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Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 12 - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
Author: Byron, George Gordon Byron, Baron, 1788-1824
Language: French
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at http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



OEUVRES COMPLÈTES
DE
LORD BYRON,

AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
COMPRENANT
SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.



Traduction Nouvelle

PAR M. PAULIN PARIS,
DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.



TOME DOUZIÈME.

PARIS.
DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIB., ÉDITEURS,
RUE SAINT-LOUIS, N° 46,
ET RUE RICHELIEU, N° 47 _bis._

1831.



LETTRES
DE LORD BYRON,
ET
MÉMOIRES SUR SA VIE,
PAR THOMAS MOORE.



MÉMOIRES
SUR LA VIE
DE LORD BYRON.



LETTRE CCCXLI.

A. M. HOPPNER.


22 octobre 1819.

«Je suis bien aise d'apprendre votre retour; mais je ne sais trop
comment vous en féliciter, à moins que votre opinion sur Venise ne soit
plus d'accord avec la mienne, et n'ait changé de ce qu'elle était
autrefois. D'ailleurs, je vais vous occasionner de nouvelles peines, en
vous priant d'être juge entre M. E*** et moi, au sujet d'une petite
affaire de péculat et de comptes irréguliers dont ce phénix des
secrétaires est accusé. Comme je savais que vous ne vous étiez pas
séparés amicalement, tout en refusant pour moi personnellement tout
autre arbitrage que le vôtre, je lui offris de choisir le moins fripon
des habitans de Venise pour second arbitre; mais il s'est montré si
convaincu de votre impartialité, qu'il n'en veut pas d'autre que vous;
cela prouverait en sa faveur. Le papier ci-inclus vous fera voir en quoi
ses comptes sont défectueux. Vous entendrez son explication, et en
déciderez comme vous voudrez; je n'appellerai pas de votre jugement.

»Comme il s'était plaint que ses appointemens n'étaient pas suffisans,
je résolus de faire examiner ses comptes, et vous en voyez ci-joint le
résultat. C'est tout barbouillé de documens, et je vous ai dépêché
Fletcher pour expliquer la chose, si toutefois il ne l'embrouille pas.

»J'ai reçu beaucoup d'attentions et de politesses de M. Dorville pendant
votre voyage, et je lui en ai une obligation proportionnée.

»Votre lettre m'est arrivée au moment de votre départ[1], et elle m'a
fait peu de plaisir, non que les rapports qu'elle contient ne puisent
être véritables et qu'elle n'ait été dictée par une intention
bienveillante, mais vous avez assez vécu pour savoir combien toute
représentation est et doit être à jamais inutile quand les passions sont
en jeu. C'est comme si vous vouliez raisonner avec un ivrogne entouré de
ses bouteilles; la seule réponse que vous en tirerez, c'est qu'il est à
jeun et que vous êtes ivre.

[Note 1: M. Hoppner, avant son départ de Venise pour la Suisse,
avait écrit à Lord Byron avec tout le zèle d'un véritable ami, pour le
supplier de quitter Ravenne tandis qu'il avait encore sa peau, et le
presser de ne pas compromette sa sûreté et celle d'une personne à
laquelle il paraissait si sincèrement attaché, pour la satisfaction
d'une passion éphémère qui ne pouvait être qu'une source de regrets pour
tous les deux. M. Hoppner l'informait en même tems de quelques rapports
qu'il avait entendu faire dernièrement à Venise, et qui, bien que
peut-être sans fondement, avaient de beaucoup augmenté son inquiétude au
sujet des résultats de la liaison dans laquelle il se trouvait engagé.]

»Désormais, si vous le voulez bien, nous garderons le silence sur ce
sujet; tout ce que vous pourriez me dire ne ferait que m'affliger sans
aucun fruit, et je vous ai trop d'obligations pour vous répondre sur le
même ton; ainsi, vous vous rappellerez que vous auriez aussi cet
avantage sur moi. J'espère vous voir bientôt.

»Je présume que vous avez su qu'il a été dit à Venise que j'étais arrêté
à Bologne comme carbonaro, histoire aussi vraie que l'est, en général,
leur conversation. Moore est venu ici; je l'ai logé chez moi, à Venise,
et je suis venu l'y voir tous les jours; mais, dans ce moment-là, il
m'était impossible de quitter tout-à-fait la Mira. Vous et moi avons
manqué de nous rencontrer en Suisse. Veuillez faire agréer mon profond
respect à Mme Hoppner, et me croire à jamais et très-sincèrement,

»Votre, etc.

»_P. S._ Allegra est ici en bonne santé et fort gaie; je la garderai
avec moi jusqu'à ce que j'aille en Angleterre, ce qui sera peut-être au
printems. Il me vient maintenant à l'idée qu'il ne vous plaira peut-être
pas d'accepter l'office d'arbitre entre M. E*** et votre très-humble
serviteur; naturellement, comme le dit M. Liston (je parle du comédien
et non de l'ambassadeur), c'est à vous à _hopter_[2]. Quant à moi, je
n'ai pas d'autre ressource. Je désire, si cela se peut, ne pas le
trouver fripon, et j'aimerais bien mieux le croire coupable de
négligence que de mauvaise foi. Mais voici la question: Puis-je, oui ou
non, lui donner un certificat de probité? car mon intention n'est pas de
le garder à mon service.»

[Note 2: Allusion à la manière dont Liston, l'acteur le plus comique
qu'il y ait en Angleterre, aspire ce mot en le prononçant.]



LETTRE CCCXLII.

À M. HOPPNER.


25 octobre 1819.

«Vous n'aviez pas besoin de me faire d'excuses au sujet de votre lettre;
je n'ai jamais dit que vous ne dussiez et ne pussiez avoir raison; j'ai
seulement parlé de mon état d'incapacité d'écouter un tel langage dans
ce moment et au milieu de telles circonstances. D'ailleurs, vous n'avez
pas parlé d'après votre propre autorité, mais d'après les rapports qui
vous ont été faits. Or, le sang me bout dans les veines quand j'entends
un Italien dire du mal d'un autre Italien, parce que, quoiqu'ils mentent
en particulier, ils se conforment généralement à la vérité en parlant
mal les uns des autres; et quoiqu'ils cherchent à mentir, s'ils n'y
réussissent pas, c'est qu'ils ne peuvent rien dire d'assez noir l'un de
l'autre qui ne puisse être vrai, d'après l'atrocité de leur caractère
depuis si long-tems avili[3].

[Note 3: Ce langage est violent, dit M. Hoppner dans quelques
observations sur cette lettre, mais c'est celui des préjugés, et il
était naturellement porté à exprimer ses sensations du moment, sans
réfléchir si quelque chose ne lui en ferait pas bientôt changer. Il
était à cette époque d'une si grande susceptibilité au sujet de Mme
G***, que c'était seulement parce que quelques personnes avaient
désapprouvé sa conduite, qu'il déclamait ainsi contre toute la nation:
«Je n'ai jamais aimé Venise, continue M. Hoppner, elle m'a déplu dès le
premier mois de mon arrivée; cependant j'y ai trouvé plus de
bienveillance qu'en tout autre pays; et j'y ai vu des actes de
générosité et de désintéressement que j'ai rarement remarqués
ailleurs.»]

»Quant à E***, vous vous apercevrez bien de l'exagération monstrueuse de
ses comptes, sans aucun document pour les justifier. Il m'avait demandé
une augmentation de salaire qui m'avait donné des soupçons. Il
favorisait un train de dépense extravagant, et fut mécontent du renvoi
du cuisinier. Il ne s'en plaignit jamais, comme son devoir l'y
obligeait, pendant tout le tems qu'il me vola. Tout ce que je puis dire,
c'est que la dépense de la maison, comme il en convient lui-même, ne
monte maintenant qu'à la moitié de ce qu'elle était alors. Il m'a compté
dix-huit francs pour un peigne qui n'en avait en effet coûté que huit.
Il m'a aussi porté en compte le passage de Fusine ici, d'une personne
nommée Jambelli, qui l'a payé elle-même, comme elle le prouvera s'il est
nécessaire. Il s'imagine ou se dit être la victime d'un complot formé
contre lui par les domestiques; mais ses comptes sont là et les prix
déposent contre lui; qu'il se justifie donc en les détaillant d'une
manière plus claire. Je ne suis pas prévenu contre lui, au contraire; je
l'ai soutenu contre sa femme et son ancien maître, qui s'en
plaignaient, à une époque où j'aurais pu l'écraser comme un ver de
terre. S'il est un fripon, c'est le plus grand des fripons, car il joint
l'ingratitude à la friponnerie. Le fait est qu'il aura cru que j'allais
quitter Venise, et qu'il avait résolu de tirer de moi tout ce qu'il
pourrait. Maintenant, le voilà qui présente mémoire sur mémoire, comme
s'il n'avait pas eu toujours de l'argent en main pour payer. Vous savez,
je crois, que je ne voulais pas qu'on fît chez moi des mémoires de plus
d'une semaine. Lisez-lui cette lettre je vous prie; je ne veux rien lui
cacher de ce dont il peut se défendre.

»Dites-moi comment va votre petit garçon, et comment vous allez
vous-même. Je ne tarderai pas à me rendre à Venise, et nous épancherons
notre bile ensemble. Je déteste cette ville et tout ce qui lui
appartient.

»Votre, etc.»



LETTRE CCCXLIII.

À M. HOPPNER.


28 octobre 1819.

....................................................................

J'ai des remercîmens à vous faire de votre lettre et de votre compliment
sur _Don Juan_; je ne vous en avais pas parlé, attendu que c'est un
sujet chatouilleux pour le lecteur moral, et qu'il a causé beaucoup
d'esclandre; mais je suis bien aise qu'il vous plaise. Je ne vous dirai
rien du naufrage; cependant j'espère qu'il vous a paru aussi
nautiquement technique que la mesure octave des vers le permettait.

»Présentez, je vous prie, mes respects à Mme N***, et ayez bien soin de
votre petit garçon. Toute ma maison a la fièvre, excepté Fletcher;
Allegra, et moi-même, et les chevaux, et Mutz, et Moretto. J'espère
avoir le plaisir de vous voir au commencement de novembre, peut-être
plus tôt. Aujourd'hui j'ai été trempé par une pluie d'orage, et mon
cheval, celui de mon domestique et le domestique lui-même, enfoncés dans
la boue jusqu'à la ceinture, au milieu d'une route de traverse. À midi
nous étions dans l'été, et, à cinq heures, nous avions l'hiver; mais
l'éclair nous a peut-être été envoyé pour nous avertir que l'été n'est
pas fini. C'est un singulier tems pour le 27 octobre.

»Votre, etc.»



LETTRE CCCXLIV.

À M. MURRAY.


Venise, 29 octobre 1819.

«Votre lettre du 15 est arrivée hier. Je suis fâché que vous ne me
parliez pas d'une grosse lettre que je vous ai adressée de Bologne, il y
a deux mois, pour lady Byron; l'avez-vous reçue et envoyée?

»Vous ne me dites rien non plus du vice-consulat que je vous ai demandé
pour un patricien de Ravenne, d'où je conclus que la chose ne se fera
pas.

»J'avais écrit à peu près cent stances d'un troisième chant de _Don
Juan_; mais la réception des deux premiers n'est pas faite pour nous
donner, à vous et à moi, beaucoup d'encouragement à le continuer.

»J'avais aussi écrit environ six cents vers d'un poème intitulé _la
Vision_ (ou _Prophétie_) _du Dante_; il a pour sujet une revue de
l'Italie depuis les premiers siècles jusqu'à celui-ci. Dante est supposé
parler lui-même avant sa mort, et il embrasse tous les sujets d'un ton
prophétique, comme la Cassandre de Lycophron. Mais cet ouvrage, ainsi
que l'autre, en sont restés là pour le moment.

»J'ai donné à Moore, qui est allé à Rome, ma _Vie_ manuscrite en
soixante-dix-huit feuilles, jusqu'à l'année 1816. Mais, je lui ai remis
ceci entre les mains, afin qu'il le gardât, ainsi que d'autres
manuscrits, tel qu'un journal écrit en 1814, etc. Rien de tout cela ne
doit être publié de mon vivant; mais quand je serai froid, vous en ferez
ce que vous voudrez. En attendant, si vous êtes curieux de les lire,
vous le pouvez, et vous pouvez aussi les montrer à qui vous voudrez,
cela m'est indifférent.

»Ma _Vie_ est un _memoranda_, et non des confessions. J'ai supprimé
toutes mes liaisons amoureuses, c'est-à-dire que je n'en parle que d'une
manière générale, et un grand nombre des faits les plus importans, afin
de ne pas compromettre les autres; mais vous y trouverez beaucoup de
réflexions et quelquefois de quoi rire.--Vous y verrez aussi un récit
détaillé de mon mariage et de ses résultats, aussi véridique que peut le
faire une partie intéressée, car je présume que nous sommes tous sous
l'influence des préventions.

»Je n'ai jamais relu cette _Vie_ depuis qu'elle est écrite, de sorte que
je ne me rappelle pas bien exactement ce qu'elle peut contenir ou
répéter. Moore et moi nous avons passé quelques joyeux momens ensemble.

»Je retournerai probablement en Angleterre, à cause de mes affaires,
dans le but de m'embarquer pour l'Amérique.--Dites-moi, je vous prie,
avez-vous reçu une lettre pour Hobhouse, qui vous en aura communiqué le
contenu? On dit que les commissaires de Vénézuela ont ordre de traiter
avec les étrangers qui voudraient émigrer.--Or, l'envie m'est venue d'y
aller; je ne ferais pas un mauvais colon américain, et si j'y vais
former un établissement, j'emmènerai ma fille Allegra avec moi. J'ai
écrit assez longuement à Hobhouse, pour qu'il prenne des renseignemens
auprès de Perry, qui, je suppose, est le premier topographe et la
meilleure trompette des nouveaux républicains. Écrivez-moi, je vous
prie.

»Tout à vous.

»_P. S._ Moore et moi avons passé tout notre tems à rire.--Il vous
mettra au fait de toutes mes allures et de toutes mes actions: jusqu'à
ce moment, tout est comme à l'ordinaire. Vous devriez veiller à ce que
l'on ne publie pas de faux _Don Juan_, surtout n'y mettez pas mon nom,
parce que mon intention est de couper R...ts par quartiers comme une
citrouille, dans ma préface, si je continue le poème.»



LETTRE CCCXLV.

À M. HOPPNER.


29 octobre 1819.

«L'histoire de Ferrare est du même calibre que tout ce qui sort de la
fabrique vénitienne; vous pouvez en juger. Je ne me suis arrêté là que
pour y changer de chevaux, depuis que je vous écrivis, après ma visite
au mois de juin dernier. Un couvent! un enlèvement! une jeune fille! Je
voudrais bien savoir, vraiment, qu'est-ce qui a été enlevé, à moins que
ce ne soit mon pauvre individu. J'ai été enlevé moi-même plus souvent
que qui que ce soit, depuis la guerre de Troie; mais quant à
l'arrestation et à son motif, l'une est aussi vraie que l'autre, et je
ne puis m'expliquer l'invention d'aucune des deux. Je présume qu'on aura
confondu l'histoire de la F*** avec celle de Mme Guiccioli et une
demi-douzaine d'autres; mais il est inutile de chercher à démêler une
trame qui n'est bonne qu'à être foulée aux pieds. Je terminerai avec
E***, qui paraît très-soucieux de votre indécision, et jure qu'il est le
meilleur mathématicien de l'Europe; et ma foi! je suis de son avis, car
il a trouvé le moyen de nous faire voir que deux et deux font cinq.

»Vous me verrez peut-être la semaine prochaine. J'ai un et même deux
chevaux de plus (cela fait cinq en tout), et j'irai reprendre possession
du Lido. Je me lèverai plus matin, et nous irons tous deux comme
autrefois, si vous voulez, secouer notre bile sur le rivage, en faisant
retentir de nouveau l'Adriatique des accens de notre haine pour cette
coquille d'huître vide et privée de sa perle, qu'on appelle la ville de
Venise.

»J'ai reçu hier une lettre de Murray. Des falsificateurs viennent de
publier deux nouveaux troisièmes chants de _Don Juan_.--Que le diable
châtie l'impudence de ces coquins de libraires! Peut-être ne me suis-je
pas bien expliqué.--Il m'a dit que la vente avait été forte: douze cents
_in-quarto_ sur quinze cents, je crois; ce qui n'est rien, selon moi,
après avoir vendu treize mille exemplaires du _Corsaire_, dans un seul
jour. Mais il ajoute que les meilleurs juges, etc., etc., disent que
cela est très-beau, très-spirituel, que la pureté du langage et la
poésie en sont surtout remarquables, et autres consolations de ce genre,
qui, pour un libraire, n'ont pas la valeur d'un seul exemplaire; et moi,
comme auteur, naturellement je suis d'une colère de diable du mauvais
goût du siècle, et je jure qu'il n'y a rien à attendre que de la
postérité, qui, bien certainement, doit en savoir plus que ses
grands-pères. Il existe un onzième commandement, qui défend aux femmes
de le lire; et, ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est qu'il paraît
qu'elles ne l'ont pas violé.--Mais de quelle importance cela peut-il
être pour ces pauvres créatures, lire ou ne pas lire un livre,
ne--................................................

»Le comte Guiccioli vient à Venise la semaine prochaine, et je suis prié
de lui remettre sa femme, ce qui sera fait. Ce que vous me dites de la
longueur des soirées à la Mira ou à Venise, me rappelle ce que Curran
disait à Moore.--Eh bien! vous avez donc épousé une jolie femme, et qui
plus est, une excellente femme, à ce que j'ai su.--Mais... Hem!
dites-moi, je vous prie, comment passez-vous vos soirées? C'est une
diable de question que celle-là, et peut-être est-il aussi difficile d'y
répondre avec une maîtresse qu'avec une femme.

»Si vous allez à Milan, laissez-nous, du moins, je vous prie, un
vice-consul, le seul vice qui manquera jamais à Venise. Dorville est un
bon enfant; mais il faudra que vous veniez avec moi en Angleterre, au
printems, et vous laisserez Mme Hoppner à Berne avec ses parens, pendant
quelques mois.--J'aurais voulu que vous eussiez été ici, à Venise,
s'entend, quand Moore y est venu.--Nous nous sommes bien amusés, et
passablement grisés. Je vous dirai, en passant, qu'il détestait Venise
et jurait que c'était un triste lieu[4].

[Note 4: Je prends la liberté d'observer ici que les propres
sensations de Lord Byron lui font exagérer un peu mon opinion sur
Venise. (_Note de Moore_.)]

»Ainsi donc, il y a danger de mort pour Mme Albrizzi.--Pauvre
femme!.................................................
.......................................................

»Moore m'a dit qu'à Genève on avait fait une histoire du diable sur
celle de la Fornaretta.--On parle d'une jeune personne séduite, puis
abandonnée, et qui s'est jetée dans le Grand-Canal, et en a été repêchée
pour être mise dans l'hôpital des fous.--Je voudrais bien savoir quel
est celui qui a été le plus près de devenir fou? Que le diable les
emporte tous! cela ne me donne-t-il pas à vos yeux l'aspect intéressant
d'un personnage fort maltraité? J'espère que votre petit garçon va bien!
Ma petite Allegra est vermeille comme la fleur d'un grenadier.

»Tout à vous.»



LETTRE CCCXLVI.

À M. MURRAY.


Venise, 8 novembre 1819.

«Il y a huit jours que je suis malade d'une fièvre tierce gagnée pendant
un orage qui m'a surpris à cheval. Hier j'ai eu mon quatrième
accès;--les deux derniers ont été assez violens. Le premier et le
dernier avaient été précédés de vomissemens. C'est une fièvre attachée
au lieu et à la saison. Je me sens affaibli, mais non malade dans les
intervalles, et ne souffre que du mal de tête et de lassitude.

»Le comte Guiccioli est arrivé à Venise. Il a présenté à son épouse (qui
l'y avait précédée depuis deux mois pour le bénéfice de sa santé et des
ordonnances du docteur Aglietti) un papier écrit, renfermant des
conditions et règles de conduite quant à l'emploi de son tems et pour le
bien de ses moeurs, etc., etc. Il persiste à vouloir l'y faire
consentir, et elle insiste sur son refus.--Comme préliminaire
indispensable de ce traité, il paraît que je suis entièrement
exclus.--Ils sont donc dans de grandes discussions, et je ne sais pas
trop comment cela finira, et d'autant moins qu'ils consultent leurs
amis.

»Ce soir la comtesse Guiccioli remarqua que je parcourais _Don Juan_,
elle y jeta les yeux, et tombant par hasard sur la cent trente-septième
stance du premier chant, elle me demanda ce que cela voulait dire--Rien,
dis-je, voilà votre mari; comme je prononçais ces mots en italien et
avec quelque emphase, elle se leva tout effrayée en s'écriant: Ô mon
Dieu! est-il vrai que ce soit lui. Croyant que je parlais du sien, qui
était ou devait être au théâtre. Vous imaginez à quel point nous rîmes,
quand je lui expliquai sa méprise. Cela vous amusera autant que moi. Il
n'y a pas trois heures que cela s'est passé.

»Je ne sais pas si ma fièvre me permettra de continuer _Don Juan_ et _la
Prophétie_.--La fièvre tierce, dit-on, dure long-tems. Je l'ai eue à mon
retour de Malte, et j'avais eu la fièvre _malaria_ en Grèce, l'année
d'avant. Celle de Venise n'est pas très-dangereuse, cependant elle m'a
donné le délire une de ces nuits, et en reprenant mes esprits, j'ai
trouvé Fletcher, qui sanglotait d'un côté de mon lit, et la comtesse
Guiccioli[5], qui pleurait de l'autre; vous voyez que je ne manquais pas
de garde-malades. Je n'ai pas encore eu recours aux médecins: en effet,
quoique je les croie utiles dans les maladies chroniques telles que la
goutte, etc., etc., (de même qu'il faut des chirurgiens pour remettre
les os et panser les blessures), cependant les fièvres me semblent
tout-à-fait au-dessus de leur art, et je n'y vois de remède que la diète
et la nature.

[Note 5: Voici sur ce délire quelques détails curieux, rapportés par
Mme Guiccioli. «Au commencement de l'hiver, le comte Guiccioli vint de
Ravenne pour me chercher. Lorsqu'il arriva, Lord Byron était malade
d'une fièvre qui lui était survenue à la suite d'un violent orage qui
l'avait surpris pendant qu'il se promenait à cheval, et durant lequel il
avait été trempé jusqu'aux os. Il eut le délire toute la nuit, et je ne
cessai de veiller à côté de son lit. Pendant ce délire, il composa
beaucoup de vers, et ordonna à son domestique de les écrire sous sa
dictée. Le rhythme de ces vers était exact, et la poésie elle-même ne
semblait pas être le produit d'un esprit en délire. Il les conserva
quelque tems après son rétablissement, puis finit par les jeter au
feu.»]

»Je n'aime pas le goût du quinquina, cependant je présume qu'il me
faudra bientôt en prendre.

»Dites à Rose qu'il y a quelqu'un à Milan (c'est un Autrichien, à ce que
dit M. Hoppner) qui répond à son livre. William Bankes est en
quarantaine à Trieste. Je n'ai pas eu de vos nouvelles depuis long-tems.
Excusez ce chiffon: c'est du grand papier que j'ai raccourci pour
l'occasion actuelle. Quelle folie de mettre Carlile en jugement!
Pourquoi donc lui donner les honneurs du martyre? cela ne servira qu'à
faire connaître les ouvrages en question.

»Votre, etc.

»_P. S._ L'affaire Guiccioli est sur le point d'en venir à un éclat
quelconque; et j'ajouterai que, sans chercher à influencer la résolution
de la comtesse, ce que je dois faire moi-même en dépend en grande
partie. Si elle se réconcilie avec son mari, vous me verrez peut-être en
Angleterre plus tôt que vous n'imaginez; dans le cas contraire, je me
retirerai avec elle en France ou en Amérique, je changerai de nom, et
mènerai tranquillement la vie de province.--Tout ceci peut vous sembler
étrange; mais comme j'ai mis la pauvre femme dans l'embarras, et qu'elle
ne m'est inférieure ni par la naissance, ni par le rang, ni par
l'alliance qu'elle a contractée, l'honneur me prescrit de ne pas
l'abandonner.--D'ailleurs c'est une très-jolie femme,--demandez plutôt à
Moore, et elle n'a pas vingt-et-un ans.

»Si elle se tire de là, et que moi je me tire de ma fièvre tierce, il
n'est pas impossible que vous me voyiez entrer quelque beau jour dans
Albemarle-Street, en allant chez Bolivar.»



LETTRE CCCXLVII.

À M. BANKES.


Venise, 29 novembre 1819.

«Une fièvre tierce qui me tourmente depuis quelque tems et
l'indisposition de ma fille m'ont empêché de répondre à votre lettre,
qui n'en a pas été moins bien venue. Je n'ignorais ni vos voyages ni vos
découvertes, et j'espère que votre santé n'aura pas souffert de vos
travaux. Vous pouvez compter que vous trouverez tout le monde en
Angleterre empressé d'en recueillir les fruits; et comme vous avez fait
plus que les autres hommes, j'aime à croire que vous ne vous bornerez
pas à parler d'une manière qui ne rendrait pas justice au tems et aux
talens que vous avez employés dans cette dangereuse entreprise. La
première phrase de ma lettre vous aura expliqué pourquoi je ne puis vous
rejoindre à Trieste. J'étais sur le point de partir pour l'Angleterre,
avant d'apprendre votre arrivée, quand la maladie de ma fille et la
mienne nous ont mis tous deux à la merci d'un _proto-medico_ vénitien.

»Il y a maintenant sept ans que vous et moi nous ne nous sommes vus, et
vous avez employé ce tems d'une manière plus utile aux autres et plus
honorable pour vous que je ne l'ai fait.

»Vous trouverez en Angleterre des changemens considérables, tant publics
que particuliers.--Vous verrez quelques-uns de nos anciens camarades de
collége qui sont devenus lords de la trésorerie, de l'amirauté, etc.;
d'autres qui se sont faits réformateurs et orateurs; d'autres encore qui
se sont établis dans le monde, suivant la phrase banale, et d'autres
enfin qui en ont pris congé. De ce nombre sont (je ne veux plus parler
de nos camarades de collége) Shéridan, Curran, lady Melbourne,
Lewis-le-Moine, Frédéric Douglas, etc., etc.;--mais vous retrouverez M.
*** vivant, ainsi que toute sa famille, etc. ........................

»Si vous veniez de ce côté et que j'y fusse encore, je n'ai pas besoin
de vous assurer du plaisir que j'aurais à vous voir. Il me tarde
d'apprendre de vous quelque chose de ce que j'espère sous peu voir
publier. Enfin, vous avez eu plus de bonheur qu'aucun voyageur qui ait
tenté la même entreprise (excepté Humboldt), puisque vous voilà revenu
sans accident; et après le sort des Brown, des Mungo-Park, des
Buckhardt, il y a presque autant d'étonnement que de satisfaction à vous
voir de retour.

»Croyez-moi à jamais votre très-affectueusement dévoué,

BYRON.



LETTRE CCCXLVIII.

À M. MURRAY.


Venise, 4 décembre 1819.

«Vous pouvez faire ce qu'il vous plaira, mais vous allez tenter une
épreuve désespérée. Eldon décidera contre moi, par cela seul que mon
nom se trouve sur le mémoire. Vous devez vous rappeler aussi que s'il y
a un jugement contre la publication, d'après le chef dont vous parlez,
pour cause de licence et d'impiété, je perds tous mes droits à la
tutelle et à l'éducation de ma fille, enfin toute mon autorité
paternelle et tout rapport avec elle, excepté.......................

On en décida ainsi dans l'affaire de Shelley, parce qu'il avait fait _la
Reine Mab_, etc., etc.;--cependant vous pouvez consulter les avocats, et
faire comme vous voudrez.--Quant au prix du manuscrit, il serait dur que
vous payassiez quelque chose de nul; je vous le rembourserai donc, ce
que je suis très en état de faire, n'en ayant encore rien dépensé, et
nous serons quittes dans cette affaire. La somme est entre les mains de
mon banquier.

»Je ne puis pas juger de la loi du chancelier, mais prenez _Tom Jones_
et lisez sa Mrs Waters et Molly Seagrim; ou le _Hans Carvel_ et le
_Paulo Purganti_ de Prior.--Dans le _Roderick Random_ de Smollett, le
chapitre de lord Strutwell et plusieurs autres;--dans _Peregrine Pickle_
la scène de la Fille Mendiante; et pour les expressions obscènes, le
_Londres_ de Johnson où se trouvent ces mots..... Enfin prenez Pope,
Prior, Congreve, Dryden, Fielding, Smollett, et que le Conseil y cherche
des passages; que deviendra leur droit d'auteur, si cette décision à la
Wat-Tyler doit servir d'autorité! Je n'ai rien de plus à ajouter.--Il
faut que vous soyez juge vous-même dans votre propre cause.

Je vous ai écrit il y a quelque tems. J'ai eu une fièvre tierce, et ma
fille Allegra a été malade aussi. De plus, je me suis vu sur le point
d'être forcé de fuir avec une femme mariée; mais avec quelques
difficultés et beaucoup de combats intérieurs, je l'ai réconciliée avec
son mari, et j'ai guéri la fièvre de mon enfant avec du quinquina, et la
mienne avec de l'eau froide. Je compte partir pour l'Angleterre dans
quelques jours en prenant la route du Tyrol; ainsi je désire que vous
adressiez votre première à Calais. Excusez-moi de vous écrire si fort à
la hâte, mais il est tard, ou plutôt matin, comme il vous plaira de le
prendre. Le troisième chant de _Don Juan_ est achevé; il a environ deux
cents stances; et il est très-décent, je crois du moins, mais je n'en
sais rien, et il est inutile d'en discourir avant de savoir si le poème
peut ou non devenir une propriété.

»Ma résolution actuelle de quitter l'Italie était imprévue, mais j'en ai
expliqué les raisons dans des lettres à ma soeur et à Douglas Kinnaird
il y a une semaine ou deux: mes mouvemens dépendront des neiges du Tyrol
et de la santé de mon enfant, qui est maintenant entièrement
rétablie.--Mais j'espère m'en tirer heureusement.

»Votre très-sincèrement, etc.

»_P. S._ Bien des remercîmens de vos lettres. Celle-ci n'est pas
destinée à leur servir de réponse, mais seulement à vous en accuser
réception.»

On voit par la lettre précédente que la situation dans laquelle j'avais
laissé Lord Byron n'avait pas tardé à en venir à une crise après mon
départ. Le comte Guiccioli, à son arrivée à Venise, insista, comme nous
l'avons vu, pour que sa femme retournât avec lui; et après quelques
négociations conjugales dont Lord Byron ne paraît pas s'être mêlé, la
jeune comtesse consentit avec répugnance à accompagner son mari à
Ravenne, après avoir accédé à la condition que toute communication
cesserait à l'avenir entre elle et son amant.

«Quelques jours après, dit M. Hoppner dans quelques renseignemens qu'il
a bien voulu me donner sur notre noble ami, Lord Byron revint à Venise,
très-abattu du départ de Mme Guiccioli et de mauvaise humeur contre tout
ce qui l'entourait. Nous reprîmes nos promenades au Lido, et je fis de
mon mieux pour ranimer son courage, lui faire oublier sa maîtresse
absente, et l'entretenir dans son projet d'aller en Angleterre. Il
n'allait dans aucune société; et ne se sentant plus de goût pour ses
occupations ordinaires, son tems, lorsqu'il n'écrivait pas, lui
paraissait fort long et fort pesant.

»La promesse que les amans avaient faite de ne plus entretenir de
correspondance, fut, comme on aurait dû le présumer, bientôt violée; et
les lettres que Lord Byron adressa à son amie à cette époque,
quoiqu'écrites dans une langue qui n'était pas la sienne, s'élevaient
quelquefois jusqu'à l'éloquence par la force seule du sentiment qui le
dominait, sentiment qui ne pouvait pas être uniquement allumé par
l'imagination, puisque, après une longue jouissance de la réalité, cette
flamme brûlait encore. Je prendrai sur moi, en vertu du pouvoir
discrétionnaire dont je fus investi, de donner au lecteur un ou deux
courts extraits de la lettre du 25 novembre, non-seulement comme objet
de curiosité, mais à cause de la preuve évidente qu'on y trouve des
combats que se livraient en lui la passion et le sentiment du bien.

«Tu es, dit-il, et seras toujours ma première pensée; mais dans ce
moment je suis dans un état affreux et ne sais à quoi me décider.--D'un
côté je crains de te compromettre à jamais par mon retour à Ravenne et
ses résultats; et de l'autre je tremble de te perdre, toi et moi-même et
tout ce que j'ai jamais connu ou goûté de bonheur, si je ne dois plus te
revoir. Je te prie, je te supplie de te calmer et de croire que je ne
puis cesser de t'aimer qu'avec la vie.»--Il dit dans un autre endroit:
«Je pars pour te sauver, et je laisse un pays qui m'est devenu
insupportable sans toi. Tes lettres à la F... et même à moi font injure
à mes motifs, mais avec le tems tu reconnaîtras ton injustice.--Tu
parles de douleur, je la sens, mais les paroles me manquent pour
l'exprimer. Ce n'est pas assez qu'il me faille te quitter pour des
motifs qui t'avaient persuadée il n'y a pas long-tems; ce n'est pas
assez d'abandonner l'Italie le coeur déchiré, après avoir passé tous mes
jours, depuis ton départ, dans la solitude, le corps et l'ame malades;
mais je dois encore supporter tes reproches sans y répondre et sans les
mériter. Adieu, dans ce mot est compris la mort de mon bonheur.»

Tous ses préparatifs de départ pour l'Angleterre étaient faits; il avait
même déjà fixé le jour, lorsqu'il reçut de Ravenne les nouvelles les
plus alarmantes sur la santé de la comtesse; le chagrin de cette
séparation avait fait de tels ravages en elle, que ses parens eux-mêmes,
effrayés des résultats, avaient cessé de s'opposer à ses voeux, et
maintenant, avec le consentement du comte Guiccioli lui-même, ils
écrivaient à son amant pour le prier de se rendre promptement à Ravenne.
Comment devait-il se conduire dans cette position difficile? Déjà il
avait annoncé son arrivée à plusieurs de ses amis en Angleterre, et il
sentait que la prudence et cette fermeté de résolution dont un homme
doit donner l'exemple lui prescrivaient également le départ. Tandis
qu'il flottait entre le devoir et la passion, le jour qu'il avait fixé
pour quitter l'Italie arriva. Une amie de Mme Guiccioli qui le vit dans
cette circonstance, trace d'après nature, le tableau suivant des
irrésolutions de Lord Byron: «Il était tout habillé pour le voyage,
ayant son bonnet et son manteau, et même sa petite canne à la main. On
n'attendait plus que de le voir descendre, son bagage étant déjà déposé
dans sa gondole. En ce moment Lord Byron, qui cherchait un prétexte,
déclare que si une heure sonnait avant que tout fût prêt (ses armes
étaient la seule chose qui ne le fût pas encore entièrement), il ne
partirait pas ce jour-là. L'heure sonne et il reste!»

La même dame ajoute: «Il est évident que le courage de partir lui
manqua. Les nouvelles qu'il reçut de Ravenne le lendemain décidèrent son
sort; et lui-même, dans une lettre à la comtesse, lui annonce la
victoire qu'elle a remportée.

«F*** t'aura déjà dit, avec sa _sublimité ordinaire_, que l'amour a
triomphé. Je n'ai pu recueillir assez de courage pour quitter le pays
que tu habites sans du moins te voir encore une fois. Il dépendra
peut-être de toi-même que nous ne nous séparions plus. Quant au reste,
nous en parlerons en nous revoyant. Tu dois à présent savoir ce qui est
le plus nécessaire à ton bonheur, de ma présence ou de mon éloignement.
Pour moi, je suis citoyen du monde, et tous les pays me sont
indifférens.

»Tu as toujours été, depuis que je t'ai connue, le seul objet de mes
pensées. J'avais cru que le meilleur parti que je pusse prendre pour ton
repos et celui de ta famille était de partir et de m'éloigner de toi,
puisqu'en restant ton voisin, il m'était impossible de ne pas te voir;
cependant tu as décidé que je dois revenir à Ravenne, j'y reviendrai
donc, et je ferai, je serai tout ce que tu peux souhaiter. Je ne puis
davantage.»

En quittant Venise, il prit congé de M. Hoppner par une lettre courte,
mais pleine de cordialité. Avant de la rapporter, je crois ne pouvoir
lui donner de meilleure préface qu'en transcrivant les paroles dont cet
excellent ami du noble lord en accompagna la communication. «Je n'ai pas
besoin de dire avec quel sentiment pénible je vis le départ d'un homme
qui, dès les premiers jours de notre connaissance, m'avait témoigné une
bienveillance invariable, qui plaçait en moi une confiance que mes plus
grands efforts ne pouvaient parvenir à mériter, et qui, m'admettant à
une intimité à laquelle je n'avais aucun droit, écoutait avec patience
et avec la plus grande bonté les observations que je me permettais de
lui faire sur sa conduite.



LETTRE CCCXLIX.


MON CHER HOPPNER,

«Les adieux ont toujours, quoiqu'on fasse, quelque chose d'amer, c'est
pourquoi je ne me hasarderai pas à vous en faire de nouveaux. Présentez,
je vous prie, mes respects à Mrs. Hoppner, et assurez-la de ma constante
vénération pour la bonté remarquable de son coeur: elle ne reste pas
sans récompense, même dans ce monde; car ceux qui sont peu disposés à
croire aux vertus humaines, en découvriraient assez en elle pour prendre
meilleure opinion de leurs semblables, et ce qui est plus difficile
encore, d'eux-mêmes, comme appartenant à la même espèce, quelque
inférieurs qu'ils soient à un si noble modèle. Excusez-moi aussi le
mieux que vous pourrez pour avoir mis de côté la cérémonie des adieux.
Si nous nous revoyons, je tâcherai d'obtenir mon pardon; sinon,
rappelez-vous tous les bons souhaits que je forme pour vous, et oubliez,
s'il se peut, toute la peine que je vous ai donnée.

»Votre, etc.»



LETTRE CCCL.

À M. MURRAY.


Venise, 10 décembre 1819.

«Depuis ma dernière lettre, j'ai changé de résolution, et je n'irai pas
en Angleterre. Plus je réfléchis sur cette idée, plus j'éprouve
d'éloignement pour ce pays et pour la perspective d'y retourner. Vous
pouvez donc m'adresser vos lettres ici comme de coutume, quoique j'aie
l'intention de me rendre dans une autre ville. J'ai fini le troisième
chant de _Don Juan_; mais ce que j'ai lu et entendu m'a tout-à-fait
découragé au sujet de la publication, du moins pour le moment. Vous
pouvez essayer de faire plaider l'affaire; mais vous la perdrez. Il n'y
a qu'une voix, c'est à qui criera au scandale. Je ne ferai aucune
difficulté à vous rendre le prix du manuscrit, et j'ai écrit à M.
Kinnaird à ce sujet par ce même courrier: parlez-lui-en.

»J'ai remis à Moore, et pour Moore seul, qui a aussi mon Journal, mes
Mémoires écrits à dater de 1816, et je lui ai permis de les montrer à
qui bon lui semble, mais non pas de les publier pour rien au monde. Vous
pouvez les lire et les laisser lire à W***, si cela lui plaît, non que
je me soucie de son opinion publique, mais de son opinion particulière;
car j'aime l'homme et m'embarrasse fort peu de son _Magazine_. Je
désirerais aussi que lady B*** elle-même pût les lire, afin qu'elle eût
la faculté de marquer ou de relever les méprises ou les choses mal
représentées; car, comme ces Mémoires paraîtront probablement après ma
mort, il serait bien juste qu'elle les vît, c'est-à-dire si elle le
désire.

»Peut-être ferai-je un voyage chez vous au printems; mais j'ai été
malade, et je suis indolent et irrésolu, parce que peu d'objets
m'intéressent. On m'a d'abord maltraité à cause de mon humeur sombre, et
maintenant on est furieux parce que je suis ou cherche à être plaisant.
J'ai un tel rhume et un si violent mal de tête, que je vois à peine ce
que je griffonne: les hivers ici sont perçans comme des aiguilles. Je
vous ai écrit assez longuement sur mes affaires italiennes; aujourd'hui
je ne vous dirai autre chose, sinon que vous en apprendrez sous peu
davantage.

»Votre _Blackwood_ m'accuse de traiter les femmes durement: cela se
peut; mais j'ai été leur martyr; ma vie entière a été sacrifiée à elles
et par elles. Je compte quitter Venise sous peu de jours: mais vous
adresserez vos lettres ici comme à l'ordinaire. Quand je m'établirai
autre part, je vous le ferai savoir.»

Peu de tems après cette lettre à M. Murray, il partit pour Ravenne, d'où
fut datée sa correspondance pendant les dix-huit mois suivans. À son
arrivée, il alla demeurer dans un hôtel, où il resta quelques jours;
mais le comte Guiccioli ayant consenti à lui louer une enfilade
d'appartemens dans le palais Guiccioli même, il se trouva encore une
fois logé sous le même toit que sa maîtresse.



LETTRE CCCLI.

À M. HOPPNER.


Ravenne, 31 décembre 1821.

«Il y a une semaine que je suis ici, et le soir même de mon arrivée,
j'ai été obligé de me mettre sous les armes, pour aller chez le marquis
Cavalli, où il y avait deux ou trois cents personnes de la meilleure
compagnie que j'aie vue en Italie. Plus de beauté, plus de jeunesse et
plus de diamans qu'il n'en a paru depuis cinquante ans dans cette Sodome
de la mer[6]. Je n'ai jamais vu une telle différence entre deux endroits
sous la même latitude (ou, si vous voulez, platitude). La musique, la
danse et le jeu, tout était dans la même salle. Le but de la G***
paraissait être de faire parade autant que possible de son amant
étranger, et, ma foi! si elle semblait se glorifier de ce scandale, ce
n'était pas à moi d'en être honteux. Personne n'avait l'air surpris;
toutes les femmes, au contraire, paraissaient comme enchantées d'un si
excellent exemple. Le vice-légat et tous les autres vices étaient de la
plus grande politesse; et moi, qui m'étais tenu d'abord sur la réserve,
je fus bien obligé de prendre enfin ma dame sous le bras et de jouer le
rôle de sigisbé aussi bien qu'il me fut possible avec si peu de tems
pour m'y préparer, sans parler de l'embarras d'un chapeau à cornes et
d'une épée, que je trouvai beaucoup plus formidables qu'ils ne le
paraîtront jamais à l'ennemi.

[Note 6: Géhenne des eaux; ô toi, Sodome de la mer! MARINO FALIERO]

»Je vous écris en grande hâte, mettez-en autant à me répondre. Je
n'entends pas grand'chose à tout cela; mais on dirait que la Guiccioli
aurait passé dans le public pour avoir été _plantée là_, et qu'elle
était décidée à montrer que ce n'était pas; car être _plantée là_ est
ici la plus grande des calamités morales. Au surplus, ce n'est qu'une
conjecture; je ne sais rien de ce qui en est, excepté que tout le monde
lui fait beaucoup d'accueil et se montre fort poli avec moi. Le père et
tous les parens ont l'air agréable et satisfait.

»Votre à jamais.

»_P. S._ Mes très-humbles respects à Mrs. H***.

»Je vous ferais bien les complimens de la saison; mais la saison
elle-même, avec ses pluies et ses neiges, est si peu complimenteuse, que
j'attendrai les rayons du soleil.»



LETTRE CCCLIII[7].

A M. HOPPNER.


Ravenne, 20 janvier 1820.

«Je n'ai encore rien décidé au sujet de mon séjour à Ravenne; j'y puis
rester un jour, une semaine, un an, toute ma vie, tout cela dépend de ce
que je ne puis deviner ni prévoir. Je suis venu parce que j'ai été
demandé, et je partirai dès que je m'apercevrai que mon départ est
convenable. Mon attachement n'a ni l'aveuglement d'un amour naissant, ni
la clairvoyance microscopique qui termine ces sortes de liaisons; mais
le tems et l'événement décideront du parti que je prendrai. Je ne puis
encore en rien dire, parce que je n'en sais guère plus que ce que je
vous en ai dit.

[Note 7: La lettre 352e, adressée à Moore, a été supprimée.]

»Je vous ai écrit par le dernier courrier au sujet de mes meubles; car
il n'y a pas moyen de trouver ici un logement avec une table et une
chaise; et comme j'ai déjà à Bologne des objets de ce genre, que je
m'étais procurés l'été dernier pour ma fille, j'ai donné ordre qu'on les
transportât ici, et je désire qu'il en soit de même de ceux de Venise,
afin que je puisse sortir de l'_albergo imperiale_, qui est impériale
dans toute l'étendue du mot. Que Buffini soit payé de son poison. J'ai
oublié de vous remercier, ainsi que Mme Hoppner, pour tout un trésor de
joujoux envoyés à Allegra avant notre départ; c'est bien bon à vous, et
nous vous en sommes bien reconnaissans.

»Votre triage de la société du gouverneur est fort amusant. Si vous ne
comprenez pas les exceptions consulaires, je les comprends, moi; et il
est juste qu'un homme d'honneur et une femme vertueuse en jugent ainsi,
surtout dans un pays où il n'y a pas dix personnes de bien. Quant à la
noblesse, il n'y a pas en Angleterre de réellement nobles que les pairs;
les fils de pairs même n'ont pas de titre; quoiqu'on leur en accorde un
par courtoisie. Il n'y a pas de chevaliers de la jarretière, à moins
qu'ils n'appartiennent à la pairie, de sorte que Castlereagh lui-même
aurait de la peine à subir l'examen d'un généalogiste étranger avant la
mort de son père.

»La neige a ici un pied d'épaisseur. Il y a un théâtre et un Opéra. On
nous donne _le Barbier de Séville_. Les bals commencent. Veuillez payer
mon portier, quoique ce soit pour ne rien faire. Expédiez-moi mes
meubles, et faites-moi savoir par vous-même ou par Cartelli comment vont
mes procès; mais ne payez Cartelli qu'en proportion du succès.
Peut-être, si vous allez en Angleterre, nous y reverrons-nous ce
printems. Je vois que H*** s'est mis dans un embarras qui ne me plaît
guère; il n'aurait pas dû s'avancer autant avec ces gens-là sans
calculer les conséquences. Je me croyais autrefois le plus imprudent de
tous mes amis et de toutes mes connaissances; mais maintenant je
commence presque à en douter.



LETTRE CCCLIV.

A M. HOPPNER.


Ravenne, 31 janvier 1820.

«Vous vous serez donné beaucoup de peine pour le déménagement de mes
meubles, mais Bologne est le lieu le plus près où l'on puisse s'en
procurer, et j'ai été obligé d'en avoir pour les appartemens que je
destinais à recevoir ici ma fille durant l'été. Les frais de transport
seront au moins aussi grands; ainsi vous voyez que c'était par nécessité
et non par choix. Ici on fait tout venir de Bologne, excepté quelques
petits articles de Forli ou de Faënza.

»Si Scott est de retour, rappelez-moi, je vous prie, à son souvenir, et
dites-lui que la paresse seule est cause que je ne lui ai pas
répondu:--c'est une terrible entreprise que d'écrire une lettre. Le
carnaval est ici moins bruyant, mais nous avons des bals et un théâtre.
J'y ai mené Bankes, et il a, je crois, emporté une impression beaucoup
plus favorable de la société de Ravenne que de celle de
Venise:--rappelez-vous que je ne parle que de la société _indigène_.

»Je suis très-sérieusement en train d'apprendre à doubler un schall, et
je réussirais jusqu'à me faire admirer, si je ne le doublais pas
toujours dans le mauvais sens, et quelquefois je confonds et emporte
deux, en sorte que je déconcerte tous les _serventi_[8], laissant
d'ailleurs au froid leurs _servite_[9], jusqu'à ce que chacun rentre
dans sa propriété. Mais c'est un pays terriblement moral, car vous ne
devez pas regarder d'autre femme que celle de votre voisin.--Si vous
allez à une porte plus loin, vous êtes décrié, et soupçonné de perfidie.
Ainsi, une _relazione_[10] ou _amicizia_[11] semble être une affaire
régulière de cinq à quinze ans, qui, s'il survient un veuvage, finit par
un _sposalizio_[12]; et en même tems elle est soumise à tant de règles
spéciales, qu'elle n'en vaut guère mieux. Un homme devient par le fait
un objet de propriété féminine.--Ces dames ne laissent leurs _serventi_
se marier que lorsqu'il y a vacance pour elles-mêmes. J'en connais deux
exemples dans une seule famille.

[Note 8: Le lecteur a déjà dû remarquer, et à son défaut nous
remarquerons une fois pour toutes, que nous laissons dans notre
traduction les expressions italiennes dont Lord Byron aimait à se
servir.]

[Note 9: Femme qui a un _cavaliere servente_.]

[Note 10: Liaison.]

[Note 11: Amitié.]

[Note 12: Mariage.
(_Notes du Trad._)]

»Hier soir il y eut une loterie ****[13] après l'opéra; c'est une
burlesque cérémonie. Bankes et moi nous prîmes des billets, et
plaisantâmes ensemble fort gaîment. Il est allé à Florence. Mrs J***
doit vous avoir envoyé mon _postscriptum_; il n'y a pas eu d'occasion de
vous attaquer en personne. Je n'interviens jamais dans les querelles
particulières,--elle peut vous égratigner elle-même la figure.

[Note 13: Il y a dans le texte anglais un mot illisible, parce qu'il
se trouvait sous le cachet. (_Note de Moore_.)]

»Le tems ici a été épouvantable,--plusieurs pieds de neige--un
_fiume_[14] a brisé un pont, et inondé Dieu sait combien de _campi_[15];
puis la pluie est venue,--et le dégel dure encore,--en sorte que mes
chevaux de selle ont une sinécure jusqu'à ce que les chemins deviennent
plus praticables. Pourquoi Léga a-t-il donné le bouc? Le sot.--Il faut
que j'en reprenne possession.

[Note 14: Fleuve.]

[Note 15: Champs. (_Notes du Trad._)]

»Voulez-vous payer Missiaglia et le Buffo Buffini de la Gran-Bretagna?
J'ai reçu des nouvelles de Moore, qui est à Paris; je lui avais
auparavant écrit à Londres, mais apparemment il n'a pas encore reçu ma
lettre. Croyez-moi, etc.»



LETTRE CCCLV.

A M. MURRAY.


Ravenne, 7 février 1820.

»Je n'ai point reçu de lettre de vous depuis deux mois; mais depuis que
je suis arrivé ici, en décembre 1819, je vous ai envoyé une lettre pour
Moore, qui est Dieu sait _où_,--à Paris ou à Londres, à ce que je
présume. J'ai copié et coupé _en deux_ le troisième chant de _Don Juan_,
parce qu'il était trop long; et je vous dis cela d'avance, parce qu'en
cas de règlement entre vous et moi, ces deux chants ne compteront que
pour _un_, comme dans leur forme originelle; et, en effet, les deux
ensemble ne sont pas plus longs qu'un des premiers: ainsi souvenez-vous
que je n'ai pas fait cette division pour _vous_ imposer une rétribution
_double_, mais seulement pour supprimer un motif d'ennui dans l'aspect
même de l'ouvrage. Je vous aurais joué un joli tour si je vous avais
envoyé, par exemple, des chants de cinquante stances chaque.

»Je traduis le premier chant du _Morgante Maggiore_ de Pulci, et j'en ai
déjà fait la moitié; mais ces jours de carnaval brouillent et
interrompent tout. Je n'ai pas encore envoyé les chants de _Don Juan_,
et j'hésite à les publier; car ils n'ont pas la verve des premiers. La
criaillerie ne m'a pas effrayé, mais elle m'a _blessé_, et je n'ai plus
écrit dès-lors _con amore_. C'est très-décent, toutefois, et aussi
triste que _la dernière nouvelle comédie_.

»Je crois que mes traductions de Pulci vous ébahiront; il faut les
comparer à l'original, stance par stance, et vers par vers; et vous
verrez ce qui était permis à un ecclésiastique dans un pays catholique,
et dans un siècle dévot, sur le compte de la religion;--puis parlez-en à
ces bouffons qui m'accusent d'attaquer la liturgie.

»J'écris dans la plus grande hâte, c'est l'heure du Corso, et je dois
aller folâtrer avec les autres.

Ma fille Allegra vient d'arriver avec la comtesse G***, dans la voiture
du comte G***; plus six personnes pour se joindre à la cavalcade, et je
dois les suivre avec tout le reste des habitans de Ravenne. Notre vieux
cardinal est mort, et le nouveau n'est pas encore nommé; mais la
mascarade continue de même, le vice-légat étant un bon gouverneur. Nous
avons eu des gelées et des neiges hideuses, mais tout s'est radouci.

»Votre, etc.»



LETTRE CCCLVI.

À M. BANKES.


Ravenne, 19 février 1820.

«J'ai ici une chambre pour vous dans ma maison comme à Venise, si vous
jugez à propos d'en faire usage; mais ne vous attendez pas à trouver la
même enfilade de salles tapissées. Ni les dangers, ni les chaleurs
tropicales ne vous ont jamais empêché de pénétrer partout où vous aviez
résolu d'aller; et pourquoi la neige le ferait-elle aujourd'hui?--La
neige italienne!--fi donc!--Ainsi, je vous en prie, venez. Le coeur de
Tita soupire après vous, et peut-être après vos grands écus d'argent; et
votre camarade de jeux, le singe, est seul et inconsolable.

»J'ai oublié si vous admirez ou tolérez les cheveux rouges, en sorte que
j'ai peur de vous montrer ce qui m'approche et m'environne dans cette
ville. Venez néanmoins,--vous pourrez faire à Dante une visite du
matin, et je réponds que Théodore et Honoria seront heureux de vous voir
dans la forêt voisine. Nous aussi, Goths de Ravenne, nous espérons que
vous ne mépriserez pas notre _archi-Goth_ Théodoric. Je devrai laisser
ces illustres personnages vous faire les honneurs de la première moitié
du jour, vu que je n'en ai point du tout ma part,--l'alouette qui me
tire de mon sommeil étant oiseau d'après-midi. Mais je revendique vos
soirées, et tout ce que vous pourrez me donner de vos nuits.--Eh bien!
vous me trouverez mangeant de la viande, comme vous-même ou tout autre
cannibale, excepté le vendredi. De plus, j'ai dans mon pupitre de
nouveaux chants (et je les donne au diable) de ce que le lecteur
bénévole, M. S***, appelle contes de carrefour, et j'ai une légère
intention de vous les confier pour les faire passer en Angleterre;
seulement je dois d'abord couper les deux chants susdits en trois, parce
que je suis devenu vil et mercenaire, et que c'est un mauvais précédent
à laisser à mon Mécène Murray, que de lui faire retirer de son argent un
trop gros bénéfice. Je suis aussi occupé par _Pulci_,--je le
traduis;--je traduis servilement, stance par stance, et vers par
vers,--deux octaves par nuit,--même tâche qu'à Venise.

»Voudrez-vous passer chez votre banquier, à Bologne, et lui demander
quelques lettres qu'il a pour moi, et les brûler?--Ou bien je le
ferai,--ainsi ne les brûlez pas, mais apportez-les, et croyez-moi
toujours,

»votre très-affectionné, etc.

»_P. S._ Je désire particulièrement entendre de votre bouche quelque
chose sur Chypre;--ainsi, je vous en prie, rappelez-vous tout ce que
vous pourrez là-dessus.--Bonsoir.»



LETTRE CCCLVII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 21 février 1820.

«Les _bull-dogs_ me seront très-agréables. Je n'ai que ceux de ce pays,
lesquels, quoique bons, n'ont pas autant de ténacité dans la mâchoire et
de stoïcisme dans la souffrance, que mes compatriotes d'espèce canine:
envoyez-moi-les donc, je vous prie, par la voie la plus prompte;--par
mer sera peut-être le mieux. M. Kinnaird vous remboursera, et fera
déduction du montant de vos avances sur votre compte ou celui du
capitaine Tyler.

»Je vois que le bon vieux roi est allé à son dernier gîte. On ne peut
s'empêcher d'être chagrin, quoique la perte de la vue, la vieillesse et
la démence, soient supposées être autant de rabais sur la félicité
humaine; mais je ne suis point du tout sûr que la dernière infirmité au
moins n'ait pas pu le rendre plus heureux qu'aucun de ses sujets.

»Je n'ai pas la moindre pensée d'aller au couronnement. J'aimerais
cependant à en être témoin, et j'ai droit d'y jouer un rôle de
marionnette; mais mon différend avec lady Byron, en tirant une ligne
équinoxiale entre moi et les miens sous tout autre rapport, m'empêchera
aussi, en cette occasion, d'être dans la même procession...............
.......................................................................

»J'ai fini une traduction du premier chant de _Morgante Maggiore_ de
Pulci; je la transcrirai et vous l'enverrai. C'est le père non-seulement
de Whistlecraft, mais de toute la poésie badine d'Italie. Vous devez
l'imprimer en regard du texte italien, parce que je désire que le
lecteur juge de ma fidélité: c'est traduit stance pour stance, et vers
pour vers, sinon mot pour mot. Vous me demandez un volume de moeurs,
etc., sur l'Italie. Peut-être suis-je en état d'avoir là-dessus plus de
connaissances que beaucoup d'Anglais, parce que j'ai vécu parmi les
nationaux, et dans des localités où des Anglais n'ont jamais encore
résidé (je parle de la Romagne, et particulièrement de cet endroit-ci);
mais il y a plusieurs raisons pour lesquelles je ne veux rien imprimer
sur un tel sujet. J'ai vécu dans l'intérieur des maisons et dans le sein
des familles, tantôt simplement comme _amico di casa_[16], et tantôt
comme _amico di cuore_[17] de la dame, et dans l'un et l'autre cas je ne
me sens pas autorisé à faire un livre sur ces gens-là. Leur morale
n'est pas votre morale, leur vie n'est pas votre vie; vous ne les
comprendriez pas; ce ne sont ni des Anglais, ni des Français, ni des
Allemands, que vous comprendriez tous. Chez eux, l'éducation de couvent,
l'office des _cavaliers servans_, les habitudes de pensée et de vie sont
entièrement différentes de nos moeurs; et plus vous vivez dans
l'intimité, plus la différence est frappante, de telle sorte que je ne
sais comment vous faire concevoir un peuple qui est à-la-fois modéré et
libertin, sérieux par caractère, et bouffon dans ses amusemens, capable
d'impressions et de passions tout à-la-fois «soudaines» et «durables»
(ce que vous ne trouverez dans aucune autre nation), et qui actuellement
n'a point de société (ou de ce que vous nommeriez ainsi), comme vous
pouvez le voir par ses comédies: il n'a point de comédie réelle, pas
même dans Goldoni, et cela parce qu'il n'y a point de société qui en
puisse être la source.

[Note 16: Ami de la maison.]

[Note 17: Ami de coeur. (_Notes du Trad._)]

»Les _conversazioni_ ne constituent point du tout une véritable société.
On va au théâtre pour parler, et en compagnie pour tenir sa langue en
repos. Les femmes s'asseoient en cercle, et les hommes se rassemblent en
groupes, ou l'on joue au triste _faro_ ou au _lotto reale_, et l'on joue
petit jeu. À l'académie il y a des concerts comme chez nous, avec une
meilleure musique et plus d'étiquette. Ce qu'il y a de mieux, ce sont
les bals et les mascarades du carnaval, quand tout le monde devient fou
pour six semaines. Après le dîner ou le souper, on improvise des vers
et on se plaisante mutuellement; mais c'est avec une verve de bonne
humeur où vous ne pourriez jamais vous mettre, vous autres gens du Nord.

»Dans l'intérieur de la maison, c'est bien mieux. Je dois en savoir
quelque chose, ayant assez joliment acquis par expérience une
connaissance générale du beau sexe, depuis la femme du pêcheur jusqu'à
la _Nobil Dama_ que je sers. Ces dames ont un système qui a ses règles,
ses délicatesses et son décorum, qui peut ainsi être réduit à une sorte
de discipline ou de chasse faite aux coeurs, d'où l'on ne doit se
permettre que fort peu d'écarts, à moins qu'on ne désire perdre la
partie. Elles sont extrêmement tenaces, et, jalouses comme des furies,
elles ne permettent pas même à leurs amans de se marier si elles peuvent
les en empêcher, et les gardent toujours, autant que possible, près
d'elles en public comme en particulier. Bref, elles transportent le
mariage dans l'adultère, et chassent du sixième commandement la
particule _non_. La raison en est qu'elles se marient pour leurs parens,
et qu'elles aiment pour elles-mêmes. Elles exigent d'un amant la
fidélité comme une dette d'honneur, tandis qu'elles paient leur mari
comme un homme de commerce, c'est-à-dire pas du tout. Vous entendez
éplucher le caractère des personnes de l'un ou l'autre sexe, non par
rapport à leur conduite envers leurs maris ou leurs femmes, mais envers
leurs maîtresses ou leurs amans. Si j'écrivais un in-quarto, je ne
sache pas que je puisse faire plus qu'amplifier ce que je viens de noter
ici. Il est à remarquer que, malgré tout ceci, les formes extérieures du
plus grand respect sont accordées aux maris, non-seulement par les
femmes, mais par leurs _serventi_,--surtout si le mari ne sert lui-même
aucune dame (ce qui d'ailleurs n'est pas le cas ordinaire);--en sorte
que souvent vous prendriez pour parens le mari et le _servente_,--celui-ci
faisant la figure d'un homme adopté dans la famille. Quelquefois les
dames montent un petit cheval, et s'évadent ou se séparent, ou font une
scène; mais c'est un miracle, en général, et quand elles ne voient rien
de mieux à faire ou qu'elles tombent amoureuses d'un étranger, ou qu'il
y a quelque autre anomalie pareille, et cela est toujours réputé inutile
et extravagant.

»Vous vous informez de la _Prophétie du Dante_; je n'ai pas fait plus de
six cents vers, mais je prophétiserai à loisir.

»Je ne sais rien du buste. Aucun camée ou cachet ne peut être ici ou
ailleurs, que je sache, taillé dans le bon style. Hobhouse doit écrire
lui-même à Thorwaldsen. Le buste a été fait et payé il y a trois ans.

»Dites, je vous prie, à Mrs. Leigh de supplier lady Byron de presser le
transfert des fonds. J'ai écrit à ce sujet à lady Byron par ce
courrier-ci, à l'adresse de M. D. Kinnaird.»



LETTRE CCCLVIII.

À M. BANKES.


Ravenne, 26 février 1820.

«Pulci et moi nous vous attendons avec impatience; mais je suppose que
nous devons laisser agir quelque tems l'attraction des galeries
bolonaises. Je ne connais rien en peinture, et m'en soucie presque aussi
peu que je m'y connais; mais pour moi il n'y a rien d'égal à la peinture
vénitienne,--surtout à Giorgione. Je me rappelle très-bien son _Jugement
de Salomon_, dans les Mariscalchi, à Bologne. La vraie mère est belle,
parfaitement belle. Achetez-la, en employant tous les moyens possibles,
et emportez-la avec vous: mettez-la en sûreté; car soyez assuré qu'il se
brasse des troubles pour l'Italie; et comme je n'ai jamais pu me tenir
hors de rang dans ma vie, ce sera mon destin; j'ose dire, que de m'y
enfoncer jusqu'à en avoir par-dessus la tête et les oreilles; mais peu
importe, c'est un motif plus fort pour que vous veniez me voir bientôt.

»J'ai encore de nouveaux romans de Scott (car sûrement ils sont de
Scott) depuis que nous ne nous sommes vus, et j'y trouve plaisir de plus
en plus. Je crois que je les préfère même à sa poésie, que je lus (soit
dit en passant), pour la première fois de ma vie, dans votre chambre, au
collége de la Trinité.

»On conserve ici quelques commentaires curieux sur Dante, que vous
devrez voir.

»Croyez-moi toujours, etc.»



LETTRE CCCLIX.

À M. MURRAY.


Ravenne, 1er mars 1820.

«Je vous ai envoyé par le dernier courrier la traduction du premier
chant du _Morgante Maggiore_, et je désire que vous vous informiez
auprès de Rose du mot _sbergo_, c'est-à-dire _usbergo_, que j'ai traduit
par _cuirasse_; je soupçonne qu'il veut dire aussi un _casque_.
Maintenant, s'il en est ainsi, lequel des deux sens s'accorde le mieux
avec le texte? J'ai adopté la cuirasse; mais je serai facile à me rendre
aux bonnes raisons. Parmi les nationaux, les uns disent d'une façon, les
autres de l'autre; mais on n'est pas fort sur le toscan dans la Romagne.
Toutefois, j'en parlerai demain à Sgricci (le fameux improvisateur), qui
est natif d'Arezzo. La comtesse Guiccioli, qui passe pour une jeune dame
fort instruite, et le dictionnaire, interprètent le mot par _cuirasse_.
J'ai donc écrit _cuirasse_; mais le _casque_ me trotte néanmoins dans la
tête,--et je le mettrai fort bien dans le vers: le faut-il? voilà le
point principal. J'en parlerai aussi à la Sposa Spina Spinelli, fiancée
florentine du comte Gabriel Rusponi, récemment arrivée de Florence, et
je tirerai de quelqu'un le véritable sens.

»Je viens de visiter le nouveau cardinal, qui est arrivé avant-hier dans
sa légation. Il paraît être un bon vieillard, pieux et simple, et
tout-à-fait différent de son prédécesseur, qui était un bon vivant dans
le sens mondain du mot.

»Je vous envoie ci-joint une lettre que j'ai reçue de Dallas il y a
quelque tems. Elle s'expliquera elle-même. Je n'y ai pas répondu. Voilà
ce que c'est que de faire du bien aux gens. En différentes fois (y
compris les droits d'auteur), cet homme a eu environ 1,400 livres
sterling de mon argent, et il écrit ce qu'il appelle une oeuvre posthume
sur mon compte, et une plate lettre où il m'accuse de le maltraiter,
quand je n'ai jamais rien fait de pareil. Il est vrai que j'ai
interrompu avec lui ma correspondance, comme je l'ai fait presque avec
tout le monde; mais je ne puis découvrir comment par-là je me suis mal
comporté envers lui.

»Je regarde son épître comme une conséquence de ce que je ne lui ai pas
envoyé 100 autres livres sterling, pour lesquelles il m'écrivit il y a
environ deux ans, et que je jugeai à propos de garder, parce qu'à mon
sens il avait eu sa part de ce dont je pouvais disposer en faveur
d'autres personnes.

»Dans votre dernière, vous me demandez ce dont j'ai besoin pour mon
usage domestique: je crois que c'est comme à l'ordinaire; ce sont des
_bull-dogs_, de la magnésie, du _soda-powder_, de la poudre dentifrice,
des brosses, et toutes choses de même genre qu'on ne peut se procurer
ici. Vous demandez encore que je retourne en Angleterre: hélas! à quel
propos? Vous ne savez pas ce que vous réclamez; je dois probablement
revenir un jour ou l'autre (si je vis), tôt ou tard; mais ce ne sera
point par plaisir, et cela ne pourra finir en bien. Vous vous informez
de ma santé et de mon HUMEUR en grosses lettres. Ma santé ne peut être
très-mauvaise; car je me suis guéri moi-même en trois semaines, par le
moyen de l'eau froide, d'une rude fièvre tierce qui n'avait pas quitté
durant des mois entiers mon plus vigoureux gondolier, malgré tout le
quinquina de l'apothicaire;--chose fort surprenante pour le docteur
Aglietti, qui disait que c'était une preuve de la force des fibres,
surtout dans une saison si épidémique. Je l'ai fait par dégoût pour le
quinquina, que je ne puis supporter, et j'ai réussi, contrairement aux
prophéties de tout le monde, en me bornant à ne prendre rien du tout.
Quant à l'_humeur_ elle est inégale, tantôt haut, tantôt bas, comme chez
les autres personnes, je suppose, et dépend des circonstances.

»Envoyez-moi, je vous prie, les nouveaux romans de Walter Scott. Quels
en sont les noms et les personnages? Je lis quelques-unes de ses
premiers, au moins une fois par jour, pendant une heure ou à-peu-près.
Les derniers sont faits trop à la hâte: Scott oublie le nom de
Ravenswood, et l'appelle tantôt _Edgar_, et tantôt _Norman_; et Girder,
le tonnelier, est écrit tantôt _Gilbert_, et tantôt _John_. Il n'y en a
pas assez sur Montrose, mais Dalgetty est excellent, ainsi que Lucy
Ashton et sa chienne de mère. Qu'est-ce que c'est qu'_Ivanhoe_? et
qu'appelez-vous son autre roman? Est-ce qu'il y en a _deux_?
Faites-lui-en écrire, je vous prie, au moins deux par an: il n'est
aucune lecture que j'aime autant.

»L'éditeur du _Télégraphe de Bologne_ m'a envoyé un numéro qui contient
des extraits de l'_Athéisme réfuté_ de M. Mulock (ce nom me rappelle
toujours Muley Moloch de Maroc), où se trouve un long éloge de ma poésie
et une grande compassion pour mon malheur. Je n'ai jamais pu comprendre
quel est le but de ceux qui m'accusent d'irréligion: toutefois ils
peuvent aller leur train. Cet homme-ci paraît être mon grand admirateur,
ainsi je prends en bonne part ce qu'il dit, comme il a évidemment une
intention charitable, à laquelle je ne m'accuse pas moi-même d'être
insensible.

»Tout à vous.»



LETTRE CCCLX.

À M. MURRAY.


Ravenne, 5 mars 1820.

«Au cas que, dans votre pays, vous ne trouviez pas aisément sous votre
main le _Morgante Maggiore_, je vous envoie le texte original du premier
chant, pour le mettre en regard de la traduction que je vous envoyai il
y a quelques jours. Il est tiré de l'édition de Naples in-quarto,
1732,--datée _Florence_, néanmoins, par un tour du _métier_, que vous,
un des souverains alliés de la profession, comprendrez parfaitement
sans plus grande _spiegazione_[18].

[Note 18: Explication.]

»Il est étrange que personne ici ne comprenne la signification précise
de _sbergo_ ou _usbergo_[19], vieux mot toscan que j'ai traduit par
_cuirasse_ (mais je ne suis pas sûr qu'il ne veuille pas dire _casque_).
J'ai interrogé au moins vingt personnes, savans et ignorans, hommes et
femmes, y compris poètes et officiers civils et militaires. Le
dictionnaire dit _cuirasse_, mais ne cite aucune autorité; et une dame
de mes amies dit positivement _cuirasse_, ce qui me fait douter du fait
encore plus qu'auparavant. Ginguené dit _bonnet de fer_ avec l'aplomb
superficiel d'un Français, en sorte que je ne le crois point. Choisir
entre le dictionnaire, la femme italienne et le critique français!--On
ne peut pas se fier à leur autorité. Le texte même, qui devrait décider,
admet également l'un ou l'autre sens, comme vous le verrez. Interrogez
Rose, Hobhouse, Merivale et Foscolo, et votez avec la majorité. Frere
est-il bon Toscan? S'il l'est, consultez-le aussi. J'ai tenté, comme
vous voyez, d'être aussi exact que j'ai pu. Ceci est ma troisième ou
quatrième lettre ou paquet depuis vingt jours.»

[Note 19: _Usbergo_ en italien; _hauberk_, _habergeon_, en anglais;
_haubert_, _haubergeon_, en français, viendraient, suivant une note de
Moore, de l'allemand _hals-berg_, mot-à-mot, montagne du cou.
L'étymologie serait donc pour le sens de _casque_, armure qui surmonte
et défend le cou; mais comme les dérivés anglais et français ont pris,
par une _catachrèse-synecdoque_, le sens de _cuirasse_, il n'est pas
improbable que le dérivé italien ait reçu la même extension. Le doute
n'est donc pas résolu.
(_Notes du Trad._)]



LETTRE CCCLXI.

À M. MURRAY.


Ravenne, 14 mars 1820.

«Je vous envoie ci-joint la _Prophétie du Dante_[20]: nommez-la
d'ailleurs _Vision_ ou autrement, peu importe. Là où j'ai donné plus
d'une leçon (ce que j'ai fait souvent), vous adopterez celle que
Gifford, Frere, Rose, Hobhouse, et les autres membres de votre sénat
toscan jugeront la meilleure ou la moins mauvaise. La préface expliquera
tout ce qui est explicable. Ce ne sont là que les quatre premiers
chants: s'ils sont bien accueillis, je continuerai. Soignez, je vous
prie, l'impression, et confiez la correction des citations italiennes à
quelque homme instruit dans la langue.

[Note 20: Il y avait primitivement dans ce poème trois vers d'une
force et d'une sévérité remarquables, qui ne furent pas publiés, parce
que le poète italien contre qui ils étaient dirigés vivait encore. Je
les donnerai ici de mémoire.

        The prostitution of his muse and wife,
        Both beautiful, and both by him debased,
        Shall salt his bread and give him means of life.

«La prostitution de sa muse et de sa femme, belles toutes deux, toutes
deux déshonorées par lui, salera son pain et le fera vivre.
(_Note de Moore_.) ]

»Il y a quatre jours, j'ai versé en voiture découverte, entre la rivière
et une chaussée escarpée.--Nous avons eu nos roues mises en pièces,
quelques légères meurtrissures, un étroit passage pour nous échapper, et
voilà tout; mais il n'y a point eu de mal, quoique le cocher, le jockey,
les chevaux et le carrosse fussent tous entremêlés comme des macaronis.
Cet accident, suivant moi, est dû au cocher, qui a mal mené; mais
celui-ci jure que c'est par une surprise des chevaux. Nous heurtâmes
contre une borne sur le bord d'une chaussée escarpée, et nous
dégringolâmes. Je sors ordinairement de la ville en voiture, et trouve
mes chevaux de selle vers le pont: c'est dans ce trajet que nous avons
échoué; mais je fis ma promenade à cheval, comme à l'ordinaire, après
l'accident. On dit ici que nous sommes redevables à saint Antoine de
Padoue (sans plaisanter, je vous assure),--qui fait treize miracles par
jour,--de ce que nous n'avons pas eu plus de mal. Je ne fais aucune
objection à ce que cela soit son quatorzième miracle dans les
vingt-quatre heures. Ce saint préside, à ce qu'il paraît, aux voitures
versées, et au salut des voyageurs en ce cas; on lui dédie des tableaux,
etc., comme faisaient autrefois les marins à Neptune, d'après _la grande
mode romaine_.

»Je me hâte de me dire votre tout dévoué.»



LETTRE CCCLXII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 20 mars 1820.

«Je vous ai envoyé par le dernier courrier les quatre premiers chants de
la _Vision du Dante_. Vous trouverez ci-joint, _vers pour vers_, en
_terza rima_[21], mètre dont vos polissons de lecteurs bretons ne
connaissent rien encore, l'épisode de _Françoise de Rimini_. Vous savez
qu'elle naquit ici, se maria et fut tuée par son mari, d'après Cary,
Boyd et autres autorités pareilles. J'ai fait cela, vers pour vers et
rime pour rime, pour essayer la possibilité d'un pareil tour de force
dans la poésie anglaise. Vous ferez bien de le joindre aux poèmes que je
vous ai déjà envoyés par les trois derniers courriers. Je ne vous
permets pas de me jouer le tour que vous fîtes l'an dernier, en mettant
en _postscriptum_, à la suite de _Mazeppa_, la prose que je vous avais
envoyée, et dont je ne voulais pas la publication, sinon dans un ouvrage
périodique, et vous, vous l'adjoignîtes là sans un mot d'explication. Si
ce morceau est publié, publiez-le _en regard de l'original_, et avec la
traduction de Pulci ou l'imitation de Dante. Je suppose que vous avez
maintenant ces deux pièces et le _Don Juan_ depuis long-tems[22].»

[Note 21: Voyez la note insérée dans notre édition, au bas de la
préface de _la Prophétie du Dante_, tome IV, page 93.]

[Note 22: Suit cette traduction de l'épisode de _Françoise de
Rimini_, tiré du cinquième chant de _l'Enfer_ du Dante; elle ne peut
offrir d'intérêt qu'en anglais même, comme objet de comparaison entre
les deux poètes et les deux langues. Nous n'avons pas dû, comme nous
l'avons déjà remarqué, traduire une traduction: nous n'avons fait
exception que pour le _Morgante Maggiore_. Voir tome IV. (_Notes du
Trad._) ]



LETTRE CCCLXIV[23].

À M. MURRAY.


Ravenne, 28 mars 1820.

Je vous envoie ci-jointe une _Profession de foi_ dont vous voudrez bien
vous donner la peine d'accuser réception par le plus prochain courrier.
M. Hobhouse doit être chargé d'en surveiller l'impression. Vous pouvez
d'ailleurs montrer préalablement la pièce à qui vous voudrez. Je désire
savoir ce que sont devenues mes deux épîtres de saint Paul (traduites de
l'arménien il y a trois ans ou même davantage), et de la lettre à R--ts,
écrite l'automne dernier? Vous n'y avez donné aucune attention. Il y a
deux paquets avec ceci.

»_P. S._ J'ai quelque idée de publier les _Essais imités d'Horace_,
composés il y a dix ans,--si Hobhouse peut les déterrer parmi les
paperasses laissées chez son père,--sauf quelques retranchemens et
changemens à faire quand je verrai les épreuves.»

[Note 23: La lettre 363e a été supprimée, parce qu'elle est à peu de
chose près la répétition des lettres précédentes adressées à M. Murray,
sur _Don Juan_, le _Morgante_, _la Prophétie_. (_Note du Trad._) ]



LETTRE CCCLXV.

À M. MURRAY.


Ravenne, 29 mars 1820.

«Vous recevrez ci-jointe une note sur Pope; j'ai enfin perdu toute
patience à entendre l'atroce et absurde jargon que nos présens ***
débitent par torrens sur le compte de Pope, et je suis déterminé à y
tenir tête, autant qu'il est possible à un seul individu, tant en prose
qu'en vers; et du moins la bonne volonté ne me manquera pas. Il n'y a
pas moyen de supporter cela plus long-tems; et, si l'on continue; on
détruira le peu qui reste de bon style et de goût parmi nous. J'espère
qu'il y a encore quelques hommes de goût pour me seconder; sinon je
combattrai seul, convaincu que c'est dans l'intérêt de la littérature
anglaise.

Je vous ai envoyé dernièrement tant de paquets, vers et prose, que vous
serez fatigué d'en payer le port, sinon de les lire. J'ai besoin de
répondre à quelques passages de votre dernière lettre, mais je n'ai pas
le tems, car il faut me botter et monter en selle, parce que mon
capitaine Craigengelt (officier de la vieille armée italienne de
Napoléon) attend, ainsi que mon groom et ma bête.

Vous m'avez prodigué la métaphore et je ne sais quoi encore sur le
compte de Pulci, sur les moeurs, sur l'usage «d'aller sans vêtemens,
comme nos ancêtres saxons.» D'abord, les Saxons «n'allaient pas sans
vêtemens;» et, en second lieu, ils ne sont ni mes ancêtres, ni les
vôtres; car les miens étaient Normands, et les vôtres, je le sais par
votre nom, étaient _Galliques_. Et puis, je diffère d'opinion avec vous
sur le «raffinement» qui a banni les comédies de Congreve. Les comédies
de _Sheridan_ ne sont-elles pas jouées pour les banquettes? Je _sais_,
(en qualité d'_ex-commissaire du théâtre_) que l'_École du Scandale_[24]
était la plus mauvaise pièce du répertoire, en fait de recette. Je sais
aussi que Congreve cessa d'écrire, parce que Mrs. Centlivre fit déserter
ses comédies. Ainsi, ce n'est pas la décence, mais la stupidité qui fait
tout cela, car Sheridan est un écrivain aussi _décent_ qu'il faut être,
et Congreve n'est pas pire que Mrs. Centlivre, dont Wilkes (l'acteur) a
dit:[25] «Non-seulement son théâtre doit être damné; mais elle-même
aussi.» Il faisait allusion à _Un coup hardi pour avoir femme_. Mais
enfin, et pour revenir au sujet, Pulci n'est _point_ un écrivain
_indécent_,--au moins dans son premier chant, comme vous devez à présent
en être assuré par vos propres yeux.

[Note 24: C'est ainsi que l'on traduit généralement le titre du
chef-d'oeuvre de Shéridan (_School for Scandal_), mais le sens est
_l'École de la Calomnie_.]

[Note 25: Comédie de Mrs. Centlivre. (_Notes du Trad._)]

»Vous parlez de _raffinement_:--Êtes-vous tous _plus_ moraux? êtes-vous
_aussi_ moraux? Pas du tout. Je sais, _moi_, ce que c'est que le monde
en Angleterre, pour avoir connu moi-même, par expérience, le
meilleur,--du moins le plus élevé; et je l'ai peint partout comme on le
trouve en tous lieux.

