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Title: Les grotesques de la musique
Author: Berlioz, Hector, 1803-1869
Language: French
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produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



LES GROTESQUES

DE LA MUSIQUE

Paris.--Imprimerie de la Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat, 15, rue
Breda.



LES

GROTESQUES

DE LA MUSIQUE

       *       *       *       *       *

PARIS

LIBRAIRIE NOUVELLE

BOULEVARD DES ITALIENS, 15

A. BOURDILLIAT ET Cie, ÉDITEURS

La traduction et la reproduction sont réservées

1859



PROLOGUE

LETTRE DES CHORISTES DE L'OPÉRA

A L'AUTEUR


CHER MAÎTRE,

Vous avez dédié un livre (les _Soirées de l'orchestre_) _à vos bons amis
les artistes de X***, ville civilisée_. Cette ville (d'Allemagne,
nous le savons) n'est pas plus civilisée que beaucoup d'autres
très-probablement, malgré l'intention malicieuse qui vous a fait lui
donner cette épithète. Que ses artistes soient supérieurs à ceux de
Paris, il est permis d'en douter, et quant à leur affection pour vous,
elle ne peut, à coup sûr, être aussi vive ni aussi ancienne que la
nôtre. Les choristes parisiens en général, et ceux de l'Opéra en
particulier, vous sont dévoués corps et âme; ils vous l'ont prouvé
maintes fois de toutes les façons. Ont-ils murmuré de la longueur des
répétitions, de la rigueur de vos exigences musicales, de vos
interpellations violentes, de vos accès de fureur même, pendant les
études du _Requiem_, du _Te Deum_, de _Romeo et Juliette_, de la
_Damnation de Faust_, de l'_Enfance du Christ_, etc.?... Jamais, jamais.
Ils ont toujours, au contraire, rempli leur tâche avec zèle et une
patience inaltérable. Vous n'êtes pourtant pas flatteur pour les hommes,
ni galant pour les dames, pendant ces terribles répétitions.

Quand l'heure de commencer approche, si le personnel du chœur n'est
pas au grand complet, s'il manque quelqu'un, vous vous promenez autour
du piano comme le lion du Jardin des Plantes dans sa cage, vous grondez
sourdement en mordant votre lèvre inférieure, vos yeux lancent de fauves
éclairs; on vous salue, vous détournez la tête; vous frappez de temps en
temps avec violence sur le clavier des accords dissonants qui indiquent
votre colère intérieure, et nous disent clairement que vous seriez
capable de déchirer les retardataires, les absents... s'ils étaient
présents.

Puis vous nous reprochez toujours de ne pas chanter assez _piano_ dans
les nuances douces, de ne pas attaquer avec ensemble les _forte_; vous
voulez que l'on prononce les deux _s_ dans le mot _angoisse_ et l'_r_
dans la seconde syllabe du mot _traître_. Et si un malheureux illettré,
un seul, égaré dans nos rangs, oublie votre observation grammaticale et
s'avise de dire encore _angoise_ ou _traite_, vous vous en prenez à tout
le monde, vous nous accablez en masse de plaisanteries cruelles, nous
appelant portiers, ouvreuses de loges, etc.!! Eh bien, nous supportons
cela néanmoins, et nous vous aimons tout de même, parce que vous nous
aimez, on le voit, et que vous adorez la musique, on le sent.

L'habitude française de donner la prééminence aux étrangers, lors même
qu'il y a flagrante injustice à le faire, put seule vous porter à offrir
vos _Soirées de l'orchestre_ à des musiciens allemands.

C'est fait, n'en parlons plus.

Mais pourquoi n'écririez-vous pas maintenant, à notre intention, un
livre du même genre, moins philosophique peut-être, plus gai, pour
conjurer l'ennui qui nous ronge à l'Opéra?

Vous le savez, pendant les actes ou les fragments d'actes qui ne
contiennent pas de chœurs, nous sommes prisonniers dans les foyers.
Là il fait sombre comme dans l'entre-pont d'un vaisseau, il sent l'huile
à quinquets, on est mal assis; on y entend raconter en mauvais termes de
vieilles histoires moisies, répéter des mots rances; ou bien le silence
et l'inaction nous écrasent à la fois, jusqu'au moment où l'avertisseur
vient nous faire rentrer en scène... Ah! le métier n'est pas beau,
croyez-le. Faire des cinquantaines de répétitions pour se fourrer dans
la tête les parties de chant presque inchantables des compositions
nouvelles! apprendre par cœur des opéras qui durent de sept heures à
minuit! changer jusqu'à six fois de costume par soirée! rester parqués
comme des moutons, quand il n'y a rien à chanter, et n'avoir pas, en
somme, pendant ces interminables représentations, cinq minutes de bon
temps!!... Car nous n'imitons pas vos artistes d'Allemagne, qui se
permettent d'exécuter à demi-orchestre les ouvrages dont ils font peu de
cas. Nous chantons tout dans tout. Certes, si nous prenions ainsi la
liberté de donner de la voix seulement dans les partitions qui nous
plaisent, les cas d'esquinancie seraient rares parmi les choristes de
l'Opéra. De plus, nous chantons debout, nous sommes toujours sur nos
jambes, tandis que les musiciens d'orchestre jouent assis dans leur cave
à musique. C'est à devenir huître!

Allons, soyez bon, faites-nous un volume de contes véritables,
d'histoires fabuleuses, de farces même, comme vous en écrivez souvent
quand vous êtes de mauvaise humeur; nous lirons cela dans nos
entre-ponts à la lueur de nos quinquets; nous vous devrons l'oubli de
quelques tristes heures, et vous aurez droit à toute la reconnaissance
du chœur.

    Vos fidèles soprani, contralti, ténors
           et basses de l'Opéra.

Paris, le 22 décembre 1858.


RÉPONSE DE L'AUTEUR

AUX CHORISTES DE L'OPÉRA

MESDAMES ET MESSIEURS,

Vous me dites: cher maître! j'ai été sur le point de vous répondre:
chers esclaves! car je sais à quel point vous êtes privés de loisirs et
de liberté. Ne fus-je pas autrefois choriste, moi aussi? et dans quel
théâtre encore! Dieu vous garde d'y entrer jamais.

Je connais donc bien les rudes labeurs que vous accomplissez, le nombre
des tristes heures que vous comptez, et le taux des appointements plus
tristes encore que vous subissez. Hélas! je ne suis ni plus maître, ni
plus libre, ni plus joyeux que vous. Vous travaillez, je travaille, nous
travaillons pour vivre; et vous vivez, je vis, nous vivons pour
travailler. Les saint-simoniens ont prétendu connaître le travail
attrayant; ils en ont bien gardé le secret; je puis l'assurer, ce
travail-là m'est aussi inconnu qu'à vous-mêmes. Je ne compte plus mes
tristes heures; elles tombent les unes sur les autres, froides et
monotones comme ces gouttes de neige fondue qui alourdissent à Paris le
sombre silence des nuits d'hiver.

Quant à mes appointements, n'en parlons pas...

Je reconnais la justesse de votre reproche au sujet de la dédicace des
_Soirées de l'Orchestre_; j'aurais dû, puisqu'il s'agissait d'un livre
sur les choses musicales et sur les musiciens, l'offrir à mes amis les
artistes de Paris. Mais je revenais d'Allemagne quand la fantaisie me
prit d'écrire ce volume; j'étais encore sous l'impression de l'accueil
chaleureux et cordial que m'avait fait l'orchestre de la _ville
civilisée_, et je supposais si peu trouver dans le public la moindre
sympathie pour mes _Soirées_, que les dédier à quelqu'un c'était, à mon
sens, les mettre sous un patronage et non point faire un hommage dont on
pût être flatté. Vos regrets à ce propos semblent indiquer chez vous une
opinion différente de la mienne. A vous en croire, il y aurait donc des
lecteurs pour ma prose!... Je me serais donc trompé!... je serais donc
un imbécile! Cela me remplit de joie.

Vous me plaisantez sur mes observations grammaticales. Je ne me flatte
pourtant guère de savoir le français; non, je sais bien que l'on sait
que je ne le sais pas. Mais un bon nombre de mots fort usités sont, je
ne l'ignore point, des termes barbares, et j'ai horreur de les entendre.
Le mot _angoise_ est de ceux-là; il est souvent employé par les
chanteurs et les cantatrices les plus richement _appointés_ de nos
théâtres lyriques. Une élève couronnée du Conservatoire s'obstinait,
malgré tous les avis, à dire: «Mortelle angoise!» Je parvins à la
corriger en lui affirmant qu'il y avait trois _s_ dans ce mot, espérant
qu'elle en prononcerait au moins deux. Ce qui arriva, et lui fit chanter
enfin: «Mortelle angoisse!»

Vous semblez porter envie aux musiciens instrumentistes jouant assis
dans leur _cave à musique_, au lieu de rester comme les choristes, de
longues heures debout. Soyez donc justes. Ils sont assis, j'en conviens,
dans cette cave où l'on gagne à peine de l'eau à boire, mais ils jouent
toujours, sans relâche, sans trêve ni merci, n'imitant pas plus que vous
le laisser-aller de mes amis de _la ville civilisée_. Les directeurs
leur permettent seulement de compter des pauses, quand par hasard le
compositeur leur en donne à compter. Ils jouent dans les ouvertures,
dans les airs, duos, trios, quatuors, morceaux d'ensemble, ils
accompagnent vos chœurs; un administrateur de l'Opéra voulait même
les faire jouer dans les chœurs _sans accompagnement_, prétendant
qu'il ne les payait pas pour se croiser les bras.

Et vous savez comme on les paye!!...

Ils ne changent pas de costume toutes les demi-heures, c'est encore
vrai; mais l'obligation où ils sont depuis peu de se présenter à
l'orchestre en cravate blanche est ruineuse pour eux. Il y a de nos
pauvres confrères musiciens de l'Opéra qui touchent, dit-on, environ 66
fr. 65 c. par mois. A quatorze représentations par mois, cela ne fait
pas 5 fr. par séance de cinq heures; c'est un peu moins de vingt sous
par heure, moins que l'heure d'un fiacre. Et maintenant ils se trouvent
grevés de frais de toilette. Il leur faut au moins sept cravates
blanches par mois, en supposant qu'ils sachent en retourner adroitement
quelques-unes pour les faire servir plusieurs fois. Et ces frais de
blanchissage finiront avec le temps par produire une somme assez ronde.
Combien coûte en effet le blanchissage et le repassage d'une cravate
blanche empesée (sans compter le prix de la cravate)? Quinze centimes.
Admettons que l'artiste s'abstienne par économie de la faire empeser, et
la fasse repasser pour les représentations solennelles seulement. De
quinze centimes ses frais seront ainsi réduits à deux sous. Eh bien,
voyez, il devra au bout du mois écrire sur son livre de dépenses le
compte suivant:

    Cravate pour les Huguenots                 3 sous.
    Id.     pour le Prophète                   3 »
    Id.     pour Robert le Diable              3 »
    Id.     pour le Cheval de bronze           3 »
    Id.     pour Guillaume Tell                3 »
    Id.     pour la Favorite, quand Mme
              Borghi-Mamo ne joue pas          2 sous.
    Id.     pour la Juive                      3 »
    Id.     pour la Sylphide                   3 »
    Id.     pour le Violon du Diable           2 »
    Id.     pour les deux premiers actes
              de Lucie, quand Roger ne
              joue pas                         2 »
    Id.     pour François Villon               2 »
    Id.     pour la Xacarilla                  2 »
    Id.     pour le Rossignol (la cravate
              a servi trois fois)              0 »
    Id.     pour la Rose de Florence (elle
              a servi quatre fois)             0 »

    Total pour quatorze représentations et
    sept cravates                              1 f. 55 c.

    Pour un an                                18 f. 60 c.

    Pour dix ans                             186 f.

Lesquels 186 fr., prélevés sur le budget d'un malheureux violoniste père
de famille, peuvent le mettre dans l'atroce nécessité de recourir à sa
dernière cravate pour se pendre.

L'existence des musiciens d'orchestre est donc semée d'à peu près autant
de roses que celle des artistes des chœurs; les uns et les autres
peuvent se donner la main.

Quoi qu'il en soit, je serais heureux, je vous le jure, de _bercer un
temps votre ennui_ (pour parler comme l'Oronte de Molière); mais la
gaieté de mes anecdotes est fort problématique, et je n'oserais céder à
vos amicales instances, si les choses les plus tristes n'avaient si
souvent un côté bouffon. Vous connaissez le mot de ce condamné à mort,
disant de sa voix rauque à la femme éplorée venue pour lui faire ses
derniers adieux et le suivre jusqu'au lieu du supplice: «Tu n'as donc
pas amené l'petit?--Ah! mon Dieu! quelle idée! pouvais-je lui montrer
son père sur l'échafaud?--T'as eu tort, ça l'aurait amusé, c't enfant.»

Or, voici un opuscule dont je ne puis trop bien distinguer le caractère;
je le nommerai à tout hasard: _Les Grotesques de la musique_, bien qu'il
y ait par-ci par-là des grotesques étrangers à l'art musical. Selon la
disposition d'esprit des lecteurs, il peut leur sembler ou risible ou
déplorable. Tâchez de trouver quelque plaisir à le lire; quant à moi, je
me suis amusé en l'écrivant, comme eût fait sans doute l'enfant du
condamné en assistant à l'exécution de son père.

Adieu, mesdames et messieurs; je baise les belles mains, je serre
cordialement les autres, et je vous prie de croire toujours à la sincère
et vive affection de votre tout dévoué camarade,

HECTOR BERLIOZ.

Paris, 21 janvier 1859.



A MES BONS AMIS

LES ARTISTES DES CHŒURS DE L'OPÉRA

DE PARIS

VILLE BARBARE



LES GROTESQUES

DE LA MUSIQUE


L'art musical est sans contredit celui de tous les arts qui fait naître
les passions les plus étranges, les ambitions les plus saugrenues, je
dirai même les monomanies les plus caractérisées. Parmi les malades
enfermés dans les maisons de santé, ceux qui se croient Neptune ou
Jupiter sont aisément reconnus pour monomanes; mais il en est beaucoup
d'autres, jouissant d'une entière liberté, dont les parents n'ont jamais
songé à recourir pour eux aux soins de la science phrénologique, et dont
la folie pourtant est évidente. La musique leur a détraqué le cerveau.
Je m'abstiendrai de parler à ce sujet des hommes de lettres, qui
écrivent, soit en vers, soit en prose, sur des questions de théorie
musicale dont ils n'ont pas la connaissance la plus élémentaire, en
employant des mots dont ils ne compren-nent pas le sens; qui se
passionnent de sang-froid pour d'anciens maîtres dont ils n'ont jamais
entendu une note; qui leur attribuent généreusement des idées mélodiques
et expressives que ces maîtres n'ont jamais eues, puisque la mélodie et
l'expression n'existaient pas à l'époque où ils vécurent; qui admirent
en bloc, et avec la même effusion de cœur, deux morceaux signés du
même nom, dont l'un est beau en effet, quand l'autre est absurde; qui
disent et écrivent enfin ces étonnantes bouffonneries que pas un
musicien ne peut entendre citer sans rire. C'est convenu, chacun a le
droit de parler et d'écrire sur la musique; c'est un art banal et _fait
pour tout le monde_; la phrase est consacrée. Pourtant, entre nous, cet
aphorisme pourrait bien être l'expression d'un préjugé. Si l'art musical
est à la fois un art et une science; si, pour le posséder à fond, il
faut des études complexes et assez longues; si, pour ressentir les
émotions qu'il procure, il faut avoir l'esprit cultivé et le sens de
l'ouïe exercé; si, pour juger de la valeur des œuvres musicales, il
faut posséder en outre une mémoire meublée, afin de pouvoir établir des
comparaisons, connaître enfin beaucoup de choses qu'on ignore
nécessairement quand on ne les a pas apprises; il est bien évident que
les gens qui s'attribuent le droit de divaguer à propos de musique sans
la savoir, et qui se garderaient pourtant d'émettre leur opinion sur
l'architecture, sur la statuaire, ou tout autre art à eux étranger, sont
dans le cas de monomanie. Ils se croient musiciens, comme les autres
mo-nomanes dont je parlais tout à l'heure se croient Neptune ou
Jupiter. Il n'y a pas la moindre différence.

Quand Balzac écrivait son _Gambara_ et tentait l'analyse technique du
_Moïse_ de Rossini, quand Gustave Planche osait imprimer son étrange
critique de la _Symphonie héroïque_ de Beethoven, ils étaient fous tous
les deux. Seulement la folie de Balzac était touchante; il admirait sans
comprendre ni sentir, il se croyait enthousiasmé. L'insanité de Planche
était irritante et sotte, au contraire; sans comprendre, ni sentir, ni
savoir, il dénigrait Beethoven et prétendait lui enseigner comment il
faut faire une symphonie.

Je pourrais nommer une foule d'autres écrivains qui, pour le malheur de
l'art et le tourment des artistes, publient leurs idées sur la musique,
en prenant constamment, comme le singe de la fable, le Pirée pour un
homme. Mais je veux me borner à citer divers exemples de monomanie
inoffensive et par cela même essentiellement plaisante, que l'histoire
moderne me fournit.



Le droit de jouer en fa dans une symphonie en ré.


A l'époque où, après huit ou dix ans d'études, je commençais à entrevoir
la puissance de notre grand art profané, un étudiant de ma connaissance
fut député vers moi par les membres d'une société philharmonique,
d'amateurs, récemment constituée dans le local du Prado, pour me prier
d'être leur chef d'orchestre. Je n'avais encore alors dirigé qu'une
seule exécution musicale, celle de ma première messe dans l'église de
Saint-Eustache. Je me méfiais extrêmement de ces amateurs; leur
orchestre devait être et était en effet exécrable. Toutefois l'idée de
m'exercer à la direction des masses instrumentales, en expérimentant
ainsi _in animâ vili_, me décida, et j'acceptai.

Le jour de la répétition venu, je me rends au Prado; j'y trouve une
soixantaine de concertants qui s'accordaient avec ce bruit agaçant
particulier aux orchestres d'amateurs. Il s'agissait d'exécuter quoi?...
Une symphonie en _ré_ de Gyrowetz. Je ne crois pas que jamais
chaudronnier, marchand de peaux de lapins, épicier romain ou barbier
napolitain ait rêvé des platitudes pareilles. Je me résigne, nous
commençons. J'entends une discordance affreuse produite par les
clarinettes. J'interromps l'orchestre, et m'adressant aux
clarinettistes: «Vous aurez pris sans doute un morceau pour un autre,
messieurs; nous jouons en _ré_ et vous venez de jouer en _fa_!--Non,
monsieur, c'est bien la symphonie désignée!--Recommençons.» Nouvelle
discordance, nouveau temps d'arrêt. «Mais c'est impossible, envoyez-moi
votre partie.» On me fait passer la partie des clarinettes: «Parbleu! la
cacophonie s'explique. Votre partie est écrite en _fa_, à la vérité,
mais pour des clarinettes en _la_, et votre _fa_, en ce cas, devient
l'unisson de notre _ré_. Vous vous êtes trompés d'instrument.--Monsieur,
nous n'avons que des clarinettes en _ut_.--Eh bien, transposez à la
tierce inférieure.--Nous ne savons pas transposer.--Alors, ma foi,
taisez-vous.--Ah! par exemple! nous sommes membres de la société, et
nous avons le droit de jouer comme tous les autres.»

A ces mots incroyables, laissant tomber mon bâton, je me sauvai comme si
le diable m'emportait, et jamais depuis lors je n'entendis parler de ces
_philharmoniques_.



Un virtuose couronné.


Un roi d'Espagne, croyant aimer fort la musique, se plaisait à faire sa
partie dans les quatuors de Boccherini; mais il ne pouvait jamais suivre
le mouvement d'un morceau. Un jour où, plus que de coutume, il était
resté en arrière des autres concertants, ceux-ci, effrayés du désordre
produit par le royal archet, en retard de trois ou quatre mesures,
firent mine de s'arrêter:--«Allez toujours, cria l'enthousiaste
monarque, je vous rattrapera bien.»

       *       *       *       *       *



Un nouvel instrument de musique.


Un musicien que tout Paris connaissait, il y a quinze ou vingt ans,
vient me trouver un matin, portant sous son bras un objet soigneusement
enveloppé dans du papier:--«Je l'ai trouvé! je l'ai trouvé s'écrie-t-il
comme Archimède, en entrant chez moi. J'étais depuis longtemps à la
piste de cette découverte, qui ne peut manquer de produire dans l'art
une immense révolution. Vois cet instrument, une simple boîte de
fer-blanc percée de trous et fixée au bout d'une corde; je vais la faire
tourner vivement comme une fronde, et tu entendras quelque chose de
merveilleux. Tiens, écoute: Hou! hou! hou! Une telle imitation du vent
_enfonce cruellement_ les fameuses gammes chromatiques de la _Pastorale_
de Beethoven. C'est la nature prise sur le fait! C'est beau, et c'est
nouveau! Il serait de mauvais goût de faire ici de la modestie.
Beethoven était dans le faux, il faut le reconnaître, et je suis dans le
vrai. Oh! mon cher, quelle découverte! et quel article tu vas m'écrire
là-dessus dans le _Journal des Débats_! Cela te fera un honneur
extraordinaire; on te traduira dans toutes les langues. Que je suis
content, va, mon vieux! Et crois-le bien, c'est autant pour toi que pour
moi. Cependant, je l'avouerai, je désire employer le premier mon
instrument; je le réserve pour une ouverture que j'ai commencée et dont
le titre sera: l'_Ile d'Eole_; tu m'en diras des nouvelles. Après cela,
libre à toi d'user de ma découverte pour tes symphonies. Je ne suis pas
de ces gens qui sacrifieraient le présent et l'avenir de la musique à
leur intérêt personnel, non; _tout pour l'art_, c'est ma devise.»

       *       *       *       *       *



Le régiment de colonels.


Un monsieur, riche propriétaire, daigne me présenter son fils, âgé de
vingt-deux ans, et ne sachant, de son aveu, pas encore lire la musique.

--Je viens vous prier, monsieur, me dit-il, de vouloir bien donner des
leçons de _haute composition_ à ce jeune homme, qui vous fera honneur
prochainement, je l'espère. Il avait eu d'abord l'idée de se faire
colonel, mais malgré l'éclat de la gloire militaire, celle des arts le
séduit décidément; il aime mieux se faire grand compositeur.

--Oh! monsieur, quelle faute! Si vous saviez tous les déboires de cette
carrière! Les grands compositeurs se dévorent entre eux; il y en a
tant!... Je ne puis d'ailleurs me charger de le conduire au but de sa
noble ambition. A mon avis, il fera bien de suivre sa première idée et
de s'engager dans le régiment dont vous me parliez.

--Quel régiment?

--Parbleu! le régiment des colonels.

--Monsieur, votre plaisanterie est fort déplacée; je ne vous
importunerai pas plus longtemps. Heureusement vous n'êtes pas le seul
maître et mon fils pourra se faire grand compositeur sans vous. Nous
avons l'honneur de vous saluer.

       *       *       *       *       *



Une cantate.


Peu de temps avant l'entrée à Paris des cendres de l'empereur Napoléon
Ier, des marches funèbres furent demandées à MM. Auber, Adam et
Halévy, pour le cortége qui devait conduire le mort immortel à l'église
des Invalides.

J'avais, en 1840, été chargé de composer une symphonie pour la
translation des restes des victimes de la révolution de Juillet et
l'inauguration de la colonne de la Bastille; en conséquence, plusieurs
journaux, persuadés que ce genre de musique était ma spécialité,
m'annoncèrent comme le compositeur honoré une seconde fois de la
confiance du ministre dans cette occasion solennelle.

Un amateur belge, induit en erreur avec beaucoup d'autres, m'adressa
alors un paquet contenant une lettre, des vers et de la musique.

La lettre était ainsi conçue:

«Monsieur,

»J'apprends par la voie des journaux que vous êtes chargé de composer
une symphonie pour la cérémonie de la translation des cendres impériales
au Panthéon. Je vous envoie une cantate qui, fondue dans votre ouvrage,
et chantée par sept ou huit cents voix, doit produire un certain effet.

»Vous remarquerez une lacune dans la poésie après le vers:

    Nous vous rendons votre Empereur.

»Je n'ai pu terminer complétement que la musi-que, car je ne suis guère
poëte. Mais vous vous procurerez aisément ce qui manque; Hugo ou
Lamartine vous feront ça. Je suis marié, j'ai trois _populos_ (trois
enfants); si cela rapporte quelques écus, vous me feriez plaisir de me
les envoyer; je vous abandonne la gloire.»

       *       *       *       *       *

Voici la cantate.

[Illustration: notation musicale

    Fran-çais, ren-dons au Pan-thé-on
    les cen-dres de Na-po-lé-on.
    Ve-nez hé-ros, mâ-nes vainqueurs,
    nous vous ren-dons votre em-pe-reur.

    Fran-çais, ren-

Il m'abandonnait la gloire!!!



Un Programme de musique grotesque.


A l'époque où l'Odéon était un théâtre lyrique, on y représentait
souvent des pièces de l'ancien répertoire de Feydeau. Je fus, par
hasard, témoin d'une répétition générale pour la reprise de la _Rosière
de Salency_ de Grétry. Je n'oublierai jamais le spectacle offert par
l'orchestre à cette occasion: son hilarité en exécutant l'ouverture, les
cris des uns, les contorsions des autres, les applaudissements ironiques
des violons, le premier hautbois avalant son anche, les contre-basses
trépignant devant leur pupitre et demandant d'une voix étranglée la
permission de sortir, assurant _qu'il était encore temps_. Et le chef
d'orchestre, M. Bloc, ayant la force de tenir son sérieux...; et moi,
m'élevant jusqu'au sublime en blâmant cette explosion irrévérencieuse,
et trouvant indécente l'idée des joueurs de contre-basse. Mais ces
pauvres artistes ne tardèrent pas à être bien vengés de ma sotte
pruderie. Une demi-heure après l'exécution de l'étonnante ouverture, le
calme s'étant rétabli, on en était revenu au sérieux et à l'attention,
l'orchestre accompagnait tranquillement un morceau de chant de la
troisième scène, quand je tombai subitement à la renverse au milieu du
parterre, en poussant un cri de rire rétrospectif... La nature reprenait
ses droits, je faisais long feu.

Deux ou trois ans plus tard, réfléchissant à certains morceaux de ce
genre qu'on trouve, il faut bien le reconnaître, chez plusieurs grands
maîtres, l'idée me vint d'en faire figurer une collection dans un
concert préparé _ad hoc_, mais sans prévenir le public de la nature du
festin musical auquel il était convié; me bornant à annoncer un
programme décoré exclusivement de noms illustres.

L'ouverture de la _Rosière de Salency_, cela se conçoit, y figurait en
première ligne,--puis un air anglais célèbre: «_Arm ye brave!_»--une
sonate _diabolique_ pour le violon,--le quatuor d'un opéra français où
l'on trouve ce passage:

      J'aime assez les Hollandaises,
      Les Persanes, les Anglaises,
    Mais je préfère des Françaises
    L'esprit, la grâce et la gaieté.

--une marche instrumentale qui fut exécutée, à l'indescriptible joie du
public, dans un concert très-grave donné à Paris, il y a six ou sept
ans;--le final du premier acte d'un grand opéra qui n'est plus au
répertoire, mais dont la phrase: «_Viens, suis-moi dans les déserts_,»
produisit aussi sur une partie de l'orchestre l'hilarité la plus
scandaleuse, lors de la dernière reprise du _chef-d'œuvre_;--la fugue
sur _Kyrie Eleison_, d'une messe de _Requiem_;--un hymne qui passe pour
appartenir au style pindarique, dont les paroles sont:

    _I cieli immensi narrano_
    _Del grande iddio lu gloria!_

(_Les cieux immenses racontent la gloire du grand Dieu!_) mais dont la
musique, pleine de jovialité et de rondeur, sans se soucier des
merveilles de la création, dit tout bonnement ceci:

    Ah! quel plaisir de boire frais,
      De se farcir la panse!
    Ah! quel plaisir de boire frais,
    Assis sous un ombrage épais,
      Et de faire bombance!

--des variations pour le basson sur l'air: _Au clair de la lune_,
célèbres pendant vingt ans, et qui firent la fortune de l'auteur.

Enfin, une très-fameuse symphonie (en _ré_), dont Gyrowetz n'est pas
coupable.

Ce mirobolant programme une fois arrêté, l'orchestre conspirateur se
réunit pour une répétition préliminaire. Quelle matinée!... Inutile de
dire qu'on ne vit pas la fin de l'expérience. L'ouverture de la
_Rosière_ produisit son effet extraordinaire; le final: «_Viens!
suis-moi_,» alla jusqu'au bout, au milieu des transports joyeux des
exécutants, mais l'hymne:

    Ah! quel plaisir de boire frais!

ne put être achevé: on se tordait, on tombait à terre, on renversait les
pupitres, le timbalier avait crevé la peau d'une de ses timbales; il
fallut renoncer à aller plus avant. Enfin, ce qui restait de gens à peu
près sérieux dans l'orchestre fut réuni en conseil, et la majorité
déclara ce concert impossible, assurant qu'il en résulterait un
scandale affreux, et que malgré la célébrité, la haute et juste
illustration de tous les compositeurs dont les œuvres figuraient dans
le programme, le public serait capable d'en venir à des voies de fait et
de nous jeter des gros sous.

O naïfs musiciens! vous connaissez bien mal l'urbanité du public! Lui,
se fâcher! allons donc! Sur les huit cents personnes réunies dans la
salle que nous avions choisie pour cette épreuve, cinquante peut-être
eussent ri du meilleur de leur cœur, les autres fussent restées fort
sérieuses et de grands applaudissements, je le crains, eussent suivi
l'exécution de l'hymne et du final. Quant au _Kyrie_, on eût dit: «C'est
de la musique savante!» et l'on eût fort goûté la symphonie.

Pour l'ouverture, la marche et l'air anglais, quelques-uns se fussent
permis d'exprimer un doute et de dire à leurs voisins: «Est-ce une
plaisanterie?»

Mais voilà tout.

Les anecdotes à l'appui de cette opinion ne me feraient pas défaut. En
voici une entre vingt.



Est-ce une ironie?


Je venais de diriger au théâtre de Dresde la seconde exécution de ma
légende: la _Damnation de Faust_. Au second acte, à la scène de la cave
d'Auerbach, les étudiants ivres, après avoir chanté la chanson du rat
_mort empoisonné dans une cuisine_, s'écrient en chœur: Amen!

    Pour l'amen une fugue!

dit Brander,

        Une fugue, un choral!
    Improvisons un morceau magistral!

Et les voilà reprenant, dans un mouvement plus large, le _thème de la
chanson du rat_, et faisant une vraie fugue scolastico-classique, où le
chœur, tantôt vocalise sur _a a a a_, tantôt répète rapidement le mot
tout entier, _amen, amen, amen_, avec accompagnement de tuba,
d'ophicléide, de bassons et de contrebasses. Cette fugue est écrite
selon les règles les plus sévères du contre-point, et, malgré la
brutalité insensée de son style et le contraste impie et blasphématoire
établi à dessein entre l'expression de la musique et le sens du mot
_amen_, l'usage de ces horribles caricatures étant admis dans toutes les
écoles, le public n'en est point choqué, et l'ensemble harmonieux qui
résulte du tissu de notes, dans cette scène, est toujours et partout
applaudi. Cela rappelle le succès du sonnet d'Oronte à la première
représentation du _Misanthrope_.

Après la pédale obligée et la cadence finale de la fugue, Méphistophélès
s'avance et dit:

      Vrai Dieu! messieurs, votre fugue est fort belle,
              Et telle
      Qu'à l'entendre on se croit aux saints lieux.
        Souffrez qu'on vous le dise,
    Le style en est savant, vraiment religieux,
      On ne saurait exprimer mieux
        Les sentiments pieux
    Qu'en terminant ses prières, l'Eglise
    En un seul mot résume, etc.

Un amateur vint me trouver dans un entr'acte. Ce récitatif, sans doute,
lui avait donné à réfléchir, car, m'abordant avec un timide sourire:

--Votre fugue sur _amen_ est une ironie, n'est-ce pas, c'est une
ironie?...

--Hélas! monsieur, j'en ai peur!

Il n'en était pas sûr!!!

       *       *       *       *       *



L'Évangéliste du tambour.


Je me suis souvent demandé: Est-ce parce que certaines gens sont fous
qu'ils s'occupent de musique, ou bien est-ce la musique qui les a fait
devenir fous?... L'observation la plus impartiale m'a amené à cette
conclusion: la musique est une passion violente, comme l'amour; elle
peut donc sans doute faire quelquefois en apparence perdre la raison aux
individus qui en sont possédés. Mais ce dérangement du cerveau est
seulement accidentel, la raison de ceux-là ne tarde pas à reprendre son
empire; encore reste-t-il à prouver que ce prétendu dérangement n'est
pas une exaltation sublime, un développement exceptionnel de
l'intelligence et de la sensibilité...

Pour les autres, pour les vrais grotesques, évidemment la musique n'a
point contribué au désordre de leurs facultés mentales, et si l'idée
leur est venue de se vouer à la pratique de cet art, c'est qu'ils
n'avaient pas le sens commun. La musique est innocente de leur
monomanie.

Pourtant Dieu sait le mal qu'ils lui feraient si cela dépendait d'eux,
et si les gens acharnés à démontrer à tout venant, en tout pays et en
tout style, qu'ils sont Jupiter, n'étaient pas reconnus de prime abord
par le bon sens public pour des monomanes!

D'ailleurs, il y a des individus qu'on honore beaucoup en les plaçant
dans la classe des esprits dérangés; ils n'eurent jamais d'esprit; ce
sont des crânes vides, ou du moins vides d'un côté; le lobe droit ou le
lobe gauche du cerveau leur manque, quand les deux lobes ne leur
manquent pas à la fois. Le lecteur fera sans peine le classement des
exemples que nous allons citer et saura distinguer les fous des hommes
simplement... simples.

       *       *       *       *       *

Il s'est trouvé un brave musicien, jouant fort bien du tambour. Persuadé
de la supériorité de la _caisse claire_ sur tous les autres organes de
la musique, il écrivit, il y a dix ou douze ans, _une méthode_ pour cet
instrument et dédia son ouvrage à Rossini. Invité à me prononcer sur le
mérite et l'importance de cette méthode, j'adressai à l'auteur une
lettre dans laquelle je trouvai le moyen de le complimenter beaucoup sur
son talent d'exécutant.

«Vous êtes le roi des tambours, disais-je, et vous ne tarderez pas à
être le tambour des rois. Jamais, dans aucun régiment français, italien,
anglais, allemand ou suédois, on ne posséda une _qualité de son_
comparable à la vôtre. Le mécanisme proprement dit, le _maniement des
baguettes_, vous fait prendre pour un sorcier par les gens qui ne vous
connaissent pas. Votre _fla_ est si moelleux, si séduisant, si doux!
c'est du miel! Votre _ra_ est tranchant comme un sabre. Et quant à votre
_roulement_, c'est la voix de l'Éternel, c'est le tonnerre, c'est la
foudre qui tombe sur un peuplier de quatre-vingts pieds de haut et le
fend jusques en bas.»

Cette lettre enivra de joie notre virtuose; il en eût perdu l'esprit, si
la chose eût été possible. Il courait les orchestres de Paris et de la
banlieue, montrant sa lettre de gloire à tous ses camarades.

Mais un jour il arrive chez moi dans un état de fureur indescriptible:
«Monsieur! on a eu l'insolence, hier, à l'état-major de la garde
nationale, de m'insinuer que votre lettre était une plaisanterie, et que
vous vous étiez (si j'ose m'exprimer ainsi), f... moqué de moi. Je ne
suis pas méchant, non, on le sait. Mais le premier qui osera me dire
cela positivement en face, le diable me brûle si je ne lui passe pas mon
sabre au travers du corps!...»

Pauvre homme! il fut l'évangéliste du tambour; il se nommait
_Saint-Jean_.



L'Apôtre du flageolet.


Un autre, l'apôtre du flageolet, était rempli de zèle; on ne pouvait
l'empêcher de jouer dans l'orchestre dont il faisait le plus bel
ornement, alors même que le flageolet n'y avait rien à faire.

Il doublait alors soit la flûte, soit le hautbois, soit la clarinette;
il eût doublé la partie de contre-basse, plutôt que de rester inactif.
Un de ses confrères s'avisant de trouver étrange qu'il se permit de
jouer dans une symphonie de Beethoven: «Vous _mécanisez_ mon instrument,
et vous avez l'air de le mépriser! Imbéciles! Si Beethoven m'avait eu,
ses œuvres seraient pleines de solos de flageolet, et il eût fait
fortune.

«Mais il ne m'a pas connu; _il est mort à l'hôpital_.»



Le Prophète du trombone.


Un troisième s'est passionné pour le trombone. Le trombone, selon lui,
détrônera tôt ou tard et remplacera tous les autres instruments. Il en
est le prophète Isaïe. Saint-Jean eût joué dans le désert; celui-ci,
pour prouver l'immense supériorité du trombone, se vante d'en avoir joué
en diligence, en chemin de fer, en bateau à vapeur, et même _en nageant
sur un lac de vingt mètres de profondeur_. Sa méthode contient, avec les
exercices propres à enseigner l'usage du trombone en nageant sur les
lacs, plusieurs chansons joyeuses pour noces et festins. Au bas de l'un
de ces chefs-d'œuvre est un avis ainsi conçu: «Quand on chante ce
morceau dans une noce, à la mesure marquée X, il faut laisser tomber une
pile d'assiettes; cela produit un excellent effet.»

       *       *       *       *       *



Chefs d'orchestre.


Un célèbre chef d'orchestre, faisant répéter une ouverture nouvelle,
répondit à l'auteur qui lui demandait une nuance de piano dans un
passage important: «Piano, monsieur? _chimère de cabinet!_»

       *       *       *       *       *

J'en ai vu un autre, pensant diriger quatre-vingts exécutants, qui _tous
lui tournaient le dos_.

       *       *       *       *       *

Un troisième, conduisant la tête baissée et le nez sur les notes de sa
partition, ne s'apercevait pas plus de ce que faisaient les musiciens
que s'il eût de Londres dirigé l'orchestre de l'Opéra de Paris.

Une répétition de la symphonie en _la_ de Beethoven ayant lieu sous sa
_direction_, tout l'orchestre se perdit; l'ensemble une fois détruit,
une terrible cacophonie ne tarda pas à s'ensuivre, et bientôt les
musiciens cessèrent de jouer. Il n'en continua pas moins d'agiter
au-dessus de sa tête le bâton au moyen duquel il croyait marquer les
temps, jusqu'au moment où les cris répétés: «Eh! cher maître,
arrêtez-vous, arrêtez-vous donc! nous n'y sommes plus!» suspendirent
enfin le mouvement de son bras infatigable. Il relève la tête alors, et
d'un air étonné: «Que voulez-vous? qu'est-ce qu'il y a?

--Il y a que nous ne savons où nous en sommes, et que tout est en
désarroi depuis longtemps.

--Ah! ah!...»

Il ne s'en était pas aperçu.

Ce digne homme fut, comme le précédent, honoré de la confiance
particulière d'un roi, qui le combla d'honneurs, et il passe encore dans
son pays, auprès des amateurs, pour une des illustrations de l'art.
Quand on dit cela devant des musiciens, quelques-uns, les flatteurs,
gardent leur sérieux.



Appréciateurs de Beethoven.


Un fameux critique, théoricien, parolier, décompositeur, correcteur des
maîtres, avait fait un opéra avec la pièce de deux auteurs dramatiques
et la musique de quatre compositeurs. Il me trouve un jour à la
bibliothèque du Conservatoire lisant l'orage de la symphonie pastorale
de Beethoven.

--Ah! ah! dit-il en reconnaissant le morceau, j'avais introduit cela
dans mon opéra _la Forêt de Sénart_, et j'y avais fourré des trombones
qui produisaient un diable d'effet!

--Pourquoi _y en avoir fourré_, lui dis-je, puisqu'il y en a déjà?

--Non, il n'y en pas!

--Bah! et ceci (lui montrant les deux lignes de trombones) qu'est-ce
donc?

--Ah! parbleu! _je ne les avais point vus_.

       *       *       *       *       *

Un grand théoricien, érudit, etc., a imprimé quelque part que Beethoven
_savait peu la musique_.

       *       *       *       *       *

Un directeur des beaux-arts (qui déplorent sa perte) a reconnu devant
moi que ce même Beethoven _n'était pas sans talent_.



La version Sontag.


Une admirable cantatrice, la tant regrettée Sontag, avait, à la fin du
trio des masques de _Don Juan_, inventé une phrase qu'elle substituait à
la phrase originale. Son exemple fut bientôt suivi; il était trop beau
pour ne pas l'être, et toutes les cantatrices de l'Europe adoptèrent
pour le rôle de dona Anna _l'invention_ de Mme Sontag.

Un jour, à une répétition générale à Londres, un chef d'orchestre de ma
connaissance, entendant à la fin du trio cette audacieuse substitution,
arrêta l'orchestre et s'adressant à la prima donna:

--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? avez-vous oublié votre rôle, madame?

--Non, monsieur, je _chante la version Sontag_.

--Ah! très-bien; mais oserais-je prendre la liberté de vous demander
pourquoi vous préférez la version Sontag à la version Mozart, qui est
pourtant la seule dont nous ayons à nous occuper ici?

--C'est qu'elle fait mieux.

    !  !  !  !  !  !  !  !  !  !  .  .  .  .  .  .



On ne peut pas danser en MI.


Un danseur qui, en Italie, s'était élevé jusqu'aux nues, vient débuter à
Paris; il demande l'introduction, dans le ballet où il va paraître, d'un
pas qui lui valut des avalanches de fleurs à Milan et à Naples. On
obéit. Arrive la répétition générale; mais cet air de danse, pour une
raison ou pour une autre, avait été copié un ton plus haut que dans la
partition originale.

On commence; le danseur part pour le ciel, voltige un instant, puis,
redescendant sur la terre: «En quel ton jouez-vous, messieurs? dit-il,
en suspendant son vol. Il me semble que _mon morceau_ me fatigue plus
que de coutume.

--Nous jouons en _mi_.

--Je ne m'étonne plus maintenant. Veuillez transposer cet allegro et le
baisser d'un ton, _je ne puis le danser qu'en_ ré.»



Un baiser de Rossini.


Un amateur de violoncelle eut l'honneur de jouer devant Rossini.

«Le grand maître, racontait notre homme, dix ans après, a été si
enchanté de mon jeu, que, m'interrompant au milieu d'un cantabile, il
est venu me donner un baiser sur le front. Depuis lors, pour conserver
l'illustre empreinte, _je ne me suis plus lavé la figure_.»



Un Concerto de clarinette.


Dœlher venait d'annoncer un concert dans une grande ville d'Allemagne,
quand un inconnu se présenta chez lui:

«Monsieur, dit-il à Dœlher, je me nomme W***, _je suis une grande
clarinette_, et je viens à H... dans l'intention d'y faire apprécier mon
talent. Mais on me connaît peu ici, et vous me rendriez un éminent
service en me permettant de jouer un solo dans la soirée que vous
organisez. L'effet que j'espère y produire attirera sur moi l'attention
et la faveur du public, et je vous devrai ainsi de pouvoir donner avec
succès mon premier concert.

--Que voudriez-vous exécuter à ma soirée? répond l'obligeant Dœlher.

--Un grand concerto de clarinette.

--Eh bien, monsieur, j'accepte votre offre; je vais vous placer dans mon
programme; venez ce soir à la répétition; je suis enchanté de vous être
agréable.»

Le soir venu, l'orchestre rassemblé, notre homme se présente, et l'on
commence à répéter son concerto. Selon l'usage fashionable de quelques
virtuoses, il s'abstient de jouer sa partie, se bornant à faire répéter
l'orchestre et à indiquer les mouvements. Le _tutti_ principal, assez
semblable à la marche des paysans du _Freyschütz_, parut fort grotesque
aux assistants et inquiéta Dœlher. «Mais, disait celui-ci en sortant,
la partie principale rachètera tout; ce monsieur est probablement un
habile virtuose; on ne peut exiger qu'_une grande clarinette_ soit en
même temps un grand compositeur.»

Le lendemain, au concert, un peu intimidé par le triomphe éclatant de
Dœlher, le clarinettiste entre en scène à son tour.

L'orchestre exécute le _tutti_, qui se terminait par un repos sur
l'accord de la dominante, après lequel commençait le premier solo.
«Tram, pam, pam, tire lire la ré la,» comme dans la marche du
_Freyschütz_. Arrivé à l'accord de la dominante, l'orchestre s'arrête,
le virtuose se campe sur la hanche gauche, avance la jambe droite,
embouche son instrument, et tendant horizontalement ses deux coudes,
fait mine de commencer. Ses joues se gonflent, il souffle, il pousse, il
rougit; vains efforts, rien ne sort du rebelle instrument. Il le
présente alors devant son œil droit par le côté du pavillon; il
regarde dans l'intérieur comme il eût fait d'un télescope; n'y
découvrant rien, il essaye de nouveau, il souffle avec rage; pas un son.
Désespéré, il ordonne aux musiciens de recommencer le _tutti_: «Tram,
pam, pam, tire lire la ré la,» et, pendant que l'orchestre s'escrime, le
virtuose, plaçant sa clarinette, je ne dirai pas entre ses jambes, mais
beaucoup plus haut, le pavillon en arrière, le bec en avant, se met à
dévisser précipitamment l'anche et à passer l'écouvillon dans le tube...

Tout cela demandait un certain temps, et déjà l'impitoyable orchestre,
ayant fini son _tutti_ était de nouveau parvenu à son repos sur l'accord
de la dominante.

«Encore! encore! recommencez! recommencez!» crie aux musiciens
l'_artiste en pâtiments_. Et les musiciens d'obéir: «Tram, pam, pam,
tire lire la ré la.» Et pour la troisième fois, après quelques instants,
les voilà de retour à la mesure inexorable qui annonce l'entrée du solo.
Mais la clarinette n'est pas prête: «_Da capo!_ encore! encore!» Et
l'orchestre de repartir gaiement: «Tram, pam, pam, tire lire la ré la.»

Pendant cette dernière reprise, le virtuose ayant réarticulé les
diverses pièces du malencontreux instrument, l'avait remis entre... ses
jambes, avait tiré de sa poche un canif et s'en servait pour gratter
précipitamment l'anche de la clarinette placée comme vous savez.

Les rires, les chuchottements bruissaient dans la salle: les dames
détournaient le visage, se cachaient dans le fond des loges; les hommes
se levaient debout, au contraire, pour mieux voir; on entendait des
exclamations, de petits cris étouffés, et le scandaleux virtuose
continuait à gratter son anche.

Enfin, il la croit en état; l'orchestre est revenu pour la quatrième
fois au temps d'arrêt du _tutti_, le soliste réembouche sa clarinette,
écarte et élève de nouveau ses coudes, souffle, sue, rougit, se crispe,
et rien ne sort! Quand un effort suprême fait jaillir, comme un éclair
sonore, le couac le plus déchirant, le plus courroucé qu'on ait jamais
entendu. On eût dit de cent pièces de satin déchirées à la fois; le cri
d'un vol de vampires, d'une goule qui accouche, ne peuvent approcher de
la violence de ce couac affreux!

La salle retentit d'une exclamation d'horreur joyeuse, les
applaudissements éclatent, et le virtuose éperdu, s'avançant sur le bord
de l'estrade, balbutie: «Mesdames et messieurs, je ne sais... un ac...
cident... dans ma cla... rinette... mais je vais la faire rac...
commoder... et je vous prie de vouloir bien... venir, à ma soirée
musi... cale, lundi prochain, ent... en... entendre _la fin de mon
concerto._»

       *       *       *       *       *



Les instruments de musique à l'Exposition universelle.


Je ne m'aviserai certes pas d'écrire ici un préambule sur l'industrie et
les expositions universelles. Argumenter sur certaines questions expose
parfois le raisonneur à des dangers assez graves; c'est quelquefois
aussi de sa part une véritable condescendance de les discuter. Je me
sais si loin de posséder le calme olympien nécessaire en pareil cas,
qu'au lieu de combattre les systèmes qui me choquent, je vais souvent,
en désespoir furieux de cause, jusqu'à avoir l'air de les accepter,
jusqu'à les approuver de la tête, sinon de la parole et de la plume...
Et ceci me rappelle une question que j'adressai un jour à un amateur de
chimie... (Peut-être mon amateur, semblable aux amateurs de musique, de
philosophie, à bien des amateurs enfin, croyait-il à l'absurde. Cette
croyance est fort répandue. Peut-être aussi, après tout, l'absurde
est-il le vrai; car si l'absurde n'était pas le vrai, Dieu serait cruel
d'avoir mis dans le cœur de l'homme un si grand amour de l'absurde!
Mais enfin voici ce que je demandai à mon chimiste et sa réponse:)

«Si l'on pouvait placer, lui dis-je, un certain nombre de kilogrammes,
cent ou mille kilogrammes de poudre à canon, au point central de l'une
des plus énormes montagnes du globe, de l'Hymalaya ou du Chimborazo,
par exemple, et si, par l'un des procédés dont on dispose aujourd'hui,
on y mettait le feu, qu'arriverait-il? Croyez-vous que l'explosion pût
avoir lieu, et que sa force fût capable de briser, de faire sauter une
masse aussi extraordinairement résistante par sa densité, par sa
cohésion et par son poids?»... L'amateur de chimie, embarrassé,
réfléchit un instant, chose que font rarement les amateurs de musique ou
de philosophie, et me répondit en hésitant: «Il est probable que la
puissance de la poudre serait insuffisante, que son inflammation ayant
lieu néanmoins et produisant instantanément des gaz dont l'expansion
serait domptée par la résistance de la montagne, ces gaz se
condenseraient en un liquide, toujours disposé à reprendre une forme
gazeuse et à faire une épouvantable explosion le jour où la force
supérieure cesserait de le comprimer.» Je ne sais jusqu'à quel point
l'opinion de mon chimiste dilettante est fondée, mais peut-être cité-je
à propos la proposition qui lui fut soumise.

Il y a des gens, en effet, j'en connais, qui, obligés de lutter avec une
montagne d'absurdités, éprouvant au centre de leur cœur une colère
incalculable, insuffisante cependant pour faire sauter la montagne,
prennent feu tout d'abord, et presque aussitôt se soumettant sans bruit,
en souriant même, à la loi de la déraison, voient les foudres de leur
volcan se liquéfier jusqu'à nouvel ordre.

Les liquides, ainsi produits, sont ordinairement noirs et d'une extrême
amertume; il y en a pourtant d'insipides, d'incolores, il y en a même,
telle est leur diversité, qui semblent doux à l'œil et au goût.
Ceux-là sont les plus dangereux. Quoi qu'il en soit, bien des fourneaux
(ces mines monstres s'appellent ainsi depuis le siège de Sébastopol) ont
été allumés, bien des kilogrammes de poudre ont été _liquéfiés_ pendant
la laborieuse session des divers jurys appelés à donner ou plutôt à
prêter leur avis sur les produits de l'industrie.

       *       *       *       *       *

Le jury spécial désigné pour examiner les instruments de musique, à la
dernière exposition universelle, était formé de sept membres,
compositeurs, virtuoses, acousticiens, savants, amateurs et fabricants.
Persuadés qu'on les consultait à propos des instruments de musique pour
connaître la valeur musicale de ces instruments, ils sont bien vite
tombés d'accord sur les moyens à prendre pour en apprécier le mieux
possible les qualités de sonorité et de confection, pour rendre justice
aux inventions ingénieuses et utiles, pour placer à leur rang les
facteurs intelligents. En conséquence, pour n'être en rien distraits de
ce travail ardu, plus difficile qu'on ne pense, extrêmement pénible et
même douloureux, je puis l'assurer, ils firent transporter
successivement dans la salle de concerts du Conservatoire ces milliers
d'instruments de toutes sortes, harmonieux, cacophoniques, sonores,
bruyants, magnifiques, admirables, inutiles, grotesques, ridicules,
rauques, affreux, propres à charmer les anges, à faire grincer des dents
les démons, à réveiller les morts, à endormir les vivants, à faire
chanter les oiseaux et aboyer les chiens.

On commença par l'examen des pianos. Le piano! A la pensée de ce
terrible instrument, je sens un frisson dans mon cuir chevelu; mes pieds
brûlent; en écrivant ce nom, j'entre sur un terrain volcanique. C'est
que vous ignorez ce que sont les pianos, les marchands de pianos, les
fabricants de pianos, les joueurs de piano, les protecteurs et
protectrices des fabricants de pianos. Dieu vous préserve de le savoir
jamais! Les autres marchands et facteurs d'instruments sont beaucoup
moins redoutables. On peut dire d'eux à peu près ce qu'on veut, sans
qu'ils se plaignent trop aigrement. On peut donner au plus méritant la
première place, sans que tous les autres aient à la fois la pensée de
vous assassiner. On peut aller jusqu'à reléguer le pire au dernier rang
sans recevoir des bons la moindre réclamation. On peut dire même à l'ami
d'un prétendu inventeur: «Votre ami n'a rien inventé, ceci n'est pas
nouveau, les Chinois se servent de son invention depuis des siècles!» et
voir l'ami désappointé de l'inventeur se retirer presque silencieusement
comme eût fait sans doute l'illustre Colomb, si on lui eût appris que
des navigateurs scandinaves avaient longtemps avant lui trouvé le
continent américain.

