Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Histoire d'Attila et de ses successeurs (1/2) - jusqu'à l'établissement des Hongrois en Europe
Author: Thierry, Amédée
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire d'Attila et de ses successeurs (1/2) - jusqu'à l'établissement des Hongrois en Europe" ***


http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



HISTOIRE
D'ATTILA
ET
DE SES SUCCESSEURS


I



PARIS.--IMPRIMERIE DE J. CLAYE
RUE SAINT-BENOIT, 7.



HISTOIRE
D'ATTILA
ET
DE SES SUCCESSEURS
JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DES HONGROIS EN EUROPE
SUIVIE
DES LÉGENDES ET TRADITIONS
PAR

AMÉDÉE THIERRY
MEMBRE DE L'INSTITUT


TOME PREMIER


PARIS
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
QUAI DES AUGUSTINS, 35

1856



Réservé de tous droits



PREMIÈRE PARTIE



HISTOIRE D'ATTILA



PRÉFACE

Amené, dans le cours de mes travaux sur la Gaule romaine, à m'occuper
d'Attila et de son irruption au midi du Rhin en 451, j'ai été arrêté en
quelque sorte malgré moi, par une curiosité indicible, devant l'étrange
et terrible figure du roi des Huns; et je me suis mis à l'étudier avec
ardeur. Mettant de côté la fantasmagorie de convention, qui a fait
d'Attila pour presque tout le monde un personnage beaucoup plus
légendaire qu'historique, j'ai voulu pénétrer jusqu'à l'homme et le
peindre dans sa réalité, sinon tel que les contemporains l'ont vu, du
moins tel qu'ils nous ont permis de l'entrevoir.

Cette entreprise ne m'a semblé ni impossible, ni trop téméraire, grâce
aux précieux fragments de Priscus et à plusieurs chroniques du Ve
siècle, qui répandent sur la physionomie du grand barbare une lumière
franche et directe. La question pour moi était de saisir ses traits sur
le vif, avant ce mirage que la poussière des siècles produit toujours
entre une figure historique et la postérité, et qui fut plus complet
pour lui que pour tout autre. Ici, j'avais un guide assuré, Priscus. On
sait que ce savant grec, attaché à la mission que Maximin remplit près
d'Attila en 449, par l'ordre de Théodose II, visita toute la Hunnie
danubienne, séjourna parmi les Huns, et approcha même
très-particulièrement d'Attila et de ses femmes; et que le récit de
l'ambassade dont il faisait partie, nous a été conservé à peu près _in
extenso_ dans la curieuse compilation des ambassades romaines. Mais ce
qu'on ne sait pas assez, c'est que Priscus, homme de sens et d'esprit,
observateur opiniâtre et fin, nous a laissé une narration aussi amusante
qu'instructive, et qui nous prouve que les qualités qui immortalisèrent
Hérodote n'étaient pas éteintes chez les voyageurs grecs du ve siècle.
Priscus a donc été le point de départ de cette étude.

Après les extraits de Priscus, et les chroniques très-résumées de
Prosper d'Aquitaine et d'Idace, vient en premier ordre Jornandès,
Visigoth d'origine et évêque de Ravenne, qui écrivit, vers 550, une
histoire de ses compatriotes, les Goths, où il fait une large place à la
peinture des Huns et de leur roi. C'est déjà un autre point de vue que
celui de Priscus, un autre aspect de l'homme et de son temps. Envisagé
ainsi rétrospectivement, à un siècle de distance et à travers les
traditions des Goths, déjà fortement poétisées, si l'on me pardonne
cette expression, Attila apparaît non pas plus grand que dans Priscus,
mais plus sauvage; d'une barbarie plus forcée, plus théâtrale; il a
beaucoup perdu de sa réalité historique. Le tableau de Jornandès a
néanmoins un prix tout particulier aux yeux de l'histoire, c'est qu'il
nous fait apercevoir le travail latent qui s'opérait dès lors au sein de
la tradition germanique, et devait aboutir au cycle des poëmes teutons
sur Attila.

Ces poëmes teutons et les légendes latines forment, avec les traditions
venues d'Orient, la troisième source d'information sur Attila et sur les
Huns. Les légendes des peuples latins, presque toutes ecclésiastiques,
nous entraîneraient bien loin de l'histoire si on les prenait pour
guides dans l'appréciation du rôle historique d'Attila. Le roi des Huns
y paraît comme un personnage providentiel, un messie de douleur et de
ruine, envoyé pour châtier les vices des Romains. Ce point de vue
mystique domine tellement les faits, que l'homme s'efface pour faire
place à un symbole, à un mythe, qui est le _fléau de Dieu_. Pourtant,
ces légendes sont précieuses à plus d'un titre: elles nous donnent des
détails sur les événements de la défense des Gaules et de l'Italie;
elles témoignent du caractère religieux que prit, dès le principe, la
guerre contre les Huns, et mettent en lumière des personnages importants
omis par l'histoire ou simplement esquissés par elle, tels que la
prophétesse Geneviève qui sauva Paris, Agnan, l'héroïque évêque
d'Orléans, saint Loup de Troyes, saint Nicaise de Reims; et complètent
les grandes figures d'Aëtius et de saint Léon.

Les chants traditionnels de la Germanie nous présentent un tout autre
tableau. Attila, dépouillé progressivement de sa rudesse, finit par y
jouer le même rôle que plus tard Charlemagne dans les poëmes et les
romans dont le cycle porte son nom. Le formidable Attila devient un roi
pacifique, hospitalier, bon homme même; un joyeux compagnon de fêtes,
qui laisse à ses lieutenants germains le soin de distribuer des coups
d'épée en son nom, et de travailler pour sa gloire. Toutefois, ses
aventures domestiques et sa mort par la main d'une femme, conservent
dans la version Scandinave un cachet de férocité sauvage. Les documents
de ce genre sont nombreux et d'époques très-diverses. Le chant
d'Hildebrand, qu'on croit être du VIIIe siècle, en ouvre la série; le
fameux poëme des Nibelungen est l'un des derniers.

Quant aux traditions hongroises, qui sont, à mon avis, les plus
curieuses de toutes par leur poésie originale et leurs conceptions
souvent étranges, si elles servent peu à l'histoire d'Attila, elles nous
font comprendre admirablement l'esprit des races auxquelles Attila
appartenait et en particulier celui du peuple magyar, le dernier rameau
des populations hunniques établies en Europe. Le héros de l'Orient s'y
montre sous un jour fout nouveau et fort inattendu pour nous,
Occidentaux. Attila est l'âme des nations hunniques: incarné au peuple
hongrois, il revit dans son fondateur Almus, et dans son premier roi
chrétien saint Étienne; fléau de Dieu quand les Huns sont païens, il se
transforme en patriarche et en précurseur du christianisme quand le jour
de leur conversion est arrivé. On voit combien est multiple l'Attila
populaire, suivant le siècle et le peuple qui l'ont rêvé; et celui-là
n'est guère moins curieux à étudier que l'Attila réel de l'histoire, car
l'esprit humain, dans ses plus ardentes fantaisies, ne s'égare jamais
sans raison, et l'on a pu dire, malgré l'apparente contradiction des
mots, qu'il y a une vérité cachée au fond de chaque erreur. J'ai donc
regardé comme le complément nécessaire d'une étude historique sur
Attila, une étude correspondante sur les légendes et les traditions
relatives à ce conquérant fameux. Dans ce dernier travail, qui terminera
mon ouvrage, je passe successivement en revue les traditions des pays
latins, celles des pays teutons, celles enfin qui proviennent ou
paraissent provenir des nations orientales de race hunnique.

On a trop comparé l'empire d'Attila à ces violentes pluies d'orage qui,
après avoir bouleversé la terre, s'écoulent aussitôt par les sillons
qu'elles ont creusés, et disparaissent, sans rien laisser d'elles que
des ruines. Cette métaphore cache une grave erreur de fait. L'empire
d'Attila s'est dissous à sa mort par la discorde de ses fils et par le
soulèvement de ses vassaux germains, mais les populations hunniques ne
se sont ni dispersées, ni réfugiées en Asie; elles ont continué à
occuper l'Europe orientale, et particulièrement la vallée du Bas-Danube,
par groupes formidables qui composaient, réunis, un grand royaume. Les
plus belliqueux des fils d'Attila gouvernèrent ce royaume et
continuèrent la guerre contre les Romains; les autres firent leur
soumission à l'empereur d'Orient, et reçurent de lui des cantonnements
où ils se fixèrent avec leurs tribus. J'ai recherché dans l'histoire la
destinée de chacun de ces descendants du fléau de Dieu, leur succession
et les péripéties par lesquelles les Huns d'Europe ont passé de siècle
en siècle. Cette nouvelle série de faits ne m'a point paru céder en
importance générale à l'histoire du conquérant lui-même, et je l'ai
exposée comme une suite naturelle de celle-ci, sous le titre d'_Histoire
des fils et des successeurs d'Attila_.

Après le premier empire hunnique et le royaume créé de ses débris, les
hordes hunniques se transforment; et l'on voit arriver du fond de
l'Asie, sous le nom d'_Avars_ ou plutôt de _Ouar-Khouni_, une branche
collatérale des Huns, qui fonde au nord du Danube une nouvelle
domination, un second empire hunnique, presque égal en étendue au
premier, non moins redouté des Romains, et qui posséda, dans la personne
de son kha-kan Baïan, un digne émule d'Attila. Détruit par l'effort
combiné des Franks, des Bulgares et des Slaves, ce second empire fait
place à un troisième, l'empire hongrois, dont les Huns _Hunugars_ ou
_Magyars_ jettent les fondements à la fin du IXe siècle et qui subsiste
encore aujourd'hui.

L'histoire nous montre ainsi depuis le milieu du IVe siècle, dans les
vallées moyenne et basse du Danube, une succession non interrompue de
peuples hunniques perpétuant la tradition d'Attila. Cette permanence des
Huns dans les contrées orientales et au cœur même de l'Europe n'est-elle
qu'une question purement archéologique et spéculative? La guerre qui
vient de s'achever répondra pour moi. Les vallées du Volga et du Don,
les versants de l'Oural, les steppes de la mer Caspienne et de la mer
Noire, contiennent encore les races qui vinrent au IVe siècle avec
Balamir, au Ve avec Attila, au VIe avec les Avars, au IXe avec les
Hongrois, occuper le centre de l'Europe et menacer surtout la Grèce. Il
y a aujourd'hui quinze siècles que le cri, _à la ville des Césars!_
s'est fait entendre pour la première fois dans ces contrées sauvages, et
depuis lors il n'a pas cessé d'y retentir. Les nations que les
Finno-Huns ont déposées en Europe et qui se sont assimilées à nous par
la culture des mœurs, resteront-elles toujours étrangères au mouvement
qui emporte leurs frères? C'est le secret de l'avenir: mais ou peut dire
avec assurance qu'elles sont destinées à résoudre tôt ou tard le
problème qui préoccupe le monde.

L'histoire des Huns se lie d'ailleurs à l'histoire de la France par
plus d'un côté glorieux pour nous. Ces essaims destructeurs, à qui rien
ne résistait, sont venus à deux reprises se briser contre nos armes. La
même épée qui dans la main d'Aëtius fit reculer Attila sous les murs de
Châlons et fixa le terme de ses victoires, l'épée gallo-franke reprise
par Charlemagne, détruisit sur les bords de la Theïsse la seconde
domination hunnique, et reporta les bornes de l'empire frank à la Save
et au Pont-Euxin. Plus tard, et en des temps postérieurs à ceux où
finissent mes récits, une dynastie française, issue de la famille de
saint Louis, élève la Hongrie au plus haut point de prospérité et de
grandeur qu'elle ait jamais atteint. Quoique ce dernier fait et bien
d'autres que je pourrais citer restent en dehors du cadre tracé pour mon
livre, ce lien historique entre les deux pays, ce choc ou ce
rapprochement des deux races, à des époques si différentes, a doublé
pour moi l'intérêt que peut présenter légitimement par elle-même une
histoire aussi curieuse que celle des Huns.

Puisque je viens de toucher à des choses modernes en parlant de la
Hongrie, qu'on me permette d'ajouter quelques mois sur le temps présent.
Ce noble peuple magyar, si abattu qu'il paraisse, est encore plein de
vie et de force, heureusement pour le monde européen. C'est lui qui
veille aux portes de l'Europe et de l'Asie, qu'il en soit le gardien
fidèle! Il y aurait mauvaise et fatale politique de la part d'une
puissance civilisée, allemande et catholique, à vouloir étouffer une
nationalité qui est sa sauvegarde du côté où s'agite une inépuisable
passion de conquête, appuyée sur la barbarie. Mais, quoi qu'on ose
faire, la Hongrie vivra pour des destinées dont la Providence n'a point
voulu briser le moule. Nul peuple n'a traversé des vicissitudes plus
amères; conquis par les Tartares, envahi par les Turks, opprimé vingt
fois par les factions intérieures, et plus d'une fois aussi trahi par
ses propres rois, il s'est relevé de toutes ses ruines fort et confiant
en lui-même. Cette énergique vitalité qui maintient, depuis quinze
siècles et malgré tant d'efforts conjurés, des peuples de sang hunnique
aux bords de la Theïsse et du Danube, réside au fond de l'âme du Magyar
et éclate jusque dans son orgueil froissé. La nation de saint Étienne,
de Louis d'Anjou et des Hunyades, a prouvé qu'elle sait durer pour
attendre les jours de gloire.



HISTOIRE
D'ATTILA



CHAPITRE PREMIER

Origine des Huns.--Leur portrait.--Ils envahissent l'Europe
orientale.--Chute de l'empire gothique d'Ermanaric; fuite des Visigoths
vers le Danube.--Divisions politiques et querelles religieuses de ce
peuple.--Ambassade d'Ulfila à l'empereur Valens.--L'empereur accorde aux
Visigoths une demeure en Mésie, à la condition de se faire ariens.--Les
Visigoths passent le Danube.--Conduite odieuse des préposés
romains.--Misère des Visigoths; ils prennent les armes.--Bataille
d'Andrinople; défaite des Romains et mort de Valens.--Sage politique de
Théodose à l'égard des Visigoths.--Rufin les tire de leurs cantonnements
de Mésie pour les jeter sur l'Occident.

375--412

Le nom d'Attila s'est conquis une place dans la mémoire du genre humain
à côté des noms d'Alexandre et de César. Ceux-ci durent leur gloire à
l'admiration, celui-là à la peur; mais, admiration ou peur, quel que
soit le sentiment qui confère à un homme l'immortalité, ce sentiment, on
peut en être sûr, ne s'adresse qu'au génie. Il faut avoir ébranlé bien
violemment les cordes du cœur humain pour que les oscillations s'en
perpétuent ainsi à travers les âges. Attila doit sa sinistre gloire
moins encore au mal qu'il a fait qu'à celui qu'il pouvait faire, et dont
le monde est resté épouvanté. Le catalogue malheureusement trop nombreux
des ravageurs de la terre nous présente bien des hommes qui ont détruit
davantage, et sur qui cependant ne pèse pas, comme sur celui-ci,
l'éternelle malédiction des siècles. Alaric porta le coup mortel à
l'ancienne civilisation en brisant le prestige d'inviolabilité qui
couvrait Rome depuis sept cents ans; Genséric eut un privilége unique
parmi ces priviléges de ruine, celui de saccager Rome et Carthage;
Radagaise, la plus féroce des créatures que l'histoire ait classées
parmi les hommes, avait fait vœu d'égorger deux millions de Romains au
pied de ses idoles, et le nom de ces dévastateurs ne se trouve que dans
les livres. Attila, qui échoua devant Orléans, qui fut battu par nos
pères à Châlons, qui épargna Rome à la prière d'un prêtre, et qui périt
de la main d'une femme, a laissé après lui un nom populaire, synonyme de
destruction. Cette contradiction apparente frappe d'abord l'esprit
lorsqu'on étudie ce terrible personnage. On aperçoit que l'Attila de
l'histoire n'est point tout à fait celui de la tradition, qu'ils ont
besoin de se compléter, ou du moins de s'expliquer l'un par l'autre, et
encore faut-il distinguer des sources de tradition différentes: la
tradition romaine, qui tient à l'action d'Attila sur les races
civilisées, la tradition germanique, qui tient à son action sur les
races barbares de l'Europe, et enfin la tradition nationale qui se
maintient encore aujourd'hui parmi les peuples de sang hunnique,
principalement en Europe.

Ces diverses traditions, sans se mêler à l'histoire qu'elles
embarrassent et contrarient souvent, ont néanmoins leur place marquée
près d'elle dans une étude sérieuse du caractère d'Attila. Pour
apprécier à leur juste valeur le génie et la puissance de cet homme, il
ne faut point isoler son histoire des événements qui l'ont suivie. La
vie d'Attila, tranchée par un coup fortuit au moment fixé peut-être pour
l'accomplissement de ses projets, n'est qu'un drame interrompu dont le
héros disparaît, laissant le soin du dénoûment aux personnages
secondaires. Ce dénoûment, c'est la clôture de l'empire romain
d'Occident et le démembrement d'une moitié de l'Europe par ses fils, ses
lieutenants, ses vassaux, ses secrétaires, devenus empereurs ou rois. A
l'œuvre des comparses, on peut mesurer la grandeur du héros, et c'est
ainsi que firent les contemporains. Mais, avant d'entreprendre ce récit,
je dois exposer d'abord ce qu'étaient les Huns et les Goths, ces deux
peuples ennemis, dont les luttes, commencées dans le monde barbare sur
les bords du Don et du Dniéper, allèrent se continuer dans le monde
romain sur ceux de la Marne et de la Loire, et furent la principale
cause du morcellement de l'empire des Césars.

Quand on jette les yeux sur une carte topographique de l'Europe, on voit
que la moitié septentrionale de ce continent est occupée par une plaine
qui se déroule de l'Océan et de la mer Baltique à la mer Noire, et de
là aux solitudes polaires. La chaîne des monts Ourals, du côté de
l'est; celles des monts Carpathes et Hercyniens, du côté du midi,
terminent cette immense plaine ouverte à toutes les invasions, et que la
charrette l'été, le traîneau l'hiver, parcourent sans obstacle: c'est le
grand chemin des nations entre l'Asie et l'Europe. Le Rhin et le Danube,
voisins à leur source, opposés à leur embouchure, baignent le pied des
deux dernières chaînes, et ferment le midi de l'Europe par une ligne de
défense naturelle que des ouvrages faits de main d'homme peuvent
aisément compléter. Reliés ensemble au moyen d'un rempart et garnis dans
tout leur cours de camps retranchés et de châteaux, ces deux fleuves
formaient au IVe siècle la limite séparative de deux mondes en lutte
opiniâtre l'un contre l'autre. En deçà se trouvait la masse des nations
romaines, c'est-à-dire civilisées, puisque Rome avait eu l'insigne
honneur de confondre son nom avec celui de la civilisation; au delà,
dans ces plaines sans fin, vivait éparpillée la masse des nations non
romaines: en d'autres termes, et, suivant la formule du temps, le midi
était _Romanie_, le nord _Barbarie_.

Les innombrables tribus composant le monde barbare pouvaient se grouper
en trois grandes races ou familles de peuples qui aujourd'hui encore
habitent généralement les mêmes contrées. C'étaient d'abord, en partant
du midi, la famille des peuples germains ou teutons, ensuite celle des
peuples slaves, et enfin à l'extrême nord, surtout au nord-est, où on la
voyait pour ainsi dire à cheval entre l'Europe et l'Asie, la famille des
peuples appelés par les Germains _Fenn_ ou _Finn_, Finnois, mais qui ne
se reconnaissent pas eux-mêmes d'autre nom générique que _Suomi_[1] «les
hommes du pays.» Dessinés jadis, avec assez de régularité, par zones
transversales se dirigeant du sud-est au nord-ouest, les domaines de ces
trois familles s'étaient mêlés successivement et se mêlaient chaque jour
davantage par l'effet des migrations et des guerres de conquête. Au IVe
siècle, le Germain occupait, outre la presqu'île scandinave et la partie
du continent voisine de l'Océan et du Rhin, la rive gauche du Danube
dans toute sa longueur, puis les plaines de la mer Noire jusqu'au Tanaïs
ou Don, enserrant, comme dans les branches d'un étau, le Slave dépossédé
d'une moitié de son patrimoine. Les nations finnoises, fort espacées à
l'ouest et au nord, mais nombreuses et compactes à l'est autour du Volga
et des monts Ourals, exerçaient sur le Germain et le Slave une pression
dont le poids se faisait déjà sentir à l'empire romain. Une taille
élancée et souple, un teint blanc, des cheveux blonds ou châtains, des
traits droits, dénotaient dans le Slave et le Germain une parenté
originelle avec les races du midi de l'Europe, et leurs idiomes, quoique
formant des langues bien séparées, se reliaient à la souche commune des
idiomes indo-européens. Au contraire, le Finnois trapu, au teint basané,
au nez plat, aux pommettes saillantes, aux yeux obliques, portait le
type des races de l'Asie septentrionale, dont il paraissait être un
dernier anneau, et auxquelles il se rattachait par son langage. Quant à
l'état social, le Germain, mêlé depuis quatre siècles aux événements de
la Romanie, entrait dans une période de demi-civilisation, et semblait
destiné à jouer plus tard le rôle de civilisateur vis-à-vis des deux
autres races barbares. Le Slave, sans lien national, et toujours courbé
sous des maîtres étrangers, vivait d'une vie abjecte et misérable, et le
jour où il devait se montrer à l'Europe était encore loin de se lever,
tandis que le Finnois, en contact avec les nomades féroces de l'Asie,
engagé dans leurs guerres, soumis à leur action, se retrempait
incessamment aux sources d'une barbarie devant laquelle toute barbarie
européenne s'effaçait.

      [Note 1: On trouve déjà dans Strabon le nom de _Zoumi_ appliqué à
      un peuple finnois.]

Quelques mots de Tacite nous révèlent seuls l'existence des nations
finniques dans le nord de l'Europe antérieurement au IVe siècle[2];
elles y vivaient dans un état voisin de la vie sauvage, et nous ne
connaissons que par les poésies mythiques du Kalewala et de l'Edda leurs
luttes acharnées contre les populations scandinaves. A l'est, leur nom
disparaît sous des dénominations de confédérations et de ligues qui,
formées autour de l'Oural, agissaient tantôt sur l'Asie, tantôt sur
l'Europe, mais plus fréquemment sur l'Asie. La plus célèbre de ces
confédérations paraît avoir été celle des _Khounn_, _Hounn_[3], ou Huns,
qui, au temps dont nous parlons, couvrait de ses hordes les deux
versants de la chaîne ouralienne et la vallée du Volga. Elle y existait
dès le second siècle de notre ère, puisqu'un géographe de cette époque,
Ptolémée, nous signale l'apparition d'une tribu de Khounn parmi les
Slaves du Dniéper, et, qu'un autre géographe nous montre des Hounn
campés entre la mer Caspienne et le Caucase, d'où leurs brigandages
s'étendaient en Perse et jusque dans l'Asie Mineure[4]. On croit même
retrouver dans les inscriptions cunéiformes de la Perse, ce nom terrible
inscrit au catalogue des peuples vaincus par le grand roi. Qu'il nous
suffise de dire qu'au IVe siècle la confédération hunnique s'étendait
tout le long de l'Oural et de la mer Caspienne, comme une barrière
vivante entre l'Asie et l'Europe, appuyant une de ses extrémités contre
les montagnes médiques, tandis que l'autre allait se perdre, à travers
la Sibérie, dans les régions désertes du pôle.

      [Note 2: Fennis mira feritas, fœda paupertas: non arma, non equi,
      non penates; victui herba, vestitui pelles, cubile humus; sola in
      sagittis spes, quas, inopia ferri, ossibus asperant. Tacit.,
      _Germ._, 46.--_Fenni_, _Finni_, Φίννοι.]

      [Note 3: Χεῡντι, Χοὑννοι, Οῡννςι, _Hunni_, _Chunni_. La forte
      aspiration du _ch_ se retrouve fréquemment dans les auteurs latins
      du Ve et du VIe siècle.]

      [Note 4: Μετκζὐ Βκστἑρνων καἰ Ροζαλάνων Χοῦνοι. Ptol. III.
      5.--Dionys. Perieg. v. 730.]

Cette domination répandue sur un si vaste espace, et qui versa pendant
trois siècles et par bans successifs sur l'Europe tant de ravageurs et
de conquérants jusqu'à l'arrivée des peuples mongols, ne comptait-elle
que des tribus de race finnique? Les conquêtes de Tchinghiz-Khan et de
Timour, en nous donnant le secret des dominations rapides et passagères
de l'Asie centrale, répondraient au besoin à cette question; mais
l'histoire nous en dit davantage: elle nous apprend que les Huns se
divisaient en deux grandes branches[5], et que le rameau oriental ou
caspien portait le nom de _Huns blancs_[6], par opposition au rameau
occidental ou ouralien, dont les tribus nous sont représentées comme
basanées ou plutôt _noires_[7]. Ces deux branches de la même
confédération n'avaient entre elles, aux IVe et Ve siècles, que des
liens très-lâches et presque brisés, ainsi que nous le fera voir le
détail des événements. Sans nous aventurer donc à ce sujet dans le
dédale des suppositions où s'est perdue plus d'une fois l'érudition
moderne, nous dirons que, très-probablement, la domination hunnique
renfermait à l'orient des populations de race turke, des Finnois à
l'occident, et, suivant une hypothèse non moins vraisemblable, une tribu
dominante, de race mongole, offrant le caractère physique asiatique plus
prononcé que les Finnois. En effet, c'est avec l'exagération du type
calmouk que l'histoire nous peint Attila et une portion de la nation des
Huns[8].

      [Note 5: Hinc jam Hunni, quasi fortissimarum gentium fœcundissimus
      ces pes, in bifariam populorum rabiem pullularunt. Jorn., _R.
      Get._, 24.]

      [Note 6: Hunni albi.... corpora cute candida et vultus habent
      minime deformes. Procop., _Bell._, _Pers._, I, 3.]

      [Note 7: Pavenda nigredine. Jornand., _de R. Get._, 8.--Tetri
      colore, _ibid._, 11.]

      [Note 8: Le portrait qu'on nous fait d'Attila est plutôt celui
      d'un Mongol que d'un Finnois ouralien. Nous savons en outre par
      les auteurs contemporains qu'une partie des Huns employait des
      moyens artificiels pour donner aux enfans la physionomie mongole
      en leur aplatissant le nez avec des bandes de linge fortement
      serrées, et en leur pétrissant la tète de manière à donner au
      crâne une forme pointue, tout en déprimant le front et développant
      les pommettes des joues.

      Voici en quels termes un poëte contemporain d'Attila, le Gaulois
      Sidoine Apollinaire, nous entretient de ces déformations en nous
      traçant le portrait des Huns.

        Gens animis membrisque minax: ita vultibus ipsis
        Infantum suus horror inest. Consurgit in aretum,
        Massa rotunda caput; geminis sub fronte cavernis
        Visus adest oculis absentibus: arcta cerebri
        In cameram vix ad refugos lux pervenit orbes,
        Non tamen et clausos: nam fornice non spatioso
        Magna vident spatia, et majoris luminis usum
        Perspicua in puteis compensant puncta profundis.
        .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
        Tum ne per malas excrescat fistula duplex,
        Obtundit teneras circumdata fascia nares,
        Ut galeis cedant. Sic propter prælia natos
        Maternus deformat amor, quia tensa genarum
        Non interjecto, fit latior, area naso.

        (Sidon. Apollin., _Panegyr. Anthem._, vers, 245 et seq.)

      Quelle raison pouvait avoir cet usage bizarre, sinon le désir de
      se rapprocher autant que possible d'un type humain qui jouissait
      d'une grande considération parmi les Huns, en un mot de se
      rapprocher de la race aristocratique? La raison donnée par les
      écrivains latins, que c'était afin d'asseoir plus solidement le
      casque sur la tête, n'est pas une raison sérieuse. Il est plus
      sensé de croire que, les Mongols étant devenus les dominateurs des
      Huns, leur physionomie eut tout le prix qui s'attache aux
      distinctions aristocratiques; ce fut à qui s'en rapprocherait; on
      tint à honneur de se déformer pour sembler de la race des maîtres.
      Voila le motif probable de ces mutilations.]

Dans cette situation, les Huns vivaient de chasse, de vol et du produit
de leurs troupeaux. Le Hun blanc détroussait les marchands dont les
caravanes se rendaient dans l'Inde ou en revenaient[9]; le Hun noir
chassait la martre, le renard et l'ours dans les forêts de la Sibérie,
et faisait le commerce des pelleteries sous de grandes halles en bois
construites près du Jaïk ou du Volga, et fréquentées par les trafiquants
de la Perse et de l'empire romain, où les fourrures étaient
très-recherchées[10]. Cependant on ne se hasardait qu'avec crainte à
travers ces peuplades sauvages, dont la laideur était repoussante.
L'Europe, qui n'avait rien de tel parmi ses enfants, les vit arriver
avec autant d'horreur que de surprise. Nous laisserons parler un témoin
de leur première apparition sur les bords du Danube, l'historien Ammien
Marcellin, soldat exact et curieux qui écrivait sous la tente et rendait
quelquefois avec un rare bonheur les spectacles qui se déroulaient sous
ses yeux. Nous ferons remarquer cependant que le portrait qu'il trace
des Huns s'applique surtout à la branche occidentale, c'est-à-dire aux
tribus finnoises ou finno-mongoles.

      [Note 9: Quo Asiæ bona avidus mercator importat... Jorn., _R.
      Get._, 24.]

      [Note 10: Hunugari autem hinc sunt noti, quia ab ipsis pellium
      murinarum venit commercium... _Id._, _R. Get._, _ibid._]

«Les Huns, dit-il, dépassent en férocité et en barbarie tout ce qu'on
peut imaginer de barbare et de sauvage. Ils sillonnent profondément avec
le fer les joues de leurs enfants nouveau-nés, afin que les poils de la
barbe soient étouffés sous les cicatrices; aussi ont-ils, jusque dans
leur vieillesse, le menton lisse et dégarni comme des eunuques. Leur
corps trapu, avec des membres supérieurs énormes et une tête
démesurément grosse, leur donne une apparence monstrueuse: vous diriez
des bêtes à deux pieds, ou quelqu'une de ces figures en bois mal
charpentées dont on orne les parapets des ponts[11]. Au demeurant, ce
sont des êtres qui, sous une forme humaine, vivent dans l'état des
animaux. Ils ne connaissent pour leurs aliments ni les assaisonnements
ni le feu: des racines de plantes sauvages, de la viande mortifiée entre
leurs cuisses et le dos de leurs chevaux, voilà ce qui fait leur
nourriture[12]. Jamais ils ne manient la charrue; ils n'habitent ni
maisons ni cabanes, car toute enceinte de muraille leur paraît un
sépulcre, et ils ne se croiraient pas en sûreté sous un toit. Toujours
errants par les montagnes et les forêts, changeant perpétuellement de
demeures, ou plutôt n'en ayant point, ils sont rompus dès l'enfance à
tous les maux, au froid, à la faim, à la soif. Leurs troupeaux les
suivent dans leurs migrations, traînant des chariots où leur famille est
renfermée. C'est là que les femmes filent et cousent les vêtements des
hommes, c'est là quelles reçoivent les embrassements de leurs maris,
qu'elles mettent au jour leurs enfants, qu'elles les élèvent jusqu'à la
puberté. Demandez à ces hommes d'où ils viennent, où ils ont été conçus,
où ils sont nés, ils ne vous le diront pas: ils l'ignorent. Leur
habillement consiste en une tunique de lin et une casaque de peaux de
rats sauvages cousues ensemble. La tunique est de couleur sombre et leur
pourrit sur le corps; ils ne la changent point qu'elle ne les quitte. Un
casque ou un bonnet déjeté en arrière[13] et des peaux de boue roulées
autour de leurs jambes velues complètent leur équipage. Leur chaussure,
taillée sans forme ni mesure, les gêne à ce point qu'ils ne peuvent
marcher, et ils sont tout à fait impropres à combattre comme fantassins,
tandis qu'on les dirait cloués sur leurs petits chevaux, laids, mais
infatigables et rapides comme l'éclair. C'est à cheval qu'ils passent
leur vie, tantôt à califourchon, tantôt assis de côté, à la manière des
femmes: ils y tiennent leurs assemblées, ils y achètent et vendent, ils
y boivent et mangent, ils y dorment même, inclinés sur le cou de leurs
montures[14]. Dans les batailles, ils se précipitent sans ordre et sans
plan, sous l'impulsion de leurs différents chefs, et fondent sur
l'ennemi en poussant des cris affreux. Trouvent-ils de la résistance,
ils se dispersent, mais pour revenir avec la même rapidité, enfonçant et
renversant tout sur leur passage. Toutefois, ils ne savent ni escalader
une place forte ni assaillir un camp retranché. Rien n'égale l'adresse
avec laquelle ils lancent, à des distances prodigieuses, leurs flèches
armées d'os pointus, aussi durs et aussi meurtriers que le fer. Ils
combattent de près, avec une épée qu'ils tiennent d'une main et un filet
qu'ils ont dans l'autre, et dont ils enveloppent leur ennemi tandis
qu'il est occupé à parer leurs coups. Les Huns sont inconstants, sans
foi, mobiles à tous les vents, tout à la furie du moment. Ils savent
aussi peu que les animaux ce que c'est qu'honnête et déshonnête. Leur
langage est obscur, contourné et rempli de métaphores[15]. Quant à la
religion, ils n'en ont point, ou du moins ils ne pratiquent aucun culte;
leur passion dominante est celle de l'or[16].....»

      [Note 11: Ubi quoniam ab ipsis nascendi primitiis infantum ferro
      sulcantur altius genæ, ut pilorum vigor tempestivus emergens
      corrugatis cicatricibus hebetetur, senescunt imberbes absque ulla
      venustate, spadonibus similes: compactis omnes firmisque membris,
      et opimis cervicibus; prodigiosæ formæ et pandi, ut bipedes
      existimes bestias, vel quales in commarginandis pontibus effigiati
      stipites dolantur incompte. Amm. Marc., XXXI, 2.]

      [Note 12: In hominum autem figura licet insuavi ita visi sunt
      asperi, ut neque igni, neque saporatis indigeant cibis, sed
      radicibus herbarum agrestium et semicruda cujusvis pecoris carne
      vescantur, quam inter femora sua et equorum terga subsertam, fotu
      calefaciunt brevi. Amm. Marc., XXXI, 2.]

      [Note 13: Galeris incurvis capita tegunt. _Id._, _ibid._--S.
      Jérôme donne à ces bonnets la qualification de _tiares. Epitaph.
      Nepotian_.]

      [Note 14: Equis prope affixi duris quidem, sed deformibus, et
      muliebriter iisdem nonnunquam insidentes, funguntur muneribus
      consuetis. Ex ipsis quivis in hac natione pernox et perdius emit
      et vendit, cibumque sumit et potum, et inclinatus cervici augustæ
      jumenti, in altum soporem adusque varietatem effunditur somniorum.
      Amm. Marc., xxxi, 2.]

      [Note 15: Inconsultorum animalium ritu, quid honestum inhonestumve
      sit penitus ignorantes: flexiloqui et obscuri. Amm. Marc., _ub.
      sup._]

      [Note 16: Nullius religionis vel superstitionis reverentia
      aliquando districti: auri cupidine immensa flagrantes. _Id.,
      ibid._]

Cette absence de culte public dont parle Ammien Marcellin n'empêchait
pas les Huns d'être livrés aux grossières superstitions de la magie.
Ainsi ils connaissaient et pratiquaient certains modes de divination que
les voyageurs européens du xiiie siècle ont retrouvés encore en honneur
à la cour des souverains tartares, successeurs de Tchinghiz-Khan.

Ses pratiques de sorcellerie, sa laideur, sa férocité avaient fait de ce
peuple ou de cette réunion de peuples un épouvantail pour les autres.
Les Goths n'apprenaient jamais sans une secrète terreur quelque
mouvement des tribus hunniques, et leur appréhension était mêlée de
beaucoup d'idées superstitieuses. Le Scandinave et le Finnois avaient
toujours été placés en face l'un de l'autre comme des ennemis naturels.
A l'extrémité occidentale de l'Europe où les deux races se trouvaient en
contact, l'enfant du Fin-mark était pour celui de la Scandie un nain
difforme et malfaisant en rapport avec les puissances de l'enfer. Le
Goth scandinave, nourri de ces préjugés haineux, les sentit se réveiller
en lui, lorsqu'il se rencontra côte à côte sur la frontière d'Asie avec
des tribus de la même race, plus hideuses encore que celles qu'il
connaissait: il ne leur épargna ni les injures, ni les suppositions
diaboliques. Les scaldes, historiens poëtes des Goths, racontèrent que
du temps que leur roi Filimer régnait, des femmes qu'on soupçonnait
d'être _all-runes_, c'est-à-dire sorcières, furent bannies de l'armée et
chassées jusqu'au fond de la Scythie; que là ces femmes maudites
rencontrèrent des esprits immondes, errants comme elles dans le désert;
qu'ils se mêlèrent ensemble et que de leurs embrassements naquit la
race féroce des Huns, «espèce d'hommes éclose dans les marais, petite,
grêle, affreuse à voir et ne tenant au genre humain que par la faculté
de la parole[17].» Telles étaient les fables que les Goths se plaisaient
à répandre sur ces voisins redoutés. Ceux-ci, à ce qu'il paraît, ne s'en
fâchaient point. Semblables aux Tartares du XIIIe siècle, leurs proches
parents et leurs successeurs, ils laissaient croire volontiers à leur
puissance surnaturelle, diabolique ou non, car cette croyance doublait
leur force en leur livrant des ennemis déjà vaincus par la frayeur.

      [Note 17: Filimer rex Gothorum... reperit in populo suo quasdam
      magas mulieres, quas patrio sermone _Aliorumnas_ ipse cognominat;
      easque habens suspectas, de medio sui proturbat, longeque ab
      exercitu suo fugatas, in solitudinem coegit terræ. Quas spiritus
      immundi per eremum vagantes dum vidissent, et earum se complexibus
      in coitu miscuissent, genus hoc ferocissimum edidere, quod fuit
      primum inter paludes minutum, tetrum aique exile quasi hominum
      genus, nec alia voce notum, nisi quæ humani sermonis imaginem
      assignabat. Jorn., _R. Get._, 8.--_Aliorumnas_, _Aliorumnas_,
      _All-runn_ (qui cuneta nevit.).]

Nous venons de dire que les Goths étaient issus de la Scandinavie, et en
effet ils n'habitaient l'orient de l'Europe que depuis la fin du IIe
siècle de notre ère. Émigrés de leur patrie par suite de guerres
intestines qui tenaient, selon toute apparence, aux luttes religieuses
de l'odinisme, ils quittèrent la côte scandinave de concert avec les
Gépides, qui leur servaient d'arrière-garde[18]. Du point de la Baltique
où ils débarquèrent, ils se mirent en marche à travers la grande plaine
des Slaves, se dirigeant vers le soleil levant, et ils arrivèrent après
de longues fatigues et des combats continuels à l'endroit où le
Borysthène ou Dniéper se jette dans la mer Noire. Ils se divisèrent
alors et campèrent par moitié sur chacune des rives, les Gépides ayant
dirigé leur marche plus au midi. La partie de la nation gothique
cantonnée à l'orient du fleuve prit par suite de cette circonstance le
nom d'Ostrogoths, c'est-à-dire Goths orientaux; l'autre celui de
Visigoths, Goths occidentaux: ce furent les noyaux de deux États séparés
qui grandirent et se développèrent sous des lois et des chefs
différents[19]. Les Ostrogoths élurent leurs rois parmi les membres de
la famille des Amales, les Visigoths dans celle des Balthes[20].
Intelligents, actifs, ambitieux, les Goths firent des conquêtes, ceux de
l'ouest dans la Dacie qu'ils subjuguèrent jusqu'au Danube, ceux de l'est
sur les tribus de la race slave. Mêlés bientôt aux affaires de Rome,
comme des ennemis redoutables ou des auxiliaires précieux, les Visigoths
y consumèrent toute leur activité, tandis que les Ostrogoths
s'aguerrissaient dans des luttes sans fin et sans quartier contre les
races les plus barbares. De proche en proche, ils soumirent les plaines
de la Sarmatie et de la Scythie jusqu'au Tanaïs du côté du nord, jusqu'à
la Baltique du côté de l'ouest. Un de leurs rois, Ermanaric[21], employa
son long règne et sa longue vie à se battre et à conquérir; maître de la
race slave, il retomba de tout le poids de sa puissance sur les peuples
de race germanique et réduisit à l'état de vasselage jusqu'aux Gépides
et aux Visigoths, ses compatriotes et ses frères[22].

      [Note 18: Jorn., _R. Get._, 6.]

      [Note 19: Vesegothæ... occidui soli cultores... Jorn., _R. Get._,
      24.]

      [Note 20: Vesegothæ familiæ Balthorum, Ostrogothæ præclaris Amalis
      serviebant. _Id., R. Get._, 3.]

      [Note 21: _Ermanaricus_, Jorn., _R. Get._ 7.--_Ermenrichus_, Amm.
      Marc., XXXI, 3.]

      [Note 22: D'après la liste que Jornandès nous donne des nations
      subjuguées par Ermanaric, nations dont beaucoup nous sont
      inconnues, on aperçoit que sa domination devait s'étendre sur
      presque toute la Russie méridionale, la Lithuanie, la Courlande,
      la Pologne et une partie de l'Allemagne. Omnibus Scythiæ et
      Germaniæ nationibus ac si propriis laboribus imperavit. Jorn., _R.
      Get._, 23.]

Tel fut ce fameux empire d'Ermanaric qui valut à son fondateur la gloire
d'être comparé au grand Alexandre, dont les Goths avaient entendu parler
depuis qu'ils étaient voisins de la Grèce[23]; mais l'Alexandre de
Gothie ne montra ni l'humanité ni la sage politique du roi de Macédoine,
qui ménageait si bien les vaincus. Les pratiques d'Ermanaric et des
conquérants ostrogoths furent toutes différentes. Un des peuples sujets
de leur domination s'avisait-il de remuer, les traitements les plus
cruels le rappelaient bien vite à l'obéissance. Tantôt de grandes croix
étaient dressées en nombre égal à celui des membres de la tribu royale
qui gouvernait ce peuple, et on les y clouait tous sans miséricorde[24];
tantôt c'étaient des chevaux fougueux que les Goths chargeaient de leur
vengeance; et les femmes elles-mêmes n'échappaient pas à ces affreux
supplices. Vers le temps où commence notre récit, un chef des Roxolans,
nation vassale des Ostrogoths, qui habitait près du Tanaïs, ayant noué
des intelligences avec les rois huns, la trame fut découverte; mais le
coupable eut le temps de se sauver. La colère d'Ermanaric retomba sur la
femme de cet homme. Sanielh (c'était son nom) fut liée à quatre chevaux
indomptés et mise en pièces. Des frères qu'elle avait jurèrent de la
venger; ils attirèrent Ermanaric dans un guet-apens et le frappèrent de
leurs couteaux[25]. Le vieux roi (il avait alors cent dix ans[26])
n'était pas blessé mortellement, mais ses plaies furent lentes à guérir,
et elles ne faisaient que se cicatriser lorsqu'un nouvel appel des
Roxolans décida les Huns à partir. Tels sont les faits de l'histoire;
mais plus tard, quand le déluge qu'ils avaient provoqué par leurs
cruautés impolitiques vint à fondre sur eux, les Goths trouvèrent dans
leurs préjugés superstitieux des raisons plus commodes pour justifier
leur défaite. Ils racontèrent que des chasseurs huns poursuivant un jour
une biche, celle-ci les avait attirés de proche en proche jusqu'au
Palus-Méotide, et leur avait révélé l'existence d'un gué à travers ce
marais qu'ils avaient cru aussi profond que la mer. Comme un guide
attentif et intelligent, la biche partait, s'arrêtait, revenait sur ses
pas pour repartir encore, jusqu'à l'instant où, ayant atteint la rive
opposée, elle disparut. On devine bien qu'au dire des Goths il n'y avait
là rien de réel, mais une apparition pure, une forme fantastique créée
par les démons.

      [Note 23: Quem merito nonnulli Alexandre magno comparavere
      majores. Jorn., _ibid._]

      [Note 24: Regem eorum cum filiis suis et septuaginta primatibus in
      exemplo terroris, cruci adfixit, ut dedititiis metum cadavera
      pendentium geminarent. Jorn., _R. Get._, 16.]

      [Note 25: Dum enim quamdam mulierem Sanielli nomine ex gente
      memorata, pro mariti fraudulento discessu, rex furore commotus,
      equis forocibus illigatam, incitatisque cursibus, per diversa
      divelli præcepisset, fratres ejus Sarus et Ammius germanæ obitum
      vindicantes, Ermanarici latus ferro petierunt: quo vulnere
      saucius, ægram vitam corporis imbecillitate contraxit. Jorn., _R.
      Get._, 24.]

      [Note 26: Grandævus et plenus dierum, centesimo decimo anno vitæ
      suæ... Jorn., _R. Get., loc. laud._]

«C'est ainsi, ajoute Jornandès, Goth lui-même et collecteur un peu trop
crédule des traditions de sa patrie, c'est ainsi que les esprits dont
les Huns tirent leur origine les conduisirent et les poussèrent à la
destruction des nations gothiques[27].»

      [Note 27: Quod credo spiritus illi unde progeniem trahunt, ad
      Scytharum invidiam egere. Jorn., _R. Get._, 24.]

Ce fut en l'année 374 que la masse des Huns occidentaux s'ébranlant
passa le Volga sous la conduite d'un chef nommé Balamir[28]. Elle se
jeta d'abord sur les Alains, peuple pasteur qui possédait le steppe
situé entre ce fleuve et le Don; ceux-ci résistèrent quelques instants;
puis, se voyant les plus faibles, ils se réunirent à leurs ennemis,
suivant l'usage immémorial des nomades de l'Asie. Franchissant alors
sous le même drapeau le gué des Palus-Méotides, Huns et Alains se
précipitèrent sur le royaume d'Ermanaric. Le roi goth, toujours malade
de ses blessures, essaya d'arrêter ce tourbillon de nations, comme dit
Jornandès[29]; mais il fut repoussé. Il revint à la charge, et fut
encore battu; ses plaies se rouvrirent, et, ne pouvant plus supporter ni
la souffrance ni la honte, il se perça le cœur de son épée[30]. Le
successeur d'Ermanaric, Vithimir, périt bravement dans un combat,
laissant deux enfants en bas âge, que des mains fidèles sauvèrent chez
les Visigoths. Les Ostrogoths n'eurent plus qu'à se soumettre. Les
Visigoths, s'attendant à être attaqués à leur tour, s'étaient retranchés
derrière le Dniester, sous le commandement du juge ou roi Athanaric[31],
le plus grand de leurs chefs; mais les Huns, avec leurs légères
montures, se jouaient des distances et des rivières. Un gros de leurs
cavaliers, ayant découvert un gué bien au delà des lignes des Goths,
passa le fleuve par une nuit claire, et, redescendant la rive opposée,
surprit le quartier du roi, qui lui-même eut peine à s'échapper. Ce
n'était qu'une alerte; néanmoins ces mouvements impétueux, imprévus,
dérangeaient l'infanterie pesante des Goths et la tenaient dans une
inquiétude fatigante. Le Pruth, qui se jette dans le Danube, et qui
longe à son cours supérieur les derniers escarpements des monts
Carpathes, semblait offrir une ligne de défense plus sûre: Athanaric y
transporta son armée. Profitant des leçons des Romains, il fit garnir de
palissades et d'un revêtement de gazon la rive droite de la rivière
depuis son confluent jusqu'aux défilés de la montagne[32]; avec ce
bouclier devant lui, comme s'exprime un contemporain[33], et derrière
lui la retraite des Carpathes, il espérait se garantir ou du moins
résister longtemps, mais la chose tourna tout autrement qu'il ne
pensait.

      [Note 28: Balamir, rex Hunnorum in Ostrogothos movit procinctum.
      _Id., R. Get., ibid._ Quelques manuscrits portent Balamber.
      Jornandès est le seul auteur qui nous parle de ce roi.]

      [Note 29: Quasi quidam turbo gentium. Jorn., _R. Get., l. c._]

      [Note 30: Magnorum discriminum metum voluntaria morte sedavit.
      Amm. Marc., XXXI, 3.--Jorn., _R. Get._, 24.]

      [Note 31: Les chefs des Goths étaient appelés indifféremment par
      les Romains rois ou juges, _judices_.]

      [Note 32: A superciliis Gerasi fluminis ad usque Danubium
      Taïfalorum terras præstringens, muros altius erigebat. Amm. Marc.,
      XXXI. 3.--Le Pruth, qu'Ammien Marcellin appelle ici Gerasus, porte
      dans Ptolémée (III. 8) le nom d'Hierasus. Les Grecs, selon
      Hérodote, l'appelaient Pyretus, et les Scythes Porata: c'est avec
      une légère variante le nom que cette rivière porte encore
      aujourd'hui.]

      [Note 33: Hac lorica, diligentia celeri consummata... Amm. Marc.
      _ub. sup._]

Le danger commun aurait dû réunir les Visigoths, chefs et tribus: le
danger commun les divisa. Tout, chez ce peuple, était matière à
contestation: la religion comme la guerre, l'attaque comme la défense,
et cette division tenait surtout à des changements profonds survenus
dans ses mœurs depuis trois quarts de siècle. Une partie avait embrassé
le christianisme, l'autre restait païenne fervente, et tandis
qu'Athanaric persécutait cruellement les chrétiens au nom du culte
national, deux autres princes de race royale, Fridighern et Alavive,
s'étaient déclarés leurs protecteurs[34]. Le patronage de ces deux
hommes puissants réussit à calmer les rigueurs de la persécution; mais
il en résulta entre eux et Athanaric une inimitié personnelle, ardente,
qui se révélait à chaque occasion. Athanaric, calculant toutes les
chances de la guerre actuelle, avait proposé aux Visigoths de faire
retraite dans les Carpathes jusqu'au plateau abrupt et presque
inaccessible appelé Caucaland, si leur position se trouvait forcée[35]:
c'était là son plan; Fridighern et Alavive en eurent aussitôt un autre.
Ils conseillèrent aux tribus visigothes de se réfugier de l'autre côté
du Danube, sur les terres romaines, où l'empereur, disaient-ils, ne leur
refuserait pas un cantonnement. Constantin n'avait-il pas ouvert la
Pannonie aux Vandales Silinges lorsqu'ils fuyaient devant leurs armes?
Valens ne ferait pas moins pour les Goths, qui trouveraient, dans
quelque endroit de la Mésie ou de la Thrace un sol fertile et de gras
pâturages pour leurs troupeaux; rien ne les y troublerait plus, car ils
auraient mis une barrière infranchissable, le Danube et les lignes
romaines, entre eux et les démons qui les poursuivaient[36]. Quant aux
Romains, ils y gagneraient les services des Goths, qui n'étaient certes
point à dédaigner. Voilà ce que répétaient les adversaires d'Athanaric:
là-dessus la discorde éclata. Athanaric, ennemi de Rome depuis son
enfance et fils d'un père qui lui avait fait jurer sous la foi d'un
serment terrible qu'il ne toucherait jamais de son pied la terre des
Romains, Athanaric, qui avait tenu religieusement son serment[37],
combattit la proposition de Fridighern comme un outrage pour sa personne
et une lâcheté pour les Goths. Fridighern put lui répondre (car c'était
là l'opinion de son parti) que si les persécuteurs des chrétiens, ceux
qui naguère les faisaient périr sous le bâton, les étouffaient dans les
flammes, les attachaient à des solives en forme de croix pour les
précipiter ensuite, la tête en bas, dans le courant des fleuves[38], que
si ceux-là pouvaient justement craindre de toucher du pied une terre
romaine, il n'en était pas de même des persécutés. L'enfant du Christ
était frère de l'enfant de Rome; on l'avait bien vu au temps du martyre,
lorsque les bannis d'Athanaric trouvaient au delà du Danube
non-seulement un refuge toujours ouvert et du pain, mais des
consolations, en un mot une hospitalité fraternelle[39]. Le vieil et
vénérable Ulfila[39a], apôtre et oracle des Goths, contribuait à
répandre ces illusions, qu'il partageait lui-même aveuglément.

      [Note 34: Socrat., IV, 33.--Sozom., VI, 37.--Fritigernus,
      Fridigernus, Φριτιγιρνος.--Alavivus.]

      [Note 35: Ad Cancalandensem locum altitudine silvarum inaccessum
      et montium. Amm. Marc., XXXI, 4.]

      [Note 36: Thraciæ receptaculum gemina ratione sibi convenientius,
      quod et cæspitis est feracissimi, et amplitudine fluentorum Histri
      distinguitur a Barbaris, patentibus jam peregrini fulminibus
      Martis. Amm. Marc. XXXI, 3.]

      [Note 37: Assefebat Athanaricus sub timenda execratione
      jurisjurandi se esse obstrictum mandatisque prohibitum patris, ne
      solum calcaret aliquando Romanorum. Amm. Marc., XXVII, 5.]

      [Note 38: Socrat., IV, 53.--Sozom., V, 37.--Epiph. _Hœres._,
      70.--_Acta._ S. Sabæ goth. ap. Bolland. 12 April.]

      [Note 39: Athanaricus, rex Gothorum, christianos in gente sua
      crudelissime persecutus, plurimos barbarorum ob fidem interfectos,
      ad coronam martyrii sublimavit, quorum tamen plurimi in romanum
      solum non trepidi, velut ad hostes, sed certi quod ad fratres, pro
      Christi confessione, fugerunt. Oros., l. VII, c. 32.]

      [Note 39a: Ulphilas, Wlphilas; Οὐλῳίλας Οὐρφίλας;--Ulf. _secours_,
      _protection_, en langue gothique.]

Ulfila, dont le nom est resté si célèbre dans l'histoire des Goths,
tirait son origine de la Cappadoce. Comme les tempêtes emportent au loin
sur leurs ailes le germe des meilleurs fruits, la guerre et le pillage
avaient apporte chez les Visigoths les semences du christianisme: des
familles romaines traînées en captivité leur avaient donné leurs
premiers apôtres[40]. D'une de ces familles sortait Ulfila. Né en
Gothie, élevé parmi les Barbares, sous les yeux d'un père chrétien et
romain[41], il unit dans son cœur le culte de Rome chrétienne à un amour
dévoué pour sa nouvelle patrie. Des liens de reconnaissance personnelle
le rattachaient d'ailleurs aux Romains: il n'oublia jamais qu'ayant été
chargé, bien jeune encore, d'une mission des rois goths à
Constantinople, le grand Constantin l'avait accueilli avec intérêt, et
fait ordonner évêque de sa nation malgré son âge, et enfin qu'un
personnage alors fameux, Eusèbe de Nicomédie, le chapelain et le
confident de l'empereur, lui avait imposé les mains[42]. De retour en
Gothie, Ulfila s'était voué corps et âme à la conversion de ses
compatriotes barbares. Pour faciliter sa prédication et rompre en même
temps avec les traditions poétiques, qui ne parlaient aux Goths que de
leurs dieux nationaux, il imagina de traduire dans leur langue le
_livre_ des chrétiens, et, comme les Goths n'avaient pas d'écriture, il
leur composa un alphabet avec des caractères grecs et quelques autres,
peut-être runiques, qu'il affecta à certaines articulations
particulières à leur idiome[43]. Toutefois il s'abstint de traduire dans
l'Ancien Testament les livres des Rois, où sont racontées les guerres du
peuple hébreu, de peur de stimuler chez sa nation le goût des armes,
déjà trop prononcé, et pensant, dit le contemporain qui nous donne ce
détail, que les Goths, en fait de batailles, avaient plutôt besoin de
frein que d'éperon[44]. Cette idée naïve peint d'un seul trait le bon et
saint prêtre que de tels scrupules tourmentaient. Son œuvre eut plus de
portée encore qu'il ne l'avait espéré: ce fut toute une révolution dans
les mœurs des Visigoths; aussi ses compatriotes lui décernèrent-ils le
titre de nouveau Moïse[45]. En sa qualité d'évêque, Ulfila avait assisté
à plusieurs conciles de la chrétienté romaine, où il s'était fait
estimer par la droiture de son âme et la sincérité de sa foi plus que
par sa science théologique. Quand la persécution éclata sur les bords du
Dniester, Ulfila ne dut la vie qu'à l'hospitalité des Romains de Mésie,
qui l'accueillirent avec empressement, lui et tous les confesseurs qui
le suivirent dans sa fuite[46]. Cet homme simple et convaincu ne doutait
donc point qu'au delà du Danube fût encore la terre promise pour ses
frères et pour lui. Telle était l'autorité de sa parole, qu'elle
entraîna sans peine la majorité des Goths, non pas seulement les
chrétiens, mais la masse des païens qui ne nourrissaient aucun fiel
contre la nouvelle religion. Athanaric, presque abandonné, alla se
retrancher avec le reste des tribus dans les défilés de Caucaland.

      [Note 40: Sozom., II, 6.--Philostorg., _Hist. eccl._, II,
      5.--Basil., _Epist._, 16, t. III, p. 254, 255.]

      [Note 41: Philostorg., II, 5.--Ses ancêtres avaient habité
      autrefois la bourgade de Sadagoltina, près de la ville de
      Parnassus en Cappadoce.]

      [Note 42: Ordinatus fuit episcopus eorum qui in Gothia christiani
      erant. Philost., II, 5.--Socrat., IV, 33.]

      [Note 43: Philostorg., II, 5.--Quis hoc crederet ut barbara
      Gothorum lingua hebraïcam quæreret veritatem?... Hieronym.,
      _Epist. ad Sun._, t. II, p. 626.--Socrat., IV, 33.--Sozom., VI,
      37.--Jornand, _R. Get._, 51.]

      [Note 44: In eorum linguam totam Scripturam transtulit, excepto
      libro qui dicitur Regum... Eo quod bellorum historiam contineat...
      gens vero illa belli amans esset, frænoque magis ad pugnas egeret
      quam incentivo. Philostorg., II, 5.]

      [Note 45: Nostri temporis Moses.... ὁ ἐῳ' ἡμῶν Μωσῆς. Philostorg.,
      _Histor. eccles._ l. II. 5.]

      [Note 46: Quippe qui pro fide Christi innumera subierit pericula
      dum Barbari adhuc gentilium ritu simulacra colerent. Sozom., VI,
      37.]

La troupe de Fridighern et d'Alavive se mit en marche vers le Danube
avec autant d'ordre que le comportait une pareille multitude traînant
avec elle le mobilier de toute une nation. Les hommes armés venaient les
premiers, puis les femmes, les enfants, les vieillards, les troupeaux,
les chariots de transport. Ulfila, en tête de son clergé _blond_ et
_fourré_[47], veillait sur l'église ambulante, qui se composait d'une
grande tente fixée sur un plancher à roues, et renfermant avec le
tabernacle les ornements et les livres liturgiques. Le trajet n'était
pas long, et les Goths atteignirent bientôt la rive du Danube en face
des postes de la Mésie. A cette vue, et par un mouvement spontané, ils
se précipitèrent à genoux, poussant des cris suppliants et les bras
tendus vers l'autre bord[48]. Les chefs qui les précédaient ayant fait
signe qu'ils voulaient parler au commandant romain, on leur envoya une
barque dans laquelle montèrent Ulfila et plusieurs notables goths.
Conduits devant le commandant, ceux-ci exposèrent leur demande: «Chassés
de leur patrie par une race hideuse et cruelle à laquelle, disaient-ils,
rien ne pouvaient résister, ils arrivaient avec ce qu'ils avaient de
plus cher, priant humblement les Romains de leur accorder un territoire,
et promettant d'y vivre tranquilles en servant fidèlement
l'empereur[49].» L'affaire était trop grave pour qu'un simple officier
de frontière pût la décider: le commandant renvoya donc les députés à
l'empereur, qui tenait alors sa cour dans la ville d'Antioche. On mit à
leur disposition, suivant l'usage, les chevaux et les chariots de la
course publique, et ils partirent, tandis qu'Alavive et Fridighern
faisaient camper leurs bandes sur la rive gauche du fleuve, dans le
meilleur ordre possible[50].

      [Note 47: Getarum rutilus et flavus exercitus ecclesiarum
      circumfert tentoria. Hieron., _Epist. ad Læt._, IV, p.
      591.--Pelliti, gentes pellitæ.]

      [Note 48: Erectis manibus, supplices ab imperatore se recipi
      petebant. Zosim., IV, 20.]

      [Note 49: Missis oratoribus ad Valentem, suscipi se humili prece
      poscebant, et quiete victuros se pollicentes, et daturos si res
      flagitaret auxilia. Amm. Marc., XXXI, 4.--Zosim., IV, 20.--Jorn.,
      _R. Get._, 25.]

      [Note 50: Amm. Marc., XXXI, 3 et seq.]

L'empire d'Orient se trouvait alors aux mains de Valens, frère de
Valentinien Ier, qui, après avoir gouverné glorieusement l'Occident,
venait de mourir, pour le malheur des Romains[51]. Valens était un
composé bizarre de bonnes qualités et de mauvaises prétentions. On avait
estimé en lui, dans les variations de sa fortune, un grand esprit de
désintéressement et d'équité: terrible aux méchants, protecteur des
petits, il se montrait un dur mais impartial justicier comme son frère,
pour qui il professait une admiration respectueuse. C'était le seul cas
où l'on voyait faiblir sa vanité, Soldat rude, mais brave et sympathique
au soldat, général assez expérimenté pour bien commander sous un autre,
il s'était laissé éblouir par l'éclat d'une fortune qu'il ne devait
qu'au mérite de Valentinien. D'illusions en illusions, il était arrivé à
l'aveuglement d'un homme né sur la pourpre: c'était la même croyance en
sa propre infaillibilité, la même confiance naïve en ses flatteurs.
Complétement illettré et si bien fait pour l'être, qu'à l'âge de
cinquante ans, et après douze ans de règne en Orient, il n'avait pas
encore réussi à entendre couramment la langue grecque[52], il n'en
prétendait pas moins régenter l'église orientale, alors en proie aux
déchirements de l'arianisme. Ces distinctions subtiles, ces piéges de
doctrine et surtout de langage que les demi-ariens lançaient comme
autant de filets où se prirent souvent les plus habiles, semblaient un
jeu pour Valens: il décidait, il tranchait, il innovait, et les évêques
de sa cour, gens perdus dans les intrigues, après en avoir fait un
théologien infaillible, n'eurent pas de peine à en faire un persécuteur
forcené[53]. Valens semblait renier, dès qu'il s'agissait de religion,
la droiture et l'équité proverbiales de son caractère, pour n'en
justifier que la rigueur. Jamais encore le catholicisme n'avait passé de
si mauvais jours: ses évêques étaient bannis, ses temples fermés;
partout en Orient le schisme et l'apostasie étaient provoqués par la
corruption ou imposés par la violence. Cet homme, qui n'avait eu
longtemps de plaisir que dans les fatigues du champ de bataille, qui
avait vaincu les Goths et les Perses, ne rêvait plus que théologie; dans
son abandon des affaires, on eût dit qu'il sacrifiait volontiers son
titre de prince du peuple romain à celui de prince de l'église arienne.

      [Note 51: On peut consulter, au sujet de Valentinien, le troisième
      volume de mon _Histoire de la Gaule sous l'administration
      romaine_.]

      [Note 52: Themist., _Or._, VI, 9, 11, p. 71, 126,
      144.--Inconsummatus et rudis. Amm. Marc., XXXI, 4.]

      [Note 53: Socrat., V, 1.--Sozom., VII, 1.--Theodoret., IV, 21,
      etc.]

Valens se livrait donc dans la ville d'Antioche, en compagnie de
quelques évêques, ses favoris, à l'un de ces loisirs théologiques qui
lui faisaient tout oublier, lorsque la nouvelle des événements
d'outre-Danube lui parvint par de vagues rumeurs. On racontait qu'une
race d'hommes inconnus, sortis des marais scythiques, s'était précipitée
sur l'Europe avec la violence irrésistible d'un torrent, culbutant les
Alains sur les Ostrogoths, et ceux-ci sur les Visigoths, qui fuyaient
devant elle comme un troupeau timide[54]. D'abord on en rit comme d'une
fable, attendu qu'à chaque instant il arrivait de ces contrées
lointaines des bruits que l'instant d'après démentait[55]; mais il
fallut bien y croire quand un courrier, venu à toute vitesse, apporta
l'annonce officielle des propositions des Visigoths et du départ de
leurs députés pour Antioche. La cour fut dans un grand émoi. Que
fallait-il répondre aux envoyés? quelle conduite convenait-il de tenir
vis-à-vis des Goths? Les hommes légers et les courtisans se récriaient
sur le bonheur qui accompagnait l'empereur en toute circonstance:
«Voilà, disaient-ils, que les ennemis de César sollicitent l'honneur de
devenir ses soldats; la terrible nation des Goths se transforme en une
armée romaine devant laquelle la Barbarie tout entière devra trembler.
Valens y puisera toutes les recrues dont il aura besoin, laissant le
paysan romain à sa charrue; les terres en seront mieux cultivées, et les
provinces, qui ne paieront plus leur contingent militaire qu'en argent,
verseront l'abondance dans le trésor de César[56].» Les hommes sérieux
et prudents tenaient un tout autre langage. «Gardons-nous,
répétaient-ils, d'introduire les loups dans la bergerie: le berger
pourrait s'en trouver mal. Un jour viendrait où, cédant à leur naturel
féroce, les loups égorgeraient les chiens et se rendraient maîtres du
troupeau[57].» Les arguments pour et contre furent débattus avec
vivacité dans le conseil impérial; Valens les écouta, puis il se décida
par une raison que lui seul pouvait imaginer. Il déclara qu'il
admettrait les Goths, s'ils se faisaient ariens.

      [Note 54: Fama late serpente quod inusitatum antehac hominum genus
      modo ruens, ut turbo montibus celsis, ex abdito sinu coortus
      opposita quæque convellit. Amm. Marc., XXXI, 3.]

      [Note 55: Quæ res aspernanter a nostris inter initia ipsa accepta
      est, hanc ob causam quòd illis tractibus non nisi peracta aut
      sopita audiri procul agentibus consueverant bella. Verum
      pubescente jam fide gestorum, cui robur adventus gentilium
      addiderat legatorum, precibus et obtestatione petentium, citra
      flumen suscipi plebem extorrem.... Amm. Marc., XXXI, 4.]

      [Note 56: Negotium lætitiæ fuit potiusquam timori, eruditis
      adulatoribus in majus fortunam principis extollentibus: quòd ex
      ultimis terris tot tirocinia trahens ei nec opinanti offerret, ut
      collatis in unum suis et alienigenis viribus invictum haberet
      exercitum, et pro militari supplemento quod provinciatìm annuum
      pendebatur, thesauris accederet auri cumulus magnus. _Id., ibid._]

Les Goths avaient reçu le christianisme à peu près de toutes mains; ils
comptaient même des hérésiarques parmi leurs apôtres. Le Mésopotamien
Audæus, qui enseignait que Dieu doit avoir une forme matérielle et un
corps, puisqu'il a créé l'homme à son image, Audæus, avec sa grossière
hérésie, s'était fait parmi eux de nombreux prosélytes[58] et des
martyrs. Pourtant ils se croyaient bons catholiques, et si les
subtilités du demi-arianisme pouvaient prendre en défaut ces théologiens
des forêts, ils éprouvaient une profonde horreur pour l'arianisme pur,
celui qui ravalait le Christ au-dessous de son père jusqu'à en faire une
créature. Les évêques, absorbés par les soins d'une prédication
laborieuse, ressemblaient en beaucoup de points au troupeau. Théophile,
prédécesseur d'Ulfila, avait souscrit, il est vrai, les actes orthodoxes
du concile de Nicée[59]; mais celui-ci adhéra au formulaire semi-arien
de Rimini, que d'abord il ne jugea pas contraire au catholicisme; puis,
voyant beaucoup de signataires se rétracter, il se rétracta comme
eux[60]. Or, Valens prétendait qu'Ulfila revînt à son premier avis, et
que, par son autorité que l'on savait toute-puissante, il imposât à ses
frères les dogmes de l'arianisme mitigé: Valens mettait à ce prix le
succès de son ambassade. Une fois le mot d'ordre donné, des docteurs
insinuants, des évêques en crédit[61] furent échelonnés sur le passage
du barbare à travers l'Asie Mineure[62]; il en trouvait à chaque station
qui, sous le prétexte de le saluer, se mettaient à le catéchiser, ou se
plaçaient à ses côtés dans le chariot pour le convertir chemin faisant.
Au palais d'Antioche, ce fut bien pis; quand il voulait parler des
misères de son peuple, on lui répondait par des dissertations sur
l'identité ou la conformité des substances. On le fatiguait d'arguments
et de discussions pour le mieux enchaîner, et, pendant ces luttes
inhumaines, le malheureux peut-être croyait entendre dans le lointain le
cri de ses compatriotes aux abois, qui le suppliaient de les sauver. Au
fond, il finit par n'attacher qu'une médiocre importance à des choses si
subtiles et qui lui semblaient si obscures; il se persuada que
l'ambition des évêques et l'acharnement de l'esprit de parti en
faisaient seuls tout le mérite[63]. Ce sont les motifs qui le
déterminèrent à se plier aux volontés de l'empereur, si nous en croyons
les historiens du temps, et le vieil évêque visigoth, après avoir courbé
sous ces dures nécessités sa tête blanchie par l'âge et cicatrisée par
le martyre, alla porter aux siens leur salut, qui lui coûtait si
cher[64]. Valens triomphait et se croyait un nouveau Constantin.
Néanmoins, de peur qu'on lui pût reprocher de sacrifier la politique à
la religion, il décida que les femmes et les enfants des Goths, au moins
des Goths notables, passeraient les premiers, et seraient envoyés dans
les villes de l'intérieur pour y être gardés à titre d'otages, et que
les hommes ne seraient admis à franchir le fleuve qu'autant qu'ils
auraient déposé leurs armes[65]. Au moyen de ces précautions sur la
sagesse desquelles chacun s'extasiait, Valens crut avoir conjuré tout
péril. Une flottille romaine fut chargée d'opérer le transport des
Goths, et des agents civils, sous les ordres d'un officier spécial, le
comte Lupicinus, allèrent choisir les cantons où ce peuple de colons
s'établirait, mesurer les lots, délivrer des vivres, du bois et des
instruments de culture[66].

      [Note 57: Non lupos inter canes collocari... Synes. _De regno_, p.
      25.]

      [Note 58: Theodoret., IV, 10.--Epiphan, _Hœres._, 70.--Hieron.,
      _Chron._--Cf. Tillemont, _Mém. eccl._, t. VI.]

      [Note 59: _Act. Grœc. Concil. Nic._--Labbe. T. II, p. 52,
      75.--Socrat., II. 41.]

      [Note 60: Socrat., II, 41.--Sozom., VI, 37.--Cf. Theodoret., IV,
      33.]

      [Note 61: Arianæ sectæ antistites... polliciti se legationum ejus
      adjutores esse, modo idem cum ipsis sentire vellet... necessitate
      compulsus. Sozom., VI, 37.]

      [Note 62: Theodoret., IV, 33.--Et quia tum Valens, imperator,
      Arianorum perfidia sancius, nostrarum partium omnes ecclesias
      obturasset, suæ partis fautores ad illos dirigit prædicatores, qui
      venientibus rudibus et ignaris, illico perfidiæ suæ virus
      defundunt. Jorn., _R. Get._, 25.]

      [Note 63: Theodoret, IV, 33, 37.--Sozom., VI, 37.--Philost., _ub.
      sup._]

      [Note 64: Cum Arianis cummunicasse dicitur, seque et universam
      gentem ab ecclesia catholica abripuisse. Sozom., VI, 37.]

      [Note 65: Valens uti reciperentur armis prius depositis permisit.
      Zosim., IV, 20.--Amm. Marc., XXXI, 4.]

      [Note 66: Mittuntur diversi qui cum vehiculis plebem transferant
      truculentam... Copiam colendi Thraciæ partes... Alimenta pro
      tempore... Amm. Marc., XXXI, 4.--Zosim., IV, 20.--Jorn., _R.
      Get._, 25.]

Les difficultés misérables dont Ulfila et ses compagnons s'étaient vu
assaillir doublèrent le temps de leur voyage, et cependant les Goths,
campés dans la plaine du Danube, comptaient les jours avec une sombre
inquiétude. Leurs provisions s'épuisaient, bientôt ils allaient sentir
la faim. Portant perpétuellement les yeux des lignes romaines aux
plaines du nord, tantôt ils croyaient apercevoir la barque qui ramenait
leurs députés, tantôt il leur semblait voir la légère cavalerie des
Huns poindre à l'horizon opposé, et franchir l'espace avec sa rapidité
ordinaire. Ils passaient ainsi vingt fois par jour de l'espoir trompé
aux plus mortelles terreurs. Enfin le désespoir les prit. Quoique le
Danube, grossi par les pluies, roulât alors une masse d'eau effroyable,
beaucoup entreprirent de le traverser de force. Les uns se jettent à la
nage et sont entraînés par le fil de l'eau, d'autres montent dans des
troncs d'arbres creusés ou sur des radeaux qu'ils dirigent avec de
longues perches; mais lorsque, par des efforts inouïs, ils sont parvenus
à dominer le courant, les balistes romaines dirigent sur eux une grêle
de projectiles, et le fleuve emporte pêle-mêle des débris de barques et
des cadavres[67]. Le retour des députés mit fin à ces scènes de
désolation. La flottille romaine fit aussitôt son office, voyageant sans
interruption d'un bord à l'autre[68]. Beaucoup, pour ne pas attendre
leur tour, se faisaient remorquer sur des troncs d'arbres ou des
planches à peine liées ensemble. Les femmes et les enfants passèrent les
premiers, conformément aux ordres de l'empereur; ensuite vinrent les
hommes. Des agents chargés de compter les têtes des passagers
s'arrêtèrent, dit-on, fatigués ou effrayés de leur nombre[69]. «Hélas!
s'écrie Ammien Marcellin avec une emphase pleine d'amertume, vous
compteriez plus aisément les sables que vomit la mer quand le vent la
soulève sur les rivages de la Libye[70]!» On constata pourtant que le
nombre des hommes en état de porter les armes était d'environ deux cent
mille[71].

      [Note 67: Antequam trajectus esset ab imperatore concessus,
      Scytharum audaciores et elatiores transitum sibi vi aperire
      constituerunt, sed vi repulsi deleti sunt. Eunapius, _Hist._, 5.]

      [Note 68: Transfretabantur in dies et noctes, navibus ratibusque
      et cavatis arborum alveis agminatim impositi. Amm. Marc., XXXI,
      4.]

      [Note 69: Hind sane neque obscurum est neque incertum infaustos
      transvehendi barbaram plebem ministros, numerum ejus comprehendere
      calculo sæpe tentantes, conquievisse frustratos. _Id., ibid._]

      [Note 70: Quem qui scire velit (ut eminentissimus memorat vates)
      Libyci velit æquoris idem discere, quam multæ Zephyro truduntur
      arenæ.--Ce sont deux vers de l'Énéide de Virgile que l'historien
      inséra dans sa prose. On trouve fréquemment chez lui de ces
      réminiscences classiques.]

      [Note 71: Non minus quam hominum ducenta millia ad bellum apti et
      ætate florentes. Eunap., _Hist._, 6.]

Sur l'autre bord commença un triste et honteux spectacle, où
l'administration romaine étala comme à plaisir les plaies de sa
corruption. Quand les femmes, les jeunes filles, les enfants eurent été
mis à part pour être internés, les préposés romains, tribuns,
centurions, officiers civils, se jetèrent sur eux comme sur une proie
qui leur était dévolue. Chacun, dit un écrivain du temps, se fit sa part
suivant son goût: l'un s'adjugea quelque grande et forte femme; l'autre
quelque jeune fille blonde aux yeux bleus. Les agents de prostitution
furent aussi là, trafiquant pour les lieux infâmes. On enlevait les
jeunes garçons pour les réduire en servitude[72]. D'autres, plus avares,
et qui avaient des terres à cultiver, prirent des hommes robustes qu'ils
envoyèrent dans leurs propriétés comme serfs ou colons[73]. L'ordre
exprès de déposer les armes ne fut exécuté nulle part; les préposés
fermaient les yeux pour de l'argent, et, dans son orgueil sauvage, le
Goth eût plutôt livré tout ce qu'il possédait, son or, sa femme, ses
pelleteries, le tapis à double frange qui faisait son luxe[74]: beaucoup
restèrent donc armés. Quant aux vivres qui devaient être distribués aux
émigrants, ils se trouvèrent avariés par la fraude des intendants; ils
étaient d'ailleurs en quantité insuffisante. Alors on spécula sur la
faim de ces infortunés; on leur vendit au poids de l'or jusqu'à la chair
des animaux les plus immondes. Un chien mort s'échangeait contre un
esclave[75]. Il paraît que les femmes transplantées dans les villes de
l'intérieur, éblouies par le luxe, amollies par l'abondance,
s'accommodèrent assez bien à leur sort. «On les voyait, dit un
contemporain, se pavaner sous de riches habits, dans un attirail
malséant pour des captives; mais leurs fils, favorisés par la fécondité
du climat, grandirent comme des plantes précoces et vénéneuses, ayant au
cœur la haine de Rome[76].» Que pensait, que disait au milieu de tout
cela le Moïse des Goths, qui n'avait procuré à son peuple, au lieu des
douceurs de la terre promise, que les misères et la captivité de
l'Égypte? On devinerait difficilement quelles angoisses et quels regrets
assaillirent cette âme honnête à la vue de tant de déceptions; mais, si
justes que fussent ses regrets, il dut remplir sa promesse. Les Goths
païens furent baptisés, et tous jurèrent d'adopter le formulaire de
Rimini[77], ou plutôt la profession de foi de leur évêque, car là était
pour eux l'orthodoxie. Ulfila, pour prévenir en eux tout scrupule de
conscience, leur expliqua, conformément au système qu'il s'était fait à
lui-même, que ces détails n'importaient que faiblement à la religion du
Christ. Cela n'empêcha pas que les Visigoths ne cessassent dès lors
d'appartenir à la chrétienté catholique, et que plus tard, par le
progrès naturel des doctrines et l'opiniâtreté de l'esprit de secte, ils
ne devinssent ariens véritables, ariens propagandistes et
persécuteurs[78].

      [Note 72: Eorum autem qui ista mandata exceperunt, exarsit hic
      studio pueri alicujus candidi et vultu grati; alter misertus est
      uxoris formosæ unius ex captivis; hic captus est virgine formosa.
      Eunap., 6.--Zozim., IV, 20.--Amm. Marc., XXXI, 4.]

      [Note 73: Plane unusquisque ipsorum hoc propositi habuit, ut suas
      domos servis, villas pastoribus, et insanum amoris furorem quavis
      licentia implerent. Eunap., _Hist._, 6.]

      [Note 74: Stragula ab utraque parte fimbriata. Eunap., _Hist._,
      6.]

      [Note 75: Cœperunt duces avaritia compellente, non solum ovium,
      boumque carnes, verum etiam canum, et immundorum animalium
      morticina eis pro magno contradere: adeo ut quodlibet mancipium in
      unum panem, aut decem libras in unam carnem mercarentur. Jorn.,
      _R. Get._, 26.--Cum traducti Barbari victûs inopia vexarentur,
      turpe commercium duces invisissimi cogitaverunt, et quantos
      undique insatiabilatas colligere potuit canes; pro singulis
      dederant mancipiis, inter quæ et filii ducti sunt optimatum. Amm.
      Marc., XXXI, 4.]

      [Note 76: Illas autem conspicere erat mollius et venustius, quam
      captivas decebat, vestitas. At captivorum filii et quidquid illis
      fuit mancipiorum aeris temperie in altum se sustulerunt et præter
      ætatem pubuerunt et in immensam multitudinem succrevit et auctum
      est hostium genus. Eunap., _Hist._, 6.]

      [Note 77: Hujus rei gratia cum omni gente Gothorum (Fridigernus)
      in Arianam hæresim devolutus est.... Isidorus Hispal., _Chron.
      Goth._--Sozom., _ub sup._--Socrat., II.]

      [Note 78: Sic quoque Vesegothæ a Valente imperatore Ariani
      potiusquam Christiani effecti. Jorn., _R. Get._, 25.]

Tant d'outrages, tant d'iniquités finirent par exaspérer les Goths: un
guet-apens, tendu par le comte Lupicinus à leurs chefs Fridighern et
Alavive au milieu d'un festin[79], mit le comble à leur colère: ils
ouvrirent le passage du Danube à d'autres bandes barbares qui les
avaient suivis; ils se procurèrent ou se fabriquèrent clandestinement
les armes qui leur manquaient, et se mirent à piller. Une armée romaine
tenta de les arrêter; elle fut battue près de Marcianopolis, capitale de
la petite Scythie. Fridighern empêchait ses compagnons de perdre leur
temps contre les places fortes, qu'ils ne savaient pas assiéger; son mot
d'ordre était: «Paix aux murailles[80]!» mais les bourgades ouvertes,
mais la villa du riche et la cabane du pauvre voyaient fondre sur elles
une guerre sans quartier. Toutes les injures accumulées par les Romains
sur les Goths, pillages, viols, assassinats, leur furent rendues au
centuple. Tiré de ses rêves de gloire théologique, Valens accourut à
Constantinople, et fut presque lapidé par le peuple: les catholiques
triomphaient. Comme il sortait de la ville, un ermite, quittant sa
cellule, construite non loin de la route, se mit en travers devant lui,
et l'arrêta pour le maudire et lui annoncer sa mort prochaine[81]. Le
malheur dissipant dans l'esprit de Valens toutes les fumées de la
puissance, il redevint, comme aux jours de sa jeunesse, un soldat
vigoureux et hardi jusqu'à l'imprudence. Avec une armée en désarroi,
quelques troupes fraîches et des recrues, il entreprit bravement de
balayer ces bandes victorieuses ou de périr à la tâche. Dans
l'impatience de combattre ou dans la crainte de se laisser ravir la
gloire du succès, il refusa d'attendre son neveu Gratien, empereur
d'Occident, qui s'était mis en route pour le rejoindre[82]: cet
empressement le perdit. Les Romains manquaient de vivres, et Fridighern,
qui le savait, les promenait de délai en délai pour les affamer; tantôt
c'était un prêtre qui venait au nom du ciel protester des intentions
pacifiques des Goths[83]; tantôt de feintes propositions d'accommodement
amusaient l'empereur, pendant que le rusé barbare ralliait une de ses
divisions de cavalerie absente du camp.

      [Note 79: Fridigernus evaginato gladio, convivio non sine magna
      temeritate, velociterque egreditur, suosque ab imminenti morte
      ereptos ad necem Romanorum instigat. Jorn., _R. Get._, 26.--Amm.
      Marc., XXXI, 5.]

      [Note 80: Pacem sibi esse cum parietibus. Amm. Marc., XXXI, 7.]

      [Note 81: Socrat., IV. 38.--Theodoret., IV. 33, 34.--Zonar., XIII.
      31, 32.--Theoph., p. 55, 56.--Cedren, I. 313.--Cf. Amm. Marc.,
      XXXI, 11.]

      [Note 82: Vicit tamen funesta principis destinatio, et adulabilis
      quorumdam sententia regiorum, qui ne pæne jam partæ victoriæ
      censors fieret Gratanus, properari cursu celeri suadehant. Amm.
      Marc., XXXI, 12.]

      [Note 83: Christiani ritus Presbyter missus a Fridigerno legatus,
      cum aliis humilibus venit ad principis castra... astu et
      ludificandi varietate nimium solers... Amm. Marc., XXXI, 12.]

La bataille se livra dans une plaine entre Adrianopolis, aujourd'hui
Andrinople, et la petite ville de Nicée, le 9 août 378, par un jour
d'une chaleur accablante. Pour augmenter les souffrances des Romains,
Fridighern fit mettre le feu à des broussailles dont la plaine était
couverte de leur côté, et, l'incendie se communiquant de proche en
proche, le camp romain se trouva comme emprisonné dans un cercle de
flammes[84]. L'audace même de Valens nuisit à son succès. S'étant avancé
sans précaution à la tête de ses gardes, il entraîna les légions, qui,
séparées de leur cavalerie, furent bientôt cernées par les Goths. Des
nuages d'une poussière fine obscurcissaient le ciel et empêchaient les
combattants d'apercevoir leurs ennemis: les traits partaient au hasard;
on se cherchait, on s'égarait comme dans l'ombre d'un crépuscule[85].
Quand les fronts des armées se rencontrèrent, la masse des Barbares,
poussant toujours dans le même sens, parvint à rompre l'ordonnance des
légions, qu'elle écrasa de son poids. Sur ces entrefaites, la nuit
arriva, nuit sombre et sans lune. Valens, que ses généraux pressaient en
vain de se retirer, combattait toujours, quand il tomba percé d'une
flèche. Quelques soldats le relevèrent et l'emportèrent dans une cabane
de paysan qui se trouvait à peu de distance du champ de bataille. On
pansait sa blessure, lorsqu'une bande de pillards goths s'approcha, et,
trouvant les portes défendues, amoncela autour de la cabane de la paille
et des fagots auxquels elle mit le feu[86]. Valens périt brûlé; les deux
tiers de son armée jonchaient la plaine, et les contemporains purent
justement comparer cette journée néfaste à celle de Cannes[87]. Maîtres
de la Thrace et de la Macédoine, les Goths ravagèrent ces provinces tout
à leur aise jusqu'à l'année suivante, où Théodose vint prendre
possession de l'Orient. Non moins habile à pacifier qu'à vaincre, le
nouvel empereur fit sentir aux Barbares la force de son bras avant de
les recevoir à composition; puis, les ayant réduits à l'implorer, il les
enferma dans un cantonnement où il mit à profit leurs services. Après sa
mort, la trahison de Rufin, ministre d'Arcadius, les en tira pour les
lancer sur l'Occident. Alors commença, sous la conduite d'Alaric, le
plus célèbre de leurs rois, ce long et sanglant pèlerinage des
Visigoths, qui les conduisit à travers la Grèce et l'Italie jusque dans
le midi des Gaules, où ils s'arrêtèrent.

      [Note 84: Ut miles fervore calefactus æstivo, siccis faucibus
      commarceret, reluccute amplitudine camporum incendiis, quos lignis
      nutrimentisque aridis subditis ut hoc fieret, iidem hostes
      urebant. _Id., ibid._]

      [Note 85: Nec jam objectu pulveris cœlum patere potuit ad
      prospectum, clamoribus resultant horrificis. Qua causa tela
      undique mortem vibrantia destinata cadebant et noxia, quod nec
      prævideri poterant nec caveri. Amm. Marc., XXXI, 13.]

      [Note 86: Cum enim oppessulatas januas perrtunpere conati, qui
      secuti sunt, a parte pensili domūs sagittis incesserentur, ne per
      moras inexpedibiles populandi amitterent copiam, congestis stipulæ
      fascibus et lignorum, flammaque supposita, ædificium cum hominibus
      torruerunt. Amm. Marc., XXXI, 14.--Socrat., IV, 38.--Theodoret,
      IV. 36.--Sozom., VI, 40.--Philostorg, IX, 17.--Zosim. IV, 24.]

      [Note 87: Nec ulla annalibus præter Cannensem pugnam, ita ad
      internecionem res legitur gesta, quanquam Romani aliquoties
      reflante fortuna fallaciis lusi bellorum iniquitati cesserunt ad
      tempus; et certamina multa fabulosæ neniæ flevere Græcorum. Amm.
      Marc., xxxi, 14.]



CHAPITRE DEUXIÈME

Arrivée des Huns sur le Danube.--Déplacement des peuples barbares,
voisins de la vallée du Danube; les uns se précipitent sur l'Italie, les
autres envahissent la Gaule et l'Espagne.--Progrès des Huns vers le haut
Danube.--Ils entrent en contact avec les Burgondes de la forêt
Hercynienne; ceux-ci se font chrétiens pour leur mieux résister.--Rona,
chef de la principale tribu des Huns, devient auxiliaire de l'empire; sa
liaison avec Aëtius.--Attila et Bléda, nouveaux rois des Huns; traité de
Margus.--Portrait d'Attila.--Il soumet tous les chefs des Huns à son
autorité.--Sa campagne contre les Acatzires; il donne pour roi à ce
peuple Ellak, son fils aîné.--Il tue son frère Bléda.--L'épée de Mars
est découverte par une génisse blessée.--Empire d'Attila.--Différend
entre les Huns et les Romains, au sujet de l'évêque de Margus.--Guerres
d'Attila, en Pannonie, en Mésie et en Thrace.--L'empereur Théodose II
lui achète la paix.


Comme la mer, lorsqu'elle a franchi ses digues, se précipite et couvre
en un instant des plaines sans défense, ainsi les hordes de Balamir
eurent bientôt couvert tout le pays que la fuite des Goths rendait
libre. Arrivés devant le vaste fossé du Danube, les Huns s'arrêtèrent
avec crainte et n'inquiétèrent point l'empire romain; mais ils
continuèrent à batailler contre les peuples barbares. Ils ne laissaient
point d'ennemis derrière eux: la nation des Ostrogoths s'était résignée
au joug[88]; les anciens vassaux d'Ermanaric passaient l'un après
l'autre à Balamir; Athanaric seul tenait bon avec ses tribus fidèles
dans les vallées les plus abruptes des Carpathes; mais ces tribus mêmes,
traquées dans leurs défilés et mourant de faim, résolurent d'imiter
l'exemple de Fridighern, qu'elles avaient tant blâmé, et de se donner
aux Romains plutôt que de courber la tête sous les fils des sorcières.
Quelles que fussent ses répugnances, Athanaric adopta ce parti, et, les
Romains n'ayant point repoussé sa demande, les Visigoths sortirent à
l'improviste de leurs rochers, gagnèrent la rive du fleuve et
s'embarquèrent[89]. Ce fut pour toutes les nations européennes,
civilisées ou barbares, un grand événement que cette intrusion des Huns
au milieu d'elles, ce progrès de l'Asie nomade sur l'Europe. Tout, dans
la contrée envahie, changea d'aspect aussitôt: les rudiments de culture
qui provenaient des Goths furent abandonnés; la vie sédentaire disparut;
la vie nomade revint dans toute son âpreté, et la zone circulaire qui
menait du bas Danube à la mer Caspienne le long de la mer Noire ne fut
plus qu'un passage perpétuellement sillonné de hordes et de troupeaux.
La tribu royale des Huns se fixa sur le Danube, comme une sentinelle
vigilante occupée à épier ce qui se passait au delà. Chaque année, le
palais de planches de ses rois fit un pas de plus vers le cours moyen du
fleuve, et chaque année quelque empiétement sur les peuplades
riveraines, en prolongeant la frontière des Huns, multiplia leurs points
de contact avec l'empire romain[90].

      [Note 88: Ostrogothæ Ermanarici regis sui decessione a Vesegothis
      divisi, Hunnorum subditi ditioni, in eadem patria romanserunt.
      Jorn., _R. Get._, 48.]

      [Note 89: Gothi... aspicientes benignitatem Theodosii imperatoris,
      inito fœdere, Romano se imperio tradiderunt. Isidor., _Chron.
      goth._--Cunctus exercitus in servitio Theodosii imperatoris
      perdurans, Romano se imperio subdens.... Jorn., _R. Get._,
      28.--Amm. Marc., XXVII, 5.--Athanaric lui-même vint à
      Constantinople, dont la magnificence le charma, et il y finit ses
      jours. Amm. Marc., _ibid._--Cf. Themist., _or._ 15.--S. Ambros.,
      _Proem. de Spirit. Sancto_, t. II, p. 603.]

      [Note 90: On trouve dans les auteurs la mention de plusieurs rois
      Huns dont nous ne connaissons rien que les noms: _Donatus_,
      _Charatton_, etc.]

Dans cette situation, les Huns, qui ne cultivaient point et qui eurent
bientôt détruit le peu de culture qu'ils avaient trouvée, ne pouvaient
vivre sans recevoir des Romains du blé et de l'argent, ou sans piller
leurs terres[91]. Il fallut donc de toute nécessité que Rome les prît à
sa solde, et ils la servirent bien, soit contre les autres, soit contre
eux-mêmes. Qu'on se représente l'empire mongol toutes les fois qu'il ne
fut pas concentré dans la main d'un Tchinghiz-Khan ou d'un Timour; c'est
le spectacle qu'offrait alors l'empire des Huns: des hordes séparées,
des royaumes distincts, des chefs indépendants ou à peu près,
reconnaissant à peine un lien fédératif. L'un menaçait-il quelque
province romaine d'une invasion, l'autre proposait aussitôt à l'empereur
des troupes auxiliaires pour la défendre. C'était une joûte autorisée
entre frères, une industrie pratiquée par tous et réputée d'autant plus
honnête qu'elle était plus lucrative. La faiblesse du lien fédéral se
faisait surtout sentir entre les deux groupes principaux de la
domination hunnique. Les Huns blancs et toutes les hordes caspiennes qui
n'avaient point suivi Balamir prétendaient se gouverner, faire la guerre
ou la paix à leur fantaisie; il en était de même des tribus qui, bien
qu'appartenant aux Huns noirs, s'étaient arrêtées près de la limite de
l'Europe sans pousser leur marche plus loin. La politique romaine,
habile à ce genre de travail, s'interposait dans ces séparations pour
les élargir, ne négligeant ni l'argent ni les promesses, et recherchant
surtout l'alliance des Huns orientaux, afin de contenir ceux du Danube.
La tribu royale elle-même n'avait point d'unité, et ses membres, qui se
partageaient le gouvernement des tribus, agissaient chacun de son côté.
Ce fut la terrible volonté d'Attila qui leur imposa cette unité d'action
comme un premier pas vers la formation d'un empire unitaire.

      [Note 91: Dicebat enim suæ gentis multitudinem, rerum
      necessariarum inopia ad bellum insurrexisse. Prisc. _Exc. leg._,
      p. 74.]

Théodose, qui avait pour système de tenir en échec les auxiliaires
barbares les uns par les autres, employa les Huns pour contre-balancer
les Goths, dont il redoutait la force. Cette politique fut également
celle de ses fils. Nous voyons, en 405, un certain Uldin, roi des Huns,
servir Honorius contre les bandes de Radagaise, et décider par une
charge de sa rapide cavalerie la victoire de Florence[92]. Uldin avait
déjà mérité les bonnes grâces d'Arcadius en lui envoyant, bien
empaquetée, la tête du Goth Gaïnas, général romain, en révolte contre
son empereur et réfugié au delà du Danube[93]. Il semble que toutes les
fois qu'il s'agissait de se mesurer avec les Visigoths, qui n'étaient
pour eux que des sujets fugitifs, les Huns ressentissent un redoublement
d'ardeur. Avec les embarras de l'empire, les contingents hunniques
s'accrurent; déjà nombreux sous Honorius et Arcadius, ils le devinrent
davantage, et on les vit s'élever au chiffre énorme de soixante mille
hommes pendant la régence de Placidie[94]. Grâce à cet état de choses,
qui faisait affluer l'argent dans leur trésor, les rois huns ménagèrent
un pays qui les engraissait plus par la paix qu'il n'eût fait par des
pillages partiels. Ils se conduisirent donc assez pacifiquement pendant
les cinquante premières années de leur établissement sur le Danube.

      [Note 92: _Uldinus_, Oros., VII, 40.--La bataille de Florence, qui
      arrêta Radagaise dans sa marche sur Rome, fut gagnée par Stilicon,
      en l'année 405.]

      [Note 93: _Chron. Alex._, p. 712.--Comit. Marcellin.,
      _Chron._--Philostorg., p. 531.--Zosim., p. 798-799.]

      [Note 94: Voir le morceau que j'ai publié dans la _Revue des Deux
      Mondes_, (15 juillet 1831) sous le titre: _Actius et Bonifacius_.]

Toutefois, si le monde romain échappa d'abord à l'action directe des
Huns, il n'échappa point au contre-coup des désordres que leur arrivée
et leurs guerres produisirent sur sa frontière du nord. La vallée du
Danube, encombrée de tribus barbares de toute race qui se croisaient
dans leur marche, se choquaient, se culbutaient les unes sur les autres,
ressemblait à une fourmilière bouleversée. Au milieu de tous ces chocs,
il se forma comme deux courants en sens contraire par où ce trop-plein
de nations essaya de s'écouler. L'un se dirigea sur l'Italie par les
Alpes illyriennes, et produisit l'invasion de Radagaise, qui mit Rome,
en 405, à deux doigts de sa perte; l'autre remonta le Danube vers son
cours supérieur, pour se reverser sur la Gaule. Cette dernière
émigration était provoquée par les Alains, qui, s'étant séparés des
Huns, craignaient leur colère. Sur son passage, la horde alaine, nomade
comme les Huns, déplaçait les populations riveraines du fleuve, et les
faisait marcher avec elles. Elle s'adjoignit ainsi les Vandales
Silinges, cantonnés sur la rive romaine depuis Constantin, les Vandales
Astinges, établis sur la rive barbare, au pied des Carpathes, et plus
loin les nombreuses tribus des Suèves. Cette armée de peuples envahit la
Gaule le dernier jour de l'an 406, et, après l'avoir remplie de ruines
pendant quatre ans, passa dans la province d'Espagne, dont elle se
partagea les lambeaux[95]. Tel fut, pour l'empire d'Occident, une des
conséquences de l'arrivée des Huns: ce n'était pas la plus funeste.

Les Huns avançaient toujours, occupant les territoires déblayés par
l'émigration, et bientôt leurs tentes se dressèrent sur le moyen Danube.
Quand ils y furent, leurs éclaireurs ne tardèrent pas à faire
connaissance avec les nations germaniques voisines de la forêt
Hercynienne et du Rhin. Les historiens racontent à ce sujet une aventure
assez curieuse, et qui nous intéresse à plus d'un titre, nous autres
Français, parce qu'elle concerne un des peuples dont le sang est mêlé
dans nos veines, le peuple des Burgondes ou Bourguignons. Ce peuple
habitait naguère tout entier au pied des monts Hercyniens et sur les
rives du Mein, où il vivait de la culture des terres, de travaux de
charpente ou de charronnage, et du prix de ses bras qu'il louait dans
les villes romaines de la frontière[96]. Une partie de ses tribus
s'était séparée des autres, en 407 ou 408, pour passer en Gaule, où elle
avait obtenu de l'empereur Honorius un cantonnement dans l'Helvétie[97]:
la partie qui n'avait point quitté le territoire de ses pères était la
plus faible. C'est sur elle que vinrent s'exercer les premiers pillages
des Huns dans la vallée du Rhin. Au moment où l'on s'y attendait le
moins, les villages burgondes étaient brûlés, les moissons enlevées, les
femmes traînées en captivité; puis le roi Oktar[98], qui dirigeait ces
pillages, partait pour reparaître bientôt après. Les Burgondes
essayèrent de résister et furent battus. Ils obéissaient alors à un
gouvernement théocratique, composé d'un grand prêtre inamovible, appelé
_siniste_[99], et de rois électifs et amovibles à la volonté de
l'assemblée du peuple, où plutôt à celle du grand prêtre. L'armée
burgonde éprouvait-elle un revers, l'année était-elle mauvaise et la
récolte gâtée, quelque fléau naturel venait-il frapper la nation, vite
elle destituait des rois qui n'avaient pas su se rendre le ciel
favorable: ainsi le voulait la loi[100]. On pense bien que, dans la
circonstance présente, les Burgondes n'épargnèrent pas leur roi; mais
ils firent plus, ils cassèrent leur grand prêtre. Après en avoir
mûrement délibéré, ils résolurent de s'adresser à un évêque romain pour
obtenir, par son intermédiaire, le patronage du grand Dieu des
chrétiens, car ils soupçonnaient leurs divinités de faiblesse ou
d'impuissance contre la race infernale qui les attaquait. L'évêque
consulté (on croit que ce fut saint Sévère de Trèves) leur répondit que
le moyen d'obtenir ce qu'ils demandaient, c'était de recevoir le saint
baptême: «Demeurez ici, leur dit-il, vous jeûnerez pendant sept jours;
je vous instruirai et vous baptiserai[101].» Le septième jour, il les
baptisa. Le narrateur contemporain de qui nous tenons ces détails semble
insinuer que ce fut tout le peuple des Burgondes trans-rhénans qui reçut
ainsi le baptême, chose peu probable, si l'on examine les circonstances
du fait: il y a plus de raison de croire que ceci se passa entre
l'évêque et les principaux chefs au nom de tout le peuple et en quelque
sorte par procuration pour lui. Quoi qu'il en soit, le moyen réussit.
Cuirassés dès lors contre les démons, les Burgondes se crurent
invincibles; ils attaquèrent à leur tour et taillèrent en pièces les
Huns avec trois mille hommes seulement contre dix mille. Le roi Oktar,
qui sortait d'une orgie la veille de la bataille, étant mort subitement
pendant la nuit[102], les Burgondes virent dans cet événement comme dans
l'autre la main du nouveau Dieu qui les protégeait: les Burgondes de la
Gaule étaient déjà chrétiens.

      [Note 95: Voir, dans la _Revue des Deux Mondes_ du 1er décembre
      1850, le morceau intitulé: _Placidie_.]

      [Note 96: Quippe omnes fere sunt fabri lignarii, et ex hac arte
      mercedem capientes, semetipsos alunt. Socrat., VII, 30.]

      [Note 97: Oros., VII.--Prosp. Aquitan., _Chron._]

      [Note 98: _Oktar_, oncle d'Attila., Jorn., _R. Get._,
      35.--_Ouptar._, Socrat., VII, 7.--Ce roi est nommé _Subthar_ dans
      une vie latine d'Attila, compilée au XIe siècle d'après d'anciens
      matériaux et d'antiques traditions, par un Dalmate, nommé Juveneus
      Cœlius Calanus. Il est bien certain que ce _Subthar_ de
      l'historien dalmate, est le même que l'_Ouptar_ des écrivains
      grecs; et comme Juveneus Cœlius Calanus le fait oncle d'Attila,
      _Ouptar_ et _Subthar_ sont évidemment les mêmes que l'Oktar de
      Jornandès.]

      [Note 99: Sacerdos apud Burgundios omniun maximus vocatur
      Sinistus; et est perpetuus... Amm. Marc., XXXVIII, 6.]

      [Note 100: Rex... potestate deposita removetur, si sub eo fortuna
      titubaverit belli, vel segetuum copiam negaverit terra... _Id.,
      ibid._]

      [Note 101: Ille cum septem dies jejunare eos jussisset, ac fidei
      rudimentis instituisset, octavo tandem die baptismo donatos
      dimisit. Socrat., VII, 30.]

      [Note 102: Etenim Hunnorum rege, cui nomen erat Uptarus, præ nimia
      ciborum ingluvie nocte quadam suffocato... _Id._, VII, 35.]

Cet Oktar dont nous venons de parler était frère de Moundzoukh, père
d'Attila; il avait deux autres frères, Œbarse et Roua, chefs souverains
comme lui[103], de sorte que cette famille, issue du sang royal, tenait
sous sa main la majeure partie des hordes hunniques. Roua était surtout
un chef capable et décidé. Par sa liaison avec le patrice romain Aëtius,
qui avait été son otage, il était parvenu à mettre le pied dans les
affaires intérieures de Rome d'une façon plus qu'incommode pour les
empereurs[104]. Roua, qui prenait de toutes mains, s'était fait donner
par l'Auguste d'Orient, Théodose II, une subvention annuelle de trois
cent cinquante livres d'or, qu'il qualifiait de _tribut_, mais à
laquelle celui-ci donnait le nom plus honnête de _solde_, par la raison
que Roua, ayant reçu un brevet de général romain, était officier de
l'empereur, lequel était libre de lui affecter tel traitement ou telle
gratification qu'il lui plairait, suivant son mérite: c'était par ces
honteux sophismes que la cour de Byzance cherchait à se dissimuler sa
lâcheté. Quant aux généraux romains de la façon de Roua, sachant que
leur principal mérite était de faire peur, ils usaient largement de ce
moyen, qui aboutissait toujours à une augmentation de solde. Roua
prétendait établir en principe, vis-à-vis de l'empire, que tout ce qui
existait sur la rive septentrionale du Danube, terres et nations,
appartenait aux Huns, comme le midi appartenait aux Romains; que c'était
là leur domaine, dans lequel nul autre peuple n'avait le droit de
s'immiscer. Trois ou quatre peuplades ultra-danubiennes ayant fait un
traité d'alliance offensive et défensive avec la cour de Byzance, Roua
se plaignit vivement, et menaça de la guerre[105]. Deux consulaires lui
furent députés pour entrer en explication; mais dans l'intervalle, en
434 ou 435, Roua mourut, laissant son trône aux mains de ses deux
neveux, Attila et Bléda[106]: ce furent les nouveaux rois qui reçurent
l'ambassade romaine.

      [Note 103: Is namque Attila, patre genitus Mundzucco, eujus fuere
      germani Octar et Roas qui ante Attilam regnum Hunnorum tenuisse
      narrantur. Jorn., _R. Get._, 35.--Priscus appelle Moundioukh
      (Μουνδιοῦχος), le Mundzuccus de Jornandès--Roas est appelé par les
      Grecs: Ῥοῦας, Ῥοῦγας, Ῥουγίλας.--Ωἠδάρσιος.]

      [Note 104: On peut consulter à ce sujet le morceau intitulé:
      _Bonifacius et Actius_, cité plus haut.]

      [Note 105: Cum Roua, Hunnorum rex, statuisset, cum Amildsuris,
      Ithimaris, Tonosuris, Boiscis, cæterisque gentibus, quæ Istrum
      accolunt, quod ad armorum societatem cum Romanis jungendam
      confugissent, bello decertare.... Prisc., _exc. leg._ p.
      47.--Jornandès mentionne des peuples de ces divers noms comme les
      premiers Huns qui passèrent le Palus-Méotide.--Mox, ingentem illam
      paludem transiere, illico Alipzuros, Alcidzuros (_Amildzuros_),
      Itamaros, Tuncassos et Boiscos, qui ripæ istius Scythiæ
      insidebant.... Jorn., _R. Get._, 24.]

      [Note 106: Le nom d'Attila se trouve chez les écrivains grecs sous
      les formes Ἀττήλας et Ἀτήλας; celui de Bleda ou Bleta (Jorn.),
      sous celle de Βλήδας et Βλίδας.]

La conférence eut lieu dans une plaine à droite du Danube, à
l'embouchure de la Morawa et tout près de la ville romaine de Margus:
les Huns arrivèrent à cheval, et, comme ils ne voulurent point mettre
pied à terre, il fallut que les ambassadeurs romains, sous peine de
faillir à leur dignité, restassent également sur leurs chevaux[107]. Ils
entendirent là un langage qui ne laissa pas de les inquiéter un peu pour
l'avenir. La rupture immédiate de l'alliance avec les tribus
danubiennes, l'extradition de tous les Huns grands ou petits qui
portaient les armes ou s'étaient réfugiés dans l'empire d'Orient, la
réintégration des prisonniers romains évadés sans rançon ou le paiement
de huit pièces d'or pour chacun d'eux, l'engagement formel de ne
secourir aucun peuple barbare en hostilité avec les Huns, enfin
l'augmentation du tribut qui, de trois cent cinquante livres d'or,
serait porté à sept cents, telles furent les clauses du traité proposé
ou plutôt exigé par Attila[108]. Aux objections des envoyés, à leurs
moindres demandes d'explication, le roi hun n'avait qu'une réponse: «La
guerre!» Et comme les ambassadeurs savaient trop bien que leur maître
était disposé à tout faire, la guerre exceptée, ils se crurent autorisés
à tout promettre. On jura donc de part et d'autre, chacun prêtant
serment à la manière de son pays[109]. Ainsi fut conclu ce fameux traité
de Margus que nous verrons si souvent invoqué par Attila, et qui lui
servit d'arsenal pour battre l'empire romain par la politique, quand il
ne l'attaquait pas par les armes. Pour preuve de leur fidélité
religieuse à remplir les traités, les Romains se hâtèrent de livrer deux
de leurs hôtes, jeunes princes du sang royal, fils de Mama et d'Attacam,
personnages de distinction chez les Huns. Ils furent livrés sur le
territoire romain, en vue de Carse, petite ville fortifiée de la Thrace
danubienne, et Attila les fit crucifier aussitôt sous les yeux de ceux
qui les lui amenaient: c'est ainsi qu'il inaugura son règne[110].

      [Note 107: In hanc urbem a rege et Scythis delecti, extra
      civitatem equis insidentes, nec enim barbaris de plano verba
      facere placuit, convenerunt venerunt; ne sibi peditibus cum
      equitibus disserendum foret. Prisc., _exc. leg._ p. 48.. Neque
      vero non suæ dignitatis rationem legati Romani habuerunt, et ab
      hac usurpatione, eodem quoque apparatu, in Scytharum conspectum.]

