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Title: Histoire amoureuse des Gaules - suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome I
Author: Bussy, Roger de Rabutin, comte de, 1618-1693
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire amoureuse des Gaules - suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome I" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



HISTOIRE

AMOUREUSE

DES GAULES

PAR BUSSY RABUTIN

revue et annotée

PAR M. PAUL BOITEAU

_Suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle_

recueillis et annotés

PAR M. C.-L. LIVET


Tome I

BUSSY RABUTIN, ANNOTÉ PAR P. BOITEAU


À PARIS

Chez P. Jannet, Libraire

MDCCCLVI



PRÉFACE.

Sur une belle page blanche, au frontispice de ce livre, en lettres
architecturales, je voulois tracer une dédicace ou une inscription
funèbre

    DIS. MANIBVS.
    MVLIERCVLARVM.
    QVAS. CORRIPVIT.
    AMOR.

mais j'ai peur qu'on n'attaque la qualité ou la moralité de mon style
épigraphique. Je voudrois du moins, puisque je viens de vivre assez
longtemps avec elles, ne pas quitter toutes ces pécheresses sans leur
dire adieu, et je désirerois concentrer mes derniers hommages en une
vingtaine de vers de circonstance; peut-être les aurois-je tournés
ainsi:

    _L'art antique disoit: Qu'on adore les belles!
    Les poètes disoient: Que tout cède à l'amour!
    Les poètes et l'art aujourd'hui sont rebelles
    Au culte dont Laïs a vu le dernier jour.

    O femmes! la beauté, c'étoit une victoire,
    C'étoit une grandeur, c'étoit une vertu;
    On ne s'informoit pas, pour chanter son histoire,
    De quel or, sous quel toit, Laïs avoit vécu.

    Il suffisoit qu'elle eût la chevelure blonde:
    La femme étoit Vénus; un grand oeil plein d'éclairs:
    La femme étoit Minerve. Ô sagesse du monde!
    Devant d'autres autels s'agenouillent nos vers.

    Notre admiration se proclame éblouie
    Par la splendeur des lois qui plaisent aux Césars.
    Midas a des enfants; la foule, recueillie,
    Applaudit aux décrets de leur goût pour les arts.

    Mieux valoit quand, le front ceint du parfum des roses,
    Les poètes et l'art saluoient le soleil,
    Le printemps, le feuillage, et les femmes écloses,
    Comme de jeunes fleurs, en leur temple vermeil.

    Je sais bien que Phryné présage Messaline,
    Que Jeanne Vaubernier déshonore Ninon;
    Mais devant la jeunesse il faut que l'on s'incline:
    Vive qui sut aimer, et qu'importe son nom!

    Voilà ce que disoit et pensoit l'Ionie;
    Ses dieux avoient du moins quelque divinité.
    On pardonne, je crois, ses crimes au génie:
    De la même injustice honorons la beauté._

Mais je crains qu'on ne m'accuse d'une trop vive indulgence pour des
courtisanes, et je me résigne à réfréner l'ambition de cette préface.

Toutefois je ne la convertirai pas en une étude préliminaire sur la
vie et les oeuvres de Bussy-Rabutin; voici pour quelle raison: il me
semble qu'une étude de ce genre doit être toujours faite de manière à
l'emporter sur les études précédemment publiées; il faut, de toute
nécessité, qu'elle ne se borne pas à des redites, mais qu'elle ajoute
quelque chose au commun domaine de l'histoire et de la littérature. Si
elle se traîne péniblement dans le sentier battu, à quoi bon cela? Et
c'est à quoi seroit fatalement condamnée ici une préface de vingt
pages.

M. Walckenaer (_Mémoires concernant madame de Sévigné_), M. A. Bazin
(_Revue des Deux-Mondes_, 1842, et _Nouvelle Biographie universelle_),
et M. Sainte-Beuve (t. 3 des _Causeries du lundi_), ont examiné à tous
les points de vue cette vie et ces oeuvres. Certainement il y auroit
quelque chose à dire encore; mais ce quelque chose ne pourroit être
dit sans preuves, sans expositions, sans dissertations auxiliaires, et
je grossirois trop facilement un volume déjà trop gros.

Ce n'est pas sans quelque déplaisir que je me suis retranché
l'occasion de vider mon carton de notes et de remplir mon rôle de
consciencieux commentateur. Je les garde, ces notes surabondantes. Si
le public accueille volontiers l'édition qui lui est offerte, je me
croirai engagé à parfaire ma tâche, et, en même temps que je
rectifierai le commentaire qui court au bas des pages, je m'efforcerai
de résumer tout ce qui peut être utilement dit de Bussy-Rabutin et de
son _Histoire amoureuse_.

On trouvera au tome 1er de l'édition que M. Monmerqué a donnée des
lettres de madame de Sévigné la généalogie des Rabutin. Roger de
Rabutin, comte de Bussy, est né le 3 ou le 13 avril 1618, à Épiry, en
Nivernois. Sa famille étoit l'une des plus anciennes et des plus
illustres de la Bourgogne. Élevé chez les jésuites d'Autun, puis au
collége de Clermont à Paris, il interrompit ses études à seize ans
(1634), pour commander une compagnie dans le régiment de son père. À
partir de ce temps il ne cesse de prendre part à toutes les guerres.
Ses Mémoires racontent agréablement toute son histoire jusqu'au moment
de sa disgrâce; le reste de sa vie est raconté dans le Recueil de ses
Lettres. Les combats, les amours volages, même les débauches, ne lui
prennent pas tout son temps. Actif, entreprenant, doué d'un esprit
véritablement distingué, il trouve toujours une heure pour lire un
livre ou pour écrire une chanson. Si ses connoissances sont
incomplètes, s'il dit qu'il n'a jamais lu Horace, par exemple, son
goût est pur et il a en soi ce qui fait le bon style. Aussi est-ce
bientôt le plus bel esprit de l'armée et de toute la noblesse. Il est
de toutes les fêtes demi-bachiques, demi-littéraires; il est le grand
fabricant de satires, d'épigrammes et de couplets. Cela fit sa fortune
dans les lettres et ruina sa fortune à la cour. Peu à peu, par sa
conduite politique et par les manoeuvres de son esprit, il s'aliéna
le cardinal Mazarin, Condé, Turenne et Louis XIV. Ses amis ne purent
le défendre. On avoit peur de lui: là est le secret de sa chute.

C'est pour divertir une de ses maîtresses, madame de Montglat, qu'en
1659 ou en 1660 il composa l'_Histoire amoureuse des Gaules_. Cette
histoire, qui n'avoit de romanesque que les noms sous lesquels
paroissoient les personnages, et qui peignoit avec beaucoup d'agrément
les aventures des principaux seigneurs et des plus belles dames de la
cour, ne manqua pas d'être connue partout de réputation. Bussy-Rabutin
la lisoit lui-même, et très volontiers, à ses amis intimes. La
marquise de la Baume, une vilaine femme, belle de visage, que tous les
contemporains ont maltraitée, la lui ayant empruntée, en fit faire une
copie secrète, puis une autre. En vain Bussy voulut-il lui rappeler la
promesse solennelle qu'elle lui avoit faite de ne pas abuser du prêt;
en vain mit-il tout en oeuvre pour détruire les fatales copies,
l'histoire fit son chemin sous le manteau. Ce fut une explosion de
murmures.

Bussy n'étoit déjà pas très bien auprès du roi, de ses ministres et de
ses principaux confidens; il avoit même paru un moment compromis pour
quelques relations d'affaires qu'il avoit eues avec Fouquet. Le succès
terrible de son pamphlet enhardit tous ses ennemis; mais ce qui lui
donna le coup de grâce, ce fut la publication en Hollande, et par le
fait de madame de la Baume, de l'_Histoire amoureuse des Gaules_. Une
clef étoit jointe au texte. Jamais scandale n'eut plus d'éclat et un
éclat plus rapide. Condé étoit à la tête de ceux qui juroient la perte
et la mort du coupable. Il fallut que le roi prît parti. Bussy étoit
déjà à demi disgracié; toutefois il venoit d'être reçu à l'Académie
françoise, et y avoit même prononcé un discours très cavalier. Le 17
avril 1665 il fut mis à la Bastille.

Il y resta treize mois, et ne sortit que pour être exilé en Bourgogne.

Les éditions du pamphlet se succédoient rapidement et se falsifioient.
On avoit eu l'idée d'intercaler dans le texte, après le récit de la
fête de Roissy, ce cantique fameux et de toutes manières mauvais que
les amateurs de poésies libertines ont aveuglément regardé comme une
oeuvre de Bussy.

Jamais Bussy n'a écrit ce cantique. Les _alleluia_ de Roissy étoient
des impiétés, et ce cantique est toute autre chose. L'_Histoire
amoureuse des Gaules_ est un livre d'une agréable lecture, et durant
laquelle le goût n'est offensé par aucune ordure, et le cantique est
un ramassis de grossièretés. Bussy l'a toujours nié. Ces couplets ont
été intercalés deux ou trois ans après l'apparition première du livre,
et ils ont été pris au hasard dans l'un des recueils manuscrits des
épigrammes et des chansons du temps.

Nous ne pouvions les supprimer, puisqu'ils sont devenus par le fait
partie intégrante de l'ouvrage; ils ont d'ailleurs, à défaut de mérite
littéraire, une petite valeur historique; mais nous pensons bien que
le lecteur sera de notre avis et qu'il ne les considérera que comme un
triste hors-d'oeuvre.

Nous voici amené à dire quelle a été notre intention en réimprimant,
comme nous l'avons fait, un livre qui, suivant l'expression populaire,
_jouit_ d'une si mauvaise réputation. Assurément, ce n'est pas séduit
par le seul attrait de sa morale lubrique; mais c'est que nous avons
vu que ce pamphlet avoit une très grande importance en histoire.
D'abord, c'est un tableau exact des moeurs du temps; ensuite c'est
un mémoire utile à consulter pour l'histoire politique elle-même du
ministère de Mazarin. Nul ne sera tenté, s'il l'a lue, de regarder
l'_Histoire amoureuse_ comme un livre ordurier; c'est au contraire un
ouvrage qui a son charme et sa fine fleur littéraire. J'ose croire que
nul ne sera tenté non plus, après avoir jeté un coup d'oeil sur les
notes, de douter de la véracité de Bussy et de me contredire lorsque
je signale l'importance historique de son livre.

Pas plus qu'un autre je ne pousse jusqu'à la déraison l'estime que je
fais des belles qualités artistiques du XVIIe siècle; aussi bien qu'un
autre je me sens peu d'attachement pour la vanité et les vices de ces
grands seigneurs et de ces belles dames; mais je ne puis me
débarrasser d'un certain goût pour leurs fêtes, d'une certaine
admiration pour leur esprit, d'une certaine tendresse pour leur
beauté, d'un certain enthousiasme pour tout ce qui avoit alors de la
physionomie, de l'esprit, de la grandeur.

Un Italien m'excusera sans peine. Je sais qu'aujourd'hui les progrès
de l'économie politique et de la chimie obligent les hommes à se
garder d'un vain engouement pour tout ce qui est pompe, parure et
inutilité. Aussi m'accusé-je sans feintise. J'avouerai même que, sans
rien ôter à mon amour pour les conquêtes de l'esprit nouveau, je me
vois de plus en plus ramené vers cette littérature du dix-septième
siècle, qui fut ma première nourrice. La littérature qu'on fait
aujourd'hui me fait adorer les lettres de ce temps-là. Je suis fier de
vivre dans le beau siècle d'action qui s'accomplit; mais je voudrois
vivre aussi à l'heure du loisir et des rêves, dans cette patrie
évanouie du grand art d'écrire.

C'est par suite de cet entraînement involontaire que j'ai trouvé de
l'agrément dans le métier d'éditeur d'un pareil livre. Il m'a semblé
que, puisque j'étois sûr de n'avoir pour eux qu'une sympathie
littéraire, je pouvois me permettre d'entrer en connoissance avec tous
les personnages du pamphlet.

La question bibliographique ne veut pas être oubliée dans une des
préfaces de la Bibliothèque elzevirienne; mais rien n'est plus
embrouillé que l'histoire des éditions de Bussy, et d'ailleurs il ne
s'agit pas d'un texte à restituer, d'une édition _princeps_ à
transcrire en l'enrichissant de variantes.

Bussy n'a pas été l'éditeur de son livre. On l'a imprimé, tant bien
que mal, sur une copie subreptice; on l'a reimprimé moins bien et plus
mal encore. Tout est réglé de côté. Il y a çà et là des manuscrits de
l'_Histoire amoureuse_; ce sont des copies du temps, contemporaines
des éditions imprimées ou antérieures à ces éditions. On y voit des
passages retranchés, des passages intercalés; on y relève un assez bon
nombre de modifications diverses. Mais, puisqu'il ne s'agit pas d'un
texte d'auteur à imprimer religieusement, puisque peu importe qu'on
lise: _La belle duchesse préféra ne pas répondre_, ou simplement: _La
duchesse préféra ne pas répondre_, tout ce qu'il y avoit à faire,
c'étoit de rechercher la première édition qui ait donné, non plus la
clef incomplète de 1665 et de 1666, mais le style débarrassé, sans
exception et raisonnablement, de tous les noms romanesques.

Walckenaer ne paroît pas avoir connu l'édition qui m'a servi de type à
reproduire, à moins que ce ne soit celle qu'il désigne à la page 351
du tome 4 de ses Mémoires. Mais si les chiffres des pages qu'il
indique comme points de repère se correspondent, le frontispice n'est
pas le même. Mon édition est datée d'Amsterdam (1677) et n'est pas
signée; la gravure ne représente pas la Bastille, comme dans quelques
éditions, mais une Renommée. Je n'ai pas encore vu cette édition
décrite dans les catalogues. Quoi qu'il en soit, c'est de toutes la
meilleure, et c'est la première, c'est même la seule, qui traduise
convenablement tous les noms allégoriques.

Quoique je ne veuille pas entrer dans la notice biographique, je
placerai ici trois morceaux différens: 1º Un jugement extrait de
Vigneul de Marville (t. 1, p. 325), qui, pour dater de loin, n'en est
pas plus mauvais; 2º l'épitaphe de Bussy, composée par sa fille et
donnée par l'abbé d'Olivet; 3º la lettre de Bussy au duc de
Saint-Aignan, son ami principal et son défenseur de toutes les heures
auprès du roi. Cette lettre est la véritable préface de l'_Histoire
amoureuse des Gaules_.

Voici ces trois pièces:


I.

«M. de Bussy-Rabutin étoit, du côté du sang, d'une ancienne noblesse
de Bourgogne; du côté de l'esprit, il descendoit d'Ovide et de
Pétronius Arbiter, chevalier romain, dont il nous reste une fameuse
satire en langue latine.

«Nous avons l'histoire de la disgrâce de M. de Rabutin dans ses
ouvrages. Durant sa retraite, qui dura presque tout le reste de sa
vie, il ne cessa point d'exercer son admirable style. On lui avoit
conseillé pour son divertissement, ou pour venger quelques-uns de ses
amis, de répondre aux Lettres provinciales, qui étoient déjà de
vieille date; mais, redoutant le brave Louis de Montalte, il n'osa
l'entreprendre, de crainte de blanchir devant cet illustre mort.

«M. de Rabutin a laissé des mémoires de sa vie, et un recueil de ses
lettres et de celles qu'il recevoit de ses amis. Le mélange en est
agréable. On y voit des gens d'épée et des gens de robe, des évêques,
des abbés et des moines, écrire à l'envi et faire l'échange de
l'indien avec cet écrivain incomparable. On y voit des directeurs de
conscience, tantôt au court manteau, dire de précieuses bagatelles,
tantôt en longue soutane, jeter à la traverse des semences de dévotion
dans cette terre inculte, et, après ces coups fourrés, revenir à leurs
premières plaisanteries pour ne pas ennuyer l'auditeur par la longueur
de leurs sermons. Mais ce qu'on y voit de plus surprenant, ce sont des
dames qui viennent en se jouant partager avec M. de Rabutin la gloire
de bien écrire; surtout une marquise de Sévigné, sa parente, qui fera
dire à toute la postérité que la cousine valoit bien le cousin.

«On remarque plus de naturel dans les lettres de madame la marquise de
Sévigné, et plus d'étude et de travail dans celles de M. de Rabutin.
Ses mémoires, quoique fort bien écrits, sont peu curieux. À quoi bon
les avoir remplis d'un si grand nombre de lettres écrites de la cour?
Tout officier qui a quelque commandement en pourroit produire. Il est
arrêté dans le conseil qu'on donnera un tel ordre à tel commandant; le
ministre fait écrire la lettre à son commis, qui la signe, et le
prince ne la voit pas.

«À la fin, M. de Rabutin, devenu dévot, s'avisa de composer un
discours pour ses enfans, du bon usage des afflictions. Le bruit a
couru que sa famille n'avoit pas été contente de la publication de
cette pièce, qui ne répond nullement à la haute réputation de son
auteur.»


II.

ÉPITAPHE DE M. LE COMTE DE BUSSY.

_Ici repose haut et puissant seigneur, Messire_ =Roger de Rabutin=,
_chevalier_, =comte de Bussy=; _plus considérable par ses rares qualités
que par sa grande naissance; plus illustre par ses belles actions, qui
lui attirèrent de grands emplois, que par ces emplois mêmes. Il entra
aussitôt dans le chemin de la gloire que dans le commerce du monde, et
dès sa quinzième année il préféra l'honneur de servir son prince aux
plaisirs d'une jeunesse molle et oisive._

_Capitaine en même temps que soldat, il fut d'abord à la tête de la
première compagnie du régiment de Léonor de Rabutin, comte de Bussy,
son père, et bientôt après colonel du régiment, qu'il n'acheta que par
des périls et d'heureux succès. Il ne dut aussi qu'à sa conduite et à
son courage la lieutenance du roi du Nivernois et la charge de
conseiller d'État._

_La fortune, d'intelligence cette fois avec le mérite, lui fit avoir
la charge de mestre de camp de la cavalerie légère. Le roi le fit
ensuite lieutenant général de ses armées, à l'âge de trente-cinq ans.
Une si grande élévation fut l'ouvrage de la justice du souverain, et
non de la faveur d'aucun patron._

_Il joignit toutes les grâces du discours à toutes celles de sa
personne, et fut l'auteur d'un genre d'écrire inconnu jusqu'à lui.
L'Académe françoise crut s'honorer en lui offrant une place
d'académicien._

_Enfin, presqu'au comble de la gloire, Dieu arrêta ses prospérités, et
par des disgrâces éclatantes il le détrompa du monde, dont il avoit
été jusque là trop occupé._

_Son courage fut toujours au-dessus de ses malheurs. Il les soutint en
sujet soumis et en chrétien résigné. Il employa le temps de son exil à
se bien instruire de sa religion, à former sa famille et à louer son
prince._

_Après avoir été longtemps éloigné de la cour, il y fut rappelé avec
agrément et honoré des bienfaits de son maître._

_La mort le trouva dans de saintes dispositions. On le perdit le 9
d'avril 1693, en la soixante et quinzième année de son âge._

_Qui que vous soyez, priez pour lui._

=Louise de Rabutin=, _comtesse d'Alets, sa chère fille et sa fille
désolée, a voulu par cette épitaphe instruire la postérité de son
respect, de sa tendresse et de sa douleur._


III.

_Copie d'une lettre écrite au duc de Saint-Aignan par le comte de
Bussy[1]._

    Du 12 novembre 1665.

    «Monsieur,


«Les témoignages que les gens de bien doivent à la vérité, à leurs
amis et à leur réputation, m'obligent aujourd'hui, Monsieur, de vous
éclaircir de ma conduite et du sujet de ma disgrâce. Ne vous attendez
pas à une justification: je suis trop sincère pour m'excuser quand
j'ai tort, et c'est tout ce que je pourrai gagner sur la douleur que
j'ai de ma faute, et le dépit contre moi-même, de ne me pas faire
devant vous plus coupable que je ne suis.

«Pour entrer donc en matière, je vous dirai, Monsieur, qu'il y a cinq
ans, ne sçachant à quoi me divertir à la campagne où j'étois, je
justifiai bien le proverbe que _l'oisiveté est mère de tout vice_: car
je me mis à écrire une histoire, ou plutôt un roman satyrique,
véritablement sans dessein d'en faire aucun mauvais usage contre les
intéressés, mais seulement pour m'occuper alors, et tout au plus pour
le montrer à quelques-uns de mes bons amis, leur en donner du plaisir
et m'attirer de leur part quelque louange de bien écrire.

«Cependant, avec l'innocence de mes intentions, je ne laissai pas de
couper la gorge à des gens qui ne m'avoient jamais fait de mal, ainsi
que vous allez voir par la suite.

«Comme les véritables événemens ne sont jamais assez extraordinaires
pour divertir beaucoup, j'eus recours à l'invention, que je crus qui
plairoit davantage, et, sans avoir le moindre scrupule de l'offense
que je faisois aux intéressés, parce que je ne faisois cela quasi que
pour moi, j'écrivis mille choses que je n'avois jamais ouï dire. Je
fis des gens heureux qui n'étoient pas seulement écoutés, et d'autres
même qui n'avoient jamais songé de l'être, et parce qu'il eût été
ridicule de choisir deux femmes sans naissance et sans mérite pour les
principales héroïnes de mon roman, j'en pris deux auxquelles nulles
bonnes qualité ne manquoient, et qui même en avoient tant, que l'envie
pouvoit aider à rendre croyable tout le mal que j'en pouvois inventer.

«Étant de retour à Paris, je lus cette histoire à cinq de mes amies,
l'une desquelles m'ayant pressé de la lui laisser, pour deux fois
vingt-quatre heures, je ne m'en pus jamais défendre. Il est vrai que
quelques jours après l'on me dit qu'on l'avoit vue dans le monde; j'en
fus au désespoir, et je suis assuré que celle à qui je l'avois prêtée,
et qui l'avoit fait copier, l'avoit fait par une simple curiosité,
sans intention de me nuire; mais elle avoit eu pour quelqu'autre la
même fragilité que j'avois eue pour elle. Je l'allai trouver aussi
tôt, et je lui en fis mes plaintes. Au lieu de m'avouer ingénuement
son imprudence et de concerter avec moi des moyens d'y remédier, elle
me nia effrontément qu'elle eût jamais tiré copie de cette histoire,
me soutenant qu'elle n'étoit pas publique, et que, si elle l'étoit, il
falloit que je l'eusse prêtée à d'autres qu'à elle. L'assurance avec
laquelle elle me parla, et le désir que j'ai d'ordinaire que mes amis
n'ayent jamais tort avec moi, ôtèrent mes soupçons. Cependant je ne
sçais comme elle fit, mais enfin le bruit de cette histoire cessa pour
quelque temps, après lequel une de ses amies, s'étant brouillée avec
elle, me montra une copie de ce manuscrit qu'elle avoit faite sur la
sienne. Ce fut alors que le dépit d'avoir été si souvent trompé par
une de mes amies, qui me faisoit outrager deux femmes de qualité par
sa trahison, me fit emporter contre elle. Et comme on ne se fait
jamais assez de justice pour souffrir sans vengeance le ressentiment
des gens qu'on a offensés, elle ajouta ou retrancha dans cette
histoire ce qui lui plaisoit pour m'attirer la haine de la plupart de
ceux dont je parlois. Et cela est si vrai, que les premières copies
qui furent vues n'étoient pas falsifiées; mais si-tôt que les autres
parurent, comme chacun court à la satyre la plus belle, on trouva les
véritables fades, et l'on les supprima comme fausses.

«Je ne prétends pas m'excuser par là, car, quoi qu'effectivement je
n'aie dit que du bien des gens que cette honnête amie a maltraités, je
suis pourtant cause du mal qu'elle en a dit: non contente d'avoir
empoisonné cette histoire en beaucoup d'endroits, elle en compose en
suite d'autres toutes entières sur mille particularités qu'elle avoit
sçues de moi dans le temps que nous étions amis, lesquelles
particularités elle assaisonna de tout le venin dont elle se put
aviser.

«Cependant, lorsque je sçus qu'une histoire couroit sous mon nom, et
que même mes ennemis l'avoient donnée au roi, quoique je n'eusse qu'à
nier, j'aimai mieux faire voir l'original à Sa Majesté, et me charger
de ma véritable faute, que de me laisser soupçonner d'une que je
n'avois pas commise. Vous sçavez, Monsieur, qu'au retour du voyage de
Chartres, pendant lequel le roy avoit lu cette histoire, je vous priai
de donner à Sa Majesté mon original écrit de ma main et relié. Il prit
la peine de le lire; mais, quoiqu'il trouvât une grande différence
entre lui et la copie, il ne laissa pas de juger que l'offense que je
faisois à deux femmes de qualité, et celle que j'étois cause qu'on
avoit faite à d'autres, méritoient châtiment. Il me fit donc arrêter,
et, donnant cet exemple au public, il satisfit en même temps au
ressentiment des gens intéressés et à sa propre justice.

«Mes ennemis, me voyant à la Bastille, crurent que, n'étant pas en
état de me défendre, ils pouvoient impunément m'accuser: ils dirent
donc au roi que j'avois écrit contre lui; mais Sa Majesté, qui ne
condamne jamais personne sans l'entendre, les surprit fort en
m'envoyant interroger par le lieutenant criminel. Je me disposai, sans
hésiter un moment, à répondre devant lui, et sans vouloir faire la
moindre protestation, ne croyant pas en être moins gentilhomme, et
croyant par là rendre plus de respect au roi. Après qu'il m'eut fait
connoître l'original écrit de ma main de l'histoire dont je vous viens
de parler, il me demanda si je n'avois rien écrit contre le roi. Je
lui répondis qu'il me surprenoit fort de faire une question comme
celle-là à un homme comme moi. Il me dit qu'il avoit ordre de me le
demander. Je répondis donc que non, et qu'il n'y avoit pas trop
d'apparence qu'ayant servi 27 ans sans avoir eu aucune grâce, étant
depuis douze mestre de camp général de cavalerie légère, attendant
tous les jours quelque récompense de Sa Majesté, je voulusse lui
manquer de respect; que pour détruire ce vrai-semblable-là il falloit
ou de mon écriture ou des témoins irréprochables; que, si l'on me
produisoit l'un ou l'autre en la moindre chose qui choquât le respect
que je dois au roi et à toute la famille royale, je me soumettois à
perdre la vie; mais que je suppliois aussi Sa Majesté d'ordonner le
même chastiment contre ceux qui m'accuseroient sans me pouvoir
convaincre. Je signai cela, et, le lieutenant criminel me disant qu'il
l'alloit porter au roi, je le priai de dire à sa Majesté que je lui
demandois très-humblement pardon d'avoir été assez malheureux pour lui
déplaire.

«Depuis ce temps-là n'ayant vu ni le lieutenant criminel ni aucun
autre juge, j'ai bien cru qu'une si noire et ridicule calomnie n'avoit
fait aucune impression dans un esprit aussi clairvoyant et aussi
difficile à surprendre que celui du roi.

«Mais, Monsieur, personne ne connoît si bien que vous la fausseté de
cette accusation; car, outre que vous voyez, comme tout le monde, le
peu d'apparence qu'il y a, c'est que vous avez été plusieurs fois
témoin de la tendresse (j'ose dire ainsi), du profond respect, de
l'estime extraordinaire, et même de l'admiration que j'ai pour le roi.
Je vous ai souvent dit que je le voyois tous les jours, que je
l'étudiois, et que tous les jours il me surprenoit par des qualités
merveilleuses que je découvrois en lui. Vous pouvez vous souvenir,
Monsieur, qu'un jour, transporté de mon zèle, je vous dis que, puisque
la paix ne me permettoit plus de hazarder ma vie pour son service, je
voulois le servir d'une autre manière, et que, comme un des capitaines
d'Alexandre avoit écrit l'histoire de son maître, il me sembloit qu'il
étoit juste qu'un des principaux officiers des armées du roi écrivît
une aussi belle vie que la sienne. Je vous priai de le dire à Sa
Majesté, Monsieur, et quelque temps après vous me dîtes la réponse
qu'elle vous avoit faite, dans laquelle sa modestie me parut
admirable. Après cela, Monsieur, peut-on m'attaquer sur le manque de
respect à mon maître, et ne croyez-vous pas que, si mes ennemis
avoient sçu tous les témoignages particuliers que je vous ai si
souvent donnez de mon zèle extraordinaire pour la personne de Sa
Majesté, et que vous avez eu la bonté de lui faire connoître, ne
croyez-vous pas, dis-je, qu'ils auroient cherché d'autres foibles en
moi que celui-là? Je n'en doute point, Monsieur; mais Dieu a confondu
leur malice; vous verrez qu'ils n'auront fait autre chose que de
m'avoit donné un honnête prétexte, en vous écrivant ceci, de faire
souvenir le roi de tous les sentimens où vous m'avez vu pour Sa
Majesté.

«Cependant, Monsieur, j'attends avec une extrême résignation à ses
volontés la grâce de ma liberté, et j'ai d'ailleurs un si grand
déplaisir d'avoir offensé les personnes qui ne m'en avoient jamais
donné de sujet, que, si ma prison ne leur paroissoit pas une assez
rude pénitence, je serai toujours prêt à faire tout ce qu'elles
souhaiteront de moi pour leur entière satisfaction, leur étant
infiniment obligé quand elles me pardonneront, et ne leur sçachant pas
mauvais gré quand elles ne le feront pas.

«Je sçais bien qu'il y a dans mon procédé plus d'imprudence que de
malice; mais l'innocence de mes intentions ne console pas les gens que
j'assassine, puis qu'ils sont aussi bien assassinés que si j'en avois
eu le dessein.

«Ce que l'on peut dire en deux mots de tout ceci, c'est que le public
en me condamnant doit me plaindre, mais que les offensés peuvent me
haïr avec raison.

«Voilà, Monsieur, ce que j'ai cru vous devoir apprendre de mes
affaires, pour vous montrer par le libre aveu que je fais de ma faute,
et le grand repentir que j'en ai, combien je suis éloigné d'en
commettre jamais de pareilles, ni de fâcher qui que ce soit mal à
propos.

«Mais vous allez encore mieux voir, par le raisonnement que je vais
faire, combien je suis persuadé qu'il ne faut jamais rien écrire
contre personne: car, si l'on n'écrit que pour soi, c'est comme si
l'on le pensoit, et ceci est bien le plus sûr; si c'est pour le
montrer à quelqu'un, il est infaillible qu'on le sçaura tôt ou tard;
si la chose est mal écrite, elle fera de la honte; s'il y a de
l'esprit, elle fera des ennemis. Cela est tout au moins inutile s'il
est secret, et dangereux s'il est public.--Mais ce que je devois dire
devant toutes choses, c'est qu'en attirant la colère de Dieu et celle
du roi, cela expose aux querelles, aux prisons et autres disgrâces. Si
je ne vous connoissois bien, Monsieur, j'appréhenderois qu'en vous
paroissant aussi coupable que je le suis, cela ne me fît perdre votre
estime et votre amitié; mais je n'en suis point en peine, parce que je
sçais que vous connoissez le fond de mon coeur, que vous sçavez
qu'il y a des gens plus long-temps jeunes que d'autres, et que, si
j'ai été de ceux-là, les mauvais succès et les châtimens que j'ai eus
vous doivent empêcher de douter que je ne sois changé.»



HISTOIRE AMOUREUSE DES GAULES



LIVRE PREMIER


Sous le règne de Louis XIV, la guerre, qui duroit depuis vingt ans[2],
n'empêchoit point qu'on ne fît quelquefois l'amour; mais, comme la
cour n'étoit remplie que de vieux cavaliers insensibles, ou de jeunes
gens nés dans le bruit des armes et que ce métier avoit rendus
brutaux, cela avoit fait la plupart des dames un peu moins modestes
qu'autrefois, et, voyant qu'elles eussent langui dans l'oisiveté si
elles n'eussent fait des avances, ou du moins si elles eussent été
cruelles, il y en avoit beaucoup de pitoyables, et quelques unes
d'effrontées.


_Portrait de madame d'Olonne_[3].

Madame d'Olonne étoit de ces dernières. Elle avoit le visage rond, le
nez bien fait, la bouche petite, les yeux brillans et fins, et les
traits délicats. Le rire, qui embellit tout le monde, faisoit en elle
un effet tout contraire. Elle avoit les cheveux d'un châtain clair, le
teint admirable, la gorge, les mains et les bras bien faits; elle
avoit la taille grossière, et, sans son visage, on ne lui auroit pas
pardonné son air. Cela fit dire à ses flatteurs, quand elle commença à
paroître, qu'elle avoit assurément le corps bien fait; qui est ce que
disent ordinairement ceux qui veulent excuser les femmes qui ont trop
d'embonpoint. Cependant celle-ci fut trop sincère en cette rencontre
pour laisser les gens dans l'erreur; elle éclaircit du contraire qui
voulut, et il ne tint pas à elle qu'elle ne désabusât tout le monde.

Madame d'Olonne avoit l'esprit vif et plaisant quand elle étoit libre;
elle étoit peu sincère, inégale, étourdie, peu méchante; elle aimoit
les plaisirs jusques à la débauche, et il y avoit de l'emportement
dans ses moindres divertissemens. Sa beauté, autant que son bien,
quoiqu'il ne fût pas médiocre, obligea d'Olonne[4] à la rechercher en
mariage. Cela ne dura pas long-temps: d'Olonne, qui étoit homme de
qualité et de grands biens, fut reçu agréablement de madame de la
Louppe, et il n'eut pas le loisir de soupirer pour des charmes qui
avoient fait deux ans durant tous les souhaits de toute la cour. Ce
mariage étant achevé, les amans qui avoient voulu être mariés se
retirèrent, et il en revint d'autres qui ne vouloient être qu'aimés.
L'un des premiers qui se présenta fut Beuvron, à qui le voisinage de
madame d'Olonne donnoit plus de commodité de la voir. Cette raison fut
cause qu'il l'aima assez long-temps sans qu'on s'en aperçût, et je
crois que cet amour eût toujours été caché si Beuvron n'eût jamais eu
des rivaux; mais le duc de Candale, étant devenu amoureux de madame
d'Olonne, découvrit bientôt ce qui demeuroit caché faute de gens
intéressés. Ce n'est pas que d'Olonne n'aimât sa femme; mais les maris
s'apprivoisent, et jamais les amants; et la jalousie de ceux-ci est
mille fois plus pénétrante que celle des autres. Cela fit donc que le
duc de Candale vit des choses que d'Olonne ne voyoit pas, et qu'il n'a
jamais vues, car il est encore à savoir que Beuvron ait aimé sa femme.


_Portrait de M. de Beuvron._

Beuvron[5] avoit les yeux noirs, le nez bien fait, la bouche petite et
le visage long, les cheveux fort noirs, longs et épais, la taille
belle. Il avoit assez d'esprit; ce n'étoit pas de ces gens qui
brillent dans les conversations, mais il étoit homme de bon sens et
d'honneur, quoique naturellement il eût aversion pour la guerre. Étant
donc devenu amoureux de madame d'Olonne, il chercha les moyens de lui
découvrir son amour. Leur voisinage à Paris lui en donnoit assez
d'occasions; mais la légèreté qu'elle témoignoit en toute chose lui
faisoit appréhender de s'embarquer avec elle. Enfin, s'étant trouvé un
jour tête-à-tête: «Si je ne voulois, lui dit-il, Madame, que vous
faire savoir que je vous aime, je n'aurois que faire de vous parler,
mes soins et mes regards vous ont assez dit ce que je sens pour vous;
mais, comme il faut, Madame, que vous répondiez un jour à ma passion,
il est nécessaire que je la découvre, et que je vous assure en même
temps que, soit que vous m'aimiez ou que vous ne m'aimiez pas, je suis
résolu de vous aimer toute ma vie.»

Beuvron ayant cessé de parler: «Je vous avoue, Monsieur, lui répondit
madame d'Olonne, que ce n'est pas d'aujourd'hui que je reconnois que
vous m'aimez, et, quoique vous ne m'en ayez pas parlé, je n'ai pas
laissé de vous tenir compte de tout ce que vous avez fait pour moi dès
le premier moment que vous m'avez vue; et cela me doit servir d'excuse
quand je vous avouerai que je vous aime. Ne m'en estimez donc pas
moins, puisqu'il y a assez long-temps que je vous entends soupirer; et
quand même on pourroit trouver quelque chose à redire à mon peu de
résistance, ce seroit une marque de la force de votre mérite plutôt
que de ma facilité.» Après cet aveu, l'on peut bien juger que la dame
ne fut pas long-temps sans donner au cavalier les dernières faveurs.
Cela dura quatre ou cinq mois sans fracas de part ni d'autre; mais
enfin la beauté de madame d'Olonne faisoit trop de bruit, et cette
conquête promettoit trop de gloire en apparence à celui qui la feroit,
pour que l'on laissât Beuvron en repos. Le duc de Candale, qui étoit
l'homme de la cour le mieux fait, crut qu'il ne manquoit rien à sa
réputation que d'être aimé de la plus belle femme du royaume; il
résolut donc à l'armée, trois mois après la campagne, d'être amoureux
d'elle sitôt qu'il la verroit, et fit voir, par une grande passion
qu'il eut ensuite pour elle, qu'elles ne sont pas toujours des coups
du ciel et de la fortune.


_Portrait de monsieur le duc de Candale._

Le duc de Candale avoit les yeux bleus, le nez bien fait, les traits
irréguliers, la bouche grande et désagréable, mais de fort belles
dents, les cheveux blonds dorés, en la plus grande quantité du monde;
sa taille étoit admirable; il s'habilloit bien, et les plus propres
tâchoient de l'imiter; il avoit l'air d'un homme de grande qualité. Il
tenoit un des premiers rangs en France: il étoit duc et pair,
gouverneur de Bourgogne conjointement avec son père et seul gouverneur
de l'Auvergne, et colonel général de l'infanterie françoise. Le génie
en étoit médiocre; mais, dans ses premiers amours, il étoit tombé
entre les mains d'une dame qui avoit infiniment de l'esprit[6], et,
comme ils s'étoient fort aimés, elle avoit pris tant de soin de le
dresser, et lui de plaire à cette belle, que l'art avoit passé la
nature, et qu'il étoit bien plus honnête homme que mille gens qui
avoient bien plus d'esprit que lui[7].

Étant donc de retour de Catalogne, où il avoit commandé l'armée sous
l'autorité du prince de Conty[8], il commença de témoigner à madame
d'Olonne, par mille empressemens, l'amour qu'il avoit pour elle, dans
la pensée qu'il eut qu'elle n'eût jamais rien aimé. Voyant qu'elle ne
répondoit point à sa passion, il résolut de la lui apprendre de
manière qu'elle ne pût faire semblant de l'ignorer; mais, comme il
avoit pour toutes les femmes un respect qui tenoit un peu de la honte,
il aima mieux écrire à madame d'Olonne que de lui parler.


BILLET.

_Je suis au désespoir, Madame, que toutes les déclarations d'amour se
ressemblent, et qu'il y ait quelquefois tant de différence dans les
sentimens; je sens, bien que je vous aime plus que tout le monde n'a
accoutumé d'aimer, et je ne sçaurois vous le dire que comme tout le
monde vous le dit. Ne prenez donc pas garde à mes paroles, qui sont
foibles et qui peuvent être trompeuses, mais faites réflexion, s'il
vous plaît, à la conduite que je vais avoir pour vous, et, si elle
vous témoigne que pour la continuer long-temps, de même force il faut
être vivement touché, rendez-vous à ces témoignages, et croyez que,
puisque je vous aime si fort n'étant point aimé de vous, je vous
adorerai quand vous m'aurez obligé à avoir de la reconnaissance._


Madame d'Olonne, ayant lu ce billet, y fit cette réponse:


BILLET.

_S'il y a quelque chose qui vous empêche d'être cru quand vous parlez
de votre amour, ce n'est pas qu'il importune, c'est que vous en parlez
trop bien: d'ordinaire les grandes passions sont plus confuses, et il
semble que vous écrivez comme un homme qui a bien de l'esprit, qui
n'est point amoureux, et qui veut le faire croire. Et puisqu'il me
semble ainsi à moi-même, qui meurs d'envie que vous disiez vrai, jugez
ce qu'il sembleroit à des gens à qui votre passion seroit
indifférente: ils n'hésiteroient pas à croire que vous voulez rire;
pour moi, qui ne veux jamais faire de jugemens téméraires, j'accepte
le parti que vous m'offrez, et je veux bien juger par votre conduite
des sentimens que vous avez pour moi._


Cette lettre, que les connoisseurs eussent trouvée fort douce, ne la
parut pas trop au duc de Candale: comme il avoit beaucoup de vanité,
il avoit attendu des douceurs moins enveloppées. Cela l'obligea à ne
point tant presser madame d'Olonne qu'elle l'eût bien désiré; il en
faisoit sa bonne fortune en dépit d'elle-même, et la chose eût duré
long-temps si cette belle n'eût gagné sur sa modestie de lui faire
tant d'avances, qu'il crut pouvoir tout entreprendre auprès d'elle
sans trop s'exposer. Son affaire étant conclue, il s'aperçut bientôt
du commerce de Beuvron. Un prétendant ne regarde d'ordinaire que
devant soi; mais un amant bien traité regarde à droite et à gauche, et
n'est pas long-temps sans découvrir son rival. Sur cela le duc se
plaint; sa maîtresse le traite de bizarre et de tyran, et le prend sur
un ton si haut, qu'il lui demande pardon de ses soupçons et se croit
trop heureux de l'avoir radoucie. Ce calme ne dura pas long-temps.
Beuvron, de son côté, fait des reproches aussi inutiles que ceux du
duc, et, voyant qu'il ne peut détruire son rival par lui-même, il fait
sous main donner avis à d'Olonne que le duc de Candale est si bien
avec sa femme. D'Olonne lui défend de le voir, c'est-à-dire redouble
l'amour de ces deux amans, qui, ayant plus d'envie de se voir depuis
les défenses, en trouvèrent mille moyens plus commodes que ceux qu'ils
avoient auparavant. Cependant, Beuvron étant demeuré le maître du
champ de bataille, le duc de Candale recommence ses plaintes contre
lui; il fait de nouveaux efforts pour le chasser, mais inutilement:
madame d'Olonne lui dit qu'elle voyoit bien qu'il ne considéroit que
ses intérêts, et qu'il ne se soucioit point de la perdre, puisque, si
elle défendoit à Beuvron de la voir, son mari et tout le monde ne
douteroient pas du sacrifice. Madame d'Olonne, qui n'aime pas tant
Beuvron que le duc, ne le veut pourtant pas perdre, tant pour ce qu'un
et un sont deux, que parceque les coquettes croient retenir mieux
leurs amans par une petite jalousie que par une grande tranquillité.

Dans cette entrefaite, Paget[9], homme assez âgé, de basse naissance,
mais fort riche, devint amoureux de madame d'Olonne, et, ayant
découvert qu'elle aimoit le jeu[10], crut que son argent lui tiendroit
lieu de mérite, et fonda ses plus grandes espérances sur la somme
qu'il résolut de lui offrir. Il avoit assez d'accès chez elle pour lui
parler lui-même s'il eût osé, mais il n'avoit pas la hardiesse de
faire un discours qui tireroit après lui de fâcheuses suites s'il
n'eût pas été bien reçu; il fit donc dessein de lui écrire, et lui
écrivit cette lettre:


LETTRE.

_J'ai bien aimé des fois en ma vie, Madame, mais je n'ai jamais aimé
tant que vous. Ce qui me le fait croire, c'est que je n'ai jamais
donné à chacune de mes maîtresses plus de cent pistoles[11] pour avoir
leurs bonnes grâces, et pour les vôtres j'irais jusques à deux
mille[12]. Faites réflexion là-dessus, je vous prie, et songez que
l'argent est plus rare que jamais il n'a été._


Quentine[13], femme de chambre et confidente de madame d'Olonne, lui
rendit cette lettre de la part de Paget, et incontinent après cette
belle lui fit la réponse qui s'ensuit:


LETTRE.

_Je m'étois déjà bien aperçue que vous aviez de l'esprit par les
conversations que j'ai eues avec vous; mais je ne savois pas encore
que vous écrivissiez si bien que vous faites. Je n'ay rien vu de si
joli que votre lettre; je serai ravie d'en avoir souvent de
semblables, et ce pendant je serai bien aise de vous entretenir ce
soir à six heures._


Paget ne manqua pas au rendez-vous, et s'y trouva en habit décent,
c'est-à-dire avec son sac et ses quilles. Quentine, l'ayant introduit
dans le cabinet de sa maîtresse, les laissa seuls. «Voilà, lui dit-il,
Madame, lui montrant ce qu'il portoit, ce qui ne se trouve pas tous
les jours; voulez-vous le recevoir?--Je le veux bien, dit madame
d'Olonne; mais cela nous amusera.» Ayant donc compté les deux mille
pistoles dont ils étoient convenus, elle les enferma dans une
cassette. Se mettant auprès de lui sur un petit lit de repos, qui ne
lui en servit pas long-temps: «Personne, lui dit-elle, Monsieur,
n'écrit en France comme vous. Ce que je vous vais dire n'est pas pour
faire le bel esprit; mais il est certain que je trouve peu de gens qui
en aient tant que vous. La plupart ne vous disent que des sottises,
et, quand ils vous veulent écrire des lettres tendres, ils pensent
avoir bien rencontré de nous dire qu'ils nous adorent, qu'ils vont
mourir si vous ne les aimez, et que, si vous leur faites cette grâce,
ils vous serviront toute leur vie. On a bien affaire de leurs
services.--Je suis ravi, dit Paget, que mes lettres vous plaisent. Je
ne dirois pas ceci ailleurs, mais à vous, Madame, je ne vous en ferai
pas la petite bouche, ni de façon: mes lettres ne me coûtent
rien.--Voilà, répondit-elle, ce qui est difficile à croire; il faut
donc que vous ayez un fort grand fonds.» Après quelques autres
discours, que l'amour interrompit deux ou trois fois, ils convinrent
d'une autre entrevue, et à celle-là d'une autre: de sorte que ces deux
mille pistoles valurent à Paget trois rendez-vous.

Mais madame d'Olonne, se voulant prévaloir de l'amour de ce bourgeois
et de son bien, le pria, à la quatrième visite, de recommencer à lui
écrire de ces billets galans comme celui qu'elle avoit reçu de lui;
mais, voyant que cela tiroit à conséquence, il lui fit des reproches
qui ne lui servirent de rien, et tout ce qu'il put obtenir fut qu'il
ne seroit point chassé de chez elle, et qu'il pourroit venir jouer
lorsqu'elle le manderoit.

Madame d'Olonne crut qu'en se laissant voir à Paget elle
entretiendroit ses désirs, et que peut-être seroit-il encore assez fou
pour les vouloir satisfaire, à quelque prix que ce fût; cependant, il
étoit assez amoureux pour ne se pouvoir empêcher de la voir, mais il
ne l'étoit pas assez pour acheter tous les jours ses faveurs[14].

Les choses étant en ces termes, soit que le dépit eût fait parler
Paget, soit que ses visites fréquentes et l'argent que jouoit madame
d'Olonne eussent fait faire des réflexions au duc de Candale, il pria
sa maîtresse, lorsqu'il partit pour la Catalogne[15], de ne plus voir
Paget, de qui le commerce nuisoit à sa réputation. Elle le promit, et
n'en fit rien; de sorte que le duc, apprenant par ceux qui lui
donnoient des nouvelles de Paris qu'il alloit plus souvent chez madame
d'Olonne qu'il n'avoit jamais fait, lui écrivit cette lettre:


LETTRE.

_En vous disant adieu, je vous priai, Madame, de ne plus voir ce
coquin de Paget[16]; cependant il ne bouge de chez vous. N'avez-vous
point de honte de me mettre en état d'appréhender auprès de vous un
misérable bourgeois, qui ne peut jamais être craint que par l'audace
que vous lui donnez? Si vous n'en rougissez, Madame, j'en rougis pour
vous et pour moi, et, de peur de mériter cette honte dont vous voulez
m'accabler, je vais faire un effort sur mon amour pour ne vous plus
regarder que comme une infâme._


Madame d'Olonne fut fort surprise de recevoir cette lettre si rude;
mais, comme sa conscience lui faisoit encore des reproches plus aigres
que son amant, elle ne chercha point de raisons pour se défendre, et
se contenta de répondre en ces termes:


LETTRE.

_Ma conduite passée est si ridicule, mon cher, que je désespérerois
d'être jamais aimée de vous si je ne me pouvois sauver sur l'avenir
par les assurances que je vous donne d'un procédé plus honnête; mais
je vous jure par vous-même, qui est ce que j'ai de plus cher au monde,
que Paget n'entrera jamais chez moi, et que Beuvron, que mon mari me
force de voir, me verra si rarement que vous connaîtrez bien que vous
seul me tenez lieu de toutes choses._


Le duc de Candale fut tout à fait assuré par cette lettre; il fit
ensuite des résolutions de ne plus condamner sa maîtresse sur des
apparences qu'il jugea toutes trompeuses. Pour avoir été, à ce qu'il
lui sembloit, sans raison soupçonneux, il se jeta dans l'autre
extrémité de la confiance, et prit en bonne part tout ce que madame
d'Olonne lui fit, six mois durant, de coquetteries et d'infidélités,
car elle continua de voir Paget et de donner des faveurs à Beuvron;
et, quoiqu'on en écrivît de plusieurs endroits au duc de Candale, il
crut que cela venoit de son père ou de ses amis, qui le vouloient
détacher de l'amour de madame d'Olonne, croyant que cette passion
l'empêcheroit de songer au mariage.

Il revint donc de l'armée plus amoureux qu'il n'avoit encore été.
Madame d'Olonne aussi, auprès de qui une si longue absence faisoit
passer le duc de Candale pour un nouvel amant, redoubla ses
empressements pour lui, à la vue même de toute la cour. Cet amant
prenoit les imprudences qu'elle faisoit pour le voir pour les marques
d'une passion dont elle n'étoit plus la maîtresse, quoique ce ne
fussent que des témoignages du déréglement naturel de sa raison; quand
elle avoit quelque emportement pour lui qui éclatoit, il la croyoit
vivement touchée, et cependant elle n'étoit que folle. Il étoit
tellement persuadé de la passion qu'elle avoit pour lui, que, quand il
mouroit d'amour pour elle, il appréhendoit encore d'être ingrat.

On peut bien juger que la conduite de ces amans fit grand bruit. Ils
avoient tous deux des ennemis; mais la fortune de l'un et la beauté de
l'autre leur avoient fait beaucoup d'envieux. Quand tout le monde les
auroit voulu servir, ils auroient tout détruit par leur imprudence, et
tout le monde leur vouloit nuire. Ils se donnoient rendez-vous
partout, sans avoir pris aucune mesure avec personne. Ils se voyoient
quelquefois dans une maison que le duc de Candale tenoit sous le nom
d'une dame de la campagne, que madame d'Olonne faisoit semblant
d'aller voir, et, le plus souvent, la nuit chez elle-même. Tous ces
rendez-vous n'usoient pas tout le temps de cette perfide; lorsque le
duc sortoit d'auprès d'elle, elle alloit à la conquête de quelque
nouvel amant, ou, du moins, rassurer Beuvron, par mille douceurs, des
craintes que le duc lui avoit données.

L'hiver se passa ainsi sans que le duc de Candale soupçonnât quoi que
ce soit de méchant de tout ce qu'elle lui faisoit, et il la quitta,
pour retourner à l'armée, aussi satisfait d'elle qu'il l'avoit jamais
esté. Il n'y fut pas deux mois qu'il apprit des nouvelles qui
troublèrent sa joie. Ses amis particuliers[17], qui prenoient garde de
près à la conduite de sa maîtresse, ne lui avoient osé rien dire, tant
ils le trouvoient préoccupé de cette infidèle; mais, s'étant passé
depuis son absence quelque chose de fort extraordinaire, et ne
craignant pas qu'elle détruisît par sa vue les impressions qu'ils lui
vouloient donner, ils hasardèrent tous ensemble, sans qu'ils fissent
paroître leur concert, de lui apprendre sa conduite. Ils lui mandèrent
donc, chacun séparément, que Jeannin avoit un grand attachement pour
madame d'Olonne; que ses assiduités faisoient croire, non seulement un
dessein, mais un heureux succès, et qu'enfin, quand elle ne seroit pas
coupable, il devroit n'être pas content d'elle, de voir qu'elle fût
soupçonnée de tout le monde.

Mais, pendant que ces nouvelles vont porter la rage dans l'âme du duc
de Candale, il est à propos de parler de la naissance, du progrès et
de la fin de la passion de Jeannin[18].


_Portrait de monsieur Jeannin de Castille._

Jeannin de Castille avoit la taille belle, le visage agréable, bien de
la propreté, fort peu d'esprit; de même naissance et même profession
que Paget, et beaucoup de bien comme lui. Il étoit assez bien fait
pour faire croire que, s'il eût porté l'epée, il eût eu des bonnes
fortunes par son mérite seulement; mais sa profession et ses richesses
faisoient soupçonner que toutes les femmes qu'il avoit aimées étoient
intéressées, de sorte que, lorsqu'on le vit amoureux de madame
d'Olonne, on ne douta point qu'il fût aimé pour son argent.

Le roi, après avoir passé les étés sur les frontières, revenoit
d'ordinaire à Paris les hivers, et tous les divertissemens du monde
occupoient tour à tour son esprit: le billard, la paume, la chasse, la
comédie et la danse, avoient chacun leur temps avec lui; c'étoit alors
les loteries dont il étoit question[19], et cela les avoit tellement
mises à la mode que chacun en faisoit, les uns d'argent, les autres de
bijoux et de meubles. Madame d'Olonne en voulut faire une de cette
sorte; mais, au lieu que, dans la plupart, on y employoit tout
l'argent qu'on avoit eu, et que l'on faisoit, après, le partage, dans
celle-ci, qui étoit de dix mille écus, il n'y en eut pas cinq
d'employés, et ces cinq là encore furent distribués selon le choix de
madame d'Olonne. Lorsqu'elle fit les premières propositions de la
loterie, Jeannin s'y trouva, et, comme elle demandoit une somme à
chacun selon sa force et qu'elle lui eût dit qu'il falloit qu'il
donnât mille francs, il lui répondit qu'il le vouloit bien et qu'il
lui promettoit de plus de lui faire parmi ses amis jusqu'à neuf mille
livres. Quelque temps après, tout le monde étant sorti, hormis
Jeannin: «Je ne sais, Madame, lui dit-il, si ma passion ne vous est
pas encore connue, car il y a long-temps que je vous aime, et je suis
déjà en grandes avances de soins; mais, après m'être entièrement donné
à vous, il faut que je vous demande la confirmation de mon bail:
octroyez-la moi, Madame, je vous en supplie, et remarquez qu'avec les
mille francs à quoi vous m'avez taxé je vous en donne encore neuf pour
être bien avec vous, car ce que je vous ai dit de mes amis n'a été que
pour tromper ceux qui étoient ici quand je vous ai parlé de cette
affaire.--Je vous avoue, Monsieur, lui répondit madame d'Olonne, que
je ne vous ai point cru amoureux qu'aujourd'hui. Ce n'est pas que je
n'aie remarqué de certaines mines en vous qui me faisoient soupçonner
quelque chose, mais je suis tellement rebutée de ces façons, et les
soupirs et les langueurs sont, à mon gré, une si pauvre galanterie et
de si foibles marques d'amour, que, si vous n'eussiez pris avec moi
une conduite plus honnête, vous eussiez perdu vos peines toute votre
vie. Pour ce qui est maintenant de reconnoissance, vous pouvez croire
qu'on n'est pas loin d'aimer quand on est bien persuadée d'être
aimée.» Il n'en fallut point davantage à Jeannin pour lui faire croire
qu'il étoit à l'heure du berger. Il se jeta aux pieds de madame
d'Olonne, et, comme il se vouloit servir de cette action d'humilité
pour un prétexte à de plus hautes entreprises: «Non, non, dit-elle,
Monsieur; cela ne va pas comme vous pensez. En quel pays avez-vous ouï
dire que les femmes fassent des avances? Quand vous m'aurez donné de
véritables marques d'une grande passion, je n'en serai pas ingrate.»
Jeannin, qui vit bien que chez elle l'argent se délivroit avant la
marchandise, lui dit qu'il avoit deux cents pistoles et qu'il les lui
donneroit si elle vouloit. Elle y consentit, et les ayant reçues: «Si
vous trouvez bon, lui dit-il, Madame, de m'accorder quelque faveur sur
le tant moins de ces dernières, je vous serai fort obligé, ou, si vous
voulez attendre d'avoir toute la somme, faites-moi votre billet de ce
que je viens de vous donner pour valeur reçue.» Elle aima mieux le
baiser que d'écrire, et, un moment après, Jeannin sortit en l'assurant
qu'il lui apporteroit le reste le lendemain. Il n'y manqua pas aussi.
L'argent ne fut pas plutôt compté qu'elle lui tint parole, avec tout
l'honneur qu'on peut avoir dans un tel traité.

Quoique Jeannin fût entré par la même porte que Paget, elle en usa
bien mieux avec lui, soit qu'à la longue elle esperât d'en tirer de
grands avantages, soit qu'il eût quelque mérite caché qui lui tînt
lieu de libéralité. Elle ne lui demanda pas de nouvelles preuves
d'amour pour lui donner de nouvelles faveurs. Les dix mille livres le
firent aimer trois mois durant, c'est-à-dire traiter comme si on l'eût
aimé.

Cependant le duc de Candale, ayant reçu des lettres des nouvelles
affaires de sa maîtresse, lui écrivit ceci:


LETTRE.

_Quand vous pourriez vous justifier à moi de toutes les choses dont on
vous accuse, je ne sçaurois plus vous aimer; quand vous ne seriez que
malheureuse, vous y avez trop contribué pour ne pas me deshonorer en
vous aimant. Tous les amans sont d'ordinaire ravis d'entendre nommer
leurs maîtresses; pour moi, je tremble aussitôt que j'entends ou que
je lis votre nom: il me semble toujours, en ces rencontres, que je
vais apprendre une histoire de vous, pire, s'il se peut, que les
premières. Cependant je n'ai que faire, pour vous mépriser jusques au
dernier point, d'en sçavoir davantage; vous ne pouvez rien ajouter à
votre infamie: attendez-vous aussi à tout le ressentiment que mérite
une femme sans honneur d'un honnête homme qui l'a fort aimée. Je
n'entre dans aucun détail avec vous, parceque je ne cherche pas votre
justification, et que non seulement vous êtes convaincue à mon égard,
mais que je ne puis jamais revenir pour vous._


Le duc de Candale écrivit cette lettre dans le temps qu'il alloit
partir pour retourner à la cour; il venoit de perdre un combat, et
cela n'avoit pas peu contribué à l'aigreur de sa lettre: il ne pouvoit
souffrir d'être battu partout, et ce lui eût été quelque consolation
aux malheurs de la guerre s'il eût été plus heureux en amour. Il
commença donc son voyage avec un chagrin épouvantable. En d'autres
temps il seroit venu en poste; mais, comme s'il eût eu quelque
pressentiment de sa mauvaise fortune, il venoit le plus lentement du
monde. Il commença, par les chemins, de sentir quelque incommodité; à
Vienne, il se trouva fort mal, mais, comme il n'étoit plus qu'à une
journée de Lyon, il y voulut aller, sçachant bien qu'il y seroit mieux
secouru. Cependant, les fatigues de la campagne l'ayant fort abattu,
ses déplaisirs l'achevèrent, et sa jeunesse, avec l'assistance des
meilleurs médecins, ne lui put sauver la vie; mais, comme ses plus
grands maux ne lui pouvoient ôter le souvenir de l'infidélité de
madame d'Olonne, il lui écrivit cette lettre la veille de sa mort.


LETTRE.

_Si je pouvois conserver pour vous de l'estime en mourant, il me
fâcheroit fort de mourir; mais, ne pouvant plus vous estimer, je ne
sçaurois avoir de regret à la vie. Je ne l'aimois que pour la passer
doucement avec vous[20]. Puisqu'un peu de mérite que j'avois et la
plus grande passion du monde ne m'en ont pu faire venir à bout, je n'y
ai plus d'attachement, et je vois bien que la mort me va délivrer de
beaucoup de peines. Si vous étiez capable de quelque tendresse, vous
ne me pourriez voir en l'état où je suis sans étouffer de douleur.
Mais, Dieu merci, la nature y a mis bon ordre, et, puisque vous
pouviez mettre tous les jours au désespoir l'homme du monde qui vous
aimoit le plus, vous pourrez bien le voir mourir sans en être touchée.
Adieu[21]._


La première lettre que le duc de Candale avoit écrite à madame
d'Olonne sur le sujet de Jeannin lui avoit fait tant de peur de son
retour, qu'elle l'appréhendoit comme la mort, et je pense qu'elle
souhaitoit de ne le revoir jamais. Cependant le bruit de l'extrémité
où il étoit la mit au désespoir, et la nouvelle de sa mort, que lui
donna son amie la comtesse de Fiesque[22], faillit à la faire mourir
elle-même. Elle fut quelque temps sans connoissance et ne revint qu'au
nom de Mérille, qu'on lui dit qui lui vouloit parler.

Mérille[23] étoit le principal confident du duc, qui apportoit à
madame d'Olonne, de la part de son maître, la lettre qu'il lui avoit
écrite en mourant, et la cassette où il enfermoit ses lettres et
toutes les autres faveurs qu'il avoit reçues d'elle. Après avoir lu
cette dernière lettre, elle se mit à pleurer plus fort qu'auparavant.
La comtesse, qui ne la quittoit point en un état si déplorable, lui
proposa, pour amuser sa douleur, d'ouvrir cette cassette. La comtesse
trouva d'abord un mouchoir marqué de sang en quelques endroits. «Ah!
mon Dieu! s'écria madame d'Olonne, quoi! ce pauvre garçon qui avoit
tant d'autres choses de plus grande conséquence avoit gardé jusques à
ce mouchoir! Y a-t-il rien au monde de si tendre?» Et là-dessus elle
raconta à la comtesse que, s'étant quelques années auparavant coupée
en travaillant auprès de lui, il lui avoit demandé ce mouchoir dont
elle avoit essuyé sa main, et l'avoit toujours gardé depuis. Après
cela elles trouvèrent des bracelets, des bourses, des cheveux et des
portraits de madame d'Olonne et comme elles furent tombées sur les
lettres, la comtesse pria son amie qu'elle en pût lire quelques unes.
Madame d'Olonne y ayant consenti, la comtesse ouvrit celle-ci la
première.


LETTRE.

_On dit ici que vous avez été battu. Ce peut être un faux bruit de vos
envieux, mais ce peut être aussi une vérité. Ah! mon Dieu! dans cette
incertitude, je vous demande la vie de mon amant et je vous abandonne
l'armée; oui, mon Dieu, et non seulement l'armée, mais l'État et tout
le monde ensemble. Depuis que l'on m'a dit cette triste nouvelle, sans
rien particulariser de vous, j'ai fait vingt visites par jour, j'ai
jeté des propos de guerre pour voir si je n'apprendrois rien qui me
puisse soulager. On me dit par tout que vous avez été battu; mais on
ne me parle point de vous en particulier. Je n'oserois demander ce que
vous êtes devenu; non que je craigne de faire voir par là que je vous
aime: je suis en de trop grandes alarmes pour avoir rien à ménager,
mais je crains d'apprendre plus que je ne voudrois sçavoir. Voilà
l'état où je suis et où je serai jusqu'au premier ordinaire, si j'ai
la force de l'attendre. Ce qui redouble mes inquiétudes, c'est que
vous m'avez si souvent promis de m'envoyer exprès des courriers à
toutes les affaires extraordinaires, que je prends en mauvaise part de
n'en avoir point eu à celle-ci._


Pendant que la comtesse lisoit cette lettre avec peine, car elle en
étoit touchée, madame d'Olonne fondoit en larmes; après l'avoir lue
elles furent toutes deux quelque temps sans parler. «Je n'en lirai
plus d'aujourd'hui, lui dit la comtesse, car, puisque cela me donne de
la peine, il vous en doit bien donner davantage.--Non, non, reprit
madame d'Olonne; continuez, je vous prie, ma chère: cela me fait
pleurer, mais cela me fait souvenir de lui[24].» La comtesse ayant
ouvert une autre lettre, elle y trouva ceci:


LETTRE.

_Eh quoi! ne me laisserez-vous jamais en repos? serai-je toujours dans
des craintes de vous perdre, ou par votre mort, ou par votre
changement? Tant que la campagne dure je suis dans de perpétuelles
alarmes; les ennemis ne tirent pas un coup que je ne m'imagine que ce
soit à vous. J'apprends ensuite que vous perdez un combat sans savoir
ce que vous êtes devenu, et, quand après mille mortelles craintes je
sais enfin que ma bonne fortune vous a sauvé, car vous avez bien su
que vous n'avez nulle obligation à la vôtre, on dit que vous êtes en
Avignon entre les bras de madame de Castellanne[25], où vous vous
consolez de vos malheurs. Si cela est, je suis bien malheureuse que
vous n'ayez pas perdu la vie avec la bataille. Oui, mon cher,
j'aimerois mieux vous voir mort qu'inconstant, car j'aurois le plaisir
de croire que, si vous aviez vécu davantage, vous m'auriez toujours
aimée, au lieu que je n'ai plus que la rage dans le coeur de me voir
abandonnée pour une autre qui ne vous aime pas tant que moi._


«Qu'apprends-je là! dit la comtesse; Monsieur de Candale aimoit madame
de Castelanne, Mérille?--Non, non, Madame lui dit-il; il fut deux
jours en Avignon, à son retour de l'armée, pour se rafraîchir, et là
il vit deux fois madame de Castelanne. Juger si cela se peut appeler
amour! Mais, Madame, ajouta-t-il en s'adressant à madame d'Olonne, qui
vous a si bien instruite de tout ce que faisoit mon maître?--Hélas!
répondit-elle, je ne sais là-dessus que le bruit public; mais il est
si commun de cette passion même qu'elle est en partie cause de sa
mort[26], que personne ici ne l'ignore. Et se remettant à pleurer plus
fort qu'auparavant, la comtesse, qui ne cherchoit qu'à faire diversion
à sa douleur, lui demanda si elle ne connoissoit pas de qui étoit
l'écriture d'un dessus de lettre qu'elle lui montra. «Oui! répondit
madame d'Olonne, c'est une lettre de mon maître d'hôtel.--Ceci doit
être curieux, dit la comtesse; il faut voir ce qu'il écrit.» Et
là-dessus elle ouvrit cette lettre.


LETTRE.

_Quoi que Madame vous mande, sa maison ne se désemplit point des
Normands. Ces diables seroient bien mieux en leur pays qu'ici.
J'enrage, Monseigneur, de voir ce que je vois, dont je ne vous mande
pas les particularités, parceque j'espère que vous serez bientôt ici
où vous mettrez ordre à tout vous-même._


Par ces Normands le maître d'hôtel entendoit parler de Beuvron et de
ses frères, Ivry et le chevalier de Saint-Evremond[27], et l'abbé de
Villarceaux, qui étoient fort assidus chez madame d'Olonne. La naïveté
avec laquelle ce pauvre homme mandoit ces nouvelles au duc de Candale
toucha si fort cette folle, qu'après avoir regardé quelle mine feroit
la comtesse, elle se mit à rire à gorge déployée. La comtesse, qui
n'avoit pas tant de sujet de s'affliger qu'elle, la voyant rire ainsi,
se mit à rire aussi[28]. Il n'y eut que le pauvre Mérille qui, ne
pouvant souffrir une joie si hors de propos, redoubla ses larmes et
sortit brusquement de ce cabinet. Deux ou trois jours après, madame
d'Olonne étant toute consolée, la comtesse et ses autres amies lui
conseillèrent de pleurer pour son honneur, lui disant que son affaire
avec le duc de Candale avoit été trop publique pour en faire finesse.
Elle se contraignit donc encore trois ou quatre jours, après quoi elle
revint à son naturel; et ce qui hâta ce retour fut le carnaval, qui,
en lui donnant lieu de satisfaire à son inclination, lui aida encore à
contenter son mari, lequel avoit de grands soupçons de son
intelligence avec le duc de Candale, et se trouvoit fort heureux d'en
être délivré. Pour lui faire donc croire qu'elle n'avoit plus rien
dans le coeur, elle se masqua quatre ou cinq fois avec lui, et,
voulant entièrement regagner sa confiance par une grande sincérité,
elle lui avoua non seulement son amour pour le duc, non seulement
qu'elle lui avoit accordé les dernières faveurs, mais les
particularités de ses jouissances; et, comme elle spécifioit le
nombre: «Il ne vous aimoit guère, Madame, dit-il, voulant insulter à
la mémoire du pauvre défunt, puisqu'il faisoit si peu de chose[29]
pour une si belle femme que vous.»

Il n'y avoit encore que huit jours qu'elle avoit quitté le lit,
qu'elle gardoit depuis quatre mois pour une fort grande incommodité à
la jambe, lorsqu'elle résolut de se masquer, et cette envie avança
plus sa guérison que tous les remèdes qu'elle faisoit il y avoit
long-temps. Elle se masqua donc par quatre ou cinq fois avec son mari;
mais comme ce n'étoit que de petites mascarades obscures, elle en
voulut faire une grande et fameuse dont il fût parlé; et pour cet
effet elle se déguisa, elle quatrième, en capucin, et fit déguiser
deux autres de ses amis en soeurs collettes. Les capucins étoient
elle, son mari, Ivry et l'abbé de Villarceaux; les religieuses étoient
Craf, Anglois, et le marquis de Sillery. Cette troupe courut toute la
nuit du mardi gras en toutes les assemblées[30]. Le roi et la reine,
sa mère, ayant appris cette mascarade, s'emportèrent fort contre
madame d'Olonne, et dirent publiquement qu'ils vengeroient le tort et
le mépris qu'on avoit fait de la religion en ce rencontre. On adoucit
quelque temps après les esprits de leurs Majestés, et toutes ces
menaces aboutirent à n'avoir plus d'estime pour madame d'Olonne[31].

Pendant que toutes ces choses se passoient, Jeannin jouissoit
paisiblement de sa maîtresse. Lorsqu'elle fit tirer la loterie, j'ai
déjà dit que des dix mille écus qu'elle avoit reçus, elle n'en avoit
tout au plus employé que la moitié, et la plus grande partie de cette
moitié fut distribuée aux capucins, aux soeurs collettes et autres
de la cabale. Le prince de Marsillac, qui alloit jouer le premier rôle
sur ce théâtre, y eut le plus gros lot, qui étoit un brasier d'argent.
Jeannin, avec toutes les faveurs qu'il recevoit, n'eut qu'un bijou de
fort peu de valeur. Le grand bruit qui couroit de l'infidélité de
cette loterie lui donna du chagrin de voir qu'il n'étoit pas mieux
traité que les plus indifférens. Il s'en plaignit à madame d'Olonne.
Elle qui ne vouloit pas lui faire confidence de sa friponnerie, reçut
ses plaintes le plus aigrement du monde, de sorte qu'avant de se
quitter ils en vinrent de part et d'autre aux reproches, l'un de son
argent, et l'autre de ses faveurs. Pour conclusion, madame d'Olonne
lui défendit son logis, et Jeannin lui dit qu'il ne lui avoit jamais
obéi de si bon coeur qu'il feroit en ce rencontre, et que ce
commandement lui alloit sauver des peines et de la dépense.

Cependant le commerce de Beuvron avec elle duroit toujours. Soit que
le cavalier ne fût guère amoureux, soit qu'il se sentît trop heureux
d'avoir de ses faveurs à quelque prix que ce fût, il la tourmentoit
peu sur sa conduite; elle le traitoit aussi de son pis aller, et
l'aimoit toujours mieux que rien.

Quelque temps après la rupture de Jeannin, Marsillac, qui avoit des
amis plus éveillés que lui, fut conseillé par eux de s'attacher à
madame d'Olonne. Ils lui dirent qu'il étoit en âge de faire parler de
lui, que les femmes donnoient de l'estime aussi bien que les armes;
que madame d'Olonne, étant une des plus belles femmes de la cour,
outre de grands plaisirs, pouvoit encore bien faire de l'honneur à qui
en seroit aimé, et qu'en tout cas la place du duc de Candale étoit
quelque chose de fort honorable à remplir. Avec toutes ces raisons,
ils poussèrent Marsillac à rendre des assiduités à madame d'Olonne;
mais, parceque naturellement il se défioit fort de lui-même, sa
cabale, qui s'en défioit fort aussi, jugea qu'il ne falloit pas le
laisser sur la bonne foi auprès d'elle, et il fut arrêté qu'on lui
donneroit Sillery[32] pour le conduire et assister dans les
rencontres. Marsillac lui avoit rendu de fort grandes assiduités deux
mois durant sans lui avoir parlé d'amour qu'en termes généraux. Il
avoit pourtant dit à Sillery, il y avoit plus de six semaines, qu'il
lui avoit fait sa déclaration, et il lui avoit même inventé une
réponse un peu rude, afin qu'il ne trouvât point étrange qu'il fût si
long-temps à recevoir des faveurs. Quand ce gouverneur, pour servir
son pupille, parla ainsi à madame d'Olonne: «Je sais bien, Madame,
qu'il n'y a rien de si libre que l'amour, et que, si le coeur n'est
touché par inclination, on ne persuade guère l'esprit par les paroles;
mais je ne laisserai pas de vous dire que, quand on est jeune et qu'on
est à marier, je ne comprends pas pourquoi on refuse un beau jeune
gentilhomme amoureux qui a de quoi, ou je suis fort trompé, autant que
personne de la cour. C'est du pauvre Marsillac dont je vous parle,
Madame, puisqu'il vous aime éperdument. Pourquoi êtes-vous ingrate,
ou, si vous sentez que vous ne pouvez l'aimer, pourquoi l'amusez-vous?
Aimez-le, ou vous en défaites.--Je ne sais pas depuis quand, répondit
madame d'Olonne, les hommes prétendent que nous les aimions sans
qu'ils nous l'aient demandé, car j'ai ouï dire autrefois que c'étoit
eux qui faisoient les avances. Je sçavois bien qu'ils traitoient dans
ces derniers temps la galanterie d'une étrange manière, mais je ne
sçavois pas qu'ils l'eussent réduite au point de vouloir que les
femmes les priassent.»

«Quoi! repondit Sillery, Marsillac n'a pas dit qu'il vous
aimoit?--Non, Monsieur, lui dit-elle; c'est vous qui me l'avez appris.
Ce n'est pas que les soins qu'il m'a rendus ne m'aient fait soupçonner
qu'il y avoit quelque dessein; mais jusqu'à ce que l'on ait parlé nous
n'entendons point le reste.--Ah! Madame, repliqua Sillery, vous n'avez
pas tant de tort que je pensois. La jeunesse de Marsillac le rend
timide: c'est ce qui l'a fait faillir; mais cette jeunesse aussi fait
bien excuser des choses avec les femmes. On n'a guère de tort à l'âge
qu'il a, et pour les gens de vingt ans il y a bien du retour à la
miséricorde.--J'en demeure d'acord, reprit madame d'Olonne; la honte
d'un jeune homme donne de la pitié et jamais de la colère; mais je
veux aussi qu'il ait du respect.--Appelez-vous, Madame, respect, lui
dit Sillery, de n'oser dire que l'on aime? C'est sottise toute pure,
je dis à l'égard d'une femme qui ne voudroit pas aimer; car, en ce
cas-là, on ne perdroit pas son temps et l'on sauroit bientôt à quoi
s'en tenir. Mais ce respect que vous demandez, Madame, ne vous est bon
qu'avec ceux pour qui vous n'avez nulle inclination, car, si celui que
vous voudriez aimer en avoit un peu trop, vous seriez bien
embarrassée.» Comme il achevoit de parler il entra des gens, et
quelque temps après, étant sorti, il s'en alla trouver Marsillac, à
qui ayant fait mille reproches de sa timidité, il lui fit promettre
qu'avant la fin du jour il feroit une déclaration à sa maîtresse; il
lui dit même une partie des choses qu'il falloit qu'il dît, dont
Marsillac ne se souvint pas un moment après; et, l'ayant encouragé
autant qu'il put, il le vit partir pour cette grande expédition.

Cependant Marsillac étoit en d'étranges inquiétudes. Tantôt il
trouvoit que son carrosse alloit trop vite, tantôt il souhaitoit de ne
pas trouver madame d'Olonne à son logis, ou de trouver quelqu'un avec
elle; enfin il craignoit les mêmes choses qu'un honnête homme eût
désiré de tout son coeur. Cependant il fut assez malheureux pour
rencontrer sa maîtresse et pour la trouver seule. Il l'aborda avec un
visage si embarrassé que, si elle n'eût déjà su son amour par Sillery,
elle l'eût découvert à le voir cette seule fois-là. Cet embarras lui
servit à persuader, plus que tout ce qu'il eût pu dire et que
l'éloquence de son ami; et voilà pourquoi en amour les sots sont plus
heureux que les habiles.

La première chose que fit Marsillac[33] après s'être assis, ce fut de
se couvrir, tant il étoit hors de lui-même; un instant après, s'étant
aperçu de sa sottise, il ôta son chapeau et ses gants, puis en remit
un, et tout cela sans dire un mot. «Qu'y a-t-il, Monsieur? lui dit
madame d'Olonne; vous paraissez avoir quelque chose dans l'esprit.--Ne
le devinez-vous pas, Madame? dit Marsillac.--Non, dit-elle, je n'y
comprends rien; comment entendrois-je ce que vous ne me dites pas, moi
qui ai bien de la peine à concevoir ce que l'on me dit?--C'est, je
m'en vais vous le dire, répliqua Marsillac en se radoucissant
niaisement, c'est que je vous aime.--Voilà bien des façons, dit-elle,
pour peu de chose! Je ne vois pas qu'il y ait tant de difficulté à
dire qu'on aime; il m'en paroît bien plus à bien aimer.--Oh! Madame,
j'ai bien plus de peine à le dire qu'à le faire; je n'en ai point du
tout à vous aimer, et j'en aurois tellement à ne vous aimer pas que je
n'en viendrois jamais à bout, quand vous me l'ordonneriez mille
fois.--Moy, Monsieur, repartit madame d'Olonne en rougissant, je n'ai
rien à vous commander.» Tout autre que Marsillac eût entendu la
manière fine dont madame d'Olonne se servoit pour lui permettre de
l'aimer; mais il avoit l'esprit tout bouché. C'étoit de la délicatesse
perdue que d'en avoir avec lui. «Quoi! Madame, lui dit-il, vous ne
m'estimez pas assez pour m'honorer de vos commandemens?--Eh bien! lui
dit-elle, serez-vous bien aise que je vous ordonne de ne me plus
aimer?--Non, Madame, reprit-il brusquement.--Que voulez-vous donc?
reprit madame d'Olonne.--Vous aimer toute ma vie.--Eh bien! aimez tant
qu'il vous plaira, et espérez.» C'étoit assez à un amant plus pressant
que Marsillac pour venir bientôt aux dernières faveurs; cependant,
quoi que madame d'Olonne pût faire, il la fit encore durer deux mois;
enfin, quand elle se rendit, elle fit toutes les avances.
L'établissement de ce nouveau commerce ne lui fit pas rompre celui
qu'elle avoit avec Beuvron; le dernier amant étoit toujours le mieux
aimé, mais il ne l'étoit pas assez pour chasser Beuvron, qui étoit un
second mari pour elle.

Un peu devant la rupture de Jeannin avec madame d'Olonne, le chevalier
de Grammont en étoit devenu amoureux, et, comme c'est une personne
fort extraordinaire, il est à propos d'en faire la description.


_Portrait du chevalier de Grammont[34]._

Le chevalier avoit les yeux rians, le nez bien fait, la bouche belle,
une fossette au menton, qui faisoit un agréable effet dans son visage,
je ne sais quoi de fin dans la physionomie, la taille assez belle,
s'il ne se fût point voûté; l'esprit galant et délicat. Cependant sa
mine et son accent faisoient bien souvent valoir ce qu'il disoit, qui
devenoit rien dans la bouche d'un autre. Une marque de cela, c'est
qu'il écrivoit le plus mal du monde, et il écrivoit comme il parloit.
Quoi qu'il soit superflu de dire qu'un rival soit incommode, le
chevalier l'étoit au point qu'il eût mieux valu pour une pauvre femme
en avoir quatre autres sur les bras que lui seul. Il étoit alerte
jusqu'à ne pas dormir; il étoit libéral jusqu'à la profusion. Par là
sa maîtresse et ses rivaux ne pouvoient avoir de valets ni de secrets
qui ne fussent sçus; d'ailleurs le meilleur garçon du monde. Il y
avoit douze ans qu'il aimoit la comtesse de Fiesque, femme aussi
extraordinaire que lui, c'est-à-dire aussi singulière en mérites que
lui en méchantes qualités. Mais comme, de ces douze ans, il y en avoit
cinq qu'elle étoit exilée auprès de mademoiselle d'Orléans, fille de
Gaston de France, princesse que la fortune persécutoit parcequ'elle
avoit de la vertu et qu'elle ne pouvoit réduire son grand courage aux
bassesses que la cour demande, pendant leur absence le chevalier ne
s'étoit pas adonné à une constance fort régulière; et, quoique la
comtesse fût fort aimable, il méritoit quelque excuse de sa légèreté,
puisqu'il n'en avoit jamais reçu de faveur. Il y avoit pourtant des
gens à qui il avoit donné de la jalousie; Rouville[35] en étoit un,
et, comme un jour celui-ci reprochoit à la comtesse qu'elle aimoit le
chevalier, cette belle lui dit qu'il étoit fol de croire qu'elle pût
aimer le plus grand fripon du monde. «Voilà une plaisante raison,
Madame, lui dit-il, que vous m'alléguez pour vous justifier! Je sais
que vous êtes encore plus friponne que lui, et je ne laisse pas de
vous aimer.»


_Portrait de madame la comtesse de Fiesque[36]._

Quoique le chevalier aimât partout, il avoit pourtant un si grand
foible pour la comtesse, que, quelque engagement qu'il eût ailleurs,
sitôt qu'il sçavoit que quelqu'un la voyoit un peu plus qu'à
l'ordinaire, il quittoit tout pour revenir à elle. Il avoit raison
aussi, car la comtesse étoit une femme aimable; elle avoit les yeux
bleus et brillans, le nez bien fait, la bouche agréable et belle de
couleur, le teint blanc et uni, la forme du visage longue, et il n'y a
qu'elle seule au monde qui soit embellie d'un menton pointu. Elle
avoit les cheveux cendrés, et étoit toujours galamment habillée; mais
sa parure venoit plus de son art que de la magnificence de ses habits.
Son esprit étoit libre et naturel; son humeur ne se peut décrire, car
elle étoit, avec la modestie de son sexe, de l'humeur de tout le
monde. À force de penser à ce que l'on doit faire, chacun pense
d'ordinaire mieux sur la fin que sur le commencement; il arrivoit
d'ordinaire le contraire à la comtesse: ses réflexions gâtoient ses
premiers mouvemens. Je ne sçais pas si la confiance qu'elle avoit en
son mérite lui ôtoit le soin de chercher des amans; mais elle ne se
donnoit aucune peine pour en avoir. Véritablement, quand il lui en
venoit quelqu'un de lui-même, elle n'affectoit ni rigueur pour s'en
défaire, ni douceur pour le retenir; il s'en retournoit s'il vouloit,
s'il vouloit il demeuroit; et, quoi qu'il fît, il ne subsistoit point
à ses dépens. Il y avoit donc cinq années, comme j'ai dit, que le
chevalier ne la voyoit plus, et, durant cette absence, pour ne point
perdre temps, il avoit fait mille maîtresses, entre autres Victoire
Mancini[37], duchesse de Mercoeur, et, trois jours après sa mort,
madame de Villars[38], et ce fut là-dessus que Benserade, qui étoit
amoureux de celle-ci, fit ce sonnet au chevalier:


SONNET.

    _Quoi! vous vous consolez, après ce coup de foudre
    Tombé sur un objet qui vous parut si beau!
    Un véritable amant, bien loin de s'y résoudre,
    Se seroit enfermé dans le même tombeau!

    Quoi! ce coeur si touché brûle d'un feu nouveau!
    Quelle infidélité! qui peut vous en absoudre?
    Venir tout fraîchement de pleurer comme un veau,
    Puis faire le galant et mettre de la poudre!

    Oh! l'indigne foiblesse, et qu'il vous en cuira!
    Vous manquez à l'amour, l'amour vous manquera;
    Et déjà vous donnez où tout le monde échoue.

    Je connois la beauté pour qui vous soupirez,
    Je l'aime, et, puisqu'il faut enfin que je l'avoue,
    C'est qu'en vous consolant vous me désespérez_[39].

Quelque temps après cette affaire ébauchée, la comtesse étant revenue
à Paris, le chevalier, qui n'étoit retenu auprès de madame de Villars
par aucune faveur, la quitta pour retourner à la comtesse; mais comme
il n'étoit pas long-temps en même état, et qu'il s'ennuyoit d'être
avec celle-ci, il s'attacha à madame d'Olonne dans le temps que
Marsillac s'embarqua auprès d'elle; et, quoi qu'il fût moins honteux
que lui avec les dames, il n'étoit pourtant pas plus pressant; au
contraire, pourvu qu'il pût badiner, faire dire dans le monde qu'il
étoit amoureux, trouver quelques gens de facile créance pour flatter
sa vanité, donner de la peine à un rival, être mieux reçu que lui, il
ne se mettoit guère en peine de la conclusion. Une chose qui faisoit
qu'il lui étoit plus difficile de persuader qu'à un autre, c'étoit
qu'il ne parloit jamais sérieusement, de sorte qu'il falloit qu'une
femme se flattât fort pour croire qu'il fût bien amoureux d'elle.

J'ai déjà dit que jamais amant n'étant pas aimé n'a été plus incommode
que lui. Il avoit toujours deux ou trois laquais sans livrée, qu'il
appeloit ses grisons, par qui il faisoit suivre ses rivaux et ses
maîtresses. Un jour, madame d'Olonne, en peine comme quoi aller à un
rendez-vous qu'elle avoit pris avec Marsillac sans que le chevalier le
découvrît, se résolut pour son plaisir de sortir en cape avec une
femme de chambre, et d'aller passer la Seine dans un bateau, après
avoir donné ordre à ses gens de l'aller attendre au faubourg
Saint-Germain. Le premier homme qui lui donna la main pour lui aider à
monter dans le bateau fut un des grisons du chevalier, devant qui,
sans le connoître, s'étant réjouie avec sa femme de chambre d'avoir
trompé le chevalier, et ayant parlé de ce qu'elle alloit faire ce
jour-là, ce grison alla aussitôt en avertir son maître, lequel, dès le
lendemain, surprit étrangement madame d'Olonne, quand il lui dit le
détail de son rendez-vous de la veille.

Un honnête homme qui convainc sa maîtresse d'en aimer un autre que lui
se retire promptement et sans bruit, particulièrement si elle ne lui a
rien promis; mais le chevalier ne faisoit pas de même: quand il ne
pouvoit se faire aimer, il aimoit mieux se faire tuer que de laisser
en repos son rival et sa maîtresse. Madame d'Olonne avoit donc compté
pour rien les assiduités que le chevalier lui avoit rendues trois mois
durant, et tourné en raillerie tout ce qu'il lui avoit dit de sa
passion, et d'autant plus qu'elle étoit persuadée qu'il en avoit une
aussi grande pour la comtesse qu'il en pouvoit avoir pour elle. Elle
le haïssoit encore comme le diable, lorsque cet amant crut qu'une
lettre feroit mieux ses affaires que tout ce qu'il avoit fait et dit
jusque là; dans cette pensée il lui écrivit celle-ci:


LETTRE.

_Est-il possible, ma déesse, que vous n'ayez pas connoissance de
l'amour que vos beaux yeux, mes soleils, ont allumé dans mon coeur?
Quoiqu'il soit inutile d'avoir recours avec vous à ces déclarations
comme avec des beautés mortelles, et que les oraisons mentales vous
dussent suffire, je vous ai dit mille fois que je vous aimois;
cependant vous riez et ne me répondez rien. Est-ce bon ou mauvais
signe, ma reine? Je vous conjure de vous expliquer là-dessus, afin que
le plus passionné des humains continue de vous adorer et qu'il cesse
de vous déplaire._


Madame d'Olonne, ayant reçu cette lettre, l'alla porter aussitôt à la
comtesse, avec qui elle croyoit qu'elle eût été concertée; mais elle
ne lui témoigna rien de ce qu'elle en croyoit d'abord. Comme elles
vivoient bien ensemble, elle lui fit valoir en riant le refus qu'elle
faisoit de son amant et l'avis qu'elle lui donnoit de l'infidelité
qu'il lui vouloit faire. Quoique la comtesse n'aimât point le
chevalier, cela ne laissa pas de la fâcher, la plupart des femmes ne
voulant non plus perdre leurs amans qu'elles ne veulent point aimer
que ceux qu'elles favorisent; et, particulierement quand on les quitte
pour se donner à d'autres, leur chagrin ne vient pas tant de la perte
qu'elles font que de la préference de leurs rivales. Voilà comme fit
la comtesse en ce rencontre. Cependant elle remercia madame d'Olonne
de l'intention qu'elle avoit de l'obliger, mais elle l'assura qu'elle
ne prenoit aucune part au chevalier, qu'au contraire on l'obligeroit
de l'en défaire. Madame d'Olonne ne se contenta pas d'avoir montré
cette lettre à la comtesse, elle s'en fit encore honneur à l'égard de
Marsillac; et, soit qu'elle ou la comtesse en parlât encore à
d'autres, deux jours après, tout le monde sut que le pauvre chevalier
avoit été sacrifié, et il lui revint bientôt à lui-même les
plaisanteries qu'on faisoit de sa lettre. Le mépris offense tous les
amans, mais quand on y mêle la raillerie, on les pousse au désespoir.
Le chevalier, se voyant éconduit et moqué, ne garda plus de mesure; il
n'y a rien qu'il ne dît contre madame d'Olonne, et l'on vit bien en ce
rencontre que cette folle avoit trouvé le secret de perdre sa
réputation en conservant son honneur.

De tous ses rivaux, le chevalier n'en haïssoit pas un si fort que
Marsillac, tant pour ce qu'il le croyoit le mieux traité que
parcequ'il lui sembloit qu'il le méritoit le moins; il appeloit les
amans de madame d'Olonne les Philistins, et disoit que Marsillac, à
cause qu'il avoit peu d'esprit, les avoit tous défaits avec une
mâchoire d'âne.

Dans ce même temps, le comte de Guiche[40], fils du maréchal de
Grammont, jeune, beau comme un ange et plein d'amour, crut que la
conquête de la comtesse lui seroit aisée et honorable: de sorte qu'il
résolut de s'y embarquer par les motifs de la gloire; il en parla à
Manicamp, son bon ami, qui approuva son dessein et s'offrit de l'y
servir. Le comte de Guiche et Manicamp ont trop de part dans cette
histoire pour ne parler d'eux qu'en passant: il les faut faire
connoître à fond, et, pour cet effet, il faut commencer par la
description du premier.


_Portrait du comte de Guiche._

Le comte de Guiche avoit de grands yeux noirs, le nez beau, bien fait,
la bouche un peu grande, la forme du visage ronde et plate, le teint
admirable, le front grand et la taille belle; il avoit de l'esprit, il
savoit beaucoup, il étoit moqueur, léger, présomptueux, brave, étourdi
et sans amitié; il étoit mestre de camp du régiment des gardes
françoises conjointement avec le maréchal de Grammont, son père.


_Portrait de Manicamp_[41].

Manicamp avoit les yeux bleus et doux, le nez aquilin, la bouche
grande, les lèvres fort rouges et relevées, le teint un peu jaune, le
visage plat, les cheveux blonds et la tête belle, la taille bien faite
si elle ne se fût un peu trop négligée; pour l'esprit, il l'avoit
assez de la manière du comte de Guiche; il n'avoit pas tant d'acquis,
mais il avoit pour le moins le génie aussi beau. La fortune de
celui-là, qui n'étoit pas à beaucoup près si établie que celle de
l'autre, lui faisoit avoir un peu plus d'égard; mais naturellement ils
avoient tous deux les mêmes inclinations à la dureté et à la
raillerie: aussi s'aimoient-ils fortement, comme s'ils eussent été de
différens sexes.

Dans le temps même que madame d'Olonne montroit à tout le monde la
lettre du chevalier de Grammont, celui-ci découvrit l'amour du comte
de Guiche pour la comtesse de Fiesque. Cela ne lui servit pas peu à le
faire emporter contre madame d'Olonne, croyant sa réconciliation plus
aisée avec la comtesse, moins il garderoit de mesures avec l'autre;
mais, cependant qu'il essaie à se raccommoder, voyons ce que fit le
comte de Guiche pour se rendre aimable. Il faut savoir premièrement
que le comte avoit une fort grande passion pour mademoiselle de
Beauvais[42], fille de peu de naissance et de beaucoup d'esprit; il
faut savoir encore qu'il avoit été tellement tracassé par ses parens
dans cet amour, qui craignoient qu'elle ne lui fît faire la même
sottise que sa soeur avoit fait faire au marquis de Richelieu[43],
que cette considération, autant que les rigueurs de la belle,
l'avoient fort rebuté et l'avoient fort engagé au dessein d'aimer la
comtesse; mais il n'avoit pas pour celle-ci toute l'inclination
qu'elle méritoit, et c'étoit moins une seconde passion qu'un remède à
la première. Il ne faisoit pas beaucoup de chemin; tout ce qu'il
pouvoit faire étoit d'émouvoir la comtesse et de mettre au desespoir
le chevalier, et pour cela il s'en tenoit aux regards et aux
assiduités, sans se soucier d'aller plus vite. La comtesse, qui, à ce
qu'on croit, n'avoit jamais eu le coeur touché que du mérite de
Guitaud[44], favori du prince de Condé, qu'il y avoit quatre ou cinq
ans qu'elle ne pouvoit plus voir et avec qui elle entretenoit un
commerce de lettres, sentit sa constance ébranlée par les pas que fit
le comte de Guiche pour elle; et, quoi que Jarzay, ami de Guitaud, lui
dît pour l'obliger à chasser le comte, elle n'y donna pas d'abord les
mains, en faisant semblant de traiter cet amour de ridicule; elle
éluda long-temps les conseils de tous ses amis; enfin, voyant
elle-même que le comte ne s'aidoit pas, elle se résolut de se faire
honneur de la nécessité où elle se croyoit de le perdre, et, afin que
cela ne parût pas un sacrifice au chevalier, qui s'étoit vanté de
faire chasser son neveu, elle les chassa tous deux, déférant pour lors
aux avis de Jarzay[45], à ce qu'elle lui dit. Et là-dessus il se fit
une plaisanterie, que la comtesse alloit sceller les congés de ses
amans; mais le chevalier la fit tant presser par ses meilleurs amis,
qu'il obtint permission de la revoir au bout de quinze jours, et ce
fut sur cela qu'il fit ce couplet de sarabande:


SARABANDE.

    _Lorsque Jarzay[46], par un amour extrême
    Qu'il a toujours pour son ami Flamand,
    Sçut obliger la personne que j'aime
    Au dur scellé qui cause mon tourment,

    Lors je pensois, comme il pensoit lui-même,
    Ne revoir ma Philis qu'au jour du jugement;
    Mais ce n'étoit qu'un pur bannissement._

Cinq ou six mois s'étant passés, pendant lesquels le chevalier, trop
heureux de n'avoir plus son neveu sur les bras, avoit gouté auprès de
la comtesse le plaisir d'aimer seul, quelques amis du comte de Guiche
lui représentèrent qu'étant le plus beau garçon de la cour, il lui
étoit honteux de trouver une dame cruelle, et que le mauvais succès
qu'il avoit eu auprès de la comtesse lui avoit fait tort dans le
monde. Ces raisons lui firent résoudre de se rembarquer. Il revint
blessé de la campagne à la main droite; mais il y avoit déjà quelque
temps que sa blessure, quoique grande, ne l'empêchoit pas de se
promener, lorsqu'il rencontra la comtesse dans les Tuileries: il étoit
avec l'abbé Fouquet[47], ami particulier de cette dame, qui, croyant
leur faire plaisir, les engagea dans une conversation tête à tête et
les laissa seuls assez long-temps. Le comte ne parla point d'amour,
mais il fit des mines et jeta des regards qui ne parlèrent que trop à
la comtesse, qui en entendoit encore plus qu'il n'en vouloit dire.
Cette conversation finit par une foiblesse qui prit au comte de
Guiche, d'où le secours de la comtesse et de l'abbé le firent revenir.

Leurs opinions furent partagées sur la cause de cette foiblesse.
L'abbé l'attribua à la blessure du comte, et la comtesse à sa passion.
Il n'y a rien qu'une femme croie plus volontiers que d'être aimée,
parceque l'amour lui fait croire qu'on la doit aimer, et parcequ'on ne
se persuade pas malaisément ce que l'on désire. Ces raisons là firent
que la comtesse ne douta point de l'amour du comte de Guiche. Dans ce
temps-là madame d'Olonne, qui ne vouloit pas qu'un jeune homme si bien
fait lui échappât, pria Vineuil[48] de lui amener le comte de Guiche,
ce qu'il fit; mais, l'heure de ce cavalier n'étant pas encore venue,
il en sortit aussi libre qu'il y étoit entré. Il continua son dessein
pour la comtesse. Ses assiduités ayant renouvelé la jalousie du
chevalier, celui-ci voulut s'éclaircir de l'état auquel étoit son
neveu auprès de sa maîtresse, et, pour lui mieux ressembler, il
écrivit de la main gauche à cette belle un billet que voici:


BILLET.

_On est bien embarrassé quand on n'a qu'une pauvre main gauche. Je
vous supplie, Madame, que je vous puisse parler aujourd'hui à quelque
heure du jour; mais que mon cher oncle n'en sache rien, car je
courrois fortune de la vie, et peut-être vous-même ne seriez pas
quitte à meilleur marché._


La comtesse, ayant lu ce billet, donna charge à son portier[49] de
faire savoir à celui qui viendroit quérir la réponse qu'il dît à son
maître qu'il lui envoyât Manicamp à trois heures après midi. Lorsque
le chevalier eut reçu cette réponse, il crut avoir de quoi convaincre
la comtesse de la dernière intelligence avec son neveu, et, dans cette
pensée, il s'en alla chez elle. La rage qu'il avoit dans le coeur
lui avoit tellement changé le visage que, pour peu que la comtesse se
fût defiée de lui, elle eût tout découvert à son abord; mais, ne
songeant à rien, elle ne prit pas garde comme il étoit fait. «Y a-t-il
long-temps, Madame, lui dit-il, que vous n'avez vu le comte de
Guiche?--Il y a, répondit-elle, cinq ou six jours.--Mais il n'y a pas
si long-temps, répliqua le chevalier, que vous en avez reçu des
lettres?--Moi! des lettres du comte de Guiche? Pourquoi m'écriroit-il?
Est-il en état d'écrire à quelqu'un?--Prenez garde à ce que vous
dites, Madame, repartit le chevalier, car cela tire à conséquence.--La
vérité est, dit la comtesse, que Manicamp me vient d'envoyer demander
si le comte de Guiche me pourroit voir aujourd'hui, et je lui ai mandé
qu'il vînt sans son ami.--Il est vrai, reprit brusquement le
chevalier, que vous venez de mander à Manicamp qu'il vînt sans le
comte de Guiche; mais c'est sur une lettre de celui-ci que vous lui
avez mandé cela, et je ne le sais, Madame, que parce que c'est moi qui
l'ai écrite et à qui on a rendu votre réponse. N'est-ce pas assez de
ne pas reconnoître l'amour que j'ai pour vous depuis douze ans, sans
me préférer encore un petit garçon qui ne paroît vous aimer que depuis
quinze jours et qui ne vous aime point du tout. Ensuite de ce
discours, il fit des actions d'un homme enragé un quart d'heure
durant. La comtesse, qui se vit convaincue, voulut tourner l'affaire
en raillerie: Mais puisque vous vous doutez de l'intelligence de votre
neveu et de moi, lui dit-elle, que ne me demandiez-vous des choses de
plus grande importance qu'une heure à me voir?--Ah! Madame,
répliqua-t-il, je n'en sais que trop pour vous croire la plus ingrate
femme du monde, et moi le plus malheureux de tous les hommes.» Comme
il achevoit ces paroles, Manicamp entra, ce qui le fit sortir pour
cacher le désordre où il étoit. «Qu'y a-t-il, Madame? lui dit
Manicamp; je vous trouve tout embarrassée?» La comtesse lui conta
toute la tromperie du chevalier, et leur conversation ensuite; et,
après quelques discours sur ce sujet, Manicamp sortit. Presque à la
même heure il rapporta ce billet de la part du comte de Guiche:


BILLET.

_De peur que les faussaires ne me nuisent au jeu désagréablement, et
que vous ne vous mépreniez au caractère et au style, je vous ai voulu
faire connoître l'un et l'autre. Le dernier est plus difficile à
imiter, étant dicté par quelque chose qui est au dessus de leurs
sentimens._


La comtesse ayant lu ce billet: «Mon Dieu! lui dit-elle, que votre ami
est fou! J'ai bien peur qu'il ne se fasse, et à moi aussi, des
affaires dont nous n'avons pas besoin ni l'un ni l'autre.--Pourvu,
Madame, lui répondit Manicamp, que vous vous entendiez bien tous deux,
vous ne sçauriez avoir de méchantes affaires.--Mais, lui répondit la
comtesse, il ne sçauroit prendre avec moi un autre parti que celui
d'amant?--Non, Madame, répliqua-t-il, cela lui est impossible, et ce
qui vous le doit persuader, c'est qu'il revient à la charge après
avoir été battu; cette recherche marque en lui une furieuse nécessité
de vous aimer.» Comme ils alloient continuer cette conversation, il
entra du monde qui l'interrompit, et Manicamp, étant sorti, alla un
moment après conter à son ami ce qui venoit de se passer entre la
comtesse et lui. Le comte de Guiche, ne croyant pas que le billet
qu'il avoit écrit à la comtesse fût suffisant pour lui bien persuader
son amour, en écrivit un autre qui l'exprimât plus clairement, et il
en chargea Manicamp, qui, le lendemain, le portant à cette belle, le
perdit par les chemins, de sorte qu'il retourna sur ses pas dire au
comte de Guiche l'accident qui lui étoit arrivé. Celui-ci écrivit
cette lettre à la comtesse:


BILLET.