Mais le piano! ah! le piano! «Mes pianos, monsieur! vous n'y songez
pas. A moi le second rang! A moi une médaille d'argent! moi qui ai
inventé l'emploi de la vis pour fixer la cheville voisine de la mortaise
du quadruple échappement! Je n'ai pas démérité, monsieur? J'emploie,
monsieur, six cents ouvriers; ma maison est toujours ma maison; j'envoie
toujours mes produits non seulement à Batavia, à Vittoria, à Melbourne,
à San-Francisco, mais dans la Nouvelle-Calédonie, dans l'île de
Mounin-Sima, monsieur, à Manille, à Tinian, à l'île de l'Ascension, à
Hawaï; il n'y a pas d'autres pianos que mes pianos à la cour du roi
Kamehameha III, les mandarins de Pékin ne prisent que mes pianos,
monsieur, on n'en entend pas d'autres à Nangasaki, monsieur... et à
Saint-Germain-en-Laye; oui, monsieur. Et vous venez me parler de
médaille d'argent, quand la médaille d'or serait pour moi une fort
médiocre distinction! et vous ne m'avez pas seulement proposé pour le
grand cordon de la légion d'Honneur! Vous me la baillez belle! Mais nous
verrons, monsieur, cela ne se passera pas ainsi. Je proteste, je
protesterai; j'irai trouver l'Empereur, j'en appellerai à toutes les
cours de l'Europe, à toutes les présidences du Nouveau-Monde. Je
publierai une brochure! Ah! bien oui, une médaille d'argent à
l'inventeur de l'échappement de la cheville qui fixe la vis de la
quadruple mortaise!!!»

Ceci met le feu, vous pouvez le penser, aux mille kilogrammes de poudre
qui sont dans la montagne. Mais comme il est absolument impossible de
répondre ainsi qu'il conviendrait à de pareilles exclamations, et de
faire sauter... la montagne, la condensation des gaz s'opère, et il ne
reste au fond du fourneau qu'un peu d'_eau insipide_.

Ou bien: «Hélas! monsieur, je n'ai donc pas la première médaille?... Il
est donc vrai? une pareille iniquité a pu être accomplie?... Mais on
reviendra là-dessus, et j'ose vous demander votre voix, votre énergique
intervention!... Vous me refusez?... Oh! c'est incroyable! Mes pianos
n'ont pourtant pas démérité; je fais toujours d'excellents pianos qui
peuvent soutenir la lutte avec tous les pianos. Ce n'est pas un musicien
tel que vous, monsieur, qui pourrait s'abuser à cet égard... Je suis
ruiné, monsieur... Monsieur, je vous en supplie, accordez-moi votre
voix... Oh! mais, c'est affreux! Monsieur, je vous en conjure... voyez
mes larmes... je n'ai plus d'autre refuge que... la Seine... j'y
cours... Ah! c'est de la férocité! je n'eusse jamais cru cela de vous...
Mes pauvres enfants!...»

On ne peut encore rien faire sauter.

_Eau de mélisse!_

Ou bien: «J'arrive d'Allemagne, et l'on y rit beaucoup de votre jury.
Comment! ce n'est pas le premier facteur de pianos qui est le premier?
il serait donc devenu le second? il aurait donc démérité? Cela a-t-il le
sens commun? et le second serait devenu le premier? A-t-on jamais vu
rien de semblable? Vous allez recommencer tout cela, je l'espère, pour
vous au moins. Certainement je ne connais pas ce merveilleux piano que
vous avez couronné; je ne l'ai ni vu ni entendu; mais c'est égal, une
telle décision vous couvre tous de ridicule.»

_Eau de Cologne!_

Ou bien: «Je viens, monsieur, pour une petite affaire... une affaire.
C'est par erreur, sans doute, que les pianos de ma maison ont été
déclassés; car tout le monde sait que ma maison n'a pas démérité.
L'opinion publique a déjà fait justice de cette... erreur, et vous allez
recommencer l'examen des pianos. Or, pour qu'il n'y ait pas de nouvelle
bévue commise, je prends la liberté d'éclairer messieurs les membres du
jury sur la force de ma maison. Je fais de nombreuses et importantes
affaires... et ni mes associés ni moi nous ne regardons à... des...
sacrifices... nécessaires dans certaines... circonstances... Il n'y a
qu'à bien comprendre...» A un certain froncement de sourcils du juré,
l'homme d'affaires voit qu'on ne... comprend pas et se retire.

_Eau-de-vie camphrée!_

Ou bien: «Monsieur, je viens...

«--Vous venez pour vos pianos?

«--Sans doute, monsieur.

«--Votre maison n'a pas démérité, n'est-ce pas? Nous allons recommencer
l'examen; il vous faut la première médaille?

«--Certes, Monsieur!

«--Feux et tonnerres!...»

Le juré quitte son salon, et ferme violemment une porte derrière lui,
en en faisant sauter la serrure.

_Eau forte! acide hydro-cyanique._

Telles sont les scènes qu'infligeaient autrefois aux malheureux jurés
les facteurs, les joueurs, et les protecteurs des facteurs de pianos; au
dire d'un ancien juré libéré, juré de rebut, méchante langue sans doute,
car nous ne voyons plus rien de pareil aujourd'hui.

Je reprends ma narration.

Les jurés, lors de la dernière exposition, étaient donc au nombre de
sept. Nombre mystérieux, cabalistique, fatidique!... Les sept sages de
la Grèce, les sept branches du flambeau sacré, les sept couleurs
primitives, les sept notes de la gamme, les sept péchés capitaux, les
sept vertus théologales... ah! pardon, il n'y en a que trois, du moins
il n'y en avait que trois, car j'ignore si l'Espérance existe encore.

Mais, je le jure, nous étions sept jurés: un Écossais, un Autrichien, un
Belge et quatre Français; ce qui semblerait prouver que la France à elle
seule est plus riche en jurés que l'Ecosse, la Belgique et l'Autriche
réunies.

Cet aréopage constituait ce qu'on nomme une _classe_. La classe, après
un examen minutieux et attentif de toutes les questions dont elle était
saisie, devait ensuite prendre part à une assemblée où cinq ou six
autres classes se trouveraient réunies pour former un _groupe_. Et ce
groupe avait à prononcer à la majorité des voix sur la validité des
décisions prises isolément par chaque classe. Ainsi la classe chargée
d'examiner les tissus de soie et de laine, ou celle qui avait étudié le
mérite des orfèvres, ciseleurs, ébénistes, et plusieurs autres classes,
voulaient bien nous demander, à nous autres musiciens, si les
récompenses avaient été justement données à tels ou tels fabricants de
tissus, à tels ou tels marchands de bronze, etc., questions auxquelles
mes confrères de la classe de musique semblaient un peu embarrassés de
répondre dans les premiers jours. Ces jugements _ex abrupto_ leur
paraissaient singuliers; ils n'y étaient pas faits, aucun d'eux n'ayant
été appelé à voter de la même façon, quatre ans auparavant, à
l'Exposition universelle de Londres, où cet usage était déjà admis, et
où j'avais pu faire mon noviciat.

J'eus, il est vrai, un instant d'angoisse assez pénible quand, en 1851,
le jour de la première assemblée de notre groupe, les jurés anglais,
voyant que je m'abstenais, me sommèrent de voter sur les récompenses
proposées pour les fabricants d'instruments de chirurgie. Je pensai
aussitôt à tous les bras, à toutes les jambes que ces terribles
instruments allaient avoir à couper, aux crânes qu'ils devaient
trépaner, aux polypes qu'ils auraient à extraire, aux artères, aux
filets nerveux qu'il leur faudrait saisir, aux pierres qu'on leur ferait
broyer!!! Et je vais, moi, qui ne sais ni A ni B en chirurgie, moins
encore en mécanique et en coutellerie, et qui d'ailleurs, fussé-je à la
fois un Amussat et un Charrière, n'ai jamais examiné un seul des
dangereux outils dont il est question, je vais dire là, carrément,
officiellement, que les instruments de celui-ci sont beaucoup meilleurs
que ceux de celui-là, et que monsieur un tel et non pas un autre mérite
le premier prix! J'avais la sueur au front et des glaçons dans le dos en
y songeant. Dieu me pardonne si, par mon vote, j'ai causé la mort de
quelques centaines de blessés anglais, français, piémontais, et même
russes, mal opérés en Crimée par suite du prix donné à de mauvais
instruments de chirurgie!...

Peu à peu néanmoins mes remords se sont calmés; le feu a bien pris à la
mine, mais la montagne n'a pas sauté, comme toujours, et le fourneau ne
contient à cette heure qu'une petite quantité _d'eau pure_. J'ai donné
dernièrement à Paris un prix à une clef de Garengeot pour arracher les
dents, sans éprouver aucune douleur. D'ailleurs, l'institution des
groupes ayant été adoptée en Angleterre et en France, et personne ne
s'en étant plaint, il faut bien qu'elle soit bonne, utile, morale, et je
n'ai que la honte d'avouer la faiblesse d'intelligence qui me met dans
l'impossibilité de comprendre sa raison d'être.--Il y a un peu d'ironie
dans votre humilité, direz-vous; sans doute le groupe dont vous faisiez
partie aura contrarié la classe des musiciens en infirmant quelques-uns
de ses jugements, et vous lui gardez rancune?--Ah! certes, non. Le
groupe a essayé à peine deux ou trois fois de soutenir que nous nous
étions trompés, et en toute autre occasion nos confrères non musiciens
ont levé leur main droite pour le vote affirmatif, avec un ensemble qui
les montrait dignes de l'être. Non, ce sont de simples réflexions
antiphilosophiques sur les institutions humaines, que je vous donne pour
ce qu'elles valent, c'est-à-dire pour rien.

Or nous étions sept dans la loge officielle de la salle du
Conservatoire, et chaque jour une fournée de quatre-vingt-dix pianos au
moins faisaient gémir sous son poids le plancher du théâtre en face de
nous. Trois habiles professeurs jouaient chacun un morceau différent sur
le même instrument, en répétant chacun toujours le même; nous entendions
ainsi quatre-vingt-dix fois par jour ces trois airs, ou, en
additionnant, deux cent soixante-dix airs de piano, de huit heures du
matin à quatre heures de l'après-midi. Il y avait des intermittences
dans notre état. A certains moments, une sorte de somnolence remplaçait
la douleur, et comme, après tout, sur ces trois morceaux il s'en
trouvait deux de fort beaux, l'un de Pergolèse et l'autre de Rossini,
nous les écoutions alors avec charme; ils nous plongeaient dans une
douce rêverie. Bientôt après, il fallait payer son tribut à la faiblesse
humaine; on se sentait pris de spasmes d'estomac et de véritables
nausées. Mais ce n'est pas ici le cas d'examiner ce phénomène
physiologique.

Pour n'être en aucune façon influencés par les noms des facteurs des
terribles pianos, nous avions eu l'idée d'étudier ces instruments, sans
savoir à qui ni de qui ils étaient. On avait en conséquence caché le nom
des facteurs par une large plaque de carton portant un numéro. Les
essayeurs pianistes, avant de commencer leur opération, nous criaient
du théâtre: Numéro 37, ou numéro 20, etc. Chacun des jurés prenait ses
notes d'après cette désignation. Quand ensuite le deux cent
soixante-dixième air était exécuté, les jurés, non contents de cette
épreuve, descendaient sur le théâtre, examinaient de près le mécanisme
de chaque instrument, en touchaient eux-mêmes le clavier, et modifiaient
ainsi, s'il y avait lieu, leur première opinion. Le premier jour, on
entendit un nombre considérable de pianos à queue. Les sept jurés en
distinguèrent tout d'abord six dans l'ordre suivant:

Le nº 9 obtint l'unanimité pour la première place;

Le nº 19 obtint également l'unanimité pour la seconde;

Le nº 5 eut 6 voix sur 7 pour la troisième;

Le nº 11, 4 voix sur 7 pour la quatrième;

Le nº 17, 6 voix pour la cinquième;

Le nº 22, 5 voix pour la sixième.

Les jurés, pensant que la position des pianos sur le théâtre, position
plus ou moins rapprochée de certains réflecteurs du son, pouvait rendre
les conditions de sonorité inégales, imaginèrent alors d'entendre une
seconde fois ces six instruments dans un autre ordre et après les avoir
tous déplacés. En outre, pour ne pas subir l'influence d'une première
impression, ils tournèrent eux-mêmes le dos à la scène pendant le
déplacement des instruments, dont ils connaissaient la couleur, la forme
et la place, voulant ignorer où ils allaient être portés. Ils les
entendirent ainsi sans se retourner, sans savoir lequel était touché le
premier, le second, etc.; et leurs notes consultées ensuite, et les
numéros rapprochés du nouveau numéro d'ordre dans lequel on venait de
les faire entendre, il se trouva, en fin de compte, que les suffrages
s'étaient répartis de la même façon sur les mêmes instruments qu'à la
première épreuve, tant les qualités de chacun étaient tranchées. Ce fait
est l'un des plus curieux de ce genre que l'on puisse citer; il prouve
d'ailleurs le soin minutieux avec lequel le jury s'est acquitté de sa
tâche.

Après chaque séance, le résultat des votes était consigné dans le
procès-verbal; un membre du jury allait découvrir les noms cachés par la
plaque de carton, écrivait ces noms avec les numéros auxquels ils
correspondaient, et sa déclaration, jointe au procès-verbal, était
enfermée dans une enveloppe cachetée et revêtue du timbre du
Conservatoire.

C'est pourquoi, pendant les longues semaines consacrées à l'examen des
pianos, personne, pas même les membres du jury (excepté un), ne
connaissant le nom des facteurs classés, aucun de ceux-ci n'a pu
réclamer, ni se plaindre, ni venir nous dire: «Monsieur, je n'ai pas
démérité, etc.»

La même marche a été suivie pour les pianos à queue petit format, pour
les pianos carrés et pour les pianos droits. Nous avons la satisfaction
d'annoncer qu'aucun juré n'a succombé par suite de cette épreuve, et que
la plupart d'entre eux sont aujourd'hui en convalescence.



Un rival d'Érard.


Certains mécaniciens amateurs se livrent parfois à la fabrication des
instruments de musique avec le plus grand succès. Ils font même dans cet
art d'étonnantes découvertes... Ces hommes ingénieux, autant que
modestes, dédaignent néanmoins d'envoyer leurs ouvrages aux expositions
universelles, et ne réclament pour eux personnellement ni brevet
d'invention, ni médaille d'or, ni le moindre cordon de la Légion
d'honneur.

L'un d'eux vint un jour, en Provence, visiter son voisin de campagne, M.
d'O..., célèbre critique et musicien distingué. En entrant dans son
salon: «Ah! vous avez un piano? lui dit-il.

--Oui, un Érard excellent.

--Moi aussi, j'en ai un.

--Un piano d'Érard?

--Allons donc! de moi, s'il vous plaît. Je me le suis fait à moi-même,
et d'après un système tout nouveau. Si vous êtes curieux de le voir, je
le ferai mettre demain sur ma charrette, et je vous l'apporterai.

--Volontiers.»

Le lendemain, l'amateur campagnard arrive avec sa charrette; on apporte
le piano, on l'ouvre, et M. d'O... est fort étonné de voir le clavier
composé exclusivement de touches blanches. «Eh bien! et les touches
noires? dit-il.

--Les touches noires? Ah! oui, pour les dièzes et les bémols; c'est une
bêtise de l'_ancien piano_. Je n'en use pas.»



Correspondance diplomatique.


_A Sa Majesté Aïmata Pomaré, reine de Taïti, Eïmeo, Ouaheine, Raïatea,
Bora-Bora, Toubouaï-Manou et autres îles, dont les œuvres viennent
d'obtenir la médaille d'argent à l'Exposition universelle._

    MAJESTÉ, REINE GRACIEUSE,

Exposition bientôt finie. Nos amis les juges du concours des nations et
moi bien contents.

Beaucoup souffert, beaucoup sué, pour entendre et juger les instruments
de musique, pianos, orgues, flûtes, trompettes, tambours, guitares et
tamtams. Grande colère des juges contre les hommes des nations
fabricants de pianos, orgues, flûtes, trompettes tambours, guitares et
tamtams.

Les hommes des nations vouloir tous être le premier et tous demander que
leur ami soit le dernier; offrir à nous de boire de l'ava, d'accepter
des fruits et des cochons. Nous juges très-fâchés, et pourtant, sans
fruits ni cochons, bien dit quels étaient les meilleurs fabricants de
pianos, orgues, flûtes, trompettes, tambours, guitares et tamtams.
Ensuite quand nous avoir bien étudié, examiné, entendu tout, nous, les
vrais juges, être obligés d'aller trouver d'autres juges qui n'avaient
pas étudié, examiné ni entendu les instruments de musique, et de leur
demander si nous avions trouvé les vrais meilleurs. Eux répondre à nous
que non. Alors nous encore une fois très en colère, très-fâchés, vouloir
quitter la France et l'Exposition.

Puis redevenir avec les autres juges tous _tayos_, tous amis; et pour
nous rendre notre politesse, ceux-là qui avaient bien examiné, bien
étudié, les mérés[1], les maros, les prahos, les tapas, les couronnes,
exposés par les gens de Taïti, nous demander s'ils avaient bien fait de
donner le prix à la Taïti-Ouna[2]. Nous, bons garçons, qui ne savions
rien, répondre tout de suite que oui. Et les juges décider qu'une
médaille d'argent serait offerte à Majesté gracieuse, pour les couronnes
en écorce d'arrow-root que belle reine a envoyées à ces pauvres hommes
d'Europe qui n'en avaient jamais vu. Alors aller tous kaï-kaï, tous
manger ensemble; et pendant le déjeuner, les juges des nations beaucoup
parler de gracieuse Taïti-Ouna, demander si elle sait le français, si
elle a plus de vingt ans... Les juges des nations, même les ratitas[3],
bien ignorants; pas connaître un seul mot de la langue kanake, pas
savoir que gracieuse Majesté s'appeler Aïmata, être née en 1811 (moi
rien dire de cela), avoir pris pour troisième mari un jeune arii[4],
favori de votre père Pomaré III, qui lui donna son nom par amitié. Ne
pas se douter que po veut dire _nuit_ et maré _tousser_, et que votre
arrière-grand-père Otou, ayant été fort enrhumé et toussant beaucoup une
nuit, un de ses gardes avait dit le lendemain: «Po maré le roi» (le roi,
tousser la nuit), ce qui donna à S. M. la spirituelle idée de prendre ce
nom, et de s'appeler Pomaré Ier.

Les hommes de France savoir seulement que reine gracieuse avoir quantité
d'enfants, et eux beaucoup rire de ce que gracieuse Majesté ne veut pas
porter des bas. Eux dire aussi que belle Ouna trop fumer gros cigares,
trop boire grands verres d'eau-de-vie, et trop souvent jouer aux cartes
seule, la nuit, avec les commandants de la station française qui protége
les îles.

Après déjeuner, juges des nations monter ensemble dans les galeries du
palais de l'Exposition, pour voir l'ouvrage de vos belles mains, auquel
ils venaient de donner le prix sans le connaître, et trouver aussitôt
l'ouvrage charmant, et convenir que les couronnes de Taïti bien légères
sont pourtant bien solides, plus solides que quantité de couronnes
d'Europe.

Les juges des nations, aussi bien les arii[5] que les boué-ratiras[6],
recommencer en descendant à parler de belle reine et de la médaille
d'argent qu'elle pourra bientôt pendre à son cou; et chacun avouer qu'il
voudrait bien être une heure ou deux à la place de la médaille. Très-bon
pour belle Ouna-Aïmata que soit pas possible, car nous juges des nations
tous bien laids.

Pas un tatoué, pas un comparable aux jeunes hommes de Bora-Bora, encore
moins au grand, beau, quoique Français, capitaine, qui commandait le
Protectorat il y a trois ans, et qui, convenez-en, protégeait si bien.

Adieu, Majesté gracieuse, les tititeou-teou[7] de l'Exposition sont
occupés déjà à faire la médaille d'argent, et jolie boîte pour
l'enfermer, avec beaucoup gros longs cigares et deux paires de bas fins
brodés d'or. Tout sera bientôt en route pour les îles.

Moi avoir voulu d'abord écrire à Ouna-Aïmata en kanak, mais ensuite pas
oser, trop peu savant dans la douce langue, et écrire alors simplement
en français comme il est parlé à la cour de Taïti.

Nos ioreana[8] et nos bonnes amitiés aux amis Français du Protectorat;
que rien ne trouble vos houpas-houpas[9], et que le grand Oro[10] vous
délivre de tous les Pritchards. Je dépose deux respectueux comas[11]
sur vos fines mains royales, et suis, belle Aïmata, de Votre Majesté,
le tititeou-teou,

Hector Berlioz,

_l'un des juges des nations._

Paris, le 18 octobre 1855.

_P. S._ J'ai oublié de dire à gracieuse Majesté que les bas brodés
joints à la médaille et aux cigares peuvent se porter sur la tête.



Prudence et sagacité d'un Provincial.--L'orgue mélodium d'Alexandre.


Un amateur, qui avait entendu louer en maint endroit les orgues mélodium
d'Alexandre, voulut en offrir un à l'église du village qu'il habitait.
«On prétend, se dit-il, que ces instruments ont des sons délicieux, dont
le caractère à la fois rêveur et plein de mystère les rend propres
surtout à l'expression des sentiments religieux; ils sont en outre d'un
prix modéré; quiconque possède à peu près le mécanisme du clavier du
piano peut en jouer sans difficulté. Cela ferait parfaitement mon
affaire. Mais comme il ne faut jamais acheter chat en poche, allons à
Paris et jugeons par nous-même de la valeur de ces éloges prodigués aux
instruments d'Alexandre par la presse de toute l'Europe et même aussi
par la presse américaine. Voyons, écoutons, essayons et nous achèterons
après, s'il y a lieu.»

Ce prudent amateur vient à Paris, se fait indiquer le magasin
d'Alexandre, et ne tarde pas à s'y présenter.

Pour comprendre ce qu'il y a de grotesque dans le parti qu'il crut
devoir prendre après avoir examiné les orgues, il faut savoir que les
instruments d'Alexandre, indépendamment du soufflet qui fait vibrer des
anches de cuivre par un courant d'air, sont pourvus d'un système de
marteaux destinés à frapper les anches et à les ébranler par la
percussion au moment où le courant d'air vient se faire sentir.
L'ébranlement causé par le coup de marteau rend plus prompte l'action du
soufflet sur l'anche, et empêche ainsi le petit retard qui existerait
sans cela dans l'émission du son. En outre l'effet des marteaux sur les
anches de cuivre produit un petit bruit sec, imperceptible quand le
soufflet est mis en jeu, mais qu'on entend assez distinctement de près
quand on se borne à faire mouvoir les touches du clavier.

Ceci expliqué, suivons notre amateur dans le grand salon d'Alexandre au
milieu de la population harmonieuse d'instruments qui y est exposée.

--Monsieur, je voudrais acheter un orgue.

--Monsieur, nous allons vous en faire entendre plusieurs, vous choisirez
ensuite.

--Non, non, je ne veux pas qu'on me les fasse entendre. Le prestige de
l'exécution de vos virtuoses peut et doit abuser l'auditeur sur les
défauts des instruments et transformer quelquefois ces défauts en
qualités. Je tiens à les essayer moi-même, sans être influencé par
aucune observation. Permettez-moi de rester seul un instant dans votre
magasin.

»--Qu'à cela ne tienne, monsieur, nous nous retirons; tous les mélodium
sont ouverts; examinez-les.»

Là-dessus, M. Alexandre s'éloigne, l'amateur s'approche d'un orgue, et,
sans se douter qu'il faut pour le faire parler agir avec les pieds sur
le soufflet placé au-dessous de la caisse, promène ses mains sur le
clavier, comme il eût fait pour essayer un piano.

Il est étonné de ne rien entendre d'abord, mais presque aussitôt son
attention est attirée par le petit bruit sec du mécanisme de la
percussion dont j'ai parlé: cli, cla, pic, pac, tong, ting; rien de
plus. Il redouble d'énergie en attaquant les touches: cli, cla, pic,
pac, tong, ting, toujours. «C'est à ne pas croire, dit-il; c'est
ridicule! comment ferait-on entendre ce misérable instrument dans une
église, si petite qu'on la suppose? Et on loue en tous lieux de
pareilles machines, et M. Alexandre a fait fortune en les fabricant
Voilà pourtant jusqu'où s'étend l'audace de la réclame, la mauvaise foi
des rédacteurs de journaux.»

L'amateur indigné s'approche pourtant d'un autre orgue, de deux autres,
de trois autres, pour l'acquit de sa conscience; mais, employant
toujours le même moyen pour les _essayer_, il arrive toujours au même
résultat. Toujours: cli, cla, pic, pac, tong, ting. Il se lève enfin,
parfaitement édifié, prend son chapeau et se dirige vers la porte, quand
M. Alexandre, qui avait tout vu de loin, accourant:

--Eh bien, monsieur, avez-vous fait un choix?

--Un choix! parbleu, vos annonces, vos réclames, vos médailles, vos
prix, nous la donnent belle à nous autres provinciaux! vous nous croyez
donc bien simples, pour oser nous offrir de si ridicules instruments! La
première condition d'existence pour la musique, c'est de pouvoir être
entendue! Or, vos prétendues orgues, que j'ai fort heureusement
_essayées_ moi-même, sont inférieures aux plus mesquines épinettes du
siècle dernier, et n'ont littéralement aucun son, non monsieur, aucun
son. Je ne suis ni sourd, ni sot.

Bonjour!



La Trompette marine.--Le Saxophone.--Les Savants en instrumentation.


A chacune des représentations du _Bourgeois gentilhomme_, au Théâtre
Français, le parterre commet une bévue dont les musiciens, s'il s'en
trouve dans la salle, ne peuvent manquer de rire de tout leur cœur. A
la première scène du deuxième acte, quand le maître de musique dit: «_Il
vous faudra trois voix, un dessus, une haute-contre, et une basse, qui
seront accompagnées d'une basse de viole, d'un théorbe, et d'un clavecin
pour les basses continues, avec deux dessus de violon pour jouer les
ritournelles._»

Monsieur Jourdain répond: «_Il y faudra mettre aussi une trompette
marine. La trompette marine est un instrument qui me plaît, et qui est
harmonieux._»

A ces mots de _trompette marine_, l'hilarité du parterre ne manque
jamais de faire explosion. Il croit, ce brave parterre, que la
_trompette marine_, instrument fort doux, formé d'une seule corde montée
sur un chevalet et qu'on joue comme le violoncelle, est un horrible
instrument à vent, une conque de triton, capable d'effaroucher les ânes.
Il suppose que Molière a fait dire à M. Jourdain une colossale bêtise,
quand il lui a prêté seulement une naïveté. Ce n'est pas plus absurde
que si un monsieur Jourdain de nos jours disait en semblable
circonstance: «Il y faudra mettre aussi une guitare. La guitare est un
instrument qui me plaît et qui est harmonieux.»

Un Jupiter de la critique, attaquant dernièrement avec violence les
admirables instruments de Sax, rangeait parmi les plus formidables, les
plus propres à déchirer l'oreille, le _Saxophone_, instrument à anche
d'un timbre voilé, délicieux, qu'il confondait avec les sax-horns,
instruments de cuivre à embouchure.

Cet illustre et consciencieux aristarque a sans doute étudié
l'instrumentation au parterre du Théâtre-Français.

«Ah! ah! ah! la _trompette marine_! Bravo, parterre! l'_horrible
Saxophone_! Bravo, Jupiter!.....»



Jaguarita.--Les femmes sauvages.


Tous les hommes civilisés et doués d'un peu d'imagination ont, à une
certaine époque de leur vie, partagé la même illusion à l'endroit des
femmes sauvages d'Amérique, les confondant avec les gracieuses
Taïtiennes, qui ne sont point sauvages du tout. Tous se sont fait un
étrange idéal de ces brunes créatures; tous se les sont représentées
armées de charmes merveilleux et terribles. «Une Mexicaine, une
Guyanaise, une Chilienne, une jeune Comanche, disaient-ils, c'est la
fille enchanteresse de la libre nature, c'est l'ardeur des tropiques, ce
sont les yeux de la gazelle, c'est la voix du bengali, c'est la
souplesse de la liane, l'audace de la lionne, la fidélité du pigeon
bleu; c'est le parfum de l'ananas, la peau satiné du camélia; c'est la
vierge des dernières amours, l'Atala de M. de Chateaubriand, la Cora de
M. de Marmontel, l'Amazily de M. de Jouy.» O jeunes idiots! ô idiots qui
n'êtes plus jeunes! c'est vous qui étiez des enfants de la nature quand
vous caressiez de pareilles chimères! Si vous avez tant soit peu passé
l'Atlantique depuis lors, vous êtes bien revenus, n'est-ce pas, de ces
poétiques imaginations? En fait de tropiques, vous savez maintenant que
les ardeurs du tropique du Cancer valent celles du tropique du
Capricorne; que les jeunes filles Comanches aux yeux de gazelle ont
l'intelligence des oies du Canada; que leur voix est rauque; que leur
peau, rude au toucher quand elle n'est pas graisseuse, a la couleur du
fer rouillé; que leur audace va jusqu'à égorger un enfant endormi; que
leur fidélité dure vingt-quatre heures; que leur parfum, fort différent
de celui de l'ananas, tue les moustiques, si cruels aux Européens.
D'ailleurs, jeunes poëtes, l'Atala de Chateaubriand était une fille
européenne blanche, et non point une femme sauvage; on n'a pas vu
davantage au Pérou de vierge semblable à la Cora de Marmontel; l'Amazily
de M. de Jouy, qui s'appelait Marine, au dire des compagnons de Cortez,
fut une vraie virago; elle mérita bien la torture dont les Astèques la
menacèrent tant de fois, et, après avoir vécu six ou sept ans avec le
ravageur de son pays, autrement dit le conquérant du Mexique, elle
épousa un simple caporal de l'armée de ce grand homme. On assure même
qu'elle a fini par porter le tonnelet d'eau-de-vie dans un régiment
espagnol, et par mourir vieille vivandière.

C'est ainsi que la jeunesse, l'imagination, la naïveté de cœur, la
fraîcheur des sens et des aspirations incompressibles vers le beau
inconnu, fascinent certaines âmes et les entraînent à préparer à
d'autres âmes d'amères déceptions. MM. Halévy, de Saint-Georges et
Leuven, qui possèdent évidemment beaucoup de ces qualités, ont produit,
je le crains, une œuvre dangereuse pour les jeunes hommes civilisés
du boulevard et du quartier du temple, en écrivant l'opéra de
_Jaguarita_. Ces enthousiastes en effet, passant rarement l'Atlantique,
ont peu de chances de revenir au sentiment de la réalité. Et les voilà
pour la plupart, depuis la première représentation de _Jaguarita_, en
proie aux rêves sauvages les plus échevelés. Les uns s'exercent à tirer
de l'arc dans leur mansarde, les autres à empoisonner des flèches en les
trempant dans leur vin bleu, celui-ci mange de la chair crue, cet autre
scalpe des têtes à perruque; tous marcheraient nus au grand soleil si le
soleil se montrait encore; et cela uniquement par amour pour la femme
guyanaise, dont l'image occupe leur âme tout entière, incendie leur
cœur, fait bondir leurs artères, pour la Cora, pour l'Amazily au
ravissant plumage, au séduisant ramage, dont Jaguarita leur a révélé les
appas décevants. Mme Cabel, qui remplit ce rôle, est bien coupable
d'avoir encore ajouté au prestige de cette création des poëtes la
séduction de ses charmes civilisés. Si l'art et la nature, si le satin
et les plumes de colibri, les perles et les pommes d'acajou, les
bracelets d'or et les colliers de dents humaines s'unissent pour
bouleverser les sens de nos jeunes ouvriers dilettanti, Paris, naguère
encore si actif, si laborieux, va présenter bientôt l'aspect désolé de
la cité carthaginoise quand, après l'arrivée d'Énée, Didon eut perdu
l'esprit; et nous allons dire comme le poëte latin: «_Pendent opera
interrupta!_» O poëtes! ô Virgiles de tous les temps et de tous les
lieux, que vos opéras non interrompus causent de malheurs dont vous ne
vous doutez guère, font couler de larmes que vous n'avez pas le souci
d'essuyer! Si les poëtes n'étaient pas évidemment des êtres d'une nature
supérieure, que la Providence envoie parfois sur la terre pour y
accomplir une mission mystérieuse en harmonie sans doute avec les
grandes lois de l'univers, on ne pourrait s'empêcher de maudire leur
venue, de blasphémer leurs œuvres, et de les bannir eux-mêmes des
républiques en les couronnant de fleurs.

Mais nous ne ressemblons point à Platon, bien que nous soyons
très-philosophes; nous avons sur ce grand homme l'avantage de posséder
les lumières du christianisme; nous savons que les desseins de Dieu sont
impénétrables, nous nous soumettons aux poëtes qu'il nous envoie, nous
ne les couronnons pas de fleurs et nous les gardons.



La famille Astucio.


M. Scribe, dans son opéra _le Concert à la cour_, a dessiné, sous le nom
du signor Astucio, un caractère qui fit et fait encore l'admiration et
l'effroi des artistes.

On disait à l'époque des premières représentations de cet opéra
qu'Astucio était le portrait fidèle et fort peu chargé du compositeur
Paër. Il y avait, ce me semble, un peu d'audace à mettre le nom de ce
maître italien au bas de la photographie de M. Scribe.

Paër était-il donc le seul maître fourbe de son époque? La race
d'Astucio est-elle éteinte? et l'auteur de _Griselda_ en fut-il le chef?
Bah! il y eut toujours, il y aura toujours des Astucio; à l'heure qu'il
est, nous en sommes entourés, circonvenus, minés, rongés. Il y a
l'Astucio prudent et l'Astucio hardi, l'Astucio bête et l'Astucio
spirituel, l'Astucio pauvre et l'Astucio riche. Ah! prenez garde à cette
dernière espèce! c'est la plus dangereuse. L'Astucio spirituel peut en
effet n'être pas riche, mais l'Astucio riche a presque toujours de
l'esprit. L'un entre partout, pour tout prendre; l'autre se tire des
plus fausses positions sans y laisser la moindre de ses plumes. On
l'enfermerait dans une bouteille, comme le diable boîteux, qu'il en
sortirait sans faire sauter le bouchon. Là où l'or n'a point accès,
celui-ci pénètre par son esprit comme dans une place démantelée.
Ailleurs, où l'esprit n'a plus cours à force d'être commun, celui-là
sait faire manœuvrer la matière et obtenir par ses manœuvres de
fabuleux résultats.

La plupart des Astucio ont appris des fourmis l'art de détruire sans
avoir l'air d'attaquer.

Les fourmis blanches de l'Inde s'introduisent dans une poutre, en
dévorent peu à peu l'intérieur; après quoi elles passent à une autre
poutre, et successivement à tous les soutiens de la maison. Les
habitants de cette demeure condamnée ne se doutent de rien; ils y
vivent, ils y dorment, ils y dansent même dans la plus complète
sécurité; jusqu'à ce qu'une belle nuit, poutres, colonnes, planchers,
tout étant rongé à l'intérieur, la maison s'écroule en bloc et les
écrase.

N'oublions pas l'Astucio protecteur. Sa chevelure argentée demande le
respect; il a un sourire plein de bénignité; il protége d'instinct tout
le monde; sa mission est le protectorat. Il protégeait Beethoven il y a
vingt-cinq ans, et l'égorgillait tout doucement en disant: «C'est beau,
mais _on_ ne s'en tiendra pas là. Ce n'est qu'une _école de
transition_.» Il n'écoute jamais l'œuvre d'un de ses protégés
modernes sans applaudir ostensiblement et sans dire à ses voisins tout
en applaudissant: «C'est détestable! Il n'y a d'abord pas une note à lui
là dedans. C'est pris à Gluck, qui l'avait pris à Hændel.» Avec un peu
plus de verve il ajouterait: «Qui me l'avait pris.» Celui-là est le
vénérable de l'ordre.

Puis enfin l'Astucio roquet. Il semble jouer en vous mordant, comme font
les jeunes chiens au moment de la dentition; mais en réalité il mord
avec une rage concentrée qu'on redoute peu parce qu'elle est
impuissante. Le meilleur parti à prendre à l'égard de celui-là, quand
ses mordillements incommodent, c'est d'imiter ce Terre-neuve qui,
harcelé par un King's Charles, prit le roquet par la peau du cou, le
porta gravement, malgré ses cris, jusqu'au bord d'un balcon donnant sur
la Tamise, et l'y laissa choir délicatement. Mais tous les Astucio
petits ou grands, avec ou sans esprit, avec ou sans dents, avec ou sans
or, lorsqu'ils n'imitent pas les fourmis blanches, savent à merveille
contrefaire le travail des coraux et des madrépores et construire des
remparts sous-marins qui rendent inabordables les belles îles de
l'Océan. Ces remparts s'élèvent avec une lenteur extrême; ils montent
cependant sans cesse, ils montent peu à peu jusqu'à fleur d'eau. Les
insectes travailleurs sont si actifs et si nombreux! Et l'imprudent
navigateur qui, ne connaissant pas de récifs à l'entour de Tinian ou de
Tonga-Tabou, met sans méfiance le cap sur ces terres, vient un jour se
briser et périr sur un rocher de corail de création récente, dont les
ondes lui dérobaient la vue. Que de La Peyrouse sont ainsi tombés
victimes des insectes madréporiques!

       *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *



Les mariages de convenance.


Au dernier acte d'un autre opéra de M. Scribe (_Jenny Bell_), on voit
une délicieuse jeune fille, soumise à la volonté paternelle, épouser un
gros vieux imbécile d'orfévre, et se faire vertueusement passer pour une
coquette, afin d'éloigner un jeune homme qu'elle aime et dont elle est
tendrement aimée. Ce dénoûment m'a paru affreux; il m'a mis en colère.
Oui, quand je vois de ces stupides dévouements, de ces insolentes
exigences paternelles, de ces infâmes cruautés, de ces écrasements de
belles passions, de ces brutaux déchirements de cœur, je voudrais
pouvoir mettre tous les gens raisonnables, toutes les héroïnes de vertu,
tous les pères éclairés dans un sac, avec cent mille kilos de sagesse au
fond, et les jeter à la mer accompagnés de mes plus âcres malédictions.

       *       *       *       *       *

Vous croyez que je plaisante! eh bien, vous vous trompez. J'étais
furieux tout à l'heure; je suis chargé d'une telle haine pour les pères
Capulets et les comtes Pâris qui ont ou veulent avoir des Juliettes, que
la moindre étincelle dramatique me met en feu et provoque une explosion.
La vertu grotesque de _Jenny Bell_ m'avait réellement exaspéré. Il y a
d'ailleurs tant d'espèces de pères Capulets et de comtes Pâris et si peu
de Juliettes! Le grand amour et le grand art se ressemblent tellement!
Le beau est si beau! Les passions épiques sont si rares! Le soleil de
chaque jour est si pâle! La vie est si courte, la mort si certaine!...
Centuples crétins, inventeurs du renoncement, du combat contre les
instincts sublimes, des mariages de convenance entre femmes et singes,
entre l'art et la basse industrie, entre la poésie et le métier, soyez
maudits! soyez damnés! Puissiez-vous raisonner entre vous, n'entendre
que vos voix de crécelles et ne voir que vos visages blêmes dans la plus
froide éternité!...



Grande nouvelle.


On vient de découvrir que l'hymne national anglais «_God save the king_»
attribué à Lulli, qui l'aurait composé sur des paroles françaises pour
les Demoiselles de Saint-Cyr, n'est pas de Lulli. L'orgueil britannique
repousse cette origine. Le «_God save the king_» est maintenant de
Hændel; il l'a écrit pour les Anglais, sur le texte anglais consacré.

Il y a des découvreurs patentés de ces supercheries musicales.

Ils l'ont depuis longtemps prouvé: _Orphée_ n'est pas de Gluck, _le
Devin du village_ n'est pas de Rousseau, _la Vestale_ n'est pas de
Spontini, _la Marseillaise_ n'est pas de Rouget de l'Isle, enfin
certaines gens vont jusqu'à prétendre que _le Freyschütz_ n'est pas de
M. Castilblaze!!!



Autre nouvelle.


Mme Stoltz, dit-on, retourne au Brésil!... elle vient de signer son
engagement: quatre cent cinquante mille francs; assurance contre le mal
de mer; six domestiques, huit chevaux!!! et la vue gratuite de la baie
de Rio nuit et jour! et un soleil véritable! et un enthousiasme réel! et
des rivières de diamants! des écharpes brodées par des mains de
marquises! des colombes et des nègres rendus à la liberté après chaque
représentation! sans compter les hommes libres qui tombent en
esclavage!... Plaisanterie à part, comment la diva résisterait-elle aux
offres réellement magnifiques qu'on lui fait à Rio?

Résistons, nous Français, au moins, et ne laissons pas ainsi mettre
notre ciel au pillage et enlever nos _étoiles_ par ces gens des
Antipodes qui ont tous la tête à l'envers.



Le sucre d'orge.--La musique sévère.


On s'imagine dans le monde élégant que ces théâtres récemment éclos, et
où l'on a pris la bouffonnerie au sérieux, sont des lieux malsains, mal
meublés, mal éclairés, mal hantés et par suite malfamés, et l'on a
raison en général de le croire. Il en est de toutes sortes pourtant. Les
uns sont en effet mal hantés, mais d'autres ne sont pas hantés du tout.
Celui-ci est malfamé, cet autre est affamé. Celui-là, enfin, et c'est du
théâtre des Folies-Nouvelles que je parle, est un petit réduit coquet,
propret, charmant, illuminé à giorno, et toujours peuplé d'un public
bien couvert et de mœurs douces. L'usage s'y est établi (c'est sans
doute à cet usage qu'on doit la douceur de mœurs de ses habitués) de
consommer dans les entr'actes force bâtons de sucre d'orge. Dès que la
toile est baissée, les lionceaux du parterre se lèvent, font un signe
amical aux gazelles de la galerie, et s'enfoncent dans la bouche de
longs objets de diverses couleurs qu'ils sucent et ressucent avec un
sérieux des plus remarquables. Quand je dis que ces objets sucrés sont
de diverses couleurs, je me trompe; il y a une couleur adoptée pour
chaque entr'acte et qui ne change qu'à l'acte suivant. Après
l'exposition, on suce en jaune; au moment où l'action se noue, le rose
est sur toutes les lèvres; et quand l'action s'est dénouée, c'est le
vert qui triomphe, et toute la salle suce en vert. Ce spectacle est fort
étrange et il faut du temps pour s'y bien accoutumer. Pourquoi ce doux
usage existe aux Folies-Nouvelles, comment il s'y est établi, ce qui l'y
maintient...--question triple à laquelle les vrais savants sont réduits
à répondre ce qu'ils répondent à tant de questions simples:

    On l'ignore complétement.

Et voyez comme on est mal instruit à Paris des choses même les plus
essentielles: je ne savais pas, il y a quinze jours où est situé le
théâtre des Folies-Nouvelles, et ce n'est qu'à force de dire, tout le
long du boulevard, aux personnes dont la physionomie me faisait espérer
de leur part quelque bienveillance: «Monsieur, oserais-je vous prier de
vouloir bien prendre la peine de m'indiquer le théâtre des
Folies-Nouvelles?» que j'y suis enfin parvenu. Et ce théâtre, charmant,
je dois le redire, fait de la musique. Il possède un joli petit
orchestre bien dirigé par un habile virtuose, M. Bernardin, et plusieurs
chanteurs qui ne sont point maladroits. J'allais ce soir-là, sur la foi
d'un de mes confrères, assister à _une tentative de musique sérieuse_
dans l'opéra nouveau intitulé le _Calfat_. De la musique sérieuse aux
Folies-Nouvelles! me disais-je tout le long du boulevard, c'est un peu
bien étrange! Après tout, c'est sans doute un moyen de justifier le
titre du joli petit théâtre. Nous verrons bien. Nous avons vu, et nos
terreurs se sont vite dissipées. MM. les directeurs des Folies sont gens
de trop d'esprit et de bon sens pour tomber dans une erreur si grave et
si préjudiciable à leurs intérêts. Hâtons-nous de dire qu'ils n'y ont
jamais songé. A quoi donc mon confrère pensait-il quand il m'a parlé
sérieusement de la musique sérieuse du _Calfat_! Mais si l'auteur se fût
avisé d'une aussi sotte incartade, tous les bâtons de sucre d'orge
jaunes, roses et verts eussent disparu pour faire place à d'ignobles
bâtons noirs de jus de réglisse, les lionceaux du parterre eussent rugi
de fureur et les gazelles du balcon se fussent voilé le museau.

Ah! de la musique sérieuse! sans y être forcé! c'eût été une bonne
folie! Ces mots: musique sérieuse, ou musique sévère, ce qui est
absolument la même chose dans le sens que leur attribuent certaines
gens, me donnent froid dans l'épine dorsale. Ils me rappellent les
épreuves si dures, si cruelles, si sévères, que j'ai été contraint de
subir dans mes voyages!... La dernière seulement n'a pas eu pour moi de
suites fâcheuses; elle a très-bien fini, n'ayant pas commencé. C'était
dans une grande ville du Nord, dont les habitants ont une passion pour
l'ennui, qui va jusqu'à la frénésie. Il y a là une salle immense où le
public se rue, s'entasse, s'écrase, sans être payé, en payant même,
toutes les fois qu'il est certain d'y être sévèrement traité. On a
oublié d'inscrire sur le mur de ce temple la fameuse devise qui brille
en lettres d'or dans la salle de concerts d'une autre grande ville du
Nord:

    _Res severa est verum gaudium,_

et qu'un mauvais plaisant de ma connaissance a traduite par:

    _L'ennui est le vrai plaisir._

Or donc, je crus de mon devoir d'aller un jour entendre une des choses
les plus sévères et les plus célèbres du répertoire musical de cette
grande ville. Toutes les places étant prises, je me mis en quête d'un de
ces marchands qui vendent à un prix exorbitant des billets aux abords de
la salle. J'étais en négociations avec ce négociant, quand un des
artistes de l'orchestre qui allait exécuter _rem severam_,
m'apercevant: «Que faites-vous donc là? me dit-il.

--Je marchande un billet, n'ayant jamais entendu le chef-d'œuvre
annoncé pour aujourd'hui.

--Et quelle nécessité y a-t-il pour vous de l'entendre?

--Il y en a plus d'une: les convenances... le désir d'expérimenter...

--Hé, quoi! ne vous ai-je pas vu il y a quinze jours dans notre salle
assister, du commencement à la fin, à l'exécution de notre jeune
chef-d'œuvre?

--Oui; eh bien?

--Eh bien, vous pouvez, par comparaison, apprécier le chef-d'œuvre
ancien que nous allons chanter. C'est absolument la même chose;
seulement le chef-d'œuvre ancien est une fois plus long que le
moderne et sept fois plus ennuyeux.

--Sept fois?

--Au moins.

--Cela me suffit.»

Et je remis ma bourse dans ma poche et m'éloignai fort édifié.

Voilà pourquoi les sévérités de l'art musical m'inspirent par occasion
une crainte si vive. Mais ma terreur était panique cette fois,
très-panique; et rien que la lettre de mon confrère ne devait la
justifier. Le _Calfat_ est un petit opéra tout à fait bon enfant, qui
chante de bonnes grandes valses bien joviales, de bons petits airs bien
dégourdis, éveillés, égrillards, et pour rien au monde l'auteur de
cette aimable partition, M. Cahen, n'eût voulut se montrer sévère à
l'égard des honnêtes gens venus pour l'applaudir. Aussi quel succès!
comme on a accueilli son ouvrage! Au dénoûment, les lionceaux et les
gazelles laissaient voir un véritable enthousiasme, et les petits bâtons
verts s'agitaient dans toutes les bouches comme des pistons de
locomotives.



La Jettatura.


M. X.... dirige à Paris un affreux petit théâtre que la pudeur m'empêche
de nommer. Ce théâtre et son directeur sont tous les deux _jettatori_;
c'est-à-dire qu'ils jettent des sorts, qu'on meurt ordinairement dans le
cours de l'année si l'on serre la main au directeur, et qu'on est
infailliblement atteint d'une diarrhée violente si l'on entre dans le
théâtre.

Dans une maison où je me trouvais ces jours-ci, l'amphitryon, qui pousse
la simplicité et l'incrédulité jusqu'à douter de l'influence des
jettattori, s'avisa, pour tourmenter un de ses invités, homme de
beaucoup d'esprit et de foi au contraire, de lui jouer le tour suivant.
Le nom de chaque convive était écrit, selon l'usage, sur un carré de
papier placé devant sa serviette. Il s'arrangea pour que le carré de
papier du croyant fût retourné, et, indiquant de la main son siége à
celui-ci: «Voilà votre place,» lui dit-il. Le malheureux s'assied sans
méfiance, déploie sa serviette, retourne machinalement le papier qu'il
croyait porter son nom, et y découvre celui de M. X..., écrit sur un
coupon de loge du théâtre jettatore. L'homme d'esprit fait un bond en
arrière, et aussitôt, sans crier gare, est pris de vomissements
violents... avant dîner!



Les dilettanti en blouse et la musique sérieuse.


On s'apercevait depuis quelque temps dans le faubourg du Temple, sur les
bords du canal de l'Ourcq, aux environs de la rue Charlot, et même sur
la place de la Bastille, de la tristesse étrange des habitants jeunes et
vieux de ces parages, braves gens, d'ordinaire si joviaux.

    L'œil morne chaque jour et la tête baissée,
    Ils s'en allaient plongés dans leur triste pensée.

Plus de jeu de bouchon, plus de pipes fumantes. Les bouts de cigares
gisaient sur l'asphalte, et pas un amateur ne daignait les cueillir. A
minuit, personne devant la marchande de galette, dont la marchandise
séchait, dont le grand couteau se rouillait, et dont le four
s'éteignait. Titis ni claqueurs ne cherchaient l'accorte et agaçante
proie. Plus d'amour, partant plus de joie. Les bouquetières on fuyait.
Les notables de la rue Saint-Louis, réunis en conseil avec ceux du
faubourg du Temple et du quartier Saint-Antoine, avaient jugé urgent de
rédiger un procès-verbal-circonstancié des progrès de la maladie, et
l'avaient envoyé par une agile estafette au commissaire de police, qui
ne reçut pas la nouvelle, on peut le penser, sans un véritable serrement
de cœur. Le cœur des maires qu'il se hâta d'avertir, en fut frappé
bien plus cruellement encore. Il y eut un peu de précipitation, on doit
l'avouer, dans la manière dont le triste avis leur fut transmis. Il faut
ménager les cœurs de maires. Néanmoins l'anxiété fut domptée par
l'affection sérieuse que les maires de tous les arrondissements de Paris
ont toujours ressentie pour ces malheureux enfants du faubourg du
Temple; et ils s'assemblèrent à leur tour précipitamment en conseil. La
séance était à peine ouverte que d'autres estafettes accoururent, avec
un air incomparablement plus consterné que l'air de la première
estafette, annonçant des rassemblements assez nombreux sur divers points
de la capitale, rassemblements qui portaient le caractère d'une
mélancolie profonde et d'une insondable découragement. Ces
rassemblements, absolument inoffensifs du reste, étaient présidés par de
très-jeunes gens en casquette, maigres, pâles, efflanqués. L'un
stationnait sur le boulevard du Temple, en face de la maison nº 35, où
habitent deux acteurs aimés du Théâtre-Lyrique, M. et Mme Meillet;
l'autre encombrait la rue Blanche, depuis la rue Saint-Lazare jusqu'au
nº 11, où respire la diva adorata, Mme Cabel; le troisième
rassemblement, quatorze fois plus nombreux que les deux autres réunis,
entourait le palais de M. Perrin, le directeur de l'Opéra-Comique et du
Théâtre-Lyrique[12].

Les rassemblés restaient là, les yeux fixés sur les croisées des
monuments que je viens de désigner; leur regard exprimait un douloureux
reproche, et la foule, entourant le jeune chef auquel elle s'était
donnée, imitait son silence autour de lui rangée.--Ces nouvelles
nouvelles mirent le comble à l'agitation des maires, et accrurent
beaucoup l'inquiétude de leur président. Plusieurs voix s'élevèrent
presque simultanément du sein du conseil pour demander la parole. La
parole fut accordée à tous les orateurs, qui tous, d'un commun accord,
se turent aussitôt: _vox faucibus hæsit_. Telle était l'émotion de
chacun. Mais monsieur le président, qui avait conservé encore quelque
sang-froid, fit rentrer les porteurs de ces nouvelles nouvelles, et les
interrogeant l'un après l'autre:

--Quelle est la cause, leur dit-il vivement, de cette tristesse, de
cette mélancolie, de ce désespoir muet, de ces regards désolés, de ces
rassemblements, de cette agitation inerte? De nouveaux symptômes de
choléra auraient-ils éclaté dans le faubourg du Temple?