»Mais revenons. J'aimerais à voir les _épreuves_ de ma réponse, parce
qu'il y aura quelque chose à retrancher ou à changer. Mais, je vous en
prie, faites-la imprimer avec soin. Répondez-moi, quand vous le pourrez
commodément. Tout à vous.»



LETTRE CCCLXVI.

A M. HOPPNER.


Ravenne, 31 mars 1820.

.....................................................................

«Ravenne continue le même train que je vous ai déjà décrit.
_Conversazioni_ durant tout le carême, et beaucoup plus agréables qu'à
Venise. Il y a de petits jeux de hasard, c'est-à-dire le _faro_, où l'on
ne peut mettre plus d'un schelling ou deux,--des tables pour d'autres
jeux de cartes, et autant de caquet et de café qu'il vous plaît; tout le
monde fait et dit ce qu'il lui plaît, et je ne me rappelle aucun
événement désagréable, si ce n'est d'avoir été trois fois faussement
accusé de boutade, et une fois volé de six pièces de six _pence_ par un
noble de la ville, un comte----. Je ne soupçonnai pas l'illustre
délinquant; mais la comtesse V---- et le marquis L---- m'en avertirent
directement, et me dirent que c'était une habitude qu'il avait de
gripper l'argent quand il en voyait devant lui: mais je ne l'_actionnai_
pas pour le remboursement, je me contentai de lui dire que s'il
recommençait, je préviendrais moi-même la loi.

»Il doit y avoir un théâtre en avril et une foire, et un opéra,--puis un
autre opéra en juin, outre le beau tems, don de la nature, et les
promenades à cheval dans la forêt de pins. Mes respects les plus plus
profonds à Mrs. Hoppner, et croyez-moi, etc.

»_P. S._ Pourriez-vous me donner une note de ce qui reste de livres à
Venise? Je n'en ai _pas_ besoin, mais je veux savoir si le peu qui ne
sont pas ici sont là-bas, et n'ont pas été perdus en route. J'espère, et
j'aime à croire que vous avez reçu votre vin en bon état, et qu'il est
buvable. Allégra est, je crois, plus jolie, mais aussi obstinée qu'une
mule et aussi goulue qu'un vautour. Sa santé est bonne, à en juger par
son teint,--son caractère tolérable, sauf la vanité et l'entêtement.
Elle se croit belle, et veut tout faire comme il lui plaît.»



LETTRE CCCLVII.

A M. MURRAY.


Ravenne, 9 avril 1820.

«Au nom de tous les diables de l'imprimerie, pourquoi n'avez-vous pas
accusé réception du second, troisième et quatrième paquets; savoir, de
la traduction et du texte de Pulci, des poésies _Dantiques_[26], des
observations, etc.? Vous oubliez que vous me laissez dans l'eau
bouillante, jusqu'à ce que je sache si ces compositions sont arrivées,
ou si je dois avoir l'ennui de les recopier...........................
......................................................................

[Note 26: Il y a dans le texte _danticles_, mot forgé par Byron pour
désigner ses imitations et traductions du Dante: nous nous sommes permis
une licence analogue. (_Note du Trad._) ]

»Avez-vous reçu la crème des traductions, _Françoise de Rimini_, épisode
de l'_Enfer_? Quoi! je vous ai envoyé un magasin de friperie le mois
dernier; et vous n'éprouvez aucune sorte de sentiment! Un pâtissier
aurait eu une double reconnaissance, et m'aurait remercié au moins pour
la quantité.

»Pour rendre la lettre plus lourde, j'y renferme pour vous la circulaire
du cardinal-légat (notre Campéius) pour sa _conversazione_ de ce soir.
C'est l'anniversaire du _tiare_-ment[27] du pape, et tous les chrétiens
bien élevés, même ceux de la secte luthérienne, doivent y aller et se
montrer civils. Et puis il y aura un cercle, une table de _faro_ (pour
gagner ou perdre des schelings, car on ne permet pas de jouer gros jeu),
et tout le beau sexe, la noblesse et le clergé de Ravenne. Le cardinal
lui-même est un bon petit homme, evêque de Muda, et ici légat,--honnête
croyant dans toutes les doctrines de l'église. Il garde sa gouvernante
depuis quarante ans....... mais il est réputé pour homme pieux et moral.

[Note 27: _Tiara-tion_: mot forgé par analogie au mot _coronation_,
couronnement; nous avons donc formé un mot selon l'esprit du texte
anglais.]

»Je ne suis pas tout-à-fait sûr que je ne serai point parmi vous cet
automne; car je trouve que l'affaire ne va pas--entre les mains des
fondés de pouvoir et des légistes--comme elle devrait aller _avec une
célérité raisonnée_. On diffère sur le compte des investitures en
Irlande.

        Entre le diable et la profonde mer,
        Entre le légiste et le fondé de pouvoir[28],

je me trouve fort embarrassé; et il y a une si grande perte de tems
parce que je ne suis pas sur le lieu même, avec les réponses, les
délais, les dupliques, qu'il faudra peut-être que je vienne jeter un
coup-d'oeil là-dessus: car l'un conseille d'agir, l'autre non, en sorte
que je ne sais quel moyen prendre; mais peut-être pourra-t-on terminer
sans moi.

»Votre, etc.

»_P. S._ J'ai commencé une tragédie sur le sujet de Marino Faliero, doge
de Venise; mais vous ne la verrez pas de six ans, si vous n'accusez
réception de mes paquets avec plus de vitesse et d'exactitude. Écrivez
toujours, au moins une ligne, par le retour du courrier, quand il vous
arrive autre chose qu'une pure et simple lettre.

»Adressez directement à Ravenne; cela économise une semaine de tems et
beaucoup de port.»

[Note 28: Ce sont deux vers dans le texte. (_Notes du Trad._) ]



LETTRE CCCLVIII.

A M. MURRAY.


Ravenne, 16 avril 1820.

«Les courriers se succèdent sans m'apporter de vous la nouvelle de la
réception des différens paquets (le premier excepté) que je vous ai
envoyés pendant ces deux mois, et qui tous doivent être arrivés depuis
long-tems; et comme ils étaient annoncés dans d'autres lettres, vous
devriez au moins dire s'ils sont venus ou non. Je n'espère pas que vous
m'écriviez de fréquentes et longues lettres, vu que votre tems est fort
occupé; mais quand vous recevez des morceaux qui ont coûté quelque peine
pour être composés, et un grand embarras pour être copiés, vous devriez
au moins me mettre hors d'inquiétude, en en accusant immédiatement
réception, par le retour du courrier, à l'adresse _directe_ de
_Ravenne_. Sachant ce que sont les _postes_ du continent, je suis
naturellement inquiet d'apprendre qu'ils sont arrivés; surtout comme je
hais le métier de copiste, à un tel point que s'il y avait un être
humain qui pût copier mes manuscrits raturés, il aurait pour sa peine
tout ce qu'ils peuvent jamais rapporter. Tout ce que je désire, ce sont
deux lignes, où vous diriez: «tel jour, j'ai reçu tel paquet.» Il y en a
au moins six que vous n'avez pas accusés: c'est manquer de bonté et de
courtoisie.

»J'ai d'ailleurs une autre raison pour désirer de vous prompte réponse:
c'est qu'il se brasse en Italie quelque chose qui bientôt détruira toute
sécurité dans les communications, et fera fuir nos Anglais-voyageurs
dans toutes les directions, avec le courage qui leur est ordinaire dans
les tumultes des pays étrangers. Les affaires d'Espagne et de France ont
mis les Italiens en fermentation; et il ne faut pas s'en étonner, ils
ont été trop long-tems foulés. Ce sera un triste spectacle pour votre
élégant voyageur, mais non pour le résident, qui naturellement désire
qu'un peuple se relève. Je resterai, si les nationaux me le permettent,
pour voir ce qu'il en adviendra, et peut-être pour prendre rang avec
eux, comme Dugald Dalgetty et son cheval, en cas d'affaire: car je
regarderai comme le spectacle le plus intéressant du monde, le moment où
je verrai les Italiens renvoyer les barbares de toute nation dans leurs
cavernes. J'ai vécu assez long-tems parmi eux pour les aimer comme
nation plus qu'aucun autre peuple dans le monde; mais ils manquent
d'union, ils manquent de principes, et je doute de leur succès.
Toutefois, ils essaieront probablement, et s'ils le font, ce sera une
bonne cause. Nul Italien ne peut haïr un Autrichien plus que je ne le
fais; si ce ne sont les Anglais, les Autrichiens me semblent être la
plus mauvaise race sous les cieux. Mais je doute, s'il se fait quelque
chose, que tout se passe aussi tranquillement qu'en Espagne.
Certainement les révolutions ne doivent pas se faire à l'eau-rose, là où
les étrangers sont maîtres.

»Écrivez tandis que vous le pouvez, car il ne tient qu'à un fil qu'il
n'y ait pas un remue-ménage qui retarde bientôt la malle-poste.

»Votre, etc.»



LETTRE CCCLXIX.

A M. HOPPNER.


Ravenne, 18 avril 1820.

«J'ai fait écrire à Siri et à Willhalm pour qu'ils m'envoient avec
Vincenza, dans une barque, les lits de camp et les épées que je confiai
à leurs soins lors de mon départ de Venise. Il y a aussi plusieurs
livres de _bonne poudre de Manton_ dans une boîte en vernis du Japon;
_mais à moins que_ je fusse sûr de les recevoir de V---- sans crainte de
saisie, je ne voudrais pas l'aventurer. Je _puis_ la _faire entrer ici_,
par le moyen d'un employé des douanes, qui m'a offert de la mettre à
terre pour moi; mais j'aimerais à être assuré qu'elle ne courra aucun
risque en sortant de Venise. Je ne voudrais pas la perdre pour son poids
en or:--il n'y en a pas de pareille en Italie.

»Je vous ai écrit il y a environ une semaine, et j'espère que vous êtes
en bonne santé et bonne humeur. Sir Humphrey Davy[29] est ici, et il
était hier soir chez le cardinal. Comme j'y avais été le dimanche
précédent, et qu'il faisait chaud hier, je n'y suis point allé, ce que
j'eusse fait si j'avais pensé y rencontrer l'homme de la chimie. Il m'a
fait visite ce matin, et j'irai le chercher à l'heure du _corso_. Je
crois qu'aujourd'hui lundi, nous n'avons pas grande _conversazione_,
mais seulement la réunion de famille chez le marquis Cavalli, où je vais
quelquefois comme _parent_, de sorte que si sir Davy ne demeure pas ici
un jour ou deux, nous nous rencontrerons difficilement en public. Le
théâtre doit ouvrir en mai, pour la foire, s'il n'y a pas un
remue-ménage dans toute l'Italie à cette époque.--Les affaires
d'Espagne ont excité une fièvre constitutionnelle, et personne ne sait
comment cela finira:--il est nécessaire qu'il y ait un commencement.

»Votre, etc.

»_P. S._ Mes bénédictions à Mrs. Hoppner. Comment va votre petit garçon?
Allegra grandit, et elle a cru en bonne mine et en obstination.»

[Note 29: Célèbre chimiste anglais. (_Note du Trad._)]



LETTRE CCCLXX.

A M. MURRAY.


Ravenne, 23 avril 1820.

«Les épreuves ne contiennent pas les _dernières_ stances du second
chant[30], mais finissent brusquement par la 105e stance.

[Note 30: Il est question de _Don Juan_. (_Note du Trad._)]

»Je vous ai dit, il y a long-tems, que les nouveaux chants _n'étaient
pas bons_, et _je vous en ai donné la raison_. Songez que je ne vous
oblige pas à les publier; vous les supprimerez si vous voulez, mais je
ne puis rien changer. J'ai biffé les six stances sur ces deux
imposteurs,---- (ce qui, je suppose, vous causera un grand plaisir),
mais je ne puis faire davantage. Je ne puis ni rien ajouter, ni rien
remplacer; mais je vous donne la liberté de tout mettre au feu, si vous
le voulez, ou de _ne pas_ publier, et je crois que c'est assez.

»Je vous ai dit que je continuais à écrire sans bonne volonté;--que
j'avais été, non _effrayé_, mais _blessé_ par la criaillerie, et que
d'ailleurs, quand j'écrivais en novembre dernier, j'étais malade de
corps, et dans une très-grande peine d'esprit à propos de quelques
affaires particulières. Mais _vous vouliez_ avoir l'oeuvre: aussi vous
l'envoyai-je; et pour la rendre plus légère, je la _coupai_ en deux
parts,--mais je ne saurais la rapiécer. Je ne puis saveter...........
...............................................................
--Finissons, car il n'y a pas de remède; mais je vous laisse absolument
libre de supprimer le tout à votre gré.

»Quant au _Morgante Maggiore, je n'en supprimerai pas un vers_. Il peut
être mis en circulation ou non; mais toute la critique du monde
n'atteindra pas un vers, à moins que ce ne soit pour _vice_ de
traduction. Or vous dites, et je dis, et d'autres personnes disent que
la traduction est bonne; ainsi donc il faut qu'elle soit mise sous
presse telle qu'elle est. Pulci doit répondre de sa propre irréligion:
je ne réponds que de la traduction.....................................
.......................................................................

»Faites, je vous prie, revoir la prochaine fois par M. Hobhouse les
_épreuves_ du texte _italien_: cette fois-ci, tandis que je griffonne
pour vous, elles sont corrigées par une femme qui passe pour la plus
jolie de la Romagne et même des Marches jusqu'à Ancône.

»Je suis content que vous aimiez ma réponse à vos questions sur la
société italienne. Il est convenable que vous aimiez _quelque chose_,
et le diable vous emporte.

»Mes amitiés à Scott. J'ai une opinion plus haute du titre de chevalier
depuis qu'il en a été décoré. Soit dit en passant, c'est le premier
poète qui ait été anobli pour son talent dans la Grande-Bretagne: cela
n'était arrivé auparavant que chez l'étranger; mais sur le continent,
les titres sont universels et sans valeur. Pourquoi ne m'envoyez-vous
pas _Ivanhoe_ et le _Monastère_? Je n'ai jamais écrit à sir Walter, car
je sais qu'il a mille choses à faire, et moi rien; mais j'espère le voir
à Abbotsford avant peu, et je ferai couler son vin clairet avec lui,
quoique, devenu abstème en Italie, je n'aie plus qu'une cervelle peu
intéressante pour une réunion écossaise _inter pocula_. J'aime Scott et
Moore, et tous les bons frères; mais je hais et j'abhorre cette cohue
bourbeuse de sangsues que vous avez mise dans votre troupe.

»Votre, etc.

»_P. S._ Vous dites qu'_une moitié_ est très-bonne: vous avez _tort_;
car, s'il en était ainsi, ce serait le plus beau poème du monde. _Où_
donc est la poésie dont la _moitié_ soit bonne? Est-ce l'_Énéide_?
Sont-ce les vers de Milton? de Dryden? De qui donc, hormis Pope et
Goldsmith, dont tout est bon? et encore ces deux derniers sont les
poètes que vos poètes de marais voudraient fronder. Mais si, dans votre
opinion, la moitié des deux nouveaux chants est bonne, que diable
voulez-vous de plus? Non, non--nulle poésie n'est _généralement_
bonne:--ce n'est jamais que par bonds et par élans,--et vous êtes
heureux de trouver un éclair çà et là. Vous pourriez aussi bien demander
_toutes les étoiles_ en plein minuit que la perfection absolue en vers.

»Nous sommes ici à la veille d'un _remue-ménage_. La nuit dernière, on a
placardé sur tous les murs de la ville: _Vive la république!_ et _Mort
au pape!_ etc., etc. Ce ne serait rien à Londres, où les murs sont
privilégiés; mais ici, c'est autre chose: on n'est pas accoutumé à de si
terribles placards politiques. La police, est sur le _qui-vive_, et le
cardinal paraît pâle à travers sa pourpre.»


24 avril 1820, huit heures du soir.

«La police a été tout le jour à la recherche des auteurs des placards,
mais elle n'a rien pris encore. On doit avoir passé toute la nuit à
afficher; car les _Vive la république!_--_Mort au pape et aux prêtres!_
sont innombrables, et collés sur tous les palais: le nôtre en a une
abondante quantité. Il y a aussi: _A bas la noblesse!_ Quant à cela,
elle est déjà assez bas. Vu la violence de la pluie et du vent qui sont
survenus, je ne suis pas sorti pour _battre le pays_; mais je monterai à
cheval demain, et prendrai mon galop parmi les paysans, qui sont
sauvages et résolus, et chevauchent toujours le fusil en main. Je
m'étonne qu'on ne soupçonne pas les donneurs de sérénades; car on joue
ici de la guitare toute la nuit, comme en Espagne, sous les fenêtres de
ses maîtresses.

»Parlant de politique, comme dit Caleb Quotem, regardez, je vous prie,
la _conclusion_ de mon _Ode sur Waterloo_, écrite en 1815; et, la
rapprochant de la catastrophe du duc de Berry en 1820, dites-moi si je
n'ai pas un assez bon droit au titre de _vates_[31], dans les deux sens
du mot, comme Fitzgerald et Coleridge.

        «Des larmes de sang couleront encore[32].»

»Je ne prétends pas prévoir à cette distance ce qui arrivera parmi vous
autres Anglais, mais je prophétise un mouvement en Italie: dans ce cas,
je ne sais pas si je n'y mettrai pas la main. Je déteste les
Autrichiens, et crois les Italiens scandaleusement opprimés; et si l'on
donne le signal, pourquoi pas? Je recommanderai «l'érection d'un petit
fort à Drumsnab,» comme Dugald Dalgetty.»

[Note 31: _Vates_, en latin, signifie à-la-fois poète et prophète.]

[Note 32: Vers de l'Ode sur Waterloo:

        Crimson tears will follow yet.
                   (_Notes du Trad._)]



LETTRE CCCLXXI.

A M. MURRAY.


Ravenne, 8 mai 1820.

«Comme vous ne m'avez pas r'écrit, intention que votre lettre du 7
courant indiquait, je dois présumer que la _Prophétie du Dante_ n'a pas
été jugée meilleure que les pièces qui l'avaient précédée, aux yeux de
votre illustre synode. En ce cas, vous éprouvez un peu d'embarras. Pour
y mettre fin, je vous répète que vous ne devez pas vous considérer comme
obligé ou engagé à publier une composition, par cela seul qu'elle est de
_moi_, mais toujours agir conformément à vos vues, à vos opinions ou à
celles de vos amis; et demeurez sûr que vous ne m'offenserez en aucune
façon en refusant _l'article_, pour me servir de la phrase technique.
Quant aux observations en _prose_ sur l'attaque de John Wilson, je
n'entends point les faire publier à présent; et j'envoie des vers à M.
Kinnaird (je les écrivis l'an dernier en traversant le Pô), vers qu'il
_ne faut pas_ qu'il publie. Je mentionne cela, parce qu'il est probable
qu'il vous en donnera une copie. Souvenez-vous-en, je vous prie, attendu
que ce sont de purs vers de société, relatifs à des sentimens et des
passions privés. De plus, je ne puis consentir à aucune mutilation ou
omission dans l'oeuvre de Pulci: le texte original en a toujours été
exempt dans l'Italie même, métropole de la chrétienté, et la traduction
ne le serait pas en Angleterre, quoique vous puissiez regarder comme
étrange qu'on ait permis une telle liberté au _Morgante_ pendant
plusieurs siècles, tandis que l'autre jour on a confisqué la traduction
entière du premier chant de _Childe-Harold_, et persécuté Leoni, le
traducteur.--Lui-même me l'écrit, et je le lui aurais dit s'il m'avait
consulté avant la publication. Ceci montre combien la politique
intéresse plus les hommes dans ces contrées que la religion. Une
demi-douzaine d'invectives contre la tyrannie font confisquer
_Childe-Harold_ en un mois, et vingt-huit chants de plaisanteries contre
les moines, les chevaliers et le gouvernement de l'église, sont laissés
en liberté pendant des siècles: je transcris le récit de Leoni.

«Non ignorerà forse che la mia versione del 4º canto del _Childe-Harold_
fu confiscata in ogni parte; ed io stesso ho dovuto soffrir vessazioni
altrettanto ridicole quanto illiberali, ad arte che alcuni versi fossero
esclusi dalla censura. Ma siccome il divieto non fa d'ordinario che
accrescere la curiosità, così quel carme sull'Italia è ricercato più che
mai, e penso di farlo ristampare in Inghilterra senza nulla escludere.
Sciagurata condizione di questa mia patria! se patria si può chiamare
una terra così avvilita dalla fortuna, dagli uomini, da se
medesima[33].»

[Note 33: «Vous n'ignorez peut-être pas que ma traduction du
quatrième chant de _Childe-Harold_ a été confisquée partout, et moi-même
j'ai dû souffrir des vexations aussi ridicules qu'illibérales, parce que
la censure a trouvé quelques vers à retrancher. Mais comme la défense ne
fait d'ordinaire qu'accroître la curiosité, ce poème est plus que jamais
recherché en Italie, et je songe à le faire réimprimer en Angleterre
sans rien retrancher. Malheureuse condition de ma patrie! si l'on peut
nommer patrie une terre avilie par la fortune, par les hommes et par
elle-même.»]

»Rose vous traduira cela. A-t-il eu sa lettre? je l'ai envoyée dans une
des vôtres, il y a quelques mois. Je dissuaderai Leoni de publier ce
poème, ou bien il peut lui arriver de voir l'intérieur du château
Saint-Ange. La dernière pensée de sa lettre est le commun et pathétique
sentiment de tous ses compatriotes.

Sir Humphrey Davy était ici la dernière quinzaine, et j'ai joui de sa
société chez une fort jolie Italienne de haut rang, qui, pour déployer
son érudition en présence du grand chimiste, décrivant sa quatorzième
visite au mont Vésuve, demanda «s'il n'y avait pas un semblable volcan
en _Irlande_.» Le seul volcan irlandais que je connusse était le lac de
Killarney, que je pensai naturellement être désigné par la dame; mais
une seconde pensée me fit deviner qu'elle voulait parler de l'Islande et
de l'Hécla:--et il en était ainsi, quoiqu'elle ait soutenu sa
topographie volcanique pendant quelque tems avec l'aimable opiniâtreté
du beau sexe. Elle se tourna bientôt après vers moi, et m'adressa
diverses questions sur la philosophie de sir Humphrey, et j'expliquai
aussi bien qu'un oracle le talent qu'il avait déployé dans la
construction de la lampe de sûreté contre le gaz inflammable, et dans la
restauration des manuscrits de Pompéïa. «Mais comment l'appelez-vous?
dit-elle.--Un grand chimiste, répondis-je.--Que peut-il faire?
reprit-elle.--Presque tout, lui dis-je.--Oh! alors, _mio caro_,
demandez-lui, je vous prie, qu'il me donne quelque chose pour teindre
mes sourcils en noir. J'ai essayé mille choses, et toutes les couleurs
s'en vont; et d'ailleurs, mes sourcils ne croissent pas: peut-il
inventer quelque chose pour les faire croître?» Tout cela fut dit avec
le plus grand empressement; et ce dont vous serez surpris, c'est que la
jeune Italienne n'est ni ignorante ni sotte, mais vraiment bien élevée
et spirituelle. Mais toutes parlent comme des enfans quand elles
viennent de quitter leurs couvens; et, après tout, elles valent mieux
qu'un bas-bleu anglais. Je n'ai pas parlé à sir Humphrey de ce dernier
morceau de philosophie, ne sachant pas comment il le prendrait. Davy
était fort épris de Ravenne et de l'_italianisme_ PRIMITIF du peuple,
qui est inconnu aux étrangers; mais il ne s'est arrêté qu'un jour.

»Envoyez-moi des romans de Scott et quelques nouvelles.

»_P. S._ J'ai commencé et poussé jusqu'au second acte une tragédie sur
la conspiration du doge, c'est-à-dire sur l'histoire de Marino Faliero;
mais mes sentimens actuels sont si peu encourageans sur ce point, que je
commence à croire que j'ai usé mon talent, et je continue sans grande
envie de trouver une veine nouvelle.

»Je songe quelquefois (si les Italiens ne se soulèvent pas) à retourner
en Angleterre dans l'automne, après le couronnement (où je ne voudrais
point paraître, à cause du schisme de ma famille); mais je ne puis rien
décider encore. Le pays doit être considérablement changé depuis que je
l'ai quitté, il y a déjà plus de quatre ans.»



LETTRE CCCLXXII.

A M. MURRAY.


Ravenne, 20 mars 1820.

«Mon cher Murray, mes respects à Thomas Campbell, et indiquez-lui de ma
part, avec bonne-foi et amitié, trois erreurs qu'il doit rectifier dans
ses _Poètes_. Premièrement, il dit que les personnages du _Guide de
Bath_ d'Anstey sont pris de Smollett; c'est impossible:--_le Guide_ fut
publié en 1766 et _Humphrey Clinker_ en 1771;--_dunque_, c'est Smollett
qui est redevable à Anstey. Secondement, il ne sait pas à qui Cowper
fait allusion quand il dit «qu'il y eut un homme qui _bâtit une église à
Dieu, puis blasphéma son nom_.» C'était VOLTAIRE dont veut parler ce
calviniste maniaque et poète manqué. Troisièmement, il cite de travers
et gâte un passage de Shakspeare.

        «Dorer l'or fin, et peindre le lis, etc.[34].»

[Note 34: To gild refined gold and paint lily.

»Pour _lis_, il met _rose_, et manque en plus d'un mot toute la
citation.]

»Or, Tom est un bon garçon, mais il doit être correct: car la première
faute est une _injustice_ (envers Anstey), la seconde un _manque de
savoir_, la troisième une _bévue_. Dites-lui tout cela, et qu'il le
prenne en bonne part; car j'aurais pu recourir à une Revue et le
frotter;--au lieu que j'agis en chrétien.

»Votre, etc.»



LETTRE CCCLXXIII.

A M. MURRAY.


Ravenne, 20 mars 1820.

»D'abord, et avant tout, vous deviez vous hâter de remettre à _Moore_ ma
lettre du 2 janvier, que je vous donnais le pouvoir d'ouvrir, mais que
je désirais être remise en _hâte_. Vous ne devriez réellement pas
oublier ces petites choses, parce que de ces oublis naissent les
désagrémens entre amis. Vous êtes un homme excellent, un grand homme, et
vous vivez parmi les grands hommes, mais songez, je vous prie, à vos
amis et auteurs absens.

»En premier lieu, j'ai reçu _vos paquets_; puis une lettre de Kinnaird,
sur la plus urgente affaire: une autre de Moore, concernant une
importante communication à lady Byron; une quatrième de la mère
d'Allegra; et cinquièmement, à Ravenne, la comtesse G---- est à la
veille du divorce.--Mais le public italien est de notre côté,
particulièrement les femmes,--et les hommes aussi, parce qu'ils disent
qu'il n'avait que faire de prendre la chose à coeur après un an de
tolérance. Tous les parens de la comtesse (qui sont nombreux, haut
placés et puissans) sont furieux contre lui à cause de sa conduite. Je
suis prévenu de me tenir sur mes gardes, parce qu'il est fort capable
d'employer les _sicarii_.--Ce mot est aussi latin qu'italien, ainsi vous
pouvez le comprendre; mais j'ai des armes, et je ne songe point à ses
gueux, persuadé que je pourrai les poivrer s'ils ne viennent pas à
l'improviste, et que, dans le cas contraire, on peut finir aussi bien de
cette façon qu'autrement; et cela d'ailleurs vous servirait
d'avertissement.

        «On peut échapper à la corde ou au fusil,
        Mais celui qui prend femme, femme, femme, etc.»

»_P. S._ J'ai jeté les yeux sur les épreuves, mais Dieu sait comment.
Songez à ce que j'ai en main, et que le courrier part demain.--Vous
souvenez-vous de l'épitaphe de Voltaire?

        «Ci-git l'enfant gâté, etc.

»L'original est dans la correspondance de Grimm et Diderot, etc., etc.»



LETTRE CCCLXXIV.

A M. MOORE.


Ravenne, 24 mars 1820.

«Je vous ai écrit il y a peu de jours. Il y a aussi pour vous une lettre
de janvier dernier chez Murray; elle vous expliquera pourquoi je suis
ici. Murray aurait dû vous la remettre depuis long-tems. Je vous envoie
ci-joint une lettre d'une de vos compatriotes résidant à Paris, qui a
ému mes entrailles. Vous aurez, si vous pouvez, la bonté de vous
enquérir si cette femme m'a dit vrai, et je l'aiderai autant qu'il me
sera possible,--mais non pas suivant l'inutile mode qu'elle propose. Sa
lettre est évidemment non étudiée, et si naturelle, que l'orthographe
même est aussi dans l'état de nature. C'est une pauvre créature, malade
et isolée, qui songe pour dernière ressource à nous traduire, vous ou
moi, en français! A-t-on jamais eu pareille idée? Cela me semble le
comble du désespoir. Prenez, je vous prie, des informations, et
faites-les moi connaître; et si vous pouvez tirer _ici_ sur moi un
billet de quelques centaines de francs, chez votre banquier, j'y ferai
honneur comme de raison,--c'est-à-dire, si cette femme n'en impose
pas[35]. En ce cas, faites-le moi savoir, afin que je puisse vous faire
rembourser par mon banquier Longhi de Bologne, car je n'ai pas moi-même
de correspondant à Paris; mais dites à cette femme qu'elle ne nous
traduise pas;--si elle le fait, ce sera la plus noire ingratitude.

[Note 35: Suivant le désir de Byron, j'allai chez la jeune dame,
avec un rouleau de quinze ou vingt napoléons, pour le lui présenter de
la part de sa seigneurie; mais, avec une fierté honorable, ma jeune
compatriote refusa le présent, en disant que Lord Byron s'était mépris
sur l'objet de sa demande, qui avait pour but d'obtenir qu'il lui donnât
quelques pages de ses ouvrages avant leur publication, la mît ainsi à
même de préparer de nouvelles traductions pour les libraires français,
et lui fournît le moyen de gagner sa vie. (_Note de Moore._) ]

»J'ai reçu une lettre (non pas du même genre, mais en français et dans
un sens de flatterie), de Mme Sophie Gail, de Paris, que je prends pour
l'épouse d'un Gallo-Grec[36] de ce nom. Qui est-elle? et qu'est-elle? et
comment a-t-elle pris intérêt à ma poésie et à l'auteur? Si vous la
connaissez, offrez-lui mes complimens, et dites-lui que, ne faisant que
_lire_ le français, je n'ai pas répondu à sa lettre, mais que je
l'aurais fait en italien, si je n'eusse craint qu'on n'y trouvât quelque
affectation. Je viens de gronder mon singe d'avoir déchiré le cachet de
la lettre de Mme Gail, et d'avoir abîmé un livre où je mets des feuilles
de rose. J'avais aussi une civette ces jours derniers; mais elle s'est
enfuie après avoir égratigné la joue de mon singe, et je suis encore à
sa recherche. C'était le plus farouche animal que j'eusse jamais vu, et
semblable à---- en mine et en manières.

[Note 36: Plaisanterie de Lord Byron pour désigner l'helléniste
français. (_Note du Trad._) ]

»J'ai un monde de choses à vous dire; mais comme elles ne sont pas
encore parvenues au dénouement je ne me soucie pas d'en commencer
l'histoire avant qu'elle ne soit achevée. Après votre départ, j'eus la
fièvre; mais je recouvrai la santé sans quinquina. Sir Humphrey Davy
était ici dernièrement, et il a beaucoup goûté Ravenne. Il vous dira
tout ce que vous pourrez désirer savoir sur ce lieu et sur votre humble
serviteur.

»Vos appréhensions (dont Scott est la cause) ne sont pas fondées. Il n'y
a point de dommages-intérêts dans ce pays, mais il y aura probablement
une séparation, comme la famille de la dame, puissante par ses
relations, est fort déclarée contre _le mari_ à cause de toute sa
conduite;--lui est vieux et obstiné;--elle est jeune, elle est femme, et
déterminée à tout sacrifier à ses affections. Je lui ai donné le
meilleur avis; savoir, de rester avec lui;--je lui ai représenté l'état
d'une femme séparée (car les prêtres ne laissent les amans vivre
ouvertement ensemble qu'avec la sanction du mari), et je lui ai fait les
réflexions morales les plus exquises,--mais sans résultat. Elle dit: «Je
resterai avec lui, s'il vous laisse près de moi. Il est dur que je doive
être la seule femme de la Romagne qui n'ait pas son _amico_; mais, s'il
ne veut pas, je ne vivrai point avec lui, et quant aux conséquences,
l'amour, etc., etc., etc.» Vous savez comme les femmes raisonnent en ces
occasions. Le mari dit qu'il a laissé aller la chose jusqu'à ce qu'il ne
pût plus se taire. Mais il a besoin de la garder et de me renvoyer; car
il ne se soucie pas de rendre la dot et de payer une pension
alimentaire. Les parens de la dame sont pour la séparation; parce qu'ils
le détestent,--à la vérité comme tout le monde. La populace et les
femmes sont, comme d'ordinaire, pour ceux qui sont dans leur tort,
savoir, la dame et son amant. Je devrais me retirer; mais l'honneur, et
un érysipèle qui l'a prise, m'en empêchent,--pour ne point parler de
l'amour, car je l'aime complètement, toutefois pas assez pour lui
conseiller de tout sacrifier à une frénésie. Je vois comment cela
finira; elle sera la seizième Mrs. Shuffleton.

»Mon papier est fini, et ma lettre doit l'être.

»Tout à vous pour toujours.

B.

»_P. S._ Je regrette que vous n'ayez pas complété les _Italian Fudges_.
Dites-moi, je vous prie, comment êtes-vous encore à Paris? Murray a
quatre ou cinq de mes compositions entre les mains:--le nouveau _Don
Juan_, que son synode d'arrière-boutique n'admire pas;--une traduction
_excellente_ du premier chant de _Morgante Maggiore_ de Pulci;--une
_dito_ fort brève de Dante, moins approuvée;--la _Prophétie de Dante_,
grand et digne poème, etc.;--une furieuse Réponse en prose aux
Observations de Blackwood sur _Don Juan_, avec une rude défense de
Pope,--propre à faire un remue-ménage. Les opinions ci-dessus signalées
sont de Murray et de son stoïque sénat;--vous formerez la vôtre, quand
vous verrez les pièces.

»Vous n'avez pas grande chance de me voir, car je commence à croire que
je dois finir en Italie.--Mais si vous venez dans ma route, vous aurez
un plat de macaronis. Parlez-moi; je vous prie, de vous et de vos
intentions.

»Mes fondés de pouvoir vont prêter au comte Blessington soixante mille
livres sterling (à six pour cent), sur une hypothèque à Dublin. Songez
seulement que je vais devenir légalement un _absentee_ d'Irlande.»



LETTRE CCCLXXV.

A M. HOPPNER.


«Un Allemand nommé Ruppsecht m'a envoyé, Dieu sait pourquoi, plusieurs
gazettes allemandes dont je ne déchiffre pas un mot ni une lettre. Je
vous les envoie ci-jointes pour vous prier de m'en traduire quelques
remarques, qui paraissent être de Goëthe, sur _Manfred_;--et si j'en
puis juger par deux points d'admiration (que nous plaçons généralement
après quelque chose de ridicule), et par le mot _hypochondrisch_, elles
ne sont rien moins que favorables. J'en serais fâché, car j'eusse été
fier d'un mot d'éloge de Goëthe; mais je ne changerai pas d'opinion à
son égard, si rude qu'il puisse être. Me pardonnerez-vous la peine que
je vous donne, et aurez-vous cette bonté?--Ne songez pas à rien
adoucir.--Je suis un littérateur à l'épreuve,--ayant entendu dire du
bien et du mal de moi dans la plupart des langues modernes.

»Croyez-moi, etc.»



LETTRE CCCLXXVI.

A M. MOORE.


Ravenne, 1er juin 1820.

«J'ai reçu une lettre parisienne de W. W. à laquelle j'aime mieux
répondre par votre entremise, si ce digne personnage est encore à Paris,
et un de vos visiteurs, comme il le dit. En novembre dernier il
m'écrivit une lettre bienveillante, où, d'après des raisons à lui
propres, il établissait sa croyance à la possibilité d'un rapprochement
entre lady Byron et moi. J'y ai répondu comme j'ai coutume; et il m'a
écrit une seconde lettre, où il répète son dire, à laquelle lettre je
n'ai jamais répondu, ayant mille autres choses en tête. Il m'écrit
maintenant comme s'il croyait qu'il m'eût offensé en touchant ce sujet;
et je désire que vous l'assuriez que je ne le suis pas du tout,--mais
qu'au contraire je suis reconnaissant de sa bonne disposition. En même
tems montrez-lui que la chose est impossible. Vous savez cela aussi bien
que moi,--et finissons-en.

»Je crois que je vous montrai son épître l'automne dernier. Il me
demande si j'ai entendu parler de _mon lauréat_[37] à Paris,--de
quelqu'un qui a écrit une «épître sanglante» contre moi; mais est-ce en
français ou en allemand? sur quel sujet? je n'en sais rien, et il ne me
le dit pas,--hors cette remarque (pour ma propre satisfaction) que c'est
la meilleure pièce du volume de l'individu. Je suppose que c'est quelque
chose dans le genre accoutumé;--il dit qu'il ne se rappelle pas le nom
de l'auteur.

[Note 37: Lamartine.]

»Je vous ai écrit il y a environ dix jours, et j'attends une réponse de
vous quand il vous plaira.

»L'affaire de la séparation continue encore, et tout le monde y est
mêlé, y compris prêtres et cardinaux. L'opinion publique est furieuse
contre _lui_, parce qu'il aurait dû couper court à la chose dès l'abord,
et ne pas attendre douze mois pour commencer. Il a essayé d'arriver à
l'évidence, mais il ne peut rien produire de suffisant; car ce qui
ferait cinquante divorces en Angleterre, ne suffit pas ici,--il faut les
preuves les plus décisives........... ............................

»C'est la première cause de ce genre soulevée à Ravenne depuis deux
cents ans; car, quoiqu'on se sépare souvent, on déclare un motif
différent. Vous savez que les incontinens du continent sont plus
délicats que les Anglais, et n'aiment pas à proclamer leurs couronnes en
plein tribunal, même quand il n'y a pas de doute.

»Tous les parens de la dame sont furieux contre lui. Le père l'a
provoqué en duel,--valeur superflue, car cet homme ne se bat pas,
quoique soupçonné, de deux assassinats,--dont l'un est celui du fameux
Monzoni de Forli. Avis m'a été donné de ne pas faire de si longues
promenades à cheval dans la forêt des Pins, sans me tenir sur mes
gardes; aussi je prends mon _stiletto_[38] et une paire de pistolets
dans ma poche durant mes courses quotidiennes.

[Note 38: Poignard italien.]

»Je ne bougerai pas du pays jusqu'à ce que le procès soit terminé de
manière ou d'autre. Quant à _elle_, elle a autant de fermeté féminine
que possible, et l'opinion est à tel point contre l'homme, que les
avocats refusent de se charger de sa cause, en disant qu'il est bête ou
coquin;--bête s'il n'a pas reconnu la liaison jusqu'à présent; coquin
s'il la connaissait, et qu'il ait, dans une mauvaise intention, retardé
de la divulguer. Bref, il n'y a rien eu de pareil dans ces lieux, depuis
les jours de la famille de Guido di Polenta.

»Si l'homme m'escofie, comme Polonius, dites qu'il a fait une bonne fin
de mélodrame. Ma principale sécurité est qu'il n'a pas le courage de
dépenser vingt _scudi_[39],--prix courant d'un _bravo_ à la main
preste;--autrement il n'y a pas faute d'occasions, car je me promène à
cheval dans les bois chaque soir, avec un seul domestique, et
quelquefois un homme de connaissance qui depuis peu fait une mine un peu
drôle dans les endroits solitaires et garnis de buissons.

»Bonjour.--Écrivez à votre dévoué, etc.»

[Note 39: Écus.]



LETTRE CCCLXXVII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 7 juin 1820.

«Vous trouverez ci-joint quelque chose qui vous intéressera, l'opinion
du plus grand homme de l'Allemagne--peut-être de l'Europe--sur un des
grands hommes de vos prospectus (tous fameux fiers-à-bras, comme Jacob
Tonson avait coutume de nommer ses salariés);--bref, une critique de
Goëthe sur _Manfred_. Vous avez à-la-fois l'original et deux
traductions, l'une anglaise, l'autre italienne; gardez tout dans vos
archives, car les opinions d'un homme tel que Goëthe, favorables ou non,
sont toujours intéressantes,--et le sont beaucoup plus quand elles sont
favorables. Je n'ai jamais lu son _Faust_, car je ne sais pas
l'allemand; mais Mathieu Lewis-le-Moine, en 1816, à Coligny, en a
traduit la plus grande partie _viva voce_[40], et naturellement j'en fus
très-frappé: mais c'est le Steinbach, la Yungfrau et autres choses
pareilles qui me firent écrire _Manfred_. La première scène, néanmoins,
et celle de _Faust_, se ressemblent beaucoup. Accusez réception de cette
lettre.

»Tout à vous à jamais.

»_P. S._ J'ai reçu _Ivanhoe_;--c'est bon. Envoyez-moi, je vous prie, de
la poudre pour les dents et de la teinture de myrrhe de Waite, etc.
_Ricciardetto_[41] aurait dû être traduit littéralement, ou ne pas
l'être du tout. Quant au succès de _Whistlecraft_, il n'est pas
possible; je vous dirai quelque jour pourquoi. Cornwall est un poète,
mais gâté par les détestables écoles du siècle. Mrs. Hemans est poète
aussi,--mais trop guindée et trop amie de l'apostrophe,--et dans un
genre tout à-fait mauvais. Des hommes sont morts avec calme avant et
après l'ère chrétienne, sans l'aide du christianisme; témoins les
Romains, et récemment Thistlewood, Sand et Louvel:--«hommes qui auraient
dû succomber sous le poids de leurs crimes, même s'ils avaient cru.» Le
lit de mort est une affaire de nerfs et de constitution, et non pas de
religion. Voltaire s'effraya, et non Frédéric de Prusse: les chrétiens
pareillement sont calmes ou tremblans, plutôt selon leur force que selon
leur croyance. Que veut dire H*** par sa stance! qui est une octave
faite dans l'ivresse ou dans la folie. Il devrait avoir les oreilles
frappées par le marteau de Thor pour rimer si drôlement.»

[Note 40: De vive voix.]

[Note 41: Poème de Fortiguerra.]

Ce qui suit est l'article tiré du _Kunst und Altertum_[42] de Goëthe,
renfermé dans la lettre précédente. La confiance sérieuse avec laquelle
le vénérable critique rapporte les créations de son confrère en poésie à
des personnes et à des événemens réels, sans faire même la moindre
difficulté pour admettre un double meurtre à Florence, et donner ainsi
des bases à sa théorie, offre un exemple plaisant de la disposition,
prédominante en Europe, à peindre Byron comme un homme de merveilles et
de mystères, aussi bien dans sa vie que dans sa poésie. Ce qui a sans
doute considérablement contribué à donner de lui ces idées exagérées et
complètement fausses, ce sont les nombreuses fictions qui ont dupé le
monde sur le compte de ses voyages romanesques et de ses miraculeuses
aventures dans des lieux qu'il n'avait jamais vus[43]; et les relations
de sa vie et de son caractère, répandues sur tout le continent, sont à
un tel point hors de la vérité et de la nature, que l'on peut mettre en
question si le héros réel de ces pages, l'homme de chair et de
sang,--l'esprit sociable et pratique, enfin le Lord Byron _Anglais_,
avec toutes ses fautes et ses actes excentriques,--ne risque pas de ne
paraître, aux imaginations exaltées de la plupart de ses admirateurs
étrangers, qu'un personnage ordinaire, non romantique, mais prosaïque.

[Note 42: L'art et l'antiquité.]

[Note 43: De ce genre sont les relations pleines de toute sorte de
circonstances merveilleuses touchant sa résidence dans l'île de
Mitylène, ses voyages en Sicile et à Ithaque avec la comtesse Guiccioli,
etc., etc. Mais le plus absurde, peut-être, de tous ces mensonges, c'est
l'histoire racontée par Fouqueville sur les religieuses conférences du
poète dans la cellule du père Paul à Athènes; c'est la fiction encore
plus déraisonnable que Rizo s'est permise, en donnant les détails d'une
prétendue scène théâtrale qui eut lieu (suivant ce poétique historien)
entre Lord Byron et l'archevêque d'Arta, à la tombe de Botzaris, à
Missolonghi. (_Note de Moore_.)]


OPINION DE GOETHE SUR MANFRED.

«La tragédie de Byron, intitulée _Manfred_, a été pour moi un phénomène
surprenant, qui m'a très-vivement intéressé. Ce poète, d'un caractère
intellectuel si extraordinaire, s'est approprié mon _Faust_, et en a
tiré le plus vif aliment pour son humeur hypocondriaque. Il a fait usage
des principaux ressorts suivant son propre système, pour ses propres
desseins, en sorte qu'aucun d'eux n'est resté le même, et c'est
particulièrement sous ce rapport que je ne puis assez admirer son génie.
Le tout a, de cette manière, pris une forme si nouvelle, que ce serait
une tâche intéressante pour la critique que de remarquer, non-seulement
les changemens que l'auteur a faits, mais leur degré de ressemblance ou
de dissemblance avec le modèle original: à propos de quoi je ne puis
nier que la sombre ardeur d'un désespoir illimité et excessif finit par
nous fatiguer. Cependant le mécontentement que nous ressentons est
toujours lié à l'estime et à l'admiration.

»Nous trouvons ainsi dans cette tragédie la quintessence du plus
merveilleux génie né pour être son propre bourreau. Lord Byron, dans sa
vie et dans sa poésie, se laisse difficilement apprécier avec justice et
équité. Il a assez souvent avoué ce qui le tourmente. Il en a fait
plusieurs fois le tableau; et à peine éprouve-t-on quelque compassion
pour cette intolérable souffrance, que sans cesse il rumine
laborieusement. Ce sont, à proprement parler, deux femmes dont les
fantômes l'obsèdent à jamais, et qui, dans cette pièce encore, jouent
les principaux rôles,--l'une sous le nom d'Astarté, l'autre sans forme
ou plutôt absente, et réduite à une simple voix. Voici l'horrible
aventure qu'il eut avec la première. Lorsqu'il était un jeune homme
hardi et entreprenant, il gagna le coeur d'une dame florentine. Le mari
découvrit cet amour, et assassina sa femme; mais le meurtrier fut la
même nuit trouvé mort dans la rue, et il n'y eut personne sur qui le
soupçon put se fixer. Lord Byron s'éloigna de Florence, et ces spectres
l'obsédèrent désormais toute sa vie.

»Cet événement romanesque est rendu fort probable par les innombrables
allusions que le poète y fait dans ses oeuvres; comme, par exemple,
lorsque tournant sur lui-même ses sombres méditations, il s'applique la
fatale histoire du roi de Sparte. Or voici cette histoire:--Pausanias,
général lacédémonien, acquiert beaucoup de gloire par l'importante
victoire de Platée, mais ensuite perd la confiance de ses concitoyens
par son arrogance, par son obstination, et par de secrètes intrigues
avec les ennemis de son pays. Cet homme porte avec lui un crime qui pèse
sur lui jusqu'à la dernière heure: il a versé le sang innocent; car,
lorsqu'il commandait dans la mer Noire la flotte des Grecs confédérés,
il s'est épris d'une violente passion pour une jeune fille byzantine.
Après avoir éprouvé une longue résistance, il l'obtient enfin de ses
parens, et la jeune fille doit lui être livrée le soir même; elle désire
par modestie que l'esclave éteigne la lampe, et tandis qu'elle marche à
tâtons dans les ténèbres, elle la renverse. Pausanias se réveille en
sursaut, dans la crainte d'être attaqué par des assassins,--il saisit
son épée, et tue sa maîtresse. Cet horrible spectacle ne le quitte plus.
L'ombre de cette vierge le poursuit sans cesse, et il appelle en vain à
son aide les dieux et les exorcismes des prêtres.

»Certes, un poète a le coeur déchiré quand il choisit une telle scène
dans l'antiquité, qu'il se l'approprie, et en charge son tragique
portrait. Le monologue suivant, qui est surchargé de tristesse et
d'horreur pour la vie, devient intelligible à l'aide de cette remarque.
Nous le recommandons comme un excellent exercice à tous les amis de la
déclamation. Le monologue d'Hamlet semble là s'être encore
perfectionné[44].»

[Note 44: Suit la citation de ce monologue.]



LETTRE CCCLXXVIII.

A M. MOORE.


Ravenne, 9 juin 1820.

«Galignani vient de m'envoyer l'édition parisienne de vos oeuvres (que
je lui avais demandée), et je suis content de voir mes vieux amis avec
un visage français. J'en ai tantôt effleuré la surface ou pénétré les
profondeurs comme l'hirondelle, et j'ai été aussi charmé que possible.
C'est la première fois que je voyais les _Mélodies_ sans musique; et, je
ne sais pourquoi, je ne puis lire dans un livre de musique:--les notes
confondent les mots dans ma tête, quoique je me les rappelle
parfaitement pour les chanter. La musique assiste ma mémoire par
l'oreille et non par les yeux; je veux dire que ses croches
m'embarrassent sur le papier, mais sont des auxiliaires quand on les
entend. Ainsi j'ai été content de voir les mots sans les robes
d'emprunt;--à mon sens, ils n'ont pas plus mauvaise mine dans leur
nudité.

»Le biographe a gâché votre vie; il appelle votre père un vénérable et
vieux gentilhomme, et parle d'Addison et des comtesses douairières. Si
ce diable d'homme devait écrire ma vie, certainement je lui ôterais la
sienne. Puis, au dîner de Dublin, vous avez fait un discours (vous en
souvenez-vous, chez Douglas K***? «monsieur, il me fit un
discours»),--trop complimenteur pour les poètes vivans, et sentant
quelque peu l'intention de louer tout le monde. Je n'y suis que trop
bien traité, mais .....................................................

»Je n'ai reçu de vous aucunes nouvelles poétiques ou personnelles.
Pourquoi n'achevez-vous pas un tour italien _des Fudges_? Je viens de
jeter les yeux sur _Little_[45], que j'appris par coeur en 1803, étant
alors dans mon quinzième été. Hélas! je crois que tout le mal que j'ai
jamais causé ou chanté a été dû à ce damné livre que vous fîtes.

[Note 45: Nom d'un recueil de poésies de Moore.]

»Dans ma dernière, je vous parlais d'une cargaison de poésie que j'ai
envoyée à M***, d'après son désir et ses instances;--et maintenant
qu'il l'a reçue, il en fait fi, et la traîne en longueur. Peut-être
a-t-il raison. Je n'ai pas une haute opinion d'aucun des articles de mon
dernier envoi, sauf une traduction de Pulci, faite mot pour mot et vers
pour vers.

»Je suis au troisième acte d'une tragédie, mais je ne sais pas si je la
finirai; je suis, en ce moment, trop occupé par mes propres passions
pour rendre justice à celles des morts. Outre les vexations mentionnées
dans ma dernière, j'ai encouru une querelle avec les carabiniers ou
gendarmes du pape, qui ont fait une pétition au cardinal contre ma
livrée, comme trop semblable à leur pouilleux uniforme. Ils réclament
surtout contre les épaulettes, que tout le monde chez nous a dans les
jours de gala. Ma livrée a des couleurs qui sont conformes à mes armes,
et ont été celles de ma famille depuis l'an 1066.

»J'ai fait une réponse tranchante, comme vous pouvez supposer, et j'ai
donné à entendre que si quelques hommes de ce respectable corps
insultent mes gens, j'en agirai de même près de leurs braves commandans,
et j'ai ordonné à mes _bravos_, qui sont au nombre de six, et sont
passablement farouches, de se défendre en cas d'agression; et, les jours
de fête et de cérémonies, j'armerai toute la bande, y compris moi-même,
en cas d'accidens ou de perfidie. Je m'escrimais autrefois assez
joliment à l'épée, chez Angelo; mais j'aimerais mieux le pistolet,
l'arme nationale de nos flibustiers, quoique j'en aie perdu maintenant
la pratique. Toutefois, «je puis regarder et dégainer mon fer.» Cela me
fait penser (comme toute l'affaire d'ailleurs) à _Roméo et Juliette_:

        «Maintenant, Grégorio, souviens-toi de ton coup de maître.»

Toutes ces discussions, néanmoins, avec le cavalier pour sa femme, et
avec les soldats pour ma livrée, sont fatigantes pour un homme paisible
qui fait de son mieux pour plaire à tout le monde, et soupire après
l'union et la bonne amitié. Écrivez-moi, je vous prie.

»Je suis votre, etc.»



LETTRE CCCLXXIX.

À M. MOORE.


Ravenne, 13 juillet 1820.

«Pour chasser ou accroître votre anxiété irlandaise[46] sur mon
embarras, je réponds sur-le-champ à votre lettre; vous faisant d'avance
observer que, comme je suis un auteur de l'embarras, je peux m'en tirer.
Mais, avant tout, un mot sur le Mémoire;--je n'ai aucune objection à
faire; je voudrais qu'une copie correcte en fût dressée et déposée dans
des mains honorables, en cas d'accidens arrivés à l'original; car vous
savez que je n'en ai pas, que je ne l'ai pas relu, ni même lu ce que
j'ai alors écrit; je sais bien que j'écrivis cela avec la ferme
intention d'être sincère et vrai dans mon récit, mais non pas d'être
impartial;--non, par Dieu! je n'ai pas cette prétention quand je suis
ému. Mais je désire donner à toutes les parties intéressées l'occasion
de me contredire ou de me rectifier.

[Note 46: Cette épithète fait allusion à l'expression irlandaise
dont Moore s'était servi: _To be in a wisp_ pour _to be in a scrape_.
(_Note du Tr._)]

»Je ne m'oppose point à ce que l'on montre cet écrit à qui de
droit;--ceci, comme toute autre chose, a été écrit pour être lu, bien
que beaucoup d'écrits ne parviennent pas à ce but. Par rapport à mon
embarras, le pape a prononcé leur séparation. Le décret est arrivé hier
de Babylone;--c'étaient elle et ses amis qui le demandaient, en raison
de la conduite extraordinaire de son mari (le noble comte). Il s'y est
opposé de tout son pouvoir, à cause de la pension alimentaire qui a été
assignée, outre la restitution de tous les biens, meubles, voiture,
etc., appartenant à la dame. En Italie on ne peut divorcer. Il a insisté
pour qu'elle m'abandonnât, et promis de tout pardonner ensuite, même
l'adultère, qu'il jure être en pouvoir de prouver par de notables
témoins. Mais, dans ce pays, les cours de justice ont de telles preuves
en horreur, les Italiens étant d'autant plus délicats en public que les
Anglais, qu'ils sont plus passionnés en particulier.

»Les amis et les parens, qui sont nombreux et puissans, lui répliquent:
«Vous-même vous êtes un sot ou un gredin;--un sot si vous n'avez pas vu
les conséquences du rapprochement de ces deux jeunes gens;--un gredin,
si vous y avez prêté la main. Choisissez,--mais ne soulevez pas (après
douze mois de la plus étroite intimité, sous vos yeux et avec votre
sanction positive) un scandale qui ne peut que vous rendre ridicule en
la rendant malheureuse.»

»Il a juré avoir cru que notre liaison était purement amicale, et que
j'étais plus attaché à lui qu'à elle, jusqu'à ce qu'une triste
démonstration eût prouvé le contraire. À cela on répond que l'auteur de
cet embarras n'était pas un personnage inconnu, et que la _clamosa
fama_[47] n'avait pas proclamé la pureté de mes moeurs;--que le frère de
la dame lui avait écrit de Rome, il y a un an, pour l'avertir que sa
femme serait infailliblement égarée par ce feu follet, à moins que lui,
légitime époux, ne prît des mesures convenables, lesquelles il avait
négligé de prendre, etc., etc.

»Alors il dit qu'il a encouragé mon retour à Ravenne pour voir _in
quanti piedi di acqua siamo_[48], et qu'il en a trouvé assez pour se
noyer.

[Note 47: La criarde renommée.]

[Note 48: À combien de pieds d'eau nous sommes.]

                 Ce ne fut pas le tout; sa femme se plaignit.
      _Procès_.--La parenté se joint en excuses, et dit
                 Que du docteur venait tout le mauvais ménage;
                 Que cet homme était fou, que sa femme était sage.
                           On fit casser le mariage.

»Il n'y a qu'à laisser les femmes seules dans le conflit; car elles sont
sûres de gagner le champ de bataille. La comtesse retourne chez son
père, et je ne puis la voir qu'avec de grandes restrictions, telle est
la coutume du pays. Les parens se sont bien comportés;--j'ai offert une
donation, mais ils ont refusé de l'accepter, et juré qu'elle ne vivrait
pas avec G*** (puisqu'il avait essayé de la convaincre d'infidélité),
mais qu'il l'entretiendrait; et, dans le fait, un jugement a été rendu
hier à cet effet. Je suis, sans doute, dans une situation assez
mauvaise.

»Je n'ai plus entendu parler des carabiniers qui ont pétitionné contre
ma livrée. Ces soldats ne sont pas populaires, et l'autre nuit, dans une
petite échauffourée, l'un d'eux a été tué, un autre blessé, et plusieurs
mis en fuite par quelques jeunes Romagnols qui sont adroits et prodigues
de coups de poignards. Les auteurs du méfait ne sont pas découverts,
mais j'espère et crois qu'aucun de mes braves ne s'en est mêlé,
quoiqu'ils soient un peu farouches et portent des armes cachées comme la
plupart des habitans. C'est cette façon d'agir qui épargne quelquefois
beaucoup de procès.

»Il y a une révolution à Naples. Si elle se fait, elle laissera
probablement une carte à Ravenne, en faisant route jusqu'en Lombardie.

»Vos éditeurs semblent vous avoir traité comme moi. M*** a fait la
grimace, et presque insinué que mes dernières productions sont _sottes_.
Sottes, monsieur!--Dame, sottes! je crois qu'il a raison. Il demande
l'achèvement de ma tragédie sur _Marino Faliero_, dont rien n'est encore
parvenu en Angleterre. Le cinquième acte est presque achevé, mais il est
terriblement long;--quarante feuilles de grand papier, de quatre pages
chaque,--environ cent cinquante pages d'impression; mais tellement
pleines «de passe-tems et de prodigalités,» que je le crois ainsi.

»Envoyez-moi, je vous prie, et publiez votre _Poème_ sur moi; et ne
craignez point de trop me louer. J'empocherai mes rougeurs.

»_Non actionnable_!--Chantre d'enfer![49] par Dieu! c'est une
injure,--et je ne voudrais pas l'endurer. Le joli nom à donner à un
homme qui doute qu'il y ait un lieu pareil.

[Note 49: Nom que Lamartine donne à Byron dans un de ses poèmes.
(_Note du Trad._) ]

»Ainsi Mme Gail est partie,--et Mrs. Mahony ne veut pas mon argent. J'en
suis content.--J'aime à être généreux sans frais. Mais priez-la de ne
point me traduire.

»Oh! je vous en prie, dites à Galignani que je lui enverrai un sermon
s'il n'est pas plus ponctuel. Quelqu'un retient régulièrement deux et
quelquefois quatre de ses _Messagers_ dans la route. Priez-le d'être
plus exact. Les nouvelles valent de l'or dans ce lointain royaume des
Ostrogoths.

»Répondez-moi, je vous prie. J'aimerais beaucoup à partager votre
champagne et votre Lafitte, mais en général je suis trop Italien pour
Paris. Dites à Murray de vous envoyer ma lettre;--elle est pleine
d'épigrammes.

»Votre, etc.»

La séparation qui avait eu lieu entre le comte Guiccioli et sa femme,
s'était faite à la condition que la jeune dame habiterait, à l'avenir,
sous le toit paternel:--en conséquence, Mme Guiccioli quitta Ravenne le
16 juillet, et se retira dans une _villa_ appartenant au comte Gamba, et
située à environ quinze milles de cette ville. Lord Byron allait la voir
rarement,--une ou deux fois peut-être par mois,--et passait le reste de
son tems dans une solitude complète. Pour une ame comme la sienne, qui
avait tout son monde en elle-même, un tel genre de vie n'aurait
peut-être été ni nouveau ni désagréable; mais pour une femme jeune et
admirée, qui avait à peine commencé à connaître le monde et ses
plaisirs, ce changement, il faut l'avouer, était une expérience fort
brusque. Le comte Guiccioli était riche, et la comtesse, comme une jeune
épouse, avait acquis sur lui un pouvoir absolu. Elle était fière, et la
position de son mari la plaçait à Ravenne dans le rang le plus élevé. On
avait parlé de voyager à Naples, à Florence, à Paris;--bref, tout le
luxe que la richesse peut donner était à sa disposition.

Maintenant elle sacrifiait volontairement et irrévocablement tout cela
pour Lord Byron. Sa splendide maison abandonnée,--tous ses parens en
guerre ouverte avec elle,--son bon père se bornant à tolérer par
tendresse ce qu'il ne pouvait approuver:--elle vécut alors avec une
pension de deux cents livres sterling par an, et n'eut loin du monde,
pour toute occupation, que la tâche de se donner à elle-même une
éducation digne de son illustre amant, et pour toute récompense, que les
rares et courtes entrevues que permettaient les nouvelles restrictions
imposées à leur liaison. L'homme qui put inspirer et faire durer un
dévoûment si tendre, on peut le dire avec assurance, n'était pas tel
qu'il s'est représenté lui-même dans les accès de son humeur fantasque;
et d'autre part, l'histoire entière de l'affection de la jeune dame
montre combien une femme italienne, soit par nature, soit par suite de
sa position sociale, est portée à intervertir le cours ordinaire que
suivent chez nous les faiblesses semblables, et comment, faible pour
résister aux premières attaques de la passion, elle réserve toute la
force de son caractère pour déployer ensuite tant de constance et de
dévoûment.



LETTRE CCCLXXX.

À M. MURRAY.


Ravenne, 17 juillet 1820.

«J'ai reçu des livres, des numéros de la _Quarterly_[50], et de la
_Revue d'Édimbourg_, ce dont je suis très-reconnaissant; c'est là tout
ce que je connais de l'Angleterre, outre les nouvelles du journal de
Galignani.

[Note 50: _Quarterly Review._]

»La tragédie est achevée, mais maintenant vient le travail de la copie
et de la correction. C'est un ouvrage fort long (quarante-deux feuilles
de grand papier, de quatre pages chaque), et je crois qu'il formera plus
de cent quarante ou cent cinquante pages d'impression, outre plusieurs
extraits et notes historiques que je veux y joindre en forme
d'appendice. J'ai suivi exactement l'histoire. Le récit du docteur Moore
est en partie faux, et, somme toute, c'est un absurde bavardage. Aucune
des chroniques (et j'ai consulté Sanuto, Sandi, Navagero, et un siége
anonyme de Zara, outre les histoires de Laugier, Daru, Sismondi, etc.),
ne porte ou même ne fait entendre que le doge demanda la vie; on dit
seulement qu'il ne nia pas la conspiration. Ce fut un des grands hommes
de Venise.--Il commanda le siége de Zara,--battit quatre-vingt mille
Hongrois, en tua huit mille, et en même tems ne quitta pas la ville
qu'il tenait assiégée;--prit Capo-d'Istria;--fut ambassadeur à Gênes, à
Rome, et enfin doge; c'est dans cette magistrature qu'il tomba pour
trahison, en entreprenant de changer le gouvernement; fin que Sanuto
regarde comme l'accomplissement d'un jugement, parce que Faliero,
plusieurs années auparavant (quand il était podesta et capitaine de
Trévise), avait renversé un évêque qui était trop lent à porter le
Saint-Sacrement dans une procession. Il «le bâte d'un jugement», comme
Thwacum fit Square; mais il ne mentionne pas si Faliero avait été
immédiatement puni pour un acte qui paraîtrait si étrange même
aujourd'hui, et qui doit le paraître bien plus dans un âge de puissance
et de gloire papale. Il dit que pour ce soufflet le ciel priva le doge
de sa raison, et le poussa à conspirer. _Però fu permesso che il Faliero
perdette l'intelletto_, etc.[51].

»Je ne sais ce que vos commensaux penseront du drame que j'ai fondé sur
cet événement extraordinaire. La seule histoire semblable que l'on
trouve dans les annales des nations, est celle d'Agis, roi de Sparte,
prince qui se ligua avec les communes[52] contre l'aristocratie, et
perdit la vie pour cela. Mais je vous enverrai la tragédie quand elle
sera copiée.» .......................................................

[Note 51: Il fut donc permis que Faliero perdît l'esprit.]

[Note 52: C'est Byron qui est coupable de cet anachronisme de style;
il a employé le mot _commons_. (_Notes du Trad._) ]



LETTRE CCCLXXXI.

À M. MURRAY.


Ravenne, 31 août 1820.

«J'ai donné mon ame à la tragédie (comme vous en même cas); mais vous
savez qu'il y a des ames condamnées tout comme des tragédies. Songez que
ce n'est pas une pièce politique, quoiqu'elle en ait peut-être l'air;
elle est strictement historique. Lisez l'histoire et jugez. «Le portrait
d'Ada est celui de sa mère. J'en suis content. La mère a fait une bonne
fille. Envoyez-moi l'opinion de Gifford, et ne songez plus à
l'archevêque. Je ne puis ni vous envoyer promener ni vous donner cent
pistoles ou un meilleur goût: je vous envoie une tragédie, et vous me
demandez de «facétieuses épîtres»; vous faites un peu comme votre
prédécesseur, qui conseillait au docteur Prideaux de mettre «tant soit
peu plus d'_humour_[53]» dans sa _Vie de Mahomet_.

[Note 53: Mot anglais presque intraduisible; il signifie cette sorte
d'esprit moitié bouffon, moitié sérieux, propre au caractère
britannique. (_Note du Trad._) ]

»Bankes est un homme étonnant. Il y a à peine un seul de mes camarades
d'école ou de collége qui ne se soit plus ou moins illustré. Peel,
Palmerston, Bankes, Hobhouse, Tavistock, Bob Mills, Douglas Kinnaird,
etc., etc., ont tous parlé, et fait parler d'eux.....................

»Nous sommes ici sur le point de nous battre un peu le mois prochain, si
les Huns traversent le Pô, et probablement aussi s'ils ne le font. S'il
m'arrive mésaventure, vous aurez dans mes manuscrits de quoi faire un
livre posthume; ainsi, je vous prie, soyez civil. Comptez là-dessus; ce
sera une oeuvre sauvage, si l'on commence ici. Le Français doit son
courage à la vanité, l'Allemand au phlegme, le Turc au fanatisme et à
l'opium, l'Espagnol à l'orgueil, l'Anglais au sang-froid, le Hollandais
à l'opiniâtreté, le Russe à l'insensibilité, mais l'Italien à la colère;
aussi vous verrez que rien ne sera épargné.»



LETTRE CCCLXXXII.

À M. MOORE.


Ravenne, 31 août 1820.

«Au diable votre _mezzo cammin_[54]:--«La fleur de l'âge» eût été une
phrase plus consolante. D'ailleurs, ce n'est point exact; je suis né en
1788, et, par conséquent, je n'ai que trente-deux ans. Vous vous êtes
mépris sur un autre point: la _boîte à sequins_ n'a jamais été mise en
réquisition, et ne le sera pas très-probablement. Il vaudrait mieux
qu'elle l'eût été; car alors un homme n'a pas d'obligation, comme vous
savez. Quant à une réforme, je me suis réformé,--que voudriez-vous? «La
rébellion était dans son chemin et il la trouva.» Je crois vraiment que
ni vous ni aucun homme d'un tempérament poétique ne peut éviter une
forte passion de ce genre: c'est la poésie de la vie. Qu'aurais-je connu
ou écrit, si j'avais été un politique paisible et mercantile, ou un lord
de la chambre? Un homme doit voyager et s'agiter, ou bien il n'y a pas
d'existence. D'ailleurs, je ne voulais être qu'un _cavalier servente_,
et n'avais pas l'idée que cela tournerait en roman, à la mode anglaise.

[Note 54: Je l'avais félicité d'être arrivé à ce que Dante appelle
le _mezzo cammin_ (le milieu de la route) de la vie, l'âge de
trente-trois ans. (_Note de Moore_.) ]

»Quoi qu'il en soit, je soupçonne connaître en Italie une ou deux
choses--de plus que lady Morgan n'en a recueillies en courant la poste.
Qu'est-ce que les Anglais connaissent de l'Italie, hors les musées et
les salons,--et quelque beauté mercenaire _en passant_[55]? Moi, j'ai
vécu dans le coeur des maisons, dans les contrées les plus vierges et
les moins influencées par les étrangers;--j'ai vu et suis devenu (_pars
magna fui_[56]) une partie des espérances, des craintes et des passions
italiennes, et je suis presque inoculé dans une famille: c'est ainsi que
l'on voit les personnes et les chose telles qu'elles sont.

[Note 55: En français dans le texte.]

[Note 56: Æn. lib. II.]

»Que pensez-vous de la reine? J'entends dire que M. Hoby prétend «qu'il
pleure en la voyant, et qu'elle lui rappelle Jane Shore.»

        Sieur Hoby le bottier a la coeur déchiré,
        Car en voyant la reine il songe à Jane Shore,
        En vérité...................................[57].

[Note 57: Il y a là une suppression de Thomas Moore, dont la pudeur
pédantesque a partout supprimé les phrases et les mots un peu trop
lestes pour les chastes ladies. (_Note du Trad._) ]

»Excusez, je vous prie, cette gaillardise. Où en est votre poème?
....................................................................

»Votre, etc.

»Est-ce vous qui avez fait ce brillant morceau sur Peter Bell? C'est
assez spirituel pour être de vous, et presque trop pour être de tout
autre homme vivant. C'était dans Galignani l'autre jour.»



LETTRE CCCLXXXIII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 7 septembre 1820.

«En corrigeant les épreuves, il faut les comparer au manuscrit, parce
qu'il y a diverses leçons. Faites-y attention, je vous prie, et
choisissez ce que Gifford préférera. Écrivez-moi ce qu'il pense de tout
l'ouvrage.

»Mes dernières lettres vous ont averti de compter sur une explosion par
ici; l'on a amorcé et chargé, mais on a hésité à faire feu. Une des
villes s'est séparée de la ligue. Je ne puis m'expliquer davantage pour
mille raisons. Nos pauvres montagnards ont offert de frapper le premier
coup, et de lever la première bannière, mais Bologne est demeurée en
repos; puis c'est maintenant l'automne, et la saison est à moitié
passée. «Ô Jérusalem, Jérusalem!» Les Huns sont sur le Pô; mais une fois
qu'ils l'auront passé pour faire route sur Naples, toute l'Italie sera
derrière eux. Les chiens!--les loups!--puissent-ils périr comme l'armée
de Sennachérib! Si vous désirez publier la _Prophétie du Dante_, vous
n'aurez jamais une meilleure occasion.»



LETTRE CCCLXXXIV.

À M. MURRAY.


Ravenne, 11 septembre 1820.

..................................................................

«Ce que Gifford dit du premier acte est consolant. L'anglais, le pur
anglais sterling[58] est perdu parmi vous, et je suis content de
posséder une langue si abandonnée; et Dieu sait comme je la conserve: je
n'entends parler que mon valet, qui est du Nottinghamshire, et je ne
vois que vos nouvelles publications, dont le style n'est pas une langue,
mais un jargon; même votre *** est terriblement guindé et affecté... Oh!
si jamais je reviens parmi vous, je vous donnerai une _Baviade et
Méviade_, non aussi bonne que l'ancienne, mais mieux méritée. Il n'y a
jamais eu une horde telle que vos mercenaires (je n'entends pas
seulement les vôtres, mais ceux de tout le monde). Hélas! avec les
cockneys[59], les lakistes[60], et les imitateurs de Scott, Moore et
Byron, vous êtes dans la plus grande décadence et dégradation de la
littérature. Je ne puis y songer sans éprouver les remords d'un
meurtrier. Je voudrais que Johnson fût encore en vie pour fustiger ces
maroufles!»

[Note 58: C'est-à-dire de bon aloi. Nous avons conservé le trope
national du texte.]

[Note 59: Nom national des badauds anglais, appliqué aux imitateurs
citadins des lakistes.]

[Note 60: Poètes de l'école des lacs. (_Notes du Trad._) ]



LETTRE CCCLXXXV.

À M. MURRAY.


Ravenne, 14 septembre 1820.

«Quoi! pas une ligne? Bien, prenez ce système.

»Je vous prie d'informer Perry que son stupide article[61] est cause que
tous mes journaux sont arrêtés à Paris. Les sots me croient dans votre
infernal pays, et ne m'ont pas envoyé leurs gazettes, en sorte que je ne
sais rien du sale procès de la reine.

»Je ne puis profiter des remarques de M. Gifford, parce que je n'ai reçu
que celles du premier acte.

»Votre, etc.»

»_P. S._ Priez les éditeurs de journaux de dire toutes les sottises
qu'il leur plaira, mais de ne pas me placer au nombre de ceux dont ils
signalent l'arrivée. Ils me font plus de mal par une telle absurdité que
par toutes leurs insultes.»

[Note 61: Sur le retour de Byron en Angleterre. (_Note du Trad._) ]



LETTRE CCCLXXXVI.

À M. MURRAY.


Ravenne, 21 septembre 1820.

«Ainsi, vous revenez à vos anciens tours. Voici le second paquet que
vous m'avez envoyé, sans l'accompagner d'une seule ligne de bien, de mal
ou de nouvelles indifférentes. Il est étrange que vous ne vous soyez pas
empressé de me transmettre les observations de Gifford sur le reste.
Comment changer ou amender, si je ne reçois plus aucun avis? Ou bien ce
silence veut-il dire que l'oeuvre est assez bonne telle qu'elle est, ou
qu'elle est trop mauvaise pour être réparée? Dans le dernier cas,
pourquoi ne le dites-vous pas sur-le-champ, et ne jouez-vous pas franc
jeu, quand vous savez que tôt ou tard vous devrez déclarer la vérité.

»_P. S._--Ma soeur me dit que vous avez envoyé chez elle demander où
j'étais, dans l'idée que j'étais arrivé, conduisant un cabriolet, etc.,
etc., dans la cour du Palais. Me croyez-vous donc un fat ou un fou, pour
ajouter foi à une telle apparition? Ma soeur ma mieux connu, et vous a
répondu qu'il n'était pas possible que ce fût moi. Vous auriez pu tout
aussi bien croire que je fusse entré sur un cheval pâle, comme la mort
dans l'_Apocalypse_.»



LETTRE CCCLXXXVII.

A M. MURRAY.


Ravenne, 23 septembre 1820.

«Demandez à Hobhouse mes _Imitations d'Horace_, et envoyez m'en une
épreuve (avec le latin en regard). Cet ouvrage a satisfait complètement
au _nonum prematur in annum_[62] pour être mis maintenant au jour: il a
été composé à Athènes en 1811. J'ai idée qu'après le retranchement de
quelques noms et de quelques passages, il pourra être publié; et je
pourrais mettre parmi les notes mes dernières observations pour Pope,
avec la date de 1820. La versification est bonne; et quand je jette en
arrière un regard sur ce que j'écrivais à cette époque, je suis étonné
de voir combien peu j'ai gagné. J'écrivais mieux alors qu'aujourd'hui,
mais c'est que je suis tombé dans l'atroce mauvais goût du siècle. Si je
puis arranger cet ouvrage pour la publication actuelle, en sus des
autres compositions que vous avez de moi, vous aurez un volume ou deux
de variétés; car il y aura toutes sortes de rhythmes, de styles, de
sujets bons ou mauvais. Je suis inquiet de savoir ce que Gifford pense
de la tragédie; écrivez-moi sur ce point. Je ne sais réellement pas ce
que je dois moi-même en penser.

[Note 62: Précepte de l'_Art poétique_. Horace conseille aux poètes
de conserver leurs oeuvres neuf ans dans le portefeuille avant de les
produire. (_Note du Trad._) ]

»Si les Allemands passent le Pô, ils seront servis d'une messe selon le
bréviaire du cardinal de Retz. *** est un sot, et ne pourrait comprendre
cela: Frere le comprendra. C'est un aussi joli jeu de mots que vous
puissiez en entendre un jour d'été.

Personne ici ne croit à un mot d'évidence contre la reine. Les hommes du
peuple poussent eux-mêmes un cri général d'indignation contre leurs
compatriotes, et disent que pour moitié moins d'argent que le procès
n'en a coûté, on ferait venir d'Italie tous les témoignages possibles.
Vous pouvez regarder cela comme un fait: je vous l'avais dit auparavant.
Quant aux rapports des voyageurs, qu'est-ce que c'est que les voyageurs?
Moi, j'ai vécu parmi les Italiens;--je n'ai pas seulement couru
Florence, Rome, les galeries et les conversations pendant quelques mois,
puis regagné mon pays:--mais j'ai été de leurs familles, de leurs
amitiés, de leurs haines, de leurs amours, de leurs conseils et de leur
correspondance, dans la région de l'Italie la moins connue des
étrangers,--et j'ai été parmi les gens de toutes classes, depuis le
_comte_ jusqu'au _contadino_, et vous pouvez être sûr de ce que je vous
dis.»



LETTRE CCCLXXXVIII.

À M. MURRAY.

Ravenne, 28 septembre 1820.

«Je croyais vous avoir averti, il y a long-tems, que la tragédie n'avait
jamais été conçue ou écrite le moins du monde pour le théâtre: je l'ai
même dit dans la préface. C'est trop long et trop régulier pour votre
théâtre; les personnages y sont trop peu nombreux, et l'unité trop
observée. C'est plutôt dans le genre d'Alfieri que dans vos habitudes
dramatiques (soit dit sans prétendre à égaler ce grand homme); mais il y
a de la poésie, et ce n'est pas au-dessous de _Manfred_, quoique je ne
sache quelle estime on a pour _Manfred_.

»Je suis absent d'Angleterre depuis un tems aussi long que celui durant
lequel j'y suis resté alors que je vous voyais si fréquemment. Je revins
le 14 juillet 1811, et repartis le 25 avril 1816, en sorte qu'au 28
septembre 1820, il ne s'en faut que de quelques mois que la durée de mon
absence n'égale celle de mon séjour. Ainsi, je ne connais le goût et les
sentimens du public que par ce que je peux glaner dans les lettres,
etc., etc., etc. Au reste, goût et sentimens, tout me semble aussi
mauvais que possible.

»J'ai trouvé _Anastasius_ excellent: ne l'ai-je pas dit? le journal de
Matthews excellentissime; cela, et Forsyth, et des morceaux de Hobhouse,
voilà tout ce que nous avons de vrai et de sensé sur l'Italie. La
_Lettre à Julia_ est, certes, fort bonne. Je ne méprise pas ***; mais si
elle eût tricoté des bas bleus au lieu d'en porter, c'eût été bien
mieux. Vous êtes déçus par ce style faux, guindé et plein de friperies,
mélange de tous les styles du jour, qui sont tous ampoulés (je n'en
excepte pas le mien:--nul n'a plus que moi contribué par négligence à
corrompre la langue); mais ce n'est ni de l'anglais ni de la poésie, le
tems le prouvera.

»Je suis fâché que Gifford n'ait pas poussé ses remarques au-delà du
premier acte: trouve-t-il l'anglais d'aussi bon aloi dans les autres
actes qu'il l'a trouvé dans le premier? Vous avez eu raison de m'envoyer
les épreuves: j'étais un sot, mais je hais réellement la vue des
épreuves; c'est une absurdité, mais elle vient de la paresse.

»Vous pouvez glisser sans bruit dans le monde les deux chants de _Don
Juan_, annexés aux autres. Le drame comme vous voudrez,--le Dante aussi;
mais quant au Pulci, j'en suis fier: c'est superbe; vous n'avez pas de
traduction pareille. C'est la meilleure chose que j'aie faite en ma vie
.......................................................................
.......................................................................

»_P. S._ La politique ici est toujours farouche et incertaine.
Toutefois, nous sommes tous dans nos buffleteries pour «joindre les
montagnards s'ils traversent le Forth[63]», c'est-à-dire pour crosser
les Autrichiens, s'ils passent le Pô. Les gredins!--et ce chien de L--l,
ne dit-il pas que leurs sujets sont heureux! Si je reviens jamais, je
travaillerai quelques-uns de ces ministres[64].»

[Note 63: Rivière d'Écosse.]

[Note 64: Byron a ajouté à cette lettre du 28 septembre un appendice
du 29, que nous avons supprimé comme peu intéressant. (_Notes du Trad._)]



LETTRE CCCLXXXIX.

À M. MURRAY.


Ravenne, 6 octobre 1820.

«Vous devez avoir reçu tous les actes de _Marino Faliero_, revus et
corrigés. Ce que vous dites du pari de 100 guinées fait par quelqu'un
qui dit m'avoir vu la semaine dernière, me rappelle une aventure de
1810. Vous pouvez aisément constater le fait, qui est vraiment bizarre.