_Si vous étiez persuadée de mes sentimens, vous comprendriez aisément
qu'on est mal satisfait d'un homme aussi peu soigneux que l'est
Manicamp. Vous allez voir la plus grande querelle du monde si vous n'y
mettez la main. Jugez ce que je sens pour vous, puisque je romps avec
le meilleur de mes amis, sans retour de mon côté; mais, comme il lui
reste encore d'autres assistances, et que vous n'êtes pas si en colère
que moi, j'ai peur qu'il ne me force de lui pardonner par votre
entremise._


Manicamp alla chercher partout la comtesse, et l'ayant enfin trouvée
chez madame de Bonnelle[50] qui jouoit: «Je porte le bonheur, Madame,
aux gens que j'approche», lui dit-il, et, s'étant mis auprès d'elle,
il lui fourra finement dans sa poche la lettre de son ami et sortit.
Quelque temps après, la comtesse s'étant retirée chez elle, le jeu
fini, trouva, en prenant son mouchoir, la lettre du comte de Guiche,
cachetée et sans dessus. Si elle eût songé à ce que ce pouvoit être,
elle ne l'eût pas ouverte; mais, de peur d'être obligée de ne la pas
ouvrir, elle n'y voulut pas songer, et l'ouvrit brusquement, sans
faire la moindre réflexion. Toute la vivacité de la comtesse ne lui
put faire imaginer ce que lui vouloit dire le comte de Guiche sur le
sujet du mécontentement qu'il témoignoit avoir contre Manicamp, de
sorte qu'elle commanda à un de ses gens de lui aller dire le lendemain
qu'il la vînt voir, résolue de le gronder de la lettre qu'il lui avoit
donné du comte de Guiche, et de lui défendre de s'en charger à
l'avenir. Comme il entra dedans la chambre le lendemain, sa curiosité
lui fit oublier sa colère. «Eh bien! lui dit-elle, apprenez-moi votre
brouillerie avec votre ami.--C'est, Madame, lui dit-il, qu'avant-hier
je vous en apportois une lettre, et je la perdis; il est enragé contre
moi. Je ne sçais que lui dire, car j'ai tort.» La comtesse craignant
que cette lettre perdue fût retrouvée par quelqu'un qui fît une
histoire d'elle qui réjouît le public: «Allez, lui dit-elle, la
chercher par tout, et ne revenez pas que vous ne me la rapportiez.»
Manicamp sortit aussitôt, et revint le soir lui dire qu'il n'avoit
rien trouvé, que le comte de Guiche ne le vouloit plus voir, et qu'il
venoit la supplier de les remettre bien ensemble.--Je le ferai,
dit-elle, quoi que vous ne le méritiez pas. J'irai demain chez
mademoiselle Cornuel[51]; dites à votre ami qu'il s'y trouve.--Je n'ai
plus de commerce avec lui, dit Manicamp, et rien ne le peut radoucir
pour moi qu'un billet de votre part.--Moi, écrire au comte de Guiche!
reprit la comtesse; vous êtes fort plaisant de me proposer
cela!--Quoique nous soyons brouillés, Madame, répondit Manicamp, je ne
sçaurois m'empêcher de vous dire encore qu'il mérite bien cette grâce;
ne le regardez pas en ce rencontre, donnez ce billet à l'amitié que
vous avez pour moi, et je vous promets, quand il aura fait son effet,
que je vous le remettrai entre les mains. La comtesse, lui ayant fait
donner sa parole que le lendemain il lui rapporteroit son billet,
écrivit ainsi:

BILLET.

_Je ne vous écris que pour vous demander la grâce de ce pauvre
Manicamp. Il faut pourtant vous en dire davantage pour vous obliger de
me l'accorder: croyez ce qu'il vous dira de ma part; il est assez de
mes amis pour faire que je ne lui refuse rien de tout ce qui lui peut
être utile._


Le comte de Guiche, ayant reçu ce billet, le trouva trop doux pour le
rendre; il crut qu'il en seroit quitte pour désavouer Manicamp, et
cependant il le chargea de cette réponse:


RÉPONSE AU BILLET.

_Je souhaiterois infiniment que vous eussiez autant de penchant à
m'accorder ce que je désirerois de vous, qu'il m'a été facile
d'accorder la grâce au criminel. Je vous avoue qu'avec une telle
recommandation il étoit impossible de rien refuser. Si j'étois assez
heureux pour vous en pouvoir donner des preuves par quelque chose de
plus difficile, vous connoîtriez que vous m'avez fait injure lorsque
vous avez douté de la vérité de mes sentimens; ils sont, je vous
assure, aussi tendres qu'une aussi aimable personne que vous les peut
inspirer, et seront toujours aussi discrets que vous les pourrez
souhaiter, quoi qu'en disent nos gouverneurs. Je vous conjure de
déférer beaucoup aux avis du criminel, car, quoiqu'il soit homme assez
mal soigneux, il mérite qu'on se loue de son zèle pour notre service._


Ces avis étoient de se défier fort du chevalier, qui faisoit tout ce
qu'il pouvoit pour traverser son neveu, et pour le faire paroître à la
comtesse indiscret et infidèle. Après cela, Manicamp lui dit que le
comte de Guiche étoit tellement transporté de joie pour le billet
qu'elle lui avoit écrit qu'il lui avoit été impossible de le retirer;
mais qu'elle ne s'en mît point en peine, qu'il étoit aussi sûrement
dans les mains de son ami que dans le feu; qu'au reste, il n'avoit
jamais vu d'homme si amoureux que le comte, et qu'assurément il
l'aimeroit toute sa vie.--«Mais, interrompoit la comtesse, qu'est-ce
que veut dire tant de visites de votre ami chez madame d'Olonne? La
va-t-il prier de le servir auprès de moi?--Il n'y va point, Madame,
répondit Manicamp; c'est-à-dire qu'il y a été une fois ou deux, mais
je vois déjà l'esprit du chevalier dans ce que vous me venez de dire,
et je suis assuré que le comte de Guiche reconnoîtra son oncle à ce
trait de fripon. Mais, Madame, écoutez mon ami avant que de le
condamner.--J'en suis d'accord, lui dit-elle.»

Manicamp en jugeoit fort bien. Le chevalier avoit dit à la comtesse
que le comte de Guiche étoit amoureux de madame d'Olonne; qu'elle ne
servoit que de prétexte, et mille autres choses de cette nature, qui
lui parurent si vraisemblables, que, quoiqu'elle se défiât du
chevalier sur le chapitre du comte de Guiche, elle ne se put empêcher
d'y ajouter foi en ce rencontre. Le lendemain, une de ses amies
l'étant venue presser d'aller à la campagne, elle se laissa persuader,
et la certitude qu'elle crut avoir de la tromperie du comte de Guiche
fit qu'elle ne voulut point d'éclaircissement avec lui; et pour ne pas
tout rompre, elle voulut prévenir Guitaud par une fausse confidence,
de peur qu'il n'apprît par d'autres voies la vérité de toutes choses:
elle lui envoya donc la copie de la dernière lettre du comte de
Guiche, et partit après cela avec son amie. Le chevalier, qui étoit
alerte sur toutes les actions de la comtesse, et qui avoit gagné tous
ses gens, eut le paquet qu'elle envoyoit à Guitaud deux heures après
qu'il fut fermé; il tira copie de la lettre du comte de Guiche, et
jeta le paquet au feu. Deux jours après, ayant appris que la comtesse
étoit partie, il lui écrivit cette lettre:


LETTRE.

_Si vous eussiez eu autant d'envie de vous éclaircir des choses dont
vous témoignez douter que j'en avois de vous ôter par mille véritables
raisons toutes sortes de scrupules, vous n'eussiez pas entrepris un si
long voyage, ou du moins eussiez-vous témoigné du chagrin de paroître
si bonne amie. Je ne voudrois pas vous défendre d'avoir de la
tendresse, mais je souhaiterois fort d'avoir quelque part à
l'application, et je vous avoue que, si j'étois assez heureux pour y
parvenir par la même voie, j'essaierois de n'en être pas indigne par
ma conduite._


Dans le temps que l'on porta cette lettre à la comtesse, le chevalier
alla trouver son neveu, chez lequel il rencontra Manicamp. Après
quelque prélude de plaisanterie sur les bonnes fortunes du comte de
Guiche en général: «Ma foi, mes pauvres amis, leur dit-il, vous êtes
plus jeunes et plus gentils que moi, je l'avoue, et je ne vous
disputerai jamais de maîtresse que je ne connoîtrai pas de plus longue
main; mais aussi il faut que vous me cédiez la comtesse et celles qui
ont quelque engagement avec moi. La vanité que leur donne le grand
nombre d'amans les peut obliger à vous laisser prendre quelques
espérances. Il n'y en a guère qui rebutent d'abord les voeux des
soupirans, mais tôt ou tard elles se remettent à la raison, et c'est
alors que le nouveau venu passe mal son temps et que le galant dit,
d'accord avec sa maîtresse: Serviteur à Messieurs de la sérénade. Vous
m'avez promis, comte de Guiche, de ne me plus tourmenter auprès de la
comtesse; vous m'avez manqué de parole et fait une infidélité qui ne
vous a servi de rien, car la comtesse m'a donné toutes les lettres que
vous lui avez écrites. Je vous en montrerai les originaux quand vous
voudrez; cependant voici la copie de la dernière, que je vous ai
apportée.» Et, disant cela, il tira une lettre du comte de Guiche, et,
l'ayant lue: «Hé bien! mes chers[52], leur dit-il, vous jouerez-vous
une autre fois à moi?»

Pendant que le chevalier parloit, le comte de Guiche et Manicamp se
regardoient avec étonnement, ne pouvant comprendre que la comtesse les
eût si méchamment trompés. Enfin, Manicamp, prenant la parole et
s'adressant au comte: «Vous êtes traité, lui dit-il, comme vous
méritez; mais, puisque la comtesse n'a pas eu de considération pour
nous, ajouta-t-il se tournant du côté du chevalier, nous ne sommes pas
obligés d'en avoir pour elle. Nous voyons bien qu'elle nous a
sacrifiés, mais il y a eu des temps, chevalier, où vous l'avez été
aussi; nous avons grand sujet de nous plaindre d'elle, mais vous n'en
avez point du tout de vous en louer; quand nous nous sommes réjouis
quelquefois à vos dépens, la comtesse a été pour le moins de la moitié
avec nous.--Il est vrai, reprit le comte de Guiche, que vous n'auriez
pas raison d'être satisfait de la préférence de la comtesse en votre
faveur si vous saviez l'estime qu'elle fait de vous, et cela me fait
tirer des conséquences infaillibles qu'elle est fort entre vos mains,
puisque après les choses qu'elle m'a dites elle ne me trahit que pour
vous satisfaire. Hé bien! chevalier, jouissez en repos de cette
perfide. Si personne ne vous trouble que moi, vous vivrez bien content
auprès d'elle.» Là-dessus, s'étant tous trois réconciliés de bonne foi
et donné mille assurances d'amitié à l'avenir, ils se séparèrent.

Le comte de Guiche et Manicamp s'enfermèrent pour faire une lettre de
reproche à la comtesse au nom de Manicamp, sur quoi la pauvre
comtesse, qui était innocente, lui répondit que son ami et lui avoient
été pris pour dupes, et que le chevalier en savoit plus qu'eux;
qu'elle ne leur pouvoit mander comme il avoit eu la lettre qu'il leur
avoit montrée, mais qu'un jour elle leur feroit voir clairement
qu'elle ne les avoit point sacrifiés. Cette lettre ne trouvant plus
Manicamp à Paris, qui en étoit sorti la veille avec le comte de Guiche
pour suivre le roi en son voyage de Lyon[53], il ne la reçut qu'en
arrivant à la cour; ils n'en pensèrent ni plus ni moins à l'avantage
de la comtesse.

Pendant que tout cela se passoit, l'affaire de Marsillac avec madame
d'Olonne alloit son chemin, cet amant la voyant le plus commodément du
monde, la nuit chez elle, le jour chez mademoiselle Cornuel, fille
aimable de sa personne et de beaucoup d'esprit. Madame d'Olonne avoit
dans la ruelle de son lit un cabinet, au coin duquel elle avoit fait
faire une trappe qui répondoit dans un autre cabinet au dessous, où
Marsillac entroit quand il étoit nuit; un tapis de pied cachoit la
trappe et une table la couvroit. Ainsi Marsillac, passant les nuits
avec madame d'Olonne, selon le bruit commun, ne perdoit pas son temps;
cela dura jusqu'à ce qu'elle alla aux eaux[54], auquel temps
Marsillac, qui lui écrivoit mille lettres qu'on ne rapporte point ici
parcequ'elles n'en valent pas la peine, lui écrivit cette lettre un
jour avant que de lui dire adieu:


LETTRE.

_Je n'ai jamais senti une douleur si vive que celle que je sens
aujourd'hui, ma chère, parceque je ne vous ai point encore quittée
depuis que nous nous aimons; il n'y a que l'absence, et encore la
première absence de ce que l'on aime éperdument, qui puisse réduire au
pitoyable état où je suis. Si quelque chose pouvoit adoucir mon
chagrin, ma chère, ce seroit la créance que j'aurois que vous
souffrirez autant que moi. Ne trouvez pas mauvais que je vous souhaite
de la peine, puisque c'est une marque de notre amour. Adieu, ma chère,
croyez bien que je vous aime et que je vous aimerai toujours, car, si
une fois vous en étiez bien persuadée, il n'est pas possible que vous
ne m'aimiez toute votre vie._


RÉPONSE.

_Consolez-vous, mon cher; si ma douleur vous soulage, elle est au
point où vous la pouvez souhaiter: je ne vous la sçaurois mieux faire
voir que disant que je souffre autant que j'aime. En doutez-vous, mon
cher? venez me trouver, mais venez de meilleure heure, afin que je
sois long-temps avec vous et que je me récompense en quelque manière
de l'absence que je vais souffrir. Adieu, mon cher; soyez en repos de
mon amour: il sera pour le moins aussi grand que le vôtre._


Marsillac ne manque pas d'être au rendez-vous bien plus tôt qu'à son
ordinaire. En abordant sa maîtresse, il se jette sur son lit, et fut
ainsi fort long-temps à fondre en larmes et à ne pouvoir parler qu'à
mots entrecoupés. Madame d'Olonne de son côté ne paroissoit pas moins
touchée, mais comme elle eût encore bien souhaité de son amant
d'autres marques d'amour que celle de sa douleur: «Hé! quoi! mon cher,
lui dit-elle, vous me mandiez tantôt que mes déplaisirs soulageroient
les vôtres; cependant l'affliction où vous me voyez ne vous rend pas
moins désespéré.» À ces mots, Marsillac redoubla ses soupirs sans lui
répondre. L'abattement de l'ame avoit passé jusqu'au corps, et je
crois que cet amant pleuroit alors l'absence de sa vigueur plutôt que
celle de sa maîtresse. Toutefois, comme les jeunes gens reviennent de
loin et que celui-ci étoit d'un bon tempérament, il commença de se
ravoir, et il se rétablit en peu de temps, de manière que madame
d'Olonne eut peine à reconnoître qu'il eût été depuis peu si malade.
Après qu'il lui eut donné plusieurs témoignages de sa bonne santé,
elle lui recommanda d'en avoir soin sur toutes choses, et lui dit
qu'elle jugeroit par là de l'amour qu'il avoit pour elle. Là-dessus
ils se firent mille protestations de s'aimer toute leur vie; ils
convinrent des moyens d'écrire et se dirent adieu, l'un pour aller à
la cour et l'autre aux eaux.

Le lendemain, Marsillac étant allé dire adieu à mademoiselle Cornuel,
sa bonne amie, il la pria de bien persuader à sa maîtresse de prendre
plus garde à sa conduite qu'elle n'avoit encore fait. «Reposez-vous-en
sur moi, lui dit cette fille; elle sera bien incorrigible si je ne
vous la mets sur un pied honnête.» Deux jours après, mademoiselle
Cornuel alla chez madame d'Olonne, et l'ayant priée de faire dire à sa
porte qu'elle étoit sortie: «Je suis trop votre amie, Madame, lui
dit-elle, pour ne vous pas parler franchement de tout ce qui regarde
votre conduite et réputation. Vous êtes belle, vous êtes jeune, vous
avez de la qualité, du bien et de l'esprit, vous êtes fort aimée d'un
honnête homme que vous aimez fort, tout cela vous devroit rendre
heureuse; cependant vous ne l'êtes pas, car vous savez ce que l'on dit
de vous; nous en avons quelquefois parlé ensemble, et, cela étant,
vous seriez folle si vous n'étiez contente. Je n'entreprends pas de
considérer vos fragilités; je suis femme comme vous, et je sais par
moi-même les besoins de notre sexe. Vos manières sont insupportables;
vous aimez les plaisirs, Madame, et j'y consens, mais c'est un ragoût
pour vous que le bruit, et sur cela je vous condamne. Vous ne sauriez
vous défaire de vos emportemens? Est-il possible que vous ne soyez pas
au desespoir quand vous entendez dire la réputation où vous êtes, et
qu'on cache l'amour qu'on a pour vous par honte plutôt que par
discrétion?--Hé! qu'y a-t-il de nouveau, ma chère? Le monde
recommence-t-il ses déchaînemens contre moi?--Non, Madame, dit
mademoiselle Cornuel, il ne fait que les continuer, parceque vous
continuez toujours à lui donner de nouvelles matières.--Je ne sais
donc ce qu'il faut faire, reprit madame d'Olonne; toute la prudence
qu'on peut avoir en amour je pensois l'avoir, et, depuis que je me
mêle d'aimer, je n'ai jamais laissé traîner d'affaires, sachant bien
d'ordinaire que le grand bruit ne se fait qu'avant que l'on soit
d'accord et quand on n'agit pas de concert ensemble. Je vous prie, ma
chère, ajouta-t-elle, de me bien dire exactement ce qu'il faut que je
fasse pour bien aimer et pour avoir une galanterie qui ne me feroit
point de tort dans le monde quand elle seroit soupçonnée, car je suis
résolue de faire mon devoir à l'avenir dans la dernière
régularité.--Il y a tant de choses à dire sur ce chapitre, dit
mademoiselle Cornuel, que je n'aurois jamais fait si je ne voulois
rien oublier; néanmoins, je vous dirai les principales le plus
succinctement qu'il me sera possible.

Premièrement, il faut que vous sachiez, Madame, qu'il y a trois sortes
de femmes qui font l'amour: les débauchées, les coquettes et les
honnêtes maîtresses. Quoique les premières fassent horreur, elles
méritent assurément plus de compassion que de haine, parcequ'elles
sont emportées par la force de leur tempérament, et qu'il faut une
application presque impossible pour réformer la nature; cependant,
s'il y a un rencontre où il faille se vaincre soi-même, c'est en
celui-là, dans lequel il ne va pas moins que de l'honneur ou de la
vie.

Pour les coquettes, comme le nombre en est plus grand, je m'étendrai
davantage sur le chapitre. La différence des débauchées à elles, c'est
que dans le mal que font celles-ci il y a au moins de la sincérité;
dans celui que font les coquettes il y a de la trahison. Les coquettes
nous disent pour s'excuser, quand elles écoutent les douceurs de tout
le monde, que, quelque honnête femme qu'on soit, on ne hait pas une
personne qui nous dit qu'elle nous aime.

Mais on leur peut répondre qu'il y a des distinctions à faire. Si cet
amant s'adresse à une femme qui veut être honnête pour elle-même ou
pour un amant, j'avoue qu'elle ne pourra pas haïr un homme pour les
sentimens qu'il aura pour elle; mais cela n'empêchera pas qu'elle ne
doive prendre garde à ne pas avoir plus de complaisance pour lui que
pour un autre qui ne lui auroit jamais rien témoigné, de peur qu'elle
n'entretienne par là ses espérances, et qu'enfin cela ne fasse du
bruit et ne nuise à la réputation qu'elle veut conserver.

Si c'est une femme préoccupée à qui un homme témoigne de l'amour, elle
aura les mêmes précautions que l'autre pour empêcher que cela ne
continue; mais, s'il est opiniâtre, je soutiens qu'elle le haïra
autant qu'elle aimera son véritable amant, parcequ'il est naturel de
haïr les ennemis de celui qu'on aime, parceque l'amour que l'on ne
veut pas reconnaître importune, et parceque, l'amant bien traité
pouvant soupçonner qu'une passion qui dure à son rival est pour le
moins soutenue de quelques espérances, une honnête maîtresse regarde
comme son ennemi mortel un rival qui la met au hasard de perdre son
amant qu'elle aime plus que sa vie. Cela étant sans difficulté, il
faut que vous sachiez encore qu'il y a plusieurs sortes de coquettes.
Les unes trouvent de la gloire à se voir aimées de beaucoup de gens
sans en avoir aimé aucun, et ne voient pas que ce sont les avances
qu'elles font qui attirent le monde et qui les retiennent plutôt que
le mérite. D'ailleurs, comme il n'est pas possible qu'elles dispensent
leurs faveurs si également qu'il ne paroisse quelqu'un mieux traité
qu'un autre, et qu'il y en a même qui ne se contentent pas de
l'égalité, et qui veulent de la préférence, cela donne de la jalousie
aux mécontens, et enfin du dépit, qui leur fait dire en les quittant
tout ce qu'ils savent et ne savent pas.

Il y a d'autres coquettes qui ménagent plusieurs amans afin de sauver
le véritable dans la multitude et de faire dire qu'elles n'ont point
d'affaire, puisqu'elles traitent également tous ceux qui les voient;
mais on découvre la vérité, qui est le mieux qui leur puisse arriver,
ou, plutôt que de croire qu'elles n'aiment personne, tout le monde
croit qu'elles les aiment tous.

Il y en a d'autres qui, en ménageant plusieurs amans, veulent
persuader que, si elles aimoient quelqu'un, elles ne se hasarderoient
pas à le fâcher; cependant elles le fâchent et le perdent avec cela:
car de s'imaginer, si c'est en l'absence de leur véritable amant
qu'elles font l'amour, qu'il ne le sçaura pas connoître, ou, si c'est
devant lui, qu'en usant comme de concert ensemble il verra bien que ce
n'est rien, puisqu'elles le prennent pour témoin de ce qu'elles font,
ou qu'en tout cas, s'il se fâche, les douceurs qu'elles lui feront et
les promesses de n'y plus retourner l'obligeront à se radoucir, tout
cela est fort sujet à caution. L'on ne trompe pas long-temps un amant.
S'il ne découvre aujourd'hui, il découvrira demain.

    _Disant: Lon la la,
    Il vous quittera là._

Et quand la passion seroit si forte qu'il ne s'en pourroit guérir, les
reproches et les fracas qu'il fera donneront plus de chagrin à la
maîtresse coquette que tous ces ménagemens ne lui auront fait de
plaisir. Il y a des coquettes qui croient être en si mauvaise
réputation dans le monde qu'elles n'oseroient avoir de la rigueur pour
personne, de peur que cela ne passe pour un sacrifice à quelqu'un, et
qui ne songent pas qu'il vaudroit mieux pour leur honneur qu'elles
fussent convaincues du sacrifice. Voilà, Madame, la manière des
coquettes. Il faut maintenant que je vous fasse voir celle des
honnêtes maîtresses[55].


Pour elles, ou elles sont satisfaites de leur amant, ou elles ne le
sont pas. Si elles ne le sont pas, elles tâchent de le ramener à son
devoir par une conduite tendre et honnête; si cela ne se peut
absolument, elles rompent sans bruit, sur un prétexte de dévotion ou
de jalousie d'un mari, après avoir retiré, si elles peuvent, leurs
lettres et tout ce qui les peut convaincre; et, sur toutes choses,
elles font en sorte que leurs amans ne croient pas qu'elles les
quittent pour d'autres.

Si elles sont contentes de leurs amans, elles les aiment de tout leur
coeur, elles le leur disent sans cesse et leur écrivent le plus
tendrement qu'elles peuvent; mais, comme cela seulement ne leur prouve
pas leur amour, parceque les coquettes en disent autant ou plus tous
les jours, leurs actions et leurs procédés justifient assez le fond de
leur coeur, parcequ'il n'y a que cela d'infaillible. On peut
toujours dire qu'on aime, quoiqu'on n'aime pas; on ne peut avoir
long-temps un procédé tendre pour quelqu'un sans l'aimer.

Une honnête maîtresse craint plus que la mort de donner de la jalousie
à son amant, et, quand elle le voit alarmé sur quelque soupçon qu'il a
pu prendre de l'opiniâtreté de son rival, elle ne se contente pas du
témoignage de sa conscience; elle redouble ses soins et ses caresses
pour celui-là, et ses rigueurs pour celui-ci. Elle ne remet pas la
dernière sévérité pour une autre fois, croyant qu'elle se défera
toujours d'un importun trop tard. Elle sçait qu'autant de momens
qu'elle différeroit de chasser ce rival, elle donneroit autant de
coups de poignard dans le coeur de celui qu'elle aime; elle sçait
que, d'abord que son amant commence à avoir des soupçons, le moindre
petit soin qu'elle prendra de les lui ôter lui conservera l'estime et
l'amour qu'il a pour elle; au lieu que, si elle négligeoit de le
satisfaire et de le guérir, il viendroit à avoir si peu de confiance
en elle, qu'elle ne le pourroit rétablir en lui offrant même de perdre
sa réputation; elle sçait qu'un amant croiroit toujours que ce seroit
la crainte qu'elle auroit de lui qui lui arracheroit les sacrifices
qui passeroient dans son esprit, en un autre temps, pour des grandes
marques d'amour; elle sçait que des femmes en qui on a de la confiance
on excuse tout, qu'on ne pardonne rien à celles de qui on se défie;
elle sçait enfin qu'on vient quelquefois à être fatigué du tracas
qu'on reçoit d'une maîtresse et des reproches qu'on lui a faits après
lui avoir pardonné mille fautes considérables, et qu'on rompt sur une
bagatelle, lorsque la mesure est pleine et qu'on ne peut plus souffrir
tant de chagrins.

Il y a des femmes qui aiment fort leurs amans qui ne laissent pas de
leur donner de la jalousie par leur mauvaise conduite, et cela vient
de ce qu'elles se flattent trop de l'assurance qu'elles ont de leurs
bonnes intentions, et de ce qu'elles ne tranchent pas assez nettement
les espérances aux gens qui leur parlent d'amour, ou qui seulement
leur en témoignent par des soins et des assiduités. Elles ne sçavent
pas que les civilités d'une femme qu'on aime sont des faveurs dont
tous les amans se flattent quelquefois, parcequ'ils ont du mérite, ou
souvent parcequ'ils en croient avoir, tantôt parcequ'ils n'ont pas
bonne opinion des gens à qui ils s'adressent, et pensent que la
résistance qu'on fait n'est seulement que pour se faire valoir. De
sorte que, si une femme qui n'a jamais donné lieu de parler d'elle est
toujours fort jalouse de sa réputation, elle doit prendre garde, comme
j'ai déjà dit, de n'entretenir en nulle manière les espérances de tout
ce qui a de l'air d'amant; que, si c'est une femme qui n'ait pas eu
jusque là assez de soin de sa conduite, et qu'elle en veuille prendre
à l'avenir, comme vous, Madame, il faut qu'elle soit plus rude qu'une
autre, et surtout qu'elle soit égale en sa sévérité, car la moindre
bonté à quoi elle se relâche rengage plus un amant que cent refus ne
le rebutent.

Une honnête maîtresse a tant de sincérité pour son amant que, plutôt
que de manquer à lui dire les choses de conséquence, elle lui dit
jusqu'à des bagatelles, sachant bien que, s'il alloit sçavoir par
d'autres voies de certaines choses indifférentes, que l'on rend
criminelles en les redisant, cela feroit le plus méchant effet du
monde. Elle ne garde aucune mesure avec lui sur la confiance; elle lui
dit non seulement ses propres secrets, mais ceux même qu'elle a pu
savoir autrefois, ou qu'elle apprend d'ailleurs tous les jours. Elle
traite les gens de ridicules qui disent qu'étant maîtresse du secret
d'autrui, nous ne le devons pas dire à nos amans. Elle répond à cela
que, s'ils nous aiment toujours, ils n'en diront jamais rien, et que,
s'ils viennent à nous quitter, nous aurions bien plus à perdre que le
secret de notre ami; mais elle croit qu'on ne les doit jamais regarder
comme n'en devant plus être aimées, et qu'autrement nous serions
folles de leur accorder des faveurs.

Sa maxime est enfin que qui donne son coeur n'a plus rien à ménager;
elle sait qu'il n'y a que deux rencontres où elle se pourroit
dispenser de dire tout à son amant, l'un s'il étoit fort étourdi, et
l'autre s'il avoit eu quelque galanterie auparavant la sienne: car il
seroit imprudent à elle de lui en parler, à moins qu'il la pressât
fort, et en ce cas-là ce seroit lui qui attireroit le chagrin qu'il en
recevroit.

Enfin une honnête maîtresse croit que ce qui justifie son amour même
auprès des plus sévères, c'est quand elle est vivement touchée, quand
elle prend plaisir à le faire bien voir à son amant, quand elle le
surprend par mille petites grâces à quoi il ne s'attend pas, quand
elle n'a rien de réservé pour lui, quand elle s'applique à le faire
estimer de tout le monde, et qu'enfin elle fait de sa passion la plus
grande affaire de sa vie. À moins que cela, Madame, elle tient que
l'amour est une débauche, et que c'est un commerce brutal et un métier
dont des femmes perdues subsistent.

Mademoiselle Cornuel ayant cessé de parler: «Bon Dieu! dit madame
d'Olonne, les belles choses que vous venez de dire! mais qu'elles sont
difficiles à pratiquer! J'y trouve même un peu d'injustice, car enfin,
puisque nous trompons bien même nos maris, que les lois ont faits nos
maîtres, pourquoi nos amans en seroient-ils quittes à meilleur marché,
eux que rien ne nous oblige d'aimer que le choix que nous en faisons,
et que nous prenons pour nous servir, et tant et si peu qu'il nous
plaira?--Je ne vous ai pas dit, reprit mademoiselle Cornuel, que nous
ne devions quitter nos amans quand ils nous déplaisent, ou par leur
faute ou par lassitude, mais je vous ai fait voir la manière délicate
dont il vous falloit dégager pour ne leur pas donner sujet de crier
dans le monde: car enfin, Madame, puisqu'on a mis si tyranniquement
l'honneur des dames à n'aimer pas ce qu'elles trouvent aimable, il
faut s'accommoder à l'usage, et se cacher au moins quand on veut
aimer.--Eh bien! ma chère, lui dit madame d'Olonne, je m'en vais faire
merveille: j'y suis tout à fait résolue; mais avec tout cela je fonde
les plus grandes espérances de ma conduite sur la fuite des
occasions.--Que ce soit fuite ou résistance, dit mademoiselle Cornuel,
il n'importe, pourvu que votre amant soit satisfait de vous.» Et
là-dessus, l'ayant exhortée à demeurer ferme en ses bonnes intentions,
elle lui dit adieu.

Pendant qu'ils furent séparés, madame d'Olonne et Marsillac, ils
s'écrivirent fort souvent; mais, comme il n'y a rien de remarquable,
je ne parlerai point de leurs lettres, qui ne parloient de leur amour
et de leur impatience de se voir que fort communément. Madame d'Olonne
revint la première à Paris. Le comte de Guiche, pendant le voyage de
Lyon, persuada à Monsieur[56], frère du roi, auprès duquel il étoit
fort bien, de faire une galanterie, à son retour à Paris, avec madame
d'Olonne, et s'étoit offert de l'y servir et de lui faire avoir
bientôt contentement. Le prince avoit promis au comte de Guiche de
faire les pas nécessaires pour embarquer la dupe, de sorte que, dans
les conversations qu'il eut avec madame d'Olonne, il ne lui parla que
de l'amour que ce prince avoit pour elle; il lui dit qu'il le lui
avoit témoigné plus de cent fois pendant le voyage, et qu'elle le
verroit assurément soupirer aussitôt qu'il seroit revenu. Une femme
qui avoit des bourgeois et des gentilshommes, les uns bien et les
autres mal faits, pouvoit bien aimer un beau prince. Madame d'Olonne
reçut la proposition du comte de Guiche avec une joie qu'on ne peut
exprimer, et si grande qu'elle ne fit pas seulement les façons que des
coquettes font en de pareilles rencontres. Un autre eût dit qu'elle ne
vouloit aimer personne, mais moins un prince que qui que ce fût,
parcequ'il n'auroit pas tant d'attachement. Madame d'Olonne, qui étoit
la plus naturelle femme du monde et la plus emportée, ne garda pas de
bienséance, et répondit au comte de Guiche qu'elle s'estimoit plus
qu'elle n'avoit encore fait, puisqu'elle plaisoit à un si grand prince
et si raisonnable. Lorsque la cour fut revenue à Paris, le duc d'Anjou
ne répondit point aux empressemens à quoi le comte avoit préparé
madame d'Olonne, qui se livra tout entière. Tout cela ne lui produisit
rien, et ne servit qu'à lui faire connoître l'indifférence que le
prince avoit pour elle. Le comte de Guiche, voyant que le prince ne
mordoit point à l'hameçon, changea de dessein, et voulut au moins que
les services qu'il avoit voulu rendre à madame d'Olonne lui servissent
de quelque chose auprès d'elle. Il résolut donc d'en faire l'amoureux,
et, pour ce que le commerce qu'il avoit eu avec elle sur les amours du
duc d'Anjou lui avoit donné de grandes familiarités, il ne balança
point de lui écrire cette lettre:


LETTRE.

_Nous avons travaillé jusqu'ici en vain, Madame; la reine[57] vous
hait, et le duc d'Anjou appréhende de la fâcher. J'en suis au
désespoir pour vos intérêts. Vous m'en pouvez bien consoler, Madame,
si vous voulez, et je vous conjure de le vouloir. Puisque l'aigreur de
la mère et la foiblesse du fils ont ruiné nos desseins, il faut
prendre d'autres mesures. Aimons-nous, Madame; cela est déjà fait de
mon côté, et, si le duc d'Anjou vous eût aimée, je vois bien que je me
serois bientôt brouillé avec lui, parceque je n'aurois pu résister à
l'inclination que j'ai pour vous. Je ne doute pas, Madame, que la
différence ne vous choque d'abord; mais défaites-vous de votre
ambition, et vous ne vous trouverez pas si misérable que vous pensez.
Je suis assuré que, quand le dépit vous aura jetée entre mes bras,
l'amour vous y retiendra._

Quoi qu'on veuille dire contre les femmes, il y a souvent plus
d'imprudence que de malice dans leur conduite. La plupart ne pensent
plus, quand on leur parle d'amour, qu'elles ne doivent jamais aimer;
cependant elles vont plus loin qu'elles ne pensent; elles font des
choses quelquefois, croyant qu'elles seront toujours cruelles, dont
elles se repentent fort quand elles sont devenues plus humaines. La
même chose arriva à madame d'Olonne. Elle eut un chagrin insupportable
d'avoir manqué le coeur du prince après l'avoir compté parmi ses
conquêtes. Cherchant quelqu'un à qui s'en prendre pour amuser sa
douleur, elle ne trouva rien de plus vraisemblable à croire sinon que
le comte de Guiche, pour son propre intérêt, l'avoit empêché de
l'aimer: de sorte que, tant pour se venger de lui que pour rassurer
Marsillac, que toute cette intrigue avoit alarmé, elle lui sacrifia la
lettre du comte de Guiche, sans considérer que l'amour peut-être
l'obligeroit à faire la même chose des lettres de Marsillac. Celui-ci,
à qui madame d'Olonne donnoit tant de faveurs, en usa comme on fait
d'ordinaire quand on est content de sa maîtresse; il lui rendit mille
grâces de sa sincérité, et se contenta de triompher de son rival sans
en vouloir tirer une gloire indiscrète.

Cependant le comte de Guiche, qui ne sçavoit pas le destin de sa
lettre, alla le lendemain chez madame d'Olonne; mais il y vint bien du
monde ce jour-là, et il ne lui put parler d'affaires; il remarqua
seulement qu'elle l'avoit fort regardé, et, de chez elle, il alla dire
l'état de ses affaires à Fiesque, que depuis son retour de Lyon il
avoit faite sa confidente; il les alla dire aussi à Vineuil, et tous
deux séparément jugèrent, sur la fragilité de la dame et la
gentillesse du cavalier, que la poursuite ne seroit ni longue ni
infructueuse. Et en effet, madame d'Olonne avoit trouvé le comte de
Guiche si fort à son gré et si bien fait qu'elle s'étoit repentie du
sacrifice qu'elle venoit de faire à Marsillac. Le lendemain, le comte
de Guiche retourna chez elle, et, l'ayant trouvée seule, il lui parla
de son amour. La belle en fut aise et reçut cette déclaration le plus
agréablement du monde; mais, après être convenus de s'aimer, comme ils
étoient sur certaines conditions, des gens entrèrent qui obligèrent le
comte de Guiche à sortir un moment après.

Madame d'Olonne, s'étant aussi débarrassée de sa compagnie le plus tôt
qu'elle put, monta en carrosse. Voulant découvrir si la comtesse de
Fiesque ne prenoit plus d'intérêt avec le comte de Guiche, elle l'alla
trouver. Après quelques conversations sur d'autres sujets, elle lui
demanda son avis sur les desseins qu'elle lui dit qu'avoit le comte de
Guiche pour elle. La comtesse lui dit qu'il ne falloit que consulter
son coeur en de pareils rencontres. «Mon coeur ne me dit pas
beaucoup de choses en faveur du comte, reprit madame d'Olonne, et ma
raison m'en dit mille contre lui: c'est un étourdi que je n'aimerai
jamais.» En disant ces mots elle prit congé de la comtesse, sans
attendre sa réponse.

D'un autre côté, le comte de Guiche étant retourné à son logis, il
rencontra Vineuil, qui l'attendoit dans une impatience extrême de
sçavoir l'état de ses affaires. Le comte de Guiche lui dit assez
froidement qu'il croyoit que tout étoit rompu, de la manière dont
madame d'Olonne le traitoit; et, comme Vineuil vouloit savoir le
détail de la conversation, le comte de Guiche, qui avoit peur de se
découvrir, changeoit de propos à tous momens. Cela donna quelques
soupçons à Vineuil, qui étoit fin et amoureux de madame d'Olonne, et
qui ne se mêloit des affaires du comte de Guiche que pour se prévaloir
auprès de sa maîtresse des choses qu'il auroit apprises. Il sortit,
voyant qu'il ne découvroit rien, et fut trois jours durant dans des
inquiétudes mortelles de ne pouvoir apprendre ce qu'il soupçonnoit et
qu'il vouloit sçavoir. Assurément il alloit chez Fiesque avec un
visage de favori disgracié depuis qu'il voyoit que le comte de Guiche
ne lui donnoit plus de part dans l'honneur de sa confidence; il n'en
disoit rien à cette belle, pour ne se pas décréditer en montrant son
malheur.

Enfin, au bout de trois jours, étant allé chez le comte de Guiche:
«Qu'ai-je fait, Monsieur, lui dit-il, qui vous ait obligé de me
traiter ainsi? Je vois bien que vous vous cachez de moi sur l'affaire
de madame d'Olonne; apprenez-m'en la raison, ou si vous n'en avez
point, continuez à me dire ce que vous sçavez, comme vous avez
accoutumé.--Je vous demande pardon, mon pauvre Vineuil, lui dit le
comte de Guiche; mais madame d'Olonne, en m'accordant les dernières
faveurs, avoit exigé de moi que je ne vous en parlasse point, ni à
Fiesque encore moins qu'au reste du monde, parcequ'elle disoit que
vous étiez méchant et Fiesque jalouse. Quelque indiscret qu'on soit,
il n'y a point d'affaire qu'on ne tienne secrète dans le commencement,
quand on a pu se passer de confident pour en venir à bout. Je
l'éprouve aujourd'hui, car naturellement j'aime assez à conter une
aventure amoureuse; cependant j'ai été trois jours sans vous conter
celle-ci, vous à qui je dis toutes choses. Mais donnez-vous patience,
mon cher; je m'en vais vous dire tout ce qui s'est passé entre madame
d'Olonne et moi, et, par un détail le plus exact du monde, réparer en
quelque manière l'offense faite à l'amitié que j'ai pour vous.

«Vous saurez donc qu'à la première visite que je lui rendis après lui
avoir écrit la lettre que vous avez vue, il ne me parut à sa mine ni
rudesse, ni douceur; et la compagnie qui étoit chez elle empêcha de
m'en éclaircir mieux. Tout ce que je pus remarquer fut qu'elle
m'observoit de temps en temps. Mais y étant retourné le lendemain et
l'ayant trouvée seule, je lui représentai si bien mon amour et la
pressai si fort d'y répondre, qu'elle m'avoua qu'elle m'aimoit, et me
promit de m'en donner des marques, à la condition que je viens de vous
dire. Vous sçavez bien que je lui voulus promettre tout. Dans ces
momens-là nous ouïmes du bruit, de sorte que madame d'Olonne me dit
que je revinsse le lendemain, un peu devant la nuit, deguisé en fille
qui lui apporteroit des dentelles à vendre. M'en étant donc retourné
chez moi, je vous y trouvai, et vous pûtes bien voir par la froideur
avec laquelle je vous reçus et je vous parlai que tout le monde
m'importunoit alors, et particulièrement vous, mon cher, de qui
j'étois plus en garde que de personne. Vous vous en aperçûtes aussi,
et c'est ce qui vous fit soupçonner que je ne vous disois pas tout.
Lorsque vous fûtes sorti, je donnai ordre que l'on dît à ma porte que
je n'étois pas au logis, et je me préparai pour ma mascarade du
lendemain. Tout ce que l'imagination peut donner de plaisir par
avance, je l'eus vingt-quatre heures durant; les quatre ou cinq
dernières me durèrent plus que les autres; enfin, celle que
j'attendois avec tant d'impatience étant arrivée, je me fis porter
chez madame d'Olonne. Je la trouvai en cornette sur son lit, avec un
deshabillé couleur de rose. Je ne vous sçaurois exprimer, mon cher,
comme elle étoit belle ce jour-là! Tout ce que l'on peut dire est au
dessous des agrémens qu'elle avoit: sa gorge étoit à demi découverte;
elle avoit plus de cheveux abattus[58] qu'à l'ordinaire et tout
annelés; ses yeux étoient plus brillans que les astres; l'amour et la
couleur de son visage animoient son teint du plus beau vermillon du
monde. «Eh bien, mon cher! me dit-elle, me sçaurez-vous bon gré de ce
que je vous épargne la peine de soupirer long-temps? Trouvez-vous que
je vous fasse trop acheter les grâces que je vous fais? Dites, mon
cher? ajouta-t-elle. Mais quoi! vous me paroissez tout interdit.--Ah!
Madame, lui répondis-je, je serois bien insensible si je conservois du
sang-froid en l'état où je vous vois!--Mais puis-je m'assurer, me
dit-elle, que vous ayez oublié la petite Beauvais et la comtesse de
Fiesque?--Oui, lui dis-je, Madame, vous le pouvez. Et comment me
souviendrois-je des autres, ajoutai-je, que vous voyez bien que je me
suis presque oublié moi-même.--Je ne crains, répliqua-t-elle, que
l'avenir: car, pour le présent, mon cher, je me trompe fort si je vous
laisse penser à d'autres qu'à moi.» Et en achevant ces paroles elle se
jeta à mon col, et, me serrant avec ses bras que vous connoissez, elle
me tira sur elle. Ainsi tous deux couchés, nous nous baisâmes mille
fois, n'en voulant pas demeurer là, et cherchant quelque chose de plus
solide, mais de ma part inutilement. Il faut se connoître, Vineuil, et
savoir à quoi l'on est propre. Pour moi, je vois bien que je ne suis
pas né pour les dames; il me fut impossible d'en sortir à mon honneur,
quelque effort que fît mon imagination et l'idée et la présence du
plus bel objet du monde. «Qu'y a-t-il, me dit-elle, Monsieur, qui vous
met en si pauvre état? Est-ce ma personne qui vous cause du dégoût, ou
si vous ne m'apportez que le reste d'une autre?»

«La honte que me fit ce discours, mon cher, acheva de m'ôter les
forces qui me restoient. «Je vous prie, Madame, lui dis-je, de ne
point accabler un misérable de reproches; assurément je suis
ensorcelé.» Au lieu de me répondre, elle appelle sa femme de chambre:
«Dites, Quentine, mais dites-moi la vérité, comme suis-je faite
aujourd'hui? Ne suis-je pas malpropre? Ne trompez pas votre maîtresse:
il y a quelque chose à mon fait qui ne va pas bien». Quentine n'osant
répondre en la colère où elle la vit, madame d'Olonne lui arracha un
miroir qu'elle avoit. Après avoir fait toutes les mines qu'elle avoit
accoutumé de faire quand elle vouloit plaire à quelqu'un, pour juger
si mon impuissance venoit de sa faute ou de la mienne, elle secoua sa
jupe, qui étoit un peu froissée, et entra brusquement dans son cabinet
qu'elle avoit à la ruelle de son lit. Pour moi, qui étois comme un
condamné, je me demandois à moi-même si tout ce qui s'étoit passé
n'étoit point un songe, avec toutes les réflexions qu'on peut faire en
pareil rencontre. Je m'en allai au logis de Manicamp, où, lui ayant
conté toute mon aventure: «Je vous ai bien de l'obligation, mon cher,
me dit-il, car assurément c'est pour l'amour de moi que vous avez été
insensible auprès d'une si belle femme.--Quoique peut-être vous en
soyez cause, lui dis-je, je ne l'ai pas fait pour vous obliger. Je
vous aime fort, ajoutai-je, je vous l'avoue; mais avec tout cela je
vous avois oublié en ce rencontre. Je ne comprends pas une si
extraordinaire foiblesse; je pense qu'en quittant les habits d'un
homme j'en avois quitté les véritables marques. Cette partie est morte
en moi par laquelle j'ai été jusqu'ici une espèce de chancelier[59].
Comme j'achevois de parler, un de mes gens m'apporta une lettre de la
part de madame d'Olonne qu'un des siens lui avoit donnée. La voici
dans ma poche; je vous la vais lire.» En disant cela, le comte lut
cette lettre à Vineuil:


LETTRE.

_Si j'aimois le plaisir de la chair, je me plaindrois d'avoir été
trompée; mais, bien loin de m'en plaindre, j'ai de l'obligation à
votre foiblesse: elle est cause que, dans l'attente du plaisir que
vous ne m'avez pu donner, j'en ai goûté d'autres par imagination qui
ont duré plus long-temps que ceux que vous m'eussiez donnés si vous
eussiez été fait comme un autre homme. J'envoie maintenant savoir ce
que vous faites, et si vous avez pu gagner votre logis à pied; ce
n'est pas sans raison que je vous fais cette demande, car je n'ai
jamais vu un homme en si méchant état que celui où je vous laissai. Je
vous conseille de mettre ordre à vos affaires; avec plus de chaleur
naturelle que je ne vous en ai vu, vous ne sçauriez encore vivre
long-temps. En verité, Monsieur, vous me faites pitié, et, quelque
outrage que j'aie reçu de vous, je ne laisse pas de vous donner un bon
avis: fuyez Manicamp[60]. Si vous êtes sage, vous pourrez recouvrer
votre santé, mais restez quelque temps sans le voir. C'est assurément
de lui que vient votre foiblesse, car, pour moi, à qui mon miroir et
ma représentation ne mentent point, je ne crains pas qu'on me puisse
accuser, ni me faire reproche._


«À peine eus-je achevé de lire cette lettre que j'y fis cette réponse:


LETTRE.

_Je vous avoue, Madame, que j'ai bien fait des fautes en ma vie, car
je suis homme et encore jeune; mais je n'en ai jamais fait une plus
grande que celle de la nuit passée: elle n'a point d'excuse, Madame,
et vous ne sçauriez me condamner à quoi que ce soit que je n'aie bien
mérité. J'ai tué, j'ai trahi, j'ai fait des sacrilèges; pour tous ces
crimes-là vous n'avez qu'à chercher des supplices; si vous voulez ma
mort, je vous irai porter mon épée; si vous ne me condamnez qu'au
fouet, je vous irai trouver nu, en chemise. Souvenez-vous, Madame, que
j'ai manqué de pouvoir, et non de volonté; j'ai été comme un brave
soldat qui se trouve sans armes lorsqu'il faut qu'il aille au combat.
De vous dire, Madame, d'où cela est venu, j'en serois bien empêché;
peut-être m'est-il arrivé comme à ceux de qui l'appétit se passe quand
ils attendent trop à manger; peut-être que la force de l'imagination a
consumé la force naturelle. Voilà ce que c'est, Madame, de donner tant
d'amour: une médiocre beauté, qui n'auroit pas troublé l'ordre de la
nature, auroit été plus satisfaite. Adieu, Madame; je n'ai rien à vous
dire davantage, sinon que peut-être me pardonnerez-vous le passé, si
vous me donnez lieu de faire mieux à l'avenir: je ne demande pour cela
que jusqu'à demain, à la même heure qu'hier._


«Après avoir envoyé par un de mes laquais ces belles promesses à celui
de madame d'Olonne qui attendoit sa réponse à mon logis, je m'en
allai, et, ne doutant point que mes offres ne fussent bien reçues, je
voulus prendre un soin particulier de moi. Je me baignai, et me fis
frotter avec des essences de senteur; je mangeai des oeufs frais,
des culs d'artichauts, et pris un peu de vin; ensuite je fis cinq ou
six tours de chambre et me mis au lit sans Manicamp. J'avois si fort
en tête de réparer ma faute que je fuyois mes amis comme la peste. Le
lendemain m'étant levé gaillard de corps et d'esprit, je dînai de fort
bonne heure, aussi légèrement que j'avois soupé, et ayant passé
l'après-dînée à donner ordre à mon petit équipage d'amour, je m'en
allai chez madame d'Olonne à la même heure que l'autre fois. Je la
trouvai sur son même lit, ce qui me donna d'abord quelques
appréhensions qu'il ne me portât malheur; mais enfin, m'étant assuré
le mieux que je pus, je m'allai jeter à ses genoux. Elle étoit à demi
déshabillée et tenoit un éventail dont elle jouoit. Sitôt qu'elle me
vit, elle rougit un peu, dans le souvenir assurément de l'affront
qu'elle avoit reçu la veille; et, Quentine s'étant retirée, je me mis
sur le lit avec elle. La première chose qu'elle fit fut de me mettre
son éventail devant les yeux. Cela l'ayant rendue aussi hardie que
s'il y eût eu une muraille entre nous deux: «Eh bien! me dit-elle,
pauvre paralytique, êtes-vous venu aujourd'hui ici tout entier?--Ah!
Madame, lui répondis-je, ne parlons plus du passé.» Et là-dessus me
jetant à corps perdu entre ses bras, je la baisai mille fois et la
priai qu'elle se laissât voir toute nue. Après un peu de résistance
qu'elle fit pour augmenter mes désirs et pour affecter la modestie qui
sied si bien aux femmes, plutôt que par aucune défiance qu'elle eût
d'elle-même, elle me laissa voir tout ce que je voulus. Je vis un
corps en bon point et le mieux proportionné du monde et un fort grand
éclat de blancheur. Après cela, je recommençai à l'embrasser. Nous
faisions déjà du bruit avec nos baisers; déjà nos mains, entrelacées
les unes dans les autres, exprimoient les dernières tendresses
d'amour; déjà le mélange de nos âmes avoit fait l'union de nos corps,
quand elle s'aperçut du pauvre état où j'étois. Ce fut alors que,
voyant que je continuois à l'outrager, elle ne songea plus qu'à la
vengeance. Il n'y a point d'injures qu'elle ne me dît; elle me fit les
plus violentes menaces du monde. Pour moi, sans faire ni prières ni
plaintes, parceque je sçavois ce que j'avois mérité, je sortis
brusquement de chez elle et me retirai chez moi, où, m'étant mis au
lit, je tournai toute ma colère contre la cause de mes malheurs.

    _D'un juste dépit tout plein,
    Je pris un rasoir en main;
    Mais mon envie étoit vaine,
    Puisque l'auteur de ma peine,
    Que la peur avoit glacé,
    Tout malotru, tout plissé,
    Comme allant chercher son centre,
    S'étoit sauvé dans mon ventre._

«Ne pouvant donc rien faire, voici à peu près comme la rage me fit
parler: «Eh bien! traître, qu'as-tu à dire, infâme partie de moi-même
et véritablement honteuse, car on seroit bien ridicule de te donner un
autre nom? Dis-moi, t'ai-je jamais obligé à me traiter de la sorte et
me faire recevoir les plus rudes affronts du monde? Me faire abuser
des grâces qu'on me fait et me donner à vingt-deux ans les infirmités
de la vieillesse!» Pendant que la colère me fit parler ainsi,

    _L'oeil attaché sur le plancher,
    Rien ne le sçauroit plus toucher.
    Aussi, lui faire des reproches,
    C'est justement parler aux roches._

«Je passai le reste de la nuit en des inquiétudes mortelles; je ne
sçavois pas si je devois écrire à madame d'Olonne ou la surprendre par
une visite imprévue. Enfin, après avoir été long-temps à balancer, je
pris ce dernier parti, au hasard de trouver quelque obstacle à nos
plaisirs. Je fus assez heureux pour la rencontrer seule à l'entrée de
la nuit. Elle s'étoit mise au lit aussitôt que j'étois sorti d'auprès
d'elle. En entrant dans sa chambre, je lui dis: «Madame, je viens
mourir à vos genoux ou vous satisfaire. Ne vous emportez pas, je vous
prie, que vous ne sachiez si je le mérite.» Madame d'Olonne, qui
craignoit autant que moi un malheur semblable à ceux qui m'étoient
arrivés, n'eut garde de m'épouvanter par des reproches; au contraire,
elle me dit tout ce qu'elle put pour rétablir en moi la confiance de
moi-même, que j'avois quasi perdue; et, en effet, si j'avois été
ensorcelé, comme je lui avois dit deux jours auparavant, je rompis le
charme à la troisième fois. Vous jugez bien, ajouta le comte de
Guiche, qu'elle ne me dit point d'injures en la quittant, comme elle
avoit fait les autres fois. Voilà l'état de mes affaires, que je vous
prie de faire semblant d'ignorer.»

Vineuil le lui ayant promis, ils se séparèrent. Le comte de Guiche
alla chez madame la comtesse de Fiesque, à qui, entre autres choses,
il dit qu'il ne songeoit plus à madame d'Olonne.

Cet amant ne fut pas long-temps avec sa nouvelle maîtresse sans que
Marsillac s'en aperçût, quelque soin qu'elle prît de tromper celui-ci
et quelque peu d'esprit qu'il eût; mais la jalousie, qui tient lieu de
finesse, lui fit découvrir moins d'empressement en elle pour lui
qu'elle n'avoit accoutumé: de sorte que, lui ayant fait quelques
plaintes douces au commencement, et puis après un peu plus aigres,
voyant enfin qu'elle n'en faisoit pas moins, il se résolut de se
venger tout d'un coup de son rival et de sa maîtresse. Il donna donc à
ses amis toutes les lettres de madame d'Olonne et les pria de les
montrer partout. Mademoiselle d'Orléans[61] haïssoit fort le comte de
Guiche. Il lui donna la lettre qu'il avoit écrite à sa maîtresse, dans
laquelle il parloit mal de la reine et du duc d'Anjou. La première
chose que fit la princesse fut de montrer au duc d'Anjou la lettre du
comte de Guiche, croyant l'animer d'autant plus contre lui qu'elle
sçavoit que ce prince l'aimoit fort. Cependant le prince n'eut pas
tout l'emportement que la princesse avoit espéré, et se contenta de
dire à Péguilin[62] que son cousin étoit un ingrat et qu'il ne lui
avoit jamais donné sujet de parler de lui comme il faisoit, et que
tout le ressentiment qu'il en auroit aboutiroit à n'avoir plus pour
lui la même estime qu'il avoit eue, mais que, si la reine sçavoit la
manière dont il parloit d'elle, elle n'auroit pas assurément tant de
modération que lui. La princesse, n'étant pas satisfaite de voir tant
de bonté au prince pour le comte de Guiche, résolut d'en parler à la
reine, et, comme elle dit son dessein à quelqu'un, le maréchal de
Grammont[63] en fut averti et l'alla supplier de ne pas pousser son
fils. Elle le promit et n'y manqua pas. Cette princesse étoit fière et
ne pardonnoit pas aisément aux gens qui n'avoient pas pour elle tout
le respect à quoi sa grande naissance et son mérite extraordinaire
obligeoient tout le monde; mais, quand une fois elle étoit persuadée
qu'on l'aimoit, il n'y avoit rien de si bon qu'elle.

Pendant que le maréchal et ses amis tâchoient d'étouffer le bruit
qu'avoit fait Marsillac avec la lettre du comte de Guiche, on apprit
que Madame d'Olonne montroit celle-ci pour ruiner un mariage qui
faisoit la fortune de Marsillac:


LETTRE.

_Ne songez-vous point, Madame, à la contrainte où je suis? Il faut
que, deux ou trois fois la semaine, j'aille rendre visite à
mademoiselle de la Rocheguyon[64], que je lui parle comme si je
l'aimois, et que je donne un temps à cela que je ne devrois employer
qu'à vous voir, à vous écrire et à songer à vous; et, en quelque état
où je puisse être, ce me seroit une grande peine d'être obligé
d'entretenir un enfant. Mais maintenant que je ne vis que pour vous,
vous devez bien juger que c'est une mort pour moi. Ce qui me fait
prendre patience en quelque manière, c'est que j'espère de me venger
d'elle en l'épousant sans l'aimer, et qu'après cela, voyant de plus
près la différence qu'il y a de vous à elle, je vous aimerai toute ma
vie encore plus, s'il se pouvoit, que je ne fais._


Cela surprit d'abord tout le monde: on n'avoit vu jusque là que des
amants indiscrets et point encore de maîtresses; on ne pouvoit
s'imaginer qu'une femme, pour se venger d'un homme qu'elle n'aimoit
plus, aidât tellement elle-même à se convaincre. Cette indiscrétion ne
fit pourtant pas l'effet que madame d'Olonne s'étoit promis: M. de
Liancourt[65], grand-père de mademoiselle de la Rocheguyon, sachant
que madame d'Olonne le vouloit aigrir contre Marsillac, répondit à
ceux qui lui parlèrent de cette lettre que, hors l'offense de Dieu,
Marsillac ne pouvoit pas mieux faire, jeune comme il étoit, que
s'appliquer à gagner le coeur d'une aussi belle dame qu'étoit Madame
d'Olonne; que ce n'étoit pas d'aujourd'hui qu'on déchiroit les femmes
dans les ruelles des maîtresses, mais que, comme la passion qu'on
avoit pour elle étoit bien plus violente que celle qu'on avoit pour
les autres, elle ne duroit pas d'ordinaire si long-temps; par exemple,
celle de Marsillac n'étoit plus si ferme pour madame d'Olonne, et il
aimoit encore mademoiselle de la Rocheguyon. Madame d'Olonne ne ruina
donc point les affaires de Marsillac, comme elle avoit espéré, et,
confirmant seulement ce qu'elle avoit dit d'elle, elle ôta à ses amis
le moyen de la défendre.

Les choses étant en ces termes, et le comte de Guiche étant demeuré le
maître en apparence, madame d'Olonne alla un soir trouver la comtesse
de Fiesque, et, après quelques discours généraux, elle la pria de
remercier de sa part l'abbé Fouquet de quelque service qu'elle
prétendoit avoir reçu de lui, et de lui bien exagérer l'obligation
qu'elle lui avoit. Mais, l'abbé étant un des principaux personnages de
cette histoire, il est à propos de faire voir comment il étoit fait.


_Portrait de l'abbé Fouquet_.

L'abbé Fouquet, frère du procureur général et surintendant des
finances, étoit originairement d'Anjou, de famille de robe avant la
fortune, mais depuis gentilhomme comme le roi. Il avoit les yeux bleus
et vifs, le nez bien fait, le front grand, le menton plus avancé, la
forme du visage plate, les cheveux d'un châtain clair, la taille
médiocre et la mine basse; il avoit un air honteux et embarrassé; il
avoit la conduite du monde la plus éloignée de sa profession; il étoit
agissant, ambitieux et fier avec des gens qu'il n'aimoit pas, mais le
plus chaud et le meilleur ami qui fut jamais. Il s'étoit embarqué à
aimer plus par gloire que par amour; mais après, l'amour étoit demeuré
le maître. La première femme qu'il avoit aimée étoit madame de
Chevreuse[66], de la maison de Lorraine, dont il avoit été fort aimé;
l'autre étoit madame de Châtillon, qui, dans les faveurs qu'elle lui
avoit faites, avoit plus considéré ses intérêts que ses plaisirs.
Comme c'étoit une des plus belles femmes de France et des plus
extraordinaires, il faut faire voir ici la peinture de sa vie[67].



LIVRE SECOND.

HISTOIRE DE Mme DE CHÂTILLON.


_Portrait de madame de Châtillon._

Madame la duchesse de Châtillon, fille de M. de Boutteville[68] qui
eut la tête coupée pour s'être battu en duel, contre les édits du roi
père de Louis XIV, femme de Gaspard, duc de Châtillon[69], avoit les
yeux noirs et vifs, le front petit, le nez bien fait, la bouche rouge,
petite et relevée, le teint comme il lui plaisoit; mais d'ordinaire
elle le vouloit avoir blanc et rouge; elle avoit un rire charmant, et
qui alloit réveiller la tendresse jusqu'au fond des coeurs; elle
avoit les cheveux fort noirs, la taille grande, l'air bon, les mains
longues, sèches et noires, les bras de la même couleur et carrés, ce
qui tiroit à de méchantes conséquences pour ce que l'on ne voyoit pas;
elle avoit l'esprit doux et accort, flatteur et insinuant; elle étoit
infidèle, intéressée et sans amitié. Cependant, quelque épreuve que
l'on fît de ses mauvaises qualités, quand elle vouloit plaire, il
n'étoit pas possible de se défendre de l'aimer; elle avoit des
manières qui charmoient; elle en avoit d'autres qui attiroient le
mépris de tout le monde. Pour de l'argent et des honneurs, elle se
seroit déshonorée, et auroit sacrifié père, mère et amants[70].

Gaspard de Coligny, et depuis duc de Châtillon, après la mort du
maréchal son père et de son frère aîné, devint amoureux de
mademoiselle de Boutteville; et parceque le prince de Condé en devint
amoureux aussi, Coligny le pria de se déporter de son amour, puisqu'il
n'avoit pour but que la galanterie, et que lui songeoit au mariage. Le
prince, parent et ami de Coligny, ne put honnêtement lui refuser sa
demande, et, comme sa passion ne faisoit que de naître, il n'eut pas
beaucoup de peine à s'en défaire. Il promit à Coligny que non
seulement il n'y songeroit plus, mais qu'il le serviroit en cette
affaire contre le maréchal son père et ses parents, qui s'y
opposoient; et, en effet, malgré tous les arrêts du Parlement et tous
les obstacles que le maréchal son père y pût apporter, le prince
assista si bien Coligny, alors de ce nom, qu'on appela depuis
Châtillon par la mort de son frère, qu'il lui fit enlever mademoiselle
de Boutteville, et lui prêta vingt mille francs pour sa subsistance.
Coligny mena sa maîtresse à Château-Thierry, où il consomma le
mariage; de là ils passèrent outre, et s'en allèrent à Stenay, ville
de sûreté que M. le Prince, à qui elle étoit, leur avoit donnée pour
leur séjour. Soit que Coligny ne trouvât pas sa maîtresse aussi bien
faite qu'il se l'étoit imaginé, soit que l'amour qui étoit satisfait
lui donnât le loisir de faire des réflexions sur le mauvais état de sa
fortune, soit qu'il craignît d'avoir donné à sa femme le mal qu'il
avoit, il lui prit un chagrin épouvantable le lendemain de son
mariage; et, pendant qu'il fut à Stenay, le chagrin lui continua de
telle sorte qu'il ne sortoit non plus des bois qu'un sauvage. Deux ou
trois jours après, il s'en alla à l'armée, et sa femme dans un couvent
de religieuses à deux lieues de Paris. Ce fut là où Roquelaure[71],
qui sçavoit sa nécessité, lui envoya mille pistoles, et Vineuil deux
mille écus, qu'on leur doit encore, quoique la duchesse soit riche et
que cet argent ait été employé à son usage particulier.

Le défaut d'âge de Coligny lorsqu'il épousa sa femme rendant son
mariage invalide, et se trouvant majeur à son retour, on passa un
contrat de mariage, dans l'hôtel de Condé, devant tous les parents de
la demoiselle, et ensuite ils furent épousés dans Notre-Dame par le
coadjuteur de Paris[72]. Quelque temps après, madame de Châtillon, se
trouvant incommodée, alla prendre des eaux, où le duc de Nemours se
rencontra et devint amoureux d'elle.

_Portrait de M. le duc de Nemours._

Le duc de Nemours avoit les cheveux fort blonds, le nez bien fait, la
bouche petite et de belle couleur et la plus jolie taille du monde; il
avoit dans ses moindres actions une grâce qu'on ne pouvoit exprimer,
et dans son esprit enjoué et badin un tour admirable. La liberté de se
voir à toute heure, que l'usage a introduite dans les lieux où l'on
prend des eaux, donna mille occasions au duc de Nemours de faire
connoître son amour à sa maîtresse; mais, sçachant qu'on n'a jamais
réglé d'affaires amoureuses, au moins avec les dames qu'on estime un
peu, qu'en faisant une déclaration de bouche ou par écrit, il se
résolut de parler, et, un jour qu'il étoit seul chez elle: «Il y a
plus de trois semaines, Madame, lui dit-il, que je balance à vous dire
ce que je sens pour vous; et quand, à la fin, je me détermine de vous
en parler, c'est après avoir vu toutes les difficultés que je puis
trouver en ce dessein. Je me fais justice, Madame, et par cette raison
je ne devrois pas espérer; d'ailleurs, vous venez d'épouser un amant
aimé, et c'est une difficile entreprise de l'ôter de votre coeur et
de se mettre en sa place. Cependant je vous aime, Madame, et quand
vous devriez, pour n'être pas ingrate, vous servir de cette raison
contre moi, je vous avoue que c'est mon étoile, et non pas mon choix,
qui m'oblige à vous aimer.» Madame de Châtillon n'avoit jamais eu tant
de joie que ce discours lui en donna. M. de Nemours lui avoit paru si
aimable[73] que, si c'eût été l'usage que les femmes eussent parlé les
premières de leur amour, celle-ci n'eût pas attendu si long-temps que
fit son amant. Mais la peur de ne paroître pas assez précieuse
l'embarrassa si fort qu'elle fut quelque temps sans sçavoir que
répondre. Enfin, s'efforçant de parler pour cacher le désordre que son
silence témoignoit: «Vous avez raison, Monsieur, lui dit-elle avec
toutes les façons du monde, de croire qu'on aime fort son mari; mais
vous voulez bien qu'on prenne la liberté de vous dire que vous avez
tort d'avoir sur votre chapitre tant de modestie que vous avez. Si on
étoit en état de reconnoître les bontés que vous avez pour les gens,
vous verriez bien qu'ils vous estiment plus que vous ne faites.--Ah!
Madame, reprit le duc de Nemours, il ne tient qu'à vous que je ne
passe pour être le plus honnête homme de France.» À peine eut-il
achevé ces mots, que la comtesse de Maure[74] entra dans sa chambre,
devant laquelle il fallut bien changer de conversation, quoique ces
deux amants ne changeassent point de pensée. Leur distraction et leur
embarras firent juger à la comtesse de Maure que leurs affaires
étoient plus avancées qu'elles n'étoient, et cela fut cause qu'elle se
préparoit à faire une visite fort courte, lorsque le duc de Nemours la
prévint. Le prince, amoureux et discret, sçachant bien qu'il jouoit un
méchant personnage devant une femme clairvoyante comme la comtesse de
Maure, sortit et s'en alla chez lui écrire cette lettre à sa
maîtresse:


LETTRE.

_Je sors d'auprès de vous, Madame, pour être plus avec vous que je
n'étois. La comtesse de Maure m'observoit, et je n'osois vous
regarder; je craignois même, comme elle est habile, que cette
affectation ne me découvrît: car enfin, Madame, on sçait si bien qu'il
vous faut regarder quand on est auprès de vous que l'on croit que qui
ne vous regarde pas y entend finesse. Si je ne vous vois pas
maintenant, Madame, au moins ne s'aperçoit-on pas que j'ai de l'amour,
et j'ai la liberté de ne l'apprendre qu'à vous. Mais que je serois
heureux si je pouvois vous le persuader au point qu'il est, et que
vous seriez injuste en ce cas-là, Madame, si vous n'aviez pas quelque
bonté pour moi!_


Madame de Châtillon se trouva fort embarrassée en recevant cette
lettre. Elle ne sçavoit quel parti prendre, de la douceur ou de la
sévérité. Celui-ci pouvoit faire perdre le coeur de son amant,
l'autre son estime, et tous les deux le rebuter. Enfin elle résolut de
suivre le plus difficile, comme étant le plus honnête; et, quoi que
lui dît son coeur, elle aima mieux faire ce que lui conseilla sa
raison. Elle ne fit point de réponse au duc, et, comme il entra le
lendemain dans sa chambre: «Venez-vous encore ici, Monsieur, lui
dit-elle, me faire quelque nouvelle offense? Parceque l'on a l'humeur
douce et le visage, croyez-vous qu'il n'y a qu'à entreprendre avec les
gens? S'il ne faut qu'être rude pour avoir votre estime, on en fait
assez de cas pour se contraindre quelque temps. Oui, Monsieur, on sera
fière, et je vois bien qu'il le faut être avec vous.» Ces dernières
paroles furent un coup de foudre tombé sur ce pauvre amant. Les larmes
lui vinrent aux yeux, et ses larmes parlèrent bien mieux pour lui que
tout ce qu'il put dire. Après avoir été un moment sans parler: «Je
suis au désespoir, Madame, lui répondit-il, de vous voir en colère, et
je voudrois être mort, puisque je vous ai déplu. Vous allez voir,
Madame, dans la vengeance que j'ai résolu de prendre de l'offense que
vous avez reçue, que vos intérêts me sont bien plus chers que les
miens propres; je m'en vais si loin de vous, Madame, que mon amour ne
vous importunera plus.--Ce n'est pas cela que je vous demande,
interrompit cette belle; vous pourriez bien sans me fâcher demeurer
encore ici. Ne sçauriez-vous me voir sans me dire que vous m'aimez, ou
du moins sans me l'écrire?--Non, non, Madame, répliqua-t-il; il m'est
absolument impossible.--Eh bien! Monsieur, voyez-moi donc, reprit
madame de Châtillon; j'y consens, mais remarquez bien tout ce qu'on
fait pour vous.--Ah! Madame, interrompit le duc en se jetant à ses
pieds, si je vous ai adorée toute cruelle que vous avez été, jugez ce
que je ferai quand vous aurez de la douceur! Oui, Madame, jugez-en,
s'il vous plaît, car je ne sçaurois vous exprimer ce que je sens.»
Cette conversation ne finit pas comme elle avoit commencé: madame de
Châtillon se dispensa de garder toute la rigueur qu'elle s'étoit
promise, et, si le duc de Nemours n'eut pas de grandes faveurs, au
moins eut-il raison d'espérer d'être aimé. Dans cette confiance, il ne
fut pas chez lui qu'il écrivit cette lettre à sa maîtresse:


LETTRE.

_Après m'avoir dit, Madame, que vous consentiez que je vous visse,
puisqu'il m'étoit impossible de vous voir sans vous dire que je vous
aime, ou du moins sans vous l'écrire, je devrois vous écrire avec
confiance que ma lettre ne seroit pas mal reçue; cependant je tremble,
Madame, et l'amour, qui n'est jamais sans crainte de déplaire, me fait
imaginer que vous avez pu changer de sentiments depuis trois heures.
Faites-moi la faveur, Madame, de m'en éclaircir par deux lignes. Si
vous saviez avec quelle ardeur je les souhaite et avec quels
transports de joie je les recevrai, vous ne me jugeriez pas indigne de
cette grâce._


Madame de Châtillon n'eut pas reçu cette lettre qu'elle lui fit cette
réponse:


RÉPONSE.

_Pourquoi seroit-on changée, Monsieur? Mais, mon Dieu! que vous êtes
pressant! N'êtes-vous pas satisfait de connoître vos forces, sans
vouloir encore triompher de la foiblesse d'autrui?_


Le duc de Nemours reçut cette lettre avec une joie qui le mit quasi
hors de lui-même. Il la baisa mille fois et ne pouvoit cesser de la
lire. Cependant l'amour de ces deux amants augmentoit tous les jours,
et madame de Châtillon, qui avoit déjà rendu son coeur, ne défendoit
plus le reste que pour le rendre plus considérable par la difficulté.
Enfin, le temps de prendre des eaux étant passé, il fallut se séparer;
et, quoique l'un et l'autre s'en retournât à Paris, ils jugèrent bien
tous deux qu'ils ne se verroient plus avec tant de commodité qu'ils
avoient fait à Bourbon[75]. Dans la vue de ces difficultés, leur adieu
fut pitoyable. Le duc de Nemours assura plus sa maîtresse par ses
larmes qu'il aimeroit toujours que par les choses qu'il lui dit; et la
contrainte qui parut que madame de Châtillon faisoit pour ne pas
pleurer fit le même effet en son amant. Ils se quittèrent fort
tristes, mais fort persuadés qu'ils s'aimeroient bien, et qu'ils
s'aimeroient toujours. Le reste de l'automne ils se virent fort peu,
parcequ'ils étoient observés; mais ils s'écrivirent souvent.

Au commencement de l'hiver, la guerre civile, qui commençoit de
s'allumer, obligea le roi de sortir de Paris assez brusquement et se
retirer à Saint-Germain[76]. Dans ce temps-là le maréchal, père de
Coligny[77], vint à mourir, et le prince de Condé, qui étoit alors le
bras droit du cardinal Mazarin, obtint le brevet de duc et pair pour
son cousin de Coligny. Les troupes arrivant de toutes parts, on bloqua
la ville. La cour cependant ne paroissoit pas triste, et les
courtisans et les gens de guerre étoient ravis du mauvais état de ces
affaires. Le cardinal seul, qu'elles pouvoient ruiner, en cachoit une
partie à la reine, et le tout au jeune roi, à qui on ne parloit de la
guerre que pour dire les défaites des rebelles; et le reste du temps
on l'amusoit à des jeux proportionnés à son âge. Entre autres
personnes avec qui il aimoit à jouer, la duchesse de Chastillon tenoit
le premier rang, et ce fut sur cela que Benserade[78] fit ce couplet
de chanson sous le nom de son mari:

    _Châtillon, gardez vos appas
        Pour une autre conquête.
            Si vous êtes prête,
            Le roi ne l'est pas;
            Avec vous il cause,
            Mais, en vérité,
      Il faut bien autre chose
            Pour votre beauté
        Qu'une minorité._

Dans tous ces petits jeux, le duc de Nemours ne perdit pas son temps.
Il n'y en avoit guère où la duchesse et lui ne se donnassent des
témoignages de leur amour; et, à mesure que la passion de ces amants
croissoit, leur prudence faisoit le contraire. On remarquoit, à la
bohémienne, qu'ils se mettoient toujours vis-à-vis l'un de l'autre et
en état de se pouvoir dire le secret; à colin-maillard, que, quand
l'un avoit les yeux bouchés, l'autre se venoit livrer à lui, afin que
la main, en cherchant à connoître celui qu'elle avoit pris, eût le
prétexte de tâter partout; enfin il n'y avoit point de jeu où l'amour
ne leur fît trouver moyen de se faire des tendresses.

Le duc de Châtillon, que la connoissance de l'humeur de sa femme
obligeoit à l'observer, vit quelque chose de l'intelligence du duc de
Nemours et d'elle. La gloire plus que l'amour lui fit recevoir ce
déplaisir avec une impatience extrême. Il en parla à un de ses bons
amis, qui, prenant à son chagrin toute la part qu'il y devoit prendre,
en alla parler à la duchesse. «Le service que j'ai voué, dit-il, à la
maison de monsieur votre mari, m'oblige à vous venir donner un avis
qui vous est de conséquence. Belle comme vous êtes, Madame, il n'est
pas possible que vous ne soyez aimée, et comme assurément, vos
intentions étant bonnes, vous ne prenez pas assez garde à vos actions,
la plupart des femmes qui vous envient et des hommes jaloux de la
gloire de monsieur votre mari donnent un méchant jour à tout ce que
vous faites. Monsieur votre mari, lui-même, s'est aperçu que vous avez
une conduite qui, bien qu'elle fût plus imprudente que criminelle, ne
laisseroit pas de vous faire tort dans le monde et de lui donner du
chagrin. Vous sçavez comme il est glorieux, Madame, et combien il
craindroit le ridicule sur cette matière. Je vous en donne avis et
vous supplie très humblement d'y prendre garde: car, si, vous reposant
sur la netteté de votre conscience, vous négligez trop votre
réputation, monsieur votre mari pourroit se porter à des violences
contre vous qui ne vous laisseroient pas en état de lui faire voir
votre innocence.--Ce que vous me dites, Monsieur, lui répliqua madame
de Châtillon, ne me doit pas surprendre; monsieur le duc m'a de bonne
heure accoutumée à ses caprices. Dès le lendemain qu'il m'eut épousée,
il prit une si furieuse jalousie de Roquelaure, qui l'avoit servi en
mon enlèvement, qu'il ne la put cacher, et cependant on ne lui en peut
pas donner moins de sujet que nous avions fait. Aujourd'hui le voici
qui recommence à prendre des soupçons. Je ne sçaurois encore deviner
sur qui ils tombent; tout ce que je vous puis dire, c'est que je doute
qu'il eût là-dessus l'esprit en repos quand je serois à la campagne et
que je ne verrois que mes domestiques.--Je n'entre pas, Madame, reprit
cet ami, dans un plus long détail avec vous; je ne sçais même si
monsieur votre mari regarde quelqu'un, quand il me témoigne de n'être
pas satisfait de vous; mais vous pouvez, sur ce que je vous dis,
prendre des mesures pour votre conduite.» Et là-dessus, ayant pris
congé d'elle, il la laissa dans des inquiétudes épouvantables. D'abord
elle en avertit le duc de Nemours, avec qui elle résolut qu'ils se
contraindroient plus qu'ils n'avoient fait par le passé.

Cependant monsieur le Prince, qui ne songeoit qu'à réduire le peuple
de Paris par la faim, à livrer le Parlement, qui avoit mis la tête du
Cardinal à prix, crut qu'une des choses qui pouvoient le plus avancer
ce succès étoit la prise de Charenton, que Clanleu[79] gardoit avec
cinq ou six cents hommes. Il rassembla une partie des quartiers, et
avec mille hommes, à la tête desquels voulut se mettre Gaston de
France[80], oncle du roi, lieutenant général de la Régence, il vint
attaquer Charenton par trois endroits. Comme il n'y avoit que des
retranchements assez mauvais aux avenues, il ne fut pas difficile aux
troupes du roi de les forcer; mais le duc de Châtillon, qui commandoit
les attaques sous monsieur le Prince, poussant vigoureusement les
ennemis, fut blessé au bas-ventre d'une mousquetade dans le bourg,
dont il mourut la nuit d'après. Monsieur le Prince le regretta fort,
et sa douleur fut si violente qu'elle ne put pas durer. Par ce qui
s'est passé on peut juger que la duchesse ne fut que médiocrement
affligée, et on le jugera encore mieux par ce qui arrivera ensuite;
cependant elle pleura, elle s'arracha les cheveux, et fit voir les
apparences du plus grand désespoir du monde. Le public fut tellement
trompé que l'on fit ce sonnet sur cette mort:

SONNET.

    _Châtillon est donc mort au moment où la cour
    Lui préparoit l'honneur que méritoient ses armes!
    Mars vient de le ravir au milieu des alarmes,
    Et, malgré la victoire, il a perdu le jour.

    Quand on vous eut ôté l'espoir de son retour,
    Quels furent vos transports, beauté pleine de charmes!
    Quiconque les a vus et les a vus sans larmes,
    Il faut qu'il ait le coeur insensible à l'amour.

    En un pareil état, en pareille surprise,
    Alcione jamais, ni jamais Artemise,
    N'eurent tant de raison de se plaindre du sort.

    Ô discorde funeste, en misères féconde,
    Que ne feras-tu point, si ton premier effort
    A déjà fait pleurer les plus beaux yeux du monde?_

Le duc de Nemours, qui étoit mieux averti que le reste du monde, ne
s'étonna point de l'affliction de madame de Châtillon. Il prit si bien
le temps que l'excès de la douleur avoit altéré cette pauvre
désespérée, et la pressa si fort de lui accorder des faveurs que la
crainte qu'elle avoit eue de son mari l'avoit empêchée de lui faire
pendant sa vie, qu'elle lui donna rendez-vous le jour de son
enterrement. Bordeaux[81], l'une de ses demoiselles, qui croyoit que
la mort du duc ruineroit la fortune de Ricoux, qui la recherchoit en
mariage, étoit en une véritable affliction: de sorte que, lorsqu'elle
vit le duc de Nemours sur le point de recevoir les dernières faveurs
de sa maîtresse un jour que les plus emportés se contraignent,
l'horreur de cette action redoubla sa douleur, et, sans sortir de la
chambre, elle troubla le plaisir de ces amants par des soupirs et par
des larmes. Le duc, qui vit bien que, s'il n'apaisoit cette femme, il
n'auroit pas à l'avenir dans son amour toute la douceur qu'il
souhaitoit, prit soin de la consoler en sortant, et lui dit qu'il
sçavoit bien la perte qu'elle faisoit au feu duc, mais qu'il vouloit
être son ami et prendre soin de sa fortune, ainsi que le défunt; qu'il
avoit autant de bonne volonté que lui et peut-être plus de pouvoir, et
qu'en attendant qu'il pût faire quelque chose de considérable pour
elle, il la prioit de recevoir quatre mille écus qu'il lui enverroit
le lendemain. Ces paroles eurent tant de vertu que Bordeaux essuya ses
larmes, promit au duc d'être toute sa vie dans ses intérêts, et lui
dit que sa maîtresse avoit toutes les raisons du monde de ne rien
ménager pour lui donner des marques de son amour. Le lendemain
Bordeaux eut les quatre mille écus que le duc lui avoit promis: aussi
le servit-elle depuis préférablement à tous ceux qui ne lui en
donnèrent pas tant.

Au commencement du printemps, la paix étant faite, la cour revint à
Paris. Monsieur le Prince, qui venoit de tirer monsieur le
Cardinal[82] d'une méchante affaire, lui vendoit bien chèrement les
services qu'il lui avoit rendus dans cette guerre. Non seulement le
Cardinal ne pouvoit fournir aux grâces qu'il lui demandoit tous les
jours, mais il ne pouvoit supporter l'insolence avec laquelle il les
demandoit. Le Pont-de-l'Arche, que le prince lui avoit arraché pour
son beau-frère le duc de Longueville[83]; le mariage du duc de
Richelieu, qu'il avoit fait hautement avec mademoiselle de Pons[84]
contre l'intention de la cour, et l'audace avec laquelle il avoit
exigé de la reine qu'elle vît Jarzay, après la hardiesse que celui-ci
avoit eue d'écrire à Sa Majesté une lettre d'amour, fit enfin résoudre
le Cardinal de se délivrer de la tyrannie où il étoit, sous prétexte
de venger le mépris qu'on faisoit à l'autorité royale. Il communiqua
ce dessein à monsieur le duc d'Orléans, qui se souvenoit du bâton
rompu de son exempt par le prince, et qui, pour cela et pour la
jalousie de son grand mérite, avoit des raisons de le haïr; et
parceque monsieur le Cardinal fit connoître à Monsieur que la
Rivière[85], qui le gouvernoit, étoit pensionnaire du prince, il tira
parole de lui qu'il cacheroit cette affaire à son favori. On arrêta au
palais, où logeoit pour lors le roi, messieurs le prince de Condé, le
prince de Conti, et le duc de Longueville, leur beau-frère. Cependant
monsieur de Turenne[86], qui, par les liaisons qu'il avoit avec
monsieur le Prince, pouvoit craindre d'être pris, et qui d'ailleurs
étoit enragé contre la cour pour la principauté de Sedan, qu'on avoit
ôtée à sa maison, se retira à Stenay, où madame de Longueville[87]
arriva bientôt après, et les officiers du prince se jetèrent dans
Bellegarde. Madame de Châtillon s'attacha auprès de madame la
Princesse douairière[88], et mit dans ses intérêts le duc de Nemours,
son amant.

Quelque temps après que les princes furent en prison, madame la
Princesse douairière eut permission d'aller demeurer chez sa cousine
madame de Châtillon. Un prêtre nommé Cambiac[89], qui s'étoit
introduit chez madame de Boutteville par le moyen de madame de
Brienne[90], fut envoyé à madame de Châtillon par sa mère. Il n'y fut
pas longtemps qu'il se rendit maître de son esprit, en telle sorte
qu'il se mit entre elle et le duc de Nemours; ce commerce lui donnant
lieu d'avoir de grandes familiarités avec madame de Châtillon, il en
devint amoureux, et jusqu'au point de s'en évanouir en disant la
messe. Madame la Princesse douairière étant tombée malade de la
maladie dont elle mourut[91], Cambiac, qui s'étoit acquis beaucoup de
crédit sur son esprit, l'employa en faveur de madame de Châtillon: il
lui fit donner pour cent mille écus de pierreries et la jouissance sa
vie durant de la seigneurie de Marlou[92], qui valoit vingt mille
livres de rente. Le duc de Nemours, que les soins de Cambiac pour
madame de Châtillon avoient un peu alarmé, fut tout à fait jaloux de
la nouvelle du testament de la princesse; il ne crut pas qu'il fût
aisé de résister à des services si considérables, et, quoiqu'il ne pût
blâmer sa maîtresse de les avoir reçus, il étoit enragé qu'elle les
tînt de la main d'un homme qu'il regardoit comme son rival. Il n'avoit
pas tort: ce qu'avoit fait Cambiac avoit coûté des faveurs à cette
belle, car, quoiqu'elle aimât mieux le duc de Nemours, elle aimoit le
bien encore davantage. Cependant, comme elle n'eut plus affaire de
Cambiac après la mort de madame la Princesse, il ne lui fut pas
difficile de guérir l'esprit de son amant en chassant le pauvre
prêtre.

Le coadjuteur de Paris et madame de Chevreuse, qui avoient été du
complot d'arrêter les princes, trouvant que le cardinal devenoit trop
insolent, firent entrer monsieur le duc d'Orléans dans cette
considération, et lui représentèrent que, s'il contribuoit à la
liberté des princes, non seulement il se réconcilieroit avec eux, mais
il les mettroit tout à fait dans ses intérêts. Outre le dessein
d'affoiblir l'autorité du cardinal, qui donnoit de l'ombrage au parti
qu'on appeloit la Fronde, chacun avoit encore son intérêt particulier.
Madame de Chevreuse vouloit que monsieur le prince de Conti[93], pour
qui la cour avoit demandé à Rome le chapeau de cardinal, épousât sa
fille, et le coadjuteur vouloit être subrogé à la nomination du
prince. Ce fut sur cette promesse, que les princes de Condé et de
Conti donnèrent signée de leurs mains à madame de Chevreuse, qu'elle
et le coadjuteur travaillèrent à les faire sortir de prison. La chose
ayant réussi comme ils l'avoient projeté, et le cardinal même ayant
été contraint de sortir hors de France, monsieur le Prince n'eut pas
de modération dans sa nouvelle prospérité, et cela obligea la cour de
faire de nouveaux desseins sur sa personne. Il se retira d'abord en sa
maison de Saint-Maur, et quelque temps après à Monrond, et de là à son
gouvernement de Guienne. Le duc de Nemours le suivit, et madame de
Longueville, qui étoit avec son frère, s'étant éprise du mérite du
duc, lui fit tant d'avances, que ce prince, quoique fort amoureux
d'ailleurs, ne lui put résister; mais il se rendit par la fragilité de
la chair plutôt que par l'attachement du coeur. Le duc de La
Rochefoucauld[94], qui étoit depuis trois ans amant aimé de madame de
Longueville, vit l'infidélité de sa maîtresse avec toute la rage qu'on
peut avoir en de pareilles occasions. Elle, qui étoit remplie d'une
grande passion pour le duc de Nemours, ne se mit guère en peine de
ménager son ancien amant. La première fois qu'elle vit le duc de
Nemours en particulier, dans le moment le plus tendre du rendez-vous,
elle lui demanda comme il avoit été avec madame de Châtillon. Le duc
ayant répondu qu'il n'en avoit jamais eu aucune faveur: «Ah! je suis
perdue, lui dit-elle, et vous ne m'aimez guère, puisqu'en l'état où
nous sommes à présent, vous avez la force de me cacher la vérité!» Ce
commerce ne dura guère, et le duc de Nemours ne pouvoit se contraindre
à témoigner de l'amour qu'il ne sentoit pas; et l'on peut croire que
la princesse, qui étoit malpropre et qui sentoit mauvais, ne pouvoit
pas cacher ses méchantes qualités à un homme qui aimoit ailleurs
éperdument. Ces dégoûts ne retardèrent pas aussi le voyage que le duc
de Nemours devoit faire en Flandre pour amener au parti du prince un
secours d'étrangers; mais la véritable cause de son impatience étoit
le désir de revoir madame de Châtillon, qu'il aimoit toujours plus que
sa vie. Il vint donc passer à Paris, où il la revit et la mit dans le
malheureux état que l'on peut appeler l'écueil des veuves. Lorsqu'elle
s'aperçut de son malheur, elle chercha du secours pour s'en délivrer.
Desfougerets[95], célèbre médecin, entreprit cette cure, et ce fut
dans le temps qu'il la traitoit de cette maladie que monsieur le
Prince revint de Guienne à Paris, et amena avec lui La Rochefoucauld.

_Portrait de monsieur le prince de Condé[96]._

Monsieur le Prince avoit les yeux vifs, le nez aquilin et serré, les
joues creuses et décharnées, la forme du visage longue, la physionomie
d'un aigle, les cheveux frisés, les dents mal rangées et malpropres,
l'air négligé et peu de soin de sa personne, et la taille belle. Il
avoit du feu dans l'esprit, mais il ne l'avoit pas juste; il rioit
beaucoup et désagréablement; il avoit le génie admirable pour la
guerre, et particulièrement pour les batailles; le jour du combat il
étoit doux aux amis, fier aux ennemis. Il avoit une netteté d'esprit,
une force de jugement, une facilité de s'exprimer sans égale. Il étoit
né fourbe, mais il avoit de la foi et de la probité aux grandes
occasions; il étoit né insolent et sans égard, mais l'adversité lui
avoit appris à vivre.

Ce prince se trouvant quelque disposition à devenir amoureux de la
duchesse, La Rochefoucauld l'échauffa encore davantage par le grand
désir qu'il avoit de se venger du duc de Nemours. La Rochefoucauld le
persuada de lui donner la propriété de Marlou, dont elle n'avoit que
l'usufruit, lui disant que madame de Châtillon étoit plus jeune que
lui, et que ce présent ne faisoit tort qu'à sa postérité, et qu'une
terre de vingt mille livres de rente de plus ou moins ne la rendoit ni
plus pauvre ni plus riche.

Lorsque le prince devint amoureux de madame de Châtillon, elle étoit
entre les mains de Desfougerets, qui se servoit de vomitifs pour la
tirer d'affaire. Le prince, qui étoit sans cesse auprès de son lit,
lui demandoit quelle étoit sa maladie; elle lui dit qu'elle croyoit
être empoisonnée. Cet amant, désespéré de voir sa maîtresse en danger
de la vie, disoit à l'apothicaire qui la servoit qu'il le feroit
pendre; celui-ci, qui n'osoit se justifier, alloit dire à Bordeaux,
qui avoit épousé Ricoux, que, si on le pressoit trop, il diroit tout.
Enfin les remèdes firent l'effet qu'on s'étoit promis, et ce fut peu
de temps après cette guérison que, le prince ayant fait la donation de
Marlou, madame de Châtillon n'en fut pas ingrate[97]; mais elle ne lui
donna que l'usufruit dont le duc de Nemours avoit la propriété.
Cependant La Rochefoucauld se vengea pleinement du duc de Nemours, et
lui donna des déplaisirs d'autant plus cuisants qu'il n'eut pas la
force de se guérir de sa passion, comme La Rochefoucauld avoit fait de
celle qu'il avoit eue pour madame de Longueville. Outre celui-ci, le
prince avoit encore Vineuil pour confident, qui, en le servant auprès
de sa maîtresse, tâchoit aussi de s'en faire aimer.

_Portrait de monsieur de Vineuil._

Vineuil étoit frère du président Ardier[98], d'une assez bonne famille
de Paris, agréable de visage, assez bien fait de sa personne; il étoit
sçavant et honnête homme. Il avoit l'esprit plaisant et satirique,
quoiqu'il craignît tout; cela lui avoit attiré souvent de méchantes
affaires. Il étoit entreprenant avec les femmes, et cela l'avoit
toujours fait réussir; il avoit été bien avec madame de Montbazon[99],
bien avec madame de Movy[100] et bien avec la princesse de
Wirtemberg[101], et cette dernière galanterie l'avoit tellement
brouillé avec feu Châtillon, que, sans la protection de monsieur le
Prince, il eût souffert quelques violences. Aussi la haine de
Châtillon pour lui avoit assez disposé sa femme à l'aimer.

Mais laissons là Vineuil pour quelque temps, et revenons au duc de
Nemours.

La jalousie le transportoit tellement, qu'un jour, ayant trouvé chez
madame de Châtillon monsieur le Prince parlant tout bas avec elle, il
s'écorcha toutes les mains sans s'apercevoir de ce qu'il faisoit, et
ce fut un de ses gens qui lui fit prendre garde de l'état où il
s'étoit mis. Enfin, ne pouvant plus souffrir les visites du prince
chez sa maîtresse, il la pria de s'en aller pour quelque temps chez
elle. Elle, qui l'aimoit fort et qui ne croyoit pas qu'une petite
absence ralentît la passion du prince, ne se fit pas presser, et lui
promit même de chasser Bordeaux, qui avoit quitté ses intérêts pour
être dans ceux de son rival. Madame de Châtillon ne fut pas long-temps
à la campagne, et, à son retour, la jalousie reprit de telle sorte au
duc de Nemours, qu'il fut vingt fois sur le point de faire tirer
l'épée à monsieur le Prince; et il eût succombé à cette tentation sans
le combat qu'il fit avec son beau-frère, dans lequel il perdit la vie.

Madame de Châtillon, qui de vingt amants qu'elle a favorisés en sa vie
n'en a jamais aimé que le duc de Nemours, fut dans un véritable
désespoir de sa mort. Un de ses amis, qui lui en donna la nouvelle,
lui dit en même-temps qu'il falloit qu'elle retirât des mains d'un des
valets de chambre de feu monsieur de Nemours, qu'il lui nomma, une
cassette pleine de ses lettres. Elle l'envoya quérir, et, sur la
promesse qu'elle lui fit de lui donner cinq cents écus, elle retira
cette cassette; mais le pauvre garçon n'en a jamais rien pu tirer.

Pour monsieur le Prince, quelque obligation qu'il eût au duc de
Nemours, la jalousie les avoit tellement désunis qu'il fut fort aise
de sa mort; la gloire, aussi bien que l'amour, avoit mis tant
d'émulation entre eux qu'ils ne se pouvoient plus souffrir l'un
l'autre, et cela étoit si vrai que, si le prince avoit voulu prendre
toutes les précautions nécessaires pour empêcher le duc de Nemours de
se battre, il ne se seroit point battu. Une chose encore qui fit bien
voir qu'il y avoit dans le coeur du prince plus de gloire que
d'amour, c'est qu'un moment après la mort de son rival il n'aima
presque plus madame de Châtillon, et se contenta de garder des mesures
de bienséance avec elle pour s'en servir dans les rencontres qu'il
jugeoit à propos.

Et en effet, dans ce temps-là, le cardinal, croyant qu'elle gouvernoit
le prince, lui envoya le grand prévôt de France[102] lui offrir de sa
part cent mille écus comptant et la charge de surintendante de la
maison de la reine future, au cas qu'elle obligeât le prince
d'accorder les articles qu'il souhaitoit et d'abandonner le comte
d'Oignon[103], le duc de La Rochefoucauld et le président Viole[104].
Pendant la négociation du grand prévôt, un chevau-léger, nommé
Mouchette, négocioit aussi de la part de la reine avec madame de
Châtillon; mais celle-ci, voyant qu'elle ne pouvoit porter le prince à
faire les choses que la cour désiroit, manda à la reine qu'elle lui
conseilloit d'accorder au prince tout ce qu'il lui demanderoit, et
qu'après cela Sa Majesté sçavoit bien comme il falloit user avec un
sujet qui, se prévalant du désordre des affaires de son maître, lui
avoit arraché des conditions honteuses et préjudiciables à son
autorité.

Dans ce temps-là, l'abbé Foucquet, ayant été pris par les ennemis, fut
amené dans l'hôtel de Condé. D'abord il eut une conversation un peu
fâcheuse avec le prince; mais le lendemain les choses s'adoucirent, et
quelques jours après on recommença à traiter de la paix avec lui.
Comme il étoit prisonnier sur parole et qu'il alloit partout où il lui
plaisoit, il rendoit quelques visites à madame de Châtillon, croyant
que rien ne se feroit auprès du prince que par son entremise, et ce
fut dans ces visites-là qu'il devint amoureux d'elle.

Vineuil gouvernoit alors assez paisiblement madame de Châtillon.
Cambiac s'étoit retiré depuis que monsieur le Prince étoit amoureux et
que le duc de Nemours étoit mort, et cela avoit fort diminué la
passion du prince: de sorte que peu de jours après, ayant été
contraint de se retirer en Flandre par l'accommodement de Paris, il
fut sur le point de partir sans dire adieu à madame de Châtillon, et,
lorsque enfin il l'alla voir, il ne fut qu'un moment avec elle.

Le Roi[105] étant revenu à Paris, l'abbé Foucquet crut que, si madame
de Châtillon y demeuroit, il auroit des rivaux sur les bras qui lui
pourroient être préférés: de sorte qu'il persuada au cardinal de
l'éloigner, disant qu'elle auroit à Paris tous les jours mille
intrigues contre les intérêts de la cour qu'elle ne pourroit pas avoir
ailleurs; et cela obligea le cardinal à l'envoyer à Marlou. L'abbé
Foucquet l'y alloit voir le plus souvent qu'il pouvoit; mais il y
avoit encore dans son voisinage deux hommes qui lui rendoient bien de
plus fréquentes visites: l'un étoit Craf, milord anglois, qui avoit
loué une maison auprès de Marlou, où il tenoit d'ordinaire son
équipage et où il venoit quelquefois loger, et l'autre étoit Digby,
comte de Bristol[106], gouverneur de Mantes et de l'Isle-Adam. Ces
deux cavaliers devinrent amoureux de la duchesse: Craf, homme de paix
et de plaisir, et Bristol, fier, brave et plein d'ambition.

Lorsque Cambiac avoit vu monsieur le Prince sortir de France, il
s'étoit attaché à madame de Châtillon, de sorte qu'il demeuroit avec
elle à Marlou; et, comme il ne craignoit pas tant l'abbé Foucquet ni
Bristol que monsieur le Prince, il disoit avec franchise à madame de
Châtillon ses sentiments sur la conduite qu'elle avoit avec tous ses
amants. Elle, qui ne vouloit point être contrariée sur ses nouveaux
desseins, et particulièrement par un intéressé, reçut fort mal ses
remontrances: de sorte que, les choses s'aigrissant de plus en plus
tous les jours, Cambiac enfin se retira en grondant, et comme un homme
que l'on devoit craindre. Quelque temps après il lui écrivit une
lettre sans nom, et d'une autre écriture que la sienne, par laquelle
il lui donnoit avis de ce qui se disoit contre elle dans le monde.
Elle se douta pourtant bien que cette lettre venoit de lui, parcequ'il
lui mandoit des choses qu'autres que lui ne pouvoient pas sçavoir.
Enfin, madame de Châtillon apprenant de beaucoup d'endroits que
Cambiac se déchaînoit contre elle, pria madame de Pisieux[107],
qu'elle connoissoit fort et qui avoit du pouvoir sur lui, de retirer
quelques lettres de conséquence qu'il avoit d'elle. Madame de Pisieux
lui promit, et en même temps manda à Cambiac de l'aller trouver chez
elle à Marine, près de Pontoise. Il faut remarquer que, depuis que
Cambiac étoit sorti d'auprès de madame de Châtillon, elle avoit fait
mille plaintes contre lui au comte Digby. Cet amant, qui ne songeoit
qu'à plaire à sa maîtresse et qui se consumoit en dépenses pour elle,
ne balança pas à lui promettre une vengeance qui ne lui coûteroit
rien, et dans laquelle il trouveroit son intérêt particulier: il prit
le temps que Cambiac, étant à Marine, étoit un jour à cheval pour se
promener, et l'ayant enlevé avec cinq ou six cavaliers, il l'envoya à
Marlou. Madame de Châtillon, qui sçavoit qu'on ne devoit jamais
offenser à demi les amants bien traités, fut fort embarrassée de la
manière dont on venoit de traiter Cambiac, et elle voyoit bien qu'on
n'en soupçonneroit point d'autre qu'elle. Elle fut très mal satisfaite
de Digby, et lui eût bien plutôt pardonné la mort de Cambiac que son
enlèvement. Mais enfin, ne pouvant faire que ce qui venoit d'être fait
ne fût point: «Je suis au désespoir, lui dit-elle, de ce qui vous
vient d'arriver. Je vois bien que l'impertinent qui vous a fait cet
outrage me veut rendre suspecte auprès de vous en vous envoyant chez
moi; mais vous verrez bien par le ressentiment que j'en aurai que je
n'ai point de part à cette violence. Cependant, Monsieur, voulez-vous
demeurer ici? Vous y serez le maître. Voulez-vous retourner à Marine?
Je vous donnerai mon carrosse. Vous n'avez qu'à dire.--Je ne sais,
Madame, lui répondit froidement Cambiac, ce que je dois croire de tout
ceci. Je vous rends grâces des offres que vous me faites: je m'en
retournerai sur mon cheval, si vous le trouvez bon. Dieu, qui veut me
garantir des entreprises des méchants, aura soin de moi jusqu'au
bout.» Et, en achevant ces mots, il sortit brusquement et s'en
retourna seul à Marine. Il n'y fut pas plutôt arrivé que madame de
Pisieux et lui écrivirent ces deux lettres à un de leurs amis à Paris:


LETTRE

De Cambiac à monsieur de Brienne[108].

_Vous serez bien surpris lorsque vous apprendrez l'aventure qui m'est
arrivée; mais, pour la dire telle qu'elle est, il faut reprendre un
peu plus loin à vous dire que madame de Châtillon vint ici pour
obliger madame de Pisieux à la venir trouver afin d'obtenir de moi
certaines choses qu'elle souhaitoit. Madame de Pisieux, comme vous
sçavez, m'écrivit, et vous sçavez encore que j'ai fait le voyage. Le
même jour que j'arrivai, madame de Châtillon envoya La Fleur pour
sçavoir si j'y étois, et le lendemain un homme inconnu, sous de
fausses enseignes, me vint demander et sçavoir si je m'en retournerois
bientôt à Paris. Hier au matin, je partis d'ici à quatre heures. Comme
je fus à cent pas de Pontoise, après avoir passé la rivière, je fus
investi par six cavaliers, le pistolet à la main, à la tête desquels
étoit le comte Digby. Il me dit d'abord que si madame de Châtillon
m'avoit fait justice elle m'auroit fait donner cent coups de poignard;
mais que je ne craignisse rien. Je vous dirai, sans faire le gascon,
que j'agis fort fièrement en ce rencontre, et que dans cette affaire
je n'ai pas fait la moindre bassesse. Il me traita fort civilement,
et, après avoir dîné, il me conduisit lui-même jusqu'au pied de
Marlou, et puis m'envoya avec quatre cavaliers pour faire satisfaction
à cette digne personne. Elle fit semblant d'être fâchée de cela, et le
fut effectivement de la hauteur avec laquelle je lui parlai, qui lui a
fait comprendre que c'est la plus méchante affaire qu'elle se fût
jamais attirée. Je m'en retournai à Marine pour dire à madame de
Pisieux la trahison que madame de Châtillon lui avoit faite aussi bien
qu'à moi; elle en a le ressentiment qu'en doit avoir une personne de
sa qualité, de son honneur et de son courage. Voilà une chose assez
extraordinaire. Je vous conjure de me mander vos sentiments là-dessus
et ce que vous croyez que je doive faire. Vous voyez bien, ce me
semble, que je n'en dois pas demeurer là. Depuis, cette lâche personne
a écrit à madame de Pisieux pour la conjurer de faire en sorte que
j'étouffe mon ressentiment, en m'assurant qu'elle n'a rien sçu de tout
cela. La réponse qui lui a été faite est digne de la générosité de
madame de Pisieux. J'ai résolu d'être trois ou quatre jours ici pour
me donner le loisir de penser à ce que je dois faire, et pour
m'empêcher de m'emporter à rien dont je puisse me repentir; outre que
de s'évaporer en plaintes, c'est se venger foiblement, et j'ai dessein
d'en user autrement si je puis. J'attendrai de vos nouvelles avec
impatience. Je suis tout à vous. Une lettre ne permet pas de mander un
détail plus long; je vous le ferai quand je vous verrai. Adieu. Le 18
juillet 1655._


LETTRE

De madame de Pisieux à monsieur de Brienne.