--Non, monsieur le président.

--Les marchands de boissons alcooliques auraient-ils mis moins de vin
que de coutume dans leur eau?

--Non, monsieur, les boissons à coliques sont toujours les mêmes.

--A-t-on fait circuler quelque fausseté sur le siége de Sébastopol?

--Non.

--Alors, qu'est-ce donc?... et pourquoi avoir choisi précisément ces
trois monuments pour points de ralliement et pour lieux de
rassemblement? cela m'effraye énormément.

--Monsieur le président, on n'a pas pu le savoir... d'abord, mais
ensuite on a fini par le savoir. Il paraîtrait que, sauf votre respect,
ces gens sont des habitués du Théâtre-Lyrique.

--Eh bien!

--Eh bien, monsieur, ce sont des amateurs passionnés de musique, mais
d'une seule espèce de musique, de la musique légère, de la musique
douce, comme sont douces leurs habitudes et leurs mœurs. Ils avaient
entendu dire et ils s'étaient persuadé que le Théâtre-Lyrique fut créé
et mis au monde pour eux, pour satisfaire à ce besoin d'émotions d'art
qui les tourmente depuis si longtemps. Ils avaient même conservé cet
espoir jusqu'à la dernière ouverture du Théâtre-Lyrique; ouverture après
laquelle cet espoir les a tout d'un coup abandonnés. Ils assurent qu'on
les a trompés.

--Nous y voyons clair maintenant, disent-ils; ce n'est pas un théâtre
de musique douce, un théâtre de mélodie facile, un théâtre comme il en
faut un au peuple le plus gai et le plus naïf de la terre. Loin de là,
on y a représenté jusqu'ici exclusivement des œuvres compliquées,
dites savantes, auxquelles nous ne comprenons rien. Et nous voyons bien,
par la reprise obstinée de tout le répertoire de l'année dernière, que
l'intention des artistes et du directeur est de persister dans cette
voie, en ne montant que des opéras du genre sévère, au-dessus de notre
portée et par conséquent sans charme réel pour nous. Autant vaudrait,
n'était le prix des places, aller au Grand-Opéra.--Voilà ce qu'ils
disent, monsieur le président; et sans doute vous trouverez dans votre
sagesse quelque moyen de sortir de cette grave situation.

En effet, monsieur le président ayant mandé M. Perrin, s'est bien vite
entendu avec cet habile administrateur sur les moyens à prendre pour
tourner, sinon vaincre la difficulté. Il a été convenu que, dans
l'impossibilité avérée où l'on se trouvait de contraindre les
compositeurs à abandonner le haut style, à quitter les régions poétiques
de l'art pour se mettre à la portée des intelligences naïves de la
classe la plus nombreuse et la plus pauvre, on recourrait au moins à des
librettistes gais, et qu'on leur commanderait des pièces si amusantes,
si piquantes, si drôles, que la tristesse populaire, malgré les
sévérités de la musique savante, fondrait nécessairement à leur aspect,
comme fond la glace au soleil. Et on a commencé par l'opéra de
_Schahabaham II_. Et le succès a dépassé toute attente. Et le peuple a
ri comme un seul fou; et son regard, à l'heure qu'il est, pétille de
gaieté; et les rassemblements sont de plus en plus rares, le palais de
M. Perrin devient accessible, le peuple a reconçu l'espoir d'avoir son
Théâtre-Lyrique; et, nous pouvons le dire enfin, il l'a!



Lamentations de Jérémie.


Trop misérables critiques! pour eux, l'hiver n'a point de feux, l'été
n'a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours
écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs,
en tremblant d'en casser quelques-uns, soit avec le pied de l'éloge,
soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux
pieds sur cet amas d'œufs de chats-huants et de dindons, sans grand
danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares
aujourd'hui... Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de
Babylone leur plume fatiguée, et s'asseoir sur la rive et pleurer à
loisir!...

Il y a une lithographie de fort triste apparence que je ne puis
m'empêcher de contempler longuement toutes les fois que je passe devant
le magasin où elle est étalée. On y voit une troupe de malheureux
couverts d'humides et boueux haillons, le chef orné de chapeaux
_macairiens_, marchant dans d'immondes tiges de bottes attachées au bas
de leurs jambes avec des cordes de paille; la plupart d'entre eux ont
une joue enflée, tous ont le ventre creux; ils souffrent des dents et
meurent de faim; aucune fluxion, aucune affliction ne leur manque; leurs
rares cheveux pendent collés contre leurs tempes amaigries; ils portent
pelles et balais, ou plutôt des fragments de pelles, des chicots de
balais, dignes instruments de ces travailleurs en loques. Il pleut à
verse, ils pataugent d'un pied morne dans le noir cloaque de Paris; et
devant eux une espèce d'argousin, armé d'une canne formidable, étend
vivement le bras, comme Napoléon montrant à ses soldats le soleil
d'Austerlitz, et leur crie en louchant des yeux et de la bouche:
«Allons, messieurs, de l'ardeur!» Ce sont des balayeurs...

Pauvres diables!... d'où sortent ces malheureux êtres?... A quel
Montfaucon vont-ils mourir?... Que leur octroie la munificence
municipale pour nettoyer (ou salir) ainsi le pavé de Paris?... A quel
âge les envoie-t-on à l'équarrissage?... Que fait-on de leurs os? (leur
peau n'est bonne à rien.) Où cela loge-t-il la nuit?... Où cela va-t-il
pâturer le jour?... et quelle est la pâture?... Cela a-t-il une femelle,
des petits?... A quoi cela pense-t-il?... De quoi cela peut-il discourir
en se livrant, _avec l'ardeur_ demandée, à l'accomplissement des
fonctions que lui confie M. le préfet de la Seine?... Ces _messieurs_
sont-ils partisans du gouvernement représentatif, ou de la démocratie
coulant à pleins bords, ou du régime militaire?... Ils sont tous
philosophes; mais combien y en a-t-il de lettrés? Combien d'entre eux
font des vaudevilles?... Combien ont manié la brosse avant d'être
réduits au balai?... Combien furent élèves de Vernet avant de poser pour
Charlet?... Combien ont obtenu le grand prix de Rome à l'Académie des
Beaux-Arts?..... Je ne finirais pas si je voulais énumérer toutes les
questions que cette lithographie soulève. Questions d'humanité,
questions de salubrité, questions d'égalité et de liberté et de
fraternité, questions de philosophie et d'anatomie, de chimie et de
voirie, questions de littérature et de peinture, questions de
subsistances et d'aisances, questions de goût et d'égout, questions
d'art et de hart!...

Ah çà? à quel propos, je me le demande, cette tirade sur MM. les
balayeurs? qu'ai-je de commun avec eux? J'ai obtenu le prix de Rome, il
est vrai; j'ai quelquefois des fluxions; je ne manque pas de sujets
d'affliction; je suis un grand philosophe; mais M. le préfet de la Seine
se garderait bien de me confier les moindres fonctions municipales; mais
je n'ai jamais touché une brosse de ma vie; c'est tout au plus si je
sais me servir d'une plume; je n'écrivis jamais un vaudeville; je ne
serais pas capable de confectionner seulement un opéra-comique.

C'est la _folle du logis_ (l'imagination, le caprice, cela se dit quand
on ne veut pas employer le mot propre) qui m'a dicté cette élégie. Et
je suis fort loin pourtant d'avoir le temps de me livrer à de pareils
délassements littéraires; il pleut à verse des opéras-comiques, au
boulevard des Italiens, au boulevard du Temple, dans les salons,
partout. Et nous sommes critiques, nous sommes à la fois juges et
témoins, bien qu'on ne nous ait pas fait jurer sur le Coran de dire la
vérité, rien que la vérité et toute la vérité. Négligence regrettable,
car si j'avais fait un pareil serment, je le tiendrais. Il est vrai
qu'on peut toujours dire la vérité, sans avoir juré de la dire. Or donc,
puisqu'il pleut à verse des opéras-comiques et que nous sommes armés
d'un chicot de plume, et que nous vivons à Paris pour y être greffier au
tribunal lyrique, faisons notre devoir, marchons au noble but offert à
notre ambition, et ne nous faisons pas dire deux fois: «Allons,
monsieur, de l'ardeur!»

Trop misérables critiques! pour eux l'hiver n'a point de feux, l'été n'a
point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter,
toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en
tremblant d'en casser quelques-uns, soit avec le pied de l'éloge, soit
avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux
pieds sur cet amas d'œufs de chats-huants et de dindons, sans grand
danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares
aujourd'hui... Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de
Babylone leur plume fatiguée, et s'asseoir sur la rive et pleurer à
loisir!...

Encore des feuilletons! encore des opéras! encore des albums! encore
des chanteurs! encore des dieux! encore des hommes! La terre a fait
depuis l'année dernière un trajet de quelque soixantaine de millions de
lieues autour du soleil. Elle est partie, elle est revenue (à ce qu'on
dit à l'Académie des Sciences). Et pourquoi s'est-elle donné tant de
mouvement? Pourquoi faire un si grand tour? Pour quel résultat?... Je
voudrais bien savoir ce qu'elle pense, cette grosse boule, cette grosse
tête dont nous sommes les habitants; oui (car, quant à douter qu'elle
pense, je ne me le permettrai certes point. Mon pyrrhonisme ne va pas
jusque-là; ce serait aussi ridicule que si l'un des habitants de M. XXX,
le grand mathématicien, se permettait de mettre en doute la faculté de
penser de son maître.) Oui donc, je suis curieux de savoir ce que cette
grosse tête pense de nos petites évolutions, de nos grandes révolutions,
de nos nouvelles religions, de notre guerre d'Orient, de notre paix
d'Occident, de notre bouleversement chinois, de notre orgueil japonais,
de nos mines d'Australie et de Californie, de notre industrie anglaise,
de notre gaieté française, de notre philosophie allemande, de notre
bière flamande, de notre musique italienne, de notre diplomatie
autrichienne, de notre grand mogol et de nos taureaux espagnols, et
surtout de nos théâtres de Paris, desquels il faut que je parle à tout
prix. C'est-à-dire, entendons-nous, je ne tiens à savoir la pensée de la
terre que sur ceux de nos théâtres où l'on dit que l'on chante; et même
(bien que nous en possédions à cette heure cinq bien comptés) je n'ai
d'intérêt direct à connaître son opinion que sur trois seulement. De ces
trois, l'un s'appelle Académie impériale de Musique, le second a nom
Opéra-Comique, le troisième s'intitule Théâtre-Lyrique. D'où il suit que
le Théâtre-Lyrique n'est pas comique, que le théâtre de l'Opéra-Comique
n'est point académique, et que le théâtre académique n'est point
lyrique. Voyez un peu où le lyrisme est allé se nicher!...

Je pourrais donc, comme tant d'autres, consulter l'esprit de la terre
sur ces graves questions; et la terre me répondrait, à coup sûr, tout
comme elle a répondu à ceux qui dans ces derniers temps ont eu l'audace
de l'interroger. Mais j'ai vergogne vraiment de me mettre au nombre des
importuns et de la déranger encore. D'autant plus que, dans l'humeur où
nous la voyons à cette heure, elle pourrait bien me répondre tout de
travers. Elle serait capable de prétendre que le théâtre académique est
comique, que le comique est lyrique, et que le lyrique est académique.
Jugez du bouleversement produit par de tels oracles dans les idées du
public (du public à idées)!

Quoi qu'il en soit, nous ne comptons pas moins de trois théâtres à
Paris, dont il faut, je le répète, que je parle encore à tout prix.

Trop misérables critiques! pour eux l'hiver n'a point de feux, l'été n'a
point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter,
toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en
tremblant d'en casser quelques-uns, soit avec le pied de l'éloge, soit
avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux
pieds sur cet amas d'œufs de chats-huants et de dindons, sans grand
danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares
aujourd'hui!... Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de
Babylone leur plume fatiguée, et s'asseoir sur la rive et pleurer à
loisir!...

Quand je songe qu'aujourd'hui 3 juin, très-probablement, le commandant
Page entre dans la baie de Papeïti! que les canons de ses navires
saluent la rive taïtienne, qui leur renvoie, avec mille parfums, les
cris de joie des belles insulaires accourues sur la plage! Je le vois
d'ici, avec sa haute taille, sa noble figure bronzée par les ardeurs du
soleil indien; il regarde avec sa longue-vue la pointe des cocotiers et
la maison du pilote Henry bâtie à l'entrée de la route de Matavaï... Il
s'étonne qu'on ne lui rende pas son salut... Mais voilà les canonniers
accourant à droite et à gauche de la maison de M. Moerenhout; ils
entrent dans les deux forts détachés. Feu partout! Hourra! c'est la
France! c'est le nouveau chef du protectorat! Encore une bordée! Hourra!
hourra!--Et voilà les casernes qui se dépeuplent, les officiers français
qui sortent précipitamment du café, et M. Giraud qui paraît sur le seuil
de sa case, et tous, prenant ensemble la rue Louis-Philippe, se dirigent
du côté de la maison du capitaine du port. Et ces deux ravissantes
créatures qui sortent d'un bosquet de citronniers, où vont-elles en
tressant rapidement des couronnes de feuilles et de fleurs d'hibiscus?
Ce sont deux filles d'honneur de la reine Pomaré; au bruit du canon,
elles ont brusquement interrompu leur partie de cartes commencée dans un
coin de la case royale pendant le sommeil de S. M. Elles jettent de
furtifs regards du côté de l'église protestante. Pas de révérends Pères!
pas de Pritchards! On ne le saura pas! Elles achèvent leur toilette en
laissant glisser à terre le _maro_, vaine tunique imposée à leur pudeur
par les apôtres anglicans. Leur beau front est couronné, leur splendide
chevelure est ornée de guirlandes, les voilà revêtues de tous leurs
charmes océaniques; ce sont deux Vénus entrant dans l'onde. «_O Pagé! o
Pagé!_ (C'est Page! c'est Page!)» s'écrient-elles en fendant comme deux
sirènes les vagues inoffensives de la baie. Elles approchent du navire
français, et, nageant de la main gauche, elles élèvent la droite en
signe de salut amical; et leur douce voix envoie à l'équipage des
_ioreana_ répétés (bonjour! bonjour!). Un aspirant de marine pousse un
cri de.... d'admiration à cet aspect, et s'élance du côté des néréides.
Un regard du commandant le cloue à son poste, silencieux, immobile, mais
frémissant. M. Page, qui sait la langue kanaque comme un naturel, crie
aux deux naturelles en montrant le pont de son navire: Tabou! tabou!
(interdit, défendu). Elles cessent d'avancer, et élevant au-dessus de
l'eau leur buste de statue antique, elles joignent les mains en souriant
d'un air à damner saint Antoine. Mais le commandant, impassible, répète
son cruel tabou! elles lui jettent une fleur avec un dernier _ioreana_
tout plein de regrets, et retournent à terre. L'équipage ne débarquera
que dans deux heures. Et M. Page, assis à tribord, contemple, en
attendant, les merveilleux aspects de ce paradis terrestre où il va
régner, où il va vivre pendant plusieurs années, respire avec ivresse la
tiède brise qui en émane, boit un jeune coco et dit: «Quand je songe
qu'il y a maintenant à Paris, par trente-cinq degrés de chaleur, des
gens qui entrent à l'Opéra-Comique, et qui vont y rester encaqués
jusqu'à une heure du matin, pour savoir si Pierrot épousera Pierrette,
pour entendre ces deux petits niais crier leurs amours avec
accompagnement de grosse caisse, et pour pouvoir le surlendemain
informer les lecteurs d'un journal des difficultés vaincues par
Pierrette pour épouser Pierrot! Quels enragés antiabolitionnistes que
ces directeurs de journaux!»

Oui, quand je songe qu'on peut faire cette judicieuse réflexion à quatre
mille lieues, à nos antipodes! dans un pays assez avancé en civilisation
pour se passer de théâtres et de feuilletons; où il fait si frais; où
les jeunes belles portent de si élégants costumes sur leur tête; où une
reine peut dormir! je me sens cramoisir de honte de vivre chez un de ces
peuples enfants que les savants de la Polynésie ne daignent pas même
visiter.....

Trop misérables critiques! pour eux l'hiver n'a point de feux, l'été n'a
point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter,
toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en
tremblant d'en casser quelques-uns, soit avec le pied de l'éloge, soit
avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux
pieds sur cet amas d'œufs de chats-huants et de dindons, sans grand
danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares
aujourd'hui... Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de
Babylone leur plume fatiguée, et s'asseoir sur la rive et pleurer à
loisir!...

Ces pauvres gens, à Paris surtout, endurent des tourments dont personne
ne leur tient compte, et qui suffiraient, s'ils étaient connus, à
émouvoir les plus mauvais cœurs. Mais peu désireux de faire pitié,
ils se taisent; ils sourient même parfois; on les voit aller, venir,
d'un air assez calme, surtout pendant certaines époques de l'année où la
liberté leur est rendue sur parole. Quand ensuite l'heure est venue de
prendre courage, ils s'acheminent vers les théâtres de leur supplice
avec un stoïcisme égal à celui de Régulus retournant à Carthage.

Et personne ne remarque ce qu'il a là de réellement grand. Bien plus,
quand quelques-uns d'entre eux, de complexion plus faible que les
autres, sont si tourmentés de la soif du beau, ou tout au moins du
raisonnable, que leur attitude souffrante, leur tête penchée, leur
regard morne, attirent l'attention des passants, joignant alors l'ironie
à l'insulte, on leur tend au bout d'une pique une éponge imbibée de fiel
et de vinaigre, et l'on rit. Et ils se résignent. Il y en a de violents
pourtant; et je m'étonne que l'exaspération de ceux-là n'ait encore
amené aucune catastrophe.

Plusieurs, il est vrai, cherchent leur salut dans la fuite. Ce vieux
moyen réussit encore. Je dois même l'avouer, j'ai eu la lâcheté de
l'employer dernièrement. On annonçait je ne sais quelle exécution; les
bourreaux de Paris et leurs aides étaient déjà convoqués. Une lettre
m'arrive, indiquant le jour et l'heure. Il n'y avait pas à hésiter. Je
cours au chemin de fer de Rouen, et je pars pour Motteville. Arrivé là,
je prends une voiture et me fais conduire à un petit port inconnu sur
l'Océan où l'on est à peu près sûr de n'être pas découvert. Des
renseignements précis m'avaient fait espérer d'y trouver la paix; la
paix, ce don céleste que Paris refuse aux hommes de bonne volonté. En
effet, Saint-Valery-en-Caux est un endroit charmant, caché dans un
vallon au bord de la mer; _est in secessu locus_. On n'y est exposé ni
aux orgues de Barbarie, ni aux concours de piano. On n'y a pas encore
ouvert un théâtre lyrique; et si on l'eût fait, il serait déjà fermé.

L'établissement de bains est modeste et ne donne pas de concerts; les
baigneurs ne font pas de musique; l'une des deux églises n'a pas
d'organiste, l'autre n'a pas d'orgue; le maître d'école, qui pourrait
être tenté de démoraliser le peuple par l'enseignement de ce qu'on
appelle à Paris le _chant_, n'a pas d'élèves; les pêcheurs qui
pourraient se laisser ainsi démoraliser n'ont pas de quoi payer le
magister. On y voit beaucoup de cordiers et de cordières, mais personne
n'y file des sons. Les seules chansons qui s'y élèvent par-ci par-là, de
sept à huit heures du matin, sont celles des jeunes filles occupées à
tisser des seines et des éperviers, encore ces innocentes enfants
n'ont-elles qu'un filet de voix. Il n'y a pas de garde nationale,
partant, pas de musique de la loterie; on y entend retentir pour tout
bruit les coups de maillet des calfats qui réparent des coques de
navires. Il y a un cabinet de lecture derrière les vitres duquel ne
figurent ni romances ni polkas avec portraits et lithographies. On ne
court les risques d'aucun quatuor d'amateurs, d'aucune souscription pour
arracher un virtuose au malheur de servir utilement sa patrie. Les
hommes, dans ce pays-là, ont tous passé l'âge de la conscription, et
aucun des enfants ne l'a encore atteint.

Enfin c'est un Eldorado pour les critiques, une île de Taïti en terre
ferme, entourée d'eau d'un seul côté; moins les ravissantes Taïtiennes,
il est vrai, mais aussi moins les ministres protestants, les cantiques
nazillards, la grosse reine Pomaré qui enfle dans sa case, et le journal
français; car on imprime un journal en langue française à Taïti, ce
qu'on se garde bien de faire à Saint-Valery. Ainsi informé et rassuré,
je descends de l'omnibus (il faut dire encore que le conducteur de cet
omnibus, chargé d'amener les honnêtes gens de Motteville à Saint-Valery,
ne joue ni de la trompette, comme ses confrères de Marseille, ni de
cette affreuse petite corne dont se servent les Belges sur les chemins
de fer pour assassiner les voyageurs). Je descends donc intact et
presque joyeux de mon véhicule, et je me hâte de gravir une des falaises
qui s'élèvent verticalement de chaque côté du bourg. Alors, du haut de
ce radieux observatoire, je crie à la mer qui rumine son hymne éternel à
trois cents pieds au-dessous de moi: «Bonjour, la grande!» Je m'incline
devant le soleil couchant qui exécute son decrescendo du soir dans un
sublime palais de nuages rose et or: «Salut, majesté!» Et la délicieuse
brise des falaises accourant pour me souhaiter la bienvenue, je
l'accueille par un soupir de bonheur en lui disant: «Bonsoir, la folle!»
et la douce verdure de la montagne m'invitant, je me roule à terre et je
me livre à une orgie d'air pur, d'harmonies et de lumière.

J'aurais bien des choses à raconter de cette excursion en Normandie. Je
me bornerai au récit du naufrage d'un petit lougre qui, commandé par un
joueur de clarinette de Rouen, est venu échouer à deux lieues du port de
Saint-Valery. Chose étonnante! car qui pourrait être plus apte qu'un
joueur de clarinette à diriger un navire? Autrefois on s'obstinait à
confier ces fonctions à des marins; mais on a enfin reconnu tous les
dangers de cette ancienne habitude. Cela se conçoit; un marin, un homme
du métier, a naturellement des idées à lui, un système; il exécute ce
que son système lui fait paraître bon; rien ne le ferait consentir à une
manœuvre qu'il juge fausse ou inopportune. Chacun à son bord doit lui
obéir, sans raisonner ni hésiter; il soumet tout ce qui l'entoure au
despotisme militaire. C'est intolérable. Puis les marins sont jaloux les
uns des autres; il suffit que l'un ait dit blanc dans une circonstance
donnée pour que l'autre dise noir si le même cas se représente.
D'ailleurs leurs prétendues connaissances spéciales, leur expérience
nautique, ont-elles empêché d'innombrables et affreux malheurs? On est
encore à la recherche de sir John Franklin, perdu dans les mers
polaires. C'était un maître marin pourtant. Et l'infortuné La Peyrouse
qui alla se briser sur les écueils de Vanicoro, n'avait-il pas étudié à
fond mathématiques, physique, hydrographie, géographie, géologie,
anthropologie, botanique et tout le fatras dont les marins proprement
dits s'obstinent à se remplir la tête? Il n'en a pas moins conduit ses
deux navires à leur perte. Il avait un système, il prétendait que la
hauteur des rochers de corail dont la mer est obstruée dans l'archipel
des Nouvelles-Hébrides, voisin de Vanicoro, était à étudier; qu'il
fallait, en allant avec précaution, en déterminer le gisement, chercher
des passes, opérer des sondages, et il s'y brisa. A quoi lui a donc
servi sa science? Ah! l'on a bien raison de se méfier des hommes
spéciaux, des hommes à systèmes, et de les tenir à l'écart!

Voyez encore Colomb! Ferdinand et Isabelle et leurs doctes conseillers
n'étaient-ils pas bien inspirés en refusant si obstinément de lui
confier deux caravelles, et n'eussent-ils pas sagement fait de persister
dans ce refus? Car enfin il a trouvé le Nouveau-Monde, c'est vrai; mais
s'il n'eût pas mis l'entêtement d'un maniaque à poursuivre sa route à
l'ouest, il n'eût pas rencontré, vingt-quatre heures avant la découverte
de San-Salvador, des morceaux de bois flottants, travaillés à main
d'homme, cette circonstance ridicule n'eût pas rendu à son équipage un
peu de confiance, et il eût été forcé de boire sa honte, de retourner en
Europe et de s'estimer encore trop heureux d'y parvenir. C'est donc le
hasard qui amena cette tant fameuse découverte; et tout autre que
Colomb, sans être marin ni géologue, qui eût eu l'idée de cingler droit
à l'ouest, fût parvenu aux îles Lucayes, et, par suite, sur le continent
américain aussi bien que lui.

Et Cook, le fameux, l'étonnant capitaine Cook! N'est-il pas allé se
faire tuer comme un niais par un sauvage à Hawaï? Il a découvert la
Nouvelle-Calédonie, il en a pris possession au nom de l'Angleterre, et
c'est la France qui l'occupe. Le beau service qu'il a rendu à son pays!

Non, non, ces hommes à systèmes sont les fléaux de toutes les
institutions humaines, rien n'est plus évident aujourd'hui. Le petit
sinistre de Saint-Valery ne prouve rien. Le joueur de clarinette qui
commandait le lougre ayant une dizaine de dames à son bord, avait fait,
par amour-propre, autant de toile que possible, et comme la brise était
gentille, il filait je ne sais combien de nœuds à l'heure, et tout le
monde sur la jetée de s'écrier: «Mais voyez donc comme ce petit lougre
marche bien!» Quand arrivé devant Veule, et voulant virer de bord pour
revenir, il a touché, et le pauvre lougre a été jeté sur le flanc. Fort
heureusement, les gens de Veule n'ont pas hésité à se mettre à l'eau
jusqu'à mi-corps pour porter à terre les tremblantes passagères. Le
joueur de clarinette ne savait pas sans doute qu'à la marée basse il
faut se garder d'approcher la grève de Veule, ni que son lougre tirât
tant d'eau. Voilà tout; et les plus habiles marins qui, ignorant comme
lui ces circonstances, fussent venus à pareille heure, au même point de
la côte avec ce lougre-là, eussent éprouvé le même accident.

Le lendemain de ce sinistre, qui ne prouve rien, je le répète, contre
l'aptitude des joueurs de clarinette au commandement des vaisseaux, une
lettre de Paris me découvrit à Saint-Valery, et vint m'apprendre qu'une
pièce nouvelle (nouvelle!) venait d'être représentée à l'Opéra-Comique.
Mon correspondant ajoutait que, cette œuvre étant assez inoffensive,
je pouvais sans grand danger m'y exposer. Je suis donc revenu (il le
fallait!) je ne l'ai pas vue, et je suis convaincu qu'on me saura gré de
n'en pas faire mention. L'œuvre, à mon retour, était déjà rentrée
dans le néant. J'ai questionné à son sujet quelques personnes
d'ordinaire bien informées, elles ne savaient pas de quoi je leur
parlais. Ayez donc des succès, faites donc des chefs-d'œuvre,
couvrez-vous donc de gloire! pour qu'au bout de cinq ou six jours... O
Paris! ville de l'indifférence en matière d'opéras-comiques! Quel
gouffre que ton oubli!

Je n'y suis pas moins revenu; je n'en ai pas moins quitté les hautes
falaises, et la grande mer, et les splendides horizons, et les doux
loisirs, et la douce paix, pour la ville plate, boueuse, affairée; pour
la ville barbare!... et j'y ai repris la truelle de l'éloge; j'y loue,
j'y reloue, comme auparavant!... plus qu'auparavant!...

Trop misérables critiques! Pour eux, l'hiver n'a point de feux, l'été
n'a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours
écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs,
en tremblant d'en casser quelques-uns, soit avec le pied de l'éloge,
soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux
pieds sur cet amas d'œufs de chats-huants et de dindons, sans grand
danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares
aujourd'hui!... Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de
Babylone leur plume fatiguée, et s'asseoir sur la rive et pleurer à
loisir!...

Les Allemands désignent par le nom de _recenseurs_ les journalistes
chargés de rendre un compte périodique de ce qui se passe dans les
théâtres, et même aussi d'analyser les œuvres littéraires récemment
livrées à la publicité. Si notre expression de _critiques_ s'applique
mieux que le terme allemand aux écrivains chargées de cette seconde
partie de la tâche, il faut en convenir, le titre modeste de
_recenseurs_ est plus juste pour désigner beaucoup d'honnêtes gens
condamnés au labeur froid, ingrat et bien souvent humiliant qui
constitue la première. Qui peut savoir, excepté ces malheureux
eux-mêmes, ce que l'accomplissement de cette tâche leur cause parfois de
douleurs déchirantes, de vastes et profonds dégoûts, de répulsions
frémissantes, de colères concentrées qui ne peuvent faire explosion?...
Que de forces ainsi perdues! que de temps ainsi gaspillé! que de pensées
étouffées! que de machines à vapeur, capables de percer les Alpes,
employées à tourner la roue d'un moulin!

Tristes recenseurs, inutiles censeurs, si souvent censurés! quand
seront-ils...

(Un homme de bon sens interrompant Jérémie:)

«Raca! Raca! Raca! allez-vous recommencer encore votre refrain et nous
parler dans un cinquantième couplet _de suspendre votre plume aux saules
du fleuve de Babylone et de vous asseoir sur la rive et d'y pleurer_?...

Savez-vous bien que vos récriminations et vos lamentations sont
parfaitement insupportables?... Qui diable vous met dans cet état de
désolation? Si vous êtes un homme à vapeurs, prenez des douches; si vous
vous sentez cette gigantesque puissance de tranche-montagne, pour Dieu!
donnez-lui carrière comme il vous plaira; percez les Alpes, percez
l'Apennin, percez le mont Ararat, percez la butte Montmartre même, si
tel est votre besoin de percer, et ne venez pas nous déchirer le tympan
par vos cris d'aigle en cage? Assez d'autres sont là, plus capables que
vous, dont le plus vif désir serait de tourner la roue de votre moulin.

--(Jérémie.) Quiconque dit à son frère: Raca! mérite la damnation
éternelle. Mais vous avez raison, trois fois raison, sept fois raison,
homme plein de raison; les yeux de mon esprit louchaient, vous êtes
l'accident qui me fait rentrer en moi-même, et me voilà maintenant gros
Jean comme devant.



Un critique modèle.


Un de nos confrères du feuilleton avait pour principe qu'un critique
jaloux de conserver son impartialité ne doit jamais voir les pièces dont
il est chargé de faire la critique, afin, disait-il, de se soustraire à
l'influence du jeu des acteurs. Cette influence en effet s'exerce de
trois façons: d'abord en faisant paraître belle, ou tout au moins
agréable, une chose laide et plate; puis en produisant l'impression
contraire, c'est-à-dire en détruisant la physionomie d'une œuvre au
point de la rendre repoussante, de noble et de gracieuse qu'elle est en
réalité; et enfin en ne laissant rien apercevoir de l'ensemble ni des
détails de l'ouvrage, en effaçant tout, en rendant tout insaisissable ou
inintelligible. Mais ce qui donnait beaucoup d'originalité à la doctrine
de notre confrère, c'est qu'il ne lisait pas non plus les ouvrages dont
il avait à parler; d'abord parce qu'en général les pièces nouvelles ne
sont pas imprimées, puis encore parce qu'il ne voulait pas subir
l'influence du bon ou du mauvais style de l'auteur. Cette
incorruptibilité parfaite l'obligeait à _composer_ des récits
incroyables des pièces qu'il n'avait ni vues ni lues, et lui faisait
émettre de très-piquantes opinions sur la musique qu'il n'avait pas
entendue.

J'ai regretté bien souvent de n'être pas de force à mettre en pratique
une si belle théorie, car le lecteur dédaigneux qui, après un coup
d'œil jeté sur les premières lignes d'un feuilleton, laisse tomber le
journal et songe à toute autre chose, ne peut se figurer la peine qu'on
éprouve à entendre un si grand nombre d'opéras nouveaux, et le plaisir
que ressentirait à ne les point voir l'écrivain chargé d'en rendre
compte. Il y aurait en outre pour lui, en critiquant ce qu'il ne connaît
pas, une chance d'être original; il pourrait même sans s'en douter, et
par conséquent sans partialité, être utile aux auteurs en produisant
quelque invention capable d'inspirer aux lecteurs le désir de voir
l'œuvre nouvelle. Tandis qu'en usant, comme on le fait généralement,
du vieux moyen, en écoutant, en étudiant de son mieux les pièces dont on
doit entretenir le public, on est forcé de dire à peu près toujours la
même chose, puisque au fond il s'agit à peu près toujours de la même
chose; et l'on fait ainsi, sans le vouloir, un tort considérable à
beaucoup de nouveaux ouvrages; car le moyen que le public aille les
voir, quand on lui a dit réellement et clairement ce qu'ils sont!



L'accent dramatique.


Le diable fut toujours en haute estime et en grande vénération auprès
des auteurs d'opéras-comiques. Les critiques ne leur ressemblent guère
sous ce rapport, et leur irrévérence pour le diable va très-souvent
(n'est-il pas vrai, chers confrères?) jusqu'à le tirer par la queue.

Le théâtre de l'Opéra-Comique, qu'on le sache et qu'on se le dise, a
créé et mis au monde une foule d'ouvrages dont le diable est le héros:
_le Diable à quatre_, _le Diable page_, _le Diable boiteux_, _le Diable
couleur de rose_, _le Diable amoureux_, _le Diable à Séville_, _la Part
du Diable_, _le Diable à l'école_, _la Fiancée du Diable_.

Le diable m'emporte! (c'est moi qui parle; on pourrait encore prendre
cette exclamation pour le titre d'un opéra-comique) l'Opéra-Comique
faillit en 1830 mettre la main sur _Robert-le-Diable_, qui lui était en
effet destiné; mais M. Véron, un fin bourgeois de Paris qui a le diable
au corps, eut la démoniaque astuce de se faire forcer la main par un
ministre pour ouvrir la plus grande porte de l'Opéra au plus grand
diable qui soit jamais sorti de l'enfer, trouvant, en son âme, que
l'Opéra-Comique possédait déjà à cette époque une assez belle collection
de diables de toutes les couleurs, quand lui, l'Opéra, n'en était
encore qu'aux diables bleus (_blue devils_).

Eh bien! cet insatiable Opéra-Comique n'a jamais pu se consoler du
départ de ce Robert-le-Diable; pendant longtemps, pendant
très-longtemps, sa grotte s'est obstinée à ne pas retentir de ses
chants. Rien ne lui réussissait; il faisait des efforts du diable pour
attirer le public, et le public se sauvait comme un beau diable. Il
engageait de jeunes actrices, il _faisait travailler_ de jeunes auteurs;
mais, bah! toutes ces jeunesses n'avaient que la beauté du diable, et
cela devenait vieux en fort peu de temps, tandis que ce diable de
Robert-le-Diable faisait un bruit du diable dans toute l'Europe et
précipitait trois fois par semaine une foule infernale dans le gouffre
du grand Opéra.

Voici une anecdote qui montre avec quel respect et quelle terreur
religieuse les acteurs de l'Opéra-Comique prononcent le nom du malin
esprit. Un jour (oui, c'était en plein jour), dans une cérémonie
tristement grave, l'un d'eux eut à prononcer l'éloge d'un compositeur
d'un grand talent récemment enlevé à l'art. Il lut son oraison funèbre
d'une façon assez naturelle et convenable tant qu'il y fut question de
choses humaines et surterraines seulement. Mais quand, arrivé à
l'énumération des œuvres du compositeur, il fallut prononcer le nom
de l'esprit des ténèbres qui sert de titre à l'une de ces œuvres,
vous eussiez vu et entendu une étrange et admirable transformation des
traits et de la voix de l'orateur. Son visage s'assombrit, ses sourcils
se froncèrent, son regard devint noir, son geste perpendiculaire,
fourchu, et d'un ton rauque et caverneux il prononça en frissonnant les
six dernières syllabes de la phrase suivante: «M. Gomis, en arrivant à
Paris, débuta au théâtre de l'Opéra-Comique par un ouvrage intitulé: _Le
Diaaaaable à Séville_.» Je n'ajoute rien, ma thèse est soutenue.
N'est-ce pas beau?...



Succès d'un Miserere.


On écrit de Naples: «On a chanté à l'église de Saint-Pierre, le 27 mars,
un _Miserere_ de Mercadante, en présence de S. Em. le cardinal-archevêque
et de sa suite, auxquels s'étaient joints les professeurs du
Conservatoire. L'exécution a été très-belle, et S. Em. a daigné en
témoigner à plusieurs reprises sa satisfaction. La composition renferme
des beautés de l'ordre le plus élevé. L'assistance _a voulu entendre
deux fois_ le _Redde mihi_ et le _Benigne fac, Domine_.»

L'assistance a donc crié _bis_, demandé _da capo_, comme font nos
claqueurs aux premières représentations théâtrales?... Le fait est
curieux. Plaignez-vous maintenant de nos concerts du mois de Marie, des
_débuts_ de nos jeunes cantatrices dans les églises de Paris!... Eh!
malheureux critiques catholiques, votre antipatriotisme vous aveugle;
vous ne voyez pas que nous sommes de petits saints!



La saison.--Le club des cauchemars.


Il y a un moment de l'année où, dans les grandes villes, à Paris et à
Londres surtout, on fait beaucoup de musique telle quelle, où les murs
sont couverts d'affiches de concerts, où les virtuoses étrangers
accourent de tous les coins de l'Europe pour rivaliser avec les
nationaux et entre eux, où ces plaideurs d'une espèce nouvelle se ruent
sur le pauvre public, le prennent violemment à partie, et le payeraient
même volontiers pour l'avoir d'abord, et ensuite pour l'enlever à leurs
rivaux. Mais, comme les témoins, les auditeurs sont chers et n'en a pas
qui veut.

Ce terrible moment, dans la langue des artistes musiciens, s'appelle _la
saison_.

La saison! cela explique et justifie toutes sortes de choses que je
voudrais pouvoir appeler _fabuleuses_, et qui ne sont que trop vraies.

Les critiques alors se voient assaillis par des gens pressés qui
viennent de fort loin faire leur réputation dans la grand'ville, qui la
veulent faire vite et qui tentent sur eux l'emploi des fromages de
Hollande comme moyen de corruption.

C'est la saison!

On donne jusqu'à cinq et six concerts chaque jour, à la même heure, et
les organisateurs de ces fêtes trouvent fort inconvenant que les pauvres
critiques se fassent remarquer à quelques-unes par leur absence! Ils
écrivent alors aux absents des lettres fort curieuses, remplies de fiel
et d'indignation.

C'est la saison!

Une foule incroyable de gens qui passent _dans leur endroit_ pour avoir
du talent viennent ainsi acquérir la preuve qu'ils n'en ont pas hors de
leur endroit, ou qu'ils n'ont que celui de rendre fort sérieux le public
frivole et frivole le public sérieux.

C'est la saison!

Dans ce grand nombre de musiciens et de musiciennes marchant sur les
talons les uns des autres, se coudoyant, se bousculant, prenant parfois
traîtreusement leurs rivaux par les jambes pour les faire tomber, on
remarque pourtant par bonheur quelques talents de haute futaie qui
s'élèvent au-dessus du peuple des médiocrités, comme les palmiers
au-dessus des forêts tropicales. Grâce à ces artistes exceptionnels, on
peut alors entendre de temps en temps quelques fort belles choses, et se
consoler de toutes les choses détestables qu'on doit subir.

C'est la saison!

Mais, cette époque de l'année une fois passée, si après une longue
abstinence et en proie à une ardente soif, vous cherchez à boire une
coupe de pure harmonie; impossible!

Ce n'est pas la saison.

On vous parle d'un chanteur, on vante sa voix et sa méthode; vous allez
l'entendre. Il n'a ni voix ni méthode.

Ce n'est pas la saison.

Arrive un violoniste précédé d'un certain renom. Il se dit élève de
Paganini, comme de coutume; il exécute, dit-on, _des duos sur une seule
corde_, et, qui plus est, il joue toujours juste et chante comme un
cygne de l'Éridan. Vous allez plein de joie à son concert. Vous trouvez
la salle vide; un mauvais piano vertical remplace l'orchestre pour les
accompagnements; le monsieur n'est pas seulement capable d'exécuter
proprement un solo sur ses quatre cordes, il joue faux comme un Chinois
et chante comme un cygne noir d'Australie.

Ce n'est pas la saison.

Pendant les longues soirées de château (en hiver pour les Anglais, en
été pour les Français), l'annonce d'une fête musicale organisée avec
pompe dans une ville voisine vient tout d'un coup faire dresser les
oreilles à une société d'amateurs passionnés pour les grands
chefs-d'œuvre et auxquels le chant individuel et le piano ne
suffisent pas. Vite on envoie retenir des places; au jour fixé on
accourt. La salle du festival est pleine, il est vrai, mais de quels
auditeurs!... L'orchestre est composé de dix ou douze artistes et de
trente musiciens de guinguettes; le chœur a été recruté parmi les
blanchisseuses du lieu et les soldats de la garnison. On écartèle une
symphonie de Beethoven, on brait un oratorio de Mendelssohn. Et l'on
serait mal venu de se plaindre.

Ce n'est pas la saison.

On annonce par exception, dans la grand'ville, une œuvre nouvelle
d'un vieux maître blanchi sous le harnois, chantée par une prima donna
dont le nom, dès longtemps populaire, a conservé un grand éclat. Hélas!
la musique de l'œuvre nouvelle est incolore et la voix de la
cantatrice n'a pas eu le même bonheur que son nom.

Ce n'est plus la saison.

Combien nous comptons peu de pays à saison!

Connaissez-vous la contrée où fleurit l'oranger?.... Cette contrée,
depuis longtemps, n'a plus de saison.

Si vous avez vécu aux champs de l'Ibérie, vous devez savoir que là il
n'y a pas encore de saison.

Quant aux tristes contrées où fleurissent seulement les sapins, les
bouleaux et le perce-neige, elles ont déjà de temps en temps des
saisons, mais éclairées comme les nuits polaires, par des aurores
boréales seulement. Espérons que, si le soleil leur apparaît enfin,
elles auront des saisons de six mois, pour regagner le temps perdu.

Il ne saurait y avoir de saison dans ces lointains pays où tout est
affaire, où tous sont affairés, où tout grouille, où tout fouille, où le
penseur qui médite passe pour un idiot, où le poëte qui rêve est un
fainéant pendable, où les yeux sont obstinément fixés sur la terre, où
rien ne peut les forcer de s'élever un instant vers le ciel. Ce sont les
Lemnos des cyclopes modernes, dont la mission est grande, il est vrai,
mais incompatible avec celle de l'art. Les velléités musicales de ces
géans laborieux seront donc longtemps aussi inutiles et aussi contre
nature que l'amour de Polyphème pour Galatée, et tout à fait hors de
saison.

Restent trois ou quatre petits coins de notre petit globe où l'art,
gêné, froissé, infecté, asphyxié par la foule de ses ennemis, persiste
pourtant encore à vivre et peut dire qu'il a une saison.

Ai-je besoin de nommer l'Allemagne, l'Angleterre et la France? En
limitant à ce point le nombre des pays à saisons, et en indiquant ces
trois points centraux de la civilisation, j'espère être exempt des
préjugés que chacun des trois peuples qui les habitent conserve encore.
En France on croit naïvement qu'il n'y a en Angleterre à cette heure pas
plus de musique qu'au temps de la reine Elisabeth. Beaucoup d'Anglais
pensent que la musique française est un mythe, et que nos orchestres
sont à dix mille lieues de l'orchestre des concerts de Julien. Combien
de Français méprisent l'Allemagne comme l'ennuyeuse terre de l'harmonie
et du contrepoint seulement! Et si l'Allemagne veut être franche, elle
avouera qu'elle méprise à la fois la France et l'Angleterre.

Mais ces opinions plus ou moins entachées de vanité puérile, d'ignorance
et de préventions, ne changent rien à l'existence des choses. Ce qui est
est; _E pur si muove_! Et justement parce qu'_elle se meut_ (la musique)
comme la terre, comme tout au monde, précisément parce que ses saisons
sont d'une variabilité que l'on remarque davantage d'année en année, les
préjugés nationaux doivent plus promptement disparaître ou au moins
perdre beaucoup de leur force.

Tout en reconnaissant la douceur des saisons dans une grande partie de
l'Allemagne, nous maintenons donc notre droit de regarder comme
considérables et très-importantes, quoique souvent rigoureuses, les
saisons de Londres et de Paris.

La _belle_ saison parisienne ne commence guère que vers le 20 janvier et
finit quelquefois au 1er février, rarement dure-t-elle jusqu'au
1er mars.

On a vu des saisons ne finir qu'en avril. Mais ces années-là étaient des
années trisextiles, plusieurs comètes avaient paru dans le ciel, et les
programmes de la société du Conservatoire avaient annoncé quelque chose
de nouveau.

Telle fut par exception la saison de l'an 1853, pendant laquelle on
entendit pour la première fois aux concerts du Conservatoire _la Nuit du
Walpurgis_, de Mendelssohn, et la presque totalité du _Songe d'une Nuit
d'été_ du même maître. Mendelssohn écrivit _la Nuit du Walpurgis_ à
Rome, en 1831. Il a donc fallu vingt-deux ans à cette belle œuvre
pour arriver jusqu'à nous. Il est vrai que la lumière de certains astres
ne nous parvient qu'après des milliers d'années de voyage. Mais
Leipsick, où les partitions de Mendelsshon sont dès longtemps publiées,
n'est pas à une distance de Paris tout à fait égale à celle qui nous
sépare de Saturne ou de Sirius.

Le Conservatoire a pour principe de procéder lentement en toutes choses.
Toutefois, malgré ce défaut d'agilité et de chaleur que son âge
explique, il faut le reconnaître, c'est un vieillard encore vert.

Il a fait de sa salle un musée pour un grand nombre de chefs-d'œuvre
de l'art musical, qu'il nous montre chaque année sous leur vrai jour: de
là sa gloire. On lui reproche de ne vouloir pas que d'autres y exposent
leurs travaux quand le musée est vide et qu'il n'y expose rien. En cela
on a grand tort: il possède une bonne salle, la seule bonne de Paris
pour la musique d'ensemble; il a voulu en avoir le monopole, il a eu
raison; il l'a obtenu, il le garde, il a encore raison. Il ne peut pas,
sans doute, en laissant ce champ libre, favoriser la concurrence. S'il
était dehors, que d'autres fussent dedans, il trouverait fort naturel
que ces autres le laissassent se morfondre à la porte; et il est tout
simple qu'il apprécie le bon sens du précepte:

«Il ne faut faire qu'à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût
fait.»

Cependant, il est peut-être temps qu'il songe à varier son répertoire,
pour que le public fatigué n'en vienne pas à faire un mauvais jeu de
mots sur le titre de l'harmonieuse société, en l'appelant la _satiété_
des concerts. Ce qui pourrait, auprès de certaines gens, ne pas sembler
tout à fait hors de saison.

       *       *       *       *       *

Paris n'est pas le seul point de la France sur lequel on puisse signaler
un important mouvement musical. Il y a tous les quatre ou cinq ans des
saisons à Lyon, à Bordeaux; tous les huit ans il y en a une magnifique à
Lille, il y en a d'excellentes à Marseille, où les fruits de l'art
musical mûrissent plus vite qu'ailleurs.

Mais après les saisons de France, «la saison de Londres! la saison de
Londres!» est le cri de tous les chanteurs, italiens, français, belges,
allemands, bohèmes, hongrois, suédois et anglais; et les virtuoses de
toutes les nations le répètent avec enthousiasme en mettant le pied sur
les bateaux à vapeur, comme les soldats d'Enée en montant sur leurs
vaisseaux répétaient: _Italiam! Italiam!_ C'est qu'il n'y a pas de pays
au monde où l'on consomme autant de musique dans une saison qu'à
Londres.

Grâce à cette immense consommation, tous les artistes d'un vrai talent,
après quelques mois employés à se faire connaître, y sont nécessairement
occupés. Une fois connus et adoptés, on les attend chaque année, on
compte sur eux comme on compte dans l'Amérique du nord sur le passage de
pigeons. Et jamais, jusqu'à la fin de leur vie, on ne les voit tromper
l'attente du public anglais, ce modèle de fidélité, qui toujours les
accueille, toujours les applaudit, toujours les admire,

    Sans remarquer des ans l'irréparable outrage.

Il faut être témoin de l'entrain, du tourbillonnement de la vie musicale
des artistes aimés à Londres, pour s'en faire une juste idée. Et c'est
bien plus curieux encore quand on étudie la vie des professeurs établis
depuis longues années en Angleterre, tels que M. Davison, son admirable
élève, miss Godard, MM. Mac Farren, Ella, Benedict, Osborne, Frank Mori,
Sainton, Piatti. Ceux-là toujours courant, jouant, dirigeant, qui dans
un concert public, qui dans une soirée musicale privée, ont à peine le
temps de dire bonjour à leurs amis par la portière de leur voiture en
traversant le Strand ou Piccadilly...

Quand enfin les saisons de Paris et de Londres sont finies, croyez-vous
que les musiciens vont se dire: Prenons du repos, c'est la saison. Ah!
bien oui. Les voilà tous qui courent s'entre-dévorer dans les ports de
mer, aux eaux de Vichy, de Spa, d'Aix, de Bade. Ce dernier point de
ralliement est surtout désigné à leurs empressements, et de tous les
coins du monde, pianistes, violonistes, chanteurs, compositeurs, séduits
par la beauté du pays, par l'élégante société qu'on y trouve, et plus
encore par l'extrême générosité du directeur des jeux, M. Bénazet,
s'acheminent alors en criant: A Bade! à Bade! à Bade! c'est la saison.

Et les saisons de Bade sont depuis quelques années organisées de façon à
décourager toute concurrence. La plupart des hommes célèbres et des
beautés illustres de l'Europe s'y donnent rendez-vous. Bade va devenir
Paris, plus Berlin, Vienne, Londres et Saint-Pétersbourg, surtout quand
on saura le parti que vient de prendre M. Bénazet et que je vais vous
dire.

Tout n'est pas fait quand, pour charmer le public élégant, on est
parvenu à le mettre en contact avec les hommes qui ont le plus d'esprit,
avec les femmes les plus ravissantes, avec les plus grands artistes, à
lui donner des fêtes magnifiques; il faut encore garantir cette fleur de
la fashion de l'approche des individus désagréables à voir et à
entendre, dont la présence seule suffit à ternir un bal, à rendre un
concert discordant; il faut écarter les femmes laides, les hommes
vulgaires, les sottes et les sots, les imbéciles, en un mot les
cauchemars. C'est ce dont nul impresario avant M. Bénazet ne s'était
encore avisé. Or il paraît certain que Mme ***, si sotte et si laide,
Mlle ***, dont les allures sont si excentriquement ridicules, M***,
si mortellement ennuyeux, M***, son digne émule, et beaucoup d'autres
non moins dangereux, ne paraîtront plus à Bade de longtemps. Après des
négociations assez difficiles, et au moyen de sacrifices considérables,
M. Bénazet s'est assuré pour trois saisons de leur absence.

Si ce bel exemple est suivi, et il le sera, n'en doutons pas, je
connais des gens qui vont gagner bien de l'argent.

Tous les ans maintenant, aux mois d'août et de septembre, ces
cauchemars, ravis de devenir riches, se constitueront en club à Paris,
où ils pourront s'adresser de mutuelles félicitations.

«Vous êtes engagés, nous sommes engagés, se diront-ils, par les
directeurs de Bade, de Viesbaden, de Vichy, de Spa. Cachons-nous,
taisons-nous; qu'on ne soupçonne pas notre existence.

Nous sommes engagés; c'est la saison!!!»



Petites Misères des grands Concerts.


C'est au festival annuel de Bade que ces petites misères se font
cruellement sentir. Et pourtant tout est disposé en faveur du chef
d'orchestre organisateur; aucune mesquine économie ne lui est imposée,
nulle entrave d'aucune espèce. M. Bénazet, persuadé que le meilleur
parti à prendre est de le laisser agir librement, ne se mêle de rien...
que de payer. «Faites les choses royalement, lui dit-il, je vous donne
carte blanche.» A la bonne heure! c'est seulement ainsi qu'on peut
produire en musique quelque chose de grand et de beau. Vous riez,
n'est-ce pas, et vous songez à la réponse de Jean Bart à Louis XIV:

«--Jean Bart, je vous ai nommé chef d'escadre!

--Sire, vous avez bien fait!»

Riez, riez, parbleu! Jean Bart n'en a pas moins raison. Oui, sire, vous
avez bien fait, et il serait fort à désirer que, pour commander les
escadres, on ne prît jamais que des marins. Il serait fort à désirer
aussi qu'une fois le Jean Bart nommé, le Louis XIV ne vînt jamais
contrôler ses manœuvres, lui suggérer des idées, le troubler par ses
craintes et jouer avec lui la première scène de la _Tempête_ de
Shakespeare.

