Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Voyage musical en Allemagne et en Italie, I
Author: Berlioz, Hector, 1803-1869
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Voyage musical en Allemagne et en Italie, I" ***


produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



[Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et
n'a pas été harmonisée. Quelques erreurs clairement introduites par le
typographe ont cependant été corrigées.]



VOYAGE MUSICAL

EN ALLEMAGNE

ET

EN ITALIE.

SEVRES.--M. CERF, IMPRIMEUR. 144. RUE ROYALE.



VOYAGE MUSICAL

EN

ALLEMAGNE

ET

EN ITALIE.

ÉTUDES SUR BEETHOVEN, GLUCK ET WEBER.

MÉLANGES ET NOUVELLES.

Par HECTOR BERLIOZ.

I

PARIS

JULES LABITTE, LIBRAIRE-EDITEUR.

Nº 3. QUAI VOLTAIRE.

1844
a

SON ALTESSE ROYALE

MONSEIGNEUR

Le Duc de Montpensier.

HOMMAGE

DE LA RESPECTUEUSE RECONNAISSANCE

DE L'AUTEUR,

HECTOR BERLIOZ.



I

A M. AUGUSTE MOREL.

Bruxelles. Mayence, Francfort.


Oui, mon cher Morel, me voilà revenu de ce long voyage en Allemagne,
pendant lequel j'ai donné quinze concerts et fait près de cinquante
répétitions. Vous pensez qu'après de telles fatigues, je dois avoir
besoin d'inaction et de repos, et vous avez raison; mais vous auriez
peine à croire combien ce repos et cette inaction me paraissent
étranges! Souvent, le matin, à demi-réveillé, je m'habille
précipitamment, persuadé que je suis en retard et que l'_orchestre
m'attend_.... puis, après un instant de réflexion, revenant au sentiment
de la réalité: Quel orchestre, me dis-je? Je suis à Paris où l'usage est
toujours au contraire que l'orchestre se fasse attendre! D'ailleurs je
ne donne pas de concert, je n'ai pas de chœurs à instruire, pas de
symphonie à monter; je ne dois voir ce matin ni Meyerbeer, ni
Mendelssohn, ni Lipinski, ni Marchner, ni A. Bohrer, ni Schlosser, ni
Mangold, ni Krebbs, ni les frères Müller, ni aucun de ces excellents
artistes allemands qui m'ont fait un si gracieux accueil et m'ont donné
tant de preuves de déférence et de dévouement!.... On n'entend guère de
musique en France à cette heure, et vous tous, mes amis, que j'ai été
bien heureux de revoir, vous avez un air si triste, si découragé, quand
je vous questionne sur ce qui s'est fait à Paris en mon absence, que le
froid me saisit au cœur avec le désir de retourner en Allemagne où
l'enthousiasme existe encore. Et pourtant quelles ressources immenses
nous possédons dans ce vortex parisien, vers lequel tendent inquiètes
les ambitions de toute l'Europe! Que de beaux résultats on pourrait
obtenir de la réunion de tous les moyens dont disposent et le
Conservatoire, et le Gymnase musical, et nos trois théâtres lyriques, et
les églises, et les écoles de chant! Avec ces éléments dispersés et au
moyen d'un triage intelligent, on formerait sinon un chœur
irréprochable (les voix ne sont pas assez exercées), au moins un
orchestre sans pareil! Pour parvenir à faire entendre aux Parisiens un
si magnifique ensemble de huit à neuf cents musiciens, il ne manque que
deux choses: un local pour les placer, et un peu d'amour de l'art pour
les y rassembler. Nous n'avons pas une seule grande salle de concert! Le
théâtre de l'Opéra pourrait en tenir lieu, si le service des machines et
des décors, si les travaux quotidiens, rendus indispensables par les
exigences du répertoire, en occupant la scène presque chaque jour, ne
rendaient à peu près impossibles les dispositions nécessaires aux
préparatifs d'une telle solennité. Puis, trouverait-on les sympathies
collectives, l'unité de sentiment et d'action, le dévouement et la
patience, sans lesquels on ne produira jamais, en ce genre, rien de
grand ni de beau? Il faut l'espérer, mais on ne peut que l'espérer.
L'ordre exceptionnel établi dans les répétitions du Conservatoire, et
l'ardeur des membres de cette société célèbre, sont universellement
admirés. Or, on ne prise si fort que les choses rares... Presque partout
en Allemagne, au contraire, j'ai trouvé l'ordre et l'attention, joints à
un véritable respect pour le maître ou pour les maîtres. Il y en a
plusieurs, en effet: _l'auteur_ d'abord, qui dirige lui-même presque
toujours les répétitions et l'exécution de son ouvrage, sans que
l'amour-propre du chef d'orchestre en soit en rien blessé;--_le maître
de chapelle_, qui est généralement un habile compositeur et dirige les
opéras du grand répertoire, toutes les productions musicales importantes
dont les auteurs sont ou morts ou absents;--et _le maître de concert_
qui, dirigeant les petits opéras et les ballets, joue en outre la partie
de premier violon, quand il ne conduit pas, et transmet en ce cas les
ordres et les observations du maître de chapelle aux points extrêmes de
l'orchestre, surveille les détails matériels des études, a l'œil à ce
que rien ne manque à la musique ni aux instruments, et indique
quelquefois les coups d'archet ou la manière de phraser les mélodies et
les traits, tâche interdite au maître de chapelle, car celui-ci _conduit
toujours au bâton_.

Sans doute il doit y avoir aussi en Allemagne, dans toutes ces
agglomérations de musiciens d'inégale valeur, bien des vanités obscures,
insoumises et mal contenues; mais je ne me souviens pas (à une seule
exception près) de les avoir vues lever la tête et prendre la parole;
peut-être est-ce parce que je n'entends pas l'allemand.

Pour les directeurs de chœurs, j'en ai trouvé très peu d'habiles; la
plupart sont de mauvais pianistes; j'en ai même rencontré un qui ne
jouait pas du piano du tout, et donnait les intonations en frappant sur
les touches avec deux doigts de la main droite seulement. Et puis on a
encore en Allemagne, comme chez nous, conservé l'habitude de réunir
toutes les voix du chœur dans le même local et sous un seul
directeur, au lieu d'avoir trois salles d'études et trois maîtres de
chant pour les répétitions préliminaires, et d'isoler ainsi les uns des
autres, pendant quelques jours, les soprani, les basses et les ténors;
procédé qui économise le temps et amène dans l'enseignement des diverses
parties chorales d'excellents résultats. En général, les choristes
allemands, les ténors surtout, ont des voix plus fraîches et d'un timbre
plus distingué que celles que nous entendons dans nos théâtres; mais il
ne faut pas trop se hâter de leur accorder la supériorité sur les
nôtres, et vous verrez bientôt, si vous voulez bien me suivre dans les
différentes villes que j'ai visitées, qu'à l'exception de ceux de
Berlin, de Francfort et de Dresde peut-être, tous les chœurs de
_théâtre_ sont mauvais ou d'une grande médiocrité. Les académies de
chant doivent, au contraire, être regardées comme une des gloires
musicales de l'Allemagne; nous tâcherons plus tard de trouver la raison
de cette différence.

Mon voyage a commencé sous de fâcheux auspices; les contre-temps, les
malencontres de toute espèce se succédaient d'une façon inquiétante, et
je vous assure, mon cher ami, qu'il a fallu presque de l'entêtement pour
le poursuivre et le mener à fin et à bien. J'étais parti de Paris me
croyant assuré de donner trois concerts dès le début: le premier devait
avoir lieu à Bruxelles, où j'étais engagé par la Société de la
Grande-Harmonie; les deux autres étaient déjà annoncés à Francfort par
le directeur du théâtre, qui paraissait y attacher beaucoup d'importance
et mettre le plus grand zèle à en préparer l'exécution. Et cependant, de
toutes ces belles promesses, de tout cet empressement, qu'est-il
résulté? Absolument rien! Voici comment: Madame Nathan-Treillet avait eu
la bonté de me promettre de venir exprès de Paris pour chanter au
concert de Bruxelles. Au moment de commencer les répétitions, et après
de pompeuses annonces de cette soirée musicale, nous apprenons que la
cantatrice venait de tomber assez gravement malade, et qu'il lui était
en conséquence impossible de quitter Paris. Madame Nathan-Treillet a
laissé à Bruxelles de tels souvenirs du temps où elle était prima dona
au théâtre, qu'on peut dire, sans exagération, qu'elle y est adorée;
elle y fait fureur, fanatisme; et toutes les symphonies du monde ne
valent pas pour les Belges une romance de Loïsa-Puget chantée par Madame
Treillet. A l'annonce de cette catastrophe, la Grande-Harmonie tout
entière est tombée en syncope, la tabagie attenant à la salle des
concerts est devenue déserte, toutes les pipes se sont éteintes comme si
l'air leur eût subitement manqué, les _Grands-Harmonistes_ se sont
dispersés en gémissant; j'avais beau leur dire pour les consoler: «Mais
le concert n'aura pas lieu, soyez tranquilles, vous n'aurez pas le
désagrément d'entendre ma musique, c'est une compensation suffisante,
je pense, à un malheur pareil!» Rien n'y faisait:

    Leurs yeux fondaient en pleurs de bière,

_et nolebant consolari_, parce que Madame Treillet n'y était pas. Voilà
donc le concert à tous les diables; le chef d'orchestre de cette Société
si grandement harmonique, homme d'un véritable mérite, plein de
dévouement à l'art, en sa qualité d'artiste éminent, bien qu'il soit peu
disposé à se livrer au désespoir, lors même que les romances de Mlle
Puget viendraient à lui manquer, Snel enfin, qui m'avait invité à venir
à Bruxelles, honteux et confus,

    Jurait, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Que faire alors? s'adresser à la Société rivale, la Philharmonie,
dirigée par Bender, le chef de l'admirable musique des Guides; composer
un brillant orchestre, en réunissant celui du théâtre aux élèves du
Conservatoire? La chose était facile, grâce aux bonnes dispositions de
MM. Henssens, Mertz, Wery, et même de M. Fétis, qui tous, dans une
occasion antérieure, s'étaient empressés d'exercer en ma faveur leur
influence sur leurs élèves et amis! Mais c'était tout recommencer sur
nouveaux frais, et le temps me manquait, me croyant attendu à Francfort
pour les deux concerts dont j'ai parlé. Il fallut donc partir, partir
plein d'inquiétude sur les suites que pouvait avoir l'affreux chagrin
des _dilettanti_ belges, et me reprochant d'en être la cause innocente
et humiliée. Heureusement ce remords-là est de ceux qui ne durent guère,
autant en emporte la vapeur, et je n'étais pas depuis une heure sur le
bateau du Rhin, admirant le fleuve et ses rives, que déjà je n'y pensais
plus. Le Rhin! ah! c'est beau! c'est très beau! Vous croyez peut-être,
mon cher Morel, que je vais saisir l'occasion de faire à son sujet de
poétiques amplifications? Dieu m'en garde! Je sais trop que mes
amplifications ne seraient que de prosaïques diminutions, et d'ailleurs
j'aime à croire pour votre honneur que vous avez lu et relu le beau
livre de Victor Hugo.

Arrivé à Mayence, je m'informai de la musique militaire autrichienne qui
s'y trouvait l'année précédente, et qui avait, au dire de Strauss (le
Strauss de Paris)[1] exécuté plusieurs de mes ouvertures avec une
verve, une puissance et un effet prodigieux. Le régiment était parti,
plus de musique d'harmonie (celle-là était vraiment une grande
harmonie!), plus de concert possible! (je m'étais figuré pouvoir faire
en passant cette farce aux habitants de Mayence.)--Il faut essayer
cependant! Je vais chez Schott, le patriarche des éditeurs du musique.
Ce digne homme a l'air, comme la Belle-au-bois-dormant, de dormir depuis
cent ans, et à toutes mes questions il répond lentement en entremêlant
ses paroles de silences prolongés: «Je ne crois pas... vous ne
pouvez.... donner un concert... ici... il n'y a pas... d'orchestre....
il n'y a pas de... public.... nous n'avons pas... d'argent!...»

Comme je n'ai pas énormément de... patience, je me dirige au plus vite
vers le chemin de fer, et je pars pour Francfort. Ne fallait-il pas
quelque chose encore pour compléter mon irritation!... Ce chemin de fer,
lui aussi, est tout endormi, il se hâte lentement, il ne marche pas, il
flâne, et, ce jour-là surtout, il faisait d'interminables _points
d'orgue_ à chaque station. Mais enfin tout _adagio_ a un terme, et
j'arrivai à Francfort _avant la nuit_. Voilà une ville charmante et bien
éveillée! un air d'activité et de richesse y règne partout; elle est en
outre bien bâtie, brillante et blanche comme une pièce de cent sous
toute neuve, et des boulevarts plantés d'arbustes et de fleurs dans le
style des jardins anglais, forment sa ceinture verdoyante et parfumée.
Bien que ce fût au mois de décembre, et que la verdure et les fleurs
eussent dès longtemps disparu, le soleil se jouait d'assez bonne humeur
entre les bras de la végétation attristée; et, soit par le contraste que
ces allées si pleines d'air et de lumières offraient avec les rues
obscures de Mayence, soit par l'espoir que j'avais de commencer enfin
mes concerts à Francfort, soit par toute autre cause qui se dérobe à
l'analyse, les mille nuances de la joie et du bonheur chantaient en
chœur au-dedans de moi, et j'ai fait là une promenade de deux heures
que je n'oublierai de ma vie. A demain les affaires sérieuses! me dis-je
en rentrant à l'hôtel.

Le jour suivant donc, je me rendis allègrement au théâtre, pensant le
trouver déjà tout préparé pour mes répétitions. En traversant la place
sur laquelle il est bâti, et apercevant quelques jeunes gens qui
portaient des instruments à vent, je les priai, puisqu'ils appartenaient
sans doute à l'orchestre, de remettre ma carte au maître de chapelle et
directeur Guhr. En lisant mon nom, ces honnêtes artistes passèrent
tout-à-coup de l'indifférence à un empressement respectueux qui me fit
grand bien. L'un d'eux, qui parlait français, prit la parole pour ses
confrères: «Nous sommes bien heureux de vous voir enfin; M. Guhr nous a
depuis longtemps annoncé votre arrivée, nous avons exécuté deux fois
l'ouverture du _Roi Lear_. Vous ne trouverez pas ici votre orchestre du
Conservatoire; mais peut-être cependant ne serez-vous pas mécontent!»
Guhr arrive. C'est un petit homme, à la figure assez malicieuse, aux
yeux vifs et perçants, son geste est rapide, sa parole brève et
incisive; on voit qu'il ne doit pas pécher par excès d'indulgence quand
il est à la tête de son orchestre; tout annonce en lui une intelligence
et une volonté musicales; c'est un chef. Il parle français, mais pas
assez vite au gré de son impatience, et il l'entremêle, à chaque phrase,
de gros jurements, _prononcés à l'allemande_, du plus plaisant effet.
Je les désignerai seulement par des initiales. En m'apercevant:

--Oh! S. N. T. T... c'est vous, mon cher! vous n'avez donc pas reçu ma
lettre?

--Quelle lettre?

--Je vous ai écrit à Bruxelles pour vous dire... S. N. T. T...
Attendez... je ne parle pas bien... un malheur... c'est un grand
malheur!... Ah! voilà notre régisseur qui me servira d'interprète. (Et
continuant à parler français):--Dites à M. Berlioz combien je suis
contrarié; que je lui avais écrit de ne pas encore venir; que les
petites Milanollo remplissent le théâtre tous les soirs; que nous
n'avons jamais vu une pareille fureur du public, S. N. T. T., et qu'il
faut garder pour un autre moment la grande musique et les grands
concerts.

--_Le régisseur_: M. Guhr me charge de vous dire, Monsieur, que...

--_Moi_: Ne vous donnez pas la peine de le répéter; j'ai très bien, j'ai
trop bien compris, puisqu'il n'a pas parlé allemand.

--_Guhr_: Ah! ah! ah! j'ai parlé français, S. N. T. T., sans le savoir!

--_Moi_: Vous le savez très-bien, et je sais aussi qu'il faut m'en
retourner, ou poursuivre témérairement ma route, au risque de trouver
ailleurs quelques autres enfants prodiges qui me feront encore échec et
mat.

--_Guhr_: Que faire, mon cher, les enfants font de l'argent, S. N. T.
T., les romances françaises font de l'argent, les vaudevilles français
attirent la foule; que voulez-vous? S. N. T. T., je suis directeur, je
ne puis pas refuser l'argent; mais restez au moins jusqu'à demain, je
vous ferai entendre _Fidelio_, par Pichek et Mademoiselle Capitaine, et,
S. N. T. T., vous me direz votre sentiment sur nos artistes.

--_Moi_: Je les crois excellents, surtout sous votre direction; mais,
mon cher Guhr, pourquoi tant jurer, croyez-vous que cela me console?

--Ah! ah! S. N. T. T., ça se dit _en famille_. (Il voulait dire
_familièrement_.)

Là-dessus le fou rire s'empare de moi, ma mauvaise humeur s'évanouit, et
lui prenant la main:

--Allons, puisque nous sommes _en famille_, venez boire quelque vin du
Rhin, je vous pardonne vos petites Milanollo, et je reste pour entendre
_Fidelio_ et Mademoiselle Capitaine, dont vous m'avez tout l'air de
vouloir être le lieutenant.

Nous convînmes que je partirais deux jours après pour Stuttgardt, où je
n'étais point attendu cependant, pour tenter la fortune auprès de
Lindpaintner et du roi de Wurtemberg. Il fallait ainsi donner aux
Francfortois le temps de reprendre leur sang-froid et d'oublier un peu
les délirantes émotions à eux causées par le violon des deux charmantes
sœurs, que j'avais le premier applaudies et louées à Paris, mais qui
alors, à Francfort, m'incommodaient étrangement.

Et le lendemain, j'entendis Fidelio. Cette représentation est une des
plus belles que j'aie vues en Allemagne; Guhr avait raison de me la
proposer pour compensation à mon désappointement; j'ai rarement éprouvé
une jouissance musicale plus complète.

Mlle Capitaine, dans le rôle de Fidelio (Eléonore), me parut posséder
les qualités musicales et dramatiques exigées par la belle création de
Beethoven. Le timbre de sa voix a un caractère spécial qui la rend
parfaitement propre à l'expression des sentiments profonds, contenus,
mais toujours prêts à faire explosion, comme ceux qui agitent le cœur
de l'héroïque épouse de Florestan. Elle chante simplement, très juste,
et son jeu ne manque jamais de naturel. Dans la fameuse scène du
pistolet, elle ne remue pas violemment la salle, comme faisait avec son
rire convulsif et nerveux, Mme Schrœder-Devrient, quand nous la vîmes
à Paris, jeune encore, il y a seize ou dix-sept ans; elle captive
l'attention, elle sait émouvoir par d'autres moyens. Mlle Capitaine
n'est point une cantatrice dans l'acception brillante du mot; mais de
toutes les femmes que j'ai entendues en Allemagne dans l'opéra de
genre, c'est à coup sûr celle que je préférerais; et je n'en avais
jamais ouï parler. Quelques autres m'ont été citées d'avance comme des
talents supérieurs, que j'ai trouvées parfaitement détestables.

Je ne me rappelle malheureusement pas le nom du ténor chargé du rôle de
Florestan. Il a certes de belles qualités, sans que sa voix ait rien de
bien remarquable. Il a dit l'air si difficile de la prison, non pas de
manière à me faire oublier Haitzinger qui s'y élevait à une hauteur
prodigieuse, mais assez bien pour mériter les applaudissements d'un
public moins froid que celui de Francfort. Quant à Pichek que j'ai pu
apprécier mieux quelques mois après dans le Faust de Spohr, il m'a
réellement fait connaître toute la valeur de ce rôle du gouverneur que
nous n'avons jamais pu comprendre à Paris; et je lui dois pour cela seul
une véritable reconnaissance. Pichek est un artiste; il a sans doute
fait des études sérieuses, mais la nature l'a beaucoup favorisé. Il
possède une magnifique voix de baryton, mordante, souple, juste et assez
étendue; sa figure est noble, sa taille élevée, il est jeune et plein de
feu! Quel malheur qu'il ne sache que l'allemand! Les choristes du
théâtre de Francfort m'ont semblé bons, leur exécution est soignée,
leurs voix sont fraîches, ils laissent rarement échapper des intonations
fausses, je les voudrais seulement un peu plus nombreux. Dans ces
chœurs d'une quarantaine de voix réside toujours une certaine âpreté
qu'on ne trouve pas dans les grandes masses. Ne les ayant pas vus à
l'étude d'un nouvel ouvrage, je ne puis dire si les choristes
francfortois sont lecteurs et musiciens; je dois reconnaître seulement
qu'ils ont rendu d'une façon très satisfaisante le premier chœur _des
prisonniers_ (en _ut_ majeur), morceau doux qu'il faut absolument
_chanter_, et mieux encore le grand final où dominent l'enthousiasme et
l'énergie. Quant à l'orchestre, en le considérant comme un simple
orchestre de théâtre, je le déclare excellent, admirable de tout point;
aucune nuance ne lui échappe, les timbres divers s'y fondent dans un
harmonieux ensemble tout-à-fait exempt de duretés, il ne chancelle
jamais, tout frappe d'aplomb: on dirait d'un seul instrument. L'extrême
habileté de Guhr à le conduire et sa sévérité aux répétitions sont pour
beaucoup, sans doute, dans ce précieux résultat. Voici comment il est
composé: 8 premiers violons,--8 seconds,--4 altos,--5 violoncelles,--4
contrebasses,--2 flûtes,--2 hautbois,--2 clarinettes,--2 bassons,--4
cors,--2 trompettes,--3 trombones,--1 timbalier. Cet ensemble de 47
musiciens se retrouve, à quelques très-petites différences près, dans
toutes les villes allemandes du second ordre. Il en est de même de sa
disposition, qui est celle-ci: Les violons, altos et violoncelles
réunis, occupent le côté droit de l'orchestre; les contrebasses sont
placées en ligne droite, dans le milieu, tout contre la rampe; les
flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors et trompettes, forment, au
côté gauche, le groupe rival des instruments à archet; les timbales et
les trombones sont relégués seuls à l'extrémité du côté droit. N'ayant
pas pu mettre cet orchestre à la rude épreuve des études symphoniques,
je ne puis rien dire de sa rapidité de conception, de ses aptitudes au
style accidenté, humoristique, de sa solidité rhythmique, etc., etc.,
mais Guhr m'a assuré qu'il était également bon au concert et au théâtre.
Je dois le croire, Guhr n'étant pas de ces pères disposés à trop admirer
leurs enfants. Les violons appartiennent à une excellente école; les
basses ont beaucoup de son; je ne connais pas la valeur des altos, leur
rôle étant assez obscur dans les opéras que j'ai vu représenter à
Francfort. Les instruments à vent sont exquis dans l'ensemble; je
reprocherai seulement aux cors le défaut, très commun en Allemagne, de
faire souvent _cuivrer_ le son en forçant surtout les notes hautes. Ce
mode d'émission dénature le timbre du cor; il peut dans certaines
occasions, il est vrai, être d'un excellent effet, mais il ne saurait,
je pense, être adopté méthodiquement dans l'école de l'instrument, et le
son un peu voilé, mais pur et noble de nos cors français, me paraît
infiniment préférable.

A la fin de cette excellente représentation d'un chef-d'œuvre du
maître incomparable, dix ou douze auditeurs daignèrent, en s'en allant,
accorder quelques applaudissements... et ce fut tout. J'étais indigné
d'une telle froideur, et comme quelqu'un cherchait à me persuader que si
l'auditoire avait peu applaudi, il n'en admirait et n'en sentait pas
moins les beautés de l'œuvre:

«Non, dit Guhr, ils ne comprennent rien, rien du tout, S. N. T. T., il a
raison, c'est un public de bourgeois.»

J'avais aperçu ce soir-là, dans une loge, mon ancien ami Ferdinand
Hiller, qui a longtemps habité Paris, où les connaisseurs citent encore
souvent sa haute capacité musicale. Nous eûmes bien vite renouvelé
connaissance et repris nos allures de camarades. Hiller s'occupe d'un
opéra pour le théâtre de Francfort; il écrivit, il y a deux ans, un
oratorio, _La chute de Jérusalem_, qu'on a exécuté plusieurs fois avec
beaucoup de succès. Il donne fréquemment des concerts, où l'on entend,
avec des fragments de cet ouvrage considérable, diverses compositions
instrumentales qu'il a produites dans ces derniers temps, et dont on dit
le plus grand bien. Malheureusement, quand je suis allé à Francfort, il
s'est toujours trouvé que les concerts d'Hiller avaient lieu le
lendemain du jour où j'étais obligé de partir, de sorte que je ne puis
citer à son sujet que l'opinion d'autrui, ce qui me met tout-à-fait à
l'abri du reproche de camaraderie. A son dernier concert il fit
entendre, en fait de nouveautés, une ouverture qui fut chaudement
accueillie, et plusieurs morceaux pour quatre voix d'hommes et un
_soprano_, dont l'effet, dit-on, est de la plus piquante originalité.

Il y a à Francfort une institution musicale qu'on a citée devant moi
plusieurs fois avec éloges: c'est l'Académie de chant de Sainte-Cécile.
Elle passe pour être aussi bien composée que nombreuse; cependant,
n'ayant point été admis à l'examiner, je dois me renfermer, à son sujet,
dans une réserve absolue.

Bien que le _bourgeois_ domine à Francfort dans la masse du public, il
me semble impossible, eu égard au grand nombre de personnes de la haute
classe qui s'occupent sérieusement de musique, qu'on ne puisse réunir un
auditoire intelligent et capable de goûter les grandes productions de
l'art. En tout cas, je n'ai pas eu l'occasion d'en faire l'expérience.

Il faut maintenant, mon cher Morel, que je rassemble mes souvenirs sur
Lindpaintner et la chapelle de Stuttgardt. J'y trouverai le sujet d'une
seconde lettre, mais celle-ci ne vous sera point adressée; ne dois-je
pas répondre aussi à ceux de nos amis qui se sont montrés comme vous
avides de connaître les détails de mon exploration germanique?

_Adieu._

* * *

_P. S._ Avez-vous publié quelque nouveau morceau de chant? On ne parle
partout que du succès de vos dernières mélodies. J'ai entendu hier le
rondeau syllabique _Page et Mari_, que vous avez composé sur les paroles
du fils d'Alexandre Dumas. Je vous déclare que c'est fin, coquet,
piquant et charmant. Vous n'écrivîtes jamais rien de si bien en ce
genre. Ce rondo aura une vogue insupportable; vous serez mis au pilori
des orgues de Barbarie et vous l'aurez bien mérité.



II

A M. GIRARD, CHEF D'ORCHESTRE DE L'OPÉRA-COMIQUE.

Stuttgardt, Hechingen.


La première chose que j'avais à faire avant de quitter Francfort pour
m'aventurer dans le royaume de Wurtemberg, c'était de bien m'informer
des moyens d'exécution que je devais trouver à Stuttgardt, de composer
un programme de concert en conséquence, et de n'emporter que la musique
strictement nécessaire pour l'exécuter. Il faut que vous sachiez, mon
cher Girard, que l'une des grandes difficultés de mon voyage en
Allemagne, et celle qu'on pouvait le moins aisément prévoir, était dans
les dépenses énormes du transport de ma musique. Vous le comprendrez
sans peine en apprenant que cette masse de parties séparées d'orchestre
et de chœurs, manuscrites, lithographiées ou gravées, pesait plus de
cinq cents livres, et que j'étais obligé de m'en faire suivre à grands
frais presque partout, en la plaçant dans les fourgons de la poste.
Cette fois seulement, incertain si après ma visite à Stuttgardt j'irais
à Munich, ou si je reviendrais à Francfort pour me diriger ensuite vers
le Nord, je n'emportai que deux symphonies, une ouverture et quelques
morceaux de chant, laissant tout le reste à ce malheureux Guhr, qui
devait, à ce qu'il paraît, être embarrassé d'une manière ou d'une autre
par ma musique.

La route de Francfort à Stuttgardt n'offre rien d'intéressant, et en la
parcourant je n'ai point eu d'_impressions_ que je puisse vous raconter:
pas le moindre site romantique à décrire, pas de forêt sombre, pas de
couvent, pas de chapelle isolée, point de torrents, pas de grand bruit
nocturne, pas même celui des moulins à foulons de Don Quichotte; ni
chasseurs, ni laitières, ni jeune fille éplorée, ni génisse égarée, ni
enfant perdu, ni mère éperdue, ni pasteur, ni voleur, ni mendiant, ni
brigand; enfin, rien que le clair de lune, le bruit des chevaux et les
ronflements du conducteur endormi. Par ci par là quelques laids paysans
couverts d'un large chapeau à trois cornes, et vêtus d'une immense
redingote de toile jadis blanche, dont les pans, démesurément longs,
s'embarrassent entre leurs jambes boueuses, costume qui leur donné
l'aspect de curés de village en grand négligé. Voilà tout! La première
personne que j'avais à voir en arrivant à Stuttgardt, la seule même que
de lointaines relations, nouées par l'intermédiaire d'un ami commun,
pouvaient me faire supposer bien disposée pour moi, était le docteur
Schilling, auteur d'un grand nombre d'ouvrages théoriques et critiques
sur l'art musical. Ce titre de _docteur_, que presque tout le monde
porte en Allemagne, m'avait fait assez mal augurer de lui. Je me
figurais quelque vieux pédant, avec des lunettes, une perruque rousse,
une vaste tabatière, toujours à cheval sur la fugue et le contrepoint,
ne parlant que de Bach et de Marpurgh, poli extérieurement peut-être,
mais au fond plein de haine pour la musique moderne en général, et
d'horreur pour la mienne en particulier; enfin quelque fesse-mathieu
musical. Voyez comme on se trompe: M. Schilling n'est pas vieux, il ne
porte pas de lunettes, il a de fort beaux cheveux noirs, il est plein de
vivacité, parle vite et fort, comme à coups de pistolet; il fume et ne
prise pas; il m'a très-bien reçu, m'a indiqué dès l'abord tout ce que
j'avais à faire pour parvenir à donner un concert, ne m'a jamais dit un
mot de fugue ni de canon, n'a manifesté de mépris ni pour _les
Huguenots_ ni pour _Guillaume Tell_, et n'a point montré d'aversion pour
ma musique avant de l'avoir entendue.

D'ailleurs la conversation n'était rien moins que facile entre nous
quand il n'y avait pas d'interprète, M. Schilling parlant le français à
peu près comme je parle l'allemand. Impatienté de ne pouvoir se faire
comprendre:

--Parlez-vous anglais, me dit-il un jour?

--J'en sais quelques mots; et vous?

--Moi... non! Mais l'italien, savez-vous l'italien?

--_Si, un poco. Come si chiama il direttore del teatro?_

--Ah! diable! pas parler italien non plus!...

Je crois, Dieu me pardonne, que si j'eusse déclaré ne comprendre ni
l'anglais ni l'italien, le bouillant docteur avait envie de jouer avec
moi dans ces deux langues la scène du _Médecin malgré lui_: _Arcithuram,
catalamus, nominativo, singulariter; est ne oratio latinas?_

Nous en vînmes à essayer du latin, et à nous entendre tant bien que mal,
non sans quelques _arcithuram_, _catalamus_. Mais on conçoit que
l'entretien devait être un peu pénible et ne roulait pas précisément sur
les _Idées_ de Herder, ni sur la _Critique de la raison pure_ de Kant.
Enfin, M. Schilling sut me dire que je pouvais donner mon concert au
théâtre ou dans une salle destinée aux solennités musicales de cette
nature, et qu'on nomme salle de la Redoute. Dans le premier cas, outre
l'avantage, énorme dans une ville comme Stuttgardt, de la présence du
Roi et de la cour, qu'il me croyait assuré d'obtenir, j'aurais encore
une exécution gratuite, sans avoir à m'occuper des billets, ni des
annonces, ni d'aucun des autres détails matériels de la soirée. Dans le
second, j'aurais à payer l'orchestre, à m'occuper de tout, et le Roi ne
viendrait pas; il n'allait jamais dans la salle de concert. Je suivis
donc le conseil du docteur, et m'empressai d'aller présenter ma requête
à M. le baron de Topenhaïm, grand-maréchal de la cour et intendant du
théâtre. Il me reçut avec une urbanité charmante, m'assurant qu'il
parlerait le soir même au Roi de ma demande, et qu'il croyait qu'elle me
serait accordée.

«Je vous ferai observer cependant, ajouta-t-il, que la salle de la
Redoute est la seule bonne et bien disposée pour les concerts, et que le
théâtre, au contraire, est d'une si mauvaise sonorité, qu'on a depuis
longtemps renoncé à y faire entendre aucune composition instrumentale de
quelque importance!»

Je ne savais trop que répondre ni à quoi m'arrêter. Allons voir
Lindpaintner, me dis-je; celui-là est et doit être l'arbitre souverain.
Je ne saurais vous dire, mon cher Girard, quel bien me fit ma première
entrevue avec cet excellent artiste. Au bout de cinq minutes, il nous
sembla être liés ensemble depuis dix ans. Lindpaintner m'eut bientôt
éclairé sur ma position.

«D'abord, me dit-il, il faut vous détromper sur l'importance musicale
de notre ville; c'est une résidence royale, il est vrai, mais il n'y a
ni argent, ni public. (Aye! aye! Je pensai à Mayence et au père Schott.)
Pourtant, puisque vous voilà, il ne sera pas dit que nous vous aurons
laissé partir sans exécuter quelques-unes de vos compositions, que nous
sommes si curieux de connaître. Voilà ce qu'il y a à faire: Le théâtre
ne vaut rien, absolument rien pour la musique. La question de la
présence du Roi n'est d'aucune valeur; Sa Majesté n'allant jamais au
concert, ne paraîtra pas au vôtre en quelque lieu que vous le donniez.
Ainsi donc prenez la salle de la Redoute, dont la sonorité est
excellente et où rien ne manque pour l'effet de l'orchestre. Quant aux
musiciens vous aurez seulement à verser une petite somme de 80 fr. pour
leur caisse des pensions, et tous, sans exception, se feront un devoir
et un honneur, non-seulement d'exécuter, mais de répéter _plusieurs
fois_ vos œuvres, sous votre direction. Venez ce soir entendre le
_Freyschütz_; dans un entr'acte je vous présenterai à la chapelle, et
vous verrez si j'ai tort de vous répondre de sa bonne volonté.»

Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Lindpaintner me présenta aux
artistes, et après qu'il eut traduit une petite allocution que je crus
devoir leur adresser, mes doutes et mes inquiétudes disparurent:
j'avais un orchestre.

J'avais un orchestre composé à peu près comme celui de Francfort, et
jeune, et plein de vigueur et de feu. Je le vis bien à la manière dont
toute la partie instrumentale du chef-d'œuvre de Weber fut exécutée.
Les chœurs me parurent assez ordinaires, peu nombreux et peu
attentifs à rendre les nuances principales, si bien connues cependant,
de cette admirable partition. Ils chantaient toujours _mezzo-forte_, et
paraissaient assez ennuyés de la tâche qu'ils remplissaient. Pour les
acteurs ils étaient presque tous d'une honnête médiocrité. Je ne me
rappelle le nom d'aucun d'eux. La prima dona (Agathe) a une voix assez
sonore, mais dure et peu flexible; la seconde femme (Annette) vocalise
plus aisément, mais chante souvent faux; le baryton (Gaspard) est, je
crois, ce que le théâtre de Stuttgardt possède de mieux. J'ai entendu
ensuite cette troupe chantante dans la _Muette de Portici_ sans changer
d'opinion à son égard. Lindpaintner, en conduisant l'exécution de ces
deux opéras, m'a étonné par la rapidité qu'il donnait au mouvement de
certains morceaux. J'ai vu plus tard que beaucoup de maîtres de chapelle
allemands ont, à cet égard, la même manière de sentir; tels sont, entre
autres, Mendelssohn, Krebs et Guhr. Pour les mouvements du _Freyschütz_,
je ne puis rien dire: ils en ont, sans doute, beaucoup mieux que moi les
véritables traditions; mais quant à _la Muette_, à _la Vestale_, à
_Moïse_ et aux _Huguenots_, qui ont été montés sous les yeux des auteurs
à Paris, et dont les mouvements se sont conservés tels qu'ils furent
donnés aux premières représentations, j'affirme que la précipitation
avec laquelle j'en ai entendu exécuter certaines parties à Stuttgardt, à
Leipzig, à Hambourg et à Francfort, est une infidélité d'exécution;
infidélité involontaire, sans doute, mais véritablement contraire à
l'intention des compositeurs et nuisible à l'effet. On croit pourtant en
France que les Allemands ralentissent tous nos mouvements.

L'orchestre de Stuttgardt, possède: 16 violons, 4 altos, 4 violoncelles,
4 contrebasses, et les instruments à vent et à percussion nécessaires à
l'exécution de la plupart des opéras modernes. Mais il a de plus une
excellente harpe (M. Krüger), et c'est, pour l'Allemagne, une véritable
rareté. L'étude de ce bel instrument y est négligée d'une façon ridicule
et même barbare, sans qu'on en puisse découvrir la raison. Je penche
même à croire qu'il en fut toujours ainsi, en considérant qu'aucun des
grands maîtres de l'école allemande n'en a fait usage. On ne trouve
point de harpe dans les œuvres de Mozart; il n'y en a ni dans _Don
Juan_, ni dans _Figaro_, ni dans _la Flûte enchantée_, ni dans _le
Sérail_, ni dans _Idoménée_, ni dans _Cosi fan Tutte_, ni dans ses
messes, ni dans ses symphonies. Weber s'en est également abstenu
partout; Haydn et Beethoven sont dans le même cas; Gluck seul a écrit
dans _Orphée_ une partie de harpe très-facile, pour _une main_, et
encore cet opéra fut-il composé et représenté en Italie. Il y a
là-dedans quelque chose qui m'étonne et m'irrite en même temps!... C'est
une honte pour les orchestres allemands, qui tous devraient avoir au
moins deux harpes, maintenant surtout qu'ils exécutent les opéras venus
de France et d'Italie, où elles sont si souvent employées.

Les violons de Stuttgardt sont excellents; on voit qu'ils sont pour la
plupart élève du _concert-meister_ Molique, dont nous avons, il y a
quelques années, admiré au Conservatoire de Paris le jeu vigoureux, le
style large et sévère, bien que peu nuancé, et les savantes
compositions. Molique, au théâtre et aux concerts, occupant le premier
pupitre des violons, n'a donc à diriger en grande partie que ses élèves,
qui professent pour lui un respect et une admiration parfaitement
motivés. De là une précieuse exactitude dans l'exécution, exactitude due
à l'unité de sentiment et de méthode, autant qu'à l'attention des
violonistes.

Je dois signaler parmi eux, le second maître de concert Habenhaïm,
artiste distingué sous tous les rapports, et dont j'ai entendu une
cantate d'un style mélodique expressif, d'une harmonie pure, et
très-bien instrumentée.

Les autres instruments à archet ont une valeur si non égale à celle des
violons, au moins suffisante pour qu'on doive les compter pour bons.
J'en dirai autant des instruments à vent: la première clarinette et le
premier hautbois sont excellents. L'artiste qui joue la partie de
première flûte (M. Krüger père) se sert malheureusement d'un ancien
instrument qui laisse beaucoup à désirer pour la pureté du son en
général, et pour la facilité d'émission des notes aiguës. M. Krüger
devrait aussi se tenir en garde contre le penchant qui l'entraîne
parfois à faire des _trilles_ et des _grupetti_ là où l'auteur s'est
bien gardé d'en écrire.

Le premier basson, M. Neukirchner, est un virtuose de première force qui
s'attache peut-être trop à faire parade de grandes difficultés; il joue
en outre sur un basson tellement mauvais que des intonations douteuses
viennent à chaque instant blesser l'oreille et empêcher l'effet des
phrases même les mieux rendues par l'exécutant. On distingue parmi les
cors, M. Schuncke; il fait aussi comme ses confrères de Francfort, un
peu trop _cuivrer_ le son des notes élevées. Les cors à cylindres (ou
chromatiques) sont exclusivement employés à Stuttgardt. L'habile facteur
Ad. Sax, actuellement établi à Paris, a démontré surabondamment la
supériorité de ce système sur celui des pistons, à peu près abandonné à
cette heure dans toute l'Allemagne, pendant que celui des cylindres
pour les cors, trompettes, bombardons, bass-tuba, y devient d'un usage
général. Les Allemands appellent instruments à _soupape_ (_Ventil-horn_,
_Ventil-trompeten_) ceux auxquels ce mécanisme est appliqué. J'ai été
surpris de ne pas le voir adopté pour les trompettes dans la musique
militaire, assez bonne d'ailleurs, de Stuttgardt; on en est encore là
aux trompettes à deux pistons, instruments fort imparfaits et bien loin,
pour la sonorité et la qualité du timbre, des trompettes à cylindres
dont on se sert à présent partout ailleurs. Je ne parle pas de Paris;
nous y viendrons dans quelque dix ans.

Les trombones sont d'une belle force; le premier (M. Schrade), qui fit,
il y a quatre ans, partie de l'orchestre du concert Vivienne, à Paris,
est un véritable talent. Il possède à fond son instrument, se joue des
plus grandes difficultés, tire du trombone-ténor un son magnifique; je
pourrais même dire _des sons_, puisqu'il sait, au moyen d'un procédé non
encore expliqué, produire trois et quatre notes à la fois, comme ce
jeune corniste dont toute la presse musicale s'est récemment occupée à
Paris. Schrade, dans un point d'orgue d'une fantaisie qu'il a exécutée
en public à Stuttgardt, a fait entendre simultanément, et à la surprise
générale, les quatre notes de l'accord de septième dominante du ton de
_si b_, ainsi disposées:

    {_mi b_ ||
    {_la_   ||
    {_ut_   ||
    {_fa_   ||

C'est aux acousticiens qu'il appartient de donner la raison de ce
nouveau phénomène de la résonnance des tubes sonores; à nous autres
musiciens de le bien étudier et d'en tirer parti si l'occasion s'en
présente.

Un autre mérite de l'orchestre de Stuttgardt, mérite que j'ai rarement
rencontré ailleurs au même degré, c'est qu'il n'est composé que de
lecteurs intrépides, que rien ne trouble, que rien ne déconcerte, qui
lisent à la fois la note et la nuance, qui à la première vue ne laissent
échapper ni un _P_ ni un _F_, ni un _mezzo forte_, ni un _smorzando_,
sans l'indiquer. Ils sont en outre rompus à tous les caprices du rhythme
et de la mesure, ne se cramponnent pas toujours aux temps forts, et
savent, sans hésiter, accentuer les temps faibles et passer d'une
syncope à une autre sans embarras et sans avoir l'air d'exécuter un
pénible tour de force. En un mot, leur éducation musicale est complète
sous tous les rapports. J'ai pu reconnaître en eux ces précieuses
qualités dès la première répétition de mon concert. J'avais choisi pour
celui-là la _Symphonie fantastique_ et l'ouverture des _Francs-Juges_.
Vous savez combien ces deux ouvrages contiennent de difficultés
rhythmiques, de phrases syncopées, de syncopes croisées, de groupes de
quatre notes superposés à des groupes de trois, etc., etc.; toutes
choses qu'aujourd'hui, au Conservatoire, nous jetons vigoureusement à la
tête du public, mais qu'il nous a fallu travailler pourtant, et beaucoup
et longtemps. J'avais donc lieu de craindre une foule d'erreurs à
différents passages de l'ouverture et du final de la _Symphonie_; je
n'ai pas eu à en relever _une seule_, tout a été _vu_ et _lu_ et
_vaincu_ du premier coup. Mon étonnement était extrême. Le vôtre ne sera
pas moindre, si je vous dis que nous avons monté cette damnée
_Symphonie_ et le reste du programme en deux répétitions. L'effet eût
même été très-satisfaisant, si les maladies vraies ou simulées ne
m'eussent enlevé _la moitié_ des violons le jour du concert. Me
voyez-vous, avec quatre premiers violons et quatre seconds, pour lutter
avec tous ces instruments à vent et à percussion? Car l'épidémie avait
épargné le reste de l'orchestre, et il ne manquait rien, rien que la
_moitié_ des violons!... Oh! en pareil cas, je ferais comme Max dans le
_Freyschütz_, et pour obtenir des violons, je signerais un pacte avec
tous les diables de l'enfer. C'était d'autant plus navrant et irritant,
que, malgré les prédictions de Lindpaintner, le Roi et la cour étaient
venus. Nonobstant cette défection de quelques pupitres, l'exécution fut,
sinon puissante (c'était chose impossible), au moins intelligente,
exacte et chaleureuse. Les morceaux de la _Symphonie fantastique_ qui
produisirent le plus d'effet furent l'adagio (_la Scène aux Champs_),
et le final (_le Sabbat_). L'ouverture fut chaudement accueillie; quant
à la _Marche des Pèlerins_ d'_Harold_, qui figurait aussi dans le
programme, elle passa presque inaperçue. Il en a été de même encore dans
une autre occasion, où j'avais eu l'imprudence de la faire entendre
_isolément_, tandis que partout où j'ai donné _Harold_ en entier, ou au
moins les trois premières parties de cette symphonie, la marche a été
accueillie comme elle l'est à Paris, et souvent redemandée. Nouvelle
preuve de la nécessité de ne pas morceler certaines compositions, et de
ne les produire que dans leur jour et sous le point de vue qui leur est
propre.

Faut-il vous dire maintenant qu'après le concert je reçus toutes sortes
de félicitations de la part du Roi, de M. le comte Neiperg, et du prince
Jérôme Bonaparte? Pourquoi pas? On sait que les princes sont en général
d'une bienveillance extrême pour les artistes étrangers, et je ne
manquerais réellement de modestie que si j'allais vous répéter ce que
m'ont dit quelques-uns des musiciens le soir même et les jours suivants.
D'ailleurs, pourquoi ne pas manquer de modestie? Pour ne pas faire
grogner quelques mauvais dogues à la chaîne, qui voudraient mordre
quiconque passe en liberté devant leur chenil? Cela vaut bien la peine
d'aller employer de vieilles formules et jouer une comédie dont personne
n'est dupe! La vraie modestie consisterait, non-seulement à ne pas
parler de soi, mais à ne pas en faire parler; en un mot, à ne pas
attirer sur soi l'attention publique, à ne rien dire, à ne rien écrire,
à ne rien faire, à se cacher, à ne pas vivre. N'est-ce pas là une
absurdité?.... Et puis j'ai pris le parti de tout avouer, heur et
malheur; j'ai commencé déjà dans ma précédente lettre, et je suis prêt à
continuer dans celle-ci. Ainsi je crains fort que Lindpaintner, qui est
un maître, et dont j'ambitionnais beaucoup le suffrage, approuvant dans
tout cela _l'ouverture_ seulement, n'ait profondément abominé la
symphonie; je parierais que Molique n'a rien approuvé. Quant au docteur
Schilling, je _suis sûr_ qu'il a tout trouvé exécrable, et qu'il a été
bien honteux d'avoir fait les premières démarches pour produire à
Stuttgardt un brigand de mon espèce, véhémentement soupçonné d'avoir
violé la musique, et qui, s'il parvient à lui inspirer sa passion de
l'air libre et du vagabondage, fera de la chaste muse une sorte de
bohémienne, moins Esméralda qu'Héléna Mac Grégor, virago armée, dont les
cheveux flottent au vent, dont la sombre tunique étincelle de brillants
colifichets, qui bondit pieds nus sur les roches sauvages, qui rêve au
bruit des vents et de la foudre, et dont le noir regard épouvante les
femmes et trouble les hommes sans leur inspirer l'amour.

Aussi Schilling, en sa qualité de conseiller du prince de
Hoënzollern-Hechingen, n'a pas manqué d'écrire à Son Altesse et de lui
proposer, pour la divertir, le _curieux-sauvage_, plus convenable dans
la Forêt-Noire que dans une ville civilisée. Et le sauvage, curieux de
tout connaître, au reçu d'une invitation rédigée en termes aussi
obligeants que choisis par M. le baron de Billing, conseiller intime du
prince, s'est acheminé, à travers la neige et les grands bois de sapins,
vers la petite ville d'Hechingen, sans trop s'inquiéter de ce qu'il
pourrait y faire. Cette excursion dans la Forêt-Noire m'a laissé un
confus mélange de souvenirs joyeux, tristes, doux et pénibles, que je ne
saurais évoquer sans un serrement de cœur presque inexplicable. Le
froid, le double deuil noir et blanc étendu sur les montagnes, le vent
qui mugissait sous ces pins frissonnants, le travail secret du
ronge-cœur si actif dans la solitude, un triste épisode d'un
douloureux roman lu pendant le voyage.... Puis l'arrivée à Hechingen,
les gais visages, l'amabilité du prince, les fêtes du premier jour de
l'an, le bal, le concert, les rires fous, les projets de se revoir à
Paris, et.... les adieux.... et le départ.... Oh! je souffre!.... Quel
diable m'a poussé à vous faire ce récit, qui ne présente pourtant, comme
vous l'allez voir, aucun incident émouvant ni romanesque.... Mais je
suis ainsi fait, que je souffre parfois,--sans motif apparent,--comme,
pendant certains états électriques de l'atmosphère, les feuilles des
arbres remuent sans qu'il fasse de vent.--......--......--Heureusement,
mon cher Girard, vous me connaissez de longue date, et vous ne trouverez
pas trop ridicule cette _exposition_ sans _péripétie_, cette
_introduction_ sans _allegro_, ce _sujet_ sans _fugue_!--Ah! ma foi! un
sujet sans fugue, avouez-le, c'est une rare bonne fortune? Et nous avons
lu tous les deux plus de mille fugues qui n'ont pas de sujets, sans
compter celles qui n'ont que de mauvais sujets. Allons! voilà ma
mélancolie qui s'envole, grâce à l'intervention de la fugue (vieille
radoteuse qui si souvent a fait venir l'ennui), j'essuie la larme qui
pendait à mon œil gauche, et..... je vous raconte Hechingen.

Quand je disais tout à l'heure que c'est une petite ville, j'exagerais
géographiquement son importance. Hechingen n'est qu'un grand village,
tout au plus un bourg, bâti sur une côte assez escarpée, à peu près
comme la portion de Montmartre qui couronne la butte, ou mieux encore
comme le village de Subiaco dans les Etats Romains. Au dessus du bourg,
et placée de manière à le dominer entièrement, est la villa Eugenia,
occupée par le prince. A droite de ce petit palais, une vallée profonde,
et, un peu plus loin, un pic âpre et nu surmonté du vieux castel
d'Hoenzollern, qui n'est plus aujourd'hui qu'un rendez-vous de chasse,
après avoir été longtemps la féodale demeure des ancêtres du prince.

Le souverain actuel de ce romantique paysage est un jeune homme
spirituel, vif et bon, qui semble n'avoir au monde que deux
préoccupations constantes, le désir de rendre aussi heureux que possible
les habitants de ses petits Etats, et l'amour de la musique.
Concevez-vous une existence plus douce que la sienne? Il voit tout le
monde content autour de lui: ses sujets l'adorent; la musique l'aime; il
la comprend en poète et en musicien; il compose de charmants _lieder_,
dont deux: _der Fischer knabe_ et _Schiffer's Abenlied_, m'ont
réellement touché par l'expression de leur mélodie; il les chante avec
_une voix de compositeur_, mais avec une chaleur entraînante et des
accents de l'ame et du cœur; il a, sinon un théâtre, au moins une
chapelle (un orchestre) dirigée par un maître d'un mérite éminent,
Techlisbeck, dont le Conservatoire de Paris a souvent exécuté avec
honneur les symphonies, et qui lui fait entendre, sans luxe, mais montés
avec soin, les chefs-d'œuvre les plus simples de la musique
instrumentale. Tel est l'aimable prince dont l'invitation m'avait été si
agréable et dont j'ai reçu l'accueil le plus cordial.

En arrivant à Hechingen, je renouvelai connaissance avec Techlisbeck. Je
l'avais connu à Paris il y a quelques cinq ans; il m'a accablé chez lui
de prévenances et de ces témoignages de véritable bonté qu'on n'oublie
jamais. Il me mit bien vite au fait des forces musicales dont nous
pouvions disposer: c'étaient 8 violons en tout, dont trois très-faibles;
3 altos, 2 violoncelles, 2 contrebasses. Le premier violon, nommé Stern,
est un virtuose de talent. Le premier violoncelle (Oswald) mérite la
même distinction. Le pasteur archiviste d'Hechingen joue la première
contrebasse à la satisfaction des compositeurs les plus exigeants. La
première flûte, le premier hautbois et la première clarinette sont
excellents; la première flûte a seulement quelquefois de ces velléités
d'ornementation que j'ai reprochées à celle de Stuttgardt. Les seconds
instruments à vent sont suffisants. Les deux bassons et les deux cors
laissent un peu à désirer. Quant aux trompettes, au trombone (il n'y en
a qu'un) et au timbalier, ils laissent à désirer, toutes les fois qu'ils
jouent, qu'on ne les ait pas priés de se taire. Ils ne savent rien.

Je vous vois rire, mon cher Girard, et prêt à me demander ce que j'ai pu
faire exécuter avec un si petit orchestre? Eh bien! à force de patience
et de bonne volonté, en arrangeant et modifiant certaines parties, en
faisant cinq répétitions en trois jours, nous avons monté l'ouverture du
_Roi Lear_, _la Marche des Pèlerins_, le bal de _la Symphonie
fantastique_, et divers autres fragments proportionnés, par leur
dimension, au cadre qui leur était destiné. Et tout a marché très bien,
avec précision et même avec verve.

J'avais écrit au crayon sur les parties d'_alto_ les notes essentielles
et laissées à découvert des 3e et 4e cors (puisque nous ne
pouvions avoir que le 1er et le 2e). Techlisbeck jouait sur le
piano la 1re harpe du bal; il avait bien voulu se charger aussi de
l'_alto solo_ dans _la Marche d'Harold_. Le prince d'Hechingen se tenait
à côté du timbalier pour lui compter ses pauses et le faire partir à
temps; j'avais supprimé dans les parties de trompette les passages que
nous avions reconnus inaccessibles aux deux exécutants. Le trombone seul
était livré à lui-même; mais, ne donnant prudemment que les sons qui lui
étaient très-familiers, comme _si bémol_, _ré_, _fa_, et évitant avec
soin tous les autres, il brillait presque partout par son silence. Il
fallait voir dans cette jolie salle de concert, où Son Altesse avait
réuni un nombreux auditoire, comme les impressions musicales circulaient
vives et rapides! Cependant, vous le devinez sans doute, je n'éprouvais
de toutes ces manifestations qu'une joie mêlée d'impatience; et quand le
prince est venu me serrer la main, je n'ai pu m'empêcher de lui dire:

--Ah! monseigneur, je donnerais, je vous jure, deux des années qui me
restent à vivre, pour avoir là maintenant mon orchestre du
Conservatoire, et le mettre aux prises devant vous avec ces partitions
que vous jugez avec tant d'indulgence!

--Oui, oui, je sais, m'a-t-il répondu, vous avez un orchestre impérial,
qui vous dit: Sire! et je ne suis qu'une Altesse; mais j'irai l'entendre
à Paris, j'irai, j'irai!

Puisse-t-il tenir parole! Ses applaudissements, qui me sont restés sur
le cœur, me semblent un bien mal acquis.

Il y eut après le concert souper à la villa Eugenia. La gaîté charmante
du prince s'était communiquée à tous ses convives; il voulut me faire
connaître une de ses compositions pour ténor, piano et violoncelle;
Techlisbeck se mit au piano, l'auteur se chargeait de la partie de
chant, et je fus, aux acclamations de l'assemblée, désigné pour chanter
la partie de violoncelle. On a beaucoup applaudi le morceau et ri
presque autant du timbre singulier de ma _chanterelle_. Les dames
surtout ne revenaient pas de mon _la_.

Le surlendemain, après bien des adieux, il fallut retourner à
Stuttgardt. La neige fondait sur les grands pins éplorés, le manteau
blanc des montagnes se marbrait de taches noires... C'était profondément
triste...... le ronge-cœur put travailler encore......

_The rest is silence._........

  _Farewell._



III

A LISZT.

Manheim, Weimar.


A mon retour d'Hechingen, je restai quelques jours encore à Stuttgardt,
en proie à de nouvelles perplexités. A toutes les questions qu'on
m'adressait sur mes projets et sur la future direction de mon voyage à
peine commencé, j'aurais pu répondre, sans mentir, comme ce personnage
d'une de nos comédies:

    Non, je ne reviens point, car je n'ai point été;
    Je ne vais pas non plus, car je suis arrêté,
    Et ne demeure point, car tout de ce pas même
    Je prétends m'en aller...

M'en aller... où? Je ne savais trop. J'avais écrit à Weimar, il est
vrai, mais la réponse n'arrivait pas, et je devais absolument l'attendre
avant de prendre une détermination.

Tu ne connais pas ces incertitudes, mon cher Liszt; il t'importe peu de
savoir si, dans la ville où tu comptes passer, la chapelle est bien
composée, si le théâtre est ouvert, si l'intendant veut le mettre à ta
disposition, etc. En effet, à quoi bon pour toi tant d'informations! Tu
peux, modifiant le mot de Louis XIV, dire avec confiance: «L'orchestre,
c'est moi! le chœur, c'est moi! le chef, c'est encore moi! Mon piano
chante, rêve, éclate, retentit; il défie au vol les archets les plus
habiles; il a comme l'orchestre ses harmonies cuivrées; comme lui, et
sans le moindre appareil, il peut livrer à la brise du soir son nuage de
féeriques accords, de vagues mélodies; je n'ai besoin ni de théâtre, ni
de décor fermé, ni de vastes gradins; je n'ai point à me fatiguer par de
longues répétitions; je ne demande ni cent, ni cinquante, ni vingt
musiciens; je n'en demande pas du tout, je n'ai pas même besoin de
musique. Un grand salon, un grand piano, et je suis maître d'un grand
auditoire. Je me présente, on m'applaudit; ma mémoire s'éveille,
d'éblouissantes fantaisies naissent sous mes doigts, d'enthousiastes
acclamations leur répondent; je chante l'_Ave Maria_ de Schubert ou
l'_Adélaïde_ de Beethoven, et tous les cœurs de tendre vers moi,
toutes les poitrines de retenir leur haleine.... c'est un silence ému,
une admiration concentrée et profonde.... Puis viennent les bombes
lumineuses, le bouquet de ce grand feu d'artifice, et les cris du
public, et les fleurs et les couronnes qui pleuvent autour du prêtre de
l'harmonie frémissant sur son trépied; et les jeunes belles qui, dans
leur égarement sacré, baisent avec larmes le bord de son manteau; et les
hommages sincères obtenus des esprits sérieux, et les applaudissements
fébriles arrachés à l'envie; les grands fronts qui se penchent, les
cœurs étroits surpris de s'épanouir.... Et le lendemain, quand le
jeune inspiré a répandu ce qu'il voulait répandre de son intarissable
passion, il part, il disparaît, laissant après soi un crépuscule
éblouissant d'enthousiasme et de gloire.... C'est un rêve!....» C'est un
de ces rêves d'or qu'on fait quand on se nomme Liszt ou Paganini.