      [Note 108: Unoquoque anno septingentas auri libras, tributi
      nomine, Scytharum regibus a Romanis pendi cum antea tributum
      annuum non fuisset nisi trecentarum quinquaginta librarum. Prisc.,
      _exc. leg._ p. 48.]

      [Note 109: Jurejurando ritu patrio utrimque præstito... Id., _exc.
      leg._, ibid.]

      [Note 110: De quorum numero filii Mama et Attacam, ex regio
      genere, quos Scythæ suscipientes in Carso Thraciæ castello crucis
      supplicio affecerunt, et hanc ab his fugæ pœnam exegerunt. Prisc.,
      _exc. leg._ p. 48.]

Attila était frère puîné de Bléda; mais, quoiqu'ils régnassent en
commun, le sceptre résidait de fait aux mains du plus jeune. Il avait
alors de trente-cinq à quarante ans, ce qu'on peut induire de la
remarque faite par les historiens, qu'en 451, époque de son expédition
dans les Gaules, ses cheveux étaient déjà presque blancs[111]. Cette
supposition reporterait sa naissance aux dernières années du Ve siècle,
vingt ou vingt-cinq ans après l'établissement des hordes hunniques en
Europe. Le nom d'Attila ou _Athel_ que portait le fils de Moundzoukh, et
qui n'est autre que l'ancien nom du Volga[112], a fait penser avec
quelque raison qu'il avait vu le jour sur les bords de ce fleuve, dans
la demeure primitive des Huns; en tout cas, il devint homme sur ceux du
Danube: c'est là qu'il apprit la guerre, et que, mêlé de bonne heure aux
événements du monde européen, il connut le jeune Aëtius, otage des
Romains près de son oncle Roua. Probablement, et d'après ce qui se
pratiquait par une sorte d'échange entre la barbarie et la civilisation,
tandis qu'Aëtius faisait ses premières armes chez les Huns, Attila
faisait les siennes chez les Romains, étudiant les vices de cette
société comme le chasseur étudie les allures d'une proie: faiblesse de
l'élément romain et force de l'élément barbare dans les armées,
incapacité des empereurs, corruption des hommes d'État, absence de
ressort moral dans les sujets, en un mot tout ce qu'il sut si bien
exploiter plus tard, et qui servit de levier à son audace et à son
génie. Aëtius et lui restèrent liés d'une sorte d'amitié qui se
manifestait par de petits services et une réciprocité de petits cadeaux.
Le Romain fournissait au Hun ses secrétaires latins et ses interprètes;
le Hun lui envoyait en retour quelque objet curieux, quelque monstre
difforme ou risible: un jour il lui envoya un nain[113]. Ces deux hommes
s'appréciaient et se redoutaient secrètement comme deux rivaux que les
chances de la fortune amèneraient un jour sur les champs de bataille en
face l'un de l'autre, et qui seuls étaient dignes de se mesurer.

      [Note 111: Canis aspersus. Jorn., _R. Get._, 35.]

      [Note 112: Encore aujourd'hui; ce fleuve n'en a pas d'autre dans
      les langues tartares. Son nom de Volga lui est venu de
      l'établissement des Bulgares ou Voulgares sur ses rives, vers la
      fin du VIe siècle.]

      [Note 113: Il sera question plus tard de ce nain qui portait le
      nom de Zercon, et qui avait appartenu à Bléda avant de tomber au
      pouvoir d'Attila.]

L'histoire nous a laissé un portrait d'Attila d'après lequel on peut se
représenter assez exactement ce barbare fameux. Court de taille et large
de poitrine, il avait la tête grosse, les yeux petits et enfoncés, la
barbe rare, le nez épaté, le teint presque noir[114]. Son cou jeté
naturellement en arrière, et ses regards qu'il promenait autour de lui
avec inquiétude ou curiosité, donnaient à sa démarche quelque chose de
fier et d'impérieux[115]. «C'était bien là, dit Jornandès que nous
aimons à citer, parce qu'il nous reproduit naïvement les impressions
restées chez les nations gothiques, c'était bien là un homme marqué au
coin de la destinée, un homme né pour épouvanter les peuples et ébranler
la terre[116].» Si quelque chose venait à l'irriter, son visage se
crispait, ses yeux lançaient des flammes; les plus résolus n'osaient
affronter les éclats de sa colère. Ses paroles et ses actes mêmes
étaient empreints d'une sorte d'emphase calculée pour l'effet; il ne
menaçait qu'en termes effrayants; quand il renversait, c'était pour
détruire plutôt que pour piller; quand il tuait, c'était pour laisser
des milliers de cadavres sans sépulture en spectacle aux vivants. A côté
de cela, il se montrait doux pour ceux qui savaient se soumettre,
exorable aux prières, généreux envers ses serviteurs, et juge intègre
vis-à-vis de ses sujets[117]. Ses vêtements étaient simples, mais d'une
grande propreté[118]; sa nourriture se composait de viandes sans
assaisonnement, qu'on lui servait dans des plats de bois[119]; en tout,
sa tenue modeste et frugale contrastait avec le luxe qu'il aimait à voir
déployer autour de lui. Avec l'irascibilité du Calmouk, il en avait les
instincts brutaux; il s'enivrait, il recherchait les femmes avec
passion. Quoiqu'il eût déjà, suivant l'expression de Jornandès, «des
épouses innombrables,» il en prenait chaque jour de nouvelles, «et ses
enfants formaient presque un peuple[120].» On ne lui connaissait aucune
croyance religieuse, il ne pratiquait aucun culte; seulement des
sorciers, attachés à son service comme les _chamans_ à celui des
empereurs mongols, consultaient l'avenir sous ses yeux dans les
circonstances importantes.

      [Note 114: Forma brevis, lato pectore, capite grandiori, minutis
      oculis, rarus barba... simo naso, teter colore... Jorn., _R.
      Get._, 35.]

      [Note 115: Erat... superbus incessu, huc atque illuc circumferens
      oculos, ut elati potentia ipso quoque motu corporis appareret...
      Id., _R. Get._, ibid.]

      [Note 116: Vir in concussionem gentis natus in mundo, terrarum
      omnium metus. Jorn., _R. Get._, 35.]

      [Note 117: Ipse manu temperans, consilio validissimus,
      supplicantibus exorabilis, propitius in fide semel receptis. Id.,
      _R. Get._, ibid.]

      [Note 118: Frugalis admodum vestis, nihil, quo ab aliorum vestibus
      dignosci posset, habebat, nisi quod erat pura et impermixta...
      Prisc., _exc. leg._, ad. ann. 449.]

      [Note 119: Sed cæteris quidem barbaris et nobis cœna, omnium
      eduliorum genere referta et instructa, præparata erat, et in
      discis argenteis reposita; Attilæ in quadra lignea, et nihil
      præter carnes... Id., _exc. legal._, ibid.]

      [Note 120: Qui... post innumerabiles uxores, ut mos erat... Filii
      Attilæ, quorum per licentiam libidinis pæne populus fuit. Jorn.,
      _R. Get._, 50.]

Cet homme, dont la vie se passa dans les batailles, payait rarement de
sa personne; c'est par la tête qu'il était général. Asiatique dans tous
ses instincts, il ne plaçait même la guerre qu'après la politique,
donnant toujours le pas aux calculs de la ruse sur la violence, et les
estimant davantage[121]. Créer des prétextes, entamer des négociations à
tout propos, les enchevêtrer les unes dans les autres comme les mailles
d'un filet où l'adversaire finissait par se prendre, tenir
perpétuellement son ennemi haletant sous la menace, et surtout savoir
attendre, c'était là sa suprême habileté. Le prétexte le plus futile lui
semblait bien souvent le meilleur, pourvu qu'on n'y pût pas satisfaire:
il le quittait, le reprenait, le laissait dormir pendant des années
entières, mais ne l'abandonnait jamais. C'était un curieux spectacle que
ces ambassades sans nombre dont il fatigua plus tard la cour de Byzance,
et qu'il confiait aux favoris qu'il voulait enrichir. Connaissant les
allures de cette cour corrompue et corruptrice, qui croyait acheter par
des présents la complaisance des négociateurs barbares, il y envoyait
ses serviteurs faire fortune aux dépens de l'empire, sauf à compter
ensuite avec eux. Il poussait l'impudence jusqu'à les recommander aux
libéralités impériales, et sa recommandation était un ordre. Un de ses
secrétaires ayant eu la fantaisie d'épouser une riche héritière romaine,
il fallut que Théodose la lui trouvât, et la jeune fille s'étant fait
enlever pour échapper à cet odieux mariage, le gouvernement romain dut
la remplacer par une autre aussi riche et plus résignée. Tel était
l'homme aux mains duquel allaient tomber les destinées du monde.

      [Note 121: Homo subtilis antequam arma gereret, arte pugnabat.
      Id., _R. Get._, 36.]

Attila n'avait mis tant de hâte à garrotter, comme il l'avait fait, les
Romains par le traité de Margus que pour se livrer, sans préoccupations
extérieures, à des réformes intérieures qui devaient changer l'état de
son royaume. L'idée assez vague de Roua sur les droits de la nation
hunnique au nord du Danube était devenue, dans la tête du nouveau roi,
un vaste système qui ne tendait pas à moins qu'à créer, au moyen des
Huns réunis sous le même gouvernement et obéissant à la même volonté, un
empire des nations barbares en opposition à l'empire romain, qu'à faire,
en un mot, pour le nord de l'Europe ce que Rome avait fait pour le midi.
Son premier soin fut d'établir sa suprématie en Occident parmi tous ces
petits chefs, ses égaux, tâche difficile, mais à laquelle il réussit,
son oncle Oëbarse ayant donné lui-même l'exemple de la soumission. En
Orient, dans le rameau des Huns blancs et chez les Huns noirs qui
n'avaient pas suivi Balamir, l'entreprise offrait encore plus
d'obstacles; mais elle réussit également, grâce à quelques circonstances
favorables[122]. Théodose, malgré ses obligations récentes, travaillait
à s'attacher les Acatzires[123], nation hunnique qui, sous le nom de
Khazars, vint désoler plus tard le voisinage du Danube, et qui occupait
pour lors le steppe du Don, où elle avait remplacé les Alains. Les
Acatzires formaient une petite république gouvernée par des chefs de
tribus qui se reconnaissaient un supérieur dans le plus ancien d'entre
eux. Soit ignorance, soit maladresse, les émissaires de Théodose,
chargés de distribuer des présents à ces chefs, négligèrent de commencer
par leur doyen, nommé Kouridakh, lequel se crut volontairement
offensé[124]. Il s'en vengea en avertissant Attila de ce qui se passait.
Celui-ci accourut bien vite à la tête d'une grande armée, s'établit dans
le pays, battit et tua la plupart des chefs, et, n'apercevant point
Kouridakh, le fit inviter à venir, disant qu'il l'attendait pour
partager les fruits de la victoire; mais le vieil Acatzire, qui s'était
retranché avec sa tribu dans un lieu à peu près inaccessible, se garda
bien d'en sortir: «Je ne suis qu'un homme, répondit-il à l'envoyé
d'Attila, et si mes faibles yeux ne peuvent regarder fixement un rayon
de soleil, comment soutiendraient-ils l'éclat du plus grand des
dieux[125]?» Attila vit à qui il avait affaire, et laissa Kouridakh
tranquille; mais il fit du reste des tribus un royaume pour l'aîné de
ses fils, nommé Ellak[126]. De ce royaume, comme d'un centre
d'opérations, il fit une série de guerres, presque toutes heureuses,
contre les hordes hunniques de l'Asie. De là il passa chez les nations
slaves et teutones, poursuivant ses conquêtes jusqu'aux rivages de la
mer Baltique[127], et soumit tout le nord de l'Europe, excepté la
Scandinavie et l'angle occidental compris entre l'Océan, le Rhin et une
ligne qui, partant du Rhin supérieur, suivrait à peu près le cours de
l'Elbe. Cet empire égalait en étendue l'empire romain, s'il ne le
dépassait pas.

      [Note 122: Pace cum Romanis facta, Attilas et Bleda ad subigendas
      gentes Scythicas profecti sunt, et contra Sorosgos bellum
      communibus viribus moverunt. Prisc., _exc. leg._ p. 47.]

      [Note 123: On trouve ce nom sous les formes Ἀκατζίροι, Κατζίροι,
      Ἀκατίροι (Prisc. et Menand.).--Agazziri (Jorn.)--Au VIIe siècle,
      ce peuple paraît dans l'histoire sous le nom de Χαζάροι. _Voy._
      plus loin l'expédition d'Héraclius en Perse.]

      [Note 124: Qui ea munera attulerat, pro cujusque gentis merito et
      gradu minime distribuerat. Curidachus (Κουρὶδαχος) enim secundo
      loco acceperat, qui, regum antiquior, primus accipere debuerat.
      Prisc., _exc. leg._, p. 47.]

      [Note 125: Si enim immotis oculis solis orbem intueri nemo potest,
      quomodo quis sine sensu doloris cum deorum maximo congrediatur?
      Prisc., _Exc. leg._, ann. 448.]

      [Note 126: Ellacus. Jorn., _R. Get._, 50.]

      [Note 127: On peut consulter divers passages de l'Edda et
      particulièrement les poëmes relatifs à Attila; on y verra des
      indications qui prouvent que sous ce roi la puissance des Huns
      était arrivée jusqu'aux limites extrêmes des pays slaves et
      germaniques.]

Ces grandes choses ne s'accomplirent point sans qu'Attila se fît une
multitude d'ennemis, surtout parmi les membres de la tribu royale, qu'on
voyait se regimber en toute occasion. Il y en eut qui passèrent en
Romanie pour solliciter l'appui de l'empereur; mais la lâcheté de
Théodose conspirait toujours avec la cruauté d'Attila: les malheureux
furent rendus pour être suppliciés. Bléda se mêla-t-il à ces complots?
prit-il parti pour les chefs mécontents? ou bien sa seule présence
faisait-elle obstacle à l'ambition d'un frère qui ne voulait point
reconnaître d'égal? On ne le sait pas: l'histoire nous a caché les
détails et le nœud d'une affreuse tragédie domestique dont elle ne nous
montre que la catastrophe. Attila tua Bléda, «par fraude et embûches»,
disent les historiens; l'un d'eux ajoute qu'il préludait ainsi par un
fratricide à l'assassinat du genre humain[128]. Les mœurs des Huns
étaient si violentes, que ce crime ne souleva pas l'indignation
publique; quelques tribus attachées particulièrement à Bléda, quelques
amis qui voulurent soutenir sa mémoire, se montrèrent seuls et furent
aisément comprimés. Vers le même temps, un incident propre à frapper les
imaginations vint donner à l'autorité d'Attila et même à son crime une
sorte de sanction surnaturelle. Il faut savoir, pour l'intelligence de
ceci, que les anciens Scythes, habitants des plaines pontiques, avaient
pour idole une épée nue enfouie dans la terre, et dont la pointe seule
dépassait le sol[129]: divinité bien digne de ces solitudes livrées au
droit du plus fort. Les races ayant succédé aux races, les dominations
aux dominations sur le territoire de la Scythie, l'épée de Mars (c'est
le nom que lui donnaient les Romains) resta oubliée pendant bien des
siècles. Un bouvier hun, voyant boiter une de ses génisses, profondément
blessée au pied, en rechercha la cause, et, guidé par la trace du sang,
il découvrit un fer aigu en saillie parmi les hautes herbes. Creuser le
sol alentour, retirer l'épée rongée de rouille[130] et la porter au roi,
ce fut le premier soin du bouvier. Le roi la reçut avec joie comme un
présent du ciel, un signe de la souveraineté qui lui était donnée
fatalement sur tous les peuples du monde[131]: au moins chercha-t-il à
répandre cette opinion, s'il ne la partageait pas lui-même. De ce
moment, il agit et parla en maître et empereur de toute la Barbarie.

      [Note 128: Bleda rex Hunnorun. Attilæ fratris sui insidiis
      interimitur... Marcellin. Comit., _Chron._--Jorn., _R. Get._,
      35.--Tyro Prosper.--Abbas Ursperg.--Tendens ad discrimen omnium
      nece suorum... Jorn., _ub. sup._]

      [Note 129: Voir Hérodote, l. IV, c. 76-77.--Hic (Martis ensis)
      tanquam sacer, et deo bellorum præsidi dedicatus à Scytharum
      regibus olim colebatur. Prisc., p. 33.]

      [Note 130: Cum pastor quidam gregis unam buculam conspiceret
      claudicantem, nec causam tanti vulneris inveniret; sollicitus
      vestigia cruoris insequitur, tandemque venit ad gladium... Jorn.,
      _R. Get._, 35.]

      [Note 131: Totius mundi principem constitutum, et per Martis
      gladium potestatem sibi concessam esse bellorum. Jorn., _R. Get._,
      35.--Prisc., p. 33.--Totius Scythiæ regnator. Jorn., _R. Get._,
      34.]

Ce premier pas fait ou presque fait, Attila avait ramené ses regards sur
la Romanie, qu'il laissait en repos depuis six ou sept ans. La façon
dont il fit sa rentrée, en 441, dans les affaires de l'empire, mérite
une mention particulière, parce qu'elle peint bien son caractère et sa
politique. Il devait y avoir dans un des châteaux de la frontière un de
ces marchés mixtes où les Barbares étaient admis; les Huns s'y rendirent
en grand nombre et armés secrètement. Au milieu de la foire, ils
tirèrent leurs armes, se jetèrent sur la foule, pillèrent les
marchandises, et se rendirent maîtres de la place. Aux demandes
d'explication qui vinrent de Constantinople, Attila répondit que ce
n'était là qu'une revanche, attendu que l'évêque de Margus, s'étant
introduit clandestinement dans la sépulture des rois huns, en avait
pillé les trésors[132]. Bien qu'au fond l'évêque de Margus fût assez peu
digne d'intérêt, le fait qu'on lui imputait semblait trop
invraisemblable, et l'accusé le niait avec trop d'assurance, pour que le
gouvernement romain ne soutînt pas sa dénégation. Pendant ces dits et
contredits, Attila parcourait la rive du fleuve, saccageant les villes
ouvertes et rasant les châteaux; il prit ainsi Viminacium, grande cité
de la haute Mésie. Les provinciaux écrivaient lettre sur lettre à
l'empereur pour qu'il mît un terme à ces calamités: «Si l'évêque est
coupable, disaient-ils, il faut le livrer; s'il est innocent, il faut
nous défendre[133].» L'évêque, craignant qu'on ne le sacrifiât par
lâcheté, passa dans le camp des Huns, auxquels il promit de livrer sa
ville épiscopale, s'ils lui garantissaient la vie sauve[134]. On lui
donne aussitôt des troupes qu'il place en embuscade, et, la nuit
suivante, Margus tombait au pouvoir d'Attila[135]. Ce premier prétexte
épuisé, le roi barbare en trouvait chaque jour un nouveau; tantôt les
échéances de son tribut étaient en retard, tantôt le gouvernement romain
ne renvoyait pas fidèlement ses transfuges, et, à l'appui de chaque
réclamation, Attila mettait en feu quelque canton de la Mésie. Ratiaria,
ville grande et peuplée, fut prise d'assaut; Singidon fut ruinée; puis
les Huns traversèrent la Save, et prirent Sirmium, ancienne capitale de
la Pannonie; après quoi, revenant vers la Thrace, ils pénétrèrent dans
les terres jusqu'à Naïsse, à cinq journées du Danube. Cette ville,
patrie de Constantin, fut entièrement détruite; Sardique fut pillée et
réduite en cendres.

      [Note 132: Margi enim episcopum in suos fines transgressum regum
      suorum loculos et reconditos thesauros indagatum expilasse.
      Prisc., p. 33.]

      [Note 133: His gestis cum multi in sermonibus dictitarent,
      episcopum dedi oportere, ne unius hominis causa universa Romanorum
      respublica bellipericulum sustineret... Prisc., _ibid._]

      [Note 134: Ille se deditum iri suspicatus, elam omnibus civitatem
      incolentibus, ad hostem effugit et urbem traditurum si sibi
      Scytharum reges liberalitate sua consulerent pollicitus est...
      Prisc., _ibid._]

      [Note 135: Nocte, dato signo, exiliit, et urbem inimicorum
      ditionis potestatisque fecit... Prisc., _ibid._]

Un répit de quelques années, laissé aux Romains par suite des embarras
domestiques d'Attila, ne fut pour les Huns qu'un temps de repos; ils
reprenaient leurs ravages en 446. Soixante-dix villes dévastées, la
Thessalie traversée jusqu'aux Thermopyles, deux armées romaines
détruites coup sur coup, signalèrent les campagnes de cette année et de
la suivante. Théodose, fatigué de sa propre résistance, proposa la paix,
qui fut conclue à la condition qu'Attila recevrait immédiatement six
mille livres pesant d'or comme indemnité de ses frais de guerre; qu'il
lui serait payé désormais deux mille livres en tribut annuel[136], et
que le territoire romain serait fermé pour toujours à tous les Huns sans
exception.

      [Note 136: Plus exactement deux mille cent livres d'or, δυοχιλίας
      Ἑκαὶ κατὸν λίτρας χρυσοῦ. Prisc., _Exc. leg._, p. 84.]

Venait maintenant une question bien difficile, celle du paiement des
sommes promises, car le trésor impérial était à sec: Théodose ne le
savait que trop, et Attila non plus ne l'ignorait pas. Bien informé des
affaires intérieures de l'empire, il connaissait la misère des
provinces, à laquelle il avait d'ailleurs tant contribué, les folles
prodigalités d'un prince qui ne réfléchissait jamais, et la rapacité de
ses ministres. Il envoya donc à Constantinople un ambassadeur spécial,
chargé de hâter la levée de l'impôt au moyen duquel on devait le payer,
et d'en assurer la remise entre ses mains, et fit choix, pour cette
mission, d'un officier nommé Scotta[137], frère de son principal
ministre. Ce fut pour Théodose une humiliation sans pareille que la
présence de ce garnisaire barbare, qui semblait menacer d'exproprier
l'empereur, si l'on ne pressurait pas ses sujets. L'impôt d'Attila ne
souffrant ni retard ni non-valeur, la cour de Byzance recourut au
procédé de recouvrement le plus commode et le plus prompt, en le faisant
peser uniquement sur les riches, et en premier lieu sur les sénateurs;
mais beaucoup de riches se trouvaient ruinés par suite du malheur des
temps, et comme les agents du fisc déployaient une rigueur excessive, le
désespoir s'empara des hautes classes de la société: les femmes
vendaient leurs parures, les pères le mobilier de leurs maisons. On en
vit qui, à bout de ressources, se pendirent ou se laissèrent mourir de
faim[138]. L'excès de la douleur et de la honte aurait pu réveiller
l'énergie de ce gouvernement, il ne fit que l'abattre tout à fait.
Attila, par sa puissance, par son génie, par son esprit diabolique,
exerçait sur Théodose une fascination qui le paralysait en face du
danger. Il ne savait que maudire le barbare, souhaiter sa ruine, sans
oser un dernier effort pour la préparer. Il aimait mieux s'étourdir dans
les occupations futiles ou ridicules qui remplissaient sa vie. Quelle
résolution virile pouvait-on demander à cette cour, où le porte-épée
impérial[139] était un eunuque? On ne savait y concevoir que des ruses
de femme et y pratiquer que des trahisons: il en devait arriver mal à
Théodose et à l'empire romain.

      [Note 137: Scotta qui susciperet, advenerat... Prisc., _Exc.
      leg._, p. 35.]

      [Note 138: Conficiebantur enim illæ pecuniæ cum acerbitate et
      contumelia... mundum uxorium et pretiosam suppellectilem in foro
      palam et publice venum exponebant... Multi sibi violentas manus
      attulerunt, aut aptato collo laqueo vitam finierunt. Prisc.,
      _ibid._]

      [Note 139: Le _Grand Spathaire_: c'était une dignité de la cour de
      Constantinople. Spatharius; Σπαθάριος.]



CHAPITRE TROISIÈME

Ambassade d'Attila à Théodose.--Qui étaient Edécon et Oreste.--L'eunuque
Chrysaphius engage Edécon à tuer Attila.--Ambassade de Théodose à
Attila: Maximin, Priscus, Vigilas.--Les ambassadeurs huns et romains se
rendent ensemble en Hunnie.--État déplorable de la Thrace et de la
Mésie.--Halte à Sardique; dîner donné par Maximin; altercation entre les
Romains et les Huns; menaces d'Oreste.--Ruines de Naïsse.--Grande chasse
préparée par Attila en Pannonie; passage du Danube.--Les ambassades se
séparent.--Camp d'Attila.--Visite des officiers huns à
Maximin.--Audience d'Attila; tableau de sa cour; sa colère contre
l'interprète Vigilas.--Il renvoie Vigilas à Constantinople.--Défense aux
Romains de rien acheter en Hunnie.--Maximin et Priscus suivent l'armée
d'Attila.--Attila épouse la fille d'Escam.--Voyage des Romains à travers
les marais de la Théïss; ils sont assaillis par un orage.--Une des
femmes de Bléda leur donne l'hospitalité.--Ils rencontrent des
ambassadeurs envoyés à Attila par l'empereur d'Occident.--Sujet de cette
ambassade; vases de Sirmium.--Les deux ambassades arrivent dans la ville
d'Attila.

Fils d'Arcadius et héritier du plus grand nom de l'empire, Théodose II
était un de ces souverains dénués de vertus et de vices qui perdent les
peuples plus sûrement que ne feraient des tyrans, parce qu'ils leur
communiquent la mollesse de leur âme et leur indifférence pour le bien.
A l'âge de cinquante ans, et aux rides près, on le trouvait encore ce
qu'on l'avait vu à quinze ans, c'est-à-dire un jeune homme rangé,
suivant régulièrement quelques études, assidu aux pratiques de dévotion,
évitant les scandales de mœurs; du reste, adroit à l'escrime, excellent
archer, meilleur cavalier, passionné pour la chasse et pour les
rivalités bruyantes de l'hippodrome, se piquant de bien divertir ses
sujets par des magnificences qui les ruinaient, et plaçant la grandeur
du prince dans l'énormité de ses profusions. Une entreprise utile qui
s'exécuta sous son règne, la codification des lois promulguées par les
empereurs chrétiens, a recommandé sa mémoire à la postérité; mais les
contemporains, qui le voyaient de près, ne lui accordèrent pas d'autre
surnom que celui de _calligraphe_, qu'il méritait d'ailleurs par la
beauté de son écriture, faite pour désespérer les plus habiles copistes
de profession[140].

Ce vieil enfant n'avait que faire de sa liberté: il l'aliéna donc
toujours avec plaisir, ne cherchant qu'à vivre heureusement sous une
tutelle volontaire. Quand il ne régnait pas en compagnie de sa sœur
aînée Pulchérie, son plus sage et plus affectionné conseiller, quand il
ne subissait pas le joug parfois un peu rude de sa femme, la pédante
Athénaïs, qui, de l'école du philosophe son père, avait apporté sur le
trône l'orgueil et les déportements d'une Agrippine, il obéissait à ses
eunuques, et en premier ordre au grand eunuque son chambellan. Ce grand
eunuque, il est vrai, changeait souvent, quoique son autorité fût
toujours la même; les révolutions du palais de Byzance se succédaient
presque sans interruption, et l'histoire a daigné enregistrer toutes ces
dynasties d'eunuques, si un tel mot peut s'appliquer à de telles gens:
elle compte jusqu'à quinze chambellans, premiers ministres de Théodose,
qui se supplantèrent et, pour plusieurs même, s'étranglèrent l'un
l'autre dans l'espace de vingt-cinq ans[141]. En 443 enfin, le sceptre
tomba aux mains de Chrysaphius, qui sut le retenir avec résolution,
n'épargnant, pour écraser ses rivaux et captiver son maître, ni les
pillages publics, qui enrichissaient le fisc impérial, ni les violences,
ni les perfidies. Tout ce qu'on peut imaginer de bassesse et de
corruption régna sept ans avec lui, et domina un prince dont le cœur
n'était pourtant point fermé à tout sentiment d'honneur. Théodose de sa
nature étant peu belliqueux, on tâchait de désarmer l'ennemi à force
d'or, et on faisait disparaître, comme des ambitieux turbulents, les
généraux utiles à l'empire, mais qui blâmaient ces lâchetés. Un pareil
gouvernement légitimait tous les mépris qu'on pouvait verser sur lui;
aussi Attila ne lui en épargnait aucun, tandis qu'au contraire il
ménageait dans l'empire d'Occident l'administration et la personne
d'Aëtius[142].

      [Note 140: Cf. Socrat., VII., 22.--Sozom., IX, 1, et pr., p. 394
      et 395;--Cedr., 1, p. 335.--Manass., p. 55, etc.--V. Tillemont,
      _Hist. des Emp._, VI, p. 19 et suiv.]

      [Note 141: Cf. Tillemont, _Hist. des Emp._, t. VI.]

      [Note 142: On peut consulter sur le caractère et l'administration
      de ce _dernier des Romains_, l'article que j'ai publié dans la
      _Revue des Deux Mondes_, sous le titre de _Aëtius et Bonifacius_
      (1851).]

Dans les premiers mois de l'année 449, arrivèrent à Constantinople, avec
le titre d'ambassadeurs des Huns, deux personnages importants: Édécon,
Hun de naissance ou Scythe, comme s'exprimaient les Grecs par archaïsme,
et un Pannonien nommé Oreste, le premier officier supérieur dans les
gardes d'Attila, le second son principal secrétaire. C'était ce même
Oreste qui vint, quelques années plus tard, clore, par le nom de son
fils Romulus _Augustule_, la liste des empereurs d'Occident ouverte par
le grand César et par Auguste, circonstance qui lui mériterait à elle
seule une mention particulière dans ce récit. Né aux environs de
Petavium, aujourd'hui Pettau sur la Drave, de parents honnêtes et aisés,
il avait fait, jeune encore, un brillant mariage, en devenant le gendre
du comte Romulus, personnage considérable de sa province, honoré de
plusieurs missions par le gouvernement d'Occident; mais une position si
sortable ne le satisfit point. Oreste appartenait à cette classe de
gens, fort nombreux alors, qu'une ambition impatiente et le goût
fiévreux des aventures poussaient du côté des Barbares, et qui avaient
dans le cœur juste assez de loyauté pour trahir fidèlement leur patrie
au compte du Barbare qui les payait. Pendant que les Huns occupaient
temporairement la Pannonie, il s'était glissé près d'Attila, et
celui-ci, flatté d'avoir un agent romain de sa qualité, se l'était
attaché comme secrétaire. Le Pannonien mit donc son intelligence et son
dévouement au service de l'ennemi le plus redoutable de ses compatriotes
et de sa famille. Parmi les Barbares qui savaient se battre, mais ne
savaient que cela, l'intelligence assurait une place importante au
Romain, de même qu'au Barbare le courage et la force du bras parmi les
Romains, qui ne le savaient plus. Si le poste de secrétaire d'Attila
avait ses dangers, il avait aussi ses profits; en tous cas, il était
fort envié, et Oreste dut rencontrer, en cette occasion, la concurrence
d'une foule d'aventuriers qui ne le valaient pas.

Le roi des Huns avait pour système d'adjoindre, dans les missions de
quelque intérêt, à des Huns nobles et revêtus de hauts emplois,
quelqu'un de ces serviteurs d'origine romaine qui, bien au fait des
hommes et des choses du gouvernement romain, luttaient d'adresse avec
les agents impériaux, et l'avantage d'un meilleur service politique
n'était pas le seul qu'en retirait Attila. Comme ces deux classes, les
Huns de naissance et les aventuriers devenus Huns, se jalousaient
mortellement, il s'était établi entre elles, par suite de leur rivalité,
un espionnage permanent dont le maître savait habilement profiter.
C'était le cas entre Oreste et Édécon: celui-ci, brutal et hautain,
regardant son collègue comme un valet, celui-là s'en vengeant, soit par
l'étalage de son importance réelle, soit par la frayeur que son crédit
inspirait. Ils apportaient à Constantinople de nouvelles propositions,
ou, pour mieux dire, des réquisitions de leur roi qui dépassaient en
insolence tout ce que la cour impériale avait eu jusqu'alors à dévorer.
D'abord Attila, s'adjugeant sur la rive droite du Danube, comme sa
conquête incontestable, le pays qu'il avait ravagé les années
précédentes en Mésie et en Thrace (il fixait la largeur de cette zone à
cinq journées de marche à partir du fleuve), demandait que la frontière
des deux empires fût fixée amiablement à Naïsse, et qu'en conséquence
les marchés mixtes qui se tenaient sur le Danube fussent reculés jusqu'à
cette ville[143]. Il exigeait ensuite qu'on ne lui envoyât en qualité
d'ambassadeurs que les plus illustres d'entre les consulaires, et non
plus, comme on se permettait de le faire, les premiers venus; autrement,
disait-il, il ne les recevrait pas; que si, au contraire, l'empereur
reconnaissait la convenance de sa réclamation, il irait au-devant d'eux
jusqu'à Sardique[144]. Enfin il renouvelait sa plainte éternelle sur les
transfuges, déclarant que, si leur extradition tardait encore, ou si les
sujets romains se permettaient de cultiver les terres situées au midi du
Danube, dans la zone dévolue aux Huns, il allait recommencer la
guerre[145]. Tel était le contenu de la lettre apportée par les envoyés
d'Attila, et que ceux-ci remirent à Théodose, en audience solennelle, au
palais impérial, après quoi ils voulurent rendre visite, suivant
l'usage, au premier ministre Chrysaphius. Un Romain nommé Vigilas, qui
avait servi de truchement entre eux et l'empereur, et qui les
connaissait déjà pour être allé l'année précédente chez les Huns, comme
attaché d'ambassade, s'offrit à les guider jusque-là, et ils partirent
de compagnie.

      [Note 143: Neque forum celebrari, ut olim, ad ripam Istri, sed in
      Naïsso, quam urbem, a se captam et dirutam, quinque dierum itinere
      expedito homini ab Istro distantem. Seytharum et ditionis
      Romanorum limitem constituelat. Prisc., _Exc. leg._, p. 37.]

      [Note 144: Legatos quoque ad se venire jussit, non ex quolibet
      hominum genere et ordine, sed ex consularibus illustriores, quos
      mittere libuerit, quorum excipiendorum gratia in Sardicam
      descenderet. Prisc., _Exc. leg._, p. 37.]

      [Note 145: De transfugis non redditis querebatur, qui nisi
      redderentur, et Romani a colenda terra abstinerent quam bello
      captam suæ ditioni adjecerat, ad arma iturum minabatur. _Id._,
      _Exc. leg._, _ibid._]

Pour se rendre de la salle des audiences du prince à la demeure de
l'eunuque, porte-épée et premier ministre, on avait à parcourir tout
l'intérieur des appartements, ces galeries étincelantes de porphyre et
d'or, ces portiques de marbre blanc, et ces palais divers renfermés dans
un seul palais, qui faisaient de la ville de Constantin le lieu le plus
magnifique de la terre. A chaque pas, Édécon s'extasiait; à chaque
nouvel objet, il s'écriait que les Romains étaient bien heureux de vivre
au milieu de si belles choses et de posséder tant de richesses[146].
Vigilas, dans la conversation, ne manqua pas de raconter à Chrysaphius
l'étonnement naïf du Barbare et ses exclamations réitérées sur le
bonheur des Romains, et, tandis qu'il parlait, une idée infernale vint
traverser l'esprit du vieil eunuque. Prenant à part Édécon, Chrysaphius
lui dit qu'il pourrait habiter, lui aussi, des palais dorés, et mener
cette vie heureuse qu'il enviait aux Romains, si, laissant là son pays
sauvage, il se transportait parmi eux[147]. «Mais, répliqua Édécon avec
vivacité, le serviteur d'un maître ne peut le quitter sans son
consentement, ce serait un crime[148].» L'eunuque, brisant là-dessus,
lui demanda quel rang il occupait chez les Huns et s'il approchait
librement son maître; Édécon répondit qu'il l'approchait en toute
liberté, qu'il était même un de ceux qui le gardaient, attendu que
chacun des principaux capitaines veillait la nuit, à tour de rôle,
auprès de la demeure du roi. «Eh bien! s'écria l'eunuque enchanté de sa
découverte, si vous me promettez d'être discret, je vous indiquerai un
moyen d'acquérir sans peine les plus grandes richesses; mais c'est une
affaire qui demande à être traitée à loisir. Venez donc souper avec moi
ce soir, mais seul, sans Oreste et vos autres compagnons
d'ambassade[149].»

      [Note 146: Admirabatur barbarus regiarum domuum magnificentiam...
      Prisc., _Exc. leg._, p. 38.]

      [Note 147: Vigilas autem, simul atque barbarus in colloquium venit
      cum Chrysaphio, interpretans retulit, quantopere laudasset
      Imperatorias ædes, et Romanos beatos duceret propter affluentes
      divitiarum copias. Tum Edeconi Chrysaphius dixit, fore eum hujus
      modi domuum, quæ aureis tectis præfulgerent, compotem et opibus
      abundaturum, si, relicta Scythia, ad Romanos se conferret. Prisc.,
      _ibid._]

      [Note 148: Sed alterius domini serrum, Edecon ait, nefas esse, eo
      invito, tantum facinus, se admittere. Prisc., _ibid._]

      [Note 149: Cui rei tractandæ otio opus esse: hoc vero sibi fore,
      si ad cœnam rediret sine Oreste et reliquis legationis comitibus.
      Prisc., _Exc. leg._, p. 39.]

Le Barbare fut exact au rendez-vous, où l'interprète se trouvait déjà.
«Je ne veux que votre bien, lui dit Chrysaphius en reprenant la
conversation du matin; mais que vous l'acceptiez ou non, jurez-moi que
vous ne révélerez à personne au monde ce qui va se passer entre nous; je
m'y engage pour mon propre compte.» Ils joignirent leurs mains droites,
et jurèrent en présence de Vigilas[150]. Entrant alors en matière sans
circonlocution, l'eunuque expliqua qu'il s'agissait de tuer Attila. «Si
vous parvenez à vous défaire de lui, disait-il, et à gagner la frontière
romaine, comptez sur une reconnaissance sans bornes de la part de
Théodose; vous serez comblé de plus d'honneurs et de richesses que vous
n'en pourriez imaginer.» Si étrange que fût la confidence, elle ne parut
point surprendre Édécon, et, après un moment de silence, le Hun répondit
qu'il ferait ce qu'on voudrait[151]. «Mais, ajouta-t-il, il me faut de
l'argent pour préparer les voies et gagner mes soldats, non pas à la
vérité une grande somme, car cinquante livres pesant d'or me suffiront
largement[152].»

      [Note 150: Tum per Vigilam interpretem datis dextris et
      jurejurando utrimque præstito... Prisc., _ibid._]

      [Note 151: Eunucho Edecon assensus est. _Id._ _Exc. leg._,
      _ibid._]

      [Note 152: Ad hanc rem peragendam opus esse pecuniis, non quidem
      multis; sed quinquaginta auri libris, quas militibus, quibus
      præesset, qui sibi ad rem impigre exseguendam adjumento esseut,
      divideret. Prisc., _Exc. leg._, p. 39.]

Chrysaphius voulait les lui compter sans désemparer; mais Édécon
l'arrêta. «Je ne puis, lui dit-il, me charger de cet argent. Attila,
sitôt notre retour, nous fera raconter, suivant son habitude, et dans le
plus petit détail, ce que chacun de nous aura reçu des Romains, tant en
argent qu'en présents: or cinquante livres d'or font une somme trop
forte pour que je puisse la dérober facilement à l'œil curieux de mes
compagnons; le roi m'en saura porteur et me suspectera[153]. Ce qui vaut
mieux, c'est que Vigilas m'accompagne en Hunnie sous le prétexte de
ramener les transfuges; nous nous concerterons là-bas, et quand le
moment d'agir sera venu, il vous indiquera le moyen de me faire passer
la somme convenue.» Chrysaphius applaudit au bon sens du Barbare, et
courut, après souper, tout raconter à l'empereur, qui approuva son
ministre; le maître des offices, Martial, appelé à leur conciliabule, ne
trouva, pour sa part, aucune objection. Il ne restait plus que les
mesures d'exécution à prendre, puisque l'idée leur paraissait à tous
trois si naturelle; ils passèrent la nuit à les combiner.

      [Note 153: Etenim Attilam se, simal atque redierit,
      percunctaturum, ad reliquos omnes, quæ munera sibi et quantæ
      pecuniæ a Romanis dono datæ siut: neque id eclare per collegas et
      comites licitum fore. _Id. loc._ c.]

Ils convinrent d'abord que, pour mieux masquer le complot, on
n'enverrait pas Vigilas avec une mission en titre, mais comme simple
interprète en l'attachant à une ambassade sérieuse en apparence. Ce
premier point posé, ils reconnurent que l'ambassade qui aurait pour
prétexte la réponse de l'empereur aux prétentions du roi des Huns devait
être confiée à un homme non-seulement placé très-haut dans la hiérarchie
des fonctions administratives, mais placé encore plus haut dans l'estime
publique, à un honnête homme en un mot. «Si le coup réussit, disaient
fort sensément les ministres de Théodose, l'empereur ne manquera pas de
renier les assassins, et la bonne réputation de son ambassadeur
éloignera de lui jusqu'à l'ombre du soupçon; si le coup échoue, ce sera
la même chose; la probité du représentant garantira l'innocence du
prince aux yeux du monde et à ceux d'Attila lui-même[154].» Le calcul
était habile, on en conviendra. La liste des honnêtes gens au service de
la cour de Byzance ayant été consultée, le choix s'arrêta sur Maximin,
personnage estimé pour sa droiture, et qui en avait donné plus d'une
preuve dans des missions politiques. Il avait d'ailleurs parcouru toute
l'échelle des hautes fonctions, moins le consulat. On ne se demanda pas
ce que deviendrait, en cas de révélation ou de non-succès, cet homme
dont l'honnêteté devait servir de couverture au crime: l'eunuque
Chrysaphius avait bien d'autres soucis.

      [Note 154: Vigilam quidem specie interpretis, quo munere
      fungebatur, quæ Edeconi viderentur, exsecuturum, Maximinum vero,
      qui minime corum, quæ in consilio Imperatoris agitata erant,
      conscius esset, litteras ab eo Attilæ; redditurum. Prisc., _Exc.
      leg._, p. 39.]

Au demeurant, l'occasion parut favorable pour se montrer fier et Romain
vis-à-vis d'un ennemi que l'on ne craindrait bientôt plus. On écrivit,
en réponse à la lettre d'Attila, qu'il eût à s'abstenir de tout
envahissement du territoire romain au mépris des traités, et que
l'empereur lui renvoyait dix-sept transfuges, les seuls qu'on eût pu
découvrir dans toute l'étendue de l'empire d'Orient. C'était là la
réponse écrite[155]; mais l'ambassadeur devait y joindre des
explications verbales concernant les autres chefs de la mission
d'Édécon. Il devait dire que l'empereur ne reconnaissait point à Attila
le droit d'exiger des ambassadeurs consulaires, attendu que ses ancêtres
ou prédécesseurs, les rois de la Scythie, s'étaient toujours contentés
d'un simple envoyé, souvent même d'un messager ou d'un soldat[156]; que
sa proposition d'aller recevoir les légats romains dans les murs de
Sardique n'était qu'une raillerie intolérable: Sardique existait-elle
encore? y restait-il pierre sur pierre? et n'était-ce pas Attila qui
l'avait ruinée? Enfin l'empereur affectait une grande froideur pour
Édécon, et avertissait le roi des Huns que, s'il avait vraiment à cœur
de terminer leurs différends, il devait lui envoyer Onégèse, dont
Théodose acceptait d'avance l'arbitrage[157]. Or, Onégèse était le
premier ministre d'Attila. Édécon eut connaissance de ces instructions,
ou du moins d'une partie de leur contenu; Chrysaphius lui ménagea même
une entrevue secrète avec l'empereur. Ainsi donc cette ambassade avait
deux missions distinctes complétement étrangères l'une à l'autre, quant
aux hommes et quant aux choses: l'une, patente, avouée, capable
d'honorer le gouvernement romain par sa fermeté; l'autre secrète et
infâme: l'ambassadeur, sans le savoir, partait flanqué d'un assassin.
Maximin, craignant l'ennui d'une longue route ou sentant le besoin d'un
bon conseiller, se fit adjoindre comme collègue l'historien grec
Priscus, dont l'amitié lui était chère, et nous devons à cette
circonstance une des relations de voyage les plus intéressantes en même
temps qu'une des pages les plus instructives de l'histoire du Ve
siècle[158].

      [Note 155: Mimine decere Attilam fœdera transgredientem Romanorum
      regionem invadere; et autea quidem ad eum plures, nunc vero decem
      et septem transfugas mittere: nec enim plures apud se esse. Et hæc
      quidem litteris continehantur. Prisc., _Exc., leg._, p. 39.]

      [Note 156: Coram autem, Maximinum suis verbis jusserat Attilæ
      dicere, ne postularet majoris dignitatis viros ad se legatos
      transire. Hoc enim neque ipsius majoribus datum esse, neque
      cæteris Scythiæ regibus, sed quemlibet militem aut alium nuntium
      legationis munus obiisse. Prisc., _ub. sup._]

      [Note 157: Cæterum ad ea, quæ inter ipsos in dubietate
      versabantur, dijudicanda sibi videri, Onegesium mitti debere.
      _Id., ibid._]

      [Note 158: In hac legatione Maximinus precibus mihi persuasit, ut
      illi comes essem. Prisc., _Exc., leg._, p. 39.]

Édécon et Maximin quittèrent en même temps Constantinople; les deux
ambassades, marchant de conserve, devaient se guider et s'assister
mutuellement: les Romains sur les terres de l'empire, les Huns au delà
du Danube. Maximin faisait les honneurs du convoi en homme de cour
consommé; il avait des présents pour ses hôtes barbares, et de temps en
temps il les invitait à dîner ainsi que leur suite. Les dîners se
composaient de bœufs ou de moutons fournis par les habitants, abattus,
dépecés, accommodés par les serviteurs de l'ambassade[159]. A Sardique,
où les voyageurs séjournèrent, Maximin put se convaincre que la réponse
de la chancellerie impériale au sujet de cette ville ne disait rien de
trop, car il n'y put trouver un toit pour s'abriter; il planta ses
tentes au milieu des ruines, comme s'il eût été au désert. Pendant le
dîner, la conversation, animée par le vin, tomba sur le gouvernement des
Huns comparé à celui des Romains; chacun vantait à qui mieux mieux
l'excellence de son souverain, les Huns parlant avec exaltation
d'Attila, les Romains soutenant Théodose, quand Vigilas fit aigrement
remarquer qu'il n'y avait pas justice à comparer un homme avec un
dieu[160]: le dieu, dans sa pensée, c'était Théodose. Ce propos
impertinent souleva une vraie tempête: les Huns criaient, se démenaient,
paraissaient hors d'eux-mêmes, et Maximin eut besoin de toute son
habileté, aidée de toute celle de Priscus, pour ramener le calme en
détournant la conversation[161]. Dans le désir de sceller une paix
complète, l'ambassadeur, après dîner, emmena avec lui sous sa tente ses
deux hôtes principaux, et fit don à chacun d'un beau vêtement de soie
brochée, garni de perles de l'Inde[162]. Oreste était ravi; tout en
contemplant son lot, il semblait épier du regard la sortie d'Édécon, et,
sitôt qu'il le vit parti, il dit à Maximin: «Je vous reconnais pour un
homme juste et sage, plus sage que certains autres ministres de
l'empereur qui ont méprisé Oreste en invitant Édécon seul à souper, et
n'ayant de cadeaux que pour lui[163].» Ce que voulait dire le secrétaire
d'Attila, Maximin l'ignorait, car il n'était au courant d'aucune des
circonstances qui avaient précédé sa nomination, et, comme il
s'enquérait où et comment l'un avait été honoré et l'autre dédaigné,
Oreste n'ajouta pas un mot et sortit. Le lendemain, pendant la route,
l'ambassadeur fit approcher Vigilas, et lui demanda l'explication des
paroles qu'il avait entendues la veille: celui-ci, éludant la question,
répondit qu'Oreste, qui après tout n'était qu'un scribe et un valet,
montrait une susceptibilité ridicule vis-à-vis d'un guerrier illustre,
d'un noble Hun tel qu'Édécon[164]; puis, poussant son cheval vers ce
dernier, il l'interpella en langue hunnique, et causa longtemps avec
lui. Édécon paraissait troublé et parlait avec animation[165]. Vigilas
rapporta de ce colloque ce qu'il voulut; il dit à Maximin que les
prétentions insolentes du secrétaire d'Attila avaient mis le noble Hun
en un tel courroux, que lui, Vigilas, avait eu grand'peine à le
contenir.

      [Note 159: Bobus igitur et ovibus, quos incolæ nobis
      suppeditaverant, jugulatis, instructo convivio epulati sumus.
      Prisc., _ibid._]

      [Note 160: Ad quæ Vigilas dixit, minime justum esse, Deum cum
      homine comparare, hominem Attilam, deum Theodosium vocans. Prisc.,
      _Exc., leg._, p. 39, 40.]

      [Note 161: Id ægre tulerunt Hunni, et sensim ira accensi
      exasperabantur. Nos vero aliò sermonem detorquere, et corum iram
      blandis verbis lenire. Prisc., _ibid._]

      [Note 162: A cœna ut surreximus, Maximinus Edeconem et Orestem
      donis conciliaturus, sericis vestibus et gemmis indicis donavit.
      Prisc., _l. c._]

      [Note 163: Sibi quidem, ait, illum probum et prudentem videri, qui
      non ut alii ministri regii peccasset: etenim nonnulli, spreto
      Oreste, Edeconem ad cœnam invitaverant et donis coluerant. Prisc.,
      _Exc., leg._, p. 40.]

      [Note 164: Orestem comitem et scribam Attilæ, Edeconem vero bello
      clarissimum, ut in gente Hunnorum, longe illum dignitate
      antecellere. Prisc., _ibid._]

      [Note 165: Patrio sermone Edeconem affatus. _Id., ub. sup._]

Il ne se passa rien de remarquable jusqu'à l'arrivée des voyageurs à
Naïsse. Ce berceau du grand Constantin était, comme Sardique, un
lamentable amas de décombres, où quelques malades qui n'avaient pu fuir,
et qu'assistait la charité des paysans voisins, vivaient seuls dans une
chapelle encore debout[166]. Au delà de Naïsse, vers le nord-ouest et
entre cette ville et le Danube, la petite troupe eut à parcourir une
plaine toute parsemée d'ossements humains blanchis au soleil et à la
pluie, restes des massacres et des batailles qui avaient dépeuplé ce
malheureux pays[167]. A travers ces ruines et ce vaste cimetières, elle
atteignit la rive droite du Danube, où elle trouva des bateliers huns en
station avec leurs barques, faites d'un seul tronc d'arbre creusé. La
rive barbare était encombrée de ces barques empilées les unes sur les
autres, et qui semblaient être là pour le passage d'une armée[168]; en
effet, les Romains apprirent qu'Attila campait dans le voisinage, et se
disposait à ouvrir une grande chasse sur les terres au midi du Danube,
dans ces provinces de l'empire qu'il réclamait comme sa conquête[169].

      [Note 166: Itaque cam desertam hominibus offendimus, præterquam
      quod in ruderibus sacrarum ædium erant quidam ægroti. Prisc.,
      _Exc. leg._, p. 41.]

      [Note 167: Omnia enim circa ripam erant plena ossibus eorum, qui
      hello ecciderant. _Id., Exc., ibid._]

      [Note 168: Hic nos barbari portitores in scaphis unico ligno
      constantibus quas arboribus sectis et cavatis adornant,
      exceperunt. _Id., ibid._]

      [Note 169: Et lembi quidem minime ad nos traducendos, sed ad
      multitudinem barbarorum trajiciendam erant præparati, quæ nobis in
      via occurreret, quia Attilas ad venationem in Romanorum fines
      transgredi volebat. _Id., ub. sup._]

Chez les Huns, comme plus tard chez les Mongols, la grande chasse était
une institution politique qui avait pour but de tenir les troupes
toujours en haleine: destinée à remplacer la guerre pendant les repos
forcés, elle en était comme le portrait vivant. Tchinghiz-Khan, dans le
livre de ses ordonnances, l'appelle l'_école du guerrier_; un bon
chasseur, à ses yeux, valait un bon soldat: il en devait être ainsi
chez les Huns. Suivant les usages orientaux, le jour de la chasse,
annoncé longtemps à l'avance avec la solennité d'une entrée en campagne,
était précédé d'ordres et d'instructions que chacun devait suivre
exactement. Un corps d'armée tout entier, le roi au centre, les généraux
aux ailes, exécutait ces immenses battues où l'on traquait tous les
animaux d'une contrée. L'adresse de la main, la sûreté de la vue, la
finesse de l'odorat et de l'ouïe, la présence d'esprit, la décision, en
un mot toutes les qualités du guerrier s'y déployaient comme sur un
champ de bataille véritable, et en effet la guerre à la manière des
nomades de l'Asie n'était pas autre chose qu'une chasse aux hommes. Les
Huns observaient soigneusement ces pratiques apportées de l'Oural, qui
maintenaient leur vigueur tout en les rappelant aux traditions de leur
vie primitive et au souvenir de leur berceau. Attila s'en servait au
besoin pour masquer des campagnes plus sérieuses: en ce moment, il
venait de proclamer une chasse; mais ce qu'il méditait réellement,
c'était une expédition militaire dans les villes de la Pannonie[170].

      [Note 170: Revera autem bellum contra Romanos pavavit, cujus
      gerendi occasionem sumebat. Prisc., _Exc. leg._, p. 41.]

De l'autre côté du Danube, on entrait sur les terres des Huns, et, à la
grande contrariété de Maximin, presque aussitôt les ambassades se
séparèrent. Édécon, sur qui les Romains comptaient pour leur servir de
guide dans le pays et d'introducteur près d'Attila, les quitta
brusquement, afin de rejoindre, disait-il, l'armée et le roi par un
chemin de traverse beaucoup plus court que la route battue qu'ils
suivaient. Réduits aux guides qu'il leur laissa, les Romains
continuaient de marcher depuis plusieurs jours, lorsqu'un soir, à la
tombée de la nuit, le galop de plusieurs chevaux frappa leurs oreilles,
et des cavaliers huns, mettant pied à terre, leur annoncèrent qu'Attila
les attendait à son camp, dont ils étaient très-voisins[171]. Le
lendemain en effet, du sommet d'une colline assez escarpée, ils
aperçurent les tentes des Barbares qui se déployaient en nombre immense
à leurs pieds, et parmi elles un pavillon qu'à sa position et à sa forme
ils supposèrent être celui du roi. Le lieu paraissait bon pour camper;
Maximin y fit déposer les bagages, et déjà l'on plantait les crampons et
les pieux pour asseoir les tentes, quand une troupe de Barbares accourut
d'en bas à bride abattue et la lance au poing. «Que faites-vous?
criaient-ils d'un ton menaçant; oseriez-vous bien placer vos tentes sur
la hauteur, quand celle d'Attila est dans la plaine[172]?» Les Romains
replièrent bien vite leurs pavillons, rebâtèrent leurs mulets et
allèrent camper où ces hommes les menèrent. Ils achevaient leur
installation quand survint une visite qui ne laissa pas de les étonner
beaucoup: c'étaient Édécon, Oreste, Scotta et d'autres personnages
notables qui leur demandèrent ce qu'ils voulaient et quel était l'objet
de leur ambassade[173]. L'indiscrétion ou le ridicule de cette question
adressée à des ambassadeurs frappa tellement les Romains qu'ils en
restèrent tout ébahis, et ils se regardaient l'un l'autre comme pour se
consulter[174], quand les Huns la renouvelèrent avec insistance:
«Répondez-nous,» dirent-ils à l'ambassadeur. La réponse de celui-ci fut
qu'il ne devait d'explications qu'au roi, et qu'il en donnerait au roi
seulement. Là-dessus Scotta parut blessé: «Il n'était point venu de son
plein gré, répétait-il avec colère, et ne faisait que remplir les ordres
de son maître.» Maximin protesta que, la demande vînt-elle d'Attila
lui-même, il n'accepterait jamais la loi qu'on prétendait lui faire. «Un
ambassadeur, dit-il avec fermeté, ne doit compte de sa mission qu'à
celui près duquel son souverain l'envoie; tel est le droit des nations,
et les Huns le savent bien, eux qui ont adressé tant d'ambassades aux
Romains[175].»

      [Note 171: Circa vesperam nobis cœnautibus, auditus est strepitus
      equorum ad nos venientium; et duo viri seythæ advenerunt, qui nos
      ad Attilam venire jusserunt. Prisc., _Exc. leg._, p. 41.]

      [Note 172: Obvii barbari prohibnerunt, quoniam Attilæ tentorium
      esset in planitie positum. _Id., in cod. loc._]

      [Note 173: Huc Edecon, Orestes, Scotta et alii ex Scythis primores
      mox advenerunt, et ex nobis quæsierunt, quarum rerum
      consequendarum gratia hanc legationem suscepissemus. Prisc., _Exc.
      leg._, p. 50, 51.]

      [Note 174: Nos invicem intueri, et tam ineptam cunctationem
      admirari. Prisc., _ub. sup._]

      [Note 175: Nos vero obtestari, nusquam hanc legem legatis
      impositam... Neque hoc Scythas nescire, qui sæpe numero legatos ad
      imperatorem miserint. Prisc., _loc. laud._]

Les visiteurs disparurent, mais pour revenir au bout de quelques
moments, tous, sauf Édécon. Répétant alors mot pour mot à Maximin le
contenu de ses instructions[176], ils ajoutèrent que, s'il n'apportait
rien de plus, il n'avait qu'à repartir sur-le-champ. Ce fut, pour
Maximin et Priscus, une énigme de plus en plus obscure; ils en croyaient
à peine leurs oreilles, et, ne pouvant comprendre comment les intérêts
confiés à la conscience d'un ambassadeur, les secrets inviolables de
l'empire se trouvaient ainsi divulgués à ses ennemis; ils restaient
muets comme des hommes qu'un coup violent vient d'étourdir. Sortant
enfin de cet état de stupeur, Maximin s'écria: «Eh bien! que ce soient
là nos instructions ou que nous en ayons d'autres, votre maître seul le
connaîtra.»--«Partez donc,» répliquèrent-ils[177]. Les Romains se
préparèrent à partir. Vigilas, pendant qu'on faisait les bagages, avait
peine à contenir sa mauvaise humeur; il maudissait les Huns et blâmait
la conduite de l'ambassadeur. «N'eût-il pas mieux valu mentir,
répétait-il, que de s'en retourner honteusement sans avoir rien
fait[178]? Je répondrais d'Attila, si je pouvais le voir un seul
instant, car j'ai vécu en assez grande familiarité avec lui pendant
l'ambassade d'Anatolius; d'ailleurs Édécon me veut du bien[179].» Et il
revenait toujours à sa proposition d'annoncer encore d'autres
instructions, afin d'obtenir audience du roi. Préoccupé de sa propre
affaire et de sa fortune qu'un départ précipité faisait évanouir, il
s'inquiétait aussi peu de compromettre le caractère d'un ambassadeur par
des mensonges que sa vie par un attentat. L'interprète s'aveuglait
lui-même; il ne s'apercevait pas qu'il était trahi. Soit que jamais
Édécon n'eût conspiré sérieusement contre la vie de son maître, soit
qu'il l'eût fait, séduit par les promesses de Chrysaphius, mais que les
paroles mystérieuses d'Oreste, à la suite du repas de Sardique, lui
eussent donné à réfléchir, il avait compris qu'un œil vigilant avait
épié toutes ses démarches, que tout était connu, et son souper chez
l'eunuque, et ses conférences secrètes avec l'empereur, et les présents
qu'il avait reçus. En homme habile, il s'était hâté de prendre les
devants, et, précédant les envoyés romains auprès de son maître, il lui
avait tout révélé: propositions, entrevues, somme promise, moyen imaginé
pour la faire tenir en main sûre, complicité de Vigilas et innocence de
Maximin, tout, en un mot, jusqu'aux divers points traités dans les
instructions de l'ambassadeur[180]. Ce fut une bonne fortune que le ciel
envoyait au fils de Moundzoukh pour prendre Théodose en flagrant délit
d'infamie, le couvrir d'opprobre et justifier à la face du monde tout ce
qu'il lui plairait de lui infliger: mais cette occasion précieuse, il se
garda bien de la risquer par un éclat prématuré. Il n'avait pour accuser
que le témoignage d'Édécon, il en voulait d'autres que nul ne pût nier:
il voulait des indices clairs, manifestes, et jusqu'à un commencement
d'exécution, et, dans son calcul, c'étaient les Romains qui devaient lui
fournir eux-mêmes ces preuves dont il se proposait de les accabler.
Comprimant donc son ressentiment et décidé à attendre jusqu'au bout sans
impatience, il se mit à jouer avec cette lâche cour de Constantinople,
comme le tigre joue avec l'ennemi qu'il tient sous sa griffe, avant de
lui donner le dernier coup.

      [Note 176: Unde non multo post sine Edecone reversi, omnia, quaæ
      cum illis agere in mandatis habebamus, dixerunt. Prisc., _ibid._]

      [Note 177: Sive ea, quæ Scythæ modo protulerunt, sive alia
      nuntiaturi venerimus, neminem nisi ducem vestrum quærere decet,
      neque de his cum aliis ullo pacto disserere constituimus.--Illi
      vero nos quam primum abire jusserunt. Prisc., _Exc. leg._, p. 51.]

      [Note 178: Longe enim potius fuisse in mendacio deprehendi, quam
      re infecta domum reverti. _Id., ibid._]

      [Note 179: Si enim, inquit, cum Attila collocutus fuissem, facile
      ei a contentione cum Romanis discedere persuasissem, quippe qui
      antea familiaritatem cum illo in legatione cum Anatolio suscepta
      contraxerim. _Id., l. c._]

      [Note 180: Edecon enim, sive simulate cum eunucho pactus; sive ut
      ab Oreste sibi caveret, Attilæ comparatam in ipsum conjurationem
      aperuit, et auri summam, quam in eam rem mitti convenerat, simul
      et ea, quæ per nos in ista legatione tractanda erant, enuntiavit.
      Prisc., _Exc. leg._, p. 52.]

Les mulets étaient déjà chargés, et les Romains se mettaient en route à
la nuit tombante, quand un contre-ordre les retint: «Attila n'exigeait
pas, leur disait-on, que des étrangers s'exposassent pendant les
ténèbres dans un pays inconnu[181].» En même temps arrivèrent un bœuf
que les Huns chassaient devant eux, et des poissons qu'ils apportaient
de la part du roi; c'était le souper de l'ambassade. «Nous y fîmes
honneur, dit Priscus, et dormîmes profondément jusqu'au lendemain[182].»
En effet, le bienheureux contre-ordre leur avait remis la joie au cœur.
Dès que le jour parut, Priscus, en homme avisé, se munit d'un interprète
autre que Vigilas (il se trouvait parmi les suivants volontaires de
l'ambassade un certain Rusticius, qui parlait couramment le hun et le
goth[183]), et il alla trouver Scotta, qui se fit fort de leur procurer
une audience d'Attila moyennant quelques présents, car toutes ces
tergiversations n'avaient pas d'autre but. Une heure à peine s'écoula,
et Scotta, fier de prouver son crédit, revenait de toute la vitesse de
son cheval annoncer à Priscus sa réussite; les Romains partirent avec
lui. Les abords de la tente royale, lorsqu'ils s'y présentèrent, étaient
obstrués par une multitude de gardes qui formaient à l'entour une haie
circulaire[184]; les ambassadeurs parvinrent à la percer, grâce à la
présence de Scotta, et trouvèrent, au milieu de la tente, Attila qui les
attendait, assis sur un siége de bois[185].

      [Note 181: Attilam jubere nos propter tempus noctis intempestivum
      remanere. Prisc., _Exc. leg._, p. 52.]

      [Note 182: Præsto fuere, qui bovem agebant et pisces fluviatiles
      nobis ab Attila missos adferebant.... Cœnati nos dormitum
      contulimus. Prisc., _Excerpt. leg., l. c._]

      [Note 183: Assumpto Rusticio, qui barbarorum linguæ peritus erat,
      et nobiscum in Scythiam venerat non legationis, sed privatæ rei
      causa. _Id., ibid._]

      [Note 184: Itaque ad ejus tentorium iter direximus, quod
      barbarorum multitudine, qui in orbem excubias agebant, erat
      circumdatum. Prisc, _Exc. leg._, p. 53.]

      [Note 185: Introducti Attilam sedentem in sella lignea invenimus.
      _Id. ibid._]

Priscus, Vigilas et les esclaves porteurs de présents s'étant arrêtés
par respect près du seuil de la porte, Maximin s'avança, salua le roi,
et, lui remettant dans les mains la lettre de Théodose, il lui dit:
«L'empereur souhaite à Attila et aux siens santé et longue
vie[186].»--«Qu'il arrive aux Romains tout ce qu'ils me souhaitent!»
répondit celui-ci brièvement[187], et se tournant vers Vigilas avec les
signes d'une colère concentrée: «Bête immonde! lui dit-il, qui t'a porté
à venir vers moi, toi qui as connu mes conventions avec Anatolius au
sujet de la paix? Tu savais bien que les Romains ne devaient point
m'envoyer d'ambassadeur tant qu'il resterait chez eux un seul transfuge
de ma nation[188].» Vigilas ayant répliqué que cette condition était
fidèlement remplie, puisqu'on lui ramenait dix-sept déserteurs, les
seuls qu'on eût pu trouver dans tout l'empire d'Orient, ce ton
d'assurance parut mettre Attila hors de lui. «Ah! lui cria-t-il d'une
voix emportée, je te ferais mettre en croix à l'instant même, et te
donnerais en pâture aux vautours pour prix de tes paroles impudentes, si
je ne respectais le droit des ambassadeurs[189];» puis, sur un signe
qu'il fit, un secrétaire déploya une longue pancarte et se mit en devoir
de la lire. C'était la liste nominative des transfuges qui étaient
censés résider encore sur le territoire romain. La lecture terminée,
Attila déclara qu'il voulait que Vigilas partît sur-le-champ avec Esla,
un de ses officiers, pour signifier de sa part à Théodose d'avoir à lui
restituer sans exception tous les Huns, de quelque qualité et en quelque
nombre qu'ils fussent, qui avaient passé chez les Romains depuis
l'époque où Carpilion, fils d'Aëtius, avait été son otage. «Je ne
souffrirai point, disait-il avec hauteur, que mes esclaves portent les
armes contre moi, quoiqu'ils ne puissent rien, je le sais bien, pour le
salut de ceux qui les emploient. Quelle est la ville, quel est le
château qu'ils parviendraient à sauver de mes mains, si j'ai résolu de
le prendre ou de le détruire[190]? Qu'on aille donc faire connaître
là-bas ce que j'ai décidé, et qu'on revienne tout aussitôt me faire
connaître à moi si les Romains veulent me rendre mes transfuges ou s'ils
préfèrent la guerre.» L'ordre de départ ne regardait que Vigilas; Attila
pria l'ambassadeur de rester près de lui pour recevoir la réponse qu'il
se proposait de faire à la lettre de l'empereur. Il n'oublia pas non
plus de réclamer les présents qu'on lui avait destinés: l'audience finit
là.

      [Note 186: Et imperatoris litteras tradeus dixit, salvum et
      incolumen illum suosque precari Imperatorem. _Id., loc. cit._]

      [Note 187: Et barbarus, «Sit et Romanis quemadmodum et mihi
      cupiunt», inquit. _Id., ut supr._]

      [Note 188: Statimque ad Vigilam convertit orationem; feram
      impudentem vocans, quærebat, qua re impulsus ad ipsum venisset,
      cum sibi eorum, quæ et ipso et Anatolius de pace sensissent,
      conscius esset... Prisc., _Exc. leg._, p. 53.]

      [Note 189: Et cum clamore dixit, se illum in crucem acturum et
      prædam vulturibus præbiturum fuisse, nisi leges legationis hac
      impudentis ejus orationis et temeritatis pœna offendere vereretur.
      _Id., loc. cit._]

      [Note 190: Quæ enim urbs, quod castellum ab illis possit defendi,
      quod evertere aut diruere apud se constitutum habuerit? Prisc.,
      _ibid._]

Cette scène, qui laissa les Romains tout émus, fut l'unique sujet de
leur conversation à leur retour au quartier. Vigilas ne concevait pas
que le même homme dont il avait éprouvé la bienveillance, il y avait à
peine une année, eût pu le traiter d'une façon si ignominieuse, et son
esprit se torturait pour en deviner la cause. Priscus la trouvait dans
l'aventure du dîner de Sardique, dans ce propos imprudent de Vigilas,
dont les Barbares n'avaient pas manqué de faire rapport à leur roi;
Maximin, qui n'entrevoyait aucune autre raison que celle-là, appuyait
l'avis de son ami; mais Vigilas secouait la tête et ne paraissait pas
convaincu[191]. Survint Édécon, qui l'emmena en particulier et causa
quelque temps avec lui. Cette démarche avait pour but de rassurer
l'interprète sur ce qui venait de se passer, et de lui dire que tout se
préparait à merveille pour le succès du complot: Édécon maintenant osait
en répondre, et ce voyage procurait à Vigilas une occasion inespérée de
tenir au courant Chrysaphius, et de rapporter l'argent dont ils avaient
besoin[192]. L'interprète, remonté par ces explications, avait repris
tout son calme quand il rejoignit ses collègues, et aux questions que
ceux-ci s'empressèrent de lui adresser, il se contenta de répondre que
l'affaire des transfuges agitait seule Attila, qui ferait la guerre
infailliblement si on ne lui donnait satisfaction. Sur ces entrefaites,
des messagers entrèrent dans le quartier de l'ambassade, et proclamèrent
une défense du roi à tout Romain, quel qu'il fût, de rien acheter chez
les Huns, ni chevaux, ni bêtes de somme, ni esclaves barbares, ni
captifs romains, rien, en un mot, hormis les choses indispensables à la
vie, et ce, jusqu'à la conclusion des difficultés pendantes entre les
deux nations[193]. La défense fut signifiée à l'ambassadeur, Vigilas
présent. C'était, comme on le pense bien, une ruse d'Attila pour enlever
d'avance à l'interprète tout prétexte plausible d'introduire une forte
somme d'argent dans ses États.

      [Note 191: Sed Vigilas ambiguus animi erat, neque causam suspicari
      posse videbatur, quare Attilas eum tam acerbis convitiis
      insectatus esset. Nec enim in animum suum inducere poterat, ut
      nobis postea retulit, enuntiata fuisse, quæ in convivio in Serdica
      dicta fuerant, nec conjurationem in Attilam detectam... Prisc.,
      _Exc. leg._, p. 54.]

      [Note 192: Hæc cum ambigua mente volveremus, Edecon supervenit, et
      abducto a nostro cœtu Vigila (fingebat enim velle vere et serio de
      præmeditatis inter eos insidiis agere), ubi aurum adferri
      præcepit, quod his daretur, qui exsequendo facineri operam
      navaturi essent, discessit. Prisc., _Exc. leg._, p. 54.]

      [Note 193: Hæc dum loquebamur, advenere ab Attila, qui Vigilam et
      nos prohiberent, captivum romanum, aut barbarum mancipium, aut
      equos, aut quidquam aliud emere, præterquam quæ ad victum
      necessaria erant Prisc., _ibid._]

Attila ne parlait plus de sa chasse aux bêtes fauves en Pannonie depuis
qu'il en avait rencontré une plus à son goût. Désireux de suivre sans
préoccupation la piste de Vigilas et d'observer à loisir les démarches
de l'ambassadeur qu'il gardait provisoirement en otage, il leva son camp
deux jours après cette scène, et partit pour regagner sa résidence
ordinaire dans la capitale de la Hunnie. Il fit dire aux Romains de se
tenir prêts à le suivre, et au jour marqué, ceux-ci se mirent, avec
leurs guides particuliers, à l'arrière-garde de l'armée des Huns[194].
On n'avait pas fait encore beaucoup de chemin quand ces guides
changèrent brusquement de direction, et s'engagèrent dans une route peu
frayée, laissant l'armée continuer sa marche, et pour raison de ce
changement de front, ils apprirent aux voyageurs qu'une cérémonie, à
laquelle il ne leur était pas permis d'assister, allait se célébrer dans
un hameau voisin. Ce n'était pas moins qu'un nouveau mariage du roi:
Attila ajoutait à ses innombrables épouses la fille d'un grand du pays,
nommé Escam[195]. La contrée que Maximin et sa troupe avaient à
traverser était basse et de parcours facile, mais extrêmement
marécageuse; ils durent franchir plusieurs rivières, parmi lesquelles
Priscus mentionne la Tiphise, aujourd'hui la Theiss, qui coule au cœur
de la Hongrie, et se jette dans le Danube entre Semlin et Peterwaradin.
Ils passaient les rivières ou les marais profonds au moyen de bateaux
emmagasinés dans les villages riverains, et que les habitants leur
amenaient sur des chariots. Leur nourriture, durant la route, se composa
principalement de millet fourni par la population sur la demande des
guides, et de deux espèces de boissons fermentées, l'une appelée
_médos_, qui n'était autre chose que de l'hydromel; l'autre fabriquée
avec de l'orge et que les Huns nommaient _camos_[196]. Le voyage ne
manqua point d'aventures, les unes pénibles, les autres réjouissantes.
En voici une que Priscus raconte avec une gaieté et une naïveté dont
nous regretterions de priver nos lecteurs.

      [Note 194: Post Vigilæ discessum unum tantum diem in his locis
      commorati, postridie una cum Attila ad loca magis ad septentrionem
      vergentia profecti sumus. Prisc., _Exc. leg._, p. 55.]

      [Note 195: Attilas interea in quodam vico substitit, in quo filiam
      Escam uxorem, etsi plures alias haberet, Scytharum legibus id
      permittentibus, ducere voluit. Prisc., _ibid._]

      [Note 196: _Coumiss_ est le nom sous lequel les Tartares désignent
      le lait de jument fermenté, leur boisson ordinaire.--_Meth_ en
      allemand, _mead_ en anglais: hydromel.]

«Le jour baissait, dit-il, quand nous plantâmes nos tentes au bord d'un
marais dont nous jugeâmes l'eau très-potable, parce que les habitants
d'un hameau voisin y venaient puiser pour leur usage; mais nous avions à
peine fini notre installation, lorsqu'il s'éleva un vent violent, et une
tempête subite, mêlée de foudre et de pluie, balaya pêle-mêle notre
tente et nos ustensiles, qui roulèrent jusque dans le marais. Effrayés
des tourbillons qui traversaient l'air et du malheur qui venait de nous
arriver, nous désertâmes la place à qui mieux mieux, courant chacun au
hasard sous des torrents de pluie et par l'obscurité la plus épaisse.
Heureusement tous les chemins que nous prîmes conduisaient au village,
et en quelques instants nous nous y trouvâmes réunis. Là, nous nous
mîmes à pousser de grands cris pour avoir du secours. Notre tapage ne
fut pas perdu, car nous vîmes les Huns sortir les uns après les autres
de leurs maisons, tous munis de roseaux allumés qu'ils portaient en
guise de flambeaux. En réponse à leurs questions, nos guides racontèrent
l'événement qui nous avait dispersés, et aussitôt ceux-ci nous
engagèrent à entrer dans leurs demeures, jetant d'abord à terre quelques
brassées de roseaux dont la flamme servit à nous sécher[197]. Ce village
appartenait à une des veuves de Bléda, laquelle, instruite de notre
arrivée, nous envoya dans le logement que nous occupions des provisions
de bouche et de très-belles femmes pour notre usage, ce qui est chez la
nation hunnique une marque de grand honneur et de bonne hospitalité.
Nous prîmes les vivres et remerciâmes les dames; puis, accablés de
fatigue, nous ne fîmes qu'un somme jusqu'au lendemain[198]. Notre
première pensée, au point du jour, fut d'aller faire l'inventaire de
notre mobilier; nous le trouvâmes dans un triste état: une partie gisait
éparse sur le lieu du campement, une partie le long du marais, une
partie dans l'eau, où nous nous mîmes à la repêcher. La journée
s'employa à ce travail et à faire sécher nos effets, que nous
rapportions tout trempés[199]. Déjà la tempête avait cessé; le plus beau
soleil brillait au ciel. Nous sellâmes chevaux et mulets, et nous nous
rendîmes chez la reine pour la saluer. Elle accueillit bien quelques
présents que nous lui offrîmes, savoir: trois coupes d'argent, des
toisons teintes en pourpre, du poivre d'Inde, des dattes et des fruits
secs dont ces Barbares sont très-curieux, parce qu'ils en voient
rarement[200]. Après lui avoir exprimé notre reconnaissance pour son
hospitalité et nos souhaits, nous prîmes congé d'elle et continuâmes
notre voyage.»

      [Note 197: Ad quem strepitum Scythæ exilientes, calamos, quibus ad
      ignem utuntur, usserunt: et accenso lumine interrogarunt, quid
      nobis vellemus, qui tantos clamores ederemus. Barbari, qui nos
      comitabantur, responderunt, nos tempestate perculsos turbari.
      Itaque nos liberaliter invitatos, hospitio exceperunt, et calamis
      siccis ignem accenderunt. Prisc., _Exc. leg._, p. 56.]

      [Note 198: Vici domina una ex Bledæ uxoribus erat. Hæc nobis
      cibaria et mulieres formosas, cum quibus amori indulgeremus (hoc
      enim apud Scythas honori ducitur), suppeditavit. Mulieribus pro
      cibis præbitis gratias egimus, et sub tectis nostris somnum
      capientes, ab earum consuetudine abstinuimus. _Id., ibid._]

      [Note 199: In his desiccandis totum diem in illo vico (tempestas
      enim desierat, et clarus sol apperebat), contrivimus. Prisc.,
      _Exc. leg._, l. c.]

      [Note 200: Hanc vicissim donis remunerati sumus tribus pateris
      argenteis, velleribus rubris, pipere ludico, palmulis et variis
      cupediis, quæ omnia a barbaris, ut ignola, magni æstimantur.
      Prisc., _Exc. leg._, p. 57.]

Ils marchaient depuis sept jours, quand ils se croisèrent avec une autre
ambassade romaine arrivée par un autre chemin: c'était une députation de
l'empereur d'Occident Valentinien III au roi des Huns, à propos de
certains vases sauvés du pillage de Sirmium; l'histoire est curieuse et
jettera quelques lumières de plus sur cette politique asiatique, où
l'opiniâtreté des résolutions servait à en déguiser l'injustice. A
l'époque où, contre tout droit, les Huns étaient venus assiéger Sirmium,
l'évêque de cette ville, ne prévoyant que trop bien l'issue de la
guerre, disposa des vases de son église. Il connaissait un certain
Constancius, Gaulois de naissance, alors secrétaire d'Attila et employé
aux opérations du siége. Ayant trouvé moyen d'avoir une entrevue avec
lui, l'évêque lui remit les vases sacrés: «Si je deviens votre
prisonnier, lui dit-il, vous les vendrez pour me racheter; si je meurs
auparavant, vous les vendrez encore, et avec leur prix vous rachèterez
d'autres captifs[201].» Il mourut pendant le siége, et le dépositaire
s'appropria le dépôt. Il y avait près de là, par hasard, un prêteur sur
gages nommé Sylvanus, lequel tenait une boutique d'_argentier_ ou
banquier sur une des places publiques de Rome; Constancius lui engagea
les vases pour une certaine somme qu'il ne paya pas à l'échéance; le
délai expiré, Sylvanus vendit les vases à un évêque d'Italie, ne voulant
ni les briser ni les employer à un usage profane[202]. Ces faits vinrent
aux oreilles d'Attila au bout de quelque temps. Il commença par faire
pendre ou crucifier, suivant sa coutume, le secrétaire infidèle; puis il
réclama, près de l'empereur Valentinien, Sylvanus ou les vases. «Il me
faut une chose ou l'autre, écrivait-il; ces vases m'appartiennent comme
ayant été soustraits par l'évêque au butin de la ville; mon secrétaire
les a volés, je l'ai puni; je demande maintenant le recéleur ou la
restitution de mon bien[203].» Vainement l'empereur répondit que
Sylvanus n'était point un recéleur, attendu qu'il avait acheté de bonne
foi, et que, quant aux vases eux-mêmes, affectés à une destination
religieuse, ils ne pourraient pas lui être remis sans profanation;
vainement il offrit d'en payer la valeur en argent: Attila, sourd à
toutes les raisons, ne sortait pas de son dilemme: «Mes vases ou le
recéleur, sinon la guerre.» Le cabinet de Ravenne, à bout de
correspondances sans résultats, lui députait trois nobles romains pour
s'entendre enfin avec lui, s'il était possible, et prévenir de plus
grands malheurs. On avait choisi pour cette mission un homme qui
semblait devoir être bien venu du Barbare, le comte Romulus, beau-père
d'Oreste; et on lui avait adjoint un officier général, nommé Romanus,
avec Promotus, commandant de la Pannonie, et un Gaulois, nommé
Constancius, qu'Aëtius envoyait à Attila pour être un de ses
secrétaires. Un quatrième personnage, fort important dans la
circonstance, Tatullus, père d'Oreste, avait voulu profiter aussi de
l'occasion pour visiter son fils[204]. Priscus et Maximin furent heureux
de retrouver des compatriotes au fond de ce désert sauvage, et les deux
ambassades réunies attendirent dans un certain lieu le passage d'Attila,
qu'on annonçait devoir être prochain. Au bout de quelques journées, le
roi, l'armée et les deux ambassades romaines arrivaient en vue de la
bourgade royale, capitale de toute la Hunnie[205].

      [Note 201: Ille vero, quo tempore Sirmium... Scythæ obsidebant,
      aurea vasa a civitatis episcopo acceperat, ut ex corum pretio, si
      se superstite urbem capi contigisset, quoad satis esset, pro sua
      libertate solveretur: sin periisset... Prisc., _Exc. leg._, p.
      57.]

      [Note 202: Sed Constantius post urbis excidium de pacto illo parum
      sollicitus Romam profectus, vasa ad Sylvanum detulit, et aurum ab
      eo accepit, convenitque... Prisc., _ub. sup._]

      [Note 203: Sibi tradi Sylvanum, tanquam furem corum, quæ sua
      essent, flagitavit. Prisc., _ibid._]

      [Note 204: Ilis aderat Constantius, quem Aëtius ad Attilam, ut
      illi in conscribendis epistolis deserviret, miserat, et Tatullus,
      Orestis ejus, qui cum Edecone erat, pater, non legationis causa,
      sed privati officii et familiaritatis ergo. Prisc., _Exc. leg._,
      p. 57.]

      [Note 205: On a beaucoup discuté sur le lieu exact où cette
      résidence était située: les uns ont cru reconnaître Tokai, les
      autres, avec plus de probabilité, la ville actuelle de Bude; mais
      tous s'accordent à décider que ce lieu se trouvait dans le pays
      qui est aujourd'hui la Hongrie. Le récit de Priscus ne laisse
      aucun doute sur ce point; il nomme la Theiss parmi les rivières
      que l'ambassade traversa, et le compte qu'il fait des journées de
      marche s'accorde assez bien avec la distance des lieux.]



CHAPITRE QUATRIÈME

Palais d'Attila et de Kerka.--Bain d'Onégèse.--Entrée d'Attila dans sa
ville capitale.--Onégèse, premier ministre d'Attila.--Conversation de
Priscus avec un Grec, qui s'était fait Hun: comparaison de la vie
barbare et de la vie civilisée.--Onégèse et Maximin.--Audience de la
reine Kerka.--Attila rend la justice.--Conversation des Romains sur la
puissance et les projets d'Attila.--Attila invite à sa table les deux
ambassades romaines.--Description du repas; cérémonial; chants
nationaux.--Fils d'Attila.--Apparition du nain Zercon.--Repas chez la
reine Kerka.--Attila congédie Maximin.--Mauvaise foi des seigneurs huns;
cruauté d'Attila.--Retour de Vigilas avec son fils.--Vigilas est conduit
devant Attila et convaincu de complot.--Il avoue pour sauver son
fils.--Attila envoie Oreste à Constantinople avec la bourse de Vigilas
pendue au cou.--Il demande la tête de Chrysaphius.--Son message menaçant
aux deux empereurs d'Orient et d'Occident.

Le palais du prince barbare, placé sur une hauteur, dominait toute la
bourgade, et attirait au loin les regards par ses hautes tours qui se
dressaient vers le ciel[206]. On désignait sous ce nom un vaste enclos
circulaire renfermant plusieurs maisons, telles que celles du roi, de
son épouse favorite Kerka, de quelques-uns de ses fils, et probablement
aussi la demeure de ses gardes; une clôture en bois l'entourait; les
édifices intérieurs étaient aussi en bois. Située probablement au centre
et seule flanquée de tours, la maison d'Attila était encadrée dans de
grands panneaux de planches d'un poli admirable, et si exactement joints
ensemble qu'ils semblaient ne former qu'une seule pièce[207]. Celle de
la reine, d'une architecture plus légère et plus ornée, présentait sur
toutes ses faces des dessins en relief et des sculptures qui ne
manquaient point de grâce. Sa toiture reposait sur des pilastres
soigneusement équarris, entre lesquels régnait une suite de cintres en
bois tourné, appuyés sur des colonnettes, et formant comme les arcades
d'une galerie[208]. La maison d'Onégèse se voyait à peu de distance du
palais, close également d'une palissade et construite dans le même genre
que celle du roi, avec plus de simplicité. Une curiosité y méritait
l'attention des étrangers: dans ce pays dénué de pierres à bâtir et même
d'arbres[209], et où il fallait transporter du dehors les matériaux de
construction, Onégèse avait fait élever un bain sur le modèle des
thermes romains. Voici l'histoire de ce bain telle que les Romains
l'entendirent conter. Au nombre des captifs provenant du sac de Sirmium,
se trouvait un architecte qu'Onégèse réclama dans sa part de butin. Le
ministre d'Attila, Grec de naissance, venu très-jeune chez les Huns, y
avait apporté le goût des bains à la façon romaine, et l'avait
communiqué à sa femme et à ses enfants. S'il avait réclamé la personne
de l'architecte, c'était afin d'obtenir d'un homme habile la
construction d'un bâtiment où il pût satisfaire son goût, et le captif,
en déployant toute son industrie, crut accélérer l'instant où il verrait
tomber ses fers[210]. Il se mit donc à l'œuvre avec zèle: des pierres
furent tirées de Pannonie; des fourneaux, des piscines, des étuves
s'organisèrent; mais, lorsque tout fut achevé, comme il fallait des
mains expérimentées pour diriger un service si nouveau chez les Huns,
Onégèse créa l'architecte baigneur en titre de sa maison, et le
malheureux dit adieu pour jamais à la liberté[211].

      [Note 206: Turribus insignis... reliquis conspectior et in altiori
      loco sita. Prisc., _Exc. leg._, p. 58.]

      [Note 207: Erant hæc ex lignis et tabulis eximie politis exstructæ
      et ambitu ligneo circumdatæ, non ad munimentum, sed ad ornatum
      comparato. Prisc., _Exc. leg._, p. 58.]

      [Note 208: Intra illa septa erant multa ædificia, partim ex
      tabulis sculptis et eleganter compactis, partim ex trabibus opere
      puro et in rectitudinem affabre dolatis, in quibus ligna in
      circulos curvata imposita erant. Circuli autem a solo incipientes
      paullatim in altum assurgebant. _Id., loc. cit._]

      [Note 209: Non enim apud eos, qui in ea parte Scythiæ habitant,
      ullus est aut lapis, aut arbos, sed materia aliunde advecta
      utuntur. Prisc., _Exc. leg._, p. 58.]

      [Note 210: Hujus autem balnei architectus, e Sirmio captivus
      abductus, mercedem operis sui libertatem se consecuturum sperans,
      falsus sua spe, cum nihil minus cogitaret, in longe duriorem apud
      Scythas incidit servitudem. Prisc., _Exc. Leg._, p. 58 et seq.]

      [Note 211: Balucatorem enim eum Onegesius instituit, ut sibi
      totique suæ familiæ, cum lavarentur, operas præstaret. _Id., ub.
      sup._]

Attila fit son entrée dans la capitale de son empire avec un cérémonial
qui intéressa vivement les Romains, et surtout Priscus, observateur si
curieux, peintre si naïf de tout ce qui frappait ses regards par un côté
singulier. Ce furent les femmes de la bourgade qui vinrent le recevoir
en procession. Rangées sur deux files, elles élevaient au-dessus de
leurs têtes et tendaient d'une file à l'autre, dans leur longueur, des
voiles blancs, sous lesquels les jeunes filles marchaient par groupes de
sept, chantant des vers composés à la louange du rois[212]. Le cortége
prit la direction du palais en passant devant la maison d'Onégèse. La
femme du ministre favori se tenait en dehors de l'enceinte, entourée
d'une foule de servantes qui portaient des plats garnis de viande et une
coupe pleine de vin. Lorsque le roi parut, elle s'approcha de lui, et le
pria de goûter au repas qu'elle lui avait préparé; un signe bienveillant
fit savoir qu'il y consentait: c'était la plus grande faveur qu'un roi
des Huns pût accorder à ses sujets[213]. Aussitôt quatre hommes
vigoureux soulevèrent une table d'argent jusqu'à la hauteur du cheval,
et, sans mettre pied à terre, Attila goûta de tous les plats et but une
gorgée de vin, après quoi il entra dans son palais[214]. En l'absence de
son mari, qui arrivait d'un long voyage et que le roi manda près de lui,
la femme d'Onégèse reçut les ambassadeurs à souper dans la compagnie des
principaux du pays, presque tous ses parents. Maximin prit ensuite des
dispositions pour son établissement; il dressa ses tentes dans un lieu
voisin tout à la fois de la maison du ministre et du palais du roi.

      [Note 212: In hunc vicum adventanti Attilæ puellæ obviam
      prodierunt, quæ per series incedebant, sub lintels tenuibus et
      candidis, quam maxime in longitudinem extensis, ita ut sub
      unoquoque linteo, manibus mulierum ab utraque parte in altum
      sublato, septem puellæ aut etiam plures progredientes (erant autem
      multi hujus modi mulierum sub illis linteis ordines), Scythica
      carmina canerent. Prisc., _Exc. leg._, p. 58, et seq.]

      [Note 213: Qui maximus est apud Scythas homos. _Id., ibid._]

      [Note 214: Itaque uxori hominis sibi necessarii gratificaturus,
      comedit, equo insidens, barbaris, qui in ejus comitatu erant,
      suspensam tabulam (erat antem argentea) attollentibus. Deinde
      degustato calice, qui illi fuerat oblatus, in regiam se recepit.
      Prisc., _loc. cit._]

Onégèse, dont le nom grec indiquait l'origine, mais qui avait été élevé
chez les Huns; tenait le premier rang dans l'empire après Attila, soit
par la puissance, soit par la richesse: c'était presque le roi, si
Attila était l'empereur. Ce comble de fortune, devant lequel les Huns de
naissance s'inclinaient sans murmurer, Onégèse le devait aux moyens les
plus honorables, à la bravoure sur le champ de bataille, à la sincérité
dans les conseils, au courage même avec lequel il luttait contre les
résolutions violentes ou les mauvais instincts de son maître. Il était
près d'Attila le meilleur appui des Romains, non par intérêt personnel
ou par souvenir lointain de son origine, mais par pur esprit d'équité,
par un goût inné de ce qui tenait à la civilisation. La logique, si
différente des faits, eût placé de droit un tel ministre près d'un
prince civilisé et chrétien, tandis qu'elle eût relégué au contraire un
Chrysaphius près d'Attila. Le roi hun, si absolu, si emporté, cédait à
ce caractère ferme dans sa douceur; Onégèse était devenu son conseiller
indispensable, et c'est à lui qu'il avait confié l'éducation militaire
et la tutelle de son fils aîné, Ellak, dans le royaume des Acatzires,
dont Onégèse venait de terminer la conquête[215]. Ramené sur les bords
du Danube, après une longue absence, par le désir de revoir son père, ce
jeune homme avait fait en route une chute de cheval où il s'était démis
le poignet[216]. Onégèse avait donc bien des choses importantes à
traiter avec le roi, qui le retint toute la soirée: ce fut le motif de
son absence au souper; mais Maximin brûlait d'impatience de le voir pour
lui communiquer les instructions de Théodose à son égard; il espérait
d'ailleurs beaucoup dans l'intervention de cet homme tout puissant pour
aplanir les difficultés dont sa mission était entourée. Il dormit à
peine, et, dès les premières lueurs de l'aube, il fit partir Priscus
avec les présents destinés au ministre. L'enceinte était fermée; aucun
domestique de la maison ne se montrait, et Priscus dut attendre;
laissant donc les présents sous la garde des serviteurs de l'ambassade,
il se mit à se promener jusqu'au moment où quelqu'un paraîtrait[217].

      [Note 215: Etenim tum forte Onegesius una cum seniore ex Attilæ
      liberis ad Acatziros missus fuerat... ei genti cum seniorem ex
      filiis regem Attilas constituere decrevisset, ad hanc rem
      conficiendam Onegesium miserat. Prisc., _Exc. leg._, p. 63.]

      [Note 216: Dextram delapsus fregerat. _Id., ibid._]

      [Note 217: Quam januæ clausæ essent, exspectavi, donec
      aperirentur, et aliquis exiret, qui eum mei adventus certiorem
      faceret. Prisc., _Exc. leg._, p. 60.]

Il avait fait à peine quelques centaines de pas, quand un autre
promeneur, l'abordant, lui dit en fort bon grec: «_Khaïré_, je vous
salue.» Entendre parler grec dans les États d'Attila, où les idiomes
usuels étaient le hun, le goth et le latin, surtout pour les relations
de commerce, c'était une nouveauté qui frappa Priscus. Les seuls Grecs
qu'on pouvait s'attendre à rencontrer là étaient des captifs de la
Thrace ou de l'Illyrie maritime, gens misérables, faciles à reconnaître
à leur chevelure mal peignée et à leurs vêtements en lambeaux, tandis
que l'interlocuteur de Priscus portait la tête rasée tout alentour et le
vêtement des Huns de la classe opulente[218]. Ces réflexions
traversèrent comme un éclair la pensée de Priscus, qui, pour s'assurer
de ce qu'était cet homme, lui demanda, en lui rendant son salut, de quel
pays du monde il était venu essayer la vie barbare chez les Huns[219].

      [Note 218: Sed illi ab obvio quoque dignosci possunt et a vestibus
      laceris et capitis squalore, tanquam qui in miseram inciderint
      fortunam. Hic vero opulenti Scythæ speciem præ se ferebat; erat
      enim bene et eleganter vestitus, capite in rotundum raso. Prisc.,
      _ibid._, p. 61.]

      [Note 219: Hunc resalutans interrogavi, quis esset, et unde in
      terram barbaram veniens, vitæ scythicæ institutum sequi
      delegisset. Prisc., _Exc. leg._, p. 61.]

«Pourquoi me faites-vous cette question? dit l'inconnu.

--Parce que vous parlez trop bien le grec, répondit Priscus. L'inconnu
se mit à rire[220].

--En effet, dit-il, je suis Grec. Fondateur d'un établissement de
commerce à Viminacium en Mésie, je m'y étais marié richement; j'y vivais
heureux: la guerre a dissipé mon bonheur. Comme j'étais riche, j'ai été
adjugé, personne et biens, dans le butin d'Onégèse, car vous saurez que
c'est un privilége des princes et des chefs des Huns de se réserver les
plus riches captifs[221]. Mon nouveau maître me mena à la guerre, où je
me battis bien et avec profit. Je me mesurai contre les Romains; je me
mesurai contre les Acatzires; quand j'eus acquis suffisamment de butin,
je le portai à mon maître barbare, et, en vertu de la loi des Scythes,
je réclamai ma liberté. Depuis lors, je me suis fait Hun; j'ai épousé
une femme barbare qui m'a donné des enfants; je suis commensal
d'Onégèse, et, à tout prendre, ma condition actuelle me paraît
préférable à ma condition passée[222].

      [Note 220: Ille quam ob causam hoc ex ipso quærerem, rogavit.
      «Mihi vero, inquam, hæc a te ut sciscitarer, causa fuit, quod
      græce locutus es.» Tum ridens ait, se Græcum esse genere...
      Prisc., _ibid._]

      [Note 221: Etenim esse apud eos in more positum, ut præcipui ab
      Attila scythæ principes captivos ditiores sibi seponant, quoniam
      plurimum auctoritate valent. Prisc., _Exc. leg._, p. 62.]

      [Note 222: Uxorem quoque barbaram duxisse, et ex ea liberos
      sustulisse, et Onegesii mensæ participem, hoc vitæ genuis longe
      potius priore ducere. Prisc., _Exc. leg._, p. 62.]

--Oh! oui, continua cet homme après s'être recueilli un instant, le
travail de la guerre une fois terminé, on mène parmi les Huns une vie
exempte de soucis: ce que chacun a reçu de la fortune, il en jouit
paisiblement; personne ne le moleste, rien ne le trouble. La guerre nous
alimente: elle épuise et tue ceux qui vivent sous le gouvernement
romain. Il faut bien que le sujet romain mette dans le bras d'autrui
l'espérance de son salut, puisqu'une loi tyrannique ne lui permet pas de
porter les armes dont il a besoin pour se défendre, et ceux que la loi
commet à les porter, si braves qu'ils soient, font mal la guerre,
entravés qu'ils sont tantôt par l'ignorance, tantôt par la lâcheté des
chefs[223]. Cependant les maux de la guerre ne sont rien chez les
Romains en comparaison des calamités qui accompagnent la paix, car c'est
alors que fleurissent dans tout leur luxe et la rigueur insupportable
des tributs, et les exactions des agents du fisc, et l'oppression des
hommes puissants. Comment en serait-il autrement? les lois ne sont pas
les mêmes pour tout le monde. Si un riche ou un puissant les
transgresse, il profitera impunément de son injustice; mais un pauvre,
mais un homme qui ignore les formalités du droit, oh! celui-là, la peine
ne manquera point de l'atteindre, à moins pourtant qu'il ne meure de
désespoir avant son jugement, épuisé, ruiné par un procès sans fin. Ne
pouvoir obtenir qu'à prix d'argent ce qui est du droit et des lois,
c'est, à mon avis, le comble de l'iniquité. Quelque injure que vous ayez
reçue, vous ne pouvez ni aborder un tribunal ni demander une sentence au
juge avant d'avoir déposé préalablement une somme d'argent qui
bénéficiera à ce juge et à sa séquelle[224].»

      [Note 223: Hos enim in aliis sui conservanci spem collocare
      necesse est; quandequidem per tyrannos minime licet arma, quibus
      unusquisque se tucatur, gestaro, atque adeo his, quibus jure
      licet, valde est perniciosa ducum iguavia, qui bellum minime
      gnaviter gerunt. _Id., ub. sup._]

      [Note 224: At mercede et pretio, quod legum et juris est obtinere,
      omnium iniquissimum est. Nec enim injuria affecto quisquam fori
      judicialis potestatem faciet, priusquam pecuniam judicis et ejus
      ministrorum commodo cessuram deponat. Prisc., _Exc. leg._, p. 62.]

L'apostat de la civilisation continua longtemps sur ce ton, déclamant
avec une chaleur qui donnait parfois à ses paroles l'apparence d'un
plaidoyer pour lui-même. Quand il parut avoir tout dit, Priscus le pria
de le laisser parler quelques instants à son tour et de l'écouter avec
patience[225]. «A mon sens, commença-t-il, les fondateurs de l'État
romain ont été des hommes sages et prévoyants; pour que chacun sût bien
son métier, ils ont fait de ceux-ci les gardiens de la loi, de ceux-là
les gardiens de la sûreté publique, et, n'ayant pas d'autre occupation
au monde que de s'exercer au maniement des armes, de s'aguerrir et de se
battre, ces derniers ont composé une classe de gens excellents pour
protéger les autres. Nos législateurs établirent en outre une troisième
classe, celle des colons qui cultivent la terre: il était bien juste
qu'au moyen de l'annone militaire cette classe nourrît ceux qui la
protégent. Ce n'est pas tout: ils créèrent des conservateurs de l'équité
et du droit au profit des faibles et des incapables, des défenseurs
juridiques pour ceux qui ne sauraient pas se défendre. Cela posé, qu'y
a-t-il de si injuste à ce que le juge et l'avocat soient payés par le
plaideur, comme le soldat par le paysan? Celui qui reçoit le service
doit tribut à celui qui le rend, et le bon office doit être mutuel[226].
Le cavalier ne fait que gagner à soigner son cheval, le berger ses
bœufs, le chasseur ses chiens[227]. S'il y a de mauvais plaideurs qui se
ruinent en procès, tant pis pour eux! et, quant à la longueur des
affaires, elle tient la plupart du temps à la nécessité de les
éclaircir, et mieux vaut, après tout, une bonne sentence qui s'est fait
attendre qu'une mauvaise sentence improvisée. Risquer de commettre
l'injustice, ce n'est pas seulement nuire aux hommes, c'est encore
offenser Dieu, l'inventeur de la justice. Les lois sont publiques, tout
le monde les connaît ou peut les connaître; l'empereur lui-même leur
obéit[228]. Votre accusation sur l'impunité des grands est vraie
quelquefois, mais applicable à tous les peuples, et le pauvre lui-même
peut échapper à la peine, si l'on ne trouve pas de preuves suffisantes
de sa culpabilité. Vous vous félicitez du don de votre liberté;
rendez-en grâce à la fortune, et non point à votre maître. En vous
menant à la guerre, vous homme civil, il pouvait vous faire tuer, et, si
vous aviez fui, il pouvait vous tuer lui-même. Les Romains n'ont point
cette dureté; leurs lois garantissent la vie de l'esclave contre les
sévices du maître: elles lui assurent la jouissance de son pécule, et
elles l'élèvent par l'affranchissement à la condition des hommes libres,
tandis qu'ici, pour la moindre faute, c'est la mort qui le menace[229].»

      [Note 225: Ego precatus, ut quod sentirem, patienter et benigne
      audiret, respondi.... _Id., ibid._]

      [Note 226: Quid enim æquius, quam cum, qui opituletur et auxilium
      ferat, alere et officium mutuo officio rependere. Prisc., _Exc.
      leg._, p. 62.]

      [Note 227: Quemadmodum equiti emolumento est equi, pastori houm et
      venatori canum cura, et reliquorum animantium, quæ homines
      custodiæ et utilitatis causa alunt. Prisc., _loc. cit._]

      [Note 228: Leges autem in omnes positæ sunt, ut illis etiam ipse
      imperator pareat. Prisc., _ibid._]

      [Note 229: Longe autem Romani benignius servis consuluerunt.
      Patrum enim aut præceptorum affectum erga eos exhibent, denique
      corrigunt eos in his, quæ delinquent, sicut et suos liberos. Nec
      enim servos morte afficere, sicut apud Scythas, fas est... Prisc.,
      _Exc. leg._, p. 62.]

Cette vue élevée de la civilisation, ce tableau des protections diverses
qui entourent l'individu sous les gouvernements policés, sembla remuer
vivement l'interlocuteur de Priscus, qui ne cherchait vraisemblablement,
en accumulant sophismes sur sophismes, qu'à étouffer en lui-même
quelques remords et à combattre quelques regrets. Ses yeux parurent
mouillés de larmes[230], puis il s'écria: «Les lois des Romains sont
bonnes, leur république est bien ordonnée, mais les mauvais magistrats
la pervertissent et l'ébranlent»[231]. Ils en étaient là quand un
domestique d'Onégèse ouvrit l'enceinte de la maison: Priscus quitta
l'inconnu, qu'il ne revit plus.

      [Note 230: Tum ille plorans... _Id., ibid._]

      [Note 231: Leges apud Romanos bonas et rem publicam præclare
      constitutam esse, sed magistratus, qui non, æque ac prisci, probi
      et prudentes sunt, eam labefactant et pervertunt. Prisc., _l. c._]

L'insistance que mettait Théodose à demander Onégèse pour négociateur
dans ses différends avec les Huns tenait à un double calcul de la
politique byzantine: d'abord on semblait repousser Édécon comme trop
rude et trop dévoué aux intérêts de son maître, puis, à tout événement,
on espérait attirer par les séductions et peut-être corrompre par
l'argent le ministre tout-puissant qui montrait une bienveillance si
pleinement gratuite à l'empire. De ces deux calculs, l'honnête Maximin
ignorait le premier et soupçonnait à peine le second; mais cette partie
de sa mission lui avait été recommandée comme une de celles auxquelles
l'empereur tenait le plus, et il ne supposait pas qu'une telle avance de
la part d'un tel souverain pût laisser le Barbare indifférent. Onégèse,
après avoir donné un coup d'œil rapide aux présents que Priscus lui
apportait, les fit déposer dans sa maison[232], et, apprenant que
l'ambassadeur romain voulait se rendre chez lui, il tint à le prévenir
lui-même; au bout de quelques instants, Maximin le vit entrer sous sa
tente. Alors commença entre ces deux hommes d'État une conversation dans
laquelle le caractère du ministre d'Attila se déploya tout entier.
Maximin s'attacha à lui exposer avec quelque peu d'emphase que le moment
d'une pacification solide entre les Romains et les Huns paraissait
arrivé, pacification dont l'honneur était réservé à sa prudence, et que
l'utilité très-grande dont le ministre hun pouvait être pour les deux
nations se reverserait sur lui-même et sur ses enfants en bienfaits
perpétuels de la part de l'empereur et de toute la famille impériale.
«Comment donc, demanda naïvement Onégèse, ce grand honneur peut-il
m'advenir, et comment puis-je être entre vous et nous l'arbitre
souverain de la paix[233]?--En étudiant, reprit l'ambassadeur, chacun
des points qui nous divisent et les conventions des traités, et pesant
le tout dans la balance de votre équité. L'empereur acceptera votre
décision.--Mais, rétorqua celui-ci, ce n'est point là le rôle d'un
ambassadeur, et, si je l'étais, je n'aurais pas d'autre règle que les
volontés de mon maître. Les Romains espéreraient-ils par hasard
m'entraîner par leurs prières à le trahir, et à tenir pour néant ma vie
passée parmi les Huns, mes femmes, mes enfants nés chez eux? Ils se
tromperaient grandement. L'esclavage me serait plus doux près d'Attila
que les honneurs et la fortune dans leur empire[234].» Ces paroles,
prononcées d'un ton calme, mais net, ne souffraient point de réplique.
Onégèse, comme pour en adoucir la rudesse, se hâta d'ajouter qu'il était
plus utile aux Romains près d'Attila, dont il apaisait quelquefois les
emportements, qu'il ne le serait à Constantinople, où son bon vouloir
pour eux ne tarderait pas à le rendre suspect[235]. Évidemment le
ministre de Théodose n'avait rien à faire de ce côté.

      [Note 232: Ille suos, qui aderant, jussit aurum et munera
      recipere. Prisc., _Exc. leg._, p. 62.]

      [Note 233: Qua in re gratificaretur Imperatori, et per se
      contentiones dirimeret? Prisc., _ibid._, p. 63.]

      [Note 234: An Romani existimant, inquit, se ullis precibus exorari
      posse, ut prodat dominum suum, et nihili faciat educationem apud
      Scythas, uxores et liberos suos, neque potiorem ducat apud Attilam
      servitutem, quam apud Romanos ingentes opes. Prisc., _Exc. leg._,
      p. 63.]

      [Note 235: Cæterum se domi remanentem majori eoram rebus adjumento
      futurum, quippe qui domini iram placaret, si quibus in rebus
      Romanis irasceretur, quam si ad eos accedens criminationi se
      objiceret... Prisc., _ibid._]

Cependant la reine Kerka attendait ses présents: Priscus fut encore
chargé de les lui présenter. Elle les reçut dans une pièce de son
élégant palais recouverte d'un tapis de laine; elle-même était assise
sur des coussins et entourée de ses femmes et de ses serviteurs
accroupis en cercle autour d'elle, les hommes d'un côté et les femmes
de l'autre; celles-ci travaillaient à passer des fils d'or et de soie
dans des pièces d'étoffes destinées à relever les vêtements des
hommes[236]. En sortant du palais de la reine, Priscus entendit un grand
bruit, et vit courir une grande foule à laquelle il se mêla. Il aperçut
bientôt Attila, qui, flanqué d'Onégèse, vint se placer devant la porte
de sa maison pour y rendre la justice. Sa contenance était grave, et il
s'assit en silence. Ceux qui avaient des procès à faire juger
s'approchèrent à tour de rôle; il les jugea tous, puis il rentra pour
recevoir des députés qui lui arrivaient de plusieurs pays barbares[237].