    ALONZO, ROI DE NAPLES.

«Contre-maître, de l'attention! Où est le capitaine? Faites manœuvrer
vos gens!

    LE CONTRE-MAITRE.

Vous feriez mieux de rester en bas.

    ANTONIO.

Contre-maître, où est le capitaine?

    LE CONTRE-MAITRE.

Ne l'entendez-vous pas? Vous gênez la manœuvre; restez dans vos
cabines, vous ne faites qu'aider la tempête.

    GONZALVE.

Rappelle-toi qui tu as à ton bord.

    LE CONTRE-MAITRE.

Il n'y a personne à bord dont je me soucie plus que de moi-même. Vous
êtes conseiller du roi, n'est-ce pas? Si vous pouvez imposer silence aux
vents et persuader à la mer de s'apaiser, nous n'aurons plus à manier un
câble; voyons, employez ici votre autorité. Si, au contraire, vous n'y
pouvez rien, remerciez Dieu d'être encore vivant, et allez dans votre
cabine vous tenir prêt à tout événement. Courage, mes enfants! Hors
d'ici, vous dis-je!»

Malgré tant de moyens mis à sa disposition et cette liberté précieuse de
les employer à son gré, c'est encore une rude tâche pour le chef
d'orchestre que de mener à bien l'exécution d'un festival comme celui de
Bade, tant le nombre des petits obstacles est grand, et tant l'influence
du plus mince peut être subversive de l'ensemble dans toute entreprise
de cette espèce. Le premier tourment qu'il doit subir lui vient presque
toujours des chanteurs, et surtout des cantatrices, pour l'arrangement
du programme. Comme cette difficulté lui est connue, il s'y prend deux
mois d'avance pour la tourner: «Que chanterez-vous, Madame?--Je ne
sais..... j'y réfléchirai.... je vous écrirai.» Un mois se passe, la
cantatrice n'a pas réfléchi et n'a pas écrit. Quinze jours sont encore
employés inutilement à solliciter auprès d'elle une décision. On part
alors de Paris; on fait un programme provisoire où le titre du morceau
de la diva est laissé en blanc. Arrive enfin la désignation de ce tant
désiré morceau. C'est un air de Mozart. Bien. Mais la diva n'a pas la
musique de cet air, il n'est plus temps d'en faire copier les parties
d'orchestre, et elle ne veut ni ne doit chanter avec accompagnement de
piano. Un théâtre obligeant veut bien prêter les parties d'orchestre.
Tout est en ordre; on publie le programme. Ce programme arrive sous les
yeux de la cantatrice, qui s'effraie aussitôt du choix qu'elle a fait.
«C'est un concert immense, écrit-elle au chef d'orchestre; les diverses
parties grandioses de ce riche programme vont faire paraître bien petit,
bien maigre mon _pauvre_ morceau de Mozart. Décidément je chanterai un
autre air, celui de _la Semiramide_, _Bel raggio_. Vous trouverez
aisément les parties d'orchestre de cet air _en Allemagne_, et si vous
ne les trouvez pas, veuillez écrire au directeur du Théâtre-Italien de
Paris; il se hâtera sans doute de vous les envoyer.» Aussitôt cette
lettre reçue, on fait imprimer de nouveaux programmes, coller une bande
sur l'affiche pour annoncer la scène de _la Semiramide_. Mais on n'a pas
pu trouver les parties d'orchestre de cet air _en Allemagne_, et on n'a
pas cru devoir prier M. le directeur du Théâtre-Italien de Paris
d'envoyer au-delà du Rhin l'opéra entier de _la Semiramide_, dont on ne
peut distraire l'air qu'il s'agit d'accompagner. La cantatrice arrive;
on se rencontre à une répétition générale:

«Eh bien! nous n'avons pas la musique de _la Semiramide_; il vous faut
chanter avec accompagnement de piano.

--Ah! mon Dieu! mais ce sera glacial.

--Sans doute.

--Que faire?

--Je ne sais.

--Si j'en revenais à mon air de Mozart?

--Vous feriez sagement.

--En ce cas répétons-le.

--Avec quoi? Nous n'en avons plus la musique; d'après vos ordres, on l'a
rendue au théâtre de Carlsruhe. Il faut de la musique pour l'orchestre,
quand on veut que l'orchestre joue. Les chanteurs inspirés oublient
toujours ces vulgaires détails. C'est bien matériel, bien prosaïque,
j'en conviens; mais enfin cela est.»

A la répétition suivante, les parties d'orchestre de l'opéra de Mozart
ont été rapportées; tout est de nouveau en ordre. Les programmes sont
refaits, l'affiche est recorrigée. Le chef annonce aux musiciens qu'on
va répéter l'air de Mozart, on est prêt. La cantatrice alors s'avance et
dit avec cette grâce irrésistible qu'on lui connaît:

«J'ai une idée, je chanterai l'air du _Domino noir_.

--Oh! ah! ha! haï! psch! krrrr!..... Monsieur le cappel-meister,
avez-vous dans votre théâtre l'opéra que dit madame?

--Non, monsieur.

--Eh bien, alors?

--Alors il faudra donc me résigner à l'air de Mozart?

--Résignez-vous, croyez-moi.»

Enfin on commence; la cantatrice s'est résignée au chef-d'œuvre. Elle
le couvre de broderies; on pouvait le prévoir. Le chef d'orchestre
entend en lui-même retentir plus fort qu'auparavant cette éloquente
exclamation: Krrrr! et, se penchant vers la diva, il lui dit de sa voix
la plus douce et avec un sourire qui ne semble avoir rien de contraint:

«Si vous chantez ainsi ce morceau, vous aurez des ennemis dans la salle,
je vous en préviens.

--Vous croyez?

--J'en suis sûr.

--Oh! mon Dieu! mais..... je vous demande conseil..... Il faut peut-être
chanter Mozart simplement, tel qu'il est. C'est vrai, nous sommes en
Allemagne; je n'y pensais pas..... Je suis prête à tout, Monsieur.

--Oui, oui, courage; risquez ce coup de tête; chantez Mozart simplement.
Il y avait autrefois des airs, voyez-vous, destinés à être brodés,
embellis par les chanteurs; mais ceux-là en général furent écrits par
des valets de cantatrice, et Mozart est un maître; il passe même pour un
grand maître qui ne manquait pas de goût.»

On recommence l'air. La cantatrice, décidée à boire le calice jusqu'à la
lie, chante simplement ce miracle d'expression, de sentiment, de
passion, de beau style, elle n'en change que deux mesures seulement,
pour l'honneur du corps. A peine a-t-elle fini que cinq ou six
personnes, arrivées dans la salle au moment où l'on recommençait le
morceau, s'avancent pleines d'enthousiasme vers la cantatrice en se
récriant: «Mille compliments, madame; comme vous chantez purement et
simplement! Voilà de quelle façon on doit interpréter les maîtres; c'est
délicieux, admirable! Ah! vous comprenez Mozart!»

Le chef d'orchestre à part: «Krrrrr!!!»



On a un billet avec vingt francs.


Vivier ayant une fois déterminé de cette manière originale le prix des
places pour un concert qu'il se proposait de donner, un pauvre joueur de
cor de la barrière Pigalle vendit tout ce qu'il pouvait rendre et courut
chez le célèbre virtuose.

Arrivé devant le nº 24 de la rue Truffaut à Batignolles, il entre tout
palpitant, monte au second, frappe à une petite porte (Vivier le
millionnaire affecte des allures fort modestes). Un monsieur barbu,
portant un coq sur son épaule gauche et un long serpent à sa main
droite, vient ouvrir.

--M. Vivier?

--C'est moi, monsieur.

--On m'a assuré qu'on pouvait obtenir chez vous, avec vingt francs, un
billet pour le concert? (Admirez cette flatterie, _le concert_! comme
s'il ne devait y avoir que le concert de Vivier à Paris!) Je suis un peu
cor aussi, et j'ai même un peu de talent, quoiqu'on n'ait jamais voulu
m'admettre à l'Opéra, et vous me rendriez, monsieur, le plus heureux,
monsieur, des hommes, monsieur, si...

--Ah! vous aviez des dispositions pour entrer dans la police espagnole?

--La police? Comment?

--Certainement, vous avez voulu prendre place parmi les cors de l'Opéra;
ceux qui sont parvenus à cette dignité ont toujours fini par répondre
quand on leur a demandé s'il était vrai qu'ils fussent à notre Académie
de Musique: Oui, j'y suis cor et j'y dors. Mais assez de philosophie.
(Et tendant au pauvre diable un napoléon sur un billet de concert.)
Voilà votre affaire!

--Vous me donnez vingt francs, monsieur?

--N'avez-vous pas vu annoncer dans les papiers publics, ne vous a-t-on
pas dit, ne m'avez-vous pas répété vous-même tout à l'heure qu'on vous
avait dit que l'on disait qu'on obtenait de moi un billet de concert
avec vingt francs? Eh bien! n'avez-vous pas l'un et les autres? Que
prétendez-vous? Vingt francs, cela n'est peut-être pas suffisant, à
votre avis? Peste! vous êtes un drôle de cor!

--Mais, monsieur...

--Assez! vous veniez me dévaliser! lui crie Vivier d'une voix terrible;
sortez d'ici, ou j'appelle la maréchaussée et je vous fais traîner à la
Bastille!



Guerre aux bémols.


Une dame passionnée pour la musique entre un jour chez notre célèbre
éditeur Brandus et demande à voir les morceaux de chant les plus
nouveaux et les plus beaux, en ajoutant qu'elle tient surtout à ce
qu'ils ne soient pas trop chargés de bémols. Le garçon du magasin lui
présente alors une romance.

--Ce morceau est délicieux, lui dit-il, malheureusement il a quatre
bémols à la clé.

--Oh! cela ne fait rien, répond la jeune dame, quand il y en a plus de
deux, je les gratte.



VOYAGES

CORRESPONDANCE SCIENTIFIQUE



PLOMBIÈRES ET BADE


(1re Lettre)

A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU JOURNAL DES DÉBATS

     _Plombières.--Les Vosges.--La piscine.--Les parties de
     plaisir.--Visite à Mlle Dorothée. Les paysans du
     Val-d'Ajol.--L'Empereur._

Plombières, le 24 août.

Monsieur,

La position horizontale est évidemment la plus favorable au travail de
l'intelligence, à l'expansion de l'esprit, et cela se conçoit. Notre
cerveau est la chaudière où se forment les vapeurs connues sous le nom
d'idées, qui font marcher et si souvent dérailler le train des choses
humaines; le sang est l'eau bouillante qui vient s'y transformer en
vapeurs; tous les physiologistes vous le diront. Plus ce liquide afflue
avec facilité dans la chaudière, et plus il doit nécessairement y
engendrer d'idées ou de vapeurs.

Voltaire malade, et par conséquent couché quand il écrivit _Candide_,
jouissait d'une santé florissante quand il mit la main à l'œuvre pour
_la Henriade_.

Bernardin de Saint-Pierre avait, dit-on, apporté des Indes un hamac où
il aimait à s'étendre pour composer; c'est là qu'il rêva ses délicieux
chefs-d'œuvre, _Paul et Virginie_ et _la Chaumière indienne_. Quand
ensuite il élabora ses _Harmonies de la Nature_, où il veut expliquer le
phénomène des marées par la fonte des glaces polaires, le hamac étant
usé, il ne s'en servait plus.

J.-J. Rousseau gisait tout de son long au pied d'un arbre de la forêt de
Vincennes quand il improvisa sa fameuse prosopopée de Fabricius, mais à
coup sûr il écrivit debout la comédie de _Narcisse ou l'Amant de
lui-même_ et plusieurs chapitres de son dictionnaire de musique.

Séduit par ces illustres exemples et par l'efficacité du procédé, j'ai
souvent pensé à me pendre par les pieds, quand je me sentais par trop
dépourvu d'esprit et de bon sens. La crainte de ne pouvoir me décrocher
assez tôt m'a seule retenu. Mais il y a trois ou quatre imbéciles de ma
connaissance, à qui je voudrais bien voir appliquer ce mode de
spiritualisation pendant quarante-huit heures seulement.

Or donc, j'étais couché dans la forêt de sapins du vieux château, à
Bade, quand j'ai lu la lettre où vous me faites l'honneur de vous
plaindre de mon silence et de mon inaction. Gardant ma position
horizontale, je me suis mis aussitôt à vous penser une réponse du plus
vif intérêt, éloquente, chaleureuse, d'un style net et coloré, pleine
aussi de détails piquants et savants. Séduit par le charme du récit que
je vous faisais de mon voyage, je me suis levé pour aller l'écrire, car
il faut toujours bien en venir là. Mais arrivé chez moi, quel a été mon
désespoir de ne me plus trouver ni éloquence, ni chaleur, ni style, ni
mémoire! Je n'avais pas même un souvenir des beaux récits si richement
imagés que je vous faisais horizontalement une heure auparavant. J'étais
réduit enfin à la médiocrité intellectuelle, pour ne pas dire à la
nullité d'esprit, de l'homme perpendiculaire. Il pleuvait à verse, je ne
pouvais retourner cueillir des idées dans mon bois de sapins. Vous me
direz qu'on peut toujours s'étendre quelque part, sur un lit, sur un
canapé, sur un plancher même. C'est bien ce que j'ai fait, mais sans le
moindre résultat. Mon sang était devenu froid, la chaudière n'a pas
voulu bouillir, je suis demeuré stupide. La nature a des caprices...

Je vous narrerai donc tant bien que mal, en style de guide du voyageur,
mon excursion dans les Vosges et dans le duché de Bade; je vous en
demande bien pardon. Je mettrai du moins dans ce récit autant d'ordre
que possible et ne vous dirai rien qui ne se rapporte au sujet
directement. Tout d'abord ce nom de Vosges me rappelle une assez bonne
plaisanterie de M. Méry. Après la révolution de 1848, le nom de la place
Royale fut converti par le gouvernement républicain en celui de place
des Vosges; on parlait aussi de nommer rue des Vosges la rue Royale. M.
Méry, logicien s'il en fut jamais, imaginant alors que la dénomination
départementale devait partout être substituée à la qualification royale,
écrivit une lettre ainsi adressée:

«A Monsieur le directeur de l'Académie des Vosges de musique.»

Et la lettre parvint.

Vous me parlez des eaux que je suis censé prendre et que je prends
réellement, car je suis malade, et vous me demandez quelles sont celles
que je préfère. Ce sont les eaux qu'on ne prend pas, celles de Bade.
Pour les autres, n'en ayant essayé que d'une sorte, je ne puis établir
de comparaison.

Je ne vous dirai pas comme César:

    _Veni, vidi, Vichy;_

d'abord parce que le _Journal des Débats_ est un journal français,
grave, qui ne saurait permettre que l'on fasse dans ses colonnes un
pareil abus de la langue latine, ensuite parce qu'en effet je n'ai point
vu Vichy. Je suis allé de Paris et revenu ensuite (vous saurez pourquoi)
aux eaux de Plombières tout bonnement.

Plombières est un puits creusé par la nature au centre des montagnes
Royales (ou des Vosges, s'il vous plaît de leur donner encore ce vieux
nom républicain). C'est triste l'été, c'est affreux l'hiver; les
environs seuls en sont charmants. Il faut donc absolument en sortir pour
s'y plaire. Mais l'Empereur y était, et tout avait un air de fête, loin
aux alentours, sur les montagnes, dans les bois et dans le puits.
Partout des guirlandes de feuillage, partout des fleurs, des drapeaux
flottants, de brillants uniformes, roulements de tambours, volées de
cloches, harmonies militaires, vivat faisant retentir le vallon, bals,
concerts, ascensions de montgolfières, députations municipales, joyeuses
troupes de paysans endimanchés, superbes beautés enharnachées, comédiens
du théâtre du Palais-des-Vosges venus de Paris, écrivains, artistes,
savants, maires, adjoints, sous-préfets et préfets, célébrités sans
autorité, autorités sans célébrité.

C'était une véritable et belle transfiguration.

Une manie des nouveaux venus ici est de chercher l'étymologie du nom de
Plombières. On leur en donne plusieurs tirées de l'allemand, et du
français, et du latin, et toutes plus tirées par les cheveux les unes
que les autres. Eh! mon Dieu! Plombières vient de plomb. Le plomb est un
métal, on ne le contestera pas, j'espère; mais le fer en est un autre,
et qui a bien son prix. Or les montagnes qui surplombent ce petit lieu
sont pleines de minerai de fer, leurs eaux sont ferrugineuses et
teignent les fossés d'oxyde de fer; or si le fer, en sa qualité de
métal, fait naturellement penser au plomb, n'en voilà-t-il pas plus
qu'il ne faut pour justifier le nom de Plombières? Cette étymologie,
aussi naturelle qu'évidente, est la seule présentable. N'en parlons
plus.

La population de Plombières se compose en été de deux classes
d'individus fort différentes l'une de l'autre: les étrangers, curieux ou
baigneurs, et les indigènes. Cette dernière classe, peu nombreuse,
quoique Plombières compte plusieurs habitants, se concentre, après la
chute des neiges, dans un monument en forme de tombe, qui occupe le
milieu de la _ville_, et qu'on nomme le bain romain. Là, du matin au
soir, chauffés gratuitement par l'eau qui circule sous les dalles de la
salle supérieure, hommes, femmes et enfants travaillent à de fins
ouvrages d'aiguille, à des broderies.

     Que faire en un tel gîte, à moins que l'on n'y brode?

Et ne croyez pas qu'il n'y ait que des hommes faibles ou maladifs, des
culs-de-jatte, des bossus, des nains appliqués à ce travail. Hélas! non;
de robustes gaillards, de véritables Hercules, brodent eux-mêmes, aux
pieds de cette triste Omphale dont le nom est Nécessité.

Toutes les maisons sont fermées, on y rentre seulement la nuit. Il n'y a
plus alors le jour chez les bourgeois, qui pendant l'été louent leurs
chambres aux baigneurs, qu'une vieille femme courageuse, sûre d'ailleurs
que son aspect suffira pour mettre en fuite les voleurs s'il s'en
présente. Car le vieux sexe est terrible dans les Vosges.

La rue de Plombières est en certains endroits d'une largeur raisonnable;
quatre gros hommes peuvent y passer de front. Autrefois les femmes
jouissaient du même privilége. Il n'en est plus ainsi. Il n'y passe pas
aujourd'hui plus d'une belle dame de front, la loi crinoline le défend.
Encore les atours de ces lionnes sont-ils toujours tachés et froissés à
gauche et à droite par suite de leur frottement contre les murs.

Les détails que je vous donne là, monsieur, et ceux qui vont suivre, ne
sont empruntés à aucun des nombreux ouvrages publiés sur Plombières;
vous pouvez m'en croire. Désireux de m'instruire, je n'en ai lu aucun;
et je vous donne le résultat de mes très-réelles et très-personnelles
observations.

Il y a un _salon_ à Plombières où l'on pourrait jouer au billard et lire
les journaux, si les journaux et le billard n'étaient toujours, comme
disent les garçons de café, _occupés_. On y prie le dimanche dans une
modeste petite église; mais il n'y a pas de cimetière; je n'en ai du
moins pas pu découvrir. Il paraît (cela tiendrait-il à la grande
efficacité des eaux?) qu'à Plombières on ne meurt pas. C'est pourquoi,
sans doute, les habitants y ont tous l'air si vieux, et possèdent un si
grand fonds d'expérience... en matière commerciale.

Trois occupations importantes partagent dans la saison d'été la journée
des baigneurs. Ce sont le bain, la table d'hôte et la _partie de
plaisir_. Ah! la partie de plaisir! c'est la partie pénible et vraiment
cruelle du régime imposé par les médecins aux malades, et par les
malades aux malheureux qui se portent bien. Vous en aurez la preuve. Le
bain se prend en général le matin, soit aristocratiquement dans une
baignoire placée dans un cabinet, comme à Paris, soit démocratiquement
dans une grande cuve de pierre où grouillent à la fois toutes les
gibbosités, toutes les infirmités, toutes les laideurs de tous les sexes
et de tous les âges. Cette crapaudière porte un nom qui suffirait à me
la faire détester si je ne l'exécrais dans son essence (qui n'est pas
l'essence de roses, croyez-le bien), c'est le nom de piscine. Piscine!
quelle euphonie! quelles idées cela éveille! Piscine! mot venu du latin
et désignant un lieu où barbotent des poissons. Piscine! cela fait
penser aux lépreux de Jérusalem qui allaient, au dire de la Bible, y
laver leurs ulcères.

Eh bien! tout le monde y va, excepté quelques originaux qui ne craignent
pas de se faire surnommer les dégoûtés; et je renonce à vous donner une
idée approximative de ce spectacle, de ce bruit, de ces êtres enfermés
dans des espèces de vilains sacs plus ou moins mal clos, plus ou moins
flottants quand on va se mettre à l'eau, plus ou moins collants quand on
en sort; de ces conversations, de ces discussions politiques, de ces
opinons drôlatiques, de ces chansons de commis voyageur, le tout arrosé
de jets d'eau chaude par de turbulents enfants, les têtards de la
crapaudière, qui ont imaginé les plus étranges manières d'injecter leurs
voisins.--Malgré votre dégoût, vous avez donc vu la piscine? me
direz-vous.--Non, monsieur, non, je ne l'ai point vue dans son plein, et
j'espère bien ne la voir jamais. Jugez de ce que je vous en dirais si je
l'avais vue. Piscine! piscine! et par aggravation on en a fait à
Plombières le verbe _pisciner_, «nous piscinons, ils ou elles
piscinent!» Heureusement Plombières est maintenant en droit de compter
sur de larges et ingénieuses réformes, sur de précieux embellissements;
la promesse lui en a été faite, et cette promesse, venue de haut, est
déjà en voie de s'accomplir. Il faut donc espérer qu'avant peu d'années
on pourra noyer le souvenir de la piscine dans des bains un peu moins
primitifs et plus décents.

Les environs de Plombières offrent des sites ravissants, je l'ai déjà
dit, des points de vue grandioses, des retraites délicieuses, des lieux
de repos dans les bois, dignes d'être chantés par les Virgile et les
Bernardin de Saint-Pierre de tous les temps et de tous les pays. Tels
sont le _val d'Ajol_, vu de la _Vieille Feuillée_, les plateaux étalés
sur les montagnes qui y conduisent, la fontaine _du roi Stanislas_,
celle _du Renard_, la _vallée des Roches_ et dix autres que je
m'abstiens de nommer. C'est vers l'un de ces lieux poétiques qu'il est
d'usage parmi les baigneurs de diriger après le déjeuner, c'est-à-dire
vers onze heures, de petites caravanes réunies pour ces excursions,
nommées par antiphrase _parties de plaisir_. Promenades charmantes en
effet, si l'on n'y allait qu'à son heure, à son pas, par un temps
supportable, et seul ou à peu près seul. Mais on y monte d'ordinaire par
groupes de huit ou dix personnes, dont six au moins sont à ânes, avec
accompagnement de trois ou quatre âniers ou ânières du plus désagréable
aspect; par un soleil à pierre fondre, sans pouvoir s'arrêter où l'on se
plaît, s'ébattre, comme le lièvre de la fable, sur le thym ou la
bruyère; traîné à la remorque par les âniers, qui, recevant tant par
voyage, songent à en faire le plus possible dans la même journée, et
connaissent en conséquence le prix du temps.

Ce sont là de véritables parties de purgatoire. L'âne d'ailleurs est un
sot animal; avec son air humble et résigné, il se montre beaucoup plus
entêté que la mule.

Quand il est chargé d'un lourd monsieur Prudhomme pérorant sur ses
devoirs de citoyen, sur le sabre d'honneur qu'il a reçu, lequel sabre
_est le plus beau jour de sa vie_, et qu'il jure d'employer _à défendre
ou à combattre nos institutions_, si l'on veut hâter son pas (le pas de
l'âne) pour être débarrassé de lui (du monsieur Prudhomme) en restant en
arrière, le maudit animal (l'âne) fait le cuir dur et la sourde oreille;
insensible aux coups, il progresse avec une stoïque gravité et semble au
contraire modeler son allure sur la vôtre. S'il porte au contraire une
gracieuse crinoline avec laquelle on serait heureux de causer en
marchant à son côté, on a beau adresser la plus instante prière à l'âne
du purgatoire pour qu'il n'aille pas trop vite, il prend le trot au
travers des rocs et des ronces, et vous plante là seul sur une montagne
pelée, chauffée à quarante degrés Réaumur, à un quart de lieue de tout
ombrage.

Puis une douzaine d'autres petites vexations dont je ne vous parle pas,
mais qui ont leur prix.

Oh! la partie de plaisir! Dieu vous en garde! La seule raison qui m'ait
fait l'appeler modérément un purgatoire, quand j'étais en droit de la
comparer à l'enfer, c'est qu'en général on en revient moulu, brisé, il
est vrai, brûlé, _poussé_ (couvert de poussière, c'est un mot vosgien),
la tête et la gorge en feu, les pieds écorchés, d'une humeur de dogue,
regrettant une journée perdue, une belle nature mal vue, des rêveries
troublées, des émotions comprimées, mais on en revient..... presque
toujours.

J'ai été traînée sur cette ardente claie un jour que les directeurs de
la _partie de plaisir_ avaient opté pour un pèlerinage à la _Vieille
Feuillée_ et une visite à Mlle Dorothée. Mlle Dorothée, célèbre à
Plombières et très-avantageusement connue depuis Épinal jusqu'à
Rémiremont, est une honnête et aimable personne, née il y a longtemps
dans le val d'Ajol, d'où elle est sortie pendant quelques années
seulement. Ses rapports avec le monde élégant lui ont fait acquérir une
élocution correcte, une façon de s'exprimer distinguée sans affectation,
et une tenue digne et obligeante sans obséquiosité. Elle construit de
ses mains de petits instruments de petite musique, qu'elle nomme
épinettes, sans doute parce qu'on en vend à Épinal, car ils n'ont de
commun avec la véritable épinette que l'emploi de quatre cordes en métal
tendues sur un bâton creux semé de sillets comme un manche de guitare,
et qu'on gratte avec un bec de plume.

Mlle Dorothée fait en outre des vers remplis d'expressions
bienveillantes pour les voyageurs qui vont la visiter, et offre à ses
hôtes du lait exquis, du kirsch et un excellent pain bis, sur une table
de pierre plantée il y a soixante-dix ans par son père sur une terrasse
qui de très-haut domine le val d'Ajol. De là une vue indescriptible.

Le jour où notre petite caravane, composée d'un bouquet (je devrais dire
d'un gerbier) des plus gracieuses crinolines de Plombières, s'achemina
vers la retraite de Mlle Dorothée, les ânes encore furent de la
partie, et, fidèles à leurs habitudes, ils ne manquèrent pas de
tourmenter ceux d'entre nous qui allaient à pied. Malgré nos cris, ils
finirent par nous quitter tout à fait. Nous étions trois ainsi
délaissés, sous la mitraille d'un soleil furieux, au milieu d'une lande
nue, sans avoir la moindre idée de la direction qu'il fallait prendre
pour arriver au but de notre voyage. Après quelques moments donnés à la
mauvaise humeur, nous fûmes tout surpris de ressentir des impressions
dont la compagnie des ânes nous eût sans doute privés. Nous marchions en
silence, étudiant la physionomie particulière du plateau élevé de la
montagne où nous avions été si inhumainement abandonnés, physionomie que
n'ont point les grandes plaines inférieures. Ces hauts lieux semblent
plus riches d'air et de lumière; un certain mystère plane sur l'ensemble
du paysage; l'esprit de la solitude l'habite... cette chaumière ouverte
et déserte... ce petit étang où les fées doivent venir s'ébattre en
secret la nuit... ce bosquet de chênes immobiles... pas de laid animal
cornu, malpropre et ruminant; pas de chien galeux aboyant; pas de
berger goîtreux déguenillé... pas d'oiseaux domestiques, poules ou
dindons, rappelant la basse-cour, l'écurie, etc. Silence et paix
partout; sous un léger souffle de la brise, les bruyères agitent
doucement leurs petits panaches roses; deux alouettes passent à
tire-d'aile... poursuite amoureuse... l'une des deux disparaît dans un
champ de blé, l'autre commence à s'élever en spirale en préludant à son
grand hymne de joie. Goethe l'a dit: «Il n'est personne qui ne se sente
pressé d'un sentiment profond quand l'alouette invisible dans l'air
répand au loin sa chanson joyeuse.» C'est le plus poétique des oiseaux.
Ne me parlez pas de votre classique rossignol, _Philomela sub umbrâ_, à
qui il faut pour salles de concert des bocages fleuris et sonores, qui
chante la nuit pour se faire remarquer, qui regarde si on l'écoute, qui
toujours vise à l'effet dans ses pompeuses cavatines avec trilles et
roulades, qui singe par certains accents l'expression d'une douleur
qu'il ne ressent pas, un oiseau qui a de gros yeux avides, qui mange de
gros vers et qui demanderait volontiers des claqueurs. C'est un vrai
ténor à cent mille francs d'appointements.

Mais voyez et écoutez le mâle de l'alouette; celui-là est un artiste.
Insoucieux de l'effet qu'il peut produire, il chante parce que c'est un
bonheur pour lui de chanter; il lui faut l'air libre, l'espace infini.
Voyez-le au soir d'un beau jour, quand la nuit déjà fait pressentir son
approche, voyez-le s'élancer saluant le soleil qui décline à l'horizon,
l'étoile qui scintille en perçant la voûte céleste; il monte en
chantant vers l'astre; il nage dans l'éther; on comprend son bonheur
démesuré, on le partage; il monte, monte, monte en chantant toujours; sa
voix triomphante s'affaiblit peu à peu, mais on sent bien qu'elle a
conservé sa force, que la distance seule en adoucit l'éclat; il monte
encore, encore, il disparaît... on l'entend toujours; jusqu'à ce que,
perdu dans l'azur du ciel, épuisé d'enthousiasme, ivre de liberté, d'air
pur, de mélodie et de lumière, il ferme audacieusement ses ailes, et,
d'une hauteur immense, se laisse tomber droit sur son nid, où sa femelle
et ses petits, reconnaissants de ses douces chansons, le raniment par
leurs caresses.

..... Nous écoutions tous les trois...; nous écoutions encore, que
l'oiseau Pindare, rentré dans son cher nid, avait fini sa dernière
strophe, et murmurait sans doute à sa famille des accents intimes que
notre grossière oreille ne pouvait saisir. Mais nous étions tout à fait
égarés et un peu inquiets des jeunes crinolines. Par bonheur, nous
réveillâmes en passant une vieille femme qui dormait bravement au soleil
dans un fossé: elle s'offrit à nous conduire à travers champs. A peine
l'eûmes-nous acceptée pour guide, que la vieille nous mit sur le
chapitre de l'Empereur, nous demanda si nous l'avions vu, si nous le
connaissions, etc.

--Ah! c'est que j' l' connais ben, moi, continua-t-elle. L'autre jou, y
passait par ici, comme vous, pour aller chez mam'zelle Dorothée; des
gens du val d'Ajol vinrent l'attendre là-bas au coin d' ce bois. Y avait
un grand général qui marchait avec un autre mssieu loin devant les
autres de la troupe. Les paysans lui dirent comm' ça:

--Dites donc, mssieu, est-ce t'y vous qui êtes l'Empereur?

--Non, le voilà qui vient dans c'te prairie.

Tout d' suite les gens d'Ajol vont vers la prairie et puis disent à
l'autre:

--C'est donc vous, mssieu, qui êtes l'Empereur?

--Oui, mes enfants, que l'autre leux répond.

--Ah! ben, alors, tenez, bénissez-nous.

Et les v'là qui se mettent à genoux devant l'Empereur. Y voulait les
relever, mais y n' pouvait pas. Y se tortillait la moustache, et l'on
voyait ben qu'il avait la larme à l'œil, tout de même, le povre
homme.

--Vous avez vu ça?

--Pardi si j' l'on vu! je l'on vu comme et j' vous vois. Et plus loin,
là haut vers c'te ferme, y n' savions plus l' chemin, et y sont allés l'
demander au grand Nicolas qui vannait de sarrazin devant sa porte.
Micolas leux a dit oûs qu'y fallait passer, et l'Empereur lui a mis une
pièce dans la main. Micolas a cru comm' ça que c'était une pièce de
vingt sous, mais quand y-z-ont tous été loin, il a ouvert sa main, il a
regardé, et en voyant qu'il avait un vrai napoléon d'or en or, il a fait
un cri, et puis y s'est mis à jurer, oh! à jurer que ça faisait peur. De
joie, ben entendu, y jurait de joie; mais c't-égal, ce n'est pas bien
tout d' même de jurer comm' ça.

En devisant ainsi dans son jargon rustique, la brave femme est parvenue
à nous amener à peu près sains et saufs chez Mlle Dorothée, où nous
avons trouvé nos charmantes crinolines, nos vilains ânes, et du kirsch
et du lait.


Deuxième lettre

     Arrivée chez Mlle Dorothée.--Le val d'Ajol.--Toujours
     ramper.--Pourquoi vieillir, souffrir et mourir?--La fontaine de
     Stanislas.--Les Moraines.--Les glaciers.--Les tables
     d'hôte.--Caquets et médisances.--L'Eaugronne.--M. le docteur
     Sibille; son procédé pour guérir les maladies intestinales.--Les
     pères sans entrailles.--Effroi de M. Prudhomme.--Concert de
     Vivier.--Soirée chez l'Empereur.--Bade.--Un opéra nouveau de M.
     Clapisson; succès.--Le concert.--Mme Viardot.--Mlle
     Duprez.--Beethoven.--Retour à Plombières.--Tristesse.

Plombières, le 30 août.

Après les premières exclamations de rigueur, modulées dans tous les
tons, avec tous les timbres, sur tous les rhythmes: «Ah? vous voilà!

--Que vous est-il donc arrivé?

--Quelle inquiétude!

--Eh mais! c'est vous qui nous avez plantés là!

--Ce sont ces maudits ânes!

--Ah! pardi, M'ssieu, l'on sait bien que le-z-à ânes vont plus vite que
le-z-à pied.

--Et ma selle qui a tourné.

--Ah! ah! on l'a retenue à temps!

--Nous avons cueilli des framboises.

--Quelle vue!

--Dieu! que c'est beau!

--Non, M'ssieu, je ne resterai point! Il faut nous en retourner tout
d'suite à Plombié. On m'attend pour aller au Renard. J'veux que mes ânes
me rapportent!

--Eh bien! partez, beauté rudanière, nous reviendrons à pied;
croyez-vous que nous ayons grimpé jusqu'ici pour y rester seulement deux
minutes et repartir sans rien voir?»

On s'est enfin permis de jouir du coup d'œil, d'admirer le val d'Ajol
qui se déploie à une grande profondeur au-devant de la maison de
Dorothée. C'est un vaste berceau de verdure, avec un village rougeâtre
déposé au fond du berceau, comme un jouet d'enfant, et mille arabesques
dessinées par des massifs diversement colorés de sapin, de hêtre, de
bouleau et de frêne, cet arbre élégant, l'orgueil de la végétation des
Vosges; le tout couvert d'un léger voile bleu, et si calme, si frais, si
bien encadré de toutes parts... A cet aspect, le premier mouvement du
spectateur placé sur le bord de la terrasse est de s'élancer dans
l'espace vide pour nager avec délices dans ce grand lac d'air pur. Mais
aussitôt il résiste à cette impulsion spontanée qui l'entraîne en avant;
il se cramponne à un arbre pour ne pas tomber dans le précipice, et il
s'écrie avec Faust: «Oh! que n'ai-je des ailes!...» N'est-il pas naturel
en effet d'éprouver alors un sentiment d'humiliation et de se dire: Le
plus stupide et le plus lourd des oiseaux, une oie, pourrait le faire,
et je ne le puis!... O hommes, si fiers de vos découvertes, de vos
engins producteurs et destructeurs, de vos relations familières avec la
vapeur et la foudre, dont vous avez fini par faire vos esclaves à peu
près soumises, inventeurs si bouffis de votre science, de vos calculs;
vous construisez des maisons roulantes, des palais flottants; vous avez
même fait servir les lois de la gravitation à élever jusqu'aux nues, par
une contradiction apparente, de grands globes dont la puissance
ascensionnelle aurait dû vous ouvrir la route des airs; mais vous rampez
encore, pourtant. Se traîner sur l'eau ou sur la terre, aidés par les
vents ou par la vapeur, c'est toujours ramper. Et jusqu'au moment où
vous aurez trouvé le moyen sûr de vous transporter librement dans
l'espace, soit en volant, soit en dirigeant des navires aériens, des
villes aériennes, malgré tout vous appartiendrez à la race des rampants,
et vous n'en resterez pas moins d'ambitieuses chenilles, d'orgueilleux
colimaçons.....

Contre l'un des murs de la modeste maison de Dorothée, à l'extérieur,
était placardé au milieu d'une couronne de lauriers un quatrain en vers
alexandrins de la muse silvestre, sur la visite que l'Empereur lui avait
faite quelques jours auparavant.

«--C'est très-beau, mademoiselle, il y a là autant de cœur que de
style. Sa Majesté a sans doute été bien satisfaite?

--L'Empereur a semblé surtout ému de voir l'endroit de ma maison où se
sont reposées avant lui la reine Hortense et l'Impératrice Joséphine.

--Ces souvenirs, qu'il ne s'attendait pas à trouver dans cette solitude,
ont dû le toucher en effet. Et il est venu chez vous à pied, par une
telle chaleur?

--Oui, Mesdames.

--Sa Majesté vous a complimenté aussi sur votre lait? Il est excellent.

--L'Empereur ne l'a pas goûté.

--Comment! vous ne lui en avez pas présenté?

--J'étais si bouleversée que je n'y ai point songé. Il m'a pourtant
demandé si nous avions des vaches...

--Eh bien! c'était clair cela!

--Hélas! oui, j'y pense maintenant, il avait soif, c'était une façon
détournée de me le faire entendre, et il _n'a pas osé_ me demander du
lait... Mon Dieu, que je suis honteuse! c'est indigne de ma part. Mais
il m'a promis de revenir, et je lui ferai bien des excuses.

--S'il revient, comptez que l'Empereur fera cette fois apporter des
rafraîchissements, qu'il prendra à votre barbe sur l'herbe, puisque sur
cette table inhospitalière vous ne lui avez pas seulement offert une
tasse de lait.»

Après avoir ainsi tourmenté la conscience de notre pauvre hôtesse et
_osé_ écrire sur son album quelques vers auxquels elle a répondu par un
sonnet tout entier deux jours après, nous sommes redescendus sans
encombre, sans trop de fatigue et sans nous égarer cette fois, les uns
chantant, les autres rêvant et quelque peu philosophant. Une
très-aimable dame voulait absolument savoir _pourquoi vieillir_,
_pourquoi souffrir_, _pourquoi mourir_.

--Ah! je conviens que vieillir, souffrir et mourir sont trois verbes sur
la signification desquels on ne saurait trop gémir, et qu'il vaudrait
mieux constamment jouir. J'avoue que grandir, parvenir à comprendre le
beau, à connaître le vrai, sentir son intelligence et son cœur
s'épanouir, pour, au milieu de cette sublime extase, voir peu à peu le
mirage s'évanouir, l'espoir s'enfuir, est, sans mentir, une atroce
mystification, et qu'on ne pourrait finir que par devenir fou, si l'on
s'obstinait à l'approfondir. Mais, Madame, il y a dans cette souricière
où nous sommes tous pris, dont l'amour, l'art, le poëme du monde, sont
l'appât, et dont la mort est la trappe, bien d'autres choses qu'on ne
s'explique pas. Permettez-moi de vous adresser une question: Savez-vous
quel est le plus méchant des oiseaux?

--Ma foi non, il y en a tant de méchants. Est-ce le vautour? est-ce le
pigeon qui tue ses petits?

--Non; c'est le pinson.

--Le pinson, ce folâtre chanteur, si gracieux, si jovial? Allons donc!
et pourquoi?

    --On n'a jamais pu le savoir.

--Je comprends l'apologue. Seulement vous calomniez le pinson; et, en
disant que vieillir, souffrir et mourir sont trois choses atroces,
exécrables, je ne calomnie pas...

--Le vautour inconnu qui tôt ou tard nous dévore? Non, certes; et je
vous jure que ce monstre m'est, tout comme à vous, infiniment odieux.
Mais pourquoi il est si odieusement atroce, dans bien des milliers
d'années, si la race humaine existe encore, il faudra dire, comme
aujourd'hui:

    On n'a jamais pu le savoir.»--

Le surlendemain (car vingt-quatre heures de repos au moins sont
absolument nécessaires après _une partie de plaisir_), il a fallu se
hisser jusqu'à la fontaine de Stanislas. Pour y arriver, on suit pendant
quelque temps une route jolie et commode, achevée dernièrement par ordre
de l'Empereur, et, le reste du trajet se faisant dans les bois, on a au
moins de l'ombre, sinon de la fraîcheur.

Autre question philosophique soulevée pendant notre ascension:

Que doit-on le mieux aimer, mourir de chaleur ou mourir de froid?

Tout le monde a été d'avis qu'on devait préférer... ne jamais le savoir.

Arrivés à la fontaine, qui laisse à peine apercevoir son mince filet
d'eau, nous avons encore trouvé une vue magnifique, du lait et des vers.
En voici quatre sur le roi Stanislas que j'ai cueillis contre le rocher
sous lequel pleure la naïade. Je vous les envoie tout frais.

          Heureuse du nom qui me reste,
    Bon roi, si je pouvais chaque jour recueillir
    Les pleurs dus pour jamais à votre souvenir,
          Je ne serais pas si modeste.

Pour aller à la fontaine de Stanislas par la nouvelle route, il faut
traverser un amas immense, un fouillis, un chaos de roches grises,
concassées en blocs de toutes formes et de toute grandeur, bousculées,
entassées les unes sur les autres, dont l'aspect est celui d'une ruine
gigantesque et frappe vivement l'imagination. On appelle ces monceaux de
rochers des moraines ou des murghers. Et tout le monde de demander qui a
pu les apporter là. La légende populaire répond qu'au temps où les fées
travaillaient, ces gracieuses ouvrières s'étant mis en tête de
construire un pont en cet endroit pour passer d'une montagne à l'autre,
vinrent une nuit portant des pierres dans leur tablier pour en poser les
fondations. Mais un indiscret qui les observait du bois voisin ayant été
aperçu par leur reine, celle-ci poussa un grand cri, et toutes les fées,
lâchant les bouts de leur tablier relevé, laissèrent tomber leurs
pierres et s'enfuirent épouvantées.

Quelques personnes prétendent que ces amoncellements ont été produits
par des glaciers autrefois existants, qui auraient, par une progression
lente du haut en bas, comme font en effet pour certains blocs
granitiques les glaciers des Alpes, transporté du sommet de la montagne
ces fragments dans la vallée. Les auteurs de cette explication oublient
seulement de nous dire quels glaciers auraient accumulé les moraines qui
se trouvent en si grand nombre _au sommet_ des montagnes des environs de
Plombières. Et n'y en eût-il pas sur les sommets, n'y en eût-il que dans
les vallées, ce qui n'est point, je le répète, il faut toujours bien
admettre que les glaciers auraient pris en haut ces pierres qu'ils ont
portées en bas. Or, à l'époque où ils les y trouvèrent, quelle cause les
avait là réunies?... Il ne faut pas dire cette fois: on n'a jamais pu le
savoir! Il est évident, au contraire, que ces moraines sont tout
simplement des débris de la croûte de rochers fracassée par le brusque
soulèvement qui, dans une convulsion du globe, produisit les montagnes
des Vosges. Ces débris, par la violence de la secousse, furent dispersés
en désordre dans tous les sens, et, entraînés par leur pesanteur,
s'accumulèrent en plus grandes masses sur le versant et au pied des
montagnes.

Un monsieur Prud'homme, qui _aurait aimé_, disait-il, à être un géologue
fameux, partage tout à fait mon opinion à ce sujet.

«--D'ailleurs, ajoutait-il hier, avec un bon sens que ne m'avait pas
fait soupçonner sa prud'homie, que sont devenues ces prétendus glaciers?
la terre s'échaufferait donc? Tout le monde sait qu'elle se refroidit.

--Hélas! monsieur, tout le monde sait qu'on ne sait presque rien, et les
anciens de Plombières vous assureront, si vous y tenez, qu'il y eut
autrefois des glaciers sur ces montagnes. La glace même en était si
dure qu'on s'en servait pour faire des pierres à fusils. Si cela est
vrai, depuis la découverte des capsules fulminantes, le système des
fusils à percussion ayant prévalu, la Providence, qui ne fait rien pour
rien, a dû tout naturellement supprimer les glaciers.

--En effet, voilà qui est logique. Je n'avais point admis ce cas. Mon
Dieu! que j'aurais aimé à être un géologue fameux! J'ai toujours eu du
goût pour la géologie. Mais la vie est si courte! Voyez comme on
s'instruit lentement; j'aurai soixante ans sonnés dans dix-huit mois, et
jusqu'à présent il ne m'était pas parvenu que l'on pût faire avec de la
glace des pierres à fusil. La nature est impénétrable. Mais je viens
d'employer le mot de _géologue_ pour désigner un homme savant en
géologie; est-ce ainsi qu'il faut dire, monsieur?

--Théologie fait théologien, astrologie produit astrologue, entomologie
donne entomologiste. Je crois donc qu'il faut nous partager la
difficulté, dites géologiste, je dirai géologien, et nous serons à peu
près certains de nous tromper tous les deux.

--Au reste, cela m'est égal, je n'aurais pas aimé à être un grand
grammairien.

--Allons, vous n'avez pas à vous plaindre.»

       *       *       *       *       *

A la table d'hôte, à Plombières, s'accomplit, je vous l'ai dit, la
troisième importante fonction de la journée. Ces réunions, trop
nombreuses, sont en général bien composées; on y compte peu de monsieur
Prud'homme, et encore ne les voit-on pas trop faire blanc de _leur
sabre_, et ne pérorent-ils que rarement _sur nos institutions_.
Seulement on est forcé, comme au festin de Boileau,

    De faire un tour à gauche et manger de côté.

Puis le service y est fort lent. Les poulets n'y ont que deux ailes;
quand il en reste une et qu'elle passe devant vous, vous la prenez, et
vous êtes vexé, parce que le voisin, en son for intérieur, vous traite
d'égoïste; si vous ne la prenez pas par discrétion, vous êtes vexé bien
plus encore. On y sert d'excellentes truites et des quantités de
grenouilles (objet d'horreur pour les Anglais). D'où je suis forcé de
conclure qu'à Plombières comme ailleurs, la table d'hôte n'est en somme
qu'une piscine où l'on mange.

Après le dîner, tout le monde va dans la rue; les dames étalent leur
bouffante et ébouriffante toilette devant leur porte, sur des bancs, sur
des chaises; d'autres restent debout sur leur balcon, et toutes de
s'entre-dévorer avec un zèle et une verve dont on a peu d'exemples, même
dans les antres léonins de Paris.--

--Cette demoiselle bleue, oui, elle est jolie... encore... mais on a
aperçu le haut de son bras hier au bal, et on y a vu... enfin c'est un
malheur! on ne viendrait pas à Plombières si l'on n'avait quelque
infirmité.

--Ah! cette dame si maigre, elle a une singulière idée des convenances,
elle se permet d'exposer sa fille décolletée le soir depuis la nuque...
jusqu'au lendemain.

--Eh bien! vous savez le malheur de la grosse comtesse russe?

--Non!

--Quoi! la montgolfière! vous n'avez pas su?

--Pas encore.

--Personne n'a poussé la crinolofurie aussi loin que la comtesse.

--Certes, elle porte la circonférence de la grande cloche du Kremlin.

--Or, des charlatans, hier, sur la promenade des dames, ont lancé une
montgolfière en papier rose et blanc, beaucoup plus grosse encore que la
fameuse cloche de Moscou. A peine le ballon a-t-il paru au-dessus des
grands frênes de la promenade, que tout le monde rassemblé s'est écrié:
«Ah! mon Dieu! voilà Mme la comtesse qui s'envole!»

Il y a une petite rivière, ou, pour mieux dire, un gros ruisseau à
Plombières; les gens lettrés le nomment Eaugronne, et les gens du pays
l'Eau-grogne. Cette dernière appellation est la vraie; l'autre, n'en
déplaise aux savants, n'en est que la correction prétentieuse. La
rivière en effet roule ses ondes avec bruit; son eau grogne toujours.
L'animation que ses tours et détours donnent dans la partie basse de la
ville, et sa limpidité, sont un peu compensées par les immondices de
toute sorte qu'elle entraîne constamment. Les bouchers y jettent des
débris animaux aussi désagréables à la vue qu'à l'odorat. Partout on
voit de longs tubes intestinaux qui, accrochés par un bout à quelque
pierre, flottent par l'autre dans le courant, en serpentant comme des
anguilles. C'est fort laid. M. Prud'homme, extrêmement intrigué par ces
vilains objets, m'a demandé un matin ce qui pouvait en causer la
présence dans l'Eau-grogne.

«--Ne savez-vous donc pas, mon cher monsieur, que les eaux de Plombières
sont excellentes pour la cure des maladies intestinales? Le médecin,
inspecteur des eaux, M. Sibille...

--Pardon si je vous interromps, je voulais justement vous demander
quelques renseignements sur M. l'inspecteur Sibille; c'est un savant
médecin, on le proclame tel?

--Oui, et en outre un homme d'esprit, d'une bonté parfaite, ce qui est
plus rare. Bien différent des autres médecins, à qui il faut des malades
de choix, des gens robustes, vigoureux, bien portants, il consent à
soigner de vrais malades, et même les plus faibles, les malingres, les
désespérés, et en très-peu de temps il vous les rend à la santé.

--D'où est-il, s'il vous plaît?

--Parbleu, d'où voulez-vous qu'il soit, sinon de Cumes en Italie? Sa
famille est très-ancienne; elle était célèbre déjà dans Rome au siècle
d'Auguste, et Virgile parle des Sibilles de Cumes en maint endroit de
ses poëmes.

--Très-bien. Reprenons l'historique des maladies intestinales.

--M. le docteur Sibille donc a fait ce raisonnement judicieux: Au lieu
d'immerger le malade, s'est-il dit, et de l'affaiblir par des bains
interminables, si l'on immergeait seulement celui de ses organes qui le
fait souffrir, la cure ne serait-elle pas à la fois et moins fatigante,
et plus sûre, et plus complète? Cela doit être, évidemment. Guidé par
cette idée lumineuse, l'ingénieux docteur a aussitôt imaginé une
admirable opération dont on ne trouve pas la description dans les livres
sibillins (il en garde le secret), qu'il fait sans douleur, et au moyen
de laquelle les intestins du malade sont doucement extraits de son
corps. Il les expose alors dans le courant de l'onde bienfaisante, et en
trente-six heures au plus la guérison s'opère. Par exemple, le malade
est obligé d'observer pendant ce laps de temps une diète absolue.

--Oh! sans doute, il serait insensé de ne pas s'y soumettre. Qui veut la
fin veut les moyens.

--Après quoi les intestins sont remis à leur place, sans douleur
toujours, et cette merveilleuse cure est accomplie. Mais il faut tout
vous dire: à ce grand avantage physique viennent malheureusement se
joindre quelquefois des inconvénients moraux. Vous n'ignorez pas que
l'Eau-grogne fourmille de truites? or la truite est un poisson vorace,
et il arrive fréquemment, pendant l'immersion des organes... ma foi...
vous comprenez...

--Vous me faites frémir!

--Oui, à la fin, il peut manquer une partie de l'appareil digestif,
quelques mètres du tube intestinal... Le savant docteur, qui sait
combien l'imagination du patient deviendrait en ce cas pour lui un
adversaire dangereux, garde sur cet accident le plus complet silence; il
remet en place ce qui reste du tube, le malade ne s'aperçoit de rien et
guérit. Sa digestion s'opère plus vite, voilà tout. Mais son moral n'est
plus le même; il est brusque, dur; il maltraite sa femme et ses enfants;
il va même, ce qui est grave, jusqu'à les ruiner volontairement, à leur
enlever tout ce qu'il peut de son héritage. On a vu ainsi de bons et
respectables chefs de famille sortir de Plombières, après leur guérison,
pères à peu près sans entrailles.

--Voilà qui me confond!

--Eh! monsieur, vous en conveniez hier à propos d'une question de
géologie, et vous aviez bien raison: la nature est impénétrable.

--Sans doute; je n'en tremble pas moins; et si jamais, ce dont Dieu me
garde, il m'incombait une maladie intestinale, je n'aurais point recours
à l'audacieuse science de M. Sibille, je tiens trop à conserver un bon
père à mes enfants.»