Mais le compositeur qui tenterait, comme je l'ai fait, de voyager pour
produire ses œuvres, à quelles fatigues, au contraire, à quels
labeurs ingrats et toujours renaissants ne doit-il pas s'attendre!...
Sait-on ce que peut être pour lui la torture des répétitions?... Il a
d'abord à subir le froid regard de tous ces musiciens médiocrement
charmés d'éprouver à son sujet un dérangement inattendu, d'être soumis à
des études inaccoutumées.--«Que veut ce Français? Que ne reste-t-il chez
lui?...» Chacun néanmoins prend place à son pupitre; mais au premier
coup-d'œil jeté sur l'ensemble de l'orchestre, l'auteur y reconnaît
bien vite d'inquiétantes lacunes. Il en demande la raison au maître de
chapelle: «La première clarinette est malade, le hautbois a une femme en
couches, l'enfant du premier violoncelle a le croup, les trombones sont
à la parade; ils ont oublié de demander une exemption de service
militaire pour ce jour-là; le timbalier s'est foulé le poignet, la harpe
ne paraîtra pas à la répétition, parce qu'il lui faut du temps pour
étudier sa partie, etc., etc.» On commence cependant, les notes sont
lues, tant bien que mal, dans un mouvement plus lent du double que celui
de l'auteur; rien n'est affreux pour lui comme cet allanguissement du
rhythme! Peu à peu son instinct reprend le dessus, son sang échauffé
l'entraîne, il précipite la mesure et revient malgré lui au mouvement du
morceau; alors le gâchis se déclare, un formidable charivari lui déchire
les oreilles et le cœur, il faut s'arrêter et reprendre le mouvement
lent, et exercer fragments par fragments ces longues périodes dont, tant
de fois auparavant, avec d'autres orchestres, il a guidé la course libre
et rapide. Cela ne suffit pas encore; malgré la lenteur du mouvement,
des discordances étranges se font entendre dans certaines parties
d'instruments à vent; il veut en découvrir la cause: «Voyons les
trompettes seules!......... Que faites-vous là? Je dois entendre une
tierce, et vous produisez un accord de seconde. La deuxième trompette
en _ut_ a un _ré_, donnez-moi votre _ré_!... Très-bien! La première a un
_ut_ qui produit _fa_, donnez-moi votre _ut_! Fi!...... l'horreur! vous
faites un _si b_!

--Non, monsieur, je fais ce qui est écrit!

--Mais je vous dis que non, vous vous trompez d'un ton!

--Cependant je suis sûr de faire l'_ut_!

--En quel ton est la trompette dont vous vous servez?

--En _mi b_!

--Eh! parlez donc, c'est là qu'est l'erreur, vous devez prendre la
trompette en _fa_.

--Ah! je n'avais pas bien lu l'indication; c'est vrai, excusez-moi.

--Allons! quel diable de vacarme faites-vous là-bas, vous, le timbalier?

--Monsieur, j'ai un fortissimo.

--Point du tout, c'est un mezzo forte, il n'y a pas deux F, mais un _M_
et un F. D'ailleurs vous vous servez des baguettes de bois et il faut
employer là les baguettes à tête d'éponge; c'est une différence du noir
au blanc.

--Nous ne connaissons pas cela, dit le maître de chapelle;
qu'appelez-vous des baguettes à tête d'éponge? nous n'avons jamais vu
qu'une seule espèce de baguettes.

--Je m'en doutais; j'en ai apporté de Paris. Prenez-en une paire que
j'ai déposée là sur cette table. Maintenant y sommes-nous?... Mon Dieu!
c'est vingt fois trop fort! et les sourdines que vous n'avez pas
prises?...

--Nous n'en avons pas, le garçon d'orchestre a oublié d'en mettre sur
les pupitres; on s'en procurera demain! etc., etc.» Après trois ou
quatre heures de ces tiraillements antiharmoniques, on n'a pas pu rendre
un seul morceau intelligible. Tout est brisé, désarticulé, faux, froid,
plat, bruyant, discordant, hideux! Et il faut laisser sur une pareille
impression soixante ou quatre-vingts musiciens qui s'en vont, fatigués
et mécontents, dire partout qu'il ne savent ce que cela veut dire, que
cette musique est un enfer, un chaos, qu'ils n'ont jamais rien essuyé de
pareil. Le lendemain le progrès se manifeste à peine; ce n'est guère que
le troisième jour qu'il se dessine formellement. Alors seulement le
pauvre compositeur commence à respirer; les harmonies bien posées
deviennent claires; les rhythmes bondissent; les mélodies pleurent et
sourient; la masse unie, compacte, s'élance hardiment; après tant de
tâtonnements, tant de bégaiements, l'orchestre grandit, il marche, il
parle, il devient homme! L'intelligence ramène le courage aux musiciens
étonnés; l'auteur demande une quatrième épreuve; ses interprètes, qui, à
tout prendre, sont les meilleures gens du monde, l'accordent avec
empressement. Cette fois, _fiat lux_! «Attention aux nuances! Vous
n'avez plus peur?--Non! donnez-nous le vrai mouvement!--_Via!_» Et la
lumière se fait, l'art apparaît, la pensée brille, l'œuvre est
comprise! Et l'orchestre se lève, applaudissant et saluant le
compositeur; le maître de chapelle vient le féliciter; les curieux qui
se tenaient cachés dans les coins obscurs de la salle, s'approchent,
montent sur le théâtre et échangent avec les musiciens des exclamations
de plaisir et d'étonnement, en regardant d'un œil surpris le maître
étranger qu'ils avaient d'abord pris pour un fou ou un barbare. C'est
maintenant qu'il aurait besoin de repos. Qu'il s'en garde bien, le
malheureux! C'est l'heure pour lui de redoubler de soins et d'attention.
Il doit revenir avant le concert, pour surveiller la disposition des
pupitres, inspecter les parties d'orchestre, et s'assurer qu'elles ne
sont point mélangées. Il doit parcourir les rangs, un crayon rouge à la
main, et marquer sur la musique des instruments à vent les désignations
des tons usitées en Allemagne, au lieu de celles dont on se sert en
France; mettre partout: _in C_, _in D_, _in Des_, _in Fis_, au lieu de
_en ut_, _en ré_, _en ré bémol_, _en fa dièze_. Il a à transposer pour
le hautbois un solo de cor anglais, parce que cet instrument ne se
trouve pas dans l'orchestre qu'il va diriger, et que l'exécutant hésite
souvent à transposer lui-même. Il faut qu'il aille faire répéter
isolément les chœurs et les chanteurs, s'ils ont manqué d'assurance.
Mais le public arrive, l'heure sonne; exténué, abîmé de fatigues de
corps et d'esprit, le compositeur se présente au pupitre-chef, se
soutenant à peine, incertain, éteint, dégoûté, jusqu'au moment où les
applaudissements de l'auditoire, la verve des exécutants, l'amour qu'il
a pour son œuvre le transforment tout-à-coup en machine électrique,
d'où s'élancent, invisibles mais réelles, de foudroyantes irradiations.
Et la compensation commence. Ah! c'est alors, j'en conviens, que
l'auteur, dirigeant l'exécution de son œuvre, vit d'une vie aux
virtuoses inconnue! Avec quelle joie furieuse il s'abandonne au bonheur
de _jouer de l'orchestre_! Comme il presse, comme il embrasse, comme il
étreint cet immense et fougueux instrument! L'attention multiple lui
revient; il a l'œil partout; il indique d'un regard les entrées
vocales et instrumentales, en haut, en bas, à droite, à gauche; il jette
avec son bras droit de terribles accords qui semblent éclater au loin
comme d'harmonieux projectiles; puis il arrête, dans les points d'orgue,
tout ce mouvement qu'il a communiqué; il enchaîne toutes les attentions;
il suspend tous les bras, tous les souffles, écoute un instant le
silence... et redonne plus ardente carrière au tourbillon qu'il a
dompté,

    _Luctantes ventos tempestatesque sonoras._
    _Imperio premit, ac vinclis et carcere frenat._

Et dans les grands _adagio_, est-il heureux de se bercer mollement sur
son beau lac d'harmonie! prêtant l'oreille aux cent voix enlacées qui
chantent ses hymnes d'amour, ou semblent confier ses plaintes du
présent, ses regrets du passé, à la solitude et à la nuit. Alors
souvent, mais seulement alors, l'auteur-chef oublie complètement le
public; il s'écoute, il se juge; et si l'émotion lui arrive, partagée
par les artistes qui l'entourent, il ne tient plus compte des
impressions de l'auditoire, trop éloigné de lui. Si son cœur a
frissonné au contact de la poétique mélodie, s'il a senti ses yeux, s'il
a vu les yeux de ses interprètes se voiler de larmes furtives, le but
est atteint, le ciel de l'art lui est ouvert, qu'importe la terre!...

Puis à la fin de la soirée, quand le grand succès est obtenu! sa joie
devient centuple, partagée qu'elle est par tous les amours-propres
satisfaits de son armée. Ainsi, vous, grands virtuoses, vous êtes
princes et rois par la grâce de Dieu, vous naissez sur les marches du
trône; les compositeurs doivent combattre, vaincre et conquérir pour
régner. Mais les fatigues mêmes et les dangers de la lutte ajoutent à
l'éclat et à l'enivrement de leurs victoires, et ils seraient peut-être
plus heureux que vous... s'ils avaient toujours des soldats.

Voilà, mon cher Liszt, une bien longue digression, et j'allais oublier,
en causant avec toi, de continuer le récit de mon voyage. J'y reviens.

Pendant les quelques jours que je passai à Stuttgardt à attendre les
lettres de Weimar, la société de la Redoute, dirigée par Lindpaintner,
donna un concert brillant où j'eus l'occasion d'observer une seconde
fois la froideur avec laquelle le gros public allemand accueille en
général les conceptions mêmes les plus colossales de l'immense
Beethoven. L'ouverture d'_Éléonore_, morceau vraiment monumental,
exécuté avec une précision et une verve rares, fut à peine applaudi; et
j'entendis le soir, à table d'hôte, un monsieur se plaindre de ce qu'on
ne donnait pas les _Symphonies de Haydn_ au lieu de cette _musique
violente où il n'y a point de chant_!!!... Franchement, nous n'avons
plus de ces bourgeois-là à Paris!...

Une réponse favorable m'étant enfin parvenue de Weimar, je partis pour
Carlsruhe. J'aurais voulu y donner un concert en passant; le maître de
chapelle Strauss[2] m'apprit que j'aurais à attendre pour cela huit ou
dix jours, à cause d'un engagement pris par le théâtre avec un flûtiste
piémontais. En conséquence, plein de respect pour la grande flûte, je
me hâtai de gagner Manheim. C'est une ville bien calme, bien froide,
bien plane, bien carrée. Je ne crois pas que la passion de la musique
empêche ses habitants de dormir. Pourtant il y a une nombreuse Académie
de chant, un assez bon théâtre et un petit orchestre très-intelligent.
La direction de l'Académie de chant et celle de l'orchestre sont
confiées à Lachner jeune, frère du célèbre compositeur. C'est un artiste
doux et timide, plein de modestie et de talent. Il m'eût bien vite
organisé un concert. Je ne me souviens plus de la composition du
programme; je sais seulement que j'avais voulu y placer ma deuxième
symphonie (_Harold_) en entier, et que dès la première répétition je dus
supprimer le final (l'_Orgie_) à cause des trombones manifestement
incapables de remplir le rôle qui leur est confié dans ce morceau.
Lachner s'en montra tout chagrin, désireux qu'il était, disait-il, de
connaître l'ensemble du tableau. Je fus obligé d'insister en l'assurant
que ce serait folie d'ailleurs, indépendamment de l'insuffisance des
trombones, d'espérer l'effet de ce final avec un orchestre si peu fourni
de violons. Les trois premières parties de la symphonie furent bien
rendues et produisirent sur le public une vive impression. La
grande-duchesse Amélie, qui assistait au concert, remarqua, m'a-t-on
dit, le coloris de _la Marche des Pèlerins_, et surtout celui de la
_Sérénade dans les Abruzzes_, où elle crut retrouver le calme heureux
des belles nuits italiennes. Le solo d'alto avait été joué avec talent
par un des altos de l'orchestre, qui n'a cependant pas de prétentions à
la virtuosité.

J'ai trouvé à Manheim une assez bonne harpe, un hautbois excellent qui
joue médiocrement du cor anglais, un violoncelle habile (Heinefetter),
cousin des cantatrices de ce nom, et de valeureuses trompettes. Il n'y a
pas d'ophicléïde: Lachner, pour remplacer cet instrument employé dans
toutes les grandes partitions modernes, s'est vu obligé de faire faire
un trombone ténor à cylindres, descendant à l'_ut_ et au _si_ graves. Il
était plus simple, ce me semble, de faire venir un ophicléïde; et,
musicalement parlant, c'eût été beaucoup mieux, car ces deux instruments
ne se ressemblent guère. Je n'ai pu entendre qu'une répétition de
l'Académie de chant; les amateurs qui la composent ont généralement
d'assez belles voix, mais ils sont loin d'être tous musiciens et
lecteurs.

Mademoiselle Sabine-Heinefetter a donné, pendant mon séjour à Manheim,
une représentation de _la Norma_. Je ne l'avais pas entendue depuis
qu'elle a quitté le Théâtre-Italien de Paris; sa voix a toujours de la
puissance et une certaine agilité; elle la force un peu parfois, et ses
notes hautes deviennent bien souvent difficiles à supporter; telle
qu'elle est, pourtant, mademoiselle Heinefetter a peu de rivales parmi
les cantatrices allemandes: elle sait chanter.

Je me suis splendidement ennuyé à Manheim, malgré les soins et les
attentions tout aimables d'un Français, M. Desiré Lemire, que j'avais
rencontré quelquefois à Paris, il y a huit ou dix ans. C'est qu'il est
aisé de voir aux allures des habitants, à l'aspect même de la ville,
qu'on est là tout-à-fait étranger au mouvement de l'art, et que la
musique y est considérée seulement comme un assez agréable délassement
dont on use volontiers aux heures de loisir laissées par les affaires.
En outre, il pleuvait continuellement, j'étais voisin d'une horloge dont
la cloche avait pour résonnance harmonique la tierce mineure[3], et
d'une tour habitée par un méchant épervier dont les cris aigus et
discordants me vrillaient l'oreille du matin au soir. J'étais impatient
aussi de voir la ville des poètes, où me pressaient d'arriver les
lettres du maître de chapelle, mon savant compatriote Chélard, et celles
de Lobe, ce type du véritable musicien allemand dont tu as pu, je le
sais apprécier le mérite et la chaleur d'ame.

Me voilà de nouveau sur le Rhin!--Je rencontre Guhr.--Il recommence à
jurer.--Je le quitte.--Je revois un instant, à Francfort, notre ami
Hiller.--Il m'annonce qu'il va faire exécuter son oratorio de _la Chûte
de Jérusalem_.--Je pars, nanti d'un très-beau mal de gorge.--Je m'endors
en route.--Un rêve affreux... que tu ne sauras pas.--Voilà Weimar.--Je
suis très malade.--Lobe et Chélard essaient inutilement de me
remonter.--Le concert se prépare.--On annonce la première
répétition.--La joie me revient.--Je suis guéri.

A la bonne heure, je respire ici! Je sens quelque chose dans l'air qui
m'annonce une ville littéraire, une ville artiste! Son aspect répond
parfaitement à l'idée que je m'en étais faite, elle est calme,
lumineuse, aérée, pleine de paix et de rêverie; des alentours
charmants, de belles eaux, des collines ombreuses, de riantes vallées.
Comme le cœur me bat en la parcourant! Quoi! c'est là le pavillon de
Goëthe! Voilà celui où feu le grand-duc aimait à venir prendre part aux
doctes entretiens de Schiller, de Herder, de Wieland! Cette inscription
latine fut tracée sur ce rocher par l'auteur de Faust! Est-il possible?
ces deux petites fenêtres donnent de l'air à la pauvre mansarde
qu'habita Schiller! C'est dans cet humble réduit que le grand poète de
tous les nobles enthousiasmes écrivit _Don Carlos_, _Marie-Stuart_, _les
Brigands_, _Wallenstein_! C'est là qu'il est mort comme un simple
étudiant! Ah! je n'aime pas Goëthe d'avoir souffert cela! lui qui était
riche, ministre d'Etat... ne pouvait-il changer le sort de son ami le
poète?... ou cette illustre amitié n'eut-elle rien de réel!... Je crains
qu'elle ait été vraie du côté de Schiller seulement! Goëthe s'aimait
trop; il chérissait trop aussi son damné fils Méphisto; il a vécu trop
vieux; il avait trop peur de la mort.

Schiller! Schiller! tu méritais un ami moins humain! Mes yeux ne peuvent
quitter ces étroites fenêtres, cette obscure maison, ce toit misérable
et noir; il est une heure du matin, la lune brille, le froid est
intense. Tout se tait, ils sont tous morts... Peu à peu ma poitrine se
gonfle, mon corps entre en vibrations; je tremble; écrasé de respect,
de regrets et de ces affections infinies que le génie à travers la tombe
inflige quelquefois à d'obscurs survivants, je m'agenouille auprès de
l'humble seuil, et souffrant, admirant, aimant, adorant, je répète:
Schiller!.. Schiller!.. Schiller!..

Que te dire maintenant, cher, du véritable sujet de ma lettre? j'en suis
si loin. Attends, je vais pour rentrer dans la prose et me calmer un
peu, penser à un autre habitant de Weimar, à un homme d'un grand talent,
qui faisait des Messes, de beaux Septuors, et jouait sévèrement du
piano, à Hummel.... C'est fait, me voilà raisonnable!

Chélard, en sa qualité d'artiste noble et digne d'abord, de Français et
d'ancien ami ensuite, a tout fait pour m'aider à parvenir à mon but.
L'intendant, M. le baron de Spiegel, entrant dans ses vues
bienveillantes, a mis à ma disposition le théâtre et l'orchestre; je ne
dis pas les chœurs, car il n'aurait probablement pas osé m'en parler.
Je les avais entendus en arrivant, dans _le Vampire_ de Marschner: on ne
se figure pas une telle collection de malheureux, braillant hors du ton
et de la mesure. Je ne connaissais rien de pareil. Et les cantatrices!
oh! les pauvres femmes! Par galanterie, n'en parlons pas. Mais il y a là
une basse qui remplissait le rôle du Vampire; tu devines que je veux
parler de Genast! N'est-ce pas que c'est un artiste dans toute la force
du terme?... Il est surtout tragédien; et j'ai bien regretté de ne
pouvoir rester plus longtemps à Weimar, pour lui voir jouer le rôle de
Lear, dans la tragédie de Shakspeare, qu'on montait au moment de mon
départ.

La chapelle est bien composée; mais pour me faire fête, Chélard et Lobe
se mirent en quête des instruments à cordes qu'on pouvait ajouter à ceux
qu'elle possède, et ils me présentèrent un actif de 22 violons, 7 altos,
7 violoncelles et 7 contrebasses. Les instruments à vent étaient au
grand complet; j'ai remarqué parmi eux une excellente première
clarinette et une trompette à cylindres (Sakce) d'une force
extraordinaire. Il n'y avait pas de cor anglais:--j'ai dû transposer sa
partie pour une clarinette; pas de harpe:--un très-aimable jeune homme,
M. Montag, pianiste de mérite et musicien parfait, a bien voulu arranger
les deux parties de harpe pour un seul piano et les jouer lui-même; pas
d'ophicléïde:--on l'a remplacé par un bombardon assez fort. Plus rien
alors ne manquait, et nous avons commencé les répétitions. Il faut te
dire que j'avais trouvé à Weimar, chez les musiciens, une passion
très-développée pour mon ouverture des _Francs-Juges_ qu'ils avaient
déjà exécutée quelquefois. Ils étaient donc on ne peut mieux disposés;
aussi, ai-je été réellement heureux, contre l'ordinaire, pendant les
études de la _Symphonie fantastique_ que j'avais encore choisie,
d'après leur désir. C'est une joie extrême, mais bien rare, d'être ainsi
compris tout de suite. Je me souviens de l'impression que produisirent
sur la chapelle et sur quelques amateurs assistant à la répétition, le
premier morceau (_Rêveries-Passions_), et le troisième (_Scène aux
Champs_). Celui-ci surtout semblait, à sa péroraison, avoir oppressé
toutes les poitrines, et, après le dernier roulement du tonnerre, à la
fin du solo du pâtre abandonné, quand l'orchestre rentrant semble
exhaler un profond soupir et s'éteindre, j'entendis mes voisins soupirer
aussi sympathiquement, en se récriant, etc., etc. Chélard, lui, se
déclara partisan de la _Marche au supplice_ avant tout. Quant au public,
il parut préférer _le Bal_ et la _Scène aux Champs_. L'ouverture des
_Francs-Juges_ fut accueillie comme une ancienne connaissance qu'on est
bien aise de revoir. Bon, me voilà encore sur le point de manquer de
modestie; et, si je te parle de la salle pleine, des longs
applaudissements, des rappels, des chambellans qui viennent complimenter
le compositeur de la part de LL. AA., des nouveaux amis qui l'attendent
à la sortie du théâtre pour l'embrasser et qui le gardent bon gré mal
gré jusqu'à trois heures du matin; si je te décris enfin un succès, on
me trouvera fort inconvenant, fort ridicule, fort... Tiens, malgré ma
philosophie, cela m'épouvante, et je m'arrête là. Adieu.



IV

A M. STEPHEN HELLER.

Leipzig.


Vous avez ri sans doute, mon cher Heller, de l'erreur commise dans ma
dernière lettre, au sujet de la grande-duchesse _Stéphanie_ que j'ai
appelée Amélie? Eh bien! il faut vous l'avouer, je ne me désole pas trop
des reproches d'ignorance et de légèreté qu'elle va m'attirer. Si
j'avais appelé François ou Georges l'empereur Napoléon, à la bonne
heure! mais il est bien permis, à la rigueur, de changer le nom, tout
gracieux qu'il soit, de la souveraine de Manheim. D'ailleurs Shakspeare
l'a dit:

    What's in a name? that wich we call a rose
    By any other name would smell as sweet!

«Qu'y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose n'exhalerait
pas, sous un autre nom, de moins doux parfums.»

En tous cas, je demande humblement pardon à S. A., et, si elle me
l'accorde, comme j'espère, je me moquerai bien de vos moqueries.

En quittant Weimar, la ville musicale que je pouvais le plus aisément
visiter était Leipzig. J'hésitais pourtant à m'y présenter, malgré la
dictature dont y était investi Félix Mendelssohn, et les relations
amicales qui nous lièrent ensemble, à Rome, en 1831. Nous avons suivi
dans l'art, depuis cette époque, deux lignes si divergentes, que je
craignais, j'en conviens, de ne pas trouver en lui de bien vives
sympathies. Chélard, qui le connaît, me fit rougir de mon doute, et je
lui écrivis. Sa réponse ne se fit pas attendre; la voici:

     «Mon cher Berlioz, je vous remercie bien de cœur de votre bonne
     lettre et de ce que vous avez encore conservé le souvenir de notre
     amitié romaine! Moi, je ne l'oublierai de ma vie, et je me réjouis
     de pouvoir vous le dire bientôt de vive voix. Tout ce que je puis
     faire pour rendre votre séjour à Leipzig heureux et agréable, je le
     ferai comme un plaisir et comme un devoir. Je crois pouvoir vous
     assurer que vous serez content de la ville, c'est-à-dire des
     musiciens et du public. Je n'ai pas voulu vous écrire sans avoir
     consulté plusieurs personnes qui connaissent Leipzig mieux que moi,
     et toutes m'ont confirmé dans l'opinion où je suis que vous y ferez
     un excellent concert. Les frais de l'orchestre, de la salle, des
     annonces, etc., sont de 110 écus: la recette peut s'élever de 6 à
     800 écus. Vous devrez être ici et arrêter le programme et tout ce
     qui est nécessaire au moins dix jours d'avance. En outre, les
     directeurs de la Société des Concerts d'abonnement me chargent de
     vous demander si vous voulez faire exécuter un de vos ouvrages dans
     le concert qui sera donné le 22 février au bénéfice des pauvres de
     la ville. J'espère que vous accepterez leur proposition après le
     concert que vous aurez donné vous-même. Je vous engage donc à venir
     ici aussitôt que vous pourrez quitter Weimar. Je me réjouis de
     pouvoir vous serrer la main et vous dire: «Willkommen» en
     Allemagne. Ne riez pas de mon méchant français comme vous faisiez à
     Rome, mais continuez d'être mon bon ami, comme vous l'étiez alors
     et comme je serai toujours votre dévoué.

     FÉLIX MENDELSSOHN BARTHOLDY.»

Pouvais-je résister à une invitation conçue en pareils termes?..... Je
partis donc pour Leipzig, non sans regretter Weimar et les nouveaux amis
que j'y laissais. Ma liaison avec Mendelssohn avait commencé à Rome
d'une façon assez bizarre. A notre première entrevue, il me parla de ma
cantate de Sardanapale, couronnée à l'Institut de Paris, et dont mon
co-lauréat Montfort lui avait fait entendre quelques parties. Lui ayant
manifesté moi-même une véritable aversion pour le premier _allegro_ de
cette cantate: «A la bonne heure, s'écria-t-il plein de joie, je vous
fais mon compliment... sur votre goût! j'avais peur que vous ne fussiez
content de cet _allegro_; franchement il est _bien misérable_?» Nous
faillîmes nous quereller le lendemain parce que j'avais parlé avec
enthousiasme de Gluck, et qu'il me répondit d'un ton railleur et
surpris: «Ah! vous aimez Gluck!» ce qui semblait dire: «Comment un
musicien tel que vous me paraissez être a-t-il assez d'élévation dans
les idées, un assez vif sentiment de la grandeur du style et de la
vérité d'expression, pour aimer Gluck!» J'eus bientôt l'occasion de me
venger de cette petite incartade. J'avais apporté de Paris l'air
d'Asteria dans l'opéra italien _Telemaco_; morceau admirable, mais peu
connu! J'en plaçai sur le piano de Montfort un exemplaire manuscrit sans
nom d'auteur, un jour où nous attendions la visite de Mendelssohn. Il
vint; en apercevant cette musique qu'il prit pour un fragment de quelque
opéra italien moderne, il se mit en devoir de l'exécuter, et, aux quatre
dernières mesures, à ces mots: «_O giorno! o dolce sguardi! o
rimembranza! o amor!_» dont l'accent musical est vraiment sublime, comme
il les parodiait d'une façon grotesque en contrefaisant Rubini, je
l'arrêtai, et d'un air confondu d'étonnement:

--Ah! vous n'aimez pas Gluck! lui dis-je.

--Comment! Gluck!

--Hélas! oui, mon cher, ce morceau est de lui et non point de Bellini,
ainsi que vous le pensiez. Vous voyez que je suis de votre opinion...
plus que vous-même!

Il ne prononçait jamais le nom de Sébastien Bach sans y ajouter
ironiquement «votre petit élève!» Enfin, c'était un vrai porc-épic, dès
qu'on parlait de musique; on ne savait par quel bout le prendre pour ne
pas se blesser. Doué d'un excellent caractère, d'une humeur douce et
charmante, il supportait aisément la contradiction sur tout le reste, et
j'abusais à mon tour de sa tolérance dans les discussions philosophiques
et religieuses que nous élevions quelquefois.

Un soir, nous explorions ensemble les Thermes de Caracalla, en débattant
la question du mérite ou du démérite des actions humaines et de leur
rémunération pendant cette vie. Comme je répondais par je ne sais quelle
énormité à l'énoncé de son opinion toute religieuse et orthodoxe, le
pied vint à lui manquer, et le voilà roulant, avec force contusions et
meurtrissures, dans les ruines d'un très-raide escalier. «Admirez la
justice divine, lui dis-je en l'aidant à se relever, c'est moi qui
blasphème, et c'est vous qui tombez!» Cette impiété, accompagnée de
grands éclats de rire, lui parut trop forte apparemment, et depuis lors
les discussions religieuses furent toujours écartées. C'est à Rome que
j'appréciai pour la première fois ce délicat et fin tissu musical,
diapré de si riches couleurs, qui a nom: Ouverture de _la grotte de
Fingal_. Mendelssohn venait de le terminer, et il m'en donna une idée
assez exacte; telle est sa prodigieuse habileté à rendre sur le piano
les partitions les plus compliquées. Souvent, aux jours accablants de
sirocco, j'allais l'interrompre dans ses travaux (car c'est un
producteur infatigable); il quittait alors la plume de très-bonne grâce,
et, me voyant tout gonflé de _spleen_, cherchait à l'adoucir en me
jouant ce que je lui désignais parmi les œuvres des maîtres que nous
aimions tous les deux. Combien de fois, hargneusement couché sur son
canapé, j'ai chanté l'air d'_Iphigénie en Tauride_: _D'une image, hélas!
trop chérie_, qu'il accompagnait, décemment assis devant son piano. Et
il s'écriait: «C'est beau cela! c'est beau! je l'entendrais sans me
lasser du matin au soir, toujours, toujours!» Et nous recommencions. Il
aimait aussi beaucoup à me faire murmurer, avec ma voix ennuyée et dans
cette position horizontale, deux ou trois mélodies que j'avais écrites
sur des vers de Moore, et qui lui plaisaient. Mendelssohn a toujours eu
une grande estime pour mes.... chansonnettes. Après un mois de ces
relations, qui avaient fini par devenir pour moi si pleines d'intérêt,
Mendelssohn disparut sans me dire adieu, et je ne le revis plus. Sa
lettre, que je viens de vous citer, dut en conséquence me causer et me
causa réellement une très-agréable surprise. Elle semblait révéler en
lui une bonté d'ame, une aménité de mœurs que je ne lui avais pas
connues: je ne tardai pas à reconnaître, en arrivant à Leipzig, que ces
qualités excellentes étaient les siennes en effet. Il n'a rien perdu
toutefois de l'inflexible rigidité de ses principes d'art, mais il ne
cherche point à les imposer violemment, et il se borne, dans l'exercice
de ses fonctions de maître de chapelle, à mettre en évidence ce qu'il
juge beau, et à laisser dans l'ombre ce qui lui paraît mauvais ou d'un
pernicieux exemple. Seulement il aime toujours un peu trop les morts.

La société des concerts d'abonnement dont il m'avait parlé est fort
nombreuse et on ne peut mieux composée; elle possède une magnifique
académie de chant, un orchestre excellent et une salle, celle de
Gewanthause, d'une sonorité parfaite. C'était dans ce vaste et beau
local que je devais donner mon concert. J'allai le visiter en descendant
de voiture; et je tombai précisément au milieu de la répétition générale
de l'œuvre nouvelle de Mendelssohn (_Valpurgis Nacht_). Je fus
réellement émerveillé de prime abord du beau timbre des voix, de
l'intelligence des chanteurs, de la précision et de la verve de
l'orchestre, et surtout de la splendeur de la composition. J'incline
fort à regarder cette espèce d'oratorio (_la Nuit du Sabbat_) comme ce
que Mendelssohn a produit de plus achevé jusqu'à ce jour. Le poème est
de Goëthe, et n'a rien de commun avec la scène du sabbat de Faust. Il
s'agit des assemblées nocturnes que tenait sur les montagnes, aux
premiers temps du christianisme, une secte religieuse fidèle aux anciens
usages, alors même que les sacrifices sur les haut-lieux eurent été
interdits. Elle avait coutume, pendant les nuits destinées à l'œuvre
sainte, de placer aux avenues de la montagne, et en grand nombre, des
sentinelles armées, couvertes de déguisements étranges. A un signal
convenu, et quand le prêtre montant à l'autel entonnait l'hymne sacré,
cette troupe, d'aspect diabolique, agitant d'un air terrible ses
fourches et ses flambeaux, faisait entendre toutes sortes de bruits et
de cris épouvantables, pour couvrir la voix du chœur religieux et
effrayer les profanes qui eussent été tentés d'interrompre la cérémonie.
C'est de là sans doute qu'est venu l'usage dans la langue française
d'employer le mot _sabbat_ comme synonyme de _grand bruit nocturne_. Il
faut entendre la musique de Mendelssohn pour avoir une idée des
ressources variées que ce poème offrait à un habile compositeur. Il en a
tiré un parti admirable. Sa partition est d'une clarté parfaite, malgré
sa complexité; les effets de voix et d'instruments s'y croisent dans
tous les sens, se contrarient, se heurtent, avec un désordre apparent
qui est le comble de l'art. Je citerai surtout, comme des choses
magnifiques en deux genres opposés, le morceau mystérieux du placement
des sentinelles, et le chœur final, où la voix du prêtre s'élève par
intervalles, calme et pieuse, au-dessus du fracas infernal de la troupe
des faux démons et sorciers. On ne sait ce qu'il faut le plus louer dans
ce final, ou de l'orchestre ou du chœur, ou du mouvement
tourbillonnant de l'ensemble! C'est un chef-d'œuvre!

Au moment où Mendelssohn, plein de joie de l'avoir produit, descendait
du pupitre, je m'avançai tout ravi de l'avoir entendu. Le moment ne
pouvait être mieux choisi pour une pareille rencontre; et pourtant,
après les premiers mots échangés, la même pensée triste nous frappa tous
les deux simultanément:

--Comment! il y a douze ans! douze ans! que nous avons rêvé ensemble
dans la plaine de Rome!

--Oui, et dans les thermes de Caracalla!

--Oh! toujours moqueur! toujours prêt à rire de moi!

--Non, non, je ne raille plus guère; c'était pour éprouver votre mémoire
et voir si vous m'aviez pardonné mes impiétés. Je raille si peu, que,
dès notre première entrevue, je vais vous prier très-sérieusement de me
faire un cadeau auquel j'attache le plus grand prix.

--Qu'est-ce donc?

--Donnez-moi le bâton avec lequel vous venez de conduire la repétition
de votre nouvel ouvrage.

--Oh! bien volontiers, à condition que vous m'enverrez le vôtre.

--Je donnerai ainsi du cuivre pour de l'or; n'importe, j'y consens.

Et aussitôt le sceptre musical de Mendelssohn me fut apporté. Le
lendemain, je lui envoyai mon lourd morceau de bois de chêne avec la
lettre suivante, que le _dernier des Mohicans_, je l'espère, n'eût pas
désavouée:

     «Au chef Mendelssohn

     »Grand chef! nous nous sommes promis d'échanger nos tomawcks[4];
     voici le mien! Il est grossier, le tien est simple; les squaws[5]
     seules et les visages pâles[6] aiment les armes ornées. Sois mon
     frère! et quand le Grand Esprit nous aura envoyés chasser dans le
     pays des ames, que nos guerriers suspendent nos tomawcks unis à la
     porte du conseil.»

Telle est dans toute sa simplicité le fait qu'une malice bien
_innocente_ a voulu rendre ridiculement dramatique. Mendelssohn,
lorsqu'il s'est agi, quelques jours après, d'organiser mon concert,
s'est en effet comporté en frère à mon égard. Le premier artiste qu'il
me présenta comme son _fidus Achates_, fut le maître des concerts David,
musicien éminent, compositeur de mérite et violoniste distingué. M.
David, qui parle d'ailleurs parfaitement le français, me fut d'un très
grand secours.

L'orchestre de Leipzig n'est pas plus nombreux que les orchestres de
Francfort et de Stuttgardt; mais comme la ville ne manque pas de
ressources instrumentales, je voulus l'augmenter un peu, et le nombre
des violons fut en conséquence porté à vingt-quatre; innovation qui, je
l'ai vu plus tard, a causé l'indignation de deux ou trois critiques dont
le _siége était déjà fait_. Vingt-quatre violons au lieu de seize qui
avaient suffi jusque-là à l'exécution des symphonies de Mozart et de
Beethoven! Quelle insolente prétention!.... Nous essayâmes en vain de
nous procurer encore trois instruments indiqués et mis en évidence dans
plusieurs de mes morceaux (autre crime énorme); il fut impossible de
trouver le cor anglais, l'ophicléïde et la harpe. Le cor anglais
(l'instrument) était si mauvais, si délabré, et par suite si
extraordinairement faux, que, malgré le talent de l'artiste qui le
jouait, nous dûmes renoncer à nous en servir, et donner son solo à la
première clarinette.

L'ophicléïde, ou du moins le mince instrument de cuivre qu'on me
présenta sous ce nom, ne ressemblait point aux ophicléïdes français; il
n'avait presque point de son, et d'ailleurs il était en _si naturel_
(_in H_), ce qui obligeait l'exécutant à transposer d'un demi-ton et à
jouer par conséquent dans des tonalités presque impraticables, en _sol
bémol_ par exemple, quand l'orchestre était en _fa_, ou en _ut bémol_
quand il était en _si bémol_. L'ophicléïde fut donc considéré comme non
avenu; on le remplaça tant bien que mal par un quatrième trombone. Pour
la harpe, on n'y pouvait songer; car, six mois auparavant, Mendelssohn,
ayant voulu faire entendre à Leipzig des fragments de son _Antigone_,
fut obligé de faire venir des harpes de Berlin. Comme on m'assurait
qu'il en avait été médiocrement satisfait, j'écrivis à Dresde, et
Lipinski, un grand et digne artiste dont j'aurai bientôt l'occasion de
parler, m'envoya le harpiste du théâtre. Il ne s'agissait plus que de
trouver l'instrument. Après bien des courses inutiles chez divers
facteurs et marchands de musique, Mendelssohn apprit enfin qu'un amateur
possédait une harpe, et il obtint de lui qu'elle nous fût prêtée pour
quelques jours. Mais, admirez mon malheur, la harpe apportée et bien
garnie de cordes neuves, il se trouva que M. Richter (le harpiste de
Dresde qui s'était si obligeamment rendu à Leipzig sur l'invitation de
Lipinski) était un pianiste très-habile, qu'il jouait en outre fort bien
du violon, mais qu'il ne jouait presque pas de la harpe. Il en avait
étudié le mécanisme depuis dix-huit mois seulement, et pour parvenir à
exécuter les arpéges les plus simples, qui servent communément à
l'accompagnement du chant dans les opéras italiens. De sorte qu'à
l'aspect des traits diatoniques et des dessins chantants qui se
rencontrent souvent dans ma symphonie, le courage lui manqua
tout-à-fait, et que Mendelssohn dut se mettre au piano le soir du
concert pour représenter les solos de harpe et en assurer les entrées.
Quel embarras pour si peu de chose!

Quoi qu'il en soit, et mon parti une fois pris sur ces inconvénients,
les répétitions commencèrent. La disposition de l'orchestre, dans cette
belle salle, est si excellente, les rapports de chaque exécutant avec le
chef sont si aisés, et les artistes, musiciens parfaits d'ailleurs, ont
été accoutumés par Mendelssohn et David à apporter aux études une telle
attention, que deux répétitions suffirent à monter un long programme où
figuraient, entre autres compositions difficiles, les ouvertures du _Roi
Lear_, des _Francs-Juges_, et la _Symphonie fantastique_. David avait en
outre consenti à jouer le _solo_ de violon (_Rêverie et Caprice_) que
j'écrivis il y a deux ans pour Artôt, et dont l'orchestration est assez
compliquée. Il l'exécuta supérieurement, aux grands applaudissements de
l'assemblée.

Quant à l'orchestre, dire qu'il fut irréprochable, après deux
répétitions seulement, dans l'exécution des pièces que je viens de
citer, c'est en faire un éloge immense. Tous les musiciens de Paris, et
bien d'autres encore, seront, je crois, de cet avis.

Cette soirée jeta le trouble dans les consciences musicales des
habitants de Leipzig, et, autant qu'il m'a été permis d'en juger par la
polémique des journaux, des discussions en sont résultées, aussi
violentes, tout au moins, que celles dont les mêmes ouvrages furent le
sujet à Paris il y a quelques dix ans. Pendant qu'on débattait ainsi la
moralité de mes faits et gestes harmoniques, que les uns les traitaient
de belles actions, les autres de crimes prémédités, je fis le voyage de
Dresde que j'aurai bientôt à raconter. Mais pour ne pas scinder le récit
de mes expériences à Leipzig, je vais, mon cher Heller, vous dire ce
qu'il advint, à mon retour, du concert au bénéfice des pauvres dont
Mendelssohn m'avait parlé dans sa lettre, et auquel j'avais promis de
prendre part.

Cette soirée étant organisée par la Société des Concerts tout entière,
j'avais à ma disposition la riche et puissante Académie de chant dont je
vous ai fait déjà un éloge si mérité. Je n'eus garde, vous pensez bien,
de ne pas profiter de cette belle masse vocale, et j'offris aux
directeurs de la Société le final à trois chœurs de _Roméo et
Juliette_, dont la traduction allemande avait été faite à Paris par le
savant professeur Duesberg. Il y avait seulement à mettre cette
traduction en rapport avec les notes des parties de chant. Ce fut un
long et pénible travail; encore, la prosodie allemande n'ayant pas été
bien observée par les copistes dans leur distribution de syllabes
longues et brèves, il en résulta pour les chanteurs des difficultés
telles, que Mendelssohn fut obligé de perdre son temps à la révision du
texte et à la correction de ce que ces fautes présentaient de plus
choquant. Il eut en outre à exercer le chœur pendant près de huit
jours. (Huit répétitions d'un chœur aussi nombreux coûteraient à
Paris 4,800 fr. Et l'on me demande quelquefois pourquoi dans mes
concerts je ne donne pas _Roméo et Juliette_!) Cette Académie, où
figurent, il est vrai, quelques artistes du théâtre et les élèves de la
chapelle de Saint-Thomas, est cependant composée dans sa presque
totalité d'amateurs appartenant aux classes élevées de la ville de
Leipzig. Voilà pourquoi, dès qu'il s'agit d'apprendre quelque œuvre
sérieuse, on peut en obtenir plus aisément un grand nombre de
répétitions. Quand je revins de Dresde, les études cependant étaient
loin d'être terminées; le chœur d'hommes surtout laissait beaucoup à
désirer. Je souffrais de voir un grand maître et un grand virtuose tel
que Mendelssohn, chargé de cette tâche subalterne de maître de chant,
qu'il remplit, il faut le dire, avec une patience inaltérable. Chacune
de ses observations est faite avec douceur et une politesse parfaite,
dont on lui saurait plus de gré, si on pouvait savoir combien, en pareil
cas, ces qualités sont rares. Quant à moi, j'ai été souvent accusé
d'ingalanterie par nos dames de l'Opéra; ma réputation, à cet égard, est
parfaite. Je la mérite, je l'avoue; dès qu'il s'agit des études d'un
grand chœur, et avant même de les commencer, une sorte de colère
anticipée me serre la gorge, ma mauvaise humeur se manifeste, bien que
rien encore n'y ait pu donner lieu, et je fais comprendre du regard à
tous les choristes l'idée de ce Gascon qui, ayant donné un coup de pied
à un petit garçon passant inoffensif auprès de lui, et sur l'observation
de celui-ci, _qu'il ne lui avait rien fait_, répliqua: «Juge un peu, si
tu m'avais fait quelque chose!»

Cependant après deux séances encore, les trois chœurs étaient appris,
et le final, avec l'appui de l'orchestre, eût, sans aucun doute,
parfaitement marché, si un chanteur du théâtre, qui depuis plusieurs
jours se récriait sur les difficultés du rôle du père Laurence dont on
l'avait chargé, ne fût venu démolir tout notre édifice harmonique élevé
à si grand'peine.

J'avais déjà remarqué aux répétitions au piano, que ce Monsieur (j'ai
oublié son nom), appartenait à la classe nombreuse des musiciens qui ne
savent pas la musique; il comptait mal ses pauses, il n'entrait pas à
temps, il se trompait d'intonations, etc.; mais je me disais: peut-être
n'a-t-il pas eu le temps d'étudier sa partie, il apprend pour le théâtre
des rôles fort difficiles, pourquoi ne viendrait-il pas à bout de
celui-là? Je pensais pourtant bien souvent à Alizard, qui a toujours si
bien dit cette scène, en regrettant fort qu'il fût à Bruxelles et ne sût
pas l'allemand. Mais à la répétition générale, la veille du concert,
comme ce Monsieur n'était pas plus avancé, et que, de plus, il
grommelait entre ses dents je ne sais quelles imprécations tudesques,
chaque fois qu'on était obligé d'arrêter l'orchestre à cause de lui, ou
quand Mendelssohn ou moi nous lui chantions ses phrases, la patience
m'échappa enfin, et je remerciai la chapelle, en la priant de ne plus
s'occuper de mon ouvrage, dont ce rôle de basse rendait évidemment
l'exécution impossible. En rentrant, je faisais cette triste réflexion:
Deux compositeurs qui ont appliqué pendant de longues années ce que la
nature leur a départi d'intelligence et d'imagination à l'étude de leur
art, deux cents musiciens, chanteurs et instrumentistes attentifs et
capables, se seront fatigués pendant huit jours inutilement et auront dû
renoncer à la production de l'œuvre qu'ils avaient adoptée, à cause
de l'insuffisance d'un seul homme!! O chanteurs qui ne chantez pas,
vous donc aussi vous êtes des dieux!... L'embarras de la société était
grand pour remplacer sur le programme ce final dont la durée est d'une
demi-heure; au moyen d'une répétition supplémentaire que l'orchestre et
les chœurs voulurent bien faire le matin même du jour du concert,
nous en vînmes à bout. L'ouverture du _Roi Lear_, que l'orchestre
possédait bien, et l'offertoire de mon _Requiem_ où le chœur n'a que
quelques notes à chanter, furent substitués au fragment de _Roméo_, et
exécutés le soir de la façon la plus satisfaisante. Je dois même ajouter
que le morceau du _Requiem_ produisit un effet auquel je ne m'attendais
pas, et me valut un suffrage inestimable, celui de Robert Schuman, l'un
des compositeurs critiques les plus justement renommés de l'Allemagne.
Quelques jours après, ce même offertoire m'attira un éloge sur lequel je
devais bien moins compter; voici comment. J'étais retombé malade à
Leipzig, et quand, au moment de mon départ, j'en vins à demander ce que
je lui devais au médecin qui m'avait soigné, il me répondit: «Ecrivez
pour moi, sur ce carré de papier, le thême de votre offertoire, avec
votre signature, et je vous serai redevable encore; jamais morceau de
musique ne m'a autant frappé!» J'hésitais un peu à m'acquitter des soins
du docteur d'une semblable façon, mais il insista, et le hasard m'ayant
fourni l'occasion de répondre à son compliment par un autre mieux
mérité, croiriez-vous que j'eus la simplicité de ne pas la saisir.
J'écrivais en tête de la page: «_A M. le docteur Clarus._»

--_Carus_, me dit-il, vous mettez à mon nom un _l_ de trop.

Je pensai aussitôt: _Patientibus_ carus, _sed_ clarus _inter doctos_, et
n'osai l'écrire...[7] Il y a des instants où je suis d'une rare
stupidité.

Un compositeur-virtuose tel que vous, mon cher Heller, s'intéresse
vivement à tout ce qui se rattache à son art; je trouve donc fort
naturel que vous m'ayez adressé tant de questions au sujet des richesses
musicales de Leipzig; je répondrai laconiquement à quelques-unes. Vous
me demandez si la grande pianiste Madame Clara Schuman a quelque rivale
en Allemagne qu'on puisse décemment lui opposer.

--Je ne crois pas.

Vous me priez de vous dire si le sentiment musical des grosses têtes de
Leipzig est bon, ou tout au moins porté vers ce que vous et moi nous
appelons le beau?

--Je ne veux pas.

S'il est vrai que l'acte de foi de tout ce qui prétend aimer l'art élevé
et sérieux soit celui-ci: «Il n'y a pas d'autre Dieu que Bach, et
Mendelssohn est son prophète?»

--Je ne dois pas.

Si le théâtre est bien composé, et si le public a grand tort de s'amuser
aux petits opéras de Lortzing qu'on y représente souvent?

--Je ne puis pas.

Si j'ai lu ou entendu quelques-unes de ces anciennes messes à cinq voix,
avec basse continue, qu'on prise si fort à Leipzig?

--Je ne sais pas.

Adieu, continuez à écrire de beaux caprices comme vos deux derniers, et
que Dieu vous garde des fugues à quatre sujets sur un choral.



V

A ERNST.

Dresde.


Vous m'aviez bien recommandé, mon cher Ernst, de ne pas m'arrêter dans
les petites villes en parcourant l'Allemagne, m'assurant que les
capitales seulement m'offriraient les moyens d'exécution nécessaires à
mes concerts. D'autres que vous encore, et quelques critiques allemands,
m'avaient parlé dans le même sens, et m'ont reproché plus tard de
n'avoir pas suivi leur avis, et de n'être pas allé d'abord à Berlin ou à
Vienne. Mais vous savez qu'il est toujours plus aisé de donner de bons
conseils que de les suivre; et, si je ne me suis pas conformé au plan de
voyage qui paraissait à tout le monde le plus raisonnable, c'est que je
n'ai pas pu. D'abord, je n'étais pas le maître de choisir le moment de
mon voyage. Après avoir fait à Francfort une visite inutile, comme je
l'ai dit, je ne pouvais pas revenir sottement à Paris. J'aurais voulu
partir pour Munich, mais une lettre de Beerman, m'annonçait que mes
concerts ne pouvaient avoir lieu dans cette capitale qu'un mois plus
tard, et Meyerbeer, de son côté, m'écrivait que la reprise de plusieurs
importants ouvrages allait occuper le théâtre de Berlin assez longtemps
pour rendre ma présence en Prusse inutile à cette époque. Je ne devais
pourtant pas rester oisif si longtemps; alors, plein du désir de
connaître ce que possède d'institutions musicales votre harmonieuse
patrie, je formai le projet de tout voir, de tout entendre et de réduire
beaucoup mes prétentions chorales et orchestrales, afin de pouvoir aussi
me faire entendre presque partout. Je savais bien que dans les villes de
second ordre je ne pourrais trouver le luxe musical exigé par la forme
et par le style de quelques-unes de mes partitions; mais je réservais
celles-là pour la fin du voyage, elles devaient former le _forte_ du
_crescendo_; et je pensais qu'à tout prendre, cette marche lentement
progressive ne manquait ni de prudence ni d'un certain intérêt. En tout
cas, je n'ai pas eu à me repentir de l'avoir suivie.

Maintenant parlons de Dresde.

J'y étais engagé pour deux concerts, et j'allais trouver là orchestre,
chœur, musique d'harmonie, et de plus un célèbre ténor; depuis mon
entrée en Allemagne je n'avais point encore vu réunies des richesses
pareilles. Je devais en outre rencontrer à Dresde un ami chaud, dévoué,
énergique, enthousiaste, Charles Lipinski, que j'avais autrefois connu à
Paris. Il m'est impossible de vous dire, mon cher Ernst, quelle ardeur
cet admirable et excellent homme mit à me seconder. Sa position de
premier maître de concert, et l'estime générale dont jouissent en outre
sa personne et son talent, lui donnent une grande autorité sur les
artistes de la chapelle, et certes il ne se fit pas faute d'en user.
Comme j'avais une promesse de l'intendant, M. le baron de Lütichau, pour
deux soirées, le théâtre tout entier était à ma disposition, et il ne
s'agissait plus que de veiller à l'excellence de l'exécution. Celle que
nous obtînmes fut splendide, et pourtant le programme était formidable;
il contenait: l'ouverture du _Roi Lear_, la _Symphonie fantastique_,
l'_Offertoire_, le _Sanctus_ et le _Quærens me_ de mon _Requiem_, les
deux dernières parties de ma _Symphonie funèbre_, écrite, vous le savez,
pour deux orchestres et chœur, et quelques morceaux de chant. Je
n'avais pas de traduction du chœur de la symphonie, mais le régisseur
du théâtre, M. Winkler, homme à la fois spirituel et savant, eut
l'extrême obligeance d'improviser, pour ainsi dire, les vers allemands
dont nous avions besoin, et les études du final purent commencer. Quant
aux solos de chants, ils étaient en langues latine, allemande et
française. Titchachek, le ténor dont je parlais tout à l'heure, possède
une voix pure et touchante, qui, échauffée par l'action dramatique,
devient en scène d'une rare énergie. Son style de chant est simple et de
bon goût, il est musicien et lecteur consommé. Il se chargea, de prime
abord, du solo de ténor dans le _Sanctus_, sans même demander à le voir,
sans réticences, sans grimaces, sans faire le Dieu; il aurait pu, comme
tant d'autres en pareil cas, accepter le _Sanctus_ en m'imposant pour
son succès particulier quelque cavatine à lui connue; il ne le fit pas;
à la bonne heure, voilà qui est tout à fait bien!

Mademoiselle Recio, qui se trouvait alors à Dresde, consentit
très-gracieusement aussi à chanter deux romances avec orchestre, et le
public l'en récompensa dignement.

Mais la cavatine de _Benvenuto_ qu'il me prit fantaisie d'ajouter au
programme, me donna plus de peine à elle seule que tout le reste du
concert. On n'avait pu la proposer à la prima dona, Madame Devrient, le
tissu mélodique du morceau étant trop haut et les vocalises trop légères
pour elle; Mademoiselle Wiest, la seconde chanteuse, à qui Lipinski
l'avait offerte, trouvait la traduction allemande mauvaise, l'_andante_
trop haut et trop long, l'_allegro_ trop bas et trop court, elle
demandait des coupures, des changements, elle était enrhumée, etc.,
etc.; vous savez par cœur la comédie de la cantatrice qui ne peut ni
ne veut. Enfin, Madame Schubert, femme de l'excellent maître de concert
et habile violoniste que vous connaissez, vint me tirer d'embarras en
acceptant, non sans terreur, cette malheureuse cavatine dont sa modestie
lui exagérait les difficultés. Elle y fut très applaudie. En vérité, il
semble qu'il soit plus difficile quelquefois de faire chanter _Fleuve du
Tage_, que de monter la symphonie en _ut mineur_.

Lipinski avait tellement excité les amours-propres des musiciens, que
leur désir de bien faire et leur ambition de faire mieux surtout que
ceux de Leipzig (il y a une sourde rivalité musicale entre les deux
villes) nous fit énormément travailler. Quatre longues répétitions
parurent à peine suffisantes, et la chapelle en eût elle-même volontiers
demandé une cinquième si le temps ne nous eût manqué. Aussi l'exécution
s'en ressentit; elle fut excellente. Les chœurs seuls m'avaient
effrayé à la répétition générale; mais deux leçons qu'ils reçurent
encore avant le concert leur firent acquérir l'assurance qui leur
manquait, et les fragments du _Requiem_ furent aussi bien rendus que
tout le reste. La symphonie funèbre produisit le même effet qu'à Paris.
Le lendemain matin les musiciens militaires qui l'avaient exécutée
vinrent pleins de joie me donner une aubade qui m'arracha de mon lit,
dont j'avais pourtant grand besoin, et m'obligea, souffrant comme
j'étais d'une névralgie à la tête et de mon éternel mal de gorge,
d'aller vider avec eux une petite cuve de punch.

C'est à ce concert de Dresde que j'ai vu pour la première fois se
manifester la prédilection du public allemand pour mon _Requiem_;
cependant nous n'avions pas osé (le chœur n'étant pas assez nombreux)
aborder les grands morceaux, tels que le _Dies iræ_, le _Lacrymosa_,
etc. J'en ressentis, je l'avoue, un contentement extrême. La Symphonie
fantastique plut beaucoup moins à une partie de mes juges. La classe
élégante de l'auditoire, le Roi de Saxe et la cour en tête, fut très
médiocrement charmée, m'a-t-on dit, de la violence de ces _passions_, de
la tristesse de ces _rêves_, et de toutes les monstrueuses
hallucinations du final. Le _Bal_ et la _Scène aux Champs_ seulement
trouvèrent, je crois, grâce devant elle. Quant au public proprement dit,
il se laissa entraîner au courant musical, et applaudit plus chaudement
la _Marche au Supplice_ et le _Sabbat_ que les trois autres morceaux.
Cependant il était aisé de voir, en somme, que cette composition, si
bien accueillie à Stuttgardt, si parfaitement comprise à Weymar, tant
discutée à Leipzig, était peu dans les mœurs musicales et poétiques
des habitants de Dresde, qu'elle les désorientait par sa dissemblance
avec les symphonies à eux connues, et qu'ils en étaient plus surpris que
charmés, moins émus qu'étourdis.

La chapelle de Dresde, longtemps sous les ordres de l'Italien Morlachi
et de l'illustre auteur du _Freyschütz_, est maintenant dirigée par MM.
Reissiger et Richard Wagner. Nous ne connaissons guère à Paris de
Reissiger que la douce et mélancolique valse publiée sous le titre de:
_Dernière pensée de Weber_; on a exécuté, pendant mon séjour à Dresde,
une de ses compositions religieuses, dont on a fait devant moi les plus
grands éloges. Je ne pouvais y joindre les miens; le jour de la
cérémonie où cette œuvre figurait, de cruelles souffrances me
retenaient au lit, et je fus ainsi malheureusement privé du plaisir de
l'entendre. Quant au jeune maître de chapelle Richard Wagner, qui a
longtemps séjourné à Paris sans pouvoir parvenir à se faire connaître
autrement que par quelques bons articles publiés dans la _Gazette
Musicale_, il eut à exercer pour la première fois son autorité en
m'assistant dans mes répétitions; ce qu'il fit avec zèle et de très bon
cœur. La cérémonie de sa présentation à la chapelle et de sa
prestation du serment avait eu lien le surlendemain de mon arrivée, et
je le retrouvais dans tout l'enivrement d'une joie bien naturelle.
Après avoir supporté en France mille privations et toutes les douleurs
attachées à l'obscurité pour un artiste, Wagner étant revenu en Saxe sa
patrie, eut l'audace d'entreprendre et le bonheur d'achever la
composition des paroles et de la musique d'un opéra en cinq actes
(_Rienzi_). Cet ouvrage obtint à Dresde un succès éclatant. Bientôt
après suivit le _Vaisseau Hollandais_, opéra en deux actes, dont le
sujet est le même que celui du _Vaisseau Fantôme_, joué il y a un an à
l'Opéra de Paris, et dont il fit également la musique et les paroles.
Quelle que soit l'opinion qu'on ait du mérite de ces ouvrages, il faut
convenir que les hommes capables d'accomplir deux fois avec succès ce
double travail littéraire et musical ne sont pas communs, et que M.
Wagner donnait ainsi une preuve de capacité plus que suffisante pour
attirer sur lui l'attention et l'intérêt. C'est ce que le Roi de Saxe a
parfaitement compris; et le jour où, donnant à son premier maître de
chapelle Richard Wagner pour collègue, il a ainsi assuré d'une façon
honorable l'existence de celui-ci, les amis de l'art ont dû dire à S. M.
ce que Jean Bart répondit à Louis XIV, annonçant à l'intrépide loup de
mer qu'il l'avait nommé chef-d'escadre: «Sire, vous avez bien fait!»