_J'ai trop de part à l'aventure de monsieur de Cambiac pour ne pas
joindre un mot de ma main à la relation qu'il vous a faite de la
sienne. Il n'y a point de circonstance qui ne soit surprenante, et
tout le mieux que l'on puisse penser de moi en cette affaire, c'est
qu'on ne m'y a guère considérée, car toutes les apparences sont que je
dois être complice d'une si digne action. Il est vrai que l'offensé me
justifie assez, puisqu'il s'est venu retirer au même lieu où on lui
avoit dressé le piége. Toute mon étude est présentement à me conduire
de façon que, sans m'emporter dans une juste colère, j'y demeure toute
ma vie assez pour faire voir que j'étois utile amie à madame de
Châtillon. Vous sçavez mon nom et mon courage; je vous ai toujours
parlé avec assez de sincérité; je vous ajoute de plus que je fais
profession d'un christianisme assez austère et que j'ai dessein de
servir mon Dieu et mon maître sans art et sans fourbe. Ces fondements
posés, tout ce que le ressentiment et la justice me peuvent permettre,
je ne manquerai à rien. Obligez-moi de faire part de ceci à monsieur
d'Aubigny[109], et ne passez pas outre. Ce régal ne sera pas mauvais à
madame la princesse Palatine[110], à qui je vous permets d'en parler.
Je ne crois pas que le crime de Cambiac fût assez grand de s'être mis
dans la voie de son devoir par le moyen de monsieur l'évêque
d'Amiens[111], ni le mien de lui avoir conseillé, pour s'être attiré
une si méchante affaire. Je retournerai exprès à Paris afin
d'entretenir mes amis du particulier, et vous tout le premier. Il faut
que ce petit mot de vengeance m'échappe. Madame de Châtillon n'est pas
oubliée quand l'occasion se présente de parler d'elle. Je vous donne
le bonjour; je suis trop en colère pour en attendre un aujourd'hui._


Peu de temps après ces deux lettres écrites, Cambiac retourna à Paris,
en ne gardant plus aucune mesure avec madame de Châtillon; il la
déchira partout où il se trouva, et, pour assouvir pleinement sa
vengeance, il montra à la reine toutes les lettres les plus emportées
de madame de Châtillon. La modestie de l'histoire ne permet pas qu'on
les puisse rapporter, mais par les fragmens les plus honnêtes que
voici on jugera du reste.

Elle mandoit en beaucoup d'endroits à Cambiac qu'il en pouvoit parler
comme il lui plairoit, mais qu'il étoit plus généreux à lui d'en dire
du bien qu'autrement; que, depuis qu'on s'étoit mis entre les mains
des gens, comme elle avoit fait entre les siennes, ils pouvoient en
abuser, et que le parti qu'une pauvre femme avoit à prendre en ces
rencontres-là, c'étoit de souffrir et se taire. Dans un autre endroit,
elle lui mandoit qu'il avoit beau faire, qu'elle l'aimeroit toujours,
et, bien qu'elle se préparât à faire une confession générale à Pâques,
qu'il n'y avoit rien qui le regardât.

La reine fut fort surprise de l'emportement de madame de Châtillon
dans ses lettres; elle ne fut pourtant pas fâchée du mépris que cela
lui attiroit, et, lorsqu'elle eut appris l'insulte que l'on avoit
faite à Cambiac, elle en fit un fort grand bruit, et dit publiquement
que, puisque l'on maltraitoit les gens qui rentroient en leur devoir,
le roi sçauroit bien leur faire justice.

Lorsque le comte Digby vint voir madame de Châtillon après
l'enlèvement de Cambiac, il fut fort étonné de ne recevoir d'elle que
des reproches, au lieu de remerciemens qu'il attendoit. «Quand on vous
témoignoit, lui dit-elle, d'avoir du chagrin contre Cambiac, cela ne
vouloit pas dire qu'il le fallût enlever. Il est bien aisé de voir que
dans cette belle action vous vous êtes plus considéré que moi; mais
j'aurai soin de mes intérêts à mon tour, et j'oublierai les vôtres.»
Digby se voulut excuser sur ses intentions, qui avoient été bonnes;
et, comme il vit qu'elle ne s'apaisoit pour quoi que ce soit qu'il lui
dît, il se fâcha aussi de son côté, et madame de Châtillon, craignant,
en le perdant, de perdre un protecteur et un amant, le radoucit et le
pria de considérer une autre fois qu'il falloit dissimuler les injures
avec des gens comme Cambiac, ou qu'il falloit les perdre.

Dans le temps que Digby commença à devenir amoureux de madame de
Châtillon, le milord Craf, qui, dans le temps des désordres
d'Angleterre, avoit suivi Charles en France, avoit loué une maison
dans le voisinnage de Marlou, et l'oisiveté, la commodité et la
manière insinuante de madame de Châtillon avoient fait naître de
l'amour dans le coeur du milord; mais, comme il étoit plus doux que
le comte, sa passion n'avoit pas fait tant de chemin que celle du
comte.

Les choses étoient en ces termes lorsque l'abbé Foucquet[112], voyant
que ses affaires n'avançoient pas auprès de madame de Châtillon, se
servit de ce stratagème ici pour les hâter: il avoit appris que
Ricoux, beau-frère d'une des demoiselles de madame de Châtillon, étoit
caché dans Paris, où il avoit des commerces avec elle pour les
intérêts de monsieur le Prince; il mit tant de gens en quête de Ricoux
qu'il fut pris et mené à la Bastille. L'abbé Foucquet l'ayant fait
interroger, il accusa madame de Châtillon de plusieurs choses, et,
entre autres, de lui avoir promis dix mille écus pour tuer le
cardinal, et dit qu'elle lui en avoit déjà donné deux mille d'avance.
L'abbé Foucquet supprima ces informations et en fit faire d'autres,
par lesquelles Ricoux confessoit toujours qu'il étoit à Paris dans le
dessein de tuer le cardinal; mais il n'accusoit point la duchesse de
tremper dans cette conjuration, et tout ce qu'il disoit contre elle
étoit qu'elle avoit intelligence avec monsieur le Prince et recevoit
quatre mille écus de pension des Espagnols. Il montra ces dernières
informations au cardinal et les premières à madame de Châtillon, par
lesquelles l'ayant épouvantée au point qu'on peut s'imaginer, il lui
dit qu'il la sauveroit si, pour lui faire voir sa reconnoissance, elle
lui vouloit donner les dernières marques de son amour. Madame de
Châtillon, qui craignoit la mort plus que toutes les choses, ne
balança de contenter l'abbé Fouquet qu'autant de temps qu'elle crut
qu'il en falloit pour lui faire valoir cette dernière faveur. L'abbé
Foucquet ne songeoit plus qu'à faire sauver sa maîtresse. Pour cet
effet, il la fit sortir la nuit de Marlou, et la mena en Normandie, où
il la faisoit changer tous les huit jours de demeure, déguisée tantôt
en cavalier, tantôt en religieuse et tantôt en cordelier. Cela dura
six semaines, pendant lesquelles l'abbé Foucquet alloit et venoit de
la cour au lieu où étoit madame de Châtillon. Enfin il lui fit prendre
une amnistie lorsque Ricoux eut été roué, et la fit revenir à Marlou,
où elle ne fut pas long-temps en repos, car elle jeta les yeux sur le
maréchal d'Hocquincourt, tant pour les avantages qu'elle pouvoit tirer
de lui par les postes qu'il tenoit sur la Somme, que pour la délivrer
de la tyrannie de l'abbé Foucquet, qui commençoit à lui devenir
insupportable.


_Portrait de M. le maréchal d'Hocquincourt[113]._

Charles, maréchal d'Hocquincourt, avoit les yeux noirs et brillans, le
nez bien fait et le front un peu serré; le visage long, les cheveux
noirs et crépus et la taille belle; il avoit fort peu d'esprit,
cependant il étoit fin à force de défiance; il étoit brave et toujours
amoureux, et sa valeur auprès des dames lui tenoit lieu de
gentillesse. Madame de Châtillon, qui le connoissoit de réputation,
crut qu'il étoit tout propre à faire les folies dont elle avoit
besoin. De Vignacourt[114], gentilhomme picard, son voisin, fut celui
qu'elle employa auprès de lui. Le maréchal, donc, convint avec
Vignacourt qu'en s'en allant commander l'armée de Catalogne, il la
verroit en passant à Marlou, comme si c'étoit le hasard qui eût fait
cette entrevue. La chose arriva ainsi qu'elle avoit été projetée, et
madame de Châtillon monta à cheval pour aller conduire le maréchal
jusqu'à deux lieues de Marlou. Durant le chemin, elle lui conta le
pitoyable état de sa fortune, le pria de vouloir être son protecteur,
le flatta du titre de refuge des affligés et ressource des misérables;
enfin elle le piqua tellement de générosité, qu'il lui promit de la
servir envers et contre tous, et lui donna même ses tablettes, sur
lesquelles il donnoit ordre aux lieutenants de ses places de la
recevoir, elle et les siens, toutes les fois qu'elle en auroit besoin.
Cette entrevue fut découverte par l'abbé Foucquet, qui, voyant le
maréchal d'Hocquincourt sur le point de revenir en cour, jugeant le
voisinage de madame de Châtillon et de lui dangereux pour les intérêts
de la cour et les siens propres, persuada au cardinal de l'éloigner de
la frontière de Picardie, et lui fit donner ordre d'aller à son duché.
Madame de Châtillon, s'étant mise en chemin, rencontra le maréchal
d'Hocquincourt à Montargis, avec lequel elle renouvela les mesures
qu'elle avoit prises six mois auparavant, et, après s'être donné
réciproquement, lui des paroles positives de la protéger contre la
cour, et elle des espérances de lui accorder un jour des marques de sa
passion, ils se séparèrent: le maréchal alla trouver le roi, et elle à
son duché, où elle passa l'hiver, pendant lequel le maréchal
d'Hocquincourt lui écrivoit; et l'abbé Foucquet, qui, comme patron,
étoit le plus difficile à contenter, supportoit impatiemment les
entrevues qui s'étoient faites entre le maréchal d'Hocquincour et
madame de Châtillon, et le commerce qu'elle conservoit avec lui. Pour
s'excuser, elle lui disoit que le maréchal s'employoit auprès du
cardinal pour faire revenir Bordeaux, qu'on lui avoit ôtée, et pour
lui faire obtenir à elle-même la permission de retourner à la cour;
elle ajoutoit qu'elle eût bien souhaité ne devoir ces grâces qu'à lui,
mais qu'elle vouloit ménager son crédit pour de plus grandes affaires.
Ce qui persuada l'abbé Foucquet que l'intrigue du maréchal et d'elle
pouvoit ne regarder que la cour, c'est qu'au printemps elle revint par
son entremise, premièrement à Marlou, et puis quelque temps après à
Paris, et Bordeaux avec elle. Pendant la campagne du maréchal en
Catalogne, le roi d'Angleterre, que les malheurs de sa maison
obligeoient de demeurer en France, et qui avoit trouvé la duchesse
fort à son gré, la revoyoit à Marlou, dans de petits voyages qu'il
faisoit chez Craf, et ce commerce avoit donné tant d'amour pour elle à
ce prince qu'il étoit résolu de l'épouser, Craf persuadant à son
maître de la contenter, à quelque prix que ce fût, sur les promesses
que madame de Châtillon avoit faites à ce milord de lui donner les
dernières faveurs s'il contribuoit à la faire reine; et en effet elle
l'eût été, si Dieu, qui avoit soin de la fortune et de la réputation
de ce roi, n'eût amusé madame de Châtillon d'une folle espérance, qui
lui fit manquer une si belle occasion.


_Portrait de Charles, roi d'Angleterre[115]._

Charles, roi d'Angleterre, avoit de grands yeux noirs, les sourcils
fort épais, et qui se joignoient; le teint brun, le nez bien fait, la
forme du visage longue, les cheveux noirs et frisés. Il étoit grand et
avoit la taille belle. Il avoit l'abord froid, et cependant il étoit
doux et civil dans la bonne plus que dans la mauvaise fortune; il
étoit brave, c'est-à-dire qu'il avoit le courage d'un soldat et l'âme
de prince; il avoit de l'esprit; il aimoit ses plaisirs, mais il
aimoit encore plus son devoir; enfin il étoit un des plus grands rois
du monde. Mais, quelque heureuse naissance qu'il eût, l'adversité, qui
lui avoit servi de gouverneur, avoit été la principale cause de son
mérite extraordinaire.

Monsieur le Prince, en sortant de France, avoit témoigné, comme j'ai
dit, fort peu de considération pour madame de Châtillon; mais, ayant
su le cas que les Espagnols en faisoient par la pension qu'ils lui
avoient donnée, et le crédit qu'elle avoit à la cour de France par le
moyen de l'abbé Foucquet, il s'étoit réchauffé pour elle, et cela
étoit si violent qu'il lui écrivit des lettres les plus passionnées du
monde, et, entre autres, on en intercepta celle-ci, écrite en
chiffres.


LETTRE.

_Quand tous vos agrémens ne m'obligeroient point à vous aimer, ma
chère cousine, les peines que vous prenez pour moi, et les
persécutions que vous souffrez pour être dans mes intérêts, et les
hasards où cela vous expose, m'obligeront à vous aimer toute ma vie:
jugez donc de tout ce que cela peut faire sur un coeur qui n'est ni
insensible ni ingrat. Mais jugez aussi des alarmes où je suis sans
cesse pour vous. L'exemple de Ricoux me fait trembler, et, quand je
songe que ce que j'ai de plus cher au monde est entre les mains de mes
ennemis, je suis dans des inquiétudes qui ne me donnent point de
repos. Au nom de Dieu, ma pauvre chère, ne vous commettez plus comme
vous faites; j'aime mieux ne retourner jamais en France que d'être
cause que vous ayez la moindre appréhension; c'est à moi à m'exposer,
et à mettre par la guerre mes affaires en état que l'on traite avec
moi, et alors, ma chère cousine, vous pourrez m'aider de votre
entremise; et cependant, comme les événemens sont douteux à la guerre,
j'ai un coup sûr pour passer ma vie avec vous et nous lier d'intérêts
encore plus que nous n'avons fait jusqu'ici. Ne croyez pas que Madame
la Princesse[116] soit un obstacle à cela; on en rompt de plus
considérables quand on aime autant que je fais. Je ne donne en cet
endroit, ma chère cousine, aucunes bornes à mon imagination, ni à vos
espérances; vous les pourrez pousser aussi loin qu'il vous plaira.
Adieu._


L'espérance qu'eut madame de Châtillon, sur cette lettre, de pouvoir
épouser monsieur le Prince, lui fit balancer à refuser les offres du
roi d'Angleterre. Elle consulta là dessus un de ses amis, en présence
de Bordeaux. Celle-ci, de qui le mari étoit auprès de monsieur le
Prince, disoit à sa maîtresse qu'elle étoit visionnaire de songer un
moment à épouser une ombre de roi, un misérable qui n'avoit pas de
quoi vivre, et qui, en se faisant moquer d'eux, la ruineroit en peu de
temps; que, s'il étoit possible, contre toutes les apparences du
monde, qu'il remontât un jour sur le trône, elle pouvoit bien croire
qu'étant loin d'elle, il la répudieroit sur le prétexte d'inégalité de
condition. Son ami lui disoit, au contraire, que sa vision étoit
d'épouser monsieur le Prince, qui étoit marié, et dont la femme se
portoit bien; que les gens de la condition du roi d'Angleterre
pouvoient quelquefois être en mauvaise fortune, mais qu'ils ne
pouvoient jamais être dans cette extrême nécessité si commune aux
particuliers; qu'il étoit beau à une demoiselle de vivre reine, quand
même elle vivroit malheureuse, et qu'elle ne devroit jamais refuser un
titre honorable, quand elle ne le devroit porter que sur son tombeau.
«Pour vous, Mademoiselle, se retournant vers Bordeaux, vous avez
raison de parler comme vous faites à Madame, ne considérant que vos
intérêts; mais moi, qui n'ai égard qu'aux siens, je lui dis ce que je
dois dire.» Madame de Châtillon leur rendit grâce de l'amitié qu'ils
lui témoignèrent, et leur dit qu'elle songeroit encore à leurs raisons
avant que de résoudre. Elle ne vouloit pas répondre plus positivement
devant son ami sur une affaire où elle avoit honte de prendre le parti
contraire à son avis. Cependant il en vint de plusieurs endroits au
roi d'Angleterre de la vie de madame de Châtillon et de sa conduite
présente avec l'abbé Foucquet. Il n'y a point d'homme un peu glorieux
qui, dans le commencement de son amour, ait assez perdu la raison pour
épouser une femme sans honneur.

Le roi d'Angleterre partit du voisinage de Marlou aussitôt qu'il eut
appris toutes ces nouvelles, et ne voulut pas hasarder, en voyant
madame de Châtillon, un combat qui pouvoit être douteux entre ses sens
et sa raison. Madame de Châtillon ne sentit pas alors la perte qu'elle
faisoit; le désir et l'espérance qu'elle avoit du mariage de monsieur
le Prince lui rendit toutes autres choses indifférentes.

Madame de Châtillon étant revenue de son duché à Marlou au
commencement du printemps, par l'entremise du maréchal d'Hocquincourt,
et quelque temps après à Paris, elle n'en fut pas ingrate; ce petit
service, et les promesses qu'il lui fit de tuer le cardinal et de
mettre ses places entre les mains de monsieur le Prince, touchèrent le
coeur de madame de Châtillon au point d'accorder au maréchal les
dernières faveurs. L'été se passa en cette sorte, pendant lequel
l'abbé Foucquet, qui entrevoyoit ce commerce, passoit souvent de
méchantes heures; et il eût fait en ce temps-là ce qu'il fit ensuite,
si les amans n'aimoient à se tromper eux-mêmes quand il s'agit de
quitter ou de condamner leurs maîtresses.

L'hiver d'après, le duc de Candale, à son retour de Catalogne, fit
mine d'être amoureux de madame de Châtillon; l'abbé Foucquet, alarmé
d'un si dangereux rival, le fit prier par Boligneux[117] de cesser de
l'être. Monsieur de Candale, qui étoit alors véritablement amoureux de
madame d'Olonne, et qui ne s'étoit embarqué auprès de madame de
Châtillon que pour la faire servir de prétexte, accorda facilement à
l'abbé Foucquet ce qu'il lui faisoit demander; mais comme, avec cette
maîtresse, les amans étoient comme une hydre dont on ne coupoit point
la tête qu'on n'en fît renaître une autre, La Feuillade[118] reprit la
place du duc de Candale. L'abbé Foucquet, qui le connut aussitôt,
parla lui-même assez fièrement à la Feuillade, lequel, soit qu'il crût
que, son rival étant aimé, il échoueroit dans son entreprise, soit
que, son amour naissant lui laissant toute sa prudence, il jugeât à
propos de ne se point attirer sur les bras un homme si violent, ne
s'opiniâtra donc point dans cette passion. Le marquis de
Coeuvres[119] n'eut pas tant de complaisance dans la sienne que la
Feuillade: il continua de voir madame de Châtillon malgré l'abbé
Foucquet; mais, comme il n'avoit ni assez de fortune ni assez de
mérite pour lui toucher le coeur, elle ne fit que le conquêter, et
ne le conserva que pour échauffer l'abbé Foucquet, pour l'obliger à
renouveler ses présens et pour lui faire connoître qu'elle avoit des
gens de qualité dans ses intérêts qui ne souffriroient pas qu'on la
maltraitât. Il fallut donc que l'abbé Foucquet endurât ce rival; mais
il déchargea sa colère sur le pauvre Vineuil. Celui-ci étoit un des
premiers amans de madame de Châtillon, bien traité, homme de bon sens
et dont l'esprit étoit à craindre. L'abbé Foucquet fit entendre au
cardinal qu'il étoit dangereux de le laisser à Paris; de sorte que le
cardinal, qui ne voyoit alors que par les yeux de l'abbé, fit donner
une lettre de cachet à Vineuil pour aller à Tours jusqu'à nouvel
ordre. Celui-ci, ne pouvant pas dire adieu à madame de Châtillon, lui
écrivit cette lettre, du dernier octobre 1655[120].


LETTRE.

_Quelque désir que vous m'ayez témoigné que je vous rendisse visite,
j'ai cru, par le peu de plaisir que vous avez eu de la dernière, que
je ferois beaucoup mieux de m'en abstenir, puisque aussi bien votre
froideur m'ôte toute la joie que je recevois autrefois en vous voyant:
car, en vérité, je suis persuadé que je ne dois prétendre aucune part
en vos bonnes grâces ni en votre confiance. L'engagement où vous êtes
est tel qu'il ne souffre pas que vous regardiez rien hors de là, et
que vous êtes nécessitée de manquer à ce que vous devez par des
obligations essentielles; je crois même que vous me sçauriez meilleur
gré de vous oublier tout à fait que de m'en souvenir en ce rencontre,
et que vous approuverez de bon coeur mon détachement de votre
personne et de vos intérêts. Avec tout cela, Madame, je ne veux pas
que vous me perdiez, parceque je suis bien assuré que vous serez bien
aise de retrouver un jour ce que vous méprisez à cette heure: je me
conserverai tout autant que peut souffrir la connoissance de l'état
présent où vous êtes et l'amitié que je vous ai promise, laquelle ne
peut dissimuler que tout le genre humain donne de furieuses atteintes
à votre conduite, et que vous êtes devenue le sujet continuel de
toutes les conversations du temps. On dépeint votre embarquement le
plus bas et le plus abject où se soit jamais mise une personne de
votre qualité, et on dit que votre ami exerce sur vous un empire
tyrannique, et sur tout ce que vous approchez; qu'il chasse tout ce
qui lui plait, et qu'il menace même ceux qu'il a appris d'être ses
rivaux, comme il a fait la Feuillade; et je passe sous silence des
particularités de ses visites secrètes qui sont assez connues. Pensez,
Madame, au préjudice que reçoit votre réputation de votre commerce, et
faites réflexion sur ce que vous êtes et sur ce qu'est celui qui vous
ôte l'honneur; car le crédit et la considération qu'il vous attire
vous sont fort peu honorables, et ce sont des faux jours qui
rejaillissent sur vous plutôt pour vous offenser que pour vous
éclairer. Ah! Madame, si les pauvres défunts avoient tant soit peu de
sentiment, ils gratteroient leurs tombeaux pour en sortir, et
viendroient vous faire des reproches d'une si honteuse dépendance;
mais je ne crois pas que vous soyez touchée de souvenir pour eux.
Craignez les vivans, qui tôt ou tard seront illuminés sur votre
conduite, et qui en feront sans doute le discernement nécessaire. Je
ne vous représente pas toutes ces choses par un motif de jalousie, car
je vous assure que je ne suis point frappé d'une passion si
affligeante et si inutile que celle-là. Si je vous aimois avec
emportement, je me déchaînerois en invectives qui vous feroient des
torts irréparables, et je me vengerois de ceux que vous me faites avec
tant d'ingratitude. Si je ne vous aimois point du tout, je raillerois
comme les autres; mais je me conserve à votre égard dans une
médiocrité qui me cause une douleur muette de l'aveuglement de votre
conduite, lequel, enfin, vous mènera dans les derniers précipices, si
vous ne pensez à vous, et que vous ne vous reteniez par votre
prudence, sans attendre les événemens. Je prends demain la route de
Touraine, et je vous dis adieu, Madame. Si vous recevez bien les avis
que je vous donne, je continuerai à vous aimer; si c'est mal,
j'essaierai de me défaire d'un principe qui en est la cause.
Cependant, je ne demande point de bons offices pour mes affaires, mais
seulement que vous empêchiez que l'on m'en rende de mauvais, dont je
vous serais obligé._


L'exil de Vineuil ne mit guère l'abbé Foucquet en repos plus qu'il
n'étoit auparavant: madame de Châtillon le faisoit enrager à tout
moment; mais ce qui l'inquiétoit le plus étoit le commerce du maréchal
d'Hocquincourt avec elle. Cela l'avoit rendue si fière qu'elle
traitoit souvent l'abbé Foucquet comme si elle ne l'eût pas connu.
Celui-ci voyoit bien d'où venoit sa fierté.

Dans ces entrefaites, le maréchal d'Hocquincourt, se trouvant pressé
par madame de Châtillon de lui tenir les paroles qu'il lui avoit
données, et ne le voulant pas faire, fit avertir le cardinal de tout
ce qu'il avoit promis à madame de Châtillon, par un gentilhomme à lui,
qui paroissoit le trahir, et en même temps fit donner le même avis à
l'abbé Foucquet par madame de Calvoisin[121], femme du gouverneur de
Roye. Cette ruse eut tout l'effet que le maréchal en avoit attendu; le
cardinal en prit l'alarme, et, pour rompre une si dangereuse intrigue,
fit négocier avec le maréchal d'Hocquincourt. L'abbé Foucquet, de son
côté, que la Calvoisin avoit averti, pria le cardinal de trouver bon
qu'il fît arrêter madame de Chastillon, et la mît en un lieu où elle
n'auroit du commerce avec personne, jusqu'à ce qu'il jugeât à propos
de la remettre en liberté. Le cardinal y ayant consenti, l'abbé
Foucquet fit prendre madame de Châtillon à Marlou et conduire avec une
demoiselle à Paris, où il la fit entrer la nuit, et loger chez un
nommé de Vaux[122], dans la rue de Poitou. Le lendemain qu'elle fut
arrivée, l'abbé Foucquet tira un écrit d'elle, par ordre du cardinal,
au maréchal d'Hocquincourt, par lequel elle le prioit de faire son
accommodement avec le roi, et de ne plus songer à monsieur le Prince
ni à elle, parceque cela la mettoit en danger de sa vie; et comme,
quelques jours avant qu'elle fût prise, elle étoit demeurée d'accord
avec le maréchal, que, s'ils venoient à être arrêtés, et qu'on exigeât
d'eux des lettres contre les mesures qu'ils avoient prises ensemble,
ils n'y ajouteroient point de foi si elles n'étoient écrites d'un
double C, elle ne le mit point dans cette lettre, mais bien dans une
autre qu'elle écrivit au même temps au maréchal, par laquelle elle lui
mandoit de demeurer ferme dans sa première résolution qu'il avoit
prise de servir monsieur le Prince et de lui donner ses places. Le
maréchal, qui n'en avoit point eu d'intention, et qui ne l'avoit
promis à madame de Châtillon que pour en avoir des faveurs et pour
arracher du cardinal des grâces qu'il n'en pouvoit avoir sans se faire
craindre, supprima la lettre d'intelligence et envoya à monsieur le
Prince celle que l'abbé Foucquet avoit fait écrire à madame de
Châtillon, par laquelle connoissant qu'elle étoit en danger de sa vie,
il lui manda de faire son traité avec la cour, pourvu qu'il tirât
madame de Châtillon de prison. Le cardinal, qui croyoit le maréchal
tellement amoureux de madame de Châtillon qu'il donneroit tout ce
qu'on lui demanderoit pour la mettre en liberté, la lui voulut compter
pour cent mille livres, sur les cent mille écus dont il étoit demeuré
d'accord avec lui; mais le maréchal n'en voulut rien faire, et
néanmoins, pour ne pas passer auprès d'elle pour un fourbe et garder
toujours avec elle des mesures, il ne voulut pas mettre ses places
entre les mains du cardinal qu'il ne sût que la duchesse fût en
liberté: de sorte que pour le satisfaire là-dessus on le trompa, et on
envoya la duchesse chez les Pères de l'Oratoire, se faire voir à un
gentilhomme qu'il avoit envoyé exprès pour cela, avec qui elle étoit
libre, après quoi elle retourna dans sa prison, où elle fut encore
huit jours. Pendant les trois semaines qu'elle fut prisonnière dans la
rue de Poitou, l'abbé n'étoit pas si libre qu'elle; il enrageoit tous
les jours de plus en plus: car, comme avec la liberté d'aller et de
venir il lui ôtoit encore celle de le tromper, en l'empêchant de voir
personne, il la trouvoit mille fois plus aimable qu'auparavant.
D'ailleurs, la duchesse, qui vouloit se remettre dans son estime pour
se mettre en liberté, vivoit d'une manière avec lui capable
d'attendrir un barbare, avec mille complaisances et mille douceurs
qu'elle avoit pour lui; elle lui témoignoit une confiance si entière,
qu'il ne pouvoit s'empêcher de croire qu'elle ne voulût jamais
dépendre que de lui.

Les choses étant en cet état, l'abbé surprit une lettre fort tendre
que la duchesse écrivoit au prince de Condé. Cela lui donna une si
grande douleur, qu'en lui faisant des reproches il se voulut
empoisonner avec du vif argent de derrière une glace de miroir; mais,
commençant à se trouver mal, il perdit l'envie de mourir pour une
infidèle, et prit du thériaque qu'il portoit d'ordinaire sur lui pour
le garantir des ennemis que l'emploi qu'il s'étoit donné auprès du
cardinal lui donnoit tous les jours. Hormis d'aller de son mouvement
où il lui plaisoit, la duchesse passoit fort agréablement le temps
dans la prison: l'abbé lui faisoit la plus grande chère du monde; il
lui donnoit tous les jours des présens très considérables en bijoux et
en pierreries; il en sortoit à deux heures après minuit, et il y
rentroit à huit heures du matin: ainsi il étoit dix-huit heures, de
vingt-quatre, avec elle.

Il n'est pas possible que le cardinal ne sçût où étoit la duchesse, et
cela est plaisant, que ce grand homme, qui faisoit le destin de
l'Europe, fût de moitié d'un secret amoureux avec l'abbé Foucquet, où
il n'avoit pas d'intérêt. Je crois que la raison qu'il avoit
d'approuver ce commerce étoit que, connoissant la duchesse intrigante,
il aimoit mieux qu'elle fût entre les mains de l'abbé, dont il étoit
assuré, que d'un autre; et, d'ailleurs, que, l'abbé la tenant en
chambre et la déshonorant absolument par là, il étoit bien aise que le
prince de Condé, son cousin et son amant, en reçût une mortification
extraordinaire. Mais enfin l'accommodement du maréchal d'Hocquincourt
étant fait à condition que la duchesse sortiroit de prison, il fallut
la mettre en liberté; on l'envoya à Marlou, où il lui arriva, quelque
temps après, la plus fâcheuse affaire du monde.

L'abbé Foucquet étoit convenu avec elle que tous les samedis ils se
renverroient réciproquement les lettres qu'ils se seroient écrites
pendant la semaine, et que ce seroit lui qui les enverroit quérir par
un homme qui se diroit à mademoiselle de Vertus[123]. Un jour que cet
homme étoit à Marlou, il y arriva un laquais du maréchal
d'Hocquincourt avec une lettre pour la duchesse, laquelle ayant fait
ses réponses et les ayant données à une femme de chambre pour les
rendre aux porteurs, celle-ci se méprit et donna à l'homme de l'abbé
les réponses que sa maîtresse faisoit au maréchal, et au laquais du
maréchal le paquet destiné à l'abbé. On peut juger dans quelles
alarmes fut la duchesse sitôt qu'elle sçut l'équivoque, et
particulièrement quand on sçaura que dans la lettre qu'elle écrivoit à
l'abbé, outre mille douceurs, il y avoit encore un grand chapitre
contre madame de Brégy[124], qu'elle haïssoit, parcequ'elle avoit
naturellement les traits du corps et de l'esprit que la duchesse
n'avoit que par artifice. Il est certain que celle-ci l'avoit toujours
enviée, et ne lui avoit jamais pu pardonner son mérite. Dans un autre
endroit, elle tailloit en pièces le milord de Montaigu[125], et
faisoit presque partout des plaisanteries du maréchal les plus
piquantes du monde. Quand elle songeoit encore aux lettres de l'abbé
qu'elle lui renvoyoit, dans lesquelles il y avoit des tendresses et
des emportemens d'amour qui pouvoient être bons à une maîtresse, mais
qui paroissoient d'ordinaire fort ridicules aux indifférens, et que
cela étoit entre les mains d'un rival glorieux et moqué, elle étoit au
désespoir. L'abbé, d'un autre côté, ne passoit pas mieux son temps.
Pour le maréchal, sitôt qu'il eut vu toutes les lettres de l'abbé et
celles que lui écrivoit la duchesse, il jugea qu'il pouvoit être
obligé un jour de les lui rendre par sa fragilité auprès d'elle, ou
par la prière de ses amis: de sorte que, pour se mettre en état de se
venger d'elle quand il lui plairoit, il les fit toutes copier, et puis
alla montrer les originaux au duc de La Rochefoucauld et à madame de
Pisieux, qu'il sçavoit être ennemie de la duchesse. Après que l'abbé
eut été une nuit à Marlou, il revint à Paris chez le maréchal, auquel
il demanda ses lettres. Le maréchal ne se contenta pas de les lui
refuser, mais il y ajouta toute la raillerie à sa manière dont il se
put aviser. Pendant que le maréchal se réjouissoit, il tenoit ouverte
la lettre de la duchesse à l'abbé. Celui-ci, qui aimoit presque autant
se faire tuer que laisser sa maîtresse à la discrétion de son rival,
comme elle étoit par cette lettre, se jeta dessus; il en déchira la
moitié, qu'il alla faire voir à la duchesse, lui disant que le
maréchal avoit brûlé l'autre. Cependant le maréchal, en colère de
l'entreprise de l'abbé, lui dit qu'il sortît promptement de chez lui,
et que, si quelque considération ne le retenoit, il le feroit jeter
par les fenêtres.

Quelque temps après, la duchesse, étant revenue à Paris, crut que,
pour désabuser le public de mille particularités que le maréchal avoit
dites d'elle, il falloit qu'elle fît voir à des gens de mérite et de
vertu de quelle manière elle le traiteroit. Elle choisit pour cela la
maison du marquis de Sourches, grand prévôt de France, auprès de qui
et de sa femme elle vouloit particulièrement se justifier. Le
rendez-vous étant pris avec le maréchal, celui-ci s'aperçut de son
dessein. «Dieu te garde, ma pauvre enfant! lui dit-il en l'abordant.
Comme se portent mes petites fesses? Sont-elles toujours bien
maigres?» On ne sçauroit comprendre l'état où fut la duchesse de ce
discours; ce lui fut un coup de massue sur la tête. Il ne laissa pas
de lui venir en pensée de traiter le maréchal de fol et d'insolent;
mais elle crut qu'ayant débuté comme il avoit fait, il entreroit dans
un détail le plus honteux du monde pour elle si elle le fâchoit tant
soit peu. Le grand prévôt et sa femme se regardoient l'un l'autre, et,
se tournant à la duchesse, lui trouvoient les yeux baissés.
Véritablement elle ne changeoit pas de couleur; mais eux, qui la
connoissent, ne la croient pas embarrassée. Enfin le grand prévôt,
prenant la parole: «Vous avez tort, dit-il, monsieur le maréchal: les
braves hommes ne doivent jamais rompre en visière aux dames; on leur
doit sçavoir gré du présent qu'elles font de leur coeur; il ne les
faut pas offenser quand elles le refusent.--J'en conviens, dit le
maréchal; mais, leur coeur une fois donné, si elles changent après
cela, il faut qu'elles aient de grands ménagemens pour ceux qu'elles
ont aimés; et quand elles font des railleries d'eux, elles s'exposent
à de grands déplaisirs. Vous m'entendez bien, Madame, ajouta-t-il, se
tournant vers la duchesse. Je suis assuré que vous croyez bien que
j'ai raison; mais vous me surprenez par votre embarras: vous devriez
être faite à la fatigue depuis le temps que vous faites de méchants
tours aux gens qui s'en vengent; je vous avoue que je n'eusse pas cru
que vous eussiez encore tant de honte que vous avez.» Et en achevant
ce discours, il sortit et laissa la duchesse plus morte que vive. Le
grand prévôt et sa femme essayèrent de la remettre, en disant que ce
qu'avoit dit le maréchal n'avoit fait aucune impression sur leur
esprit; cependant, depuis ce jour-là, ils n'eurent pas grand commerce
avec elle.

Quinze jours après, l'abbé fut obligé d'aller à la cour, qui étoit à
Compiègne. La duchesse, qui prévoyoit le retour en France du prince de
Condé par la paix générale, dont on parloit fort, et qui ne vouloit
pas qu'il la trouvât dans un attachement si honteux pour elle, et qui
d'ailleurs lui étoit fort à charge, résolut de le rompre de manière
qu'il n'en restât aucun vestige. Dans ce dessein, elle s'en alla au
logis de l'abbé, où, ayant trouvé celui de ses gens en qui il avoit
plus de confiance, elle lui demanda les clefs du cabinet de son
maître, lui disant qu'elle vouloit lui écrire. Ce garçon, sans
pénétrer plus avant et ne regardant que la passion de l'abbé pour la
duchesse, lui donna tout aussitôt ce qu'elle demandoit. Comme elle se
vit seule, elle rompit la serrure de la cassette où elle sçavoit que
l'abbé gardoit ses lettres, et, non seulement les prit toutes, mais
encore d'autres du prince de Condé qu'elle lui avoit sacrifiées, et
les alla brûler chez madame de Sourches. L'abbé, ayant trouvé à son
retour ce fracas chez lui, s'en alla chez la duchesse et commença par
la menacer de lui couper le nez; ensuite il cassa un chandelier de
cristal et un grand miroir qu'il lui avoit donné, et sortit après lui
avoir dit mille injures. Pendant tout ce vacarme, une femme de chambre
de la duchesse, qui crut que l'abbé reprendroit tout ce qu'il lui
avoit donné, se saisit de la cassette de pierreries de sa maîtresse et
l'alla porter chez madame de Sourches, où le soir même la duchesse
l'envoya reprendre pour la donner en garde à une dévote parente de sa
mère. L'abbé, qui en fut averti le lendemain, alla chez cette dévote
enlever de force la cassette. La duchesse, ayant appris la perte
qu'elle faisoit, fut au désespoir; mais elle ne perdit pas le
jugement. Elle employa auprès de l'abbé des gens qui avoient tant de
crédit auprès de lui qu'il rendit la cassette, et dans cette
restitution ils se raccommodèrent aussi bien qu'ils avoient jamais
été; et cette réconciliation fut si prompte que, madame de Boutteville
étant venue le lendemain consoler la duchesse sa fille de l'accident
qui lui étoit arrivé, l'abbé étoit déjà avec elle, qui se cacha dans
un cabinet pendant cette visite, d'où il entendit toute la comédie.

Quelque temps après, la duchesse ne voulut pas se donner toujours la
peine de cacher qu'elle revoyoit l'abbé, et crut que, leur querelle
ayant fait du bruit, il falloit que leur accommodement fût public:
elle se fit donc presser par tous ses amis, à la sollicitation de
l'abbé, de lui vouloir pardonner; et enfin, ayant fait une affaire de
conscience, la mère supérieure du couvent de la Miséricorde[126],
femme sujette aux visions béatifiques, les fit parler et embrasser
ensemble. Cette entremise décrédita un peu la révérende mère auprès de
la reine et du cardinal. Ils ne crurent pas qu'elle eût du commerce si
particulier avec Dieu, puisqu'elle se laissoit tromper si facilement
par les hommes.

Cependant cette réconciliation ne dura que six mois. Le retour en
France du prince de Condé, qui s'avançoit tous les jours, fit
appréhender la duchesse qu'il la trouvât encore sous la domination de
l'abbé, et mesdames de Saint-Chaumont et de Feuquières[127], ses
cousines et ses bonnes amies, lui firent tant de honte qu'elle rompit
avec lui sous prétexte de dévotion. Il fut fort difficile à l'abbé de
consentir au dessein de la duchesse. Dans un autre temps il ne
l'auroit pas fait; mais, voyant son crédit auprès du cardinal fort
diminué, et craignant que le prince de Condé, qui le haïssoit
d'ailleurs, et Boutteville, qui voudroit venger la honte qu'il avoit
faite à sa maison, ne le fissent tuer s'il donnoit à la duchesse le
moindre sujet nouveau de plainte, il cessa de la voir et ne cessa pas
de l'aimer[128].



LIVRE TROISIÈME.

SUITE DE L'HISTOIRE DE MADAME D'OLONNE.


Dans ce temps-là, madame d'Olonne étoit allée, comme j'ai dit, prier
la comtesse de Fiesque de remercier de sa part l'abbé Foucquet de
quelque prétendue obligation qui proprement n'étoit rien; mais elle
vouloit faire faire des réflexions à l'abbé Foucquet sur ce
compliment, et lui faire comprendre que, quand on remercioit les gens
de si peu de chose, on leur vouloit avoir de plus grandes obligations.
Le même jour que madame d'Olonne vit la comtesse, elle trouva l'abbé
chez madame de Bonnelle, et là elle lui fit elle-même son compliment.
L'abbé, qui étoit bien aise de se faire une affaire avec madame
d'Olonne pour essayer de se guérir de la passion qui lui restoit
encore pour la duchesse de Châtillon, répondit à ses civilités le plus
obligeamment qu'il put, et le lendemain, la comtesse l'ayant envoyé
quérir et lui disant ce que madame d'Olonne l'avoit prié de lui dire:
«J'en sçais plus que vous, Madame, lui dit-il, et je reçus hier au
soir d'elle-même des marques de sa reconnoissance; mais je voudrois
bien sçavoir de vous une chose, ajouta-t-il: si le comte de Guiche
n'est point amoureux de madame d'Olonne; car, cela étant, je veux
éviter l'occasion de le devenir. Il a eu tant d'égards pour moi en
tout rencontre que je serois ridicule d'en user mal avec lui.--Non,
lui dit la comtesse; au moins madame d'Olonne et lui m'ont dit, chacun
en particulier, qu'ils ne songeoient point l'un à l'autre.--Cela
étant, répliqua l'abbé, je vous supplie, Madame, de mander à madame
d'Olonne que vous m'avez vu, et que, sur ce que vous m'avez dit de sa
part, je vous ai paru si transporté de joie de voir comme elle
recevoit ce que je faisois pour elle, que vous ne doutez pas que je ne
devienne furieusement amoureux; et là-dessus, Madame, demandez-lui, je
vous prie, ce qu'elle feroit si cela étoit.» La comtesse lui ayant
promis, l'abbé sortit, et le lendemain madame d'Olonne, ayant reçu le
billet de la comtesse, y fit cette réponse:


BILLET.

_Vous me mandez ce que je ferois si l'abbé Foucquet étoit fort
amoureux de moi. Je n'ai garde de vous le dire, mais il me plaît
toujours autant qu'il me plut avant-hier. Adieu, la Castillanne!_


Le chevalier de Grammont, étant arrivé chez la comtesse un moment
après qu'elle eut reçu ce billet, la trouva au lit; et, voyant un
papier qui n'étoit qu'à moitié sur son chevet, il le prit. La comtesse
lui ayant redemandé ce papier, le chevalier lui en rendit un autre à
peu près de la même grandeur. Les gens qui étoient alors chez la
comtesse l'occupoient si fort qu'elle ne s'aperçut pas de la tromperie
du chevalier, lequel sortit presque aussitôt qu'il l'eut faite. Comme
il vit ce que c'étoit, il ne faut pas demander s'il eut de la joie
d'avoir en main quelque chose qui pût nuire à madame d'Olonne et faire
enrager le comte de Guiche. Il se souvenoit d'avoir été sacrifié à
Marsillac et des inquiétudes que son neveu lui avoit données sur le
sujet de la comtesse, et il étoit bien aise que l'abbé le tourmentât à
son tour. Le bruit qu'il fit de cette lettre eut tout l'effet qu'il
pouvoit souhaiter. Le comte de Guiche eut l'alarme et consulta
Vineuil; ils résolurent: ensemble, qu'il en parleroit lui-même à
l'abbé, et cependant il écrivit cette lettre à madame d'Olonne:


LETTRE.

_Vous me désespérez, Madame; mais je vous aime trop pour m'emporter
contre vous. Peut-être que cette manière vous touchera plus le coeur
que les reproches. Cependant il faut que mon ressentiment retombe sur
quelqu'un, et je ne vois personne qui se le soit mieux attiré que la
comtesse. C'est elle assurément qui a embarqué l'abbé Foucquet à
songer à vous; elle est au désespoir que je l'aie quittée. Pour me
faire retourner à elle, ou pour se venger de mon changement, elle me
veut donner un rival qui me chasse ou qui me dégoûte de vous aimer. Je
ne pense pas qu'elle réussisse à l'un ni à l'autre, Madame. Je ne
laisse pas de lui sçavoir le même gré que si l'un et l'autre étoit
arrivé. Aussi se doit-elle attendre que je n'aurai plus d'égards pour
elle, et qu'il n'y a rien au monde que je ne fasse pour me venger._


Madame d'Olonne, qui n'étoit pas si assurée du comte de Guiche qu'elle
n'appréhendât que la comtesse le pût reprendre, les voulut brouiller
au point qu'il ne pût pas y avoir apparemment de réconciliation entre
eux. Pour cet effet, elle n'eut pas plutôt reçu cette lettre qu'elle
l'envoya à la comtesse. Celle-ci, enragée contre le comte de Guiche,
manda à Vineuil de la venir trouver. «Je vous ai envoyé quérir pour
vous dire que votre ami est un fou et un impertinent avec qui je ne
veux plus avoir de commerce. Voyez la lettre qu'il vient d'écrire à
madame d'Olonne! Il se plaint que je pousse l'abbé Foucquet à
s'embarquer avec sa maîtresse, et ne se souvient pas qu'il m'a dit
qu'il ne songeoit plus à elle.--Je vous demande pardon pour lui,
répondit Vineuil; excusez un pauvre amant qui, parcequ'on lui veut
ôter sa maîtresse, ne sçait plus ce qu'il fait ni à qui s'en prendre.
Sitôt que je l'aurai fait revenir à lui, il viendra se jeter à vos
pieds.» Après quelques autres discours, Vineuil sortit, et une heure
après rentra avec le comte de Guiche, qui dit tant de choses à la
comtesse qu'elle lui promit de ne se souvenir plus de sa brutalité. Le
lendemain le comte, qui avoit résolu de parler à l'abbé, l'alla
trouver, et, l'ayant tiré à part: «Si nous avions tous deux commencé
en même temps, lui dit-il, d'être amoureux de madame d'Olonne, il
seroit ridicule de trouver étrange que vous me la disputassiez. Aussi
ne le ferois-je pas, et je la laisserois décider elle-même par ses
faveurs de la bonne fortune de l'un ou de l'autre. Mais que vous me
veniez troubler dans une affaire où je suis engagé long-temps avant
vous, vous voulez bien que je vous dise que cela n'est pas honnête, et
que je vous prie de me laisser en repos auprès de ma maîtresse, sans
me donner d'autres chagrins que ceux qui me viennent de ses
rigueurs.--Je suis ami de madame d'Olonne, répondit l'abbé, et rien
autre chose. Ainsi vous n'avez pas sujet de vous plaindre de moi. Si
je croyois pourtant que le discours que vous me venez de lire eût été
conseillé par des gens qui me voulussent faire des affaires, je vous
déclare que je deviendrois votre rival dès aujourd'hui. Je sais bien
pourquoi je vous parle ainsi, et vous me pouvez bien entendre.» L'abbé
prétendoit parler de Vardes[129], son ennemi mortel et ami du comte.
«Non, répondit le comte, et je ne vous entends point; mais ce que j'ai
à vous dire, c'est que la jalousie m'a conseillé de vous venir prier
de ne m'en donner plus.» L'abbé lui ayant promis, ils se séparèrent
les meilleurs amis du monde. Quelque temps après, celui-ci trouvant
madame d'Olonne en visite, elle le tira en particulier pour lui faire
des confidences de bagatelles. L'abbé aussi, ne sçachant que lui dire,
lui conta l'éclaircissement du comte et de lui. «Je suis bien aise,
lui dit-elle, de voir que vous autres messieurs disposez de moi comme
de votre bien. Me voilà donc maintenant au comte de Guiche, puisque
vous lui avez fait votre déclaration que vous ne prétendiez rien à
moi?--Ah! Madame, répondit l'abbé, je ne vous donne à personne. Si
j'étois en pouvoir de le faire, comme je m'aime mieux que qui que ce
soit, je vous garderois pour moi; mais, sur le soupçon qu'a le comte
de Guiche que j'ai de l'amour pour vous, je lui déclare que je n'y
songe pas, et cela, entre vous et moi, Madame, parceque je me défie de
ma bonne fortune, car...--Non, non, interrompit madame d'Olonne,
n'achevez pas, Monsieur l'abbé, de me parler contre votre pensée; vous
sçavez bien que vous n'êtes pas si malheureux que vous dites.» L'abbé,
se trouvant si pressé, ne put s'empêcher de lui répondre qu'elle le
sçavoit mieux que lui; que, pouvant faire la fortune des rois même, il
croyoit la sienne faite si elle l'en assuroit, et qu'au reste les
paroles qu'il avoit données au comte ne l'empêcheroient pas de l'aimer
quand il verroit quelque apparence d'être aimé. Cette conversation
finit par tant de douceurs de la part de madame d'Olonne que l'abbé
oublia qu'il aimoit encore madame de Châtillon, de sorte qu'il se
résolut de s'embarquer sans inclination avec madame d'Olonne. Il crut
qu'en intéressant le corps par les plaisirs, il pourroit détacher
l'esprit, dont les intérêts sont si mêlés. En effet, madame d'Olonne,
à qui le temps étoit fort cher, ne laissa pas languir l'abbé; mais,
comme leur intelligence ne put pas durer long-temps sans que le comte
s'en aperçût, celui-ci alla chez elle pour lui en faire des plaintes.
Comme il fut à la porte de sa chambre, il ouït qu'on faisoit quelque
bruit. Cela l'obligea d'écouter ce que c'étoit. Il entendit madame
d'Olonne qui disoit mille douceurs à quelqu'un. Sa curiosité
redoublant, il regarda par le trou de la serrure et vit sa maîtresse
faisant des caresses à son mari[130], aussi tendres qu'à un amant.
Cela ne lui en donna pas moins de mépris pour elle. Il s'en retourna
brusquement à son logis, où, ayant pris de l'encre et du papier, il
écrivit ceci à Vineuil:


LETTRE.

_Vous ne sçavez pas un nouvel amant de madame d'Olonne que j'ai
découvert? Mais quel nouvel amant, bon Dieu! un amant bien traité, un
rival domestique! Il n'y a plus moyen de souffrir. C'est d'Olonne que
je viens de surprendre sur les genoux de sa femme, qui recevait mille
caresses de cette infidèle._

    _Je penserois n'être pas malheureux
    Si la beauté dont je suis amoureux
    Pouvoit enfin se tenir satisfaite
    De mille amans avec un favory;
        Mais j'enrage que la coquette
        Aime encor jusqu'à son mari._

_Car enfin, mon cher, il n'est pas mari: il a toutes les douceurs des
amants, il reçoit d'autres caresses que celles que fait faire le
devoir, et il les reçoit de jour, qui n'a jamais été que le temps des
amans._


Le lendemain, le comte de Guiche, étant retourné chez madame d'Olonne,
laissa pour une autre fois les reproches qu'il avoit à faire sur son
mari, et ne voulut pour ce coup parler que de l'abbé Foucquet. Madame
d'Olonne, qui étoit remplie de considération quand il falloit perdre
un amant, non pas tant pour la crainte de son dépit que parcequ'elle
en ôtoit le nombre, dit au comte de Guiche qu'il étoit le maître de sa
conduite, qu'il pouvoit lui prescrire telle manière de vie qu'il lui
plairoit; que, si l'abbé lui donnoit de l'ombrage, non seulement elle
ne le verroit plus, mais qu'il seroit témoin, s'il vouloit, de quel
air elle lui parleroit. Le comte, qui n'eût jamais osé lui demander un
si grand sacrifice, accepta les offres qu'elle lui en fit. Le
rendez-vous se prit chez Craf pour le lendemain, où madame d'Olonne,
seule avec le comte et l'abbé, parla ainsi à ce dernier, après avoir
tout concerté la veille. «Je vous ai prié, Monsieur l'abbé, de vous
trouver ici pour vous dire, en présence de monsieur le comte de
Guiche, que je n'aime et que je ne puis jamais aimer personne que lui.
Nous avons tous deux été bien aises que vous le sçussiez, afin que
vous n'en prétendiez cause d'ignorance. Ce n'est pas, je l'avoue, que
vous ayez pris jusqu'ici d'autre parti avec moi que celui d'ami, mais
comme vous n'y entendez pas finesse, peut-être que vous n'avez pas
pris garde que vos visites étoient un peu trop fréquentes, et vous
sçavez que cela ne plaît pas d'ordinaire à un homme aussi amoureux que
l'est monsieur le comte, quelque confiance qu'il ait en sa maîtresse.
Pour moi, je ne veux songer toute ma vie qu'à lui plaire. Je vous ai
voulu faire cette déclaration afin que, sans y penser, vous ne vous
fissiez point de méchantes affaires. Soyez mon ami, j'en serai ravie;
mais le moins que nous pourrons avoir de commerce ensemble ce sera le
meilleur.--Oui, Madame, je vous le promets, lui dit l'abbé; j'entre
fort dans les sentimens de monsieur le comte de Guiche, et j'ai passé
par tous les degrés de la jalousie. Ce n'est pas d'aujourd'hui que
nous avons traité ce chapitre, lui et moi; je sçais bien ce que je lui
ai promis, et je l'assure que je n'y ai pas contrevenu.--Il est vrai,
interrompit le comte, que je ne sçaurois me plaindre de vous; mais
Madame a fort bien dit, que, comme vous n'aviez aucun dessein,
peut-être vous n'avez cru rien faire contre ce que vous m'avez promis,
et les apparences seulement ont été contre vous.--Eh bien! lui
répliqua l'abbé, à cela ne tienne que vous soyez heureux; je vous
donne parole de ne voir Madame de dessein qu'une fois le mois, car
pour les rencontres je n'en puis répondre; mais c'est à vous à prendre
vos sûretés pour cela.» Après mille civilités de part et d'autre, ils
se séparèrent.

On s'étonnera peut-être que l'abbé souffrît si impatiemment les rivaux
auprès de la duchesse de Châtillon et fût si traitable avec madame
d'Olonne; mais la raison est qu'avec la première il y avoit de
l'amour, et avec l'autre rien que de la débauche, et que le corps peut
souffrir des associés, mais jamais le coeur.

Quelque temps après, d'Olonne, averti de la mauvaise conduite de sa
femme, résolut de l'envoyer à la campagne, tant pour l'empêcher de
faire de nouvelles sottises que pour faire cesser les bruits que sa
présence renouveloit tous les jours. En effet, sitôt qu'elle fut
partie, on ne se souvint plus d'elle, et mille autres copies de madame
d'Olonne, dont Paris est tout plein, firent en peu de temps oublier ce
grand original.

Il arriva même une affaire qui, sans être de la nature de celles de
madame d'Olonne, ne laissa pas de les étouffer pour un temps[131].

Le comte de Vivonne, premier gentilhomme de la chambre du roi, et pour
qui naturellement Sa Majesté avoit de l'inclination, s'étant retiré à
une maison qu'il avoit près de Paris pour passer les fêtes de Pâques
avec deux de ses amis, l'abbé Le Camus[132] et Manchiny, celui-ci
neveu du cardinal, et l'autre un des aumôniers du roi, et y ayant
passé trois ou quatre jours, sinon dans une grande dévotion, au moins
dans des plaisirs fort innocens, le comte de Guiche et Manicamp, qui
s'ennuyoient à Paris, l'allèrent trouver. Sitôt que l'abbé Le Camus
les vit, les connoissant fort emportés, il persuada Manchiny de
retourner à Paris, et que dès le lendemain l'on diroit dans le monde
qu'il s'étoit passé entre eux d'étranges choses; et comme
Manchiny[133], dès le soir même, témoigna ce dessein, Manicamp et le
comte de Guiche proposèrent à Vivonne de prier Bussy de venir passer
deux ou trois jours avec eux, lui disant que celui-là pourroit bien
remplacer les deux autres. Vivonne, en étant demeuré d'accord, écrivit
à Bussy au nom de tous, qu'il étoit prié de quitter pour quelque temps
le tracas du monde pour venir avec eux vaquer avec moins de
distraction aux pensées de l'éternité. Avant que de passer outre, il
est à propos de faire voir ce que c'étoit que Vivonne et Bussy.


_Le portrait de M. le comte de Vivonne._

Le premier avoit de gros yeux bleus à fleur de tête, dont les
prunelles, qui étoient souvent à demi cachées sous les paupières, lui
faisoient des regards languissants contre son intention; il avoit le
nez bien fait, la bouche petite et relevée, le teint beau, les cheveux
blonds dorés et en quantité; véritablement il avoit un peu trop
d'embonpoint. Il avoit l'esprit vif et imaginoit bien, mais il
songeoit trop à être plaisant; il aimoit à dire des équivoques et des
mots de double sens, et, pour se faire plus admirer, il les faisoit
souvent au logis, et les débitoit comme des impromptus dans les
compagnies où il alloit[134]. Il s'attachoit fort vite d'amitié aux
gens sans aucun discernement; mais, qu'il leur trouvât du mérite ou
non, il s'en lassoit encore plus vite. Ce qui faisoit un peu plus
durer son inclination, c'étoit la flatterie; mais qui ne l'eût point
admiré eût eu beau être admirable, il n'en eût pas fait grand estime.
Comme il croyoit qu'une marque de bon esprit étoit la délicatesse pour
tous les ouvrages, il ne trouvoit rien à son gré de tout ce qu'il
voyoit, et d'ordinaire il en jugeoit sans connoissance et sans
fondement. Enfin il étoit tellement aveugle de son propre mérite qu'il
n'en voyoit point en autrui; et, pour parler en Turlupin comme lui, il
avoit beaucoup de suffisance et beaucoup d'insuffisance à la fois. Il
étoit hardi à la guerre et timide en amour; cependant, qui l'eût voulu
croire, il avoit mis à mal toutes les femmes qu'il avoit entreprises;
et la vérité est qu'il avoit échoué auprès de certaines dames qui
jusque là n'avoient refusé personne.


_Portrait de M. de Bussy Rabutin._

Roger de Rabutin, comte de Bussy, mestre de camp de la cavalerie
légère, avoit les yeux grands et doux, la bouche bien faite, le nez
grand, tirant sur l'aquilin, le front avancé, le visage ouvert et la
physionomie heureuse, les cheveux blonds déliés et clairs. Il avoit
dans l'esprit de la délicatesse et de la force, de la gaîté et de
l'enjoûment; il parloit bien, il écrivoit juste et agréablement. Il
étoit né doux; mais les envieux que lui avoit faits son mérite
l'avoient aigri, en sorte qu'il se réjouissoit volontiers avec des
gens qu'il n'aimoit pas. Il étoit bon ami et régulier; il étoit brave
sans ostentation; il aimoit les plaisirs plus que la fortune, mais il
aimoit la gloire plus que les plaisirs; il étoit galant avec toutes
les dames et fort civil, et la familiarité qu'il avoit avec ses
meilleurs amis ne lui faisoit jamais manquer au respect qu'il leur
devoit. Cette manière d'agir faisoit juger qu'il avoit de l'amour pour
elles, et il est certain qu'il en entroit toujours un peu dans toutes
les grandes amitiés qu'il avoit. Il avoit bien servi à la guerre, et
fort long-temps; mais comme, de son siècle, ce n'étoit pas assez pour
parvenir à de grands honneurs que d'avoir de la naissance, de
l'esprit, des services et du courage, avec toutes ces qualités il
étoit demeuré à moitié chemin de sa fortune. Il n'avoit pas eu la
bassesse de flatter les gens en qui le Mazarin, souverain dispensateur
des grâces, avoit créance, ou il n'avoit pas été en état de les lui
arracher en lui faisant peur, comme avoient fait la plupart des
maréchaux de son temps.

Bussy donc, ayant reçu ce billet de Vivonne, monta à cheval aussitôt
et l'alla trouver. Il rencontra ses amis fort disposés à se réjouir,
et lui, qui d'ordinaire ne troubloit point les fêtes, fit que la joie
fut tout à fait complète; et, les abordant: «Je suis bien aise, mes
amis, dit-il, de vous trouver détachés du monde comme vous êtes. Il
faut des grâces particulières de Dieu pour faire son salut. Dans les
embarras des cours, l'ambition, l'envie, la médisance, l'amour et
mille autres passions y portent ordinairement les gens les mieux nés à
des crimes dont ils sont incapables dans des retraites comme celle-ci.
Sauvons-nous donc ensemble, mes amis; et, comme pour être agréables à
Dieu il n'est pas nécessaire de pleurer ni de mourir de faim, rions,
mes chers, et faisons bonne chère.» Ce sentiment-là étant généralement
approuvé, on se prépara pour la chasse l'après-dînée, et l'on mit
ordre d'avoir des concerts d'instrumens pour le lendemain. Après avoir
couru quatre ou cinq heures, le lendemain, ces messieurs vinrent
affamés faire le plus grand repas du monde. Le souper étant fini, qui
avoit duré trois heures, pendant lesquelles la compagnie avoit été
dans cette gaîté qui accompagne toujours la bonne conscience, on fit
amener des chevaux pour se promener dans le parc. Ce fut là que ces
quatre amis, se trouvant en liberté, pour s'encourager à mépriser
davantage le monde, proposèrent de médire de tout le genre humain;
mais, un moment après, la réflexion fit dire à Bussy qu'il falloit
excepter leurs bons amis de cette proposition générale. Cet avis ayant
été approuvé, chacun demanda au reste de l'assemblée quartier pour ce
qu'il aimoit. Cela étant fait et le signal donné pour le mépris des
choses d'ici-bas, ces bonnes âmes commencèrent le cantique qui ensuit:


CANTIQUE[135].

    _Que Déodatus[136] est heureux_
    _De baiser ce bec amoureux_
    _Qui d'une oreille à l'autre va!_
            Alleluia!

    _Si le roi venoit à mourir,_
    _Monsieur ne se pourroit tenir_
    _De dire, en chantant_ Libera:
            Alleluia!

    _La reine veut un autre v..,_
    _Mais on n'en a pas à crédit,_
    _Et la pauvrette maille n'a._
            Alleluia!

    _Le Mazarin est bien lassé_
    _De f..... un c.. si bas percé,_
    _Qui sent si fort le faguena[137]._
            Alleluia!

    _La d'Orléans[138] et la Vandis[139]_
    _Se servent de godemichis;_
    _De v.. pour elles il n'y a._
            Alleluia!

    _La Mothe[140] disoit l'autre jour_
    _À Richelieu: Faisons l'amour,_
    _Embrassons-nous_, et cetera.
            Alleluia!

    _Chimerault[141] lui disoit: Fripon,_
    _Prenez-moi la m.... du c..,_
    _Et laissez l'autre Motte là._
            Alleluia!

    _Si vous voulez savoir pourquoi_
    _On f... la Bonneuil[142] malgré soi,_
    _De c.. de son calibre il n'y a._
            Alleluia!

    _À Clérambault[143], disoit Gourdon[144];_
    _Mettez-moi le v.. dans le c.._
    _Pour voir comme cela fera._
            Alleluia!

    _Je ne sais comme quoi Fouilloux[145]_
    _Peut avoir f.... tant de coups_
    _Sans avoir une fois mis bas._
            Alleluia!

    _Quand d'Alluy[146] ne la f... pas bien,_
    _Elle lui dit: F.... vilain,_
    _La v..... a passé par là._
            Alleluia!

    _De Méneville[147] et de Brion[148],_
    _S'il sort jamais un embryon,_
    _Fils de son père il ne sera._
            Alleluia!

    _Quand Marsillac au monde vint,_
    _Pour défaire les Philistins_
    _Mâchoire d'âne il apporta._
            Alleluia!

On peut juger qu'ayant débuté par là, tout fut compris dans le
cantique, à la réserve des amis de ces quatre messieurs; mais, comme
le nombre en étoit petit, le cantique fut grand, et tel que, pour ne
rien oublier, il faudroit pour lui seul faire un volume. Une partie de
la nuit s'étant passée en ces plaisirs champêtres, on résolut de
s'aller reposer. Chacun donc se quitta fort satisfait de voir le
progrès que l'on commençoit de faire dans la dévotion. Le lendemain,
Vivonne et Bussy, s'étant levés plus matin que les autres, allèrent
dans la chambre de Manicamp; mais, ne l'ayant pas trouvé et le croyant
dans le parc à la promenade ils allèrent dans la chambre du comte de
Guiche, avec lequel ils le trouvèrent couché. «Vous voyez, mes amis,
leur dit Manicamp, que je tâche de profiter des choses que vous dites
hier touchant le mépris du monde. J'ai déjà gagné sur moi d'en
mépriser la moitié, et j'espère que dans peu de temps, hors mes amis
particuliers, que je ne ferai pas grand cas de l'autre.--Souvent on
arrive à même fin par différentes voies, lui répondit Bussy. Pour moi
je ne condamne point vos manières: chacun se sauve à sa guise; mais je
n'irai point à la béatitude par le chemin que vous tenez.--Je
m'étonne, dit Manicamp, que vous parliez comme vous faites, et que
madame de Sévigny ne vous ait pas rebuté d'aimer les femmes.--Mais, à
propos de madame de Sévigny, dit Vivonne, je vous prie de nous dire
pourquoi vous rompîtes avec elle, car on en parle différemment. Les
uns disent que vous étiez jaloux du comte du Lude, et les autres que
vous la sacrifiâtes à madame de Monglas, et personne n'a cru, comme
vous l'avez dit tous deux, que ce fût une raison
d'intérêt[149].--Quand je vous aurai fait voir, répliqua Bussy, qu'il
y a six ans que j'aime madame de Monglas, vous croirez bien qu'il
n'entroit point d'amour dans la rupture qui se fit l'année passée
entre madame de Sévigny et moi.--Ah! mon cher, interrompit Vivonne,
que nous vous serions obligés si vous vouliez prendre la peine de nous
conter une histoire amoureuse! Mais auparavant, dites-nous, s'il vous
plaît, ce que c'est que madame de Sévigny, car je n'ai jamais vu deux
personnes s'accorder sur son sujet.--C'est la définir en peu de mots
que ce que vous dites là, répondit Bussy: on ne s'accorde point sur
son sujet parcequ'elle est inégale, et qu'une seule personne n'est pas
assez long-temps bien avec elle pour remarquer le changement de son
humeur; mais moi, qui l'ai toujours vue dès son enfance, je vous en
veux faire un fidèle rapport.»



LIVRE QUATRIÈME.

HISTOIRE DE MADAME DE SÉVIGNY.


_Portrait de madame de Sévigny[150]._

Madame de Sévigny, continua-t-il, a d'ordinaire le plus beau teint du
monde, les yeux petits et brillants, la bouche plate, mais de belle
couleur; le front avancé, le nez semblable à soi, ni long ni petit,
carré par le bout; la mâchoire comme le bout du nez; et tout cela, qui
en détail n'est pas beau, est à tout prendre assez agréable. Elle a la
taille belle, sans avoir bon air; elle a la jambe bien faite, la
gorge, les bras et les mains mal taillés; elle a les cheveux blonds,
déliés et épais. Elle a bien dansé et a l'oreille encore juste; elle a
la voix agréable, elle sçait un peu chanter. Voilà, pour le dehors, à
peu près comme elle est faite. Il n'y a point de femme qui ait plus
d'esprit qu'elle, et fort peu qui en aient autant; sa manière est
divertissante. Il y en a qui disent que pour une femme de qualité, son
caractère est un peu trop badin. Du temps que je la voyois, je
trouvois ce jugement-là ridicule, et je sauvois son burlesque sous le
nom de gaîté; aujourd'hui qu'en ne la voyant plus son grand feu ne
m'éblouit pas, je demeure d'accord qu'elle veut être trop plaisante.
Si on a de l'esprit, et particulièrement de cette sorte d'esprit qui
est enjoué, on n'a qu'à la voir: on ne perd rien avec elle; elle vous
entend, elle entre juste en tout ce que vous dites, elle vous devine,
et vous mène d'ordinaire bien plus loin que vous ne pensez aller.
Quelquefois aussi on lui fait bien voir du pays; la chaleur de la
plaisanterie l'emporte. En cet état, elle reçoit avec joie tout ce
qu'on lui veut dire de libre, pourvu qu'il soit enveloppé; elle y
répond même avec mesure, et croit qu'il iroit du sien si elle n'alloit
pas au delà de ce qu'on lui a dit. Avec tant de feu, il n'est pas
étrange que le discernement soit médiocre: ces deux choses étant
d'ordinaire incompatibles, la nature ne peut faire de miracle en sa
faveur; un sot éveillé l'emportera toujours auprès d'elle sur un
honnête homme sérieux. La gaîté des gens la préoccupe. Elle ne jugera
pas si on entend ce qu'elle dit. La plus grande marque d'esprit qu'on
lui peut donner, c'est d'avoir de l'admiration pour elle; elle aime
l'encens, elle aime d'être aimée, et pour cela elle sème afin de
recueillir, elle donne de la louange pour en recevoir. Elle aime
généralement tous les hommes, quelque âge, quelque naissance et
quelque mérite qu'ils aient, et de quelque profession qu'ils soient;
tout lui est bon, depuis le manteau royal jusqu'à la soutane, depuis
le sceptre jusqu'à l'écritoire. Entre les hommes, elle aime mieux un
amant qu'un ami, et, parmi les amans, les gais que les tristes. Les
mélancoliques flattent sa vanité, les éveillés son inclination; elle
se divertit avec ceux-ci, et se flatte de l'opinion qu'elle a bien du
mérite d'avoir pu causer de la langueur à ceux-là.

Elle est d'un tempérament froid, au moins si on en croit feu son mari:
aussi lui avoit-il l'obligation de sa vertu. Comme il disoit, toute sa
chaleur est à l'esprit. À la vérité, elle récompense bien la froideur
de son tempérament, si l'on s'en rapporte à ses actions; je crois que
la foi conjugale n'a point cette violence si l'on regarde l'intention.
C'est une autre chose, pour en parler franchement. Je crois que son
mari s'est tiré d'affaire devant les hommes, mais je le tiens cocu
devant Dieu. Cette belle, qui veut être à tous les plaisirs, a trouvé
un moyen sûr, à ce qu'il lui semble, pour se réjouir sans qu'il en
coûte rien à sa réputation. Elle s'est faite amie à quatre ou cinq
prudes, avec lesquelles elle va en tous les lieux du monde; elle ne
regarde pas tant ce qu'elle fait qu'avec qui elle est. En ce faisant,
elle se persuade que la compagnie honnête rectifie toutes ses actions;
et, pour moi, je pense que l'heure du berger, qui ne se rencontre
d'ordinaire que tête à tête avec toutes les femmes, se trouveroit
plutôt avec celle-ci au milieu de sa famille. Quelquefois elle refuse
hautement une partie de promenade publique pour s'établir à l'égard du
monde dans une opinion de grande régularité, et quelque temps après,
croyant marcher à couvert sur les refus qu'elle aura fait éclater,
elle fera quatre ou cinq parties de promenades particulières. Elle
aime naturellement les plaisirs; deux choses l'obligèrent quelquefois
de s'en priver: la politique et l'inégalité; et c'est par l'une ou par
l'autre de ces raisons-là que bien souvent elle va au sermon le
lendemain d'une assemblée. Avec quelques façons qu'elle donne de temps
en temps au public, elle croit préoccuper tout le monde, et s'imagine
qu'en faisant un peu de bien et un peu de mal, tout ce que l'on
pourroit dire, c'est que, l'un portant l'autre, elle est honnête
femme. Les flatteurs dont sa petite cour est pleine lui en parlent
bien d'autre manière; ils ne manquent jamais de lui dire qu'on ne
sçauroit mieux accorder qu'elle fait la sagesse avec le monde et le
plaisir avec la vertu. Pour avoir de l'esprit et de la qualité, elle
se laisse un peu trop éblouir aux grandeurs de la cour. Le jour que la
reine lui aura parlé, et peut-être demandé seulement avec qui elle
sera venue, elle sera transportée de joie, et long-temps après elle
trouvera moyen d'apprendre à tous ceux desquels elle se voudra attirer
le respect la manière obligeante avec laquelle la reine lui aura
parlé. Un soir que le roi venoit de la faire danser, et s'étant remise
à sa place, qui étoit auprès de moi: «Il faut avouer, me dit-elle, que
le roi a de grandes qualités; je crois qu'il obscurcira la gloire de
tous ses prédécesseurs.» Je ne pus m'empêcher de lui rire au nez,
voyant à quel propos elle lui donnoit ces louanges, et de lui
répondre: «On n'en peut douter, Madame, après ce qu'il vient de faire
pour vous.» Elle étoit alors si satisfaite de Sa Majesté que je la vis
sur le point, pour lui témoigner sa reconnoissance, de crier: Vive le
roi!

Il y a des gens qui ne mettent que les choses saintes pour bornes à
leur amitié, et qui feroient tout pour leurs amis, à la réserve
d'offenser Dieu. Ces gens-là s'appellent amis jusqu'aux autels.
L'amitié de madame de Sévigny a d'autres limites: cette belle n'est
amie que jusqu'à la bourse; il n'y a qu'elle de jolie femme au monde
qui se soit deshonorée par l'ingratitude. Il faut que la nécessité lui
fasse grand'peur, puisque, pour en éviter l'ombre, elle n'appréhende
pas la honte. Ceux qui la veulent excuser disent qu'elle défère en
cela au conseil des gens qui sçavent que c'est que la faim et qui se
souviennent encore de leur pauvreté. Qu'elle tienne cela d'autrui ou
qu'elle ne le doive qu'à elle-même, il n'y a rien de si naturel que ce
qui paroît dans son économie.

La plus grande application qu'ait madame de Sévigny est à paroître
tout ce qu'elle n'est pas. Depuis le temps qu'elle s'y étudie, elle a
déjà appris à tromper ceux qui ne l'avoient guère connue ou qui ne
s'appliquent pas à la connoître; mais, comme il y a des gens qui ont
pris en elle plus d'intérêt que d'autres, ils l'ont découverte et se
sont aperçus, malheureusement pour elle, que tout ce qui reluit n'est
pas or.

Madame de Sévigny est inégale jusqu'aux prunelles des yeux et
jusqu'aux paupières; elle a les yeux de différentes couleurs, et, les
yeux étant les miroirs de l'âme, ces égaremens sont comme un avis que
donne la nature à ceux qui l'approchent de ne pas faire un grand
fondement sur son amitié.

Je ne sçais si c'est parceque ses bras ne sont pas beaux qu'elle ne
les tient pas trop chers, ou qu'elle ne s'imagine pas faire une
faveur, la chose étant si générale; mais enfin les prend et les baise
qui veut. Je pense que c'est assez pour lui persuader qu'il n'y a
point de mal qu'elle croie qu'on n'y a point de plaisir. Il n'y a plus
que l'usage qui la pourroit contraindre, mais elle ne balance pas à le
choquer plutôt que les hommes, sçachant bien qu'ayant fait les modes,
quand il leur plaira la bienséance ne sera plus renfermée dans des
bornes si étroites.

Voilà, mes chers, le portrait de madame de Sévigny. Son bien, qui
accommodoit fort le mien parceque c'étoit un parti de ma maison,
obligea mon père à souhaiter que je l'épousasse; mais, quoique je ne
la connusse pas alors si bien qu'aujourd'hui, je ne répondois point au
dessein de mon père: certaine manière étourdie dont je la voyais agir
me la faisoit appréhender, et je la trouvois la plus jolie fille du
monde pour être femme d'un autre. Ce sentiment-là m'aida fort à ne la
point épouser; mais, comme elle fut mariée un peu de temps après moi,
j'en devins amoureux, et la plus forte raison qui m'obligea d'en faire
ma maîtresse fut celle qui m'avoit empêché de souhaiter d'être son
mari.

Comme j'étois son proche parent, j'avois un fort grand accès chez
elle, et je voyois les chagrins que son mari lui donnoit tous les
jours. Elle s'en plaignoit à moi bien souvent et me prioit de lui
faire honte de mille attachemens ridicules qu'il avoit. Je la servis
en cela quelque temps fort heureusement; mais enfin le naturel de son
mari l'emporta sur mes conseils. De propos délibéré je me mis dans la
tête d'être amoureux d'elle, plus par la commodité de la conjoncture
que par la force de mon inclination. Un jour donc que Sévigny m'avoit
dit qu'il avoit passé la veille la plus agréable nuit du monde, non
seulement pour lui, mais pour la dame avec qui il l'avoit passée:
«Vous pouvez croire, ajouta-t-il, que ce n'est pas avec votre cousine:
c'est avec Ninon[151].--Tant pis pour vous, lui dis-je; ma cousine
vaut mille fois mieux, et je suis assuré que si elle n'étoit votre
femme elle seroit votre maîtresse.--Cela pourroit bien être», me
répondit-il. Je ne l'eus pas quitté que j'allai tout conter à madame
de Sévigny. «Il y a bien de quoi se vanter à lui! me dit-elle en
rougissant de dépit.--Ne faites pas semblant de sçavoir cela, lui
répondis-je, car vous en voyez la conséquence.--Je crois que vous êtes
fou, reprit-elle, de me donner cet avis, ou que vous croyez que je
sois folle.--Vous le seriez bien plus, Madame, lui répliquai-je, si
vous ne lui rendiez pas la pareille que si vous lui redisiez ce que je
vous ai dit. Vengez-vous, ma belle cousine; je serai de moitié de la
vengeance, car enfin vos intérêts me sont aussi chers que les miens
propres.--Tout beau, Monsieur le comte! me dit-elle; je ne suis pas si
fâchée que vous le pensez.» Le lendemain, ayant trouvé Sévigny au
Cours, il se mit avec moi dans mon carrosse. Aussitôt qu'il y fut: «Je
pense, dit-il, que vous avez dit à votre cousine ce que je vous contai
hier de Ninon, parcequ'elle m'en a touché quelque chose.--Moi! lui
répliquai-je, je ne lui en ai point parlé, Monsieur; mais, comme elle
a de l'esprit, elle m'a dit tant de choses sur ce chapitre de la
jalousie qu'elle rencontre quelquefois la vérité.» Sévigny, s'étant
rendu à une si bonne raison, me remit sur le chapitre de la bonne
fortune, et, après m'avoir dit mille avantages qu'il y avoit d'être
amoureux, il conclut par me dire qu'il le vouloit être toute sa vie,
et même qu'il l'étoit alors de Ninon autant qu'on le pouvoit être;
qu'il s'en alloit passer la nuit à Saint-Cloud avec elle et avec
Vassé[152], qui leur donnoit une fête, et duquel ils se moquoient
ensemble. Je lui redis ce que je lui avois dit mille fois, que,
quoique sa femme fût sage, il en pourroit faire tant qu'enfin il la
désespéreroit, et que, quelque honnête homme venant amoureux d'elle
dans le temps qu'il lui feroit de méchans tours, elle pourroit
peut-être chercher des douceurs dans l'amour et dans la vengeance
qu'elle n'auroit pas envisagées dans l'amour seulement. Et là-dessus,
nous étant séparés, je me retirai chez moi et j'écrivis cette lettre à
sa femme:


LETTRE.

_Je n'avois pas tort hier, Madame, de me défier de votre imprudence;
vous avez dit à votre mari ce que je vous dis. Vous voyez bien que ce
n'est pas pour mes intérêts que je vous fais ce reproche, car tout ce
qui m'en peut arriver est de perdre son amitié; et pour vous, Madame,
il y a bien plus à craindre. J'ai pourtant été assez heureux pour le
désabuser. Au reste, Madame, il est tellement persuadé qu'on ne peut
être honnête homme sans être toujours amoureux, que je désespère de
vous voir jamais contente si vous n'apprenez qu'à être aimée de lui.
Mais que cela ne vous alarme pas, Madame; comme j'ai commencé de vous
servir, je ne vous abandonnerai pas en l'état où vous êtes. Vous
sçavez que la jalousie a quelquefois plus de vertu pour retenir un
coeur que les charmes et que le mérite. Je vous conseille d'en
donner à votre mari, ma belle cousine, et pour cela je m'offre à vous.
Si vous le faites revenir par là, je vous aime assez pour recommencer
mon premier personnage de votre agent auprès de lui, et me faire
sacrifier encore pour vous rendre heureuse; et, s'il faut qu'il vous
échappe, aimez-moi, ma cousine, et je vous aiderai à vous venger de
lui en vous aimant toute ma vie._


Le page à qui je donnai cette lettre, l'étant allé porter à madame de
Sévigny, la trouva endormie; et, comme il attendoit qu'on l'éveillât,
Sévigny[153] arriva de la campagne. Celui-ci ayant sçu de mon page,
que je n'avois point instruit là-dessus, ne prévoyant pas que le mari
dût arriver sitôt, ayant sçu, dis-je, qu'il avoit une lettre à rendre
de ma part à sa femme, la lui demanda sans rien soupçonner, et,
l'ayant lue à l'heure même, lui dit de s'en retourner, et qu'il n'y
avoit nulle réponse à faire. Vous pouvez juger comme je le reçus, et
je fus sur le point de le tuer, voyant le danger où il avoit exposé ma
cousine, et je ne dormis pas une heure cette nuit-là. Sévigny, de son
côté, ne la passa pas meilleure que moi; et le lendemain, après de
grands reproches qu'il fit à sa femme, il lui défendit de me voir.
Elle me le manda, et qu'avec un peu de patience tout cela
s'accommoderoit un jour.

Six mois après, Sévigny fut tué en duel par le chevalier
d'Albret[154]. Sa femme parut inconsolable de sa mort. Les sujets de
le haïr étant connus de tout le monde, on crut que sa douleur n'étoit
que grimace. Pour moi, qui avois plus de familiarité avec elle que les
autres, je n'attendis pas si long-temps qu'eux à lui parler de choses
agréables, et bientôt après je lui parlai d'amour, mais sans façon et
comme si je n'eusse jamais fait autre chose. Elle me fit une de ces
gracieuses réponses d'oracle que les femmes font d'ordinaire dans les
commencemens, que ma passion, qui étoit assez tranquille, me fit
paroître peu favorable; peut-être aussi l'étoit-elle, je n'en sçais
rien. Que si madame de Sévigny n'avoit pas intention de m'aimer, on ne
peut pas avoir plus de complaisance pour elle que j'en eus en ce
rencontre. Cependant, comme j'étois son plus proche parent du côté le
plus honorable, elle me fit mille avances pour être son mari; et moi,
qui lui trouvois une manière d'esprit qui me réjouissoit, je ne fus
pas fâché de demeurer sur ce pied-là auprès d'elle. Je la voyois
presque tous les jours, je lui écrivois, je lui parlois d'amour en
riant, je me brouillois avec mes plus proches pour servir de mon
crédit et de mon bien ceux qu'elle me recommandoit; enfin, si elle eût
eu besoin de tout ce que j'ai au monde, je lui aurois eu grande
obligation de me donner lieu de l'en assister. Comme mon amitié
ressembloit assez à l'amour, madame de Sévigny en fut assez satisfaite
tant que je n'aimai point ailleurs; mais le hasard, comme je vous
dirai ensuite, m'ayant fait aimer madame de Précy[155], ma cousine ne
me témoigna plus tant de tendresse qu'elle faisoit lorsqu'elle croyoit
que je n'aimois rien qu'elle. De temps en temps nous avions de petites
brouilleries, qui véritablement s'accommodoient, mais qui laissoient
dans mon coeur, et je crois dans le sien, des semences de division
au premier sujet que nous en aurions l'un ou l'autre, et qui même
étoient capables d'aigrir des choses indifférentes. Enfin, s'étant
présenté une occasion où j'avois besoin de madame de Sévigny, et où
sans son assistance j'étois en danger de perdre ma fortune, cette
ingrate m'abandonna et me fit en amitié la plus grande infidélité du
monde. Voilà, mes chers, ce qui me fit rompre avec elle; et, bien loin
de la sacrifier à madame de Monglas, comme on a dit, celle-ci, que
j'aimois il y avoit déjà long-temps, m'empêcha de faire tout l'éclat
que méritoit une telle ingratitude. Bussy ayant cessé de parler:
«Qu'est-ce que c'est donc, lui dit Vivonne, que tout ce que l'on dit
du comte du Lude et de madame de Sévigny? A-t-il été bien avec
elle?--Avant que vous répondre à ceci, reprit Bussy, il faut que vous
sçachiez ce que c'est que le comte du Lude.


_Portrait de monsieur le comte du Lude[156]._


Il a le visage petit et laid, beaucoup de cheveux, la taille belle, et
il étoit né pour être fort gras; mais la crainte d'être incommodé et
désagréable lui a fait prendre des soins si extraordinaires pour
s'amaigrir qu'enfin il en est venu à bout. Véritablement sa belle
taille lui a coûté quelque chose de sa santé; il s'est gâté l'estomac
par les diètes qu'il a faites et le vinaigre dont il a usé. Il est
adroit à cheval, il danse bien, il fait bien des armes, il est brave,
il s'est fort bien battu contre Vardes, et on lui a fait injustice
quand on a douté de sa valeur. Le fondement de cette médisance est
que, toute la jeunesse de sa volée ayant pris parti dans la guerre, il
s'est contenté de faire une campagne en volontaire; mais cela vient de
ce qu'il est paresseux et aime ses plaisirs. En un mot, il a du
courage et n'a point d'ambition; il a l'esprit doux, il est agréable
avec les femmes, il en a toujours bien été traité et il ne les aime
pas long-temps. Les raisons que l'on voit de ses bonnes fortunes,
outre la réputation d'être discret, sont la bonne mine, et d'avoir de
grandes parties pour l'amour; mais ce qui le fait réussir partout
sûrement, c'est qu'il pleure quand il veut, et que rien ne persuade
tant les femmes qu'on aime que les larmes. Cependant, soit qu'il lui
soit arrivé des malheurs tête à tête, soit que ses envieux veulent que
ce soit sa faute de n'avoir point d'enfans, il ne déshonore pas trop
les gens qu'il aime. Madame de Sévigny est une de celles pour qui il a
eu de l'amour; mais, sa passion finissant lorsque cette belle
commençoit d'y répondre, ces contre-temps l'ont sauvée: ils ne se sont
pu rencontrer, et comme il l'a toujours vue du depuis, quoique sans
attachement, on n'a pas laissé de dire qu'elle l'avoit aimé; et bien
que cela ne soit pas vrai, c'étoit toujours le plus vraisemblable à
dire. Il a été pourtant le foible de madame de Sévigny, et celui pour
qui elle a eu plus d'inclination, quelque plaisanterie qu'elle en ait
voulu faire. Cela me fait ressouvenir d'un couplet de chanson qu'elle
fit, où elle faisoit parler ainsi madame de Sourdy[157], qui étoit
grosse:

    _On dit que vous avez tous deux
    Ce qui rend un homme amoureux,
    J'entends un honnête homme,
    Et non pas celui que je sçai,
    Qui ne sçait point le mal que j'ai._

Personne au monde n'a plus de gaîté, plus de feu, ni l'esprit plus
agréable qu'elle. Ménage[158], en étant devenu amoureux, et sa
naissance, son âge et sa figure l'obligeant de cacher son amour autant
qu'il pouvoit, se trouva un jour chez elle dans le temps qu'elle
vouloit sortir pour aller faire quelque emplette. Sa demoiselle
n'étant pas en état de la suivre, elle dit à Ménage de monter dans son
carrosse avec elle, et qu'elle ne craignoit point que personne en
parlât. Celui-ci badinoit en apparence, mais en effet étant fâché, lui
répondit qu'il lui étoit bien rude de voir qu'elle n'étoit pas
contente des rigueurs qu'elle avoit depuis si long-temps pour lui,
mais qu'elle le méprisât encore au point de croire qu'on ne pouvoit
dire rien de lui et d'elle. «Mettez-vous, lui dit-elle, mettez-vous
dans mon carosse. Si vous me fâchez, je vous irai voir chez vous.»
Comme Bussy achevoit ces dernières paroles, on vint dire à ces
messieurs que l'on avoit servi sur table. Ils allèrent dîner, et, le
repas s'étant passé avec la gaîté ordinaire, ils s'en allèrent dans le
parc, où ils ne furent pas plutôt qu'ils prièrent Bussy de leur
raconter l'histoire de madame de Monglas et de lui; ce que leur ayant
accordé, il commença de cette manière:



LIVRE CINQUIÈME.

HISTOIRE DE Mme DE MONGLAS ET DE BUSSY.


Cinq ans avant la brouillerie de madame de Sévigny et moi, m'étant
trouvé au commencement de l'hiver à Paris, fort ami de la Feuillade et
de Darcy[159], nous nous mîmes tous trois dans la tête d'être
amoureux, et, parceque nous ne voulions pas que nos affaires nous
séparassent les uns des autres, nous jetâmes les yeux sur tout ce
qu'il y avoit de jolies femmes, pour voir si nous n'en pourrions point
trouver trois qui fussent aussi amies que nous ou qui le pussent
devenir. Nous ne cherchâmes pas long-temps sans rencontrer ce qu'il
nous falloit. Mesdames de Monglas, de Précy et de l'Isle[160] étoient
fort amies et fort aimables; mais comme peut-être eussions-nous eu de
la peine à nous accorder sur le choix, et que le mérite de ces dames
n'étoit pas si égal que nos inclinations nous portassent à les aimer
également, nous convînmes de faire trois billets de leurs trois noms,
de les mettre dans une bourse, et de nous en tenir, en les tirant, à
ce que le sort en ordonneroit. Madame de Monglas échut à la Feuillade,
madame de l'Isle à Darcy, et madame de Précy à moi. La fortune en ce
rencontre montra bien qu'elle est aveugle, car elle fit une faveur à
la Feuillade dont il ne connut pas si bien le prix que j'eusse fait;
mais il fallut me contenter de ce qu'elle m'avoit donné, et, comme je
n'avois vu que cinq ou six fois madame de Monglas, je crus que les
soins que j'allois rendre à madame de Précy effaceroient de mon âme
l'ébauche d'une passion.

Nous nous embarquâmes donc auprès de nos maîtresses. La Feuillade,
ayant témoigné quinze jours ou trois semaines de l'amour à madame de
Monglas par des assiduités, se résolut enfin de lui en parler. D'abord
il trouva une femme qui, sans faire trop la sévère, lui parut si
naturellement ennemie des engagemens, qu'il faillit à désespérer de
réussir auprès d'elle, ou du moins d'y réussir promptement. Il ne se
rebuta point, et quelque temps après il la trouva plus incertaine, et
enfin il la pressa tant et lui parut si amoureux qu'elle lui permit
d'espérer d'être aimé quelque jour. Mais, avant que de passer outre,
il est à propos de faire la peinture de madame de Monglas et de la
Feuillade.


_Portrait de madame de Monglas[161]._

Madame de Monglas a les yeux petits, noirs et brillants, la bouche
agréable, le nez un peu troussé, les dents belles et nettes, le teint
trop vif, les traits fins et délicats, et le tour du visage agréable;
elle a les cheveux noirs, longs et épais; elle est propre au dernier
point, et l'air qu'elle souffle est plus pur que celui quelle respire;
elle a la gorge la mieux taillée du monde, les bras et les mains faits
au tour; elle n'est ni grande ni petite, mais d'une taille fort aisée,
et qui sera toujours agréable, si elle la peut sauver de l'incommodité
de l'embonpoint. Madame de Monglas a l'esprit vif et pénétrant, comme
son teint, jusqu'à l'excès; elle parle et elle écrit avec une facilité
surprenante, et le plus naturellement du monde; elle est souvent
distraite en conversation, et on ne lui peut dire guère de choses
d'assez grande conséquence pour occuper toute son attention; elle vous
prie de lui apprendre quelquefois une nouvelle, et, comme vous
commencez la narration, elle oublie sa curiosité, et le feu dont elle
est pleine fait qu'elle vous interrompt pour vous parler d'autre
chose.

Madame de Monglas aime la musique et les vers; elle en fait d'assez
jolis; elle chante mieux que femme de France de sa qualité; personne
ne danse mieux qu'elle; elle craint la solitude; elle est bonne amie,
jusqu'à prendre brutalement le parti de ceux qu'elle aime quand on en
veut mal parler devant elle, et jusqu'à leur donner tout son bien
s'ils en avoient besoin; elle garde religieusement leurs secrets; elle
sçait fort bien vivre avec tout le monde; elle est civile comme il
faut que le soit une femme de qualité, et, quoiqu'elle aime assez à ne
fâcher personne, sa civilité tient plus de la gloire que de la
flatterie. Cela fait qu'elle ne gagne pas les coeurs sitôt que
beaucoup d'autres plus insinuantes; mais quand on connoît sa fermeté,
on s'attache bien plus fortement à elle.


_Portrait de monsieur de la Feuillade._

La Feuillade n'est pas tout à fait pour homme ce que madame de Monglas
est pour femme: ce sont des mérites différents. Celui-ci néanmoins a
quelques faux brillans qui peuvent éblouir d'abord les étourdis, mais
qui ne trompent pas les gens qui font des réflexions. Il a les yeux
bleus et vifs, la bouche grande, le nez court, les cheveux frisés et
un peu ardens, la taille assez belle, les genoux en dedans; il a trop
de vivacité, il parle fort et veut toujours être plaisant; mais il ne
fait pas toujours ce qu'il veut, cela s'entend avec les honnêtes gens:
car, pour le peuple et les esprits médiocres, avec qui il ne faut
qu'avoir toujours la bouche ouverte pour rire ou pour parler, il est
admirable; il a l'esprit léger, et le coeur dur jusqu'à
l'ingratitude; il est envieux, et c'est lui faire outrage que d'avoir
de la prospérité; il est vain et fanfaron, et à son avénement dans le
monde il nous avoit si souvent dit qu'il étoit brave qu'on faisoit
conscience d'en douter; cependant on fait conscience aujourd'hui de le
croire.

Je vous ai dit que madame de Monglas, persuadée qu'il avoit une
violente passion pour elle, lui avoit laissé croire qu'il pouvoit
espérer d'être aimé. Tout autre que la Feuillade eût fait de cette
affaire la plus agréable affaire du monde; mais il étoit logé comme je
vous ai dit et n'aimoit que par boutades; il en faisoit assez pour
échauffer sa maîtresse, et trop peu pour lui faire prendre parti.
Quand je disois à cette belle qu'il l'aimoit fort, parceque la
Feuillade m'avoit prié devant elle de parler pour lui en son absence,
elle se moquoit de moi et me faisoit remarquer quelques endroits de
son procédé qui détruisoient les bons offices que je lui voulois
rendre. Je ne laissois pas de l'excuser, et, ne pouvant toujours
sauver sa conduite, je justifiois au moins ses intentions. Nous
étions, à peu près en ces termes, Darcy et moi, avec mesdames de Précy
et de l'Isle, c'est-à-dire qu'elles vouloient bien que nous les
aimassions; mais véritablement nous faisions mieux notre devoir auprès
d'elles que la Feuillade auprès de madame de Monglas. Enfin, trois
mois s'étant passés pendant lesquels cette belle se trouvoit plus
engagée par les choses que je lui avois dites en faveur de la
Feuillade que par l'amour qu'il lui avoit témoigné, il fallut que cet
amant allât servir à l'armée à un régiment d'infanterie qu'il avoit.
Cet adieu lui fit sentir qu'elle avoit dans le coeur pour la
Feuillade un peu plus de bonté qu'elle n'avoit cru jusque là: elle lui
en laissa voir quelque chose; mais, quoique c'en fût assez pour rendre
un honnête homme heureux, cela ne pouvoit pas choquer la vertu la plus
sévère. La Feuillade, en partant, lui fit mille protestations de
l'aimer toute sa vie, quand même elle s'opiniâtreroit toujours à ne
point répondre à sa passion, et lui et moi la pressâmes tant de lui
accorder la permission de lui écrire qu'elle y consentit.

Quelque temps avant ce départ, m'apercevant que le commerce que
j'avois pour mon ami avec sa maîtresse m'avoit plus touché le coeur
pour elle en me la faisant connoître de plus près, et que les efforts
que j'avois faits pour aimer madame de Précy ne m'avoient point guéri
de madame de Monglas, je résolus de ne la plus voir si souvent, pour
n'être pas partagé sans cesse entre l'honneur et l'amour-propre. Tant
que la Feuillade fut à Paris, sa maîtresse ne prit pas garde que je la
voyois moins qu'à l'ordinaire; mais, lorsqu'il fut parti, elle connut
du changement en ma manière de vie, et cela la mit en peine, croyant
que ma retraite étoit une marque de refroidissement de la Feuillade,
de qui, même après son départ, elle n'avoit reçu aucune nouvelle.
Quelques jours après, m'ayant envoyé prier de l'aller trouver: «Que
vous ai-je fait, Monsieur, me dit-elle, que je ne vous vois plus?
Notre, ami a-t-il quelque part à vos absences?--Non, lui dis-je,
Madame; cela ne regarde que moi.--Comment! dit-elle, vous ai-je donné
quelque sujet de vous plaindre?--Non, Madame, lui répliquai-je; je ne
me sçaurois plaindre que de la fortune.» L'embarras avec lequel je dis
cela l'obligea de me presser de lui en dire davantage. «Eh quoi!
ajouta-t-elle, me cacherez-vous vos affaires, à moi, qui vous fais
voir tout ce que j'ai dans le coeur? Si cela étoit, je me plaindrois
de vous.--Ah! que vous êtes pressante! lui répondis-je; est-ce avoir
de la discrétion que d'arracher le secret à son ami, et ne
devriez-vous pas croire que je ne vous doive pas dire le mien, puisque
je ne vous le dis pas en l'état où je suis avec vous, ou plutôt ne le
devriez-vous pas deviner, Madame, puisque...--Ah! n'achevez pas!
m'interrompit-elle: j'ai peur de vous entendre; j'ai peur d'avoir
sujet de me fâcher et de perdre l'estime que je fais de vous.--Non,
non, Madame, lui dis-je: ne craignez rien; je suis en l'état que vous
ne voulez pas apprendre, et je ne laisse pas de faire mon devoir.
Mais, puisque nous en sommes venus si avant, je m'en vais vous dire
tout le reste. Aussitôt que je vous vis, Madame, je vous trouvai fort
aimable, et, chaque fois que je vous voyois ensuite, vous me
paroissiez plus belle que la dernière; je ne sentois pourtant encore
rien d'assez pressant dans ces commencemens pour m'obliger de vous
chercher, mais j'étois fort aise quand je vous rencontrois. La
première chose à quoi je m'aperçus que je vous aimois, Madame, ce fut
au chagrin que me donnoit votre absence; et comme j'étois sur le point
de m'abandonner à ma passion et de songer aux moyens de vous la faire
connoître, Darcy, la Feuillade et moi tirâmes au sort auprès de qui,
de vous, de madame de Précy et de madame de l'Isle, chacun de nous
s'attacheroit. Quoique ce que j'avois pour vous dans le coeur,
Madame, fût encore bien foible, je n'aurois pas mis au hasard une
chose de cette conséquence si je n'eusse été jusque là fort heureux;
mais enfin ma fortune changea pour ce coup, car vous échûtes à la
Feuillade, et j'aurois bien plus gagné de perdre toute ma vie qu'en ce
malheureux moment. Toute ma consolation fut, comme j'ai dit, que
l'attachement que j'allois avoir pour madame de Précy, que j'avois
autrefois aimée, m'arracheroit du coeur ce que j'y avois de commencé
pour vous, mais inutilement, Madame. Vous jugez bien que, le commerce
que l'intérêt de mon ami m'obligeoit d'avoir avec vous me donnant lieu
de vous connoître plus particulièrement et de remarquer en vous des
principes admirables pour l'amour, je ne pus me défaire d'une passion
que votre beauté seulement avoit fait naître. Lorsque la Feuillade me
pria de le servir, je sentis quelque chose au delà de la joie qu'on a
d'ordinaire de servir son ami, et je m'aperçus bientôt après que, sans
le vouloir tromper, j'étois ravi de me mêler de ses affaires, pour
avoir seulement le plaisir de vous voir de plus près. Il pouvoit à la
fin me donner d'effroyables peines. Cela, Madame, m'a obligé de vous
voir moins souvent, et, quoique vous n'y ayez pas pris garde, depuis
le départ de la Feuillade, il y a déjà plus de quinze jours que j'ai
retranché de mes visites. Ce n'est pas, Madame, que vous n'ayez pu
remarquer jusqu'ici que j'ai servi mon ami comme je me fusse servi
moi-même. Je l'ai justifié quelquefois lorsqu'il étoit apparemment
coupable, et que je pouvois, si j'eusse voulu, le ruiner auprès de
vous sans paroître infidèle, laissant faire le ressentiment de mille
fautes que vous prétendiez qu'il faisoit contre l'amour qu'il vous
avoit témoigné; mais je vous avoue que mon devoir me coûte trop en
vous voyant pour ne pas épargner, en ne vous voyant plus, tous les
efforts qu'il faut que je fasse auprès de vous. Au reste, Madame, je
ne vous aurois jamais dit les raisons de ma retraite si vous ne me les
aviez jamais demandées.--Il n'y a rien de plus honnête, Monsieur, me
répliqua madame de Monglas, que ce que vous faites aujourd'hui; mais
il faut achever de faire votre devoir. Vous devriez mander à votre ami
l'état de toutes choses, afin qu'il ne soit pas surpris quand il
apprendra peut-être par d'autres voies que vous ne me voyez presque
plus, et qu'il ne s'attende pas inutilement à vos bons offices auprès
de moi.» Et là-dessus, madame de Monglas m'ayant fait apporter de
l'encre et du papier, j'écrivis cette lettre:


LETTRE

De Bussy à la Feuillade.

_Puisque, de la manière que j'en use, l'amour que j'ai pour votre
maîtresse n'offense ni mon honneur ni l'amitié que je vous dois, je
puis bien sans honte vous l'apprendre, et, au contraire, je me
déshonorerois en vous le cachant. Sçachez que je n'ai pu voir
longtemps madame de Monglas sans l'aimer; que, m'en étant aperçu, j'ai
cessé de la voir, et que, m'envoyant chercher aujourd'hui pour sçavoir
de moi d'où pouvoit venir le sujet d'une retraite, je lui ai dit que
je l'aimois, mais que, pour ne rien faire contre mon devoir, je ne la
verrois plus. J'ai cru vous en devoir donner avis, afin que vous
preniez d'autres mesures auprès d'elle, et que vous voyiez, dans le
malheur qui m'est arrivé de devenir votre rival, que je ne suis point
indigne de votre amitié ni de votre estime._


Ayant lu cette lettre à madame de Monglas: «Hé bien! Madame! lui
dis-je, ce procédé-là est-il net?--Ah! Monsieur! répliqua-t-elle, il
n'y a rien de si beau; mais, quoique je croie que vous avez la plus
belle âme du monde, il seroit bien difficile que, vous mêlant des
affaires de votre rival, trouvant mille raisons de vous rendre l'un à
l'autre de mauvais offices, et croyant profiter de nos brouilleries,
vous résistassiez dans l'amour que vous avez pour moi à la tentation
de nous mettre mal ensemble; et comme vous avez de l'esprit, il ne
seroit pas malaisé de faire en sorte qu'il parût que l'un ou l'autre
eût tort, et de rejeter sur l'un de nous deux, ou sur la fortune, le
malheur dont vous seul seriez la cause, quand même votre ami cesseroit
de m'aimer par sa propre inconstance. Après ce que je sçais de vous,
je croirois toujours, si vous vous mêliez de nos affaires, que ce
seroit par vos artifices. Vous avez donc bien raison, Monsieur, de ne
me plus voir; et, quoique je perde infiniment en ce rencontre, je ne
puis m'empêcher de louer cette action.» Après quelques autres discours
sur cette matière, je sortis pour envoyer la lettre que j'avois écrite
à la Feuillade, et dix jours après voici la réponse que j'en reçus:


RÉPONSE

De la Feuillade à Bussy.