Vivier, ce grand ennemi des monsieur Prud'homme, était à Plombières au
moment le plus brillant de la saison. Il a eu l'idée extravagante d'y
donner un concert. Ceci décidé, il a retenu _le salon_; plus rien ne
manquait que la musique et les musiciens. Car il en faut dans un
concert; ce n'est pas comme dans beaucoup d'opéras où un dialogue qui
n'est souvent ni vif ni animé remplace la musique très-avantageusement.
Le cor de Vivier a beau se multiplier et faire entendre trois ou quatre
sons à la fois, il ne saurait suffire en pareil cas. On a voulu recourir
à Mlle Favel, la gracieuse transfuge de l'Opéra-Comique de Paris.
Mlle Favel, suppliée de venir en aide à Vivier, a tout d'abord dit
non, puis de nouvelles instances lui ont arraché un oui bien faible, et
quelques heures après elle a renvoyé un énorme non bien formel. On dit
que Mlle Favel a découvert un maître de chant (Colomb est dépassé)
qui lui défend d'émettre un son avant l'an de grâce 1860, promettant à
cette condition de lui fournir un talent au moins égal au génie des
premières déesses de l'époque.

    Il n'y a que la foi qui perd.

Vivier alors a invité une jeune cantatrice de Nancy, Mlle Millet,
douée d'un filet de voix mince comme le filet d'eau de la fontaine de
Stanislas, et de plus un accompagnateur, M. Humblot, excellent musicien,
habile pianiste, élève du Conservatoire de Paris, qui professe à Épinal.
Quant au piano, il n'y fallait pas songer. Il y a bien à Plombières des
mélodiums d'Alexandre (où n'y en a-t-il pas maintenant?) mais le
poétique et religieux instrument ne saurait remplacer le piano, et on a
dû se résigner à l'emploi d'une de ces _commodes_ nasillardes qu'on
s'obstine encore à nommer pianos droits. Le concert a eu lieu. Malgré
leur prix élevé, les billets ont tous été pris. Le monsieur Prud'homme
regimbait. On lui a fait comprendre que _cette solennité_ étant placée
sous un haut patronage, son absence y serait remarquée, et pour ne _pas
faire de scandale_, il s'est enfin résigné. Vivier a obtenu un très-beau
succès. On a trouvé seulement le menu du festin musical offert au public
par le bénéficiaire un peu... menu. Il se composait d'excellente
venaison et de beaucoup de noisettes: chasses à triples fanfares, par
Vivier; barcarolles, chansonnettes du répertoire de la musique facile,
par M. Millet. Rien de plus.

Trois jours après, soirée intime chez l'Empereur, où Vivier a produit
ses charges les plus inouïes, ses ingénieux proverbes semi-lyriques, ses
idylles soldatesques, enfin tout son grand répertoire. Jamais soirée ne
fut plus gaie; Sa Majesté, qui cédait comme ses invités à une
irrésistible hilarité, a plusieurs fois complimenté le spirituel
violoniste-acteur-pianiste-mime-chanteur, sur l'incomparable originalité
de composition de ses scènes et sur la verve qu'il mettait dans leur
exécution. On a dansé pendant les entr'actes. A deux heures du matin,
après le départ des danseurs et des danseuses, l'Empereur, qui avait
fait une fausse sortie, est venu causer un instant avec les soupeurs. A
deux heures et demie, nous nous sommes retirés, charmés de l'hospitalité
impériale, fatigués de rire et d'applaudir, et à quatre heures je
partais pour Bade.

       *       *       *       *       *

A Bade, d'abord, première représentation d'un opéra français en deux
actes, de MM. de Saint-Georges et Clapisson, intitulé le _Sylphe_. Les
deux rôles principaux sont fort bien joués et chantés par Montjauze et
Mlle Duprez. C'est vif, gai, émaillé de mélodies gracieuses, de
scènes ingénieusement traitées, et la partition est finement
instrumentée. Comme il me paraît impossible que cet ouvrage, après
l'accueil qu'on lui a fait à Bade, ne soit pas très-prochainement
représenté à Paris, je n'en dirai rien de plus cette fois-ci.

Puis le concert organisé par les soins de M. Bénazet au bénéfice des
inondés de France; longs préparatifs. Je dois aller le matin à Carlsruhe
faire répéter les artistes de la chapelle ducale, revenir dans
l'après-midi pour la répétition de ceux de Bade; le soir, mettre en
ordre la musique arrivée de Strasbourg et d'ailleurs, donner ses
instructions au charpentier pour la construction de l'estrade, etc.,
etc. La veille du concert, grande affluence au salon de conversation:
j'y trouve des amis allemands venus de Berlin et de Weimar, de célèbres
amateurs de musique russes, anglais, suisses et français, des artistes
renommés de Paris, des membres de l'Institut de Paris, des confrères de
la presse de Paris. Le concert a lieu devant ce public d'élite! Dix
mille six cents francs de recette; exécution d'une rare beauté; le
délicieux chœur de Carlsruhe admirablement instruit par son habile
chef, M. Krug; l'orchestre irréprochable; Mme Viardot étincelante de
brio et d'_humour_ musicale dans ses mazurkas de Chopin, dans ses airs
espagnols, dans la cavatine de la _Sonnambula_, voire même dans son gros
air de Graun; Mlle Duprez, touchante et naïve dans le beau morceau
d'_Iphigénie en Aulide_:

    Adieu, conservez dans votre âme
    Le souvenir de notre ardeur,

et brillante aussi de virtuosité dans la piquante sicilienne de Verdi;
grands applaudissements pour MM. Gremminger et Eberius, du théâtre de
Carlsruhe; la scène d'_Orphée_ largement rendue; l'adagio de la
symphonie en _si_ bémol de Beethoven purement et poétiquement chanté par
l'orchestre. Cela gonfle le cœur; douleur de ne pouvoir exprimer ce
qu'on sent. C'est de la musique d'une sphère supérieure. Beethoven est
un Titan, un Archange, un Trône, une Domination. Vu du haut de son
œuvre, tout le reste du monde musical semble lilliputien.... Il a pu,
il a dû même paraphraser l'apostrophe de l'Évangile, et dire: «Hommes,
qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?»

       *       *       *       *       *

Le lendemain, recrudescence d'une gastralgie ramenée par diverses causes
où l'excès de la fatigue entre pour beaucoup. Confiant, non sans raison,
dans l'efficacité des eaux de Plombières, je vais encore une fois leur
demander un soulagement qui ne se fait pas attendre.

Mais quel changement! on n'est plus contraint, à la table d'hôte, à
manger de côté; plus de crinolines, la grosse comtesse du Kremlin s'est
décidément envolée; plus d'uniformes, de musique militaire, plus de
célébrités, plus d'autorités; les guirlandes de feuillage ont disparu;
les alexandrins de Mlle Dorothée n'ont plus qu'onze pieds; on ne
dévore plus le prochain après dîner, sur le seuil des maisons; on entend
retentir les sabots des passants dans la rue déserte de Plombières... Il
pleut... Les jours se suivent et se ressemblent... Je prends un
parapluie et je vais me promener dans les bois, écoutant le bruit
harmonieux et mélancolique des gouttes d'eau tombant sur le feuillage,
pendant que l'Eaugronne grogne dans son lit au fond de la vallée. Un
rouge-gorge, ce gentil avant-coureur de l'automne, passe curieusement
entre deux branches sa jolie tête, attache sur le promeneur immobile son
regard intelligent, et semble dire: «Que vient faire chez moi, par un
pareil temps, cet original?» Et je rentre; et je vous écris. Tout est
triste.

On était si épanoui à Plombières il y a trois semaines, que les malades
eux-mêmes avaient l'air bien portant; aujourd'hui tous les bien portants
ont l'air malade... Il pleut encore... Il pleut toujours... L'Empereur
est parti... Le monsieur Prud'homme s'obstine à rester.

J'aimerais à revoir Paris.

Adieu, monsieur.

H. BERLIOZ.



Aberrations et hallucinations de l'oreille.


Un jour, assistant à un concert où l'on exécutait l'une des plus
merveilleuses sonates de Beethoven, pour piano et violon, j'avais à côté
de moi un jeune musicien étranger, récemment arrivé de Naples, où
jamais, me disait-il, le nom de Beethoven n'avait frappé son oreille.
Cette sonate lui causait des impressions très-vives et qui l'étonnaient
profondément. L'andante varié et le finale le ravirent. Après avoir
écouté au contraire avec une attention presque pénible le premier
morceau:

«--C'est beau cela, me dit-il, n'est-ce pas, monsieur? Vous trouvez cela
beau?

--Oui, certes, c'est beau, c'est grand, c'est neuf, c'est de tout point
admirable.

--Eh bien! monsieur, je dois vous l'avouer, je ne le comprends pas.»

Il était à la fois honteux et chagrin. C'est un phénomène bizarre que
l'on peut observer chez les auditeurs même les plus heureusement doués
par la nature, mais dont l'éducation musicale est incomplète. Sans qu'il
soit possible de deviner pourquoi certains morceaux leur sont
inaccessibles, ils ne les comprennent pas; c'est-à-dire ils n'en
apprécient ni l'idée mère, ni les développements, ni l'expression, ni
l'accent, ni l'ordonnance, ni la beauté mélodique, ni la richesse
harmonique, ni le coloris. Ils n'entendent rien; pour ces morceaux-là
certains auditeurs sont sourds. Bien plus, n'entendant point ce qui y
surabonde, ils croient souvent entendre ce qui n'y est pas.

Pour l'un d'eux, le thème d'un adagio était _vague_ et _couvert par les
accompagnements_:

«--Aimez-vous ce chant? lui dis-je un jour, après avoir chanté une
longue phrase mélodique lente.

--Oh! c'est délicieux, et d'une netteté de contours parfaite; à la bonne
heure.

--Tenez, voilà la partition; reconnaissez l'adagio dont vous avez trouvé
le thème _vague_, et tâchez de vous convaincre par vos yeux que les
accompagnements ne sauraient le couvrir, puisqu'il est exposé _sans
accompagnement_.»

Un autre, reprochant à l'auteur d'une romance d'en avoir gâté la mélodie
par une modulation intempestive, _rude_, _dure_ et mal préparée.

«--Parbleu! répliqua le compositeur, vous me feriez plaisir en
m'indiquant cette malencontreuse modulation; voici le morceau,
cherchez-la.»

L'amateur eut beau chercher et ne trouva rien; le morceau est en _mi_
bémol d'un bout à l'autre, il ne _module pas_.

Je ne cite là que des idées erronées, produites par des impressions
fausses, chez des auditeurs impartiaux, bienveillants même, et désireux
d'aimer et d'admirer ce qu'ils écoutent. On juge de ce que peuvent être
les aberrations, les hallucinations des gens prévenus, haineux, à idées
fixes. Si l'on faisait entendre à ces gens-là l'accord parfait de _ré_
majeur, en les avertissant que cet accord est dans l'œuvre d'un
compositeur qu'ils détestent:

--Assez, assez, s'écrieraient-ils, c'est atroce, vous nous déchirez
l'oreille!

Ce sont de véritables fous.

Je ne sais si dans les arts du dessin on a pu constater l'existence de
cette race de maniaques pour qui le rouge est vert, le blanc est noir,
le noir est blanc, les rivières sont des flammes, les arbres des
maisons, et qui se croient Jupiter.



CORRESPONDANCE PHILOSOPHIQUE

LETTRE ADRESSÉE A M. ELLA

_directeur de l'Union musicale de Londres au sujet de_


La fuite en Égypte


FRAGMENTS D'UN MYSTÈRE EN STYLE ANCIEN[13]

    _"Some judge of authors' names, not works, and then_
    _Nor praise nor blame the writings, but the men."_


Mon cher Ella,

Vous me demandez pourquoi le Mystère (la Fuite en Égypte) porte cette
indication: _attribué à Pierre Ducré, maître de chapelle imaginaire_.

C'est par suite d'une faute que j'ai commise, faute grave dont j'ai été
sévèrement puni, et que je me reprocherai toujours. Voici le fait.

Je me trouvais un soir chez M. le baron de M***, intelligent et sincère
ami des arts, avec un de mes anciens condisciples de l'Académie de Rome,
le savant architecte Duc. Tout le monde jouait, qui à l'écarté, qui au
whist, qui au brelan, excepté moi. Je déteste les cartes. A force de
patience, et après trente ans d'efforts, je suis parvenu à ne savoir
aucun jeu de cette espèce, afin de ne pouvoir en aucun cas être
appréhendé au corps par les joueurs qui ont besoin d'un partenaire.

Je m'ennuyais donc d'une façon assez évidente, quand Duc, se tournant
vers moi:

«Puisque tu ne fais rien, me dit-il, tu devrais écrire un morceau de
musique pour mon album!

--Volontiers.»

Je prends un bout de papier, j'y trace quelques portées, sur lesquelles
vient bientôt se poser un andantino à quatre parties _pour l'orgue_. Je
crois y trouver un certain caractère de mysticité agreste et naïve, et
l'idée me vient aussitôt d'y appliquer des paroles du même genre. Le
morceau d'orgue disparaît, et devient le chœur des bergers de
Bethléem adressant leurs adieux à l'enfant Jésus, au moment du départ de
la Sainte Famille pour l'Égypte. On interrompt les parties de whist et
de brelan pour entendre mon saint fabliau. On s'égaye autant du tour
moyen âge de mes vers que de celui de ma musique.

«--Maintenant, dis-je à Duc, je vais mettre ton nom là-dessous, je veux
te compromettre.

--Quelle idée! mes amis savent bien que j'ignore tout à fait la
composition.

--Voilà une belle raison, en vérité, pour ne pas composer! mais puisque
ta vanité se refuse à adopter mon morceau, attends, je vais créer un nom
dont le tien fera partie. Ce sera celui de Pierre Ducré, que j'institue
maître de musique de la Sainte Chapelle de Paris au dix-septième siècle.
Cela donnera à mon manuscrit tout le prix d'une curiosité
archéologique.»

Ainsi fut fait. Mais je m'étais mis en train de faire le Chatterton.
Quelques jours après, j'écrivis chez moi le morceau du _Repos de la
Sainte Famille_, en commençant cette fois par les paroles, et une petite
ouverture fuguée, pour un petit orchestre, dans un petit style innocent,
en _fa diéze mineur sans note sensible_; mode qui n'est plus de mode,
qui ressemble au plain-chant, et que les savants vous diront être un
dérivé de quelque mode phrygien, ou dorien, ou lydien de l'ancienne
Grèce, ce qui ne fait absolument rien à la chose, mais dans lequel
réside évidemment le caractère mélancolique et un peu niais des vieilles
complaintes populaires.

Un mois plus tard je ne songeais plus à ma partition rétrospective,
quand un chœur vint à manquer dans le programme d'un concert que
j'avais à diriger. Il me parut plaisant de le remplacer par celui des
Bergers de mon Mystère, que je laissai sous le nom de Pierre Ducré,
maître de musique de la Sainte-Chapelle de Paris (1679). Les choristes,
aux répétitions, s'éprirent tout d'abord d'une vive affection pour
cette musique d'ancêtres.

«--Mais où avez-vous déterré cela? me dirent-ils.

--Déterré est presque le mot, répondis-je sans hésiter; on l'a trouvé
dans une armoire murée, en faisant la récente restauration de la Sainte
Chapelle. C'était écrit sur parchemin en vieille notation que j'ai eu
beaucoup de peine à déchiffrer.»

Le concert a lieu, le morceau de Pierre Ducré est très-bien exécuté,
encore mieux accueilli. Les critiques en font l'éloge le surlendemain en
me félicitant de ma découverte. Un seul émet des doutes sur son
authenticité et sur son âge. Ce qui prouve bien, quoique vous en disiez,
Gallophobe que vous êtes, qu'il y a des gens d'esprit partout. Un autre
critique s'attendrit sur le malheur de ce pauvre ancien maître dont
l'inspiration musicale se révèle aux Parisiens après cent soixante
treize ans d'obscurité. «Car, dit-il, aucun de nous n'avait encore
entendu parler de lui, et le Dictionnaire biographique des musiciens de
M. Fétis, où se trouvent pourtant des choses si extraordinaires, n'en
fait pas mention!»

Le dimanche suivant, Duc se trouvant chez une jeune et belle dame qui
aime beaucoup l'ancienne musique et professe un grand mépris pour les
productions modernes quand leur date lui est connue, aborde ainsi la
reine du salon:

«--Eh bien, madame, comment avez-vous trouvé notre dernier concert?

--Oh! fort mélangé, comme toujours.

--Et le morceau de Pierre Ducré?

--Parfait, délicieux! voilà de la musique! le temps ne lui a rien ôté de
sa fraîcheur. C'est la vraie mélodie, dont les compositeurs
contemporains nous font bien remarquer la rareté. Ce n'est pas votre M.
Berlioz, en tout cas, qui fera jamais rien de pareil.»

Duc à ces mots ne peut retenir un éclat de rire, et a l'imprudence de
répliquer:

«--Hélas, madame, c'est pourtant mon M. Berlioz qui a fait l'Adieu des
Bergers, et qui l'a fait devant moi, un soir, sur le coin d'une table
d'écarté.»

La belle dame se mord les lèvres, les roses du dépit viennent nuancer sa
pâleur, et tournant le dos à Duc, lui jette avec humeur cette cruelle
phrase:

«--M. Berlioz est un impertinent!»

Vous jugez, mon cher Ella, de ma honte, quand Duc vint me répéter
l'apostrophe. Je me hâtai alors de faire amende honorable, en publiant
humblement sous mon nom cette pauvre petite œuvre, mais en laissant
toutefois subsister sur le titre les mots: «_Attribué à Pierre Ducré,
maître de chapelle imaginaire_,» pour me rappeler ainsi le souvenir de
ma coupable supercherie.

Maintenant on dira ce qu'on voudra; ma conscience ne me reproche rien.
Je ne suis plus exposé à voir, par ma faute, la sensibilité des hommes
doux et bons s'épandre sur des malheurs fictifs, à faire rougir les
dames pâles, et à jeter des doutes dans l'esprit de certains critiques
habitués à ne douter de rien. Je ne pècherai plus. Adieu, mon cher
Ella, que mon funeste exemple vous serve de leçon. Ne vous avisez jamais
de prendre ainsi au trébuchet la religion musicale de vos abonnés.
Craignez l'épithète que j'ai subie. Vous ne savez pas ce que c'est que
d'être traité d'impertinent, surtout par une belle dame pâle.

Votre ami contrit,

HECTOR BERLIOZ.



La débutante.--Despotisme du directeur de l'Opéra.


Ce n'est pas chose facile de débuter à l'Opéra, même pour une jeune
cantatrice douée d'une belle voix, dont le talent est reconnu, qui est
d'avance engagée et chèrement payée par l'administration de ce théâtre,
et qui a par conséquent le droit de compter sur le bon vouloir du
directeur et sur son désir de la produire en public le plus tôt et le
mieux possible. Il faut d'abord choisir, et l'on conçoit l'importance de
ce choix, le rôle dans lequel elle paraîtra. Aussitôt qu'il en est
question, des voix s'élèvent avec plus ou moins d'autorité et d'éclat,
qui font entendre à l'artiste ces mots contradictoires:

«--Prenez mon ours!

--Ne prenez pas son ours!

--Vous aurez un succès, je vous le garantis.

--Vous éprouverez un échec, je vous le jure.

--Toute _ma presse_ et toute _ma claque_ sont à vous.

--Tout le public sera contre vous. Tandis qu'en prenant mon ours vous
aurez le public pour vous.

--Oui, mais vous aurez pour ennemis toute ma presse et toute ma claque,
et moi par-dessus le marché.»

La débutante effrayée se tourne alors vers son directeur, pour qu'il la
dirige. Hélas! demander à un directeur une direction, quelle innocence!
Le pauvre homme ne sait lui-même à quel diable se vouer. Il n'ignore pas
que les marchands d'ours ont raison quand ils parlent de la réalité de
leur influence, et de quel intérêt il est pour une débutante surtout de
les ménager. Pourtant, comme après tout on ne peut pas contenter à la
fois l'ours à la tête blanche et l'ours à la tête noire, on en vient à
se décider pour l'ours qui grogne le plus fort, et la pièce de début est
annoncée. La débutante sait le rôle, mais, ne l'ayant jamais encore
chanté en scène, il lui faut au moins une répétition, pour laquelle il
est nécessaire de réunir l'orchestre, le chœur et les personnages
principaux de la pièce. Ici commence une série d'intrigues, de mauvais
vouloirs, de niaiseries, de perfidies, d'actes de paresse,
d'insouciance, à faire damner une sainte. Tel jour on ne peut convoquer
l'orchestre, tel autre on ne peut avoir le chœur; demain le théâtre
ne sera pas libre, on y répète un ballet; après-demain le ténor va à la
chasse, deux jours plus tard il en reviendra, il sera fatigué; la
semaine prochaine le baryton a un procès à Rouen qui l'oblige à quitter
Paris; il ne sera de retour que dans huit ou dix jours; à son arrivée sa
femme est en couches, il ne peut la quitter; mais, désireux d'être
agréable à la débutante, il lui envoie des dragées le jour du baptême de
l'enfant; on prend rendez-vous pour répéter au moins avec le soprano au
foyer du chant, la débutante s'y rend à l'heure indiquée; le soprano,
qui n'est pas trop enchanté de voir poindre une nouvelle étoile, se fait
un peu attendre, il arrive cependant; l'accompagnateur seulement ne
paraît pas. On s'en retourne sans rien faire. La débutante voudrait se
plaindre au directeur. Le directeur est sorti, on ne sait quand il
rentrera. On lui écrit; la lettre est mise sous ses yeux au bout de
vingt-quatre heures. L'accompagnateur admonesté reçoit une convocation
pour une nouvelle séance, il est exact cette fois; le soprano à son tour
n'a garde de paraître. Pas de répétition possible; le baryton n'a pu
être convoqué, la barytone étant toujours malade; ni le ténor, qui est
toujours fatigué. Alors si on utilisait ces loisirs en allant visiter
les critiques influents... (on a fait croire à la débutante qu'il y
avait des critiques influents, c'est-à-dire, pour parler français, qui
exercent sur l'opinion une certaine influence).

«--Êtes-vous allée, lui dit-on, faire une visite à M***, le farouche
critique sous la griffe duquel vous avez le malheur de tomber? Ah! il
faut prendre bien garde à celui-là. C'est un capricieux, un entêté, il a
des manies musicales terribles, des idées à lui, c'est un hérisson, on
ne sait par quel bout le prendre. Si vous voulez lui faire une
politesse, il se fâche. Si vous lui faites une impolitesse, il se fâche
encore. Si vous allez le voir, vous l'ennuyez; si vous n'y allez pas, il
vous trouve dédaigneuse; si vous l'invitez à dîner la veille de votre
début, il vous répond que «lui aussi, ce jour-là, il donne _un dîner
d'affaires_.» Si vous lui proposez de chanter une de ses romances (car
il fait des romances), et c'est pourtant fin et délicat, cela, c'est une
charmante séduction, essentiellement artiste et musicale, il vous rit au
nez et vous offre de chanter lui-même les vôtres quand vous en
composerez. Ah! faites attention à ce méchant homme et à quelques autres
encore, ou vous êtes perdue.»--Et la pauvre débutante aux cent mille
francs commence à éprouver cent mille terreurs.

Elle court chez ce calomnié.

Le monsieur la reçoit assez froidement.

«--Il n'y a que deux mois qu'on annonce votre début, mademoiselle, en
conséquence vous avez encore au moins six semaines d'épreuves à subir
avant de faire votre première apparition.

--Six semaines, monsieur!...

--Ou sept ou huit. Mais enfin ces épreuves finiront. Dans quel ouvrage
débutez-vous?»

A l'énoncé du titre de l'opéra choisi par la débutante, le critique
devient plus sérieux et plus froid.

«--Trouvez-vous que j'aie mal fait de prendre ce rôle?

--Je ne sais si le choix sera heureux pour vous, mais il est fatal pour
moi, la représentation de cet opéra me faisant toujours éprouver de
violentes douleurs intestinales. Je m'étais juré de ne plus jamais m'y
exposer, et vous allez me forcer de manquer à mon serment. Je vous
pardonne mes coliques néanmoins, mais je ne saurais vous pardonner de me
faire manquer à ma parole et perdre ainsi l'estime de moi-même. Car
j'irai, mademoiselle, j'irai vous entendre malgré tout; je vais prévenir
mon médecin.»

La débutante sent le frisson parcourir ses veines à ces paroles
menaçantes; ne sachant plus quelle contenance faire, elle prend congé du
monsieur en réclamant son indulgence, et sort le cœur navré. Mais un
autre critique _influent_ la rassure.--«Soyez tranquille, mademoiselle,
nous vous soutiendrons, nous ne sommes pas des gens sans entrailles
comme notre confrère, et l'opéra que vous avez choisi, quoiqu'un peu dur
à digérer, ne nous fait pas peur.» Enfin le directeur espère qu'il ne
sera pas impossible de réunir prochainement les artistes pour une
répétition générale. Le baryton a gagné son procès, sa femme est
rétablie, son enfant a fait ses premières dents; le ténor est remis de
sa fatigue, il est même fort engraissé; le soprano est rassuré, on lui a
promis que la débutante ne réussirait pas; le chœur et l'orchestre
n'ayant pas fait de répétitions depuis deux mois, on peut risquer un
appel à leur dévouement. Le directeur, s'armant de tout son courage,
aborde même un soir les acteurs et les chefs de service et leur tient le
despotique langage de ce capitaine de la garde nationale qui commandait
ainsi l'exercice: «Monsieur Durand, pour la troisième et dernière fois,
je ne le répéterai plus, oserais-je vous prier d'être assez bon pour
vouloir bien prendre la peine de me faire le plaisir de _porter armes_?»

Le jour de la répétition est fixé, bravement affiché dans les foyers du
théâtre, et, chose incroyable, presque personne ne murmure de cet abus
de pouvoir du directeur. Bien plus, le jour venu, une heure et demie à
peine après l'heure indiquée, tout le monde est présent. Le directeur
des succès est au parterre entouré de sa garde et une partition à la
main; car ce directeur-là, qui est un original, a senti le besoin
d'apprendre la musique pour pouvoir suivre de l'œil les répliques
mélodiques et ne pas faire faire à son monde de fausses entrées.

Le chef d'orchestre donne le signal, on commence... «Eh bien! eh bien!
et la débutante où donc est-elle? Appelez-la.» On la cherche, on ne la
trouve pas; seulement un garçon de théâtre présente à M. le directeur
une lettre qu'on venait d'apporter _la veille_, dit-il, annonçant que la
débutante, atteinte de la grippe, est dans l'impossibilité de quitter
son lit, et par conséquent de répéter. Fureur de l'assemblée; le
directeur des succès ferme violemment sa partition; l'autre directeur
se hâte de quitter la scène; M. Durand qui commençait à _porter armes_,
remet son fusil sous son bras et rentre chez lui en grommelant. Et tout
est à recommencer; et la pauvre grippée, à la fin guérie, doit s'estimer
heureuse que le baryton ne puisse avoir de procès et d'enfants que tous
les dix ou onze mois, que le ténor ne se soit pas fait découdre par un
sanglier, et que M. Durand, n'ayant pas monté la garde depuis fort
longtemps, soit assez bon pour vouloir bien prendre la peine encore une
fois de porter armes. Car, il faut lui rendre cette justice, il finit
par la prendre.

En ce cas la débutante finit aussi par débuter; à moins qu'un nouvel
obstacle ne survienne. Oh! alors, M. le directeur, exaspéré, ne se
connaît plus, et vient dire carrément à ses administrés sans employer de
précautions oratoires, et d'un ton qui n'admet pas de réplique:
«Mesdames et Messieurs, je vous préviens que demain à midi, il n'y aura
pas de répétition!»



Le chant des coqs.--Les coqs du chant.


«Que pensez-vous de l'emploi du trille vocal dans la musique dramatique?
me demandait un soir un amateur dont une _prima donna_ venait de
vriller le tympan.

--Le trille vocal est quelquefois d'un bon effet, comme expression d'une
joie folâtre, comme imitation musicale du rire gracieux; employé sans
raison, introduit dans le style sérieux et ramené à tout bout de chant,
il m'agace le système nerveux, il me rend féroce. Cela me rappelle les
cruautés que j'exerçais dans mon enfance sur les coqs. Le chant
triomphal des coqs m'exaspérait alors presque autant que le trille
victorieux des _prime donne_ me fait souffrir aujourd'hui. Maintes fois
aussi m'est-il arrivé de rester en embuscade, attendant le moment où
l'oiseau sultan, battant des ailes, commencerait son cri ridicule qu'on
ose appeler chant, pour l'interrompre brusquement et souvent pour
l'étendre mort d'un coup de pierre.»

Plus tard, je me corrigeai de cette mauvaise habitude, je me bornai à
couper le cri du coq d'un coup de fusil. Aujourd'hui l'explosion d'une
pièce de quarante-huit suffirait à peine à exprimer l'horreur que le
trille des coqs du chant m'inspire en mainte circonstance.

Le trille vocal est en général aussi ridicule en soi, aussi odieux,
aussi sottement bouffon que les _flattés_, les _martelés_ et les autres
disgrâces dont Lulli et ses contemporains inondèrent leur lamentable
mélodie. Quand certaines voix de soprano l'exécutent sur une note aiguë,
il devient furieux, enragé, atroce, (l'auditeur bien plus encore) et un
canon de cent dix, alors, ne serait pas de trop.

Le trille des voix graves, au contraire, sur les notes basses surtout,
est d'un comique irrésistible; il en résulte une sorte de gargouillement
assez semblable au bruit de l'eau sortant d'une gouttière mal faite. Les
musiciens de style l'emploient peu. On commence à reconnaître la laideur
de cet effet de voix humaine. Il est déjà si ridicule, qu'un chanteur a
l'air de commettre une action honteuse en le produisant. On en rougit
pour lui. Dans deux ou trois cents ans on y renoncera tout à fait.

Un compositeur parisien de l'école parisienne a publié dernièrement un
morceau _religieux funèbre_, pour voix de basse. A la fin de son morceau
se trouve un long trille sur la première syllabe du mot _requiem_:

    _Pie Jesu, domine, dona eis re....quiem!!!!_

Voilà le sublime du genre.



Les moineaux.


Quelqu'un désignait un jour Paris comme la ville du monde où l'on aime
le moins la musique et où l'on fabrique le plus d'opéras comiques. La
première proposition est peu soutenable. Évidemment on aime encore plus
la musique à Paris qu'à Constantinople, à Ispahan, à Canton, à Nangasaki
et à Bagdad. Mais nulle part, à coup sûr, on ne confectionne des opéras
comiques en quantité aussi prodigieuse et d'aussi bonne qualité qu'à
Paris. Ce que deviennent ces innombrables produits est un mystère qu'il
ne m'a été donné de pénétrer jusqu'ici. Si on les brûlait, ils
deviendraient de la cendre, on en ferait même de la potasse utile dans
le commerce. Mais on se garde bien de les livrer aux flammes, je m'en
suis informé; on conserve avec soin, au contraire, ces masses de papier
de musique, parties d'orchestre, parties de chant, rôles et partitions
qui coûtèrent si cher à couvrir de notes, et dont la valeur, au bout de
quelques années, est celle des feuilles mortes amassées par l'hiver au
fond des bois. Où les cache-t-on, ces monceaux de papier? où trouve-t-on
des greniers, des hangars, des caves pour les y entasser? à Paris, où le
terrain est à si haut prix, où les auteurs d'opéras comiques ont
eux-mêmes tant de peine à se loger?... La statistique est aussi
ignorante à ce sujet que sur le chapitre des moineaux. Que deviennent
les moineaux de Paris? Toutes les recherches des savants ont été vaines
jusqu'à ce jour pour éclaircir cette question, qui n'est pas sans
importance pourtant, qui en a même beaucoup plus que celle relative aux
opéras comiques. En effet, en supposant qu'un couple de ces mélodieux
oiseaux vive cinq ans, chaque couple produisant deux nichées par saison,
chaque nichée étant de quatre petits au moins, c'est donc quatre couples
de plus au bout d'un an; lesquels couples produisant à leur tour, sans
que leurs parents pendant quatre années cessent de produire, doivent
nécessairement donner naissance, au bout d'un siècle seulement, à une
fourmilière de moineaux dont s'épouvante l'imagination, et qui devrait
avoir couvert depuis longtemps la surface de la terre. Les mathématiques
sont là pour en donner la preuve: ce qui prouve une fois de plus que les
preuves ne prouvent rien; car, en dépit de toutes les démonstrations
algébriques, nous voyons que la population des moineaux de Paris n'est
pas plus nombreuse aujourd'hui qu'elle ne le fut au temps du roi
Dagobert.

De même, chaque théâtre lyrique (l'Opéra excepté) produisant un nombre
vraiment extraordinaire de petits moineaux, je veux dire d'opéras
comiques, tous les ans, hiver comme été, qu'il vente, qu'il grêle, qu'il
tonne, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de chanteurs, que le public
s'absente, qu'on assiège Sébastopol, que le choléra sévisse, que les
Indes-Orientales soient en feu, que l'Amérique du Nord fasse
banqueroute, organise le brigandage et avoue cette nouvelle manière de
faire des affaires, sur ce nombre effrayant de productions musicales et
littéraires, on ne rencontre pas plus de chefs-d'œuvre qu'on n'en
trouvait, je ne dirai pas au temps du roi Dagobert, mais à l'époque de
Sédaine, de Grétry, de Monsigny, où les théâtres lyriques, peu nombreux,
fonctionnaient avec une si louable réserve. Cette inexplicable
circonstance doit donc donner beaucoup de prix aux moineaux qui chantent
bien, quand on a le bonheur d'en attraper un en lui mettant un grain de
sel sur la queue; en ce temps-ci surtout, où le vrai sel est devenu si
rare, qu'on se voit bien souvent forcé d'employer pour les opéras
comiques du sel de Glauber.

--Qu'est-ce que le sel de Glauber, direz-vous?

--Demandez à votre médecin, et priez-le de ne vous en faire jamais
prendre.



La musique pour rire.


Un nouveau genre de musique (du moins on prétend qu'il y a de la musique
là dedans) est en grand honneur à cette heure à Paris. On l'appelle _la
musique pour rire_. Cela se vend, comme la galette des pâtissiers du
boulevard Bonne-Nouvelle, à très-bon marché. On en a, si l'on veut, pour
six sous, pour quatre sous, pour deux sous même; cela veut être chanté
par les gens qui n'ont point de voix et ne savent pas la musique, cela
veut être accompagné par des pianistes qui n'ont pas de doigts et ne
savent pas la musique, et cela plaît aux gens dont l'esprit ne court pas
les rues et qui pourraient se piquer de ne savoir ni le français ni la
musique.

On juge de la quantité des consommateurs. Aussi le nombre des théâtres
où cette musique appelle les passants augmente-t-il chaque jour. Il y en
a _intrà muros_ et _extrà muros_. Les amateurs ne prennent même aucune
précaution pour y entrer. Ils ne se cachent pas; les représentations
eussent-elles lieu en plein jour, je crois, Dieu me pardonne, qu'ils s'y
rendraient sans hésiter. Bien plus, dans certains salons même on
organise maintenant des concerts de musique pour rire. Seulement on a
remarqué que l'auditoire de ces concerts restait toujours fort sérieux
et que les chanteurs seuls avaient l'air de rire. Je dis _avaient
l'air_, parce que ces pauvres gens sont en général mélancoliques comme
Triboulet.

L'un d'eux, qui avait chanté de la musique pour rire toute sa vie sans
avoir pu trouver un seul instant de gaieté, est mort d'ennui l'année
dernière. Un autre vient, dit-on, de se faire professeur de philosophie.
On en cite un seul plus chanceux que ses émules. Celui-là vit entouré de
l'estime et de la considération que lui vaut son immense fortune amassée
dans une entreprise de pompes funèbres. Mais cet heureux est si gai,
qu'il ne chante plus.

Témoin de ce triomphe de la musique pour rire et de l'influence
incontestable qu'elle exerce, l'Opéra-Comique a voulu y recourir pour
rendre son public un peu plus sérieux. Il avait entendu parler de la
chanson de _l'Homme au serpent_, chantée et exécutée avec tant de succès
dans les Concerts-de-Paris, et d'une comédie intitulée _les Deux
Anglais_, qui eut à l'Odéon un grand nombre de représentations, il y a
vingt-huit ou trente ans, et puis encore de deux ou trois vaudevilles
sur le même sujet. Alors l'Opéra-Comique s'est dit avec un bon sens
au-dessous de son âge: si je faisais confectionner avec tout cela
quelque chose de nouveau, ce serait fort; ce serait très-fort, et cela
ferait le pendant d'un autre nouvel ouvrage que j'ai inventé et qui
s'appelle _l'Avocat Pathelin_.--Et l'Opéra-Comique a réussi. Il a
maintenant deux cordes à son arc, il ne lui manque plus que le trait;
mais il sait faire flèche de tout bois, et le trait vient à point à qui
sait l'attendre.



Les sottises des nations.

(_Castigat ridendo mores._)


Je déteste la tartuferie, et rien ne m'exaspère comme les proverbes, qui
affichent, et sur une toile de théâtre encore, des prétentions morales.
Une sentence latine prétend que le théâtre de l'Opéra-Comique _épure_
les mœurs. Car son _castigat_ n'a pas d'autre signification réelle.
N'est-ce pas là une tartuferie stupide en style lapidaire? Et quand ce
serait une vérité, qui demande aux théâtres cette fonction dépurative?
Nigauds! Épurez votre répertoire, épurez la voix de vos chanteurs,
épurez le style de vos auteurs et de vos compositeurs, épurez le goût de
votre public, épurez la population de vos premières loges et n'y laissez
entrer que de jeunes et jolies femmes, votre mission sera remplie, c'est
tout ce que nous voulons. D'ailleurs, voyez à quel point est sage la
sagesse des proverbes!

    Qui trop embrasse mal étreint!

Il ne faudrait donc jamais s'occuper que d'un seul travail, que d'une
seule entreprise, il ne faudrait pas avoir plus d'un vaisseau sur le
chantier, plus d'un canon à la fonte, plus d'un régiment à l'exercice.
César, qui dictait trois lettres à la fois en trois langues différentes,
était un sot; Napoléon qui, à Moscou, trouvait le temps de réglementer
le Théâtre-Français, un esprit léger. Et les maris affligés d'une grosse
femme ont donc tort de l'embrasser, car en l'embrassant ils embrassent
beaucoup et étreignent mal.

    Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras.

Ce proverbe-ci tend à déconsidérer et à détruire le commerce, ni plus ni
moins. Il tend à détruire même l'agriculture, car si le laboureur en
tenait compte, il garderait son grain au lieu d'ensemencer sa terre; et
nous mourrions de faim.

    L'ennui porte conseil.

Néo-proverbe mensonger; j'assiste journellement à des opéras, à des
cantates, à des soirées, à des sonates d'un ennui mortel, et loin d'être
bien conseillé par l'ennui, je sens, en sortant du lieu de l'épreuve,
que j'étranglerais avec transport des gens que j'eusse volontiers salués
courtoisement en y entrant.

    On n'est jamais trahi que par les chiens.

Celui-ci est d'une naïveté qui le met au-dessous de la critique; on est
trahi par tout le monde.

    Il faut hurler avec les loups.

Quant à cet aphorisme, une foule de chanteurs de notre temps en ont
reconnu la justesse; ils en blâment seulement la forme; ils le trouvent
trop long de moitié.

Ces exemples me paraissent suffisants pour démontrer que les proverbes
latins et français sont les sottises des nations.



L'ingratitude est l'indépendance du cœur.


Il y avait une fois un homme de beaucoup d'esprit, d'un naturel
excellent, très-gai, mais dont la sensibilité était si vive, qu'à force
d'avoir le cœur froissé et meurtri par le monde qui l'entourait, il
avait fini par devenir mélancolique. Un grand défaut déparait ses rares
qualités: il était moqueur, oh! mais, moqueur, comme nul ne le fut avant
ni après lui. Il se moquait de tous, sinon de tout; des philosophes, des
amoureux, des savants, des ignorants, des dévots, des impies, des
vieillards, des jeunes gens, des malades, des médecins (des médecins
surtout), des pères, des enfants, des filles innocentes, des femmes
coupables, des marquis, des bourgeois, des acteurs, des poëtes, de ses
ennemis, de ses amis, et enfin de lui-même. Les musiciens seuls ont
échappé, je ne sais comment, à son infatigable raillerie. Il est vrai
que la satire des musiciens était déjà faite: Shakspeare les avait assez
bien fustigés dans la scène finale du quatrième acte de _Roméo et
Juliette_:

     PIERRE.

«Et toi, Jacques Colophane, que dis-tu?

     TROISIÈME MUSICIEN.

Ma foi, je ne saurais rien dire.

     PIERRE.

Tu ne sais rien dire? Ah! c'est juste! _Tu es le chanteur de la troupe._

            *       *       *       *       *

     DEUXIÈME MUSICIEN.

Descendons; _attendons le convoi funèbre; nous souperons_.»

On ne conçoit pas qu'après avoir vilipendé tant de monde, l'excellent
homme dont je parle n'ait pas été une seule fois assassiné. Après sa
mort, le peuple, il est vrai, n'eût pas mieux demandé que de le traîner
sur la claie, et sa femme ne vint à bout de calmer les furieux qu'en
leur jetant de l'argent par les fenêtres de la chambre mortuaire.
Quoique fils d'un simple tapissier, il avait fait de bonnes études
classiques. Il écrivait en vers et en prose d'une façon remarquable; on
a fini même par le tant remarquer, qu'après un siècle et demi de
réflexions les Parisiens ont eu l'idée de lui ériger une statue de
bronze, portant sur le socle le titre de ses nombreux ouvrages. C'était
très-bien de leur part. Seulement, comme les gens chargés de la
direction de ce travail, entrepris pour glorifier un homme de lettres,
n'étaient pas forts en orthographe, ils écrivirent ainsi le nom de l'un
des chefs-d'œuvre de l'illustre railleur: _l'Avarre_. Ce qui
produisit dans le temps une assez vive sensation parmi les épiciers
savants de la rue Richelieu, et mit le directeur des travaux du monument
dans l'obligation de faire gratter l'inscription irrégulière pendant la
nuit.

    Juste retour, monsieur, des choses d'ici-bas.

Vous avez tourné en dérision un individu qui sollicitait l'emploi de
_correcteur des enseignes et inscriptions de Paris_, et voilà qu'au
dix-neuvième siècle on vous appelle à Paris, dans une inscription,
l'auteur de _l'Avarre_.

Ce misanthrope (le lecteur ne l'eût jamais deviné) se nommait Poquelin
de Molière, et voici à quel propos je me permets de parler ici de lui:
le fouet de cet enragé fouetteur de ridicules n'est jamais tombé, je le
disais tout à l'heure, sur les épaules des musiciens. Ne faut-il pas
encore reconnaître une ironie du sort dans l'acharnement que les
musiciens seuls ont mis, sinon à égratigner, au moins à farder, à
enjoliver les figures des personnages qu'il a mis au monde, et à les
enduire de mélodies qui leur donnent une sorte d'éclat factice dont
Molière sans doute serait peu jaloux de les voir briller?... Il est donc
vrai que pour les musiciens au moins «l'ingratitude est l'indépendance
du cœur.»

L'un de ces ingrats a ouvert le feu contre Molière avec une énergie et
un succès qui, fort heureusement, n'ont pas été égalés depuis lors. Il
se nommait Mozart. Il vint à Paris fort jeune. Il manifesta le désir
d'écrire une grande partition pour le théâtre de l'Opéra (l'Académie
royale de musique). Mais comme il jouait très-bien du clavecin et qu'il
avait déjà publié plusieurs sonates pour cet instrument, les
administrateurs de l'Opéra, en hommes judicieux et sagaces, lui firent
sentir l'impertinence de son ambition, et l'éconduisirent en l'engageant
à se borner à écrire des sonates. Mozart ayant reconnu, avec peine il
est vrai, qu'il n'était qu'un paltoquet, s'en retourna piteusement en
Allemagne, où il se fit arranger en libretto un drame de Molière dont la
représentation l'avait beaucoup frappé. Puis il le mit en musique et le
fit représenter à Prague avec un succès prodigieux, au dire des uns,
sans succès, au dire des autres. Ainsi apparut le _Don Giovanni_, dont
la contre-gloire pendant nombre d'années a fait un peu pâlir la gloire
du _Don Juan_. Les grands compositeurs qu'honorait alors la confiance de
messieurs les directeurs de l'Opéra eussent été incapables d'un tel acte
d'ingratitude.

Beaucoup plus tard, on porta à l'Opéra-Comique une petite partition
écrite sur une autre pièce de Molière, _le Sicilien ou l'Amour peintre_.
Je ne sais si elle a été représentée. Plus tard est venue _la Psyché_,
de M. Thomas. _Le Médecin malgré lui_, de M. Gounod, fait et fera
longtemps encore les beaux jours du Théâtre-Lyrique. Enfin _les
Fourberies de Marinette_, de M. Creste, constituent le dernier attentat
contre l'auteur de _Don Juan_ qui ait été enregistré dans les annales de
l'ingratitude musicale.

En somme, il est inutile de le nier aujourd'hui, de tous les musiciens
qui devaient de la reconnaissance à Molière, Mozart fut évidemment le
plus ingrat.



Vanité de la gloire.


Un directeur de l'Opéra rencontrant un soir Rossini sur le boulevard des
Italiens, l'aborde d'un air riant, comme quelqu'un qui vient annoncer à
un ami une bonne nouvelle:

--Eh bien, cher maître, lui dit-il, nous donnons demain le troisième
acte de votre _Moïse_!

--Bah! réplique Rossini, tout entier?

La repartie est admirable, mais ce qui l'est plus encore, c'est qu'en
effet on ne donnait pas le troisième acte tout entier. Ainsi sont
respectées à Paris les plus belles productions des grands maîtres.

Certains ouvrages, d'ailleurs, sont prédestinés aux _palmes du martyre_.
Il en est peu dont le martyre ait été aussi cruel et aussi long que
celui de l'opéra de _Guillaume Tell_. Nous ne saurions trop insister sur
cet exemple offert par Rossini aux compositeurs de toutes les écoles,
pour prouver le peu d'autorité et de respect accordé dans les théâtres
aux dons les plus magnifiques de l'intelligence et du génie, à des
travaux herculéens, à une immense renommée, à une gloire éblouissante.
On dirait même que, plus la supériorité de certains grands hommes qui
ont daigné écrire pour le théâtre est incontestable et incontestée, et
plus la racaille des petits met à insulter leurs ouvrages d'acharnement
et de ténacité. Je ne rappellerai pas ici ce qu'on a fait en France de
l'œuvre dramatique de Mozart, en Angleterre de celle de Shakspeare,
je dirai comme Othello: _They know it, no more of that_ (On le sait,
n'en parlons plus). Mais ce que devient peu à peu l'œuvre de Gluck en
ce moment dans les théâtres où on la représente encore (j'en excepte
celui de Berlin), dans les concerts où l'on en chante des fragments,
dans les boutiques où l'on en vend des lambeaux, c'est ce dont la plus
active imagination de musicien ne saurait se faire une idée. Il n'y a
plus un chanteur qui en comprenne le style, un chef d'orchestre qui en
possède l'esprit, le sentiment et les traditions. Ceux-là au moins ne
sont pas coupables, et c'est presque toujours involontairement qu'ils en
dénaturent et éteignent les plus radieuses inspirations. Les arrangeurs,
les instrumentateurs, les éditeurs, les traducteurs, au contraire, ont
fait avec préméditation, en divers endroits de l'Europe, de cette noble
figure antique de Gluck un masque si hideux et si grotesque, qu'il est
déjà presque impossible d'en reconnaître les traits.

Une fourmilière de Lilliputiens s'est acharnée sur ce Gulliver. Des
batteurs de mesure du dernier ordre, de détestables compositeurs, de
ridicules maîtres de chant, des danseurs même, ont instrumenté Gluck,
ont déformé ses mélodies, ses récitatifs, ont changé ses modulations,
lui ont prêté de plates stupidités. L'un a ajouté _des variations pour
la flûte_ (je les ai vues) au solo de harpe de l'entrée d'Orphée aux
enfers, trouvant ce prélude trop pauvre sans doute et insignifiant.
L'autre a bourré d'instruments de cuivre le chœur des ombres du
Tartare du même ouvrage, en leur adjoignant le _serpent_ (je l'ai vu),
apparemment parce que le serpent doit tout naturellement figurer dans
une scène infernale où il est question des Furies. Ici au contraire on a
réduit à un simple quatuor toute la masse des instruments à cordes.
Ailleurs un maître de chapelle a imaginé de faire aboyer les choristes
(j'ai entendu cette horreur) en leur recommandant expressément de ne pas
chanter..., encore dans la scène des enfers d'Orphée. Il avait voulu
produire ainsi un chœur de Cerbères, _de chiens dévorants_...
invention sublime qui avait échappé à Gluck.

J'ai sous les yeux une édition allemande de l'_Iphigénie en Tauride_, où
l'on remarque, entre autres mutilations, _la suppression de huit
mesures_ dans le fameux chœur des Scythes: «Les dieux apaisent leur
courroux», et les inversions les plus tristement comiques dans le texte
de la traduction. Celle-ci, entre mille, quand Iphigénie dit:

    J'ai vu s'élever contre moi
    Les dieux, ma patrie... et mon père.

la phrase musicale se termine par un accent douloureux et tendre sur «et
mon père», dont il est impossible de méconnaître l'intention. Cet accent
se trouve faussement appliqué dans l'édition allemande, le traducteur
ayant interverti l'ordre des mots et dit:

    Mon peuple, mon père et les dieux.

supposant qu'il n'importait guère que père fût devant ou bien qu'il fût
derrière. Ceci me rappelle une traduction anglaise de la ballade
allemande _le Roi des Aulnes_, dans laquelle le traducteur, par suite de
je ne sais quelle licence poétique, avait jugé à propos d'intervertir
l'ordre du dialogue établi entre deux des personnages. A la place de
l'interpellation placée par le poëte allemand dans la bouche du _père_,
se trouvait dans la traduction anglaise la réponse de l'_enfant_. Un
éditeur de Londres, désireux de populariser en Angleterre la belle
musique écrite par Schubert sur cette ballade, y fit ajuster tant bien
que mal les vers du traducteur anglais. On devine le bouffon contre-sens
qui en résulta; l'enfant s'écriant dans un paroxysme d'épouvante: «Mon
père! mon père! j'ai peur!» sur la musique destinée aux paroles:
«Calme-toi, mon fils, etc.», et réciproquement.

Les traductions des opéras de Gluck sont émaillées de gentillesses
pareilles.

Et le malheur veut que l'ancienne édition française, la seule où l'on
puisse retrouver intacte la pensée du maître (je parle de celle des
grandes partitions), devienne de jour en jour plus rare, et soit
très-mauvaise sous le double rapport de l'ordonnance et de la
correction. Un déplorable désordre et d'innombrables fautes de toute
espèce la déparent.

Dans peu d'années, quelques exemplaires de ces vastes poëmes
dramatiques, de ces inimitables modèles de musique expressive resteront
seuls dans les grandes bibliothèques, incompréhensibles débris de l'art
d'un autre âge, comme autant de Memnons qui ne feront plus entendre de
sons harmonieux, sphinx colossaux qui garderont éternellement leur
secret. Personne n'a osé en Europe entreprendre une édition nouvelle, et
soignée, et mise en ordre, et annotée, et bien traduite en allemand et
en italien des six grands opéras de Gluck. Aucune tentative sérieuse de
souscription à ce sujet n'a été faite. Personne n'a eu l'idée de risquer
vingt mille francs (cela ne coûterait pas davantage) pour combattre
ainsi les causes de plus en plus nombreuses de destruction qui menacent
ces chefs-d'œuvre. Et malgré les ressources dont l'art et l'industrie
disposent, grâce à cette monstrueuse indifférence de tous pour les
grands intérêts de l'art musical, ces chefs-d'œuvre périront.

Hélas! hélas! Shakspeare a raison: _La gloire est comme un cercle dans
l'onde, qui va toujours s'élargissant, jusqu'à ce qu'à force de
s'étendre il disparaisse tout à fait._ Et Rossini a depuis longtemps
semblé croire que le cercle de la sienne était trop étendu, tant il a
accablé d'un colossal dédain tout ce qui pouvait y porter atteinte. Sans
cela, sans cette prodigieuse et grandiose indifférence, peut-être se
fût-on contenté, à l'Opéra de Paris, de mettre aux archives ses
partitions du _Siège de Corinthe_, de _Moïse_ et du _Comte Ory_, et se
fût-on abstenu de fouailler comme on l'a fait son _Guillaume Tell_. Qui
n'y a pas mis la main? qui n'en a pas déchiré une page? qui n'en a pas
changé un passage, par simple caprice, par suite d'une infirmité vocale
ou d'une infirmité d'esprit? A combien de gens qui ne savent ce qu'ils
font le maître n'a-t-il pas à pardonner? Mais quoi! pourrait-il se
plaindre? ne vient-on pas de reproduire _Guillaume Tell_ presque tout
entier? On a remis au premier acte la marche nuptiale qu'on en avait
retranchée depuis longtemps; tous les grands morceaux d'ensemble du
troisième nous sont rendus; l'air «Amis, secondez ma vaillance!» qui
avait disparu plus d'un an avant les débuts de Duprez et qu'on
réinstalla ensuite pour en faire le morceau final de la pièce en
supprimant tout le reste, fut plus tard tronqué dans sa péroraison pour
garantir un chanteur du danger que lui présentait la dernière phrase,

    Trompons l'espérance homicide.