»À la fin de 1811, je rencontrai un soir chez Alfred mon ancien camarade
d'école et de classe, le secrétaire irlandais Peel. Il me raconta qu'en
1810 il avait cru me rencontrer dans Saint-James-Street, mais que nous
avions tous deux passé outre sans nous parler. Il parla de cette
rencontre, qui fut niée comme chose impossible, puisque j'étais alors en
Turquie. Un jour ou deux après, il montra à son frère une personne à
l'autre côté de la rue, en disant: «Voici l'homme que j'ai pris pour
Byron.» Son frère répondit sur-le-champ: «Comment! c'est Byron, et non
pas un autre.» Mais ce n'est pas tout:--quelqu'un m'a vu écrire mon nom
parmi ceux qui venaient s'informer de la santé du roi alors attaqué de
folie. Or, à cette époque, j'étais à Patras, en proie à une fièvre
violente que j'avais gagnée de la _malaria_ dans les marais près
d'Olympia. Si j'étais mort alors, c'eût été pour vous une nouvelle
histoire de revenant. Vous pouvez facilement vous assurer de
l'exactitude du fait par le témoignage de Peel lui-même qui me l'a
raconté en détail. Je suppose que vous serez de l'opinion de Lucrèce,
qui nie l'immortalité de l'ame, mais--affirme que «les surfaces ou
cases où les corps sont renfermés, s'en séparent quelquefois comme les
pellicules d'un oignon, et peuvent être vues dans un état de parfaite
intégrité, en sorte que les formes et les ombres des vivans et des morts
apparaissent réquemment.»
........................................................................

»Votre, etc.

»_P. S._ L'an dernier (en juin 1819), je rencontrai chez le comte Mosti,
à Ferrare, un Italien qui me demanda «si je connaissais Lord Byron.»--Je
lui dis que non (personne ne se connaît, comme vous savez).--«Eh bien,
dit-il, je le connais, moi; je l'ai vu à Naples l'autre jour.»--Je tirai
ma carte, et lui demandai si c'était ainsi que le nom était écrit; il me
répondit: «Oui.» Je soupçonne que c'était un mauvais chirurgien de la
marine, qui suivait une jeune dame en voyage, et se faisait passer pour
un lord dans les maisons de poste.»..............



LETTRE CCCXC.

À M. MURRAY.


Ravenne, 8 octobre 1820.

.....................................................................

«La lettre de Foscolo est précisément la chose nécessaire; premièrement,
parce que Foscolo est un homme de génie, et puis, parce qu'il est
Italien, et par conséquent le meilleur juge des compositions relatives
à l'Italie. En outre,

        «Il est plutôt un antique Romain qu'un Danois,»

c'est-à-dire, il ressemble plus aux anciens Grecs qu'aux modernes
Italiens. Quoi qu'il soit «un peu,» comme dit Dugald Dalgetty, «trop
sauvage et trop farouche» (ainsi que Ronald du Brouillard), c'est un
homme merveilleux, et mes amis Hobhouse et Rose ne jurent tous deux que
par lui, et ils sont bons juges des hommes, et des humanités italiennes.

»Voilà en tout deux voix considérables déjà gagnées. Gifford dit que
c'est du bon et pur anglais sterling, et Foscolo dit que les caractères
sont vraiment vénitiens. Shakspeare et Otway ont eu un million
d'avantages sur moi, outre le mérite incalculable d'être morts depuis un
ou deux siècles, et d'être nés tous deux de rien (ce qui exerce une
telle attraction sur les aimables lecteurs vivans). Il faut au moins que
je conserve le seul avantage qui puisse m'appartenir:--celui d'avoir été
à Venise, et d'être entré plus avant dans la couleur locale; je ne
réclame rien de plus.

»Je sais ce que Foscolo veut dire relativement à Calendaro, crachant
contre Bertram; cela est national,--je parle de l'objection. Les
Italiens et les Français, avec ces «étendards d'abomination,» ou
mouchoirs de poche, crachent çà et là, et partout,--presque à votre
face, et par conséquent objectent que c'est une action trop familière
pour être transportée sur le théâtre. Mais nous, qui ne crachons nulle
part--hors à la face d'un homme quand nous devenons furieux--nous ne
pouvons sentir cela: rappelez-vous _Massinger_ et le _Sir Giles
Overreach_ de Kean.

        «Seigneur! ainsi je crache contre toi et ton conseil.»

»D'ailleurs, Calendaro ne crache pas à la face de Bertram; il crache
contre lui, comme j'ai vu les Musulmans le faire quand ils sont dans un
accès de colère. De plus, il ne méprise pas, dans le fond, Bertram,
quoiqu'il l'affecte,--comme nous faisons tous lorsque nous sommes
irrités contre quelqu'un que nous regardons comme notre inférieur. Il
est en colère qu'on ne le laisse pas mourir naturellement (quoiqu'il
n'ait pas peur de la mort); et souvenez-vous qu'il soupçonnait et
haïssait Bertram dès le commencement. D'autre part, Israël Bertuccio est
un individu plus froid et plus concentré; il agit par principe et par
impulsion; Calendaro par impulsion et par exemple.

»Il y a aussi un argument pour vous.

»Le doge répète;--c'est vrai, mais c'est parce que la passion le
possède, parce qu'il voit différentes personnes, et qu'il est toujours
obligé de recourir au motif prédominant dans son esprit. Ses discours
sont longs;--c'est encore vrai, mais j'ai écrit pour le cabinet, et sur
le patron français et italien plutôt que sur le vôtre, dont je n'ai pas
une haute opinion: car tous vos vieux dramaturges, Dieu sait qu'ils
sont assez longs:--regardez tel d'entre eux qu'il vous plaira.

»Je vous rends la lettre de Foscolo, parce qu'elle parle aussi de ses
affaires particulières. Je suis fâché de voir un tel homme dans la gêne,
parce que je connais ce que c'est ou plutôt ce que c'était. Je n'ai
jamais rencontré que trois hommes qui auraient étendu le doigt pour moi;
l'un fut vous-même, l'autre William Bankes, et l'autre un noble
personnage mort depuis long-tems; mais de ces trois hommes le premier
fut le seul qui me fit des offres lorsque j'étais réellement bisogneux;
le second le fit de bon coeur,--mais je n'avais pas besoin des secours
de Bankes, et dans le cas contraire je ne les aurais même pas acceptés
(quoique j'aie de l'amitié et de l'estime pour lui); et le
troisième..........................................................
...................................................................[65]

»Ainsi vous voyez que j'ai vu d'étranges choses dans mon tems. Quant à
votre offre, c'était en 1815, lorsque je n'étais pas sûr de demeurer
avec cinq livres sterling. Je la refusai, mais je ne l'ai pas oubliée,
quoique probablement vous l'ayiez oubliée vous-même.

[Note 65: Suppression de Moore.]

»_P. S._ Le _Ricciardo_ de Foscolo a été prêté, sans avoir eu ses
feuilles coupées, à quelques Italiens, maintenant en _villeggiatura_, en
sorte que je n'ai pas eu l'occasion d'écouter leur avis ou de lire
moi-même l'ouvrage. Ils s'en sont emparés, et parce que c'était de
Foscolo, et en raison de la beauté du papier et de l'impression. Si je
trouve qu'il prend, je le ferai réimprimer ici. Les Italiens ont de
Foscolo une aussi haute opinion que de qui que ce soit au monde, tout
divisés et misérables qu'ils sont, sans loisirs à consacrer à la
lecture, et n'ayant de tête ni de coeur que pour juger les extraits des
journaux français et de la gazette de Lugano.

»Nous nous entre-regardons tous les uns les autres, comme des loups à la
poursuite de leur proie, n'attendant que la première occasion pour faire
des choses inexprimables. C'est un grand monde dans le chaos, ou ce sont
des anges en enfer, tout comme il vous plaira: mais du chaos est sorti
le paradis, et de l'enfer--je ne sais quoi; mais le diable est entré
ici, et c'est un rusé compagnon, vous savez.

»Vous n'avez pas besoin de m'envoyer d'autres ouvrages périodiques que
la _Revue d'Édimbourg_ et la _Quarterly_, et de tems en tems un
_Blackwood-Magazine_ ou une _Monthly Review_. Quant au reste, je ne me
sens jamais assez de curiosité pour porter mon regard au-delà des
couvertures.......................................................
..................................................................

»Songez que si vous mettiez mon nom à _Don Juan_ dans ces jours
d'hypocrisie, les hommes de loi pourraient faire opposition auprès de la
chancellerie à mon droit de tutelle sur ma fille, en articulant que
c'est une _parodie_:--tels sont les dangers d'une folle plaisanterie. Je
n'ai pas su cela d'abord, mais vous pourrez, je crois, en constater
l'exactitude, et soyez sûr que les Noël ne laisseraient pas échapper
cette occasion. Or, je préfère mon enfant à un poème, et vous feriez
vous-même ainsi, quoique vous en ayez une demi-douzaine............
...................................................................

»Si vous feuilletez les premières pages de l'_Histoire de la Pairie_
d'Huntingdon, vous verrez combien Ada fut un nom commun dans les
premiers tems des Plantagenet. J'ai trouvé ce nom dans ma propre lignée,
sous les règnes de Jean et de Henri, et l'ai donné à ma fille. C'était
aussi celui de la soeur de Charlemagne. Il est dans un des premiers
chapitres de _la Genèse_, comme nom de la femme de Lamech, et je suppose
qu'Ada est le féminin d'Adam. Il est court, ancien, sonore, et a été
dans ma famille; voilà pourquoi je l'ai donné à ma fille.»



LETTRE CCCXCI.

A M. MURRAY.


Ravenne, 12 octobre 1820.

«Par terre et par mer une quantité considérable de livres est arrivée,
et je vous en ai obligation et reconnaissance; mais

                               _Medio de fonte leporum
        Surgit amari aliquid_, etc.[66]

Ce qui, par interprétation, veut dire:

»Je suis reconnaissant de vos livres, mon cher Murray, mais pourquoi ne
m'envoyez-vous pas _le Monastère_ de Scott, le seul livre d'auteur
vivant en quatre volumes que je voudrais voir au prix d'un _baioccolo_,
plus les autres ouvrages du même auteur, et quelques _Revues
d'Édimbourg_ et _Quarterly Review_, comme chroniques concises des tems.
Au lieu de cela, voici la ***, poésie de Johnny Keats, et trois romans,
par Dieu sait qui, excepté que l'un d'eux porte le nom de Peg***,--fille
que je croyais avoir été renvoyée à sa quenouille. Crayon est fort bon;
les _Nouvelles de Hogg_ sont dures, mais de _haut-goût_, et bien venues.

[Note 66: Vers d'Horace:

_Du sein des jouissances il s'élève quelque chose d'amer_. (_Note du
Trad._) ]

»Les livres de voyage coûtent cher, et je n'en ai pas besoin, ayant
déjà voyagé moi-même; d'ailleurs ils mentent. Remerciez l'auteur
(masculin ou féminin) du _Profligate_[67] pour son présent. Ne m'envoyez
plus, je vous prie, en fait de poésie, que ce qui est rare et décidément
bon. Il y a sur mes bureaux une telle friperie de Keats et autres
semblables, que j'ai honte d'y jeter les regards. Je ne dis rien contre
vos révérends ecclésiastiques, votre S**s et votre C**s,--c'est fort
beau, mais dispensez-moi, je vous prie, du plaisir. Au lieu de poésie,
si vous voulez me favoriser d'un peu de _soda-powder_, je serai
enchanté; mais toute espèce de prose (moins les voyages et les romans
qui ne sont pas de Scott), sera bienvenue, surtout les _Contes de mon
Hôte_, de Scott, etc. Dans les notes de _Marino Faliero_, il peut être à
propos de dire que Benintende n'était pas réellement des _Dix_, mais
seulement _grand-chancelier_, office séparé (quoique important); ç'a été
une altération arbitraire de ma part. De plus, les doges furent tous
enterrés dans l'église Saint-Marc avant Faliero. Il est étrange qu'à la
mort de son prédécesseur, André Dandolo; les Dix décrétèrent que tous
les doges futurs seraient enterrés avec leurs familles dans leurs
propres églises;--décret que l'on croirait inspiré par une sorte de
pressentiment. Ainsi donc, tout ce que je dis des doges ses ancêtres,
comme enterrés à Saint-Jean et Saint-Paul, est contraire au fait,
puisqu'ils l'avaient été à Saint-Marc. Faites une note de ceci, et
signez-la _Éditeur_.

[Note 67: _L'Homme perdu_.]

»Comme j'ai de grandes prétentions à l'exactitude, je n'aimerais pas à
être plaisanté, même sur de telles bagatelles, sous ce rapport. Quant au
drame, on en peut gloser comme on voudra; mais non pas de mon _costume_
et de mes _dramatis personæ_[68], qui ont eu une existence réelle.

»Dans les notes j'ai omis Foscolo sur ma liste des illustres Vénitiens
vivans; je le considère comme un auteur italien en général, et non comme
un pur provincial ainsi que les autres; et en tant qu'Italien, il a eu
son mot dans la préface du quatrième chant de _Childe-Harold_.

»Quant à la traduction française de mes oeuvres,--_oimè_!
_oimè_[69]!--Pour la traduction allemande, je ne la comprends pas, ni la
longue dissertation annexée à la fin sur les Faust. Excusez-moi de me
hâter. Quant à la politique, il n'est pas prudent d'en parler, mais rien
n'est encore décidé.

[Note 68: Formule latine adoptée en anglais pour désigner les
personnages.]

[Note 69: Hélas! hélas! (_Notes du Trad._) ]

»Je suis fort en colère de ne pas avoir _le Monastère_ de Scott. Vous
êtes trop libéral de vos envois en fait de quantité, et vous inquiétez
trop peu de la qualité. J'avais déjà tous les numéros de la _Quarterly_
(au nombre de quatre), et douze de la _Revue d'Édimbourg_; mais peu
importe, nous en aurons de nouveaux bientôt. Plus de Keats, je vous en
conjure:--déchirez-le tout vivant; si quelqu'un d'entre vous ne le fait
pas, je l'écorcherai moi-même. Il n'y a pas moyen de supporter les
niaises stupidités de ce vain idiot.

»Je ne me sens pas disposé à m'occuper encore de _Don Juan_. Que
croyez-vous que disait l'autre jour une jolie Italienne? Elle l'avait lu
en français, et m'en faisait ses complimens avec les restrictions de
rigueur. Je répondis que ce qu'elle disait était vrai, mais que je
soupçonnais que _Don Juan_ vivrait plus long-tems que _Childe-Harold_.--«Ah!
(dit-elle) j'aimerais mieux la renommée de _Childe-Harold_ pour trois
ans, qu'une immortalité due à _Don Juan_!».--La vérité est que c'est
trop vrai, et les femmes détestent maintes choses qui arrachent les
oripeaux du sentiment; et elles ont raison, puisqu'elles seraient
dépouillées de leurs armes. Je n'ai point connu de femme qui n'eût en
horreur les _Mémoires du chevalier de Grammont_, pour la même raison;
même lady *** avait coutume de les calomnier.

»Je n'ai pas reçu l'ouvrage de Rose. Il a été saisi à Venise. Tel est le
libéralisme des Huns, avec leur armée de deux cent mille hommes, qu'ils
n'osent pas laisser circuler un volume tel que celui de Rose.»



LETTRE CCCXCII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 16 octobre 1820.

«_L'abbé_[70] vient d'arriver; mille remercîmens, ainsi que pour _le
Monastère_,--quand vous me l'enverrez!!!

[Note 70: Roman de Walter Scott. (_Note du Trad._)]

»_L'Abbé_ sera pour moi d'un intérêt plus qu'ordinaire, car un de mes
ancêtres maternels, sir J. Gordon de Gight, le plus bel homme de son
siècle, mourut sur l'échafaud à Aberdeen, pour sa fidélité à Marie
Stuart, dont il était le parent, et dont on le prétendait aussi l'amant.
Son histoire a été longuement traitée par les chroniques du tems. Si je
ne me trompe, il fut mêlé à l'évasion de la reine du château Loch-Leven,
ou à sa captivité dans ce même château-fort. Mais vous savez cela mieux
que moi.

»Je me rappelle Loch-Leven comme un souvenir d'hier. Je le vis en allant
en Angleterre en 1798, à l'âge de dix ans. Ma mère, qui était aussi
orgueilleuse que Lucifer d'appartenir à une branche des Stuarts, et de
descendre en ligne directe des vieux Gordons, non des Seyten-Gordons,
comme elle nommait avec dédain la branche ducale, me raconta l'histoire,
en me rappelant toujours combien les Gordons, ses aïeux, étaient
supérieurs aux Byrons du Sud,--nonobstant notre descendance normande et
toujours perpétuée de mâle en mâle, sans tomber jamais en quenouille,
comme a fait la lignée de ces Gordons dans la propre personne de ma
mère.

»Je vous ai depuis peu si souvent écrit, que cette courte lettre sera
sans doute bien venue.»

»Votre, etc.»



LETTRE CCCXCIII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 17 octobre 1820.

«Je vous envoie ci-joint la dédicace de _Marino Faliero_ à Goëthe.
Informez-vous s'il a ou non le titre de baron. Je crois que oui.
Faites-moi connaître votre opinion.

»_P. S._ Faites-moi savoir ce que M. Hobhouse et vous avez décidé sur
les deux lettres en prose et leur publication.

»Je vous envoie aussi un abrégé italien de l'appendix du traducteur
allemand de Manfred, où vous verrez cité ce que Goëthe dit du corps
entier des poètes anglais (et non de moi en particulier.) C'est
là-dessus que la dédicace se fonde, comme vous le verrez, quoique j'y
eusse songé auparavant; car je regarde Goëthe comme un grand homme.»

La singulière dédicace envoyée avec cette lettre n'a pas encore été
publiée, ni n'est parvenue, que je sache, entre les mains de l'illustre
Allemand. Elle est écrite dans le style le plus fantasque et le plus
ironique que le poète ait jamais manié; et la sévérité immodérée avec
laquelle il y traite les objets favoris de sa colère et de sa moquerie,
me force de priver le lecteur de quelques passages fort amusans[71].

[Note 71: Le lecteur aura encore ici une grande reconnaissance pour
la réserve de M. Moore!!! (_Note du Trad._)]


DÉDICACE AU BARON GOETHE.

«Monsieur,

»Dans l'appendix d'un ouvrage anglais, traduit depuis peu en allemand et
publié à Leïpsik, un jugement de vous sur la poésie anglaise est cité
dans les termes suivans: «Dans la poésie anglaise, on trouve un grand
génie, une puissance universelle, un sentiment de profondeur, avec assez
de tendresse et de force; mais ces qualités ne constituent pas
tout-à-fait le poète.»

»Je regrette de voir un grand homme tomber dans une grande erreur. Une
telle opinion de votre part prouve seulement que le _Dictionnaire des
dix mille auteurs anglais vivans_, n'a pas été traduit en allemand. Vous
aurez lu, dans la version de votre ami Schlegel, le dialogue de
_Macbeth_:

        Ils sont dix mille!

        MACBETH.

        Dix mille _oies_, coquin?

        _Réponse_.

        Dix mille _auteurs_, seigneur.

»Or, sur ces dix mille auteurs, il y a présentement dix-neuf cent
quatre-vingt-sept poètes, tous vivans en ce moment, quels que soient
devenus leurs ouvrages, ce que leurs libraires savent bien; et parmi
eux il y en a plusieurs qui possèdent une bien plus grande réputation
que la mienne, quoique considérablement moindre que la vôtre. C'est à la
négligence de vos traducteurs allemands que vous devez de ne pas
soupçonner les oeuvres................................................
......................................................................
Il y en a encore un autre nommé.......................................

»Je mentionne ces poètes par forme d'exemple, pour vous éclairer. Ils ne
constituent que deux briques de notre Babel (briques de Windsor, soit
dit en passant), mais ils peuvent servir comme spécimen de l'édifice.

»Vous avancez, de plus, «que ce caractère dominant de l'ensemble de la
poésie anglaise actuelle, est le dégoût et le mépris de la vie.» Mais je
soupçonne plutôt que, par un seul ouvrage en prose, vous, oui,
vous-même, avez excité un plus grand mépris pour la vie que tous les
volumes anglais de poésie qui aient été jamais écrits. Mme de Staël dit
«que Werther a occasioné plus de suicides que la plus belle femme», et
je crois réellement qu'il a mis plus d'individus hors de ce monde que
Napoléon lui-même,--excepté dans l'exercice de sa profession. Peut-être,
illustre baron, le jugement acrimonieux porté par un célèbre journal du
Nord sur vous en particulier, et sur les Allemands en général, vous a
autant indisposé contre la poésie que contre la critique de
l'Angleterre. Mais vous ne devez pas avoir égard à nos critiques, qui
sont au fond de bons vivans,--et vu leurs deux professions,--car ils
font la loi, et puis l'appliquent. Personne ne peut déplorer leur
jugement précipité et injuste à votre égard, plus que je ne le fais
moi-même; et j'ai exprimé mes regrets à votre ami Schlegel, en 1816, à
Coppett.

»Dans l'intérêt de mes dix mille frères vivans, et dans le mien propre,
j'ai pris ainsi en considération une opinion relative à la poésie
anglaise en général, opinion qui méritait d'être remarquée, puisqu'elle
était de vous.

»Mon principal but en m'adressant à vous, a été de témoigner mon sincère
respect et mon admiration pour un homme qui, pendant un demi-siècle, a
conduit la littérature d'une grande nation, et qui passera à la
postérité comme le premier caractère littéraire de son tems.

»Vous avez été heureux, monsieur, non-seulement par les écrits qui ont
illustré votre nom, mais par ce nom même, suffisamment musical pour être
articulé par la postérité. En ceci vous avez l'avantage sur quelques-uns
de vos compatriotes, dont les noms seraient peut-être immortels
aussi,--si l'on pouvait les prononcer. On pourrait peut-être supposer,
d'après ce ton apparent de légèreté, que j'ai l'intention de vous
manquer de respect; mais ce serait une erreur; je suis toujours
égrillard en prose. Vous considérant, comme je le fais, avec une
conviction réelle et ardente, tant dans votre propre pays que chez la
plupart des autres nations, comme la plus haute supériorité littéraire
qui ait existé en Europe depuis la mort de Voltaire, j'ai senti et sens
encore le désir de vous dédier l'ouvrage suivant,--non comme tragédie ou
comme poème (car je ne puis prononcer s'il doit avoir l'une ou l'autre
qualification, ou même n'avoir ni l'une ni l'autre), mais comme marque
d'estime et d'admiration de la part d'un étranger envers un homme qui a
été salué en Allemagne le Grand Goëthe.

»J'ai l'honneur d'être, avec le plus sincère respect, votre
très-obéissant et très-humble serviteur.

BYRON.

Ravenne, 14 octobre 1820.

»_P. S._ Je m'aperçois qu'en Allemagne ainsi qu'en Italie, il y a un
grand débat sur ce qu'on nomme le _classique_ et le _romantique_,--termes
qui n'étaient point des objets de classification en Angleterre, du moins
quand je l'ai quittée, il y a quatre ou cinq ans. Quelques écrivassiers
anglais, il est vrai, ont outragé Pope et Swift, mais la raison en est
qu'ils ne savaient eux-mêmes écrire ni en prose ni en vers; mais on ne
les a pas crus dignes de former une secte. Peut-être quelque distinction
de ce genre est-elle née depuis peu, mais je n'en ai pas beaucoup
entendu parler, et ce serait la preuve d'un si mauvais goût, que je
serais fâché d'y croire.»



LETTRE CCCXCIV.

À M. MOORE.


Ravenne, 17 octobre 1820.

«Vous me devez deux lettres,--acquittez-vous. Je désire savoir ce que
vous faites. L'été est passé, et vous retournerez à Paris. À propos de
Paris, ce n'était pas Sophie _Gail_, mais Sophie _Gay_,--le mot anglais
_Gay_[72],--qui était entrée en correspondance avec moi[73]. Pouvez-vous
me dire qui elle est, comme vous le fîtes de défunte ***?

[Note 72: _Gay_ qui est le même mot que _Gai_ en français. (_Note du
Trad._) ]

[Note 73: Je m'étais mépris[A] sur le nom de la dame dont Byron
s'informait, et lui avais répondu qu'elle était morte. Mais en recevant
cette lettre-ci, je découvris qu'il s'agissait de Mme Sophie Gay, mère
d'une personne aussi célèbre par sa poésie que par sa beauté, Mlle
Delphine Gay. (_Note de Moore_.) ]

[Note A: C'était Byron et non Moore qui s'était mépris. _Voir_ la
lettre 294. (_Note du Trad._)]

»Avez-vous continué votre poème? J'ai reçu la traduction française du
mien. Pensez seulement à être traduit dans une langue étrangère sous un
si abominable travestissement!!!....................

»Avez-vous fait copier mon Mémoire? J'en ai commencé une continuation.
Vous l'enverrai-je telle qu'elle est maintenant?

»Je ne puis rien vous dire sur l'Italie, car le gouvernement me regarde
ici d'un oeil soupçonneux, comme j'en suis bien informé. Pauvres
gens!--comme si moi, étranger solitaire, je pouvais leur faire quelque
mal. C'est parce que j'aime avec passion le tir de la carabine et du
pistolet; car ils ont pris l'alarme à la quantité de cartouches que je
consommais,--les benêts!

»Vous ne méritez pas une longue lettre,--pas même la moindre lettre, à
cause de votre silence. Vous avez un nouveau Bourbon, ce me semble, que
l'on a baptisé _Dieu-Donné_[74].--Peut-être l'honneur du présent est
susceptible de contestation..........................................
.....................................................................

[Note 74: On sait que ce mot composé, traduit du latin _Deodatus_,
veut dire, à proprement parler, _donné par Dieu_. (_Note du Trad._)]

»La reine a fourni un joli thème aux journaux. Publia-t-on jamais
pareille évidence? C'est pire que _Little_ ou _Don Juan_. Si vous ne
m'écrivez bientôt, je vous ferai une querelle.»



LETTRE CCCXCV.

À M. MURRAY.


Ravenne, 25 octobre 1820.

«Pressez, je vous prie, la remise du paquet ci-joint à lady Byron. C'est
pour affaires.

»En vous remerciant pour _l'Abbé_, j'ai commis quatre grandes erreurs.
Sir John Gordon n'était pas de Gight, mais de Bogagight; il périt non
pour sa fidélité, mais dans une insurrection. Il n'eut aucun rapport
avec les événemens de Loch-Leven; car il était mort quelque tems avant
l'époque de l'emprisonnement de la reine: et quatrièmement je ne suis
pas sûr qu'il ait été ou non l'amant de la reine; car Robertson n'en dit
rien, tandis que Walter Scott place Gordon dans la liste qu'à la fin de
_l'Abbé_ il donne des admirateurs de Marie (comme ayant tous été
malheureux.)

»J'ai dû commettre toutes ces méprises en me rappelant le récit de ma
mère sur ce sujet, quoiqu'elle fût plus exacte que je ne suis, et se
piquât de précision sur les points de généalogie, comme toute
l'aristocratie écossaise..................

»Votre, etc.

»_P. S._ Vous avez bien fait de ne pas publier la prose destinée aux
_Blackwood's_ et _Robert's Magazines_, excepté ce qui concerne
Pope;--vous avez laissé le tems se passer.»


Le pamphlet en réponse au _Blackwood's Magazine_, dont il est ici
question, fut occasioné par un article inséré dans cet ouvrage
périodique, sous le titre de _Remarques sur Don Juan_, et, quoique mis
sous presse par M. Murray, ne fut jamais publié. L'auteur de l'article
ayant, à propos de certains passages de _Don Juan_, pris occasion
d'exprimer quelques censures sévères sur la conduite conjugale du poète,
Lord Byron, dans sa réplique, entre dans quelques détails sur ce pénible
sujet; et les extraits suivans de sa défense, si l'on doit nommer
défense une réponse à des griefs qui n'ont jamais été définis,--seront
lus avec un vif intérêt.


»Mon savant confrère poursuit: «C'est en vain, dit-il, que Lord Byron
essaierait de justifier sa conduite dans cette affaire; et aujourd'hui
qu'il a si publiquement et si audacieusement appelé l'enquête et le
reproche, nous ne voyons pas pourquoi il ne serait point clairement
averti par la voix de ses concitoyens.» Jusqu'à quel point la publicité
d'un poème anonyme, et l'audacieuse fiction d'un caractère imaginaire,
que le rédacteur suppose avoir été créé en vue de lady Byron,
peuvent-elles mériter cette formidable dénonciation _de leurs douces
voix_? je ne le sais ni ne m'en soucie. Mais quand il dit que je ne puis
justifier ma conduite dans cette affaire, j'acquiesce à cette assertion,
parce qu'on ne peut se justifier tant qu'on ne sait pas de quoi l'on est
accusé; et je n'ai jamais eu,--Dieu le sait,--qu'un désir, celui
d'obtenir une accusation--des charges spéciales quelconques, qui me
fussent soumises, sous une forme tangible, par ma partie adverse, non
par des tiers,--à moins qu'on ne prenne pour telles les atroces
calomnies de la rumeur publique, et le mystérieux silence des
conseillers officiels de milady. Mais le rédacteur n'est-il pas content
de ce qu'on a déjà dit et fait? Le cri général de ses concitoyens
n'a-t-il pas prononcé sur ce sujet--une sentence sans débats, et une
condamnation sans charges? N'ai-je pas été exilé par l'ostracisme,
hormis que les écailles sur lesquelles on écrivait ma proscription
étaient anonymes? Le rédacteur ignore-t-il l'opinion et la conduite du
public à cette occasion? S'il l'ignore, je ne l'ignore pas; le public
même l'oubliera long-tems avant que je cesse de m'en souvenir.

»L'homme qui est exilé par une faction a la consolation de penser qu'il
est un martyr; il est soutenu par l'espérance, et par la dignité de la
cause, réelle ou imaginaire, qu'il a embrassée. Celui qui se retire pour
dettes peut se reposer dans l'idée que le tems et la prudence relèveront
ses affaires; celui qui est condamné par la loi n'a qu'un bannissement à
terme, et en rêve l'abréviation, ou bien, peut-être, il connaît ou
suppose quelque injustice dans la loi, ou dans l'application de la loi à
son égard. Mais celui qui est proscrit par l'opinion générale, sans
l'intermède d'une politique ennemie, d'un jugement illégal, ou
d'affaires embarrassées, doit, innocent ou coupable, supporter toute
l'amertume de l'exil, sans espoir, sans orgueil, sans allégement. Ce
dernier cas fut le mien. Sur quels motifs le public fonda-t-il son
opinion? je l'ignore; mais cette opinion fut générale et décisive. On ne
savait rien de moi, sinon que j'avais composé ce qu'on appelle de la
poésie, que j'étais noble, que je m'étais marié, que j'étais devenu
père, et que j'avais eu des différends avec ma femme et ses parens, on
ne savait pourquoi, puisque les personnes plaignantes refusaient
d'articuler leurs griefs. Le monde _fashionable_[75] se divisa en
partis, et mon parti ne consista qu'en une très-faible minorité; le
monde raisonnable se rangea naturellement du plus fort côté, qui se
trouva être celui de lady Byron. La presse fut active et ignoble; et
telle fut la rage du tems, que la malheureuse publication de deux pièces
de vers, plutôt louangeuses que défavorables à l'égard des personnes qui
en étaient le sujet, fut métamorphosée en une espèce de crime par la
torture de l'interprétation. Je fus accusé des vices les plus monstrueux
par la rumeur publique et la rancune particulière: mon nom, qui avait
été un nom chevaleresque et noble depuis que mes pères avaient aidé
Guillaume-le-Normand dans la conquête de son royaume, mon nom, dis-je,
fut taché. Je sentis que si ce qu'on chuchotait, grommelait et
murmurait, était vrai, je n'étais plus bon pour l'Angleterre; que si
c'était faux, l'Angleterre n'était plus bonne pour moi. Je me retirai:
mais ce n'était pas assez. Dans d'autres pays, en Suisse, à l'ombre des
Alpes, et près de l'azur profond des lacs, je fus poursuivi et atteint
par le même fléau. Je franchis les montagnes, mais ce fut la même chose;
alors j'allai un peu plus loin, et m'établis près des flots de
l'Adriatique, comme le cerf aux abois s'enfuit dans les eaux.

[Note 75: Nous avons conservé le terme anglais, qui commence déjà à
se naturaliser dans notre langue. Nous aurions d'ailleurs fort bien pu
dire: _Le beau monde_, le monde du bel air, etc. (_Note du Trad._)]

»Si j'en puis juger par les rapports du petit nombre d'amis qui se
groupèrent autour de moi, le cri de réprobation dont je parle
outrepassa tout précédent, toute circonstance analogue, même les cas où
des motifs politiques ont animé la calomnie et doublé l'inimitié. Je fus
averti de ne point paraître dans les théâtres, de crainte que je ne
fusse sifflé, ni d'aller exercer mes droits dans le parlement, de
crainte que je ne fusse insulté dans la route. Le jour même de mon
départ, mon plus intime ami m'a dit ensuite qu'il était dans
l'appréhension de voies de fait de la part du peuple qui pourrait
s'assembler à la porte de la voiture. Toutefois, ces conseils ne
m'empêchèrent pas de voir Kean dans ses meilleurs rôles, ni de voter
conformément à mes principes; et quant aux troisièmes et dernières
appréhensions de mes amis, je ne pouvais les partager, parce que je n'ai
pu en comprendre l'étendue que quelque tems après avoir traversé la
Manche. D'ailleurs, je ne suis pas de nature à être très-impressionné
par la colère des hommes, quoique je puisse me sentir blessé par leur
aversion. Contre tout outrage individuel, je pouvais moi-même m'assurer
protection et vengeance; et contre les outrages de la foule, j'aurais
été probablement capable de me défendre, avec l'assistance d'autrui,
comme en diverses occasions semblables.

»Je quittai mon pays, en voyant que j'étais l'objet du blâme général. Je
n'imaginai pas, à la vérité, comme Jean-Jacques Rousseau, que tout le
genre humain était en conspiration contre moi, quoique j'eusse peut-être
d'aussi bons motifs qu'il en eut jamais pour une telle chimère; mais je
m'aperçus que j'étais à un point extraordinaire devenu personnellement
odieux en Angleterre, peut-être par ma faute, mais le fait était
incontestable. Le public, en général, aurait été difficilement excité
jusqu'à un tel point contre un homme plus populaire, sans accusation du
moins ou sans charge quelconque positivement exprimée ou spécifiée: car
je puis à peine concevoir que l'accident commun et quotidien d'une
séparation entre mari et femme ait pu de lui-même produire une si grande
fermentation. Je n'élèverai pas les plaintes usuelles de préjugé, de
condamnation par avance, d'injustice, de partialité, etc., monnaie
ordinaire des personnes qui ont eu ou doivent subir un procès; mais je
fus un peu surpris de me trouver condamné sans acte d'accusation, et de
m'apercevoir que, dans l'absence de ces griefs monstrueux, si énormes
qu'ils pussent être, tout crime possible ou impossible était substitué
en leur place par la rumeur publique, et tenu pour accordé. Cela ne
pouvait arriver qu'à l'égard d'une personne fort peu aimée, et je ne
connaissais aucun remède, ayant déjà usé de tous les moyens que je
pouvais avoir de plaire à la société. Je n'avais point de parti dans le
monde, quoiqu'on m'ait dit le contraire dans la suite;--mais je ne
l'avais pas formé, et je n'en connaissais donc pas l'existence:--point
en littérature:--et en politique j'avais voté avec les whigs, avec cette
importance qu'un vote whig possède dans ces jours de torysme, sans autre
liaison personnelle avec les meneurs des deux chambres que celle que
sanctionnait la société où je vivais, sans droit ou prétention au
moindre témoignage d'amitié de la part de qui que ce fût, excepté
quelques camarades de mon âge, et quelques hommes plus avancés dans la
vie, que j'avais eu le bonheur de servir dans des circonstances
difficiles. C'était, en effet, être seul; et je me souviens que quelque
tems après Mme de Staël me dit en Suisse: «Vous n'auriez pas dû entrer
en guerre avec le monde:--c'est trop fort pour un seul individu; je l'ai
essayé moi-même dans ma jeunesse, mais cela ne mène à rien.» J'acquiesce
complètement à la vérité de cette remarque; mais le monde m'a fait
l'honneur de commencer la guerre, et assurément, si la paix ne peut être
obtenue qu'en le courtisant et lui payant tribut, je ne suis pas propre
à obtenir sa faveur. Je pensai, avec Campbell:

        Allons; épouse une destinée d'exil,
        Et si le monde ne t'a pas aimé,
        Tu peux supporter l'isolement.

.....................................................................

»J'ai entendu dire, et je crois, qu'il y a des êtres humains constitués
de manière à être insensibles aux injures; mais je crois que le meilleur
moyen de s'abstenir de la vengeance est de se placer hors de la
tentation. J'espère n'en avoir jamais d'occasion; car je ne suis point
sûr de pouvoir me retenir, ayant reçu de ma mère quelque chose du
_perfervidum ingenium Scotorum_[76]. Je n'ai point cherché, ni ne
chercherai la vengeance, et peut-être elle ne viendra jamais sur mon
chemin. Je n'entends point ici parler de ma partie adverse, qui pouvait
avoir tort ou raison, mais de plusieurs personnes qui ont donné cette
cause pour prétexte à leur propre inimitié............................
......................................................................

[Note 76: Bouillant caractère des Écossais.]

»Le rédacteur parle de la voix générale de ses concitoyens; je parlerai
de quelques-uns en particulier.

»Au commencement de 1817, il parut dans la _Quarterly-Review_ un article
écrit, je crois, par Walter-Scott, article qui lui fit grand honneur, et
qui fut loin d'être déshonorant pour moi, quoique, sous le double
rapport du talent poétique et du caractère personnel, il fût plus
favorable qu'il ne fallait à l'ouvrage et à l'auteur dont il traitait.
Il fut écrit à une époque où un égoïste n'eût pas voulu et un lâche
n'eût pas osé dire un mot en faveur de l'un ou de l'autre; il fut écrit
par un homme à qui l'opinion publique m'avait donné un moment pour
rival,--distinction haute et peu méritée, mais qui ne nous empêcha
point, moi de l'aimer, lui de répondre à cette amitié. L'article en
question fut écrit sur le troisième chant de _Childe-Harold_; et, après
plusieurs observations qu'il ne me serait pas plus convenable de répéter
que d'oublier, il finissait par exprimer l'espoir de mon retour en
Angleterre. Comment ce voeu fut-il accueilli en Angleterre? je ne sais
pas; mais il offensa grièvement les dix ou vingt mille respectables
voyageurs anglais alors réunis à Rome. Je ne visitai Rome que quelque
tems après, en sorte que je n'eus pas l'occasion de connaître par
moi-même le fait; mais je fus informé long-tems après, que la plus
grande indignation avait été manifestée dans le cercle anglais de cette
année, où se trouvaient--parmi un levain considérable de Welbeck-Street
et de Devonshire-Place--plusieurs familles réellement bien nées et bien
élevées, qui n'en participèrent pas moins aux sentimens de la
circonstance. «Pourquoi retournerait-il en Angleterre?» fut
l'exclamation générale.--Je réponds; _pourquoi_? C'est une question que
je me suis quelquefois posée à moi-même, et je n'ai jamais pu y donner
une réponse satisfaisante. Je n'avais alors aucune pensée de retour, et
si j'en ai aujourd'hui, c'est une pensée d'affaires et non de plaisir.
De tous ces liens qui ont été mis en pièces, il y a quelques anneaux
encore entiers, quoique la chaîne elle-même soit brisée. J'ai des
devoirs et des relations qui peuvent un jour requérir ma présence,--et
je suis père. J'ai encore quelques amis que je désire rencontrer, et,
peut-être, un ennemi. Ces causes, et les minutieux détails d'intérêt que
le tems accumule durant l'absence de tout homme dans ses affaires et sa
propriété, me rappelleront probablement en Angleterre; mais j'y
retournerai avec les mêmes sentimens que lors de mon départ, à l'égard
du pays lui-même, quoique j'aie pu en changer relativement aux
individus, suivant que j'ai été depuis plus ou moins bien informé de
leur conduite: car c'est bien long-tems après mon départ que j'ai connu
leurs procédés et leur langage dans toute leur réalité et leur
plénitude. Mes amis, comme font tous les amis, par des motifs
conciliatoires, m'ont caché tout ce qu'ils ont pu, et même certaines
choses qu'ils auraient dû dévoiler. Toutefois, ce qui est différé n'est
pas perdu,--mais il n'a pas tenu à moi qu'il n'y ait eu rien de différé.

»J'ai rappelé la scène qu'on a dit s'être passée à Rome, pour montrer
que le sentiment dont j'ai parlé n'était pas borné aux Anglais
d'Angleterre, et c'est une partie de ma réponse au reproche lancé contre
ce qu'on appelle mon exil égoïste et volontaire. Volontaire, oui; car
quel homme voudrait demeurer parmi un peuple nourrissant une haine si
vive contre lui? Jusqu'à quel point ai-je été égoïste: c'est ce que j'ai
déjà expliqué.»

Les passages suivans du même pamphlet ne seront pas trouvés moins
curieux, sous un point de vue littéraire.

«Ici je désire dire quelques mots sur l'état actuel de la poésie
anglaise. Peu de personnes douteront que ce ne soit l'âge de déclin de
la poésie anglaise, quand elles auront envisagé le sujet avec calme. La
présence d'hommes de génie parmi les poètes actuels ne contredit que peu
le fait, parce qu'on a très-bien dit que, «après celui qui forme le goût
de sa nation, le plus grand génie est celui qui le corrompt.» Personne
n'a contesté le génie à Marino, qui corrompit, non-seulement le goût de
l'Italie, mais celui de toute l'Europe pour près d'un siècle. La grande
cause de l'état déplorable de la poésie anglaise doit être attribuée à
cette absurde et systématique dépréciation de Pope, pour laquelle il y a
eu, pendant ces dernières années, une sorte de concurrence épidémique.
Les hommes des opinions les plus opposées se sont unis sur ce point.
Warton et Churchill ont commencé, ayant probablement tiré cette idée des
héros de la _Dunciade_, et de l'intime conviction que leur propre
réputation ne serait rien tant que le plus parfait et le plus harmonieux
des poètes ne serait pas rabaissé à ce qu'ils regardaient comme son
juste niveau; mais même ils n'osèrent pas le descendre au-dessous de
Dryden. Goldsmith, Rogers et Campbell, ses plus heureux disciples, et
Hayley qui, tout faible qu'il est, a laissé un poème[77] qu'on ne
laissera pas volontiers périr, ont conservé la réputation de ce style
pur et parfait; et Crabbe, le premier des poètes vivans, a presque égalé
le maître. .....................................................

[Note 77: _The Triumph of Temper_.]

»Mais ces trois personnages, S***, W*** et C***[78], eurent tous une
antipathie naturelle pour Pope, et je respecte en eux ce seul sentiment
ou principe primitif qu'ils aient imaginé de conserver. Puis se sont
joints à eux ceux qui ne les ont joints qu'en ce point seul: les
réviseurs d'Édimbourg, la masse hétérogène des poètes anglais vivans
(excepté Crabbe, Rogers, Gifford et Campbell), qui, par préceptes et par
pratique, a prononcé son adhésion, et moi-même enfin, qui ai
honteusement dévié dans la pratique, mais qui ai toujours aimé et honoré
la poésie de Pope de toute mon ame, et espère le faire jusqu'à ma
dernière heure. J'aimerais mieux voir tout ce que j'ai écrit servir de
doublure au même coffre où je lis actuellement le onzième livre d'un
moderne poème épique publié à Malte en 1811 (je l'ouvris pour prendre de
quoi me changer après le paroxysme d'une fièvre tierce, pendant
l'absence de mon domestique, et je le trouvai paré en dedans du nom du
fabricant Eyre, Cockspur-Street, et de la poésie épique ci-dessus
mentionnée); oui, j'aimerais mieux cela, que sacrifier ma ferme croyance
dans la poésie de Pope comme type orthodoxe de la poésie anglaise......
.......................................................................

[Note 78: Probablement _Southey_, _Wordsworth_ et _Coleridge_.
(_Notes du Trad._) ]

»Néanmoins, je n'irai pas si loin que *** qui, dans son _postscriptum_,
prétend que nul grand poète n'obtint jamais une renommée immédiate:
cette assertion est aussi fausse qu'elle est absurde. Homère a dû sa
gloire à sa popularité; il récitait ses vers,--et sans la vive
impression du moment, comment l'_Iliade_ eût-elle été apprise par coeur,
et transmise par la tradition? Ennius, Térence, Plaute, Lucrèce, Horace,
Virgile, Eschyle, Sophocle, Euripide, Sappho, Anacréon, Théocrite, tous
les grands poètes de l'antiquité firent les délices de leurs
contemporains. Un poète, avant l'invention de l'imprimerie, ne devait
son existence même qu'à sa popularité actuelle. L'histoire nous apprend
que les meilleurs nous sont parvenus. La raison en est évidente; les
plus populaires trouvèrent le plus grand nombre de copistes, et dire que
le goût de leurs contemporains était corrompu, c'est une thèse que
peuvent difficilement soutenir les modernes, dont les plus puissans ont
à peine approché des anciens. Dante, Pétrarque, Arioste, le Tasse
furent tous les favoris des lecteurs contemporains. Dante acquit la
célébrité long-tems avant sa mort; et, peu après, les états négocièrent
pour ses cendres, et disputèrent touchant les lieux où il avait composé
la _Divina Comedia_. Pétrarque fut couronné au Capitole. Arioste fut
respecté par les voleurs qui avaient lu l'_Orlando furioso_... Le Tasse,
malgré les critiques des _Cruscanti_, aurait été couronné au Capitole,
sans sa mort prématurée.

»Il est aisé de prouver la popularité immédiate des principaux poètes de
la seule nation moderne d'Europe qui ait une langue poétique, de la
nation italienne. Chez nous, Shakspeare, Spenser, Johnson, Waller,
Dryden, Congreve, Pope, Young, Shenstone, Thomson, Goldsmith, Gray
furent tous aussi populaires durant leur vie que depuis leur mort.
L'élégie de Gray a plu sur-le-champ, et plaira éternellement. Ses odes
n'eurent pas le même succès, mais elles ne sont pas non plus aujourd'hui
aussi agréables que son élégie. La carrière politique de Milton nuisit à
son succès; mais l'épigramme de Dryden, et le débit même du _Paradis
perdu_, relativement au moindre nombre des lecteurs à l'époque de sa
publication, prouvent que Milton fut honoré par ses contemporains....

»On peut demander pourquoi--ayant cette opinion sur l'état actuel de la
poésie anglaise, et ayant eu long-tems comme écrivain l'oreille du
public,--je n'ai pas adopté un plan différent dans mes propres
compositions, ou tâché de corriger plutôt que d'encourager le goût du
jour? À cela je répondrai qu'il est plus aisé de voir la mauvaise route
que de suivre la bonne, et que je n'ai jamais entretenu la perspective
de remplir une place permanente dans la littérature de mon pays. Ceux
qui me connaissent le savent et savent aussi que j'ai été grandement
étonné du succès temporaire de mes ouvrages, n'ayant flatté aucune
personne ni aucun parti, et ayant exprimé des opinions contraires à
celles de la généralité des lecteurs. Si j'avais pu prévoir le degré
d'attention qui m'a été accordé, assurément j'aurais étudié davantage
pour le mériter. Mais j'ai vécu dans des contrées étrangères et
lointaines, ou dans ma patrie, au milieu d'un monde agité qui n'était
pas favorable à l'étude ou à la réflexion; en sorte que presque tout ce
que j'ai écrit a été pure passion,--passion, il est vrai de différentes
sortes, mais toujours passion: car chez moi (si ce n'est point parler en
Irlandais que parler ainsi), mon indifférence était une sorte de
passion, résultat de l'expérience, et non pas la philosophie de la
nature. Écrire devient une habitude, comme la galanterie chez une femme.
Il y a des femmes qui n'ont point eu d'intrigue, mais fort peu qui n'en
aient eu qu'une; ainsi il y a des millions d'hommes qui n'ont jamais
écrit un livre, mais peu qui n'en aient écrit qu'un. Donc, ayant écrit
une fois, je continuai d'écrire, encouragé sans doute par le succès du
moment, mais n'en prévoyant aucunement la durée, et, j'oserai le dire,
en concevant à peine le désir.........................................

»J'ai ainsi exprimé publiquement sur la poésie du jour l'opinion que
j'ai depuis long-tems exprimée à tous ceux qui me l'ont demandée, et
même à quelques personnes qui auraient mieux aimé ne pas l'entendre,
comme à Moore, à qui je disais dernièrement: «Nous sommes tous dans la
mauvaise voie, excepté Rogers, Crabbe et Campbell.» Sans être vieux
d'années je suis trop vieilli pour sentir en moi assez de verve pour
entreprendre une oeuvre qui montrât ce que je tiens pour bonne poésie,
et je dois me contenter d'avoir dénoncé la mauvaise. Il y a, j'espère,
de plus jeunes talens qui s'élèvent en Angleterre, et qui, échappant à
la contagion, rappelleront dans leur patrie la poésie aujourd'hui exilée
de notre littérature, et la rétabliront telle qu'elle fut autrefois et
qu'elle peut encore être.

»En même tems, le meilleur signe d'amendement sera le repentir, et de
nouvelles et fréquentes éditions de Pope et de Dryden.

»On trouvera dans l'_Essai sur l'Homme_ une métaphysique aussi
confortable et dix fois plus de poésie que dans l'_Excursion_. Si vous
cherchez la passion, où la trouverez-vous plus vive que dans l'_Épître
d'Héloise à Abailard_, ou dans _Palamon et Arcite_? Souhaitez-vous de
l'invention, de l'imagination, du sublime, des caractères? cherchez cela
dans _le Vol de la Boucle de cheveux_, dans les _Fables_ de Dryden, dans
l'_Ode sur la fête de sainte Cécile_, dans _Absalon et Achitophel_. Vous
découvrirez dans ces deux poètes seuls toutes les qualités dont vous ne
saisiriez pas une ombre en secouant une quantité innombrable de vers et
Dieu sait combien d'écrivains de nos jours,--plus, l'esprit, dont ces
derniers n'ont pas. Je n'ai point toutefois oublié Thomas Brown le
jeune, ni la famille Fudge, ni Whistlecraft; mais ce n'est pas de
l'esprit,--c'est de l'_humour_[79]. Je ne dirai rien de l'harmonie de
Pope et de Dryden, en comparaison des poètes vivans, dont pas un
(excepté Rogers, Gifford, Campbell et Crabbe) ne saurait écrire un
couplet héroïque. Le fait est que l'exquise beauté de leur versification
a détourné l'attention publique de leurs autres mérites, comme l'oeil
vulgaire se fixera plus sur la splendeur de l'uniforme que sur la
qualité des troupes. C'est cette harmonie même, surtout dans Pope, qui a
soulevé contre lui ce vulgaire et abominable bavardage:--parce que sa
versification est parfaite, on affirme que c'est sa seule perfection;
parce que ses pensées sont vraies et claires, on avance qu'il n'a pas
d'invention; et parce qu'il est toujours intelligible, on tient pour
incontestable qu'il n'a pas de génie. On nous dit avec un rire moqueur
que c'est le poète de la raison, comme si c'était une raison pour n'être
pas poète. Prenant passage par passage, je me chargerai de citer de Pope
plus de vers brillans d'imagination que de deux poètes vivans, quels
qu'ils soient. Pour tirer à tout hasard un exemple d'une espèce de
composition peu favorable à l'imagination,--la satire,--prenons le
caractère de Sporus, avec l'admirable jeu d'imagination qui se répand
sur lui, et mettons en regard un égal nombre de vers qui, choisis dans
deux poètes vivans quelconques, soient de la même force et de la même
variété:--où les trouverons-nous?

[Note 79: _Voir_ notre note quelques pages plus haut. (_Note du
Trad._)]

»Je ne cite qu'un exemple sur mille en réponse à l'injustice faite à la
mémoire de celui qui donna l'harmonie à notre langage poétique. Les
clercs de procureurs et les autres génies spontanés ont trouvé plus aisé
de se torturer, à l'imitation des nouveaux modèles, que de travailler
d'après l'art symétrique du poète qui avait enchanté leurs pères. Ils
ont d'ailleurs été frappés par cette remarque que la nouvelle école
faisait revivre le langage de la reine Élisabeth, le véritable anglais,
attendu que tout le monde, sous le règne de la reine Anne, n'écrivait
qu'en français, par une espèce de trahison littéraire.

»Le vers blanc, que, hors du drame, nul auteur capable de rimer
n'employa jamais, à l'exception de Milton, devint à l'ordre du jour:--on
rima de telle sorte que le vers parut plus blanc que s'il n'eût pas eu
de rime. Je sais que Johnson a dit, après quelque hésitation, «qu'il ne
pouvait pas s'inspirer le désir que Milton eût rimé.» Les opinions de ce
véritable grand homme, que c'est aussi la mode de décrier aujourd'hui,
seront toujours accueillies par moi avec cette déférence que le tems
rétablira dans son universalité; mais, malgré mon humilité, je ne suis
pas convaincu que le _Paradis perdu_ n'eût pas été plus noblement
transmis à la postérité, non pas peut-être en couplets[80] héroïques
(rhythme qui bien balancé pourrait soutenir le sujet), mais dans la
stance de Spenser ou du Tasse, ou dans le tercet de Dante, formes que
les talens de Milton auraient pu facilement greffer sur notre langue.
_Les Saisons_ de Thomson auraient été meilleures en rimes, quoique
toujours inférieures à son _Château de l'Indolence_; et M. Southey n'eût
pas fait une plus mauvaise _Jeanne d'Arc_, quoiqu'il eût pu employer six
mois au lieu de six semaines pour la composer. Je recommande aussi aux
amateurs des vers lyriques la lecture des odes du lauréat en regard de
celle de Dryden sur _sainte Cécile_.

[Note 80: Nous avons rendu à ce mot sa signification primitive et
étymologique, qu'il a conservé en anglais: _couples de vers_,
c'est-à-dire, _vers rimant deux à deux_, que nous nommons assez
ridiculement _rimes plates_ par opposition aux _rimes croisées_. (_Note
du Trad._)]

»Aux génies célestes et jeunes clercs inspirés de notre tems, ceci, en
grande partie, paraîtra paradoxal, et le paraîtra encore à la classe
plus élevée de nos critiques; mais ce fut vrai il y a vingt ans, et ce
sera de nouveau reconnu pour tel dans dix.............................
......................................................................

»Les disciples de Pope furent Johnson, Goldsmith, Rogers, Campbell,
Crabbe, Gifford, Matthias, Hayley, et l'auteur du _Paradis des
Coquettes_, auxquels on peut ajouter Richards, Heber, Wrangham, Blaud,
Hodgson, Merivale, et d'autres qui n'ont pas eu leur renommée pleine et
entière parce qu'il y a un hasard dans la renommée comme dans toute
autre chose. Mais de toutes les nouvelles écoles,--je dis _toutes_, car,
comme le démon, dont le nom est Légion, elles sont plusieurs,--a-t-il
surgi un seul élève qui n'ait pas rendu son maître honteux de l'avouer?
à moins que ce ne soit ***, qui a imité tout le monde, et a quelquefois
surpassé ses modèles. Scott a eu la faveur particulière d'être imité par
le beau sexe; il y eut miss Halford, et miss Mitford, et miss Francis,
mais, sauf respect, aucune imitation n'a fait beaucoup d'honneur à
l'original. ***, Southey, Coleridge ou Wordsworth ont-ils fait un élève
de renom? ***, Moore, ou tout autre écrivain de quelque réputation,
a-t-il eu un imitateur, ou plutôt un disciple passable? Or, il est
remarquable que presque tous les partisans de Pope, que j'ai nommés,
aient produit eux-mêmes des chefs-d'oeuvre et des modèles; et ce n'a pas
été le nombre des imitateurs qui a enfin nui à sa gloire, mais le
désespoir de l'imitation... La même raison qui engagea le bourgeois
athénien à voter pour le bannissement d'Aristide, «parce qu'il était
fatigué de l'entendre toujours appeler le Juste,» a produit l'exil
temporaire de Pope des états de la littérature. Mais le terme de son
ostracisme expirera, et le plutôt vaudra le mieux, non pour lui; mais
pour ceux qui l'ont banni, et pour la génération nouvelle, qui

        «Rougira de découvrir que ses pères furent ses ennemis.»



LETTRE CCCXCVI.

A M. MOORE.


Ravenne, 4 novembre 1820.

«J'ai reçu de M. Galignani les lettres, duplicatas et reçus ci-joints,
qui s'expliqueront d'eux-mêmes[81].

[Note 81: M. Galignani s'était adressé à Lord Byron pour obtenir de
lui un droit légal sur les oeuvres de sa seigneurie, dont il avait été
jusqu'alors le seul éditeur en France, afin d'être à même d'empêcher que
d'autres, à l'avenir, n'usurpassent le même privilége. (_Note de
Moore_.)]

Comme les poèmes sont devenus votre propriété par achat, droit et
justice, toute affaire de publication doit être décidée par vous. Je ne
sais jusqu'à quel point mon acquiescement à la requête de M. Galignani
serait légal; mais je doute qu'il fût honnête. Au cas que vous vous
décidiez à vous arranger avec lui, je vous envoie les pouvoirs
nécessaires, et, en agissant ainsi, je me lave les mains relativement à
cette affaire. Je ne les signe que pour vous mettre à même d'exercer le
droit que vous possédez à juste titre. Je n'ai plus rien à faire, sauf à
dire, dans ma réponse à M. Galignani, que les lettres, etc., vous sont
envoyées, et pourquoi.

»Si vous pouvez réprimer ces pirates étrangers, faites-le; sinon, jetez
au feu les procurations. Je ne puis avoir d'autre but que de vous
garantir votre propriété.

»Votre, etc.

»_P. S._ J'ai lu une partie de la _Quarterly_, qui vient d'arriver; M.
Bowles aura une réponse:--il n'est pas tout-à-fait exact dans son dire
touchant les _Poètes anglais et les Réviseurs écossais_. On défend Pope,
à ce que je vois, dans la _Quarterly_. Que l'on continue toujours ainsi.
C'est un péché, une honte, une damnation que de penser que Pope ait
besoin d'un tel secours;--mais il en est ainsi. Ces misérables
charlatans du jour, ces poètes se déshonorent et renient Dieu, en
courant sus à Pope, le plus irréprochable des poètes, et peut-être même
des hommes.»



LETTRE CCCXCVII.

A M. MOORE.


Ravenne, 15 novembre 1820.

«Merci de votre lettre, qui a été un peu longue à venir,--mais vaut
mieux tard que jamais. M. Galignani a donc, ce semble, été supplanté et
pillé lui-même, en seconde main, par un autre éditeur parisien, qui a
audacieusement imprimé une édition de _L.-B's Works_[82] au prix
ultra-libéral de 10 fr., et (comme Galignani le remarque
douloureusement) 8 fr. seulement pour les libraires! _Horresco
referens_[83]! Songer que les oeuvres complètes d'un homme rapportent si
peu!

[Note 82: Oeuvres de L. B.]

[Note 83: Virg. Æn. lib. II. _Je frémis en le racontant_. (_Notes du
Tr._)]

»Galignani m'envoie, dans une lettre pressée, une permission pour lui,
donnée par moi, de publier, etc., etc., lequel permis j'ai signé et
envoyé à M. Murray. Voulez-vous expliquer à Galignani que je n'ai aucun
droit de disposer de la propriété de Murray sans l'agrément de celui-ci?
et que je dois par conséquent l'adresser à Murray pour retirer le permis
de ses griffes,--chose fort difficile, je présume. J'ai écrit à
Galignani dans ce sens; mais un mot de la bouche d'un illustre confrère
le convaincrait que je n'ai pu honnêtement acquiescer à son désir,
quoique je le pusse légalement. J'ai fait ce qui dépendait de moi,
c'est-à-dire j'ai signé l'autorisation et l'ai envoyée à Murray. Que
les chiens divisent la carcasse, si elle est tuée à leur gré.

»Je suis content de votre épigramme. Il est ridicule que nous laissions
tous deux notre esprit rompre avec nos sentimens; car je suis sûr que
nous sommes au fond partisans de la reine. Mais il n'y a pas moyen de
résister à un jeu de mots.--À propos, nous avons aussi, dans cette
partie du monde, une diphthongue non pas grecque, mais espagnole,--me
comprenez-vous?--qui est sur le point de bouleverser tout l'alphabet.
Elle a été d'abord prononcée à Naples, et se propage;--mais nous sommes
plus près des barbares, qui sont en force sur le Pô, et le traverseront
sous le premier prétexte légitime.

»Il y aura à régler avec le diable, et l'on ne peut dire qui sera ou ne
sera pas sur son livre de comptes. Si une gloire inattendue survenait à
quelqu'un de votre connaissance, faites-en une Mélodie, afin que son
ombre, comme celle du pauvre Yorick, ait la satisfaction d'être
plaintivement pleurée--ou même plus noblement célébrée, comme _Oh!
n'exhalez pas son nom_. Au cas que vous ne l'en jugiez pas digne, voici
un chant à la place:

        Quand un homme n'a pas à combattre pour la liberté
               dans sa patrie,
        Qu'il combatte pour celle de ses voisins;
        Qu'il songe aux gloires de la Grèce et de Rome;
        Et se fasse briser la tête pour ses travaux.

        Servir le genre humain est un plan chevaleresque,
        Qui toujours est noblement récompensé;
        Combattez donc pour la liberté partout où vous pouvez,
        Et si vous n'êtes pas fusillé ou pendu, vous serez chevalier.

....................................................................

»Voici une épigramme que je fis pour l'endossement de l'acte de
séparation en 1816; mais les hommes de loi objectèrent qu'elle était
superflue.

        _Endossement de l'acte de Séparation, en avril_ 1816.

        Il y a un an, vous juriez, chère amie!
        D'aimer, de respecter, _et cætera_;
        Tel fut le serment que vous me fîtes,
        Et voici précisément ce qu'il vaut.

»Pour l'anniversaire du 2 janvier 1821, j'ai d'avance un petit
compliment, que j'ajoute en cas d'accident.

        _À Pénélope, 2 janvier_ 1821.

        Ce jour fut de tous les jours
        Le pire pour vous et pour moi:
        Il y a juste _six_ ans que nous n'étions qu'_un_,
        Et _cinq_ que nous redevînmes _deux_.

»Excusez, je vous prie, toutes ces absurdités; car il faut que je les
dise, dans la crainte de m'étendre sur de plus sérieux sujets, que, dans
l'état actuel des choses, il n'est pas prudent de confier à une poste
étrangère. Je vous disais, dans ma dernière, que j'avais continué mes
_Mémoires_, et que j'en avais fait douze feuilles de plus; mais je
soupçonne que je les interromprai: en ce cas, je vous enverrai cela par
la poste, quoique j'éprouve quelque remords à faire payer à un ami tant
de frais de port; car nous n'avons pas nos ports francs au-delà de la
frontière.............................................................
......................................................................



LETTRE CCCXCVIII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 9 novembre 1820.

.......................................................................

«La semaine dernière, je vous ai envoyé la correspondance de Galignani
et quelques documens sur votre propriété. Vous avez maintenant, je
crois, une occasion de réprimer, ou du moins de limiter ces
réimpressions françaises. Vous pouvez laisser tous vos auteurs publier
ce qu'il leur plaît contre moi et mes oeuvres. Un éditeur n'est et ne
peut être responsable de tous les ouvrages qui sortent de chez son
imprimeur.

»La _Dame blanche d'Avenel_ n'est pas tout-à-fait aussi bonne qu'une
réelle et authentique (_Donna Bianca_) dame blanche de Colalto, spectre
qu'on a vu plusieurs fois dans la Marche de Trévise. Il y a un homme (un
chasseur) encore vivant qui l'a vue. Hoppner pourrait vous raconter tout
ce qui la concerne, et Rose peut-être aussi. Je n'ai moi-même aucun
doute sur l'histoire et le spectre. Ce fantôme est toujours apparu dans
des circonstances particulières, avant la mort d'un membre de la
famille, etc. J'ai entendu Mme de Benzoni dire qu'elle connaissait un
monsieur qui avait vu la dame blanche traverser sa chambre au château de
Colalto. Hoppner a vu et questionné un chasseur qui la rencontra à la
chasse, et ne chassa plus depuis. C'était une jeune femme de chambre
qu'un jour la comtesse Colalto, qu'elle était en train de coiffer, vit
dans la glace faire un sourire à son mari; la comtesse l'avait fait
sceller dans la muraille du château, comme Constance de Beverley.
Depuis, elle a toujours hanté les Colalto. On la peint comme femme
blonde fort belle. C'est un fait authentique.»



LETTRE CCCXCIX.

À M. MURRAY.


Ravenne, 18 novembre 1820.

«La mort de Waite est un coup funeste pour les dents comme pour le coeur
de tous ceux qui le connaissaient. Bon Dieu! lui et Blake[84] défunts
tous deux! Je les laissai dans la plus parfaite santé, et ne pensai
guère à la possibilité de cette perte nationale dans le court espace de
cinq ans. Ils étaient, en fait de véritable grandeur, autant supérieurs
à Wellington, que celui qui conserve la chevelure et les dents est
préférable au sanglant et impétueux guerrier qui obtient un nom en
cassant les têtes et en brisant les molaires? Qui lui succède? Où
trouver maintenant la poudre dentifrice, douce et cependant
efficace?--la teinture?--les brosses à nettoyer? Obtenez, je vous prie,
tous les renseignemens que vous pourrez sur ces questions tusculanes:
Cette pensée me fait mal à la machoire. Pauvres diables! je me flattais
de l'espérance de les revoir tous deux; et cependant ils sont allés dans
ce lieu où les dents et les cheveux durent plus long-tems que dans la
vie. J'ai vu ouvrir un millier de tombeaux, et me suis toujours aperçu
que, quoi qu'il fût arrivé, les dents et les cheveux restaient à ceux
qui ne les avaient pas perdus à l'époque de leur mort. N'est-ce pas
ridicule? Ce sont les choses qui se perdent les premières dans la
jeunesse, et qui durent le plus long-tems dans la poussière, si les gens
veulent mourir pour les conserver. C'est une singulière vie, et une
singulière mort, que la mort et la vie des humains.

[Note 84: Célèbre coiffeur (_Note de Moore_.)]

»Je savais que Waite était marié; mais je ne songeais guère que les
autres funérailles viendraient sitôt le surprendre. C'était un tel
élégant, un tel petit-maître, un tel bijou d'homme! Il y a à Bologne un
tailleur qui lui ressemble beaucoup et qui est aussi au pinacle de sa
profession. Ne négligez pas ma commission. Par qui ou par quoi peut-il
être remplacé? Que dit le public?

»Je vous renvoie la préface. N'oubliez pas que l'extrait de la
chronique italienne doit être traduit. Quant à ce que vous dites pour
m'engager à retoucher les chants de _Don Juan_ et les _Imitations
d'Horace_, c'est fort bien; mais je ne puis fourbir. Je suis comme le
tigre (en poésie); si je manque mon coup au premier bond, je retourne en
grondant dans mon antre. Je n'ai point de second élan; je ne puis
corriger; je ne le puis ni ne le veux. Personne ne réussit dans cette
tâche, grands ou petits. Le Tasse refit toute sa _Jérusalem_; mais qui
lit jamais cette version? tout le monde va à la première. Pope ajouta au
_Vol de la boucle de cheveux_, mais ne réduisit pas son poème. Il faut
que vous preniez mes productions comme elles sont; si elles ne sont pas
propres au succès, réduisez-en le prix d'estimation en conséquence. Je
les jetterais plutôt que de les tailler et les rogner. Je ne dis pas que
vous m'ayez pas raison; je répète seulement que je ne puis
perfectionner...

«Votre, etc.»

»_P. S._ Quant aux éloges de ce petit *** Keats, je ferai la même
observation que Johnson, quand Sheridan, l'acteur, obtint une pension.
«Quoi! il a obtenu une pension? Alors il est tems que je résigne la
mienne.» Personne n'a pu être plus fier des éloges de la _Revue
d'Édimbourg_ que je ne le fus, ou plus sensible à sa censure, comme je
l'ai montré dans _les Poètes Anglais et les Réviseurs Écossais_. À
présent, tous les hommes qu'elle a jamais loués sont dégradés par cet
absurde article. Pourquoi n'examine-t-elle et ne loue-t-elle pas le
_Guide de la Santé de Salomon_? Il y a plus de bon sens et autant de
poésie que dans Johnny Keats.........................................



LETTRE CCCC.

À M. MURRAY.


Ravenne, 23 novembre 1820.

«Les _Imitations_, dit Hobhouse, demanderont bon nombre de taillades
pour être adaptées aux tems, ce qui sera une longue affaire, car je ne
me sens pas du tout laborieux à présent. L'effet quelconque qu'elles
doivent avoir serait peut-être plus grand sous une forme séparée, et
d'ailleurs elles doivent porter mon nom. Or, si vous les publiez dans le
même volume que _Don Juan_, elles me déclarent auteur de _Don Juan_, et
je ne juge pas à propos de risquer un procès en chancellerie sur la
tutelle de ma fille, puisque dans votre Code actuel un poème facétieux
est suffisant pour ôter à un homme ses droits sur sa famille.

»Quant à l'état des affaires en ce pays, il serait difficile et peu
prudent d'en parler longuement, les Huns ouvrant toutes les lettres.
S'ils les lisent, quand ils les ont ouvertes, ils peuvent voir en
caractères lisibles tracés de ma main, que je les regarde comme de
_damnés bélitres et barbares_, et leur empereur comme un _sot_, et
eux-mêmes comme plus sots que lui; ce qu'ils peuvent envoyer à Vienne
sans que je m'en soucie. Ils se sont rendus maîtres de la police papale,
et font les fanfarons; mais un jour ou l'autre ils paieront tout cela;
ce ne sera peut-être pas bientôt, parce que ces malheureux Italiens
n'ont aucune consistance; mais je suppose que la Providence se fatiguera
enfin des barbares......................................................

«Votre, etc.»



LETTRE CCCCI.

À M. MOORE.


Ravenne, 9 décembre 1820.

«Outre cette lettre, vous recevrez trois paquets contenant, somme toute,
dix-huit autres feuilles de _Memoranda_, qui, je le crains, vous
coûteront plus de frais de port que ne rapportera leur impression dans
le siècle prochain. Au lieu d'attendre si long-tems, si vous pouviez en
faire quelque chose maintenant en cas de survivance (c'est-à-dire après
ma mort), je serais fort content,--attendu qu'avec tout le respect dû à
votre progéniture, je vous préfère à vos petits-enfans. Croyez-vous que
Longman ou Murray voulussent avancer une certaine somme à présent, en
s'engageant à ne pas publier avant mon décès?--Qu'en dites-vous?

»Je vous laisse sur ces dernières feuilles un pouvoir discrétionnaire,
parce qu'elles contiennent peut-être une ou deux choses d'une trop dure
sincérité envers le public. Si je consens à ce que vous disposiez
maintenant de ces _Mémoires_, où est le mal? Les goûts peuvent changer.
Je voudrais, à votre place, essayer d'en disposer, non les publier; et
si vous me survivez (comme cela est fort probable), ajoutez ce qu'il
vous plaira de ce que vous savez vous-même; mais surtout
contredisez-moi, si j'ai parlé à faux; car mon principal but est la
vérité, même à mes propres dépens.

»J'ai quelques notions de votre compatriote Muley Moloch. Il m'a écrit
plusieurs lettres sur le christianisme pour me convertir, et, en
conséquence, si je n'avais pas été déjà chrétien, je le serais
probablement à présent. Je pensai qu'il y avait en lui un talent
sauvage, mêlé à un nécessaire levain d'absurdité,--comme cela doit être
à l'égard de tout talent, lâché sur le monde sans martingale.
............................................................

»J'ai d'énormes quantités de papiers en Angleterre, tant pièces
originales que traductions,--une tragédie, etc., etc.; et je copie
maintenant un cinquième chant de _Don Juan_, en cent quarante-neuf
stances.................................................................

»Dans ce pays-ci on court aux armes; mais je ne veux point parler
politique. Parlons de la reine, de son bain et de sa bouteille,--ce sont
les seules bigarrures du jour.

»Si vous rencontrez quelques-unes de mes connaissances, saluez-les de ma
part. Les prêtres essaient ici de me persécuter,--mais je m'en moque.

»Votre, etc.»



LETTRE CCCCII.

À M. MOORE.


Ravenne, 9 décembre 1820.

«J'ouvre ma lettre pour vous raconter un fait, qui vous montrera l'état
de ce pays mieux que je ne puis le faire. Le commandant des troupes est
à présent un cadavre gisant dans ma maison. Il a été tué d'un coup
d'arme à feu, à huit heures passées, à deux cents pas environ de ma
porte. J'endossais ma redingote pour rendre visite à madame la comtesse
G***, quand j'entendis le coup. En arrivant dans la salle, je trouvai
tous mes domestiques sur le balcon, s'écriant qu'un homme avait été
assassiné. Sur-le-champ je courus en bas, en exhortant Tita (le plus
brave de tous) à me suivre. Le reste voulait nous empêcher de sortir,
parce que tout le monde ici a, ce me semble, la coutume de fuir loin du
daim abattu. Toutefois, nous descendîmes, et trouvâmes l'individu gisant
sur le dos, près de mourir, sinon tout-à-fait mort, avec cinq blessures,
une au coeur, deux à l'estomac, une au doigt, et l'autre au bras.
Quelques soldats voulurent m'empêcher de passer. Cependant nous
passâmes, et je trouvai Diego, l'adjudant, se désolant comme un
enfant,--un chirurgien qui ne s'occupait nullement de sa profession,--un
prêtre qui saccadait une prière tremblante, et le commandant, pendant
tout ce tems, sur son dos, sur le dur et froid pavé, sans lumière ni
secours, ni rien autour de lui que la confusion et l'épouvante.

»Comme personne ne pouvait ou ne voulait rien faire que hurler et prier,
et que nul n'aurait remué du doigt le malheureux dans la crainte des
conséquences, je perdis patience,--fis prendre le corps à mon domestique
et à une couple de personnes de la foule,--emmenai deux soldats pour la
garde,--dépêchai Diego au cardinal pour lui annoncer la nouvelle, et fis
monter le commandant dans mon appartement. Mais c'était trop tard, il
était fini,--sans être défiguré;--il avait perdu tout son sang à
l'intérieur:--on n'en obtint pas au-dehors plus d'une ou deux onces.

»Je le fis déshabiller en partie,--le fis examiner par le chirurgien, et
l'examinai moi même. Il avait été tué par deux balles mâchées. Je sentis
une de ces balles, qui avait traversé tout son corps, à l'exception de
la peau. Tout le monde devine pourquoi il a été tué, mais on ne sait pas
comment. L'arme a été trouvée près de lui,--un vieux fusil à moitié
limé. Il n'a dit que _ô Dio_! et _Gesù_! deux ou trois fois, et il
paraît avoir peu souffert. Pauvre diable! c'était un brave officier,
mais il s'était fait détester par le peuple. Je le connaissais
personnellement, et l'avais souvent rencontré dans les _conversazioni_
et ailleurs. Ma maison est pleine de soldats, de dragons, de docteurs,
de prêtres, et de toutes sortes de personnes,--quoique je l'aie
maintenant débarrassée et que j'aie placé deux sentinelles à la porte.
Demain on emportera le corps. La ville est dans la plus grande
confusion, comme vous pouvez présumer.

»Vous saurez que si je n'avais pas fait enlever le corps, on l'aurait
laissé dans la rue jusqu'au lendemain matin, par crainte des
conséquences. Je n'aimerais pas à laisser même un chien mourir de cette
façon, sans secours,--et quant aux conséquences, je ne m'en soucie pas
dans l'accomplissement d'un devoir.

»Votre, etc.

»_P. S._ Le lieutenant de garde près du corps, fume sa pipe dans un
grand calme.--Drôle de peuple que celui-ci!»



LETTRE CCCCIII.

A M. MOORE.


Ravenne, 25 décembre 1820.

«Vous recevrez ou devez avoir reçu le paquet et les lettres que j'ai
envoyés à votre adresse il y a quinze jours (ou peut-être davantage), et
je serai content d'avoir une réponse, parce que, dans ce tems et en ces
lieux, les paquets de la poste courent risque de ne pas atteindre leur
destination.

»J'ai songé d'un projet pour vous et pour moi, au cas que nous
retournions tous deux à Londres, ce qui (si une guerre napolitaine ne
s'allume pas) peut être réputé possible pour l'un de nous, au printems
de 1821. Je présume que vous aussi, serez de retour à cette époque, ou
jamais; mais vous me donnerez là-dessus quelque indication. Voici ce
projet: c'est de fonder, vous et moi, conjointement un journal,--ni plus
ni moins,--hebdomadaire ou autre, en apportant quelques améliorations ou
modifications au plan des bélitres qui dégradent à présent ce
département de la littérature,--mais un journal que nous publierons dans
la forme voulue, et néanmoins avec attention.

»Il devra toujours y avoir une pièce de poésie de l'un ou l'autre de
nous deux, en laissant place, toutefois, à tous les dilettanti rimeurs
qui seraient jugés dignes de paraître dans la même colonne; mais ceci
doit être un _sine qua non_, et de plus, autant de prose que nous
pourrons. Nous prendrons un bureau,--sans annoncer nos noms, mais en les
laissant soupçonner--et, avec la grâce de la Providence, nous donnerons
au siècle quelques nouvelles lumières sur la politique, la poésie, la
biographie, la critique, la morale et la théologie, et sur toute autre
_ique, ie_ et _ologie_ quelconque.

»Ainsi, mon cher, si nous nous y mettions avec empressement, nos dettes
seraient payées en une douzaine de mois, et à l'aide d'un peu de
diligence et de pratique, je ne doute pas que nous ne missions derrière
nous ces mauvais diseurs de lieux communs, qui ont si long-tems outragé
le sens commun et le commun des lecteurs. Ils n'ont d'autre mérite que
la pratique et l'impudence, deux qualités que nous pouvons acquérir, et
quant au talent et à l'instruction, ce serait bien le diable si, après
les preuves que nous en avons données, nous ne pouvions fournir rien de
mieux que les tristes plats qui ont froidement servi au déjeûner de la
Grande-Bretagne pendant tant d'années. Qu'en pensez-vous? dites-le moi,
et songez que si nous fondons une telle entreprise, il faut que nous y
mettions de l'empressement. Voilà une idée,--faites-en un plan. Vous y
ferez telle modification qu'il vous plaira, seulement consacrons-y
l'emploi de nos moyens, et le succès est très-probable. Mais il faut que
vous viviez à Londres, et moi aussi, pour mener l'affaire à bien, et il
faut que nous gardions le secret.......................................
.......................................................................

»Votre affectionné,

B.

»_P. S._ Si vous songiez à un juste milieu entre un Spectateur et un
journal;--pourquoi non?--Seulement pas le dimanche. Non que le dimanche
ne soit un jour excellent, mais il est déjà pris. Nous prendrons le nom
de _Tenda Rossa_, nom que Tassoni donna à une de ses réponses dans une
controverse, par allusion à la menace délicate que Timour-Lam adressait
à ses ennemis par un _Tenda_ de cette couleur, avant de donner bataille.
Ou bien _Gli_ ou _I Carbonari_, si cela vous fait plaisir,--ou tout
autre nom,--récréatif et amusant,--que vous pourrez préférer. Répondez.
Je conclus poétiquement avec le crieur: «Je vous souhaite un joyeux
Noël.»

L'année 1820 fut, comme on sait, une époque signalée par les nombreux
efforts de l'esprit révolutionnaire qui éclata alors, comme un feu mal
étouffé, dans la plus grande partie du sud de l'Europe. En Italie,
Naples avait déjà levé l'étendard constitutionnel, et son exemple avait
promptement agi sur toute cette contrée. Dans la Romagne, il s'était
organisé, sous le nom de Carbonari, des sociétés secrètes qui
n'attendaient qu'un mot de leurs chefs pour entrer en pleine
insurrection. Nous avons vu, dans le journal de Lord Byron, en 1814,
quel immense intérêt il prit aux dernières luttes de la France
révolutionnaire sous Napoléon; et ses exclamations: «Oh! vive la
république!»--Tu dors, Brutus!» montrent jusqu'à quel point, en théorie
du moins, son ardeur politique s'étendait. Depuis lors, il n'avait que
rarement tourné ses pensées sur la politique, la marche calme et
ordinaire des affaires publiques n'ayant que peu intéressé un esprit
comme le sien, dont rien moins qu'une crise ne semblait digne d'exciter
les sympathies. L'état de l'Italie lui offrait la promesse d'une telle
occasion; et en sus de ce grand intérêt national, qui pouvait remplir
tous les désirs d'un ami de la liberté, encore tout échauffé par les
pages de Dante et de Pétrarque, il avait aussi des liens et des
considérations privées pour s'enrôler comme partie dans le débat. Le
frère de madame Guiccioli, le comte Pietro Gamba, qui avait passé
quelque tems à Rome et à Naples, était alors de retour de son voyage; et
les dispositions amicales auxquelles, malgré une première et naturelle
tendance à des sentimens opposés, il avait été enfin amené à l'égard du
noble amant de sa soeur, ne peuvent être mieux dépeintes qu'avec les
propres paroles de la belle comtesse.