L'opéra de _Rienzi_, excédant de beaucoup la durée assignée
ordinairement aux opéras en Allemagne, n'est plus maintenant représenté
en entier, on joue un soir les deux premiers actes et un autre soir les
trois derniers. C'est cette seconde partie seulement que j'ai vu
représenter; je n'ai pu la connaître assez à fond en l'entendant une
fois pour pouvoir émettre à son sujet une opinion arrêtée: je me
souviens seulement d'une belle prière chantée au dernier acte par Rienzi
(Titchachek), et d'une marche triomphale bien modelée, sans imitation
servile, sur la magnifique marche d'_Olympie_. La partition du _Vaisseau
Hollandais_ m'a semblé remarquable par son coloris sombre et certains
effets orageux parfaitement motivés par le sujet; mais j'ai dû y
reconnaître aussi un abus du _tremolo_ d'autant plus fâcheux qu'il
m'avait déjà frappé dans _Rienzi_, et qu'il indique chez l'auteur une
certaine paresse d'esprit contre laquelle il ne se tient pas assez en
garde. Le _tremolo_ soutenu est de tous les effets d'orchestre celui
dont on se lasse le plus vite; il n'exige point d'ailleurs d'invention
de la part du compositeur, quand il n'est accompagné en dessus ou en
dessous par aucune idée saillante.

Quoi qu'il en soit, il faut, je le répète, honorer la pensée royale qui,
en lui accordant une protection complète et active, a pour ainsi dire
sauvé un jeune artiste doué de précieuses facultés. Richard Wagner,
outre son double talent littéraire et musical, possède encore celui de
chef d'orchestre; je l'ai vu diriger ses opéras avec une énergie et une
précision peu communes. L'administration du théâtre de Dresde n'a rien
négligé d'ailleurs pour donner tout l'éclat possible à la représentation
de ses deux ouvrages; les décors, les costumes et la mise en scène de
_Rienzi_ approchent de ce qu'on a fait de mieux en ce genre à Paris.
Madame Devrient, dont j'aurai l'occasion de parler plus longuement à
propos de ses représentations à Berlin, joue dans _Rienzi_ le rôle d'un
jeune garçon; ce vêtement ne va plus guère aux contours tant soit peu
maternels de sa personne. Elle m'a paru beaucoup plus convenablement
placée dans le _Vaisseau Hollandais_, malgré quelques poses affectées et
les interjections _parlées_ qu'elle se croit obligée d'introduire
partout. Mais un véritable talent bien pur et bien complet, dont
l'action sur moi a été très-vive, c'est celui de Wechter, qui
remplissait le rôle du Hollandais maudit. Sa voix de baryton est une des
plus belles que j'aie entendues, et il s'en sert en chanteur consommé;
elle a un de ces timbres onctueux et vibrants en même temps, dont la
puissance expressive est si grande, pour peu que l'artiste mette de
cœur et de sensibilité dans son chant; et ces deux qualités, Wechter
les possède à un degré très élevé. Titchachek est gracieux, passionné,
brillant, héroïque et entraînant dans le rôle de Rienzi, où sa belle
voix et ses grands yeux pleins de feu le servent à merveille.
Mademoiselle Wiest représente la sœur de Rienzi, elle n'a presque
rien à dire. L'auteur, en écrivant ce rôle, l'a parfaitement approprié
aux moyens de la cantatrice.

Maintenant je voudrais, mon cher Ernst, vous parler avec détails de
Lipinski; mais ce n'est pas à vous, le violoniste tant admiré, tant
applaudi d'un bout à l'autre de l'Europe, à vous l'artiste si attentif
et si studieux, que je pourrais rien apprendre sur la nature du talent
de ce grand virtuose qui vous précéda dans la carrière. Vous savez aussi
bien et mieux que moi comme il chante, comme il est, dans le haut style,
touchant et pathétique, et vous avez depuis longtemps logé dans votre
imperturbable mémoire les magnifiques originalités de ses concertos.
D'ailleurs Lipinski a été, pendant mon séjour à Dresde, si excellent, si
chaleureux, si dévoué pour moi, que mes éloges, aux yeux de beaucoup de
gens, paraîtraient dépourvus d'impartialité; on les attribuerait (bien à
tort, je puis le dire) à la reconnaissance plutôt qu'à un véritable élan
d'admiration. Il s'est fait énormément applaudir à mon second concert,
dans la romance de violon, exécutée quelques jours auparavant par David
à Leipzig, et dans l'alto solo de ma deuxième symphonie (_Harold_).

Le succès de cette seconde soirée a été supérieur à celui de la
première; les scènes mélancoliques et religieuses d'_Harold_ ont paru
réunir de prime abord toutes les sympathies, et le même bonheur est
arrivé aux fragments de _Roméo et Juliette_ (_l'adagio_ et _la Fête chez
Capulet_). Mais ce qui a plus vivement touché le public et les artistes
de Dresde, c'est la cantate du _Cinq mai_, admirablement chantée par
Wechter et le chœur, sur une traduction allemande que l'infatigable
M. Winkler avait encore eu la bonté d'écrire pour cette occasion. La
mémoire de l'empereur Napoléon est chère aujourd'hui au peuple allemand,
presque autant qu'à la France, et c'est sans doute la cause de
l'impression profonde constamment produite par ce chant dans toutes les
villes où je l'ai ensuite fait entendre. La fin surtout, a maintes fois
donné lieu à de singulières manifestations:

    Loin de ce roc nous fuyons en silence,
    L'astre du jour abandonne les cieux,...

J'ai fait la connaissance à Dresde du prodigieux harpiste anglais
Parish-Alvars, dont le nom n'a pas encore la popularité qu'il mérite. Il
arrivait de Vienne. C'est le Liszt de la harpe! On ne se figure pas tout
ce qu'il est parvenu à produire d'effets gracieux ou énergiques, de
traits originaux, de sonorités inouïes, avec son instrument, si borné
sous certains rapports. Sa fantaisie sur _Moïse_, dont la forme a été
imitée et appliquée au piano avec tant de bonheur par Thalberg, ses
variations en sons harmoniques sur le chœur de _Naïdes_ d'Obéron et
vingt autres morceaux de la même nature, m'ont causé un ravissement que
je renonce à décrire. L'avantage inhérent aux nouvelles harpes de
pouvoir, au moyen du double mouvement des pédales, accorder deux cordes
à l'unisson, lui a donné l'idée de combinaisons qui, à les voir écrites,
paraissent absolument inexécutables. Toute leur difficulté cependant ne
consiste que dans l'emploi ingénieux des pédales produisant ces doubles
notes appelées _synonymes_. Ainsi il fait avec une rapidité foudroyante
des traits à quatre parties procédant par sauts de tierces mineures,
parce que, au moyen des synonymes, les cordes de sa harpe, au lieu de
représenter comme à l'ordinaire la gamme diatonique d'_ut bémol_,
donnent pour série, dans leur ordre de succession descendante;

    _ut bécarre ut bécarre_, _la bécarre_, _sol bémol sol bémol_,
    \________  _________/             \________  ________/
             \/                                \/
     _mi bémol mi bémol_.
     \-------  -------/
             \/

Parish-Alvars a formé quelques bons élèves pendant son séjour à Vienne.
Il vient de se faire entendre à Dresde, à Leipzig, à Berlin, et dans
beaucoup d'autres villes où son talent extraordinaire a constamment
excité l'enthousiasme. Qu'attend-il pour venir à Paris?...

On trouve dans l'orchestre de Dresde, outre les artistes éminents que
j'ai déjà cités, l'excellent professeur Dauzauer; il est à la tête des
violoncelles, et doit prendre seul la responsabilité des attaques du
premier pupitre des basses, car le contrebassier qui lit avec lui est
trop vieux pour pouvoir exécuter quelques notes de sa partie, et n'a que
tout juste la force de supporter le poids de son instrument. J'ai
rencontré souvent en Allemagne des exemples de ce respect mal entendu
pour les vieillards, qui porte les maîtres de chapelle à leur laisser
des fonctions musicales devenues depuis longtemps supérieures à leurs
forces physiques, et à les leur laisser, malheureusement, jusqu'à ce que
mort s'en suive. J'ai dû plus d'une fois m'armer de toute mon
insensibilité, et demander avec une cruelle insistance le remplacement
de ces pauvres invalides. Il y a à Dresde un très bon cor anglais. Le
premier hautbois a un beau son, mais un vieux style et une manie de
faire des _trilles_ et des _mordants_ qui m'a, je l'avoue, profondément
outragé. Il s'en permettait surtout d'affreux dans le solo du
commencement de la _Scène aux Champs_. J'exprimai très vivement, à la
seconde répétition, mon horreur pour ces gentillesses mélodiques; il
s'en abstint malicieusement aux répétitions suivantes, mais ce n'était
qu'un guet-apens; et le jour du concert, le perfide hautbois bien sûr
que je n'irais pas arrêter l'orchestre et l'interpeller, lui
personnellement, devant la cour et le public, recommença ses petites
vilenies en me regardant d'un air narquois qui faillit me faire tomber à
la renverse d'indignation et de fureur.

On remarque parmi les cors, M. Levy, virtuose qui jouit en Saxe d'une
belle réputation. Il se sert, ainsi que ses confrères, du cor à
cylindres que la chapelle de Leipzig, à peu près seule parmi les
chapelles du nord de l'Allemagne, n'a point encore admis. Les trompettes
de Dresde sont à cylindres également; elles peuvent avantageusement
tenir lieu de nos cornets à pistons qu'on n'y connaît pas.

La bande militaire est très-bonne, les tambours même sont musiciens;
mais les instruments à anches que j'ai entendus ne me paraissent pas
irréprochables; ils laissent à désirer pour la justesse, et le chef de
musique de ces régiments devrait bien demander à notre incomparable
facteur Adolphe Sax quelques-unes de ses clarinettes.

Il n'y a pas d'ophicléides; la partie grave est tenue par des bassons
russes et des serpents.

J'ai bien souvent songé à Weber en conduisant cet orchestre de Dresde
qu'il a dirigé pendant quelques années. Il était alors plus nombreux
qu'aujourd'hui, et Weber l'avait tellement exercé, qu'il lui arrivait
quelquefois dans l'_allegro_ de l'ouverture du _Freyschütz_, d'indiquer
le mouvement des quatre premières mesures, laissant ensuite l'orchestre
marcher tout seul jusqu'aux points-d'orgue de la fin. Les musiciens
doivent être fiers qui voient en pareille occasion leur chef se croiser
ainsi les bras.

Croiriez-vous, mon cher Ernst, que pendant les trois semaines que j'ai
passées dans cette ville si musicale, personne ne s'est avisé de me
parler de la famille de Weber, ni de m'informer qu'elle était à Dresde?
J'eusse été si heureux de la connaître et de lui exprimer un peu de ma
respectueuse admiration pour le grand compositeur qui illustra son
nom!!... J'ai su trop tard que j'avais manqué cette occasion précieuse,
et je dois au moins prier ici madame Weber et ses enfants de ne pas
douter des regrets que j'en ai ressentis.

On m'a montré à Dresde quelques partitions du célèbre Hasse, dit le
Saxon, qui fut autrefois aussi et pendant longtemps l'arbitre des
destinées de cette chapelle. Je n'y ai rien trouvé, je l'avoue, de bien
remarquable; un _Te Deum_ seulement, composé exprès pour une
commémoration glorieuse de la cour de Saxe, m'a paru pompeux et éclatant
comme une sonnerie de grandes cloches lancées à toute volée. Ce _Te
Deum_, pour ceux qui se contentent en pareil cas d'une puissante
sonorité, devra paraître beau; quant à moi, cette qualité ne me semble
pas suffisante. Ce que je voudrais connaître surtout, mais connaître par
une bonne représentation, ce sont quelques-uns des nombreux opéras que
Hasse écrivit pour les théâtres d'Italie, d'Allemagne et d'Angleterre,
et qui lui valurent son immense réputation. Pourquoi n'essaie-t-on pas à
Dresde d'en remonter au moins un? C'est une expérience curieuse à faire;
ce serait peut-être une résurrection. La vie de Hasse a dû être fort
_incidentée_; j'ai cherché inutilement à la connaître. Je n'ai rien
trouvé à son sujet que de vulgaires biographies, qui m'apprenaient ce
que je savais déjà, et ne disaient mot de ce que j'aurais voulu savoir.
Il a tant voyagé, tant vécu sous la zone torride et aux pôles,
c'est-à-dire en Italie et en Angleterre! Il doit y avoir un curieux
roman dans ses relations avec le vénitien Marcello, dans ses amours avec
la Faustina, qu'il épousa, et qui chantait les principaux rôles de ses
opéras; dans leurs disputes conjugales, guerres d'auteur à cantatrice,
où le maître était l'esclave, où la raison avait toujours tort.
Peut-être aussi n'y a-t-il rien eu de tout cela; qui sait? Faustina a pu
vivre en diva très humaine, en cantatrice modeste, en vertueuse épouse,
bonne musicienne, fidèle à son mari, fidèle à ses rôles, disant son
chapelet et tricotant des bas quand elle n'avait rien à faire. Hasse
écrivait, Faustina chantait; ils gagnaient tous les deux beaucoup
d'argent qu'ils ne dépensaient pas. Cela s'est vu, cela se voit; et, si
vous vous mariez, c'est ce que je vous souhaite.

Quand je quittai Dresde pour retourner à Leipzig, Lipinski, apprenant
que Mendelssohn montait pour le concert des pauvres mon final de _Roméo
et Juliette_, m'annonça son intention de venir l'entendre, si
l'intendant voulait lui accorder deux ou trois jours de congé. Je ne
pris cette promesse que pour un très aimable compliment; mais jugez de
mon chagrin, quand le jour du concert où, par suite de l'incident que
j'ai raconté dans ma précédente lettre, le final ne put être exécuté, je
vis arriver Lipinski.... Il avait fait trente-cinq lieues pour entendre
ce morceau!... Voilà un musicien qui aime la musique!... Mais ce n'est
pas vous, mon cher Ernst, que ce trait étonnera, vous en feriez autant,
j'en suis sûr; vous êtes un _artiste_!

* * *

_Adieu, adieu._



VI.

A HENRI HEINE.

Brunswick. Hambourg.


Il m'est arrivé toutes sortes de bonheurs dans cette excellente ville de
Brunswick; aussi ai-je d'abord eu l'idée de régaler de ce récit un de
mes ennemis intimes, cela lui aurait fait plaisir!.... tandis qu'à vous,
mon cher Heine, le tableau de cette fête harmonique fera peut-être de la
peine. Les immoralistes prétendent _que dans tout ce qu'il nous arrive
d'heureux il y a quelque chose de désagréable pour nos meilleurs amis_;
mais je n'en crois rien! C'est une calomnie infâme, et je puis jurer que
des fortunes inattendues autant que brillantes étant survenues à
quelques uns de mes amis, cela ne m'a rien fait du tout!

Assez! n'entrons pas dans le champ épineux de l'ironie, où fleurissent
l'absinthe et l'euphorbe à l'ombre des orties arborescentes, où vipères
et crapauds sifflent et coassent, où l'eau des lacs bouillonne, où la
terre tremble, où le vent du soir brûle, où les nuages du couchant
dardent des éclairs silencieux! car à quoi bon se mordre la lèvre,
dérober sous des paupières mal closes de verdâtres prunelles, grincer
tout doucement des dents, présenter à son interlocuteur un siége armé
d'un dard perfide ou couvert d'un glutineux enduit, quand, loin d'avoir
dans l'ame quelque chose d'amer, les riants souvenirs encombrent la
pensée, quand on sent son cœur plein de reconnaisance et de naïve
joie, quand on voudrait avoir cent renommées aux trompettes immenses
pour dire à tout ce qui nous est cher: Je fus heureux un jour. C'est un
petit mouvement de vanité puérile qui m'avait porté à commencer ainsi;
je cherchais, sans m'en apercevoir, à vous imiter, vous l'inimitable
ironiste. Cela ne m'arrivera plus. J'ai trop souvent regretté, dans nos
conversations, de ne pouvoir vous obliger au style sérieux, ni arrêter
le mouvement convulsif de vos griffes dans les moments mêmes où vous
croyez faire le mieux pattes de velours, chat-tigre que vous êtes, _leo
quærens quem devoret_. Et pourtant que de sensibilité, que d'imagination
sans fiel, répandues dans vos œuvres! Comme vous chantez, quand il
vous plaît, dans la mode majeur! Comme votre enthousiasme se précipite
et coule à pleins bords quand l'admiration vous saisit à l'improviste et
que vous vous oubliez! Quelle tendresse infinie respire dans un des plis
secrets de votre cœur pour ce pays que vous avez tant raillé, pour
cette terre féconde en poètes, pour la patrie des génies rêveurs, pour
cette Allemagne enfin, que vous appelez votre vieille grand'mère et qui
vous aime tant, malgré tout!

Je l'ai bien vu à l'accent tristement attendri qu'elle a mis à me parler
de vous pendant mon voyage; oui, elle vous aime! elle a concentré en
vous toutes ses affections. Ses fils aînés sont morts, ses grands fils,
ses grands hommes, elle ne compte plus que sur vous, qu'elle appelle en
souriant son méchant enfant. C'est elle, ce sont les chants graves et
romantiques dont elle a bercé vos premiers ans, qui vous ont inspiré un
sentiment pur et élevé de l'art musical; et c'est quand vous l'avez
quittée, c'est en courant le monde, c'est après avoir souffert que vous
êtes devenu impitoyable et railleur.

Il vous serait aisé, je le sais, de faire une énorme caricature du récit
que je vais entreprendre de mon passage à Brunswick, et pourtant, voyez
quelle confiance j'ai dans votre amitié, ou comme la crainte de l'ironie
s'en va, c'est précisément à vous que je l'adresse:

......... Au moment de quitter Leipzig, je reçus une lettre de
Meyerbeer m'annonçant qu'on ne pourrait pas, avant un mois, s'occuper à
Berlin de mes concerts. Le grand maître m'engageait à utiliser ce retard
en allant à Brunswick, où je trouverais, disait-il, _un orchestre
d'honneur_. Je suivis ce conseil, sans me douter cependant que j'aurais
autant à me louer de l'avoir suivi. Je ne connaissais personne à
Brunswick, j'ignorais complètement et les dispositions des artistes à
mon égard et le goût du public. Mais l'idée seule que les frères Müller
étaient à la tête de la chapelle aurait suffi pour me donner toute
confiance, indépendamment de l'opinion si encourageante de Meyerbeer. Je
les avais entendus à leur dernier voyage à Paris, et je regardais
l'exécution des quatuors de Beethoven, par ces quatre virtuoses, comme
l'un des prodiges les plus extraordinaires de l'art moderne.

La famille Müller, en effet, représente l'idéal du quatuor de Beethoven,
comme la famille Bohrer l'idéal du trio. On n'a jamais encore, en aucun
lieu du monde, porté à ce point la perfection de l'ensemble, l'unité du
sentiment, la profondeur de l'expression, la pureté du style, la
grandeur, la force, la verve et la passion. Une telle interprétation de
ces œuvres sublimes nous donne, je le crois, l'idée la plus exacte de
ce que pensait et sentait Beethoven en les écrivant. C'est l'écho de
l'inspiration créatrice! c'est le contre-coup du génie!

Cette famille musicale des Müller est d'ailleurs plus nombreuse que je
ne croyais; j'ai compté sept artistes de ce nom, frères, fils et neveux,
dans l'orchestre de Brunswick. Georges Müller est maître de chapelle;
son frère aîné, Charles, n'est que premier maître de concert, mais on
voit, à la déférence de chacun à l'écouter quand il fait une
observation, qu'on respecte en lui le chef du fameux quatuor. Le second
_concert-meister_ est M. Freudenthal, violoniste et compositeur de
mérite. J'avais prévenu Ch. Müller de mon arrivée; en descendant de
voiture, à Brunswick, je fus abordé par un très aimable jeune homme, M.
Zinkeisen, l'un des premiers violons de l'orchestre, parlant français
comme vous et moi, qui m'attendait à la poste pour me conduire chez le
_capell-meister_, au débotté. Cette attention et cet empressement me
parurent de bon augure. M. Zinkeisen m'avait vu quelquefois à Paris et
me reconnut, malgré l'état pitoyable où j'étais réduit par le froid; car
j'avais passé la nuit dans un coupé à peu près ouvert à tout vent, pour
éviter l'odeur et la fumée de six horribles pipes fonctionnant sans
relâche dans l'intérieur. J'admire les règlements de police établis en
Allemagne: il est expressément défendu sous peine d'amende, de fumer
dans les rues ou sur les places publiques, où cet aimable exercice ne
peut incommoder personne; mais si vous allez au café, on y fume; à table
d'hôte, on y fume; si vous voyagez en chemin de fer, on y fume; en poste
on y fume; partout enfin l'infernale pipe vous poursuit.--Vous êtes
Allemand, Heine, et vous ne fumez pas! ce n'est pas là, croyez-moi, le
moindre de vos mérites; la postérité ne vous en tiendra pas compte, il
est vrai, mais bien des contemporains et toutes les contemporaines vous
en sauront gré.

Charles Müller me reçut avec cet air sérieux et calme qui m'a
quelquefois effrayé en Allemagne, croyant y trouver l'indice de
l'indifférence et de la froideur; il n'y a pourtant pas à s'en méfier
autant que de nos démonstrations françaises, si pleines de sourires et
de belles paroles, quand nous accueillons un étranger à qui nous ne
pensons plus cinq minutes après. Loin de là: le _concert-meister_, après
m'avoir demandé de quelle façon je voulais composer mon orchestre, alla
immédiatement s'entendre avec son frère pour aviser aux moyens de réunir
la masse d'instruments à cordes que j'avais jugée nécessaire, et faire
un appel aux amateurs et aux artistes indépendants de la chapelle
ducale, et dignes de se réunir à elle. Dès le lendemain ils m'avaient
formé un bel orchestre, un peu plus nombreux que celui de l'opéra de
Paris, et composé de musiciens non-seulement très habiles, mais encore
animés d'un zèle et d'une ardeur incomparables. La question de la harpe,
de l'ophicléide et du cor anglais se présenta de nouveau, comme elle
s'était présentée à Weimar, à Leipzig et à Dresde. (Je vous parle de
tous ces détails pour vous faire une réputation de musicien.) L'un des
violoncellistes de l'orchestre, M. Leibrock, excellent artiste, très
versé dans la littérature musicale, s'était, depuis un an seulement,
appliqué à l'étude de la harpe, et redoutait fort, en conséquence,
l'épreuve où l'allait mettre ma deuxième symphonie. Il n'a d'ailleurs
qu'une harpe ancienne, dont les pédales à mouvement simple ne permettent
pas l'exécution de tout ce qu'on écrit aujourd'hui pour cet instrument.
Heureusement la partie de harpe d'_Harold_ est d'une extrême facilité,
et M. Leibrock travailla tellement pendant cinq à six jours, qu'il en
vint à son honneur... à la répétition générale. Mais le soir du concert,
saisi d'une terreur panique au moment important, il s'arrêta court et
laissa jouer seul Charles Müller qui exécutait la partie d'alto
principal.

Ce fut le seul accident que nous eûmes à regretter, accident dont au
reste le public ne s'aperçut point, et que M. Leibrock se reprochait
encore amèrement plusieurs jours après, malgré mes efforts pour le lui
faire oublier. Quant à l'ophicléide, il n'y en avait d'aucune espèce
dans Brunswick; on me présenta successivement, pour le remplacer, un
bass tuba (magnifique instrument grave dont j'aurai à parler au sujet
des bandes militaires de Berlin); mais le jeune homme qui le jouait ne
me paraissait pas en posséder très bien le mécanisme, il en ignorait
même la véritable étendue; puis un basson russe que l'exécutant appelait
un contre-basson. J'eus beaucoup de peine à le désabuser sur la nature
et le nom de son instrument, dont le son sort tel qu'il est écrit et qui
se joue avec une embouchure comme l'ophicléide; tandis que le
contre-basson, instrument transpositeur à anche, n'est autre qu'un grand
basson qui reproduit la gamme du basson ordinaire à l'octave inférieure.
Quoi qu'il en soit, le basson russe fut adopté pour tenir lieu tant bien
que mal de l'ophicléide. Il n'y avait pas de cor anglais, on arrangea
ses solos pour un hautbois, et nous commençâmes les répétitions
d'orchestre pendant que le chœur étudiait dans une autre salle. Je
dois dire ici que jamais jusqu'à ce jour, en France, en Belgique ni en
Allemagne, je n'ai vu une collection d'artistes éminents à ce point
dévoués, attentifs et passionnés pour la tâche qu'ils avaient
entreprise. Après la première répétition, où ils avaient pu se faire une
idée des principales difficultés de mes symphonies, le mot d'ordre fut
donné pour les répétitions suivantes; on convint de me tromper sur
l'heure à laquelle elles étaient censées devoir commencer, et chaque
matin (je ne l'ai su qu'après) l'orchestre se réunissait une heure avant
mon arrivée, pour exercer les traits et les rhythmes les plus dangereux.
Aussi allais-je d'étonnements en étonnements, en voyant les
transformations rapides que l'exécution subissait chaque jour, et
l'assurance impétueuse avec laquelle la masse entière se ruait sur des
difficultés que mon orchestre du Conservatoire, cette jeune garde de la
grande-armée, n'a longtemps abordées qu'avec de certaines précautions.
Un seul morceau inquiétait beaucoup Charles Müller, c'était le _Scherzo_
de _Roméo et Juliette_ (la _Reine Mab_). Cédant aux sollicitations de M.
Zinkeizen, qui avait entendu ce _scherzo_ à Paris, j'avais osé, pour la
première fois depuis mon arrivée en Allemagne, le placer dans le
programme du concert.

«Nous travaillerons tant, m'avait-il dit, que nous en viendrons à bout!»
Il ne présumait pas trop, en effet, de la force de l'orchestre, et la
reine Mab, dans son char microscopique, conduite par l'insecte
bourdonnant des nuits d'été, et lancée au triple galop de ses chevaux
atomes, a pu montrer au public de Brunswick sa vive espièglerie et les
mille caprices de ses évolutions. Mais vous comprendrez nos inquiétudes
à son sujet, vous, le poète des fées et des willis; vous, le frère
naturel de ces gracieuses et malicieuses petites créatures; vous savez
trop de quel fil délié est tissue la gaze de leur voile, et de quelle
sérénité le ciel doit être pour que leur essaim diapré puisse se jouer
librement dans le pâle rayon de l'astre des nuits. Eh bien! malgré nos
craintes, l'orchestre, s'identifiant complètement avec la ravissante
fantaisie de Shakspeare, s'est fait si petit, si agile, si fin et si
doux, que jamais, je crois, la reine imperceptible n'a couru plus
heureuse parmi de plus silencieuses harmonies.

Dans le final d'_Harold_, au contraire, dans cette furibonde orgie où
concertent ensemble les ivresses du vin, du sang, de la joie et de la
rage, où le rhythme tantôt paraît trébucher, tantôt courir avec furie,
où des bouches de cuivre semblent vomir des imprécations et répondre par
le blasphème à des voix suppliantes, où l'on rit, boit, frappe, brise,
tue et viole, où l'on _s'amuse_ enfin; dans cette scène de brigands,
l'orchestre était devenu un véritable _pandæmonium_; il y avait quelque
chose de surnaturel et d'effrayant dans la frénésie de sa verve; tout
chantait, bondissait, rugissait avec un ordre et un accord diaboliques,
violons, basses, trombones, timbales et cymbales; pendant que l'alto
solo, le rêveur Harold, fuyant épouvanté, faisait encore entendre au
loin quelques notes tremblantes de son hymne du soir. Oh! quel
roulement de cœur! quels frémissements sauvages en conduisant alors
cet étonnant orchestre, où je croyais retrouver plus ardents que jamais
tous mes jeunes lions de Paris!!! Vous ne connaissez rien de pareil,
vous autres poètes, vous n'êtes jamais emportés par de tels ouragans de
vie! J'aurais voulu embrasser toute la chapelle à la fois, et je ne
pouvais que m'écrier, en français, il est vrai, mais l'accent devait me
faire comprendre: «Sublimes! prodigieux! je vous remercie, Messieurs, et
je vous admire! vous êtes des brigands parfaits!»

Les mêmes qualités violentes se firent remarquer dans l'exécution de
l'ouverture de _Benvenuto_, et pourtant, dans le style opposé,
l'introduction d'_Harold_, _la Marche des Pèlerins_ et _la Sérénade_ ne
furent jamais rendues avec plus de grandeur calme et de religieuse
sérénité. Pour le morceau de _Roméo_ (_la Fête chez Capulet_) il rentre
un peu par son caractère dans le genre tourbillonnant; il fut donc
aussi, selon notre expression parisienne, véritablement _enlevé_.

Il fallait voir, dans les haltes des répétitions, l'aspect enflammé de
tous ces visages... L'un des musiciens, Schmidt (la foudroyante
contrebasse), s'était arraché la peau de l'index de la main droite au
commencement du passage _pizzicato_ de l'orgie; mais, sans songer à
s'arrêter pour si peu et malgré le sang qu'il répandait, il avait
continué, en se contentant de changer de doigt. C'est ce qui s'appelle,
en termes militaires, ne pas bouder au feu.

Pendant que nous nous livrions à ces _délassements_, le chœur, de son
côté, étudiait à grand'peine aussi, mais avec des résultats différents,
le fragments de mon _Requiem_. _L'Offertoire_ et le _Quœrens me_
avaient fini par marcher; pour le _Sanctus_, dont le solo devait être
chanté par Shmetzer, le premier ténor du théâtre, homme d'esprit et
excellent musicien, il y avait un obstacle insurmontable. L'_andante_ de
ce morceau, écrit à trois voix de femmes, présente quelques modulations
enharmoniques que les choristes de Dresde avaient fort bien comprises,
mais qui dépassent, à ce qu'il paraît, l'intelligence musicale de celles
de Brunswick. En conséquence, après avoir inutilement essayé pendant
trois jours d'en saisir le sens et les intonations, ces pauvres
désespérées m'envoyèrent une députation pour me conjurer de ne pas les
exposer à un affront en public, et obtenir que le terrible _Sanctus_ fût
rayé de l'affiche. Je dus y consentir, mais avec regret, surtout à cause
de Shmetzer, dont le ténor très haut convient parfaitement à cet hymne
séraphique, et qui se faisait en outre un plaisir de le chanter.

Maintenant tout est prêt, et malgré les terreurs de Ch. Müller au sujet
du _scherzo_, qu'il voudrait répéter encore, nous allons au concert
étudier les impressions qui vont naître de cette musique. Il faut vous
dire auparavant que d'après le conseil du maître de chapelle, j'avais
invité aux répétitions une vingtaine de personnes formant la tête de
colonne des amateurs de Brunswick. Or, c'était chaque jour une réclame
vivante qui, se répandant par la ville, excitait au plus haut degré la
curiosité du public; de là l'intérêt singulier que les gens du peuple
même prenaient aux préparatifs du concert et les questions qu'ils
adressaient aux exécutants et aux auditeurs privilégiés:

--«Que s'est-il passé à la répétition de ce matin?..... Est-il
content?..... Il est donc Français?... Mais les Français ne composent
pourtant que des opéras-comiques!.... Les choristes le trouvent bien
méchant!... Il a dit que les femmes chantaient comme des danseuses!...
Il savait donc que les _soprani_ du chœur sortent du corps de
ballet?... Est-il vrai qu'au milieu d'un morceau il a salué les
trombones?... Le garçon d'orchestre assure qu'à la répétition d'hier
il a bu deux bouteilles d'eau, une bouteille de vin blanc et trois
verres d'eau-de-vie?.... Pourquoi donc dit-il si souvent au
_concert-meister_:--César! César! (c'est ça! c'est ça!) etc.»

Tant il y a que, longtemps avant l'heure fixée, le théâtre était plein
jusqu'aux combles d'une foule impatiente et prévenue déjà en ma faveur.
Maintenant, mon cher Heine, retirez tout-à-fait vos griffes, car c'est
ici que vous pourriez céder à la tentation de me les faire sentir.
L'heure arrivée, l'orchestre étant en place, j'entre en scène; et,
traversant les rangs des violons, je m'approche du pupitre-chef. Jugez
de mon effroi en le voyant entouré du haut en bas d'une grande girandole
de feuillages. «Ce sont les musiciens, me dis-je, qui m'auront
compromis. Quelle imprudence! vendre ainsi la peau de l'ours avant de
l'avoir mis à terre! Et si le public n'est pas de leur avis, me voilà
dans de beaux draps! Cette manifestation suffirait à perdre vingt fois
un artiste à Paris.» Pourtant de grandes acclamations accueillent
l'ouverture; on fait répéter la _Marche des Pèlerins_; _l'Orgie_
enfièvre toute la salle; _l'Offertoire_ avec son chœur sur deux notes
et le _Quærens me_ paraissent toucher beaucoup les ames religieuses; Ch.
Müller se fait applaudir dans la romance de violon; _la reine Mab_ cause
une surprise extrême; un _lied_ avec orchestre est redemandé, et la
_Fête chez Capulet_ termine chaleureusement la soirée. A peine le
dernier accord était-il frappé, qu'un bruit terrible ébranla toute la
salle; le public en masse criait au parterre, dans les loges, partout;
les trompettes, cors et trombones, à l'orchestre, sonnaient qui dans un
ton, qui dans un autre, de discordantes fanfares accompagnées de tous
les fracas possibles par les archets sur le bois des violons et des
basses et par les instruments à percussion.

Il y a un nom dans la langue allemande pour désigner cette singulière
manière d'applaudir. En l'entendant à l'improviste, ma première
impression fut de la colère et de l'horreur; on me gâtait ainsi l'effet
musical que je venais d'éprouver, et j'en voulais presqu'aux artistes de
me témoigner leur satisfaction par un tel tintamarre. Mais le moyen de
n'être pas profondément ému de leur hommage, quand le maître de
chapelle, Georges Müller, s'avançant chargé de fleurs, me dit en
français: «Permettez-moi, Monsieur, de vous offrir ces couronnes au nom
de la chapelle ducale, et souffrez que je les dépose sur vos
partitions!» A ces mots, le public de redoubler de cris, l'orchestre de
recommencer ses fanfares... le bâton de mesure me tomba des mains, je ne
savais plus où j'en étais.

Riez donc un peu, voyons, ne vous gênez pas. Cela vous fera du bien et
ne peut me faire de mal; d'ailleurs je n'ai pas encore fini, et il vous
en coûterait trop d'entendre, sans m'égratigner, mon dithyrambe jusqu'au
bout... Allons, vous n'êtes pas trop méchant aujourd'hui; je continue:

A peine sorti du théâtre, suant et fumant comme si je venais d'être
trempé dans le Styx, étourdi et ravi, ne sachant auquel entendre au
milieu de tous ces féliciteurs, on m'avertit qu'un souper de cent
cinquante couverts, commandé à mon hôtel, m'était offert par une société
d'amateurs et d'artistes. Il fallait bien s'y rendre. Nouveaux
applaudissements, nouvelles acclamations à mon arrivée; les toasts, les
discours français et allemands se succèdent; je réplique de mon mieux à
ceux que je comprends, et, à chaque santé portée, cent cinquante voix
répondent par un _hourra_ en chœur du plus bel effet. Les basses les
premières commencent sur la note _ré_, les ténors entrent sur le _la_,
et les dames, entonnant ensuite le _fa dièze_, établissent l'accord de
_ré majeur_, bientôt après suivi des quatre accords de sous-dominante,
tonique, dominante et tonique, dont l'enchaînement forme ainsi cadence
plagale et cadence parfaite successivement. Cette salve d'harmonie, dans
son mouvement large, éclate avec pompe et majesté; c'est très beau:
ceci, au moins, est vraiment digne d'un peuple musical.

Que vous dirai-je, mon cher Heine? Dussiez-vous me trouver naïf et
primitif au superlatif, je dois avouer que toutes ces manifestations
bienveillantes, toutes ces rumeurs sympathiques me rendaient extrêmement
heureux. Ce bonheur là, sans doute, n'approche pas, pour le
compositeur, de celui de diriger un magnifique orchestre exécutant avec
inspiration une de ses œuvres chéries; mais l'un va bien avec
l'autre, et après un tel concert, une veillée pareille ne gâte rien. Je
suis très redevable, vous le voyez, envers les artistes et les amateurs
de Brunswick; je dois beaucoup aussi à son premier critique musical, M.
Robert Griepenkerl, qui, dans une brochure savante écrite à mon sujet, a
engagé une véhémente polémique avec une gazette de Leipzig, et donné une
idée juste, je crois, de la force et de la direction du courant musical
qui m'entraîne.

Donnez-moi donc la main, et chantons un grand _hourra_ pour Brunswick,
sur ses accords favoris!

[Illustration: notation mucicale]

vivent les villes artistes!

J'en suis fâché, mon cher poète, mais vous voilà compromis comme
musicien.

C'est maintenant le tour de votre ville natale, de Hambourg, de cette
cité désolée comme l'antique Pompeïa, mais qui renaît puissante de ses
cendres et panse ses blessures courageusement!... Certes, je n'ai qu'à
m'en louer aussi. Hambourg a de grandes ressources musicales: sociétés
de chant, sociétés philharmoniques, bandes militaires, etc. L'orchestre
du théâtre a été réduit, par économie, à des proportions
ultra-mesquines, il est vrai; mais j'avais fait d'avance mes conditions
avec le directeur, et on me présenta un orchestre tout-à-fait beau sous
les rapports du nombre et du talent des artistes, grâce à un riche
supplément d'instruments à cordes et au congé que j'obtins pour deux ou
trois invalides presque centenaires, à qui le théâtre est attaché. Chose
étrange, que je signale tout de suite, il y a à Hambourg un excellent
harpiste, armé d'un très bon instrument!! Je commençais à désespérer de
revoir ni l'un ni l'autre en Allemagne. J'y ai trouvé aussi un vigoureux
ophicléïde, mais il a fallu se passer du cor anglais.

La première flûte (Cantal) et le premier violon (Lindeneau) sont deux
virtuoses de première force. Le maître de chapelle (Krebbs) remplit ses
fonctions avec talent et avec une sévérité que j'aime à trouver chez les
chefs d'orchestre. Il m'a très amicalement assisté pendant nos longues
répétitions. La troupe chantante du théâtre était, à l'époque de mon
passage, assez bien composée; elle possédait trois artistes de mérite;
un ténor doué sinon d'une voix exceptionnelle, au moins de goût et de
méthode; un soprano agile, mademoiselle..... Mademoiselle..... Ma foi,
j'ai oublié son nom. (Cette jeune divinité m'aurait fait l'honneur de
chanter à mon concert, _si j'eusse été plus connu_.--_Hosanna in
excelsis_;)! et enfin Reichel, la formidable basse qui, avec un volume
de voix énorme et un timbre magnifique, possède une étendue de deux
octaves et demie! Reichel est de plus un homme superbe: il représente à
merveille les personnages tels que Zarastro, Moïse et Bertram. Madame
Cornet, femme du directeur, musicienne achevée, et dont le soprano d'une
grande étendue a dû avoir un éclat peu commun, n'était point engagée;
elle figurait dans quelques représentations seulement où sa présence
était nécessaire. Je l'ai applaudie dans la Reine de la Nuit, de la
_Flûte enchantée_, rôle difficile, écrit dans des limites qu'elle seule
pouvait atteindre.

Le chœur, assez faible et peu nombreux, se tira bien cependant des
morceaux que je lui avais confiés.

La salle de l'Opéra de Hambourg est très vaste; j'en redoutais les
dimensions, l'ayant trouvée vide trois fois de suite aux représentations
de _la Flûte enchantée_, de _Moïse_ et de _Linda de Chamouny_. Aussi
éprouvai-je une délicieuse surprise en la voyant pleine le jour où je me
présentai devant le public hambourgeois.

Une exécution excellente, un auditoire nombreux, intelligent et très
chaud firent de ce concert un des meilleurs que j'aie donnés en
Allemagne. _Harold_ et la cantate du _Cinq mai_, chantée avec un profond
sentiment par Reichel, en eurent les honneurs. Après ce morceau, deux
musiciens voisins de mon pupitre, m'adressèrent à voix basse, en
français, ces simples paroles, qui me touchèrent beaucoup: «Ah!
monsieur! notre respect! notre respect!...» Ils n'en savaient pas dire
davantage. En somme, l'orchestre de Hambourg est resté fort de mes amis,
ce dont je ne suis pas médiocrement fier, je vous jure. Krebbs seul a
mis dans son suffrage une singulière réticence: «Mon cher, me disait-il,
dans quelques années votre musique fera le tour de l'Allemagne; elle y
deviendra populaire, et ce sera un grand malheur! Quelles imitations
elle amènera! quel style! quelles folies! il vaudrait mieux pour l'art
que vous ne fussiez jamais né!» Espérons pourtant que ces pauvres
symphonies ne sont pas aussi _contagieuses_ qu'il veut bien le dire, et
qu'il ne sortira jamais d'elles ni fièvre jaune ni choléra-morbus.

Maintenant, Heine, Henri Heine, célèbre banquier d'idées, neveu de M.
Salomon Heine l'auteur de tant de précieux poèmes en lingots, je n'ai
plus rien à vous dire, et je vous... salue.



VII.

A MADEMOISELLE LOUISE BERTIN.

Berlin.


Je dois tout d'abord implorer votre indulgence, Mademoiselle, pour la
lettre que je prends la liberté de vous écrire; j'ai trop lieu de
craindre de la disposition d'esprit où je suis. Un accès de philosophie
noire m'a saisi depuis quelques jours, et Dieu sait à quelles idées
sombres, à quels jugements saugrenus, à quels étranges récits il va
infailliblement me porter... s'il continue. Vous ne savez peut-être pas
encore bien exactement ce que c'est que la philosophie noire?... C'est
le contraire de la magie blanche, ni plus ni moins.

Par la magie blanche, on arrive à deviner que Victor Hugo est un grand
poète; que Beethoven était un grand musicien; que vous êtes à la fois
et au plus haut degré musicienne et poète; que Janin est un homme
d'esprit; que si un bel opéra bien exécuté tombe, le public n'y a rien
compris; que s'il réussit, le public, n'y a pas compris davantage; que
le beau est rare; que le rare n'est pas toujours beau; que la raison du
plus fort est la meilleure; qu'Abd-el-Kader a tort, O'Connell aussi; que
décidément les Arabes sont des Français; que l'agitation pacifique est
une bêtise; et autres propositions aussi embrouillées.

Par la philosophie noire on en vient à douter, à s'étonner de tout; à
voir à l'envers les images gracieuses, et dans leur vrai sens les objets
hideux; on murmure sans cesse, on blasphème la vie, on maudit la mort;
on s'indigne, comme Hamlet, que _la cendre de César puisse servir à
calfeutrer un mur_; on s'indignerait bien davantage si la cendre des
misérables était seule propre à cet ignoble emploi; on plaint le _pauvre
Yorick_ de ne pouvoir même rire de la sotte grimace qu'il fait après
quinze ans passés sous terre, et l'on rejette sa tête avec horreur et
dégoût; ou bien on l'emporte, on la scie, on en fait une coupe, et le
pauvre Yorick, qui ne peut plus boire, sert à étancher la soif des
amateurs de _vin du Rhin_, qui se moquent de lui.

Ainsi dans votre solitude des Roches, où vous vous abandonnez
paisiblement au cours de vos pensées profondes, je n'éprouverais, moi,
à cette heure de philosophie noire, qu'un mécontentement et un ennui
mortels. Si vous me faisiez admirer un beau coucher du soleil, je serais
capable de lui préférer l'éclairage au gaz de l'avenue des
Champs-Élysées; si vous me montriez sur le lac vos cygnes et leurs
formes élégantes, je vous dirais: Le cygne est un sot animal, il ne
songe qu'à barboter et à manger, il n'a de chant qu'un râle stupide et
affreux; si, vous mettant au piano, vous vouliez me faire entendre
quelques pages de vos auteurs favoris, Mozart et Cimarosa, je vous
interromprais peut-être avec humeur, trouvant qu'il est bientôt temps
d'en finir avec cette admiration pour Mozart, dont les opéras se
ressemblent tous, et dont le beau sang-froid fatigue et impatiente!.....
Quant à Cimarosa, j'enverrais au diable son éternel et unique _Mariage
Secret_, presque aussi ennuyeux que le _Mariage de Figaro_, sans être à
beaucoup près aussi musical; je vous prouverais que le comique de cet
ouvrage réside seulement dans les pasquinades des acteurs; que son
invention mélodique est assez bornée; que la cadence parfaite y revenant
à chaque instant, forme à elle seule près des deux tiers de la
partition; enfin que c'est un opéra bon pour le carnaval et les jours de
foire. Si, choisissant un exemple du style opposé, vous aviez recours à
quelque œuvre de Sébastien Bach, je serais capable de prendre la
fuite devant ses fugues et de vous laisser seule avec sa _Passion_.

Voyez les conséquences de cette terrible maladie!... On n'a plus, quand
elle vous possède, ni politesse, ni savoir-vivre, ni prudence, ni
politique, ni rouerie, ni bon sens; on dit toutes sortes d'énormités;
et, qui pis est, on pense ce qu'on dit; on se compromet, on perd la
tête. Si on pouvait au moins, comme notre homme du _Freyschütz_, s'en
procurer une autre après l'avoir perdue!--Vous ne connaissez pas
l'aventure de l'homme du _Freyschütz_?... Ah! ma foi, puisque nous
sommes allés trouver Yorick et les fossoyeurs d'_Hamlet_ tout-à-l'heure,
je vais vous la raconter; cela ne sortira pas du cimetière, mon état de
philosophie noire me fera pardonner l'anatomisme des détails, et nous
avons le temps de parler de Berlin.

En 1822 j'habitais le quartier latin. M. Fétis, dans sa notice
biographique sur moi, a dit que j'étudiais alors le droit; c'est la
moindre de ses erreurs; mais le fait est que j'étudiais la médecine.
Quand vinrent à l'Odéon les représentations du _Freyschütz_, accommodé
comme vous savez, sous le nom de _Robin des Bois_, par l'auteur de
_Pigeon-vole_[8], je pris l'habitude d'aller, malgré tout, entendre chaque
soir le chef-d'œuvre torturé de Weber. J'avais alors déjà jeté le
scalpel aux orties. Un de mes ex-condisciples, Dubouchet, devenu depuis
l'un des médecins les plus achalandés de Paris, m'accompagnait souvent
au théâtre et partageait mon fanatisme musical. A la sixième ou
septième représentation, un grand nigaud-roux, armé de mains énormes,
assis au parterre à côté de nous, s'avisa de siffler l'air d'_Agathe_
au second acte, prétendant que c'était une musique _baroque_ et qu'il
n'y avait rien de bon dans cet opéra, excepté la walse et le chœur
des chasseurs. L'amateur fut roulé à la porte, cela se devine, c'était
alors notre manière de discuter, et Dubouchet, en rajustant sa cravate
un peu froissée, s'écria tout haut: «Il n'y a rien d'étonnant, je le
connais, c'est un garçon épicier de la rue Saint-Jacques!»

Et le parterre d'applaudir.

Six mois plus tard, après avoir trop bien fonctionné au repas de noces
de son patron, ce pauvre diable (l'épicier) tombe malade; il se fait
transporter à l'hospice de la Pitié; on le soigne bien, il meurt, on ne
l'enterre pas, tout cela se devine encore...

Oh! mais vraiment je n'ose poursuivre cet effroyable récit; en écrivant,
à vous, Mademoiselle, dont l'esprit est exempt de faiblesses, je le
sais, mais qui doit s'accommoder mal, après tout, de pareils tableaux.
Mon Dieu, comment faire? Me voilà embarqué maintenant, à propos de
musique, dans cette histoire cadavéreuse, et je ne puis aller ni en
arrière ni en avant. C'est mon accès; c'est la philosophie noire qui a
causé tout cela. Eh bien! n'importe; je continue; vous vous vengerez,
vous me forcerez d'entendre dans un appartement fermé quelque fugue
d'orgue à quatre sujets, ou de deviner un canon énigmatique.

Or donc, notre jeune homme, bien traité et bien mort, est mis par hasard
sous les yeux de Dubouchet, qui le reconnaît. L'impitoyable élève de la
Pitié, au lieu de donner une larme à son ennemi vaincu, n'a rien de plus
pressé que de l'acheter, et le remettant au garçon d'amphithéâtre:

«François, lui dit-il, voilà une préparation sèche à faire; soigne-moi
cela, c'est une de mes connaissances.»

Malédiction! y a-t-il du bon sens à dévoiler à une dame un tel _mystère
de Paris_? Enfin... quand on y est... D'ailleurs c'est mon accès; je
l'avais prédit.

Quinze ans se passent (quinze ans! comme la vie est longue quand on n'en
a que faire!), le directeur de l'Opéra me confie la composition des
récitatifs du _Freyschütz_, et la tâche de mettre le chef-d'œuvre en
scène. Duponchel étant encore chargé de la direction des costumes, je
vais le trouver pour connaître ses projets relativement aux accessoires
de la scène infernale. «Ah ça, lui dis-je, il nous faut une tête de mort
pour l'évocation de Samiel, et des squelettes pour les apparitions;
j'espère que vous n'allez pas nous donner une tête de carton, ni des
squelettes en toile peinte comme ceux de _Don Juan_.

--Mon bon ami, il n'y a pas moyen de faire autrement, c'est le seul
procédé connu.

--Comment, le seul procédé! et si je vous donne moi du naturel, du
solide, une vraie tête, un véritable homme sans chair, mais en os, que
direz-vous?

--Ma foi, je dirai..... que c'est excellent, parfait; je trouverai votre
procédé admirable.

--Eh bien! comptez sur moi, j'aurai notre affaire!

Là-dessus je monte en cabriolet et je cours chez le docteur Vidal, un
autre de mes anciens camarades d'amphithéâtre. Il a fait fortune aussi
celui-là; il n'y a que les médecins qui vivent!

--As-tu un squelette à me prêter?

--Non, mais voilà une assez bonne tête qui a appartenu, dit-on, à un
docteur allemand mort de misère et de chagrin; ne me l'abîme pas, j'y
tiens beaucoup.

--Sois tranquille, j'en réponds!

Je mets la tête du docteur dans mon chapeau, et me voilà parti.

En passant sur le boulevard, le hasard, qui se plaît à de pareils coups,
me fait précisément rencontrer Dubouchet que j'avais oublié, et dont la
vue me suggère une idée sublime. «Bonjour! bonjour! Très-bien, je vous
remercie! mais il ne s'agit pas de moi. Comment se porte notre amateur?

--Quel amateur?

--Et parbleu le garçon épicier que nous avons mis à la porte de l'Odéon
pour avoir sifflé la musique de Weber, et que François a si bien
_préparé_.

--Ah! j'y suis, à merveille! Certes il est propre et net dans mon
cabinet, tout fier d'être si artistement articulé et chevillé. Il ne lui
manque pas une phalange, c'est un chef-d'œuvre! La tête seule est un
peu endommagée.

--Eh bien! il faut me le confier; c'est un garçon d'avenir, je veux le
faire entrer à l'Opéra, il y a un rôle pour lui dans la pièce nouvelle.

--Qu'est-ce à dire?

--Vous verrez!

--Allons, c'est un secret de comédie, et puisque je le saurai bientôt,
je n'insiste pas. On va vous envoyer l'amateur.

Sans perdre de temps, le mort est transporté à l'Opéra; mais dans une
boîte beaucoup trop courte. J'appelle alors le garçon ustensilier:
Gattino!

--Monsieur.

--Ouvrez cette boîte. Vous voyez bien ce jeune homme?

--Oui, Monsieur.

--Il débute demain à l'Opéra. Vous lui préparerez une jolie petite loge
où il puisse être à l'aise et étendre ses jambes.

--Oui, Monsieur.

--Pour son costume, vous allez prendre une tige de fer que vous lui
planterez dans les vertèbres, de manière à ce qu'il se tienne aussi
droit que M. Petipa, quand il médite une pirouette.

--Oui, Monsieur.

--Ensuite, vous attacherez ensemble quatre bougies que vous placerez
allumées dans sa main droite; c'est un épicier, il connaît ça.

--Oui, Monsieur.

--Mais comme il a une assez mauvaise tête, voyez, tout écornée, nous
allons la changer contre celle-ci.

--Oui, Monsieur.

--Elle a appartenu à un savant, n'importe! qui est mort de faim,
n'importe encore! Quant à l'autre, celle de l'épicier, qui est mort
d'une indigestion, vous lui ferez, tout en haut, une petite entaille
(soyez tranquille, il n'en sortira rien) propre à recevoir la pointe du
sabre de M. Bouché, qui s'en servira dans la scène de l'évocation.

--Oui, Monsieur.

Ainsi fut fait; et depuis lors, à chaque représentation du _Freyschütz_,
au moment où Samiel s'écrie: «Me voilà!» la foudre éclate, un arbre
s'abîme, et notre épicier, ennemi de la musique de Weber, apparaît aux
rouges lueurs des feux de Bengale, agitant, plein d'enthousiasme, sa
torche enflammée.

Qui pouvait deviner la vocation dramatique de ce gaillard-là? Qui jamais
eût pensé qu'il débuterait précisément dans cet ouvrage? Il a une
meilleure tête et plus de bon sens à cette heure. Il ne siffle plus.

    . . . . _Alas! poor Yorick!_. . . . .

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ces lignes de points expriment la moralité du fait, et fort heureusement
aussi la fin de mon accès.

Foin de la philosophie noire! je suis assez sage maintenant pour vous
parler des vivants; et voici, Mademoiselle, ce que j'ai vu et entendu à
Berlin; je dirai plus tard ce que j'y ai fait entendre.

Je commence par le grand théâtre lyrique; à tout seigneur tout honneur!

Feu la salle de l'Opéra allemand, si rapidement détruite il y a trois
mois à peine par un incendie, était assez sombre et malpropre, mais très
sonore et bien disposée pour l'effet musical. L'orchestre n'y occupait
pas, comme à Paris, une place si avancée dans les rangs des auditeurs;
il s'étendait beaucoup plus à droite et à gauche, et les instruments
violents, tels que les trombones, trompettes, timbales et grosse caisse,
un peu abrités par les premières loges, perdaient ainsi de leur
excessif retentissement. La masse instrumentale, l'une des meilleures
que j'aie entendues, est ainsi composée aux jours des grandes
représentations: 14 premiers, 14 seconds violons, 8 altos, 10
violoncelles, 8 contrebasses, 4 flûtes, 4 hautbois, 4 clarinettes, 4
bassons, 4 cors, 4 trompettes, 4 trombones, 1 timbalier, 1 grosse
caisse, 1 paire de cymbales et 2 harpes.

Les instruments à archet sont presque tous excellents; il faut signaler
à leur tête les frères Ganz (1er violon et 1er violoncelle d'un
grand mérite), et l'habile violoniste Ries. Les instruments à vent de
bois sont aussi fort bons, et, vous le voyez, en nombre double de celui
que nous avons à l'Opéra de Paris. Cette combinaison est très
avantageuse; elle permet de faire entrer deux flûtes, deux hautbois,
deux clarinettes et deux bassons _ripienni_ dans le _fortissimo_, et
adoucit singulièrement alors l'âpreté des instruments de cuivre qui,
sans cela, dominent toujours trop. Les cors sont d'une belle force et
tous à cylindres, au grand regret de Meyerbeer, qui a conservé l'opinion
que j'avais il y a peu de temps encore au sujet de ce mécanisme nouveau.
Plusieurs compositeurs se montrent hostiles au cor à cylindres, parce
qu'ils croient que son timbre n'est plus le même que celui du cor
simple. J'ai fait plusieurs fois l'expérience, et en écoutant les notes
ouvertes d'un cor simple et celles d'un cor chromatique ou à cylindres
alternativement, j'avoue qu'il m'a été absolument impossible de
découvrir entre les deux la moindre différence de timbre ou de sonorité.
On a fait en outre au nouveau cor une objection fondée en apparence,
mais qu'il est facile de détruire cependant. Depuis l'introduction dans
les orchestres de cet instrument (selon moi perfectionné), certains
cornistes, employant les cylindres pour jouer des parties de cor
ordinaire, trouvent plus commode de produire en _sons ouverts_, par ce
mécanisme, les notes _bouchées_, écrites avec intention par l'auteur.
Ceci est en effet un abus très-grave, mais il doit être imputé aux
exécutants et non point à l'instrument. Loin de là, puisque le cor à
cylindres, entre les mains d'un artiste habile, peut rendre non
seulement tous les tons bouchés du cor ordinaire, mais même la gamme
entière sans employer une seule note ouverte. Il faut seulement conclure
de tout ceci que les cornistes doivent savoir se servir de la main dans
le pavillon, comme si le mécanisme des cylindres n'existait pas, et que
les compositeurs devront dorénavant indiquer dans leurs partitions, par
un signe quelconque, celles des notes des parties de cor qui doivent
être faites _bouchées_, l'exécutant ne devant alors produire _ouvertes_
que celles qui ne portent aucune indication.

Le même préjugé a combattu pendant quelque temps l'emploi des trompettes
à cylindres aujourd'hui général en Allemagne, mais avec moins de force
cependant qu'il n'en avait apporté à combattre les nouveaux cors. La
question des sons bouchés, dont aucun compositeur ne faisait usage sur
les trompettes, se trouvait naturellement écartée. On s'est borné à dire
que le son de la trompette perdait, par le mécanisme des cylindres,
beaucoup de son éclat; ce qui n'est pas, du moins pour mon oreille. Or,
s'il faut une oreille plus fine que la mienne pour apercevoir une
différence entre les deux instruments, on conviendra, j'espère, que
l'inconvénient résultant de cette différence pour la trompette à
cylindres n'est pas comparable à l'avantage que ce mécanisme lui donne
de pouvoir parcourir, sans difficulté et sans la moindre inégalité de
sons, toute une échelle chromatique de deux octaves et demie d'étendue.
Je ne puis donc qu'applaudir à l'abandon à peu près complet où les
trompettes simples sont aujourd'hui tombées en Allemagne. Nous n'avons
presque point encore en France de trompettes chromatiques ou à (ou à
cylindres); la popularité incroyable du cornet à pistons leur a fait une
concurrence victorieuse jusqu'à ce jour, mais injuste, à mon avis, le
timbre du cornet étant fort loin d'avoir la noblesse et le brillant de
celui de la trompette. Ce ne sont pas, en tout cas, les instruments qui
nous manquent; Adolphe Sax fait à cette heure des trompettes à
cylindres, grandes et petites, dans tous les tons possibles usités et
inusités, dont l'excellente sonorité et la perfection sont
incontestables. Croirait-on que ce jeune et ingénieux artiste a mille
peines à se faire jour et à se maintenir à Paris? On renouvelle contre
lui des persécutions dignes du moyen-âge, et qui rappellent exactement
les faits et gestes des ennemis de Benvenuto, le ciseleur florentin. On
lui enlève ses ouvriers, on lui dérobe ses plans, on l'accuse de folie,
on lui intente des procès; avec un peu plus d'audace, on
l'assassinerait. Telle est la haine que les inventeurs excitent toujours
parmi ceux de leurs rivaux qui n'inventent rien. Heureusement la
protection et l'amitié dont M. le général de Rumigny a constamment
honoré l'habile facteur, l'ont aidé à soutenir jusqu'à présent cette
misérable lutte; mais suffiront-t-elles toujours?... C'est au ministre
de la guerre qu'il appartiendrait de mettre un homme aussi utile et
d'une spécialité si rare dans la position dont il est digne par son
talent, par sa persévérance et par ses efforts. Nos bandes de musique
militaire n'ont point encore de trompettes à cylindres, ni de bass-tuba
(le plus puissant des instruments graves). Une fabrication considérable
de ces instruments va devenir inévitable pour mettre les orchestres
militaires français au niveau de ceux que possèdent la Prusse et
l'Autriche; une commande de trois cents trompettes et de cent bass-tuba,
adressée à Ad. Sax par le ministère, le sauverait.