_Vous avez fait votre devoir, mon cher, et je vais faire le mien. J'ai
plus de confiance en vous que vous-même. Je vous prie donc de voir
toujours madame de Monglas et de me servir auprès d'elle. Quand on est
aussi délicat sur l'intérêt que vous me le paroissez, on est
assurément incapable de le trahir; mais quand le mérite de madame de
Monglas vous auroit tellement aveuglé que vous ne seriez plus en état
de vous en retirer, je vous excuserois volontiers sur les nécessités
qu'il y a de l'aimer quand on la connoît parfaitement._


Avec cette lettre, il y en avoit encore une pour madame de Monglas. La
voici:


LETTRE

De la Feuillade à madame de Monglas.

_Je ne suis pas surpris, Madame, d'apprendre que mon ami vous aime; je
m'étonnerois bien plus qu'un honnête homme qui vous voit et qui vous
parle tous les jours conservât son coeur auprès de tant de mérite.
Il me mande qu'il ne vous veut plus voir de peur de succomber à
l'inclination qu'il a pour vous, et moi je le prie de ne se pas
retirer, sur l'assurance que j'ai qu'il aura plus de force qu'il ne
pense, et que, quand même il ne pourroit plus résister, vous ne
donneriez pas votre coeur à un traître après l'avoir refusé au plus
fidèle amant du monde._


Aussitôt que j'eus reçu ces deux lettres, je les allai porter à madame
de Monglas; mais, pour ne pas nuire à mon ami, de qui la maîtresse
étoit fort délicate, j'effaçai toute la fin de la lettre qu'il
m'écrivit, depuis l'endroit où il me mandoit que quand le mérite de
madame de Monglas m'auroit tellement aveuglé que je ne serois pas en
état de me retirer, il m'excuseroit sur la nécessité qu'il y avoit de
l'aimer quand on la connoissoit bien. J'eus peur qu'elle ne jugeât
comme moi que cet endroit ne fût fort galant, mais peu tendre.--Vous
avez raison, répondit le comte de Guiche, et non seulement cet
endroit, mais les deux lettres, me paroissent bien écrites, mais
indifférentes.--La suite, répliqua Bussy, ne vous désabusera pas.

Vous sçaurez donc, continua-t-il, que madame de Monglas, voyant cette
rature, me demanda ce que c'étoit. Je lui dis que la Feuillade me
parloit d'une affaire de conséquence qui me regardoit. «Puisqu'il
souhaite, me dit-elle, que vous continuiez de me voir, j'y consens;
mais Monsieur, c'est à condition que vous ne me parlerez jamais des
sentimens que vous avez pour moi.--Je le ferai, puisque vous le
voulez, lui répliquai-je. Ce n'est pas que je ne vous en dusse parler
sans vous devoir être suspect, car, quoique je vous aime plus que ma
vie, si, pour reconnoître mon amour, vous méprisiez celui de mon ami,
en cessant de vous estimer je cesserois de vous aimer aussi. Ce n'est
pas assurément à cause que vous êtes belle, Madame, c'est encore
parceque vous n'êtes pas coquette, que je vous aime.--Je le crois,
Monsieur, me dit-elle; mais, puisque vous ne désirez ni ne prétendez
rien, ne m'aimez plus, car qu'est-ce qu'un amour sans désirs et sans
espérance?--Je ne prétends rien, lui dis-je, mais j'espère et je
désire.--Et que pourriez-vous désirer? reprit-elle.--Je souhaite,
répliquai-je, que la Feuillade ne vous aime plus et que cela vous soit
indifférent.--Et quand cela seroit, reprit-elle, croiriez-vous en être
plus heureux?--Je ne sçais si je le serois, Madame, lui dis-je; mais
au moins en serois-je plus près que je ne suis.» Et là-dessus je fis
ce couplet de chanson:

    _Si vous aimer seulement
    Est un assez grand tourment,
    Vous pouvez juger du mal
    Que l'on a quand il faut être
    Confident de son rival._

Ce qui me consoloit un peu dans la vue de toutes les peines que me
donnoit un amour sans espérance, c'est que j'étois sur le point
d'avoir la charge de mestre de camp général de la cavalerie, et que,
cette charge m'obligeant d'aller bientôt à l'armée, l'honneur me
guériroit d'un amour qui n'étoit pas heureux. Quelques jours avant que
de partir, je voulus adoucir le chagrin que me donnoit la violence que
je me faisois à cacher ma passion, et, pour cet effet, je donnai à
madame de Sévigny une fête si belle et si extraordinaire que vous
serez assurément bien aises que je vous en fasse la description.

Premièrement, figurez-vous dans le jardin du Temple[162] que vous
connoissez un bois que deux allées croisent à l'endroit où elles se
rencontrent; il y avoit un assez grand rond d'arbres, aux branches
desquels on avoit attaché cent chandeliers de cristal; dans un des
côtés de ce rond on avoit dressé un théâtre magnifique, dont la
décoration méritoit bien d'être éclairée comme elle étoit, et l'éclat
de mille bougies, que les feuilles des arbres empêchoient de
s'échapper, rendoit une lumière si vive en cet endroit que le soleil
ne l'eût pas éclairé davantage. Aussi, par cette même raison, les
environs en étoient si obscurs que les yeux n'y servoient de rien. La
nuit étoit la plus tranquille du monde. D'abord la comédie commença,
qui fut trouvée fort plaisante. Après ce divertissement, vingt-quatre
violons, ayant joué des ritournelles, jouèrent des branles, des
courantes et des petites danses. La compagnie n'étoit pas si grande
qu'elle étoit bien choisie; les uns dansoient, les autres voyoient
danser, et les autres, de qui les affaires étoient plus avancées, se
promenoient avec leurs maîtresses dans des allées où l'on se touchoit
sans se voir. Cela dura jusqu'au jour, et, comme si le ciel eût agi de
concert avec moi, l'aurore parut quand les bougies cessèrent
d'éclairer. Cette fête réussit si bien qu'on en manda les
particularités partout, et, à l'heure qu'il est, on en parle avec
admiration. Il y en eut qui crurent que madame de Sévigny, en ce
rencontre, n'étoit que le prétexte de madame de Précy; mais la vérité
fut que je donnai cette fête à madame de Monglas sans lui oser dire,
et je crois qu'elle s'en douta sans m'en rien témoigner. Cependant je
badinois avec elle devant le monde; je lui disois toujours quelques
douceurs en riant, et je lui fis ce couplet de sarabande, que vous
avez ouï dire assurément:

              _De tout côté
              On vous désire,
    Mais quand vos yeux ôtent la liberté,
    On veut aussi que votre âme soupire.
    Sur votre coeur j'ai fait une entreprise,
              Et ma franchise[163]
              Ne tient à rien;
    Mais j'ai bien peur, adorable Bélise,
    Que votre coeur soit plus dur que le mien._

Vous jugez bien qu'ayant ces sentimens pour madame de Monglas, mes
soins pour madame de Précy étoient médiocres; je vivois pourtant le
mieux du monde avec elle, et mon peu d'empressement s'accordoit fort
bien avec sa tiédeur. Cependant, lorsqu'elle commença à soupçonner que
j'aimois madame de Monglas, elle se réchauffa pour moi et fut fâchée
quand elle vit que je ne faisois pas de même pour elle. J'admirai
là-dessus le caprice des dames: elles ont du chagrin de perdre un
amant qu'elles ne veulent pas aimer. Mais avec tout cela ce que
faisoit madame de Précy n'étoit pas si surprenant que ce que faisoit
madame de l'Isle. J'avois parlé d'amour à la première, et il n'étoit
pas fort étrange qu'elle y prît quelque intérêt; mais pour madame de
l'Isle, à qui je n'avois jamais témoigné que de l'amitié, je ne puis
assez m'étonner de la manière dont vous allez entendre qu'elle en usa.
Sitôt qu'elle soupçonna mon amour pour madame de Monglas, il n'y a pas
de ruses dont elle ne se servît pour s'en bien éclaircir; elle me
disoit quelquefois en riant que j'en étois amoureux. Tantôt elle m'en
disoit du bien, et, parceque je craignois qu'elle ne voulût par là
découvrir ce que j'avois dans le coeur, j'étois assez réservé sur
ses louanges; une autre fois elle en disoit du mal, et moi, qui étois
bien aise d'apprendre à madame de Monglas qu'elle étoit trompée de
s'attendre à l'amitié de madame de l'Isle, ayant trouvé celle-ci en
mille autres rencontres trahissant madame de Monglas, je la laissois
dire et lui donnois une audience favorable pour lui faire croire que
j'y prenois plaisir. Enfin, ne pouvant plus souffrir une fois
l'emportement qu'elle avoit contre elle, j'en avertis madame de
Monglas, ce qui fut cause qu'elles rompirent ensemble, et que dans la
suite cette belle eut toutes les raisons du monde de croire que
j'avois véritablement de l'amour pour elle.



MAXIMES D'AMOUR



MAXIMES D'AMOUR[164]

QUESTIONS

SENTIMENS ET PRÉCEPTES

PREMIÈRE PARTIE.

DE L'AMOUR QUI ESPÈRE.

_Sçavoir ce que c'est que l'amour._

    Vous qui vivez comme des bêtes,
    Quand vous soupirez nuit et jour,
    Et ne sçavez ce que vous faites,
    Amans, quand vous faites l'amour,
    Votre ignorance est extrême.

    Mais sçachez, pour en sortir,
    Que l'amour est un désir
    D'être aimé de ce qu'on aime.


_Sçavoir de quelle manière il faut que les dames se conduisent pour ne
se pas perdre de réputation en aimant._

    Beau sexe où tant de grâce abonde,
    Qui charmez la moitié du monde,
    Aimez, mais d'un amour couvert,
    Qui ne soit jamais sans mystère:
    Ce n'est pas l'amour qui vous perd,
    C'est la manière de le faire.

_Sçavoir s'il y a des secrets pour être aimé._

          Si vous voulez rendre sensible,
          L'objet dont vous êtes charmé
    (Pourvu que dans le coeur il n'ait rien d'imprimé),
          La recette en est infaillible,
          Aimez! et vous serez aimé.


_Sçavoir si l'on peut espérer à la fin de se faire aimer d'une
coquette._

          Si vous aimez une coquette
          Qui soit insensible à vos maux,
          Qui vous flatte, puis vous maltraite,
          Et vous accable de rivaux,
    Ne vous rebutez point (quelque sot s'iroit pendre),
    Ne vous rebutez pas, vous la verrez changer;
          Attendez l'heure du berger:
          Tout vient à point qui peut attendre.


_Sçavoir quel est l'effet des larmes en amour._

    Pleurez, amans, aux pieds de vos maîtresses,
    Si vous voulez attirer leurs tendresses.
            Qui pleure quand il faut des pleurs
            En amour est maître des coeurs.


_Sur le même sujet._

          Amans qui n'avez point de charmes
          Ni de grâce à vous exprimer,
          Si vous voulez vous faire aimer,
          Apprenez à verser des larmes.
          Les sots qui pleurent à propos
    Sont souvent préférés aux diseurs de bons mots.

_Sçavoir si l'on peut discerner le vrai amant d'avec le faux._

    Lorsque l'on veut examiner
    (Sans prendre intérêt dans l'affaire)
    Le faux amant et le sincère,
    Il est aisé de deviner.
          Il n'en est pas de même,
          Belle Iris, quand on aime;
    Et voulez-vous sçavoir comment?
    En ce cas là l'aveuglement
          D'ordinaire est extrême:
    Et qu'un trompeur à point nommé,
    Persuade quand il soupire?
    C'est qu'on désire d'être aimé,
    Et qu'on croit tout ce qu'on désire.


_Sçavoir si les grands plaisirs de l'amour sont dans la tête ou dans
les sens._

    Je ne borne pas aux désirs
    La passion la plus honnête,
    Mais en amour les grands plaisirs
          Sont dans la tête.


_Sçavoir quelles sont les véritables marques d'une grande passion._

    Vous demandez chaque jour
    Quelles sont d'un grand amour
    Les preuves indubitables:
    Les soins, les empressemens,
    Sont les marques véritables
    Des véritables amans.


_Sçavoir s'il se faut voir long-temps pour s'aimer._

    C'est dans les premiers jours qu'on se sent enflammer;
    Quand on attend plus tard, il n'en va pas de même:
    Si l'on voit quelque temps les gens sans les aimer,
            Rarement on les aime.


_Sur le même sujet._

    Vous nous dites d'un ton de maître
    Que pour aimer il faut connoître.
    Voulez-vous sçavoir justement,
    Ce qu'enseigne l'expérience?
    L'amour vient de l'aveuglement,
    L'amitié de la connoissance.


_Sçavoir si l'on a toujours l'idée présente de son amant ou de sa
maîtresse en leur absence._

          Lorsque l'on aime extrêmement,
          Et qu'on languit dans une absence,
          Iris, on songe incessamment
          À la cause de sa souffrance;
          Mais, si parfois on s'en dispense
          (Si l'on peut citer des dictons),
    On en revient bien tôt à ses moutons.


_Sçavoir lequel est le plus difficile, de passer de l'amitié à
l'amour, ou de retourner de l'amour à l'amitié._

          Je tiens qu'il est fort difficile
          Quand on a tendrement soupiré plus d'un jour,
          De faire à l'amitié retour;
          Mais on n'en voit pas un de mille
    D'une longue amitié passer jusqu'à l'amour.


_Sçavoir quelle différence il y a de l'amour des hommes à celui des
femmes._

    L'amour de la maîtresse a de la violence,
    Je le sçais par expérience,
          Je le pourrois justifier.
          Iris, s'il a de la constance,
          Je ne dis pas ce que j'en pense;
          Mais vous ne me sçauriez nier
          Que l'amant n'aime le dernier.


_Sçavoir s'il est vrai que l'amour rend les gens fous._

    Vous qui prônez incessamment
    Qu'on est fou quand on est amant,
    Apprenez en une parole
    Ce que l'amour est en effet:
    Il est fou dans un âme folle,
    Et sage dans un coeur bien fait.


_Sur le même sujet._

          Je suis contre ce sentiment
          Qu'on est fou quand on est amant:
          On peut fort bien, lorsque l'on aime,
          Avoir encor de la raison;
    Mais, alors qu'en tous lieux et qu'en toute saison
               La prudence est extrême,
               L'amour n'est pas de même.


_Sçavoir si une grande amitié est compatible avec un grand amour pour
deux personnes différentes._

          Lorsque l'amour nous remplit bien,
          Hors cela nous ne sentons rien;
    Quand on a pour Tircis une extrême tendresse,
          On n'aime Philis qu'à demi;
    Enfin, sur ce chapitre on ôte à sa maîtresse
          Tout ce qu'on donne à son ami.


_Sçavoir si l'on peut apprendre à aimer par règles comme l'on apprend
les autres choses._

    Quand à m'aimer je vous convie,
    Vous m'en demandez des leçons.
    Il n'y faut pas tant de façons,
    Ayez-en seulement envie:
    L'amour sçaura bien vous former;
    Aimez, et vous sçaurez aimer.


_Sçavoir en quel endroit on aime mieux: à la cour, à la ville ou la
campagne._

    D'ordinaire à la cour les coeurs sont tourmentés
          De l'amour et de la fortune;
    À la ville souvent on voit trop de beautés,
          Pour être fort constant pour une;
          Mais rien ne fait diversion,
          Aux champs, à notre passion.


_Sçavoir pourquoi l'on voit si souvent des femmes de mérite aimer de
malhonnêtes gens, et d'honnêtes gens aimer des femmes sans mérite._

          Lorsque l'on commence d'aimer,
          On cache le désagréable,
          On montre ce qu'on a d'aimable;
          On veut plaire, on veut enflammer;
          La plus aigre est douce et traitable.
    Mais, après que l'un l'autre on a pu se charmer,
    On ne se contraint plus, pas même aux bienséances;
          Ensuite chacun se déplaît,
    Mais, de peur en rompant de perdre ses avances,
          On en demeure où l'on en est.


_Sçavoir quelle est la plus aimable maîtresse, de la prude ou de la
coquette._

          Silvandre, dans l'incertitude
          Quelle il aimeroit mieux, la coquette ou la prude,
    Et ne pouvant enfin se résoudre à choisir,
          Me demanda quelle victoire
          Seroit plus selon mon désir.
          Voulez-vous, lui dis-je, me croire?
          La prude donne plus de gloire,
          La coquette plus de plaisir.


_Sçavoir s'il faut prendre au pied de la lettre tout ce que disent les
amans._

          L'hyperbole plaît aux amans,
          Tout est siècle pour eux, ou bien tout est momens,
    Et jamais au milieu leur calcul ne demeure:
          Ils vont tous dans l'extrémité,
    Ils disent que leur bien ne dure qu'un quart d'heure
          Et leur mal une éternité.


_Sçavoir si un grand amour peut compâtir avec une grande gaieté._

          Tircis, quand tu viens voir Caliste,
          Tu lui parois toujours content;
          Cependant il est très constant
          Que qui dit amoureux dit triste.
          Prends donc un air plus sérieux;
          Fais voir ton amour dans tes yeux:
          Car, tant que l'on te verra rire,
    On ne croira jamais que tu désire.


_Sur le même sujet._

    Je ne veux pas, Iris, que sans cesse on soupire;
    Mais, lorsqu'un grand amour a bien surpris un coeur,
    Quoiqu'on soit plus content, on aime moins à rire,
    Et le véritable air est celui de langueur.


_Sçavoir quels sont les tempéramens les plus propres à l'amour._

    Tous les tempéramens sont propres à l'amour,
    Mais véritablement les uns plus que les autres.
    Amans pleins de langueur, ne changez pas les vôtres
    Avec les gens de feu; vous perdrez au retour.
    De ceux-ci la chaleur a plus de violence,
    Mais d'ordinaire ils ont moins de persévérance,
    Et, quand ils aimeroient aussi fidèlement,
    Toujours font-ils l'amour moins agréablement.
    Je leur conseillerois, en changeant leur nature,
    De prendre, afin de plaire en de certains momens,
    De la langueur au moins le ton et la figure:
    Car, en se contraignant dans les commencemens,
          Enfin ils pourroient fort bien prendre
          Et l'air et la manière tendre.

_Sçavoir s'il est vrai qu'un amant ne soit jamais content._


           Lorsque l'on commence d'aimer,
           Pour l'objet aimé l'on soupire;
           Si tôt qu'on a pu l'enflammer,
    La crainte de le perdre est un cruel martyre:
           De sorte qu'il est vrai de dire
    Qu'on n'est jamais content quand on est amoureux,
    Mais que qui n'aime pas est encor moins heureux.


_Sçavoir si le désir de plaire n'est pas une suite du dessein
d'aimer._

          Vous voulez qu'on vous trouve belle,
          Cependant vous êtes cruelle
    Et vous nous assurez qu'on ne peut vous charmer;
          Je ne vous crois pas trop sincère:
          Car, enfin, lorsque l'on veut plaire,
          C'est signe que l'on veut aimer.


_Sçavoir lequel est le plus sûr à une dame pour se faire fort aimer,
d'être facile ou difficile à se rendre._

    Si vous voulez nos coeurs jusqu'à l'éternité,
    Et ne trouver jamais la fin de nos tendresses,
    Faites-vous bien valoir par la difficulté:
    Car ce qui fait durer nos feux pour nos maîtresses
    (Outre leur complaisance et leur fidélité),
    C'est la peine et le temps qu'elles nous ont coûté.


_Sçavoir ce qu'on doit croire du dépit d'un amant._

    Lorsqu'à nos voeux la belle Iris contraire
    Se rit des maux que l'on souffre en l'aimant,
    On fait dessein, au fort de sa colère,
    De la quitter, et l'on en fait serment;
    Mais des sermens que le dépit fait faire
    Contre un objet qu'on aime chèrement,
           Autant en emporte le vent!


_Sçavoir si le plus de mérite est préférable au plus d'amour._

              Vous souhaitez que je vous die
              Qui je choisirois pour amant,
              D'un homme d'un petit génie,
              Qui m'aimeroit infiniment,
              Ou d'un homme à mérite rare,
        Qui m'aimeroit par manière d'acquit.
              Puisqu'il faut que je me déclare,
              Je baiserois les mains au bel esprit.
              En voici la raison, Carite,
              Raison plus claire que le jour:
    Il est bon en amour d'avoir bien du mérite,
    Mais nécessairement il y faut de l'amour.


_Sçavoir si l'on peut aimer sans espérance._

    Lorsque vous trouvez un amant
    Qui vous dit que sous votre empire
    Son coeur incessamment soupire
    Sans espoir de soulagement,
    Sous une modeste apparence
    Il vous veut surprendre en effet:
    Car, pour aimer sans espérance,
    Personne ne l'a jamais fait.


_Sçavoir comment une femme en doit user lorsqu'un homme qu'elle ne
veut pas aimer lui écrit._

    Quand quelque galant vous écrit
    Dont vous méprisez la conquête,
    Vous croyez être fort honnête
    De lui mander que ce qu'il dit
    Ne fait que vous rompre la tête,
    Apprenez que c'est une erreur,
    Et qu'en de telles conjonctures,
    Iris, c'est faire une faveur
    Que de répondre des injures.


_Sçavoir s'il convient à un homme d'être un peu bizarre avant que
d'être aimé._

    Je tiens qu'on a peu de raison
    D'être tyran étant patron:
    Le bon succès en est fort rare;
    Mais il faut qu'on soit insensé
    Pour vouloir faire le bizarre
    Avant qu'on soit récompensé.


_Sçavoir si c'est une nécessité qu'il faille aimer une fois en sa
vie._

          Il faut avoir un jour,
          Belle Iris, de l'amour,
    Ou comme un bien fort désirable,
    Ou comme un mal inévitable.


_Sçavoir si l'on peut avoir une forte passion pour deux personnes en
même temps._

          Tout ce que nous a voulu dire
          L'auteur de la Philis de Scire
              N'est rien qu'un jeu d'esprit:
          Car je tiens qu'il est impossible
    D'être pour deux objets en même temps sensible:
    Qui partage l'amour aussi tôt le détruit.


_Sçavoir quel est l'équipage nécessaire à un amant._

    Vous qui sous l'amoureux empire
    Voulez vous donner tout entier,
    Ayez et soie, et plume, et cire,
    De bonne encre et de bon papier:
    Car un amant dont l'écritoire
    N'est pas toujours en bon état,
    C'est un homme cherchant la gloire
    Qui va sans armes au combat.



MAXIMES D'AMOUR

QUESTIONS

SENTIMENS ET PRÉCEPTES

SECONDE PARTIE.

DE L'AMOUR QUI JOUIT.


_Sçavoir quelle est la force de la sympathie._

    Iris, quand du destin la volonté suprême
    A fait de notre amour l'infaillible complot,
    Sitôt que l'on se voit, le coeur dit que l'on s'aime,
    Et l'on le croit au premier mot.


_Sçavoir ce qui témoigne le plus d'amour, de l'extrême jalousie ou de
l'extrême confiance._

          Quoi! serez-vous toujours contente?
          Ne vous plaindrez-vous point de moi?
    Ah! votre flamme, Iris, n'est pas fort violente,
          Car un grand amour nous tourmente,
    Et souvent sans raison nous donne de l'effroi.
          Enfin, l'extrême confiance
          Tient beaucoup de l'indifférence.


_Sur le même sujet._

          Je craindrois fort une maîtresse
          Dont la fausse délicatesse
          Et le coeur trop rempli d'amour
          Me tourmenteroient nuit et jour.
          C'est un grand bourreau de la vie
          Que l'excès de la jalousie;
    Mais je tiens qu'on seroit encor plus tourmenté
          De l'extrême tranquillité.


_Sçavoir quand il faut que les honnêtes gens soient jaloux, et quand
il faut qu'ils rompent._

    Je veux qu'à sa maîtresse un amant se confie,
          Et que, pour toute jalousie,
          Il soit quelquefois alarmé
          De n'être pas assez aimé.
          Mais, si la dame est inquiète
          Que l'amant la trouve coquette,
          Cela sans en pouvoir douter,
          Je le condamne à la quitter.


_Sçavoir si c'est un grand mal à un amant que le mari de sa maîtresse
soit un peu jaloux._

    Bien loin de me mettre en courroux
    Contre votre mari jaloux,
    Je l'aime, Iris, plus que ma vie;
    C'est l'intendant de mes plaisirs:
    Il donne par sa jalousie
    De la chaleur à mes désirs.


_Sur le même sujet._

    Quand, pour rompre notre commerce,
    Votre esprit jaloux nous traverse,
    Tircis, vous réveillez nos soins
    Qui s'endormoient dans le ménage.
    Si nous nous voyons un peu moins,
    Nous nous aimons bien davantage.


_Sur le même sujet._

    Ce que j'ai de plaisir avecque ma Silvie,
              Je le dois à la jalousie
    D'un mari qui par là réchauffe mon amour.
    Le pouvoir que j'avois de la voir chaque jour
          Me rendoit Langés[165] auprès d'elle;
    Mais, si tôt qu'il m'eut dit de ne plus voir la belle,
    Je la vis en secret, et je devins Saucour[166].


_Sçavoir quelle est la raison, entre autres, pourquoi les passions
finissent, et le bon moyen de s'aimer toujours._

          Je tiens que la possession
          Fréquente, commode et tranquille,
    Est la mort à la cour, aux champs et dans la ville,
          De la plus grande passion.
          Amans, donc, qui mourez d'envie
    De vous aimer toujours, un peu de jalousie,
          D'absence et de difficultés
          Vous feront passer entêtés
          Tout le reste de votre vie.


_Sçavoir sur quoi il faut rompre avec sa maîtresse._

            On pardonne l'étourderie,
            On peut même oublier mainte coquetterie
    (Quoique ce soient d'amour les vrais péchés mortels);
    Mais l'infidélité, jamais on ne l'oublie,
            Et, comme on est ami jusqu'aux autels,
            On est amant jusqu'à la perfidie.


_Sçavoir ce qu'on doit faire quand on s'aperçoit qu'on est moins
aimé._

            Vous dites qu'il se faut attendre
            D'être moins aimé chaque jour,
    Et que, pour voir affoiblir un amour,
            On n'en doit pas être moins tendre.
            Pour moi, je tiens que c'est abus,
            Et conseille alors l'inconstance,
            Ne trouvant point de différence
            Entre aimer moins ou n'aimer plus.


_Sçavoir s'il ne se faut rien pardonner en amour._

    On seroit fort brutal de ne pardonner rien
              Aux gens qu'on aime bien.
            Au contraire, il est vraisemblable
            Qu'après avoir été coupable
    On sera désormais de faillir moins capable;
    Mais, Iris, quand on voit qu'on retombe toujours,
    On doit compter alors sur de foibles amours,
            Et, sur de telles conjectures,
            On peut prendre d'autres mesures.


_Sçavoir pour quelles raisons et de quelle manière on cesse d'aimer._

    Je veux dire comment l'on peut quitter un jour,
          Afin que les sots n'en abusent.
          L'infidélité rompt l'amour,
          Et les petites fautes l'usent.


_Sçavoir de quelle manière il faut qu'une maîtresse rompe avec son
amant qui l'aime encore._

    Si vous voulez rompre vos chaînes
    D'accord avecque votre amant,
    Vous le pouvez fort aisément
    Sans donner ni souffrir de peines;
    Mais, si vous avez projeté
    De faire une infidélité
    Ou de quitter par lassitude
    Un amant encore entêté,
    Iris, il y faut de l'étude.
    Faites naître quelque embarras;
    Changez-vous, de peur d'un fracas,
    En diseuse de patenôtres;
    Mais ne faites point de faux pas,
    Et surtout qu'il ne pense pas
    Que vous l'abandonnez pour d'autres.


_Sçavoir de quelle manière on doit user sur les présens qu'on s'est
faits après qu'on a rompu avec aigreur._

    Lorsque le commerce amoureux
    Finit enfin avec rudesse,
    Si l'amant, du temps de ses feux,
    A fait des dons à sa maîtresse,
    Il ne doit rien redemander,
    Ni la maîtresse rien garder.


_Sçavoir comment on en doit user avec une maîtresse décriée, quoique
sage au fond._

    Je ne dis pas, Iris, qu'un amant délicat
    Rompe avec sa maîtresse, et même avec éclat,
    Lorsque pour un rival l'infidèle soupire:
                 Cela s'en va sans dire;
            Mais, si tout le monde en médit,
            Encor que son amant connoisse
            L'injustice au fond de ce bruit,
    Qui ne vient que de l'air dont elle se conduit,
            Il faut que sa délicatesse
            Le force à quitter sa maîtresse.


_Sçavoir si une dame doit redemander ses lettres après qu'on a rompu
avec elle._

    Demander vos poulets quand vous avez rompu
            N'est pas d'une personne habile.
            Cette demande est inutile,
            Car on n'a jamais tout rendu;
    Il vaut bien mieux, Iris, obliger au silence
            Par une entière confiance.


_Sçavoir si l'on peut avec raison refuser d'écrire à un amant à qui on
a accordé les dernières faveurs._

    Quand une dame, en se donnant soi-même,
              Par une défiance extrême
    Refuse à son amant des lettres de sa main,
              Elle fait voir, tant elle est bête,
                   Qu'elle s'apprête
          À le quitter du jour au lendemain,
    Et mérite, en suivant cette fausse maxime,
          De rencontrer un amant qui la prime,
              Et qui, découvrant son secret,
              Se fasse prendre sur le fait.


_Sçavoir de quelle conséquence sont les lettres en amour._

            Amans aimés, qui n'avez d'autre envie
            Que de passer en aimant votre vie,
               Écrivez et matin et soir,
               Écrivez quand vous allez voir,
    Et, quoique vous alliez dire: Ha! que je vous aime!
    Écrivez-le et donnez votre lettre vous-même.
               Écrivez la nuit et le jour:
               Les lettres font vivre l'amour.


_Sçavoir si une dame doit demander à son amant qu'il brûle ses lettres
ou qu'il les lui renvoie._

    À votre amant ne demandez jamais
    Qu'il vous envoie ou brûle vos poulets:
    On doit estimer quand on aime,
    Et l'on a tort de s'engager
    Quand la défiance est extrême,
    Ou seulement qu'on peut songer,
    Iris, qu'un amant peut changer.


_Sçavoir comment un amant en doit user sur les lettres qu'il reçoit de
sa maîtresse._

            Gardez, amant plein de tendresse,
            Les lettres de votre maîtresse,
            Non pour en abuser un jour,
            Mais comme gage de l'amour;
            Et là-dessus prenez bien garde
            Que la belle ne vous regarde
            Comme un impérieux vainqueur
            Qui dans une injuste contrainte
            La voudroit tenir par la crainte
            Plutôt que par son propre coeur;
    Et, pour lui mieux lever toutes les défiances,
    Laissez entre ses mains, dans vos moindres absences,
            Ses faveurs, ses lettres d'amour,
            Le tout jusqu'à votre retour.


_Sçavoir s'il est vrai, comme quelques uns disent, que l'amour s'use
dans un coeur sans qu'on en sçache la raison._

    Quand un amant vous dit que l'amour, malgré soi,
    S'est usé dans son coeur, et qu'il ne sçait pourquoi,
            Il vous dit une menterie;
            Mais la raison qu'a cet amant
            De finir sa galanterie
    Vaut si peu qu'il n'a pas assez d'effronterie
            Pour vous la dire librement.
    Il craindroit de vous faire une trop grande offense
            S'il vous disoit que l'inconstance
            Vient de sa propre volonté:
            Si bien qu'il croit vous moins déplaire
            En vous parlant de cette affaire
            Comme d'une nécessité.
            Mais cependant la vérité,
            Iris, est que, comme en soi-même
            On sçait toujours pourquoi l'on aime,
            Pour peu qu'on l'ait examiné,
            Aussi jamais on ne se quitte
            Sans raison, ou grande, ou petite.


_Sçavoir si, dans un grand sujet de plainte, un amant peut s'emporter
avec excès en parlant à sa maîtresse._

                Lorsque une maîtresse coquette
                Vous forcera de vous aigrir,
                Il ne faut pas vous retenir;
    Mais, dedans quelque état que le dépit vous mette,
                Fuyez les termes insolens,
            Qu'avec respect votre colère éclate.
                Je ne défends pas qu'on la batte,
                Car c'est affaire aux paysans,
                Et je parle aux honnêtes gens.


_Sçavoir de quelle manière il se faut conduire avec la personne qu'on
aime quand on lui a donné sujet de se plaindre._

    Lorsque l'on a fâché la personne qu'on aime,
          Il faut avec un soin extrême
          Tâcher de se raccommoder.
          Si la chose peut succéder,
          Il faut redoubler de caresses,
          D'empressemens et de tendresses,
          Et considérer un amant
          Comme un pauvre convalescent,
          De qui la santé délicate
          Mérite bien que l'on le flatte.


_Sçavoir de quelle manière il faut que les amans aimés en usent avec
les maîtresses qui n'ont pas assez de soin de chasser leurs rivaux._

          Auprès de la belle Climène,
          Dont vous aurez gagné le coeur,
          Si quelque rival vous fait peine,
    Pour vous en délivrer employez la douceur;
          Priez-la de vous en défaire.
          Tircis, c'est là qu'il faut pleurer,
          Ou, plutôt que de lui déplaire,
          Offrez-lui de vous retirer.
          Je suis fort trompé si la belle,
    Pour n'aimer que vous seul, ne chasse l'autre amant;
    Mais quand cette beauté voudroit être infidèle,
          Vous travailleriez vainement
          À la garder en dépit d'elle.


_Sçavoir pourquoi les amans se plaignent toujours._

    Ce qui fait que dans nos amours
    Nous nous plaignons quasi toujours,
    C'est ma faute, Iris, ou la vôtre.
    Examinons un peu nos feux,
    Et nous verrons que l'un des deux
    A toujours plus d'amour que l'autre.


_Sçavoir pourquoi on aime mieux après les réconciliations._

    Après les raccommodemens
    On voit croître toujours la flamme des amans
    Et se surpasser elle-même:
    Nous l'avons cent fois éprouvé.
    C'est qu'on avoit perdu quelque temps ce qu'on aime,
    Et qu'on est trop heureux de l'avoir retrouvé.


_Sçavoir si, quand on se raccommode en amour, on doit garder quelque
chose sur le coeur._

            Au moment qu'on se raccommode
            Sur quelque différent d'amour,
            Iris, il est vrai, c'est la mode
            D'oublier tout jusqu'à ce jour,
            Et je la trouve assez commode;
    Mais lorsque de faillir on a recommencé,
            On rappelle tout le passé.


_Sçavoir comment les choses se passent d'ordinaire dans les
brouilleries._

    Vous prétendez être offensé
    Et voulez qu'on vous satisfasse.
    Tircis, c'est à vous mal pensé;
    Il faut plutôt demander grâce.
    J'ai vu du moins jusqu'à ce jour
    Qu'en pareil cas on la demande,
    Et je sçais que c'est en amour
    Que les battus payent l'amende.


_Sçavoir si les amans qui se plaignent avec emportement n'aiment
plus._

    Pauvres amans qui criez nuit et jour
            Et qui vous plaignez d'une ingrate,
    Je ne crois pas votre coeur sans amour.
            Quoique votre fureur éclate.
    On voit toujours l'amour dans le dépit,
            Et jamais dans l'indifférence;
            Et, lorsque l'on fait tant de bruit,
            On aime encor plus qu'on ne pense.


_Sçavoir si la régularité de l'amour contraint les amans._

    Iris, la régularité
    Que donne une amoureuse flamme
    Ne détruit point la liberté.
    Par exemple, quand une dame
    Donne un rendez-vous quelque jour,
    Elle y va pleine de tendresse,
    Non pas pour tenir sa promesse,
    Mais pour contenter son amour.


_Sçavoir s'il est bon à une maîtresse d'obliger son amant à faire
servir une autre de prétexte._

    Quand, pour cacher ses amourettes,
    La dame ordonne à son amant
    De conter ailleurs des fleurettes,
    Elle raisonne faussement:
    Car, si celle à qui l'on s'adresse
    Égale en beauté la maîtresse,
    Celle-ci beaucoup risquera;
    Si la maîtresse est la plus belle,
    Jamais personne ne croira
    Que son amant soit infidèle.


_Sçavoir à quoi principalement une dame peut connaître si son amant
est toujours amoureux_.

    Lorsqu'un amant aimé vous deviendra suspect,
    Que pour quelques raisons vous douterez qu'il aime,
    Examinez s'il a toujours un grand respect,
    Et croyez en ce cas que sa flamme est extrême.


_Sçavoir à quoi l'on peut connaître si l'on est aimé._

    Si, pendant une longue absence,
    L'objet qui cause tous vos feux
    Ne perd jamais une occurrence
    De vous reconfirmer ses voeux;
    S'il est aise de vous revoir,
    Mais de cette aise naturelle
    Qu'on ne peut montrer sans l'avoir,
    Assurez-vous qu'il est fidèle.


_Sçavoir ce qui prouve bien qu'un amant aimé aime._

    Lorsqu'un amant près de sa dame,
    Qui brûle aussi des mêmes feux,
    Lui parle toujours de sa flamme,
    Il faut qu'il soit fort amoureux.


_Sçavoir lequel, de l'amant ou de la maîtresse, donne de plus grandes
marques d'amour?_

          Quand, blessés des mêmes coups,
          Nos ardeurs sont mutuelles,
          Les dames font plus pour nous
          Que nous ne faisons pour elles.
          Nous ne pouvons pour ces belles
    Rien faire équivalant un de leurs billets doux.


_Sçavoir s'il suffit entre les amans de se faire les plaisirs qu'ils
se sont promis._

    À son amant aimé donner ce qu'il demande,
                La faveur n'est pas grande;
    Mais, Iris, pour lui faire un extrême plaisir,
                Il le faut prévenir:
    Car, enfin, je soutiens devant toute la terre
                Qu'on se fait peu valoir,
            En amour ainsi qu'à la guerre,
            Quand on ne fait que son devoir.


_Sçavoir si, quand on aime quelqu'un, on peut dire tout de bon à un
autre: «Que ne puis-je être à deux sans me rendre infidèle, Ou que ne
suis-je à moi pour me donner à vous!»_

              Ou l'on se moque d'une belle
              À qui l'on tient ces propos doux:
    «Que ne puis-je être à deux sans me rendre infidèle,
    Ou que ne suis-je à moi pour me donner à vous!»
              Ou, si l'on parle sans feintise,
              On veut reprendre sa franchise
              Et faire quelque méchant tour:
              Car, enfin, si tôt qu'on souhaite
          De partager ou quitter son amour,
              Je tiens l'affaire déjà faite.


_Sçavoir laquelle on devroit le mieux aimer, d'une maîtresse
médiocrement tendre, mais égale, ou d'une inégale qui auroit
quelquefois plus de tendresse._

    J'aimerois mieux un peu moins de caresses
          Avec beaucoup d'égalité
    Que d'être un jour accablé de tendresses
          Et l'autre de sévérité.


_Sçavoir pourquoi, de deux amans qui s'aiment bien, il y en a toujours
un qui aime plus que l'autre._

    Vous demandez d'où vient qu'il est comme impossible
    Qu'on se puisse jamais aimer également:
    C'est que l'un plus que l'autre à l'amour est sensible,
    Et cela, belle Iris, vient du tempérament.


_Sçavoir s'il pourroit y avoir une galanterie qui durât toujours._

          Vous demandez, belle Sylvie,
          Si l'on ne peut s'aimer tout le temps de sa vie
    Quoiqu'il soit rarement d'éternelles amours,
    Si deux esprits bien faits faisoient galanterie,
                  Ils s'aimeroient toujours.


_Sçavoir si une dame peut être gaie en l'absence de son amant._


    Il est ridicule de voir
    Un chagrin public en l'absence,
    Ne parler que de désespoir;
    Mais aussi, belle Iris, je pense
    Qu'il est contre l'honnêteté
    De pencher à la gayeté.


_Sçavoir si l'absence fait vivre ou mourir l'amour._

            On parle fort diversement
            Des effets que produit l'absence:
    L'un dit qu'elle est contraire à la persévérance,
    Et l'autre qu'elle fait aimer plus longuement.

            Pour moi, voici ce que j'en pense:
    L'absence est à l'amour ce qu'est au feu le vent;
    Il éteint le petit, il allume le grand.


_Sçavoir ce que fait l'absence en amour._

    La longue absence en amour ne vaut rien;
    Mais, si l'on veut que son feu s'éternise,
    Il faut se voir et quitter par reprise:
          Un peu d'absence fait grand bien.


_Sur le même sujet._

          Lorsqu'un amant, au bout de quelque temps,
          Revoit l'objet qui rend ses voeux contens,
    Je vous apprens, Iris (qu'il ne vous en déplaise),
    Qu'il n'a pas dans le coeur de plus fortes amours,
                Mais qu'il est mille fois plus aise
                Que s'il la voyoit tous les jours.


_Sur la même question._

    En amour, comme en mariage,
    Iris, quand on s'est rapproché
    Après quelque petit voyage,
    Le coeur n'en est pas plus touché,
    Mais les sens le sont davantage.


_Sçavoir comme il en faut user dans les absences, quand il arrive
quelque sujet de se plaindre les uns des autres._

            S'il arrive dans vos absences
            Des sujets d'éclaircissement,
            Amans, faites vos diligences
            Pour vous éclaircir promptement;
    Mais si vous n'osez pas librement vous écrire,
    Jusqu'à votre retour il faut là tout laisser
            Plutôt que de ne pas tout dire,
            Et par là vous embarrasser.


_Sçavoir si les amans se doivent laisser aller à leur douleur quand
ils se disent adieu, ou s'ils ne se le doivent point dire, pour
s'épargner des chagrins._

            L'amour ne perd rien de ses droits;
            On lui doit aux adieux des soupirs et des larmes,
            Et quand deux amans quelquefois
    Se sont en se quittant déguisé leurs alarmes,
    Ils tirent, en doublant leurs mortels déplaisirs,
    Un tribut plus amer de pleurs et de soupirs.


_Sçavoir si l'amant n'est pas obligé, comme la maîtresse, de lui
garder son corps aussi bien que son coeur._

             Je sçais fort bien que la débauche,
             Tantôt à droit, tantôt à gauche,
             Deshonore infailliblement
             La maîtresse plus que l'amant;
             Cependant je tiens pour maxime
    Qu'à tous deux, en amour, c'est un aussi grand crime,
             Et que le commerce des sens
             Où l'on n'a point d'engagemens
             N'est pas moins contre la tendresse
             De l'amant que de la maîtresse.


_Sur la même question_.

            Vous vous trompez fort lourdement
            Quand vous prônez comme evangile
            Qu'à vous seul, trop injuste amant,
            Il est permis d'être fragile.
    Philis auroit raison de vous répondre ainsi:
            Et moi je suis fragile aussi.


_Sçavoir si c'est par la faute d'une dame qu'un amant s'opiniâtre à
l'aimer, ou s'il dépend d'elle de s'en défaire._

    La dame, Iris, la plus légère,
    Ne sçauroit jamais si bien faire
    Que, lorsqu'il plait à quelque amant,
    On ne lui parle tendrement;
    Mais quand cet amant persévère,
    Elle y donne consentement.


_Sçavoir si l'on se peut donner des leçons en amour._

    Encor que l'amour seul apprenne à bien aimer,
    Il n'est pourtant pas mal que les amans s'instruisent.
    Ils feront donc fort bien si parfois ils se disent
    Ce qu'ils croiront utile à se bien enflammer.


_Sçavoir si, dans les éclaircissemens d'amour, il faut entrer dans
quelque détail._

    Quand, après quelque fâcherie,
    On vient à l'éclaircissement,
    Il faut parler profondément
    Du sujet de la brouillerie:
    Car d'en parler en général,
    Cela ne guérit point le mal.


_Sçavoir combien la sincérité est nécessaire en amour._

    De la sincérité j'entends qu'on fasse voeu
    En honnête galanterie;
    J'excuse volontiers et bien plutôt j'oublie
            Un crime dont on fait l'aveu
            Qu'une bagatelle qu'on nie.


_Sçavoir si on peut bien aimer et n'être pas sincère._

    Une honnête maîtresse, et qui tâche de plaire,
            Est sur toutes choses sincère;
            Elle craint plus, lorsqu'elle ment,
            D'être elle-même sa partie
            Que de déplaire à son amant
            S'il la trouvoit en menterie.


_Sur la même question._

    Une honnête maîtresse aime la vérité
    Et prend toujours plaisir à la sincérité;
    Mais si, pour s'excuser auprès de ce qu'elle aime,
    Elle parle une fois moins véritablement,
            Elle craint plus en ce moment
            Ce qu'elle se dit à soi-même
            Que ce que lui dit son amant.


_Sçavoir si une maîtresse peut avoir quelque raison de cacher à son
amant qu'on lui a parlé ou écrit d'amour._

    C'est m'offenser, Iris, que de ne me pas dire
    Lorsque pour vous quelqu'un soupire.
            Si c'est une faute en amour
            De n'être pas toujours sincère
    Avec des gens pour qui l'on doit aimer le jour,
    Encor que le secret ne leur importe guère,
            Vous jugez bien quel crime c'est
    De ne m'en pas dire un où j'ai tant d'intérêt.


_Sçavoir lequel est le plus opposé à l'amour, de la haine ou de
l'indifférence._

    Haïr après avoir aimé donne espérance,
    Que l'on pourra d'aimer recommencer un jour.
            Je trouve bien plus de distance
            De l'amour à l'indifférence
                  Que de la haine à l'amour.


_Sçavoir s'il y a des fautes en amour qu'on puisse traiter de
bagatelles._

    Tout ce qui détruit la constance,
    Tout ce qui peut l'amour nourrir,
    Tout ce qui le peut amoindrir,
    Tout ce qui le peut agrandir,
    Tout est d'extrême conséquence.
    Enfin, pour vous le faire court,
    Rien n'est bagatelle en amour.


_Sçavoir si l'on se doit tutoyer en amour, ou non._

            Au commencement d'une affaire
            On n'a jamais manqué de se traiter de _vous_;
            Puis après il dépend de nous
    De le faire toujours ou faire le contraire,
            L'un et l'autre est indifférent;
    Je n'en voudrois aucun prescrire ni défendre:
            Le _vous_ me paroît plus galant,
            Mais je trouve le _toi_ plus tendre.


_Sçavoir s'il y a des rencontres où un amant doive hasarder sa
réputation pour sa maîtresse._

            Si quelque fantasque maîtresse,
            Par caprice ou par vanité,
    Vous vouloit obliger de faire une bassesse
    Qui choquât votre honneur et votre probité,
            Donnez-vous garde de la croire;
            Rompez plutôt, il en est temps,
    Et sçachez que l'amour ne va qu'après la gloire
            Dans le coeur des honnêtes gens.
            Si pourtant l'aimable Sylvie
            Avoit besoin de votre vie
    Pour la tirer d'un mal, ou lui faire un grand bien,
            Alors ne ménagez plus rien.


_Sçavoir s'il y a des rencontres où une dame doive hasarder sa
réputation pour son amant._

    S'il falloit hasarder sa réputation
          Pour ôter quelque impression
    Qui d'un amant jaloux pourroit troubler la tête,
    Il seroit mal d'avoir un moment hésité;
    Et ce seroit alors qu'il seroit fort honnête
          De n'avoir point d'honnêteté.


_Sçavoir si l'on peut vouloir mourir pour sauver la personne qu'on
aime._

    Iris, lorsque vous n'aimez pas,
    Ne croyez point à ces paroles:
    «Pour vous je courrois au trépas.»
            Ma foi, ce sont des hyperboles.
    Mais lorsque votre coeur ressent les mêmes coups,
    Je comprends bien par moy que l'on mourroit pour vous.


_Sçavoir ce qu'on préféreroit, ou la mort ou l'infidélité de son
amant._

            Vous demandez avec instance
    Ce que je choisirois plutôt en mon amant,
                De la mort ou de l'inconstance.
    Croyez-vous qu'en cela je balance un moment?
                J'aimerois mieux mourir, Sylvie,
            Que s'il avoit perdu le jour;
            Mais je l'aimerois mieux sans vie
                        Que sans amour.


_Sçavoir s'il faut que les amans cherchent à se voir le plus qu'ils
peuvent et le plus commodément._

    Vous qui ne croyez pas, imbéciles amans,
            Voir jamais assez vos maîtresses,
    Vous pourriez bien, par vos empressemens,
            Trouver la fin de vos tendresses.
            Laissez donc des difficultés,
            Ne levez point tous les obstacles;
            Autrement, sans de grands miracles,
            Vous serez bien tôt dégoûtés.


_Sçavoir si les amans qui se voient commodément en particulier doivent
chercher encore à se voir souvent en public._

    Il faut voir souvent sa maîtresse
    Loin des témoins, hors de la presse,
    Mais en public fort rarement;
    Et voici mon raisonnement:
    Si sa flamme a trop de lumière,
    Le mari la voit, ou la mère,
    Et ce malheur peut être grand;
    Si son air est indifférent,
    L'amant peut croire qu'en la belle
    L'indifférence est naturelle.


_Sçavoir s'il faut épouser sa maîtresse publiquement, clandestinement,
ou ne la point épouser du tout._

    Qui veut épouser sa maîtresse
    Veut la pouvoir haïr un jour.
    Le peché fait vivre l'amour,
    Et l'hymen mourir la tendresse;
    Mais si l'on craint fort le péché,
    Il faut que l'hymen soit caché.


_Sçavoir s'il est possible que les amans qui se marient s'aiment
encore longtemps après._

    L'amour n'est fait que de mystère,
    De respects, de difficultés;
    L'hymen est plein d'autorités,
    Peut tout et ne daigne rien faire:
    Assembler l'hymen et l'amour,
    C'est mêler la nuit et le jour.


_Sur la même question._

    Croyez-moi, belle Iris, je m'y connais un peu,
            L'amour dans l'hymen perd son feu;
    Et, quand vous m'alléguez que Céladon soupire
            Et fait encor le serviteur,
            C'est par honte de s'en dédire:
            Il n'aime plus que par honneur.


_Sur la même question._

    Votre extrême ardeur sans cesse
    De vous épouser me presse.
    Ne blâmez point mon refus,
    Iris, en voici la cause:
    Epouser et n'aimer plus,
    En amour c'est même chose.


_Sur la même question._

    Si vous avez bien envie
    D'aimer toujours votre Sylvie,
    Laissez là le sacrement.
    Vouloir épouser la belle,
    C'est vouloir rompre avec elle
    Un peu plus honnêtement
    Que par votre changement.


_Sçavoir si la mauvaise fortune ou la perte de la beauté peuvent
rendre excusable le changement des amans._

    Lorsque deux vrais amans se sont trouvés aimables,
    Rien de leur passion ne les peut affranchir.
    Devenir laids, Iris, devenir misérables,
            Tout cela ne fait que blanchir.


_Sçavoir comment une maîtresse en doit user quand son amant est
malheureux, et que leur amour a fait du bruit._

    Quand votre amour, Iris, a fait un peu de bruit,
    Et que votre galant tombe en quelque disgrâce,
    Un désespoir seroit de fort mauvaise grâce,
    Il seroit mal à vous de pleurer jour et nuit;
            Mais, Iris, votre indifférence
            Choqueroit plus la bienséance.


_Sçavoir ce que les malheurs peuvent faire sur l'esprit d'un amant
fort amoureux et fort aimé._

            Tant qu'un amant fort amoureux
            Est sûr du coeur de sa maîtresse,
            La fortune la plus traîtresse
            Ne le peut rendre malheureux.
    Sa prison ne sçauroit ébranler sa constance;
    Il la sent aussi peu que s'il étoit brutal,
    Et même son exil ne lui paraît un mal
            Que parcequ'il est une absence.


_Sçavoir si l'on peut avoir toujours de l'amour pour une dame sans en
recevoir les dernières faveurs._

            Belle Iris, lorsque je vous presse
            De m'accorder les grands plaisirs,
            Vous me dites qu'au seul désir
            Je devrois borner ma tendresse,
    Que mille gens n'aiment pas autrement.
    Chacun, Iris, aime comme il l'entend;
    Mais, quant à moi, j'ai moins de continence,
    Et, quand l'amour dure sans jouissance,
    Je crois que c'est la faute de l'amant.


_Sçavoir si l'amour peut durer lorsqu'il n'y a point de jouissance, ou
lorsque la brutalité est extrême._

                  Chacun aime à sa guise,
                      Adorable Bélise.
            L'un veut aimer, mais chastement;
    L'autre, sans s'attacher, veut de l'emportement.
          Tous ces gens-là prennent l'amour à gauche
            Et lui donnent un méchant tour.
    On se lasse à la fin d'espérer nuit et jour,
    On se lasse encor plus de la seule débauche;
    Mais il nous faut mêler la débauche à l'amour.


_Sçavoir si l'amour se détruit par la jouissance._

            Je comprends fort bien qu'un amant
            Qui trouve des défauts après la jouissance
            Se guérit assez promptement;
    Mais quand un corps bien fait, quand de la complaisance,
    Se trouve avec un coeur rempli de passion,
            En ce cas la reconnoissance
            Se joint à l'inclination,
            Et l'on tire de la constance
            Une longue possession.


_Sçavoir lequel est le plus honnête à une dame, de se retenir ou de se
laisser aller à sa passion._

    Quand vous aimez passablement,
    On vous accuse de folie;
    Quand vous aimez infiniment,
    Iris, on en parle autrement:
    Le seul excès vous justifie.


_Sur la même question._

    Pour être une maîtresse aimable,
    Il faut que votre flamme augmente nuit et jour,
            Et l'excès, ailleurs condamnable,
            Est la mesure raisonnable
            Que l'on doit donner à l'amour.


_Sur la même question._

            Vous me dites que votre feu
            Est assez grand, belle Climène.
            Vous ignorez donc, inhumaine,
            Qu'en amour assez est trop peu;
            Cependant la chose est certaine,
    Et, si sur ce chapitre on croit les plus sensés,
    Quand on n'aime pas trop, on n'aime pas assez.


_Sçavoir s'il faut dire tout ce qu'on sçait à la personne qu'on aime,
ou avoir quelque chose de réservé pour elle._

            Une maîtresse à son amant,
            Encor que quelques-uns en parlent autrement,
    Doit de tous ses secrets un entier sacrifice,
            Et, lorsqu'un de ses amis sçait
            Qu'elle a découvert son secret,
            Il faut qu'il se fasse justice.
            Quand on se donne, il doit juger
            Qu'on n'a plus rien à ménager.


_Sçavoir l'usage qu'une femme doit faire de la pudeur et de
l'emportement._

    Il faut qu'une maîtresse honnête
    Ait, pour être selon mon coeur,
    De l'emportement tête à tête,
    Partout ailleurs de la pudeur;
    Que les apparences soient belles,
    Car on ne juge que par elles.


_Sçavoir de quelle manière il faut que les amans qui s'aiment se
parlent entre eux._

    Amans, quand vous vous parlerez,
    Dans tout ce que vous vous direz
    Jamais un seul mot de rudesse,
    Dans la voix même point d'aigreur:
    Car l'amour naît par la tendresse
    Et s'entretient par la douceur.


_Sçavoir ce qu'il faut faire pour empêcher sa passion de finir._

    Si vous voulez, Iris, que votre affaire dure,
    Ne vous relâchez point dans sa prospérité,
            Et, pour amuser la nature,
            Qui se plaît à la nouveauté,
    Recommencez vos soins jusques aux bagatelles:
            En amour, c'est la vérité,
    Les recommencemens valent choses nouvelles.


_Sçavoir d'où vient que les amours ne durent pas long-temps._

    Ce qui fait que les amans
    N'aiment jamais fort long-temps,
    C'est que les premiers jours qu'une affaire commence,
            On a de la complaisance,
            De la tendresse et du soin,
            Et qu'ensuite on s'en dispense.
            Dans la longue jouissance,
            On en a bien plus besoin.


_Sçavoir de quelle manière il faut que les dames qui ont un amant en
usent avec les gens qui leur ont témoigné de l'amour et qu'elles ne
veulent pas aimer._

            Iris, les honnêtes maîtresses
            Traitent d'un plus grand sérieux
            Ceux qui leur ont offert des voeux
    Que ceux qui n'ont point eu pour elles de tendresses:
    Car des civilités pour des indifférens
            Sont des faveurs pour les amans.


_Sçavoir si l'amour change les tempéramens._

    Je ne crois pas qu'un amant
    Change son tempérament
    Pour se rendre tout semblable
    À ce qu'il trouve d'aimable.
    L'amour du matin au soir
    Ne va pas du blanc au noir;
    Mais si l'humeur sérieuse
    Me prend l'autre extrémité,
    Du moins cette impérieuse
    A moins de sévérité.


_Sçavoir si, lorsqu'on est éperdûment amoureux, on trouve quelque
chose de plus beau que sa maîtresse._

            Il est vrai, je vous le confesse,
            Vous l'emportez sur ma maîtresse:
            Vous avez de plus beaux cheveux,
            Rien n'est comparable à vos yeux;
    Mais, quoiqu'enfin vous soyez bien plus belle,
            Vous ne me plaisez pas tant qu'elle.


_Sçavoir s'il est bon d'avoir un confident en amour._

    Un confident, Tircis, n'est pas fort nécessaire,
            Si l'on s'en peut passer on ne fait pas trop mal;
    Mais si vous en prenez, qu'il vous soit inégal,
            Car autrement, pour l'ordinaire,
            Un confident devient rival.


_Sçavoir laquelle est la plus grande, de la première ou de la seconde
passion._

    Le premier amour est extrême,
    Mais les feux ne sont pas constans;
    Et la seconde fois qu'on aime,
    On aime moins, mais plus long-temps.


_Sçavoir si l'on peut être en repos quand on doute de l'état auquel on
est avec la personne qu'on aime._

          L'incertitude est le plus grand des maux:
          Quand vous aurez sur votre affaire
                Un éclaircissement à faire,
    Jusqu'à ce qu'il soit fait, n'ayez point de repos.


_Sçavoir si l'on ne voit pas bien, quand on commence d'aimer, que
l'amour ne durera pas toujours._

    Encor qu'il soit fort peu d'éternelles amours,
            Il n'est point d'honnête maîtresse
    Qui croie en s'embarquant voir finir sa tendresse:
    On se flatte, et l'on croit qu'on aimera toujours.


_Sçavoir auquel on se doit prendre, de son rival ou de sa maîtresse,
de l'infidélité de celle-ci._

    Quand un rival nous presse
    Et nous fait trop de mal,
    C'est contre une maîtresse
    Qu'il faut être brutal,
    Et non contre un rival.


_Sçavoir si l'on peut aimer long-temps une maîtresse coquette._

            Je veux au coeur de ma maîtresse
            La dernière délicatesse.
    Je suis sur ce sujet de l'avis de César,
    Et ce n'est pas assez, Iris, à mon égard,
            Qu'elle soit au fond innocente:
                    Je veux que du soupçon
                    Elle soit même exempte.


_Sçavoir de quelle manière il faut que les amans aimés se conduisent
avec les maris de leurs maîtresses._

    Il se voit des maris qu'on peut apprivoiser;
            Il en est d'autres peu dociles.
            Vous, amans qui serez habiles,
            Verrez comme il en faut user;
            Mais enfin, de quelque manière
            Que les pauvres cocus soient faits,
            Ou d'humeur douce, ou d'humeur fière,
    Avec eux en public ne vous couplez jamais.


_Sçavoir si une femme peut être bonne fortune deux fois en sa vie._

            Prude insensible à l'amoureuse ardeur,
                Grâce à ton extrême froideur,
    Cesse de nous vanter ta vertu non commune.
    Je n'estime pas moins l'autre tempérament,
            Pourvu qu'il aime honnêtement.
            On est toujours bonne fortune
            Quand on aime bien son amant.


_Sçavoir si, quand on s'aime, la maîtresse peut prétendre que son
amant fasse des choses pour elle qu'elle ne feroit pas pour lui._

    Tant que, sans être aimés, nous ne sommes qu'amans,
    C'est à nous seuls, Iris, à souffrir les tourmens;
            Mais, après que notre maîtresse
            A pris pour nous de la tendresse,
            Tous les soins doivent être égaux:
    De même que les biens, on partage les maux.


_Sçavoir s'il est vrai que l'amour frappe un coeur comme un coup de
foudre qu'on ne peut éviter._

    Pour excuser votre foiblesse,
    Vous dites que l'amour vous blesse,
    Que tous ses coups sont imprévus.
    Climène, c'est un pur abus.
    Je crois qu'une aimable présence
    Peut, nous trouvant sans résistance,
    Insensiblement nous charmer;
    Mais je tiens pour chose certaine
    Que nous n'aimons jamais, Climène,
    Que nous ne voulions bien aimer.


_Sçavoir si l'on peut aimer sans estimer._


    Quand on méprise ce qu'on aime,
    La passion est dans le sang,
    Et, sa chaleur fût-elle extrême,
    On ne sçauroit aimer long-temps.


_Sçavoir de quelle manière les amans en doivent user ensemble sur
l'intérêt._

    Celle qui me vendra la dernière faveur
                  N'aura jamais mon coeur;
    Mais, après avoir eu des faveurs de Carite
            Par la force de mon mérite,
            Si cette belle avoit besoin
            Ou de mon bien, ou de ma vie,
            Je n'aurois pas de plus grand soin
            Que de contenter son envie.
    Les amans sur le bien font comme les Chartreux:
            Tout doit être commun entre eux.


_Sçavoir si la délicatesse des amans et des maîtresses sur leur
conduite doit être égale._

    Vous devez à votre conduite
    Des soins qui me sont superflus.
    Quand on dit que j'aime Carite,
    Iris, je vous contente en ne la voyant plus.
    Mais, lorsque le bruit court que vous aimez Orante,
    Vous me montrez en vain que vous ête innocente.
            Si le public n'en voit autant,
            Je ne puis pas être content.


_Sur le même sujet._

            Apprenez de moi, s'il vous plaît,
            De nos devoirs la différence:
    Je ne puis vous blesser, Iris, que par l'effet;
    Vous pouvez m'offenser par la seule apparence.


_Sçavoir si les dames peuvent être excusables de faire les avances._

            Je mépriserois une dame
            De qui le coeur rempli de flamme
            Paroîtroit le premier charmé.
            L'avance en vous est condamnable,
    Et, si quelque raison la peut rendre excusable,
    C'est quand vos coeurs, Iris, n'ont jamais rien aimé.


_Sçavoir s'il est vrai que l'amour égale les conditions._

    L'amour égale sous sa loi
    La bergère avecque le roi.
    Si tôt qu'il en fait sa maîtresse,
    Si tôt qu'elle a pu l'engager,
    La bergère devient princesse,
    Ou le prince devient berger.


_Sçavoir qui a le plus de plaisir dans une affaire réglée, ou celui
qui aime, le plus, ou celui qui aime le moins._

    Lorsque deux coeurs unis brûlent des mêmes feux,
            Vous croyez peut-être, Sylvie,
            Que des deux le moins amoureux
            Goûte en paix la plus douce vie.
            Ce n'est pas là mon sentiment,
            Et je crois plutôt que l'amant
            Dont l'ame d'amour toute pleine
            A de plus violens désirs
            Ressent quelquefois plus de peine,
            Mais bien souvent plus de plaisirs.


_Sçavoir si le plus amoureux est toujours le plus content._

            Belle Iris, le plus amoureux
            N'est pas toujours le plus heureux.
            La moindre négligence blesse
            Son extrême délicatesse;
            Quoi qu'on fasse pour luy de bien,
            Quoi qu'à luy plaire on se dispose,
            Si l'on manque à la moindre chose,
            Il ne compte cela pour rien.
    Cependant, quand il voit qu'assurément on l'aime,
                Son plaisir est extrême,
    Et, pour avoir, Iris, beaucoup moins de tourment,
    Il ne voudroit jamais aimer moins tendrement.


_Sçavoir s'il faut tenir sa maîtresse par d'autres choses que par
elle-même._

            Je ne comprends pas qu'un amant,
            Par une jalousie extrême,
            Veuille empêcher celle qu'il aime
            De voir le monde librement.
            Je tiens que c'est une foiblesse,
            Et je croirois que ma maîtresse
            Me garderoit alors sa foi
    Par la nécessité de ne rien voir que moi.


_Sçavoir si une dame qui fait fort valoir les faveurs qu'elle fait à
son amant lui persuade qu'elle l'aime beaucoup._

            Afin d'augmenter sa chaleur,
            Vous faites valoir la faveur
            Que vous donnez à Théagène;
    Mais, d'un autre côté, c'est trahir votre feu:
            Car, en lui témoignant, Climène,
            Que vous la donnez avec peine,
            Vous montrez que vous aimez peu.


_Sçavoir quel est le plus sûr moyen de s'aimer long-temps et
agréablement._

    Pour qu'une affaire dure et toujours dans les ris,
            Il faut que la maîtresse, Iris,
    Avec ces gens qui vont prônant partout leurs flammes,
            Ait un peu de rusticité,
    Et qu'aussi le galant, avec toutes les dames,
            N'ait que de la civilité.


_Sçavoir si l'on peut avoir deux grandes passions en sa vie._

    Je demeure d'accord, adorable Sylvie,
            Que l'on rencontre rarement
    Quelqu'un aimant deux fois fortement en sa vie,
            Parce qu'on voit malaisément
            Quelqu'un aimer bien tendrement;
            Mais, à ceux de qui le coeur tendre
            Ne sçauroit vivre sans amour,
            Il est aisé de se reprendre,
            Et plus fort que le premier jour.


_Sçavoir ce que cela fait sur le coeur d'un amant aimé que sa
maîtresse soit accablée des caresses de son mari._

    Que jour et nuit votre époux
    Fasse l'amant auprès de vous,
            Cela n'est point à la mode.
    Pour moi, j'en souffre nuit et jour:
    Car enfin, Iris, son amour
            Vous plaît ou vous incommode.


_Sçavoir comment un mari doit faire pour se faire aimer d'une jolie
femme qu'il a épousée sans l'avoir connue auparavant._

          Damon, tu te plains que ta femme
          Ne répond pas bien à ta flamme:
    Te mocques-tu des gens d'espérer ces douceurs?
          Elle commence à te connoître
          Sous le titre de son maître:
    Ce n'est pas sous ce nom que l'on gagne les coeurs.
       Prends l'air d'amant, sers-toi de cette amorce:
            Cela te fera des appas.
            On peut prendre le corps par force,
            Mais le coeur ne s'insulte pas[167].


_Sçavoir s'il suffit à un amant d'avoir souvent donné des marques de
son amour à la personne qu'il aime, sans se soucier de recommencer
tous les jours._

            Belle Iris, lorsque je vous presse
            De me donner à tous momens
            Des marques de votre tendresse,
            Vous me répondez brusquement:
            «N'êtes-vous pas encor content
            De tout ce que j'ai pu vous dire,
            De ce que j'ai pu vous écrire,
            À tous les quarts d'heure du jour,
            Sur le sujet de mon amour?»
          Non, belle Iris, je parle avec franchise,
    Le passé chez l'amant ne se compte pour rien;
            Il veut qu'à toute heure on lui dise
                  Ce qu'il sçait déjà fort bien.


_Sçavoir si les amans doivent être en alarme de voir leurs maîtresses
extrêmement caressées par leurs maris._

            L'autre jour, près de Climène,
    Je voyois son mari sans cesse sur ses bras.
            Cette belle vit ma peine,
            Et me dit ceci tout bas:
            «Remets le calme en ton âme,
    Et sçache que l'empressement
            D'un mari que hait sa femme
            Fait plus aimer son amant.»


_Sçavoir lequel il vaudroit mieux pour une fille qui se marieroit sans
amour, que son mari en eût beaucoup pour elle ou point du tout_.

                Dieu vous veuille garder, la belle,
                D'un grand amour de votre époux!
            Il seroit mal qu'il vous fût infidèle,
    Mais il seroit plus mal qu'il fût jaloux de vous,
                Et l'amour le rendroit jaloux.


_Sçavoir si un mari fort laid a raison de souhaiter que sa femme le
regarde._

                Tu te plains incessamment
    De ne point attirer les regards d'Ennemonde.
                Laisse-la, pauvre innocent,
         Plutôt que toi regarder tout le monde.
                Qu'elle envisage son devoir:
    Par là tu te pourras sauver du cocuage;
                Mais si c'est toi qu'elle envisage,
                Cela n'est pas en ton pouvoir.


_Sçavoir ce qui est préférable en une belle maîtresse, ou le coeur,
ou le corps._

    Un brutal pour ton coeur ne feroit nuls efforts,
            Il aimeroit mieux la personne;
            Mais, pour moi, je n'aime ton corps
            Qu'autant que ton coeur me le donne.


_Sçavoir si une femme peut aimer son mari, quoi qu'il vive bien avec
elle, quand elle aime son amant._

    Philis disoit un jour à l'aimable Climène:
          «N'aimez-vous pas bien votre époux?
          Il est complaisant, il est doux,
    --Non, dit-elle,--Et d'où vient, dit Philis, votre haine?
            Vous avez un si bon coeur,
            Tant de justice et de douceur!
    Vous avez tant de pente à la reconnoissance!
    --Il est vrai, dit Climène, il seroit mon ami
          S'il n'étoit pas mon mari;
    Mais je n'ai rien pour lui que de la complaisance.
        Avecque lui je vis honnêtement;
            Je ne l'aime qu'en apparence,
    Et dans le fond du coeur je le hais fortement,
            Comme un rival de mon amant.


_Sçavoir ce que fait la présence et l'absence de ce qu'on aime._

          Absent d'Iris, mon chagrin est extrême;
              La voir est mon plus grand bien:
    Il n'est rien tel que d'être avecque ce qu'on aime;
              Tout le reste n'est rien.



CARTE DU PAYS DE BRAQUERIE



CARTE DU PAYS DE BRAQUERIE[168].


Le pays des Braques[169] a les Cornutes[170] à l'orient, les
Ruffiens[171] au couchant, les Garraubins[172] au midi et la
Prudomagne[173] au septentrion. Le pays est de fort grande étendue et
fort peuplé par les colonies nouvelles qui s'y font tous les jours. La
terre y est si mauvaise que, quelque soin qu'on apporte à la cultiver,
elle est presque toujours stérile. Les peuples y sont fainéans et ne
songent qu'à leurs plaisirs. Quand ils veulent cultiver leurs terres,
ils se servent des Ruffiens, leurs voisins, qui ne sont séparés d'eux
que par la fameuse rivière de Carogne[174]. La manière dont ils
traitent ceux qui les ont servis est étrange, car, après les avoir
fait travailler nuit et jour, des années entières, ils les renvoient
dans leur pays bien plus pauvres qu'ils n'en étoient sortis. Et,
quoique de temps immémorial l'on sçache qu'ils en usent de la sorte,
les Ruffiens ne s'en corrigent pas pour cela, et tous les jours
passent la rivière. Vous voyez aujourd'hui ces peuples dans la
meilleure intelligence du monde, le commerce établi parmi eux, le
lendemain se vouloir couper la gorge. Les Ruffiens menacent les
Braques de signer l'union avec les Cornutes, leurs ennemis communs;
les Braques demandent une entrevue, sachant que les Ruffiens ont
toujours tort quand ils peuvent une fois les y porter. La paix se
fait, chacun s'embrasse. Enfin, ces peuples ne se sçauroient passer
les uns des autres en façon du monde.

Dans le pays des Braques il y a plusieurs rivières. Les principales
sont: la Carogne et la Coquette; la Précieuse sépare les Braques de la
Prudomagne[175]. La source de toutes ces rivières vient du pays des
Cornutes. La plus grosse et la plus marchande est la Carogne, qui va
se perdre avec les autres dans la mer de Cocuage; les meilleures
villes du pays sont sur cette rivière. Elle commence à porter bateau à

       *       *       *       *       *

=Guerchy=[176], ville assez grande, bâtie à la moderne, à une demi-lieue
du grand chemin; mais la rivière, se jetant toute de ce côté-là, sape
la terre en sorte que, dans peu, le grand chemin sera de passer à
Guerchy. Il y a quelques années que c'étoit une ville de grand
commerce. Elle trafiquoit à Malte et Lorraine; mais, comme elle s'est
ruinée par les banqueroutes que les marchands du pays lui ont faites,
elle trafique aujourd'hui en Castille[177], dont les marchands sont de
meilleure foi.

Plus bas est un grand bourg appelé

       *       *       *       *       *

=Sourdis=[178]. Ses maisons, chacune en détail, sont très belles; en
gros, c'est le lieu du monde le plus désagréable. C'est terre
d'Église, de sorte que la ville est fort ruinée du passage des gens de
guerre. Le seigneur du lieu est abbé commandataire[179], homme
illustre qui a passé par tous les degrés et qui a été long-temps
archidiacre en plusieurs grandes villes de cette province.

De là vous venez à

       *       *       *       *       *

=Saint-Loup=[180], petite ville assez forte, mais plus par l'infanterie
qui la garde[181] que par la force de ses remparts.

À trois lieues de là vous trouvez

       *       *       *       *       *

=La Suze=[182], qui change fort souvent de gouverneur et même de
religion. Le peuple y aime les belles-lettres, et particulièrement la
poésie.

Ensuite se voit

       *       *       *       *       *

=Pont-sur-Carogne=[183]. Il y a eu long-temps dans cette place deux
gouverneurs de fort différente condition en même temps, et qui
cependant vivoient dans la meilleure intelligence du monde. La
fonction de l'un[184] étoit de pourvoir à la subsistance de la ville,
et celle de l'autre[185] étoit de pourvoir au plaisir. Le premier y a
presque ruiné sa maison, et l'autre y a fort altéré sa santé. Cette
place a eu depuis grand commerce en Flandre[186], et est maintenant
une république.

À une lieue de cette ville vous en trouverez une autre que l'on nomme

       *       *       *       *       *

=Uxelles=[187]. Quoique le château n'en soit pas fort élevé, la ville
néanmoins est fort belle. Si la symétrie y avoit été observée, la
nature en est si riche que ç'auroit été le plus beau séjour du monde.
Elle a eu plusieurs gouverneurs. Le dernier est un homme de naissance
pauvre, mais de grande réputation[188], et qui en a beaucoup acquis
dans une autre place sur la même rivière. Cette ville aime fort son
gouverneur, jusqu'à engager tous les jours ses droits pour le faire
subsister.

À demi-lieue est

       *       *       *       *       *

=Pommereul=[189], autrefois si célèbre pour le séjour qu'y a fait un
prince ecclésiastique[190]. Dans ce temps-là il y avoit un évêché;
mais, l'évêque se trouvant mal logé, le siège épiscopal fut transféré
à

       *       *       *       *       *

=Lesdiguières=[191]. Lesdiguières est une ville assez forte, quoique
commandée par une éminence[192]. Elle est hors d'insulte, et on ne la
sçauroit prendre que par les formes; mais elle a pourtant été prise et
ruinée, comme tout le monde sçait, ainsi que la manière dont elle fut
traitée par un homme[193] à qui elle s'étoit rendue sous des
conditions avantageuses; et, voyant qu'il n'y avoit pas de foi parmi
les gens d'épée, elle se jeta entre les bras de l'Église, et a pris
son évêque pour gouverneur.

Près de là, entre la Coquette et la Carogne, est la ville d'

       *       *       *       *       *

=Étampes=, ou =Valançay=[194], qui est fort ancienne et des plus grosses
du pays. C'est une place fort sale et remplie de marais que l'on dit
fort infectés par la nature du terroir, qui est putride. Tout y est en
friche présentement. La ville étoit belle en apparence; le peuple n'y
étoit pas fort blanc, mais la demeure en a toujours été fort incommode
à cause de son humeur, car il est fort inconstant, et surtout
querelleux, malicieux et fantasque, avec lequel on n'a jamais pu
prendre de mesures certaines. Il y a eu des gouverneurs sans nombre:
on y aimoit fort le changement et la dépense. Celui qui l'a été le
plus long-temps est un vieux satrape[195], homme illustre qui mourut
dans le gouvernement. La ville en fait un deuil continuel, et, depuis
ce temps, elle est demeurée déserte. On n'y va presque plus qu'en
pèlerinage: aussi ne lui reste-t-il plus maintenant que de vieux
vestiges, qui font remarquer que ç'a été autrefois une grosse ville.

À gauche se trouve la ville de

       *       *       *       *       *

=Brion=[196], qui a été fort agréable; mais le grand nombre des
gouverneurs l'a ruinée. Toutes ses défenses sont abattues depuis la
première fois qu'elle fut prise. C'est aujourd'hui une place à prendre
d'emblée. Les avenues en sont assez belles, hormis du côté de la
principale porte où il y a un bois de haute futaie sale et marécageux,
que le gouverneur n'a jamais voulu faire couper. J'appelle gouverneur
celui qui en a le nom, car l'administration de la ville dépend de tant
de gens que c'est à présent une république.

       *       *       *       *       *

=Sévigny=. La situation en est fort agréable. Elle a été autrefois
marchande. Montmoron[197], proche parent du Cornute, en fut
gouverneur; mais il en fut chassé par un comte angevin[198], qui la
gouverna paisiblement long-temps, lequel partageoit le gouvernement
avec un autre comte bourguignon[199].

       *       *       *       *       *

=D'Harcourt=[200] est une ville de grande réputation. Il y a une célèbre
université. Les guerres qu'elle a eues depuis long-temps avec un
prince des Cornutes ont bien diminué de sa première splendeur. C'est
une situation assez pareille à celle de Brion. Le gouvernement est
semblable, et c'est un des plus grands passages de Ruffie, chez les
Cornutes.--La ville

       *       *       *       *       *

=Palatine= est fort connue. Comme il y a longtemps que l'on y alloit en
dévotion et que chacun y portoit sa chandelle, on dit que les pèlerins
en revenoient plus mal qu'ils n'y étoient allés. C'est une place qui
change souvent de gouverneur, d'autant qu'il faut être jour et nuit
sur les remparts, et l'on ne peut long-temps fournir à cette fatigue;
c'est pourquoi l'on n'y demeure guères. On remarque une chose en cette
ville, c'est que le peuple y est sujet à une maladie qu'ils nomment
chaude-crache, contre laquelle on dit aussi qu'ils se servent de
gargarismes[201].

Plus loin, sur la Carogne, est la ville de

       *       *       *       *       *

=Chevreuse=[202], qui est une grande place fort ancienne, pour le
présent toute délabrée, dont les logemens sont tous découverts. Elle
est néanmoins assez forte des dehors, mais de dedans mal gardée. Elle
a été autrefois très fameuse et fort marchande; elle trafiquoit en
plusieurs royaumes, et maintenant la citadelle est toute ruinée par la
quantité des sièges qu'on y a faits pour la prendre. On dit qu'elle
s'est souvent rendue à discrétion. Le peuple y est d'une humeur fort
changeante et fort incommode. Elle a eu plusieurs gouverneurs, dont le
principal a été celui qui a commandé à Puisieux. Elle en est mal
pourvue à présent, car celui qui est en charge n'est plus bon à
rien[203].


       *       *       *       *       *

=L'Isle= est une petite ville dont la situation paroît d'abord
avantageuse à cause qu'elle est au milieu de la Carogne; mais, cette
rivière étant guéable de tous côtés dans cet endroit, la place n'est
pas plus forte que si elle étoit dans la plaine. Sitôt que vous en
approchez, il vous vient une senteur de chevaux morts si forte qu'il
n'est pas possible d'y demeurer. Il n'y a personne qui puisse y
coucher plus d'une nuit, encore la trouve-t-on bien longue: aussi le
lieu s'en va bientôt devenir désert.

       *       *       *       *       *

=Champré=[204] est une des plus grosses villes du pays; elle a plus de
deux[205] lieues de tour. Il y a une place au milieu de la ville de
fort grande étendue; elle est située dans un marais qui ne la rend pas
pour cela plus inaccessible; car, comme l'a fort bien remarqué le
géographe de ce pays-là, les habitans de cette ville, qui sont gens de
grand commerce, ont fait plusieurs levées qui l'ont bien dégarnie.

       *       *       *       *       *

=Arnault=[206] est fort semblable à Champré, tant pour la grandeur de sa
place que pour sa situation, hors qu'elle est encore plus marécageuse;
mais elle l'est tellement qu'on ne sçauroit davantage. Le
gouverneur[207] a grand soin de cette place, car elle lui vaut
beaucoup. Il n'y fait pas un pas que ce ne soit patrouille, et, s'il
avoit manqué à coucher une nuit sur le rempart, il n'auroit pas le
lendemain de quoi dîner, et le second jour il n'auroit pas de chemise.
C'est le lieu du monde où l'on fait le mieux l'exercice; mais aussi
c'est le lieu ou l'on est le mieux payé.

De là vous venez à

       *       *       *       *       *

=Cominges=[208], Petite ville dont les maisons sont peintes au dehors,
de sorte qu'elle paroît nouvellement bâtie, quoiqu'elle soit assez
ancienne. Le gouverneur d'aujourd'hui est un vieux satrape de
Ruffie[209] qui ne la gouverne que par commission, et qui, à cause de
son âge, est toujours à la veille d'être dépossédé. J'ai ouï dire à
des gens qui y ont été que la principale porte de la ville est si
proche d'une fausse porte qui conduit à un cul-de-sac que bien souvent
on prend l'une pour l'autre.

À deux lieues de là vous rencontrez

       *       *       *       *       *

=Le Tillet=[210], grande ville ouverte de tous côtés. Le peuple en est
grossier, le terroir gras et assez beau; cependant on remarque qu'un
homme raisonnable n'y a jamais pu demeurer deux jours. Mais, comme il
y a dans le monde plus de sots que d'honnêtes gens, le lieu n'est
jamais vide.

Près de là vous avez

       *       *       *       *       *

=Saint-Germain-Beaupré=[211]. C'est là que la Coquette se joint à la
Carogne. C'est une ville fort agréable. Le premier gouverneur qu'elle
eut étoit un homme du pays des Cornutes[212]. Il s'empara du
gouvernement contre son gré, et s'en fit pourvoir en titre d'office.
C'étoit un homme fort extraordinaire et tout à fait bizarre à sa façon
d'agir. D'abord il voulut changer les plus anciennes coutumes de la
ville, et inventoit toujours quelque chose; entre autres, il déclara
un jour qu'il ne vouloit plus entrer que par la fausse porte, et, pour
moi, je crois que ce n'étoit pas sans fondement. Mais la ville,
jugeant que si cela avoit lieu elle perdroit tous les droits affectés
au passage de la grande porte, s'y opposa avec tant de vigueur qu'il
ne put parvenir à son dessein. Il fut assez long-temps interdit de sa
charge, et depuis même qu'il y a été remis tout s'est fait dans la
ville par commission, le gouverneur ayant bâti un château qu'il habite
souvent.

Près de là est

       *       *       *       *       *

=Grimaud=[213], située au pied des montagnes et qui a donné le nom au
Grimaudan. Elle est fort sale, à cause des torrens qui tombent de
toutes parts dans la Carogne en cet endroit, ce qui rend cette rivière
si trouble qu'on diroit que ce n'est pas la même qui est à deux lieues
de là. Au milieu de la ville, elle se cache sous terre par un grand
canal que la nature a fait et qu'on appelle vulgairement le
Trou-Grimaud, et ne sort qu'à deux lieues plus loin, à savoir, là où
elle se jette dans la Précieuse.

À quatre lieues est

       *       *       *       *       *

=Châtillon=, grande et belle ville par dehors et mal bâtie en dedans.
Les peuples y aiment l'argent. Elle a été si fort persécutée par deux
princes qu'elle a été contrainte de se jeter entre les bras de
l'Église. Un abbé commandataire en a été gouverneur, mais depuis
chassé pour vouloir trop entreprendre sur les priviléges de la ville;
et maintenant il n'y en a plus, car on veut les obliger à servir jour
et nuit et à payer la dépense.

       *       *       *       *       *

=La Vergne=[214] est une grande ville fort jolie et si dévote que
l'archevêque[215] y a demeuré avec le duc de Brissac, qui en est
demeuré principal gouverneur, le prélat ayant quitté.

De là vous venez à

       *       *       *       *       *

=Montausier=[216], grande ville qui n'est pas belle, mais agréable. La
Précieuse passe au milieu, qui est une rivière de grande réputation.
L'eau en est claire et nette; il n'y a lieu au monde où la terre soit
mieux cultivée.

       *       *       *       *       *

=Fienne=[217] est une grande ville, presque toute délabrée, qui n'est
fameuse que par la Carogne, qui passe au milieu. Le séjour en est
désagréable, tant pour ce que les maisons y sont anciennes et mal
faites que pour ce qu'il y règne une odeur si mauvaise que, quelque
intérêt qu'on ait à y demeurer, on est contraint à la fin d'en sortir
pour conserver sa santé. Le gouverneur étant un homme de peu de
crédit, à qui on a donné le gouvernement par forme, sans l'intrigue
des habitants et le commerce qu'ils font avec les Espagnols, cette
ville manqueroit bientôt de subsistance.

À quatre lieues de cette ville vous en trouvez une autre bien
différente; elle est sur la Précieuse. C'est une ville fort
considérable pour la beauté de ses édifices; on l'appelle

       *       *       *       *       *

=Olonne=. C'est un chemin fort passant. On y donne le couvert à tous
ceux qui le demandent, à la charge d'autant. Il y faut bien payer de
sa personne, ou payer de sa bourse.

       *       *       *       *       *

=Beauvais=[218], sur la Carogne, est une petite ville dans un fond, où
l'on ne voit le jour qu'à demi et dont les bâtimens sont très
désagréables. Elle a eu néanmoins des gens de très grande condition
pour gouverneurs, entre autres un commandeur de Malte, qui y a laissé
une belle infanterie. On ne s'étonnera point que des gens de naissance
et de mérite se soient arrêtés à un si méchant logis quand on sçaura
que ç'a été le principal passage pour aller à la ville de
Donna-Anna[219], où tout le commerce se faisoit durant qu'on bâtissoit
le fort Louis[220]. Depuis que ce fort est entré dans ses droits, la
ville de Beauvais n'a plus eu de gouverneur de marque, mais des gens
de basse étoffe et inconnus, que la ville y entretient, quoiqu'elle ne
vaille plus la dépense. Ceux-ci ont toujours eu soin de bien maintenir
l'infanterie[221].

       *       *       *       *       *

=Guise=[222] est une ville sur la Précieuse, assez grande, et où il se
trouve de belles antiquités. Plusieurs ont cru que cette place s'étoit
gardée par ses forces mêmes; mais on assure qu'il y a eu un
gouverneur[223] comme en titre d'office, qu'on a tenu caché à cause
que ses mérites n'étoient point proportionnés à l'importance de la
place, d'où il a été chassé parcequ'il ne visitoit plus que de loin à
loin la place d'armes. Il y avoit laissé de l'infanterie; mais, à
cause qu'elle étoit plus nuisible qu'utile pour la conservation de la
ville, elle en a été chassée et envoyée en Hollande. Il y en a qui
disent que la disgrâce du gouverneur est venue de ce qu'il avoit plus
d'attache pour la ville de Chevreuse.

       *       *       *       *       *

=Longueville=[224] est sur la même rivière que Guise. C'est une ville
grande et assez belle. Il y a eu quatre gouverneurs, dont les uns
étoient les premiers princes du pays, les autres des plus qualifiés
seigneurs après ceux-là[225], dont l'un a failli perdre sa place pour
de l'infanterie qu'il y avoit jetée hors du temps, qui a fort
endommagé la ville. Elle se gouverne à présent elle-même, et s'est
tellement fortifiée[226] qu'il n'y a point d'ennemis si forts qui
osent en faire l'attaque.

FIN DU TOME PREMIER.



NoteS:

[Note 1: Cette lettre est fort habilement faite. Elle dit la
vérité avec tous les ménagements et tous les adoucissements
nécessaires. Bussy va même jusqu'à s'accuser de trop d'imagination.
Nous verrons à quoi nous en tenir.]

[Note 2: Nous avons dit dans l'Introduction vers quel temps Bussy
composa son ouvrage et à quelle époque successivement remontent les
événements dont il se fait l'historien.]

[Note 3: Madame d'Olonne est l'héroïne d'un pamphlet fort vilain
et fort peu littéraire qu'on a eu bien tort d'attribuer à
Bussy-Rabutin: _la Comédie galante_ de M. D. B. Cologne, Pierre
Marteau (Hollande), petit in-12 de 34 pages.

Madame d'Olonne (Catherine-Henriette d'Angennes), parente du marquis
de Rambouillet, étoit l'aînée des deux filles du baron de La Loupe.
Avant son mariage, «elle estoit jolie, dit Retz (Mémoires, p. 341 de
l'édition Michaud); elle estoit belle, elle estoit précieuse par son
air et par sa modestie.» Mademoiselle de La Vergne, celle qui fut
madame de La Fayette, en avoit fait son amie; elle étoit choyée au
Luxembourg, et mademoiselle de Montpensier la distinguoit, quoiqu'elle
ne brillât peut-être pas par l'originalité de son esprit. Dès 1652,
Guy Joly, d'accord avec Retz, la désigne comme «l'une des plus belles
personnes de France». Retz faisoit plus que de la trouver jolie et
précieuse: un peu dégoûté de mademoiselle de Chevreuse, il
entreprenoit, à la faveur de l'accueil qu'on lui faisoit chez madame
de La Vergne la mère, de s'insinuer le plus avant possible dans les
bonnes grâces de cette belle personne. Rendez-vous obtenu à force de
prières, mais rendez-vous bien inutile, «ce qui doit estonner, dit le
vaincu, ceux qui n'ont point connu mademoiselle de La Loupe et qui
n'ont ouï parler que de madame d'Olonne.» Précieuse donc et à la façon
des plus effarouchées, mademoiselle de La Loupe, avant son mariage,
étoit une personne en bon point de renommée. Je ne vois pas pourquoi
M. Walckenaer (t. 1, p. 357) croit que Beuvron étoit intimement lié
avec elle dès ce moment-là.

Le 3 mars 1652, le beau poète Loret écrit dans sa Gazette:

    D'Olonne aspire à l'hyménée
    De la belle Loupe l'aînée,
    Et l'on croit que dans peu de jours
    Ils jouiront de leurs amours.

Le mariage eut lieu peu de temps après. V. _Montpensier_, t. 2, p. 246
de la Collection Petitot.

Ce n'est toutefois qu'en 1656 que mademoiselle de Montpensier parle du
bruit que «commençoit à faire» la beauté de madame d'Olonne; mais les
souvenirs de mademoiselle sont quelquefois un peu confus, et
d'ailleurs on peut admettre qu'elle attache une idée fâcheuse au mot
_bruit_.

À peine mariée, notre belle dame laisse son mari auprès du roi, et
chevauche parmi les hardies frondeuses (_Montpensier_, t. 2, p. 245).
Le temps n'est pas venu où madame de Sévigné écrira (13 novembre
1675): «Le nom d'Olonne est trop difficile à purifier»; où l'on
chantera:

        La d'Olonne
        N'est plus bonne
    Qu'à ragoutter les laquais;

(Ms. 444, Suppl. Bibl nat.)

où La Bruyère (t. 1, p. 203 de l'édit. Jannet) dira: «Claudie attend
pour l'avoir qu'il soit dégoûté de Messaline.» Il s'agit de Baron;
Claudie, c'est madame de la Ferté; Messaline, c'est madame d'Olonne.
Nous sommes en 1652, à la date du mariage, et Baron n'est pas encore
né. Son acte de naissance, cité par M. Taschereau (_Vie de Molière_,
3e éd., p. 249), le fait naître le 8 octobre 1653. Quant à la
maréchale de la Ferté, on sait que sous ce nom tristement célèbre il
faut reconnoître mademoiselle de La Loupe la cadette, celle que
Saint-Simon a si souvent fouettée. Elle étoit belle aussi et le fut
long-temps. Les deux soeurs vécurent jusqu'en 1714, et jouirent à
leur aise de leur gloire.]

[Note 4: Louis de la Trémoille, comte d'Olonne, avoit été arrêté
sous la Fronde, en 1649, «comme il se vouloit sauver habillé en
laquais» (Retz, p. 100). Il est mort en 1686. Boisrobert s'étoit moqué
de lui de bonne heure; on s'en moqua plus cruellement lorsque sa femme
eut rendu publiques ses infortunes. Avec Saint-Evremont et Sablé
Bois-Dauphin, il se consoloit en fondant l'ordre des Coteaux, dont
Boileau nous a conservé le souvenir. La Bruyère, à ce point de vue,
l'a peint sous le nom de Cliton le fin gourmet (t. 2, p. 93). À un
autre point de vue, Racine a parlé de lui dans cette jolie épigramme
faite sur _Andromaque_:

        Le vraisemblable est peu dans cette pièce,
        Si l'on en croit et d'Olonne et Créqui:
    Créqui dit que Pyrrhus aime trop sa maîtresse,
    D'Olonne qu'Andromaque aime trop son mari.

À l'article de la mort, un prêtre nommé Cornouaille lui offre ses
services. L'anecdote veut qu'il se soit écrié avec quelque colère:
«Serai-je encornaillé jusqu'à la mort?»]

[Note 5: François d'Harcourt, deuxième du nom, marquis de Beuvron,
né le 15 octobre 1598, mort à Paris le 30 janvier 1658, enfant
d'honneur de Louis XIII, adversaire de Boutteville dans un duel
fameux, avoit deux fils, qui furent notre marquis et le comte de
Beuvron.

Saint-Simon, en 1705 (t. 4, p. 437, de la nouvelle édition Chéruel),
dit dans ses Mémoires: «M. de Beuvron, chevalier de l'ordre et
lieutenant-général de Normandie, mourut à plus de quatre-vingts ans,
chez lui, à la Meilleraye, avec la consolation d'avoir vu son fils
Harcourt arrivé à la plus haute et à la plus complète fortune, et son
autre fils, Sézanne, en chemin d'en faire une, et déjà chevalier de la
Toison-d'Or. On a vu comment elle étoit due aux agrémens de la
jeunesse du père. C'étoit un très honnête homme et très bon homme,
considéré et encore plus aimé.»

Ce très honnête et très bon homme nous appartient ici. Son frère
mourut bien avant lui. Voyez Dangeau. (28 septembre 1688): «Le comte
de Beuvron est mort cette nuit. Il avoit un justaucorps en broderie et
des pensions, et avoit été capitaine des gardes de Monsieur. Il avoit
depuis deux ans déclaré son mariage avec mademoiselle de Téobon, dont
il n'a point d'enfans.»--«Homme liant et doux, ajoute Saint-Simon (t.
3, p. 181), mais qui voulut figurer chez Monsieur, dont il étoit
capitaine des gardes, et surtout tirer de l'argent pour se faire
riche, en cadet de Normandie fort pauvre.»

On sait qu'il a été accusé, avec le chevalier de Lorraine et d'Effiat,
d'avoir travaillé à l'empoisonnement de Madame. V. La Fayette.

Sa femme, fille du marquis de Théobon, «étoit une femme (Saint-Simon,
t. 3, p. 186) qui avoit beaucoup d'esprit, et qui, à travers de
l'humeur et une passion extrême pour le jeu, étoit fort aimable et
très bonne et sûre amie.» Elle étoit «originairement huguenote
(Journal du marquis de Sourches, t. 2, p. 190), mais, s'étant
convertie, avoit été nommée fille d'honneur de la reine; et, quand on
rompit la chambre des filles de la reine, Monsieur la mit auprès de
Madame», la seconde Madame, qui l'aima beaucoup. V. ses lettres.

Le père des Beuvron avoit épousé, en 1626, Renée d'Espinay, soeur du
comte d'Estelan. On disoit de lui:

        Beuvron, espouse-tu
        Saint-Luc, qui tant est belle?
    Si tu veux estre cocu,
    N'en espouse d'autre qu'elle.
        Ah! petite brunette,
        Ah! tu me fais mourir!

Il étoit lieutenant du roi en Normandie et gouverneur du vieux palais
de Rouen (Montpensier, t. 2, p. 177). C'étoit un ami de Racan. «Les
enfans de Beuvron, dit Tallemant des Réaux (t. 2, p. 367, de l'édition
Paulin Paris), ont plus d'esprit que leur père.» Cet ami de Racan
n'étoit donc pas un personnage très ingénieux. Sous la Fronde, en
1650, il reste fidèle au duc de Longueville, et résiste, à Rouen, à la
duchesse et au parlement; toutefois (Motteville, t. 4, p. 16) on ne
faisoit pas grand cas de lui à la cour. Il obtint alors pour son fils
aîné (La Rochefoucauld, p. 436, édit. Michaud) la survivance du vieux
palais.

Beuvron (le nôtre) a joué jusqu'à sa mort un grand rôle en Normandie
(Voy. Saint-Simon, t. I, p. 117, 123), et ne fut pas toujours en
faveur (Dangeau, 13 mars 1689).

Si ce n'est lui, c'est son frère, le favori de Monsieur (Mém. de du
Plessis, édit. Michaud, p. 446, et Mém. de Montp., t. 4, p. 211), qui
a commis le crime que reproche à un Beuvron ce couplet (_Nouveau
siècle de Louis XIV_, p. 88)

    On dit que Beuvron a gâté
    Le grand chemin de la Ferté,
    Qui fut jadis si fréquenté.

Une accusation plus grave a pesé un instant sur lui: la Brinvilliers,
disait-on (Sévigné, 26 juin 1676), affirmoit qu'il avoit réellement
empoisonné Madame. Ce bruit n'eut pas de suites.

Les Beuvron étoient parens de la comtesse de Fiesque, que nous allons
voir entrer bientôt en scène. (Montpensier, t. 3, p. 104.)

Leur soeur (Catherine-Henriette d'Harcourt-Beuvron) mérite qu'on ne
l'oublie pas dans un livre où il s'agit d'un grand nombre de
divinités. Loret (26 avril 1659) l'appelle «l'admirable Beuvron». Elle
venoit alors d'épouser le duc d'Arpajon, déjà deux fois veuf. Somaize
(_Précieuses_, édit, Jannet, t. 1, p. 71) l'a inscrite sous le nom de
_Dorénice_ dans la grande compagnie des Précieuses. Elle n'eut jamais
rien de ridicule. Sa beauté a trouvé grâce devant Tallemant des Réaux
(chap. 304, t. 9, p. 75, de la 2e édition). Elle fut dame d'honneur de
la Dauphine. Saint-Simon parle de sa «grande mine», de sa vertu, de
son honneur intact (t. 1, p. 221).

Louis XIV lui fit de belles amitiés. Lors qu'elle fut nommée dame
d'honneur, madame de Sévigné écrit (13 juin 1684): «C'est l'ouvrage de
madame de Maintenon, qui s'est souvenue fort agréablement de
l'ancienne amitié de M. de Beuvron et de madame d'Arpajon pour elle,
du temps de madame Scarron.» Ce dire est confirmé par madame de Caylus
(p. 4 de l'édit. de 1808), qui cite le marquis de Beuvron comme l'un
des garants de la constante chasteté de sa tante.]

[Note 6: Madame de Saint-Loup (V. Tallemant des Réaux).]

[Note 7: Chemin faisant, nous ferons longue connoissance avec
Candale. Une note ne suffiroit pas et elle couvriroit bien vite vingt
pages.

    Les garnitures à la Candale
    Font paroître un visage pâle,

dit un vers boiteux du _Nouveau siècle de Louis XIV_ (1856, p. 69). Ce
vers atteste l'empire que Candale exerça sur les modes de son temps;
cet empire est attesté en mille endroits, par exemple dans le _Roman
Bourgeois_ de Furetière (p. 73 de l'édit. elzevirienne): «On descendit
sur les chausses à la Candalle; on regarda si elles estoient trop
plissées en devant ou derrière.» De la tête aux pieds, ce beau
seigneur règle le costume des délicats. Louis-Charles-Gaston de
Nogaret et de Foix, duc de Candale, né à Metz en 1627, étoit fils de
Bernard de Nogaret, duc d'Épernon, et de Gabrielle-Angélique, fille
légitimée de Henri IV. Il avoit du sang royal dans les veines: au
dix-septième siècle ce n'étoit pas un médiocre avantage en amour. En
1646, il est au siége de Mardick; en 1648, il est à Paris auprès du
duc d'Orléans (Motteville, t. 3, p. 103); en 1649, il commande le
régiment de son nom; en 1652, il a, par avance, la charge paternelle
de colonel général et le gouvernement d'Auvergne; en 1654, il est
lieutenant général sous Conti et d'Hocquincourt, deux des personnages
de la présente histoire. Il meurt à Lyon le 28 janvier 1658. Il faut
lire Saint-Évremont pour le voir à son avantage.

Le jour de sa mort fut un jour de deuil pour les dames. L'abbé
Roquette, coutumier du fait, acheta du père Hercule, général des Pères
de la Doctrine, l'oraison funèbre qu'il lui consacra (Voy. Tallem., t.
10, p. 239). Ce n'est pas là qu'il faut chercher l'histoire de sa vie.

Une soeur qu'il avoit lui survécut bien long-temps; elle est morte
sans alliance, comme lui, le 22 août 1701, à soixante-dix-sept ans,
après cinquante-trois années de couvent des Carmélites (Saint-Simon,
t. 10 de l'édit. Sautelet).

Madame de Motteville n'a pas flatté son père (t. 4, p. 71), seigneur
hautain, jaloux, brutal, cruel, criminel peut-être. Candale, beau
garçon, d'humeur galante, blond, langoureux, coquet, garda quelque
chose du caractère paternel. Ne voyons pas en un rose obstiné toutes
les prouesses de ces messieurs: ils cachoient la griffe sous la patte
de velours. Ces «princes chimériques», les Candale, les Manicamp, les
Jarzay, ne doivent pas être canonisés sans information parcequ'ils ont
plu à un nombre infini de belles.]

[Note 8: Le frère de Condé.]

[Note 9: «Maistre des requestes», dit Tallemant (t. 2, p. 115),
puis intendant des finances; «protecteur des partisans», ajoute le
Portrait des Maîtres des requêtes, «et qui de peu a fait beaucoup par
toutes sortes de voies».

L'_État de la France_ pour 1658 lui donne, comme intendant: Toulouse,
Montpellier, la ferme des entrées de Paris, l'artillerie et le pain de
munition.

En 1661, on le rembourse à 200,000 livres seulement, c'est-à-dire
qu'on le destitue, et bien d'autres du même coup. C'est l'année des
comptes sévères.

La femme de Paget étoit belle (V. le _Recueil des Portraits_ de
Mademoiselle: c'est la _Polénie_ de Somaize (t. 1, p. 194, 206). Sa
ruelle étoit vantée. Tallemant des Réaux (t. 2, p. 407) a raconté, à
propos de madame Paget, une anecdote piquante. Bois-Robert et Ninon,
l'une de nos amies en ce volume, y jouent un rôle.]

[Note 10: Elle jouoit; son mari joua bien davantage. Voy.
l'Oraison funèbre que lui fait dans son _Journal_ l'estimable marquis
de Sourches (janvier 1686, t. 1, p. 103). «On vit alors mourir le
comte d'Aulonne, de la maison de Noirmoustier (La Trémouille), qui
avoit été guidon des gendarmes du roi pendant les guerres civiles, et
chez lequel s'assembloient alors presque tous les gens de qualité pour
y jouer ou pour y trouver bonne compagnie.»]

[Note 11: 3,000 francs d'aujourd'hui.]

[Note 12: 60,000 francs.]

[Note 13: On conçoit facilement que je n'aie rien trouvé dans les
histoires pour me renseigner sur la généalogie de Quentine.]

[Note 14: Surtout si cher que cela! vingt mille francs par jour!]

[Note 15: (1656).]