«A cette époque, dit Mme Guiccioli,[85] vint à Ravenne, de retour de
Rome et de Naples, mon bien-aimé frère Pietro. Il avait conçu contre le
caractère de Lord Byron des préventions que lui avaient inspirées les
ennemis du noble poète; il était fort affligé de mon intimité avec lui,
et mes lettres n'avaient pas réussi à détruire tout-à-fait la
défavorable impression qu'avaient produite les détracteurs de Lord
Byron. Mais à peine l'eût-il vu et connu, qu'il reçut cette impression
qui ne peut être causée par de simples qualités extérieures, mais
seulement par la réunion de tout ce qu'il y a de plus beau et de plus
grand dans le coeur et dans l'esprit de l'homme. Toutes ses préventions
s'évanouirent, et la conformité d'idées et d'études contribua à nouer
entre mon frère et Lord Byron une amitié qui ne devait finir qu'avec
leur vie.»

[Note 85: In quest' epoca venne a Ravenna di ritorno da Roma a
Napoli mio diletto fratello Pietro. Egli era stato prevenuto da dei
nemici di Lord Byron contro il di lui carattere; molto lo affliggeva la
mia intimità con lui, e le mie lettere non avevano riuscito à bene
distruggere la cattiva impressione ricevuta dai detrattori di Lord
Byron. Ma appena lo vide e lo conobbe, egli pure ricevette quella
impressione che non può essere prodotta da dei pregi esteriori, ma
solamente dall' unione di tutto ciò che viè di più bello e di più grande
nel cuore e nella mente dell' uomo. Svani ogni sua anteriore prevenzione
contro di Lord Byron, e la conformità delle loro idee e degli studii
loro contribuì a stringerli in quella amicizia che non doveva avere fine
che colla loro vita.]

Le jeune Gamba, qui n'avait alors que vingt ans, le coeur plein de tous
ces rêves de régénération italienne, que lui avait inspirés,
non-seulement l'exemple de Naples, mais l'esprit général de tout ce qui
l'entourait, s'était, en même tems que son père, qui était encore dans
la force de l'âge, enrôlé dans les bandes secrètes qui étaient en train
de s'organiser par toute la Romagne, et Lord Byron, par leur
intervention, avait été aussi admis dans la confrérie. Cette héroïque
adresse au gouvernement napolitain (écrite en italien[86] par le noble
poète, et, suivant toute probabilité, envoyée par lui à Naples, mais
interceptée en route) montrera combien était profond, ardent, expansif,
son zèle pour cette grande et universelle cause de la liberté politique,
pour laquelle il perdit la vie bientôt après au milieu des marais de
Missolonghi.

[Note 86: On a trouvé dans les papiers de Byron cette adresse,
écrite de sa propre main. On présume qu'il la confia à un agent prétendu
du gouvernement constitutionnel de Naples, qui était venu secrètement le
voir à Ravenne, et qui, sous prétexte d'avoir été arrêté et volé, obtint
de sa seigneurie de l'argent pour son retour. On sut ensuite que cet
homme était un espion, et la pièce ci-dessus, si elle lui a été confiée,
est tombée entre les mains du gouvernement pontifical. (_Note de
Moore_.)]

«Un Anglais, ami de la liberté, ayant vu que les Napolitains permettent
aux étrangers de contribuer aussi à la bonne cause, désirerait
l'honneur de voir accepter mille louis qu'il se hasarde d'offrir. Depuis
quelque tems, témoin oculaire de la tyrannie des barbares dans les états
qu'ils occupent en Italie, il voit avec tout l'enthousiasme d'un homme
bien né, la généreuse détermination des Napolitains à consolider une
indépendance si bien conquise. Membre de la chambre des pairs de la
nation anglaise, il serait traître aux principes qui ont placé sur le
trône la famille régnante d'Angleterre, s'il ne reconnaissait la belle
leçon récemment donnée aux peuples et aux rois. L'offre qu'il fait est
peu de chose en elle-même, comme toutes celles que peut faire un
individu à une nation, mais il espère qu'elle ne sera pas la dernière de
la part de ses compatriotes. Son éloignement des frontières, et la
conscience de son peu de capacité à contribuer efficacement de sa
personne à servir la nation, l'empêchent de se proposer comme digne de
la plus petite commission qui demande de l'expérience et du talent. Mais
si sa présence en qualité de simple volontaire n'était pas un
inconvénient pour ceux qui l'accepteraient, il se rendrait à tel lieu
que le gouvernement napolitain indiquerait, pour obéir aux ordres et
participer aux périls de son chef, sans autre motif que celui de
partager le destin d'une brave nation, en résistant à la soi-disant
Sainte-Alliance, qui n'allie que l'hypocrisie au despotisme[87].»

[Note 87: Un Inglese amico della libertà avendo sentito che i
Napolitani permettono anche agli stranieri di contribuire alla buona
causa, bramerebbe l'onore di vedere accettata la sua offerta di mille
luigi, la quale egli azzarda di fare. Già testimonio oculare non molto
fa della tirannia dei barbari negli stati da loro occupati nell' Italia,
egli vede con tutto l'entusiasmo di un uomo ben nato la generosa
determinazione dei Napolitani per confermare la loro bene acquistata
indipendenza. Membro della Camera dei Pari della nazione inglese, egli
sarebbe un traditore ai principii che hanno posto sul trono la famiglia
regnante d'Inghilterra se non riconoscesse la bella lezione di bel nuovo
data ai popoli ed ai re. L'offerta che egli brama di presentare è poca
in se stessa, come bisogna che sia sempre quella di un individuo ad una
nazione, ma egli spera che non sarà l'ultima dalla parte dei suoi
compatrioti. La sua lontananza dalle frontiere, e il sentimento della
sua poca capacità personale di contribuire efficacemente a servire la
nazione, gl'impedisce di proporsi come degno della più piccola
commissione che domanda dell' esperienza e del talento. Ma, se, come
semplice volontario, la sua presenza non fosse un incomodo a quello che
l'accettasse, egli riparebbe a qualunque luogo indicato dal governo
napolitano per ubbidire agli ordini e partecipare ai pericoli dei suo
superiore, senza avere altri motivi che quello di dividere il destino di
una brava nazione resistendo alla se dicente Santa Alleanza, la quale
aggiunge l'ipocrizia al dispotismo.]

Ce fut durant l'agitation de cette crise, au milieu de la rumeur et de
l'alarme, et dans l'attente continuelle d'être appelé au champ de
bataille, que Lord Byron commença le journal que je donne maintenant au
public, et qu'il est impossible de lire, avec le souvenir de son premier
journal écrit en 1814, sans songer combien étaient différentes, dans
toutes leurs circonstances, les deux époques où ce noble auteur traçait
ces procès-verbaux de ses pensées actuelles. Il écrivit le premier à
l'époque qui peut être considérée, pour user de ses propres
expressions, comme «la période la plus poétique de toute sa vie»--non
pas certainement, en ce qui regardait les forces de son génie, auquel
chaque année de plus ajoutait une nouvelle vigueur, et un nouveau
lustre, mais en tout ce qui constitue la poésie du caractère,--savoir,
les sentimens purs de la contagion mondaine, dont en dépit de son
expérience prématurée de la vie il conserva toujours l'empreinte, et ce
noble flambeau de l'imagination dont, malgré son mépris systématique du
genre humain, il projeta toujours l'embellissante lumière sur les objets
de ses affections. Il y eut alors, dans sa misanthropie comme dans ses
chagrins, autant d'imagination que de réalité; et jusqu'à ses
galanteries et intrigues amoureuses de cette même époque partagèrent
également, comme j'ai essayé de le montrer, le même caractère
d'idéalité. Quoique tombé de bonne heure sous l'empire des sens, il
avait été de bonne heure aussi délivré de cet esclavage, d'abord par la
satiété que les excès ne manquent jamais de produire, et peu de tems
après, par cette série d'attachemens où l'imagination est pour moitié,
lesquels tout en ayant même des conséquences morales plus funestes à la
société, avaient au moins un vernis de décence à la surface et par leur
nouveauté et l'apparente difficulté qui les entourait servaient à
entretenir cette illusion poétique, d'où de telles poursuites dérivent
leur unique charme.

Avec un tel mélange ou plutôt une telle prédominance de l'idéal dans ses
amitiés, dans ses haines et dans ses chagrins, son existence à cette
époque, animée comme elle était, et maintenue en état de tourbillon par
un tel cours de succès, doit être reconnue, même déduction faite de
toutes les adjonctions peu pittoresques d'une vie de Londres, comme
poétique à un haut degré, et environnée d'une sorte de halo[88]
romanesque que les événemens subséquens n'étaient que trop propres à
dissiper. Par son mariage, et les résultats qui s'en suivirent, il fut
amené de nouveau à quelques-unes de ces amères réalités dont sa jeunesse
avait eu un avant-goût. Une gêne pécuniaire,--épreuve la plus terrible
de toutes pour l'ame délicate et haute,--le soumirent à toutes les
indignités qu'elle entraîne ordinairement après soi, et il fut ainsi
cruellement instruit des avantages de _posséder_ de l'argent, quand il
n'avait pensé jusque-là qu'au généreux plaisir d'en _dépenser_. Certes,
on ne peut demander une plus forte preuve du pouvoir de pareilles
difficultés pour abaisser l'orgueil le plus chevaleresque, que la
nécessité où Byron se trouva réduit en 1816, non-seulement de se
désister de la résolution de ne tirer jamais aucun profit de la vente de
ses ouvrages, mais encore d'accepter de son éditeur, pour droit
d'auteur, une somme d'argent, qu'il avait quelque tems persisté à
refuser pour lui-même, et que, dans la pleine sincérité de son coeur
généreux, il avait destinée à d'autres. L'injustice et la méchanceté,
dont il devint bientôt victime, eurent un pouvoir également fatal pour
désenchanter le rêve de son existence. Ces chagrins d'imagination, ou du
moins de retour sur le passé, auxquels il avait autrefois aimé à
s'abandonner, et qui tendaient, par l'intermède de ses illusions
idéales, à adoucir et polir son coeur, firent alors place à un cortége
ennemi de vexations présentes et ignobles, plus humiliantes que pénibles
à subir. Sa misanthropie, au lieu d'être comme auparavant un sentiment
vague et abstrait qui ne s'arrêtât sur aucun objet particulier, et dont
la diffusion corrigeât l'âcreté, fut alors condensée, par l'hostilité
qu'il rencontra, en inimitiés individuelles, et ramassée en ressentimens
personnels; et du haut de ce luxe de haine, qu'il croyait philosophique,
contre les hommes en général, il fut alors obligé de descendre à
l'humiliante nécessité de les mépriser en détail.

[Note 88: On désigne ainsi, en physique, une couronne lumineuse que
l'on voit quelquefois autour des astres, et principalement du soleil et
de la lune. Le lecteur s'imagine bien que nous ne tirons pas de notre
propre cru cette métaphore étrange; nous l'importons littéralement de
l'anglais, où elle est assez usitée, comme toutes les figures relatives
aux phénomènes que les marins ont intérêt à observer. (_Note du Trad._)]

Sous toutes ces influences si fatales à l'enthousiasme du caractère, et
formant, pour la plupart, une partie des épreuves ordinaires qui
glacent et endurcissent les coeurs dans le monde, il était impossible
qu'un changement matériel ne s'effectuât pas dans un esprit si
susceptible d'impressions tout à-la-fois rapides et durables. En
contraignant Byron à se concentrer dans ses seules ressources et dans sa
seule énergie, comme dans l'unique position à lui laissée contre
l'injustice du monde, ses ennemis ne réussirent qu'à donner à un
principe intérieur d'indépendance une nouvelle force et un nouveau
ressort, qui tout en ajoutant à la vigueur de son caractère, ne
pouvaient manquer, par un si grand déploiement de cette activité propre,
à en diminuer un peu l'amabilité. Parmi les changemens de disposition
principalement imputables à cette source, on doit mentionner la moindre
déférence qu'il montra aux opinions et aux sentimens d'autrui après ce
ralliement forcé de tous ses moyens de résistance. Sans doute, une
portion de cette opiniâtreté doit être mise sur le compte de l'absence
de tous ceux dont la plus légère parole, le plus léger regard auraient
eu plus d'effet sur lui que des volumes entiers de correspondance, mais
nulle cause moins puissante et moins révulsive que la lutte dans
laquelle il avait été engagé, n'aurait pu porter un esprit qui tel que
le sien se défiait naturellement de lui-même, et s'en défiait encore au
milieu de cette excitation, à s'arroger un ton de bravade universelle,
plein sinon d'orgueil dans la prééminence de ses moyens, du moins d'un
tel mépris pour quelques-uns de ses contemporains les plus capables,
qu'il impliquait presque cet orgueil. Ce fut, en effet, comme je l'ai
déjà remarqué plus d'une fois dans ces pages, un soulèvement général de
tous les élémens, bons et mauvais, qui constituaient la nature du noble
poète, soulèvement semblable à celui que, jeune encore, il avait opposé
une première fois à l'injustice,--avec une différence, néanmoins,
presque aussi grande, sous le point de vue de la force et de la
grandeur, entre les deux explosions, qu'entre un incendie et une
éruption volcanique.

Une autre conséquence de l'esprit de bravade qui dès-lors anima Lord
Byron, peut-être encore plus propre que toute autre à souiller et à
ramener quelque tems au niveau terrestre la poésie de son caractère, fut
le genre de vie auquel il s'abandonna à Venise, outrepassant même la
licence de sa jeunesse. Il en fut bientôt retiré, comme de ses premiers
excès, par l'avertissement opportun du dégoût. Sa liaison avec Mme
Guiccioli, liaison qui, toute répréhensible qu'elle était, avait du
mariage tout ce qui manquait au mariage réel du poète,--sembla enfin
donner à son ame affectueuse cette union et cette sympathie après
lesquelles il avait toute sa vie si ardemment soupiré. Mais le trésor
vint trop tard;--la pure poésie du sentiment s'était évanouie; et ces
larmes qu'il répandait avec tant de passion dans le jardin de Bologne,
venaient moins peut-être de l'amour qu'il sentait en ce moment, que de
la triste conscience des sentimens si différens qu'il avait auparavant
éprouvés. Certes, il était impossible à une imagination même telle que
la sienne, de conserver un voile de gloires idéales à une passion
que,--plus par défi et par vanité que par tout autre motif,--il avait
pris tant de peine à ternir et à dégrader à ses propres yeux. Par
conséquent, au lieu d'être capable, comme autrefois, d'élever et
d'embellir tout ce qui l'intéressait, de se faire une idole de la
moindre création de son imagination, et de prendre pour l'amour même
qu'il conjura si souvent, la simple forme de l'amour, il tomba dès-lors
dans l'erreur opposée, dans la perverse habitude de déprécier et
rabaisser ce qu'il estimait intérieurement, et de verser, comme le
lecteur, l'a vu, le mépris et l'ironie sur un lien où les meilleurs
sentimens de son ame étaient évidemment engagés. Cet ennemi de
l'enthousiasme et de l'idéal, le ridicule, avait, au fur et à mesure
qu'il avait échangé les illusions contre les réalités de la vie, pris de
plus en plus d'empire sur lui, et avait alors envahi les régions les
plus hautes et les plus belles de son esprit, comme on le voit par _Don
Juan_,--cette arène variée où les deux génies; l'un bon et l'autre
mauvais, qui gouvernaient ses pensées, se livrent avec des triomphes
alternatifs leur puissant et éternel combat.

Et même cette verve d'ironie,--au point où il la porta,--n'était aussi
qu'un résultat du choc que son ame fière reçut des événemens qui
l'avaient jeté, avec un nom flétri et un coeur brisé, hors de sa patrie
et de ses pénates, comme il le dit lui-même d'une façon touchante,

        Et si je ris des choses du monde,
        C'est que je ne puis pleurer.

Ce rire,--qui, dans de tels tempéramens, est le proche voisin des
pleurs,--servait à le distraire de plus amères pensées; et le même
calcul philosophique qui fit dire au poète de la mélancolie, à Young,
«qu'il aimait mieux rire du monde que de s'irriter contre lui,» amena
aussi Lord Byron à produire la même conclusion, et à sentir que, dans
les vues misantropiques auxquelles il était enclin à l'égard du genre
humain, la gaîté lui épargnait souvent la peine de haïr.

Si, malgré tous ces obstacles à l'effusion des sentimens généreux, il
conserva encore tant de tendresse et d'ardeur, comme il en fit preuve, à
travers tous ses déguisemens, dans son incontestable amour pour Mme
Guiccioli, et dans le zèle encore moins douteux avec lequel il embrassa
alors, de coeur et d'ame, la grande cause de la liberté humaine,
n'importe où et par qui elle fut proclamée,--cela seul montre quelle dut
être la richesse primitive d'une sensibilité et d'un enthousiasme qu'une
telle carrière ne put que si peu refroidir ou épuiser. C'est encore une
grande consolation que de songer que les dernières années de sa vie ont
été embellies par le retour de ce lustre romantique qui, à la vérité,
n'avait jamais cessé d'environner le poète, mais n'avait que trop
abandonné le caractère de l'homme; et que, lorsque l'amour--tout
répréhensible qu'il était, mais enfin amour véritable,--avait le crédit
de retirer Byron des seules erreurs qui le souillèrent dans son jeune
âge, à la liberté était réservé le noble mais douloureux triomphe de
revendiquer comme sienne la dernière période d'une vie glorieuse, et
d'éclairer le tombeau du noble poète au milieu des sympathies du monde.

Ayant tâché, dans cette comparaison entre l'homme actuel et l'homme
primitif, d'expliquer, par les causes que je tiens pour véritables, les
nouveaux phénomènes que le caractère de Byron présenta à cette époque,
je donnerai maintenant le Journal, par lequel ces remarques me furent
plus particulièrement suggérées, et que je crains d'avoir ainsi trop
différé à présenter au lecteur.


EXTRAITS D'UN JOURNAL DE LORD BYRON, 1821.


Ravenne, 4 janvier 1821.

«Une idée soudaine me frappe. Commençons un Journal encore une fois. Le
dernier que je tins fut en Suisse, en mémoire d'un voyage dans les Alpes
bernoises; je le fis pour l'envoyer à ma soeur, en 1816, et je présume
qu'elle l'a encore, car elle m'écrivit qu'elle en était fort contente.
Un autre, beaucoup plus long, fut tenu par moi en 1813-1814, et donné la
même année à Thomas Moore.

»Ce matin, je me levai tard, comme d'ordinaire:--mauvais tems,--mauvais
comme en Angleterre,--même pire. La neige de la semaine dernière se fond
au souffle du sirocco d'aujourd'hui, en sorte qu'il y a tout à-la-fois
deux inconvéniens du diable. Je n'ai pu aller me promener à cheval dans
la forêt. Demeuré à la maison toute la matinée,--regardé le
feu,--surpris du retard du courrier. Le courrier arrivé à l'_Ave Maria_,
au lieu d'une heure et demie, comme il le doit. _Galignani's
Messengers_, au nombre de six;--une lettre de Faënza, mais aucune
d'Angleterre. Fort mauvaise humeur en conséquence (car il y aurait dû y
avoir des lettres); mangé en conséquence un copieux dîner: car lorsque
je suis vexé, j'avale plus vite,--mais je n'ai que fort peu bu.

»J'étais maussade;--j'ai lu les journaux,--songé ce que c'est que la
gloire, en lisant, dans un procès de meurtre, que «M. Wych, épicier, à
Tunbridge, vendit du lard, de la farine, du fromage et, à ce qu'on
croit, des raisins secs à une Égyptienne accusée du crime. Il avait sur
son comptoir (je cite fidèlement) un livre, la _Vie de Paméla_, qu'il
déchirait pour enveloppes, etc., etc. Dans le fromage, on trouva, etc.,
etc., et une feuille de _Pamela_ roulée autour du lard.» Qu'aurait dit
Richardson, le plus vain et le plus heureux des auteurs vivans
(c'est-à-dire durant sa vie),--lui qui, avec Aaron Hill, avait coutume
de prophétiser et de railler la chute présumée de Fielding (l'Homère en
prose de la nature humaine) et de Pope (le plus beau des
poètes);--qu'aurait-il dit, s'il avait pu suivre ses pages de la
toilette du prince français (voir _Boswell's Johnson_) au comptoir de
l'épicier et au lard de l'Égyptienne homicide!!!

»Qu'aurait-il dit? Que peut-il dire, sauf ce que Salomon a dit long-tems
avant nous? Après tout, ce n'est que passer d'un comptoir à un autre, du
libraire à un autre commerçant,--épicier ou pâtissier....................

»Écrit cinq lettres en une demi-heure environ, courtes et rudes, à toute
la racaille de mes correspondans. Le carrosse est arrivé. Appris la
nouvelle de trois meurtres à Faënza et à Forli,--un carabinier, un
contrebandier et un procureur:--tous trois la nuit dernière. Les deux
premiers dans une querelle, le dernier par préméditation.

»Il y a trois semaines,--presque un mois:--c'était le 7,--je fis enlever
de la rue le commandant, mortellement blessé; il mourut dans ma maison;
assassins inconnus, mais présumés politiques. Ses frères m'ont écrit de
Rome, hier soir, pour me remercier de l'avoir assisté à ses derniers
momens. Pauvre diable! c'était pitié; il était bon soldat, mais
imprudent. Il était huit heures du soir quand on l'a tué. Nous
entendîmes le coup de feu; mes domestiques et moi accourûmes dans la
rue, et le trouvâmes expirant, avec cinq blessures, dont deux
mortelles:--elles semblaient avoir été faites par des balles mâchées. Je
l'examinai, mais n'allai pas à la dissection le lendemain matin.

»Le carrosse à 8 heures ou à peu près.--Allé visiter la comtesse
Guiccioli.--Je l'ai trouvée à son piano-forté.--Parlé avec elle jusqu'à
dix heures, que le comte son père, et son frère, non moins comte,
rentrèrent du théâtre. La pièce, dirent-ils, était _Filippo_
d'Alfieri;--bien accueillie.

»Il y a deux jours, le roi de Naples a passé par Bologne pour se rendre
au congrès. Mon domestique Luigi a apporté la nouvelle. Je l'avais
envoyé à Bologne chercher une lampe. Comment cela finira-t-il? Le tems
l'apprendra.

»Rentré chez moi à onze heures, ou même plus tôt. Si le chemin et le
tems le permettent, je ferai une promenade à cheval demain. Gros
tems,--presque une semaine ainsi,--un jour, neige, sirocco,--l'autre
jour, gelée et neige; triste climat pour l'Italie. Mais ces deux
saisons, la dernière et la présente sont extraordinaires. Lu une Vie de
Léonard de Vinci, par Rossi;--résumé,--écrit ceci, et je vais aller me
coucher.»


5 janvier 1821.

«Je me suis levé tard,--morne et abattu;--tems humide et épais. De la
neige par terre, et le sirocco dans le ciel, comme hier. Les chemins
remplis jusqu'au ventre du cheval, en sorte que l'équitation (du moins
comme partie de plaisir) n'est pas praticable. Ajouté un postscriptum à
ma lettre à Murray. Lu la conclusion, pour la cinquième fois (j'ai lu
tous les romans de Walter-Scott au moins cinq fois) de la troisième
série des _Contes de mon Hôte_,--grand ouvrage,--Fielding écossais,
aussi bien que grand poète anglais;--homme merveilleux! Je désire boire
avec lui.

»Dîné vers six heures. Oublié qu'il y avait un _plum-pudding_ (j'ai
ajouté récemment la gourmandise à la famille de mes vices), et j'avais
dîné avant de le savoir. Bu une demi-bouteille d'une sorte de liqueur
spiritueuse,--probablement de l'esprit de vin; car, ce qu'on appelle
eau-de-vie, rum, etc., etc., n'est pas autre chose que de l'esprit de
vin avec telle ou telle couleur. Je n'ai pas mangé deux pommes, qui
avaient été servies en guise de dessert. Donné à manger aux deux chats,
au faucon, et à la corneille privée (mais non apprivoisée). Lu
l'_Histoire de la Grèce_ de Mitford,--la _Retraite des Dix Mille_ de
Xénophon. Écrit jusqu'au moment actuel, huit heures moins six
minutes,--heure française, non italienne.

»J'entends le carrosse,--je demande mes pistolets et ma redingote, comme
d'ordinaire,--ce sont des articles nécessaires. Tems froid,--promené en
carrosse découvert;--habitans un peu farouches,--perfides et enflammés
de vives passions politiques. Fins matois, néanmoins,--bons matériaux
pour une nation. C'est du chaos que Dieu tira le monde, et c'est du sein
des passions que sort un peuple.

»L'heure sonne;--sorti pour faire l'amour. C'est un peu périlleux, mais
non désagréable... ...............................................

»Le dégel continue;--j'espère qu'on pourra se promener à cheval demain.
Envoyé les journaux à ***;--grands événemens qui se préparent.

»Onze heures neuf minutes. Visité la comtesse Guiccioli, née G. Gamba.
Elle commençait ma lettre en réponse aux remercîmens que m'avait écrits
Alessio del Pinto de Rome, pour avoir assisté son frère, feu le
commandant, à ses derniers momens; car je l'avais priée d'écrire ma
réponse pour plus grande pureté de langage, moi qui suis natif de
par-delà les monts, et suis peu habile à faire une phrase de bon toscan.
Coupé court à la lettre;--on la finira un autre jour. Parlé de l'Italie,
du patriotisme d'Alfieri, de madame Albany, et autres branches de
savoir. Même la conspiration de Catilina, et la guerre de Jugurtha de
Salluste. A 9 heures, entre son frère _il conte_ Pietro;--à 10, son père
_conte_ Ruggiero.

»Parlé des divers usages militaires,--du maniement du grand sabre à la
mode hongroise et à celle des montagnards écossais, double exercice dans
lequel j'étais autrefois un assez habile maître d'escrime. Convenu que
la R. éclatera le 7 ou 8 mars, date à laquelle je me fierais, s'il
n'avait pas déjà été convenu que la chose devait éclater en octobre
1820...............................................................

»Rentré chez moi,--relu de nouveau les _Dix Mille_, et je vais aller me
coucher.

»Mémorandum.--Ordonné à Fletcher (à 4 heures après midi) de copier sept
ou huit apophthegmes de Bacon, dans lesquels j'ai découvert des bévues
qu'un écolier serait plutôt capable de découvrir que de commettre. Tels
sont les sages! Que faut-il qu'ils soient, pour qu'un homme comme moi
tombe sur leurs méprises ou leurs mensonges? Je vais me coucher, car je
trouve que je deviens cynique.»


6 janvier 1821.

«Brouillard,--dégel,--boue,--pluie. Point de promenade à cheval. Lu les
anecdotes de Spence. Pope est un habile homme,--je l'ai toujours pensé.
Corrigé les erreurs de neuf apophthegmes de Bacon,--toutes erreurs
historiques,--et lu la _Grèce_ de Mitford. Composé une épigramme.
Cherché un passage dans Ginguené,--même dans le _Lope de Vega_ de lord
Holland. Écrit une note pour Don Juan.

»A huit heures, sorti pour visite. Entendu un peu de musique. Parlé
avec le comte Pietro Gamba de l'acteur italien Vestris, qui est
maintenant à Rome;--je l'ai vu souvent jouer à Venise,--bon
comédien,--très-bon. Un peu maniéré, mais excellent dans la grande
comédie, comme dans les sentimens pathétiques. Il m'a fait souvent rire
et pleurer, et ce n'est pas chose fort aisée,--du moins à un comédien,
de produire sur moi l'un ou l'autre effet.

»Réfléchi à l'état des femmes dans l'ancienne Grèce,--état assez
convenable. L'état présent, reste de la barbarie des siècles de
chevalerie et de féodalité,--artificiel et contre nature. Elles doivent
veiller à la maison,--être bien nourries et bien habillées,--mais non
pas mêlées à la société;--recevoir aussi une bonne éducation religieuse,--mais
ne lire ni poésie ni politique,--rien que des livres de piété et de
cuisine. Musique,--dessin,--danse;--plus, un peu de jardinage et de
labourage par-ci par-là. Je les ai vu, en Épire, réparer les chemins
avec succès. Pourquoi pas, ainsi que la coupe des foins et le trait du
lait?

»Rentré chez moi, lu de nouveau Mitford, et joué avec mon mâtin,--je lui
ai donné son souper. Fait une autre leçon de l'épigramme; mais avec le
même tour. Le soir au théâtre; il y avait un prince sur son trône à la
dernière scène de la comédie,--l'auditoire a ri, et lui a demandé une
constitution. Cela explique l'état de l'esprit public en ce pays, ainsi
que les assassinats. Il faut une république universelle,--et elle doit
être. La corneille est boiteuse,--je m'étonne d'un tel accident,--quelque
sot, je présume, lui a marché sur la patte. Le faucon est tout
guilleret,--les chats gras et bruyans.--Je n'ai pas regardé les singes
depuis le froid. Il fait toujours très-humide,--un hiver italien est une
triste chose, mais les autres saisons sont délicieuses.

»Quelle est la raison pour laquelle j'ai été, durant toute ma vie, plus
ou moins ennuyé? et pourquoi le suis-je peut-être moins à présent que je
ne l'étais à vingt ans, autant je ne puis en croire mes souvenirs? Je ne
sais comment résoudre ce problème, sinon présumer que c'est un effet du
tempérament,--tout comme l'abattement au réveil, ce qui a été mon
invariable manière d'être pendant plusieurs années. La tempérance et
l'exercice, dont j'ai fait maintes fois et pendant long-tems une
expérience vigoureuse et violente, n'ont produit que peu ou point de
différence. Les passions fortes en ont produit une; sous leur immédiate
influence,--c'est bizarre, mais--j'eus toujours les esprits agités, et
non pas abattus. Une dose de sels excite en moi une ivresse momentanée,
comme le champagne léger. Mais le vin et les spiritueux me rendent
sombre et farouche jusqu'à la férocité,--silencieux néanmoins, ami de la
solitude, et non querelleur, si l'on ne me parle pas. La nage relève
aussi mes esprits,--mais en général, ils sont bas, et baissent de jour
en jour davantage. Cela est désespérant; car je ne crois pas que je sois
aussi ennuyé que je l'étais à dix-neuf ans. La preuve en est qu'alors il
me fallait jouer ou boire, ou me livrer à un mouvement quelconque;
autrement j'étais malheureux. A présent, je puis rêver avec calme; et je
préfère la solitude à toute compagnie,--hormis la dame que je sers. Mais
je sens un je ne sais quoi qui me fait penser que si jamais j'atteins la
vieillesse, comme Swift, «je mourrai sur le seuil» dès l'abord.
Seulement je ne crains pas l'idiotisme ou la démence autant que lui. Au
contraire, je regarde quelques phases paisibles de l'un et l'autre de
ces états comme préférables à mille circonstances de ce que les hommes
appellent la possession de leurs sens.»


Dimanche 7 janvier 1821.

«Toujours de la pluie,--du brouillard,--de la neige,--un tems de
bruine,--et toutes les incalculables combinaisons d'un climat où le
froid et le chaud se disputent l'empire. Lu Spence, et feuilleté Roscoe
pour trouver un passage que je n'ai pas trouvé. Lu le 4e volume de la
seconde série des _Contes de mon Hôte_ de Walter-Scott. Dîné. Lu la
gazette de Lugano. Lu--je ne sais plus quoi. A huit heures, allé en
_conversazione_. Rencontré là la comtesse Gertrude, Betty V. et son
mari, et d'autres personnes. Vu une jolie femme aux yeux noirs,--de
vingt-deux ans;--même âge que Teresa, qui est plus jolie, pourtant.

»Le comte Pietro Gamba m'a pris à part pour me dire que les patriotes
avaient appris de Forli (à vingt milles d'ici) que cette nuit le
gouvernement et son parti veulent frapper un grand coup,--que notre
cardinal a reçu des ordres pour faire plusieurs arrestations
sur-le-champ, et qu'en conséquence les libéraux s'arment, et ont placé
des patrouilles dans les rues, pour sonner l'alarme et appeler au
combat.

»Il m'a demandé «qu'est-ce que l'on doit faire?»--Combattre, ai-je
répondu, plutôt que se laisser prendre en détail.» Et j'ai offert de
recevoir ceux qui sont dans l'appréhension d'une arrestation immédiate,
dans ma maison qui est susceptible de défense, et de les défendre, avec
l'aide de mes domestiques et la leur propre (nous avons des armes et des
munitions), aussi long-tems que nous pourrons,--ou bien d'essayer de les
faire échapper à l'ombre de la nuit. En gagnant le logis, j'ai offert au
comte les pistolets que j'avais sur moi,--il a refusé, mais il m'a dit
qu'il viendrait à moi en cas d'accidens.

»Il s'en faut d'une demi-heure pour être à minuit, et il pleut. Comme
dit Gibbet: «Belle nuit pour leur entreprise, il fait noir comme en
enfer, et ça tombe comme le diable.» Si l'émeute n'arrive pas
aujourd'hui, ce sera bientôt. J'ai pensé que le système de maltraiter le
peuple produirait une réaction,--et la voici maintenant qui approche.
Je ferai ce que je pourrai dans le combat, quoique j'aie un peu perdu la
pratique. La cause est bonne.

»Tourné et retourné une dizaine de livres pour le passage en question,
et je n'ai pu le trouver. Je m'attends à entendre au premier moment le
tambour et la mousqueterie (car on a juré de résister, et on a
raison)--mais je n'entends rien encore, sauf le bruit de la pluie et les
bouffées du vent par intervalles. Je ne voudrais pas me coucher, parce
que j'ai horreur d'être réveillé, et que je désirerais être prêt pour le
tapage, s'il y en a.

»Arrangé le feu,--pris les armes,--et un livre ou deux que je
parcourrai. Je ne connais guère le nombre des carbonari, mais je crois
qu'ils sont assez forts pour battre les troupes, même ici. Avec vingt
hommes, cette maison-ci pourrait être défendue pendant vingt-quatre
heures contre toutes les forces que l'on pourrait ici rassembler à
présent contre elle dans le même espace de temps; et, cependant, le pays
en aurait connaissance, et se soulèverait,--si jamais il doit se
soulever, ce dont il est possible de douter. En attendant, je puis aussi
bien lire que faire autre chose, puisque je suis seul.»


Lundi 8 janvier 1821.

«Je me lève, et je trouve le comte Pietro Gamba dans mes appartemens.
Fait sortir le domestique. Appris que, suivant les meilleures
informations, le gouvernement n'avait pas expédié l'ordre des
arrestations appréhendées; que l'attaque de Forli n'avait pas été tentée
(comme on s'y attendait) par les _Sanfedisti_[89], les opposans des
carbonari ou libéraux,--et que l'on est encore dans la même
appréhension. Le comte m'a demandé des armes de meilleure qualité que
les siennes; je les lui ai données. Convenu qu'en cas de bruit, les
libéraux s'assembleraient ici (avec moi), et qu'il avait donné le mot à
Vincenzo G. et autres chefs à cet effet. Lui-même et son père s'en vont
à la chasse dans la forêt; mais Vincenzo G. doit venir chez moi, et un
exprès être envoyé à lui, Pietro Gamba, si quelque chose survient.
Opérations concertées.

[Note 89: Les partisans de la foi, _della santa fede_. (_Note du
Trad._)]

»Je conseillai d'attaquer en détail et de différens côtés (quoique en
même tems), de manière à partager l'attention des troupes, qui, malgré
leur petit nombre, mais par l'avantage de la discipline, battraient en
combat régulier un corps quelconque de gens non disciplinés;--il faut
donc qu'elles soient dispersées par petites fractions, et distraites
çà-et-là pour différentes attaques. Offert ma maison pour lieu
d'assemblée, si on le veut. C'est une forte position;--la rue est
étroite, commandée par le feu qu'on ferait de l'intérieur,--et les murs
sont tenables............... ..........................................

»Dîné. Essayé un habit neuf. Lettre à Murray, avec les corrections des
apophthegmes de Bacon et une épigramme;--cette dernière pièce n'est pas
destinée à l'impression. A huit heures, allé chez Teresa, comtesse
Guiccioli... A neuf heures et demie, entrent le comte P*** et le comte
P. G***; parlé d'une certaine proclamation récemment publiée............
........................................................................

»Il paraît après tout qu'il n'y aura rien. J'aurais voulu en savoir
autant hier soir,--ou, pour mieux dire, ce matin,--je me serais mis au
lit deux heures plus tôt. Et pourtant je ne dois pas me plaindre; car,
malgré le sirocco et la pluie battante, je n'ai pas bâillé depuis deux
jours.

»Rentré chez moi,--lu l'_Histoire de la Grèce_;--avant le dîner j'avais
lu _Rob-Roy_ de Walter Scott. Écrit l'adresse de la lettre en réponse à
Alessio del Pinto, qui m'a remercié de l'assistance que j'ai donnée à
son frère expirant (feu le commandant, assassiné ici le mois dernier).
Je lui ai dit que je n'avais fait que remplir un devoir
d'humanité,--comme il est vrai. Le frère vit à Rome.

»Arrangé le feu avec un peu de _sgobole_ (c'est un mot romagnol), et
donné de l'eau au faucon. Bu de l'eau de Seltz. Mémorandum:--reçu
aujourd'hui une estampe ou gravure de l'histoire d'Ugolin, par un
peintre italien;--elle diffère, comme on pense, de l'oeuvre de sir Josué
Reynolds; mais elle n'est pas pire, car Reynolds n'est pas bon en
histoire. Déchiré un bouton à mon habit neuf.

»Je ne sais quelle figure ces Italiens feront dans une insurrection
régulière. Je pense quelquefois que, comme le fusil de cet Irlandais (à
qui l'on avait vendu un fusil recourbé), ils ne seront bons qu'à «tirer
leur coup dans une encoignure;» du moins, cette sorte de feu a été le
dernier terme de leurs exploits; et pourtant il y a de l'étoffe dans ce
peuple, et une noble énergie qu'il s'agirait de bien diriger. Mais qui
la dirigera? Qu'importe? C'est dans de telles circonstances que les
héros surgissent. Les difficultés sont le berceau des ames hautes, et la
liberté est la mère des vertus que comporte la nature humaine.»


Mardi, 9 janvier 1821.

«Je me lève.--Beau jour. Demandé les chevaux; mais Lega, mon
_secrétaire_ (par italianisme, au lieu du mot intendant ou
maître-d'hôtel), vient me dire que le peintre a fini la fresque de
l'appartement pour lequel je l'avais dernièrement fait appeler; je suis
allé la voir avant de sortir. Le peintre n'a pas mal copié les dessins
du Titien..............................................................

»Dîné. Lu _la Vanité des désirs humains_ de Johnson.--Tous les
exemples, ainsi que la manière de les présenter, sont sublimes, aussi
bien que la dernière partie, à l'exception d'un ou deux vers. Je
n'admire pas autant l'exorde. Je me rappelle une observation de Sharpe
(que l'on nommait à Londres le _conversationiste_, et qui était un
habile homme), savoir, que le premier vers de ce poème était superflu,
et que Pope (le meilleur des poètes, je crois) aurait commencé et mis
tout d'abord, sans changer la ponctuation,

        Examine le genre humain de la Chine au Pérou.

Le premier vers, _livre-toi à l'observation_, etc., est, sans aucun
doute, lourd et inutile; mais c'est un beau poème,--et si vrai!--vrai
comme la dixième satire de Juvénal. Le cours des âges change tout,--le
tems,--la langue,--la terre,--les bornes de la mer,--les étoiles du
ciel,--enfin tout ce qui est «auprès, autour et au-dessous» de l'homme,
excepté l'homme lui-même, qui a toujours été et sera toujours un
malheureux faquin. L'infinie variété des vies ne mène qu'à la mort, et
l'infinité des désirs n'aboutit qu'au désappointement. Toutes les
découvertes qui ont été faites jusqu'à présent ont peu amélioré notre
existence. A l'extirpation d'un fléau succède une peste nouvelle; et un
nouveau monde n'a donné à l'ancien que fort peu de chose, hormis la
v..... d'abord, et la liberté ensuite.--Le dernier présent est beau,
surtout puisqu'il a été fait à l'Europe en échange de l'esclavage
qu'elle avait apporté; mais il est douteux que les souverains ne
regardent pas le premier comme le meilleur des deux pour leurs sujets.

»Sorti à huit heures,--appris quelques nouvelles. On dit que le roi de
Naples a déclaré aux _puissances_ (c'est ainsi qu'on appelle maintenant
les méchans couronnés) que sa constitution lui avait été arrachée par la
force, etc., etc., et que les barbares Autrichiens touchent de nouveau
la solde de guerre et vont entrer en campagne. Qu'ils viennent! «Ils
viennent comme des victimes dans leur ajustement» ces chiens de l'enfer!
Espérons toujours voir leurs os entassés, comme j'ai vu ceux des dogues
humains tombés à Morat, en Suisse.

»Entendu un peu de musique. A neuf heures, les visiteurs
ordinaires,--nouvelles, guerre ou bruits de guerre. Tenu conseil avec
Pietro Gamba, etc., etc. On veut ici s'insurger et me faire l'honneur
d'appeler le secours de mon bras. Je ne reculerai pas, quoique je ne
voie ici ni assez de force, ni assez de coeur pour faire une grande
besogne; mais: en avant!--voici l'instant d'agir. Et que signifie
l'intérêt du _moi_, si une seule étincelle de ce qui serait digne du
passé peut être léguée à l'avenir pour ne s'éteindre jamais? Il ne
s'agit ni d'un seul homme, ni d'un million, mais de l'esprit de liberté
qu'il faut étendre. Les vagues qui se précipitent contre le rivage sont
brisées une à une; mais néanmoins l'Océan poursuit ses conquêtes: il
engloutit l'_Armada_[90], use le roc, et si l'on en croit les
_Neptuniens_[91], il a non-seulement détruit, mais créé un monde. De la
même façon, quel que soit le sacrifice des individus, la grande cause
prendra de la force, emportera ce qui est rocailleux, et fertilisera ce
qui est cultivable (car l'herbe marine est un engrais). Ainsi donc, les
calculs de l'égoïsme ne doivent point avoir de place dans de telles
occasions, et aujourd'hui je n'y donnerai aucune valeur. Je ne fus
jamais fort dans le calcul des probabilités, et je ne commencerai pas
maintenant.»

[Note 90: Nom de la flotte de Philippe II, engloutie par une tempête
sous le règne d'Élisabeth.]

[Note 91: On nomme ainsi les géologues, qui croient que la terre
s'est formée au milieu des eaux de la mer. (_Notes du Trad._)]


10 janvier 1821.

«Belle journée;--il n'a plu que le matin. Examiné des comptes. Lu les
_Poètes_ de Campbell;--noté les erreurs de l'auteur pour les corriger.
Dîné,--sorti,--musique,--air tyrolien, avec des variations. Soutenu la
cause de la simplicité primitive de l'air contre les variations de
l'école italienne... Politique un peu à l'orage, et de jour en jour plus
chargée de nuages. Demain, c'est le jour de l'arrivée des postes
étrangères, nous saurons probablement quelque chose.

»Rentré chez moi,--lu. Corrigé les _lapsus calami_ de Tom Campbell. Bon
ouvrage, quoique le style en soit affecté;--mais l'auteur défend Pope
glorieusement. Certainement c'est sa propre cause;--mais n'importe,
c'est fort bien, et cela lui fait grand honneur.


11 janvier 1821.

«Lu les lettres. Corrigé la tragédie et les _Imitations d'Horace_. Dîné,
après quoi je me suis senti mieux disposé. Sorti,--rentré,--fini mes
lettres, au nombre de cinq. Lu les _Poètes_ et une anecdote dans Spence.

»All.. m'écrit que le pape, le grand duc de Toscane et le roi de
Sardaigne sont aussi appelés au congrès, mais le pape s'y fera
représenter. Ainsi les intérêts de plusieurs millions d'hommes sont dans
les mains de quelques fats réunis dans un lieu appelé Laybach!

»Je regretterais presque que mes propres affaires allassent bien, quand
les nations sont en péril. Si la destinée du genre humain pouvait être
radicalement améliorée, et surtout celle de ces Italiens actuellement si
opprimés, je ne songerais pas tant à mon «petit intérêt.» Dieu nous
accorde de meilleurs tems, ou plus de philosophie.

»En lisant, je viens de tomber sur une expression de Tom Campbell; en
parlant de Collius, il dit que nul lecteur ne se soucie de la vérité des
moeurs dans les églogues de l'auteur, pas plus que de l'authenticité du
siége de Troie.» C'est faux:--nous nous soucions de l'authenticité du
siége de Troie. J'étudiai ce sujet tous les jours, pendant plus d'un
mois, en 1810; et si quelque chose diminuait mon plaisir, c'était de
penser que ce vaurien de Bryant avait nié la véracité du poète grec. Il
est vrai que je lus _l'Homère travesti_ (les douze premiers livres),
parce que Hobhouse et d'autres me fatiguèrent de leur érudition locale.
Mais je vénérai toujours l'original comme la vérité même en histoire
(quant aux faits matériels), et en description des lieux. Autrement je
n'y aurais pris aucun plaisir. Qui me persuadera, quand je me penche sur
une tombe magnifique, qu'un héros n'y est pas renfermé? les hommes ne
travaillent pas sur les morts obscurs et médiocres. Mais voici le
pourquoi. Tom Campbell a pris la défense de l'inexactitude de costume et
de description: c'est que sa _Gertrude_, etc., n'a pas plus la couleur
locale de la Pensylvanie que de Penmanmaur. Ce poème est notoirement
plein de scènes d'une fausseté grossière, comme disent tous les
Américains, qui d'ailleurs en louent quelques parties.»


12 janvier 1821.

«Le tems est toujours à tel point humide et impraticable, que Londres,
dans ses plus insupportables jours de brouillard, serait un lieu de
printems en comparaison de la brume et du sirocco, qui ont régné (sans
un seul jour d'intervalle), avec de la neige ou de fortes pluies pour
toute variation, depuis le 30 décembre 1820. C'est si ennuyeux, que j'ai
un accès littéraire;--mais c'est très-fatigant de ne pouvoir se consoler
qu'en chevauchant sur Pégase, durant tant de jours. Les routes sont
encore pires que le tems,--par la masse de la boue, la mollesse du sol,
et la crue des eaux.

»Lu _les Poètes Anglais_, c'est-à-dire--dans l'édition de Campbell. Il y
a quelquefois beaucoup d'apprêt dans les phrases de préface de Tom; mais
l'ensemble de l'ouvrage est bon. Je préfère néanmoins la poésie même de
l'auteur.

»Murray écrit qu'on veut jouer la tragédie de _Marino Faliero_;--quelle
sottise! ce drame a été composé pour le cabinet. J'ai protesté contre
cet acte d'usurpation (qui paraît pouvoir être légalement consommé par
les directeurs sur tout ouvrage imprimé, contre la propre volonté de
l'auteur); j'espère toutefois qu'on ne le fera pas. Pourquoi ne pas
produire quelques-uns de ces innombrables aspirans à la célébrité
théâtrale, qui encombrent aujourd'hui les cartons, plutôt que de me
traîner hors de la librairie? J'ai écrit une fière protestation mais
j'espère toujours qu'elle ne sera pas nécessaire, et qu'on verra que la
pièce n'est point faite pour le théâtre. _Marino_ est trop régulier;--la
durée de l'action est de vingt-quatre heures;--les changemens de lieu
sont rares;--rien de mélodramatique,--point de surprises, de péripéties,
ni de trappes, ni d'occasions «de remuer la tête et de frapper du
pied,»--et point d'amour, ce principal ingrédient du drame moderne.»
.......................................................................


Minuit

«Lu, dans la traduction italienne de Guido Sorelli, l'allemand
Grillparzer,--diable de nom, sans doute, pour la postérité; mais il
faudra qu'elle apprenne à le prononcer. Si l'on tient compte de
l'infériorité nécessaire d'une traduction, et surtout d'une traduction
italienne (car les Italiens sont les plus mauvais traducteurs du monde,
excepté pour les classiques,--Annibal Caro, par exemple,--et dans ce cas
ils sont servis par la bâtardise même de leur idiome, vu que, pour avoir
un air de légitimité, ils singent la langue de leurs pères);--si donc on
tient compte, dis-je, d'un tel désavantage, la tragédie de _Sappho_ est
superbe et sublime. On ne peut le nier: L'auteur a fait une belle oeuvre
en écrivant ce drame. Et qui est-il? je ne le sais pas; mais les siècles
le sauront. C'est une haute intelligence.

»Je dois toutefois avertir que je n'ai rien lu d'Adolphe Müller, et pas
autant que je désirerais de Goëthe, Schiller et Wieland. Je ne les
connais que par l'intermédiaire des traductions anglaises, françaises
et italiennes. Leur langue réelle m'est absolument inconnue,--excepté
des jurons appris de la bouche de postillons et d'officiers en querelle.
Je peux jurer en allemand:--_sacranient_,--_verfluchter_,--_hundsfott_,
etc., mais je n'entends guère la conversation moins énergique des
Allemands.

»J'aime leurs femmes (j'aimai jadis en désespéré une Allemande nommée
Constance), et tout ce que j'ai lu de leurs écrits dans les traductions,
et tout ce que j'ai vu de pays et de peuple sur le Rhin,--tout, excepté
les Autrichiens que j'abhorre, que j'exècre, que--je ne puis trouver
assez de mots pour exprimer la haine que je leur porte, et je serais
fâché de leur faire du mal en proportion de ma haine; car j'abhorre la
cruauté encore plus que les Autrichiens, sauf un instant de passion, et
alors je suis barbare,--mais non pas de propos délibéré.

»Grillparzer est grand,--antique,--non aussi simple que les anciens,
mais très-simple pour un moderne;--il est trop madame de Staël-_iste_
par-ci par-là; mais c'est un grand et bon écrivain.


Samedi 13 janvier 1821.

»Esquissé le plan et les _Dramatis Personæ_ d'une tragédie de
_Sardanapale_, à laquelle j'ai songé pendant quelque tems. Pris les noms
dans Diodore de Sicile (je sais l'histoire de Sardanapale depuis l'âge
de douze ans), et lu un passage du neuvième volume, édition in-8°, dans
la _Grèce_ de Mitford où l'auteur réhabilite la mémoire de ce dernier
roi des Assyriens.

»Dîné,--nouvelles politiques,--les puissances veulent faire la guerre
aux peuples. L'avis semble positif,--Ainsi soit-il,--elles seront enfin
battues. Les tems monarchiques sont près de finir. Il y aura des fleuves
de sang, et des brouillards de larmes, mais les peuples triompheront à
la fin. Je ne vivrai pas assez pour le voir, mais je le prévois.

»J'ai apporté à Teresa la traduction italienne de la _Sappho_ de
Grillparzer, elle m'a promis de la lire. Elle s'est disputée avec moi,
parce que j'ai dit que l'amour n'était pas le plus élevé des sujets pour
la vraie tragédie; et comme elle avait l'avantage de parler dans sa
langue maternelle, et avec l'éloquence naturelle aux femmes, elle a
écrasé le petit nombre de mes argumens. Je crois qu'elle avait raison.
Je mettrai dans _Sardanapale_ plus d'amour que je n'avais projeté,--si
toutefois les circonstances me laissent du loisir. Ce _si_ ne sera
qu'avec grande peine pacificateur.


14 janvier 1821.

»Parcouru les tragédies de Sénèque. Écrit les vers d'exposition de la
tragédie projetée de _Sardanapale_. Fait quelques milles à cheval dans
la forêt. Brouillard et pluie. Rentré,--dîné,--écrit encore un peu de ma
tragédie.

»Lu Diodore de Sicile, parcouru Sénèque, et quelques autres livres.
Écrit encore de ma tragédie. Pris un verre de _grog_. Après m'être
fatigué à cheval par un tems pluvieux, après avoir écrit, écrit,
écrit,--les esprits animaux (du moins les miens) ont besoin d'un peu de
récréation, et je n'aime plus le laudanum comme autrefois. Aussi j'ai
fait remplir un verre d'un mélange d'eaux spiritueuses et d'eau pure, et
je parviendrai à le vider. Je conclus _ainsi_ et _ici_ le journal
d'aujourd'hui»...


15 janvier 1821.

»Beau tems.--Reçu une visite.--Sorti et fait un tour à cheval dans la
forêt,--tiré des coups de pistolet,--Revenu à la maison; dîné,--lu un
volume de _la Grèce_ de Mitford, écrit une partie d'une scène de
_Sardanapale_. Sorti,--entendu un peu de musique,--appris quelques
nouvelles politiques. Les autres puissances italiennes ont aussi envoyé
des ministres au congrès. La guerre paraît certaine,--en ce cas, elle
sera cruelle. Parlé de diverses matières importantes avec un des
initiés. À dix heures et demie rentré chez moi.

»Je viens de faire une réflexion singulière. En 1814, Moore («le poète
par excellence», titre qu'il mérite bien), Moore et moi nous allions
ensemble dans la même voiture, dîner chez le comte Grey, _capo
politico_[92] du reste des whigs. Murray, le magnifique Murray
(l'illustre éditeur) venait de m'envoyer la gazette de Java,--je ne
sais pourquoi.--En la parcourant par pure curiosité, nous y trouvâmes
une controverse sur les mérites de Moore et les miens. Il y a de la
gloire pour nous à vingt-six ans. Alexandre avait conquis l'Inde au même
âge; mais je doute qu'il fût un objet de controverse, ou que ses
conquêtes fussent comparées à celles du Bacchus indien, à Java.

[Note 92: _Chef politique_.--C'est ce même comte Grey qui est
aujourd'hui premier ministre. (_Note du Trad._) ]

»C'était une grande gloire que celle d'être nommé avec Moore; une plus
grande, de lui être comparé; et la plus grande des jouissances du moins,
que d'être avec lui: et certes c'était une bizarre coïncidence que de
dîner ensemble tandis qu'on disputait sur nous au-delà de la ligne
équinoxiale.

»Hé bien, le même soir, je me trouvai avec le peintre Lawrence, et
j'entendis une des filles de lord Grey (jeune personne belle, grande, et
animée, ayant de cet air patricien et distingué de son père, ce que
j'aime à la folie) jouer de la harpe avec tant de modestie et
d'ingénuité qu'elle semblait la déesse de la musique. Hé bien, j'aurais
mieux aimé ma conversation avec Lawrence (qui conversait
délicieusement), et le plaisir d'entendre la jeune fille, que toute la
renommée de Moore et la mienne réunies.

»Le seul plaisir de la gloire est qu'elle prépare la route au plaisir,
et plus notre plaisir est intellectuel, mieux vaut pour le plaisir et
pour nous-mêmes. C'était toutefois agréable que d'avoir entendu le bruit
de notre renommée avant le dîner, et la harpe d'une jeune fille après.


16 janvier 1821.

»Lu,--promenade à cheval,--tir du
pistolet,--rentré,--dîné,--écrit,--fait une visite,--entendu de la
musique,--parlé d'absurdités,--et retourné au logis.

»Écrit de ma tragédie,--j'avance dans le premier acte avec toute la hâte
possible...... Le tems est toujours couvert et humide comme au mois de
mai à Londres,--brouillard, bruine, air rempli de _scotticismes_, qui,
tout beaux qu'ils sont dans les descriptions d'Ossian, sont quelque peu
fatigans dans leur perspective réelle et prosaïque.--Politique toujours
mystérieuse.


17 janvier 1821.

»Promenade à cheval dans la forêt,--tir du pistolet;--dîner. Arrivé
d'Angleterre et de Lombardie un paquet de livres,--anglais, italiens,
français et latins. Lu jusqu'à huit heures,--puis sorti.


18 janvier 1821.

«Aujourd'hui, la poste arrivant tard, je ne suis point sorti à cheval.
Lu les lettres;--deux gazettes seulement, au lieu de douze que l'on doit
à présent m'envoyer. Fait écrire par Lega à ce négligent de Galignani,
et ajouté moi-même un _postscriptum_. Dîné.

»À huit heures je me proposais de sortir. Lega entre avec une lettre au
sujet d'un billet qui n'a pas été acquitté à Venise, et que je croyais
acquitté depuis plusieurs mois. Je suis entré dans un accès de fureur
qui m'a presque fait tomber en défaillance. Je ne me suis pas remis
depuis. Je mérite cela pour être si fou;--mais j'avais de quoi être
irrité;--bande de faquins! Ce n'est, toutefois, que vingt-cinq livres
sterling.»


19 janvier 1821.

«Promenade à cheval. Le vent d'hiver est un peu moins cruel que
l'ingratitude, quoique Shakspeare dise le contraire. Du moins, je suis
si accoutumé à rencontrer plus souvent l'ingratitude que le vent du
nord, que je regarde le premier mal comme le pire des deux. J'avais
rencontré l'un et l'autre dans l'espace de vingt-quatre heures; ainsi
j'ai pu en juger.

»Songé à un plan d'éducation pour ma fille Allegra, qui doit bientôt
commencer ses études. Écrit une lettre,--puis un _postscriptum_. J'ai
les esprits abattus,--c'est certainement de l'hypocondrie,--le foie est
malade;--je prendrai une dose de sels.

»J'ai lu la vie de M. R. L. Edgeworth, père de la fameuse miss
Edgeworth, écrite par lui-même et par sa fille. Certes, c'est un grand
nom. En 1813, je me souviens d'avoir rencontré le père et la fille dans
le monde fashionable de Londres (monde où j'étais alors un item, une
fraction, le segment d'un cercle, l'unité d'un million, le rien de
quelque chose), dans les cercles, et à un déjeûner chez sir Humphrey et
lady Davy. J'avais été le lion de 1812; miss Edgeworth, et madame de
Staël, etc., avec les cosaques, vers la fin de 1813, furent les
curiosités de l'année suivante.

»Je trouvai dans Edgeworth un beau vieillard, avec le teint rouge de vin
de l'homme âgé, mais actif, vif et inépuisable. Il avait soixante-dix
ans, mais il n'en montrait pas cinquante,--non certes, ni même
quarante-huit. J'avais vu depuis peu le pauvre Fitzpatrick,--homme de
plaisir, d'esprit, d'éloquence,--enfin, homme universel: il
chancelait,--mais il parlait toujours en gentilhomme, quoique d'une voix
faible. Edgeworth faisait le fanfaron, parlait fort et long-tems; mais
il n'était ni faible ni décrépit, et il paraissait à peine
vieux........................................

»Il ne fut pas fort admiré à Londres, et je me rappelle une plaisanterie
assez drôle qui avait cours parmi les gens du bon ton du jour:--voici ce
que c'est: on invitait alors tous les hommes à signer une adresse «pour
le rappel de Mrs. Siddons au théâtre (cette actrice venait de prendre
congé du public, au grand malheur des tems;--car il n'y eut jamais et
jamais il n'y aura de talent pareil.) Or, Thomas Moore, de profane et
poétique mémoire, proposa de signer et faire circuler une adresse
semblable pour le rappel de M. Edgeworth en Irlande[93].

[Note 93: Moore, dans une note, nie qu'il ait été l'auteur de cette
plaisanterie. (_Note du Trad._) ]

»Le fait est qu'on s'intéressa davantage à miss Edgeworth. C'était une
jeune fille mignonne et modeste,--sinon belle, du moins agréable. Sa
conversation était aussi paisible que sa personne....................
.....................................................................

»La famille Edgeworth fut, d'ailleurs, une excellente pièce de
curiosité, et eut la vogue pendant deux mois, jusqu'à l'arrivée de Mme
de Staël.

»Pour en venir aux ouvrages des Edgeworth, je les admire; mais ils
n'excitent point de sentiment, ils ne laissent d'amour--que pour quelque
maître-d'hôtel ou postillon irlandais. Mais ils produisent une
impression profonde d'intelligence et de sagesse,--et peuvent être
utiles.»


20 janvier 1821.

«Promenade à cheval,--tir du pistolet. Lu de la _Correspondance_ de
Grimm. Dîné,--sorti,--entendu de la musique,--rentré;--écrit une lettre
au lord Chamberlain, pour le prier d'empêcher les théâtres de
représenter le _Doge_, que les journaux italiens disent être sur le
point de paraître sur la scène. C'est une belle chose!--Quoi! sans demander
mon consentement, et même en opposition formelle à ma volonté!»


21 janvier 1821.

«Beau et brillant jour de gelée,--c'est-à-dire, une gelée d'Italie; car
les hivers ici ne vont guère au-delà de la neige.--Promenade à cheval
comme à l'ordinaire, et tir du pistolet. Bien tiré,--cassé quatre
bouteilles ordinaires, et même plutôt petites que grandes, en quatre
coups, à quatorze pas, avec une paire de pistolets communs et la
première poudre venue. Presque aussi bien tiré,--eu égard à la
différence de la poudre et des pistolets,--que lorsqu'en 1809, 1810,
1811, 1812, 1813, 1814, je coupais les cannes, les pains à cacheter, les
demi-couronnes[94], les schelings, et même le trou d'une canne, à douze
pas, avec une seule balle,--et cela par la vue et le calcul, car ma main
n'est pas sûre, et varie même selon le bon ou mauvais tems. Je pourrais
prendre à témoin des prouesses que je cite, Joe Manton et plusieurs
autres personnes;--car le premier m'a appris, et les autres m'ont vu
faire ces exploits.

[Note 94: Petite pièce d'argent. (_Note du Trad._)]

»Dîné,--rendu visite,--rentré,--lu. Remarqué dans la _Correspondance_ de
Grimm l'observation suivante, savoir que «Regnard et la plupart des
poètes comiques étaient des gens bilieux et mélancoliques, et que M. de
Voltaire, qui est très-gai, n'a jamais fait que des tragédies,--et que
la comédie gaie est le seul genre où il n'ait point réussi. C'est que
celui qui rit et celui qui fait rire sont deux hommes fort différens.»
(Vol. VI.)

»En ce moment, je me sens aussi bilieux que le meilleur des écrivains
comiques (même que Regnard lui-même, qui est le premier après Molière,
dont quelques comédies prennent rang parmi les meilleures qui aient été
écrites en quelque langue que ce soit, et qui est supposé avoir commis
un suicide), et je ne suis pas en humeur de continuer ma tragédie de
_Sardanapale_, que j'ai, depuis quelques jours, cessé de composer.

»Demain est l'anniversaire de ma naissance,--c'est-à-dire à minuit
juste; et ainsi, dans douze minutes, j'aurai trente trois ans
accomplis!!!--et je vais me coucher, le coeur navré d'avoir vécu si
long-tems et pour si peu de chose.

»Il est minuit et trois minutes.--«Minuit a été annoncé par l'horloge du
château,» et j'ai maintenant trente-trois ans!

        _Eheu! fugaces, Posthume, Posthume,
        Labuntur anni_[95]!

[Note 95: Horace.

        Hélas! Hélas! ô Posthumus, les années fugitives s'écoulent!]

»Mais je n'éprouve pas tant de regrets pour ce que j'ai fait que pour
ce que j'aurais pu faire.

        Dans le chemin de la vie, si plein de boue et de ténèbres,
        Je me suis traîné jusqu'à la trente-troisième année.
        Que m'a laissé le tems en s'écoulant ainsi?
        Rien--excepté trente-trois ans.


22 janvier 1821.

                          1821
                         CI-GÎT
                ENTERRÉ DANS L'ÉTERNITÉ
                        DU PASSÉ,
                   D'OU IL N'Y A POINT
                     DE RÉSURRECTION
        POUR LES JOURS,--QUOI QU'IL PUISSE ADVENIR
               POUR LA POUSSIÈRE MORTELLE,
                 L'AN TRENTE-TROISIÈME
               D'UNE VIE MAL DÉPENSÉE;
                    LEQUEL, APRÈS
          UNE LONGUE MALADIE DE PLUSIEURS MOIS,
                   TOMBA EN LÉTHARGIE,
                        ET EXPIRA
           LE 22 JANVIER, L'AN DE GRACE 1821.
                  IL LAISSE UN SUCCESSEUR
                        INCONSOLABLE
                     DE LA PERTE MÊME
                      QUI OCCASIONNA
                      SON EXISTENCE.


23 janvier 1821.

»Belle journée. Lecture,--promenade à cheval,--tir du pistolet.
Rentré,--dîné,--lu. Sorti à huit heures,--fait la visite ordinaire. Je
n'ai entendu parler que de guerre.--«Il n'y a toujours qu'un cri: Les
voici.» Les carbonari paraissent n'avoir pas de plan;--rien de convenu
entre eux, ni comment, ni quand il faut agir. Dans ce cas, ils ne feront
aboutir à rien ce projet, si souvent différé et jamais mis à exécution.

»Rentré chez moi, et donné les ordres nécessaires, en cas de
circonstances qui exigeraient un changement de résidence. J'agirai comme
il pourra sembler à propos, quand j'apprendrai décidément ce que les
barbares veulent faire. A présent, ils bâtissent un pont de bateaux sur
le Pô, ce qui sent furieusement la guerre. En peu de jours, nous saurons
probablement ce qu'il en est. Je songe à me retirer vers Ancône, plus
près de la frontière du nord; c'est-à-dire si Teresa et son père sont
obligés de se retirer, ce qui est très-probable, vu que toute la famille
est libérale: sinon, je resterai. Mais mes mouvemens ne dépendront que
des désirs de la comtesse.

»Ce qui m'embarrasse, c'est que je ne sais pas trop que faire de ma
petite-fille, et de mon nombreux mobilier dont la valeur est assez
considérable:--le théâtre de la guerre, où je songe à me rendre, ne leur
est guère convenable. Mais il y a une dame âgée qui se chargera de la
petite, et Teresa dit que le _marchese_ C*** veillera à la sûreté des
meubles. La moitié de la ville fait ses bagages, comme pour se mettre en
route. Joli carnaval! Les gredins auraient bien pu attendre jusqu'au
carême.»


24 janvier 1821.

«Revenu.--Rencontré quelques masques au Corso.--«Vive la
bagatelle!»--Les Allemands sont sur le Pô, les barbares aux portes, et
leurs maîtres tiennent conseil à Laybach, et voici qu'on danse, qu'on
chante et qu'on fait des folies: «car demain on peut mourir.» Qui peut
dire que les arlequins n'ont pas raison? Comme lady Baussière et mon
vieil ami Burton,--«je continuai à me promener à cheval.»

»Dîné,--(scélérate de plume!)--boeuf coriace: il n'y a pas en Italie de
boeuf qui vaille le diable,--à moins qu'on ne puisse manger un vieux
boeuf dans sa peau, le tout rôti au soleil.

»Les principaux acteurs des événemens qui peuvent survenir sous peu de
jours, sont sortis pour une partie de tir. Si c'était, comme «une partie
de chasse des _Highlanders_», un prétexte pour une grande réunion de
conseillers et de chefs, tout irait bien. Mais ce n'est ni plus ni moins
qu'un vrai tapage, une mousqueterie en l'air, une petite guerre de
poules d'eau, une vaine dépense de poudre, de munitions et de coups de
fusil par pur amusement:--drôles de gens pour «un homme qui a envie de
risquer son cou avec eux,» comme dit Marishal Wells dans le _Nain Noir_.

»Si l'on se rassemble,--«la chose est douteuse,»--il n'y aura pas mille
hommes à passer en revue. La raison en est que la populace n'a point
d'intérêt en ceci;--il n'y a que la noblesse et la classe moyenne. Je
voudrais que les paysans fussent de la partie: c'est une race belle et
sauvage de léopards bipèdes. Mais les Bolonais ne voudront pas agir,--et
sans eux les Romagnols ne peuvent rien. Ou s'ils essaient,--qu'importe?
Ils essaieront: l'homme ne peut faire plus;--et s'il veut y consacrer
toute sa force, il peut faire beaucoup. Témoins les Hollandais contre
les Espagnols,--alors les tyrans,--ensuite les esclaves,--et depuis peu
les hommes libres de l'Europe.

»L'année 1820 n'a pas été heureuse pour moi en particulier, quels qu'en
soient les résultats pour les nations. J'ai perdu un procès, après deux
décisions en ma faveur. Le projet de prêter de l'argent sur une
hypothèque irlandaise a été définitivement rejeté par l'homme d'affaires
de ma femme, après un an d'espérances et de peines. Le procès Rochdale a
duré quinze ans, et a toujours prospéré jusqu'à mon mariage; depuis quoi
tout a été mal,--pour moi du moins.

»Dans la même année, 1820, la comtesse Teresa Guiccioli, née Gamba, et
malgré tout ce que j'ai dit et fait pour le prévenir, a voulu se séparer
de son mari, _il cavalier commendatore Guiccioli_, etc. Plus, plusieurs
autres petite vexations de l'année,--voitures versées,--meurtre commis
devant ma porte, et la victime mourant dans mon lit,--crampes en
nageant,--coliques,--indigestions et accès bilieux, etc., etc., etc.,--

        Maints menus articles font une somme,
        Oui-dà, pour le pauvre Caleb Quotem.


25 janvier 1821.

«Reçu une lettre de lord S*** O***, secrétaire-d'État des Sept-Îles. Il
m'a écrit d'Ancône (en route pour retourner à Corfou), sur quelques
affaires particulières. Il est fils du second lit de feu le duc de L***.
Il veut que j'aille à Corfou. Pourquoi non?--peut-être irai-je le
printems prochain.

»Répondu à la lettre de Murray,--lu,--rodé de côté et d'autre. Griffonné
cette page additionnelle du Journal de ma Vie. Un jour de plus a passé
sur lui et sur moi;--mais «qu'est-ce qui vaut le mieux de la vie ou de
la mort? Les Dieux seuls le savent,» comme Socrate dit à ses juges, à la
clôture du tribunal. Deux mille ans écoulés depuis que le sage a fait
cette profession d'ignorance, ne nous ont pas éclairés davantage sur
cette importante question; car, suivant la justice chrétienne, personne
ne peut-être sûr de son salut,--pas même le plus juste des hommes,
puisqu'un seul instant de foi chancelante peut le jeter à la renverse
durant sa paisible marche vers le paradis. Or donc, quelle que puisse
être la certitude de la foi, l'individu ne peut avoir une foi plus
certaine à son bonheur ou à sa misère que sous le règne de Jupiter.

»On a dit que l'immortalité de l'ame est un grand peut-être:--c'en est
toujours un grand. Tout le monde s'y cramponne;--le plus stupide, le
plus niais et le plus méchant des bipèdes humains est toujours persuadé
qu'il est immortel.»


26 janvier 1821.

«Belle journée;--les queues de quelques jumens annoncent un changement
de tems, mais le ciel est clair partout. Promenade à cheval,--tir du
pistolet,--bien tiré. Rencontré, à mon retour, un vieillard. Fait la
charité,--acheté un schelling de salut. Si le salut pouvait être acheté,
j'ai donné dans cette vie à mes semblables,--quelquefois pour le vice,
mais, sinon plus souvent, du moins plus largement pour la
vertu,--beaucoup plus que je ne possède maintenant. Je n'ai jamais dans
ma vie autant donné à une maîtresse que j'ai fait quelquefois à un
pauvre homme dans une détresse honorable;--mais peu importe. Les coquins
qui m'ont continuellement persécuté (avec l'aide de ***[96] qui a
couronné leurs efforts), triompheront tant que je vivrai;--et justice ne
me sera rendue qu'alors que la main qui trace ces lignes sera aussi
froide que les coeurs qui m'ont blessé.

[Note 96: Mot supprimé dans le texte anglais par Moore. (_Note du
Trad._) ]

»À mon retour, sur le pont près du moulin, j'ai rencontré une vieille
femme. Je lui demandai son âge;--elle me dit: _Tre croci_. Je demandai
à mon _groom_ (quoique je sache moi-même assez proprement l'italien),
ce que diable elle voulait dire avec ses trois croix. Il me dit,
quatre-vingt-dix ans, et qu'elle avait cinq ans par dessus le marché!!!
Je répétai la même chose trois fois, crainte de méprise:--quatre-vingt-quinze
ans!!!--et cette femme était encore active.--Elle entendit ma question,
car elle y répondit;--elle me vit, car elle s'avança vers moi; elle ne
paraissait pas du tout décrépite, quoiqu'elle eût bien l'air de la
vieillesse. Je lui ai dit de venir demain, et je l'examinerai. J'aime
les phénomènes; si elle a quatre-vingt-quinze ans, elle doit se souvenir
du cardinal Albéroni, qui fut légat ici.

»En descendant de cheval, j'ai trouvé le lieutenant E*** qui venait
d'arriver de Faënza: je l'ai invité à dîner demain avec moi. Je ne l'ai
pas invité pour aujourd'hui, parce qu'il n'y avait qu'un petit turbot
(repas régulier et religieux du vendredi) que je voulais manger à moi
seul: je l'ai mangé.

»Sorti,--trouvé Teresa comme de coutume,--musique. Les gentilshommes qui
font des révolutions, et qui sont allés à une partie de tir, ne sont pas
encore de retour. Ils ne reviendront pas avant dimanche,--c'est-à-dire
ils auront été absens cinq jours pour s'amuser, tandis que les intérêts
de tout un pays sont en jeu, et qu'eux-mêmes sont compromis.

»Il est difficile de soutenir son rôle parmi une telle troupe
d'assassins et d'écervelés;--mais l'écume du bouillon une fois enlevée
ou tombée, il peut y avoir du bon. Si ce pays pouvait seulement être
délivré, quel sacrifice serait trop grand pour l'accomplissement de ce
désir? pour l'extinction de ce soupir des siècles? Espérons: on espère
depuis mille ans. Les vicissitudes même du hasard peuvent amener cette
chance:--c'est un coup de dés.

»Si les Napolitains ont un seul Masaniello parmi eux, ils battront les
bouchers ensanglantés de la couronne et du sabre. La Hollande, dans des
circonstances pires, battit les Espagnes et les Philippe; l'Amérique
battit les Anglais; la Grèce battit Xerxès, et la France battit
l'Europe, jusqu'à ce qu'elle eût pris un tyran; l'Amérique du sud battit
ses vieux vautours et les chassa de leur nid; et, pourvu que ces hommes
se tiennent fermes, il n'y a rien qui puisse les faire bouger.»


28 janvier 1821.

«La _Gazette_ de Lugano n'est pas arrivée. Lettres de Venise. Il paraît
que ces animaux d'Autrichiens ont saisi mes trois ou quatre livres de
poudre anglaise. Les gredins!--j'espère les payer en balles. Promenade à
cheval jusqu'à la tombée de la nuit.

»Considéré les sujets de quatre tragédies que j'écrirai (si je vis, et
si les circonstances le permettent): _Sardanapale_, déjà commencé;
_Caïn_, sujet métaphysique, un peu dans le style de _Manfred_, mais en
cinq actes, peut-être avec le choeur; _Françoise de Rimini_, en cinq
actes; et je ne suis pas sûr de ne pas essayer _Tibère_. Je crois que je
pourrais tirer quelque chose (dans mon genre de tragique, au moins) du
sombre isolement et de la vieillesse du tyran, et même de son séjour à
Caprée, en adoucissant les détails, et en exposant le désespoir qui a dû
conduire à ces vicieux plaisir. Car ce n'est qu'un sombre et puissant
esprit en désespoir qui a pu recourir à ces solitaires horreurs,--outre
que Tibère était vieux, et maître du monde tout à-la-fois.»

        MÉMORANDA.

«Qu'est-ce que la poésie?--Le sentiment d'un ancien monde et d'un monde
à venir.»

        SECONDE PENSÉE.

«Pourquoi, au comble même du désir et des plaisirs humains;--pourquoi,
aux jouissances du monde, de la société, de l'amour, de l'ambition et
même de l'avarice, se mêle-t-il un certain sentiment de doute et de
chagrin,--une crainte de l'avenir,--un doute du présent, un retour sur
le passé pour en tirer le pronostic du futur? (Le meilleur des
prophètes est le passé.) Pourquoi?--Je ne le sais pas, si ce n'est que
montés au pinacle, nous sommes plus que jamais susceptibles de vertige,
et que nous ne craignons jamais de tomber que du haut d'un
précipice,--qui, plus il est profond, plus il est majestueux et sublime.
Et, par conséquent, je ne suis point sûr que la crainte ne soit pas une
sensation agréable; l'espérance l'est du moins; et quelle espérance y
a-t-il sans un profond levain de crainte? et quelle sensation est aussi
délicieuse que l'espérance? et sans l'espérance, où serait le futur?--en
enfer. Il est inutile de dire où est le présent: car nous le savons pour
la plupart; et, quant au passé, qu'est-ce qui domine dans la
mémoire?--l'espérance déjouée. _Ergo_, dans toutes les affaires
humaines, je vois l'espérance,--l'espérance,--rien que l'espérance.
J'accorde seize minutes, quoique je ne les aie jamais comptées, à toute
possession réelle ou supposée. De quelque lieu que nous partions, nous
savons où tout ira nécessairement aboutir. Et cependant, à quoi bon le
savoir? Les hommes n'en sont ni meilleurs ni plus sages. Durant les plus
grandes horreurs des plus grandes pestes (par exemple, celles d'Athènes
et de Florence,--_voir_ Thucydide et Machiavel), les hommes furent plus
cruels et plus débauchés que jamais. Tout cela est un mystère; je sens
beaucoup, mais je ne sais rien, excepté _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ [97].

[Note 97: Ces traits de plume, arrachés à Lord Byron par
l'impatience, existent dans le manuscrit original. (_Note de Moore_.)]

_Pensée pour un discours de Lucifer dans la tragédie de_ Caïn.

        Si la mort était un mal, te laisserais-je vivre?
        Insensé! vis comme je vis moi-même, comme vit ton père,
        Comme les fils de tes fils vivront à jamais.
        ....................................................[98]

[Note 98: Nous avons supprimé tout un passage contre les frères
Schlegel, et en particulier contre W. F. S***, parce que Byron parle de
ces deux critiques allemands avec une amertume et une injustice qu'il va
presque rétracter une page plus loin. (_Note du Trad._)]


29 janvier 1821.

«Hier, la femme de quatre-vingt-quinze ans est venue me voir. Elle m'a
dit que son fils aîné (s'il était maintenant en vie) aurait soixante-dix
ans. Elle est grêle, courte, mais active;--elle entend, elle voit,--et
sans cesse elle parle. Elle a encore plusieurs dents,--toutes à la
mâchoire inférieure, et rien que des dents de devant. Elle est
très-profondément ridée, et a au menton une sorte de barbe grise
clair-semée, au moins aussi longue que mes moustaches. Sa tête, en
vérité, ressemble au portrait de la mère de Pope, portrait que l'on
trouve dans quelques éditions des oeuvres de ce poète.

»J'ai oublié de lui demander si elle se rappelait Albéroni (qui a été
légat ici), mais je le lui demanderai la prochaine fois. Je lui ai
donné un louis,--lui ai commandé un habillement complet, et lui ai
assigné une pension hebdomadaire. Jusqu'à présent, elle avait travaillé
à ramasser du bois et des pommes de pin dans la forêt,--joli travail à
quatre-vingt-quinze ans! Elle a eu une douzaine d'enfans, dont
quelques-uns vivent encore. Elle se nomme Maria Montanari.

»Rencontré dans la forêt une compagnie de la secte dite des Américains
(sorte de club libéral), tous armés, et chantant de toute leur force, en
romagnol:--_Sem tutti soldat' per la liberta_. (Nous sommes tous soldats
pour la liberté.) Ils m'ont salué comme je passais;--je leur ai rendu
leur salut, et ai continué ma promenade à cheval. Ce fait peut montrer
l'esprit actuel de l'Italie.

»Mon journal d'aujourd'hui se compose de ce que j'ai omis hier.
Aujourd'hui, tout a été comme à l'ordinaire. J'ai peut-être une
meilleure opinion des écrits des frères Schlegel que je n'avais il y a
vingt-quatre heures; et mon opinion leur deviendra encore plus
favorable, si c'est possible.

»On dit que les Piémontais ont enfin chanté:--_Ça ira_! Lu Schlegel. Il
dit de Dante que, «dans aucun tems, le plus grand et le plus national de
tous les poètes italiens n'a jamais été le grand favori de ses
compatriotes.» C'est faux! Il y a eu plus d'éditeurs et de
commentateurs,--et dernièrement d'imitateurs de Dante, que de tous les
autres poètes italiens pris ensemble. Il n'a pas été le favori de ses
compatriotes! Quoi donc! en ce moment (1821), on parle Dante,--on écrit
Dante,--on pense et on rêve Dante avec un excès d'admiration qui serait
ridicule si le poète n'en était pas si digne.

»C'est dans le même style que l'écrivain allemand parle de gondoles sur
l'Arno:--gentil garçon, pour oser parler de l'Italie!