Berlin est la seule des villes d'Allemagne (que j'ai visitées) où l'on
trouve le grand trombone basse (en _mi bémol_). Nous n'en possédons
point encore à Paris, les exécutants se refusant à la pratique d'un
instrument qui leur fatigue la poitrine. Les poumons prussiens sont
apparemment plus robustes que les nôtres. L'orchestre de l'Opéra de
Berlin possède deux de ces instruments, dont la sonorité est telle
qu'elle écrase et fait disparaître complètement le son des autres
trombones, alto et ténor, exécutant les parties hautes. Le timbre rude
et prédominant d'un trombone basse suffirait à rompre l'équilibre et à
détruire l'harmonie des trois parties de trombones qu'écrivent partout
aujourd'hui les compositeurs. Or à l'Opéra de Berlin, il n'y a point
d'ophicléide, et, au lieu de le remplacer par un bass-tuba dans les
opéras venus de France, et qui contiennent presque tous une partie
d'ophicléide, on a imaginé de faire jouer cette partie par un deuxième
trombone-basse. Il en résulte que la partie d'ophicléide, écrite souvent
à l'octave inférieure du troisième trombone, étant ainsi exécutée,
l'union de ces deux terribles instruments produit un effet désastreux.
On n'entend plus que le son grave des instruments de cuivre; c'est tout
au plus si la voix des trompettes peut surnager encore. Dans mes
concerts où je n'avais pourtant employé (pour les symphonies) qu'un
trombone basse, je fus obligé, remarquant qu'on l'entendait seul, de
prier l'artiste qui le jouait de rester assis, de manière à ce que le
pavillon de l'instrument fût tourné contre le pupitre, qui lui servait
en quelque sorte de sourdine, pendant que les trombones, ténor et alto,
au contraire, jouaient debout, leur pavillon passant en conséquence
par-dessus la planchette du pupitre. Alors seulement on put entendre les
trois parties. Ces observations réitérées faites à Berlin, m'ont conduit
à penser que la meilleure manière de grouper les trombones dans les
théâtres est, après tout, celle qu'on a adoptée à l'Opéra de Paris, et
qui consiste à employer ensemble trois trombones ténors. Le timbre du
petit trombone (l'alto), est grêle, et ses notes hautes ne présentent
que peu d'utilité. Je voterais donc aussi pour son exclusion, dans les
théâtres, et ne désirerais la présence d'un _trombone-basse_ que si l'on
écrivait à _quatre_ parties, et avec _trois ténors_ capables de lui
résister.

Si je ne parle pas _d'or_, au moins parlé-je beaucoup de cuivre;
cependant je suis sûr, Mademoiselle, que ces détails d'instrumentation
vous intéresseront beaucoup plus que mes tirades misanthropiques et mes
histoires de tête de mort. Vous êtes mélodiste, harmoniste, et fort peu
versée, du moins que je sache, en ostéologie. Ainsi donc je continue
l'examen des forces musicales de l'Opéra de Berlin.

Le timbalier est bon musicien, mais n'a pas beaucoup d'agilité dans les
poignets; ses roulements ne sont pas assez serrés. D'ailleurs ses
timbales sont trop petites, elles ont peu de son, et il ne connaît
qu'une seule espèce de baguettes, d'un effet médiocre, et tenant le
milieu entre nos baguettes à tête de peau et celles à tête d'éponge. On
est à cet égard, dans toute l'Allemagne, fort en arrière de la France.
Sous le rapport même du mécanisme de l'exécution, et en exceptant
Wibrecht, le chef des corps d'harmonie militaire de Berlin, qui joue des
timbales comme un tonnerre, je n'ai pas trouvé un artiste qu'on puisse
comparer, pour la précision, la rapidité du roulement et la finesse des
nuances, à Poussard, l'excellent timbalier de l'Opéra. Faut-il vous
parler des cymbales? Oui, et pour vous dire seulement qu'une paire de
cymbales intactes, c'est-à-dire qui ne sont ni fêlées ni écornées, qui
sont entières enfin, est chose fort rare et que je n'ai trouvée ni à
Weimar, ni à Leipzig, ni à Dresde, ni à Hambourg, ni à Berlin. C'était
toujours pour moi un sujet de très grande colère, et il m'est arrivé de
faire attendre l'orchestre une demi-heure et de ne vouloir pas commencer
une répétition avant qu'on m'eût apporté deux cymbales bien neuves, bien
frémissantes, bien turques, comme je les voulais, pour montrer au maître
de chapelle si j'avais tort de trouver ridicules et détestables les
fragments de plats cassés qu'on me présentait sous ce nom. En général,
il faut reconnaître l'infériorité choquante où certaines parties de
l'orchestre ont été maintenues en Allemagne jusqu'à présent. On ne
semble pas se douter du parti qu'on en peut tirer et qu'on en tire
effectivement ailleurs. Les instruments ne valent rien, et les
exécutants sont loin d'en connaître toutes les ressources. Telles sont
les timbales, les cymbales, la grosse caisse même; tels sont encore le
cor anglais, l'ophicléïde et la harpe. Mais ce défaut tient évidemment à
la manière d'écrire des compositeurs, qui, n'ayant jamais rien demandé
d'important à ces instruments, sont cause que leurs successeurs, qui
écrivent d'une autre façon, n'en peuvent presque rien obtenir.

Mais de combien les Allemands, en revanche, nous sont supérieurs pour
les instruments de cuivre en général et les trompettes en particulier!
Nous n'en avons pas d'idée. Leurs clarinettes aussi valent mieux que les
nôtres; il n'en est pas de même pour les hautbois; il y a, je crois, à
cet égard, égalité de mérite entre les deux écoles; quant aux flûtes,
nous les surpassons; on ne joue nulle part de la flûte comme à Paris.
Leurs contre-basses sont plus fortes que les contre-basses françaises;
leurs violoncelles, leurs altos et leurs violons ont de grandes
qualités; on ne saurait pourtant, sans injustice, les mettre au niveau
de notre jeune école d'instruments à archets. Les violons, les altos, et
les violoncelles de l'orchestre du Conservatoire à Paris n'ont point de
rivaux. J'ai prouvé surabondamment, ce me semble, la rareté des bonnes
harpes en Allemagne; celles de Berlin ne font point exception à la règle
générale, et on aurait grand besoin dans cette capitale de quelques
élèves de Parish-Alvars. Ce magnifique orchestre, dont les qualités de
précision, d'ensemble, de force et de délicatesse sont éminentes, est
placé sous la direction de:

Meyerbeer (directeur général de la musique du Roi de Prusse). C'est...
Meyerbeer. Je crois que vous le connaissez!!!...

De Henning (premier maître de chapelle), homme habile, dont le talent
est en grande estime auprès des artistes; et de Taubert (deuxième maître
de chapelle), pianiste et compositeur brillant. J'ai entendu (exécuté
par lui et les frères Ganz) un trio de piano de sa composition, d'une
facture excellente, d'un style neuf et plein de verve. Taubert vient
d'écrire et de faire entendre, avec grand succès, les chœurs de la
tragédie grecque _Médée_, récemment mise en scène à Berlin.

MM. Ganz et Ries se partagent le titre et les fonctions de maître de
concert.

Montons sur la scène maintenant.

Le chœur, aux jours des représentations ordinaires, se compose de
soixante voix seulement; mais lorsqu'on exécute les grands opéras en
présence du Roi, la force du chœur est alors doublée, et soixante
autres choristes externes sont adjoints à ceux du théâtre. Toutes ces
voix sont excellentes, fraîches, vibrantes. La plupart des choristes,
hommes, femmes et enfants, sont musiciens, moins habiles lecteurs
cependant que ceux de l'Opéra de Paris, mais beaucoup plus qu'eux
exercés à l'art du chant, et plus attentifs, et plus soigneux, et mieux
payés. C'est le plus beau chœur de théâtre que j'aie encore
rencontré. Il a pour directeur Elssler, frère de la célèbre danseuse.
Cet intelligent et patient artiste pourrait s'épargner beaucoup de peine
et faire plus rapidement avancer les études des chœurs, si, au lieu
d'exercer les cent vingt voix toutes à la fois dans la même salle, il
les divisait préliminairement en trois groupes (les soprani et
contralti, les ténors, les basses), étudiant isolément, en même temps,
dans trois salles séparées, sous la direction de trois sous-chefs
choisis et surveillés par lui. Cette méthode analytique, qu'on ne veut
pas absolument admettre dans les théâtres, pour de misérables raisons
d'économie et d'habitude routinière, est la seule cependant qui puisse
permettre d'étudier à fond chaque partie d'un chœur et d'en obtenir
l'exécution soignée et bien nuancée; je l'ai déjà dit ailleurs, je ne me
lasserai pas de le répéter.

Les chanteurs-acteurs du théâtre de Berlin n'occupent pas dans la
hiérarchie des virtuoses une place aussi élevée que celle où le chœur
et l'orchestre sont parvenus, chacun dans sa spécialité, parmi les
masses musicales de l'Europe. Cette troupe contient cependant des
talents remarquables, parmi lesquels il faut citer:

Mademoiselle Marx, soprano expressif et très sympathique, dont les
cordes extrêmes, dans le grave et l'aigu, commencent déjà
malheureusement à s'altérer un peu;

Mademoiselle Tutchek, soprano flexible, d'un timbre assez pur et agile;

Mlle Hâhnel, contralto bien caractérisé;

Boëticher, excellente basse, d'une grande étendue et d'un beau timbre;
chanteur habile, bel acteur, musicien et lecteur consommé;

Zsische, basse chantante d'un vrai talent, dont la voix et la méthode
semblent briller au concert plus encore qu'au théâtre; Mantius, premier
ténor; sa voix manque un peu de souplesse et n'est pas très étendue:

Madame Schrœder-Devrient, engagée depuis quelques mois seulement;
soprano usé dans le haut, peu flexible, éclatant et dramatique
cependant. Madame Devrient chante maintenant trop bas toutes les fois
qu'elle ne peut pousser la note avec force. Ses ornements sont de très
mauvais goût, et elle entremêle son chant de phrases et d'interactions
parlées, comme font nos acteurs de vaudeville dans leurs couplets, d'un
effet exécrable. Cette école de chant est la plus antimusicale et la
plus triviale qu'on puisse signaler aux débutants pour qu'ils se gardent
de l'imiter.

Pichek, l'excellent baryton dont j'ai parlé à propos de Francfort, vient
aussi, dit-on, d'être engagé par M. Meyerbeer. C'est une acquisition
précieuse, dont il faut féliciter la direction du théâtre de Berlin.

Voilà, Mademoiselle, tout ce que je sais des ressources que possède la
musique dramatique dans la capitale de la Prusse. Je n'ai pas entendu
une seule représentation du théâtre italien, je m'abstiendrai donc de
vous en parler.

Dans une prochaine lettre, et avant de m'occuper du récit de mes
concerts, j'aurai à rassembler mes souvenirs sur les représentations des
_Huguenots_ et _d'Armide_, auxquelles j'ai assisté, sur l'Académie de
chant et sur les bandes militaires, institutions d'un caractère
essentiellement opposé, mais d'une valeur immense, et dont la splendeur,
comparée à ce que nous possédons en ce genre, doit profondément humilier
notre amour-propre national.



VIII

A M. HABENECK, CHEF D'ORCHESTRE DE L'OPÉRA.

Berlin.


Je faisais dernièrement à mademoiselle Louise Bertin, dont vous
connaissez la science musicale et le sérieux amour de l'art,
l'énumération des richesses vocales et instrumentales du grand Opéra de
Berlin. J'aurais à parler à présent de l'Académie de chant et des corps
de musique militaire; mais puisque vous tenez à savoir avant tout ce que
je pense des représentations auxquelles j'ai assisté, j'intervertis
l'ordre de mon récit, pour vous dire comment j'ai vu fonctionner les
artistes prussiens dans les opéras de Meyerbeer, de Gluck, de Mozart et
de Weber.

Il y a malheureusement à Berlin, comme à Paris, comme partout, certains
jours où il semble que, par suite d'une convention tacite, existant
entre les artistes et le public, il soit permis de négliger plus ou
moins l'exécution. On voit alors bien des places vides dans la salle, et
bien des pupitres inoccupés dans l'orchestre. Les chefs d'emploi, ces
soirs-là, dînent en ville, ils donnent des bals, ils sont à la chasse,
etc. Les musiciens sommeillent, tout en jouant les _notes_ de leur
partie; quelques-uns même ne jouent pas du tout: ils dorment, ils
lisent, ils dessinent des caricatures, ils font de mauvaises
plaisanteries à leurs voisins, ils jasent assez haut; je n'ai pas besoin
de vous dire tout ce qui se pratique à l'orchestre en pareil cas...

Quant aux acteurs, ils sont trop en évidence pour se permettre de telles
libertés (cela leur arrive quelquefois cependant), mais les choristes
s'en donnent à cœur-joie. Ils entrent en scène les uns après les
autres, par groupes incomplets; plusieurs d'entre-eux, arrivés tard au
théâtre, ne sont pas encore habillés, quelques uns, ayant fait dans la
journée un service fatigant dans les églises, se présentent exténués et
avec l'intention bien arrêtée de ne pas donner un son. Tout le monde se
met à son aise; on transpose à l'octave basse les notes hautes, ou bien
on les laisse échapper tant bien que mal à demi-voix; il n'y a plus de
nuances; le _mezzo forte_ est adopté pour toute la soirée, on ne regarde
pas le bâton de mesure, il en résulte trois ou quatre fausses entrées
et autant de phrases disloquées; mais qu'importe! Le public
s'aperçoit-il de cela? Le directeur n'en sait rien, et si l'auteur fait
des reproches, on lui rit au nez et on le traite d'intrigant. Ces dames
surtout ont de charmantes distractions. Ce ne sont que sourires et
correspondances télégraphiques, échangés soit avec les musiciens de
l'orchestre, soit avec les habitués du balcon. Elles sont allées le
matin au baptême de l'enfant de Mademoiselle ***, une de leurs
camarades; on en a rapporté des dragées qu'on mange en scène, en riant
de la mine grotesque du parrain, de la coquetterie de la marraine, de la
figure réjouie du curé. Tout en causant, on distribue quelques taloches
aux enfants de chœur qui s'émancipent:

--Veux-tu finir polisson, ou j'appelle le maître de chant!

--Vois donc, ma chère, la belle rose que M. *** porte à sa boutonnière!
C'est Florence qui la lui a donnée.

--Elle est donc toujours folle de son _argent_-de-change?

--Oui, mais c'est un secret; tout le monde ne peut pas avoir des
_avoués_.

--Ah! joli, le calembourg! A propos, pour rimer, vas-tu au concert de la
cour?

--Non, j'ai quelque chose à faire ce jour-là.

--Quoi donc?

--Je me marie!

--Tiens, quelle idée!

--Prends garde, voilà la toile.»

L'acte est ainsi terminé, le public mystifié et l'ouvrage abîmé. Mais
quoi! il faut bien prendre un peu de repos, on ne peut pas toujours être
sublime, et ces représentations en grand débraillé servent à faire
ressortir celles où l'on met du soin, du zèle, de l'attention et du
talent. J'en conviens; pourtant vous m'avouerez qu'il y a quelque chose
de triste à voir des chefs-d'œuvre traités avec cette extrême
familiarité. Je conçois qu'on ne brûle pas nuit et jour de l'encens
devant les statues des grands hommes; mais ne seriez-vous pas courroucé
de voir le buste de Gluck ou celui de Beethoven employé comme tête à
perruque dans la boutique d'un coiffeur?...

Ne faites pas le philosophe, je suis sûr que cela vous indignerait.

Je ne veux pas conclure de tout ceci qu'on se donne à ce point du bon
temps, dans certaines représentations de l'Opéra de Berlin; non, on y va
plus modérément: sous ce rapport, comme sous quelques autres, la
supériorité nous reste. Si par hasard il nous arrive à Paris de voir un
chef-d'œuvre représenté en _grand débraillé_, comme je disais tout à
l'heure, on ne se permet jamais en Prusse de le montrer qu'en _petit
négligé_. C'est ainsi que j'ai vu jouer _Figaro_ et le _Freyschütz_. Ce
n'était pas mal, sans être tout-à-fait bien. Il y avait un certain
ensemble un peu relâché, une précision un peu indécise, une verve
modérée, une chaleur tiède; on eût désiré seulement le coloris et
l'animation qui sont les vrais symptômes de la vie, et ce luxe qui, pour
la bonne musique, est réellement le nécessaire; et puis encore quelque
chose d'assez essentiel..... l'inspiration.

Mais quand il s'est agi d'_Armide_ et des _Huguenots_, vous eussiez vu
une transformation complète. Je me suis cru à une de ces premières
représentations de Paris, où vous arrivez de bonne heure, pour avoir le
temps de voir un peu tout votre monde et faire vos dernières
recommandations, où chacun est d'avance à son poste, où l'esprit de tous
est tendu, où les visages sérieux expriment une forte et intelligente
attention, où l'on voit enfin qu'un événement musical d'importance va
s'accomplir.

Le grand orchestre avec ses 28 violons et ses instruments à vent
doublés, le grand chœur avec ses 120 voix étaient présents, et
Meyerbeer dominait au premier pupitre. J'avais un vif désir de le voir
diriger, de le voir surtout diriger son ouvrage. Il s'acquitte de cette
tâche comme si elle eût été la sienne depuis vingt ans; l'orchestre est
dans sa main, il en fait ce qu'il veut. Quant aux mouvements qu'il prend
pour _les Huguenots_, ce sont les mêmes que les vôtres, à l'exception
de ceux de l'entrée des moines au quatrième acte et de la marche qui
termine le troisième; ceux-là sont un peu plus lents. Cette différence a
légèrement refroidi pour moi l'effet du premier morceau; j'aurais
préféré un peu moins de largeur; tandis que je l'ai trouvée tout à fait
à l'avantage du second joué sur le théâtre par la bande militaire; il y
gagne sous tous les rapports.

Je ne puis pas analyser scène par scène l'exécution de l'orchestre dans
le chef-d'œuvre de Meyerbeer; je dirai seulement qu'elle m'a paru,
d'un bout à l'autre de la représentation, magnifiquement belle,
parfaitement nuancée, d'une précision et d'une clarté incomparables,
même dans les passages les plus compliqués. Ainsi le final du second
acte, avec ses traits roulants sur des séries d'accords de septième
diminuée et ses modulations enharmoniques, a été rendu, jusque dans ses
parties les plus obscures, avec une extrême netteté et une justesse de
sons irréprochable. J'en dois dire autant du chœur. Les traits
vocalisés, les doubles chœurs contrastants, les entrées en
imitations, les passages subits du _forte_ au _piano_, les nuances
intermédiaires, tout cela a été exécuté proprement, vigoureusement, avec
une rare chaleur et un sentiment de la véritable expression plus rare
encore. La _stretta_ de la bénédiction des poignards m'a frappé comme
un coup de foudre, et j'ai été longtemps à me remettre de l'incroyable
bouleversement qu'elle m'a causé. Le grand ensemble du Pré aux Clercs,
la dispute des femmes, les litanies de la Vierge, la chanson des soldats
huguenots, présentaient à l'oreille un tissu musical d'une richesse
étonnante, mais dont l'auditeur pouvait suivre facilement la trame sans
que la pensée complexe de l'auteur lui restât voilée un seul instant.
Cette merveille de contrepoint dramatisé est aussi demeurée pour moi,
jusqu'à présent, la merveille du chant choral. Meyerbeer, je le crois,
ne peut espérer mieux en aucun lieu de l'Europe. Il faut ajouter que la
mise en scène est disposée d'une façon éminemment ingénieuse et
favorable à la bonne exécution. Dans la chanson du _rataplan_, les
choristes miment une espèce de marche de tambours avec certains
mouvements en avant et en arrière qui animent la scène et se lient bien
d'ailleurs à l'effet musical.

La bande militaire, au lieu d'être placée, comme à Paris, tout au fond
du théâtre, d'où, séparée de l'orchestre par la foule qui encombre la
scène, elle ne peut voir les mouvements du maître de chapelle ni suivre
conséquemment la mesure avec exactitude, commence à jouer dans les
coulisses d'avant-scène à droite du public; elle se met ensuite en
marche et parcourt le théâtre en passant auprès de la rampe et
traversant les groupes du chœur. De cette façon les musiciens se
trouvent, presque jusqu'à la fin du morceau, très rapprochés du chef;
ils conservent rigoureusement le même mouvement que l'orchestre
inférieur, et il n'y a jamais la moindre discordance rhythmique entre
les deux masses.

Boëticher est un excellent Saint-Bris; Zsische remplit avec talent le
rôle de Marcel, sans posséder toutefois les qualités d'_humour_
dramatique qui font de notre Levasseur un Marcel si originalement vrai.
Mademoiselle Marx montre de la sensibilité et une certaine dignité
modeste, qualités essentielles du caractère de Valentine. Il faut
pourtant que je lui reproche deux ou trois monosyllabes parlés qu'elle a
eu le tort d'emprunter à l'école déplorable de Madame Devrient. J'ai vu
cette dernière dans le même rôle quelques jours après, et si, en me
prononçant ouvertement contre sa manière de le rendre, j'ai étonné et
même choqué plusieurs personnes d'un excellent esprit qui, par habitude
sans doute, admirent sans restriction la célèbre artiste, je dois ici
dire pourquoi je diffère si fort de leur opinion. Je n'avais point de
parti pris, point de prévention ni pour ni contre madame Devrient. Je me
souvenais seulement qu'elle me parut admirable à Paris, il y a bien des
années, dans le _Fidelio_ de Beethoven, et que tout récemment, au
contraire, à Dresde, j'avais remarqué en elle de fort mauvaises
habitudes de chant et une action scénique souvent entachée d'exagération
et d'afféterie. Ces défauts m'ont frappé d'autant plus vivement ensuite
dans _les Huguenots_, que les situations du drame sont plus
saisissantes, et que la musique en est plus empreinte de grandeur et de
vérité. Ainsi donc j'ai sévèrement blâmé la cantatrice et l'actrice, et
voici pourquoi: dans la scène de la conjuration où Saint-Bris expose à
Nevers et à ses amis le plan du massacre des huguenots, Valentine écoute
en frémissant le sanglant projet de son père, mais elle n'a garde de
laisser apercevoir l'horreur qu'il lui inspire; Saint-Bris, en effet,
n'est pas homme à supporter chez sa fille de pareilles opinions. L'élan
involontaire de Valentine vers son mari, au moment où celui-ci brise son
épée et refuse d'entrer dans le complot, est d'autant plus beau, que la
timide femme a plus longtemps souffert en silence, et que son trouble a
été plus péniblement contenu. Eh bien! au lieu de dérober son agitation
et de rester presque passive, comme font dans cette scène toutes les
tragédiennes de bon sens, madame Devrient va prendre Nevers, le force de
la suivre au fond du théâtre, et là, marchant à grands pas à ses côtés,
semble lui tracer son plan de conduite et lui dicter ce qu'il doit
répondre à Saint-Bris. D'où il suit que l'époux de Valentine s'écriant:

    Parmi mes illustres aïeux,
    Je compte des soldats, mais pas un assassin!

perd tout le mérite de son opposition; son mouvement n'a plus de
spontanéité, et il a l'air seulement d'un mari soumis qui répète la
leçon que lui a faite sa femme. Quand Saint-Bris entonne le fameux
thême: _A cette cause sainte_, Madame Devrient s'oublie jusqu'à se
jeter, bon gré malgré, dans les bras de son père, qui toujours cependant
est censé ignorer les sentiments de Valentine; elle l'implore, elle le
supplie, elle le _tracasse_ enfin par une pantomime si véhémente, que
Boëticher, qui ne s'attendait pas, la première fois, à ces emportements
intempestifs, ne savait comment faire pour conserver la liberté d'agir
et de respirer, et paraissait dire, par l'agitation de sa tête et de son
bras droit: «Pour Dieu, Madame, laissez-moi donc tranquille, et
permettez que je chante mon rôle jusqu'au bout!» Madame Devrient montre
par là à quel point elle est possédée du démon de la personnalité. Elle
se croirait perdue si dans toutes les scènes, à tort ou à raison, et par
quelques manœuvres scéniques que ce soit, elle n'attirait sur elle
l'attention du public. Elle se considère évidemment comme le pivot du
drame, comme le seul personnage digne d'occuper les spectateurs. «Vous
écoutez cet acteur! vous admirez l'auteur! ce chœur vous intéresse!
Niais que vous êtes! regardez donc par ici, voyez-moi; car je suis le
poème, je suis la poésie, je suis la musique, je suis tout; il n'y a ce
soir d'autre objet intéressant que moi, et vous ne devez être venus au
théâtre que pour moi!» Dans le prodigieux duo qui succède à cette
immortelle scène, pendant que Raoul se livre à toute la fougue de son
désespoir, madame Devrient, la main appuyée sur une causeuse, penche
gracieusement la tête pour laisser pendre en liberté, du côté gauche,
les belles boucles de sa blonde chevelure; elle dit quelques mots, et,
pendant la réplique de Raoul, se posant inclinée d'une autre façon, elle
fait admirer le doux reflet de ses cheveux du côté droit. Je ne crois
pas cependant que ces soins minutieux d'une coquetterie puérile soient
précisément ceux qui doivent occuper l'ame de Valentine en un pareil
moment.

Quant au chant de madame Devrient, je l'ai déjà dit, il manque souvent
de justesse et de goût. Les points d'orgue et les changements nombreux
qu'elle introduit maintenant dans ses rôles sont d'un mauvais style et
maladroitement amenés. Mais je ne connais rien de comparable à ses
interjections parlées. Madame Devrient ne _chante_ jamais les mots:
_Dieu! ô mon Dieu! Oui! non! est-il vrai! est-il possible!_ etc. Tout
cela est _parlé_ et _crié_ à pleine voix. Je ne saurais dire l'aversion
que j'éprouve pour ce genre anti-musical de déclamation. A mon sens, il
est cent fois pis de parler l'opéra que de chanter la tragédie.

Les notes désignées dans certaines partitions par ces mots: _Canto
parlato_, ne sont point destinées à être lancées de la sorte par les
chanteurs; dans le genre sérieux, le timbre de voix qu'elles exigent
doit toujours se rattacher à la tonalité; cela ne sort pas de la
musique. Qui ne se souvient de la manière dont mademoiselle Falcon
savait dire, en _chant parlé_, les mots de la fin de ce duo: _Raoul! ils
te tueront!_ Certes, cela était à la fois naturel et musical, et
produisait un effet immense. Loin de là, quand, répondant aux
supplications de Raoul, madame Devrient parle et crie par trois fois
avec un _crescendo_ de force, _nein! nein! nein!_ je crois entendre
madame Dorval ou mademoiselle Georges dans un mélodrame, et je me
demande pourquoi l'orchestre continue de jouer puisque l'opéra est fini.
Ceci est d'un ridicule monstrueux. Je n'ai pas entendu le cinquième
acte, furieux que j'étais d'avoir vu le chef-d'œuvre du quatrième
défiguré de cette façon. Est-ce vous calomnier, mon cher Habeneck,
d'affirmer que vous en eussiez fait autant? J'ai peine à le croire. Je
connais votre manière de sentir en musique: quand l'exécution d'un bel
ouvrage est tout à fait mauvaise, vous en prenez bravement votre parti;
et même alors, plus c'est détestable et plus vous êtes courageux! Mais
qu'à une seule exception près tout marche à souhait au contraire, oh!
alors, cette exception vous irrite, vous crispe, vous exaspère; vous
entrez dans une de ces rages indignées qui vous feraient voir de
sang-froid, avec joie même, l'extermination de l'individu discordant, et
pendant que les bourgeois s'étonnent de votre colère, les vrais artistes
la partagent, et je grince avec vous de toutes mes dents.

Madame Devrient a certes des qualités éminentes: ce sont la chaleur,
l'entraînement; mais ces qualités, fussent-elles suffisantes, ne m'ont
pas d'ailleurs toujours semblé contenues dans les limites que leur
assignent la nature et le caractère de certains rôles. Valentine, par
exemple, même en mettant à part les observations que j'ai faites plus
haut, Valentine, la jeune mariée de la veille, le cœur fort, mais
timide, la noble épouse de Nevers, l'amante chaste et réservée qui
n'avoue son amour à Raoul que pour l'arracher à la mort, s'accommode
mieux d'une passion modeste, d'un jeu décent et d'un chant expressif que
de toutes les bordées à triple charge de Madame Devrient et de son
personnalisme endiablé.

Quelques jours après les _Huguenots_, j'ai vu jouer _Armide_. La reprise
de cet ouvrage célèbre avait été faite avec tout le soin et le respect
qui lui sont dus; la mise en scène était magnifique, éblouissante, et le
public s'est montré digne de la faveur qu'on lui accordait. C'est que de
tous les anciens compositeurs, Glück est celui dont la puissance me
paraît avoir le moins à redouter des révolutions incessantes de l'art.
Jamais il ne sacrifia ni aux caprices des chanteurs, ni aux exigences de
la mode, ni aux habitudes invétérées qu'il eut à combattre en arrivant
en France, encore fatigué de la lutte qu'il venait de soutenir contre
celles des théâtres d'Italie. Sans doute cette guerre avec les
_dilettanti_ de Milan, de Naples et de Parme, au lieu de l'affaiblir,
avait doublé ses forces en lui en révélant l'étendue; car, en dépit du
fanatisme qui était alors dans nos mœurs françaises en matière d'art,
ce fut presqu'en se jouant qu'il brisa et foula aux pieds les misérables
entraves qu'on lui opposait. Les criailleries des encyclopédistes
parvinrent une fois à lui arracher un mouvement d'impatience; mais cet
accès de colère, qui lui fit commettre l'imprudence de leur répondre,
fut le seul qu'il eut à se reprocher; et depuis lors, comme auparavant,
il marcha silencieusement droit à son but. Vous savez quel était celui
qu'il voulait atteindre, et s'il a jamais été donné à un homme d'y
parvenir mieux que lui. Avec moins de conviction ou moins de fermeté, il
est probable que, malgré le génie dont la nature l'avait doué, ses
œuvres abâtardies n'auraient pas survécu de beaucoup à celles de ses
médiocres rivaux, aujourd'hui si complètement oubliées. Mais la _vérité
d'expression_, qui entraîne avec elle la _pureté du style_ et la
_grandeur des formes_, est de tous les temps; les belles pages de Glück
resteront toujours belles. Victor Hugo a raison: «le cœur n'a pas de
rides.»

Mademoiselle Marx, dans _Armide_, me parut noble et passionnée, bien
qu'un peu accablée cependant de son fardeau épique. Il ne suffit pas en
effet de posséder un vrai talent pour représenter les femmes de Glück;
comme pour les femmes de Shakspeare, il faut de si hautes qualités
d'ame, de cœur, de voix, de physionomie, d'attitudes, qu'il n'y a
point exagération à affirmer que ces rôles exigent en outre de la beauté
et.... _du génie_.

Quelle heureuse soirée me fit passer cette représentation d'_Armide_,
dirigée par Meyerbeer! Je ne l'oublierai jamais! L'orchestre et les
chœurs, inspirés à la fois par deux maîtres illustres, l'auteur et le
directeur, se montrèrent dignes de l'un et de l'autre. Le fameux final:
_Poursuivons jusqu'au trépas_, produisit une véritable explosion. L'acte
de la haine, avec les admirables pantomimes composées, si je ne me
trompe, par Paul Taglioni, maître des ballets du grand théâtre de
Berlin, ne me parut pas moins remarquable par une verve en apparence
désordonnée, mais dont tous les élans cependant étaient pleins d'une
infernale harmonie. On avait supprimé l'air de danse à 6/8 en _la_
majeur que nous exécutons ici, et rétabli, en revanche, la grande
chacone en _si_ bémol, qu'on n'entend jamais à Paris. Ce morceau très
développé a beaucoup d'éclat et de chaleur. Quelle conception que cet
acte de la haine! Je ne l'avais jamais à ce point compris et admiré.
J'ai frissonné à ce passage de l'évocation:

    Sauvez-moi de l'amour,
    Rien n'est si redoutable!

Au premier hémistiche, les deux hautbois font entendre une cruelle
dissonance de septième majeure, cri féminin où se décèlent la terreur et
ses plus vives angoisses. Mais au vers suivant:

    Contre un ennemi trop aimable,

comme ces deux mêmes voix, s'unissant en tierces, gémissent tendrement!
quels regrets dans ce peu de notes! et comme on sent que l'amour ainsi
regretté sera le plus fort! En effet, à peine la Haine, accourue avec
son affreux cortége, a-t-elle commence son œuvre, qu'Armide
l'interrompt et refuse son secours. De là le chœur:

    Suis l'amour, puisque tu le veux,
    Infortunée Armide,
    Suis l'amour qui te guide
    Dans un abîme affreux!

Dans le poème de Quinault, l'acte finissait là: Armide sortait avec le
chœur sans rien dire. Ce dénoûement paraissant vulgaire et peu
naturel à Glück, il voulut que la magicienne, demeurée seule un instant,
sortît ensuite en rêvant à ce qu'elle vient d'entendre; et un jour,
après une répétition, il improvisa, _paroles et musique_, à l'Opéra,
cette scène dont voici les vers:

        O ciel! quelle horrible menace!
        Je frémis! tout mon sang se glace!
    Amour, puissant amour, viens calmer mon effroi,
    Et prends pitié d'un cœur qui s'abandonne à toi!

La musique en est belle de mélodie, d'harmonie, de vague inquiétude, de
tendre langueur, de tout ce que l'inspiration dramatique et musicale
peut avoir de plus beau. Entre chacune des exclamations des deux
premiers vers, sous une sorte de _tremolo_ intermittent des seconds
violons, les basses déroulent une longue phrase chromatique qui gronde
et menace jusqu'au premier mot du troisième vers: «Amour,» où la plus
suave mélodie, s'épanouissant lente et rêveuse, dissipe, par sa tendre
clarté, la demi-obscurité des mesures précédentes. Puis tout
s'éteint..... Armide s'éloigne les yeux baissés, pendant que les
seconds violons, abandonnés du reste de l'orchestre, murmurent encore
leur _tremolo_ isolé. Immense, immense, est le génie créateur d'une
pareille scène!!!...

Parbleu! je suis vraiment naïf avec mon analyse admirative! n'ai-je pas
l'air de vous initier, vous Habeneck, aux beautés de la partition de
Glück? Mais, vous le savez, c'est involontaire! Je vous parle ici comme
nous faisons quelquefois sur les boulevards, en sortant des concerts du
Conservatoire, et que notre enthousiasme veut s'exhaler absolument.

Je ferai deux observations sur l'exécution à Berlin de ce morceau
sublime: l'une est de blâme, elle porte sur la mise en scène; l'autre
est élogieuse, elle a trait à une petite innovation introduite dans
l'orchestre de Glück par Meyerbeer.

Je reproche d'abord au machiniste de faire tomber la toile trop tôt; il
doit attendre que la dernière mesure de la ritournelle finale se soit
fait entendre; sans cela on ne peut voir Armide s'éloigner à pas lents
jusqu'au fond du théâtre pendant les palpitations et les soupirs de plus
en plus faibles de l'orchestre. Cet effet était fort beau à l'Opéra de
Paris, où, à l'époque des représentations d'_Armide_, la toile ne se
baissait jamais.

Ensuite, bien que je ne sois pas, vous le savez, partisan des
modifications quelconques apportées par le chef d'orchestre dans la
musique qui n'est pas la sienne, et dont il doit seulement rechercher la
bonne exécution, je complimenterai cependant Meyerbeer sur l'heureuse
idée qu'il a eue relativement au _tremolo_ intermittent dont je parlais
tout à l'heure. Ce passage des seconds violons étant sur le _ré_ bas,
Meyerbeer, pour le faire remarquer davantage, l'a fait jouer sur deux
cordes à l'unisson (le _ré_ à vide et le _ré_ sur la 4e corde). Il
semble naturellement alors que le nombre des seconds violons soit
subitement doublé, et de ces deux cordes d'ailleurs résulte une
résonnance particulière qui produit ici le plus heureux effet. Tant
qu'on ne fera à Gluck que des corrections de cette nature, il sera
permis d'y applaudir.

C'est comme votre idée de faire jouer _près du chevalet_, en _écrasant_
la corde, le fameux _tremolo_ continu de l'oracle d'_Alceste_; Gluck ne
l'a pas exprimée, il est vrai, mais il _a dû_ l'avoir.

Sous le rapport du sentiment exquis de l'expression, je trouvai encore
supérieure à tout le reste l'exécution des scènes du Jardin des
Plaisirs. C'était une sorte de langueur voluptueuse, de morbidesse
fascinatrice, qui me transportait dans ce palais de l'amour rêvé par les
deux poètes (Gluck et Tasso), et semblait me le donner, à moi aussi,
pour demeure enchantée. Je fermais les yeux, et en entendant cette
divine gavotte avec sa mélodie si caressante, et le murmure doucement
monotone de son harmonie, et ce chœur: _Jamais dans ces beaux lieux_,
dont le bonheur s'épanche avec tant de grâce, je voyais autour de moi
s'enlacer des bras charmants, se croiser d'adorables pieds, se dérouler
d'odorantes chevelures, briller des yeux-diamants, et rayonner mille
enivrants sourires. La fleur du plaisir, mollement agitée par la brise
mélodique, s'épanouissait, et de sa corolle ravissante s'échappait un
concert de sons, de couleurs et de parfums. Et c'est Gluck, le musicien
terrible, qui chanta toutes les douleurs, qui fit rugir le Tartare, qui
peignit la plage désolée de la Tauride et les sauvages mœurs de ses
habitants, c'est lui qui sut ainsi reproduire en musique cette étrange
idéalité de la volupté rêveuse, du calme dans l'amour!... Pourquoi non?
N'avait-il pas déjà auparavant ouvert les Champs-Élyséens?..... N'est-ce
pas lui qui trouva ce chœur immortel des ombres heureuses:

    «Torna o bella al tuo consorte,
    Che non vuol che piú diviso
    Sia di te, pietoso il ciel!»

Et n'est-ce pas d'ordinaire, comme l'a dit aussi notre grand poète
moderne, «les forts qui sont les plus doux?»

Mais je m'aperçois que le plaisir de causer avec vous de toutes ces
belles choses m'a entraîné trop loin, et que je ne pourrai pas encore
aujourd'hui parler des institutions musicales non dramatiques florissant
à Berlin. Elles seront donc le sujet d'une nouvelle lettre, et me
serviront de prétexte pour ennuyer quelque autre que vous de mon
infatigable verbiage.

Vous ne m'en voulez pas trop de celle-ci, n'est-ce pas?...

En tout cas, adieu!



IX

M. DESMARETS.

Berlin.


Je n'en finirais pas avec cette royale ville de Berlin, si je voulais
étudier en détail ses richesses musicales. Il est peu de capitales, s'il
en est toutefois, qui puissent s'enorgueillir de trésors d'harmonie
comparables aux siens. La musique y est dans l'air, on la respire, elle
vous pénètre. On la trouve au théâtre, à l'église, au concert, dans la
rue, dans les jardins publics, partout; grande et fière toujours, et
forte et agile, radieuse de jeunesse et de parure, l'air noble et
sérieux, belle ange armée qui daigne marcher quelquefois, mais les ailes
frémissantes, et prête à reprendre son vol étincelant vers le ciel.

C'est que la musique à Berlin est honorée de tous. Les riches et les
pauvres, le clergé et l'armée, les artistes et les amateurs, le peuple
et le roi l'ont en égale vénération. Le roi surtout apporte à son culte
cette ferveur réelle dont il est animé pour le culte des sciences et des
autres arts, et c'est dire beaucoup. Il suit d'un œil curieux les
mouvements, je dirai même les soubresauts progressifs de l'art nouveau,
sans négliger la conservation des chefs-d'œuvre de l'Ecole ancienne.
Il a une mémoire prodigieuse, embarrassante même pour ses
bibliothécaires et ses maîtres de chapelle quand il leur demande à
l'improviste l'exécution de certains fragments des vieux maîtres que
personne ne connaît plus. Rien ne lui échappe dans le domaine du présent
ni dans celui du passé: il veut tout entendre et tout examiner. De là le
vif attrait qu'éprouvent pour Berlin les grands artistes; de là
l'extraordinaire popularité en Prusse du sentiment musical; de là les
institutions chorales et instrumentales que sa capitale possède et qui
m'ont paru si dignes d'admiration.

L'Académie de chant est de ce nombre. Comme celle de Leipzig, comme
toutes les autres Académies semblables existant en Allemagne, elle se
compose presque entièrement d'amateurs; mais plusieurs artistes, hommes
et femmes, attachés aux théâtres en font partie également; et les dames
du grand monde ne croient point déroger en chantant un _oratorio_ de
Bach à côté de Mantins, de Boëticher ou de Mademoiselle Hâhnel. La
plupart des chanteurs de l'Académie de Berlin sont musiciens, et presque
tous ont des voix fraîches et sonores; les soprani et les basses surtout
m'ont paru excellents. Les répétitions en outre se font patiemment et
longuement sous la direction habile de M. Rungenhagen; aussi les
résultats obtenus, quand une grande œuvre est soumise au public,
sont-ils magnifiques et hors de toute comparaison avec ce que nous
pouvons entendre en ce genre à Paris.

Le jour où, sur l'invitation du directeur, je suis allé à l'Académie de
chant, on exécutait _la Passion_ de Sébastien Bach. Cette partition
célèbre, que vous avez lue sans doute, est écrite pour deux chœurs et
deux orchestres. Les chanteurs, au nombre de trois cents au moins,
étaient disposés sur les gradins d'un vaste amphithéâtre absolument
semblable à celui que nous avons au Jardin des Plantes dans la salle des
cours de chimie; un espace de trois à quatre pieds seulement séparait
les deux chœurs. Les deux orchestres, peu nombreux, accompagnaient
les voix du haut des derniers gradins, derrière les chœurs, et se
trouvaient en conséquence assez éloignés du maître de chapelle, placé en
bas sur le devant et à côté du piano. Ce n'est pas piano, c'est clavecin
qu'il faudraient dire; car il a presque le son des misérables
instruments de ce nom dont on se servait au temps de Bach. Je ne sais
si on fait un pareil choix à dessein, mais j'ai remarqué dans les écoles
de chant, dans les foyers des théâtres, partout où il s'agit
d'accompagner les voix, que le piano destiné à cet usage est toujours le
plus détestable qu'on a pu trouver. Celui dont se servait Mendelssohn à
Leipzig dans la salle du Gevant-Hause fait seul exception.

Vous allez me demander ce que le piano-clavecin peut avoir à faire
_pendant l'exécution_ d'un ouvrage dans lequel l'auteur n'a point
employé cet instrument! Il accompagne, en même temps que les flûtes,
hautbois, violons et basses, et sert probablement à maintenir au
diapason les premiers rangs du chœur qui _sont censés_ ne pas bien
entendre dans les _tutti_ l'orchestre trop éloigné d'eux. En tout cas
c'est l'habitude. Le clapottement continuel des accords plaqués sur ce
mauvais clavier produit bien un assommant effet en répandant sur
l'ensemble une couche superflue de monotonie; mais raison de plus, sans
doute, pour n'en pas démordre. C'est si sacré un vieil usage, quand il
est mauvais!

Les chanteurs sont tous assis pendant les silences, et se lèvent au
moment de chanter. Il y a, je pense, un véritable avantage pour la bonne
émission de la voix à chanter debout, il est malheureux seulement que
les choristes, cédant trop aisément à la fatigue de cette posture,
veuillent s'asseoir aussitôt que leur phrase est finie; car, dans une
œuvre comme celle de Bach, où les deux chœurs dialoguant
fréquemment, sont en outre coupés à chaque instant par des solos
récitants, il s'ensuit qu'il y a toujours quelque groupe qui se lève ou
quelque autre qui s'assied, et à la longue cette succession de
mouvements de bas en haut et de haut en bas finit par être assez
ridicule; elle ôte d'ailleurs à certaines entrées des chœurs tout
leur imprévu, les yeux indiquant d'avance à l'oreille le point de la
masse vocale d'où le son va partir. J'aimerais encore mieux laisser
toujours assis les choristes, s'ils ne peuvent rester debout. Mais cette
impossibilité est de celles qui disparaissent instantanément si le
directeur sait bien dire: _Je veux_ ou _je ne veux pas_.

Quoi qu'il en soit, l'exécution de ces masses vocales a été pour moi
quelque chose d'inouï; le premier _tutti_ des deux chœurs m'a coupé
la respiration; j'étais loin de m'attendre à la puissance de ce grand
coup de vent harmonique! Il faut reconnaître cependant qu'on se blase
sur cette belle sonorité beaucoup plus vite que sur celle de
l'orchestre, les timbres des voix étant moins variés que ceux des
instruments. Cela se conçoit, il n'y a guère que quatre voix de natures
différentes, tandis que le nombre des instruments de diverses espèces
s'élève à plus de trente.

Vous n'attendez pas de moi, je pense, mon cher Desmarest, une analyse de
la grande œuvre de Bach; ce travail sortirait tout-à-fait des limites
que j'ai dû m'imposer. D'ailleurs le fragment qu'on en a exécuté au
Conservatoire, il y a trois ans, peut être considéré comme le type du
style et de la manière de l'auteur dans cet ouvrage. Les Allemands
professent une admiration sans bornes pour ses récitatifs, et leur
qualité éminente est précisément celle qui a dû m'échapper, n'entendant
pas la langue sur laquelle ils sont écrits, et ne pouvant en conséquence
apprécier le mérite de l'expression.

Quand on vient de Paris et qu'on connaît nos mœurs musicales, il
faut, pour y croire, être témoin de l'attention, du respect, de la piété
avec lesquels un public allemand écoute une telle composition. Chacun
suit des yeux les paroles sur le livret; pas un mouvement dans
l'auditoire, pas un murmure d'approbation ni de blâme, pas un
applaudissement; on est au prêche, on entend chanter l'Évangile, on
assiste en silence non pas au concert, mais au service divin. Et c'est
vraiment ainsi que cette musique doit être entendue. On adore Bach, et
on croît en lui, sans supposer un instant que sa divinité puisse jamais
être mise en question; un hérétique ferait horreur, il est même défendu
d'en parler. Bach, c'est Bach, comme Dieu c'est Dieu.

Quelques jours après l'exécution du chef-d'œuvre de Bach, l'Académie
de chant annonça celle de _la Mort de Jésus_, de Graun. Voilà encore une
partition consacrée, un saint livre, mais dont les adorateurs se
trouvent à Berlin spécialement; tandis que la religion de S. Bach est
professée dans tout le nord de l'Allemagne. Vous jugez de l'intérêt que
m'offrait cette seconde soirée, surtout après l'impression que j'avais
reçue de la première, et de l'empressement que j'aurais mis à connaître
l'œuvre de prédilection du maître de chapelle du grand Frédéric!
Voyez mon malheur! je tombe malade précisément ce jour-là; le médecin
(un grand amateur de musique pourtant, le savant et aimable docteur
Gaspard) me défend de quitter ma chambre; vainement on m'engage encore à
venir admirer un célèbre organiste: le docteur est inflexible; et ce
n'est qu'après la semaine sainte, quand il n'y a plus ni oratorio, ni
fugues, ni chorals à entendre, que le bon Dieu me rend à la santé. Voilà
la cause du silence que je suis obligé de garder sur le service musical
des temples de Berlin, qu'on dit si remarquable. Si jamais je retourne
en Prusse, malade ou non, il faudra bien que j'entende la musique de
Graun, et je l'entendrai, soyez tranquille, dussé-je en mourir. Mais
dans ce cas, il me serait encore impossible de vous en parler..... Ainsi
donc, il est décidé que vous n'en saurez jamais rien _par moi_; alors
faites le voyage, et ce sera vous qui m'en direz des nouvelles.

Quant aux bandes militaires, il faudrait y mettre bien de la mauvaise
volonté pour ne pas en entendre au moins quelques-unes, puisqu'à toutes
les heures du jour, à pied ou à cheval, elles parcourent les rues de
Berlin. Ces petites troupes isolées ne sauraient toutefois donner une
idée de la majesté des grands ensembles que le directeur instructeur des
bandes militaires de Berlin et de Postdam (Wibrecht) peut former quand
il veut. Figurez-vous qu'il a sous ses ordres une masse de six cents
musiciens et plus, tous bons lecteurs, possédant bien le mécanisme de
leur instrument, jouant juste, et favorisés par la nature de poumons
infatigables et de lèvres de fer. De là l'extrême facilité avec laquelle
les trompettes, cors et cornets donnent les notes aiguës que nos
artistes ne peuvent atteindre. Ce sont des régiments de musiciens, et
non des musiciens de régiment. M. le prince de Prusse, allant au-devant
du désir que j'avais d'entendre et d'étudier à loisir ses troupes
musicales, eut la gracieuse bonté de m'inviter à une matinée organisée
chez lui à mon intention, et de donner à Wibrecht des ordres en
conséquence.

L'auditoire était fort peu nombreux; nous n'étions que douze ou quinze
tout au plus. Je m'étonnais de ne pas voir l'orchestre; aucun bruit ne
trahissait sa présence, quand une phrase lente en _fa mineur_, à vous et
à moi bien connue, vint me faire tourner la tête du côté de la plus
grande salle du palais, dont un vaste rideau nous dérobait la vue. S. A.
R. avait eu la courtoisie de faire commencer le concert par l'ouverture
des _Francs-Juges_, que je n'avais jamais entendue ainsi arrangée pour
des instruments à vent. Ils étaient là trois cent vingt hommes dirigés
par Wibrecht, et ils exécutèrent ce morceau difficile avec une précision
merveilleuse et cette verve furibonde que vous montrez pour lui, vous
autres du Conservatoire, aux grands jours d'enthousiasme et d'entrain.

Le solo des instruments de cuivre, dans l'introduction, fut surtout
foudroyant, exécuté par quinze grands trombones basses, dix-huit ou
vingt trombones ténors et altos, douze bass-tubas et une fourmilière de
trompettes.

Le bass-tuba, que j'ai déjà nommé plusieurs fois dans mes précédentes
lettres, a détrôné complétement l'ophicléïde en Prusse, si tant est, ce
dont je doute, qu'il y ait jamais régné. C'est un grand instrument en
cuivre, dérivé du bombardon et pourvu d'un mécanisme de cinq cylindres
qui lui donne au grave une étendue qu'on retrouve sur l'orgue seulement;
il descend au contre _la_ bas, quinte inférieure réelle du _mi_ grave de
la contre-basse à quatre cordes.

Ces notes extrêmes de l'échelle inférieure sont un peu vagues, il est
vrai; mais redoublées à l'octave haute par une autre partie de
bass-tuba, elles acquièrent une rondeur et une force de vibration
incroyables. Le son du médium et du haut de l'instrument est d'ailleurs
très-noble, il n'est point mat, comme celui de l'ophicléïde, mais
vibrant et très-sympathique au timbre des trombones et trompettes dont
il est la vraie contre-basse et avec lequel il s'unit on ne peut mieux.
La gamme actuelle du bass-tuba embrasse chromatiquement quatre octaves
de _la_ à _la_, et même un peu plus. C'est Wibrecht qui l'a inventé et
propagé en Prusse. A. Sax en fait maintenant à Paris.

Les clarinettes me parurent aussi bonnes que les instruments de cuivre;
elles firent surtout des prouesses dans une grande symphonie-bataille
composée pour deux orchestres par l'ambassadeur d'Angleterre, comte de
Westmoreland. Ce morceau très-remarquable fait le plus grand honneur à
l'auteur du _Torneo_, du _Magnificat_, et de tant d'autres compositions
dramatiques et religieuses, qui ont placé le comte de Westmoreland (plus
connu des musiciens sous le nom de lord Burghersh) à la tête des
compositeurs amateurs de l'Europe.

Vint ensuite un brillant et chevaleresque morceau d'instruments de
cuivre seuls, écrit pour les fêtes de la cour par Meyerbeer, sous le
titre: _la Danse aux Flambeaux_, et dans lequel se trouve un long trille
sur le _ré_, que dix-huit trompettes à cylindres ont soutenu, en le
battant aussi rapidement qu'eussent pu le faire des clarinettes, pendant
seize mesures.

Le concert a fini par une marche funèbre très-bien écrite et d'un beau
caractère, composée par Wibrecht. On n'avait fait qu'une répétition!!!

C'est dans les intervalles laissés entre ces morceaux par ce terrible
orchestre, que j'ai eu l'honneur de causer quelques instants avec madame
la princesse de Prusse, dont le goût exquis et les connaissances en
compositions rendent le suffrage si précieux. S. A. R. parle en outre
notre langue avec une pureté et une élégance qui intimidaient fort son
interlocuteur. Je voudrais pouvoir tracer ici un portrait shakespearien
de la princesse, ou faire entrevoir au moins l'esquisse voilée de sa
douce beauté; je l'oserais peut-être... si j'étais un grand poète.

J'ai assisté à l'un des concerts de la cour. Meyerbeer tenait le piano;
il n'y avait pas d'orchestre, et les chanteurs n'étaient autres que ceux
du théâtre dont j'ai déjà parlé. Vers la fin de la soirée Meyerbeer,
qui, tout grand pianiste qu'il soit, peut-être même à cause de cela, se
trouvait fatigué de sa tâche d'accompagnateur, céda sa place; à qui? je
vous le donne à deviner; au premier chambellan du Roi, à M. le comte
Rœdern, qui accompagna en pianiste et en musicien consommés, _le Roi
des Aulnes_, de Schubert, à madame Devrient! Que dites-vous de cela?
Voilà bien la preuve d'une étonnante diffusion des connaissances
musicales. M. de Rœdern possède en outre un talent d'une autre
nature, dont il a donné des preuves brillantes en organisant le fameux
bal masqué qui agita tout Berlin l'hiver dernier, sous le nom de _Fête
de la Cour de Ferrare_, et pour lequel Meyerbeer a écrit une foule de
beaux morceaux.

Ces concerts d'étiquette paraissent toujours froids; mais on les trouve
agréables quand ils sont finis, parce qu'ils réunissent ordinairement
quelques auditeurs avec lesquels ont est fier et heureux d'avoir un
instant de conversation. C'est ainsi que j'ai retrouvé chez le roi de
Prusse, M. Alexandre de Humboldt, cette éblouissante illustration de la
science lettrée, ce grand anatomiste du globe terrestre, dont il nous a
déjà dévoilé plusieurs transformations, et qui a calculé l'âge de notre
planète sur l'inspection de ses vertèbres, les chaînes de montagnes,
comme fit Cuvier pour les animaux antédiluviens.

Plusieurs fois dans la soirée, le roi, la reine et Madame la princesse
de Prusse sont venus m'entretenir du concert que je venais de donner au
Grand-Théâtre, me demander mon opinion sur les principaux artistes
prussiens, me questionner sur mes procédés d'instrumentation, etc., etc.
Le roi prétendait que j'avais mis le diable au corps de tous les
musiciens de sa chapelle. Après le souper, S. M. se disposait à rentrer
dans ses appartements, mais venant à moi tout d'un coup et comme se
ravisant:

--A propos, M. Berlioz, que nous donnerez-nous dans votre prochain
concert?

--Sire, je reproduirai la moitié du programme précédent, en y ajoutant
cinq morceaux de ma symphonie de _Roméo et Juliette_.

--De _Roméo et Juliette_! et je fais un voyage! Il faut pourtant que
nous entendions cela! Je reviendrai.»

En effet, le soir, de mon second concert, cinq minutes avant l'heure
annoncée, le roi descendait de voiture et entrait dans sa loge.

Maintenant, faut-il vous parler de ces deux énormes concerts? Ils m'ont
donné bien de la peine, je vous assure. Et pourtant les artistes sont
habiles, leurs dispositions étaient des plus bienveillantes, et
Meyerbeer, pour me venir en aide, semblait se multiplier. C'est que le
service journalier d'un grand théâtre comme celui de l'Opéra de Berlin a
des exigences toujours fort gênantes et incompatibles avec les
préparatifs d'un concert, et, pour tourner et vaincre les difficultés
qui surgissaient à chaque instant, Meyerbeer a dû employer plus de force
et d'adresse, à coup sûr, que lorsqu'il s'est agi pour lui de monter
pour la première fois _les Huguenots_. Et puis j'avais voulu faire
entendre à Berlin les grands morceaux du _Requiem_, ceux de la _Prose_
(_Dies iræ_, _Lacrymosa_, etc.), que je n'avais pas encore pu aborder
dans les autres villes d'Allemagne; et vous savez quel attirail vocal et
instrumental ils nécessitent. Heureusement j'avais prévenu Meyerbeer de
mon intention, et déjà avant mon arrivée il s'était mis en quête des
moyens d'exécution dont j'avais besoin. Quant aux quatre petits
orchestres d'instruments de cuivre, il fut aisé de les trouver, on en
aurait eu trente s'il l'eût fallu; mais les timbales et les timbaliers
donnèrent beaucoup de peine. Enfin, cet excellent Wibrecht aidant, on
vint à bout de les réunir.

On nous plaça pour les premières répétitions dans une splendide salle de
concert appartenant au second théâtre, le _shauspiel-hause_, dont la
sonorité est telle malheureusement, qu'en y entrant je vis tout de suite
ce que nous allions avoir à souffrir. Les sons, se prolongeant outre
mesure, produisaient une insupportable confusion et rendaient les études
de l'orchestre excessivement difficiles. Il y eut même un morceau (le
_scherzo_ de _Roméo et Juliette_) auquel nous fûmes obligés de
renoncer, n'ayant pu parvenir, après une heure de travail, à en dire
plus de la moitié. L'orchestre pourtant, je le répète, était on ne peut
mieux composé. Mais le temps manquait, et nous dûmes remettre le
_scherzo_ au second concert. Je finis par m'accoutumer un peu au vacarme
que nous faisions, et à démêler dans ce chaos de sons ce qui était bien
ou mal rendu par les exécutants; nous poursuivîmes donc nos études sans
tenir compte de l'effet fort différent, heureusement, de celui que nous
obtînmes ensuite dans la salle de l'Opéra. L'ouverture de _Benvenuto_,
_Harold_, _l'Invitation à la valse_ de Weber, et les morceaux du
_Requiem_ furent ainsi appris par l'orchestre seul, les chœurs
travaillant à part dans un autre local. A la répétition particulière que
j'avais demandée pour les quatre orchestres d'instruments de cuivre du
_Dies iræ_ et du _Lacrymosa_, j'observai pour la troisième fois un fait
qui m'est resté inexplicable, et que voici:

Dans le milieu du _Tuba mirum_ se trouve une sonnerie des quatre groupes
de trombones sur les quatre notes de l'accord de _sol majeur_
successivement. La mesure est très large; le premier groupe doit donner
le _sol_ sur le premier temps; le second, le _si_ sur le second; le
troisième, le _ré_ sur le troisième, et le quatrième, le _sol octave_
sur le quatrième. Rien n'est plus facile à concevoir qu'une pareille
succession, rien n'est plus facile à entonner aussi que chacune de ces
notes. Eh bien! quand ce _Requiem_ fut monté pour la première fois aux
Invalides, il fut impossible d'obtenir l'exécution de ce passage.
Lorsque j'en fis ensuite entendre des fragments à l'Opéra, après avoir
inutilement répété pendant un quart-d'heure cette mesure unique, je fus
obligé de l'abandonner; il y avait toujours un ou deux groupes qui
n'attaquaient pas; c'était invariablement celui du _si_, ou celui du
_ré_, ou tous les deux. En jetant les yeux, à Berlin, sur cet endroit de
la partition, je pensai tout de suite aux trombones rétifs de Paris:

--Ah! voyons, me dis-je, si les artistes prussiens parviendront à
enfoncer cette porte ouverte!