[Note 16: Candale le prenoit de très haut avec tout ce qui n'étoit
pas de la plus haute noblesse. On juge par là ce qu'il pensoit des
gens d'affaires. Bartet, secrétaire du roi, lui ayant déplu, voyez la
hardiesse avec laquelle il le fait arrêter et raser d'un côté du
visage, barbe et cheveux! (Sévigné, juin 1655; Montp., t. 2, p. 488,
t. 3, p. 22.) Cela ne parut pas trop étonnant. Encore fit-il exiler sa
victime! Les dames sourirent. Belle prouesse de prince chimérique!
Mademoiselle de Montpensier (t. 3, p. 128) dit que «c'étoit un garçon
plein d'honneur et incapable d'aucune mauvaise action.» Elle dit cela
à la date de 1657, lorsque arriva l'affaire Montrevel. Ce Montrevel,
se battant en duel avec Candale, est tué par derrière d'un coup d'épée
que La Barte, un des suivants du grand roi de la mode, lui donne
inopinément. Cette fois on crie: Il faut donner une garde du corps à
Candale pour le protéger. Son courage, toutefois, n'est pas mis en
doute (Voy. Motteville, t. 3, p. 293); mais la fierté de son rang lui
monte bien vite à la tête. Le pauvre Bartet n'avoit pas été bien
audacieux; il n'avoit rien imaginé; il avoit dit tout bas, et pour se
venger de se voir prendre la marquise de Gouville, que Candale n'étoit
peut-être pas un amant d'une énergie incontestable. De fait, Candale
s'en faisoit accroire, comme Guiche, comme d'autres. Soyecourt étoit
moins galant de mine, mais c'étoit un autre homme. Au surplus, ce
n'est pas pour cela que je lui chercherai querelle: c'est parceque je
le suppose moins doucereux qu'on ne le croyoit. Qu'est-ce que cette
note de Tallemant? (T. 4, p. 355). «Madame Pilou étoit fort
embarrassée d'un certain brave, nommé Montenac, qui vouloit enlever
madame de la Fosse. Un jour, ayant trouvé feu M. de Candale: Monsieur,
lui dit-elle, vous menez tous les ans tant de gens à l'armée, ne
sçauriez-vous nous desfaire de Montenac? Tous les ans vous me faittes
tuer quelques-uns de mes amys, et celuy-là revient tousjours!--Il
faut, respondit-il, que je me desfasse de deux ou trois hommes qui
m'importunent, et après je vous desferay de cestuy-là.» N'y a-t-il pas
là de quoi le condamner?]

[Note 17: Ses amis, nous les verrons bientôt figurer dans ce
livre.]

[Note 18: Trésorier de l'épargne. «Ces offices (Est. de la Fr.,
1649) se vendent un million de livres chacun; ceux qui les possèdent
ont douze mille livres de gages, et, en outre, trois deniers par livre
de tout l'argent qu'ils manient, ce qui monte à des sommes
excessives.» Nicolas Jeannin de Castille étoit petit-fils du président
Jeannin, ministre de Henri IV. Ce Jeannin avoit marié sa fille à P.
Castille, ancien marchand de soie, devenu receveur du clergé, et
affirmant alors qu'il étoit bâtard de Castille. En généalogie tout
marche à la longue. Soit pour la bâtardise! Ce qui est certain, c'est
qu'une Jeannin (de Castille), en 1705, épouse un prince d'Harcourt, et
a pour filles des duchesses de Bouillon et de Richelieu. Au bout d'un
siècle, voilà ce qui fleurit sur la tige.

Jeannin, beau-frère de Chalais par sa soeur à lui, «belle personne»,
dit Tallemant des Réaux (t. 3, p. 193), se trouva un moment près de la
banqueroute. (_Épigr._ Bibl nat., ms. sup. fr., n. 540, f. 56). Adieu
alors la galanterie! De bonne heure il s'étoit montré «coquet»
(Tallem. t. 4, p. 32). Entre autres maîtresses on lui connoît cette
malheureuse Guerchy, qui mourut d'une si triste mort (_Nouveau siècle
de Louis XIV_, p. 60). La galante madame de Nouveau s'amouracha de lui
(Tallem. 2e édit., t. 7, p. 241).

En 1678, il est vieux. Madame de Sévigné, son amie, lui reproche ses
fredaines; Bussy lui dit: «Vous savez (lettre du 31 décembre) que sur
le chapitre des dames il n'est pas tout à fait si régulier que les
évêques.»

Nicolas Jeannin de Castille étoit marquis de Montjeu ou de Mondejeu
(Loret, 7 février 1654). Le nom n'y fait rien (Walckenaër, t. 2, p.
470). Madame de Sévigné (20 mai 1676) l'appelle Montjeu tout court et
se moque de son marquisat; mais elle l'aime véritablement, va loger
chez lui, date de chez lui quelques lettres (22 juillet 1672). Bussy
l'aimoit de même (lettre du 22 mars 1678).

Mademoiselle de Montpensier (t. 4, p. 441) a daigné écrire: «Famille
des Castille, gens que je considérois.» Notre Jeannin n'est pas un
pied plat. Il étoit greffier de l'ordre dès 1657. C'est le premier
exemple de ce que Saint-Simon appelle les _râpés_ (t. 4, p. 161).

La seconde femme de Fouquet, celle à qui La Fontaine a adressé des
vers (_Odes_, livre I), étoit Marie-Madeleine Castille-Villemareuil,
une Castille par conséquent. On voit dans les _Mémoires du duc
d'Orléans_ un Castille-Villemareuil intendant de la maison de Monsieur
(le petit Gaston, en 1615), «à la recommandation du président Janin».

Revers de la médaille: Après la chute de Fouquet, à côté d'un la
Bazinière taxé à 962,198 livres (Voy. le _Colbert_ de P. Clément, p.
105), notre pauvre Jeannin en a pour 894,224 livres. Les actions de
madame d'Olonne, pour parler ce style, baissent beaucoup (Bussy à
Sévigné, 20 juin 1678).

Jeannin, retiré des affaires, mena assez grand train. Malheureusement,
il eut un fils à moitié fou (Sévigné, 9 déc. 1688), et fut presque
obligé de ne pas s'affliger de sa mort.

Jeannin est mort à Paris en juillet 1691 (Voy. Dangeau, 1er août).
Il y avoit long-temps qu'on lui avoit (à cause même du _râpé_) enlevé
le cordon de l'ordre. Saint-Simon, dans ses Notes sur le manuscrit de
Dangeau, écrit ces lignes un peu sèches: «Ce M. de Castille n'étoit
rien. Son père, qui avoit fait fortune jusqu'à être contrôleur général
des finances sous les surintendans, c'est-à-dire commis médiocrement
renforcé, lui fit épouser une Jeannin pour le décrasser. Il fut
trésorier de l'épargne et greffier de l'ordre, qu'il eut du président
de Novion en 1657. Il fut culbuté avec M. Fouquet, prisonnier, puis
exilé vingt-cinq ans en Bourgogne... Son fils vécut conseiller au
parlement de Metz.»]

[Note 19: Ce goût dura tout le temps du règne. Dangeau et
Saint-Simon en parlent assez.]

[Note 20: Il faut en finir avec Candale. Tallemant met ceci dans
son _Historiette de Sarrazin_: «On croit que Sarrazin a été empoisonné
par un Catelan (_Catalan_), dont la femme couchoit avec lui.» Et dans
une note il ajoute ceci: «Le père Talon dit que la femme ne fut point
empoisonnée; que son mary, qui estoit bien gentilhomme, l'espargnoit à
cause de ses parens, qui estoient plus de qualité que luy; mais il
empoisonnoit les galans d'un poison bruslant. Il croit que M. de
Candalle en est mort.» Cosnac (t. 1, p. 190) veut que la femme soit
morte aussi. Ce n'est pas la femme qui nous intéresse le plus; nous ne
devons remarquer dans ce texte de Tallemant que la singulière
explication donnée à la mort de Candale. Mais en voici bien d'autres:
ce Vanel qui a écrit les _Galanteries de la cour de France_ (édit. de
1695, p. 232) pense que «la marquise de Castellane fut cause de sa
mort, luy ayant donné de trop violentes marques de son amour lorsqu'il
passa par Avignon, où elle demeuroit ordinairement.» Croira-t-on Vanel
cette fois, lui qui, le plus souvent, mérite si peu qu'on le croie?
Desmaizeaux (édit. de Saint-Evremont de 1706) affirme qu'il mourut
«des suites d'une galanterie avec une dame célèbre dans ce temps-là
par sa beauté, et depuis par sa mort tragique». Ce seroit la marquise
de Ganges, si célèbre en effet. Guy-Patin, l'homme au nez fin, ne veut
pas chercher si loin (Lettre du 1er mars 1658): selon lui Candale est
mort «pourri d'une vieille gonorrhée».

Nous avons eu occasion de savoir ce que valoit la marquise de la
Beaume, nièce du maréchal de Villeroy; il faut lui pardonner quelque
chose, parcequ'elle semble avoir bien aimé Candale. Elle avoit les
plus admirables cheveux blonds du monde: elle se les coupa en signe de
deuil (Montpensier, t. 3, p. 400). Cette anecdote est partout; on ne
la raconte pas de la même façon partout. Quoi qu'il en soit,
l'infortuné Candale est mort bien jeune. Il avoit eu plus de bonnes
fortunes qu'un seul homme n'a raisonnablement le droit d'en espérer.
Le tragique n'y manqua pas toujours. C'est Chavagnac (_Mém._, t. 1, p.
210) qui le peint accourant au galop à Bordeaux pour y revoir, après
une longue absence, une amie fortement aimée: il la trouve morte,
étendue sur son lit, entre les mains des chirurgiens qui pratiquent
l'autopsie. Encore une fois, il faut lire Saint-Evremont pour l'amour
de Candale.

Candale, en 1649, avoit failli devenir le neveu de Mazarin. C'étoit
une affaire qui paroissoit arrangée (Omer Talon, collect. Michaud, p.
393; Motteville, collect. Petitot, t. 4, p. 356); mais Condé ne le
voulut pas permettre (Voy _l'Histoire de Condé_ de Pierre Coste): ce
fut Conti, le frère de Condé, ce à quoi Condé ne s'attendoit
certainement pas, qui épousa mademoiselle Martinozzi. Madame de
Motteville (t. 4, p. 78) prétend que Candale travailla à cette
conclusion. Cela étonne. Il étoit, du reste, très ardent pour le
ministre. En 1651, les Bordelais, moins enthousiastes, brûlèrent son
effigie (Voy. la _Relation de ce qui s'est passé à Bordeaux_, à la
prise de trois personnes qui ressembloient au cardinal Mazarin, au duc
d'Epernon et à la niepce Mancini). Le petit Tancrède de Rohan passoit
pour être de lui, dit Tallemant des Réaux (t. 3, p. 441). On dit que
les _Mémoires manuscrits du chanoine Favart_, de Reims, l'affirment.
Qu'est-ce que cela veut dire? Notre Candale est mort en 1658, à 31
ans, et Tancrède est né en 1630.

Nous ne voudrions pas paroître rien retrancher de ce qui atteste
l'estime des contemporains pour ce roi des galants à panaches. Madame
de Motteville (t. 4, p. 422) s'exprime sur son compte d'une façon bien
avantageuse: «Le duc de Candale, le premier de la cour en bonne mine,
en magnificences et en richesses, celui que tous les hommes envioient
et dont toutes les dames galantes souhaitoient de mériter l'estime, si
elles n'en pouvoient faire le trophée de leur gloire.»

Jamais les carrousels et les ballets ne perdirent un cavalier plus
magnifique et un danseur plus admirable. Les spectatrices ne perdoient
pas un geste du triomphateur. Dès 1648 (ballet du 23 janvier), madame
de Motteville fait son éloge. En 1656, au carrousel du Palais-Royal,
près le palais Brion, elle enregistre ses hauts faits; elle le peint
(t. 4, p. 371) à la tête de la troisième troupe, qui portoit les
couleurs vert et argent; elle cite sa devise: une massue avec ces
mots: «Elle peut même me placer parmi les astres»; elle vante «sa
belle taille, sa belle tête blonde». Mais où sont les neiges du
dernier hiver? Ah! Candale, si ce n'est quelques érudits, qui connoît
votre nom et quelle belle vous regrette?]

[Note 21: Assurément cette lettre est pleine de tristesse, et
madame d'Olonne ne put la lire sans peine.]

[Note 22: Nous n'en sommes pas quittes avec ce nom-là.]

[Note 23: Pour l'honneur de ces annotations, je dois déclarer que
tout ce que j'ai trouvé en fait de Mérille, c'est un jurisconsulte de
Troyes, né en 1579, mort en 1647. Ce n'est pas ce que je cherchois.]

[Note 24: Ceux qui s'imaginent que l'_Histoire amoureuse_ est un
livre ordurier seront bien étonnés en lisant toutes ces pages
délicates.]

[Note 25: Anne-Élisabeth de Rassan, «la belle Provençale», veuve
de M. de Castellane. Elle épousa le marquis de Ganges. On connoît son
effroyable histoire: ses deux beaux-frères, qui l'aimoient, ne pouvant
la séduire, la massacrèrent.

Ce nom de Castellane me rappelle une autre femme, dont il faut
respecter le souvenir: c'est Marcelle d'Altovitti-Castellane, qu'aima
et délaissa Guise, le petit-fils du Balafré. Elle mourut de douleur au
bout d'un an, après avoir écrit ces admirables vers:

    Il s'en va, ce cruel vainqueur,
        Il s'en va plein de gloire!
    Il s'en va mesprisant mon coeur,
        Sa plus noble victoire!
    Et, malgré toute sa rigueur,
        J'en garde la memoire.

    Je m'imagine qu'il prendra
        Quelque nouvelle amante;
    Mais qu'il fasse ce qu'il voudra,
        Je suis la plus galante.
    Le coeur me dit qu'il reviendra:
        C'est ce qui me contente.

Jamais romance atteignit-elle cette fierté, cette tendresse?]

[Note 26: Voilà Vanel soutenu, et Desmaizeaux.]

[Note 27: Saint-Evremont ne vient prendre place dans ce livre que
comme un figurant muet. Nous n'avons donc pas à dire grand'chose de ce
personnage, qui est d'ailleurs suffisamment connu, «connu, dit
Saint-Simon (t. 4, p. 185), par son esprit, par ses ouvrages et son
constant amour pour madame de Mazarin». Amant malheureux de Ninon
(nous avons oublié de dire que Candale étoit de ceux qu'elle aima),
Saint-Evremont avoit joué un grand rôle parmi les délicats de son
temps. Il avoit l'esprit caustique: il en usa pour apprécier à sa
manière le traité des Pyrénées. Ce qu'il en écrivoit ayant été
découvert, il fut exilé. Il se consola en vivant libre en Angleterre;
là il se fit une cour de beaux-esprits qui ne craignoient pas Louis
XIV. Quand on lui offrit, après bien des années, de revenir en France,
il répondit qu'il s'étoit procuré une patrie. On lui demandoit, à
l'article de la mort, s'il ne vouloit pas se réconcilier. «De tout mon
coeur, dit-il; je voudrois me réconcilier avec l'appétit.» (La
Place, _Recueil de pièces_, t. 4, p. 440.) C'étoit un philosophe très
hardi.]

[Note 28: Un dernier mot sur ce malheureux Candale qu'on enterre.
La première fois qu'il alla le soir chez madame d'Olonne, il eut faim
et voulut manger d'abord. Madame d'Olonne, quoique faiblement
romanesque, se rappela les théories des précieuses et se fâcha.
(Tallem. des Réaux, t. 3, p. 129.)

L'une des maisons où ils alloient ensemble le plus souvent et le plus
commodément étoit celle de madame de Choisy, mère de celui qui fut
l'abbé de Choisy. (Montp. t. 3, p. 325.)]

[Note 29: Bartet avoit donc raison contre Candale. M. d'Olonne
prenoit son mal en patience. Nous n'avons peut-être pas cherché assez
à le représenter dans son beau. Revenons à l'année qui précéda son
malencontreux mariage, pour le voir passer dans un costume et avec une
attitude de brillant cavalier.--«Après venoit la compagnie de
chevau-légers du roi, de deux cents maîtres, en habits de passemens
d'or et d'argent, et montés sur de grands chevaux fort beaux, étant
précédés de quatre trompettes vêtus de velours bleu chamarré d'or et
d'argent, commandée par le comte d'Olonne, cornette d'icelle
compagnie, couvert d'un vêtement de broderie d'or et d'argent, avec un
baudrier garni de belles perles et des plumes blanches, feuille morte
et couleur de feu, avec un cordon d'or, sur un cheval blanc, très bien
ajusté, dont la housse d'écarlate étoit garnie de même que son habit.
(_Relation de la cavalcade_ faite pour la majorité du roi, 1651.)]

[Note 30: Contrôlons, une fois entre autres, le témoignage de
Bussy. Sauf en un point qui est qu'elle remplace madame d'Olonne par
une de ses demoiselles, mademoiselle de Montpensier (t. 3, p. 286)
confirme tout ce que notre auteur avance. On pourroit multiplier ces
rapprochements:--«Nous allâmes à plusieurs bals, nous trouvâmes
souvent les pèlerines: elles n'osèrent jamais se démasquer. On nous
demandoit partout si nous n'avions pas trouvé des capucins et des
capucines; ils sortoient toujours un moment devant que nous
entrassions. On nous dit chez le maréchal d'Albret qu'on y avoit vu un
capucin qui avoit le bras et la main belle, et qu'il avoit touché sur
son passage dans celle de M. de Turenne.

«Le premier jour de carême, on ne parla que du scandale que cette
mascarade avoit fait. Les prédicateurs prêchèrent contre. Le roi et la
reine en furent fort en colère. Personne ne se vanta d'en avoir été. À
la fin, on sut que c'étoit d'Olonne, sa femme, l'abbé de Villarceaux,
Ivry, milord Craff et une demoiselle de madame d'Olonne, et que son
mari avoit voulu absolument qu'elle s'habillât de cette sorte. Elle
n'avoit point paru dans le monde; tout le carnaval, elle ne bougea de
son logis. Elle avoit un mal au pied, dont il lui étoit sorti des os;
ainsi elle fut obligée de garder le lit. M. de Candale étoit fort
amoureux d'elle il y avoit long-temps, et il avoit été affligé
extrêmement de la quitter. Depuis son départ, on savoit que Jeannin,
trésorier de l'épargne, alloit souvent chez elle; on examina fort sa
conduite sur la mort de M. de Candale. Elle parut fort affligée, et
même on dit qu'elle pleura toute la nuit, qu'elle en demanda pardon à
son mari et lui avoua qu'elle l'avoit fort aimé.»]

[Note 31: Les Villarceaux (Louis et René) menèrent joyeuse vie. Le
marquis, l'aîné par conséquent, fut un des beaux esprits de l'hôtel de
Rambouillet; Ninon (1652) n'aima personne plus passionnément que lui,
et on a voulu, mais sans preuve (Walck., t. 1, p. 469), que madame de
Maintenon, dans sa jeunesse abandonnée, ait écouté favorablement ses
prières. Sa femme étoit aimable. Courtisan à sa manière, il refusoit
l'ordre pour son fils et ne craignoit pas d'offrir au roi l'amour de
sa nièce, Louise-Élisabeth Rouxel (madame de Grancey). Louis XIV lui
lava la tête comme il le méritoit. (Sévigné, 23 décembre 1671.)

Son frère, René de Mornay, abbé de Saint-Quentin-lez-Beauvais, fut
plus libertin encore que lui. Il étoit fort riche; il étoit surtout
prodigue:

    Le sieur abbé de Villarseaux,
    Qui, s'il avoit d'or plein sept seaux
    Et d'argent trente bourses pleines,
    Les vuideroit dans trois semaines.

(=Loret.=)

Le 27 septembre 1691, Dangeau note dans son Journal: «L'abbé de
Villarceaux mourut à Paris.» Et voilà tout. Que la terre lui soit
légère!

Reste Craff: l'histoire ne s'est pas beaucoup occupée de ce seigneur
anglois. C'est moins à cause de madame d'Olonne qu'à cause de madame
de Châtillon qu'il a l'honneur d'être mis en scène par Bussy. Nous le
reverrons.

Pourquoi M. Walckenaër (t. 1, p. 440) l'appelle-t-il Graff? Je
comprendrois plutôt qu'on l'appelât Crofts, car il me semble que c'est
lui que désignent sous ce nom les _Mémoires du duc d'York_ (dans
Ramsay, ch. 2, 3, 19). On le voit qui amène six chevaux de Pologne
pour faire la guerre à côté du duc; il suit Charles II avec les lords
Rochester et Jermyn (celui que nos Mémoires françois nomment partout
Germain). Crofts est d'ailleurs un nom anglois. Monmouth, le fils de
Charles II et de Lucy Walters, s'appeloit d'abord Jones Crofts
(Macaulay, t. 1, p. 273, édit. Charpentier).

La Rochefoucauld (_Mém._, coll. Michaud, p. 386) le cite, dès 1637,
comme un de ses amis. Madame de Chevreuse l'aimoit aussi. «On ne
comprenoit pas, remarque Tallemant (t. 1, p. 405) quels charmes elle y
trouvoit.» C'étoit un ami politique. Il étoit venu en France avec les
Stuarts. Comme il étoit riche et original, il eut du succès. Madame de
Châtillon essaya de se faire épouser par lui en 1656: c'est du moins
ce que la reine d'Angleterre dit à Mademoiselle (t. 3, p. 54).

Au rétablissement de Charles II, il revint en Angleterre. Gourville,
exilé, nous en parle (Collect. Michaud, p. 540) à la date de
1664:--«Je trouvai en ce pays-là le milord Craff, qui avoit été fort
des amis de M. de La Rochefoucault à Paris, et à qui j'avois même
prêté quelque argent, qu'il m'avoit rendu depuis le rétablissement du
roi.»--... «(Il) nous mena à une très jolie maison de campagne qu'il
avoit à dix milles de Londres, sur le bord de la Tamise.»]

[Note 32: Sillery est mort, âgé de soixante-quatorze ans, à
Liancourt, où il s'étoit retiré depuis deux ans. (Dangeau, 20 mars
1691.) Transcrivons d'abord la note de Saint-Simon:--«Ce M. de Sillery
étoit d'excellente compagnie, mais n'avoit jamais été que cela. Il
étoit fils de Puysieux, secrétaire d'État, et petit-fils du chevalier
de Sillery.»

Puis le texte même de ses _Mémoires_ (t. 1, p. 337):--«Beaucoup
d'esprit, nulle conduite; se ruina en fils de ministre, sans guerre ni
cour. Il ne laissoit pas d'être fort dans le monde et désiré de la
bonne compagnie. Il alloit à pied faute d'équipage et ne bougeoit de
l'hôtel de La Rochefoucauld ou de Liancourt, avec sa femme, qui s'y
retira dans le désordre de ses affaires, long-temps avant la mort de
son mari, et qui mourut en 1698.»

Louis-Roger Brulard de Sillery, né en 1617, avoit épousé la soeur du
duc de La Rochefoucauld; il n'est pas encore vieux lorsqu'il paroît
dans notre histoire en qualité de conseiller de son neveu timide.

La Bruyère (t. 1, p. 287) nous apprend que le vin de Sillery, au XVIIe
siècle, avoit déjà de la renommée. Le marquis de Sillery, en qualité
de profès dans l'ordre des Coteaux, devoit en être fier. Il buvoit
bien et aimoit la table. On l'appeloit Sillery-Brulard (Pierre Coste,
p. 45, t. 8, des _Archives curieuses_). Gourville a raconté (Petitot,
t. 2, p. 269) qu'étant gouverneur de Damvilliers, Sillery l'aida à
rançonner les Parisiens au commencement de la Fronde. En 1650, il va
en Espagne traiter pour les rebelles (Motteville, t. 4, p. 43), à qui
son esprit décidé avoit rendu d'importants services.

Il y eut un Sillery évêque de Soissons et membre de l'Académie
françoise. La Fontaine en parle (dans sa lettre 37 à Maucroix, 1695).
Une autre lettre de La Fontaine (28 août 1692) est adressée au
chevalier de Sillery. Ailleurs (_Fables_, t. 8, p. 13), il a dit de
mademoiselle de Sillery:

    . . . . . . . une divinité
    Veut revoir sur le Parnasse
    Des fables de ma façon.

    . . . . . . . de celles
    Que la qualité de belles
    Fait reines des volontés.

    Qui dit Sillery dit tout.
    Peu de gens en leur estime
    Lui refusent le haut bout.

]

[Note 33: Bussy n'a pas eu beaucoup à se louer d'avoir introduit
dans sa galerie le duc de La Rochefoucauld et le prince de Marsillac,
son fils. La rancune qu'ils lui en gardèrent ne s'attendrit en aucun
temps, et l'on sait quel crédit gagna et garda sur le maître ce
Marsillac, La Rochefoucauld à son tour, lorsqu'il fut devenu
grand-maître de la garde-robe, et le canal le plus fréquent des grâces
et des disgrâces. On a dit de lui que pendant trente-sept ans il
assista quatre fois par jour aux changements d'habit du roi; l'éloge
est exagéré, mais il n'est pas sans fondement.

«Jamais valet ne le fut de personne avec tant d'assiduité et de
bassesse, il faut lâcher le mot, avec tant d'esclavage.» Cela est du
Saint-Simon (t. 7, p. 177, de l'édit. Sautelet), qui a dit encore du
grand-maître que «sa figure commune ne promettoit rien et ne trompoit
pas.» Voilà donc une affaire réglée du côté de l'esprit, et non sans
mille confirmations. Exemple (1656): Couplets d'un _Confiteor_.

    La Roche-Foucault, ce guerrier
    Dans la Fronde si redoutable,
    Contre la race du Tellier
    En catimini fait le diable,
    Et, si ce matois de ligueur
    Ne leur fait mal, il leur fait peur.

    À la cour, il est soutenu
    De la mâchoire formidable
    Du gros Marsillac, devenu
    Homme important et fort capable.
    Las! quand il tournoit son chapeau,
    On le prenoit pour un nigaud.

La mâchoire de Marsillac se faisoit remarquer de soi.

Il ne déplut pas à Ninon, ce gros garçon plein d'hésitations (Walck.,
t. 1, p. 242); mais il ne plut à personne plus qu'au roi, et cela dès
l'âge de dix-huit ou de dix-neuf ans. En 1657 il est favori avéré,
avec Vardes et Vivonne. Son père l'a cloué solidement dans sa faveur.
Mademoiselle de Montpensier (t. 3, p. 187) indique je ne sais quelle
mauvaise intrigue de ces messieurs à propos de mademoiselle de
Mortemart, soeur de Vivonne. Prévoyoient-ils l'avenir de la
Montespan? «On les appeloit _les endormis_, parce qu'ils alloient
lentement et sans bruit.» Plus tard (Dangeau, t. 4, p. 180, note de
Luynes) le grand-maître de la garde-robe, devenu père, eut la douleur
d'avoir un fils beaucoup plus hardi et libertin que lui. Louis XIV dut
se montrer sévère. Cette affaire ressemble beaucoup à celle de Roissy,
dont nous avons déjà parlé et dont il sera question encore.

Marsillac avoit montré du courage à la guerre: il fut blessé au
passage du Rhin. (Sévigné, 17 juin 1672.)]

[Note 34: Grâce au ciel, l'histoire de celui-là a été couchée tout
du long sur le papier! Et quelle histoire! quel historien! Les
_Mémoires de Grammont_ sont restés un des chefs-d'oeuvre du genre.
Nous ne pouvons songer à en donner ici le résumé.

Le chevalier de Grammont étoit frère du maréchal (de la Guiche puis)
de Grammont et fils de la soeur du comte de Boutteville. Il avoit
aimé bien du monde, mademoiselle de Rohan, d'abord, à propos de
laquelle (Tallemant des Réaux, t. 3, p. 434) il appela en duel Chabot,
qui l'épousa. Ce fut un duel pour rire. En 1643, le chevalier se
faisoit appeler Andoins. Henri Arnauld, dans ses _Lettres au président
Barillon_, citées par M. P. Paris, dit que ce fut à propos de madame
de Pienne (plus tard de Fiesque) qu'il attaqua Chabot. Il s'appeloit
Andoins parceque sa grand'mère, celle que connut Henri IV (vers 1580),
s'appeloit Diane d'Andoins. Grammont s'attacha (1649, Motteville, t.
3, p. 415) à Condé, mais sans rien retrancher de ses liaisons
changeantes.

Dans mon _Histoire des cartes à jouer_ (1854, in-16, L. Hachette et
Cie), j'ai eu à peindre le joueur dans notre Philibert, chevalier,
puis comte de Grammont. Il sut jouer. Battu d'abord à _la bassette_,
qu'il ne connoissoit pas (1685), il se mit à rapporter cinquante ou
soixante mille écus de tous les voyages qu'il faisoit en Angleterre.
(Sourches, t. 1, p. 311.) Il aima mademoiselle de la Mothe-Houdancourt
(La Fayette), puis une autre et une autre. Il se maria par hasard avec
la soeur d'Hamilton, charmante femme qui fit les délices de la cour
de France lorsqu'elle y parut, et dont Bussy n'auroit pas eu un mot à
dire.

Dans l'histoire de Grammont (chap. 6), Saint-Evremont lui dit: «Que de
grisons en campagne pour la d'Olonne! que de stratagèmes, de
supercheries et de persécutions pour la comtesse de Fiesque! Elle qui
peut-être vous eût été fidèle si vous ne l'aviez forcée vous-même à ne
l'être pas!» On croiroit lire Bussy lui-même. Grammont, revenu
définitivement d'Angleterre, reprit rang à la cour; sa femme l'y aida.
Le roi «se plaisoit beaucoup» avec lui (_Lettres de Madame_, 22 avril
1719). Les courtisans l'aimoient moins (Dangeau, t. 4, p. 206).
Lorsqu'il mourut, et il mourut le plus tard qu'il put mourir,
Saint-Simon écrivit sur le journal de Dangeau: «Ce fut également le
mépris et la terreur de la cour par tout ce que son âge, sa faveur et
sa malice lui donnoient le droit de dire. Son visage étoit d'un vieux
singe.»

Le _Recueil de La Place_ (t. 4, p. 423), qui le fait mourir en 1707, à
quatre-vingt-six ans, a conservé son épigrammatique épitaphe:

    Veux-tu des talents pour la cour?
    Ils égalent ceux de la guerre.
    Faut-il du mérite en amour?
    Qui fut plus galant sur la terre?
    Railler sans être médisant,
    Plaire sans faire le plaisant,
    Garder toujours son caractère,
    Vieillard, époux, galant et père,
    C'est le mérite du héros
    Que je te peins en peu de mots.

]

[Note 35: La maison de Rouville est ancienne en Normandie. Le
marquis de Rouville dont il s'agit est le beau-frère de Rabutin et son
ami. Il avoit été le second amant de Marion Delorme; il s'étoit battu
en duel contre La Ferté-Senneterre; il étoit joueur; il avoit fait
toutes ses preuves. Loret le place au nombre de ses saints (29
septembre 1652):

    Ce bon seigneur ne connoist mie
    Mademoiselle Économie.

]

[Note 36: Gilonne d'Harcourt, mariée 1º à Louis de Brouilly,
marquis de Pienne, tué à Arras en 1640; 2º à Charles-Léon de Fiesque
(1643). Son père étoit le frère aîné du père des Beuvron. Le comte de
Fiesque, son fils, «étoit une manière de cynique fort plaisant
parfois» (Saint-Simon, t. 1, p. 327). La Fontaine a fait des vers pour
lui (épitre 19):

    Cette main me relève ayant abaissé Gêne.

Le père avoit été de la bande de Condé. Dès 1647 Mazarin l'exiloit
(Mott., t. 2, p. 261). Sa mère, la gouvernante de Mademoiselle, étoit
Anne Le Veneur (Mott., t. 2, p. 355); elle mourut à Saint-Fargeau en
1653.

Mais qu'importent les généalogies? Gilonne étoit une femme telle que
Bussy la peint. On l'appeloit _la reine Gilette_ (Montp., t. 3, p.
428). Elle s'étoit organisé une petite cour particulière, avec un
ordre de chevalerie destiné à récompenser les bons vivants. Grammont a
mis dans un couplet:

    Ma reine Gilette,
    Que de la Moquette
    Je sois chevalier.

Folle, si l'on veut, jusqu'à oublier son état et à écrire à
Mademoiselle: «Je vous ai fait l'honneur» (Montp., t. 3, p. 100),
jusqu'à lui dire des choses impertinentes (1657), elle avoit
courageusement joué son rôle de _maréchale_ de camp, avec son amie
madame de Frontenac, dans les temps guerriers de la Fronde. Elle avoit
des accès de gaîté extraordinaires. Quelquefois elle eut des mots
heureux. Elle improvisoit; par exemple, elle «cria tout haut l'autre
jour chez Mademoiselle (Sév., 17 décembre 1688):

    Le roi, que sa bonté soumet à mille épreuves,
      Pour soulager les chevaliers nouveaux,
    En a dispensé vingt de porter des manteaux,
        Et trente de faire leurs preuves.»

Elle est morte en 1699 (Saint-Simon, t. 2, p. 321). «Elle avoit passé
sa vie dans le plus frivole du grand monde», vendu une fois une terre
pour un beau miroir. «On disoit d'elle qu'elle n'avoit jamais eu que
dix-huit ans.»

Mademoiselle, qui eut à s'en plaindre, la maltraite un peu,
quoiqu'elles se soient raccommodées; M. Paulin Paris, en preux
chevalier, la défend (Tall., t. 5, p. 374). Je ferois volontiers comme
M. Paulin Paris. D'ailleurs, Mademoiselle (t. 3, p. 39) l'excuse:
«C'est une femme qui vous chante pouille, et un moment après elle en
est au désespoir et vous dit rage de ceux qui le lui ont fait faire.»

Madame Cornuel a créé pour elle le sobriquet si répandu de _moulin à
paroles_. (Tallemant des Réaux, t. 9, p. 54.)

«La comtesse maintenoit l'autre jour à madame Cornuel que Combourg
n'étoit point fou; madame Cornuel lui dit: Bonne comtesse, vous êtes
comme les gens qui ont mangé de l'ail.» (Sévigné, 6 mai 1676.)

Enfin madame Cornuel (Sévigné, t. 3, p. 31, de l'édit. Didot) «disoit
que ce qui conservoit sa beauté, c'est qu'elle étoit salée dans sa
folie.»

Cette beauté même étoit-elle bien grande? Venant à Paris, Christine de
Suède dit: «La comtesse de Fiesque n'est pas belle pour avoir fait
tant de bruit. Le chevalier de Grammont est-il toujours amoureux
d'elle?» (Montp., t. 3, p. 73.) Et de même don Juan d'Autriche, en
1659: «Elle n'est guère belle pour faire tant de bruit.» (Montp., t.
3, p. 414.)

En tout cas, on voit là qu'elle faisoit bien du bruit.]

[Note 37: Madame de Motteville (t. 4, p. 387) dit que la reine
Christine (en 1656) railla Grammont de la passion qu'il affichoit pour
madame de Mercoeur. C'étoit une passion ou plutôt une comédie de
passion fort ridicule. Jamais femme ne fut plus sage, plus douce, plus
simple.

Laure-Victoire étoit l'aînée des cinq filles de madame Mancini.
Mercoeur (Louis de Vendôme) figure, en 1648, à côté du duc
d'Orléans, et inspire même des craintes (Motteville, t. 3, p. 186) à
l'abbé de la Rivière, qui tremble qu'il ne crie aussi haut que
Beaufort. C'est le duc de Vendôme, son père, homme très tranquille,
qui (1649, Motteville, t. 3, p. 277) propose le mariage. Cette
proposition fut la première cause de mésintelligence entre Condé et
Mazarin (Pierre Coste, p. 8); mais le mariage se fit.

«M. de Mercoeur déclara un jour, en plein Parlement, son mariage
avec mademoiselle de Mancini, de la plus sotte manière du monde, et
telle que je ne m'en suis pas souvenue, parcequ'il n'étoit pas tourné
d'un ridicule plaisant.» (Montp., t. 2, p. 137.)

Les pamphlets se mirent à pleuvoir dru sur l'oncle de la mariée et sur
l'époux. C'étoit le temps des plus vives Mazarinades.

Le catalogue de la Bibliothèque nationale (t. 2) en indique plusieurs:

Nº 1360. _L'outrecuidante présomption du cardinal
Mazarin.--Réponse._--Nº 1361. _L'antinocier, etc._--Nº 1362. _Lettre
de M. de Beaufort à M. le duc de Mercoeur, son frère._--Nº 1363.
_Réponse._--Nº 1364. _Lettre de la prétendue madame de Mercoeur,
envoyée à M. de Beaufort._--Nº 1365. _Entretien de M. le duc de
Vandosme avec MM. les ducs de Mercoeur et de Beaufort, ses enfants._

Mercoeur n'en fut pas inquiété. Sa femme étoit une conquête dont il
ne pouvoit se repentir.

«Le duc de Mercoeur fut si passionné pour les intérêts du ministre
qu'il fit appeler ce même jour son frère, le duc de Beaufort, pour se
battre contre lui; mais il n'en fit rien et ne suivit point son
premier mouvement.» (1651. Mott., t. 4, p. 134.)

Au commencement de février 1657 la duchesse mourut subitement. Mazarin
«fit des cris». (Mott., t. 4, p. 396.)

«La douleur est universelle, écrit madame de Sévigné le 5 février. Le
roi a paru touché et a fait son panégyrique en disant qu'elle étoit
plus considérable par sa vertu que par la grandeur de sa fortune.»

«Elle étoit jeune et avoit de l'embonpoint. Le seul défaut qui étoit
en elle étoit que, sans avoir la taille gâtée, elle ne l'avoit pas
assez belle en ce qu'elle étoit un peu entassée; mais, ce défaut ne se
voyant point dans le lit, j'ai ouï dire à ceux qui la virent en cet
état qu'elle leur avoit paru la plus belle personne du monde.» (Mott.,
t. 3, p. 397.)

Mazarin, dans son testament, n'oublia pas les enfants de la nièce
qu'il avoit tant aimée. (Mott., t. 5, p. 92.)]

[Note 38: La mère de Villars, qui sauva la France à Denain. Née
vers 1624, fille de Bernardin Gigault de Bellefonds (elle s'appeloit
Marie) et de Jeanne aux Espaules de Sainte-Marie; mariée, en 1651, au
marquis de Villars, qui mourut en 1698; morte le 25 juin 1706. On a
d'elle trente-sept lettres à madame de Coulanges, datées de Madrid et
écrites en 1676, 1680, 1681. (Voy. Lemontey.)

Une autre Villars (Julienne-Hippolyte d'Estrées), mariée en 1597 à
Georges de Brancas, marquis, puis duc de Villars, vivoit encore en
1657. Elle a été secouée par Tallemant des Réaux.--Escroqueuse et
libertine par delà toute créance.

Celle-ci roucouloit comme une colombe. Quoiqu'il eût un frère
archevêque d'Alby d'assez bonne heure (_Mém. de Choisy_, Michaud,
626), Villars n'étoit pas de la première noblesse: il cherchoit
fortune; mais il étoit vaillant à outrance, et beau comme un Achille.
Au duel fatal de Nemours (_Retz_, 379), il fit si bien que Conti le
voulut à lui. Il avoit été en Fronde commandant des chevau-légers de
Sillery. (_Lenet_, coll. Michaud, 347.) Cette bravoure et cette
beauté, partout célèbres (_Le Père Berthod_, coll. Petitot, t. 48, p.
396) lui valurent le nom d'_Orondate_. Sa femme, qui «est tendre et
sait bien aimer» (Madame de Coulanges à Sévigné, 15 juillet 1671), en
fait sa divinité et l'adore toute sa vie.

Villars se poussa dans les ambassades. (Voy. la _Corresp. administ. de
Louis XIV_, t. 4.) Il avoit fait la cour en règle à sa femme. Madame
de Choisy le surprit un jour, chez madame de Fiesque, qui sortoit de
l'appartement de mademoiselle de Bellefonds.

Saint-Simon (_Note à Dangeau_, t. 6, p. 315, et _Mémoires_) n'est pas
favorable aux Villars. Il dit de notre marquise: C'étoit «une bonne
petite femme, maigre et sèche, active, méchante comme un serpent, de
l'esprit comme un démon, d'excellente compagnie, et qui recommandoit à
son fils de ne jamais parler de soi à personne et de se vanter au roi
tant qu'il pourroit.» Répétons la phrase de madame de Coulanges: «Elle
est tendre et sait bien aimer.» C'est là le vrai.

Est-il nécessaire de dire que Grammont en étoit pour ses frais de
sentiment?]

[Note 39: Puisqu'il passe par ici, arrêtons-le un instant. Isaac
de Benserade est né en 1612 à Lyons-la-Forêt (Normandie), et est mort
le 19 octobre 1691. C'est le _Bérodate_ des Précieuses (t. 1, p. 45,
46). Il avoit ce qu'il falloit pour faire sa fortune à la cour sans se
soucier de ses ennemis. MM. les professeurs de rhétorique ont tort de
dédaigner Benserade: il avoit l'esprit tourné le plus habilement du
monde vers la phrase, vers l'allusion, vers la réticence, vers
l'épigramme à pointe émoussée. Que de devises adroites il a semées çà
et là! que d'ingénieux ballets il a composés! Il a eu le tort de
n'aimer pas La Bruyère, et La Bruyère l'a peint pour le punir (t. 1,
p. 271).

Pourquoi ne pas citer l'_Arlequiniana_ quand c'est à décharge? Il y a
pour Benserade (p. 188): «C'est l'esprit le plus vif et l'amy le plus
ardent que j'aye jamais vû.» Madame de La Roche-Guyon l'entretint à
son début; elle étoit vieille, mais très riche (Tallem., t. 8, p. 56).
Benserade, avec une maison, un carrosse, trois laquais, de la
vaisselle d'argent, s'ennuie du métier. Il étoit un peu parent de
Richelieu par on ne sait quels hobereaux; il accompagne Brézé en mer:
il s'ennuie encore, n'étant pas un héros. Peu à peu il prend pied à la
cour, et il séduit Mazarin, comme il séduira Louis XIV. Il déplut aux
subalternes. Il étoit roux et ne sentoit pas naturellement l'ambre (La
Place, t. 2, p. 286). Il y a bien des chansons faites sur ce malheur
qu'il avoit. Les filles de la reine en chantèrent une qui étoit jolie;
Scarron en fabriqua, d'autres aussi.

Benserade étoit plus élégant. On connoît les vers de la satire 12 de
Boileau:

    Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
    Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles,
    Hors de mode aujourd'hui chez nos plus froids badins,
    Sont des collets montés et des vertugadins.

Ceux-ci ont été attribués à madame Deshoulières:

    Touchant les vers de Benserade,
    On a fort long-temps disputé
    Si c'est louange ou pasquinade;
    Mais le bonhomme est bien baissé,
            Il est passé (bis):
    Qu'on lui chante une sérénade
    De Requiescat in pace.

    (=La Place=, t. 5, p. 57.)

Senecé a dit aussi quelque chose de notre homme.]

[Note 40: Un portrait mignon s'il en fut, un héros à peindre au
pastel; mais ce portrait est partout: chez mademoiselle de
Montpensier, chez madame de Motteville, chez madame de La Fayette. À
quoi bon, même ici, en crayonner une nouvelle esquisse? N'abusons pas
trop des confidences qu'on nous a faites au travers du temps.

Le bon air alors, pour un jeune homme bien qualifié, c'étoit d'avoir
passé par la chambre à coucher de Ninon. Armand de Grammont, comte de
Guiche, y passa. On a cité ses émules principaux: Condé, Miossens
(depuis maréchal d'Albret), Palluau (depuis maréchal de Clérambault),
le marquis de Créqui, le marquis de Villarceaux, le commandeur de
Souvré, le marquis de Vardes, le marquis de Jarzay, le duc de Candale,
le duc de Châtillon, le prince de Marsillac, Navailles, le comte
d'Aubijoux (Walck., t. 1, p. 242). C'est là l'état-major de la
noblesse galante. Guiche y brille au premier rang, parmi les plus
jeunes, les plus coquets, les plus joyeux.

Son père, le maréchal de Grammont, étoit un Gascon de beaucoup
d'esprit et de dextérité, qui, depuis long-temps, s'étoit mis sur un
pied solide à la cour. C'est en 1658 (le Père Daniel, t. 2, p. 267)
que le comte de Guiche obtint la survivance de son père en qualité de
mestre de camp du régiment des gardes françoises. Ce régiment tenoit
le premier rang parmi tous les régiments d'infanterie. Quant au titre
de mestre de camp (Daniel, t. 2, p. 45), on désignoit ainsi les
commandants des régiments d'infanterie, jusqu'à ce que Louis XIV, à la
mort du duc d'Épernon, colonel-général de l'infanterie, eût supprimé
cette charge. À partir de 1661 on les nomma colonels. Par là il est
facile de voir que les actions de Guiche nous sont racontées à une
époque qui va de 1658 à 1661.

Candale avoit peut-être un je ne sais quoi de plus hardi; il devoit
secouer plus souvent ses rubans et ses panaches. Guiche, plus doux,
plus agréable, plus demoiselle, avoit une beauté du premier choix
parmi celles qui ne sont pas viriles. Le roi d'Espagne Philippe IV ne
parloit guère: en 1659, lorsque le maréchal de Grammont lui présenta
son fils et que Guiche l'eut salué (Motteville, t. 5, p. 34) «Buen
moço!» dit-il entre les dents, «Beau garçon!» Toutes les femmes
pensoient de même. Un peu plus tard, cette beauté ayant habitué à soi
les yeux, et le temps étant venu jeter quelques vilaines ombres sur
cette physionomie, l'admiration se refroidit. Les hommes n'avoient
jamais été très enthousiastes du comte; les femmes elles-mêmes
retranchèrent quelque chose de leur faveur. Il est «ceinturé comme son
esprit», écrit madame de Sévigné le 15 janvier 1672; ailleurs (le 27
avril) elle parle de «son fausset».

Mais, au moment où nous sommes, ces critiques sont rares. «C'étoit le
favori de Monsieur (le duc d'Anjou). C'est un homme (Montp., t. 3, p.
329) plus vieux de trois ans que lui, beau, bien fait, spirituel,
agréable en compagnie, moqueur et railleur au dernier point.»

Puisqu'il s'agit de raillerie, les malins couplets du temps peuvent
ici lever la tête:

    Guiche ne fait que patrouiller,

dit l'un. Patrouiller dans le pays de l'amour (entendons ce vers-là
comme il veut qu'on l'entende), faire des reconnoissances, peu de
charges à fond, point de carnage.

            Je n'ai point d'armes
    Pour vous servir comme le grand Saucourt,

répond une voix en écho. Et nommer Saucourt, c'est tout dire. Les
annales de la galanterie ont gardé le souvenir de ce rude camarade.
Mais les chansons ressemblent à un troupeau: une brebis passe, une
autre veut passer.

    Le pauvre comte de Guiche
    Trousse ses quilles et son sac;
    Il faut bien qu'il se déniche
    De chez la nymphe Brissac;
    Il a gâté son affaire
    Pour n'avoir jamais su faire
    Ce que fait, ce que défend
    L'archevêque de Rouen.

Ce que défendoit et faisoit Harlay de Champvallon, prélat spirituel,
hautain et scandaleusement vicieux, Saint-Simon ne le cache guère.
Madame de Brissac, aussi connue en son genre que l'archevêque, auroit
voulu que Guiche voulût et pût autre chose que «patrouiller» autour
d'elle. Son tempérament, mal satisfait de ses inutiles gentillesses,
exigea qu'elle s'en défît. Cette dame, très digne d'entrer dans la
société des d'Olonne et des Châtillon, nous arrêteroit plus
long-temps, si ses faits et gestes se rattachoient plus étroitement à
nos histoires et n'étoient pas d'une date postérieure.

Guiche, qui déplaisoit aux hommes en général, et ne plaisoit guère aux
femmes dans leur particulier, semble (et je ne sais pourquoi j'emploie
ce verbe adoucissant) avoir eu beaucoup plus de succès auprès de
quelques uns des jeunes gens de la cour. Les contemporains n'ont pas
fait la petite bouche pour nous avouer quelles honteuses habitudes la
jeunesse du XVIIe siècle prit en goût: aussi n'avons-nous pas à
craindre le reproche de médisance rétrospective, si, d'après les
révélations cyniques des uns et les honnêtes satires des autres, nous
osons mettre sur le petit piédestal de quelques uns de nos personnages
l'étiquette qui leur convient. Guiche étoit aimé principalement du duc
d'Anjou et de Manicamp. Manicamp et le duc d'Anjou nous sont dévolus:
ils n'échapperont pas à leur notice. Ces amitiés alloient loin et
faisoient disparoître toute différence des rangs. Mademoiselle de
Montpensier en fut témoin sans en pénétrer tous les mystères. Elle
étoit à Lyon alors (1658), et au bal chez le maréchal de Villeroi. «Le
comte de Guiche y étoit, lequel, faisant semblant de ne pas nous
connoître, tirailla fort Monsieur dans la danse et lui donna des coups
de pied au cul. Cette familiarité me parut assez grande; je n'en dis
mot, parceque je savois bien que cela n'eût pas plu à Monsieur, qui
trouvoit tout bon du comte de Guiche. Manicamp, son bon ami, y étoit
aussi, qui fit mille plaisanteries que j'eusse trouvées fort mauvaises
si j'eusse été Monsieur.» (Montp., t. 3, p. 389.)

Quelques lignes plus loin, Mademoiselle ajoute ceci, qui ne vient pas
contredire Bussy, et une fois de plus nous servira de témoignage en sa
faveur: «Tout cela ne faisoit d'autre effet sur l'esprit de Monsieur
que de l'affliger en voyant que la reine (mère) n'aimoit pas le comte
de Guiche. Celui-ci s'en alla à Paris, d'où l'on me manda qu'il
faisoit le galant de madame d'Olonne; qu'il alloit tous les deux jours
au sermon aux Hospitalières de la Place-Royale, où le père Estève,
jésuite, prêchoit l'avent (c'étoit là le sermon à la mode); que
Marsillac étoit aussi un des adorateurs de madame d'Olonne; que l'on
ne savoit comment l'abbé Fouquet prendroit cela et s'il en useroit de
la sorte à son retour.» Peu à peu les dates se fixent. Nous sommes au
mois de décembre 1658.

Il y auroit Du Lude, il y auroit Vardes et quelque autre à mettre déjà
sur la sellette. Cela viendra. Tout ce monde ne se quittoit guère.
Quand arriva la triste découverte de Fargues le Frondeur, Louis XIV,
si sévère, si cruel ce jour-là, avoit avec lui Du Lude, Lauzun, Vardes
et Guiche.

En somme, «le comte de Guiche (voy. _la Fameuse Comédienne_, p. 14)
comptoit pour peu de fortune le bonheur d'être aimé des dames», et il
le prouva (1665) lorsqu'il repoussa les cajoleries d'Armande Béjart,
femme de Molière. (Taschereau, _Vie de Molière_, 3e édit. liv. 2, p.
66.)

Avec madame de Brissac il ne faisoit vraiment de frais qu'en paroles.
«On dit (Sévigné, 16 mars 1672) que le comte de Guiche et madame de
Brissac sont tellement sophistiqués qu'ils auroient besoin d'un
truchement pour s'entendre eux-mêmes.» Toutefois, on pourroit croire
que Guiche aima réellement Madame, la femme de son ami, le jeune duc
d'Orléans. Madame de La Fayette, dans une histoire écrite d'une
manière exquise, a raconté décemment les détails de cette intrigue.
Elle n'a pas su ou n'a pas osé dire tout. D'autres eurent moins de
scrupule. Madame de Motteville paroît disposée à les croire (t. 5, p.
536): «Ce qu'on appelle ordinairement la belle galanterie produisit
alors beaucoup d'intrigues. Le comte de Guiche, quelque temps après,
fut éloigné pour avoir eu l'audace de regarder Madame un peu trop
tendrement. Comme il est à croire qu'elle étoit sage en effet, elle
voulut que le public fût persuadé qu'elle avoit été de concert avec le
roi et Monsieur pour l'éloigner; mais son exil fut court, et on peut
s'imaginer que ce crime n'avoit pas beaucoup offensé celle qui en
étoit la cause: car cette passion, paroissant alors désapprouvée par
elle, ne pouvoit, selon les fausses maximes que l'amour-propre
inspire, lui apporter que de la gloire.»

Les _Lettres de Madame_ (la Palatine, 3 juillet 1718) regardent la
chose comme une liaison véritable. Les pamphlets se sont prétendus
très instruits de tout cela. Guiche ne se seroit pas perdu, même par
ces hardiesses, s'il ne se fût mis, avec Vardes et la comtesse de
Soissons, dans le parti de ceux qui voulurent faire quitter au roi
l'amour de La Vallière, trop tendre pour eux et trop exclusif. On
connoît l'aventure de la lettre espagnole qu'ils firent remettre à la
reine pour l'instruire. Dès ce moment, Guiche dut renoncer à l'amitié
de son maître. Il fut exilé plus d'une fois. Lorsqu'il revenoit, rien
ne paroissoit altéré en lui de tout ce qui avoit fait son élégante
renommée: «Le comte de Guiche est à la cour tout seul de son air et de
sa manière, un héros de roman, qui ne ressemble point au reste des
hommes: voilà ce qu'on me mande.» (Sévigné, 7 octobre 1671.)

Guiche affectoit une profonde indifférence pour la vie qu'il menoit,
pour la cour, pour son pays même. Il ne manquoit pas de courage: il
passa le premier le Rhin à la nage (Quincy, _Hist. milit. de Louis
XIV_, t. 1, p. 321); il ne manquoit pas de solidité dans l'esprit,
quoi qu'on en ait pu dire: il a laissé des mémoires, et, entre autres
pages, une _Relation du passage du Rhin_ qui est bien écrite.

On l'avoit marié malgré lui à mademoiselle de Béthune, petite-fille de
Séguier; il ne consentit jamais à feindre de l'aimer et l'abandonna.
Cette jeune femme avoit treize ans lorsqu'il l'épousa (1658). «Il se
soucioit si peu de sa femme qu'il étoit bien aise de ne la jamais
voir, et on disoit qu'il vivoit avec elle comme un homme qui vouloit
se démarier un jour, et que la cause en étoit l'extrême passion qu'il
avoit pour la fille de madame Beauvais.» (Montp., t. 3, p. 276.)

Cette extrême passion, comme Bussy le montre, n'étoit sans doute pas
plus sincère que toutes les autres.

En somme, le beau Guiche est un homme marié dès le premier pas qu'il
fait devant nous.

S'il mérita peu l'estime de ceux qui aiment les vrais amants, sa
soeur, Catherine-Charlotte, femme de Louis Grimaldi, duc de
Valentinois et prince de Monaco, a fait quelque chose pour gagner
cette estime. Non pas sur la fin de sa vie (elle est morte en 1678, à
trente-neuf ans, gâtée, dit-on, par un petit coureur de page), mais
dans les premiers temps, elle aima ardemment Lauzun, qui n'avoit pas
encore fait fortune, et qui étoit son parent. Il est vrai que lorsque
Louis XIV la désira elle ne se fit pas désirer long-temps. Lauzun, un
jour qu'elle étoit assise sur le gazon avec d'autres dames, lui écrasa
la main sous sa botte. Elle dévora cet affront et se tut. Qui décidera
quelle épithète il convient de donner à l'action de Lauzun? Les
savants ont quelquefois eu de longues querelles pour régler de moins
intéressantes affaires. Mademoiselle de Grammont avoit été l'amie de
Madame (Mottev., t. 5, p. 136). Madame de Courcelles (celle-là, ne lui
ménageons pas notre mépris et ne lui faisons pas l'honneur de la
croire sur parole) a essayé (p. 84 de l'édit. elzév.) de nous la
peindre comme une précieuse de profession; au moins avoue-t-elle
qu'elle avoit «beaucoup d'esprit, beaucoup d'amour et de charmes
apparents.»

Je crois que madame de Monaco doit, en somme, trouver grâce devant ses
juges.

Avec ces détours, Guiche est oublié. Il mourut tout à coup, en 1673, à
temps peut-être. «Ce pauvre garçon a fait une grande amende honorable
de sa vie passée, s'en est repenti, en a demandé pardon publiquement;
il a fait demander pardon à Vardes et lui a mandé mille choses qui
pourront peut-être lui être bonnes; enfin il a fort bien fini la
comédie et laissé une riche et heureuse veuve.

«La comtesse de Guiche fait fort bien; elle pleure quand on lui conte
les honnêtetés et les excuses que son mari lui a faites en mourant;
elle dit: «Il étoit aimable, je l'aurois aimé passionnément s'il
m'avoit un peu aimée; j'ai souffert ses mépris avec douleur, sa mort
me touche et me fait pitié; j'espérois toujours qu'il changeroit de
sentiments pour moi.» (Sévigné, du 8 décembre 1673.)

Il mourut de chagrin à Creutznach (Palatinat), n'ayant que trente-cinq
ans. Pour toute oraison funèbre on lui trouve ces lignes: «Ha! fort,
fort bien, nous voici dans les lamentations du comte de Guiche. Hélas!
ma pauvre enfant, nous n'y pensons plus ici, pas même le maréchal (de
Grammont), qui a repris le soin de faire sa cour. Pour votre princesse
(de Monaco), comme vous dites très bien, après ce qu'elle a oublié (le
roi, qui l'avoit aimée), il ne faut rien craindre de sa tendresse.
Madame de Louvigny et son mari (frère de Guiche) sont transportés. La
comtesse de Guiche voudroit bien ne point se remarier, mais un
tabouret la tentera. Il n'y a plus que la maréchale qui se meurt de
douleur.» (Sévigné, jour de Noël, 1673.)

Cette note est longue. Quoi! tant de mots pour de si chétives
marionnettes! Qu'est-ce que cela dit à l'histoire? Ah! d'Alembert
avoit raison de faire la guerre aux compilateurs.--De grâce!
considérez qu'ils ont eu leurs jours de gloire, qu'ils ont régné sur
la scène du monde, qu'ils ont été polis, galants, spirituels, et que,
si on ne parle pas d'eux sur les marges de ce livre, on n'en parlera
nulle part.]

[Note 41: Manicamp, déjà nommé, est catégoriquement accusé
d'_italianisme_ dans _la France devenue italienne_, ailleurs et ici.
Le numéro 2803 du t. 2 du nouveau _Catalogue de la Bibliothèque
nationale_ (V. aussi les numéros 2816 et 2879) désigne une pièce qui a
pour titre: _Capitulation accordée par M. le comte de Fuensaldaigne à
M. le duc d'Elbeuf, et, en son nom, à M. de Manicamp, pour la
reddition de Chauny_ (le 16 juillet 1652). Ce Manicamp, père du nôtre,
maréchal de camp sous Gassion, prend en 1644 (V. Quincy) les forts de
Rébus et de Hennuyen. Louis XIII ne l'aimoit pas. En mourant il
l'appelle (Montglat, Coll. Michaud, p. 136) pour se réconcilier avec
lui. Avec Candale, Condé, Conti, Mercoeur, le maréchal de Grammont,
le marquis de Roquelaure, M. de Montglat, Hocquincourt, etc. (_Estat
de la France_, 1648), il est «un de ceux qui doivent espérer l'ordre».
Il venoit d'être fait (1647. Du Plessis, Coll. Michaud, 386)
lieutenant général en Catalogne; on lui promet le bâton en 1650
(Lenet, Coll. Michaud, p. 276); il est à côté de Mazarin, en 1651,
lorsque celui-ci rentre en France (Mottev., t. 4, p. 308); en 1653 il
est gouverneur de La Fère, «à cause que ses terres sont situées aux
environs», très attaché au cardinal, lieutenant général du maréchal
d'Hocquincourt (Montglat, p. 290). Il est quelquefois difficile de
retrouver toutes les traces des personnages qui, comme ceux dont il
s'agit quelquefois dans l'_Histoire amoureuse_, n'ont joué qu'un rôle
très particulier dans l'histoire. Ainsi pour notre Manicamp (Bernard
de Longueval). L'une de ses soeurs, «douce et mélancolique», quitta
la cour aux jours saints de 1655 (Walck., t. 2, p. 20), pour se faire
carmélite; une autre devint maréchale d'Estrées. Madame de Sévigné
étoit de ses amies (lettre du 24 avril 1672). Manicamp, revenu ou non
des folies de sa jeunesse, mena une vie effacée. Cavoie lui fit
accroire un jour qu'il alloit être nommé roi de Pologne (1674.
Saint-Simon, note au _Journal de Dangeau_, t. 5, p. 356). Au temps de
sa verte faveur, «le petit Manicamp, _qui a soutenu toute sa vie le
même caractère_», persuade au roi (1660) qu'il est du bon air de jurer
(Choisy, Coll. Michaud, p. 561), et le roi le croit un moment. La
reine-mère le désabuse.

M. G. Brunet (Note du _Nouveau Siècle de Louis XIV_, p. 65) l'appelle
l'_abbé de Lauvigni de Manicamp_.]

[Note 42: Voltaire (_Siècle de Louis XIV_, ch. 24) donne le titre
de baronne à madame de Beauvais la mère. Suivant Guy-Patin (lettre du
4 mai 1663), «le père de cette madame de Beauvais étoit un fripier de
la halle; d'autres disent encore moins que fripier, mais seulement
crocheteur».

Je ne sais pourquoi Walckenaer (t. 2, p. 114) ne la nomme que
mademoiselle. Mais dame ou demoiselle, fille d'un crocheteur ou
baronne, madame de Beauvais, attachée au service de la reine-mère et
assez dévouée à sa maîtresse, malgré quelques intrigues, est assurée
de voir son nom sauvé de l'oubli parcequ'elle a eu l'insigne honneur
d'être la première femme qu'ait connue de près Louis XIV.

«On mande de Paris que madame de Beauvais est morte», écrit Dangeau le
14 août 1690.--Saint-Simon, en note: «Créature de beaucoup d'esprit,
d'une grande intrigue, fort audacieuse, qui avoit eu le grapin sur la
reine-mère, et qui étoit plus que galante. On lui attribue d'avoir la
première déniaisé le roi à son profit.» De là son crédit si vigoureux.
Les éloges ne pleuvent pourtant pas sur elle. «Vieille, chassieuse et
borgnesse..... De temps en temps elle venoit à Versailles, où elle
causoit toujours avec le roi en particulier.» (Saint-Simon, ch. 7, t.
1, p. 69.)

Oui, «borgnesse», toutes les chansons le disent; mais elle payoit bien
ses amants, comme ce Fromenteau, qui de rien, grâce à elle et au roi,
son fidèle protecteur, devint un La Vauguyon, souche de ducs. On
découvrit qu'elle avoit touché 100,000 livres de Fouquet: c'est assez
grave; et peut-être ne connoît-on pas tous ses métiers! Qui donc, pour
la louer enfin, a dit qu'elle étoit «laide, borgne, mais très propre
et ardente?» Son fils, le baron de Beauvais, est l'_Ergaste_ de La
Bruyère. De ses deux filles, l'une (Jeanne-Baptiste), l'aînée, épousa
J.-B. Amador de Vignerot du Plessis, marquis de Richelieu et le second
des petits-neveux du cardinal; l'autre, celle pour qui sont
recueillies ces indications, «par son mérite et sa vertu, avoit acquis
dans l'estime de la reine-mère l'avantage d'être préférée à sa mère
dans les confidences d'honneur et de distinction». (1665. Motteville,
t. 5, p. 255.) L'éloge est grand.]

[Note 43: Françoise du Plessis-Richelieu, soeur du cardinal,
mariée à René de Vignerot, sieur du Pont de Courlay, devint mère: 1.
de François, marquis du Pont de Courlay, gouverneur du Havre; 2. de la
duchesse d'Aiguillon.

François eut deux fils.

Le premier, Armand-Jean de Vignerot du Plessis, (par substitution) duc
de Richelieu, épouse le 26 décembre 1649, à vingt ans, Anne Poussart,
veuve de François-Alexandre d'Albret, sire de Pons, et fille de
François Poussart, baron du Vigean, et d'Anne de Neubourg.

Le second, Jean-Baptiste Amador de Vignerot du Plessis, marquis de
Richelieu, épouse, également à vingt ans, le 6 novembre 1652,
Jeanne-Baptiste de Beauvais.

L'aîné, à dix-huit ans, avoit été faire cette extravagante expédition
de Naples qui ne réussit pas au duc de Guise (Mottev., t. 2, p. 325).
On disoit de lui sans façon: «Ce pauvre sot!» (V. Montp., t. 2, p.
71.) Ce n'est pas qu'il fût fort imbécile, mais il manquoit de sens
commun. Son jeu et ses dépenses, sans compter d'autres fantaisies, le
ruinoient. En 1661, madame de Motteville écrit: «On vit alors quasi
finir la maison du cardinal de Richelieu. Le duc de Richelieu, son
neveu, avoit eu cette charge (de général des galères) et le
gouvernement du Havre; mais, par l'ordre de la cour et par la
nécessité où le mettoient ses dépenses déréglées, il se défit de l'une
et de l'autre.»

Sa tante avoit voulu lui faire épouser mademoiselle de Chevreuse
(Mottev., t. 3, p. 423).

La nouvelle duchesse de Richelieu, devenue première dame d'honneur,
mourut en mai 1684 «regrettée universellement» (Sévigné, 1 juin 1684).
En secondes noces, le duc épouse Anne-Marguerite d'Acigné (morte en
1698). Madame de Caylus a peint leur ménage, leur train, leur hôtel,
leur salon littéraire, à la façon de la _chambre bleue_. Madame de
Maintenon les aimoit. Saint-Simon (t. 1, p. 164) confirme ce que
madame de Caylus a dit. Le duc étoit «l'ami intime et de tous les
temps» de madame de Maintenon. Seul, il la voyoit à toutes heures. On
s'emparoit facilement de l'esprit de cet homme, et cela explique ses
mariages. Veuf une seconde fois, il épousa le 20 mars 1702, à
soixante-treize ans, Marguerite-Thérèse Rouillé, veuve du marquis de
Noailles, ce qui fait écrire à madame de Coulanges (lettre du 4
avril): «J'ai si peu de commerce avec M. de Richelieu que je ne l'ai
point vu depuis son mariage. Si on le voyoit toutes les fois qu'il se
marie, on passeroit sa vie avec lui: il est trop jeune pour moi.»

Pour le marquis, en 1652, «il est bien fait, jeune, plein d'esprit et
de courage. Son frère aîné n'a point d'enfants et est fort malsain.»
(Montp., t. 2, p. 373.)

Son mariage avec mademoiselle de Beauvais, ajoute Mademoiselle,
«surprit tout le monde. Quoique cette fille soit jolie et aimable,
elle n'est pas assez belle pour faire passer pardessus mille
considérations qu'il devoit avoir. Aussi, dès le lendemain, madame
d'Aiguillon l'enleva et l'envoya en Italie pour voir s'il
persévéreroit à l'aimer. Au bout de quelque temps il revint, et l'a
toujours fort aimée. Elle disoit dans sa douleur: «Mes neveux vont
toujours de pis en pis; «j'espère que le troisième épousera la fille
du bourreau!» Il est vrai qu'elle avoit sujet de se plaindre; mais
madame de Beauvais ne lui avoit nulle obligation et n'étoit point
obligée de négliger son bien à ses dépens, comme étoit madame de Pons,
fille de madame du Vigean, dont la mère est comme la femme de charge
de sa maison.»

Une autre Beauvais, Uranie de la Cropte de Beauvais, fille de
François-Paul de Beauvais, maréchal de camp, écuyer de Condé, fut
courtisée par le roi, refusa l'honneur qu'il lui vouloit faire, et le
céda à mademoiselle de Fontanges. Elle aimoit Louis-Thomas de Savoie,
comte de Soissons. Chassée à cause de lui par Monsieur, elle l'épousa
le 12 octobre 1680. Encore un mariage qui déplut aux rigoristes; il ne
put être reconnu que le 27 février 1683.

Madame, peu coutumière du fait, a donné à cette troisième demoiselle
de Beauvais un certificat de vertu (lettre du 19 fév. 1720): «J'avois
une fille d'honneur nommée Beauvais; c'étoit une fort honnête
créature. Le roi en devint amoureux, mais elle tint bon. Alors il se
tourna vers sa compagne, la Fontange.»]

[Note 44: «Le petit Guitaut», comme on disoit; Guillaume de
Peichpeyrou (ou Puypeyroux. Tall. des R., t. 1, p. 112) de son nom. Il
étoit fils du vieux Guitaut, capitaine des gardes de la reine-mère, et
cousin de Comminges, des gardes du roi (Mottev., t. 3, p. 446). De
bonne heure il s'étoit attaché à Condé. Il est blessé en Guienne à son
service en 1650 (Pierre Coste, p. 49); il lui est très utile durant sa
captivité (Montp., t. 2, p. 123); il est blessé à côté de lui au
combat de Saint-Antoine (Quincy, t. 1, p. 158; Montp., t. 2, p. 261).
Il suivit sa fortune, c'est-à-dire ne rentra en grâce que tardivement
et sans grande chance de fortune. Mais son mariage avec Jeanne de La
Grange lui donna le marquisat d'Espoisses, en Nivernois.

Nous avons vu quelle part Guitaut a eue dans les malheurs de Bussy. Il
ne le servit guère auprès de Condé; il fit le fier, long-temps après,
pour signer un traité de paix solide. Cependant il aimoit madame de
Sévigné, dont il étoit le voisin à Paris (se rappeler la lettre de
l'incendie, en février 1671), et qui alloit souvent le visiter dans sa
terre de marquis. «C'est un homme aimable et d'une bonne compagnie,
disoit-elle (22 août 1676); sa maison est gaie, parée, pleine de
fêtes; on y revoit «Fiesque, qui donne de la joie à tout un pays.»
(Lettre du 25 octobre 1673.)

Guitaut est mort le 25 décembre 1685, «chevalier des ordres du roi et
gouverneur des îles de Saint-Honorat et de Sainte-Marguerite.»
(_Mémoires du marquis de Sourches_, t. 1, p. 381.)]

[Note 45: Jarzay faisoit des chansons comme tout le monde
(_Prétieuses_, t. 2, p. 139, note). La page ci-contre parle de ce
marquis léger. Madame de Beauvais (Voy. p. 70) fut exilée à cause de
lui, le 23 décembre 1649 (Voy. les mémoires manuscrits de Dubuisson
Aubenay, gentilhomme attaché au secrétaire d'État Du Plessis
Guénégaud, Bibl. Maz., ms in-fol. H. 1765). Elle l'avoit aidé à se
prétendre amoureux de la reine, comme l'on va le voir. M. Chéruel
(note au tome 5 de Saint-Simon) a indiqué, d'après les _Carnets de
Mazarin_ (Ms. Bibl nat., fonds Baluze, carnet 13), le rôle que joue
Mazarin dans cette intrigue.]

[Note 46: Jarzay est l'un des quatre grands diseurs de bons mots
de Ménage (_Ménagiana_). Il s'appelle René du Plessis de la
Roche-Pichemer. Nous le voyons d'abord, après Candale et avant
Miossens, bâtard d'Albret, «galant estably et bien payé» de la célèbre
madame de Rohan, fille de Sully (Tallem., t. 3, p. 42). En 1647, il
aime mademoiselle de Saint-Mesgrin (Marie de Stuert, morte demoiselle
en 1693). Gaston, par hasard, la désiroit: il veut faire jeter Jarzay
par les fenêtres du Luxembourg (Mott. t. 2, p. 229). En 1648, il est
en pleine faveur chez Ninon (Walck., t. 1, p. 255).

Jusque alors il n'a point risqué sa légèreté dans les agitations de la
politique; l'année 1648 lui permet de s'y aventurer parmi les plus
folâtres. Il commence par être mazarin; il accepte, en août 1648, le
bâton de capitaine des gardes enlevé au marquis de Gèvres (Montglat,
p. 196), bâton refusé généreusement par Charost et Chandenier (Mott.,
t. 2, p. 453). Il ne le garde pas long-temps.

Il est un de ceux qui imaginent (Walck., t. 1, p. 334) de mettre le
duc de Nemours aux pieds de madame de Longueville pour créer un rival
à La Rochefoucauld. Rien n'est plus étrange que la fantaisie qui le
prend d'être le vainqueur du cardinal de Mazarin en quelque chose, de
lui enlever le coeur d'Anne d'Autriche (1649), et que la manière
dont il affiche ses prétentions. Condé, curieux de scandale et déjà
mécontent, l'y poussoit (Mott., t. 3, p. 400). Après l'éclat, après la
triomphante colère de la reine, Condé se déclare offensé en la
personne de Jarzay; il en fait son ami, il ne sort plus qu'avec lui.

C'est en cette même année 1649 qu'a lieu la bataille ridicule du
jardin des Tuileries, chez Renard. Un peu auparavant, près de Sens,
Jarzay avoit été presque battu; il tient la campagne contre le marquis
ou comte de La Boulaye, très grand frondeur (Mott., t. 3, p. 276);
mais on dit que la paix se va faire, que les querelles sont
suspendues. Les gens de la cour, exilés de Paris depuis si long-temps,
s'y glissent par petites bandes; ils font des parties fines. Jarzay
est un de ceux qui osent être bruyants. On sait ce qui lui arrive.
Parmi les _Mazarinades_, celle-ci lui est consacrée (Bibl. nat., t. 2,
n. 1278): «=Le Grand Gerzay battu=, _ou la Canne de M. de Beaufort au
festin de Renard aux Thuilleries_, en vers burlesques.

Madame de Motteville (t. 3, p. 291) a fait de tout cela un charmant
récit, où Jarzay, «le moins sage de tous les hommes», Candale,
Manicamp et les autres, figurent agréablement. Cela est fâcheux à
dire, mais Jarzay, ce jour-là, fut bâtonné par Beaufort. Il en devint
populaire dans Paris pour sa consolation. «Il n'étoit pas aimé,
parcequ'il étoit d'un naturel brusque, qu'il étoit vain, railleur et
léger.» (Mott., t. 3, p. 377.)

Toutes ces aventures le transforment en un furieux partisan de Condé.
Il est blessé au combat de Saint-Antoine, comme Villars, Guitaut, le
marquis de Clérambault, du Fouilloux, etc. (Quincy, t. 1, p. 158).
Bientôt il est «l'entier confident» du prince (Lenet, Coll. Michaud,
p. 541). J'oublie une blessure reçue au bras dans la rue Dauphine
(Montp., t. 2, p. 157).

L'amour marche à la traverse en ces jours de bagarre. La folie du
marquis lui donne des grâces; il est l'un des plus fortunés vainqueurs
des belles.

En 1658, on le chasse comme partisan de Condé (Montp., t. 3, p. 326);
carrière perdue, comme celle de tant de brillants personnages du temps
de la Régence! Sa disgrâce devoit pour long-temps se faire sentir à
ses enfants. Bussy écrit: «Le roi ne voit pas d'ordinaire les enfants
des exilés (comme les comtes de Limoges et les Jarzay)». (Sév., 24
juin 1672.)

La fin de l'histoire n'est pas gaie: «Jarzé étoit avec M. de Munster;
il a eu permission de se faire assommer et il y a bien réussi. Vous
savez que Jarzé étoit aussi exilé.»

Jarzay, exilé, avoit eu permission de se mêler aux combattants de la
campagne de Hollande. À peine arrivé, une sentinelle le tua (_Lettre
de Pellisson_ du 19 juin 1672). Son petit-fils fut amputé du bras, en
1688, à Philipsbourg. Il y avoit trois ans qu'il avoit le régiment
d'Hamilton (Sourches, t. 1, p. 48). On le voit, en 1708, ambassadeur
d'un jour en Suisse (Saint-Simon, t. 6, p. 208).]

[Note 47: Basile Fouquet, mort en 1683. Il reparoîtra, plus
puissant acteur et plus nécessaire à étudier.]

[Note 48: Je vois un Vineuil (Tall. des R., t. 1, p. 472) qui, en
1643, «à la porte des Thuilleries», reçoit des coups de plat d'épée du
comte de Maulny. «On l'appeloit _Ardier le gentilhomme_.» C'est donc
le nôtre, mais les coups de plat d'épée étonnent. Ici on lit: comte de
Vineuil (_Mém. de M. de ***_, Coll. Michaud, p. 534); ailleurs:
Ardier, sieur de Vineuil, gentilhomme de M. le Prince; ailleurs:
marquis de Vineuil, secrétaire du roi. Celui-ci, spirituel, bien fait
(Tall., t. 4, p. 231), jouit, dans la fleur de sa beauté, de la fille
du maréchal de Châtillon (plus tard madame de Wurtemberg). Faut-il,
philosophiquement, faire la synthèse de ces diverses entités? Faut-il
croire à un Vineuil unique sous trois apparences? Cela se peut.
Vineuil avoit de l'esprit, il aimoit le mordant, il étoit bien fait;
il plut (Walck., t. 1, p. 337) à madame de Montbazon, à madame de
Movy. Retz en est garant quant à ce qui regarde la première (_Mém. du
card de Retz_, p. 175). «Vigneuil, dit-il (1649), aimé
_effectivement_.»

On voit Vineuil chargé de proposer à madame de Chevreuse le mariage de
sa fille avec le prince de Conti, lorsque celui-ci cessa de vouloir
être cardinal de la sainte Église (Lenet, p. 316); il avertit Condé de
son imminente arrestation, en 1650 (Montp., t. 2, p. 77). La guerre
commence; il est des plus actifs dans son parti. Il est arrêté à
Portiers en 1651 (Mott. t. 4, p. 307); en 1653, venant de Flandre avec
des lettres, il se fait encore prendre (Montp., t. 2, p. 390).
Brienne, le vieux Brienne, a indiqué quel fut le rôle politique de
Vineuil (_Mém. de Brienne_, Coll. Michaud, p. 133). Nous ne le
retrouvons que plus tard, à Saumur (Sevigné, 17 septembre 1675):
«Vineuil est bien vieilli, bien toussant, bien crachant et dévot, mais
toujours de l'esprit.»

MM. d'Olonne, de Vasse et Vineuil étoient exilés. Ce fut au retour de
cet exil que, le roi demandant à M. de Vineuil ce qu'il faisoit à
Saumur, lieu de son exil, il dit qu'il alloit tous les matins à la
halle, où se débitoient les nouvelles, et qu'un jour on y disputoit
pour savoir lequel étoit l'aîné, du roi ou de Monsieur.

Madame de Sévigné dit encore (20 novembre 1676) que Vineuil doit faire
la vie de Turenne. Rien n'en a paru.]

[Note 49: N'en déplaise à ceux qui veulent un titre plus relevé,
on appeloit portiers les plus qualifiés concierges de la cour.]

[Note 50: Madame de Bonnelle, femme de Noël de Bullion, seigneur
de Bonnelle, marquis de Gallardon, membre du parlement de Paris,
semble un peu folle à madame de Sévigné (1 avril 1672). Tallemant des
Réaux (_Historiette_ de madame de Cavoie) lui donne peu d'esprit. Ce
même Tallemant, à la date de 1639 (t. 2, p. 149), parle de son
mariage: «Le cardinal de Richelieu souhaitta que Bonnelle (Noël de
Bullion), fils aisné de Bullion (surintendant), espousast mademoiselle
de Toussy (Charlotte de Prie, fille du marquis de Toucy), qui estoit
un peu parente de Son Éminence. Bonnelle n'en avoit point envie.»

M. P. Paris extrait d'un recueil de lettres manuscrites (de Henry
Arnault au président Barillon) quelques lignes qui montrent qu'un mois
tout au plus après le mariage les époux vivoient mal ensemble.

En 1652, madame de Bonnelle est amie de Mademoiselle (Montp., t. 2, p.
313). Sa maison est richement montée; il s'y donne des fêtes. La
comtesse de Fiesque y vient comme chez elle; on y joue (Montp., t. 2,
p. 341). Ce n'est pas assez dire: la maison de madame de Bonnelle (V.
Loret) est la maison de jeu la plus considérable de ce temps-là. Le
peuple le savoit, et cette renommée ne lui plait guère. Madame de
Bonnelle est un jour, en Fronde (1652), insultée sur le Pont-Neuf (V.
les _Varietés historiques_, t. 3, p. 340). Une lettre de cachet, le 22
octobre 1652, lui apprit qu'elle étoit exilée comme frondeuse
(Berthod, Coll. Michaud, p. 371). Elle revint, elle rejoua, elle se
ruina; il lui fallut aller se refaire en Normandie. On sait que son
fils Fervaques fut le galant de madame de La Ferté, soeur de madame
d'Olonne, en un temps où il étoit bien jeune et où elle ne l'étoit
plus. Ce Fervaques étoit un gros et grand bloc de chair molle. Madame
de Bonnelle a eu trois nièces suffisamment galantes: la duchesse
d'Aumont, la duchesse de Ventadour et la duchesse de La Ferté,
belle-fille de la maréchale.

M. de Bonnelle n'avoit pas passé pour un aigle. «Malgré l'alliance
qu'il fit de Charlotte de Prie, soeur ainée de la maréchale de La
Mothe, il ne fut jamais que conseiller d'honneur au parlement.»
(Saint-Simon, t. 4, p. 158.)]

[Note 51: Il y avoit trois Cornuel: la mère et deux belles-filles.
Cette fois ce ne seroit pas trois pages, c'est vingt, trente pages, un
article de revue bien limé, qui seroit de mise. Madame Cornuel mérite
plus encore. Rien n'a égalé, au XVIIe siècle, le naturel, l'abondance,
le sel, le mordant, le goût de ses bons mots. Entre toutes les
causeuses de France elle a tenu sans conteste le premier rang.
Celles-là même qui, au dessous d'elle, avoient de la réputation,
reconnoissoient sa supériorité. Notez qu'elle n'a rien écrit, qu'aucun
des traits de son esprit vivant n'est compromis par là, et n'oubliez
pas que nous ne connoissons guère qu'une centaine de ces mots si vifs,
si fins, si perçants, qu'admiroient les contemporains et qu'ils
redoutoient. De si loin on a quelque peine à en sentir profondément la
pointe, quelques uns s'émoussent en traversant les années; mais il en
reste assez pour que nous lui devions garder sa place dans une
histoire des salons françois. L'auteur des études sur _la Société
polie_ auroit dû la lui faire. Madame de Sévigné, qui s'y entendoit,
écrivoit bien à sa fille, qui s'y entendoit aussi (17 avril 1676): «Ne
trouvez-vous pas madame Cornuel admirable?»

Elles étoient trois, et les deux belles-filles valoient presque la
mère. De cette maison il est sorti pendant long-temps des épigrammes
de toute espèce.

Madame Cornuel étoit la fille unique d'un M. Bigot, intendant du duc
de Guise, qui l'avoit dorlotée. Elle étoit jolie en sa jeunesse,
éveillée, galante et riche. «Elle a de l'esprit, dit en 1658 Tallemant
des Réaux (t. 6, p. 228 de la 2e édit.), autant qu'on en peut avoir;
elle dit les choses plaisamment et finement.»

Cornuel, avant de l'épouser, avoit été marié à une veuve du nom de
Legendre, qui avoit déjà une fille, mademoiselle Legendre, et qui
donna à son mari une autre fille qu'on nomma Margot. Toutes les deux
portèrent le nom de Cornuel; elles étoient également spirituelles et
jolies. Mademoiselle Legendre fut aimée de l'abbé de La Rivière, avec
qui nous aurons à compter.

On a cité (Pougens, _Lett. philosoph._, 1826, in-12, p. 131) un bon
mot de Cornuel lui-même. Le bonhomme étoit chiche de son esprit; il
étoit étourdi, bourreau d'argent, et peu aimé de son frère.

Ce frère avoit été contrôleur des finances et président des comptes,
ce qui lui avoit permis de donner des affaires à Cornuel le financier.
Avant de mourir il épouse sa servante. Sa fille, madame Coulon,
gratifiée d'une _Historiette_ par Tallemant, qui ne l'a pas consultée
pour la lui décerner, fut très galante. (_Historiettes_, 201.)

Le président Cornuel (Conrart, Coll. Petitot, 193) «étoit malsain (de
mauvaise santé) et homme de plaisir». M. Paulin Paris a mis cette
indication, et beaucoup d'autres comme il en sait mettre, dans le tome
4 de son Tallemant des Réaux:

«_Les Notes généalogiques au Cabinet des titres_ se contentent de dire
que Claude Cornuel avoit épousé en premières noces Marthe Perrot,
morte à quarante-six ans, le 18 mars 1624, et en secondes noces
Françoise Dadien, veuve de Gabriel de Machault, conseiller de la cour
des aides; mais les actes de baptême de la paroisse de Saint-Sulpice
portent, sous la date du 19 septembre 1607, le baptême de Marie, fille
de Claude Cornuel et de Marthe Grignon.» Marie fut madame Coulon.

Claude Cornuel, président de la chambre des comptes, avoit le titre de
sieur de la Marche et de Mesnil-Montant, près Paris.

L'abbé de Laffemas, le fils du terrible et spirituel Laffemas, poète
ingénieux quelquefois, lui fit cette épitaphe:

    Ci gist ce fameux gabeleur,
    Ce grand dénicheur de harpies,
    Qui, plus subtil qu'un basteleur,
    De ses vols fist des oeuvres pies,
    Raffinant sur le paradis
    Comme il faisoit sur les édits.
    Passans, quoy que l'on puisse dire
    Et gloser sur son testament,
    Il est mort glorieusement.
    À mal exploitter, bien escrire,
    En mourant il se résolut,
    Au mespris des choses plus chères,
    Ne voulant plus parler d'enchères,
    Si ce n'estoit pour son salut.
    Aussy les traités et les offres,
    Sources vivantes de ses coffres,
    Firent un pont d'or de son bien;
    Il donna beaucoup, mais je gage
    Qu'il eust pu donner davantage
    Sans donner un double du sien.

Cornuel n'étoit pas mort commodément. «Il eut le loisir d'avoir bien
peur du diable, et, comme il se tourmentoit comme un procureur qui se
meurt, Bullion lui disoit: «Ne vous inquiettez point: tout est au roy,
et le roy vous l'a donné.» (_Note de Tall._, t. 2, p. 150.)

«Estant au lit de la mort, Cornuel se confessa au vicaire de sa
paroisse, qui luy refusa l'absolution s'il ne restituoit auparavant
deux cent mille escus qu'il avoit mal acquis. Le malade en parla à M.
de Bullion, qui alla consulter le cas avec le cardinal de Richelieu.
La réponse du cardinal fut que toutes ces sortes de restitutions
appartenoient au roy, comme seigneur de tous les biens; que le roy
donnoit en pur don les deux cent mille escus dont il s'agissoit au
président Cornuel pour les bons services qu'il avoit rendus à l'Estat,
et qu'ainsy le président pouvoit se faire donner l'absolution.
Cornuel, muni de ce sauf-conduit, passa paisiblement en l'autre vie.»
(Amelot de La Houssaye, t. 2, p. 428.)

Madame la duchesse d'Aiguillon, quand il alloit mourir, «envoya
emprunter six chevaux blancs qu'il avoit; et quand il fut mort, elle
dit que les morts n'avoient que faire de chevaux». (Tall. des R., t.
2, p. 170.) Anecdote qui indique quels graviers on trouvoit au fond du
lit de ce beau fleuve d'élégances qu'on appelle la vie de cour au
XVIIe siècle!

Cornuel avoit été le bras droit de Bullion (Tall. des R., t. 2, p.
146). On trouve dans le _Catalogue des Partisans_ divers détails qui
ont rapport à Claude Cornuel et à ses amis.

Par exemple: «Catelan, cette maudite engeance, est venu des montagnes
du Dauphiné, lequel, après avoir esté laquais en cette ville, fut
marié par Cornuel à la soeur d'une nommée la Petit, sa bonne amie, à
présent femme d'un nommé Navarret; pour faciliter lequel mariage dudit
Catelan, Cornuel donna audit Catelan tous les offices de sergeant
vacans jusques alors; et ensuite ledit Catelan s'est avancé dans la
maltote, sous feu Bullion et Tubeuf, et entr'autres traitez a fait
celui des retranchemens de gages, droits et revenus de tous les
officiers de France, dont il a fait recette sous le nom du nommé
Moyset, qui est son nepveu et s'appelle Catelan comme luy.» Et encore:
«D'Alibert, confident de Cornuel, qui demeure rue des Vieux-Augustins,
a esté de tous les traittez qui se sont faits, par le moyen desquels
il possède de grands biens, tant en maisons dans Paris qu'en rentes
capitalisées.»

Tallemant des Réaux (t. 4, p. 118) nous apprend que les entreprises de
ces gens de finances faillirent comprometre très gravement le père de
Pascal: «Quand on fit la réduction des rentes, luy (le père de Pascal)
et un nommé de Bourges, avec un advocat au conseil dont je n'ay pu
sçavoir le nom, firent bien du bruit, et, à la teste de quatre cents
rentiers comme eux, ils firent grand'peur au garde des sceaux Séguier
et à Cornuel.»

Ce que Guy Patin raconte ainsi (lettre du 7 avril 1638): «Le jour
d'avant (25 mars 1638) on avoit mis dans la Bastille, prisonniers,
trois bourgeois qui avoient été chez M. Cornuel et l'avoient en
quelque façon menacé, sur le bruit que l'on veut arrester les rentes
de l'Hostel-de-Ville et convertir cet argent _in usus bellicos_. Les
trois rentiers se nomment de Bourges, Chenu et Celoron, et sont tous
trois _boni viri optimeque mihi noti_.»

En voilà bien assez pour Claude Cornuel et son frère Guillaume. L'aîné
laissa donc une fille, madame Coulon, femme légère; le cadet laissa
Marion Legendre, sa belle-fille, et Marguerite Cornuel, sa fille; sans
compter sa femme, «sa garce», dit _la Voix du Peuple au roy_ (dans le
t. 5, p. 349, des mss. de Conrart). Cette voix du peuple, fortement
enrouée, attache à son nom cette phrase: «Plus criminel que tous les
hommes qui ont dévoré les peuples, élevé du centre de la terre à une
richesse de deux millions d'or par un gouffre de concussions,
corruptions et larcins publics et particuliers.»

Madame Coulon reste à l'écart: on ne tient compte que des trois
Cornuel, de Cléophile et de ses deux filles. (_Dictionnaire des
Prétieuses._)

La Mesnardière, parlant de la mère, dit:

    Chez Cornuel, la dame accorte et fine,
    Où gens fascheux passent par l'estamine.

On peut s'en douter, connoissant ces trois Caquet-bon-bec et leurs
amis ou amies. Il y a, à la suite des _Mémoires de Montpensier_, un
portrait de Margot Cornuel attribué à notre Vineuil. Ce portrait est
lestement troussé. Margot étoit effectivement très liée avec madame
d'Olonne en 1658 et 1659 (Montpensier, t. 3, p. 408). Quant à
mademoiselle Legendre, la précieuse _Cléodore_ (V. Colombey, _Journée
des Madrigaux_, p. 34), elle venoit la deuxième pour l'esprit. _La
Gazette du Tendre_ lui donne l'épithète d'_aymable_ (au chapitre _de
Grand service_). Je ne vois pas pour quel motif l'auteur de la
_Journée des Madrigaux_ parle d'elle ainsi: «Cléodore demandoit si,
parmy ces beaux esprits, il n'y en avoit pas un qui eût l'esprit
satyrique qu'elle haïssoit.»

La faveur dont mademoiselle Legendre jouit auprès de l'abbé de La
Rivière ne lui rendit pas toujours service, si l'on croit Tallemant
des Réaux (t. 5, p. 146).

«Boutard contoit que la Pecque Cornuel l'avoit voulu marier avec
Marion, mademoiselle Legendre, et qu'elle luy avoit fait un grand
dénombrement des avantages qu'il auroit. Je lui ris au nez, disoit-il,
et je lui dis qu'elle oublioit la faveur de M. de La Rivière. Or, La
Rivière concubinoit et concubine, je pense, encore, avec elle. Elle
est à cette heure comme sa ménagère, et, à Petit-Bourg, on l'a vue
quelquefois avec un trousseau de clefs. Autrefois il y avoit un
couplet qui disoit:

    Il court un bruit par la ville
    Que Marion Cornuel
    Voudroit bien faire un duel
    Avec monsieur de Rouville.
    Qu'ils aillent chez la Sautour,
    C'est là que l'on fait l'amour.

Rouville, déjà nommé, étoit le beau-frère de Bussy Rabutin. Quant à
_la Pecque_, ce mot, qui signifie l'entendue, la faiseuse d'affaires,
Boutard s'étoit habitué à le joindre au nom de madame Cornuel.

On connoît au moins une intrigue de la Pecque, puisque Pecque il y a.
Elle fut la maîtresse de M. de Sourdis, gouverneur d'Orléans, et
gouverneur ridicule. (V. l'_Historiette de Sourdis_.) La marquise en
enrageoit; par contre, madame de Bonnelle se risqua à ennuyer la
Pecque: elle alloit chez elle, à une heure indue, demander M. de
Sourdis.

Madame Cornuel étoit née vers 1610. Elle avoit les dents fort laides,
et Santeul les comparoit à des clous de girofle. Elle mourut à Paris
en février 1694. Saint-Simon (_Note au Journal de Dangeau_, t. 4, p.
449) rappelle son dernier bon mot. Dans ses _Mémoires_ (t. 1, p. 116),
il dit: «Il y avoit une vieille bourgeoise au Marais chez qui son
esprit et la mode avoit toujours attiré la meilleure compagnie de la
cour et de la ville; elle s'appeloit madame Cornuel, et M. de Soubise
étoit de ses amis. Il alla donc lui apprendre le mariage qu'il venoit
de conclure, tout engoué de la naissance et des grands biens qui s'y
trouvoient joints (l'héritière de Ventadour). «Ho! Monsieur, lui
répondit la bonne femme, qui se mouroit et qui mourut deux jours
après, «que voilà un grand et bon mariage pour dans soixante ou
quatre-vingts ans d'ici!»

Dans le _Nouveau Recueil des plus belles poésies_ (Paris, Loyson,
1654, in-12, p. 352), il y a une épître adressée à mademoiselle de
Vandy (l'une de nos héroïnes) à propos de ses galants; on y voit ces
vers:

    Ordonnez-leur d'aller chez Cornuel,
    Chez Cornuel, la dame accorte et fine,
    Où gens fâcheux passent par l'étamine,
    Tant et si bien qu'après que criblés sont,
    Se trouve en eux cervelle s'ils en ont.
    Si pas n'en ont, on leur fait bien comprendre
    Que fats céans onc ne se doivent rendre;
    Et six yeux fins, par s'entreregarder,
    Semblent leur dire: «Allez vous poignarder.»

C'est la pièce de La Mesnardière. Voici l'épitaphe faite pour madame
Cornuel:

    Cy gît qui de femme n'eut rien
    Que d'avoir donné la lumière
    À quelques enfants gens de bien,
    Et peu ressemblants à leur mère,
    Célimène, qui de ses jours,
    Comme le sage, et sans foiblesse,
    Acheva le tranquille cours.
    Dans ses moeurs que de politesse!
    Quel tour, quelle délicatesse,
    Éclatent dans tous ses discours!
    Ce sel tant vanté de la Grèce
    En faisoit l'assaisonnement,
    Et, malgré la froide vieillesse,
    Son esprit léger et charmant
    Eut de la brillante jeunesse
    Tout l'éclat et tout l'enjoûment.
    On vit chez elle incessamment
    Des plus honnêtes gens l'élite;
    Enfin, pour faire en peu de mots
    Comprendre quel fut son mérite,
    Elle eut l'estime de Lenclos.

(Rec. de pièces cur. et nouv., Lahaye, Moetjens, 1694, in-12, t. 1, p.
191.)

La réputation de madame Cornuel ne lui survécut pas assez. Toutefois,
Titon du Tillet (_Parn. franç._, in-fol., p. 462) l'a citée avec
honneur.

M. Paulin Paris, qui a tiré des papiers de Conrart une lettre d'elle,
a réuni quelques uns des traits qui peuvent servir à son histoire. Il
est loin de les avoir recueillis tous. Peut-être essaierai-je de la
peindre avec soin. En attendant, j'indiquerai toutes les sources qu'on
peut consulter, ou du moins celles que j'ai consultées. Il y a d'abord
un long morceau de Vigneul de Marville (Bonaventure d'Argonne) qui
doit être transcrit tout entier:

«Madame de Cornuel, dont les bons mots ont été si remarquables durant
le cours d'une vie de plus de quatre-vingts ans, s'appeloit Anne Bigot
et étoit d'une famille originaire d'Orléans. Dès sa plus tendre
jeunesse on ne parloit que de son esprit et de ses belles qualitez
naissantes. S'étant rencontrée dans une assemblée, où elle brilloit
pardessus les autres dames, M. de Cornuel, trésorier de
l'extraordinaire des guerres, qui l'aimoit, lui prit un bouquet
qu'elle avoit à son côté, témoignant par cette liberté qu'il la
vouloit épouser. En effet, il l'épousa au bout de quinze jours.

«Depuis son mariage elle fit paroître une grandeur d'ame
extraordinaire et bien au dessus des foiblesses de son sexe. Nullement
touchée d'avarice, elle abandonna au premier venu mille pistoles que
M. de Cornuel, son époux, lui avoit données pour le jeu. La clef étoit
toujours à la porte de son cabinet, en prenoit qui vouloit. Elle
n'adoroit point la fortune; mais, indifférente à ses bizarreries comme
à celles du temps et des saisons, elle ne cultivoit que la vertu et
les muses, moins parcequ'elles sont savantes que parcequ'elles sont
honnêtes et polies. Jamais personne n'a mieux entendu que cette dame
l'art de se faire des amis et de se les attacher, bien persuadée qu'il
est des amis comme des richesses, que c'est en vain qu'on les acquiert
si on ne les sait conserver. La conversation avec les personnes de
distinction qui abordoient chez elle étoit tous ses délices. Elle
écoutoit avec une attention qui débrouilloit toutes choses, et
répondoit encore plus aux pensées qu'aux paroles de ceux qui
l'interrogeoient. Quand elle considéroit un objet, elle en voyoit tous
les côtez, le fort et le foible, et l'exprimoit en des termes vifs et
concis, comme ces habiles dessinateurs qui en trois ou quatre coups de
crayon font voir toute la perfection d'une figure.

«On a recueilli plusieurs de ses bons mots, et plût à Dieu qu'on n'en
eût perdu aucun! C'est un méchant caractère que celui de diseur de
bons mots, et ce caractère, si blâmable dans les hommes, l'est encore
plus dans les femmes, à cause que les bons mots sont d'ordinaire
accompagnés d'une liberté et d'une hardiesse qui ne sont pas séantes à
ce sexe, parcequ'ils en obscurcissent la pudeur et la modestie, qui
font ses plus beaux ornements. Mais madame de Cornuel, outre qu'il ne
lui échappoit rien qui pût ni la faire rougir, ni faire rougir
personne, disoit si à propos toutes choses, et revêtoit ses pensées de
termes si propres et si agréables, qu'ils instruisoient toujours sans
jamais blesser: de sorte que ces mots étoient bons en ce qu'ils
étoient utiles, et plaisoient à tous ceux qui aiment une vérité bien
dite.

«D'ordinaire, les personnes de ce caractère, pour dire un bon mot, en
hasardent cent de méchans, et l'expérience fait voir que les plus
habiles dans ces jeux d'esprit n'en ont pas dit, en toute leur vie,
deux douzaines de tout à fait bons. La raison qu'on en peut rendre,
c'est que les bons mots sont des fruits qui viennent sans être
cultivés. Tout d'un coup ils naissent, et tout d'un coup ils font leur
effet, comme les éclairs. Ils surprennent autant ceux qui les disent
que ceux qui les écoutent. Ce sont, pour ainsi dire, de petits
libertins qui ne veulent dépendre que d'eux-mêmes. Quand on les
cherche ils ne viennent pas, ou, s'ils viennent, c'est de mauvaise
grâce, se faisant tirer à force, et se défigurant en se faisant tirer.
A-t-on dit un bon mot, le plaisir et les louanges qu'on en reçoit
excitent la vanité et la présomption naturelle à en produire plusieurs
tout de suite; mais ce sont ou des monstres ou des avortons. On en rit
soi-même pour les faire trouver bons; mais personne n'en rit,
parcequ'en effet ils ne sont pas bons.

«Madame de Cornuel n'avoit pas un de ces défauts. Elle ne parloit
point par vanité, mais par raison, et avec autant de jugement que
d'esprit. Comme elle savoit que les véritables bons mots ne dépendent
point de nous, elle se contentoit de les produire avec ce beau naturel
qui en est comme la fleur, sans presque y toucher. Mais, comme il y a
des influences du ciel qui tombent plus heureusement sur de certaines
terres que sur d'autres, il semble aussi que les bons mots viennent
aussi plus aisément à la bouche des personnes qui savent leur donner
un beau tour et les bien exprimer. Tout ce que disoit madame de
Cornuel, elle le disoit bien, et jamais pas une de ses paroles n'a été
rejetée par les personnes d'un goût raffiné, parceque, outre qu'elles
renfermoient toujours un grand sens, elles étoient toujours belles et
bien choisies. C'étoit autant de sentences et de maximes, tenant en
cela du génie des Salomon, des Socrate et des César, qui ne parloient
que pour instruire; génie grand et heureux qui s'est réveillé de nos
jours dans MM. de La Rochefoucauld et Pascal, et enfin dans madame de
Cornuel, qui auroit dû écrire ses sentences et ses maximes, si, comme
les oracles, elle ne s'étoit contentée de dire les vérités et les
laisser écrire aux autres.»

L'éloge est en règle; il n'est pas au dessus du sujet. Je ne puis
songer à enregistrer maintenant ces mots excellents, et me bornerai à
dresser la liste d'indications dont j'ai parlé: Titon du Tillet
(_Parnasse françois_); Tallemant des Réaux (chap. 299); Paulin Paris
(_Notes aux Lettres_, t. 5, p. 139); Sévigné (t. 3, p. 31, édit.
Didot, t. 3, p. 47); Vigneul de Marville (t. 1, p. 341, _Recueil
d'ana_); La Place (_Pièces curieuses_, t. 3, p. 377); Conrart (p.
270); Le Père Brottier (_Paroles mémorables_, p. 85); Sévigné (8
septembre 1680, 11 septembre 1676, 7 octobre 1676, 16 mars 1672, 6 mai
1672, 17 avril 1676); Quatremère de Quincy (_Ninon de Lenclos_);
Tallemant (t. 10, p. 187, de la 3e édition); La Place (t. 1, p. 202);
Tallemant (t. 4, p. 185, édit. P. Paris); Tallemant (t. 3, p. 245,
160); _Lettres de Bussy_ (28 avril 1690); Tallemant (t. 2, p. 411); La
Place (t. 1, p. 377); _Ménagiana_ (édit. de La Monnoye, t. 1, p. 317,
332, 354; t. 2, p. 8, 124, 131, 407); _Lettres de Madame_ (t. 1, p.
130, 129); Tallemant (t. 1, p. 388, note); Tallemant (t. 2, p. 170,
411); Saint-Simon (t. 1, p. 116); Dangeau (t. 4, p. 449); Walckenaer
(_Mémoires sur Sévigné_, t. 5, p. 13; t. 1, p. 39; t. 1, 260), et Guy
Patin, Loret, mademoiselle de Montpensier, les Mercures, les Gazettes,
les Romans, les Poésies du temps.]

[Note 52: Le mot _cher_, ainsi employé, vient des Précieuses.]

[Note 53: En 1658, vers la fin de l'année.]

[Note 54: La mode d'aller aux eaux n'est pas nouvelle. On les
aimoit extrêmement au XVIIe siècle. J'en pourrois donner beaucoup de
preuves; il faut nous contenter de celle-ci, qui ne nous fait pas
sortir du cercle de nos connoissances. En 1658, précisément en l'année
où nous sommes, mademoiselle de Montpensier, selon son habitude
régulière, va aux eaux de Forges. Elle dit: «La maréchale de La Ferté
étoit à Forges. Madame d'Olonne y vint, madame de Feuquières de
Salins, mademoiselle Cornuel (Margot), force dames de Paris.» (Montp.,
t. 3, p. 325.)

Les eaux de Forges passent pourtant pour être de celles dont les
qualités ne sauroient être recherchées par les héroïnes de Bussy.]

[Note 55: Tout cela est long, bien long. Aussi, dans quelques
éditions, a-t-on supprimé en cet endroit quatre ou cinq pages. Sans
vouloir faire le juré-mesureur de style, il me semble que ces quatre
ou cinq pages ne sont pas les meilleures de Bussy, si elles sont de
lui. Il a ordinairement la plume plus légère, le tour plus libre, la
pensée plus claire.]