      [Note 236: Ipsam deprehendi in molli stragula jacentem. Erat autem
      pavimentum laneis tapetibus stratum, in quibus constitimus. Eam
      famulorum multitudo in orbem circumstabat, et ancillæ ex adverso
      humi sedentes telas coloribus variegabant, quæ vestibus barbarorum
      ad ornatum super injiciuntur. Prisc., _Exc. leg._, p. 63.]

      [Note 237: Vidi magnam turbam, quæ prodibat, currentem, tumultum
      et strepitum excitantem. Attilas domo egressus, gravi vultu,
      omnium oculis quaqua versus in eum conversis, incedens cum
      Onegesio, pro ædibus substitit. Hic eum multi, quibus erant lites,
      adierunt, et ejus judicium exceperunt. Deinde domum repitiit, et
      barbararum gentium legatos, qui ad se venerant, admisit. Prisc.,
      _ibid._, p. 64.]

L'enclos du palais d'Attila était une sorte de promenade où les
ambassadeurs circulaient librement en attendant les audiences soit du
roi, soit de son ministre; ils pouvaient aller, venir, tout observer,
aucun garde ne les y gênant. Priscus s'y rencontra face à face avec le
comte Romulus et ses collègues de l'ambassade d'Occident, lesquels se
promenaient en compagnie de deux secrétaires d'Attila, Constancius et
Constanciolus, tous deux Pannoniens, et de ce Rusticius qui avait
accompagné volontairement l'ambassade d'Orient, et venait de se faire
attacher comme scribe à la chancellerie du roi des Huns. «Comment vont
vos affaires?» fut la question que Romulus et lui s'adressèrent d'abord.
Elles ne marchaient pas plus vite d'un côté que de l'autre; rien ne
pouvait fléchir la résolution d'Attila vis-à-vis de l'empire d'Occident:
il lui fallait le banquier Sylvanus ou les vases de Sirmium. Comme
plusieurs des assistants se récriaient sur l'opiniâtreté déraisonnable
de l'esprit barbare[238], Romulus, que son expérience des hautes
affaires faisait toujours écouter avec intérêt, dit, en poussant un
soupir: «Oui, la fortune et la puissance ont tellement gâté cet homme,
qu'il n'y a plus de place dans son oreille pour des raisons justes, à
moins qu'elles ne lui plaisent. Avouons aussi que, soit en Scythie, soit
ailleurs, personne n'a jamais accompli de plus grandes choses en moins
de temps: maître de la Scythie entière, jusqu'aux îles de l'Océan, il
nous a rendus ses tributaires, et voilà qu'il couve encore de plus
grands desseins, et qu'il veut entreprendre la conquête des
Perses[239].--Des Perses! interrompit un des assistants; mais quel
chemin peut le conduire de Scythie en Perse[240]?--Un chemin fort court,
reprit Romulus. Les montagnes de la Médie ne sont pas éloignées des
tribus extrêmes des Huns; ceux-ci le savent bien. Il est arrivé
autrefois que, pendant une famine qui les décimait sans qu'ils pussent
tirer des subsistances de l'empire romain, parce qu'ils étaient en
guerre avec lui, deux de leurs princes tentèrent de s'en procurer du
côté de l'Asie. Ils poussèrent, à travers une région déserte, jusqu'au
bord d'un marais que je crois être le marais Méotide[241]; puis, quinze
journées de marche les amenèrent au pied de hautes montagnes qu'ils
gravirent, et ils se trouvèrent en Médie. Le pays était fertile; les
Huns y firent la moisson tout à leur aise, et ils avaient déjà réuni un
butin immense quand un jour les Perses arrivèrent et obscurcirent le
ciel de leurs flèches. Les Huns, pris à l'improviste et abandonnant
tout, firent retraite par un autre chemin, et il advint que ce nouveau
passage les conduisit également dans leur pays. Maintenant, supposez
qu'il prenne fantaisie au roi Attila de renouveler cette campagne; Mèdes
et Perses ne lui coûteront à conquérir ni beaucoup de fatigues, ni
beaucoup de temps, car aucun peuple de la terre ne peut résister à ses
armées[242].» Les Romains suivaient avec une curiosité mêlée
d'appréhension le récit du comte Romulus, qui avait visité tant de pays
et pris part à tant d'événements. Un des interlocuteurs ayant exprimé le
vœu qu'Attila se jetât dans cette guerre lointaine pour laisser respirer
l'empire romain: «Prenons garde, au contraire, dit Constanciolus,
qu'après avoir subjugué les Perses, et ce ne sera pas difficile pour
lui, il ne revienne vers nous, non plus en ami, mais en maître.
Aujourd'hui il se contente de recevoir l'or que nous lui donnons comme
un salaire attaché à son titre de général romain; quand il aura mis la
Perse sous ses pieds, et que l'empire romain restera seul debout en face
de lui, pensez-vous qu'il le ménage? Déjà il souffre impatiemment ce
titre de général que nous lui donnons pour lui dénier celui de roi, et
on l'a entendu s'écrier avec indignation qu'il avait autour de lui des
esclaves qui valaient les généraux romains, et des généraux huns qui
valaient les empereurs[243].» Cette conversation, dans laquelle les
représentants du monde civilisé se communiquaient leurs sombres
pressentiments et grandissaient à qui mieux mieux l'homme qui suspendait
la destruction sur leur patrie, fut interrompue brusquement. Onégèse
vint signifier à Priscus qu'Attila ne recevrait plus désormais pour
ambassadeurs que trois personnages consulaires qu'il lui nomma:
Anatolius était l'un des trois. Priscus, sans songer qu'il mettait son
propre gouvernement en contradiction avec lui-même, fit observer que
désigner ainsi certains hommes, c'était les rendre suspects à leur
souverain; Onégèse ne répondit que ces mots: «Il le faut, ou la
guerre[244]!» Priscus regagnait tristement son quartier, quand il
rencontra le père d'Oreste, Tatullus, qui venait informer l'ambassadeur
et lui qu'Attila les invitait à sa table pour le jour même, à la
neuvième heure, environ trois heures après midi. Les ambassadeurs
d'Occident devaient également s'y trouver.

      [Note 238: Nequaquam aiunt illum deduci a sententia, sed bellum
      minari et denuntiare, ut Sylvanus aut pocula dedantur. Nos vero
      eum barbari miraremur animi impotentiam... Prisc., _Exc. leg._, p.
      64.]

      [Note 239: Totius Scythiæ dominatum sibi comparavit, et ad Oceani
      insulas usque imperium suum extendit, ut etiam a Romanis tributa
      exigat. Nec his contentus, ad longe majora animum adjecit, et
      latius imperii sui fines protendere et Persas bello aggredi
      cogitat. Prisc., _ibid._, p. 65.]

      [Note 240: Uno ex nobis quærente, qua via e Scythia in Persas
      tendere posset. Prisc., _ub. sup._]

      [Note 241: Hos narrasse, per quamdam desertam regionem illis iter
      fuisse, et paludem trajecisse, quam Romulus existimabat esse
      Mæotidem... Prisc., _Exc. leg._, p. 65.]

      [Note 242: Quamobrem si Attilam cupido ceperit Medos invadendi,
      non multum operæ et laboris in eam invasionem consumpturum, neque
      magnis itineribus defatigatum iri, ut Medos, Parthos et Persas
      adoriatur. Prisc., _ibid._]

      [Note 243: Innuebat igitur, Attilam, Medis, Parthis et Persis
      subactis, hoc nomen, aut aliud quo Romanis illum vocare lubet, et
      dignitatem, quam illi ornamenti loco, esse existimant,
      repudiaturum, et pro duce coacturum eos se regem appellare. Jam
      tunc enim indignatus dicebat, illis servos esse exercituum duces,
      sibi vero viros imperatoribus romanis dignitate pares. Prisc.,
      _Exc. leg._ p. 66.]

      [Note 244: Attilam respondisse, si hæc abnuerint, armis se
      controversias disceptaturum. Prisc., _Exc. leg._, p. 66.]

La salle du festin était une grande pièce oblongue, garnie à son
pourtour de siéges et de petites tables mises bout à bout, pouvant
recevoir chacune quatre ou cinq personnes. Au milieu s'élevait une
estrade qui portait la table d'Attila et son lit, sur lequel il avait
déjà pris place; à peu de distance derrière, se trouvait un second lit,
orné comme le premier de linges blancs et de tapis bariolés et
ressemblant aux _thalami_ en usage en Grèce et à Rome dans les
cérémonies nuptiales[245]. Au moment où les ambassadeurs entraient, des
échansons, apostés près du seuil de la porte, leur remirent des coupes
pleines de vin, dans lesquelles ils durent boire en saluant le roi:
c'était un cérémonial obligatoire que chaque convive observa avant
d'aller prendre son siége. La place d'honneur, fixée à droite de
l'estrade, fut occupée par Onégèse, en face duquel s'assirent deux des
fils du roi. On donna aux ambassadeurs la table de gauche, qui était la
seconde en dignité; encore s'y trouvèrent-ils primés par un noble Hun,
du nom de Bérikh, personnage considérable qui possédait plusieurs
villages en Hunnie. Ellak, l'aîné des fils d'Attila, prit place sur le
lit de son père, mais beaucoup plus bas; il s'y tenait les yeux baissés,
et conserva pendant toute la durée du festin une attitude pleine de
respect et de modestie[246]. Quand tout le monde fut assis, l'échanson
d'Attila présenta à son maître une coupe remplie de vin, et celui-ci but
en saluant le convive d'honneur qui se leva aussitôt, prit une coupe des
mains de l'échanson posté derrière lui, et rendit le salut au roi. Ce
fut ensuite le tour des ambassadeurs, qui rendirent pareillement, la
coupe en main, un salut que le roi leur porta; tous les convives furent
salués l'un après l'autre, suivant leur rang, et répondirent de la même
manière; un échanson muni d'une coupe pleine se tenait derrière chacun
d'eux. Les saluts finis, on vit entrer des maîtres d'hôtel portant sur
leurs bras des plats chargés de viandes qu'ils déposèrent sur les
tables; on ne mit sur celle d'Attila que de la viande dans des plats de
bois, et sa coupe aussi était de bois, tandis qu'on servait aux convives
du pain et des mets de toute sorte dans des plats d'argent, et que leurs
coupes étaient d'argent ou d'or[247]. Les convives puisaient à leur
fantaisie dans les plats déposés devant eux, sans pouvoir prendre plus
loin. Lorsque le premier service fut achevé, les échansons revinrent, et
les saluts recommencèrent; ils parcoururent encore, avec la même
étiquette, toutes les places, depuis la première jusqu'à la dernière. Le
second service, aussi copieux que le premier et composé de mets tout
différents, fut suivi d'une troisième _compotation_, dans laquelle les
convives, déjà échauffés, vidèrent leurs coupes à qui mieux mieux. Vers
le soir, les flambeaux ayant été allumés, ou vit entrer deux poëtes qui
chantèrent, en langue hunnique, devant Attila, des vers de leur
composition, destinés à célébrer ses vertus guerrières et ses
victoires[248]. Leurs chants excitèrent dans l'auditoire des transports
qui allèrent jusqu'au délire: les yeux étincelaient, les visages
prenaient un aspect terrible; beaucoup pleuraient, dit Priscus: larmes
de désir chez les jeunes gens, larmes de regret chez les
vieillards[249]. Ces Tyrtées de la Hunnie furent remplacés par un
bouffon dont les contorsions et les inepties firent passer les convives
en un instant de l'enthousiasme à une joie bruyante[250]. Pendant ces
spectacles, Attila était resté constamment immobile et grave, sans
qu'aucun mouvement de son visage, aucun geste, aucun mot trahît en lui
la moindre émotion: seulement, quand le plus jeune de ses fils, nommé
Ernakh, entra et s'approcha de lui, un éclair de tendresse brilla dans
son regard; il amena l'enfant plus près de son lit, en le tirant
doucement par la joue[251]. Frappé de ce changement subit dans la
physionomie d'Attila, Priscus se pencha vers un de ses voisins barbares,
qui parlait un peu le latin, et lui demanda à l'oreille par quel motif
cet homme, si froid pour ses autres enfants, se montrait si gracieux
pour celui-là. «Je vous l'expliquerai volontiers, si vous me gardez le
secret, répondit le Barbare. Les devins ont prédit au roi que sa race
s'éteindrait dans ses autres fils, mais qu'Ernakh la perpétuerait: voilà
la cause de sa tendresse; il aime dans ce jeune enfant l'unique source
de sa postérité.[252]»

      [Note 245: Medius in lecto sedebat Attilas, altero lecto a tergo
      strato, pone quem erant quidam gradus qui ad ejus cubile ferebant,
      linteis candidis et variis tapetibus ornatùs gratia contectum,
      simile cubilibus, quæ Romani et Græci nubentibus adornare pro more
      habent. Prisc., _ibid._]

      [Note 246: Senior enim in eodem, quo pater, throno, non prope, sed
      multum infrà accumbebat, oculis præ pudore propter patris
      præsentiam semper in terram conjectis. Prisc., _Exc. leg._, p.
      66.]

      [Note 247: Sed cæteris quidem barbaris et nobis lautissima cœna
      præparata erat et in discis argenteis reposita, Attilæ in quadra
      lignea, et nihil præter carnes, moderatum pariter in reliquis
      omnibus sese præbehat. Convivis aurea et argentea pocula
      suppeditabantur, Attilæ poculum erat ligneum. Prisc., _ibid._]

      [Note 248: Adveniente vespere, facibusque accensis, duo Scythæ
      coram Attila prodierunt, et versus a se factos, quibus ejus
      victorias et bellicas virtutes canebant, recitarunt. Prisc., _Exc.
      leg._, p. 67.]

      [Note 249: In quos convivæ oculos defixerunt; et alii quidem
      versibus delectabantur, aliis bellorum recordatio animos
      excitabat, aliis manabant lacrymæ, quorum corpus ætate debilitatum
      erat, et vigor animi quiescere cogebatur. Prisc., _ub. sup._]

      [Note 250: Post cantus et carmina Scytha nescio quis, mente
      captus, absurda et inepta, nec sani quicquam habentia effundens,
      risum omnibus commovit. Prisc., _loc. cit._]

      [Note 251: Sed Attilas semper eodem vultu, omnis mutationis
      expers, et immotus permansit, neque quicquam facere, aut dicere,
      quod jocum, aut hilaritatem præ se ferret, conspectus est: præter
      quam quod juniorem ex filiis introeuntem et adventantem, nomine
      Hernach, placidis et lætis oculis, est intuitus, et eum gena
      traxit. Prisc., _Exc. leg._, p. 67.]

      [Note 252: Ego vero cum admirarer, Attilam reliquos suos liberos
      parvi facere, et ad hunc solum animum adjicere, unus ex barbaris,
      qui prope me sedebat et latinæ linguæ usum habebat, fide prius
      accepta, me nihil eorum, quæ dicerentur, evulgaturum, dixit, vates
      Attilæ vaticinatos esse, ejus genus, quod alioquin interiturum
      erat, ab hoc puero restauratum iri. Prisc., _ibid._, p. 68.]

A ce moment entra le Maure Zercon, et tout aussitôt la salle retentit
d'éclats de rire et de trépignements capables de l'ébranler: c'était un
intermède dont les convives étaient redevables à l'imagination d'Édécon.
Le Maure Zercon, nain bossu, bancal, camus, ou plutôt sans nez, bègue et
idiot, circulait depuis près de vingt ans d'un bout à l'autre du monde,
et d'un maître à l'autre, comme l'objet le plus étrange qu'on pût se
procurer pour se divertir[253]. Les Africains l'avaient donné au général
romain Aspar, qui l'avait perdu en Thrace, dans une campagne malheureuse
contre les Huns: conduit près d'Attila, qui refusa de le voir, Zercon
avait trouvé meilleur accueil chez Bléda. Bientôt même le prince hun
s'engoua tellement de son nain, qu'il ne pouvait plus s'en passer; il
l'avait à sa table, il l'avait à la guerre, où il lui fit fabriquer une
armure, et son bonheur était de le voir se pavaner, une grande épée au
poing, et prendre grotesquement des attitudes de héros. Un jour pourtant
Zercon s'enfuit sur le territoire romain, et Bléda n'eut pas de repos
qu'on ne l'eût repris ou racheté; la chasse fut heureuse, et on le lui
ramena chargé de fers. A l'aspect de son maître irrité, le Maure se mit
à fondre en larmes, et confessa qu'il avait commis une faute en le
quittant; mais cette faute, disait-il, avait une bonne excuse. «Et
laquelle donc? s'écria Bléda.--C'est, répondit le nain, que tu ne m'as
pas donné de femme[254].» L'idée de cet avorton réclamant une femme
provoqua chez Bléda un rire inextinguible; non-seulement il lui
pardonna, mais il lui fit épouser une des suivantes de la reine,
disgraciée pour quelque grave méfait[255]. Après la mort de Bléda,
Attila envoya Zercon en cadeau au patrice Aëtius, qui s'en défit en
faveur de son premier maître Aspar. Édécon l'ayant rencontré à
Constantinople, lui avait persuadé de venir en Hunnie redemander sa
femme. Profitant donc de l'occasion de la fête, Zercon entra dans la
salle et vint adresser sa requête à Attila, mêlant, dans son verbiage,
la langue latine à celles des Huns et des Goths d'une façon si
burlesque, que nul ne put s'empêcher de rire[256], et les joyeux éclats
se faisaient encore entendre lorsque les Romains, pensant qu'ils avaient
assez bu, s'esquivèrent au milieu de la nuit, tandis que la compagnie
fit bonne contenance jusqu'au jour.

      [Note 253: Qui propter corporis fœditatem, et quod balbutie vocis
      et forma sua risum movebat, nam brevis erat, gibbosus, distortis
      pedibus, naribus adeo depressis, ut nasum inter eas vix apparentem
      haberet propter nimiam simitatem. Prisc., _Exc. leg._, p. 67.]

      [Note 254: Ille vero respondit, se quidem peccasse, quod fugisset,
      sed se peccati causam habere, quod nulla uxor sibi data fuisset.
      Prisc., _ibid._]

      [Note 255: Bledas autem in majorem risum prorumpeus ipsi dat
      uxorem, unam de nobilibus et quæ fuerat inter reginæ ministras,
      sed ob quoddam insolens facinus ad ipsam non amplius accedebat.
      Prisc., _Exc. leg._, p. 67.]

      [Note 256: Itaque tunc arrepta festivitatis occasione progressus,
      et forma et habitu et pronuntiatione et verbis confuse ab eo
      prolatis, Romanæ Hunnorum et Gothorum linguam intermiscens, omnes
      lætitia implevit et effecit ut in vehementem risum prorumperent.
      Prisc., _ib._, p. 67.]

Le temps s'écoulait en pure perte pour les ambassadeurs, qui
n'obtenaient ni audience du roi ni réponse satisfaisante sur aucun
point. Ils demandèrent à partir; mais Attila, sans leur en refuser
positivement l'autorisation, les retint sous différents prétextes: il
les gardait. La reine Kerka voulut les traiter à son tour: elle les
invita dans la maison de son intendant Adame à un repas «magnifique et
fort gai», nous dit Priscus, où les convives, en dépit de la gravité
romaine, durent boire et s'embrasser à la ronde[257]. Un second souper
qui leur fut offert par Attila reproduisit, aux yeux de Maximin et de
son compagnon, l'étiquette cérémonieuse du premier; seulement Attila s'y
dérida quelque peu. Plusieurs fois, ce qui n'avait pas encore eu lieu,
il adressa la parole à Maximin pour lui recommander, entre autres
choses, le mariage du Pannonien Constancius, son secrétaire. Cet homme,
envoyé à Constantinople, il y avait déjà quelques années, comme
interprète ou adjoint d'une ambassade, s'y était vu l'objet des
empressements de la cour, qui espérait le gagner, et il avait en effet
promis ses bons offices pour le maintien de la paix, à la condition que
Théodose lui donnerait en mariage quelque riche héritière, sa sujette.
Théodose, que de tels cadeaux ne gênaient guère, lui avait aussitôt
proposé une orpheline, fille de Saturninus, ancien comte des
domestiques, que l'impératrice Athénaïs avait accusé de complot et fait
mourir. Encore prisonnière et gardée dans un château fort, la jeune
fille n'apprit pas sans une mortelle horreur le sort qu'on lui
destinait, et, résolue de s'en affranchir à tout prix, elle se fit
enlever par Zénon, général des troupes d'Orient, qui la maria avec un de
ses amis nommé Rufus. Attila, furieux à cette nouvelle, manda
insolemment à Théodose que, s'il n'avait pas la puissance de se faire
obéir chez lui, Attila viendrait l'y aider; mais une rupture n'était pas
le fait de Constancius, qui se contenta de la promesse d'une autre
femme. C'était ce qu'Attila rappelait au souvenir de l'ambassadeur. «Il
ne serait pas convenable, lui faisait-il dire par son interprète, que
Théodose se fût joué de la crédulité de Constancius; un empereur
perdrait de sa dignité à faire un mensonge.» Il ajouta, comme une raison
déterminante et un argument sans réplique, «que si le mariage se
faisait, il partagerait la dot avec son secrétaire[258].» Voilà comment
les affaires se traitaient à la cour du roi des Huns.

      [Note 257: Tum unusquisque eorum, qui aderant, surgens, scythica
      comitate poculum plenum nobis porrexit, et eum, qui ante se
      biberat, amplexus et exoseulatus, illud excepit. _Id., l. c._, p.
      68. Ab Imperatoris dignitate alienum videri, mendacem esse.
      Prisc., _Exc. leg._, p. 69.]

      [Note 258: Quod Constantius illi ingentem pecuniæ summam
      pollicitus erat, si uxorem e Romanis puellis locupletem duceret.
      Prisc., _ub. sup._]

Enfin Attila, ayant éclairci tout ce qu'il lui importait de savoir,
l'innocence de l'ambassadeur, la persistance de la cour impériale dans
le complot contre sa vie, et le retour prochain de Vigilas, qui avait
déjà quitté Constantinople, laissa partir les ambassadeurs dont la
présence lui devenait inutile. Une lettre délibérée dans un conseil de
seigneurs huns et de secrétaires de la chancellerie hunnique, sous la
présidence d'Onégèse, fut remise à Bérikh, qui dut accompagner
l'ambassade jusqu'à Constantinople. Quoique les Romains s'en allassent
comblés de politesses et de présents, attendu que chaque grand de la
cour, sur l'invitation du roi, s'était empressé de leur offrir quelques
objets précieux, tels que pelleteries, chevaux, tapis ou vêtements
brodés, les incidents de leur voyage furent peu récréatifs et leur
montrèrent, au sortir des festins et des fêtes, un côté plus sérieux du
gouvernement d'Attila. A quelques journées de marche, ils virent
crucifier un transfuge, saisi près de la frontière, et qu'on accusait
d'être venu espionner pour le compte des Romains[259]. Un peu plus loin,
ce furent deux captifs probablement romains qui s'étaient enfuis après
avoir tué leur maître hun à la guerre: on les ramenait pieds et poings
liés, et on profita du passage des ambassadeurs, comme d'une bonne
occasion, pour clouer ces malheureux à un poteau et leur enfoncer dans
la gorge un pieu aigu[260]. Leur compagnon de route, Bérikh, était
d'ailleurs un vieux Hun de race primitive, sauvage, grossier,
vindicatif. A propos d'une querelle survenue entre ses domestiques et
ceux de l'ambassade, il reprit à Maximin un beau cheval qu'il lui avait
donné, et ne cessa pas de murmurer tout le long du chemin[261].
Finalement, à peu de distance du Danube, sur les terres romaines,
l'ambassade rencontra Vigilas, qui s'en allait tout joyeux vers le but
de son voyage, en compagnie, comme il croyait, mais en réalité sous la
garde d'Esla.

      [Note 259: Captus est vir Scytha, qui a Romanis explorandi gratia
      in barbaram regionem descenderat, quem crucis supplicio affici
      Attilas præcepit. Prisc., _Exc. leg._, p. 69.]

      [Note 260: Hos, immissis inter duo ligna uncis prædita capitibus,
      in cruce necarunt. Prisc., _loc. laud._, p. 70.]

      [Note 261: Ut Istrum trajecimus, propter quasdam vanas causas, a
      servis ortas, nos inimicorum loco habuit; et primum quidem equum,
      quem Maximino dono dederat, ad se revocavit. Prisc., _ibid._]

Tel fut le premier acte de ce drame compliqué dont Attila faisait
mouvoir les fils avec une si profonde astuce et une patience si
opiniâtre. Il avait eu pendant deux mois entiers sous sa main les
représentants d'un gouvernement qui conspirait contre sa vie, une
ambassade dont le seul but était de le faire assassiner par les siens;
il pouvait invoquer, pour se venger ou se défendre, le droit des nations
qu'on violait si outrageusement contre lui; l'existence de tous ces
Romains dépendait d'un signe de ses yeux, et ce signe, il ne le fit
pas. Avec l'impartialité d'un juge prononçant dans une cause étrangère,
il sépara l'innocent du coupable, sans vouloir remarquer qu'ils
portaient tous deux la même tache originelle. S'il y avait dans cette
conduite un sentiment d'équité naturelle incontestable, il s'y trouvait
aussi un grand fonds d'orgueil, une haine superbe qui dédaignait les
instruments pour remonter plus implacable jusqu'aux auteurs du crime.
C'était à Théodose, à Chrysaphius, à l'honneur romain qu'il en voulait.
Il jouissait de pouvoir mettre en parallèle, devant ce monde civilisé
qui lui refusait le titre de roi comme à un chef de sauvages et le
méprisait tout en le redoutant, la justice et les procédés du Barbare
avec ceux de l'empereur romain.

Vigilas s'était hâté de terminer à Constantinople les affaires qui
servaient de prétexte à son voyage. Toujours aveugle, toujours infatué
de sa propre importance, il avait fini par l'inspirer aux autres.
Chrysaphius, qui crut, d'après lui, le succès du complot assuré, doubla
la somme à tout événement; l'interprète revenait donc avec 100 livres
d'or renfermées dans une bourse de cuir[262]. Tout cela se passait sous
l'œil attentif d'Esla, qui ne perdait aucun de ses mouvements depuis
leur départ. Les serviteurs de l'ambassade hunnique n'étaient pas autre
chose non plus que des gardiens qui tenaient le Romain prisonnier sans
qu'il s'en doutât. De l'autre côté du Danube, la surveillance se
resserra encore davantage. Vigilas amenait de Constantinople son propre
fils âgé de dix-huit à vingt ans, qui avait été curieux de visiter le
pays, et que, suivant toute apparence, l'interprète s'était fait
adjoindre en qualité de second. Comme ils mettaient le pied dans la
bourgade royale d'Attila, ils furent saisis tous les deux et traînés
devant le roi; leurs bagages saisis également furent fouillés sous ses
yeux, et l'on y trouva la bourse avec les 100 livres d'or bien pesées; A
cette vue, Attila feignit la surprise et demanda à l'interprète ce qu'il
voulait faire de tout cet or[263]? Celui-ci répondit sans embarras qu'il
le destinait à l'entretien de sa suite et au sien, à l'achat de chevaux
et de bêtes de somme dont il voulait faire provision pour ses missions,
car il en avait perdu beaucoup sur les routes, et enfin à la rançon d'un
grand nombre de captifs romains dont les familles l'avaient pris pour
mandataire[264]. La patience d'Attila n'y tint plus. «Tu mens, méchante
bête! s'écria-t-il d'une voix tonnante, mais tes mensonges ne tromperont
personne; ils ne t'arracheront pas du châtiment que tu as mérité[265].
Non ce n'est pas pour ton entretien, ce n'est ni pour l'achat de chevaux
et de mulets, ni pour la rançon de prisonniers romains que tu t'es muni
d'une pareille somme; tu savais bien d'ailleurs que j'avais interdit
absolument tout commerce, tout emploi d'argent dans mes États de la part
des étrangers, lorsque tu étais ici avec Maximin[266].» A ces mots, il
fit amener par ses gardes le fils de l'interprète et déclara qu'il
allait lui faire passer une épée au travers du corps, si le père ne
confessait pas à l'heure même à quel usage et à quel but étaient
destinées ces cent livres d'or[267]. Vigilas, voyant son fils sous les
épées nues, devint comme fou, et, tendant ses bras suppliants tantôt du
côté des bourreaux, tantôt du côté d'Attila, il criait d'une voix
déchirante: «Ne tuez pas mon fils, mon fils ignore tout; il est
innocent, et moi je suis le seul coupable[268].» Alors il déroula de
point en point la trame ourdie entre Chrysaphius et lui: comment l'idée
de l'assassinat était venue au grand eunuque, et avait été approuvée
d'Édécon, comment l'empereur en avait fait part à ses conseillers, et
comment lui, Vigilas, à l'insu du reste de l'ambassade, avait été chargé
de préparer l'exécution du complot, son entrevue avec Édécon le jour de
son départ et tout ce qui s'était passé à Constantinople. Pendant qu'il
parlait, Attila l'écoutait avec l'attention d'un juge et comparait dans
ses souvenirs les détails qu'il entendait de la bouche de cet homme avec
les révélations que lui avait faites Édécon, et il resta convaincu que
l'interprète disait la vérité[269]. S'adoucissant peu à peu, il commanda
de lâcher le fils et de tenir le père en prison jusqu'à ce qu'il eût
disposé de son sort, de quelque manière que ce fût. On chargea de
chaînes Vigilas et on le traîna dans un cachot. Quant au fils, Attila
trouva bon de le renvoyer à Constantinople chercher une seconde fois
cent livres d'or. «Obtiens cette somme, lui dit-il, car c'est le prix
des jours de ton père,» et il fit partir en même temps que lui Oreste et
Esla chargés d'instructions particulières pour l'empereur[270].

      [Note 262: Centum auri libras quas a Chrysaphio acceperat. Prisc.,
      _Exc. leg._, p. 70.]

      [Note 263: Ex eo quæsivit, cujus rei gratia tantum auri
      asportasset.--Prisc., _Exc. leg._, p. 70.]

      [Note 264: Ille respondit, ut suis et comitum suorum
      necessitatibus provideret: præterea ad redemptionem captivorum
      pecuniam paratam esse. Prisc., _ibid._, p. 71.]

      [Note 265: Cui Attilas: «Sed neque jam, o turpis bestia, Vigilam
      appellans, ullum tibi tuis cavillationibus judicii subeundi
      patebit effugium: neque ulla satis ista et idonea causa erit, qua
      meritum supplicium evitare possis.» Prisc., _l. c._]

      [Note 266: Longe enim major summa est, quam qua tibi sit opus ad
      sustentandam familiam, vel etiam quam impendas in emptionem
      equorum, vel jumentorum, vel liberationem captivorum, quam
      jamdudum Maximino, quum huc veniebat, interdixi. Prisc., _Exc.
      leg._, p. 71.]

      [Note 267: Hæc dicens, filium Vigilæ ense occidi jubet, nisi
      pater, quem in usum et quam ab causam tantum auri advexisset,
      aperiret. Prisc., _ibid._]

      [Note 268: Ad lacrymas conversus, jus implorare, et ensem in se
      mitti debere, non in filium, qui nihil commeruisset. _Id., l. c._]

      [Note 269: Cum autem Attilas ex his, quæ Edecon sibi detexerat,
      Vigilam nihil mentitum perspiceret. Prisc., _Exc. leg._, p. 71.]

      [Note 270: Filius in eam rem dimissus alias centum auri libras pro
      utriusque liberatione exsoluturus... _Id., l. laud_.]

Ils arrivèrent à l'audience de Théodose, qui connaissait déjà par le
bruit public la déconvenue de ses projets, et n'attendait pas sans
anxiété le nouveau message du roi des Huns. Les envoyés se présentèrent
au pied de son trône dans l'accoutrement le plus singulier, mais auquel
personne n'osa trouver à redire. Oreste portait pendue à son cou la même
bourse de cuir dans laquelle les cent livres d'or avaient été
renfermées[271], et Esla, placé près de lui, après avoir demandé à
Chrysaphius s'il reconnaissait la bourse, adressa ces paroles à
l'empereur: «Attila, fils de Moundzoukh, et Théodose sont tous deux fils
de nobles pères; Attila est resté digne du sien, mais Théodose s'est
dégradé, car, en payant tribut à Attila, il s'est déclaré son
esclave[272]. Or voici que cet esclave méchant et pervers dresse un
piége secret à son maître; il ne fait donc pas une chose juste, et
Attila ne cessera point de proclamer hautement son iniquité, qu'il ne
lui ait livré l'eunuque Chrysaphius pour être puni suivant ses
mérites[273]».

      [Note 271: Jussit Orestem crumena in quam Vigilas, aurum quod
      Edeconi daretur conjecerat, collo imposita... Num hanc crumenam
      nosset? Prisc., _Exc. leg._, p. 39.]

      [Note 272: Theodosium quidem clari patris et nobilis esse filium,
      Attilam quoque nobilis parentis esse stirpem, et patrem ejus
      Mundiuchum acceptam a patre nobilitatem integram conservasse; sed
      Theodosium tradita a patre nobilitate excidisse, quod tributum
      sibi pendendo suus servus esset factus. Prisc., _Exc. leg._, p.
      39.]

      [Note 273: Neque se prius criminari illum eo nomine destituturum,
      quam Eunuchus ad supplicium sit traditus. _Id., ibid._]

On ne s'attendait pas à cette conclusion. Théodose avait pu se résigner
à toutes les humiliations que son crime découvert pouvait faire pleuvoir
sur lui; mais les eunuques n'étaient point décidés à se laisser enlever
le pouvoir, ni Chrysaphius à livrer sa tête: tout fut donc en rumeur
dans le palais. Ce qui préoccupa surtout l'empereur, ce fut de sauver
son chambellan; toutes les mesures adoptées tendirent à ce but. Les
dernières entraves que la politique byzantine opposait encore à
l'orgueil d'Attila furent levées sans hésitation: il voulait avoir des
ambassadeurs consulaires, on lui en donna; il avait désigné les patrices
Anatolius et Nomus, parce qu'il n'y avait pas de plus grands seigneurs
dans l'empire: on lui envoya Anatolius et Nomus. On le traita comme on
traitait le souverain de l'empire des Perses, le grand roi. On s'occupa
même de Constancius, qui reçut de la main de l'empereur une veuve
très-riche en remplacement de sa fiancée, mariée à une autre[274].
Aucune concession, aucune bassesse ne furent épargnées. La gloriole
d'Attila était satisfaite, et il alla par honneur au-devant des hauts
personnages qu'on lui députait[275]; toutefois il leur parla un langage
dur, le langage d'un homme irrité. Ils apportaient de riches présents
qui parurent l'adoucir; ils apportaient aussi beaucoup d'argent: Attila
prit tout. Il délivra Vigilas, qu'il regardait comme un coupable trop
infime pour sa vengeance: il ne réclama plus la zone riveraine du
Danube, qu'il possédait de fait, sinon de droit; il ne dit plus rien des
transfuges, il élargit même sans rançon un grand nombre de prisonniers
romains; mais il exigea la tête de Chrysaphius. Sur ce point, il fut
inflexible[276].

      [Note 274: Constantio nuptum datum iri mulierem minime Saturnini
      filiæ genere et opibus inferiorem. Prisc., _Exc. leg._, p. 71.]

      [Note 275: Illie Attilas reveventia tantorum virorum motus, ne
      longioribus itineribus defatigarentur, cum illis convenit. _Id._,
      p. 72.]

      [Note 276: Liberavit et Vigilam... Tum Anatolio et Nomo
      gratificans, quam plurimos captivos illis sine ullo pretio
      concessit... Prisc., _ibid._]

L'année 450 commença sous ces auspices. Les contingents des tribus
hunniques arrivaient en masse sur les bords du Danube; des armements
s'opéraient chez les nations vassales de ces hordes, les Ostrogoths, les
Gépides, les Hérules, les Ruges, et l'on annonçait que les Acatzires
étaient en marche. L'inquiétude gagna l'empire d'Occident non moins que
celui d'Orient: non-seulement l'affaire de Sylvanus restait sans
conclusion, mais il était survenu depuis d'autres embarras plus graves;
les conjonctures étaient menaçantes. Enfin deux messagers goths, partis
de la Hunnie, se présentèrent, le même jour et à la même heure, devant
les empereurs Théodose et Valentinien; ils étaient chargés de dire à
l'un et à l'autre: «Attila, mon maître et le tien, t'ordonne de lui
préparer un palais, car il va venir[277]!»

      [Note 277: Imperat per me Dominus meus et Dominus tuus Attilas, ut
      sibi palatium instruas. _Chron. alex._, p. 253.--Jean. Malal.,
      _Chronogr._, II, p. 22.]



CHAPITRE CINQUIÈME

Attila tourne ses vues sur l'empire d'Occident.--Signes précurseurs de
la guerre.--Servatius, évêque de Tongres, va consulter les apôtres saint
Pierre et saint Paul sur leurs tombeaux.--Situation de la Gaule
tourmentée par la bagaudie.--Un chef de bagaudes appelle les
Huns.--Attila réclame sa fiancée Honoria avec une moitié de l'empire
d'Occident.--Il s'allie à Genséric, roi des Vandales, contre les Romains
et les Visigoths de la Gaule.--Un prince des Franks trans-rhénans
implore son assistance.--Attila mande aux Romains qu'il les délivrera
des Visigoths; et aux Visigoths qu'il brisera pour eux le joug des
Romains.--Lettre de Valentinien III à Théodoric: les Visigoths restent
chez eux.--Dénombrement de l'armée d'Attila.--Sa marche vers le
Rhin.--Les Franks des bords du Necker et les Thuringiens se rallient à
lui.--Il passe le Rhin sur deux points.--Ses protestations d'amitié pour
les Gaulois.--Les Burgondes cis-rhénans sont battus.--Les garnisons
romaines et les Franks-Ripuaires et Saliens se retirent au midi de la
Loire.--Dévastation de la Gaule par les Huns: les deux Germanies et la
seconde Belgique sont mises au pillage.--Sac de Trèves, de Metz et de
Reims; meurtre de l'évêque Nicasius et de sa sœur Eutropie.--Rôle des
évêques dans l'invasion d'Attila.--Les habitants de Paris veulent fuir:
Geneviève les arrête.--Famille de Geneviève, son enfance, sa vocation
religieuse aidée par saint Germain d'Auxerre.--Ses austérités; ses
extases.--Sa réputation de prophétesse répandue dans tout le monde.--Les
Parisiens repoussent ses conseils et veulent la tuer; les femmes
s'enferment avec elle au baptistère de Saint-Etienne.--Paris est
préservé.--Attila concentre ses forces et se replie sur
Orléans.--Sangiban, roi des Alains, promet de lui livrer cette ville.


On dirait qu'il existe dans les masses populaires un instinct politique
qui leur fait pressentir les catastrophes des sociétés, comme un
instinct naturel annonce d'avance à tous les êtres l'approche des
bouleversements physiques. L'année 451 fut pour l'empire romain
d'Occident une de ces époques fatales que tout le monde attend en
frémissant, et qui apportent leurs calamités pour ainsi dire à jour
fixe. Les prédictions, les prodiges, les signes extraordinaires, cortége
en quelque sorte obligé des préoccupations générales, ne manquèrent
point à cette année de malheur. L'histoire nous parle de commotions
souterraines qui ébranlèrent en 450 la Gaule et une partie de
l'Espagne[278]: la lune s'éclipsa à son lever, ce qui était regardé
comme un présage sinistre; une comète d'une grandeur et d'une forme
effrayantes parut à l'horizon du côté du soleil couchant; et du côté du
pôle, le ciel se revêtit pendant plusieurs jours de nuages de sang au
milieu desquels des fantômes armés de lances de feu se livraient des
combats imaginaires[279]. C'étaient là des prophéties pour le vulgaire
superstitieux; les âmes pieuses en cherchaient d'autres dans la
religion. L'évêque de Tongres, Servatius, alla consulter à Rome les
apôtres Pierre et Paul sur leurs tombeaux, afin de savoir de quels maux
la colère divine menaçait son pays et quel moyen il y avait de les
conjurer; il lui fut répondu que la Gaule serait livrée aux Huns, et que
toutes ses villes seraient détruites; mais que lui, pour prix de la foi
qui l'avait amené, mourrait sans avoir vu ces affreux spectacles[280].
Quant aux esprits politiques, ils découvraient des signes de ruine plus
infaillibles encore dans l'état d'ébranlement du monde occidental, tout
près de se dissoudre, et qui semblait ne plus se soutenir que par l'épée
d'Aëtius.

      [Note 278: Terræ motus assidui, signa in cœlo plurima..... Idat.,
      _Chron._ ann. 450.]

      [Note 279: Pridie nonas aprilis, feria tertia, post solis occasum,
      ab Aquilonis plaga cœlum rubens, sicut ignis aut sanguis,
      efficitur, intermixtis per igneum ruborem lineis clarioribus in
      speciem hastarum rutilantium deformatis... Idat., _Chron., ibid._]

      [Note 280: Ei divinitus per B. Petrum apostolum revelatum est,
      quod ita cœlesti esset judicio definitum, ut universa Gallia
      Barbarorum foret infestationi tradenda. Paul Diac., _Episc.,
      Mett._, ann. 451.--D. Bouq., 1. I, p. 649.]

Si l'action directe des Huns s'était fait sentir moins violemment à
l'empire d'Occident qu'à celui d'Orient, en revanche le premier avait
plus souffert du contre-coup de leurs batailles. La seule présence de
ces Barbares dans la vallée du Danube avait fait pleuvoir jusqu'au fond
de l'Europe et jusqu'en Afrique les dévastations de la guerre. Les
populations qu'ils déplaçaient et chassaient devant eux avaient presque
toutes pris le chemin de la Gaule. Les Alains, les Vandales et les
Suèves, entrés dans cette province en 406, la ravagèrent pendant quatre
ans pour se reverser de là sur l'Espagne et sur les villes de l'Afrique.
Trouvant la brèche faite sur le Rhin, les Burgondes envahirent
l'Helvétie, puis la Savoie, et plusieurs des tribus frankes qui
habitaient au nord de ce fleuve se transportèrent au midi, le long de la
Meuse, dans une portion de la zone qu'on appelait _Ripa_, la Rive, et
qui leur fit donner le nom de Franks-Ripuaires[281], Rome était
contrainte d'accepter comme _hôtes_ les envahisseurs qu'elle n'avait pas
la force de repousser, et le nord des Gaules vit s'ajouter deux nouveaux
peuples fédérés aux Franks-Saliens, cantonnés dans la Toxandrie depuis
cent ans. L'établissement du peuple visigoth en Aquitaine et l'existence
d'un royaume barbare qui minait la Gaule intérieurement, étaient encore
un fruit de l'arrivée des Huns en Europe. Fugitifs devant Balamir,
reçus par pitié en Pannonie, où ils s'étaient faits bientôt maîtres, les
Visigoths avaient parcouru en dévastateurs la Grèce et l'Italie sous la
conduite d'Alaric, puis, traversant les Alpes occidentales sous celle
d'Ataülf, ils avaient arraché à la faiblesse du gouvernement romain un
riche et fertile pays, où ils espéraient bien être pour jamais délivrés
des fils des sorcières[282]. Deux hordes de fédérés alains, restes de
l'invasion de 406, en occupaient quelques cantons déserts: l'une aux
environs de Valence, l'autre sur la rive gauche de la Loire, dont elle
gardait les passages. Ces enfants du Caucase y promenaient, la lance en
main, leurs maisons roulantes et leurs troupeaux, continuant la vie des
steppes de l'Asie dans les plaines de la Touraine et de l'Orléanais.

      [Note 281: Riparii, Riparioli, Ripenses, Rip-wari.]

      [Note 282: Voir un morceau que j'ai publié sur Ataülf et sur
      l'établissement des Visigoths en Gaule (_Revue des Deux Mondes_,
      15 décembre 1850).]

Ainsi donc le morcellement de la Gaule entre cinq peuples fédérés,
l'Espagne à moitié conquise, l'Afrique perdue, l'île de Bretagne séparée
du gouvernement de l'Italie, voilà le tableau que présentait, en 451,
l'empire romain occidental. Il faut joindre à ces morcellements celui de
la Bretagne armoricaine, qui, à l'exemple de la grande île du même nom,
et par l'impulsion de Bretons fugitifs, s'était constituée en État
indépendant sous des chefs nationaux[283]. La guerre étrangère avait
produit dans toutes ces contrées une misère inexprimable, et la misère à
son tour avait produit la guerre civile. Des insurrections de paysans,
auxquelles on donnait le nom de _bagaudes_, ne cessèrent pas de troubler
la Gaule et l'Espagne depuis 435 jusqu'en 443, et, toute comprimée
qu'elle était par la main vigoureuse d'Aëtius, la bagaudie[284] ne
semblait point éteinte. Ses chefs, dans les rangs desquels on comptait
des mécontents de toutes les conditions et beaucoup de jeunes gens
perdus de dettes, poursuivaient leurs projets dans l'ombre[285]. On eût
dit qu'ils attendaient aussi, pour combler la somme des malheurs
publics, cette terrible année 451, objet de tant de frayeurs, et pour ne
se pas fier au seul hasard des événements, un des principaux d'entre
eux, le médecin Eudoxe, «homme d'une grande science, mais d'un esprit
pervers,» nous disent les chroniques contemporaines, s'enfuit, en 448,
chez les Huns[286]. Là, sans doute, il ne manqua pas d'exciter Attila à
porter la guerre en Gaule, lui promettant pour sa part l'appui des
brigands, des esclaves et des paysans révoltés.

      [Note 283: Zosim, liv. VI, p. 826.--Procop. _Bell. vand._]

      [Note 284: On peut consulter sur les bagaudes et la bagaudie ce
      que j'en dis dans le 3e volume de l'_Histoire de la Gaule sous
      l'administration romaine_, c. 1, p. 19 et suiv.]

      [Note 285:

         Factio servilis pancorum mixta furori,
        Insano junvenum... licet ingenuorum,
        Armata in cædem specialem nobilitatis.
                 Paulin, _Eucharist._--Ap. D. Bouq., t. I, p. 773.]

      [Note 286: Eudoxius arte medicus, pravi sed exercitati ingenii, in
      bagauda id temporis mota delatus, ad Chunnos confugit. Prosp.
      Tyron., _Chron._, ad ann. 448.]

Deux événements, l'un heureux, l'autre malheureux, augmentèrent le
malaise des esprits, en ajoutant au trouble des maux prévus les chances
imprévues d'une révolution de palais. Théodose mourut, le 28 juillet
450, d'une chute de cheval, et trois mois après ce fut le tour de
Placidie, qui continuait à gouverner l'empire d'Occident pour son fils
Valentinien III, alors âgé de trente et un ans[287]. La mort de
Théodose, suivie de l'exécution de Chrysaphius, fut un grand bien pour
l'Orient; mais celle de Placidie, en émancipant Valentinien, attira sur
l'Occident des désastres sans remède. Suivant son habitude de faire
marcher la politique avant les armes, Attila voulut sonder les nouveaux
princes, et il commença par celui d'Orient. Comme il n'avait plus à
demander la tête de Chrysaphius, que se disputait la populace de
Constantinople, il réclama simplement le tribut consenti par Théodose:
mais le nouvel empereur, nommé Marcien, vieux soldat illyrien de la race
énergique des Probus et des Claude, répondit qu'il avait de l'or pour
ses amis et du fer pour ses ennemis[288]. Cette réponse, appuyée par des
levées de troupes et par de bonnes mesures de défense, arrêta court
Attila, qui tourna ses regards du côté de l'Occident.

      [Note 287: Voir au sujet de Placidie et de Valentinien III le
      morceau publié sous le titre de: _Aëtius et Bonifacius_ (_Revue
      des Deux Mondes_, 15 juillet 1851).]

      [Note 288: Quiescenti munera largiturum, bellum minanti viros et
      arma objecturum. Prisc., _Exc. leg._, p. 39.]

De ce côté, il pouvait employer une arme terrible qu'il tenait en
réserve depuis quinze années, attendant patiemment que l'occasion vînt
de s'en servir, et après le décès de Placidie il crut cette occasion
venue. Il y avait en effet quinze ou seize ans que la propre sœur de
Valentinien III, Honoria, fille de Placidie et petite-fille du grand
Théodose, dans un accès de folie romanesque ou de vengeance contre sa
famille, qui la condamnait au célibat, avait envoyé un anneau de
fiançailles au fils de Moundzoukh, monté récemment sur le trône des
Huns[289]. Attila, comme tous les Orientaux, n'aimait que les femmes
retenues et modestes: il laissa la proposition d'Honoria sans réponse,
mais il garda son anneau. Celle-ci, irritée de ce dédain ou peu
constante dans ses goûts, ourdit avec son intendant Eugénius une
intrigue plus sérieuse dont le scandale la perdit. Sa mère la fit
enfermer d'abord à Constantinople, puis à Ravenne. Les années
s'écoulèrent, et jamais le roi hun, dans ses relations fréquentes avec
l'empire d'Occident, n'avait paru se souvenir qu'il y possédât une
fiancée; jamais il n'avait fait la moindre allusion à des droits sur
Honoria ou sur sa dot, lorsque tout à coup Valentinien reçut de lui un
message par lequel il réclamait l'une et l'autre. Il venait d'apprendre
avec grande surprise, disait-il, que sa fiancée Honoria subissait à
cause de lui des traitements ignominieux, et qu'on la détenait même en
prison. Ne voyant pas que le choix qu'elle avait fait eût rien de
déshonorant pour l'empereur, il exigeait d'abord sa mise en liberté,
puis la restitution de la part qui lui revenait dans l'héritage de son
père[290]. Cette part, suivant lui, c'était la moitié des biens
personnels du dernier auguste Constancius et la moitié de l'empire
d'Occident.

      [Note 289: Voir le morceau sur Aëtius et Bonifacius (_Revue des
      Deux Mondes_, 15 juillet 1851.)]

      [Note 290: Honoriam nihil se indignum admisisse, cum matrimonium
      secum contracturam spopondisset... Se enim factam ipsi injuriam
      ulturum, nisi etiam imperium obtineat. Prisc., _Exc. leg._, p.
      39.]

L'histoire gardant le silence sur les aventures de la princesse Honoria
postérieurement à sa captivité, nous ignorons si on l'avait mariée alors
pour couvrir son déshonneur, ou si on le fit seulement à la réception du
message, afin d'opposer aux prétentions du roi hun une raison
péremptoire: en tout cas, Honoria se trouva mariée, et Valentinien put
répondre que «sa sœur ayant déjà un mari, il ne pouvait être question de
l'épouser[291], attendu que la loi romaine n'admettait pas la polygamie,
comme faisait la loi des Huns; que d'ailleurs sa sœur, fût-elle libre,
n'aurait rien à prétendre dans la succession de l'empire, attendu encore
que, chez les Romains, les femmes ne régnaient pas, et que l'empire ne
constituait point un patrimoine de famille[292].» Attila, qui ne
discutait jamais les raisons par lesquelles on combattait sa volonté,
persista purement et simplement dans sa double réclamation, et, afin de
prouver à tous les yeux la sincérité de ses paroles, il envoya à Ravenne
l'anneau qu'il tenait d'Honoria[293]. On était dans la plus grande
vivacité de ces débats, lorsque tout à coup Attila les rompit, et parut
les avoir totalement oubliés. Loin de montrer vis-à-vis de Valentinien
ni aigreur ni souvenir pénible, il ne le traitait plus qu'avec une
affection tout expansive. «L'empereur, à l'en croire, ne possédait pas
d'ami plus sûr que lui, ni l'empire de serviteur plus dévoué; son bras,
ses armées, toute sa puissance, étaient au service des Romains, et il ne
désirait rien plus qu'une occasion d'en fournir la preuve[294].» Cette
subite chaleur d'amitié de la part d'Attila n'effraya guère moins la
cour de Ravenne que ses derniers éclats de colère; on sentit bien en
effet que cette nouvelle politique révélait un nouveau danger.

      [Note 291: Honoriam ipsi nubere non posse, quod jain alii
      nupsisset. Prisc., _l. c._]

      [Note 292: Neque imperium Honoriæ deberi: virorum enim, non
      mulierut Romanum imperium esse. _Id., ibid._]

      [Note 293: Secum matrimonium pepigisse; cujus rei ut fidem
      faceret, annulum, ab ea ad se missum, per legatos, quibus
      tradiderat, exhiberi mandavit. Prisc., _Exc. leg._, p. 40.]

      [Note 294: Asserens se reipublicæ ejus amicitias in nullo
      violare... cœtera epistolæ usitatis salutationum blandimentis
      oppleverat, studens fidem adhibere mendacio. Jorn., _R. Get._,
      36.]

Carthage et l'Afrique étaient alors sous la domination d'un homme
comparable au roi des Huns par sa laideur et son génie, Genséric, roi
des Vandales. Ce qu'Attila avait accompli avec tant de promptitude et de
bonheur sur les Barbares de l'Europe non romaine, Genséric le tentait
sur les Barbares cantonnés dans l'empire, il avait entrepris de les
réunir tous en un seul corps soumis à une même discipline politique, à
une même communion religieuse, l'arianisme, et toujours prêt à soutenir,
pour toute chose et en tout lieu, le drapeau barbare contre le drapeau
romain. Pour la réussite de ce projet, il avait marié son fils Huneric à
la fille de Théodoric, roi des Visigoths; mais, ne rencontrant point
dans cette alliance les avantages qu'il en avait espérés, il prit sa
belle-fille en haine: un jour, sur le simple soupçon qu'elle avait voulu
l'empoisonner, il lui fit couper les narines, et la renvoya en Gaule, à
son père, ainsi horriblement défigurée[295]. Réfléchissant alors aux
conséquences d'un pareil outrage, et ne doutant point que, pour se
venger, Théodoric ne formât contre lui quelque ligue avec les Romains,
il rechercha l'alliance d'Attila. De riches présents le firent bien
venir du roi des Huns[296]. Comme deux éperviers qui accommodent leur
vol pour fondre ensemble sur la même proie, ils se concertèrent pour
assaillir l'empire romain à la fois par le nord et par le midi. Genséric
projetait déjà sans doute cette descente en Italie qu'il exécuta quatre
ans plus tard; Attila se chargea des Visigoths et de la Gaule.

      [Note 295: Sed postea, ut erat ille et in sua pignora truculentus,
      ob suspicionem tantummodo veneni ab ea parati, eam putatis naribus
      spolians decore naturali, patri suo ad Gallias remiserat. _Id.,
      ub. sup._]

      [Note 296: Hujus (Attilæ) mentem ad vastationem orbis paratam
      comperiens Gizerichus, rex Vandalorum... multis muneribus ad
      Vesegotharum bella præcipitat, Jorn., _R. Get._, 36.]

D'autres raisons engageaient encore le roi hun à porter la guerre au
midi du Rhin. Le chef d'une des principales tribus frankes établies sur
la rive droite de ce fleuve, dans la contrée arrosée par le Necker,
était mort en 446 ou 447, laissant deux fils qui se disputèrent son
héritage, et divisèrent entre eux la nation. L'aîné ayant demandé
l'assistance d'Attila, le second se mit sous la protection des Romains.
Aëtius l'adopta comme son fils[297], suivant une pratique militaire
alors en usage, et qui nous montre déjà au Ve siècle les premières
lueurs de la chevalerie naissante; puis il l'envoya, comblé de cadeaux,
à Rome, vers l'empereur, pour y conclure un traité d'alliance. C'est là
que Priscus le vit. «Aucun duvet, dit-il, n'ombrageait encore ses joues;
mais sa chevelure blonde flottait en masses épaisses sur ses
épaules[298].» Aëtius, on peut le croire, parvint sans peine à installer
son protégé sur le trône des Franks du Necker; mais le frère banni ne
cessa point d'aiguillonner l'ambition d'Attila, au succès de laquelle il
attachait lui-même son triomphe. Ainsi tout concourait à pousser le roi
des Huns vers la Gaule, et les exhortations de Genséric, et les
instances du prince chevelu qui devait lui livrer le passage du Rhin, et
jusqu'à celles du médecin Eudoxe, cet odieux chef de bagaudes, qui lui
promettait d'autres fureurs pour servir d'auxiliaires aux siennes. Sous
l'empire de ces nouvelles préoccupations, il oublia pour la seconde fois
sa fiancée, et prit vis-à-vis de l'empereur Valentinien ce langage doux
et humble dont celui-ci craignait de savoir la cause.

      [Note 297: Seniori Attilas studebat, juniorem Aëtius tuebatur...
      Hunc etiam Aëtius in filium adoptaverat. Prisc., _Exc. leg._, p.
      40.]

      [Note 298: Quem Romæ vidimus legationem obeuntem, nondum lanugine
      efflorescere incipiente, flava coma et capillis propter densitatem
      et magnitudinem super humeros effusis.... _Id., ibid._]

Il ne tarda pas à la connaître. Attila l'informa, par un nouveau
message; qu'il avait avec les Visigoths une querelle dont il l'invitait
à ne se point mêler[299]. «Les Visigoths, disait-il, étaient des sujets
échappés à la domination des Huns, mais sur lesquels ceux-ci n'avaient
point abandonné leurs droits. D'ailleurs n'étaient-ils pas aussi pour
l'empire des ennemis dangereux? Après avoir rempli l'Orient et
l'Occident de leurs pillages, observaient-ils fidèlement leurs
obligations dans les cantonnements qu'ils tenaient de la munificence des
Romains? Loin de là, ils vivaient à leur égard dans un état de guerre
perpétuelle: Attila se chargeait de les châtier au nom des Romains comme
au sien.» Valentinien eut beau lui faire observer qu'il n'était point en
guerre avec les Visigoths, et que, s'il l'y était, il ne chargerait
personne de sa vengeance; que les Visigoths vivant en Gaule sous l'abri
de l'hospitalité romaine, vouloir les attaquer, c'était attaquer
l'empire romain, et qu'enfin Attila n'arriverait point jusqu'à eux sans
bouleverser de fond en comble les États d'un prince dont il se disait le
serviteur: le roi hun n'en fit pas moins à sa guise, et déclara qu'il
allait partir. Mais, en même temps qu'il tâchait d'endormir Valentinien
par des flatteries, il mandait à Théodoric de ne se point inquiéter,
qu'il n'entrait en Gaule que pour briser le joug des Romains et partager
le pays avec lui[300]. Ces feintes assurances d'amitié parvinrent au roi
goth en même temps qu'une lettre de la chancellerie impériale ainsi
conçue: «Il est digne de votre prudence, ô le plus courageux des
Barbares, de conspirer contre le tyran de l'univers, qui veut forcer le
monde entier à plier sous lui, qui ne s'inquiète pas des motifs d'une
guerre, mais regarde comme légitime tout ce qui lui plaît. C'est à la
longueur de son bras qu'il mesure ses entreprises; c'est par la licence
qu'il assouvit son orgueil[301]. Sans respect du droit ni de l'équité,
il se conduit en ennemi de tout ce qui existe... Forts par les armes,
écoutez vos propres ressentiments; unissons en commun nos mains; venez
au secours d'une république dont vous possédez un des membres[302].» On
dit qu'à la lecture de ces dépêches contradictoires, Théodoric, vivement
troublé, s'écria: «Romains, vos vœux sont donc accomplis; vous avez donc
fait d'Attila, pour nous aussi, un ennemi![303]» Il donna aux messagers
de Valentinien de vagues paroles d'assistance; mais il se promit bien de
laisser les Romains vider seuls cette querelle, et d'attendre dans son
cantonnement qu'il plût aux Huns de l'y venir attaquer. Cependant Attila
disposait en toute hâte ses troupes pour leur entrée en campagne. Il ne
parlait toujours que des Visigoths, et les apparences semblaient
démontrer qu'une invasion de la Gaule était son véritable but; mais
telles étaient l'idée qu'on se faisait de son astuce et la défiance
qu'on avait de ses paroles, qu'Aëtius, incertain lui-même si cette
démonstration ne cachait pas un piége, n'osa pas quitter l'Italie.

      [Note 299: Asserens se reipublicæ ejus amicitias in nullo violare,
      sed contra Theodericum Vesegotharum regem sibi esse certamen, unde
      eum excipi bilenter optaret. Jorn., _R. Get._, 36.]

      [Note 300: Pari etiam modo ad regem Vesegotharum Theodericum
      erigit scriptum, hortans ut a Romanorum societate discederet,
      recoleretque prælia, quæ paulo aute contra eum fuerant concitata
      sub nimia feritate. Jorn., _R. Get._, 36.]

      [Note 301: Ambitum suum brachio metitur, superbiam licentia
      satiat. _Id., l. c._]

      [Note 302: Armorum potentes, favete propriis doloribus et communes
      jungite manus: auxiliamini etiam reipublicæ cujus membrum tenetis.
      Jorn., _R. Get._, 36.]

      [Note 303: Habetis. Romani, desiderium vestrum; fecistis Attilam
      et nobis hostem. _Id., R. Get., ibid._]

L'histoire nous a laissé le funèbre dénombrement de cette armée dont les
masses encombraient non-seulement les abords du Danube, mais les
campagnes environnantes. Jamais, depuis Xercès, l'Europe n'avait vu un
tel rassemblement de nations connues ou inconnues; on n'y comptait pas
moins de cinq cent mille guerriers[304]. L'Asie y figurait par ses plus
hideux et plus féroces représentants: le Hun noir et l'Acatzire, munis
de leurs longs carquois; l'Alain, avec son énorme lance et sa cuirasse
en lames de corne, le Neure, le Bellonote; le Gélon, peint et tatoué,
qui avait pour arme une faux, et pour parure une casaque de peau
humaine. Des plaines sarmatiques étaient venues sur leurs chariots les
tribus basternes, moitié slaves, moitié asiatiques, semblables aux
Germains par l'armement, aux Scythes par les mœurs, et polygames comme
les Huns. La Germanie avait fourni ses nations les plus reculées vers
l'ouest et le nord: le Ruge des bords de l'Oder et de la Vistule, le
Scyre et le Turcilinge, voisins du Niémen et de la Düna, noms alors
obscurs, mais qui devaient bientôt cesser de l'être; ils marchaient
armés du bouclier rond et de la courte épée des Scandinaves. On voyait
aussi l'Hérule, rapide à la course, invincible au combat, mais cruel et
la terreur des autres Germains, qui finirent par l'exterminer. Ni
l'Ostrogoth ni le Gépide ne manquaient à l'appel; ils étaient là avec
leur infanterie pesante, si redoutée des Romains. Le roi Ardaric
commandait les Gépides; trois frères du sang des Amales, Valamir,
Théodemir et Vidémir, se montraient en tête des Ostrogoths. Quoique la
royauté fût par élection dans les mains de Valamir l'aîné, il avait
voulu la partager avec ses frères, qu'il aimait tendrement. Les chefs de
cette fourmilière de tribus, tremblants devant Attila, se tenaient à
distance, comme ses appariteurs ou ses gardes, le regard fixé sur lui,
attentifs au moindre signe de sa tête, au moindre clignement de ses
yeux: ils accouraient alors prendre ses ordres, qu'ils exécutaient sans
hésitation et sans murmure[305]. Il en était deux qu'Attila distinguait
particulièrement au milieu de cette tourbe, et qu'il appelait à tous ses
conseils: c'étaient les deux rois des Gépides et des Ostrogoths. Valamir
apportait dans ses avis une franchise, une discrétion et une douceur de
langage qui plaisaient au roi des Huns; Ardaric, une rare prudence et
une fidélité à toute épreuve[306]. Telle était cette armée, qui semblait
avoir épuisé le monde barbare, et qui cependant n'était pas encore
complète. Le déplacement de tant de peuples fit comme une révolution
dans la grande plaine du nord de l'Europe; la race slave descendit vers
la mer Noire pour y reprendre les campagnes abandonnées par les
Ostrogoths, et qu'elle avait jadis possédées; l'arrière-ban des Huns
noirs et l'avant-garde des Huns blancs, Avares, Bulgares, Hunugares,
Turks, firent un pas de plus vers l'Europe. Les dévastateurs de tout
rang, les futurs maîtres de l'Italie, les remplaçants des césars
d'Occident, se trouvaient là pêle-mêle, chefs et peuples, amis et
ennemis. Oreste put y rencontrer Odoacre, simple soldat turcilinge, et
le père du grand Théodoric, l'Ostrogoth Théodemir, était un des
capitaines d'Attila: toutes les ruines du monde civilisé, toutes les
grandeurs prédestinées du monde barbare semblaient faire cortége au
génie de la destruction.

      [Note 304: Quelques auteurs disent même sept cent mille.

        ........ Subito cum rupta tumultu
        Barbaries, totas in te transfuderat arctos,
        Gallia. Pugnacem Rugum comitante Gelono,
        Gepida trux sequitur, Scyrum Burgundio cogit:
        Chunns, Bellonotus, Nearus, Basterna, Toringus,
        Bructerus, ulvosa quem vel Nicer abluit unda,
        Prorumpit Francus.....
                            Sidon. Apoll., _Paneg. Avit._, v. 319.

      D'autres auteurs nomment divers autres peuples; Procope dit qu'il
      traînait après lui les Massagètes et les autres Scythes.--Cf.
      Jorn., _R. Get., ub. sup.--Hist. Miscel._, l. XV.--Proc., _Bell.
      vand._,. I. 4.]

      [Note 305: Reliqua autem, si dici fas est, turba regum,
      diversarumque nationum ductores, ac si satellites, nutibus Attilæ
      attendebant, et ubi oculo annuisset, absque aliqua murmuratione
      eum timore et tremore unusquisque adstabat, aut certe quod jussus
      fuerat, exsequebatur. Jorn., _R. Get._, 38.]

      [Note 306: Erat et Gepidarum agmine innumerabili rex ille
      famosissimus Ardaricus, qui, ob nimiam suam fidelitatem erga
      Attilam, ejus consiliis intererat. Nam perpendens Attila
      sagacitatem suam, eum et Walamirem Ostrogotharum regem super
      cœteros regulos diligebat. Erat namque Walamir secreti tenax,
      blandus alloquio, doli ignarus: Ardarich fide et consilio...
      clarus. _Id., ibid._]

Pour arriver sur les bords du Rhin, comme il le fit, dans les premiers
jours de mars, Attila dut se mettre en marche dès le mois de janvier. Il
divisa son armée en deux corps, dont l'un suivit, sur la rive droite du
Danube, la route militaire qui desservait les forts et châteaux romains,
et les rasa tous à son passage, tandis que l'autre, remontant la rive
gauche, s'incorporait, chemin faisant, ce qu'il restait de Quades et de
Marcomans dans les Carpathes occidentales, et de Suèves dans la montagne
Noire. Réunies près des sources du Danube, les deux colonnes
s'arrêtèrent à proximité de vastes forêts qui pouvaient leur fournir
tous les matériaux nécessaires à leur transport en Gaule. Les Franks des
bords du Necker, à l'approche d'Attila, chassèrent probablement ou
tuèrent le jeune roi qu'ils tenaient des Romains, pour prendre l'autre
prince chevelu qui leur arrivait avec un patronage si respectable; mais
ce ne fut pas tout, ils se rangèrent avec lui sous les étendards des
Huns[307]. Les tribus de la Thuringe en firent autant; les Burgondes
trans-rhénans eux-mêmes, oubliant leurs anciens griefs contre le roi
Oktar, devinrent soldats d'Attila. Tout en se recrutant ainsi de
nouveaux auxiliaires, l'armée hunnique faisait ses préparatifs pour
franchir le Rhin. La vieille forêt hercynienne, qui avait vu César et
Julien, devint le chantier d'Attila; ses chênes séculaires et ses aunes,
tombés par milliers sous la hache, fabriqués en barques grossières,
allèrent relier les deux rives du fleuve par des ponts mobiles[308].
Tout indique qu'Attila fit jeter plusieurs de ces ponts et opérer le
passage sur plusieurs points en même temps, soit afin d'éviter
l'encombrement, soit pour que le pays pût nourrir les hommes et les
chevaux, une fois passés. La division la plus orientale traversa le Rhin
près d'_Augusta_, Augts, métropole des Rauraques, et prit ensuite la
route d'étape des légions entre le fleuve et le pied des montagnes des
Vosges. Attila, autant qu'on peut l'induire des circonstances de sa
marche, choisit, un peu au-dessous du confluent de la Moselle, le lieu
de passage ordinaire des armées romaines; puis, suivant avec ses troupes
la chaussée qui conduisait du port de débarquement à Trèves, il
s'installa dans l'ancienne métropole des Gaules, au milieu des horreurs
d'un sac[309].

      [Note 307:

        Bructerus ulvosa quem vix Nicer abluit unda
        Prorumpit Francus...
                  Sidon. Apoll. _Paneg. Avit._, v. 324.]

      [Note 308:

        .....Cecidit cito secta bipenai
        Hercynia in lintres, et Rhenum lexuit alno.
                           Sidon. Apoll., _Paneg. Avit._, v. 325.]

      [Note 309: Tillemont., _Hist. des Empereurs_, t. VI, p. 150.]

Malgré le caractère très-significatif de ce début, Attila, fidèle au
plan qu'il s'était tracé, fit proclamer dans toute la Gaule qu'il venait
en ami des Romains, et seulement pour châtier les Visigoths, ses sujets
fugitifs et les ennemis de Rome[310]; que les Gaulois eussent donc à
bien recevoir leur libérateur et un des généraux de leur empire. Ses
paroles, toutes de bienveillance, concordaient avec ses proclamations.
C'était un spectacle à la fois risible et effrayant que ce Calmouk,
général romain, recevant les curiales des cités, assis sur son escabeau,
et les haranguant en mauvais latin pour leur persuader de lui ouvrir
leurs portes. Quelques villes le firent[311]; d'autres essayèrent de
résister: toutes furent traitées de la même façon. Incapables de
soutenir un choc pareil, les faibles garnisons romaines se réfugiaient
dans les places ceintes de bonnes murailles, ou faisaient retraite de
proche en proche jusqu'à la Loire, qui devint le lieu général de
ralliement. De tous les Barbares fédérés, les Burgondes seuls osèrent
livrer bataille. Quand la division orientale des Huns traversa la
frontière de l'Helvétie pour gagner la route de Strasbourg, ils
l'attaquèrent sous la conduite de Gondicaire, leur roi; mais ils furent
battus et mis en déroute[312]; les autres fédérés, ne voyant arriver ni
chef ni instructions, suivirent le mouvement rétrograde des garnisons
romaines. Les Franks-Ripuaires partirent les premiers. Les
Franks-Saliens furent plus lents à se décider, mais enfin ils partirent
aussi devant ces masses, contre lesquelles toute résistance isolée était
impossible. Leur retraite, gênée par les escarmouches des Huns, présenta
tout le désordre d'une fuite. Le jeune Childéric, fils du roi Mérowig ou
Mérovée, qui gouvernait alors cette nation, fut enlevé avec sa mère par
un gros de cavaliers qui les emmenaient déjà en captivité, lorsqu'un
noble frank, nommé Viomade, les délivra au péril de sa vie[313]. Il se
mêlait dans cette guerre, où tous les Barbares purs s'étaient rangés du
côté d'Attila, et les demi-Barbares du côté de l'empire romain, quelque
chose de l'acharnement des guerres sociales. Les Thuringiens, qui
vinrent sur le territoire des Franks-Saliens après le départ du roi et
de l'armée, exercèrent contre les femmes, les enfants, les vieillards
qui restaient, des cruautés inouïes[314], dont le seul récit exaltait
encore au bout de quatre-vingts ans le ressentiment des fils de Clovis.

      [Note 310: Bellum Gothis tantum se inferre, tanquam custos romanæ
      amicitiæ, denuntiabat. Prosp. Aquit., _Chron._ ad ann. 450.]

      [Note 311: Sur. _Vit. SS. 29 Jul._, p. 348.]

      [Note 312: Gondicarium Burgundionum regem sibi occurrentem
      protriverat. Paul. Diac., _Episc. Mettens._--Ap. D. Bouq. _Rer.
      Gallic. et Franc. Script._, p. 649.]

      [Note 313: Fredeg., Epitom. Hist. Franc., c. 11.--Vales. _R.
      franc._, t. IV, p. 458.]

      [Note 314: Recolite Thoringes quondam super parentes nostros
      violenter advenisse... Greg. Tur., _Hist. Fr._, III, 7.]

Ce fut comme une nuée d'insectes dévorants qui s'appesantit sur les deux
Germanies et la seconde Belgique. Tout fut pillé, ruiné, affamé. La
division orientale, après avoir battu les Burgondes de Gondicaire, avait
détruit de fond en comble les villes d'Augst, de Vindonissa et
d'Argentuaria, des débris desquelles naquirent plus tard Bâle, Windisch
et Colmar; ses éclaireurs poussèrent même jusqu'à Besançon. Strasbourg,
Spire, Worms, Mayence, tombèrent l'une après l'autre aux mains des
Huns[315]. A l'aile droite d'Attila, Tongres et Arras eurent le même
sort[316]. Un moment le front de l'armée hunnique occupa la Gaule dans
toute sa largeur depuis le Jura jusqu'à l'Océan. Quoique Attila vît à
regret la prolongation de ces pillages, qui disséminaient ses troupes et
lui enlevaient un temps précieux pour l'exécution de son plan de
campagne, il les tolérait par nécessité, afin défaire vivre son armée,
ou par calcul, afin de l'animer. Lui-même, à son départ de Trèves, vint
assiéger Metz, ne voulant pas laisser derrière lui une place si forte,
qui dominait les principales routes des Gaules, celles qui mettaient le
nord en communication avec le midi, et Trèves et Strasbourg avec la
ville métropolitaine d'Arles, résidence actuelle des préfets du
prétoire. Cependant, dépourvu de machines suffisantes et inexpert
d'ailleurs à de telles opérations, il leva le siége tout découragé,
après avoir battu longtemps du bélier les murailles de la ville[317]. Il
se trouvait déjà à vingt et un milles plus loin, occupé à détruire le
château de Scarpone, lorsqu'il fut informé qu'un pan des murs de Metz
s'était écroulé subitement. Sauter à cheval, franchir cette distance et
accourir sur la brèche, ce fut pour les Huns l'affaire de quelques
heures[318]. Ils arrivèrent en pleine nuit, la veille de Pâques, qui
tombait cette année-là au 8 avril. L'évêque s'était retiré dans l'église
avec son clergé; il fut épargné et emmené captif, mais ses prêtres
furent tous égorgés au pied de l'autel. Les habitants périrent soit par
l'épée, soit dans les flammes de leurs maisons, qui furent réduites en
cendre; on rapporte qu'il ne resta debout qu'un oratoire consacré à
saint Étienne, premier martyr et diacre[319]. De Metz, Attila se dirigea
sur Reims.

      [Note 315: Buch. _Hist. Belg._, p. 512.--Bolland., 6 feb., p.
      792.--Monach. s. Marian. _Chron._, p. 62.--Sur. 8 jun. p. 135,
      etc.]

      [Note 316: Greg. Tur., _Hist. Franc._, II, p. 5.--Paul. Diac.,
      _Episc. Mettens._ ap. D. Bouquet; _Script. R. Gall et Fr._, t. I,
      p. 649.]

      [Note 317: Paul. Diac. _De Episc. Met._; apud D. Bouquet, _Rer.
      Gall. et Franc. script._, t. I, p. 649, 650.]

      [Note 318: Audientes Hunni qui duodecimo exinde milliario situm
      castrum quod Scarponna dicitur obsidebant, Mettensis urbis mœnia
      corruisse, iteratò ad eam festina celeritate regressi sunt. Paul.
      Diac. _De Episc. Mett., ub. sup._, p. 650.]

      [Note 319: Incendiis et rapinis universa vastantes plures e
      civibus... interemerunt, reliquos vero simul cum sancto Auctore
      episcopo captivos abducunt. Paul. Diac. ap. D. Bouq., t. I, p.
      650.--In ipsa Paschæ vigilia, urbe flammis data, populo in ore
      gladii trucidato, sacerdotibus Domini ante sacro-sancta altaria
      interemptis, templis omnibus, excepto sancti Stephani oratorio,
      concrematis... _Id., ibid._]

La grande et illustre capitale des Rèmes ne lui coûta pas tant de peine
à enlever: elle était presque déserte, ses habitants s'étant retirés
dans les bois[320]; mais l'évêque, nommé Nicasius, restait avec une
poignée d'hommes courageux et fidèles pour attendre ce qu'il plairait à
Dieu. Quand il vit, après la rupture des portes, les Barbares se
précipiter dans la ville, il s'avança vers eux sur le seuil de son
église, entouré de prêtres, de diacres, et suivi d'une troupe de peuple
qui cherchait protection près de lui. Revêtu des ornements épiscopaux,
l'évêque chantait d'une voix forte ce verset d'un psaume de David: «Mon
âme a été comme attachée à la terre; Seigneur, vivifie-moi selon ta
parole.» Un violent coup d'épée trancha dans son gosier la sainte
psalmodie, et sa tête roula à terre près de son cadavre[321].

      [Note 320: Diu civitate manente solitaria.--Civium pars maxima qui
      ad montes et sylvas fugerant... _Vit. S. Nicas._ Frodoard., _in
      Martyr, ap. Rem._, p. 113.]

      [Note 321: Trux miles confestim stricto muerone jussus irruit; nec
      tamen insequenti gladio cervicem cæsi, verbum pietatis ab ore
      defecit, sed capite in terram cadente, sententiam, ut traditur,
      immortalitatis prosecutus est dicens: _Vivifica me secundum verbum
      tuum. Vit. S. Nicas_, ap. Frodoard _in Martyr. Rem._, p. 113.]

Nicasius avait une sœur d'une grande beauté, nommée Eutropie, qui,
craignant d'être en butte aux brutalités de ces Barbares, frappa le
meurtrier au visage, et se fit percer de coups à côté de son frère[322].
Ce ne fut que le prélude des massacres; mais la basilique, sur le seuil
de laquelle ils se passaient ayant retenti d'un bruit soudain et
inconnu, les Huns effrayés s'enfuirent, laissant là leur butin, et
quittèrent bientôt la ville[323]. Le lendemain, les habitants reprirent
possession de leurs maisons désolées, et recueillirent les restes de
ceux qu'ils considéraient comme des martyrs; ils élevèrent un monument à
leur pasteur, que l'Église honore encore aujourd'hui sous le nom de
saint Nicaise.

      [Note 322: Super fratris interfectorem, ausu plus quam fœmineo;
      insiliens, oculos ipsimet digitis proditur eruisse: ac mox a
      circumstantibus ferro jugulata. _Ibid._]

      [Note 323: Barbaros... subitus horror invasit, horrendo reboante
      basilica sonitu, quasi cœlestis exercitus patatræ cædis vindex
      adesset. _Vit. S. Nicas_. Frodoard. _l. laud._]

Ce sont les légendes qui nous donnent ces indications, et nous
apprennent également la ruine de Laon et celle de la ville des
Veromandues, Augusta, aujourd'hui Saint-Quentin[324]. Ces actes, comme
de raison, nous entretiennent plus longuement des malheurs des évêques
et de leur clergé que de ceux des habitants laïques des villes
saccagées, préférence qui ne tient pas seulement à la nature des
documents dont nous parlons, mais qui a sa cause profonde dans les faits
mêmes de l'histoire. Au milieu de la désorganisation politique produite
par tant de calamités, les magistrats civils et militaires faisaient
souvent défaut: les curiales désertaient pour ne point subir les avanies
du fisc ou les réquisitions de l'ennemi; mais l'évêque demeurait,
enchaîné à son troupeau par un lien spirituel. C'était donc lui que les
Barbares trouvaient toujours en face d'eux, comme le seul fonctionnaire
qui représentât la hiérarchie romaine; c'était lui seulement que les
citoyens pouvaient invoquer comme leur conseil et leur guide. Des lois
nées des besoins du temps conféraient à l'évêque des attributions
civiles qui en firent peu à peu un véritable magistrat et le premier de
la cité; mais la force des choses lui en conférait bien d'autres: elle
faisait de lui, suivant les cas, un duumvir, un préfet, un intendant des
finances, un général d'armée. Cet état de choses, mal compris par les
siècles suivants, donna lieu à cette multitude de martyrs que
mentionnent les légendaires dans les guerres barbares du Ve siècle, tout
évêque mis à mort étant naturellement à leurs yeux mis à mort pour sa
foi. En ce qui concerne la guerre des Huns, nous admettrons comme
certain que les profanations s'y mêlèrent souvent aux massacres, et la
dérision du nom de Dieu au mépris de l'humanité: nous pouvons supposer
même que certains peuples germains vassaux des Huns, tels que les Ruges,
les Scyres, les Turcilinges, qui arrivaient avec les passions féroces de
l'odinisme, déployaient dans l'occasion contre les prêtres chrétiens une
haine fanatique; mais Attila n'avait point des instincts persécuteurs,
et sa guerre à la société romaine ne fut pas marquée au coin d'une
guerre au christianisme. Tchinghiz-Khan et Timour en agissaient ainsi,
et le premier recommandait expressément à ses enfants de ne se point
mêler de la croyance religieuse des peuples vaincus. On aperçoit déjà
cette politique des conquérants mongols dans la conduite d'Attila.

      [Note 324: Boll., 6 feb., p. 797.--Cf. Th. Ruinart. _Vandal.
      persec. hist._, p. 408.--Sur., 8 jul., p. 135.]

Cependant la Gaule entière, mais surtout les provinces belgiques,
étaient dans l'épouvante. Tout fuyait ou se disposait à fuir devant
cette tempête de nations que précédait l'incendie et que suivait la
famine. Chacun se hâtait de mettre ses provisions, son or, ses meubles à
l'abri; les habitants des petites villes couraient se renfermer dans les
grandes sans y trouver plus de sécurité; les habitants de la plaine
émigraient vers la montagne; les bois se peuplaient de paysans qui s'y
disputaient les tanières des bêtes fauves; les riverains de la mer et
des fleuves, mettant à l'eau leurs navires, se tenaient prêts à
transporter leurs familles et leurs biens sur le point qui leur
paraîtrait le moins menacé. C'est ce que firent les citoyens de la
petite ville de Lutèce. Lutèce ou _Parisii_, Paris, suivant l'usage qui
avait alors prévalu de donner aux villes le nom de la peuplade dont
elles étaient le chef-lieu, bourg obscur du temps de Jules César, était
devenue une cité assez importante depuis Constance Chlore. Cet empereur
et ses successeurs, trouvant le séjour de Trèves trop exposé aux coups
de main des Barbares, avaient cherché plus au midi un lieu de repos pour
eux, et d'exercice pour leurs troupes pendant la saison d'hiver; ils
l'avaient fixé tantôt à Reims, tantôt à Sens, et tantôt à Paris[325].

      [Note 325: On peut consulter là-dessus mon _Histoire de la Gaule
      sous l'administration romaine_, t. III, c. 6.]

Un camp fortifié, des arsenaux, un palais, un amphithéâtre, des temples,
en un mot tout ce qui constituait un grand établissement militaire et
une résidence impériale avait été construit successivement par ces
empereurs sur la rive gauche de la Seine, et hors de la cité, qui était
renfermée tout entière dans une île du fleuve. Julien avait pris ce lieu
en affection, et y passa plusieurs hivers. C'est là qu'une émeute de
soldats l'éleva en 360 du rang de césar à celui d'auguste[326], et qu'en
383 une autre émeute en renversa Gratien. Cependant l'importance
commerciale de la petite ville avait marché de pair avec son importance
politique: elle était devenue l'entrepôt de tout le commerce entre la
haute et la basse Seine. En d'autres circonstances, sa population de
mariniers, célèbre dès le temps de Tibère, aurait songé à faire
respecter son île, que protégeaient doublement les bras profonds du
fleuve et une haute muraille flanquée de tours; mais la terreur panique
qui précédait Attila énervait les plus braves, et ne montrait aux
peuples qu'un seul moyen de salut, la fuite. Les Parisiens avaient donc
tenu conseil et résolu de ne point attendre l'ennemi. Déjà se faisaient
les apprêts d'une émigration générale: toutes les barques étaient à
flot. On ne voyait que meubles entassés sur les places, que maisons
désertes et nues, que troupes d'enfants et de femmes qui allaient dire à
leurs foyers un dernier adieu trempé de larmes[327]. Une femme entreprit
de les arrêter. Le caractère de cette femme extraordinaire, le genre
d'autorité qu'elle exerçait autour d'elle, enfin la juste vénération
dont la ville de Paris entoure sa mémoire depuis quatorze siècles,
exigent que nous exposions d'abord ici ce qu'elle était, et comment
s'étaient écoulés les premiers temps de sa vie.

      [Note 326: _Histoire de la Gaule sous l'administration romaine_,
      t. III, c. 6 et 9.]

      [Note 327: Terrore perculsi Parisiorum cives bona ac stipendia
      facultatum suarum in alias tutiores civitates deferre
      nitebantur... _Vit. S. Genovef._, no 10.--Cum conjugibus ac
      liberis fortunisque suis... 2a _Vit. S. Genovef._.. Bolland. 3
      januar.]

Elle se nommait Genovefa, mot que nous avons altéré en celui de
Geneviève, et, malgré la physionomie toute germanique de son nom, elle
était Gallo-Romaine. Son père Severus et sa mère Gerontia habitaient, au
moment de sa naissance, le bourg de Nemetodurum, aujourd'hui Nanterre, à
trois lieues de Paris; ils y vivaient sans travailler de leurs mains, et
même dans une condition d'aisance assez grande. L'enfance de Geneviève
ne se passa point, quoi qu'en dise la tradition populaire, à garder les
moutons: douce, maladive, cherchant avant tout le repos, la fille de
Severus n'avait pas de plus grand plaisir que de s'enfermer dans une
chambre de la maison de sa mère pour y prier et y rêver, et, dès qu'elle
le pouvait, elle s'échappait pour aller à l'église. Son humeur taciturne
et solitaire l'isolait des autres enfants, aux jeux desquels on ne la
voyait jamais se mêler[328]. A sept ans, elle se dit qu'elle prendrait
le voile des vierges chrétiennes sitôt que l'âge en serait venu, et
nonobstant les représentations de ses parents, à qui ce parti
déplaisait, ce fut dès lors chose inébranlable dans son esprit. Il
arriva que vers ce temps, c'est-à-dire en 429, Nanterre fut honoré par
la visite de deux personnages illustres, Germain, évêque d'Auxerre, et
Loup, évêque de Troyes, que le clergé des Gaules envoyait dans l'île de
Bretagne comme ses plus éminents docteurs, afin d'y combattre l'hérésie
de Pélage, dont la population bretonne et les prêtres mêmes s'étaient
laissé infecter. Les deux missionnaires, sur l'invitation des habitants
du village, avaient promis d'y prendre gîte pour une nuit. Nanterre
était donc dans la joie, et au jour marqué, hommes, femmes, enfants,
revêtus de leurs habits de fête, allèrent attendre leurs hôtes sur la
route pour les recevoir et les accompagner à l'église[329]. Au milieu de
la foule qui le pressait et l'admirait, Germain remarqua une jeune fille
parée des grâces modestes de l'enfance, et dont l'œil vif et brillant
semblait jeter une flamme surnaturelle; il lui fit signe d'approcher, la
souleva dans ses bras, et, lui déposant un baiser paternel sur le front,
il lui demanda qui elle était[330]. Aux réponses brèves et précises de
Geneviève (car c'était elle), à la fermeté de son regard, le vieillard
resta pensif; puis, s'adressant aux parents: «Ne la contrariez pas, leur
dit-il, car ou je me trompe bien, ou cette enfant sera grande devant
Dieu[331].» Le lendemain matin, il voulut lui imposer les mains. A
partir de ce moment, la vocation de Geneviève fut plus opiniâtre que
jamais, son caractère plus réfléchi, ses habitudes plus retirées; elle
ne quittait l'église que pour les pauvres; à un âge où l'on connaît à
peine les occupations sérieuses, sa vie se partageait entre la prière et
le soin des malades. L'opposition de ses parents ne fit que s'en
accroître, et sa mère un jour s'emporta contre elle jusqu'à lui donner
un soufflet[332]; mais ni mauvais traitements ni menaces ne firent
dévier d'un pas cette résolution inflexible. Quand elle eut atteint
l'âge de quinze ans, elle se présenta devant l'évêque de Chartres,
Julianus, qui lui attacha sur le front le voile des vierges, et, ses
parents étant morts peu de temps après, elle se réfugia près de sa
marraine, qui habitait Paris.

      [Note 328: _Vita S. Genovef._ apud Bolland., 3 januar.]

      [Note 329: _Vit. S. Genovef._ apud Bolland. 3 januar.]

      [Note 330: Nescio quid in ea cœleste conspicatus... cujus caput
      deosculans... _Vit. S. Genovef._, 3 et 4.]

      [Note 331: Erit hæc magna coram Domino... _ibid._]

      [Note 332: Mater ejus palma maxillam ejus iracunda percussit.
      _Vit. S. Genovef._, 5.]

Ce fut alors que Geneviève donna carrière à sa passion de retraite et
d'austérités. On rapporte qu'elle avait fait disposer dans la ruelle de
son lit une couche de terre glaise sur laquelle elle s'étendait la
nuit[333]; sa seule nourriture fut longtemps du pain d'orge et de l'eau,
et il fallut un ordre de son évêque pour qu'elle y joignît du poisson et
du lait[334]; elle tombait fréquemment dans des extases mêlées de
visions. Trois jours durant, on la crut morte, et on allait l'ensevelir
lorsqu'elle rouvrit les yeux et raconta avec des circonstances
merveilleuses «comment elle avait été ravie en esprit dans le repos des
justes[335].» Les miracles suivirent les extases, et bientôt on ne parla
plus que de la vierge de Nanterre et des prodiges que Dieu opérait par
ses mains: paralytiques guéris, aveugles rendus à la lumière, démons mis
en fuite; elle connaissait l'avenir, lisait dans les plus secrètes
pensées des hommes, et commandait aux éléments; l'orage, assurait-on,
grondait ou se taisait à sa voix[336]. Sa réputation de sainte fut dès
lors bien établie. Cet état de sainteté, manifesté au dehors par le don
de prophétie uni au don des miracles, valait à celui qui le possédait
une renommée dont le bruit parcourait bientôt toute la chrétienté. Son
nom circulait de bouche en bouche; on colportait le récit de ses actions
et de ses discours, de province à province, d'Occident en Orient, des
églises romaines aux églises barbares, et ses biographies, écrites avec
enthousiasme, étaient lues partout avec avidité. C'est ce qui arrivait à
Geneviève. La simple fille dont l'ardente charité s'exerçait dans une
petite île de la Seine, ne se doutait guère qu'elle était un sujet
inépuisable de curiosité jusqu'au fond de la Syrie. Le stylite Siméon,
qui passa quarante ans sur une colonne auprès d'Antioche, ne manquait
jamais de demander aux visiteurs qui lui venaient d'Occident ce que
faisait la prophétesse des Gaules, Genovefa[337]. Mais le mot si vrai de
l'Évangile s'accomplissait sur cette prophétesse, à laquelle on croyait
au dehors, et qui ne trouvait dans son pays qu'incrédulité et
persécution. Beaucoup niaient sa sainteté, et des calomnies habilement
répandues firent de Geneviève un objet d'aversion aux yeux du vulgaire.
Saint Germain, qui vint la visiter lors de son second voyage chez les
Bretons, en 447, eut à combattre ces préventions malveillantes, qui
finirent par se dissiper. D'Auxerre à Paris, il communiquait avec elle
en lui envoyant les _eulogies_, c'est-à-dire quelques fragments du pain
qu'il avait béni: naïve correspondance entre ce grand évêque, devant
lequel les impératrices s'inclinaient[338], et l'orpheline dont il avait
fait sa fille spirituelle.

      [Note 333: Ostendit... in secreto cubiculi ejus terram madidam de
      suis lacrymis irrigatam... _Vit. S. Genovef._, 5.]

      [Note 334: Panis hordeacei tantum et fabæ capiens pulmentum,
      piscem et lac rara ac modica perceptione gustavit. _Id., ibid._]

      [Note 335: Profitebatur se in spiritu ab angelo in requiem
      justorum... _Vit. S. Genovef._ 7.]

      [Note 336: Cœcam et paralyticam sanat... dæmones
      fugat...--Pluribus in hoc sæculo viventibus secretas couscientias
      liquido declarabat...--Imbrem, tempestatem precibus pellit...
      _Vit. S. Genovef._, cum annot. Boll., 3 januar.]

      [Note 337: Hic per negotiatores ad loca ista, mercandi gratia
      sæpius venientes, sanctæ Genovefæ salutationes cum plurima
      veneratione mittebat... 2(a) _Vit. S. Genovef._, 22.]

      [Note 338: Lors d'une visite faite à la cour de Ravenne par saint
      Germain, Placidie voulut le recevoir debout.]

Depuis que l'on parlait de l'arrivée prochaine d'Attila, surtout depuis
que les ravages de la guerre avaient commencé, Geneviève semblait avoir
mis de côté toute autre pensée. Profondément convaincue avec toutes les
âmes religieuses de son siècle que les événements de ce monde ne sont
qu'un résultat des desseins de Dieu sur les hommes, et qu'ainsi le
repentir et la prière, en désarmant la colère divine, peuvent conjurer
les calamités qui nous menacent, elle priait nuit et jour sur la cendre,
appelant avec larmes le pardon de Dieu sur son pays. De même qu'en
d'autres malheurs publics une autre fille des Gaules, Jeanne d'Arc,
Geneviève eut des visions; elle apprit que la ville de Paris serait
épargnée si elle se repentait, et qu'Attila n'approcherait pas de ses
murs. Elle alla donc exhorter ses compatriotes à la pénitence, leur
ordonnant de laisser là tous leurs préparatifs de départ[339]; mais elle
ne reçut des hommes pour toute réponse que des paroles grossières et des
marques de dérision[340]. Rebutée de ce côté, elle prit le parti de
s'adresser aux femmes.

      [Note 339: Nolite, ô cives, tantum facinus mente concipere. 2(a)
      _Vit. S. Genovef._, 10.]

      [Note 340: Insurrexerunt autem in eam cives Parisiorum, dicentes
      pseudo-prophetissam suis temporibus apparuisse, eo quod
      prohiberentur ab ea, quasi a peritura civitate, in alias tutiores
      urbes bona sua transferre. _Vit. S. Genovef._, 11., ap. Boll.]

Les rassemblant autour d'elle, elle leur disait en leur montrant de la
main leurs maisons déjà vides et leurs rues désertes: «Femmes sans cœur,
vous abandonnez donc vos foyers, ces toits sous lesquels vous fûtes
conçues et nourries et où sont nés vos enfants, comme si vous n'aviez
pas; pour garantir du glaive vous et vos maris, d'autres moyens que la
fuite! Que ne vous adressez-vous au Seigneur, puisant des armes dans la
prière et le jeûne, ainsi que firent Esther et Judith[341]? Je vous
prédis, au nom du Très-Haut, que votre ville sera épargnée, si vous
agissez ainsi[342], tandis que les lieux où vous croyez trouver votre
sûreté tomberont aux mains de l'ennemi, et qu'il n'y restera pas pierre
sur pierre.» Ses paroles, ses gestes, son regard d'inspirée, émurent
toutes les femmes, qui la suivirent silencieusement où elle voulut. Il y
avait à la pointe orientale de l'île de Lutèce, dans le même emplacement
où s'élève aujourd'hui la basilique de Notre-Dame, une église, consacrée
au protomartyr saint Étienne. C'est là que Geneviève conduisit son
cortége de femmes, à l'aide duquel elle se barricada dans le baptistère,
et toutes se mirent à prier. Surpris de l'absence prolongée de leurs
femmes, les hommes vinrent à leur tour à l'église, et trouvant les
portes du baptistère fermées, ils demandèrent ce que cela signifiait;
mais les femmes répondirent de l'intérieur qu'elles ne voulaient plus
partir[343]. Cette réponse mit les hommes hors d'eux-mêmes. Avant de
briser la clôture d'un lieu saint, ils tinrent conseil, et discutèrent
d'abord sur le genre de supplice qu'il convenait d'infliger à la fausse
prophétesse, comme ils l'appelaient, à l'esprit de mensonge qui venait
les tenter dans leurs mauvais jours. Les uns opinaient pour qu'elle fût
lapidée à la porte de l'église, les autres pour qu'on la jetât la tête
la première dans la Seine[344]. Ils discutaient tumultueusement, quand
le hasard leur envoya un membre du clergé d'Auxerre, qui fuyait
l'approche de l'invasion et gagnait probablement la basse Seine,
espérant y être plus à l'abri. C'était un diacre qui avait apporté
plusieurs fois à Geneviève les _eulogies_ de la part de saint
Germain[345]. Au nom de l'évêque mort depuis trois ans, il les
réprimanda, les fit rougir de leur barbarie, et, les exhortant à suivre
un conseil où il reconnaissait le doigt de Dieu: «Cette fille est
sainte, leur dit-il, obéissez-lui.» Les Parisiens se laissèrent
persuader et restèrent. Geneviève avait bien vu. Les bandes d'Attila,
ralliées entre la Somme et la Marne, n'approchèrent point de Paris, et
cette ville dut sa conservation à l'obstination courageuse d'une pauvre
et simple fille. Si ses habitants se fussent alors dispersés, bien des
causes auraient pu empêcher leur retour, et, selon toute apparence, la
petite ville de Lutèce, réservée à de si hautes destinées, serait
devenue, comme tant de cités gauloises plus importantes qu'elle, un
désert dont l'herbe et les eaux recouvriraient aujourd'hui les ruines,
et où l'antiquaire chercherait peut-être une trace de l'invasion
d'Attila.

      [Note 341: Ne urbem in qua genitæ nutritæque fuerant sub hac
      desperatione desererent, sed potius contra gladiorum impetum se
      vel viros suos jejuniis et orationibus munirent.--Quatenus possent
      sicut Judith et Esther super venturam eladem evadere. _ibid._]

      [Note 342: Parisium Christo protegente salvandum. _Vit. S.
      Genovef._, 10.]

      [Note 343: Viros suos omnimodis admonebant... _Vit. S. Gen._, 11.]

      [Note 344: Tractantibus autem civibus ut Genovefam aut lapidibus
      obrutam, aut vasto gurgite mersam punirent... _Vit. S. Genovef._,
      apud Bolland., _ibid._]

      [Note 345: Adveniente ab Autissiodorensi urbe diacono... _ibid._]

L'intention du roi des Huns n'était point de livrer la Gaule à un
pillage général, au moins pour le moment. Attila, qui hasardait toujours
le moins possible, aimait à surprendre son ennemi: il avait coutume de
dire que «l'attaque appartient au plus brave[346];» d'ailleurs les
expéditions soudaines, rapides, étaient dans la nature des troupes qu'il
commandait. Son plan, arrêté dès le premier jour, consistait à marcher
directement sur le midi des Gaules pour attirer les Visigoths hors de
leurs cantonnements ou les y écraser avant l'arrivée des troupes
romaines, qu'il savait encore en Italie. Les Visigoths détruits, il
devait se porter au-devant d'Aëtius, et l'attaquer au débouché des
Alpes; quant aux Burgondes et aux Franks, il n'en tenait pas grand
compte, lui qui avait déjà battu les premiers et vu fuir les seconds. Sa
marche depuis Metz dévoilait ce plan à des yeux clairvoyants. Deux
routes conduisaient de cette ville dans le midi des Gaules: l'une,
principale voie de communication entre la province narbonnaise et les
bords du Rhin, passait par Langres, Châlons-sur-Saône et Lyon, pour
descendre ensuite la vallée du Rhône; l'autre passait par Reims, Troyes
et Orléans. La première, toute montagneuse, parcourait un pays où une
nombreuse cavalerie ne pouvait ni se déployer ni trouver à vivre; la
seconde traversait une région plane et ouverte, qui se prolongeait
encore au delà de la Loire, dans les plaines de la Sologne et du Berry.
Toujours bien renseigné sur les contrées où il voulait porter la guerre,
Attila choisit la seconde de ces routes; il comptait même s'emparer
d'Orléans sans coup férir, grâce à certaines intelligences qu'il avait
déjà nouées avec le chef ou roi des Alains, campés en Sologne, et
chargés de garder les passages du fleuve[347]. Sangiban (c'était le nom
de ce roi), homme faible et méticuleux, s'était laissé intimider par les
menaces d'Attila ou gagner par ses promesses, car Attila avait partout
des gens qui travaillaient pour lui soit comme émissaires, soit comme
espions. D'ailleurs les Alains de la Gaule, anciens vassaux des Huns,
n'étaient pas tranquilles sur les suites de leur désertion, quand ils
voyaient les puissants Visigoths eux-mêmes réclamés comme des esclaves
fugitifs. Ces réflexions agirent sur l'esprit du roi alain, qui
consentit à livrer Orléans aux troupes d'Attila. Peut-être aussi le
médecin Eudoxe promettait-il à son protecteur une insurrection de
paysans dans les provinces cisligériennes qui avaient été le principal
foyer de la bagaudie. Le roi des Huns avait donc bien des motifs de
hâter sa marche sur Orléans. Ramenant à lui les ailes de son armée, il
la concentra tout entière dans cette direction, et à partir de Reims
tous les pillages cessèrent. C'est ainsi que Châlons-sur-Marne, Troyes
et Sens furent traversés sans éprouver le sort de Metz, de Toul et de
Reims. Quelque diligence que fît Attila, une armée embarrassée de
chariots ne devait pas mettre moins de vingt jours à parcourir les 336
milles romains (112 lieues de France) qui séparaient Metz d'Orléans,
d'après les itinéraires officiels. Ainsi donc, parti de la première de
ces villes le 9 ou le 10 avril, il put arriver devant la seconde dans
les premiers jours du mois de mai[348].

      [Note 346: Audaciores sunt semper, qui inferunt bellum. JORN., _R.
      Get._ 39.]

      [Note 347: Sangibanus namque, rex Alanorum, meta futurorum
      perterritus, Attilæ se tradere pollicetur, et Aurelianam civitatem
      Galliæ, ubi tunc consistebat, in ejus jura transducere. Jorn. _R.
      Get._, 39.]

      [Note 348: Voici, étape par étape, d'après les itinéraires
      romains, le chemin que parcourut Attila entre Metz et Orléans. Il
      est curieux de pouvoir suivre, au bout de quatorze siècles, tous
      les pas de ce terrible conquérant sur le sol de notre patrie.--1°
      De Metz à Reims.--_Divodurum_, Metz; _Scarpona_, Scarponne, 21
      milles; _Tullum_, Toul, 15 milles; _Ad Fines_, Foug, 6 milles;
      _Nasium_, Naix, 21 milles; _Caturiges_, Bar-le-Duc, 14 milles et
      demi; _Ariola_, Montgarni, 13 milles et demi; _Fanum Minervœ_, La
      Cheppe sur la Vesle, où la tradition place le camp d'Attila, 24
      milles; _Durocortorum_, Reims, 28 milles et demi.--2° De Reims à
      Troyes.--_Durocortorum_, Reims; _Durucatataunum_, Châlons, 27
      milles; _Artiaca_, Arcis-sur-Aube, 33 milles; _Tricasses_, Troyes,
      18 milles.--3° De Troyes à Sens--_Augustobona_, Troyes; _Clanum_,
      Villemaur, 18 milles et demi; _Agedincum_, Sens, 25 milles.--4° De
      Sens à Orléans.--_Agedincum_, Sens; _Aquœ Segestœ_, ruines au nord
      de Sceaux, 34 milles romains; _Fines_, forêt d'Orléans entre
      Cour-Dieu et Philissanet, 22 milles; _Genabum_, Orléans, 15
      milles.]



CHAPITRE SIXIÈME

Orléans au Ve siècle.--Les habitants mettent leur ville en état de
défense.--L'évêque Agnan va trouver dans Arles le patrice
Aëtius.--Aëtius promet de secourir Orléans.--Inutilité de ses efforts
pour entraîner les Visigoths.--Les Gaulois et les Barbares fédérés et
Lètes accourent sous ses drapeaux.--Force de l'armée
d'Aëtius.--Caractère d'Avitus: sa liaison avec les Visigoths; son
influence sur Théodoric; il le décide à partir.--Les habitants d'Orléans
réduits à l'extrémité se découragent.--Ambassade d'Agnan vers
Attila.--Les Huns entrent dans Orléans; arrivée d'Aëtius; combat;
retraite des Huns.--Attila traverse la Champagne.--Loup, évêque de
Troyes, est emmené par Attila.--Combat sanglant entre les Franks et les
Gépides à Méry-sur-Seine.--Camp d'Attila près de Châlons.--Attila
consulte ses devins sur le succès de la bataille.--Divination des
Huns.--Affaire des Champs catalauniques; ordre de bataille des Huns et
des Romains.--Discours d'Attila à ses soldats.--La bataille s'engage;
horrible mêlée; mort de Théodoric, roi des Visigoths.--Attila est défait
et se retranche dans son camp.--Funérailles de Théodoric; son fils
Thorismond lui succède.--Thorismond remmène les Visigoths à
Toulouse.--Joie d'Attila.--Sa retraite jusqu'au Rhin.--Les Visigoths
s'attribuent la victoire de Châlons.--Injustice de la cour de Ravenne
envers le patrice Aëtius.

451

La Loire, dans son cours de cent quatre-vingts lieues, forme entre le
nord et le midi des Gaules un large fossé demi-circulaire, tracé par la
nature entre des climats différents, et qui séparait alors, comme il le
fait aujourd'hui, des populations non moins différentes d'origine et
d'intérêts. La ville d'Orléans, située au sommet de la courbure et
boulevard de ce grand fossé, a joué un rôle importent à toutes les
époques de notre histoire, soit comme point stratégique, soit comme
centre commercial. Au temps de l'indépendance de la Gaule et sous son
vieux nom de Genabum, elle avait déjà cette double importance, et ce fut
de ses murs que partit le signal de la grande insurrection qui mit un
instant en péril la gloire et la vie de Jules César. Sous le régime
gallo-romain, il y eut peu de guerres civiles ou étrangères dont elle
n'eût à souffrir, et sa muraille, trop souvent battue du bélier, dut
être reconstruite vers l'année 272, sous le principat de l'empereur
Aurélien, dont Genabum adopta le nom par reconnaissance. De même que la
ville actuelle, la cité aurélienne était assise sur une pente qui borde
la rive droite de la Loire, et son enceinte, formée par un
parallélogramme de murs flanqués de tours, plongeait du côté du midi
dans les eaux du fleuve. Une grosse tour, placée à l'angle sud-ouest,
servait de tête à un pont qui conduisait sur la rive gauche dans la
direction de Bourges, et d'autres ouvrages de grande dimension, dont
quelques restes sont encore debout, défendaient la porte orientale, où
convergeaient les routes de Nevers et de Sens.

Gardiens d'un point si important, les habitans d'Orléans étaient en émoi
au moindre bruit de guerre, et dans cette décadence du gouvernement
romain, où chefs et soldats leur manquaient souvent, ils s'étaient
habitués à ne prendre conseil que d'eux-mêmes. Quand ils connurent la
marche d'Attila et ses proclamations, dans lesquelles il disait n'en
vouloir qu'aux Visigoths, les Orléanais sentirent bien que cet orage
allait d'abord fondre sur eux. Remettre leurs murs en état, élever
quelques ouvrages nouveaux, réunir tout ce qu'ils pourraient de vivres
et de munitions de siége, fut leur premier soin[349]; le second fut
d'épier la conduite des Barbares chargés de les garder. Ils découvrirent
ou du moins ils soupçonnèrent les sourdes menées de Sangiban, et quand
le roi des Alains se présenta pour tenir garnison dans leur ville, ils
lui en fermèrent les portes. En même temps, ils firent partir leur
évêque Anianus pour le midi, afin d'informer de l'état des choses, soit
le préfet du prétoire Tonantius Ferréolus, soit Aëtius lui-même, s'il
était arrivé d'Italie[350]. La mission d'Anianus consistait à vérifier
par ses propres yeux sur quels secours Orléans pouvait compter, et de
faire connaître aux généraux romains combien de temps la ville pouvait
raisonnablement tenir sans secours étrangers, puisqu'elle avait dû
repousser les Alains comme suspects, sinon comme traîtres déclarés.

      [Note 349: Præparante populo omnia quæ ad repellenda hominum
      jacula, portis muris vel turribus fuerant opportuna. _Vit. S.
      Anian._, ap. Ghesn., _Script. Franc._, t. I, p. 521.--D. Bouq., t.
      I, p. 645, et seq.]