Hélas non! vains efforts! rage ni patience, rien n'y fait! Impossible
d'obtenir l'entrée du second ni du troisième groupe; le quatrième même,
n'entendant pas sa réplique qui devait être donnée par les autres, ne
part pas non plus. Je les prends isolément, je demande au nº 2 de donner
le _si_.

Il le fait très-bien;

M'adressant au nº 3, je lui demande son _ré_,

Il me l'accorde sans difficulté;

Voyons maintenant les quatre notes les unes après les autres, dans
l'ordre où elles sont écrites!... Impossible! tout-à-fait impossible!
et il faut y renoncer!.... Comprenez-vous cela? et n'y a-t-il pas de
quoi aller donner de la tête contre un mur?...

Et quand j'ai demandé aux trombonistes de Paris et de Berlin pourquoi
ils ne jouaient pas dans la fatale mesure, ils n'ont su que me répondre;
ils n'en savaient rien eux-mêmes: ces deux notes les fascinaient.

Il faut que j'écrive à H. Romberg, qui a monté cet ouvrage à
Saint-Pétersbourg, pour savoir si les trombones russes ont pu rompre le
charme.

Pour tout le reste du programme, l'orchestre a supérieurement compris et
rendu mes intentions. Bientôt nous avons pu en venir à une répétition
générale dans la salle de l'Opéra, sur le théâtre disposé en gradins
comme pour le concert. Symphonie, ouverture, cantate, tout a marché à
souhait; mais quand est venu le tour des morceaux du _Requiem_, panique
générale: les chœurs, que je n'avais pas pu faire répéter moi-même,
avaient été exercés dans des mouvements différents des miens; et, quand
ils se sont vus tout d'un coup mêlés à l'orchestre avec les mouvements
véritables, ils n'ont plus su ce qu'ils faisaient; on attaquait à faux,
ou sans assurance, et dans le _Lacrymosa_ les ténors ne chantaient plus
du tout. Je ne savais à quel saint me vouer. Meyerbeer, très souffrant
ce jour là, n'avait pu quitter son lit; le directeur des chœurs,
Elssler, était malade aussi; l'orchestre se démoralisait en voyant la
débâcle vocale... Un instant je me suis assis, brisé, anéanti, et me
demandant si je devais tout planter là et quitter Berlin le soir même.
Et j'ai pensé à vous dans ce mauvais moment, en me disant:--Persister,
c'est folie! Oh! si Desmarest était ici, lui qui n'est jamais content de
nos répétitions du Conservatoire, et s'il me voyait décidé à laisser
annoncer le concert pour demain, je sais bien ce qu'il ferait: il
m'enfermerait dans ma chambre, mettrait la clé dans sa poche, et irait
bravement annoncer à l'intendant du théâtre que le concert ne peut avoir
lieu. Vous n'y auriez pas manqué, n'est-ce pas? Eh bien! vous auriez eu
tort. En voilà la preuve: après le premier tremblement passé, la
première sueur froide essuyée, j'ai pris mon parti, et j'ai dit:--Il
faut que cela marche. Ries et Ganz, les deux maîtres de concert étaient
auprès de moi, ne sachant trop que dire pour me remonter; je les
interpelle vivement:

--Etes-vous sûrs de l'orchestre?

--Oui! il n'y a rien à craindre pour lui, nous sommes très-fatigués,
mais nous avons compris votre musique, et demain vous serez content.

--Or donc il n'y a qu'un parti à prendre: il faut convoquer les
chœurs pour demain matin, me donner un bon accompagnateur, puisque
Elssler est malade, et vous, Ganz, ou bien vous, Ries, vous viendrez
avec votre violon, et nous ferons répéter le chant pendant trois heures,
s'il le faut.

--C'est cela; nous y serons, les ordres vont être donnés.

En effet, le lendemain matin nous voilà à l'œuvre, Ries,
l'accompagnateur et moi; nous prenons successivement les enfants, les
femmes, les premiers soprani, les seconds soprani, les premiers ténors,
les seconds ténors, les premières et les secondes basses, nous les
faisons chanter par groupe de dix, puis par vingt; après quoi nous
réunissons deux parties, trois, quatre, et enfin toutes les voix. Et
comme le Phaéton de la fable, je m'écrie enfin:

     Qu'est-ce ceci? mon char marche à souhait!

Je fais aux choristes une petite allocution que Ries leur transmet,
phrase par phrase, en allemand; et voilà tous nos gens ranimés, pleins
de courage, et ravis de n'avoir pas perdu cette grande bataille où leur
amour-propre et le mien étaient en jeu. Loin de là, nous l'avons gagnée,
et d'une éclatante manière encore. Inutile de dire que, le soir,
l'ouverture, la symphonie et la cantate du _Cinq Mai_ ont été royalement
exécutées. Avec un pareil orchestre et un chanteur comme Boëticher, il
n'en pouvait pas être autrement. Mais quand est venu _le Requiem_, tout
le monde étant bien attentif, bien dévoué et désireux de me seconder,
les orchestres et le chœur étant placés dans un ordre parfait, chacun
étant à son poste, rien ne manquant, nous avons commencé le _Dies iræ_.
Point de faute, point d'indécision: le chœur a soutenu sans
sourciller l'assaut instrumental; la quadruple fanfare a éclaté aux
quatre coins du théâtre qui tremblait sous les roulements des dix
timbaliers, sous le _tremolo_ de cinquante archets déchaînés; les cent
vingt voix, au milieu de ce cataclysme de sinistres harmonies, de bruits
de l'autre monde, ont lancé leur terrible prédiction:

    _Judex ergo cum sedebit._
    _Quidquid latet apparebit!_

Le public a un instant couvert de ses applaudissements et de ses cris
l'entrée du _Liber scriptus_, et nous sommes arrivés aux derniers
accords _sotto voce_ du _Mors stupebit_, frémissants mais vainqueurs. Et
quelle joie parmi les exécutants, quels regards échangés d'un bout à
l'autre du théâtre! Quant à moi, j'avais le battant d'une cloche dans la
poitrine, une roue de moulin dans la tête, mes genoux s'entre-choquaient,
j'enfonçais mes ongles dans le bois de mon pupitre, et si, à la
dernière mesure, je ne m'étais efforcé de rire et de parler très haut et
très vite avec Ries qui me soutenait, je suis bien sûr que, pour la
première fois de ma vie, j'aurais, comme disent les soldats, _tourné de
l'œil_ d'une façon fort ridicule.... Une fois le premier feu essuyé, le
reste n'a été qu'un jeu, et le _Lacrymosa_ a terminé, à l'entière
satisfaction de l'auteur, cette soirée apocalyptique.

A la fin du concert, beaucoup de gens me parlaient, me félicitaient, me
serraient la main; mais je restais là sans comprendre... sans rien
sentir.... le cerveau et le système nerveux avaient fait un trop rude
effort, je me _crétinisais_ pour me reposer. Il n'y eut que Wibrecht,
qui, par son étreinte de cuirassier, eut le talent de me faire revenir à
moi. Il me fit vraiment craquer les côtes, le digne homme, en
entremêlant ses exclamations de jurements tudesques, auprès desquels
ceux de Guhr ne sont que des _Ave Maria_.

Qui eût alors jeté la sonde dans ma joie pantelante, certes n'en eût pas
trouvé le fond. Vous avouerez donc qu'il est quelquefois sage de faire
une folie; car sans mon extravagante audace, le concert n'eût pas eu
lieu, et les travaux du théâtre étaient pour longtemps réglés de manière
à ne pas permettre de recommencer les études du _Requiem_.

Pour le second concert j'annonçai, comme je l'ai dit plus haut, cinq
morceaux de _Roméo et Juliette_. _La Reine Mab_ était du nombre. Pendant
les quinze jours qui séparèrent la seconde soirée de la première, Ganz
et Taubert avaient étudié attentivement la partition de ce _scherzo_, et
quand ils me virent décidé à le donner, ce fut leur tour d'avoir peur:
«Nous n'en viendrons pas à bout, me dirent-ils, vous savez que nous ne
pouvons faire que deux répétitions, il en faudrait cinq ou six; rien
n'est plus difficile, ni plus dangereux; c'est une toile d'araignée
musicale, et sans une délicatesse de tact extraordinaire on la mettra en
lambeaux.

--Bah! je parie qu'on s'en tire encore; nous n'avons que deux
répétitions, il est vrai, mais il n'y a que cinq morceaux nouveaux à
apprendre, dont quatre ne présentent pas de grandes difficultés.
D'ailleurs, l'orchestre a déjà une idée de ce _scherzo_ par la première
épreuve partielle que nous en avons faite, et Meyerbeer en a parlé au
Roi qui veut l'entendre, et je veux que les artistes aussi sachent ce
que c'est, et il marchera.» Et il a marché presque aussi bien qu'à
Brunswick. On peut oser beaucoup avec de pareils musiciens, avec des
musiciens qui d'ailleurs, avant la direction de Meyerbeer, furent
pendant si longtemps sous le sceptre de Spontini.

Ce second concert a eu le même résultat que le premier, les fragments
de _Roméo_ ont été fort bien exécutés. _La Reine Mab_ a beaucoup
intrigué le public, et même des auditeurs savants en musique, témoin
madame la princesse de Prusse, qui a voulu absolument savoir comment
j'avais produit l'effet d'accompagnement de l'_allegretto_, et ne se
doutait pas que ce fût avec des sons harmoniques de violons et de harpes
à plusieurs parties. Le Roi a préféré le morceau de _la Fête chez
Capulet_ et m'en a fait demander une copie; mais je crois que les
sympathies de l'orchestre ont été plutôt pour la scène du _Jardin_
(_l'adagio_). Les musiciens de Berlin auraient, en ce cas, la même
manière de sentir que ceux de Paris. Mademoiselle Hâhnel avait chanté
simplement à la répétition les couplets de contralto du prologue; mais
au concert elle crut devoir, à la fin de ces deux vers:

        Où se consume
    Le rossignol en longs soupirs!

orner le point d'orgue d'un long trille pour imiter le rossignol. Oh!
Mademoiselle!!! quelle trahison! et vous avez l'air si bonne personne!

Eh bien! au _Dies iræ_, au _Tuba mirum_, au _Lacrymosa_, à l'offertoire
du _Requiem_, aux ouvertures de _Benvenuto_ et du _Roi Lear_, à
_Harold_, à sa _Sérénade_, à ses _Pèlerins_ et à ses _Brigands_, à
_Roméo et Juliette_, au concert et au bal de _Capulet_, aux
espiègleries de la _Reine Mab_, à tout ce que j'ai fait entendre à
Berlin, il y a eu des gens qui ont préféré tout bonnement _le Cinq
Mai_!... Les impressions sont diverses comme les physionomies, je le
sais; mais quand on me disait cela je devais faire une singulière
grimace. Heureusement que je cite là des opinions tout-à-fait
exceptionnelles.

Adieu, mon cher Desmarest; vous savez que nous avons une antienne à
réciter au public, dans quelques jours, au Conservatoire, ramenez-moi
vos seize violoncelles les grands chanteurs; je serai bien heureux de
les réentendre et de vous voir à leur tête. Il y a si longtemps que nous
n'avons chanté ensemble! Et pour leur faire fête, dites-leur que je les
conduirai avec le bâton de Mendelssohn.

* * *

Tout à vous.



X

A M. G. OSBORNE.

Hanovre, Darmstadt.


Hélas! hélas, mon cher Osborne, voilà que mon voyage touche à sa fin! Je
quitte la Prusse, plein de reconnaissance pour l'accueil que j'y ai
reçu, pour la chaleureuse sympathie que m'ont témoignée les artistes,
pour l'indulgence des critiques et du public; mais las, mais brisé, mais
accablé de fatigue par cette vie d'une activité exorbitante, par ces
continuelles répétitions avec des orchestres toujours nouveaux.
Tellement que je renonce pour cette fois à visiter Breslau, et Vienne et
Munich. Je retourne en France; et déjà, à une certaine agitation vague,
à une sorte de fièvre qui me trouble le sang, à l'inquiétude sans objet
dont ma tête et mon cœur se remplissent, je sens que me voilà rentré
en communication avec le courant électrique de Paris. Paris! Paris!
comme l'a trop fidèlement dépeint notre grand poète, A. Barbier,

          .......Cette infernale cuve
    Cette fosse de pierre aux immenses contours
    Qu'une eau jaune et terreuse enferme à triples tours;
    C'est un volcan fumeux et toujours en haleine
    Qui remue à long flot de la matière humaine.

                     * * *

    Là personne ne dort, là toujours le cerveau
    Travaille, et comme l'arc tend son rude cordeau.

C'est là que notre art tantôt sommeille platement et tantôt bouillonne;
c'est là qu'il est à la fois sublime et médiocre, fier et rampant,
mendiant et roi; c'est là qu'on l'exalte et qu'on le méprise, qu'on
l'adore et qu'on l'insulte; c'est à Paris qu'il a des sectateurs
fidèles, enthousiastes, intelligents et dévoués; c'est à Paris qu'il
parle trop souvent à des sourds, à des idiots, à des sauvages. Ici il
s'avance et se meut en liberté; là ses membres nerveux, emprisonnés dans
les liens gluants de la routine, cette vieille édentée, lui permettent à
peine une marche lente et disgracieuse. C'est à Paris qu'on le couronne
et qu'on le traite en Dieu, pourvu cependant qu'on ne soit tenu
d'immoler sur ses autels que de maigres victimes. C'est à Paris aussi
qu'on inonde ses temples de présents magnifiques, à la condition pour
le dieu de se faire homme et quelquefois baladin. A Paris, le frère
serophuleux et adultérin de l'_art_, le _métier_, couvert d'oripeaux,
étale à tous les yeux sa bourgeoise insolence, et l'_art_ lui-même,
l'Apollon pythien, dans sa divine nudité, daigne à peine, il est vrai,
interrompre ses hautes contemplations et laisser tomber sur le _métier_
un regard et un sourire méprisants. Mais quelquefois, ô honte! le bâtard
importune son frère au point d'en obtenir d'incroyables faveurs; c'est
alors qu'on le voit se glisser dans le char de lumière, saisir les rênes
et vouloir faire rétrogader le quadrige immortel; jusqu'au moment où
surpris de tant de stupide audace, le vrai conducteur l'arrachant de son
siége, le précipite et l'oublie...

Et c'est l'argent qui amène alors cette passagère et horrible alliance.
C'est l'amour du lucre rapide, immédiat, qui empoisonne ainsi
quelquefois des ames d'élite:

    L'argent, l'argent fatal, dernier dieu des humains,
    Les prend par les cheveux, les secoue à deux mains,
    Les pousse dans le mal, et, pour un vil salaire,
    Leur mettrait les deux pieds sur le corps de leur père.

Et ces nobles ames ne tombent d'ordinaire que pour avoir méconnu ces
tristes, mais incontestables vérités: que dans nos mœurs actuelles et
avec notre forme de gouvernement, plus l'artiste est artiste, et plus
il doit souffrir;--plus ce qu'il produit est neuf et grand, et plus il
en doit être sévèrement puni par les conséquences que son travail
entraîne;--plus le vol de sa pensée est élevé et rapide, et plus il est
hors de la portée des faibles yeux de la foule.

Les Médicis sont morts. Ce ne sont pas nos députés qui les remplaceront.
Vous savez le mot prodigieux de ce Lycurgue de province qui, écoutant
lire des vers à l'un de nos plus grands poètes, à celui qui fit la chute
d'un ange, dit, en ouvrant sa tabatière d'un air paterne: «_Oui, j'ai un
neveu qui écri-z-aussi des petites c....nades[9] comme ça!_» Allez donc
demander des encouragements pour les arts à ce COLLÈGUE DU POÈTE.

Vous autres virtuoses qui ne remuez pas des masses musicales, qui
n'écrivez que pour l'orchestre de vos deux mains, qui vous passez des
vastes salles et des chœurs nombreux, vous avez moins à craindre du
contact des mœurs bourgeoises; et pourtant, vous aussi, vous en
ressentez les effets. Griffonnez quelque niaiserie brillante, les
éditeurs la couvriront d'or et se l'arracheront; mais si vous avez le
malheur de développer une idée sérieuse sous une grande forme, alors
vous êtes sûr de votre affaire, l'œuvre vous reste, ou tout au
moins, si elle est publiée, on ne l'achète pas.

Il est vrai de dire, pour justifier un peu Paris et le
constitutionnalisme, qu'il en est de même presque partout. A Vienne,
comme ici, on paie 1,000 francs une romance ou une valse des faiseurs à
la mode, et Beethoven a été obligé de donner la Symphonie en _ut mineur_
pour moins de 100 écus.

Vous avez publié à Londres des trios et diverses compositions pour piano
seul d'une facture très-large, d'un style plein d'élévation; et même
sans aller chercher votre grand répertoire, vos chants pour une voix,
tels que: _The beating of my own heart_,--_My lonely home_,--ou encore
_Such things were_, que madame Hampton, votre sœur, chante si
poétiquement, sont des choses ravissantes et d'une haute valeur dans
l'art. Rien n'excite plus vivement mon imagination, je l'avoue, en la
faisant voler aux vertes collines de l'Irlande, que ces virginales
mélodies d'un tour naïf et original qui semblent apportées par la brise
du soir sur les ondes doucement émues des lacs de Killarney, que ces
hymnes d'amour résigné qu'on écoute, attendri sans savoir pourquoi, en
songeant à la solitude, à la grande nature, aux êtres aimés qui ne sont
plus, aux héros des anciens âges, à la patrie souffrante, à la mort
même, à la mort _rêveuse et calme comme la nuit_, selon l'expression de
votre poète national, Th. Moore. Eh bien! mettez toutes ces
inspirations, toute cette poésie au mélancolique sourire, en balance
avec quelque turbulent _caprice_ sans esprit et sans cœur, tel que
les marchands de musique vous en _commandent_ souvent sur les thêmes
plus ou moins vulgaires des opéras nouveaux, où les notes s'agitent, se
poursuivent, se roulent les unes sur les autres comme une poignée de
grelots qu'on secouerait dans un sac, et vous verrez de quel côté sera
le succès d'argent.

Non, il faut en prendre son parti; à moins de quelques circonstances
produites par le hasard, à moins de certaines associations avec les arts
inférieurs et qui le rabaissent toujours plus ou moins, notre art n'est
pas productif, dans le sens commercial du mot; il s'adresse trop
exclusivement aux exceptions des sociétés intelligentes; il exige trop
de préparatifs, trop de moyens pour se manifester au dehors. Il doit
donc y avoir nécessairement une sorte d'ostracisme honorable pour les
esprits qui le cultivent sans préoccupation aucune des intérêts qui lui
sont étrangers. Les plus grands peuples mêmes sont, à l'égard des
artistes purs, comme le député dont je parlais tout à l'heure, ils
comptent toujours, à côté des colosses du génie humain, des _neveux qui
écrivent aussi_, etc.

On trouve dans les archives d'un des théâtres de Londres une lettre
adressée à la reine Élisabeth par une troupe d'acteurs, et signée de
vingt noms obscurs, parmi lesquels se trouve celui de William
Shakespeare, avec cette désignation collective: _Your poor players._
Shakespeare était l'un de ces _pauvres acteurs_. Encore l'art dramatique
était-il au temps de Shakespeare, plus appréciable par la masse, que ne
l'est de nos jours l'art musical chez les nations qui ont le plus de
prétention à en posséder le sentiment. La musique est essentiellement
aristocratique; c'est une fille de race que les princes seuls peuvent
doter aujourd'hui, et qui doit savoir vivre pauvre et vierge plutôt que
de se mésallier. Toutes ces réflexions, vous les avez faites mille fois
sans doute, et vous me saurez bon gré, j'imagine, d'y mettre un terme
pour en venir au récit des deux derniers concerts que j'ai donnés en
Allemagne après avoir quitté Berlin.

Ce récit ne vous offrira pourtant, je le crains, rien de bien
intéressant quant à ce qui me concerne; je serai obligé de citer encore
des ouvrages dont j'ai peut-être déjà trop parlé dans mes lettres
précédentes: toujours l'éternel _Cinq mai_, _Harold_, les fragments de
_Roméo et Juliette_, etc. Toujours les mêmes difficultés pour trouver
certains instrumentistes, même excellence des autres parties de
l'orchestre, constituant ce que j'appellerai l'orchestre ancien,
l'orchestre de Mozart; et toujours aussi mêmes fautes se reproduisant
invariablement, à la première épreuve, aux mêmes endroits, dans les
mêmes morceaux, pour disparaître enfin après quelques études attentives.

Je ne me suis pas arrêté à Magdebourg, où m'attendait cependant un
succès assez original. J'y ai été à peu près insulté pour avoir eu
l'audace de m'appeler par mon nom; et cela par un employé de la poste
qui en faisant enregistrer mes bagages, et examinant l'inscription
qu'ils portaient, me demanda d'un air soupçonneux:

--Berlioz? _componist_?

--_Ia!_

Là-dessus grande colère de ce brave homme, causée par l'impertinence que
j'avais de me _faire passer_ pour Berlioz le compositeur. Il s'était
imaginé, sans doute, que cet étourdissant musicien ne devait voyager que
sur un hippogriffe au milieu d'un tourbillon de flammes, ou tout au
moins environné d'un somptueux attirail et d'une valetaille respectable.
De sorte qu'en voyant arriver un homme fait et défait comme tous les
gens qui ont été à la fois gelés et enfumés dans les diligences d'un
chemin de fer, un homme qui faisait peser sa malle lui-même, qui
marchait lui-même, qui parlait lui-même français, et ne savait dire que
_ia_ en allemand, il en a conclu tout de suite que j'étais un
imposteur. Comme bien vous pensez, ses murmures et ses haussements
d'épaules me ravissaient; plus sa pantomime et son accent devenaient
méprisants, et plus je me rengorgeais; s'il m'eût battu, sans aucun
doute je l'aurais embrassé. Un autre employé, parlant fort bien ma
langue, se montra plus disposé à m'accorder le droit d'être moi-même;
mais les gracieusetés qu'il me dit me flattèrent infiniment moins que
l'incrédulité de son naïf collègue et sa bonne mauvaise humeur. Voyez
pourtant, un demi-million seulement m'eût privé de ce succès-là! J'aurai
bien soin à l'avenir de n'en pas porter avec moi, et de voyager toujours
de la même manière. Ce n'est pas l'avis toutefois de notre jovial et
spirituel censeur dramatique, Perpignan, qui, à propos d'un homme dont
une pièce de cent sous placée dans son gilet, avait, dans un duel,
arrêté la balle de son adversaire, s'écria: «Il n'y a d'heureux que ces
gens riches! J'eusse été tué raide sur le coup!»

J'arrive à Hanovre; A. Bohrer m'y attendait. L'intendant, M. de Meding,
avait eu la bonté de mettre la chapelle et le théâtre à ma disposition,
et j'allais commencer mes répétitions, quand la mort du duc de Sussex,
parent du roi, ayant motivé le deuil de la cour, le concert dut être
retardé d'une semaine. J'eus donc un peu plus de temps pour faire
connaissance avec les principaux artistes qui allaient bientôt avoir à
souffrir du mauvais caractère de mes compositions.

Je n'ai pas pu me lier très particulièrement avec le maître de chapelle
Marschner; la difficulté qu'il éprouve à s'exprimer en français rendait
nos conversations assez pénibles; il est d'ailleurs extrêmement occupé.
C'est actuellement un des premiers compositeurs de l'Allemagne, et vous
appréciez, comme nous tous, le mérite éminent de ses partitions du
_Vampire_ et du _Templier_. Quant à A. Bohrer, je le connaissais déjà;
les trios et les quatuors de Beethoven nous avaient mis en contact à
Paris, et l'enthousiasme qui nous y avait alors brûlés l'un et l'autre
ne s'était pas depuis lors refroidi. A. Bohrer est l'un des hommes qui
m'ont paru le mieux comprendre, et sentir le plus profondément celles
des œuvres de Beethoven réputées excentriques et inintelligibles. Je
le vois encore aux répétitions des quatuors où son frère Max (le célèbre
violoncelliste, aujourd'hui en Amérique), Claudel le second violon, et
Urhan l'alto, le secondaient si merveilleusement. En écoutant, en
étudiant cette musique transcendante, Max souriait d'orgueil et de joie,
il avait l'air d'être dans son atmosphère naturelle et d'y respirer avec
bonheur. Urhan adorait en silence et baissait les yeux comme devant le
soleil; il paraissait dire: «Dieu a voulu qu'il y eût un homme aussi
grand que Beethoven, et qu'il nous fût permis de le contempler; Dieu
l'a voulu!!» Claudel admirait surtout ces profondes admirations. Quant à
Antoine Bohrer, le premier violon, c'était la passion à son apogée,
c'était l'amour extatique. Un soir, dans un de ces adagios surhumains où
le génie de Beethoven plane immense et solitaire comme l'oiseau colossal
des cimes neigeuses du Chimboraço, le violon de Bohrer, en chantant la
mélodie sublime, semblait animé du souffle épique; sa voix redoublait de
force expressive, éclatait en accents à lui-même inconnus; l'inspiration
rayonnait sur le visage du virtuose; nous retenions notre haleine, nos
cœurs se gonflaient, quand A. Bohrer, s'arrêtant tout-à-coup, déposa
son brûlant archet et s'enfuit éperdu dans la chambre voisine. Madame
Bohrer, inquiète, l'y suivit, et Max, toujours souriant, nous dit: «Ce
n'est rien, il n'a pu se contenir, laissons-le pleurer un peu et nous
recommencerons. Il faut lui pardonner.» Te pardonner! Ah! cher et digne
fils de la grande musique, je sentis bien alors que mes sympathies
d'artiste étaient à toi pour la vie.

Antoine Bohrer remplit à Hanovre les fonctions de maître de concert; il
compose peu maintenant; son occupation la plus chère consiste à diriger
l'éducation musicale de sa fille, charmante enfant de douze ans, dont
l'organisation prodigieuse inspire à tout ce qui l'entoure des alarmes
qu'il est facile de concevoir. Son talent de pianiste est des plus
extraordinaires d'abord, et sa mémoire est telle ensuite, que, dans les
concerte qu'elle a donnés à Vienne l'an dernier, son père, au lieu de
programme, présentait au public une liste de soixante-douze morceaux,
sonates, concertos, fantaisies, fugues, variations, études, de
Beethoven, de Weber, de Cramer, de Bach, de Handel, de Liszt, de
Thalberg, de Chopin, de Döhler, etc., que la petite Sophie sait par
cœur, et qu'elle pouvait, sans hésitation, jouer de mémoire, au gré
de l'assemblée. Il lui suffit d'exécuter trois ou quatre fois un
morceau, de quelque étendue et de quelque complication qu'il soit, pour
le retenir et ne plus l'oublier. Tant de combinaisons de diverse nature
se graver ainsi dans ce jeune cerveau, et vivre sous cette blonde
chevelure! N'y a-t-il pas là quelque chose de monstrueux et de fait pour
inspirer autant d'effroi que d'admiration?

Il faut espérer que la petite Sophie, devenue mademoiselle Bohrer, nous
reviendra dans quelques années, et que le public parisien pourra
connaître alors ce talent phénoménal dont il n'a encore qu'une très
faible idée.

L'orchestre de Hanovre est bon, mais trop pauvre d'instruments à cordes.
Il ne possède en tout que 7 premiers violons, 7 seconds, 3 altos, 4
violoncelles et 3 contrebasses. Il y a quelques violons infirmes; les
violoncelles sont habiles; les altos et les contrebasses sont bons. Il
n'y a que des éloges à donner aux instruments à vent, surtout à la
première flûte, au premier hautbois (Edouard Rose), qui joue on ne peut
mieux le _pianissimo_, et à la première clarinette dont le son est
exquis. Les deux bassons (il n'y en a que deux) jouent juste, chose
cruellement rare. Les cors ne sont pas de première force, mais ils vont;
les trombones sont solides, les trompettes simples assez bonnes; il y a
une excellentissime trompette à cylindres; l'artiste qui joue cet
instrument se nomme, comme celui de Weimar son rival, Sackse; je ne sais
auquel des deux donner la palme. Le premier hautbois joue du cor
anglais; mais son instrument est très faux. Il n'y a pas d'ophicléïde;
on peut tirer bon parti des bass-tubas de la bande militaire. Le
timbalier est médiocre; le _musicien_ chargé de la partie de
grossecaisse _n'est pas musicien_; le cymbalier n'est pas sûr, et les
cymbales sont brisées au point qu'il ne reste plus que le tiers de
chacune. Il y a une harpe assez bien jouée par une dame des chœurs.
Ce n'est pas une virtuose; mais elle possède son instrument, et forme,
avec les harpistes de Stuttgardt et de Hambourg, les trois seules
exceptions que j'aie rencontrées en Allemagne, où les harpistes, en
général, ne savent pas jouer de la harpe. Malheureusement elle est très
timide et assez faible musicienne; mais, quand on lui donne quelques
jours pour étudier sa partie, on peut se fier à son exactitude. Elle
fait supérieurement les sons harmoniques; sa harpe est à double
mouvement et fort bonne.

Le chœur est peu nombreux; c'est un petit groupe d'une quarantaine de
voix, qui a de la valeur cependant; tout cela chante juste: les ténors
sont en outre précieux par la qualité de leur timbre. La troupe
chantante est plus que médiocre; à l'exception de la basse, Steinmuller,
excellent musicien doué d'une belle voix qu'il conduit habilement, en la
forçant un peu parfois, je n'ai rien entendu qui me parût digue d'être
cité.

Nous ne pûmes faire que deux répétitions; encore on trouva cela fort
extraordinaire et quelques-uns des membres de la chapelle en murmurèrent
hautement. C'est la seule fois que ce désagrément me soit arrivé en
Allemagne, où les artistes m'ont constamment accueilli en frère, sans
jamais plaindre le temps ni la peine que les études de mes concerts leur
demandaient. A. Bohrer se désespérait; il aurait voulu qu'on répétât
quatre fois, ou au moins trois; on ne put l'obtenir. L'exécution fut
passable cependant, mais froide et sans puissance. Jugez donc, _trois_
contrebasses!! et, de chaque côté, six violons et demi!! Le public se
montra poli, voilà tout; je crois qu'il en est encore à se demander ce
que diable ce concert a voulu dire. Le docteur Griepenkerl était venu de
Brunswick exprès pour y assister; il dut constater entre l'esprit
artiste des deux villes une notable différence. Nous nous amusions, lui,
quelques militaires Brunswickois et moi, à tourmenter ce pauvre Bohrer,
en lui racontant la fête musicale qu'on m'avait donnée à Brunswick trois
mois auparavant; ces détails lui fendaient le cœur. M. Griepenkerl me
fit alors présent de l'ouvrage qu'il avait écrit à mon sujet, et me
demanda en retour le bâton avec lequel je venais de conduire l'exécution
du _Cinq-Mai_.

Espérons que ces bâtons, ainsi plantés en France et en Allemagne,
prendront racine et deviendront des arbres qui me donneront de l'ombre
quelque jour...

Le prince royal de Hanovre assista à ce concert; j'eus l'honneur de
l'entretenir quelques instants avant mon départ, et je m'estime heureux
d'avoir pu connaître la gracieuse affabilité de ses manières et la
distinction de son esprit, dont un affreux malheur (la perte de la vue)
n'a point altéré la sérénité.

Partons maintenant pour Darmstadt. Je passe à Cassel à sept heures du
matin.

Spohr dort,[10] il ne faut pas le réveiller.

Continuons. Je rentre pour la quatrième fois à Francfort. J'y retrouve
Parish-Alvars, qui me magnétise en me jouant sa Fantaisie en sons
harmoniques sur le chœur des _Naïades d'Obéron_. Décidément cet homme
est sorcier; sa harpe est une sirène au beau col incliné, aux longs
cheveux épars, qui exhale des sons fascinateurs d'un autre monde, sous
l'étreinte passionnée de ses bras puissants. Voilà Guhr, fort empêché
par les ouvriers qui restaurent son théâtre. Ah! ma foi, pardonnez-moi
de vous quitter, Osborne, pour dire quelques mots à ce tant redouté
_capell-meister_, dont le nom vient encore se présenter sous ma plume,
je reviens à vous à l'instant.

     «Mon cher Guhr,

     »Savez-vous bien que plusieurs personnes m'avaient fait concevoir
     la crainte de vous voir mal accueillir les drôleries que je me suis
     permises à votre sujet, en racontant notre première entrevue! J'en
     doutais fort, connaissant votre esprit, et cependant ce doute me
     chagrinait. Bravo! J'apprends que, loin d'être fâché des
     dissonances que j'ai prêtées à l'harmonie de votre conversation,
     vous en avez ri le premier, et que vous avez fait imprimer dans un
     des journaux de Francfort la traduction allemande de la lettre qui
     les contenait. A la bonne heure! vous comprenez la plaisanterie, et
     d'ailleurs on n'est pas perdu pour jurer un peu. Vivat! ter que
     quater que vivat!, S. N. T. T. Tenez-moi bien réellement pour un de
     vos meilleurs amis; et recevez mille nouveaux compliments sur votre
     chapelle de Francfort, elle est digne d'être dirigée par un artiste
     tel que vous.

     »Adieu, adieu, S. N. D. D.

Me voilà!

Ah! çà, voyons; c'est donc de Darmstadt qu'il s'agit. Nous allons y
trouver quelques amis, entre autres L. Schlosser, le _concert-meister_,
qui fut mon condisciple autrefois chez Lesueur, pendant son séjour à
Paris. J'emportais d'ailleurs des lettres de M. de Rothschild, de
Francfort, pour le prince Emile qui me fit le plus charmant accueil, et
obtint du grand-duc, pour mon concert, plus que je n'avais osé espérer.
Dans la plupart des villes d'Allemagne où je m'étais fait entendre
jusqu'alors, l'arrangement pris avec les intendants des théâtres avait
été à peu près toujours le même; l'administration supportait presque
tous les frais, et je recevais la moitié de la recette brute. (Le
théâtre de Weimar seul avait eu la courtoisie de me laisser la recette
entière. Je l'ai déjà dit: Weimar est une ville artiste; la famille
ducale sait honorer les arts; d'ailleurs j'avais là auprès d'elle un bon
ami, Chélard, loyal et excellent cœur, aussi simplement bon, beaucoup
plus peut être que si, au lieu d'avoir écrit _Macbeth_ et la _Bataille
d'Arminius_, il n'était qu'un compositeur de quadrilles et de romances).

Eh bien! à Darmstadt, le grand-duc non seulement m'accorda la même
faveur, mais voulut encore m'exempter de toute espèce de frais. A coup
sûr, ce généreux souverain n'a pas de _neveux qui écrivent aussi des_,
etc. etc.

Le concert fut promptement organisé, et l'orchestre, loin de se faire
prier pour répéter, aurait voulu qu'il me fût possible de consacrer aux
études une semaine de plus. Nous fîmes cinq répétitions. Tout marcha
bien, à l'exception cependant du double chœur des _jeunes Capulets
sortant de la fête_, au début de la scène du Jardin dans _Roméo et
Juliette_. L'exécution de ce petit morceau fut une véritable déroute
vocale; les ténors du second chœur baissèrent de près d'un demi-ton,
et ceux du premier manquèrent leur entrée au retour du thême. Le maître
de chant était dans une fureur d'autant plus facile à concevoir, que
pendant huit jours il s'était donné pour instruire les choristes une
peine infinie.

L'orchestre de Darmstadt est un peu plus nombreux que celui de Hanovre.
Il possède exceptionnellement un excellent ophicléïde. La partie de
harpe est confiée à un _peintre_, qui, malgré tous ses efforts et sa
bonne volonté, n'est jamais sûr de donner beaucoup de _couleur_ à son
exécution. Le reste de la masse instrumentale est bien composé et animé
du meilleur esprit. On y trouve un virtuose remarquable. Il se nomme
Müller, mais n'appartient point cependant à la célèbre famille des
Müller de Brunswick. Sa taille presque colossale lui permet de jouer de
la vraie contrebasse à quatre cordes avec une aisance extraordinaire.
Sans chercher, comme il le pourrait, à exécuter des traits ni des
arpéges d'une difficulté inutile et d'un effet grotesque, il chante
gravement et noblement sur cet instrument énorme, et sait en tirer des
sons d'une grande beauté, qu'il nuance avec beaucoup d'art et de
sentiment. Je lui ai entendu _chanter_ un fort bel _adagio_ composé par
Mangold jeune, frère du _capell-meister_, de manière à émouvoir
profondément un sévère auditoire. C'était dans une soirée donnée par M.
le docteur Huth, le premier amateur de musique de Darmstadt, qui, dans
sa sphère, fait pour l'art ce que M. Alsager sait faire à Londres dans
la sienne, et dont l'influence est grande, par conséquent, sur l'esprit
musical du public. Müller est une conquête qui doit tenter bien des
compositeurs et des chefs d'orchestre, mais le grand-duc la leur
disputera de toutes ses forces, très certainement.

Le maître de chapelle Mangold, habile et excellent homme, a fait en
grande partie son éducation musicale à Paris, où il a compté parmi les
meilleurs élèves de Reicha. C'était donc pour moi un condisciple, et il
m'a traité comme tel. Quant à Schlosser, le _concert-meister_ déjà
nommé, il s'est montré si bon camarade, il a mis tant d'ardeur à me
seconder, que je suis vraiment dans l'impossibilité de parler comme il
conviendrait de celles de ses compositions dont il m'a permis la
lecture; j'aurais l'air de reconnaître son hospitalité, quand je ne
ferais que lui rendre justice. Nouvelle preuve de la vérité de
l'anti-proverbe: Un bienfait est toujours perdu!

Il y a à Darmstadt une bande militaire d'une trentaine de musiciens; je
l'ai bien enviée au grand-duc. Tout cela joue juste, a du style, et
possède un sentiment du rhythme qui donne de l'intérêt même aux parties
de tambours.

Reichel (l'immense voix de basse qui me fut si utile à Hambourg) se
trouvait, à mon arrivée, depuis quelque temps à Darmstadt, où, dans le
rôle de Marcel des _Huguenots_, il avait obtenu un véritable triomphe.
Il eut encore l'obligeance de chanter _le Cinq Mai_, mais avec un talent
et une sensibilité de beaucoup au-dessus des qualités qu'il avait
montrées en exécutant ce morceau la première fois. Il fut admirable
surtout à la dernière strophe, la plus difficile à bien nuancer:

    _Wie? sterben er? o ruhm, wie verwaist bist du!_
    _Quoi? lui mourir! ô gloire, quel veuvage!_

Ensuite l'air du Figaro de Mozart (_Non più andrai_), que nous avions
ajouté au programme, montra la souplesse de son talent, en le faisant
briller sous une face nouvelle, lui valut un _bis_ de toute la salle, et
le lendemain un engagement très avantageux au théâtre de Darmstadt. Je
me dispense de vous narrer... le reste. Si vous allez dans ce pays-là,
on vous dira seulement que j'ai eu la vanité naïve de trouver le public
et les artistes _très intelligents_.

Nous voici maintenant, mon cher Osborne, au terme de ce pèlerinage, le
plus difficile peut-être qu'un musicien ait jamais entrepris, et dont le
souvenir, je le sens, doit planer sur le reste de ma vie. Je viens,
comme les hommes religieux de l'ancienne Grèce, de consulter l'oracle de
Delphes. Ai-je bien compris le sens de sa réponse? Faut-il croire ce
qu'elle paraît contenir de favorable à mes vœux?... N'y a-t-il pas
d'oracles trompeurs?... L'avenir, l'avenir seul en décidera. Quoi qu'il
en soit, je dois rentrer en France, et adresser enfin mes adieux à
l'Allemagne, cette noble seconde mère de tous les fils de l'harmonie.
Mais où trouver des expressions égales à ma gratitude, à mon admiration,
à mes regrets?... Quel hymne pourrais-je chanter qui fût digne de sa
grandeur et de sa gloire?... Je ne sais donc, en la quittant, que
m'incliner avec respect, et lui dire d'une voix émue:

     _Vale, Germania, alma parens!_

FIN.



DE LA MUSIQUE EN GÉNÉRAL.


Musique, art d'émouvoir par des combinaisons de sons les hommes
intelligents et doués d'organes spéciaux et exercés. Définir ainsi la
musique, c'est avouer que nous ne la croyons pas, comme on dit, _faite
pour tout le monde_. Quelles que soient en effet ses conditions
d'existence, quels qu'aient jamais été ses moyens d'action, simples ou
composés, doux ou énergiques, il a toujours paru évident à l'observateur
impartial qu'un grand nombre d'individus ne pouvant ressentir ni
comprendre sa puissance, ceux-là _n'étaient pas faits pour elle_, et que
par conséquent _elle n'était point faite pour eux_.

La musique est à la fois un sentiment et une science; elle exige de la
part de celui qui la cultive, exécutant ou compositeur, une inspiration
naturelle et des connaissances qui ne s'acquièrent que par de longues
études et de profondes méditations. La réunion du savoir et de
l'inspiration constitue l'art. En dehors de ces conditions, le musicien
ne sera donc qu'un artiste incomplet, si tant est qu'il mérite le nom
d'artiste. La grande question de la prééminence de l'organisation sans
étude sur l'étude sans organisation, qu'Horace n'a pas osé résoudre
positivement pour les poètes, nous paraît également difficile à trancher
pour les musiciens. On a vu quelques hommes parfaitement étrangers à la
science produire d'instinct des airs gracieux et même sublimes, témoin
Rouget de l'Isle et son immortelle _Marseillaise_; mais ces rares
éclairs d'inspiration n'illuminant qu'une partie de l'art, pendant que
les autres non moins importantes, demeurent obscures, il s'ensuit, eu
égard à la nature complexe de notre musique, que ces hommes en
définitive ne peuvent être rangés parmi les musiciens: ILS NE SAVENT
PAS.

On rencontre plus souvent encore des esprits méthodiques, calmes et
froids, qui, après avoir étudié patiemment la théorie, accumulé les
observations, exercé longuement leur esprit et tiré tout le parti
possible de leurs facultés incomplètes parviennent à écrire des choses
qui répondent en apparence aux idées qu'on se fait vulgairement de la
musique, et satisfont l'oreille sans la charmer, et sans rien dire au
cœur ni à l'imagination. Or, la satisfaction de l'ouïe est fort loin
des sensations délicieuses que peut éprouver cet organe; les jouissances
du cœur et de l'imagination ne sont pas non plus de celles dont on
puisse faire aisément bon marché; et comme elles se trouvent réunies à
un plaisir sensuel des plus vifs dans les véritables œuvres musicales
de toutes les écoles, ces producteurs impuissants doivent donc encore,
selon nous, être rayés du nombre des musiciens: ILS NE SENTENT PAS.

Ce que nous appelons _musique_ est un art nouveau, en ce sens qu'il ne
ressemble que fort peu, très probablement, à ce que les anciens peuples
civilisés désignaient sous ce nom. D'ailleurs, il faut le dire tout de
suite, ce mot avait chez eux une acception tellement étendue, que loin
de signifier simplement, comme aujourd'hui, l'art des sons, il
s'appliquait également à la danse, au geste, à la poésie, à l'éloquence,
et même à la collection de toutes les sciences. En supposant
l'étymologie du mot _musique_ dans celui de _muse_, le vaste sens que
lui donnaient les anciens s'explique naturellement; il exprimait et
devait exprimer en effet, _ce à quoi président les Muses_. De là les
erreurs où sont tombés, dans leurs interprétations, beaucoup de
commentateurs de l'antiquité. Il y a pourtant dans le langage actuel une
expression consacrée, dont le sens est presque aussi général. Nous
disons: _l'art_, en parlant de la réunion des travaux de
l'intelligence, soit seule, soit aidée par certains organes et des
exercices du corps que l'esprit a poétisés. De sorte que le lecteur qui
dans deux mille ans trouvera dans nos livres cette phrase devenue le
titre banal de bien des divagations: «De l'état de l'art en Europe au
dix-neuvième siècle» devra l'interpréter ainsi: «De l'état de la poésie,
de l'éloquence, de la musique, de la peinture, de la gravure, de la
statuaire, de l'architecture, de l'action dramatique, de la pantomime et
de la danse en Europe au dix-neuvième siècle.» On voit qu'à l'exception
près des sciences exactes, auxquelles il ne s'applique pas, notre mot
_art_ correspond fort bien au mot _musique_ des anciens.

Ce qu'était chez eux l'art des sons proprement dit, nous ne le savons
que fort imparfaitement. Quelques faits isolés, racontés peut-être avec
une exagération dont on voit journellement des exemples analogues, les
idées boursouflées ou tout-à-fait absurdes de certains philosophes,
quelquefois aussi la fausse interprétation de leurs écrits, tendraient à
lui attribuer une puissance immense, et une influence sur les mœurs
telle, que les législateurs devaient, dans l'intérêt des peuples, en
déterminer la marche et en régler l'emploi. Sans tenir compte des causes
qui ont pu concourir à l'altération de la vérité à cet égard, et en
admettant que la musique des Grecs ait réellement produit sur quelques
individus des impressions extraordinaires, qui n'étaient dues ni aux
idées exprimées par la poésie, ni à l'expression des traits ou de la
pantomime du chanteur, mais bien à la musique elle-même et seulement à
elle, le fait ne prouverait en aucune façon que cet art eût atteint chez
eux un haut degré de perfection. Qui ne connaît la violente action des
sons musicaux, combinés de la façon la plus ordinaire, sur les
tempéraments nerveux dans certaines circonstances? Après un festin
splendide, par exemple, quand excité par les acclamations enivrantes
d'une foule d'adorateurs, par le souvenir d'un triomphe récent, par
l'espérance de victoires nouvelles, par l'aspect des armes, par celui
des belles esclaves qui l'entouraient, par les idées de volupté,
d'amour, de gloire, de puissance, d'immortalité, secondées de l'action
énergique de la bonne chère et du vin, Alexandre, dont l'organisation
d'ailleurs était si impressionnable, délirait aux accents de Timothée,
on conçoit très bien qu'il n'ait pas fallu de grands efforts de génie de
la part du chanteur pour agir aussi fortement sur cette sensibilité
portée à un état presque maladif.

Rousseau, en citant l'exemple plus moderne du roi de Danemarck, Erric,
que certains chants rendaient furieux au point de tuer ses meilleurs
domestiques, fait bien observer, il est vrai, que ces malheureux
devaient être beaucoup moins que leur maître sensibles à la musique;
autrement il eût pu courir la moitié du danger. Mais l'instinct
paradoxal du philosophe se décèle encore dans cette spirituelle ironie.
Eh! oui, sans doute, les serviteurs du roi danois étaient moins
sensibles à la musique que leur souverain! Qu'y a-t-il là d'étonnant? Ne
serait-il pas fort étrange au contraire qu'il en eût été autrement? Ne
sait-on pas que le sens musical se développe par l'exercice? que
certaines affections de l'ame, très actives chez quelques individus, le
sont fort peu chez beaucoup d'autres? que la sensibilité nerveuse est en
quelque sorte le partage des classes élevées de la société, quand les
classes inférieures, soit à cause des travaux manuels auxquels elles se
livrent, soit pour toute autre raison, en sont à peu près dépourvues? et
n'est-ce pas parce que cette inégalité dans les organisations est
incontestable et incontestée, que nous avons si fort restreint, en
définissant la musique, le nombre des hommes sur lesquels elle agit.

Cependant Rousseau, tout en ridiculisant ainsi ces récits des merveilles
opérées par la musique antique, paraît en d'autres endroits leur
accorder assez de croyance pour placer beaucoup au-dessus de l'art
moderne cet art ancien que nous connaissons à peine et qu'il ne
connaissait pas mieux que nous. Il devait certes, moins que personne
déprécier les effets de la musique actuelle, car l'enthousiasme avec
lequel il en parle partout ailleurs prouve qu'ils étaient sur lui d'une
intensité des moins ordinaires. Quoi qu'il en soit, et en jetant
seulement nos regards autour de nous, il sera facile de citer, en faveur
du pouvoir de notre musique, des faits certains, dont la valeur est au
moins égale à celle des anecdotes douteuses des anciens historiens.
Combien de fois n'avons-nous pas vu à l'Opéra, par exemple, aux
représentations des chefs-d'œuvre de nos grands maîtres, des
auditeurs agités de spasmes terribles, pleurer et rire à la fois, et
manifester tous les symptômes du délire et de la fièvre! Un jeune
musicien provençal, sous l'empire des sentiments passionnés qu'avait
fait naître en lui _la Vestale_ de Spontini, ne put supporter l'idée de
rentrer dans notre monde prosaïque, au sortir du ciel de poésie qui
venait de lui être ouvert; il prévint par lettres ses amis de son
dessein, et après avoir encore entendu le chef-d'œuvre, objet de son
admiration extatique, pensant avec raison qu'il avait atteint le maximum
de la somme de bonheur réservée à l'homme sur la terre, un soir, à la
porte de l'Opéra, il se brûla la cervelle.

La célèbre cantatrice, madame Malibran, entendant pour la première fois,
au Conservatoire, la symphonie en _ut mineur_ de Beethoven, fut saisie
de convulsions telles, qu'il fallut l'emporter hors de la salle. Vingt
fois nous avons vu, en pareil cas, des hommes graves obligés de sortir
pour soustraire aux regards du public la violence de leurs émotions.
Quant à celles que l'auteur de cet article doit personnellement à la
musique, il affirme que rien au monde ne saurait en donner l'idée exacte
à qui ne les a point éprouvées. Sans parler des affections morales que
cet art a développées en lui, et pour ne citer que les impressions
reçues et les effets éprouvés au moment même de l'exécution des ouvrages
qu'il admire, voici ce qu'il peut dire en toute vérité: «A l'audition de
certains morceaux de musique, mes forces vitales semblent d'abord
doublées; je sens un plaisir délicieux, où le raisonnement n'entre pour
rien; l'habitude de l'analyse vient ensuite d'elle-même faire naître
l'admiration; l'émotion croissant en raison directe de l'énergie ou de
la grandeur des idées de l'auteur, produit bientôt une agitation étrange
dans la circulation du sang; mes artères battent avec violence; les
larmes qui d'ordinaire annoncent la fin du paroxysme, n'en indiquent
souvent qu'un état progressif, qui doit être de beaucoup dépassé. En ce
cas, ce sont des contractions spasmodiques des muscles, un tremblement
de tous les membres, un _engourdissement total des pieds et des mains_,
une paralysie partielle des nerfs de la vision et de l'audition, je n'y
vois plus, j'entends à peine; vertige... demi-évanouissement... On pense
bien que des sensations portées à ce degré de violence sont assez rares,
et que d'ailleurs il y a un vigoureux contraste à leur opposer, celui du
_mauvais effet musical_, produisant le contraire de l'admiration et du
plaisir. Aucune musique n'agit plus fortement en ce sens, que celle dont
le défaut principal me paraît être la platitude jointe à la fausseté
d'expression. Alors je rougis comme de honte, une véritable indignation
s'empare de moi, on pourrait à me voir, croire que je viens de recevoir
un de ces outrages pour lesquels il n'y a pas de pardon; il se fait,
pour chasser l'impression reçue, un soulèvement général, un effort
d'excrétion dans tout l'organisme, analogue aux efforts du vomissement,
quand l'estomac veut rejeter une liqueur nauséabonde. C'est le dégoût et
la haine portés à leur terme extrême; cette musique m'exaspère, et je la
vomis par tous les pores.

Sans doute l'habitude de déguiser ou de maîtriser mes sentiments permet
rarement à celui-ci de se montrer dans tout son jour; et s'il m'est
arrivé quelquefois, depuis ma première jeunesse, de lui donner carrière,
c'est que le temps de la réflexion m'avait manqué, j'avais été pris au
dépourvu.

La musique moderne n'a donc rien à envier en puissance à celle des
anciens. A présent, quels sont les modes d'action de l'art musical?
Voici tous ceux que nous connaissons; et, bien qu'ils soient fort
nombreux, il n'est pas prouvé qu'on ne puisse dans la suite en découvrir
encore quelques autres. Ce sont:


LA MÉLODIE.

Effet musical produit par différents sons entendus _successivement_, et
formulés en phrases symétriques. L'art d'enchaîner d'une façon agréable
ces séries de sons divers, ou de leur donner un sens expressif, ne
s'apprend point, c'est un don de la nature, que l'observation des
mélodies préexistantes et le caractère propre des individus et des
peuples modifient de mille manières.


L'HARMONIE.

Effet musical produit par différents sons entendus _simultanément_. Les
dispositions naturelles peuvent seules, sans doute, faire le grand
harmoniste; cependant la connaissance des groupes de sons produisant les
_accords_ (généralement reconnus pour agréables et beaux), et l'art de
les enchaîner régulièrement, s'enseignent partout avec succès.


LE RHYTHME.

Division symétrique du temps par les sons. On n'apprend pas au musicien
à trouver de belles formes rhythmiques; la faculté particulière qui les
lui fait découvrir est l'une des plus rares. Le rhythme, de toutes les
parties de la musique, nous paraît être aujourd'hui la moins avancée.


L'EXPRESSION.

Qualité par laquelle la musique se trouve en rapport direct de caractère
avec les sentiments qu'elle veut rendre, les passions qu'elle veut
exciter. La perception de ce rapport est excessivement peu commune; on
voit fréquemment le public tout entier d'une salle d'opéra, qu'un son
douteux révolterait à l'instant, écouter sans mécontentement, et même
avec plaisir, des morceaux dont l'expression est d'une complète
fausseté.


LES MODULATIONS.

On désigne aujourd'hui par ce mot les passages ou transitions d'un ton
ou d'un mode à un mode ou à un ton nouveau. L'étude peut faire beaucoup
pour apprendre au musicien l'art de déplacer ainsi avec avantage la
tonalité, et à modifier à propos sa constitution. En général les chants
populaires modulent peu.


L'INSTRUMENTATION.

Consiste à faire exécuter à chaque instrument ce qui convient le mieux à
sa nature propre et à l'effet qu'il s'agit de produire. C'est en outre
l'art de grouper les instruments de manière à modifier le son des uns
par celui des autres, en faisant résulter de l'ensemble un son
particulier que ne produirait aucun d'eux isolément, ni réuni aux
instruments de son espèce. Cette face de l'instrumentation est
exactement, en musique, ce que le coloris est en peinture. Puissante,
splendide et souvent outrée aujourd'hui, elle était à peine connue avant
la fin du siècle dernier. Nous croyons également pour elle, comme pour
le rhythme, la mélodie et l'expression, que l'étude des modèles peut
mettre le musicien sur la voie qui conduit à la posséder, mais qu'on n'y
réussit point sans des dispositions spéciales.


LE POINT DE DÉPART DES SONS.

En plaçant l'auditeur à plus ou moins de distance des exécutants, et en
éloignant dans certaines occasions les instruments sonores les uns des
autres, on obtient dans l'effet musical des modifications qui n'ont pas
encore été suffisamment observées.


LE DEGRÉ D'INTENSITÉ DES SONS.

Telles phrases et telles inflexions présentées avec douceur ou
modération ne produisent absolument rien, qui peuvent devenir sublimes
en leur donnant la force d'émission qu'elles réclament. La proposition
inverse amène des résultats encore plus frappants: en violentant une
idée douce, on arrive au ridicule et au monstrueux.


LA MULTIPLICITÉ DES SONS

Est l'un des plus puissants principes d'émotion musicale. Les
instruments ou les voix étant en grand nombre et occupant une large
surface, la masse d'air mise en vibrations devient énorme, et ses
ondulations prennent alors un caractère dont elles sont ordinairement
dépourvues. Tellement que, dans une église occupée par une foule de
chanteurs, si un seul d'entre eux se fait entendre, quels que soient la
force, la beauté de son organe et l'art qu'il mettra dans l'exécution
d'un thême simple et lent, mais peu intéressant en soi, il ne produira
qu'un effet médiocre; tandis que ce même thême repris, sans beaucoup
d'art, à l'unisson, par toutes les voix, acquerra aussitôt une
incroyable majesté.

Des diverses parties constitutives de la musique que nous venons de
signaler, presque toutes paraissent avoir été employées par les anciens.
La connaissance de l'harmonie leur est seule généralement contestée. Un
savant compositeur, notre contemporain, M. Lesueur, s'est posé
l'intrépide antagoniste de cette opinion. Voici les motifs de ses
adversaires:

«_L'harmonie n'était pas connue des anciens_, disent-ils, _différents
passages de leurs historiens et une foule de documents en font foi_. Ils
n'employaient que l'unisson et l'octave. On sait en outre que l'harmonie
est une invention qui ne remonte pas au-delà du huitième siècle. La
gamme et la constitution tonale des anciens n'étant pas les mêmes que
les nôtres, inventées par l'italien Guido d'Arezzo, mais bien semblables
à celles du plain-chant, qui n'est lui-même qu'un reste de la musique
grecque, il est évident, pour tout homme versé dans la science des
accords, que cette sorte de chant, rebelle à l'accompagnement
harmonique, ne comporte que l'unisson et l'octave.»

On pourrait répondre à cela que l'invention de l'harmonie au moyen-âge
ne prouve point qu'elle ait été inconnue aux siècles antérieurs.
Plusieurs des connaissances humaines ont été perdues et retrouvées; et
l'une des plus importantes découvertes que l'Europe s'attribue, celle
de la poudre à canon, avait été faite en Chine fort longtemps
auparavant. Il n'est d'ailleurs rien moins que certain, au sujet des
inventions de Guido d'Arezzo, qu'elles soient réellement les siennes,
car lui-même dans ses écrits en cite plusieurs comme choses
universellement admises avant lui. Quant à la difficulté d'adapter au
plain-chant notre harmonie, sans nier qu'elle ne s'unisse plus
naturellement aux formes mélodiques modernes, le fait du chant
ecclésiastique exécuté en contre-point à plusieurs parties, et de plus
accompagné par les accords de l'orgue dans toutes les églises, y répond
suffisamment. Voyons à présent sur quoi est basée l'opinion de M.
Lesueur.