»Il dit encore que le principal défaut de Dante est, en un mot,
l'absence de tendres sentimens. De tendres sentimens!--et Françoise de
Rimini,--et les sentimens d'Ugolin le père,--et Béatrix,--et _la Pia_?
Pourquoi Dante a-t-il une tendresse supérieure à toute tendresse, quand
il exprime ce sentiment? Il est vrai que, en traitant de l'[Grec:
Adês][99] ou enfer chrétien, il n'y a pas beaucoup de place ou de
carrière pour la tendresse;--mais qui, hormis Dante, aurait pu
introduire la moindre tendresse dans l'enfer! Y en a-t-il dans Milton?
Non;--et le ciel de Dante n'est rien qu'amour, gloire et majesté.»

[Note 99: _Litter._ Lieu de ténèbres, _enfer_, (_Note du Trad._)]


Une heure après minuit.

»J'ai toutefois trouvé un passage où l'Allemand a raison;--c'est sur _le
Vicaire de Wakefield_[100].--De tous les romans en miniature (et c'est
peut-être la meilleure forme sous laquelle un roman puisse paraître),
_le Vicaire de Wakefield_ est, je pense, le plus parfait.» Il pense!---
il pouvait en être sûr; mais c'est très-bien pour un Schlegel. Je me
sens envie de dormir, et je ferai bien d'aller me coucher. Demain il
fera beau tems.

        «Aie confiance, et songe que demain acquittera sa dette.»

[Note 100: _The Vicar of Wakefield_; roman de Goldsmith, que l'on
fait presque toujours expliquer à ceux qui commencent l'étude de la
langue anglaise. (_Note du Trad._)]


30 janvier 1821.

«Ce soir, le comte Pietro Gamba (de la part des carbonari) m'a transmis
les nouveaux _mots de passe_ pour le prochain semestre, *** et ***. Le
nouveau mot sacramentel est ***; la réplique ***. L'ancien mot
(aujourd'hui changé) était ***:--il y a aussi ***--***[101]. Les choses
semblent marcher rapidement à une crise;--_ça ira_!

[Note 101: Dans le manuscrit original, ces mots de passe sont
raturés comme pour être rendus illisibles. (_Note de Moore_.)]

»Nous avons parlé sur diverses affaires du moment et du mouvement. Je
les omets; si elles aboutissent à quelque chose, elles parleront
d'elles-mêmes. Ensuite, nous avons parlé de Kosciusko. Le comte Ruggiero
Gamba m'a raconté qu'il a vu les officiers polonais, dans la campagne
d'Italie, fondre en larmes en entendant le nom de ce héros.

»Il faut que le Piémont soit en mouvement:--toutes les lettres et tous
les papiers sont arrêtés. On ne sait rien du tout, et les Allemands se
concentrent près de Mantoue. On ne connaît rien de la décision de
Laybach: cet état de choses ne peut durer long-tems. On ne peut
concevoir la fermentation actuelle des esprits sans en être soi-même
témoin.»


31 janvier 1821.

«Depuis plusieurs jours je n'ai rien écrit, sauf quelques lettres de
réponse. Quand on attend à chaque moment une explosion quelconque, il
n'est pas aisé de se mettre à son pupitre pour des sujets de haute
composition. Je pus le faire, sans doute; car, l'été dernier, je
composai mon drame dans le tumulte du divorce de Mme la comtesse
Guiccioli, et au milieu des embarras qui en furent l'accompagnement
nécessaire. En même tems, je reçus la nouvelle de la perte d'un procès
important en Angleterre. Mais ce n'étaient que des affaires privées et
personnelles; l'affaire présente est d'une différente nature.

»Je suppose que c'est là le motif qui m'empêche d'écrire; mais j'ai
quelque soupçon que ce pourrait être la paresse, surtout puisque La
Rochefoucauld dit que «la paresse domine souvent toutes les passions.»
Si cela était vrai, on ne pourrait guère dire que «la fainéantise est la
source de tous les maux,» puisqu'on suppose que les passions seules en
sont l'origine: _ergo_, ce qui domine toutes les passions (c'est à
savoir, la paresse) serait par cela même un bien. Qui sait?»


Minuit.

«J'ai lu la _Correspondance_ de Grimm. Il répète fréquemment, en parlant
d'un poète, ou d'un homme de génie en un genre quelconque, même en
musique (Grétry, par exemple), que cet homme a nécessairement «une ame
qui se tourmente, un esprit violent.» Jusqu'à quel point cette remarque
est-elle vraie? je n'en sais rien. Mais s'il en était ainsi; je serais
un poète _per eccellenza_; car j'ai toujours eu une ame qui,
non-seulement se tourmentait elle-même, mais tourmentait encore
quiconque était en contact avec elle, et un esprit violent qui m'a
presque laissé sans esprit du tout. Quant à définir ce qu'un poète doit
être, cela ne vaut pas la peine; car qu'est-ce que les poètes valent?
Qu'est-ce qu'ils ont fait?

»Grimm, toutefois, est un excellent critique et historien littéraire. Sa
_Correspondance_ forme les annales littéraires de la France dans le tems
où il a vécu, et comprend en sus beaucoup de la politique et encore plus
du genre de vie de la nation française. Il est aussi précieux et bien
plus amusant que Muratori ou Tiraboschi,--j'ai presque dit que
Ginguené,--mais nous devons en rester là. Toutefois, c'est un grand
homme dans son genre.» .............................................


2 février 1821.

«J'ai considéré quelle peut être la raison pourquoi je m'éveille
toujours à une certaine heure de la matinée, et toujours dans un état
d'abattement, et je puis dire dans le découragement et dans le
désespoir, sous tous les rapports,--même sous le rapport de ce qui me
plaisait la soirée précédente. En une heure ou deux environ, cet état se
passe, et je me calme assez pour dormir encore, ou du moins pour
reposer. En Angleterre, il y a cinq ans, j'eus la même espèce
d'hypocondrie, mais accompagnée d'une soif si vive, que je bus près de
quinze bouteilles de soda-water en une nuit, après m'être couché, sans
cesser néanmoins d'être altéré;--il faut toutefois tenir compte de la
perte due à l'explosion, à l'effervescence et au débordement du liquide,
lorsque je débouchais les bouteilles ou que j'en cassais le goulot dans
mon impatiente envie de boire. À présent, je n'ai pas cette soif, mais
l'abattement de mes esprits n'est pas moins fort.

»Je lis dans les _Mémoires_ d'Edgeworth quelque chose de semblable
(hormis que la soif s'assouvissait sur la petite bière), dans le cas de
sir F. B. Delaval;--mais celui-ci était alors plus vieux que moi d'au
moins vingt ans. Qu'est-ce?--le foie? En Angleterre, Le Man
(l'apothicaire) me guérit en trois jours de cette soif, qui m'avait
duré tant d'années. Je présume que tout cela n'est que de l'hypocondrie.

»Ce que je sens de plus en plus prendre empire sur moi, c'est la
paresse, et un dégoût beaucoup plus fort que l'indifférence. Si je
m'irrite, c'est jusqu'à la fureur. Je présume que je finirai (si je ne
meurs pas plus tôt, par accident ou quelque autre terminaison semblable)
comme Swift,--en mourant comblé de vie. J'avoue que je ne contemple pas
cette fin avec autant d'horreur que Swift paraît l'avoir fait quelques
années avant qu'elle ne survînt; mais Swift avait à peine commencé la
vie à l'âge même (de trente-trois ans) où je me sens tout-à-fait vieux
de sentimens.

»Oh! il y a un orgue qui joue dans la rue;--c'est une valse: il faut que
j'écoute. L'on joue une valse que j'ai entendue dix mille fois dans les
bals à Londres, de 1812 à 1815. La musique est une étrange chose.»


5 février 1821.

«Enfin, «le sort en est jeté.» Les Allemands ont reçu l'ordre de
marcher, et l'Italie est devenue, pour la dix-millième fois, un champ de
bataille. La nouvelle est arrivée hier soir.

»Cet après-midi, le comte Pietro Gamba est venu me consulter sur divers
points. Nous avons été nous promener à cheval ensemble. On a envoyé
chercher des ordres. Demain la décision doit arriver, et alors on fera
quelque chose. Rentré,--dîné,--lu,--sorti,--conversé. Fait un achat
d'armes pour les nouvelles recrues des Américains qui sont tous prêts à
marcher. Donné des ordres pour avoir des harnais et des porte-manteaux
nécessaires pour les chevaux.

»Lu quelque chose de la controverse de Bowles sur Pope, avec toutes les
réponses et répliques. Je m'aperçois que mon nom a été fourré dans la
discussion, mais je n'ai pas le tems d'établir ce que je sais là-dessus.
«Au premier jour de paix,» il est probable que je reprendrai l'affaire.»


9 février 1821.

«Écrit un peu avant le dîner. Avant que je sortisse pour ma promenade à
cheval, le comte Pietro Gamba est venu me voir, pour me faire savoir le
résultat de la réunion des carbonari à F*** et à B****[102]. **** est
revenu tard la nuit dernière. Tout avait été combiné dans l'idée que les
barbares passeraient le Pô le 15 courant. Mais, d'après quelques
informations ou autrement, ils ont hâté leur marche, et ont passé il y a
déjà deux jours, en sorte que tout ce que l'on peut faire à présent en
Romagne est de se tenir en alerte et d'attendre l'approche des
Napolitains. Tout était prêt, et les Napolitains avaient envoyé leurs
instructions et intentions, le tout rapporté au 10 et au 11 de ce mois,
jours où un soulèvement général devait avoir lieu, dans la supposition
que les barbares n'avanceraient pas avant le 15.

[Note 102: Probablement à Forli et à Bologne. (_Note du Trad._)]

»Les Autrichiens n'ont que cinquante ou soixante mille hommes, armée qui
pourrait tout aussi bien entreprendre de conquérir le monde que de
pacifier l'Italie dans l'état actuel. L'artillerie marche en arrière, et
seule; et on a l'idée d'entreprendre de la couper. Tout cela dépendra
beaucoup des premiers pas des Napolitains. Ici, l'esprit public est
excellent; il faut seulement le maintenir: on verra par l'événement.

»Il est probable que l'Italie sera délivrée des barbares, pourvu que les
Napolitains tiennent ferme et soient unis entre eux. À Ravenne, on les
juge ainsi.


10 février 1821.

»La journée s'est passée comme d'ordinaire,--rien de nouveau. Les
barbares sont toujours en marche;--mal équipés, et, sans doute, mal
accueillis sur leur route. On parle d'un mouvement à Paris.

»Promené à cheval entre quatre et six,--fini ma lettre à Murray sur les
pamphlets de Bowles,--ajouté un _postscriptum_. Passé la soirée comme
d'ordinaire,--resté dehors jusqu'à onze heures,--puis rentré chez moi.»


11 février 1821.

«Écrit,--fait prendre copie d'un extrait des lettres de Pétrarque,
relatif à la conspiration du doge Marino Faliero, et contenant l'opinion
du poète sur la matière. Entendu un grand coup de canon dans la
direction de Comacchio;--les barbares célèbrent la veille du jour
anniversaire de la naissance de leur principal cochon--ou du jour de sa
fête:--je ne sais plus lequel des deux. Reçu un billet d'invitation pour
le premier bal, pour demain. Je n'irai pas au premier, mais j'ai
l'intention d'aller au second, comme aussi chez les Veglioni.»


13 février 1821.

«Aujourd'hui, un peu lu de _la Hollande_ de Louis B***; mais je n'ai
rien écrit depuis que j'ai terminé ma lettre sur la controverse relative
à Pope. La politique est tout-à-fait entourée de brouillards à présent.
Les barbares continuent leur marche. Il n'est pas aisé de deviner ce que
les Italiens vont faire.

»J'ai été hier élu _socio_[103] de la société des bals du carnaval.
C'est le cinquième carnaval que je passe. Les quatre premiers, j'ai fait
beaucoup de tintamarre; mais dans celui-ci, j'ai été aussi sage que lady
Grace elle-même.»

[Note 103: Membre, associé.]


14 février 1821.

«Journée très-ordinaire. Écrit, avant de sortir à cheval, partie d'une
scène de _Sardanapale_. Le premier acte est presque fini. Le reste du
jour et de la soirée comme précédemment,--partie hors de chez moi, en
_conversazione_,--partie à la maison.

»Appris les détails de la dernière querelle à Russi, ville non loin
d'ici: c'est exactement l'histoire de Roméo et Juliette. Deux familles
de _contadini_ sont en inimitié. Dans un bal, les plus jeunes membres de
l'une et l'autre famille oublient leur querelle, et dansent ensemble. Un
vieillard de l'une des familles entre, et reproche aux jeunes gens de
danser avec des femmes ennemies. Les parens mâles de celles-ci
s'offensent d'un tel reproche. Les deux partis courent dans leurs foyers
et s'arment. Ils en viennent aux mains sur la voie publique, au clair de
la lune, et se battent. Trois sont tués et six blessés, la plupart
dangereusement;--c'est un fait de la semaine dernière. Un autre
assassinat a eu lieu à Césenne,--en tout, environ quarante en Romagne
depuis trois mois. Ce peuple tient encore beaucoup du moyen-âge.»


15 février 1821.

«Hier soir, j'ai fini le premier acte de _Sardanapale_. Ce soir ou
demain, je répondrai aux lettres que j'ai reçues.»


16 février 1821.

«Hier soir, _il conte_ Pietro Gamba a envoyé chez moi un homme avec un
sac plein de bayonnettes, de mousquets, et de cartouches au nombre de
quelques centaines, sans m'en avoir donné avis, quoique je l'eusse vu
tout au plus une demi heure auparavant. Il y a environ dix jours, quand
il devait y avoir ici un soulèvement, les libéraux et mes frères
carbonari me dirent d'acheter des armes pour quelques-uns de nos braves.
J'en achetai immédiatement, et je commandai des munitions, etc., et
conséquemment les hommes furent armés. Eh bien!--le soulèvement est
contremandé, parce que les barbares se mettent en marche une semaine
plus tôt que l'on ne comptait; et un ordre exprès est rendu par le
gouvernement, que toutes personnes ayant des armes cachées, etc., seront
passibles de, etc., etc.»--Et que font mes amis, les patriotes, deux
jours après? Ils rejettent entre mes mains, et dans ma maison (sans un
mot d'avertissement préalable) ces mêmes armes que je leur avais
fournies sur leur requête, et à mes propres périls et dépens.

»Ç'a été un heureux hasard que Lega ait été à la maison pour recevoir
ces armes, car (excepté Lega, Tita et F***) tous mes autres domestiques
auraient trahi le secret sur-le-champ. D'ailleurs, si l'on dénonce ou
découvre ces armes, je serai dans l'embarras.

»Sorti à neuf heures,--rentré à onze. Battu la corneille qui avait volé
la nourriture du faucon. Lu les _Contes de mon Hôte_,--écrit une
lettre,--et mêlé une tasse médiocre d'eau avec d'autres ingrédiens.»


18 février 1821.

«La nouvelle du jour est que les Napolitains ont coupé un pont, et tué
quatre carabiniers pontificaux qui voulaient s'y opposer. Outre la
violation de la neutralité, c'est pitié que le premier sang versé dans
cette querelle allemande ait été du sang italien. Toutefois, la guerre
semble commencée tout de bon; car si les Napolitains tuent les
carabiniers du pape, ils ne seront pas plus délicats envers les
barbares.....................

»En parcourant aujourd'hui la _Correspondance_ de Grimm, j'ai trouvée
une pensée de Tom Moore dans une chanson de Maupertuis à une femme
laponaise:

        Et tous les lieux
        Où sont ses yeux
        Font la zone brûlante.

»Voici la phrase de Moore:

        Ces yeux font mon climat, partout où je porte mes pas[104].

[Note 104: And those eyes make my climate, wherever I roam.]

»Mais je suis sûr que Moore ne vit jamais les vers de Maupertuis; car
ils ne furent publiés dans la _Correspondance_ de Grimm qu'en 1813, et
j'appris Moore par coeur en 1812. Il y a aussi une autre coïncidence,
mais de pensées opposées:

          Le soleil luit,
          Des jours sans nuit
        Bientôt il nous destine;
          Mais ces longs jours
          Seront trop courts,
        Passés près de Christine.

»C'est la pensée retournée de la dernière stance de la jolie ballade sur
Charlotte Lynes, ballade rapportée dans les _Mémoires de miss Seward_ de
Darwin:--je cite de mémoire pour avoir appris les vers il y a quinze
ans:

               Pour ma première nuit j'irai
               Dans ces contrées de neige,
        Où le soleil reste six mois sans luire;
              Et je crois, même alors,
              Qu'il reviendra trop tôt
        Me troubler dans les bras de la belle Charlotte Lynes[105].

[Note 105:

          For my first night I'll go
          To those regions of snow,
        Where the sun for six months never shines;
          And think, even then,
          He too soon came
        To disturb me with fair Charlotta Lynes.]

»Aujourd'hui, je n'ai eu aucune communication avec mes vieux amis les
carbonari; mais cependant mes bas-appartemens sont pleins de leurs
bayonnettes, fusils, cartouches, et je ne sais quoi encore. Je suppose
que l'on me considère comme un dépôt à sacrifier en cas d'accidens. Peu
importe, dans la supposition de la délivrance de l'Italie, qui ou quoi
soit sacrifié; c'est un grand objet:--c'est la poésie même de la
politique. Rêver seulement--une Italie libre!!! Eh quoi! il n'y a rien
eu de pareil depuis les jours d'Auguste. Je regarde les tems de
Jules-César comme libres, parce que les commotions politiques permirent
à chacun de choisir son côté, et que les partis furent à-peu-près égaux
en force dans le principe. Mais ensuite ce ne fut plus qu'une affaire de
troupes prétoriennes et légionnaires;--et depuis!--nous verrons, ou du
moins quelqu'un verra quelle carte tournera. Mieux vaut espérer, lors
même qu'il n'y a pas d'espoir. Les Hollandais firent plus dans la guerre
de soixante-dix ans que les Italiens n'ont à faire aujourd'hui.»


19 février 1821.

«Rentré chez moi tout seul;--vent très-fort,--éclairs,--clair de
lune,--traînards solitaires, emmitouflés dans leurs manteaux,--femmes en
masque,--maisons blanches, nuage s'amoncelant dans le ciel:--c'est une
scène tout-à-fait poétique. Il vente toujours avec force,--les tuiles
volent et le maison branle,--la pluie éclabousse,--l'éclair
éclate[106]:--c'est une belle soirée de Suisse dans les Alpes, et la mer
rugit dans le lointain.

[Note 106: Nous avons cherché à rendre l'harmonie imitative du
texte, qui s'élève ici au style de la poésie:

        Rain splashing--lightning flashing.
        (_Note du Trad._)]

»Fait une visite,--_conversazione_. Toutes les femmes sont effrayées par
le vacarme; elles ne veulent point aller à la mascarade parce qu'il fait
des éclairs,--la pieuse raison!

»A*** m'a envoyé des nouvelles aujourd'hui. La guerre approche de plus
en plus. Ô les gueux de souverains! Puissions-nous les voir battus!
Puissent les Napolitains avoir la force des Hollandais d'autrefois, ou
des Espagnols d'aujourd'hui, ou des protestans allemands, ou des
presbytériens écossais, ou de la suisse sous Guillaume Tell, ou des
Grecs sous Thémistocle,--toutes nations petites et isolées (excepté les
Espagnols et les luthériens allemands),--et il y a une résurrection pour
l'Italie, et une espérance pour le monde!»


20 février 1821.

«La nouvelle du jour est que les Napolitains sont pleins d'énergie.
L'esprit public ici s'est certainement bien maintenu. Les Américains
(société patriotique d'ici, ramification subordonnée aux carbonari)
donnent dans quelques jours un dîner au milieu de la forêt, et ils m'ont
invité, comme associé des carbonari. C'est dans la forêt de l'_Esprit du
chasseur_ de Boccace et de Dryden; et si je n'avais pas les mêmes
sentimens politiques (pour ne rien dire de mon ancienne inclination
conviviale[107], qui revient de tems en tems), j'irais comme poète, ou
du moins comme amateur de poésie. Je m'attendrai à voir le spectre
d'Ostasio Degli Onesti (Dryden a mis à la place Guido Cavalcanti,--personnage
essentiellement différent, comme on peut s'en convaincre dans Dante); à
le voir, dis-je, «tomber comme la foudre sur sa proie» au milieu du
festin. En tout cas, vienne ou non le spectre, je m'enivrerai de vin et
de patriotisme autant que possible.

»Depuis ces derniers jours, j'ai lu, mais je n'ai pas écrit.»

[Note 107: Si le mot déplaît, malgré sa propriété, aux ennemis du
néologisme, ils y substitueront la périphrase _pour les grands repas_.
(_Note du Trad._) ]


21 février 1821.

«Comme d'ordinaire, j'ai fait ma promenade à cheval,--ma visite, etc.,
etc. L'affaire commence à s'embrouiller. Le pape a fait imprimer une
déclaration contre les patriotes, qui, dit-il, méditent un soulèvement.
La conséquence de ceci sera que, dans une quinzaine, tout le pays sera
en insurrection. La proclamation n'est pas encore publiée, mais
imprimée, et prête pour la distribution. *** m'en a envoyé une copie en
secret,--signe qu'il ne sait que penser. Quand il croit avoir besoin
d'être bien avec les patriotes, il m'envoie quelque message de politesse
ou autre.

»Pour ma part, il me semble que rien, hors le succès le plus décisif des
barbares, ne peut prévenir un soulèvement général et immédiat de toute
la nation.»


23 février 1821.

«Presque comme hier;--promenade à cheval;--visite;--rien écrit;--lu
l'_Histoire romaine_.

»J'ai reçu une lettre curieuse d'un particulier (c'est probablement un
espion ou un imposteur) qui m'informe que les barbares sont indisposés
contre moi; mais ainsi soit-il. Les coquins ne peuvent accorder leur
hostilité à personne qui les haïsse et les exècre plus que je ne fais,
ou qui s'oppose avec plus de zèle à leurs vues quand l'occasion s'en
offrira.»


24 février 1821.

«Promenade à cheval, etc., comme à l'ordinaire. L'avis secret qui, ce
matin, est arrivé de la frontière aux carbonari, est aussi mauvais que
possible. Le plan a manqué,--les chefs militaires et civils sont
trahis,--et les Napolitains non-seulement n'ont pas bougé, mais ont
déclaré au gouvernement papal et aux barbares qu'ils ne savent rien de
l'affaire!!!

»Ainsi va le monde; ainsi les Italiens sont toujours perdus par défaut
d'union entre eux. On n'a point décidé ce qu'on doit faire ici, entre
deux feux, et coupés que nous sommes de la frontière nord. Mon opinion a
été--qu'il vaut mieux se soulever que d'être pris en détail; mais
comment sera-t-elle prise à présent? c'est ce que je ne puis dire. Des
messagers sont dépêchés aux délégués des autres cités pour apprendre
leurs résolutions.

»J'ai toujours eu idée que ça irait à la diable; mais j'aimais à
espérer, et j'espère encore. Mon argent, mon bien, ma personne, enfin
tout ce que je puis aventurer, je l'aventurerai hardiment pour la
liberté italienne; c'est ce que j'ai dit, il y a une demi-heure, à
quelques-uns des chefs. J'ai chez moi deux mille cinq cents _scudi_
(plus de cinq cents livres sterling) que je leur ai offerts pour
commencer.»


25 février 1821.

«Rentré chez moi,--la tête me fait mal,--surabondance de nouvelles, mais
trop accablantes pour être enregistrées. Je n'ai ni lu, ni écrit, ni
pensé, mais mené une vie purement animale pendant toute la journée. Je
veux essayer d'écrire une page ou deux avant de me coucher; mais, comme
dit Squire Sullen, «j'ai un mal de tête terrible; Scrub, verse-moi un
petit coup.» Bu du vin d'Imola et du punch.»


CONTINUATION DU JOURNAL[108].


27 février 1821.

«J'ai été un jour sans continuer le journal, parce que je ne pouvais
trouver un cahier blanc. Enfin, je rassemble ces souvenirs.

»Promené à cheval, etc.,--dîné,--écrit une stance additionnelle pour le
cinquième chant de _Don Juan_; je l'avais composée dans mon lit ce
matin. Visité l'_amica_[109]. Nous sommes invités à la soirée du
_Veglione_ (dimanche prochain), avec la _marchesa_ Clelia Cavalli et la
comtesse Spinelli Rusponi: j'ai promis d'y aller. Hier soir, il y eut
une émeute au bal, dont je suis un _socio_. Le vice-légat a eu
l'insolence imprudente d'introduire trois de ses domestiques en
masque,--sans billets, et en dépit de toutes remontrances. Il s'ensuivit
que les jeunes gens du bal se fâchèrent et furent sur le point de jeter
le vice-légat par la fenêtre. Ses domestiques, voyant la scène, se
retirèrent, et lui après eux. Sa révérence _monsignore_ devrait savoir
que nous ne vivons pas dans le tems de la prédominance des prêtres sur
le décorum. Deux minutes de plus, deux pas en avant, et toute la ville
aurait été en armes, et le gouvernement expulsé.

[Note 108: Dans un autre cahier. (_Note de Moore_.) ]

[Note 109: L'amie, la maîtresse. (_Note du Trad._) ]

»Tel est l'esprit du jour, et ces gens-là ne paraissent pas s'en
apercevoir. Le fait simplement considéré, les jeunes gens avaient
raison, les domestiques ayant toujours été exclus des fêtes.

»Hier, j'ai écrit deux notes sur la controverse de _Bowles et Pope_, et
les ai envoyées à Murray par la poste. La vieille femme que j'assistai
dans la forêt (elle a quatre-vingt-quatorze ans) m'a apporté deux
bouquets de violettes. _Nam vita gaudet mortua floribus_. Le cadeau m'a
plu beaucoup. Une femme anglaise m'aurait offert une paire de bas de
laine tricotés, au moins, dans le mois de février. Les bouquets et les
bas sont d'excellentes choses; mais les premiers sont plus élégans. Le
cadeau, dans cette saison, me rappelle une stance de Gray omise dans son
élégie:

        Ici sont souvent répandues les violettes printanières,
        Que des mains inconnues font pleuvoir;
        Le rouge-gorge aime à nicher et à gazouiller ici,
        Et la trace légère d'un petit pas s'imprime sur le sol.

»C'est une stance aussi belle qu'aucune autre de son élégie; je m'étonne
qu'il ait eu le courage de l'omettre.

»Cette nuit, j'ai horriblement souffert--d'une indigestion, je crois. Je
ne soupe jamais,--c'est-à-dire, jamais chez moi; mais hier soir, je me
laissai entraîner, par le cousin de la comtesse Gamba, et par
l'énergique exemple de son frère, à avaler au souper quantité de moules
bouillies, et à les délayer sans répugnance avec du vin d'Imola. Quand
je fus rentré chez moi, dans l'appréhension des conséquences, j'avalai
trois ou quatre verres de liqueurs spiritueuses, que les hommes (les
marchands) nomment eau-de-vie, rum ou curaçao, mais que les dieux
intituleraient esprit-de-vin coloré ou sucré. Tout alla bien jusqu'à ce
que je me fusse mis au lit; alors je devins un peu enflé, et fus pris
d'un fort vertige. Je sortis du lit, et, faisant dissoudre du
_soda-powder_, j'en bus. Cette boisson me procura un soulagement
momentané. Je rentrai dans le lit; mais je redevins malade et triste. Je
repris encore du _soda-water_. Enfin, je tombai dans un affreux sommeil.
Je m'éveillai et fus souffrant tout le jour, jusqu'à ce que j'eusse
galopé quelques milles. Question:--Est-ce à cause des moules, ou de ce
que je pris pour les corriger, que j'éprouvai cette secousse? Je crois à
l'une et l'autre cause. J'observai durant mon indisposition la complète
inertie, inaction et destruction de mes principales facultés mentales.
J'essayai de les ranimer,--mais je ne le pus;--et voilà ce que c'est que
l'ame! Je croirais qu'elle est mariée au corps, si elle ne sympathisait
pas si étroitement avec lui. Si elle s'exaltait quand le corps
s'affaisse, et _vice versa_, ce serait un signe que le corps et l'ame
soupirent pour un état naturel de divorce; mais au contraire corps et
ame semblent aller ensemble comme des chevaux de poste.

»Espérons ce qui vaut le mieux;--c'est le grand point.»

Durant les deux mois que comprend ce journal, Byron écrivit
quelques-unes des lettres de la série suivante. Le lecteur doit donc
s'attendre à y trouver des détails relatifs aux mêmes événemens.



LETTRE CCCCIV.

À M. MOORE.


Ravenne, 2 janvier 1821.

«En entrant dans notre projet relativement aux Mémoires, vous me faites
grand plaisir. Mais je doute (contre l'opinion de ma chère Mme Mac F***,
que j'ai toujours aimée et aimerai toujours,--non-seulement parce que
j'éprouvai une réelle affection pour elle personnellement, mais encore
parce que c'est elle et environ une douzaine d'autres personnes de son
sexe qui seules me soutinrent dans le grand conflit de 1815),--mais je
doute, dis-je, que les Mémoires puissent paraître ma vie durant, et, en
vérité, je préférerais qu'ils ne parussent pas; car un homme a toujours
l'air mort après que sa vie a été publiée, et certes je ne survivrais
pas à la publication de la mienne.

»Je ne puis consentir à altérer la première partie des Mémoires.........
........................................................................

»Quant à notre journal projeté, je l'appellerai comme il vous plaira:
nous l'appellerons, si vous voulez, «La Harpe,» ou lui donnerons tout
autre titre.

»J'ai exactement les mêmes sentimens que vous sur notre art[110]; mais
il s'empare de moi dans des accès de rage qui se renouvellent par
intervalles, comme.....[111]; alors, si je n'écris pour vider mon
esprit, je deviens furieux. Quant à cette régulière et infatigable
passion d'écrire, que vous décrivez dans votre ami, je ne la comprends
pas du tout. Le besoin d'écrire est pour moi un tourment, dont il faut
me débarrasser; mais jamais un plaisir: au contraire, je regarde la
composition comme une grande fatigue.

[Note 110: Ce passage s'expliquera mieux par un extrait d'une de mes
lettres; à laquelle celle de Lord Byron faisait réponse: «Par rapport au
journal, il est assez bizarre que Lord *** et moi ayions compté (il y a
environ une semaine ou deux, avant que je reçusse votre lettre) sur
votre assistance pour réaliser une entreprise à-peu-près semblable, mais
plus littéraire et moins régulièrement soumise à une publication
périodique. Lord ***, comme vous le verrez si son volume d'_Essais_ vous
parvient, a une manière fine, délicate et adroite d'exprimer de
profondes vérités sur la politique et sur les moeurs; et, quelque plan
que nous adoptions, il sera pour nous un associé utile et actif, vu
qu'il écrit avec un plaisir tout-à-fait inconcevable pour un pauvre
scribe comme moi, qui ai sur mon art les mêmes sentimens que ce mari
français, qui, trouvant un homme occupé à faire l'amour à sa femme,
s'écria: _Comment, monsieur! sans y être obligé?_ Toutefois, en parlant
ainsi, je n'entends parler que de la partie exécutive de l'art d'écrire;
car, imaginer et esquisser un ouvrage à venir, c'est, je l'avoue, un
plaisir délicieux.» (_Note de Moore_.)]

[Note 111: Suppression pudique de Moore. (_Note du Trad._)]

»Je désire que vous songiez sérieusement à notre plan de journal;--car
je suis aussi sérieux qu'on peut l'être, dans ce monde, pour quoi que ce
soit. ..................................................

»Je resterai ici jusqu'en mai ou juin, et à moins que «la gloire ne
survienne imprévue[112],» nous nous rencontrerons peut-être, en France
ou en Angleterre, dans le courant de l'année.

»Votre, etc.

»Je ne puis vous exposer l'état actuel des circonstances, parce qu'on
ouvre toutes les lettres.

»Me placerez-vous dans vos maudits _Champs-Élysées_? Est-ce _és_ ou
_ées_ pour l'adjectif? Je ne sais rien du français, vu que je suis tout
Italien. Quoique je lise et comprenne le français, je n'essaie jamais de
le parler; car je le déteste.

»Quant à la seconde partie des Mémoires, retranchez ce qu'il vous plaira
de retrancher.»

[Note 112: _Honour comes unlooked for_. Expression de Moore pour
désigner la mort trouvée dans un combat. (_Note du Trad._) ]



LETTRE CCCCV.

À M. MURRAY.


Ravenne, 4 janvier 1821.

«Je viens de voir, par le journal de Galignani, qu'on est dans une
grande attente d'une tragédie nouvelle par Barry Cornwall. Parmi ce que
j'ai déjà lu de lui, j'ai fort goûté les _Esquisses Dramatiques_; mais
j'ai trouvé que son _Histoire sicilienne_ et son _Marcien Colonne_, en
vers, étaient tout-à-fait gâtés par je ne sais quelle affectation imitée
de Wordsworth, de Moore et de moi-même,--le tout confondu en une sorte
de chaos. Je crois cet auteur très-capable de produire une bonne
tragédie, s'il garde un style naturel et ne s'amuse pas à faire des
arlequinades pour l'auditoire. Comme il fut un de mes camarades d'école
(Barry Cornwall n'est pas son vrai nom), je prends à son succès un
intérêt plus qu'ordinaire, et je serai charmé d'en être vite instruit.
Si j'avais su qu'il travaillât en ce genre, j'aurais parlé de lui dans
la préface de _Marina Faliero_. Il créera une merveille du monde s'il
fait une belle tragédie; je suis toutefois convaincu qu'il n'y réussira
pas en suivant les vieux dramaturges,--qui sont pleins de fautes
grossières, effacées par la beauté du style,--mais en écrivant
naturellement et régulièrement, et en composant des tragédies
régulières, à l'instar des Grecs; mais non par voie d'imitation,--en
suivant seulement les bases de leur méthode, et en les adaptant aux tems
et aux circonstances actuelles,--et, sans contredit, point de choeur.

»Vous rirez et direz: «Que ne faites-vous ainsi vous-même?» J'ai, comme
vous voyez, tenté une ébauche dans _Marino Faliero_; mais beaucoup de
gens pensent que mon talent est «essentiellement contraire au genre
dramatique», et je ne suis pas du tout certain qu'on n'ait pas raison.
Si _Marino Faliero_ ne tombe pas--à la lecture,--je ferai peut-être un
nouvel essai (mais non pour le théâtre); et comme je pense que l'amour
n'est pas la principale passion pour une tragédie (quoique la plupart
des nôtres reposent sur ce sujet), vous ne me trouverez pas écrivain
populaire. À moins que l'amour ne soit furieux, criminel et infortuné,
il ne doit pas servir pour sujet tragique. Quand il est moelleux et
enivré, il en sert, mais il ne le doit pas: c'est alors pour la galerie
et les secondes loges.

»Si vous désirez avoir une idée de l'essai que je tente, prenez une
traduction d'un quelconque des tragiques grecs. Si je disais l'original,
ce serait de ma part une impudente présomption; mais les traductions
sont si inférieures aux auteurs originaux, que je pense pouvoir risquer
cette question: ainsi jugez «de la simplicité de l'intrigue», etc., et
ne me jugez point d'après vos vieux fous d'auteurs dramatiques, car ce
serait boire de l'eau-de-vie pour goûter ensuite d'une fontaine. Après
tout, néanmoins, je présume que vous ne prétendez pas que
l'esprit-de-vin soit un plus noble élément qu'une source limpide
bouillonnant au soleil. Et telle est la différence que je mets entre les
Grecs et ces nuageux charlatans,--en exceptant toutefois Ben Johnson,
qui était humaniste et classique. Ou bien prenez une traduction
d'Alfieri, et, près de ce tragique mis sous forme anglaise, faites
expérience de l'intérêt de mes nouveaux essais dans l'ancien genre, puis
dites-moi franchement votre opinion. Mais ne me mesurez pas à l'aune de
vos vieux ou nouveaux tailleurs: Rien de plus aisé que de compliquer
les ressorts du drame. Mrs. Centlivre, dans la comédie, a dix fois plus
d'intrigue que Congreve. Mais lui est-elle comparable? et cependant elle
chassa Congreve du théâtre.»



LETTRE CCCCVI.

À M. MURRAY.


Ravenne, 19 janvier 1821.

«Votre lettre du 29 du mois dernier est arrivée. Il faut que je vous
requière positivement et sérieusement de prier M. Harris ou M. Elliston
de laisser _le Doge_ tranquille. Ce n'est pas un drame à jouer; la
représentation ne remplira pas leur but, nuira au vôtre (qui est la
vente de l'ouvrage); et me fera de la peine. C'est manquer de
courtoisie, et même d'honnêteté, que de persister dans cette usurpation
des écrits d'un homme.

»Je vous ai déjà fait passer par le dernier courrier une courte
protestation, adressée au public, contre ce procédé; au cas que ces
gens-là persistent, ce que je n'ose point croire, vous la publierez dans
les journaux. Je ne m'en tiendrai pas là, s'ils vont leur train; mais je
ferai un plus long appel sur ce point, et établirai l'injustice que je
vois dans leur manière d'agir. Il est dur que je doive avoir affaire à
tous les charlatans de la Grande-Bretagne, aux pirates qui me
publieront, et aux acteurs qui me joueront,--tandis qu'il y a des
milliers de braves gens qui ne peuvent trouver ni libraire ni directeur.
...... .................................................................

»Le troisième chant de _Don Juan_ est «faible»; mais, si les deux
premiers et les deux suivans sont tolérables, qu'attendez-vous? surtout
puisque je ne dispute pas avec vous sur ce point, ni comme objet de
critique ni comme objet d'affaires.

»D'ailleurs, que dois-je croire? Vous, Douglas Kinnaird, et d'autres,
m'écrivez que les deux premiers chants déjà publiés sont au nombre des
meilleures pièces que j'aie écrites, et sont réputés comme tels; Augusta
écrit qu'ils sont jugés «exécrables» (mot bien amer pour un
auteur:--qu'en dites-vous, Murray?) même comme composition littéraire,
et qu'elle en avait entendu dire tant de mal, qu'elle a résolu de ne
jamais les lire, et a tenu sa résolution. Quoiqu'il en soit, je ne puis
retoucher; ce n'est pas mon fort. Si vous publiez les trois nouveaux
chants sans ostentation, ils réussiront peut-être.

»Publiez, je vous prie, le Dante et le Pulci (je veux dire la _Prophétie
de Dante_). Je regarde la traduction de Pulci comme ma grande oeuvre. Le
reste des _Imitations d'Horace_ où est-il? Publiez tout en même tems:
autrement «la variété» dont vous vous targuez sera moins évidente.

»Je suis de mauvaise humeur.--Des obstacles en affaires venus de ces
maudits procureurs, qui s'opposent à un prêt avantageux que je devais
faire sur hypothèque à un noble personnage, parce que la propriété de
l'emprunteur est en Irlande, m'ont appris comment un homme est traité
pendant son absence. Oh! si je reviens, je ferai marcher droit quelques
hommes qui n'y songent guère;--ou eux ou moi, nous déménagerons.»
......................................................................



LETTRE CCCCIX[113].

À M. MOORE.


Ravenne, 22 janvier 1821.

«Rétablissez votre santé, je vous prie. Je ne suis pas content de votre
maladie. Ainsi écrivez-moi une ligne pour me dire que vous êtes sur
pied, sain et dispos de plus belle. Aujourd'hui j'ai trente-trois ans.

        Dans le chemin de la vie, etc., etc.[114]

»Avez-vous entendu dire que la confrérie des _Bronziers_[115] ait
présenté ou veuille présenter une adresse à Brandenburgh-House «sous les
armes», et avec toute la variété et splendeur possible d'un attirail
d'airain?

[Note 113: Les lettres 407 et 408, adressées à M. Murray, ont été
supprimées; elles ne parlent que des moyens d'empêcher la mise en scène
de _Marino Faliero_. (_Note du Trad._) ]

[Note 114: Déjà cité dans le _Journal_. (_Note de Moore_.) ]

[Note 115: Nous traduisons ainsi en un seul mot _braziers_, ouvrier
en bronze, de _brass_, bronze. (_Note du Trad._) ]

        Les bronziers, ce semble, se disposent à voter
        Une adresse, et à la présenter tout revêtus de bronze;
        Pompe superflue!--car, près de lord Harry,
        Ils trouveront où ils veulent aller, plus de bronze qu'ils n'en
                  porteront.

»Il y a une ode pour vous, n'est-ce pas?--digne

        De ****, grand poète _métaphysiqueur_,
        Homme d'un vaste mérite, quoique peu de gens s'en doutent,
        Si je l'ai lu (comme je vous l'ai dit à Mestri[116]);
        J'en suis pour beaucoup redevable à ma passion pour la pâtisserie.

[Note 116: Pour rimer avec _pastry_, pâtisserie.]

»Mestri et Fusina sont les passages ordinaires par où on va à Venise;
mais ce fut de Fusina que vous et moi nous nous embarquâmes, quoique «la
misérable nécessité de rimer» m'ait fait mettre Mestri dans le voyage.

»Ainsi, un livre vous a été dédié? J'en suis charmé, et je serais
très-heureux de voir le volume.

»Je suis au comble de l'embarras à propos d'une mienne tragédie qui
n'est bonne que pour le cabinet d***; et que les directeurs, s'arrogeant
un droit absolu sur toute poésie une fois publiée, sont déterminés à
faire représenter, avec ou sans mon agrément, peu leur importe, et, je
présume, avec les changemens que M. Dibdin fera pour leur usage. J'ai
écrit à Murray, à lord Chamberlain, et à d'autres, pour qu'ils
interviennent dans cette affaire et me préservent d'une telle exposition
publique. Je ne veux ni les impertinens sifflets, ni les
applaudissemens insolens d'un auditoire de théâtre. Je n'écris que pour
le lecteur, et ne me soucie que de l'approbation silencieuse de ceux qui
ferment un livre de bonne humeur, et avec une paisible satisfaction.

»Or, si vous voulez écrire aussi à notre ami Perry, pour le prier
d'employer sa médiation auprès d'Harris et d'Elliston, afin d'empêcher
l'exécution de ce projet, vous m'obligerez beaucoup. La pièce n'est pas
du tout propre au théâtre, comme un simple coup-d'oeil le leur montrera,
ou le leur a, j'espère, déjà montré; et, y fût-elle jamais propre, je
n'aurai jamais, la volonté d'avoir rien à faire avec les théâtres.

»Je me hâte de me dire votre, etc.»



LETTRE CCCCX.

À M. MURRAY.


Ravenne, 27 janvier 1821.

«Je diffère d'avis avec vous sur le compte de la _Prophétie de Dante_,
que je crois devoir être publiée avec la tragédie. Mais faites ce qu'il
vous plaît; vous êtes nécessairement le meilleur juge des finesses de
votre métier. Je suis d'accord avec vous sur le titre. Le drame peut
être bon ou mauvais, mais je me flatte que c'est un tableau original,
d'un genre de passion si naturel à mon esprit, que je suis convaincu que
j'aurais agi précisément comme le doge, sous l'influence des mêmes
provocations.

»Je suis charmé de l'approbation de Foscolo.

»Excusez-moi si je me hâte. Je crois vous avoir dit que:--je ne sais
plus ce que c'était: mais peu importe.

»Merci pour vos complimens du premier jour de l'an. J'espère que cette
année sera plus agréable que la dernière. Je ne parle que par rapport à
l'Angleterre, où j'ai eu, en ce qui me concerne, toute espèce de
désappointement;--j'ai perdu un procès important,--et les procureurs de
lady Byron me refusent de consentir à un prêt avantageux que je voulais
faire de mon propre bien à lord Blessington, etc., etc., etc., comme
pour clore convenablement les quatre saisons. Ces contrariétés, et cent
autres pareilles, ont rendu cette année un tissu d'affaires pénibles
pour moi en Angleterre. Heureusement, les choses ont ici une tournure un
peu plus agréable pour moi; autrement j'aurais usé de l'anneau
d'Annibal[117].

»Remerciez, je vous prie, Gifford de toutes ses bontés. L'hiver est ici
aussi froid que les latitudes polaires de Parry[118]. Il faut que
j'aille galoper dans la forêt; mes chevaux attendent. Votre sincère,
etc.»

[Note 117: On sait qu'Annibal mit fin à ses jours en avalant un
poison caché dans son anneau.]

[Note 118: Célèbre marin anglais, qui, en cherchant un passage dans
l'Océan arctique, s'est approché du pôle plus près qu'aucun des
navigateurs qui l'ont précédé. (_Notes du Trad._)]



LETTRE CCCCXI.

À M. MURRAY.


Ravenne, 2 février 1821.

«Votre lettre d'excuse est arrivée. J'accueille la lettre, mais je
n'admets pas les excuses, si ce n'est par courtoisie; ainsi, lorsqu'un
homme vous marche sur les orteils et vous demande pardon, on lui accorde
ce pardon, mais la phalange ne vous fait pas moins mal, surtout s'il y
existe un cor.

»Dans le dernier discours du doge, il y a la phrase suivante (voici, du
moins, comme ma mémoire me la donne):

        Et toi qui fais et défais les soleils;

Il faut la changer en celle-ci:

        Et toi qui allumes et éteins les soleils,

c'est-à-dire, si le vers coule également bien, et si M. Gifford croit
l'expression meilleure. Ayez, je vous prie, la bonté d'y faire
attention. Vous êtes tout-à-fait devenu un ministre d'état. Songez s'il
n'est pas possible qu'un jour vous soyez jeté à bas. *** ne sera pas
toujours tory, quoique Johnson dise que le premier whig fut le diable
lui-même.

»Vous avez, par la correspondance de M. Galignani, appris un secret (un
peu tard, à la vérité); savoir qu'un Anglais peut exclusivement disposer
de ses droits d'auteur en France,--fait de quelque importance au cas
qu'un écrivain obtienne une grande popularité. Or, je veux bien vous
dire ce qu'il faut que vous fassiez, et ne point prendre d'avantage sur
vous, quoique vous ayez été assez méchant pour rester trois mois sans
accuser réception de ma lettre. Offrez à Galignani l'achat du droit de
propriété en France; s'il refuse, désignez tel libraire qu'il vous
plaira, et je vous signerai tel contrat qu'il vous plaira aussi, et il
ne vous en coûtera pas un sou de mon côté.

»Songez que je ne veux point me mêler de cette affaire, sinon pour vous
assurer la propriété de mes oeuvres. Je n'aurai jamais de marché qu'avec
les libraires anglais, et je ne désire aucun honoraire hors de ma
patrie.

»Or, cela est candide et sincère, et un peu plus beau que votre silence
matois, pour voir ce qu'il en adviendrait. Vous êtes un excellent homme,
_mio caro Moray_, mais il y a encore en vous, par-ci par-là, un peu de
levain de Fleet-Street,--une miette de vieux pain. Vous n'avez pas le
droit d'agir envers moi en homme soupçonneux; car je ne vous en ai donné
aucune raison. Je serai toujours franc avec vous........................
........................................................................

»Je ne dirai plus rien à présent, sinon que je suis,

»Votre, etc.

»_P. S._ Si vous vous aventurez, comme vous le dites, à Ravenne cette
année, je remplirai les devoirs de l'hospitalité tant que vous y vivrez,
et vous enterrerai bel et bien (pas en terre sainte, néanmoins), si vous
êtes tué par la balle ou par le glaive; ce qui devient fréquent depuis
peu parmi les indigènes. Mais peut-être votre visite sera prévenue; je
viendrai probablement dans votre pays; et dans ce cas, écrivez à milady
le duplicata de l'épître que le roi de France adressa au prince Jean.»



LETTRE CCCCXII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 16 février 1821.

«Au mois de mars arrivera de Barcelonne _signor Curioni_, engagé pour
l'Opéra. C'est une de mes connaissances, un jeune homme de manières
distinguées, et fameux dans sa profession. Je requiers en sa faveur
votre bienveillance personnelle et votre patronage. Introduisez-le, je
vous prie, chez tous les gens de théâtre, éditeurs de journaux, et
autres, qui pourront lui rendre, dans l'exercice de sa profession, des
services publics et particuliers.

»Le cinquième chant de _Don Juan_ est si loin d'être le dernier, que
c'est à peine si le poème commence. Je veux faire faire à _Don Juan_ le
tour de l'Europe, avec un mélange convenable de siéges, de batailles et
d'aventures, et le faire finir, comme Anacharsis Clootz, dans la
révolution française. Je ne sais combien de chants ce plan exigera, ni
si je l'achèverai (même hormis le cas de mort prématurée); mais enfin
telle a été ma première idée. J'ai songé à faire de Don Juan un
_cavaliere servente_ en Italie, la cause d'un divorce en Angleterre, et
un homme sentimental «à figure de Werther» en Allemagne, afin de mettre
au jour les différens ridicules de la société dans chacun de ces pays,
et de montrer mon héros graduellement gâté et blasé au fur et à mesure
qu'il vieillira, comme c'est naturel. Mais je n'ai pas définitivement
arrêté si je le ferai finir en enfer ou par un malheureux mariage, car
je ne sais lequel est le pire; la tradition espagnole dit l'enfer; mais
il est probable que ce n'est qu'une allégorie de l'autre état. Vous êtes
maintenant en possession de mes idées sur le sujet.

»Vous dites que le _Doge_ ne sera pas populaire; ai-je écrit jamais pour
la popularité? Je vous défie de me montrer un de mes ouvrages (excepté
un conte ou deux), de style ou mine populaire. Il me paraît qu'il y a
place pour un différent genre de drame, qui ne soit ni une imitation
servile du drame ancien, genre erroné et grossier, ni trop français non
plus, comme ceux qui succédèrent aux écrivains du vieux tems. Il me
paraît qu'un bon style anglais et une observation plus sévère des règles
pourraient produire une combinaison qui ne déshonorât pas notre
littérature. J'ai essayé, de plus, à faire une pièce sans amour; et il
n'y a non plus ni anneaux, ni méprises, ni surprises, ni scélérats
enragés, ni mélodrame enfin. Tout cela l'empêchera d'être populaire,
mais ne me persuadera pas qu'elle soit par conséquent mauvaise. Toutes
les fautes y naîtront plutôt de l'imperfection dans l'exécution et la
conduite que de la conception, qui est simple et sévère...............
......................................................................

»Dans la lettre sur Bowles (que je vous ai envoyée par le courrier de
mardi), après ces mots «on a fait plusieurs tentatives.» (en parlant de
la réimpression des _Poètes anglais et Réviseurs écossais_), ajoutez:
«en Irlande;» car je crois que les pirates anglais n'ont commencé leurs
tentatives qu'après que j'eus quitté l'Angleterre pour la seconde fois.
Veillez-y je vous prie. Faites-moi savoir ce que vous et votre synode
pensez sur la controverse Bowles.......................................

»Comment George Bankes a-t-il été amené à citer les _Poètes anglais_
dans la chambre des communes? Tout le monde me jette ce poème à la tête.

»Quant aux nouvelles politiques, les Barbares marchent sur Naples, et
s'ils perdent une seule bataille, toute l'Italie sera en insurrection.
Ce sera comme la révolution espagnole.

»Vous parlez des lettres ouvertes. Certainement, les lettres sont
ouvertes, et c'est la raison pour laquelle je traite toujours les
Autrichiens de vils gredins. Il n'y a pas un Italien qui les abhorre
plus que je ne fais: et tout ce que je pourrais faire pour délivrer
l'Italie et la terre de leur infâme oppression, je le ferais _con
amore_.

»Votre, etc.»



LETTRE CCCCXIII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 21 février 1821.

«À la page 44e du premier volume des _Voyages de Turner_ (que vous
m'avez dernièrement envoyés), il est dit que «Lord Byron, en établissant
avec tant de confiance la possibilité de traverser à la nage le détroit
des Dardanelles, semble avoir oublié que Léandre le traversait dans l'un
et l'autre sens, tour-à-tour suivant et contre la direction du courant;
tandis que lui (Lord Byron) n'a accompli que la partie la plus aisée de
la tâche, en nageant suivant le courant d'Europe en Asie.» Je n'ai pas,
sans aucun doute, oublié ce que sait le premier écolier venu,
c'est-à-dire que Léandre traversait le détroit dans la nuit, et revenait
le matin. Mon but a été de démontrer que l'Hellespont pouvait être
traversé à la nage, et c'est à quoi M. Ekenhead et moi nous avons
réussi, l'un en une heure et dix minutes, l'autre en une heure et cinq
minutes. Le courant ne nous était pas favorable; au contraire, la grande
difficulté fut d'y résister; car, loin de nous aider à gagner le rivage
asiatique, il nous emportait droit dans l'archipel. Ni M. Ekenhead, ni
moi, ni, j'oserai ajouter, personne à bord de la frégate, à commencer
par le capitaine Bathurst, n'avait la moindre notion de cette différence
de courant que M. Turner signale du côté de l'Asie. Je n'en ai jamais
entendu parler; autrement, j'aurais fait le trajet dans le sens
contraire. Le seul motif qui décida le lieutenant Ekenhead, ainsi que
moi-même, à partir du rivage d'Europe, fut que le petit cap au-dessus de
Sestos était un lieu plus proéminent, et que la frégate qui était à
l'ancre au-dessous du fort asiatique, formait un meilleur point de vue
pour diriger notre nage; et, dans le fait, nous abordâmes juste
au-dessous.

»M. Turner dit: «Tout ce qu'on jette dans le courant, sur cette partie
de la rive européenne, arrive nécessairement à la côte asiatique.» Cette
assertion est si loin d'être vraie, que l'objet abandonné au courant
arrive nécessairement dans l'archipel, quoiqu'un vent violent, soufflant
dans la direction de l'Asie, ait pu quelquefois produire l'effet
contraire.

»M. Turner essaya la traversée en partant de la rive asiatique, et ne
réussit pas: «Après vingt-cinq minutes, pendant lesquelles il n'avança
pas de cent _yards_[119], il renonça à l'entreprise par épuisement.»
Cela est fort possible, et aurait pu lui arriver tout aussi bien sur la
rive européenne. Il aurait dû commencer son trajet une couple de milles
plus haut, et il aurait pu alors arriver à terre sous le fort européen.
J'ai particulièrement remarqué (et M. Hobhouse l'a remarqué aussi) que
nous fûmes obligés d'allonger la traversée réelle du détroit, qui n'a
qu'un mille de largeur, jusqu'à trois ou quatre milles, vu la force du
courant. Je puis assurer à M. Turner que son succès m'aurait fait un
grand plaisir, puisqu'il aurait fortifié d'un exemple de plus la
probabilité de l'histoire de Léandre. Mais il n'est pas très-convenable
à lui d'inférer que, parce qu'il a échoué, Léandre n'a pu réussir. Il y
a toujours quatre exemples du fait; un Napolitain, un jeune juif, M.
Ekenhead et moi; et l'authenticité des deux derniers exemples se fonde
sur le témoignage oculaire de quelques centaines de marins anglais.

[Note 119: _Yard_, mesure anglaise, qui est la moitié du _fathom_ ou
toise, et qui équivaut à trois pieds. (_Note du Trad._)]

»Quant à la différence du courant, je n'en ai aperçu aucune; la
direction n'en est favorable au nageur ni d'un côté ni de l'autre, mais
on peut en éluder l'effet en entrant dans la mer à une distance
considérable au-dessus du point opposé de la côte où le nageur veut
aborder, et en résistant continuellement; le courant est fort, mais,
moyennant un bon calcul, vous pouvez arriver à terre. Mon expérience et
celle des autres me forcent de déclarer le trajet de Léandre possible et
praticable. Tout homme jeune, et doué de quelque habileté dans la
natation, peut réussir en partant n'importe de quel côté. Je restai
trois heures à traverser le Tage à la nage, ce qui est beaucoup plus
hasardeux, puisque le trajet est de deux heures plus long que celui de
l'Hellespont. Je mentionnerai encore un exemple de ce qu'il est possible
de faire en nageant. En 1818, le chevalier Mengaldo, gentilhomme de
Bassano, bon nageur, désira nager avec mon ami M. Alexandre Scott et
avec moi. Comme il paraissait attacher à cette partie le plus vif
intérêt, nous ne le refusâmes pas. Nous partîmes tous trois de l'île du
Lido pour gagner Venise. À l'entrée du Grand Canal, Scott et moi nous
étions très en avant, et nous n'apercevions plus notre ami étranger, ce
qui, toutefois, était de peu de conséquence, puisqu'il y avait une
gondole pour garder ses habits et le prendre au sortir de l'eau.--Scott
nagea jusqu'au-delà du Rialto, où il aborda, moins par la fatigue qu'à
cause du froid; car il avait été quatre heures dans l'eau, sans se
reposer ou s'arrêter, si ce n'est en se laissant aller sur le
dos--(c'était la condition expresse de notre partie). Je continuai ma
course jusqu'à Santa-Chiara, et parcourus ainsi la totalité du Grand
Canal (outre la distance du Lido), et j'abordai là où la lagune se
rouvre pour le passage de Fusina. J'avais été dans l'eau, montre en
main, sans aide ni repos, sans jamais toucher ni sol ni barque, quatre
heures et vingt minutes. M. le consul-général Hoppner fut témoin de
cette partie, et plusieurs autres personnes en ont connaissance. M.
Turner peut aisément vérifier le fait, s'il y ajoute quelque importance,
en s'en informant auprès de M. Hoppner. Nous ne pourrions assigner
exactement la distance parcourue, qui toutefois, dut être considérable.

»Je ne mis à traverser l'Hellespont qu'une heure et dix minutes. Je
suis maintenant plus vieux de dix ans d'âge, et de vingt ans de
constitution que lorsque je traversai le détroit des Dardanelles; et
pourtant il y a deux ans, je fus capable de nager pendant quatre heures
et vingt minutes; et je suis sûr que j'aurais pu continuer encore deux
heures, quoique j'eusse une paire de caleçons, accoutrement qui n'est
nullement favorable à ce genre d'exercice. Mes deux compagnons furent
aussi quatre heures dans l'eau. Mengaldo pouvait avoir environ trente
ans; Scott, environ vingt-six.

»Avec ces expériences de natation, faites par moi ou par d'autres,
non-seulement sur le lieu, mais ailleurs encore, pourquoi douterais-je
que l'exploit de Léandre ne fût point parfaitement praticable? Puisque
trois individus ont parcouru une distance plus grande que la largeur de
l'Hellespont, pourquoi lui, Léandre, n'aurait-il pu franchir ce détroit?
Mais M. Turner a échoué; et, cherchant une raison plausible de son
échec, il rejette la faute sur la rive asiatique du détroit. Il a essayé
de nager tout en travers, au lieu de partir de plus haut pour gagner un
avantage; il aurait pu tout aussi bien essayer de voler par-dessus le
mont Athos.

»Qu'un jeune Grec des tems héroïques, épris d'amour, et doué de membres
vigoureux, ait pu réussir dans un pareil trajet, je ne m'en étonne ni
n'en doute. A-t-il tenté ou non ce trajet? c'est une autre question; car
il aurait pu avoir une petite barque qui lui eût épargné cette peine.

»Je suis votre sincère, etc.

BYRON.

»_P. S._ M. Turner dit que la traversée d'Europe en Asie est «la partie
la plus aisée de la tâche.» Je doute que Léandre fût de cet avis; car
c'était le retour: toutefois, il y avait plusieurs heures d'intervalle
entre les deux traversées. L'argument de M. Turner que «plus haut ou
plus bas, le détroit s'élargit si considérablement, qu'il y aurait eu
peu d'avantage à s'écarter,» n'est bon que pour de médiocres nageurs; un
homme de quelque habileté et de quelque expérience dans la natation,
aura toujours moins égard à la longueur du trajet qu'à la force du
courant. Si Ekenhead et moi eussions songé à traverser dans le point le
plus étroit, au lieu de remonter jusqu'au cap, nous aurions été
entraînés à Ténédos. Toutefois le détroit ne s'élargit pas
excessivement, même au-dessus ou au-dessous des forts. Comme la frégate
stationna quelque tems dans les Dardanelles, en attendant le firman, je
me baignai souvent dans le détroit après notre traversée, et
généralement sur la côte asiatique, sans apercevoir cette plus grande
force dans le courant par laquelle le voyageur diplomatique excuse son
échec. Notre amusement, dans la petite baie qui s'ouvre immédiatement
au-dessous du fort asiatique, était de plonger pour attraper les tortues
de terre, que nous jetions exprès dans l'eau, et qui, en véritables
amphibies, se traînaient au fond de la mer; cela ne prouve pas une plus
grande violence dans le courant que sur la rive européenne. Quant à la
modeste insinuation que nous choisîmes cette dernière rive comme «plus
facile,» j'en appelle à la décision de M. Hobhouse et au capitaine
Bathurst (le pauvre Ekenhead étant mort). Si nous avions été instruits
de cette prétendue différence du courant, nous en aurions du moins tenté
l'épreuve, et nous n'étions pas gens à renoncer après les vingt-cinq
minutes de l'expérience de M. Turner. Le secret de tout ceci est que M.
Turner a échoué et que nous avons réussi; il est par conséquent
désappointé, et paraît disposé à rabaisser le peu de mérite qu'il peut y
avoir dans notre succès. Pourquoi n'essaya-t-il pas du côté de l'Europe?
S'il y avait réussi, après avoir échoué du côté de l'Asie, son excuse
aurait été meilleure. M. Turner peut trouver tels défauts qu'il lui
plaira dans ma poésie ou ma politique; mais je lui recommande de
renoncer aux réflexions aquatiques, jusqu'à ce qu'il soit capable de
nager «vingt-cinq minutes sans être épuisé,» quoi qu'il soit, je pense,
le premier tory des tems modernes qui ait jamais nagé contre le courant
durant une demi-heure.»



LETTRE CCCCXIV.

À M. MOORE.


Ravenne, 22 février 1821.

«Comme je souhaite que l'ame de feu Antoine Galignani repose en paix
(vous aurez sans doute lu sa mort, publiée par lui-même dans son
journal), vous êtes particulièrement invité à informer ses enfans et
héritiers que je n'ai reçu qu'un numéro de leur _Literary Gazette_, à
laquelle je me suis abonné il y a plus de dix mois,--malgré les
fréquentes réclamations que je leur ai écrites. S'ils n'ont aucun égard
pour moi, simple abonné, ils doivent en avoir pour leur parent défunt,
qui indubitablement n'est pas bien traité dans sa présente demeure pour
ce manque total d'attention: sinon, il me faut la restitution de mes
francs. J'ai payé par l'entremise du libraire vénitien Missiaglia. Vous
pouvez aussi faire entendre à ces gens-là que lorsqu'un honnête homme
écrit une lettre, il est d'usage de lui adresser une réponse.

»Nous sommes ici à la guerre, et à deux jours de distance du théâtre des
hostilités, dont nous attendons la nouvelle de moment en moment. Nous
allons voir si nos amis italiens sont bons à autre chose qu'à «faire feu
de derrière une encoignure,» comme le fusil d'un Irlandais. Excusez-moi
si je me hâte de finir,--j'écris tandis qu'on m'attache mes éperons. Mes
chevaux sont à la porte, et un comte italien m'attend pour m'accompagner
dans ma promenade équestre.

»Votre, etc.

»Dites-moi, je vous prie, si, parmi toutes mes lettres, vous en avez
reçu une qui détaille la mort de notre commandant. Il a été tué près de
ma porte, et a expiré dans ma maison.»



LETTRE CCCCXV.

À M. MURRAY.


Ravenne, 2 mars 1821.

«Vous avez ci-joint le commencement d'une lettre que j'écrivais à Perry,
mais que j'ai interrompue dans l'espoir que vous auriez le pouvoir
d'empêcher les théâtres de me représenter. Vous ne devez certainement
pas l'envoyer à son adresse; mais elle vous expliquera mes sentimens à
ce sujet. Vous me dites: «Il n'y a rien à craindre; laissez-les faire ce
qu'il leur plaît,» c'est-à-dire que vous me verriez _damné_ avec la plus
parfaite tranquillité. Vous êtes un gentil garçon.»



À M. Perry


Ravenne, 22 janvier 1821.

MONSIEUR,

«J'ai reçu une étrange nouvelle, qui ne peut être plus désagréable à
votre public qu'elle ne l'est à moi-même. Des lettres particulières et
les gazettes me font l'honneur de dire que c'est l'intention de quelques
directeurs de Londres de mettre en scène le poème de _Marino Faliero_,
etc., qui n'a jamais été destiné à cette exposition publique, et qui,
j'espère, ne la subira jamais. Il n'y est certainement pas propre. Je
n'ai jamais écrit que pour le lecteur solitaire, et ne demande d'autres
applaudissemens qu'une approbation silencieuse. Puisque le dessein de
m'amener de force, comme un gladiateur, sur l'arène théâtrale est une
violation de toutes les convenances littéraires, je compte que la partie
impartiale de la presse se rangera entre moi et cette monstrueuse
violation de mes droits; car je réclame comme auteur le droit d'empêcher
que mes écrits ne soient convertis en pièces de théâtre. Je respecte
trop le public pour que cela se fasse de mon gré. Si j'avais recherché
sa faveur, c'eût été par une pantomime.

»J'ai dit que je n'écris que pour le lecteur: je ne puis consentir à
aucun autre genre de publicité, ou à l'abus de la publication de mes
ouvrages dans l'intérêt des histrions. Les applaudissemens d'un
auditoire ne me causeraient point de plaisir; et pourtant, son
improbation pourrait me causer de la peine: les chances ne sont donc pas
égales. Vous me direz peut-être: «Comment est-ce possible? Si
l'improbation de l'auditoire vous cause de la peine, l'approbation ne
pourrait pas vous faire plaisir?» Point du tout: la ruade d'un âne ou la
piqûre d'une guêpe peut être pénible pour ceux qui ne trouveraient rien
d'agréable à entendre l'un braire et l'autre bourdonner.

»La comparaison peut sembler impolie; mais je n'en ai pas d'autre sous
la main, et elle se présente naturellement.»



LETTRE CCCCXVI.

À M. MURRAY.


Ravenne, _Marzo_ 1821.

CHER MORAY[120],

«Dans mon paquet du 12 courant, dernière feuille--et dernière
page,--retranchez la phrase qui définit ou prétend définir ce que c'est
que la qualité de _gentleman_, et quels gens doivent être ainsi
qualifiés. Je vous dis de retrancher la phrase entière, parce qu'elle ne
vient pas plus à propos que «la cosmogonie ou création du monde» dans le
_Vicaire de Wakefield_.

[Note 120: Écrit ainsi par Lord Byron, suivant l'orthographe
italienne.]

»Dans la phrase plus haut, presque au commencement de la même page,
après les mots: «Il existe toujours ou peut toujours exister une
aristocratie de poètes,» ajoutez et intercalez les paroles suivantes:
«Je ne prétends pas que ces poètes écrivent en gens de qualité ou
affectent l'_euphuisme_[121]: mais il y a une noblesse de pensée et
d'expression que l'on trouve dans Shakspeare, Pope et Burns comme dans
Dante, Alfieri, etc.» Ou, si vous aimez mieux, peut-être aurez-vous
raison de retrancher la totalité de la digression finale sur les poètes
vulgaires, et de ne rien publier au-delà de la phrase où je déclare
préférer l'_Homère_ de Pope à celui de Cowper, et où je cite le docteur
Clarke en faveur de l'exactitude de la traduction du premier.

[Note 121: _Euphuisme_ est un mot intraduisible, adopté en
Angleterre pour désigner le langage maniéré des personnes qui affectent
de ne rien dire simplement; je ne sais s'il serait convenablement rendu
par _style précieux_. (_Notes du Trad._) ]

»Sur tous ces points, prenez une opinion arrêtée; prenez l'avis sensé
(ou insensé) de vos savans visiteurs, et agissez en conséquence. Je suis
fort traitable--en prose.

»Je ne sais si j'ai décidé la question pour Pope; mais je suis sûr
d'avoir mis un grand zèle à la soutenir. Si l'on en vient aux preuves,
nous battrons les vauriens. Je montrerai plus d'images dans vingt vers
de Pope que dans un passage quelconque de longueur égale, tiré de tout
autre poète anglais,--et cela dans les endroits où l'on s'y attend le
moins; par exemple, dans ses vers sur _Sporus_.--Lisez-les, et notez-en
les images séparément et arithmétiquement[122]
..........................................................................

[Note 122: Nous avons dû supprimer la liste des expressions figurées
que Lord Byron note une à une; car la plupart de ces expressions,
traduites littéralement, seraient bizarres, et traduites par des
équivalens, ne répondraient plus au but de l'auteur.]

»Or, y a-t-il dans tout ce passage un vers qui ne soit pourvu de l'image
la plus propre à remplir le but du poète? Faites attention à la
variété,--à la poésie de ce passage,--à l'imagination qui y brille; à
peine y a-t-il un vers qui ne puisse être peint, et qui ne soit lui-même
une peinture! Mais ce n'est rien en comparaison des plus beaux passages
de l'_Essai sur l'Homme_, et de plusieurs autres poèmes sérieux ou
comiques. Il n'y eut jamais au monde critique plus injuste que celle de
ces marauds contre Pope.

»Demandez à M. Gifford si, dans le cinquième acte du _Doge_, après la
phrase du _voile_, vous ne pouvez pas intercaler les vers suivans dans
la réponse de Marino Faliero?

        Ainsi soit fait. Mais ce sera en vain:
        Le voile noir qui couvre ce nom flétri,
        Et qui cache ou semble cacher ce visage,
        Attirera plus de regards que les mille portraits
        Qui montrent alentour dans leurs splendides ornemens
        Ces hommes--vos mandataires esclaves--et les tyrans du peuple[123].

[Note 123: Ces vers n'ont jamais été insérés dans la
tragédie,--peut-être par la difficulté même de l'intercalation. (_Note
de Moore_.) ]

»Votre véritable, etc.

»_P. S._ Je ne dis ici qu'un mot des affaires publiques: vous entendrez
bientôt parler d'un soulèvement général en Italie. Il n'y eut jamais de
mesure plus folle que l'expédition contre Naples.

»Je veux proposer à Holmes, le miniaturiste, de venir me trouver ce
printems. Je le rembourserai de tous ses frais de voyage, en sus du prix
de son talent. Je veux lui faire peindre ma fille (qui est à présent
dans un couvent), la comtesse Guiccioli, et la tête d'une jeune paysanne
qui pourrait être une étude de Raphaël. C'est une vraie physionomie de
paysanne, mais de paysanne italienne, et tout-à-fait dans le style de la
Fornarina de Raphaël. Cette fille a une taille haute, mais peut-être un
peu trop grosse et nullement digne d'être comparée à sa figure, qui est
réellement superbe. Elle n'a pas encore dix-sept ans, et je suis curieux
d'avoir son-visage avant qu'il ne périsse. Me Guiccioli est aussi fort
belle, mais dans un genre tout différent;--elle est blonde et
blanche,--ce qui est rare en Italie; ce n'est pourtant pas une blonde
anglaise; mais c'est plutôt une blonde de Suède ou de Norwége. Ses
formes, surtout dans le buste, sont extraordinairement belles. Il me
faut Holmes; j'aime ce peintre, parce qu'il saisit parfaitement les
ressemblances. Nous sommes ici en état de guerre; mais un voyageur
solitaire, avec un petit bagage et sans aucun rapport avec la politique,
n'a rien à craindre. Embarquez-le donc dans la diligence. Veuillez ne
pas oublier.



LETTRE CCCCXVII.

À M. HOPPNER.


Ravenne, 3 avril 1821.

»Mille remercîmens pour la traduction. Je vous ai envoyé quelques
livres, sans savoir si vous les aviez déjà lus ou non;--en tout cas,
vous n'avez pas besoin de les renvoyer. Je vous envoie ci-joint une
lettre de Pise. Je ne me suis jamais épargné ni peine ni dépense pour le
soin de ma fille, et comme elle avait maintenant quatre ans accomplis et
qu'elle devait être tout-à-fait hors de la surveillance des
domestiques,--et comme, d'autre part, un homme qui sans femme est seul à
la tête de sa maison, ne peut donner une grande attention à une
éducation,--je n'ai eu d'autre ressource que de placer l'enfant pour
quelque tems (moyennant une forte pension) dans le couvent de
Bagna-Cavalli (à une distance de douze milles), endroit où l'air est
bon, et où elle fera du moins quelques progrès dans son instruction, et
recevra des principes de morale et de religion. J'avais encore une autre
raison.--Les affaires étaient et sont encore ici dans un état que je
n'ai aucune raison de regarder comme très-rassurant sous le point de vue
de ma sûreté personnelle, et j'ai pensé qu'il vaudrait mieux que
l'enfant fût éloigné de toute chance périlleuse, pour le moment présent.

»Il est également à propos d'ajouter que je n'ai jamais eu ni n'ai
encore l'intention de donner à un enfant naturel une éducation anglaise,
parce qu'avec le désavantage de sa naissance, son établissement à venir
serait deux fois plus difficile. À l'étranger, avec une éducation
conforme aux usages du pays, et avec une part de cinq ou six mille
livres sterling, ma fille pourra se marier fort honorablement. En
Angleterre une pareille dot donnerait à peine de quoi vivre, tandis
qu'ailleurs c'est une fortune. C'est d'ailleurs mon désir qu'Allégra
soit catholique romaine, c'est là la religion que je tiens pour la
meilleure, comme elle est sans contredit la plus ancienne des diverses
branches du christianisme. J'ai exposé mes idées quant à l'endroit où
ma fille est à présent, c'est le meilleur que j'aie pu trouver pour le
moment, mais je n'ai point de prévention en sa faveur.

»Je ne parle pas de politique, parce que c'est un sujet désespérant,
tant que ces faquins auront la faculté de menacer l'indépendance des
états.

»Croyez-moi votre ami pour jamais, et de coeur.

»_P. S._ On annonce ici un changement en France; mais la vérité n'est
pas encore connue.

»_P. S._ Mes respects à Mrs. Hoppner. J'ai la meilleure opinion des
femmes de son pays, et à l'époque de la vie où je suis (j'ai eu
trente-trois ans le 22 janvier 1821), c'est-à-dire, après la vie que
j'ai menée, une _bonne_ opinion est la seule opinion raisonnable qu'un
homme doive avoir sur tout le sexe:--jusqu'à trente ans, plus un homme
peut penser mal des femmes en général, mieux vaut pour lui; plus tard,
c'est une chose sans aucune importance pour elles ou pour lui, qu'il ait
telle ou telle opinion,--son tems est passé, ou du moins doit l'être.

»Vous voyez comme je suis devenu sage.



LETTRE CCCCXVIII.

À M. MURRAY.


21 avril 1821.

»Je vous envoie ci-joint une autre lettre sur Bowles, mais je vous
avertis par avance qu'elle n'est pas comme la première, et que je ne
sais pas ce qu'il en faut publier, si même il n'est pas mieux de n'en
rien publier du tout. Vous pouvez sur ce point consulter M. Gifford, et
réfléchir deux fois avant de faire la publication.

»Tout à vous sincèrement.

B.

»_P. S._ Vous pouvez porter ma souscription pour la veuve de M. Scott,
etc., à trente livres sterling, au lieu des dix déjà convenues, mais
n'écrivez pas mon nom: mettez seulement N. N. La raison est que, comme
j'ai parlé de M. Scott dans le pamphlet ci-joint, je paraîtrais
indélicat. Je voulais donner davantage, mais mes désappointemens de
l'année dernière dans l'affaire Rochdale, et dans le transfert des
fonds, me rendent plus économe pour l'année actuelle.



LETTRE CCCCXIX.

À M. SHELLEY.


Ravenne, 26 avril 1821.

»L'enfant continue à bien aller, et les rapports sont réguliers et
favorables; il m'est agréable que ni vous ni Mrs. Shelley ne
désapprouviez la mesure que j'ai prise, et qui d'ailleurs n'est que
temporaire.

»Je suis très-peiné d'entendre ce que vous me dites de Keats,--est-ce
effectivement vrai? je ne croyais pas que la critique eût été si
meurtrière. Quoique je diffère essentiellement de vous dans
l'estimation de ses ouvrages, j'abhorre à tel point tout mal inutile,
que j'aimerais mieux qu'il eût été placé au plus haut pic du Parnasse
que d'avoir à déplorer une telle mort. Pauvre diable! et pourtant, avec
un amour-propre si déréglé, il n'aurait probablement pas été heureux.
J'ai lu l'examen de _l'Endymion_ dans la _Quarterly_. La critique était
sévère, mais certainement pas autant que beaucoup d'articles de cette
Revue et d'autres journaux sur tels et tels auteurs.

»Je me rappelle l'effet que produisit sur moi la _Revue d'Édimbourg_,
lors de mon premier poème: c'était colère, résistance et désir de
vengeance,--mais non pas découragement et désespoir. J'accorde que ce ne
sont pas là d'aimables sentimens, mais dans ce monde d'intrigues et de
débats, et surtout dans la carrière de la littérature, un homme doit
calculer ses moyens de _résistance_ avant d'entrer dans l'arêne.

        N'espère pas une vie libre de peine et de danger,
        Et ne crois pas l'arrêt de l'humanité rapporté en ta faveur.

»Vous savez mon opinion sur cette école poétique de seconde main. Vous
savez aussi mon opinion sur votre poésie,--parce que vous n'êtes
d'aucune école. J'ai lu _Cenci_:--mais, outre que je regarde le sujet
comme essentiellement impropre au drame, je ne suis point admirateur de
nos vieux auteurs dramatiques, en tant qu'on les prend pour modèles. Je
nie que les Anglais aient eu jusqu'à présent un drame. Toutefois, votre
_Cenci_ est une oeuvre de talent et de poésie. Quant à mon drame,
vengez-vous, je vous prie, sur lui, en étant aussi franc que je l'ai été
à l'égard du vôtre.

»Je n'ai pas encore votre _Prométhée_, que j'ai le plus grand désir de
voir. Je n'ai pas entendu parler de ma pièce, et je ne sais si elle est
publiée. J'ai publié en faveur de Pope un pamphlet que vous n'aimerez
pas. Si j'avais su que Keats fût mort--ou qu'il fût en vie et sensible à
tel point,--j'aurais omis quelques remarques sur sa poésie, remarques
qui m'ont été inspirées par l'attaque qu'il s'est permise contre Pope,
et par le peu de cas que je fais de son propre style.

»Vous voulez que j'entreprenne un grand poème, je n'en ai ni l'envie ni
le talent. À mesure que je vieillis, je deviens de plus en plus
indifférent,--non pour la vie, car nous l'aimons par instinct,--mais
pour les stimulus de la vie. D'ailleurs, ce dernier échec des Italiens
vient de me désappointer pour plusieurs raisons,--les unes publiques,
les autres personnelles. Mes respects à Mrs. Shelley.

»Tout à vous pour toujours.

»_P. S._ Ne pourrions-nous pas, vous et moi, faire en sorte de nous
trouver ensemble cet été! Ne pourriez-vous pas faire un tour ici _tout
seul_?»



LETTRE CCCCXX.

À M. MURRAY.

Ravenne, 26 avril 1831.

..................................................................

»Hé bien! avez-vous publié la tragédie? et la lettre prend-elle?

»Est-il vrai, comme Shelley me l'écrit, que le pauvre John Keats soit
mort à Rome de la _Quarterly-Review_. J'en suis fâché, quoiqu'il eût, à
mon avis, adopté un mauvais système poétique; je sais par expérience,
qu'un article hostile est aussi dur à avaler que la ciguë; et celui
qu'on fit sur moi (et qui produisit _les Poètes anglais_, etc.)
m'abattit,--mais je me relevai; au lieu de me rompre un vaisseau, je bus
trois bouteilles de vin et commençai une réponse, parce que l'article ne
m'avait rien offert qui pût me donner le droit légitime de frapper
Jeffrey d'une façon honorable. Toutefois je ne voudrais pas être
l'auteur de l'homicide article pour tout l'honneur et toute la gloire du
monde, quoique je n'approuve point du tout cette école d'écrivassiers
qui en fait le sujet.

»Vous voyez que les Italiens ont fait une triste besogne--et cela grâce
à la trahison, et à la désunion qui règne entre eux. Cela m'a causé une
grande vexation. Les malédictions accumulées sur les Napolitains par
tous les autres Italiens sont à l'unisson de celles du reste de
l'Europe.

»Tout à vous.

»_P. S._ Votre dernier paquet de livres est en route, mais n'est pas
arrivé: _Kenilworth_ est excellent. Mille remercîmens pour les
portefeuilles, dont j'ai fait présent aux dames qui aiment les gravures,
les paysages, etc. J'ai maintenant un ou deux livres italiens que je
voudrais vous faire passer si j'avais une occasion.

»Je ne suis pas à présent dans le meilleur état de santé,--c'est
probablement le printems qui en est cause; aussi j'ai restreint mon
régime et me suis mis au sel d'Epsom.

»Puisque vous dites que ma prose est bonne, pourquoi ne traitez-vous pas
avec Moore pour la propriété des _Mémoires_?--à la condition expresse
(songez-y bien) qu'ils ne soient publiés qu'après mon décès; Moore a la
permission d'en disposer, et je lui ai conseillé de le faire.



LETTRE CCCCXXI.

À M. MOORE.


Ravenne, 28 avril 1821.