      [Note 350: Tunc vir Domini Anianus... Arelatensem urbem expetere
      decrevit, et Aëtium Patricium qui sub Romano imperio in Galliis
      rempublicam gubernabat, videndum expetivit, ut ei furorem
      rebellium cum periculo suorum civium intimaret. _Vit. S. An.,
      ibid._]

Anianus, autrement dit Agnan, appartenait à cette race héroïque
d'évêques que produisait le Ve siècle, et qui, hommes de savoir et de
piété, hommes de conseil, hommes de main, devenaient, dans les périls
publics, les magistrats naturels de leurs cités. L'élection populaire,
qui était alors le mode de recrutement de l'église, savait démêler en
eux les qualités qui devaient les rendre utiles en toute circonstance,
soit qu'elle s'adressât à un commandant militaire comme dans Germain, à
un avocat comme dans Loup de Troyes, à un poëte homme du monde comme
dans Sidoine Apollinaire. Les peuples suivaient avec une confiance que
ne leur inspiraient pas toujours les généraux de profession ces
capitaines improvisés, qui avaient le bâton pastoral pour arme, qui
rangeaient leurs troupes au chant des psaumes, et commandaient la charge
au cri d'_Alleluia_. De leur côté, les Barbares ne voyaient qu'avec une
certaine appréhension des généraux sans cuirasse et sans épée, dont ils
ne calculaient pas bien toute la puissance; ils tremblèrent plus d'une
fois devant eux, et plus d'une fois des négociations vainement
poursuivies par les maîtres des milices ou les préfets se terminèrent
par l'intervention d'un évêque. Anianus, en arrivant dans la ville
d'Arles, domicile des hauts fonctionnaires romains, aperçut autour du
palais impérial un appareil de licteurs et de gardes qui lui révéla la
présence du patrice généralissime[351]. Aëtius, en effet, était de
retour depuis quelques jours. Au nom de l'évêque d'Orléans, qui
demandait à lui parler sans délai, il traversa son vestibule, déjà
encombré d'officiers, de magistrats et d'évêques qui attendaient leur
tour d'audience, s'avança au-devant du vieillard jusqu'à la porte, et
l'entretint longtemps en particulier[352]; ils s'expliquèrent sur la
situation de la ville et sur celle de l'armée romaine. L'évêque
insistait pour obtenir une prompte assistance. Il avait calculé qu'avec
la quantité d'approvisionnements et le nombre d'hommes valides que la
ville renfermait, elle pourrait tenir par ses seules ressources jusqu'au
milieu de juin, mais que, passé ce terme, elle serait forcée de se
rendre: «O mon fils, lui dit-il de ce ton solennel et mystique que la
lecture habituelle des livres saints imprimait au langage des prêtres de
ce temps, je t'annonce que si, le huitième jour avant les calendes de
juillet (c'était le 14 du mois de juin), tu n'es pas venu à notre
secours, la bête féroce aura dévoré mon troupeau[353].» Aëtius promit
qu'il y serait au jour marqué, et l'évêque reprit sa route en toute
hâte. Il était à peine rentré dans Orléans, qu'Attila y vint mettre le
siége.

      [Note 351: Itaque Arelatum veniens, multos Domini reperit
      sacerdotes, qui ob varias necessitates adventantes, videre non
      poterant faciem judicis ob fastum potentiæ secularis... _Vit. S.
      Anian._, ap. Chesn., _Script. Fr._, t. I, p. 521.--D. Bouq., t. I,
      p. 645.]

      [Note 352: Sed cum sanctus advenisset ibidem Anianus, divina
      gratia inspirante commonitus, protinus egressus est obviam supplex
      Aëtius. _Vit. S. Anian., ibid._]

      [Note 353: Simulque plenus prophetiæ spiritu, vin kal. julii diem
      esse prædixit, quo bestia crudelis gregem sibi creditum laniandum
      decerneret: petens ut tunc prædictus Patricius veniendo
      succurreret... _Vit. S. Anian._, ap. Chesn., _Script. Franc._, p.
      521.--D. Bouq., t. I, p. 645.]

Le retard prolongé d'Aëtius, si préjudiciable à la Gaule, était encore
un fruit de la politique d'Attila. Tant qu'on avait pu craindre que sa
marche vers l'ouest et sa déclaration de guerre aux Visigoths, faite
avec tant d'apparat, ne fussent qu'une feinte pour surprendre l'Italie,
Valentinien avait retenu prudemment au midi des Alpes et les légions
romaines et le général qui valait à lui seul une armée; même, quand fut
arrivée la nouvelle certaine que les Huns avaient franchi le Rhin,
l'empereur voulut conserver près de lui la majeure partie de ses
troupes. Aëtius partit donc avec une poignée d'hommes, comptant sur les
forces que pourrait fournir la Transalpine, principalement en Barbares
fédérés, mais son découragement fut grand quand il vit de près la
situation des choses: les Burgondes battus et humiliés, les Alains en
état de trahison flagrante, et les Visigoths décidés plus que jamais à
rester dans leurs cantonnements. Aucune raison, aucune remontrance,
aucune prière, ne purent fléchir l'esprit obstiné de Théodoric. En vain
Aëtius lui expliquait que sa conduite, quel que fût l'événement de la
campagne, retomberait sur lui et sur son peuple. «Si les Romains sont
vaincus, lui disait-il, Attila viendra sur vous plus fort d'une première
victoire, et, abandonnés à votre tour par le reste de la Gaule, vous
serez hors d'état de résister; si, au contraire, les Romains sont
vainqueurs avec l'aide des autres fédérés, l'honneur en appartiendra à
ceux-ci, et la désertion des Visigoths ne passera plus pour calcul de
prudence, mais pour lâcheté.» A cet argument si pressant, Théodoric
n'avait qu'une réponse, celle qu'il avait déjà faite aux messagers de
Valentinien: «Les Romains ont attiré comme à plaisir sur eux et sur nous
le malheur qui nous menace; qu'ils s'en tirent comme ils pourront!»

Cependant la seule présence d'Aëtius, comme par un effet magique, avait
ramené dans le midi des Gaules la confiance et le courage[354]. Les
nobles gaulois armaient leurs clients, les paysans demandaient des
armes, et, au milieu de cet entraînement patriotique, aucune tentative
de bagaudie n'osa se manifester; les esclaves eux-mêmes restèrent en
paix. Bien que séparée du gouvernement de l'empire, la petite république
armoricaine[355] prouva qu'elle avait toujours le cœur romain, en
envoyant ses guerriers au camp d'Aëtius sous leur drapeau national et
sous la conduite de leur roi breton. Les Franks-Ripuaires ne furent pas
les derniers au rendez-vous; Mérovée y accourut plein d'ardeur avec ses
Franks-Saliens, et Gondicaire avec ses Burgondes[356], impatients de
racheter leur défaite. On remarquait près d'eux un petit peuple des
Alpes, les Bréons ou Brennes[357], qu'Aëtius avait ralliés pendant son
voyage et amenés en Gaule. Lorsque Sangiban vint se présenter avec sa
horde, Aëtius feignit d'ignorer sa trahison, soit pour ne pas pousser à
bout par un éclat cet homme toujours incertain, soit de peur d'ébranler
par un pareil exemple la fidélité des autres Barbares; mais il fit
observer soigneusement toutes ses démarches. C'étaient là les grands
corps de troupes; ils se grossirent encore des compagnies de colons
barbares ou _Lètes_ qui arrivaient de tous les points de la province, où
les communications étaient encore libres avec le midi de la Loire. Ainsi
il y avait des Lètes-Teutons à Chartres, des Lètes-Bataves et Suèves à
Bayeux et à Coutances, des Suèves au Mans, des Franks à Rennes, d'autres
Suèves à Clermont, des Sarmates et des Taïfales à Poitiers, d'autres
Sarmates à Autun, et ça et là des détachements de colons saxons entre
l'embouchure de la Seine et celle de la Loire[358]; tous purent se
rallier à l'armée d'Aëtius, soit au camp, soit pendant la route. Aëtius,
en voyant l'ardeur qui se manifestait de toutes parts, sentit pénétrer
en lui-même quelque chose de la confiance qu'il inspirait; mais
l'absence des Visigoths lui causait toujours un regret cuisant. Mettant
donc à les attirer autant d'obstination qu'ils en mettaient à s'isoler,
il roulait dans sa tête toutes les combinaisons qui pouvaient le
conduire à son but, lorsqu'à force d'y songer, il en trouva une dont le
succès lui parut infaillible.

      [Note 354: Tanta patricii Aëtii providentia fuit, cui tunc
      innitebatur respublica hesperiæ plagæ, ut undique bellatoribus
      congregratis... Jorn., _R. Get._, 36.]

      [Note 355: Armoriciani... Jorn., _R. Get._, 36.--Ils vinrent aussi
      en 468 au secours de l'Arvernie sous la conduite de leur roi
      Riothimus.]

      [Note 356: Franci Burgundiones... Riparioli... Jorn., _R. Get._,
      36.]

      [Note 357: Ibriones, quondam milites romani, tunc vero jam in
      numero auxiliariorum exquisiti... Jorn., _R. Get., ut. sup._]

      [Note 358: Liciani... Sarmatæ... Saxones... aliæque Celticæ vel
      Germanicæ nationes. Jorn., _R. Get._, 36.]

Dans la cité d'Arvernie, aujourd'hui la province d'Auvergne, vivait un
sénateur, de noblesse à la fois celtique et romaine, dont la famille
avait occupé les plus hautes fonctions administratives et militaires
dans l'empire d'Occident, des préfectures du prétoire, des maîtrises des
milices, des patriciats, et à qui ses ancêtres avaient légué de si
grands biens, que son fils Ecdicius, dans une circonstance où il
s'agissait de la liberté de l'Arvernie, put lever une armée avec ses
seuls clients, et nourrir du blé de ses terres la ville de Clermont
affamée[359]. Ce sénateur se nommait Mecilius Avitus. Avitus présentait
un étrange composé de mollesse et d'élans énergiques: homme de plaisir
et homme d'étude, épicurien patriote, il avait d'abord fait la guerre et
servi le gouvernement romain, sous les drapeaux d'Aëtius, avec une
bravoure incomparable; entré plus tard dans les carrières civiles, il le
servit également bien, et se fit la réputation d'un politique habile et
heureux. On vantait surtout l'adresse avec laquelle, en 439, étant
préfet du prétoire des Gaules, il avait arraché au roi des Visigoths une
trêve ou un traité de paix que ce dernier refusait obstinément aux
généraux romains[360]. A l'expiration de chacune de ses charges, Avitus
venait s'ensevelir dans sa délicieuse villa d'Avitacum, qu'il avait fait
construire à l'endroit le plus agreste de ses montagnes, sous un rocher
couvert de sapins, au milieu d'eaux jaillissantes et sur la lisière d'un
petit lac[361]. Il y menait une vie tout à la fois voluptueuse et
occupée, en compagnie de ses livres, des gens de lettres qui affluaient
chez lui de toutes parts, et des femmes élégantes de la province. Des
fenêtres de sa bibliothèque, où les beaux esprits venaient réciter leurs
vers et leur prose, on apercevait les bains thermaux[362] qu'il avait
fait bâtir à grands frais pour l'agrément de ses hôtes et pour le sien.
Sa famille se composait de deux fils, dont l'aîné, Ecdicius, succéda
plus tard à son importance, et d'une fille nommée Papianilla, qui avait
épousé Sidonius, de la famille lyonnaise des Apollinaires, homme
honorable et distingué, et déjà le poëte le plus en vogue de tout
l'Occident.

      [Note 359: Greg. Tur., _Hist. Franc._, 11.]

      [Note 360:

        .....Postquam undique nullum
        Præsidium, ducibusque tuis nil, Roma, relictum est,
        Fœdus, Avite, novas: sævum tua pagina regem
        Lecta domat...
                       (Sidon. Apollin., _Panegyr. Avit._, v. 36.)]

      [Note 361: On peut voir la description d'Avitacum dans une lettre
      charmante de son gendre Sidoine Apollinaire, _Epist._ II, 2.]

      [Note 362: Balnæum ab Africo radicibus nemorosæ rupis adhærescit.
      Sid. Apollin., _Epist._ II, 2.]

Si l'exquise urbanité d'Avitus et les rares mérites de son esprit le
faisaient rechercher en tous lieux, même à Rome, nulle part il ne
recevait un accueil plus empressé, il n'était l'objet d'une admiration
plus expansive qu'à la cour des Visigoths. Théodoric ne se lassait point
de voir et d'entendre ce type de toutes les élégances, qui contrastait
si fort avec la tenue grossière, la voix rauque et le mauvais latin des
seigneurs en casaque de peau qui composaient le fond de la cour de
Toulouse. Une visite du noble arverne était pour le fils d'Alaric une
bonne fortune ardemment souhaitée: il le consultait sur toutes choses,
principalement sur l'éducation de ses enfants. Il semble même qu'Avitus
consentit à diriger les études du jeune Théodoric, fils puîné du roi.
Grâce aux leçons du digne conseiller, la demeure des ravageurs de Rome
se transforma en une académie latine où l'on étudiait le droit romain et
où l'on commentait l'Énéide. Le jeune Théodoric se rappela toujours avec
reconnaissance qu'il lui devait le bonheur d'avoir lu, comme il disait,
«les pages du docte Maron[363].» C'est à cette autorité toute
personnelle d'Avitus sur l'esprit du roi barbare qu'Aëtius eut l'idée de
s'adresser, et, comme le temps pressait, il partit immédiatement pour
Avitacum en compagnie de quelques nobles arvernes.

      [Note 363: Sidoine Apollinaire met les vers suivants dans la
      bouche de Théodoric qui les adresse à Avitus.

                     . . . . . Mihi Romula dudum
        Per te jura placent; parvumque ediscere jussit
        Ad tua verba pater, docti quo prisca Maronis
        Carmine molliret Scythicos mihi pagina mores...]

«Avitus, salut du monde, dit-il en abordant le maître du lieu, ce n'est
pas pour toi une gloire nouvelle de voir Aëtius te supplier. Ce peuple
barbare qui demeure à nos portes n'a d'yeux que les tiens, n'entend que
par tes oreilles; tu lui dis de rentrer dans ses cantonnements, et il y
rentre; tu lui dis d'en sortir, et il en sort; fais donc qu'il en sorte
aujourd'hui. Naguère tu lui imposas la paix, maintenant impose-lui la
guerre[364].» Ce compliment quintessencié à la mode du temps, mais
très-flatteur, fut fort du goût d'Avitus. D'ailleurs la démarche d'un si
grand personnage l'honorait tellement aux yeux du monde, qu'il se fit en
quelque sorte un devoir de réussir dans la mission qu'on lui donnait. Il
y réussit, et Théodoric, déjà ébranlé, fit aux sages représentations
d'un ami le sacrifice de ses dernières répugnances. Avitus fut aidé en
cela par le désir secret des chefs visigoths, qui commençaient à rougir
du reproche de lâcheté que Romains et Barbares leur adressaient à
l'envi. Aussi, quand un ordre du roi annonça le départ, la joie fut
générale dans les cantonnements des Goths: c'était à qui se présenterait
avec ses armes, à qui se ferait admettre parmi les combattants[365];
Théodoric prit en personne le commandement de ses troupes, et se fit
accompagner par ses deux fils aînés, Thorismond et Théodoric, laissant
l'administration du royaume aux mains des quatre puînés, Frédéric,
Euric, Rothemer et Himeric[366]. Ce fut pour Aëtius et pour toute
l'armée confédérée un beau jour que celui où, suivant l'expression du
poëte, gendre d'Avitus, à qui nous devons ces détails, «les bataillons
couverts de peaux vinrent se placer à la suite des clairons
romains[367];» de ce jour, le patrice ne douta plus de la victoire.

      [Note 364:

        Orbis, Avite, salus, cui non nova gloria nunc est,
        Quod rogat Aëtius: voluisti, et non nocet hostis:
        Vis? prodest. Inclusa tenes tot millia nutu,
        Et populis Getieis sola est tua gratia limes.
        Infensi semper nobis pacem tibi præstant.
        Victrices, i, prome Aquilas...
                               Sidon. Apoll., v. 339 et seqq.]

      [Note 365:

        Ad nomen currente Geta.... Timet ære vocari
        Dirutus, opprobrium non damnum Barbarus horrens.
        Hos ad bella trahit jam tum spes orbis Avitus...
                           Sid. Apoll., _Paneg., Avit._, v. 350.]

      [Note 366: Quatuor filiis domi dimissis, id est, Friderico, et
      Eurico, Rothimere et Himerico, secum tantum Thorismundum et
      Theodoricum majores natu participes laboris assumnit. Jorn. _R.
      Get._, 36.]

      [Note 367:

        Ibant pellitæ post classica Romula turmæ.
                                  Sidon. Apoll., _ibid._, v. 349.]

Tous ces tiraillements, toutes ces tergiversations de Théodoric avaient
fait perdre aux Romains un temps précieux: des cinq semaines pendant
lesquelles la ville d'Orléans avait promis de tenir, la plus grande
partie était déjà écoulée, et il restait encore une longue route à
parcourir; néanmoins Aëtius se flattait d'arriver avant le terme fatal.
Attila, dont les hordes cernaient la place jusqu'à la Loire, poussait le
siége aussi activement que le permettait la maladresse des Huns à manier
les machines de guerre, tandis qu'au contraire les assiégés, bien munis
de claies, de boucliers, de balistes, de matières inflammables,
dirigeaient habilement les travaux de la défense. Plusieurs fois il fit
approcher le bélier des murs, mais sans résultat. Les Huns recoururent
alors à l'emploi des arcs, dont ils se servaient avec une vigueur et une
sûreté de coup d'œil incomparables; ils firent pleuvoir incessamment une
grêle de flèches qui portaient la désolation dans la ville[368]: nul ne
se montrait plus à découvert sur les créneaux sans être atteint, et les
assiégés éprouvèrent de grandes pertes. Dans ces circonstances, et pour
relever les courages qui commençaient à s'abattre, l'évêque fit promener
processionnellement sur le rempart les reliques de son église[369]; mais
l'ardeur des assiégés déclinait rapidement avec leurs forces, soit
qu'ils eussent trop présumé d'eux en s'engageant à tenir jusqu'au 14 de
juin, soit que, ne recevant aucunes nouvelles du dehors, ils pussent
supposer que le reste de la Gaule s'était rendu. Ils accusèrent leur
évêque de les avoir trompés en leur promettant un secours
imaginaire[370]. Agnan, ferme dans la croyance qu'une révélation de Dieu
même lui avait annoncé leur délivrance et qu'il ne serait point trompé,
baignait de ses larmes les marches de l'autel, et, se relevant par
intervalle, il s'écriait: «Montez sur la plus haute tour, et regardez si
la miséricorde de Dieu ne nous vient pas[371]!» Quand on lui rapportait
qu'aucune troupe, aucun nuage de poussière ne se montrait dans la
plaine, il recommençait à prier avec plus d'ardeur. Il fit partir un
soldat chargé de ce message pour Aëtius: «Si tu n'arrives pas
aujourd'hui même, ô mon fils! il sera trop tard[372].» Le soldat ne
revint pas. A bout de ses forces et de son courage, Agnan se mit à
douter de lui-même. Un orage, qui sembla ouvrir toutes les cataractes du
ciel sur la ville et sur le camp ennemi, ayant suspendu les travaux du
siége pendant trois jours, les habitants tinrent conseil, et décidèrent
qu'il fallait se rendre. L'évêque fut chargé de porter leurs conditions
au camp d'Attila; mais le roi hun, irrité qu'on osât lui parler de
conditions, repoussa brutalement le négociateur, qui rentra tout
tremblant dans la ville[373]. Il n'y avait plus qu'à se rendre à
discrétion: c'est ce que firent les assiégés.

      [Note 368: Interim hostilis exercitus tela jactabat instantius,
      atque cum arietibus latera muri crebris quatiebat impulsibus...
      _Vit. S. Anian._, ap. Chesn., _Script. Fr._, t. I, p. 521.--D.
      Bouq., t. I, p. 645.]

      [Note 369: Pontifex fixus in Domino, per muri ambulatorium
      sanctorum gestans pignora, suavi vocis organo more cantabat
      catholico... _Vit. S. Anian._, _ub. sup._]

      [Note 370: Cumque sanctus Anianus populum admoneret, ut nec sic
      quoque desperarent de Domino, nihilque esse Deo invalidum, qui
      suos tueri prævalet etiam sub momento... _Vit. S. Anian._, apud
      Chesn., _Script. Franc._, t. I, p. 521.]

      [Note 371: Aspicite de muro civitas, si Dei misericordia jam
      succurrat. Greg. Tur., _Hist. franc._, II, 6.]

      [Note 372: Vade et dic filio meo Aetio quia si hodie ad civitatem
      adesse distulerit, venire jam crastina nihil proderit. _Vit. S.
      Anian._, apud Chesn., _l. c._]

      [Note 373: Cessante igitur nimbo profluo, sanctus Anianus ad
      Attilæ pergit tentorium pro sibi commisso rogaturus populo:
      spretus a perfido responso contrario, civitatis sese retulit
      claustro... _Vit. S. Anian._, apud Chesn., et D. Bouq., _ut sup._]

Le lendemain donc, dès le point du jour, les serrures brisées et les
portes ouvertes à double battant annoncèrent que l'armée des Huns
pouvait entrer[374]. Les chefs pénétrèrent les premiers pour avoir le
choix des dépouilles, et le pillage commença. Il s'opéra dans tous les
quartiers avec une sorte de régularité et d'ordre: des chariots en
station recevaient le butin enlevé des maisons, et les captifs, rangés
par groupes, étaient tirés au sort entre les soldats[375]. Cette
opération fut interrompue par un cri soudain, qui ramena l'espérance
dans le cœur des vaincus et jeta l'effroi dans celui des vainqueurs.
C'étaient Aëtius et Thorismond qu'on apercevait à la tête de la
cavalerie romaine, accourant à toute bride, et derrière eux on voyait
briller les aigles des légions et les étendards des Goths[376]. Ils
furent bientôt devant la ville. Un premier combat eut lieu au débouché
du pont, sur la rive et jusque dans les eaux de la Loire[377]; d'autres
lui succédèrent dans l'intérieur des murs, où les captifs, brisant leurs
chaînes, secondèrent les Romains de leur mieux. Traqués de rue en rue,
écrasés sous les pierres que les habitants lançaient du haut des
maisons, les Huns ne savaient plus que devenir, lorsque Attila fit
sonner la retraite. Le patrice n'avait point manqué à sa parole: on
était au 14 juin. Telle fut cette fameuse journée qui sauva la
civilisation d'une destruction totale en Occident. L'église d'Orléans la
célébra longtemps par une solennité où les noms d'Agnan, d'Aëtius et de
Thorismond se confondaient dans ses prières; mais Orléans était destiné
à décider une autre fois encore du sort de nos aïeux, et la gloire plus
récente et plus poétique de la vierge de Domremy fit pâlir celle du
vieux prêtre gaulois. Cette gloire pourtant était grande au XIIIe
siècle, puisque saint Louis vint à Orléans avec ses fils pour avoir
l'honneur de porter les ossements de saint Agnan lors d'une translation
de reliques. Les guerres religieuses n'épargnèrent pas les restes d'un
héros coupable d'avoir été évêque et canonisé: les calvinistes, en 1562,
brisèrent sa châsse et dispersèrent ses os. Par une triste coïncidence,
le saint roi qui était venu l'honorer eut, lui aussi, sa tombe violée à
Saint-Denis, sous l'empire d'autres passions et d'autres fureurs, et la
ville de Paris vit brûler en place publique les restes de la fille
vénérable dont les patriotiques pressentiments et la courageuse volonté
avaient empêché sa ruine. Ainsi la France dispense tour à tour à ses
enfants les plus glorieux l'apothéose et les gémonies. Puisse du moins
l'histoire offrir à ceux qui ont servi la patrie en des temps et sous
des costumes différents, prêtres, rois, guerriers, bergères ou reines,
un asile sûr où leurs reliques ne seront point profanées!

      [Note 374: Postera autem die, apertis portarum repagulis, Attilæ
      proceres ingressi sunt Aurelianus... _ibid._--Sequenti luce
      perfractis urbis portis irrumpit furibundus Attilæ regis excertus
      2a _Vit. S. Anian._, 10.]

      [Note 375: Sorte ad dividendum populum missa, onerabat plaustra
      innumera de plebis capta substantia. 1a _Vit. S. Anian._, ap.
      Chesn., p. 521, et D. Bouq., p. 646.--Proceres sorte domos
      dividunt, asportandis civium spoliis plaustra miles convehit. 2a
      _Vit. S. Anian._, 10.]

      [Note 376: Ecce Aëtius venit, et Theodorus Germanorum rex ac
      Thorismodus filius ejus cum exercitibus suis, ad civitatem
      accurrunt... Greg. Tur., _Hist. franc._, II, 6.--Ille (Aëtius)...
      utpote divina revelatione commonitus, una cum Theodoro et
      Torsomodo regibus... equum ascendit, ac concitus pergit. _Vit. S.
      Anian._, ap. Chesn. et D. Boug., _ubi sup._]

      [Note 377: Itaque alii succubuerunt gladiis, alii coacti timore
      tradebant se gurgiti Ligeris, sortituri finem mortis... _Ibid._]

Les nomades ne se font pas, comme nous, un déshonneur de la fuite;
attachant plus d'importance au butin qu'à la gloire, ils tâchent de ne
combattre qu'à coup sûr, et, lorsqu'ils trouvent leur ennemi en force,
ils s'esquivent, sauf à revenir en temps plus opportun. C'est ce que
faisait Attila: trompé dans ses prévisions sur Sangiban et maudissant
Aëtius, il ne songeait plus qu'à mettre pour le moment ses troupes et
son butin en sûreté. Il décampa donc silencieusement pendant la nuit,
reprenant la même route qu'il avait suivie à son arrivée, et au lever du
jour il était déjà loin de la ville. Il lui tardait de gagner au delà de
Sens un pays moins ravagé que les environs d'Orléans, et des plaines
découvertes où la cavalerie hunnique retrouverait tous ses avantages,
dans la prévision d'une bataille. Au nord de la ville de Sens, entre la
vallée de l'Yonne et celle de l'Aisne, se développe, sur une longueur
d'environ cinquante lieues et une largeur de trente-cinq à quarante, une
succession de plaines coupées de rivières profondes, dont l'ensemble
portait, dès le VIe siècle, le nom de _Campania_, Champagne, qu'il
conserve encore aujourd'hui. A son extrémité septentrionale s'élèvent
les montagnes de l'Ardenne, qui, séparant ces plaines sèches et ondulées
des plaines fertiles et basses de la Belgique, présentent à l'horizon
comme un mur boisé d'une hauteur presque uniforme. Il n'y a d'issue,
pour en sortir et gagner le cours inférieur du Rhin, que les défilés
dangereux de l'Argone du côté du nord-est, ou, du côté du sud-est, le
long trajet des Vosges et du Jura; deux routes romaines conduisant dans
ces deux directions se croisaient alors à _Durocatalaunum_, aujourd'hui
Châlons-sur-Marne. Attila, qui avait traversé ce pays en venant de
Reims, avait hâte d'occuper la ville et la plaine environnante, qu'on
appelait _Champs catalauniques_, afin d'assurer ses moyens de retraite
dans le cas où, serré de trop près par l'armée romaine, il se verrait
contraint de livrer bataille[378]. Ce n'était pas la première fois dans
l'histoire des Gaules que les champs catalauniques se trouvaient choisis
pour être le théâtre d'une lutte formidable entre les nations, et ce ne
fut pas non plus la dernière.

      [Note 378: Convenitur itaque in campos Catalaunicos, qui et
      Mauriacii nominantur, C. leugas, ut Galli vocant, in longum
      tenentes, et LXX in latum. Jorn., _R. Get._, 36.--Jornandès ajoute
      que les lieues dont il parle, sont de 1500 pas: (Leuga autem
      gallica mille et quingentorum passuum quantitate metitur). Elles
      équivalent par conséquent, à peu près, à la moitié de nos lieues
      ordinaires...]

On pense bien qu'Attila, dans sa marche précipitée, ne laissa piller
qu'autant qu'il le fallut pour se procurer des vivres. Au passage de la
Seine à Troyes, il n'entra point dans la ville; l'évêque Lupus ou Loup
(c'était le même dont nous avons parlé plus haut, et qui accompagnait
saint Germain dans son voyage de Bretagne) vint au-devant de lui, le
priant d'épargner, non pas seulement les habitants d'une cité sans
défense, comme était alors celle de Troyes, qui n'avait plus ni portes
ni murailles, mais encore la population des campagnes[379]. «Soit,
répondit le roi hun de ce ton froidement railleur qui succédait chez lui
aux emportements de la colère; mais tu viendras avec moi jusqu'au fleuve
du Rhin. Un si saint personnage ne peut manquer de porter bonheur à moi
et à mon armée[380].» Attila voulait garder en otage, à tout événement,
un prêtre vénéré dans la contrée et considérable aux yeux de tous les
Romains. Pendant qu'il passait l'Aube à Arciaca, aujourd'hui Arcis, il
laissa son arrière-garde, composée des Gépides, dans la plaine
triangulaire que la Seine et l'Aube baignent à droite et à gauche avant
de confondre leurs eaux, non loin de Mauriacum, ou Méry-sur-Seine,
petite bourgade qui avait fait donner à ce delta le nom de _Champs de
Mauriac_[381]. L'armée d'Aëtius avait gagné de vitesse celle des Huns,
que la famine, les maladies, les embuscades de paysans décimaient tout
le long de la route, et son avant-garde, formée des Franks de Mérovée,
vint donner contre les Gépides, qui protégeaient le passage de l'Aube.
Le choc eut lieu pendant la nuit; on se battit à tâtons jusqu'au jour
dans une mêlée effroyable, et d'un côté la hache des Franks, de l'autre
l'épée et la lance des Gépides firent si bien leur office, qu'au lever
du jour quinze mille blessés ou morts couvraient le champ de
bataille[382]. Ardaric, ayant ramené ses Gépides au delà de la rivière,
rejoignit le gros de l'armée hunnique, qui le jour même entra dans la
ville de Châlons.

      [Note 379: Quippe cum diversa urbium loca simulatæ pacis arte
      tentaret, Trecassinam urbem patentibus campis expositam, et armis
      immunitam et muris, cum infensaret sui agminis densitate,
      sollicitus piæ mentis Antistes... _Vit. S. Lup._, apud. Bolland.,
      29 jul.]

      [Note 380: Secum indicit iturum, Rheni etiam fluenta visurum;
      ibique eum dimittendum pariter pollicetur. _Vit. S. Lup., ibid._]

      [Note 381: Campus Mauriacus. Greg. Tur., II, 7.--Campi
      Mauriacii... Jorn., _R. Get._, 36.]

      [Note 382: Exceptis XV millibus Gepidarum et Francorum qui...
      noctu sibi occurrentes mutuis concidere vulneribus, Francis pro
      Romanorum, Gepidis pro Hunnorum parte pugnantibus. Jorn., _R.
      Get._, 41.--Le texte de Jornandès porte XC _millibus_ par erreur
      de copiste, sans aucun doute: j'ai adopté la correction proposée
      par l'abbé Dubos.]

Il n'y avait plus moyen d'éviter un combat général. A quelques milles au
delà de Châlons, près de la station appelée dans les itinéraires _Fanum
Minervæ_, temple de Minerve, se voient encore aujourd'hui les restes
d'un camp fortifié à la manière romaine, lequel commandait la route de
Strasbourg, et semble avoir eu pour destination de couvrir les deux
villes de Reims et de Châlons, entre lesquelles il était situé. Non
loin de ces ruines, dans une plaine à perte de vue, coule la rivière de
Vesle, qui, voisine de sa source, n'est encore là qu'un faible ruisseau,
et cette circonstance, jointe à d'autres détails topographiques indiqués
par l'histoire, paraît confirmer l'opinion qui fait de ce lieu le champ
de bataille des Romains et des Huns. En effet, la tradition désigne sous
le nom de _Camp d'Attila_ ces restes d'un établissement dont le
caractère est incontestablement romain, et dont le bon état de
conservation, après quatorze siècles, exclut toute idée d'un bivouac
barbare disposé à la hâte. Attila, trouvant des fortifications à sa
portée, en aurait-il profité comme d'une bonne fortune? Se serait-il
servi de l'enceinte romaine pour affermir l'assiette de son camp? On
peut le supposer avec vraisemblance, et cette supposition met d'accord,
sans grands frais d'hypothèse, la tradition locale et le bon sens. Une
fois décidé à combattre, Attila fit ranger ses chariots en cercle et
dressa ses tentes à l'intérieur. Le jour même, l'armée d'Aëtius campait
en face de lui, les légions suivant les règles de la castramétation
romaine, les fédérés barbares sans retranchement ni palissades, et
chaque nation séparément.

Attila passa toute cette nuit dans une agitation inexprimable. Le
mauvais état de son armée découragée, affaiblie par les privations et
considérablement réduite en hommes et en chevaux, ne lui faisait que
trop pressentir la probabilité d'une défaite, et cette probabilité
n'échappait guère non plus à des yeux moins clairvoyants que les siens.
Ses soldats avaient pris dans les bois voisins un ermite qui faisait
parmi les paysans le métier de prophète. Attila eut la fantaisie de
l'interroger. «Tu es le _fléau de Dieu_, lui dit le solitaire, et le
maillet avec lequel la Providence céleste frappe sur le monde; mais Dieu
brise, quand il lui plaît, les instruments de sa vengeance, et il fait
passer le glaive d'une main à l'autre, suivant ses desseins. Sache donc
que tu seras vaincu dans ta bataille contre les Romains, afin que tu
reconnaisses bien que ta force ne vient pas de la terre[383].» Cette
réponse courageuse n'irrita point le roi des Huns. Après avoir entendu
le prophète chrétien, il voulut entendre à leur tour tous les devins de
son armée; car chez les Huns, comme plus tard chez les Mongols, les
consultations sur l'avenir, dans les circonstances décisives, semblent
avoir été d'institution publique. Il fit donc venir les magiciens et,
comme dit l'historien de cette guerre, les _aruspices_ qui suivaient ses
troupes[384], et alors commença une scène étrange, effroyable, dont
l'histoire, en esquissant les principaux traits, laisse à l'imagination
le soin de les compléter.

      [Note 383: Tu es flagellum Dei... malleus orbis.--Voir plus tard
      ce qui est dit de cette tradition dans les Légendes d'Attila.]

      [Note 384: Statuit per haruspices futura inquirere. Jorn., _R.
      Get._, 37.]

Qu'on se figure, sous une tente tartare plantée au milieu des plaines de
la Champagne, à la lueur lugubre des torches, un concile de toutes les
superstitions du nord de l'Europe et de l'Asie: le sacrificateur
ostrogoth ou ruge, les mains plongées dans les entrailles d'une victime
dont il observe les palpitations[385], le prêtre alain secouant dans un
drap blanc ses baguettes divinatoires[386] à l'entrelacement desquelles
il voit des signes prophétiques, le sorcier des Huns blancs évoquant les
esprits des morts au son du tambour magique et tournant sur lui-même
avec la rapidité d'une roue jusqu'à ce qu'il tombe épuisé, la bouche
écumante, dans l'immobilité de la catalepsie[387]; et au fond de la
tente Attila, assis sur son escabeau, épiant les convulsions,
recueillant les moindres cris de ces interprètes de l'enfer. Mais les
Huns avaient une superstition particulière plus solennelle, et que les
voyageurs européens trouvèrent encore en vigueur aux XIIe et XIVe
siècles à la cour des descendants de Tchinghiz-Khan: je veux parler de
la divination au moyen des os d'animaux, principalement des omoplates de
mouton. Le procédé consistait à dépouiller de chair les os sur lesquels
on voulait opérer: on les exposait ensuite au feu, et d'après la
direction des veines ou les fissures de la substance osseuse, fendillée
par l'action de la chaleur, on établissait ses pronostics. Les règles de
cet art étaient fixes et déterminées par une sorte de rituel comme
celles de l'aruspicine romaine. Attila observa lui-même les os, et n'y
lut que sa prochaine défaite[388].

      [Note 385: More solito nunc pecorun fibras... Jorn., _ibid._]

      [Note 386: Ammien Marcellin donne des détails sur ce mode de
      divination employé chez les Alains... Futura miro præsagiunt modo:
      nam rectiores virgas vimineas colligentes, easque cum
      incantamentis quibusdam secretis præstituto tempore discernentes,
      aperte quid portendatur norunt... Amm. Marc, XXXI. 3.]

      [Note 387: On peut consulter sur les superstitions usitées chez
      les Huns blancs et les Turcs le récit de l'ambassade de Zémarque
      en 569. Menand, _Exc. leg._, p. 152.]

      [Note 388: Qui more solito... nunc quasdam venas in abrasis
      ossibus intuentes, Hunnis infausta denuntiant. Jorn. _R. Get._,
      37.]

Les prêtres, après s'être consultés, déclarèrent aussi que les Huns
seraient vaincus, mais que le _général des ennemis_ périrait dans le
combat[389]. Par ce mot de général des ennemis, Attila comprit qu'il
s'agissait d'Aëtius, et son visage s'illumina d'un éclair de joie.
Aëtius était le grand obstacle à ses desseins[390], c'était lui qui
avait rompu par son habileté la trame si bien ourdie pour isoler les
Visigoths des Romains, lui qui avait arrêté les Huns dans leur marche
victorieuse, lui enfin qui était l'âme de ce ramas de peuples, jaloux
les uns des autres, dont Attila aurait eu bon marché sans lui. Acheter
sa mort par une défaite, dans l'opinion du roi des Huns, ce n'était pas
l'acheter trop cher.

      [Note 389: Quod summus hostium ductor de parte adversa occumberet,
      relictaque victoria, sua morte triumphum fœdaret. Jorn., _R.
      Get._, 37.]

      [Note 390: Quumque Attila necem Aëtii, quòd ejus motibus obviabat,
      vel cum sua perditione duceret expetendam, tali præsagio
      sollicitus... Jorn., _ibid._]

Cette bataille, qui ne lui promettait que la défaite, Attila eut soin de
l'engager le plus tard possible dans la journée, afin que la défaite
même ne fût pas irrévocable, et que la nuit survenant laissât place à de
nouveaux conseils et à de nouvelles chances[391]. A la neuvième heure du
jour, environ trois heures après midi, il fit sortir son armée du camp.
Lui-même se mit au centre avec les Huns proprement dits; il plaça à sa
gauche Valamir et les Ostrogoths, à sa droite Ardaric avec les Gépides
et les autres nations sujettes des Huns. Aëtius, de son côté, prit le
commandement de son aile gauche, formée des troupes romaines, opposa
dans son aile droite les Visigoths aux Ostrogoths, et plaça dans le
centre, les Burgondes, les Franks, les Armorikes et les Alains de
Sangiban, que les troupes fidèles avaient pour mission de
surveiller[392]. Les dispositions prises par Attila indiquaient assez
son plan. En concentrant sa meilleure cavalerie au centre de l'ordre de
bataille et à proximité de son retranchement de chariots, il voulait
évidemment tenter une charge rapide sur le camp ennemi en même temps
qu'il assurait sa retraite vers le sien. Aëtius, au contraire, en
portant sa principale force sur ses flancs, eut pour but de profiter de
ce mouvement, d'envelopper Attila s'il était possible, et de lui couper
la retraite qu'il voulait se ménager. Entre les deux armées se trouvait
une éminence en pente douce, dont l'occupation pouvait être avantageuse
comme poste d'observation: les Huns y envoyèrent quelques escadrons
détachés de leur front, tandis qu'Aëtius, qui en était plus rapproché,
faisait partir Thorismond avec un corps de cavalerie visigothe;
celui-ci, arrivant le premier sur le plateau, chargea les Huns à la
descente et les culbuta sans peine[393]. Cette première déconvenue parut
de mauvais augure à l'armée hunnique, déjà en proie à de tristes
pressentiments. Pour rendre l'élan aux courages, Attila, réunissant les
chefs autour de lui, leur adressa des paroles que Jornandès a
reproduites dans son récit d'après la tradition gothique. Quoique l'idée
de posséder une harangue d'Attila puisse surprendre de prime-abord,
l'étonnement diminue lorsqu'on réfléchit aux moyens mnémoniques des
peuples qui, ne connaissant pas l'écriture, n'ont d'autre histoire que
la tradition orale. Les événements de leur vie publique étant, avec
leurs fables religieuses, les seuls objets de leur littérature, ils les
fixent dans leur mémoire avec une précision dont les récits de l'Edda
nous fournissent plus d'une preuve; et lors même qu'ils ajoutent à la
réalité des faits, ils le font si bien dans la couleur des temps et des
hommes, que leurs inventions mêmes constituent pour la postérité une
sorte d'authenticité relative. Nous admettrons, si l'on veut, que ce
soit là le caractère du discours que Jornandès met dans la bouche du roi
des Huns: au moins conviendra-t-on qu'il n'est pas l'ouvrage d'un
rhéteur grec ou latin, et que de plus il contraste, par son âpre
énergie, avec le style et les idées que pouvait tirer de lui-même
l'abréviateur de l'histoire des Goths.

      [Note 391: Ut erat consiliorum in rebus bellicis exquisitor, circa
      nonam diei horam, prælium sub trepidatione committit ut si non
      secus cederet, nox imminens subveniret. Jorn., _ubi sup._]

      [Note 392: Collocantes in medio Sangibanum, quem superius
      retulimus præfuisse Alanis, providentes cautione militari, ut eum,
      de cujus animo minus præsumebant, fidelium turba concluderent.
      Jorn. _R. Get._, 38.]

      [Note 393: Erat autem positio loci declivi tumore, in modum collis
      exerescens, quem uterque cupiens exercitus obtinere, quia loci
      opportunitas non parvum beneficium conferret, dextram partem Hunni
      cum suis, sinistram Romani, et Vesegothæ cum auxiliariis
      occuparunt. Jorn., _ibid._]

«Après tant de victoires remportées sur tant de nations, et au point où
nous en sommes de la conquête du monde, je ferais, à mes propres yeux,
un acte inepte et ridicule en venant vous aiguillonner par des paroles,
comme si vous ne saviez pas ce que c'est que de se battre. Laissons ces
précautions à un général tout neuf ou à des soldats sans
expérience[394]: elles ne sont dignes ni de vous ni de moi. En effet,
quelles sont vos habitudes, sinon celles de la guerre? Et qu'y a-t-il de
plus doux pour les braves que de chercher la vengeance les armes à la
main? Oh! oui, c'est un grand bienfait de la nature que de se rassasier
le cœur de vengeance[395]!... Attaquons donc vivement l'ennemi: c'est
toujours le plus résolu qui attaque[396]. Méprisez ce ramas de nations
différentes qui ne s'accordent point: on montre sa peur au grand jour,
quand on compte, pour sa défense, sur un appui étranger. Aussi voyez,
même avant l'attaque, la frayeur les emporte déjà: ils veulent gagner
les hauteurs; ils se hâtent d'occuper des lieux élevés, qui ne les
garantiront point, et bientôt ils reviendront demander, sans plus de
succès, leur sûreté à la plaine. Nous savons tous avec quelle faiblesse
les Romains supportent le poids de leurs armes; je ne dis pas la
première blessure, mais la poussière seule les accable[397]. Tandis
qu'ils se réunissent en masses immobiles pour former leurs tortues de
boucliers, méprisez-les et passez outre; courez sus aux Alains,
abattez-vous sur les Visigoths[398]: c'est sur le point où se
concentrent les forces du combat que nous devons chercher une prompte
victoire. Si les nerfs sont coupés, les membres tombent, et un corps ne
peut se tenir debout quand les os lui sont arrachés[399].

      [Note 394: Quærat hoc aut novus ductor aut inexpertus exercitus.
      Jorn. _R. Get._, 39.]

      [Note 395: Quid forti suavius, quam vindictam manu quærere? Magnum
      munus a natura, animum ultione satiare. Jorn. _R. Get._, 39.]

      [Note 396: Audaciores sunt semper, qui inferunt bellum. Jorn.,
      _ibid._]

      [Note 397: Nota vobis sunt, quam sint levia Romanorum arma, primo
      etiam non dico vulnere, sed ipso pulvere gravantur. Jorn., _R.
      Get., ut. sup._]

      [Note 398: Alanos invadite, in Vesegothas incumbite. Jorn., _R.
      Get., loc. laud._]

      [Note 399: Abscisa autem nervis mox membra relabuntur, nec potest
      stare corpus, cui ossa subtraxeris. Jorn., _ibid._]

Élevez donc vos courages et déployez votre furie habituelle. Comme Huns,
prouvez votre résolution, prouvez la bonté de vos armes: que le blessé
cherche la mort de son adversaire: que l'homme sain se rassasie du
carnage de l'ennemi: celui qui est destiné à vivre n'est atteint par
aucun trait; celui qui doit mourir rencontre son destin, même dans le
repos[400]. Enfin pourquoi la fortune aurait-elle rendu les Huns
vainqueurs de tant de nations, sinon pour les préparer aux joies de
cette bataille[401]? Pourquoi aurait-elle ouvert à nos ancêtres le
chemin du marais Méotide, inconnu et fermé pendant tant de siècles?
L'événement ne me trompe point: c'est ici le champ de bataille que tant
de prospérités nous avaient promis, et cette multitude rassemblée au
hasard ne soutiendra pas un moment l'aspect des Huns. Je lancerai le
premier javelot sur l'ennemi; si quelqu'un peut rester tranquille quand
Attila combat, il est déjà mort[402]!»

      [Note 400: Victuros nulla tela conveniunt, morituros, et in otio,
      fata præcipitant. Jorn., _R. Get._, 39.]

      [Note 401: Postremo cur fortuna Hunnos tot gentium victores
      adsereret, nisi ad certaminis hujus gaudia præparasset?... Jorn.,
      _R. Get._, _ibid._]

      [Note 402: Si quis potuerit, Attila pugnante, otium ferre,
      sepultus est. Jorn., _ibid._]

«Alors, dit Jornandès, qui devient dans ce récit presque aussi sauvage
que ses héros, alors commença une bataille atroce, multiple,
épouvantable, acharnée. L'antiquité n'a raconté ni de tels exploits ni
de tels massacres, et celui qui n'a pas été témoin de ce spectacle
merveilleux ne le rencontrera plus dans le cours de sa vie[403].» Le
ruisseau presque desséché qui traversait la plaine se gonfla tout à
coup, grossi par le sang qui se mêlait à ses eaux, de sorte que les
blessés ne trouvaient pour s'y désaltérer qu'une boisson horrible et
empoisonnée qui les faisait mourir aussitôt[404].

      [Note 403: Bellum atrox, multiplex, immane, pertinax, cui simile
      nulla usquam narrat antiquitas... Jorn., _R. Get._, 40.]

      [Note 404: Nam si senioribus credere fas est, rivulus memorati
      campi, humili ripa prolabens, peremptorum vulneribus sanguine
      multo provectus, non auctus imbribus, ut solebat, sed liquore
      concitatus insolito, torrens factus est cruoris augmento. Et quos
      illic coegit in aridam sitim vulnus inflictum, fluenta mixta clade
      traxerunt... Jorn., _R. Get._, 40.]

L'engagement commença par l'aile droite romaine contre la gauche
d'Attila, Goths occidentaux contre Goths orientaux, frères contre
frères. Le vieux roi Théodoric parcourait les rangs de ses soldats, les
exhortant du geste et de la voix, lorsqu'il tomba de cheval et disparut
sous le flux et reflux des escadrons dont les masses se choquaient.
Quelques-uns disent que ce fut un Ostrogoth de la race des Amales, nommé
Andagis[405], qui le frappa de son javelot et le perça de part en part.
La mêlée continua sans qu'on sût ce qu'il était devenu, et, après un
combat sanglant, les Visigoths dispersèrent leurs ennemis. Pendant ce
temps, les Huns d'Attila avaient chargé le centre de l'armée romaine,
l'avaient enfoncé, et restaient maîtres du terrain, lorsque les
Visigoths victorieux à l'aile droite les attaquèrent en flanc. L'aile
gauche romaine fit un mouvement semblable, et Attila, voyant le danger,
se replia sur son camp. Dans cette nouvelle lutte, poursuivi avec fureur
par les Visigoths, il fut sur le point d'être tué, et n'échappa que par
la fuite[406]. Ses troupes, à la débandade, le suivirent dans leur
enceinte de chariots; mais, quelque faible que fût ce rempart, une grêle
de flèches, décochées sans interruption de toutes les parties de
l'enceinte, en écarta les assaillants. La nuit arriva sur ces
entrefaites, et l'obscurité devint tellement épaisse, qu'on ne
distinguait plus amis ni ennemis, et que des divisions entières
s'égarèrent dans leur marche. Thorismond, descendu de la colline pour
rejoindre son corps d'armée, alla donner, sans le savoir, contre les
chariots des Huns[407], où il fut reçu à coups de flèches, blessé à la
tête et jeté en bas de son cheval. Ses soldats l'emportèrent tout
couvert de sang. Aëtius lui-même, séparé des siens, et à la recherche
des Visigoths, qu'il croyait perdus, erra quelque temps au milieu des
ennemis[408]. Lui et ses confédérés passèrent le reste de la nuit à
veiller dans leur camp, le bouclier au bras[409].

      [Note 405: Alii dicunt cum interfectum telo Andagis de parte
      Ostrogothorum, qui tunc Attilanum sequebantur regimen... Jorn.,
      _ibid._]

      [Note 406: Vesegothæ invadunt Hunnorum catervas et pene Attilam
      trucidassent, nisi prius providus fugisset. Jorn., _R. Get._, 40.]

      [Note 407: Bellum nox intempesta diremit... Idat. _Chron._ ad ann.
      452.--Thorismodus... credens se ad agmina propria pervenire, nocte
      cæca ad hostium carpenta ignarus incurrit... Jorn., _R. Get._,
      40.]

      [Note 408: Aëtius vero similiter noctis confusione divisus, quum
      inter hostes medios vagaretur, trepidus ne quid incidisset adversi
      Gothis, inquirens... Jorn., _ibid._]

      [Note 409: Reliquum noctis scutorum defensione transegit... Jorn.,
      _ub. sup._]

Le soleil se leva sur une plaine jonchée de cadavres. Cent soixante
mille morts ou blessés restaient, dit-on, sur la place[410]. Tout ce que
les Romains et leurs alliés savaient encore du résultat de la bataille,
c'est qu'Attila avait dû essuyer un grand désastre: sa retraite faite
avec tant de précipitation et de désordre en paraissait l'indice
certain, et, quand on le vit obstinément renfermé dans son camp, on
conclut qu'il s'avouait vaincu. Au reste, bien que retranché derrière
ses chariots, le roi hun ne faisait rien qui fût indigne d'un grand
courage: du milieu de son camp retentissait un bruit incessant d'armes
et de trompettes, et il semblait menacer de quelque coup inattendu[411].
«Tel qu'un lion pressé par des chasseurs parcourt à grands pas l'entrée
de sa caverne sans oser s'élancer au dehors, et épouvante le voisinage
de ses rugissements, tel, dit l'historien Jornandès, le fier roi des
Huns, du milieu de ses chariots, frappait d'effroi ses vainqueurs[412].»
Les Romains et les Goths délibérèrent sur ce qu'ils feraient d'Attila
vaincu; ils convinrent de le mettre en état de blocus et de le laisser
se consumer lui-même, sans lui offrir par une attaque de vive force
l'occasion d'une revanche. On raconte que, dans cette situation
désespérée, il fit dresser en guise de bûcher un énorme monceau de
selles, tout prêt à y mettre le feu et à s'y précipiter ensuite, si
l'ennemi forçait l'enceinte de son camp[413].

      [Note 410: Centum sexaginta duo millia. Jorn., _R. Get._,
      _ibid_.--Le chroniqueur espagnol Idace porte le nombre des morts à
      300,000; et Isidore de Séville admet aussi ce nombre en cumulant
      les pertes des deux combats de Mauriac et de Châlons.]

      [Note 411: Strepens armis tubis canebat, incussionemque minabatur.
      Jorn., _R. Get._, 40.]

      [Note 412: Velut leo venabulis pressus, speluncæ aditus
      obambulans, nec audet insurgere, nec desinit fremitibus vicina
      terrere; sic bellicosissimus rex victores suos turbabat inclusus.
      Jorn., _ibid._]

      [Note 413: Fertur autem, desperatis in rebus, prædictum regem
      adhuc et in supremo magnanimem, equinis sellis construxisse piram,
      seseque, si adversarii irrumperent, flammis injicere voluisse; ne
      aut aliquis ejus vulnere lætaretur, aut in potestatem tantorum
      hostium, gentium dominus perveniret. Jorn., _loc. cit._]

Cependant Théodoric ne reparaissait point; il ne revenait point jouir
de la victoire des siens; divers bruits couraient sur sa disparition; on
le crut captif ou mort. On le chercha d'abord sur le champ de bataille
comme un brave, et on trouva, non sans peine, son cadavre enfoui sous un
amas d'autres cadavres. A cette vue, les Goths entonnèrent un hymne
funèbre et enlevèrent le corps sous les yeux des Huns, qui n'essayèrent
point de les troubler[414]. Les devins barbares durent faire sonner bien
haut l'infaillibilité de leurs pronostics, que l'événement semblait
vérifier, car enfin ils avaient annoncé la mort du chef des ennemis;
toutefois ce n'était pas sur celle-ci qu'Attila avait compté[415].
Thorismond, guéri de sa blessure, présida aux funérailles de son père,
que l'armée visigothe célébra en grande pompe, avec force chants,
cliquetis d'armes et cris discordants[416]: il y présida en qualité de
roi, car les Goths l'élevèrent sur le pavois en remplacement du roi
défunt.

      [Note 414: Quumque diutius exploratum, ut viris fortibus mos est,
      inter densissima cadavera reperissent, cantibus honoratum,
      inimicis spectantibus, abstulerunt. Jorn., _R. Get._, 40.]

      [Note 415: Hoc fuit quod Attilæ præsagio haruspices prius
      dixerant, quamquam ille de Aëtio suspicaretur... Jorn., _ibid._]

      [Note 416: Videres Gothorum globos dissonis vocibus confragosos...
      armis insonantibus... Jorn., _R. Get._, _loc. laud._]

Cette mort de Théodoric, à deux cents lieues de son pays, était un grand
événement pour les Goths, dont les rois étaient électifs, quoique pris
au sein de la même famille. Le jeune Théodoric, il est vrai, avait
consenti sans difficulté à la proclamation de son frère Thorismond; mais
les quatre frères restés à Toulouse reconnaîtraient-ils aussi aisément
un choix qui n'émanait que de l'armée? Maîtres du gouvernement, maîtres
du trésor de leur père, ne chercheraient-ils pas à se créer un parti, à
soulever la multitude, à s'emparer de la royauté: chose assez facile,
conforme d'ailleurs aux habitudes des Visigoths et au caractère
particulier de jeunes princes que l'on savait ambitieux et hardis? Il y
avait plus d'une révolte au fond de ce trésor du roi défunt, qui n'était
pas autre que celui d'Alaric, et renfermait les plus riches dépouilles
de Rome et de la Grèce. Thorismond, rongé d'inquiétudes, eût voulu déjà
être à Toulouse, afin de prévenir ou de contenir ses frères[417]; mais
la honte le retenait près d'Aëtius. Il alla donc trouver le patrice,
dont l'âge et la mûre prudence sauraient le conseiller, disait-il, et,
au nom de son père Théodoric, dont il voulait venger la mort, il proposa
de livrer l'assaut au camp des Huns[418].

      [Note 417: Ne germani ejus, opibus sumptis paternis, Vesegotharum
      regnum pervaderent, graviterque dehinc cum suis, et quod pejus
      est, miserabiliter pugnaret. Jorn., _R. Get._, 41.--Quasi
      anticipaturus fratrem, et prior regni cathedram arrecturus. Greg.
      Tur., _Hist. Franc._, II, 7.]

      [Note 418: Virtutis impetu... inter reliquias Hunnorum mortem
      patris vindicare contendit. Jorn., _R. Get._, 41.]

Aëtius, qui connaissait bien les ruses et la mobilité de l'esprit
barbare, comprit que les regrets tardifs de Thorismond cachaient une
menace de départ: il ne se montra pas d'humeur à changer un plan
mûrement délibéré et à tourner peut-être la fortune contre lui pour des
alliés qui faisaient si bon marché de l'intérêt romain. Feignant
d'entrer dans toutes les craintes de Thorismond au sujet de ses frères,
il n'objecta rien à son projet d'emmener l'armée visigothe, si l'on
n'attaquait pas Attila. C'était une véritable désertion; mais, après la
conduite de ce peuple au commencement de la guerre, il n'y avait pas de
quoi s'étonner; puis, les Romains étaient habitués à ces retours
capricieux, à cette perpétuelle fluctuation de la part d'alliés
imprévoyants, égoïstes, toujours plus empressés d'affaiblir que de
fortifier l'empire qui les avait admis dans son sein[419]. L'histoire
ajoute qu'au fond Aëtius ne fut pas fâché de se débarrasser des
Visigoths, qui avaient joué un rôle brillant dans la bataille, et, selon
toute apparence, décidé le succès. Leur jactance et leurs prétentions
offusquaient sans doute l'armée romaine, et Aëtius craignit qu'après la
destruction des Huns, ces défenseurs de la Gaule ne pesassent d'un poids
insupportable sur elle[420]. Telle est du moins la politique que lui
prête Jornandès, toujours favorable à ses compatriotes les Goths. Cette
version plut tellement aux Barbares, dont elle flattait l'importance,
que les historiens des Franks prétendirent aussi (sans la moindre
vraisemblance assurément) qu'un stratagème pareil fut employé dans la
même intention par le général romain pour éloigner du champ de bataille
le petit peuple de Mérovée[421]. En fait, Aëtius parut ouvertement
consentir au départ de Thorismond, ce qui équivalait à la levée du
blocus d'Attila.

      [Note 419: Præbet hac suasione consilium, ut ad sedes proprias
      remearet, regnumque quod pater reliquerat, arriperet... Jorn., _R.
      Get._, 41.--Festina velociter redire in patriam... Greg. Tur.,
      _Hist. Franc._, II. 7.]

      [Note 420: Metuens ne, Hunnis funditus interemptis, a Gothis
      Romanorum premeretur imperium. Jorn., _R. Get._, _ub. sup._]

      [Note 421: Similiter Francorum regem dolo fugavit. Greg. Tur.,
      _Hist. Franc._, II, 7.]

Ignorant de tous ces débats et toujours enfermé dans son camp, où il
voyait avec douleur son armée se fondre d'elle-même par les privations
et la maladie, le roi des Huns semblait attendre, pour prendre un parti,
quelque aventure du genre de celle qui démembrait l'armée d'Aëtius. Il
avait bien remarqué que les bivouacs de Thorismond étaient déserts;
toutefois, comme cette solitude pouvait cacher un piége, il se tint
soigneusement sur ses gardes. Plus tard le silence, joint à la solitude
prolongée, lui ayant donné la certitude du départ des Goths, il laissa
éclater une grande joie; «son âme revint à la victoire, suivant
l'énergique expression de l'historien que nous citions tout à l'heure,
et ce génie puissant ressaisit sa première fortune[422].» Faisant à
l'instant même atteler ses chariots, il partit dans un appareil encore
formidable. Attila ne demandait qu'à s'éloigner: Aëtius, avec des
troupes réduites de plus de moitié, jugea prudent de respecter la
retraite du lion. Seulement il le suivit à peu de distance et en bon
ordre pour l'empêcher de piller, et tomber sur lui s'il s'écartait de sa
route. Les Huns semèrent encore tout ce trajet de leurs malades et de
leurs morts[423]. On ne sait si les Burgondes accompagnèrent fidèlement
Aëtius dans cette dernière partie de sa campagne, ou s'ils s'esquivèrent
à l'instar des Visigoths; mais l'histoire témoigne que les fédérés
franks ne le quittèrent qu'après que les Huns eurent repassé le Rhin.
Ils poursuivirent même pour leur propre compte jusqu'en Thuringe les
tribus de ce pays, contre lesquelles ils avaient de terribles
représailles à exercer[424]. L'expédition d'Attila avait donc échoué;
l'épouvantail gigantesque de son armée de cinq cent mille hommes venait
de s'évanouir; la Gaule était sauvée, sinon d'une dévastation passagère,
au moins de la destruction, et ce résultat, l'empire le devait à la
prudence tout autant qu'au génie militaire d'Aëtius, à qui il avait
fallu vaincre sans rien hasarder, car sa défaite eût marqué la fin du
monde occidental. Pourtant il ne trouva pas que des admirateurs parmi
ceux qu'il avait sauvés. Les Visigoths, qui n'avaient été dans sa main
que des instruments rétifs et dangereux, osèrent lui disputer l'honneur
de la victoire, et la cour de Ravenne, plus jalouse et plus inique cent
fois, lui fit un crime d'avoir laissé échapper son ennemi. Celui-ci du
moins avait su lui rendre justice en proclamant sur le champ de bataille
de Châlons que la mort d'Aëtius valait bien une défaite d'Attila.

      [Note 422: Sed ubi hostium absentia sunt longa silentia consecuta,
      erigitur mens ad victoriam, gaudia præsumuntur, atque potentis
      regis animus in antiqua fata revertitur. Jorn., _R. Gel._, 41.]

      [Note 423: Attila cum paucis reversus est. Greg. Tur., _Hist.
      Franc._, II, 7.--Hunni pene ad internecionem prostrati cum rege
      suo Attila, relielis Galliis, fugiunt... Isid. Hispal., _Hist.
      Goth._ Ap. D. Bouquet, t. I, p. 619.]

      [Note 424: Greg. Tur., _Hist. Franc._, III, 7.]



CHAPITRE SEPTIÈME

Attila réunit une nouvelle armée pour entrer en Italie.--L'envie se
déchaîne contre Aëtius; on l'accuse de trahir l'empire.--Aëtius veut
emmener l'empereur en Gaule; il y renonce.--Son plan de campagne;
l'armée romaine est concentrée en deçà de la ligne du Pô.--Les Huns
traversent les Alpes Juliennes.--Siége d'Aquilée.--Force de cette ville;
son importance commerciale et maritime.--Vains efforts d'Attila pour
s'en emparer.--Des cigognes lui pronostiquent la chute d'une tour.--La
ville tombe en son pouvoir.--Héroïsme d'une jeune femme.--Traditions
relatives au siége d'Aquilée.--Les Aquiléens se retirent à
Grado.--Fondation de Venise.--Lettre de Cassiodore aux tribuns des
lagunes.--Ravage de la Vénétie et de la Ligurie par les Huns.--Attila à
Milan.--Il veut attaquer Rome; craintes superstitieuses des Huns.--Rome
députe vers lui le pape Léon.--Caractère et mérite du pape Léon.--Son
entrevue avec le roi des Huns; celui-ci consent à la paix.--Il réclame
encore une fois la princesse Honoria.--Retraite de l'armée des Huns par
le Norique.--Une druidesse arrête Attila an passage du Lech.--Attila
menace l'empire d'Orient.--Erreur de Jornandès au sujet d'une seconde
campagne d'Attila dans les Gaules.

452

Attila était-il vaincu? Il prétendait bien que non, et, aux yeux de son
peuple, il ne l'était point. Regagner ses foyers, sain et sauf, en
compagnie d'une partie de ses troupes et de ses chariots pleins de
butin, ce n'était pas revenir vaincu, au moins d'après les idées que les
peuples nomades se font de la guerre, et, afin d'ajouter au fait une
démonstration qui parût sans réplique, Attila, dès le printemps
suivant, entra en Italie avec une armée reposée et complétée[425].

      [Note 425: Redintegratis viribus quas in Gallia miserat... Prosp.
      Aquit., _Chron._ ad ann. 452.]

Au reste, les Huns n'étaient pas les seuls à prétendre, que leur roi
n'avait point été vaincu; les ennemis personnels d'Aëtius, les envieux,
les flatteurs de la cour impériale, où la puissance du patrice était
redoutée, le criaient encore plus haut. Ceux-là même qui reconnaissaient
que le champ de bataille de Châlons était resté aux aigles romaines en
attribuaient l'honneur à Théodoric et à ses Visigoths. Dans cette cour,
réceptacle de toutes les lâchetés, on aimait mieux abaisser Rome devant
des Barbares, alliés incertains et dangereux, que d'avouer qu'elle
devait son salut au génie d'un grand général. La haine alla plus loin:
elle peignit l'organisateur de la défense des Gaules, le vainqueur de
Châlons, le tacticien habile qui aurait peut-être détruit les Huns
jusqu'au dernier sans la désertion des Visigoths, comme un traître,
coupable d'avoir laissé échapper Attila pour se rendre lui-même
nécessaire[426]. Qu'était-ce pour lui qu'Attila, répétait la tourbe des
détracteurs, sinon l'instrument de sa fortune, l'épouvantail au moyen
duquel il régnait sur l'empereur et sur l'empire, et leur faisait sentir
perpétuellement le poids de son épée? Et l'on ne manquait pas de
rappeler les anciennes relations d'Aëtius avec la nation des Huns,
l'amitié que lui portait le roi Roua, oncle d'Attila, et les troupes
qu'il avait reçues de ce Barbare pour rentrer dans l'empire après son
exil. On semblait en conclure qu'Aëtius rendait au neveu les services
qu'il devait à l'oncle. Des calomnies de ce genre, et d'autres encore
dont on retrouve la trace ça et là dans les écrivains de ce siècle et du
siècle suivant, ébranlaient l'autorité morale du patrice au moment où
cette autorité seule pouvait ranimer des esprits paralysés par la peur.
Il faut le dire aussi, Aëtius prêtait le flanc aux attaques par son
orgueil démesuré et par des prétentions qui s'élevaient presque jusqu'au
trône, car il s'était mis en tête de marier son fils Gaudentius à la
princesse Eudoxie, fille de Valentinien, et l'empereur entretint cette
espérance tant qu'il eut besoin de lui[427]: ce fut toute l'histoire de
Stilicon, sa grandeur, son ambition et sa chute.

      [Note 426: Nihil duce nostro Aëtio secundum prioris belli opera
      prospiciente, ita ut ne clusuris quidem Alpium, quibus hostes
      prohiberi poterant, uteretur... Prosp. Aquit., _Chron._ ad ann.
      452.]

      [Note 427: Inter Valentinianum Augustum et Aëtium patricium post
      promissa invicem fidei sacramenta, post pactum de conjunctione
      filiorum, diræ inimicitiæ convaluerunt... Prosp. Aquit., _Chron._
      ad ann. 452.--Voir, au sujet de Gaudentius et de la famille
      d'Aëtius, le morceau intitulé: Aëtius et Bonifacius; _Revue des
      Deux Mondes_, 15 juillet 1851.]

A l'issue de la campagne des Gaules, Aëtius avait ramené ses légions en
Italie; mais elles étaient loin de suffire pour cette nouvelle guerre,
et maintenant qu'il s'agissait de protéger le siége même de l'empire, il
n'avait autour de lui ni les auxiliaires barbares, ni les volontaires
nationaux, ni cet élan patriotique qu'il rencontrait à l'ouest des
Alpes. Nul ne songeait à résister: «La peur, dit tristement un
contemporain, livrait l'Italie sans défense[428].» Cependant Attila
approchait des Alpes Juliennes. Au milieu de cette terreur panique dont
la cour de Ravenne donnait le premier exemple, Aëtius, pris au dépourvu,
découragé, proposa, dit-on à Valentinien de le conduire hors de
l'Italie, probablement dans les Gaules[429]. Gardien de l'empereur et
responsable de sa tête, il voulait mettre d'abord en sûreté ce terrible
dépôt, afin de pourvoir avec plus de liberté aux nécessités d'une guerre
qui commençait si mal. Peut-être espérait-il décider les Visigoths à le
suivre en Italie, peut-être comptait-il sur les Burgondes. En tout cas,
il avait envoyé à Constantinople solliciter de prompts secours près de
l'empereur Marcien[430]. Mais, quel que fût son plan, approprié à la
fatale condition de sauver avant tout l'empereur, il y dut renoncer
aussitôt. L'idée d'emmener le prince hors de l'Italie souleva un tel
concert de clameurs, qu'Aëtius n'osa pas y persister[431]: il se résigna
à tenir la campagne comme il pourrait jusqu'à l'arrivée des secours
qu'il demandait en Orient. A défaut de ce premier projet, qui était
assurément le plus sage, voici celui qu'il adopta. Hors d'état de
couvrir à la fois Ravenne et Rome, la résidence des Césars et la
métropole historique du monde romain, et se souvenant qu'Alaric n'avait
eu si bon marché de celle-ci que par la nécessité où se trouvaient les
légions de garder l'autre, il se décida à sacrifier Ravenne, et
transporta Valentinien à Rome[432], dont il fit réparer les murailles.
En même temps il concentra ses forces en deçà du Pô, à l'exception des
garnisons de quelques villes importantes telles qu'Aquilée, abandonnant
dès le début l'Italie Transpadane à ses propres ressources. C'était à
peu près le plan qu'il avait suivi dans la campagne des Gaules: il
plaçait sa ligne d'opérations au midi du Pô, comme il l'avait mise alors
au midi de la Loire.

      [Note 428: Quam (Italiam) incolæ, metu solo territi, præsidio
      nudavere. Prosp. Tyr., _Chron._ ad ann. 452.]

      [Note 429: Hoc solum spei suis superesse existimans, si ab omni
      Italia cum imperatore discederet. Prosp. Aquit., _Chron., l. c._]

      [Note 430: Idat. Episc., _Chron._ ad ann. 452.]

      [Note 431: Sed cum hoc plenum dedecoris et periculi videretur,
      continuit verecundia metum. Prosp. Aquit., _Chron._ ad ann. 452.]

      [Note 432: Cette circonstance résulte implicitement des récits
      contemporains.]

Pendant tous ces débats, Attila s'avançait à grandes journées. Parti de
sa résidence en plein hiver, il prit le chemin le plus direct et le plus
commode pour une armée, la route d'étapes des légions, de Sirmium à
Aquilée, ligne principale de communication entre Rome et Constantinople.
Cette route passait par les villes d'Émone et de Nauport, aujourd'hui
Laybach et Ober-Laybach. Au midi de Nauport commençait l'ascension des
Alpes Juliennes, que dominait le poste du _Poirier_, ainsi nommé de
quelque poirier sauvage semé là par la nature au milieu des rocs et des
tempêtes. Au pied de la descente, sur le versant italien, était établi
un camp permanent, bordé par le torrent de Wipach, alors appelé la
_Rivière Froùle_[433]: ce camp et le défilé du Poirier formaient la
clôture des Alpes Juliennes. C'est là que, cinquante-sept ans
auparavant, avait été livrée, par Eugène et Arbogaste, à Théodose
arrivant d'Orient, la fameuse bataille qui décida du double triomphe du
catholicisme et de la seconde maison flavienne dans tout l'empire[434].
Maintenant ce camp était désert. Les Italiens, qui trouvaient encore des
bras pour la guerre civile, n'en avaient plus contre l'invasion
étrangère.

      [Note 433: Voici les étapes de cette route d'après les itinéraires
      romains.--Emona.--Nauporto XII.--Longatico VI.--In Alpe Julia
      V.--Fluvio Frigido XV.--Ponte Sontii XXII.--Aquileia XIV.--Cons.
      Cluv. _Ital. ant._ t. I.]

      [Note 434: Voir mon _Histoire de la Gaule sous l'administration
      romaine_, 1. III, chap. 9.]

A vingt-deux milles du camp de la Rivière Froide coulait le torrent de
l'Isonzo, alors nommé Sontius, qui, plus d'une fois, avait servi de
barrière dans les guerres intestines de Rome: Attila le traversa sans
coup férir. Du pont de l'Isonzo jusqu'aux murs d'Aquilée s'étendait une
campagne ouverte, toute plantée d'arbres et de vignes, dont les longues
files s'alignaient en berceaux. La fertilité de la Vénétie, la mollesse
de son climat, la précocité de ses printemps, étaient célèbres chez les
anciens: «Au premier souffle de l'été, dit un historien romain, on
voyait tout ce pays se couronner de fleurs et de pampres comme pour une
fête[435].» L'armée des Huns n'y laissa après elle que des débris et des
cendres. Ce fut aux remparts d'Aquilée qu'Attila rencontra sa première
résistance.

      [Note 435: Arborum comparibus ordinibus ac vitibus inter se
      junctis et in sublime erectis, ad festæ celebritatis speciem quasi
      coronis quibusdam redimita omnis regio videbatur. Herodian.
      _Hist._, VIII.]

Aquilée, la plus grande et la plus forte place de toute l'Italie,
servait de boulevard à cette presqu'île sur le point le plus vulnérable,
où la menaçaient tantôt les incursions subites des Barbares du Danube,
tantôt les entreprises mieux calculées des empereurs de Constantinople.
Le fleuve Natissa en baignait tout le côté oriental[436], et, versant
une partie de ses eaux dans un large fossé circulaire, garantissait de
toutes parts la haute muraille flanquée de tours et l'enveloppait comme
d'une ceinture. Aquilée n'avait pas moins d'importance comme place de
commerce que comme place de guerre; ses habitants, tour à tour soldats,
trafiquants et marins, concentraient dans leurs murs, depuis cinq cents
ans, l'échange des exportations de l'Italie avec les importations de
l'Illyrie, de la Pannonie et des pays barbares d'outre-Danube[437]:
celui du vin, du blé, de l'huile et des objets fabriqués contre des
esclaves, du bétail et des pelleteries. Son port[438], situé quatre
lieues plus bas, à l'embouchure du fleuve, passait pour un des meilleurs
de l'Adriatique; du moins était-il, en temps ordinaire, le mieux gardé,
car il servait de station à la flotte chargée de protéger cette mer et
de réprimer la piraterie. Qu'était devenue cette flotte en 452?
Avait-elle déjà péri dans la dissolution chaque jour croissante des
forces romaines? L'empereur, au contraire, l'avait-il rappelée pour la
joindre à la flotte de Ravenne et couvrir plus sûrement le domicile des
Césars? On l'ignore; mais elle ne joue aucun rôle dans les opérations de
la guerre que nous racontons. Si forte en même temps par la nature et
par l'art, Aquilée était considérée comme imprenable, lorsqu'elle
voulait bien se défendre. Alaric avait échoué devant elle, et de mémoire
d'homme on ne pouvait citer à son déshonneur qu'une surprise qui la fit
tomber, en 361, au pouvoir des soldats de Julien. Aquilée, à cette
époque, s'étant déclarée pour l'empereur Constance, une division de
l'armée de Julien dut en faire le siége; mais la ville résista
vaillamment. A bout de science et de courage, les assiégeants eurent
recours à un stratagème resté fameux dans l'histoire de la
poliorcétique: ayant amarré ensemble trois grands navires qu'ils
recouvrirent d'un plancher, ils construisirent dessus trois tours de la
hauteur du rempart et munies de crampons de fer et de ponts-levis, puis
ils lancèrent la machine flottante, à la dérive, sur le fleuve. Quant
elle eut atteint le flanc de la muraille, les soldats qui la montaient
jetèrent les crocs, baissèrent les ponts, et, se précipitant dans la
ville, en ouvrirent les portes à coups de hache[439].

      [Note 436: _Natiso._ Mel.--Plin.--Strab.--Herodian.--_Natissa._
      Jornand.--Amne muros circumfluente, ac pariter fossæ objectum et
      aquarum præbente copiam. Herodian. _Hist._, VIII.]

      [Note 437: Urbs magna, et velut Italiæ quoddam emporium, mari
      imminens, et ante omnes Illyricas gentes sita, super civium
      ingentem numerum, magna vis peregrinorum ac mercatorum...
      Herodian. _l. c._--Italorum emporium opulentum in primis et
      copiosum. Julian. Cæs. _Orat. de Constant. Imper._]

      [Note 438: Il s'appelait alors _Portus Natisonis_, et _Portus
      Aquileiensis_. On l'appelle maintenant _Porto di Grado_.]

      [Note 439: Commentum excogitatum est cum veteribus admirandum.
      Constructas veloci studio ligneas turres propugnaculis hostium
      celsiores, imposuere trigeminis navibus valide sibi connexis;
      quibus insistantes armati... injectis ponticulis... Amm. Marc.,
      XXI, 12.]

Si le roi des Huns comptait dans son armée des soldats assez hardis pour
exécuter un pareil coup de main, il n'avait pas d'ingénieurs capables de
le préparer: en tout cas, il n'y songea point, mais il employa contre
Aquilée les moyens ordinaires des siéges, les sapes, les béliers, les
escalades, les mines, le tout sans nul succès. Bien secondée par les
habitants, la garnison faisait face à tout, et une place qui avait
résisté aux attaques méthodiques des légionnaires de Julien se riait de
l'impéritie des Huns. Chaque jour, venait de la part d'Attila quelque
tentative nouvelle que l'audace ou la ruse des assiégés changeait en
désastre pour lui[440]. Le jeu des machines, les sorties, les alertes
nocturnes épuisaient et décimaient ses troupes. Trois grands mois
s'écoulèrent dans ce travail impuissant[441]; les chaleurs se faisaient
déjà sentir, et la campagne, livrée à une dévastation continuelle, ne
fournit bientôt plus ni fourrages ni vivres. Cependant on apprenait que
les secours demandés par Aëtius à l'empereur d'Orient[442] allaient
bientôt débarquer en Italie; le bruit se répandit même que l'empereur
Marcien, ne voulant pas borner là son assistance, préparait une descente
en Pannonie et menaçait la retraite des Huns. Enclins au découragement
quand il leur fallait se battre contre des murailles, les Barbares
s'épouvantaient au souvenir des désastres qui avaient accompagné le
siége d'Orléans, et, chose étonnante dans l'armée d'Attila, le camp
retentissait de plaintes et de murmures[443]. Celui-ci, impatient et
blessé dans son orgueil, ne savait plus que résoudre. Poursuivre sa
marche à travers l'Italie en laissant Aquilée derrière lui, c'était une
imprudence qui pouvait le perdre; s'avouer vaincu en se retirant sans
avoir ni pillé ni combattu, c'était une honte qu'il n'osait pas
affronter: à tout prix; il lui fallait Aquilée. Un incident que tout
autre eût négligé la lui livra en imprimant au courage des Huns un élan
nouveau et en quelque sorte surnaturel.

      [Note 440: Fortissimis intrinsecus Romanorum militibus
      resistentibus. Jorn., _R. Get._, 42.]

      [Note 441: Ibique cum diu multoque tempore obsidens nihil penitus
      prævaleret... Jorn., _R. Get., ub. sup._]

      [Note 442: Missis per Marcianum principem... auxiliis... Idat.,
      _Chron._, ad ann. 452.]

      [Note 443: Exercitu jam murmurante, et discedere cupiente...
      Jorn., _R. Get._, 42.]

Un jour qu'en proie à ses anxiétés il se promenait autour des murs en
étudiant l'état de la ville, il vit des cigognes s'envoler avec leurs
petits d'une tour en ruine, où elles avaient niché, et gagner au loin la
campagne, portant les uns sur leur dos et guidant le vol des autres, qui
les suivaient en hésitant[444]. Attila s'arrêta quelques moments pour
observer ce manége, puis, se tournant vers ceux qui l'accompagnaient:
«Regardez, dit-il, ces oiseaux blancs; ils sentent ce qui doit arriver:
habitants d'Aquilée, ils abandonnent une ville qui va périr; ils
désertent, dans la prévoyance du péril, des tours condamnées à
tomber[445]. Et ne croyez pas que ce présage soit vain ou incertain,
ajouta-t-il; là terreur d'un danger imminent change les habitudes des
êtres qui ont le pressentiment de l'avenirs.[446]» Ces paroles,
prononcées à dessein, furent bientôt répétées dans tout le camp. Attila
avait frappé juste: l'espèce d'autorité surhumaine dont il savait se
fortifier dans toutes les grandes circonstances agit encore cette fois
sur des esprits découragés. Aussitôt une nouvelle ardeur transporte les
Huns; ils construisent des machines, ils essaient tous les moyens de
destruction, ils multiplient les escalades, et enlèvent enfin la ville,
qu'ils pillent et dont ils se partagent les dépouilles[447]. Leurs
ravages furent si cruels, écrivait Jornandès un siècle après, qu'à peine
reste-t-il aujourd'hui quelques vestiges de cette malheureuse cité comme
pour indiquer la place qu'elle occupait[448]. Le viol se mêla, dans
cette horrible journée, à l'extermination et au pillage. L'histoire
conserve le souvenir d'une jeune et belle femme appelée Dougna ou Digna,
qui, se voyant poursuivie par une troupe de ces brigands, s'enveloppa la
tête de son voile, et, s'élançant du haut des remparts, disparut dans la
profondeur du fleuve[449].

      [Note 444: Attila deambulans circa muros, dum utrum solveret
      castra, an adhuc moraretur deliberat, animadvertit candidas aves,
      id est ciconias, quæ in fastigio domorum nidificant, de civitate
      fœtus suos trahere, atque contra morem per rura forinsecus
      comportare. Jorn., _R. Get._, 42.]

      [Note 445: Respicite aves futurarum rerum providas, perituram
      relinquere civitatem, casurasque arces periculo imminente
      dzserere. Jorn., _R. Get._, _ibid._]

      [Note 446: Non hoc vacuum, non hoc credatur incertum; rebus
      præsciis consuetudinem mutat ventura formido. Jorn., _R. Get._,
      42.]

      [Note 447: Qui, machinis constructis, omnibusque tormentorum
      generibus adhibitis, nec mora, invadunt civitatem, spoliant,
      dividunt... Jorn., _R. Get._, 42.]

      [Note 448: Vastantque crudeliter, ita ut vix ejus vestigia, ut
      appareant, reliquerint. Jorn., _R. Get., ibid._]

      [Note 449: Fæminarum nobilissima Dougna nomine (al. Digna), forma
      quidem eximia, sed candore pudicitiæ amplius decorata. Hæc cum
      habitacula supra ipsa urbis mœnia haberet, turrimque excelsam suæ
      domui imminentem, subter qua Natissa fluvius vitreis labebatur
      fluentis... a summa se eadem turre, obvoluto capite, in gurgitem
      præcipitem dedit, metumque amittendæ pudicitiæ memorabili exitu
      terminavit. Paul. Diac., _Hist._, XV, 27.]

Tel est le bref et sombre récit des historiens; mais la tradition, comme
toujours, s'est plue à enjoliver les événements. Elle raconte qu'Attila,
surpris par une troupe nombreuse d'Aquiléens dans une reconnaissance
qu'il faisait seul pendant la nuit, leur tint tête longtemps, adossé
contre un des murs de la ville, l'arc au poing, l'épée entre les dents,
et ne leur échappa qu'en franchissant un monceau de cadavres: on le
reconnut, dit le vieux conte populaire, aux flammes de ses prunelles qui
jetaient un éclat sinistre[450]. Les Vénitiens, assure-t-on, montrent
encore son casque, resté sur le champ de bataille[451]. Une autre
tradition moins héroïque veut que les habitants d'Aquilée soient
parvenus à se sauver dans leurs lagunes au moyen d'un de ces stratagèmes
impossibles qui charment la crédulité des masses. Pour protéger leur
retraite vers la mer et occuper l'attention des Huns pendant qu'ils
transportaient sur des chariots leurs familles et leurs biens, ils
placèrent, dit-on, sur le rempart, en guise de sentinelles, des statues
armées de pied en cap, de sorte qu'Attila, après avoir forcé la place,
ne trouva plus que des maisons vides, gardées par des défenseurs de
pierre et de bois[452]. Ces historiettes s'accordent mal avec les faits.
D'abord Attila ne risquait jamais sa vie sans nécessité; puis les
faibles restes de la population aquiléenne ne se réfugièrent pas à
Venise, qui n'existait pas, mais à Grado; enfin les Aquiléens ne furent
point épargnés. Attila fit peser sur la ville qui l'avait osé braver une
de ces ruines épouvantables dont l'exemple devait profiter à ses
ennemis.

      [Note 450: Viri porro illi cum in urbem rediissent, narravere
      suis, dum illum aspexissent horribili rugitu a muro prosilientem
      emicuisse scintillas, et fugur quoddam ex oculis viri plusquam
      terrigenæ... _Script. rer. hung._, Deseric. Callimach. Olah. _Vit.
      Attil._]

      [Note 451: Georg. Pray., _Annal. Vet. Hunn. Avar._ et _Hungar._,
      p. 164. Not.]

      [Note 452: Statuas omnes quæ in urbe sunt repertæ, per mœnia, et
      in propugnaculis noctu disposuisse, ut interdin viderentur esse
      milites in stationem collocati, eaque fretos fallendi
      opportunitate, Aquileienses migrasse Gradum. Blond., _Hist. Dec._,
      1, 2.--Cf. _Hist. civ. Aquil._]

L'exemple profita, et ce fut dans toute la Vénétie un sauve-qui-peut
général[453]. Concordia, Altinum, Padoue elle-même, ouvrirent leurs
portes: leurs habitants les avaient en partie désertés. De ces villes et
des villes voisines, on se sauvait dans les îlots du rivage, qui
formaient à marée haute un archipel inaccessible, visité seulement par
les oiseaux de mer et par quelques pêcheurs misérables[454]. On dit que
les Padouans se rendirent à Rivus-Altus, aujourd'hui Rialto, les émigrés
de Concordia à Caprula, ceux d'Altinum aux îles Torcellus et Maurianus;
Opitergium envoya les siens à Equilium; Alteste et Mons-Silicis à
Philistine, Metamaucus et Clodia. D'autres invasions succédèrent à celle
des Huns, d'autres ravages à ces ravages, et les fugitifs ne regagnèrent
point la terre ferme; ils restèrent citoyens des lagunes, sous la garde
de la mer, qui savait du moins les protéger. Du sein de ces misères
naquit la belle et heureuse ville de Venise, assise sur ses
soixante-douze îles; mais la reine de l'Adriatique ne sortit pas d'un
seul jet de l'écume des flots, comme Vénus, à qui les poëtes l'ont si
souvent comparée. Un demi-siècle après le passage d'Attila, l'archipel
vénitien ne présentait encore qu'une population faible, pauvre, mais
industrieuse, de pêcheurs, de marins et de sauniers. Voici en quels
termes Cassiodore, au nom de Théodoric le Grand, écrivait à ces ancêtres
des doges pour leur ordonner de convoyer de l'huile et du vin des ports
de l'Istrie à Ravenne; ce curieux spécimen des circulaires
ministérielles du Ve siècle est le plus ancien titre de noblesse des
fiers patriciens de Venise:

      [Note 453: Necdum Romanorum sanguine satiati, per reliquas Venetum
      civitates Hunni bacchabantur. Jorn., _R. Get._, 42.]

      [Note 454: Locus erat desertus cultoribusque vacuus et
      palustris... Constant. Porphyr., _De admin. Imp._, 28.--Additur
      littori ordo pulcherrimus insularum. Cassiod. _Variar._, XII,
      22.--Incolebant repostas sedes marinæ tantum volucres quæ illuc
      apricatum ex alto se recipiebant, ac fortassis piscator aliquis
      sed rarus in his locis agebat. Sabellius. _Hist. Venet._, I, p.
      14]

                    AUX TRIBUNS DES HABITANTS DES LAGUNES.

«Nous aimons à nous représenter vos demeures qui touchent au midi
Ravenne et les bouches du Pô, et qui jouissent à l'orient de l'agréable
spectacle des rivages ioniens. La mer, par un mouvement alternatif, les
entoure et les abandonne; tantôt elle couvre la plage, et tantôt elle la
découvre. Vos maisons ressemblent à des nids d'alcyons, vos villages à
des écueils faits de main d'homme, car c'est vous qui les créez, ou du
moins vous en exhaussez le sol au moyen de terres apportées du
continent, et que vous retenez par des claies d'osier, ne mettant que ce
frêle rempart entre vous et l'effort des eaux[455]... Le poisson forme à
peu près toute votre subsistance. En aucun lieu du monde, on ne voit la
richesse et la pauvreté vivre sous une loi plus égale que parmi vous:
même nourriture pour toutes les tables, même toit de chaume pour toutes
les familles. Chez vous, le voisin ne jalouse pas les pénates du voisin,
et, grâce à la commune nature de vos biens, vous échappez à l'envie, qui
est un des grands fléaux d'ici-bas[456]. L'exploitation des salines fait
votre travail principal; le cylindre du saunier remplace dans vos mains
la charrue du laboureur et la faux du moissonneur, car le sel est votre
culture et votre récolte... Or donc, radoubez sans perdre un instant ces
navires que vous attachez aux boucles de vos murs comme des animaux
domestiques, et lorsque le très-expérimenté Laurentius, que nous avons
chargé de réunir en Istrie des provisions de vin et d'huile, vous
avertira de partir, accourez tous à son appel[457].»

      [Note 455: Hic vobis aliquantulum aquatilium avium more domus
      est... per æquora longe domicilia videntur sparsa, quæ natura non
      protulit, sed hominum cura fundavit; viminibus enim flexibilibus
      illigatis terrena illic soliditas adgregatur, et marino fluctui
      tam fragilis munitio non dubitatur opponi. Cassiod. _Variar._,
      XII, 22.]

      [Note 456: Habitatoribus autem una copia est, ut solis piscibus
      expleantur. Paupertas ibi cum divitibus sub æqualitate convivit,
      unus cibus omnes reficit, habitatio similis universos concludit,
      nesciunt de penatibus invidere: et sub hac mensura degentes,
      evadunt vitium, cui mundum constat esse obnoxium... Cassiod.
      _Variar._, XII, 22.]

      [Note 457: In salinis autem exercendis tota contentio est. Pro
      aratris, pro falcibus cylindros volvitis, inde vobis fructus omnis
      enascitur... Proinde naves, quas more animalium vestris parietibus
      illigatis, diligenti cura reficite: ut, quum vos vir
      experientissimus Laurentius, qui ad procurandas species directus
      est, commonere tentaverit, festinetis excurrere. Cass. _ibid._]

La Vénétie fut mise à feu et à sang, puis les Huns passèrent dans la
Ligurie, qu'ils ne traitèrent pas plus doucement. L'histoire ne cite
comme ayant été saccagées que deux villes de cette dernière province,
Milan et Ticinum, à présent Pavie[458]; la tradition locale les cite
presque toutes, et malheureusement elle a pour elle la vraisemblance.
Ainsi on peut croire que Vérone, Mantoue, Brescia, Bergame, Crémone,
n'échappèrent pas à la destruction ou du moins au ravage. Les villes
situées au midi du Pô eurent beaucoup moins à souffrir, attendu que
différents corps de l'armée romaine y battaient le pays, et qu'Attila
contenait par prudence la masse de ses troupes au nord du fleuve. Son
séjour à Milan fut signalé par une aventure que l'histoire n'a pas
dédaigné de recueillir, et où perce l'esprit moqueur et fier du roi des
Huns. Il avait remarqué, en parcourant la ville, une de ces peintures
murales dont les Romains aimaient à décorer leurs portiques, et s'arrêta
pour l'examiner. Le tableau représentait deux empereurs majestueusement
assis sur des trônes dorés, le manteau de pourpre sur les épaules et le
diadème au fronts; tandis que des Scythes (l'historien ne dit pas si
c'étaient des Huns ou des Goths), prosternés à leurs pieds comme après
une défaite, semblaient leur demander merci. Attila ordonna d'effacer
sur-le-champ cette insolente peinture, et de le représenter lui-même sur
un trône, ayant en face de lui les empereurs romains, le dos chargé de
sacs et répandant à ses pieds des flots d'or[459].

      [Note 458: Mediolanum quoque Liguriæ metropolim pari tenore
      devastant, necnon et Ticinum æquali sorte dejiciunt... Jorn., _R.
      Get._, 42.]

      [Note 459: Cum autem in pictura vidisset Romanorum quidem reges in
      aureis soliis sedentes, Scythas vero cæsos et ante pedes ipsorum
      jacentes; pictorem arcessitum jussit se pingere sedentem in solio;
      Romanorum vero reges ferentes saccos in humeris, et ante ipsius
      pedes aurum effundentes. Suid., _Voc._ Μεδιολ. et Κόρυκ.]

Le temps s'écoulait cependant, on était au commencement de juillet, et
les grandes chaleurs développèrent des maladies dans l'armée des Huns,
affaiblie par tous les excès, et qui d'ailleurs, gorgée de dépouilles,
ne souhaitait plus que de les voir en sûreté. Le climat, ce fidèle
auxiliaire des Italiens contre les invasions, du Nord, combattait
libéralement pour eux et justifiait bien la prévoyance d'Aëtius. Les
Huns se consumaient eux-mêmes; leurs excès avaient amené la famine en
même temps que la peste, et déjà la Transpadane ne pouvait plus les
nourrir[460]. Dans cette situation, Attila dut prendre un parti: passer
le Pô, marcher sur Rome hardiment, forcer le passage des Apennins, et
livrer à Aëtius la bataille que celui-ci semblait fuir, c'était le parti
qui convenait le mieux à son orgueil, mais que son armée désapprouvait.
Chefs et soldats désiraient tous que la campagne finît là cette année,
sauf à recommencer l'année suivante, car elle leur avait été fructueuse;
ils y avaient ramassé, sans fatigue, des richesses immenses, et leurs
chariots étaient combles de butin. A cette considération très-puissante
sur des troupes qui ne faisaient la guerre que pour piller, il s'en
joignait une autre d'un ordre différent, mais presque aussi forte que la
première. L'idée de voir Attila marcher sur Rome les remplissait d'une
crainte superstitieuse. Quoique l'inviolabilité de la métropole du monde
romain eût disparu depuis un demi-siècle devant l'attentat d'Alaric, et
que sa puissance, si souvent abaissée, ne fût plus qu'un mot, ce mot
remuait toujours les cœurs, et l'ombre de la ville des Césars restait
debout, environnée de la majesté des tombeaux. Lever l'épée sur elle
semblait un arrêt de mort contre le profanateur. Alaric lui-même en
fournissait une preuve incontestable pour des esprits crédules, lui dont
la mort avait suivi si promptement la fatale victoire. En même temps
donc qu'Attila, excité par ses instincts superbes, rêvait pour Rome une
humiliation qui eût dépassé toutes les autres, ses compagnons
cherchaient à l'en dissuader[461]; «ils craignaient, dit Jornandès,
qu'il n'éprouvât le sort du roi des Visigoths, qui avait à peine survécu
au sac de Rome, et s'était vu presque aussitôt enlevé du monde[462].» Le
cœur du fils de Moundzoukh n'était pas inaccessible aux appréhensions
superstitieuses; il venait en outre d'apprendre que l'armée envoyée par
l'empereur Marcien se dirigeait sur la Pannonie dans l'intention de
l'attaquer au débouché des Alpes et de lui couper la retraite[463];
pourtant, malgré sa prudence ordinaire, le désir de frapper un coup
éclatant balançait en lui les anxiétés de la crainte et les calculs de
la raison. Il donna ordre à ses troupes de se concentrer au-dessous de
Mantoue, près du confluent du Pô et du Mincio, sur la grande voie qui
conduisait à Rome par les Apennins: lui-même arriva au rendez-vous,
encore incertain de ce qu'il déciderait.

      [Note 460: Hunni qui Italiam prædabantur... divinitus partim fame,
      partim morbo quodam, plagis cœlestibus feriuntur... Idat.
      _Chron._, ad ann. 452.]

      [Note 461: Cumque ad Romam animus fuisset ejus attentus accedere,
      sui eum... removere, non urbi, cui inimici erant, consulentes...
      Jorn. _R. Get._, 42.]

      [Note 462: Sed Alarici regis objicientes exemplum, veriti regis
      sui fortunam, quia ille post fractam Romam diu non supervixerat,
      sed protinus rebus excessit humanis.... Jorn., _ibid._]

      [Note 463: Missis etiam per Marcianum principem Aëtio duce (Hunni
      cæduntur) auxiliis. Idat., _Chron._, ad ann. 452.]

Le projet d'Attila, confirmé par le mouvement de l'armée hunnique,
répandit l'épouvante dans Rome, qui ne se savait pas elle-même si
redoutable. L'empereur, le sénat et le peuple, qui fut consulté pour
cette fois, s'accordèrent dans la pensée qu'il fallait s'humilier devant
le conquérant barbare, et obtenir à tout prix qu'il ne marchât pas sur
la ville: supplications, présents, offre d'un tribut pour l'avenir, on
résolut de tout employer plutôt que de courir la chance d'un siége. Rome
jadis refusa de traiter lorsque l'ennemi était à ses portes: aujourd'hui
elle se hâtait de le faire avant que l'ennemi s'y présentât. «Dans tous
les conseils du prince, du sénat et du peuple romain, dit avec une amère
raillerie le chroniqueur Prosper d'Aquitaine, témoin des événements,
rien ne parut plus salutaire que d'implorer la paix de ce roi
féroce[464].» Le silence de l'histoire justifie du moins Aëtius de toute
participation à un acte aussi honteux. A la tête de son armée et
méditant, selon toute apparence, le plan de défense des Apennins, le
patrice s'occupait de sauver Rome: elle ne le consulta pas pour se
livrer. Cependant, afin de couvrir autant que possible l'ignominie de la
négociation par l'éminence du négociateur, on choisit pour chef de
l'ambassade le successeur même de saint Pierre, le pape Léon, auquel
furent adjoints deux sénateurs illustres dont l'un, nommé Gennadius
Aviénus[465], prétendait descendre de Valérius Corvinus, et, suivant
l'expression de Sidoine Apollinaire, «était prince après le prince qui
portait la pourpre[466].»

      [Note 464: Nihil inter omnia consilia principis ac Senatus
      populique Romani salubrius visum est, quam ut per legatos pax
      trunculentissimi regis expeteretur. Prosp. Aquit., _Chron._ ad
      ann. 452.]

      [Note 465: Suscepit hoc negotium cum viro consulari Avieno, et
      viro præfectorio Trigetio, beatissimus papa Leo. Prosp. Aquit.,
      _ibid._]

      [Note 466: Sidon. Apollin., _Epist._, I, 9.]

Léon, que l'Église romaine a surnommé le _Grand_, et l'Église grecque le
_Sage_[467], occupait alors le siége apostolique avec un éclat de talent
et une autorité de caractère qui imposaient même aux païens. Les gens
lettrés le proclamaient, par un singulier abus de langage, le Cicéron de
la chaire catholique, l'Homère de la théologie et l'Aristote de la
foi[468]; les gens du monde appréciaient en lui ce parfait accord des
qualités intellectuelles que son biographe appelle, avec un assez grand
bonheur d'expression, «la santé de l'esprit[469],» savoir: une
intelligence ferme, simple et toujours droite, et une rare finesse de
vue, unie au don de persuader. Ces qualités avaient fait de Léon un
négociateur utile dans les choses du siècle, en même temps qu'un pasteur
éminent dans l'Église. Il n'était encore que diacre, lorsqu'en 440 il
plut à la régente Placidie de l'envoyer dans les Gaules pour apaiser,
entre Aëtius et un des grands fonctionnaires de cette préfecture nommé
Albinus, une querelle naissante, qui pouvait conduire à la guerre civile
et embraser tout l'Occident[470]. Léon, arrivé avec la seule
recommandation de sa personne, parvint à réconcilier deux rivaux qui
passaient à bon droit pour peu traitables, et pendant ce temps-là le
peuple et le clergé de Rome, à qui appartenait l'élection des papes,
l'élevaient à la chaire pontificale, quoiqu'il ne fût pas encore
prêtre[471], tant ses vertus, dans l'estime publique, marchaient de pair
avec ses talents. Depuis lors, il n'avait fait que grandir en expérience
et en savoir par la pratique des affaires de l'Église, qui embrassaient
un grand nombre d'intérêts séculiers. L'histoire nous le peint comme un
vieillard d'une haute taille et d'une physionomie noble que sa longue
chevelure blanche rendait encore plus vénérable[472]. C'était sur lui
que l'empereur et le sénat comptaient principalement pour arrêter le
terrible Attila. Il n'y avait pas jusqu'à son nom de _Leo_, lion, qui ne
semblât d'un favorable augure pour cette négociation difficile, et le
peuple lui appliquait comme une prophétie le verset suivant des
proverbes de Salomon: «Le juste est un lion qui ne connaît ni
l'hésitation ni la crainte[473].»

      [Note 467: Πάνσοφος. _Vit. S. Leon. Magn._, ap. Boll., 11 apr.]

      [Note 468: Sunt viri auctoritate graves... qui Leonem non
      vereantur appellare: Ecclesiasticæ dictionis Tullium, theologiæ
      Homerum, rationum fidei Aristotelem... _Vit. S. Leon. Magn.,
      ibid._]

      [Note 469: Tanta in Leone tamque mirabilis ingenii facilitas,
      tanta sanitas, tantaque præsentia... _Vit. S. Leon. Mag._, ap.
      Boll., 11 apr.]

      [Note 470: Prosp. Aquit., _Chron._, ann. 440.]

      [Note 471: Igitur Leo diaconus legatione publica accitus, et
      gaudenti patriæ præsentatus, XLIII Romanæ ecclesiæ episcopus
      ordinatur... Prosp. Aquit., _Chron._, ann. 440.]

      [Note 472: Senex innocuæ simplicitatis, multa canitie... Prosp.
      Aquit., _ibid._--Lors de la translation de ses reliques on trouva
      que son corps avait sept palmes trois quarts de hauteur. Il était
      maigre et exténué.]

      [Note 473: Justus quasi leo confidens absque terrore erit.--Leo
      fortissimus bestiarum ad nullius pavebit occursum... Proverb., 28,
      1.--30.]

Les ambassadeurs voyagèrent à grandes journées, afin de joindre Attila
avant qu'il eût passé le Pô; ils le rencontrèrent un peu au-dessous de
Mantoue, dans le lieu appelé Champ Ambulée, où se trouvait un des gués
du Mincio[474]. Ce fut un moment grave dans l'existence de la ville de
Rome que celui où deux de ses enfants les plus illustres, un
représentant des vieilles races latines qui avaient conquis le monde par
l'épée, et le chef des races nouvelles qui le conquéraient par la
religion, venaient mettre aux pieds d'un roi barbare la rançon du
Capitole. Ce fut un moment non moins grave dans la vie d'Attila. Les
récits qui précèdent nous ont fait voir le roi des Huns dominé surtout
par l'orgueil, et, si avare qu'il fût, plus altéré encore d'honneurs que
d'argent. L'idée d'avoir à ses genoux Rome suppliante, attendant de sa
bouche avec tremblement un arrêt de vie ou de mort, abaissant la toge
des Valérius et la tiare des successeurs de Pierre devant celui qu'elle
avait traité si longtemps comme un barbare misérable, employant en un
mot pour le fléchir tout ce qu'elle possédait de grandeurs au ciel et
sur la terre: cette idée le remplit d'une joie qu'il ne savait pas
cacher. Se faire reconnaître vainqueur et maître, c'était à ses yeux
autant que l'être en effet; d'ailleurs il humiliait Aëtius, dont il
brisait l'épée d'un seul mot. Sa vanité et celle de son peuple se
trouvaient satisfaites, et il pouvait repartir sans honte. Sous
l'influence de ces pensées, il ordonna qu'on lui amenât les ambassadeurs
romains, et il les reçut avec toute l'affabilité dont Attila était
capable[475].

      [Note 474: In Acroventu Mamboleio, ubi Mincius amnis commeantium
      frequentatione transitur. Jorn., _R. Get._, 42.--Campus
      Ambuleïus.]

      [Note 475: Tota legatione dignanter accepta, ita summi sacerdotis
      præsentia rex gavisus est... Prosp. Aquit., _Chron._, ann.
      452.--Placita legatio. Jorn., _R. Get._, 42.]

Pour cette entrevue solennelle, les négociateurs avaient pris les
insignes de leur plus haute dignité; l'histoire nous dit que Léon
s'était revêtu de ses habits pontificaux[476], et une révélation de la
tombe nous a fait connaître en quoi ce vêtement consistait. Léon portait
une mitre de soie brochée d'or, arrondie à la manière orientale, une
chasuble de pourpre brune, avec un pallium orné d'une petite croix rouge
sur l'épaule droite et d'une autre plus grande au côté gauche de la
poitrine[477]. Sitôt qu'il parut, il devint l'objet de l'attention et
des prévenances du roi des Huns. Ce fut lui qui exposa les propositions
de l'empereur, du sénat et du peuple romain. En quels termes le fit-il?
comment parvint-il à déguiser sous la dignité du langage ce qu'avait de
honteux une demande de paix sans combat? comment conserva-t-il encore à
sa ville quelque grandeur en la montrant à genoux? Par quelle
inspiration merveilleuse sut-il contenir dans les bornes du respect ce
barbare enflé d'orgueil, qui faisait payer si cher sa clémence par la
moquerie et le dédain? S'il évoqua la puissance des saints apôtres pour
protéger la cité gardienne de leurs tombeaux, s'il rappela le conquérant
aux sentiments de sa propre fragilité par l'exemple de la fragilité des
nations, nous ne pouvons que le supposer: l'histoire, qui nous voile si
souvent ses secrets, a voulu nous dérober celui-là. Un chroniqueur
contemporain, Prosper d'Aquitaine, qui fut secrétaire de Léon ou du
moins son collaborateur dans plusieurs ouvrages, nous dit seulement
«qu'il s'en remit à l'assistance de Dieu, qui ne fait jamais défaut aux
efforts des justes, et que le succès couronna sa foi[478].» Attila lui
accorda ce qu'il était venu chercher, le paix moyennant un tribut
annuel, et promit de quitter l'Italie. L'accord fut conclu le 6 juillet,
jour de l'octave des apôtres saint Pierre et saint Paul[479].

      [Note 476: Augustiore habitu. _Vit. S. Leon._, ap. Boll., 11 apr.]

      [Note 477: «Erat indutus pontificalibus indumentis scilicet
      planeta sive casula, lata more antiquo, ex purpura coloris
      castanei... Super humero dextro crux parva rubri coloris quæ erat
      pallii pontificalis, et aliam crucem paulo longiorem ejusdem
      pallii supra pectus...» Telle est la description des vêtements
      pontificaux avec lesquels saint Léon fut enseveli et qu'on trouva
      dans sa tombe lors de la translation de ses reliques. On en peut
      voir tout le détail dans les Bollandistes, à la date du 11 avril.
      Nous devons à ce procès-verbal de translation d'avoir pu décrire
      le costume que portait saint Léon à l'audience d'Attila, puisque
      c'etaient là ses habits pontificaux, et que son biographe nous dit
      qu'il aborda le roi des Huns en costume pontifical, _augustiore
      habitu_.]

      [Note 478: Auxilio Dei fretus, quem sciret nunquam piorum
      laboribus defuisse: nec aliud secutum est quam præsumpserat fides.
      Prosp. Aquit., _Chron._ ad ann. 452.]

      [Note 479: _Vit. S. Leon. Magn._, ap. Bolland, 11 apr.]

Il ne paraît pas qu'Attila, dans le cours de ses explications avec le
pape et les deux consulaires, ait rien dit de sa fiancée Honoria et de
sa volonté de l'avoir pour femme, car Léon lui aurait facilement fait
comprendre que, d'après les lois romaine et chrétienne, Honoria, épouse
d'un autre, ne pouvait plus être à lui. Cependant, par bizarrerie ou par
calcul, afin de se conserver toujours un prétexte de guerre, il déclara
en partant qu'il voulait qu'Honoria lui fût envoyée avec ses trésors en
Hunnie, faute de quoi il la viendrait chercher à la tête d'une autre
armée au printemps suivant[480]. Tel fut le souvenir dérisoire adressé
par le roi des Huns à la sœur de l'empereur, à la petite-fille du grand
Théodose: dernier témoignage de son mépris pour cette coupable folle,
dans laquelle il ne vit jamais qu'un vil instrument aussi indigne de ses
désirs que de son respect.

      [Note 480: Illud præ omnibus denuncians, atque interminando
      discernens, graviora se in Italiam illaturum, nisi ad se Honoriam
      Valentiniani principis germanam, filiam Placidiæ Augustæ, cum
      portione sibi regalium opum debita mitteret. Jorn., _R. Get._,
      42.]

Pour retourner chez lui, il ne prit pas, comme en venant, la route des
Alpes Juliennes, de peur de rencontrer, au débouché des montagnes,
l'armée que Marcien venait d'envoyer en Pannonie[481]: remontant le
cours de l'Adige, il suivit celle des Alpes Noriques, et ses soldats,
malgré la conclusion de la paix, pillèrent la ville d'Augusta,
Augsbourg, qui se trouvait sur leur chemin. Au passage de la rivière du
Lech, qui coule près de cette ville et se perd dans le Danube, un
incident singulier jeta parmi les Huns une sorte d'inquiétude
superstitieuse. A l'instant où le cheval du roi entrait dans l'eau, une
femme d'une figure étrange et d'un accoutrement misérable, telle qu'on
pourrait se peindre les sorcières de la Pannonie ou les druidesses de la
Gaule, se précipita au-devant de lui, et, le saisissant à la bride,
s'écria par trois fois d'un ton de voix solennel: «Arrière, Attila!»
comme pour signifier que quelque grand danger attendait le roi des Huns
au but de son voyage[482]. Au reste, les soldats jugeaient assez
diversement l'issue de la guerre qui venait de finir. Ils n'avaient pas
vu sans quelque surprise un prêtre romain obtenir de leur roi ce que
celui-ci avait obstinément refusé aux remontrances de ses capitaines,
et, se rappelant qu'il avait empêché le pillage de Troyes l'année
précédente à la prière de l'évêque Lupus, saint Loup, ils disaient dans
leurs grossières plaisanteries qu'Attila, invincible vis-à-vis des
hommes, se laissait dompter par les bêtes[483].