«_L'harmonie était connue des anciens_, dit-il, _les œuvres de leurs
poètes_, _philosophes et historiens le prouvent en maint endroit d'une
façon péremptoire_. Ces fragments historiques, fort clairs en eux-mêmes,
ont été traduits à contre-sens. Grâce à l'intelligence que nous avons de
la notation des Grecs, des morceaux entiers de leur musique, à plusieurs
voix accompagnées de divers instruments, sont là pour témoigner de cette
vérité. Des duos, trios et chœurs, de Sapho, Olympe, Terpandre,
Aristoxène, etc., fidèlement reproduits dans nos signes musicaux, seront
publiés plus tard. On y trouvera une harmonie simple et claire, où les
accords les plus doux sont seuls employés, et dont le style est
absolument le même que celui de certains fragments de musique
religieuse, composés de nos jours. Leur gamme et leur système de
tonalité sont parfaitement identiques aux nôtres. C'est une erreur des
plus graves de voir dans le plain-chant, tradition monstrueuse des
hymnes barbares que les Druïdes hurlaient autour de la statue d'Odin, en
lui offrant d'horribles sacrifices, un débris de la musique grecque.
Quelques cantiques en usage dans le rituel de l'église catholique sont
grecs, il est vrai; aussi les trouvons-nous conçus dans le même système
que la musique moderne? D'ailleurs, quand les preuves de fait
manqueraient, celles de raisonnement ne suffisent-elles pas à démontrer
la fausseté de l'opinion qui refuse aux anciens la connaissance et
l'usage de l'harmonie? Quoi! les Grecs, ces fils ingénieux et polis de
la terre qui vit naître Homère, Sophocle, Pindare, Praxitèle, Phidias,
Apelles, Zeuxis, ce peuple artiste qui élevait des temples sublimes que
le temps n'a pas encore abattus, dont le ciseau taillait dans le marbre
des formes humaines dignes de représenter les dieux; ce peuple, dont les
œuvres monumentales servent de modèles aux poètes, statuaires,
architectes et peintres de nos jours, n'aurait eu qu'une musique
incomplète et grossière comme celle des Barbares?... Quoi! ces milliers
de chanteurs des deux sexes entretenus à grands frais dans les temples,
ces myriades d'instruments de natures diverses qu'ils nommaient: _Lyra_,
_Psalterium_, _Trigonium_, _Sambuca_, _Cithara_, _Pectis_, _Maga_,
_Barbiton_, _Testudo_, _Epigonium_, _Simmicium_, _Épandoron_, _etc._,
pour les instruments à cordes; _Tuba_, _Fistula_, _Tibia_, _Cornu_,
_Lituus_, _etc._, pour les instruments à vent; _Tympanum_, _Cymbalum_,
_Crepitaculum_, _Tintinnabulum_, _Crotalum_, _etc._, pour les
instruments de percussion, n'auraient été employés qu'à produire de
froids et stériles unissons ou de pauvres octaves! On aurait ainsi fait
marcher du même pas la harpe et la trompette; on aurait enchaîné de
force dans un unisson grotesque deux instruments dont les allures, le
caractère et l'effet diffèrent si énormément! C'est faire à
l'intelligence et au sens musical d'un grand peuple une injure qu'il ne
mérite pas, c'est taxer la Grèce entière de barbarie.»

Tels sont les motifs de l'opinion de M. Lesueur. Quant aux faits cités
en preuves, on ne peut rien leur opposer; et le jour où l'illustre
maître publiera son grand ouvrage sur la musique antique, avec les
fragments dont nous avons parlé plus haut; quand il indiquera les
sources où il a puisé, les manuscrits qu'il a compulsés; quand les
incrédules pourront se convaincre par leurs propres yeux, que ces
_harmonies_ attribuées aux Grecs nous ont été réellement léguées par
eux; alors sans doute M. Lesueur aura gagné la cause au plaidoyer de
laquelle il travaille depuis si longtemps avec une persévérance et une
conviction inébranlables. Comme nous ne croyons pas qu'il soit opportun
jusque-là de se prononcer dans une question où le doute est encore
permis au public, nous allons discuter les preuves de raisonnement
avancées par M. Lesueur, avec l'impartialité et l'attention que nous
avons apportées dans l'examen des idées de ses antagonistes. Nous lui
répondrons donc:

Les plains-chants que vous appelez barbares ne sont pas tous aussi
sévèrement jugés par la généralité des musiciens actuels; il en est
plusieurs, au contraire, qui leur paraissent empreints d'un rare
caractère de sévérité et de grandeur. Le système de tonalité dans lequel
ces hymnes sont écrites, et que vous condamnez, est susceptible de
rencontrer fréquemment d'admirables applications. Beaucoup de chants
populaires, pleins d'expression et de naïveté, sont dépourvus de _note
sensible_, et par conséquent écrits dans le système tonal du
plain-chant. D'autres, comme les airs écossais, appartiennent à une
échelle musicale bien plus étrange encore, puisque le 4e et le 7e
degré de notre gamme n'y figurent point. Quoi de plus frais cependant et
de plus énergique parfois que ces mélodies des montagnes? Déclarer
barbares des formes contraires à nos habitudes, ce n'est pas prouver
qu'une éducation différente de celle que nous avons reçue ne puisse en
venir à modifier singulièrement nos opinions à leur sujet. De plus, sans
aller jusqu'à taxer la Grèce de barbarie, admettons seulement que sa
musique, comparativement à la nôtre, fût encore dans l'enfance: le
contraste de cet état imparfait d'un art spécial et de la splendeur des
autres arts, qui n'ont avec lui aucun point de contact, aucune espèce de
rapport, n'est point du tout inadmissible. Le raisonnement qui tendrait
à faire regarder comme impossible cette anomalie est loin d'être
nouveau, et l'on sait qu'en mainte circonstance il a amené à des
conclusions que les faits ont ensuite démenties avec une brutalité
désespérante.

L'argument tiré du peu de raison musicale qu'il y aurait à faire marcher
ensemble à l'unisson ou à l'octave des instruments de natures aussi
dissemblables qu'une lyre, une trompette et des timbales, est sans force
réelle; car enfin, cette disposition instrumentale est-elle praticable?
Oui, sans doute, et les musiciens actuels pourront l'employer quand ils
voudront. Il n'est donc pas extraordinaire qu'elle ait été admise chez
des peuples auxquels la constitution même de leur art ne permettait pas
d'en employer d'autre.

A présent, quant à la supériorité de notre musique sur la musique
antique, je crois qu'elle est probable. Soit en effet que les anciens
aient connu l'harmonie, soit qu'ils l'aient ignorée, en réunissant en
faisceau les idées que les partisans des deux opinions contraires nous
ont données de la nature et des moyens de leur art, il en résulte avec
assez d'évidence cette conclusion:

Notre musique contient celle des anciens, mais la leur ne contenait pas
la nôtre; c'est-à-dire, nous pouvons aisément reproduire les effets de
la musique antique, et de plus un nombre infini d'autres effets qu'elle
n'a jamais connus et qu'il lui était impossible de rendre.

Nous n'avons rien dit de l'art des sons en Orient; voici pourquoi: tout
ce que les voyageurs nous ont appris à ce sujet jusqu'ici, se borne à
des puérilités informes et sans relations aucunes avec les idées que
nous attachons au mot musique. A moins donc de notions nouvelles et
opposées sur tous les points à celles qui nous sont acquises, nous
devons regarder la musique, chez les Orientaux, comme un bruit
grotesque, analogue à celui que font les enfants dans leurs jeux.



ÉTUDE ANALYTIQUE

DES

SYMPHONIES DE BEETHOVEN.


Il y a seize ou dix-sept ans qu'on fit, aux concerts spirituels de
l'Opéra, l'essai des œuvres de Beethoven, alors parfaitement
inconnues en France. On ne croirait pas aujourd'hui de quelle
réprobation fut frappée immédiatement cette admirable musique par la
plupart des artistes. C'était bizarre, incohérent, diffus, hérissé de
modulations dures, d'harmonies sauvages, dépourvu de mélodie, d'une
expression outrée, trop bruyant, et d'une difficulté horrible. M.
Habeneck, pour satisfaire aux exigences des hommes de goût qui
régentaient alors l'Académie royale de musique, se voyait forcé de
faire, dans ces mêmes symphonies qu'il monte chaque année avec tant de
soin au Conservatoire, des coupures monstrueuses, comme on s'en
permettrait tout au plus dans un ballet de Gallemberg ou un opéra de
Gaveaux. Sans ces _corrections_, Beethoven n'eût pas été admis à
l'honneur de figurer, entre un solo de basson et un concerto de flûte,
sur le programme des concerts spirituels. A la première audition des
passages désignés au crayon rouge, Kreutzer s'était enfui en se bouchant
les oreilles, et il eut besoin de tout son courage pour se décider aux
autres répétitions à écouter _ce qui restait_ de la symphonie en _ré_.
C'est à ce même homme (dont nous ne contestons point du reste le
talent), que Beethoven venait de dédier l'une de ses plus sublimes
sonates pour piano et violon; il faut convenir que l'hommage était bien
adressé. Aussi le célèbre violon ne put-il jamais se décider à jouer
cette composition _outrageusement inintelligible_. N'oublions pas que
l'opinion de M. Kreutzer sur Beethoven était celle des quatre-vingt-dix-neuf
centièmes des musiciens de Paris à cette époque, et que, sans les
efforts réitérés de l'imperceptible fraction qui professait l'opinion
contraire, le plus grand compositeur des temps modernes nous serait
peut-être encore aujourd'hui à peine connu. Le fait de l'exécution des
fragments de Beethoven à l'Opéra était donc d'une grande importance;
nous en pouvons juger, puisque sans lui, très-probablement, la société
du Conservatoire n'eût pas été constituée. C'est à ce petit nombre
d'hommes intelligents et au public qu'il faut faire honneur de cette
belle institution. Le public en effet, le public véritable, celui qui
n'appartient à aucune coterie, ne juge que par sentiment et non point
d'après les idées étroites, les théories ridicules qu'il s'est faites
sur l'art; ce public là, qui se trompe souvent malgré lui, puisqu'il lui
arrive maintes fois de revenir sur ses propres décisions, fut frappé de
prime abord par quelques-unes des éminentes qualités de Beethoven. Il ne
demanda point si telle modulation était relative de telle autre, si
certaines harmonies étaient admises par les _magisters_, ni s'il _était
permis_ d'employer certains rhythmes qu'on ne connaissait pas encore; il
s'aperçut seulement que ces rhythmes, ces harmonies et ces modulations,
ornés d'une mélodie noble et passionnée, et revêtus d'une
instrumentation puissante, l'impressionnaient fortement et d'une façon
toute nouvelle. En fallait-il davantage pour exciter ses
applaudissements. Notre public français n'éprouve qu'à de rares
intervalles la vive et brûlante émotion que peut produire l'art musical;
mais quand il lui arrive d'en être véritablement agité, rien n'égale sa
reconnaissance pour l'artiste, quel qu'il soit, qui la lui a donnée. Dès
sa première apparition, le célèbre _adagio_ en _la_ mineur de la
septième symphonie qu'on avait intercallé dans la deuxième _pour faire
passer le reste_, fut donc apprécié à sa valeur par l'auditoire des
concerts spirituels. Le parterre en masse le redemanda à grands cris,
et, à la seconde exécution, un succès presque égal accueillit le premier
morceau et le _scherzo_ de la symphonie en _ré_ qu'on avait peu goûtés à
la première épreuve. L'intérêt manifeste que le public commença dès-lors
à prendre à Beethoven doubla les forces de ses défenseurs, réduisit,
sinon au silence, au moins à l'inaction la majorité de ses détracteurs,
et peu à peu, grâce à ces lueurs crépusculaires annonçant aux
clairvoyants de quel côté le soleil allait se lever, le noyau se grossit
et l'on en vint à fonder, presque uniquement pour Beethoven, la
magnifique société du Conservatoire, aujourd'hui sans rivale dans le
monde.

Nous allons essayer l'analyse des symphonies de ce grand maître, en
commençant par la première que le Conservatoire n'exécute jamais.



I

SYMPHONIE EN UT MAJEUR.


Cette œuvre, par sa forme, par son style mélodique, par sa sobriété
harmonique et par son instrumentation, se distingue tout-à-fait des
autres compositions de Beethoven qui lui ont succédé. L'auteur, en
l'écrivant, est évidemment resté sous l'empire des idées de Mozart,
qu'il a agrandies quelquefois, et partout ingénieusement imitées. Dans
la première et la seconde partie seulement, on voit poindre de temps en
temps quelques rhythmes dont l'auteur de Don Juan a fait usage, il est
vrai, mais fort rarement et d'une façon beaucoup moins saillante. Le
premier allégro a pour thême une phrase de six mesures, qui, sans avoir
rien de bien caractérisé en soi, devient ensuite intéressante par l'art
avec lequel elle est traitée. Une mélodie épisodique lui succède, d'un
style peu distingué; et au moyen d'une demi-cadence, répétée trois ou
quatre fois, nous arrivons à un dessin d'instruments à vent en
imitations à la quarte, qu'on est d'autant plus étonné de trouver là,
qu'il avait été écrit souvent déjà dans plusieurs ouvertures d'opéras
français.

L'andante contient un accompagnement de timballes _piano_, qui paraît
aujourd'hui quelque chose de fort ordinaire, mais où il faut reconnaître
cependant le prélude des effets saisissants que Beethoven a produits
plus tard, à l'aide de cet instrument, peu ou mal employé en général par
ses prédécesseurs. Ce morceau est plein de charme, le thême en est
gracieux et se prête bien aux développements fugués aux moyens desquels
l'auteur a su en tirer un parti si ingénieux et si piquant. Mais il n'y
a là, de même que dans le reste de la symphonie, rien de vraiment neuf,
musicalement parlant; et l'idée poétique, si grande et si riche dans la
plupart des œuvres qui ont suivi celle-ci, y manque tout-à-fait.
C'est de la musique admirablement faite, claire, vive, mais peu
accentuée, froide, et quelquefois mesquine, comme dans le rondo final,
par exemple, véritable enfantillage musical; en un mot, ce n'est pas là
Beethoven. Nous allons le trouver.



II

SYMPHONIE EN RÉ.


Dans celle-ci tout est noble, énergique et fier; l'introduction
(_largo_) est un chef-d'œuvre. Les effets les plus beaux s'y
succèdent sans confusion et toujours d'une manière inattendue; le chant
est d'une solennité touchante qui, dès les premières mesures, impose le
respect et prépare à l'émotion. Déjà le rhythme se montre plus hardi,
l'orchestration plus riche, plus sonore et plus variée. A cet admirable
_adagio_ est lié un _allegro con brio_ d'une verve entraînante. Le
_grupetto_, qu'on rencontre dans la première mesure du thême proposé au
début par les altos et violoncelles à l'unisson, est repris isolément
ensuite, pour établir, soit des progressions en crescendo, soit des
imitations entre les instruments à vent et les instruments à cordes,
qui toutes sont d'une physionomie aussi neuve qu'animée. Au milieu se
trouve une mélodie exécutée, dans sa première moitié, par les
clarinettes, cors et bassons, et terminée en tutti par le reste de
l'orchestre, dont la mâle énergie est encore rehaussée par l'heureux
choix des accords qui l'accompagnent. L'_andante_ n'est point traité de
la même manière que celui de la première symphonie; il ne se compose pas
d'un thême travaillé en imitations canoniques, mais bien d'un chant pur
et candide, exposé d'abord simplement par le _quatuor_, puis brodé avec
une rare élégance, au moyen de traits légers dont le caractère ne
s'éloigne jamais du sentiment de tendresse qui forme le trait distinctif
de l'idée principale. C'est la peinture ravissante d'un bonheur
innocent, à peine assombri par quelques rares accents de mélancolie. Le
_scherzo_ est aussi franchement gai dans sa capricieuse fantaisie, que
l'_andante_ a été complètement heureux et calme; car tout est riant dans
cette symphonie, les élans guerriers du premier _allegro_ sont eux-mêmes
tout-à-fait exempts de violence; on n'y saurait voir que l'ardeur
juvénile d'un noble cœur dans lequel se sont conservées intactes les
plus belles illusions de la vie. L'auteur croit encore à la gloire
immortelle, à l'amour, au dévouement.... Aussi, quel abandon dans sa
gaîté! comme il est spirituel! quelles saillies! A entendre ces divers
instruments qui se disputent des parcelles d'un motif qu'aucun d'eux
n'exécute en entier, mais dont chaque fragment se colore ainsi de mille
nuances diverses en passant de l'un à l'autre, on croirait assister aux
jeux féériques des gracieux esprits d'Obéron. Le final est de la même
nature; c'est un second _scherzo_ à deux temps, dont le badinage a
peut-être encore quelque chose de plus fin et de plus piquant.



III

SYMPHONIE HÉROÏQUE.


On a grand tort de tronquer l'inscription placée en tête de celle-ci par
le compositeur. Elle est intitulée: _Symphonie héroïque pour célébrer
l'anniversaire de la mort d'un grand homme._ On voit qu'il ne s'agit
point ici de batailles ni de marches triomphales, ainsi que beaucoup de
gens, trompés par la mutilation du titre, doivent s'y attendre, mais
bien de pensers graves et profonds, de mélancoliques souvenirs, de
cérémonies imposantes par leur grandeur et leur tristesse, en un mot, de
l'_oraison funèbre_ d'un héros. Je ne connais pas d'exemple en musique
d'un style où la douleur ait su conserver constamment des formes aussi
pures et une telle noblesse d'expressions.

Le premier morceau est à trois temps et dans un mouvement à peu près
égal à celui de la valse. Quoi de plus sérieux cependant et de plus
dramatique que cet _allegro_? Le thême énergique qui en forme le fond ne
se présente pas d'abord dans son entier. Contrairement à l'usage,
l'auteur en commençant, nous a laissé seulement entrevoir son idée
mélodique; elle ne se montre avec tout son éclat qu'après un exorde de
quelques mesures. Le rhythme est excessivement remarquable par la
fréquence des syncopes et par des combinaisons de la mesure à deux
temps, jetées, par l'accentuation des temps faibles, dans la mesure à
trois temps. Quant à ce rhythme heurté viennent se joindre encore
certaines rudes dissonances, comme celle que nous trouvons vers le
milieu de la seconde reprise, où les premiers violons frappent le _fa_
naturel aigu contre le _mi_ naturel, quinte de l'accord de _la_ mineur,
on ne peut réprimer un mouvement d'effroi à ce tableau de fureur
indomptable. C'est la voix du désespoir et presque de la rage.
L'orchestre se calme subitement à la mesure suivante; on dirait que,
brisé par l'emportement auquel il vient de se livrer, les forces lui
manquent tout à coup. Puis ce sont des phrases plus douces, où nous
retrouvons tout ce que le souvenir peut faire naître dans l'ame de
douloureux attendrissements. Il est impossible de décrire, ou seulement
d'indiquer, la multitude d'aspects mélodiques et harmoniques sous
lesquels Beethoven reproduit son thême; nous nous bornerons à en
indiquer un d'une extrême bizarrerie, qui a servi de texte à bien des
discussions, que l'éditeur français a corrigé dans la partition, pensant
que ce fût une faute de gravure, mais qu'on a rétabli après un plus
ample informé: les premiers et seconds violons seuls tiennent en tremolo
les deux notes _si b_, _la b_, fragment de l'accord de septième sur la
dominante de _mi bémol_, quand un cor, qui a l'air de se tromper et de
partir deux mesures trop tôt, vient témérairement faire entendre le
commencement du thême principal qui roule exclusivement sur les notes,
_mi_, _sol_, _mi_, _si_. On conçoit quel étrange effet cette mélodie de
l'accord de tonique doit produire contre les deux notes dissonantes de
l'accord de dominante, quoique l'écartement des parties en affaiblisse
beaucoup le froissement; mais, au moment où l'oreille est sur le point
de se révolter contre une semblable anomalie, un vigoureux _tutti_ vient
couper la parole au cor, et, se terminant _piano_ sur l'accord de la
tonique, laisse rentrer les violoncelles, qui disent alors le thême tout
entier sous l'harmonie qui lui convient. A considérer les choses d'un
peu haut, il est difficile de trouver une justification sérieuse à ce
caprice musical. L'auteur y tenait beaucoup cependant; on raconte même
qu'à la première répétition de cette symphonie, M. Ries, qui y
assistait, s'écria en arrêtant l'orchestre: «Trop tôt, trop tôt, le cor
s'est trompé!» et que, pour récompense de son zèle, il reçut de
Beethoven furieux une semonce des plus vives.

Aucune bizarrerie de cette nature ne se présente dans le reste de la
partition. La marche funèbre est tout un drame. On croit y trouver la
traduction des beaux vers de Virgile, sur le convoi du jeune Pallas:

    Multa que præterea Laurentis præmia pugnæ
    Adgerat, et longo prædam jubet ordine duci.
    Post bellator equus, positis insignibus, Æthon
    It lacrymans, guttis que humectat grandibus ora.

La fin surtout émeut profondément. Le thême de la marche reparaît, mais
par fragments coupés de silences et sans autre accompagnement que trois
coups _pizzicato_ de contrebasses; et quand ces lambeaux de la lugubre
mélodie, seuls, nus, brisés, effacés, sont tombés un à un jusque sur la
tonique, les instruments à vent poussent un cri, dernier adieu des
guerriers à leur compagnon d'armes, et tout l'orchestre s'éteint sur un
point d'orgue _pianissimo_.

Le troisième morceau est intitulé _Scherzo_, suivant l'usage. Le mot
italien signifie jeu, badinage. On ne voit pas trop, au premier
coup-d'œil, comment un pareil genre de musique peut figurer dans
cette composition épique. Il faut l'entendre pour le concevoir. En
effet, c'est bien là le rhythme, le mouvement du _Scherzo_; ce sont bien
des jeux, mais de véritables jeux funèbres, à chaque instant assombris
par des pensées de deuil, des jeux enfin comme ceux que les guerriers de
l'Iliade célébraient autour des tombeaux de leurs chefs.

Jusque dans les évolutions les plus capricieuses de son orchestre,
Beethoven a su conserver la couleur grave et sombre, la tristesse
profonde qui devaient naturellement dominer dans un tel sujet. Le final
n'est qu'un développement de la même idée poétique. Un passage
d'instrumentation fort curieux se fait remarquer au début, et montre
tout l'effet qu'on peut tirer de l'opposition des timbres différents.
C'est un _si bémol_ frappé par les violons, et repris à l'instant par
les flûtes et les hautbois en manière d'écho. Bien que le son soit
répercuté sur le même degré de l'échelle, dans le même mouvement et avec
une force égale, il résulte cependant de ce dialogue une différence si
grande entre les mêmes notes, qu'on pourrait comparer la nuance qui les
distingue à celle qui sépare _le bleu_ du _violet_. De telles finesses
de tons étaient tout-à-fait inconnues avant Beethoven, c'est à lui que
nous les devons.

Ce final si varié est pourtant fait entièrement sur un thême fugué fort
simple, sur lequel l'auteur bâtit ensuite, outre mille ingénieux
détails, deux autres thêmes dont l'un est de la plus grande beauté. On
ne peut s'apercevoir, à la tournure de la mélodie, qu'elle a été pour
ainsi dire extraite d'une autre. Son expression au contraire est mille
fois plus touchante, elle est incomparablement plus gracieuse que le
thême primitif, dont le caractère est plutôt celui d'une basse et qui en
tient fort bien lieu. Ce chant reparaît, un peu avant la fin, sur un
mouvement plus lent et avec une autre harmonie qui en redouble la
tristesse. Le héros coûte bien des pleurs. Après ces derniers regrets
donnés à sa mémoire, le poète quitte l'élégie pour entonner avec
transport l'hymne de la gloire. Quoiqu'un peu laconique, cette
péroraison est pleine d'éclat, elle couronne dignement le monument
musical. Beethoven a écrit des choses plus saisissantes peut-être que
cette symphonie, plusieurs de ses autres compositions impressionnent
plus vivement le public, mais, il faut le reconnaître cependant, la
symphonie héroïque est tellement forte de pensée et d'exécution, le
style en est si nerveux, si constamment élevé, et la forme si poétique,
que son rang est égal à celui des plus hautes conceptions de son auteur.
Un sentiment de tristesse grave et pour ainsi dire antique me domine
toujours pendant l'exécution de cette symphonie; mais le public en
paraît médiocrement touché. Certes, il faut déplorer la misère de
l'artiste qui, brûlant d'un tel enthousiasme, n'a pu se faire assez bien
comprendre même d'un auditoire d'élite, pour l'élever jusqu'à la hauteur
de son inspiration. C'est d'autant plus triste que ce même auditoire, en
d'autres circonstances, s'échauffe, palpite et pleure avec lui; il se
prend d'une passion réelle et très-vive pour quelques-unes de ses
compositions également admirables, il est vrai, mais non plus belles que
celle-ci cependant; il apprécie à leur juste valeur l'_adagio_ en _la
mineur_ de la septième symphonie, l'_allegretto scherzando_ de la
huitième, le finale de la cinquième, le _scherzo_ de la neuvième; il
paraît même fort ému de la marche funèbre de la symphonie dont il est
ici question (l'héroïque); mais quant au premier morceau, il est
impossible de se faire illusion, j'en ai fait la remarque depuis plus de
dix ans, le public l'écoute presque de sang-froid; il y voit une
composition savante et d'une assez grande énergie; au-delà..., rien. Il
n'y a pas de philosophie qui tienne; on a beau se dire qu'il en fut
toujours ainsi en tous lieux et pour toutes les œuvres élevées de
l'esprit, que les causes de l'émotion poétique sont secrètes et
inappréciables, que le sentiment de certaines beautés dont quelques
individus sont doués, manque absolument chez les masses, qu'il est même
impossible qu'il en soit autrement....... Tout cela ne console pas, tout
cela ne calme pas l'indignation instinctive, involontaire, absurde, si
l'on veut, dont le cœur se remplit, à l'aspect d'une merveille
méconnue, d'une création surhumaine, que la foule regarde sans voir,
écoute sans entendre, et laisse passer près d'elle sans presque
détourner la tête, comme s'il ne s'agissait que d'une chose médiocre ou
commune. Oh! c'est affreux de se dire, et cela avec une certitude
impitoyable: Ce que je trouve beau est _le beau_ pour moi, mais il ne le
sera peut-être pas pour mon meilleur ami; celui dont les sympathies sont
ordinairement les miennes sera affecté d'une autre manière que je ne le
suis; il se peut que l'œuvre qui me transporte, qui me donne la
fièvre, qui m'arrache des larmes, le laisse froid, ou même lui déplaise,
l'impatiente...

La plupart des grands poètes ne sentent pas la musique ou ne goûtent que
les mélodies triviales et puériles; beaucoup de grands esprits, qui
croient l'aimer, ne se doutent même pas des émotions qu'elle fait
naître; pour Napoléon, à coup sûr, elle n'existait pas. Ce sont de
tristes vérités, mais ce sont des vérités palpables, évidentes, que
l'entêtement de certains systèmes peut seul empêcher de reconnaître.
J'ai vu une chienne qui hurlait de plaisir en entendant la tierce
majeure tenue en double corde sur le violon, elle a fait des petits sur
qui la tierce, ni la quinte, ni la sixte, ni l'octave, ni aucun accord
consonnant ou dissonant, n'ont jamais produit la moindre impression. Le
public, de quelque manière qu'il soit composé, est toujours, à l'égard
des grandes conceptions musicales, comme cette chienne et ses chiens. Il
a certains nerfs qui vibrent à certaines résonnances, mais cette
organisation, tout incomplète qu'elle soit, étant inégalement répartie
et modifiée à l'infini, il s'en suit qu'il y a presque folie à compter
sur tels moyens de l'art plutôt que sur tels autres, pour agir sur elle;
et que le compositeur n'a rien de mieux à faire que d'obéir aveuglément
à son sentiment propre, en se résignant d'avance à toutes les chances du
hasard. Je sors du Conservatoire avec trois ou quatre dilettanti, un
jour où l'on vient d'exécuter la symphonie avec chœurs.

--Comment trouvez-vous cet ouvrage, me dit l'un d'eux?

--Immense! magnifique! écrasant!

--C'est singulier, je m'y suis cruellement ennuyé. Et vous? ajoute-t-il,
en s'adressant à un Italien...

--Oh! moi, je trouve cela inintelligible, ou plutôt insupportable, il
n'y a pas de mélodie.... Au reste, tenez, voici plusieurs journaux qui
en parlent, lisons:

--La symphonie avec chœurs de Beethoven représente le point culminant
de la musique moderne; l'art n'a rien produit encore qu'on puisse lui
comparer pour la noblesse du style, la grandeur du plan et le fini des
détails.

(_Un autre journal._)--La symphonie avec chœurs de Beethoven est une
monstruosité.

(_Un autre._)--Cet ouvrage n'est pas absolument dépourvu d'idées, mais
elles sont mal disposées et ne forment qu'un ensemble incohérent et
dénué de charme.

(_Un autre._)--La dernière symphonie de Beethoven, celle avec chœurs,
contient d'admirables passages, cependant on voit que les idées
manquaient à l'auteur, et que, son imagination épuisée ne le soutenant
plus, il s'est consumé en efforts souvent heureux pour suppléer à
l'inspiration à force d'art. Les quelques phrases qui s'y trouvent sont
supérieurement traitées et disposées dans un ordre parfaitement clair et
logique. En somme, c'est l'œuvre fort intéressante d'un _génie
fatigué_.»

Où est la vérité? où est l'erreur? partout et nulle part. Chacun a
raison; ce qui est beau pour l'un ne l'est pas pour l'autre, par cela
seul que l'un a été ému et que l'autre est demeuré impassible, que le
premier a éprouvé une vive jouissance et le second une grande fatigue.
Que faire à cela?... rien..., mais c'est horrible; j'aimerais mieux être
fou et croire au beau absolu.



IV

SYMPHONIE EN SI B.


Ici Beethoven abandonne entièrement l'ode et l'élégie, pour retourner au
style moins élevé et moins sombre, mais non moins difficile, peut-être,
de la seconde symphonie. Le caractère de cette partition est
généralement vif, alerte, gai ou d'une douceur céleste. Si l'on en
excepte l'_adagio_ méditatif, qui lui sert d'introduction, le premier
morceau est presque entièrement consacré à la joie. Le motif en notes
détachées, par lequel débute l'_allegro_, n'est qu'un canevas sur lequel
l'auteur répand ensuite d'autres mélodies plus réelles, qui rendent
ainsi accessoire l'idée en apparence principale du commencement.

Cet artifice, bien que fécond en résultats curieux et intéressants,
avait été déjà employé par Mozart et Haydn, avec un bonheur égal. Mais
on trouve dans la seconde partie du même allegro, une idée vraiment
neuve, dont les premières mesures captivent l'attention, et qui après
avoir entraîné l'esprit de l'auditeur dans ses développements
mystérieux, le frappe d'étonnement par sa conclusion inattendue. Voici
en quoi elle consiste: après un tutti assez vigoureux, les premiers
violons morcelant le premier thême, en forment un jeu dialogué
_pianissimo_ avec les seconds violons, qui vient aboutir sur des tenues
de l'accord de septième-dominante du ton de _si naturel_; chacune de ces
tenues est coupée par deux mesures de silence, que remplit seul un léger
tremolo de timbales sur le _si bémol_, tierce majeure enharmonique du
_fa dièze_ fondamental. Après deux apparitions de cette nature, les
timbales se taisent pour laisser les instruments à cordes murmurer
doucement d'autres fragments du thême, et arriver, par une nouvelle
modulation enharmonique, sur l'accord de sixte et quarte de _si bémol_.
Les timbales rentrant alors sur le même son, qui, au lieu d'être une
note sensible comme la première fois, est une tonique véritable,
continuent le tremolo pendant une vingtaine de mesures. La force de
tonalité de ce _si bémol_, très peu perceptible en commençant, devient
de plus en plus grande au fur et à mesure que le tremolo se prolonge;
puis les autres instruments, semant de petits traits inachevés leur
marche progressive, aboutissent avec le grondement continu de la timbale
à un _forte_ général où l'accord parfait de _si bémol_ s'établit enfin à
plein orchestre dans toute sa majesté. Ce prodigieux crescendo est une
des choses les mieux inventées que nous connaissions en musique; on ne
lui trouverait guère de pendant que dans celui qui termine le célèbre
_scherzo_ de la symphonie en _ut mineur_. Encore ce dernier, malgré son
immense effet, est-il conçu sur une échelle moins vaste, partant du
_piano_ pour arriver à l'explosion finale, sans sortir du ton principal;
tandis que celui dont nous venons de décrire la marche, part du
_mezzo-forte_, va se perdre un instant dans un _pianissimo_ sous des
harmonies dont la couleur est constamment vague et indécise, puis
reparaît avec des accords d'une tonalité plus arrêtée, et n'éclate qu'au
moment où le nuage qui voilait cette modulation, est complètement
dissipé. On dirait d'un fleuve dont les eaux paisibles disparaissent
tout-à-coup, et ne sortent de leur lit souterrain que pour retomber avec
fracas en cascade écumante.

Pour l'_adagio_, il échappe à l'analyse... C'est tellement pur de
formes, l'expression de la mélodie est si angélique et d'une si
irrésistible tendresse, que l'art prodigieux de la mise en œuvre
disparaît complètement. On est saisi, dès les premières mesures, d'une
émotion qui, à la fin devient accablante par son intensité; et ce n'est
que chez l'un des géants de la poésie, que nous pouvons trouver un point
de comparaison à cette page sublime du géant de la musique. Rien, en
effet, ne ressemble davantage à l'impression produite par cet _adagio_,
que celle qu'on éprouve à lire le touchant épisode de Francesca di
Rimini, dans la _Divina Comedia_, dont Virgile ne peut entendre le récit
_sans pleurer à sanglots_, et qui, au dernier vers, fait Dante _tomber_,
_comme tombe un corps mort_.

Le _scherzo_ consiste presque entièrement en phrases rhythmées à _deux_
temps, forcées d'entrer dans les combinaisons de la mesure à _trois_. Ce
moyen, dont Beethoven a usé fréquemment, donne beaucoup de nerf au
style; les désinences mélodiques deviennent par là plus piquantes, plus
inattendues; et d'ailleurs, ces rhythmes à contre-temps ont en eux-mêmes
un charme très-réel, quoique difficile à expliquer. On éprouve du
plaisir à voir la mesure ainsi broyée se retrouver entière à la fin de
chaque période, et le sens du discours musical, quelque temps suspendu,
arriver cependant à une conclusion satisfaisante, à une solution
complète. La mélodie du _trio_, confiée aux instruments à vent est d'une
délicieuse fraîcheur; le mouvement en est plus lent que celui du reste
du _scherzo_, et sa simplicité ressort plus élégante encore de
l'opposition des petites phrases que les violons jettent sur l'harmonie,
comme autant d'agaceries charmantes. Le final, gai et sémillant, rentre
dans les formes rhythmiques ordinaires; il consiste en un cliquetis de
notes scintillantes, en un babillage continuel, entrecoupé cependant de
quelques accords rauques et sauvages, où les boutades colériques, que
nous aurons plus tard l'occasion de signaler chez l'auteur, commencent à
se manifester.



V

SYMPHONIE EN UT MINEUR.


La plus célèbre de toutes, sans contredit, est aussi la première, selon
nous, dans laquelle Beethoven ait donné carrière à sa vaste imagination
sans prendre pour guide ou pour appui une pensée étrangère. Dans les
première, seconde et quatrième symphonies, il a plus ou moins agrandi
des formes déjà connues, en les poétisant de tout ce que sa vigoureuse
jeunesse pouvait répandre sur elles d'inspirations brillantes ou
passionnées; dans la troisième (l'héroïque) la forme tend à s'élargir,
il est vrai, et la pensée s'élève à une grande hauteur; mais on ne
saurait y méconnaître cependant l'influence d'un de ces poètes divins
auxquels, dès longtemps, le grand artiste avait élevé un temple dans son
cœur. Beethoven, fidèle au précepte d'Horace:

     «Nocturnâ versate manu, versate diurnâ,»

lisait habituellement Homère, et dans sa magnifique épopée musicale,
qu'on a dit à tort ou à raison inspirée par un héros moderne, les
souvenirs de l'antique Iliade jouent un rôle admirablement beau, mais
non moins évident.

La symphonie en _ut mineur_, au contraire, nous paraît émaner
directement et uniquement du génie de Beethoven; c'est sa pensée intime
qu'il y va développer; ses douleurs secrètes, ses colères concentrées,
ses rêveries pleines d'un accablement si triste, ses visions nocturnes,
ses élans d'enthousiasme, en fourniront le sujet; et les formes de la
mélodie, de l'harmonie, du rhythme et de l'instrumentation s'y
montreront aussi essentiellement individuelles et neuves, que douées de
puissance et de noblesse.

Le premier morceau est consacré à la peinture des sentiments désordonnés
qui bouleversent une grande ame en proie au désespoir; non ce désespoir
concentré, calme, qui emprunte les apparences de la résignation; non pas
cette douleur sombre et muette de Roméo apprenant la mort de Juliette,
mais bien la fureur terrible d'Othello recevant de la bouche d'Iago les
calomnies empoisonnées qui le persuadent du crime de Desdémona. C'est
tantôt un délire frénétique qui éclate en cris effrayants; tantôt un
abattement excessif qui n'a que des accents de regret, et se prend en
pitié lui-même; tantôt un débordement d'imprécations, une rage inouïe.
Écoutez ces hoquets de l'orchestre, ces accords dialogués entre les
instruments à vent et les instruments à cordes, qui vont et viennent en
s'affaiblissant toujours, comme la respiration pénible d'un mourant,
puis font place à une phrase pleine de violence où l'orchestre semble se
relever, ranimé par un éclair de fureur; voyez cette masse frémissante
hésiter un instant et se précipiter ensuite tout entière, divisée en
deux unissons ardents comme deux ruisseaux de lave; et dites si ce style
passionné n'est pas en dehors et au-dessus de tout ce qu'on avait
produit auparavant en musique instrumentale.

On trouve dans ce morceau un exemple frappant de l'effet produit par le
redoublement excessif des parties dans certaines circonstances, et de
l'aspect sauvage de l'accord de quarte sur la seconde note du ton,
autrement dit, du second renversement de l'accord de la dominante. On le
rencontre fréquemment sans préparation ni résolution, et une fois même
sans la note sensible et sur un point d'orgue, le _ré_ se trouvant au
grave dans tous les instruments à cordes, pendant que le sol dissonne
tout seul à l'aigu dans quelques parties d'instruments à vent.

L'_adagio_ présente quelques rapports de caractère avec l'_andante_ en
_la mineur_ de la septième symphonie, et celui en _mi bémol_ de la
quatrième. Il tient également de la gravité mélancolique du premier, et
de la grâce touchante du second. Le thême proposé d'abord par les
violoncelles et altos unis, avec un simple accompagnement de
contre-basses _pizzicato_ est suivi d'une phrase des flûtes, hautbois,
clarinettes et bassons, qui revient constamment la même, et dans le même
ton, d'un bout à l'autre du morceau, quelles que soient les
modifications subies successivement par le premier thême. Cette
persistance de la même phrase à se représenter toujours dans sa
simplicité si profondément triste, produit peu à peu sur l'ame de
l'auditeur une impression qu'on ne saurait décrire, et qui est
certainement la plus vive de cette nature que nous ayons éprouvée. Parmi
les effets harmoniques les plus osés de cette élégie sublime nous
citerons 1º la tenue des flûtes et clarinettes à l'aigu, sur la
dominante _mi bémol_, pendant que les instruments à cordes s'agitent
dans le grave en passant par l'accord de sixte _ré bémol_, _fa_, _si
bémol_, dont la tenue supérieure ne fait point partie; 2º la phrase
incidente exécutée par une flûte, un hautbois et deux clarinettes, qui
se meuvent en mouvement contraire, de manière à produire de temps en
temps des dissonances de seconde non préparées entre le _sol_, note
sensible, et le _fa_ sixte majeure de _la bémol_. Ce troisième
renversement de l'accord de _septième de sensible_ est prohibé, tout
comme la pédale haute que nous venons de citer, par la plupart des
théoriciens, et n'en produit pas moins un effet délicieux. Il y a encore
à la dernière rentrée du premier thême, un _canon à l'unisson à une
mesure de distance_, entre les violons et les flûtes, clarinettes et
bassons, qui donnerait à la mélodie ainsi traitée un nouvel intérêt,
s'il était possible d'entendre l'imitation des instruments à vent;
malheureusement l'orchestre entier joue fort dans le même moment et la
rend absolument insaisissable.

Le _scherzo_ est une étrange composition dont les premières mesures, qui
n'ont rien de terrible cependant, causent cette émotion inexplicable
qu'on éprouve sous le regard magnétique de certains individus. Tout y
est mystérieux et sombre; les jeux d'instrumentation, d'un aspect plus
ou moins sinistre, semblent se rattacher à l'ordre d'idées qui créa la
fameuse scène du Bloksberg, dans _le Faust_ de Goethe. Les nuances du
_piano_ et du _mezzo forte_ y dominent. Le milieu (le trio) est occupé
par un trait de basses, exécuté de toute la force des archets, dont la
lourde rudesse fait trembler sur leurs pieds les pupitres de l'orchestre
et ressemble assez aux ébats d'un éléphant en gaîté..... Mais le monstre
s'éloigne, et le bruit de sa folle course se perd graduellement. Le
motif du _scherzo_ reparaît en _pizzicato_; le silence s'établit peu à
peu, on n'entend plus que quelques notes légèrement pincées par les
violons et les petits gloussements étranges que produisent les bassons
donnant le _la bémol_ aigu, froissé de très-près par le _sol_ octave du
son fondamental de l'accord de neuvième dominante mineure; puis, rompant
la cadence, les instruments à cordes prennent doucement avec l'archet
l'accord de _la bémol_ et s'endorment sur cette tenue. Les timbales
seules entretiennent le rhythme en frappant avec des baguettes couvertes
d'éponge de légers coups qui se dessinent sourdement sur la stagnation
générale du reste de l'orchestre. Ces notes de timbales sont des _ut_;
le ton du morceau est celui d'_ut mineur_; mais l'accord de _la bémol_,
longtemps soutenu par les autres instruments, semble introduire une
tonalité différente; de son côté le martellement isolé des timbales sur
l'_ut_ tend à conserver le sentiment du ton primitif. L'oreille
hésite.... on ne sait où va aboutir ce mystère d'harmonie..... quand les
sourdes pulsations des timbales augmentant peu à peu d'intensité,
arrivent avec les violons qui ont repris part au mouvement et changé
l'harmonie, à l'accord de septième dominante, _sol_, _si_, _ré_, _fa_,
au milieu duquel les timbales roulent obstinément leur _ut tonique_;
tout l'orchestre, aide des trombones qui n'ont point encore paru, éclate
alors dans le mode majeur sur un thême de marche triomphale, et le
final commence. On sait l'effet de ce coup de foudre, il est inutile
d'en entretenir le lecteur.

La critique a essayé pourtant d'atténuer le mérite de l'auteur en
affirmant qu'il n'avait employé qu'un procédé vulgaire, l'éclat du mode
majeur succédant avec pompe à l'obscurité d'un _pianissimo mineur_; que
le thême triomphal manquait d'originalité, et que l'intérêt allait en
diminuant jusqu'à la fin, au lieu de suivre la progression contraire.
Nous lui répondrons: a-t-il fallu moins de génie pour créer une œuvre
pareille, parce que le passage du _piano_ au _forte_, et celui du
_mineur_ au _majeur_, étaient des moyens déjà connus?.. Combien d'autres
compositeurs n'ont-ils pas voulu mettre en jeu le même ressort; et en
quoi le résultat qu'ils ont obtenu, se peut-il comparer au gigantesque
chant de victoire dans lequel l'ame du poète musicien, libre désormais
des entraves et des souffrances terrestres, semble s'élancer rayonnante
vers les cieux?... Les quatre premières mesures du thême ne sont pas, il
est vrai, d'une grande originalité; mais les formes de la fanfare sont
naturellement bornées, et nous ne croyons pas qu'il soit possible d'en
trouver de nouvelles sans sortir tout-à-fait du caractère simple,
grandiose et pompeux qui lui est propre. Aussi Beethoven n'a-t-il voulu
pour le début de son final qu'une entrée de fanfare, et il retrouve
bien vite dans tout le reste du morceau et même dans la suite de la
phrase principale, cette élévation et cette nouveauté de style qui ne
l'abandonnent jamais. Quant au reproche de n'avoir pas augmenté
l'intérêt jusqu'au dénouement, voici ce qu'on pourrait dire: la musique
ne saurait, dans l'état où nous la connaissons du moins, produire un
effet plus violent que celui de cette transition du _scherzo_ à la
marche triomphale; il était donc impossible de l'augmenter en avançant.

Se soutenir à une pareille hauteur est déjà un prodigieux effort; malgré
l'ampleur des développements auxquels il s'est livré, Beethoven
cependant a pu le faire. Mais cette égalité même, entre le commencement
et la fin, suffit pour faire supposer une décroissance, à cause de la
secousse terrible que reçoivent au début les organes des auditeurs, et
qui, élevant à son plus violent paroxisme l'émotion nerveuse, la rend
d'autant plus difficile l'instant d'après; dans une longue file de
colonnes de la même hauteur, une illusion d'optique fait paraître plus
petites les plus éloignées. Peut-être notre faible organisation
s'accommoderait-elle mieux d'une péroraison plus laconique semblable au:
_Notre général vous rappelle_, de Gluck; l'auditoire ainsi n'aurait pas
le temps de se refroidir, et la symphonie finirait avant que la fatigue
l'ait mis dans l'impossibilité d'avancer encore sur les pas de
l'auteur. Toutefois, cette observation ne porte, pour ainsi dire, que
sur la mise en scène de l'ouvrage, et n'empêche pas que ce final ne soit
en lui-même d'une magnificence et d'une richesse auprès desquelles bien
peu de morceaux pourraient paraître sans en être écrasés.



VI

SYMPHONIE PASTORALE.


Cet étonnant paysage semble avoir été composé par Poussin et dessiné par
Michel-Ange. L'auteur de _Fidelio_ et de la symphonie héroïque veut
peindre le calme de la campagne, les douces mœurs des bergers. Oh!
mais entendons-nous: il ne s'agit pas des bergers roses-verts et
enrubanés de M. de Florian, encore moins de ceux de M. Lebrun, auteur du
_Rossignol_, ou de ceux de J. J. Rousseau, auteur du _Devin de Village_.
C'est de la nature vraie qu'il s'agit ici. Il intitule son premier
morceau: _Sensations douces qu'inspire l'aspect d'un riant paysage._ Les
pâtres commencent à circuler dans les champs, avec leur allure
nonchalante, leurs pipeaux qu'on entend au loin et tout près; de
ravissantes phrases vous caressent délicieusement comme la brise
parfumée du matin; des vols ou plutôt des essaims d'oiseaux babillards
passent en bruissant sur votre tête, et de temps en temps l'atmosphère
semble chargée de vapeurs; de grands nuages viennent cacher le soleil,
puis tout-à-coup ils se dissipent et laissent tomber d'aplomb sur les
champs et les bois des torrents d'une éblouissante lumière. Voilà ce que
je me représente en entendant ce morceau, et je crois que, malgré le
vague de l'expression instrumentale, bien des auditeurs ont pu en être
impressionnés de la même manière.

Plus loin est une _scène au bord de la rivière_. Contemplation........
L'auteur a sans doute créé cet admirable _adagio_, couché dans l'herbe,
les yeux au ciel, l'oreille au vent, fasciné par mille et mille doux
reflets de sons et de lumière, regardant et écoutant à la fois les
petites vagues blanches, scintillantes du ruisseau, se brisant avec un
léger bruit sur les cailloux du rivage; c'est délicieux. Quelques
personnes reprochent vivement à Beethoven d'avoir, à la fin de
l'_adagio_, voulu faire entendre successivement et ensemble le chant de
trois oiseaux. Comme, à mon avis, le succès ou le non succès décident
pour l'ordinaire de la raison ou de l'absurdité de pareilles tentatives,
je dirai aux adversaires de celle-ci que leur critique me paraît juste
quant au rossignol dont le chant n'est guère mieux imité ici que dans le
fameux solo de flûte de M. Lebrun; par la raison toute simple que le
rossignol ne faisant entendre que des sons inappréciables ou variables,
ne peut être imité par des instruments à sons fixes dans un diapason
arrêté; mais il me semble qu'il n'en est pas ainsi pour la caille et le
coucou, dont le cri ne formant que deux notes pour l'un, et une seule
pour l'autre, notes justes et fixes, ont par cela seul permis une
imitation exacte et complète.

A présent, si l'on reproche au musicien, comme une puérilité, d'avoir
fait entendre exactement le chant des oiseaux, dans une scène où toutes
les voix calmes du ciel, de la terre et des eaux doivent naturellement
trouver place, je répondrai que la même objection peut lui être
adressée, quand, dans un orage, il imite aussi exactement les vents, les
éclats de la foudre, le mugissement des troupeaux. Et Dieu sait
cependant s'il est jamais entré dans la tête d'un critique de trouver
absurde l'orage de la symphonie pastorale! Continuons: Le poète nous
amène à présent au milieu d'une _réunion joyeuse de paysans_. On danse,
on rit, avec modération d'abord; la musette fait entendre un gai
refrain, accompagné d'un basson qui ne sait faire que deux notes.
Beethoven a sans doute voulu caractériser par là quelque bon vieux
paysan allemand, monté sur un tonneau, armé d'un mauvais instrument
délabré, dont il tire à peine les deux sons principaux du ton de _fa_,
la dominante et la tonique. Chaque fois que le hautbois entonne son
chant de musette naïf et gai comme une jeune fille endimanchée, le vieux
basson vient souffler ses deux notes; la phrase mélodique module-t-elle,
le basson se tait, compte ses pauses tranquillement, jusqu'à ce que la
rentrée dans le ton primitif lui permette de replacer son imperturbable
_fa_, _ut_, _fa_. Cet effet d'un grotesque excellent échappe presque
complètement à l'attention du public. La danse s'anime, devient folle,
bruyante. Le rhythme change; un air grossier à deux temps annonce
l'arrivée des montagnards aux lourds sabots; le premier morceau à trois
temps recommence plus animé que jamais: tout se mêle, s'entraîne; les
cheveux des femmes commencent à voler sur leurs épaules; les montagnards
ont apporté leur joie bruyante et avinée; on frappe dans les mains; on
crie, on court, on se précipite; c'est une fureur, une rage... Quand un
coup de tonnerre lointain vient jeter l'épouvante au milieu du bal
champêtre et mettre en fuite les danseurs.

_Orage, éclairs._ Je désespère de pouvoir donner une idée de ce
prodigieux morceau; il faut l'entendre pour concevoir jusqu'à quel degré
de vérité et de sublime peut atteindre la musique pittoresque entre les
mains d'un homme comme Beethoven. Ecoutez, écoutez ces raffales de vent
chargées de pluie, ces sourds grondements des basses, le sifflement aigu
des petites flûtes qui nous annoncent une horrible tempête sur le point
d'éclater; l'ouragan s'approche, grossit; un immense trait chromatique,
parti des hauteurs de l'instrumentation, vient fouiller jusqu'aux
dernières profondeurs de l'orchestre, y accroche les basses, les
entraîne avec lui et remonte en frémissant comme un tourbillon qui
renverse tout sur son passage. Alors les trombones éclatent, le tonnerre
des timbales redouble de violence; ce n'est plus de la pluie, du vent,
c'est un cataclysme épouvantable, le déluge universel, la fin du monde.
En vérité, cela donne des vertiges, et bien des gens, en entendant cet
orage, ne savent trop si l'émotion qu'ils ressentent est plaisir ou
douleur. La symphonie est terminée par _l'action de grâces des paysans
après le retour du beau temps_. Tout alors redevient riant, les pâtres
reparaissent, se répondent sur la montagne en rappelant leurs troupeaux
dispersés; le ciel est serein; les torrents s'écoulent peu à peu; le
calme renaît, et, avec lui renaissent les chants agrestes dont la douce
mélodie repose l'ame ébranlée et consternée par l'horreur magnifique du
tableau précédent.

Après cela, faudra-t-il absolument parler des étrangetés de style qu'on
rencontre dans cette œuvre gigantesque; de ces groupes de cinq notes
de violoncelles, opposés à des traits de quatre notes dans les
contrebasses, qui se froissent sans pouvoir se fondre dans un unisson
réel? Faudra-t-il signaler cet appel des cors, arpégeant l'accord d'_ut_
pendant que les instruments à cordes tiennent celui de _fa_?... En
vérité, j'en suis incapable. Pour un travail de cette nature, il faut
raisonner froidement, et le moyen de se garantir de l'ivresse quand
l'esprit est préoccupé d'un pareil sujet!... Loin de là, on voudrait
dormir, dormir des mois entiers pour habiter en rêve la sphère inconnue
que le génie nous a fait un instant entrevoir. Que par malheur, après un
tel concert, on soit obligé d'assister à quelque opéra-comique, à
quelque soirée avec cavatines à la mode et _concerto_ de flûte, on aura
l'air stupide; quelqu'un vous demandera:

«Comment trouvez-vous ce duo italien?

On répondra d'un air grave:

--Fort beau.

--Et ces variations de clarinette?

--Superbes.

--Et ce final du nouvel opéra?

--Admirable.»

Et quelque artiste distingué qui aura entendu vos réponses sans
connaître la cause de votre préoccupation, dira en vous montrant: «Quel
est donc cet imbécille?»



VII

SYMPHONIE EN LA.


La septième symphonie est célèbre par son _andante_. Ce n'est pas que
les trois autres parties soient moins dignes d'admiration; loin de là.
Mais le public ne jugeant d'ordinaire que par l'effet produit, et ne
mesurant cet effet que sur le bruit des applaudissements, il s'en suit
que le morceau le plus applaudi passe toujours pour le plus beau (bien
qu'il y ait des beautés d'un prix infini qui ne sont pas de nature à
exciter de bruyants suffrages); ensuite, pour réhausser davantage
l'objet de cette prédilection, on lui sacrifie tout le reste. Tel est,
en France du moins, l'usage invariable. C'est pourquoi, en parlant de
Beethoven, on dit l'_Orage_ de la symphonie pastorale, le _final_ de la
symphonie en _ut mineur_, l'_andante_ de la symphonie en _la_, etc.,
etc.

Il ne paraît pas prouvé que cette dernière ait été composée
postérieurement à la Pastorale et à l'Héroïque, quelques personnes
pensent au contraire qu'elle les a précédées de quelque temps. Le numéro
d'ordre qui la désigne comme la septième ne serait en conséquence, si
cette opinion est fondée, que celui de sa publication.

Le premier morceau s'ouvre par une large et pompeuse introduction où la
mélodie, les modulations, les dessins d'orchestre, se disputent
successivement l'intérêt, et qui commence par un de ces effets
d'instrumentation dont Beethoven est incontestablement le créateur. La
masse entière frappe un accord fort et sec, laissant à découvert,
pendant le silence qui lui succède, un hautbois, dont l'entrée, cachée
par l'attaque de l'orchestre, n'a pu être aperçue, et qui développe seul
en sons tenus la mélodie. On ne saurait débuter d'une façon plus
originale. A la fin de l'introduction, la note _mi_ dominante de _la_,
ramenée après plusieurs excursions dans les tons voisins, devient le
sujet d'un jeu de timbres entre les violons et les flûtes, analogue à
celui qu'on trouve dans les premières mesures du final de la symphonie
héroïque. Le _mi_ va et vient, sans accompagnement, pendant six mesures,
changeant d'aspect chaque fois qu'il passe des instruments à cordes aux
instruments à vent; gardé définitivement par la flûte et le hautbois, il
sert à lier l'introduction à l'_allegro_, et devient la première note du
thême principal, dont il dessine peu à peu la forme rhythmique. J'ai
entendu ridiculiser ce thême à cause de son agreste naïveté.
Probablement le reproche de manquer de noblesse ne lui eût point été
adressé, si l'auteur avait, comme dans sa Pastorale, inscrit en grosses
lettres, en tête de son _allegro_: _Ronde de Paysans_. On voit par là
que, s'il est des auditeurs qui n'aiment point à être prévenus du sujet
traité par le musicien, il en est d'autres, au contraire, fort disposés
à mal accueillir toute idée qui se présente avec quelque étrangeté dans
son costume, quand on ne leur donne pas d'avance la raison de cette
anomalie. Faute de pouvoir se décider entre deux opinions aussi
divergentes, il est probable que l'artiste, en pareille occasion, n'a
rien de mieux à faire que de s'en tenir à son sentiment propre, sans
courir follement après la chimère du suffrage universel.

La phrase dont il s'agit est d'un rhythme extrêmement marqué, qui,
passant ensuite dans l'harmonie, se reproduit sous une multitude
d'aspects, sans arrêter un instant sa marche cadencée jusqu'à la fin.
L'emploi d'une formule rhythmique obstinée n'a jamais été tenté avec
autant de bonheur; et cet _allegro_, dont les développements
considérables roulent constamment sur la même idée, est traité avec une
si incroyable sagacité; les variations de la tonalité y sont si
fréquentes, si ingénieuses; les accords y forment des groupes et des
enchaînements si nouveaux, que le morceau finit avant que l'attention et
l'émotion chaleureuse qu'il excite chez l'auditeur aient rien perdu de
leur extrême vivacité.

L'effet harmonique le plus hautement blâmé par les partisans de la
discipline scolastique, et le plus heureux en même temps, est celui de
la résolution de la dissonance dans l'accord de sixte et quinte sur la
sous-dominante du ton de _mi naturel_. Cette dissonance de seconde
placée dans l'aigu sur un tremolo très fort, entre les premiers et
seconds violons, se résout d'une manière tout-à-fait nouvelle: on
pouvait faire rester le _mi_ et monter le _fa dièze_ sur le _sol_, ou
bien garder le _fa_ en faisant descendre le _mi_ sur le _ré_; Beethoven
ne fait ni l'un ni l'autre; sans changer de basse, il réunit les deux
parties dissonantes dans une octave sur le _fa naturel_, en faisant
descendre le _fa dièze_ d'un demi-ton, et le _mi_ d'une septième
majeure; l'accord, de quinte et sixte majeure qu'il était, devenant
ainsi sixte mineure, sans la quinte qui s'est perdue sur le _fa
naturel_. Le brusque passage du forte au piano, au moment précis de
cette singulière transformation de l'harmonie, lui donne encore une
physionomie plus tranchée et en double la grâce. N'oublions pas, avant
de passer au morceau suivant, de parler du crescendo curieux au moyen
duquel Beethoven ramène son rhythme favori un instant abandonné: il est
produit par une phrase de deux mesures (_ré_, _ut dièze_, _si dièze_,
_si dièze_, _ut dièze_) dans le ton de _la majeur_, répétée onze fois de
suite au grave par les basses et altos, pendant que les instruments à
vent tiennent le _mi_, en haut, en bas et dans le milieu, en quadruple
octave, et que les violons sonnent comme un carillon les trois notes,
_mi_, _la_, _mi_, _ut_, répercutées de plus en plus en vite, et
combinées de manière à présenter toujours la dominante, quand les basses
attaquent le _ré_ ou le _si dièze_ et la tonique ou sa tierce pendant
qu'elles font entendre l'_ut_. C'est absolument nouveau et aucun
imitateur, je crois, n'a encore essayé fort heureusement de gaspiller
cette belle invention.