«Vous ne pouvez avoir été plus désappointé que moi-même, ni autant
trompé. Je l'ai été en courant même quelques dangers personnels dont je
ne suis pas encore délivré. Cependant ni le tems ni les circonstances ne
changeront ni mes cris ni mes sentimens d'indignation contre la tyrannie
triomphante. Le dénoûment actuel a été autant l'ouvrage de la trahison
que de la couardise, quoique l'une et l'autre y aient eu leur part. Si
jamais nous nous trouvons ensemble, j'aurai avec vous une conversation
sur ce sujet. À présent, pour raisons évidentes, je ne puis écrire que
peu de chose, vu qu'on ouvre toutes les lettres. On trouvera toujours
dans les miennes mes propres sentimens, mais rien qui puisse servir de
motif à l'oppression d'autrui.

»Vous voudrez bien songer que les Napolitains ne sont maintenant nulle
part plus exécrés qu'en Italie, et ne pas blâmer un peuple entier pour
les vices d'une province. C'est comme si l'on condamnait la
Grande-Bretagne parce qu'on pille des vaisseaux naufragés sur les côtes
de Cornouailles.

»Or maintenant occupons-nous de littérature,--triste chute à la vérité,
mais c'est toujours une consolation. Si «l'occupation d'Othello est
passée» prenons la meilleure après celle-là; et si nous ne pouvons
contribuer à rendre le monde plus libre et plus sage, nous pourrons nous
amuser, nous et ceux qui aiment à s'amuser ainsi. Qu'est-ce que vous
composez à présent? J'ai fait de tems en tems quelques griffonnages, et
Murray va les publier.

»Lady Noël, dites-vous, a été dangereusement malade, mais consolez-vous
en apprenant qu'elle est maintenant dangereusement bien portante.

»J'ai écrit une ou deux autres feuilles de _Memoranda_ pour vous; et
j'ai tenu un petit journal pendant un mois ou deux jusqu'à ce que j'aie
eu rempli le cahier. Puis je l'ai interrompu, parce que les affaires me
donnaient trop d'occupation, et puis, parce qu'elles étaient trop
sombres pour être mentionnées sans un douloureux sentiment. Je serais
charmé de vous envoyer ce petit journal, si j'avais une occasion; mais
un volume, quelque petit qu'il soit, ne passe pas sûrement par la voie
des postes, dans ce pays d'inquisition.

»Je n'ai point de nouvelles. Comme une fort jolie femme assise à son
clavecin me le disait un de nos soirs, avec des larmes dans les yeux,
«hélas! il faut que les Italiens se remettent à faire des opéras», je
crains que cela seul ne soit leur fort, plus les _macaroni_. Cependant,
il y a des ames hautes parmi eux.--Je vous en prie, écrivez-moi.

»Et croyez-moi, etc.



LETTRE CCCCXXII.

À M. MOORE.


Ravenne, 3 mai 1821.

«Quoique je vous aie écrit le 28 du mois dernier, je dois accuser
réception de votre lettre d'aujourd'hui et des vers qu'elle contient.
Ces vers sont beaux, sublimes, et dans votre meilleure manière. Ils ne
sont non plus que trop vrais. Cependant, ne confondez pas les lâches qui
sont au talon de la botte avec les gens plus braves qui en occupent le
haut. Je vous assure qu'il y a des ames plus élevées.

»Rien, néanmoins, ne peut être meilleur que votre poème, et mieux mérité
par les _lazzaroni_. Ces hommes-là ne sont nulle part plus abhorrés et
plus reniés qu'ici. Nous parlerons un jour de ces affaires (si nous
nous rencontrons), et je vous raconterai mes propres aventures, dont
quelques-unes ont peut-être été un peu périlleuses.

»Ainsi, vous avez lu la _Lettre sur Bowles_? Je ne me rappelle pas avoir
rien dit de vous qui pût vous offenser,--et certainement je n'en ai pas
eu l'intention. Quant à ***, je voulais lui faire un compliment. J'ai
écrit le tout d'un seul jet, sans recopier ni corriger, et dans
l'attente quotidienne d'être appelé sur le champ de bataille. Qu'ai-je
dit de vous? Certainement je ne le sais plus. Je dois avoir énoncé
quelques regrets de votre approbation de Bowles. Et ne l'avez-vous pas
approuvé, à ce qu'il dit?...............................................
........................................................................

»Quant à Pope, je l'ai toujours regardé comme le plus grand nom de notre
poésie. Les autres poètes ne sont que des barbares. Lui, c'est un temple
grec, avec une cathédrale gothique à son côté, une mosquée turque et
toutes sortes de pagodes et de constructions bizarres à l'entour. Vous
pouvez, si vous voulez, appeler Shakspeare et Milton des pyramides, mais
je préfère le temple de Thésée ou le Parthénon à une montagne de
briques.

»Murray ne m'a écrit qu'une seule fois, le jour de la publication, alors
que le succès semblait être heureux. Mais je n'ai depuis quelque tems
reçu que peu de nouvelles d'Angleterre. Je ne sais rien des autres
ouvrages (je ne parle que des miens) que Murray devait publier,--je ne
sais pas même s'il les a publiés. Il devait le faire il y a un mois. Je
désirerais que vous fissiez quelque chose,--ou que nous fussions
ensemble.

»Tout à vous pour toujours et de coeur.»

B.

Ce fut à cette époque que Byron commença, sous le titre de _Pensées
Détachées_, ce livre de notices et de _memoranda_, d'où, dans le cours
de cet ouvrage, j'ai extrait tant de passages curieux propres à donner
des lumières sur la vie et sur les opinions de notre poète, et dont je
vais donner ici l'introduction:

«Parmi les divers Journaux, Mémoires, etc., etc., que j'ai tenus dans le
cours de ma vie, il y en a un que j'ai commencé il y a trois mois, et
que j'ai continué jusqu'à ce que j'eusse rempli un cahier (assez petit),
et environ deux feuilles d'un autre. Puis je l'ai abandonné, en partie
parce que je croyais que nous aurions ici quelque chose à faire, que
j'avais nettoyé mes armes et fait les préparatifs nécessaires pour agir
avec les patriotes, qui avaient rempli mes culottes de leurs
proclamations, sermens et résolutions, et caché dans le bas de ma maison
quantité d'armes de tout calibre,--et en partie parce que j'avais rempli
mon cahier.

»Mais les Napolitains se sont trahis, eux et le monde entier; et ceux
qui auraient volontiers donné leur sang pour l'Italie, ne peuvent plus
lui donner que leurs larmes.

»Un jour ou l'autre, si ma poussière ne se dissout pas, je jetterai
peut-être quelque lumière (car j'ai été assez initié au secret, du moins
dans cette partie du pays) sur l'atroce perfidie qui a replongé l'Italie
dans la barbarie: à présent, je n'en ai ni le tems ni l'humeur.
Cependant, les vrais Italiens ne sont pas blâmables; ce sont ces vils
faquins, relégués au talon de la botte que le Hun chausse maintenant
pour les fouler aux pieds et les réduire en poudre pour prix de leur
servilité. Je me suis risqué ici avec les autres, et c'est encore un
problème que de savoir jusqu'à quel point je me suis ou non compromis.
Quelques-uns d'entre eux, comme Craigengelt, «diraient tout et plus que
tout, pour se sauver eux-mêmes.» Mais advienne que pourra, le motif
était glorieux; heureux ceux qui n'ont à se reprocher que d'avoir cru
que ces chiens étaient moins canaille qu'ils n'ont été!--Ici, en
Romagne, les efforts devaient être nécessairement bornés à des
préparatifs et à de bonnes intentions, jusqu'à ce que les Allemands
eussent pleinement engagé leurs forces dans une guerre sérieuse,--attendu
que nous sommes sur leurs frontières, sans fort ni montagne avant
San-Marino. Je ne sais si «l'enfer sera pavé de ces bonnes intentions»;
mais il aura probablement bon nombre de Napolitains qui marcheront sur
ce pavé, quelle qu'en soit la composition. Les laves de leur Vésuve,
avec les corps de leurs ames damnées pour ciment, seraient la meilleure
chaussée pour le Corso de Satan.»



LETTRE CCCCXXIII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 10 mai 1821.

«Je viens de recevoir votre paquet. Je dois de la reconnaissance à M.
Bowles (et M. Bowles m'en doit aussi), pour l'avoir ramené à des
sentimens de bienveillance. Il n'a qu'à écrire, et vous à publier tout
ce qu'il vous plaira. Je ne désire rien tant qu'un jeu égal pour toutes
les parties. Sans doute, après le changement de ton de M. Bowles, vous
ne publierez pas ma _Défense de Gilchrist_; ce serait par trop brutal
d'en agir ainsi, après qu'il a lui-même agi avec tant d'urbanité; car la
_Défense_ est peut-être un peu trop âpre, comme son attaque contre
Gilchrist. Vous pourrez lui rapporter ce que je dis dans cette pièce sur
son _Missionnaire_ (qui est loué comme il le mérite.) Cependant, s'il y
a quelques passages qui ne contiennent point de personnalités contre M.
Bowles, et qui pourtant contribuent à la solution de la question, vous
pourrez les ajouter à la réimpression (si réimpression y a) de la
première _Lettre_ à vous adressée. Là-dessus, consultez Gifford; et,
surtout, ne laissez rien ajouter qui attaque personnellement M. Bowles.

»J'espère et crois qu'Elliston n'aura pas la permission de représenter
mon drame? Sans doute il aurait la bonté d'attendre le retour de Kean
avant d'exécuter son projet; quoique, dans ce cas-là même, je ne fusse
pas moins contraire à cette usurpation.
.......................................................................

»Tout à vous.»


Cette controverse, dans laquelle Lord Byron, avec tant de grâce et de
bienveillance, se laissait ainsi désarmer par la courtoisie de son
antagoniste, nous sommes loin de courir le risque de la ranimer par la
moindre recherche sur son origine et sur ses mérites. Dans toutes les
discussions pareilles sur des matières de goût et de pure opinion, où
les uns se proposent d'élever l'objet de la contestation, et les autres
de le rabaisser, la vérité se trouvera ordinairement dans un juste
milieu. Toutefois, quelque jugement que l'on porte sur l'objet même de
la controverse, il ne peut y avoir qu'une opinion sur l'urbanité et
l'aménité dont les deux adversaires firent preuve, et qui, malgré
quelques légères altérations de cette bonne intelligence, conduisirent
enfin au résultat annoncé par la lettre précédente; et il ne reste qu'à
désirer qu'une si honorable modération trouve autant d'imitateurs que de
panégyristes. Dans les pages ainsi supprimées, quand elles étaient
toutes prêtes pour le combat, par une force d'abnégation rarement
déployée par l'esprit, il y a des passages d'un intérêt général, trop
curieux pour être perdus, et par conséquent j'en donnerai l'extrait à
nos lecteurs.


«Pope «dort bien,--rien ne peut plus le toucher.» Mais ceux qui ont à
coeur la gloire de notre pays, la perfection de notre littérature,
l'honneur de notre langue, ne doivent pas laisser troubler un atome de
la poussière du poète, ni arracher une feuille du laurier qui croît sur
sa tombe...............................................................

»Il ne me paraît pas fort important de savoir si Martha Blount a été ou
non la maîtresse de Pope, quoique je lui en eusse souhaité une
meilleure. Elle me paraît avoir été une femme froide, intéressée,
ignorante et désagréable, sur laquelle Pope, dans la désolation de ses
derniers jours, jeta les tendres affections de son coeur, parce qu'il ne
savait où les diriger, à mesure qu'il avançait vers sa vieillesse
prématurée, sans enfans et sans compagne;--comme l'aiguille aimantée,
qui, parvenue à une certaine distance du pôle, devient inutile et vaine,
et, cessant d'osciller, se rouille. Martha Blount me paraît avoir été si
complètement indigne de toute tendresse, que c'est une preuve de plus de
la tendresse de coeur de Pope que d'avoir aimé une telle créature. Mais
il faut que nous aimions. J'accorde à M. Bowles qu'«elle ne put jamais
avoir le moindre attachement personnel pour Pope», parce qu'elle était
incapable de s'attacher, mais je nie que Pope n'eût pu obtenir
l'affection personnelle d'une femme meilleure. Il est, à la vérité, peu
probable qu'une femme fût tombée amoureuse de lui en le voyant à la
promenade, ou dans une loge à l'opéra, ou d'un balcon, ou dans un bal;
mais en société il paraît avoir été aussi aimable que modeste, et avec
les plus grands désavantages dans sa taille, il avait une tête et une
figure remarquablement belles, et surtout de très-beaux yeux. Il était
adoré par ses amis,--amis de caractères, d'âges et de talens totalement
différens,--par le vieux bourru Wycherley, par le cynique Swift, par
l'austère Atterbury, par l'aimable Spence, par le sévère évêque
Warburton, par le vertueux Berkeley, et le «gangrené Bolingbroke.»
Bolingbroke le pleura comme un enfant, et le récit que Spence a donné
des derniers momens de Pope, est au moins aussi édifiant que la
description plus prétentieuse de la mort d'Addison. Le guerrier
Peterborough et le poète Gay, le spirituel Congreve, et le rieur Rowe,
furent tous les intimes de Pope. Celui qui put se concilier tant de
personnes de caractères opposés, toutes remarquables ou célèbres, aurait
bien pu prétendre à l'attachement qu'un homme raisonnable désire de la
part d'une femme aimable.

»Pope, en effet, partout où il a voulu, paraît avoir bien compris le
beau sexe. «Bolingbroke, bon juge de ce point», comme dit Warton,
regardait l'_Épître sur le caractère des femmes_, comme le
«chef-d'oeuvre» du poète. Et même par rapport à la grossière passion,
qui prend quelquefois le nom de «romantique», relativement au degré de
sentiment qui l'élève au-dessus de l'amour défini par Buffon, on peut
remarquer qu'elle ne dépend pas toujours des qualités physiques, même
dans une femme qui en est l'objet. Mme Cottin fut une honnête femme, et
elle a probablement pu être vertueuse sans beaucoup d'obstacles. Elle
fut vertueuse, et la conséquence de cette opiniâtre vertu fut que deux
adorateurs différens (dont l'un était un gentilhomme d'un âge mûr), se
tuèrent de désespoir. (_Voir_ la _France_ de lady Morgan.) Je ne
voudrais pas, néanmoins, recommander en général cette rigueur aux
honnêtes femmes, dans l'espoir de s'assurer chacune la gloire de deux
suicides. Quoiqu'il en soit, je crois qu'il y a peu d'hommes qui, dans
le cours de leurs observations sur le monde, n'aient pas aperçu que ce
ne sont pas les femmes les plus belles qui font naître les plus longues
et les plus violentes passions.»

»Mais, à propos de Pope,--Voltaire nous raconte que le maréchal de
Luxembourg (qui avait précisément la taille de Pope) était,
non-seulement trop galant pour un grand homme, mais encore très-heureux
dans ses galanteries. Mme La Vallière, passionnément aimée par Louis
XIV, avait une vilaine infirmité. La princesse d'Eboli, maîtresse de
Philippe II, roi d'Espagne, et Maugiron, mignon d'Henri III, roi de
France, étaient tous deux borgnes; et c'est sur eux que l'on fit la
fameuse épigramme latine qui a été, je crois, traduite ou imitée par
Goldsmith:--

        _Lumine Acon dextro, capta est Leonilla sinistro,
          Et potis est formâ vincere uterque deos;
        Blande puer, lumen quod habes concede sorori,
          Sic tu coecus Amor, sic erit illa Venus_.[124]

[Note 124: «Acon a perdu l'oeil droit, Léonille l'oeil gauche, mais
tous deux peuvent, par leur beauté, l'emporter sur les dieux. Charmant
jeune homme, donne à ta soeur l'oeil qui te reste; alors elle sera
Vénus, et toi, devenu aveugle, tu seras l'Amour.» (_Note du Trad._)]

»Wilkes, avec sa laideur, avait coutume de dire «qu'il ne restait qu'un
quart-d'heure derrière le plus bel homme d'Angleterre,» et cette
vanterie passe pour n'avoir pas été désavouée par la réalité. Swift,
lorsqu'il n'était ni jeune, ni beau, ni riche, ni même aimable, inspira
les deux passions les plus extraordinaires de mémoire d'homme, celles de
Vanessa et de Stella:

        Vanessa, qui compte à peine vingt ans,
        Soupire pour une soutane de quarante-quatre[125].

[Note 125:

        Vanessa, aged scarce a score,
        Sighs for a gown of forty-four.]

»Swift leur donna une amère récompense; car il paraît avoir brisé le
coeur de l'une, et usé celui de l'autre: mais il en fut puni, en mourant
dans l'isolement et l'idiotisme entre les mains des domestiques.

»Pour ma part, je pense avec Pausanias que le succès en amour dépend de
la fortune. (_Voir_ Pausanias, _Achaïques_, liv. VII, chap. 26.) Je me
rappelle aussi avoir vu à Égine un édifice où il y a une statue de la
Fortune, tenant la corne d'Amalthée[126], et près d'elle il y a un
Cupidon ailé. C'est une allégorie pour faire entendre que le succès des
hommes dans les affaires d'amour dépend plus de l'assistance de la
Fortune que des charmes de la beauté. Je suis de plus convaincu avec
Pindare (à l'opinion de qui je me soumets en d'autres points), que la
Fortune est une des Parques, et que, sous un certain rapport, elle est
plus puissante que ses soeurs.»

[Note 126: Corne d'abondance. (_Note du Trad._)]

»Grimm fait une remarque du même genre sur les différentes destinées de
Crébillon jeune et de Rousseau. Le premier écrit un roman licencieux, et
une jeune Anglaise d'une fortune et d'une famille honorables (miss
Strafford) s'échappe, et traverse la mer pour se marier avec lui; tandis
que Rousseau, le plus tendre et le plus passionné des amans, est obligé
d'épouser sa femme de ménage. Si j'ai bonne mémoire, cette remarque a
été répétée par la _Revue d'Édimbourg_, dans l'examen de la
_Correspondance_ de Grimm, il y a sept ou huit ans.

»Relativement «à l'étrange mélange de légèreté indécente et quelquefois
profane, que Pope offrit souvent dans sa conduite et dans son langage,»
et qui choque si fort M. Bowles, je m'oppose à l'adverbe indéfini
_souvent_; et pour excuser l'emploi accidentel d'un pareil langage, il
faut se rappeler que c'était moins le ton de Pope que celui du tems. À
l'exception de la correspondance de Pope et de ses amis, peu de lettres
particulières de l'époque sont parvenues jusqu'à nous; mais celles que
nous possédons,--bribes éparses de Farquhar et d'autres,--sont plus
indécentes et plus libres qu'aucune phrase des lettres de Pope. Les
comédies de Congreve, Vanbrugh, Farquhar, Cibber, etc., qui avaient pour
but naturel de représenter les manières et la conversation de la vie
privée, sont décisives sur ce point, ainsi que maintes feuilles de
Steele et même d'Addison. Nous savons tous quelle conversation sir
Robert Walpole, pendant dix-sept ans premier ministre du pays, tenait à
sa table, et quelle excuse il donnait pour son langage licencieux,
savoir: «Que tout le monde comprenait cela, mais que peu de gens
pouvaient parler raisonnablement sur de moins vulgaires sujets.» Le
raffinement des tems modernes,--qui est peut-être une conséquence du
vice, désirant se masquer et s'adoucir, autant que d'une civilisation
vertueuse,--n'avait pas encore fait des progrès suffisans. Johnson
lui-même, dans son _Londres_, a deux ou trois passages qui ne peuvent
être lus à haute voix, et le _Tambour_ d'Addison renferme quelques
allusions déshonnêtes.»

Je prie le lecteur de donner une attention particulière à l'extrait qui
va suivre. Ceux qui se rappellent l'aigreur violente avec laquelle
l'homme dont il est question attaqua Lord Byron, à une époque de crise
où son coeur et sa réputation étaient le plus vulnérables, éprouveront,
si je ne me trompe, en lisant les pensées suivantes, un agréable
saisissement d'admiration, seul capable de donner une idée complète du
noble et généreux plaisir que Byron dut éprouver en les exprimant.

«Le pauvre Scott n'est plus. Dans l'exercice de sa vocation, il avait
enfin imaginé de se faire le sujet des recherches d'un greffier de
police; mais il est mort en brave homme, et il s'était montré habile
homme durant sa vie. Je le connaissais personnellement, quoique fort
peu. Quoi qu'il fût mon aîné de plusieurs années, nous avions été
camarades à l'école de grammaire de New-Aberdeen. Il ne se conduisit pas
très-bien envers moi, il y a quelques années, en sa qualité d'éditeur de
journal, mais il n'était point du tout obligé à se conduire autrement.
Le moment offrait une trop forte tentation à plusieurs de mes amis et à
tous mes ennemis. À une époque où tous mes parens (hormis un seul) se
séparèrent de moi, comme les feuilles se séparent de l'arbre sous le
souffle des vents d'automne, et où le petit nombre de mes amis devint
encore plus petit;--alors que toute la presse périodique (je veux dire
la presse quotidienne et hebdomadaire, et non la presse littéraire) se
déchaînait contre moi en toutes sortes de reproches, et que, par une
étrange exception, le _Courrier_ et l'_Examiner_ renoncèrent à leur
opposition ordinaire,--le journal dont Scott avait la direction ne fut
ni le dernier ni le moins vif à me blâmer. Il y a deux ans, je
rencontrai Scott à Venise, lorsqu'il était plongé dans la douleur par la
mort de son fils, et qu'il avait connu, par expérience, l'amertume des
pertes domestiques. Il me pressa beaucoup alors de retourner en
Angleterre; et quand je lui eus dit avec un sourire qu'il avait été
autrefois d'une opinion contraire, il me répliqua «que lui et d'autres
avaient été grandement abusés, et qu'on avait pris beaucoup de peines,
et même des moyens extraordinaires, pour les exciter contre moi.» Scott
n'est plus, mais plus d'un témoin de ce dialogue est encore en vie.
C'était un homme de très-grands talens, et qui avait beaucoup d'acquis.
Il avait fait son chemin comme homme littéraire, avec un brillant
succès, et en peu d'années. Le pauvre diable! Je me rappelle sa joie
lors d'un rendez-vous qu'il avait obtenu ou devait obtenir de sir James
Mackintosh, et qui l'empêcha d'étendre plus loin ses voyages en Italie
(si ce n'est par une course rapide à Rome). Je songeais peu à quoi cela
le conduirait. La paix soit avec lui!--et puissent toutes les fautes
que l'humanité ne peut éviter, lui être aussi facilement pardonnées que
la petite injure qu'il avait faite à un homme qui respectait ses talens
et qui regrette sa perte!»

En réponse aux plaintes que M. Bowles avait articulées dans son
pamphlet, pour une accusation d'hypocondrie qu'il supposait avoir été
portée contre lui par son adversaire, M. Gilchrist, le noble écrivain
s'exprime ainsi:

«Je ne puis concevoir qu'un homme en parfaite santé soit fort affecté
par une telle accusation, puisque sa constitution et sa conduite doivent
la réfuter amplement. Mais si le reproche était vrai, à quel grief se
réduit-il?--à une maladie de foie. Je le dirai au monde entier,»
s'écriait le savant Smelfungus.--Vous feriez mieux (répondis-je) de le
dire à votre médecin.» Il n'y a rien de déshonorant dans une pareille
affection, qui est plus particulièrement la maladie des gens de lettres.
Ç'a été l'infirmité d'hommes bons, sages, spirituels et même gais.
Regnard, auteur des meilleures comédies françaises, après Molière, était
atrabilaire, et Molière lui-même était mélancolique. Le docteur Johnson,
Gray et Burns furent tous plus ou moins affectés de l'hypocondrie par
intervalles. Ce fut le prélude de la maladie plus sérieuse de Collins,
Cowper, Swift et Smart; mais il ne s'ensuit nullement qu'un accès de
cette affection doive se terminer ainsi. Mais, dût cette terminaison
être nécessaire,

        Ni les bons, ni les sages n'en sont exempts;
        La folie,--la folie seule n'y est pas sujette.
        PENROSE.

»...... Mendehlson et Bayle étaient parfois tellement accablés par cette
humeur noire, qu'ils étaient obligés de recourir à voir «les
marionnettes» et «à compter les tuiles des maisons situées vis-à-vis;»
afin de se distraire. Docteur Johnson, par momens, «aurait donné un
membre pour recouvrer ses esprits.»...................................

»Page 14, nous lisons l'assertion bien nette que l'_Héloïse_ seule
suffit pour le convaincre (Pope) d'une licence grossière.» Ainsi donc,
M. Bowles accuse Pope d'une licence grossière, et fonde le grief sur un
poème. La licence est un «grand peut-être» vu les moeurs du tems;--quant
à l'épithète grossière, j'en nie positivement l'application. Au
contraire, je crois que jamais sujet semblable ne fut et ne put être
traité par aucun poète avec tant de délicatesse, mêlée en même tems à
une passion si vraie et si intense. L'_Atys_ de Catulle est-il
licencieux? Non, certes; et pourtant Catulle est souvent un écrivain
graveleux. Le sujet est presque le même, excepté qu'Atys fut le suicide
de sa virilité, et qu'Abailard en fut la victime.

»La licence de l'histoire n'était pas de Pope:--c'était un fait. Tout ce
qu'il y avait de grossier, il l'a adouci; tout ce qu'il y avait
d'indécent, il l'a purifié; tout ce qu'il y avait de passionné, il l'a
embelli; tout ce qu'il y avait de religieux, il l'a sanctifié. M.
Campbell a admirablement établi cela en peu de mots (je cite de
mémoire), en déterminant la différence de Pope et de Dryden, et en
marquant où pèche ce dernier. «Je crains, dit-il, si le sujet d'Héloïse
était tombé dans les mains de Dryden, que ce poète ne nous eût donné
qu'une peinture sensuelle de la passion.» Jamais la délicatesse de Pope
ne se dévoila plus que dans ce poème. Avec les aventures et les lettres
d'Héloïse, il a fait ce que nul autre esprit que celui du meilleur et du
plus pur des poètes n'eût pu accomplir avec de tels matériaux. Ovide,
Sappho (dans l'ode qu'on lui attribue),--tout ce que nous avons de
poésie ancienne et moderne, se réduit à rien, en comparaison de cette
production.

»Ne parlons plus de cette accusation banale de licence. Anacréon
n'est-il pas étudié dans nos écoles?--traduit, loué, imprimé et
réimprimé?.... et les écoles et les femmes anglaises en sont-elles plus
corrompues? Quand vous aurez jeté au feu les anciens, il sera tems de
dénoncer les modernes. La licence!--il y a plus d'immoralité réelle et
de licence destructive dans un seul roman français en prose, dans une
hymne morave ou dans une comédie allemande, que dans toute la poésie
qui fut jamais écrite ou chantée depuis les rapsodies d'Orphée.
L'anatomie sentimentale de Rousseau et de Mme de Staël sont beaucoup
plus formidables que n'importe quelle quantité de vers. Ces auteurs sont
à craindre, parce qu'ils détruisent les principes en raisonnant sur les
passions; tandis que la poésie est elle-même passionnée, et ne fait pas
de système. Elle attaque: mais elle n'argumente pas; elle peut avoir
tort, mais elle n'a pas de prétentions à avoir toujours raison.»

M. Bowles s'étant plaint, dans son pamphlet, d'avoir reçu une lettre
anonyme, Lord Byron commente ainsi cette circonstance:

«Je tombe d'accord avec M. Bowles que l'intention de l'écrit était de le
troubler; mais je crains que lui, M. Bowles, n'ait répondu lui-même à
cette intention en accusant publiquement réception de la critique. Un
écrivain anonyme n'a qu'un moyen de connaître l'effet de son attaque. En
cela, il a l'avantage sur la vipère; il sait que son poison a fait
effet, quand il entend crier sa victime:--le reptile est sourd. La
meilleure réponse à un avis anonyme est de n'en point donner
connaissance, ni directement ni indirectement. Je voudrais que M. Bowles
pût voir seulement une ou deux des mille lettres de ce genre que j'ai
reçues dans le cours de ma vie littéraire, qui, bien que commencée de
bonne heure, ne s'est pas encore étendue jusqu'au tiers de la sienne
comme auteur. Je ne parle que de ma vie littéraire;--si j'ajoutais ma
vie privée, je pourrais doubler la somme des lettres anonymes. S'il
pouvait voir la violence, les menaces, l'absurdité complète de ces
épîtres, il rirait, et moi aussi, et nous y gagnerions tous deux.

»Par exemple, dans le dernier mois de l'année présente (1821), j'ai eu
ma vie menacée de la même manière que la réputation de M. Bowles l'avait
été, excepté que la dénonciation anonyme était adressée au
cardinal-légat de la Romagne, au lieu de l'être à ***. Je mets ci-joint
le texte italien de la menace dans sa barbare, mais littérale
exactitude, afin que M. Bowles puisse être convaincu; et comme c'est la
seule promesse de paiement que les Italiens remplissent fidèlement, ma
personne a donc été au moins aussi exposée à «un coup de feu dans
l'obscurité,» tiré par John Heatherblutter (voir _Waverley_), que la
gloire de M. Bowles ne le fut jamais aux vengeances d'un journaliste. Je
fis néanmoins à cheval et seul, pendant plusieurs heures (dont partie à
la nuit tombante), mes promenades quotidiennes dans la forêt; et cela,
parce que c'était «mon habitude de l'après-midi;» et que je crois que si
le tyran ne peut éviter le coup au milieu de ses gardes (lorsque le sort
en est écrit), à plus forte raison les individus moins puissans
verraient échouer toutes leurs précautions.»

J'ai un plaisir particulier à extraire le passage suivant, où Byron rend
un juste hommage aux mérites de mon révérend ami comme poète.

«M. Bowles n'a aucune raison de le céder à d'autres qu'à M. Bowles.
Comme poète, l'auteur du _Missionnaire_ peut concourir avec les premiers
de ses contemporains. Je rappellerai que mes opinions sur la poésie de
M. Bowles furent écrites long-tems avant la publication de son dernier
et meilleur poème; et dire d'un auteur que son dernier poème est son
meilleur, c'est faire de lui le plus grand éloge. M. Bowles peut prendre
une légitime et honorable place parmi ses rivaux vivans, etc., etc.,
etc.»

Parmi les diverses additions destinées pour ce pamphlet, et envoyées à
Murray à différens intervalles, je trouve les passages suivans qui sont
assez curieux.

«Il est digne de remarque, après toute cette criaillerie sur «la nature
de salon,» et «les images artificielles,» que Pope fut le principal
inventeur de ce moderne système de jardins, dont les Anglais se font
gloire. Il partage cet honneur avec Milton. Écoutez Warton: «Il semble
évident par-là que cet art enchanteur des jardins modernes, dans lequel
ce royaume prétend à une supériorité incontestable sur toutes les
nations de l'Europe, doit principalement son origine et ses
perfectionnemens à deux grands poètes, Milton et Pope.»

»Walpole (ce n'est pas l'ami de Pope) avance que Pope forma le goût de
Kent, et que Kent fut l'artiste à qui les Anglais sont surtout
redevables de la diffusion «du bon goût dans la disposition des
terrains.» Le dessin du jardin du prince de Galles a été fait d'après
Pope à Twickenham. Warton applaudit à ses extraordinaires efforts d'art
et de goût, pour produire tant de scènes variées sur un emplacement de
cinq acres. Pope fut le premier qui ridiculisa «le goût faux français,
hollandais, affecté et contre nature, dans la composition des jardins»
tant en prose qu'en vers. (Voir, pour la prose, le _Guardian_.) «Pope a
donné plusieurs de nos principales et meilleures règles et observations
sur l'architecture et sur l'art des jardins.» (Voir l'_Essai de Warton_,
vol. II, p. 237, etc., etc.)

»Or, après cela, c'est une honte que d'entendre nos Lakistes sur «la
verdure de Kendal» et nos bucoliques _Cockneys_, crier à tue-tête (les
derniers dans un désert de briques et de mortier) après la nature, et
les habitudes artificielles et sédentaires de Pope. Pope avait vu de la
nature tout ce que l'Angleterre seule peut montrer. Il fut élevé dans la
forêt de Windsor, et au milieu des beaux paysages d'Eton; il vécut
familièrement et fréquemment dans les maisons de campagne des Bathurst,
Cobham, Burlington, Peterborough, Digby et Bolingbroke; et dans cette
liste des châteaux de plaisance, il faut placer Stowe. Il a fait de son
petit jardin «de cinq acres» un modèle pour les princes et pour les
premiers de nos artistes qui surent imiter la nature. Warton pense que
«le plus charmant des ouvrages de Kent fut exécuté sur le modèle donné
par Pope,--du moins dans l'entrée et les ombrages secrets de la vallée
de Vénus».

»Il est vrai que Pope fut infirme et difforme; mais il pouvait se
promener à pied, monter à cheval (il alla une fois à cheval d'Oxford à
Londres), et il avait le renom d'une excellente vue. Sur un arbre du
domaine de lord Bathurst, sont gravés ces mots: «Ici Pope chanta.» Il
composa sous cet arbre. Bolingbroke, dans l'une de ses lettres, se
représente, lui et Pope, écrivant au milieu d'une prairie. Nul poète
n'admira plus la nature, ni ne s'en servit mieux que Pope n'a fait,
comme je me charge de le prouver d'après ses oeuvres, prose et vers, si
rien ne me détourne d'un travail si aisé et si agréable. Je me rappelle
je ne sais quel passage de Walpole sur un gentilhomme qui voulait donner
des instructions pour la disposition de quelques saules à un homme qui
avait long-tems servi Pope dans ses terres. «Oui, monsieur, répliqua cet
homme, je comprends; vous voudriez qu'ils se penchassent d'une manière
un peu poétique.» Or, cette petite anecdote, fût-elle seule, suffirait
pour prouver combien Pope avait de goût pour la nature, et quelle
impression il avait produite sur un esprit ordinaire. Mais j'ai déjà
cité Warton et Walpole (tous deux ennemis de Pope), et s'il en était
besoin, je pourrais citer amplement Pope lui-même pour les hommages
nombreux qu'il a rendus à la nature, et dont aucun poète du jour n'a
même approché.»

»Sa supériorité en divers genres est réellement merveilleuse:
architecture, peinture, jardins, tout est soumis également à son génie.
Rappelons-nous que les jardins anglais ont pour but d'embellir une
nature pauvre, et que sans eux l'Angleterre n'est qu'un pays de haies et
de fossés, de bornes et de barrières, de bruyères et autres monotonies,
depuis que les principales forêts ont été abattues. C'est, en général,
bien loin d'être un pays pittoresque. Il n'en est pas de même de
l'Écosse, du pays de Galles, et de l'Irlande; j'excepte encore les
comtés des lacs et le Derbyshire, avec Éton, Windsor, ma chère
Harrow-on-the-Hill, et quelques endroits, près de la côte. Dans
l'abondance actuelle «des grands poètes du siècle» et des écoles de
poésie--dénomination qui, comme celles d'écoles d'éloquence, et d'écoles
de philosophie ne s'est introduite que lorsque la décadence de l'art
s'est étendue avec le nombre des maîtres,--dans l'époque actuelle,
dis-je, il s'est élevé deux espèces de naturistes;--la secte des
lakistes, qui gémissent sur la nature parce qu'ils vivent dans le
Cumberland; et leur _sous-secte_ (qu'on a malicieusement nommée l'école
des Cockneys), formée de gens qui sont pleins d'enthousiasme pour la
campagne, parce qu'ils vivent à Londres. Il est à remarquer que les
champêtres fondateurs de l'école sont très-disposés à désavouer toute
connexion avec leurs imitateurs de la capitale, qu'ils critiquent peu
gracieusement, et à qui ils donnent les noms de Cockneys, d'athées, de
fous, de mauvais écrivains, et autres épithètes non moins dures
qu'injustes. Je pense comprendre les prétentions du poète aquatique de
Windermere à ce que M. Bowles appelle un enthousiasme pour les lacs, les
montagnes, les asphodèles et les jonquilles; mais je serais charmé
d'apprendre le fondement de la propension citadine de leurs imitateurs
pour le même noble sujet. Southey, Wordsworth et Coleridge ont parcouru
la moitié de l'Europe, et vu la nature dans la plupart de ses formes
variées, (quoique, à mon avis, ils n'en aient pas toujours tiré un bon
parti); mais qu'ont vu les autres,--qu'ont-ils vu de la terre, de la mer
et de la nature? Pas la moitié, ni même la dixième partie de ce que Pope
avait vu. Eux qui rient de sa _Forêt de Windsor_, ont-ils jamais rien vu
de Windsor, que ses briques?

»Quand ils auront réellement vu la vie,--quand ils l'auront
sentie,--quand ils auront voyagé au-delà des lointaines limites des
déserts de Middlesex,--quand ils auront franchi les Alpes d'Highgate, et
suivi jusqu'à ses sources le Nil de la _New-River_,--alors, et seulement
alors, ils pourront se permettre de dédaigner Pope, qui avait été près
du pays de Galles, sinon dans le pays même, quand il décrivait si bien
les oeuvres artificielles du bienfaiteur de la nature et de l'humanité,
de l'homme de Ross, dont le portrait, encore suspendu dans la salle de
l'auberge, a si souvent fixé mes regards en me pénétrant de respect pour
la mémoire de l'original, et d'admiration pour le poète sans qui cet
homme, malgré la durée même de ses bonnes oeuvres qui existent encore;
aurait à peine conservé son honorable renommée.
....................................................................

»Si ces gens-là n'avaient rien dit de Pope, ils auraient pu rester seuls
dans leur gloire; car je n'eusse rien dit ou pensé sur eux et leurs
absurdités. Mais s'ils s'attaquent au petit rossignol de Twickenham,
d'autres pourront l'endurer,--mais non pas moi. Ni le tems, ni la
distance; ni la douleur, ni l'âge, ne diminueront jamais ma vénération
pour celui qui est le plus grand poète moraliste de tous les tems, de
tous les climats, de tous les sentimens, et de toutes les conditions de
la vie. C'est lui qui fut le charme de mon enfance, et l'étude de mon
âge mûr, c'est lui peut-être qui sera la consolation de ma vieillesse
(si le destin m'y laisse parvenir). La poésie de Pope est le livre de
la vie. Sans hypocrisie, et sans dédaigner non plus la religion, il a
rassemblé et revêtu de la plus belle parure tout ce qu'un homme de bien,
un grand homme peut recueillir de sagesse morale. Sir William Temple
fait observer «que de tous les individus de l'espèce humaine, qui vivent
dans l'espace de mille ans, pour un homme qui naît capable de faire un
grand poète, il y en a des milliers capables de faire d'aussi grands
généraux et d'aussi grands ministres que les plus célèbres dont parle
l'histoire.» C'est l'opinion d'un homme d'état sur la poésie; elle fait
honneur à sir Temple et à l'art. Ce poète, qui ne se rencontre que dans
l'espace de mille ans, fut Pope. Mille ans s'écouleront avant qu'on en
puisse espérer un second pour notre littérature. Mais elle peut s'en
passer;--car Pope, lui seul, est une littérature entière.

»Un mot sur la traduction d'Homère, si brutalement traitée. «Le docteur
Clarke, dont l'exactitude critique est bien connue, n'a pas été capable
de noter plus de trois ou quatre contre-sens dans toute l'Iliade. Les
fautes réelles de la traduction sont d'une espèce différente.» Ainsi
parle Warton, humaniste lui-même. Il est donc évident que Pope a évité
le défaut principal d'une traduction. Quant aux autres fautes, elles
consistent à avoir fait un beau poème anglais d'un poème grec sublime.
Cette traduction durera toujours. Cowper et tous les autres faiseurs de
vers blancs, auront beau faire, ils n'arracheront jamais Pope des mains
d'un seul lecteur sensé et sensible.

»Le principal caractère des classes inférieures de la nouvelle école
poétique, est la vulgarité. Par ce mot, je n'entends pas la bassesse,
mais ce qu'on appelle «la mesquinerie.» Un homme peut être bas sans être
vulgaire, et réciproquement. Burns est souvent bas, mais jamais
vulgaire. Chatterton n'est jamais vulgaire, ni Wordsworth non plus, ni
les meilleurs poètes de l'école Lakiste, quoiqu'ils traitent de tous les
plus bas détails de la vie. C'est dans leur parure même que les poètes
inférieurs de la nouvelle école sont le plus vulgaires, et c'est par là
qu'ils peuvent être aussitôt reconnus; comme ce que nous appelions à
Harrow un homme endimanché, pouvait être facilement distingué d'un
gentilhomme, quoiqu'il eût les habits les mieux faits et les bottes les
mieux cirées;--probablement parce qu'il avait coupé les uns ou nettoyé
les autres de sa propre main.

»Dans le cas actuel, je parle des écrits, et non des personnes, car je
ne sais rien des personnes; quant aux écrits, j'en juge d'après ce que
j'y trouve. Ces hommes peuvent avoir un caractère honorable et un bon
ton; mais ils prennent à tâche de cacher cette dernière qualité dans les
ouvrages qu'ils publient. Ils me rappellent M. Smith et les miss
Broughtons à Hampstead dans _Evelina_. Sur ces points (du moins en fait
de vie privée), j'ai la prétention d'avoir quelque peu d'expérience,
parce que, dans le cours de mon jeune âge, j'ai vu un peu de toute
espèce de société, depuis le prince chrétien, le sultan musulman, et les
hautes classes des états de l'un et de l'autre, jusqu'au boxeur de
Londres, au muletier espagnol, au derviche turc, au montagnard écossais,
et au brigand albanais;--pour ne pas parler des curieuses variétés de la
société italienne. Loin de moi de présumer qu'il y ait ou puisse y avoir
quelque chose qui ressemble à une aristocratie de poètes; mais il y a
une noblesse de pensées et d'expressions ouverte à tous les rangs, et
dérivée en partie du talent, et en partie de l'éducation;--noblesse que
l'on trouve dans Shakspeare, Pope et Burns, non moins que dans Dante et
Alfieri, mais que l'on ne peut apercevoir nulle part dans les faux
oiseaux et faux bardes du petit choeur de M. Hunt. Si l'on me demandait
de définir ce que c'est que le bon ton, je dirais qu'on ne peut le
définir que par les exemples--de ceux qui l'ont, et de ceux qui ne l'ont
pas. Je dirais que, dans l'usage de la vie, la plupart des militaires,
mais peu de marins, plusieurs hommes de rang, mais peu de légistes en
font preuve; qu'il est plus fréquent chez les auteurs (quand ils ne sont
pas pédans), que chez les théologiens; que les maîtres d'escrime en ont
plus que les maîtres de danse, et les chanteurs que les acteurs
ordinaires; et qu'il est plus généralement répandu parmi les femmes que
parmi les hommes. En poésie comme en toute sorte de composition en
général, il ne constituera jamais à lui seul un poète ou un poème; mais
sans lui, ni poète ni poème ne vaudront jamais rien. C'est le sel de la
société, et l'assaisonnement de la composition. La vulgarité est cent
fois pire que la franche licence; car celle-ci admet l'esprit, la gaîté
et quelquefois un sens profond, tandis que la première est un misérable
avortement de toute idée, et une insignifiance absolue. La vulgarité ne
dépend point de la bassesse des sujets, ni même de la bassesse du
langage, car Fielding se complaît dans l'une et l'autre;--mais est-il
jamais vulgaire? Non. Vous voyez l'homme bien élevé, le gentilhomme, le
lettré, jouer avec bon sujet;--en être le maître, non l'esclave.
L'écrivain vulgaire l'est d'autant plus que son sujet est plus élevé;
tel homme qui montrait la ménagerie de Pidcock avait coutume de dire:
«Cet animal, messieurs, est l'aigle du soleil d'Archangel en Russie.
.........................................................[127]

[Note 127: Il y a de grosses fautes d'anglais, mises dans la bouche
du _cicerone_ de la ménagerie, c'est donc intraduisible.--The _otterer_
it is, the _igherer_ he flies. (_Note du Trad._)]

Dans une note sur un passage relatif aux vers de Pope sur lady Mary W.
Montague, il dit:

«Je crois pouvoir montrer, s'il en était besoin, que lady Mary W.
Montague fut aussi grandement blâmable dans cette affaire, non pour
l'avoir repoussé, mais pour l'avoir encouragé; mais j'aimerais mieux
éluder cette tâche,--quoique lady Mary dût se rappeler son propre vers:

        Celui-là vient trop près, qui vient se faire refuser.

»J'admire à tel point cette noble dame,--sa beauté, ses talens,--que je
ne plaiderais contre elle qu'à contre-coeur. Je suis d'ailleurs si
attaché au nom même de Marie, que, comme dit Johnson: «Si vous appeliez
un chien Harvey, je l'aimerais.» Pareillement, si vous appeliez Marie
une femelle de l'espèce canine, je l'aimerais mieux que tous les autres
individus du même sexe (bipèdes ou quadrupèdes) différemment nommés.
Lady Montague était une femme extraordinaire; elle pouvait traduire
Épictète, et cependant écrire un chant digne d'Aristippe. Les vers:

   Quand les longues heures consacrées au public sont passées,
Et qu'enfin nous nous trouvons ensemble avec du champagne et un poulet,
   Puissent les plus tendres plaisirs nous faire chérir cet instant!
   Loin de nous la gêne et la crainte!
   Dans l'oubli ou le mépris des airs de la foule,
   Lui peut renoncer à la retenue, et moi à la fierté,
   Jusques, etc., etc., etc.

»Eh bien! M. Bowles!--que dites-vous d'un tel souper avec une telle
femme? et de la description qu'elle-même en donne? Son «champagne» et
son «poulet» ne valent-ils pas une forêt ou deux? N'est-ce pas de la
poésie? Il me semble que cette stance contient la «pensée» de toute la
philosophie d'Épicure.--Je veux dire la philosophie pratique de son
école, et non pas les préceptes du maître; car j'ai été trop long-tems à
l'université pour ne pas savoir que le philosophe fut un homme fort
modéré. Mais après tout, quelques-uns de nous n'auraient-ils pas été
aussi fous que Pope? Pour ma part, je m'étonne qu'avec sa sensibilité,
avec la coquetterie de la dame, et après son désappointement, il n'eût
pas fait plus que d'écrire quelques vers qu'on doit condamner s'ils sont
faux, et regretter s'ils sont vrais.»



LETTRE CCCCXXIV.

À M. HOPPNER.


Ravenne, 11 mai 1821.

«Si j'avais su vos idées à l'égard de la Suisse, je les aurais adoptées
sur-le-champ: maintenant que la chose est faite, je laisserai Allegra
dans son couvent, où elle me semble bien portante et heureuse pour le
moment. Mais je vous serai fort obligé si vous prenez des informations,
quand vous serez dans les cantons, sur les meilleures méthodes qu'on y
suit pour l'éducation des filles, et que vous me fassiez savoir le
résultat de vos réflexions. C'est une consolation pour moi que M. et
Mrs. Shelley m'aient écrit pour m'approuver entièrement d'avoir placé
l'enfant chez les religieuses pour le moment. Je puis prendre à témoin
toute ma conduite, attendu que je n'ai épargné ni soins, ni tendresse,
ni dépenses, depuis que l'enfant m'a été envoyé. Le monde peut dire ce
qu'il lui plaît, je me contenterai de ne pas mériter (dans cette
occasion) qu'on parle mal de moi.

»L'endroit est un petit bourg de campagne en bon air; il y a un vaste
établissement d'éducation où sont placés beaucoup d'enfans, dont
quelques-uns d'un rang élevé. Comme campagne, ce séjour est moins exposé
aux objections de tout genre. Il m'a toujours paru que la corruption
morale en Italie ne procède pas de l'éducation du couvent, puisque, à ma
connaissance, les filles sortent de leurs couvens dans une innocence
portée même jusqu'à l'ignorance du mal moral, mais que la faute en est
due à l'état de société où elles sont immédiatement plongées au sortir
du couvent. C'est comme si l'on élevait un enfant sur une montagne, et
qu'on le mît ensuite à la mer, qu'on l'y jetât pour l'y faire nager.
Toutefois le mal, quoique encore trop général, s'évanouit en partie,
depuis que les femmes sont plus libres de se marier par inclination;
c'est aussi, je crois, le cas en France. Et, après tout, qu'est la haute
société d'Angleterre? D'après ma propre expérience, et tout ce que j'ai
vu et entendu (et j'ai vécu dans la société la plus élevée et la
_meilleure_, comme on dit), la corruption ne peut nulle part être plus
grande. En Italie pourtant elle est, ou plutôt elle était plus
systématisée; mais aujourd'hui on rougit d'un serventisme régulier. En
Angleterre, le seul hommage qu'on rende à la vertu est l'hypocrisie. Je
parle, bien entendu, du ton de la haute société;--les classes moyennes
sont peut-être très-vertueuses.

»Je n'ai encore lu, ni même reçu, aucun exemplaire de la lettre sur
Bowles; certes, je serais charmé de vous l'envoyer. Comment va Mrs.
Hoppner? très-bien, j'espère. Faites-moi savoir quand vous partez. Je
regrette de ne pouvoir me trouver avec vous cet été dans les Alpes
bernoises, comme j'en avais l'espoir et l'intention. Mes plus profonds
respects à madame.

»Je suis à jamais, etc.

»_P. S._ J'ai donné à un musicien une lettre pour vous il y a déjà
quelque tems; vous l'a-t-il présentée? Peut-être vous pourriez
l'introduire chez les Ingrams et autres _dilettanti_. Il est simple et
modeste,--deux qualités extraordinaires dans sa profession,--et il joue
du violon comme Orphée ou Amphion. C'est pitié qu'il ne puisse faire
mettre Venise en branle pour chasser le tyran brutal qui la foule aux
pieds.»



LETTRE CCCCXXV.

À M. MURRAY.


14 mai 1821.

«Un journal de Milan annonce que la pièce a été représentée et
universellement condamnée. Comme l'opposition a été vaine, la plainte
serait inutile. Je présume toutefois, dans votre intérêt (sinon dans le
mien), que vous et mes autres amis aurez au moins publié mes différentes
protestations contre la mise en scène de la tragédie, et montré que
Elliston, en dépit de l'auteur, l'a transportée de force sur le théâtre.
Il serait absurde de dire que cela ne m'a pas grandement vexé; mais je
ne suis point abattu, et je ne recourrai pas à l'ordinaire ressource de
blâmer le public, qui était dans son droit,--ou mes amis de n'avoir pas
empêché--ce qu'ils ne pouvaient empêcher, pas plus que moi,--la
représentation donnée malgré nous par un directeur qui croyait faire une
bonne spéculation. C'est un malheur que vous ne leur ayez pas montré
combien la pièce était peu propre au théâtre, avant de la publier, et
que vous n'ayez pas exigé des directeurs la promesse de ne pas la
représenter. En cas de refus de leur part, nous ne l'eussions pas
publiée du tout. Mais c'est trop tard.

»Tout à vous.

»_P. S._ Je vous envoie les lettres de M. Bowles; remerciez-le en mon
nom de sa bonne foi et de sa bonté.--De plus, une lettre pour Hodgson,
que je vous prie de remettre promptement. Le journal de Milan dit que
c'est moi «qui ai poussé à la représentation!!!» c'est encore plus
plaisant. Mais ne vous inquiétez pas: si (comme il est probable) la
folie d'Elliston nuit à la vente, je suis prêt à faire toute déduction
convenable, ou même à annuler entièrement votre traité.

»Vous ne publierez pas, sans doute, ma défense de Gilchrist, parce
qu'après les bons procédés de M. Bowles, elle serait par trop dure.

»Apprenez-moi les détails; car je ne sais encore que le fait pur et
simple.

»Si vous saviez ce que j'ai eu à supporter par la faute de ces gueux de
Napolitains, vous vous en amuseriez; mais tout est apparemment fini. On
semblait disposé à rejeter tout le complot et tous les plans de ce pays
sur moi principalement.»



LETTRE CCCCXXVI.

À M. MOORE.


14 mai 1821.

«S'il y a dans la lettre à Bowles quelque passage qui (sans intention de
ma part, autant que je me rappelle le contenu) vous ait causé de la
peine, vous êtes pleinement vengé; car je vois par un journal italien,
que nonobstant toutes les remontrances que j'ai fait faire par mes amis
(et par vous-même entre autres), les directeurs ont persisté à vouloir
représenter la tragédie, et qu'elle a été «unanimement sifflée!!!» Telle
est la consolante phrase du journal milanais (lequel me déteste
cordialement, et me maltraite, en toute occasion, comme libéral), avec
la remarque additionnelle que c'est moi qui ai «fait représenter la
pièce» de mon plein gré.

»Tout cela est assez vexatoire, et semble une sorte de calvinisme
dramatique,--de damnation prédestinée, sans la faute même du pêcheur.
J'ai pris toutes les peines que peut prendre un pauvre mortel pour
prévenir cette inévitable catastrophe,--et d'une part, en faisant des
appels de tous genres au lord Chamberlain,--d'autre part, en m'adressant
à ces diables de directeurs eux-mêmes; mais comme la remontrance fut
vaine, la plainte est inutile. Je ne comprends pas cela,--car la lettre
de Murray du 24, comme toutes ses lettres antérieures, me donnait les
plus fortes espérances qu'il n'y aurait pas de représentation. Jusqu'à
présent, je ne connais que le fait, que je présume être vrai, comme la
nouvelle est datée de Paris et du 30. Il faut qu'on ait mis une hâte
d'enfer pour cette damnée tentative, puisque je n'ai pas même encore
appris que la pièce ait été publiée; et si la publication n'eût eu lieu
préalablement, les histrions n'eussent pas mis la main sur la tragédie.
Le premier venu aurait pu voir d'un coup d'oeil qu'elle était
souverainement impropre au théâtre; et ce petit accident n'en augmentera
nullement le mérite dans le cabinet.

»Allons, la patience est une vertu, et elle devient parfaite, je
présume, à force de pratique. Depuis l'an dernier (c'est-à-dire le
printems de l'an dernier), j'ai perdu un procès de grande importance sur
les houillères de Rochdale;--j'ai été la cause d'un divorce;--ma poésie
a été dépréciée par Murray et par les critiques;--les hommes d'affaires
ne m'ont pas permis de disposer de ma fortune pour un placement
avantageux en Irlande;--ma vie a été menacée le mois dernier (on a fait
courir ici une circulaire pour exciter à mon assassinat pour motifs
politiques, et les prêtres ont répandu le bruit que j'étais dans une
conspiration contre les Allemands); et enfin, ma belle-mère, s'est
rétablie la dernière quinzaine, et ma pièce a été sifflée la semaine
dernière: c'est comme «les vingt-huit infortunes d'Arlequin.» Mais il
faut supporter tout cela. Je ne m'en serais pas tant inquiété, si nos
voisins du Sud ne nous avaient point, par leurs sottises, fait perdre la
liberté encore pour cinq cents ans.

»Connaissiez-vous John Keats? On dit qu'il a été tué par un article de
la _Quarterly_ sur lui, si toutefois il est mort, ce que je ne sais pas
positivement. Je ne comprends pas cette faiblesse de sensibilité. Ce que
j'éprouve est une immense colère pendant vingt-quatre heures; et je
l'éprouve aujourd'hui, comme d'ordinaire,--à moins que cette fois elle
ne dure plus long-tems. Il faut que je monte à cheval pour me
tranquilliser. Tout à vous, etc.

»François Ier écrivait, après la bataille de Pavie: «Tout est perdu,
fors l'honneur.» Un auteur sifflé peut dire l'inverse: «Rien n'est
perdu, fors l'honneur.» Mais les chevaux attendent, et le papier est
rempli. Je vous ai écrit la semaine dernière.»



LETTRE CCCCXXVII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 19 mai 1821.

«Par les journaux de jeudi, et deux lettres de M. Kinnaird, j'ai vu que
la gazette italienne avait menti italiennement, et que le drame n'avait
pas été sifflé, et que mes amis étaient intervenus pour empêcher la
représentation. Pourtant il semble que les directeurs continuent de
jouer la pièce en dépit de nous tous: pour cela il faut que «nous les
inquiétions un tantinet.» L'affaire sera portée devant les tribunaux; je
suis déterminé à tenter les voies de la justice, et je ferai toutes les
dépenses nécessaires. La raison du mensonge lombard est que les
Autrichiens,--qui ont une inquisition établie en Italie, et la liste des
noms de tous ceux qui pensent ou parlent d'une façon contraire à leur
despotisme,--m'ont depuis cinq ans outragé sous toutes les formes dans
la gazette de Milan, etc. Je vous ai écrit il y a huit jours sur ce
sujet.

»Maintenant je serais charmé de connaître quel dédommagement M. Elliston
me donnerait, non-seulement pour traîner mes écrits sur le théâtre en
cinq jours, mais encore pour être cause que je suis resté quatre jours
(du dimanche au jeudi matin, ce sont les seuls jours où la poste arrive)
dans l'entière persuasion que la tragédie avait été représentée et
«unanimement sifflée,» et cela avec la remarque additionnelle que
c'était moi qui avais «mis la pièce au théâtre,» d'où il s'ensuivait
qu'aucun de mes amis n'avait eu égard à mes réclamations. Supposez que
je me fusse rompu un vaisseau, comme John Keats, ou fait sauter la
cervelle dans un accès de fureur,--hypothèses qui n'eussent pas été
improbables il y a quelques années. À présent je suis, par bonheur, plus
calme que je ne l'étais, et cependant je ne voudrais pas avoir ces
quatre jours à passer encore une fois pour--je ne sais combien[128].

[Note 128: Cette assertion de Byron est complètement confirmée par
Mme Guiccioli, qui peint ainsi l'anxiété de son amant: Ma però la sua
tranquillità era suo malgrado sovente alterata dalle pubbliche vicende,
et dagli attacchi che spesso si direggevano a lui nei giornali come ad
autore principalmente. Era in vano che egli protestava d'indifferenza
per codesti attacchi. L'impressione non era è vero che momentanea, e
purtroppo per una nobile fierezza sdegnava sempre di rispondere ai suoi
detrattori. Ma per quanto fosse breve quella impressione, era però assai
forte per farlo molto soffrire e per affliggere quelli che lo amavano.
Tuttociò che ebbe luogo per la rappresentazione del suo _Marino Faliero_
lo inquietò pure moltissimo, e dietro ad un articolo di una gazzetta di
Milano in cui si parlava di quell' affare, egli mi scrisse così.--«Ecco
la verità di ciò che io vi dissi pochi giorni fa, come vengo sacrificata
in tutte le maniere senza sapere il _perchè_ ed il _come_. La tragedia
di cui si parla, non è (e non era mai) nè scritta nè adattata al teatro;
ma non è però romantico il disegno, è piuttosto regolare--regolarissimo
per l'unità del tempo, e mancando poco a quella del sito. Voi sapete
bene se io aveva intenzione di farla rappresentare, poichè era scritta
al vostro fianco, e nei momenti per certo più tragici per me come uomo
che come autore,--perché voi eravate in affanno ed in pericolo. Intanto
sento dalla vostra gazzetta che sia nata una cabala, un partito, e senza
ch'io vi abbia presa la minima parte. Si dice che l'_autore ne fece la
lettura_!!!--qui forse? a Ravenna? ed a chi? forse a Fletcher?--quel
illustre letterato, etc., etc.» (_Note de Moore_.)]

»Je vous écrivais pour soutenir votre courage, car le reproche est
toujours inutile, et il irrite;--mais j'étais profondément blessé dans
mes sentimens, en me voyant traîné comme un gladiateur à la destinée
d'un gladiateur, par ce _retiarius_[129], M. Elliston. Que veut dire ce
diable d'homme avec son apologie et ses offres de dédommagement?
N'est-ce pas le même cas que lorsque Louis XIV voulait acheter, à
quelque prix que ce fût, le cheval de Sydney, et, en cas de refus, le
prendre de force; Sydney tua son cheval d'un coup de pistolet. Je ne
pouvais tirer un coup de pistolet à ma tragédie, mais j'eusse mieux aimé
la jeter au feu que d'en permettre la représentation.

[Note 129: On nommait ainsi, à Rome, le gladiateur dont l'adresse
consistait à envelopper dans un rets son adversaire qui avait l'épée à
la main. (_Note du Trad._) ]

»J'ai déjà écrit près de trois actes d'une autre tragédie (dans
l'intention de l'achever en cinq), et je suis plus inquiet que jamais
sur les moyens de me garantir d'une pareille violation des égards
littéraires et même de toute courtoisie et politesse.

»Si nous réussissons, tant mieux: si non, avant toute publication, nous
requerrons de ces gens-là la promesse de ne pas jouer la pièce, promesse
que je leur paierai (puisque l'argent est leur but), ou je ne laisserai
pas publier,--ce que peut-être vous ne regretterez pas beaucoup.

»Le chancelier s'est conduit noblement. Vous aussi, vous vous êtes
conduit de la manière la plus satisfaisante, et je ne puis trouver en
faute que les acteurs et leur chef. J'ai toujours eu tant d'égards pour
M. Elliston, qu'il aurait dû être le dernier à me causer de la peine.

»Il y a un horrible ouragan qui détonne au moment même où je vous écris,
en sorte que je n'écris ni au jour, ni à la chandelle, ni à la lumière
des torches, mais au feu des éclairs; les sillons de la foudre sont
aussi brillans que les flammes les plus gazeuses de la compagnie du gaz
hydrogène. Ma cheminée vient d'être renversée par un coup de
vent;--encore un éclair! mais

        Vous, élémens, je ne vous accuse pas d'ingratitude;
Je ne vous écrivis jamais franc de port, ni ne mis ma carte chez vous[130],

comme je l'ai fait pour M. Elliston.

[Note 130:

        I tax not you, ye elements, with unkindness;
        I never gave ye _franks_, not _call'd_ upon you.]

»Pourquoi ne m'écrivez-vous pas? Vous devriez au moins m'envoyer une
ligne de détails: je ne sais rien encore que par Galignani et
l'honorable Douglas.

»Eh bien! comment va notre controverse sur Pope? et le pamphlet? Il est
impossible d'écrire des nouvelles: les gueux d'Autrichiens fouillent
toutes les lettres.

»_P. S._ J'aurais pu vous envoyer beaucoup de commérage et quelques
informations réelles, si toutes les lettres ne passaient point par
l'inspection des barbares, et que je voulusse leur faire connaître
autre chose que mon horreur pour eux. Ils n'ont vaincu que par trahison,
soit dit en passant.»



LETTRE CCCCXXVIII.

À M. MOORE.


Ravenne, 20 mai 1821.

«Depuis ma lettre de la semaine dernière, j'ai reçu des lettres et des
journaux anglais, qui me font apercevoir que ce que j'ai pris pour une
vérité italienne est, après tout, un mensonge français de la _Gazette de
France_. Celle-ci contient deux assertions ultra-fausses en deux lignes.
En premier lieu, Lord Byron n'a pas fait représenter sa pièce, mais s'y
est opposé; et secondement, elle n'est pas tombée, mais elle a continué
d'être jouée, en dépit de l'éditeur, de l'auteur, du lord
chancelier,--du moins jusqu'au Ier mai, date de mes dernières lettres.
Vous m'obligerez beaucoup en priant madame la _Gazette de France_ de se
rétracter, ce à quoi elle est habituée, je présume. Je ne réponds jamais
à la critique étrangère; mais ceci est un point de fait, et non de goût.
Je suppose que vous me portez assez d'intérêt pour faire cela en ma
faveur;--mais, sans doute, comme ce n'est que la vérité que nous voulons
établir, l'insertion pourra être difficile.

»Comme je vous ai écrit depuis quelque tems de fréquentes et longues
lettres, aujourd'hui je ne vous ennuierai plus que d'une seule phrase:
c'est que vous ayez la bonté de vous conformer à ma demande; et je
présume que l'_esprit du corps_ (est-ce _du_ ou _de_? car ma science ne
va pas jusque-là) vous engagera suffisamment, comme un des nôtres, à
mettre cette affaire sous son véritable aspect. Croyez-moi toujours tout
à vous pour la vie et de coeur,

BYRON.»



LETTRE CCCCXXIX.

À M. HOPPNER.


Ravenne, 25 mai 1821.

«Je suis très-content de ce que vous me dites de la Suisse, et j'y
réfléchirai. Je préférerais que ma fille s'y mariât plutôt qu'ici pour
cette raison. Quant à la fortune,--je lui en ferai une avec tout ce que
je pourrai épargner (si je vis, et qu'elle se conduise bien); et si je
meurs avant qu'elle soit établie, je lui ai laissé par testament cinq
mille livres sterling, ce qui est, hors d'Angleterre, une assez jolie
somme pour un enfant naturel. J'y ajouterai tout ce que je pourrai, si
les circonstances me le permettent; mais, sans doute, cela est
très-incertain, comme toutes les choses humaines.

»Vous m'obligerez beaucoup d'employer votre intervention pour rétablir
les faits relatifs à la représentation, attendu que ces coquins
paraissent organiser un système d'outrages contre moi, parce que je suis
sur leur liste. Je me soucie peu de leur critique, mais c'est un point
de fait. J'ai composé quatre actes d'une autre tragédie: ainsi vous
voyez qu'ils ne peuvent m'effrayer.

»Vous savez, je présume, qu'ils ont actuellement une liste de tous les
individus, résidant en Italie, qui ne les aiment pas:--la liste doit
être longue. Leurs soupçons et leurs alarmes actuelles sur ma conduite
et sur mes intentions présumées dans le dernier mouvement, ont été
vraiment ridicules,--quoique, pour ne pas vous abuser, je m'y sois un
peu mêlé. Ils ont cru ici, et croient encore ou affectent de croire, que
c'est moi qui ai dressé le plan entier du soulèvement, et qui ai fourni
les moyens, etc. Tout ceci a été fomenté par les agens des barbares. Ils
sont ici fort nombreux, et, par parenthèse, l'un d'eux a reçu hier un
coup de poignard; mais peu dangereux;--et quoique le jour où le
commandant a été tué devant ma porte, en décembre dernier, je l'aie fait
transporter dans ma maison, coucher dans le lit de Fletcher; et lui aie
fait donner tous les secours jusqu'au dernier moment; quoique personne
n'eût osé lui donner asyle chez soi, et qu'on le laissât périr la nuit
dans la rue; cependant on répandit, il y a trois mois, un papier qui me
dénonçait comme le chef des libéraux, et qui excitait à m'assassiner.
Mais cela ne me fera jamais taire, ni changer mes opinions. Tout cela
est venu des barbares allemands.»



LETTRE CCCCXXX.

À M. MURRAY.


Ravenne, 25 mai 1821.

«Depuis quelques semaines, je n'ai pas reçu une ligne de vous. Or, je
serais charmé de savoir d'après quel principe ordinaire ou
extraordinaire vous me laissez sans autres informations que celles que
je puise dans des journaux anglais et d'injurieuses gazettes italiennes
(vu que les Allemands me haïssent comme _charbonnier_), tandis qu'il y a
eu tout ce tumulte pour la pièce? Vous êtes un coquin!!!--Sans deux
lettres de Douglas Kinnaird, j'aurais été aussi ignorant que vous êtes
négligent.

»Eh bien! j'apprends que Bowles a maltraité Hobhouse! Si cela est vrai,
il a rompu la trève, comme le successeur de Murillo, et je le traiterai
comme Cochrane traita Esmeralda.

»Depuis que j'ai écrit le paquet ci-joint, j'ai achevé (mais non copié)
quatre actes d'une nouvelle tragédie. Quand j'aurai fini le cinquième
acte, je copierai le tout. C'est sur le sujet de Sardanapale, dernier
roi des Assyriens. Les mots de _reine_ et de _pavillon_ s'y rencontrent,
mais ce n'est point par allusion à sa majesté britannique, comme vous
pourriez vous l'imaginer en tremblant. Vous verrez un jour (si je finis
la pièce) comme j'ai fait Sardanapale brave (quoique voluptueux, comme
l'histoire le représente), et de plus, aussi aimable que mes pauvres
talens ont pu le rendre;--ainsi, ce ne peut être ni le portrait ni la
satire d'aucun monarque vivant. J'ai, jusqu'à présent, observé
strictement toutes les unités, et continuerai ainsi dans le cinquième
acte, si cela est possible; mais ce n'est pas pour le théâtre. Tout à
vous, en hâte et en haine, infidèle correspondant.»

N.



LETTRE CCCCXXXI.

À M. MURRAY.


Ravenne, 28 mai 1821.

«Depuis ma dernière, du 26 ou 25, j'ai fini mon cinquième acte de la
tragédie intitulée _Sardanapale_. Mais maintenant il faut copier le
tout, ce qui est un rude travail,--tant d'écriture que de lecture. Je
vous ai écrit au moins six fois sans avoir de réponse, ce qui prouve que
vous êtes un--libraire. Je vous prie de m'envoyer un exemplaire de
l'édition du _Plutarque de Langhorne_, revue par M. Wrangham. Je n'ai
que le texte grec, imprimé en caractères un peu fins, et la traduction
italienne, qui est d'un style trop lourd, et aussi fausse qu'une
proclamation patriotique des Napolitains. Je vous prie aussi de
m'envoyer la _Vie du magicien Apollonius de Tyane_, publiée il y a
quelques années. Elle est en anglais, et l'éditeur ou auteur est, je
crois, ce que Martin Marprelate appelle un prêtre vantard.

»Tout à vous, etc.»

N.



LETTRE CCCCXXXII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 30 mai 1821.

CHER MORAY,

«Vous dites que vous m'avez écrit souvent; j'ai reçu seulement la vôtre
du 11, laquelle est fort courte. Par le courrier d'aujourd'hui, je vous
envoie, en cinq paquets, la tragédie de _Sardanapale_, fort mal écrite:
peut-être Mrs. Leigh pourra vous aider à la déchiffrer. Vous voudrez
bien en accuser réception par le retour du courrier. Vous remarquerez
que les unités sont toutes strictement observées. La scène se passe
toujours dans la même salle; la durée de l'action est celle d'une nuit
d'été, environ neuf heures ou même moins, quoique la pièce commence
avant le coucher du soleil, et ne finisse qu'après son lever. Dans le
troisième acte, quand Sardanapale demande un miroir pour se voir en
armes, songez à citer le passage latin de Juvénal sur Othon (homme d'un
caractère semblable, qui fit la même chose). Gifford vous aidera pour la
citation. Le trait est peut-être trop familier, mais il est historique
(pour Othon du moins), et naturel dans un caractère efféminé.»



LETTRE CCCCXXXIII.

À M. HOPPNER.


Ravenne, 31 mai 1821.

«Je vous envoie ci-joint une autre lettre, qui ne fera que confirmer ce
que je vous ai dit.

»Quant à Allegra,--je prendrai pour elle une mesure décisive dans le
courant de l'année; à présent, elle est si heureuse où elle est, que
peut-être il vaudrait mieux qu'elle apprît son alphabet dans son
couvent.

«Ce que vous dites de _la Prophétie de Dante_ est la première nouvelle
que j'en reçois,--tout semble être plongé dans le tumulte causé par la
tragédie. Continuer ce poème!!--hélas! Qu'est-ce que Dante lui-même
pourrait prophétiser, aujourd'hui sur l'Italie? Toutefois, je suis
charmé que vous goûtiez cette oeuvre, mais je présume que vous serez
seul de votre opinion. Ma nouvelle tragédie est achevée.»
......................................................................



LETTRE CCCCXXXIV.

À M. MOORE.


Ravenne, 4 juin 1821.

«Vous ne m'avez pas écrit dernièrement, quoiqu'il soit d'usage entre
littérateurs bien élevés de consoler ses amis par ses observations dans
les cas d'importance. Je ne sais si je vous ai envoyé mon _élégie sur le
rétablissement de lady_ ***[131].

        Voyez les félicités de mon fortuné sort,
        Ma pièce tombe, et non pas lady ***.

[Note 131: Le nom a été supprimé par Moore, comme tous ceux qui sont
remplacés par des astérisques. Il est facile de voir que c'est ici Lady
Noël. (_Note du Trad._) ]

»Les journaux (et peut-être votre correspondance.) vous auront fait
connaître la conduite dramatique du directeur Elliston. Il est
présumable que la pièce a été arrangée pour le théâtre par M. Dibdin,
qui remplit l'office de tailleur dans les occasions semblables, et qui
aura pris mesure avec son exactitude ordinaire. J'apprends que l'on
continue toujours à me jouer,--trait d'entêtement dont je me console un
peu en pensant qu'il aura vidé la bourse du discourtois histrion.

»Vous serez étonné d'apprendre que j'ai fini une autre tragédie en cinq
actes, dans laquelle j'ai observé strictement toutes les unités. Elle a
pour titre _Sardanapale_, et je l'ai envoyée en Angleterre par le
dernier courrier. Elle n'est pas plus pour le théâtre que la première
n'y fut destinée,--et je prendrai cette fois plus de précautions pour
empêcher qu'on ne s'en empare.

»Je vous ai aussi envoyé, il y a quelques mois, une nouvelle lettre sur
Bowles, etc.; mais il paraît à tel point touché des égards (c'est son
expression) que j'eus pour lui dans la première épître, que je ne suis
pas sûr de publier celle-ci, qui est un peu trop pleine de phrases
«récréatives et surabondantes.» J'apprends par des lettres particulières
de M. Bowles, que c'est vous qui étiez l'illustre littérateur en
astérisques[132]. Qui donc y aurait songé? Vous voyez quel mal ce
révérend personnage a fait en imprimant les notes sans nom. Comment
diable pouvais-je supposer que les premiers quatre astérisques
désignaient Campbell et non Pope, et que le nom laissé en blanc était
celui de Thomas Moore? Vous voyez ce qui résulte d'être en intimité avec
des ecclésiastiques. Les réponses de Bowles ne me sont pas parvenues,
mais je sais d'Hobhouse, que lui (Hobhouse) y a été attaqué. En ce cas,
Bowles aurait rompu la trève (que, par parenthèse, il avait lui-même
proclamée), et il me faut avoir encore un démêlé avec lui.

[Note 132: M. Bowles avait cité à son appui une phrase d'une lettre
particulière de Moore, en l'annonçant comme l'opinion d'un illustre
littérateur, mais en remplaçant le nom par des astérisques; Byron avait
fait là-dessus force plaisanteries. (_Note du Trad._)]

»Avez-vous reçu mes lettres avec les deux ou trois dernières feuilles
des mémoires?

»Il n'y a point ici de nouvelles très-intéressantes. Un espion allemand
(se vantant de l'être) a reçu un coup de poignard la semaine dernière,
mais le coup n'était pas mortel. Dès l'instant où j'appris qu'il s'était
laissé aller à cette vanterie fanfaronne, il fut aisé pour moi, comme
pour tout autre, de prédire ce qui lui adviendrait; c'est ce que je fis,
et il reçut le coup deux jours après.

»L'autre nuit, une querelle sur une dame de l'endroit, entre ses divers
amans, a occasioné à minuit une décharge de pistolets, mais personne n'a
été blessé. Ç'a été toutefois un grand scandale:--la dame est plantée
là par son amant,--pour être rebutée par son mari, pour cause
d'inconstance à son légitime _servente_; elle s'est retirée toute
confuse à la campagne, quoique nous soyons dans le fort de la saison de
l'opéra. Toutes les femmes sont furieuses contre elle (attendu qu'elle
était médisante) pour s'être laissée ainsi découvrir. C'est une jolie
femme,--une comtesse ***,--un beau vieux nom visigoth ou ostrogoth.

»Et les Grecs! Qu'en pensez-vous? Ce sont mes vieilles
connaissances;--mais je ne sais que penser. Espérons, néanmoins.

»Tout à vous.»

BYRON.



LETTRE CCCCXXXV.

À M. MOORE.


Ravenne, 22 juin 1821.

«Votre naine de lettre est arrivée hier. C'est juste;--tenez-vous à
votre _magnum opus_.--Ah! que ne pouvons-nous combiner un peu nos talens
pour notre _Journal de Trévoux_. Mais il est inutile de soupirer, et
cependant c'est bien naturel;--car je pense que vous et moi irions mieux
ensemble dans une association littéraire, que toute autre couple
d'auteurs vivans.

»J'ai oublié de vous demander si vous aviez vu votre panégyrique dans la
_Correspondance_ de mistriss Waterhouse et du colonel Berkeley.
Certainement, _leur_ morale n'est pas tout-à-fait exacte, mais _votre
passion_ est complètement efficace, et toute la poésie du genre
asiatique--(je dis asiatique, comme les Romains disaient l'éloquence
asiatique, et non parce que la scène se passe en Orient)--doit être
constatée par cette épreuve seule. Je ne suis pas très-sûr que je
permette un jour aux miss Byron (légitimes ou illégitimes) de lire
_Lalla Rookh_,--d'abord, à cause de ladite _passion_, et, en second
lieu, afin qu'elles ne découvrent pas qu'il y eut un meilleur poète que
papa.

»Vous ne me dites rien de la politique;--mais hélas! que peut-on dire!

        Le monde est une botte de foin,
        Les hommes sont les ânes qui la mangent,
        Chacun la tire de son côté,--
        Et le plus grand de tous est John Bull!

»Comment nommez-vous l'oeuvre nouvelle que vous projetez? J'ai envoyé à
Murray une nouvelle tragédie, intitulée _Sardanapale_, écrite suivant
les règles d'Aristote,--hormis le choeur:--je n'ai pu me décider à
l'introduire. J'en ai commencé une autre, et je suis au second
acte:--ainsi, vous voyez que je vais comme de coutume.

»Les réponses de Bowles me sont parvenues; mais je ne puis continuer
toujours à disputer,--surtout d'une façon civile. Je présume qu'il
prendra mon silence volontaire pour un silence forcé. Il a été si poli,
que je n'ai plus assez de bile pour le plaisanter;--autrement, j'aurais
une rude plaisanterie ou même deux à son service.

»Je ne puis vous envoyer le petit journal, parce que je ne puis le
confier à la poste. Ne supposez pas qu'il contienne rien de particulier;
mais il vous montrera les _intentions_ des Italiens à cette époque,--et
un ou deux autres faits personnels comme le premier.

»Donc _Longman_ ne _mord_ pas:--c'était mon désir que de tirer parti de
cet ouvrage. Ne pourriez-vous obtenir une somme, quelque petite qu'elle
fût, par une vente à réméré.

»Êtes-vous à Paris ou à la campagne? Si vous êtes à la ville, vous ne
résisterez jamais à l'invasion anglaise dont vous parlez. Je vois à
peine un Anglais tous les six mois; et, quand cela m'arrive, je tourne
mon cheval à l'opposite. Le fait que vous trouverez dans la dernière
note de _Marino Faliero_, m'a fourni une bonne excuse pour rompre toute
relation avec les voyageurs.

»Je ne me rappelle pas le discours dont vous parlez, mais je soupçonne
que ce n'en est pas un du doge, mais d'Israël Bertuccio à Calendaro.
J'espère que vous regardez la conduite d'Elliston comme honteuse:--c'est
mon unique consolation. J'ai obligé les journalistes milanais à
rétracter leur mensonge, ce qu'ils ont fait avec la bonne grâce de gens
habitués à cela.

»Tout à vous, etc.»

BYRON.



LETTRE CCCCXXXVI.

À M. MOORE.


Ravenne, 5 juillet 1821.

«Comment avez-vous pu présumer que je voulusse jamais me rendre coupable
d'une plaisanterie à votre égard? Je regrette que M. Bowles n'ait pas
dit plus tôt que vous étiez l'auteur de la note, ce que j'ai appris par
une lettre particulière qu'il a écrite à Murray, et que Murray m'envoie.
Au diable la controverse!

                  Au diable Twizzle,
                  Au diable la cloche,
        Au diable le sot qui la mit en branle!--Ma foi!
        Je serai bientôt délivré de tous ces fléaux.

»J'ai vu un ami de votre M. Irving,--un fort joli garçon,--un M.
Coolidge, de Boston,--un peu trop plein seulement de poésie et
d'enthousiasme. J'ai été fort poli envers lui pendant son séjour de
quelques heures, et j'ai beaucoup parlé avec lui sur Irving, dont les
écrits font mes délices. Mais je soupçonne qu'il n'a pas été autant
charmé de moi, vu qu'il s'attendait à rencontrer un misanthrope en
culottes de peau de loup, ne répondant que par de farouches
monosyllabes, au lieu d'un homme de ce monde. Je ne puis jamais faire
comprendre aux gens que la poésie est l'expression de la passion, et
qu'il n'existe pas plus une vie toute de passion qu'un tremblement de
terre continuel, ou une fièvre éternelle. D'ailleurs, qui voudrait
jamais se raser dans un tel état?

»J'ai reçu aujourd'hui une lettre curieuse d'une jeune fille
d'Angleterre--que je n'ai jamais vue,--et qui me dit qu'elle meurt d'une
maladie de langueur, mais qu'elle n'a pu sortir de ce monde sans me
remercier du plaisir que ma poésie, pendant plusieurs années, etc., etc.
Cette lettre est signée, N. N. A., et ne contient pas un mot de jargon
ou de prêche qui ait trait à des opinions quelconques. La jeune personne
dit simplement qu'elle est mourante, et qu'elle a cru pouvoir me dire
combien j'avais contribué aux plaisirs de son existence; elle me prie de
brûler sa lettre,--ce que je ne puis faire, attendu que je regarde une
lettre pareille comme supérieure à un diplôme de Gottingue. J'ai
autrefois reçu une lettre de félicitation en vers de Drontheim, en
Norwége (mais elle n'était pas d'une femme mourante):--ce sont ces
choses-là qui font quelquefois croire à un homme qu'il est poète. Mais
s'il faut croire que *** et autres gens pareils sont poètes aussi, il
vaut mieux être hors du corps.