[Note 56: M. le duc d'Anjou auroit pu prétendre au rôle des
Candale et des Guiche; mais il préféra aux belles quelques uns de ses
amis. Madame de Motteville l'a peint lorsqu'il étoit encore jeune
(1647, t. 2, p. 267): «Il seroit à souhaiter, dit-elle, qu'on eût
travaillé à lui ôter les vains amusemens qu'on lui a soufferts dans sa
jeunesse. Il aimoit à être avec des femmes et des filles, à les
habiller et à les coiffer; il sçavoit ce qui seyoit à l'ajustement
mieux que les femmes les plus curieuses, et sa plus grande joie, étant
devenu grand, étoit de les parer et d'acheter des pierreries pour
prêter et donner à celles qui étoient assez heureuses pour être ses
favorites. Il étoit bien fait; les traits de son visage paroissoient
parfaits; ses yeux noirs étoient admirablement beaux et brillans, ils
avoient de la douceur et de la gravité; sa bouche étoit semblable en
quelque façon à celle de la reine, sa mère; ses cheveux noirs, à
grosses boucles naturelles, convenoient à son teint, et son nez, qui
paraissoit devoir être aquilin, étoit alors assez bien fait. On
pouvoit croire que, si les années ne diminuoient point la beauté de ce
prince, il en pourroit disputer le prix avec les plus belles dames;
mais, selon ce qui paroissoit à sa taille, il ne devoit pas être
grand.» Il ne le fut pas en effet, et sa figure s'épaissit un peu;
mais il n'en fut pas moins beau à la façon des efféminés. Il eut de
temps en temps des velléités d'amour naturel, mais jamais elles ne
durèrent. Madame d'Olonne, et, un peu plus tard, la gracieuse et
plaintive duchesse de Roquelaure, faillirent être aimées. Pour ce qui
est de madame d'Olonne, mademoiselle de Montpensier (t. 3, p. 405;
1659) vient en aide à Bussy et développe son texte: «Comme le roi fait
toujours la guerre à Monsieur, un jour il lui demandoit: «Si vous
eussiez été roi, vous auriez été bien embarrassé; madame de Choisy et
madame de Fienne ne se seroient pas accordées, et vous n'auriez su
laquelle vous auriez dû garder. Toutefois, ç'auroit été madame de
Choisy; c'étoit elle qui vous donnoit madame d'Olonne pour maîtresse.
Elle auroit été la sultane reine; et, lorsque je me mourois, madame de
Choisy ne l'appeloit pas autrement.» Monsieur étoit fort embarrassé
sur tout cela, et disoit au roi, d'un ton qui paroissoit sincère,
qu'il n'avoit jamais souhaité sa mort, et qu'il avoit trop d'amitié
pour lui pour se résoudre à le perdre. Le roi lui répondit: «Je le
crois tout de bon.» Puis il disoit: «Lorsque vous serez à Paris, vous
serez donc amoureux de madame d'Olonne? Le comte de Guiche le lui a
promis, à ce que l'on mande de Paris.» Monseigneur rougit, et la reine
lui dit d'un ton de colère: «C'est bien vous faire passer pour un sot
que de promettre ainsi votre amitié! Si j'étois à votre place, je
trouverois cela bien mauvais. Pour vous, qui admirez en tout le comte
de Guiche, vous en êtes ravi.» Puis elle ajouta: «Cela sera beau de
vous voir sans cesse chez une femme qui peste continuellement contre
vous, et qui n'a ni honneur, ni conscience. Vous deviendrez un joli
garçon!» Monsieur dit qu'il ne la verroit pas.»

Tout efféminé qu'il étoit, et peut-être même en raison de son
caractère, Monsieur paroît avoir eu quelques grands élans de
sensibilité. Il éclate en sanglots à la mort de sa mère; il est alors
plus affligé fils que Louis XIV (Montp., t. 4, p. 95). À la mort de
madame de Roquelaure il montre aussi une tristesse enfantine. Nous
demanderons à sa femme, madame la Palatine, de nous achever son
portrait. Il aimoit passionnément le bruit des cloches, jusqu'à
revenir exprès à Paris la veille de toute grande fête carillonnée: à
l'automne, quand les dernières feuilles, jaunies, déjà glacées,
tremblent au bruit des sonneries de la Toussaint; au printemps, quand
le chant joyeux des cloches de Pâques s'envole, comme un essaim de
jeunes oiseaux, au travers des sérénités du ciel bleu. Avec cela il
étoit joueur, mauvais joueur même (Lettres, t. 1, p. 48). Il n'aimoit
pas la chasse et il ne consentoit à monter à cheval que pour aller à
la guerre, où il se conduisit en bon capitaine. Il écrivoit avec une
telle négligence qu'il ne pouvoit se relire; du reste, il écrivoit peu
(t. 1, p. 257). Madame raconte tranquillement qu'elle n'avoit pas
grand plaisir au lit avec lui (t. 1, p. 300) et qu'il ne vouloit pas
être dérangé pendant son sommeil. Il étoit superstitieux (t. 2, p.
276), et Madame le surprit à promener des médailles bénites, la nuit,
sur les diverses parties de son corps de la santé desquelles il
doutoit.

Il n'est pas probable que ce soit Madame qui ait tort (t. 1, p. 402),
et les libelles ou les couplets qui aient raison, lorsqu'elle dit: «La
maréchale de Grancey étoit la femme la plus sotte du monde. Feu
Monsieur feignit d'être amoureux d'elle; mais si elle n'avoit pas eu
d'autre amant, elle auroit certes conservé toute sa bonne renommée. Il
ne s'est jamais rien passé de mal entre eux. Elle-même disoit que,
s'il venoit à se trouver seul avec elle, il se plaignoit aussitôt
d'être malade: il prétendoit avoir mal de tête ou mal de dents. Un
jour la dame lui proposa une liberté singulière: Monsieur mit vite ses
gants. J'ai vu souvent qu'on le plaisantoit à cet égard, et j'en ai
bien ri. Cette Grancey avoit une fort belle figure et une belle taille
lorsque je vins en France, et tout le monde n'avoit pas pour elle le
même dédain que Monsieur, car, avant que le chevalier de Lorraine ne
fût son amant, elle avoit déjà eu un enfant.»

La femme défend bien son mari. Mieux vaudroit pour lui qu'elle pût se
plaindre. Elle ne le flatte pas, d'ailleurs, et raconte parfaitement
(27 janvier 1720) tous ses travers: «Feu Monsieur aimoit beaucoup les
bals et les mascarades; il dansoit bien, mais c'étoit à la manière des
femmes; il ne pouvoit danser comme un homme, parcequ'il portoit des
souliers trop hauts.»

Achevons avec dix lignes de Saint-Simon (t. 3, p. 170):

«Monsieur, qui, avec beaucoup de valeur, avoit gagné la bataille de
Cassel, et qui en avoit montré toujours de fort naturelle en tous les
siéges où il s'étoit trouvé, n'avoit d'ailleurs que les mauvaises
qualités des femmes. Avec plus de monde que d'esprit et nulle lecture,
quoique avec une connoissance étendue et juste des maisons, des
naissances et des alliances, il n'étoit capable de rien. Personne de
si mou de corps et d'esprit, de plus foible, de plus timide, de plus
trompé, de plus gouverné, ni de plus méprisé par ses favoris, et très
souvent de plus mal mené par eux.»]

[Note 57: Quelque délicatesse est de temps en temps indispensable.
Rien ne nous oblige, toutes les fois qu'un nom se présente, à
rechercher tous les souvenirs guillerets qu'il peut rappeler et à
vouloir absolument enluminer toutes nos notes de couleurs voyantes.
C'est affaire aux gens qui écrivent _les Crimes des rois de France_ et
autres ouvrages de cette force de raconter comment toute reine a été
nécessairement une Messaline. Anne d'Autriche, même en admettant bien
des choses, a été une femme digne d'estime, une mère de famille pleine
de dignité, une reine indulgente et honnête. Ce qu'on a dit des
affaires arrivées du temps de Louis XIII et ce qui arriva sous la
régence ne la déshonore en rien. Elle ne fut pas galante, elle ne fut
pas coquette, encore moins débauchée. On ne peut lui reprocher que
d'avoir aimé un peu, et ce n'est pas ici le lieu d'être si
impitoyable. Les pamphlets ne doutent jamais de rien. En voici un qui
a de l'audace (Cat. de la Bibl. nat., t. 2, n. 3547): =Les Amours
d'Anne d'Autriche=, _épouse de Louis XIII, avec M. le C. de R., père de
Louis XIV; Cologne, P. Marteau_, 1693, in-12.

Le brillant Montmorency se déclara, dès 1626, le chevalier de la reine
(Tallem., t. 2, p. 307). À Castelnaudary, sur le champ de sa défaite,
il portoit le portrait d'Anne d'Autriche lorsqu'il fut pris (Vittorio
Siri, _Memorie Recondite_, t. 7), et cela, dit-on, rendit Louis XIII
inflexible au jour de sa condamnation. De simples gentilshommes, avant
ce fou de Jarzay, se mirent à l'aimer: ainsi d'Esguilly-Vassé
(Tallem., t. 2, p. 241). Bellegarde (Roger de Saint-Lary) employa
Malherbe à exprimer sa passion, et l'on a un pont-breton de Voiture
qui indique l'heure où le duc de Bellegarde dut cesser de faire le
beau poète:

    L'astre de Roger
    Ne luit plus au Louvre;
    Chascun le descouvre,
    Et dit qu'un berger
    Arrivé de Douvre
    L'a fait deloger.

Qui ne connoît, de ce même Voiture, la pièce charmante adressée à la
reine-régente, pièce dans laquelle il lui rappelle ce temps de
pastorales, de fêtes romanesques, de scènes de chevalerie, et dans
laquelle il ose lui dire: «Lorsque vous étiez

    Je ne veux pas dire amoureuse;
    La rime le veut toutefois.»

Tout le scandaleux de l'amourette Buckingham, Tallemant (t. 2, p. 10)
l'a resserré en une très courte phrase. Il n'y a rien de plus à
imaginer que des folies:

«Ce qui fit le plus de bruit, ce fut quand la cour alla à Amiens, pour
s'approcher d'autant plus de la mer: Bouquinquant tint la reyne toute
seule dans un jardin; au moins il n'y avoit qu'une madame du Vernet,
soeur de feu M. de Luynes, dame d'atours de la reyne; mais elle
estoit d'intelligence et s'estoit assez éloignée. Le galant culebutta
la reyne et luy escorcha les cuisses avec ses chausses en broderies;
mais ce fut en vain.»

Pour le mariage de la régente avec le cardinal Mazarin, on ne voit pas
qu'il soit plus possible d'en douter, et rien n'est plus facile à
excuser et à comprendre.

Dès le temps de la première Fronde, nul n'étoit ignorant de la liaison
formée entre la mère du roi et le ministre. Un couplet dit en 1650:

    Mazarin, plie ton paquet:
    Notre roi est devenu sage;
    Ton adultère lui déplaît.

Si mesdames de Motteville, Talon et la duchesse de Nemours disculpent
la reine, les mémoires de Brienne le fils (t. 2, p. 40, 337), ceux de
Retz, les Lettres de Madame, et la Correspondance même de Mazarin
(_Lettres inédites_, publiées par M. Ravenel, p. 491), maintiennent
l'opinion générale. Madame, dont il ne faut pas se défier obstinément,
et qui a pu être bien instruite, dit en propres termes (27 septembre
1718): «La reine-mère, veuve de Louis XIII, a fait encore bien pis que
d'aimer le cardinal Mazarin: elle l'a épousé. Il n'étoit pas prêtre,
et n'avoit pas les ordres qui pussent empêcher de se marier.»

C'est encore Madame (16 avril 1718) qui dit: «La reine-mère avoit
l'habitude de manger énormément quatre fois par jour.» Si cela est,
ses enfants ont tenu d'elle. Mais il faut finir par quelque morceau de
panégyrique. Madame de Motteville s'offre à nous pour cette besogne,
qui lui a tant plu.

Vers les derniers moments de la vie de la reine, quand son affreuse
maladie redoublait de pourriture, madame de Motteville fait un retour
sur le passé (t. 5, p. 248): «La grandeur de sa naissance l'avoit
accoutumée à l'usage des choses délicieuses qui peuvent contribuer à
l'aise du corps, et sa propreté étoit sur cela si extrême, qu'on
pouvoit s'étonner doublement quand on voyoit que sa vertu la rendoit
si dure sur elle-même. Selon ses inclinations naturelles et selon la
délicatesse de sa peau, ce qui étoit innocemment délectable lui
plaisoit; elle aimoit les bonnes senteurs avec passion. Il étoit
difficile de lui trouver de la toile de batiste assez fine pour lui
faire des draps et des chemises, et, avant qu'elle pût s'en servir, il
falloit la mouiller plusieurs fois pour la rendre plus douce.»

Elle s'étoit maintenue propre et agréable fort long-temps. En 1661, sa
fidèle amie (t. 5, p. 112) l'affirme: «Quoique elle approchât alors de
soixante ans, elle étoit encore aimable, et, sans flatterie, on
pouvoit dire qu'elle avoit de grandes beautés. Outre qu'elle avoit de
la fraîcheur sur le visage, ses belles mains et ses beaux bras
n'avoient rien perdu de leur perfection, et les belles tresses de ses
cheveux étoient de même grosseur et de même couleur qu'elles avoient
été à vingt-cinq ans.»

Décidément elle n'avoit pas été laide. Écoutons madame de Motteville
en 1644 (t. 2, p. 71): «Il y avoit un plaisir non pareil à la voir
coiffer et habiller. Elle étoit adroite, et ses belles mains, en cet
emploi, faisoient admirer toutes leurs perfections. Elle avoit les
plus beaux cheveux du monde; ils étoient fort longs et en grande
quantité, qui se sont conservés long temps sans que les années aient
eu le pouvoir de détruire leur beauté.....

«..... Après la mort du feu roi elle cessa de mettre du rouge, ce qui
augmenta la blancheur et la netteté de son teint.»]

[Note 58: Au dessous des deux raies circulaires qui s'élevoient du
milieu du front et gagnoient le derrière de l'oreille.]

[Note 59: J'ignore absolument ce que signifie cette manière de
parler, et ne l'expliquerai pas.]

[Note 60: Voyez ce qu'on a dit de Guiche et de Manicamp.]

[Note 61: Toutes les fois qu'il y a, comme pour mademoiselle de
Montpensier, des mémoires qui nous restent, cela nous dispense de la
plus grande partie de notre tâche. La grande Mademoiselle n'a pas
besoin d'une notice. Née en 1627, elle a déjà passé la trentaine au
moment où nous la rencontrons. Elle étoit grande, fort blonde, d'une
haute mine, pétrie de fierté et affable, rieuse au besoin; amie de
l'extraordinaire, peu habituée aux rigueurs de l'orthographe et
curieuse de romans, voire même de poésies; précieuse assez, point
libertine, mais mal satisfaite du célibat. Bussy ne lui déplaisoit
pas. On connoît sa vie, sa jeunesse active, ses prouesses sous les
murs d'Orléans et à la porte Saint-Antoine, ses mariages manqués, ses
amours avec Lauzun, son admiration pour Condé.

J'ai dit qu'elle aimoit les écrits et n'écrivoit pas correctement. En
voici la preuve fournie par le bibliographe G. Peignot (_Documents
authentiques sur les dépenses de Louis XIV_, p. 44):

    «À Choisy, ce 5 août 1665.

«Monsieur le Sr Segrais qui est de la cadémie et qui a bocoup travalie
pour la gloire du Roy et pour le public aiant este oublie lannee
passée dans les gratifications que le Roy a faicts aux baus essprit ma
prie de vous faire souvenir de luy set un aussi homme de mérite et qui
est a moy il y a long tams lespere que sela ne nuira pas a vous
obliger a avoir de la consideration pour luy set se que je vous
demande et de me croire

    «Monsieur Colbert
            Votre afectionee amie

    «Anne-Marie Louise =d'Orléans=.»

De même son courage, soutenu par son humeur aventureuse, est
incontestable; néanmoins elle étoit peureuse (Montp., t. 2, p. 383) et
avoit particulièrement peur des morts (t. 2, p. 418). En 1648, madame
de Motteville (t. 3, p. 102) disoit d'elle: «Elle avoit de la beauté,
de l'esprit, des richesses, de la vertu, et une naissance royale.
Cette princesse crut que toutes ces choses ensemble pouvoient mériter
cet honneur. Sa beauté, néanmoins, n'étoit pas sans défaut, et son
esprit, de même, n'étoit pas de ceux qui plaisent toujours. Sa
vivacité privoit toutes ses actions de cette gravité qui est
nécessaire aux personnes de son rang, et son âme étoit trop peu portée
par ses sentiments. Ce même tempérament ôtoit quelquefois à son teint
un peu de sa perfection en lui causant quelques rougeurs; mais comme
elle étoit blanche, qu'elle avoit les yeux beaux, la bouche belle,
qu'elle étoit de belle taille et blonde, elle avoit tout à fait en
elle l'air de la grande beauté.»

Et elle-même, dans son portrait (_Mém._ t. 4, p. 105), elle dit: «Je
suis grande, ni grasse ni maigre, d'une taille belle et fort aisée;
j'ai bonne mine, la gorge assez bien faite, les bras et les mains pas
beaux, mais la peau belle, ainsi que la gorge. J'ai la jambe droite et
le pied bien fait; mes cheveux sont blonds et d'un beau cendré; mon
visage est long, le tour en est beau; le nez grand et aquilin, la
bouche ni grande ni petite, mais façonnée et d'une manière fort
agréable; les lèvres vermeilles, les dents point belles, mais pas
horribles aussi; mes yeux sont bleus, ni grands ni petits, mais
brillants, doux et fiers comme ma mine. J'ai l'air haut sans l'avoir
glorieux.»

Sa statue, au Luxembourg, est loin d'être un chef-d'oeuvre, mais
elle ne la représente pas mal. Il y a à Versailles une dizaine de
portraits d'elle: en bergère, en déesse, etc., et au naturel, qui ne
lui nuisent pas tous.

Mademoiselle est née le 29 mai 1627, et elle est morte le 5 mars 1693.

À la suite de ses Mémoires on classe ordinairement divers écrits qui
assurément ne sont pas d'elle, mais dont quelques uns ont vu le jour
dans les réunions de son palais du Luxembourg. Ainsi:

1. _Relation de l'île imaginaire_.--2. _Histoire de la princesse de
Paphlagonie_.--3. _Portraits_.--4. _Lettre à et de madame de
Motteville_.--5. _Réflexions morales et chrétiennes sur le livre de
l'_Imitation de Jésus-Christ.--6. Un discours sur les béatitudes.

Nous ne parlerons pas de l'ouvrage _les Amours de M. de Lauzun_ (t. 3
de l'_Hist. amoureuse des Gaules_, édition de 1740).

Somaize (t. 1, p. 56) la désigne sous le nom de la princesse
_Cassandane_. Jean de la Forge l'a encensée sous le nom de _Madonte_.
Vertron (_Nouvelle Pandore_, t. 1, p. 276) l'a louée également. Dans
la satire des _Vins de la cour_, le vin de Mademoiselle est pétillant.

Mademoiselle a eu, tant qu'elle a vécu, les sympathies des gens de
lettres. Encore aujourd'hui sa renommée est restée debout. Le canon de
la Bastille, qui a tué son mari, lui a conquis un certain
retentissement de gloire.]

[Note 62: On a fait la vie de Lauzun. Elle ne seroit pas faite que
les mémoires suffisent bien. Quel homme incompréhensible que ce
favori, qui a une jeunesse si triomphante, une virilité si pavanée
encore, et, dans la personne de son neveu, Riom, une vieillesse si
vertement gaillarde!

Parmi les pièces historiques qui datent de la Fronde, la Bibliothèque
nationale en possède une (_Catal._, t. 2, n. 3142) qui a pour titre:
_La défaite des troupes des sieurs de l'Isle-Bonne et du
Plessis-Belière et Sauveboeuf par le comte de Lauzun, en Guienne_
(30 septembre), etc., 1652, in-4. Lauzun avoit juste vingt ans. Si
c'est de lui qu'il s'agit, il commençoit bien. En 1660, aux fêtes de
la Bidassoa, Antoine Nompar de Caumont est capitaine d'une compagnie
des gardes à bec de corbin, charge de la famille (Montp., t. 3, p.
515); en 1668 il est nommé colonel-général des dragons (Daniel, t. 2,
p. 505); en 1662 il avoit déjà tâté de la prison. «Il y eut de grandes
intrigues, dit Mademoiselle (t. 4, p. 35) entre beaucoup de femmes de
la cour, dans lesquelles M. de Péguilin fut mêlé et envoyé à la
Bastille pendant sept ou huit mois, avec un ordre exprès du roi de ne
lui laisser voir personne. Bien des gens sentirent sa prison avec
douleur, et, quoique je ne le connusse pas dans ce temps-là aussi
particulièrement que j'ai fait depuis, je ne laissai pas de le
plaindre sur la réputation générale et particulière qu'il avoit d'être
un des plus honnêtes hommes de la cour, celui qui avoit le plus
d'esprit et le plus de fidélité pour ses amis, le mieux fait, qui
avoit l'air le plus noble. L'histoire véritable ou médisante disoit
qu'il faisoit du fracas parmi les femmes; qu'il leur donnoit souvent
des sujets de se plaindre pour n'avoir pas la force d'être cruel à
celles qui lui vouloient du bien. Ainsi elles se faisoient des
affaires et lui attirèrent ce châtiment, qui ne lui étoit rude que par
rapport à la peine qu'il souffroit d'avoir déplu au roi, pour lequel
il avoit une amitié passionnée.»

Le style de ce morceau est vif, on y sent l'instinct de l'amoureuse,
on y voit l'hyperbole dans ce mot: «le mieux fait».

Un fait certain, c'est que Lauzun étoit, suivant l'expression
vulgaire, la coqueluche des dames de la cour. La plupart le vouloient
pour amant. Cela tenoit à une certaine suffisance très apparente qui
ne déplaît jamais lorsqu'elle n'est point fade, et à des qualités
secrètes qui plaisent encore plus. Tout se sait, grâce à la médisance;
on sut ce que Lauzun valoit, on le courtisa: il fut forcé d'être
brusque, inconstant, et, avec cette brusquerie et cette inconstance,
il ne contenta pas toutes les coquettes.

Madame de Monaco, sa cousine, l'aima véritablement, ce qui ne
l'empêcha pas de se donner au roi et au marquis de Villeroi ensuite.
Lauzun ne recula pas, il se mit résolument en face de son maître; une
nuit il lui joua le tour (Choisy, Coll. Michaud, p. 631) de le laisser
se morfondre sans succès dans un corridor. Quand il fut vaincu, il eut
de la colère, il s'emporta. La Bastille se rouvrit. Nous ne citerons
plus qu'un seul nom de femme, celui de madame Molière. Lauzun est l'un
de ceux qui ont déchiré le coeur de notre grand poète.

Mais voici le portrait de ce preneur de villes: «C'étoit un petit
homme blond, bien fait dans sa taille, de physionomie haute et
d'esprit, mais sans agrément dans le visage; plein d'ambition, de
caprice et de fantaisie; envieux de tout, jamais content de rien,
voulant toujours passer le but; sans lettres, sans aucun ornement dans
l'esprit; naturellement chagrin, solitaire, sauvage; fort noble dans
toutes ses façons, méchant par nature, encore plus par jalousie;
toutefois bon ami quand il vouloit l'être, ce qui étoit rare;
volontiers ennemi, même des indifférents; habile à saisir les défauts,
à trouver et à donner des ridicules; moqueur impitoyable, extrêmement
et dangereusement brave, heureux courtisan; selon l'occurrence, fier
jusqu'à l'insolence et bas jusqu'au valetage; et, pour le résumer en
trois mots, le plus hardi, le plus adroit et le plus malin des
hommes.»

À cette touche, qui n'a pas reconnu Saint-Simon, ce merveilleux
Saint-Simon (t. 10 de l'édit. Sautelet, p. 88) que les libraires
d'aujourd'hui popularisent? Saint-Simon dit simplement «un petit
homme.» Bussy écrit (à Sévigné, 2 fév. 1689): «C'est un des plus
petits hommes pour l'esprit aussi bien que pour le corps». En
admettant que Bussy soit sévère pour l'esprit, il ne doit rien
inventer pour le corps. C'étoit donc un fort petit homme, ce qui
prouve une fois de plus que les petits hommes, à qui on a déjà concédé
la supériorité intellectuelle, peuvent réclamer aussi le rôle le plus
actif dans la vie amoureuse et compter sur les succès les plus réels.

Ne voulant pas raconter la vie de Lauzun, je me bornerai à un extrait
des Mémoires de Mademoiselle (t. 4, p. 454), qui, en 1682, respire le
désenchantement et la vérité: «Il me paroissoit fort intéressé, ce que
je ne croyois pas, ni personne de ceux qui le connoissoient avant sa
prison; il paroissoit tout jeter par les fenêtres, et en bien des
occasions il en usoit ainsi. Ses manières, cachées et extraordinaires,
faisoient qu'il ne se montroit que dans ses beaux jours et que l'on ne
connoissoit que ses beaux moments. Il connoissoit son humeur et
sçavoit la cacher.»

Lauzun avoit un frère, le chevalier de Lauzun, qui, après une vie
obscure, mourut en 1704 (Saint-Simon, t. 6, p. 147). On retrouvoit en
lui tous les vices de son aîné, sans aucune de ses qualités: Lauzun le
nourrit dans ses ténèbres.]

[Note 63: Le maréchal de Grammont étoit fils d'Antoine II de
Grammont, comte de Guiche et de Louvigny, prince souverain de Bidache,
duc à brevet le 13 décembre, et mort en août 1644. Cet Antoine II
étoit un bâtard de Henri IV. Il refusa honorablement d'être reconnu en
qualité de fils naturel du roi; mais il n'en est pas moins vrai que
les Grammont sont des Bourbons: de là leur attachement au roi et les
égards du roi pour eux.

Antoine II eut deux femmes. De la première, accusée d'adultère, est
descendu le maréchal; de la seconde (Claude de
Montmorency-Boutteville, épousée en 1618) est né Philibert, comte de
Grammont, qui se trouvoit parent, par sa mère, de madame de Châtillon
et de celui qui devoit être Luxembourg.

Le maréchal de Grammont étoit frère de Suzanne-Charlotte de Grammont,
mariée à Henry Mitte de Miolans, marquis de Saint-Chaumont (Voy. les
_Lettres inédites des Feuquières_, t. 2, notice). De son nom il étoit
Antoine III, duc de Grammont, pair et maréchal de France, souverain de
Bidache, comte de Guiche et de Louvigny, vice-roi de Navarre et de
Béarn, maire héréditaire de Bayonne. Il étoit né en 1604 à Hagetman en
Gascogne; il mourut à Bayonne en 1678. Il eut quatre enfants: le comte
de Guiche, le comte de Louvigny (Antoine-Charles), plus tard duc de
Grammont, marié en 1688 à Marie-Charlotte de Castelnau, mort en 1720,
après avoir laissé des mémoires sous le nom de son père; madame de
Monaco, née en 1639, mariée en 1660, morte le 5 juin 1678, et la
marquise de Ravelot, veuve en 1682, puis religieuse.

Les _Mémoires de Grammont_ ne mentent pas quand ils l'appellent (Coll.
Michaud, p. 329) «le courtisan le plus délié et le plus distingué
qu'il y eût à la cour», ni même lorsqu'ils lui donnent (p. 326) «un
esprit jeune et de tous les temps». En 1625, Antoine III, alors comte
de Guiche, fréquente à l'hôtel de Rambouillet. Il n'y brille pas parmi
les versificateurs; on lui fait des farces: on le gave de champignons
(Tallemant des R., t. 2, p. 492), on le couche, on lui découd, on lui
rétrécit ses habits. Mais il va à la guerre: de 1629 à 1630, il se
distingue à Mantoue. Toutefois, on ne le considéra jamais ni comme un
Gassion, ni comme un Condé. Après la bataille d'Honnecourt, il y eut
tant de couplets militaires décochés sur lui avec le refrain:

    Lampon, Lampon,
    Camarades, Lampon,

qu'on l'appela le maréchal Lampon.

On avoit inventé les «éperons à la Guiche»; on disoit:

    Le maréchal de Guiche,
    Qui fuit comme une biche.

On a même dit qu'il se fit battre exprès à Lomincourt (1642) pour
plaire à Richelieu, qui vouloit la guerre longue. C'étoit faire bon
marché de la gloire des armes, et, sauf le sang versé, l'estimer à son
prix.

Richelieu l'avoit fait maréchal de bonne heure, parcequ'il avoit
épousé sa parente, mademoiselle Françoise-Marguerite du
Plessis-Chivray, après avoir failli épouser mademoiselle de
Rambouillet en personne. Souple devant son parent le cardinal, et, par
habitude, devant les ministres qui lui succédèrent, le maréchal étoit
arrogant devant les simples mortels. Tallemant (t. 3, p. 180) parle de
son avarice et l'accuse de sodomie, ni plus ni moins qu'un Condé.

À propos de Condé, pendant la Fronde, le maréchal de Grammont ne
voulut pas être contre lui. On approuva généralement sa conduite.

En 1644, il eut la charge de mestre de camp des gardes (Mott., t. 2,
p. 80). Il étoit fort assidu auprès de la régente. À la fin de 1648,
il est fait duc (Mott., t. 3, p. 117); en 1649, il bloque Paris du
côté de Saint-Cloud (Mott., t. 3, p. 160). Il fut l'un des plus
constants et des meilleurs amis de Mazarin; on le voit à côté de lui,
à l'heure de la mort (Aubery, _Hist. du card. Mazarin_, liv. 8, t. 3,
p. 357, de la 2e édit.).

Madame de Motteville dit de lui (t. 2, p. 218): «Éloquent, spirituel
Gascon, et hardi à trop louer.» Cela rappelle un trait qui est dans
les recueils d'anecdotes (La Place, t. 5, p. 23). Un valet du roi lui
manque: il le bat. Le roi s'inquiète au bruit: «Sire, dit-il, ce n'est
rien; ce sont deux de vos gens qui se battent.» Il est sublime en son
genre, ce mot-là. Quel courage de lâcheté peut inspirer l'esprit de
cour à un militaire! On a conservé (_Catal. de la Bibl. nat._, t. 2,
n. 3304) une _Relation de l'ambassade_ du maréchal en Espagne (octobre
1659) pour arranger le mariage espagnol et demander l'infante. Il
traverse les Pyrénées suivi de son fils, de Manicamp, d'un Feuquières,
d'un Castellane, d'un train de Jean de Paris. Les _Mémoires de madame
de Motteville_ en sont tout émerveillés (t. 5, p. 75, 1660): «La reine
(elle étoit alors infante) nous dit qu'en voyant arriver les François
à Madrid, cette quantité de plumes et de rubans de toutes couleurs,
avec toutes ces belles broderies d'or et d'argent, lui avoient paru
comme un parterre de fleurs fort agréable à voir; que la reine sa
belle-mère et elle avoient été les voir passer, quand ils arrivèrent,
par des fenêtres du palais qui donnoient sur la rue, et que ce jardin
courant la poste leur avoit paru fort beau.»

Si les François envoient encore des ambassades dans mille ans, et que
ce soient des ambassades monarchiques, elles auront le même succès.

La carrière du maréchal se termine à la mort de Mazarin. À partir de
ce moment, il vit retiré, sauf de rares apparitions à la cour, dans
son gouvernement. Lorsque Pierre Potemkin, en 1668, traversa les
Pyrénées, venant d'Espagne, et arrivant au nom d'Alexis Mikhailowitch,
Grammont n'y étoit pourtant pas (Voy. la Relation de cette ambassade
moscovite, 1855, in-8, Gide et Baudry, édit. Emmanuel Galitzin).

Parlant du comte de Guiche, nous avons poussé sur la scène sa soeur,
madame de Monaco. Elle «étoit vraiment (Montp. t. 3, p. 449) une belle
et aimable personne». Son «mariage s'étoit fait à Bidache au retour de
l'ambassade d'Espagne. M. de Valentinois étoit jeune, bien fait et
grand seigneur.» Nous savons qu'elle aimoit déjà Lauzun. Avoit-elle
beaucoup d'esprit? Madame de Sévigné écrit: «La duchesse de
Valentinois est favorite de Madame; elle n'en met pas plus grand
pot-au-feu pour l'esprit ni pour la conversation.»

Et l'autre Madame (la Palatine) a mis ceci dans ses lettres brutales
(14 octobre 1718): «Quelqu'un m'a raconté qu'il avoit surpris Madame
et madame de Monaco se livrant ensemble à la débauche.»

Hélas!

Nous savons comment finit madame de Monaco. Voici quelques textes qui
s'y rattachent et nous intéressent:

«Madame de Monaco est partie de ce monde avec une contrition fort
équivoque et fort confondue avec la douleur d'une cruelle maladie.
Elle a été défigurée avant que de mourir. Son dessèchement a été
jusqu'à outrager la nature humaine par le dérangement de tous les
traits de son visage. La pitié qu'elle faisoit n'a jamais pu obliger
personne de faire son éloge.» (Sévigné, 20 juin 1678.)

«On m'a écrit, répond Bussy, que la maladie dont madame de Monaco est
morte lui a fait faire pénitence.»--«Elle a eu, en effet, beaucoup de
fermeté.» (Sévigné, 27 juin 1678.)

Dans cette même lettre du 20 juin 1678, que nous citons la première,
madame de Sévigné, qui doute de ce qu'on lui a dit, commençoit de la
sorte: «On m'a mandé la mort de madame de Monaco, et que le maréchal
de Grammont lui a dit, en lui disant adieu, qu'il falloit plier
bagage, que le comte de Guiche étoit allé marquer les loges (29
novembre 1673) et qu'il les suivroit bientôt.»

Il les suivit. Louvigny devint duc de Grammont. Sa soeur «la
borgnesse» (Sévigné, 19 février 1672) avoit été mariée comme on avoit
pu. Elle finit ses jours en religion. Sa famille avoit besoin de ses
prières, en commençant par la bisaïeule.

Le maréchal de Grammont est le _Galerius_ de Somaize (t. 1, p. 169).
Il ne paroît pourtant pas avoir été un précieux très minaudier.
Voiture et Sarrazin lui ont fait leur cour. Levasseur, dans ses
_Événements illustres_, fait faire son panégyrique par Apollon
lui-même, et Apollon ne veut pas s'en acquitter en moins de huit
pages. Amelot de la Houssaye (t. 2, p. 119) est moins flatteur
qu'Apollon. Il dit, sans préjudice de la bâtardise: «Le maréchal duc
de Grammont et le comte de Guiche, son fils, se vantoient d'être de
l'ancienne maison de Comminges; mais on dit qu'ils mentoient, et que
le vrai nom de leur maison étoit Menandor.»]

[Note 64: Voici la descendance:

_a_. Roger du Plessis-Liancourt, duc de La Roche-Guyon.

_b_. Son fils Henri Roger, comte de La Roche-Guyon, sert sous Gassion,
épouse Anne-Élisabeth de Lanoye, de la cabale de Condé; meurt à
Mardick (1646) (Mottev., t. 2, p. 185).

_c_. Mademoiselle de La Roche-Guyon, fille de Henri-Roger, née en
1646. Vardes, qui l'aime, emploie Jarzay à empêcher le second mariage
de sa mère, mademoiselle de Lanoye (Tallem. des R., t. 4, p. 306),
avec le prince d'Harcourt, Charles de Lorraine, depuis duc d'Elbeuf.
Jarzay étoit alors cornette de chevau-légers.

La maison de La Roche-Guyon avoit été autrefois une bonne maison, mais
elle étoit tombée en quenouille au XVIe siècle, et tout étoit rentré
dans la famille de Liancourt (Tallem., t. 1, p. 280).

Madame de Motteville, parlant de la mort du comte de La Roche-Guyon
devant Mardick, dit: «Il étoit fils du duc de Liancourt, seul héritier
de ses grands biens et de son oncle maternel, le maréchal de
Schomberg. Il avoit épousé l'héritière de la maison de Lanoye, qui
demeura grosse d'une fille, dont elle accoucha quelque temps après la
mort de son mari. Ce jeune seigneur fut infiniment regretté, tant par
la considération de ses père et mère, qui étoient estimés de tous les
honnêtes gens, que par l'agrément de sa personne.»

Mademoiselle de La Roche-Guyon a eu l'honneur d'être élevée à
Port-Royal. On chercha querelle (quelque confesseur aux cheveux gras)
à son grand-père; on lui fit la guerre jusque dans le confessionnal.
M. de Liancourt, chrétien courageux, refusa d'obéir aux injonctions du
confesseur de Saint-Sulpice. Et voilà une guerre allumée! _Les
Provinciales_ ne seroient pas écrites sans cela.]

[Note 65: Le vieux duc de Liancourt avoit été fait duc sous Louis
XIII. En 1648 il fut reconnu au Parlement (Mottev., t. III, p. 117),
et sa femme eut alors le tabouret ducal. Madame de Liancourt étoit
Jeanne de Schomberg, séparée en 1618 de François de Cossé, comte de
Brissac, remariée à Roger du Plessis-Liancourt, duc de La Roche-Guyon,
marquis de Liancourt et de Guercheville.

Elle est auteur du _Règlement donné par une dame de haute qualité à sa
petite-fille_, publié en 1698. Elle entraîna son mari dans les
querelles du jansénisme. Le duc fut long-temps l'ami de Mazarin
(Mottev., t. 2, p. 11). C'étoit un homme intègre, sage, poli.

En 1669 il assiste avec sa femme au mariage de madame de Grignan,
comme il appert de ce fragment du contrat (Walck., t. 3, p. 134):
«Roger du Plessis, duc de La Roche-Guyon, pair de France, seigneur de
Liancourt, comte de Duretal, et dame Jeanne de Schomberg, son épouse.»

La Fontaine (_Amours de Psyché_, t. 1, p. 589 de l'édit. de Lahure) a
chanté:

    Vaux, Liancourt et leurs naïades.

Liancourt étoit l'un des séjours enchantés de la France. Expilly (t.
4, p. 192) en donne la description. Liancourt étoit un bourg du
Beauvoisis. «Ce bel édifice, dit-il, est accompagné de jardins du
meilleur goût et où l'on voit de belles cascades, etc., etc.

«Outre cela on trouve encore dans cette belle maison quantité d'autres
choses gracieuses et bien ménagées, comme le jeu de la longue paume,
le bassin ovale, le canal de l'Escot, la salle d'eau, le pré des
tilleuls, les dix-sept fontaines.» La description est longue.]

[Note 66: M. Victor Cousin ne m'en voudra pas si, au bas de l'une
des pages de ce livre réprouvé, je me permets de lui rendre mes
humbles hommages. Il est reçu à l'heure présente de rire de sa
philosophie, que je ne défendrai pas et dont j'entreprendrois en vain
de démontrer la profondeur ou la hardiesse; mais, s'il a jugé lui-même
que cette philosophie a fait son temps, il n'en reste pas moins le
promoteur d'une littérature historique qui n'existoit pas et de
laquelle nous relevons tous, pauvres petits compilateurs de mémoires.
Ses derniers livres sont de beaux modèles. Comme il a parlé amplement
de madame de Chevreuse, il me messiéroit d'en vouloir parler beaucoup.
C'est la _Candace_ (t. 1, p. 54) du _Dictionnaire des Prétieuses_. Son
histoire est longue, et par maints endroits touche à la politique:
aussi n'est-il pas jusqu'au soi-disant historien Alexandre Dumas qui
n'ait pris la plume pour en raconter quelque aventure.

Fille de M. de Montbazon, elle épouse le beau connétable de Luynes.
Leur ménage ne manque pas d'originalité. Louis XIII couchoit de temps
en temps avec eux, je ne sais en quelle place du lit. Ce grand roi
paroît l'avoir aimée, à moins qu'il ne colorât d'une apparence
raisonnable l'affection qu'il avoit pour Luynes (Amelot de la
Houssaye, t. 1, p. 45). Croyons poliment que c'est pour elle qu'il se
glissoit ainsi entre les deux époux. Mais cela ne dura point: il se
mit vite à la haïr comme il haïssoit, et dénonça à Luynes les
galanteries du duc de Chevreuse, son grand chambellan. Le grand
chambellan, Claude de Lorraine, prince de Joinville, ami de la
marquise de Verneuil (Tallem., t. 2, p. 177), avoit en effet trouvé
belle madame de Luynes, et, quand son premier mari l'eut possédée
quatre ans et demi et fut mort, il l'épousa. C'étoit le second des
Guise; il étoit bien fait et honnête homme. L'amour ne dura guère.
Madame de Chevreuse se laisse aimer par M. de Moret (le jeune, tué à
Castelnaudary); en Angleterre, ambassadrice et chargée de régler le
mariage d'Henriette avec le frère de Louis XIII, elle accepte les
compliments du comte de Holland; M. de Chasteauneuf, peu après, ne lui
déplut point; Richelieu fut aussi son galant pendant le peu de temps
qu'il ne la persécuta pas pour les services qu'elle rendoit à son
amie, Anne d'Autriche. La persécution amène une suite d'événements
bizarres: elle y pêche en eau trouble l'amour d'un archevêque. C'étoit
à Tours, lorsqu'elle fuyoit la prison de Loches et chevauchoit vers
l'Espagne (Tallem., t. 1, p. 401). Le duc de Lorraine Charles IV fut
aussi l'un de ses adorateurs; mais il seroit bien long de nommer tous
ceux qui l'aimèrent et qu'elle aima. Madame de Chevreuse trouvoit du
temps, au milieu de ses intrigues, pour aller jaser à l'hôtel de
Rambouillet.

Lorsque Louis XIII mourut, Anne d'Autriche, pour laquelle elle avoit
souffert, la rappelle, la nomme surintendante de sa maison
(Motteville, t. 5, p. 117), avec tous les honneurs possibles. Mais la
régente n'est plus la reine, et le crédit de la duchesse n'entre que
pour peu de chose dans les mouvements de la nouvelle politique. Elle
s'en console ou feint de s'en consoler. Elle avoit été vraiment belle
et d'une beauté pleine d'esprit; elle étoit vieillie, fatiguée, mais
agréable encore, et Geoffroy, marquis de Laigues, protestant, d'une
ancienne maison du Dauphiné, ex-capitaine des gardes de Gaston, se mit
alors à l'aimer. On croit qu'il l'épousa secrètement. Laigues a joué
un rôle tantôt à côté de Condé, tantôt à côté de la reine (Motteville,
t. 4, p. 267), tantôt à côté de Retz. C'est lui qui, en 1648, avertit
la cour du sérieux de la scène des barricades; c'est lui, en 1650, qui
conseille l'arrestation des princes. Volage, mais habile et
clairvoyant, il fut réellement l'un des chefs de la Fronde ou du parti
royal (Motteville, t. 3, p. 264, 279, 362). Il «avoit une grande
valeur (Retz, p. 132), mais peu de sens et beaucoup de présomption».
Il s'étoit brouillé avec Condé à la suite d'une querelle de jeu
(Guy-Joly, p. 10, 1648). Il inventa une ambassade de l'archiduc au
Parlement en 1649. Le marquis de Noirmoutiers étoit son compagnon
assidu.

Madame de Chevreuse n'eut pas toujours à s'en louer. Laigues avoit
connu intimement Voiture (Tallemant des Réaux, t. 3, p. 62).

Le duc de Chevreuse mourut en 1657, très âgé. C'étoit, par ordre de
naissance, le quatrième fils du Balafré. Il étoit né en 1578. La
duchesse (Marie de Rohan, fille d'Hercule de Rohan, duc de Montbazon,
grand veneur de France) étoit née en 1600. Elle mourut à Gagny, près
de Chelles, le 12 août 1679.

On n'a pas toujours dit qu'elle fut l'une des ennemies de Fouquet
(Mottev., t. 5, p. 132), et qu'avec Laigues elle détermina à prendre
parti contre lui la reine-mère, qui, le 27 juin 1661, l'étoit allée
voir.

Sa fille, non pas Anne-Marie, abbesse de Pont-aux-Dames, morte le 5
août 1652 (Walck., t. 1, p. 418), mais Charlotte-Marie, née en 1627 en
Angleterre, a été très passionnée pour sa part. Mademoiselle dit:
«C'étoit une belle fille (t. 2, p. 368) qui n'avoit pas beaucoup
d'esprit.» Elle avoit de l'esprit lorsqu'elle aimoit. Voyez Retz (p.
97 et 353): «Elle avoit plus de beauté que d'agrément, estoit sotte
jusques au ridicule par son naturel. La passion lui donnoit de
l'esprit, et mesme du sérieux et de l'agréable, uniquement pour celui
qu'elle aimoit; mais elle le traitoit bientôt comme ses jupes: elle
les mettoit dans son lit quand elles lui plaisoient; elle les
brusloit, par une pure aversion, deux jours après.»

Madame de Motteville (t. 3, p. 271) la juge ainsi: «Mademoiselle de
Chevreuse étoit belle, elle avoit en effet de beaux yeux, une belle
bouche et un beau tour de visage; mais elle étoit maigre et n'avoit
pas assez de blancheur pour une grande beauté.»

Conti (Pierre Coste, p. 92) fut, en 1651, ébloui de cette beauté,
qu'il voyoit grande. Retz la savoura. Ce fut l'abbé Fouquet qui en
jouit le dernier. Elle mourut en trois jours, le 7 novembre 1652,
d'une maladie qui la défigura (Guy-Joly, p. 70) et laissa
véhémentement soupçonner le poison. Elle avoit alors vingt-cinq ans,
comme vous voyez. C'est bien jeune pour mourir quand on est galante.]

[Note 67: Le premier livre est clos. Le commentateur n'a-t-il rien
oublié? N'a-t-il fait aucune confusion de date? A-t-il le droit
d'affirmer qu'on ne sauroit rien ajouter aux couleurs qu'il a
fournies? Le commentateur sait qu'il a oublié bien des choses; il sait
combien il est difficile d'éviter toute erreur, et il sait surtout que
son commentaire n'empêchera personne d'en faire un meilleur.

Mais, en vérité, faut-il que des notes de ce genre, en un livre de ce
goût, soient méthodiquement composées et classées? Doivent-elles
raconter régulièrement l'histoire des personnes, en partant de la date
de la naissance pour arriver à la date de la mort? Ne faut-il point
s'y passer des parchemins généalogiques lorsqu'on le peut? Est-ce la
vie politique, la vie au grand jour de ces gens, que j'ai à exposer?
Dois-je me garder, si en un coin je ne puis accumuler tout ce que les
livres m'ont appris, de réserver pour un autre endroit le surplus de
mon butin? M'est-il interdit de revenir sur mes pas lorsque j'ai
marché trop vite? Je ne le pense pas, et, si j'ai tort, je demande
qu'on me le pardonne.

Ai-je assez montré madame d'Olonne dans ses fonctions de précieuse et
sous son nom de _Doriménide_ (Somaize, t. 1, p. 97)? Ai-je assez parlé
de sa soeur Magdelaine, femme de la Ferté-Senneterre? Les notes qui
viendront à la suite des miennes, dans les tomes 2 et 3 de la présente
collection, ne peuvent manquer, lorsqu'il le faudra, de les compléter
ou de les réformer. C'est égal, j'ajouterai toujours quelque chose.

On ne voit pas souvent dans les _faits divers_ de nos journaux qu'il
soit question de vols commis dans les appartements des Tuileries par
des dames de la cour. Madame d'Olonne ne se contraignoit pas. Elle a
envie d'un soufflet de peau d'Espagne qui est attaché au service de la
cheminée d'Anne d'Autriche, beau soufflet, du reste, soufflet de bois
d'ébène garni d'argent: elle charge un sien admirateur, Moret,
d'enlever le soufflet désiré, et Moret le décroche, le cache, l'enlève
et l'apporte (Montp., t. 3, p. 416). Le mal est que la reine sut quel
feu son soufflet volage excitoit aux étincelles.

Un peu plus il falloit insister sur le chapitre de Beuvron, et ne pas
craindre, avec madame de Caylus (p. 415 de l'édit. Petitot), de le
montrer éperdument amoureux de madame Scarron. La comtesse de Beuvron,
sa belle-soeur (mademoiselle de Théobon), est morte à 70 ans
(Saint-Simon, t. 6, p. 429). Enfin c'est lui plus probablement que son
frère qui a gâté

    Le grand chemin de la Ferté.

Leur soeur, Catherine-Henriette, duchesse d'Arpajon, est née en
1622; elle est morte le 11 mai 1701. Le duc d'Arpajon avoit été marié
deux fois lorsqu'il l'épousa. Les Beuvron étoient parents des
Matignon, dont on voit si souvent le nom à côté du leur.

Puisque j'ai cité plus haut Somaize et dit le nom précieux de madame
d'Arpajon, je puis bien demander à Somaize autre chose qu'un nom (t.
1, p. 71). Il répondra en sa faveur:

«La plus noire médisance ne l'a jamais pu accuser que de trop de
froideur, tant sa vertu est connue de tout le monde et tant l'on en
est bien persuadé. Ce n'est pas qu'elle soit de ces femmes qui sont
sages par force, car les charmes de son visage ont de quoy disputer
avec ceux des plus belles. Elle écrit fort bien en prose et discerne
admirablement les bons vers d'avec les mauvais.»

Passons à Candale. Il n'étoit pas le premier de son nom. Le duc
d'Epernon, son père, avoit eu deux frères: 1º le duc de Candale, 2º le
cardinal de la Valette. Cet oncle avoit pris son nom d'un duché
maternel. Il s'ensuit que, lorsque Tallemant impute à un Candale la
création du petit Tancrède de Rohan, c'est à Candale I qu'il en veut.

Madame de Saint-Loup (mademoiselle de La Roche-Posay), la _Silénie_
des Précieuses (t. 2, p. 354), la première maîtresse de Candale,
mériteroit certainement qu'on parle d'elle dans ces notes; mais je me
contenterai de renvoyer les lecteurs à Tallemant des Réaux. Il y a
aussi Bartet, ce pauvre Bartet, dont je n'ai pas mené l'histoire
jusqu'au bout. Les gens de cour n'en voulurent pas beaucoup à Candale,
qui lui avoit joué le vilain tour que vous savez, parcequ'il étoit
insolent et peu aimé (V. les Mém. de Conrart). Saint-Simon (t. 6, p.
121) raconte comment il trouva un asile auprès de Lyon chez les
Villeroi. Le plaisant est qu'il poussa la vie jusqu'à 105 années
complètes, n'étant mort qu'en 1707 et étant né en 1602. Il avoit été
l'homme de Mazarin. M. Chéruel a indiqué les lettres très
particulières qu'il lui écrivoit (_Archives des aff. étrang._, France,
t. 154, pièce 107, etc.).

J'emprunterai encore, au sujet de Candale, quelques lignes à Amelot de
la Houssaye:

«Le dernier duc de Candale prétendoit être prince, à cause que sa mère
étoit fille bâtarde d'Henri IV; mais toute la cour se moquoit de cette
prétention, dont il ne recueillit que le sobriquet de _Prince des
Vandales_.

«Mademoiselle d'Epernon, soeur unique du duc de Candale, aimoit
éperdument le chevalier de Fiesque, et voulut lui faire faire sa
fortune en l'épousant.» (Amelot de la Houssaye, t. 2, p. 411.)

Il meurt à Mardick; elle se fait religieuse.

J'ai laissé Conti de côté, non pour l'oublier, mais dans l'intention
de le placer plus loin, à côté de son frère.

M. Walckenaer (t. 4, p. 350) a expliqué très clairement comment
Jeannin étoit possesseur du marquisat de Montjeu. Expilly (t. 4, p.
855) parle aussi de ce marquisat. Mais ce n'est pas pour indiquer ces
éclaircissements géographiques que je remettrai Jeannin, le «coquet»
Jeannin en scène; c'est pour demander à Saint-Simon (t. 5, p. 3)
d'autres éclaircissements plus utiles, et qu'il donne de la manière la
plus imprévue en parlant des fêtes de Sceaux, vers l'année 1703. Voici
la page du maître:

«Il s'y étoit fourré, sur le pied de petite complaisante, bien honorée
d'y être, comme que ce fût, soufferte, une mademoiselle de Montjeu,
jaune, noire, laide en perfection, de l'esprit comme un diable, du
tempérament comme vingt, dont elle usa bien dans la suite, et riche en
héritière de financier. Son père s'appeloit Castille, comme un chien
citron, dont le père, qui étoit aussi dans les finances, avoit pris le
nom de Jeannin pour décorer le sien, en l'y joignant de sa mère, fille
du célèbre M. Jeannin, ce ministre d'État au dehors et au dedans, si
connu sous Henri IV.

«Le père de notre épousée avoit pris le nom de Montjeu d'une belle
terre qu'il avoit achetée. Il avoit ajouté beaucoup aux richesses de
son père dans le même métier. Il avoit la protection de M. Fouquet;
elle lui valut l'agrément de la charge de greffier de l'ordre, que
Novion, depuis premier président, lui vendit en 1657, un an après
l'avoir achetée. La chute de M. Fouquet l'éreinta. Après que les
ennemis du surintendant eurent perdu l'espérance de pis que la prison
perpétuelle, les financiers de son règne furent recherchés. Celui-ci
se trouva fort en prise: on ne l'épargna pas; mais il avoit su se
mettre à couvert sur bien des articles; cela même irrita. Le roi lui
fit demander la démission de sa charge de l'ordre, et, sur ses refus
réitérés, il eut défense d'en porter les marques.

«Il avoit long-temps trempé en prison, on le menaça de l'y rejeter; il
tint ferme. On prit un milieu: on l'exila chez lui en Bourgogne, et
Châteauneuf, secrétaire d'État, porta l'ordre, et fit par commission
la charge de greffier. Enfin le financier, mâté de sa solitude dans
son château de Montjeu, où il ne voyoit point de fin, donna sa
démission. La charge fut taxée et Châteauneuf pourvu en titre. Montjeu
eut après cela liberté de voir du monde, et même de passer les hivers
à Autun. Bussy-Rabutin, qui étoit exilé aussi, en parle assez souvent
dans ses fades et pédantes lettres. À la fin, Montjeu eut permission
de revenir à Paris, où il mourut en 1688. Sa femme étoit Dauvet,
parente du grand fauconnier.

«Madame du Maine conclut le mariage et en fit la noce à Sceaux. Le duc
de Lorraine s'en brouilla avec le prince et la princesse d'Harcourt,
et fit défendre à leur fils et à leur belle-fille de se présenter
jamais devant lui, surtout de ne mettre pas le pied dans son État.»

Le livret du Musée de Versailles (par M. E. Soulié), dont j'ai déjà
loué ou louerai l'exactitude, commet une erreur (t. 2, p. 466) à
propos du nom de comtesse de Fiesque: il confond la mère (Anne Le
Veneur) et la belle-fille (Gilonne d'Harcourt). La belle-fille ne doit
pas être trop sacrifiée à l'amour de l'anecdote. Elle eut réellement
de l'esprit, elle ne fut pas libertine et elle aima les lettres
jusqu'à la folie. Somaize (t. 1, p. 96) la traite fort bien:

«_Felicie_ est une prétieuse de haute naissance qui fleurissoit du
temps de _Valère_ (Voiture), bien qu'elle fût dans un âge où à peine
les autres sçavent-elles parler. Sa ruelle est encore aujourd'hui la
plus fréquentée de tout Athènes, et l'esprit de cette illustre femme
est généralement cherché de tout ce qu'il y a de plus grand et de plus
spirituel dans cette grande ville. Les autheurs les plus connus et qui
ont le plus de réputation font gloire de soumettre leurs ouvrages à
son jugement: aussi a-t-elle des lumières qui ne sont pas communes à
celles de son sexe, ce qui est aisé de juger par les visites que les
deux _Scipions_ (M. le Prince et son fils) luy rendent. La belle
_Dorimenide_ (madame d'Olonne) est une de ses plus intimes amies.»

Son persécuteur, le chevalier de Grammont (dans Somaize, le chevalier
de Galerius, poursuivant de _Lidaspasie_, mademoiselle Leseville, et
de sa soeur), avoit été abbé. Peut-être n'ai-je pas dit de cet homme
assez de mal. L'esprit séduit si bien, même en ses débauches! Mais
Saint-Simon nous ramènera dans le vrai, s'il ne nous pousse pas au
delà. Il le cite à son tribunal (t. 5, p. 333) lorsqu'il meurt, en
1707:

«C'étoit un homme de beaucoup d'esprit, mais de ces esprits de
plaisanterie, de réparties, de finesse et de justesse à trouver le
mauvais, le ridicule, le foible de chacun, de le peindre en deux coups
de langue irréparables et ineffaçables, d'une hardiesse à le faire en
public, en présence et plutôt devant le roi qu'ailleurs, sans que
mérite, grandeur, faveurs et places en puissent garantir hommes ni
femmes quelconques. À ce métier, il amusoit et instruisoit le roi de
mille choses cruelles, avec lequel il s'étoit acquis la liberté de
tout dire jusque de ses ministres. C'étoit un chien enragé à qui rien
n'échappoit. Sa poltronnerie connue le mettoit au dessous de toutes
suites de ses morsures; avec cela, escroc avec impudence et fripon au
jeu à visage découvert.

«Avec tous ces vices, sans mélange d'aucun vestige de vertu, il avoit
débellé la cour et la tenoit en respect et en crainte. Aussi se
sentit-elle délivrée d'un fléau que le roi favorisa et distingua toute
sa vie.»

Vient la tribu des La Rochefoucauld: le père, François VI; le fils
Marsillac, François VII, et Sillery, son oncle. Que voici encore une
vive peinture de Saint-Simon! Nous sommes en 1706 (t. 5, p. 261), et
nos héros ont perdu leurs grâces juvéniles:

«Ce Marly produisit une querelle assez ridicule. Il faisoit une pluie
qui n'empêcha pas le roi de voir planter dans ses jardins. Son chapeau
en fut percé: il en fallut un autre. Le duc d'Aumont étoit en année,
le duc de Tresmes servoit pour lui. Le porte-manteau du roi lui donna
le chapeau; il le présenta au roi. M. de La Rochefoucauld étoit
présent. Cela se fit en un clin d'oeil. Le voilà aux champs, quoique
ami du duc de Tresmes. Il avoit empiété sur sa charge, il y alloit de
son honneur: tout étoit perdu. On eut grand' peine à les raccommoder.
Leurs rangs, ils laissent tout usurper à chacun; personne n'ose dire
mot, et pour un chapeau présenté tout est en furie et en vacarme. On
n'oseroit dire que voilà des valets.»

À quoi bon s'acharner après Marsillac? Je n'ai nulle raison pour ne
montrer que ses ridicules, et je dois enregistrer ses états de
services. Né le 15 juin 1634, il commence à servir en 1652; au siége
de Landrecies, en 1655; il est mestre de camp du régiment de
Royal-Cavalerie en 1666; il va en Flandre en 1667, en Franche-Comté en
1668; il est gouverneur du Berry en 1671; il prend part au passage du
Rhin en 1672; il devient grand veneur en 1679, et chevalier de l'ordre
du Saint-Esprit en 1689. Il est mort le 11 janvier 1714.

Ai-je dit qu'il aima la première Madame? (V. La Fayette.)

Quant à Sillery, voici ce qu'Amelot de la Houssaye (t. 1, p. 539) dit
de l'origine de sa maison; cela nous dispense de parler aux
généalogistes: «_Brulart_. Cette maison est originaire d'Artois et
vient d'un Adam Brulart, seigneur de Hez audit pays, lequel Filippe de
Valois fit grand maître des engins, cranequiniers et arbalestriers de
France.»

L'amour de la généalogie m'entraîne. Les Villarceaux sont des Mornay
de la branche d'Ambleville et Villarceaux. Ils se manifestent ainsi
dans le monde:

Pierre de Mornay, assassiné en 1626, épouse le 6 avril 1616
Anne-Olivier de Leuville, morte en 1653.

De ce mariage:

1º Louis, mort le 21 février 1691, à soixante-douze ans, après avoir
épousé, en 1643, Denise de La Fontaine, d'où trois fils et une fille;

2º Claude, mort jeune;

3º René, mort le 2 septembre 1691;

4º Madeleine, abbesse de Gif;

5º Charlotte, qui épousa (1643) Jacques Rouxel, comte de Grancey,
maréchal de France, etc. (morte le 6 mai 1694).

J'ai fait l'éloge de Mercoeur. Ce Somaize qui, en somme, apprend peu
de chose, apprend qu'il aima une demoiselle Sciroeste d'Avignon (t. 1,
p. 215). Ce fut sans doute littérairement et en tout honneur. Il ne
faut pas nous gâter nos bons maris, qui sont rares dans la société
dont nous faisons l'histoire.

Villars étoit peu de chose par la naissance, avons-nous dit.
Saint-Simon (t. 1, p. 26) n'y va pas de main morte; il écrit:
«petit-fils d'un greffier de Coindrieu». Bagatelle.

Nous ne sommes pas très riches de documents sur le compte des
Manicamp. N'oublions donc pas un fait, si petit qu'il soit (Amel. de
la Houss., t. 2, p. 430). «Le maréchal d'Estrées, frère de Gabrielle,
a pour troisième femme Gabrielle de Longueval, fille d'Achille de
Manicamp.»

La terre de Manicamp est une terre de Soissonnois érigée en comté
(octobre 1693) pour Louis de Madaillan de l'Esparre, marquis de
Montataire (Expilly).

Et je n'ai plus qu'un ou deux mots, l'un pour madame de Bonnelle,
l'autre pour Guitaut.

Le surintendant Bullion, père de M. de Bonnelle, soutient en 1636,
après Corbie, le courage du cardinal. Cette année même il fait nommer
son fils président à mortier à la place de Le Coigneux. En 1643, à la
rentrée en grâce des proscrits, le président Le Coigneux demande sa
place; on fait Bonnelle conseiller d'honneur et cordon bleu (Amelot de
la Houssaye, t. 2, p. 100). Le président Bellièvre, son beau-frère, le
trouva bien accommodant.

C'est peu de chose que nous dirons de Guitaut:

Le vieux Guitaut est mort le 12 mars 1663, à quatre-vingt-deux ans.
Notre Guitaut est né le 5 octobre 1626, et est mort le 27 décembre
1685. On comprend bien qu'il y a de l'intérêt, dans une Histoire
amoureuse, à savoir au juste l'âge des gens.

C'est dans la rue Saint-Anastase, et non dans la rue
Culture-Sainte-Catherine, où elle alla demeurer plus tard, qu'il est
voisin de madame de Sévigné (Walck., t. 4, p. 68).]

[Note 68: Quel duelliste que Boutteville, le père de madame de
Châtillon! Il alloit provoquer quiconque étoit devant lui cité comme
une fine lame. Chaque matin, chez lui, dans une salle basse, il y
avoit assaut de braves; le vin et le pain étoient en permanence sur la
table avec les fleurets (Amelot de la Houssaye, t. 2, p. 262). On sait
quelle fut sa mort. Avant de monter sur l'échafaud, Cospean l'amena à
se convertir (La Houssaye, t. 1, p. 518).

Sa fille, madame de Châtillon, ne sera que trop souvent sur la scène.
Boutteville laissa aussi un fils posthume, né en 1627, François-Henri
de Montmorency, qui devint Luxembourg. Dans sa tendre jeunesse, il ne
paroît pas si bravache que son père: le chevalier de Roquelaure lui
donne un soufflet qu'il accepte (Tallem., chap. 202, t. 6, p. 178). Il
est assidu auprès de Condé, son parent. En 1649 il fait partie de la
confédération des nobles contre les tabourets de quelques duchesses
(Mottev., t. 3, p. 375); il figure chez Renard à côté de Jarzay (La
Rochefoucauld, p. 431) et provoque Beaufort, qui refuse de se battre
avec lui, le 23 janvier 1650. Il aimoit alors la belle et jeune
marquise de Gouville; mais le temps des amours tranquilles étoit
passé: il faut qu'il combatte pour Condé. Il s'enferme alors dans
Bellegarde avec Tavannes. La ville est dégarnie; qu'importe? «Ils
arborent sur le rempart (Désormeaux, _Vie de Condé_, t. 2, p. 351) un
drapeau blanc, semé de têtes de morts, pour annoncer qu'ils étoient
bons François, mais qu'ils se défendroient jusqu'au dernier soupir.»
C'est là l'apprentissage du futur _tapissier de Notre-Dame_. Il
partage la fortune de Condé chez les Espagnols; il est fait prisonnier
après l'engagement de Furnes (Montglat, p. 331). Il se marie, le 17
mars 1661, avec l'héritière de Piney-Luxembourg.

Sa jeunesse, si agitée, ne ressemble pas entièrement à celle des
langoureux Guiche et Candale; d'ailleurs, il avoit le malheur d'être
contrefait. On a toutefois écrit avec beaucoup d'abondance l'_Histoire
des amours du maréchal de Luxembourg_ (1695).

Saint-Simon, qui ne l'a point connu jouvenceau et qui ne peut lui
pardonner ce qu'il a fait pour passer du dix-huitième rang des pairs
au second (chap. 9, 1694), a plus d'une fois taillé pointue sa plume
pour dire de lui le mal qu'il en pensoit. Ce n'en fut pas moins,
lorsque l'heure arriva, l'un de nos plus habiles capitaines.
Saint-Simon l'avoue, au reste (t. 1, p. 144): «Rien de plus juste que
le coup d'oeil de M. de Luxembourg, rien de plus brillant, de plus
avisé, de plus prévoyant que lui devant les ennemis ou un jour de
bataille, avec une audace, et en même temps un sang-froid qui lui
laissoit tout voir et tout prévoir au milieu du plus grand feu et du
danger du succès le plus imminent; et c'étoit là où il étoit grand.
Pour le reste, la paresse même.»

Luxembourg est mort le 4 janvier 1695 (V. Dangeau). Sa mère[A],
également mère de madame de Châtillon, lui survit; elle meurt à 91
ans, en 1696, après avoir (Saint-Simon, t. 1, p. 215) vécu «toute sa
vie retirée à la campagne».]

[Note A: Élisabeth, fille de Jean Vienne, président en la chambre
des comptes (Saint-Simon, t. 1, p. 134), mariée en 1617.]

[Note 69: Gaspard IV de Coligny, marquis d'Andelot, puis duc de
Châtillon, promettoit d'être un jour un général. Dès 1641 il est nommé
maître de camp du régiment (Daniel, t. 2, p. 381) de Piémont, quoique
son père vînt de perdre la bataille de la Marfée.

En 1644, le père de mademoiselle de Vigean, que Condé aimoit, s'entend
avec le maréchal de Châtillon pour marier sa fille à son fils
(Mottev., t. 2, p. 129). C'est alors que Condé pousse le fils à aimer
passionnément et à enlever mademoiselle de Montmorency. Châtillon
s'attache de plus en plus à son protecteur; il combat près de lui à
Lens. Condé l'envoie raconter sa victoire et demande pour lui le bâton
de maréchal (Mottev., t. 3, p. 3); il n'obtient qu'un brevet de duc
(t. 3, p. 117) à la fin de l'année 1648 (et non 1646.--Saint-Simon, t.
1, chap. 8). Saint-Simon l'appelle «bon et paisible mari». Pourquoi
cela?

Quoi qu'il en soit, c'est lui qui commence la réputation de Ninon (V.
Saint-Evremont); il étoit beau et vraiment aimable. Le coup de canon
ou la balle qui le tua à Charenton, en 1649, fut détesté dans les deux
partis (Guy Joly, p. 20). Chavagnac a raconté cette triste mort (9
février). Diverses pièces, publiées alors, contiennent son
panégyrique; elles sont numérotées 22706, 22707, 22708, dans la
_Bibliothèque_ du P. Lelong. Châtillon ne laissa aucuns biens (Omer
Talon, 331). «Il étoit beau», avons-nous dit déjà, «bien fait de sa
personne et brave au dernier point.» Au moment où il mourut, il aimoit
mademoiselle de Guerchy. «Dans le combat (Montp., t. 2, p. 47) il
avoit une de ses jarretières (bleues) nouée à son bras.»

Son frère aîné, Coligny, a été, avec le duc de Guise, le héros du duel
romanesque de la place Royale, que M. V. Cousin a raconté dans son
_Histoire de madame de Longueville_; mais il en a été le héros
malheureux.]

[Note 70: Nécessité sera de s'y prendre à deux et à trois fois
pour dire ce que je puis avoir à dire de madame de Châtillon. Ce ne
fut pas seulement une dame galante, comme madame d'Olonne; ce fut
aussi une femme politique, une Aspasie, une Impéria. Mais je n'ai pas
à l'encenser, car elle n'a été que belle et n'a pas été aimable.

Les notes que nous consacrerons à éclaircir ou à garantir l'histoire
que Bussy a faite de madame de Châtillon ne peuvent avoir la
prétention de former un ensemble chronologique: ce sont les traits
épars d'un tableau qui ne diffère pas de celui qu'il a peint. M.
Walckenaer, dans le premier volume de ses Mémoires, a d'ailleurs
étudié avec soin toute cette histoire.

On ne doit pas se fier éperdument à l'_Histoire véritable de la
duchesse de Châtillon_, Cologne, Pierre Marteau (Hollande, à la
Sphère), 1699, petit in-12 (catalogue Le Ber, nº 2224). Madame de
Châtillon est née en 1626; elle a été mariée à Coligny en 1645; elle
est devenue veuve en 1649; elle s'est remariée en 1664 au duc de
Mecklembourg; elle est morte le 24 janvier 1695. Boutteville avoit
laissé trois enfants: madame de Châtillon (Isabelle-Angélique),
Marie-Louise, qui fut madame la marquise de Valençay, et enfin
François-Henri, qui devint le maréchal de Luxembourg. On voit dans les
_Prétieuses_ de Somaize (t. 1, p. 191) cette prédiction, qui
s'applique à madame de Châtillon sous le nom de _Camma_ (1661):
«L'amour se deffera de sa puissance entre les mains de Camma et luy
donnera tout ce qu'il possède, ce qui s'appellera du nom de
_Métamorphose galante_.»

Presque partout nous citons Somaize: c'est que tout notre monde a vécu
de la vie précieuse, c'est que tous ces libertins et toutes ces femmes
légères ont filé dans les ruelles le parfait amour avant de passer si
chaleureusement à la réalité. Les lettres et les dialogues de Bussy,
s'ils ne sont pas authentiques, sont parfaitement vraisemblables.
Ainsi s'exprimoit la galanterie la plus hardie. Madame de Châtillon
«faisoit la prude (Conrart, p. 231) et la sévère plus qu'aucune autre
dame.» Elle étoit Montmorency, elle étoit Coligny elle avoit du sang
d'azur dans les veines; elle se sentoit duchesse et bel-esprit.
Mademoiselle Desjardins a écrit pour elle le _Triomphe d'Amarillis_;
elle y passe divinité et y trône sur les nuages. Nous sommes loin des
gourgandines de Régnier avec ce monde beau parleur; nous sommes loin
aussi des vigoureuses passions de l'Italie ou de l'Espagne. Peu s'en
faut que madame de Châtillon ne figure parmi les dévotes. Parmi les
pièces justificatives de l'_Histoire de madame de Longueville_ par M.
V. Cousin, il y a quelques lettres de Madame de Longueville, de la
princesse douairière et de Madame de Châtillon: ce sont des mères de
douleur, des colombes chrétiennes; elles parlent le mielleux langage
de saint François de Sales. On a quelque peine à tenir ses lèvres
pincées lorsqu'on voit madame de Châtillon déposer solennellement en
faveur de la sainteté de la mère Magdelaine de Saint-Joseph (1655),
religieuse carmélite dont on poursuivoit à Rome la béatification.

Parlons d'abord de son second mari, de celui qui lui donna le nom de
Meckelbourg, pour qu'il n'y ait plus qu'à songer librement à madame de
Châtillon. C'est en février 1664, à trente-huit ans, qu'elle l'épousa.
Christian-Louis de Meckelbourg (Mecklembourg)-Schwerin, chevalier de
l'ordre le 4 novembre 1663, étoit veuf et avoit à peu près le même âge
qu'elle. Il est mort à La Haye en 1692 (Saint-Simon, _Notes à
Dangeau_, t. 2, p. 273). Il étoit rêveur, et sa femme lui donna de
quoi rêver. Madame de Sévigné nous apprend (30 décembre 1672) qu'on se
moquoit de lui volontiers. Madame (28 août 1719) dit: «C'étoit un
singulier personnage que ce prince. Il étoit bien élevé, il apprécioit
fort bien les affaires, il raisonnoit avec justesse; mais, dans tout
ce qu'il faisoit, il étoit plus simple qu'un enfant de six ans.»

Et le reste.

Il y avoit une chanson ainsi tournée:

    Ventadour et Mecklembourg
    Sont toujours tout seuls au cours;
        Ce n'est pas que l'amour
    Leur tracasse la cervelle,
        Mais c'est qu'à la cour
    On les fuit comme des ours.

Laissons ce malheureux, qui n'a pas mérité son sort, et qu'après tout
il ne faut pas plaindre s'il a tenu absolument à posséder la brillante
madame de Châtillon.

De très bonne heure, mademoiselle de Boutteville s'étoit montrée
encline à l'amour. D'abord elle s'imagine que Condé l'adore (1644).
Condé faisoit semblant de l'aimer par ordre de mademoiselle du Vigean,
qu'il aimoit en réalité (Motteville, t. 2, p. 130). Elle n'a que
dix-neuf ans quand Coligny l'enlève. Ce fut une scène de mélodrame: un
suisse de madame de Valençay, sa soeur, y périt vertueusement. La
mère poussoit des cris de Rachel désespérée. Un amant évincé, Brion,
faisoit chorus. Voiture n'y vit pas de mal (Oeuv., t. 2, p. 174), et
dit du ravisseur, dans un rondeau que nous approuvons:

    Il a bien fait, s'il faut que l'on m'en croye.

On parloit beaucoup alors de la beauté de mademoiselle de Guerchy.
Madame de Châtillon apprit avec une grande joie que le jeune prince de
Galles la jugeoit plus belle que sa rivale (Montp., t. 2, p. 1, 1647);
mais M. de Châtillon devoit, au jour de sa mort, avoir la jarretière
de cette rivale nouée autour de son bras.

Je sais bien que les Mémoires de M. de *** ne peuvent pas être
considérés comme des mémoires d'une grande valeur et qu'ils
ressemblent à une compilation; je les appellerai toutefois en
témoignage. Ce qu'ils disent nous fait faire un grand pas dans notre
histoire, et, aux louanges méritées en 1648 par la beauté de la
duchesse, ils ajoutent déjà quelque chose des critiques sévères que sa
conduite postérieure va attirer sur elle.

«Élisabeth de Montmorency étoit de belle taille; son air et son port
étoient nobles et pleins d'agréments; ses traits étoient réguliers, et
son teint avoit tout l'éclat que peut avoir une brune; mais sa gorge
et ses mains ne répondoient pas à la beauté de son visage. Son esprit
vif et plein de feu rendoit sa conversation agréable, et elle avoit
des manières douces et flatteuses dont il étoit impossible de se
défendre. Elle avoit de la vanité et aimoit la dépense; mais, comme
elle n'avoit pas assez de bien pour la soutenir, elle obligeoit ceux
qui s'attachoient auprès d'elle à fournir à ses profusions. Bien
qu'elle eût beaucoup de discernement, après avoir vu à ses pieds un
prince aussi grand par ses belles qualités que par sa naissance, elle
s'abaissoit souvent à des complaisances indignes d'elle pour des
personnes qui lui étoient inférieures en toutes choses, mais qui
pouvoient être utiles à ses desseins.» (Mém. de M. de ***, _Collect.
Michaud_, p. 469.)

Mais il faut d'abord que la dame soit veuve; mariée elle est
contrainte; Châtillon expire donc dans l'une des premières journées
sérieuses de la Fronde.

«Ce jeune seigneur fut regretté publiquement de toute la cour à cause
de son mérite et de sa qualité, et tous les honnêtes gens eurent pitié
de sa destinée. Sa femme, la belle duchesse de Châtillon, qu'il avoit
épousée par une violente passion, fit toutes les façons que les dames
qui s'aiment trop pour aimer beaucoup les autres ont accoutumé de
faire en de telles occasions; et comme il lui étoit déjà infidèle et
qu'elle croyoit que son extrême beauté devoit réparer le dégoût d'une
jouissance légitime, on douta que sa douleur fût aussi grande que sa
perte.» (Mott., t. 3, p. 183.)

Voilà la veuve en campagne. Un prêtre que nous reverrons, Cambiac, M.
de Nemours, Condé et d'autres de ci et de là, lui enlèvent son
coeur, qu'elle expose fort aux surprises, peu par amour sincère, si
ce n'est pour Nemours, beaucoup par intérêt. Cambiac lui servit à
conquérir un pouvoir absolu sur la princesse douairière, qu'il
dirigeoit, et qui lui légua des rentes considérables (Lenet, p. 219).
On verra ce que signifia l'intrigue qu'elle eut avec Condé. En 1652,
au moment de la bataille Saint-Antoine, elle ne lui plaît pas encore
beaucoup, car il lui fait une rude grimace chez Mademoiselle (Montp.,
t. 2, p. 269). Le canon avoit tonné tout le jour. À dîner, «elle
faisoit des mines les plus ridicules du monde, et dont l'on se seroit
bien moqué si l'on eût été en humeur de cela». Un peu plus tard, la
même année (Montp., t. 2, p. 326), elle «mouroit d'envie de donner
dans la vue à M. de Lorraine. Elle vint un soir chez moi, dit
Mademoiselle, parée, ajustée, la gorge découverte», etc. «Dès qu'elle
fut partie, M. de Lorraine nous dit: Voilà la plus sotte femme du
monde; elle me déplaît au dernier point.»--La veille ou
l'avant-veille, elle avoit fait venir un joaillier, lui présent, et
avoit en vain essayé de se faire offrir quelque bijou.

En même temps elle aime Nemours, et la guerre n'y fait rien.
Mademoiselle est toujours bonne à interroger (t. 2, p. 214); elle nous
dira comment les amoureux couroient alors les grands chemins au
travers des mousquetades. Belle époque! et qu'un écrivain a récemment
eu raison (M. Feillet, dans la _Revue de Paris_) de traiter mal. Les
seigneurs mettent tout en révolution; ils jouent à la bataille, ils
écrivent des billets doux pendant que les campagnes succombent sous
une effroyable misère.

«Madame de Nemours partit aussitôt pour le venir trouver. Madame de
Châtillon vint avec elle jusqu'à Montargis; elle disoit qu'elle alloit
pour conserver sa maison de Châtillon. Mais comme elle fut arrivée à
Montargis, elle jugea que de là elle conserveroit bien ses terres, et
qu'il y avoit plus de sûreté pour elle à se mettre dans les filles de
Sainte-Marie, d'où elle ne sortoit que deux ou trois fois pour aller
voir M. de Nemours, quoique des officiers qui vinrent à Orléans en ce
temps-là me dirent qu'elle alloit tous les jours voir M. de Nemours
toute seule avec une écharpe; qu'elle croyoit être bien cachée, mais
qu'il n'y avoit pas un soldat dans l'armée qui ne la connût.»

Peut-être sera-t-il à propos de placer ici une relation qu'on est tout
étonné, tant elle entre dans le détail des choses, de trouver dans les
Mémoires de M. de *** (p. 533.--1652): «M. le Prince étoit plus
amoureux que jamais de la duchesse de Châtillon, et sa jalousie pour
le duc de Nemours avoit augmenté depuis qu'il n'avoit plus été le
médiateur de l'accommodement du parti avec la cour. Le prince de Condé
avoit prié cette duchesse de ne plus voir son rival, et, comme elle
crut que la guerre, si elle duroit, éloigneroit bientôt ce prince,
elle lui promit tout ce qu'il voulut, ce qui ne l'empêcha pas
néanmoins de chercher les moyens de voir le duc de Nemours sans que
Son Altesse en eût connoissance. Madame de Châtillon, ayant su que le
prince de Condé étoit retenu au lit par quelque incommodité, en
avertit le duc de Nemours et lui manda de la venir voir à dix heures
du soir. Cet amant ne manqua pas à l'assignation, et, pour ne point
faire d'affaire à la duchesse, il laissa son carrosse dans une rue
détournée, d'où il prit à pied le chemin de la maison, le nez
enveloppé dans un manteau.

«L'obscurité et le soin qu'il prenoit de se cacher lui firent manquer
la porte. Il entra dans une autre, qu'il trouva ouverte, et une fille
le conduisit sans lumière à une chambre où, après lui avoir dit que sa
maîtresse l'attendoit au lit, elle le laissa seul, tirant sur elle la
porte, qu'elle ferma à clef. Le duc de Nemours s'aperçut bientôt de la
méprise, parcequ'il ne s'attendoit pas à un traitement si favorable.
Il voyoit bien qu'il n'étoit pas loin de la maison de la duchesse, et
il savoit que dans celle qui touchoit à la sienne il logeoit une fort
jolie femme, qu'il avoit vue plusieurs fois chez madame de Châtillon;
il avoit même appris que le mari de cette femme étoit sorti de la
maison pour aller poser une sauvegarde que M. le Prince lui avoit
donnée, à la prière de la duchesse, pour une assez belle maison qu'il
avoit en Brie. Il résolut de profiter de l'occasion que la fortune lui
offroit, et se coucha auprès de cette dame. Elle lui fit la guerre sur
sa paresse, et il s'en excusa en termes généraux, pour ne rien dire
qui pût découvrir la méprise. Il comprit par la suite que c'étoit pour
moi qu'elle le prit et que le voisinage avoit fait notre connoissance.
J'avois l'honneur d'être connu de lui, et il savoit que mon père avoit
un beau château à un quart de lieue de La Queue, en Brie. Ainsi il lui
fut plus aisé de répondre juste à ses questions. J'y vins un quart
d'heure après, et, trouvant la porte fermée, je crus que le mari étoit
revenu, et je m'en retournai sans hésiter. Le duc passa la nuit avec
la dame, qui ne s'aperçut de son erreur que par le retour de la lune.
Elle alloit s'exhaler en reproches contre celui qui venoit de la
tromper d'une manière si peu civile; mais, ayant reconnu le duc de
Nemours, elle se contenta de le prier de lui garder le secret.

«M. le Prince, qui vouloit être éclairci si la duchesse de Châtillon
lui tenoit exactement parole, avoit mis des espions en campagne pour
investir la maison. Ils vinrent lui dire qu'ils avoient vu le carrosse
du duc de Nemours dans une rue voisine. Alors, oubliant ses
incommodités, il s'habilla et se fit porter en chaise chez la
duchesse. Elle fut surprise de sa visite, et craignit autant l'arrivée
du duc de Nemours qu'elle l'avoit désirée un moment auparavant. Le
prince de Condé demeura avec elle jusqu'à minuit, et il s'en alla sans
lui rien témoigner de ses soupçons. Le lendemain, après dîner, le duc
de Nemours envoya un page pour s'informer de ce que faisoit la
duchesse de Châtillon, et il apprit qu'elle étoit allée à la
promenade. Il se douta qu'elle étoit au Jardin des Simples,
parcequ'elle cherchoit les promenades éloignées. Il s'y rendit
aussitôt, et, ayant vu son carrosse à la porte, il la chercha partout.
Après avoir parcouru le parterre et le bois, il monta jusqu'en haut en
tournant, et il l'aperçut entre deux palissades seule avec le duc de
Beaufort. Il prêta l'oreille, et il entendit que madame de Châtillon
disoit à ce duc qu'elle n'avoit jamais aimé que lui, et que ses seuls
intérêts l'avoient empêchée de conclure le traité de M. le Prince avec
la cour. Il alloit sauter les palissades pour suivre les transports de
sa jalousie, lorsqu'il vit faire la même chose au prince de Condé,
qui, sans rien dire au duc de Beaufort, accabla la duchesse de
reproches et jura de ne la voir jamais.»

Le lendemain, duel de Nemours et sa mort.

Elle se console (Montp., t. 2, p. 292), et voici, pour cette fois, un
dernier texte invoqué en preuve: «Son Altesse Royale et M. le Prince
entrèrent et s'approchèrent; elle leva son voile et se mit à faire une
mine douce et riante. Je crus voir une autre personne sous cette
coiffe: elle étoit poudrée et avoit des pendants d'oreilles; rien
n'étoit plus ajusté. Dès que M. le Prince alloit d'un autre côté, elle
rabaissoit sa coiffe et faisoit mille soupirs. Cette farce dura une
heure et réjouit bien les spectateurs.»]

[Note 71: Celui-ci, c'est Gaston Jean-Baptiste, né en 1615, et
marquis de son nom. Il étoit fils d'Antoine, baron de Roquelaure,
maréchal de France, né en 1543, mort en 1625, après avoir donné le
jour à dix-huit enfants: 1º du premier lit, à cinq filles et à un fils
mort en 1610; 2º du second lit, à quatre filles et à huit fils, dont
Gaston est le troisième.

Voici la notice que consacre à notre Roquelaure le livret intéressant
du _Musée de Versailles_ (t. 2, p. 630), livret qui a la valeur d'un
ouvrage sérieux et qui fait honneur à M. Eudoxe Soulié: «Fils du
maréchal Antoine de Roquelaure, né en 1615, il porta d'abord le nom de
marquis de Roquelaure, servit dans les armées du roi comme capitaine
de chevau-légers, puis comme colonel d'un régiment d'infanterie, et
fut fait deux fois prisonnier, en 1641, au combat de la Marfée; en
1642, à la bataille d'Honnecourt. Maître de la garde-robe du roi, il
combattit à Rocroy en 1643, fut fait maréchal de camp, fit les
campagnes de Flandre et de Hollande, et devint lieutenant général en
1650. Louis XIV érigea sa terre de Roquelaure en duché-pairie en 1652
et le fit chevalier de l'ordre du Saint-Esprit en 1661. Il se trouva à
la conquête de la Franche-Comté en 1668, à celle de Hollande en 1672,
fut gouverneur général de Guyenne en 1676, et mourut à Paris le 11
mars 1683.» Tels sont les états de service de l'homme.

On voit à Bordeaux, en 1650, un chevalier de Roquelaure (Lenet, p.
381) dans le parti de Condé. Le marquis appartient au parti de la
cour, et va, cette année-là même, à Bordeaux (Mott., t. 4, p. 77) avec
le maréchal de la Meilleraye. Il ne se gênoit pas d'ailleurs pour
garder des intelligences dans le camp ennemi, ce qui, un moment, en
1649 (Mott., t. 3, p. 267), le fait éloigner par Mazarin. Il étoit
«hardi, grand parleur et gascon». Peut-être voudroit-on que dans cette
note un pareil personnage fût moins officiellement décrit, car le nom
de Roquelaure a le privilège, au temps des lectures sournoises du
collége, de tenir en éveil notre gaîté; mais c'est surtout le fils de
notre Roquelaure qui a été friand de scandale. Celui-ci, déjà doué
d'une langue de hâbleur, n'a pas aussi hardiment sauté par dessus les
bornes. Ce fut, d'ailleurs, un maréchal de France _in petto_ (Monglat,
p. 287).

N'allons pas jusqu'à réduire la vérité: il fatigua plus d'une fois ses
contemporains. Dans le _Ballet des Noces de Thétis et de Pelée_, en
1654, Benserade lui fit chanter malignement, sous le costume d'une
dryade:

    Il n'est point de forêt qui ne soit indignée
    Du fracas ennuyeux que j'ai fait tant de fois,
    Et, sitôt que je hante une souche de bois,
    Il vaudroit tout autant qu'on y mît la cognée.

Lorsque Lauzun fut disgracié, Roquelaure demanda, sans vergogne, ses
lods et ventes à Louis XIV (La Place, t. 3, p. 216), qui lui répondit:
«Il ne faut pas profiter de la disgrâce des malheureux.» Attrape,
camarade! Tallemant lui a consacré son chapitre 234; il le taxe
d'impertinence, doute de sa bravoure, mais reconnoît qu'il étoit «bon
abatteur de bois». Nous savons ce que parler veut dire.

Tallemant parle aussi de sa femme, Charlotte-Marie de Daillon, fille
du comte du Lude, «une des plus belles, pour ne pas dire la plus belle
de la cour». Loret (septembre 1653) n'a pas oublié ce mariage.
Roquelaure étoit riche; il donne à sa fiancée douze bourses parfumées
contenant 6,000 pièces d'or de 11 livres 10 sous: cela faisoit 69,000
livres, et feroit quelque chose comme 200,000 livres. Lorsqu'elle fut
accouchée deux fois, Loret la trouve encore

    Plus fraîche et plus belle que Flore.

«Assurément, c'est une belle créature», dit Mademoiselle. Quant à
madame de Sévigné, elle déclare que madame de Roquelaure battoit
toutes les autres à plate couture. Elle aimoit Vardes lorsqu'elle se
maria, et ne put jamais s'habituer à se plaire en son état de femme
mariée. Douce, rêveuse, plaintive, elle fut peut-être touchée, vers la
fin, de l'amour que témoignoit pour elle le duc d'Anjou. Elle mourut
en 1657. Le lendemain de sa mort, le duc d'Anjou va à confesse,
communie et fait dire mille messes (Montp., t. 3, p. 268).

Roquelaure ne fut jamais duc vérifié. En 1663 Louis XIV lui fit
défendre de soumettre son brevet au Parlement (Mott., t. 5, p., 196).

La Bibliothèque nationale possède (Catal., t. 2, nº 3668) une affiche
faite au sujet du ban et arrière-ban de Normandie, le 21 août 1674, au
nom de Roquelaure, commandant en chef des troupes de la province.

Son fils, Biran, voluptueux sans scrupule (Saint-Simon, t. 5, p. 77),
épouse mademoiselle de Laval, fille d'honneur de la dauphine et
maîtresse du roi. Une fille lui arrive trop vite: «Mademoiselle,
dit-il, soyez la bienvenue; je ne vous attendois pas si tôt.» Il se
rua dans le bas comique et accepta cavalièrement son rôle de mari
avantagé (V. Caylus, V. les _Lettres de Madame_, t. 1, p. 236). On
voit dans les _États du comptant_ pour 1685 (Pierre Clément, _le
Gouvernement de Louis XIV_, p. 283): «Au sieur duc de ----, pour le
parfait paiement de ce que Sa Majesté a donné à ladite duchesse par
son contrat de mariage, 40,000 livres.»

Lui aussi, ce Roquelaure, fut un duc à brevet; il étoit ami intime de
Vendôme. Saint-Simon (t. 1, p. 150) a raconté une scène terrible que
lui fit au jeu, en 1695, cet ami redoutable. L'affront fut digéré, et
les plaisanteries, interrompues un instant, rejaillirent de plus
belle.

Roquelaure le fils est mort en 1734. Dès 1718 on avoit publié en
Hollande _le Momus françois_, ou les Aventures divertissantes du duc
de Roquelaure. C'est un recueil de sottises et d'ordures.]

[Note 72: Tout le monde a lu ses mémoires. Il est né en 1614 et
fut élève de saint Vincent de Paul. Tallemant des Réaux l'a peint:
«Petit homme noir qui ne voit que de fort près, mal fait, laid, et
maladroit de ses mains à toute chose. Il n'avoit pourtant pas la mine
d'un niais; il y avoit quelque chose de fier dans son visage.»

Nous ne mettrons ici qu'un trait de son histoire: son amour et ses
projets pour madame de la Meilleraye. «Cela est bien fou!» dit un fou,
l'abbé de Choisy (p. 565, collect. Michaud). C'est Saint-Simon (t. 8,
p. 187) qui parle: «La maréchale de la Meilleraye (morte en 1710, à
quatre-vingt-huit ans) avoit été parfaitement belle et de beaucoup
d'esprit. Elle tourna la tête au cardinal de Retz, jusqu'à ce point de
folie de vouloir tout mettre sens dessus dessous en France, à quoi il
travailla tant qu'il put, pour réduire le roi en tel besoin de lui
qu'il le forçât d'employer tout Rome pour obtenir dispense pour lui,
tout prêtre et évêque sacré qu'il étoit, d'épouser la maréchale, dont
le mari étoit vivant, fort bien avec elle, homme fort dans la
confiance de la cour, du premier mérite, dans les plus grands emplois.
Une telle folie est incroyable et ne laisse pas d'avoir été.»

Que voulez-vous? Cet homme avoit une âme de feu quand l'amour lui
mettoit martel en tête.

Retz, quelque jugement qu'on porte sur sa vie politique, a fait une
fin qui ne manque pas de grandeur. Madame de Sévigné l'a aimé et
admiré fidèlement. Il est mort le 24 août 1679. Nous lui saurons gré,
avec le _Valesiana_ (p. 293), de sa constante sympathie pour les gens
de lettres.]

[Note 73: Henri II de Savoie avoit épousé, le 22 mars 1657, Marie
d'Orléans-Longueville, fille de Henri II de Longueville, née le 5 mars
1625, morte bien tard, en 1707, le 16 juin. Elle figure parmi les
précieuses sous le nom de _Nitocris_ (Prét., t. 2, p. 308). Elle
aimoit les romans de chevalerie. C'est à elle que l'abbé Cotin a dédié
le sonnet célèbre:

    Votre prudence est endormie, etc.

Elle a laissé des Mémoires. Nemours (1624-1652) avoit un frère aîné,
Charles-Amédée, beau, brave, spirituel, ami de Condé (Lenet, p. 455).
Retz le juge sévèrement; «Moins que rien (p. 214) pour la capacité.»
Nemours est l'un des héros de la Fronde (Mottev., t.3, p. 103), et dès
le début. Il reçoit treize blessures à la bataille Saint-Antoine
(Mottev., t. 4, p. 340): il avoit ses prétentions comme un autre
(Montp., t. 2, p. 251). Nous avons dit comment on le rendit amoureux
de madame de Longueville, sa belle-mère, ma foi.

Il faut le regarder comme l'un des plus doux et des plus honnêtes
coureurs d'aventures de ce temps. Sa vie l'ennuyoit; il en étoit
presque honteux. Madame de Mottevile dit de lui quelque chose qui lui
fait honneur (t. 4, p. 348,--1648):

«Il avoit mandé au ministre que ses prétentions n'empêcheroient point
la paix, et qu'il renonçoit de bon coeur à tous ses avantages pour
rentrer dans son devoir, dont il ne s'étoit écarté que par malheur et
par l'engagement d'amitié où il s'étoit trouvé avec M. le Prince.»

La triste querelle de Nemours et de Beaufort (V. Conrart, p. 143) a
été racontée en détail par Mademoiselle (t. 2, p. 192, 288). Elle
coûta la vie à l'agresseur.

    Chacun différemment témoigne son regret,

dit Benserade;

    Les hommes en public, les femmes en secret.

De très nombreuses pièces de la Bibliothèque nationale (Catal., t. 2,
nos 2869-2878) s'y rapportent.

On peut lire avec intérêt l'ouvrage dont voici le titre (nº 2232 du
_Catalogue Leber_): _Le duc de Guise et le duc de Nemours_, Cologne,
chez Clou Neuf (Hollande, à la Sphère), 1684, petit in-12.

Pierre Coste (p. 60) dit bien que c'est aux eaux que Nemours aima
madame de Châtillon, depuis peu mariée. «On peut dire, remarque-t-il,
qu'il n'a eu de véritable inclination que pour cette duchesse.
Ajoutons ici quelques lignes tirées des Mémoires de Mademoiselle (t.
2, p. 51; 1649); elles confirment le témoignage de notre texte:

«M. de Nemours commençoit alors à faire le galant de madame de
Châtillon; cet amour avoit commencé dès le premier voyage de
Saint-Germain, et la galanterie de son mari qui avoit commerce en ce
temps-là pour Guerchy fit que celle de M. de Nemours lui déplut moins.
Auparavant rien n'étoit égal à leurs amours..., etc.

«... L'on remarqua que, le jour que l'on l'alla consoler de la mort de
son mari, elle étoit fort ajustée dans son lit.»]

[Note 74: Anne Doni, fille d'Octavien Doni, baron d'Attichy, et de
Valence de Marillac, morte en 1663.

«Elle passoit, quand elle estoit fille, pour la plus desreiglée
personne du monde en fait de repas et de visites, mais ce n'estoit
rien au prix de ce que c'est à cette heure, car elle a trouvé un homme
qui lui dame bien le pion. Il fait tout le contraire des autres.»

«Avec soixante mille livres de rente, et pas un enfant, ils n'ont
jamais un quart d'escu.» (Tallem. des R., t. 3, p. 160.)

Son mari étoit Louis de Rochechouart, comte de Maure, frère du duc de
Mortemart.

«Le désordre de ses affaires, dit Tallemant, autant que le bien
public, l'engagea dans le party de Paris.» Condé s'en moqua beaucoup
d'abord. On connoît les beaux triolets:

    Buffle à manches de velours noir
    Porte le grand comte de Maure,

qui sont de Bachaumont et de Condé lui-même.

Mademoiselle d'Attichy, fille d'honneur de la reine-mère, n'avoit
permis à personne de lui conter fleurette (Tallem., t. 2, p. 316).

Bautru lui disoit: «Vous n'êtes pas mal fine avec vostre sévérité.
Vous avez si bien fait que vous pourrez, quand vous voudrez, vous
divertir deux ans sans qu'on vous soupçonne.»

La Mesnardière (p. 437, édit. in-4 de 1656) atteste son esprit en un
style fort alambiqué. C'est un triste poète lyrique que M. de La
Mesnardière.

    Attichy, dont l'esprit est brillant et solide,
    Aime les chants du choeur qui sur Pinde réside,
    Et veut que l'air facile et la sublimité
    Y marquent la Naissance et la Capacité.

D'après un bon juge, madame de Motteville (t. 3, p. 249; 1649), madame
la comtesse de Maure, «nièce du maréchal de Marillac, étoit une dame
dont la beauté avoit fait autrefois beaucoup de bruit. Elle avoit une
vertu éclatante et sans tache, de la générosité avec une éloquence
extraordinaire, une âme élevée, des sentiments nobles, beaucoup de
lumière et de pénétration.»

M. V. Cousin, l'historien de madame de Sablé, l'a représentée en son
logis de la place Royale, à côté de son amie, toutes deux en leur
chambre isolée, cloîtrées, couchées, craintives d'un courant d'air,
effarouchées d'un bruit, les volets fermés, la lampe allumée à midi au
mois de mai, restant trois mois sans se voir et s'écrivant dix fois
par jour. Jamais épicuriennes n'ont raffiné plus voluptueusement les
délicatesses de l'amour de la vie et de la crainte de la douleur.
(Tallem., t. 3, p. 137.)

Voici un extrait de _La Princesse de Paphlagonie_: «Il n'y avoit point
d'heure où la princesse Parthénie (madame de Sablé) et la reine de
Misnie (madame de Maure) ne conférassent des moyens de s'empescher de
mourir et de l'art de se rendre immortelles.»

Ce sont là les précieuses, non plus de l'amour et du beau langage,
mais de la philosophie préservatrice et conservatrice. Elles inventent
des pâtes reconfortantes, des sirops veloutés, des élixirs de vie
perpétuelle.

Achevons le portrait avec _La Princesse de Paphlagonie_:

«La reine de Mysie estoit une femme grande, de belle taille et de
bonne mine; sa beauté estoit journalière par ses indispositions, qui
en diminuoient un peu l'éclat. Elle avoit un air distrait et resveur
qui lui donnoit une élévation dans les yeux et qui faisoit croire
qu'elle mesprisoit ceux qu'elle regardoit; mais sa civilité et sa
bonté raccommodoient ce que les distractions pouvoient avoir gâté.
Elle avoit de l'esprit infiniment.»

Le réduit de madame la comtesse de Maure, _Madonte_ (_Prét._, t. 1, p.
206) s'appeloit _le Palais Nocturne_.

La connoissant telle qu'elle étoit, nous pouvons nous étonner de la
voir en visite.]

[Note 75: J'ai déjà parlé des eaux de Forges.--Expilly leur
consacre toute une page. C'est, dit-il, d'un voyage que Louis XIII y
fit avec Anne d'Autriche que date leur fortune. Saint-Simon (t. 6, p.
104; 1707) les regarde comme bien inutiles.

Il y avoit aussi les eaux d'Aix-la-Chapelle (Saint-Simon, t. 5, p.
36), qui jouissoient d'une grande vogue. Ici il est question des eaux
de Bourbon, non pas de Bourbon-l'Ancy, (Expilly, t. 1, p. 729), dans
l'Autunois, qui avoit des sources minérales assez estimées, mais de
Bourbon l'Archambault (Expilly, p. 731), près de Moulins.]

[Note 76: À la fête des Rois, en janvier 1649.]

[Note 77: Bussy a servi sous le maréchal de Châtillon (_Mémoires_,
t. 1, p. 65). Né en 1584, le 26 juillet, il est mort le 4 janvier
1646. C'étoit le petit-fils de l'amiral. Bon François et courageux,
mais général médiocre, bon homme au fond, mais brutal, débauché et
prodigue, il avoit épousé le 13 août 1615 Anne de Polignac, belle et
vertueuse personne, qui fut toute sa vie une protestante zélée et
mourut en 1651.]

[Note 78: Pendant que Benserade étoit jeune, il étoit fort plein
de lui-même et se piquoit d'être homme à bonnes fortunes. Un jour,
certaine jalousie l'ayant porté à faire des couplets de chansons fort
médisants contre des filles de la reine-régente, il fut chassé de la
cour pour ce sujet. Mais, comme la reine l'aimoit et le trouvoit
réjouissant, elle fit sa paix et obtint de ses filles qu'il seroit
rappelé. Une d'entre elles, qui n'y consentoit pas de bon coeur, ne
pouvant résister à une semblable intercession, prit le parti de se
venger par les armes dont elle avoit été attaquée, et fit ce quatrain
contre lui:

    Revenez, revenez, beau faiseur de chansons;
    La reine a commandé que l'on vous les pardonne,
    Pourvu que votre rousse et suante personne
    Change pendant l'été plus souvent de chaussons.

    (Sénecé, éd. elzev., t. 1, p. 313.)

          Ce bel esprit eut trois talents divers
          Qui trouveront l'avenir peu crédule:
    De plaisanter les grands il ne fit point scrupule,
               Sans qu'ils le prissent de travers;
    Il fut vieux et galant sans être ridicule,
          Et s'enrichit à composer des vers.

    (Sénecé, t. 1, p. 254.)

Benserade demeuroit au Louvre au moment où nous en sommes (_Prét._, t.
1, p. 46).]

[Note 79: Walckenaër (t. 1, p. 190) l'appelle le marquis de
Chaulieu. Il avoit été le compagnon d'armes de Bussy en 1638 (_Mém._,
t. 1, p. 54) et avoit été à Monsieur, comme on disoit (Montp., t. 2,
p. 47). Il se vit entraîné dans la Fronde, combattit et mourut à
Charenton en 1649 (février).

«Clanleu, qui la commandoit, y fut tué, se défendant vaillamment,
refusant la vie qu'on lui voulut donner, et disant qu'il étoit partout
malheureux et qu'il trouvoit plus honorable de mourir en cette
occasion que sur un échafaud.» (Mott., t. 1, p. 181.)

Les pièces 679, 680, 681, 682, 683, 691, du tome 2 du catalogue de la
Bibl. nat., ont rapport à cette mort regrettable. La dernière (nº 691)
lui donne le titre de baron.]

[Note 80: Gaston d'Orléans «a toujours eu l'esprit un peu page»
(Tallem. des R., t. 2, p. 290). On cite vingt plaisanteries de ce
prince qui ressemblent à de grosses malpropretés. «Les princes sont
des animaux qui ne s'échappent que trop.» C'est Tallemant (t. 2, p.
49) qui le dit, et il y aura du monde pour le croire. Gaston fut un
animal plein de la plus cruelle vanité. C'est celui-là qui tenoit à
l'étiquette chez lui; c'est celui-là qui parle à chaque instant de
faire jeter le monde par les fenêtres. Et il n'étoit pas méchant.