Le rhythme, un rhythme simple comme celui du premier morceau, mais d'une
forme différente, est encore la cause principale de l'incroyable effet
produit par l'_andante_. Il consiste uniquement dans un _dactyle_ suivi
d'un _spondée_, frappés sans relâche, tantôt dans trois parties, tantôt
dans une seule, puis dans toutes ensemble; quelquefois servant
d'accompagnement, souvent concentrant l'attention sur eux seuls, ou
fournissant le premier thême d'une petite fugue épisodique à deux
sujets dans les instruments à cordes. Ils se montrent d'abord dans les
cordes graves des altos, violoncelles et contrebasses, nuancés d'un
_piano_ simple, pour être répétés bientôt après dans un _pianissimo_
plein de mélancolie et de mystère; de là ils passent aux seconds
violons, pendant que les violoncelles chantent une sorte de lamentation
dans le mode mineur; la phrase rhythmique s'élevant toujours d'octave en
octave, arrive aux premiers violons, qui, par un crescendo, la
transmettent aux instruments à vent dans le haut de l'orchestre, où elle
éclate alors dans toute sa force. Là-dessus la mélodieuse plainte, émise
avec plus d'énergie, prend le caractère d'un gémissement convulsif; des
rhythmes inconciliables s'agitent peniblement les uns contre les autres;
ce sont des pleurs, des sanglots, des supplications; c'est l'expression
d'une douleur sans bornes, d'une souffrance dévorante... Mais une lueur
d'espoir vient de naître: à ces accents déchirants succède une vaporeuse
mélodie, pure, simple, douce, triste et résignée _comme la patience
souriant à la douleur_. Les basses seules continuent leur inexorable
rhythme sous cet arc-en-ciel mélodieux; c'est, pour emprunter encore une
citation à la poésie anglaise,

    »One fatal remembrance, one sorrow, that throws
    Its black shade alike o'er our joys and our woes.»

Après quelques alternatives semblables d'angoisses et de résignation,
l'orchestre, comme fatigué d'une si pénible lutte, ne fait plus entendre
que des débris de la phrase principale; il s'éteint affaissé. Les flûtes
et les hautbois reprennent le thême d'une voix mourante, mais la force
leur manque pour l'achever: ce sont les violons qui la terminent par
quelques notes de _pizzicato_ à peine perceptibles; après quoi, se
ranimant tout-à-coup comme la flamme d'une lampe qui va s'éteindre, les
instruments à vent exhalent un profond soupir sur une harmonie indécise
et... _le reste est silence_. Cette exclamation plaintive, par laquelle
l'_andante_ commence et finit, est produite par un accord (celui de
_sixte et quarte_) qui tend toujours à se résoudre sur un autre, et dont
le sens harmonique incomplet est le seul qui pût permettre de finir, en
laissant l'auditeur dans le vague et en augmentant l'impression de
tristesse rêveuse où tout ce qui précède a dû nécessairement le
plonger?--Le motif du _scherzo_ est modulé d'une façon très neuve. Il
est en _fa majeur_ et, au lieu de se terminer, à la fin de la première
reprise: en _ut_, en _si bémol_, en _ré mineur_, en _la mineur_, en _la
bémol_, ou en _ré bémol_, comme la plupart des morceaux de ce genre,
c'est au ton de la tierce supérieure, c'est à _la naturel majeur_ que la
modulation aboutit. Le _scherzo_ de la symphonie pastorale, en _fa_
comme celui-ci, module à la tierce inférieure, en _ré majeur_. Il y a
quelque ressemblance dans la couleur de ces enchaînements de tons; mais
l'on peut remarquer encore d'autres affinités entre les deux ouvrages.
Le trio de celui-ci (_presto meno assaï_), où les violons tiennent
presque continuellement la dominante, pendant que les hautbois et
clarinettes exécutent une riante mélodie champêtre au-dessous, est
tout-à-fait dans le sentiment du paysage et de l'idylle. On y trouve
encore une nouvelle forme de _crescendo_, dessinée au grave par un
second cor, qui murmure les deux notes _la_, _sol dièze_, dans un
rhythme binaire, bien que la mesure soit à trois temps, et en accentuant
le _sol dièze_, quoique le _la_ soit la note réelle. Le public paraît
toujours frappé d'étonnement à l'audition de ce passage.

Le final est au moins aussi riche que les morceaux précédents en
nouvelles combinaisons, en modulations piquantes, en caprices charmants.
Le thême offre quelques rapports avec celui de l'ouverture d'_Armide_,
mais c'est dans l'arrangement des premières notes seulement, et pour
l'œil plutôt que pour l'oreille; car à l'exécution rien de plus
dissemblable que ces deux idées. On apprécierait mieux la fraîcheur et
la coquetterie de la phrase de Beethoven, bien différentes de l'élan
chevaleresque du thême de Gluck, si les accords frappés à l'aigu par les
instrumente à vent dominaient moins les premiers violons chantant dans
le médium, pendant que les seconds violons et les altos accompagnent la
mélodie en dessous par un tremolo en double corde. Beethoven a tiré des
effets aussi gracieux qu'imprévus, dans tout le cours de ce final, de la
transition subite du ton d'_ut dièze mineur_ à celui de _ré majeur_.
L'une de ses plus heureuses hardiesses harmoniques est, sans contredit,
la grande pédale sur la dominante _mi_, brodée par un _ré dièze_ d'une
valeur égale à celle de la bonne note. L'accord de septième se trouve
amené quelquefois au-dessus, de manière à ce que le _ré naturel_ des
parties supérieures tombe précisément sur le _ré dièze_ des basses; on
peut croire qu'il en résultera une horrible discordance, ou tout au
moins un défaut de clarté dans l'harmonie; il n'en est pas ainsi
cependant, la force tonale de cette dominante est telle, que le _ré
dièze_ ne l'altère en aucune façon, et qu'on entend bourdonner le _mi_
exclusivement. Beethoven ne faisait pas de musique _pour les yeux_. La
coda, amenée par cette pédale menaçante, est d'un éclat extraordinaire;
et bien digne de terminer un pareil chef-d'œuvre d'habileté
technique, de goût, de fantaisie, de savoir et d'inspiration.



VIII

SYMPHONIE EN FA.


Celle-ci est en _fa_ comme la pastorale, mais conçue dans des
proportions moins vastes que les symphonies précédentes. Pourtant si
elle ne dépasse guère, quant à l'ampleur des formes, la première
symphonie (en _ut_ majeur), elle lui est au moins de beaucoup supérieure
sous le triple rapport de l'instrumentation, du rhythme et du style
mélodique.

Le premier morceau contient deux thêmes, l'un et l'autre d'un caractère
doux et calme. Le second, le plus remarquable selon nous, semble éviter
toujours la cadence parfaite, en modulant d'abord d'une façon
tout-à-fait inattendue (la phrase commence en _ré majeur_ et se termine
en _ut majeur_), et en se perdant ensuite, sans conclure, sur l'accord
de septième diminuée de la sous-dominante.

On dirait, à entendre ce caprice mélodique, que l'auteur, disposé aux
douces émotions, en est détourné tout-à-coup par une idée triste qui
vient interrompre son chant joyeux.

_L'andante scherzando_ est une de ces productions auxquelles on ne peut
trouver ni modèle ni pendant; cela tombe du ciel tout entier dans la
pensée de l'artiste; il l'écrit tout d'un trait, et nous nous ébahissons
à l'entendre. Les instruments à vent jouent ici le rôle opposé de celui
qu'ils remplissent ordinairement: ils accompagnent d'accords plaqués,
frappés huit fois _pianissimo_ dans chaque mesure, le léger dialogue _a
punta d'arco_ des violons et des basses. C'est doux, ingénu et d'une
indolence toute gracieuse, comme la chanson de deux enfants cueillant
des fleurs dans une prairie par une belle matinée de printemps. La
phrase principale se compose de deux membres, de trois mesures chacun,
dont la disposition symétrique se trouve dérangée par le silence qui
succède à la réponse des basses; le premier membre finit ainsi sur le
temps faible, et le second sur le temps fort. Les répercussions
harmoniques des hautbois, clarinettes, cors et bassons, intéressent si
fort, que l'auditeur ne prend pas garde, en les écoutant, au défaut de
symétrie produit dans le chant des instruments à cordes par la mesure
de silence surajoutée.

Cette mesure elle-même n'existe évidemment que pour laisser plus
longtemps à découvert le délicieux accord sur lequel va voltiger la
fraîche mélodie. On voit encore, par cet exemple, que la loi de la
carrure peut être quelquefois enfreinte avec bonheur. Croirait-on que
cette ravissante idylle finit par celui de tous les lieux communs pour
lequel Beethoven avait le plus d'aversion: par la cadence italienne? Au
moment où la conversation instrumentale des deux petits orchestres, à
vent et à cordes, attache le plus, l'auteur, comme s'il eût été
subitement obligé de finir, fait se succéder en _tremolo_, dans les
violons, les quatre notes, _sol_, _fa_, _la_, _si bémol_ (sixte,
dominante, sensible et tonique), les répète plusieurs fois
précipitamment, ni plus ni moins que les Italiens quand ils chantent
_Félicità_, et s'arrête court. Je n'ai jamais pu m'expliquer cette
boutade.

Un menuet avec la coupe et le mouvement des menuets d'Haydn, remplace
ici le _scherzo_ à trois temps brefs que Beethoven inventa, et dont il a
fait dans toutes ses autres compositions symphoniques un emploi si
ingénieux et si piquant. A vrai dire, ce morceau est assez ordinaire, la
vétusté de la forme semble avoir étouffé la pensée. Le final, au
contraire, étincelle de verve, les idées en sont brillantes, neuves et
développées avec luxe. On y trouve des progressions diatoniques à deux
parties en mouvement contraire, au moyen desquelles l'auteur obtient un
crescendo d'une immense étendue et d'un grand effet pour sa péroraison.
L'harmonie renferme seulement quelques duretés produites par des notes
de passage, dont la résolution sur la bonne note n'est pas assez
prompte, et qui s'arrêtent même quelquefois sur un silence.

En violentant un peu la lettre de la théorie, il est facile d'expliquer
ces discordances passagères; mais, à l'exécution, l'oreille en souffre
toujours plus ou moins. Au contraire, la pédale haute des flûtes et
hautbois sur le _fa_, pendant que les timbales accordées en octave
martellent cette même note en dessous, à la rentrée du thême, les
violons faisant entendre les notes _ut_, _sol_, _si bémol_ de l'accord
de septième dominante, précédées de la tierce _fa_, _la_, fragment de
l'accord de tonique, cette note tenue à l'aigu, dis-je, non autorisée
par la théorie, puisqu'elle n'entre pas toujours dans l'harmonie, ne
choque point du tout; loin de là, grâce à l'adroite disposition des
instruments et au caractère propre de la phrase, le résultat de cette
aggrégation de sons est excellent et d'une douceur remarquable. Nous ne
pouvons nous dispenser de citer, avant de finir, un effet d'orchestre,
celui de tous, peut-être, qui surprend le plus l'auditeur à l'exécution
de ce final: c'est la note _ut dièze_ attaquée très fort par toute la
masse instrumentale, à l'unisson et à l'octave, après un _diminuendo_
qui est venu s'éteindre sur le ton d'_ut naturel_. Ce rugissement est
immédiatement suivi, les deux premières fois, du retour du thême en
_fa_; et l'on comprend alors, que l'_ut dièze_ n'était qu'un _ré bémol_
enharmonique, sixième note altérée du ton principal. La troisième
apparition de cette étrange rentrée est d'un tout autre aspect;
l'orchestre, après avoir modulé en _ut_, comme précédemment, frappe un
véritable _ré bémol_ suivi d'un fragment du thême en _ré bémol_, puis un
véritable _ut dièze_, auquel succède une autre parcelle du thême en _ut
dièze mineur_; reprenant enfin ce même _ut dièze_, et le répétant trois
fois avec un redoublement de force, le thême rentre tout entier en _fa
dièze mineur_. Le son qui avait figuré au commencement comme une _sixte
mineure_, devient donc successivement, la dernière fois, _tonique
majeure bémolisée_, _tonique mineure dièzée_, et enfin _dominante_.

C'est fort curieux.



IX

SYMPHONIE AVEC CHŒURS.


Analyser une pareille composition est une tâche difficile et dangereuse
que nous avons longtemps hésité à entreprendre, une tentative téméraire
dont l'excuse ne peut être que dans nos efforts persévérants pour nous
mettre au point de vue de l'auteur, pour pénétrer le sens intime de son
œuvre, pour en éprouver l'effet, et pour étudier les impressions
qu'elle a produites jusqu'ici sur certaines organisations
exceptionnelles et sur le public. Parmi les jugements divers qu'on a
portés sur elle, il n'y en a peut-être pas deux dont l'énoncé soit
identique. Certains critiques la regardent comme une _monstrueuse
folie_; d'autres n'y voient que les _dernières lueurs d'un génie
expirant_; quelques-uns, plus prudents, déclarent n'y rien comprendre
quant à présent, mais ne désespèrent pas de l'apprécier, au moins
approximativement, plus tard; la plupart des artistes la considèrent
comme une conception extraordinaire dont quelques parties néanmoins
demeurent encore inexpliquées ou sans but apparent. Un petit nombre de
musiciens naturellement portés à examiner avec soin tout ce qui tend à
agrandir le domaine de l'art, et qui ont mûrement réfléchi sur le plan
général de la symphonie avec chœurs après l'avoir lue et écoutée
attentivement à plusieurs reprises, affirment que cet ouvrage leur
paraît être la plus magnifique expression du génie de Beethoven: cette
opinion, nous croyons l'avoir dit dans une des pages précédentes, est
celle que nous partageons.

Sans chercher ce que le compositeur a pu vouloir exprimer d'idées à lui
personnelles, dans ce vaste poème musical, étude pour laquelle le champ
des conjectures est ouvert à chacun, et que M. Urhan[11], d'ailleurs, a
faite naguère avec un talent et une sagacité rares, voyons si la
nouveauté de la forme ne serait pas ici justifiée par une intention
indépendante de toute pensée philosophique ou religieuse, également
raisonnable et belle pour le chrétien fervent, comme pour le panthéïste
et pour l'athée, par une intention, enfin, purement musicale et
poétique.

Beethoven avait écrit déjà huit symphonies avant celle-ci. Pour aller
au-delà du point où il était alors parvenu à l'aide des seules
ressources de l'instrumentation, quels moyens lui restaient?
l'adjonction des voix aux instruments. Mais pour observer la loi du
crescendo, et mettre en relief dans l'œuvre même la puissance de
l'auxiliaire qu'il voulait donner à l'orchestre, n'était-il pas
nécessaire de laisser encore les instruments figurer seuls sur le
premier plan du tableau qu'il se proposait de dérouler?... Une fois
cette donnée admise, on conçoit fort bien qu'il ait été amené à chercher
une musique mixte qui pût servir de liaison aux deux grandes divisions
de la symphonie; le récitatif instrumental fut le pont qu'il osa jeter
entre le chœur et l'orchestre, et sur lequel les instruments
passèrent pour aller se joindre aux voix. Le passage établi, l'auteur
dut vouloir motiver, en l'annonçant, la fusion qui allait s'opérer, et
c'est alors que, parlant lui-même par la voix d'un coryphée, il s'écria,
en employant les notes du récitatif instrumental qu'il venait de faire
entendre: _Amis! plus de pareils accords, mais commençons des chants
plus agréables et plus remplis de joie!_ Voilà donc, pour ainsi dire, le
traité d'alliance conclu entre le chœur et l'orchestre; la même
phrase de récitatif, prononcée par l'un et par l'autre, semble être la
formule du serment. Libre au musicien ensuite de choisir le texte de sa
composition chorale: c'est à Schiller que Beethoven va le demander; il
s'empare de l'_Ode à la Joie_, la colore de mille nuances que la poésie
toute seule n'eût jamais pu rendre sensibles, et s'avance en augmentant
jusqu'à la fin, de pompe, de grandeur et d'éclat.

Telle est, si je ne me trompe, la raison de l'ordonnance générale de
cette immense composition, dont nous allons maintenant étudier en détail
toutes les parties.

Le premier morceau, empreint d'une sombre majesté, ne ressemble à aucun
de ceux que Beethoven écrivit antérieurement. L'harmonie en est d'une
hardiesse quelquefois excessive: les dessins les plus originaux, les
traits les plus expressifs, se pressent, se croisent, s'entrelacent en
tout sens, mais sans produire ni obscurité, ni encombrement; il n'en
résulte, au contraire, qu'un effet parfaitement clair, et les voix
multiples de l'orchestre qui se plaignent ou menacent, chacune à sa
manière et dans son style spécial, semblent n'en former qu'une seule; si
grande est la force du sentiment qui les anime.

Cet _Allegro maestoso_, écrit en _ré_ mineur, commence cependant sur
l'accord de _la_, sans la tierce, c'est-à-dire sur une tenue des notes
_la_, _mi_, disposées en quinte, arpégées en dessus et en dessous par
les premiers violons, altos et contrebasses, de manière à ce que
l'auditeur ignore s'il entend l'accord de _la_ mineur, celui de _la_
majeur, ou celui de la dominante de _ré_. Cette longue indécision de la
tonalité donne beaucoup de force et un grand caractère à l'entrée du
_tutti_ sur l'accord de _ré mineur_. La péroraison contient des accents
dont l'ame s'émeut tout entière; il est difficile de rien entendre de
plus profondément tragique que ce chant des instruments à vent sous
lequel une phrase chromatique en _tremolo_ des instruments à cordes
s'enfle et s'élève peu à peu, en grondant comme la mer aux approches de
l'orage. C'est là une magnifique inspiration.

Nous aurons plus d'une occasion de faire remarquer dans cet ouvrage des
aggrégations de notes auxquelles il est vraiment impossible de donner le
nom d'accords; et nous devrons reconnaître que la raison de ces
anomalies nous échappe complètement. Ainsi, à la page 17 de l'admirable
morceau dont nous venons de parler, on trouve un dessin mélodique de
clarinettes et bassons, accompagné de la façon suivante dans le ton
d'_ut_ mineur: la basse frappe d'abord le _fa dièse_ portant _septième
diminuée_, puis _la bémol_ portant _tierce_, _quarte_ et _sixte
augmentée_, et enfin _sol_, au-dessus duquel les flûtes et hautbois
frappent les notes _mi bémol_, _sol_, _ut_, qui donneraient un accord de
_sixte_ et _quarte_, résolution excellente de l'accord précédent, si les
seconds violons et altos ne venaient ajouter à l'harmonie les deux sons
_fa naturel_ et _la bémol_, qui la dénaturent et produisent une
confusion fort désagréable et heureusement fort courte. Ce passage est
peu chargé d'instrumentation et d'un caractère tout-à-fait exempt de
rudesse, je ne puis donc comprendre cette quadruple dissonance si
étrangement amenée et que rien ne motive. On pourrait croire à une faute
de gravure, mais en examinant bien ces deux mesures et celles qui
précèdent, le doute se dissipe, et l'on demeure convaincu que telle a
été réellement l'intention de l'auteur.

Le _scherzo vivace_ qui suit ne contient rien de semblable; on y trouve,
il est vrai, plusieurs pédales hautes et moyennes sur la tonique,
passant au travers de l'accord de dominante; mais j'ai déjà fait ma
profession de foi au sujet de ces tenues étrangères à l'harmonie, et il
n'est pas besoin de ce nouvel exemple pour prouver l'excellent parti
qu'on en peut tirer quand le sens musical les amène naturellement. C'est
au moyen du rhythme surtout que Beethoven a su répandre tant d'intérêt
sur ce charmant badinage; le thême si plein de vivacité, quand il se
présente avec sa réponse fuguée entrant au bout de quatre mesures,
pétille de verve ensuite lorsque la réponse, paraissant une mesure plus
tôt, vient dessiner un rhythme ternaire au lieu du rhythme binaire
adopté en commençant.

Le milieu du _scherzo_ est occupé par un _presto_ à _deux temps_, d'une
jovialité toute villageoise, dont le thême se déploie sur une pédale
intermédiaire tantôt tonique et tantôt dominante, avec accompagnement
d'un contre-thême qui s'harmonise aussi également bien avec l'une et
l'autre note tenue, _dominante et tonique_. Ce chant est ramené en
dernier lieu par une phrase de hautbois, d'une ravissante fraîcheur,
qui, après s'être quelque temps balancée sur l'accord de neuvième
dominante majeure de _ré_, vient s'épanouir dans le ton de _fa naturel_
d'une manière aussi gracieuse qu'inattendue. On retrouve là un reflet de
ces douces impressions si chères à Beethoven, que produisent l'aspect de
la nature riante et calme, la pureté de l'air, les premiers rayons d'une
aurore printanière.

Dans l'_adagio cantabile_, le principe de l'unité est si peu observé
qu'on pourrait y voir plutôt deux morceaux distincts qu'un seul. Au
premier chant en _si bémol_ à quatre temps, succède une autre mélodie
absolument différente en _ré majeur_ et à trois temps; le premier thême,
légèrement altéré et varié par les premiers violons, fait une seconde
apparition dans le ton primitif pour ramener de nouveau la mélodie à
trois temps, sans altérations ni variations, mais dans le ton de _sol
majeur_; après quoi, le premier thême s'établit définitivement et ne
permet plus à la phrase rivale de partager avec lui l'attention de
l'auditeur. Il faut entendre plusieurs fois ce merveilleux _andante_
pour s'accoutumer tout à fait à une aussi singulière disposition. Quant
à la beauté de toutes ces mélodies, à la grâce infinie des ornements
dont elles sont couvertes, aux sentiments de tendresse mélancolique,
d'abattement passionné, de religiosité rêveuse qu'elles expriment, si ma
prose pouvait en donner une idée seulement approximative, la musique
aurait trouvé dans la parole écrite une émule que le plus puissant des
poètes lui-même ne parviendra jamais à lui opposer.

Nous touchons au moment où les voix vont s'unir à l'orchestre. Les
violoncelles et contrebasses entonnent le récitatif dont nous avons
parlé plus haut, après une ritournelle des instruments à vent, rauque et
violente comme un cri de colère. L'accord de sixte majeure, _fa_, _la_,
_ré_, par lequel ce _presto_ débute, se trouve altéré par une
appogiature sur le _si bémol_, frappée en même temps par les flûtes,
hautbois et clarinettes; cette sixième note du ton de _ré mineur_ grince
horriblement contre la dominante et produit un effet excessivement dur.
Cela exprime bien la fureur et la rage, mais je ne vois pas ce qui peut
exciter ici un sentiment pareil, à moins que l'auteur, avant de faire
dire à son coryphée: _Commençons des chants plus agréables_, n'ait voulu
par un bizarre caprice calomnier l'harmonie instrumentale. Il semble la
regretter cependant, car entre chaque phrase du récitatif des basses, il
reprend, comme autant de souvenirs qui lui tiennent au cœur, des
fragments des trois morceaux précédents; et de plus, après ce même
récitatif, il place dans l'orchestre, au milieu d'un choix d'accords
exquis, le beau thême que vont bientôt chanter toutes les voix, sur
l'ode de Schiller. Ce chant, d'un caractère doux et calme, s'anime et se
brillante peu à peu, en passant des basses, qui le font entendre les
premières, aux violons et aux instruments à vent. Après une interruption
soudaine, l'orchestre entier reprend la furibonde ritournelle déjà
citée, et qui annonce ici le récitatif vocal.

Le premier accord est encore posé sur un _fa_, qui est sensé porter la
tierce et la sixte, et qui les porte réellement; mais cette fois
l'auteur ne se contente pas de l'appogiature _si bémol_, il y ajoute
celles du _sol_, du _mi_ et de l'_ut dièze_, de sorte que TOUTES LES
NOTES DE LA GAMME DIATONIQUE MINEURE se trouvent frappées en même temps
et produisent l'épouvantable assemblage de sons: _fa_, _la_, _ut
dièze_, _mi_, _sol_, _si bémol_, _ré_.

Le compositeur français, Martin, dit Martini, dans son opéra de _Sapho_,
avait, il y a quarante ans, voulu produire un hurlement d'orchestre
analogue, en employant à la fois tous les intervalles diatoniques,
chromatiques et enharmoniques, au moment où l'amante de Phaon se
précipite dans les flots: sans examiner l'opportunité de sa tentative et
sans demander si elle portait ou non atteinte à la dignité de l'art; il
est certain que son but ne pouvait être méconnu. Ici, mes efforts pour
découvrir celui de Beethoven sont complétement inutiles. Je vois une
intention formelle, un projet calculé et réfléchi de produire deux
discordances, dont la seconde est cent fois pire que la première, et
cela aux deux instants qui précèdent l'apparition successive du
récitatif dans les instruments et dans la voix; mais j'ai beaucoup
cherché la raison de cette idée, et je suis forcé d'avouer qu'elle m'est
inconnue.

Le coryphée, après avoir chanté son récitatif dont les paroles, nous
l'avons dit, sont de Beethoven, expose seul, avec un léger
accompagnement de deux instruments à vent et de l'orchestre à cordes en
_pizzicato_, le thême de l'ode à la Joie. Ce thême paraît jusqu'à la fin
de la symphonie, on le reconnoît toujours, et pourtant il change
continuellement d'aspect. L'étude de ces diverses transformations offre
un intérêt d'autant plus puissant, que chacune d'elles produit une
nuance nouvelle et tranchée dans l'expression d'un sentiment unique,
celui de la joie. Cette joie est au début pleine de douceur et de paix;
elle devient un peu plus vive au moment où la voix des femmes se fait
entendre. La mesure change; la phrase, chantée d'abord à quatre temps,
reparaît dans la mesure à 6/8 et formulée en syncopes continuelles; elle
prend alors un caractère plus fort, plus agile et qui se rapproche de
l'accent guerrier. C'est le chant de départ du héros sûr de vaincre, on
croit voir étinceler son armure et entendre le bruit cadencé de ses pas.
Un thême fugué, dans lequel on retrouve encore le dessin mélodique
primitif, sert pendant quelque temps de sujet aux ébats de l'orchestre:
ce sont les mouvements divers d'une foule active et remplie d'ardeur...
Mais le chœur rentre bientôt et chante énergiquement l'hymne joyeuse
dans sa simplicité première, aidé des instruments à vent qui plaquent
les accords en suivant la mélodie, et traversé en tous sens par un
dessin diatonique exécuté par la masse entière des instruments à cordes
en unissons et octaves. L'_andante maestoso_ qui suit, est une sorte de
choral qu'entonnent d'abord les ténors et les basses du chœur, réunis
à un trombone, aux violoncelles et aux contre-basses. La joie est ici
religieuse, grave, immense; le chœur se tait un instant, pour
reprendre avec moins de force ses larges accords, après un solo
d'orchestre d'où résulte un effet d'orgue d'une grande beauté.
L'imitation du majestueux instrument des temples chrétiens, est produite
par des flûtes dans le bas, des clarinettes dans le chalumeau, des sons
graves de bassons, des altos divisés en deux parties, haute et moyenne,
et des violoncelles jouant sur leurs cordes à vide _sol_, _ré_, ou sur
l'_ut bas_ (à vide) et l'_ut_ du médium, toujours en double corde. Ce
morceau commence en _sol_, il passe en _ut_, puis en _fa_, et se termine
par un point d'orgue sur la septième dominante de _ré_. Suit un grand
_allegro_ à 6/4, où se réunissent dès le commencement le premier thême,
déjà tant et si diversement reproduit, et le choral de l'_andante_
précédent. Le contraste de ces deux idées est rendu plus saillant encore
par une variation rapide du chant joyeux, exécutée par les premiers
violons au-dessus des grosses notes du choral. Il y a moins de fougue,
moins de grandeur et plus de légèreté dans le style du morceau suivant:
une gaîté naïve, exprimée d'abord par quatre voix seules et plus
chaudement colorée ensuite par l'adjonction du chœur, en fait le
fond. Quelque accents tendres et religieux y alternent à deux reprises
différentes avec la gaie mélodie, mais le mouvement devient plus
précipité, tout l'orchestre éclate, les instruments à percussion,
timbales, cymbales, triangle et grosse caisse, frappent rudement les
temps forts de la mesure; la joie reprend son empire, la joie populaire,
tumultueuse, qui ressemblerait à une orgie, si, en terminant, toutes les
voix ne s'arrêtaient de nouveau sur un rhythme solennel pour envoyer,
dans une exclamation extatique, leur dernier salut d'amour et de respect
à la divine joie. L'orchestre termine seul, non sans lancer encore, dans
son ardente course, des fragments du premier thême dont on ne se lasse
pas.

Une traduction aussi exacte que possible de la poésie allemande traitée
par Beethoven, donnera maintenant au lecteur le motif de cette multitude
de combinaisons musicales, savants auxiliaires d'une inspiration
continue, instruments dociles d'un génie puissant et infatigable. La
voici:

     «O Joie! belle étincelle des Dieux, fille de l'Élysée, nous entrons
     tout brûlants du feu divin dans ton sanctuaire! un pouvoir magique
     réunit ceux que le monde et le rang séparent; à l'ombre de ton aile
     si douce tous les hommes deviennent frères.

     »Celui qui a le bonheur d'être devenu l'ami d'un ami; celui qui
     possède une femme aimable, oui, celui qui peut dire à soi une ame
     sur cette terre, que sa joie se mêle à la nôtre! mais que l'homme
     à qui cette félicité ne fut pas accordée se glisse en pleurant hors
     du lieu qui nous rassemble!

     »Tous les êtres boivent la joie au sein de la nature; les bons et
     les méchants suivent des chemins de fleurs. La nature nous a donné
     l'amour, le vin et la mort, cette épreuve de l'amitié. Elle a donné
     la volupté au ver; le chérubin est debout devant Dieu.

     »Gai! gai! comme les soleils roulent sur le plan magnifique du
     ciel, de même, frères, courez fournir votre carrière, pleins de
     joie comme le héros qui marche à la victoire.

     »Que des millions d'êtres, que le monde entier se confonde dans un
     même embrassement! Frères, au-delà des sphères doit habiter un père
     bien-aimé.

     »Millions, vous vous prosternez? reconnaissez-vous l'œuvre du
     Créateur? cherchez l'auteur de ces merveilles au-dessus des astres,
     car c'est là qu'il réside.

     »O Joie! belle étincelle des dieux, fille de l'Élysée, nous entrons
     tout brûlants du feu divin dans ton sanctuaire!

     »Fille de l'Élysée, joie, belle étincelle des Dieux!!»

Si le public du Conservatoire, en écoutant cette symphonie, avait entre
les mains une traduction dans le genre de celle-ci, il suivrait mieux,
très-certainement, la pensée du compositeur.

Il faudrait en outre, pour l'exécution, un nombre de chanteurs d'autant
plus considérable, que le chœur doit évidemment couvrir l'orchestre
en maint endroit, et que d'ailleurs, la manière dont la musique est
disposée sur les paroles et l'élévation excessive du diapason des
parties de chant, rendent fort difficile l'émission de la voix, et
diminuent beaucoup le volume et l'énergie des sons.

Malgré tout, cependant, il est évident que ce même public, si froid
d'abord pour cette partition colossale, commence à entrer sous son
influence. Encore deux ou trois auditions, et il en sentira peut-être
toutes les beautés....

* * *

Quand Beethoven, en terminant son œuvre, considéra les majestueuses
dimensions du monument qu'il venait d'élever, il dut se dire: Vienne la
mort maintenant, ma tâche est accomplie.



TRIOS ET SONATES.


Il y a beaucoup de gens en France pour qui le nom de Beethoven n'éveille
que les idées d'orchestre et de symphonies; ils ignorent que dans tous
les genres de musique, cet infatigable Titan a laissé des
chefs-d'œuvre presque également admirables.

Il a fait un opéra: _Fidelio_; un ballet: _Prométhée_; un mélodrame:
_Egmont_; des ouvertures de tragédies: celles de _Coriolan_ et des
_Ruines d'Athènes_; six ou sept autres ouvertures sur des sujets
indéterminés; deux grandes messes; un oratorio: _le Christ au mont des
Oliviers_; dix-huit quatuors pour deux violons, alto et basse; plusieurs
autres quatuors et quintetti pour trois ou quatre instruments à vent et
piano; des trios pour piano, violon et basse; un grand nombre de
sonates pour le piano seul ou pour piano avec un instrument à cordes,
basse ou violon; un septuor pour quatre instruments à cordes et trois
instruments à vent; un grand concerto de violon; quatre ou cinq
concertos de piano avec orchestre; une fantaisie pour piano principal
avec orchestre et chœurs; une multitude d'airs variés pour divers
instruments; des romances et chansons avec accompagnement de piano; un
cahier de cantiques à une et plusieurs voix; une cantate ou scène
lyrique avec orchestre; des chœurs avec orchestre sur différentes
poésies allemandes, deux volumes d'études sur l'harmonie et le
contre-point; et enfin, les neuf fameuses symphonies que la société du
Conservatoire a popularisées.

Il ne faut pas croire que cette fécondité de Beethoven ait rien de
commun avec celle des compositeurs italiens, qui ne comptent leurs
opéras que par cinquantaines, témoin les cent soixante partitions de
Paisiello. Non certes! une telle opinion serait souverainement injuste.
Si nous en exceptons l'ouverture des _Ruines d'Athènes_, et peut-être
deux ou trois autres fragments vraiment indignes du grand nom de leur
auteur, et qui sont tombés de sa plume dans ces rares instants de
somnolence qu'Horace reproche, avec tant soit peu d'ironie, au _bon_
Homère lui-même, tout le reste est de ce style noble élevé, ferme,
hardi, expressif, poétique et toujours neuf, qui font incontestablement
de Beethoven la sentinelle avancée de la civilisation musicale. C'est
tout au plus si, dans ce grand nombre de compositions, on peut découvrir
quelques vagues ressemblances entre quelques-unes des mille phrases qui
en font la splendeur et la vie. Cette étonnante faculté d'être toujours
nouveau sans sortir du vrai et du beau se conçoit jusqu'à un certain
point dans les morceaux d'un mouvement vif; la pensée alors aidée par
les puissances du rhythme peut, dans ses bonds capricieux, sortir plus
aisément des routes battues; mais où l'on cesse de la comprendre, c'est
dans les _adagios_, c'est dans ces méditations extra-humaines où le
génie panthéiste de Beethoven aime tant à se plonger. Là, plus de
passions, plus de tableaux terrestres, plus d'hymnes à la joie, à
l'amour, à la gloire, plus de chants enfantins, de doux propos, de
saillies mordantes ou comiques, plus de ces terribles éclats de fureur,
de ces accents de haine que les élancements d'une souffrance secrète lui
arrachent si souvent; il n'a même plus de mépris dans le cœur, il
n'est plus de notre espèce, il l'a oubliée, il est sorti de notre
atmosphère; calme et solitaire, il nage dans l'Éther; comme ces aigles
des Andes planant à des hauteurs au-dessous desquelles les autres
créatures ne trouvent déjà plus que l'asphyxie et la mort, ses regards
plongent dans l'espace, il vole à tous les soleils, chantant la nature
infinie. Croirait-on que le génie de cet homme ait pu prendre un pareil
essor, pour ainsi dire, quand il l'a voulu!... C'est ce dont on peut se
convaincre cependant, par les preuves nombreuses qu'il nous en a
laissés, moins encore dans ses symphonies que dans ses compositions de
piano. Là, et seulement là, n'ayant plus en vue un auditoire nombreux,
le public, la foule, il semble avoir écrit pour lui-même, avec ce
majestueux abandon que la foule ne comprend pas, et que la nécessité
d'arriver promptement à ce que nous appelons _l'effet_ doit altérer
inévitablement. Là aussi la tâche de l'exécutant devient écrasante,
sinon par les difficultés de mécanisme, au moins par le profond
sentiment, par la grande intelligence que de telles œuvres exigent de
lui; il faut de toute nécessité que le virtuose s'efface devant le
compositeur comme fait l'orchestre dans les symphonies; il doit y avoir
absorption complète de l'un par l'autre; mais c'est précisément en
s'identifiant de la sorte avec la pensée qu'il nous transmet que
l'interprète grandit de toute la hauteur de son modèle.

Il y a une œuvre de Beethoven connue sous le nom de sonate en _ut
dièze_ mineur, dont l'adagio est une de ces poésies que le langage
humain ne sait comment désigner. Ses moyens d'action sont fort simples:
la main gauche étale doucement de larges accords d'un caractère
solennellement triste et dont la durée permet aux vibrations du piano de
s'éteindre graduellement sur chacun d'eux; au-dessus, les doigts
inférieurs de la main droite arpégent un dessin d'accompagnement obstiné
dont la forme ne varie presque pas depuis la première mesure jusqu'à la
dernière, pendant que les autres doigts font entendre une sorte de
lamentation, efflorescence mélodique de cette sombre harmonie. Un jour,
il y a sept ou huit ans, Liszt exécutant cet adagio devant un petit
cercle dont je faisais partie, s'avisa de le dénaturer, suivant l'usage
alors adopté pour se faire applaudir du public fashionable: au lieu de
ces longues tenues des basses, au lieu de cette sévère uniformité de
rhythme et de mouvement dont je viens de parler, il plaça des trilles,
des _tremolo_, il pressa et ralentit la mesure, troublant ainsi par des
accents passionnés le calme de cette tristesse, et faisant gronder le
tonnerre dans ce ciel sans nuages qu'assombrit seulement le départ du
soleil.... Je souffris cruellement, je l'avoue, plus encore qu'il ne
m'est jamais arrivé de souffrir en entendant nos malheureuses
cantatrices broder le grand monologue du _Freyschütz_; car, à cette
torture, se joignait le chagrin de voir un tel artiste donner dans le
travers où ne tombent d'ordinaire que des médiocrités. Mais qu'y faire?
Liszt était alors comme ces enfants qui, sans se plaindre, se relèvent
eux-mêmes d'une chute qu'on feint de ne pas apercevoir, et qui crient si
on leur tend la main. Il s'est fièrement relevé: aussi, depuis ces
dernières années surtout, n'est-ce plus lui qui poursuit le succès, mais
bien le succès qui perd haleine à le suivre; les rôles sont changés.
Revenons à notre sonate. Dernièrement un de ces hommes de cœur et
d'esprit, que les artistes sont si heureux de rencontrer, avait réuni
quelques amis; j'étais du nombre. Liszt arriva dans la soirée, et,
trouvant la discussion engagée sur la valeur d'un morceau de Weber,
auquel le public, soit à cause de la médiocrité de l'exécution, soit
pour toute autre raison, avait, dans un concert récent, fait un assez
triste accueil, se mit au piano pour répondre à sa manière aux
antagonistes de Weber. L'argument parut sans réplique, et on fut obligé
d'avouer qu'une œuvre de génie avait été méconnue. Comme il venait de
finir, la lampe qui éclairait l'appartement parut près de s'éteindre;
l'un de nous allait la ranimer.

--N'en faites rien, lui dis-je; s'il veut jouer l'adagio en _ut dièze
mineur_ de Beethoven, ce demi-jour ne gâtera rien.

--Volontiers, dit Liszt, mais éteignez tout-à-fait la lumière, couvrez
le feu, que l'obscurité soit complète.

Alors, au milieu de ces ténèbres, après un instant de recueillement, la
noble élégie, la même qu'il avait autrefois si étrangement défigurée,
s'éleva dans sa simplicité sublime; pas une note, pas un accent ne
furent ajoutés aux accents et aux notes de l'auteur. C'était l'ombre de
Beethoven, évoquée par le virtuose, dont nous entendions la grande voix.
Chacun de nous frissonnait en silence, et après le dernier accord on se
tut encore... nous pleurions.

Une assez notable partie du public français ignore pourtant l'existence
de ces œuvres merveilleuses. Certes le trio en _si bémol_ tout
entier, l'adagio de celui en _ré_ et la sonate en _la_ avec violon ont
dû prouver à ceux qui les connaissent que l'illustre compositeur était
loin d'avoir versé dans l'orchestre tous les trésors de son génie. Mais
son dernier mot n'est pas là; c'est dans les sonates pour piano seul
qu'il faut le chercher. Le moment viendra bientôt peut-être où ces
œuvres, qui laissent derrière elles ce qu'il y a de plus avancé dans
l'art, pourront être comprises, sinon de la foule, au moins d'un public
d'élite. C'est une expérience à tenter; si elle ne réussit pas, on la
recommencera plus tard.

Les grandes sonates de Beethoven serviront d'échelle métrique pour
mesurer le développement de notre intelligence musicale.



ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.

PREMIÈRE REPRÉSENTATION DU FREYSCHÜTZ,

OPÉRA EN TROIS ACTES, DE CARL MARIA DE WEBER.


Nous sommes au milieu de juin, et il fait presque froid; le vent gémit,
les arbres crient et s'agitent; les nuages courent au ciel; de
mélancoliques souvenirs s'éveillent..... Ne semble-t-il pas qu'ainsi
douloureusement ému, il doive m'être facile de parler de l'œuvre et
de l'artiste dont notre monde musical est à cette heure exclusivement
préoccupé? Il n'en est rien pourtant. La profondeur de certaines
impressions est telle, l'ardeur de certains enthousiasmes est si chaste,
il y a des réminiscences de jeunesse liées à de si pénibles
circonstances que le cœur saigne à les laisser échapper. Je crois
avoir vécu un siècle pendant les quinze ou seize ans qui se sont écoulés
depuis le jour où pour la première et dernière fois Weber traversa
Paris. Il se rendait à Londres pour y voir tomber un de ses
chefs-d'œuvre (_Obéron_), et mourir. Combien je désirai le voir
alors! avec quelles palpitations je le suivis, le soir où, souffrant
déjà et peu d'heures avant son fatal départ pour l'Angleterre, il voulut
assister à la reprise d'_Olympie_! Ma poursuite fut vaine. Le matin de
ce même jour, Lesueur m'avait dit: «Je viens de recevoir la visite de
Weber! Cinq minutes plus tôt vous l'eussiez entendu me jouer sur le
piano des scènes entières de nos partitions; il les connaît toutes!» En
entrant quelques heures après dans un magasin de musique:

«Si vous saviez qui s'est assis là tout à l'heure!

--Qui donc?

--Weber!»

En arrivant à l'Opéra le soir, et en écoutant la foule répéter: «Weber
vient de traverser le foyer;--il est rentré dans la salle;--il est aux
premières loges,» je me désespérais de ne pouvoir enfin l'atteindre.
Mais tout fut inutile; personne ne put me le montrer. A l'inverse de ces
poétiques apparitions de Shakespeare, visible pour tous, il demeura
invisible pour un seul. Trop inconnu pour oser lui écrire, et sans amis
en position de me présenter à lui, il fallut sortir sans l'apercevoir.
Oh! si les hommes inspirés pouvaient deviner les grandes passions que
leurs œuvres font naître! s'il leur était donné de découvrir ces
admirations de cent mille ames concentrées et enfouies dans une seule,
qu'il leur serait doux de s'en entourer, de les accueillir, et de se
consoler auprès d'elles de l'envieuse haine des uns, de l'inintelligente
frivolité des autres, de la tiédeur de tous!

Malgré sa popularité, malgré le foudroyant éclat et la vogue du
_Freyschütz_, malgré la conscience qu'il avait sans doute de son génie,
Weber, plus qu'un autre peut-être, eût été heureux de ces obscures mais
sincères adorations. Il avait écrit des pages admirables, traitées par
les virtuoses et les critiques avec la plus dédaigneuse froideur; son
dernier opéra, le plus grandiose, _Euryanthe_, n'avait obtenu qu'un
demi-succès; il lui était permis d'avoir des inquiétudes sur le sort
d'_Obéron_, en songeant qu'à une œuvre pareille il faut un public de
poètes, un parterre de rois de la pensée; enfin, le roi des rois,
Beethoven lui-même, pendant longtemps l'avait méconnu. On conçoit donc
qu'il ait pu quelquefois, comme il l'écrivit ensuite, douter de sa
mission musicale, et qu'il soit mort du coup qui frappa _Obéron_.

Si la différence fut grande entre la destinée de cette partition
merveilleuse et le sort de son aîné, le _Freyschütz_, ce n'est pas qu'il
y ait rien de vulgaire dans la physionomie de l'heureux élu de la
popularité, rien de mesquin dans ses formes, rien de faux dans son
éclat, rien d'ampoulé ni d'emphatique dans son langage; l'auteur n'a
pas mis l'un plus que l'autre sous le patronage des exécutants; il n'a
jamais fait la moindre concession aux puériles exigences de la mode, à
celles plus impérieuses encore des grands orgueils chantants. Il fut
aussi simplement vrai, aussi fièrement original, aussi ennemi des
formules, aussi digne en face du public, dont il ne voulut acheter les
applaudissements par aucune lâche condescendance, aussi grand artiste
enfin dans le _Freyschütz_ que dans _Obéron_. Mais la poésie du premier
est pleine de mouvement, de passion et de contrastes. Le surnaturel y
amène des effets étranges et violents; la mélodie, l'harmonie et le
rhythme combinés tonnent, brûlent et éclairent; tout concourt à éveiller
brusquement l'attention. Les personnages, en outre, pris dans la vie
commune, trouvent de plus nombreuses sympathies; la peinture de leurs
sentiments, le tableau de leurs mœurs motivent aussi quelquefois
l'emploi d'un moins haut style, qui, ravivé par un travail exquis,
acquiert un charme irrésistible même pour les esprits dédaigneux de
jouets sonores, et, ainsi paré, semble à la foule l'idéal de l'art, le
prodige de l'invention.

Dans _Obéron_, au contraire, bien que les passions humaines y jouent un
grand rôle, le fantastique domine encore, mais le fantastique gracieux,
calme, frais. Au lieu de monstres, d'apparitions horribles, ce sont des
chœurs d'esprits aériens, des sylphes, des fées, des ondines. Et la
langue de ce peuple au doux sourire, langue à part, qui emprunte à
l'harmonie son charme principal, dont la mélodie est capricieusement
vague, dont le rhythme lent, voilé, devient souvent difficile à saisir,
et d'autant moins intelligible pour la foule, que ses finesses ne
peuvent être senties, même des musiciens, sans une attention extrême,
unie à une grande vivacité d'imagination. La rêverie allemande
sympathise plus aisément sans doute avec cette divine poésie; pour nous,
Français, elle ne serait, je le crains, qu'un sujet d'étude curieux un
instant, d'où naîtraient bientôt après la fatigue et l'ennui. On en a pu
juger quand la troupe de Carlsruhe vint en 1828 donner des
représentations au théâtre Favart. Le chœur des ondines, ce chant
mollement cadencé, qui exprime un bonheur si pur, si complet, ne se
compose que de deux strophes assez courtes. Mais comme sur un mouvement
lent se balancent des inflexions constamment douces, l'attention du
public s'éteignait au bout de quelques mesures; à la fin du premier
couplet le malaise de l'auditoire était évident, on murmurait, et faire
écouter la seconde reprise devenait impossible; on ne l'a même tenté
qu'une fois.

Quoi qu'il en soit de la difficulté de populariser _Obéron_ parmi nous,
disons que la vogue du _Freyschütz_ fut rapide, générale, et qu'elle
n'est pas, il s'en faut, sur le point de s'affaiblir. La mise en scène
de ce chef-d'œuvre à l'Opéra vient de la faire renaître; elle croîtra
encore, on n'en peut douter. Le public comprend et apprécie aujourd'hui
dans son ensemble et ses détails cette composition qui naguère encore ne
lui paraissait qu'une amusante excentricité. Il voit la raison des
choses demeurées obscures pour lui jusqu'ici; il reconnaît dans Weber la
plus sévère unité de pensée, le sentiment le plus juste de l'expression,
des convenances dramatiques, unis à une surabondance d'idées musicales
mises en œuvre avec une réserve pleine de sagesse, à une imagination
dont les ailes immenses n'emportent cependant jamais l'auteur hors des
limites où finit l'idéal, où l'absurde commence.

Il est difficile, en effet, en cherchant dans l'ancienne et la nouvelle
école, de trouver une partition aussi irréprochable de tout point que
celle du _Freyschütz_; aussi constamment intéressante d'un bout à
l'autre; dont la mélodie ait plus de fraîcheur dans les formes diverses
qu'il lui plaît de revêtir; dont les rhythmes soient plus saisissants,
les inventions harmoniques plus nombreuses, plus saillantes, et l'emploi
des masses de voix et d'instruments plus énergique sans efforts, plus
suave sans afféterie. Depuis le début de l'ouverture jusqu'au dernier
accord du chœur final, il m'est impossible de trouver une mesure dont
la suppression ou le changement me paraisse désirable. L'intelligence,
l'imagination, le génie brillent de toutes parts avec une force de
rayonnement dont les yeux d'aigle pourraient seuls n'être point
fatigués, si une sensibilité inépuisable, autant que contenue, ne venait
en adoucir l'éclat et étendre sur l'auditeur le doux abri de son voile.

L'ouverture est couronnée reine aujourd'hui; personne ne songe à le
contester. On la cite comme le modèle du genre. Le thême de l'_andante_
et celui de l'_allegro_ se chantent partout. Il en est un que je dois
citer, parce qu'on le remarque moins et qu'il m'émeut incomparablement
plus que tout le reste. C'est cette longue mélodie gémissante, jetée par
la clarinette au travers du _tremolo_ de l'orchestre, comme une plainte
lointaine dispersée par les vents dans les profondeurs des bois. Cela
frappe droit au cœur; et, pour moi du moins, ce chant virginal qui
semble exhaler vers le ciel un timide reproche, pendant qu'une sombre
harmonie frémit et menace au dessous de lui, est une des oppositions les
plus neuves, les plus poétiques et les plus belles qu'ait produites en
musique l'art moderne. Dans cette inspiration instrumentale on peut
aisément reconnaître déjà un reflet du caractère d'Agathe qui va se
développer bientôt avec toute sa candeur passionnée. Elle est pourtant
empruntée au rôle de Max. C'est l'exclamation du jeune chasseur au
moment où, du haut des rochers, il sonde de l'œil les abîmes de
l'infernale vallée. Mais, un peu modifiée dans ses contours, et
instrumentée de la sorte, cette phrase change complètement d'aspect et
d'accent.

L'auteur possédait au suprême degré l'art d'opérer ces transformations
mélodiques.

Il faudrait écrire un volume pour étudier isolément chacune des faces de
cette œuvre si riche de beautés diverses. Les principaux traits de sa
physionomie sont d'ailleurs à peu près généralement connus. Chacun
admire la mordante gaîté des couplets de Kilian, avec le refrain du
chœur riant aux éclats; le surprenant effet de ces voix de femmes
groupées en _seconde majeure_, et le rhythme heurté des voix d'hommes
qui complètent ce bizarre concert de railleries. Qui n'a senti
l'accablement, la désolation de Max, la bonté touchante qui respire dans
le thême du chœur cherchant à le consoler, la joie exubérante de ces
robustes paysans partant pour la chasse, la platitude comique de cette
marche jouée par les ménétriers villageois en tête du cortége de Kilian
triomphant; et cette chanson diabolique de Gaspard, dont le rire
grimace, et cette clameur sauvage de son grand air: _Triomphe!
triomphe!_ qui prépare d'une façon si menaçante l'explosion finale! Tous
à présent, amateurs et artistes, écoutent avec ravissement ce délicieux
duo, où se dessinent dès l'abord les caractères contrastants des deux
jeunes filles. Cette idée du maître une fois reconnue, on n'a plus de
peine à en suivre jusqu'au bout le développement. Toujours Agathe est
tendre et rêveuse; toujours Annette, l'heureuse enfant qui n'a point
aimé, se plaît en d'innocentes coquetteries; toujours son joyeux
babillage, son chant de linotte, viennent jeter d'étincelantes saillies
au milieu des entretiens des deux amants inquiets, tristement
préoccupés. Rien n'échappe à l'auditeur de ces soupirs de l'orchestre
pendant la prière de la jeune vierge attendant son fiancé, de ces
bruissements doucement étranges, où l'oreille attentive croit retrouver

    «Le bruit sourd du noir sapin
    Que le vent des nuits balance.»

et il semble que l'obscurité devienne tout d'un coup plus intense et
plus froide, à cette magique modulation en _ut_ majeur:

    «Tout s'endort dans le silence.»

De quel frémissement sympathique n'est-on pas agité plus loin à cet
élan: _C'est lui! c'est lui!_

Et surtout à ce cri immortel qui ébranle l'ame entière:

    «C'est le ciel ouvert pour moi!»

Non, non, il faut le dire, il n'y a point de si bel air. Jamais aucun
maître, allemand, italien ou français, n'a fait ainsi parler
successivement dans la même scène la prière sainte, la mélancolie,
l'inquiétude, la méditation, le sommeil de la nature, la silencieuse
éloquence de la nuit, l'harmonieux mystère des cieux étoilés, le
tourment de l'attente, l'espoir, la demi-certitude, la joie, l'ivresse,
le transport, l'amour éperdu! Et quel orchestre pour accompagner ces
nobles mélodies vocales! Quelles inventions! Quelles recherches
ingénieuses! Quels trésors qu'une inspiration soudaine fit découvrir!
Ces flûtes dans le grave, ces violons en quatuor, ces dessins d'altos et
de violoncelles à la sixte, ce rhythme palpitant des basses, ce
crescendo qui monte et éclate au terme de sa lumineuse ascension, ces
silences pendant lesquels la passion semble recueillir ses forces pour
s'élancer ensuite avec plus de violence. Il n'y a rien de pareil! c'est
l'art divin! c'est la poésie! c'est l'amour même! Le jour où Weber
entendit pour la première fois cette scène rendue comme il avait rêvé
qu'elle pût l'être, s'il l'entendit jamais ainsi, ce jour radieux sans
doute, lui montra bien tristes et bien pâles tous les jours qui devaient
lui succéder. Il aurait dû mourir! que faire de la vie après des joies
pareilles!

* * *

Certains théâtres d'Allemagne, pour aller aussi avant que possible dans
une vérité en horreur à l'art, font entendre, dit-on, pendant la scène
de la fonte des balles les plus discordantes rumeurs, cris d'animaux,
aboiements, glapissements, hurlements, bruits d'arbres fracassés, etc.,
etc. Comment entendre la musique au milieu de ce hideux tumulte? Et
pourquoi, dans le cas même où on l'entendrait, mettre la réalité auprès
de l'imitation? Si j'admire le rauque aboiement des cors à l'orchestre,
la voix de vos chiens du théâtre ne peut m'inspirer que le dégoût. La
cascade naturelle au contraire n'est point de ces effets scéniques
incompatibles avec l'intérêt de la partition; loin de là, elle y ajoute.
Ce bruit d'eau égal et continu, porte à la rêverie; il impressionne
surtout durant ces longs points-d'orgue que le compositeur a si
habilement amenés, et s'unit on ne peut mieux avec les sons de la cloche
éloignée qui tinte lentement l'heure fatale.

Je n'ai pas besoin de dire aux Allemands que, dans cette scène, je me
suis abstenu, en écrivant les récitatifs, de faire chanter Samiel. Il y
avait là une intention trop formelle; Weber a fait Gaspard chanter, et
Samiel parler les quelques mots de sa réponse. Une fois seulement la
parole du diable est rhythmée, chacune de ses syllabes portant sur une
note de timbales. La rigueur du réglement qui interdit le dialogue parlé
à l'Opéra n'est pas telle qu'on ne puisse introduire dans une scène
musicale, quelques mots prononcés de la sorte; on s'est donc empressé
d'user de la latitude qu'il laissait pour conserver aussi cette idée du
compositeur.

Toute la partition de _Freyschütz_, on l'a déjà dit, mais il n'est pas
inutile de le répéter, est exécutée intégralement et dans l'ordre exact
où elle fut écrite. Le livret a été _traduit_ d'une façon toujours
simple, souvent poétique, et non point _arrangé_. C'est un travail qui
fait honneur à l'esprit et au goût de M. Emilien Pacini.

Il résulte de la fidélité, trop rare en tout temps et partout, avec
laquelle l'Opéra a monté ce chef-d'œuvre, que le final du troisième
acte est pour les Parisiens à peu près une nouveauté. Quelques-uns l'ont
entendu il y a quatorze ans aux représentations d'été de la troupe
allemande; le plus grand nombre ne le connaissait pas. Ce final est une
magnifique conception. Tout ce que chante Max aux pieds du prince est
empreint de repentir et de honte; le premier chœur en _ut_ mineur,
après la chute d'Agathe et de Gaspard, est d'une belle couleur tragique
et annonce on ne peut mieux la catastrophe qui va s'accomplir. Puis le
retour d'Agathe à la vie, sa tendre exclamation _ô Max!_ les _vivat_ du
peuple, les menaces d'Ottokar, l'intervention religieuse de l'ermite,
l'onction de sa parole conciliatrice, les instances de tous ces paysans
et chasseurs pour obtenir la grâce de Max, noble cœur un instant
égaré; ce sextuor où l'on voit l'espérance et le bonheur renaître, cette
bénédiction du vieux moine qui courbe tous ces fronts émus, et du sein
de la foule prosternée, fait jaillir un hymne immense dans son
laconisme; et enfin ce chœur final où reparaît pour la troisième fois
le thême de l'_allegro_ de l'air d'Agathe, déjà entendu dans
l'ouverture; tout cela est beau et digne d'admiration comme ce qui
précède, ni plus ni moins. Il n'y a pas une note qui ne soit à sa place,
et qui puisse être supprimée sans détruire l'harmonie de l'ensemble. Les
esprits superficiels ne seront pas de cet avis peut-être, mais pour tout
auditeur attentif la chose est certaine, et plus on entendra ce final
plus on en sera convaincu.

     Depuis que ces lignes furent écrites, l'exécution du _Freyschütz_ à
     l'Opéra est devenue détestable; se relèvera-t-elle quelque
     jour?..... il faut l'espérer.



SOUVENIRS D'UN HABITUÉ DE L'OPÉRA.

1822-1823


Il fut un temps, hélas bien éloigné! où certaines représentations de
l'Opéra étaient des solennités auxquelles je me préparais plusieurs
jours d'avance, par la lecture et la méditation des ouvrages qu'on y
devait exécuter. Rien n'égale le fanatisme d'admiration que nous
professions, quelques habitués du parterre et moi, pour certains
auteurs, si ce n'est notre haine profonde pour la plupart des autres. Le
Jupiter de notre Olympe était Gluck, et le culte que nous lui rendions
ne peut se comparer à rien de ce que le dilettantisme le plus effréné
pourrait imaginer aujourd'hui. Mais si quelques-uns de mes amis étaient
de fidèles sectateurs de cette religion musicale, je puis dire sans
vanité que j'en étais le pontife. Quand je voyais faiblir leur ferveur,
je la ranimais par des prédications dignes des saint-simoniens; je les
amenais à l'Opéra bon gré mal gré, quelquefois en leur donnant des
billets que j'avais achetés de mon argent au bureau, et que je
prétendais avoir reçus d'un employé de l'administration. Dès que, grâce
à cette ruse, j'avais entraîné mes hommes à la représentation du
chef-d'œuvre de Gluck, je les plaçais sur une banquette du parterre,
en leur recommandant bien de n'en pas changer, vu que les places
n'étaient pas également bonnes pour l'audition, et qu'il n'y en avait
pas une dont je n'eusse étudié la convenance ou les défauts. Ici, on
était trop près des cors; là, on ne les entendait pas; à droite, le son
des trombones dominait trop; à gauche, répercuté par les loges du
rez-de-chaussée, il produisait un effet désagréable; en bas, on était
trop près de l'orchestre, il écrasait les voix; en haut, l'éloignement
de la scène empêchait de distinguer les paroles ou l'expression de la
physionomie des acteurs; l'instrumentation de cet ouvrage devait être
entendue de tel endroit, les chœurs de celui-ci de tel autre; à tel
acte, la décoration représentant un bois sacré, la scène était très
vaste, et le son se perdait dans le théâtre de toutes parts, il fallait
donc se rapprocher; un autre, au contraire, se passait dans l'intérieur
d'une palais, le décor était ce que les machinistes appellent _un salon
fermé_, la puissance des voix étant doublée par cette circonstance si
indifférente en apparence, on devait remonter un peu dans le parterre,
afin que les sons de l'orchestre et ceux de la vocale, entendus de moins
près, parussent plus intimement unis et fondus dans un ensemble plus
harmonieux.