»Je suis maintenant au cinquième acte de _Foscari_: c'est la troisième
tragédie dans l'espace d'un an, outre la prose; ainsi, vous voyez que je
ne suis point paresseux. Et vous aussi, êtes-vous occupé? Je soupçonne
que votre vie de Paris prend trop sur votre tems, et c'est vraiment
pitié. Ne pouvez-vous partager vos journées de manière à tout combiner?
J'ai eu une multitude d'affaires mondaines sur les bras pendant l'année
dernière,--et pourtant il ne m'a pas été si difficile de donner quelques
heures aux Muses.

»Pour toujours, etc.

»Si nous étions ensemble, je publierais mes deux pièces (périodiquement)
dans notre commun journal. Ce serait notre plan de publier par cette
voie nos meilleures productions.»

Dans le journal intitulé _Pensées Détachées_, je trouve la mention
intéressante des hommages rendus à son génie.

«En fait de gloire (qu'on ait jamais obtenue de son vivant), j'ai eu ma
part, peut-être,--que dis-je?--certainement plus grande que mes mérites.

»J'ai acquis par ma propre expérience quelques bizarres exemples des
lieux sauvages et étranges où un nom peut pénétrer, et produire même une
vive impression. Il y a deux ans (presque trois, c'était en août ou
juillet 1819), je reçus à Ravenne une lettre, en vers anglais, de
Drontheim, en Norwége, écrite par on Norwégien, et pleine des complimens
ordinaires, etc., etc.: elle est encore quelque part dans mes papiers.
Le même mois, je reçus une invitation pour le Holstein, de la part d'un
M. Jacobson (je crois) de Hambourg; plus, par la même voie, une
traduction du chant de Médora du _Corsaire_, par une baronne
westphalienne (non pas la baronne Thunderton-Trunck[133]), avec quelques
vers du propre cru de cette dame (vers fort jolis et klopstock-iens[134]),
et une traduction en prose y annexée, au sujet de ma femme:--comme ces
vers concernaient ma femme plus que moi, je les lui envoyai, avec la
lettre de M. Jacobson. C'était assez singulier que de recevoir en Italie
une invitation de passer l'été dans le Holstein, de la part de gens que
je n'avais jamais connus. La lettre fut adressée à Venise. M. Jacobson
me parlait des «roses sauvages fleurissant l'été dans le Holstein.»
Pourquoi donc les Cimbres et les Teutons émigrèrent-ils?

[Note 133: Nom de la baronne westphalienne, dans le célèbre roman de
_Candide_. (_Note du Trad._) ]

[Note 134: Klopstock-ish. Byron a lui-même forgé cet adjectif avec
le nom de l'illustre auteur de la _Christiade_. (_Note du Trad._) ]

»Quelle étrange chose que la vie et que l'homme! Si je me présentais à
la porte de la maison où ma fille est maintenant, la porte me serait
fermée,--à moins que (ce qui n'est pas impossible) je n'assommasse le
portier; et si j'étais allé cette année-là (et peut-être encore
aujourd'hui) à Drontheim, la ville la plus reculée de la Norwége,
j'aurais été reçu à bras ouverts dans la demeure de gens sans rapport
de parenté ou de patrie avec moi, et attachés à moi par l'unique lien de
l'esprit et de la renommée.

»En fait de gloire, j'ai eu ma part; à la vérité, les accidens de la vie
humaine y ont mêlé leur levain, et cela en plus grande quantité qu'il
n'est arrivé à la plupart des littérateurs d'un rang distingué; mais, en
total, je prends le mal comme l'équilibre nécessaire du bien dans la
condition humaine.»


Il parle aussi, dans le même journal, de la visite du jeune Américain,
en ces termes.

«Un jeune Américain, nommé Coolidge, est venu me rendre visite il y a
quelques mois. C'était un jeune homme intelligent, fort beau, et âgé de
vingt ans au plus, à en juger par l'apparence; un peu romantique (ce qui
va bien à la jeunesse), et fortement passionné pour la poésie, comme on
peut le présumer de sa visite dans mon antre. Il m'apporta un message
d'un vieux serviteur de ma famille (Joe Murray), et me dit que lui (M.
Coolidge) avait obtenu une copie de mon buste de Thorwaldsen à Rome,
pour l'envoyer en Amérique. J'avoue que je fus plus flatté du jeune
enthousiasme de ce voyageur solitaire par-delà l'Atlantique, que si l'on
m'eût décrété une statue dans le Panthéon de Paris (j'ai vu, même de mon
tems, les empereurs et les démagogues renversés de dessus leurs
piédestaux, et le nom de Grattan effacé de la rue de Dublin, à laquelle
il avait été donné); je dis que j'en fus plus flatté, parce que c'était
un hommage simple, sans motif politique, sans intérêt ou
ostentation,--le pur et vif sentiment d'un jeune homme pour le poète
qu'il admirait. Son admiration, toutefois, a dû lui coûter cher.--Je ne
voudrais pas payer le prix d'un buste de Thorwaldsen pour la tête et les
épaules de qui que ce soit, excepté Napoléon, mes enfans, «quelque
absurde individu de l'espèce féminine», comme dit Monkbarns,--et ma
soeur. Me demande-t-on pourquoi je posai pour mon buste?--Réponse; ce
fut à la requête particulière de J. C. Hobhouse, Esquire, et pour nul
autre. Un portrait est une autre affaire; tout le monde pose pour son
portrait; mais un buste a l'air de prétendre à la permanence, et offre
une idée d'inclination pour la renommée publique plutôt que de souvenir
particulier.

»Toutes les fois qu'un Américain demande à me voir (ce qui n'est pas
rare), je condescends à son désir, premièrement parce que je respecte un
peuple qui a conquis sa liberté par un courage ferme, sans excès; et,
secondement, parce que ces visites transatlantiques «en petit nombre et
à longs intervalles» me font le même effet que si je m'entretenais, de
l'autre côté du Styx, avec la postérité. Dans un siècle ou deux, les
nouvelles Atlantides espagnole et anglaise, suivant toute probabilité,
régneront sur le vieux continent, comme la Grèce et l'Europe soumirent
l'Asie, leur mère, dans les tems anciens et primitifs, comme on les
appelle.»



LETTRE CCCCXXXVII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 6 juillet 1821.

«Pour condescendre à un désir exprimé par M. Hobhouse, je suis déterminé
à omettre la stance sur le cheval de Sémiramis, dans le cinquième chant
de _Don Juan_. Je vous dis cela, au cas que vous soyez ou ayez
l'intention d'être l'éditeur des derniers chants.

»À la requête particulière de la comtesse Guiccioli, j'ai promis de ne
pas continuer _Don Juan_. Vous regarderez donc ces trois chants comme
les derniers du poème. Depuis qu'elle avait lu les deux premiers dans la
traduction française, elle ne cessait de me supplier de n'en plus écrire
de nouveaux. La raison de ces prières ne frappe pas d'abord un
observateur superficiel des moeurs étrangères; mais elle dérive du désir
qu'ont toutes les femmes d'exalter le sentiment des passions, et de
maintenir l'illusion qui leur donne l'empire. Or, _Don Juan_ déchire
cette illusion, et en rit comme de bien d'autres choses. Je n'ai jamais
connu de femme qui ne protégeât Rousseau, ou qui ne traitât avec dégoût
les _Mémoires de Grammont_, _Gilblas_, et tous les tableaux comiques des
passions, quand ils sont naturellement présentés.»



LETTRE CCCCXXXVIII.

À M. MURRAY.


14 juillet 1821.

«J'espère que l'on ne prendra pas _Sardanapale_ pour une pièce
politique; car une telle intention fut si loin d'être la mienne, que je
ne songeai jamais qu'à l'histoire d'Asie. La tragédie vénitienne aussi
est strictement historique. Mon but a été de mettre en drame, à la
manière des Grecs (phrase modeste), des points d'histoire frappans,
comme ces mêmes Grecs l'ont fait à l'égard de l'histoire et de la
mythologie. Vous trouverez que tout cela ne ressemble guère à
Shakspeare; et c'est tant mieux dans un sens, car je le regarde comme le
pire des modèles, bien que le plus extraordinaire des écrivains. J'ai eu
pour but d'être aussi simple et aussi sévère qu'Alfiéri, et j'ai plié la
poésie autant que j'ai pu au langage ordinaire. La difficulté est que,
dans ce tems, on ne peut parler ni de rois ni de reines sans être
soupçonné d'allusions politiques ou de personnalités. Je n'ai point eu
d'intention pareille.

»Je ne suis pas très-bien, et j'écris au milieu de scènes désagréables:
on a, sans jugement ni procès, banni un grand nombre des principaux
habitans de Ravenne et de toutes les villes des états romains,--et parmi
les exilés il y a plusieurs de mes amis intimes, en sorte que tout est
dans la confusion et la douleur; c'est un spectacle que je ne saurais
décrire sans éprouver la même peine qu'à le voir.

»Vous êtes chiche dans votre correspondance.

»Tout à vous sincèrement.»

BYRON.



LETTRE CCCCXXXIX.

À M. MURRAY.


Ravenne, 22 juillet 1821.

«L'imprimeur a fait un miracle;--il a lu ce que je ne puis lire
moi-même,--mon écriture.

»Je m'oppose au délai jusqu'à l'hiver; je désire particulièrement que
l'on imprime tandis que les théâtres d'hiver sont fermés, afin de gagner
du tems au cas que les directeurs ne nous jouent le même tour de
politesse. Toute perte sera prise en considération dans notre contrat,
quelle qu'en soit l'occasion, soit la saison, soit autre chose; mais
imprimez et publiez.

»Je crois qu'il faudra avouer que j'ai plus d'un style. Sardanapale,
toutefois, est presque un personnage comique; mais ainsi est Richard
III. Faites attention que les trois unités sont mon principal but. Je
suis charmé de l'approbation de Gifford; quant à la foule, vous voyez
que j'ai eu en vue toute autre chose que le goût du jour pour
d'extravagans «coups de théâtre.» Toute perte probable, comme je vous
l'ai déjà dit, sera évaluée dans nos comptes. Les _Revues_ (excepté une
ou deux, le _Blackwood Magazine_, par exemple) sont assez froides; mais
ne songez plus aux journalistes,--je les ferai marcher droit, si je me
le mets en tête. J'ai toujours trouvé les Anglais plus vils en certains
points que toute autre nation. Vous vous étonnez de mon assertion, mais
elle est vraie quant à la reconnaissance,--peut-être est-ce parce que
les Anglais sont fiers, et que les gens fiers haïssent les obligations.

»La tyrannie du gouvernement éclate ici. On a exilé environ mille
personnes des meilleures familles des états romains. Comme plusieurs de
mes amis sont de ce nombre, je songe à partir aussi, mais pas avant que
je n'aie reçu vos réponses. Continuez de m'adresser vos lettres ici,
comme d'ordinaire, et le plus vite possible. Ce que vous ne serez pas
fâché d'apprendre, c'est que les pauvres de l'endroit, apprenant que
j'avais l'intention de partir, ont fait une pétition au cardinal pour le
prier de me prier de rester. Je n'ai entendu parler que de cela il y a
un ou deux jours; et ce n'est un déshonneur ni pour eux ni pour moi;
mais cette démarche aura mécontenté les hautes autorités, qui me
regardent comme un chef de charbonniers. On a arrêté un de mes
domestiques pour une querelle dans la rue avec un officier (on a pris
sur un autre des couteaux et des pistolets); mais comme l'officier
n'était pas en uniforme, et qu'il était d'ailleurs dans son tort, mon
domestique, sur ma vigoureuse protestation, a été relâché. Je n'étais
pas présent à la bagarre, qui arriva de nuit près de mes écuries. Mon
homme (qui est un Italien), d'un caractère brave et peu endurant, aurait
tiré une cruelle vengeance, si je ne l'en eusse pas empêché. Voici ce
qu'il avait fait: il avait tiré son _stiletto_, et, sans les passans, il
aurait fricassé le capitaine, qui, à ce qu'il paraît, fit triste figure
dans la querelle, qu'il avait cependant provoquée. L'officier s'était
adressé à moi, et je lui avais offert toute sorte de satisfaction, soit
par le renvoi de l'homme, soit autrement, puisque l'homme avait tiré son
couteau. Il me répondit que des reproches seraient suffisans. Je fis des
reproches au domestique; et cependant, après cela, le misérable chien
alla se plaindre au gouvernement,--après avoir dit qu'il était
complètement satisfait. Cela me mit en colère, et j'adressai une
remontrance qui eut quelque effet. Le capitaine a été réprimandé, le
domestique relâché, et l'affaire en est restée là.»

Parmi les victimes de «la noire sentence» et de la proscription par
laquelle les maîtres de l'Italie, comme il appert des lettres
précédentes, se vengeaient maintenant de leur dernière alarme sur tous
ceux qui y avaient contribué, même dans le plus faible degré, les deux
Gamba se trouvèrent nécessairement compris comme chefs présumés des
carbonari de la Romagne. Vers le milieu de juillet, Mme Guiccioli, dans
un profond désespoir, écrivit à Lord Byron pour l'informer que son père,
dans le palais duquel elle résidait alors, venait de recevoir l'ordre
de quitter Ravenne dans les vingt-quatre heures, et que c'était
l'intention de son frère de partir le lendemain matin. Mais le jeune
comte n'avait pas même été laissé tranquille si long-tems, et avait été
conduit par des soldats jusqu'à la frontière; et la comtesse elle-même,
peu de jours après, vit qu'elle devait aussi se joindre aux exilés. La
perspective d'être de nouveau séparée de Byron, semble avoir rendu
l'exil presque aussi terrible que la mort aux yeux de cette noble dame.
«Cela seul», dit-elle dans une lettre à son amant, «manquait pour
combler la mesure de mon désespoir. Venez à mon aide, mon amour, car je
suis dans la plus terrible situation, et sans vous je ne puis me
résoudre à rien. *** vient de me quitter; il était envoyé par *** pour
me dire qu'il faut que je parte de Ravenne avant mardi prochain, parce
que mon mari a eu recours à la cour de Rome pour me forcer de retourner
avec lui ou d'entrer dans un couvent; et la réponse est attendue sous
peu de jours. Je ne dois parler de cela à personne; il faut que je
m'échappe de nuit; car, si mon projet est découvert, on y mettra
obstacle, et mon passeport (que la bonté du ciel m'a permis je ne sais
comment d'obtenir), me sera retiré. Byron! je suis au désespoir!--S'il
faut vous laisser ici sans savoir quand je vous reverrai; si c'est votre
volonté que je souffre si cruellement, je suis résolue à rester. On peut
me mettre dans un couvent; je mourrai,--mais,--mais vous ne pouvez me
secourir, et je ne puis rien vous reprocher. Je ne sais ce qu'on me dit:
car mon agitation m'anéantit;--et pourquoi? ce n'est point parce que je
crains mon danger présent, mais seulement, j'en prends le ciel à témoin,
seulement parce qu'il faut vous quitter.»

Vers la fin de juillet, celle qui écrivait cette lettre si tendre et si
vraie se trouva forcée de quitter Ravenne,--séjour de sa jeunesse, et
maintenant de ses affections,--sans savoir où elle irait, et où elle
retrouverait son amant. Après avoir langui quelque tems à Bologne, dans
la faible espérance que la cour de Rome pourrait encore, par la
médiation de quelques amis, être engagée à rapporter l'arrêt prononcé
contre son père et son frère; cette espérance une fois évanouie, elle
rejoignit enfin ses parens à Florence.

On a déjà vu, par les lettres de Lord Byron, qu'il était lui-même devenu
l'objet des plus vifs soupçons pour le gouvernement, et que c'était même
surtout dans le désir de se débarrasser de lui qu'on avait pris toutes
ces mesures contre la famille Gamba:--attendu qu'on craignait que la
constante bienfaisance qu'il exerçait envers les pauvres de Ravenne ne
lui donnât une dangereuse popularité parmi des hommes non accoutumés à
l'exercice de la charité sur une si large échelle. «Une des principales
causes, dit Mme Guiccioli, de l'exil de mes parens fut l'idée que Lord
Byron partagerait l'exil de ses amis. Déjà le gouvernement voyait d'un
mauvais oeil le séjour de Lord Byron à Ravenne; on connaissait ses
opinions; on craignait son influence, et on s'exagérait même l'étendue
de ses moyens d'action. On s'imaginait qu'il avait donné l'argent pour
l'achat des armes, etc., et qu'il avait fourni à tous les besoins
pécuniaires de la société. La vérité est que lorsqu'il était invité à
exercer sa bienfaisance, il ne s'enquérait point des opinions politiques
ou religieuses de ceux qui réclamaient son aide: tous les hommes
malheureux et indigens avaient un droit égal à sa bienveillance. Les
anti-libéraux cependant s'étaient fermement persuadés qu'il était le
principal soutien du libéralisme en Romagne, et désiraient qu'il s'en
allât; mais n'osant pas exiger directement son départ, ils espéraient
pouvoir indirectement le forcer à cette mesure[135].»

[Note 135: Una delle principali ragioni per cui si erano esigliati i
miei parenti, era la speranza che Lord Byron pure lascerebbe la Romagna
quando i suoi amici fossero partiti. Già da qualche tempo la permanenza
di Lord Byron in Ravenna era mal gradita dal governo, conoscendo si le
sue opinioni, e temendosi la sua influenza, ed esaggerandosi anche i
suoi mezzi per esercitarla. Si credeva che egli somministrasse danaro
per provvedere armi, che provvedesse ai bisogni della società. La verità
era che nello spargere le sue beneficenze egli non s'informava delle
opinioni politiche e religiose di quello che aveva bisogno del suo
soccorso; ogni misero ed ogni infelice aveva un eguale diritto alla sua
generosità. Ma in ogni modo gli anti-liberali lo credevano il principale
sostegno del liberalismo della Romagna, e desideravano la sua partenza;
ma non osando provocarla in nessun modo diretto, speravano di ottenerla
indirettamente.]

Après avoir donné les détails de son propre départ, la comtesse
continue: «Lord Byron cependant resta à Ravenne, ville déchirée par
l'esprit de parti, ville où il avait certainement, à cause de ses
opinions, bon nombre d'ennemis fanatiques et perfides; et mon
imagination me le peignait toujours au milieu de mille dangers. On peut
donc concevoir ce que fut pour moi ce voyage, et ce que je souffris si
loin de Lord Byron. Ses lettres m'auraient consolé; mais il y avait deux
jours d'intervalle entre l'instant où il me les écrivait et celui où je
les recevais. Cette idée empoisonnait toute la consolation qu'elles
auraient pu me donner, et par conséquent mon coeur était déchiré par les
craintes les plus cruelles. Cependant il était nécessaire, pour son
propre honneur, qu'il restât encore quelque tems à Ravenne, afin que
l'on ne pût pas dire qu'il avait été banni aussi. D'ailleurs il avait
conçu une grande affection pour la ville même, et il désirait, avant
d'en partir, épuiser tous les moyens de procurer le rappel de mes
parens[136].»

[Note 136: Lord Byron restava frattanto a Ravenna, in un paese
sconvolto dai partiti, e dove aveva certamente dei nemici di opinioni
fanatiche perfidi, e la mia imaginazione me lo dipingeva circondato
sempre da mille pericoli. Si può dunque pensare cosa dovesse essere
cruel viaggio per me, e cosa io dovessi soffrire nella sua lontananza.
Le sue lettere avrebbero potuto essermi di conforto; ma quando io le
riceveva, era già trascorso lo spazio di due giorni dal momento in cui
furono scritte, e questo pensiero distruggeva tutto il bene che esse
potevano farmi, e la mia anima era lacerata dai più crudeli timori.
Frattanto era necessario per la di lui convenienza che egli restasse
ancora qualche tempo in Ravenna affinchè non avesse a dirsi che egli
pure ne era esigliato; ed oltre ciò egli si era sommamente affezionato à
quel soggiorno, e voleva innanzi di partire vedere esauriti tutti i
tentativi e tutte le speranze del ritorno dei miei parenti.]



LETTRE CCCCXL.

À M. HOPPNER.


Ravenne, 23 juillet 1821.

«Ce pays-ci étant en proie à la proscription, et tous mes amis étant
exilés ou arrêtés,--la famille entière des Gamba obligée pour le moment
d'aller à Florence,--le père et le fils pour motifs politiques,--(et la
Guiccioli, parce qu'elle est menacée du couvent en l'absence de son
père),--j'ai résolu de me retirer en Suisse, et les Gamba aussi. Ma vie
court, dit-on, de très grands dangers ici; mais ç'a été la même chose
depuis douze mois, et ce n'est donc pas là la principale considération.

»J'ai écrit par le même courrier à M. Hentsch jeune, banquier à Genève,
pour avoir, s'il est possible une maison pour moi, et une autre pour la
famille Gamba (pour le père, le fils et la fille), toutes deux meublées,
et avec une écurie de huit chevaux (au moins dans la mienne) au bord du
lac de Genève, sur le côté du Jura. J'emmènerai Allegra avec moi.
Pourriez-vous nous aider, Hentsch ou moi, dans nos recherches? Les Gamba
sont à Florence; mais ils m'ont autorisé à traiter en leur nom. Vous
savez ou ne savez pas que ce sont de grands patriotes,--et tous deux
braves gens, surtout le fils; je puis le dire, car je les ai
dernièrement vus dans une très-difficile situation,--non pas sous le
rapport pécuniaire, mais sous le rapport personnel,--et ils se sont
conduits en héros, sans céder ni se rétracter.

»Vous n'avez pas idée de l'état d'oppression dans lequel est ce pays-ci;
on a arrêté environ un millier de personnes de haute ou basse condition
dans la Romagne,--banni les uns, emprisonné les autres, sans jugement,
sans procédure, et même sans accusation!!!... Tout le monde dit qu'on
aurait fait la même chose à mon égard si l'on avait osé: toutefois, mon
motif pour rester est que toutes les personnes de ma connaissance, au
nombre de cent à-peu-près, ont été exilées.

»Voudrez-vous faire ce que vous pourrez pour trouver une couple de
maisons meublées et pour en conférer avec Hentsch à notre place? Peu
nous importe la société:--nous ne voulons qu'un asile temporaire et
tranquille, et notre liberté individuelle.

»Croyez-moi, etc.

»_P. S._ Pouvez-vous me donner une idée des dépenses nécessaires en
Suisse, par comparaison à l'Italie? je ne me rappelle plus cela. Je
parle seulement des dépenses pour une vie honnête, chevaux, etc., et
non des dépenses de luxe, et pour un grand train de maison. Ne décidez
rien toutefois avant que je n'aie reçu votre réponse, car c'est alors
seulement que je pourrai savoir que penser sur ces points de
transmigration, etc., etc.»



LETTRE CCCCXLI.

À M. MURRAY.


Ravenne, 30 juillet 1821.

«Je vous envoie ci-joint la meilleure histoire sur le doge Faliero; elle
est tirée d'un vieux manuscrit, et je ne l'ai que depuis quelques jours.
Faites-la traduire et adjoignez-la en forme de note à la prochaine
édition. Vous serez peut-être content de voir que la manière dont j'ai
conçu le caractère du doge est conforme à la vérité; je regrette
néanmoins de n'avoir pas eu cet extrait auparavant. Vous verrez que
Faliero dit lui-même ce que je lui fais dire sur l'évêque de Trévise.
Vous verrez aussi que «il parla très-peu et ne laissa échapper que des
paroles de colère et de dédain» après qu'il eut été arrêté, ce qu'il
fait aussi dans la pièce, excepté quand il éclate à la fin du cinquième
acte. Mais son discours aux conspirateurs est meilleur dans le manuscrit
que dans la pièce; je regrette de ne pas l'avoir connu à tems. N'oubliez
pas cette note, avec la traduction.

»Dans une ancienne note de _Don Juan_, j'ai cité, en parlant de
Voltaire, sa phrase fameuse: «Zaïre, tu pleures,» c'est une erreur;
c'est: «Zaïre, vous pleurez.» Songez à corriger la citation.

»Je suis tellement occupé ici pour ces pauvres proscrits, qui sont
dispersés en exil çà-et-là, et à essayer d'en faire rappeler
quelques-uns, que j'ai à peine assez de tems ou de patience pour écrire
une courte préface pour les deux pièces: toutefois je la ferai en
recevant les prochaines épreuves.

»Tout à vous à jamais, etc.

»_P. S._ Veuillez joindre, à la première occasion, la lettre sur
l'Hellespont comme note aux vers sur Léandre, etc., dans _Childe
Harold_. N'oubliez pas cela au milieu de votre multitude d'occupations,
que je songe à célébrer dans une ode dithyrambique à Albemarle-Street.

»Savez-vous que Shelley a composé une élégie sur Keats, et qu'il accuse
la _Quarterly_ d'avoir tué ce jeune poète.

        Qui tua John Keats?
        «Moi, dit la _Quarterly_,
        Farouche comme un Tartare;
        C'est un de mes exploits!»
        Qui décocha la flèche?--
        Le poète-prêtre Milman,
        (Toujours prêt à tuer son homme),
        Ou Southey ou Barrow.

»Vous savez bien que je n'approuvais pas la poésie de Keats, ni ses
théories poétiques, ni son injurieux mépris pour Pope; mais puisqu'il
est mort, omettez tout ce que je dis sur son compte dans mes écrits,
soit manuscrits, soit déjà publiés. Son _Hypérion_ est un beau monument
et conservera son nom. Je ne porte pas envie à celui qui a écrit
l'article;--vous autres écrivains des _Revues_, vous n'avez pas plus le
droit de meurtre que les voleurs de grand chemin; mais, à la vérité,
celui qui est mort pour un article de critique serait probablement mort
pour toute autre cause non moins triviale. La même chose arriva presque
à Kirke White, qui mourut ensuite de consomption.»



LETTRE CCCCXLII.

À M. MOORE.


Ravenne, 2 août 1821.

«Certainement j'avais répondu à votre dernière lettre, quoique en peu de
mots, sur le point que vous rappelez, en disant tout simplement: «Au
diable la controverse,» et en citant quelques vers de George Colman,
applicables non à vous, mais aux disputeurs. Avez-vous reçu cette
lettre? Il m'importe de savoir que nos lettres ne sont pas interceptées
ou égarées.

»Votre drame de Berlin[137] est un honneur inconnu depuis Elkanah
Settle, dont l'_Empereur de Maroc_ fut joué par les dames de la cour, ce
qui fut, dit Johnson, «le dernier coup de la douleur» pour le pauvre
Dryden, qui ne put le supporter, et devint ennemi de Settle sans pitié
ni modération, à cause de cette faveur, et d'un frontispice que
l'auteur avait osé mettre à sa pièce.

[Note 137: On avait joué, peu de tems auparavant, à la cour de
Berlin, un spectacle fondé sur le poème de _Lalla Rookh_; l'empereur de
Russie remplit le rôle de _Feramorz_, et l'impératrice celui de _Lalla
Rookh_. (_Note de Moore_.) ]

»N'était-ce pas un peu périlleux de montrer, comme vous l'avez fait, les
Mémoires à ***? N'y a-t-il pas une ou deux facétieuses allusions qui
doivent être réservées pour la postérité?

»Je connais bien Schlegel,--c'est-à-dire je l'ai rencontré à Coppet.
N'est-il pas légèrement attaqué dans les Mémoires? Dans un article sur
le quatrième chant de _Childe-Harold_, publié il y a trois ans dans le
_Blackwood's-Magazine_, on cite quelques stances d'une élégie de
Schlegel sur Rome, d'où l'on dit que j'ai pu tirer quelques idées. Je
vous donne ma parole d'honneur que je n'avais jamais vu les vers avant
cet article critique, qui donne, je crois, trois ou quatre stances
envoyées, dit-on, par un correspondant,--peut-être par l'auteur même. Le
fait se prouve facilement, car je ne comprends point l'allemand, et il
n'y avait point, je crois, de traduction,--du moins c'était la première
fois que j'entendais parler ou prenais lecture de la traduction et de
l'original.

»Je me souviens d'avoir causé un peu avec Schlegel sur Alfiéri, dont il
nie le mérite. Il était irrité aussi contre le jugement de la _Revue
d'Édimbourg_ sur Goëthe, jugement qui, en effet, était assez dur. Il
vint aussi à parler des Français: «Je médite une terrible vengeance
contre les Français;--je prouverai que Molière n'est pas poète[138].»
......................................................................
......................................................................

[Note 138: Cette menace a été depuis mise à exécution,--le critique
allemand a frappé d'horreur les littérateurs français en déclarant
Molière _un farceur_. (_Note de Moore_.) ]

»Je ne vois pas pourquoi vous parleriez «du déclin des ans.» La dernière
fois que je vous vis, vous aviez moins d'embonpoint et paraissiez encore
plus jeune que quand nous nous quittâmes plusieurs années auparavant.
Vous pouvez compter sur cette assertion comme sur un fait. Si cela
n'était pas, je ne vous dirais rien; car je ne saurais faire de mauvais
complimens à qui que ce soit sur sa personne;--comme le compliment est
une vérité, je vous le fais. Si vous aviez mené ma vie, changé de
climats et de relations,--si vous vous amaigrissiez par le jeûne et par
les purgatifs,--outre l'épuisement causé par des passions rongeantes, et
un mauvais tempérament en sus,--vous pourriez parler ainsi.--Mais vous!
je ne sache personne qui ait si bonne mine pour son âge, ou qui mérite
d'avoir mine ou santé meilleure sous tous les rapports. Vous êtes
un....., et ce qui vaut peut-être mieux pour vos amis, un bon garçon.
Ainsi donc, ne parlez pas de décadence, mais comptez sur quatre-vingts
ans.

»Je suis à présent principalement occupé par ces malheureuses
proscriptions et condamnations d'exil, qui ont eu lieu ici pour motifs
politiques. Ç'a été un misérable spectacle que la désolation générale
des familles. Je fais tout ce que je puis pour les exilés, grands ou
petits, avec tout l'intérêt et tous les moyens que je puis employer. Il
y a eu mille proscrits, le mois dernier, dans l'exarquat, ou, pour
parler en style moderne, dans les légations. Hier un homme a eu les
reins brisés en tirant un de mes chiens de dessous la roue d'un moulin.
Le chien a été tué, et l'homme est dans le plus grand danger. Je n'étais
pas présent;--cela est arrivé avant que je fusse levé, par la faute d'un
enfant stupide qui a fait baigner le chien dans un endroit dangereux. Je
dois, sans aucun doute, pourvoir aux besoins du pauvre diable tant qu'il
vivra, et à ceux de sa famille, s'il meurt. J'aurais de grand coeur
donné--plus qu'il ne m'en coûtera, pour qu'il n'eût pas été blessé.
Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles, et excusez ma hâte et la
chaleur.

»Tout à vous, etc.

.......................................................................

»Vous aurez probablement vu toutes les attaques dont quelques gazettes
d'Angleterre m'ont assailli il y a quelques mois. Je ne les ai vues que
l'autre jour, grâce à la bonté de Murray. On m'appelle «plagiaire.» Je
ne sais quels noms on ne me donne pas. Je crois maintenant que j'aurai
été accusé de tout.

»Je ne vous ai pas donné de détails sur les petits événemens qui se sont
passés ici; mais on a essayé de me faire passer pour le chef d'une
conspiration, et on ne s'est arrêté que faute de preuves suffisantes
pour informer contre un Anglais. Si c'eût été un natif du pays, le
soupçon aurait suffi, comme pour des centaines d'autres.

»Pourquoi n'écrivez-vous pas sur Napoléon? je n'ai pas assez de verve ni
d'_estro_[139] pour le faire. Sa chute, dès le principe, m'a porté un
coup terrible. Depuis cette époque, nous avons été les esclaves des
sots. Excusez cette longue lettre. _Ecco_[140] une traduction littérale
d'une épigramme française.

        Églé, belle et poète, a deux petits travers,
        Elle fait son visage et ne fait pas ses vers[141].

»Je vais monter à cheval, averti que je suis de ne pas aller dans un
certain endroit de la forêt, à cause des ultra-politiques.

[Note 139: Mot italien, du latin _oestrum_, qui signifie verve
poétique. (_Note du Trad._) ]

[Note 140: Voici.]

[Note 141:

        Egle, beauty and poet, has two little crimes,
        She makes her own face, and does not make her rhymes.]

»N'y a-t-il aucune chance pour votre retour en Angleterre, et pour notre
journal? j'y aurais publié les deux pièces,--deux ou trois scènes par
numéro.»

Vers cette époque, M. Shelley, qui avait alors fixé sa résidence à
Pise, reçut une lettre de Lord Byron, qui le priait instamment de venir
le voir; et, par conséquent, il partit sur-le-champ pour Ravenne. Les
extraits suivans des lettres qu'il écrivit, durant le tems de son séjour
auprès de son noble ami, seront lues avec ce double sentiment d'intérêt
qu'on ne manque jamais d'éprouver en entendant un homme de génie
exprimer ses opinions sur un autre homme de génie.


Ravenne, 7 août 1821.

»J'arrivai hier soir à dix heures, et me mis à causer avec Lord Byron
jusqu'à cinq heures du matin; puis j'allai dormir, et maintenant je
viens de m'éveiller à onze heures; après avoir dépêché mon déjeûner
aussi vite que possible, je veux vous consacrer tout le tems qui me
reste jusqu'à midi, heure où part le courrier.

»Lord Byron est très-bien, et il a été charmé de me voir. Il a, en
vérité, complètement recouvré sa santé, et il mène une vie totalement
contraire à celle qu'il menait à Venise. Il a une sorte de liaison
permanente avec la comtesse Guiccioli, qui est maintenant à Florence, et
qui, à en juger par ses lettres, semble une très-aimable femme. Elle
attend dans cette ville qu'il y ait quelque chose de décidé sur leur
émigration en Suisse, ou sur leur séjour en Italie; point qui n'est pas
encore définitivement résolu. Elle a été forcée de s'échapper du
territoire papal en grande hâte, vu que des mesures avaient déjà été
prises pour la placer dans un couvent où elle aurait été impitoyablement
confinée pour la vie. Les droits oppressifs d'un contrat de mariage,
tels qu'ils existent dans la législation et l'opinion de l'Italie,
quoique moins souvent exercés qu'en Angleterre, sont encore plus
terribles qu'en ce dernier pays.

»Lord Byron s'était presque tué à Venise. Il avait été réduit à un tel
état de débilité, qu'il était incapable de rien digérer, il était
consumé par une fièvre hectique, et il serait bientôt mort sans cet
attachement, qui le retira des excès où il s'était plongé plutôt par
insouciance et orgueil que par goût. Pauvre garçon, il est maintenant
tout-à-fait bien; et il s'est jeté dans la politique et la littérature.
Il m'a donné beaucoup de détails intéressans sur la première; mais nous
n'en parlerons pas dans une lettre. Fletcher est ici, et--comme si, à la
manière d'une ombre, il croissait et décroissait avec le corps même de
son maître,--il a aussi repris sa bonne mine, et du milieu de ses
cheveux gris prématurés s'est élevée une nouvelle pousse de touffes
blondes.

»Nous avons beaucoup causé de poésie et de sujets analogues hier soir,
et comme d'ordinaire, nous n'avons pas été d'accord,--et je crois, moins
que jamais. Byron affecte de se déclarer le patron d'un système de
littérature propre à ne produire que la médiocrité, et quoique tous ses
plus beaux poèmes et ses plus beaux passages n'aient été produits qu'au
mépris de ce système, je reconnais dans le doge de Venise les pernicieux
effets de cette nouvelle foi littéraire qui gênera et arrêtera
dorénavant ses efforts, quelque grands qu'ils puissent être; à moins
qu'il ne secoue le joug. Je n'ai lu que quelques passages de la pièce,
ou plutôt il me les a lus, et m'a donné le plan de l'ensemble.»


Ravenne, 15 août 1821.

»Nous sortons à cheval le soir pour nous promener dans la forêt de pins
qui sépare la ville de la mer. Je t'écris notre genre de vie, auquel je
me suis accommodé sans beaucoup de difficulté:--Lord Byron se lève à
deux heures,--et déjeûne--nous causons, lisons, etc. jusqu'à six,--puis
nous montons à cheval à huit, et après dîner nous devisons jusqu'à
quatre ou cinq heures du matin. Je me lève à midi, et je vous consacre
aujourd'hui le tems qui reste libre entre mon lever et celui de Byron.

»Lord Byron a beaucoup gagné sous tous les rapports,--en génie, en
caractère, en vues morales, en santé et en bonheur. Sa liaison avec la
Guiccioli a été pour lui un avantage inappréciable. Il vit avec une
grande splendeur, mais sans outrepasser son revenu, qui est aujourd'hui
d'environ quatre mille livres sterling par an, et dont il consacre le
quart à des oeuvres de charité. Il a eu de désastreuses passions, mais
il semble les avoir subjuguées, et il devient ce qu'il devait être: un
homme vertueux. L'intérêt qu'il a pris aux affaires politiques
d'Italie, et les actions qu'il a faites en conséquence ne doivent point
s'écrire dans une lettre, mais vous causeront du plaisir et de la
surprise.

»Il n'est pas encore décidé à aller en Suisse, pays en vérité peu fait
pour lui; le commérage et les cabales de ces coteries anglicanes le
tourmenteraient comme auparavant, et pourraient le faire retomber dans
le libertinage, où il s'est, dit-il, plongé non par goût mais par
désespoir. La Guiccioli, et son frère (qui est l'ami et le confident de
Lord Byron, et approuve complètement la liaison de sa soeur avec lui)
désirent aller en Suisse, à ce que dit Lord Byron, seulement par amour
de la nouveauté et pour le plaisir de voyager. Lord Byron préfère la
Toscane ou Lucques, et il essaie de leur faire adopter ses idées. Il m'a
fait écrire une longue lettre à la comtesse pour l'engager à rester.
C'est une chose assez bizarre pour un étranger que d'écrire sur des
sujets de la plus grande délicatesse à la maîtresse de son ami,--mais le
destin semble vouloir que j'aie toujours une part active dans les
affaires de tous ceux que j'approche. J'ai exprimé en doucereux italien
les raisons les plus fortes que j'ai pu imaginer contre l'émigration en
Suisse. Pour vous dire la vérité, je serais charmé de le voir, pour prix
de ma peine, s'établir en Toscane. Ravenne est un misérable endroit, les
habitans sont barbares et sauvages, et leur langage est le plus infernal
patois que vous puissiez concevoir; Byron serait, sous tous les
rapports, beaucoup mieux chez les Toscans.

»Il m'a lu un des chants encore inédits de _Don Juan_. C'est une oeuvre
d'une étonnante beauté: elle le place non-seulement au-dessus, mais
beaucoup au-dessus, de tous les poètes du siècle. Chaque mot a le cachet
de l'immortalité. Ce chant est dans le même style que la fin du second
(mais il est entièrement pur d'indécences, et soutenu avec une aisance
et un talent incroyables); il n'y a pas un mot que le plus rigide
défenseur de la dignité de la nature humaine voulût faire biffer. Voilà,
jusqu'à un certain point, ce que j'ai long-tems réclamé,--une production
tout-à-fait neuve, adaptée au siècle, et cependant extraordinairement
belle. C'est peut-être vanité, mais je crois voir l'effet des vives
exhortations que je fis à Byron pour l'engager à créer quelque chose
d'entièrement neuf.........................................

»Je suis sûr que si je demandais je ne serais pas refusé; mais il y a en
moi quelque chose qui m'empêche absolument de demander. Lord Byron et
moi sommes très-bons amis, et si j'étais réduit à la pauvreté ou si
j'étais un écrivain qui n'eût aucun droit à une position plus élevée que
celle où je suis, ou si j'étais dans une position plus élevée que je ne
mérite, nous paraîtrions toujours tels, et je lui demanderais librement
toute espèce de faveur. Mais ce n'est pas là mon cas. Le démon de la
défiance et de l'orgueil veille entre deux personnes telles que nous,
et empoisonne la liberté de nos relations. C'est une taxe, et une taxe
lourde, que nous devons payer par cela même que nous sommes hommes. Je
ne crois pas que la faute soit de mon côté; non, très probablement,
puisque je suis le plus faible. J'espère que dans l'autre monde les
choses seront mieux arrangées. Ce qui se passe dans le coeur d'un autre,
échappe rarement à l'observation de celui qui est l'anatomiste exact de
son propre coeur ...................................................

»Lord Byron a ici de splendides appartemens dans le palais du mari de sa
maîtresse, un des hommes les plus riches d'Italie. Mme Guiccioli est
divorcée, avec une pension de douze mille écus par an, misérable
traitement de la part d'un homme qui a cent-vingt mille livres sterling
de rente. Il y a deux singes, cinq chats, huit chiens et dix chevaux;
tous (excepté les chevaux) se promènent dans la maison comme s'ils en
étaient maîtres. Le Vénitien Tita est ici, et me sert de valet,--c'est
un beau garçon, avec une admirable barbe noire; il a déjà poignardé deux
ou trois personnes, et il a l'air le plus doux que j'aie jamais vu.


Mercredi, Ravenne.

»Je vous ai dit que j'avais écrit d'après le désir de Lord Byron, à la
Guiccioli pour la dissuader ainsi que sa famille, du voyage en Suisse.
La réponse de cette dame est arrivée, et mes représentations semblent
avoir fait comprendre combien la mesure était mauvaise. À la fin d'une
lettre pleine de toutes les belles choses que la noble dame dit avoir
entendues sur mon compte, se trouve cette demande que je transcris ici,
«--Signore, la vostra bontà mi far ardita di chiedervi un favore; me la
accorderete-voi? _Non partite da Ravenna senza milord_[142].» Sans
contredit me voilà de par toutes les lois de la chevalerie, captif sur
parole à la requête d'une dame, et je ne recouvrerai ma liberté que
lorsque Byron sera établi à Pise. Je répondrai à la comtesse que sa
demande lui est accordée, et que si son amant hésite à quitter Ravenne
après que j'aurai fait tous les arrangemens nécessaires pour le recevoir
à Pise, je m'engage à me remettre dans la même situation qu'aujourd'hui
pour le fatiguer d'importunités jusqu'à ce qu'il aille la rejoindre.
Heureusement cela n'est pas nécessaire, et je n'ai pas besoin de vous
avertir que cette chevaleresque soumission aux grandes lois de l'antique
courtoisie, contre lesquelles je ne me révolte jamais et qui constituent
ma religion, ne m'empêchera pas de retourner bientôt près de vous pour y
rester long-tems...................................

[Note 142: Monsieur, votre bonté me rend assez hardie pour vous
demander une faveur; me l'accorderez-vous? Ne quittez pas Ravenne sans
milord.?]

»Nous montons à cheval tous les soirs comme à l'ordinaire, et nous nous
exerçons au tir du pistolet, et je ne suis pas fâché de vous dire que
j'approche de l'adresse avec laquelle mon noble ami frappe au but. J'ai
la plus grande peine à m'en aller, et Lord Byron, pour m'obliger à
rester, a prétendu que sans moi ou la Guiccioli il retombera
certainement dans ses anciennes habitudes. Je lui parle donc raison, et
il m'écoute, aussi j'espère qu'il est trop bien instruit des terribles
et dégradantes conséquences de son ancien genre de vie pour courir
quelque danger dans le court intervalle de tentation qui lui sera
laissé.»



LETTRE CCCCXLIII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 10 août 1821.

»Votre conduite envers M. Moore est certainement belle, et je ne dirais
pas cela si je pouvais m'en empêcher, car vous n'êtes point à présent
dans mes bonnes grâces.

»À l'égard des additions, etc., il y a un journal que j'ai tenu en 1814,
et que vous pouvez demander à M. Moore, plus un journal de mon voyage
dans les Alpes, dans lequel se trouvent tous les germes de _Manfred_, et
qu'il faut retirer d'entre les mains de Mrs. Leigh. J'ai encore tenu ici
pendant quelques mois de l'hiver passé un petit _Mémorandum_ quotidien,
que je vous enverrai. Vous trouverez un facile accès dans tous mes
papiers et toutes mes lettres, et ne négligez pas (en cas d'accident) de
visiter cette masse, si confuse qu'elle soit, car dans ce chaos de
papiers, vous trouverez quelques morceaux curieux, soit de moi soit
d'autrui, à moins qu'ils n'aient été perdus ou détruits. Si les
circonstances me faisaient jamais consentir (chose presque impossible) à
la publication des _Mémoires_ de mon vivant, vous feriez, je suppose,
quelques avances à Moore, en proportion du plus ou moins de probabilité
de succès. Mais vous êtes tous deux certains de me survivre.

»Il faudra aussi que vous ayez de Moore la correspondance entre moi et
lady Byron, à qui j'ai offert le droit de voir tout ce qui la concerne
dans ces papiers. Ceci est important. Moore a la lettre de milady et une
copie de ma réponse. J'aimerais mieux avoir Moore pour éditeur que tout
autre.

»Je vous ai envoyé la lettre de Valpy pour vous laisser décider par
vous-même, et celle de Stockdale pour vous amuser. Je suis toujours
loyal à votre égard, comme je le fus dans l'affaire de Galignani, et
comme vous-même l'êtes avec moi,--par-ci par-là.

»Je vous rends la lettre de Moore, lettre fort honorable pour lui, pour
vous et pour moi.

»Tout à vous pour jamais.



LETTRE CCCCXLIV.

À M. MURRAY.


Ravenne, 16 août 1821.

»Je regrette que Holmes ne puisse ou ne veuille pas venir; c'est agir un
peu malhonnêtement, vu que je fus toujours très-poli et très-ponctuel à
son égard; mais ce n'est qu'un *** de plus. On ne rencontre pas d'autres
gens parmi les Anglais.

»J'attends les épreuves des manuscrits avec une raisonnable impatience.

»Ainsi vous avez publié, ou voulez publier, les nouveaux chants de _Don
Juan_. N'êtes-vous pas effrayé de l'assassinat constitutionnel de
Bridge-Street? Quand j'ai vu le nom de _Murray_, j'ai cru au premier
instant que c'était vous, mais j'ai été consolé en voyant que votre
homonyme est un procureur, car vous ne faites point partie de cette
infâme race.

»Je suis dans un grand chagrin, vu la probabilité de la guerre, parce
que mes hommes d'affaires ne sortent pas ma fortune des fonds publics.
Si la banqueroute a lieu, c'est mon intention de me faire voleur de
grand chemin; toutes les autres professions en Angleterre ont été
amenées à un tel point de perversité par la conduite de ceux qui les
exercent, que le vol ouvertement pratiqué est la seule ressource laissée
à un homme qui à quelques principes; c'est même chose honnête,
comparativement parlant, puisqu'on ne se déguise pas.

»Je vous ai écrit par le dernier courrier pour vous dire que vous avez
très-bien agi à l'égard de Moore et des _Mémoires_.....................

»Mes amitiés à Gifford.

»Croyez-moi, etc.

»_P. S._ Je vous rends la lettre de Smith, que je vous prie de remercier
de sa bienveillante opinion. Le buste de Thorwaldsen est-il arrivé?



LETTRE CCCCXLV.

À M. MURRAY.


Ravenne, 23 août 1821.

»Je vous envoie ci-inclus les deux actes corrigés. Quant aux accusations
relatives au naufrage[143], je crois vous avoir dit à vous et à Mr
Hobhouse, il y a déjà quelques années, qu'il n'y avait pas une seule
circonstance qui n'eût été prise dans les faits, non pas, il est vrai,
dans l'histoire d'un naufrage particulier quelconque, mais dans les
accidens réels de différens naufrages. Presque tout _Don Juan_ est une
peinture de la vie réelle, soit de la mienne, soit de celle de gens que
j'ai connus. Par parenthèse, une grande partie de la description de
l'ameublement, dans le troisième chant, est prise du _Tully's Tripoli_
(je vous prie de noter cela), et le reste, de mes propres observations.
Souvenez-vous que je n'ai jamais voulu cacher cela; et que si je ne l'ai
pas publiquement déclaré, c'est uniquement parce que _Don Juan_ a paru
sans préface et sans nom d'auteur. Si vous pensez que cela en vaille la
peine, mettez-le en note à la prochaine occasion. Je ris de pareilles
accusations, tant je suis convaincu que jamais nul écrivain n'emprunta
moins que moi, ou ne s'appropria davantage les matériaux empruntés.
Beaucoup de plagiats apparens ne sont dus qu'à une coïncidence fortuite.
Par exemple, Lady Morgan (dans un livre sur l'Italie, vraiment
excellent, je vous assure) appelle Venise _Rome de l'Océan_. J'ai
employé la même expression dans les _Foscari_, et pourtant vous savez
que la pièce est écrite depuis plusieurs mois, et envoyée en Angleterre.
Je n'ai reçu _l'Italie_ que le 16 courant.

[Note 143: On avait ridiculement accusé Byron de plagiat, parce
qu'il n'avait pas puisé sa description dans sa seule imagination, mais
dans les relations authentiques des divers naufrages. (_Note du Trad._)]

»Votre ami, ainsi que le public, ne sait pas que ma simplicité
dramatique est à dessein toute grecque, et que je continuerai dans cette
voie; nulle réforme n'a jamais réussi[144] tout d'abord. J'admire les
vieux dramaturges anglais; mais le système grec est sur un tout autre
terrain, et n'a rien à démêler avec eux. Je veux créer un drame anglais
régulier, peu m'importe qu'il soit propre ou non au théâtre, ce n'est
point là mon but;--je ne veux créer qu'un théâtre pour l'esprit.


[Note 144: «Nul homme, dit Pope, ne s'est jamais élevé à quelque
degré de perfection dans l'art d'écrire sans lutter avec une obstination
et une constance opiniâtres contre le courant de l'opinion publique.»

Que les ennemis de la nouvelle école méditent cette réflexion d'un
auteur reconnu pour classique. (_Notes du Trad._)]

»Tout à vous.

»_P. S._ Je ne puis accepter vos offres........................

Il faut traiter ces affaires-là avec M. Douglas Kinnaird. C'est mon
fondé de pouvoirs, et il est homme d'honneur. C'est à lui que vous
pourrez exposer toutes vos raisons mercantiles, plutôt que de me les
exposer à moi-même directement. Ainsi donc, la mauvaise saison,--le
public indifférent,--le défaut de vente,--sa seigneurie écrit trop,--la
popularité déclinant,--la déduction pour le commerce,--les pertes
presque constantes,--les contre-façons,--les éditions en pays
étranger,--les critiques sévères, etc., etc., etc., et autres phrases et
doléances oratoires;--je laisse à Douglas, qui est un orateur, le soin
d'y répondre.

»Vous pourrez exprimer plus librement toutes ces raisons à une tierce
personne, tandis qu'entre vous et moi elles pourraient faire échanger
quelques mots piquans qui n'orneraient pas nos archives.

»Je suis fâché pour la reine, et cela plus que vous ne l'êtes.»



LETTRE CCCCXLVI.

À M. MOORE.


Ravenne, 24 août 1821.

»Votre lettre du 5 ne m'est parvenue qu'hier, tandis que j'ai reçu des
lettres datées de Londres du 8. La poste farfouille-t-elle dans nos
lettres? Quelque arrangement que vous fassiez avec Murray,--si vous en
êtes satisfait, je le serai aussi. Point de scrupule;--il est bien vrai
que maintes fois j'ai dit par plaisanterie (car j'aime la pointe tout
autant que le barbare lui-même,--c'est-à-dire Shakspeare.)--oui, j'ai
dit que «comme un Spartiate, je vendrais ma _vie_ aussi _cher_ que
possible.»--Mais ce ne fut jamais mon intention d'en tirer un profit
pécuniaire pour mon propre compte, mais de transmettre ce legs à mon
ami,--à vous--en cas de survivance. J'ai devancé l'époque, parce que
nous nous sommes trouvés ensemble, et que je vous ai pressé de tirer de
cette affaire tout le parti possible aujourd'hui même, pour raisons qui
sont évidentes. Je ne me suis privé de rien par là, et je ne mérite pas
les remercîmens que vous m'adressez.................................
....................................................................

»À propos, quand vous écrirez à lady Morgan, remerciez-la pour les
belles phrases qu'elle a faites dans son livre sur le compte des miens.
Je ne sais pas son adresse. Son ouvrage sur l'Italie est courageux et
excellent.--Je vous prie de lui faire part de cette opinion d'un homme
qui connaît le pays. Je regrette qu'elle ne m'ait pas vu, j'aurais pu
lui dire un ou deux faits qui auraient confirmé ses assertions.

»Je suis charmé que vous soyez content de Murray, qui semble apprécier
les lords morts à une plus haute valeur que les lords vivans..........
.............. .......................................................

»Tout à vous pour jamais, etc.

»_P. S._ Vous me dites quelques mots d'un procureur en route pour se
rendre auprès de moi, pour traiter d'affaires. Je n'ai reçu aucun avis
d'une telle apparition. Que peut vouloir l'individu? J'ai des procès et
des affaires en train, mais je n'ai pas entendu dire qu'il fallût
ajouter à toutes les dépenses faites en Angleterre les frais de voyage
d'un homme de loi.

»Pauvre reine! mais peut-être est-ce pour le mieux, si l'on doit croire
l'anecdote d'Hérodote..................................................

»Rappelez-moi au souvenir de tous nos amis communs. À quoi vous
occupez-vous? Ici, je n'ai été occupé que des tyrans et de leurs
victimes. Il n'y eut jamais pareille oppression, même en Irlande.»



LETTRE CCCCXLVII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 31 août 1821.

«J'ai reçu les chants de _Don Juan_, qui sont imprimés avec si peu de
soin (surtout le cinquième), que la publication en serait honteuse pour
moi, et peu honorable pour vous. Il faut réellement revoir les épreuves
avec le manuscrit, les fautes sont si grossières;--il y a des mots
ajoutés,--il y en a de changés,--d'où s'ensuivraient mille cacophonies
et absurdités. Vous n'avez pas soigné ce poème, parce que quelques
hommes de votre escouade ne l'approuvent pas; mais je vous dis qu'avant
long-tems vous n'aurez rien de moitié aussi bon, comme poésie ou style.
D'après quel motif avez-vous omis la note sur Bacon et Voltaire? et une
des stances finales que je vous ai envoyées pour être ajoutées au chant?
C'est, je présume, parce que la stance finissait par ces deux vers:

        Et ne réunissez jamais deux ames vertueuses pour la vie,
        En ce _centaure moral_, mari et femme.

»Or, il faut vous dire, une fois pour toutes, que je ne permettrai
jamais à personne de prendre de telles libertés à l'égard de mes écrits
à cause de mon absence. Je désire que les passages retranchés soient
remis à leur place (excepté la stance sur Sémiramis);--mais reproduisez
surtout la stance sur les mariages turcs. Je requiers d'ailleurs que le
tout soit revu avec soin sur le manuscrit.

»Je ne vis jamais d'impression si détestable:--_Gulleyaz_ au lieu de
_Gulbeyaz_, etc. Savez-vous que Gulbeyaz est un nom réel, et que l'autre
est un non sens? J'ai copié les chants avec soin, en sorte que les
fautes sont inexcusables.

»Si vous ne vous souciez pas de votre propre réputation, ayez, je vous
prie, quelques égards pour la mienne. J'ai relu le poème avec soin, et,
je vous le répète, c'est de la poésie. Votre envieuse bande de
prêtres-poètes peut dire ce qu'il lui plaît; le tems montrera que sur ce
point je ne me suis pas trompé.

»Priez mon ami Hobhouse de corriger l'impression, surtout pour le
dernier chant, d'après le manuscrit tel qu'il est....................
................................................................[145]

»Il ne faudrait pas s'étonner que le poème tombât (ce qui n'arrivera
pas, vous verrez)--avec un pareil cortége de sottises. Replacez ce qui
est omis, corrigez ces ignobles fautes d'impression, et laissez le poème
aller droit son chemin; alors je ne crains plus rien..................

»Vous publierez les drames quand ils seront prêts. Je suis de si
mauvaise humeur à cause de cette négligence dans l'impression de _Don
Juan_, que je suis obligé de clore ma lettre.

»Tout à vous.

»_P. S._ Je présume que vous n'avez pas perdu la stance dont je vous
parle? Je vous l'ai envoyée après les autres; cherchez dans mes lettres,
et vous la trouverez.»

[Note 145: Nous supprimons plusieurs fautes d'impression que Byron
se remet encore à citer. (_Note du Trad._)]



LETTRE CCCCXLVIII[146].

À M. MURRAY.


«La lettre ci-incluse est écrite avec mauvaise humeur, mais non sans
motif. Toutefois, tenez-en peu de compte (je veux dire de la mauvaise
humeur); mais je réclame instamment une attention sérieuse de votre part
aux fautes de l'imprimeur, à qui pareille chose n'aurait jamais dû être
permise. Vous oubliez que tous les sots de Londres (principaux acheteurs
de vos publications) rejetteront sur moi la stupidité de votre
imprimeur. Par exemple, dans les notes du cinquième chant, «le bord
_adriatique_ du Bosphore» au lieu d'_asiatique_. Tout cela peut vous
sembler peu important, à vous, homme honoré d'amitiés ministérielles;
mais c'est très-sérieux pour moi, qui suis à trois cents lieues, et n'ai
pas l'occasion de prouver que je ne suis pas aussi sot que me fait votre
imprimeur.

»Dieu vous bénisse et vous pardonne, car pour moi je ne le puis.»

[Note 146: Écrite dans l'enveloppe de la lettre précédente. (_Note
de Moore_.) ]



LETTRE CCCCXLIX.

À M. MOORE.


Ravenne, 3 septembre 1821.

«Par l'entremise de M. Mawman (payeur dans le corps dont vous et moi
sommes de simples membres), j'expédiai hier, à votre adresse, sous une
seule enveloppe, deux cahiers, contenant le _Giaour_-nal, et une ou deux
choses. Tout cela n'est pas propre à réussir,--même auprès d'un public
posthume;--mais des extraits le seraient peut-être. C'est une courte et
fidèle chronique d'un mois environ;--quelques parties n'en sont pas fort
discrètes, mais sont suffisamment sincères. M. Mawman dit qu'il vous
remettra lui-même, ou vous fera remettre par un ami le susdit paquet
dans vos champs élysées.

»Si vous avez reçu les nouveaux chants de _Don Juan_, songez qu'il y a
de grossières fautes d'impression, particulièrement dans le cinquième
chant.--Par exemple: _précaire_ pour _précoce_, _adriatique_ pour
_asiatique_, etc.; plus, un luxe de mots et de syllabes additionnelles,
qui changent le rhythme en une véritable cacophonie......................
.........................................................................

»Je fais mes préparatifs de départs pour me rendre à Pise:--mais
adressez vos lettres ici, jusqu'à nouvel ordre.

»Tout à vous à jamais, etc.»

Un des cahiers mentionnés ci-dessus comme confiés à M. Mawman pour
m'être remis, contenait un fragment, d'environ cent pages, d'une
histoire en prose, où Byron racontait les aventures d'un jeune
gentilhomme andalous, et qu'il avait commencée à Venise, en 1817. Je
n'extrairai que le passage suivant de cet intéressant fragment.

«Peu d'heures après, nous fûmes très-bons amis, et, au bout de quelques
jours, elle partit pour l'Arragon avec mon fils, pour aller voir son
père et sa mère. Je ne l'accompagnai pas immédiatement, parce que
j'avais déjà été en Arragon; mais je devais rejoindre la famille dans
son château moresque, au bout de quelques semaines.

»Durant le voyage, je reçus une lettre très-affectueuse de dona Josepha,
qui m'instruisait de sa santé et de celle de mon fils. À son arrivée au
château, elle m'en écrivit une autre encore plus affectueuse, où elle me
pressait, en termes très-tendres et ridiculement exagérés, de la
rejoindre immédiatement. Comme je me préparais à partir pour Séville,
j'en reçus une troisième:--celle-ci était du père don Jose di Cardozo,
qui me requérait, de la façon la plus polie, de dissoudre mon mariage.
Je lui répondis avec une égale politesse, que je ne consentirais jamais
à sa requête. Une quatrième lettre arriva;--elle était de Dona Josepha,
qui m'informait que c'était d'après son désir, que la lettre de son père
avait été écrite. Je lui écrivis courrier par courrier, pour savoir
quelle était sa raison:--elle répondit, par exprès, que, comme la raison
n'était pour rien là-dedans, il était inutile de donner une raison
quelconque;--mais qu'elle était une femme excellente et offensée. Je lui
demandai alors pourquoi elle m'avait écrit précédemment deux lettres si
affectueuses, où elle me priait de venir en Arragon. Elle répondit que
c'était parce qu'elle me croyait hors de mes sens;--qu'étant incapable
de me soigner moi-même, je n'avais qu'à me mettre en route, et que,
parvenu sans obstacle jusque chez don Jose di Cardozo, j'y trouverais la
plus tendre des épouses,--et la camisole de force.

»Je n'avais, pour réplique à ce trait d'affection, qu'à réitérer la
demande de quelques éclaircissemens. Je fus averti qu'on ne les
donnerait qu'à l'inquisition. En même tems, nos différends domestiques
étaient devenus un objet de discussion publique; et le monde, qui décide
toujours avec justice, non-seulement en Arragon, mais en Andalousie,
jugea que non-seulement j'étais digne de blâme, mais que dans toute
l'Espagne il ne pourrait jamais exister personne de si blâmable. Mon cas
fut présumé comprendre tous les crimes possibles, et même quelques-uns
impossibles, et peu s'en fallut qu'un auto-da-fé ne fût annoncé comme le
résultat de l'affaire. Mais qu'on ne dise pas que nous sommes abandonnés
par nos amis dans l'adversité;--ce fut tout le contraire. Les miens se
pressèrent autour de moi pour me condamner, m'admonester, me consoler
par leur désapprobation.--Ils me dirent tout ce qui a été ou peut être
dit sur le sujet. Ils secouèrent la tête, m'exhortèrent, me plaignirent,
les larmes aux yeux, et puis--ils allèrent dîner.»



LETTRE CCCCL.

À M. MURRAY.


Ravenne, 4 septembre 1821.

»Par le courrier de samedi, je vous ai envoyé une lettre farouche et
furibonde sur les bévues commises par l'imprimeur dans _Don Juan_. Je
sollicite votre attention à cet égard, quoique ma colère se soit changée
en tristesse.

»Hier je reçus M. ***,--un de vos amis, et je ne l'ai reçu que parce
qu'il est un de vos amis; et c'est plus que je ne ferais pour les
visiteurs anglais, excepté pour ceux que j'honore. Je fus aussi poli que
j'ai pu l'être au milieu de l'emballage de toutes mes affaires, car je
vais aller à Pise dans quelques semaines, et j'y ai envoyé et envoie
encore mon mobilier. J'ai regretté que mes livres et mes papiers fussent
déjà emballés, et que je ne pusse vous envoyer quelques écrits que je
vous destinais; mais les paquets étaient scellés et ficelés, et il eût
fallu un mois pour retrouver ce dont j'aurais eu besoin. J'ai remis sous
enveloppe, à votre ami, la lettre italienne[147] à laquelle je fais
allusion dans ma défense de Gilchrist. Hobhouse la traduira pour vous,
et elle vous fera rire et lui aussi, surtout à cause de l'orthographe.
Les _mericani_, dont on m'appelle le _capo_ ou chef, désignent les
Américains, nom donné en Romagne à une partie des carbonari,
c'est-à-dire, à la partie populaire, aux troupes des carbonari. C'était
originairement une société de chasseurs, qui prirent le nom
d'Américains; mais à présent elle comprend quelques milliers de
personnes, etc. Mais je ne vous mettrai pas davantage dans le secret,
parce que les directeurs de la poste pourraient en prendre
connaissance. Je ne sais pourquoi l'on m'a cru le chef de ces gens-là;
leurs chefs ressemblent au démon nommé Légion, ils sont plusieurs.
Toutefois, c'est un poste plus honorable qu'avantageux; car, aujourd'hui
que les Américains sont persécutés, il est convenable que je les aide;
et ainsi ai-je fait, autant que mes moyens me l'ont permis. Il y aura
quelque jour un nouveau soulèvement; car les sots qui gouvernent sont
frappés d'aveuglement; ils semblent actuellement ne rien savoir, ils ont
arrêté et banni plusieurs personnes de leur propre parti, et laissé
échapper quelques-uns de ceux qui ne sont pas leurs amis.

[Note 147: Une lettre anonyme qui le menaçait d'un assassinat.
(_Note de Moore_.) ]

»Que penses-tu de la Grèce?

»Adressez vos lettres ici comme d'ordinaire, jusqu'à ce que vous
receviez de mes nouvelles.

»J'ai chargé Mawman d'un Journal pour Moore; mais ce Journal ne vaudrait
rien pour le public,--ou du moins en grande partie;--des extraits en
peuvent réussir.

»Je relis les chants de _Don Juan_: ils sont excellens. Votre escouade a
complètement tort, et vous le verrez bientôt. Je regrette de ne pas
continuer ce poème, car j'avais mon plan tout fait pour plusieurs
chants, pour différentes contrées et différens climats. Vous ne dites
rien de la note que je vous ai envoyée, laquelle expliquera pourquoi
j'ai cessé de continuer _Don Juan_ (à la prière de Mme Guiccioli).

»Faites-moi savoir que Gifford est mieux. Nous avons, vous et moi,
besoin de lui.»



LETTRE CCCCLI.

A M. MURRAY.


Ravenne, 12 septembre 1821.

«Par le courrier de mardi, je vous enverrai, en trois paquets, le drame
de _Caïn_, en trois actes, dont je vous prie d'accuser réception
aussitôt après l'arrivée. Dans le dernier discours d'Ève, au dernier
acte (quand Ève maudit Caïn), ajoutez aux derniers vers les trois
suivans:

        Puisse l'herbe se flétrir sous tes pas! les bois
        Te refuser un asile! le monde une demeure! la terre
        Un tombeau! le soleil sa lumière! et le ciel son Dieu!

»Voilà pour vous, quand les trois vers seront réunis à ceux déjà
envoyés, un aussi beau morceau d'imprécation que vous puissiez désirer
en rencontrer dans le cours de vos affaires. Mais n'oubliez pas cette
addition, qui est le trait du discours d'Ève.

»Faites-moi savoir, ce que Gifford pense (si la pièce arrive saine et
sauve); car j'ai bonne opinion de ce drame, comme poésie; c'est dans mon
gai style métaphysique, et dans le genre de Manfred.

»Vous devez au moins louer ma facilité et ma variété, quand vous
considérerez ce que j'ai fait depuis quinze mois, la tête pleine,
d'ailleurs, d'affaires mondaines. Mais nul doute que vous n'évitiez de
dire du bien de la pièce, de crainte que je n'en réclame de vous un prix
plus élevé; c'est juste: songez à votre affaire.

»Pourquoi ne publiez-vous pas ma traduction de Pulci,--la meilleure
chose que j'aie jamais composée,--avec l'italien en regard? Je voudrais
être sur vos talons: rien ne se fait tandis qu'un homme est absent; tout
le monde court sus, parce qu'on le peut. Si jamais je retourne en
Angleterre (ce que je ne ferai pas, toutefois), j'écrirai un poème en
comparaison duquel _les Poètes Anglais_, etc., ne seront plus que du
lait: votre monde littéraire d'aujourd'hui, tout composé de charlatans,
a besoin de ce coup; mais je ne suis pas encore assez bilieux: attendez
encore une saison ou deux, encore une ou deux provocations, et je serai
monté au ton convenable, alors j'attaquerai toute la bande.

»Je ne puis supporter cette espèce de rebut que vous m'envoyez pour mes
lectures; excepté les romans de Scott, et trois ou quatre autres
ouvrages, je ne vis jamais pareille besogne. Campbell professe,--Moore
fainéantise,--Southey bavarde,--Wordsworth écume,--Coleridge
hébété,--*** niaise,--*** chicane, querelle et criaille,--*** réussira,
s'il ne donne pas trop dans le jargon du jour, et qu'il n'imite pas
Southey; il y a de la poésie en lui; mais il est envieux, et malheureux
comme sont tous les envieux. Il est encore un des meilleurs écrivains du
siècle. B*** C*** réussira mieux bientôt, j'ose le dire, s'il n'est pas
abîmé par le thé vert, et par les éloges de Pentonville et de
Paradise-row. Le malheur de ces hommes-là est qu'ils n'ont jamais vécu
dans le grand monde ni dans la solitude; il n'y a point de milieu pour
acquérir la connaissance du monde agité ou du monde tranquille. S'ils
sont admis pour quelque tems dans le grand monde, c'est seulement comme
spectateurs;--ils ne forment point partie de la machine. Or, Moore et
moi, lui par des circonstances particulières, et moi par ma naissance,
nous sommes entrés dans toutes les agitations et passions de ce monde.
Tous deux avons appris par-là beaucoup de choses qu'autrement nous
n'aurions jamais sues.

»Tout à vous.

»_P. S._ J'ai vu l'autre jour un de vos confrères, un des souverains
alliés de Grub-Street, Mawman-le-Grand, par l'intermède de qui j'ai
envoyé mon légitime hommage à votre impériale majesté. Le courrier de
demain m'apportera peut-être une lettre de vous, mais vous-êtes le plus
ingrat et le moins gracieux des correspondans. Pourtant vous êtes
excusable, avec votre perpétuelle cour de politiques, de prêtres,
d'écrivailleurs et de flâneurs. Quelque jour je vous donnerai un
catalogue poétique de tous ces gens-là.»



LETTRE CCCCLIII.[148]

À M. MOORE.


Ravenne, 19 septembre 1821.

«Je suis dans le fort de la sueur, de la poussière, et de la colère d'un
déménagement universel de toutes mes affaires, meubles, etc., pour Pise,
où je vais passer l'hiver. La cause de ce départ est l'exil de tous mes
amis carbonari, et, entre autres, de toute la famille de Mme Guiccioli,
qui, comme vous savez, a divorcé la semaine dernière «à cause de P. P.,
clerc de cette paroisse», et qui est obligée de rejoindre son père et
ses parens, actuellement en exil à Pise, afin d'éviter d'être enfermée
dans un monastère, parce que l'arrêt de séparation, décrété par le pape,
lui a imposé l'obligation de résider dans la _casa paterna_[149], ou
bien dans un couvent pour l'intérêt du décorum. Comme je ne pouvais dire
avec Hamlet: «va-t-en parmi des nonnes», je me prépare à suivre la
famille.

[Note 148: la lettre 452e, d'ailleurs fort courte, a été supprimée.]

[Note 149: Maison paternelle.]

»C'est une forte puissance que ce diable d'amour, qui empêche un homme
d'accomplir ses projets de vertu ou de gloire. Je voulais il y a quelque
tems aller en Grèce (où tout semble se réveiller) avec le frère de Mme
Guiccioli, bon et brave jeune homme (je l'ai vu mettre à l'épreuve) et
farouche sur l'article de la liberté. Mais les larmes d'une femme qui a
laissé son mari pour moi, et la faiblesse de mon coeur, sont des
obstacles à ces projets, et je peux difficilement m'y abandonner.

»Nous nous divisâmes sur le choix de notre résidence entre la Suisse et
la Toscane, et je donnai mon vote pour Pise, comme étant plus près de la
Méditerranée, que j'aime pour les rivages qu'elle baigne, et pour mes
jeunes souvenirs de 1809. La Suisse est un maudit pays de brutes
égoïstes et grossières, dans la région la plus romantique du monde. Je
n'ai jamais pu en supporter les habitans, et encore moins les visiteurs
anglais; c'est pour cette raison qu'après avoir écrit pour prendre
quelques informations sur des maisons à louer, et avoir appris qu'il y
avait une colonie d'Anglais sur toute la surface des cantons de Genève,
etc., j'abandonnai sur-le-champ l'idée, et persuadai aux Gamba d'en
faire autant...........................................................

»Que faites-vous, et où êtes-vous? en Angleterre? Depuis la dernière
lettre que je vous ai écrite, j'ai envoyé à Murray une autre
tragédie,--intitulée _Caïn_,--en trois cahiers; elle est maintenant
entre ses mains, ou chez l'imprimeur. C'est dans le style de _Manfred_,
c'est métaphysique et plein de déclamations titaniques[150].--Lucifer
est un des personnages, et il emmène Caïn en voyage parmi les étoiles,
puis dans «l'Hadès» où il lui montre les fantômes d'un monde antérieur.
J'ai supposé l'idée de Cuvier, que le monde a été détruit trois ou
quatre fois, et a été habité par les mammouths, les mégalosauriens,
etc., mais non par l'homme avant la période mosaïque, comme on le voit,
en effet, par l'étude des os fossiles; car ces os appartiennent tous à
des espèces inconnues ou même connues, mais on ne trouve point
d'ossemens humains. J'ai donc supposé que Caïn voit les
préadamites[151], êtres doués d'une intelligence supérieure à celle de
l'homme, mais d'une forme totalement différente, et d'une plus grande
force d'esprit et de corps. Vous pouvez croire que la petite
conversation qui a lieu entre Caïn et Lucifer sur ce sujet, n'est pas
entièrement conforme aux canons.

[Note 150: Analogues à celles des Titans qui se révoltèrent contre
le souverain des dieux. (_Note du Trad._) ]

[Note 151: Êtres qui ont existé avant Adam. (_Note du Trad._) ]

»Il s'ensuit que Caïn, à son retour, tue Abel dans un accès de mauvaise
humeur, et parce qu'il est mécontent de la politique qui l'a chassé, lui
et toute sa famille, hors du paradis, et parce que (conformément au
récit de la Genèse) le sacrifice d'Abel est le plus agréable à la
divinité. J'espère que la rapsodie est arrivée;--elle est en trois
actes, et porte le titre de _Mystère_, suivant l'ancien usage chrétien,
et en honneur de ce qu'elle sera probablement pour le lecteur.

»Tout à vous, etc.»



LETTRE CCCCLV[152].

À M. MURRAY.


Ravenne, 20 septembre 1821.

.....................................................................

[Note 152: La lettre 454e, d'une quinzaine de lignes, a été
supprimée.]

«Les papiers dont je parle, en cas de survivance, sont des lettres,
etc., que j'ai amassées depuis l'âge de seize ans, et qui sont dans les
coffres de M. Hobhouse. Cette collection est au moins doublée par celles
que j'ai à présent ici,--toutes reçues depuis mon dernier ostracisme. Je
désirerais que l'éditeur eût accès dans cette dernière pacotille, non
dans le but d'abuser des confidences, ou d'offenser les sentimens de mes
correspondans vivans et la mémoire des morts; mais il y a des faits qui
n'auraient ni l'un ni l'autre de ces inconvéniens, et que cependant je
n'ai ni mentionnés ni expliqués: le tems seul (comme à l'égard de toutes
affaires pareilles) permettra de les mentionner et de les expliquer,
quoique quelques uns soient à ma gloire. La tâche, sans doute, exigera
de la délicatesse; mais cette exigence sera satisfaite, si Moore et
Hobhouse me survivent; et, je puis aussi le dire, si vous-même me
survivez: et je vous assure que mon sincère désir est que vous soyez
tous trois dans ce cas. Je ne suis pas sûr qu'une longue vie soit
souhaitable pour un homme de mon caractère, atteint d'une mélancolie
constitutionnelle[153] que, sans doute, je dissimule en société, mais
qui éclate dans la solitude et dans mes écrits malgré moi-même. Cette
disposition a été renforcée, peut-être, par quelques événemens de ma
vie passée (je ne veux pas parler de mon mariage, etc.,--au contraire,
alors la persécution ranima mes esprits); mais je la nomme
constitutionnelle, parce que je la crois telle. Vous savez, ou ne savez
pas, que mon grand-père-maternel (habile et aimable homme, m'a-t-on dit)
fut vivement soupçonné de suicide (on le trouva noyé dans l'Avon à
Bath), et qu'un autre de mes proches parens de la même ligne
s'empoisonna, et ne fut sauvé que par les contre-poisons. Dans le
premier cas, il n'y avait pas de motif apparent, vu que mon grand-père
était riche, considéré, doué de grands moyens intellectuels, à peine âgé
de quarante ans, et pur de tout vice ruineux. Le suicide d'ailleurs ne
fut qu'un soupçon fondé sur le genre de mort et sur le tempérament
mélancolique de mon aïeul. Dans le second cas, il y eut un motif, mais
il ne me convient pas d'en parler: cette mort arriva lorsque j'étais
trop jeune pour en être instruit, et je n'en ai entendu parler que
plusieurs années après. Je pense donc que je puis appeler
constitutionnel cet abattement de mes esprits. On m'a toujours dit que
je ressemblais plus à mon aïeul maternel qu'à personne de la famille de
mon père,--c'est-à-dire dans le plus sombre côté de son caractère; car
il était ce que vous appelez une bonne nature d'homme, ce que je ne suis
pas.

[Note 153: Ce mot est pris ici comme en anglais, dans son sens
physiologique et médical; il signifie ce qui est inhérent à la
constitution physique, à l'organisation. Nous avons cru devoir faire
cette remarque, parce que le sens politique, beaucoup plus généralement
employé, aurait pu préoccuper l'esprit du lecteur. (_Note du Trad._) ]

»Comptez, de plus, le journal ici tenu, que j'ai envoyé à Moore l'autre
jour; mais comme c'est un vrai _mémorandum_ quotidien, il ne faudrait en
publier que des extraits. Je pense aussi qu'Augusta vous laisserait
prendre une copie du journal de mon voyage en 1816.

»Je suis très-peiné que Gifford n'approuve pas mes nouveaux drames.
Certes, ils sont aussi contraires que possible au drame anglais; mais
j'ai idée que s'ils sont compris, ils trouveront à la fin faveur, je ne
dis pas sur le théâtre, mais dans le cabinet du lecteur. C'est à dessein
que l'intrigue est simple, l'exagération des sentimens évitée, et les
discours resserrés dans les situations sévères. Ce que je cherche à
montrer dans les _Foscari_, c'est la suppression des passions, plutôt
que l'exagération du tems présent, car ce dernier genre ne me serait pas
difficile, comme je crois l'avoir montré dans mes jeunes productions,--à
la vérité, non dramatiques. Mais, je le répète, je suis peiné que
Gifford n'aime pas mes drames; mais je n'y vois pas de remède, nos idées
sur ce point étant si différentes. Comment va-t-il?--bien, j'espère!
faites-le moi savoir. Son opinion me cause d'autant plus de regret, que
c'est lui qui a toujours été mon grand patron, et que je ne connais
aucune louange capable de compenser pour moi sa censure. Je ne songe
pas aux _Revues_, attendu que je puis les travailler avec leurs armes.

»Tout à vous, etc.

»Adressez-moi vos lettres à Pise, où je vais maintenant. La raison de
mon changement de résidence est que tous mes amis italiens d'ici ont été
exilés, et sont réunis à Pise pour le moment, et je vais les rejoindre,
comme il en a été convenu, pour y passer l'hiver avec eux.»



LETTRE CCCCLVI.

À M. MURRAY.


Ravenne, 24 septembre 1821.

«J'ai réfléchi à notre dernière correspondance, et je vous propose les
articles suivans pour règles de notre conduite à venir.

»Premièrement, vous m'écrirez pour me parler de vous, de la santé, des
affaires et des succès de tous nos amis; mais de moi,--peu ou point.

»Secondement, vous m'enverrez du _soda-powder_, de la poudre dentifrice,
des brosses à dents, et tous autres articles anti-odontalgiques ou
chimiques, comme auparavant, _ad libitum_, avec obligation de ma part à
vous rembourser.

»Troisièmement, vous ne m'enverrez point de publications modernes, ou,
comme on dit, d'ouvrages nouveaux, en anglais, excepté la prose et les
vers de Walter-Scott, de Crabbe, de Moore, de Campbell, de Rogers, de
Gifford, de Joanna Baillie, de l'Américain Irving, de Hogg et de Wilson
(l'homme de l'île des Palmiers), ou un ouvrage d'imagination jugé d'un
mérite transcendant. Les voyages, pourvu qu'ils ne soient ni en Grèce,
ni en Espagne, ni en Asie-Mineure, ni en Italie, seront bien venus.
Ayant voyagé dans les pays ci-dessus mentionnés, je sais que ce qu'on en
dit ne peut rien ajouter à ce que je désire connaître sur eux.--Point
d'autres ouvrages anglais, quels qu'ils soient.

»Quatrièmement, vous ne m'enverrez plus d'ouvrages périodiques;--plus de
_Revue d'Édimbourg_, de _Quarterly_ ou _Monthly Review_, ni de journaux
anglais ou étrangers, de quelque nature que ce soit.

»Cinquièmement, vous ne me communiquerez plus d'opinions d'aucune
espèce, favorables, défavorables ou indifférentes, de vous ou de vos
amis ou autres, concernant mes ouvrages passés, présens ou futurs.