      [Note 481: Viam per Noricos in Pannoniam prosecutus est. Juv.
      Calan. Dalm., _Vit. Attil._, p. 131.]

      [Note 482: Ad hoc traditur mulier quædam fanatica..., sub
      trajectum Lyci amnis, ter frementi voce acclamavisse: Retro
      Attila!--Cette tradition est rapportée par les écrivains hongrois
      qui se sont occupés d'Attila. Olah. II, 6.]

      [Note 483: Attilæ ferociam a duabus feris fuisse domitam; Lupo in
      Gallia, et Leone in Italia. Sigon. _De Occid. Imp._, l. XIII.]

L'armée romaine orientale occupait déjà la Mésie, toute prête à attaquer
le pays des Huns; mais, lorsqu'elle apprit que la paix avait été
définitivement conclue entre Attila et l'empire d'Occident, elle
s'abstint de toute hostilité. Toutefois Attila fit prévenir Martien
qu'il irait le trouver au printemps prochain, dans son palais de
Constantinople, si le tribut convenu autrefois par Théodose II n'était
pas immédiatement payé[484]. Martien, qui n'était pas homme à céder
comme Valentinien, répondit aux menaces par des menaces contraires, aux
levées de troupes par des préparatifs de défense. Quelques batailles
livrées aux Alains du Caucase, qui s'étaient révoltés en son absence,
terminèrent pour Attila cette année 452. Jornandès, par une singulière
confusion que semble produire dans son esprit la similitude des noms,
transforme la guerre dont je viens de parler contre les tribus alaniques
de l'Asie en une seule campagne des Gaules, dirigée contre Sangiban et
les Alains de la Loire, et même contre les Visigoths[485]. L'erreur est
trop manifeste pour avoir ici besoin d'une réfutation. L'ensemble des
documents historiques atteste qu'Attila passa tranquillement l'hiver sur
les bords du Danube, faisant de grands apprêts pour l'année 453; mais,
dans les desseins de la Providence, cette année ne lui appartenait déjà
plus.

      [Note 484: Ad Orientis principem Marcianum legatos dirigit,
      provinciarum testans vastationem, quod sibi promissa a Theodosio
      quondam imperatore minime persolveret... Jorn., _R. Get._, 43.]

      [Note 485: Alanorum partem trans flumen Ligeris considentem
      statuit suæ redigere ditioni...--Dum quærit famam perditoris
      abjicere, et quod prius a Vesegothis pertulerat, abolere,
      geminatam sustinuit, ingloriusque recessit. Jorn., _ibid._]



CHAPITRE HUITIÈME

Grands préparatifs de fête chez les Huns; Attila épouse Ildico.--Repas
nuptial; Attila est trouvé mort dans son lit.--Douleur furieuse des
Huns.--Bruits divers au sujet de la mort d'Attila.--Les chefs des Huns
déclarent qu'il a été étouffé par le sang pendant son
sommeil.--Funérailles d'Attila.--Chant funèbre des Huns.--Célébration
d'une _strava_.--Cercueils et tombe d'Attila.--Signes prophétiques de sa
fin.--La discorde se met entre ses fils.--Ils refusent de reconnaître
pour roi Ellak, leur frère aîné.--Révolte d'Ardaric, roi des
Gépides.--Guerre entre les capitaines d'Attila et ses fils.--L'empire
d'Attila est brisé.--Les Gépides occupent la Hunnie et les Ostrogoths la
Pannonie.--Les Ruges et les Scyres entrent au service de
Rome.--Dissolution morale de l'empire d'Occident.--Orgueil d'Aëtius.--Il
veut marier son fils Gaudentius à la fille de l'empereur--Perfidie de
Valentinien III; il tue le patrice de sa propre main.--Rôle des
capitaines d'Attila dans l'empire d'Occident.

453

Nous transporterons maintenant nos lecteurs dans la bourgade royale des
Huns et dans ce palais de planches où nous les avons déjà introduits à
la suite de Maximin et de Priscus, de Vigilas et d'Édécon. Une grande
fête s'y préparait, et la salle des festins voyait circuler plus
activement que jamais les échansons et les coupes. Les poëtes huns et
les scaldes goths s'étaient remis à l'œuvre, la voix des jeunes filles
marchant par bandes sous les voiles blancs faisait encore retentir l'air
du chant des hymnes; mais cette fois c'étaient des hymnes d'amour, car
Attila se mariait. La nouvelle femme qu'il ajoutait à son troupeau
d'épouses n'était point la fille des Césars, sa fiancée Honoria, qu'il
avait eu soin de laisser en Italie; celle-ci d'une grande jeunesse et
d'une admirable beauté, dit l'histoire, se nommait Ildico[486]. Ce nom,
que Jornandès emprunte aux récits de Priscus, présente, malgré
l'altération que lui a fait subir l'orthographe des Grecs, une
physionomie germanique incontestable, et la tradition du Nord nous le
reproduit sous une forme plus pure dans celui de Hiltgund ou
Hildegonde[487]. Qu'était-ce qu'Ildico? La tradition germaine en fait
une fille de roi, tantôt d'un roi des Franks d'outre-Rhin, tantôt d'un
roi des Burgondes; la tradition hongroise, qui l'appelle Mikoltsz, lui
donne pour père un prince des Bactriens, et ce qui semble confirmer
historiquement les indications de la poésie traditionnelle, c'est la
solennité même de cette noce, célébrée avec tant de pompe, et si
différente du mariage presque clandestin qu'Attila contractait en 449
avec la fille d'Eslam. La tradition germanique ajoute qu'Attila avait
tué jadis, pour s'emparer de leurs trésors, les parents de cette jeune
fille qu'il appelait maintenant dans son lit. Ces sortes de mariages, où
la politique se mêlait à la licence des mœurs, n'étaient pas raes chez
les Huns, non plus que chez les Mongols, leurs frères. A côté du cruel
droit de la guerre qui mettait entre leurs mains la vie de leurs
ennemis, existait la nécessité de se concilier les vaincus, et le
vainqueur d'une tribu épousait fréquemment la veuve ou la fille du chef
qu'il avait assassiné. C'était une des causes de la multiplication des
mariages chez les conquérants asiatiques: Tchinghiz-Khan et ses
successeurs comptèrent parmi leurs nombreuses épouses plusieurs de ces
doubles victimes de la politique et de la guerre, et celles-ci se
résignaient à leur sort assez volontiers; mais des mœurs si farouches,
étrangères à la race germanique, chez laquelle les femmes jouissaient
d'une grande autorité morale dérivant des vieilles croyances
religieuses, ne devaient pas rencontrer de leur part la même docilité
que de la part des femmes de l'Asie, presque réduites à l'esclavage.
Quoi qu'il en soit, cette seconde donnée de la tradition ne doit pas
être négligée: elle jette un trait lumineux sur les mystères de ces
noces sanglantes.

      [Note 486: Qui... puellam Ildico nomine decoram valde, sibi in
      matrimonium post innumerabiles uxores, ut mos erat gentis illius,
      socians... Jorn., _R. Get._, 49.]

      [Note 487: Voir aux _Légendes d'Attila_ les traditions
      germaniques.]

La rare beauté d'Ildico était allée au cœur d'Attila, et pendant les
fêtes du mariage, nous dit Jornandès, le roi des Huns se livra à une
joie extrême[488]. La coupe de bois où versait l'échanson royal se
remplit et se vida plus que de coutume, et lorsque, de la salle du
festin, Attila passa dans la chambre nuptiale, sa tête, suivant
l'expression du même historien, était chargée de vin et de sommeil[489].
Le lendemain matin, on ne le vit point paraître, et une grande partie du
jour s'écoula sans qu'aucun bruit, aucun mouvement se fît dans sa
chambre, dont les portes restaient fermées en dedans.

      [Note 488: Ejusque in nuptiis, magna hilaritate resolutus. Jorn.,
      _R. Get._, 49.]

      [Note 489: Vino, somnoque gravatus... temulentia... Jorn.,
      _ibid._]

Les officiers du palais commencèrent à s'inquiéter: ils appellent, rien
ne répond à leur voix; brisant alors les portes, ils aperçoivent Attila
étendu sur sa couche, au milieu d'une mare de sang, et sa jeune épouse
assise près du lit, la tête baissée et baignée de larmes sous son long
voile[490]. Un cri terrible, poussé par tous ces hommes à la fois, fait
aussitôt retentir le palais; saisis d'une douleur furieuse et comme
frénétiques, les uns coupent leur chevelure en signe de deuil, les
autres se creusent le visage avec la pointe de leurs poignards, car, dit
l'écrivain que nous avons déjà cité, «ce n'étaient pas des larmes de
femme, mais du sang d'homme, qu'il fallait pour pleurer une telle
mort[491]». De l'enceinte du palais, la nouvelle se répandit avec la
rapidité de l'éclair dans la bourgade royale, puis dans tout l'empire
des Huns, et la nation entière, des bords du Danube aux monts Ourals,
fut bientôt en proie à tous les transports d'un regret inexprimable.

      [Note 490: Sequenti luce, quum magna pars diei fuisset exempta,
      ministri regii triste aliquid suspicantes, post clamores maximos
      fores effringunt, inveniuntque Attilæ sine vulnere necem sanguinis
      effusione peractam, puellamque, demisso vultu, sub velamine
      lacrymantem... Jorn., _R. Get._, 49.]

      [Note 491: Tunc, ut illius gentis mos est, crinium parte truncata,
      informes facies cavis turpavere vulneribus, ut præliator eximius
      non fæmineis lamentationibus et lacrymis, sed sanguine lugeretur
      virili... Jorn., _R. Get._, _ibid._]

Que s'était-il passé durant cette fatale nuit? Les bruits qui
circulèrent là-dessus hors du palais furent divers et contradictoires;
mais le soin même que mirent les chefs des Huns à prouver que la mort de
leur roi avait été naturelle, accrédita une version plus sinistre. On
prétendit qu'Ildico avait frappé d'un coup de couteau son mari endormi;
quelques-uns ajoutaient qu'un écuyer du roi l'avait aidée dans la
perpétration de son crime, et que l'attentat avait été commis à
l'instigation d'Aëtius[492]. Les documents latins qui nous fournissent
cette dernière indication donnent lieu de supposer un complot domestique
du genre de celui qu'avait tramé quatre ans auparavant le premier
ministre de Théodose, mais plus perfide et mieux ourdi. La tradition
germanique attribue pour unique mobile à la jeune femme le sentiment de
la vengeance et une profonde haine pour l'homme qui, après avoir tué et
dépouillé sa famille, venait abuser de sa beauté. La version convenue
parmi les Huns, version destinée sans doute à prévenir des accusations,
des recherches dangereuses pour la paix, et peut-être une dissolution
immédiate de l'empire, fut que le roi était mort d'apoplexie; que, sujet
à des saignements de nez, il avait été surpris par une hémorragie,
couché sur le dos, et que le sang, ne trouvant pas son passage habituel
au dehors, s'était amassé dans sa gorge et l'avait étouffé[493]. Voici
ce que les enfants d'Attila, les chefs et les grands de la cour
répandirent en tout lieu par prudence, par politique, par orgueil, et ce
qui devint le récit avoué et officiel de sa fin.

      [Note 492: Attilas... sanguinis fluxu ex naribus per noctem
      prorumpente... mortuus est--A pellice, ut vulgo credebatur, e
      medio sublatus; nam alii tradiderunt Attilæ spatharium ab Aëtio
      patricio corruptum dominum suum confodisse. Joan. Malal.
      _Chronogr._, II. P.--Attila, Aëtii hortatu, noctu... mulieris manu
      cultroque confoditur. Marcellin. Comit. _Chron._, ann.
      453.--Attila sanguine ex naribus prorumpente extinctus est,
      noctuque cum pellice Hunna, quæ puella de nece suspecta fuit,
      dormiens... _Chron., Pasch._--Voir ci-dessous le chapitre des
      traditions germaniques qui admettent l'hypothèse du meurtre
      d'Attila par les mains de sa femme.]

      [Note 493: Resupinus jacebat, redundansque sanguis, qui ei solite
      de naribus effluebat, dum consuetis meatibus impeditur, itinere
      ferali faucibus illapsus, eum extinxit... Jorn., _R. Get._,
      49.--Attila in sedibus suis moritur, fluxu sanguinis e naribus
      subito erumpente. Cassiod., _Fast._, ad ann. 453... Cf. Paul.
      Diac., _Hist. Long._]

Les funérailles de ce potentat du monde barbare furent célébrées avec
une pompe sauvage digne de sa vie. Une tente de soie dressée dans une
grande plaine, aux portes de la bourgade royale, reçut son cadavre, qui
fut déposé sur un lit magnifique[494], et des cavaliers d'élite, choisis
avec soin dans toute la nation, formèrent alentour des courses et des
jeux comparables aux combats simulés des cirques romains. En même temps
les poëtes et les guerriers entonnèrent dans la langue des Huns un chant
funèbre que la tradition gothique conservait encore au temps de
Jornandès, et que nous reproduirons tel que cet historien nous l'a
laissé. «Le plus grand roi des Huns, y était-il dit, Attila, fils de
Moundzoukh, souverain des plus vaillants peuples, posséda seul, par
l'effet d'une puissance inouïe avant lui, les royaumes de Scythie et de
Germanie. Il épouvanta par la prise de nombreuses cités l'un et l'autre
empire de la ville de Rome: comme on redoutait qu'il n'ajoutât le reste
à sa proie, il se laissa apaiser par les prières et reçut un tribut
annuel. Et après avoir fait toutes ces choses, par une singulière faveur
de la fortune, il est mort, non sous les coups de l'ennemi ni par la
trahison des siens, mais dans la joie des fêtes, au sein de sa nation
intacte, sans éprouver la moindre douleur. Qui donc racontera cette
mort, pour laquelle nul n'a de vengeance à demander[495]?» L'armée,
rangée en cercle autour de la tente, répétait ce chœur avec des
hurlements lamentables. Aux marques de douleur succéda ce que les Huns
appelaient une _strava_[496], c'est-à-dire un repas funèbre où l'on but
et mangea avec excès, car c'était la coutume de ce peuple de mêler la
débauche à la tristesse des funérailles. On s'occupa ensuite d'ensevelir
le roi. Son cadavre fut enfermé successivement dans trois cercueils: le
premier d'or, le second d'argent, et le troisième de fer, pour signifier
que ce puissant monarque avait tout possédé: le fer, par lequel il
domptait les autres nations; l'or et l'argent, par lesquels il avait
enrichi la sienne. On choisit l'obscurité de la nuit pour le confier à
la terre, et l'on plaça à ses côtés des armes prises sur un ennemi mort,
des carquois couverts de pierreries et des meubles précieux dignes d'un
pareil roi; puis, afin de dérober tant de trésors à l'avidité ou à la
curiosité humaine, les Huns égorgèrent les ouvriers qu'ils avaient
employés à creuser la fosse ou à la combler[497]. Les signes
prophétiques et les prodiges ne firent pas défaut à un si grand
événement. On raconta que, la nuit même de la mort d'Attila, l'empereur
Marcien avait vu en rêve un arc brisé: cet arc, c'était la puissance des
Huns[498]. En effet, la puissance hunnique fut brisée avec la vie du
conquérant qui, après avoir fondé un empire au moins égal en étendue à
celui d'Alexandre, laissa une succession aussi contestée que celle du
Macédonien.

      [Note 494: In mediis siquidem campis, et intra tentoria serica
      cadavere collocato, spectaculum admirandum, et solemniter
      exhibetur... Jorn., _R. Get._, 49.]

      [Note 495: Præcipuus Hunnorum rex Attila, patre genitus Mundzucco,
      fortissimarum gentium dominus, qui inaudita ante se potentia solus
      Scythica et Germanica regna possedit, nec non utraque Romanæ urbis
      imperia captis civitatibus terruit, et ne præda reliqua subderet,
      placatus precibus, annuum vectigal accepit... Quumque hæc omnia
      proventu felicitatis egerit, non vulnere hostium, non fraude
      suorum, sed gente incolumi inter gaudia lætus, sine sensu doloris
      occubuit. Quis ergo hunc dicat exitum, quem nullus existimat
      vindicandum? Jorn., _R. Get._, 49.]

      [Note 496: _Stravam_ super tumulum ejus, quam appellant ipsi,
      ingenti commessatione concelebrant... Jorn., _R. Get., ibid._]

      [Note 497: Et ut tot et tantis divitiis humana curiositas
      arceretur, operi deputatos detesbali mercede trucidarunt... Jorn.,
      _R. Get._, 49.]

      [Note 498: Nocte illa, qua Attila extinctus fuerat, Marcianus
      imperator vidisse dicitur in somnis arcum Attilæ fractum esse.
      _Chron. Pasch._, ann. 453.]

J'ai dit, en répétant le mot de Jornandès, que les fils d'Attila, nés,
en divers lieux, de mères différentes, et à peu près étrangers les uns
aux autres, formaient presque un peuple; la tradition en compte plus de
soixante, et l'histoire en nomme six arrivés à l'âge d'homme: Ellak,
Denghizikh, Emnedzar, Uzindour, Gheism et Hernakh, le plus jeune de tous
et l'enfant de prédilection. Ellak, l'aîné de ceux qu'il avait eus de
son épouse favorite Kerka, était seul capable de maintenir dans son
intégrité le vaste empire des Huns. Attila le pensait, et sa volonté
bien connue désignait Ellak comme son successeur et le chef futur de sa
famille; mais les autres fils n'y consentirent point[499]. Leur père
était à peine au cercueil, que leur discorde éclata avec violence: Ellak
dut se résigner à faire entre eux tous un partage égal de l'empire[500].
Chez les peuples sédentaires, les partages de conquêtes, si orageux
qu'ils soient toujours, offrent pourtant de bien moindres difficultés
que chez les peuples nomades. Chez les premiers, la terre fournit des
limites certaines: un fleuve, une montagne tracent la frontière
naturelle de deux provinces; chez les seconds, la terre est l'élément
incertain; la province, c'est la horde avec ses guerriers, ses femmes,
ses troupeaux et ses habitations mobiles: le gouvernement des hommes s'y
règle par tête comme un lot de bétail. Ce procédé, conforme aux mœurs de
l'Asie septentrionale, n'avait rien de blessant pour les vassaux
asiatiques ou demi-asiatiques des Huns; mais il révolta l'orgueil des
Germains, qui consentaient à être sous les rois huns des sujets et non
pas des choses. Alors arriva la seconde phase de dissolution qui
menaçait l'empire d'Attila.

      [Note 499: Quem tantum pater super cæteros amasse perhibebatur ut
      eum cunctis diversisque filiis suis in regno præferret: sed non
      fuit voto patris fortuna consentiens. Jorn., _R. Get._, 50.]

      [Note 500: Inter successores Attilæ de regno orta contentio est...
      Gentes sibi dividi æqua sorte poscebant.. Jorn., _R. Get._, 50.]

Ce fut le roi des Gépides, Ardaric, ce sage et fidèle conseiller du
conquérant, qui donna le signal de l'insurrection contre ses fils.
«Indigné de voir traiter tant de braves nations comme des bandes
d'esclaves[501], dit Jornandès, il fit appel aux enfants de la Germanie
pour reconquérir la liberté[502]»: les Ostrogoths y répondirent et
probablement aussi les Hérules et les Suèves; le reste, avec les tribus
sarmates et les Alains, se rangea du côté des Huns. Comme si la rive
gauche du Danube n'eût pu leur offrir un champ de bataille suffisant,
ils passèrent en Pannonie. Ce fut pour les Romains un spectacle terrible
et consolant que de voir tous ces peuples animés à leur perte: Huns
blancs et Huns noirs, Goths, Alains, Gépides, Hérules, Ruges, Scyres,
Turcilinges, Sarmates, Suèves, Quades, Marcomans, se heurter,
s'étreindre, se détruire les uns les autres avec une rage féroce. Une
bataille décisive donna la victoire aux Gépides: trente mille Huns et
vassaux fidèles aux Huns jonchèrent la terre; Ellak perdit la vie après
avoir fait des prodiges de courage[503]. Tous ces peuples alors se
dispersèrent.

      [Note 501: Ardaricus, de tot gentibus indignatus, velut
      vilissimorum mancipiorum conditione tractari... Jorn., _R. Get.,
      ibid._]

      [Note 502: Contra filios Attilæ primus insurgit, illatumque
      serviendi pudorem secuta felicitate detersit. Jorn., _ubi sup._]

      [Note 503: In quo prælio filius Attilæ major natu, nomine Ellac,
      occiditur... Jorn., _R. Get._, 50.]

La Germanie fit alors un pas en avant. Ardaric amenant ses Gépides sur
les bords de la Theiss et du Danube, s'établit au centre des États
d'Attila et dans le lieu même où il résidait. Les Ostrogoths occupèrent
la Pannonie, les Ruges, les Scyres, les Turcilinges, pénétrèrent
jusqu'au versant méridional des Alpes, et furent admis par troupes
nombreuses en Italie. Ils y reçurent des armes et des drapeaux, et on
les qualifia d'armée romaine; ce fut même bientôt la seule force
organisée de l'empire d'Occident. Ainsi la Romanie disparaissait pied à
pied sous des conquêtes partielles et successives qui l'envahissaient
par une marche sûre et irrésistible, comme la marée montante envahit la
plage.

La mort d'Attila, en même temps qu'elle jetait dans l'empire d'Occident
une foule de peuples déplacés et sans patrie, devint pour lui comme le
signal d'une dissolution intérieure. J'ai dit plus haut que l'Occident,
ébranlé, disloqué, ne se maintenait plus que par le génie d'Aëtius;
Aëtius lui-même tirait sa force et sa nécessité d'Attila, suspendu vingt
ans comme un épouvantail sur le monde romain. Quand cette menace cessa,
l'empire et l'empereur respirèrent, et Valentinien n'eut plus qu'un
désir, celui d'être délivré aussi d'Aëtius. D'ailleurs la dernière
campagne avait bien diminué l'importance du patrice: Rome savait
maintenant par expérience qu'elle n'avait pas besoin de l'épée pour se
sauver; et que la bassesse suffisait.

Les ennemis d'Aëtius se remirent donc à l'œuvre avec plus d'ensemble que
jamais: on tourna contre lui les cruelles nécessités de la guerre qui
venait de finir, la ruine d'Aquilée et l'abandon de la Transpadane: on
lui imputa à crime l'inaction forcée dans laquelle il s'était trouvé; on
nia ses talents, on répéta de toutes parts ce que nous lisons dans
Prosper d'Aquitaine, savoir, que le patrice n'avait plus montré en
Italie l'habileté militaire dont il avait fait preuve en Gaule[504].
Ainsi le refroidissement public conspirait contre ce grand homme, _le
dernier des Romains_, avec les sourdes machinations des eunuques du
palais[505] et la haine mal cachée de Valentinien; lui, toujours aveugle
et confiant, ne voyait rien ou ne voulait rien voir. Valentinien lui
avait promis autrefois de lier leurs deux familles par le mariage
d'Eudoxie et de Gaudentius: quand le patrice vint réclamer l'exécution
de cet engagement, l'empereur se moqua de lui, et le promena de délai en
délai. Aëtius se plaignit avec hauteur. Un jour qu'on avait écarté à
dessein ses plus fidèles amis, on le fit tomber dans un guet-apens
infâme, et Valentinien se donna le plaisir de le frapper lui-même de son
épée[506]. Ce crime eut lieu en 454; en 455, Valentinien périt à son
tour, victime de sa perfidie et de ses débauches; trois mois après,
Genséric mettait Rome au pillage.

      [Note 504: Nihil duce nostro Aëtio secundum prioris belli opera;
      ita ut ne clusuris quidem Alpium, quibus hostes prohiberi
      poterant, uteretur. Prosp. Aquit., _Chron._, ann. 453.]

      [Note 505: Exarsit fomes odiorum, incentore, ut creditum est,
      Heraclio spadone. Prosper. Aquit., _Chron._. ann. 454.]

      [Note 506: Unde Aëtius dum promissa instantius repetit, et causam
      filii commotius agit, imperatoris manu et circumstantium gladiis
      crudeliter interfectus est... Prosp. Aquit., _Chron._, ann.
      454.--Aëtius dux et Patricius fraudulenter singularis accitus
      intra Palatium manu ipsius Imperatoris Valentiniani occiditur...
      Idat., _Chron._, eod. ann.]

On peut dire que, depuis la mort d'Aëtius, il n'y eut plus d'empereurs
d'Occident; les Césars éphémères qui endossèrent encore la pourpre ne
furent que des lieutenants de patrices barbares, qui les élevaient, les
déposaient, les tuaient suivant leur caprice. Les Barbares étaient
partout en Occident, individuellement ou en masse; ils avaient le
gouvernement, il leur fallut bientôt la terre.

La cour d'Attila avait été une pépinière d'aventuriers mêlés à ses
entreprises de politique ou de guerre: gens actifs, énergiques, avides
d'argent et de jouissances, ils prirent presque tous parti dans les
troubles de la seconde moitié du Ve siècle, apportant en Italie, soit
comme ennemis, soit comme amis des Romains, les facultés et les
appétits qu'ils avaient puisés près de l'empereur de la Barbarie. Ainsi
nous voyons ce même Oreste qui a figuré dans nos récits, devenir maître
des milices de l'empereur Népos, puis le déposer et proclamer auguste
son propre fils encore dans l'enfance, Romulus, qu'on appela le petit
Auguste, _Augustute_. Les Ruges, les Scyres, les Turcilinges, somment
alors ce secrétaire d'Attila de leur partager l'Italie, et, sur son
refus, Odoacre s'en charge. Le tiers du territoire italien est distribué
aux anciens soldats d'Attila; la dignité d'empereur est supprimée comme
une fiction inutile, et Odoacre prend le titre de roi d'Italie.
L'histoire nous montre ensuite derrière lui, son meurtrier et son
successeur, le grand Théodoric, fils du roi ostrogoth Théodémir, un des
capitaines du roi des Huns: le nom d'Attila plane sur toute cette
transformation de l'Italie.

Dans l'Europe orientale, son esprit anime encore les tronçons de
l'empire des Huns; plusieurs de ses fils se montrent vaillants hommes,
et sa gloire ouvre aux derniers bans des nations hunniques un chemin
facile vers le Danube. Elles s'y succèdent pendant trois siècles presque
d'année en année, sous les noms d'Outigours, Koutrigours, Avars,
Bulgares, Khazars, jusqu'à ce qu'enfin les Hunnugars Ongres ou Ougres,
les Hongrois de nos jours, fondent, vers la fin du IXe siècle, dans
l'ancienne Hunnie, un noble et puissant état qui, à travers beaucoup de
vicissitudes, a pris place dans la société européenne.

Tel est l'Attila de l'histoire. J'ose me flatter d'avoir épuisé ici,
pour en esquisser le portrait, tous les documents réellement
historiques qui concernent ce Barbare, le plus grand de ceux qui
apparurent au déclin de l'empire romain; mais, par cela même qu'il fut
grand et qu'il laissa une trace profonde dans les événements de son
siècle, ce Barbare a occupé longtemps après lui l'imagination des
peuples. Barbares et Romains se sont complus à le poétiser sous des
aspects différents, et le roi des Huns s'est trouvé dans le moyen âge
l'objet d'autant de traditions et de contes qu'Alexandre et César, le
héros d'autant de poëmes que Charlemagne. Il est curieux de comparer ces
traditions entre elles, soit qu'elles viennent des pays romains, soit
qu'elles appartiennent aux nations germaniques, soit qu'elles découlent
des souvenirs domestiques de la race magyare; c'est un travail que j'ai
essayé de faire et que je joindrai à cette histoire dont il est le
complément obligé.



DEUXIÈME PARTIE


HISTOIRE
DES FILS ET DES SUCCESSEURS
D'ATTILA



CHAPITRE PREMIER

FILS D'ATTILA: Leur discorde ruine l'empire des Huns.--Les vassaux
germains se révoltent.--Bataille du Nétad.--Les Gépides occupent la
Hunnie.--Description du cours du Danube.--Anciennes populations de la
Pannonie et de la Mésie.--Valakes ou Roumans.--État florissant de la
Pannonie et de la Mésie sous l'empire romain.--Empereurs et généraux nés
dans ces provinces.--État militaire de la zone du Danube.--Dispersion
des Germains après la victoire du Nétad.--Les Huns se fortifient dans
l'Hunnivar.--Ils essaient de remettre les Ostrogoths sous le joug et
sont vaincus.--Caractère des fils d'Attila: Deughizikh, Hernakh,
Emnedzar, Uzindour, Gheism.--Nouvelle attaque des Huns contre les
Ostrogoths.--Scission des fils d'Attila; Denghizikh reste dans
l'Hunnivar.--Établissement d'Ernakh et du roi alain Candax dans la
petite Scythie; d'Emnedzar et d'Uzindour dans la Dacie
riveraine.--Sarmates, Cémandres et Satagares en Mésie et en
Pannonie.--Politique de l'empire d'Orient à l'égard des fils d'Attila.

453--462

La terrible volonté qui, du vivant d'Attila, n'avait jamais connu
d'obstacle, et qui pendant un quart de siècle avait fait la loi du
monde, ne fut pas obéie un seul jour dès que le conquérant eut fermé les
yeux. La révolte commença par sa famille. Dans un esprit de sage
prévoyance, et afin de préserver l'unité d'un empire qu'il avait fondé
au prix de tant de fatigues et de crimes, Attila avait ordonné que son
fils Ellak lui succéderait seul avec la plénitude de sa puissance; mais
il avait compté sans ce _peuple_[507] de fils qu'il laissait après lui:
peuple médiocre, ambitieux et jaloux. Refusant de reconnaître la
suprématie de leur frère aîné, ils exigèrent le partage de l'empire
entre eux tous, à parts égales. Il fallut tout diviser, tout morceler,
territoire, populations, troupeaux. On fit des lots de nations, et
«d'illustres rois, dit l'historien goth Jornandès avec l'accent de
l'indignation, des rois pleins de bravoure et de gloire furent tirés au
sort avec leurs sujets[508].» Les Asiatiques, pour qui de pareils
procédés n'étaient pas nouveaux, les subirent sans se plaindre; mais la
colère monta au cœur des fiers Germains. Ils ne purent supporter l'idée
d'être traités comme un vil bétail, et le roi des Gépides, Ardaric,
courut le premier aux armes[509]. Ardaric avait été pendant longtemps le
conseiller le plus intime et le vassal le plus honoré d'Attila. Valémir,
qui avait tenu la seconde place dans la confiance du maître, et qui
partageait avec ses deux frères, Théodémir et Vidémir, le gouvernement
des Ostrogoths, suivit l'exemple d'Ardaric. La plupart des vassaux
germains se rangèrent autour des deux plus grands de leurs rois, et
l'armée d'Attila se trouva scindée en un double camp: les Germains d'un
côté, de l'autre les Huns, les Alains, les Sarmates et quelques
peuplades germaines restées fidèles à la mémoire du conquérant.

      [Note 507: Filii Attilæ quorum per licentiam libidinis pæne
      populus fuit. Jorn., _R. Get._, 50.]

      [Note 508: Ut ad instar familiæ bellicosi reges, cum populis,
      mitterentur in sortem. Jorn., _R. Get., ibid._]

      [Note 509: Quod dum Gepidarum rex comperit Ardaricus, de tot
      gentibus indignatus, velut vilissimorum mancipiorum conditione,
      tractari, contra filios Attilæ primus insurgit. Jorn., _R. Get.,
      ub. sup._]

Les deux partis, après s'être observés quelque temps et recrutés chez
les nations voisines, se préparèrent à une lutte suprême dont le
résultat devait être la servitude éternelle ou l'affranchissement de la
Germanie. Ils choisirent pour se mesurer la grande plaine de Pannonie,
située au midi du Danube et à l'ouest de la Drave, et dans cette plaine
le terrain que traversait une petite rivière appelée alors Nétad, et
dont le nom actuel est inconnu[510]. Il fallait un interprète barbare
tel que le Goth Jornandès pour sentir lui-même et faire passer dans les
pages d'un livre les passions de ces ravageurs du monde devenus ennemis,
et rendre la grandeur de cette lutte à mort qui venait s'étaler aux yeux
des Romains, et, sur le territoire romain, comme un combat de
gladiateurs. «Qu'on se figure, dit-il, un corps dont la tête a été
tranchée, et dont les membres, n'obéissant plus à une direction commune,
se livrent ensemble une folle guerre: ainsi vit-on s'entredéchirer de
valeureuses nations qui ne rencontrèrent jamais leurs égales que
lorsqu'elles se tournèrent les unes contre les autres[511].» Puis, animé
d'un enthousiasme presque aussi sauvage que le tableau qu'il va nous
peindre, il s'écrie: «Certes ce fut un admirable spectacle de voir le
Goth furieux combattant l'épée au poing, le Gépide brisant dans ses
blessures les traits qui l'ont percé, le Suève luttant à pied, le Hun
décochant ses flèches, l'Alain rangeant en bataille ses masses pesamment
armées, l'Hérule lançant sa légère infanterie...[512]» Il y eut
plusieurs combats, tous plus acharnés les uns que les autres, et la
fortune semblait favoriser les Huns, quand, changeant de front tout à
coup, elle se déclara pour les Gépides. Les Asiatiques laissèrent sur la
place quarante mille morts, au nombre desquels fut Ellak, qui ne tomba
qu'après avoir jonché la terre de cadavres ennemis. «Ellak périt si
virilement, dit encore Jornandès dans son style âpre, mais énergique,
qu'Attila vivant aurait envié une fin si glorieuse[513].» Ses frères
alors, prenant la fuite, repassèrent le Danube, et, serrés de près par
les Gépides, gagnèrent les bouches du fleuve et les plaines pontiques,
où ils se retranchèrent. Ainsi fut brisé l'empire des Huns, auquel on
put croire un instant que l'univers obéirait. Ardaric, s'emparant des
plaines de la Theïsse, alla planter sa tente au cœur de la Hunnie, dans
la résidence d'Attila[514]. Le roi des Gépides avait en effet plus de
titres que les autres aux dépouilles opimes de ses anciens maîtres: il
avait commencé la guerre et décidé la victoire.

      [Note 510: Bellum committitur in Pannonia, juxta flumen cui nomen
      est Netad. Jorn., _R. Get._, 50.]

      [Note 511: Dividuntur regna cum populis, fiuntque ex uno corpore
      membra diversa, nec quæ unius passioni compaterentur, sed quæ
      exciso capite invicem insanirent.... Quæ nunquam contra se pares
      invenerant, nisi ipsæ mutuis se vulneribus sauciantes, seipsas
      discerperent fortissimæ nationes... Jorn _R. Get._, 50.]

      [Note 512: Nam ibi admirandum reor fuisse spectaculum, ubi cernere
      erat cunctis, pugnantem Gothum ense furentem, Gepidam in vulnere
      suorum cuncta tela frangentem, Suevum pede, Hunnum sagitta
      præsumere, Alanum gravi, Herulum levi armatura aciem instruere.
      Jorn., _R. Get._, _ibid_.]

      [Note 513: Nam post multas hostium cædes, sic viriliter eum
      constat peremptum, ut tam gloriosum superstes pater optasset
      interitum. Jorn., _R. Get._, _ub sup._]

      [Note 514: Gepidæ Hunnorum sibi sedes viribus vindicantes, totius
      Daciæ fines, velut victores, potiti... Jorn., _R. Get._, 50.]

Le Danube, dans son cours de près de cinq cents lieues, se partage en
plusieurs bassins formés par les étranglements de son lit, à travers
lequel les Alpes Noriques et Juliennes, les monts Sudètes, les Carpathes
et l'Hémus projettent successivement leurs rameaux. Ces bassins,
différents de niveau, sont comme autant de gradins par lesquels les eaux
de la vallée descendent pour se verser dans la Mer Noire. Chacun d'eux,
empreint d'une physionomie propre, à sa ceinture de montagnes, ses
limites tracées par des rivières rapides ou profondes, souvent même sa
population particulière, en un mot ce qui constitue une contrée
distincte. C'est dans la région des deux derniers bassins que vont se
dérouler les événements principaux de cette histoire.

Au sortir des gorges de Gran, produites par le rapprochement des
Carpathes occidentales et des Alpes Styriennes, le fleuve, parvenu à la
moitié de son cours, semble s'arrêter, revenir sur lui-même, et laisser
reposer ses eaux, avant de les précipiter en cataracte dans le dernier
de ses défilés. Il coule alors entre deux plaines que l'on signale parmi
les plus étendues de l'Europe: à droite, celle de Pannonie, allongée de
l'est à l'ouest et bornée par les Alpes Noriques et Juliennes et par un
rameau des Alpes Dinariques; à gauche, celle de Dacie, que la chaîne
demi-circulaire des Carpathes enveloppe jusqu'à ses bords. La Pannonie,
maîtresse de la Drave et de la Save, menace l'Italie et la Grèce
septentrionale, tandis que la Dacie, flanquée de deux grands massifs de
montagnes, qui se dressent comme deux citadelles à ses extrémités,
domine au nord et à l'est les vastes espaces qu'occupait alors et
qu'occupe encore aujourd'hui la race slave, dont ils semblent être le
patrimoine. Quand le fleuve a franchi ses cataractes, où il quittait
chez les Grecs le nom de _Danube_ pour prendre celui d'_Ister_, il se
répand à gauche dans des plaines basses et marécageuses. A quelques
milles seulement du Pont-Euxin, il se détourne brusquement dans la
direction du sud au nord, puis il reprend vers son embouchure son cours
primitif d'occident en orient, laissant une étroite presqu'île entre son
lit et la mer. La chaîne de l'Hémus, qui ferme la vallée au midi, est
coupée par sept passages dont la plupart communiquent au Danube par de
petites vallées perpendiculaires, et le plus occidental par le cours
large et développé de l'Isker. A partir des sommets de l'Hémus, le pays
descend graduellement jusqu'au grand fleuve qui en baigne les dernières
terrasses. Par-delà ce fleuve et le long de la Mer Noire s'étendent
tantôt des plaines fertiles et tantôt des steppes qui se succèdent par
intervalles pour ne s'arrêter qu'au pied des chaînes de l'Oural et du
Caucase.

Ce pays fut peuplé primitivement par des nations de race illyrienne ou
thrace auxquelles vinrent se superposer des essaims nombreux émigrés de
la Gaule. Les nations gauloises habitèrent à l'ouest les deux rives du
Danube et les versants des Alpes Noriques et Pannoniennes[515]. Les
dénominations de Bohême et de Bavière[516] conservent encore aujourd'hui
la trace d'une ancienne occupation de ces deux contrées par des
Celtes-Boïens; et les Carnes, qui donnèrent leur nom au groupe des Alpes
Carniques, les Taurisques et les Scordisques, établis plus à l'est
autour du mont Scordus, se rendirent fameux dans l'histoire grecque et
romaine par cet esprit d'aventures qui distingua toujours la race
celtique. Ce furent ces Gaulois danubiens qui, réunis aux Tectosages de
Toulouse, pillèrent le temple de Delphes, conquirent l'Asie-Mineure, et
fondèrent en Phrygie le royaume fameux des Gallo-Grecs[517]; ce furent
eux aussi qui répondirent un jour à Alexandre qu'ils ne craignaient rien
que la chute du ciel[518]. Les Pannoniens, les Dardaniens et les
Mésiens, nations plus sauvages encore que les Gaulois, peuplaient seuls
la partie orientale entre le Danube et l'Hémus. Le progrès des Germains
à l'ouest et les conquêtes de Rome au midi resserrèrent peu à peu les
domaines de ces races, qui finirent par disparaître dans l'unité
romaine.

      [Note 515: On peut consulter là-dessus mon _Histoire des Gaulois_,
      t. I, c. 1 et 4.]

      [Note 516: Bohême, _Boïohœmum_, demeure des Boïes,--Bavarois,
      _Boïoarii_, _Boïobarii_, _Boïo-warii_.]

      [Note 517: _Histoire des Gaulois_, t. I, c. 4 et 5.]

      [Note 518: Ἐρέσθαι (τὸν βασιλέα) τί μάλιστα ἐίν ὄ φοβοῖτο; αὺτοὺς
      δέ ἀποκρίνασθαι οὺδένα, εἶ μὴ ἂρα ό οὐρανὸς αὐτοῖς ἐπιπέσοι.
      Strabon, VII, p. 304.]

Vers la fin du premier siècle de notre ère, un empire barbare fondé dans
la grande plaine des Carpathes, l'empire des Daces, voulut disputer à
celui des Romains la possession du Danube; il tomba sous les armes de
Trajan, et la Dacie fut réduite en province[519]. On vit alors accourir
de tous les coins du monde romain, de l'Italie surtout, un peuple de
colons industrieux et entreprenants qui, l'épée d'une main et la pioche
de l'autre, défrichèrent et soumirent, outre la Dacie, les immenses
plaines situées entre les Carpathes et la Mer Noire, et servirent
d'avant-poste contre les incursions des nations asiatiques et plus tard
contre celles des Goths. Quand les nécessités de la défense obligèrent
l'empereur Aurélien de ramener la frontière romaine au Danube, il ouvrit
aux colons daco-romains un asile sur la rive droite du fleuve dans une
subdivision provinciale séparée de la Mésie, et à laquelle, par un
sentiment de regret, il attacha le nom de Dacie[520]; mais un grand
nombre de ces colons transdanubiens refusèrent d'abandonner leur pays.
Ils résistèrent comme ils purent aux nations gothiques qui, des rives du
Dniester, s'avançaient vers le Danube. Quand les Goths furent maîtres
des Carpathes, les colons romains se résignèrent à vivre sous une
domination qui ménageait en eux les arts qu'elle ignorait et le travail
des champs qu'elle dédaignait. Plus tard ils passèrent avec la Dacie des
mains des Goths dans celles des Huns, vainqueurs des Goths, et furent
sujets d'Attila. Après Attila, d'autres dominations barbares les
possédèrent, et épargnèrent toujours en eux une population industrieuse
dont le travail leur profitait. C'est ainsi qu'ils ont traversé dix-sept
cents ans, laissant le temps emporter leurs maîtres, et perpétuant au
milieu de barbares de toutes races les restes d'une vieille
civilisation, une langue fille de la langue latine et une physionomie
souvent noble et belle qui rappelle le type des races italiques. Les
Slaves leurs voisins les ont désignés sous le nom de _Vlakhes_ ou
_Vlokhes_, Valakes, mot dans lequel on croit reconnaître celui de
_Velche_ appliqué par les Germains[521] à l'ensemble des populations
romaines; mais eux ne reconnaissent et n'ont jamais reconnu d'autre
appellation nationale que celle de _Roumuns_ ou _Roumans_, c'est-à-dire
Romains.

      [Note 519: Daces autem sub imperio suo Trajanus, eorum rege
      devicto, et terras ultra Danubium... in provinciam redegit. Jorn.,
      _Temp., Succ._ 11.]

      [Note 520: Daciam a Trajano constitutam, sublato exercitu et
      provincialibus reliquit, desperans eam posse retineri; abductosque
      ex ea populos, in Mœsiam collocavit, appellavitque suam Daciam.
      Vopisc., _Aurelian._, Script. Hist. Aug. edit. Salm., fo p. 222.]

      [Note 521: _Welsch_, _Welsh_, _Wallici_, _Gallici_; ce nom n'est
      pas autre que celui des Gaulois, nos pères, dont les innombrables
      essaims ont peuplé une si grande partie de l'Occident. Les
      Gallo-Romains étaient d'ailleurs aux IVe et Ve siècles les
      derniers représentants de l'ancienne puissance romaine.]

La Pannonie et la Mésie romaines, provinces toutes militaires, furent à
l'orient de l'Europe ce que la Gaule était à l'occident, le boulevard de
l'empire. Elles couvraient une des entrées de l'Italie et la Grèce tout
entière sur ses deux lignes de défense, le Danube et la chaîne de
l'Hémus, et leur importance ne fit que s'accroître lorsque Rome se fut
donné une sœur sur le Bosphore, et qu'elles eurent deux empereurs à
protéger. Malgré les relations fréquentes avec la Grèce et le voisinage
de Constantinople, leur civilisation, éclose au foyer des camps, garda
toujours quelque chose de la rudesse, mais aussi de l'honnêteté des
mœurs militaires. Elles furent au IIIe et IVe siècles la pépinière des
légions, et par les légions celle des Césars. Il est peu de grands
empereurs de cette époque qui n'aient été Illyriens. Claude le Gothique
naquit au pied de l'Hémus, Probus à Sirmium, Aurélien dans les campagnes
qui avoisinaient cette ville; Dioclétien était Dalmate, et son collègue
Maximien Hercule, Pannonien. Galérius avait porté le bâton des pâtres
dans les montagnes de la Mésie avant de tenir l'épée de Jules-César.
Naïsse, aujourd'hui Nissa, se glorifiait d'avoir vu naître Constantin,
et Valentinien Ier, ce fier Romain qui étouffa de colère en entendant
les ambassadeurs des Quades parler insolemment de l'empire[522], avait
eu pour berceau la ville de Sabaria, sur la Save. Au temps où se passent
les événements de cette histoire, la Pannonie n'était pas tellement
épuisée, qu'elle ne fournît encore des hommes d'élite, soit empereurs,
soit généraux; elle venait de donner au trône impérial Marcien et son
successeur Léon, et devait lui donner bientôt Justinien. Aëtius, le
vainqueur d'Attila, était originaire de Durostorum[523], la ville
actuelle de Silistrie, tandis qu'Alaric, le vainqueur de Rome, avait vu
le jour à l'embouchure du Danube, parmi les Goths de l'île de Peucé; les
fils d'Attila et peut-être Attila lui-même prirent naissance sur la rive
gauche du fleuve. Les grands ennemis et les grands défenseurs de Rome
sortaient donc alors de ce pays, où le Romain et le barbare se
coudoyaient et labouraient souvent le même sillon. C'était toujours la
terre des batailles, celle où la mythologie antique avait placé le
berceau du dieu Mars.

      [Note 522: Amm. Marcell., XXX, 6.--Aurel. Vict., _Epist._,
      45.--Cf., _Histoire de la Gaule sous l'administration romaine_, t.
      III, chap. 8.]

      [Note 523: Voir le morceau intitulé _Aëtius et Bonifacius_ (_Revue
      des Deux Mondes_, 1851).]

De grandes cités, dignes de l'importance de ces provinces, bordaient le
Danube et s'échelonnaient entre le fleuve et les chaînes de montagnes
qui ferment la vallée au midi. Presque toutes étaient fortifiées, et des
camps retranchés, des châteaux, de simples tours, des remparts ou fossés
garnis de palissades, distribués selon le besoin des lieux, se reliaient
à chacune d'elles comme à un centre d'opérations. Parmi ces ouvrages,
beaucoup portaient le nom de Trajan, non moins populaire dans la vallée
du Danube que celui de Jules-César dans les Gaules. Ingénieurs aussi
habiles que grands généraux, les Romains savaient si bien choisir
l'assiette de leurs places, que, malgré la révolution introduite dans
l'art de la guerre par les découvertes modernes, ici le système général
de défense a dû rester le même. Sirmium, la principale forteresse et la
capitale de la Pannonie, a disparu, il est vrai, du lit de la Save qui
en baignait le pourtour; mais Belgrade s'élève sur le même terrain que
Singidon, station des flottes romaines du moyen Danube, et Semlin
remplace Taurunum à l'opposite de Singidon. Sémendrie, au confluent de
la Morava, succède à la ville de Margus, le grand marché de ces contrées
au temps des Romains, et l'ancienne Bononia, de création gauloise comme
son nom l'indique, est représentée aujourd'hui par Widdin.

C'était principalement sur le Bas Danube, exposé aux attaques des
Asiatiques, que les Romains avaient accumulé leurs moyens de protection.
L'Hémus, qui court parallèlement au Danube, étant coupé, comme je l'ai
dit, par sept défilés qui servaient de passages entre la Mésie et le
nord de la Grèce, les Romains construisirent sur la rive gauche du
fleuve, depuis Bononia jusqu'à Durostorum, sept grandes places
correspondantes aux sept défilés, de telle sorte que chaque passage de
l'Hémus fût pour ainsi dire fermé au nord par une forteresse sur le
Danube. Transmarica[524], Sexaginta-Prista[525], Noves[526], Nicopolis,
Ratiaria, qui renfermait une division de la flotte danubienne et une
fabrique d'armes, et d'autres villes encore durent leur origine aux
combinaisons de ce système de défense. La presqu'île comprise entre le
Danube et la Mer Noire, appelée province de Petite-Scythie[527], était
garnie à son pourtour de forteresses nombreuses, et coupée au midi par
un rempart qui subsiste encore et porte le nom de Trajan. Telles avaient
été les provinces danubiennes avant l'irruption des Goths en 375, et
celle des Huns, qui se prolongea presque sans interruption pendant tout
le règne d'Attila. Attila fut le grand destructeur de ces contrées, où
son nom, tristement populaire, fut longtemps attaché à toutes les
ruines, comme celui de Trajan à toutes les fondations. Justinien mit sa
gloire à réparer les désastres d'un pays qui était le sien, mais au
moment ou commencent nos récits, les villes de l'intérieur n'étaient
pour la plupart que des monceaux de décombres, et les places du Danube,
presque toutes démantelées, n'opposaient qu'une barrière impuissante au
passage des barbares.

      [Note 524: Aujourd'hui _Tourtoukaï_.]

      [Note 525: _Roustchouk._]

      [Note 526: _Sistova._]

      [Note 527: C'est actuellement la _Dobrutcha_.]

Après la sanglante bataille du Nétad, les vainqueurs se trouvèrent
presque aussi embarrassés que les vaincus: ils ne surent plus que
devenir. Les femmes, les enfants, les vieillards, les troupeaux avaient
suivi les guerriers germains en Pannonie; c'étaient des nations entières
qui attendaient dans leurs enceintes de chariots le dernier mot de la
fortune. Elles n'avaient plus de patrie: iraient-elles à grand surcroît
de fatigues et de dangers, reprendre les terres qu'elles avaient
quittées et que d'autres peut-être occupaient maintenant? Il leur parut
plus sage de rester où elles étaient. Les Gépides avaient jeté leur
dévolu sur la grande plaine des Carpathes, l'ancienne Dacie de Trajan et
la Hunnie d'Attila, et personne ne s'avisa de leur disputer un droit de
préférence qu'ils méritaient si bien. Les Ostrogoths, trouvant la
Pannonie à leur convenance, s'en emparèrent depuis Sirmium jusqu'à
Vienne, et donnèrent pour limites à leurs possessions la Mésie
supérieure, la Dalmatie et le Norique. Comme ils formaient trois groupes
de tribus sous trois rois, ils divisèrent le pays en trois parts:
Théodémir s'établit le plus à l'ouest, au-dessous de Vienne et dans les
environs du lac Pelsod,[528] aujourd'hui Neusiedel; Valémir reçut la
partie orientale délimitée par la Save, que les Goths, à cause de sa
profondeur et de la teinte foncée de son lit, avaient surnommée la
Rivière Noire[529], et Vidémir plaça son cantonnement entre les deux
autres. Dans ce partage, Valémir, le plus puissant des trois rois et le
représentant de la nation, fut chargé de garder la frontière orientale,
qui touchait à l'empire romain.

      [Note 528: Theodemir juxta lacum Pelsodis... Jorn., _R. Get._,
      52.--Les géographes ne s'accordent pas sur la position du lac
      Pelsod; les uns le confondent avec le lac Balaton, les autres le
      retrouvent dans le lac actuel de Neusiedel. J'ai suivi cette
      dernière opinion, qui concorde mieux avec le texte de Jornandès.]

      [Note 529: Valamir contra Scarniungam et Aquam Nigram fluvios
      manebat. Jorn., _R. Get._, 52.]

L'histoire nous dit que les Ostrogoths demandèrent la concession de ces
territoires à l'empereur Marcien, qui l'accorda bénévolement[530]; il
est beaucoup plus croyable que le consentement de l'empereur ne fit que
suivre la prise de possession. Quoi qu'il en soit, ils reçurent du
gouvernement impérial le titre d'hôtes et de fédérés, se soumettant de
leur côté à toutes les obligations que ce titre imposait: par exemple,
celles de fournir des contingents militaires à l'empire, de ne faire ni
la paix ni la guerre sans son agrément, de n'avoir d'amis que ses amis,
d'ennemis que ses ennemis, de respecter son territoire et ses villes
situées dans l'intérieur des cantonnements, car les conventions de cette
nature réservaient toujours les villes, surtout les places fortes qui
restaient au pouvoir des garnisons romaines. Le peuple barbare, ainsi
admis sur les domaines de l'empire, y demeurait à titre précaire et par
droit d'hospitalité, comme s'exprimait la formule[531], c'était un prêt
que lui faisait le gouvernement romain et nullement un abandon. Tandis
que les Ostrogoths s'établissaient en Pannonie, les autres nations
germaniques qui, ayant aussi pris part à la guerre, se trouvaient
pareillement déplacées, les Hérules, les Ruges, les Suèves, remontèrent
le Danube et se répandirent à droite du fleuve, dans les Alpes Noriques
et Juliennes, jusqu'aux frontières de l'Italie[532]. A l'aspect de ces
mouvements, les Lombards quittèrent le pays qu'ils occupaient au nord de
l'Elbe, et entrèrent dans la Bohême, menaçant de là la vallée du Danube,
comme les autres menaçaient celle de l'Adige. Ainsi les futurs
conquérants de l'Italie venaient s'échelonner en face des Alpes, les
Ruges formant l'avant-garde et les Lombards l'arrière-garde.

      [Note 530: Venientesque multi per legatos suos ad solum Romanorum,
      et a principe tunc Marciano gratissime suscepti, distributas
      sedes, quas incolerent, accepere. Jorn., _R. Get., ibid._]

      [Note 531: _Jure hospitii._]

      [Note 532: Jorn., _R. Get._, 50.--Procop., _B. Goth._--_Vit. S.
      Sever._]

Pendant que la Germanie faisait un pas vers le midi de l'Europe, les
hordes dispersées des Huns se ralliaient dans les plaines qui bordent le
Danube au nord et la Mer Noire à l'ouest. Ces plaines, ainsi que les
steppes du Dniéper et du Don, étaient considérées par les autres nations
comme le domicile naturel, le patrimoine des Huns, depuis près d'un
siècle que leurs ancêtres en avaient chassé les Goths[533]. Eux-mêmes le
prétendaient bien ainsi, et donnaient au cours inférieur du Danube le
nom d'_Hunnivar_[534], c'est-à-dire _rempart_ ou _défense des
Huns_[535]. Loin de se montrer découragés de leur défaite, les fils
d'Attila semblaient pleins de confiance. Écoutant les leçons de la
mauvaise fortune, ils mettaient de côté leurs dissentiments, et
travaillaient en commun aux préparatifs d'une nouvelle campagne qui
devait ramener leurs vassaux sous le joug et relever l'empire de leur
père: telle était du moins leur espérance. A l'ambition se joignait chez
eux un désir ardent de vengeance contre tous les Germains, mais surtout
contre les Ostrogoths[536], quoique ceux-ci n'eussent eu que le second
rang parmi les provocateurs de la révolte. C'était donc par les
Ostrogoths qu'ils se proposaient de commencer: leurs forces étaient
d'ailleurs considérables, attendu que les tribus hunniques de la Mer
Caspienne et du Volga leur avaient gardé fidélité malgré leurs revers.

      [Note 533: Ad proprias sedes remearunt... Jorn., _R. Get._, 50.]

      [Note 534: _Var_ signifie encore en hongrois _citadelle_,
      _propugnaculum_: _Temesvar_, citadelle sur le Témèse; _Hungvar_,
      fort qui défend la rivière de Hung, etc. Ce mot, que nous trouvons
      dans Jornandès, est le seul qui nous soit resté de la langue des
      Huns. «Quos tamen ille, quamvis cum paucis, excepit; diuque
      fatigatos ita prostravit, ut vix pars aliqua hostium remaneret,
      quæ in fugam versa, eas partes Scythiæ peteret, quas Danubii amnis
      fluenta prætermeant, quæ lingua sua Hunnivar appellant.» Jorn.,
      _De Reb. Get._, 50.]

      [Note 535: Les Romains, dans une acception analogue, disaient du
      même fleuve qu'il était leur _borne_ et leur _limite_,--_limes
      romanus, limes imperii_.]

      [Note 536: Jorn., _R. Get._, 50.]

L'histoire est très-sobre de renseignements personnels touchant les fils
d'Attila, qu'elle ne mentionne le plus souvent qu'en termes collectifs
et généraux. On peut néanmoins, à l'aide de détails disséminés et en
quelque sorte perdus dans les écrivains contemporains, rassembler les
traits de certaines figures, et saisir quelques physionomies qui se
dessinent au premier plan. Nous y voyons d'abord Denghizikh[537], le
plus semblable à son père après Ellak, ou, pour mieux dire, le moins
dissemblable. Ce n'est pas que Denghizikh ne possédât beaucoup des
qualités d'un conquérant barbare: l'esprit d'entreprise, l'audace et
l'activité poussée jusqu'à l'impuissance du repos; mais on eût cherché
vainement en lui cette lumière du génie qui faisait d'Attila, suivant
l'occasion, un homme hardi ou patient, un soldat impitoyable ou un
politique rusé, ourdissant avec une prévoyance qui ne se trompait
jamais, la trame que son épée devait couper, enfin le maître de lui-même
plus encore que des autres. Près de Denghizikh et comme pour contraster
avec lui, nous apercevons le jeune Hernakh, son rival en influence dans
les conseils de la famille, esprit doux et pacifique, en tout l'opposé
de son frère. Ceux qui ont lu l'histoire d'Attila connaissent déjà ce
jeune homme, le dernier des fils du conquérant et l'objet de ses
préférences. L'historien Priscus, dans le curieux tableau qu'il nous a
laissé d'un banquet donné par le roi des Huns à l'ambassade romaine dont
il faisait partie, nous montre Hernakh encore enfant assis près de son
père, qui ne se déride qu'en le regardant, et s'amuse à lui tirer
doucement les joues[538]. Un des convives découvrit à Priscus une des
causes de cette prédilection: les devins avaient prophétisé au roi que
ce jeune homme perpétuerait sa postérité, tandis qu'elle s'éteindrait
dans ses autres enfants, et Attila aimait en lui plus qu'un fils: il
aimait le seul espoir de sa race[539]. Devenu homme, Hernakh se
distingua effectivement par des penchants qui pouvaient promettre une
vie tranquille et une longue lignée, mais qu'Attila peut-être n'aurait
pas vus sans déplaisir. Il était prévoyant, réservé, ennemi de toute
résolution violente. Deux de ses frères, fils de la même mère que lui,
semblent l'avoir tendrement aimé, et s'être attachés à sa fortune: ils
se nommaient Emnedzar et Uzindour[540].

      [Note 537: Dengizich Attilæ filius. Prisc., _Exc. leg._, 45,
      46.--Son nom se trouve encore sons les formes suivantes:
      Dinzigikh. _Chron. Pasch._--Dinzio, Jorn., _R. Get._, 51.--Dinzic,
      Marcell. Comit. _Chron._ Ces deux dernières formes étaient
      probablement des diminutifs familiers.]

      [Note 538: Juniorem ex filiis introeuntem et adventantem, nomine
      Hernach, placidis et lætis oculis est intuitus, et cum gena
      traxit. Prisc., _Exc. leg._, p. 68. Voir ci-dessus _Hist.
      d'Attila_, c. 4.]

      [Note 539: Ego vero cum admirarer, Attilam reliquos suos liberos
      parvi facere, ad hunc solum animam adjicere, unus ex barbaris qui
      prope me sedebat et latinæ linguæ usum habebat, fide prius
      accepta, me nihil eorum, quæ dicerentur, evulgaturum, dixit, vales
      Attilæ vaticinatos esse, ejus genus quod alioquin interiturum
      erat, ab hoc puero restauratum iri. Prisc., _Exc. leg._, p. 68.]

      [Note 540: Emnedzar et Uzindur consanguinei ejus... Jorn., _R.
      Get._, 51.]

Nous voyons paraître encore parmi les Huns de sang royal un
demi-Germain, nommé Gheism[541], qu'Attila avait eu de la sœur
d'Ardaric, roi des Gépides, à l'époque où les plus puissants monarques
de la Germanie tenaient à honneur de peupler son lit d'épouses légitimes
ou de concubines. Des circonstances que nous exposerons plus bas ayant
ramené Gheism en Gépidie près de son oncle, dont il se fit vassal, il en
est résulté quelque confusion sur son origine, et il passe près des
écrivains byzantins tantôt pour Hun et tantôt pour Gépide[542]. Voilà
ceux des fils d'Attila que l'histoire nous fait connaître
personnellement. La tradition magyare en ajoute deux autres: Aladarius,
né de la germaine Crimhild, fille d'un duc de Bavière, et Chaba, issu du
mariage du roi des Huns avec la princesse Honoria, petite-fille du grand
Théodose[543]. Ni l'un ni l'autre ne saurait être avoué par l'histoire.
Ainsi qu'on le devine au premier coup d'œil, Aladarius, fils de
Crimhild[544], est un emprunt fait par les Hongrois du moyen âge aux
épopées germaines sur Attila, et peut-être même ce nom d'Aladarius
n'est-il qu'une altération de celui d'Ardaric, qu'on aurait confondu
avec son neveu. Quant à Chaba, qui joue un rôle très-important dans les
traditions magyares, il appartient, selon toute apparence, à une épopée
nationale[545], dont ces traditions semblent renfermer des fragments.
L'imagination des Orientaux n'a point voulu que l'amour d'une fille
d'empereur romain pour un roi des Huns restât sans dénoûment; elle les a
mariés et leur a donné une postérité en dépit des verrous sous lesquels
Honoria avait été confinée par sa mère, en dépit de l'indifférence
d'Attila, qui ne la réclama jamais pour sa femme que lorsqu'il était sûr
de ne pas l'obtenir, et de l'histoire enfin, qui nous atteste que les
deux amants ne se virent jamais.

      [Note 541: Giesmus, Γιέσμος. Theophan., _Chronogr._, p. 185.]

      [Note 542: Ex Attilanis. Jorn., _R. Get._, 50.--E Gepædibus suum
      genus trahens. Theophon., p. 185.--Ex genere Gepædum derivatus.
      Anast., p. 63.]

      [Note 543: Simon Kéza. _Chron. Hungar._--Et tous les auteurs
      hongrois qui ont écrit d'après la tradition.]

      [Note 544: Voir ci-dessous aux _Légendes d'Attila_ les traditions
      germaniques.]

      [Note 545: Voir les traditions hongroises.]

Les préparatifs de la nouvelle campagne remplirent probablement l'année
455 tout entière. Au printemps suivant, les Huns arrivèrent sur le
Danube avec l'impétuosité et le fracas d'une tempête. Ils dirent au
commandant des postes romains de ne pas s'inquiéter, attendu qu'ils n'en
voulaient point à l'empire, «que leur seul but était de rattraper des
esclaves fugitifs et des déserteurs de leur nation[546].» Ils
désignaient ainsi les Ostrogoths. Les postes romains, qui voulaient
rester étrangers à ces querelles de barbares, ne firent point obstacle à
leur passage. Les hordes ayant pris terre sur la rive droite,
probablement vers le pont de Trajan, tournèrent à l'ouest, gagnèrent la
Save, et fondirent sur les cantonnements de Valémir. L'attaque fut si
brusque, que le roi ostrogoth n'eut pas le temps d'avertir ses frères,
et dut soutenir le choc avec les seules forces de sa tribu: toutefois il
s'en tira bien[547]. Après avoir traîné à sa suite la cavalerie des Huns
et l'avoir fatiguée par des marches à travers les marais de la Save, il
l'attaqua à son tour et lui fit essuyer une défaite complète. On put
reconnaître alors combien l'infanterie des Goths, exercée à combattre de
pied ferme et comparable aux vieilles légions romaines, dont elle
semblait suivre instinctivement les pratiques, l'emportait sur cette
cavalerie orientale sans organisation et sans discipline. Culbutées les
unes sur les autres, les hordes se débandèrent et ne s'arrêtèrent dans
leur fuite que lorsqu'elles eurent mis l'_Hunnivar_ entre elles et leurs
ennemis[548]. Valémir put envoyer alors à ses frères la double nouvelle
de son péril et de sa délivrance. Les historiens racontent qu'au moment
où le messager goth atteignit la demeure de Théodémir sur les bords du
lac Pelsod, le pays était en joie, et que le palais, orné comme pour une
fête, retentissait du bruit des instruments de musique. Un fils était né
la nuit même à Théodémir de sa concubine chérie Erelieva[549], et comme
les deux frères s'aimaient tendrement, ils confondirent leur bonheur.
L'enfant qui venait d'entrer dans la vie n'était autre que le grand
Théodoric.

      [Note 546: Contigit ut Attilæ filii contra Gothos, quasi
      desertores dominationis suæ, velut fugacia mancipia requirentes,
      venirent. Jorn., _R. Get._, 50.]

      [Note 547: Ignaris aliis fratribus, super Walemir solum irruerunt:
      quos tamen ille, quamvis cum paucis, excepit. Jorn., _R. Get._,
      50.]

      [Note 548: Diu fatigatos ita prostravit, ut vix pars aliqua
      hostium remaneret, quæ in fugam versa, eas partes Scythiæ peteret
      quas Danubii amnis fluenta prætermeant, quæ lingua sua _Hunnivar_
      appellant. _Id., ub. sup._]

      [Note 549: Nuntius veniens felicius in domo Theodemiri repperit
      gaudium; ipso siquidem die Theodericus ejus filius, quamvis de
      Erelieva concubina bonæ tamen spei puerulus, natus erat. Jorn.,
      _R. Get._, 50.]

La confiance des fils d'Attila ne résista pas à ce second échec. Forcés
de reconnaître que la puissance de leur père, dont ils avaient été si
mauvais gardiens, leur était échappée pour toujours et que c'en était
fait de l'empire d'Attila, ils renoncèrent à toute entreprise qui aurait
pour objet de le relever. Ils convinrent même de se séparer ou du moins
de donner à chacun la liberté de se choisir un parti. Le plus grand
nombre opina pour le maintien des vieilles habitudes et la continuation
de la vie nomade dans les plaines situées au nord du Danube et le long
de la Mer Noire; ceux-là se rattachèrent à Denghizikh, le plus énergique
d'entre eux. Il y en eut, en moindre nombre, à qui il plut d'essayer de
la vie sédentaire et de quitter le campement des nomades; ils eurent de
plus l'idée, assez étrange pour des fils d'Attila, de faire soumission
au gouvernement romain, afin d'obtenir de lui un territoire à cultiver.
Hernakh nous apparaît ici comme l'auteur de cette résolution ou du moins
comme le plus important de ceux qui l'exécutèrent. Le gouvernement
romain reçut ces ouvertures mieux peut-être que les Huns ne s'y étaient
attendus. Hernakh fut autorisé à se fixer dans la province de
Petite-Scythie[550]; on lui traça son cantonnement à l'extrémité
septentrionale, autour des bouches du Danube, dans ces bas-fonds
marécageux que la guerre avait dépeuplés. Après avoir juré de remplir
toutes les obligations attachées au titre d'hôte et de fédéré de
l'empire, il établit sa tribu sous le jet des balistes romaines, autour
des places démantelées autrefois par son père, et qu'il s'engageait
maintenant à défendre, fût-ce même contre sa race.

      [Note 550: Quidam ex Hunnis in parte Illyrici sedes sibi datas
      coluere;... se in Romaniam dederunt. Jorn., _R. Get._, 50.]

L'établissement d'Hernalch entraîna celui du roi alain Candax et de son
petit peuple, qui paraissent avoir été dans la clientèle du jeune fils
d'Attila[551]; ils furent admis aux mêmes conditions que lui et
cantonnés, en partie sur le plateau méridional de la Petite-Scythie,
près du rempart de Trajan, en partie dans la Mésie inférieure[552], près
du Danube, autour des forteresses de _Carsus_[553] et de
_Durostorum_[554]. Des bandes de Germains de la nation des Scyres et des
Huns Satagares se joignirent à Candax et furent probablement colonisés
dans l'intérieur, sur la frontière septentrionale des Mésogoths. Bientôt
on vit arriver une émigration plus considérable, conduite par les frères
consanguins d'Hernakh, Emnedzar et Uzindour, qui dans cette dispersion
de la famille, ne voulurent pas se séparer de leur jeune frère. Entrés
dans la Dacie riveraine, ils occupèrent les bords de l'Uto et de l'Œscus
vers leurs confluents avec le Danube, et devinrent voisins de
Noves[555], et de Nicopolis. Si le gouvernement romain n'autorisa pas
d'avance cette prise de possession, il la légitima par son consentement
ultérieur.

      [Note 551: Hernach, junior Attilæ filius, cum suis, in extremo
      minoris Scythiæ sedes delegit. Jorn., _R. Get._, _ibid._]

      [Note 552: Cæteri Alanorum, cum duce suo nomine Candax, Scythiam
      minorem inferioremque Mœsiam accepere. _Id._, _ibid._]

      [Note 553: Actuellement Hirsova.]

      [Note 554: Silistrie.]

      [Note 555: Aujourd'hui Sistova.]

La brèche une fois ouverte, d'autres chefs, d'autres tribus s'y
précipitèrent à l'envi; ce fut une invasion, dit Jornandès, invasion
pacifique que l'empire ne désavoua point[556]. C'est ainsi que des
Sarmates, des Cémandres et des Huns allèrent se fixer dans de vastes
campagnes autour d'un château alors fameux, appelé château ou champ de
Mars, et construit dans une forte position sur la rive de Mésie[557].
D'autres émigrants, probablement les plus déterminés, furent distribués
par groupes dans la Mésie supérieure et la Pannonie, le long des
frontières des Ostrogoths et jusqu'au pied des Alpes Noriques. Le but
évident de cette dernière colonisation était de surveiller les Goths,
ces prétendus amis de l'empire qui n'avaient pas tardé à l'inquiéter; la
haine que se portaient les deux races mises ainsi en présence parut aux
Romains une garantie de la bonne conduite et de la fidélité des Huns.

      [Note 556: Quod et libens tunc annuit imperator, et usque nunc...
      donum est. Jorn., _R. Get._, 50.]

      [Note 557: Sauromatæ vero, quos Sarmatas diximus, et Cemandri, et
      quidam ex Hunnis... ad castrum Martenam sedes sibi datas coluere.
      _Id._, _loc. laud._--Castrum Martena.--Campus Martius ou Martis.]

En provoquant ou facilitant ces établissements sur son territoire,
l'empire suivait sa politique séculaire. Constantinople avait hérité
des principes de Rome: opposer les barbares aux barbares, soutenir le
faible contre le fort pour les détruire l'un par l'autre, et se servir
de l'ennemi qu'on ne redoutait plus, en guise de barrière, pour arrêter
celui qui commençait à se faire craindre.



CHAPITRE DEUXIÈME

Les fils d'Attila attaquent de nouveau les Ostrogoths et sont
battus.--Ils attaquent l'empire romain.--Campagne d'Hormidac en
Mésie.--Siége de Sardique.--Trahison du général de la cavalerie
romaine.--Retraite d'Hormidac.--Portrait des Huns par Sidoine
Apollinaire.--Les fils d'Attila demandent à l'empereur Léon le droit de
commercer en Mésie.--Refus de l'empereur.--Colère des fils d'Attila; ils
délibèrent en commun; Denghizikh veut la guerre, Hernakh soutient la
paix.--Denghizikh entre sur le territoire romain.--Des volontaires goths
se joignent à lui.--Campagne de l'Hémus.--L'armée des Huns, enfermée
dans un défilé, demande des vivres aux Romains.--Discours du Hun
Khelkhal aux Goths auxiliaires des Huns.--Les Huns et les Goths se
battent ensemble.--Nouvelle campagne de Denghizikh en Mésie; il est pris
et tué; sa tête est exposée dans le cirque de Constantinople.--Les Huns
fédérés se plient aux habitudes romaines.--Tribus des _Fossaticii_ et
des _Sacro-Monticii_.--Généraux romains fournis par les Huns.--Ce que
deviennent les descendants d'Attila.--Aventures de Mundo fils de
Gheism.--Il déserte le territoire des Gépides et se fait brigand.--Les
voleurs Scamares le prennent pour roi.--Il est assiégé dans Herta; les
Ostrogoths le délivrent.--Il se fait vassal de Théodoric.--Il se soumet
à Justinien.--Mundo à Constantinople: service qu'il rend à Justinien
dans la révolte du Cirque.--Il est nommé commandant de l'Illyrie.--Ses
exploits à Salone; il perd son fils Maurice.--Sa fin désespérée.--Jeu de
mots des Romains sur sa mort.

462--535

La scission des enfants d'Attila et de leurs tribus en deux parts ne
brisa d'abord ni le lien de fraternité entre les princes, ni celui de
race entre les tribus. Les hordes de l'Hunnivar et du Dniéper, qui
continuèrent la vie nomade, furent réputées le corps de la nation, et
Denghizikh, qui les gouvernait, se trouva investi d'un droit, sinon de
souveraineté, du moins de tutelle et de suprématie à l'égard des bandes
séparées. L'histoire mentionne deux circonstances dans lesquelles ce
protectorat des tribus sédentaires par les tribus nomades fut exercé
avec éclat. Dans l'année 462, les Ostrogoths, mécontents des
surveillants que l'empire leur avait donnés en Pannonie, se jetèrent à
l'improviste sur le territoire des Huns satagares, pillèrent tout,
enlevèrent les récoltes, les troupeaux, et menacèrent d'égorger les
hôtes du peuple romain jusqu'au dernier[558]. Informé de ces désastres,
Denghizikh accourut en toute hâte porter secours à ses compatriotes;
quatre tribus nomades l'accompagnaient: les Angiscyres, les Bitugores,
les Bardores et les Ulzingours. Ils franchirent le Danube sans
oppositions, et, pénétrant sur le territoire ostrogoth, ils assiégèrent
la ville de Bassiana, aujourd'hui Sabacz, place romaine dont les
Ostrogoths s'étaient emparés contre les traités, et qui formait un des
boulevards de leur frontière[559]. La ville résista aisément à un ennemi
qui ne connaissait pas l'art des siéges, et sa résistance donna aux
Goths le temps d'arriver. Valémir en effet, à la première nouvelle de
l'irruption de Denghizikh, avait laissé là les Satagares pour marcher
contre lui. Une grande bataille eut lieu sous les murs de Bassiana; la
place fut dégagée, et les Huns, qu'un mauvais sort semblait poursuivre
chaque fois qu'ils s'adressaient aux Ostrogoths, furent pour la
troisième fois vaincus et rejetés en désordre sur la rive gauche du
Danube[560].

      [Note 558: Videntes Gothi non sibi sufficere ea, quæ ab imperatore
      acciperent solatia... cœperunt vicinas gentes circumcirca prœdari,
      primo contra Satagas, qui interiorem Pannoniam possidebant, arma
      moventes... Jorn., _R. Get._, 53.--Satigæ, Satagarii.]

      [Note 559: Quod ubi rex Hunnorum Dinzio, filius Attilæ,
      cognovisset, collectis secum, qui adhuc videbantur, quamvis pauci,
      ejus tamen sub imperio remansisse, Ulzingures, Angisciros,
      Bittugores, Bardores, veniens ad Bassianam Pannoniæ civitatem,
      eamque circumvallans, fines ejus cœpit prædari. Jorn., _R. Get._,
      53.]

      [Note 560: Gothi... expeditionem solventes quam contra Satagas
      collegerant, in Hunnos convertunt et sic eos suis a finibus
      inglorios propulerunt... Jorn., _R. Get._, 53.]

Quatre ans après, en 466, c'est aux Romains que les Huns ont affaire
pour une raison à peu près pareille. Il était arrivé qu'une des
peuplades sarmates admises en Mésie comme fédérées, à la suite des fils
d'Attila, se dégoûtant de sa nouvelle condition et regrettant la liberté
des déserts, avait quitté ses cantonnements et repris le chemin du
Danube; mais les officiers romains, qualifiant ce fait de désertion,
l'avaient retenue par la force. Les Huns nomades crurent leur honneur
engagé à soutenir la liberté d'un peuple qui n'avait pas, disaient-ils,
cessé d'être leur vassal, et ils sommèrent le commandant romain de
laisser partir les Sarmates. Cette sommation étant restée sans résultat,
on vit bientôt une armée hunnique déboucher sur l'Hunnivar: elle n'était
pas dirigée par Denghizikh, mais par Hormidac[561], chef important des
Huns et peut-être même fils d'Attila. On était alors en plein hiver, et
la rigueur du froid avait été si grande, que le Danube, gelé jusqu'au
fond de son lit, offrait un passage solide aux plus lourdes voitures.
Hormidac y lança sa cavalerie et tout le train de bagages qui
accompagnait une armée nomade en campagne[562]. Comme une nuée de
sauterelles dévorantes, les barbares vont s'abattre sur la Dacie
riveraine, pillant tout et entassant le butin dans leurs chariots.
L'empereur Léon, qui au milieu de ce chaos de peuples divers, amis ou
ennemis, et barbares à tous les degrés, savait faire intervenir
habilement et tour à tour la politique et les armes, Léon envoya pour
balayer ces brigands un homme prudent comme lui, le consul Anthémius,
qui devint plus tard empereur d'Occident. Anthémius, par une manœuvre
savante, attire Hormidac, des plaines qu'il occupait, dans la contrée
montagneuse de Sardique, où sa cavalerie devenait en grande partie
inutile. Il prend alors l'offensive et pousse l'épée dans les reins
l'armée ennemie, qui n'a plus d'autre ressource que de se jeter dans
Sardique même, qu'elle enlève par un coup de main, et où les Romains ont
bientôt mis le siége[563].

      [Note 561:

        Sed Scythicæ vaga turba plagæ, feritatis abundans,
        Dira, rapax, vehemens, ipsis quoque gentibus illic
        Barbara barbaricis, cujus dux Hormidac atque
        Civis erat, cui tale solum, murique, genusque...
                           Sidon. Apoll., _Carm._ 2, v. 273 et seqq.]

      [Note 562: Instanti hiemali frigore, amneque Danubii solite
      congelato, nam istius modi fluvius ita rigescit, ut in silicis
      modum vehat exercitum pedestrem, plaustraque... Jorn., _R. Get._,
      53.

              . . . . . . . Gens ista repente
        Erumpens, solidumque rotis transvecta per Istrum
        Venerat, et sectas inciderat orbita lymphas.
                          Sidon. Apoll., _Carm._, 2. v. 269 et seqq.]

      [Note 563:

        Hanc tu directus per Dacica rura vagantem
        Contra is, aggrederis, superas, includis: et ut te
        Metato spatio castrorum Serdica vidit,
        Obsidione premis.
                                Sidon. Apoll., _loc. cit._]

La ville, autrefois démantelée par Attila et récemment réparée, était
assez forte pour tenir longtemps avec une telle garnison, si les vivres
n'avaient pas manqué; mais cette garnison de Huns amenait la famine
avec elle, et bientôt Hormidac se vit réduit au plus extrême besoin. Ses
chariots, au lieu de vivres et de fourrages qui lui eussent été si
précieux, contenaient de grandes, mais inutiles richesses, des vases
ciselés, des étoffes rares et beaucoup d'or, dépouilles des malheureux
provinciaux. Hormidac eut l'idée de faire servir du moins ces
superfluités à son salut, et il ne craignit pas de s'adresser au général
qui commandait la cavalerie d'Anthémius. Cet homme était-il un barbare
au service de l'empire comme tant d'autres généraux romains, pour qu'un
ennemi eût conçu si aisément l'espoir de l'acheter? S'offrit-il de
lui-même à la séduction, et ces richesses accumulées dans les chariots
des Huns avaient-elles tenté sa cupidité avant qu'Hormidac ne l'eût
tentée lui-même? On l'ignore; mais on sait qu'un honteux marché se
conclut entre le chef des Huns et le général romain. Il fut convenu qu'à
un jour donné les Huns sortiraient de la ville et présenteraient la
bataille au consul, que le maître de la cavalerie laisserait l'affaire
s'engager, puis déserterait son poste, et passerait avec ses soldats du
côté de l'ennemi. La cavalerie des Huns envelopperait alors les légions,
dont le flanc serait sans défense, et qu'une charge aurait bientôt
enfoncées.

Si la trahison, comme on le voit, était habilement combinée par le
général, l'honnêteté des soldats la fit échouer. Au moment où les deux
armées, rangées en ligne, commençaient à se mêler, la cavalerie, qui
formait une des ailes romaines, s'ébranla effectivement au signal de son
chef, croyant exécuter une manœuvre; mais quand elle vit celui-ci se
diriger vers la ville et qu'elle soupçonna une désertion, elle tourna
bride aussitôt et vint reprendre son poste sur le flanc des
légions[564]. Il était temps, car la cavalerie hunnique opérait déjà son
mouvement, et les légions commençaient à se débander. Le combat
recommençant alors avec une nouvelle vigueur, Hormidac fut rejeté
rudement dans la ville. Le lendemain il demandait à capituler: «Le prix
de la paix, répondit le consul, c'est la tête du traître.» Cette tête
lui fut livrée sans hésitation. «Ce fut, dit le narrateur contemporain,
comme l'arrêt d'un juge romain exécuté par des barbares[565].» En
capitulant avec les Huns, Anthémius sauvait Sardique d'une destruction
complète. Hormidac et ses compagnons, en bien petit nombre, regagnèrent
le Danube sans bagage, sans chevaux et presque sans vie.

      [Note 564:
                        Sic denique factum est
        Ut socius tum forte tuus, mox proditor, illis
        Frustra terga daret, commissæ tempore pugnæ;
        Qui jam cum fugeret, flexo pede cornua nudans,
        Tu stabas acie solus; se sparsa fugaci
        Expetiit ductore manus; te marte pedestri
        Sudantem repetebat eques; tua signa secutus
        Non te desertum sensit certamine miles.
              Sidon. Apollin., _Panegyr. Anth._, v. 280 et seqq.]

      [Note 565:

        Nam qui te fugit mandata morte peremptus,
        Non tam victoris periit quam judicis ore.
        . . . . . Juscum subiit jam transfuga lethum
        Atque peregrino cecidit tua victima ferro.
                       Sidon. Apoll., _Paneg. Anth._, v. 297 et seqq.]

Le récit de cette courte mais curieuse guerre ne nous vient pas d'un
historien; nous la tenons d'un poëte et d'un poëte gaulois, le célèbre
Sidoine Apollinaire, auteur d'un _panégyrique_ d'Anthémius devenu
empereur d'Occident. Suivant l'usage des poëtes, Sidoine ayant à mettre
en scène la nation des Huns n'a point manqué l'occasion d'en tracer le
portrait, et il l'a fait avec toutes les recherches, toute l'exagération
de ce faux bel esprit qui flattait le goût de ses contemporains, et qui
fut, il faut bien le dire, pour une grande part dans sa renommée.
Toutefois Apollinaire, homme de lettres mêlé aux affaires publiques,
gendre de l'empereur Avitus et plus tard évêque de Clermont, vivait au
milieu de gens qui avaient combattu ces barbares dans les armées
romaines, lui-même les avait vus sans aucun doute pendant l'invasion
d'Attila en Gaule; nous pouvons donc considérer la peinture qu'il nous
en donne comme présentant un fond de réalité sous les couleurs forcées
qui la déparent. Cela admis, il est curieux de comparer le tableau de
Sidoine Apollinaire, tracé en 468, avec celui qu'esquissait Ammien
Marcellin vers l'année 375, sous la première impression de l'arrivée des
Huns en Occident. Si la férocité du caractère a pu s'adoucir chez ce
peuple par un séjour de près de cent années au cœur de l'Europe et par
son contact avec des races plus civilisées, on reconnaît du moins, en
rapprochant ces deux portraits faits à un siècle de distance, que son
type physique et ses mœurs n'avaient pas notablement changé.

«Cette nation funeste est cruelle, avide, sauvage au delà de toute idée,
et barbare pour les barbares eux-mêmes. Son âme et son corps respirent
la menace. Le visage des enfants, ordinairement si doux, est empreint
chez elle d'un cachet d'horreur. Une masse ronde qui se termine en
pointe, deux cavernes creusées sous le front et où l'on chercherait
vainement des yeux, puis entre les joues une excroissance informe et
plate, voilà la tête du Hun. La lumière n'arrive qu'avec peine dans les
chambres étroites où l'œil semble la fuir, et cependant il s'en échappe
des regards perçants qui embrassent les plus lointains espaces. On
dirait que ces points ardents placés au fond de deux puits compensent
leur éloignement par une possession plus énergique de la lumière[566].
L'aplatissement des narines est dû aux bandelettes dont on serre la face
des nouveau-nés, afin que le casque, n'ayant plus l'obstacle du nez,
s'adapte plus exactement au visage. Ainsi l'amour maternel déforme
l'enfant et le façonne pour la guerre[567].... Le reste du corps est
beau: une poitrine large, des épaules carrées, peu de ventre, une taille
au-dessous de la moyenne quand le Hun est à pied, et grande quand il est
à cheval... Sitôt que l'enfant peut se passer de sa mère, on le place
sur un cheval, afin que ses membres délicats se plient de bonne heure à
des exercices qui rempliront sa vie. Il est des nations qui voyagent et
se transportent sur le dos des coursiers, celle-ci y demeure[568]...
Armé d'un arc énorme et de longues flèches, le Hun ne manque jamais son
but: malheur à celui qu'il a visé, car ses flèches portent la mort!»

      [Note 566:

        Gens animis membrisque minax: ita vultibus ipsis
        Infantum suus horror inest. Consurgit in arctum
        Massa rotunda caput: geminis sub fronte cavernis
        Visus adest oculis absentibus: arcta cerebri
        In cameram vix ad refugos lux pervenit orbes,
        Non tamen et clausos: nam fornice non spatioso,
        Magna vident spatia, et majoris luminis usum
        Perspicua in puteis compensant puncta profundis.
                           Sidon. Apoll., _Carm._, 2, v. 245-251.]

      [Note 567:

        Tum ne per malas excrescat fistula duplex,
        Obtundit teneras circumdata fascia nares,
        Ut galeis cedant. Sic propter prælia natos
        Maternus deformat amor, quia tensa genarum
        Non interjecto fit latior area naso.
                  Sid. Apoll., _Paneg. Anth._--_Carm._ 2, v. 253-257.


      On voit par ce qui précède que les Huns exerçaient sur la tête de
      leurs enfants nouveau-nés deux espèces particulières de
      déformations. La première regardait la face. Au moyen de linges
      fortement serrés, ils obtenaient l'aplatissement du nez et la
      dilatation des pommettes des joues. La seconde s'appliquait au
      crâne, que l'on pétrissait en quelque sorte de manière à
      l'allonger en pain de sucre: _Consurgit in arctum massa rotunda
      caput._ Un savant naturaliste étranger, qui a pris pour objet de
      ses recherches anthropologiques les races du nord-est de l'Europe,
      avait été frappé du grand nombre de crânes déformés que présentent
      les anciennes sépultures dans les localités occupées autrefois par
      les nations finno-hunniques. Il me fit l'honneur de me consulter à
      ce sujet. Je suis heureux de pouvoir fournir un texte précis qui
      réponde au besoin des sciences naturelles, et non moins heureux
      que celles-ci viennent appuyer d'une démonstration sans réplique
      les probabilités de l'histoire.]

      [Note 568:

        ..... Cornipedum tergo gens altera fertur,
        Hæc habitat.
                       Sidon. Apollin., _Paneg. Anthem._, v. 265.]

Les barbares, prompts et mobiles comme des enfants, oublient aisément le
mal qu'ils ont fait, et se flattent non moins aisément que l'offensé en
a perdu le souvenir, sitôt qu'un intérêt nouveau ou quelques nouvelles
préoccupations leur rendent cet oubli désirable: c'est ce que nous
voyons arriver chez les fils d'Attila. L'année 467 nous les montre
réunis en une sorte de congrès de famille et délibérant sur une faveur
qu'ils veulent obtenir du gouvernement romain, comme si l'année
précédente ils n'avaient pas ravagé impitoyablement ses provinces: ce
qu'ils sollicitent maintenant, c'est le droit de commercer librement
avec l'empire, la détermination de certains marchés dans les villes
romaines de la frontière, où les Huns puissent apporter et vendre leurs
marchandises et se procurer en retour des marchandises romaines. Ils
décident qu'une ambassade solennelle sera en leur nom collectif envoyée
à Constantinople, afin de porter leur demande à la connaissance de
l'empereur[569]. La législation romaine faisait du droit de trafic entre
l'étranger et le Romain, _jus commercii_, un privilége qui ne
s'octroyait qu'à bon escient en faveur de voisins dont l'amitié semblait
éprouvée, car il n'était pas rare que les barbares cherchassent à abuser
de ce droit. Tantôt, à la veille d'une guerre qu'ils méditaient contre
l'empire, ils venaient s'approvisionner de vivres et d'armes dans les
marchés romains; tantôt, se donnant rendez-vous en grand nombre dans les
places de commerce, qui étaient ordinairement aussi des places de
guerre, ils faisaient main-basse sur les habitants, saccageaient la
ville ou s'en emparaient par trahison. Attila avait accompli on tenté
plusieurs coups de ce genre qui avaient rendu avec juste raison le
gouvernement romain défiant et difficile, et l'humeur batailleuse de
quelques-uns de ses fils, ainsi que l'agitation qu'ils entretenaient
dans leurs tribus, n'était guère propre à faire lever l'interdiction;
aussi l'ambassade ne rapporta-t-elle de Constantinople qu'un refus
exprimé en termes très-nets[570].

      [Note 569: Ut omnibus omnino præteritorum dissidiorum causis
      resecatis, pacem inirent: itaque Romani, ut olim erat in more
      positum, ad Istrum usque procedentes mercatum celebrarent, ex quo
      invicem ea, quæ sibi opus essent, desumerent. Prisc., _Exc. leg._,
      44.]

      [Note 570: Ea quidem legatio, re infecta rediit. Prisc., _ibid._]

Ce refus mit les princes huns hors d'eux-mêmes. Ils se réunirent de
nouveau pour exhaler leur colère, et dans ce conseil, qui paraît avoir
été fort tumultueux, les résolutions les plus violentes furent agitées.
Il y eut un parti de la guerre qui prétendait qu'une pareille injure ne
pouvait être lavée que par des flots de sang dans les murs mêmes de
Constantinople, et Denghizikh se trouva naturellement l'organe obstiné
de ce parti; mais il rencontra en face de lui Hernakh, qui se fit avec
non moins d'obstination l'avocat des résolutions pacifiques[571]. Entre
autres arguments en faveur de la paix, il fit valoir celui-ci: «que les
Acatzires, les Saragours et les autres tribus hunniques voisines du
Caucase et de la Mer-Caspienne étaient en ce moment même engagés dans
une expédition au cœur de la Perse[572]. «N'y aurait-il pas folie à nous
d'entreprendre, disait-il, une autre guerre encore avec l'empire, et de
nous jeter de gaieté de cœur deux pareils ennemis sur les bras?» Le
raisonnement d'Hernakh nous prouve clairement que les nations hunniques
continuaient à se regarder comme les membres d'un même corps dans toute
l'étendue de leur ancienne confédération, depuis la Mer-Caspienne et le
Caucase jusqu'au Danube, et maintenant même jusqu'au pied de l'Hémus.
L'influence du jeune fils d'Attila et ses arguments de bon sens
entraînèrent la minorité de ses frères, tous ceux probablement qui,
habitant comme lui au midi du Danube, se trouvaient directement sous la
main de l'empereur; mais Denghizikh tint bon[573]: il déclara que, si on
l'abandonnait, il ferait la guerre à lui seul et saurait la mener à
bonne fin. Il mêlait au ressentiment de son injure on ne sait quelle
idée de conquête dans les provinces de Mésie ou de Thrace, et même
l'espérance de se rendre l'empire romain tributaire. Sa résolution une
fois arrêtée, il fit appel aux hordes du Borysthène et du Dniéper; tout
fut bientôt en mouvement dans les plaines de la Mer Noire, et
l'avant-garde d'une puissante armée ne tarda pas à se montrer sur
l'Hunnivar.

      [Note 571: Etenim Dengizich... bellum Romanis indici volebat...
      Cui quidem apparatui Hernach repugnabat. Prisc., _Exc. leg._, 45.]

      [Note 572: Nec enim bellum longuis geri a patria expedire
      existimabat, quod Saraguri, Acatziris aliisque gentibus aggregati,
      in Persas exercitum duxerant. Prisc., _Exc. leg._, 46.]

      [Note 573: Dengizich bellum Romanis inferre et Istro potiri
      institit. Prisc., _Exc. leg._, 46.]

Le préfet de la rive romaine, commandant général des forces préposées à
la défense du Bas-Danube, était un Goth romanisé nommé Anagaste, dont le
père avait été tué au service de l'empire, dans une des guerres contre
Attila. Il nourrissait, par suite de cette circonstance, contre la
mémoire du roi des Huns et contre toute sa race, une haine qu'il ne
dissimulait pas. Inquiet des mouvements qu'il voyait s'opérer dans
l'Hunnivar, il avait fait demander à Denghizikh ce que cela signifiait,
s'il avait à se plaindre du gouvernement romain, et en quoi. Denghizikh
ayant dédaigné de répondre, il le somma de déclarer catégoriquement s'il
voulait la guerre ou non[574]. Le fils d'Attila, sans se soucier des
sommations d'Anagaste, fit partir des ambassadeurs pour Constantinople,
afin, disait-il, de s'expliquer directement avec l'empereur[575].
Introduite devant le prince, l'ambassade exposa les griefs du roi des
Huns: il ne se contentait plus du droit de commerce avec les Romains; il
lui fallait des terres à sa convenance pour lui et son peuple, sans
compter un tribut annuel pour payer son armée[576]. Celui à qui
s'adressaient ces réclamations insolentes était l'empereur Léon, dont
l'histoire vante le caractère à la fois ferme et équitable. Il répondit
froidement aux barbares «qu'il n'accordait de pareilles demandes qu'à
ses amis; que si les Huns se soumettaient à son autorité, il verrait ce
qu'il aurait à faire; qu'il serait charmé, en tout cas, s'ils passaient
du rôle d'ennemis à celui d'amis et d'alliés[577].» Denghizikh
n'attendait guère une autre réponse de Léon, et son ambassade n'était
qu'une feinte pour endormir les commandants romains de la frontière.
Tandis qu'il opposait à leurs soupçons cette preuve de ses intentions
pacifiques, il trouvait le moyen de passer le Danube sur divers points,
et bientôt son innombrable cavalerie fut réunie tout entière sur la rive
droite.

      [Note 574: Per suos ex eo quæsivit an ea mente esset, ut acie
      decertare vellet. Prisc., _Exc. leg._, _loc. cit._]

      [Note 575: Sed Dengizich Anagastum contemnens... per legatos
      imperatori denuntiavit. _Id., ibid._]

      [Note 576: Se bellum illaturum, nisi sibi, suisque terram quam
      incolerent, et pecunias alendo exercitui... subministraret...
      Prisc., _Exc. leg._, 46.]

      [Note 577: Sibi enim pergratum et jucundum esse, si quando inimici
      in fœdus societatemque transirent. _Id., ibid._]

La Basse-Mésie et les deux Dacies devinrent le théâtre de ses ravages.
La région voisine de l'Hémus servait alors de repaire à des bandes de
brigands qui, des vallées où ils étaient retranchés, fondaient sur le
plat pays pour le mettre à contribution. C'étaient des Goths qui avaient
secoué l'obéissance de leurs rois pour vivre en pleine indépendance au
détriment de tout le monde; bien aguerris d'ailleurs et bien armés, ils
avaient plus d'une fois tenu tête aux troupes envoyées pour les réduire.
Denghizikh les appela à lui, et sitôt qu'ils eurent réuni leur solide
infanterie à la cavalerie des Huns, la guerre prit des proportions
inquiétantes pour les Romains. Trois armées furent mises en campagne
sous la conduite de plusieurs généraux de renom, parmi lesquels on
comptait Anagaste et le célèbre Goth Aspar, à qui Léon devait le trône
impérial. Leurs instructions étaient d'éviter tout engagement en rase
campagne, de harasser l'ennemi par des marches et contre-marches,
surtout de l'attirer dans des cantons montueux où sa nombreuse cavalerie
lui deviendrait plus nuisible qu'utile. C'était le système employé par
Anthémius contre les bandes d'Hormidac l'année précédente, et le
meilleur pour anéantir ces multitudes braves, mais imprévoyantes, qui ne
savaient ni assurer leurs subsistances, ni se retirer avec ordre après
une défaite. Amené de proche en proche au débouché d'un vallon abrupt et
sans issue, Denghizikh, qui ne connaissait point le pays, alla s'y
enfermer comme dans un piége, ne laissant plus aux Romains que la peine
de l'y retenir prisonnier[578]. Les légions, campées sans péril à
l'entrée du défilé, regardaient les Huns s'agiter inutilement et se
consumer sous leurs yeux, car tout leur manquait, vivres et fourrages,
et l'escarpement des roches qui les entouraient leur enlevait toute
chance de sortir jamais de ce tombeau. Denghizikh se sentit perdu, et
son obstination superbe l'abandonna.

      [Note 578: Duces romani in locum abruptum et concavum Gothos
      (Scythasque) inclusos obsederunt. Prisc., _Exc. leg._, 44.]

Il envoya au camp romain des députés porteurs de ces humbles paroles:
«Que les Huns se soumettaient à tout ce qu'on exigeait d'eux pourvu
qu'on leur accordât des terres[579].» Les généraux romains ayant répondu
qu'ils en référeraient à l'empereur, les députés se récrièrent: «Nous ne
pouvons pas attendre, dirent-ils avec l'accent du désespoir; il faut que
nous mangions, ou que nous vous vendions cher nos vies tandis qu'il nous
reste un peu de sang[580].» Les généraux tinrent conseil, et à l'issue
de la délibération on promit aux Huns de leur fournir des vivres jusqu'à
ce que l'empereur eût fait savoir sa volonté; mais attendu que le camp
romain n'était pas lui-même approvisionné très-abondamment, les généraux
se réservèrent le droit de régler chaque jour les distributions qui
pourraient être faites aux barbares, et de surveiller ces distributions
au moyen des officiers romains chargés du service des vivres dans les
légions. On recommanda en conséquence aux Huns de se fractionner par
petits corps à l'instar des troupes romaines, afin que les officiers
romains pussent procéder chez eux à la prestation des vivres sans
changer l'ordre du service[581]. Il y aurait à ce mode, assurait-on,
avantage de régularité et d'économie. Ces raisons en déguisaient
d'autres plus sérieuses que la suite dévoila.

      [Note 579: Ibi Scythæ victuum inopia laborantes, Romanos, missis
      legatis, certiores fecerunt, se omnibus quæ statuerint,
      parituros... Prisc., _Exc. leg._, 45.]

      [Note 580: Romani responderunt se ad imperatorem eorum postulata
      delaturos. At Scythæ, propter famem qui eos premebat, transigere
      velle dixerunt, neque longiores moras ferre posse. Prisc., _Exc.
      leg., ub. sup._]

      [Note 581: Alimenta præbituros polliciti sunt si Scythæ, Romanorum
      multitudini proxime ad eorum morem ordinati, accederent: facile
      enim fore singulis ordinum ductoribus... Prisc., _Exc. leg., l.
      cit._]

Parmi les officiers supérieurs de l'armée romaine se trouvait un
barbare, Hun de naissance, mais sincèrement attaché au drapeau sous
lequel il avait gagné ses grades et sa fortune: il se nommait
Khelkhal[582]. On le désigna comme un des agents chargés d'aller dans le
camp de Denghizikh présider à la distribution des vivres. Quoique Hun,
Khelkhal entendait et parlait couramment la langue gothique. A son
arrivée dans le camp, il trouva moyen de se faire attacher à une
division de l'armée barbare qui renfermait un grand nombre de Goths et
très-peu de Huns. Son premier soin fut de réunir en cercle autour de lui
les divers chefs de ce corps[583], et il leur adressa ce discours qu'il
avait médité d'avance: «Je puis en toute sûreté vous garantir que
l'empereur vous accordera des terres suivant votre désir; mais je me
demande quel profit vous en retirerez: aucun, sans contredit, car tout
l'avantage en reviendra aux Huns. Les Huns, vous le savez, méprisent le
travail, surtout celui des champs; c'est donc vous qui labourerez, qui
récolterez pour eux, qui les ferez vivre; vous serez leurs serfs, et en
retour ils vous pilleront. Vous aurez réalisé l'association du loup et
de l'agneau[584]. Il y eut un temps où vos ancêtres, repoussant tout
contact, toute alliance avec ce peuple, lièrent par un serment
redoutable leur postérité à cette résolution et ordonnèrent à leurs
enfants de fuir à jamais la société des Huns, et voici que vous,
non-seulement vous vous exposez de gaieté de cœur à vous faire opprimer
et piller par eux, mais, ce qui est bien pis, vous abjurez les
engagements sacrés de vos pères[585]. Je suis né parmi les Huns et je
m'en fais gloire, mais la justice est plus respectable à mes yeux que
les liens du sang; c'est elle qui m'oblige à vous tenir ce langage.
Réfléchissez[586].»

      [Note 582: Χελχάλ.--Kelchal vir genere Hunnus qui secundum ab
      Aspare imperii gradum in eos, qui sub eo ordines ducebant,
      tenebat. Prisc., _Exc. leg._, 45.]

      [Note 583: Cohortem obiens in qua erant plures numero Gothi quam
      reliqui, accitis primoribus... Prisc., _ibid._]

      [Note 584: Terram quidem imperatorem ad inhabitandum datarum, quæ
      non illis fructui et commodo futura esset, sed cujus utilitas ad
      solos Hunnos redundaret. Hos enim terræ cultum negligere, et
      luporum more bona Gothorum invadentes diripere, qui ipsi servorum
      conditione habiti, ad victum illis comparandum laborare coacti
      forent. Prisc., _Exc. leg._, 45.]

      [Note 585: Quamvis nullum nusquam fœdus inter utramque gentem
      sancitum sit, et majores jurejurando eos obstrinxerint ut Hunnorum
      societatem fngerent... Quare non tantum suis eos privari, sed
      etiam patria sacramenta negligere. Prisc., _Exc. leg., ub. sup._]

      [Note 586: Se quidem genere Hunnum, quo maxime glorietur, sed
      æquitate motum hæc illis dicere ut quæ facienda essent viderent.
      Prisc., _Exc. leg., loc. cit._]

A mesure que Khelkhal parlait, le regret, la colère, la haine,
s'allumaient dans le cœur des Goths, dont l'agitation se contenait à
peine. A son départ, elle éclate avec fureur, les épées sortent du
fourreau, on fait main-basse sur les Huns; tous ceux qui se trouvaient
dans les rangs des Goths sont massacrés. Des scènes pareilles ou en sens
contraire se passaient sur d'autres points[587], et bientôt le camp de
Denghizikh, inondé de sang, présenta l'aspect d'une vaste boucherie.
C'est ce moment que les généraux romains attendaient. Ils donnent le
signal à leurs troupes, qui marchent en bon ordre sur le défilé, et
criblent les barbares de coups de flèches et de javelots. Ceux-ci,
reconnaissant leur faute, essaient en vain de se rallier; l'épée des
légionnaires les achève. Un petit nombre seulement, se faisant jour à
travers l'armée des Romains, parvint à s'échapper et atteignit la rive
du Danube: Denghizikh était avec eux.

      [Note 587: Deinde quasi ex compacto cæteri conveniunt, et ingens
      pugna inter utramque gentem est commissa. Prisc., _ibid._]

Au printemps suivant, l'infatigable batailleur rentrait en campagne avec
une nouvelle armée, mais cette fois, les généraux romains étaient sur
leurs gardes. Anagaste, que la haine rendait ingénieux, tendit un second
piége où Denghizikh vint se jeter. On le prit, on le tua[588], et sa
tête détachée du tronc fut envoyée à Constantinople, tandis que les
hordes hunniques, battues, dispersées, regagnaient, comme elles
pouvaient, l'Hunnivar. Le soldat porteur du message d'Anagaste arriva
dans la ville impériale pendant qu'on célébrait de grandes courses de
chars au cirque de bois. Le chef du roi des Huns, défiguré par la mort
et par les outrages, fut promené au bout d'une pique à travers les rues
et les places, pour aller ensuite figurer dans l'arène au haut d'un
poteau, comme une des curiosités du spectacle[589]. La Rome d'Orient ne
dissimulait pas la joie que cette mort lui causa: Denghizikh assurément
n'était pas Attila, mais c'était son fils et l'ombre de ce nom, qui
inspirait encore l'épouvante. On inscrivit donc avec orgueil dans les
chroniques cette mention que nous y pouvons lire encore: «La onzième
année de Léon empereur, Zénon et Martianus étant consuls, fut apportée à
Constantinople la tête de Denghizikh, fils d'Attila[590].»

      [Note 588: Dinzigichus, Attilæ filius, ab Anagasto magistro
      militum Thraciæ cæsus est. _Chron. Pasch._, p. 323.]

      [Note 589: Cujus caput allatum est Constantinopolim dum circenses
      agerentur, et per mediam urbis plateam traductum, et ad xylocircum
      delatum, paloque infixum est. _Chron. Pasch., ub. sup._]

      [Note 590: ..... His Coss. caput Denzicis Hunnorum regis, Attilæ
      filii, Constantinopolim allatum est. Marcel. Comit., _Chron._, ad
      ann. 469.]

La mort du représentant le plus élevé de la famille d'Attila rompit
peut-être le dernier lien qui rattachait entre eux les membres de cette
famille, et jeta les tribus de l'Hunnivar dans des discordes où elles
faillirent s'abîmer; mais elle consolida l'alliance des Huns fédérés
avec le gouvernement romain. Elle eut aussi pour conséquence d'élargir
la barrière que le changement de vie ou de condition politique avait
mise entre les tribus sédentaires et les tribus nomades, et de rendre
ces deux fractions de la même race de plus en plus étrangères l'une à
l'autre. C'est en effet de ce moment que les colonies hunniques de
Pannonie et de Mésie, libres de tout empêchement extérieur, marchent
d'une allure plus franche vers la civilisation ou du moins vers cette
imitation des habitudes romaines qui constituait le premier degré de la
_romanité_[591]. Le progrès peut se suivre de loin en loin, dans
l'histoire, à des indices assurés. Cependant elles ne perdent que
lentement leur individualité de race, et au bout d'un siècle on les
reconnaissait parfaitement pour des populations hunniques, au costume,
au langage, à certaines institutions maintenues soigneusement. Elles
étaient gouvernées par des chefs nationaux qui prenaient le nom de rois
chez les tribus les plus importantes, et ces rois, subordonnés aux
magistrats romains dans les choses générales de la politique et de la
guerre, étaient ordinairement agréés, quelquefois imposés par
l'empereur. Quoique les tribus eussent généralement conservé leurs noms
indigènes, quelques groupes portaient des dénominations latines qui leur
venaient soit de leur destination spéciale, soit des circonstances
topographiques de leurs cantonnements. De ce nombre étaient les
_Fossaticii_[592], préposés, comme l'indiquait leur nom, à la garde
d'une partie du _fossatum_, fossé ou rempart de défense, et les
_Sacromonticii_, campés suivant toute apparence sur une hauteur appelée
Mont-Sacré; telle était encore la colonie du Château de Mars, qui
cultivait, les environs de cette forteresse. C'est à Jornandès que nous
devons la plupart de ces détails; ce qui veut dire que sous un certain
point de vue leur autorité n'est pas contestable. Jornandès était né en
Mésie, chez le petit peuple des Mésogoths. Son aïeul, Péria, avait été
notaire ou secrétaire du roi alain Candax, le vassal et le compagnon
d'Hernakh, et son père, Alanowamuthis, exerçait probablement la même
profession, qui consistait à rédiger dans les divers idiomes parlés sur
le Danube la correspondance des rois barbares; lui-même aussi, _bien
qu'illettré_ (c'est lui qui nous le dit), suivit la carrière de son
aïeul avant d'entrer dans les ordres sacrés[593]. De telles fonctions
donnaient une connaissance parfaite de toutes les affaires intérieures
et extérieures de ces petits royaumes. Quand donc Jornandès nous
entretient des Huns pannoniens et mésiens, c'est plus qu'un historien
contemporain, plus qu'un témoin oculaire, c'est presque un acteur des
événements qui nous en parle par sa bouche.

      [Note 591: Dans les formules de ce temps, _Romania_, comme on l'a
      vu précédemment, désignait les possessions romaines, _romanitas_
      la condition du sujet romain, et par opposition à _barbaries_, la
      civilisation.]

      [Note 592: E quibus nunc usque Sacromonticii et Fossaticii
      dicuntur. Jorn., _R. Get._, 49.]

      [Note 593: Cujus Candacis Alanowamuthis patris mei genitor Peria,
      id est meus avus, notarius quousque Candax ipse vireret, fuit...
      Ego item, quamvis agrammatus, Jornandes, ante conversionem meam
      notarius fui. Jorn., _R. Get._, 49.]