Eh bien! cette péroraison ne vient-elle pas d'être restituée au morceau?
N'a-t-on pas poussé la condescendance jusqu'à faire entendre au
dénoûment le magnifique chœur final avec ses larges harmonies sur
lesquelles retentissent si poétiquement des réminiscences d'airs
nationaux suisses? et le trio avec accompagnement d'instruments à vent,
et même la prière pendant l'orage, qu'on avait supprimée avant la
première représentation? Car dès le début déjà, aux répétitions
générales, les hommes capables du temps s'étaient mis à l'œuvre sur
l'œuvre, ainsi que cela se pratique en pareil cas, pour donner de
bonnes leçons à l'auteur, et bien des choses qui, à leur avis, devaient
infailliblement compromettre le succès du nouvel opéra, en furent
impitoyablement arrachées. Et ne voilà-t-il pas toutes ces belles fleurs
mélodiques qui repoussent maintenant, sans que le succès de l'œuvre
soit moindre qu'auparavant, au contraire? Il n'y a guère que le duo «Sur
la rive étrangère» qu'on n'a pas cru prudent de laisser chanter. On ne
peut pas donner le chef-d'œuvre de Rossini absolument tel qu'il l'a
composé, que diable! ce serait trop fort et d'un trop dangereux exemple.
Tous les autres auteurs jetteraient ensuite les hauts cris sous le
scalpel des opérateurs.

Après une des batailles les plus meurtrières de notre histoire, un
sergent chargé de présider à l'ensevelissement des cadavres étant
accouru tout effaré vers son capitaine:

--Eh bien! qu'y a-t-il? lui dit cet officier. Pourquoi ne comble-t-on
pas cette fosse?

--Ah! mon capitaine, il y en a qui remuent encore et qui disent comme ça
qu'ils ne sont pas morts....

--Allons! sacredieu, jetez-moi de la terre là-dessus vivement; si on les
écoutait, il n'y en aurait jamais un de mort!...



Madame Lebrun.


Je me rappelle avoir vu M. Étienne à l'Opéra, un soir où l'on y jouait
une terrible chose nommée _le Rossignol_, dont M. Lebrun (quelques-uns
disent Mme Lebrun) a fait la musique, et dont lui, M. Étienne,
confectionna le _poëme_. L'illustre académicien était au balcon des
premières loges et attirait sur lui l'attention de toute la salle par la
joie expansive qu'il paraissait éprouver à entendre chanter ses propres
vers. Quand vint ce beau passage d'un air du bailli:

    Je suis l'ami de tous les pères,
    Le père de tous les enfants,

M. Étienne laissa échapper un tel éclat de rire que je me sentis rougir
et que je sortis tout attristé. Ce fut la dernière fois qu'il m'arriva
de voir presque jusqu'au bout ce célèbre ouvrage, dans lequel le
rossignol chantait avec tant de verve qu'on eût juré entendre un
concerto de flûte exécuté par Tulou. On devrait remettre en scène cette
belle chose; je suis sûr que beaucoup de gens encore y prendraient
plaisir.

    Si Peau-d'Ane m'était conté,
    J'y prendrais un plaisir extrême,

a dit le Bonhomme. Les habitués de l'Opéra qui connurent Mme Lebrun
seraient certes charmés d'une telle attention. C'était une femme si
énergique, dans sa conversation surtout. Son rossignol fut cousin
germain du perroquet de Gresset. Les F et les B étaient ses deux
consonnes favorites. Je ne me rappelle pas sans attendrissement le
compliment qu'elle m'adressa dans l'église de Saint-Roch, le jour de
l'exécution de ma première messe solennelle. Après un _O Salutaris_
très-simple sous tous les rapports, Mme Lebrun vint me serrer la main
et me dit avec un accent pénétré: «F..., mon cher enfant, voilà un _O
Salutaris_ qui n'est point piqué des vers, et je défie tous ces petits
b.... des classes de contrepoint du Conservatoire d'écrire un morceau
aussi bien ficelé et aussi crânement religieux.» C'était un suffrage,
l'opinion de Mme Lebrun étant alors fort redoutée. Et comme elle
descendait bien du ciel sous les traits de Diane, au dénoûment
d'_Iphigénie en Aulide_ et à celui d'_Iphigénie en Tauride_! car, dans
les deux chefs-d'œuvre de Gluck, l'action se dénoue par
l'intervention de Diane. Je l'entends encore dire avec une majestueuse
lenteur et d'une voix un peu virile:

    Scythes, aux mains des Grecs remettez mes images;
    Vous avez trop longtemps, dans ces climats sauvages,
            Déshonoré mon culte et mes autels.

Elle était si bien assise dans sa _gloire_, avec son carquois de carton
sur l'épaule gauche! Elle lisait la musique à première vue sur une
partition renversée, elle accompagnait sur le piano les airs les plus
compliqués, elle eût au besoin conduit un orchestre, enfin elle passait
pour avoir composé la musique du _Rossignol_. Elle n'avait qu'un défaut,
celui de ressembler un peu trop, dans les dernières années de sa vie
surtout, à l'une des _trois sœurs du destin_ de Macbeth. Eh bien!
Mme Lebrun est morte à peu près inconnue, ou tout au moins oubliée
de la génération actuelle.

    Ainsi passent toutes les gloires!



Le temps n'épargne rien.


On ne saurait disconvenir que les postillons ne soient à cette heure
dans une assez mauvaise situation. La vapeur les asphyxie, les
immobilise, les met _à pied_; quand viendra le règne de la puissance
électrique, et ce règne est proche, ce sera bien pis. L'électricité les
foudroiera, les mettra en poudre. Enfin à l'avénement de l'aérostation
dirigée, avénement auquel nous nous obstinons à croire, le nom de ces
joyeux conducteurs de chevaux sera devenu un vieux mot de la langue
française dont la signification échappera complétement à l'intelligence
de la plupart des voyageurs. Et quand, en passant au-dessus de
Lonjumeau, le ballon-poste de Paris contiendra quelque lettré savant,
s'il s'avise de s'écrier, en considérant ce village avec sa longue-vue:
«Voilà le pays du postillon qu'un ancien compositeur a rendu fameux!»
les dames occupées à jouer au volant dans le grand salon du navire
aérien interrompront leur partie pour demander au savant ce qu'il veut
dire. Et le savant répondra: «Au dix-neuvième siècle, Mesdames, les
nations dites civilisées rampaient à terre comme font les escargots. Les
voyageurs qui en ces temps de prétentieuse barbarie parcouraient dix ou
douze lieues à l'heure, dans de lourds wagons roulés sur des voies de
fer par la vapeur, ressentaient de cette _rapide_ locomotion une fierté
risible. Mais parmi les gens obligés de s'éloigner de vingt ou trente
lieues de leur chenil natal, un très-grand nombre encore s'enfermait
alors en d'affreuses caisses de bois, où l'on ne pouvait être ni debout
ni couché, où il n'était pas même possible d'étendre ses jambes. On y
éprouvait toutes les tortures du froid, du vent, de la pluie, de la
chaleur, du mauvais air, des mauvaises odeurs et de la poussière; les
patients, secoués comme sont les grains de plomb dans une bouteille
qu'on nettoie, avaient en outre à supporter un bruit assourdissant et
incessant; ils y dormaient tant bien que mal les uns sur les autres, la
nuit, en s'infectant les uns les autres, ni plus ni moins que les
bestiaux que nous entassons dans nos petits navires de transports
agricoles. Ces horribles et lourdes boîtes appelées diligences, par
antiphrase apparemment, étaient traînées dans de boueux ravins nommés
routes royales, impériales ou départementales, par des chevaux capables
de parcourir en une heure jusqu'à deux lieues et demie. Et l'homme
chevauchant sur l'un des quadrupèdes chargés du labeur de tirer la
machine se nommait postillon, le _lion de la poste_. Or, en ce hameau de
Lonjumeau, vécut naguère un postillon fameux. Ses aventures fournirent
le sujet d'une de ces pièces de théâtre où l'on parlait et chantait
successivement, et qu'on désignait alors sous le nom d'opéras comiques.
La musique de cet ouvrage fut écrite par un compositeur à la verve
facile, célèbre en France sous le nom de Dam ou d'Edam (quelques
historiographes le nomment Adam), et qui fut, cela est certain, membre
de l'Institut. De là l'illustration du hameau de Lonjumeau, qu'on
apercevait à l'ouest tout à l'heure, et que vous ne voyez plus.»
Lonjumeau! Lonjumeau! _Fuit Troja!!_...



Le rhythme d'orgueil.


Une dame très-forte sur la théologie, et qui joue aussi très-bien du
piano, a publié récemment une brochure curieuse sur le rhythme, où l'on
trouve entre autres choses entièrement nouvelles le passage suivant:

«_La musique de Beethoven fait aimer et se complaire dans le désespoir_
(l'auteur a peut-être voulu dire que cette musique fait aimer le
désespoir et s'y complaire); _on y pleure des larmes de sang, non pas
sur les douleurs d'un Dieu mort pour nous, mais bien sur la perte
éternelle du diable. Rhythme d'orgueil qui cherche la vérité, qui
implore la vérité, mais qui ne veut pas accepter cette vérité dans les
conditions où il lui a plu de se révéler à nous. C'est toujours le Juif
disant au Rédempteur: Descends de la croix, et nous croirons en toi.
Obéis à nos caprices, flatte nos mauvais instincts, et nous te
proclamerons le Dieu de vérité, sinon... Crucifige! Et ces œuvres-là
le mettent à mort dans nos cœurs, comme les Juifs l'ont mis à mort
sur la croix._»

Quel malheur de n'être pas théologien et philosophe! Il me semble que si
je l'étais, je comprendrais tout cela. Et cela doit être bien beau. L'un
des points de la doctrine de l'auteur m'inspire pourtant quelques
doutes. J'ai en effet souvent pleuré en entendant les œuvres de
Beethoven; ces larmes, il est vrai, n'étaient _point causées par les
douleurs d'un Dieu mort pour nous_, mais à coup sûr, j'en puis jurer la
main sur ma conscience, elles ne coulaient pas non plus sur _la perte
éternelle du diable_, pour qui je n'ai plus d'amitié depuis longtemps.



Mot de M. Auber.


Un ténor dont la voix n'est ni pure ni sonore, chantait dans un salon la
romance de _Joseph_; au moment où il prononçait ces paroles:

    «Dans un humide et froid abîme,
    Ils me plongent, dans leur fureur,»

M. Auber, se tournant vers son voisin, dit: «Décidément, Joseph est
resté trop longtemps dans la citerne.»



La musique et la danse.


La danse s'est toujours montrée, à l'égard de la musique, sœur tendre
et dévouée. La musique, de son côté, témoigne, en mainte occasion, de
son dévouement pour la danse. Il n'est sorte de bons procédés que ces
deux charmantes sœurs ne se prodiguent l'une à l'autre. Il en est
ainsi depuis un temps immémorial: on les voit partout liguées,
étroitement unies, prêtes à combattre à outrance les autres arts, les
sciences, la philosophie et même le terrible bon sens. Ce fait avait été
reconnu déjà au siècle de Louis XIV; Molière l'a prouvé dans le premier
acte de son _Bourgeois gentilhomme_:

«--La philosophie est quelque chose; mais la musique, monsieur, la
musique...

--La musique et la danse... la musique et la danse, c'est là tout ce
qu'il faut.

--Il n'y a rien qui soit si utile dans un État que la musique.

--Il n'y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.

--Sans la musique un État ne peut subsister.

--Sans la danse un homme ne saurait rien faire.»

Pourtant, si l'une des deux Muses abuse un peu de temps en temps de la
bonté et de l'affection de l'autre, je crois que c'est la danse. Voyez
ce qui se passe dans la confection des ballets. La musique s'est donné
la peine de composer un délicieux morceau, bien conçu, mélodieux et
instrumenté avec art, gai, alerte, entraînant. Arrive la danse qui lui
dit: «Chère sœur, ton air est charmant, mais il est trop court;
allonge-le de seize mesures, ajoute-s-y n'importe quoi, j'ai besoin de
ce supplément.» Ou bien: «Voilà un morceau ravissant, mais il est trop
long, il faut me le raccourcir d'un quart.» La musique a beau répondre:
«Ces mesures que tu veux me faire ajouter formeront un non-sens, une
répétition oiseuse, ridicule.» Ou bien: «La coupure que tu me demandes
va détruire toute l'ordonnance du morceau...

--N'importe, répond sa bondissante sœur; ce que je demande est
indispensable.» Et la musique obéit. Ailleurs la danse trouve
l'instrumentation trop délicate; il lui faut des trombones, des
cymbales, de bons coups de grosse caisse, et la musique, en gémissant,
se résigne à toutes sortes de brutalités. Ici le mouvement est trop vif
pour que le danseur puisse se livrer aux _grands écarts_, aux nobles
_élévations_ de son pas; la musique, soumise, brise le rhythme, en
attendant le moment de reprendre son allure naturelle; et il lui faut de
la patience, car le grand danseur s'élève si haut, que fort souvent, on
le sait, il lui arrive à lui-même de s'ennuyer en l'air. Là le mouvement
devra être plus ou moins accéléré, selon que la danseuse veut faire
œuvre des dix doigts de ses pieds ou des deux gros orteils seulement.
Alors la musique sera forcée de passer et de revenir, et de repasser et
de revenir encore, en quelques mesures, de l'allégro au presto, ou de
l'allégretto au prestissimo, sans égard pour le dessin mélodique
disloqué et même pour la possibilité de l'exécution. Mais voici qui est
bien plus grave. Quand un ballet nouveau a triomphé, on taille, on
rogne, on déchire, on extermine un opéra quelconque, fût-ce un
chef-d'œuvre consacré par l'admiration générale, pour en faire le
complément de la soirée que le ballet ne suffit pas à remplir, pour en
faire un _lever de rideau_. Mais si d'aventure il naissait quelque bel
opéra en trois actes, dont la durée, par conséquent, serait,
insuffisante à occuper la scène de sept heures du soir à minuit,
ferait-on un lever de rideau avec quelque fragment de ballet? Dieu du
ciel, quelle honte! la danse ne la subirait pas.

    Abîmons tout plutôt: c'est l'esprit de la danse!



Les danseurs poëtes.


Un danseur disait en parlant d'un de ses propres entrechats: _C'est une
poignée de diamants jetée au soleil!_ En voyant Mme Ferraris dans _le
Cheval de bronze_, un autre s'écria: _C'est une rose emportée par le
vent dans un tourbillon de turquoises, de rubis et de poudre d'or._



Autre mot de M. Auber.


Dernièrement un habitué de l'orchestre de l'Opéra, ne reconnaissant pas
la jeune danseuse qui entrait en scène, demanda à un de ses voisins
comment elle s'appelait: «C'est Mlle Zina, répondit celui-ci, dont le
maillot, vous le savez, s'est décousu le soir de son premier
début.--Accident remarquable, ajouta doucement M. Auber qui se trouvait
là, car ce fut une des rares occasions où le décousu a du succès.»



Concerts.


Je serais un ingrat si je ne parlais pas ici des douces heures que m'ont
fait passer, cet hiver, à Paris les donneurs de concerts.

Presque chaque jour pendant quatre mois, j'ai été l'un des acteurs de la
comédie suivante:

Le théâtre représente un cabinet de travail modestement meublé et un
malade toussant au coin de sa cheminée. Entrent deux pianistes, trois
pianistes, quatre pianistes et un violoniste.

    LE PIANISTE Nº 1, _au malade_.

Monsieur, j'ai appris que vous étiez fort souffrant...

    LE PIANISTE Nº 2.

J'ai su, moi aussi, que votre santé...

    LES PIANISTES Nos 7 ET 9.

On nous a dit que vous étiez gravement indisposé...

    LE PIANISTE Nº 1.

Et je viens... vous prier d'assister à mon concert qui a lieu dans le
salon d'Erard.

    LE PIANISTE Nº 2.

Et je me suis fait un devoir de venir vous demander... de vouloir bien
venir entendre mes nouvelles études et mon concert chez Pleyel.

    LE PIANISTE Nº 8.

Quant à moi, un seul motif m'amène, mon cher ami, le soin de votre
santé. Vous travaillez trop; il faut sortir, prendre l'air, vous
distraire; je viens dans l'intention formelle de vous enlever; j'ai une
voiture à votre porte, il faut que vous assistiez à mon concert chez
Herz. Allons! allons!

    LE MALADE.

Quand aura lieu le vôtre?

    LE Nº 1.

Ce soir à huit heures.

    LE MALADE.

Et le vôtre?

    LE Nº 2.

Ce soir à huit heures.

    LE MALADE.

Et le vôtre?

    LE Nº 8.

Ce soir à huit heures.

    LE VIOLONISTE, _éclatant de rire_.

Il y en a six ou sept à la fois, ce soir. Et comme j'ai bien prévu que,
selon votre usage, ne pouvant aller partout, vous n'iriez nulle part, et
par discrétion en outre, pour ne pas vous déranger, souffrant comme vous
l'êtes, j'ai apporté ma boîte; mon violon est là. Si vous le permettez,
je vais vous jouer mes nouveaux caprices pour la quatrième corde.

    LE MALADE, _à part_.

    La peste de ta corde, empoisonneur au diable,
              En eusses-tu le cou serré.

       *       *       *       *       *

Le fait est, et cela est triste à dire, que les concerts à Paris sont
devenus de pitoyables non-sens. Il y en a une telle quantité, ils vous
poursuivent, vous obsèdent, vous assomment, vous scient avec une si
cruelle obstination, que le propriétaire d'un vaste salon littéraire a
eu dernièrement l'idée de placer devant sa porte une affiche ainsi
conçue: _Ici on ne donne pas de concerts_. Et son salon, depuis lors,
regorge de lecteurs et d'amis de la paix qui viennent y chercher un
abri.

Depuis que Mme Erard s'est résignée à ouvrir gratuitement ses salons
aux féroces virtuoses errant en liberté dans Paris, le produit de la
vente des pianos de sa fabrique a baissé d'une façon déplorable,
personne n'osant plus aller chez elle, le jour ni la nuit, examiner ses
instruments, dans la crainte de tomber en plein concert sous la griffe
d'un de ces lions.

Notez qu'il n'y a plus assez de salons, de manèges, de halles, de
corridors pour satisfaire tous les concertants. Les salles de Herz, de
Pleyel, d'Erard, de Gouffier, de Sainte-Cécile, du Conservatoire, de
l'hôtel du Louvre, de l'hôtel d'Osmond, de Valentino, du Prado, du
Théâtre-Italien n'y suffisent pas. Et comme en désespoir de cause
plusieurs virtuoses commençaient à travailler en plein air, dans
certaines rues neuves où le bruit des rares voitures qui y passent
garantit mal l'inviolabilité des oreilles des habitants, les
propriétaires ont dû faire inscrire en lettres énormes sur leurs
maisons: _Il est défendu de faire de la musique contre ce mur_.

Les donneurs de concerts novices en sont encore, les innocents! à
répandre dans Paris des invitations gratuites qu'ils glissent la nuit
sous les portes cochères; ils s'étonnent ensuite de voir leur salle
déserte! Il est bon d'avertir ici ces dignes virtuoses, étrangers pour
la plupart, arrivant de Russie, d'Allemagne, d'Italie, d'Espagne, des
Indes, du Japon, de la Nouvelle-Calédonie, du Congo, de Monaco, de
San-Francisco, de Macao, de Cusco, qu'un auditoire de concert se paye
maintenant, comme on a de tout temps payé le chœur, l'orchestre et
les claqueurs. Un auditoire de six cents oreilles coûte au moins trois
mille francs.

L'un des _bénéficiaires_ donneurs de concerts a bien voulu dernièrement
recourir au procédé américain, qui consiste à offrir avec un billet une
tasse de chocolat et une tranche de pâté; mais les auditeurs parisiens,
n'étant pas en général gros mangeurs, ont trouvé la compensation
insuffisante, et tout d'abord ont fait demander par un de leurs chefs au
virtuose amphitryon, s'il ne serait pas possible de consommer le
chocolat et le pâté sans entendre le concert. Le bénéficiaire indigné,
ayant répondu comme le philosophe ancien: «Mange, mais écoute!»
l'affaire n'a pas pu s'arranger.



La bravoure de Nelson.


Il y a un pays, voisin du nôtre, où la musique est réellement aimée et
respectée, et où l'on ne saurait en conséquence entendre un concert ni
une représentation lyrique de longue durée. Dans ce pays-là, une soirée
musicale commencée à six heures et demie doit être terminée à neuf
heures, à neuf heures et demie tout au plus, car à onze heures tout le
monde dort.

Chez nous, à onze heures, tout le monde dort bien aussi, mais la musique
n'est pas finie. Pour obtenir des succès productifs, il faut même à
toute force que nos compositeurs écrivent de ces bons gros mâtins
d'opéras qui aboient de sept heures à minuit et quelquefois encore par
delà. On aime à y dormir, on aime à y pâtir, on aime à y bâtir des
châteaux en Espagne, bercé par le bruit incessant de la cascade de
cavatines, jusqu'à ce qu'un accident fasse que l'on rentre en soi-même,
que la claque oublie d'applaudir, par exemple; alors on s'éveille en
sursaut.

Cette tendance à faire descendre la musique à de vils emplois, tels que
ceux d'inviter le public au sommeil dans un théâtre, d'accompagner les
conversations dans un salon, de faciliter la digestion pendant les
festins, ou d'amuser les enfants de tous les âges, est l'indice le plus
sûr de la barbarie d'un peuple. A cet égard nous sommes en France assez
peu civilisés, et notre _goût_ pour l'art en général ressemble fort à
celui d'un de nos rois à qui l'on demandait s'il aimait la musique, et
qui répondit avec bonhomie: «Eh! je ne la crains pas!» Je ne suis pas si
brave que ce roi, et j'avoue en toute humilité que la musique bien
souvent me fait une peur affreuse. Mais si, comme Nelson, je tremble au
moment du combat, pourtant, quoi qu'on en dise, on me voit toujours
aussi à mon poste à l'heure du danger, et l'on me trouvera mort un beau
soir au sixième acte de quelque opéra de Trafalgar.



Préjugés grotesques.


Le préjugé, chez nous, dit beaucoup plus qu'ailleurs d'énormes sottises,
et voudrait du haut de son insolence régenter toutes les parties de
l'art musical. Sans relever ce qu'il dit de l'harmonie, de la mélodie,
du rhythme, à en croire l'une de ses assertions outrecuidantes, il n'y
aurait qu'une seule forme à donner aux textes destinés au chant; il
serait impossible de chanter de la prose; les vers alexandrins seraient
les pires de tous pour le compositeur. Enfin certaines gens soutiennent
que _tous les vers_ destinés au chant doivent être, sans exception, ce
qu'on appelle des vers _rhythmiques_, c'est-à-dire scandés d'une façon
uniforme du commencement à la fin d'un morceau, ayant chacun un nombre
égal de syllabes longues et brèves placées aux mêmes endroits.

Quant à faire de la musique sur de la prose, rien n'est plus facile; il
s'agit seulement de savoir sur quelle prose. Les illustres
chefs-d'œuvre de l'art religieux, messes et oratorios, ont été écrits
par Haendel, Haydn, Bach, Mozart, sur de la prose anglaise, allemande et
latine. «Oui, dit-on, cela se peut en latin, en allemand et en anglais,
mais c'est impraticable en français.» On appelle toujours chez nous
impraticable ce qui est impratiqué. Or ce n'est pas même impratiqué; il
y a de la musique écrite sur de la prose française, et il y en aura tant
qu'on voudra. Dans les opéras les plus célèbres on entend chaque jour
des passages où les vers de l'auteur du livret ont été disloqués par le
compositeur, brisés, hachés, dénaturés par la répétition de certains
mots et par l'addition même de certains autres, de telle sorte que ces
vers sont devenus en réalité de la prose, et cette prose se trouve
convenir et s'adapter à la pensée du musicien que les vers
contrariaient.

Cela se chante pourtant sans peine, et le morceau de musique n'en est
pas moins beau comme musique pure; et _la mélodie se moque de vos
prétentions à la guider, à la soutenir par des formes littéraires
arrêtées à l'avance par un autre que le compositeur_.

Un librettiste critiquait violemment devant moi les vers d'un opéra
nouveau:

«Quels rhythmes!» disait-il, «quel désordre! C'est comme de la prose.
Ici un grand vers, là un petit vers, aucune concordance dans la
distribution des accents, les longues et les brèves jetées au hasard!
quel tohu-bohu! Faites donc de la musique là-dessus!»

Je le laissai dire. Quelques jours plus tard, en me promenant avec lui,
je chantais, mais sans paroles, une mélodie qui paraissait le charmer:

«Connaissez-vous cela? lui dis-je.

--Non, c'est délicieux; cela doit être de quelque opéra italien, car les
Italiens au moins savent faire des paroles qui n'empêchent pas de
chanter.

--C'est la musique des vers que vous trouviez si antimélodiques l'autre
jour.»

Combien de fois ne me suis-je pas amusé à faire tomber dans le même
piège des partisans de l'emploi exclusif des vers rhythmiques en leur
chantant au contraire une mélodie à laquelle j'avais adapté des paroles
italiennes; puis, quand mes auditeurs s'étaient bien évertués à prouver
l'heureuse influence de la coupe des vers italiens sur l'inspiration du
compositeur, je soufflais sur leur enthousiasme, en leur apprenant que
la forme des vers ne pouvait en aucune façon avoir, en ce cas, déterminé
celle de la mélodie, puisque le chant qu'on venait d'entendre
appartenait à une symphonie de Beethoven et qu'il avait par conséquent
été écrit _sans paroles_.

Ceci ne veut point dire que les vers rhythmiques ne puissent être
excellents pour la musique. Bien plus, j'avouerai qu'ils sont fort
souvent indispensables. Si le compositeur a adopté pour son morceau un
rhythme obstiné dont la persistance même est la cause de l'effet, tel
que celui du chœur des démons dans l'_Orphée_ de Gluck:

    Quel est l'audacieux
    Qui dans ces sombres lieux,

il est bien évident que cette forme doit se retrouver dans les vers,
sans quoi les paroles n'iraient pas sur la musique.

Si plusieurs strophes différentes sont destinées à être chantées
successivement sur la même mélodie, il serait fort à désirer également
qu'elles fussent toutes coupées et rhythmées de la même façon; on
empêcherait ainsi les fautes grossières de prosodie produites
nécessairement par la musique sur les couplets qui ne sont point
rhythmés comme le premier, ou l'on éviterait au compositeur soigneux
l'obligation de corriger ces fautes en modifiant sa mélodie pour les
diverses strophes, lorsqu'il a tout intérêt à ne pas la modifier.

Mais dire que dans un air, dans un duo, dans une scène où la passion
peut et doit s'exprimer de mille façons diverses et imprévues, il faut
absolument que les vers soient uniformément coupés et rhythmés,
prétendre qu'il n'y a pas de musique possible sans cela, c'est prouver
clairement tout au moins qu'on n'a pas d'idée de la constitution de cet
art; et l'application de ce système par les poëtes italiens, en mainte
occasion où la musique la repousse, n'a sans doute pas peu contribué à
donner à l'ensemble des productions musicales de l'Italie l'uniformité
de physionomie qu'on a le droit de lui reprocher.

Quant à la prévention contre les vers alexandrins, prévention que
beaucoup de compositeurs partagent, elle est d'autant plus étrange, que
ni poëtes ni musiciens ne manifestent d'aversion pour les vers de six
pieds. Or, qu'est-ce qu'un vers alexandrin coupé en deux par
l'hémistiche, sinon deux vers de six pieds qui ne riment pas? Et que
fait la rime, je vous prie, au développement d'une période mélodique?...
Bien plus, il arrive souvent que ces poëtes, compteurs si rigoureux de
syllabes, croyant faire deux vers de six pieds, font un abominable vers
de treize pieds, faute de tenir compte de la non-élision de la fin du
premier vers avec le commencement du second. Telle fut la maladresse
commise par l'auteur des paroles du _Pré aux Clercs_, quand Hérold lui
demanda des vers _rhythmiques_ (il en fallait là) de six pieds pour un
de ses plus jolis morceaux:

    C'en est fait, le ciel même
    A reçu leurs serments,
    Sa puissance suprêME
    VIENT d'unir deux amants.

L'ensemble des deux premiers vers, grâce à l'élision qui les unit, fait
bien douze syllabes pour le musicien, mais l'ensemble des deux autres en
forme évidemment treize, l'élision ne pouvant avoir lieu entre _suprême_
et _vient_, et il résulte de cette syllabe surnuméraire l'obligation
d'ajouter dans la musique une note qui dérange l'ordonnance de la phrase
et produit un petit soubresaut des plus disgracieux. Voilà de la
barbarie!

Dans un livre très-bien fait sous plusieurs rapports, intitulé _Essai de
rhythmique française_, M. Ducondut a prouvé fort catégoriquement, que
malgré le préjugé qui existe contre ses aptitudes à cet égard, la langue
française pouvait se prêter sans peine à toutes les formes de vers et à
toutes les divisions rhythmiques, et que si on n'avait pas fait jusqu'à
présent usage des formes qu'il croit indispensables à la musique, il
fallait s'en prendre aux poëtes et non pas accuser l'insuffisance de la
langue. Les exemples qu'il donne de vers rhythmiques de toutes sortes
démontrent avec évidence sa théorie. Mais cette théorie, admettant comme
une nécessité absolue de la poésie lyrique l'emploi des règles qu'elle
donne, est en soi radicalement fausse, je le répète. La musique est en
général insaisissable dans ses caprices, alors même qu'elle semble le
moins en avoir; et hors les cas exceptionnels dont j'ai parlé tout à
l'heure, il est parfaitement insensé de prétendre n'employer pour le
chant que des vers rhythmiques, et de croire que la cadence monotone de
vers ainsi faits facilitera la composition de la mélodie en lui imposant
à l'avance une forme invariable; car si la mélodie n'avait pas fort
heureusement mille moyens de s'y dérober, ce serait en réalité
précisément le contraire.

«La musique, dit M. Ducondut, procède par phrases, qui se composent de
mesures égales entre elles et dont chacune se divise elle-même en temps
forts et en temps faibles; elle a ses notes frappées et levées, avec ses
points de repos ou cadences; et le retour régulier de toutes ces choses,
dans les membres correspondants de la période mélodique, constitue, avec
la carrure des phrases, le rhythme musical. La poésie qui prétend
s'allier à la musique est tenue de se conformer à cette marche... etc.,
sans quoi il y a désaccord entre les deux arts associés.» Sans doute,
mais cette marche de la musique est fort loin d'avoir la régularité
absolue que vous lui attribuez et qui existe dans vos vers. Une mesure
est égale à une autre mesure; égale en durée, je le veux bien, mais
cette durée est inégalement partagée. Dans celle-ci, je n'emploierai que
_deux notes_ qui porteront _deux syllabes_; dans la suivante j'en
écrirai quatre ou six ou sept qui pourront porter quatre ou six ou sept
syllabes si je le veux, ou _une seule syllabe_, s'il me plaît que la
série de notes soit vocalisée. Que devient alors votre rhythme poétique
établi à si grand'peine? La musique le détruit, le broie, l'anéantit. La
poésie est esclave du rhythme qu'elle s'est imposé, la musique,
non-seulement est indépendante, mais c'est elle qui crée le rhythme et
qui, tout en le conservant dans ses éléments constitutifs, peut le
modifier de mille manières dans ses détails. Et le _mouvement_, dont les
auteurs de théories poétiques ne parlent jamais et qui seul peut donner
au rhythme son caractère, qui est-ce qui le détermine? C'est le
musicien. Car le mouvement est l'âme de la musique, et les poëtes n'ont
jamais songé seulement à trouver le moyen de fixer le degré de rapidité
ou de lenteur convenable à la récitation de leurs vers.

L'écriture du langage d'aucun peuple n'a les signes indicateurs de la
division du temps. La musique (moderne) seule les possède; la musique
peut écrire le silence et en déterminer la durée, ce que les langues
parlées ne sauraient faire. La musique enfin, et pour couper court à ces
singulières prétentions renouvelées des Grecs qu'élèvent des
grammairiens et des poëtes qui ne la connaissent pas, existe par
elle-même; elle n'a aucun besoin de la poésie; et toutes les langues
humaines périraient qu'elle n'en resterait pas moins le plus poétique et
le plus grand des arts, comme elle en est le plus libre. Qu'est une
symphonie de Beethoven, sinon la musique souveraine dans toute sa
majesté?...

       *       *       *       *       *

... Tel est encore le préjugé toujours ranimé à propos de tous les
musiciens de style, de la suprématie accordée par eux, dit-on, à la
partie instrumentale au détriment de la vocale. Vienne un compositeur
qui sait écrire, qui possède son art à fond, qui, par conséquent, sait
employer l'orchestre avec discernement, avec finesse, le faire parler
avec esprit, se mouvoir avec grâce, jouer comme un gracieux enfant, ou
chanter d'une voix puissante, ou tonner, ou rugir; qui ne va pas, à
l'exemple des compositeurs vulgaires, se ruer à coups de pied, à coups
de poing sur les instruments, celui-là, dira-t-on, est un homme d'un
grand talent, mais il _a mis la statue dans l'orchestre_. Et cette
niaise critique des opéras de Mozart, faite il y a quatre-vingts ans par
le faux bonhomme Grétry, reste et restera longtemps encore infligée
comme un blâme par la foule des connaisseurs ou par les connaisseurs de
la foule, aux musiciens qui ont le plus de droits à l'éloge contraire.
Si quelqu'un avait osé répondre la vérité à Grétry censurant ainsi
Mozart, il lui eût dit: «Mozart, à votre avis, _a mis le piédestal sur
la scène et la statue dans l'orchestre_? Cette comparaison saugrenue
pourrait en mainte circonstance n'être pas un blâme, on vous le
prouvera; dans votre bouche elle en est un. Or ce blâme est injuste, la
critique porte à faux; l'orchestre de Mozart est charmant, sinon
très-riche de coloris, il est discret, délicatement ouvragé, énergique
quand il le faut, parfait; aussi parfait que le vôtre est délabré,
impotent et ridicule.

»Mais la partie vocale de ses opéras n'en est pas moins restée, presque
partout, la partie dominante, la scène n'en est pas moins toujours
remplie par le sentiment humain, ses personnages n'en chantent pas moins
librement et d'une façon dominatrice la vraie phrase mélodique. Otez
l'orchestre, monsieur Grétry, remplacez-le par un clavecin, et vous
verrez, à votre grand regret, j'imagine, que l'intérêt principal de
l'opéra de Mozart est resté sur la scène et que son _piédestal_ a autant
de traits humains et paraît encore plus beau que toutes vos _statues_.»
Voilà ce qu'on aurait pu répliquer à ce faux bonhomme qui faisait de
faux bons mots sur Gluck et sur Mozart. On aurait dû ajouter que si
quelques compositeurs ont mis réellement la statue dans l'orchestre, en
certains cas, ce sont les Italiens. Oui, ce sont les maîtres de l'école
italienne qui, avec autant de bon sens que de grâce, ont les premiers
imaginé de faire chanter l'orchestre et réciter les paroles sur une
partie de remplissage, dans les scènes bouffes où le _canto parlato_ est
de rigueur, et dans beaucoup d'autres même où il serait absolument
contraire au bon sens dramatique de faire chanter par l'acteur une vraie
mélodie. Le nombre d'exemples que l'on pourrait citer de cet excellent
procédé chez les maîtres italiens, depuis Cimarosa jusqu'à Rossini, est
incalculable. La plupart des compositeurs français modernes ont eu le
bon esprit de les imiter; les Allemands, au contraire, recourent
très-rarement à ce déplacement de l'intérêt musical. Mais ce sont eux
précisément que l'on _accuse_ de mettre _la statue dans l'orchestre_,
uniquement parce qu'ils n'écrivent pas des orchestres de bric-à-brac.
Ainsi le veut le préjugé.

Le préjugé veut encore, à Paris, qu'un musicien ne soit apte à faire que
ce qu'il a déjà fait. Tel a débuté par un drame lyrique, qui sera
inévitablement taxé d'outrecuidance s'il prétend écrire un opéra
bouffon, seulement parce qu'il a montré des qualités éminentes dans le
genre sérieux. Si son coup d'essai a été une belle messe. «Quelle idée,
dira-t-on, à celui-ci de vouloir composer pour le théâtre! Il va nous
faire du plain-chant; que ne reste-t-il dans sa cathédrale?»

Si le malheur veut qu'il soit un grand pianiste: «Musique de pianiste!»
s'écrie-t-on avec effroi. Et tout est dit, et voilà notre homme à demi
écrasé par un préjugé contre lequel il aura à lutter pendant longues
années. Comme si un grand talent d'exécution impliquait nécessairement
l'incapacité de composition, et comme si Sébastien Bach, Beethoven,
Mozart, Weber, Meyerbeer, Mendelssohn et d'autres n'ont pas été à la
fois de grands compositeurs et de grands virtuoses.

Si un musicien a commencé par écrire une symphonie, et si cette
symphonie a fait sensation, le voilà classé ou plutôt parqué: c'est un
symphoniste, il ne doit songer à produire que des symphonies, il doit
s'abstenir du théâtre, pour lequel il n'est point fait; il ne doit pas
savoir écrire pour les voix, etc., etc. Bien plus, tout ce qu'il fait
ensuite est appelé par les gens à préjugés, symphonie; les mots, pour
parler de lui, sont détournés de leur acception. Ce qui, produit par
tout autre, serait appelé de son vrai nom de cantate, est, sortant de sa
plume, nommé symphonie; un oratoire, symphonie; un chœur sans
accompagnement, symphonie; une messe, symphonie. Tout est symphonie
venant d'un symphoniste.

Il eût échappé à cet inconvénient si sa première symphonie eût passé
inaperçue, si c'eût été une platitude; il eût même alors rencontré chez
plus d'un directeur de théâtre un préjugé en sa faveur: «Celui-ci,
eût-on dit, n'a pas réussi dans la musique de concert, il _doit_ réussir
au théâtre. Il ne sait pas tirer parti des instruments, _donc il saura_
parfaitement employer les voix. C'est un mauvais harmoniste, au dire des
musiciens, il _doit être_ farci de mélodies.»

Par contre on n'eût pas manqué de dire: «Il traite magistralement
l'orchestre, il ne doit pas savoir traiter les voix. C'est un harmoniste
distingué, il faut se méfier de sa mélodie, s'il en a. Enfin il ne veut
pas écrire comme tout le monde, il _croit à l'expression_ en musique, il
a un systême.... c'est un homme dangereux...»

Les prôneurs de ces belles doctrines ont au ciel deux puissants
protecteurs dont le nom ressemble fort à celui des patrons des
savetiers; ils s'appellent, dit-on, saint Crétin et saint Crétinien.



Les Athées de l'expression.


«La musique, a dit Potier, est, comme la justice, une bien belle
chose.... quand elle est juste.»

Je parlais tout à l'heure des compositeurs qui croient à l'expression
musicale, mais qui y croient avec réserve et bon sens, sans méconnaître
les limites imposées à cette puissance expressive par la nature même de
la musique et qu'elle ne saurait en aucun cas dépasser.

Il y a beaucoup de gens à Paris et ailleurs qui, au contraire, n'y
croient pas du tout. Ces aveugles niant la lumière, prétendent
sérieusement que _toutes paroles vont également bien sous toute
musique_. Rien ne leur semble plus naturel, si le livret d'un opéra est
jugé mauvais, que d'en faire composer un autre d'un genre entièrement
différent sans déranger la partition. Ils font des messes avec des
opéras bouffes de Rossini. J'en connais une dont les paroles se chantent
sur la musique du _Barbier de Séville_. Ils _ajusteraient_ sans remords
le poëme de la _Vestale_ sous la partition du _Freyschütz_, et
réciproquement. On ne discute point de telles absurdités, qui,
professées par des hommes placés dans certaines positions particulières,
peuvent pourtant avoir sur l'art une détestable influence.

On aurait beau répondre à ces malheureux comme cet ancien qui marchait
pour prouver le mouvement, on ne les convertirait pas.

Aussi est-ce pour le divertissement des esprits sains seulement, que
nous présentons ici les paroles de deux morceaux célèbres, placées, les
premières sous l'air de _la Grâce de Dieu_, les autres sous celui de la
chanson _Un jour maître corbeau_.

[Illustration: notation musicale

Paroles de la Marseillaise

Adaptées à la musique de la _Grâce de Dieu_

_Moderato._

Al-lons, en-fants de la pa-

-tri-e, le jour de gloire est ar-ri-

-vé. Con-tre nous de la ty-ran-

-ni-e l'é-ten-dard san-glant est le-

-vé! En-ten-dez-vous dans ces cam-

pa-gnes mu-gir ces fé-ro-ces sol-

-dats, Qui vien-nent jus-que dans nos

bras é-gor-ger nos fils, nos com-pa-gnes?

Aux ar-mes, ci-to-yens, for-mez

vos ba-tail-lons, Qu'un sang un sang im-pur

a-breu-ve nos sil-lons, a-breu-

--ve nos sil-lons, a-

-breu--ve nos sil-lons.]

[Illustration:

Paroles de l'air d'Eléazar dans la Juive

ADAPTÉES A LA MUSIQUE DE LA CHANSON

_Un jour, maître Corbeau_

_Allegro._

Ra-chel, quand du Sei-

-gneur la grâ-ce tu-té-lai-re, A

mes trem-blan-tes mains con-fi-a ton ber-

-ceau, J'a-vais à ton bon-heur vou-

-é ma vie en-tiè-re, Et c'est moi oui c'est

moi qui te livre au bour-reau!]

Ces deux exemples grimaçants, dans lesquels une musique nouvelle et
spéciale, substituée à la noble inspiration de Rouget de l'Isle et de M.
Halévy, se trouve accolée à des vers pleins d'enthousiasme et de
tendresse, forment le pendant de l'hymne de Marcello, que j'ai cité en
commençant ce livre. Dans ce morceau trop célèbre, une mélodie d'une
jovialité bouffonne fut composée par l'auteur pour une ode italienne
d'un style élevé et grandiose; et c'est en adaptant des paroles joviales
au chant de Marcello, que j'ai établi une concordance parfaite entre la
musique et les vers.

Cette irrévérencieuse plaisanterie, qui n'ôte rien à mon admiration pour
les belles œuvres de Marcello, ne choquera pas plus les athées de
l'expression que la parodie de _la Marseillaise_ et celle de l'air
d'Éléazar, puisque, à les en croire, toutes paroles vont également bien
sous toute musique.

Voici le thème du compositeur vénitien avec le double texte _des
poëtes_:

[Illustration: notation musicale

_Allegro_

I cieli im-men-si nar-ra-no del Ah quel plai-sir de boi-re frais, De

gran-de Id-dio la glo-ri-a del se far-cir la pan--se, Ah

grande Id-dio la glo-ri-a, I quel plai-sir de boi-re frais, As-

cieli im-men-si nar-ra-no del-sis sous un om-brage é-pais, de

grande Id-di--o la glo-ri-a il boire et de fai-re bom-ban--ce! As-

fir-ma-men-to lu-ci-do il-sis sous un om-brage é-pais, Ah

fir-ma-men-to In-ci-do all' quel plai-sir de boi-re frais, As-

u-ni-ver-so an-nun-zi-a il-sis sous un om-brage é-pais, Ah

fir-ma-men-to lu-ci-do il quel plai-sir de boi-re frais, Sous

fir-ma-men-to lu-ci-do, etc. un om-bra--ge é-pais! etc.]

La musique de ce morceau est le chant d'un marchant de bœufs revenant
joyeux de la foire, plutôt que celui d'un religieux admirateur des
merveilles du firmament. Les athées de l'expression n'admettent point
qu'il puisse exister entre deux chants de cette espèce la moindre
différence de caractère.

Marcello a produit un grand nombre de très-beaux pseaumes, de véritables
odes, qui lui valurent le glorieux surnom de Pindare de la musique, mais
on n'en chante aucun. Il eut le malheur de laisser échapper de sa plume
cette grotesque mélodie, on l'entend aujourd'hui partout; elle est
devenue à Paris presque populaire.

Allons, les athées ont raison; écrions-nous avec Cabanis: «Je jure qu'il
n'y a point de Dieu.»

Le vrai est le faux, le faux est le vrai! L'horrible est beau, le beau
est horrible!

[Illustration: Aux ar-mes, ci-to-yens

for-mez vos ba-tail-ons!... etc.

Allegro.

Ra-chel, quand du Sei-

-gneur la grâ-ce tu-té-lai-re... etc.]

[Illustration: Ah quel plai-sir de boi-re frais de

se far-cir la pan-se, etc.

!!!!!!!!!!!!!!!!]



Mme Stoltz, Mme Sontag.--Les Millions.


En 1854, après une clôture assez longue, le théâtre de l'Opéra, fit sa
réouverture par la reprise de _la Favorite_. J'écrivis à ce sujet les
observations suivantes, qui ne me semblent pas hors de propos
aujourd'hui.

«L'Opéra à fait sa réouverture. Nous avons revu Mme Stoltz plus
dramatique que jamais dans son beau rôle de Léonor. Cette brillante
soirée a été suivie de deux autres exécutions non moins remarquables du
même ouvrage, après quoi l'Opéra, pour se reposer, nous a donné une
fois _le Maître chanteur_, de M. Limnander, partition dans laquelle se
trouvent de charmantes choses qu'on ne remarque point assez, à mon sens.
Après _le Maître chanteur_ est venue _la Reine de Chypre_, où Mme
Soltz a reconquis les honneurs du triomphe, au son des trompettes du
théâtre, aux bouquets des loges d'avant-scène, aux acclamations
enthousiastes de tous. Le monde entier de l'Opéra s'en est mêlé; et je
n'y étais pas! Le fabuliste a raison, l'absence est le plus grand des
maux, pour moi surtout qui jouis d'un guignon infatigable? Quand je suis
à Paris, rien n'est plus terne ni plus stagnant que nos théâtres
lyriques, et je n'ai pas plus tôt tourné les talons qu'on y tire des
feux d'artifice merveilleux, et que les chandelles romaines du succès y
montent au ciel de l'art par myriades.

Mme Stoltz n'a rien perdu de sa voix ni de sa verve brûlante, c'est
ce que chacun dit; mais je lui dirai, moi, qu'elle se prodigue, qu'elle
met trop de voiles au vent, qu'elle donne trop de son âme, qu'elle se
tue, qu'elle se brûle par les deux bouts. Il faut faire vie qui dure, et
notre public de l'Opéra n'est pas habitué à un tel luxe d'élans
dramatiques, à une telle profusion d'accents passionnés. Il y a beau
temps qu'il avait fait son deuil de toutes ces choses; ne souffrons pas
qu'il en reprenne l'habitude. Mme Stoltz pourrait, elle le devrait
même en se bornant, au tiède nécessaire, se dire encore ce que disait
Rossini: _E troppo bono per questi_, etc.»

D'illustres exemples d'illustrissimes cantatrices prouvent
surabondamment ce que j'avance. L'une supprime une partie des phrases de
ses plus beaux airs, elle compte des pauses pour ne pas se fatiguer, et
s'abstient dans presque tout le reste de ses rôles d'articuler les
paroles; vocaliser est plus facile, même quand on ne sait pas vocaliser.
L'autre s'arme d'un calme monumental, d'un froid de marbre, et vous
récite de la passion comme Bossuet récitait ses sermons, sans gestes,
sans mouvements, sans varier l'accentuation de son débit, en maintenant
toujours ce qu'elle croit être son âme au degré de chaleur modérée
recommandé par les professeurs d'hygiène. Et voilà comme on fait les
bonnes maisons! Aussi ces cantatrices ménagères vivent beaucoup plus
longtemps que ne vivent les roses, elles n'acceptent que des centaines
de mille francs, achètent des châteaux, en bâtissent en France, et
deviennent marquises ou duchesses. Tandis que Mme Stoltz, qui n'a
peut-être encore bâti de châteaux qu'en Espagne et ne possède pas le
moindre titre dont elle puisse faire précéder son nom est forcée
d'accepter des cinquantaines de mille francs, des misères, pour se
consumer comme elle le fait dans la flamme de son inspiration. Voyez, la
voilà obligée déjà par les fatigues d'un seul mois de demander un congé,
et d'aller chercher de nouvelles forces sous le ciel doux et bienfaisant
de l'Angleterre. Qu'elle y profite aux moins des bons exemples que
Londres ne lui refusera point. C'est là qu'on voit des cantatrices dont
l'âme n'use pas le fourreau; c'est là que les artistes ardentes
apprennent à se tremper dans les ondes stygiennes de bons gros oratorios
d'où elles sortent froides, rigides et inaccessibles à l'émotion.

Cela vaut mieux, en tout cas, beaucoup mieux que d'aller courir au delà
de l'Océan chez les peuples intertropicaux et plus ou moins
anthropophages. Quel besoin de musique peuvent avoir les sauvages? et
quel charme pouvez-vous trouver à leurs détellements de chevaux, à leurs
bouquets de diamants, quand le choléra, quand le _vomito nero_, quand la
fièvre jaune, dardant sur vous leurs yeux vitreux, sont là mêlés au
cortège de vos adorateurs? Mme Stoltz est revenue une fois déjà de
Rio de Janeiro, il est vrai, mais Mme Sontag est restée à Mexico,
bien morte, la malheureuse femme, elle n'en reviendra pas.

    Où l'aiglonne a passé le rossignol demeure.

Pauvre Sontag! aller mourir si tristement, si absurdement, loin de
l'Europe, qui seule pouvait savoir quelle artiste elle était!

On m'a reproché de ne lui avoir pas payé le moindre tribut de regrets.
Ce n'est pas au moins qu'une telle perte m'ait trouvé insensible, je
puis le dire. Je connais toute l'étendue du malheur qui en frappant
l'incomparable cantatrice a frappé l'art musical. Mais on fait
journellement tant d'étalage de douleurs mensongères, on a tant abusé du
prétexte de la mort pour illustrer des médiocrités, que l'élégie,
devenue lieu commun, méfait peur, surtout quand il s'agit de parler de
choses et d'êtres essentiellement dignes d'admiration. Je ne sais bien
faire d'ailleurs qu'une espèce d'oraison funèbre, celle des artistes
médiocres vivants.

Et puis, le dirai-je? je blâmais en ma conscience cette course au
million entreprise par Mme Sontag, et poursuivie jusqu'au sommet des
Andes. Je ne pouvais me faire à la voir si âpre au gain, elle, une
artiste, une artiste sainte, possédant réellement tous les dons de l'art
et de la nature: la voix, le sentiment musical, l'instinct dramatique,
le style, le goût le plus exquis, la passion, la rêverie, la grâce,
tout, et quelque chose de plus que tout. Elle chantait les bagatelles
sonores, elle jouait avec les notes comme jamais jongleur indien ne sut
jouer avec ses boules d'or; mais elle chantait aussi la musique, la
grande musique immortelle, comme les musiciens rêvent parfois de
l'entendre chanter. Oui, elle pouvait tout interpréter, même les
chefs-d'œuvre; elle les comprenait comme si elle les eût faits. Je
n'oublierai jamais mon étonnement un soir à Londres. J'assistais à une
représentation du _Figaro_ de Mozart. Quand, dans la scène nocturne du
jardin, Mme Sontag vint soupirer ce divin monologue de femme
amoureuse que je n'avais jusque-là jamais entendu que grossièrement
exécuté; à cette mezza voce si tendre, si douce et si mystérieuse en
même temps, cette musique secrète, dont j'avais pourtant le mot, me
parut mille fois plus ravissante encore. Enfin, pensai-je, car je
n'avais garde de me récrier, enfin voilà l'admirable page de Mozart
fidèlement rendue! Voilà le chant de la solitude, le chant de la rêverie
voluptueuse, le chant du mystère et de la nuit; c'est ainsi que doit
s'exhaler la voix d'une femme dans une scène pareille; voilà le
clair-obscur de l'art du chant, la demi-teinte, le _piano_ enfin, ce
piano, ce pianissimo que les compositeurs obtiennent des orchestres de
cent musiciens, des chœurs de deux cents voix, mais que, ni pour or,
ni pour couronnes, ni par la flatterie, ni par la menace, ni par les
caresses, ni par les coups de cravache, ils ne pourraient obtenir de la
plupart des cantatrices, savantes ou inhabiles, italiennes ou
françaises, intelligentes ou sottes, humaines ou divines. Presque toutes
vocifèrent plus ou moins avec la plus exaspérante obstination; elles ne
sauraient s'aventurer au delà du mezzo forte, ce juste-milieu de la
sonorité; elles semblent craindre de n'être pas entendues. Eh!
malheureuses, nous ne vous entendons que trop! Oui, l'Allemande Sontag
nous avait enfin rendu le chant secret, le chant de l'_a parté_, le
chant de l'oiseau caché sous la feuillée, saluant le crépuscule du soir.
Elle connaissait cette nuance exquise dont la simple apparition donne
aux auditeurs bien organisés un frisson de plaisir à nul autre
comparable; elle chantait _piano_ aussi finement, aussi sûrement, aussi
mystérieusement que le font vingt bons violons avec sourdines dirigés
par un habile chef; elle savait enfin tout l'art du chant...