«Il étoit aimable de sa personne. Il avoit le teint et les traits du
visage beaux; sa physionomie étoit agréable, ses yeux étoient bleus,
ses cheveux noirs.» (Mott., t. 2, p. 233.)

Gaston étoit même assez bon prince quelquefois. À quoi bon rappeler la
triste figure qu'il a faite en politique? Ses amours et ses amourettes
sont nombreux.]

[Note 81: Quelle est encore cette demoiselle de Bordeaux et quel
est ce monsieur de Ricoux? Je vois Mademoiselle (t. 3, p. 54) qui
parle d'une dame de Ricousse, coiffeuse de madame de Châtillon.
Évidemment c'est notre demoiselle mariée à son ami.

En fait de Bordeaux, il y a madame de Bordeaux, mère de madame
Fontaine-Martel:

    Bordeaux dispute à la Cornu
    Le glorieux et bel avantage
    De faire les maris cocus,

dit une chanson médiocre (_Nouv. Siècle de Louis XIV_, p. 97). Il y a
une dame de Bordeaux qui prend part à la fête donnée à Saint-Maur par
M. le Duc le 2 avril 1672. Il y a la femme de Bordeaux, intendant des
finances (Tallem., chap. 221) ou receveur général à Tours (Tallem.,
chap. 354); il y a aussi la femme du fils de ce Bordeaux, qui étoit
Bordeaux elle-même et d'une autre famille; il y en a d'autres encore.
Je n'ai pas de lumières pour les classer entre elles.

Pour ce qui est de l'époux de notre demoiselle, le même embarras
subsiste. Je vois un abbé de Richou ou Richoux, amant de madame de
Montglat (V. Montglat, p. 40). Est-ce un parent? Je vois un Ricous au
passage du Rhin (_Relation de Guiche_, Coll. Michaud, p. 338). Qui est
ce Ricous? Je vois un Ricousse que La Roche Foucauld prie de tuer le
cardinal de Retz (Retz, p. 298). Cela se rapproche. Et un M. de
Ricousse, que Condé donne à Gourville en 1653 pour leurs affaires
(Gourville, p. 509). Nous brûlons sans doute.]

[Note 82: Mazarin donna l'abbaye de Doudeauville à l'abbé Cl.
Quillet, qui lui avoit dédié le poème latin de la _Callipædia_, dont
le début n'a rien de trop élégant:

    Quid faciat lætos thalamos, quo semine felix
    Exsurgat proles...

Je ne prétends pas dire que c'est là le plus beau trait de sa vie et
l'action la plus utile à la France qu'il ait faite; mais cela ne
laisse pas de montrer qu'il entendoit la gaudriole. Ah! si l'on en
croyoit les Mazarinades! Si même on en croyoit La Porte, le valet de
chambre de Louis XIV! Voici au moins l'incontestable vérité: «Le
cardinal Mazarin avoit été soupçonné de n'avoir pas eu beaucoup de
religion; sa jeunesse étoit déshonorée par une mauvaise réputation
qu'il avoit eue en Italie, et il n'avoit jamais témoigné assez de
vénération pour les mystères les plus sacrés.» (Motteville, 5e p., t.
5, p. 94.)

Giulio Mazarini est né à Piscina[B], dans l'Abruzze, le 14 juillet
1602; il est mort à Vincennes le 9 mars 1661. Ce fut un grand homme
d'État, un homme d'esprit et un homme de coeur dans son genre. Il
paroît démontré qu'il fut l'heureux amant de la reine-mère (V. ses
lettres, _Société de l'histoire de France_, 1836, édit. Ravenel,
in-8).

On l'a raillé pour les travers de son humeur; on a fait de lui un
Harpagon: il achetoit des tableaux, il avoit une bibliothèque
admirable, il dépensoit un argent fou pour des machines d'opéra. En
1658 il monte une loterie gratuite (Montp., t. 3, p. 304) de cinq cent
mille livres! Et puis il aima les lettres et les gens de lettres sans
appareil de mécénat.

Nous ne songeons pas à le canoniser, pas même à l'absoudre du mal
qu'il a laissé faire dans l'administration du royaume; mais il faut
être juste pour sa mémoire, qui a été, comme sa vie, si agitée.]

[Note B: On vient de retrouver son acte de baptême.]

[Note 83: Henri d'Orléans, descendant de Dunois, né le 27 avril
1595, marié: 1. en 1617, à Louise de Bourbon, fille du comte de
Soissons, morte en 1637; 2. le 2 juin 1642, à Anne-Geneviève de
Bourbon-Condé, née le 27 août 1619. Il est mort le 11 mars 1663. Le
duc de Longueville, en sa jeunesse, étoit galant et brave. On lui
connoît une fille naturelle, l'abbesse de Maubuisson, morte en 1664.
Somaize a trouvé joli (t. 1, p. 187) de l'appeler _Léonidas_.]

[Note 84: Anne Poussart, fille de François Poussart, sieur de Fors
(Faure) et marquis du Vigean, et d'Anne de Neubourg, dame d'honneur de
la reine, puis de madame la Dauphine, épousa: 1. François d'Albret,
sire de Pons, comte de Marennes; 2. Armand-Jean du Plessis.

Il ne faut pas la confondre avec Judith de Pons, fille de Jean-Jacques
de Pons, marquis de La Caze, et de Charlotte de Parthenay, dame de
Genouillé, qui fut l'une des maîtresses, l'une des victimes du duc de
Guise (Motteville, t. 2, p. 202), qui étoit fille d'honneur de la
reine-mère (Tallem. des Réaux, 2e édit., chap. 232) et qui mourut
fille en 1688. Madame de Motteville dit qu'elle étoit «gloutonne de
plaisirs». Voyant que Guise ne se pressoit pas de se faire roi de
Naples et de la faire reine (Mottev., t. 2, p. 348), elle se livra à
Malicorne, son écuyer.

Deux nièces éloignées du maréchal d'Albret ont aussi porté le nom de
Pons. Mademoiselle de Pons l'aînée épousa le frère du maréchal
(François-Amanieu), s'appela madame de Miossens, et mourut en 1714,
sans enfants. Saint-Simon (chap. 22, t. 1, p. 367) dit qu'elle faisoit
peur par la longueur de sa personne. La cadette, «belle comme le
jour», fut mariée à un Sublet, qui devint d'Heudicourt, grand
louvetier.

Le roi avoit failli aimer cette seconde mademoiselle de Pons, qui s'y
seroit prêtée et auroit peut-être prévenu La Vallière, si la
reine-mère et le maréchal (1661) ne l'avoient fait enlever. Elle
revint tard à la cour et déjà sans jeunesse: aussi se maria-t-elle
avec joie. Vive, enjouée et badine, madame d'Heudicourt a paru aussi
un peu folle.]

[Note 85: «Il étoit de basse naissance, et, parmi quelques bonnes
qualités, il en avoit aussi de mauvaises.» (Mott., t. 3, p. 373.)

Louis Barbier de la Rivière, fils d'Antoine Barbier, sieur de la
Rivière, commissaire de l'artillerie en Champagne, est né en 1695 à
Montfort-l'Amauri (Amel. de la Houssaye, t. 1, p. 367). D'abord régent
de philosophie au collège du Plessis et de Navarre, il dut à l'évêque
de Cahors, Pierre Habert, d'être introduit auprès de Gaston, et à son
esprit agréable de lui plaire. Amelot de la Houssaye dit que Gaston,
qui aimoit Rabelais passionnément, fut bien content de trouver
quelqu'un qui le sût par coeur. Successivement premier aumônier de
Monsieur, abbé de quinze abbayes, ministre d'État pendant la Fronde,
chancelier des ordres, il est disgracié tout à coup pour s'être
attaché à Condé, malgré le duc d'Orléans. Néanmoins, il meurt (30
janvier 1670) évêque de Langres, c'est-à-dire duc et pair. Le château
de Petit-Bourg a été rebâti par lui. Il en a fait un château
remarquable, et y mena une vie assez douce (Omer Talon, p. 381) pour
se consoler de n'être pas devenu cardinal. L'abbé de la Rivière avoit
eu de nombreuses intrigues: il aima, entre autres, la présidente
Lescalopier (Tallem. des Réaux, ch. 202).

Dans les _Honny soit-il_ de Maurepas il y a celui-ci en son honneur:

    S'advancer et se mesconnoître,
    Vendre deux ou trois fois son maître,
    Trahir son pays par argent,
    Mépriser avec insolence
    Ceux qui l'ont veu estre indigent:
    Honny soit-il qui mal y pense!

]

[Note 86: Turenne a aimé beaucoup et long-temps les femmes. C'est
ce que ne disent ni l'abbé Raguenet, ni Ramsay, ni les diverses
histoires de Turenne approuvées par les archevêques de Tours et de
Rouen.

Personne n'ignore qu'il fut très épris de madame de Longueville.
Pierre Coste (p. 87) ne le cache point, tout en affirmant que Turenne
n'étoit pas d'un naturel impétueux:

«Quoique le vicomte de Turenne ne fût pas fort porté à l'amour, le
commerce continuel qu'il eut alors avec cette belle princesse l'ayant
rendu plus sensible qu'à son ordinaire, il tâcha de s'en faire aimer.
La duchesse de Longueville non seulement ne répondit point à son
amour, mais le sacrifia à La Moussaye, qui étoit alors gouverneur de
Stenay.»

Ramsay (t. 2, p. 155) explique l'histoire à sa manière. C'est comme
dans les panégyriques ou dans les oraisons funèbres: tout est sagesse,
mouvement de l'esprit, politique profonde. Le coeur humain, la
nature, ne paroît point.

«Quoique madame de Longueville fût dans une dévotion si grande qu'elle
ne se mêloit d'aucune cabale, néanmoins son esprit avoit tant
d'ascendant sur les personnes qu'elle les faisoit pencher du côté où
elle avouoit bien que son inclination la portoit, c'est-à-dire du côté
de Monsieur son frère.»

Turenne «aimoit naturellement la joie». (_Mém. de Grammont_, ch. 4.)
Avec la joie il aima extrêmement, jusqu'à la compromettre, madame de
Sévigné. Il avoit soixante ans quand il soupiroit aux pieds de madame
de Coaquin (Choisy, p. 354), et se laissoit arracher le secret de
l'État. En 1650, tenant campagne contre le parti de la cour, il
entretenoit à Paris, dans la rue des Petits-Champs, une jolie grisette
(V. les _Mémoires de Retz_).]

[Note 87: Bussy doit une fameuse chandelle à madame de
Longueville. Aussitôt après l'apparition de l'_Histoire amoureuse des
Gaules_, les officiers et jusqu'aux valets de Condé poussent des cris,
s'empressent autour du maître, demandent à tuer l'auteur de cette
histoire. Condé n'est apaisé que par sa soeur. (_Recueil de la
Place_, t. 7, p. 88.) Plus tard, elle travailla en vain à protéger
celui qui l'avoit flattée si peu.

Nous pourrions tout uniment renvoyer le lecteur au livre de M. Cousin,
qui est un ardent panégyrique; du moins nous ne traînerons pas la note
en longueur.

L'affaire dramatique, dans cette vie si occupée, c'est, en 1643, le
duel de Maurice, comte de Coligny, frère de notre Châtillon, contre le
duc de Guise. Madame de Motteville (t. 2, p. 44) en a parlé
suffisamment.

Tallemant des Réaux (_Historiette_ de Sarrazin) dit que madame de
Longueville aima Charles de Bourdeilles, comte de Mastas en Saintonge:
c'est le Matha des _Mémoires de Grammont_, mort en 1674. Je ne sais si
on peut dire qu'elle aima son frère Conti. Celui-ci, du moins, a conçu
pour elle une passion très vive. M. de Longueville, à qui d'autres
sont plus favorables, «avoit la mine basse», si l'on en croit M. de
*** (p. 470), «et n'avoit dans sa personne aucun des agréments qui
peuvent plaire aux femmes.» Ce même M. de *** dit de madame de
Longueville: «Le duc de Châtillon avoit eu ses premières inclinations,
et comme ce duc, après son mariage, n'eut plus pour elle les mêmes
empressements, elle conserva toujours contre la duchesse une haine
secrète.»

Et M. Cousin (2e édit., p. 28): «Elle a pu être touchée du dévoûment
de Coligny, qui donna son sang pour la venger des outrages de madame
de Montbazon; elle prêta un moment une oreille distraite aux
galanteries du brave et spirituel Miossens; plus tard, elle se
compromit un peu avec le duc de Nemours; mais elle n'a aimé
véritablement qu'une seule personne: La Rochefoucauld; elle s'est
donnée à lui tout entière; elle lui a tout sacrifié, ses devoirs, ses
intérêts, son repos, sa réputation. Pour lui elle a joué sa fortune et
sa vie; elle est entrée dans les conduites les plus équivoques et les
plus contraires. C'est La Rochefoucauld qui l'a jetée dans la Fronde.»

Madame de Longueville, née le 27 août 1619, a été réellement une femme
d'une très grande beauté. En 1647, madame de Motteville (t. 2, p. 240)
fait son portrait avec un certain enthousiasme: «Quoiqu'elle eût eu la
petite vérole depuis la régence et qu'elle eût perdu quelque peu de la
perfection de son teint, l'éclat de ses charmes attiroit toujours
l'inclination de ceux qui la voyoient; et surtout elle possédoit au
souverain degré ce que la langue espagnole exprime par ces mots de
_donayre brio y bizaria_ (bon air, air galant); elle avoit la taille
admirable, et l'air de sa personne avoit un agrément dont le pouvoir
s'étendoit même sur notre sexe. Il étoit impossible de la voir sans
l'aimer et sans désir de lui plaire. Sa beauté, néanmoins, consistoit
plus dans les couleurs de son visage que dans la perfection de ses
traits. Ses yeux n'étoient pas grands, mais beaux, doux et brillants,
et le bleu en étoit admirable: il étoit pareil à celui des turquoises.
Les poètes ne pouvoient jamais comparer aux lis et aux roses le blanc
et l'incarnat qu'on voyoit sur son visage, et ses cheveux blonds et
argentés, et qui accompagnoient tant de choses merveilleuses,
faisoient qu'elle ressembloit beaucoup plus à un ange que non pas à
une femme.»

On a une lettre de mademoiselle de Vandy (_Manuscrits de Conrart_, t.
8, p. 145) où il est dit qu'elle a un «teint de perle, l'esprit et la
douceur d'un ange». Le mot _ange_ se retrouve ailleurs encore.
Félicitons-en M. de La Rochefoucauld.

Madame de Longueville a été précieuse. C'est tantôt _Léodamie_
(Somaize, t. 1, p. 241), tantôt _Ligdamire_ (t. 1, p. 141): «Du temps
de Valère (Voiture), lorsqu'elle donnoit un peu plus de son temps à la
galanterie, c'estoit chez elle que la parfaite se pratiquoit, et, à
présent qu'elle a d'autres pensées, c'est chez elle que l'on apprend
les plus austères vertus.»]

[Note 88: Charlotte-Marguerite de Montmorency, née en 1593, mariée
le 3 mars 1609 à Henri II de Bourbon-Condé, est morte le 2 décembre
1650. Son extraordinaire beauté fit faire à Henri IV bien des folies.
Toute jeune qu'elle étoit, et mariée, elle y trouva de l'agrément. On
croit qu'elle espéroit, à la suite d'un double divorce, arriver
jusqu'au trône de son admirateur. Cela aussi étoit bien fantastique.

Elle montra de la tête, au temps de la Fronde, lorsqu'il fallut
soutenir Condé. Alors elle est chef du parti, elle délibère.
Désormeaux (_Vie de Condé_, t. 2, p. 354) en donne un exemple: «La
nuit venue, la princesse douairière assembla un petit conseil, où elle
n'admit que la princesse sa bru, la duchesse de Châtillon, sa parente
et sa favorite, la comtesse de Tourville, Lenet, conseiller d'État,
l'abbé de La Roquette et quatre gentilshommes.»

Le Père Lelong (n. 22,711 et n. 23,096) et le catalogue de la
Bibliothèque nationale (_Histoire_, t. 2, n. 1682) indiquent diverses
pièces mises alors sous son nom par les fabricants de livres
politiques. Mais plus qu'habile elle avoit été et elle étoit restée
belle. Croyons-en Voiture:

    La belle princesse n'est pas
    Du rang des beautés d'ici-bas,
    Car une fraischeur immortelle
            Se voit en elle.

M. Cousin (Longueville, 2e édit., p. 180) cite des vers de fête qui
lui furent adressés. Le titre en est un peu bien pompeux: _La Vie et
les miracles de sainte Marguerite-Charlotte de Montmorency, princesse
de Condé, mis en vers à Liancourt_.

Jamais sainte ne fut canonisée si facilement. Madame la Princesse
douairière étoit d'abord la fierté en personne. Madame de Motteville
(t. 4, p. 91) est bien informée: «Cette princesse étoit dans un âge
qui pouvoit encore lui faire espérer une longue suite d'années; elle
paroissoit saine, elle avoit encore de la beauté, et l'on peut croire
que l'amertume de sa disgrâce contribua beaucoup à sa fin. Elle étoit
un peu trop fière, haïssant trop ses ennemis et ne pouvant leur
pardonner. Dieu voulut sans doute l'humilier avant sa mort pour la
prévenir de ses graces et la faire mourir plus chrétiennement.»

Passe pour l'arrogance. Madame la princesse étoit une Madeleine non
repentie, et quelle Madeleine pour la grace, pour la pénitence, pour
la béatification! Dans l'Église ce n'est pas l'Église elle-même,
l'épouse du doux Jésus, qu'elle avoit aimée. Madame de Motteville (t.
4, p. 94) garantira ce qu'on avance: «Madame la Princesse avoit été
fortement occupée de l'amour d'elle-même et des créatures. Je lui ai
ouï dire, un jour qu'elle railloit avec la reine sur ses aventures
passées, parlant du cardinal Pamphile, devenu pape, qu'elle avoit
regret de ce que le cardinal Bentivoglio, son ancien ami, qui vivoit
encore lors de cette élection, n'avoit point été élu en sa place,
afin, lui dit-elle, de se pouvoir vanter d'avoir eu des amants de
toutes conditions, des papes, des rois, des cardinaux, des princes,
des ducs, des maréchaux de France, et même des gentilshommes.»

Amelot de la Houssaye (t. 2, p. 405) entre dans le détail: «Le
cardinal de La Valette aimoit éperdûment la princesse de Condé,
Charlotte de Montmorency, et elle, à ce qu'on disoit alors, l'aimoit
réciproquement, parceque, outre qu'il étoit bien fait, il lui donnoit
beaucoup.»

Je recommande tous ces textes religieux au benoît M. Louis Veuillot et
à Monseigneur Parisis.]

[Note 89: Cambiac étoit un «ecclésiastique de Toulouse, dit Lenet
(p. 379, en 1650), doux, modeste, beau, propre et fort intrigant».
Sauval, mauvaise source quelquefois (Walck., t. 2, p. 445), le fait
chanoine d'Alby et de Montauban. Le même Sauval donne Bouchu pour
amant à madame de Châtillon en même temps que Cambiac.

Cambiac étoit tout à fait attaché à la famille des Condé: c'étoit l'un
de leurs conseillers intimes.]

[Note 90: Il y a madame de Brienne la mère (Louise de Béon, fille
de Bernard, seigneur du Massés), mariée en 1623, morte le 2 septembre
1667; mademoiselle de Brienne (madame de Gamaches), et madame de
Brienne la jeune, mariée en 1656, morte en 1664.

«La reine estimoit» la mère «pour son mérite (Mottev., t. 4, p. 293)
et sa piété». C'étoit l'amie de madame de Motteville (t. 5, p. 234).
Elle soigna avec dévoûment la reine-mère dans sa longue et triste
maladie.

Madame de Brienne la jeune étoit fille du comte de Chavigny:

    Pour mettre leur pouvoir au jour,
    Le ciel, la nature et l'amour,
    De corail, d'ivoire et d'ébène
           Firent Brienne,
           Firent Brienne.

Elle étoit donc belle. Elle étoit sage aussi:

    Un prélat à Pont-sur-Seine
    Adresse souvent ses pas
    Pour voir la chaste Brienne,
    Pleine de divins appas;
    Mais c'est pour lui chose vaine
    S'il y va crotter ses bas.

Somaize la désigne, à ce qu'il paroît, sous le nom de la précieuse
_Bérélise_ (t. 1, p. 38, 228). Mais arrêtons-nous. Le destin de ce
livre veut que quand les gens sont sages nous n'en parlions pas
beaucoup.]

[Note 91: À la fin de 1650.]

[Note 92: «Merlou, autrefois Mello, bourg avec un château, une
église collégiale, un prieuré, une maison religieuse de filles, etc.,
dans le Beauvoisis, élection de Clermont, à deux lieues
ouest-nord-ouest de Creil. C'est une ancienne baronnie qui relève du
roi et appartient à la maison de Luxembourg. Elle avoit donné le nom à
une illustre maison, éteinte il y a environ trois cents ans, et de
laquelle étoit Dreux de Mello, connétable de France sous
Philippe-Auguste. Celles de Nesle, d'Offemont, de Montmorency et de
Bourbon-Condé, l'ont possédée successivement.

«Le château est sur une hauteur; c'est un bâtiment très ancien.»
(Expilly.)]

[Note 93: Cinquième fils de Henri II de Bourbon-Condé, né le 11
octobre 1629, mort le 21 février 1666 à Pézenas, où il eut une cour
très littéraire. Molière y fut son poète favori, ce qu'il ne faut pas
oublier pour son honneur.

Conti avoit la tête foible. Destiné d'abord à l'Église, abbé de
Saint-Denis et de Cluny, puis renégat de dévotion (en 1646), général,
et général médiocre; dévot une seconde fois; puis libertin, amoureux;
puis dévot de rechef, prétendant au chapeau rouge, et encore renégat;
irrésolu enfin, rebelle, sujet dévoué, enthousiaste, sceptique,
girouette des plus aisées, il a une physionomie à lui.

Armand de Conti avoit passé sa thèse en Sorbonne; ce fut l'occasion
d'une querelle qu'Amelot de La Houssaye (t. 1, p. 37) a indiquée. Le
goût de ces exercices, des discours, des oraisons, des petites pièces
pompeuses, lui demeura. Le plus curieux de ses écrits est assurément
ce voeu explicite (V. Amelot de La Houssaye, t. 2, p. 143), qui fut
trouvé dans les papiers de sa très chère soeur, madame de
Longueville.

«Parmi les lettres et les papiers de feue madame la duchesse de
Longueville se trouve la copie d'un voeu que M. le prince de Conty
avoit fait en 1653 à Bordeaux d'entrer et de mourir dans la compagnie
de Jésus. Le voici en la forme qu'il étoit écrit:

    =Jesus, Maria, Joseph, Angelus custos,
    Beatus Pater Ignatius.=

_Omnipotens, sempiterne Deus, ego_ =Armandus de Bourbon=, _licet
undecumque divino tuo conspectu indignissimus, fretus tamen pietate ac
misericordia infinita, et impulsus tibi serviendi desiderio, voveo
coram sacratissima Virgine Maria et curia coelesti universa, divinæ
majestati tuæ castitatem perpetuam, et propono firmiter Societatem
Jesu me ingressurum, in qua vivere et mori ad majorem tuam gloriam
ardentissime cupio. A tua ergo immensa bonitate et clementia infinita
per Jesu Christi sanguinem peto suppliciter ut hoc holocaustum in
odorem suavitatis admittere digneris, et, ut largitus es ad hoc
desiderandum et offerandum, sic etiam ad explendum gratiam uberem
largiaris. Amen. Datum Burdigalæ die 2 Februari, purificationi B.
Mariæ Virginis consecrata, et sanguine meo subsignatum, anno Domini
1653, ætatis meæ 23 cum quatuor mensibus._

    «=Armandus de Bourbon.=

«_Sancta_ =Maria=, _mater Dei et virgo, ego te in dominam, patronam et
advocatam eligo, rogoque enixe ut me adjuves ad servandum votum meum
et ad executioni mandandum propositum meum. Amen._»

Latin médiocre, voeu de maniaque, que la sainte Vierge n'a point
exaucé. Cette pièce n'en a pas moins son agrément.

Nous avons vu que ce jésuite aimoit Bussy, qu'il cultivoit le vers
badin et la prose salée. Au besoin il faisoit un sermon et
anathématisoit les spectacles.

Allons aux sources, interrogeons Choisy d'abord: «Conti avoit une
sorte d'esprit indécis, voulant et ne voulant pas, changeant d'avis,
alternativement dévot et voluptueux, d'une santé médiocre, d'une
taille très contrefaite».

Un peu plus loin (p. 625), le vénérable Choisy contrecarre M. Cousin
et ses douces légendes: «Chacun sait comme quoi ce prince s'abandonna
à la passion éperdue qu'il eut pour madame de Longueville.»

Ne criez pas haro sur Choisy; Lenet (p. 474) dit bien la même chose:
«Ce jeune prince avoit pris une folle passion pour la duchesse de
Longueville, sa soeur, quelques années avant sa prison, et se
l'étoit mise si avant dans le coeur, qu'il ne songeoit qu'à faire
des choses extrêmes pour lui en donner des marques.»

Il dit même que la manie du voeu l'avoit déjà pris dans sa prison.
Cette fois, ce n'étoit pas jésuite qu'il vouloit être: il se donnoit
au diable corps et âme. L'homme se doit d'être moins prodigue de son
_moi_, d'où qu'il vienne. En attendant Dieu ou le diable, Conti se
donnoit volontiers et souvent aux dames, qu'il aimoit, et auxquelles
son rang, sa figure et son esprit plaisoient, malgré les défauts de sa
taille. Condé le railloit; Conti le provoqua (Saint-Simon, t. 1, p.
16).

Laigues lui voulut faire épouser mademoiselle de Chevreuse (Mottev.,
t. 4, p. 182), en 1651; lui-même courtisoit madame de Sévigné. Enfin
il arriva (V. les Mém. du marq. de Chouppes et de Gourville), poussé
par Cosnac, par Sarrazin et d'autres, à épouser une fille de madame
Martinozzi, qui avoit de la beauté et de la vertu. Condé ne fut pas
flatté de voir son frère neveu du cardinal.

Il y a ceci de remarquable dans l'histoire de Conti que Louis XIV,
malade en 1663, jeta les yeux sur lui, préférablement à tout autre,
pour lui confier le gouvernement après sa mort (Motteville, t. 5, p.
187).

Madame de La Fayette le dit aussi.]

[Note 94: François VI de La Rochefoucauld n'a rien oublié pour se
faire bien connoître. Il a laissé un petit livre, cinquante pages
immortelles, et des Mémoires: en 1658, il écrit: «Je suis d'une taille
médiocre, libre et bien proportionnée; j'ai le teint brun, mais assez
uni; le front élevé et d'une raisonnable grandeur; les yeux noirs,
petits et enfoncés, et les sourcils noirs et épais, mais bien tournés.
Je serois fort empêché de dire de quelle sorte j'ai le nez fait, car
il n'est ni camus, ni aquilin, ni gros, ni pointu, au moins à ce que
je crois; tout ce que je sçais, c'est qu'il est plutôt grand que petit
et qu'il descend un peu trop bas. J'ai la bouche grande, les lèvres
assez rouges d'ordinaire et ni bien ni mal taillées. J'ai les dents
blanches et passablement bien rangées. On m'a dit autrefois que
j'avois un peu trop de menton; je viens de me regarder dans le miroir
pour savoir ce qui en est, et je ne sçais pas trop bien qu'en juger.
Pour le tour du visage, je l'ai ou carré ou en ovale; lequel des deux?
Il me seroit fort difficile de le dire. J'ai les cheveux noirs,
naturellement frisés; et avec cela assez épais et assez longs pour
pouvoir prétendre à une belle tête.

«J'ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine: cela fait
croire à la plupart des gens que je suis méprisant, quoique je ne le
sois point du tout. J'ai l'action fort aisée, et même un peu trop, et
jusqu'à faire beaucoup de gestes en parlant. Voilà naïvement comme je
pense que je suis fait au dehors, et l'on trouvera, je crois, que ce
que je pense de moi là-dessus n'est pas fort eloigné de ce qui en
est.»

En 1648, il étoit encore prince de Marcillac; madame de Motteville
dit: «Ce seigneur étoit peut-être plus intéressé qu'il n'étoit tendre
(Mottev., t. 3, p. 128). Il avoit beaucoup d'esprit et l'avoit fort
agréable, mais il avoit encore plus d'ambition» (t. 3, p. 154).

En 1643, elle ajoutoit à son nom (t. 2, p. 9) cette phrase: «Ami de
madame de Chevreuse et de la dame de Hautefort, qui étoit fort bien
fait, avoit beaucoup d'esprit et de lumière, et dont le mérite
extraordinaire le destinoit à faire une grande figure dans le monde.»

Il n'est pas nécessaire d'être diffus lorsqu'il s'agit d'une personne
que tout le monde connoît si bien.]

[Note 95: Son affaire est bonne. C'est le _Desfonandrès_ de
Molière. Il avoit de la réputation; on le consulte lorsque Mazarin va
mourir. «Charlatan, dit Guy Patin, charlatan s'il en fut jamais; homme
de bien, à ce qu'il dit, et qui n'a jamais changé de religion que pour
faire fortune et mieux avancer ses enfants.»

Il fit avorter en effet, lorsqu'elle eut occasion de le désirer,
madame de Châtillon. Un petit Nemours, qui eût peut-être été un hardi
capitaine ou un brillant abbé, disparut ainsi.]

[Note 96: Bossuet a tout dit pour sa gloire. Ce fut un grand
général et un grand esprit. Le petit portrait que Bussy lui consacre
n'est pas une si mauvaise chose pour n'être pas une oraison funèbre.

C'est sur la dénonciation catégorique de Condé (Guy Patin, lettre du
18 août 1665) que Bussy fut arrêté. Condé ne lui pardonna jamais ce
qu'il avoit écrit de sa soeur, ni sans doute sa conduite en Berry au
temps de la Fronde.

Le père de Condé se croyoit de temps en temps oiseau, et chantoit;
sanglier, et donnoit des coups de boutoir. Son fils se crut tour à
tour, et avec délices, lièvre, mort, chauve-souris, salade. Il y a de
la folie dans la substance cérébrale de la race. C'est cette folie
qu'il faut accuser de certains travers de Condé (Lett. de Madame, 5
juin 1719): «Il alla à l'armée et il s'habitua à de jeunes cavaliers;
quand il revint, il ne pouvoit plus souffrir les dames.»

De ce temps (1643) date une chanson fine, qu'il y a quelque agrément à
se rappeler, lorsqu'on voit plus tard (en 1652, à Paris) Condé baiser
en pleine rue la châsse de sainte Geneviève. Le dialogue a pour
interlocuteurs Condé et son ami de La Moussaye (un Goyon). Les deux
improvisateurs descendent le Rhône en bateau sous un bel orage:

    Carus amicus Mussæus,
    Ah! Deus bone! quod tempus!
        Landerirette!
    Imbre sumus perituri,
        Landeriri.

    --Securæ sunt nostræ vitæ;
    Sumus enim Sodomitæ,
        Landerirette,
    Igne tantum perituri,
        Landeriri.

Le père de Condé avoit aussi, dit-on, ces défauts-là; son page,
Hocquetot ou Hecquetot (un Beuvron), lui étoit, à ce qu'il paroît,
trop dévoué, et l'on disoit, toujours en latin (Tall., ch. 2, p. 441):

    Crimina sunt septem, sunt crimina Principis Octo.

La chansonnette de Condé et de son ami, toute réserve faite, vaut
mieux que cet affreux calembour. Condé troussoit le vers
gaillardement; on en a la preuve en françois dans les rondeaux du
comte de Maure. Il ne faudroit pas oublier ces poésies dans un recueil
des vers de la maison de Bourbon.

Condé se permettoit, à l'occasion, des entreprises plus humaines.
Revenant ivre de chez la Duryer, cabaretière à Saint-Cloud, il
rencontre madame d'Ecquevilly près Boulogne; elle avoit une suite, il
en avoit une; en un clin d'oeil il n'y eut qu'une bande, qui
disparut dans les fourrés du bois (V. Tallem., deuxième édit., chap.
212). _Humaines_, ai-je dit; je voulois dire: mieux appropriées à un
homme. Mais là encore il y a bien du prince chimérique.

Quelques petits témoignages ne peuvent nuire maintenant: «Dans sa
jeunesse il avoit connu toutes les dames de la cour et de la ville
dont la beauté avoit fait quelque bruit, sans s'attacher à pas une.
Comme il n'y cherchoit que les agréments du corps, il n'avoit pas pour
elles tous les égards et toutes les honnêtetés que la noblesse
françoise a coutume d'avoir pour les femmes.

«... Le coeur volage de ce prince se fixa cependant à la fin en
faveur de la duchesse de Châtillon, sa parente, pour laquelle il eut
de la complaisance et de la soumission.» (_Mém. de M. ***_, p. 469;
1648.)

Mademoiselle (t. 2, p. 241), parlant de cette intrigue (1652), flaire
juste: «La suite des choses a bien fait connoître que M. le Prince
n'étoit point amoureux.»

Cette affaire-là ne prouve donc pas beaucoup. Il y auroit à citer le
passage de Condé chez Ninon, qu'il protégea toujours; il y auroit à
parler de mademoiselle du Vigean (V. M. Cousin) et à rappeler
mademoiselle de Toussy (Louise de Prie), plus tard maréchale de La
Mothe-Houdancourt.

Tout cela même ne fait pas un coeur bien tendre. Madame de
Motteville jugera l'homme en dernier ressort (Motteville, t. 2, p.
221; 1647): «Il faisoit le fanfaron contre la galanterie, et disoit
souvent qu'il y renonçoit, et même au bal, quoique ce fût le lieu où
sa personne paroissoit davantage. Il n'étoit pas beau: son visage
étoit d'une laide forme, il avoit les yeux bleus et vifs, et dans son
regard se trouvoit de la fierté. Son nez étoit aquilin, sa bouche
étoit fort désagréable, à cause qu'elle étoit grande et ses dents trop
sorties; mais dans toute sa physionomie il y avoit quelque chose de
grand et de fier, tirant à la ressemblance de l'aigle. Il n'étoit pas
des plus grands, mais sa taille en soi étoit toute parfaite.»

Coligny-Saligny a dit tout le mal possible de Condé (V. ses
_Mémoires_). Une de ses phrases est grave, mais n'étonne pas:

«Il s'est voulu servir de son esprit pour ôter la couronne de dessus
la tête du roi; je sçais ce qu'il m'en a dit plusieurs fois, et sur
quoi il fondoit ses pernicieux desseins.»

Condé échoua; il se repentit même. Sa fin retirée a encore de la
grandeur. Il ne faut pas lire exclusivement Désormeaux pour le bien
connoître; nul n'a poussé plus loin les vices et les vertus de la
jeune noblesse du XVIIe siècle. Et puis, c'est le vainqueur de Rocroy!

M. Cousin a cru devoir le placer, comme capitaine, au dessus de
Bonaparte. On voit pourquoi, mais M. Cousin ne doit pas avoir mis tout
le monde de son avis.]

[Note 97: Plus haut j'ai oublié, à propos de Beaufort, de dire
qu'il faisoit à madame de Châtillon la gracieuseté de lui demander
d'être aimé d'elle (Conrart, _Mémoires imprimés_, p. 58), «même de
bricole». Le mot est simple et n'a rien d'affecté.

Faisons une halte pour recueillir quatre ou cinq fragments de Mémoires
qui nous permettent de pousser en avant notre glose, et qui sont
d'utiles éclaircissements.

Marigny (16 juin 1652) dit dans une lettre que M. Louis Pâris a
imprimée dans le _Cabinet historique_ (décembre 1854, p. 109): «Le
soir, je vis S. A., et, bien qu'elle fust retournée après minuit de
chez madame de Chastillon, où elle est assez assidue, je demeurai,
etc.»

Voilà l'intimité démontrée. Madame de Motteville (t. 4, p. 330)
explique décemment les choses; mais que le panégyriste Désormeaux (t.
3, p. 258) prenne d'abord la parole. (La paix) «paraissoit désespérée
lorqu'une dame jugea qu'un si grand bien devoit être l'ouvrage de la
beauté et des grâces: d'autres femmes s'étoient rendues célèbres par
des cabales et des passions redoutables. Les malheurs de la France
étoient le fruit odieux et amer de leurs intrigues, de leurs caprices,
de leurs rivalités. La duchesse de Châtillon aspiroit à une gloire
plus pure: heureuse si l'amour seul de l'État l'eût guidée; mais la
vanité, le ressentiment, l'intérêt, n'eurent pas moins de part à un
projet d'ailleurs si noble que le patriotisme. Elle brûloit d'envie de
faire voir aux yeux de l'Europe l'empire que ses charmes, soutenus de
l'art le plus séducteur, lui avoient acquis sur l'âme d'un héros si
long-temps indocile au joug de l'amour. Elle vouloit en même temps se
venger de la duchesse de Longueville, qui avoit tenté de lui enlever
la conquête du duc de Nemours, en privant la soeur de la confiance
du frère et en dictant un traité qui la réduisît à passer le reste de
ses jours avec un époux qu'elle haïssoit.»

Voici, madame de Motteville à son tour, et son style soutenu: «Dans
cet état, une dame voulut avoir la gloire de la destinée d'un grand
prince et d'avoir part à la plus éclatante affaire de l'Europe, qui
étoit alors cette paix de la cour, qui paroissoit devoir être suivie
de la générale, c'est-à-dire s'il eût été possible de la faire aux
conditions qui avoient été proposées. Madame de Châtillon haïssoit
madame de Longueville: l'émulation de leur beauté et du coeur du duc
de Nemours, qu'elles vouloient posséder l'une et l'autre, faisoit leur
haine. Madame de Châtillon avoit vengé le duc de la Rochefoucauld, en
ce qu'elle avoit emporté sur madame de Longueville l'inclination de ce
prince, qui s'étoit donné entièrement à elle. Cette belle veuve ne
haïssoit pas le duc de Nemours, cette conquête lui plaisoit; mais,
ayant toujours eu quelques prétentions sur les bonnes grâces de M. le
Prince, elle n'étoit pas fâchée non plus de conserver quelque
domination sur l'esprit de ce héros, que toute l'Europe estimoit: si
bien qu'elle fit dessein de l'engager à laisser conduire cette
négociation par elle. Son dessein fut de faire la paix sans que madame
de Longueville y eût aucune part, ni par la gloire, ni par ses
intérêts; et, ne voulant pas faire de perfidie au duc de Nemours, elle
le lui fit trouver bon et l'engagea de rompre tout commerce avec
madame de Longueville. Elle se servit du duc de la Rochefoucauld et de
ses passions pour faire approuver sa conduite au duc de Nemours et
pour presser M. le Prince de se confier à elle et de vouloir écouter
ses conseils. Le duc de la Rochefoucauld m'a dit que la jalousie et la
vengeance le firent agir soigneusement et qu'il fit tout ce qu'elle
voulut. Comme cette dame désiroit aussi se faire riche, elle sut tirer
alors un présent de M. le Prince, qui, poussé à cette libéralité par
son jaloux négociateur, lui donna, en qualité de parent, la terre de
Marlou, et surtout un pouvoir très ample de traiter la paix avec le
cardinal Mazarin. Elle alla donc à la cour, et y parut avec l'éclat
que lui devoit donner une si grande apparence de crédit sur l'esprit
de M. le Prince; mais le cardinal ne crut pas possible qu'elle pût
être si absolue maîtresse de son sort. Il s'imagina, selon la raison,
que M. le Prince avoit voulu lui complaire, mais que de tels traités
ne se pouvoient pas faire de cette sorte, ou plutôt il ne voulut pas
faire la paix dans des temps où il ne l'auroit pas faite
avantageusement pour le roi et pour lui; mais, agissant à son
ordinaire, il gagna du temps et amusa le prince de Condé pendant qu'il
faisoit la guerre tout de bon en Guienne, et que partout les armes du
roi étoient victorieuses. Madame de Châtillon revint à Paris pleine
d'espérances et de promesses; et le cardinal, plus habile et plus fin
que ses ennemis, tira de sa négociation un plus solide bien qu'il n'en
auroit reçu alors de l'accommodement.»

Madame de Châtillon (Montp., t. 5, p. 251) espéroit réellement qu'on
lui paieroit son traité 100,000 écus (un million).

Deux ans après (Mottev., t. 4, p. 36) elle fut accusée d'avoir voulu
attaquer sa vie (celle du cardinal Mazarin) par d'autres armes que
celles de ses yeux; il y eut des hommes roués pour avoir été
convaincus de ce dessein: il parut qu'elle y avoit eu quelque petite
part, et l'heureuse destinée du cardinal le sauva de tous ces maux.
L'intrigue a fait nommer cette dame en plusieurs occasions; mais,
comme sa gloire se trouveroit un peu flétrie par cette narration, je
n'en parle point... Cette dame étoit belle, galante et ambitieuse,
autant que hardie à entreprendre et à tout hasarder pour satisfaire
ses passions...

«Elle savoit obliger de bonne grâce et joindre au nom de Montmorency
une civilité extrême qui l'auroit rendue digne d'une estime toute
extraordinaire, si on avoit pu ne pas voir en toutes ses paroles, ses
sentiments et ses actions, un caractère de déguisement et des façons
affectées, qui déplaisent toujours aux personnes qui aiment la
sincérité.»

Mademoiselle (t. 3, p. 55), qui confond parfois les dates, parle aussi
de toutes ces aventures. Elle étoit allée à Marlou comme une simple
mortelle, en 1656, disent ses mémoires. «Rien n'étoit plus pompeux que
madame de Châtillon ce jour-là: elle avoit un habit de taffetas
aurore, bordé d'un cordonnet d'argent; elle étoit plus blanche et plus
incarnate que je l'aie jamais vue; elle avoit force diamants aux
oreilles, aux doigts et aux bras; elle étoit dans une dernière
magnificence. Qui voudroit conter toutes les aventures qui lui sont
arrivées, on ne finiroit jamais: ce seroit un roman où il y auroit
plusieurs héros de différentes manières. On disoit que M. le Prince
étoit toujours amoureux d'elle, comme aussi le roi d'Angleterre,
milord Digby, Anglois, et l'abbé Fouquet. On disoit qu'elle étoit bien
aise de donner de la jalousie à M. le Prince du roi d'Angleterre, et
que les deux autres étoient utiles à ses affaires et à sa sûreté. On
roua deux hommes, un nommé Bertaut et l'autre Ricousse, frère d'un
homme qui est à M. le Prince et dont la femme est à madame de
Châtillon, pour des menées contre l'État, où on disoit que madame de
Châtillon avoit beaucoup de part, et que c'étoit pour le service de M.
le Prince. Dans le même temps j'ai ouï dire qu'il ne sçavoit ce que
c'étoit. Madame de Châtillon se sauva de sa maison de Marlou; elle fut
cachée en beaucoup d'endroits, puis elle alla à l'abbaye de
Maubuisson. Il y avoit un ecclésiastique, nommé Cambiac, mêlé dans
tout cela, de qui l'on dit que l'on trouva force lettres données à
madame de Châtillon, et les réponses; ce fut Digby qui les prit et les
montra. On disoit encore que c'étoit elle qui avoit découvert à l'abbé
Fouquet l'affaire de ces deux hommes roués. On s'étonnoit comment ce
commerce de l'abbé Fouquet s'accommodoit avec celui de M. le Prince,
lequel avoit fait pendre deux hommes qui étoient allés en Flandre pour
l'assassiner; qu'à la question ils déposèrent qu'il y étoient allés
par ordre de M. l'abbé Fouquet. Je ne me souviens pas bien en quelle
année ce fut, je me souviens que des gens qui venoient d'auprès de M.
le Prince me le contèrent.

«L'habitude de Digby avec madame de Châtillon étoit venue ce qu'il
étoit gouverneur de Mantes et de Pontoise pendant la guerre, où il
demeura quelque temps après. Il n'étoit pas éloigné de Marlou: il
alloit visiter madame de Châtillon; il jouoit à la boule et aux
quilles avec elle, et on dit qu'à ces jeux-là elle lui avoit gagné
vingt-cinq ou trente mille livres. On tenoit de beaux discours, et les
histoires que l'on racontoit étoient difficiles à débrouiller. Tout ce
que j'en puis dire, c'est qu'elle me fit grand' pitié quand tous ces
bruits-là coururent, et j'admirai, quand je la vis si belle à Chilly,
qu'elle eût pu conserver tant de santé et de beauté parmi de tels
embarras.»

Nous voyons là que Charles II, roi en exil, aima la duchesse. Elle
s'imaginoit qu'il vouloit l'épouser et demanda à Anne d'Autriche
(Montp., t. 4, p. 239) si on la traiteroit en reine, le cas échéant.
La pauvre Majesté, en attendant sa gloire, étoit la très humble
sujette de l'abbé Fouquet; ce qui arrache à mademoiselle de
Montpensier (t. 3, p. 298) des soupirs multipliés. «Je ne comprends
pas qu'une femme née de la maison de Montmorency et femme d'un Coligny
soit capable de s'être embarquée avec un homme comme celui-là. Ce qui
justifie madame de Châtillon, c'est qu'il s'est toujours plaint de ses
cruautés dans ses plus grandes colères, et ne s'est jamais vanté d'en
avoir eu les moindres faveurs. Tout ce qui m'a déplu, c'est qu'il
s'est vanté qu'elle n'a refusé aucun présent de lui.»

À une autre note d'autres observations.]

[Note 98: Denis Godefroy, au tome 2 de son _Cérémonial françois_
(page 635), cite le manuscrit, de l'_Histoire du guerres de la
Valteline et de Gennes_ depuis l'an 1624 jusqu'en 1651, par Paul
Ardier, président en la chambre des comptes de Paris.

Paul Ardier de Beauregard, qui avoit épousé Louise Ollier, maria sa
fille Marie (_Bernise_, dans Somaize) à Gaspard de Fieubet, qui devint
chancelier de la reine Marie-Thérèse. Le père de ce Fieubet, Gaspard,
baron de Launac, trésorier d'Espagne (Moréri), mort en août 1647, à
soixante-dix ans, avoit épousé Claude Ardier, morte en août 1657.

La femme de Jeannin étoit Claude de Fieubet. Tout notre monde se
connoît; à droite et à gauche il y a des alliances qui réunissent tous
ces héros et ces héroïnes de l'Histoire amoureuse en une même
famille.]

[Note 99: Marie de Bretagne d'Avaugour, fille de Claude de
Bretagne, baron d'Avaugour, née en 1612, mariée en 1628 à Hercule de
Rohan-Guéméné, duc de Montbazon, etc., est morte de la rougeole le 28
avril 1657.

Elle avoit seize ans lorsqu'elle épousa le duc de Montbazon, qui en
avoit déjà soixante et un. Ce mariage n'est pas ragoûtant. Quand
l'espèce humaine cessera-t-elle de commettre de tels crimes? Ce duc
branlant et chevrotant avoit eu de Magdeleine de Lenoncourt: 1. le
prince de Guéméné, 2. madame de Chevreuse. Branlant et chevrotant, je
dis cela par colère; car l'homme (1654-1667) «étoit fort et puissant»
de son corps (Tall. des R., 1. 2, p. 318). C'étoit une bête, sans
tergiverser:

                    Hé! quelle anrageson
    De voir dans un conseil un asne sans raison.

    M D M

    Qui croit que le grand Cayre est un homme, et les Plines
    Des païs éloignez comme les Filippines.

(V. l'Onozandre de Bautru, dans les _Variétés historiques_, t. 5, p.
293.)

On parloit avec effroi de son pied magnifique: un provincial le
visitoit comme un monument qui fait honneur à une capitale. Il fut
obstinément gouverneur, et pauvre gouverneur, de Paris. M. V. Cousin,
égaré par sa passion pour madame de Longueville, et d'ailleurs très
libre de n'estimer pas beaucoup les brunes à grande mine, trouve
madame de Montbazon «la plus triste coquette du monde». Au fait,
j'eusse préféré, sauf son respect, madame de Longueville. Mais madame
de Montbazon étoit grandement belle.

François Ogier (_Portef. de Conrart_) écrit à Balzac: «Le portrait de
madame de Montbazon sert de patron aux princesses pour se bien
coëffer.»

Que Tallemant dépose le premier: «Elle avoit le nez grand et la bouche
un peu enfoncée. C'estoit un colosse, et, en ce temps-là, elle avoit
desjà un peu trop de ventre, et la moitié plus de tetons qu'il ne
faut; il est vray qu'ils estoient bien blancs et bien durs, mais ils
ne s'en cachoient que moins aisément. Elle avoit le teint fort blanc,
les cheveux fort noirs et une grande majesté.»

Au bal du lundi-gras 1647, dit le _bal des Polonois_, madame de
Montbazon, de haute lutte, emporte le prix de la beauté, à trente-cinq
ans. Ce fut une reine, une divinité, V. madame de Motteville (t. 2, p.
220): «La duchesse de Montbazon y vint parée de perles et d'une plume
incarnate sur sa tête; elle y parut encore dans un grand éclat de
beauté, montrant par là que des beaux l'arrière-saison est toujours
belle.»

Pour Lenet (p. 346), madame de Montbazon est «une des plus belles et
des plus galantes dames qui jamais aient paru dans la cour de France,
et de qui la beauté s'est conservée entière jusqu'à l'âge de
quarante-huit ans, qu'elle la perd avec sa vie.»

Voici Retz, maintenant (p. 97): «Madame de Montbazon estoit d'une très
grande beauté; la modestie manquoit à son air. Sa morgue et son jargon
eussent suppléé dans un temps calme à son peu d'esprit. Elle eut peu
de foi dans la galanterie, nulle dans les affaires. Je n'ai jamais veu
personne qui eust conservé dans le vice si peu de respect pour la
vertu.»

C'est peut-être en ce sens que M. Cousin l'a méprisée.

Un vers satirique lui dit, sans avoir l'air de douter de rien:

    Cinq cens escus bourgeois font lever ta chemise,

et une note du recueil de Maurepas affirme qu'elle se vendit à
Chevreuse, gendre de son mari, pour 100,000 fr. d'argent et une
donation.

Gaston d'Orléans et le comte de Soissons paroissent l'avoir eue à leur
disposition. Beaufort, un jour, avant de monter en carrosse (Conrart,
_Mém._, p. 100), lui dit tout haut: «Madame, j'ai toujours ouï dire
que les femmes ont une cuisse plus douce que l'autre; je vous supplie
de me dire laquelle des vôtres est la plus douce, afin que je me mette
de ce côté-là.»

Qui parle ainsi fait davantage (Mott., t. 3, p. 263). N'oublions pas
d'Hoquincourt, ni son mot si léger: «Péronne est à la belle des
belles.» N'oublions pas Bassompierre, de Rouville, de Bonnelle
Bullion, qui lui acheta de l'amour, et tant d'autres.

Elle avoit de l'esprit, «elle aimoit sa beauté (Mott., t. 3, p. 131),
et faisoit son idole de soi-même». En six heures elle disparut du
monde.

Dans l'histoire anecdotique le vrai est bien difficile à saisir.
Saint-Simon nous déroute (t. 2, p. 149) quand il dit que le duc de
Montbazon étoit un «homme de tête et d'esprit». Voici ce que
Saint-Simon donne comme la vérité (p. 167), au chapitre de la mort de
madame de Montbazon: «M. de Rancé étoit auprès d'elle, ne la quitta
point, lui vit recevoir les sacrements. Déjà touché et tiraillé entre
Dieu et le monde; méditant déjà depuis quelque temps une retraite, les
réflexions que cette mort si prompte fit faire à son coeur et à son
esprit achevèrent de le déterminer.» Le mot _coeur_ est jeté là bien
négligemment. Rancé est le dernier qui ait eu à soi madame de
Montbazon.

Les mariages ridicules comme celui de madame de Montbazon amènent
toujours quelque étrange amalgame d'alliances. Mademoiselle de
Montbazon (_Mélinde_, de Somaize) épousa en 1661 M. de Luynes, son
neveu et son parrain. Ce qui se comprend très bien, comme on le voit:

                 Hercule =de Montbazon=
                   |              |
                   |              |
De Magdelaine de =Lenoncourt=     De Marie =d'Avaugour=
   (sa première femme).         (sa deuxième femme).
              |                           |
              |                           |
     Madame =de Chevreuse=        Mademoiselle =de Montbazon=
(d'abord duchesse de Luynes).    (fille de la 2e madame
              |                       de Montbazon).
              |
        =M. de Luynes=
(fils du premier lit de madame
        de Chevreuse).

Saint-Simon (t. 5, p. 196) parle d'une autre madame de Montbazon.
C'est la femme du prince de Guéméné, fils du premier lit de M. le duc,
mort fou à Liége, et la belle-soeur du chevalier de Rohan, décapité
en 1674. Elle étoit fille unique et posthume du premier maréchal de
Schomberg et de la seconde fille de M. de La Guiche, grand-maître de
l'artillerie.]

[Note 100: Est-ce une Moy? Les Moy sont une grande maison de
Picardie qui remonte haut.

Expilly (t. 4, p. 936) cite Mouy ou Mouhy, ville du Beauvoisis, avec
titre de comté, et Mouy, dans le diocèse de Laon. [Pour cette note et
la suivante, voy. p. 207.]]

[Note 101: C'est la cadette de madame de la Suze, dont on a publié
les _Poésies_ (de Sercy, 1669, in-12). Toutes les deux sont filles du
maréchal de Châtillon; toutes les deux furent précieuses en leur
temps. L'aînée s'appeloit Henriette, l'autre s'appeloit Anne.
Celle-ci, que Vineuil aima (Tallem., t. 4, p. 231), nous l'avons dit,
épousa en 1648 George de Wirtemberg, comte de Montbéliard, mort le 3
janvier 1680.

Elle n'étoit pas si belle que sa soeur, mais elle avoit du
tempérament. Vineuil l'eut qu'elle étoit fille. Un Boccace les voit,
les menace; elle le prévient et l'accuse, lui, de l'avoir sollicitée.
Le maréchal agite son épée, et Boccace garde dès lors le silence.

Tallemant dit: «Ce fou de Wirtemberg». Madame de La Roche-Guyon avoit
failli l'épouser. Mademoiselle retrouve en 1674 (t. 4, p. 363) «le
prince de Montbelliard de Wirtemberg. Je l'avois vu autrefois à Paris,
lorsqu'il avoit épousé mademoiselle de Châtillon, fille du maréchal.
Il me parut affreux, habillé comme un maître d'école de village.»

Les princes allemands n'ont pas de goût pour les panaches.

Il y avoit à la cour une autre madame de Wurtemberg, dont voici en
deux mots l'histoire: La fille du prince de Barbançon (un joli nom!)
devient veuve. Le prince Ulric de Wurtemberg, ancien lieutenant de
Condé en 1652, qui avoit un régiment allemand dans les troupes
d'Espagne, en devient amoureux, se fait catholique, l'épouse, la
quitte, abjure. Sa femme accourt à Paris. La reine la pensionne, la
duchesse d'Orléans (de Lorraine) la loge auprès d'elle au Luxembourg.

Je voulois tirer au clair la généalogie des Wurtemberg. Moréri
m'embrouille.]

[Note 102: «Jean du Bouchet, marquis de Sourches (comte de
Montsoreau), seigneur de Launay, etc., prévôt de l'hôtel du roi et
grande prévôté de France, mourut le 1 février 1677. Il avoit épousé en
1632 Marie Nevelet, de laquelle il eut Dominique du Bouchet, mort à
huit ans, le 24 novembre 1643, et Louis-François du Bouchet, marquis
de Sourches, marié à Marie-Geneviève de Chambes, comtesse de
Montsoreau, fille de Bernard, comte de Montsoreau.» (_Hist. généal. et
chronol. de la maison royale de France_, par le P. Anselme, troisième
édit., 1733, t. 9, p. 182, 197 et 198.)

Louis-François du Bouchet fut reçu, en survivance de son père, à la
charge de prévôt de l'hôtel et grande prévôté, le 15 septembre 1649.
Il mourut le 4 mars 1716. M. Adhelm Bernier a publié en 1836 ses
intéressants Mémoires.

Il ne faut pas le confondre avec de Souches, capitaine des gardes
suisses de Gaston (_Retz_, p. 242).

Les de Sourches furent nombreux sous Louis XIV; ils étoient grands,
blêmes, tristes. On ne les aimoit pas beaucoup. Le louvetier
d'Heudicourt fit contre eux, en 1688, une chanson dont Saint-Simon (t.
5) a raconté l'effet sur Louis XIV et sur tout le monde. Elle obtint
le plus grand succès d'hilarité. On la trouve dans le _Nouveau Siècle
de Louis XIV_ (de M. G. Brunet, p. 117). Quoiqu'elle ait perdu son
charme aujourd'hui, on sent qu'elle a dû être gaie. Il s'agit de
prendre de grands couteaux et de châtrer tous les Montsoreaux pour
délivrer la cour de cette engeance. Exemple du style:

        Poulinière Monsereaux,
        Quand vous fîtes ces ragots,
        Preniez-vous plaisir à faire
    Tique, tique, tac, lon len la,
        Preniez-vous plaisir à faire
        Ce qu'on appelle cela?
]

[Note 103: Louis Foucault du Dognon fut d'abord page du cardinal
de Richelieu; il devint le favori de l'amiral de Brézé. Après
Orbitello (_Mém. de Navailles_, p. 36), il ramène la flotte à Toulon
et court occuper Brouage, l'île de Ré, l'île d'Oléron et le château de
La Rochelle, «malgré la volonté de la reine (Mottev., t. 2, p. 180) et
du ministre». Cela se faisoit. Arrive la Fronde: du Dognon devine les
bénéfices de l'intrigue; il s'attache à Condé pour se vendre cher, et
se vend (1653) pour le bâton de maréchal. Après quoi il est l'un des
juges de Condé. Il meurt à 43 ans, le 10 octobre 1659. Sa femme (Marie
Foussé de Dampierre) vivoit encore en 1688 (Sévigné, lettre du 19
novembre).

Le maréchal Foucault est un vilain homme. Tallemant cite de lui (t. 2,
p. 408) un méchant trait. Il s'étoit battu contre Cinq-Mars (t. 2, p.
253). Dans son gouvernement d'Aunis (Mottev., t. 4, p. 303), il étoit
haï à cause de ses violences.

Saint-Simon (édit. Sautelet, t. 9, p. 117) ne l'encense pas du tout.

La Rochefoucauld (p. 463) dit qu'il eut à se repentir même de son
traité avec la cour. Les pièces 3017 et 3018 du _Catal. hist. de la
Bibl. nat._ (t. 2) le concernent.]

[Note 104: En 1494, Nicolas Viole, correcteur des comptes, est
prévôt des marchands. Un autre Viole, Pierre Viole, seigneur d'Athis,
conseiller au Parlement, jouit (1532-33) du même honneur. Sa statue
est dans les niches de l'Hôtel-de-Ville.

Je trouve une Anne de Viole (Anne du Saint-Sacrement) sous-prieure, en
1615, du couvent des Carmélites de Paris; elle mourut en 1630 (Cousin,
_Longueville_, p. 379).

Le Viole dont il est question ici est fils de Nicolas de Viole,
seigneur d'Osereux, conseiller au Parlement de Paris, plus tard maître
des requêtes, et descend des Viole de la Ville. Demeuroit-il rue de La
Harpe? En 1662, je ne sais qui nomme une demoiselle de Viole quêteuse
en cette rue.

Viole avoit un frère abbé, ami de Lenet, très turbulent comme lui,
comme lui (V. les lettres de Marigny dans le _Cabinet historique_,
déc. 1854, p. 124) prompt à lever la main. «C'est une maison d'espée
(Tallem., t. 4, p. 142) et de robe tout ensemble.» On leur connoît
encore un frère ou un cousin, le sieur d'Athis-sur-Orge, qui, un jour,
tua le portier du Pont-Rouge (le receveur du Pont-Royal) pour ne pas
payer un double. Rien ne doit surprendre s'ils ont été si grands
frondeurs.

Dès le 15 décembre 1648, Viole prononce dans le Parlement un discours
comminatoire contre le cardinal: «Le président Viole paroissoit un des
plus animés contre la cour, et il sembloit qu'on ne pouvoit pas se
tromper quand on l'accusoit de fomenter la révolte de cette
compagnie.» (Mottev., t. 3, p. 45.)

Il n'étoit pas réellement président, mais avoit été par commission
président des enquêtes, et étoit venu dans la grand'chambre avec le
titre, mais non le rang (Aubery, _Vie de Mazarin_, liv. 5, p. 572).

En 1649, Guy Joly (p. 29) l'appelle Viole-Douzenceau, conseiller-clerc
de la grand'chambre. Lenet, de son côté (p. 206): «Le président Viole,
d'une assez ancienne famille de robe de Paris, sur quelque raillerie
qu'on lui avoit faite dans la débauche, où il étoit assez agréable, de
ce qu'il étoit un bourgeois, se voyant de ruiné qu'il étoit devenu
riche par le bien que lui laissa un commis de l'épargne, nommé
Lambert, se mit dans la tête de devenir homme de cour et de traiter de
la charge de chancelier de la reine, dont on lui refusa l'agrément à
la cour.»

Il étoit vain de sa nature, et, de plus, poussé par son ami Chavigny,
ministre disgracié. Un jeune homme, nommé Servientis, lui faisoit ses
harangues. Viole étoit cousin germain de la duchesse de Châtillon.

Dans les notes secrètes qui font partie de la _Correspondance
administrative de Louis XIV_ (Depping, t. 2, p. 54), on le désigne
sous le titre de président de la quatrième chambre des enquêtes, et on
dit de lui: «Esprit actif, inquiet, entreprenant, fougueux,
vindicatif, devoué aux intérêts de M. le Prince; s'est veu l'un des
chefs de la Fronde, et avec grand crédit dans le Parlement, que le
dépit d'avoir esté exclu de la charge de chancelier de la reine a
emporté dans l'espérance qu'il avoit de parvenir aux premières charges
de l'Estat, et donnant tout à sa haute ambition; s'explique bien, a de
la fermeté dans ses résolutions et de grands biens que Lambert, de
l'espargne, luy a laissez ou procurez à charge, donnant selon
l'intérest du party où il s'est engagé; n'a point d'enfans de sa
femme, qui est une Vallée; beau-frère de M. du Boulay-Favin, parent à
cause d'elle de M. de Bouteville et de madame de Chastillon, avec
lesquels il a estroite liaison.»

«Il semble qu'il passoit trop avant», dit Omer Talon (Coll. Michaud,
p. 274, 275); «il avoit esté toute sa vie (Retz, p. 69) un homme de
plaisir et de nulle application à son mestier.» Retz, qui lui met cela
sur le dos, ajoute qu'il avoit naturellement une grande timidité. En
effet ces jeteurs de hauts cris ne sont pas toujours intrépides.

Viole fut l'un des conseillers de Mademoiselle; il joua un rôle actif
lors de la bataille du faubourg Saint-Antoine (Montp., t. 2, p. 267).

Dans les conditions proposées en 1651 pour la paix par Gourville (V.
La Rochefoucauld, p. 477), on voit à son nom: «Permission de traiter
d'une charge de président à mortier ou de secrétaire d'État, parole
que ce sera la première, et une somme d'argent dès l'heure pour lui en
faciliter la récompense.»

Ce qui ne fut pas accordé. Il dut aller en Hollande l'année suivante
(Lenet, p. 613). Il revint bientôt; mais en 1654 il est sacrifié tout
à fait. Voyez (Bibl. nat., _Catalogue hist._, t. 2, nº 3208) l'«_arrêt
de la cour du Parlement rendu toutes les chambres assemblées, le roi
séant et président en icelle, contre les sieurs Viole, Le Net, le
marquis de Persan, Marsin et autres adhérents du prince de Condé_».
(27 mars 1654.)

Les Espagnols lui payèrent la valeur de ses charges perdues (Montglat,
p. 343; 1659).]

[Note 105: Je demande la permission de ne pas faire le portrait en
pied de Louis XIV. L'histoire d'aucun roi n'est aussi longue, aussi
intéressante, aussi littéraire, aussi variée; mais, bien que cette
histoire ne soit pas encore écrite, on ne s'étonnera pas si je ne
l'attaque point. Quelques petites touches suffisent pour ce que ce
volume réclame. D'abord, Louis XIV, c'est le type du roi. Voyez-le à
son baptême; il a cinq ans tout au plus (Montglat, p. 136):

«On le mena, au sortir de la chapelle, dans la chambre du roi, qui lui
demanda comme il avoit nom. Il répondit: «Louis XIV.» Sur quoi le roi
répliqua: «Pas encore! pas encore!»

En amour, il a commencé par n'être qu'un homme. Plus tard, ç'a été le
roi et le roi absolu. D'abord, il a soupiré; comme un autre, il a été
galant, tendre, passionné, mélancolique; il a rimé pour les belles, ou
il s'est fait faire des chansons en leur honneur. Certainement il a
aimé mademoiselle Mancini et La Vallière. C'est Joseph de Maistre qui
a dit (_Lettres_, t. 1, p. 73, 2e édition): «La maîtresse d'un roi
marié est une coquine comme celle d'un laquais.» Peut-être a-t-il
raison en bonne morale; mais, ô rigoriste! mademoiselle de La Vallière
ne sera jamais une coquine.

On auroit quelque peine à dresser complète la liste de toutes les
personnes que Louis XIV a recherchées.

«Le roi étoit galant, mais souvent débauché; tout lui étoit bon,
pourvu que ce fussent des femmes.» (Madame, 24 décembre 1716.)

Aussi plusieurs de celles qu'il a favorisées sont-elles restées
inconnues. Il y avoit dans le nombre des filles de jardinier: n'a-t-on
pas voulu y joindre une négresse? Mais, sans interroger bien
rigoureusement le secret des Mémoires, on citera madame de Beauvais,
la comtesse de Soissons, la connétable Colonna, La Vallière, Madame
peut-être, mademoiselle de Laval, madame de Soubise, qui à vingt-neuf
ans avoit huit enfants et restoit belle; madame de Montespan, la belle
Ludres, madame d'Heudicourt, madame de Monaco, mademoiselle de la
Motte-Argencourt, mademoiselle de Fontanges et la comtesse d'Armagnac.

Bussy n'a pas dit de mal du roi si les _Alleluia_ ne sont pas de lui.
Par avance, expliquons le nom que le roi porte dans ces Alleluia. On
l'y nomme _Deodatus_. Louis XIV s'appeloit en effet Dieudonné, et
toute la France le savoit. Que de fois le voit-on désigné sous ce nom
dans les écrits du temps! En voici quelques-uns (nous citons les
numéros du Catalogue de la Bibliothèque nationale, t. 2):

840. _Le vrai politique, ou l'homme d'État désintéressé, au roi_,
Louis XIV, _surnommé Dieudonné_. Paris, F. Noël, 1649, in-4. (Pièce.)

1421. _De fortunatis Ludovici Adeodati XIV, Francorum et Navarræ régis
christianissimi, natalitiis_, etc., par Bernard. (1650.)

1450. _Les frondeurs victorieux et triomphants sous le règne de Louis
XIV dit Dieudonné_. (1650.)

Voy. encore, 3358 (2 fois) en 1660, pour le mariage, et 3498.
_Panégyrique de_ =Louis Dieudonné=, 1663, Bilaine, in-12.]

[Note 106: George Digby. Tallemant des Réaux (chap. 359) dit qu'il
s'appeloit Kenelm Digby, qu'il étoit resté fidèle à Charles 1er, qu'il
étoit venu en France avec la reine, qu'il avoit épousé Venetia
Anastasia, fille d'Edouard Stanley; qu'il avoit un esprit singulier,
qu'il aimoit la peinture et recherchoit la pierre philosophale.

Il aima tendrement sa femme. Lorsqu'elle tomba malade, il la fit
peindre sans cesse pour conserver toutes ses images, Vigneul de
Marville (t. 1, p. 252) est garant de ce détail:

«M. Digby, étant à Paris, prenoit plaisir à montrer le portrait en
miniature de feue madame la comtesse Digby, son épouse, l'une des plus
belles femmes de son tems, _ipso sese solatio cruciabat_. Il racontoit
que, pour maintenir sa beauté et une fraîcheur de jeunesse, il lui
faisoit manger des chapons nourris de chair de vipère; en quoi (à ce
qu'il disoit) il avoit parfaitement réussi. Cependant, soit que cette
nourriture ne fût pas saine, et que ce qui est bon à conserver la
beauté n'est pas propre à conserver la santé et la vie, ou bien que
l'heure de madame Digby fût venue, elle mourut encore assez jeune, et
lorsqu'on y pensoit le moins. On dit qu'elle avoit eu quelque
pressentiment de sa mort, et qu'elle pria M. Digby, qui étoit obligé
de sortir pour quelque affaire, de revenir au plutôt, parcequ'elle
avoit dans l'esprit qu'elle mourroit ce jour-là. En effet, M. Digby
étant de retour, la trouva morte, et la fit peindre en cet état, où,
pour la consolation de ceux qui la regardent, le peintre a eu
l'adresse de ne la représenter qu'un peu endormie.»

«Anne Digby, fille du comte de Bristol et femme de Robert Spencer,
comte de Sunderland, avoit toutes les grâces du corps et de l'esprit.»
(1662.--_Mém. de M. de ***_, p. 569.)

Les Mémoires du duc d'York parlent du comte de Bristol. Pendant la
Fronde il combattit parmi les défenseurs de la cour (1650--Mott., t.
4, p. 99). Il avoit inventé une poudre de sympathie qui paroît n'avoir
été composée que de gomme arabique et de sulfate de fer, et qu'il
regardoit comme une panacée universelle. Il a même composé un
_Discours sur la poudre de sympathie pour la guérison des plaies_
(Paris, 1658, 1662, 1730, in-12).

Furetière parle de la poudre de sympathie dans _le Roman bourgeois_
(édit. elzev., p. 174).

Le comte de Grammont (_Mémoires_, ch. 9) retrouve Digby en Angleterre:

«Le comte de Bristol, ambitieux et toujours inquiet, avoit essayé
toutes sortes de moyens pour se mettre en crédit auprès du roi. Comme
c'étoit ce même Digby dont Bussy fait mention dans ses annales, il
suffira de dire qu'il n'avoit pas changé de caractère.»]

[Note 107: Charlotte de Valençay d'Étampes, née en 1597. C'est la
mère de Sillery. Elle avoit épousé le fils du chancelier de
Sillery-Brulart, mort en 1640. Elle fut belle long-temps, mais
toujours extravagante. À la mort de son mari, elle fait l'Artémise.
Plus tard, à cinquante-huit ans, elle se donna un mari de conscience
qui semble avoir été Goulas, l'intendant de Gaston. «Jamais, dit
Tallemant (t. 1, p. 468), il n'y eut une si grande friande.»

Madame de Pisieux ou Puysieux étoit soeur d'Éléonore d'Étampes de
Valençay (1589-1651), archevêque de Reims, hardi voleur, hardi viveur,
un archevêque à citer pour les protestants. À son lit de mort, il dit
au confesseur (Tallemant des Réaux, t. 2, p. 459): «Le diable emporte
celui de nous deux qui croit rien de ce que vous venez de dire!» Il
n'en avoit pas moins béni les bonnes femmes dans son église. Madame de
Pisieux étoit soeur aussi du cardinal Achille de Valençay, mort en
1646, «fier et brave» homme qui avoit été bon militaire pendant
long-temps. Devenue vieille, elle fut la confidente de Mademoiselle
(Montp., t. 4, p. 159). On la chargea de préparer les voies, en 1671,
pour marier la princesse avec le comte de Saint-Paul.

Elle avoit grand air et une manière d'autorité qu'elle ne suspendoit
même pas pour se satisfaire en boutades. Son esprit étoit vif, mais
bizarre et fatigant. Lorsqu'elle meurt (8 septembre 1677), madame de
Sévigné écrit: «Nous en voilà délivrés! Ne trouvez-vous pas, Madame,
qu'elle contraignoit un peu trop ses amis? Il falloit marcher si droit
avec elle!»

Saint-Simon a mis son mot dans cette histoire (t. 4, p. 375): «Madame
de Puysieux, veuve dès 1640, ne mourut qu'en 1677, à quatre-vingts
ans, avec toute sa tête et sa santé. C'étoit une femme souverainement
glorieuse, que la disgrâce n'avoit pu abattre, et qui n'appeloit
jamais son frère le conseiller d'État que: Mon frère le bâtard. On ne
peut avoir plus d'esprit qu'elle en avoit, et, quoique impérieux, plus
tourné à l'intrigue.»]

[Note 108: Brienne, fils d'Antoine de Loménie, seigneur de la
Ville aux Clercs, secrétaire d'État nommé par Anne d'Autriche à la
place de Chavigny.

Il meurt le 5 novembre 1666, à soixante et onze ans, et laisse des
Mémoires.

Son fils (Brienne le jeune) est l'un des personnages les plus curieux
du XVIIe siècle; mais il nous entraîneroit beaucoup trop loin si nous
nous occupions de lui.]

[Note 109: Quel d'Aubigny? Le _Dioclès_ de Somaize (t. 1, p. 140),
ami de Beroé, qui «chante bien et a tousjours après luy deux ou trois
musiciens?» Le père de d'Aubigny, l'ami de Saint-Evremont, l'amant de
madame des Ursins? C'étoit (Saint-Simon, t. 4, p. 177) un procureur au
Châtelet. Un d'Aubigny rattaché à la famille d'Agrippa d'Aubigné,
comme celui qui fut évêque de Noyon, puis archevêque de Rouen, quand
madame de Maintenon fut reine? L'abbé d'Aubigny, de la maison de
Stuart, chanoine de Paris, oncle du duc de Richmond, ami de Retz? Un
des trente-six gentilhommes du roi (1669)? Charles Bidault d'Aubigny,
gentilhomme de Monsieur en 1661? Le d'Aubigné qu'on dépêcha sous la
Fronde à la princesse douairière (Lenet, Coll. Michaud, p. 234, 243)?
Ce doit être ce dernier; mais La Chesnaye des Bois (t. 1, p. 493) dit
avec raison: «Il n'y a presque point de province en France où l'on ne
trouve des gentilshommes du nom d'Aubigné et d'Aubigny; ils ont tous
des armes différentes.»

Louis XIV ne simplifia pas la question lorsqu'il créa duchesse et
pairesse d'Aubigny mademoiselle de Kéroualles, la maîtresse de Charles
II (en décembre 1673).]

[Note 110: Anne de Gonzague-Clèves, comtesse palatine du Rhin.
Fille de Charles de Gonzague-Clèves, duc de Nevers, née en 1616, elle
épouse (1639) Henri II, duc de Guise, se sépare, se remarie en 1645 à
Édouard de Bavière, comte palatin du Rhin. Restée veuve en 1663, elle
meurt le 6 juillet 1684.

Les amateurs du style magnifique et des grands éloges n'ont qu'à
relire l'oraison funèbre que Bossuet lui a faite. Les politiques
chercheront dans les mémoires du temps la trace des manoeuvres par
lesquelles elle s'est signalée pendant la régence d'Anne d'Autriche.
En 1661, madame de Navailles, dame d'honneur, lui fit une rude guerre
(Mottev., t. 5, p. 117) pour l'empêcher de jouir de tous les
priviléges attachés à sa charge de surintendante de la maison de la
reine. À la mort de Mazarin, la Palatine quitte sa charge, que l'on
donne à la comtesse de Soissons. L'inébranlable madame de Navailles
continue sa guerre. Affaire sérieuse s'il en fut:

«Le roi, dont les intentions étoient droites, ayant écouté les raisons
de part et d'autre, régla les fonctions de la surintendante et de la
dame d'honneur. Il donna à la première les honneurs de présenter la
serviette, de tenir la pelote et de donner la chemise, avec le
commandement dans la chambre et les sermens, et tout le reste à la
dame d'honneur, c'est-à-dire servir à table, la préférence dans le
carrosse et dans le logement.» Le lendemain, mille autres querelles.
Le comte de Soissons appelle en duel le duc de Navailles (pour la
serviette)--Refus: la cour applaudit; les mazarins baissent; le roi
exile le comte. Ah! la belle chose que l'intérieur d'un palais!

On a dit (Montp., t. 4, p. 62) qu'en 1658, à quarante-trois ans, elle
rendit au duc d'Anjou le service que madame de Beauvais rendit à Louis
XIV. Ses mémoires sont apocryphes et sont l'oeuvre de Sénac de
Meilhan. M. Cousin (_Histoire de madame de Sablé_) ne pouvoit se
dispenser de faire revivre cette femme célèbre. Somaize (t. 1, p. 290)
l'appelle _Pamphilie_:

«Pamphilie, estant l'honneur de son sexe, mérite bien d'estre mise au
rang de tout ce qui se trouve d'illustres prétieuses. C'est une
princesse formée du sang des demy-dieux, et que la nature mit si
advantageusement en oeuvre qu'elle fut plus belle que la mère des
amours, et qu'elle égalle encore ce qui se peut voir de plus charmant.
Elle a pour soeur une celèbre reyne qui a eu l'honneur de recevoir
deux fois le sceptre des Sarmates (les Polonais), qu'elle rend tous
les jours doublement sujets par sa beauté et par le rang de
souveraine. Si elle ne fait pas briller la blancheur de son beau front
sous le riche et majestueux tour d'un diadème, ce n'est pas qu'elle en
ait esté moins digne, mais que la fortune, qui craignoit de rendre son
empire plus grand que le sien, ne put se résoudre à la placer dessus
le trône. Pamphilius (le prince palatin), l'un des plus considérables
héros qui habitent vers le Rhin et le Danube, a profité du caprice de
cette déesse des événemens, ayant, par son mérite, trouvé le moyen de
s'insinuer dans le coeur de nostre héroïne, de qui tant d'aultres
coeurs avoient en vain voulu estre les victimes, et d'estre en un
mot l'heureux espoux de la plus belle moitié du monde. Elle a esté
long-temps l'un des mobiles de toutes les actions de la cour du grand
Alexandre, joignant les lumières de son bel esprit à celles de ses
premiers ministres pour la conduite des plus importantes affaires.
Alors les Muses latines et françoises prenoient plaisir d'y establir
leur Parnasse en sa faveur, n'y ayant personne qui en connust mieux
les talens et qui les accueillist plus obligeamment que la divine
Pamphilie. Il y avoit aussi une forte émulation entr'elles à qui
auroit l'honneur de se rendre plus agréable à son esprit; mais ce
bonheur fut le précieux partage de celle qui avoit le docte et
l'ingénieux Rodolphe (M. Robinet) pour son père, l'un de nos premiers
historiographes. Le sort de cette Muse causa tant de jalousie à
plusieurs autres, qu'elles se retirèrent de despit et de honte, et la
laissèrent dans une paisible jouissance de l'honneur qu'elle s'estoit
acquis, et qui ne donna pas aussi peu d'ombrage à celle qui s'estoit
consacrée au service de la princesse Nitocris (la duchesse de
Nemours).»

Elle fut aimée du duc de Guise (Montp., t. 2, p. 116) lorsqu'il étoit
archevêque de Reims. Retz la juge à notre point de vue particulier (p.
97): «Madame la Palatine estimoit autant la galanterie qu'elle en
aimoit le solide. Je ne crois pas que la reine Élisabeth d'Angleterre
ait eu plus de capacité pour conduire un estat. Je l'ai veue dans la
faction, je l'ai veue dans le cabinet, et je lui ai trouvé partout
également de la sincérité».]

[Note 111: Cet évêque est l'ancien P. Faure, agent de la cour, ami
du P. Berthod pendant la Fronde, puis évêque de Glandèves, et, en 1653
(Berthod, p. 389), évêque d'Amiens.

En 1656 Mademoiselle (t. 3, p. 80), le traite fort bien: «C'est un
prélat qui a beaucoup d'esprit, et, quoiqu'il ait été cordelier, il
n'a rien qui tienne du moine; il a été long-temps à la cour.»]

[Note 112: Ouvrez nos bons recueils, la _Biographie universelle_
d'abord: où est l'article de l'abbé Fouquet? Voilà Fouquet son frère;
mais lui-même, où est-il? Et demandez à bien des gens s'ils le
connoissent, on répond: «Fouquet? eh! oui, le surintendant, les
nymphes de Vaux, le procès fameux; nous ne connaissons que cela:

    Jamais surintendant, etc.,

Ou encore:

    ..... Oronte est malheureux.

--Très bien; mais ce n'est pas cela l'abbé Fouquet.--Ma foi, qui
étoit-ce?» C'étoit un homme avec qui nul ne plaisantoit; c'étoit le
chef de la famille, le conseil d'abord, le patron, le soutien de son
frère Nicolas; c'étoit le bras droit de Mazarin, c'étoit le ministre
lui-même, l'homme puissant, le roi de France; et cela n'a pas duré
qu'un jour. J'adjure les biographies de ne plus passer son nom sous
silence. Bussy les instruira si elles ne savent que dire.

Déjà nous en avons parlé incidemment dans quelques notes (page 65, par
exemple); Mademoiselle elle-même atteste son pouvoir et la terreur de
son nom.

Basile Fouquet, abbé de Barbeaux et de Rigny, disparut de la scène
avec son frère; il mourut silencieusement en 1683. Il avoit commencé
avec éclat.

Il s'attaque à Retz. Guy Joly et Retz lui-même racontent comment il se
chargea, si on le vouloit, d'enlever, d'assassiner, de saler le
coadjuteur. Pour un homme d'Église, cela est bien oriental. On
nourrissoit publiquement (Retz, p. 481) chez la portière de
l'archevêché ses deux bâtards, ou plutôt deux de ses bâtards.

Il avoit aidé Vardes à se marier (Montp., t. 3, p. 76). Le président
de Champlâtreux travailloit à empêcher le mariage; l'abbé Fouquet et
Candale envoient des troupes chez lui et le mettent aux arrêts. On
poussa des cris dans la famille, mais le mariage eut lieu. Et de
trois. «Il entretenoit à ses dépens cinquante ou soixante personnes,
la plupart gens de sac et de corde, qui lui servoient d'espions et le
faisoient craindre.» (Gourville, p. 524).

Nous allons le voir casser tout chez madame de Châtillon. Mademoiselle
de Montpensier atteste la vérité de cette scène extraordinaire (t. 3,
p. 296) et s'indigne contre tant d'audace. Elle nomme le chef de ses
_braves_ (t. 3, p. 416) Biscara, officier des gardes de Mazarin. Que
faire contre un tel homme? Un jour le gardien de la Bastille
témoignoit son étonnement à la vue d'un lévrier qui se trouvoit dans
la cour, et demandoit pourquoi il étoit là. «C'est, lui répondit un
prisonnier, parcequ'il aura mordu le chien de l'abbé Fouquet.»

Fouquet lui-même, le surintendant, craignoit bien son frère; il
écrivit dans ses instructions secrètes: «Si j'estois mis en prison et
que mon frère l'abbé, qui s'est divisé dans les derniers temps d'avec
moi mal à propos, n'y fust pas et qu'on le laissast en liberté, il
faudroit doubler qu'il eust esté gagné contre moi, et il seroit plus à
craindre en cela qu'un autre.»

C'est ici le lieu de transcrire un long passage des Mémoires de
Mademoiselle (t. 3, p. 411); il est d'une grande valeur pour nous.
Elle le date de 1659, mais la date ne sauroit être toujours admise
sans réserve dans ces mémoires. «Madame d'Olonne alloit en masque tous
les jours avec Marsillac, le marquis de Sillery, madame de Salins et
Margot Cornuel. Le marquis de Sillery avoit été amoureux de madame
d'Olonne; en ce temps-là il n'étoit que confident. Cette troupe alloit
s'habiller chez Gourville; elle n'osoit le faire chez madame d'Olonne
à cause de son mari. Le comte de Guiche continuoit sa belle passion
pour elle, et l'abbé Fouquet, qui étoit enragé contre tous les deux,
s'avisa de les brouiller et de s'en venger par là. Il obligea le comte
de Guiche à demander à madame d'Olonne les lettres de Marsillac
lorsqu'il se verroit un moment mieux avec elle; ce qu'il fit. Elle les
lui donna: le comte de Guiche les mit entre les mains de l'abbé
Fouquet, qui d'abord les montra à madame de Guéménée, afin qu'elle en
parlât au Port-Royal, et que cela allât à M. de Liancourt, pour le
dégoûter de lui donner sa petite-fille; il les montra aussi au
maréchal d'Albret, qui alla trouver M. de Liancourt, comme son parent
et son ami, pour l'avertir de l'amitié qui étoit entre madame d'Olonne
et M. de Marsillac; et je crois même qu'il avoit pris quelques unes de
ces lettres. M. de Liancourt lui dit: «Je m'étonne que vous, qui êtes
galant, soyez persuadé que l'on rompe un mariage sur cela. Pour moi,
qui l'ai été, j'en estime davantage Marsillac de l'être, et je suis
bien aise de voir qu'il écrit si bien. Je doutois qu'il eût tant
d'esprit. Je vous assure que cette affaire avancera la sienne.» Je
crois que le maréchal d'Albret fut étonné de cette réponse. Les
médisants disoient qu'il avoit fait cela autant pour plaire à l'abbé
Fouquet que pour donner un bon avis à M. de Liancourt. Véritablement,
si l'abbé Fouquet eût pu réussir à rendre ce mauvais office à
Marsillac de rompre son mariage, il ne lui en pouvoit pas faire un
plus considérable, puisque par là il lui pouvoit faire perdre
cinquante mille écus de rente, avec une maison à la campagne,
admirable et renommée par tout le monde à cause de ses eaux (cette
maison s'appelle Liancourt), et une autre maison fort belle à Paris,
surtout une fille fort bien faite. Rien n'égaloit ce parti, et, ce qui
rendoit cette affaire agréable, c'est que M. de Marsillac n'en avoit
obligation à personne qu'à M. de Liancourt, qui l'a choisi par amitié,
parcequ'il étoit son petit-neveu et qu'il voyoit que la maison de La
Rochefoucauld n'étoit pas aisée. Il la voulut rétablir par ce mariage,
dont la conclusion fut hâtée à cause des avis que donna le maréchal
d'Albret. Il se fit cinq ou six mois après. On tira la fille du
Port-Royal, où elle avoit été élevée. Comme l'abbé Fouquet vit que
cela n'avoit pas réussi, il porta à M. le cardinal toutes les lettres
que Marsillac avoit écrites à madame d'Olonne. Il prétendoit qu'il
avoit écrit contre le respect dû à Leurs Majestés, et qu'il y en avoit
aussi qui ne plaisoient pas à M. le cardinal. Marsillac en eut
connoissance, et prit avis de ses amis de ce qu'il avoit à faire. On
lui conseilla de tirer de madame d'Olonne les lettres du comte de
Guiche, ce qu'il fit. Aidé du marquis de Sillery, lequel reprocha à
madame d'Olonne ce qu'elle avoit fait pour se raccommoder avec le
comte de Guiche, il l'obligea de lui donner ses lettres. Le marquis de
Sillery les porta à M. le cardinal. Il y en avoit une où il parloit de
Monsieur et de la reine, et il disoit: «J'ai fait tout ce que j'ai pu
pour résoudre l'enfant à être votre galant; il en avoit assez d'envie,
mais il craint la bonne femme.» Ces termes parurent assez familiers,
et, comme tout se sait, cela fut bientôt public.»]

[Note 113: _L'Estat de la France_ pour 1649 le dit gouverneur de
Péronne, de Montdidier et de Roye, «naguère grand-prévost de l'hostel
et mareschal de camp».

Il avoit fait son chemin pendant la guerre civile. On voit ici, et, à
l'article de Foucault, on a vu ce qu'étoient alors les gouverneurs de
places. On se croiroit à la fin de la Ligue. Louis XIV est attendu.

D'Hocquincourt aima d'abord madame de Montbazon.

Dans l'affaire dont Bussy donne les détails, Montglat (p. 309) indique
bien le rôle que Mazarin fit jouer à la maréchale pour venir à bout de
son mari.

D'Hocquincourt, après avoir vendu chèrement sa soumission, se dépita,
se jeta dans Hesdin et passa aux Espagnols. Il mourut bientôt à
Dunkerque. Pas de pitié pour ces gens-là.]

[Note 114: On cite Simon de Wignacourt, croisé en 1190; Aloph de
Wignacourt, grand-maître de l'ordre de Malte en 1601, et Adrien,
grand-maître en 1690 (V. Henry-J.-G. de. Milleville, 1845). Le
portrait d'Aloph ou Olaf (1569-1609) est le meilleur portrait du
Caravage. Dangeau (23 août 1690) a parlé d'Adrien.

Notre Wignacourt est Vignacourt d'Orvillé, Picard (d'argent à trois
fleurs de lis de gueules au pied nourri); en 1652 (Montp., t. 2, p.
327) d'Hocquincourt l'avoit déjà envoyé pour s'entendre avec les chefs
de la Fronde. Est-ce lui que la cour envoie en Allemagne dans le
courant de 1656 (Aubery, _Vie de Mazarin_, deuxième édit., t. 3, p.
150; et Quincy, _Hist. milit. de Louis XIV_, t. 1, p. 216) pour
empêcher les électeurs de fournir des troupes à l'Espagne?]

[Note 115: Lorsque Charles II courtise madame de Châtillon, il est
question de lui faire épouser Mademoiselle (Montp., t. 2, p. 148).
Rétabli sur le trône (Mottev., t. 5, p. 83), il refuse Hortense
Mancini et cinq millions. Il «ne cédoit à personne (Mém. de Grammont,
ch. 6) ni pour la taille ni pour la mine. Il avoit l'esprit agréable,
l'humeur douce et familière.» Charles II promettoit beaucoup, ce fut
un triste sire.

Il «étoit d'une complexion tendre et fort galant; aussi toutes les
belles de sa cour firent-elles des entreprises sur son coeur. Celles
qui eurent le plus de part à sa tendresse furent Barbe de
Saint-Villiers, femme de Roger Pulner, comte de Castle-Maine, en
Irlande (depuis comtesse de Southampton, et enfin duchesse de
Cleveland); Françoise-Thérèse Stuart, veuve de Charles Stuart, duc de
Richmond et de Lenox (_Mém. de M. de ***_, p. 562); Mademoiselle de
Quervalle, baronne de Petersfield, comtesse de Farsam, duchesse de
Portsmouth, et madame Nelguin, qui avoit vendu des oranges» (_Ibid._,
p. 568).

Macaulay a dit la vérité sur le compte de ce vilain monarque.]

[Note 116: Claire-Clémence de Maillé, fille du maréchal de Brézé,
mariée le 11 février 1641 au grand Condé, qui n'en vouloit pas et qui
ne l'aima jamais. Elle montra du courage pour le défendre en 1650.

Délaissée, elle eut des amants. Mademoiselle (t. 2, p. 51) cite, en
1649, Saint-Mesgrin. En 1671, un de ses valets de pied, Duval, et un
page, Rabutin, qui apparemment jouissoient de ses bonnes grâces,
mettent l'épée à la main l'un contre l'autre; elle accourt, elle est
blessée. Toute la cour retentit de l'esclandre. Rabutin s'enfuit; il
s'éleva aux premiers honneurs de l'armée impériale en Hongrie
(Saint-Simon, _note à Dangeau_, t. 4, p. 479). À partir de ce moment,
madame la princesse fut enfermée à Châteauroux; son fils lui cacha la
mort de Condé. Elle mourut le 16 avril 1694 (Dangeau, 18 avril).

Madame de Motteville (t. 4, p. 80) lui a rendu quelque justice: «La
douleur l'avoit embellie... Elle avoit des qualités assez louables;
elle parloit spirituellement quand il lui plaisoit de parler, et, dans
cette guerre (de Bordeaux), elle avoit paru fort zélée à s'acquitter
de ses devoirs. Elle n'étoit pas laide: elle avoit les yeux beaux, le
teint beau et la taille jolie. Sans se faire toujours admirer de ceux
qui la conduisoient et de ceux qui étoient auprès d'elle, elle a du
moins cet avantage d'avoir eu l'honneur de partager les malheurs de M.
le Prince.»]

[Note 117: Boligneux est une «paroisse avec titre de comté, dans
la Bresse». (Expilly, t. 1, p. 717.)

Madame de Sévigné parle (31 juillet 1680) de Louis de La Palu, comte
de Boligneux, cousin de M. de la Trousse; ailleurs (15 septembre
1677), elle dit: «La vieille Boligneux, qui étoit ma tante.»

Il y avoit en 1690 un régiment de Boligneux dans l'armée de Boufflers
(Dangeau, 16 septembre 1690).

Saint-Simon dit de Bouligneux, lieutenant-général, tué devant Verne en
1704 (t. 4, p. 384), que c'étoit un homme «d'une grande valeur, mais
tout à fait singulier».]

[Note 118: «On dit que messieurs de La Feuillade ne sçauroient
prouver qu'ils soient venus des anciens vicomtes d'Aubusson, ni même
que le grand-maître cardinal d'Aubusson fût de leur maison. Je laisse
à examiner ce fait aux généalogistes.» (Am. de La Houssaye, t. 1, p.
131.)

Et moi aussi. La Feuillade (François d'Aubusson) étoit neveu de
l'archevêque d'Embrun, dont on se moqua si souvent à la cour. Il étoit
un peu couard. Bussy raconte dans ses Mémoires manuscrits (cabinet de
M. Montmerqué) qu'il ne fut pas très satisfait de ce que l'_Histoire
amoureuse_ contenoit sur son compte. Il avoit été compagnon d'armes et
ami de Bussy. Il fut lié avec Fouquet; il l'avertit de sa prochaine
disgrâce (Mottev., t. 5, p. 140).

Ce fut le favori de Louis XIV quand Lauzun fut frappé de déchéance. À
chaque page, dans les _Etats du comptant_ (Archives nat., sect. hist.,
carton K; p. 120, nº 12), il est question des gratifications que le
roi lui accorde; il les payoit en adulations byzantines. La place des
Victoires est une place de son fait.

Sur la fin de sa vie, Louis XIV s'en dégoûta. Il mourut en septembre
1691, à soixante ans passés. Son père, qu'il n'avoit pas connu, étoit
mort au combat de Castelnaudary, en 1631.

Saint-Simon lui attribue la plate réponse que le maréchal de Grammont
fit un jour à Louis XIV, lorsque le roi le surprit battant un valet.
La Feuillade avoit servi de confident dans l'histoire des amours de
mademoiselle de Fontanges.]

[Note 119: Son père, François Annibal d'Estrées, marquis de
Coeuvres, maréchal de France, né en 1573, mourut à
quatre-vingt-dix-sept ans, le 5 mai 1670.

Tallemant (t. 1, p. 383) dit qu'il étoit dissolu au dernier point,
ayant, selon le bruit public, couché successivement avec ses six
soeurs. Il eut en premières noces 1º le marquis de Coeuvres, 2º le
comte d'Estrées, 3º l'évêque de Laon, et en secondes noces le marquis
d'Estrées.

Il étoit fils d'Antoine d'Estrées, premier baron du Boulonnois, et
neveu de la «charmante» Gabrielle. Il avoit épousé la fille de
Montmor, trésorier de l'épargne, veuve du maréchal de Thémines. La
satire 3 de Régnier lui est dédiée.

Son fils aîné, en 1648, sert en Catalogne avec le titre de maréchal de
camp.

En 1615, le père est maître de la garde-robe de Monsieur, qui est bien
jeune alors; il fut employé dans les ambassades, à Bruxelles, pour
enlever le prince de Condé (Fontenay-Mareuil, t. 1, p. 21), et surtout
à Rome, où il montra de l'habileté. Ses Mémoires sont intéressants
pour l'histoire diplomatique.

C'est lui qui, avec le marquis de Rambouillet, est le premier des
jeunes gens de la cour roulant carrosse sous Henri IV (Tallem., t. 1,
p. 112).

Le marquis de Coeuvres fut fiancé en 1647 (Mottev., t. 2, p. 216)
avec mademoiselle de Thémines, fille de la seconde femme de son père.
Il fit partie de l'assemblée de la noblesse en 1649 (Mottev., t. 3, p.
272), réunie pour combattre les prétentions de La Rochefoucauld et de
quelques autres. Il se battit en duel avec Plessis-Chivray, frère de
la maréchale de Grammont. Ce fut «un des plus beaux combats de la
Régence» (Tallem., t. 4, p. 435); il n'y eut pas de raillerie. En 1650
il est à Laon, place de son père (_Catal. de la Bibl. nat._, t. 2,
[histoire] nº 1632). En 1670 (Daniel, t. 2, p. 394) il est colonel du
régiment d'Auvergne.

Le comte d'Estrées, son frère, fut maréchal de France; l'évêque de
Laon devint cardinal.]

[Note 120: La date est précise. Si ce n'est que de l'appareil et
si elle ne rend pas la lettre authentique, au moins est-il impossible
de nier que dans tout ce qui précède et dans tout ce qui suit, Bussy
raconte avec une grande clarté et avec des détails fort intéressants
des faits qui ont une valeur véritable. L'histoire de la Fronde et du
ministère de Mazarin est éclairée, grâce à ce livre badin, d'une
lumière qui, sans l'_Histoire amoureuse_, lui manqueroit. Les
historiens qui ont souci de la tâche qu'ils se donnent ne peuvent
négliger, sans encourir de reproche, une source qui est, en certains
cas, unique, et qui est toujours bonne. Il ne faut pas que les grâces
trop raffinées du récit écartent la science sévère des enseignements
qui l'attendent dans ce livre. Nous croyons pouvoir déclarer, sans
crainte de rien donner à l'engoûment que l'annotateur a quelquefois
pour son texte, que l'ouvrage de Bussy-Rabutin peut prendre place
parmi les plus utiles mémoires écrits sur l'histoire du règne de Louis
XIV.]

[Note 121: Nous ne paraphraserons pas cette indication rapide.]

[Note 122: Je pense que ce M. de Vaux est un agent subalterne de
la police de l'abbé Fouquet ou un logeur du Marais.]

[Note 123: C'est celle à qui, dans la lettre célèbre de madame de
Sévigné (1672), madame de Longueville demande des nouvelles de son
fils. Elle étoit soeur de madame de Montbazon. Catherine-Françoise
de Bretagne est morte le 21 novembre 1692.

Tallemant (t. 4, p. 454) lui accorde du mérite. Elle savoit le latin:
«Les Vertus descendoient directement de François, comte de Vertus et
de Goello, baron d'Avaugour et seigneur de Clisson, de Champtocé,
etc., fils naturel de François II, duc de Bretagne, et d'Antoinette de
Maignelois, dame de Cholet.»

Amie intime, et en tout temps, de madame de Longueville, elle cherche
à la réconcilier un jour avec La Rochefoucauld, un autre jour avec son
mari (1654, Montp., t. 2, p. 442).

Elle resta demoiselle, ne put vivre chez sa mère, qui étoit trop peu
mère de famille, et alla d'abord chez madame de Rohan, puis à
Port-Royal.

M. Victor Cousin lui a donné une place à côté de son amie.]

[Note 124: On a attribué à tort à M. de Brégy les Mémoires de M.
de ***, qui ne semblent être qu'une compilation. C'étoit un pauvre
homme qui se croyoit important (Montp., t. 2, p. 318) et dont on
rioit, malgré ses ambassades en Pologne et en Suède. C'est son fils
sans doute qui, gouverneur du Fort-Louis, fut tué près de cette place
en 1689 (Quincy, t. 2, p. 174, et Dangeau, 14 juin 1689).

Charlotte de Chazan, sa femme, née en 1619, morte le 13 avril 1695,
étoit fille du premier lit de madame Hébert, femme de chambre de la
reine-mère. Elle étoit «jolie, quoique brune et petite» (Tallem., 2e
édit., t. 7, p. 169). Sa gentillesse la fit nommer fille de la reine,
du dehors, c'est-à-dire non titrée, domestique. La reine l'aima tout
de suite et la combla de faveurs. Son esprit acheva sa fortune: il
étoit vif, élégant, coquet. Tallemant dit: «C'est la plus grande
façonnière et la plus vaine créature qui soit au monde.» Mais elle
plut à tout le monde et elle écrivit des lettres qu'on admira. La mère
«n'étoit ni muette (Mottev., t. 2, p. 74), ni philosophe, et n'étoit
guère écoutée.» La fille, bel esprit reconnu, épousa à seize ans
Léonor de Flesselles, comte de Brégy, qui aima ses servantes plus que
sa femme. Madame de Brégy devint dame d'honneur et amie de la personne
influente, madame de Motteville (Mottev., t. 3, p. 136).

L'_Estat de la France_ pour 1649 donne la liste du service de la
reine-mère.

Les dames sont: Madame la maréchale de Vitry, madame de Chaumont
(soeur du président de Bailleul), madame de Sainct-Simon
(belle-soeur du duc de Sainct-Simon), la marquise de Rosny, la
comtesse de Boesleau, madame de Chavannes, madame de Vaucelles, madame
de Bonoeil, madame de Vieux-Pont, madame de Brégy, madame la
présidente de Mortecelle et autres.

Puis viennent les filles d'honneur, puis les femmes de chambre.

Anne d'Autriche, dans son testament, lègue à madame de Brégy 30,000
livres. Louis XIV fit plus encore pour elle. On voit dans les
registres secrets (_Corresp. admin._, t. 3) qu'il lui donne une fois
300,000 livres. Christine de Suède lui avoit donné 400,000 livres,
dit-on. Madame (lettre du 10 novembre 1719) croit savoir pourquoi:
«Elle a forcé madame de Brégy à des turpitudes, et celle-ci n'a pu se
défendre.»

Madame de Brégy étoit très féconde et craignoit les grossesses. Loret
(15 novembre 1650) le fait entendre:

    Clorinde, ce dit-on, postule
    Pour obtenir arrest ou bulle
    Qui la dispense absolument
    Obéir à ce sacrement
    Qui fait qu'avec regret on couche
    Quelquefois deux en une couche.

En effet elle devint laide.

Dans la mazarinade de: _La Vérité des proverbes de tous les grands de
la cour_, on lui fait dire: «Il n'y a si belle rose qui ne devienne
gratte-cul.»

Mais son esprit lui resta; c'est cet esprit que Louis XIV aimoit. Il
paroît que lui-même (Choisy, p. 673) fit pour elle une chanson:

    Vous avez, belle Brégis...

On a une lettre qu'il lui écrivit lorsqu'elle désira se séparer de son
mari (_Oeuvres de Louis XIV_, t. 5, p. 19):

    «_À la comtesse de Brégi._

    «À Fontainebleau, le 4 juin 1661.

«Quand on sçait demander les choses d'aussi bonne grâce que vous
faites, et même des choses raisonnables, on n'importune jamais. Il ne
tiendra pas à moi que votre procès (contre M. de Brégy) ne finisse. Je
m'en expliquerai dans les termes que vous pouvez souhaiter; mais
souvenez-vous, une fois pour toutes, que votre respect m'offenseroit
si, dans les occasions, vous ne recouriez à moi avec la confiance que
mérite l'estime que j'ai pour vous.»

Cette séparation fut une grande affaire, qui occupa long-temps Colbert
et Louis XIV (V. leurs lettres).

Mazarin, dit-on, l'avoit aimée: «Le cardinal étoit amoureux d'une dame
qui étoit chez la reine. Je l'ai connue, elle logeoit au Palais-Royal,
et on la nommoit madame de Brégy. Elle étoit très belle, et beaucoup
de gens ont été amoureux d'elle; mais c'étoit une honnête femme; elle
a servi fidèlement la reine et a fait que le cardinal a mieux vécu
avec la reine qu'auparavant. Elle avoit beaucoup d'esprit.» (Madame, 1
décembre 1717.)

Madame de «Brégy, étant belle femme, faisoit profession, de l'être, et
même avoit l'audace de prétendre que ce grand ministre avoit pour elle
quelque sentiment de tendresse.» (1647; Mottev., t. 2, p. 221.)