On compterait difficilement tous les Huns sortis des colonies
danubiennes qu'éleva le hasard ou le mérite à de hauts grades dans la
milice romaine; il nous suffira de citer Acum, maître des milices
d'Illyrie, Mundo, petit-fils d'Attila et lieutenant de Bélisaire, le
patrice Bessa, dont les services furent obscurcis par la cupidité, et
deux frères, Froïlas et Blivilas, celui-là maître des milices, celui-ci
duc de la Pentapole: tous deux ainsi que Bessa venaient de la colonie du
Château de Mars[594]. La faveur qui environnait les Huns fédérés à la
cour de Constantinople pendant la première moitié du VIe siècle ne peut
se comparer qu'à celle dont jouirent les Goths un siècle auparavant,
sous les règnes d'Arcadius et de Théodose II. On leur prodiguait les
dignités et les commandements, on singeait leurs manières, on s'engoua
même de leur costume. Les jeunes Byzantins à la mode, les élégants
factieux du parti des bleus, se faisaient couper les cheveux très-ras
sur le front, à la façon des Huns, et portaient la tunique et le large
pantalon en usage chez ce peuple[595]. Justinien lui-même affectionnait
ce vêtement, qui figura avec honneur sous les tentes de Bélisaire et de
Narsès[596]. S'il arrivait qu'un de ces petits rois huns, cédant aux
amorces de la cour de Byzance, consentît à recevoir le baptême, c'était
une bonne fortune pour la politique romaine autant au moins que pour le
christianisme. La ville, tout l'empire même, se mettait en fête;
l'empereur était ordinairement parrain, l'impératrice marraine[597], et
le monde chrétien assistait au spectacle assurément fort curieux d'un
successeur de Constantin tenant sur les fonts de baptême quelque
petit-fils d'Attila.

      [Note 594: Castrum Martena.... ex quo genere fuit Blivilas, dux
      Pentapolitanus ejusque germanus Froïlas et nostri temporis Bessa
      patricius. Jorn., _R. Get., ibid._]

      [Note 595: Factiosi statim comere cæsariem, ac novo quodam et
      Romanis alieno cultu recidere; nam..... sinciput capillitio ad
      tempora usque nudarunt, coma ad occipitium permissa, ut Massagetæ
      solent, nulla lege diffluere; quare et hunc habitum hunnicum
      appellavere. Omnes sibi curarunt vestes arte laboratas... Vestis
      manicæ ad volam strictissime coïbant, inde vero ad humeros, in
      miram amplitudinem diffundebantur. Procop., _Hist. Arcan._, c. 7.]

      [Note 596: Ad barbarorum morem habitu se comparavit. Procop.,
      _Hist. Arc._, c. 14.]

      [Note 597: Giesmi filius qui post patris obitum, ad avunculum ex
      matre, Sirmii regem, accessit. Theophan., _Chronogr._, p.
      185.--Giesmi filius, regulus Sirmii. Cedren., t. I, p. 172.]

On aimerait à suivre dans l'histoire, très-confuse et très-incomplète de
ce temps, les vestiges du pacifique Hernakh, sur qui Attila fondait
l'espoir d'une longue postérité. La prédiction s'est-elle accomplie, et
sommes-nous tenus de croire comme les Huns à l'infaillibilité de leurs
_chamans_? Que devinrent Uzindour et Emnedzar, doublement frères[598]
d'Hernakh et fidèles compagnons de sa fortune? lui restèrent-ils
toujours unis? Le temps a jeté sur toutes ces destinées un voile qui ne
se lèvera plus. Nous sommes un peu moins ignorants sur le compte de
Gheism, qu'Attila avait eu de la sœur d'Ardaric, roi des Gépides.
L'histoire nous le montre d'abord retiré en Gépidie près de son oncle,
où il vit tranquillement avec son petit peuple dans la condition de
vassal. Son fils Mundo ou Mundio, dont le nom rappelle Mundiuk[599],
père d'Attila, lui succède dans le gouvernement de sa tribu et dans la
faveur des rois gépides. Cette faveur ne se démentit point jusqu'au
moment où Thraséric monta sur le trône; mais alors elle fit place à une
haine déclarée. Mundo, fier et passionné, ne supporta pas longtemps les
persécutions dont il était l'objet. Un jour il brisa son lien de
vasselage, passa le Danube avec quelques braves compagnons, et alla
chercher asile sur les terres romaines[600]. Pour vivre il se fit
voleur, enlevant les troupeaux qui pâturaient dans les vallées de
l'Hémus, pillant les villages et détroussant les voyageurs sur les
chemins. Ce métier-là, il faut le dire, n'avait rien d'extraordinaire ni
presque de honteux dans ce pays et ce temps misérables, où l'incertitude
de la vie avait atteint sa dernière limite, et où le dépouillé du jour
devenait malgré lui, par une conséquence fatale de sa ruine, le
spoliateur du lendemain. Mundo ne se trouva donc pas seul à le
pratiquer. Outre ces Goths dont j'ai parlé plus haut et qui infestaient
surtout la Mésie supérieure, il y avait tout le long des Alpes
Pannoniennes et Noriques des bandes organisées pour le pillage et
composées de gens de toute race, provinciaux et barbares, Goths,
Gépides, et Romains; c'étaient la misère, l'oisiveté et le désordre qui
les recrutaient. Assez nombreuses pour former comme un petit peuple,
elles portaient vulgairement la dénomination de _Scamari_, d'un mot
illyrien qui paraît avoir signifié brigands[601]. Les Scamares,
émerveillés de la hardiesse des expéditions de Mundo, lui proposèrent de
se mettre à leur tête, et le brigandage prit dès lors les proportions
d'une véritable guerre.

      [Note 598: Emnedzar et Uzindur consanguinei ejus. Jorn., _R.
      Get._, 49.]

      [Note 599: Le nom du père d'Attila est écrit _Mundiukh_ par
      Priscus, et _Mundzuc_ par Jornandès.--C'est Jornandès qui nous
      donne pour le fils de Gheism les deux formes _Mundo_ et _Mundio_.]

      [Note 600: Turrim quæ Herta dicitur, supra Danubii ripam positam
      occupans, ibique agresti ritu prædans vicinos, regem se suis
      grassatoribus nuncupat. Jorn., _R. Get._, 50.]

      [Note 601: Nam hic Mundo... Gæpidarum gentem fugiens ultra
      Danubium in incultis locis sine ullis terræ cultoribus
      debacchatur: plerisque abactoribus, Scamarisque et latronibus
      undecumque collectis... Jorn., _R. Get._, 50.]

Un coup de main heureux les ayant rendus maîtres de la tour d'Herta,
forteresse qui dominait le haut Danube, leur ambition n'eut plus de
bornes; ils élevèrent Mundo sur le pavois et le proclamèrent roi des
Scamares[602]. Toute la contrée s'émut à cet excès d'impudence. L'empire
romain et le royaume des Gépides, également intéressés à la répression
des désordres, envoyèrent des troupes chacun de leur côté: les Gépides,
plus voisins, arrivèrent les premiers, et mirent le siége devant Herta.
Serré de près par les armes et bientôt par la famine, Mundo désespérait
presque de lui-même et songeait à se rendre[603], quand un incident le
sauva. Les Ostrogoths étaient alors en querelle avec les Gépides pour la
possession de leurs anciens cantonnements du Danube, qu'ils avaient
laissés vacants lors de leur départ pour l'Italie, et dont ceux-ci
s'étaient emparés. Après avoir réclamé vainement ce qu'il appelait le
patrimoine des Goths, Théodoric venait d'envoyer sur la Save une armée
chargée de rejeter les usurpateurs au delà du Danube. Informé de cette
circonstance, Mundo en tire un parti merveilleux; il se déclare le
vassal de Théodoric et se place sous la protection des Goths, qui,
trouvant un grand intérêt à la coopération des Scamares, dégagent Herta,
et mettent Mundo en liberté[604]. Le fils d'Attila prend aussitôt le
chemin des Alpes, et va prêter son serment de vasselage entre les mains
de Théodoric.

      [Note 602: Ce même mot de _Scamar_ se trouve dans la _Vie de saint
      Séverin_ (Cap. 7.) pour designer les mêmes bandes de brigands qui
      infestaient le Norique: «Latrones quos vulgus Scamaros
      appellabat.»]

      [Note 603: Hunc ergo pœne desperatum, etiam de traditione sua
      deliberantem... Jorn., _R. Get._, 50.]

      [Note 604: Petza subveniens e manibus Sabiniani eripuit, suoque
      regi Theodorico cum gratiarum actione fecit subjectum. Jorn., _R.
      Get., ibid._]

Le roi d'Italie l'attacha à sa personne, et Mundo servit brillamment
sous ce grand capitaine; mais Théodoric étant mort et le royaume des
Ostrogoths devant passer aux mains de sa fille Amalasunthe, Mundo
dédaigna de porter les armes sous une femme. C'était le temps où
Justinien, à peine monté sur le trône impérial, attirait déjà les
regards du monde entier, qui semblait entrevoir son génie. Curieux de le
connaître et de tenter fortune près de lui, Mundo se rendit à
Constantinople avec une troupe d'Hérules qui demandèrent à le
suivre[605]. Un fils d'Attila vassal et déserteur des Goths, un roi des
Scamares dont les aventures couraient toutes les bouches ne pouvait
manquer de réussir à la cour de Justinien, rendez-vous de tant
d'aventuriers. Il plut à cet empereur, qui lui donna du service, et
entra en relation avec Bélisaire, déjà plein de gloire et pourtant
disgracié. Mundo se trouvait à Constantinople en 532, lorsque éclata
cette fameuse insurrection du cirque qui faillit emporter Justinien et
bouleverser l'empire[606]. Les séditieux, munis d'armes pillées dans les
arsenaux, étaient maîtres de la ville; les troupes chancelaient, et déjà
la populace, retranchée derrière les murs du cirque comme dans une
forteresse, proclamait un autre empereur. Tout semblait perdu, et
Justinien, s'abandonnant lui-même, parlait de quitter la ville, quand
Bélisaire, sorti de sa retraite, se chargea d'étouffer la rébellion. Il
lui fallait des hommes déterminés, il prit Mundo, qu'en sa qualité de
Hun il mit probablement à la tête des escadrons de cavalerie restés
fidèles. Sa confiance ne fut point trompée. Tandis que lui-même forçait
avec ses cohortes d'infanterie la porte du cirque la plus voisine du
palais, le petit-fils d'Attila, suivi de sa troupe, s'élançait par la
porte opposée, l'épée en avant, au grand galop de son cheval: on sait le
reste. Justinien paya ce service du poste de commandant général de
l'Illyrie. Rien ne se passait dans la vie de Mundo comme dans celle du
vulgaire des hommes. En se rendant à son poste, il rencontre une armée
bulgare qui venait de franchir le Danube et marchait vers la Thrace;
cette armée ne le fait pas reculer. Avec une poignée d'hommes qui
composaient son escorte, il la traverse d'un bout à l'autre en se
battant, et arrive sain et sauf dans sa résidence[607].

      [Note 605: Theoderico fatis functo... ab imperatore Justiniano
      imperii subditum se haberi postulavit. Quin etiam Constantinopolim
      accessit, quem imperator maximis muneribus donatum... Theophan.,
      _Chronogr._, p. 135.--Quem imperator humanissime tractatum
      Illyricum præfectum dimisit. Cedren. t. I, p. 372.--Anast., p.
      63.]

      [Note 606: C'est l'insurrection appelée par les contemporains
      _Nicâ_: _sois vainqueur_, parce que les insurgés avaient pris ce
      mot pour signal de leur révolte. Voir Procop. _Bell. Pers._, I,
      24, 25.--_Chron. Pasch._, p. 336-340.--Theophan., _Chronogr._, p.
      154-158.--Cedren., t. I, p. 369.--Jorn., _Temp. Succ._, etc.]

      [Note 607: Theophan., p. 185.--Anast., p. 63.--Cedren., t. I, p.
      372.]

Parvenu à une si haute fortune, le descendant d'Attila voulut être
complétement Romain. Il enrichit son nom asiatique d'une terminaison
latine sonore, qui en fit _Mundus_, c'est-à-dire le monde, nom
passablement ambitieux, et son fils, baptisé selon toute apparence,
reçut celui de Maurice[608]. Le nouveau Romain commanda ces provinces,
toutes pleines des ruines que son aïeul avait faites, et les commanda
bravement. Quand la guerre eut éclaté en Italie entre Justinien et les
Goths, Bélisaire le réclama pour un de ses lieutenants. En face des
Ostrogoths dont il avait été le vassal, Mundus se fit reconnaître par
son audace; il battit une de leurs armées, dégagea la Dalmatie, et
enleva la place de Salone, tout cela en quelques semaines; mais là fut
le terme de ses aventures. Pour couronner dignement sa vie, il ne lui
manquait plus qu'une mort romanesque, et le sort ne la lui refusa pas.
Après la perte de Salone, les Goths n'avaient pas tardé à revenir en
force pour reconquérir une position si importante, et le bruit courait
qu'ils approchaient, quand Mundo envoya son fils Maurice avec quelques
troupes pour les observer. Ce jeune homme, qui sentait dans ses veines
les ardeurs de sa race, ne s'en tint pas aux ordres du général: il osa
attaquer l'ennemi, et fit une percée dans ses rangs; mais enveloppé
bientôt par des forces supérieures, il périt avec tous les siens[609].
Mundo, à cette nouvelle, devint comme fou: rassembler tout ce qu'il
avait de soldats sous la main et courir où son fils avait péri, fut pour
lui l'affaire d'un moment. Il arrive, se précipite sur les plus épais
bataillons, y jette le trouble, leur fait rebrousser chemin; et déjà la
victoire des Romains n'était plus douteuse quand un Goth, qui traversait
le champ de bataille en fuyant, reconnaît le Hun, s'arrête et lui plonge
son épée dans la cœur[610].

      [Note 608: Mundus, Μοῦνδος; Μαυρίκιος ὁ Μούνδου υἱός. Procop.,
      _Bell. Goth._, I, 7.]

      [Note 609: Romani fere omnes cum duce Mauricio ceciderunt.
      Procop., _De Bell. Goth._, I, 7.]

      [Note 610: Mundus cæde furens, ac temere insequens, nec valens
      commotum filii casu animum cohibere, a quodam fugientium
      vulneratus, occubuit. Procop., _Bell. Goth., ibid._]

Ainsi finit le dernier des _Attiliens_, comme s'exprime Jornandès[611],
dont on puisse reconstruire la biographie à l'aide des indications de
l'histoire. Les Romains, qui aimaient à jouer sur les mots, trouvèrent
dans la mort de Mundus une occasion de plaisanterie. On avait découvert
dans les oracles sibyllins un vers obscur qui disait que lorsque
l'Afrique serait prise, le monde périrait avec sa postérité: _Africa
capta, Mundus cum prole peribit_[612]. L'Afrique avait été recouvrée par
Bélisaire; Mundus et Maurice venaient de périr; l'oracle n'était-il pas
accompli? Quelques superstitieux voulurent bien le croire, la foule n'y
vit qu'un jeu de mots qui l'amusa, et ce fut l'oraison funèbre du
petit-fils d'Attila devenu Romain.

      [Note 611: Attilani origine descendens. Jorn., _R. Get._, 17.]

      [Note 612: Tunc Romani in memoriam revocarunt sibyllinum oraculum,
      quod antea decantatum prodigii loco habebant. Sic enim illud
      accipiebant, ut dicerent, post captam Africam, orbem cum sua
      progenie ad interitum redactum iri. Non erat hæc sententia
      vaticinii: sed prænuntiatio Africæ redditæ in ditionem romanam; id
      sequebatur, tunc Mundum cum filio periturum. Etenim his verbis
      constabat: _Africa capta, Mundus cum prole peribit._ Et quoniam
      Mundus latine orbem universum significat, ad orbem oraculum
      referebant. Procop., _Bell. Goth._, lib. I, cap. 7.]



CHAPITRE TROISIÈME

Suites de la mort de Denghizikh; dissolution de son royaume;
constitution de nouvelles hordes sur le Volga et sur le Don.--HUNS
OUTIGOURS ET HUNS COUTRIGOURS.--Première apparition des Slaves: Antes,
Vendes, Slovènes.--Type physique et mœurs des Slaves.--Commencement des
Bulgares; portrait de ce peuple; sa religion, ses mœurs.--Alliance
hunno-vendo-bulgare.--Les confédérés attaquent l'empire romain.--Combat
de la Zurta; les Romains attribuent leur défaite aux sortiléges des
Bulgares.--Les Gépides vendent aux Slaves le passage du
Danube.--Nouvelles expéditions des Huns, des Bulgares et des Slaves;
caractère de chacune de ces _barbaries_.--État de l'empire romain dans
les premières années du VIe siècle: le nestorianisme et l'eutychéisme
divisent l'église d'Orient.--Les Césars de Byzance se font théologiens:
_Hénotique_ de Zénon.--Anastase le _Silentiaire_, empereur; son goût
pour la théologie; il n'est couronné qu'après avoir souscrit la formule
du concile de Chalcédoine.--Bonnes qualités et défauts d'Anastase.--Il
remet en vigueur l'hénotique de Zénon; ses erreurs gnostiques; il
opprime les orthodoxes.--Révolte à Constantinople; guerre religieuse
dans le nord de l'empire.--Vitalianus.--Le Sénat traite au nom
d'Anastase; conditions de la paix.--Anastase construit le long mur pour
garantir Constantinople.--Nouveaux ravages des Huns.--Mort
d'Anastase.--Justin met le Danube en état de défense.--Tranquillité de
l'empire sous son règne; il s'associe son neveu Justinien.

463--527

Tandis qu'Hernakh et les autres fils d'Attila, qui étaient devenus hôtes
de l'empire, se façonnaient à la vie sédentaire, les Huns nomades, que
l'ascendant de Denghizikh avait cessé de maîtriser, retombèrent dans
leurs anciennes discordes. De l'Hunnivar au Volga, du Tanaïs au
Caucase, les campements des Huns n'offrirent plus qu'un vaste champ de
bataille où leurs tribus s'entre-déchirèrent. «On eût pu croire, dit un
historien contemporain, que ce redoutable nom allait être effacé du
monde»[613]. A la guerre civile se joignit la guerre étrangère.

      [Note 613: Adeo ut patriam etiam appellationem amitterent. Agath.,
      _Hist._ V, p. 171.]

Au bout de vingt ans environ, et dans les dernières années du Ve siècle,
quand les éléments de ce chaos commencèrent à se débrouiller, voici
l'aspect que présenta l'ancien royaume de Denghizikh: des tribus
hunniques avaient disparu sans laisser de trace, d'autres avaient changé
de demeure; des peuplades lointaines s'étaient rapprochées, des groupes
nouveaux s'organisaient, et sous des noms jusqu'alors inconnus on voyait
s'élever des dominations déjà redoutables.

Près du Bas-Danube, entre ce fleuve et le Dniéper, habitaient toujours
des Huns sans dénomination particulière, postérité directe et non
mélangée des bandes d'Attila. Les contrées au delà du Dniéper, en
tournant les Palus-Méotides ainsi que le steppe du Caucase,
appartenaient aux deux grandes hordes des Huns coutrigours et des Huns
outigours, dont le cours sinueux du Don séparait les campements: les
Coutrigours campaient à l'occident des Palus-Méotides, les Outigours à
l'orient[614]. Le nom de ces hordes indiquait, par sa composition même,
où entrait le mot d'_ouigour_ ou _ougour_, qu'elles s'étaient formées
par la fusion des anciens Huns avec ces peuplades ougouriennes qui
parcouraient pures ou mélangées, le grand trapèze limité par le Volga,
la mer Caspienne et la chaîne de l'Oural[615]. Les Ougours étaient
eux-mêmes des Huns du rameau oriental ou blanc. Lorsqu'en 375 les Huns
noirs, ou Finno-Huns, envahirent les plaines du Dniéper à la suite de
Balamir, leur mouvement entraîna plusieurs tribus ougouriennes: Attila
en comptait dans son armée; Denghizikh en eut davantage[616], et les
dernières discordes leur firent faire un pas de plus en Occident.
Arrière-garde des Huns noirs dans ce trop-plein que l'Asie
septentrionale versait sur l'Europe, elles étaient l'avant-garde des
Turks, avant-garde eux-mêmes des Mongols. Au nord des Coutrigours et des
Outigours, sur le moyen Volga, paraissait un peuple hunno-finnois,
encore inconnu à l'Europe, où il devait acquérir bientôt une triste
célébrité, le peuple des Bulgares, descendu récemment des hauts plateaux
de la Sibérie. Échelonnés ainsi entre l'Europe et l'Asie, ces groupes
divers représentaient avec quelques mélanges les éléments hunniques de
l'empire d'Attila.

      [Note 614: _Cutriguri_ et _Cuturguri_, Κουτρίγουροι. Agath.
      Κουτούργουροι. Procop.--On trouve aussi _Cotrageri_ et
      _Contragori_.--_Utiguri_ et _Uturguri_, Οὐτίγουροι. Agath.
      Οὐτούργουροι. Procop. On trouve encore Οὐτρίγουροι et
      Οὐττήγουροι.--Cuturguri cis, Uturguri trans paludem Mæotidem
      habitant. Procop., _B. Goth._, IV, 18.]

      [Note 615: Uguri, Urogi, Ugri, Οὐγοῦροι et Ὀγοῦροι, Οὔρωγοι, et
      leurs composés Ονόγουροι, Σαράγουροι, Onogouroi, Saragouroi
      etc.--La race des _Ouigours_ et _Igours_ que Priscus au Ve siècle
      rencontra autour du bas Volga et de la mer Caspienne était encore
      célèbre en Asie aux XIe et XIIe siècles. Elle était alors affiliée
      à la domination turke.]

      [Note 616: Jornandès nomme parmi les tribus qui faisaient partie
      d'une des expéditions de ce fils d'Attila, les _Ulzingours_, les
      _Bittugores_, les _Bardores_, peut-être _Bargores_, les
      _Satagares_ ou _Satagores_, etc.]

Tout groupement nouveau, toute transformation des peuples nomades est
suivie d'une expansion au dehors: c'est la loi de ces sociétés des
steppes et le secret de bien des conquêtes. Les Huns du Danube, comme
pour échapper à leurs agitations intérieures, se mirent à déborder sur
leurs voisins, et, trouvant au midi la rive romaine bien gardée, il se
reversèrent à l'ouest, dans les vastes plaines d'où descendent le Bug,
le Dniester et le Dniéper. Ils y rencontrèrent des barbares tout aussi
féroces et plus pauvres qu'eux, les Antes, dont les nombreux essaims,
répandus sur le cours moyen de ces fleuves, se prolongeaient vers le
nord jusqu'aux limites des populations finnoises. Les Antes formaient le
rameau oriental des nations slaves, et on s'accorde à les considérer
comme les ancêtres des Russes. Quand les Huns s'aperçurent qu'ils
avaient plus à perdre qu'à gagner avec de tels ennemis, ils leur
tendirent fraternellement la main, leur proposant d'aller piller de
compagnie les riches provinces du Danube. Ce fut la première association
conclue dans le berceau de l'empire de Russie entre les deux éléments
principaux dont il devait se composer un jour, le Slave oriental et le
Hun finnois. Cette première alliance en amena une troisième, celle des
Bulgares, que les Huns appelèrent à leur aide des bords du Volga. Ainsi
s'organisa une des plus formidables coalitions qui eussent encore menacé
Constantinople et la civilisation de l'ancien monde.

Alors et pour la première fois retentit dans l'histoire ce mot de
_Slave_ aujourd'hui si fameux. Cette grande race et les vastes espaces
qu'elle couvrait au nord des Carpathes, entre la mer Baltique et la
Mer-Noire, n'avaient guère été connus jusqu'alors que par des noms
étrangers, résultats de la conquête. Soumis à un double courant
d'invasion, de la part des Asiatiques du coté du soleil levant, de la
part des Germains et des Scandinaves du côté du soleil couchant, les
_Slaves_ et la _Slavie_ n'avaient jamais été libres. Vers le
commencement de notre ère, ils appartinrent aux Sarmates, peuple nomade
venu probablement du Caucase, et le pays s'appela _Sarmatie_. Au IVe
siècle, les Goths scandinaves, devenus puissants sur la Mer-Noire,
subjuguèrent les Sarmates, et avec eux les Slaves, leurs vassaux ou
serfs[617]. Balamir, en 375, ayant détruit l'empire d'Ermanaric, Goths,
Sarmates et Slaves se rangèrent tous à la fois sous la domination des
Huns. A la mort d'Attila, il se passa un phénomène curieux. Les Goths,
séparés des Huns, partirent pour leur vie d'aventures dans le midi de
l'Europe; les débris de la nation sarmate, suivant la fortune de
Denghizikh ou d'Hernakh, se confondirent parmi les hordes
hunniques[618], tandis que les autres peuples germains, qui auraient pu
prendre leur place comme dominateurs de la Slavie, étaient emportés par
cette force irrésistible qui poussait la Germanie sur les Alpes: les
Slaves n'avaient donc plus de maîtres, et ils se trouvèrent libres sans
avoir rien fait pour le devenir. Ils n'eurent plus qu'à reprendre
possession de la terre qui leur appartenait et du nom qu'ils se
donnaient eux-mêmes.

      [Note 617: Voir ci-dessus _Histoire d'Attila_, c. 1.--Cf.
      _Histoire de la Gaule sous l'administration romaine_, t. II, c.
      3.]

      [Note 618: Voir ci-dessus, _Histoire des Fils d'Attila_, c. I.]

Que signifie ce nom de _Slave_,--_Slove_ dans l'ancien idiome russe,
_Sclave_ et _Sthlave_ dans les écrivains latins ou grecs[619]? La vanité
nationale le tire du mot _slava_, qui veut dire gloire; mais ce mot
lui-même dérive de _slova_, parole, comme en latin _fama_, la renommée,
dérive de _fari_, parler[620]. La gloire, c'est la parole du genre
humain sur un héros ou sur un peuple. L'interprétation la plus sensée du
nom de _Slave_ ou _Slove_ est donc _celui qui a la parole_, qui parle
l'idiome particulier de la race, et, par une corrélation de termes qui
justifie cette interprétation, l'étranger est _celui qui ne parle pas_,
_niemetz_, littéralement _le muet_. La langue est le moyen de
reconnaissance du Slave; c'est par elle que le sentiment de la
fraternité se maintient entre toutes les fractions de la race, quelles
que soient les diversités de vie sociale ou de condition politique.
Telle cette race se montre à nous aujourd'hui depuis la Dalmatie
jusqu'aux régions polaires, telle aussi nous l'entrevoyons des l'aurore
de sa résurrection à la liberté[621]. Elle se divisait alors en trois
grandes branches, partagées à leur tour en confédérations et tribus. A
l'est et sur les fleuves qui descendent dans la Mer-Noire était le
rameau des Antes[622] dont j'ai parlé tout à l'heure, et qui avait pour
voisins les peuples finnois et asiatiques. A l'ouest se trouvait la
branche des Venètes ou Vendes[623], qui, appuyés sur la Baltique,
confinaient au nord avec les Finnois d'Europe, au raidi avec les
Germains: ce rameau slave avait été connu de bonne heure par les
navigateurs grecs et les voyageurs romains. Entre les deux se trouvait
une troisième branche portant un nom dérivé de celui de la race
elle-même, les Slovènes ou Sclavènes[624], qui paraissent n'avoir été
qu'un ramas de tribus slaves sans organisation particulière. Chacune de
ces divisions principales avait son mode d'action sur le midi de
l'Europe et sa future destinée. Tandis que les Antes, cherchant à
dépasser les Carpathes du côté de l'orient, s'unissaient aux populations
hunniques pour attaquer l'empire romain par le Bas-Danube, les Vendes, à
l'occident des Carpathes, pesaient sur les peuples germains de la
Thuringe et de la Bohême. Les Slovènes intermédiaires, se trouvant
acculés au pied de cette chaîne, que les Gépides gardaient bien, se
jetèrent à droite ou à gauche, se joignant tantôt aux Vendes, tantôt aux
Antes, et c'est ainsi que nous les trouverons mêlés à toutes les grandes
entreprises de leur race sur le Haut comme sur le Bas-Danube.

      [Note 619: Σκλάβοι, Σθλάβοι, Ἁσθλάβοι, Σκλαβηνοί, Σκλαυηνοί,
      Σκλαβινοί, Σθλοβενοί. Le premier annaliste des Russes, Nestor,
      appelle _Slovènes_ les peuples que les Grecs et les Romains
      appelèrent _Sclavènes_ et _Sclavines_.--L'_a_ et l'_o_ se
      confondent d'ailleurs dans plusieurs dialectes slaves.]

      [Note 620: Dans _slova_, parole, l'_l_ est aspirée et se prononce
      avec un son fortement guttural. En polonais il y a deux _l_, l'une
      simple, l'autre aspirée qu'on appelle _barrée_, à cause du
      caractère alphabétique employé pour l'exprimer. En russe, il n'y a
      qu'une seule _l_, elle se prononce toujours légèrement barrée.
      Cette prononciation, très-difficile à saisir avec les caractères
      grecs ou latins, a été rendue aussi bien que possible par _cl_ et
      _thl_ dans les mots _Sclavi_, _Sthlavi_, _Sclavini_, _Sthloveni_:
      Slaves et Slovènes. Ptolémée paraît avoir connu les Slaves sous
      les noms de Σουόβηνοι et Σουουηνοί.]

      [Note 621: Nomen etiam quondam Sclavenis Antisque unum erat... una
      est lingua.... Procop., _Bell. Goth._, III, 14.]

      [Note 622: Antes qui sunt eorum fortissimi, qui ad Ponticum mare
      curvantur, a Danastro extenduntur usque ad Danubium. Jorn., _R.
      Get._, 51.--Ulteriora ad septentrionem habent Antarum populi
      infiniti. Procop., _Bell. Goth._, IV, 14.]

      [Note 623: Introrsus Dacia est, ad coronæ speciem arduis alpibus
      emunita, juxta quarum sinistrum latus, quod in Aquilonem vergit et
      ab ortu Vistulæ fluminis per immensa spatia venit, Winidarum natio
      populosa consedit. Jorn., _R. Get._--_Winidae_, _Veneti_, _Vendi_,
      _Venedi_, _Winithi_.--Tenent Sarmatiam maxime gentes Venedæ per
      totum Venedicum sinum. Venedicus sinus: la mer Baltique. Ptolem.,
      _Geogr._, III, p. 73.]

      [Note 624: Les Slaves russes se nommaient _Slovènes_.--_Slovènes_
      de Bohême; _Slovakes_ de Hongrie et de Pologne, etc.]

L'apparition des Slaves n'eut rien de rassurant pour le monde civilisé:
cette nouvelle _barbarie_ présentait un spectacle on ne peut plus sombre
et repoussant. Si longtemps asservie sous des conquérants qui
consommaient sans produire et pour lesquels elle travaillait, la race
slave avait pris les habitudes de la vie sédentaire; elle connaissait
les premiers rudiments des arts. mais sa grossière industrie avait des
bornes bien étroites. Ce qu'on appelait ses villes n'était qu'un amas de
cabanes malsaines, disséminées sur de grands espaces et cachées comme
des tanières de bêtes fauves dans la profondeur des bois, au milieu des
marais, sur des roches abruptes, partout en un mot où l'homme pouvait
aisément se garer de l'homme[625]. La misère et une malpropreté hideuse
y faisaient leur séjour[626]. Là pullulaient des familles ou des groupes
de familles dans une complète promiscuité, vivant nus à l'intérieur des
cabanes, et au dehors se couvrant à peine de la dépouille des bêtes ou
de lambeaux d'une étoffe noirâtre que les femmes savaient tisser[627].
Quelques tribus se barbouillaient de suie de la tête aux pieds en guise
de vêtement[628]. Le Slave mangeait la chair de toute espèce d'animaux
même les plus immondes; mais le millet et le lait composaient surtout sa
nourriture. Naturellement paresseux et ami du plaisir, il avait des
vertus hospitalières: il recherchait les étrangers et les traitait
bien[629], on vantait aussi la fidélité de sa parole[630]; mais ces
bonnes qualités avaient de terribles retours. A son état habituel
d'apathie succédaient des accès de violence féroce; alors il devenait
sans pitié, et son imagination exaltée par l'enivrement du carnage lui
fit inventer des supplices, qu'on n'oublia plus, qui sont demeurés
jusqu'à nous comme une triste conquête de la cruauté humaine[631]. Le
guerrier slave, marchant tête et poitrine nues, un long coutelas au
côté, et dans la main un paquet de javelots dont le fer était
empoisonné[632], ressemblait à un chasseur d'hommes. Pour lui en effet,
la guerre n'était qu'une chasse. Se battre en ligne, se former en rangs
serrés, coordonner ses mouvements sur des combinaisons d'ensemble, était
un art que son intelligence n'atteignait pas encore: sa tactique à lui,
c'était celle des embuscades. Il excellait à se tapir derrière une
pierre, à ramper sur le ventre parmi les herbes, à passer des journées
entières dans une rivière ou un marais, plongé dans l'eau jusqu'aux
yeux, et ne respirant qu'à l'aide d'un roseau[633]; là il guettait
patiemment son ennemi pour s'élancer ensuite sur lui avec la souplesse
et la vigueur des animaux qu'il semblait avoir pris pour modèles.

      [Note 625: Hi paludes sylvasque pro civitatibus habent. Jorn., _R.
      Get._, 5.--In tuguriis habitant vilibus et rare sparsis, atque
      habitationis locum subinde mutant. Procop., _Bell. Goth._, III,
      14.]

      [Note 626: Vitam victu arido incultoque tolerant, sordibus et
      illuvie semper obsiti. Procop., _ibid._]

      [Note 627: C'est pour cette raison que plusieurs de leurs tribus
      furent appelées par les Grecs _Mélanchlènes_.]

      [Note 628: Tincta corpora. Tacit., _Germ._, 43. Les Lygies à qui
      il attribue cette coutume de se teindre en noir sont les ancêtres
      des _Lèches_, ancêtres eux-mêmes des Polonais.]

      [Note 629: Moribus et hospitalitate, ut nulla gens, honestior aut
      benignior potuit inveniri. Adam. Brem., II, 12.]

      [Note 630: Ingenium nec malignum nec fraudulentum. Procop., _Bell.
      Goth._, III, 14.]

      [Note 631: Procop., _Bell. Goth._, III, 38.]

      [Note 632: Loricam non induunt: cum pugnam invadunt, multi pedibus
      tendunt in hostem, scutula spiculaque gestantes manibus. Procop.,
      _Bell. Goth._, III, 14.--Maurice, _Strateg._, II, 5, écrit que les
      flèches des Slaves renfermaient un poison très-subtil qui
      s'insinuait bientôt dans tout le corps, si le blessé ne pouvait
      prendre de la thériaque, ou si l'on ne coupait la chair autour de
      la plaie.]

      [Note 633: Sub angusto saxo aut virgulto quolibet obvio
      delitescere et hostem quemlibet rapere... Contracto corpore ad
      herbam latet. Procop., _Bell. Goth._, II, 26.]

La vie morale était chez lui, comme tout le reste, à ses premiers
essais. A peine avait-il l'idée du mariage. Dans la plupart de ses
tribus existait la communauté des femmes[634], et cet état se prolongea
bien longtemps après que le christianisme, ce grand réformateur des
sociétés sauvages, eut entamé celle-ci. De vagues instincts religieux,
obscurcis d'un côté par le fétichisme, de l'autre par les pratiques de
la sorcellerie, se faisaient jour çà et là dans ses institutions.
Quelques tribus avaient l'idée d'une intelligence suprême, régulatrice
des choses et des hommes; elles ne croyaient pas nous dit Procope, que
le monde fût gouverné par le hasard[635]. Chez d'autres régnait un
dualisme qui rappelle l'Orient. Celles-ci reconnaissaient deux
divinités, l'une _blanche_, source de tout bien, l'autre _noire_, source
de tout mal; mais le dieu, noir avait seul des temples[636].

      [Note 634: _Chron. Slav._ Ed. Lindemb., p. 202.--Fredeg.,
      _Chron._, 48].

      [Note 635: Unum enim Deum, fulguris effectorem, dominum hujus
      universitatis solum agnoscunt... Fatum minime norunt, nedum illi
      in mortales aliquam vim tribuant. Procop. _ibid._, III, 14.]

      [Note 636: Malum deum sua lingua, _Zcerneboch_, id est nigrum deum
      appellant. Helmold., Chron., I, 53.--Voir aussi Gebhardi, _Gesch.
      der Slaven._, p. 21 et 24. Les Slaves appelaient _Blanches_ toutes
      les influences favorables.]

Pourquoi se serait-on occupé du dieu blanc qui ne faisait de mal à
personne?

Tel était le Slave, premier allié convié par les Huns à la curée du
monde romain; nous allons dire maintenant quel était le second.

Le Bulgare, ou plus correctement _Voulgar_[637], appartenait au groupe
des Huns finnois et à l'arrière-ban de ce groupe: amené par les
dernières guerres civiles, il était venu du fond de la Sibérie planter
ses tentes au bord du grand fleuve qui s'appelait alors et s'appelle
encore aujourd'hui dans les langues tartares _Athel_ ou _Athil_[638], et
qui prit le nom de _Volga_ (fleuve des Voulgars) quand la domination
bulgare fut devenue célèbre en Europe[639]. Il faudrait remonter au IVe
siècle, époque de l'apparition des premiers Huns, pour retrouver dans
l'histoire une impression de terreur et de dégoût comparable à celle
qu'excitèrent ces nouveau-venus des solitudes septentrionales, aussi
brutes que les bêtes des forêts au milieu desquelles ils avaient vécu
jusqu'alors. A côté d'eux, le Hun d'Europe, en contact depuis plus d'un
siècle avec les Romains et les Germains, pouvait presque se dire
civilisé. Leur laideur, leur saleté, leurs instincts féroces[640],
semblaient dépasser tout ce qu'on avait jamais connu. Le Bulgare
détruisait pour détruire, tuait pour tuer, s'attachait à effacer tout
travail de l'homme, comme pour ne laisser après lui que la
représentation de ses déserts. On ne lui savait ni religion ni culte, si
ce n'est le _chamanisme_ qu'il pratiquait avec un grand luxe de
superstitions. Quelque chose de diabolique s'attachait à ce peuple
hideux, dont les sorciers, plus hideux que lui, évoquaient les esprits
de ténèbres avec d'effroyables convulsions. C'étaient ses devins, ses
conseillers politiques et ses prêtres, et l'on racontait d'eux des
choses étranges auxquelles la crédulité ne manquait pas d'ajouter foi.
On disait que placés dans un coin de l'armée pendant la bataille, ils
avaient l'art de fasciner l'ennemi, de le troubler, de l'abuser par des
visions fantastiques[641]. Le Bulgare, sans frein dans ses appétits,
avait la lubricité des bêtes[642]: tous les vices étaient son partage,
et il en est un auquel il a la gloire infâme d'avoir donné son nom dans
presque toutes les langues de l'Europe. Ses institutions semblaient
combinées pour le meurtre plus encore que pour la guerre; nul chez lui
n'arrivait au commandement qu'après avoir tué un ennemi de sa propre
main. Il n'y avait pas jusqu'à sa manière de combattre, jusqu'à son arc
énorme et ses longues flèches sûres de toucher le but, jusqu'à son
coutelas de cuivre rouge[643], et à ce filet dont il emmaillottait ses
ennemis tout en courant[644], qui n'inspirassent une appréhension
involontaire, soit par leur nouveauté, soit par sa dextérité prodigieuse
à s'en servir. Aussi, de tous les barbares qui ravagèrent l'empire
romain, celui-ci est resté le plus abominé des contemporains et le plus
flétri par l'histoire. _Maudit-de-Dieu_ devint l'épithète ordinaire, ou
pour mieux dire le synonyme du mot Bulgare, et cette qualification,
arrachée par la souffrance aux générations romaines du VIe siècle, est
entrée dans l'histoire, qui lui a donné sa consécration[645].

      [Note 637: Bulgari, Bulgares; Βούλγαροι Βουλγαρεῖς Οὐούλγαροι.]

      [Note 638: Théophane donne à ce fleuve le nom d'_Atal_, Ἀτάλις ou
      Ἀτάλ. Il est appelé _Etel_, _Ethil_ ou _Athil_, dans tous les
      idiomes tartares et dans les langues des peuples tartares qui ont
      habité ou qui habitent encore ses bords.]

      [Note 639: Cette domination, qui eut pour siége la ville de
      _Bulgaris_, située près du lieu où s'élève actuellement Kasan,
      embrassa tout le cours du Volga, ainsi que le nord de la mer
      Caspienne. Bulgaris était au Xe siècle le centre d'un trafic
      considérable; elle tomba au XIIIe, ainsi que la domination
      bulgare, sous les armes de Batou, fils aîné de Tchinghiz-Khan.]

      [Note 640: Gentem sordidam et immundam. Theophan., _Chronogr._, p.
      298.]

      [Note 641: Quibusdam præstigiis et incantationibus usi... Zonar.,
      t. II, p. 55.]

      [Note 642: Μιαρὸν ἕθνος, impura gens. Theophan., _l. c._]

      [Note 643: Karamsin, _Hist. de Russie_, t. I.]

      [Note 644: Theophan., _Chronogr._, p. 185.]

      [Note 645: Elle est souvent donnée au Kha-Kan des Avares et des
      Bulgares, ὁ κατάρατος, πανάθεος, θεομισητὸς Χάγανος. _Chron.
      Pasch._, pass.]

Onze ans à peu près avant cet appel que leur faisaient les Huns, les
_maudits-de-Dieu_ avaient essayé d'arriver jusqu'au Danube. Une de leurs
hordes partant du Volga où ils étaient à peine établis menaçait déjà les
provinces méso-pannoniennes, quand le grand Théodoric, prenant avec lui
en toute hâte ce qu'il put réunir de soldats goths et romains, alla
l'attendre dans les plaines du Dniester, la battit, la mit en déroute,
et lui blessa son roi de guerre nommé Libertem[646]. Les Bulgares
avaient oublié leur échec et ne se souvenaient plus que de la richesse
proverbiale de la Romanie et du grand nombre de ses villes, lorsque leur
vint la proposition des Huns, qu'ils acceptèrent sans balancer. Ce
peuple, qui figurera au premier plan de nos récits, est encore un des
éléments dont s'est composée la nation russe, moitié asiatique et moitié
slave dès l'origine de son histoire. On le voit, le premier noyau de ce
grand empire, destiné à tant de péripéties, essaya de se former au VIe
siècle, sur la lisière de l'Asie et de l'Europe, par l'alliance de deux
barbaries conjurées contre l'empire romain. Son premier objet fut le
pillage de la vallée du Danube; son premier cri de guerre: _à la ville
des Césars_[647]! A-t-il beaucoup changé depuis?

      [Note 646: Ennod., _Paneg. Theodor._, p. 296.]

      [Note 647: _Czargrad_, c'est le nom de Constantinople chez les
      Slaves.]

Ce fut pendant l'hiver de 498 à 499 que l'armée des barbares coalisés, à
laquelle un historien byzantin donne le nom de hunno-vendo-bulgare[648]
(le mot de Vende étant employé quelquefois dans une acception générique
pour désigner tous les Slaves), déboucha sur la rive gauche du Danube.
L'hiver était la saison que les barbares de ces contrées choisissaient
le plus ordinairement pour leurs irruptions en Mésie, «attendu, dit
Jornandès, que le Danube gèle chaque année, et que ses eaux, prenant la
dureté de la pierre, peuvent donner passage non-seulement à de
l'infanterie, mais à de la cavalerie, à de gros chars attelés de trois
chevaux, en un mot à toute espèce de convoi; d'où il suit que l'hiver
une armée envahissante n'a besoin ni de radeaux, ni de barques.[649]» Un
autre avantage encore faisait choisir aux barbares le temps des gelées
pour commencer leurs campagnes. Les flottilles romaines en station sur
le fleuve étant prises dans les glaces, ils pouvaient à leur gré tourner
les forteresses, et rien ne les arrêtait plus jusque dans le cœur du
pays: étaient-ils battus plus tard ou retournaient-ils vainqueurs avec
leur butin lorsque le fleuve était dégelé? ils le franchissaient suivant
la coutume des Asiatiques sur des outres attachées à la queue de leurs
chevaux. L'armée hunno-vendo-bulgare surprit les Romains, qu'une longue
paix avait endormis. Le commandant de l'Illyrie, qui se nommait Aristus,
eut peine à réunir quinze mille hommes, avec lesquels il marcha
au-devant des barbares, traînant à sa suite sept cents chariots chargés
d'approvisionnements et d'armes[650]. Les deux armées se rencontrèrent
près d'un cours d'eau que les historiens appellent Zurta, et dont la
position précise nous est inconnue. C'était une petite rivière encaissée
dont l'eau était profonde et les berges très-escarpées d'un côté. Soit
nécessité fatale de la position, soit incapacité du général, les
Romains, au lieu de se retrancher derrière ce fossé, se le placèrent à
dos et commencèrent l'attaque. Ils croyaient peut-être avoir bon marché
de masses tumultueuses qu'aucun ordre apparent ne dirigeait; mais il
n'en fut pas ainsi. Ces visages hideux, ces cris sauvages, la nouveauté
des armes et de l'ennemi, effrayèrent les légions, qui, se voyant
débordées par les escadrons huns et bulgares, ne songèrent plus qu'à
échapper. La Zurta était derrière; il fallait la traverser et gravir ses
escarpements sous des nuées de flèches, et il y eut là un affreux
massacre. Quatre mille Romains furent égorgés, noyés, écrasés sous les
pieds des chevaux, et trois officiers impériaux restèrent parmi les
morts après avoir bravement, mais vainement combattu[651]. Les vaincus,
au lieu de s'en prendre à eux-mêmes, à leur imprudence, à leur lâcheté,
à l'inhabileté de leur commandant, expliquèrent leur défaite par les
illusions magiques que savaient jeter les chamans bulgares, et qui
avaient, disaient-ils, paralysé leurs bras[652]. On remarqua aussi, non
sans frayeur, qu'une nuée de corbeaux devançait les escadrons bulgares
dans leur marche, ou les couvrait pendant la bataille, comme si les
_maudits-de-Dieu_ avaient fait un pacte avec la mort[653]. Tel fut le
début de la coalition hunno-slave sur les terres de l'empire. Quand les
barbares eurent amassé beaucoup de butin, ils allèrent le mettre à
couvert dans quelque vallon retiré des Carpathes, et se préparèrent à
une nouvelle campagne.

      [Note 648: Οὐγνοβουσνδοβούλγαροι. Theophan., _Chronogr._, p. 296.
      Consulter là-dessus une note de M. Saint-Martin, dans le VIIe
      volume de son édition de l'_Histoire du Bas-Empire_, de Lebeau, p.
      143.]

      [Note 649: Instanti hiemali frigore, amneque Danubii solite
      congelato... nam istius modi fluvius ita rigescit, ut in silicis
      modum vehat exercitum pedestrem, plaustraque et triaculas, vel
      quidquid vehiculi fuerit, nec cymbarum indigeat lintre. Jorn., _R.
      Get._, 53.]

      [Note 650: Zon., l. XIV, tome II, p. 56.--Marcellin. Comit.,
      _Chron._, ann. 499.]

      [Note 651: Zon., l. XIV, tome II, p. 56.--Cedren., t. I, p. 358.]

      [Note 652: Barbari autem cum incantationibus et artibus magicis
      usi fuissent, Romani turpiter in fugam acti sunt. Zon., _l. c._]

      [Note 653: Illis autem iter facientibus, corvi supervolitabant et
      præibant. Zon., _ub. sup._]

Les expéditions des années suivantes, sans être aussi désastreuses pour
les Romains, n'en profitèrent guère moins aux barbares, qu'une terreur
inexprimable favorisait dans toutes leurs courses. Les coalisés
n'agissaient pas toujours en commun, ils se divisaient parfois sur le
terrain, soit pour piller, plus à l'aise une grande étendue de pays,
soit pour trouver plus de facilité à vivre. Les Huns et les Bulgares,
qui étaient cavaliers, s'arrangeaient de manière à traverser le Danube
sans danger, soit à l'aller, soit au retour; mais les Slaves, qui
étaient fantassins, ne le pouvaient pas toujours, les garnisons romaines
les pourchassant, et les flottes de navires à deux poupes interceptant
le fleuve quand ses eaux étaient libres. Ils s'adressèrent alors aux
Gépides pour obtenir passage sur la partie du fleuve qui bordait leurs
terres et dont ils avaient la disposition. Les Gépides portaient le nom
d'alliés de l'empire et se prétendaient ses fidèles amis; ils ne
manquaient pas de toucher chaque année une gratification de la cour de
Constantinople[654] promettant toujours, contre les entreprises des
Goths, une assistance qu'ils ne donnaient jamais. Ce titre d'alliés ne
les empêcha pas d'accueillir la proposition des Slaves. Ils s'engagèrent
par traité à laisser passer ces brigands, à leur fournir des barques
moyennant une pièce d'or par tête[655]. C'était piller l'empire par
leurs mains[656], mais les Gépides n'avaient pas de si minces scrupules.
Quand le gouvernement byzantin, soupçonnant leurs manœuvres, leur
demandait des explications, ils niaient audacieusement les faits, ou
bien ils accumulaient prétexte sur prétexte pour les colorer. L'empereur
hésitait à leur parler le langage des armes; avec trois ennemis
terribles sur les bras, il craignait d'en provoquer un quatrième.

      [Note 654: Gepidæ nihil aliud a Romano imperio nisi pacem et anima
      solemnia amica pactione postulavere... Jorn., _R. Get._,
      52.--Procop., _Bell. Goth._, III, 4, et pass.]

      [Note 655: A Gepædibus excepti transvehebantur pacto
      transmissionis pretio non exiguo, quippe aureum staterem unum
      pendebant in capita. Procop., _Bell. Goth._, IV, 25.]

      [Note 656: Quod in Romanorum perniciem post fœdus ictum,
      Sclavenorum agmen Istrum fluvium transportassent..., _Id., ibid._]

Durant les tristes années qui fermèrent le Ve siècle et ouvrirent le
VIe, les provinces voisines du Danube purent étudier à leurs dépens
toutes les variétés de la férocité humaine, car les races barbares qui
les dévastaient avaient chacune leur façon particulière de torturer et
de détruire. On connaissait les procédés du Hun d'Europe, issu des
bandes d'Attila, et, comme je l'ai dit, celui-là était presque civilisé
à côté de ses compagnons; mais le Slave et le Bulgare joignaient à des
cruautés inconnues le supplice de l'épouvante. Le Slave, ennemi
invisible et toujours présent, tapi derrière toutes les broussailles,
caché jusque dans les rivières, attendait la nuit pour faire ses
surprises; il fondait alors, sur une ville[657], sur un village, sur une
troupe en marche, et là où il avait passé, il ne restait plus âme
vivante. Pendant longtemps il ne sut pas faire de prisonniers. Il dut
apprendre par l'expérience qu'il y avait souvent profit à épargner un
être humain qui pouvait être racheté, et qu'une mère, un enfant de
famille riche ou le magistrat d'une ville avaient leur valeur en argent.
Alors, au lieu de tuer tout, il emmenait tout en captivité, et les
malheureux provinciaux mouraient de fatigue et de misère sur les
routes[658]. Les Antes commettaient ces horreurs dans lesquelles ils
furent encore dépassés par les Slovènes quand ceux-ci se joignirent à
leurs expéditions. C'est aux Slovènes que les contemporains attribuent
le supplice du pal, invention tristement célèbre, qui s'est perpétuée
jusqu'à nos jours dans les contrées du Danube. La civilisation romaine
frémit à la vue de ces longues files de pieux garnis de corps agonisants
qui restaient étalés sur les chemins comme des trophées de la
barbarie[659]. Quelquefois ils attachaient leurs prisonniers par les
membres à quatre poteaux, la tête pendante en arrière, et ils leur
brisaient le crâne à coups de bâton, comme on fait aux chiens et aux
serpents, dit l'écrivain grec[660]. Ceux des habitants que les Slaves ne
pouvaient pas emmener étaient enfermés avec des bœufs et des chevaux
dans des étables garnies de paille où on mettait le feu, puis les
barbares partaient au bruit des clameurs humaines où se mêlaient le
mugissement du bétail et les éclats de l'incendie[661]. C'était là un de
leurs passe-temps. Avec les Bulgares, autres souffrances, autres
terreurs. Rien n'échappait à ces rapides escadrons, plus légers et plus
destructeurs que les sauterelles de leurs steppes. Sur leur passage, les
moissons étaient brûlées, les vergers détruits, les maisons rasées, et
dans les ruines mêmes il ne restait pas pierre sur pierre. Longtemps
après, quand l'herbe et les broussailles avaient recouvert de grands
espaces, jadis cultivés et habités, le Mésien disait en soupirant:
«Voilà la forêt des Bulgares[662]»! Ce sauvage, muni du filet de guerre
qu'il balançait dans sa main gauche, le jetait en passant avec une
prestesse et une sûreté merveilleuses, et quand il avait emmaillotté sa
victime, lançant son cheval au galop, il traînait le filet contre terre
au moyen d'une courroie attachée à l'arçon de sa selle, jusqu'à ce que
le malheureux prisonnier s'en allât par morceaux[663].

      [Note 657: Obvios quosque sine ullo ætatis discrimine de medio
      sustulerunt, ita ut in Illyrico Thraciaque, insepultis cadaveribus
      solum longe ac late constratum esset. Procop., _Bell. Goth._, III,
      38.]

      [Note 658: Pueros ac fæminas servituti addicunt, cum ad eam diem
      nulli ætati pepercissent. _Id., ibid._]

      [Note 659: Non ense, non hasta, non alio quoquam usitato necis
      genere conficiebant, sed depactis valide in terrain sudibus
      præacutis, miserorurn sedes multa vi impingebant, et infixas inter
      nates palorum cuspides adigentes ad usque viscera, illis vitam
      extorquebant. Procop., _Bell. Goth._, III, 38.]

      [Note 660: Præterea defossis humi lignis quatuor crassioribus
      alligabant hi Barbari eorum quos ceperant, manus ac pedes: deinde
      capita fustibus assidue tundendo, veluti canes, aut serpentes,
      aliudve feræ genus mactabant. Procop., _Bell. Goth._, III, 38.]

      [Note 661: Alios cum bobus et ovibus, quos in patriam abducere non
      poterant, in tuguria compactos, immisericorditer cremabant. Ita
      Sclaveni illos, in quos incidebant, necare erant soliti... _Id.,
      ibid._]

      [Note 662: Constantin Porphyrogénète, _De Administrat. Imper._,
      32, nous peint la Servie, après une expédition des Bulgares, comme
      étant devenue un pays de chasse: «Non invenit in ea regione præter
      viros quinquaginta sine liberis et uxoribus venatione
      victitantes».]

      [Note 663: Theophan., _Chronogr._, p. 185, et pass.]

En parcourant dans les historiens du temps ces lugubres tableaux, on se
demande d'abord pourquoi l'empire romain ne se leva pas comme un seul
homme pour mettre un terme à tant de misères; mais les mêmes historiens
nous fournissent la réponse: l'empire avait toute autre chose à faire.
D'autres intérêts, d'autres luttes, passionnées jusqu'à la fureur,
absorbaient les générations contemporaines, et ne permettaient pas
d'entendre les cris de détresse partis des provinces du Danube. L'église
d'Orient traversait alors une des crises les plus formidables et les
plus longues qui aient ébranlé le christianisme. La question de savoir
si les deux natures divine et humaine étaient séparées ou réunies dans
la personne de Jésus-Christ, et quelle part revenait à chacune d'elles
dans l'œuvre de la rédemption, question aussi délicate qu'importante à
résoudre, avait été, en 428, jetée par le patriarche de Constantinople,
Nestorius, dans la discussion publique, et depuis lors elle n'en était
plus sortie; ou plutôt, grandissant par la controverse, où la subtilité
grecque se donnait amplement carrière, elle était devenue l'unique
occupation des esprits. Nestorius avait nié l'union personnelle des deux
natures, prétendant que le Verbe divin, après son incarnation, avait
habité simplement dans l'humanité comme dans un temple[664], et refusant
à Marie le titre de mère de Dieu: le moine Eutichès releva le défi, mais
se plaçant précisément au point opposé, il confondit les deux natures
jusqu'à faire mourir la Divinité sur la croix[665]. Ces deux solutions
extrêmes faussaient également le christianisme: la première faisait
évanouir le mérite de la rédemption en transformant le sacrifiée
sanglant du Calvaire en une pure apparence et en un spectacle sans
réalité; la seconde aboutissait à l'absurde conséquence du suicide de
Dieu même. En vain le concile de Chalcédoine; avec l'autorité de la
tradition et la saine interprétation des Écritures, formula la doctrine
orthodoxe des deux natures en une seule personne; en vain l'église
romaine adopta les décisions du concile comme la voix du christianisme
lui-même: l'esprit grec n'abandonnait pas aisément la dispute. Les
hérésies de Nestorius et d'Eutychès donnèrent naissance à d'autres
hérésies moins absolues, que chacun put pondérer à sa guise et qui
n'eurent de limites que l'infini. Il naquit aussi, dans une intention
plus honnête que celle d'être chef de secte, des hérésies de
conciliation, si l'on peut ainsi parler, lesquelles cherchèrent à mettre
des contre-poids dans les dogmes, et combinèrent les erreurs pour en
tirer une vérité qui ne blessât personne. Ces dernières tentatives ne
firent qu'obscurcir la question, altérer le sens religieux, et jeter en
Orient la foi chrétienne dans un dédale inextricable[666].

      [Note 664: Fleury, _Hist. eccles._, XXX, 28 seqq.]

      [Note 665: Theodor., Lect. I, 21, 22.--Niceph. Calist. XV,
      28.--Evagr. II, 3.]

      [Note 666: Evagr. III, 7, 8, 9.--Theodor., Lect. I, 34.--Niceph.
      Calist, XVI, 6, 7, et seqq.--Cf. Fleur., _Hist. ecclés._, XXX, 28,
      31.]

Ce fut un des malheurs de l'église orientale d'avoir toujours à compter
avec les empereurs non-seulement en matière de discipline, mais aussi
pour le règlement des dogmes: legs fatal de la succession du grand
Constantin. Les césars de Byzance, patriciens, soldats ou bouviers, se
crurent tous tenus d'être théologiens. Il en arriva mal plus d'une fois
à eux-mêmes, et surtout à l'empire. On sait comment les _formulaires_ de
l'empereur Constance, ses décisions canoniques appuyées par les légions,
troublèrent profondément l'Église, rendirent confiance et autorité au
polythéisme et préparèrent la réaction païenne de Julien[667]; on sait
aussi que la funeste séparation qui se manifesta au sein du
christianisme, entre les Barbares devenus presque tous ariens et les
Romains catholiques, fut due au prosélytisme insensé de Valens[668]: les
triomphes de Valens et de Constance empêchèrent, à ce qu'il paraît,
l'empereur Zénon de dormir, car il eut la prétention de terminer par un
décret impérial la controverse des deux natures. Ce décret, qu'il publia
en 482, sous le titre d'_hénotique_, c'est-à-dire d'_acte d'union_,
laissa l'Église plus divisée que jamais. L'hénotique présentait une
formule de foi que les évêques devaient souscrire, et l'empereur, pour
montrer son impartialité comme juge et sa supériorité comme théologien,
y condamnait tout le monde, lançant l'anathème à droite et à gauche sur
les décisions présentées avant lui, et mettant le concile de Chalcédoine
à peu près au niveau d'Eutychès et de Nestorius. Tout le monde étant
condamné, naturellement personne ne fut content; les évêques
résistèrent, et l'épée des soldats fut employée à les convaincre. Zénon
mourut sur ces entrefaites, heureusement pour la paix du monde[669]. Sa
fin fut entourée de mystère. On raconta que pendant un des accès
d'épilepsie auxquels il était sujet et que provoquait son intempérance,
des officiers de sa cour, ses compagnons de débauche, l'avaient porté
vivant dans un sépulcre, où il avait été trouvé plus tard, les poings
rongés[670]. Sa femme, Ariadne, se hâta de le pleurer, et dans le
premier trouble où le changement de règne jetait Constantinople, elle
recommanda au choix du sénat, de l'armée et du peuple[671], Anastase le
_Silentiaire_.

      [Note 667: Voir _Histoire de la Gaule sous l'administration
      romaine_, t. III, ch. 5.]

      [Note 668: Voir ci-dessus _Histoire d'Attila_, ch. 1.]

      [Note 669: Evagr. III, 8, 9, 10.--Théodor., Lect. II.--Theophan.,
      _Chronogr._,--Vict., Tun. _Chron._--Niceph., Calist. XV, 28; XVI,
      11.--Cf. Fleury. _Hist. ecclés._, XXX.]

      [Note 670: Ferunt inventum... Zenonem, qui prae fame suos ipse
      lacertos mandiderat. Cedren., p. 355.]

      [Note 671: Evagr. III, 32.--Theodor., Lect., p. 558.--Theophan.,
      _Chronogr._, p. 116, 117.]

Sous plus d'un rapport, le choix n'était pas mauvais, et on l'accueillit
avec faveur. Attaché en qualité de chambellan aux petits appartements du
prince, qui s'appelaient dans le langage ampoulé de l'étiquette
byzantine, _l'asile du silence_[672], Anastase avait la réputation d'un
homme d'esprit sans ambition, honnête, bienfaisant et pieux à sa
manière. Il avait plu jadis à l'impératrice Ariadne, qui profita de son
veuvage pour en faire un empereur et l'épouser. Malgré son âge de
soixante ans et ses cheveux d'une blancheur éclatante, Anastase
paraissait encore beau; ses traits réguliers et fins étaient empreints
d'une grande douceur, et ses yeux _dispairs_, dont l'un était noir et
l'autre bleu, attiraient l'attention par leur expression
singulière[673]. De toutes les passions qui avaient pu agiter sa vie,
Anastase n'en avait pas eu de plus constante et de plus vive que la
théologie. Dans sa jeunesse, il s'était livré avec ardeur aux
spéculations religieuses; il avait eu son système à lui, son hérésie,
son symbole de foi. Devenu silentiaire, il s'oubliait encore jusqu'à
venir catéchiser dans l'église de Constantinople, où il soutint des
thèses qui n'étaient pas toujours orthodoxes. Le patriarche s'en étant
plaint à l'empereur, Zénon lui conseilla de faire prendre son chambellan
par des clercs, de le faire tondre comme un moine, et de l'offrir dans
cet état à la risée publique[674]. Cette menace calma l'ardeur
théologique du silentiaire, qui sembla avoir mis de côté toutes ses
erreurs; mais le patriarche lui avait gardé rancune: quand le sénat, le
peuple et l'armée proclamèrent Anastase empereur, le patriarche déclara
qu'il ne le couronnerait pas. Or c'était un usage passé presque en force
de loi que l'évêque de la métropole impériale posât la couronne sur le
front du césar nouvellement élu, ce qui donnait à l'autorité
spirituelle, sinon le droit d'approuver l'élection, au moins celui d'y
créer des embarras, et il pouvait être dangereux de passer outre.
Ariadne alarmée fit intervenir les chefs du sénat; elle intervint
elle-même, et un accommodement fut négocié entre Anastase et le
patriarche. Le nouvel auguste s'engagea à souscrire la formule du
concile de Chalcédoine, et à en faire observer les canons[675];
l'engagement fut pris par écrit, signé de sa main impériale, déposé dans
le trésor de l'église métropolitaine et précieusement gardé comme une
pièce de conviction qu'on opposerait à l'empereur parjure, s'il lui
arrivait de manquer à la condition essentielle de son couronnement. On
se doute bien que le certificat d'Anastase eut le sort de beaucoup de
chartes, programmes, serments, concessions de tout genre, faits,
octroyés, subis, à toutes les époques, sous la dictée de la nécessité.

      [Note 672: Anastasium Silentiarium... Theophan. _Chronogr._, p.
      116.--Qui in palatio Imperatoris militantes, ea quæ sunt quietis
      curarent, Silentiarii sunt appellati. Procop., _Bell. Pers._, 11.]

      [Note 673: Cette différente couleur de ses yeux lui avait fait
      donner le surnom de _Dicore_, ὁ δίκορος [o didoros]. Theophan., p.
      117.]

      [Note 674: Eversa ejus in ecclesiæ cœtu sella, minatus est, ni
      quantocius desisteret, ejus caput se rasurum et in plebem
      traducturum. Theophan., _Chronogr._, p. 116.]

      [Note 675: Areadna imperatrice, senatuque ad exhibenda postulata
      impellentibus, chartam propria manu subscriptam, qua velut fidei
      normam Chalcedonensis synodi decreta se acceptare profiteretur, ab
      eo traditam accepit Euthymius, exin ab eo coronatus. Theoph.,
      _Chronogr._, p. 117.]

Tout marcha bien d'abord: Anastase administrait sagement; il était
économe des deniers publics, ennemi de la corruption et de la vénalité
des charges, bienveillant pour les personnes; il abolit des impôts
odieux, apporta des réformes dans les mœurs et défendit entre autres
choses les combats sanglants des hommes contre les bêtes[676]. Dans sa
vie privée, il était dévot sans être chrétien, allait à l'église avant
le jour, jeûnait, faisait de grandes aumônes; le peuple le regardait
comme un saint, et criait sur son passage: «César, règne comme tu as
vécu!» Mais bientôt les sectaires, ses anciens compagnons d'hérésie,
commencèrent à l'assiéger, et le pouvoir de tout faire réveilla en lui
le démon du prosélytisme religieux. Né d'une mère manichéenne[677],
Anastase avait sucé avec le lait le goût des rêveries persanes qu'il
mêlait secrètement à son christianisme: c'était la tendance particulière
de son esprit. Les vrais chrétiens, à ses yeux, se trouvaient dans cette
bizarre école dirigée par un esclave persan devenu évêque, et où l'on
prétendait marier la religion de Zoroastre à celle du Christ. Anastase
en répandit les missionnaires dans tout l'Orient. Lui-même se fit
construire au palais impérial un oratoire dont les murs étaient couverts
de figures d'animaux et de symboles de toute sorte en usage chez les
manichéens et les gnostiques. Enfin le bruit courut qu'il travaillait à
une nouvelle traduction des Évangiles, attendu, disait-il, que la
version vulgaire était incorrecte et rustique. Ces essais d'immixtion
aux choses religieuses eurent lieu d'abord avec quelque prudence; ce qui
retenait l'empereur, c'était son engagement écrit d'observer les canons
du concile de Chalcédoine, engagement gardé au trésor de l'église de
Constantinople en même temps que les actes eux-mêmes du concile. Rien ne
lui eût coûté pour le tenir en sa possession: il essaya de corrompre le
trésorier Macédonius, devenu patriarche de Constantinople, il essaya de
l'effrayer, le tout sans succès. Il fut plus heureux avec les actes
originaux du concile[678], qu'un prêtre lui livra pour de l'argent, et
qu'il déchira et brûla de sa main. L'insensé crut voir son serment
s'exhaler dans la flamme avec ces pages qu'il avait juré de maintenir.

      [Note 676: Evagr., III, 30, 38.--Theodor. Lect., p. 566.--Cedren.,
      p. 358, 377.--Theophan., p. 123.--Zonar., t. II, p. 45.--Conc., t.
      IV, p. 1185.]

      [Note 677: Theophan., _Chron._, p. 117.--Theodor. Lect., l. II.]

      [Note 678: Imperator illico Chalcedonensium Actorum libellum, quem
      Macedonius in arca sanctiore deposuerat per Calepodium quemdam
      furtim sublatum conscidit atque igni tradidit. Nicephor., XVI.
      26.--Cf. Baron., _Ann. eccles._, t. IX, p. 99.]

La conscience ainsi allégée, Anastase ouvrit une campagne contre le
catholicisme: son plan d'attaque ne manqua ni d'habileté ni de
puissance. Il remit en vigueur l'hénotique de Zénon, qui avait le
caractère d'une loi de l'empire, et tout en affectant un grand zèle pour
ce formulaire qui anathématisait tous les autres, il lâcha la bride aux
nestoriens, aux eutychéens, aux ariens, en un mot à tout ce qui n'était
pas catholique. Toute hérésie lui semblait bonne, pourvu qu'elle reniât
le concile de Chalcédoine, son épouvantait. Il en résulta une anarchie
de doctrines sans exemple et sans nom. Anastase attaqua alors la
liturgie, dans laquelle il introduisit des innovations qui recélaient le
venin de ses doctrines; les prêtres résistèrent; le peuple se souleva,
mais des soldats, l'épée au poing, firent chanter une _doxologie_ de la
façon de l'empereur[679]. Une troupe de moines syriens étant descendue
d'Asie à Constantinople pour assommer le patriarche, d'autres moines
accoururent le défendre; on se battit dans les cloîtres, on se battit
dans les églises. A Constantinople, où la population était en grande
majorité catholique, des processions de prêtres, de bourgeois, de
soldats, tous armés, se mirent à parcourir les rues sous les bannières
militaires jointes à celle de la croix, mêlant au chant des litanies des
cris de guerre et des malédictions contre l'empereur. Ces processions se
rendaient au cirque, où l'on tenait concile en plein vent. Une de ces
assemblées osa déposer Anastase[680], qui la fit dissoudre à grands
coups de lance par les gardes du palais. Le peuple de son côté ne
montrait guère plus de modération. Tout prêtre suspect de complicité ou
simplement de faiblesse vis-à-vis d'Anastase était égorgé sans
miséricorde, et on promenait sa tête au bout d'une pique. Un moine et
une religieuse que l'empereur affectionnait périrent ainsi massacrés, et
leurs cadavres liés ensemble allèrent balayer le pavé des rues.

      [Note 679: Cum... omnibus ecclesiis, per libellum scriptum edixit
      ut ter sanctum hymnum, non omisso addimento, in publicis
      processionibus decantarent... tumultus vehemens exortus est,
      multarum domorum visa incendia, et innumeræ cædes patratæ...
      Theophan., p. 136.--Imperator cum in hynmo trisagio has voces
      adjicere voluit: Qui crucifixus est pro nobis, gravissima seditio
      exorta est, perinde quasi christiana religio funditus everteretur.
      Evagr., III, 44.]

      [Note 680: Populi confusa plebe contumeliosis vocibus Anastasium
      impetente, et alium ad imperium advocante, Manichæum et imperio
      prorsus indignum clamitans... Theophan., _Chronogr._, p. 136.]

Ces horreurs présageaient une guerre civile, qui ne tarda pas à éclater,
et elle éclata précisément dans ces provinces du Danube ravagées si
violemment par la guerre étrangère, mais où la foi catholique était
enracinée. Un général illyrien, nommé Vitalianus, d'ancienne souche
barbare, leva le drapeau de l'orthodoxie catholique, sous lequel
accoururent par milliers les habitants des campagnes, les citadins, les
soldats. En trois jours, il réunit une grande armée. On laissait là sa
maison, sa famille à l'aventure, exposées au fer des Bulgares; les
garnisons romaines désertaient leur poste, pour courir à la croix; il se
présenta même des Huns comme auxiliaires de l'orthodoxie, et on les
accepta[681]. Vitalien marcha sur Constantinople et mit le siége devant
la Porte dorée; mais le sénat et les plus notables habitants
s'interposèrent pour empêcher une prise d'assaut. On négocia au nom
d'Anastase, dont on se rendit garant, et la guerre traîna en longueur.
Vitalien, que ses partisans voulaient nommer empereur[682], mais qui
avait plus de foi que d'ambition, consentit enfin à traiter sous les
sécurités qu'on lui offrait. Ses conditions furent: le rappel des
évêques exilés, la convocation d'un concile œcuménique sous la
présidence de l'évêque de Rome, dont la foi dans ces difficiles matières
n'avait jamais varié, l'arbitrage du même évêque entre les prélats
orientaux et l'empereur en cas de dissentiment possible; et comme on
savait ce que valaient les serments d'Anastase, Vitalien exigea que le
sénat, le corps des magistrats et les premiers citoyens de la ville
souscrivissent aussi ces conditions[683]. Il se fit remettre en outre le
commandement suprême des forces stationnées dans le voisinage de
Constantinople. Ainsi Anastase fut placé sous la triple tutelle des
habitants de sa ville impériale, d'un de ses généraux et d'un évêque
étranger. On croyait avoir bien rivé sa chaîne, et il échappa. Le
concile œcuménique, toujours convoqué, une fois réuni, ne délibéra
jamais[684]; le pape ne gagna rien non plus sur l'empereur malgré sa
fermeté; Vitalien se vit enlever son commandement, et les catholiques
découragés remirent l'épée dans le fourreau. Ne penserait-on pas, à la
lecture de ces faits déjà vieux de treize siècles et demi, parcourir
sous des noms, des costumes, des formules différentes, le récit de
quelque événement d'hier? Ce roi en tutelle sous son peuple, ces
engagements écrits, ces serments arrachés, niés, éludés, tout cela ne
nous reporte-t-il pas à des scènes dont nous ou nos pères avons été
témoins? C'est que les passions des hommes et leurs allures sont les
mêmes, quel que soit le mobile qui les pousse et le court moment où ils
s'agitent: seulement sommes-nous bien sûrs d'avoir toujours eu dans nos
discordes politiques un mobile aussi respectable et aussi sérieux que
devait l'être pour des générations chrétiennes une atteinte portée au
dogme fondamental de leur foi?

      [Note 681: Vitalianus... ducens secum ingentem Hunnorum et
      Bulgarorum numerum... Theophan., p. 137.--Anast., p. 54.--Cedren.,
      t. I, p. 360.]

      [Note 682: Plebe... uno consensu, ceu jam declaratum imperatorem,
      acclamante Vitalianum, Theophan., _loc. cit._]

      [Note 683: Anastasius rebus in desperatis senatorii ordinis
      nonnullos qui de pace agenda eum rogarent, misit: juravitque una
      cum universo senatu episcopos exules se rovocaturum. His additum
      voluit Vitalianus, ut unius cujusque scholæ principes idem
      jurejurando assererent: et ita demum convocaretur synodus ad quam
      pontifex romanus et cuncti accederent episcopi... Theophan.,
      _Chronogr._, p. 137.--Cedren., t. I, p. 360.]

      [Note 684: Accesserunt etiamnum ex diversis locis episcopi
      circiter ducenti: qui a scelesto Imperatore delusi, re infecta
      recessere. Theophan., _ibid._]

Ou comprend maintenant comment, sans lâcheté et sans mériter toutes les
injures dont nous nous plaisons à poursuivre rétrospectivement à travers
l'histoire ce que nous appelons le Bas-Empire, le gouvernement romain,
dans les dernières années du Ve siècle et le commencement du VIe,
pouvait n'attacher qu'une médiocre attention aux courses des Barbares,
Huns, Bulgares et Slaves, dans la vallée du Danube. Il fallut que
Constantinople elle-même et le siége de l'empire se trouvassent en péril
pour réveiller un peuple et un empereur absorbés dans les intérêts d'en
haut. Les places échelonnées pour couvrir les approches de la grande
cité n'arrêtaient pas toujours des détachements qui savaient se glisser
dans leurs intervalles d'autant plus aisément qu'ils se composaient de
cavalerie, d'une cavalerie agile, infatigable. A plusieurs reprises, on
put donc voir les enfants perdus des armées barbares pénétrer dans la
campagne de Constantinople, jusqu'au cœur de cette riche banlieue que
les contemporains nous dépeignent comme la plus délicieuse contrée du
monde. Il faut lire les écrivains du VIe siècle, et surtout Procope,
pour se faire une idée de ce qu'avaient produit, sous le beau ciel de la
métropole de l'Orient et autour de ses mers transparentes, les
merveilles des arts et du luxe jointes à celles de la nature. Lorsqu'ils
nous parlent de ces sites magnifiques qui dominent la Propontide, la
mer Noire ou le Bosphore, de ces eaux vives et abondantes, de ces villas
de marbre se dessinant sur des rideaux de forêts, de ces églises, de ces
palais, de ces jardins en amphithéâtre, rangés sur le contour des
golfes, «comme des perles dans un collier,» ils rencontrent le sentiment
et quelquefois l'expression d'une vraie poésie[685]. La terre même,
malgré toutes ses beautés, n'avait pas suffi au luxe de la Rome
orientale, et des môles jetés à grands frais faisaient étinceler
au-dessus de la mer des habitations de porphyre et d'or que la soie et
le cèdre garnissaient au dedans. Un peuple de statues de bronze ou de
marbre de Paros, reliques du génie des Hellènes, animait ces solitudes
enchantées. C'est là que les patriciens de Byzance venaient jouir d'un
repos voluptueux gagné trop souvent aux dépens des provinces, là que les
Rufin, les Eutrope, les Chrysaphius étalaient ces prodigalités
insolentes qui, après avoir soulevé contre eux la colère de leurs
contemporains, font encore leur condamnation dans l'histoire[686]. Qu'on
se figure l'effroi causé par l'apparition des bandes bulgares dans ce
paradis des Romains d'Orient! On oublia pour un moment la querelle des
deux natures, et pour un moment on pensa aux souffrances des malheureux
Mésiens.

      [Note 685: Procop., _Ædific._, l. I, V, VI, VIII et pass.]

      [Note 686: Hunc suburbanum agrum Bysantii cives, occupantque
      decorantque, non solum ad vitæ usus sed ad luxum etiam insolentem,
      deliciasque immodicas et ad omnem licentiam quam affert mortalibus
      opulentia. Procop., _Ædific._, IV, 9.]

Ce fut alors qu'Anastase entreprit le grand ouvrage auquel son nom est
attaché, et dont les vestiges s'aperçoivent encore aujourd'hui à treize
lieues environ de Constantinople, du côté du couchant. Les Romains, dans
la défense de leur territoire, employaient fréquemment les remparts ou
murs fortifiés adossés à des obstacles naturels, et couvrant des
cantons, quelquefois même des provinces entières. Des portes y étaient
laissées de distance en distance pour les communications avec le dehors.
Gardés en temps ordinaire par quelques postes seulement, ces remparts
recevaient en temps de guerre l'armée défensive, qui s'y tenait à
couvert comme derrière une place forte. L'empire d'Orient comptait
nombre d'ouvrages de ce genre, qui se multiplièrent à mesure qu'il
fallut substituer les moyens matériels à l'esprit militaire; les
Thermopyles elles-mêmes en reçurent, et furent mieux défendues par une
ligne crénelée que par les poitrines des derniers Spartiates[687].
Constantinople, comme on sait, était située sur un isthme que baignent
au midi la Propontide, au nord la mer Noire, et que le Bosphore sépare
de l'Asie. Anastase entreprit d'isoler du continent l'espèce de
presqu'île qui renfermait la ville et sa banlieue, et d'en faire une
île[688], suivant l'expression des auteurs du temps. Pour cela, il traça
le plan d'une fortification qui la coupait d'une mer à l'autre dans une
longueur de dix-huit lieues[689]. Commencé en l'année 507, cet immense
travail fut exécuté rapidement: c'était un mur en pierre, garni d'un
fossé sur le front, haut de vingt pieds, large d'autant, et flanqué de
tours communiquant ensemble par des galeries. La muraille, à chacune de
ses extrémités, était protégée par le voisinage d'une ou de plusieurs
places de guerre: ainsi l'extrémité méridionale, qui plongeait dans la
Propontide, se trouvait encastrée, pour ainsi dire, entre Héraclée et
Sélymbrie, toutes deux puissamment fortifiées[690]. Par ce moyen,
Constantinople et les campagnes voisines furent mises à l'abri, sinon
d'une invasion, au moins d'une surprise et d'un coup de main. On
applaudit, sous ce rapport, à la sollicitude de l'empereur, sans
toutefois s'abuser sur l'étendue de la protection. Les gens sensés
comprirent que dans le cas d'une grande guerre, l'armée de défense ne
serait jamais assez nombreuse pour opposer une résistance égale sur un
front de dix-huit lieues, et qu'un ennemi avisé pourrait toujours
s'emparer d'une portion du mur, profiter des fortifications pour s'y
retrancher, et tenir de là son adversaire en échec[691]. Voilà ce que
purent annoncer et écrire les hommes prévoyants; mais le peuple de
Constantinople se crut en parfaite sûreté; l'empereur avait fait une
chose populaire, et ce fut assez pour le moment.

      [Note 687: Procop., _Hist. arcan._, c. 27.--_Ædific._, IV, 2.]

      [Note 688: Urbem fere insulam pro peninsula efficit. Evagr., III,
      38.]

      [Note 689: Imperator Anastasius, quadragesimo ab urbe lapide,
      longos muros ædificavit, quibus gemina junxit maris littora, ubi
      inter se bidui fere distant. Procop., _Ædif._, IV, 9.]

      [Note 690: Agath., _Hist._ V.--Procop. _Ædific._]

      [Note 691: Neque enim fieri poterat, ut opus adeo spatiosum vel
      satis haberet firmitatis, vel diligenter custodiretur. Certe
      hostes, quacumque muros longos invaderent, omnes partis illius
      custodes opprimebant nulle negotio, cæterosque ex improviso
      adorti, calamitatem inferebant, quantam nemo verbis facile
      exponat. Procop., _Ædific._, IV, 9.]

Huns, Bulgares et Slaves laissèrent la Mésie tranquille jusqu'en l'année
517, où leur retour est mentionné dans les chroniques byzantines. Une
d'elles le signale par ces lignes étranges, tout empreintes d'une
terreur mystique: «En la dixième indiction, sous le consulat d'Anastase
et d'Agapit, cette chaudière qui, suivant la prédiction du prophète
Jérémie, est allumée du côté de l'aquilon contre nous et nos péchés,
fabriqua des traits de feu, et avec ces traits fit de profondes
blessures à la plus grande partie de l'Illyrie[692]...» La Grèce fut
ravagée jusqu'aux Thermopyles, et l'Illyrie jusqu'à l'Adriatique; mais
l'ennemi n'approcha point de Constantinople. Les Barbares traînaient à
leur suite une multitude de prisonniers dont ils demandaient la rançon.
Mille livres d'or qu'Anastase envoya à Jean, préfet d'Illyrie, n'ayant
pas suffi à les racheter tous, beaucoup furent emmenés au delà du
Danube, beaucoup aussi furent égorgés par vengeance ou intimidation sous
les murs des villes qui refusaient d'ouvrir leurs portes.

      [Note 692: Olla illa quæ, in Hieremia vate, ab Aquilone, adversum
      nos nostraque delicta, sæpe succenditur, tela ignea fabricavit;
      maximamque partem Illyrici iisdem jaculis vulneravit... Marcellin.
      Comit., _Chron._, ad ann. 517.]

Anastase mourut d'un coup de foudre l'année suivante,
quatre-vingt-huitième de son âge et vingt-septième de son règne, et au
rêveur manichéen qui avait tant troublé l'empire succéda un vieux soldat
sans prétentions théologiques, mais dont le cœur était romain[693].
Justin (il se nommait ainsi) était né à Bédériana[694], dans la Dardanie
mésienne, et cette circonstance fut heureuse pour les provinces du
Danube, qui avaient tant besoin de secours. Tout autre soin cessant,
Justin s'occupa de les remettre en état de défense, et il commença un
travail de restauration de toutes les places fortes, lequel fut continué
et achevé plus tard par son neveu Justinien[695]. Les neuf années que
régna ce vieux soldat comptèrent parmi les plus paisibles de l'empire
d'Orient: on n'entendit parler ni de Slaves, ni de Huns, tant les
Barbares étaient convaincus qu'on ne les ménagerait point, s'ils osaient
se remontrer. Justin mourut en 527 d'une mort digne de sa vie. Une
ancienne blessure qu'il avait reçue à la jambe s'étant rouverte, la
gangrène l'emporta[696]. Son successeur, désigné d'avance, fut ce même
neveu qu'il avait associé à ses travaux sur le Danube ainsi qu'à
l'exercice de la puissance impériale, Justinien, dont le nom devait
avoir un si grand retentissement dans les siècles.

      [Note 693: Justinus pius imperator, vir ætatis provectæ, et
      expertus rerum a militiæ cingulo exorsus, et ad senatus usque
      ordinem promotus... Theophan., _Chronogr._, p. 141.]

      [Note 694: Justinius cujus Bederiana patria fuit. Procop., _Hist.
      arcan._, c. 6.]

      [Note 695: Procop., _Ædif._, l. II. passim. et l. III. c.
      2.--Malal., part. II, p. 159.]

      [Note 696: Procop., _Hist. arcan._, c. 9.--Accidit, ut imperator
      Justinus ex ulcere pedis, quod ex ictu sagittæ in bello contraxit,
      extingueretur... _Chron. Pasch._, p. 334.]



CHAPITRE QUATRIÈME

Justinien, empereur.--Jugements contradictoires sur ce prince.--Son
origine, son nom, sa famille.--Éducation de Justinien; son génie
universel, ses passions.--Il épouse la danseuse Théodora.--Commencements
de son règne.--Il entreprend de chasser les Vandales
d'Afrique.--Réapparition des Slaves et des Huns sur le Danube; ils sont
battus par Germain.--Défaite des Slovènes, mort do Khilbudius.--Les
Romains battus pal les Bulgares; Constantius, Acum et Godilas pris au
filet.--Affreux ravages de l'armée hunno-vendo-bulgare dans toute
l'Illyrie.--Justinien reprend les travaux de défense commencés par
Justin; ses prodigieuses constructions en Mésie et en Thrace.--Sourdes
hostilités des Gépides contre l'empire; ils surprennent
Sirmium.--Justinien appelle les Lombards en Pannonie et les oppose aux
Gépides.--Inimitié des deux peuples.--Ils s'envoient un défi à jour
marqué.--Tous les deux réclament l'assistance de l'empereur.--Justinien
donne audience à leurs délégués.--Discours des Lombards.--Discours des
Gépides.--Justinien se décide en faveur des Lombards.--Incident des
Goths Tétraxites.--Leurs ambassadeurs viennent demander un évêque à
l'empereur.--Origine et mœurs de ce peuple.--Révélations de ses
ambassadeurs au sujet des Huns coutrigours et outigours; Justinien suit
leurs conseils.--Ambassade envoyée à Sandilkh roi des
Outigours.--Sandilkh promet d'attaquer les Coutrigours toutes les fois
qu'ils attaqueront les Romains.--Gépides et Lombards se présentent pour
vider leur querelle; une terreur panique s'empare d'eux; leurs armées
s'enfuient au lieu de combattre.

527--548.

L'histoire et le roman ont altéré à qui mieux mieux les traits de cette
grande figure de législateur conquérant, qui domine le VIe siècle et
tend la main en arrière aux Théodose, aux Constantin, aux
Septime-Sévère, aux Adrien. Le roman commença pour Justinien, au sein
de la Grèce du moyen âge, par la légende de Bélisaire aveugle et
mendiant, déjà répandue au XIIe siècle[697]. Quant à l'histoire, elle
fut double pour lui dès son vivant: la même plume haineuse et vénale qui
le louait en public se chargea de le dénigrer en secret, le glorifiant
et le noircissant pour les mêmes actes, faisant de lui, ici un héros et
un ange, là un monstre plus détestable que Néron ou Domitien[698], et
mieux encore, un esprit de ténèbres, un démon incarné sous les traits
d'un homme[699]. Entre ces deux excès de la flatterie et de la
méchanceté, le jugement de la postérité est resté indécis, et par une
tendance assez ordinaire à notre nature, qui préfère la satire au
panégyrique, ceux-là même à qui les actions publiques de Justinien
arrachent une admiration involontaire, s'empressent de la tempérer par
la lecture des _Mémoires secrets_[700]. Nous tâcherons d'écarter ces
nuages, et de montrer ce césar des jours de déclin, tel que l'ont pu
voir les contemporains impartiaux. Sa personnalité remplit tellement
tout son siècle, même quand il n'est plus, qu'on ne saurait l'abstraire
des faits sans les laisser incomplets. D'ailleurs la vie privée des
empereurs romains est un élément nécessaire à l'intelligence du monde
romain. L'éducation de palais, sous les gouvernements héréditaires,
jette trop souvent les princes dans un moule uniforme; en tout cas, elle
tend à les séparer de leurs sujets et de leur temps. Sous un
gouvernement électif, où les caractères arrivent tout trempés à la
souveraine puissance, le prince est presque toujours un des types
saillants de son époque, et on peut étudier en lui comme une image
résumée des sujets. Quelques détails sur Justinien et sa famille
justifieront cette vérité.

      [Note 697: Tzetzes, _Chiliad._ III, v. 339, seqq.]

      [Note 698: Domitiani et vultum et fortunam refert. Procop., _Hist.
      arcan._, 8.]

      [Note 699: Ferunt Justiniani matrem narrasse, hunc non Sabbatii
      conjugis aut hominum cujuspiam esse sobolem; sed eo gravida
      anetquam esset, quamdam dæmonis speciem ad se ventitasse...
      Perniciosus dæmon... Procop., _Hist. arcan._, 12.]

      [Note 700: Ces _Mémoires secrets_ ou _Anecdotes_ de Procope sont
      un libelle que le secrétaire de Bélisaire s'est amusé à composer
      contre Bélisaire lui-même, Justinien, Theodora, en un mot contre
      tous les personnages au milieu desquels il vivait et auxquels il
      n'épargnait pas les flatteries publiques.]

Vers l'an 474, et pendant le règne de l'empereur Léon, étaient arrivés
de Bédériana à Constantinople trois jeunes paysans qui, un bâton à la
main et un savon de poil de chèvre sur l'épaule, avec quelques pains
noirs[701], venaient chercher fortune dans la ville impériale. Comme ils
étaient grands et bien tournés, un recruteur les enrôla dans la milice
du palais[702], où ils firent tous trois leur chemin, moitié par leur
bravoure, moitié par la souplesse et l'habileté de conduite qui
distinguait les montagnards de leur pays. L'un d'eux fut l'empereur
Justin, qui de grade en grade était devenu commandant supérieur de ces
mêmes milices palatines où il avait été simple soldat. A la mort
d'Anastase, l'eunuque grand-chambellan, voulant faire pencher le choix
de l'armée vers une de ses créatures, remit à Justin une grande somme
d'argent pour la distribuer aux soldats: Justin la prit, la distribua,
fut lui-même proclamé auguste[703], et l'on rit beaucoup du tour que le
capitaine des gardes avait joué au grand-chambellan. Quand Justin eut sa
fortune faite, il appela près de lui sa sœur Béglénitza, femme d'un
paysan de Taurésium, nommé Istok, et leur fils Uprauda, qu'il voulut
élever comme sien, car il n'avait point d'enfants[704]. Les trois
campagnards déposèrent en même temps que leur costume illyrien, leurs
noms, qui auraient par trop égayé la haute société de Constantinople; on
leur donna des noms latins sonores, on leur fabriqua même une généalogie
qui les faisait descendre d'une branche de la noble famille des Anicius,
implantée autrefois en Dardanie. En vertu de ce baptême latin,
Béglénitza devint Vigilantia; Istok, Sabbatius; et Uprauda prit ce nom
de Justinianus qu'il a su rendre immortel.

      [Note 701: Tres in Illyria nati exercendisque agris assueti
      adolescentes... Zimmarchus, Ditybistus et Justinus, pedibus
      Bysantium veniunt, rejectis post terga sagis in quibus præter
      secundarios panes, nihil eis quod reconderent, ex re domestica
      fuit. Procop., _Hist. arcan._, 6.]

      [Note 702: Numeris militaribus inscripti ab Imperatore, utpote
      egregia corporis forma conspicui, ad regiæ custodiam seliguntur.
      _Id., ibid._]

      [Note 703: Evagr., IV, 1.--Procop., I, 9.--_Chron. Pasch._, p.
      331.--Zon, XIV, t. II, p. 58.--Cedren., t. I, p. 363.]

      [Note 704: Biglenitza... Istokus... Uprauda... Theophil. _Vit.
      Justinian._]

Le pâtre de l'Hémus n'avait pas reçu dans son enfance une éducation bien
soignée, s'il est vrai, comme le raconte Procope, qu'il ne pouvait
signer son nom qu'à l'aide d'une lame d'or évidée dont il suivait les
traits avec sa plume[705]; en tout cas, il voulut qu'il en fût tout
autrement de son neveu. Le jeune Uprauda reçut les meilleurs maîtres en
toute chose, et les étonna par l'activité insatiable et l'universalité
de son intelligence: éloquence, poésie, droit, théologie, art militaire,
architecture, musique, il voulut tout savoir et sut tout. Devenu
empereur, il travailla lui-même à ces monuments éternels du droit qui
l'ont sa première gloire[706]. Ses rapports au sénat étaient toujours
son ouvrage, et il les improvisait souvent, quoique avec un accent un
peu rude, et qui décelait son origine illyrienne[707]. L'église grecque
chante encore aujourd'hui une des hymnes qu'il composa, et dont il
faisait aussi la musique[708]. Enfin plusieurs monuments de
Constantinople et des provinces furent construits sur ses plans ou
d'après ses avis[709]. Quant à la guerre et à ses accessoires, il en
acquit la théorie et la pratique comme tous les jeunes Romains, soit
dans les camps, soit sur les champs de bataille. Cette éducation ne prit
tout son développement que lorsque Justin fut devenu empereur: Justinien
avait alors trente-cinq ans. Mais au plus fort de cet enfantement de son
génie, une passion plus profonde, plus indomptable encore que celle du
savoir, vint maîtriser son cœur: il s'éprit de la danseuse Théodora, qui
était alors la fable de Constantinople par le désordre de ses mœurs non
moins que par son étonnante beauté. Quelles que fussent les
représentations de sa mère, les refus de son oncle, les prohibitions
mêmes de la loi, qui défendait de tels mariages, les comédiennes ainsi
que les prostituées étant réputées personnes infâmes, avec qui le
mariage était nul, Justinien voulut l'épouser, et son ardente
opiniâtreté fit tout fléchir. Il fallut que le vieux soldat fît lui-même
réformer la loi qui protégeait l'honneur de son nom[710]. Au reste,
malgré les vices de cette femme et les maux que son orgueil, ses
rancunes et son immoralité purent causer à l'empire, on hésite à
condamner sans rémission celui qui l'épousa, quand on voit quel amour
sincère, quel culte fidèle et presque pieux il porta toute sa vie «à la
très-respectable épouse que Dieu lui avait donnée[711];» c'est ainsi
qu'il s'exprime dans une de ses lois. Théodora balançait d'ailleurs ses
grands vices par de grandes qualités: un esprit pénétrant, toujours en
éveil, un jugement sûr, une décision à laquelle Justinien dut au moins
une fois son trône et sa vie[712].

      [Note 705: Calamus colore imbutus... huic principi tradebatur in
      manum, quam alii prehensantes ducebant, circumagebantque calamum
      per quatuor litterarum formas, nempe singulas tabellæ incisuras...
      Procop., _Hist. arcan._, 6.]

      [Note 706: Legibus præ nimia obscuris multitudine, et manifesta
      inter se pugna confusis, admota manu, optima conciliatione sublato
      ipsarum dissidio, jus conservavit. Procop., _Ædif., in proœm._]

      [Note 707: Quæ sibi scripto respondenda forent, hæc non, uti mos
      est, quæstori committebat, sed ut plurimum sumebat sibi
      pronuncianda, licet ei barbare sonaret oratio. Procop., _Hist.
      arcan._, 14.]

      [Note 708: Nicol. Alem. in _Hist. arcan._ Procop., _Not. Edit.
      Venet._, 1729; t. II, p. 361.]

      [Note 709: Procop., _Ædif._, pass.]

      [Note 710: Tum is cum Theodora moliri nuptias aggreditur; nam cum
      viris senatoriis (quod prisca lege cautum est) uxorem ducere
      meretricem non liceat, ille principem adigit, ad legem nova
      constitutione evertendam; et exinde Theodoræ matrimonio jungitur.
      Procop., _Hist. arcan._, c. 9.]

      [Note 711: Apud nos... participem consilii sumentes eam, quæ a Deo
      data est nobis piissimam conjugem. Justinian. _Novell._, 8.]

      [Note 712: Lors de la révolte dite _Nicâ_, où Justinien découragé
      et prêt à quitter Constantinople, fut soutenu par Théodora et
      sauvé par Bélisaire.]

Ce prince était d'une taille au-dessus de la moyenne; il avait les
traits réguliers, le visage coloré, la poitrine large, l'air serein et
gracieux; ses oreilles étaient mobiles, conformation déjà remarquée dans
Domitien, et qui fournit contre le nouvel empereur plus d'une allusion
méchante[713]. On raconte qu'il prenait plaisir à se vêtir à la manière
des Barbares, surtout à celle des Huns. Il menait dans son palais la vie
austère des anachorètes; pendant un carême (c'est lui-même qui nous le
dit, non sans un peu d'ostentation), il ne mangea point de pain, ne but
que de l'eau, et prit pour toute nourriture, de deux jours l'un, un peu
d'herbes sauvages assaisonnées de sel et de vinaigre[714]. Il dormait à
peine quelques heures, et se réveillait au milieu de la nuit pour
travailler aux affaires de l'État et à celles de l'Église, ou parcourir,
en proie à une agitation fébrile, les longues galeries du palais[715].
C'était pendant ces heures d'insomnie et de méditation solitaire qu'il
se familiarisait avec les grands desseins qui germaient dans sa tête, et
qui finirent par lui sembler à lui-même des inspirations de Dieu. Ces
habitudes passablement étranges accréditèrent les fables dans lesquelles
on le peignit comme un démon, un esprit malfaisant qui ne dormait point,
ne mangeait point, et n'avait d'humain que l'apparence[716]. Cette
faculté de doubler ainsi les heures de la vie permit à Justinien, arrivé
tard à l'empire, puisqu'il avait déjà quarante-cinq ans, de faire plus à
lui seul que beaucoup de grands empereurs pris ensemble.

      [Note 713: Erat Justinianus imperator tereti facie; pectorosus,
      candidus, recalvaster, rotundis oculis, formosus, florido aspectu,
      subridens; subcano capite, mento rasus ritu Romanorum, naso
      justo... _Chron. Pasch._, p. 375.--Corpore neque procero fuit,
      neque pusillo nimis, sed quo staturam justam non excederet... cui
      et aures subinde agitarentur. Procop., _Hist. arcan._, 8.]

      [Note 714: Sæpe unum atque alterum diem noctemque cibo abstinuit,
      præsertim ejus festi pervigiliis, quod Pascha dicimus, quandoque
      biduum brevi aqua, et agresti olere victitans... Procop., _Hist.
      arcan._, 13.--Justinian., _Novell._, 8, 30.]

      [Note 715: Horam somno indulgens, reliquum tempus continuis
      terebat deambulationibus. Procop. _ibid._--Et non in vano vigilias
      ducimus, sed in hujus modi eas expendimus consilia, pernoctantes,
      et noctibus sub æqualitate dierum utentes. Justinian., _Novell._,
      8.]

      [Note 716: Dirum et furiale caput is videbatur qui nunquam potus,
      cibi, vel somni expletus satietate... intempesta nocte regiam
      obambulabat... Procop., _Hist. arcan._, 14.]

A peine sur le trône, il commença ce grand ouvrage de législation qui
subsiste depuis tant de siècles, et sert de fanal aux législateurs des
peuples modernes à mesure que ceux-ci se dégagent des ténèbres du moyen
âge. La conception d'un Code unitaire se liait dans son esprit à la
reconstruction du monde romain, dont il colligeait, éclaircissait,
simplifiait les lois en les adaptant au changement des mœurs; puis il
confia aux armes le soin de créer cet empire à qui il avait préparé un
Code.

Si l'on veut bien comprendre Justinien, il faut le saisir à ce moment
solennel où il jette son pays dans la plus héroïque et la plus imprévue
des entreprises, la guerre d'Afrique contre les Vandales, que devait
suivre celle d'Italie contre les Goths, puis une troisième qu'il
méditait en Espagne, et peut-être une quatrième en Gaule, partout enfin
où des dominations barbares s'étaient assises sur les dépouilles de
Rome. Il n'avait point d'armée: il s'en fait une en portant d'abord la
guerre en Perse, où il dicte la paix, et de cette campagne sortent des
généraux capables de tout oser et de tout accomplir, Bélisaire, Narsès
et Germain. Quand il entretient son conseil privé de ses projets sur
l'Afrique, il ne rencontre qu'étonnement, incrédulité et terreur. Ses
ministres les plus complaisants croient lui rendre service en le
combattant. On s'était habitué à considérer l'Afrique comme perdue et
les Vandales comme invincibles; on ne savait plus trop bien ce qu'était
cette ancienne province de l'empire, avec laquelle les rapports même
commerciaux étaient à peu près rompus, puisque le préfet du prétoire
soutint dans le conseil qu'il faudrait plus d'un an pour pouvoir envoyer
un ordre aux armées et en recevoir la réponse. Les soldats, qui se
rappellent peut-être Charybde et Scylla, s'effraient d'une campagne de
mer, et le peuple murmure à l'idée d'une augmentation d'impôts[717].
Resté seul de son avis, Justinien commençait à douter de lui-même, quand
la religion le raffermit. Un évêque arrivé du fond de l'Orient à
Constantinople, lui demande audience et lui parle en ces termes:
«Prince, Dieu qui révèle quelquefois par des songes sa volonté à ses
serviteurs, m'envoie ici, pour te réprimander[718]: «Justinien, m'a-t-il
dit, hésite à délivrer mon Église du joug des Vandales, ces impies
ariens. Que craint-il? Ne sait-il pas que je combattrai pour lui? Qu'il
prenne les armes, et je le ferai maître de toute l'Afrique![719]»
Justinien crut avec bonheur à ce songe, qui répondait à sa pensée:
l'instinct religieux lui rend la foi politique, et, sous cette double
illumination, il ouvre la série des rapides et brillantes campagnes où
l'on vit Constantinople délivrer Rome et reconquérir Carthage. Le reste
des projets qu'avait pu concevoir Justinien demandait plus que la vie
d'un homme, et malheureusement il n'eut pas de successeur. On a dit,
pour rabaisser sa gloire, qu'il devait ses victoires à ses généraux;
mais l'idée et la direction de la guerre, à qui les dut-il sinon à
lui-même? Son règne donna à l'empire quatre généraux comparables à ceux
des beaux temps de Rome, Bélisaire, Narsès et les deux Germain: pareille
bonne fortune n'arrive jamais qu'aux grands rois.

      [Note 717: Procop., _Bell. Vand._, I, 10, XI, 24; _Ædif._, VI,
      4.--Theophan., _Chronogr._, p. 160.]

      [Note 718: Quidam Orientis episcopus alas et animos addidit
      imperatori, somnium sibi a Deo immissum asserens... Theophan.,
      _Chronogr._, p. 161.]

      [Note 719: Cum ipso enim militabo, et Libyæ dominum constituam.
      Theophan., _ibid._]

Les barbares de la Slavie et de la Hunnie, qui n'avaient point remué
pendant tout le règne de Justin, reparurent dès qu'il fut mort, comme
pour sonder le nouvel empereur. Choisissant toujours l'hiver pour
franchir le Danube, ils s'élancèrent dans la petite Scythie, et déjà ils
menaçaient la Thrace quand Germain les défit dans une grande
bataille[720]. Trois ans après, ce fut le tour des Slovènes, que le
maître des milices de Thrace, Khilbudius, rejeta sur la rive gauche du
Danube, puis au delà des Carpathes, et il leur fit une rude guerre au
milieu de leurs villages; mais il périt pendant une marche imprudente,
où il se laissa envelopper. Khilbudius était Slave d'origine et
excellent pour les guerres qui se faisaient sur le Danube; sa mort parut
aux Barbares un vrai triomphe et leur rendit toute leur audace[721]. Les
Bulgares ne tardèrent pas à se remettre de la partie; ce fut encore la
même émulation de pillage et de cruautés. Un jour que les Bulgares
battus par les Romains regagnaient à toute bride le Danube, les légions,
revenant joyeuses à leur camp sans beaucoup d'ordre et de prudence,
tombèrent dans une division bulgare que l'on supposait, fort loin. Les
Romains surpris commencèrent à se débander, et furent bientôt en pleine
déroute. Au milieu de ce désordre, les cavaliers ennemis, pénétrant dans
les rangs des fuyards, faisaient la chasse aux officiers, les enlevant
avec leurs filets pour en avoir plus tard rançon. Ils jetèrent ainsi
leurs lacs sur les trois commandants de l'armée romaine qu'ils
réussirent à emmaillotter: c'étaient Constantius, Godilas et Acum[722].
Godilas, encore libre d'une main, trancha les mailles du filet avec son
poignard et s'échappa; les deux autres furent pris. Constantius se
racheta au prix de mille pièces d'or; mais Acum fut emmené en esclavage.
Il était Hun, originaire des colonies mésiennes et converti au
christianisme[723]: l'empereur lui-même l'avait tenu sur les fonts de
baptême. Peut-être ces circonstances bien connues des Bulgares à cause
du grade élevé d'Acum attirèrent-elles sur lui un traitement plus
rigoureux. Sept ans de tranquillité succédèrent à ces brigandages; puis
la guerre recommença en 538, mais plus sérieusement cette fois.

      [Note 720: Antæ Sclavenorum accolæ, transito Istro, in Romanorum
      fines cum magno exercitu irruperunt. Germanus recens ab Imperatore
      creatus magister militum totius Thraciæ, inito cum hostium copiis
      prælio, vi illas profligavit, et fere ad internecionem cecidit...
      Procop., _Bell. Goth._, III, 40.]

      [Note 721: Chilbudium imperator... militari Thraciæ magisterio
      ornatum, Istri fluminis custodiæ præfecit, atque operam dare
      jussit, ut amnis transitu Barbari in posterum prohiberentur. Post
      annos tres... duro certamine inito, Romani multi cecidere, atque
      in his militum magister Chilbudius. Procop., _Bell. Goth._, III,
      14.]

      [Note 722: Constantiam, Acum et Godilam fugientes, soco velut
      reste interceperunt Godilas soco sicæ opera rescisso effugit,
      Constantius autem una cum Acum vivus comprehensus est. Theophan.,
      _Chronogr._, p. 184.]

      [Note 723: Acum patria Hunnus, quem e sacro fonte suscepit
      Imperator. Thsophan., _ibid._]

Les Barbares avaient bien choisi le moment pour tenter une attaque sur
le nord de l'empire, dont toutes les troupes étaient engagées en Italie.
Le sort même de Bélisaire, bloqué dans les murs de Rome, put sembler
quelque temps compromis; c'est ce qu'avaient pensé les Franks, qui de
l'alliance des Romains venaient de passer à celle des Goths moyennant la
cession de la province narbonnaise[724]. Présentant à tous les peuples
germains la cause des Goths comme celle de la Germanie elle-même, ils
les excitaient à prendre les armes, espérant créer une forte diversion
du côté du Danube. Les Germains, à leur tour, ne manquèrent pas de
stimuler les populations de race différente qui étaient voisines du
fleuve. Ce fut probablement par suite de ces provocations que les Antes,
les Bulgares et les Huns repassèrent leurs limites en 538. Ne trouvant
point d'obstacles à leur marche, ils s'éparpillèrent dans toutes les
directions. Trente-deux châteaux forcés en Illyrie, la Chersonèse de
Thrace envahie, la côte de l'Asie Mineure dévastée par une bande qui
franchit l'Hellespont entre Sestos et Abydos, furent les événements
désastreux de cette guerre[725]. Une autre bande gui s'avança, jusqu'aux
Thermopyles, trouvant le passage fermé d'une muraille,, tourna le défilé
par les sentiers de l'OEta, et, se jetant sur l'Achaïe, la ravagea
jusqu'au golfe de Corinthe[726]. Comme une inondation se retire des
ruines qu'elle a faites, les Barbares regagnèrent ensuite leur pays,
repus de carnage, chargés de dépouilles, et maîtres de cent vingt mille
prisonniers romains qui étaient pour eux un butin vivant[727].

      [Note 724: Procop., _Bell. Goth._, I, 13.]

      [Note 725: Ab Ionio sinu ad ipsa Bysantii suburbia, continenti
      cursu, omnia populati, Barbari castella in Illyrico XXXII
      ceperunt... Procop., _Bell. Pers._, II, 4; _Ædific._, IV,
      11.--Marcellin. Com., _Chron._, ad ann., 538.--Jorn., _Temp.,
      Succ._--Theophan., _Chronogr._, p. 185.]

      [Note 726: Cum ad Thermopylas manum oppugnandis mœnibus
      admovissent, a custodibus fortissime repulsi, dum viarum aufractus
      explorant, præter opinionem invenere tramitem quo in montem illic
      eminentem evaditur. Procop., _Bell. Pers._, II, 4.]