Admirable Sontag!... Elle eût été Juliette, s'il eût existé un opéra de
Roméo shakspearien... elle fût sortie triomphante de la scène du balcon;
elle eût bien dit le fameux passage:

    J'ai oublié pourquoi je t'ai rappellé:
    Reste, mon Roméo, jusqu'à ce qu'il m'en souvienne;

elle eût été digne de chanter l'incomparable duo d'amour du dernier acte
du _Marchand de Venise_:

     «Ce fut par une nuit semblable que la jeune Cressida, quittant les
     tentes des Grecs, alla rejoindre aux pieds des murs de Troie
     Troïlus son amant.»

Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, Mme Sontag, je le
crois, eût pu chanter Shakspeare. Je ne connais pas d'éloge comparable à
celui-là.

Et pour quelques milliers de dollars!... aller mourir...

    _Auri sacra fames!..._

Mais quel besoin d'avoir tant d'argent quand on n'est qu'une cantatrice?
Quand vous avez maison de ville, maison de campagne, l'aisance, le luxe,
le sort de vos enfants assuré, que vous faut-il donc de plus? Pourquoi
ne pas se contenter de cinq cent mille francs, de six cent mille francs,
de sept cent mille francs? Pourquoi vous faut-il absolument un million,
plus d'un million? C'est monstrueux cela, c'est une maladie.

Ah! si vous ambitionnez de faire de grandes choses dans l'art, à la
bonne heure; gagnez des millions tant que vous pourrez; pourtant
arrêtez-vous à temps pour conserver les forces nécessaires à la tâche
que vous vous êtes proposé d'accomplir. Tâche royale que nul roi n'a
encore envisagée dans son ensemble. Oui, gagnez des millions, et alors
nous pourrons voir un vrai théâtre lyrique où l'on exécutera dignement
des chefs-d'œuvre, de temps en temps, et non trois fois par semaine;
où les barbares à aucun prix ne pourront être admis; où il n'y aura pas
de claqueurs; où les opéras seront des œuvres musicales et poétiques
seulement; où l'on ne se préoccupera jamais de la valeur en écus de ce
qui est beau. Ce sera un théâtre d'art et non un bazar. L'argent y sera
le moyen et non le but.

Gagnez des millions, et vous établirez un gigantesque Conservatoire, où
l'on enseignera tout ce qu'il est bon de savoir en musique et avec la
musique; où l'on formera des musiciens artistes, lettrés, et non des
artisans; où les chanteurs apprendront leur langue, et l'histoire et
l'orthographe, avec la vocalisation, et même aussi la musique, s'il se
peut; où il y aura des classes de tous les instruments utiles sans
exception, et vingt classes de rhythme; où l'on formera d'immenses corps
de choristes ayant de la voix et sachant réellement chanter et lire et
comprendre ce qu'ils chantent; où l'on élèvera des chefs-d'orchestre qui
ne frappent pas la mesure avec le pied et sachent lire les grandes
partitions; où l'on professera la philosophie et l'histoire de l'art, et
bien d'autres choses encore.

Gagnez des millions et vous construirez de belles salles de concerts
faites pour la musique et non pour des bals et des festins patriotiques,
ou destinées à devenir plus tard des greniers à foin.

Vous y donnerez de véritables concerts, rarement; car la musique n'est
pas destinée à prendre place parmi les jouissances quotidiennes de la
vie, comme le boire, le manger, le dormir; je ne sais rien d'odieux
comme ces établissements où bouillotte invariablement chaque soir le pot
au feu musical. Ce sont eux qui ruinent notre art, le vulgarisent, le
rendent plat, niais, stupide, qui l'ont réduit à n'être plus à Paris,
qu'une branche de commerce, que l'art de l'épicerie en gros.

Gagnez des millions et vous détruirez d'une main en édifiant de l'autre,
et vous civiliserez artistement une nation. Alors on vous pardonnera
votre richesse et l'on vous louera même d'avoir pris tant de peine à
l'acquérir, d'être allée la chercher à Mexico, à Rio, à San-Francisco, à
Sydney, à Calcutta.

Mais du diable si un tel rêve préoccupe jamais une cantatrice ni un
chanteur à millions; et je suis bien sûr que ceux qui vont lire cette
inconvenante sortie, si tant est que j'aie des lecteurs parmi les gens à
millions, vont me regarder comme le plus rare imbécile. Imbécile, oui,
mais rare, non. Nous sommes par le monde un assez bon nombre de gens de
cette trempe, dont le mépris pour les millions inintelligents est cent
millions de fois plus vaste et plus profond que l'Océan.

Il faut en prendre votre parti et ne pas trop vous brûler la cervelle,
si vous en avez, pauvres millionnaires!



Heur et malheur.


Il y eut au siècle dernier une cantatrice adorée, parfaitement inconnue
aujourd'hui. Elle se nommait Tonelli. Fut-elle une de ces éphémères
immortelles, fléaux de la musique et des musiciens, qui, sous le nom de
prime donne ou de dive, mettent tout en désarroi dans un théâtre
lyrique, jusqu'au moment où quelque homme d'acier fin, compositeur ou
chef d'orchestre, se met en travers de leurs prétentions, et, sans
efforts ni violence, coupe net leur divinité? Je ne crois pas. Il
semble, au contraire, à en juger par ce qu'ont dit d'elle Jean-Jacques
Rousseau et Diderot, que cette cantatrice italienne ait été une
gracieuse et simple fille, pleine de gentillesse, dont la voix avait
tant de charme, qu'à l'entendre dans ces petits opéras vagissants qu'on
appelait alors _opere buffe_, les hommes d'esprit de ce temps-là
s'imaginaient déguster d'excellente musique, des mélodies exquises, des
accents dignes du ciel. Oh! les bons hommes, les dignes hommes que les
hommes d'esprit de ce siècle philosophique, écrivant sur l'art musical
sans en avoir le moindre sentiment, sans en posséder les notions
premières, sans savoir en quoi il consiste! Je ne dis pas cela pour
Rousseau, qui en possédait, lui, les notions premières. Et pourtant que
d'étonnantes plaisanteries ce grand écrivain a mises en circulation et
auxquelles il a donné une autorité qui subsiste encore et que les
axiomes du bon sens n'acquerront jamais!

C'est si commode, convenons-en, de trouver sur un art ou sur une science
des opinions toutes faites et signées d'un nom illustre! On s'en sert
comme de billets de banque dont la valeur n'est pas discutable. O
philosophes! prodigieux bouffons! Mais ne rappelons, à propos de la
Tonnelli, que l'enthousiasme excité à Paris sous son règne par les
bouffons italiens. A lire le récit des extases de leurs partisans, à
voir la rudesse avec laquelle ces connaisseurs traitent un grand maître
français, Rameau, ne dirait-on pas que les œuvres des compositeurs
italiens de ce temps, de Pergolèse surtout, débordaient de sève
musicale, que le chant, un chant de miel et de lait, y coulait à pleins
bords, que l'harmonie en était céleste, les formes d'une beauté
antique?... Je viens de relire la _Serva Padrona_. Non... jamais...
mais, tenez, vous ne me croiriez pas. Voir remettre en scène cet opéra
tant prôné et assister à la première représentation de cette
repriserait un plaisir digne de l'Olympe.

Ce qui n'empêchera pas le nom de Pergolèse de rester un nom illustre
pendant longtemps encore; tandis qu'un autre Italien qui possédait
réellement au plus haut degré le don de la mélodie expressive et facile,
Della Maria, qui écrivit pour le théâtre Feydeau de si charmantes
petites partitions dont la grâce est encore fraîche et souriante, est à
peu près oublié maintenant. On connaît ses jolis airs, on ignore son
nom.

Rousseau, Diderot, le baron de Grimm, Mme d'Epinay et toute l'école
philosophique du siècle dernier ont vanté Pergolèse, et aucun philosophe
de notre siècle n'a parlé de Della Maria. C'est la cause... Ah! jeunes
élèves! jeunes maîtres! jeunes virtuoses! jeunes compositeurs! membres
et lauréats de l'Institut, profitez de l'exemple, tâchez de ne pas vous
mettre mal avec nous autres philosophes du temps présent; gardez-vous de
notre malveillance, ne faites rien pour nous blesser. Si vous donnez des
concerts, n'allez pas oublier de nous y faire assister, et qu'ils ne
soient pas trop courts; invitez-nous à vos répétitions générales, à vos
distributions de prix; ne négligez pas de venir à domicile nous chanter
vos romances, nous jouer vos messes et vos polkas. Car il n'y a pas de
philosophie qui tienne, nous nous vengerions en refusant à votre nom une
place dans nos œuvres sublimes; nous vous ferions la guerre du
silence, la pire de toutes les guerres, souvenez-vous-en. Plus de
gloire, plus d'immortalité, plus rien; et dans trois mille ans,
eussiez-vous écrit chacun trois douzaines d'opéras comiques, on ne
parlerait pas même de vous autant qu'on parle aujourd'hui de ce pauvre
Della Maria.



Les dilettanti du grand monde.--Le poëte et le cuisinier


On entend souvent les gens du monde se plaindre de la longueur des
grands opéras, de la fatigue causée à l'auditeur par ces œuvres
immenses, de l'heure avancée de la nuit ou s'achève leur représentation,
etc., etc. En réalité pourtant ces mécontents ont tort de se plaindre;
il n'y a pas d'opéras en cinq actes pour eux, mais seulement des opéras
en trois actes et demi. Le public élégant étant dans l'usage de ne
paraître à l'Opéra que vers le milieu du second acte et quelquefois plus
tard, que l'on commence à sept heures, à sept heures et demie ou à huit
heures, peu importe, il ne se montrera pas dans les loges avant neuf
heures. Il n'en est pas moins sans doute désireux d'avoir des places
aux premières représentations, mais ce n'est point l'indice de son
empressement à connaître l'œuvre, qui l'intéresse fort médiocrement;
il s'agit d'être vu dans la salle ce soir-là et de pouvoir dire: _J'y
étais_, en ajoutant quelque opinion superficielle sur la nature de
l'ouvrage nouveau et une appréciation telle quelle de sa valeur; voilà
tout. Aujourd'hui un compositeur qui aurait écrit un premier acte
admirable peut être certain de le voir exécuté devant une salle aux
trois quarts vide, et d'obtenir seulement le suffrage de MM. les
claqueurs, qui sont à leur poste longtemps avant le lever du rideau. On
donne à peine maintenant un grand opéra tous les deux ans; le public
fashionable aurait donc à dérogera ses habitudes une fois en deux ans
pour entendre dans son entier, à sa première représentation, une
production de cette importance; mais cet effort est trop grand et la
plus miraculeuse inspiration d'un grand musicien ne ferait pas ce monde,
qui passe pour beau et poli, avancer seulement d'un quart d'heure.....
le dîner de ses chevaux.

Il est vrai que les auteurs ont le droit de se consoler de cette
discourtoise indifférence par une indifférence plus grande encore, et de
dire: «Qu'importe l'absence des locataires des stalles d'amphithéâtre et
des premières loges? le suffrage d'amateurs de cette force n'a pour nous
aucune valeur.»

Il en est de même presque partout. Combien de fois n'avons-nous pas vu
les gens naïfs s'indigner au Théâtre-Italien, quand on y représentait le
_Don Giovanni_, de la précipitation avec laquelle les premières loges
se vidaient au moment de l'entrée de la statue du commandeur. Il n'y
avait plus de cavatines à entendre. Rubini avait chanté son air, il ne
restait que la dernière scène (le chef-d'œuvre du chef-d'œuvre),
il fallait donc partir au plus vite pour aller prendre le thé.

Dans une grande ville d'Allemagne où l'on passe pour aimer sincèrement
la musique, l'usage est de dîner à deux heures. La plupart des concerts
de jour commencent en conséquence à midi. Mais si à deux heures moins un
quart le concert n'est pas terminé, restât-il à entendre un quatuor
chanté par la Vierge Marie et la sainte Trinité et accompagné par
l'archange Michel, les braves dilettanti n'en quitteront pas moins leur
place, et, tournant tranquillement le dos aux virtuoses divins, ne
s'achemineront pas moins impassibles vers leur pot-au-feu.

Tous ces gens-là sont des intrus dans les théâtres et dans les salles de
concerts;

    L'art n'est pas fait pour eux, ils n'en ont pas besoin.

Ce sont les descendants du bonhomme Chrysale:

    Vivant de bonne soupe et non de beau langage,

et Shakspeare et Beethoven sont fort loin à leurs yeux d'avoir
l'importance d'un bon cuisinier.



Les bois d'orangers, le gland et la citrouille.


Nos auteurs de vaudevilles et d'opéras comiques ne manquent jamais de
placer des bois d'orangers à tout bout de champ, si l'action de leur
pièce se passe en Italie.

L'un d'eux eut l'idée d'en placer un dans le voisinage de la grande
route qui va de Naples à Castellamare. Ce bois-là ne pouvait manquer de
m'intriguer beaucoup. Où donc est-il caché? J'eusse été si heureux de le
trouver et de m'endormir sous son ombre parfumée, quand je fis à pied,
en 1832, le voyage de Castellamare, par une chaleur de deux cent
vingt-trois degrés, et caché, comme un dieu d'Homère, dans un nuage...
de poussière ardente. Bah! pas plus de bois d'orangers que dans le
jardin de la Tauride à Saint-Pétersbourg, ou dans la plaine de Rome.
Mais c'est une idée indéracinable de la tête de tous les hommes du Nord
qui ont lu la fameuse chanson de Goethe: _Connais-tu le pays où fleurit
l'oranger?_ que cet arbre fruitier pousse en Italie comme poussent en
Irlande les pommes de terre. On a beau leur dire: L'Italie est grande,
elle commence en deçà des Alpes et finit aux îles Lipari. Chambéry est
en Savoie, la Savoie fait partie du royaume de Sardaigne, la Sardaigne
est en Italie, les Savoyards sont pourtant très-peu Italiens. Or s'il y
a réellement de vastes et magnifiques bois d'orangers dans l'_île_ de
Sardaigne, s'il s'en trouve même un assez joli dans un enclos de Nice,
sur la rive droite du Payon, il ne faut pas s'attendre à rencontrer le
jardin des Hespérides à Suze ni à Saint-Jean de Maurienne.

N'importe! il y a peut-être aujourd'hui des bois d'orangers sur la route
de Castellamare; car quand ces bois-là se mettent à pousser quelque
part, ils poussent vite; il ne s'agit que de commencer.

En tout cas, il n'y a pas, à coup sûr, de bois de citronniers. Il serait
impie de le croire.

--Pourquoi cela?

--Pourquoi? Vous n'avez donc jamais lu la fable _le Gland et la
Citrouille_? Vous ignorez donc que les citrons, au lieu d'être ronds
comme les oranges, sont armés d'une protubérance fort dure, qui
pourrait, si le fruit tombait sur la figure d'un voyageur endormi au
pied du citronnier, lui crever un œil. La Providence sait ce qu'elle
fait. L'auteur de l'apologue que je viens de citer le démontre
clairement: _Si Dieu a suspendu aux branches du chêne_, dit-il, _un
fruit léger, quand la citrouille monstrueuse, plus convenable en
apparence à un arbre puissant, repose à terre entre les feuilles d'une
misérable herbe rampante, c'est afin de préserver les gens tentés de
s'endormir au pied du chêne, d'avoir le nez écrasé par la chute de la
citrouille._

Sans doute il y a dans les contrées intertropicales beaucoup d'autres
arbres, des cocotiers, par exemple, et des calebassiers, portant des
fruits très-lourds, dangereux pour le nez de l'homme; mais les
moralistes ne sont point obligés de tenir compte de ce qui se passe aux
antipodes. Que de gens de toutes couleurs on y voit d'ailleurs qui ont
le nez écrasé de père en fils!



Les passades.


Les personnes qui s'absentent de Paris pour un temps plus ou moins long
sont tout étonnées, à leur retour, de la persistance avec laquelle les
pâtissiers font chaque jour les mêmes brioches, les petits théâtres
lyriques produisent le même opéra comique nouveau, et de l'obstination
du grand Opéra à jouer les mêmes anciens ouvrages.

Quant à la persistance des pâtissiers et des petits théâtres lyriques à
produire toujours le même opéra-comique nouveau et les mêmes brioches,
elle n'a rien d'étonnant; on a trouvé depuis longtemps le procédé qui
assure le plus haut degré de perfection à ces agréables produits:
pourquoi en changerait-on? Là surtout le mieux serait l'ennemi du bien.
L'important pour les consommateurs, c'est que le four soit bon, et que
brioches et opéras, toujours servis frais, restent en conséquence
très-peu de temps en étalage. Ce système est l'inverse de celui du grand
Opéra, où l'on étalera certains ouvrages jusqu'à ce que les abonnés ne
puissent plus y mordre, faute de dents.

On appelle _passade_, dans les écoles de natation, l'opération au moyen
de laquelle un nageur fait passer entre ses jambes le nageur qui se
trouve devant lui, et, appuyant la main sur sa tête, le pousse
brusquement au fond de l'eau. C'est précisément ce qui se pratique
depuis un temps immémorial à l'Opéra-Comique et au Théâtre-Lyrique; à
peine un baigneur avec sa ceinture de sauvetage (sans laquelle il ne
surnagerait pas) parvient-il à montrer sa tête au-dessus du courant,
qu'un autre lui donne la passade. Le malheureux qui la reçoit disparaît
aussitôt; il se remontre quelquefois à demi-mort, s'il a une bonne
haleine, mais c'est rare; pour l'ordinaire, il est noyé du coup.

Le public se divertit fort de ces facéties nautiques; sans le spectacle
des passades, les écoles de natation seraient peu fréquentées. Cela
s'appelle _varier le répertoire_. A l'Opéra, où l'on ne donne pas de
passades, et où les ouvrages, quand ils ne coulent pas à fond tout
seuls,

    _Apparent rari nantes_

et flottent tranquillement comme des bouées dans un port, on s'obstine
seulement à _maintenir le répertoire_. Ces divers systèmes, en dernière
analyse, sont tous bons, puisque le public afflue partout; boutiques de
pâtissiers, théâtres lyriques grands et petits, ne désemplissent pas; on
consomme, on consomme, et tout le monde est content, excepté les noyés.



Sensibilité et laconisme.--Une oraison funèbre en trois syllabes.


Cherubini se promenait dans le foyer de la salle des concerts du
Conservatoire pendant un ent'racte. Les musiciens autour de lui
paraissaient tristes: ils venaient d'apprendre la mort de leur confrère
Brod, virtuose remarquable, premier hautbois de l'Opéra. L'un d'eux,
s'approchant du vieux maître: «Eh bien, M. Cherubini, nous avons donc
perdu ce pauvre Brod!...--Eh!... quoi?--(Le musicien élevant la voix:)
Brod, notre camarade Brod...--Eh bien?--Il est mort!--Euh! petit son!



VOYAGES EN FRANCE

CORRESPONDANCE ACADÉMIQUE


A M. M******, académicien libre.

     Marseille.--Un concert.--Le conducteur d'omnibus.--Son
     discours.--Sa trompette.--L'amateur content.--L'amateur mécontent.

Paris, 18...

Je me lève au soleil _naissant_, léger, joyeux, dispos et bien portant;
absolument comme le financier des _Prétendus_, ce chef-d'œuvre des
flons-flons grotesques, qui éclipsa par son succès _Iphigénie en
Tauride_, et qui rapporta à Lemoine (l'auteur des _Prétendus_ s'appelait
Lemoine) plus d'argent que n'en produisirent tous les opéras de Gluck.
Nouvelle preuve que les jours se suivent et se ressemblent.

Je me sens donc tout prêt à vous écrire mille folies. C'est la suite du
songe extravagant dont notre amie la fée Mab m'a gratifié. J'ai rêvé
que je possédais six cents millions, et que j'avais, du soir au
lendemain, au moyen d'arguments irrésistibles, engagé pour moi seul tous
les chanteurs et instrumentistes de talent qui existent à Paris, à
Londres et à Vienne, y compris Jenny Lind et Pischek; d'où était
résultée la clôture immédiate de tous les théâtres lyriques de ces trois
capitales. Vous étiez régisseur général de mes forces musicales; nous
nous entendions à merveille. Nous avions un théâtre magnifique et une
splendide salle de concerts, où deux fois par mois seulement on
exécutait les chefs-d'œuvre tels que les auteurs les écrivirent, avec
une fidélité, une pompe, une grandeur et une inspiration jusqu'à présent
inconnues. Nous choisissions nous-mêmes notre auditoire, et pour rien au
monde un crétin comme il y en a tant n'eût été admis. L'un d'eux, qui,
par amour-propre, avait corrompu un contrôleur, et pour cinquante mille
francs s'était fait introduire clandestinement dans une loge, fut aperçu
par les artistes, au moment où le premier acte d'_Alceste_ allait
commencer, et contraint de sortir au milieu des huées. Vous bondissiez
de colère; moi j'avais pitié du pauvre homme, trouvant que son
humiliation avait été trop forte, et qu'il eût été plus simple de le
faire extraire doucement par quatre portefaix sans tant de bruit.

Et nous parlions l'anglais comme Johnson, et nous faisions jouer sur
notre théâtre les drames de Shakspeare, sans corrections ni coupures,
par Brooke, Macready et les premiers acteurs des trois royaumes; et
nous avions des vertiges d'admiration.

Nous avions, en outre, organisé une bande de siffleurs, de hueurs et de
conspueurs, pour interdire les symphonies dans les entr'actes du
Théâtre-Français, les couplets ou les ouvertures dans les vaudevilles;
et au bout de quelques soirées orageuses, où force était restée au bon
sens et au bon goût, on avait définitivement reconnu impossible la
continuation de ces horribles stupidités; et l'art musical n'avait plus
à subir de pareils outrages.

A ce moment-là j'ai été réveillé en sursaut; on venait me chercher de la
part du comité de l'Association des artistes-musiciens pour travailler
aux préparatifs d'une _fête dansante_ que la Société s'est un instant
proposé de donner dans le jardin Mabille, sous la direction de Musard,
et avec le concours de toutes les Lorettes de Paris. Le contraste de mon
rêve et de cette réalité m'a paru si excessivement bouffon que j'en ai
ri jusqu'aux spasmes, et que je suis resté dans les dispositions
d'hilarité avec lesquelles je continuerai ma lettre, si vous le voulez
bien. Et vous le voudrez, n'est-ce pas? Il est reconnu depuis longtemps
que nous ne pouvons causer ensemble sans rire; et si découragé ou si
indigné que je sois,

    Mon chagrin disparaît sitôt que je vous vois.

Quel changement! Vous rappelez-vous le temps où vous m'éreintiez avec
tant de plaisir dans vos feuilletons du _Courrier français_? Que de
bonnes folies vous avez imprimées sur mes _tendances_ et mes
_extravagances_! Je vous envie les heureux moments que vous avez dû
passer à me fustiger de la sorte; car cela doit être vraiment délicieux
de flageller ainsi quelqu'un sans colère, de sang-froid, en riant, pour
faire un simple exercice d'esprit. Ce n'est pas que votre esprit ait
jamais eu besoin de beaucoup d'exercice; il n'était que trop ingambe,
trop alerte, trop délié et trop bien aiguisé, il m'en souvient. Vous
m'inspiriez, je l'avoue, une inquiétude extrême; et je me trouvai fort
mal à l'aise le soir où notre ami Schlesinger, avec son aplomb
ordinaire, me présenta à vous au bal masqué de l'Opéra. L'occasion
d'ailleurs était étrangement choisie, car nous étions venus tous les
trois pour assister à la _charge_ de ma personne et de ma symphonie
fantastique, qui allait être faite en forme d'intermède musical par
Arnal et Adam. Ce dernier avait écrit une symphonie grotesque dans
laquelle il faisait la caricature de mon instrumentation, et Arnal me
représentait, moi, l'auteur de l'œuvre, la faisant répéter.
J'adressais aux musiciens une allocution sur la puissance expressive de
la musique, et je démontrais que l'orchestre peut tout exprimer, tout
dire, tout enseigner, _même l'art de mettre sa cravate_.

C'est M. Véron, alors directeur de l'Opéra, qui avait eu l'idée de ce
divertissement. Il m'a plus tard fait chaudement louer dans le
_Constitutionnel_. Le remords le dévorait...

Arnal est devenu un des habitués de mes concerts; il s'est cru obligé en
conscience de les suivre. C'est un homme d'honneur...

Adam est un bon enfant; il s'est repenti, dix ans après, d'avoir accepté
cette tâche de caricaturiste; et depuis lors, il n'a plus _chargé_ que
l'orchestre de Grétry et de Monsigny.

       *       *       *       *       *

Quant à vous, vous êtes resté, ce me semble, le même homme d'esprit sans
fiel que je n'ai pas connu jadis, et je suis bien heureux, maintenant
que je vous connais, de pouvoir quelquefois me livrer avec vous à ces
bons rires homériques qui font tout oublier.

J'avoue pourtant n'avoir pas retrouvé votre ancienne gaîté dans la
lettre que vous m'avez écrite cet hiver à Londres, et à laquelle je
réponds. J'en suis bien aise; car, en revoyant la belle France, j'ai
senti, moi aussi, un singulier serrement de cœur, et mon rire n'est
plus si facile. Rien d'ailleurs ne rend sérieux comme une banqueroute,
et je viens d'en essuyer une assez désagréable, de l'autre côté du
détroit.

Mais puisque vous m'avez demandé le récit de mon voyage en Angleterre,
c'est celui d'une pérégrination musicale en France que je vous ferai. Je
l'entrepris en 1845. Je n'avais alors de ma vie mis le pied dans une
salle de spectacle ou de concerts française hors de Paris.

Je venais de donner quatre matinées festivalesques dans le Cirque des
Champs-Élysées, et je sentais que les bains et les distractions, qui
m'avaient remis sur pieds l'année précédente, après le festival de
l'Industrie, me seraient encore fort utiles cette fois. Dès que j'en eus
la conviction, je pris mon chapeau... et j'allai me baigner... à
Marseille.

Quand j'eus bien nagé dans la Méditerranée, l'envie me prit de connaître
la ville, et je pensai de prime abord au plus savant amateur de musique
de la cité phocéenne, un de mes anciens amis, M. Lecourt, qui joue fort
bien du violoncelle, qui possède par cœur tout Beethoven, qui fit
cent cinquante lieues, il y a quelques années, pour venir entendre la
première exécution d'un de mes ouvrages à Paris; inflexible dans ses
convictions, disant tout franc ce qu'il pense, appelant chaque chose par
son nom, écrivant comme il parle, pensant, parlant, écrivant et jouant
juste, un cœur d'or sur la main. Je n'eus pas de peine à trouver sa
demeure; il m'eût été plus difficile de rencontrer dans Marseille
quelqu'un qui ne la connût pas. En m'apercevant:

«--C'est vous! bonjour! Qui diable a pu vous donner l'idée de venir
faire de la musique à Marseille? et dans cette saison? et avec une telle
chaleur? et avec les cafés et les indigos qui nous arrivent chaque jour
dans le port?... Ah çà, vous êtes fou!...

--Eh! mais, c'est le directeur de votre théâtre qui m'a suggéré cette
bonne idée. Dans dix jours nous donnerons un concert.

--Extravagance!

--Nous donnerons deux concerts! et si vous m'excitez encore, nous en
donnerons trois, et vous jouerez un solo de violoncelle au quatrième!»

Il faut que vous sachiez, mon cher M***, que Marseille est la première
ville de France qui comprit les grandes œuvres de Beethoven. Elle
précéda Paris de cinq ans sous ce rapport; on jouait et on admirait déjà
les derniers quatuors de Beethoven à Marseille, quand nous en étions
encore à Paris à traiter de fou le sublime auteur de ces compositions
extraordinaires. J'avais donc une raison pour croire à l'habileté d'un
certain nombre d'exécutants et à l'intelligence de quelques auditeurs.
Il y a d'ailleurs à Marseille plusieurs virtuoses amateurs dont
j'espérais le concours, et qui ne me le refusèrent point en effet. De
plus, le théâtre possédait à cette époque une troupe chantante bien
composée, dans laquelle j'avais remarqué les noms d'Alizard, de Mlle
Mainvielle Fodor et de deux soprani italiens souvent cités devant moi
avec éloges.

A l'aide de M. Pépin, l'habile chef d'orchestre du théâtre, de M.
Pascal, son premier violon, et de M. Lecourt, qui, malgré son opinion
sur l'inopportunité de la tentative, ne m'aida pas moins activement à la
mener à bien, ma troupe instrumentale fut bientôt composée. Il nous
manqua seulement des trompettes, l'usage s'étant déjà introduit à cette
époque, dans les plus grands orchestres de province, de jouer les
parties de trompettes sur des cornets à pistons; abus inqualifiable et
qu'en aucun cas et à aucunes conditions on ne devrait tolérer. Les
chœurs du théâtre m'avaient été assez tièdement recommandés; mais, en
revanche, je connaissais de nom la Société Trotebas, académie de chant
d'hommes que la mort récente de son fondateur n'avait point détruite, et
qui me vint en aide de la meilleure grâce, et fit, avec beaucoup de soin
et de patience, de fort longues répétitions. Cette société, célèbre à
juste titre dans le Midi, est composée de soixante membres, peu
lecteurs, il est vrai, mais doués d'un instinct musical remarquable, de
voix franches, sonores et d'un beau timbre. Ces messieurs exécutèrent
plusieurs morceaux avec verve et un sentiment des nuances digne des plus
grands éloges. Quant aux soprani, qui étaient ceux du chœur du
théâtre, je fus obligé, pendant le concert, pour mettre un terme à leurs
gémissements, de leur dire, avant de commencer un morceau où ils n'ont
qu'à doubler à l'octave les ténors: «Mesdames, il y a une faute de copie
dans vos parties de chant: il y manque, au début, trois cents pauses,
veuillez les compter en silence, avec attention.» Il va sans dire que le
morceau fut fini avant la trois-centième mesure, et qu'ainsi ces dames
ne gâtèrent rien. Alizard eut les honneurs du chant.

Il y avait dans la salle à peu près huit cents personnes; mais Méry s'y
trouvait, ce qui portait pour moi la somme des gens d'esprit et de goût
réunis à deux mille tout au moins. L'auditoire fut attentif et souvent
fort chaleureux; mais quelques parties de programme n'en soulevèrent pas
moins, comme toujours en France, des discussions très-vives après le
concert. Et voici comment j'en fus informé. Je revenais de la mer un
soir, et, faute de place dans l'omnibus qui ramène les baigneurs à la
ville, j'avais dû monter à côté du cocher, sur son siége. La
conversation ne tarda pas à s'engager entre nous deux. Mon phaéton
m'apprit les brillantes connaissances littéraires qu'il avait eu
l'occasion de faire en allant et venant de Marseille à la Méditerranée.

«--Je connais bien Méry, me dit-il; c'est un _crâne_, et il gagnerait
gros d'argent s'il ne perdait pas son temps à écrire un tas de petites
bêtises que les femmes elles lisent, et que j'en ris moi-même
quelquefois comme un nigaud. Malgré ça, Méry est un homme de mérite,
allez, et de Marseille. Je connais bien Alexandre Dumas et son fils.
Dumas, il écrit des tragédies, qu'on dit, où l'on se tue comme des
mouches, où l'on boit des bouteilles de poison. Malheureusement, depuis
quelque temps, ils prétendent qu'il s'amuse aussi à écrire de ces
romans, comme Méry, que l'on lit partout, que ça fait pitié!

--Vous êtes sévère pour ces deux poëtes, lui dis-je.

--Poëtes! poëtes de qui? poëtes de quoi? Un poëte, c'est un homme qu'il
fait rien que des vers; M. Reboul, de Nîmes, est un poëte; celui-là
n'écrit pas de la prose. Mais je rends justice pourtant à Dumas, il
nage, monsieur, il nage comme un roi, et son fils comme un dauphin. J'ai
bien connu la Rachel.

--Mademoiselle Rachel de la Comédie-Française?

--Oui, la tragédienne de la Comédie. Et même c'est à une de ses
représentations que je prononçai ce fameux discours qu'il fit tant de
bruit à Marseille dans le temps.

--Ah! vous avez parlé en public!

--Eh donc, je parlerais bien devant quatre publics dans l'occasion.
Voilà pourquoi je fis ce discours: la Rachel, en arrivant à Marseille,
avait annoncé qu'elle jouerait _Bajazet_, de M. Racine, et qu'en entrant
en scène, elle serait accompagnée de quatre Turs. Je vais au théâtre,
elle entre, et nous ne voyons pas plus de trois turbans près d'elle. Oh!
oh! que nous fîmes dans le parterre, il paraît que cette farceuse de
Française elle veut se moquer des Marseillais. Je fais un signe, tout le
monde il se tait; je monte sur un banc, et je dis, fort: «Manque un
Tur!» Après ce discours-là, si vous aviez vu la salle, c'était terrible!
Ah! la Rachel fut obligée de se retirer, on baissa la toile, et le
directeur fit habiller le quatrième Tur bien vite, et quand la Rachel
reparut, il ne manquait rien.

--Diable! mais vous ne plaisantez pas à Marseille.

--Ah! que certes non! Nous avons bien eu du chagrin aussi dernièrement,
à propos de Félicien David, qu'il est venu ici nous annoncer _le
Désert_, haute symphonie[14], avec la marche de la caravane. Eh bien!
nous avons tous couru au théâtre, et il n'y avait seulement pas un
chameau dans cette caravane.

--Vous avez dû prononcer un fameux discours ce soir-là?

--Non, je n'ai rien dit, je n'ai pas pris parole. J'aurais parlé,
voyez-vous, et ferme, si David il était Français; mais c'est un pays à
nous, il est de la Provence, et nous n'avons pas voulu lui faire de la
peine; quoique ce soit un peu fort d'annoncer une marche de caravane
sans un chameau.»

Après un instant de silence de mon orateur, le hasard m'ayant fait
toucher sa trompette qui roulait sur l'impériale de la voiture:

«--Eh! reprit-il, ça vous connaît?

--Comment! pourquoi pensez-vous que les trompettes me connaissent?

--Farceur! croyez-vous que je ne sais pas que c'est vous qu'il donne ces
grands concerts dont tout le monde il parle?

--Ah! comment le savez-vous?

--Parbleu! c'est M. le conducteur, qu'il est un amateur, qu'il est allé
au théâtre, qu'il me l'a dit.

--Eh bien! puisqu'on parle de mes concerts, qu'en dit-on? Mettez-moi un
peu au courant des conversations, vous qui savez tout.

--Oh! je les ai bien écoutées, l'autre soir, quand les Trotebas ils vous
ont donné une sérénade. La rue de Paradis était si pleine jusqu'à la
Bourse, que nous demandions tous s'il y avait une vente de café
extraordinaire, ou si monseigneur l'archevêque il donnait sa
bénédiction. Pas du tout; c'était à vous qu'on faisait des honneurs.
Alors j'ai entendu les amateurs qu'ils parlaient pendant la sérénade. Il
y en avait un, M. Himturn, un chaud, qu'il est venu de Nîmes pour votre
musique, qu'il disait toujours: «Et l'_Hymne à la France!_ et la _Marche
des Pèlerins!_--Quels pèlerins? criait un autre; je n'ai pas vu de
pèlerins.--Et le _Cinq mai_, et l'_Adagio de la Symphonie_.» Enfin
celui-là vous adore crânement. Plus loin, une dame, elle disait à sa
fille: «Tu n'as point de cœur, Rose, tu ne peux rien comprendre à ça:
joue des contredanses.» Mais les deux plus acharnés, c'étaient deux
commerçants en campêche; ils criaient plus fort que les Trotebas: «Oui,
il faut condamner toutes ces audaces; comment! si on l'avait laissé
faire, ne voulait-il pas mettre un canon dans son orchestre!--Allez
donc, un canon!--Certainement, un canon; il y a sur le programme un
morceau intitulé: _Pièce de campagne_; c'était au moins une pièce de
douze dont il voulait nous régaler!--Mon cher, vous n'avez pas compris;
ce que vous appelez la pièce de campagne n'est sans doute que la _Scène
aux champs_, l'_adagio_ de la symphonie: vous faites un jeu de mots sur
ce titre.--Ah! bien, s'il n'y a pas de canon, il y a le tonnerre, au
moins; et, à la fin, il faudrait être bien bête pour ne pas reconnaître
ces roulements du tonnerre de Dieu, comme les jours d'orage quand il va
pleuvoir.--Mais justement, c'est ce qu'il a voulu faire; c'est
très-poétique, et cela m'a beaucoup ému!--Laissez-moi donc, poétique! Si
c'est une promenade à la campagne qu'il a voulu mettre en musique, il a
bien mal réussi. Est-ce naturel? Pourquoi ce tonnerre? Vais-je à ma
bastide quand il tonne!»

Donc, il était très-mécontent, et celui qui était content était
mécontent aussi que l'autre ne fût pas content; tandis que celui qui
était mécontent était encore plus mécontent de voir que l'autre fût
content.--Que voulez-vous, lui dis-je en descendant de l'omnibus, on a
beau faire, on ne peut pas mécontenter tout le monde.»

Et je m'éloignai, après avoir reçu de M. le conducteur un salut
sympathique, où je reconnus la vérité de l'assertion du cocher. C'était
un amateur... content.


Deuxième lettre.

     Lyon.--Les sociétés philharmoniques.--Mon maître de musique.--Deux
     lettres anonymes.--Un amateur blessé.--Dîner à Fourvières.--La
     société des intelligences.--Le scandale.--La meule de moulin.

Paris, 18...

Cette fois-ci, je ne suis ni _léger_, ni _joyeux_, ni _bien portant_, et
le _soleil était né_ depuis longtemps quand j'ai essayé de me lever
pour vous écrire. C'est que j'ai passé hier une rude soirée et que
j'avais grand besoin de dormir après de telles souffrances! La
représentation extraordinaire donnée par l'Opéra au bénéfice de la
Caisse des pensions m'a compté parmi ses victimes. J'ai réalisé l'idéal
de Balzac, et vous pouvez me regarder aujourd'hui comme la
personnification vivante de son artiste en _pâtiments_. Avant de vous
raconter ma visite aux Lyonnais, laissez-moi vous dire ce qui vient de
se passer à l'Opéra: ce sera le prologue de ma lettre _provinciale_. Le
programme était d'autant plus attrayant, qu'il contenait moins de
musique. L'affiche annonçait le deuxième acte d'_Orphée_, mais l'affiche
mentait; on n'a exécuté que la scène des enfers de cet opéra: or, cette
scène ne forme pas même la moitié du second acte. Quant aux fragments de
la _Semiramide_ de Rossini, ils se composaient d'un air et d'un duo
précédés de l'ouverture. Tel a été le bagage musical d'une soirée
commencée à sept heures et qui a fini à minuit. Je me trompe, il faut
compter en outre quelques airs biscayens intercallés dans le ballet de
_l'Apparition_, et la _moitié_ du menuet de la symphonie en _sol mineur_
de Mozart, que l'orchestre a commencé à jouer _pour un lever de rideau_,
et qu'il avait bonne envie de continuer quand les acteurs de la comédie
sont venus lui imposer silence. On a tout autant de respect pour Mozart
au Théâtre-Français. Seulement l'orchestre, qui se laisse aussi
interrompre au milieu d'une phrase de Mozart, n'a pas, comme celui de
l'Opéra, une dignité à conserver, une noblesse qui oblige. On peut lui
dire: _Jouez donc!_ quand il se tait, ou: _Taisez-vous donc!_ quand il
joue, sans que son amour-propre en souffre; il sait qu'il est là pour
être vilipendé. Les symphonies de Mozart et de Haydn lui servent
seulement à produire un certain bruit destiné à annoncer la suspension
ou la reprise des hostilités dramatiques. Pour l'orchestre de l'Opéra,
sa destinée et son importance sont tout autres, et je n'aurais pas cru
qu'il consentit jamais à de pareils actes de complaisance et
d'abnégation. Sa réputation de modestie (pour ne pas dire d'humilité)
est désormais inattaquable.

Mlle Rose Chéri s'était résignée à paraître dans la première pièce,
_Geneviève_, charmant vaudeville de M. Scribe, il est vrai, mais qui ne
pouvait guère être représenté que devant une salle à peu près vide;
l'usage du public étant, en été surtout, de ne pas se montrer dans les
grands théâtres avant huit heures et demie. Le croirait-on? je n'avais
point encore vu cette jeune et gracieuse célébrité... Et telle est la
persistance avec laquelle chacun s'enferme à Paris dans le cercle de ses
habitudes théâtrales, qu'après cinq ans d'une popularité immense,
Mlle Rachel elle-même m'apparut pour la première fois folâtrant sur
un âne dans la forêt de Montmorency. «Cela prouve, me dira-t-on, que
vous êtes un barbare, voilà tout.» Je répondrai: Oui, si je n'avais pas
pris depuis longtemps le parti de résister énergiquement à ma passion
pour les vaudevilles, pour les tragédies _racontées_ entre six
colonnes, pour les couplets pointus et les vers alexandrins. J'ai bien
attendu trois mois à Londres, avant d'entendre Jenny Lind. J'allais
seulement le soir admirer la foule qui se pressait auprès de la porte du
théâtre afin de voir entrer sa divinité. Que voulez-vous? je manque de
ferveur; ma religion est entachée d'indifférence, et les déesses n'ont
en moi qu'un fort tiède adorateur. Et puis, qu'est-ce qu'une voix de
plus ou de moins au milieu de ce concert de louanges, d'hymnes, de
cantiques, d'odes brûlantes, de dithyrambes éperdus? Les seuls hommages
capables de plaire encore à ces êtres d'une nature supérieure répugnent
à nos mœurs prosaïques, et choquent les humaines idées. Il faudrait
se jeter sous les roues de leur char, les traiter en idoles de Jagrenat,
ou devenir fou d'amour, se faire enfermer dans une maison d'aliénés où
les bonnes déesses pourraient, enveloppées d'un nuage, venir de temps en
temps contempler leurs victimes; il leur serait sans doute assez
agréable de voir le public tout entier saisi d'un accès de frénésie, les
dames s'évanouir, tomber en attaques de nerfs, en convulsions, et les
hommes s'entre-tuer dans la fureur de leur enthousiasme; peut-être
accepteraient-elles même des sacrifices de jeunes vierges ou d'enfants
nouveau-nés, à condition que ces hosties fussent de noble extraction et
d'une beauté rare... Il vaut donc mieux, quand on ne se sent pas doué
d'une telle exaltation religieuse, se tenir à l'écart hors du temple, et
détourner les yeux prudemment de ces faces éblouissantes. C'est même
faire œuvre pie que d'avoir l'air impie; car on courrait le risque
d'offenser en adorant mal. Se figure-t-on un homme qui se bornerait à
dire à la déesse Lind: «Divinité! pardonne à l'impossibilité où sont les
faibles humains de trouver un langage digne des sentiments que tu fais
naître! Ta voix est la plus sublime des voix divines, ta beauté est
incomparable, ton génie infini, ton trille radieux comme le soleil,
l'anneau de Saturne n'est pas digne de couronner ta tête! Devant toi,
les mortels n'ont qu'à se prosterner; permets-leur de rester en extase à
tes pieds!» La déesse, prenant en pitié de si misérables éloges,
répondrait dans sa mansuétude: «Quel est donc ce paltoquet?»

Eh bien! en dépit de mes bonnes résolutions, telle est la force
attractive qu'exercent les créatures célestes, même sur les êtres
grossiers, qu'un jour, après l'avoir applaudie la veille de toutes mes
forces dans _Lucie_, je n'ai pu résister au désir d'aller contempler de
près Jenny Lind à Richemont, où j'avais l'espoir de la voir folâtrer sur
un âne, comme Mlle Rachel. Mais en arrivant à la Tamise, une
distraction m'a fait prendre un autre bateau que celui de Richemont, et,
ma foi, je suis allé à Greenwich. J'ai admiré là une foule de petits
animaux très-intéressants que le _directeur_ d'une ménagerie ambulante
montrait pour un penny, puis je me suis étendu sur l'herbe dans le parc
et j'ai dormi trois heures, en vrai cockney, parfaitement satisfait.
C'est égal, et plaisanterie à part, Mlle Lind est une maîtresse
femme, indépendamment de son immense talent; talent réel et complet,
talent d'or sans alliage. Vous savez comment elle a reçu M. Duponchel,
quand il est allé à Londres lui offrir un engagement pour Paris, et
comme notre cher directeur est demeuré stupéfait en voyant le cas qu'on
faisait de son Opéra et de ses offres splendides! Pardieu! Mlle Lind
a eu là un beau moment, et jamais elle ne joua mieux ni plus à propos
son rôle de déesse.

Je reviens à la chose d'hier. A propos de quoi, s'il vous plaît, venir
entre une comédie et un ballet, nous jeter à la tête ce noble fragment
de poésie antique qui a nom _Orphée_, et sans préparation aucune et
exécuté d'une si misérable façon? Que c'est bien là l'idée de quelqu'un
qui méprise la musique et qui hait les grands musiciens! Et choisir
Poultier pour représenter l'époux d'Eurydice, ce demi-dieu, l'idéal de
la beauté et du génie! Cela faisait mal à voir et à entendre; mal pour
le chanteur ainsi sacrifié, mal pour le chef-d'œuvre outragé, mal
pour les auteurs mystifiés. Une semblable exhibition de Gluck ne se
discute pas; on la constate comme un attentat à l'art. Poultier, dont la
voix est gracieuse quand il chante certains morceaux étrangers au style
épique, est aussi déplacé dans Gluck qu'il pourrait l'être dans
Shakspeare; il représenterait Hamlet, Othello, Roméo, Macbeth, Coriolan,
Cassius, Brutus, le cardinal Wolsey ou Richard III, tout aussi bien
qu'Orphée. M. le directeur prendra sans doute fantaisie un de ces jours
de nous donner un fragment d'_Alceste_ ou d'_Armide_ et d'en confier le
premier rôle à Mlle Nau! Puis comme l'effet en sera déplorable, il
aura la satisfaction de dire: «C'est de la musique qui ne vaut _plus_
rien, c'est trop vieux, ce n'est plus de notre temps, les admirateurs de
ces choses-là sont ridicules!»

Que dites-vous de cette méthode pour achever d'extirper le peu de goût
musical que nous avons conservé?... Quelle peine infligerait-on, s'il y
avait un _Code pénal des arts_, à un pareil crime, à un tel assassinat
prémédité?... Il est vrai que si ce code existait, d'autres institutions
que nous n'avons pas existeraient aussi, qui mettraient les arts hors de
l'atteinte de leurs ennemis et conséquemment à l'abri de semblables
outrages.

       *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *

Mais il s'agit de Lyon et des expériences musicales que j'y ai faites.

Il faut vous dire d'abord que je suis né dans le voisinage de cette
grande ville, et qu'en ma qualité de compatriote des Lyonnais, j'avais
le droit de compter sur toute leur indifférence. C'est pourquoi, quand
l'idée me fut venue, par vingt-cinq degrés de chaleur, au mois d'août,
de les menacer d'un concert, je crus devoir mettre leur ville en état de
siège. J'écrivis de Marseille à Georges Hainl, le chef du pouvoir
exécutif et de l'orchestre du Grand-Théâtre de Lyon, pour l'avertir de
ma prochaine arrivée, et lui indiquer les moyens de combattre les
chances caniculaires que nous avions contre nous: grandes affiches,
innombrables programmes, réclames dans tous les journaux du département,
annonces en permanence sur tous les bateaux à vapeur de la Saône et du
Rhône, invitations adressées aux académies de chant et à tous les
amateurs habiles de Lyon, aux Sociétés philharmoniques de Dijon, de
Châlons, et de Grenoble où il n'y en a pas, volées de toutes les cloches
et de tous les canons, départ d'un ballon lumineux, tir d'un feu
d'artifice au moment de mon débarquement sur le quai Saint-Clair, les
prédicateurs de toutes les églises me recommandant au prône à leurs
ouailles, etc., etc. En lisant ce glorieux petit projet, Georges, qui
passe à bon droit pour un des plus savants et des plus hardis hâbleurs
du Lyonnais et même du Dauphiné, fut ébloui, les oreilles lui tintèrent,
son orgueil fut atteint au cœur, et tendant ma lettre au régisseur et
au caissier du Grand-Théâtre: «Ma foi, dit-il, je m'avoue vaincu;
celui-ci est plus fort que moi!» Il ne se découragea point néanmoins, et
mes instructions furent suivies ponctuellement; à l'exception des
sonneries de cloches, des volées de canons, de l'ascension aérostatique,
de l'explosion pyrotechnique et des prédications catholiques. Ce
complément du programme n'était pourtant point inexécutable, la suite
l'a bien prouvé; car Jenny Lind, il y a deux ans, non seulement fut
reçue à Norwich avec de pareils honneurs, mais l'évêque de cette cité
vint au-devant d'elle, lui offrit un appartement chez lui, et déclara
_en chaire_ que, depuis qu'il avait entendu la sublime cantatrice, _il
était devenu meilleur_[15]. Ce qui me paraît démontrer clairement la
vérité de cette proposition algébrique: _L_: _B_:: _B_: _H_; ou (pour
les gens qui ne savent pas l'algèbre), en fait de réclames et de
_banques_ bombastiques: _L_ est à _B_ comme _B_ est à _H_; ou encore
(pour les gens qui ont besoin qu'on leur mette les I sous les points)
que Hainl et moi nous ne sommes que des enfants.

Quoi qu'il en soit, nous obsédâmes le public de notre mieux, par les
moyens ordinaires; _non licet omnibus_ d'être prôné par un évêque. Puis,
une fois notre conscience en repos de ce côté-là, nous songeâmes au
solide, c'est-à-dire à l'orchestre et aux chœurs. Les sociétés de
Dijon et de Châlons avaient répondu à notre appel, elles nous
promettaient une vingtaine d'amateurs, violonistes et bassistes; une
razzia habilement opérée sur tous les musiciens et choristes de la ville
et des faubourgs de Lyon, une bande militaire de la garnison et surtout
l'orchestre du Grand-Théâtre, nombreux et bien composé, renforcé de
quelques membres de l'orchestre des Célestins, nous fournirent un total
de deux cents exécutants, qui, je vous le jure, se comportèrent
bravement le jour de la bataille. J'eus même le plaisir de compter parmi
eux un artiste d'un rare mérite, qui joue de tous les instruments et
dont je fus l'élève à l'âge de quinze ans. Le hasard me le fit
rencontrer sur la place des Terreaux; il arrivait de Vienne, et ses
premiers mots en me rencontrant furent: «Je suis des vôtres! de quel
instrument jouerai-je? du violon, de la basse, de la clarinette ou de
l'ophicléide?

--Ah! cher maître, on voit bien que vous ne me connaissez pas, vous
jouerez du violon; ai-je jamais trop de violons? en a-t-on jamais assez?

--Très-bien. Mais je vais être tout dépaysé au milieu de votre grand
orchestre où je ne connais personne.

--Soyez tranquille, je vous présenterai.»

En effet, le lendemain, au moment de la répétition, je dis aux artistes
réunis, en désignant mon maître:

«Messieurs, j'ai l'honneur de vous présenter un très-habile professeur
de Vienne, M. Dorant; il a parmi vous un élève reconnaissant; cet élève
c'est moi; vous jugerez peut-être tout à l'heure que je ne lui fais pas
grand honneur, cependant veuillez accueillir M. Dorant comme si vous
pensiez le contraire et comme il le mérite.»

On peut se faire une idée de la surprise et des applaudissements. Dorant
n'en fut que plus intimidé encore; mais une fois plongé dans la
symphonie, le démon musical le posséda tout entier; bientôt je le vis
rougir en s'escrimant de l'archet, et j'éprouvai à mon tour une
singulière émotion en dirigeant la _Marche au supplice_ et la _Scène aux
champs_ exécutées par mon vieux maître _de guitare_ que je n'avais pas
vu depuis vingt ans.