La comtesse de Brégy s'est peinte elle-même (en tête de ses _Oeuvres
galantes_; Leyde et Paris, J. Ribou, 1666): «Ma personne est de celles
que l'on peut dire plustost grandes que petites. Mes cheveux sont
bruns et lustrez; mon teint est parfaitement uny: la couleur en est
claire, brune et fort agréable; la forme de mon visage est ovale, tous
les traits en sont réguliers: les yeux beaux et d'un meslange de
couleurs qui les rend tout à fait brillants; le nez est d'une agréable
forme; la bouche n'est pas des plus petites, mais elle est agréable et
par sa forme et par sa couleur; pour les dents, elles sont blanches et
rangées justement comme le pourroient estre les plus belles dents du
monde. La gorge est assez belle, et les bras et les mains se peuvent
montrer sans trop de honte. Tout cela est accompagné d'un air vif et
délicat. Je suis propre et m'habille bien.»

C'étoit véritablement un bel esprit. Benserade l'a choyée; elle
croyoit que c'étoit elle qui étoit l'héroïne du sonnet de Job: aussi
le défendit-elle (V. sa _Lettre à madame de Longueville_; Cousin, 2e
édit., p. 331). «_Belarmis_ (Somaize, t. 1, p. 38) est une prétieuse
qui vit en célibat, quoyque son mary soit encore vivant. Son esprit a
fait parler d'elle et l'a fait connoistre pour prétieuse, non
seulement parcequ'elle parle comme elles, mais encore parcequ'elle
écrit fort bien en vers et en prose. Sa demeure est dans le palais que
_Sénèque_ (Richelieu) a fait bastir dans le quartier de la _Normandie_
(Saint-Honoré), au Palais-Royal.

M. de Brégy mourut le 2 novembre 1712. Il est remarquable qu'un si
grand nombre de nos personnages aient mené la vie si longue.

Madame de Brégy mourut, comme nous l'avons dit, en avril 1695. Dangeau
(12 avril) dit de la défunte: «Elle a laissé, en mourant, 250,000
francs à Monsieur pour restituer; elle avoit eu cela d'un don que lui
avoit fait la reine-mère autrefois, qu'elle a prétendu un moment
injuste.»

Et Saint-Simon (_Note à Dangeau_, t. 2, p. 135): «C'étoit une antique
beauté et un esprit, grande intrigante, et à qui, de la régence et de
la jeunesse de Monsieur, il étoit resté grande familiarité avec eux et
avec la reine-mère.»

Il a raconté une plaisante aventure qui lui arriva autrefois à
Saint-Germain: Elle étoit sur son lit, le dos tourné vers la porte,
attendant un lavement. Sa femme de chambre ne venoit pas. Estoublon
passe par là, voit ce dos découvert, donne en silence le lavement et
disparoît. La femme de chambre arrive enfin; ni elle ni la dame
médicamentée n'y purent rien comprendre.]

[Note 125: Edme lord Montaigu avoit été envoyé en France en 1628
par la cour d'Angleterre pour s'entendre avec les princes et arranger
une conspiration (La Porte, p. 10). Il avoit fait connoissance, par le
canal de Buckingam, avec Anne d'Autriche, et lui avoit plu. En 1643 il
est son confident (Mottev., t. 2, p. 12, et Monglat, p. 141): Mazarin,
pour arriver au ministère «se servit de milord Montaigu, autrefois
créature de Châteauneuf, mais qui, depuis sa retraite à Pontoise,
avoit été gagné par la mère Jeanne, religieuse carmélite, soeur du
chancelier Séguier.» (_Mém. de M. de ***_, p. 455.)

Pendant toute la Fronde, Montaigu fut très occupé: il s'étoit fait
catholique et étoit devenu abbé de Saint-Martin à Pontoise. Retz (p.
296, 357) et d'autres attestent son activité et son dévoûment à la
cause royale.

C'est son fils que nous trouvons en 1649 gouverneur de Rocroy (_Estat
de la France_), qu'en 1653 il essaie en vain (Lenet, p. 615) de
défendre contre les Espagnols, et que nous voyons, en 1657, cornette
des chevau-légers du roi (Montp., t. 3, p. 217). Bussy parle de ce
Montaigu-là.

Le père, milord de Montaigu, comme on disoit, resta jusqu'au dernier
moment l'ami de la reine-mère; elle alloit le visiter dans son abbaye
(Mott., t. 5, p. 18.--1659). Il conserva aussi un grand crédit sur le
ministre et sur la cour d'Angleterre. C'est lui qui, en 1660 (Mottev.,
t. 5, p. 83), veut marier Charles II à Hortense Mancini; c'est lui qui
amène la reine Henriette à reconnoître pour sa belle-fille la femme du
duc d'Yorck, Anne Hyde de Clarendon. Il «n'avoit pas de désirs pour la
fortune, ses attachements étoient en France; la véritable piété
faisoit qu'il étoit désintéressé.» Il assista Anne d'Autriche à son
lit de mort (Montp., t. 4, p. 91, et Mottev., t. 5, p. 235.)

Le fils, «le petit milord Montaigu» (Mottev., t. 5, p. 134), jouissoit
du crédit de son père en France, et y joignoit le sien auprès du roi
restauré d'Angleterre. Il devint ambassadeur d'Angleterre en France et
courtisa les dames de l'un et de l'autre pays. On le compte parmi les
galants de la très galante madame de Brissac.

    Pour contenter cette beauté,
    L'ambassadeur a l'air trop fade.

C'étoit donc, apparemment, un Anglois aux cheveux blonds. Il quitta
madame de Brissac en 1672 pour Elisabeth Wriothesley, comtesse de
Northumberland, soeur de l'héroïque lady Russell; il l'épousa, non
sans peine, en 1673; elle mourut à quarante-quatre ans, en 1690.

Madame de La Fayette écrivit sur cela à madame de Sévigné:

«On dit ici que, si M. de Montaigu n'a pas un heureux succès de son
voyage, il passera en Italie pour faire voir que ce n'est pas pour les
beaux yeux de madame de Northumberland qu'il court le pays.» (30
décembre 1672.)

Et le 13 avril 1673: «Montaigu s'en va; on dit que ses espérances sont
renversées; je crois qu'il y a quelque chose de travers dans l'esprit
de la nymphe.»

Veuf, Montaigu épousa la folle duchesse d'Albemarle, qui ne consentit
à lui donner sa main et ses richesses que lorsqu'il se présenta en
grande pompe sous le nom et avec un appareil digne de l'empereur de
Chine.

Lord Montaigu avoit été remplacé, comme ambassadeur, par le comte de
Sunderland, gendre de Digby. Tous nos amis sont casés.

Le _British Musæum_ a été établi dans l'hôtel même de lord Montaigu.

La soeur de lord Montaigu épousa le chevalier Hervey, qui a écrit un
poème latin sur le style épistolaire:

    Natura mulier, vir magis arte valet.

C'est à elle que La Fontaine a dédié la 23e fable de son livre 12.]

[Note 126: Recourons uns fois de plus à Mademoiselle (t. 3, p.
297): «Cette affaire (de la cassette des lettres prise chez l'abbé
Fouquet) se passa un peu devant que je revinsse à la cour (1658). Deux
ou trois mois après, madame de Brienne alla avec madame de Châtillon à
la Miséricorde, qui est un couvent du faubourg Saint-Germain. Elles
étoient au parloir, et madame Fouquet, la mère, y vint avec l'abbé.
Madame de Châtillon dit à madame de Brienne: «Ah! ma bonne, que
vois-je? quoi! cet homme devant moi!» Madame de Brienne et la Mère de
la Miséricorde lui dirent: «Songez que vous êtes chrétienne et qu'il
faut tout mettre aux pieds de Jésus-Christ.» La Mère de la Miséricorde
s'écria: «Au nom de Jésus, mon enfant, au nom de Jésus, regardez-le en
pitié!»

Au nom de Jésus, je crois pouvoir affirmer que la Mère de la
Miséricorde faisoit là un métier auquel on donne un vilain nom.

M. Henri Bordier (_Les Eglises et les Monastères de Paris_) ne cite
qu'un ancien couvent qui porte le nom de la Miséricorde: les
Hospitalières de la rue Mouffetard (p. 81), établies en 1656 pour
secourir les femmes pauvres.]

[Note 127: Mesdames de Saint-Chaumont et de Feuquières sont les
soeurs du maréchal de Grammont. Le comte de Grammont (_Mém._, ch.
12) se fait dire par son frère: «La Saint-Chaumont, qui n'a pas, à
beaucoup près, le jugement aussi merveilleux qu'elle se l'imagine...»

Elle servit son neveu Guiche dans son intrigue avec Madame (_Lettres
de Madame_, 30 septembre 1718). Elle étoit gouvernante des enfants de
Monsieur (La Fare), et avoit été, pour cette place, en concurrence
avec madame de Motteville (t. 5, p. 158; 1661). «La cabale favorite du
roi, composée de la comtesse de Soissons et de Fouilloux, fille de la
reine-mère, confidente et amie de cette princesse», la soutint. Elle
fut aussi demandée par Monsieur, grâce aux manoeuvres de
mademoiselle Chemerault, qu'il aimoit alors.

«_Sinaïde_ (Somaize, t. 1, p. 223) est une prétieuse fort spirituelle
et fort sage, et qui écrit fort poliment en prose.»]

[Note 128: Continuons l'histoire: «Cependant le prince de Condé ne
fit plus en France la même figure qu'il y avoit fait autrefois. Bien
loin de le voir mêlé dans les affaires, agissant par luy-même et se
rendant considérable par son crédit, nous ne le verrons plus que dans
une continuelle dépendance. Sur quoy l'on rapporte que, la duchesse de
Châtillon ayant fait des reproches à ce prince du peu de soins qu'il
prenoit de faire valoir son autorité, et luy ayant remontré qu'étant
prince du sang, il devoit tenir le rang qui étoit dû à sa dignité, ce
prince luy répondit: «Madame, je n'ignore pas ce que vous venez de me
représenter, et, assurément, je n'ay pas besoin qu'on m'invite à faire
valoir l'autorité qui est due à ma naissance. J'y serois assez porté
moi-même, si le roy étoit moins jaloux de son pouvoir et moins heureux
qu'il n'est; mais aussi, Madame, si vous connoissiez son humeur comme
je la connois, vous me parleriez d'une autre manière que vous ne
faites.» (Pierre Coste, p. 251.)

Cela fut dit en 1660; mais le temps étoit passé des aventures
politiques, et madame de Châtillon dut bientôt se résigner à devenir
madame de Meckelbourg.

En 1680 (Sévigné, 12 janvier), «madame de Meckelbourg est logée à la
rue Taranne, où étoit la Marans. Cela ne ressemble guère à l'hôtel de
Longueville.»

En 1692, Abraham du Pradel (_le Livre commode_) la loge près de
Saint-Roch et lui donne le titre de _dame curieuse_, c'est-à-dire de
collectionneuse, de dame à beaux meubles, à tableaux, à colifichets.
Ce fut là son dernier logement. Lorsqu'elle meurt, Saint-Simon (t. 1,
p. 50). dit qu'elle logeoit dans une des dernières maisons près de la
porte Saint-Honoré.

Elle avoit beaucoup aimé son frère Luxembourg; elle ne lui survécut
pas (Saint-Simon, t. 1, p. 84 et 144).

M. de Meckelbourg étoit mort à La Haye en 1692. Madame de Meckelbourg
étoit restée l'amie de Monsieur (Saint-Simon, _note à Dangeau_, 24
janvier 1695). En mourant elle laissa 4,000,000 encore, près de douze
millions d'aujourd'hui.

«Ah! ne me parlez point de madame de Meckelbourg: je la renonce.
Comment peut-on, par rapport à Dieu et même à l'humanité, garder tant
d'or, tant d'argent, tant de meubles, tant de pierreries, au milieu de
l'extrême misère des pauvres dont on étoit accablé dans ces derniers
momens?» (Sév., 3 février 1695.)]

[Note 129: Quand Vardes meurt (en août 1688), madame de Sévigné
écrit (3 septembre 1688): «Il n'y a plus d'homme à la cour bâti sur ce
modèle-là.» Vardes avoit été le type du gentilhomme de palais royal.

Son père, en 1617, avoit épousé madame de Moret, ancienne maîtresse de
Henri IV (Jacqueline de Bueil, née vers 1580, mère, en 1607, d'Antoine
de Bourbon, comte de Moret, mariée en 1610 à Philippe de Harlay, comte
de Césy).

Vardes s'appeloit René François du Bec Crespin (en Normandie). Je ne
l'aime pas beaucoup, pour ma part: il fut égoïste. Ses amours avec
madame de Roquelaure (Conrart, p. 250), et, plus tard, dans son exil,
avec mademoiselle de Thoiras, qu'il laissa dans l'embarras, ne parlent
pas en sa faveur. Madame de Sévigné (28 juin 1671 et 30 mars 1672) a
parlé de cette dernière liaison: «J'ai horreur de l'inconstance de M.
de Vardes; il a trouvé cette conduite dans le feu de sa passion, sans
aucun sujet que de n'avoir plus d'amour. Cela désespère, mais
j'aimerois encore mieux cette douleur que d'être quittée pour une
autre. Voilà notre vieille querelle. Il y a bien d'autres sujets sur
quoi je n'approuve pas M. de Vardes.»

Vardes avoit épousé Catherine Nicolaï. «Le bruit courut partout qu'il
étoit impuissant, ce qui passoit pour une vérité parmi ceux qui ne le
connoissoient pas particulièrement; mais ceux qui le connoissoient
assuroient qu'il ne l'étoit pas, mais qu'il n'étoit pas fort
vigoureux, et que c'est ce qui avoit donné lieu à ce bruit. Sa femme
soutenoit à sa mère et à tous ses parents que tant s'en falloit que
cela fût, que même il étoit fort vert galant.» (Conrart, p. 252.)

Le mariage eut lieu (V. Loret) le 19 septembre 1656. Mademoiselle de
Nicolaï, fille du premier président de la chambre des comptes et de
Marie Amelot, mourut en 1661.

La fille de Vardes, Marie-Elisabeth du Bec, fut mariée en 1678 à Louis
de Rohan-Chabot.

C'est pour son mariage avec mademoiselle de Nicolaï que Vardes fut si
vigoureusement aidé contre la famille par l'abbé Fouquet et Candale
(Montp., t. 3, p. 76).

Jarzay l'avoit soutenu dans l'intrigue qu'il eut avec madame de La
Roche-Guyon. Veuf, il eut deux fois à refuser mademoiselle de La
Vallière: on la lui offrit avant l'exaltation; on la lui offrit encore
après la chute. Il avoit eu Ninon. Madame de Vardes, morte jeune,
avoit brillé à l'hôtel de Rambouillet (Walck., t. 1, p. 39).

En 1650, Vardes est épris de madame de Lesdiguières (Retz, p. 206); en
1652, il combat dans le parti de la cour et a le poignet cassé à
Etampes (Conrart, p. 74). Tallemant (ch. 355) dit qu'il touchoit une
pension de 6,000 livres pour son beau dévoûment.

De 1655 à 1678 (Daniel, t. 2, p. 312) il fut capitaine de la compagnie
des Cent-Suisses. Ce gentilhomme, si poli au Palais-Royal et au
Louvre, avoit quelque cruauté. Il fait couper le nez à Montandré,
auteur d'un libelle écrit contre madame de Guébriant, sa soeur
(Retz, p. 258); il se bat avec le duc de Saint-Simon pour un procès,
et il est vaincu (Saint-Simon, 1, p. 50).

La _Gazette de France_ le montre, au mariage du roi, «lestement vestu,
à la teste des Cent-Suisses, aussi en habits neufs passementez d'or,
avec la toque de velours ondoyée de belles plumes, marchant, tambours
battant, sous leur enseigne, semée de fleurs de lys d'or.»

Sa faveur étoit grande alors. Il étoit beau (de la tête au moins); il
se crut autorisé à courtiser madame de Conti. Conti l'y prend (Choisy,
p. 627) et l'en dégoûte. Il étoit joueur et ami de Gourville (_Mém. de
Gourville_, p. 529), à qui il raconta l'histoire de la lettre
espagnole. Madame ne l'aimoit pas (Conrart, p. 279); il poussa le
chevalier de Lorraine à l'aimer. Puis vint en effet cette malheureuse
lettre espagnole, imaginée avec Guiche et madame la comtesse de
Soissons, qui les perdit (Montp., t. 4, p. 43).

«Le roi a fait mettre dans la Bastille M. de Vardes; on ne sçait point
le sujet: on dit que c'est à cause de M. Fouquet; mais apparemment
c'est le prétexte de quelque autre chose.» (Guy Patin, 16 décembre
1664.)

«M. de Vardes a été amené d'Aigues-Mortes dans la citadelle de
Montpellier, par ordre du roi, d'où l'on dit qu'il sera conduit à
Paris (31 mars 1665).

(Même lettre.) «Le comte de Guiche a reçu commandement du roi de se
retirer à La Haye (en Hollande), et la comtesse de Soissons n'est pas
bien dans l'esprit du roi à cause de la lettre qui est venue
d'Espagne.»

Vardes alla d'abord à la Bastille, où on courut le voir en procession.
Il n'en étoit pas moins perdu, et l'amitié du roi lui étoit ravie. Il
«avoit une ambition déréglée (Mottev., t. 5, p. 227) et naturellement
étoit artificieux et vain.» On l'envoya dans la citadelle de
Montpellier (La Fare), puis on lui permit de se promener un peu; mais
il resta en exil. Madame de Grignan l'y retrouve, toujours capitaine
en titre des Cents-Suisses (Sévigné, édit. Didot, t. 3, p. 39),
s'occupant de chimie et poursuivant surtout la découverte de l'or
potable (1er juillet 1676). En 1683 il reparut à la cour (Sévigné, 26
mai) vieilli, cassé, mais élégant, roide, poli, reste glacé des grâces
de la Régence, et, plutôt qu'un modèle, un souvenir. Louis XIV fut
clément et doux.

«M. de Vardes est ici plus délicieux que jamais, et joignant les
perfections humaines et la sagesse de l'honnête homme à celle d'un bon
chrétien.» (_Lettre de Corbinelli_, 1er juin 1684.)

Dangeau (21 janvier 1688) montre que de Vardes reconquit presque sa
place perdue dans la faveur. Il meurt le 3 septembre 1688, laissant
40,000 livres de rente à son gendre. Saint-Simon, parlant de son exil
et de son retour, dit: «Il en revint si rouillé qu'il en surprit tout
le monde et conserva toujours du provincial. Le roi ne revint jamais
qu'à l'extérieur, et encore fort médiocre, quoiqu'il lui rendît enfin
un logement et ses entrées.»]

[Note 130: Dans les _Amours de madame de Brancas_, M. d'Olonne,
Jeannin, Paget, reparoîtront. On y verra que, si madame d'Olonne
jouoit des tours à son mari, celui-ci ne se gênoit nullement pour
courir la pretentaine. Il paya sa belle-soeur, madame la maréchale
de La Ferté; il enleva madame de Brancas à Jeannin; il eut une autre
de ses belles-soeurs, la femme de son frère Royan. Ce gros homme, ce
«tonneau», n'étoit donc pas adonné uniquement aux voluptés
culinaires.]

[Note 131: «Dans ce temps-là je fus d'une partie de plaisir à la
campagne qui fit bien du bruit. Je l'écrivis et la montray un an après
à Mme ****, pour lors de mes amies. Elle en fit une histoire à sa
mode, qu'elle fit courir dans le monde quand nous nous brouillâmes;
mais voicy naturellement comme elle se passa:

«Vivonne, premier gentilhomme de la chambre du roy, voulant aller
passer les festes de Pasques à Roissy, qui est une terre à quatre
lieues de Paris, qui luy venoit du coté de sa femme, proposa à
Mancini, neveu du cardinal Mazarin, et à l'abbé le Camus, aumônier du
roy, d'être de la partie, lesquels ne s'en firent pas presser. Deux
jours après qu'ils y furent, le comte de Guiche et Manicamp, l'ayant
appris, les allèrent trouver, et menèrent avec eux le jeune Cavoye,
lieutenant au régiment des gardes. Aussi-tôt qu'ils y furent arrivez,
Mancini et l'abbé s'enfermèrent dans leurs chambres, se défiant des
emportemens du comte de Guiche et de Manicamp; et le lendemain, jour
du vendredy saint, ils en partirent de grand matin et revinrent à
Paris. Quand Vivonne et les autres l'eurent appris, ils proposèrent de
m'envoyer prier de les aller voir. Vivonne m'en écrivit un billet, et
moy, n'ayant alors rien à faire à Paris, je montay à cheval et je les
allay trouver. Je les rencontray qu'ils venoient d'entendre le
service. Un moment après nous envoyâmes à Paris quérir quatre des
petits violons du roy et nous nous mîmes à table. Après dîner nous
allâmes courre un lièvre avec les chiens du Tilloy. Pour moy, qui
n'aime point la chasse, je m'en revins bientôt au logis, où, ayant
trouvé les violons, je me divertis à les entendre. Je n'eus pas pris
ce plaisir une heure durant que je vois entrer dans la cour le comte
de Guiche au galop, qui menoit un homme par la bride de son cheval
comme un prisonnier de guerre, et Manicamp derrière avec un fouet de
postillon pour le presser. Je courus pour sçavoir ce que c'étoit. Je
trouvay un homme vêtu de noir, assez agé, qui avoit la mine d'un
honnête homme. Il me fit pitié, et, ayant témoigné au comte de Guiche
que je condamnois son procédé, le bon homme prit la parole et me dit
qu'il entendoit raillerie. Je le menay dans la salle, où il me conta
que, s'en retournant à Paris de sa maison de campagne, il avoit
rencontré ces messieurs; que le comte de Guiche, qui l'avoit abordé le
premier, luy ayant demandé qui il étoit, il luy avoit répondu qu'il
étoit le procureur de M. le cardinal, nommé Chantereau; que le comte
de Guiche luy avoit dit: «Ah! monsieur Chantereau, je suis fort aise
de vous avoir rencontré, il y a long-temps que je vous cherchois. J'ay
ouy faire bon récit de votre capacité, et, pour moy, j'ay toûjours
fort aimé la chicanne»; que sur cela il avoit bien veû que c'étoit de
la jeunesse qui vouloit rire, et qu'il avoit pris son parti de ne se
point fâcher. Il me fit cette relation avec la même exactitude qu'il
auroit fait une information. Je luy dis qu'il avoit fait en galant
homme, et je luy fis apporter du vin pendant qu'on faisoit manger de
l'avoine à son cheval. Après cela, il nous quitta fort content de la
compagnie, et particulièrement de moy. Les violons recommencèrent à
jouer jusqu'au souper, que nous passâmes gayement, mais sans débauche.
Au sortir de table, nous les menâmes au parc, où nous fûmes jusqu'à
minuit. Le samedy nous nous levâmes fort tard, et nous passâmes le
reste de la journée à nous promener dans des calèches. Comme nous
avions impatience de manger de la viande, nous voulûmes faire
médianoche. Ce repas-là ne fut pas si sobre que les autres: nous bûmes
fort, et sur les trois heures après minuit nous nous allâmes coucher.
Nous étant levez à onze heures du matin le jour de Pâques, nous oüîmes
la messe dans la chapelle du château; nous dînâmes et nous nous en
retournâmes à Paris, où, à l'entrée de la ville, chacun s'en alla de
son côté.

«Nos ennemis et ceux qui, sans haïr, ne laissent pas de couper la
gorge, se souvinrent de nous à la cour. Ils sçavoient qu'un des plus
grands plaisirs qu'ils pouvoient faire au cardinal étoit de luy
fournir des prétextes de ne pas faire du bien à ceux à qui il en
devoit et de se venger de ses ennemis. Ils luy dirent donc la partie
de Roissy, et qu'on y avoit fait mille choses contre le respect qu'on
doit à Dieu et au roy.

«Il avoit des raisons particulières de haïr, de craindre ou de se
défier de tous ces messieurs; pour moy, il eût été bien aise de me
faire une querelle pour me faire perdre, ou du moins pour différer les
récompenses qu'il me devoit. Tout cela fit résoudre le cardinal de se
servir de cet avis aux occasions; et, pour cacher le mal qu'il nous
préparoit sous des apparences d'une justice fort exacte, il commença
par exiler à Brisac Manciny, son neveu, et l'abbé le Camus à Meaux, et
fit courir le bruit qu'il s'étoit fait à Roissy mille impietez, dont
les dévots, disoit-il, avoient fait des plaintes à la reine.

«Le peuple, qui grossit tout et qui fait bien plus de cas du
merveilleux que du véritable, décida bientôt de ce qui s'étoit fait à
Roissy. Il dit d'abord qu'on y avoit baptisé des grenouilles, et puis
il revint à un cochon de lait; d'autres, qui vouloient rafiner sur
l'invention, disoient qu'on y avoit tué un homme et mangé de sa
cuisse. Enfin, il n'y eut guère d'extravagance à imaginer qui ne fût
dite.» (_Mémoires de Bussy_.)

Pour contrôler Bussy, lisez madame de Motteville (t. 5, p. 6): «La
semaine sainte ensuivant, une troupe de jeunes gens de la cour
allèrent à Roissy pour les jours saints, dont étoient le comte de
Vivonne, gendre de madame de Mesmes, à qui appartenoit la maison;
Mancini, neveu du ministre; Manicamp et quelques autres. Ils furent
accusés d'avoir choisi ce temps-là par dérèglement d'esprit, pour
faire quelques débauches, dont les moindres étoient d'avoir mangé de
la viande le vendredi saint: car on les accusa d'avoir commis de
certaines impiétés indignes non seulement de chrétiens, mais même
d'hommes raisonnables. La reine, qui en fut avertie, en témoigna un
grand ressentiment. Elle exila l'abbé le Camus pour avoir eu commerce
seulement avec des gens si déréglés, quoiqu'il ne fût pas avec eux les
jours que ces choses se passèrent. Le cardinal Mazarin, pour montrer
qu'il ne vouloit pas protéger le crime, voulut punir tous les
complices en la personne de son neveu, qu'il chassa de la cour et de
sa présence; et, après avoir châtié celui-là, il pardonna à tous les
autres, qui en furent quittes pour de sévères réprimandes que le roi
leur fit.»]

[Note 132: Saint-Simon (t. 6, p. 121) lui a consacré trois pages
que nous voudrions lui emprunter. Il ne faut pas le confondre avec
Pierre Camus de Pont-Carré, que madame de Sévigné comptoit au nombre
de ses bons amis. Il étoit frère du premier président de la cour des
Aides et du lieutenant civil du Châtelet, et tous les trois
descendoient d'une famille marchande (V. La Bruyère, t. 2, p. 201),
dont ils firent tout simplement passer l'enseigne (_Au Pélican_) dans
leurs armes.

L'abbé Le Camus fut d'abord très léger. Il s'en repentit, vécut dans
la pratique des devoirs les plus difficiles, et imagina de ne vivre
que de légumes. Innocent XI le prit pour cela en amitié et lui envoya
le chapeau _proprio motu_, sans sollicitation aucune, sans avis, sans
enquête. Le Camus étoit évêque de Grenoble, sur le passage de la
barrette. Contre l'usage, il la prit sans l'aller recevoir à
Versailles: aussi fut-il disgracié à la cour (1689).

«Pendant que le cardinal Le Camus n'étoit qu'aumônier du roi, il
n'étoit pas si grave qu'il l'a été depuis, et se mettoit sur le pied
de faire rire S. M. quand il en trouvoit l'occasion.» (Senecé, _édit.
elzev._, t. 1, p. 317.)

«Etant simple abbé, il argumenta un jour à la Sorbonne avec beaucoup
de chaleur contre cette définition de l'Eglise: _Congregatio fidelium
sub uno capite_; car, disoit-il, à chaque vacance du Saint-Siége, il
n'y auroit plus d'Eglise.

«Le cardinal Le Camus et le dernier archevêque de Vienne, du nom de
Villars, dînant un jour ensemble dans un lieu du diocèse de Grenoble
où ils s'étoient rencontrés, l'archevêque dit au cardinal: Eh!
Monseigneur, mangerez-vous toujours de ces méchantes racines? Et le
cardinal répondit: Monsieur, vous les trouveriez bonnes si elles vous
avoient aidé à devenir cardinal.» (Amelot de la Houssaye, t. 2, p.
30.)

Madame de Sévigné disoit de lui: «C'est l'homme du monde dont j'ai les
plus grandes idées (15 mai 1691.) La Fontaine (épître 26) fait
également son éloge:

    Je ne me donne point ici pour un oracle;
    Et, sans chercher si loin, Grenoble en possède un.
           Il sait notre langue à miracle;
    Son esprit est en tout au dessus du commun.
    C'est votre cardinal que j'entends.........

On trouve dans le recueil de chansons du comte de Maurepas (manuscrits
de la Bibliothèque nationale) la chanson suivante au sujet de la
nomination de Le Camus au cardinalat; elle est accompagnée d'un
commentaire: «Etienne Le Camus, évesque de Grenoble, très débauché du
tems qu'il étoit aumônier du roy Louis XIV, comme on verra par la
suite, prit tout d'un coup l'esprit de pénitence dès qu'il fut
évesque. Il vescut d'une manière très austère et très singulière, car
il ne se contenta pas d'une résidence exacte et d'une application
infinie dans le gouvernement de son diocèse; il preschoit outre cela
continuellement. Il ne vivoit que de légumes, il mangeoit avec ses
domestiques dans un réfectoire; ses gens ne le voyoient coucher ny se
lever, de manière que plusieurs personnes croyoient qu'il couchoit sur
la dure; enfin l'extérieur de ce prélat ne montroit que la pénitence
et l'austérité. Cependant les spéculatifs jugeoient autrement de
l'intérieur, et l'on étoit persuadé que l'amour de Dieu et la crainte
de son jugement avoient moins de part à cette manière de vivre que la
vanité et l'ambition. Ce qui arriva par la suite augmenta ces
soupçons, car, le pape Innocent XI l'ayant fait cardinal, au mois de
septembre 1686, sans qu'il eût paru être appuyé d'aucune protection à
Rome, et étant même brouillé avec la cour de France parcequ'il étoit
janséniste, il n'y eut plus lieu de douter qu'il n'eût des
intelligences particulières avec Sa Sainteté et ses ministres; l'on ne
doutoit même pas que ce fût aux dépens du roy, qui avoit pour lors de
grandes affaires avec la cour de Rome.»

    L'éminentissime Camus
    A si bien dit ses _oremus_
    Qu'il est au comble de la gloire.
    Les Vivonnes et les Bussy
    Sont chargés d'en faire l'histoire
    Et s'informer partout ici,
    Pour lui donner un nom plus noble,
    S'il est cardinal de Grenoble,
    Ou bien cardinal de Roissy.

L'histoire à laquelle il est fait allusion dans cette chanson se
trouve ainsi rapportée dans le même recueil:

«Le cardinal Le Camus, lors aumônier du roy, fut passer la semaine
sainte à Roissy, maison de M. de Vivonne; avec lui le comte de Bussy,
Philippe de Mancini, duc de Nevers, de Longueval, comte de Manicamp,
et plusieurs autres débauchés. Ils y mangèrent de la viande, et, avec
une impiété horrible, ils y baptisèrent un cochon de lait avec les
cérémonies de l'Eglise et le nommèrent _Carpe_. On prétend même que
l'abbé Le Camus, qui étoit alors ecclésiastique, fit cette belle
cérémonie.»

Baptisez un cochon de lait et soyez honnête homme!]

[Note 133: Philippe-Julien Mancini-Mazarini, duc de Nevers et de
Donzy, né à Rome le 26 mai 1641, colonel de la vieille marine en 1652,
chevalier de l'ordre en 1661, mort le 8 mai 1707.

Daniel (t. 2, p. 225) l'inscrit dès 1657, date du rétablissement de la
première compagnie des mousquetaires, comme capitaine lieutenant de
cette compagnie. Il en garda le commandement jusqu'en 1667.

Exilé à la suite de cette affaire, il fut rappelé bientôt. À la
dernière cérémonie du mariage du roi, il porta la queue de
Mademoiselle (Montp., t. 5, p. 70). Néanmoins, Mazarin ne lui fit pas
tout le bien qu'il lui auroit fait s'il l'eût trouvé de meilleur
conseil. «Quoiqu'il le déshéritât, ne le croyant pas digne de porter
son nom, ce neveu déshérité ne laisse pas d'avoir la principauté ou
duché de Ferreti en Italie, le duché de Nevers en France, avec une
partie de la maison et beaucoup d'autres biens.» (Motteville, t. 5, p.
52.)

Ce qu'en dit Saint-Simon (t. 5, p. 390) paroît juste: «C'étoit un
Italien, très italien, de beaucoup d'esprit, facile, extrêmement orné,
qui faisoit les plus jolis vers du monde qui ne lui coûtoient rien, et
sur-le-champ, qui en a donné aussi des pièces entières; un homme de la
meilleure compagnie du monde, qui ne se soucioit de quoi que ce fût,
paresseux, voluptueux, avare à l'excès, qui alloit très souvent
acheter lui-même à la halle et ailleurs ce qu'il vouloit manger, et
qui faisoit d'ordinaire son garde-manger de sa chambre. Il voyoit
bonne compagnie, dont il étoit recherché; il en voyoit aussi de
mauvaise et d'obscure, avec laquelle il se plaisoit, et il étoit en
tout extrêmement singulier. C'étoit un grand homme sec, mais bien
fait, et dont la physionomie disoit tout ce qu'il étoit.

«Son oncle le laissa fort riche et grandement apparenté.» Il négligea
la faveur attachée à son nom, et peu à peu se retira dans la vie
libre. Sa femme, fille aînée de madame de Thianges, étoit, lors de son
mariage (1670), la plus belle personne de la cour. Il en fut jaloux.
Fort souvent il l'emmena à Rome de grand matin, sans préparatifs; ils
y firent de longs séjours. M. de Nevers mourut à soixante-six ans. «Il
s'étoit fort adonné à Sceaux, et sa femme encore davantage.» Son fils
n'eut pas grand crédit.

Assurément, ce n'est pas pour refaire le curieux ouvrage de M. Amédée
Renée (_les Nièces de Mazarin_) que j'ajoute à tant de notes une note
supplémentaire. Plusieurs fois nous avons rencontré la duchesse de
Mercoeur, la comtesse de Soissons, la connétable Colonna, le duc de
Nevers, etc. Le lecteur, qui n'est pas forcé de connoître à fond la
généalogie des parents de Mazarin, a pu y trouver quelque embarras.

«Le cardinal Mazarin avoit deux soeurs:--madame Martinozzi, qui
n'eut que deux filles, l'une mariée au duc de Modène, et mère de la
reine d'Angleterre, épouse du roi Jacques II; l'autre à M. le prince
de Conti, bisaïeul de M. le prince de Conti d'aujourd'hui;--madame
Mancini, qui eut cinq filles et trois fils. Les filles furent: la
duchesse de Vendôme, mère du dernier duc de Vendôme et du grand
prieur, dont le père fut cardinal après la mort de sa femme; la
comtesse de Soissons, mère du dernier comte de Soissons et du fameux
prince Eugène; la connétable Colonne, grand'mère du connétable Colonne
d'aujourd'hui, qui, tous deux, ont fait tant de bruit dans le monde;
la duchesse Mazarin, qui, avec le nom et les armes de
Mazzarini-Mancini, porta vingt-six millions en mariage au fils du
maréchal de La Meilleraye, et qui est morte en Angleterre après y
avoir demeuré longues années; et la duchesse de Bouillon, grand'-mère
du duc de Bouillon d'aujourd'hui. Des trois fils, l'aîné fut tué tout
jeune au combat du faubourg Saint-Antoine, en 1652; il promettoit
tout; le cardinal Mazarin l'aimoit tellement qu'il lui confioit, à cet
âge, beaucoup de choses importantes et secrètes pour le former aux
affaires, où il avoit dessein de le pousser. Le troisième, étant au
collége des Jésuites, fort envié des écoliers pour toutes les
distinctions qu'il y recevoit, se laissa aller à se mettre à son tour
dans une couverture et à se laisser berner; ils le bernèrent si bien
qu'il se cassa la tête, à quatorze ans qu'il avoit; le roi, qui étoit
à Paris, le vint voir au collége; cela fit grand bruit, mais n'empêcha
pas le petit Mancini de mourir. Resta seul, le second, qui est M. de
Nevers, dont il s'agit ici.» (Saint-Simon, t. 5, 389.)

Faisons un tableau:

                        ( 1. La princesse de Conti (Anne-Marie),
                        ( née à Rome en 1637, mariée le 22 février
Mme =Martinozzi=.       (  1654, morte le 4 février 1672.
                        (
                        ( 2. Madame de Modène, belle-mère de
                        ( Jacques II.


                        ( 1. Mancini, tué en 1652, à 16 ans.
                        (
                        ( 2. Mancini (Alphonse), mort aux Jésuites
                        ( en 1658, à 12 ans.
                        (
                        ( 3. Mancini (duc de Nevers).
                        (
                        ( 4. Laure Mancini (madame de Mercoeur),
                        (née en 1636, mariée le 4 février 1651,
                        ( morte le 8 février 1657 (mère du duc et
                        ( du grand-prieur de Vendôme).
                        (
Mme =Mancini=.          ( 5. Olympe (comtesse de Soissons).
                        (
                        ( 6. Marie, aimée de Louis XIV, femme du
                        ( connétable Colonna (Laurent-Onuphre
                        ( Colonne de Gioëni), prince de Palliano
                        ( et de Castiglione, grand d'Espagne, chevalier
                        ( de la Toison-d'Or, mort en 1689.
                        ( [La connétable mourut en 1715.]
                        (
                        ( 7. Hortense, femme du fils du maréchal
                        ( de la Meilleraye.
                        (
                        ( 8. Marie-Anne (duchesse de Bouillon).
]

[Note 134: Ce «gros crevé», dit madame de Sévigné (28 juin 1671);
et Saint-Simon: «C'étoit l'homme le plus naturellement plaisant et
avec le plus d'esprit et de sel, et le plus continuellement.»

Il étoit prodigue. Louis XIV le regarde comme «un occasionnaire», un
aventurier (lettre du 22 juin 1663 à Beaufort); mais il l'aime
long-temps (Mottev., t. 5, p. 20) et lui permet toute sorte de
langages. On connoît assez sa soeur, madame de Montespan. Il avoit
épousé mademoiselle de Mesmes. C'est sa belle-mère qui avertit la
reine-mère de tout ce que faisoit Vivonne pour fortifier le roi dans
l'amour qu'il avoit juré à mademoiselle Mancini. On n'arriva que bien
juste à temps pour le combattre. Vivonne fut exilé.

Il rendit sur mer quelques grands services et eut du bonheur à la
guerre; mais ce ne fut jamais un très honnête homme.

Madame de Sévigné écrit à Bussy le 22 septembre 1688: «Vous savez la
mort de votre ancien ami Vivonne. Il est mort en un moment, dans un
profond sommeil, la tête embarrassée, et, entre nous, aussi pourri de
l'âme que du corps.»

Bussy, qui attribue cette mort aux ravages d'un mal gagné dans des
débauches anciennes, répond (28 septembre): «Après une étroite amitié
entre lui et moi, mes disgraces me l'avoient fait perdre, et je
l'avois assez méprisé pour ne lui en avoir fait aucun reproche; mais
je le regardois comme un homme d'esprit et de courage qui avoit un
fort vilain coeur.»]

[Note 135: Ce cantique n'est pas de Bussy; c'est une
intercalation. Voir ce qui en est dit dans la Préface.]

[Note 136: En 1659 ce n'étoit pas La Vallière que le roi aimoit.
La Vallière, née le 6 août 1644, n'avoit encore que quinze ans. C'est
en juin et en juillet 1661, trois ans après, que commencèrent à se
former (ancien style) les noeuds de leur amour (Mottev., t. 5, p.
134). Roquelaure, le bouffon, le sceptique Roquelaure, y fut bien pour
quelque chose.

Dans ce premier couplet il s'agit de Marie Mancini et de sa grande
bouche à dents blanches (Mottev., t. 4, p. 395).]

[Note 137: =Faguenas=. S. M. Odeur fade et mauvaise sortant d'un
corps malpropre ou malsain. _Cela sent le faguenas._ Il est familier
et il vieillit. (_Dictionnaire de l'Académie françoise_, dernière
édition.)]

[Note 138: C'est Mademoiselle, et non la seconde femme de Gaston,
Marguerite de Lorraine (fille de François II), née en 1613, mariée à
Nancy le 31 janvier 1632, morte le 3 avril 1672; «dévote, négligente,
froide», qui, à en croire madame de Motteville (t. 2, p. 231), «avoit
de l'esprit et raisonnoit fortement sur toutes les matières dont il
lui plaisoit de parler. Elle paroissoit, par ses discours, avoir du
coeur et de l'ambition. Elle aimoit Monsieur ardemment, et haïssoit
de même tout ce qui pouvoit lui nuire auprès de lui. Elle étoit belle
par les traits de son visage, mais elle n'étoit point agréable.»
Mademoiselle (t. 2, p. 297) cite d'elle un mot désagréable. Elle
venoit de perdre un fils, le petit Valois (en 1652). Mademoiselle la
trouve mangeant un potage, qui lui dit: «Je suis obligée de me
conserver, je suis grosse!»]

[Note 139: Mademoiselle de Vandy. «Elle a de l'esprit» (Montp., t.
4, p. 79, 1664). La Mesnardière (p. 49) l'appelle «gente Vandy» et
«beauté cruelle». C'étoit l'amie intime de Mademoiselle (t. 3, p. 39),
qui parle de sa «mine prude» (t. 3, p. 106), qui dit qu'elle «est
bonne et prudente». C'est la princesse de Paphlagonie de mademoiselle
de Scudéry (Montp., t. 3, p. 429). Bussy l'a toujours eue pour amie.
De même il paroît avoir aimé Mademoiselle toute sa vie. Ces couplets
ne peuvent lui appartenir.]

[Note 140: On a confondu presque partout mademoiselle de La
Mothe-Argencourt et mademoiselle de La Mothe-Houdancourt. L'une et
l'autre furent aimées du roi, mademoiselle de La Mothe-Argencourt la
première.

Les Mémoires de Mademoiselle (t. 3, p. 272) font commencer les choses
en 1658. Peut-être faut-il remonter jusqu'en 1657. Madame de La
Mothe-Argencourt, la mère, habitoit Montpellier, elle y reçut toute la
cour en 1660 (Montp., t. 3, p. 441).

La fille «n'avoit ni une éclatante beauté, ni un esprit fort
extraordinaire; mais toute sa personne étoit fort aimable. Sa peau
n'étoit ni fort délicate, ni fort blanche; mais ses yeux bleus et ses
cheveux blonds, avec la noirceur de ses sourcils et le brun de son
teint, faisoient un mélange de douceur et de vivacité si agréable
qu'il étoit difficile de se défendre de ses charmes. Comme, à
considérer les traits de son visage, on pouvoit dire qu'ils étoient
parfaits, qu'elle avoit un très bon air et une fort belle taille;
qu'elle avoit une manière de parler qui plaisoit et qu'elle dansoit
admirablement bien, sitôt qu'elle fut admise à un petit jeu où le roi
se divertissoit quelquefois les soirs, il sentit une si violente
passion pour elle que le ministre en fut inquiet.» (Motteville, t. 4,
p. 401.) Elle étoit aimée alors de Chamarante et du marquis de
Richelieu. Mazarin et Anne d'Autriche, effrayés de cette subite
passion, et poussés vivement par la marquise de Richelieu, qui étoit
jalouse, s'arrangent pour écarter la favorite. Mais la mère de la
belle la veut jeter au cou du roi, même comme simple maîtresse, et
cherche à négocier cela comme une affaire avec le ministre, qui
apprend d'elle l'amour de Chamarante et celui du marquis de Richelieu,
part de là, découvre au roi ses rivaux, et le retire, par ces
artifices, d'une passion où il s'engageoit avec ardeur. Louis XIV
trompé se montra dédaigneux. Peu après quelqu'un trouve un billet
perdu: «Fouilloux dit que c'étoit de La Motte au marquis de Richelieu,
qui en faisoit le galant depuis que le roi ne l'étoit plus. Cette
pauvre fille pleura et cria les hauts cris, et désavoua le billet.»
(1658, Montp., t. 3, p. 337.)

La pauvre fille, qui n'avoit point failli, et qui avoit résisté même
au roi, sentit sa vie troublée; elle prit goût à la vie religieuse
dans la maison des Filles-Sainte-Marie de Chaillot, et s'y consacra.
(Voyez, entre autres écrivains de ce genre, Dreux du Radier, 1782, t.
6, p. 363.) Mademoiselle de La Vallière devoit un jour la retrouver
dans ces retraites.

L'_Alleluia_ en veut à mademoiselle de La Mothe-Argencourt, et non à
la maréchale de La Motte-Houdancourt. Celle-ci (Louise de Prie,
demoiselle de Toussy), née en 1624, aimée en 1646 de Condé (Voy. Lenet
et un couplet méchant de Blot), étoit très belle, mais d'une beauté
sévère, et elle étoit grande. Elle avoit épousé, le 21 novembre 1650,
La Mothe-Houdancourt, né en 1605, mort en 1657; elle mourut le 6
janvier 1709, à quatre-vingt-cinq ans.

«La maréchale de La Motte, honnête femme et de bonne maison, fut mise
gouvernante de monseigneur le Dauphin. Ce ne fut nullement pour ses
éminentes qualités: car, à dire le vrai, elles étoient médiocres en
toutes choses. Elle étoit petite-fille de madame de Lansac, qui
l'avoit été du roi. C'étoit un grand titre; mais il n'auroit pas été
suffisant pour l'appeler à cette dignité si elle n'avoit été dans
l'alliance de M. Le Tellier, comme proche parente de l'héritière de
Souvré, qu'il avoit, depuis peu, fait épouser à son fils, le marquis
de Louvois.» (Mottev., t. 5, p. 201.)

C'est la nièce du maréchal, mademoiselle Anne-Lucie de La Mothe, ou de
La Motte-Houdancourt, qui, en 1662, faillit, soutenue par la cabale de
la comtesse de Soissons, l'emporter sur La Vallière, encore hésitante
(Montp., t. 4 p. 33).

«Dans ce même temps (commencement de 1662) le roi parut s'attacher
d'inclination à mademoiselle de La Motte-Houdancourt, fille de la
reine. Je ne sais si elle étoit dans son coeur subalterne à
mademoiselle de La Vallière, mais je sais qu'elle causa beaucoup de
changement dans la cour, plutôt par la force de l'intrigue que par la
grandeur de sa beauté, quoiqu'en effet elle en eût assez pour pouvoir
faire naître de grandes passions.» (Mott., t. 5, p. 168.)

Le roi, à Saint-Germain, ne pouvoit entrer chez les filles d'honneur:
il alloit causer avec mademoiselle de La Motte en passant par les
cheminées; madame de Navailles, leur gouvernante, fit griller ces
singuliers passages, et encourut pour toujours l'inimitié violente ou
muette de Louis XIV.

«On a dit que ce qui contribua beaucoup à fixer la destinée de
mademoiselle de La Vallière fut que mademoiselle de La Motte balança
quelque temps en faveur de la vertu, et qu'elle, au contraire, ayant
alors cessé de se défendre, ce fut par sa foiblesse qu'elle vainquit.»
(Mottev., t. 5, p. 174.)

Le comte de Grammont aima La Motte quand il la vit si distinguée.

«Il ne se rebuta point pour ses mauvais traitemens ni pour ses
menaces; mais, s'étant témérairement obstiné dans ses manières, elle
s'en plaignit. Il fut banni de la cour.» (_Mém. de Grammont_, ch. 5.)

Plus tard, par l'entremise de La Feuillade, mademoiselle de La Motte
épousa le marquis de la Vieuville, chevalier d'honneur de la reine.
(Voy. le _Journal du marquis de Sourches_, t. 1, p. 233.)

Mademoiselle de La Motte-Houdancourt, fille du maréchal, devint en
février ou en mars 1671 (Voy. Sévigné) la femme du vilain duc de
Ventadour. Elle étoit extrêmement belle (voilà bien des La Motte
favorisées!), et ne fit pas un heureux ménage.

Madame en parle dans ses lettres: «Madame de Ventadour
(Charlotte-Eléonore-Madeleine de La M. H.) est devenue ma dame
d'honneur il y a au moins seize ans, et elle m'a quittée deux ans
après la mort de Monsieur. C'étoit un tour que me jouoit la vieille
guenipe pour me faire enrager, parce qu'elle savoit que j'aimois cette
dame; elle est bonne et agréable, mais ce n'est pas la femme la plus
adroite du monde.»

Madame de Ventadour fut la gouvernante de Louis XV, héréditairement.]

[Note 141: Cette demoiselle Chemeraut, Chemerault ou Chimeraut,
étoit la nièce de madame de la Bazinière, qui avoit porté le même nom
et avoit été aussi fille d'honneur. On confond presque partout la
nièce et la tante.

La tante, Françoise de Barbezière, «la belle gueuse», fut espionne de
Richelieu, puis maîtresse de Cinq-Mars. Benserade ménagea son mariage
avec Macé Bertrand, sieur de la Bazinière, financier de basse
naissance (Voy. les _Variétés hist_., t. 5, p. 90), qui lui permit de
faire ce qu'elle voudroit. Elle voulut vendre quelque chose au
surintendant d'Esmery. En 1651, je crois, une de ses demoiselles lui
vole ses lettres: il y en avoit de d'Esmery, de Beaufort, de l'évêque
de Metz (Henri, légitimé de France, fils de Gabrielle d'Estrées), de
tout le monde enfin.

Quand Cinq-Mars l'eut à sa discrétion, elle étoit au couvent (Tallem.
des R., t. 2, p. 253). C'est le 23 novembre 1659 qu'elle dut se
retirer, par ordre, au couvent du Chasse-Midy (Cherche-Midi). Une
lettre de Henri Arnauld, écrite au président Barillon, fixe cette
date, qui n'a rien d'intéressant, mais qui n'est pas celle que donne
Tallemant (t. 2, p. 201).

J'écris ces notes sur l'emplacement même de ce couvent du Chasse-Midy;
il me semble voir ces ombres disparues, et malgré moi, malgré leurs
erreurs, je me prends à demander pardon pour mademoiselle de
Chemerault et ses émules. Somaize (t. 1, p. 43) a du courage:
«illustre en beauté, dit-il de _Basinaris_, elle a beaucoup de vertu!»
De vertu! Elle étoit riche et maigre. Le 27 février 1658 elle eut
l'honneur de recevoir chez elle la reine de Suède.

Elle avoit un frère, Geoffroy de Barbezière, sieur de la
Roche-Chemerault (en Poitou). C'est le père de la seconde Chemerault,
que Mademoiselle cite dès 1657 (t. 3, p. 200) parmi les filles de la
reine-mère, et qui est la nôtre.

Gourville (p. 521) dit qu'en 1656 le comte de Chemerault est mis à la
Bastille. Il y a là de l'obscurité.

N'importe, mademoiselle de Chemerault fut belle et courtisée. En 1661
elle danse les ballets connus de l'_Impatience_ et des _Saisons_ (Voy.
Walck. t. 2, p. 490, et la _Lettre de Mathieu Montreuil_ [t. 8 des
_Archives curieuses_, 2e série, p. 314]). Quincy (t. 1, p., 385) met
un comte de Chemerault parmi les morts de Sénef.]

[Note 142: Les Bonnoeil (Bonoeil, Bonneuil) ont été de père en
fils introducteurs des ambassadeurs (Tall., t. 3, p. 414; _Gazette de
France_, à la date du mariage de Louis XIV; Sévigné, 26 avril 1680;
Saint-Simon, t. 1, p. 410). Mademoiselle de Montpensier (t. 3, p. 264)
parle de mademoiselle de Bonneuil comme fille d'honneur en 1658;
ailleurs (t. 3, p. 200, 1657) elle cite Gourdon, Fouilloux,
«Boismenil», Chemeraut et Meneville. Il y a probablement une erreur
ici: _Boismenil_ a été mal lu il faut restituer Bonneuil.

Aux ballets de l'_Impatience_ et des _Saisons_ voici les noms des
danseuses principales; mademoiselle de Bonneuil y figure: mademoiselle
de Pons, mademoiselle de La Mothe, mademoiselle de Villeroi,
mademoiselle de Montbazon, mesdames et mesdemoiselles Châtillon,
Noailles, Brancas, Arpajon, de La Fayette, de Guiche, Fouilloux,
Meneville, Chemerault, Bonneuil, et, «petite violette cachée sous
l'herbe», La Vallière.]

[Note 143: Est-ce du maréchal Clérambault qu'il s'agit? Bussy en a
longuement parlé dans ses mémoires lorsqu'il s'appeloit Palluau.

C'étoit un cavalier pourvu de toutes les qualités nécessaires au
courtisan et à l'homme à la mode. Il étoit joueur (Gourville, p. 529);
il avoit eu Ninon; il avoit aimé ardemment la comtesse de Chalais
(Lenet, p. 238); il avoit de l'esprit salé. Mademoiselle l'aimoit.
(Montp., t. 2, p. 111).

Il resta fidèle au cardinal Mazarin et le servit heureusement,
quoiqu'en dise ce couplet de Blot sous forme de _santé_:

    À ce grand mareschal de France,
    Favory de Son Eminence,
    Qui a si bien battu Persan,
    Palluau, ce grand capitaine,
    Qui prend un chasteau dans un an
    Et perd trois places par semaine.

Le cardinal n'oublia pas ses services, et le voulut compter parmi ses
conseillers intimes (La Fare).

Il épousa Louise Françoise Bouthilier de Chavigny, qui, en 1669, «fut
mise auprès de Mademoiselle (nièce de Louis XIV) pour être sa
gouvernante, à la place de madame de Saint-Chaumont; elle étoit fille
et femme de deux hommes qui avoient bien de l'esprit et savoient bien
la cour. Pour elle, on disoit qu'elle étoit savante comme M. de
Chavigny, son père.» (Montp., t. 4, p. 134)

Elle étoit peut-être galante.

    Maréchale de Clérambault,
    Vous tranchez bien de la divine...
    Vous coquettez à tous venants,
    Malgré la laideur et les ans.

Saint-Simon (dans ses _Notes à Dangeau_ et dans ses Mémoires) revient
plusieurs fois sur le portrait de la maréchale. Rien de plus singulier
que cette femme. Les _Lettres_ de Madame, qui l'aimoit, s'en occupent
aussi. Elle ne mourut qu'à la fin de 1722.

Saint-Simon, nomme un autre Clérambault (et c'est peut-être ici le
vrai), René Gillier de Puygarrou, marquis de Clérambault (t. 1, p.
302), premier écuyer de madame la duchesse d'Orléans, qui avoit été
épousé par amour de Marie-Louise de Bellenave, comtesse du Plessis.

Catinat vit un Clérambault servir long-temps sous ses ordres
(_Mémoires de Catinat_. t. 1, p. 68; t. 2, p. 25; t. 3, p. 146), et le
poussa en avant.

Dangeau (t. 5, p. 366) parle d'une demoiselle de Clérambault, fille du
Clérambault «dont la naissance étoit légère» et que la comtesse du
Plessis avoit épousé par amour. Elle se maria, en février 1696, avec
le duc de Luxembourg, fils du maréchal. Les Palluau étoient d'une
famille de robe.]

[Note 144: Voiture, le 4 décembre 1633, écrit à M. de Gourdon, en
Angleterre. C'est sans doute Georges Gourdon, marquis de Huntley, qui,
en 1625 étoit commandant de la compagnie des Ecossois (Daniel, t. 2,
p. 256). Depuis long-temps les Gordon jouoient un grand rôle en
Ecosse; ce que prouve ce passage de la _Marie Stuart_ de M. Mignet
(édit. in-18, t. 1, p. 120): «Les Gordon exerçoient dans les districts
du nord autant d'autorité que les Hamilton dans ceux de l'ouest.
Huntly avoit comploté la mort du comte de Mar et du secrétaire
Lethington, et il avoit songé à marier son deuxième fils, John Gordon,
avec la reine.»

Forbin, en 1675, cite un chevalier de Gourdon, son camarade, joueur et
pauvre. Les Gourdon partagèrent la fortune des Stuarts. En 1685, un
Gourdon est à la poursuite d'Argyle. Le 5 mai 1689, Dangeau met dans
son journal: «Le duc de Gourdon continue à se défendre dans le château
d'Edimbourg, où il est assiégé.»

Mademoiselle de Gourdon (Guordon, Gordon) fut d'abord fille d'honneur
de la reine-mère, puis dame d'atours de Henriette d'Angleterre, de la
seconde Madame (Sourches, t. 1, p. 206).

Elle est fille d'honneur dès la Fronde. En 1652, le peuple pille ses
bagages (Loret, mois de mai). En 1658, Mademoiselle, qui dit (t. 3, p.
285) qu'elle est assez considérée, en parle de cette manière: «Je
l'avois vue auprès de madame la princesse, où la reine l'avoit mise
parcequ'elle ne vouloit pas être religieuse. C'est une fille d'une
maison de qualité d'Ecosse, et, lorsque M. le Prince fut arrêté, elle
ne voulut pas suivre madame la princesse; la reine la prit.»

Peu après elle ajoute (t. 3, p. 300) que Monsieur «ne s'amuse qu'à
faire des habits à mademoiselle de Gourdon».

Ce que confirment les _Portraits de la Cour_ (V. la Collection Cimber
et Danjou): «Il a eu avant son mariage beaucoup d'amitié pour madame
de Gourdon, et la reine, pour découvrir ses sentimens, luy dit un jour
qu'il sembloit qu'il fust amoureux de cette dame, à cause qu'il luy
avoit envoyé des pendans d'oreilles de quatre mille écus en estreine
au premier jour de l'an. Il respondit que, pour beaucoup d'amitié et
de compassion, il en avoit véritablement pour une pauvre estrangère
hors de son pays et sans biens.»

Mademoiselle de Gourdon ne plaisoit pas à tout le monde:

    Je me connois en ange:
    Gourdon ne l'est pas,

dit un refrain (_Nouveau Siècle de Louis XIV_, p. 80) de 1662.

Madame de Lafayette, introduisant dans une lettre (décembre 1672) la
seconde Madame: «Elle se mit, dit-elle, sur le ridicule de M. de
Meckelbourg d'être à Paris présentement, et je vous assure que l'on ne
peut mieux dire. C'est une personne très opiniâtre et très résolue, et
assurément de bon goût, car elle hait madame de Gourdon à ne la
pouvoir souffrir.»

Madame, en effet, l'accuse dans ses lettres d'être rêveuse, bizarre
(18 février 1716), l'appelle _méchante_ et dit qu'elle calomnia la
première Madame auprès de Monsieur (13 juillet 1716).

Beuvron passe pour avoir joui de cette belle anglaise.]

[Note 145: D'abord on chante (_Rec._ de Maurepas, t. 4, p. 271):

    Fouilloux, sans songer à plaire,
    Plaît pourtant infiniment
    Par un air libre et charmant.

En 1692 on parle, toujours dans les chansons, de «sa rouge trogne»; on
dit:

    Aussi rouge qu'une écrevisse,

ou bien: «C'est Baron qui l'enivre». «Elle étoit grande et fort
éclatante (Sourches, t. 1; p. 39) mais plus belle de loin que de près.
Elle eut ensuite la petite vérole, qui la rendit extrêmement laide, et
elle n'eut pas d'enfants.» Ainsi passe la beauté des dames.

Bénigne de Meaux du Fouilloux (V. la notice de M. de la Morinerie)
avoit un frère que les Mémoires de M. de *** (p. 531) nomment «le
Fouilloux», que la table du premier volume de Quincy nomme
«Fouilleuse», que le texte (t. 1, p. 158) nomme «M. de Fouilleux», qui
étoit enseigne des gardes de la reine, rustique, mais spirituel et
gaillard (Tallem., t. 1, p. 355). Après avoir fait rougir les filles
de la reine par ses mots vigoureux, il fut tué de la propre main de
Condé, paroît-il, au combat du faubourg Saint-Antoine (V. Mottev., t.
4, p. 338). «C'estoit une espèce de favori que le cardinal poussoit
auprès du roi» (Montp., t. 2, p. 274).

Le roi eut toujours de l'amitié pour mademoiselle du Fouilloux. Son
nom étoit fameux en province. En 1662, à Uzès, Racine le vante (Lettre
à La Fontaine). Louis XIV l'accabla de prévenances (V. Lettre à Talbot
en mai 1664, t. 5 des _Oeuvres_, p. 184); le 16 mars 1661, il lui
donne 50,000 écus sur un pot de vin des gabelles (V. le _Journal des
bienfaits du Roi_, et Choisy, p. 592). Devenue marquise d'Alluye
(1697), elle fut l'intime amie de la comtesse de Soissons (Choisy, p.
610), avec qui elle fut compromise un moment et s'exila lors de
l'affaire des poisons (Sévigné, lettre du 26 janvier 1680).]

[Note 146: D'Alluye (Somaize, t. 1, p. 94) a inventé l'expression:
«Je suis pénétré de vos sentiments; je suis pénétré de votre douleur».
il étoit de la Société de l'hôtel de Rambouillet.

    Estre d'une grande naissance,

lui écrivoit Beauchâteau en 1657,

    Avoir du bel esprit le pur raffinement,
    Faire dans les combats esclater sa vaillance,
      Vivre à la cour et sans empressement,
        Marquis, croyez asseurement
        Que c'est de vous ce que l'on pense.

La maison d'Escoubleau (ce nom vient d'un château de
Châtillon-sur-Sèvre) s'étoit divisée en deux branches: celle de
Sourdis, et, au XVe siècle, celle d'Alluye, qui se réunirent.

Paul d'Escoubleau, marquis d'Alluye, étoit le deuxième fils de Charles
d'Escoubleau de Sourdis, marquis d'Alluye, gouverneur d'Orléans, dont
nous avons parlé. Son frère aîné, le marquis d'Alluye, étoit mort en
campagne au mois d'août 1638 (Montglat, p. 68). Il devint, par cette
mort, marquis d'Alluye. «Ne pouvant avoir la survivance du
gouvernement d'Orléans», il se fait frondeur en 1649 (Montglat, p.
206). C'est chez lui que se rassemblent les nobles qui protestent
alors contre les tabourets de certaines personnes titrées. «Mardi
matin, 5 octobre, encore assemblée de la noblesse opposante, que l'on
appelle anti-tabouretiers, chez le marquis de Sourdis, lui absent, et
son fils, le marquis d'Alluye, présent.

«Jeudi 7, la noblesse opposante aux tabourets s'assemble encore chez
le marquis d'Alluye, en l'hôtel de Sourdis.» (_Mém. manusc._ de
Daubuisson-Aubenay, ms. Bibl. Maz. H. 1719, in-fol.)

Il avoit lui-même, avant d'entrer dans la Fronde, nettement indiqué
ses prétentions (Mottev., t. 3, p. 259). «M. le marquis d'Alluye
demande qu'on retire, par récompense, de M. de Tréville, le
gouvernement du comté de Foix, qu'il a perdu par la mort du comte de
Cramail, son grand-père, qui l'avoit acheté, et qu'on lui donne la
survivance de celui du marquis de Sourdis, son père.»

Le refus de la cour le fait entrer dans la cabale du duc d'Orléans
(Aubery, liv. 5, p. 423).

Quand les troubles s'apaisent, d'Alluye est de toutes les fêtes (V.
Loret et les _Ballets_ de Benserade). Il se jeta très courageusement
dans la galanterie. Il n'aimoit pas la guerre, quoi qu'en dise
Beauchâteau, et ne l'avoit apprise qu'à contre-coeur en 1644. Il
aima d'abord madame de Boussu, que Guise épousa et délaissa. «Ce M. le
marquis, dit Tallemant, se vante de sçavoir un secret pour entrer
partout.» Il s'en servit pour entrer le premier chez madame de
Saint-Germain Beaupré. (Agnès de Bailleul), belle-soeur du maréchal
Foucault. _Les logements de la cour_ (1659) placent M. de
Saint-Germain Beaupré et M. d'Alluye au château de Saint-Germain,
«l'un sur le devant, l'autre sur le derrière.»

D'Alluye étoit lié avec madame Cornuel (Tallem. t. 9, p. 51); c'est
bien le moins, puisqu'elle étoit si liée avec son bon homme de père.
On est autorisé à le croire un peu philosophe lorsqu'on lit dans
Tallemant (t. 8, p. 89): «La veille de Pâques fleurie, madame de
Saint-Loup, M. de Candale, la comtesse de Fiesque, le marquis de la
Vieuville, mademoiselle d'Outrelaise, parente de Fiesque, et le
marquis d'Alluye, furent manger du jambon, un matin, aux Tuileries.»

On est autorisé à ne pas le croire très belliqueux (et nous ne l'en
blâmerons pas), lorsqu'on rencontre ce couplet:

    D'Alluy s'en va dans Orléans
    Au moindre petit bruit de guerre:
    C'est un fort bon gouvernement,
    Qui n'est point dessus la frontière;
    Si par hasard il y étoit,
    Au diable si l'on l'y voyoit!

Il est fâcheux que viennent après cela ces trois vers:

    Gloire au brave marquis d'Alluy
    Et au triste Montluc, son frère:
    Ce sont deux grands donneurs d'ennui.

L'amitié que d'Alluye avoit pour mademoiselle de Fouilloux étoit comme
le secret de Polichinelle; tout le monde en connoissoit les détails.
Le marquis de Sourdis n'approuva pas leur mariage.

Après la mort de son père, d'Alluye garda son nom, sous lequel il
étoit depuis si long-temps connu. Il fut, comme sa femme, l'ami de la
comtesse de Soissons et l'ennemi de La Vallière (Mottev., t. 5, p.
174).

En 1680, il est exilé à Amboise, dit madame de Sévigné (16 février
1680). Elle se rétracte (le 21 février) et dit qu'il est à Hambourg.
«Il parloit trop.»]

[Note 147: Un Méneville, lieutenant de la mestre de camp (aux
gardes) est tué à Castelnaudary en 1632 (Daniel, t. 2, p. 282);
mademoiselle de Meneville est peut-être sa fille.

En 1654 commence l'amour de Brion.

En 1656 mademoiselle de Meneville a la rougeole. Loret dit:

    Agréable sujet d'amour,
    Des plus beaux qui soient à la cour.

Et un vaudeville ajoute:

    Cachez-vous, filles de la Reine,
          Petites,
    Car Méneville est de retour,
          M'amour,

vaudeville que commente, en 1657, mademoiselle de Montpensier (t. 3,
p. 200).

«Les filles de la Reine sont toutes bien faites et assez jolies.
Méneville est fort belle. La reine me fit l'honneur de me parler de
ses amours avec le duc de Damville, dont j'avois entendu parler (il y
avoit déjà trois ou quatre ans que cela duroit), et que de trois en
trois mois Damville disoit qu'il la vouloit épouser. Madame la
duchesse de Ventadour, sa mère, ne le vouloit pas. Jamais homme ne
s'est trouvé à cinquante ans n'être pas maître de ses volontés et ne
se pouvoir marier à sa fantaisie. La reine me conta que Meneville
n'osoit sortir la plupart du temps; que, quand il alloit à quelque
voyage, il lui laissoit son aumônier pour lui dire la messe et pour la
garder. Jamais galanterie n'a été menée comme celle-là.»

Madame de Motteville (t. 5, p. 76), à la date de 1661, entre dans des
détails qui suffisent:

«Le duc de Damville, le Brion de jadis, mourut aussi dans ce même
temps. Par sa mort il échappa des chaînes qu'il s'étoit imposées
lui-même, en s'attachant d'une liaison trop grande à mademoiselle de
Méneville, fort belle personne, fille d'honneur de la reine-mère. Il
lui avoit fait une promesse de mariage, et ne la vouloit point
épouser. Le roi et la reine-mère le pressant de le faire, il reculoit
toujours, et, quand il mourut, sa passion étoit tellement amortie
qu'il avoit fait supplier la reine-mère de leur défendre à tous deux
de se voir. Il offroit de satisfaire à ses obligations par de
l'argent; mais elle, qui espéroit d'en avoir par une autre voie,
vouloit qu'il l'épousât pour devenir duchesse. La fortune et la mort
s'opposèrent à ses désirs, et la détrompèrent de ses chimères. Son
prétendu mari s'étoit aperçu qu'elle avoit eu quelque commerce avec le
surintendant Fouquet, et qu'elle avoit cinquante mille écus de lui en
promesses. Elle ne les reçut pas, et perdit honteusement en huit jours
tous ses biens, tant ceux qu'elle estimoit solides que ceux où elle
aspiroit par sa beauté, par ses soins et par ses engagemens. Ils
paroissoient honnêtes à l'égard du duc de Damville, et n'étoient pas
non plus tout à fait criminels à l'égard du surintendant. On le connut
clairement, car il arriva pour son bonheur que l'on trouva de ses
lettres dans les cassettes du prisonnier qui justifièrent sa vertu.
Pour l'ordinaire, les dames trompent les hommes par de beaux
semblants, et, ne les considérant point en effet, leur font le moins
de libéralités qu'elles peuvent; mais toutes ces choses sont toujours
mauvaises devant Dieu et honteuses devant les hommes.»]

[Note 148:

Seigneur franc et bien sincère,

dit Loret; «fort bon garçon», dit Mademoiselle (t. 2, p. 432). De son
nom François-Christophe de Lévis, comte de Brion, parent de la Vierge
comme tous les Lévis, ce que tous les Lévis affirment et ce que
Scarron garantit.

Il fut créé duc de Damville (Dampville, écrivoit Gaston) après la mort
de son oncle maternel, Henri II de Montmorency. La duché-pairie de
Damville fut achetée le 27 novembre 1694, et réérigée pour le comte de
Toulouse (Saint-Simon, t 1, p. 142).

Brion avoit été toute sa vie à Monsieur, dont il étoit premier écuyer
(Montp., t. 3, p. 457). Il joua un certain rôle dans la Fronde (Retz,
p. 331), «avec fort peu d'esprit (Retz, p. 32) et beaucoup de
routine». Il a voulu «de jour en jour» (il faisoit tout _de jour en
jour_) épouser madame de Chalais, soeur de Jeannin. Il avoit été
capucin. Il voulut aussi épouser mademoiselle d'Elbeuf, et ne put se
résoudre ni à la quitter ni à l'épouser. Quand on le pressoit, il se
déclaroit malade. Lorsqu'il aima Meneville, ce furent les mêmes
pratiques. Tout cela n'indique pas un héros. Il dansoit agréablement
et se déguisoit au besoin (Mottev., t. 2, p. 327; Loret, février
1657).

Il avoit fait bâtir dans l'enclos du Palais-Royal un petit palais fort
commode, dont Louis XIV se servit quelquefois pour ses aventures
particulières.]

[Note 149: Voir les lettres de madame de Sévigné et de Bussy.]

[Note 150: Née à Paris, place Royale, le 5 février 1626. Par
exemple, nous ne parlerons pas long-temps de celle-là. Quel écrivain!
quel esprit! et pour nous quelle source abondante! Napoléon, qu'on a
voulu faire et qui n'est pas un oracle en littérature, lui préfère
madame de Maintenon. C'est loin d'être la même chose, cela soit dit
sauf le respect que nous devons à un aussi solide écrivain que madame
de Maintenon.

Bussy s'est repenti d'avoir fait la guerre à sa cousine. Il n'étoit
pas seul à croire que le comte de Lude l'aimoit avec profit. Voici un
couplet qui est de la même opinion. Il faut avouer que le couplet peut
n'être qu'un écho de l'_Histoire amoureuse_:

      Froulay, Brégis, l'Archevesque et Bonnelle,
            Montmorillon, Thoré,
            Chastillon et Condé,
            Pommereuil et Gondy,
            De Lude et Sevigny,
            Saint-Faron et Montglas,
    Font l'amour sans soupirs, sans larmes, sans hélas!

Madame de Sévigné est la Sophronie de Somaize (t. 1, p. 221):

«Sophronie est une jeune veuve de qualité. Le mérite de cette
précieuse est égal à sa grande naissance. Son esprit est vif et
enjoué, et elle est plus propre à la joye qu'au chagrin; cependant il
est aisé de juger par sa conduite que la joye, chez elle, ne produit
pas l'amour: car elle n'en a que pour celles de son sexe, et se
contente de donner son estime aux hommes; encore ne la donne-t-elle
pas aisément. Elle a une promptitude d'esprit la plus grande du monde
à connoistre les choses et à en juger. Elle est blonde, et a une
blancheur qui répond admirablement à la beauté de ses cheveux. Les
traits de son visage sont déliez, son teint est uny, et tout cela
ensemble compose une des plus agreables femmes d'Athènes (Paris).
Mais, si son visage attire les regards, son esprit charme les
oreilles, et engage tous ceux qui l'entendent ou qui lisent ce qu'elle
écrit. Les plus habiles font vanité d'avoir son approbation. Ménandre
(Ménage) a chanté dans ses vers les louanges de cette illustre
personne; Crisante (Chapelain) est aussi un de ceux qui la visitent
souvent. Elle aime la musique et hait mortellement la satyre. Elle
loge au quartier de Léolie» (au Marais, rue Saint-Anastase, d'abord).]

[Note 151: Tout encore a été dit sur cette femme. Amie de Molière,
elle devina Voltaire; elle eut de l'esprit autant que Madame Cornuel;
elle étoit réellement l'institutrice de tous les jeunes seigneurs de
la cour. La Fare, juge d'un goût délicat, a dit: «Je n'ai point vu
cette Ninon dans sa beauté; mais à l'âge de cinquante ans, et même
jusques audelà de soixante-dix, elle a eu des amans qui l'ont fort
aimée, et les plus honnêtes gens pour amis. Jusqu'à quatre-vingt-sept
elle fut recherchée encore par la meilleure compagnie de son temps.
Elle est morte avec l'agrément de son esprit, qui étoit le meilleur et
le plus aimable que j'aye connu en aucune femme.»

Et les chansons, si souvent méchantes:

        On ne verra de cent lustres
    Ce que de notre temps nous a fait voir Ninon,
        Qui s'est mise, en dépit du ...
        Au nombre des hommes illustres.

Mettons deux portraits à côté l'un de l'autre: le premier de Somaize
(t. 1, p. 176): «Pour de la beauté, quoy que l'on soit assez instruit
qu'elle en a ce qu'il en faut pour donner de l'amour, il faut pourtant
avouer que son esprit est plus charmant que son visage, et que
beaucoup échapperoient de ses mains s'ils ne faisoient que la voir; et
c'est cette aimable qualité qui a si long-temps attaché _Gabinius_
(Guiche) auprès d'elle. Cette illustre personne est connue pour un des
plus accomplis courtisans, et il est vray qu'il ne la cherchoit que
pour son esprit, non pas dans la pensée, que beaucoup ont eue, qu'il y
avoit quelque intrigue entre eux, ce que l'on n'a jamais que soupçonné
sur les conjectures de ses visites.»

Le second, de Saint-Simon (t. 5, p. 63), à la date de 1705, année où
mourut Ninon: «Ninon eut des amis illustres de toutes les sortes, et
eut tant d'esprit qu'elle se les conserva tous, et qu'elle les tint
unis entre eux, ou pour le moins sans le moindre bruit. Tout se
passoit chez elle avec un respect et une décence extérieures que les
plus hautes princesses soutiennent rarement avec des faiblesses. Elle
eut de la sorte pour amis tout ce qu'il y avoit de plus frayé et de
plus élevé à la cour, tellement qu'il devint à la mode d'être reçu
chez elle, et qu'on avoit raison de le désirer par les liaisons qui
s'y formoient. Jamais ni jeu, ni ris élevés, ni disputes, ni propos de
religion ou de gouvernement, beaucoup d'esprit et fort orné, des
nouvelles anciennes et modernes, des nouvelles de galanteries, et,
toutefois, sans ouvrir la porte à la médisance; tout y étoit délicat,
léger, mesuré, et formoit les conversations qu'elle sut soutenir par
son esprit et par tout ce qu'elle sçavoit de faits de tout âge. La
considération, chose étrange! qu'elle s'étoit acquise, le nombre et la
distinction de ses amis et de ses connoissances, continuèrent quand
les charmes cessèrent de lui offrir du monde, quand la bienséance et
la mode lui défendirent de plus mêler le corps avec l'esprit. Elle
sçavoit toutes les intrigues de l'ancienne et de la nouvelle cour,
sérieuses et autres; sa conversation étoit charmante; désintéressée,
fidèle, secrète, sûre au dernier point, et, à la foiblesse près, on
pouvoit dire qu'elle étoit vertueuse et pleine de probité. Elle a
souvent secouru ses amis d'argent et de crédit, est entrée pour eux
dans des choses importantes, a gardé très fidèlement des dépôts
d'argent et des secrets considérables qui lui étoient confiés. Tout
cela lui acquit de la réputation et une considération tout à fait
singulières.

Elle avoit été amie intime de madame de Maintenon tout le temps que
celle-ci demeura à Paris. Madame de Maintenon n'aimoit pas qu'on lui
parlât d'elle, mais elle n'osoit la désavouer. Elle lui a écrit de
temps en temps jusqu'à sa mort avec amitié.»]

[Note 152: Devant Gênes (en 1638) tombe un «Esquilli, cadet de
Vassé» (Montglat, p. 72). Lisez Ecqvilly (Retz), et surtout
Esquevilly.

Les Vassé, très ancienne maison du Maine, nommoient leur aîné Vidame
du Mans, et leur cadet d'Ecquevilly. Le d'Ecquevilly mort à Gênes est
un cadet du père de Vassé. Retz parle des Vassé comme de ses parents,
et madame de Sévigné s'honore de leur alliance (Lettres de 1688).

Vassé (Henri-François, mort en 1684) eut d'abord la présidente
l'Escalopier, dont il faut lire l'historiette (Tallem. des Réaux,
deuxième édit., t. 6, p. 175). Cela fit un bruit terrible. Vassé étoit
étourdi. Il fit l'amoureux de madame de Sévigné (t. 7, p. 217).

Rouville l'appeloit «Son Impertinence».

Ninon, lui trouvant l'haleine forte, le blâmoit d'en être si libéral.
Vassé étoit d'une belle humeur; il enleva un jour, pour rire, une
jeune mariée.

    On ne peut les punir assez,
    Ces godelureaux, ces Vassez.

Mais à tout péché miséricorde! Le 20 janvier 1651, Loret prend la
parole pour annoncer que

    L'on dit encor que Vassé mesmes
    N'a plus de dessein pour la Tresmes,
    Mais pour la jeune de Lansac.

Il épousa en effet Marie-Magdeleine de Saint-Gelais, fille du marquis
de Lansac.

Le temps des guerres civiles étoit venu. En 1649, Vassé commanda un
régiment de cavalerie (Retz, p. 134). Cette même année il fait partie
des nobles assemblés pour l'affaire des tabourets, et dont voici la
liste. Il y a là bien des noms de connoissance:

Orval, Saint-Simon, La Vieuville, Vassé, Vardes, Leuville, Montrésor,
Orval, Coeuvres, Brancas, Fontenay, Clermont-Tonnerre, Argenteuil,
Louis de Mornay, Villarseaux, La Vieuville, Montmorency, Roussillon,
Savignac, de Béthune, Humières, le chevalier de Caderoux, Ligny,
Termes, Spinchal, Hautefort, Châteauvieux, de Vienne, La Vieuville,
Saint-Simon, commandeur de Canion, de Rouxel, de Medavy, de l'Hôpital,
de Crevant, Seguier, le chevalier de La Vieuville, d'Alluye, Marginor,
Froulay, Monteval, d'Hautefort, d'Aspremont, Vandy, de La Chapelle,
Argenteuil, Thiboust, de Boissy, Congis-Moret, Sévigné, Rouville,
Saint-Simon, Mallet, Moreil, Caumesnil, Sévigné, Somon, Congis, de
Clermont, Monglat, Canaple, Largille, Maulevrier, d'Albret (Omer
Talon, p. 367).

En 1652 (Montp., t. 2, p. 232) le marquis de Vassé est mestre de camp
du régiment de Bourgogne.

On auroit de la peine à écrire les annales de sa vie.

En 1680 (2 février) madame de Sévigné écrit: «J'avois préparé un petit
discours raisonné et je l'avois divisé en dix-sept points comme la
harangue de Vassé.» L'allusion n'est pas pour nous. Le fils de Vassé
(vidame du Mans) épousa la deuxième fille du maréchal d'Humières, qui
se remaria à Surville, cadet d'Hautefort (Saint-Simon, t. 3, p. 188).
Vassé survécut à son fils, dont la veuve prit le nom lorsque le père
fut mort à son tour. Elle avoit un fils (Sourches, t. 2, p. 71).

Les bibliophiles connoissent le _Catalogue de la Bibliothèque de la
marquise de Vassé_ en 1750.]

[Note 153: Voyez Walckenaer (t. 1, p. 21, 186, 269, 275, 276, 278,
285, 286, etc.): «Ce Sevigny n'étoit point un honnête homme.» (Tallem.
des Réaux, chap. 244.)]

[Note 154: François Amanieu, seigneur d'Ambleville, tué lui-même
en duel en 1672, cadet de Miossens, qui fut maréchal d'Albret.

Il courtisoit madame de Gondran, maîtresse de Sévigné, et ne pouvoit
souffrir de ne réussir pas. Un jour il apprend que Sévigné a dit à
madame de Gondran que c'étoit un amoureux sans vigueur, un Candale, un
Guiche; il envoie Saucourt, un bon patron, demander des excuses.
Sévigné nie avoir dit le mal, mais refuse de s'excuser. Le duel fut
arrêté ainsi et eut lieu derrière le couvent de Picpus (Voy. Conrart,
p. 86), le vendredi 3 février 1651 à midi; Sévigné y trouva la mort, à
vingt-sept ans.

Si madame de Gondran ne prit pas des voiles de veuve, M. de Gondran,
ami de Sévigné, le regretta innocemment.]

[Note 155: Je ne sais rien de particulier sur cette dame.]

[Note 156: Madame de Sévigné badine à plusieurs reprises (par
exemple, le 1er mars 1680) sur la liaison qu'on supposoit avoir existé
entre elle et M. du Lude. Il resta son ami.

Du Lude a mérité les éloges que Bussy lui donne. Il étoit galant et
honnête; la marquise de Gouville (1655) et madame de La Suze (Somaize,
t. 1, p. 67) ont accepté ses hommages. Favori du roi de bonne heure,
et long-temps, du Lude, à l'Arsenal, où il logea en qualité de
grand-maître de l'artillerie, réunissoit une société qui gardoit le
culte des divinités adorées à l'hôtel de Rambouillet (Walck., t. 4, p.
131).

On voit sous Louis XI un Jean de Daillon, «maître Jean des Habiletez»,
disoit le roi, qui faisoit argent de tout. C'est un aïeul. Le père de
du Lude, gouverneur de Gaston, épousa une Feydeau, qui lui donna cent
mille pistoles (trois millions). (V. Amelot de la Houssaye, t. 2, p.
170.) Il étoit camarade de Théophile et de Desbarreaux (Tallem., t. 4,
p. 46).

En 1648 et 1649 Retz et Mazarin se servent du canal de madame du Lude
la mère pour leurs conférences: «À l'égard de ces fréquentes et
réglées visites chez la comtesse du Lude, elles ne passoient que pour
des rendez-vous de galanterie: On les attribuoit aisément au mérite de
mademoiselle du Lude, sa fille, qui étoit une très belle personne.
(Aubery, liv. 5.)

Du Lude le fils, Henri de Daillon, grand diseur de mots fins
(_Menagiana_), beau danseur, un Achille au jeu de la bague, épousa
d'abord Éléonore de Bouillé.

«Toujours dans ses terres, elle ne se plaisoit qu'aux chevaux, qu'elle
piquoit mieux qu'un homme, et chasseuse à outrance. Elle faisoit sa
toilette dans son écurie et faisoit trembler le pays. Vertueuse pour
elle, et trop pour les autres, elle fit châtrer un clerc en sa
présence, pour avoir abusé, dans son château, d'une de ses
demoiselles, le fit guérir, lui donna dans une boîte ce qu'on lui
avoit ôté et le renvoya.» (Saint-Simon, _Notes à Dangeau_.)

En secondes noces (1681) il épousa la veuve du comte de Guiche, qui
avoit alors trente-huit ans, et qui mourut le 25 janvier 1726. On la
fit dame d'honneur de la Dauphine. Le roi l'avoit aimée (Saint-Simon,
t. 1, p. 217, et La Fare), et il ne cessa de la considérer, de bien
traiter son mari.

Le comte du Lude, sans exploits militaires, avoit conquis des grades.
Pour le dédommager de ce qu'il n'avoit pas été compris dans la
promotion des maréchaux nommés le 30 juillet 1675, il avoit été
déclaré duc le lendemain. Il étoit chevalier des ordres du roi et
premier gentilhomme de la chambre. De 1669 à 1685 (Daniel, t. 2, p.
553) il occupa le poste de grand-maître de l'artillerie.

En 1685 il dut se faire traiter pour la fistule hémorrhoïdale
(Sourches, t. 1, p. 82), non sans soupçon de quelque vieux vice
italien. Sa femme, à ce moment, le flattoit d'une grossesse qui se
trouva fausse. Il mourut en août 1685 et laissa «une grosse
dépouille».

Abraham du Pradel nomme madame du Lude parmi les grandes dames qui
aimoient et recherchoient les curiosités.]

[Note 157: Jeanne de Montluc, comtesse de Carmain (Cramail ou
Cramailles), mariée à Charles d'Escoubleau-Sourdis, marquis d'Alluye,
morte le 2 mai 1657.]

[Note 158: Je ne peux pas donner ici une large place à un pédant,
quelque amoureux qu'il ait été. On lit dans le _Menagiana_ inédit (de
La Monnoye) ce passage qui nous concerne:

«C'est un bel esprit que M. de Bussy-Rabutin, mais il ne sçavoit rien.
Son histoire des _Amours des Gaules_ est toute remplie de fables et de
mensonges.»

Etc., etc.

«Comme les poètes sont susceptibles de colère, j'ai fait cette
épigramme contre M. de Bussy:

    Francorum proceres media, quis credet! in aula,
      Bussiades scripto læserat horribili;
    Poena levis! Lodoix, nebulonem carcere claudens,
      Retrahit indigno munus equestre duci.
    Sic nebulo gladiis quos formidaret iberis
      Quos meruit francis fustibus eripitur.»

Oui, Vadius, vous écrasâtes votre ennemi sous des vers d'un tel
poids.]

[Note 159: La Place (t. 4, p. 359) nomme un d'Arcy, page de
musique sous Henri IV, qui vécut jusqu'à l'âge de 103 ans, et jouit de
son franc parler sous Louis XIV.

D'Arcy qui est ici en scène étoit frère du comte de Clère, fils du
marquis de Fontaine Martel. Tous les deux figurent dans la cavalcade
faite à l'occasion de la majorité du roi en 1651. Le 26 septembre
1689, Dangeau apprend qu'il est nommé gouverneur du duc de Chartres
avec 2,400 fr. d'appointements. À Nerwinde, il pousse son élève au feu
(La Place, t. 2, p. 235); lui-même tombe sous les chevaux (_Racine à
Boileau_, 6 août 1693).

Son frère, M. de Fontaine-Martel, en 1692, est nommé premier écuyer de
la duchesse de Chartres (Dangeau, t. 4, p. 9). D'Arcy étoit chevalier
de l'ordre (1688) et conseiller d'État d'épée; il avoit été
ambassadeur en Savoie. Il mourut en 1694, à 60 ans, devant Maubeuge,
non marié et pauvre. Son neveu Cayeu le remplaça. Saint-Simon (t. 1,
p. 136) lui rend bon témoignage:

«D'une vertu et d'une capacité peu communes, sans nulle pédanterie et
fort rompu au grand monde, et un très vaillant homme sans
ostentation.»

«Il est fort regretté de tout le monde», dit Dangeau (7 juin 1694).]

[Note 160: Walckenaer (t. 2, p. 458) la présume belle-fille du
comte de l'Isle qui, en 1654, sert en Catalogne sous Conti. Dans un
acte (signé =Guénégaud=) du 25 février 1649, on voit «le sieur de l'Isle
lieutenant des gardes du corps de Sa Majesté». Quant à la vicomtesse,
Basse-Bretonne, «elle n'est pas belle, mais elle est fort coquette, et
danse admirablement.» (Tall., =CCCXXIX=, t. 9, p. 207.) Certaines pièces
du cabinet de M. de Montmerqué donnent à croire qu'elle avoit une fort
mauvaise réputation. (V. la _Carte de la Braquerie_.)]

[Note 161: Morte à Paris le 18 ou le 27 février 1695 (Dangeau), à
soixante-dix-sept ans, Cécile-Elizabeth Hurault de Chiverny épouse, le
8 février 1645 (ou 1643), François de Paule de Clermont, marquis de
Montglat.

«Cette jeune personne (Montp., t. 1, p. 418), qui étoit d'agréable
compagnie, fut depuis toujours auprès de moi.»

Elle commença par aimer La Tour Roquelaure (Tallem., t. 7, p. 139); le
duc d'Elbeuf l'eut ensuite (Tallem., t. 4, p. 309). Voici, puisée à la
même source, une historiette (t. 5, p. 371) qui nous fait entrer dans
sa vie privée et lui donne un nouvel amant:

«Au carnaval de 1652, madame de Montglas fit une plaisante
extravagance chez la présidente de Pommerueil. On y devoit jouer
Pertarite, roy des Lombards, pièce de Corneille qui n'a pas réussy.
Mademoiselle de Rambouillet dit à Segrais, garçon d'esprit, qui est à
cette heure à Mademoiselle, qu'elle n'avoit point veû l'Amour à la
mode et qu'elle l'aymeroit bien mieux. «Dites-le à la comtesse de
Fiesque.» La comtesse le dit à Hippolite: c'est le fils du président
de Pommerueil du premier lict, un benais qu'on appelloit ainsy parce
qu'on luy faisoit la guerre qu'il estoit amoureux de sa belle-mère.
Hippolite, qui estoit espris de la comtesse, alla dire aux comédiens
que, quoy qu'il en coustast, il falloit absolument jouer l'Amour à la
mode, et les envoya changer d'habits. On joue: madame de Montglat
réclame et fait bien du bruit. La comtesse et elle se harpignèrent;
les autres ne dirent rien. Au troisiesme acte, patience luy eschappe;
elle crie, tout haut: «Mon carrosse est-il venu?--Non, Madame.--Celuy
de l'abbé de Richou y est-il? (Notez que c'étoit son galant.)--Ouy,
Madame.» Elle sort, et, par une plaisante rencontre, le comédien qui
estoit sur le théâtre dit:

    Retraite ridicule et fort extravagante.

«C'estoit justement où il en estoit, et, dans la comédie, une femme se
retiroit comme cela brusquement. Cela fit rire jusqu'aux larmes.»

Un couplet s'exprime ainsi:

    Le rendez-vous du beau monde,
    Montglas, n'est plus que chez vous;
    Et là chacun se fait les yeux doux
        Sans qu'on s'y morfonde;
    Près de vous l'on parle haut et bas;
    L'on s'y chauffe, et l'on ne s'y brusle pas.

À la fin des Mémoires de Mademoiselle se trouve le portrait de madame
de Monglat:

«Vous estiez fort jolie, vous aviez le teint beau et vif, la bouche
agréable, les plus belles dents qu'on puisse voir, le nez un peu
retroussé, mais d'une manière qui ne vous sied pas mal, les yeux
noirs, les cheveux bruns, mais en la plus grande quantité du monde;
vous aviez la gorge belle, comme vous l'avez encore; l'air impérieux
et le ton, etc.; les bras, les mains, le coude!

«Vous n'estes point médisante, vous excusez facilement les autres,
vous estes bonne amie.»

_Delphiniane_ (Somaize, t. 1, p. 282) «a beaucoup d'esprit; elle lit
tous les beaux livres, elle aime les vers, elle connoist tous les
auteurs, elle corrige leurs pièces.»

Sa belle-mère avoit été gouvernante des enfants de Henri IV. Son mari
fut d'abord premier écuyer de Gaston.

«François de Paule de Clermont, marquis de Montglat, étoit de
l'illustre et ancienne maison de Clermont, originaire d'Anjou, d'où
sont sorties les branches de Clermont, de Galerande, d'Amboise, de
Saint-Georges et de Resnel. Il étoit chef de la branche de
Saint-Georges. Il fut chevalier des ordres du roi, grand-maître de la
garde-robe et maréchal de camp. Il mourut le 7 avril l'an 1675.» (_Le
Père Bougeant_, Avertiss. en tête des Mémoires.)

Bussy, qui fut l'un des amants de madame de Montglat, et, par
conséquent, l'un des oppresseurs de M. de Monglat, ne se fait pas
faute de rire de ses infortunes.

«J'attends ici un de ces maris dont la tête n'est pas incommodée des
corniches; ce qu'il y porte va dans le superlatif. Je voudrois bien
vous faire connoître le personnage sans vous le nommer. Il n'est pas
si beau qu'Astolfe ni que Joconde; mais, en récompense, il est quatre
fois plus malheureux. Ne le connoissez-vous pas à cela? C'est un mari
tout à fait insensible. Il ne ressemble pas au pauvre Sganarelle, qui
étoit un mari très marri. On ne comprend pas celui-ci: car, quoiqu'il
porte des cornes sur la tête, il les tient fort au dessous de lui. Si
vous n'y êtes pas encore, vous n'en êtes pas loin. Attendez: c'est un
mari gros et gras et bien nourri. Y êtes-vous? C'est un mari dont le
malheur m'est particulièrement connu. Oh! pour celui-là, vous y êtes.»
(Bussy à Sév., 9 juin 1668.)

Bussy pendant long-temps poursuivit sa maîtresse infidèle de sa colère
et de ses injures, ne voulant pas comprendre qu'elle fût bien vue,
considérée encore; «qu'elle eût, par sa bonté, son amabilité et une
conduite plus régulière, conservé l'amitié de toutes les femmes avec
lesquelles elle s'étoit liée.» (Walck., t. 3, p. 171.)

Il écrit à madame de Sévigné (26 juin 1688): «J'ai fait toute la peur
à madame de Monglas; et, lorsqu'elle attendoit la honte de paroître en
public manquer de bonne foi, je lui viens de faire dire par la
comtesse de Fiesque qu'après les sentimens que j'avois eus pour elle,
je ne lui voulois jamais faire de mal. Je ne sais comment elle recevra
cela, mais je sais bien pourquoi je l'ai fait.»

Le 1er juillet il dit: «Elle a reçu mes honnêtetés avec la joie et la
reconnoissance qu'elles méritoient.» Bussy l'a aimée sincèrement, et
c'est là le plus beau trait de sa vie légère.]

[Note 162: Chez son oncle, qui habitoit le Temple.]

[Note 163: Mon indépendance.]

[Note 164: Dans quelques _Almanachs d'amour_ du temps, à la fin
des poésies de madame de La Suze, et dans quelques unes des éditions
hollandaises de l'_Histoire amoureuse_, on trouve, plus ou moins
nombreuses, des Maximes d'amour. J'ai imprimé celles-ci d'après le
texte que les Mémoires de Bussy nous donnent. Tout cela est coulant,
gracieux et de bonne mine.]

[Note 165: Le marquis de Langeais, déclaré impuissant en justice.]

[Note 166: Celui qui contentoit tout le monde et sa femme.]

[Note 167: _Vi capitur corpus, non cor insilitur._ Décidément tout
ce style n'est pas du premier venu.]

[Note 168: À la fin de l'année 1654, Bussy servoit sous Conti en
Catalogne; c'étoit le temps où il étoit l'ami du prince et lui donnoit
la primeur de toutes ses jovialités. Conti lui demanda de faire pour
lui la revue de la Braquerie, c'est-à-dire du corps des galants et des
galantes de la cour. Conti lui-même, à ce que disent les Mémoires de
Bussy, avoit fait la carte du pays de Braquerie. Toutes ces
gentillesses couroient le monde en manuscrit, comme tant d'autres
pièces de ce genre. En 1668 seulement fut imprimée, en Hollande, la
_Carte géographique de la Cour_, que nous réimprimons sous le titre
que les Mémoires de Bussy lui donnent. Selon toute apparence, c'est à
la fois l'oeuvre de Bussy-Rabutin et du prince de Conti. M. Bazin ne
devoit pas l'attribuer exclusivement à ce dernier, et M. P. Pâris a eu
raison de rectifier là-dessus, en publiant à son tour la Carte du pays
de Braquerie, les détails du titre que M. Bazin lui imposoit.

M. Bazin a fait son édition au moyen de la Carte imprimée en 1668 et
de deux copies manuscrites qui, comme toutes les copies manuscrites de
pamphlets à la mode, présentent quelques variantes. Nous suivons, à
peu de chose près, le texte qu'il a donné, et que M. Paulin Paris a
mis à la fin du tome 4 de son Tallemant des Réaux. Je n'ai pas cru
devoir transcrire ses notes telles qu'elles.]

[Note 169: Dames galantes.]

[Note 170: Les Maris.]

[Note 171: Galants.]

[Note 172: Ou Garsentins.]

[Note 173: Le pays de la Pruderie.]

[Note 174: La Galanterie éhontée.]

[Note 175: Ici M. Bazin avoit adopté une leçon que je n'ai pas cru
devoir préférer à l'imprimé.]

[Note 176: Mademoiselle de Guerchy, fille de la première comtesse
de Fiesque, fut aimée de Châtillon, comme nous l'avons vu. C'est elle
qui fut mortellement blessée d'une piqûre dans l'opération d'un
avortement, et que Vitry, son amant, tua d'un coup de pistolet (1672).
Elle étoit fille d'honneur de la reine-mère.

Cette _Petite Fronde_ est datée de 1656.

    Guerchy, tu ravis le monde;
    Pons est celle qui te seconde;
    Saint Maingrin passe les trente ans;
    Ségur s'en va vieille et mourante;
    Pour Neuillant, les moins médisants
    Disent qu'elle est rousse et méchante.

Mademoiselle de Pons est celle que Guise aima et délaissa;
mademoiselle de Ségur étoit laide et sage; mademoiselle de Neuillant
devint la sévère madame de Navailles; quant à mademoiselle de
Saint-Mesgrin, Loret (1er octobre 1650) en parle, et ce qu'il en dit
montre que notre beau financier, Jeannin de Castille, tranchoit du
monarque et du coq.

    Saint Maigrin, fille de la reine,
    Avec sa belle gorge pleine
    Et son accueil doux et benin,
    S'est fort acquis monsieur Janin,
    Dont l'on dit qu'elle est adorée,
    Tant le matin que la soirée.
    Je ne croye pas que cet amant,
    Dans son nouvel embrazement,
    Lui fasse faire aussi grand'chère
    Comme Gaston luy faisoit faire.

Une autre chanson, qui est de Benserade et datée de 1652, ne viendra
pas mal maintenant:

    Guerchy, deux coeurs brûlent pour vous.

Les deux coeurs, disent les clefs, sont le coeur de M. de Jars,
commandeur de Malte, et le coeur de M. de Joyeuse (de la maison de
Lorraine).

    Guerchy, deux coeurs brûlent pour vous;
          L'amour qui les assemble
          Les feroit plaindre ensemble
              Sans être jaloux;
              Malte et la Lorraine
              Sont dessous vos lois;
          Mais tirez-nous de peine:
          À laquelle des trois
          Donnez-vous votre choix?

C'est donc à tort que M. A. Bazin corrige _Malte et Lorraine_ et met
_Metz en Lorraine_, à cause que le chevalier de Lorraine n'est venu au
monde qu'en 1643, et parcequ'il suppose que Metz en Lorraine
signifieroit le maréchal de Schomberg, gouverneur de la ville et beau
galant.]

[Note 177: Jeannin de Castille.]

[Note 178: Ailleurs =Précy=.]

[Note 179: L'abbé Fouquet, dit la Clef.]

[Note 180: Mademoiselle de La Roche Posay, mariée au financier Le
Page, qui prit le nom de Saint-Loup. Ce fut, nous l'avons dit, la
première maîtresse de Candale.]

[Note 181: Candale, colonel général de l'infanterie, en
survivance.]

[Note 182: Fille du maréchal de Châtillon, soeur de madame de
Wurtemberg, bel esprit et poète. Elle avoit abjuré.]

[Note 183: Mademoiselle de Pons, dont nous avons parlé.]

[Note 184: Le duc de Guise.]

[Note 185: Malicorne, écuyer du duc de Guise.]

[Note 186: Où mademoiselle de Pons avoit dû se réfugier.]

[Note 187: Marie de Bailleul, veuve du marquis de Nangis, et
remariée en 1645 à Louis Châlon du Blé, marquis d'Uxelles.]

[Note 188: M. de Clérambault, écuyer de Madame (René Gillier,
baron de Puygarreau, en Poitou).]

[Note 189: Fille de Bordeaux, intendant des finances, femme de
Pommereuil, président au grand Conseil.]

[Note 190: Retz.]

[Note 191: Anne de la Magdelaine de Ragny, mariée en 1632 à
François de Bonne, duc de Lesdiguières.]

[Note 192: Retz, son cousin-germain.]

[Note 193: Roquelaure.]

[Note 194: Madame de Puisieux.]

[Note 195: Le garde des sceaux Châteauneuf.]

[Note 196: =Biron=. Ce n'est pas madame de Brion, morte en 1651.]

[Note 197: Charles de Sévigné seigneur de Montmoron, cousin issu
de germain de Henri, marquis de Sévigné.]

[Note 198: Du Lude.]

[Note 199: Bussy. Mais ceci feroit croire que la carte n'est pas
de Bussy, ou que Bussy se vante, ou encore qu'il ne faut pas prendre
pour des paroles d'Évangile tout ce que nous rencontrons.]

[Note 200: La princesse d'Harcourt.]

[Note 201: Hé! hé! Cela n'est pas dans l'Oraison funèbre.]

[Note 202: Marie de Rohan.]

[Note 203: Laigues.]

[Note 204: Fille d'un conseiller au Parlement nommé Henry, soeur
de Gerniou, veuve du fils du ministre Ferrier, et femme du conseiller
Menardeau, seigneur de Champré.]

[Note 205: Ailleurs _dix_.]

[Note 206: Veuve du président de la Barre, remariée en 1650 à
Isaac Arnauld, mestre de camp général des carabins (carabiniers) et
lieutenant général, mort en 1652.]

[Note 207: Clérambault, déjà cité.]

[Note 208: Sibille-Angélique-Émilie d'Amalby, mariée en 1643 à
Cominges, cousin de Guitaut.]

[Note 209: Le maréchal du Plessis, dit la Clef.]

[Note 210: Fille aînée du président Bailleul, mariée à N. Girard,
seigneur du Tillet.]

[Note 211: Soeur de la marquise d'Uxelles, belle-soeur du
maréchal Foucault.]

[Note 212: Son mari.]

[Note 213: Femme peu aimable, dont Tallemant a parlé en passant.]

[Note 214: Madame de La Fayette, mariée en 1655.]

[Note 215: Retz.]

[Note 216: Julie-Lucie d'Angennes de Rambouillet, mariée en 1645 à
Charles de Sainte-Maure, marquis de Montausier.]

[Note 217: Je crois qu'il faut lire Fiennes, comme sur l'imprimé.
Ce ne peut être là, en 1654, le portrait de madame de Pienne,
c'est-à-dire de la comtesse de Fiesque. Cependant on pourroit
reconnoître le petit Guitaut dans le gouverneur.]

[Note 218: La mère, «la borgnesse».]

[Note 219: Anne d'Autriche.]

[Note 220: Louis XIV.]

[Note 221: Les enfants, les filles, mesdemoiselles de Beauvais?]

[Note 222: Mademoiselle de Guise, née en 1615.]

[Note 223: Montrésor.]

[Note 224: La duchesse, soeur de Condé.]

[Note 225: Faut-il voir là Condé, Conti, Nemours et La
Roche-Foucauld? Pour les deux premiers noms, cela répugne. Mais après
tout, nous n'avons affaire qu'à un pamphlet.]

[Note 226: Par la dévotion.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire amoureuse des Gaules - suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome I" ***

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