      [Note 727: Cum opulenta præda captivorumque centum ac viginti
      millibus domum, obsistente nemine, remigrarunt. Procop., _loc.
      cit._]

Justinien désespéré reprit alors le grand travail de défense auquel il
avait coopéré sous le règne de son oncle, et que d'autres besoins lui
avaient fait suspendre. Il le reprit avec une activité que rien ne
ralentit plus. Ce fut une œuvre prodigieuse qui embrassa non-seulement
la rive droite du Danube, et l'intérieur des provinces de Scythie, de
Mésie, de Dardanie et de Thrace, mais, au delà du fleuve, tous les
points importants de la rive gauche qui avaient été abandonnés depuis
deux siècles. Singidon, Viminacium, Bononia, Ratiaria, Noves, en un mot
toutes les grandes places de la Haute et de la Basse-Mésie sortirent de
leurs ruines; toutes furent réparées, beaucoup furent agrandies: de
simples châteaux devinrent des villes, des tours se transformèrent en
citadelles, suivant les besoins de la situation. Sur la rive gauche, les
forts de Constantin et de Maxence furent réoccupés, et la tour qui
servait jadis de tête au pont de Trajan du côté des Barbares, relevée
sous le nom de _tour Théodora_, domina de nouveau les gorges du
fleuve[728]. La petite Scythie, route ordinaire des incursions nomades,
reçut de nombreux ouvrages de défense, tant sur le fleuve que sur la
mer. Il s'y trouvait de vieux châteaux démantelés dont les Slaves
avaient fait leurs repaires[729]; on en délogea ces brigands pour y
replacer des garnisons romaines. Enfin dans l'intérieur du pays, entre
le Danube et l'Hémus, Justinien fortifia tout ce qui était susceptible
de l'être. Il fit construire aussi çà et là de grandes enceintes
crénelées propres à recevoir, en cas d'invasion, les paysans avec leurs
familles et leurs meubles.

      [Note 728: Tum quoque Trajanus bina castella imposuit utrique
      fluminis ripæ; atque horum quidem alterum, quod in adverso est
      continente, _Theodoram_; alterum vero situm in Dacia, vocabulo....
      utique latino, _Pontem_ appellarunt... Procop., _Ædific._, IV, 6.]

      [Note 729: Arx vetus erat Ulmiton dicta, quæ quoniam Sclavenis
      barbaris grassatoribus diu sedem præbuerat, vacabat penitus, nec
      jam nisi nomen servabat: tota a fundamentis reædificata, oram
      illam ab incursibus et insidiis Sclavenorum liberam reddidit.
      Procop., _Ædific._, IV, 7.]

Ces précautions salutaires n'étaient pas prises seulement contre les
Huns et les Slaves; la crainte des Gépides y avait bien sa part. Ce
peuple, longtemps à la solde de l'empire en qualité d'ami, resta fidèle
à l'alliance romaine tant que les Goths, auxquels il servait de
contre-poids, occupèrent la Pannonie. Quand ceux-ci eurent transporté
leurs demeures en Italie, les Gépides voulurent s'emparer des plaines de
la Save, mais ils rencontrèrent l'opposition des Romains, qui
revendiquaient pour eux-mêmes la possession du pays. Ils s'en vengèrent
alors par des hostilités tantôt sourdes, tantôt déclarées. Ce n'était
pas, comme chez beaucoup de peuples germains, la violence franche et
brutale qui caractérisait les relations des Gépides avec leurs voisins;
leur politique avait quelque chose de cauteleux et de sournois, qui
semblait vouloir singer la politique byzantine. Tout en protestant de
leur bonne foi, ils empiétaient chaque jour sur quelque portion des
plaines de la Save; ils se glissèrent même dans les murs de Sirmium,
qu'ils refusèrent ensuite d'évacuer[730]. On connut bientôt aussi leur
participation aux pillages des Slaves et leurs intrigues avec les
Franks. Cette conduite inquiétait à bon droit le gouvernement impérial,
qui, absorbé par la guerre d'Italie, sentait sa faiblesse sur le Danube.
Pour se garantir de ce côté, Justinien fit descendre les Lombards du
plateau de la Bohême, où ils étaient comme en observation, et leur
abandonna, sur la rive droite du Danube, non-seulement l'ancien domaine
des Ostrogoths en Pannonie, mais aussi la partie du Norique qu'avaient
habité les Ruges avant leur passage au delà des Alpes. Il concéda ces
territoires aux Lombards sous les conditions de sujétion politique et de
service militaire attachées au titre de fédéré[731]. C'était une
barrière vivante qu'il voulait placer entre les Gépides et lui. Anastase
avait fait la même chose en petit quelques années auparavant, en
colonisant des Hérules dans les campagnes de Singidon[732]. Cet
expédient, fort usité par le gouvernement romain, ne réussit qu'à demi
cette fois, à cause du caractère des Lombards, réputés féroces et
turbulents entre tous les Germains. Leur nouvelle position ne leur fit
point démentir leur renommée: ce furent assurément de rudes voisins pour
les Gépides, qu'ils étaient chargés de tourmenter, mais ils ne se
montrèrent guère plus doux pour les provinces romaines qu'ils avaient
promis de défendre. La vue de ces riches contrées exerça sur eux une
dangereuse attraction, et Justinien fut bientôt obligé de s'interposer
entre ses sujets et ses hôtes.

      [Note 730: Gepædes qui olim urbem Sirmium Daciamque omnem
      obtinuerant, ut primum Justinianus Augustus ditioni Gothicæ
      regionem illam eripuit, agentes ibi Romanos abduxerunt in
      servitutem, et continenter progressi, vim vastitatemque imperio
      romano attulerunt. Procop., _Bell. Goth._, III, 33.]

      [Note 731: Cum urbem Noricum et Pannoniæ munitiones aliaque loca
      Justinianus Langobardis donasset, eam illi ob causam, patriis
      sedibus relictis, in adversa Istri ripa consederunt, haud procul a
      Gepædibus... Tanquam Romanis conjuncti fœdere... Procop., _Bell.
      Goth., l. c._]

      [Note 732: Procop., _Bell. Goth._, II, 14; III, 33.]

Toutefois son principal but se trouvait atteint. A force d'attaques,
d'affronts, de provocations de toute sorte, Gépides et Lombards en
vinrent à se haïr d'une de ces haines profondes, implacables, comme il
n'en existe qu'entre voisins et parents. Leurs deux rois, Aldoïn, qui
gouvernait les Lombards, et Thorisin, qui commandait aux Gépides[733],
envenimaient encore la haine nationale par leur inimitié personnelle.
Les choses allèrent à ce point, qu'en l'année 548 les deux peuples,
résolus d'en finir par une guerre il outrance, s'envoyèrent
réciproquement un défi dans la même forme que ceux des combats
singuliers pratiqués entre guerriers germains[734]. Le lieu et le jour
furent convenus pour une bataille dans laquelle une des nations devait
rester sur la place, et le jour fut choisi assez éloigné pour que chaque
parti eût le loisir de mettre sur pied toutes ses forces et de se
procurer des secours au dehors. Le plus puissant des alliés possibles,
celui qui devait jeter le poids le plus lourd dans la balance des
combats, c'était assurément l'empereur des Romains, et ce fut le premier
auquel pensèrent les deux nations, chacune, il est vrai, à sa
manière[735]. Les Lombards, malgré les reproches qu'ils avaient
fréquemment encourus, se croyaient le droit de réclamer l'assistance
directe de l'empire, tandis que les Gépides bornaient leurs prétentions
à obtenir sa neutralité. Chaque peuple se hâta d'envoyer une ambassade à
Constantinople, dans l'intention de prévenir son ennemi et de présenter
d'abord sa cause sous le jour le plus favorable. L'empressement fut tel,
en effet, que les deux ambassades, arrivées en même temps dans la ville
impériale, se trouvèrent avoir demandé audience pour le même jour.
Justinien décida qu'il les entendrait séparément et à des jours
différents[736], mais la première audience fut pour les Lombards. Admis
près du trône où l'empereur siégeait au milieu de sa cour, le chef des
envoyés d'Aldoïn récita ce discours préparé que l'histoire contemporaine
a recueilli:

«Nous ne saurions assez admirer, ô Romains, la stupide insolence des
Gépides, qui, après tant de mal fait à votre empire, viennent vous
proposer de lui en faire encore davantage. C'est avoir une étrange idée
de la facilité de ses voisins que de leur demander assistance lorsqu'on
les a indignement offensés[737]. Réfléchissez seulement à ce qu'est
l'amitié des Gépides; ce sera le meilleur moyen de vous guider
vous-mêmes. Si ce peuple ne s'était montré perfide qu'envers quelque
nation lointaine et peu connue, nous aurions besoin de beaucoup de
paroles et de temps pour vous peindre ses habitudes et sa nature, et il
nous faudrait recourir à des témoignages étrangers; mais, ô Romains,
nous n'invoquerons ici de témoignage que le vôtre: c'est vous qui nous
fournirez un exemple, et un exemple récent[738].

      [Note 733: Tunc temporis Thorisinus imperabat Gepædibus; Audoïnus
      Langobardis. Θορισίν, Αὐδουῖν. Procop., _Bell. Goth._, III, 34.]

      [Note 734: Belli mutui vehementissima incensi cupidine, proruebant
      in pugnam, cui et certa dies præstituta est. _Id., ibid._]

      [Note 735: Utrique ab illo (Imperatore) auxilium magnopere
      exspectabant. Procop., _Bell. Goth._, III, 34.]

      [Note 736: Utrosque audire statuit Justinianus, non in unum
      coactos cœtum, at separate admissos. _Id., loc. laud._]

      [Note 737: Vehementer miramur, Imperator, absurdam Gepædum
      insolentiam qui, post tot tantasque injurias vestro illatas a se
      imperio, nunc etiam dedecus gravissimum vobis imposituri accedunt.
      Nam licentiam in vicinos extrema plenam indignitate ii solum
      exercent, qui illos arbitrati captu admodum faciles esse, eorumque
      bonitate, quos inique violaverunt, abusi, ipsos adeunt. Procop.,
      _Bell. Goth._, III, 34.]

      [Note 738: Ac si Gepædes perfidiam uni alii cuipiam genti
      exhibuissent: nobis... longa oratione, multo tempore, externisque
      testimoniis opus esset; jam vero vos ipsi exemplum præbetis
      recens. _Id., ibid._]

«A l'époque où les Goths tenaient encore la Pannonie, les Gépides se
renfermaient prudemment dans leurs limites; on ne les voyait point
mettre le pied sur la rive droite du Danube, tant l'épée des Goths leur
faisait peur. Oh! dans ce temps-là ils étaient les fédérés, les bons
amis du peuple romain; tes devanciers, ô empereur, leur envoyèrent
beaucoup d'argent, et toi-même tu as été magnifique à leur égard[739].
Sans doute qu'ils payaient vos bienfaits par de grands services? Par
aucun, ni grand ni petit. Il est vrai qu'ils ne vous faisaient point de
mal; mais comment vous en auraient-ils fait? Vous aviez renoncé à vos
anciens droits sur le territoire qu'ils habitent à la gauche du Danube,
et les Goths les contenaient sur la rive droite! C'est un beau service
en vérité que celui qui provient de l'impuissance de nuire, et on peut
fonder dessus une amitié bien solide[740]!

      [Note 739: Tunc fœderati et amicissimi Romanorum; amicitiæ nomine,
      cum ab Imperatoribus fato functis congiaria annis singulis
      plurima, tum a te æque munifico acceperunt. Procop., _l. c._]

      [Note 740: Quis gratum unquam appellet animum, nocendi
      impotentiam? Et quæ stabilitas amicitiæ in mero defectu virium ad
      peccandum? Procop., _Bell. Goth._, III, 34.]

«Maintenant voilà les Goths chassés de toute la Pannonie, et vous,
Romains, embarqués dans des guerres lointaines, vous envoyez vos armées
aux extrémités de l'univers. Que font les Gépides? Ils vous attaquent,
ils vous pillent, ils envahissent votre province. Les paroles nous
manquent pour qualifier une pareille scélératesse, qui n'attente pas
seulement à la majesté de votre empire, mais qui viole les lois les plus
saintes de l'amitié et les stipulations de votre alliance[741]. O
empereur, les Gépides t'enlèvent Sirmium, ils traînent les habitants
romains en servitude, ils se vantent de dominer bientôt la Pannonie tout
entière! Comment donc ont-ils gagné les terres dont ils sont maîtres?
Est-ce par des victoires remportées pour vous, ou avec vous, ou contre
vous? Au prix de quelle bataille ce pays leur est-il tombé dans les
mains? C'est peut-être comme un supplément aux subsides que vous leur
avez si longtemps payés pour être vos amis[742].

      [Note 741: Ecce enim, ut primum Gepædes, pulsos ex omni Dacia
      Gothos, ac vos bello impeditos viderunt, ausi sunt scelesti
      undique ditionem vestram invadere: cujus rei indignitatem quis
      possit verbis consequi? An non romanum imperium spreverunt? An non
      fœderis ac societatis leges violarunt?... Nonne in majestatem
      rebellarunt? _Id., ibid._]

      [Note 742: In cujus pugnæ præmium illis ea regio cessit? Idque
      postquam a vobis crebra stipendia, ut jam ante, a tempore nescimus
      quo, pecuniam... acceperunt. Procop., _Bell. Goth._, III, 34.]

«Non, depuis qu'il existe des hommes, on n'a rien vu de plus impudent
que l'ambassade qu'ils t'adressent, ô empereur[743]! Sachant que nous
leur préparons une rude guerre, ils accourent près de toi; ils se
présenteront devant ton trône, et ils pousseront peut-être l'insolence
jusqu'à te demander des secours contre nous qui sommes tes fidèles.
Peut-être au contraire t'offriront-ils la restitution de ce qu'ils t'ont
volé; dans ce cas, fais honneur de leur bon sens tardif et de leur
repentir aux épées des Lombards prêtes à sortir du fourreau, et daigne
nous en remercier[744]. De deux choses l'une: ou bien ils viennent te
confesser leur repentir, et alors songe que ce repentir est forcé, ou
bien, gardant ce qu'ils t'ont pris, ils viennent te demander encore
davantage, et comprends qu'ils te font la dernière insulte que l'on
puisse adresser à un homme.

      [Note 743: Hac porro ipsorum legatione nihil iniquius post homines
      natos susceptum est. _Id., ut sup._]

      [Note 744: Quod si eo consilio venerunt, ut injuste occupata
      restituant; est profecto cur Romani præcipuam ejusmodi pœnitentiæ
      et sanioris consilii causam adscribant Langobardis, quorum metu
      illi compulsi, sero tandem, invite licet, resipiscunt. _Id.,
      ibid._]

«Nous te parlons là dans notre simplicité de barbares, rudement et sans
l'éloquence que mériteraient de si grandes choses. Tu ajouteras à nos
paroles ce qui leur manque, pesant dans ta sagesse les intérêts des
Romains et ceux des Lombards. Tu songeras surtout à ceci: c'est qu'il
est naturel que nous, Lombards et Romains, qui professons également le
culte catholique, nous restions unis contre les Gépides, qui sont
ariens, et par-là encore nos ennemis[745].»

      [Note 745: Adjuncta hac aliis omnibus cogitatione, Romanos jure
      coïturos nobiscum, qui de Deo sentimus cum ipsis eadem, et Arianis
      vel eo nomine adversaturos. Procop., _Bell. Goth._, III, 34.]

Après ce discours, qui peut donner une idée de l'éloquence germanique au
VIe siècle, les ambassadeurs des Lombards furent congédiés, et ceux des
Gépides ayant été introduits le lendemain, Justinien entendit la
contre-partie de ce qu'il avait entendu la veille. Si le message des
Lombards, rude, acerbe, mais adroit dans sa rusticité, avait eu pour but
de piquer d'honneur les Romains et d'aiguillonner leurs rancunes, celui
des Gépides, non moins adroit dans sa feinte modération, fut calculé
pour mettre en contraste leur esprit de soumission et de paix avec
l'orgueil sauvage de leurs rivaux. «Les Gépides, en adressant cette
ambassade à l'empereur des Romains, venaient demander un juge plutôt
qu'un allié, et il fallait bien qu'ils eussent été attaqués injustement,
puisqu'ils cherchaient un arbitre: le provocateur d'une querelle se
conduirait-il ainsi? Personne au reste ne s'aviserait d'attribuer une
pareille démarche à la peur: on savait trop bien qu'en nombre comme en
vaillance le Gépide était autre chose que le Lombard[746]. Si donc le
premier invoquait dans la circonstance présente l'amitié de l'empereur,
c'était par déférence et respect, et aussi pour lui offrir sa part d'un
triomphe assuré.»--«O César, dirent encore les envoyés de Thorisin, les
Lombards sont pour toi des amis d'hier: les Gépides sont de vieux alliés
éprouvés par le temps. Les Lombards n'ont pour eux qu'une audace
insensée qui les porte à se ruer sur tout ce qui les approche; les
Gépides sont sages et puissants[747]. Vingt fois nous avons voulu te
soumettre nos griefs, les Lombards s'y sont opposés, et maintenant
qu'ils ont amené la guerre au point où ils voulaient, inquiets de leur
faiblesse, ils espèrent t'armer contre tes amis. Ces voleurs prétendent
qu'ils nous attaquent parce que nous occupons Sirmium, comme si les
terres et les villes manquaient à ton empire, comme si tu n'avais pas
tant de provinces dans le monde que tu cherches des peuples pour les
habiter[748]. Nous-mêmes, nous aimons à le proclamer: le pays que nous
possédons, nous le devons à la générosité des Romains. Or, le
bienfaiteur doit appui et protection à celui qu'il a gratifié.
Octroie-nous donc ton assistance contre les Lombards, ô empereur! ou du
moins reste neutre entre eux et nous: ce faisant, tu aviseras
convenablement aux intérêts de ton peuple, et tu obéiras à la
justice[749].»

      [Note 746: Gepædes et numero et fortitudine Langobardis longe
      præstare. Procop., _ub. sup._]

      [Note 747: Id etiam attendere convenit, recentem esse
      Langobardorum amicitiam cum Romanis; Gepædibus societatem
      familiaritatemque vobiscum veterem intercedere... Langobardi...
      inconsideratæ pleni audaciæ. Procop., _Bell. Goth._, III, 34.]

      [Note 748: Vos adeunt, idque agunt, ut pro ipsis Romani contra
      quam fas est, bellum suscipiant; cujus causam ex Sirmio aliisque
      nonnullis Daciæ locis in nos conflatam fures hi proferunt... Atqui
      tot urbes adhuc totque provinciæ supersunt imperio tuo, ut
      nationes quæras... _Id., loc. laud._]

      [Note 749: Rogamus ut pro sociali jure Langobardos nobiscum
      viribus omnibus invadatis: vel certe a neutra stetis parte: quo
      suscepto consilio, rem æquam ac romano imperio convenientissimam
      facietis. _Id., ibid._]

Justinien délibéra longtemps en lui-même et avec son conseil sur ce
qu'il convenait de faire dans la circonstance. Se mêlerait-on de la
querelle ou laisserait-on les deux champions s'entre-détruire tout à
leur aise, sans favoriser ni l'un ni l'autre? Si l'on se décidait à
intervenir, il fallait évidemment assister les Lombards. D'excellentes
raisons plaidaient pour chacun des deux partis, car, si d'un côté les
Romains devaient désirer le prompt anéantissement des Gépides, d'un
autre côté il y avait péril pour eux à fortifier outre mesure ces
Lombards, d'une amitié déjà si incommode. Tout bien considéré, on
éconduisit les premiers, et on promit aux seconds un secours de dix
mille cavaliers romains et de quinze cents Hérules auxiliaires, sauf à
examiner quand et comment la promesse serait remplie[750]. Un incident
qui suivit de près la double ambassade fit reconnaître à Justinien qu'il
avait pris le plus sage parti, et que l'apparente humilité des Gépides
n'était qu'un leurre pour endormir sa prévoyance.

      [Note 750: Quos (Gepædes) Justinianus Augustus post longam
      deliberationem remisit irritos, ac jurato cum Langobardis
      fœdere... Procop., _Bell. Goth._, III, 34.]

Dans cette grande presqu'île qui termine la Mer-Noire au nord et la
sépare des Palus-Méotides, presqu'île appelée autrefois Cimmérienne et
maintenant Crimée, habitait le peuple des Goths Tétraxites, humble
débris du vaste empire d'Ermanaric[751]. Quand cet empire tomba, en 375,
sous les coups des Huns de Balamir, des Goths fugitifs vinrent chercher
la liberté dans le groupe de montagnes qui couronne la péninsule au
midi, et qui portait encore au VIe siècle de notre ère l'antique
dénomination gauloise de _Dor_ ou _Tor_, c'est-à-dire de _haut
pays_[752]. Ils y occupaient des vallées fertiles et bien arrosées,
propres au labourage ainsi qu'à l'éducation des troupeaux, et avec le
temps ils formèrent un petit peuple aussi connu par ses mœurs
hospitalières et pacifiques que par sa bravoure quand il était provoqué.
On ne trouvait chez lui ni villes ni fortifications d'aucune sorte, ces
fils des vieux Germains ayant conservé religieusement l'aversion de
leurs ancêtres pour les murailles et les clôtures, qu'ils regardaient
comme des prisons. Leur petite république, aussi sage que guerrière, se
maintenait presque toujours en paix, malgré le voisinage des Huns
outigours, établis dans le nord de la presqu'île et dans les steppes à
l'est du Bosphore cimmérien, et celui des Huns coutrigours, qui
possédaient le pays à l'ouest des Palus-Méotides, tant ces tribus
indomptables avaient appris à respecter le bouclier quadrangulaire et la
longue épée des Goths Tétraxites[753]. Les villes romaines qui bordaient
la côte méridionale, où se faisait un grand commerce, Cherson,
Sébastopol, Théodosie et Bosphore, gardiennes du détroit, trouvaient
dans la petite république gothique une honnête et utile alliée, et un
échange mutuel de bons offices faisait que cette alliance n'éprouvait
jamais de mécomptes. Les Goths Tétraxites étaient chrétiens. De quelle
église? Appartenaient-ils à celle qui admettait le symbole de Nicée et
la consubstantialité des deux premières personnes divines dans le
mystère de la sainte Trinité, ou bien partageaient-ils les erreurs
d'Arius avec les autres nations de leur sang disséminées en Europe? On
l'ignorait à Constantinople, et ils ne le savaient pas eux-mêmes, si
nous en devons croire un contemporain: rudes et ignorants en doctrine,
mais bons chrétiens dans la naïveté de leur foi[754]. Or leur évêque
venait de mourir, et ils se demandaient avec inquiétude comment ils
pourraient s'en procurer un autre, quand le bruit se répandit que les
Abasges, peuple du Caucase nouvellement converti au christianisme, en
avaient reçu un de Constantinople[755]. Ce fut pour eux un trait de
lumière, et une députation partit sans perdre de temps pour aller
solliciter du grand empereur des Romains l'octroi d'un évêque à ses
fidèles amis les Goths Tétraxites[756].

      [Note 751: Gothi Tetraxitæ.--Γότθοι οἱ Τετραξῖται καλούμενοι.
      Procop., _Bell. Goth._, IV, 4.]

      [Note 752: _Dory_ maritima regio, ubi ab antiquo Gothi habitant.
      Procop., _Ædif._, III, 7.--C'est de là que la partie méridionale
      de la péninsule cimmérienne avait reçu dans les fables grecques le
      nom de Tauride. Les noms où entre le radical _dor_ sont
      très-fréquents dans les pays habités autrefois par les races
      gauloises, témoin les _Tauriskes_, les _Taurini_ et les nombreux
      monts _Dor_, _d'Or_ et _Tor_ qui existent en Gaule et dans les
      Alpes, soit orientales, soit occidentales. On sait d'ailleurs que
      les Cimmiériens (Kimri) furent une des souches d'où sortirent les
      nations gauloises. Voir mon _Hist. des Gaulois_, t. I. _Introd._]

      [Note 753: Ac primo quidem Gothi muniti clypæis stetere contra, ut
      impetum prohiberent, cum suis viribus tum loci firmitate freti:
      nam et Barbarorum qui in illis partibus degunt ipsi fortissimi
      sunt. Procop., _Bell. Goth._, IV, 5.]

      [Note 754: An vero Arii sectam Gothi isti, quemadmodum cæteræ
      gentes Gothicæ, aliamve secuti unquam fuerint, affirmare nequeo;
      quando nec ipsi id sciunt, sed jam pietate admodum credula
      simplicique religionem colunt. Procop., _Bell. Goth._, IV, 4.]

      [Note 755: Audierant destinatum ab Imperatore fuisse præsulem ad
      Abasgos. _Id., ibid._]

      [Note 756: Rogantes ut Antistite suo recens mortuo aliquem sibi
      episcopum daret. _Id., loc. cit._]

Ces gens simples, admis à l'audience de Justinien, exposèrent en peu de
mots l'objet de leur voyage, et l'évêque qu'ils demandaient leur fut
gracieusement promis. Ils semblèrent ensuite vouloir reprendre la parole
comme s'ils avaient quelque chose d'important à ajouter; mais, en
promenant leurs regards sur le cortége nombreux et brillant dont le
prince aimait à s'entourer, ils s'arrêtèrent tout interdits. L'empereur,
qui vit leur trouble, les invita à une autre conférence, secrète et
intime cette fois. Les honnêtes ambassadeurs avaient voulu payer leur
bien-venue à l'empereur et à l'empire en révélant certaines choses qui
intéressaient grandement la politique romaine, et comme il s'agissait
des Huns leurs voisins, ces Goths avaient craint d'amener, en parlant
devant tant de monde, des indiscrétions dont ils auraient plus tard à se
repentir[757]. Ouvrant alors leur cœur librement, ils peignirent à
Justinien l'état des Coutrigours et des Outigours, leurs agitations
intérieures, leur soif de l'or et les rivalités de leurs chefs, et
firent sentir combien il serait facile et utile à l'empire romain de
jeter la division parmi ces barbares, afin de les empêcher de se réunir
contre lui[758]. Justinien se croyait sûr des Coutrigours, qui
touchaient de sa munificence une gratification annuelle, et il n'apprit
pas sans dépit que ces faux alliés avaient promis d'assister les Gépides
dans leur campagne contre les Lombards, et que le marché se concluait à
l'époque même où les ambassadeurs de Thorisin sollicitaient si
modestement sa neutralité. Les Goths Tétraxites ne se bornèrent point à
des révélations: ils offrirent les bons offices de leur république
contre les Coutrigours dans la guerre, qui pouvait éclater au gré des
Romains; après quoi ils se retirèrent.

      [Note 757: Cum Hunnos Uturguros hi legati metuerent, palam quidem
      ac multis audientibus, legationis causam exponentes, de præsule
      tantum mentionem fecerunt Imperatori. Procop., _Bell. Goth._, IV,
      4.]

      [Note 758: At in arcano intimoque colloquio, utilitates omnes
      declaraverunt quas imperium romanum capturum esset, si discordia
      inter vicinos sibi barbaros aleretur. Procop., _ibid._]

Le conseil fut trouvé bon, et tandis que les ambassadeurs goths
regagnaient leurs montagnes de Tauride, des émissaires intelligents
partirent de Constantinople pour les steppes où campaient les Outigours,
au delà du Caucase. Cette horde avait alors pour roi un certain
Sandilkh[759], personnage envieux et cupide, chez qui la bassesse le
disputait à la vanité. La seule idée que les Romains le dédaignaient,
tandis que leurs caresses ainsi que leur argent allaient chercher le roi
des Coutrigours, qui ne le valait pas, faisait sécher Sandilkh de
colère, et dans ses retours amers sur lui-même il ne savait ce qu'il
devait le plus haïr du rival heureux qui l'effaçait, ou de l'empereur
Justinien, si mauvais juge du mérite. A la vue des émissaires romains
arrivés dans son camp, son front s'épanouit, et il songea à prendre sa
revanche. Les propositions qu'apportaient ceux-ci étaient nettes et sans
ambages: ils offraient au chef des Outigours la subvention qu'avait
touchée jusqu'alors celui des Coutrigours, à la condition que le premier
se constituerait le gardien du second, et que chaque fois que les
Coutrigours enverraient quelque expédition du côté du Danube, Sandilkh
en ferait une dans leurs campements, qu'il traiterait de façon à ramener
les troupes coutrigoures sur leurs pas; autrement il ne ménagerait rien
pour les châtier[760]. Ces propositions fort claires, comme on voit,
parurent d'abord révolter Sandilkh. Du ton d'un homme longtemps méconnu
et qui sent qu'on a besoin de lui, il s'écria avec emphase: «Vous êtes
vraiment injustes, ô Romains, quand vous exigez que j'extermine des
compatriotes et des frères, car sachez que non-seulement les Coutrigours
parlent la même langue que nous, s'habillent comme nous, ont les mêmes
mœurs et les mêmes lois, mais qu'ils sont du même sang que les
Outigours, quoique les deux peuples soient gouvernés par des chefs
différents[761]. Voici cependant ce que je puis faire pour rendre
service à votre empereur. J'irai surprendre les campements des
Coutrigours, et je ferai main-basse sur leurs chevaux que j'emmènerai
avec moi. Il en résultera que vos ennemis, n'ayant plus de montures, ne
pourront de longtemps vous faire la guerre, et alors vous dormirez en
paix[762].» Les envoyés romains auraient pu rire de l'offre de Sandilkh,
si elle n'eût eu par trop l'air d'une moquerie insolente; mais ils
sentirent l'intention, et l'un deux, retournant dans le cœur du barbare
l'aiguillon de la jalousie, lui demanda ironiquement si ses compatriotes
et frères les Coutrigours, dont il montrait tant de souci, partageaient
avec lui l'argent que les Romains leur donnaient, et si lui-même
comptait sur une part de leur butin quand ils viendraient piller les
terres de l'empire[763]. Le coup portait juste: Sandilkh, hors de lui,
jeta le masque, reçut les présents, et jura de faire aveuglément tout ce
qu'on lui commandait.

      [Note 759: On trouve ce nom sous les formes Σανδίλχος, Σανδίχλος
      et Σανδίλ. ]

      [Note 760: Proponebat Imperator per legatos, si Cotraguros
      debellasset, ad ipsum annuas pecuniarum præstationes quæ quotannis
      illis pendebantur, redituras esse. Menand., _Exc. leg._, p. 133.]

      [Note 761: Minime sibi pium aut decens fore, omnes suos
      contribules ad internecionem usque delere... Quippe qui,
      inquiebat, non solum eadem lingua, atque nos utuntur, eadem
      habitatione, eodem vestitu, atque eadem vivendi ratione, sed etiam
      sunt nostri consanguinei, quamvis aliis ducibus pareant. _Id.,
      ibid._]

      [Note 762: Equos Cotraguris adimam et hos mihi vindicabo proprios
      ne habeant quibus vecti et insidentes Romanis noceant. _Id., ub.
      sup._]

      [Note 763: Uturguros autem nihil inde lucri capere, et cum in
      prædæ partem non vocentur a Cuturguris... Procop., _Bell. Goth._,
      IV, 18.]

Tandis que les deux politiques gépide et romaine travaillaient ainsi par
des mines et des contre-mines les barbares de la Mer-Noire et les
tiraillaient en sens contraire, le jour fixé pour le grand duel des
Gépides et des Lombards arriva. Les champions se trouvèrent pris au
dépourvu, les secours qu'ils attendaient de part et d'autre leur ayant
fait défaut; toutefois le point d'honneur germanique n'en exigeait pas
moins qu'ils répondissent à un engagement si solennel. Leurs armées se
rendirent donc sur le terrain; mais, à peine en présence, elles
tournèrent le dos et s'enfuirent à toutes jambes chacune de son côté,
comme frappées d'une terreur panique[764]. Les deux rois assistaient à
cette étrange déroute sans pouvoir l'arrêter. En vain Thorisin, qui crut
avoir l'avantage, se jetait au-devant de ses Gépides, les menaçant et
les suppliant tour à tour; en vain Aldoïn, confiant dans sa force,
criait à ses Lombards de demeurer: le champ de bataille fut vide en un
moment; il n'y restait que les deux rois seuls ou presque seuls[765].
Force leur fut de reconnaître dans cet événement un arrêt du ciel qui
mettait, leur honneur à couvert, et sous l'impression involontaire de la
frayeur qu'ils ressentaient eux-mêmes, ils conclurent une trêve de deux
ans, pendant lesquels ils comptaient arranger leurs différends à
l'amiable, ou prendre mieux leurs mesures pour les trancher armes en
main[766].

      [Note 764: Jam erant in propinquo acies, non tamen in conspectu,
      cum terror panicus, de repente ipsis injectus, omnes temere retro
      fugere compulit. Procop., _Bell. Goth._, _l. c._]

      [Note 765: Solis principibus cum paucis admodum remanentibus.
      Procop., _Bell. Goth._, IV, 18.]

      [Note 766: Et nos, dixerunt, in Dei sententiam concedamus, bellum
      dirimentes. _Id., ub. sup._]



CHAPITRE CINQUIÈME

Rupture de la trêve entre les Gépides et les Lombards.--Kinialkh amène
aux Gépides une armée de Huns coutrigours; ceux-ci s'en débarrassent en
les jetant sur la Mésie.--Lettre de Justinien à Sandilkh.--Les Huns
outigours grossis des Goths Tétraxites attaquent les
Coutrigours.--Horrible massacre; des prisonniers romains rompent leurs
fers et se sauvent en Mésie.--Kinialkh marche au secours de son
pays.--Deux mille Coutrigours obtiennent des terres en Thrace.--Lettre
de Sandilkh à Justinien.--Fin du duel des Gépides et des Lombards: les
Lombards vainqueurs accusent Justinien do leur avoir manqué de
foi.--Vieillesse de Justinien; son gouvernement
décline.--Désorganisation de l'armée romaine; corruption des
magistrats.--La peste et les tremblements de terre désolent
l'empire.--Nouvelle guerre des Huns coutrigours, des Slaves et des
Bulgares sous la conduite de Zabergan.--Trois armées envahissent la
Thessalie, la Chersonèse de Thrace et le territoire de
Constantinople.--Terreur des Romains; faiblesse de la milice
palatine.--Le vieux Bélisaire défend Constantinople avec une poignée
d'hommes.--Sa tactique prudente devant l'ennemi.--Embuscade qu'il dresse
à Zabergan; les Huns sont mis en déroute.--Bélisaire vainqueur est privé
de son commandement par Justinien.--Mauvais succès des deux autres
armées hunniques.--Belle défense de la Chersonèse de Thrace par Germain;
combat naval; mort de ce général.--Zabergan repasse le Danube.--La
guerre recommence entre les Coutrigours et les Outigours; arrivée des
Avars qui les pacifient en les asservissant.

548--560.

La réconciliation fut de courte durée, et bientôt Gépides et Lombards ne
songèrent plus qu'à leurs préparatifs de guerre. Les Gépides devaient
recevoir des Coutrigours, à un jour fixé, un secours de douze mille
cavaliers d'élite, mais il y avait encore une année à passer avant
l'expiration de la trêve quand le secours arriva, conduit par un chef de
grand renom appelé Kinialkh[767]. Cet incident troubla fort le roi
Thorisin[768]; que ferait-il de ses hôtes en attendant la guerre? Les
renvoyer chez eux, ce serait les mécontenter et s'en priver peut-être
pour une autre fois: en tout cas, fallait-il les payer d'avance. Les
recevoir en Gépidie, les héberger, les nourrir toute une année et
encourir les inconvénients inséparables d'une pareille hospitalité,
c'était un autre parti presque aussi dangereux que le premier. Thorisin
était en proie à ces incertitudes, quand une idée lumineuse traversa son
esprit. Montrant à Kinialkh les grasses campagnes de la Mésie qui
s'étendaient en amphithéâtre sur la rive droite du Danube, il lui
proposa de l'y transporter avec tout son monde, qui trouverait là du
butin et des vivres en abondance, ce qu'ils n'auraient pas chez les
Gépides[769]. Kinialkh ébahi agréa la proposition, et les douze mille
cavaliers coutrigours, après avoir franchi sans encombre le Danube et
ensuite la Save, pénétrèrent au cœur de la Mésie, hors de l'atteinte des
postes romains qu'ils avaient tournés[770]. Justinien, averti de ces
faits, fit expédier sur-le-champ au roi Sandilkh une dépêche ainsi
conçue:

      [Note 767: Confestim illi armatorum miserunt duodecim millia,
      quibus præter alios imperabat Chinialchus, vir bellica laude
      clarissimus. Procop., _Bell. Goth._, IV, 18.--Χινίαλχος, Χινίαλος.]

      [Note 768: Gepædes præcipitem adventum horum barbarorum graviter
      ferentes, quod certaminis tempus nondum appeteret, sed annus adhuc
      superesset pactis induciis... Procop., _ibid._]

      [Note 769: Persuaserunt ut, hoc interim spatio, oras incursarent
      ditionis imperatoriæ. _Id., ub. sup._]

      [Note 770: Quoniam acribus Romanorum custodiis in Illyrico et
      Thracia claudebatur Istri fluminis transitus. _Id., loc. cit._]

«Si, connaissant ce qui se passe et pouvant agir, tu restes tranquille
chez toi, nous admirons ta perfidie non moins que l'erreur où nous
sommes tombé le jour où nous te donnâmes la préférence sur ton rival le
roi des Coutrigours[771]. Si au contraire tu ignores ce qui se passe, tu
es excusable, mais nous attendons pour le croire que tu te sois mis en
devoir d'agir. Les Coutrigours viennent chez nous, moins pour ravager
nos États (ce qu'ils ne feront pas longtemps) que pour nous prouver
qu'ils valent mieux que les Outigours[772]. Nous leur avons remis
l'argent que nous te destinions: avise maintenant au moyen de le leur
reprendre[773]. Écoute, Sandilkh: si après un tel affront tu n'es pas
bientôt vengé, c'est que tu ne le peux ou ne l'oses pas, et nous alors,
changeant de conduite, nous reviendrons à ceux que tu crains, et
auxquels, en ami, nous te conseillerons de te soumettre. Nous serions
fou de vouloir partager l'humiliation du faible quand il ne tient qu'à
nous d'avoir l'alliance du fort[774].»

      [Note 771: Siquidem non ignarus eorum quæ Cutriguri in nos
      tentarunt, tu interim sponte quiescis, merito certe miror tuam
      perfidiam... Agath., _Hist._, V, p. 170.]

      [Note 772: Advenerunt enim huc, non eo animo et studio ut meas
      ditiones vastent... sed rebus ipsis declaraturi quod, ipsis ut
      præstantioribus fortioribusque contemptis, decepti simus, cum tibi
      confidere maluerimus. _Id., ibid._]

      [Note 773: Aurum omne quantum tibi quotannis mercedis causa
      largiri consuevimus, ipsi abstulerunt. _Id., ibid._]

      [Note 774: Dementiæ enim fuerit, una cum victis in societatem
      ignominiæ venire, cum liceat victoribus adjungi. Agath., V, p.
      171.]

La dépêche de la chancellerie impériale fit bondir de colère
l'orgueilleux Sandilkh, qui, pour bien prouver qu'il savait gagner son
argent quand il le voulait, se mit en route avec toute son armée pour le
campement des Coutrigours. Les Goths Tétraxites, qui avaient le mot,
l'attendaient avec un contingent de deux mille fantassins bien armés au
passage du Tanaïs, et se joignirent à lui[775]. Les Coutrigours, quoique
pris à l'improviste et privés d'ailleurs de leur meilleure cavalerie,
envoyée sur le Danube, firent bonne contenance et marchèrent au-devant
de Sandilkh; mais la fortune leur fut contraire. Un grand massacre
suivit leur défaite; leur camp fut pillé, leurs femmes enlevées, leurs
enfants traînés en servitude[776], l'épée des Goths Tétraxites et la
flèche des Huns outigours rivalisèrent à qui mieux mieux pour le service
des Romains. Il y avait dans le camp saccagé plusieurs milliers de
captifs mésiens ou thraces[777] que les Coutrigours détenaient pour en
tirer rançon. Ils étaient étroitement gardés et chargés de fers. Le
tumulte de la bataille ayant dispersé leurs gardes, ces captifs
brisèrent leurs fers et se cachèrent, puis des chevaux qui leur
tomberait sous la main leur permirent de fuir. Arrivés avec toute la
précipitation de la crainte et de l'espérance au bord du Danube[778],
ils y racontèrent les événements dont ils venaient d'être témoins.

      [Note 775: Gothorum Tetraxitarum adjunctis sibi duodecim millibus
      (Uturguri) fluvium Tanaïm cum omnibus copiis trajecere. Procop.,
      _Bell. Goth._, IV, 18.]

      [Note 776: Uturguri, versis in fugam hostibus, ingentem fecere
      stragem... captis uxoribus, liberisque... Procop., _l. cit._]

      [Note 777: Quorum numerus ad multas myriadas. Procop., _Bell.
      Goth._, IV, 19.]

      [Note 778: Ejus pugnæ beneficio latentes, inde fuga celeri in
      patriam redierunt. _Id., ibid._]

Kinialkh cependant manœuvrait dans les plaines du la Mésie contre
Aratius, qui cherchait à le cerner, mais le cherchait assez mollement,
se souciant peu de compromettre sa petite armée, et comptant sur un
dénoûment pacifique au moyen des nouvelles qu'on attendait des campagnes
du Don. Sitôt que ces nouvelles arrivèrent, l'empereur les lui fit tenir
avec ordre de les communiquer à Kinialkh. On devine aisément quel en fut
l'effet: Kinialkh et ses cavaliers n'eurent plus qu'un désir, aller
défendre ou venger leurs familles; ils n'eurent plus qu'un cri de colère
contre les infâmes Outigours, leurs frères dénaturés. Aratius profita de
ces bonnes dispositions pour négocier avec eux leur retraite, et ils
s'engagèrent à ne toucher à la tête ni à la propriété d'aucun Romain, si
on ne les inquiétait point, jurant en outre de ne plus porter les armes
contre l'empereur[779]. Kinialkh dit alors adieu aux Gépides, qui virent
s'envoler avec lui tout espoir de secours contre les Lombards. A quelque
temps de là, une bande de deux mille Coutrigours, femmes, enfants,
guerriers, échappés aux flèches de Sandilkh, vint ranger ses chariots en
face du Danube[780]. Elle demandait avec instance la permission de
passer le fleuve et quelque coin de terre à cultiver dans les provinces
romaines. Le chef qui la conduisait, nommé Sinio, avait servi sous
Bélisaire en Afrique[781], et réclamait cette faveur comme prix de son
sang versé pour l'empire: Justinien accorda tout, et Sinio fut interné
ainsi que sa bande dans un canton de la Thrace qui manquait
d'habitants[782].

      [Note 779: Nullam se posthac facturos cædem, neminem abducturos
      captivum, neque aliud detrimenti importaturos; sed abcessuros ita
      ut se regionis illius incolis amicos præstarent... ac post suum
      reditum datam Romanis fidem usque servarent... Procop., _Bell.
      Goth._, IV, 19.]

      [Note 780: Duo millia cum liberis atque uxoribus. Procop., _loc.
      cit._]

      [Note 781: Sinio qui jampridem in Africa Belisario adversus
      Gelimerem et Vandalos militaverat. _Id., ibid._]

      [Note 782: Ipsos Justinianus benignissime accepit et in Thracia
      considere jussit. Procop., _Bell. Goth._, IV, 19.]

Tout allait bien jusque-là: l'orage qu'on avait pu craindre du côté du
nord se trouvait dissipé, et les Gépides, dans leur isolement, n'étaient
plus en face des Lombards un ennemi assez redoutable pour que l'empire
eût besoin de se mêler de leurs querelles: mais la politique à double
visage a ses déboires et ses retours quelquefois amers. Peu de mois
après le départ de Kinialkh et l'admission de Sinio en Thrace,
l'empereur reçut un message de Sandilkh. Ce message n'était point écrit,
car les Huns n'avaient aucune connaissance de l'alphabet, suivant la
remarque d'un historien du temps, et leur oreille ne saisissait pas même
la valeur des lettres: leurs envoyés apprenaient par cœur les missives
dont ils étaient chargés, et les récitaient ensuite mot pour mot à celui
ou ceux qu'elles concernaient[783]. C'est ainsi que la chose se passa
vis-à-vis de Justinien. Admis à l'audience impériale, l'ambassadeur
outigour, représentant et truchement du roi Sandilkh, s'exprima en ces
termes:

      [Note 783: Quippe Hunni etiam nunc rudes plane sunt litterarum
      quas ne auribus quidem admittunt: quare omnia regis sui mandata
      more barbarico memoriter relaturi erant legati. _Id., ibid._]

«J'ai appris dans mon enfance un proverbe dont on vantait la sagesse et
qui m'est resté dans la mémoire. Le voici, s'il m'en souvient bien: «Le
loup, animal féroce, changera peut-être son poil; mais ses instincts,
il ne les changera jamais, parce que la nature ne lui a pas donné le
pouvoir de s'amender[784].» Tel est le proverbe que moi, Sandilkh, j'ai
appris de la bouche des vieillards, qui m'enseignaient par là
indirectement comment il faut juger les hommes. Je tiens également cette
autre chose de l'expérience, laquelle est bien naturelle à un barbare
comme moi, vivant au milieu des champs[785]. Les bergers prennent des
chiens qui tettent encore, ils les élèvent, les nourrissent
soigneusement dans leurs maisons, et l'on voit en retour les chiens,
devenus grands, s'attacher par reconnaissance à la main qui les a
nourris. Si les bergers agissent ainsi à l'égard des chiens, c'est afin
que ceux-ci gardent et protégent leur troupeau, et qu'ils repoussent le
loup quand le loup arrive. Cela se pratique ainsi partout, à ce que je
crois, et nulle part on n'a vu les chiens dresser des embûches aux
moutons et les loups les garder[786]. C'est une espèce de loi que la
nature a dictée aux chiens, aux moutons et aux loups. Je ne suppose pas
qu'il en soit autrement chez toi, quoique ton empire abonde en toute
sorte de choses même très-éloignées du sens commun[787]. Dans le cas où
je me tromperais, fais-le savoir à mes ambassadeurs, afin qu'à la veille
de devenir vieux, j'apprenne encore quelque chose de nouveau[788].

      [Note 784: Olim puer proverbium didici, quoi jactari audiebam,
      idque ejusmodi est si bene memini. Pilum quidem, aiunt, lupus,
      ferum animal, mutare fortasse poterit; ingenium vero nunquam
      mutabit, abnuente natura emendationem. Procop., _Bell. Goth._, IV,
      19.]

      [Note 785: Id ego Sandil accepi a senioribus, oblique innuentibus,
      quæ hominibus convenirent. Ea quoque teneo edoctus usu, quæ me
      barbarum ruri degentem discere oportuit. _Id., ibid._]

      [Note 786: Lactentes catulos assumunt pastores ac domi diligenter
      nutriunt. Hæc eo consilio pastores agunt, ut, si quando lupi
      ingruerint, eorum impetum canes repellant: id quod ubique terrarum
      fieri arbitror: nam gregi nec insidiari canes, nec lupos unquam
      opitulari quisque vidit. Procop., _loc. cit._]

      [Note 787: Neque in tuo imperio, quamvis rebus cujusque fere
      generis, et forte a communi intelligentia remotissimis abundet,
      aliter hæc se habere existimo. Procop., _Bell. Goth._, IV, 19.]

      [Note 788: Si fallor, meis legatis ostendite, ut in ipso
      senectutis limine discamus aliquid inusitatum. _Id., ibid._]

«Or, si telle est la loi de nature, tu as eu tort, suivant moi, en
recevant dans ta compagnie les Coutrigours, dont le voisinage ne te
valait déjà rien, et en donnant place en deçà de tes frontières à ceux
que tu ne pouvais contenir au delà. Sois sûr qu'ils te montreront
bientôt quel est leur naturel. Si le Coutrigour est vraiment ton ennemi,
il travaillera sans relâche à ta ruine dans l'espoir d'améliorer sa
condition, nonobstant ses défaites. Il ne s'opposera jamais à ce qu'on
vienne ravager tes terres, de peur qu'en battant tes ennemis il ne te
les rende plus chers, et que tu n'y voies une raison de les traiter plus
favorablement que lui-même[789]. Effectivement qu'est-il arrivé entre
nous? Nous autres Outigours nous habitons des déserts stériles, tandis
que les Coutrigours ont reçu de vous, ô Romains, des terres fécondes,
produisant des vivres en abondance. Ils n'ont que le choix parmi les
mets qui leur plaisent et s'enivrent dans vos celliers; vous leur
accordez même l'entrée de vos bains[790]. Ces fugitifs que nous avons
chassés pour vous servir se promènent chez vous tout brillants d'or,
vêtus d'étoffes fines et magnifiques, après qu'ils ont traîné dans leurs
campements une foule innombrable de captifs romains[791], exigeant d'eux
les plus rudes travaux de l'esclavage et les faisant mourir sous le
bâton lorsqu'ils étaient en faute. Nous au contraire, par des fatigues
et des dangers infinis, nous avons arraché les captifs romains à ces
maîtres féroces, et grâce à nous ils ont pu revoir leurs familles. Voilà
ce qu'ont fait les Outigours et les Coutrigours; puis chaque peuple a
reçu sa récompense, comme tu le sais, ô empereur: les premiers habitent
encore des steppes où la terre ne suffit pas à les nourrir; les seconds
partagent le patrimoine de ceux qu'ils avaient faits esclaves, et qui
nous doivent la liberté[792].»

      [Note 789: Neque ita Romanos amabit, ut provincias vestras
      incursantibus sese unquam opponat, veritus, ne ubi rem felicissime
      gesserit, splendidius a vobis tractari illos videat, quos
      domuerit. _Id., ub. sup._]

      [Note 790: Si quidem nos in sterili solitudine degimus; dum
      Cuturguris annonam curare licet, et in cellis vino expleri, et
      patinas deligere, quascumque lubet: nec balneis excluduntur. _Id.,
      loc. cit._]

      [Note 791: Quin etiam auro radiant errones illi, nec vestibus
      carent tenuibus atque auro illusis: postquam in patriam
      traduxerunt innumerabiles romanorum captivorum catervas. Procop.,
      _Bell. Goth._, IV, 19.]

      [Note 792: Talibus utrorumque meritis vices reddidistis plane
      contrarias; si quidem... Procop., _ibid._]

Telle fut la verte réprimande que, dans son style oriental, Sandilkh
adressait à Justinien; celui-ci n'y répondit que par des caresses et des
présents dont il combla les ambassadeurs et leur roi. L'or aplanissait
tout chez ces barbares avides, et le mécontentement de Sandilkh fut
apaisé. Bientôt il eut à se garder lui-même contre les attaques
désespérées des Coutrigours, et le sang coula par torrents dans les
steppes du Tanaïs et du Caucase, avec des alternatives de fortune. Quant
aux Gépides, réduits à leurs seules forces, ils auraient peut-être voulu
éviter la guerre avec les Lombards; mais ceux-ci tinrent ferme, et il
fallut au jour marqué reparaître sur le champ de bataille. Aldoïn avait
compté sur les secours promis par Justinien, lesquels n'arrivèrent pas à
temps, de façon qu'il ne dut se fier qu'à son épée. Elle prévalut: les
Gépides, après une lutte meurtrière, furent mis en déroute[793], et les
Lombards vainqueurs eurent le droit de dire que l'empereur des Romains
leur avait manqué de parole[794]. C'étaient au reste des alliés bien peu
honorables pour un état civilisé que ces féroces Lombards, étrangers à
toute loi divine et humaine. Vers ce temps-là même, ceux qui servaient
comme auxiliaires de l'empire en Italie se rendirent coupables d'excès
tellement abominables, que Narsès aima mieux les licencier, malgré leur
bravoure, que de laisser ainsi déshonorer son drapeau[795].

      [Note 793: Gepædes factos sibi obvios acerrimo fundunt prælio.
      Procop., _Bell. Goth._, IV, 25.]

      [Note 794: Imperatorem incusantes quod non ex pacto fœderis
      affuissent ipsius copiæ. Procop., _ibid._]

      [Note 795: Procop., _Bell. Goth._, IV, 33.]

Une tranquillité profonde suivit ces troubles passagers. Les Huns ne
reparurent plus, et la querelle des Lombards et des Gépides continua de
marcher sans que l'empire s'en mêlât autrement que pour là rendre plus
implacable. Tandis que les provinces du nord respiraient, la conquête de
l'Italie s'achevait par les mains de Narsès, dont le bonheur égalait le
génie, et le mauvais vouloir des Franks austrasiens ainsi que leurs
essais de coalitions barbares s'évanouissaient devant ses victoires.
Dans l'extrême Orient, le roi de Perse consentant à une nouvelle paix,
Justinien put se dire avec vérité le pacificateur en même temps que le
_reconstructeur_ du monde romain, _restitutor orbis_. Il atteignit ainsi
l'année 558, trente-deuxième de son règne et soixante-dix-septième de
son âge. A ce comble de gloire, il sembla s'affaisser sur lui-même. Les
hésitations et la torpeur succédèrent à l'activité dévorante et à la foi
en soi-même, ce double et invincible instrument de sa grandeur[796]. Il
se mit à craindre la guerre, parce que la guerre entraîne après elle des
chances de fortune et le mouvement; il la craignit aussi parce qu'elle
crée des généraux, et que dans un état électif un général glorieux et
populaire est une menace vivante pour un prince vieilli: ce trône où il
était assis ne le lui enseignait que trop. C'est là la vraie raison qui
le rendit ingrat pour Bélisaire et le laissa juste pour Narsès, en qui
il lui était défendu de voir un rival. L'histoire nous dit aussi que les
nobles conquêtes par lesquelles Justinien honorait et agrandissait
l'empire en avaient épuisé les ressources. Les réserves accumulées par
Anastase, dont la mauvaise administration coûtait à l'empire plus de
pleurs que d'argent, n'avaient pas tardé à s'écouler, et Justinien avait
dû augmenter les impôts pour faire face aux dépenses de la guerre.
Maintenant qu'il croyait avoir assez fait pour son règne, il trouvait
l'armée lourde, et il la licencia en partie comme inutile désormais. La
paie des soldats fut diminuée; ils se dégoûtèrent, étonne les remplaça
pas; les auxiliaires barbares, dont on réduisit les capitulations, se
retirèrent aussi en grand nombre du service romain[797]. Si l'on ajoute
à cette désorganisation des diverses milices leur mauvaise
administration et l'improbité trop générale de leurs chefs, on se
figurera le pitoyable état où dut tomber l'armée sous un prince qui lui
devait tout. La corruption administrative est résumée en ce peu de mots
d'un auteur contemporain: «Le trésor militaire était devenu la caisse
privée des généraux[798].» Le même historien nous apprend que, par un
résultat de ces désordres, l'effectif des troupes, qui était en temps
normal de six cent quarante-cinq mille hommes, tomba vers cette époque à
cent cinquante mille seulement, et encore étaient-ils dispersés en
Italie, en Afrique, en Espagne, en Arménie et sur les frontières de
l'Euphrate, du Caucase et du Danube[799]. Quant aux Huns et aux Slaves,
Justinien s'en préoccupait à peine: on eût dit que le vainqueur des
Vandales et des Goths eût rougi d'employer ses soldats contre des
sauvages qui s'entre-détruisaient au moindre signal pour un peu
d'or[800].

      [Note 796: Sub extremum vitæ curriculum, jam enim consenuerat,
      cessisse et renuntiasse laboribus visus est... Agath., _Hist._, V,
      p. 156.--Jam senex, exacta ætate, cum animi robur et belli
      appetentem virtutem desidia et otio commaculasset... Menand.,
      _Exc. leg._, p. 100.]

      [Note 797: Militarium ordinum exitium et corruptelam perinde
      Justinianus negligebat, ac si nunquam in posterum illi futuri sibi
      essent necessarii... Agath., _Hist._, V, p. 158.--Respublica eo
      devenerat, ut exercitus numero exiguus esset... Procop., _Hist.
      arc._, 24.]

      [Note 798: Agath., _Hist._, V, p. 159.--Procop., _Hist. arcan._,
      _l. cit._]

      [Note 799: Cum enim universæ Romanorum vires sexcentis quadraginta
      quinque bellatorum millibus constare deberent, ægre tum temporis
      centum quinquaginta millibus constabant, atque harum quidem
      copiarum aliæ in Italia erant collocatæ, aliæ in Africa, aliæ in
      Hispania, aliæ... Agath., _Hist._, V, p. 157.]

      [Note 800: Magis ci quodam modo placuit hostes inter se committere
      et donis eos sicubi opus erat, demulcere, potiusquam perpetuo
      belligerari. Agath., _Hist._, V, p. 157-158.]

Encore si l'économie irréfléchie provenant de l'affaiblissement de
l'armée avait profité au public, elle n'eût été qu'un demi-mal; mais
elle vint alimenter le goût toujours croissant de Justinien pour les
constructions. C'était la seule activité qui survivait dans son
intelligence amortie. On prétend qu'il bâtit ou répara à lui seul autant
d'édifices et de villes que tous ses prédécesseurs à la fois. Cette
exagération montre du moins combien sa part fut grande. Beaucoup de ces
entreprises furent magnifiques, la plupart furent utiles[801]; mais la
gêne créée par des dépenses hors de proportion avec les ressources fit
maudire jusqu'à l'utilité même. On se vengea des impôts par des injures.
Ce fut un déchaînement misérable de calomnies et d'absurdités telles que
celles dont Procope s'est fait l'écho, et que la haine prenait peut-être
pour vraies, se souciant peu de la vraisemblance, pourvu que la
malignité fût satisfaite. On exhumait les souvenirs de Théodora, alors
au cercueil, pour en accabler Justinien. Ses inspirations les plus
patriotiques, ces conquêtes et ces travaux législatifs qui lui ont valu
l'immortalité, étaient ravalés, flétris par des interprétations sans
bonne foi et présentés même comme des crimes. Il ne manquait pas de gens
qui prenaient parti pour les Vandales et les Goths contre l'empereur:
Procope serait là au besoin pour nous le prouver. Une injure facile, et
qu'on ne s'épargnait guère dans les conciliabules des mécontents
consistait à refuser à Justinien son nom romain et ses titres. Il
n'était plus là, comme au préambule de ses lois ou de ses inscriptions,
Justinien l'Invincible, le Vandalique, le Gothique, le Persique, le
Francique, l'Alanique, etc., mais tout simplement Uprauda, fils du
bouvier Istok et de la paysanne Béglénitza. Seulement on oubliait
d'ajouter que le fils du bouvier illyrien avait donné un code à l'empire
d'Auguste et replacé la statue de Jules-César au Capitole. Tels étaient
lés tristes retours que la vieillesse amenait à la gloire de Justinien:
elle en réservait de pareils à sa fortune.

      [Note 801: On peut consulter là-dessus, mais avec réserve Procope,
      flatteur impudent de ce prince, quand il n'en est pas le
      détracteur plus impudent encore. Mais sans s'arrêter aux éloges dé
      cet écrivain, il suffit de connaître la nature des travaux faits
      par Justinien pour en comprendre l'utilité.]

Les années 557 et 558 effrayèrent le monde romain par une accumulation
de calamités qui put faire croire à la fin du monde. Le bouleversement
des saisons, la peste, les tremblements de terre semblèrent s'être donné
rendez-vous pour frapper à coups redoublés la malheureuse population de
l'empire. La peste, après avoir désolé les côtes de l'Asie et de la
Grèce, s'abattit sur Constantinople avec une telle violence, que les
cadavres restèrent longtemps entassés dans les rues, faute de bras, de
litières ou de barques pour les enlever[802]. Les tremblements de terre
ne firent pas moins de victimes; on entendait la nuit, sous le sol des
rues, un grondement sourd, et chaque secousse laissait échapper des
exhalaisons de vapeurs noires qui empoisonnaient l'air[803]. Le bruit
des maisons croulant se mêlait de moments en moments à ce tonnerre
souterrain. Le dôme de l'église de Sainte-Sophie, merveille de ce
siècle, se fendit en deux; et l'on raconta que des colonnes arrachées à
leurs bases, lancées en l'air comme par l'impulsion d'une baliste,
allèrent à de grandes distances écraser les habitations[804]. Un
quartier voisin de la mer s'abîma presque sous les flots. Enfin, ce qui
eut des suites plus funestes encore, la longue muraille bâtie par
Anastase en travers de l'isthme de Constantinople fut ruinée sur
plusieurs points[805]. Il ne manquait que la guerre pour combler la
mesure des maux, et la guerre, une guerre sauvage, éclata pendant
l'hiver de 558 à 559.

      [Note 802: Mortifera ex bubone lues in homines, maxime juvenes
      grassata est: adeo ut sepeliendis mortuis non sufficerent vivi.
      Theophan., _Chronogr._, p. 197.]

      [Note 803: Agath., _Hist._ V, p. 153-154.]

      [Note 804: Porphyretica columna e palatii Jucundianarum regione
      erecta... delossa est in terram pedes octo. Theophan.,
      _Chronogr._, p. 196.]

      [Note 805: Partes quidem muri Anastasiani, terræ motibus dirutæ.
      Theophan., _Chronogr._, p. 197.--Cf. Agath., _Hist._, V, p. 157.]

Elle venait des Coutrigours, qui, vainqueurs des Outigours après six ans
de lutte acharnée, demandaient compte au gouvernement romain de sa
complicité avec leurs ennemis. Il faut dire que c'était moins
l'immoralité des actes en eux-mêmes qui excitait les Coutrigours et leur
mettait les armes à la main que le regret de leur ancienne subvention
passée aux Outigours; dans leur roi Zabergan[806], il y avait le fiel de
l'orgueil blessé et le désir de montrer sa force à ceux qui lui
préféraient Sandilkh. Il proclamait hautement que c'était là surtout la
cause de la guerre[807]. Ce barbare intelligent, hardi, comparable à
Denghizikh, dont il était le successeur, n'ignorait point qu'il
trouverait les Romains décimés par les plus épouvantables fléaux et la
rive droite du Danube à peu près sans défense. Avec l'autorité qui
accompagne toujours la victoire chez les nomades de l'Asie, il fit un
appel aux Bulgares et aux Slaves, qui s'empressèrent d'accourir sous ses
drapeau, et Zabergan se mit en route, à la tête d'une armée formidable.
Le Danube, gelé jusqu'au fond de son lit dès le début de l'hiver,
semblait de moitié dans l'entreprise des Huns[808]: aussi leur marche
fut-elle facile à travers la petite Scythie et la Mésie inférieure,
qu'ils ne s'amusèrent point à piller; et après avoir franchi non moins
rapidement les gorges de l'Hémus, ils firent halte dans les environs
d'Andrinople. C'est là, à vrai dire, que commença la campagne[809]. Au
sud de cette métropole de la Thrace se croisaient trois grandes voies
dirigées vers des points importants de la Grèce et de l'Asie: à droite,
la route de la Grèce proprement dite, qui, contournant la mer Egée,
gagnait les défilés de l'Olympe et celui des Thermopyles; à gauche, la
chaussée de Constantinople, et entre les deux, dans la direction du
sud-est, le chemin de la Chersonèse de Thrace conduisant en Asie par
l'Hellespont. Zabergan partagea son armée en trois corps qu'il envoya
par chacune de ces routes ravager le cœur de la Grèce, les riches cités
de la Chersonèse, la côte d'Asie et enfin Constantinople elle-même, si
on pouvait l'enlever par un coup de main. Il se chargea de cette
dernière expédition, qui ne paraissait pas la plus aisée, et, prenant
avec lui sept mille hommes[810], l'élite de son innombrable cavalerie,
il partit à toute vitesse par la chaussée de Constantinople. Assurément
son entreprise eût été folle, s'il avait projeté avec ses sept mille
cavaliers l'attaque en règle d'une ville si bien fortifiée; mais il
voulait tenter une surprise, piller la banlieue, et en tout cas opérer
une diversion favorable aux expéditions de la Chersonèse et de l'Achaïe.

      [Note 806: Ζαβεργάν. Alias Ζαμεργάν... ]

      [Note 807: Causa hujus expeditionis potissima verissimaque erat
      barbarica violentia, et plus habendi cupiditas, cui tamen
      prætextum hostilitatis adversus Utiguros obtendebat... despecti et
      manifesto contemptu provacati, hanc sibi expeditionem suscipiendam
      censuerunt, ut et ipsi terribiles dignique, quoram ratio
      haberetur, viderentur. Agath., _Hist._, V, p. 156.]

      [Note 808: Tum, vigente hieme, fluvius ex more congelatus ad imum
      usque vadum ita obduruerat, ut et pedestribus et equestribus
      copiis transiri posset. Agath., _Hist._, V, p. 135.]

      [Note 809: Agath., _Hist._, V, p. 155, 156.--Theophan.,
      _Chronogr._, p. 197, 198.--Malal., part. II, p. 235.]

      [Note 810: Ibi diviso exercitu, alteram ejus partem in Græciam
      misit... alteram in Chersonesum Thracicam... ipse vero cum equitum
      millibus septem, recta Constantinopolim pergens... Agath.,
      _Hist._, V, p. 155, 156.]

Il fallait que des rapports certains eussent fait connaître à Zabergan
le mauvais état du mur d'Anastase et l'abandon des postes de défense,
car il poussa droit aux brèches faites par les derniers tremblements de
terre et entra hardiment dans la campagne de Constantinople[811]. Quand
on pense qu'il existait en Thrace une colonie de Coutrigours, celle de
Sinio, à qui Justinien avait donné des terres six ou sept ans
auparavant, on se rappelle involontairement le message du roi des
Outigours et le bon sens de son apologue prophétique. Les treize lieues
qui séparaient la longue muraille des abords de la ville impériale
furent bientôt franchies par la légère cavalerie de Zabergan, qui vint
dresser son camp près du fleuve Athyras, dans le bourg de Mélanthiade, à
cinq lieues seulement des remparts[812].

      [Note 811: Quum partes muri Anastasiani terræ motibus collapsas
      reperissent (Hunni), per cas ingressi... Theophan. _Chronogr._, p.
      197.]

      [Note 812: Circa Melanthiadem vicum, non longius CL stadiis ab
      urbe distantem: circumfluit autem illum Athyras fluvius. Agath.,
      _Hist._, V, p. 151.]

Cette apparition inattendue jeta Constantinople dans un trouble extrême.
On savait l'ennemi en deçà de la longue muraille, mais on ne le savait
pas si près, aux portes mêmes de la métropole, et la terreur fut aussi
grande que si la ville eût été prise. Les habitants désertèrent leurs
maisons pour aller s'entasser sur les places et dans les églises les
plus éloignées de Mélanthiade, comme s'ils eussent senti déjà l'atteinte
des flèches ennemies; encore la foule ne s'y croyait-elle pas en sûreté:
au moindre incident, à quelque clameur lointaine, au bruit d'une porte
violemment poussée, l'épouvante la prenait, et elle se dispersait à
droite ou à gauche comme un essaim d'oiseaux effarouchés. La peur
n'épargnait pas plus les grands que les petits; nul ne commandait, et
l'on ne disposait rien pour la défense. La première pensée de l'empereur
avait été une pensée pieuse; pour garantir de la profanation et du
pillage les églises des faubourgs, dont les approches étaient encore
libres, entre Blakhernes et la Mer-Noire, il avait ordonné d'en retirer
l'argenterie, les reliquaires, les étoffes précieuses, et de les mettre
à couvert soit dans les murs, soit de l'autre côté du Bosphore[813]. La
campagne et le port se couvrirent donc de chariots ou de barques qui se
croisaient en tout sens: c'était le seul mouvement qu'on aperçût au nord
et à l'est de la ville. Enfin une troupe de braves citadins vint
s'offrir d'elle-même pour aller reconnaître l'ennemi conjointement avec
les gardes du palais; ils partirent ensemble, mais on les vit bientôt
revenir dans le plus grand désordre, laissant derrière eux une partie de
leurs gens. Quelques charges de la cavalerie ennemie les avaient
dispersés. La milice palatine n'était plus alors ce qu'on l'avait vue
autrefois, quand les empereurs la choisissaient dans l'armée entière,
dont elle était l'élite et l'orgueil[814]. Zenon avait commencé à
l'abâtardir en y introduisant, pour sa sûreté personnelle, des
Isauriens, qui n'avaient point ou qui avaient mal fait la guerre[815].
Anastase la désorganisa encore davantage en laissant vendre les places
de gardes, auxquelles de nombreux priviléges, des exemptions et une
forte solde étaient attachés. De riches bourgeois s'en emparèrent à prix
d'argent, et il n'y eut bientôt plus de soldats dans la garde
palatine[816]. Ainsi le siége de l'empire et la vie de l'empereur se
trouvèrent confiés à une milice couverte d'or, mais qui ne savait pas
manier le fer: troupe de parade, faite pour orner un triomphe, et non
pour le procurer[817].

      [Note 813: Jubente imperatore, ciboria argentea et sanctæ mensæ
      pariter ex argento, quæ extra civitatem in ecclesiis erant, suis
      locis exportatæ sunt. Theophan., _Chronogr._, p. 197.--Nudabantur
      suis ornamentis templa quotquot extra urbem sita erant.
      Agath,_Hist._, V, p. 159.]

      [Note 814: Duces quidem et tribuni militares multique armati
      constiterunt ut fortiter hostem, si forte impetum fecerat,
      propulsarent. Agath., _Hist._, V, p. 159.--Multi ex civium
      numero... ibi commissa pugna, multi Romanorum et Scholarium
      ceciderunt. Theophan., _Chronogr._, p. 198.]

      [Note 815: Agath., _Hist._, V, p. 159.]

      [Note 816: Agath., _ub. sup._--Theophan., _Chronogr._, p. 198.]

      [Note 817: Erant vero neque bellicosi revera, sed ne mediocriter
      quidem in rebus bellicis exercitati. Agath., _Hist._, V, p. 159.]

Encouragés par ce premier succès, les barbares sortirent de leur camp et
vinrent cavalcader devant la Porte dorée, à la grande honte de la ville
qui ne pouvait plus recevoir de secours que par mer[818]. C'était pour
l'œil des Romains un triste et décourageant spectacle que ces bandes de
cavaliers hideux courant la campagne, fouillant les villas pour en tirer
des femmes ou du butin, et transformant en écuries les portiques de
marbre et de cèdre. Le riche patricien pouvait observer du haut de là
muraille, à la direction de la poussière ou de la flamme, le sort de la
maison de plaisance où il avait englouti sa fortune. Cependant arriva
dans Constantinople un corps de vieux soldats, vétérans de Bélisaire en
Afrique et en Italie: ils n'étaient que trois cents, mais ils
demandaient à se battre[819]. Leur arrivée réveilla le souvenir du chef
dont ils invoquaient le nom avec orgueil et confiance. Bélisaire était
alors sous le poids d'une de ces disgrâces dont Justinien payait
périodiquement ses services, et que le grand général, il faut bien le
dire, supportait sans fermeté d'âme, allant au-devant des affronts, et
quêtant, confondu dans la foule des courtisans, un regard que le prince
s'obstinait à lui refuser. Cette faiblesse de caractère et ce besoin
ardent de faveur avaient été pendant toute la vie de Bélisaire un
encouragement pour ses envieux et un triomphe pour la médiocrité, dont
les prétentions se grandissent de toutes les petitesses des héros. Ce
fut la seule misère de cet homme illustre, qu'une tradition poétique a
fait aveugle et mendiant, mais qui malheureusement fut trop riche pour
la pureté de sa gloire. Son nom cache deux personnages bien différents
dont il faut soigneusement tenir compte dans l'histoire: l'homme de la
vie civile et le soldat. Le premier, pusillanime, altéré d'honneurs et
d'argent, inutile à ses amis, jouet volontaire d'une femme qui avait
tous les vices de Théodora sans rien avoir de ses qualités; le second,
généreux, fidèle, inaccessible à la peur, inébranlable dans le devoir,
et d'un héroïsme que ne surpassèrent point les hommes tant vantés de
Rome républicaine. Semblable à l'Antée de la fable, Bélisaire avait
besoin de toucher du pied la terre des batailles pour se retrouver tout
entier.

      [Note 818: In muro a ficubus dicto (la partie de la muraille
      située vers le faubourg de Sykes), et porta nuncupata aurea.
      Agath., _Hist., l. c._]

      [Note 819: Non multo plures trecentis... Agath., _Hist._, V, p.
      160.]

Quand l'empereur le mandant au palais lui confia sa défense et celle de
l'empire, le vieux Bélisaire sembla renaître. Ses cheveux blancs et ses
membres cassés reverdirent sous le casque et la cuirasse, qu'il ne
portait plus depuis si longtemps[820]. Sa présence suffit à créer une
armée. Les citadins qui avaient des armes et les campagnards qui n'en
avaient point vinrent également solliciter une place dans sa troupe, qui
ne comptait de soldats que les trois cents vétérans, la milice palatine
étant réservée pour la défense des murailles. La cavalerie manquait à
Bélisaire: il fit main-basse sur tous les chevaux qui se trouvaient dans
Constantinople; chevaux des particuliers, chevaux du cirque ou des
écuries de l'empereur, il prit tout[821], et quand il eut organisé sa
petite armée, il alla placer son camp à quelques lieues de la ville,
près du bourg de Chettou, à l'opposite du camp des barbares, dont il
était séparé par un épais rideau de bois[822]. Une fois en campagne, il
fit régner dans ce ramas d'hommes de toute espèce la discipline d'une
armée régulière. Son camp, délimité suivant toutes les règles de la
stratégie, garni d'un large fossé et d'un rempart palissade, devint une
citadelle imprenable. Le jour, ses coureurs battaient au loin la plaine;
la nuit, des feux étaient allumés à de grandes distances, tout cela pour
faire prendre le change à l'ennemi, qui crut effectivement l'armée
romaine nombreuse, et resta sur la défensive[823]. C'est ce que
demandait Bélisaire, qui voulait former ses bourgeois. Les paysans,
chassés des villages, accouraient de toutes parts à lui, et il les
acceptait même armés de coutres de charrue ou de simples bâtons. Chacun
eut son utilité et son rôle à remplir. La cavalerie s'exerçait, les
recrues s'instruisaient à l'exemple des vieux soldais; ceux-ci
reprenaient l'habitude de voir l'ennemi, celles-là l'acquéraient tous
les jours. Bélisaire présidait à tous les exercices casque en tête et
cuirasse au dos[824], le premier sur le rempart et le dernier dans la
tente. Il évitait soigneusement toute provocation de sa troupe, toute
rencontre de ses coureurs avec l'ennemi; son plan était d'attendre les
barbares et de leur inspirer une folle hardiesse, afin de les écraser
ensuite à coup sûr.

      [Note 820: Belisarius demum dux, jam fractus senio, mandate tamen
      imperatoris in hostes mittitur. Hic itaque, loricam multo jam
      tempore desitam resumens, galeamque capiti adaptans, et omnem cui
      a puero assueverat habitum capessans, præteritorium memoriam
      redintegrabat, pristinamque animi alacritatem et virtutem
      revocabat. Agath., _Hist._, V, p. 160.]

      [Note 821: Sumptis omnibus equis tam imperatoris quam circi, sed
      et sacrarum domorum, necnon uniuscujusque hominis privati, cui
      fuit equus in potestate... Theophan., _Chronogr._, p. 198.]

      [Note 822: Ἐν Χεττουκώμῃ τῷ χωρίῳ. Agath., _Hist._, V.--Théophane
      donne à ce lieu le nom de Chittus. Εἰς Χίττου κώμην.]

      [Note 823: Ignes accendit, ut, hostes eos conspicati maximum esse
      exercitum putarent. Agath., _Hist._, V, p. 161.]

      [Note 824: Confluxerat etiam ad eum agrestium e vicinis locis
      turba... plane, inermis et imbellis multitude. Agath., _Hist._, V,
      p. 160.]

Cependant ces lenteurs commencèrent à peser aux vieux soldats, qui
murmurèrent; les recrues elles-mêmes se prirent d'une confiance sans
bornes: il y avait là un grand danger que les conseils et les
exhortations du général cherchèrent incessamment à prévenir[825]. Autant
les chefs mettent ordinairement de soins à exciter leurs soldats, autant
il en employait à refroidir les siens. «Camarades, leur disait-il en
montrant ses cheveux blancs, est-ce pour vous pousser à des témérités
brillantes que l'empereur vous a donné un commandant de mon âge? Non,
c'est pour vous retenir et vous faire entendre la voix de
l'expérience... Je croirais offenser les vainqueurs des Vandales et des
Goths en leur parlant de courage devant des Huns coutrigours; mais
songez que si nous avons la vaillance, ils ont le nombre. Ils font la
guerre comme des voleurs, sachons la faire comme des soldats[826].
Qu'ils viennent nous attaquer derrière ce fossé où nous sommes formés en
masse compacte, et on verra combien une armée diffère d'une troupe de
brigands!... Croyez-le bien, camarades, la victoire arrachée au hasard
par l'impétuosité du sang n'est pas la meilleure; la vraie victoire est
celle que la maturité des plans a préparée, et que l'on gagne avec le
sentiment calme de sa force[827].» C'était par de tels discours que
Bélisaire faisait descendre dans ces hommes grossiers la sagesse qui
l'animait; il sentait trop bien qu'il ne lui était permis de rien
risquer dans une situation pareille, que de sa victoire enfin dépendait
leur salut à tous et peut-être celui de la ville. Au reste il se fit
bientôt comprendre des courages même les plus emportés. Des cavaliers
ennemis étant venus chevaucher insolemment jusqu'aux fossés de son camp,
il défendit de les poursuivre, et les soldats ne murmurèrent point. Les
historiens du temps ne parlent qu'avec admiration de ces trois cents
vétérans, qu'ils comparent aux trois cents Spartiates de Léonidas. «Les
uns et les autres montrèrent, disent-ils, les mêmes sentiments de
générosité et de dévouement à la patrie; mais les trois cents de
Léonidas gagnèrent leur gloire dans la défaite: ceux de Bélisaire l'ont
gagnée dans la victoire[828].»

      [Note 825: Erat jam admodum senex, magnaque uti par erat virium
      imbecillitate laborabat, nullis tamen laboribus cedere... Agath.,
      _Hist._, V, p. 161.]

      [Note 826: Hoc tantum sciamus oportet, decertandum nobis esse cum
      hominibus barbaris qui prædonum in morem adoriri soliti sunt...
      Agath., _Hist._, V, p. 162.]

      [Note 827: Conatus... prudentia destitutos non esse adscribendos
      fortitudini, sed audaciæ et temeritati et prævaricationi
      officii... _Id., ibid._]

      [Note 828: Quales olim qui circa Leonidam erant Lacædemonii,
      fuisse commemorant, quum ad Thermopylas Xerxes eis immineret, sed
      illi quidem omnes ad internecionem cæsi sunt, eo solo celebres
      quod non turpiter periissent: qui vero Belisario aderant Romani,
      audacia quidem usi sunt laconica, universos autem hostes fugarunt.
      Agath., _Hist._, V, p. 163, 164.]

Cependant les Huns ne se méprenaient plus sur le nombre de leurs
ennemis, et quoique le nom de Bélisaire leur inspirât une secrète
défiance, ils résolurent de tenter l'offensive. Deux mille cavaliers
éprouvés furent choisis sur les sept mille, et Zabergan se mit à leur
tête[829]. Son projet était de surprendre les Romains par une marche
rapide à travers la forêt qui séparait les deux camps; mais Bélisaire,
que ses éclaireurs servaient bien, et qui d'ailleurs comptait autant
d'espions qu'il y avait de paysans dans la campagne, averti des
mouvements qu'on apercevait chez les barbares, arrêta aussitôt ses
dispositions. La forêt était traversée dans la direction de Chettou à
Mélanthiade par une grande route à droite et à gauche de laquelle il
n'existait que des sentiers étroits, sinueux, impraticables pour des
chevaux. Bélisaire envoya sa cavalerie armée de cuirasses et de lances
occuper les fourrés sur les deux lisières du chemin, avec ordre de s'y
tenir cachée jusqu'à ce que l'ennemi se fût engagé dans la
traverse[830]. Ceux des paysans qui n'avaient que des bâtons reçurent
pour instructions de s'éparpiller dans la forêt, de frapper les arbres,
de traîner à terre des branchages, dans la pensée de faire croire à une
grande multitude et d'effrayer les chevaux[831]. Bélisaire lui-même se
posta en travers de la route, suivi de ses vétérans et de son infanterie
bourgeoise[832]. Toutes ces mesures furent exécutées avec une précision
merveilleuse. Effectivement la masse des barbares parut, et, n'ayant
point observé d'ennemis jusqu'alors, entra sans hésitation dans le
défilé. Quand elle y fut bien engagée, les cavaliers romains se
démasquèrent et chargèrent à la fois sur les deux flancs, en brandissant
leurs armes et poussant ensemble de grands cris, auxquels répondirent
les paysans, qui se mirent à frapper les arbres, à secouer et traîner
des rameaux, comme il leur avait été ordonné[833]. Le vent soufflant au
visage des barbares, ils recevaient dans les yeux des tourbillons de
poussière qui les aveuglaient eux et leurs chevaux[834]. Ce fut le
moment que prit Bélisaire pour avancer, et les Huns sentirent tout à
coup en face d'eux une barrière de fer.

      [Note 829: Ex barbaris duo equitum millia a reliquo exercitu
      separata. Agath., _Hist._, V, p. 164.]

      [Note 830: Selectos ducentos equites scutatos et jaculatores in
      sylva utrimque in insidiis collocavit, qua parte Barbaros impetum
      facturos putabat. Agath, _Hist._, V, p. 164.]

      [Note 831: Agrestes vero et qui e civibus erant bello apti, jussit
      ut, ingenti clamore et fragore armorum edito... Agath.,
      _ibid._--Quin etiam arbores cædi, et pone exercitum in terram
      trahi imperavit. Theophan., _Chronogr_., p. 198.]

      [Note 832: Cum reliquis in medio constiterat tanquam hostium
      impetum aperte excepturus. Agath., _Hist._, V, p. 196.]

      [Note 833: Agrestes omnisque reliqua multitudo clamore et lignorum
      complosione ac fragore, pugnantibus animos addebant. Agath.,
      _Hist._, V, p. 296.]

      [Note 834: Pulvis in altum elatus obstabat, quominus de numero
      eorum qui conflictu erant, judicare possint. Agath., V, p.
      105.--Pulvis ingens, vento excitatus, et in barbaros delatus,
      super ipsos incubuit. Theophan., _Chronogr._, p. 198.]

Ce qui suivit ne saurait se décrire: ce fut un tumulte effroyable, un
pêle-mêle de chevaux qui se cabraient, de cavaliers renversés sous leurs
montures, de masses se pressant, se culbutant les unes sur les autres.
Le combat fut vif aux premiers rangs, cavalerie contre infanterie, et
Bélisaire, enveloppé un moment, se dégagea en tuant ou blessant
plusieurs ennemis avec la décision et la vigueur de bras d'un jeune
homme[835]. L'épée romaine n'eut bientôt plus qu'à éventrer des chevaux
ou à percer des hommes à moitié étouffés. Les paysans les assommaient à
terre avec leurs bâtons. Quatre cents des soldats de Zabergan jonchèrent
la forêt, le reste s'enfuit dans toutes les directions. Un historien
remarque qu'à la différence des retraites ordinaires des Huns, toujours
très-meurtrières parce que ces barbares décochaient leurs flèches avec
une grande justesse tout en fuyant, celle-ci n'eut de danger que pour
eux, tant il y régna de précipitation et de désordre[836]. Si Bélisaire
avait eu une cavalerie exercée et faite à la fatigue, aucun ennemi
n'aurait échappé. Zabergan lui-même eût été pris[837]. Les Romains,
maîtres de la forêt, enlevèrent leurs blessés (ils n'avaient pas un seul
mort), et rentrèrent dans leur camp pour s'y reposer[838]. Au même
moment, le camp des Huns présentait un spectacle à la fois curieux et
effrayant. La vue de leur roi fugitif et de ses escadrons arpentant la
campagne à bride abattue frappa les Huns d'épouvante; ils se crurent
perdus sans ressource, et commencèrent à se taillader le visage avec la
pointe de leurs poignards en poussant des hurlements lugubres[839]:
c'était la manière dont se manifestait leur deuil dans les grandes
calamités publiques. Quant à Zabergan, il fit sans perdre un instant
plier les tentes, atteler les chariots, et décampa de Mélanthiade, du
côté de la longue muraille.

      [Note 835: Multis ex adversa acie cæsis et profligatis... Agath.,
      _Hist._, V, p. 165.]

      [Note 836: Defecerat etiam ipsos præ pavore ars ipsa, qua
      magnopere gloriari solent: fugientes enim hi barbari magis
      propulsant eos, qui sese acriter insectantur, retroversim
      sagittantes. Agath., _Hist._, V, p. 165.]

      [Note 837: Ægre autem Zabergan et qui cum eo effugerant, læti in
      castra pervenerunt. _Id., ub. sup._]

      [Note 838: E Romanis nemo desideratur, pauci tantam vulnerati...
      _Id., ibid._]

      [Note 839: Ingens itaque barbarorum ejulatus exaudiebatur: cultris
      enim genas lacerantes patrio more lugebant. Agath., _Hist._, V, p.
      166.]

Bélisaire songeait à le suivre avec son armée rafraîchie. Il aurait eu
bon marché sans doute d'un ennemi paralysé par la frayeur; mais, contre
toute prévision, il rentra à Constantinople, où un message impérial le
rappelait[840]. Son rappel sans motif avouable fit deviner aux moins
clairvoyants la récompense qu'on réservait à ce dernier et suprême
service. Bélisaire s'était montré trop grand au milieu de la terreur
générale, et le peuple lui avait donné des signes trop éclatants
d'admiration et de confiance pour qu'on lui sût gré longtemps de sa
victoire. Le cri de «Bélisaire sauveur de l'empire[841]!» sortait de
toutes les places, de toutes les rues, de toutes les maisons de
Constantinople, comme poussé par la ville elle-même: il réveilla l'envie
endormie ou muette pendant le danger. On entoura Justinien de soupçons;
on lui fit voir son général, naguère disgracié, triomphant aujourd'hui
de l'empereur plus encore que de l'ennemi. Que serait-ce si on ne
l'arrêtait dans sa demi-victoire, s'il revenait se présenter aux
adorations de la multitude après avoir détruit l'armée des Huns, qui
n'était qu'effrayée, et traînant Zabergan chargé de chaînes, comme
autrefois Gélimer[842]! Justinien ne put supporter une pareille idée, et
il rappela son général. Pour détruire le mauvais effet de cette mesure,
il partit lui-même avec l'armée qui était l'ouvrage de Bélisaire, et
suivit à petites journées les Huns jusqu'à la longue muraille qu'il fit
réparer sous ses yeux. Zabergan l'avait repassée avec la précipitation
de la peur, et se trouvait déjà au cœur de la Thrace. On dit qu'à la
nouvelle du traitement fait à son vainqueur, il retourna sur ses pas et
se mit à piller tranquillement plusieurs villes qu'il avait d'abord
épargnées[843]. Cet éloge indirect n'était pas fait pour consoler le
vieux général des injustices de sa patrie.

      [Note 840: Statim in urbem rediit... imperatoris jussu. Agath., V,
      p. 166.--Theophan., _Chronogr._, p. 198.]

      [Note 841: Quum enim populus universus cum decantaret, et in
      conventibus cum summis laudibus efferret, veluti ab illo
      apertissime conservatus, momordit vero id primores urbis...
      Agath., _Hist._, V, p. 166.]

      [Note 842: Multi, ipsum, ut virum arrogantem et popularis auræ
      blanditiis insolescentem, alias spes animo agitare, dictitabant.
      _Id., ibid._]

      [Note 843: Hunni vero... postquam Belisarium revocatum fuisse
      cognorunt, neque alius quisquam in ipsos moveret, lentius rursum
      procedebant. _Id., loc. cit._]

Tout en pillant et se vengeant de son échec par des cruautés dignes du
plus abominable barbare[844], Zabergan attendit le retour des deux
autres divisions de son armée, auxquelles il avait envoyé l'ordre de se
rallier. Elles n'avaient pas été plus heureuses que la sienne. La
division de Grèce s'était laissé arrêter aux Thermopyles; celle de la
Chersonèse avait également échoué, mais la première s'était fait battre
par les paysans thessaliens, aidés de quelques soldats[845]; la seconde
n'avait cédé qu'après des péripéties qui faisaient honneur à son audace.
Voici ce qui s'était passé de ce côté.

      [Note 844: Ils occupèrent en se retirant Tzurullus, actuellement
      _Tchourlou_, Arcadiopolis et Saint-Alexandre de Zoupari; ils
      restèrent dans ce pays jusqu'à Pâques. Theophan., p. 198.]

      [Note 845: Qui vero in Græciam antea missi erant, nihil plane
      dignum memoratu gesserunt, nullo in isthmum impetu facto, sed ne
      Thermopylas quidem initio trangressi, quod illas Romanoram
      præsidia insedissent. Agath., _Hist._, V. p. 170.]

L'isthme étroit qui sépare la presqu'île de Thrace du continent était
anciennement intercepté par un mur bas, aisément franchissable au moyen
d'échelles, et qui ressemblait assez, dit Procope, à une clôture de
jardin[846]. Justinien avait remplacé cet ouvrage inutile et ridicule
par un rempart formidable. Le nouveau mur, muni d'un fossé à berges
escarpées, se composait de deux galeries crénelées placées l'une sur
l'autre, dont la première était voûtée et à l'épreuve des plus lourds
projectiles, de sorte qu'il opposait à l'ennemi sur tout son front une
double rangée de soldats et de machines de guerre. Deux môles
puissamment fortifiés, auxquels la mer servait de ceinture, le
protégeaient à ses extrémités[847]. Les Coutrigours trouvèrent derrière
ce rempart une petite armée bien disciplinée et un jeune général plein
de génie, Germain, fils de Dorothæus, l'élève et l'enfant adoptif de
Justinien[848]. Tous les efforts des barbares pour enlever l'obstacle de
vive force restèrent sans succès; plusieurs fois ils battirent en brèche
les galeries, plusieurs fois ils en tentèrent l'escalade et furent
toujours repoussés avec de grandes pertes. Les surprises ne leur
réussirent pas mieux que les assauts, tant l'active sollicitude du
général allait de pair avec la constance du soldat. Il y avait de quoi
désespérer; mais le courage revenait aux Huns lorsqu'ils songeaient à
ces villes opulentes enrichies par le commerce du monde, Aphrodisias,
Cibéris, Callipolis, Sestos[849], dont il leur faudrait abandonner la
dépouille, et ils résolurent de tout essayer plutôt que de renoncer à
une pareille bonne fortune.

      [Note 846: Perinde enim tenuem humilemque fecerant, quasi hortum,
      alicubi temere positum, maceria cingerent... Procop., _Ædif._, IV.
      10.]

      [Note 847: Supra pinnas eductus fornix concameratam porticum
      efficit, ac muri defensores tegit. Alter pinnarum ordo fornici
      superpositus, dimicationem duplicat oppugnatoribus. Deinde in
      utraque muri extremitate, ubi mare illiditur, ac reciprocando
      subsidit, aggeres sive moles, ut appellant, molitus est, qui in
      æquor longe procurrunt, et muro continentes, de altitudine cum
      ipso certant. Exteriorem ejusdem fossam purgavit, plurimaque humo
      egesta, latiorem multo fecit et altiorem. Præterea militares
      numeros in his longis muris locavit, Barbaris omnibus arcendis
      pares, si qua Cherronesi pars tentaretur. Procop., _Ædif._, IV,
      10.]

      [Note 848: Dorothæus était un brave général qui, après s'être
      signalé par des actions d'éclat, était mort en Sicile à la suite
      de Bélisaire: l'empereur avait pris soin de son fils et l'avait
      fait élever près de lui. Germain était né à Bederiana en Illyrie,
      dans le voisinage de Tauresium, patrie de Justinien.]

      [Note 849: On peut voir sur le commerce et la richesse de ces
      villes ce qu'en dit Procope dans son _Traité des Édifices_, l. IV,
      ch. 10.]

Un moyen se présenta à leur esprit, c'était de tourner un des môles par
mer et d'attaquer la muraille tout à la fois à revers et sur son front.
La chose ainsi décidée, ils se mirent à ramasser dans la campagne tout
ce qu'ils purent trouver de roseaux et de bois pour construire une
flotte. Choisissant les plus fortes tiges de roseaux, ils les
réunissaient par des liens afin d'en former des claies, qui étaient
ensuite assujetties à trois traverses de bois, placées une à chaque
bout, et la troisième au milieu. Trois ou quatre de ces claies amarrées
ensemble composaient un radeau capable de soutenir quatre hommes[850].
La partie antérieure du radeau s'amincissait et se recourbait en manière
de proue pour mieux fendre l'eau; deux rames étaient attachées à chacun
de ses flancs, et une pelle posée à l'arrière lui servait de gouvernail.
Les interstices des roseaux étaient soigneusement bouchés avec de la
laine et du menu jonc, pour empêcher l'eau de s'y introduire[851]. Tels
furent les navires imaginés par les Huns. Ils en construisirent environ
cent cinquante, qu'ils transportèrent sur le golfe de Mélas, qui baigne
la côté occidentale de la Chersonèse, puis par une nuit bien noire ils
les mirent à flot et y embarquèrent six cents hommes armés de toutes
pièces[852]. Ils espéraient tourner le môle sans bruit et surprendre à
leur débarquement les défenseurs du rempart endormis ou oisifs, mais ils
avaient compté sans la vigilance de Germain. Le général avait tout
deviné. Tandis qu'ils fabriquaient leur flotte de roseaux, il faisait
venir la sienne, de grands et solides navires, de tous les ports de
l'Hellespont, et la cachait dans l'anse formée entre le rivage et le
môle[853].

      [Note 850: Arundinibus itaque quam plurimis collectis, quæ et
      longæ admodum et quam maxime firmæ crassæque essent, iisque inter
      se coaptatis, et restibus lanaque carpta colligatis, crates
      complures confecerunt; tum vero perticis in longum porrectis
      tanquam jugis ac transtris transversim super injectis, non
      perpetua serie, sed tantum circa extrema ipsaque media cratium,
      majoribusque vinculis eas circumligatas inter se committebant,
      valde arcte compressas..... Agath., _Hist._, V, p. 167.]

      [Note 851: Ut vero navigationi aptiores essent, anteriores earum
      partes in proræ speciem leniter circumducentes atque
      recurvantes... _Id., ibid._]

      [Note 852: Istius modi itaque naviculas minimum centum
      quinquaginta construxerant, quas latenter mari immittunt, circa
      occidentale littus... Ingressi eas viri sexcenti optime armati...
      Agath., _Hist._, V. p. 167.]

      [Note 853: Quæ cum Germanus rescivisset... naves et bipuppes, sub
      interiorem mari protensum angulum veluti in insidiis applicans
      occultavit, ne eminus prospici possent. _Id., ibid._]

La flotte des Huns s'avança d'abord en mer à grand renfort de rames, par
une marche lente et saccadée: les vagues se jouaient de ces corbeilles
légères qu'elles élevaient et abaissaient sans cesse, tandis que les
rameurs luttaient péniblement contre les courants qui les entraînaient à
la dérive. Elle approchait cependant et avait déjà dépassé le môle,
quand les galères romaines, se démasquant, fondirent de toutes parts sur
elle. Le premier choc fut si violent, qu'une partie des barbares tomba
de prime saut à la mer; les autres se cramponnèrent aux roseaux pour ne
pas culbuter[854]; nul d'entre eux ne resta assez ferme sur ses pieds
pour tenir une arme, porter ou parer un coup. Semblables à des tours
mouvantes, les trirèmes passaient et repassaient au milieu des radeaux,
les faisant chavirer par leur choc ou les abîmant sous leur carène.
Comme les barbares étaient hors de la portée de l'épée, les légionnaires
se servaient de longues piques pour les atteindre; on les perçait, on
les assommait, on les tirait avec des crocs comme des poissons pris dans
une nasse. Pour terminer le combat, les Romains se mirent à couper les
liens des roseaux au moyen de harpons tranchants et à détruire les
assemblages des claies, de sorte que les Huns furent tous engloutis
jusqu'au dernier[855]. Germain voulut compléter sa victoire navale par
une sortie dans laquelle il força le camp barbare; mais, emporté par son
ardeur, il s'exposa trop et reçut à la cuisse un coup de flèche qui le
blessa mortellement[856]. L'armée romaine perdit en lui un de ses chefs
les plus aimés, l'empire sa plus chère espérance: ce fut la consolation
que les Coutrigours rapportèrent de leur défaite.

      [Note 854: Violentius in arundineas naviculas irruunt.. ita ut
      vectores subsistere in iis tuto non possent, sed alii in fluctus
      excussi perirent, alii in iis necessario considerent... Agath., V,
      p. 168.]

      [Note 855: Falcatos harpagones restibus illis, quibus arundines
      erant colligatæ imminentes, dissecuerunt ex ordine universas et
      compagem dissoluerunt. Agath., _Hist._, V, p. 108.]

      [Note 856: Sagitta femur ictus est. _Id., loc. cit._]

Zabergan n'avait plus qu'à partir; il reprit le chemin du Danube,
traînant dans ses bagages une armée de captifs plus nombreuse que ses
soldats. C'étaient des habitants des villes, des femmes, des enfants,
des vieillards de Thrace, de Macédoine, de Thessalie, de la campagne de
Constantinople, qu'il avait enlevés pour trafiquer de leur rançon. Il
fit annoncer partout que les prisonniers qui n'auraient pas été rachetés
par leurs familles seraient mis à mort sous un court délai. L'empereur
les racheta des deniers publics, et on l'en blâma[857]. Que n'eût-on pas
dit s'il eût fourni à Zabergan un prétexte pour exécuter ses menaces et
frapper des têtes qui appartenaient en grande partie aux familles nobles
de ces provinces! Le roi hun se montra coulant dans la négociation,
parce qu'il apprit qu'une flottille de vaisseaux à deux poupes se
dirigeait vers le Danube pour lui en fermer le passage: il demanda et
obtint la paix. Il trouva d'ailleurs à son arrivée aux bords du Don de
quoi satisfaire son humeur belliqueuse. Pendant son absence, Sandilkh
avait pris une revanche terrible, et la guerre recommença entre les
Outigours et les Coutrigours, plus sanglante, plus implacable que
jamais. L'un des deux peuples devait périr infailliblement par les mains
de l'autre[858], si une troisième nation hunnique, arrivant sur ces
entrefaites, ne se fût chargée de le sauver en les asservissant tous les
deux.

      [Note 857: Imperator tantum auri eis misit quantum redimendis
      captivis suffecturum censebat.... Hoc autem civibus urbis regiæ
      parum nobile esse videbatur, imo turpe atque illiberale. Agath.,
      _Hist._, V, p. 170.]

      [Note 858: Eo calamitatis hunnicæ istæ nationes sunt redactæ, ut
      si aliqua adhuc eorum pars reliqua sit, sparsim aliis inserviat,
      et ab illis appellationem acceptait. _Id._, V, _in fin._]



CHAPITRE SIXIÈME

SUCCESSEURS D'ATTILA.--Aventures des _Ouar-Khouni_; ils sont sujets des
Avars.--Les Turks les emmènent en captivité.--Leur fuite.--Ils prennent
le nom d'_Avars_.--Leur ambassade à Justinien qui les reçoit à sa
solde.--Ils subjuguent les Outigours et les Coutrigours au nom des
Romains.--Leur arrivée sur les bords du Danube; ils demandent des terres
en Mésie.--Le grand kha-kan des Turks les réclame comme ses esclaves
fugitifs: leur fraude est découverte.--Leurs ambassadeurs sont joués par
Justinien.--Les Avars se rejettent sur les Slaves qu'ils soumettent
jusqu'aux montagnes de la Thuringe.--Ils rencontrent les Franks et sont
battus.--Leur retour sur le Bas-Danube.--Mort de Justinien.--Caractère
de Justin II.--Caractère de Baïan kha-kan des Avars.--Audience de Justin
aux ambassadeurs des Avars; il les repousse arrogamment.--Nouvelles
querelles entre les Lombards et les Gépides.--Alboïn appelé en Italie
par Narsès, veut anéantir d'abord la nation des Gépides.--Il s'allie
avec Baïan.--La Gépidie conquise par les Avars reprend son nom de
Hunnie.--Baïan réclame des Romains la possession de Sirmium; fermeté du
duc Bonus.--Entrevue de ce duc et de Baïan.--Revers des Romains en
Pannonia.--Justin tombe en démence et meurt.--Menaces de Turxanth à
l'ambassadeur Valentinus au sujet des Ouar-Khouni.--Baïan se procure une
flotte.--Il construit un pont de bateaux devant Sirmium.--Opposition du
gouverneur romain de Singidon.--Baïan jure d'abord au nom de ses dieux,
puis au nom du Dieu des chrétiens qu'il ne veut pas prendre la
ville.--Ambassade avare à Constantinople.--Discours insolent de
Solakh.--Siége de Sirmium.--Cent mille Slovènes appelés par Baïan
s'abattent sur la Mésie et la Thrace.--Tibère abandonne Sirmium aux
Avars.

557--582.

La vie des peuples nomades, mobilisée pour ainsi dire dans le désert et
soumise à un perpétuel flux et reflux de fortune, a quelque chose de
l'imprévu qui s'attache aux aventures de la vie individuelle. Leur
histoire est souvent un roman. Telle fut au plus haut degré celle des
Huns-Avars, qui, s'incorporant les débris des premiers Huns, relevèrent
le trône d'Attila sur les bords du Danube, amenèrent Constantinople et
la Grèce à deux doigts de leur ruine, et après avoir effrayé l'Europe
par une résurrection de l'empire hunnique, finirent par tomber sous
l'épée de Charlemagne, ajoutant, comme leurs prédécesseurs, tombés sous
celle d'Aëtius, une page glorieuse à nos annales.

_Avar_ n'était point leur nom; ils s'appelaient _Ouar_, mot auquel
s'ajoutait communément celui de _Khouni_, qui indiquait leur origine
hunnique[859]. Effectivement les Ouar-Khouni étaient Huns du rameau
oriental, et compris dans cette masse de tribus qui, sous le nom
d'_Ougour_ ou _Ouigour_, parcouraient, aux Ve et VIe siècles, les grands
espaces au nord de la mer Caspienne et, à l'est du Volga. Les
Ouar-Khouni avaient été jadis puissants entre toutes ces tribus; ils
avaient eu leur période d'expansion et de gloire, puis, à une époque
qu'on ne saurait bien déterminer, ils avaient subi le joug de
conquérants d'une autre race, qui étendirent leur domination sur toute
l'Asie centrale depuis la frontière chinoise jusqu'aux limites de
l'Europe. Ces conquérants étaient les _Avars_[860]. Tous les peuples de
la Haute-Asie obéirent à cette nation redoutable ou se turent devant
elle; mais nulle part la fortune n'est plus fragile et plus passagère
que dans ces solitudes sans bornes, condamnées par la nature à être le
domicile des peuples pasteurs: une des nations vassales des Avars se
souleva contre eux, les dispersa, les vainquit, et s'empara de tout le
pays qu'ils avaient possédé. C'étaient les Turks, dont le nom apparaît
alors dans l'histoire pour la première fois. Leur domination eut pour
siége les monts Altaï, et leur souverain, qui prenait le titre de «grand
_kha-kan_, roi des sept nations et seigneur des sept climats du
monde[861],» dressa sa tente impériale dans les vallées de la Montagne
d'Or. Pour s'assurer la soumission des anciens vassaux des Avars, le
kha-kan des Turks voulut visiter les bords du Volga et se montrer dans
tout l'éclat de sa puissance aux populations ougouriennes. Sa visite fut
sanglante, car, s'il en faut croire les historiens, ces peuples ayant
voulu lui résister, trois cent mille hommes périrent par les mains des
Turks, et leurs cadavres couvrirent la terre sur une longueur de quatre
journées de chemin[862]. Frappée et vaincue comme les autres, la nation
des Ouar-Khouni fut emmenée en captivité.

      [Note 859: On verra plus bas comment ils se firent passer pour des
      Avars, et comment leur fraude ayant été reconnue, ils reçurent des
      Grecs le nom de _Pseudabares_, _faux Avars_:--Nimirum etiam usque
      ad nostram ætatem _Pseudabares_ (sic enim magis proprie appellari
      debent) generis origine distincti; alii _Var_, alii _Chunni_ (Οὐὰρ
      καὶ Χουννί) veteri nomine dicuntur. Theophylact. On trouve le vrai
      nom de ce peuple sous les formes _Ouar_ ou _Var_ et _Chouni_,
      _Var_ et _Chunni_, et fréquemment sous celle de _Varchonitæ_. Les
      Grecs, suivant leur usage constant d'expliquer les étymologies des
      noms de peuples par des noms d'hommes, nous disent que _Ouar_ et
      _Kheounni_ étaient deux chefs d'où ces tribus tirèrent leur
      dénomination. Il est plus raisonnable d'y voir une indication
      ethnographique.]

      [Note 860: Avari, Avares--Ἅβαρες, Ἅβαροι.]

      [Note 861: Chaganus magnus, despota septem gentium, et dominus
      septem mundi climatum. Theophylact., Simoc. _VII_, 7.]

      [Note 862: Perierunt ex ea gente in hoc bello trecenta millia
      hominum, ita ut quatuor dierum itineris spatium a corporibus
      peremptorum cooperiretur. _Id., ibid._]

Internés dans un coin de ces déserts, les Ouar-Khouni auraient pu se
consoler par le spectacle d'une plus grande infortune, celui de leurs
anciens maîtres, les Avars, dont les restes, traqués de toutes parts,
trouvaient à peine un asile chez les peuples les plus éloignés; mais ils
n'avaient point tant de philosophie, et dans leur désir de la liberté,
ils ne se donnèrent ni paix ni trêve, qu'ils n'eussent trouvé les moyens
de s'enfuir. Bien des années s'écoulèrent dans l'attente. Un jour enfin,
profitant du moment propice, leur principale horde, qui comptait deux
cent mille têtes[863], attela ses chariots et partit dans la direction
du soleil couchant. Elle laissait derrière elle trois autres tribus, les
Tarniakhs, les Cotzaghers et les Zabenders, qui ne voulurent ou ne
purent pas la suivre[864]. La peur donna des ailes aux Ouar-Khouni.
Devenus terribles dans leur fuite, ils culbutent tout ce qui s'oppose à
leur passage: les Sabires sont rejetés sur les Ougours et les
Hunnougours, les Saragours sur les Acatzires, et ceux-ci vont se choquer
contre les Alains[865]. Chaque peuple en mouvement en déplaçait
d'autres, qui se précipitaient sur leurs voisins. La comparaison d'une
fourmilière en désordre rendrait à peine l'idée de ces masses d'hommes,
de troupeaux, de chars errant pêle-mêle, se poussant, se croisant, se
heurtant dans les plaines du Volga, du Khoubah et du Don.

      [Note 863: Imperante autem Justiniano Augusto, ex istis Ouar et
      Chouni pars quædam in Europam profugit... Constabat autem ex
      ducentis virorum millibus. Theophyl., Sim., VII, 8.]

      [Note 864: Οἱ Ταρνιὰχ, καί Κότζαγηροὶ,... καὶ οἱ Ζαβενδὲρ ἐκ τοῦ
      γένους τῶν Οὐάρ καὶ Χουννί... _Id., ibid._]

      [Note 865: Sarcelt, et Unugari et Sabiri et aliæ insuper gentes
      hunnicæ, cum advenas illos Avaros esse suspicarentur.....
      Theophyl. VII, 7.--Cf. Prisc., _Exc. leg._, p. 42, 43.]

Ce qui rendait la frayeur plus grande, c'est que tous ces peuples
croyaient avoir affaire aux Avars à cause de la similitude de ce nom
avec celui des Ouars; d'ailleurs les nouveaux arrivants portaient un des
signes distinctifs des races intérieures de l'Asie et en particulier de
la race turke: leurs cheveux pendaient sur leurs épaules en deux longues
tresses entrelacées et retenues avec des rubans, ornement étranger aux
Huns, dont les cheveux étaient courts et complétement rasés sur le
front. Les Ouar-Khouni avaient adopté cette mode pendant leur captivité
chez les Turks. Voyant qu'on les prenait pour des Avars, ils se
gardèrent bien de détruire une erreur qui leur était si favorable; ils
reçurent au contraire, comme leur étant dus, les présents de beaucoup de
tribus et toutes les marques de soumission que ce nom jadis redouté
inspirait toujours[866]. Tandis qu'ils erraient ainsi de lieu en lieu
sans savoir où se fixer, l'idée leur vint de s'adresser aux Romains,
dont la richesse excitait la convoitise de tous les barbares, et à qui
ils espérèrent bien arracher, comme tant d'autres, des terres et de
l'argent. Leur kha-kan (c'est le titre que prit leur chef, à l'imitation
des rois de l'Asie intérieure, et pour compléter la transformation des
Ouar-Khouni en Avars[867]), leur kha-kan s'adressa dans cette pensée à
Saros, roi des Alains, qui se piquait d'être bien vu à la cour de
Constantinople, et Saros désireux d'éloigner de lui ce terrible
voisinage, promit de mettre les Avars en «connaissance et amitié» avec
le grand empereur des Romains[868]. Le gouverneur de la province de
Lazique, au midi du Caucase, informé par ses soins, demanda les ordres
de Justinien, dont il était le neveu. Justinien répondit qu'on devait
laisser passer librement les ambassadeurs qui se présenteraient de la
part du kha-kan des Avars, et sur cette assurance, celui-ci dépêcha à
Constantinople un de ses officiers, appelé Kandikh, avec un cortége
considérable.