Les trompettes sont presque aussi rares à Lyon qu'à Marseille, et nous
eûmes grand'peine à en trouver deux. Les charmes du cornet à pistons et
les succès qu'il procure aux virtuoses dans les bals champêtres,
deviennent de plus en plus irrésistibles pour les musiciens de province.
Si l'on n'y prend garde, la trompette, dans les plus grandes villes de
France, sera bientôt, comme le hautbois, un mythe, un instrument
fabuleux, et l'on n'y croira pas plus dans vingt ans qu'à la corne des
Licornes. L'orchestre du Grand-Théâtre de Lyon possède en revanche, par
exception, un hautbois de première force, qui joue également bien de la
flûte, et dont la réputation est grande; c'est M. Donjon. On y remarque
encore le premier violon, M. Cherblanc, dont le beau talent fait honneur
au Conservatoire de Paris. Quant à Georges Hainl, le chef de cet
orchestre, voici son portrait en quelques mots: à une supériorité
d'exécution incontestable sur le violoncelle, supériorité reconnue qui
lui a valu un beau nom parmi les virtuoses, il joint toutes les qualités
du chef d'orchestre conducteur-instructeur-organisateur; c'est-à-dire
qu'il dirige d'une façon claire, précise, chaleureuse, expressive; qu'il
sait, en montant les nouveaux ouvrages, faire la critique des défauts de
l'exécution et y porter remède autant que les forces musicales dont il
dispose le lui permettent, et enfin qu'il sait mettre en ordre et en
action productive tous les moyens qui sont à sa portée, administrer son
domaine musical et vaincre promptement les difficultés matérielles dont
chacun des mouvements de la musique, en province surtout, est
ordinairement entravé. D'où il résulte implicitement qu'il joint à
beaucoup d'ardeur un esprit pénétrant et une persévérance infatigable.
Il a plus fait en quelques années pour les progrès de la musique à Lyon,
que ne firent en un demi-siècle ses prédécesseurs.

Le jour de mon concert, il fut successivement directeur et exécutant. Il
conduisit le chœur, il joua du violoncelle dans la plupart des
morceaux symphoniques, des cymbales dans l'ouverture du _Carnaval_, des
timbales dans la _Scène aux champs_, et de la harpe dans la _Marche des
pèlerins_. Oui, de la harpe. Ce fut même un des incidents les plus
plaisants de notre dernière répétition. Je n'ai pas besoin de vous dire
que les harpistes sont rares à Lyon autant qu'à Poissy ou à Quimper. La
harpe aussi va devenir, comme le hautbois et la trompette, un instrument
fabuleux pour nos provinces.

On m'avait indiqué un amateur dont le talent sur cet instrument jouit à
Lyon de quelque renommée. «Avant de recourir à lui, voyons, me dit
Georges, la partie que vous voulez lui confier.

--Oh! elle n'est pas difficile; elle ne contient que deux notes, _si_ et
_ut_.»

Après l'avoir attentivement examinée:

«--Oui, reprit-il, elle n'a que deux notes; mais il faut les faire à
propos, et notre amateur ne s'en tirera pas. Votre s..... musique est
encore de celles qui ne peuvent être exécutées que par des _musiciens_.
Ne vous inquiétez pas de cela néanmoins, j'en fais mon affaire.»

Quand nous en vînmes le lendemain à répéter le morceau: «Apportez la
harpe!» cria Georges en quittant son violoncelle. On lui obéit; il
s'empare de l'instrument, sans s'inquiéter des brocards et des éclats de
rire qui partent de tous les coins de l'orchestre (on savait qu'il n'en
jouait pas), il enlève tranquillement les cordes voisines de l'_ut_ et
du _si_, et, sûr ainsi de ne pouvoir se tromper, il attaque ses deux
notes avec un à propos imperturbable, et la _Marche des pèlerins_ se
déroule d'un bout à l'autre sans le moindre accident.

C'était la première fois qu'il m'arrivait d'entendre cette partie
exécutée ainsi à la première épreuve. Il fallait, pour être témoin d'un
tel phénomène, qu'elle fut confiée à un harpiste qui n'avait jamais
_essayé_ de jouer de la harpe, mais qui était _sûr_ d'être musicien.

J'ai parlé plus haut des académies de chant de Lyon: l'une de ces
sociétés, peu nombreuse, se compose seulement de jeunes amateurs
allemands qui ont importé à Lyon les traditions de leur patrie, et se
réunissent de temps en temps pour étudier avec soin les chefs-d'œuvre
qu'ils admirent. Ces messieurs appartiennent presque tous à des maisons
de banque ou du haut commerce de Lyon. Ils me vinrent en aide avec
beaucoup de bonne grâce et me furent d'un grand secours. J'en dois dire
autant de l'autre société chorale. Celle-là est très-nombreuse et
composée exclusivement d'artisans et d'ouvriers. Elle a été fondée par
M. Maniquet, dont le zèle, le talent et le dévouement à la rude tâche
qu'il a entreprise, auraient dû depuis longtemps attirer sur lui et sur
l'institution qu'il dirige les encouragements et l'appui énergique de la
municipalité lyonnaise.

Un des acteurs du Grand-Théâtre, Barielle, dont la voix de basse est
fort belle, chanta d'une façon remarquable ma cantate du _Cinq mai_. En
somme, à l'exception de la _Marche au supplice_, trahie par la faiblesse
des instruments de cuivre, le concert fut brillant sous le rapport
musical et satisfaisant du côté... sérieux. Georges cependant aurait
voulu qu'on se tuât pour y entrer; et malgré les auditeurs qui étaient
venus de Grenoble, de Vienne, de Nantua et même de Lyon, personne ne fut
tué. Ah! si monseigneur l'évêque eût annoncé en chaire que ma musique
_rendait les hommes meilleurs_, sans doute la foule eût été plus
compacte; mais Son Éminence de Lyon s'est abstenue complétement. On n'a
pas d'ailleurs tiré le moindre pétard en mon honneur, les cloches sont
restés muettes... Le moyen, après cela, de faire les gens s'écraser à la
porte d'un concert, au mois d'août, en province!... J'eus pourtant une
sérénade à l'instar de Marseille, et deux lettres anonymes. La première,
qui ne contenait que de grossières injures intraduisibles en langue
vulgaire, me reprochait de venir enlever les _écus_ des artistes
lyonnais; la seconde, beaucoup plus bouffonne, était de quelqu'un dont
j'avais, sans m'en apercevoir, froissé l'amour-propre pendant les
répétitions. Elle consistait en deux aphorismes que j'ai retenus mot
pour mot. La voici:

    «On peut être un grand artiste et être poli.
    Le moucheron peut quelquefois incommoder le lion.

    _Signé_: UN AMATEUR BLESSÉ.»

Que dites-vous de ce laconisme épistolaire? et de la menace? et de la
comparaison? Je regrette fort d'avoir blessé un amateur; et, quel qu'il
soit, je le prie de recevoir mes très-humbles excuses. En tout cas, si
je suis le lion de l'apologue, il faut croire que le moucheron aura
oublié sa colère, car depuis cette époque je ne me suis point senti
incommodé.

       *       *       *       *       *

Je vous ai quitté ici, mon cher ami, pour écrire un article sur le
dernier concert du Conservatoire. Ces corvées me paraissent un peu bien
fréquentes; et je commence à être las d'admirer. D'autant plus las
qu'aux yeux de la plupart des Français pur sang, des Parisiens surtout,
ce rôle d'admirateur est ridicule. C'est là, il est vrai, le dernier de
mes soucis, et je me suis toujours donné le plaisir de rire largement
des rieurs de cette espèce. Mais, franchement, le métier d'adorateur
fatigue énormément quand on le fait en conscience. Après être resté
prosterné à genoux pendant plusieurs heures à respirer l'encens, à
chanter des _Credo_, des _Gloria in excelsis_, des _Pange lingua_, des
_Te Deum laudamus_, on sent un besoin impérieux de se lever, d'étendre
ses jambes, de sortir de l'église, de respirer le grand air, l'odeur des
prés fleuris, de jouir de la création, sans songer au Créateur et sans
chanter de cantiques d'aucune espèce; et même (ceci soit dit tout-à-fait
entre nous), on se sent pris de l'envie de chanter toutes sortes de
drôleries, telles que la charmante chanson de M. de Pradel par exemple:
«_Vive l'enfer où nous irons._»

J'admire fort (vous le voyez, j'admire encore! ce que c'est que
l'habitude!) j'aime beaucoup, voulais-je dire, le couplet suivant de
cette gentille bacchanale:

      Nos divins airs,
        Nos concerts,
    Rempliront les enfers
    De douces mélodies;
      Tandis qu'au ciel,
          Gabriel
    Fait bâiller l'Éternel
    Avec ses litanies!
    Vive l'enfer, etc.

Voyez-vous le bon Dieu qui s'ennuie d'être adoré, et que Gabriel obsède
avec ses chœurs d'orphéonistes célestes! et qui bâille à se décrocher
la mâchoire à s'entendre chanter éternellement: _Sanctus, Sanctus, Deus
Sabaoth!_ Plaignons-nous ensuite, nous autres vermisseaux, racaille
humaine, sotte engeance, plaignons-nous quand les Gabriel terrestres
nous fatiguent seulement trois heures durant, avec de la musique qui, à
tout prendre, est peut-être fort supérieure à celle du Paradis.
Qu'est-ce que trois heures en comparaison de l'éternité? A propos de
cette chanson dont je n'ose vous citer ici le refrain, refrain qui nous
a fait casser tant de verres quand on le reprenait en chœur aux nuits
sardanapalesques d'étudiants, il y a quelque vingt-cinq ans, voici
comment j'ai appris qu'elle est du célèbre improvisateur Eugène de
Pradel. Et ceci me ramène directement à Lyon.

Après le concert que j'eus l'honneur de donner dans cette ville, avec la
permission de M. le maire, je fus invité à dîner à Fourvières par une
société d'artistes et d'hommes de lettres, nommée la _Société des
Intelligences_. Les membres de cette réunion s'étant garantis avec grand
soin de l'approche des ennuyeux et des imbéciles, ceux-ci, blessés
d'être ainsi exclus, ont donné ironiquement à ce club de gens d'esprit,
le titre de Société des Intelligences, qu'il s'est bravement empressé
d'accepter. Quand il passe à Lyon un artiste dont on est à peu près sûr,
c'est-à-dire qui n'est pas réputé plus sot que la majeure partie des
humains, qui ne porte pas de toasts dans les banquets, et qui déraisonne
comme tout le monde, la Société des Intelligences s'empresse toujours de
lui faire une politesse. A ce titre d'homme ordinaire et non orateur, je
fus engagé à tenter l'escalade de la montagne de Fourvières, pour y
dîner à trois cent soixante pieds, que dis-je? à huit cent
cinquante-trois pieds au-dessus du niveau de la Saône, dans un pavillon
assez semblable à celui où le diable emporta un jour notre Seigneur
Jésus-Christ pour lui faire voir tous les royaumes de la terre. Ce
diable-là n'était pas fort, en géologie du moins; aussi notre Seigneur
n'eut-il pas grand'peine à lui démontrer son ânerie et à le renvoyer
tout penaud. Pour en revenir à ce pavillon de Fourvières, d'où l'on voit
également tous les royaumes de la terre, jusqu'à la Guillotière
inclusivement, j'y trouvai réunis, au nombre de vingt-quatre, les
intelligences de Lyon. Ce qui fait une intelligence par 00000 Lyonnais;
j'ai oublié le chiffre de la population de cette grande ville. Encore ne
faut-il pas compter dans ces deux douzaines d'Intelligences lyonnaises
Fédérick Lemaître, qui donnait alors des représentations dans le Midi,
M. Eugène de Pradel, ni moi.

Donc, en défalquant (le terme est joli!) nos trois intelligences, celles
de Fredérick, de M. Pradel, et la mienne, si j'ose m'exprimer ainsi, la
société lyonnaise se trouvait réduite à 21 membres... ce jour-là. J'aime
à croire qu'il y avait un nombre considérable de membres absents. On but
rondement, on rit de même, et au café, qu'on alla prendre dans un
kiosque encore plus élevé que le pavillon d'où l'on voit tous les
royaumes... M. de Pradel, s'approchant de moi, fit ma connaissance, sans
façon, sans se faire présenter, sans embarras, sans balbutier, et me
tendit la main comme il aurait pu la tendre au premier venu. Cette force
d'âme me plut; j'aime les gens qui ne tremblent pas dans les grandes
circonstances; et à l'instar de Napoléon quand il eut pendant quelques
minutes contemplé Goëthe debout impassible devant lui, je dis à M. de
Pradel: «Vous êtes un homme!» Il fut remué jusqu'au fond des entrailles
par ces sublimes paroles; mais le vaniteux poëte se garda bien de le
laisser voir. Il ne montra même aucune émotion, et venant droit au fait,
qu'il avait ruminé pendant tout le repas: «Vous avez, me dit-il, dans un
de vos feuilletons, attribué la chanson «Vive l'enfer!» à
Désaugiers?--Ah! oui, c'est vrai. On m'a fait ensuite reconnaître mon
erreur; je sais qu'elle est de Déranger.--Pardon, elle n'est pas de
Béranger.--En ce cas, je ne me suis pas trompé; elle est de
Désaugiers.--Pardon encore, elle n'est pas non plus de Désaugiers.--Mais
de qui donc alors?...--Elle est de moi.--De vous?--De moi-même; je vous
en donne ma parole.--Je suis d'autant plus désolé de mon erreur,
monsieur, que cette chanson est étincelante de verve, et qu'elle vaut à
mon sens plus d'un long poëme. Je m'empresserai, à la première occasion,
de vous en restituer l'honneur.» Nous fûmes ici interrompus par un des
convives. Ce monsieur éprouvait le besoin de nous faire part de ses
idées sur la musique; idées bienveillantes qu'il donna en forme de
conseils malveillants à mon adresse, et me firent penser qu'il fallait
encore distraire une unité du nombre des membres de la société; celui-ci
devant être un étranger qui faisait, comme moi, partie des Intelligences
_en passant_.....

Seconde interruption. Au diable les importuns! On m'envoie chercher
pour................


Un Jour plus tard.

Ce n'était rien... Il s'agissait d'aller entendre la répétition générale
d'un opéra en cinq actes... en cinq actes seulement!!! En conséquence,
je serai très-sérieux aujourd'hui. «Tant mieux!» direz-vous. Car vous
êtes d'avis, je m'en doute, que j'ai assez divagué, assez joué avec les
mots, les gens et les idées, avec des choses même qui ne comportent
guère la plaisanterie; que je dois dans une correspondance académique,
musicale et morale comme celle-ci, parler de musique et de morale, au
lieu de citer des chansons bachiques, pantagruéliques, fantastiques,
fort peu colletées et très-peu pies, qui scandalisent les âmes dévotes,
font baisser les yeux aux jeunes personnes de quinze à seize ans, et
trembler les lunettes sur le nez de celles de quarante-neuf à cinquante.
Ecoutez, franchement, c'est la faute de M. de Pradel; je n'ai pu
résister au plaisir de vous faire connaître un couplet de sa chanson.
J'ai dû aussi, tout naturellement, choisir celui dans lequel il est
question de musique; de là les _Divins airs_, les _Concerts des Enfers_,
et les _Litanies_ de Gabriel, qui vous ont, je le crains, un peu
effarouché. Que serait-ce donc si j'eusse continué ma citation, et
reproduit en entier le refrain de cet hymne damnable:

    Vive l'enfer où nous irons!
    Venez, filles
    Gentilles;
    Nous chanterons,
    Boirons,
    Rirons,
    Et toujours gais lurons,
    Nous serons
    Ronds.

Ceci eût été vraiment coupable et mériterait un blâme sérieux; mais je
m'en suis gardé; j'ai trop d'horreur du scandale, et je suis trop
convaincu de la vérité de la parole évangélique: Malheur à celui qui
scandalisera son prochain; il vaudrait mieux pour lui s'attacher au cou
_une meule de moulin_ et s'aller jeter dans la mer. En conséquence, bien
qu'il ne me soit pas absolument prouvé que j'aie le droit de vous
appeler _mon prochain_, dans le doute, comme je ne me sens pas en ce
moment disposé à prendre la détermination sérieuse, et relative à la
mer, dont parle l'Évangile, je me suis abstenu, autant que je l'ai pu,
du scandale. D'ailleurs, le contraire fût-il malheureusement arrivé,
comment ferais-je pour me conformer au texte du saint livre? Il est
facile, sans doute, de s'attacher au cou une meule de moulin, ou tout
au moins de s'attacher le cou à ladite meule; mais c'est le reste de
l'opération qui me semble malaisé. Je ne suis pas de force à aller
seulement d'ici au pont des Arts avec un pareil joyau appendu au-dessous
du menton; comment irais-je jusqu'au Havre? Ce texte évangélique serait
donc aussi embarrassant pour les commentateurs que pour les gens qui
tiennent à se jeter dans la mer avec l'objet ci-dessus mentionné, si
nous ne savions qu'il a été écrit à une époque où les hommes étaient
d'une force et d'une taille merveilleuses, dont nous n'avons plus
d'idée. Les petits garçons de ce temps-là portaient au cou une meule de
moulin, et allaient se noyer avec une aisance admirable; tandis que le
plus fort de nos musiciens actuels, attaché seulement à une partition
comme il y en a tant, aurait grand'peine à les imiter.

Maintenant, puisqu'il faut absolument être sérieux, je vous souhaite
_sérieusement_ le bonsoir. Cette lettre en compartiments est fort
longue, l'allonger encore, serait la pire de mes mauvaises
plaisanteries. Adieu; dans quelques jours je vous parlerai de Lille,
puis ma correspondance avec vous sera close: Marseille, Lyon et Lille
étant (Paris à part) les seules villes de France où j'aie entendu et
fait entendre de la musique, depuis que ce malheureux art est l'objet de
mes études et de mon inaltérable affection.


Troisième Lettre.

     Lille.--Cantate improvisée.--Mélancolie.--La demi-lune
     d'Arras.--Les pièces de canon.--Les lances à feu.--La fusée
     volante.--Effet terrible.--L'amateur d'autographes.

Paris, 18..

Vous ne tenez pas sans doute à savoir pourquoi je suis allé à Lille. En
ce cas, je vais vous le dire: ce n'est point à l'occasion du festival du
Nord dirigé par Habeneck et dans lequel on exécuta deux fois le
_Lacrymosa_ de mon _Requiem_, d'une grande et belle manière, m'a-t-on
dit; les ordonnateurs du festival avaient oublié de m'inviter, ce qui
pour moi équivalait à une invitation à rester à Paris. Non, je n'allai à
Lille que plusieurs années après. On venait de terminer le chemin de fer
du Nord, si célèbre par les petits accidents auxquels il a eu la
faiblesse de donner lieu; Mgr l'archevêque devait le bénir
solennellement, on se promettait de largement dîner et boire; on pensa
qu'un peu de musique ne gâterait rien, au contraire, bien des gens ayant
besoin de cet accessoire pour faciliter leur digestion; et l'on s'avisa
de s'adresser à moi comme à un excellent digestif. Sans rire, voilà ce
qui arriva. Il fallait une cantate pour être exécutée, non après le
dîner, mais avant l'ouverture du bal; M. Dubois, chargé par la
municipalité lilloise des détails musicaux de la cérémonie, vint à Paris
en grande hâte et, avec les idées arriérées, antédiluviennes,
incroyables, qu'il apportait de sa province, s'imagina que, puisqu'il
fallait des paroles et de la musique à cette cantate, il ne ferait pas
mal de s'adresser à un homme de lettres et à un musicien. En
conséquence, il demanda les vers à J. Janin et à moi la musique.
Seulement, en m'apportant les paroles de la cantate, M. Dubois
m'avertit, comme s'il se fût agi d'un opéra en cinq actes, qu'on avait
besoin de ma partition pour le surlendemain. «Très-bien, monsieur, je
serai exact; mais s'il vous fallait la chose pour demain, ne vous gênez
pas.» Je venais de lire les vers de J. Janin; ils se trouvaient coupés
d'une certaine manière, que je ne me charge pas de caractériser, et qui
appelle la musique comme le fruit mûr appelle l'oiseau, tandis que des
poëtes de profession s'appliquent au contraire à la chasser à grands
coups d'hémistiches. J'écrivis les parties de chant de la cantate en
trois heures, et la nuit suivante fut employée à l'instrumenter. Vous
voyez, mon cher M***, que pour un homme qui ne fait pas son métier de
violer les muses, ceci n'est pas trop mal travailler. Le temps ne fait
rien à l'affaire, me direz-vous, avec Nicolas Boileau Despreaux, un
vieux morose qui soutenait cette vieille cause du bon sens, si bien
gagnée ou si bien perdue à cette heure que personne ne s'en occupe
plus. Sans doute, le temps ne fait rien, c'est-à-dire, au contraire, le
temps fait beaucoup, quoi qu'en ai dit, non pas Boileau (je m'aperçois
maintenant que je me suis trompé dans ma citation), mais Poquelin de
Molière, un autre poëte qui était fou du bon sens. Je maintiens qu'à de
rares exceptions près, _le temps ne consacre rien de ce qu'on fait sans
lui_. Cet adage, que vous n'avez jamais entendu ni lu, puisque je viens
de le traduire du persan, est d'une grande vérité. J'ai voulu seulement
vous prouver qu'il était possible à moi aussi d'improviser une
partition, quand je prenais bravement mon parti de me contenter pour mon
ouvrage d'une célébrité éphémère de quatre à cinq mille ans.

Si j'avais eu trois jours pleins à employer à ce travail, ma partition
vivrait quarante siècles de plus, je ne l'ignore pas. Mais dans des
circonstances pressantes et _imprévues_, comme celles de l'inauguration
d'un chemin de fer, un artiste ne doit pas tenir à ce que quarante
siècles de plus ou de moins le contemplent; la patrie a le droit
d'exiger alors de chacun de ses enfants un dévouement absolu. Je me dis
donc: _Allons, enfant de la patrie!..._ et je me dévouai. Il le
fallait!!!... Que faites-vous en ce moment, mon cher M***? Avez-vous un
bon feu? votre cheminée ne fume-t-elle point? Entendez-vous, comme moi,
le vent du nord geindre dans les combles de la maison, sous les portes
mal closes, dans les fissures de la croisée inhermétiquement fermée, se
lamenter, et gémir, et hurler, comme plusieurs générations à l'agonie?
Hou! hou! hou!... Quel _crescendo_!... _Ululate venti!_... Quel
_forte_!... _Ingemuit alta domus!_... Sa voix se perd... Ma cheminée
résonne sourdement comme un tuyau d'orgue de soixante-quatre pieds. Je
n'ai jamais pu résister à ces bruits ossianiques: ils me brisent le
cœur, me donnent envie de mourir. Ils me disent que tout passe, que
l'espace et le temps absorbent beauté, jeunesse, amour, gloire et génie;
que la vie humaine n'est rien, la mort pas davantage; que les mondes
eux-mêmes naissent et meurent comme nous; que tout n'est rien. Et
pourtant certains souvenirs se révoltent contre cette idée, et je suis
forcé de reconnaître qu'il y a quelque chose dans les _grandes passions
admiratives_, comme aussi dans les _grandes admirations passionnées_; je
pense à Châteaubriand dans sa tombe de granit sur son rocher de
Saint-Malo...; aux vastes forêts, aux déserts de l'Amérique qu'il a
parcourus; à son René, qui n'était point imaginaire... Je pense que bien
des gens trouvent cela fort ridicule, que d'autres le trouvent fort
beau. Et le souffle orageux recommence à chanter avec effort dans le
style chromatique: Oui!!! oui!!! oui!!! Tout n'est rien! tout n'est
rien! Aimez ou haïssez, jouissez ou souffrez, admirez ou insultez, vivez
ou mourez! qu'importe tout! Il n'y a ni grand ni petit, ni beau ni laid;
l'infini est indifférent, l'indifférence est infinie!....... Hé....
las!...... Hé.... las!......

    Talia vociferans gemitu tectum omne replebat.
     . . . . . . . . . .

Cette inconvenante sortie philosophique, mon cher ami, n'était que pour
amener une citation de Virgile. J'adore Virgile, et j'aime à le citer;
c'est une manie que j'ai, et dont vous avez dû déjà vous apercevoir.

    D'ailleurs les vents s'apaisent,
    Les voilà qui se taisent,

et je n'ai plus envie de mourir. Admirez l'éloquence du silence, après
avoir reconnu le pouvoir des sons! Le calme donc étant revenu, toutes
mes croyances me sont rendues. Je crois à la beauté, à la laideur, je
crois au génie, au crétinisme, à la sottise, à l'esprit, au vôtre
surtout; je crois que la France est la patrie des arts; je crois que je
dis là une énorme bêtise; je crois que vous devez être las de mes
divagations, et que vous ne devinez pas pourquoi je divague à propos de
musique. Eh! mon Dieu, si vous ne le devinez pas, je vais vous le dire:
c'est pour ne pas me faire remarquer, tout bonnement; je prétends ne pas
me singulariser, ne point faire disparate dans le milieu social où nous
vivons. Il y a un proverbe, vrai comme tous les proverbes, que je viens
encore de traduire du persan, et qui dit: _Il faut hurler avec les
fous_; faites-en votre profit.

Pour lors! (Odry commençait ainsi le récit de ses aventures dans la
forêt où il s'était égaré, forêt vierge où il n'y avait que des
perroquets et des orang-outang[16], et dans laquelle il se fit _écrivain
public_ pour ne pas mourir de faim. Quel grand homme qu'Odry!) Pour
lors donc, la cantate étant faite et copiée, nous partons pour Lille. Le
chemin de fer faisant une exception en faveur de ses inaugurateurs, nous
arrivons sans déraillements jusqu'à Arras. A peine sommes-nous en vue
des remparts de cette ville, que voilà toute la population mâle et
femelle de notre diligence qui part d'un éclat de rire, oh! mais, d'un
de ces rires à fendre une voûte de pierre dure. Et cela sans que
personne eût dit le mot. Chacun possédant son Molière par cœur, le
souvenir des _Précieuses ridicules_ nous avait tous frappés spontanément
à l'aspect des murailles de la ville, et nous cherchions de l'œil, en
riant aux larmes, _cette demi-lune_ que le marquis de Mascarille emporta
au siége d'Arras, et qui, au dire du vicomte de Jodelet, était _parbleu
bien une lune tout entière_. Voilà un succès! parlez-moi d'un comique
tel que Molière qui, sans théâtre, sans acteurs, sans livres, par le
souvenir seul d'un mot, fait rire à se tordre les enfants des enfants
des arrière-petits-enfants de ses contemporains!...

Arrivé à Lille, M. Dubois me met immédiatement en rapport avec les
chanteurs dont le concours m'était nécessaire pour l'exécution de la
cantate, et avec les bandes militaires venues de Valenciennes, de Douai
et de quelques autres villes voisines. L'ensemble de ces groupes
instrumentaux formait un orchestre de cent cinquante musiciens à peu
près, qui devaient exécuter sur la promenade publique, le soir, devant
les princes et les autorités civiles et militaires réunies pour la
fête, mon morceau de l'apothéose. La cantate fut bientôt apprise par un
chœur de jeunes gens et d'enfants, élèves presque tous des classes de
l'institution nommée, à Lille, Académie de chant, et que je crois
appartenir au Conservatoire. Je ne parle que sous la forme dubitative,
ne possédant aucune notion précise sur cet établissement. Je vous dirai
seulement que ces jeunes chanteurs avaient des voix excellentes, et que,
bien dirigés dans leurs études par M. Ferdinand Lavainne, dont vous
connaissez le mérite éminent comme compositeur, et M. Leplus, l'habile
chef de musique de l'artillerie de Lille, ils se rendirent maîtres en
peu de temps des difficultés de la cantate. L'étude de l'apothéose par
les orchestres militaires réunis nous donna beaucoup plus de peine. Elle
avait été commencée déjà, avant mon arrivée, et, par suite d'une erreur
grave dans le mouvement indiqué par le chef qui dirigeait cette
répétition, elle n'avait produit qu'un étourdissant charivari. M.
Dubois, mon guide au milieu des embarras et des agitations de la fête,
et qui avait assumé bravement toute la responsabilité de la partie
musicale, me paraissait agité, inquiet, quand je lui parlais de nos
militaires et de ce grand diable de morceau. J'ignorais qu'il eût
assisté à la première expérience, j'ignorais même qu'elle eût produit un
si monstrueux résultat; ce ne fut qu'après le débrouillement du chaos
qu'il me fit l'aveu de ses terreurs et du motif qui les avait fait
naître. Quoi qu'il en soit, elles furent dissipées assez promptement,
et, après la troisième répétition, tout marcha bien. Autant qu'il m'en
souvienne, les trois corps de musique militaire appartenant spécialement
à la ville de Lille, ceux de la garde nationale, des pompiers et de
l'artillerie, n'avaient voulu ou pu prendre aucune part à cette
exécution. On m'en dit alors la raison, mais je l'ai oubliée. Ce fut
grand dommage, car ces orchestres sont excellents, et certes il y a bien
peu de musiques militaires en France qui puissent leur être comparées.
Je pus apprécier leur mérite individuel, chacun de ces corps m'ayant
fait l'honneur de venir, dans la journée qui précéda le concert, jouer
sous mes fenêtres. C'était, de leur part, une véritable et cruelle
coquetterie.

On me donna un excellent petit orchestre (celui du théâtre, je crois),
pour accompagner la cantate; une seule répétition fut suffisante. Tout
était donc prêt, quand M. Dubois me présenta le capitaine d'artillerie
de la garde nationale.

«--Monsieur, me dit cet officier, je viens m'entendre avec vous au sujet
des _pièces_.

--Ah! il y a une représentation dramatique! Je l'ignorais. Mais cela ne
me regarde pas.

--Pardon, monsieur, il s'agit de pièces.... de canon!

--Ah mon Dieu! et qu'ai-je à faire avec ces...?

--Vous avez à faire, dit alors M. Dubois, un effet étourdissant, dans
votre morceau de l'apothéose. D'ailleurs, il n'y a plus à y revenir, les
canons _sont sur le programme_, le public attend ses canons, nous ne
pouvons les lui refuser.

--C'est maintenant que mes confrères ennemis de Paris, les bons
gendarmes de la critique, vont dire que je mets de l'artillerie dans mon
orchestre! Vont-ils se divertir! Parbleu, c'est une aubaine pour moi;
rien ne m'amuse comme de leur fournir l'occasion de dire, à mon sujet,
quelque bonne bêtise bourrée à triple charge. Va pour les canons! Mais
d'abord comment est composé votre _chœur_?

--Notre chœur?

--Oui, votre _parc_. Quelles sont vos pièces, et combien en avez-vous?

--Nous avons dix pièces de douze.

--Heu!... c'est bien faible. Ne pourriez-vous me donner du vingt-quatre?

--Mon Dieu, nous n'avons que six canons de vingt-quatre.

--Eh bien accordez-moi ces six premiers sujets avec les dix choristes;
ensuite disposons toute la masse des voix sur le bord du grand fossé qui
avoisine l'esplanade, aussi près que possible de l'orchestre militaire
placé sur l'estrade. M. le capitaine voudra bien avoir l'œil sur
nous. J'aurai un artificier à mon côté; au moment de l'arrivée des
princes, une fusée volante s'élèvera, et l'on devra alors faire feu
successif des dix choristes seulement. Après quoi nous commencerons
l'exécution de l'apothéose, pendant laquelle vous aurez eu le temps de
recharger. Vers la fin du morceau, une autre fusée partira, vous
compterez _quatre secondes_, et, à la cinquième, vous aurez l'obligeance
de frapper un grand accord bien d'aplomb, et d'un seul coup, avec vos
dix choristes de douze et les six premiers sujets _de vingt-quatre_, de
manière que l'ensemble de vos voix coïncide exactement avec mon dernier
accord instrumental. Vous comprenez?

--Parfaitement, monsieur; cela s'exécutera, vous pouvez y compter.»

Et j'entendis le capitaine dire en s'en allant à M. Dubois:

«--C'est magnifique! il n'y a que les musiciens pour avoir de ces
idées-là!»

Le soir venu, la bande militaire bien exercée et bien disciplinée et mon
artificier étant en place, M. le duc de Nemours et M. le duc de
Montpensier, entourés de l'état-major de la place, du maire, du préfet,
enfin de tous les astres militaires, administratifs, civils, judiciaires
et municipaux, montent sur une terrasse préparée pour les recevoir en
face de l'orchestre. Je dis à l'artificier: Attention! quand le
capitaine d'artillerie, grimpant précipitamment l'escalier de notre
établissement, me crie d'une voix tremblante:

«--De grâce, monsieur Berlioz, ne donnez pas encore le signal, nos
hommes ont oublié les _lances à feu_ pour les pièces, on a couru en
chercher à l'arsenal, accordez-moi cinq minutes seulement!»

Ignorant comme je le suis (quoi qu'on en dise) de ce qui concerne, sinon
le style, au moins le mécanisme de ces voix-là, je m'étonnais qu'on ne
pût pas allumer de petites misérables pièces de _vingt-quatre_ et de
_douze_ avec un cigarre ou un morceau d'amadou, et que des _lances à
feu_ fussent aussi indispensables aux canons que l'_embouchure_ l'est
aux trombones; pourtant j'accordai les cinq minutes. J'en accordai même
sept. Au bout de la septième, un autre messager, gravissant à la hâte le
même escalier que le capitaine éperdu venait de redescendre, fit
observer que les princes attendaient et qu'il était plus que temps de
commencer.

--Allez! dis-je à l'artificier, et tant pis pour les choristes si on n'a
pas de quoi les allumer!

La fusée s'élance avec une ardeur à faire croire qu'elle partait pour la
lune. Grand silence... Il paraît qu'on n'est pas revenu de l'arsenal.

Je commence; notre bande militaire fait des prouesses, le morceau se
déploie majestueusement sans la moindre faute de stratégie musicale; et
comme il est d'une assez belle dimension, je me disais en conduisant:
«Nous ne perdrons rien pour avoir attendu; les canonniers auront eu le
temps de se pourvoir de lances à feu, et nous allons avoir pour le
dernier accord une bordée à faire tomber les croisées de tout le
voisinage.» En effet, à la mesure indiquée dans la _coda_, je fais un
nouveau signe à mon artificier, une nouvelle fusée escalade le ciel, et
juste quatre secondes après son ascension...

Ma foi! je ne veux pas me faire plus brave que je ne suis, et ce n'était
pas sans raison que le cœur m'avait battu aux approches de l'instant
solennel. Vous rirez tant qu'il vous plaira, mais je faillis tomber la
face contre terre... Les arbres frissonnèrent, les eaux du canal se
ridèrent... au souffle délicieux de la brise du soir... Mutisme complet
des canons!...

Un silence profond s'établit après la dernière mesure de la symphonie,
silence majestueux, grandiose, immense, que troublèrent seuls l'instant
d'après les applaudissements de la multitude, satisfaite apparemment de
l'exécution. Et l'auditoire se retira, sans se douter de l'importance
des lances à feu, sans regret pour la jouissance à laquelle il avait
échappé, oublieux des promesses du programme, et bien persuadé que les
deux fusées volantes dont il avait entendu le sifflement et vu les
étincelles, étaient simplement un nouvel effet d'orchestre de mon
invention, assez agréable à l'œil. Le _Charivari_, abondant dans ce
sens, publia là-dessus une série d'articles éblouissants et de la plus
haute portée. Qu'eût-il fait si les lances à feu!... C'est fatal!
j'eusse gagné ce soir-là quelque nouveau grade, un surnom immortel,
j'aurais reçu le _baptême du feu_!... Nouvelle et foudroyante preuve
que, si l'on vit souvent des fusils partir qui n'étaient pas chargés, on
voit quelquefois aussi même des canons chargés qui ne partent pas.

L'apothéose ainsi terminée pacifiquement, nous laissons sur le bord du
canal, et la bouche ouverte, nos pièces toujours pointées et nos
artilleurs désappointés. Il fallait courir à l'hôtel de ville, où un
autre orchestre et un autre chœur m'attendaient pour l'exécution de
la cantate. Mon espérance, cette fois, ne fut en rien trompée; nos
chanteurs et nos musiciens n'eurent ni un soupir ni une double-croche à
se reprocher. Il n'en fut pas de même de nos auditeurs; après le
concert, pendant que j'écoutais les gracieusetés que M. le duc de
Nemours et son frère de Montpensier avaient la bonté de me dire, quelque
amateur d'autographes me fit l'honneur de me voler mon chapeau. J'en fus
peiné, car la conscience de mon amateur lui aura sans doute sévèrement
reproché de n'en avoir pas pris un meilleur; et puis je me voyais obligé
de sortir tête nue, et il pleuvait.

Voilà tout ce que j'ai à vous apprendre sur Lille et les fêtes, de
l'inauguration.--Comment, direz-vous, c'est pour me faire savoir qu'il y
a de bons choristes, d'excellentes musiques militaires et de faibles
artilleurs dans le chef-lieu du département du Nord, que vous m'écrivez
une si longue lettre?--Eh mais, c'est là le talent! La belle malice
d'écrire beaucoup quand on a beaucoup à dire! C'est à élever une longue
avenue de _colonnes_, qui ne conduit à rien, que consiste aujourd'hui le
grand art. Vous promenez ainsi votre naïf lecteur dans l'allée des
Sphinx de Thèbes; il vous suit patiemment avec l'espoir d'arriver enfin
à la ville aux cent portes; puis, tout d'un coup, il compte son dernier
sphinx; il ne voit ni portes ni ville, et vous le plantez là, dans le
désert.

H. BERLIOZ.



Tout est bien qui finit gaiement.


On peut remarquer un singulier contraste entre l'activité des musiciens
de Paris à l'époque où nous sommes, et celle qu'ils déployaient il y a
vingt ans. Presque tous avaient foi en eux-mêmes et dans le résultat de
leurs efforts; presque tous aujourd'hui ont perdu cette croyance. Ils
persévèrent néanmoins.

Leur courage ressemble à celui de l'équipage d'un navire explorant les
mers du pôle antarctique. Les hardis marins ont bravé d'abord
joyeusement les dangers des banquises et des glaces flottantes. Peu à
peu, le froid redoublant d'intensité, les glaçons entourent leur
vaisseau, sa marche est plus difficile et plus lente; le moment approche
où la mer solidifiée le retiendra captif dans une immobilité silencieuse
semblable à la mort.

Le danger devient manifeste; les êtres vivants ont presque tous disparu;
plus de grands oiseaux aux ailes immenses dans ce ciel gris d'où tombe
un épais brouillard, plus rien que des troupes de pingouins debout,
stupides, sur des îles de glace, péchant quelque maigre proie, en
agitant leurs moignons sans plumes incapables de les porter dans
l'air... Les matelots sont devenus taciturnes, leur humeur est sombre,
elles rares paroles qu'ils échangent entre eux en se rencontrant sur le
pont du navire diffèrent peu de la funèbre phrase des moines de la
Trappe: «Frère, il faut mourir!»

       *       *       *       *       *

Mais ne nous laissons pas gagner par leur spleen, chassons les idées
noires et d'une voix légère chantons ce gai refrain si connu:

[Illustration:

    Di-es i-rae di-es il-la
    cru-cis ex-pan-dens ve-xil-la
    sol-vet se-clum in fa-vil-lâ.
]


FIN



TABLE


                                                                  pages

PROLOGUE.--Lettres des choristes de l'Opéra à l'auteur.--Réponse
de l'auteur aux choristes de l'Opéra                                   1

Le droit de jouer en _fa_ dans une simphonie en _ré_                  20

Un virtuose couronné                                                  21

Un nouvel instrument de musique.                                      22

Le régiment des colonels                                              23

Une cantate                                                           24

Un programme de musique grotesque                                     27

Est-ce une ironie?                                                    30

L'évangéliste du tambour                                              32

L'apôtre du flageolet                                                 35

Le prophète du trombone                                               35

Chefs d'orchestre                                                     36

Appréciateurs de Beethoven                                            38

La version Sontag                                                     39

On ne peut pas danser en _mi_                                         40

Un baiser de Rossini                                                  40

Un concerto de clarinette                                             41

Les instruments de musique à l'Exposition universelle                 45

Un rival d'Erard                                                      58

Correspondance diplomatique.--Lettre adressée à S. M. Aïmata
Pomaré, reine de Taïti                                                59

Prudence et sagacité d'un provincial.--L'orgue mélodium
d'Alexandre                                                           63

La trompette marine.--Le saxophone.--Les savants en instrumentation   66

Jaguarita.--Les femmes sauvages                                       68

La famille Astucio                                                    71

Les mariages de convenance                                            74

Grande nouvelle                                                       76

Autre nouvelle                                                        76

Le sucre d'orge.--La musique sévère                                   77

La Jettatura                                                          82

Les dilettanti en blouse et la musique sérieuse                       83

Lamentations de Jérémie                                               88

Un critique modèle                                                   106

L'accent dramatique                                                  108

Succès d'un _miserere_                                               110

La saison.--Le club des cauchemars                                   111

Petites misères des grands concerts                                  121

On a un billet avec vingt francs                                     127

Guerre aux bémols                                                    129

Correspondance scientifique.--Plombières et Bade, 1re lettre.        130

--Plombières et Bade, 2e lettre                                      145

Aberrations et hallucinations de l'oreille                           164

Correspondance philosophique.--Lettre adressée à M. Ella             167

La débutante.--Despotisme du directeur de l'Opéra                    172

Le chant des coqs, les coqs du chant                                 178

Les moineaux                                                         180

La musique pour rire                                                 183

Les sottises des nations.--_Castigat ridendo mores_                  185

L'ingratitude est l'indépendance du cœur                          188

Vanité de la gloire                                                  192

Madame Lebrun                                                        199

Le temps n'épargne rien                                              202

Le rhythme de l'orgueil                                              204

Mot de M. Auber                                                      206

La musique et la danse                                               206

Les danseurs poëtes                                                  209

Autre mot de M. Auber                                                210

Concerts                                                             210

La bravoure de Nelson                                                215

Préjugés grotesques                                                  217

Les athées de l'expression                                           228

Madame Stoltz et Madame Sontag.--Les millions                        237

Heur et malheur                                                      246

Les dilettanti du grand monde.--Le poëte et le cuisinier             249

Les bois d'orangers.--Le gland et la citrouille                      252

Les passades                                                         254

Sensibilité et laconisme.--Une oraison funèbre en trois syllabes     256

Voyages en France.--Correspondance académique                        257

Tout est bien qui finit gaiement                                     304

FIN DE LA TABLE


ŒUVRES COMPLÈTES

DE M. HECTOR BERLIOZ


ŒUVRE I

OUVERTURE DE WAVERLEY

PUBLIÉE A PARIS CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26

    --En grande partition.
    --Pour piano à quatre mains.
    --En parties séparées.

L'arrangement pour piano à quatre mains est également publié à
Brunswick, chez Leibrock.


ŒUVRE II

IRLANDE

Recueil de morceaux de chant avec accompagnement de piano sur des
paroles traduites de Thomas Moore, publié à Paris chez RICHAUT,
boulevard Poissonnière, 26.

Deux de ces morceaux: l'_Élégie_ et _Adieu_, _Bessy_, contiennent le
texte original anglais.

La _Belle Voyageuse_ et le _Chant sacré_, instrumentés par l'auteur,
sont aussi publiés en grande partition.


ŒUVRE III

OUVERTURE DES FRANCS-JUGES

PUBLIÉE A PARIS CHEZ RICHAUT

boulevard Poissonnière, 26

    --En grande partition.
    --Pour piano à quatre mains.
    --En parties séparées d'orchestre.
    --En parties séparées pour musique militaire.


ŒUVRE IV

OUVERTURE DU ROI LÉAR

PUBLIÉE A PARIS CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26

    --En grande partition.
    --Pour piano à quatre mains.
    --En parties séparées d'orchestre.

L'arrangement pour piano à quatre mains est également publié à
Brunswick, chez Mayer.


ŒUVRE V

MESSE DES MORTS

REQUIEM

PUBLIÉE A MILAN, CHEZ RICORDI

--En grande partition.

On en trouve des exemplaires à Paris, chez BRANDUS, rue Richelieu, 103.

L'édition de Ricordi est la seule correcte. Elle diffère même en
plusieurs points essentiels d'une édition antérieure qui fut faite à
Paris, chez Schlesinger, et qui n'existe plus.

Les parties séparées de chœur se trouvent à Paris, chez Brandus.


ŒUVRE VI

LE CINQ MAI

CANTATE

Pour voix de Basse et Chœur

PUBLIÉ A PARIS CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26

    --En grande partition.
    --En parties séparées d'orchestre.
    --En partition de piano et chant.

    (Avec texte français et allemand.)


ŒUVRE VII

LES NUITS D'ÉTÉ

RECUEIL DE SIX MORCEAUX DE CHANT

Il y a une édition avec piano chez RICHAUT, à Paris.

Elle diffère un peu dans l'un des morceaux (le Spectre de la Rose) de la
belle édition publiée avec texte français et allemand, avec piano et en
grande partition, à Winterthur en Suisse chez Ritter Biedermann, et à
Leipzig chez Hofmeister.


ŒUVRE VIII

RÊVERIE ET CAPRICE

ROMANCE POUR LE VIOLON

    --En partition de piano.
    --En grande partition.
    --En parties séparées d'orchestre.


ŒUVRE IX

OUVERTURE DU CARNAVAL ROMAIN

Deuxième ouverture de BENVENUTO CELLINI

Destinée à être exécutée avant le second acte de cet opéra.

PUBLIÉE A PARIS CHEZ BRANDUS

Rue Richelieu, 103

    --En grande partition.
    --En parties séparées d'orchestre.
    --Pour piano à quatre mains, et pour deux pianos à quatre mains.

Arrangement de Pixis.


ŒUVRE X

TRAITÉ D'INSTRUMENTATION

suivi de

LA THÉORIE DU CHEF D'ORCHESTRE

PUBLIÉ A PARIS, CHEZ SCHONENBERGER

Boulevart Poissonnière

En allemand, à Berlin, chez Schlesinger;

En italien, à Milan, chez Ricordi;

En anglais, à Londres, chez Novello.

La seconde édition (anglaise et française) est seule exacte et correcte;
elle contient plusieurs chapitres nouveaux, d'autres refaits.

L'édition italienne ne contient pas d'ailleurs la Théorie du chef
d'orchestre, que l'éditeur allemand de Berlin a publiée à part.


ŒUVRE XI

SARA LA BAIGNEUSE

BALLADE A TROIS CHŒURS

PUBLIÉE A PARIS, CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26

--En grande partition.

--En parties séparées d'orchestre, et arrangée pour deux voix avec
accompagnement de piano.


ŒUVRE XII

LA CAPTIVE

RÊVERIE POUR CONTRALTO

PUBLIÉE A PARIS, CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26

    --Avec piano.
    --En grande partition.

Ce morceau est aussi publié à Leipzig, avec texte allemand et
accompagnement de piano.


ŒUVRE XIII

FLEURS DES LANDES

Recueil de cinq morceaux de chant

PUBLIÉ A PARIS, CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26

Le morceau intitulé _le Pâtre breton_ est publié à part en grande
partition, avec texte français et allemand.


ŒUVRE XIV

SYMPHONIE FANTASTIQUE

Première partie de l'Episode de la vie d'un artiste

PUBLIÉE A PARIS, CHEZ BRANDUS

Rue Richelieu, 103

    --En grande partition.
    --En parties séparées, et pour piano (arrangement de Liszt).


ŒUVRE XIV bis

LELIO

MONODRAME LYRIQUE

Deuxième partie de l'Episode de la vie d'un artiste

PUBLIÉ A PARIS, CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26.

--En grande partition.

--En parties séparées d'orchestre, et en partition de piano et chant,
avec texte français et allemand.

La fantaisie dramatique sur _la Tempête_ de Shakespeare, qui en forme le
finale, peut être détachée de l'ouvrage et s'exécuter à part dans les
concerts.


ŒUVRE XV

SYMPHONIE FUNÈBRE ET TRIOMPHALE

Pour deux orchestres et chœur

PUBLIÉE A PARIS, CHEZ BRANDUS

Rue Richelieu, 103

    --En grande partition.
    --En parties séparées d'orchestre et de chœur.


ŒUVRE XVI

HAROLD EN ITALIE

SYMPHONIE

avec un alto principal

PUBLIÉE A PARIS CHEZ BRANDUS

Rue Richelieu, 103

    --En grande partition.
    --En parties séparées d'orchestre.


ŒUVRE XVII

ROMÉO ET JULIETTE

SYMPHONIE DRAMATIQUE

avec chœurs et solos de chant

PUBLIÉE A PARIS, CHEZ BRANDUS

Rue Richelieu, 103

    --En grande partition.
    --En parties séparées d'orchestre et de chœur.

La partition de piano et chant arrangée par Théodore Ritter, est publiée
avec texte français et allemand, à Winterthur en Suisse, chez Ritter
Biedermann, et à Leipzig, chez Hofmeister.

Cette partition de piano est indispensable pour les études chorales de
la symphonie.


ŒUVRE XVIII

TRISTIA

Recueil de deux chœurs et d'une marche funèbre avec chœurs

PUBLIÉ A PARIS, CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26

    --En grande partition.
    --En parties séparées d'orchestre.

(Le Nº 1, méditation religieuse, et le Nº 2, ballade sur la mort
d'Ophélie, se trouvent avec accompagnement de piano chez le même
éditeur.)


ŒUVRE XIX

FEUILLETS D'ALBUM

Recueil de trois morceaux de chant avec accompagnement de piano, dont un
avec chœur, publié à Paris chez RICHAUT.

L'un de ces morceaux (Zaïde) est publié à Vienne, chez Haslinger, avec
texte allemand et français.

Il faut ranger encore parmi les Feuillets d'Album une _Prière du matin_,
chœur à deux voix, publié avec piano, à Paris, chez Escudier; _la
belle Isabeau_, conte pendant l'orage, avec chœur, publié avec piano,
à Paris, chez Edmont Mayaud, et _le Chasseur Danois_, chant pour voix de
basse, publié avec piano, à Paris, chez Mayaud.


ŒUVRE XX

VOX POPULI

Deux grands chœurs avec orchestre

(_La Menace des Francs_ et l'_Hymne à la France_.)

PUBLIÉS A PARIS, CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26

--En grande partition.


ŒUVRE XXI

OUVERTURE DU CORSAIRE

PUBLIÉE A PARIS, CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26

    --En grande partition.
    --En parties séparées d'orchestre.

Un arrangement pour piano de cette ouverture (par M. de Bulow) est
publié à Leipzig.


ŒUVRE XXII

TE DEUM

A trois chœurs, avec orchestre et orgue

PUBLIÉ A PARIS, CHEZ BRANDUS

Rue Richelieu, 103

--En grande partition.


ŒUVRE XXIII

BENVENUTO CELLINI

Opéra en trois actes

Publié à Brunswick, chez MAYER et LITOLFF, en partition de piano et
chant, avec texte français et allemand.

Plusieurs morceaux de chant détachés de cet opéra, sont également
publiés avec accompagnement de piano, à Paris, chez BRANDUS.

La grande partition, inédite, ne se trouve qu'à Paris, chez l'auteur, et
au théâtre de Weimar. Celle qui existe à l'Opéra de Paris est dans le
désordre le plus complet et ne contient point les modifications
importantes que l'auteur a faites à cet ouvrage avant de le faire
représenter à Weimar.


ŒUVRE XXIV

LA DAMNATION DE FAUST

Légende en quatre actes.

PUBLIÉE A PARIS, CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26

Avec texte français et allemand

    --En grande partition.
    --En parties séparées d'orchestre et de chœur.
    --En partition de piano et chant.


ŒUVRE XXV

L'ENFANCE DU CHRIST

Trilogie sacrée

PUBLIÉE A PARIS, CHEZ RICHAUT

Boulevard Poissonnière, 26

Avec texte français et allemand

    --En grande partition.
    --En parties séparées d'orchestre et de chœur.
    --En partition de piano et chant.

A Londres, chez Beale, avec texte anglais et français.

En partition de piano et chant.

(Arrangement de MM. Méraux et Théodore Ritter.)

La seconde partie (_la Fuite en Egypte_) est publiée aussi à Leipzig,
chez Kistner, avec texte allemand et français, en partition de piano et
chant, et en grande partition.


ŒUVRE XXVI

L'IMPÉRIALE

Cantate à deux voix et à grand orchestre

PUBLIÉE A PARIS, CHEZ BRANDUS

Rue Richelieu, 103.

--En grande partition.


LES TROYENS

Opéra en cinq actes (inédit)


LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE

Un volume

A PARIS CHEZ, MICHEL LÉVY


DEUX VOLUMES DE MÉMOIRES

INEDITS

De nombreux fragments de cet ouvrage ont été publiés, en 1858 et 1859,
dans le _Monde Illustré_.


NOTES:

[1] Massues, tabliers, pirogues, nattes.

[2] Reine de Taïti.

[3] Les nobles.

[4] Chef.

[5] Les chefs.

[6] Les cultivateurs, les propriétaires.

[7] Serviteurs.

[8] Salutations, bonjour.

[9] Menus plaisirs.

[10] Dieu.

[11] Baisers.

[12] On voit que je ne fais pas ici de l'histoire contemporaine. Tout
dans la direction de ce théâtre et dans les mœurs de ses habitués est
changé maintenant.

[13] Qui fait partie maintenant de ma trilogie sacrée: L'enfance du
Christ.

[14] Il veut dire ode-symphonie.

[15] Parfaitement vrai.

[16] Je sais très-bien qu'il faudrait écrire orang-houtan, mais pour ces
deux mots malayous qui signifient _homme des bois_, j'aime mieux
employer l'orthographe vulgaire, qui est aussi la vôtre, pour ne pas
vous humilier.





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