Une fois ces instructions données, je demandais à mes néophytes s'ils
connaissaient bien la pièce qu'ils allaient entendre. S'ils n'avaient
pas lu les paroles, je tirais un livret de ma poche, et, profitant du
temps qui nous restait avant le lever de la toile, je le leur faisais
lire, en ajoutant aux principaux passages toutes les observations que je
croyais propres à leur faciliter l'intelligence de la pensée du
compositeur; car, nous venions toujours de fort bonne heure, pour avoir
le choix des places, ne pas nous exposer à manquer les premières notes
de l'ouverture, et goûter ce charme singulier de l'attente avant une
grande jouissance qu'on est assuré d'obtenir. En outre, nous trouvions
beaucoup de plaisir à voir l'orchestre, vide d'abord et ne représentant
qu'un piano sans cordes, se garnir peu à peu de musique et de musiciens.
Le garçon d'orchestre entrait le premier pour placer les parties sur les
pupitres; ce moment-là n'était pas sans mélange de crainte. Depuis notre
arrivée dans la salle, quelque accident pouvait être survenu; on avait
peut-être changé le spectacle et substitué à l'œuvre monumentale de
Gluck, quelque _Rossignol_, quelques _Prétendus_, une _Caravane du
Caire_, un _Panurge_, un _Devin de Village_, une _Lasthenie_, toutes
productions plus ou moins pâles et maigres, plus ou moins plates et
fausses, pour lesquelles nous professions un égal et souverain mépris.
Le nom de la pièce, inscrit en grosses lettres sur les parties de
contrebasses qui par leur position se trouvent les plus rapprochées du
parterre, nous tirait d'inquiétude ou justifiait nos appréhensions. Dans
ce dernier cas (il se présentait alors assez fréquemment), nous nous
précipitions hors de la salle en jurant comme des soldats en maraude qui
ne trouveraient que de l'eau dans ce qu'ils avaient pris pour des
barriques d'eau-de-vie, et en confondant dans nos malédictions l'auteur
de la pièce substituée, le directeur qui l'infligeait au public et le
gouvernement qui la laissait représenter. Pauvre Rousseau qui attachait
autant d'importance tout au moins à sa partition du _Devin de Village_
(si toutefois c'est une partition) qu'aux chefs-d'œuvre d'éloquence
qui ont immortalisé son nom; lui qui croyait fermement avoir écrasé
Rameau tout entier, voire même le trio des Parques, avec les petites
chansons, les petits flonsflons, les petits rondeaux, les petits solos,
les petites bergeries, les petites drôleries de toute espèce dont se
compose son petit intermède; lui qu'on a tant tourmenté; lui que la
secte philosophique des Holbachiens a tant envié pour son œuvre
musicale; lui qu'on a accusé de n'en être pas l'auteur; lui qui a été
chanté par toute la France, depuis Jéliot et Mademoiselle Fel jusqu'au
roi Louis XV qui ne pouvait se lasser de répéter: «J'ai perdu mon
serviteur,» avec la voix la plus fausse de son royaume; lui enfin dont
l'opéra favori obtint à son apparition tous les genres de succès; pauvre
Rousseau! qu'aurait-il dit de nos blasphêmes, s'il eût pu les entendre?
Et pouvait-il prévoir que son œuvre chérie, qui jadis excita tant
d'applaudissements, tomberait un jour pour ne plus se relever, au milieu
des éclats de rire de toute la salle, sous le coup d'une énorme perruque
poudrée à blanc, jetée aux pieds de Colette par un insolent railleur?
J'assistais à cette dernière représentation du _Devin_; beaucoup de
gens, en conséquence, m'ont attribué la _mise en scène_ de la perruque;
mais je suis bien aise, puisque j'en trouve l'occasion, de protester ici
de mon innocence. Je crois même avoir été au moins autant indigné que
diverti par cette grotesque irrévérence; de sorte que je ne puis savoir
au juste si j'en aurais été capable. Mais s'imaginerait-on que Gluck,
oui, Gluck lui-même, à propos de ce pauvre _Devin_, il y a quelque
cinquante ans, a poussé l'ironie plus loin encore, et qu'il a osé
écrire et imprimer dans une épître la plus sérieuse du monde, adressée à
la reine Marie-Antoinette, que _la France, peu favorisée sous le rapport
musical, comptait cependant quelques ouvrages remarquables, parmi
lesquels il fallait citer le_ Devin de Village _de M. Rousseau_? Qui
jamais se fût avisé de penser que Gluck pût être aussi plaisant? Ce
trait seul d'un Allemand suffit pour enlever aux Italiens la palme de la
perfidie facétieuse.

Je reprends le fil de mon histoire. Quand le titre inscrit sur les
parties d'orchestre nous annonçait que rien n'avait été changé dans le
spectacle, je continuais ma prédication, chantant les passages saillans,
expliquant les procédés d'instrumentation d'où résultaient les
principaux effets, et obtenant d'avance, sur ma parole, l'enthousiasme
des membres de notre petit club. Cette agitation étonnait beaucoup nos
voisins du parterre, bons provinciaux pour la plupart, qui, en
m'entendant pérorer sur les merveilles de la pièce qu'on allait
représenter, s'attendaient à perdre la tête d'émotion, et y éprouvaient,
en somme, d'ordinaire, plus d'ennui que de plaisir. Je ne manquais pas
ensuite de désigner par son nom chaque musicien à son entrée à
l'orchestre, en y ajoutant quelques commentaires sur ses habitudes et
son talent.

     «Voilà Baillot (il était alors à l'Opéra); il ne fait pas comme
     d'autres violons solos, celui-là, il ne se réserve pas
     exclusivement pour les ballets; il ne se trouve point déshonoré
     d'accompagner un opéra de Gluck. Vous entendrez tout-à-l'heure un
     chant qu'il exécute sur la quatrième corde; on le distingue au
     dessus de tout l'orchestre.

     --«Oh! ce gros rouge, là-bas! c'est la première contrebasse, c'est
     le père Chénié; un vigoureux gaillard, malgré son âge; il vaut à
     lui tout seul quatre contrebasses ordinaires; on peut être sûr que
     sa partie sera exécutée telle que l'auteur l'a écrite; il n'est pas
     de l'école des _simplificateurs_.

     --«Le chef d'orchestre devrait faire un peu attention à M. Guillou,
     la première flûte, qui entre en ce moment; il prend avec Gluck
     d'étranges libertés. Dans la marche religieuse d'Alceste, par
     exemple, l'auteur a écrit des flûtes dans le bas, uniquement pour
     obtenir l'effet particulier aux sons graves de cet instrument; M.
     Guillou ne s'accommode pas d'une pareille disposition; il faut
     qu'il domine; il faut qu'on l'entende; et pour cela, il transpose
     toute la partie de flûte à l'octave supérieure, détruisant ainsi le
     résultat que l'auteur s'était promis, et faisant d'une idée
     ingénieuse une chose puérile et vulgaire.»

Les trois coups annonçant qu'on allait commencer, venaient nous
surprendre au milieu de cet examen sévère des notabilités de
l'orchestre. Nous nous taisions aussitôt, en attendant avec un sourd
battement de cœur, le signal du bâton de mesure de Kreutzer ou de
Valentino.

L'ouverture commencée, il ne fallait pas qu'un de nos voisins s'avisât
de parler, de fredonner ou de battre la mesure, nous avions adopté pour
notre usage, en pareil cas, ce mot si connu d'un amateur:

«Le ciel confonde ces musiciens, qui me privent du plaisir d'entendre
monsieur!»

Connaissant à fond la partition qu'on exécutait, il n'était pas prudent
non plus d'y rien changer; je me serais fait tuer plutôt que de laisser
passer sans réclamation la moindre familiarité de cette nature prise
avec les grands maîtres.

Je n'allais pas attendre après la représentation pour protester
froidement par écrit contre ce crime de lèse-génie; oh! non, c'était en
face du public, à haute et intelligible voix, que j'apostrophais les
délinquants. Et je puis assurer qu'il n'y a pas de critique qui porte
coup comme celle-là. Ainsi, un jour, il s'agissait d'_Iphigénie en
Tauride_, j'avais remarqué à la représentation précédente qu'on avait
ajouté des cymbales au premier air de danse des Scythes en _si_ mineur,
où Gluck n'a employé que les instruments à cordes, et que dans le grand
récitatif d'Oreste, au troisième acte, les parties de trombones, si
admirablement motivées par la scène et écrites dans la partition,
n'avaient pas été exécutées. J'avais résolu, si les mêmes fautes se
reproduisaient, de les signaler.

Lors donc que le ballet des _Scythes_ fut commencé, j'attendis mes
cymbales au passage; elles se firent entendre comme la première fois
dans l'air que j'ai indiqué. Bouillant de colère, je me contins
cependant jusqu'à la fin du morceau, et profitant aussitôt du court
moment de silence qui le sépare du morceau suivant, je m'écriai de toute
la force de ma voix:

«Il n'y pas là de cymbales, qui donc se permet de corriger Gluck?»

On juge de la rumeur! Le public, qui ne voit pas fort clair dans toutes
ces questions d'art, et à qui il était fort indifférent qu'on changeât
ou non l'instrumentation de l'auteur, ne concevait rien à la fureur de
ce jeune fou du parterre. Mais ce fut bien pis quand, au troisième acte,
la suppression des trombones du monologue d'Oreste ayant eu lieu comme
je le craignais, la même voix fit entendre ces mots:

«Les trombones ne sont pas partis! C'est insupportable!»

L'étonnement de l'orchestre ne peut se comparer qu'à la colère (bien
naturelle, je l'avoue) de M. Valentino, qui conduisait ce soir-là. J'ai
su depuis que ces pauvres trombones n'avaient fait que se soumettre à un
ordre formel de ne pas jouer dans cet endroit; car leurs parties étaient
copiées et parfaitement conformes à l'original. Pour les cymbales que
Gluck a placées avec tant de bonheur dans le premier chœur des
_Scythes_, je ne sais qui s'était avisé de les introduire également dans
l'air de danse, dénaturant ainsi la couleur et troublant le silence
sinistre de cet étrange ballet. Mais je sais bien qu'aux représentations
suivantes tout rentra dans l'ordre, les cymbales se turent, les
trombones jouèrent, et je me contentai de grommeler entre mes dents:

--Ah! c'est bien heureux!

Peu de temps après, un de mes amis, presque aussi fanatique que moi, qui
compte aujourd'hui parmi les meilleurs professeurs de chant de Paris
(Saint-Ange), avait trouvé inconvenant qu'on nous donnât au premier acte
d'_OEdipe_ d'autres airs de danse que ceux de Sacchini; il vint me
proposer de faire justice de ces interminables solos de cor et de
violoncelle qui remplaçaient les airs de Sacchini. Pouvais-je ne pas
seconder une aussi louable intention! Le moyen employé pour _Iphigénie_
nous réussit également bien pour _OEdipe_; et, après quelques mots
lancés un soir du parterre, par nous deux seuls, les nouveaux airs de
danse disparurent pour jamais. Une seule fois nous parvînmes à entraîner
le public. On avait annoncé sur l'affiche que le solo de violon du
ballet de _Nina_ serait exécuté par Baillot; une indisposition du grand
artiste, ou quelque autre cause, s'étant opposée à ce qu'il pût se faire
entendre, l'administration crut suffisant d'en instruire le public par
une imperceptible bande de papier collée sur l'affiche de la porte de
l'Opéra, que personne ne regarde. L'immense majorité des spectateurs
s'attendait donc à entendre le célèbre violon. Cependant, au moment où
Nina, dans les bras de son père et de son amant, revient à la raison, la
pantomime si touchante de mademoiselle Bigottini ne put nous émouvoir au
point de nous faire oublier Baillot. La pièce touchait à sa fin.

«Eh bien! eh bien! et le solo de violon, dis-je assez haut pour être
entendu?

--C'est vrai, dit un homme du public, il semble qu'on veuille le
_passer_.

--Baillot! Baillot! le solo de violon!»

En un instant le parterre prend feu, et ce qui ne s'était jamais vu à
l'Opéra, la salle entière réclame à grands cris l'accomplissement des
promesses de l'affiche. La toile tombe au milieu de ce brouhaha. Le
bruit redouble. Les musiciens voyant la fureur du parterre s'empressent
de quitter la place. De rage alors, chacun saute dans l'orchestre, on
saisit les chaises des concertants; on renverse les pupitres, on crève
la peau des timbales; j'avais beau crier:

«Messieurs, Messieurs, que faites-vous donc! briser les instruments!....
Quelle barbarie!.... Vous ne voyez donc pas que c'est la contrebasse du
père Chénié, un instrument superbe, qui a un son d'enfer!»

On ne m'écoutait plus et les mutins ne se retirèrent qu'après avoir
culbuté tout l'orchestre et cassé je ne sais combien de banquettes et
d'instruments.

C'est là le mauvais côté de la critique en action que nous exercions si
despotiquement à l'Opéra; le beau, c'était notre enthousiasme quand tout
allait bien. Il fallait voir alors avec quelle frénésie nous
applaudissions des passages auxquels personne dans la salle ne faisait
attention, tels qu'une belle basse, une heureuse modulation, un accent
vrai dans un récitatif, une note expressive de hautbois, etc., etc. Le
public nous prenait pour des claqueurs aspirant au surnumérariat, tandis
que le chef de claque, qui savait bien le contraire, et dont nos
applaudissements intempestifs dérangeaient les savantes combinaisons,
nous lançait de temps en temps un coup-d'œil digne de Neptune
prononçant le _Quos ego_. Puis, dans les beaux moments de Madame
Branchu, c'étaient des larmes, des cris, qu'on ne connaît plus
aujourd'hui, même au Conservatoire. La plus plaisante scène de cette
espèce, dont j'aie conservé le souvenir, est la suivante. On donnait
_OEdipe_. Quoique placé fort loin de Gluck dans notre estime, Sacchini
ne laissait pas que de trouver en nous d'ardents admirateurs. J'avais
entraîné ce soir-là à l'Opéra un jeune homme parfaitement étranger à
tout autre art que celui du carambolage, et dont cependant je voulais à
toute force faire un néophyte musical. Les douleurs d'Antigone et de son
père ne pouvaient que l'émouvoir fort médiocrement. Aussi, après le
premier acte, désespérant d'en rien faire, l'avais-je laissé derrière
moi en m'avançant d'une banquette, pour n'être pas troublé par son
sang-froid. Comme pour faire ressortir encore son impassibilité, le
hasard avait placé à sa droite un spectateur aussi impressionnable qu'il
l'était peu. Je m'en aperçus bientôt. Dérivis venait d'avoir un fort
beau mouvement dans son fameux récitatif:

    Mon fils! tu ne l'es plus!
    Va! ma haine est trop forte!

Tout absorbé que je fusse par cette scène si admirable de naturel et de
sentiment de l'antique, il me fut impossible cependant de ne pas
entendre le dialogue établi derrière moi, entre mon jeune homme
épluchant une orange et l'inconnu, son voisin, en proie à la plus vive
émotion:

--Mon Dieu! monsieur, calmez-vous.

--Non! c'est irrésistible! c'est accablant! cela tue!

--Mais, monsieur, vous avez tort de _vous affecter_ de la sorte, vous
vous rendrez malade.

--Non! laissez-moi... Oh!

--Monsieur! allons du courage! enfin après tout, _ce n'est qu'un
spectacle_; vous offrirai-je un morceau de cette orange.

--Ah! c'est sublime!

--Elle est de Malte!

--Quel art céleste!

--Ne me refusez pas.

--Ah! monsieur, quelle musique!

--Oui, c'est très joli.

Pendant cette curieuse conversation, l'opéra était parvenu après la
scène de réconciliation, au beau trio:

    «O doux moments!»

la douceur pénétrante de cette simple mélodie me saisit à mon tour; je
commençai à pleurer abondamment, la tête cachée dans mes deux mains
comme un homme abîmé d'affliction. A peine le trio était-il achevé, que
deux bras robustes m'enlèvent de dessus mon banc, en me serrant la
poitrine à me la briser; c'étaient ceux de l'inconnu qui, ne pouvant
plus maîtriser son émotion, et ayant remarqué que de tous ceux qui
l'entouraient j'étais le seul qui parut la partager, m'embrassait avec
fureur, en criant d'une voix convulsive:

--Sacredieu! monsieur, que c'est beau!

Sans m'étonner le moins du monde, et la figure toute décomposée par les
larmes, je lui réponds sur le même ton:

--Etes-vous musicien?

--Non, mais je sens la musique aussi vivement que qui que ce soit.

--Ma foi, c'est égal, donnez-moi votre main, parbleu, Monsieur, vous
êtes un brave homme!

Là-dessus, parfaitement insensibles aux ricanements des spectateurs qui
faisaient cercle autour de nous, comme à l'air ébahi de mon néophyte
mangeur d'oranges, nous échangeons quelques mots à voix basse, je lui
donne mon nom, il me confie le sien et sa profession. C'était un
ingénieur! un mathématicien!!! Où diable la sensibilité va-t-elle se
nicher!



LETTRE ÉCRITE A G. SPONTINI,

LE LENDEMAIN DE LA REPRISE DE FERNAND CORTEZ.

1841.


«CHER MAÎTRE,

»Votre œuvre est noble et belle, et c'est peut-être aujourd'hui, pour
les artistes capables d'en apprécier les magnificences, un _devoir_ de
vous le répéter. Quels que puissent être à cette heure vos chagrins, la
conscience de votre génie et de l'inappréciable valeur de ses créations,
vous les fera aisément oublier.

»Vous avez excité des haines violentes, et à cause d'elles quelques-uns
de vos admirateurs semblent craindre d'avouer leur admiration; ceux-là
sont des lâches! J'aime mieux vos ennemis.

»On a donné hier _Cortèz_ à l'Opéra. Tout brisé encore par le terrible
effet de la scène de la révolte, je viens vous crier: Gloire! gloire!
gloire et respect à l'homme dont la pensée puissante, échauffée par son
cœur, a créé cette scène immortelle! Jamais, dans aucune production
de l'art, l'indignation sut-elle emprunter à la nature de pareils
accents? Jamais enthousiasme guerrier fut-il plus brûlant et plus
poétique? A-t-on quelque part montré sous un pareil jour, peint avec de
telles couleurs l'_audace_ et la _volonté_, ces fières filles du
génie?--Non! et personne ne le croit.

»C'est vrai, c'est fort, c'est beau, c'est neuf, c'est sublime! Si la
musique n'était pas abandonnée à la charité publique, on aurait quelque
part en Europe un théâtre, un panthéon lyrique, exclusivement consacré à
la représentation des chefs-d'œuvre monumentaux, où ils seraient
exécutés à longs intervalles, avec un soin et une pompe dignes d'eux,
par des _artistes_, et écoutés aux fêtes solennelles de l'art par des
auditeurs sensibles et intelligents.

»Mais, partout à peu près, la musique, déshéritée des prérogatives de sa
noble origine, n'est qu'une enfant trouvée qu'on semble vouloir
contraindre à devenir une fille perdue.

»Adieu, cher maître, il y a la religion du beau, je suis de celle-là; et
si c'est un devoir d'admirer les grandes choses et d'honorer les grands
hommes, je sens, en vous serrant la main, que c'est de plus un
bonheur.»



TRIBULATIONS D'UN CRITIQUE MUSICAL.


Jamais, ce me semble, Paris n'a tant cru s'occuper de musique; jamais,
par conséquent, la tâche des malheureux critiques ne leur a semblé plus
rude, plus fatigante, plus difficile, plus décourageante, plus
détestable, plus sotte et plus inutile. C'est une pluie d'albums, une
avalanche de romances, un torrent d'airs variés, un cataclysme de
fantaisies, une trombe de concertos, de cavatines, de scènes
dramatiques, de duos comiques, d'adagios soporifiques, d'évocations
diaboliques, de sonates classiques, de rondos romantiques, fantastiques,
frénétiques, fanatiques, fluoriques. (Pour l'intelligence de ce dernier
adjectif, consultez les éléments de chimie de Thénard ou de Gay-Lussac,
vous trouverez que l'acide fluorique est un poison affreux, dont
l'action corrosive est si forte qu'il ronge en fort peu de temps les
fioles dans lesquelles on essaie inutilement de le conserver.)

Mon ami Richard (le traducteur des contes d'Hoffmann) et moi, nous
avions, en 1828, fondé la grande école que je viens de désigner ici pour
la première fois, et dont l'école fluorique actuelle n'est qu'une
pitoyable imitation. Si les productions étonnantes qu'elle a enfantées
sont encore à cette heure parfaitement inconnues du public, c'est qu'à
l'instar de l'acide terrible dont elle porte le nom et qui détruit les
vases où on l'enferme, cette musique a tué sans doute tous ceux qui ont
eu le bonheur de l'entendre. Évidemment les auteurs s'étaient abstenus,
dans l'intérêt de l'art, d'écouter leurs chefs-d'œuvre, puisque tous
les deux vivent encore, l'un à Colmar, où il exerce la médecine (dans le
genre fluorique toujours), et l'autre à Paris, où le malheur veut qu'il
soit contraint de se creuser la cervelle en se rongeant les poings, pour
ennuyer les abonnés de la _Gazette musicale_ de sa pâle, tiède et
insipide critique. Quel métier! et pour se distraire, si le pauvre
diable de _musicien-prosailleur_ prend fantaisie, par hasard, d'aller
fumer un cigarre sur la place d'Europe, ou de monter dans un wagon pour
visiter Saint-Germain, il n'a pas fait dix pas au grand air, il n'a pas
écouté pendant cinq minutes le bruit cadencé des pistons de la machine à
vapeur, qu'il se trouve nez à nez avec quelque donneur de concert qui
lui recommande l'insertion de son programme, contenant onze cavatines,
quatorze romances, un concerto de flûte et trois divertissements pour
guitare et ophicléide. Il se sauve dans le parc de Saint-Germain; au
coin du bois il rencontre un visage courroucé, c'est celui d'un jouer de
guimbarde qui lui reproche de n'avoir point assisté à la matinée
musicale qu'il vient de donner, et dans laquelle le virtuose s'est fait
entendre sur un instrument perfectionné, dont la languette en acier
trempé et terminée par un bout de cuivre, rend un son comparable au
bourdonnement de la guêpe ou de la grosse mouche de cheval.

Le malheureux, échappé à ce guet-apens, croit trouver le repos dans les
profondeurs des tunnels du chemin de fer. Il y tombe entre les bras d'un
ami intime dont il a oublié le nom, qui arrive de Batavia, de la
Martinique ou de la terre de Van Diemen, où sa voix et sa méthode lui
ont valu des succès inouïs dans l'emploi des Martins. Les Caraïbes, les
Malais et les Javanais surtout en raffolaient. Il a gagné des sommes
énormes, et s'il vient à Paris, ce n'est que pour _faire sa réputation_.
En conséquence, il espère bien que son ami le critique va le faire
mousser vigoureusement. Il aura la bonté d'annoncer sa soirée musicale,
d'y assister et d'en rendre compte. Le nouveau débarqué ne va pas par
quatre chemins, il ne veut pas tenir la dragée haute aux Parisiens; il
débutera par le grand air des _Voitures versées_:

«Apollon toujours préside.»

C'est son triomphe, il veut se couvrir de gloire d'un seul coup; il aime
mieux cela que de suivre le système timide du crescendo. Il attaquera
tout de suite le chant _dramatique_ dans ce qu'il a _de plus neuf_, _de
plus hardi et de plus distingué_; il s'élancera d'un bond aux plus
sublimes hauteurs de l'art des Frontins. L'orchestre sera au grand
complet; il y aura au moins quinze musiciens, parmi lesquels un nègre
très fort sur le flageolet, qui exécutera avec le nez le concerto en
_sol majeur_ de Collinet: ce sera du dernier beau. A ces causes, le
chanteur d'outre-mer prie son ami intime de l'excuser s'il le quitte si
brusquement, mais il doit aller pendant quelques heures, travailler son
grand air:

«Apollon toujours préside.»

Après quoi il pourra le faire entendre. Précieuse faveur!!.. N'importe,
le voilà parti; le critique commence à respirer, et comme les wagons lui
ont porté malheur, il se propose de revenir pédestrement à Paris. Il
marche depuis dix minutes à peine, quand il se voit à l'improviste
accosté par un bourgeois d'une cinquantaine d'années, air cossu, habit
marron, grosse canne, gros nez, gros jabot, tournure d'épicier parvenu,
type de l'ex-abonné du _Constitutionnel_.

--«Ah! monsieur B......, que je suis heureux de vous rencontrer! Je
viens de chez vous où j'ai su que vous étiez parti pour Saint-Germain.
_J'ai pris la vapeur_ et me voilà.

--Monsieur, je suis trop heureux.....

--Ah, vous ne me connaissez peut-être pas, ne m'ayant jamais vu, mais je
vous connais, moi, et beaucoup, allez. Nous avons lu les journaux, vous
avez donné dernièrement aux Invalides _un concert_ qui a fait du bruit.
Trois mille musiciens, des clarinettes de toutes les espèces, plus de
deux cents tambours; des trombones _charmantes_, un duo superbe chanté
par Mademoiselle Falcon et la Blache (cette fameuse Blache qui vient
d'Italie malgré son nom français); une couronne de laurier envoyée de
Constantine; quarante mille francs en billets de banque offerts sur un
plat d'argent par M. le ministre des finances: voilà des honneurs
j'espère, et _du profit_! Oh! nous savons tout. Eh bien! monsieur,
puisque vous êtes un si savant, un si agréable musicien, _malgré que_
vous écriviez aussi dans les journaux, j'ai pensé à vous pour un bon
conseil, et je viens sans façon vous le demander. Je cherche depuis
longtemps la carrière qui pourrait le mieux convenir à mon fils; car le
grand garçon que vous voyez là, est mon fils, je vous assure.

--Monsieur, il n'y a rien d'impossible; mais venons au fait, je vous
prie, je suis un peu pressé.

--Eh bien! le fait est, puisque vous n'avez qu'une petite heure à me
donner, que j'avais eu d'abord l'idée de le faire colonel.

--Certes, monsieur, c'était une bonne idée, et vous auriez eu
parfaitement raison de faire entrer monsieur votre fils comme volontaire
dans ce régiment-là.

--Cela se peut, mais la gloire des arts me paraît aujourd'hui plus
belle, et je pense, après tout, que l'état de compositeur lui conviendra
d'autant mieux qu'il a évidemment pour l'harmonie de très grandes
dispositions.

--Monsieur votre fils sait la musique?

--Non, pas encore, il n'a que vingt ans, mais il a, je vous le répète,
d'admirables dispositions; et puisque vous êtes de mon avis et que vous
me conseillez de le faire grand compositeur, s'il vous est agréable de
lui donner les premières leçons, ne vous gênez pas, il est à vos ordres,
il ira chez vous tous les jours, deux fois par jour même, si vous
voulez. Et certes, ce sera une distinction bien flatteuse pour son
maître quand le tour de mon fils sera venu de donner un concert aux
Invalides, et que le ministre des finances lui présentera quarante mille
francs sur un plat d'argent.»

La conversation se trouve là brusquement interrompue; on passait sur un
pont, et le critique désespéré de ne pouvoir échapper à l'horrible
imbécillité de ce crétin, s'est jeté à tout hasard dans la Seine
par-dessus le parapet. Le voilà revenu à flot, il nage, il suit le
courant, il aborde enfin dans un îlot assez éloigné du pont pour lui
faire espérer un asile contre les pères qui veulent faire leurs enfants
colonels ou grands compositeurs; il va se reposer un moment, quand une
voix connue l'interpelle.

--«Parbleu, c'est B......, en vérité, tu ne pouvais venir plus à propos,
j'allais courir chez toi. Tu es mouillé? ce ne sera rien, nous partons,
j'ai là mon canot. Je suis venu dans cette île abandonnée pour réfléchir
et expérimenter plus à mon aise, pour écouter la grande voix de la
nature que les bruits grossiers de la ville couvrent d'une façon si
cruelle, pour nous autres penseurs et musiciens inspirés. J'étais depuis
longtemps à la piste d'une découverte qui ne peut manquer d'amener dans
l'art musical une immense révolution. Vois ce petit instrument, ce n'est
qu'une boîte de fer-blanc percée de trous et fixée au bout d'une corde;
je vais la faire tourner vivement comme une fronde, et tu entendras
quelque chose de merveilleux. Tiens, écoute. Hou! hou! hou! voilà une
imitation du vent qui enfonce cruellement les fameuses gammes
chromatiques de la pastorale de Beethoven. C'est la nature prise sur le
fait! voilà qui est beau! voilà qui est nouveau! il serait de mauvais
goût de faire ici de la modestie, et, entre nous, Beethoven était dans
le faux, et je suis dans le vrai. Oh! mon cher, quelle découverte! et
quel article tu vas me faire là-dessus dans le _Journal des Débats_!
C'est une bonne fortune pour toi; ne va pas gaspiller un pareil sujet
dans la _Gazette musicale_; non, un grand journal, dix-huit mille
abonnés, voilà ton affaire. Cela va te faire un honneur inconcevable; on
te traduira dans toutes les langues! Que je suis content, va, mon vieux!
et le diable m'emporte, c'est autant pour toi que pour moi. Cependant je
t'avouerai que je désire employer le premier mon nouvel instrument; je
le réserve pour une ouverture que j'ai commencée, et qui aura pour
titre: _l'Ile d'Eole_; tu m'en diras des nouvelles. Après quoi, libre à
toi d'user de ma découverte pour tes symphonies. Je ne suis pas de ces
gens qui sacrifieraient le passé, le présent et l'avenir de la musique à
leur intérêt personnel; non, _tout pour l'art_, c'est ma devise. Nous
voilà arrivés; va changer d'habits et vite à l'ouvrage, un article
ronflant, sans calembour. Je viendrai ce soir lire ce que tu auras
écrit; ne l'envoie pas à l'imprimerie sans me le montrer; tu pourrais te
tromper sur quelque détail, et rien n'est plus important que
l'exactitude en pareille matière. A propos, le directeur de l'Opéra me
tourmente pour que je lui donne un ouvrage en cinq actes, mais il ne
m'offre que trente mille francs une fois payés; me conseilles-tu
d'accepter?

--Oui, oui, accepte, tu feras bien.

--Pardieu non, c'est trop peu! Je vais écrire à Pillet que je refuse;
et, ma foi, après cela l'Opéra s'arrangera comme il pourra. Il faut
donner, une fois pour toutes, une bonne leçon aux directeurs des
théâtres lyriques; ces gens-là sont d'une ladrerie... Adieu, adieu. A ce
soir.

Le critique exténué, mouillé, embourbé, stupéfié, rentre à grand'peine
chez lui; il n'a pas même le temps de s'asseoir; trois personnes
l'attendent dans son salon, et toutes à la fois, l'accueillent ainsi:

--Ah enfin!

--C'est lui!

--Le voilà!

--Monsieur, je viens de donner un concert.....

--Monsieur, je vais donner un concert.....

--Monsieur, je me propose de donner un concert.....

--On y a entendu un album nouveau.....

--On y exécutera des variations.....

--On y chantera des romances.....

--Je remarque avec surprise que vous n'avez pas de piano! un
compositeur! c'est étonnant! c'est malheureux! je me proposais de vous
chanter mon album. Alors j'espère que vous voudrez bien venir passer une
heure ou deux à la maison pour l'entendre; je demeure rue du
Puits-de-l'Hermite, près le Jardin des Plantes; vous pourrez voir la
giraffe en passant.»

Le premier compositeur d'albums a franchi à peine le seuil de la porte
que les deux autres, en souriant ironiquement:

«Quel homme que ce monsieur Z....., il vous ferait volontiers aller à
Fontainebleau pour admirer son album.

--Encore si sa musique en valait la peine; mais c'est d'un commun!

--D'un vulgaire!

--D'un trivial!

--Et c'est écrit!

--Ah! ah! il croit qu'il sait l'harmonie, le pauvre homme!

--Trois quintes de suite dans la première barcarolle!

--Et je ne sais combien d'octaves cachées dans la troisième!

--Mais n'abusons pas des moments de M. B....

--Je venais, monsieur, vous recommander mon fils, âgé de dix ans, qui
commence à être de première force en composition; il a écrit récemment
un cahier de Mazurkas, que je n'ose comparer aux Mazurkas de M. Chopin,
mais qui ne sont pas sans mérite cependant, comme vous pourrez vous en
convaincre en les lisant.

_Le critique._--Monsieur, je suis mort de fatigue et de plus tout
mouillé: permettez-moi, de grâce, d'aller me coucher, je vous entends à
peine.

--Monsieur, je pars; mais ne manquez pas de lire cet intéressant
ouvrage: vous penserez probablement que M. Chopin lui-même n'est pas
allé jusque-là en fait d'originalité, de verve et de grâce. Un enfant de
dix ans! c'est prodigieux! voilà un beau sujet d'articles pour le
_Journal des Débats_: vous pourrez le faire en annonçant le concert de
mon fils. J'oubliais de vous laisser quelques billets; le prix n'est que
de quinze francs. J'ai l'honneur de vous saluer.

--Dieu soit loué! j'ai cru qu'il n'en finirait pas avec son petit
prodige. Monsieur B..... veuillez m'accorder dix minutes. Je n'ai pas
besoin de piano, moi, l'accompagnement de mes romances ne sert pas à
déguiser la pauvreté du chant. Il vous serait donc aisé de les juger à
la simple audition de la partie vocale, et je vais vous en chanter une
seulement; cela suffira pour vous donner une idée de mon style.
Avez-vous un diapason? Non! en ce cas je vais essayer l'étendue du
morceau, pour atteindre aussi juste que possible le ton dans lequel il
est écrit. Vous verrez que c'est de la musique bien rhythmée; toutes
les phrases sont de quatre ou de huit mesures, et l'on distingue
parfaitement les temps forts. Cela ressemble, en conséquence, fort peu
aux divagations désordonnées de ce petit drôle, dont le père vous a si
fort ennuyé. Mais ne disons pas de mal des absents, quoiqu'ils aient
cette fois bien réellement tort. Je commence.

Ici le critique tombe lourdement sur le parquet comme frappé
d'apoplexie, son domestique épouvanté, pousse des cris d'effroi, les
voisins accourent, on s'empresse de le porter dans sa chambre, pendant
que la chanteuse de romances (car c'est une dame) murmure en s'en
allant: «Quelle ineptie! quelle absence de sentiment! ne pas écouter
seulement la première! il est capable de ne pas annoncer mon concert et
de ne pas lire mon recueil! voilà pourtant les hommes qui décident
aujourd'hui du sort des artistes!!»

Il repose depuis quelques heures quand on sonne à tout rompre à sa
porte. C'est un élégant jeune homme qui se dit porteur d'une nouvelle
très intéressante pour M. B....., et dont la communication ne peut
souffrir de retard. On réveille le patient; il s'habille, pensant qu'il
s'agit tout au moins d'un aide-de-camp du prince royal. Il rentre au
salon en chancelant.

--Monsieur, pardonnez-moi de vous déranger, je n'ai pu résister au désir
de vous faire mon compliment sur votre dernier succès. C'est
merveilleux, monsieur, c'est colossal! c'est gigantesque! c'est sublime!

--Monsieur, vous êtes trop bon; veuillez me dire ce qui me procure
l'honneur de votre visite.

--Eh! monsieur, rien autre que le besoin de vous exprimer mon
enthousiasme, mon admiration, mon exaltation, ma stupéfaction, ma
vénération. Quelle œuvre! monsieur, c'est-à-dire, quel
chef-d'œuvre! Hum! (d'un ton simple et doux.) Puisque vous êtes en
même temps un si habile critique, l'idée me vient à présent de vous
soumettre une suite de fanfares pour la trompe, dont le club des
chasseurs fait le plus grand cas. Une analyse détaillée de cet ouvrage
serait bien placée dans la _Gazette musicale_, et...

--Vous vous trompez, monsieur, c'est l'affaire du journal des Chasseurs.

_Le critique dans sa chambre._--Feux et tonnerres! c'est pour cela que
ce joueur de trompe en gants blancs est venu interrompre mon sommeil!!
Eh bien! qu'est-ce encore?

_Le portier._--Monsieur, c'est une lettre et un paquet de la part de M.
Maurice Schlesinger.

--Allons, autre chose! (Il lit).

     «Mon cher ami, il me faut absolument pour demain un long article
     sur les deux albums que je vous envoie. Les noms de Meyerbeer,
     Clapisson, Strunz, Panofka, Kalkbrenner, Liszt, Chopin et Thalberg,
     y figurent en première ligne, et l'édition surpasse en luxe tout
     ce qui a été publié jusqu'à ce jour.»

     Tout à vous,

     Maurice SCHLESINGER.»

Le critique prend la plume et répond ce qui suit.

     «Mon cher Maurice,

     »Il me faut _absolument_ du repos, et un abri contre les albums.
     Voici bientôt quinze jours que je cherche inutilement trois heures
     pour rêver à la symphonie que j'ai commencée; ne pouvoir les
     obtenir est un supplice dont vous n'avez pas d'idée et qui m'est
     _absolument_ insupportable. Je vous préviens donc que, jusqu'au
     moment où ma partition sera finie, je ne veux plus entendre parler
     de critique d'aucune espèce. Vos albums, je le sais, contiennent
     d'ailleurs plusieurs morceaux charmants dont vous ne me dites rien,
     et dont vous ne citez pas même les auteurs. Mais je suis poussé à
     bout, je veux, pendant quelque temps, assez de loisir et de liberté
     pour finir mon ouvrage; je veux être artiste enfin; je redeviendrai
     galérien après; je suis obsédé, abîmé, exterminé. Gardez-vous donc
     de venir me relancer dans ma tanière, ce serait d'une révoltante
     inhumanité. Je n'ai jamais compté parmi les apologistes du suicide,
     mais j'ai là une paire de pistolets chargés, et dans l'état
     d'exaspération où vous pourriez me mettre, je serais capable de
     vous brûler la cervelle.

     »Votre ami dévoué,

     »Hector BERLIOZ.»

FIN DU PREMIER VOLUME.



TABLE DES MATIÈRES

DU PREMIER VOLUME.


Voyage musical en Allemagne.

   I. A M. AUGUSTE MOREL: Bruxelles, Mayence, Francfort                3

  II. A M. GIRARD, _chef d'orchestre de l'Opéra-Comique_:
      Stuttgardt, Hechingen                                           27

 III. A LISZT: Manheim, Weimar                                        51

  IV. A M. STEPHEN HELLER: Leipzig                                    71

   V. A ERNST: Dresde                                                 93

  VI. A HENRI HEINE: Brunswick, Hambourg                             113

 VII. A mademoiselle LOUISE BERTIN: Berlin                           135

VIII. A M. HABENECK, _chef d'orchestre de l'Opéra_: Berlin           167

  IX. A M. DESMARETS: Berlin                                         191

   X. A M. G. OSBORNE: Hanovre, Darmstadt                            218

De la Musique en général.

   I. De la musique en général                                       241

Etude analytique des Symphonies de Beethoven.

Introduction                                                         263

   I. Symphonie en _ut_ majeur                                       269

   II. Symphonie en _ré_                                             273

  III. Symphonie héroïque                                            279

  IV. Symphonie en _si b_                                            291

   V. Symphonie en _ut_ mineur                                       299

  VI. Symphonie pastorale                                            311

 VII. Symphonie en _la_                                              321

VIII. Symphonie en _fa_                                              333

  IX. Symphonie avec chœurs                                          341

Trios et sonates                                                     359

Le Freyschütz de Weber                                               369

Souvenirs d'un habitué de l'Opéra                                    385

Lettre à G. Spontini                                                 403

Tribulations d'un critique musical                                   407

FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.


NOTES:

[1] Le nom de Strauss est célèbre aujourd'hui dans toute l'Europe
dansante; il est attaché à une foule de valses capricieuses, piquantes,
d'un rythme neuf, d'une _desinvoltura_ gracieusement originale, qui ont
fait le tour du monde. On conçoit donc qu'on tienne beaucoup à ne pas
voir de telles valses contrefaites, un pareil nom contreporté.

Or, voici ce qui arrive. Il y a un Strauss à Paris, ce Strauss a un
frère; il y a un Strauss à Vienne, mais ce Strauss n'a point de frère;
c'est la seule différence qui existe entre les deux Strauss. De là des
quiproquos fort désagréables pour notre Strauss, qui dirige avec une
verve digne de son nom les bals de l'Opéra-Comique et tous les bals
particuliers donnés par l'aristocratie fashionnable. Dernièrement, à
l'ambassade d'Autriche, un Viennois, quelque faux Viennois, à coup sûr,
aborde Strauss et lui dit en langue autrichienne: «Eh bonjour, mon cher
Strauss; que je suis aise de vous voir! Vous ne me reconnaissez
pas?--Non, Monsieur.--Oh! je vous reconnais bien, moi, quoique vous ayez
un peu engraissé; il n'y a d'ailleurs que vous pour écrire de pareilles
valses. Vous seul pouvez diriger et composer ainsi un orchestre de
danse; il n'y a qu'un Strauss.--Vous êtes bien bon; mais je vous assure
que le Strauss de Vienne a aussi du talent.--Comment! le Strauss de
Vienne? Mais c'est vous; il n'y en a pas d'autre. Je vous connais bien;
vous êtes pâle, il est pâle; vous parlez autrichien, il parle
autrichien; vous faites des airs de danse ravissants:--Oui.--Vous
accentuez toujours le temps faible dans la mesure à trois temps.--Oh! le
temps faible, c'est mon fort!--Vous avez écrit une valse intitulée _le
Diamant_?--Etincelante!--Vous parlez hébreu?--_Very well._--Et
anglais?--_Not at all._--C'est cela même, vous êtes Strauss; d'ailleurs
votre nom est sur l'affiche?--Monsieur, encore une fois, je ne suis pas
le Strauss de Vienne; il n'est pas le seul qui sache syncoper une valse
et rhythmer une mélodie à contre-mesure. Je suis le Strauss de Paris;
mon frère qui joue très bien du violon et que voilà là-bas, est
également Strauss; le Strauss de Vienne est Strauss. Ce sont trois
Strauss.--Non, il n'y a qu'un Strauss, vous voulez me mystifier.»
Là-dessus le Viennois incrédule, de laisser notre Strauss fort irrité et
très en peine de faire constater son identité; tellement qu'il est venu
me trouver afin que je le débarrasse de cette sosimie. Donc, pour cela
faire, j'affirme que le Strauss de Paris, très-pâle, parlant à merveille
l'autrichien et l'hébreu, et assez mal le français, et pas du tout
l'anglais, écrivant des valses entraînantes, pleines de délicieuses
coquetteries rhythmiques, instrumentées on ne peut mieux, conduisant
d'un air triste, mais avec un talent incontestable, son joyeux orchestre
de bal; j'affirme, dis-je, que ce Strauss habite Paris depuis fort
longtemps qu'il a, depuis dix ans, joué de l'alto à tous mes concerts;
qu'il fait partie de l'orchestre du Théâtre-Italien; qu'il va tous les
étés gagner beaucoup d'argent à Aix, à Genève, à Mayence, à Munich,
partout excepté à Vienne, où il s'abstient d'aller par égard pour
l'autre Strauss, qui pourtant, lui, est venu une fois à Paris.

En conséquence, les Viennois n'ont qu'à se le tenir pour dit, garder
leur Strauss et nous laisser le nôtre. Que chacun rende enfin à Strauss
ce qui n'est pas à Strauss, et qu'on n'attribue plus à Strauss ce qui
est à Strauss; autrement on finirait, telle est la force des
préventions, par dire que le stras de Strauss vaut mieux que le
_Diamant_ de Strauss, et que le _Diamant_ de Strauss n'est que du stras.

[2] Encore un Strauss! mais celui-là ne fait pas de Valses.

[3] J'ai pu faire, en Allemagne, beaucoup d'observations sur les
diverses résonnances des cloches; et j'ai vu, à n'en pouvoir douter, que
la nature se riait encore, à cet égard, des théories de nos écoles.
Certains professeurs ont soutenu pendant des siècles que les corps
sonores ne faisaient _tous_ résonner que la tierce majeure; un
mathématicien est venu dans ces derniers temps, affirmant que les
cloches faisaient _toutes_ entendre, au contraire, la tierce mineure; et
il se trouve en réalité qu'elles donnent harmoniquement toutes sortes
d'intervalles. Les unes font retentir la tierce mineure, les autres la
quarte; une des cloches de Weimar sonne la septième mineure et l'octave
successivement: (son fondamental _fa_, résonnance _fa_ octave, _mi
bémol_ septième); j'en ai même entendues qui produisaient la quarte
augmentée. Evidemment la résonnance harmonique des cloches dépend de la
forme que le fondeur leur a donnée, des divers degrés d'épaisseur du
métal à certains points de leur courbure, et des accidents secrets de la
fonte et du coulage.

[4] Massues de sauvages.

[5] Les femmes.

[6] Les Européens, les blancs.

[7] _Cher_ aux malades mais _illustre_ parmi les savants.

[8] M. Castil-Blaze. L'opéra de _Pigeon-Vole_ fut représenté l'an
dernier, presque jusqu'au bout, au théâtre Ventadour. Vous serez
peut-être bien aise, mademoiselle, de connaître l'_historique_ de cette
mémorable soirée.

Le voici:

Puisqu'il y avait sur le programme la _Phèdre_ de Racine, je devrais
dire que mademoiselle Maxime me parut excellente tragédienne dans ce
rôle magnifique; mais ceci n'est pas directement de ma compétence, et
d'ailleurs l'attrait principal de la soirée, le sujet de toutes les
conversations, le point de mire de toutes les curiosités, c'était
l'opéra en un acte (_Pigeon-Vole_) composé par M. Castil-Blaze. Je crois
même que le chef-d'œuvre de Racine n'avait été placé là que comme un
_lever de rideau_, pour compléter la représentation, et servir de
préambule à la grande pièce de _Pigeon-Vole_.

Un certain nombre d'artistes et de littérateurs s'étaient réunis pour
entendre l'ouvrage de leur confrère et le juger franchement, d'après
l'effet qu'il produirait, sans aucune arrière-pensée et sans la moindre
disposition malveillante. On se méfiait un peu, il est vrai, de la
nouvelle partition, à cause de l'acharnement avec lequel l'auteur en
avait d'avance fait l'éloge, et des efforts inouïs tentés par lui pour
obtenir sa mise en scène à l'Opéra-Comique; efforts dont l'inutilité
l'avait enfin amené à se faire lui-même entrepreneur et directeur de
théâtre pour une soirée.

Ce grand amour de la gloire dans un homme de l'âge de M. Castil-Blaze,
qui devait depuis longtemps, et plus qu'un autre, en avoir reconnu la
vanité, semblait, en le rapprochant de quelques autres circonstances,
indiquer une disposition d'esprit singulière et quelque peu inquiétante.
On pensait involontairement à l'interrogatoire que les deux médecins de
Molière font subir à M. de Pourceaugnac: «Mangez-vous? Dormez-vous?
Faites-vous des songes? De quelle nature sont-ils?» On se demandait
comment et par quel incroyable renversement de toutes les habitudes de
sa vie M. Castil-Blaze en était venu à faire en personne la musique et
les paroles de ses opéras, lui qui jusque-là avait chargé de ce soin
Mozart, Rossini, Weber, Meyerbeer, Cimarosa, Regnard, Collé, Molière et
tant d'autres hommes de génie ou de talent qu'il n'avait que la peine de
rhabiller un peu; car les compositeurs surtout étaient loin de lui
offrir cet idéal de beauté musicale qu'il rêvait. L'un avait écrit trop
haut pour les voix: on le transposait, on baissait ses airs, ses duos
d'un demi-ton, d'un ton même, et l'on publiait ainsi accommodé avec de
beaux accompagnements de piano, le GLUCK DES SALONS, et l'on devenait un
peu l'auteur d'_Orphée_, des _Iphigénie_, d'_Alceste_ et d'_Armide_.
L'autre avait eu la faiblesse de croire qu'on pouvait rhythmer des
phrases mélodiques autrement que de quatre en quatre, et qu'un chant
était bien coupé dès que l'oreille en était satisfaite: on venait
compter les mesures, et, s'il en manquait une pour la _carrure_ du
rhythme, on s'empressait de l'ajouter, et on devenait ainsi le
correcteur-collaborateur de Mozart, de Grétry, etc. Weber avait eu le
tort de ne pas donner une redondance assez fastidieuse à ses cadences
finales, et de terminer quelquefois ses mélodies sur le temps faible;
vite on ajoutait par-ci par-là une petite queue, on supprimait ailleurs
deux notes pour faire finir le chant sur le temps fort, et voilà Weber
tout-à-fait civilisé. Ne lisant pas trop bien les partitions
apparemment, tantôt on croyait y voir ce qui n'y était point, tantôt on
n'y apercevait pas ce qui crevait les yeux, et, toujours dévoré de ce
zèle ardent, de cette sollicitude paternelle pour les pauvres
compositeurs qui n'avaient pas pu recevoir dans leur jeunesse des leçons
de M. Castil-Blaze, on _fourrait_ des trombones dans un orage où
l'auteur _en avait déjà mis_ (mais d'une autre façon), croyant de bonne
foi réparer une grave omission, combler une énorme lacune, et l'on
avouait naïvement être ainsi devenu l'instrumentateur d'une symphonie de
Beethoven!!!!! Puis on faisait un opéra entier avec la comédie de l'un
et la musique revue et corrigée de trois ou quatre autres; on reliait
bien le tout, on le faisait graver, et cela se représentait à Paris et
en province, sous le nom _des Folies amoureuses_. Mais ne parlons pas de
folie; il paraît que ceci était fort sage au contraire.

Et voilà que tout d'un coup M. Castil-Blaze, qui sait combien la gloire
est inutile, puisqu'elle ne garantit les œuvres du génie d'aucun
genre d'insulte, d'aucune espèce de profanation, se met à courir éperdu
après elle, criant qu'il l'aime, qu'il l'adore, qu'il la lui faut à tout
prix. Il est prêt à se ruiner pour elle; l'or n'est qu'une chimère; il
dépensera pour ses œuvres à lui, pour _Belzébuth_ et _Pigeon-Vole_,
tout ce que lui rapportèrent les productions des maîtres italiens,
français et allemands. Il demande qu'on l'exécute, il veut à toute force
qu'on le joue. O vieillard insensé!... soyez donc satisfait! vous voilà
joué! vous voilà glorieux! vous voilà célèbre! On ne parle à cette heure
que de vous dans Paris! Et bientôt, s'envolant de clocher en clocher
comme l'aigle impériale, votre pigeon ira porter aux villes éloignées
votre nom resplendissant d'une auréole nouvelle! Mais, hélas! je frémis
en songeant aux malheurs, aux amertumes qui vont naître, pour votre
jeune gloire, de votre ancienne célébrité. Chacun sait en France, en
Allemagne, en Italie, que M. Castil-Blaze, au temps où il ne composait
pas, a corrigé, revu, augmenté, retourné, taillé et détaillé les plus
grands compositeurs anciens et modernes; il a ouvertement déclaré que
c'était son droit, son devoir même de faire à Weber, à Beethoven et à
tant d'autres, l'aumône de sa science et de son goût. Or que va-t-il
arriver, ô grand maître, ô Castil-Blaze, si quelque ravaudeur étranger,
imbu de vos doctrines, met la main sur votre pigeon et s'avise, pour
l'embellir, de lui coller une crête sur la tête ou de lui couper la
queue!!! vous avez beau dire, vos entrailles de père en seront
douloureusement émues, vous en souffrirez, et beaucoup; et nous donc!!
mais nous en pleurerons des larmes de sang, notre indignation n'aura
point de bornes!!! Car _Pigeon-Vole_ est une de ces œuvres comme on
n'en voit pas, une production unique, que les amis de l'art vont
proposer pour modèle au siècle présent et aux siècles futurs, en
regrettant qu'il n'ait pas été donné au siècle dernier de la connaître,
ce qui eût certes empêché Glück, Mozart, Weber et Beethoven de commettre
tant de bévues! _Famæ sacra fames!!!_

M. Castil-Blaze, en produisant son chef-d'œuvre, a voulu mettre à
l'épreuve la sagacité du public. Il a donné à _Pigeon-Vole_ le titre de
drame lyrique, tandis que c'est en réalité un étourdissant opéra
bouffon, archi-bouffon. «Voyons, s'est dit l'illustre auteur dans son
injuste prévention contre le bon sens parisien, si ces malotrus
comprendront ma musique! Je vais leur dire qu'il s'agit d'un drame
ensanglanté, je parlerai de poignard, on verra un amant furieux, un
chant d'amour dans la nuit sombre sera brusquement interrompu, on
entendra des cris, le bruit d'un corps qui tombe, etc... Je suis curieux
de savoir s'ils seront assez niais pour être émus, pour pleurer, et
s'ils ne découvriront pas le vrai sens de mes mélodies!» A vrai dire,
l'auditoire a bien été un peu interdit dans la première scène; il a bien
semblé croire que c'était là de fort triste musique, pleine de
lamentables souvenirs, de réminiscences funestes, de mélodies usées par
la douleur, d'harmonies décolorées, pâlies par la souffrance... Mais
bientôt la clairvoyance lui est revenue, une sorte d'hilarité, indécise
d'abord, s'est dessinée sur tous les visages, qui, rapidement
transformée en gaîté bruyante, a ébranlé à chaque instant la salle par
ses éclats immodérés. C'est alors que l'auteur a dû éprouver une vive et
douce satisfaction! «Ils me comprennent! a-t-il dû se dire, l'art est
sauvé!» Oh! oui! nous vous avons compris, et bien compris, malgré le
piége tendu à notre intelligence, spirituel et facétieux auteur de
_Pigeon-Vole_. Aucun trait, aucun passage saillant n'a passé inaperçu;
témoin ce vers du récitatif: «_Il me prend donc au sérieux!_»--(Le
public): «Ah! ah! ah! non, certes, non... ah! ah!» Et celui-ci, quand M.
Camus a eu joué la ritournelle extraordinairement prolongée de sa
_concertante_: «_Ceci n'est que la ritournelle._» Le public: «Ah! ah!
ah! ce n'est que la ritournelle! eh bien! cela promet!» Plus loin,
pendant que M. Camus et madame Casimir continuaient leur long duo pour
flûte et soprano, le cruel amant d'Ortensia ayant chanté (en récitatif
toujours) cette observation fort juste, mais assez inattendue: «_On n'a
rien fait de plus fort en musique!_» les cris, les trépignements, les
rires furibonds ont de nouveau fait explosion. Ce n'était pourtant
encore que le prélude du succès, qui eût sans doute accueilli le
dénoûment, si on avait pu l'entendre; mais M. Castil-Blaze n'avait pas
assez ménagé les forces de son auditoire et de ses interprètes, et voici
comment la pièce n'a pu être terminée. L'amant d'Ortensia, en voyant que
la camériste tirait d'un petit panier un pigeon auquel elle essayait de
donner la volée, a soupçonné qu'il s'agissait d'un poulet adressé à sa
belle; il n'en doute plus en entendant M. Camus jouer dans la coulisse
un solo de flûte. «C'est l'amant clandestin d'Ortensia! La perfide a
l'audace de répondre et de renvoyer au soupirant des traits plus rapides
et plus brûlants encore que ceux qu'il lui adresse! Elle l'aime, rien
n'est plus certain!» Aussitôt le jaloux Vénitien fait signe à un sien
ami qui joue fort bien d'un autre instrument, le poignard (de là le
second titre de la pièce: _Flûte et Poignard_), d'aller mettre fin à cet
amoureux dialogue. «O ciel! s'est écrié tout d'une voix le public,
aurait-il le courage _de couper le sifflet à qui s'en sert si bien_?...»
L'anxiété de l'auditoire était d'autant plus cruelle, que le spadassin
tardait fort longtemps à frapper le coup fatal; Mme Casimir et M.
Camus continuaient tranquillement, les malheureux! leur tendre romance;
et, à chaque minute écoulée, on se disait comme dans _les Huguenots_:
«Ils chantent encore!» Mais enfin Ortensia pousse un cri déchirant! son
amant est mort!... Mme Casimir a l'air de vouloir se trouver mal!
--On frémit... quand tout d'un coup, M. Camus, pour rassurer le public,
lui jette prestement une toute petite gamme chromatique, _prrrrrut_! Les
rires alors de reprendre avec une force sans pareille! «Bravo!
bravo!.... M. Camus n'est pas mort; à la bonne heure. Vivat! Ah! ah! ah!
ah! scélérat de Vénitien, va! tu mériterais d'être pendu pour nous avoir
fait une telle peur. L'auteur! l'auteur! etc., etc.» Là-dessus, les
pauvres acteurs, incapables de tenir leur sérieux plus longtemps,
plantent là le poignard et la flûte, et le pigeon et M. Castil-Blaze, et
se sauvent dans la coulisse en riant comme tout le monde.

     Car, pour être chanteur, on n'en est pas moins homme.

Puis un pompier a voulu faire baisser la toile et mettre fin à cette
exorbitante hilarité. La toile qui, elle aussi, riait à se tordre, qui
se ridait dans tous les sens, ne voulait pas descendre, curieuse
apparemment de voir le dénoûment. Force pourtant est restée à la loi; la
toile s'est abaissée bon gré mal gré, et le public en se dispersant a
fait retentir les rues et les passages voisins du théâtre Ventadour, de
ses exclamations joyeuses jusqu'à une heure du matin. Voilà un succès!!!
Pour être juste, il faut dire que le poème y a puissamment contribué. On
disait dans la salle que M. Henri Castil-Blaze, fils de l'illustre
compositeur, prêtant à son père l'appui de sa jeune muse, en avait écrit
les vers; nous le croyons sans peine. Les travaux que M. Henri
Castil-Blaze a la modestie de signer H. V. dans une ou deux Revues,
prouvent à mon sens, qu'il est parfaitement capable d'atteindre à ces
poétiques hauteurs.

Cette représentation fait, en tous cas, le plus grand honneur à l'auteur
ou aux auteurs de _Pigeon-Vole_; il faudrait être blasé, archi-blasé,
pour ne pas s'émouvoir à la vue d'un triomphe pareil; triomphe si
péniblement obtenu, mais si bien mérité.

[9] En italien _coglionerie_.

[10] Sphor est maître de chapelle à Cassel.

[11] Voyez sa revue musicale dans le feuilleton du _Temps_, du 25
janvier 1838.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Voyage musical en Allemagne et en Italie, I" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home