      [Note 866: Quocirca securitati consultare cupientes, donis
      amplissimis eos coluerunt. Ouar itaque et Khunui, ut perfugium
      sibi feliciter evenisse adverterunt, errorem sese honorantium non
      aspernati, Avares dici voluerunt. Theophyl., VII, 7.]

      [Note 867: Principem suum Chagana, honoris causa, nominarunt.
      _Id., l. c._]

      [Note 868: Avares cum diu multumque incerti errassent, tandem ad
      Alanos accesserunt, et Sarosium, eorum ducem, suppliciter orarunt,
      ut per eum in notitiam et amicitiam Romanorum venirent. Menand.
      _Exc. leg._, p. 99.]

Le nom des Avars, leur ancienne puissance et leurs revers étaient
parfaitement connus des Romains d'Orient, et la nouvelle que ce vaillant
peuple, échappé au joug des Turks, venait d'arriver dans les plaines du
Caucase et envoyait une ambassade à Constantinople, excita un intérêt
universel. On courut de toutes parts sur les routes pour voir passer les
ambassadeurs, et quand ils firent leur entrée dans la ville, les
fenêtres et les toits des maisons, les rues et les places étaient
encombrés de curieux. On remarqua que leur costume était celui des Huns,
leur langage celui des Huns, attendu qu'ils avaient pour truchement
l'interprète ordinaire de ce peuple; mais ce qui surprit les yeux comme
une nouveauté, ce furent ces deux tresses flottantes qui leur tombaient
jusqu'au milieu du dos[869] et que les poëtes romains comparèrent à de
longues couleuvres. Les Ouar-Khouni ayant accepté nettement leur rôle
d'Avars, les ambassadeurs s'étaient préparés à le soutenir jusqu'au
bout, et Kandikh, prenant une attitude qu'il crut convenir à son
personnage, prononça à l'audience impériale ce discours passablement
arrogant: «Empereur, dit-il à Justinien, une nation vaillante et
nombreuse, la plus nombreuse et la plus vaillante de l'univers, vient se
livrer à toi. Ce sont les Avars, race invaincue et invincible, capable
d'exterminer tous les ennemis de l'empire romain et de lui servir de
bouclier. Ton intérêt étant de faire société d'armes avec une pareille
nation, et de te l'attacher à tout jamais comme auxiliaire, nous
t'offrons notre alliance, pour laquelle il ne faudra que deux choses,
faire aux Avars des présents dignes d'eux, leur payer annuellement une
pension, et leur concéder de bonnes terres où ils puissent s'établir en
paix[870].» Justinien plus jeune et moins accablé par les calamités
publiques (on était alors dans la funeste année 557, au milieu de la
peste et des tremblements de terre) aurait su relever ce que ces paroles
renfermaient d'irrespectueux et d'outrecuidant, mais il se contenta de
répondre qu'il aviserait, et l'audience fut levée. Le sénat, dont il
voulut avoir l'avis, le pria de suivre son inspiration personnelle,
toujours si salutaire à la chose publique, et l'empereur fit délivrer
aux ambassadeurs, comme gage de bon vouloir, des cadeaux du genre de
ceux qui plaisaient aux Orientaux, savoir des chaînes d'or émaillé dans
la forme de celles dont on liait les captifs, des lits d'or sculptés
propres à servir de couche et de trône, de riches vêtements et des
étoffes de soie brochées d'or[871]. Il les congédia ensuite en leur
annonçant qu'ils seraient suivis de près par un officier nommé
Valentinus, porteur de ses instructions pour leur kha-kan.

      [Note 869: Gens insolens atque incognita Constantinopolim
      advenit... Ad ejus spectaculum, quod nusquam visi fuissent hujus
      formæ homines, cuncta urbs effusa est... Comas siquidem a tergo
      longas admodum tæniis revinctas et implexas gestabant, reliquus
      licet habitus hunnico simillimus conspiceretur. Theophan.
      _Chronogr._, p. 196.--Colubrimodis Avarum gens nexa capillis.
      Coripp., _Laud. Justin. Min._]

      [Note 870: Adesse gentem omnium maximam et fortissimam, Avares,
      genus hominum invictum qui ejus omnes hostes repellere et funditus
      extinguere possent. Illius rationibus valde conducere cum eis
      armorum societatem facere et auxiliarios optimos sibi adsciscere
      qui tamen non alia conditione servirent, quam si donis pretiosis,
      annuis etiam stipendiis et fertili regione quam habitarent,
      donarentur. Menand., _Exc. leg._, p. 101 et 102.]

      [Note 871: Imperator dona ad legatos misit, catenas auro
      variegatas et lectos et sericas vestes et alia quamplurima quibus
      leniret et demulceret animos superbiæ et insolentiæ plenos.
      Menand., _Exc. leg._, p. 101.--Erant autem catellæ auro variegatæ
      quasi ad vinciendos fugientes comparatæ... _Id., ibid._]

Valentinus était chargé au nom de l'empereur de négocier avec le
kha-kan, le paiement d'une subvention annuelle à la condition que
celui-ci ferait une rude guerre à tous les ennemis de l'empire du côté
du Caucase: il devait promettre aussi des cadeaux conformes à la dignité
de ce chef, mais ne point parler de concession de terres, ou ne
s'expliquer sur cet article, que d'une façon ambiguë, évitant de rien
promettre ni refuser. L'affaire urgente aux yeux de l'empereur était de
tourner l'activité dangereuse des Avars contre les ennemis de sa
frontière d'Orient. L'historien grec Ménandre loue à ce propos la
sagacité de Justinien, et nous révèle un point caché de sa politique:
c'est qu'il se souciait assez peu que les Avars fussent vainqueurs dans
la lutte qu'il provoquait, attendu que l'empire aurait presque également
à gagner, soit qu'ils fussent battants, soit qu'ils fussent battus.
Quant au chef des Ouar-Khouni, se mettant consciencieusement à l'œuvre,
il assaillit d'abord les Hunnougours, puis les Huns-Ephthalites, et
ensuite les Sabires, qu'il faillit exterminer[872]. Des rivages de la
Mer-Caspienne, qu'habitaient ces peuplades, passant à ceux de la
Mer-Noire, il se jeta sur les Outigours, en guerre alors avec les
Coutrigours, et sans s'inquiéter si les premiers étaient amis et les
seconds ennemis des Romains, il les traita exactement de la même façon:
déjà affaiblies par leurs guerres acharnées, les deux hordes
succombèrent presque sans résistance, et leurs débris incorporés
allèrent grossir la horde des Ouar-Khouni. Maître des rives du Dniéper,
le kha-kan se trouva en face des Antes, qui essayèrent de l'arrêter,
mais qui furent battus. Un incident de cette guerre montra le peu de
respect qu'avaient les Ouar-Khouni pour le droit des gens observé
pourtant par les nations les plus sauvages. Les Slaves, voulant traiter
du rachat de leurs prisonniers et sonder les dispositions de l'ennemi au
sujet de la paix, lui avaient député un certain Mésamir, beau parleur,
bouffi de vanité, mais qui jouissait d'un grand crédit chez les siens.
Mésamir aborda le kha-kan avec un discours plein d'arrogance et de
menaces, et qui ressemblait plus à une déclaration de guerre perpétuelle
qu'à une offre de paix. Le kha-kan restait tout interdit, quand un de
ses intimes conseillers, que l'histoire appelle Cotragheg ou Coutragher,
et qui pouvait bien être un des chefs coutrigours entrés dans le conseil
des Avars, le prit en particulier et lui dit: «Cet homme-ci exerce dans
son pays par son bavardage une autorité toute-puissante; s'il veut que
les Slaves te résistent, ils te résisteront tous jusqu'au dernier.
Tue-le et jette-toi ensuite sur eux, c'est ce que tu as de mieux à
faire[873].» Le kha-kan trouva ce conseil bon, et fit tuer Mésamir sans
souci du titre d'ambassadeur qui rendait cet homme inviolable.

      [Note 872: Cum igitur Valentinus ad eos profectus esset, et munera
      præbuisset, et mandata imperatoris exposuisset, primum quidem
      Viguros, deinde Eitasalos Hunnicam gentem debellarunt et
      Sabiros... Meinand., _Excerpt. legat._, p, 101.]

      [Note 873: Menand., _Exc. leg._, p. 100 et seqq.]

Les Ouar-Khouni avaient ainsi tourné la Mer-Noire, et, descendant à
travers les plaines pontiques, de proche en proche ils arrivèrent au
Danube. On était alors en 562, et il y avait cinq ans qu'ils
guerroyaient ou prétendaient guerroyer pour le service de Rome. Leur
avant-garde, lancée avec ardeur, passa le delta du fleuve, et pénétra
dans la petite Scythie[874]; mais le kha-kan fit halte avec le gros de
l'armée sur la rive gauche, où il planta ses tentes et dressa son camp
de chariots; en même temps il faisait demander à l'officier qui
commandait les postes romains de la rive droite qu'on lui montrât les
terres que l'empereur Justinen lui avait destinées[875]. Fort embarrassé
de répondre, l'officier l'engagea à s'adresser directement à l'empereur
au moyen d'une ambassade qu'il se chargeait de faire parvenir à
Constantinople, et le kha-kan y consentit. Au nombre des personnages qui
composèrent l'ambassade se trouva un certain Œcounimos, qu'à la
physionomie de son nom on peut prendre pour un Grec des villes
politiques, enlevé peut-être par les Avars, auxquels il servait
d'interprète. Cet Œcounimos, pour reconnaître le bon accueil de
l'officier romain, le prévint secrètement qu'il avait à faire bonne
garde, car, suivant ses propres expressions, «les Avars avaient une
chose sur les lèvres et une autre chose dans le cœur[876].» Ne sachant
pas bien quelle résistance les Romains pouvaient leur opposer, ils
cherchaient à franchir le Danube sans combat; mais une fois de l'autre
côté, ils n'en sortiraient plus. L'officier se hâta d'expédier cet avis
à l'empereur, et sa lettre trouva la cour de Constantinople déjà bien
renseignée sur le compte des prétendus Avars, dont on connaissait
l'origine, la fuite et toutes les impostures: or voici à quelle aventure
bizarre Justinien devait ces révélations, qui lui venaient des Turks
eux-mêmes. Les anciens maîtres des Ouar-Khouni, en apprenant la fuite de
leurs vassaux, étaient entrés dans une violente colère, et le grand
kha-kan s'était écrié en étendant la main: «Ils ne sont pas oiseaux pour
s'être envolés dans l'air; ils ne sont pas poissons pour s'être cachés
dans les abîmes de la mer; ils sont sur terre, et je les rattraperai.»
Suivant les fugitifs à la piste, il avait découvert successivement leur
changement de nom, leur passage en Europe et leur alliance avec les
Romains, dont ils se vantaient d'obtenir des terres. Ce fut alors contre
l'empereur des Romains, coupable d'avoir donné assistance et refuge à
ces misérables, que se tourna la colère des Turks, et le grand kha-kan,
seigneur des sept climats du monde, fit partir pour Constantinople des
ambassadeurs chargés de réclamer, non pas les Avars qui étaient
subjugués dans l'intérieur de l'Asie, mais les Ouar-Khouni, vassaux de
ces mêmes Avars, vassaux des Turks, et de faire sentir à l'empereur
combien il s'était abaissé en prenant pour amis les esclaves de leurs
esclaves. Ce fut ainsi que le mystère se dévoila. La chancellerie
romaine, honteuse probablement de s'être ainsi laissé prendre, s'épuisa
en explications de toute sorte et en protestations d'amitié vis-à-vis
des Turks que l'on combla de cadeaux et de promesses. Justinien jeta
même à cette occasion les fondements d'une alliance offensive des deux
peuples contre la Perse, alliance qui se réalisa plus tard. Cette
aventure, comme on le pense bien, diminua considérablement le crédit des
Ouar-Khouni auprès du gouvernement impérial, qui dissimula pour le
moment, attendu que les barbares étaient là sur le Danube, dans une
position à ménager; toutefois on se réserva le droit de les appeler en
temps et lieu _menteurs et faux Avars_[877], et les poëtes de la cour
limèrent déjà des vers dans lesquels on les menaça de couper «les sales
tresses de cheveux» qu'ils se permettaient de porter à la manière des
Avars et des Turks, quoiqu'ils ne fussent que des Huns[878].

      [Note 874: Imperatori significatum est, eos jam magna ex parte
      istam regionem occupasse. Menand., p. 101.]

      [Note 875: Postulabant ut illis liceret circumspicere terram in
      qua eorum gens sedes et domicilia poneret. Menand., _loc. cit._]

      [Note 876: Justinus autem sibi unice conciliaverat ex legatis
      Œconimum, qui secreto eum monuit, Avaros aliud in ore habere et
      aliud sentire.... Etenim simul atque Istrum transmiserint, nihil
      quidquam illis esse deliberatius, quam omnibus copiis in bellum
      erumpere. Menand., _Excerpt. legat._, p. 101.]

      [Note 877: _Pseudo-Abares._ L'historien Théophylacte ne leur donne
      même guère d'autre nom.]

      [Note 878:

        ..... Crinita Avarum mox agmina, juxta
        Istrum, squallentes tonsa comas...


      _Epigr. in effig. Justinian. Imp._, ap. Stritt., _Memor.
      Populor._, t. I, p. 645.]

L'ambassade des Ouar-Khouni, auxquels, malgré leur imposture, nous
laisserons le nom d'Avars, qu'ils ont conquis par leur bravoure et sous
lequel leur domination fut connue en Europe, arrivant en de telles
circonstances à Constantinople, y fut accueillie avec une froideur et
une défiance fort naturelles. On lui fit attendre longtemps l'honneur
d'être introduite en la présence sacrée de césar, puis on lui fit
attendre sa réponse; en un mot, on s'étudia à la promener de délai en
délai pour les moindres choses. Quand ces hommes fiers et impatients
s'irritaient des lenteurs, Justinien les calmait par des présents, des
paroles flatteuses ou des promesses qui n'aboutissaient à rien, mais qui
retardaient une déclaration de refus que l'empereur ménageait pour la
fin. Le kha-kan se laissa d'abord abuser comme ses députés; puis,
soupçonnant la manœuvre des Romains, il rappela son ambassade, que l'on
retint pourtant encore de prétextes en prétextes. Lorsque Justinien se
trouva poussé dans ses derniers retranchements, il parut céder, et
proposa au kha-kan d'échanger la petite Scythie, que celui-ci avait sous
la main, contre le canton occupé naguère par les Hérules dans la
Haute-Mésie, autour de Singidon, et que ce peuple avait laissé vacant à
son départ pour l'Italie[879]. Ce canton, resserré entre les possessions
des Gépides et des Lombards, barré au midi par l'empire et dominé par la
ville de Singidon, où stationnait une garnison nombreuse, présentait un
territoire facile à isoler; le kha-kan le sentit bien et déclina l'offre
de l'empereur. «La Scythie lui convenait, disait-il, et il n'en
sortirait pas[880];» elle lui convenait surtout en ce qu'elle
n'interrompait point ses communications avec les pays qu'il avait
conquis à l'est et à l'ouest de la Mer-Noire. Cette dernière proposition
rejetée, il fallut bien laisser partir les ambassadeurs. Justinien les
avait autorisés à se fournir à Constantinople de toutes les marchandises
qui pourraient leur plaire, mais il apprit qu'ils avaient accaparé sous
main une grande quantité d'armes. Au nom du droit des gens, il les fit
arrêter sur la route, leur enleva les armes[881] et s'exhala en plaintes
contre leur mauvaise foi. Grâce à tous ces retards, le maître des
milices d'Illyrie avait eu le temps de réunir des troupes,
d'approvisionner les forteresses, d'équiper la flotte, en un mot de
mettre le Danube en un état de défense respectable. Le kha-kan s'aperçut
qu'il avait rencontré plus habile et plus rusé que lui, et comme il
n'osait pas s'aventurer armes en main dans un pays inconnu, il se
contenta de répondre aux plaintes par des menaces. Seulement il assit
ses campements d'une manière stable dans les plaines au nord du Danube,
surveillant de là ses conquêtes, et ayant par la petite Scythie un pied
posé sur l'empire romain.

      [Note 879: Et imperator quidem ut gentem collocaret in ea terra,
      ubi prius habitabant Eluri (_sic_) si illis videretur, annuit.
      Menand., _Exc. leg._, p. 102.]

      [Note 880: Sed Avari Scythia sibi exeundum non censuerunt, etenim
      illius desiderio tenebantur. Menand., _ub. sup._]

      [Note 881: Ea, quæ sibi opus erant, compararunt: arma etiam
      emerunt, et ita dimissi sunt. Verum imperator secreto mandavit
      Justino, ut, quacumque ratione et via posset, in reditu arma illis
      eriperet. Menand., _loc. cit._]

Les Antes, mal soumis, s'étaient livrés à des hostilités contre lui, il
leur fit une nouvelle guerre dans laquelle il les écrasa. Des Antes il
passa aux Slovènes, des Slovènes aux Vendes: la terreur précédait ses
armes toujours victorieuses. Il traversa ainsi la Slavie de l'est à
l'ouest jusqu'aux montagnes de la Thuringe, où il se trouva en face d'un
adversaire tout autrement redoutable que ces essaims de sauvages qu'il
chassait jusqu'alors devant lui: c'étaient les Franks austrasiens, dont
les possessions, englobant l'ancien royaume de Thuringe, s'étendaient
jusqu'à l'Elbe, où elles confinaient aux Saxons, et déjà aux populations
vendes qui s'avançaient vers le midi par un accroissement régulier.
Clotaire, fils de Clovis, était mort l'année précédente, 561, et dans le
partage de sa succession, qui renfermait l'empire frank tout entier, le
royaume d'Austrasie venait d'échoir à Sigebert, le quatrième de ses
enfants. Le jeune Sigebert accourut au-devant des Avars, dont l'approche
menaçait sa frontière, et les défit au delà de l'Elbe, dans une grande
bataille, à la suite de laquelle le kha-kan proposa une paix que le roi
frank ne refusa pas, tant sa victoire avait été rudement achetée[882].
Revenus chez eux par le même chemin, mais harcelés vraisemblablement
dans leur marche par les Gépides, qui ne voyaient pas leur voisinage de
trop bon œil, les Avars reprirent leurs cantonnements du Bas-Danube, au
moment même où un grand changement allait s'opérer dans la situation de
l'empire romain: Justinien était mourant, et son neveu Justin ne tarda à
pas le remplacer sur le trône des césars.

      [Note 882: Post mortem Chlotarii regis, Chunni Gallias adpetunt,
      contra quos Sigebertus exercitum dirigit, et gesto contra eos
      bello vicit, et fugavit: sed postea rex eorum amicitias cum eodem
      per legatos meruit. Greg. Tur., _Hist. Fr._, IV, 23.--Comperta,
      Hunni qui et Avares, morte Chlotarii regis, super Sigebertum ejus
      filium irruunt, quibus ille in Thuringia occurrens, eos juxta
      Albim fluvium potentissime superavit eisdemque petentibus pacem
      dedit. Paul. Diac., l. II, c. 10.]

L'avénement de Justin II fut plus qu'un changement de personnes, ce fut
une révolution complète soit dans la politique vis-à-vis des Barbares,
soit dans l'administration intérieure. Élevé avec beaucoup d'apparat,
comme un candidat possible au trône, ce fils de la sœur de Justinien
n'avait retiré des écoles que le goût de la déclamation, des idées
fausses sur le monde, et avec l'estime la moins dissimulée de son propre
mérite, une secrète et âpre jalousie contre son oncle, dont la gloire
l'offusquait. Ce fut la plaie hideuse qu'il couvait dans son sein, qui
le tua, et qui emporta l'empire avec lui. Tout ce qu'avait créé ce grand
règne fut dès lors abandonné ou compromis; avoir coopéré à sa grandeur
devint une cause naturelle de discrédit pour les hommes, de ruine pour
les choses; et la flatterie la plus douce au cœur du nouvel Auguste fut
de dénigrer son bienfaiteur. L'impératrice Sophie, femme vaniteuse et
cruelle, le secondait avec ardeur dans cette œuvre d'ingratitude. On
avait trouvé mauvais que Justinien, durant ses dernières années, fît la
guerre aux Barbares d'Asie avec de l'or, comme s'il n'avait pas montré
contre les Vandales et les Goths qu'il la faisait assez bien avec du
fer; c'était là l'accusation banale des malveillants et des envieux, qui
proclamaient sans vergogne que le second fondateur de l'empire et le
libérateur de Rome n'avait pas eu le cœur romain. Justin II prenant ces
sottes clameurs pour point de départ de sa politique, se posa devant les
Avars comme Marius devant les Teutons, et parla aux Perses le langage de
Trajan: par malheur ce Trajan manquait de génie, et ce Marius de
soldats. Il crut payer le monde, comme il se payait lui-même, avec un
patriotisme d'école. A force d'outrecuidance et de paroles hautaines que
rien ne soutenait, il arma contre l'empire romain toutes les nations
barbares, et à force d'ingratitude envers les serviteurs de Justinien,
il perdit la plus belle conquête de ce grand empereur, celle de
l'Italie; puis, à la vue des tempêtes que ses imprudences avaient
soulevées, aussi dénué de courage que de bon sens, il devint fou comme
pour se tirer d'embarras. Tel était le successeur que la mauvaise
fortune des Romains donnait à Justinien.

Vers la même époque, et pour contraster en quelque sorte avec ce césar
fatal, elle donnait aux Ouar-Khouni en la personne d'un nouveau kha-kan
un grand homme à la manière des peuples de la Haute-Asie, un de ces
politiques conquérants dont Tchinghiz-Khan, Timour et Attila présentent
les types les plus parfaits. Celui-ci se nommait Baïan[883], et était
dans toute la vigueur de la jeunesse. Habile à démêler les desseins
secrets des hommes, à profiter de leurs fautes, à prendre toutes les
formes pour les tromper, il mettait plutôt sa gloire à assurer ses
conquêtes par la ruse qu'à les risquer par les armes. On le vit faire la
guerre par colère, jamais par vanité ou pour la vaine gloriole d'étaler
sa bravoure: bien différent de ces fiers Germains que le point d'honneur
amenait à leurs duels de peuples, dussent-ils ne s'y point battre, Baïan
ne trouvait nulle honte à fuir quand il avait le dessous, et ne tirait
l'épée que pour gagner. Sa patience à supporter l'injustice et les
humiliations, plutôt que d'entreprendre une guerre inégale, pouvait
étonner et encourager un adversaire imprudent; mais le moment venu,
Baïan savait se venger. Quand il jugeait à propos de sévir, sa cruauté
froide et calculée ne respectait rien; le droit des nations, les
traités, les serments ne valaient à ses yeux que comme des moyens de
succès, et il ne voyait dans le parjure qu'un stratagème. Avec tout
cela, Baïan, toujours altéré de richesses et sans vergogne dans sa
cupidité vis-à-vis de l'étranger, était considéré par son peuple comme
un grand chef. Il se montrait généreux envers les siens, magnifique dans
son entourage, poussant même la délicatesse et le luxe à des recherches
surprenantes pour un barbare. Nous le verrons critiquer les arts de la
Grèce et repousser avec dédain comme indigne de lui un lit d'or ciselé
auquel avaient travaillé les meilleurs ouvriers de Constantinople. Sa
longue vie lui permit de tenir tête successivement à trois empereurs
romains, d'établir son peuple sur le Danube et de voir presqu'à l'apogée
l'empire qu'il avait fondé en Europe. Malgré ses revers et de cruels
retours de la fortune, il fut pour ce second âge des Huns ce qu'Attila
avait été pour le premier.

      [Note 883: Baïanus, Βαϊανός.]

Les Avars connaissaient un peu Justin, qui leur avait servi
d'introducteur près de Justinien en 557, lorsqu'il était gouverneur de
la province de Lazique. Ils se hâtèrent donc de lui envoyer une
ambassade pour le féliciter, renouveler avec lui les anciennes
conventions et recevoir de sa main les présents d'usage. Baïan avait
composé cette ambassade de jeunes gens lestes, hardis et de belle
apparence, et leur avait donné pour chef un certain Targite, personnage
important dont il sera souvent question dans la suite de ces récits.
Justin, qui avait préparé pour ses débuts impériaux une scène théâtrale
et une harangue, ne fit point attendre les ambassadeurs, dont l'audience
eut lieu peu de jours après leur arrivée. Un poëte, témoin oculaire,
l'Africain Corippus, nous a laissé de cette réception solennelle et du
cérémonial auquel les députés avars furent soumis, un curieux tableau
que nous reproduirons ici, en ne faisant guère que traduire
littéralement ses vers. Peut-être trouvera-t-on que le poëte favori de
la cour de Byzance au VIe siècle, intéressant au point de vue de
l'histoire du temps, ne manquait point de mérite littéraire, ni même
d'un certain éclat de poésie.

«Dès que le prince, vêtu de sa pourpre, a monté les degrés du trône, le
maître des cérémonies, ayant pris ses ordres, va ouvrir aux ambassadeurs
l'intérieur du palais sacré... Cette fière jeunesse parcourt avec
étonnement les vestibules et les longues galeries qui précèdent la
demeure des césars. A chaque pas, elle s'arrête, elle admire la haute
stature des guerriers rangés en haie, leurs boucliers d'or, leurs lances
d'or, surmontées d'une pointe d'acier, et leurs casques d'or, d'où
retombe un panache de pourpre. Elle tressaille involontairement en
passant sous le tranchant des haches ou sous le fer acéré des piques.
Cette pompe éblouit les jeunes barbares, et ils se demandent si le
palais des césars n'est pas un autre ciel; mais à leur tour ils sont
fiers qu'on les admire, et les regards fixés sur eux leur chatouillent
le cœur[884]. Ainsi, quand la nouvelle Rome donne un spectacle à ses
peuples, on voit des tigres d'Hyrcanie, amenés la chaîne au cou par
leurs conducteurs, gémir d'abord avec un redoublement de férocité, puis
quand ils sont entrés dans l'amphithéâtre, dont les gradins
disparaissent sous un épais rideau de spectateurs, ils promènent en haut
leurs yeux ébahis, et la peur leur enseigne à s'adoucir. Ils ont déposé
toute leur rage, ils ne se révoltent plus contre leurs chaînes, mais
d'un pas étonné ils arpentent le terre-plein du cirque, attentifs à la
foule qui les applaudit. On dirait qu'ils s'étalent aux regards avec
complaisance et qu'ils en marchent plus superbes[885]... Mais voici le
voile qui ferme la salle des audiences impériales; il s'entr'ouvre, et
l'on aperçoit les lambris étincelants de dorure, le trône et le diadème
brillant sur la tête de césar. A cette vue, Targite plie le genou trois
fois et salue l'empereur le front contre terre; les autres se
prosternent à son exemple, et le tapis de la salle est inondé des flots
de leurs chevelures[886].»

      [Note 884:

        Et credunt aliud Romana palatia cœlum;
        Spectari gaudent, hilaresque intrare videri.
                            Coripp., _Laud. Justin. min._, III, 244.]

      [Note 885:

        Non secus Hyrcanæ quotiens spectacula tigres
        Dat populis nova Roma suis, ductore magistro,
        Non solita feritate fremunt, sed margine toto
        Intrantes plenum populorum millia circum,
        Suspiciunt......
                        Ipsumque superbæ
        Quod spectantur amant...

                      Coripp., _Laud. Just. min._, III, 246 et seqq.]

      [Note 886:

                        ..... Stratosque tapetas
        Fronte terunt, longisque implent spatiosa capillis
        Atria...
                              Coripp., _Laud. Just. min._, III, 202.]

Le poëte ajoute que l'orateur de l'ambassade ayant entonné, comme de
coutume, les louanges du peuple avar, «ce peuple innombrable et
invincible, roi des régions intérieures du monde, conquérant de l'Altaï,
terreur de la Perse, et dont l'armée, s'il la réunissait, suffirait pour
boire les eaux de l'Hèbre jusqu'à la dernière goutte[887],» Justin
l'arrêta par ces paroles: «Tu me racontes là, jeune homme, des choses
que nous ne croyons guère, et auxquelles tu n'as ajouté foi que sur de
vains bruits, si tant est que tu y croies toi-même. Ce sont des rêves ou
des mensonges que tu me débites. Cesse de me vanter des fugitifs,
épargne-moi la gloire d'une tourbe exilée qui cherche en vain une
patrie. Quel puissant royaume aurait-elle subjugué, elle qui n'a pas su
se défendre elle-même[888]?» Il est très-probable, quoique l'histoire ne
le dise pas, que ces mots ou d'autres, d'une égale amertume, furent
prononcés par Justin, car ils étaient dans son caractère et dans le rôle
qu'il s'était donné. Toutefois nous laisserons là le poëte pour nous en
tenir strictement à la version des historiens.

      [Note 887:

        Crudus et asper Avar dictis sic cœpit acerbis:
        Rex Avarum Cagan debellans intima mundi,
        Famosos stravit magna virtute tyrannos,
        Innumeros populos, et fortia regna subegit.....
        Cujus Threïcium potis est exercitus Hebrum
        Exhausto siccare lacu, fluviumque bibendo
        Nudare.....
                                      _Ibid._, V. 274.]

      [Note 888:

        Quid profugos laudas? Famaque attollis inani
        Extorrem populum? quæ fortia regna subegit?
        Effera gens Avarum proprias defendere terras
        Non potuit, sedesque suas fugitiva reliquit.
        Tu velut ignarus falsis rumoribus audes
        Vana loqui, turpique dolo nova somnia fingis.....
                             Coripp., _Laud., Justin., min._, V. 268.]

Suivant ceux-ci, Targite, dans un discours dont la feinte modération ne
déguisait ni l'arrogance, ni les intentions ironiques, rappelait à
l'empereur que, tenant la puissance impériale des mains de son père
(c'est ainsi qu'il désignait Justinien), son premier devoir était de
remplir les obligations de ce père vis-à-vis de fidèles alliés, et de
faire mieux encore pour bien prouver sa reconnaissance[889]. Les Avars
étaient les bons amis de son père; mais s'ils avaient reçu de lui
beaucoup, ils lui avaient beaucoup donné. En premier lieu, ils n'avaient
point pillé ses provinces, pouvant le faire impunément; en second lieu,
ils avaient empêché les autres de les piller. Il existait des peuples
dont l'habitude était autrefois de dévaster la Thrace chaque année et
qui ne l'avaient plus fait. Pourquoi? Parce qu'ils savaient que les
Avars, amis et alliés des Romains, n'étaient pas d'humeur à le
souffrir[890]. «Nous venons ici, ajouta Targite, bien convaincus que tu
seras avec nous comme était ton père, et mieux encore, afin que notre
amitié pour toi soit aussi plus vive: mais sache bien ceci: c'est que
notre chef ne sera ton ami qu'autant que tu lui feras des présents
convenables, et qu'il dépend de toi, par la façon dont tu le traiteras,
de dissiper toute pensée qui pourrait lui venir de prendre les armes
contre toi[891].» Ce discours assurément était d'une insolence extrême.
Justin aurait pu y répondre sans phrases par les embarras qu'il aurait
suscités au kba-kan, et qui eussent plus vivement piqué celui-ci que la
déclamation la plus injurieuse: Justin préféra le procédé contraire.
«Oui, répondit-il aux ambassadeurs, je ferai pour vous plus que n'a fait
mon père, en rabattant votre outrecuidance et vous ramenant à de plus
sages conseils; car apprenez de moi que celui qui arrête l'insensé
courant à sa perte, et lui rend la raison, est plus son ami que celui
qui se prête à ses caprices pour le perdre[892]. Allez-vous-en avec cet
avis amical, qui vous fera vivre tranquilles et saufs dans vos
campements, si vous le suivez, et au lieu de l'argent que vous espériez
remporter d'ici, remportez-en une crainte salutaire. Nous n'avons point
besoin de votre assistance, et vous ne recevrez rien de nous que ce que
nous daignerons vous accorder comme prix de vos services ou récompense
de votre sujétion à l'empire, dont vous êtes les esclaves[893].» C'était
la rupture de toutes relations avec les Avars. Justin était-il en mesure
d'en garantir les suites? Il n'y avait pas même songé. Les ambassadeurs
partirent exhalant leur colère par des menaces; mais leur maître, non
moins irrité, ne fit point paraître la sienne: il ne déclara point
l'alliance rompue, il ne dit mot; Baïan voulait conserver le droit
d'invoquer dans l'occasion les traités conclus avec Justinien, les
engagements solennels des Romains, et prolonger la guerre sourde qu'il
faisait à l'empire sous le manteau de l'amitié.

      [Note 889: Oportet, ô Imperator, te hæredem imperii paterni,
      paternos amicos in tutam fidem, tutelamque suscipere, et æque ac
      ille eos beneficiis augere... Menand., _Exc. leg._, p. 101.]

      [Note 890: Metuebant enim Avarorum potentiam qui amicitiam
      colebant cum Romanis. _Id., ibid._]

      [Note 891: Ut illi movere contra Romanos arma in mentem non
      veniat. Menand., _Exc. leg._, p. 101.]

      [Note 892: Qui enim hominum, in exitium voluntarium ruentium,
      turbatos affectus cohibet, et obedientes rationi facit,
      beneficentior est eo qui... Menand., _Exc. leg._, p. 103.]

      [Note 893: Neque quidquam a nobis accipietis, nisi quantum nobis
      visum fuerit, idque tanquam auctoramentum servitutis non quoddam
      tributi genus. Menand., _Exc. leg._, p. 103.]

D'ailleurs Baïan était préoccupé d'une affaire plus importante encore à
ses yeux. D'un côté, il voyait l'inimitié des Lombards et des Gépides,
ses voisins sur le Danube, s'exaspérer graduellement et marcher vers une
catastrophe prochaine; d'un autre côté, il n'ignorait pas le projet des
Lombards de se jeter quelque jour à l'improviste sur l'Italie, projet
qu'arrêtait seule la crainte inspirée par Narsès, qui, après avoir
achevé la conquête de ce pays, le gardait avec vigilance et fermeté. Des
campements avars, où il se tenait en observation, Baïan épiait
attentivement l'une ou l'autre occasion, ou plutôt toutes les deux à la
fois, et ce fut précisément Justin qui se chargea de les lui offrir.
Narsès, coupable entre tous d'avoir illustré le règne de Justinien,
était également entre tous l'objet de la haine du nouvel empereur et de
sa femme. On avait, commencé par le dénigrer, par se moquer de son âge
(il était plus que nonagénaire): puis on provoqua des plaintes des
Italiens, et l'empereur lui adressa de vertes remontrances tant sur les
rigueurs de son administration que sur l'argent que coûtait son
armée[894]. Ces reproches avaient un caractère personnel que l'empereur
s'étudiait à rendre blessant. Le vieux général réfuta avec calme tous
les griefs, et démontra la nécessité de conserver en Italie une armée
d'occupation qui maintînt dans l'obéissance le reste des Goths et les
partisans des Goths, et empêchât d'autres barbares (les Lombards
particulièrement) de se ruer en deçà des Alpes. Sa modération ne fit
qu'enhardir ses ennemis; on parla de le destituer, et l'impératrice
Sophie, ajoutant une insulte de femme à l'injustice de la souveraine,
envoya à Narsès une quenouille et un fuseau, lui faisant dire qu'il vînt
prendre l'intendance des travaux de ses femmes et laissât la guerre aux
hommes. Narsès, comme on sait, était eunuque, et cette grossière injure
lui causa une douleur poignante. «Allez, répondit-il au messager, et
dites à votre maîtresse que je lui prépare une fusée qu'elle et les
Romains ne démêleront pas facilement[895].» Quittant à l'instant sa
charge, il se retira dans la ville de Naples, en dépit des prières des
Italiens et des supplications de son armée. L'histoire ajoute que dans
un aveugle emportement il fit remettre au roi des Lombards quelques
fruits et du vin d'Italie avec ces mots: «Tu peux venir[896]!» Ce
dernier trait, dont on aimerait à douter, ne serait-il pas vrai, sa
retraite en disait autant.

      [Note 894: Paul. Diac, _Hist. Lang._, II. 5, 11.--Fredeg.
      _Epist._, 65.--Anast., in Joan., III.--Const. Porph., _Adm. Imp._,
      27.--Marius Av.--Aimon, III, 10.]

      [Note 895: Talem se eidem telam orditurum, qualem ipsa dum viveret
      deponere non posset. Paul. Diac. _Hist. Lang._, II, 5.]

      [Note 896: Ad Italiam cunctis refertam divitiis, possidendam
      venirent. Paul. Diac., _Hist. Lang._, II. 5.]

L'heure des Lombards était donc arrivée, et Alboïn, leur roi, fit ses
dispositions pour un prompt départ. Pourtant une chose le retenait en
Pannonie, la haine de son peuple contre les Gépides, et son propre
ressentiment, contre leur roi Cunimond[897], fils de ce Thorisin qui
avait été un ennemi si acharné des Lombards. S'en aller comme un fugitif
sans avoir assouvi sa vengeance, et laisser derrière soi des terres sur
lesquelles les Gépides ne manqueraient pas de se jeter, bravant la rage
impuissante des Lombards et profitant de leurs dépouilles, c'était un
parti qu'Alboïn, au dernier moment, ne se sentit pas le courage de
prendre. On a prétendu avec assez de probabilité que les aiguillons de
l'amour se mêlaient dans le cœur du barbare à ceux de la vengeance;
qu'épris de la belle Rosemonde, fille de Cunimond, il l'avait enlevée
autrefois pour en faire sa maîtresse ou sa femme, mais que Rosemonde,
échappée à la captivité, s'était réfugiée près de son père[898]; or
Alboïn avait juré de la reprendre et de l'emmener avec lui en Italie. En
proie à ces anxiétés, il songea à se servir des Avars, qui se trouvaient
là tout à propos pour l'assister, et il envoya en grande pompe une
ambassade à leur kha-kan. Les ambassadeurs lombards avaient pour mission
principale de mettre les Avars en communauté de sentiment avec eux, en
les piquant d'honneur et leur rappelant tous les mauvais procédés des
Gépides et des Romains à leur égard. «Si les Lombards sont animés d'un
vif désir de guerre contre les Gépides, dirent-ils à Baïan, c'est qu'ils
veulent affaiblir l'empereur Justin, ennemi mortel des Avars, qui leur a
retiré leur pension et les traite avec ignominie[899]. Que les Avars se
joignent aux Lombards, et les Gépides seront infailliblement exterminés;
alors les richesses ainsi que les terres de ce peuple leur
appartiendront à chacun par moitié. Plus tard, les Avars, maîtres de la
Scythie entière, passeront une vie tranquille et heureuse; rien ne leur
sera plus facile que d'occuper la Thrace, de ravager toutes les
provinces grecques, et d'aller même jusqu'à Byzance[900].» Ils
ajoutèrent que si les Avars consentaient à une alliance, il leur fallait
se hâter pour empêcher les Romains de les prévenir; qu'ils pouvaient
bien compter au reste que l'empire était pour eux un implacable ennemi,
qui les poursuivrait dans tous les coins du monde et n'épargnerait rien
pour les détruire. Les ambassadeurs s'attendaient avoir Baïan accueillir
avec empressement ces ouvertures, et se jeter à corps perdu dans une
alliance qui lui annonçait tant d'avantages; mais il n'en fut point
ainsi. Baïan les écouta froidement[901], et parut faire peu de cas de
leurs propositions: «il ne voyait pas clairement, disait-il, ce que son
peuple y gagnerait.» Tantôt il déclarait qu'il ne pouvait pas entrer
dans cette guerre, tantôt il confessait qu'il le pouvait, mais qu'il ne
le voulait pas[902]. Il les ballotta ainsi pendant longtemps, et quand
il vit leur impatience de conclure arrivée à son terme, il feignit de
céder avec répugnance et proposa ceci: 1º que les Lombards lui
abandonnassent immédiatement la dixième partie de tout le bétail qu'ils
possédaient, 2º qu'ils lui assurassent en cas de victoire la moitié des
dépouilles et la totalité du territoire appartenant aux Gépides[903].
Ces deux conditions furent reportées à Alboïn, qui ne les examina
seulement pas; il eût tout donné, son royaume, les enfants de son
premier mariage et lui-même, pour voir la Gépidie détruite, Cunimond
sous ses pieds et Rosemonde en son pouvoir? Cunimond effrayé envoya à
Constantinople des avis et des demandes de secours; mais Justin ne
comprit pas quel intérêt l'empire avait à défendre les Gépides dans la
circonstance présente: il promit tout et ne tint rien. La guerre ne fut
pas longue. Pris en face par les Lombards, en flanc par les Avars, les
Gépides furent rompus, dispersés, repris et accablés partiellement[904].
Les Lombards ne firent point de quartier, et si les vaincus trouvèrent
quelque compassion, ce fut auprès des Avars, qui n'étaient pourtant
point leurs frères de race, et qui épargnèrent cette population
infortunée, en la réunissant dans quelques villages où elle fut tenue en
état de servitude[905]. Des Huns avaient donc reconquis l'ancienne
Hunnie, et Baïan tout joyeux planta sa tente aux lieux où s'élevait,
cent ans auparavant, le palais d'Attila. Alboïn, non moins joyeux,
partit pour l'Italie avec la belle Rosemonde, qu'il avait retrouvée
parmi les captifs, et le crâne de Cunimond, qu'il fit nettoyer et
enchâsser pour lui servir de coupe à boire dans les festins[906].

      [Note 897: Alboïn, Ἀλβούιος.--Cunimundus, Cunicmundus. Κονιμοῦνδος
      [Grec Konimoundos].]

      [Note 898: Ille autem in amorem incidit puellæ cujusdam filiæ
      Cunimundi Gepidorum regis. Theophyl. Sim., VI, 10.]

      [Note 899: Neque tam ardenti studio in Gepidas bello ferri, nisi
      ut Justinum labefacereat, regem omnium Avaris inimicissimum.
      Menand., _Exc. leg._, p. 140.]

      [Note 900: Inde facile illis fore, Thraciam occupare et Bysantium
      usque ferri. Menand., _ub. sup._]

      [Note 901: Visus est eos parvi facere. Menand., _Exc. leg._, p.
      111.]

      [Note 902: Et modo se non posse, modo posse jactabat sed nolle.
      _Id., ibid._]

      [Note 903: Non alia conditione quam si decimam partem quadrupedum
      quæ tunc temporis apud Longobardos essent confestim acciperet; si
      superiores evaderent, dimidium manupiarum et tota Gepidarum regio,
      ejus juri cederet. Menand., _l. c._]

      [Note 904: Langobardi victores effecti sunt, tanta in Gepidas ira
      sævientes, ut eos ad internecionem usque delerent. Paul. Diac.,
      Hist. Lang., I. 27.]

      [Note 905: Gepidarum vero genus est ita diminutum, ut ex illo jam
      tempore ultra non habuerint regem, sed universi, qui superesse
      bello poterant, usque hodie Hunnis, eorum patriam possidentibus,
      duro imperio subjecti gemunt. Paul. Diac., _Hist. Lang._, I,
      27.--Cf., Theophyl., l. VI, c. 10.]

      [Note 906: In eo prælio Alboïn Cunimundum occidit, caputque illius
      sublatum ad bibendum ex eo poculum fecit. Paul. Diac., _Hist.
      Lang._, I, 27.]

Baïan ne fut pas plus tôt installé dans la Hunnie, qui reprit avec lui
son ancien nom, que les Romains le virent arriver chez eux. Les Gépides
possédaient, comme on sait, sur la rive droite du Danube et dans cette
langue de terre située entre la Drave et la Save, qu'on appelait la
presqu'île sirmienne, plusieurs cantons qu'ils avaient conquis à
différentes époques sur les Lombards ou sur les Goths, et ils avaient
même enlevé Sirmium aux Romains. Baïan se prétendait le maître de ces
cantons et de la ville, attendu qu'ils avaient appartenu aux Gépides, et
qu'en outre les Lombards les lui avaient cédés; mais Sirmium n'était
déjà plus à sa disposition. Au plus fort de la guerre, les provinciaux
pannoniens qui formaient la population de la ville, et les soldats
gépides qui la gardaient, s'entendirent pour ouvrir leurs portes aux
troupes romaines, et Sirmium rentra sous les lois de l'empire. Or Baïan
n'avait rien de plus à cœur que de reprendre sa ville, comme il disait,
et d'en chasser les Romains, qui la lui avaient enlevée injustement. Il
essaya de s'en emparer par surprise, mais il fut repoussé dans un combat
où le duc Bonus, qui commandait la place, reçut une blessure après avoir
vigoureusement battu l'armée assiégeante. Suivant son habitude quand il
avait le dessous, Baïan décampa, et on le croyait déjà loin, lorsqu'un
des habitants, placé en vedette dons une sorte d'observatoire qui
dominait les bains publics, aperçut des cavaliers qui s'avançaient à
toute bride dans la campagne[907]. L'alerte fut donnée, la garnison prit
les armes; maison reconnut bientôt à leurs signaux que c'étaient des
parlementaires qui venaient conférer avec le commandant. Bonus voulait
se rendre à la conférence, malgré sa blessure qui le retenait au lit;
son médecin, nommé Théodore, s'y opposa nettement[908], et ce furent des
officiers et quelques citoyens notables qui se rendirent auprès des
parlementaires, en dehors des portes. Le kha-kan, disaient ceux-ci, se
tenait à quelque distance de là, et ils devaient servir d'intermédiaires
entre le commandant et lui. Ne voyant pas le duc Bonus arriver, ils
demandèrent ce qu'il était devenu, et comme on n'osa pas leur dire qu'il
était blessé, de peur d'enfler leur confiance, ils soupçonnèrent
davantage, ils le crurent mort; appuyant avec d'autant plus de chaleur
sur la nécessité de sa présence, ils protestèrent qu'ils n'avaient
mission de traiter qu'avec lui[909].

      [Note 907: Nonnulli ex his qui Sirmii erant, ad summum fastigium
      balnei, quod populi usui erat relictum, ad speculandos homines, ut
      moris est, ascenderunt. Hi per speculam caput exerentes et
      circumspicientes... Menand., _Exc. leg._, p. 112.]

      [Note 908: Decumbebat enim ex vulnere, neque illi per Theodorum
      medicum licebat exire, et hostibus coram se sistere. _Id., ibid._]

      [Note 909: Sed hostes ubi viderunt, alios, qui, de pace
      disceptarent, venire, suspicati sunt ducem periisse; itatque
      colloquium coram eo fieri velle dixerunt. Menand., _Exc. leg._, p.
      112.]

La situation devenait difficile. Théodore, qui était citoyen de Sirmium,
où il occupait un rang distingué, après avoir mûrement réfléchi, pensa
qu'il pouvait garantir la vie de Bonus sans compromettre la sûreté de sa
patrie: il appliqua un baume puissant sur la blessure, la banda
fortement, et fit placer le général à cheval[910]. Les Avars en
l'apercevant se trouvèrent passablement désappointés. La conférence
commença. Les Huns exposèrent leur prétention sur la propriété de
Sirmium, et demandèrent en outre l'extradition d'un chef gépide appelé
Ousdibade, celui-là même probablement qui venait de livrer la ville aux
Romains. Leurs raisons se résumaient ainsi: «Tout Gépide nous appartient
comme esclave, de même que toute chose possédée par les Gépides nous
appartient en propriété.» Ils s'exhalèrent ensuite en plaintes sur
l'injustice de l'empereur envers de si bons amis, qui ne désiraient que
deux choses: vivre en paix et le servir. Bonus déclina toute espèce
d'examen de leurs propositions; il était chargé, disait-il, de défendre
Sirmium et nullement de faire un traité; toutefois il consentirait
volontiers à faire passer leurs ambassadeurs sur le territoire romain,
s'ils voulaient s'adresser à l'empereur. Baïan, à qui cette réponse fut
portée, la trouva juste et raisonnable; mais il ajouta qu'il était fort
embarrassé de ce que penseraient de lui les peuples qu'il avait traînés
à la guerre. «J'ai honte, disait-il, de m'en retourner sans avoir rien
fait et sans rien remporter que je puisse faire voir comme un gain de
cette campagne[911]. Envoyez-moi quelques présents de peu de valeur,
afin que je ne paraisse pas avoir essuyé inutilement les fatigues de
cette expédition, car à mon départ je n'ai rien pris avec moi, et si
vous ne me venez en aide pour mon honneur, je ne partirai pas
d'ici[912].» Cette demande, qui peut nous paraître étrange, l'était
beaucoup moins dans l'idée des barbares d'Asie. Ne rien rapporter d'une
course était bien pis qu'avoir été battu en sauvant son butin, et Baïan,
qui voulait renouer ses négociations avec les Romains, tenait à prouver
que les Romains avaient fait vers lui le premier pas. Ce qui est
certain, c'est que les Sirmiens présents à la conférence,
particulièrement l'évêque de la ville, trouvèrent la demande de Baïan
fort sensée et l'appuyèrent près du duc Bonus; Baïan d'ailleurs, fort
modéré dans ses prétentions, ne réclamait qu'une coupe d'argent, une
petite somme en or et un habit à la scythique[913]. Bonus et son conseil
n'osèrent rien prendre sur eux. «Les Romains, fut-il répondu au kha-kan,
avaient un maître prompt à s'irriter et dont il fallait attendre les
ordres[914]; de plus, ni Bonus ni les siens n'avaient avec eux autre
chose que ce qui était nécessaire dans un camp, leurs armes et leurs
habits, et assurément le kha-kan ne leur conseillerait pas de se
déshonorer en livrant leurs armes.»--«Si l'empereur veut t'obliger en te
faisant des présents, dit encore Bonus, j'en serai heureux pour mon
compte; j'exécuterai ses ordres avec empressement, et je m'efforcerai
d'être agréable à un serviteur et ami de mon seigneur.» Baïan accueillit
ces excuses avec des invectives et des menaces, et jura qu'il ferait le
dégât sur les terres de l'empire. «Eh bien donc! répliqua Bonus,
l'empire te châtiera.[915]» A quelque temps de là, dix mille Coutrigours
firent irruption dans la Dalmatie[916], qu'ils mirent à feu et à sang,
et dont ils occupèrent plusieurs cantons. Le kha-kan protesta que
c'était sans son aveu, et qu'il n'était pas responsable de ce que
faisaient ces peuples turbulents; en effet, comme s'il eût été
complétement étranger à ce qui venait de se passer, il envoya une
ambassade pacifique à Constantinople.

      [Note 910: Tunc Theodorus qui, quod publice intererat præcipue
      spectabat..... vulnere unguento illito, ei auctor fuit ut extra
      urbem progrederetur... Menand., _ub. sup._]

      [Note 911: Recta quidem cum et justa dixisse Baïainus censuit; sed
      hæc subjecit: Sane ego propter gentes quæ me ad bellum secutæ
      sunt, verecundia ducor, et me pudet, nulla re effecta, recedere...
      Menand., _Exc. leg._, p. 113.]

      [Note 912: Parva munuscula ad me mittite: etenim e Scythia huc
      transmittens nihil quicquam mecum extuli, et mihi impossibile est,
      si nihil rei quod me juvet percepero, hinc excedere... Menand.,
      _ibid._]

      [Note 913: Solum unam pateram ex argento factam, et modicum auri,
      præter hæc togulam scythicam...... Menand., _Exc. leg._, p. 113.]

      [Note 914: Eum formidamus... _Id., ibid._]

      [Note 915: Sed persuasum habere, fore ut istæ excursiones his, qui
      in eas immitterentur, non bene verterent... Menand., p. 114.]

      [Note 916: Baïanus jussit dena millia Cutrigurorum qui dicebantur
      Hunni trajicere Savum et vastare Dalmatiam... Menand., _loc.
      laud._]

L'expédition des Coutrigours avait inspiré au kha-kan la prétention la
plus extraordinaire qu'il eût encore mise en avant dans ses
négociations: il eut l'idée de réclamer l'arriéré des pensions payées
autrefois par Justinien aux Coutrigours et aux Outigours, arriéré qui
lui appartenait d'après le système qu'il appliquait aux Gépides. Les
Coutrigours et les Outigours étant devenus ses esclaves, leurs créances
sur l'empire romain étaient tombées dans son domaine, il en était
propriétaire, et il les réclamait à ce titre. Suivaient les demandes
relatives à Sirmium et à l'extradition du Gépide Ousdibade[917]. Le
discours que fit à ce sujet Targite, l'orateur ordinaire des députations
avares, était conçu dans une forme si curieuse, que nous croyons devoir
le reproduire ici au moins en partie. «Empereur, dit à Justin le noble
Hun, je suis ici de la part de ton fils, qui m'a envoyé, car tu es
vraiment le père de Baïan, notre maître; aussi n'ai-je point douté que
tu ne marques ton affection paternelle à ton fils en lui rendant ce qui
lui appartient. Quand tu nous auras restitué ce qui nous revient, tu le
posséderas encore par cela seulement que nous le tiendrons[918]. Eh
bien! lui feras-tu abandon de ce qui lui est dû? En le faisant, tu
n'avantageras ni un étranger ni un ennemi; la chose restituée ne
changera pas de mains, puisqu'elle te reviendra par ton fils[919].
Seulement il faut que tu consentes de bonne grâce aux demandes que je
suis chargé de te faire.»

      [Note 917: Avarorum dux misit Targitium, qui una cum Vitaliano
      interprete imperatori denunciaret, ut Sirmium et pecunias, quas
      Cutriguri et Utiguri a Justiniano accipere soliti erant, quia
      utramque gentem subegerat, illi traderet: Usdibadam quoque
      Gepidam, dicebat enim et Gepidas omnes in suum jus, dominiumque
      venisse, qui eos devicerat. Menand., _Excerp., leg._, p. 154.]

      [Note 918: O Imperator, adsum a tuo filio missus: tu enim vere
      pater es Baïani, ejus, qui apud nos dominatur. Ea res fecit, ut
      crederem te affectum paternum exhibiturum esse filio, in eo quod
      reddes ea, quæ filii sunt; cum enim nostra tenuerimus, mox nostra
      quoque, quæ tua sunt, tenebis. Menand., _ibid._, p. 155.]

      [Note 919: Num igitur illi sua præmia præbueris? Quod si feceris,
      ea non in extraneum, neque in hostem contuleris, neque earum
      mutabitur dominum. Menand., _Exc. leg._, p. 155.]

Je ne sais si Baïan comptait beaucoup sur l'effet de pareils
syllogismes; au moins procura-t-il à Justin II une magnifique occasion
pour une de ces harangues où le neveu de Justinien déployait sa fermeté
patriotique beaucoup mieux que sur les champs de bataille. Le duc Bonus
reçut une verte réprimande pour avoir laissé passer les ambassadeurs
sans ordre de l'empereur, et puis Justin crut tout fini. Il n'en était
point ainsi: Baïan armait à force, et l'empereur, dont la puissance
reculait en Italie devant les Lombards, et qui s'était aliéné par ses
manières hautaines les Perses et les Sarrasins, n'avait point de troupes
à lui opposer. Obligé de reprendre lui-même les négociations malgré tout
l'éclat qu'il venait de faire, il envoya sur les lieux Tibère, un de ses
généraux, pour traiter avec le kha-kan l'affaire de Sirmium. Il fut
impossible de s'entendre. Tibère, à propos de la cession de quelques
cantons de la Pannonie, avait demandé comme otages les enfants de
plusieurs nobles avars; le kha-kan exigea la même chose des Romains.
C'était trop de honte, et Tibère préféra recourir aux armes. Il osa
tenir la campagne avec des recrues, et fut battu; on dit qu'il suffit
presque des cris des barbares et du tintamarre de leurs cymbales pour
mettre en fuite ces levées tumultuaires. Il fallut se résigner à traiter
à tout prix, rendre au kha-kan sa pension avec l'arriéré[920], et signer
une convention dans laquelle pourtant Sirmium resta aux Romains, Baïan,
contre toute attente, n'ayant plus insisté pour l'avoir. Un convoi
partit pour Constantinople à l'effet de toucher les sommes dues au
kha-kan ainsi que les cadeaux que l'empereur y devait ajouter, mais
l'annonce de ce convoi mit les voleurs en éveil. Une troupe de ces
bandits, qui, sous le nom de Scamares, infestaient le voisinage de
l'Hémus, où ils avaient leurs repaires, se posta sur la route qu'il
devait suivre au retour, mit l'escorte en déroute, et enleva les
chevaux, les voitures et tout ce qu'elles contenaient[921]. Justin fit
courir après les voleurs, et dut restituer à Baïan ce qui lui avait été
enlevé, sous peine de passer pour complice du vol aux yeux des Avars.
Tel était le déluge de misères et d'ignominies que cet insensé faisait
pleuvoir sur le monde romain.

      [Note 920: Ut Sirmium et pecunias, quas Cutriguri et Utiguri a
      Justiniano accipere soliti erant, quia utramque gentem subegerat,
      illi traderet. Menand., _Exc. leg._, p. 154.]

      [Note 921: Scamares vulgo in iis locis dicti, ex insidiis illis
      vim fecerunt, et equos, argentum et reliquam suppellectilem
      eripuerunt; quapropter legationem ad Tiberium miserunt quæ rapta
      repeteret. Menand., p. 114.--Cf. Theophan., p. 367.--Il a été déjà
      question des _Scamares_ dont Mundus, fils d'Attila, s'était fait
      proclamer roi.]

En effet, les tristes événements de la Pannonie n'étaient qu'un épisode
de la ruine universelle qui s'étendait sur l'empire. Le roi de Perse
Chosroès envahissait l'Asie-Mineure et la Syrie; les Lombards
conquéraient l'Italie; la vie romaine s'en allait de toutes parts. Sous
le poids de ces désastres qui faisaient la condamnation de son orgueil,
la faible intelligence de Justin s'égara; il devint fou. En proie à des
accès de démence furieuse, il ne voyait plus que des ennemis, il voulait
tuer tout ce qui l'approchait; puis, revenu à lui, il demandait pardon à
tout le monde en versant des torrents de larmes. Cet homme présomptueux,
qui devait éclipser tous les empereurs, se sentit enfin incapable de
gouverner et prit pour régent, sous le nom de césar, Tibère, ce général
qui venait d'échouer fatalement contre les Avars, mais dont les talents
militaires, le caractère généreux et la vie irréprochable promettaient
aux Romains la réparation de leurs maux. Tibère-César releva l'empire en
Asie par la défaite de Chosroès, et aida Rome à se garantir des
Lombards. Proclamé auguste en 578, à la mort de Justin, il continua ce
qu'il avait commencé comme césar. S'il ne fit pas davantage, ce fut plus
la faute de sa fortune que la sienne; Tibère serait grand dans
l'histoire, s'il eût été toujours heureux[922].

      [Note 922: Menand., _Exc. leg._, p. 118.--Theophyl. Sim., III, 11,
      12. Evagr., V, 12, 13.--Zonar., XIV, t. II, p. 70 et
      seqq.--Theophan., _Chronogr._, p. 208 et seqq.--_Chron. Pasch._,
      p. 376.--Greg. Tur., _Hist. Franc._, IV, 39, V, 20.--_Hist.
      Misc._, XVI, XVII, ap. Murat., I, p. 111, 112.--Anast., p.
      70.--Niceph. Call., XVII, 39, 50.--Codren., t. I, p. 390, 391.]

Tandis que les Ouar-Khouni prenaient racine au centre de l'Europe sous
le nom emprunté d'Avars, leurs anciens maîtres les Turks, se rapprochant
graduellement des contrées occidentales, se mettaient en relation avec
les Romains. Devenus possesseurs des contrées qui forment aujourd'hui le
Turkestan, et se trouvant voisins, c'est-à-dire ennemis de la Perse, ils
comprirent qu'ils avaient intérêt de s'allier aux Romains, et cette
ambassade de reproches et de menaces adressée à Justinien par le
seigneur des sept climats aboutit, sous Justin II et Tibère, à une
alliance offensive contre Chosroès. A la faveur des rapports politiques
se nouèrent des rapports commerciaux entre les deux nations; des
marchands et même des curieux, suivant les ambassades envoyées dans
l'empire, visitèrent Constantinople, et les historiens nous disent que
vers la fin du VIe siècle, cette ville renfermait un grand nombre de
Turks dans ses murs[923]. Toutefois, malgré l'empressement de ce peuple
et les marques de son amitié intéressée, il garda longue rancune au
gouvernement roman de sa conduite passée à l'égard des Ouar-Khouni. Si
les Turks à ce sujet dissimulaient prudemment leur pensée dans la grande
métropole dont la richesse aiguillonnait leur convoitise en les
émerveillant, ils ne craignirent pas d'ouvrir leur cœur plus d'une fois
aux Romans qu'ils tenaient en leur pouvoir chez eux, et que leur
sincérité brutale dut inquiéter à plus d'un titre. Tibère en 580 ayant
envoyé une ambassade au grand kha-kan pour lui faire part de son
avénement au trône impérial et en même temps obtenir de lui quelques
secours contre la Perse, il s'engagea entre l'ambassadeur Valentinus et
Turxanth, personnage important, chef d'une des huit tribus dont se
composait alors la fédération turke, une conversation relative aux
Ouar-Khouni, et dans laquelle se déploya librement toute la haine que
les hommes de cette race portaient aux Romains. Lorsque Valentinus,
après les compliments d'usage, vint à lui parler des secours que
l'empereur espérait de sa nation, Turxanth l'interrompit par un geste de
colère et s'écria: «Vous êtes donc toujours ces Romains qui ont dix
langues pour un seul mensonge![924]» et mettant ses dix doigts dans sa
bouche, puis les retirant avec précipitation, il continua:

      [Note 923: In urbe imperatoria... Menand., _Exc., leg._, p. 161.]

      [Note 924: Num vos estis illi Romani, qui decem quidem linguis,
      sed una fraude utimini? Menand., _Exc. leg._, p. 162.]

«Oui, c'est ainsi que vous donnez et retirez votre parole, trompant
tantôt moi, tantôt mes esclaves. Toutes les nations ont éprouvé tour à
tour vos séductions et vos tromperies, et quand l'une d'elles, pour vous
plaire, s'est jetée dans le péril, vous l'y laissez. Et vous-mêmes, qui
vous appelez ambassadeurs, que venez-vous faire chez moi, sinon essayer
de m'abuser par des fourberies? Aussi vais-je fondre sur votre pays à
l'instant, et ne croyez pas à de vains mots de ma part: un Turk n'a
jamais menti... Celui qui règne chez vous recevra la peine de sa
perfidie, lui qui se prétend mon ami et qui s'est fait l'allié des
Ouar-Khouni, ces fugitifs soustraits à la domination de mes esclaves.
Que ces Ouar-Khouni se montrent à moi, qu'ils osent attendre ma
cavalerie, et au seul aspect de nos fouets ils rentreront dans les
entrailles de la terre[925]! Ce n'est pas avec nos épées que nous
exterminerons cette race d'esclaves, nous l'écraserons comme de viles
fourmis sous le sabot de nos chevaux[926]. C'est sur quoi vous pouvez
compter par rapport aux Ouar-Khouni.

      [Note 925: Si meum equitatum conspexerint, flagellum in eos
      immissum aufugient, et in interiora terræ se abdent. _Id., ibid._]

      [Note 926: Si consistere ausi fuerint, cædentur, ut par est, non
      gladiis, sed formicarum instar conterentur unguibus equitatus
      nostri. Menand., _Exc. leg._, p. 161.]

«Mais vous-mêmes, ô Romains, pourquoi vos ambassadeurs viennent-ils
toujours me trouver par le Caucase avec des peines infinies? Ils disent
que de Byzance ici, il n'y a point d'autre chemin qu'ils puissent
prendre, mais ce n'est que pour me tromper, et afin que la difficulté
des lieux me fasse perdre l'envie de les attaquer au centre de leur
empire. Je sais pourtant très-exactement où coule le Dniéper; je sais de
même quel pays arrosent le Danube et l'Hèbre, ces fleuves que les
Ouar-Kouni, nos esclaves, ont passé pour envahir vos terres; je n'ignore
pas non plus quelles sont vos forces, car toute la terre m'obéit depuis
les contrées où naît le soleil jusqu'aux barrières de l'Occident[927].»

      [Note 927: Vos autem Romani, quid est, quod legati, quos ad me
      mittitis, per Caucasum iter instituunt, et dicitis alio iter non
      esse? Sed tamen ego eximie scio, qua Danapris fluvius, qua Ister,
      qua Hebrus fluit et labitur, qua transierunt in Romanorum ditionem
      Varchonitæ servi nostri, ut ipsam invaderent: neque ego sum
      nescius vestrarum virium. Omnis enim terra, quæ a primis solis
      radiis incipit, quæque solis occidentis finibus terminatur, mihi
      paret, et subest. Menand., _ub. sup._]

On le voit, l'empire romain était prédestiné à sa ruine du côté de
l'Orient, et il faut savoir gré aux césars de Byzance d'avoir retardé si
longtemps cette catastrophe pour le salut de la civilisation. Tous ces
barbares qu'envoyait par myriades la Haute-Asie, vraie matrice des
nations, en possédaient pour ainsi dire la carte et la statistique. Les
Turks et les Tartares marquaient déjà leurs étapes de Samarcand et de
Boukhara au Danube et au Bosphore.

Cependant le kha-kan Baïan semblait avoir oublié ses prétentions sur
Sirmium, il n'en parlait plus et vivait en bonne intelligence avec le
commandant romain de cette ville et avec celui de Singidon. Il
s'occupait, disait-il, de constructions dans lesquelles il se modelait
sur les Romains, et il demanda à l'empereur des ouvriers pour se bâtir
des bains chauds. Tibère lui en envoya, et dans le nombre d'habiles
charpentiers; mais à peine furent-ils arrivés, que Baïan, changeant
d'idée ou plutôt révélant son idée véritable, voulut leur faire
construire un pont sur le Danube[928]. Un pareil travail était long,
difficile, et devait déplaire sans nul doute aux Romains, qui
l'empêcheraient aisément au moyen de leurs navires: ces considérations
le frappèrent, et il sentit le besoin d'avoir aussi sa flotte. On fit
main basse, par son ordre, sur tous les gros bateaux qu'on put trouver
dans la Haute-Pannonie, de quelque forme qu'ils fussent, et l'on en prit
beaucoup, que les charpentiers romains transformèrent tant bien que mal
en vaisseaux de guerre, en les élargissant, les haussant ou les
allongeant. Il sortit de ce travail une flotte grossière et fort mal
équipée, mais capable de contenir beaucoup de soldats. Des captifs
romains servirent d'instructeurs pour former les rameurs à la manœuvre;
puis le kha-kan fit descendre cette flotte jusqu'à Singidon, avec ordre
de remonter à l'embouchure de la Save, entre Singidon et Sirmium, le
tout sous les apparences les plus pacifiques. Lui-même, pendant qu'on
équipait ses navires, fit passer une armée de terre dans la presqu'île
sirmienne, et il se trouvait déjà campé dans une forte position, sur la
Save, en face de Sirmium, quand son armée navale le rejoignit. Cette
coïncidence, comme on le pense bien, jeta l'alarme dans toutes les
villes de la Pannonie[929], et ce fut bien pis quand on vit le kha-kan
installer le long de la rivière les escouades d'ouvriers qui lui avaient
construit sa flotte, et y commencer un pont de bateaux. Aux explications
que lui demanda le gouverneur de Singidon, qui avait la surveillance
militaire de toute cette zone, Baïan répondît qu'il travaillait pour les
Romains autant que pour lui, en joignant les deux rives de la Save; que
le pont qu'il voulait construire permettrait d'envoyer rapidement des
troupes contre les Slovènes, qui, traversant le Bas-Danube, venaient de
ravager affreusement la Mésie et la Pannonie: c'était, ajoutait-il, de
concert avec l'empereur qu'il allait châtier ces brigands[930]; lui-même
avait d'ailleurs des injures personnelles à venger sur eux, car ils
avaient tué ses ambassadeurs. Le gouverneur de Singidon, qui n'avait
point entendu parler d'un pareil concert pour une guerre pareille,
déclara qu'il ne laisserait pas continuer le pont sans un ordre formel
de l'empereur. «Qu'à cela ne tienne, dit Baïan, j'irai moi-même à
Constantinople[931]»; mais en attendant, et pour ne point interrompre
des travaux de si grande urgence, il offrit de jurer par ce qu'il y
avait de plus sacré au monde, par ses dieux et par le Dieu des Romains,
qu'il n'avait aucune mauvaise intention[932] et n'entreprendrait rien
contre ce _chaudron_: c'est ainsi qu'il appelait habituellement la ville
de Sirmium[933], soit pour la déprécier et faire croire qu'il en faisait
peu de cas, soit que cette place, située sur la Save, et en partie dans
un îlot, présentât par sa forme arrondie quelque ressemblance avec une
chaudière.

      [Note 928: Chaganus a Tiberio fabros petiit qui sibi balneas
      ædificarent; iis missis, pontem in Danubio struere coegit
      artifices, ut flumen citra periculum trajicere, et romanas
      provincias populari posset. Zonar., _Annal._, t. II, p. 73.]

      [Note 929: Hoc conspecto, qui in urbibus in ea parte sitis
      habitabant, cum suis rebus a proditione timerent, vehementer sunt
      conturbati. Menand., _Exc. leg._, p. 112.]

      [Note 930: Non ut quidquam mali machinaretur pontem struere
      respondebat, sed ut contra Sclavinos expeditionem susciperet; inde
      sibi in animo esse, multis ad trajectionem ab imperatore Romanorum
      impetratis navibus rursus Istrum trajicere. Menand., _l. cit._]

      [Note 931: Se, transmisso Sao, Romam iturum... Menand., _Exc.
      leg._, p. 128.]

      [Note 932: Adjecit, se per ea, quæ et apud Romanos et Avaros
      sanctissima habentur, paratum jurare, nullum damnum cogitare aut
      Romanis, aut oppido Sirmio inferre. Menand., _ibid._]

      [Note 933: Pro una minime celebri urbe, magis, pro una olla (ea
      enim dictione dudum usus fuerat...). Menand., p. 130.]

Tout en protestant que son pont était imaginé dans l'intérêt des Romains
plus encore que dans le sien, le kha-kan ajoutait froidement qu'un seul
trait décoché sur ses travailleurs serait considéré par lui comme une
déclaration de guerre, et qu'il rendrait alors attaque pour
attaque[934]. La question ainsi posée parut grave au gouverneur de
Singidon et à son conseil d'officiers, qui en délibérèrent. Il fut
décidé que l'on attendrait les ordres de l'empereur avant de rien faire,
et que puisque le kha-kan offrait de jurer qu'il n'entreprendrait rien
contre Sirmium, on ferait bien de recevoir son serment comme une
garantie, la seule qu'on pût espérer en ce moment. La chose étant ainsi
résolue, le gouverneur fit savoir à Baïan qu'il était prêt à l'entendre
jurer, comme il l'avait proposé lui-même. On choisit pour cette étrange
solennité un lieu situé hors de la ville, parce que Baïan ne
s'aventurait guère dans des murailles romaines, et à l'heure marquée, le
gouverneur, accompagné de l'évêque de Singidon, qui faisait porter avec
lui le livre des saintes Écritures, se trouva au rendez-vous. Pour que
l'acte qui allait se passer reçût plus d'éclat du concours des
assistants, le gouverneur et l'évêque se firent suivre, selon toute
apparence, par un nombreux cortége d'officiers, de notables habitants et
de prêtres. Baïan arriva de son côté, et alors commença une scène
vraiment horrible, et qui fait voir à quel degré effrayant ces barbares
de l'Asie poussaient l'impiété, outrageant à la face du monde et pour le
plus mince intérêt, toutes lois divines et humaines.

      [Note 934: Quod si quis Romanorum andeat vel unum telum injicere
      in eos qui ponti ædificando manum admovent... _Id., l. c._]

En présence de sa suite, composée de nobles avars et probablement aussi
de chamans, Baïan s'avança dans l'intervalle qui le séparait des
Romains, et, tirant son épée, dont il leva la pointe vers le ciel[935],
il prononça à haute voix et de manière à être entendu des deux partis
les paroles suivantes: «Si, en bâtissant un pont, sur la Save je fais
une chose qui puisse nuire aux Romains, et si c'est là mon intention,
que Baïan périsse, que tous les Avars périssent jusqu'au dernier; que le
ciel tombe sur eux; que le feu qui est le dieu du ciel, tombe sur eux;
que les sommets des montagnes et les forêts tombent sur eux; que la Save
sorte de son lit et les submerge![936]» Après avoir prêté ce serment,
qui était celui de sa religion, il garda un moment le silence, pais il
dit: «Maintenant, Romains, je veux jurer à votre manière,» et il demanda
ce que les Romains avaient de plus sacré, de plus inviolable, et par
quoi ils ne crussent pas pouvoir se parjurer sans attirer sur eux la
malédiction du ciel; ce furent ses propres paroles, au témoignage des
historiens[937]. L'évêque de Singidon alla prendre alors à l'endroit où
on l'avait déposé le livre des Écritures, dans lequel étaient contenus
les saints Évangiles, et le présenta ouvert au kha-kan. Baïan, qui
s'était rassis après son serment, se lève de son siége, s'avance comme
en tremblant, et, recevant le livre avec les signes du plus profond
respect, il s'agenouille et dit: «Je jure, au nom du Dieu qui a proféré
les paroles contenues dans ce saint livre, que tout ce que j'ai avancé
est vrai, et que telle est ma pensée[938].» Comme il avait parlé d'aller
de sa personne à Constantinople pour conférer avec l'empereur, il
s'excusa d'avoir changé d'avis, demandant qu'on y fît passer du moins
ses ambassadeurs. Le gouverneur de Singidon s'en chargea. Pendant le
délai qu'exigèrent les pourparlers et la sombre solennité qui en fut la
suite, Baïan avait poussé ses travaux avec une activité incroyable, et
le pont avançait rapidement.

      [Note 935: Avarico ritu, jusjurandum in hunc modum præstitit: ense
      educto et in altum sublato... Menand., _Exc. leg._, p. 128.]

      [Note 936: Sibi et Avarorum genti dira est imprecatus, si quid
      mali comminisceratur Romanis, in eo quod pontem super Sao flumine
      facere susceperat; ut ipse et universa gens ad internecionem usque
      periret, cœlum ex alto super ipsis, et ignis Deus, qui in cœlo
      est, rueret, sylvæ et montes casu et ruina illos obtererent, Saüs
      fluvius superscaturiens eos submergeret... Menand., _Exc. leg._,
      p. 128.]

      [Note 937: Nunc ego, inquit, jusjurandum romanum volo jurare. Tum
      quæsivit ex ipsis, quid esset, quod sanctum, quod religiosum
      ducerent, per quod jurantes si fallerent, Dei iram minime
      evitaturos crederent. _Id., ibid._]

      [Note 938: Qui in Singidone urbe summam sacrorum potestatem
      habebat, statim sancta Biblia quæ in medio continebant
      sacro-sancta Evangelia, protulit: et ille quidem occultans ea quæ
      mente volvebat, multo cum tremore et magna cum reverentia præ se
      ferens ea suscipere, procedit ex cathedra, tum alacri et prompto
      animo in genua provolutus: Juro, inquit, secundum proferentem, in
      verba, quæ habentur in sacris chartis, me in nullo eorum, quæ
      prolata sunt, mentiri et fallere. Menand., _Exc. leg._, p. 128.]

L'ambassade n'entretint guère l'empereur que de la nécessite de prévenir
les brigandages futurs des Slovènes par une bonne répression, et, polir
cela, d'envoyer une flotte romaine qui, réunie à la flotte du kha-kan,
transporterait les troupes avares; elle glissa légèrement sur tout ce
qui concernait le pont de la Save, dont la construction fort innocente
ne pouvait, disaient les ambassadeurs, offusquer l'amitié des Romains.
L'embarras de l'empereur, qui connaissait déjà toute l'affaire, n'était
pas moindre que celui de son gouverneur de Singidon; car le kha-kan
avait là son armée toute prête, tandis que l'armée romaine, qui se
battait en Orient, où elle soutenait glorieusement la guerre contre les
Perses, ne pouvait rien en Occident. Que faire en de telles
conjonctures? L'esprit de l'empereur flottait indécis. Il prit un détour
et répondit que pour son compte il remettait à un autre temps le devoir
de châtier les Slovènes et qu'il s'en chargeait; «mais vous, Avars,
ajouta-t-il, pourquoi vous jeter dans une entreprise difficile, quand
vos ennemis les Turks se rassemblent, en force autour de la Chersonèse
taurique[939]? Vous devez savoir qu'ils ne vous oublient pas, et ils
choisiront peut-être le moment où vous serez engagés en Slavie pour se
jeter sur vous et vous détruire.» Les ambassadeurs ne crurent point à ce
que leur disait Tibère; ils le remercièrent néanmoins de ses avis et
partirent[940].

      [Note 939: Sed tunc temporis non opportunum esse Avaris eam
      expeditionem suscipere, quia Turci Chersonem cum exercitu
      obsidebant... Itaque commodius illis esse supersedere et differre
      expeditionem in aliud tempus. Menand., _Exc. leg._, p. 129.]

      [Note 940: Hæc non latebat Avarorum legatum e re nata ab
      Imperatore conficta..... Legatus visus est persuaderi. _Id., l.
      c._]

Ils n'étaient encore qu'à peu de journées de Constantinople, quand une
seconde ambassade y entrait. Celle-ci, conduite par un certain Solakh,
était partie des bords de la Save, immédiatement après l'achèvement du
pont: elle n'avait plus rien à ménager et ne ménagea rien. «Empereur,
dit Solakh à Tibère, je crois inutile de t'annoncer que les deux rives
de la Save sont aujourd'hui jointes par un pont: tu le sais aussi bien
que moi, et il est inconvenant de vouloir apprendre aux gens ce qu'ils
savent déjà[941]. Sirmium est perdue; les Avars l'assiégent, et la Save
interceptée n'y peut plus porter les vivres dont les habitants ont le
plus pressant besoin, à moins pourtant que tu n'aies une armée assez
forte pour percer la nôtre, arriver à notre pont et le détruire. Mais
fais mieux,, crois-moi, renonce à cette mauvaise ville, à ce chaudron
qui ne vaut pas le sang que tu verserais pour le conserver[942].
Écoute-moi, empereur: on ne nous ôtera jamais de la tête que les Romains
ne tiennent à la paix vis-à-vis de notre kha-kan que parce que leurs
troupes sont occupées contre les Perses, et qu'une fois débarrassés de
cette dernière guerre ils nous en feront une qui sera rude, car ils
disposeront alors de toutes leurs forces. Eh bien! dans ce cas, nous
autres Avars, nous aurons dans Sirmium un rempart pour nous couvrir et
une porte pour entrer chez vous sans qu'un grand fleuve et les
difficultés d'une longue route nous gênent dans nos opérations. Notre
kha-kan jouit à la vérité des présents que l'empereur lui octroie tous
les ans; mais on aurait beau nager dans l'abondance de toutes choses,
avoir de l'or, de l'argent et des habits de soie: la vie est encore plus
précieuse et mérite la préférence de nos soins[943]. Le kha-kan fait
toutes ces réflexions, ô empereur, et trouve dans le passé de quoi se
justifier. On lui dit que les Romains, dans les mêmes lieux, par les
mêmes moyens, avec l'appât des mêmes largesses et de traités semblables,
ont attiré successivement un grand nombre de nations, mais qu'ils ont si
bien pris leur temps pour les attaquer, qu'il n'en est pas une seule
qu'ils n'aient détruite. Le kha-kan te déclare ceci: Ni présents, ni
protestations, ni promesses, ni menaces, ne pourront me faire désister
de mon entreprise. Je tiens Sirmium des Gépides; Sirmium sera à moi
ainsi que la presqu'île sirmienne, que je peuplerai de mes sujets.»
Tibère à ces paroles s'écria comme frappé d'une douleur mortelle: «Et
moi, par ce Dieu que votre kha-kan a pris à témoin pour s'en jouer, ce
Dieu qui le punira, je déclare qu'il n'aura pas Sirmium, et que
j'aimerais mieux lui donner une de mes deux filles que de lui céder
jamais cette place.[944]»

      [Note 941: Ponte junctum fluvium Saüm, supervacuum existimo
      affirmare: manifesta enim is qui probe scienti narrat,
      vituperatione dignus est. Menand., _Exc. leg._, p. 130.]

      [Note 942: Itaque imperator consultius faceret, si pro una minime
      celebri urbe, magis pro una olla a bello in Avaros et Avarorum
      Chaganum gerendo abstineret. Menand., _Exc. leg._, p. 130.]

      [Note 943: Frui quidam Chaganum donis, quæ singulis annis accipit
      ab imperatore, sed etiam si suppetant opes, et facultates, aurum,
      argentum et plurima serica vestis, vita et salus quæ longe cæteris
      rebus est potior, magis his omnibus est paranda. Menand., _ub.
      sup._]

      [Note 944: Hæc Imperatorem valde perturbarunt, et graviter ejus
      mentem ira dolori immixta perculerunt... Potius unam ex filiabus,
      quas duas habeo, illi desponderem, quam Sirmium oppidum volens
      traderem. Menand., _Exc. leg._, p. 131.]

Une guerre bien inégale commença. Les officiers romains, à force de
battre le pays, réunirent une armée de recrues qui tint pourtant la
campagne. Sirmium se ravitailla, et les troupes romaines, retranchées
dans deux petites îles de la Save nommées Casia et Carbonaria, gênèrent
beaucoup les opérations du siége, qui traîna en longueur. Cependant les
malheureux Sirmiens, redoutant le retour prochain de la famine,
demandaient à grands cris qu'on livrât une bataille décisive, ou qu'on
fît la paix. Baïan profita de ces dispositions pour sonder le général en
chef, nommé Théognis, et l'appeler à une entrevue qui se passa sur la
rive gauche du fleuve. Théognis y vint en bateau, et Baïan à cheval. Le
barbare, après avoir mis pied à terre, s'assit sur un siége d'or qu'on
lui avait préparé au-dessous d'un dais enrichi de pierreries, et l'on
plaça en guise de rempart, devant sa poitrine et son visage, un large
bouclier, dans la crainte probable que les Romains ne se missent à
tirer sur lui par trahison[945], les Romains et les Avars n'étant
éloignés les uns des autres que de la portée de la voix. Quand il fut
temps, les interprètes des Avars, s'avançant dans l'intervalle, crièrent
qu'il y avait trêve[946], et les hérauts romains répondirent par le même
cri. Baïan n'avait rien à dire de nouveau, si ce n'est que, d'après des
avis sûrs qu'il avait reçus, les provisions de Sirmium étaient encore
une fois épuisées; mais Théognis refusa de l'entendre, opposant un refus
péremptoire à toute proposition tant que les Avars ne seraient pas
rentrés dans leur pays, et menaceraient la ville. Les deux
interlocuteurs disputèrent ainsi longtemps et avec vivacité sur la
condition préliminaire posée d'une manière absolue par Théognis, et
celui-ci, s'échauffant outre mesure, finit par dire au kha-kan:
«Retire-toi de devant mes yeux, et prends tes armes!» C'était annoncer
assez clairement qu'il voulait livrer bataille le lendemain[947]; mais
ni le lendemain, ni les deux jours suivants, on ne vit les Romains
quitter leurs lignes. Attendaient-ils eux-mêmes l'attaque des Avars?
Théognis se repentait-il d'un défi jeté dans un accès de colère, et
qu'il n'osa pas soutenir de sang-froid? L'inaction des Romains, quelle
qu'en fût la cause, enhardit les barbares, qui achevèrent de bloquer
Sirmium du côté de la Dalmatie par l'établissement d'un second pont.

      [Note 945: Itaque Baïanus advenit, et de equo descendens, in
      cathedra aurea quæ illi apposita fuit, sedit sub textili gemmis
      adornato, quod illi præparatum fuerat tanquam tectum. Ante pectus
      illius et vultum, propugnaculi vice, erat objectum scutum, ne a
      Romanis forte confertim in eum tela jaculantibus appeteretur.
      Menand., _Exc. leg._, p. 131.]

      [Note 946: Hunni interpretes clara voce fidem datam per inducias
      pronuntiarunt.... _Id., ibid._]

      [Note 947: Ut se ab oculis Romanorum subduceret et arma ad pugnam
      capessendam caperet, tanquam crastina die sine ulla dilatione
      manus illi secum conserendi potestatem facturus. Menand., p. 132.]

Quelques semaines après l'entrevue dont je viens de parler, on apprit
que cent mille Slovènes, traversant le delta du Danube, s'abattaient sur
la Mésie et la Thrace, et il ne fut pas difficile de deviner la main qui
les avait lancés, en songeant que Baïan était maître de la rive droite
du fleuve dans la petite Scythie. Les envahisseurs semblaient avoir pour
mot d'ordre de détruire plus encore que de piller, et des cris de
détresse partirent de ces provinces, que l'armée de Théognis ne
secourait point. Entre ces cris et ceux des Sirmiens, que la famine
commençait à tourmenter, l'empereur hésitait à faire un choix
douloureux; il le fit enfin, et sacrifia Sirmium. Baïan, qui n'avait
cessé de déclarer qu'il voulait la ville nue, les murailles, et pas
davantage, exigea dans la capitulation que les habitants, qui
sortiraient, laisseraient leurs meubles, même leurs habits; il exigea en
outre que l'empereur lui fît le rappel des trois dernières années de sa
pension, ce qui faisait deux cent quarante mille pièces d'or, à raison
de quatre-vingt mille par année[948]. Enfin, comme il fallait toujours
une nullité dans toutes les conventions que consentait le kha-kan, il
voulut imposer aux Romains l'obligation de trouver dans l'empire et de
lui livrer un transfuge avar qui avait eu commerce avec une de ses
femmes: il ne considérerait, disait-il, la paix comme définitive que
lorsque cette condition aurait été remplie[949]. On s'épuisa à lui
démontrer qu'elle était presque impossible dans un empire aussi vaste
que celui des Romains, où un homme trouvait aisément moyen de se dérober
aux recherches, que d'ailleurs il pouvait se faire que cet homme fût
déjà mort. «Eh bien! s'écria Baïan, jurez-moi du moins de ne le point
cacher, et de me le livrer, mort ou vif, dès qu'il vous tombera sous la
main[950].» Les Romains le jurèrent, et les Avars prirent possession de
Sirmium.

      [Note 948: Exegit etiam Chaganus trium præteritorum annorum aurum,
      quod non acceperat, et illi Romani solvere solebant, ut armis
      abstineret. Erant vero pecuniæ, quæ pro pace unoquoque anno
      pendebantur octuagies mille, nummi aurei. Menand., _Exc. leg._, p.
      175.]

      [Note 949: Præterea unus ex his, qui sub eo militabant, in
      Romanorum regiones fugerat, quia dicebatur adulterium cum Baïani
      uxore commisisse; hoc significavit Theognidi... Menand., _Exc.
      leg._, p. 175.]

      [Note 950: Jurent igitur Romani proceres, se requisituros, et si
      transfugam repererint, non occultaturos, sed omnino cum in manus
      Avarorum monarchæ tradituros, nisi fato functus sit, quod illi
      significabunt. Menand., _loc. cit._]

FIN DU TOME PREMIER.



TABLE DES MATIÈRES
DU TOME PREMIER

Préface.

PREMIÈRE PARTIE.--HISTOIRE D'ATTILA.

CHAPITRE PREMIER.--Origine des Huns.--Leur portrait.--Ils envahissent
l'Europe orientale.--Chute de l'empire gothique d'Ermanaric; fuite des
Visigoths vers le Danube.--Divisions politiques et querelles religieuses
de ce peuple.--Ambassade d'Ultila à l'empereur Valens.--L'empereur
accorde aux Visigoths une demeure en Mésie, à la condition de se faire
ariens.--Les Visigoths passent le Danube.--Conduite odieuse des préposés
romains.--Misère des Visigoths; ils prennent les armes.--Bataille
d'Andrinople; défaite des Romains et mort de Valens.--Sage politique de
Théodose à l'égard des Visigoths.--Rufin les tire de leurs cantonnements
de Mésie pour les jeter sur l'Occident.

CHAPITRE DEUXIÈME.--Arrivée des Huns sur le Danube.--Déplacement des
peuples barbares, voisins de la vallée du Danube; les uns se précipitent
sur l'Italie, les autres envahissent la Gaule et l'Espagne.--Progrès des
Huns vers le haut Danube.--Ils entrent en contact avec les Burgondes de
la forêt Hercynienne; ceux-ci se font chrétiens pour leur mieux
résister.--Roua, chef de la principale tribu des Huns, devient
auxiliaire de l'empire; sa liaison avec Aëtius.--Attila et Bléda,
nouveaux rois des Huns; traité de Margus.--Portrait d'Attila.--Il soumet
tous des chefs des Huns à son autorité.--Sa campagne contre les
Acatzires; il donne pour roi à ce peuple Ellak, son fils aîné.--Il tue
son frère Bléda.--L'épée de Mars est découverte par une génisse
blessée.--Empire d'Attila.--Différend entre les Huns et les Romains, au
sujet de l'évêque de Margus.--Guerres d'Attila, en Pannonie, en Mésie et
en Thrace.--L'empereur Théodose II lui achète la paix.

CHAPITRE TROISIÈME.--Ambassade d'Attila à Théodose.--Qui étaient Edécon
et Oreste.--L'eunuque Chrysaphius engage Edécon à tuer
Attila.--Ambassade de Théodose à Attila: Maximin, Priscus, Vigilas.--Les
ambassadeurs huns et romains se rendent ensemble en Hunnie.--État
déplorable de la Thrace et de la Mésie.--Halte à Sardique; dîner donné
par Maximin; altercation entre les Romains et les Huns; menaces
d'Oreste.--Ruines de Naïsse.--Grande chasse préparée par Attila en
Pannonie; passage du Danube.--Les ambassades se séparent.--Camp
d'Attila.--Visite des officiers huns à Maximin.--Audience d'Attila;
tableau de sa cour; sa colère contre l'interprète Vigilas.--Il renvoie
Vigilas à Constantinople.--Défense aux Romains de rien acheter en
Hunnie.--Maximin et Priscus suivent l'armée d'Attila.--Attila épouse la
fille d'Escam.--Voyage des Romains à travers les marais de la Theisse;
ils sont assaillis par un orage.--Une des femmes de Bléda leur donne
l'hospitalité.--Ils rencontrent des ambassadeurs envoyés à Attila par
l'empereur d'Occident.--Sujet de cette ambassade; vases de Sirmium.--Les
deux ambassades arrivent dans la ville d'Attila.

CHAPITRE QUATRIÈME.--Palais d'Attila et de Kerka.--Bain
d'Onégèse.--Entrée d'Attila dans sa ville capitale.--Onégèse, premier
ministre d'Attila.--Conversation de Priscus avec un Grec qui s'était
fait Hun: comparaison de la vie barbare et de la vie civilisée.--Onégèse
et Maximin.--Audience de la reine Kerka.--Attila rend la
justice.--Conversation des Romains sur la puissance et les projets
d'Attila.--Attila invite à sa table les deux ambassades
romaines.--Description du repas; cérémonial; chants nationaux.--Fils
d'Attila.--Apparition du nain Zercon.--Repas chez la reine
Kerka.--Attila congédie Maximin.--Mauvaise foi des seigneurs huns;
cruauté d'Attila.--Retour de Vigilas avec son fils.--Vigilas est conduit
devant Attila et convaincu de complot.--Il avoue pour sauver son
fils.--Attila envoie Oreste à Constantinople avec la bourse de Vigilas
pendue au cou.--Il demande la tête de Chrysaphius.--Son message menaçant
aux deux empereurs d'Orient et d'Occident.

CHAPITRE CINQUIÈME.--Attila tourne ses vues sur l'empire
d'Occident.--Signes précurseurs de la guerre.--Servatius, évêque de
Tongres, va consulter les apôtres saint Pierre et saint Paul sur leurs
tombeaux.--Situation de la Gaule tourmentée par la bagaudie.--Un chef de
bagaudes appelle les Huns.--Attila réclame sa fiancée Honoria avec une
moitié de l'empire d'Occident.--Il s'allie à Genséric, roi des Vandales,
contre les Romains et les Visigoths de la Gaule.--Un prince des Franks
trans-rhénans implore son assistance.--Attila mande aux Romains qu'il
les délivrera des Visigoths; et aux Visigoths qu'il brisera pour eux le
joug des Romains.--Lettre de Valentinien III à Théodoric; les Visigoths
restent chez eux.--Dénombrement de l'armée d'Attila.--Sa marche vers le
Rhin.--Les Franks des bords du Necker et les Thuringiens se rallient à
lui.--Il passe le Rhin sur deux points.--Ses protestations d'amitié pour
les Gaulois.--Les Burgondes cis-rhénans sont battus.--Les garnisons
romaines et les Franks-Ripuaires et Saliens se retirent au midi de la
Loire.--Dévastation de la Gaule par les Huns: les deux Germanies et la
seconde Belgique sont mises au pillage.--Sac de Trèves, de Metz et de
Reims; meurtre de l'évêque Nicasius et de sa sœur Eutropie.--Rôle des
évêques dans l'invasion d'Attila.--Les habitants de Paris veulent fuir:
Geneviève les arrête.--Famille de Geneviève, son enfance, sa vocation
religieuse aidée par saint Germain d'Auxerre.--Ses austérités; ses
extases.--Sa réputation de prophétesse répandue dans tout le monde.--Les
Parisiens repoussent ses conseils et veulent la tuer; les femmes
s'enferment avec elle au baptistère de Saint-Etienne.--Paris est
préservé.--Attila concentre ses forces et se replie sur
Orléans.--Sangiban, roi des Alains, promet de lui livrer cette ville.

CHAPITRE SIXIÈME.--Orléans au Ve siècle.--Les habitants mettent leur
ville en état de défense.--L'évêque Agnan va trouver dans Arles le
patrice Aëtius.--Aëtius promet de secourir Orléans.--Inutilité de ses
efforts pour entraîner les Visigoths.--Les Gaulois et les Barbares
fédérés et Lètes accourent sous ses drapeaux.--Force de l'armée
d'Aëtius.--Caractère d'Avitus; sa liaison avec les Visigoths; son
influence sur Théodoric; il le décide à partir.--Les habitants d'Orléans
réduits à l'extrémité se découragent.--Ambassade d'Agnan vers
Attila.--Les Huns entrent dans Orléans; arrivée d'Aëtius; combat;
retraite des Huns.--Attila traverse la Champagne.--Loup, évêque de
Troyes, est emmené par Attila.--Combat sanglant entre les Franks et les
Gépides à Méry-sur-Seine.--Camp d'Attila près de Châlons.--Attila
consulte ses devins sur le succès de la bataille.--Divination des
Huns.--Affaire des Champs catalauniques; ordre de bataille des Huns et
des Romains.--Discours d'Attila à ses soldats.--La bataille s'engage;
horrible mêlée; mort de Théodoric, roi des Visigoths.--Attila est défait
et se retranche dans son camp.--Funérailles de Théodoric; son fils
Thorismond lui succède.--Thorismond amène les Visigoths à
Toulouse.--Joie d'Attila.--Sa retraite jusqu'au Rhin.--Les Visigoths
s'attribuent la victoire de Châlons.--Injustice de la cour de Ravenne
envers le patrice Aëtius.

CHAPITRE SEPTIÈME.--Attila réunit une nouvelle armée pour entrer en
Italie.--L'envie se déchaîne contre Aëtius; on l'accuse de trahir
l'empire.--Aëtius veut emmener l'empereur en Gaule; il y renonce.--Son
plan de campagne; l'armée romaine est concentrée en deçà de la ligne du
Pô.--Les Huns traversent les Alpes Juliennes.--Siége d'Aquilée.--Force
de cette ville; son importance commerciale et maritime.--Vains efforts
d'Attila pour s'en emparer.--Des cigognes lui pronostiquent la chute
d'une tour.--La ville tombe en son pouvoir.--Héroïsme d'une jeune
femme.--Traditions relatives au siége d'Aquilée.--Les Aquiléens se
retirent à Grado.--Fondation de Venise.--Lettre de Cassiodore aux
tribuns des lagunes.--Ravage de la Vénétie et de la Ligurie par les
Huns.--Attila à Milan.--Il veut attaquer Rome; craintes superstitieuses
des Huns.--Rome députe vers lui le pape Léon.--Caractère et mérite du
pape Léon.--Son entrevue avec le roi des Huns; celui-ci consent à la
paix.--Il réclame encore une fois la princesse Honoria.--Retraite de
l'armée des Huns par le Norique.--Une druidesse arrête Attila au passage
du Lech.--Attila menace l'empire d'Orient.--Erreur de Jornandès au sujet
d'une seconde campagne d'Attila dans les Gaules.

CHAPITRE HUITIÈME.--Grands préparatifs de fête chez les Huns; Attila
épousé Ildico.--Repas nuptial; Attila est trouvé mort dans son
lit.--Douleur furieuse des Huns.--Bruits divers au sujet de la mort
d'Attila.--Les chefs des Huns déclarent qu'il a été étouffé par le sang
pendant son sommeil.--Funérailles d'Attila.--Chant funèbre des
Huns.--Célébration d'une _strava_.--Cercueils et tombe d'Attila.--Signes
prophétiques de sa fin.--La discorde se met entre ses fils.--Ils
refusent de reconnaître pour roi Ellak, leur frère aîné.--Révolte
d'Ardaric, roi des Gépides.--Guerre entre les capitaines d'Attila et ses
fils.--L'empire d'Attila est brisé.--Les Gépides occupent la Hunnie et
les Ostrogoths la Pannonie.--Les Ruges et les Scyres entrent au service
de Rome.--Dissolution morale de l'empire d'Occident.--Orgueil
d'Aëtius.--Il veut marier son fils Gaudentius à la fille de
l'empereur.--Perfidie de Valentinien III; il tue le patrice de sa propre
main.--Rôle des capitaines d'Attila dans l'empire d'Occident.

DEUXIÈME PARTIE.--HISTOIRE DES FILS ET DES SUCCESSEURS D'ATTILA.

CHAPITRE PREMIER.--FILS D'ATTILA: Leur discorde ruine l'empire des
Huns.--Les vassaux germains se révoltent.--Bataille du Nétad.--Les
Gépides occupent la Hunnie.--Description du cours du Danube.--Anciennes
populations de la Pannonie et de la Mésie.--Valakes ou Roumans.--État
florissant de la Pannonie et de la Mésie sous l'empire
romain.--Empereurs et généraux nés dans ces provinces.--État militaire
de la zone du Danube.--Dispersion des Germains après la victoire du
Nétad.--Les Huns se fortifient dans l'Hunnivar.--Ils essaient de
remettre les Ostrogoths sous le joug et sont vaincus.--Caractère des
fils d'Attila: Denghizikh, Hernakh, Emnedzar, Uzindour,
Gheism.--Nouvelle attaque des Huns contre les Ostrogoths.--Scission des
fils d'Attila; Denghizikh reste dans l'Hunnivar.--Établissement d'Ernakh
et du roi alain Candax dans la petite Scythie; d'Emnedzar et d'Uzindour
dans la Dacie riveraine.--Sarmates, Cémandres et Satagares en Mésie et
en Pannonie.--Politique de l'empire d'Orient à l'égard des fils
d'Attila.

CHAPITRE DEUXIÈME.--Les fils d'Attila attaquent de nouveau les
Ostrogoths et sont battus.--Ils attaquent l'empire romain.--Campagne
d'Hormidac en Mésie.--Siége de Sardique.--Trahison du général de la
cavalerie romaine.--Retraite d'Hormidac. Portrait des Huns par Sidoine
Apollinaire.--Les fils d'Attila demandent à l'empereur Léon le droit de
commercer en Mésie.--Refus de l'empereur.--Colère des fils d'Attila; ils
délibèrent en commun; Denghizikh veut la guerre, Hernakh soutient la
paix.--Denghizikh entre sur le territoire romain.--Des volontaires goths
se joignent à lui.--Campagne de l'Hémus.--L'armée des Huns, enfermée
dans un défilé, demande des vivres aux Romains.--Discours du Hun
Khelkhal aux Goths auxiliaires des Huns.--Les Huns et les Goths se
battent ensemble.--Nouvelle campagne de Denghizikh en Mésie; il est pris
et tué; sa tête est exposée dans le cirque de Constantinople.--Les Huns
fédérés se plient aux habitudes romaines.--Tribus des _Fossaticii_ et
des _Sacro-Monticii_.--Généraux romains fournis par les Huns.--Ce que
deviennent les descendants d'Attila.--Aventures de Mundo fils de
Gheism.--Il déserte le territoire des Gépides et se fait brigand.--Les
voleurs scamares le prennent pour roi.--Il est assiégé dans Herta; les
Ostrogoths le délivrent.--Il se fait vassal de Théodoric.--Il se soumet
à Justinien.--Mundo à Constantinople: service qu'il rend à Justinien
dans la révolte du Cirque.--Il est nommé commandant de l'Illyrie.--Ses
exploits à Salone; il perd son fils Maurice.--Sa fin désespérée.--Jeu de
mots des Romains sur sa mort.

CHAPITRE TROISIÈME.--Suites de la mort de Denghizikh; dissolution de son
royaume; constitution de nouvelles hordes sur le Volga et sur le
Don.--HUNS OUTIGOURS et HUNS COUTRIGOURS.--Première apparition des
Slaves: Antes, Vendes, Slovènes.--Type physique et mœurs des
Slaves.--Commencement des Bulgares; portrait de ce peuple; sa religion,
ses mœurs.--Alliance hunno-vendo-bulgare.--Les confédérés attaquent
l'empire romain.--Combat de la Zurta; les Romains attribuent leur
défaite aux sortiléges des Bulgares.--Les Gépides vendent aux Slaves le
passage du Danube.--Nouvelles expéditions des Huns, des Bulgares et des
Slaves; caractère de chacune de ces _barbaries_.--État de l'empire
romain dans les premières années du VIe siècle: le nestorianisme et
l'eutycheisme divisent l'Église d'Orient.--Les Césars de Byzance se font
théologiens: _Hénotique_ de Zénon.--Anastase le _Silentiaire_, empereur;
son goût pour la théologie; il n'est couronné qu'après avoir souscrit la
formule du concile de Chalcédoine.--Bonnes qualités et défauts
d'Anastase.--Il remet en vigueur l'hénotique de Zénon; ses erreurs
gnostiques; il opprime les orthodoxes.--Révolte à Constantinople; guerre
religieuse dans le nord de l'empire.--Vitalianus.--Le Sénat traite au
nom d'Anastase; conditions de la paix.--Anastase construit le long mur
pour garantir Constantinople.--Nouveaux ravages des Huns.--Mort
d'Anastase.--Justin met le Danube en état de défense.--Tranquillité de
l'empire sous son règne; il s'associe son neveu Justinien.

CHAPITRE QUATRIÈME.--Justinien, empereur.--Jugements contradictoires sur
ce prince.--Son origine, son nom, sa famille.--Éducation de Justinien;
son génie universel, ses passions.--Il épouse la danseuse
Théodora.--Commencements de son règne.--Il entreprend de chasser les
Vandales d'Afrique.--Réapparition des Slaves et des Huns sur le Danube;
ils sont battus par Germain.--Défaite des Slovènes, mort de
Khilbudius.--Les Romains battus par les Bulgares; Constantius, Acum et
Godilas pris au filet.--Affreux ravages de l'armée hunno-vendo-bulgare
dans toute l'Illyrie.--Justinien reprend les travaux de défense
commencés par Justin; ses prodigieuses constructions en Mésie et en
Thrace.--Sourdes hostilités des Gépides contre l'empire; ils surprennent
Sirmium.--Justinien appelle les Lombards en Pannonie et les oppose aux
Gépides.--Inimitié des deux peuples.--Ils s'envoient un défi à jour
marqué.--Tous les deux réclament l'assistance de l'empereur.--Justinien
donne audience à leurs délégués.--Discours des Lombards.--Discours des
Gépides.--Justinien se décide en faveur des Lombards.--Incident des
Goths Tétraxites.--Leurs ambassadeurs viennent demander un évêque à
l'empereur.--Origine et mœurs de ce peuple.--Révélations de ses
ambassadeurs au sujet des Huns coutrigours et outigours; Justinien suit
leurs conseils.--Ambassade envoyée à Sandilkh roi des
Outigours.--Sandilkh promet d'attaquer les Coutrigours toutes les fois
qu'ils attaqueront les Romains.--Gépides et Lombards se présentent pour
vider leur querelle; une terreur panique s'empare d'eux; leurs armées
s'enfuient au lieu de combattre.

CHAPITRE CINQUIÈME.--Rupture de la trêve entre les Gépides et les
Lombards.--Kinialkh amène aux Gépides une armée de Huns coutrigours;
ceux-ci s'en débarrassent en les jetant sur la Mésie.--Lettre de
Justinien à Sandilkh.--Les Huns outigours grossis des Goths Tétraxites
attaquent les Coutrigours.--Horrible massacre; des prisonniers romains
rompent leurs fers et se sauvent en Mésie.--Kinialkh marche au secours
de son pays.--Deux mille Coutrigours obtiennent des terres en
Thrace.--Lettre de Sandilkh à Justinien.--Fin du duel des Gépides et des
Lombards: les Lombards vainqueurs accusent Justinien de leur avoir
manqué de foi.--Vieillesse de Justinien; son gouvernement
décline.--Désorganisation de l'armée romaine; corruption des
magistrats.--La peste et les tremblements de terre désolent
l'empire.--Nouvelle guerre des Huns coutrigours, des Slaves et des
Bulgares sous la conduite de Zabergan.--Trois armées envahissent la
Thessalie, la Chersonèse de Thrace et le territoire de
Constantinople.--Terreur des Romains; faiblesse de la milice
palatine.--Le vieux Bélisaire défend Constantinople avec une poignée
d'hommes.--Sa tactique prudente devant l'ennemi.--Embuscade qu'il dresse
à Zabergan; les Huns sont mis en déroute.--Bélisaire vainqueur est privé
de son commandement par Justinien.--Mauvais succès des deux autres
armées hunniques.--Belle défense de la Chersonèse de Thrace par Germain;
combat naval; mort de ce général.--Zabergan repasse le Danube.--La
guerre recommence entre les Coutrigours et les Outigours; arrivée des
Avars qui les pacifient en les asservissant.

CHAPITRE SIXIÈME.--SUCCESSEURS D'ATTILA: Aventures des _Ouar-Khouni_;
ils sont sujets des Avars.--Les Turks les emmènent en captivité.--Leur
fuite.--Ils prennent le nom d'_Avars_.--Leur ambassade à Justinien qui
les reçoit à sa solde.--Ils subjuguent les Outigours et les Coutrigours
au nom des Romains.--Leur arrivée sur les bords du Danube; ils demandent
des terres en Mésie.--Le grand kha-kan des Turks les réclame comme ses
esclaves fugitifs: leur fraude est découverte.--Leurs ambassadeurs sont
joués par Justinien.--Les Avars se rejettent sur les Slaves qu'ils
soumettent jusqu'aux montagnes de la Thuringe.--Ils rencontrent les
Franks et sont battus.--Leur retour sur le Bas-Danube.--Mort de
Justinien.--Caractère de Justin II.--Caractère de Baïan kha-kan des
Avars.--Audience de Justin aux ambassadeurs des Avars; il les repousse
arrogamment.--Nouvelles querelles entre les Lombards et les
Gépides.--Alboïn appelé en Italie par Narsès, veut anéantir d'abord la
nation des Gépides.--Il s'allie avec Baïan.--La Gépidie conquise par les
Avars reprend son nom de Hunnie.--Baïan réclame des Romains la
possession de Sirmium; fermeté du duc Bonus.--Entrevue de ce duc et de
Baïan.--Revers des Romains en Pannonie.--Justin tombe en démence et
meurt.--Menaces de Turxanth à l'ambassadeur Valentinus au sujet des
Ouar-Khouni.--Baïan se procure une flotte.--Il construit un pont de
bateaux devant Sirmium.--Opposition du gouverneur romain de
Singidon.--Baïan jure d'abord au nom de ses dieux, puis au nom du Dieu
des chrétiens qu'il ne veut pas prendre la ville.--Ambassade avare à
Constantinople.--Discours insolent de Selakh.--Siége de Sirmium.--Cent
mille Slovènes appelés par Baïan s'abattent sur la Mésie et la
Thrace.--Tibère abandonne Sirmium aux Avars.

FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.

PARIS.--IMPRIMERIE DE J. CLAYE, RUE SAINT-BENOIT, 7.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire d'Attila et de ses successeurs (1/2) - jusqu'à l'établissement des Hongrois en Europe" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home