»Sixièmement, toutes les négociations d'intérêt entre vous et moi se
traiteront par l'intermédiaire de l'honorable Douglas Kinnaird, mon ami
et mon fondé de pouvoirs, ou de M. Hobhouse, comme _alter ego_, et mon
représentant dans mon absence--et même moi présent.

»Quelques-unes de ces propositions peuvent au premier abord sembler
étranges, mais elles sont fondées. La quantité des mauvais livres que
j'ai reçus est incalculable, et je n'en ai tiré ni amusement ni
instruction. Les _Revues_ et les _Magazines_ ne sont qu'une lecture
éphémère et superficielle:--qui songe au grand article de l'année
dernière dans une _Revue_ quelconque? Puis, si on y parle de moi, cela
ne tend qu'à accroître l'_égotisme_. Si les articles me sont favorables,
je ne nie pas que l'éloge n'énorgueillisse; s'ils sont défavorables, que
le blâme n'irrite. Dans ce dernier cas, je pourrais être amené à vous
infliger une sorte de satire qui ne vaudrait rien pour vous ni pour vos
amis: ils peuvent sourire aujourd'hui, et vous aussi; mais si je vous
prenais tous entre les mains, il ne serait pas malaisé de vous hacher
comme chair à pâté. Je l'ai fait à l'égard de gens aussi puissans, à
l'âge de dix-neuf ans, et je ne sais pas ce qui, à trente-trois ans,
m'empêcherait de faire de vos côtes autant de grils ardens pour vos
coeurs, si telle était mon envie; mais je ne me sens pas en pareille
disposition: que je n'entende donc plus vos provocations. S'il survient
quelque attaque assez grossière pour mériter mon attention, je
l'apprendrai par mes amis légaux. Quant au reste, je demande qu'on me le
laisse ignorer......................................................

»Toutes ces précautions seraient inutiles en Angleterre: le diffamateur
ou le flatteur m'y atteindrait malgré moi; mais en Italie nous savons
peu de chose sur le monde littéraire anglais, et y pensons encore moins,
excepté ce qui nous parvient par quelque misérable extrait inséré dans
quelque misérable gazette. Depuis deux ans (hors deux ou trois
articles), je n'ai lu de journal anglais qu'autant que j'y ai été forcé
par quelque accident; et, au total, je n'en sais pas plus sur
l'Angleterre que vous sur l'Italie, et Dieu sait que c'est fort peu de
chose, malgré tous vos voyages, etc. Les voyageurs anglais connaissent
l'Italie comme vous connaissez l'île de Guernesey; et qu'est-ce que c'est
que cela?

»S'il s'élève quelque attaque assez grossière ou personnelle pour que je
doive la connaître, M. Douglas Kinnaird m'en instruira. Quant aux
louanges, je désire n'en rien savoir.

»Vous direz: «À quoi tend tout ceci?» Je répondrai: «Cela tend à ne plus
laisser surprendre et distraire mon esprit par toutes ces misérables
irritations que causent l'éloge ou la censure;--à permettre à mon génie
de suivre sa direction naturelle, tandis que ma sensibilité ressemblera
au mort qui ne sait ni ne sent rien de tout ce qui se dit ou se fait
pour ou contre lui.»

»Si vous pouvez observer ces conditions, vous vous épargnerez à vous et
à d'autres quelques chagrins. Ne me laissez pas pousser à bout; car si
jamais ma colère s'éveille, ce ne sera pas pour un petit éclat. Si vous
ne pouvez observer ces conditions, nous cesserons de correspondre,--sans
cesser d'être amis, car je serai toujours le vôtre à jamais et de
coeur,

BYRON.

»_P. S._ J'ai pris ces résolutions non par colère contre vous ou _vos
gens_, mais simplement pour avoir réfléchi que toute lecture sur mon
propre compte, soit éloge, soit critique, m'a fait du mal. Quand j'étais
en Suisse et en Grèce, j'étais hors de la portée de ces discours, et
vous savez comme j'écrivais alors!--En Italie, je suis aussi hors de la
portée de vos articles de journaux; mais dernièrement, moitié par ma
faute, moitié par votre complaisance à m'envoyer les ouvrages les plus
nouveaux et les publications périodiques, j'ai été écrasé d'une foule de
_Revues_, qui m'ont déchiré de leur jargon, dans l'un et l'autre sens,
et ont détourné mon attention de sujets plus grands. Vous m'avez aussi
envoyé une pacotille de poésie de rebut, sans que je puisse savoir
pourquoi, à moins que ce ne soit pour me provoquer à écrire le pendant
des _Poètes Anglais_, etc. Or c'est ce que je veux éviter; car si jamais
je le fais, ce sera une terrible production, et je désire être en paix
aussi long-tems que les sots n'embarrasseront pas mon chemin de leurs
absurdités.»



LETTRE CCCCLVIII[154].

[Note 154: La lettre 457e a été supprimée.]

À M. MURRAY.


28 septembre 1821.

«J'ajoute une autre enveloppe pour vous prier de demander à Moore qu'il
retire, si c'est possible, d'entre les mains de lady Cowper mes lettres
à feue lady Melbourne. Elles sont très-nombreuses, et m'auraient dû être
rendues depuis long-tems, vu que je suis prêt à donner celles de lady
Melbourne en échange. Celles-ci sont confiées à la garde de M. Hobhouse
avec mes autres papiers, et elles seront fidèlement rendues en cas de
besoin. Je n'ai pas voulu m'adresser auparavant à lady Cowper, parce que
je m'abstins de l'importuner à l'instant même de la mort de sa mère.
Quelques années se sont écoulées, et il est nécessaire que j'aie mes
épîtres. Elle sont essentielles comme confirmant cette partie des
_Mémoires_ qui a trait aux deux époques (1812 et 1814) où mon mariage
avec la nièce de lady Melbourne fut projeté, et elles montreront quelles
furent mes idées, quels furent mes sentimens réels sur ce point.

»Vous n'avez pas besoin de vous alarmer; les quatorze ans[155] ne
peuvent guère s'écouler sans que la mortalité frappe sur l'un de nous:
c'est une longue portion de vie comme objet de spéculation..........

[Note 155: Allusion à un passage d'une lettre de Murray, qui
remarquait que si les _Mémoires_ n'étaient pas publiés du vivant de sa
seigneurie, la somme actuellement payée (2,100 liv.) pour prix d'achat,
monterait, d'après un calcul très-probable des chances de vie, à près de
8,000 livres sterling. (_Note de Moore_.) ]

»Je veux aussi vous donner une ou deux idées à votre avantage, vu que
vous avez eu réellement une très-belle conduite envers Moore dans cette
affaire, et que vous êtes un brave homme dans votre genre. Si par vos
manoeuvres vous pouvez reprendre quelques-unes de mes lettres à lady
***, vous pourrez en faire usage dans votre recueil (en supprimant,
bien entendu, les noms et tous les détails qui pourraient blesser des
personnes encore vivantes, ou celles qui survivent aux personnes
compromises). J'y ai traité parfois des sujets autres que l'amour.....
......................................................................

»Je vous dirai encore quelles personnes peuvent avoir de mes lettres en
leurs mains: lord Powerscourt, quelques-unes à feu son frère; M. Long
de--(j'ai oublié le nom du pays), mais père d'Édouard Long, qui se noya
en allant à Lisbonne en 1809; miss Élisabeth Pigot de Southwell (elle
est peut-être devenue _mistress_[156] par le tems qui court, car elle
n'avait qu'un an ou deux de plus que moi): ce ne sont pas des lettres
d'amour, ainsi vous pouvez les obtenir sans difficulté. Il y en a
peut-être quelques-unes à feu révérend J. C. Tattersall, dans les mains
de son frère (à moitié frère) M. Wheatley, qui demeure, je crois, près
de Cantorbéry. Il y en a aussi à Charles Gordon, aujourd'hui de Dulwich,
et quelques-unes, en très-petit nombre, à Mrs. Chaworth; mais ces
dernières sont probablement détruites ou imprenables.

........................................................................

[Note 156: Madame.]

»Je mentionne ces personnes et ces détails comme de simples
possibilités. La plupart des lettres ont été probablement détruites; et,
dans le fait, elles sont de peu d'importance, ayant été pour la plupart
écrites dans ma première jeunesse, à l'école et au collége.

»Peel (le frère cadet du secrétaire-d'état) entretint avec moi une
correspondance, ainsi que Porter, fils de l'évêque de Clogher; lord
Clare en eut une très-volumineuse; William Harness, ami de Milman;
Charles Drummond, fils du banquier; William Bankes, le voyageur, votre
ami; R. G. Dallas, Esq.; Hodgson, Henri Drury en eurent aussi, et
Hobhouse, comme vous en êtes déjà instruit.

»J'ai mis dans cette longue liste:

        Les amis froids, infidèles et morts.

parce que je sais que, comme les curieux gourmets, vous êtes amateur des
choses de ce genre.

»En outre, il y a par-ci par-là des lettres à des littérateurs et
autres, lettres de compliment, etc., qui ne valent pas mieux que le
reste. Il y a aussi une centaine de notes italiennes, griffonnées avec
un noble mépris de la grammaire et du dictionnaire, en étrusque
anglicanisé; car je parle l'italien couramment, mais je l'écris avec une
négligence et une incorrection extrêmes.»



LETTRE CCCCLIX.

À M. MOORE.


29 septembre 1821.

«Je vous envoie deux pièces un peu dures, l'une en prose, l'autre en
vers; elles vous montreront, l'une, l'état du pays, l'autre, celui de
mon esprit, à l'époque où elles ont été écrites. Elles n'ont pas été
envoyées à leur adresse, mais vous verrez par le style, qu'elles étaient
sincères comme je le suis en me signant,

»Tout à vous pour toujours et de coeur.»

B.

De ces deux pièces, incluses dans la lettre précédente, l'une était une
lettre destinée à lady Byron, relativement à l'argent que Byron avait
dans les fonds publics: j'en donnerai les extraits suivans.


Ravenne, Ier mars 1821.

«J'ai reçu, par la lettre de ma soeur, votre communication sur la
sécurité de l'Angleterre, etc. Il est vrai que telle est l'opinion sur
ce point, mais telle n'est pas la mienne. M. *** mettra des obstacles à
toutes les tentatives de ce genre, jusqu'à ce qu'il ait accompli ses
propres desseins, c'est-à-dire, qu'il m'ait fait prêter ma fortune à
quelque client de son choix.

»À cette distance,--après une si longue absence, et avec mon ignorance
extrême dans les affaires d'intérêt,--avec mon caractère et mon
indolence, je n'ai ni les moyens ni l'intention de résister.....

»Avec l'opinion que j'ai sur les fonds publics, et le désir d'assurer
après moi une fortune honorable à ma soeur et à ses enfans, je dois me
jeter sur les expédiens.

»Ce que je vous ai dit s'accomplit:--la guerre napolitaine est déclarée.
Vos fonds tomberont, et je serai par conséquent ruiné, ce qui n'est
rien,--mais mes parens le seront aussi. Vous et votre enfant vous êtes
pourvus. Vivez et prospérez,--c'est ce que je vous souhaite à toutes
deux. Vivez et prospérez,--vous en avez le moyen. Je ne songe qu'à mes
vrais parens, à ceux dont le sang est le mien,--et qui seront peut-être
victimes de cette maudite filouterie.

»Vous ne songez pas aux conséquences de cette guerre; c'est une guerre
de l'humanité contre les monarques; elle se répandra comme une étincelle
sur l'herbe sèche des prairies désertes. Ce que c'est pour vous et vos
Anglais, vous n'en savez rien, car vous dormez. Ce que c'est pour nous
ici, je le sais; car nous avons l'incendie par-devant, par-derrière, et
jusqu'au milieu de nous.

»Jugez combien je déteste l'Angleterre et tout ce qu'elle renferme,
puisque je ne retourne pas dans votre pays à une époque où non-seulement
mes intérêts pécuniaires, mais peut-être ma sécurité personnelle,
exigeraient mon retour. Je ne puis en dire d'avantage, car on ouvre
toutes les lettres. En peu de tems se décidera ce qui doit s'accomplir
ici, et alors vous en serez instruite sans être troublée par moi ou ma
correspondance. Quoi qu'il arrive, un individu est peu de chose, pourvu
que le succès de la grande cause soit avancé.

»Je n'ai rien de plus à vous dire sur les affaires, ou sur tout autre
sujet.»

La seconde pièce ci-dessus mentionnée consistait en quelques vers, que
Byron composa en décembre 1820, en lisant l'article suivant dans un
journal. «Lady Byron est cette année dame patronnesse du bal de charité
que l'on donne annuellement à l'Hôtel-de-Ville, à Hinckly, dans le
Leicester-Shire, et sir G. Crewe, baronnet, est le principal
commissaire.» Ces vers respirent une vive indignation,--chaque stance
finit par ces mots: _bal de charité_, et la pensée qui domine percera
dans les huit premiers vers.

        Qu'importent les angoisses d'un époux ou d'un père,
        Que pour lui les ennuis de l'exil soient pesans ou légers;
        Cependant, la sainte s'entoure de gloires pharisiennes,
        Et se fait la patronne d'un bal de charité.

        Qu'importe--qu'un coeur, fautif, il est vrai, mais sensible,
        Soit poussé à des excès qui font trembler;--
        La souffrance du pécheur est chose juste et belle,
        La sainte réserve sa charité pour le bal.



LETTRE CCCCLX.

À M. MOORE.


Ier octobre 1821.

«Je vous ai envoyé dernièrement de la prose et des vers, en grande
quantité, à Paris et à Londres. Je présume que Mrs. Moore, ou la
personne quelconque qui vous représente à Paris, vous fera passer mes
paquets à Londres.

»Je vais me mettre en route pour Pise, si une légère fièvre
intermittente commençante ne m'en empêche pas. Je crains qu'elle ne soit
pas assez forte pour donner beaucoup de chances à Murray............
....................................................................

»J'ai un grand pressentiment que (sauf le chapitre des accidens) vous
devez me survivre. La différence de huit ans, ou à-peu-près, entre nos
âges, n'est rien. Je ne sens pas (ni, en vérité, je ne me soucie de le
sentir)--que le principe de vie tende chez moi à la longévité. Mon père
et ma mère moururent jeunes, l'un à trente-cinq ou trente-six ans,
l'autre à quarante-cinq; et le docteur Rush, ou quelque autre dit que
personne ne vit long-tems, si au moins un de ses parens n'est parvenu à
une grande vieillesse.

»Certes, j'aimerais à voir partir mon éternelle belle-mère, non pas tant
pour son héritage, qu'à cause de mon antipathie naturelle. Mais la
satisfaction de ce désir naturel est au-dessus de ce qu'on doit attendre
de la Providence, qui veille sur les vieilles femmes. Je vous fatigue de
toutes ces phrases sur les chances de vie, parce que j'ai été mis sur
la voie par un calcul d'assurances que Murray m'a envoyé. Je pense
réellement que vous devez avoir davantage si je disparais au bout d'un
tems raisonnable.

«Je m'étonne que mon _Caïn_ soit parvenu sans malencontre en Angleterre.
J'ai écrit depuis environ soixante stances d'un poème, en octaves (dans
le genre de Pulci, dont les sots en Angleterre attribuèrent l'invention
à Whistlecraft,--et qui est aussi vieux que les montagnes en Italie),
intitulé: _La Vision du Jugement, par Quevedo-Redivivus_, avec cette
épigraphe:

        Un Daniel ici pour le jugement,--oui--un Daniel;
        Je te rends grâce, Juif, de m'avoir rappelé ce mot.

«J'ai intention d'y placer l'apothéose de Georges sous un point de vue
whig, sans oublier le poète lauréat pour sa préface et ses autres
démérites.

»Je viens d'arriver au passage où saint Pierre, apprenant que le royal
défunt s'est opposé à l'émancipation catholique, se lève, et interrompt
la harangue de Satan pour déclarer qu'il changera de place avec Cerbère
plutôt que de laisser entrer Georges dans le ciel, tant qu'il en aura
les clefs.

»Il faut que je monte à cheval, quoique avec un peu de fièvre et de
frisson. C'est la saison fiévreuse; mais les fièvres me font plutôt du
bien que du mal. On se sent bien après l'accès.

»Les dieux soient avec vous!--Adressez vos lettres à Pise.

»Toujours tout à vous.»

»_P. S._ Depuis mon retour de la promenade, je me sens mieux, quoique je
sois demeuré trop tard pour cette saison de _malaria_[157], sous le
maigre croissant d'une jeune lune, et que je sois descendu de cheval
pour me promener dans une avenue avec une signora pendant une heure. Je
pensais à vous et à ces vers:

        Quand sur le soir tu rôdes
        À la lueur des étoiles, tu aimes[158].

[Note 157: Mauvais air.]

[Note 158:

        When at eve thou rovest
        By the star, thou lovest.]

Mais je ne fus point du tout romantique, comme j'eusse été autrefois; et
pourtant c'était une femme nouvelle (c'est-à-dire, nouvelle pour moi),
et à qui j'aurais du faire l'amour. Mais je ne lui dis que des lieux
communs. Je sens, comme votre pauvre ami Curran le disait avant sa mort,
«une montagne de plomb sur mon coeur»; c'est un mal que je crois
constitutionnel, et qui ne se guérira que par le même remède.»



LETTRE CCCCLXI.

À M. MOORE.


6 octobre 1821.

«Je vous ai envoyé par le courrier de ce jour mon cauchemar, destiné à
contrebalancer le rêve où Southey célèbre par une impudente anticipation
l'apothéose de Georges III. J'aimerais que vous jetassiez un regard sur
la pièce, parce que je pense qu'il y a deux ou trois passages qui
pourront plaire à «nos pauvres montagnards.»

»Ma fièvre ne me rend visite que tous les deux ou trois jours, mais nous
ne sommes pas encore sur le pied de l'intimité. J'ai, en général, une
fièvre intermittente tous les deux ans, quand le climat y est favorable,
comme ici; mais je n'en éprouve aucun mal. Ce que je trouve pire, et
dont je ne puis me délivrer, est l'affaissement progressif de mes
esprits sans cause suffisante. Je vais à cheval;--je ne commets point
d'excès dans le boire ou le manger,--et ma santé générale va comme à
l'ordinaire, sauf ces légers accès fébriles, qui me font plutôt du bien
que du mal. Cet abattement doit tenir à ma constitution; car je ne sache
rien qui puisse m'abattre plus que de coutume.

»Comment vous arrangez-vous? Je crois que vous m'avez dit à Venise que
vos esprits ne se soutenaient pas sans un peu de vin. Je peux boire, et
supporter une bonne quantité de vin (comme vous l'avez vu en
Angleterre); mais par-là je ne m'égaie pas,--mais je deviens farouche,
soupçonneux, et même querelleur. Le laudanum a un effet semblable; mais
je puis même en prendre beaucoup sans en éprouver le moindre effet. Ce
qui relève le plus mes esprits (cela semble absurde, mais cela est
vrai), c'est une dose de sels,--je veux dire dans l'après-midi, après
leur effet. Mais on ne peut en prendre comme du Champagne.

»Excusez cette lettre de vieille femme; mais ma mélancolie ne dépend pas
de ma santé; car elle subsiste au même degré, que je sois bien ou mal,
ici ou là.»



LETTRE CCCCLXII.

À M. MURRAY.


Ravenne, 9 octobre 1821.

»Vous aurez la bonté de donner ou d'envoyer à M. Moore le poème
ci-inclus. Je lui en ai envoyé un double à Paris; mais il a probablement
quitté cette ville.

»N'oubliez pas de m'envoyer mon premier acte de _Werner_, si Hobhouse
peut le trouver parmi mes papiers;--envoyez-le par la poste à Pisw.......
.........................................................................

Une autre question!--l'_Épître de saint Paul_, que j'ai traduite de
l'arménien, pour quelle raison l'avez-vous retenue en portefeuille,
quoique vous ayez publié le morceau qui a donné naissance au _Vampire_?
Est-ce que vous craignez d'imprimer quelque chose en opposition avec le
jargon de la _Quarterly_ sur le manichéisme? Envoyez-moi une épreuve de
cette épître. Je suis meilleur chrétien que tous les prêtres de votre
bande, sans être payé pour cela.

»Envoyez-moi les _Mystères du Paganisme_, de Sainte-Croix (le livre est
peut-être rare, mais il faut le trouver, parce que Mitford y renvoie
fréquemment).

»Plus, une Bible ordinaire, d'une bonne et lisible impression (reliée en
cuir de Russie). J'en ai une; mais comme c'est le dernier présent de ma
soeur (que probablement je ne reverrai jamais), je ne puis m'en servir
qu'avec grand soin, et rarement, parce que je veux la conserver en bon
état. N'oubliez pas cela, car je suis un grand liseur et admirateur des
livres saints, et je les avais lus et relus avant l'âge de huit ans,--je
ne parle que de l'Ancien-Testament, car le Nouveau me fit l'impression
d'une tâche, et l'Ancien d'un plaisir. Je parle comme un enfant, d'après
mes souvenirs d'Aberdeen, en 1796.

»Tous les romans de Scott, ou les vers du même. _Item_, de Crabbe,
Moore, et des élus; mais plus de votre maudit rebut,--à moins qu'il ne
s'élève quelque auteur d'un mérite réel, ce qui pourrait bien être, car
il en est tems.»



LETTRE CCCCLXIII.

À M. MURRAY.


20 octobre 1821.

«Si les fautes sont dans le manuscrit, tenez-moi pour un âne; elles n'y
sont pas, et je me soumets de grand coeur à telle pénalité qu'il vous
plaira si elles y sont. D'ailleurs l'omission de la stance (oui, d'une
des dernières stances) était-elle aussi dans le manuscrit?

»Quant «à l'honneur», je ne crois à l'honneur de personne en matière de
commerce. Je vais vous dire pourquoi: l'état de commerce est «l'état de
nature» de Hobbes,--«un état de guerre.» Tous les hommes sont de même.
Si je vais trouver un ami, et que je lui dise: «mon ami, prêtez-moi cinq
cents livres», il me les prête, ou dit qu'il ne le peut ou ne le veut.
Mais si je vais trouver le susdit, et que je lui dise: «un tel, j'ai une
maison, ou un cheval, ou un carrosse, ou des manuscrits, ou des livres,
ou des tableaux, etc., etc., etc., dont la valeur est de mille
livres,--vous les aurez pour cinq cents.» Que dit l'homme? Hé bien! il
examine les objets, et avec des _hum_! des _ah_! des _humph_! il fait ce
qu'il peut pour obtenir le meilleur marché possible, parce que c'est un
marché.--C'est dans le sang et dans les os de l'espèce humaine; et le
même homme qui prêterait à un ami mille livres sans intérêt, ne lui
achètera un cheval à moitié prix, qu'autant qu'il n'aura pas pu le payer
moins cher. C'est ainsi que va le monde; on ne peut le nier; par
conséquent je veux avoir autant que je puis, et vous, donner aussi peu
que possible; et finissons-en. Tous les hommes sont essentiellement
coquins, et je ne suis fâché que d'une chose, c'est que, n'étant pas
chien, je ne puisse les mordre.

»Je suis en train de remplir pour vous un autre livre de petites
anecdotes, à moi connues, ou bien authentiques, sur Shéridan, Curran,
etc., et tous les autres hommes célèbres avec qui je me souviens d'avoir
été en relation, car j'en ai connu la plupart plus ou moins. Je ferai
tout mon possible pour que mes précoces obsèques préviennent vos pertes.

»Tout à vous, etc.»



LETTRE CCCCLXIV.

À M. ROGERS.


Ravenne, 21 octobre 1821.

«Je serai (avec la volonté des dieux) à Bologne samedi prochain. C'est
une réponse curieuse à votre lettre: mais j'ai pris une maison à Pise
pour tout l'hiver; toutes mes affaires, meubles, chevaux, carrosses,
etc., y sont déjà transportés, et je me prépare à les suivre.

»La cause de ce déménagement est, pour le dire en une phrase, l'exil ou
la proscription des personnes avec qui j'avais contracté ici des amitiés
et des liaisons, et qui sont aujourd'hui toutes retirées en Toscane à
cause de nos dernières affaires politiques; partout où elles iront, je
les accompagnerai. Si je suis resté ici jusqu'à présent, c'était
seulement pour terminer quelques arrangemens concernant ma fille, et
pour donner le tems à mon bagage de me précéder. Il ne me reste ici que
quelques mauvaises chaises, des tables, et un matelas pour la semaine
prochaine.

»Si vous voulez pousser avec moi jusqu'à Pise, je pourrai vous loger
aussi long-tems qu'il vous plaira. On m'écrit que la maison, le
_Palazzo-Lanfranchi_, est spacieuse; elle est sur l'Arno, et j'ai quatre
voitures et autant de chevaux de selle (aussi bons qu'ils peuvent l'être
dans ces contrées), avec toutes autres commodités, à votre disposition,
ainsi que le maître même de la maison. Si vous faites cela, nous
pourrons au moins traverser les Apennins ensemble, ou, si vous venez par
une autre route, nous nous rencontrerons, j'espère, à Bologne. J'adresse
cette lettre poste restante (suivant votre désir). Vous me trouverez
probablement à l'_albergo di San-Marco_[159]. Si vous arrivez le
premier, attendez que je vienne, ce qui sera (sauf accident) samedi ou
dimanche au plus tard.

[Note 159: Auberge, hôtel de Saint-Marc.]

»Je présume que vous voyagez seul. Moore est à Londres _incognito_,
suivant les derniers avis que j'ai reçus de ces lointains climats.
.......................................................................

»Laissez-moi deux lignes de vous à l'hôtel ou auberge.

»Tout à vous pour la vie, etc.»

B.


[160]Au mois d'août, Mme Guiccioli avait rejoint son père à Pise, et
elle présidait alors aux préparatifs que l'on faisait dans la _casa
Lanfranchi_,--un des plus anciens et des plus spacieux palais de cette
ville,--pour la réception de son noble amant. «Il était parti de
Ravenne, dit-elle, avec un grand regret, et avec le pressentiment que
son départ serait pour nous la cause de mille maux. Dans toutes les
lettres qu'il m'écrivait alors, il m'exprimait le déplaisir qu'il
éprouvait à quitter Ravenne.--Si votre père est rappelé d'exil
(m'écrivait-il), je retourne à l'instant même à Ravenne; et s'il est
rappelé avant mon départ, je ne pars pas.» Dans cette espérance, il
différa de plusieurs mois de partir; mais enfin, ne pouvant plus espérer
que nous revinssions prochainement, il m'écrivait:--«Je pars fort à
contre-coeur, prévoyant des malheurs très-grands pour vous tous, et
surtout pour vous: je n'en dis pas davantage; mais vous verrez.--Et dans
une autre lettre:--Je laisse Ravenne de si mauvais gré, et dans une
telle persuasion que mon départ ne peut que nous conduire de malheurs en
malheurs de plus en plus grands, que je n'ai pas le courage d'écrire un
mot de plus sur ce sujet.--Il m'écrivait alors en italien, et je
transcris ses propres paroles;--mais comme ses pressentimens se sont
depuis vérifiés[161]!!!

[Note 160: La lettre 465 a été supprimée.]

[Note 161: Egli era partito con molto riverescimento da Ravenna, et
col pressentimento che la sua partenza da Ravenna ci sarebbe cagione di
molti mali. In ogni lettera che egli mi scriveva allora, egli mi
esprimeva il suo dispiacere di lasciare Ravenna.--«Se papa è richiamato
(mi scriveva egli), io torno in quel istante a Ravenna, e se è
richiamato prima della mia partenza, io non parto.--» In questa speranza
egli differi varii mesi a partire. Ma, finalmente, non potendo più
sperare il nostro ritorno prossimo, egli mi scriveva:--Io parto molto
mal volentieri prevedendo dei mali assai grandi per voi altri e massime
per voi; altro non dico--lo vedrete.»--E in un altra lettera: «Io lascio
Ravenna così mal volentieri, e cosi persuaso che la mia partenza non può
che condurre da un male ad un altro più grande, che non ho cuore di
scrivere altro in questo punto.» Egli mi scriveva allora sempre in
italiano e trascrivo le sue precise parole,--ma come quei suoi
pressentimenti si verificarono poi in appresso!»]

Après avoir décrit le genre de vie de Byron durant son séjour à Ravenne,
la noble dame procède ainsi:

«Telle fut la vie simple qu'il mena jusqu'au jour fatal de son départ
pour la Grèce; et les déviations peu nombreuses qu'il se permit peuvent
être uniquement attribuées au plus ou moins grand nombre d'occasions
qu'il eut de faire le bien, et aux actions généreuses qu'il faisait
continuellement. Plusieurs familles, surtout à Ravenne, lui durent le
peu de jours prospères dont elles aient jamais joui. Son arrivée dans
cette ville fut regardée comme un bienfait public de la fortune, et son
départ comme une calamité publique; et c'est là cette vie qu'on a essayé
de diffamer comme celle d'un libertin. Mais le monde doit enfin
apprendre comment, avec un coeur si bon et si généreux, Lord Byron,
capable, à la vérité, des passions les plus fortes, mais en même tems
des plus sublimes et des plus pures, comment, dis-je, payant tribut dans
ses actes à toutes les vertus, il a pu fournir matière d'accusation à la
malice et à la calomnie. Les circonstances, et probablement aussi des
inclinations excentriques (qui néanmoins avaient leur origine dans un
sentiment vertueux, dans une horreur excessive pour l'hypocrisie et
l'affectation) contribuèrent peut-être à obscurcir l'éclat du caractère
exalté de Byron dans l'opinion du grand nombre. Mais vous saurez bien
analyser ces contradictions d'une manière digne de votre noble ami et de
vous-même, et vous montrerez que la bonté de son coeur n'était pas
inférieure à la grandeur de son génie[162].»

À Bologne, suivant le rendez-vous convenu entre eux, Lord Byron et M.
Rogers se rencontrèrent, et celui-ci a même consigné cette entrevue dans
son poème sur l'Italie[163].

Sur la route de Bologne, Byron avait rencontré son ancien et tendre ami
lord Clare; et dans ses _Pensées détachées_, il décrit ainsi cette
courte entrevue.

[Note 162: Moore regrette beaucoup d'avoir égaré le texte original
de cet extrait. (_Note du Trad._) ]

[Note 163: Moore donne les vers de Rogers relatifs à cette entrevue,
la traduction en eût été peu intéressante pour nos lecteurs. (_Note du
Trad._)]


Pise, 5 novembre 1821.

«Il y a d'étranges coïncidences quelquefois dans les petits événemens de
ce monde, Sancho,» dit Sterne dans une lettre (si je ne me trompe), et
j'ai souvent vérifié cette remarque.

»Page 128, article 91 de ce recueil, j'ai parlé de mon ami lord Clare
dans les termes que mes sentimens m'inspiraient. Une semaine ou deux
après, je le rencontrai sur la route entre Imola et Bologne, pour la
première fois depuis sept ou huit ans. Il était hors d'Angleterre en
1814, et revint à l'époque même de mon départ en 1816.

»Cette rencontre anéantit pour un instant toutes les années d'intervalle
entre le moment actuel et les jours de Harrow-on-the-hill. Ce fut pour
moi un sentiment nouveau et inexplicable, comme sorti de la tombe. Clare
aussi fut très-ému,--beaucoup plus en apparence que je ne fus moi-même;
car je sentis son coeur battre jusque dans le bout de ses doigts, à
moins cependant que ce ne fût mon propre pouls qui me causât cette
impression.

Il me dit que je trouverais un mot de lui à Bologne, ce que je trouvai
en effet. Nous fûmes obligés de nous séparer pour gagner chacun le but
de notre voyage, lui Rome, et moi Pise, mais avec la promesse de nous
revoir au printems. Nous ne fûmes ensemble que cinq minutes, et sur la
grand'route; mais je me rappelle à peine, dans toute mon existence, une
heure équivalente à ces minutes. Il avait appris que je venais à
Bologne, et y avait laissé une lettre pour moi, parce que les personnes
avec qui il voyageait ne pouvaient attendre plus long-tems.

»De tous ceux que j'ai jamais connus, il a sous tous les rapports le
moins dévié des excellentes qualités et des tendres affections qui
m'attachèrent si fortement à lui à l'école. J'aurais à peine cru
possible que la société (ou le monde, comme on dit) pût laisser un être
si peu souillé du levain des mauvaises passions.

»Je ne parle pas que d'après mon expérience personnelle, mais d'après
tout ce que j'ai entendu dire de lui par les autres, en son absence et
loin de lui.»

Après être resté un jour à Bologne, Lord Byron traversa les Apennins
avec M. Rogers, et je trouve la note suivante concernant la visite que
les deux poètes firent ensemble à la galerie de Florence.

«J'ai de nouveau visité la galerie de Florence, etc. Mes premières
impressions se sont confirmées; mais il y avait là trop de visiteurs
pour permettre à personne de rien sentir réellement. Comme nous étions
(environ trente ou quarante) tous entassés dans le cabinet des pierres
précieuses et des colifichets, dans un coin d'une des galeries, je dis à
Rogers que «nous étions comme dans un corps-de-garde.» Je le laissai
rendre ses devoirs à quelques unes de ses connaissances, et me mis à
rôder tout seul--les quatre minutes que je pus saisir pour mieux sentir
les ouvrages qui m'entouraient. Je ne prétends pas appliquer ceci à un
examen fait en tête-à-tête avec Rogers, qui a un goût excellent et un
profond sentiment des arts (deux qualités qu'il possède à un plus haut
degré que moi; car, pour le goût surtout, j'en ai peu); mais à la foule
des admirateurs ébaubis qui nous coudoyaient et des bavards qui
circulaient autour de nous.

»J'entendis un hardi Breton dire à une femme à qui il donnait le bras,
en regardant la Vénus du Titien «Bien; c'est réellement
très-beau,»--observation qui, comme celle de l'hôte «sur la certitude de
la mort,» était (comme l'observa la femme de l'hôte) «extrêmement
vraie.»

»Dans le palais Pitti, je n'ai pas omis la prescription de Goldsmith
pour un connaisseur, c'est à savoir «que les peintures auraient été
meilleures si le peintre avait pris plus de peine, et qu'il faut louer
les oeuvres de Pietro Perugino.»



LETTRE CCCCLXVI.

À M. MURRAY.


Pise, 3 novembre 1821.

«Les deux passages ne peuvent être changés sans faire parler Lucifer
comme l'évêque de Lincoln, ce qui ne serait pas dans le caractère du
susdit Lucifer. L'idée des anciens mondes est de Cuvier, comme je l'ai
expliqué dans une note additionnelle jointe à la préface. L'autre
passage est aussi dans l'esprit du personnage; si c'est une absurdité,
tant mieux, puisque alors cela ne peut faire du mal, et plus on rend
Satan imbécile, moins on le rend dangereux. Quant au chapitre «des
alarmes,» croyez-vous réellement que de telles paroles aient jamais
égaré personne? Ces personnages sont-ils plus impies que le Satan de
Milton ou le Prométhée d'Eschyle? Adam, Ève, Ada et Abel ne sont-ils pas
aussi pieux que le Catéchisme?

»Gifford est un homme trop sage pour penser que de telles choses
puissent jamais avoir quelque effet sérieux. Qui fut jamais changé par
un poème? Je prie de remarquer qu'il n'y a dans tout cela aucune
profession de foi ou hypothèse de mon propre cru; mais j'ai été obligé
de faire parler Caïn et Lucifer, conformément à leurs caractères, et
certes cela a toujours été permis en poésie. Caïn est un homme
orgueilleux: si Lucifer lui promettait un royaume, il l'élèverait; le
démon a pour but de le rabaisser encore plus dans sa propre estime,
qu'il ne se rabaissait lui-même auparavant, et cela en lui montrant son
néant, jusqu'à ce qu'il ait créé en lui cette disposition d'esprit qui
le pousse à la catastrophe, par une pure irritation intérieure, non par
préméditation, ni par envie contre Abel (ce qui aurait rendu Caïn
méprisable), mais par colère, par fureur contre la disproportion de son
état et de ses conceptions, fureur qui se décharge plutôt sur la vie et
l'auteur de la vie, que contre la créature vivante.

»Son remords immédiat est l'effet naturel de sa réflexion sur cette
action soudaine. Si l'action avait été préméditée, le repentir aurait
été plus tardif.

»Dédiez le poème à Walter Scott, ou, si vous pensez qu'il préfère que
les _Foscari_ lui soient dédiés, mettez la dédicace aux _Foscari_.
Consultez-le sur ce point.

»Votre première note était assez bizarre; mais vos deux autres lettres,
avec les opinions de Moore et de Gifford, arrangent la chose. Je vous ai
déjà dit que je ne puis rien retoucher. Je suis comme le tigre: si je
manque au premier bond, je retourne en grognant dans mon antre; mais si
je frappe au but, c'est terrible.....

»Vous m'avez déprécié les trois derniers chants de _Don Juan_, et vous
les avez gardés plus d'un an; mais j'ai appris que, malgré les fautes
d'impression, ils sont estimés,--par exemple, par l'Américain Irving.

»Vous avez reçu ma lettre (ouverte) par l'entremise de M. Kinnaird;
ainsi, je vous prie, ne m'envoyez plus de _Revues_. Je ne veux plus rien
lire de bien ni de mal en ce genre. Walter-Scott n'a pas lu un article
sur lui pendant treize ans.

»Le buste n'est pas ma propriété, mais celle d'Hobhouse. Je vous l'ai
adressé comme à un homme de l'amirauté, puissant à la douane. Déduisez,
je vous prie, les frais du buste ainsi que tous autres.»



LETTRE CCCCLXVII.

À M. MURRAY.


Pise, 9 novembre 1821.

«Je n'ai point lu du tout les _Mémoires_, depuis que je les ai écrits,
et je ne les lirai jamais: c'est assez d'avoir eu la peine de les
écrire; vous pouvez m'en épargner la lecture. M. Moore est investi (ou
peut s'investir) d'un pouvoir discrétionnaire pour omettre toutes les
répétitions ou les expressions qui ne lui semblent pas bonnes, vu qu'il
est un meilleur juge que vous ou moi.

»Je vous envoie ci-joint un drame lyrique (intitulé _Mystère_, d'après
son sujet) qui pourra peut-être arriver à tems pour le volume. Vous le
trouverez assez pieux, j'espère;--du moins quelques-uns des choeurs
auraient pu être écrits par Sternhold et Hopkins eux-mêmes. Comme il est
plus long, plus lyrique et plus grec que je n'avais d'abord l'intention
de le faire, je ne l'ai pas divisé en actes, mais j'ai appelé ce que je
vous envoie, _première partie_, vu qu'il y a une suspension de l'action,
qui peut, ou se terminer là sans inconvénient, ou se continuer d'une
manière que j'ai en vue. Je désire que la première partie soit publiée
avant la seconde, parce qu'en cas d'insuccès, il vaut mieux s'arrêter
que de continuer un essai inutile.

»Je désire que vous m'accusiez l'arrivée de ce paquet par le retour du
courrier, si vous le pouvez sans inconvénient, en m'envoyant une
épreuve.

»Votre très-obéissant, etc.

»_P. S._ Mon désir est que ce poème soit publié en même tems et, s'il
est possible, dans le même volume que les autres, parce qu'au moins,
quels que soient les mérites ou démérites de ces pièces, on avouera
peut-être que chacune est d'un genre différent et dans un différent
style.»



LETTRE CCCCLXVIII.

À M. MOORE.


Pise, 16 novembre 1821.

«Il y a ici M. ***, génie irlandais, avec qui nous sommes liés. Il a
composé un excellent commentaire de Dante, plein de renseignemens
nouveaux et vrais, et d'observations habiles; mais sa versification est
telle qu'il a plu à Dieu de la lui donner. Néanmoins, il est si
fermement persuadé de l'égale excellence de ses vers, qu'il ne
consentira jamais à séparer le commentaire de la traduction, comme je me
hasardai à lui en insinuer délicatement l'idée,--sans la peur de
l'Irlande devant les yeux, et avec l'assurance d'avoir assez bien tiré
en sa présence (avec des pistolets ordinaires) le jour précédent.

»Mais il est empressé de publier le tout, et doit en avoir la
satisfaction, quoique les réviseurs doivent lui faire souffrir plus de
tourmens qu'il n'y en a dans l'original. En vérité, les notes sont bien
dignes de la publication; mais il insiste à les accompagner de la
traduction. Je lui ai lu hier une de vos lettres, et il me prie de vous
écrire sur sa poésie. Il paraît être réellement un brave homme, et j'ose
dire que son vers est très-bon irlandais.

»Or, que ferons-nous pour lui? Il dit qu'il se chargera d'une partie des
frais de la publication. Il n'aura de repos que lorsqu'il aura été
publié et vilipendé,--car il a une haute opinion de lui-même,--et je ne
vois pas d'autre ressource que de ne le laisser vilipender que le moins
possible, car je crois qu'il en peut mourir. Écrivez donc à Jeffrey pour
le prier ne pas parler de lui dans sa _Revue_; je ferai demander la même
faveur à Gifford par Murray. Peut-être on pourrait parler du commentaire
sans mentionner le texte; mais je doute que les chiens...--car le texte
est trop tentant.

»J'ai à vous remercier encore, comme je crois l'avoir déjà fait, pour
votre opinion sur _Caïn_. ........................

»Je vous adresse cette lettre à Paris, suivant votre désir. Répondez
bientôt, et croyez-moi toujours, etc.

»_P. S._ Ce que je vous ai écrit sur l'abattement de mes esprits est
vrai. À présent, grâce au climat, etc. (je puis me promener dans mon
jardin et cueillir mes oranges, et, par parenthèse, j'ai gagné la
diarrhée pour m'être trop livré à ce luxe méridional de la propriété),
mes esprits sont beaucoup mieux. Vous semblez penser que je n'aurais pu
composer la _Vision_, etc., si mes esprits eussent été abattus;--mais je
crois que vous vous trompez. La poésie, dans l'homme, est une faculté ou
ame distincte, et n'a pas plus de rapport avec l'individu de tous les
jours, que l'inspiration avec la pythonisse une fois éloignée de son
trépied.»

La correspondance que je vais maintenant insérer ici, quoique publiée
depuis long-tems par celui[164] qui l'eut avec Lord Byron, sera, je n'en
doute pas, relue avec plaisir, même par ceux qui sont déjà instruits de
toutes les circonstances, vu que, parmi les étranges et intéressans
événemens dont ces pages abondent, il n'y en a peut-être aucun aussi
touchant et aussi singulier que celui auquel les lettres suivantes ont
trait.

[Note 164: _Voir_ les _Pensées sur la dévotion privée_, par M.
Sheppard. (_Note de Moore_.) ]



À LORD BYRON.

From Somerset, 21 novembre 1821.


MILORD,

«Il y a plus de deux ans, une femme aimable et aimée m'a été enlevée par
une maladie de langueur après une très-courte union. Elle avait une
douceur et un courage invariables, et une piété toute intérieure, qui se
révélait rarement par des paroles, mais dont l'active influence
produisait une bonté uniforme. À sa dernière heure, après un regard
d'adieu sur un nouveau-né, notre unique enfant, pour qui elle avait
témoigné une affection inexprimable, les derniers mots qu'elle murmura
furent: «Dieu est le bonheur! Dieu est le bonheur!» Depuis le second
anniversaire de sa mort, j'ai lu quelques papiers qui, pendant sa vie,
n'avaient été vus de personne, et qui contiennent ses plus secrètes
pensées. J'ai cru devoir communiquer à votre seigneurie un morceau qui
sans doute est relatif à vous, vu que j'ai plus d'une fois entendu ma
femme parler de votre agilité à gravir les rochers à Hastings.

«Ô mon Dieu! je me sens encouragé par l'assurance de ta parole à te
prier en faveur d'un être pour qui j'ai pris dernièrement un grand
intérêt. Puisse la personne dont je parle (et qui est maintenant, nous
le craignons, aussi célèbre par son mépris pour toi que par les talens
transcendans dont tu l'as douée) être réveillée par le sentiment de son
danger, et amenée à chercher dans un convenable sentiment de religion
cette paix de l'ame qu'elle n'a pu trouver dans les jouissances de ce
monde! Fais-lui la grâce que l'exemple de sa future conduite produise
plus de bien que sa vie passée et ses écrits n'ont produit de mal; et
puisse le soleil de la justice, qui, nous l'espérons, luira un jour à
venir pour lui, briller en proportion des ténèbres que le péché a
rassemblées autour de lui, et le baume que répand ta lumière avoir une
efficacité et une bienfaisance proportionnées à la vivacité de cette
agonie, légitime punition de tant de vices! Laisse-moi espérer que la
sincérité de mes efforts pour parvenir à la sainteté, et mon amour pour
le grand auteur de la religion, rendront cette prière plus efficace,
comme toutes celles que je fais pour le salut des hommes.--Soutiens-moi
dans le chemin du devoir;--mais ne me laisse jamais oublier que, quoique
nous puissions nous animer nous-mêmes dans nos efforts par toutes sortes
de motifs innocens, ces motifs ne sont que de faibles ruisseaux qui
peuvent bien accroître le courant, mais qui, privés de la grande source
du bien (c'est-à-dire d'une profonde conviction du péché originel, et
d'une ferme croyance dans l'efficacité de la mort du Christ pour le
salut de ceux qui ont foi en lui, et désirent réellement le servir),
tariraient bientôt, et nous laisseraient dénués de toute vertu comme
auparavant.»



31 juillet 1814, HASTINGS.»

»Il n'y a, milord, dans cet extrait, rien qui puisse, dans un sens
littéraire, vous intéresser; mais il vous paraîtra peut-être à propos de
remarquer quel intérêt profond et étendu pour le bonheur d'autrui la foi
chrétienne peut éveiller au milieu de la jeunesse et de la prospérité.
Il n'y a rien là de poétique ni d'éclatant, comme dans les vers de M.
de Lamartine, mais c'est là qu'est le sublime, milord; car cette
intercession était offerte, en votre faveur, à la source suprême du
bonheur. Elle partait d'une foi plus sûre que celle du poète français,
et d'une charité qui, combinée à la foi, se montrait inaltérable au
milieu des langueurs et des souffrances d'une prochaine dissolution.
J'espère qu'une prière qui, j'en suis sûr, était profondément sincère,
ne sera peut-être pas à jamais inefficace.

»Je n'ajouterais rien, milord, à la renommée dont votre génie vous a
environné, en exprimant, moi, individu inconnu et obscur, mon admiration
pour vos oeuvres. Je préfère être mis au nombre de ceux qui souhaitent
et prient que «la sagesse d'en haut» la paix et la joie entrent dans une
ame telle que la vôtre.»

JOHN SHEPPARD.


Quelque romanesque que puisse paraître aux esprits froids et mondains la
piété de cette jeune personne, il serait à désirer que le sentiment
vraiment chrétien qui lui dicta sa prière, fût plus commun parmi tous
ceux qui professent la même croyance; et que ces indices d'une nature
meilleure, si visibles même à travers les nuages du caractère de Byron,
après avoir ainsi engagé cette jeune femme innocente à prier pour lui
quand il vivait, pussent inspirer aux autres plus de charité envers sa
mémoire, aujourd'hui qu'il est mort.

Lord Byron fit à cette touchante communication, la réponse suivante:



LETTRE CCCCLXIX.

À M. SHEPPARD.


Pise, 8 décembre 1821.

«Monsieur,

»J'ai reçu votre lettre. Je n'ai pas besoin de vous dire que l'extrait
qu'elle contient m'a touché, parce qu'il m'aurait fallu manquer de toute
sensibilité pour le lire avec indifférence. Quoique je ne sois pas
entièrement sûr qu'il ait été écrit à mon intention, cependant la date,
le lieu, avec d'autres circonstances que vous mentionnez, rendent
l'allusion probable. Mais quelle que soit la personne pour qui il ait
été écrit, toujours est-il que je l'ai lu avec tout le plaisir qui peut
naître d'un si triste sujet. Je dis plaisir,--parce que votre brève et
simple peinture de la vie et de la conduite de l'excellente personne que
vous devez sans doute retrouver un jour, ne peut être contemplée sans
l'admiration due à tant de vertus, et à cette piété pure et modeste. Les
derniers momens de votre femme furent surtout frappans: et je ne sache
pas que, dans le cours de mes lectures sur l'histoire du genre humain,
et encore moins dans celui de mes observations sur la portion existante,
j'aie rencontré rien de si sublime, joint à si peu d'ostentation.
Incontestablement, ceux qui croient fermement en l'Évangile, ont un
grand avantage sur tous les autres,--par cette seule raison que, si ce
livre est vrai, ils auront leur récompense après leur mort; et que s'il
n'y a pas d'autre vie, ils ne peuvent qu'être plongés avec l'incrédule
dans un éternel sommeil, après avoir eu durant leur vie l'assistance
d'une espérance exaltée, sans désappointement subséquent, puisque (à
prendre le pire) «rien ne peut naître de rien,» pas même le chagrin.
Mais la croyance d'un homme ne dépend pas de lui. Qui peut dire: «Je
crois ceci, cela, ou autre chose?» et surtout, ce qu'il peut le moins
comprendre. J'ai toutefois observé que ceux qui ont commencé leur vie
avec une foi extrême, l'ont à la fin grandement restreinte, comme
Chillingworth, Clarke (qui finit par être arien), Bayle, Gibbon (d'abord
catholique), et quelques autres; tandis que, d'autre part, rien n'est
plus commun que de voir le jeune sceptique finir par une croyance ferme,
comme Maupertuis et Henry Kirke White.

»Mais mon objet est d'accuser la réception de votre lettre, non de faire
une dissertation. Je vous suis fort obligé pour vos bons souhaits, et je
vous le suis infiniment pour l'extrait des papiers de cette créature
chérie dont vous avez si bien décrit les qualités en peu de mots. Je
vous assure que toute la gloire qui inspira jamais à un homme l'idée
illusoire de sa haute importance, ne contrebalancerait jamais dans mon
esprit le pur et pieux intérêt qu'un être vertueux peut prendre à mon
salut. Sous ce point de vue, je n'échangerais pas l'intercession de
votre épouse en ma faveur contre les gloires réunies d'Homère, de César
et de Napoléon, pussent-elles toutes s'accumuler sur une tête vivante.
Faites-moi au moins la justice de croire que,

        _Video meliora proboque_[165].

quoique le «_Deteriora sequor_» puisse avoir été appliqué à ma conduite.

[Note 165: Ovid. _Métamorph._ Disc. de Médée.

            _Video meliora proboque
        Deteriora sequor_.

«Je vois et j'approuve le parti du devoir; je suis le parti contraire.»
        (_Note du Trad._)]

»J'ai l'honneur d'être votre reconnaissant et obéissant serviteur,

BYRON.

»_P. S._ Je ne sais pas si je m'adresse à un ecclésiastique; mais je
présume que vous ne serez pas offensé par la méprise (si c'en est une)
de l'adresse de cette lettre. Quelqu'un qui a si bien expliqué et si
profondément senti les doctrines de la religion, excusera l'erreur qui
me l'a fait prendre pour un de ses ministres.»



LETTRE CCCCLXX.

À M. MURRAY.


Pise, 4 décembre 1821.

»Je vois dans les journaux anglais,--dans le _Messenger_ de votre saint
allié Galignani,--que «les deux plus grands exemples de la vanité
humaine dans le présent siècle» sont, premièrement «l'ex-empereur
Napoléon,» et secondement «sa seigneurie, etc., le noble poète,»
c'est-à-dire, votre humble serviteur, moi, pauvre diable innocent.»

»Pauvre Napoléon! il ne songeait guères à quelles viles comparaisons le
tour de la roue du destin le réduirait!

»Je suis établi ici dans un fameux et vieux palais féodal, sur l'Arno,
assez grand pour une garnison, avec des cachots dans le bas et des
cellules dans les murs, et si plein d'esprits, que le savant Fletcher,
mon valet, m'a demandé la permission de changer de chambre, et puis a
refusé d'occuper sa nouvelle chambre, parce qu'il y avait encore plus
d'esprits que dans l'autre. Il est vrai qu'on entend les bruits les plus
extraordinaires (comme dans tous les vieux bâtimens), ce qui a épouvanté
mes domestiques, au point de m'incommoder extrêmement. Il y a une place
évidemment destinée à murer les gens, car il n'y a qu'un seul passage
pratiqué dans le mur, et fait pour être remuré sur le prisonnier. La
maison appartenait à la famille des Lanfranchi (mentionnés par Ugolin
dans son rêve comme ses persécuteurs avec les Sismondi), et elle a eu
dans son tems un ou deux maîtres farouches. L'escalier, etc., dit-on, a
été bâti par Michel-Ange. Il ne fait pas encore assez froid pour avoir
du feu. Quel climat!

»Je n'ai encore rien vu ni même entendu de ces spectres (que l'on dit
avoir été les derniers occupans du palais); mais toutes les autres
oreilles ont été régalées de toutes sortes de sons surnaturels. La
première nuit j'ai cru entendre un bruit bizarre, mais il ne s'est pas
reproduit. Je ne suis là que depuis un mois.

»Tout à vous, etc.»



LETTRE CCCCLXXI.

À M. MURRAY.


Pise, 10 décembre 1821.

«Aujourd'hui, à cette heure même (à une heure), ma fille a six ans. Je
ne sais quand je la reverrai, ou si même je dois la revoir jamais.

»J'ai remarqué une curieuse coïncidence, qui a presque l'air d'une
fatalité.

»Ma mère, ma femme, ma fille, ma soeur consanguine, la mère de ma soeur,
ma fille naturelle et moi, nous sommes tous enfans uniques.

»N'est-ce pas chose bizarre,--qu'une telle complication d'enfans
uniques? À propos, envoyez-moi la miniature de ma fille Ada. Je n'ai que
la gravure, qui ne donne que peu ou point d'idée de son teint.

»Tout à vous, etc.»



LETTRE CCCCLXXII.

À M. MOORE.


Pise, 12 décembre 1821.

«Ce que vous dites sur les deux biographies de Galignani est fort
amusant; et si je n'étais paresseux, je ferais certainement ce que vous
désirez. Mais je doute à présent de mon fonds de gaîté,--assez pour ne
pas laisser le chat sortir du sac[166]. Je désire que vous entrepreniez
la chose. Je vous pardonne et vous accorde indulgence (comme un pape),
par avance, pour toutes les plaisanteries qui maintiendront ces sots
dans leur chère croyance qu'un homme est un loup-garou.

[Note 166: M. Galignani ayant exprimé le désir d'avoir une petite
biographie de Lord Byron, pour la placer à la tête de ses oeuvres,
j'avais dit par plaisanterie, dans une lettre précédente à mon noble
ami, que ce serait une bonne satire de la disposition du monde à le
peindre comme un monstre, que d'écrire lui-même pour le public, tant
anglais que français, une sorte de biographie héroï-comique, où il
raconterait, avec un assaisonnement d'horreurs et de merveilles, tout ce
qu'on avait déjà publié ou cru sur son compte, et laisserait même
l'histoire de Goëthe sur le double meurtre de Florence. (_Note de
Moore_.) ]

»Je crois vous avoir dit que l'histoire du Giaour avait quelque
fondement dans les faits; ou si je ne vous l'ai pas dit, vous le verrez
un jour dans une lettre que lord Sligo m'a écrite après la publication
du poème..............................................................

»Le dénoûment dont vous parlez pour le pauvre ***, a été sur le point
d'avoir lieu hier. Allant à cheval assez vite derrière M. Medwin et moi,
en tournant l'angle d'un défilé entre Pise et les montagnes, il s'est
jeté par terre,--et s'est fait une assez forte contusion; mais il n'est
pas en danger. Il a été saigné, et garde la chambre. Comme je le
précédais de quelques centaines d'yards[167], je n'ai pas vu l'accident;
mais mon domestique, qui était derrière, l'a vu, et il dit que le cheval
n'a pas bronché,--excuse ordinaire des écuyers démontés. Comme *** se
pique d'être bon écuyer, et que son cheval est réellement une assez
bonne bête, je désire entendre l'aventure de sa propre bouche,--attendu
que je n'ai encore rencontré personne qui réclamât une chute comme chose
de son fait.............................................................

»À toujours et de coeur, etc.»

»_P. S._ 13 décembre.

«Je vous envoie ci-joint des vers que j'ai composés il y a quelque tems;
vous en ferez ce qu'il vous plaira, vu qu'ils sont fort innocens[168].
Seulement, si vous les faites copier, imprimer ou publier, je désire
qu'ils soient plus correctement reproduits qu'on n'a coutume de le faire
quand, «des riens deviennent des monstruosités» comme dit Coriolan.

[Note 167: L'_yard_ vaut trois pieds. (_Note du Trad._) ]

[Note 168: Voici ces vers:

        Oh! ne me parlez pas d'un grand nom dans l'histoire,
        Les jours de notre jeunesse sont les jours de notre gloire.
        Le myrte et le lierre du doux âge de vingt-deux ans
        Valent tous vos lauriers, quelle qu'en soit l'abondance.

        Que sont les guirlandes et les couronnes pour le front ridé?
        Des fleurs mortes, mouillées de la rosée d'avril.
        Arrière donc de la tête blanchie tous ces honneurs!
        Que m'importent ces tresses qui ne donnent que la gloire?

        Ô Renommée! Si jamais je m'enivrai de tes louanges,
        Ce fut moins pour le plaisir de tes phrases sonores,
        Que pour voir les yeux brillans d'une femme chérie révéler
        Qu'elle ne me jugeait point indigne de l'aimer.

C'est là surtout que je te cherchai, c'est là seulement que je te trouvai.
        Le regard féminin fut le plus doux des rayons qui t'environnaient;
        Quand il brilla sur quelque éclatante partie de mon histoire,
        Alors je connus l'amour, et je sentis la gloire.]

»Il faut réellement que vous fassiez publier ***: il n'aura pas de repos
jusque-là. Il vient d'aller avec la tête cassée à Lucques, suivant mon
désir, pour essayer de sauver un homme du supplice du feu. L'Espagnole,
dont la jupe règne sur Lucques, avait condamné un pauvre diable au
bûcher, pour vol d'une boîte de pains à chanter[169] dans une église.
Shelley et moi, nous nous sommes armés contre cet acte de piété, et nous
avons troublé tout le monde pour faire commuer la peine. *** est allé
voir ce qu'on peut faire.»

B.

[Note 169: _Wafer-box_, boîte de pains à cacheter, à chanter
_messe_, c'est ce que les ames dévotes appellent un ciboire. (_Note du
Trad._)]



LETTRE CCCCLXXIV[170].

À M. MOORE.


»Je vous envoie les deux notes qui vous apprendront l'histoire de
l'auto-da-fé dont je parle. Shelley, en parlant de son cousin le
serpent, fait allusion à une plaisanterie de mon invention. Le
Méphistophélès de Goëthe nomme le serpent qui tenta Ève, «la célèbre
couleuvre ma tante,» et je prétends sans cesse que Shelley n'est rien
moins qu'un des neveux de cette bête fameuse, marchant sur le bout de la
queue.» .................................................................

[Note 170: La lettre 473e a été supprimée; c'est une contre note
adressée à Shelley, pour des démarches à faire pour empêcher
l'auto-da-fé.]



À LORD BYRON.


Mardi, 2 heures.

«Mon cher Lord,

»Quoique fermement convaincu que l'histoire est entièrement feinte, ou
exagérée au point de devenir une fiction; cependant, afin d'être à même
de mettre la vérité hors de doute, et de calmer complètement votre
inquiétude, j'ai pris la résolution d'aller en personne à Lucques ce
matin. Si la nouvelle est moins fausse que je ne crois, je ne manquerai
pas de recourir à tous les moyens de succès que j'imaginerai. Soyez-en
assuré.

»De votre seigneurie,

»Le très-sincère.»

»_P. S._ Pour empêcher le bavardage, j'aime mieux aller moi-même à
Lucques, que d'y envoyer mon domestique avec une lettre. Il vaut mieux
que vous ne parliez de mon excursion à personne (excepté à Shelley). La
personne que je vais visiter mérite toute confiance sous le double
rapport de l'autorité et de la vérité.»



À LORD BYRON.


Jeudi matin.

«Mon cher Lord Byron,

»J'apprends ce matin que le projet, que certainement on avait eu en vue,
de brûler mon cousin le serpent, a été abandonné, et que le susdit a été
condamné aux galères....................................................
........................................................................

»Tout à vous à jamais et sincèrement.»

P.-B. SHELLEY.



LETTRE CCCCLXXV.

À SIR WALTER-SCOTT, BARONNET.


Pise, 12 janvier 1822.

»Mon cher sir Walter,

»Je n'ai pas besoin de dire combien je suis reconnaissant de votre
lettre, mais je dois avouer mon ingratitude pour être resté si long-tems
sans vous répondre. Depuis que j'ai quitté l'Angleterre, j'ai griffonné
des lettres d'affaires, etc., pour cinq cents benêts, sans difficulté,
quoique sans grand plaisir; et cependant, quoique l'idée de vous écrire
m'ait cent fois passé par la tête, et ne soit jamais sortie de mon
coeur, je n'ai pas fait ce que j'aurais dû faire. Je ne puis me rendre
compte de cela que par le même sentiment de timide anxiété, avec lequel
nous faisons quelquefois la cour à une belle femme de notre rang, dont
nous sommes vivement amoureux, tandis que nous attaquons une fraîche et
grasse chambrière (je parle, sans contredit, de notre jeune tems) sans
aucun remords ou adoucissement sentimental de notre vertueux dessein.

»Je vous dois beaucoup plus que la reconnaissance ordinaire des bons
offices littéraires et d'une mutuelle amitié, car vous vîntes de
vous-même en 1817 me rendre service, quand il fallait non-seulement de
la bienveillance, mais du courage pour agir ainsi; une telle expression
de vos opinions sur mon compte eût en tout tems flatté mon orgueil, mais
à cette époque où «tout le monde et ma femme» comme dit le proverbe,
s'efforçaient de m'accabler, cela me rehausse encore davantage dans ma
propre estime;--je parle de l'article de la _Quarterly_ sur le troisième
chant de _Childe-Harold_, dont Murray m'a dit que vous étiez
l'auteur,--et, certes, je l'aurais su sans cette information, car il n'y
avait pas deux hommes qui eussent alors pu ou voulu faire cet article.
Si c'eût été un morceau de critique ordinaire, quelque éloquent et
louangeur qu'il fût, j'en aurais, sans contredit, ressenti beaucoup de
plaisir et de gratitude, mais non jusqu'au même degré où la bonté
extraordinaire d'un procédé pareil au vôtre doit porter tout esprit
capable de tels sentimens. Le témoignage de ma reconnaissance, tout
tardif qu'il est, montrera du moins par-là que je n'ai pas oublié le
service; et je puis vous assurer que le sentiment de cette obligation
s'est accru dans mon coeur en intérêts composés durant le délai. Je
n'ajouterai qu'un mot sur ce sujet; c'est que vous, Jeffrey, et Leigh
Hunt, furent les seuls hommes de lettres, parmi tous ceux que je
connais (et dont quelques-uns avaient été obligés par moi), qui osassent
alors hasarder même un mot anonyme en ma faveur; et que, de ces trois
hommes, je n'avais jamais vu l'un,--vu l'autre beaucoup moins que je ne
le désirais,--et que le troisième n'avait à mon égard aucune espèce
d'obligation, tandis que les deux premiers avaient été attaqués par moi
précédemment, l'un, à la vérité, par suite d'une sorte de provocation,
mais l'autre de gaîté de coeur. Ainsi, vous voyez que vous avez amassé
«des charbons ardens, etc.», suivant la vraie maxime de l'Évangile, et
je vous assure qu'ils m'ont brûlé jusqu'au coeur.

»Je suis charmé que vous acceptiez la dédicace. Je voulais d'abord vous
dédier les «_Foscarini_»; mais premièrement, j'ai appris que _Caïn_
était jugé le moins mauvais des deux drames comme composition; et,
secondement, j'ai traité Southey comme un filou dans une note des
_Foscarini_, et j'ai songé qu'il est un de vos amis (sans être le mien,
néanmoins), et qu'il ne serait pas convenable de dédier à quelqu'un un
ouvrage contenant de tels outrages contre son ami. Toutefois, je
travaillerai bientôt le poète-lauréat. J'aime les querelles, et les ai
toujours aimées depuis mon enfance; et c'est, il faut le dire,
l'inclination que j'ai trouvé, la plus facile à satisfaire, soit en
personne, soit en poésie. Vous désavouez «la jalousie», mais je vous
demanderai comme Boswell à Johnson: «De qui pourriez-vous être jaloux?»
d'aucun auteur vivant, sans contredit; et (en prenant en considération
les tems passés et présens) de quel auteur mort? Je ne veux pas vous
importuner sur le compte des romans écossais (comme on les appelle,
quoique deux d'entre eux soient complètement anglais, et les autres à
moitié), mais rien ne peut ni n'a pu me persuader, dix minutes après
avoir joui de votre société, que vous n'êtes pas l'auteur. Ces romans
ont pour moi tant de l'_Auld lang syne_ (j'ai été élevé en franc
Écossais jusqu'à dix ans), que je ne puis me passer d'eux; et quand je
partis l'autre jour de Ravenne pour Pise, et que j'envoyai ma
bibliothèque en avant, ce furent les seuls livres que je gardai près de
moi, quoique je les susse déjà par coeur.»


27 janvier 1822.

»J'ai différé de clore ma lettre jusqu'à présent, dans l'espoir que je
recevrais _le Pirate_, qui est en mer pour m'arriver, mais qui n'est pas
encore en vue. J'apprends que votre fille est mariée, et je suppose qu'à
présent vous êtes à moitié grand-père,--jeune grand-père, par
parenthèse. J'ai entendu faire de grands éloges de la personne et de
l'esprit de Mrs. Lockhart, et l'on m'a dit beaucoup de bien de son mari.
Puissiez-vous vivre assez pour voir autant de nouveaux Scott qu'il y a
de Nouvelles de Scott[171]! C'est la mauvaise pointe, mais le sincère
désir de,

»Votre affectionné, etc.»

»_P. S._ Pourquoi ne faites-vous pas un tour en Italie? vous y seriez
aussi connu et aussi bienvenu, que dans les montagnes d'Écosse parmi
vos compatriotes. Quant aux Anglais, vous seriez avec eux comme à
Londres; et je n'ai pas besoin d'ajouter que je serais charmé de vous
revoir, ce que je suis loin de pouvoir jamais dire pour l'Angleterre ni
pour rien de ce qu'elle renferme, à quelques exceptions «de parentage et
d'alliés.» Mais «mon coeur brûle pour le tartan» ou toute autre chose
d'Écosse, qui me rappelle Aberdeen et d'autres pays plus voisins des
montagnes que cette ville, vers Indercauld et Braemar, où l'on m'envoya
prendre du lait de chèvre en 1795-6, sans quoi j'étais menacé de dépérir
après la fièvre scarlatine. Mais je bavarde comme une commère; ainsi,
bonne nuit, et les dieux soient avec vos rêves!

»Présentez, je vous prie, mes respects à lady Scott, qui se souviendra
peut-être de m'avoir vu en 1815.........................................

[Note 171: To see as many _novel_ Scotts as there are Scott's
_novels_. Le jeu de mots est plus sensible dans le texte. _Novel_ veut
dire _nouveau_, et _roman_, _nouvelle_. (_Note du Trad._) ]



LETTRE CCCCLXXVI.

À M. KINNAIRD.


Pise, 6 février 1822.

«Tentez de repasser le défilé de l'abîme», jusqu'à ce que nous trouvions
un éditeur pour _la Vision_; et si l'on n'en trouve pas, imprimez
cinquante exemplaires à mes frais, distribuez-les parmi mes
connaissances, et vous verrez bientôt que les libraires publieront
l'ouvrage même malgré notre opposition. La crainte à présent est
naturelle; mais je ne vois pas que je doive céder pour cela. Je ne
connais rien de la _Remontrance_ de Rivington: mais je présume que le
sermonnaire a besoin d'un bénéfice. J'ai déjà entendu parler d'un prêche
à Kentish-Town contre _Caïn_. Le même cri fut poussé contre Priestley,
Hume, Gibbon, Voltaire, et tous les hommes qui osèrent mettre les dîmes
en question.

»J'ai reçu la prétendue réplique de Southey, de laquelle, à ma grande
surprise, vous ne parlez pas du tout. Ce qui reste à faire, c'est de
l'appeler sur le terrain. Mais viendra-t-il? voilà la question.
Car,--s'il ne venait pas,--toute l'affaire paraîtrait ridicule, si je
faisais un voyage long et dispendieux pour rien.

»Vous êtes mon second, et, comme tel, je désire vous consulter.

»Je m'adresse à vous, comme à un homme versé dans le duel ou
_monomachie_. Sans doute, je viendrai en Angleterre le plus secrètement
possible, et partirai (en supposant que je sois le survivant) de la
même façon; car je ne retournerai dans ce pays que pour régler les
différends accumulés durant mon absence.

»Par le dernier courrier je vous ai fait passer une lettre sur l'affaire
Rochdale, d'où il résulte une perspective d'argent. Mon agent dit deux
mille livres sterling; mais supposé que ce ne fût que mille, ou même que
cent, toujours est-il que c'est de l'argent; et j'ai assez vécu pour
avoir un excessif respect pour la plus petite monnaie du royaume, ou
pour la moindre somme qui, bien que je n'en aie pas besoin moi-même,
peut être utile à d'autres qui en ont plus besoin que moi.

»On dit que «savoir est pouvoir,»--je le croyais aussi; mais je sais
maintenant qu'on a voulu dire l'argent; et quand Socrate déclarait que
tout ce qu'il savait, était «qu'il ne savait rien», il voulait
simplement déclarer qu'il n'avait pas une drachme dans le monde
athénien............................................................

»Je ne puis me reprocher de grandes dépenses, mon seul _extra_ (et c'est
plus que je n'ai dépensé pour moi) étant un prêt de deux cent cinquante
livres sterling à--, et un ameublement de cinquante livres, que j'ai
acheté pour lui, et une barque que je fais construire pour moi à Gênes,
laquelle coûtera environ cent livres.

»Mais revenons. Je suis déterminé à me procurer tout l'argent que je
pourrai, soit par mes rentes, soit par succession, soit par procès, soit
par mes manuscrits ou par tout autre moyen légitime.

»Je paierai (quoique avec la plus sincère répugnance) le reste de mes
créanciers et tous les hommes de loi, suivant les conditions réglées par
des arbitres.

»Je vous recommande la lettre de M. Hanson, sur le droit de péage de
Rochdale.

»Surtout, je recommande mes intérêts à votre honorable grandeur.

»Songez aussi que j'attends de l'argent pour les différens manuscrits:
Bref, «_rem quocunque modo, rem!_»--La noble passion de la cupidité
s'accroît en nous avec nos années.

»Tout à vous à jamais, etc.»



LETTRE CCCCLXXVII.

À M. MURRAY.


Pise, 8 février 1822.

«On devait s'attendre à des attaques contre moi, mais j'en vois une
contre vous dans les journaux, à laquelle, je l'avouerai, je ne
m'attendais pas. Je suis fort embarrassé de concevoir pourquoi ou
comment vous pouvez être considéré comme responsable de ce que vous
publiez.

»Si _Caïn_ est blasphématoire, le _Paradis perdu_ l'est aussi; et les
paroles mêmes de l'Oxonien[172], «Mal, sois mon bien,» sont de ce poème
épique, et de la bouche de Satan. Ai-je donc mis rien de plus fort dans
celle de Lucifer, dans mon _mystère_? _Caïn_ n'est qu'un drame, et non
pas une dissertation. Si Lucifer et Caïn parlent comme le premier
meurtrier et le premier ange rebelle sont naturellement censés avoir
parlé, certes tous les autres personnages parlent aussi conformément à
leurs caractères,--et les plus violentes passions ont toujours été
permises au drame.

[Note 172: _Gentleman_ d'Oxford. (_Note du Trad._)]

»J'ai même évité d'introduire la divinité comme dans l'Écriture,--et
comme Milton l'a fait--(ce qui ne me semble pas sage, ni dans l'un ni
dans l'autre cas); mais j'ai préféré faire dépêcher par Dieu à sa place
un de ses anges vers Caïn, afin de ne blesser aucun sentiment sur ce
point, en restant au-dessous de ce que les hommes non inspirés ne
peuvent jamais atteindre,--c'est-à-dire au-dessous d'une expression
adéquate de l'effet de la présence de Jéhovah. Les vieux _Mystères_
introduisaient Dieu assez libéralement, mais je l'ai évité dans le
nouveau.

»La querelle que l'on vous fait, parce qu'on pense qu'on ne réussirait
pas avec moi, me semble la tentative la plus atroce qui jamais ait
déshonoré les siècles. Hé quoi! lorsqu'on a laissé en repos durant
soixante-dix ans les éditeurs de Gibbon, Hume, Priestley et Drummond,
devez-vous être particulièrement distingué pour un ouvrage
d'imagination, non d'histoire ou de controverse? Il faut qu'il y ait
quelque chose de caché au fond de cette querelle,--quelqu'un de vos
ennemis personnels: autrement c'est incroyable.

»Je ne puis que dire:

        _Me, me_, en, _adsum qui feci_[173]

et que, par conséquent, toutes attaques dirigées contre vous soient
tournées contre moi, qui veux et dois les supporter toutes;--que si vous
avez perdu de l'argent par suite de la publication, je vous rembourserai
tout ou partie du prix du manuscrit;--que vous m'obligerez de déclarer
que vous et M. Gifford m'avez tous deux adressé des remontrances contre
la publication, ainsi que M. Hobhouse;--que moi seul l'ai voulue, et que
je suis le seul qui, légalement ou autrement, doive porter la peine. Si
l'on poursuit, je reviendrai en Angleterre; c'est-à-dire, si en payant
de ma personne, je puis sauver la vôtre. Faites-le moi savoir. Vous ne
souffrirez pas pour moi, si je puis l'empêcher. Faites de cette lettre
tel emploi qu'il vous plaira.

[Note 173: Byron cite mal; _en_ est de trop. Voici le vers de
Virgile:

        _Me, me; adsum qui feci; in me convertite ferrum_.
        (_Note du Trad._)]

«Tout à vous à jamais, etc.

»_P. S._ Je vous écris touchant ce tumulte de mauvaises passions et
d'absurdités, par une lune d'été (car ici notre hiver est plus brillant
que vos jours de canicule), dont la lumière éclaire le cours de l'Arno,
avec les édifices qui le bordent et les ponts qui le croisent.--Quel
calme et quelle tranquillité! Quels riens nous sommes devant la moindre
de ces étoiles.»



LETTRE CCCCLXXVIII.

À M. MOORE.


Pise, 19 février 1822.

«Je suis un peu surpris de ne pas avoir eu de réponse à ma lettre et à
mes paquets. Lady Noel est morte, et il n'est pas impossible que je sois
obligé d'aller en Angleterre pour régler le partage de la propriété de
Wentworth, et quelle portion lady Byron doit en avoir; ce qui n'a point
été décidé par l'acte de séparation. Mais j'espère le contraire, si l'on
peut tout arranger sans moi,--et j'ai écrit à sir Francis Burdett d'être
mon arbitre, vu qu'il connaît la propriété.

»Continuez de m'adresser vos lettres ici, vu que je n'irai pas en
Angleterre si je puis m'en dispenser,--du moins pour cette raison. Mais
j'irai peut-être pour une autre; car j'ai écrit à Douglas Kinnaird
d'envoyer de ma part un cartel à M. Southey, pour une rencontre soit en
Angleterre, soit en France (où nous serions moins exposés à être
interrompus). Il y a environ une quinzaine de jours, et je n'ai pas
encore eu le tems d'avoir de réponse. Toutefois, vous recevrez un avis;
adressez donc toujours vos lettres à Pise.

»Mes agens et hommes d'affaires m'ont écrit de prendre le nom
directement; ainsi, je suis votre très-affectionné et sincère ami,

NOEL BYRON.

»_P. S._ Je n'ai point reçu de nouvelles d'Angleterre, hormis pour
affaires; et je sais seulement, d'après le fidèle _ex_ et
_dé_-tracteur[174] Galignani, que le clergé se soulève contre _Caïn_. Il
y a, si je ne me trompe, un bon bénéfice dans le domaine de Wentworth;
et je montrerai quel bon chrétien je suis, en protégeant et nommant le
plus pieux de l'ordre ecclésiastique, si l'occasion s'en présente.

»Murray et moi sommes peu en correspondance, et je ne connais rien à
présent de la littérature. Je n'ai écrit dernièrement que pour affaires.
Que faites-vous maintenant? Soyez assuré que la coalition que vous
craignez n'existe pas.»

[Note 174: _Ex_ and _de_-tractor. Pour conserver le jeu de mots,
nous avons supposé français le mot _extracteur_. (_Note de Trad._)]



LETTRE CCCCLXXIX.

À M. MOORE.


Pise, 20 février 1822.

«....................................................................

»J'ai choisi sir Francis Burdett pour mon arbitre dans la question de
savoir quelle part il revient à lady Byron sur les domaines de lady
Noel, estimés à sept mille livres sterling de revenus annuels, toujours
parfaitement payés, ce qui est rare dans ce tems-ci. C'est parce que ces
propriétés consistent principalement en terres de pâturage, moins
atteintes par les bills sur les grains que les terres de labour.

«Croyez-moi pour toujours votre très-affectionné,

NOEL BYRON.

»Je ne sache point qu'il y ait rien dans _Caïn_ contre l'immortalité de
l'ame. Je ne professe point de telles opinions;--mais, dans un drame,
j'ai dû faire parler le premier assassin et le premier ange rebelle
conformément à leurs caractères. Toutefois, les curés prêchent tous
contre le drame, de Kentish-Town et d'Oxford jusqu'à Pise:--ces gueux de
prêtres! ils font plus de mal à la religion que tous les infidèles qui
aient jamais oublié leur catéchisme.

»Je n'ai pas vu l'annonce de la mort de lady Noel dans
Galignani.--Pourquoi cela?»



LETTRE CCCCLXXXI[175].

[Note 175: La lettre 480e a été supprimée.]

À M. MOORE.


Pise, Ier mars 1822.

«Comme je n'ai pas encore de nouvelles de mon _Werner_, etc., paquet que
je vous envoyai le 29 janvier, je continue à vous importuner (pour la
cinquième fois, je pense) pour savoir s'il n'a pas été égaré en route.
Comme il était très-bien mis au net, ce serait une vexation s'il était
perdu. Je l'avais assuré au bureau de poste pour qu'on en prît plus de
soin, et qu'on vous l'adressât sans faute à Paris.

»Je vois dans l'impartial Galignani un extrait du _Blackwood's
Magazine_, où l'on dit que certaines gens ont découvert que ni vous ni
moi n'étions poètes. Relativement à l'un de nous, je sais que ce passage
nord-ouest à mon pôle magnétique a été depuis long-tems découvert par
quelques sages, et je leur laisse la pleine jouissance de leur
pénétration. Je pense de ma poésie ce que Gibbon dit de son histoire
«que peut-être dans cent ans d'ici on continuera encore à en médire.»
Toutefois, je suis loin de prétendre m'égaler ou me comparer à cet
illustre homme de lettres.

»Mais, relativement à vous, je pensais que vous aviez toujours été
reconnu poète par la stupidité comme par l'envie,--mauvais poète, sans
contredit,--immoral, fleuri, asiatique, et diaboliquement populaire,
mais enfin poète _nemine contradicente_. Cette découverte a donc pour
moi tout le charme de la nouveauté, tout en me consolant (suivant La
Rochefoucauld) de me trouver dépoétisé en si bonne compagnie. Je suis
content «de me tromper avec Platon», et je vous assure très-sincèrement
que j'aimerais mieux n'être pas tenu pour poète avec vous, que de
partager les couronnes des lakistes (non encore couronnés,
toutefois)........ ..................................................

»Quant à Southey, sa réponse à mon cartel n'est pas encore arrivée. Je
lui envoyai le message, avec une courte note, par l'intermédiaire de
Douglas Kinnaird, et la réponse de celui-ci n'est pas encore parvenue.
Si Southey accepte, j'irai en Angleterre; mais, dans le cas contraire,
je ne pense pas que la succession de lady Noel m'y amène, vu que les
arbitres peuvent arranger les affaires en mon absence, et qu'il ne
semble s'élever aucune difficulté. L'autorisation du nouveau nom et des
nouvelles armes sera obtenue par la pétition qu'on adresse à la couronne
dans les cas semblables, puis me sera envoyée......»

La lettre précédente était incluse dans celle qui suit.



LETTRE CCCCLXXXII.

À M. MOORE.


Pise, 4 mars 1822.

«Depuis que je vous ai écrit la lettre ci-incluse, j'ai attendu un autre
courrier, et maintenant j'ai votre lettre qui m'accuse l'arrivée du
paquet.

»Les ouvrages inédits qui sont dans vos mains, dans celle de Douglas
Kinnaird et de M. John Murray, sont: _le Ciel et la Terre_, sorte de
drame lyrique sur le déluge;--_Werner_, à présent entre vos mains;--une
traduction du premier chant du _Morgante Maggiore_;--une autre d'un
épisode de Dante;--des stances au Pô, du Ier juin 1819;--les
_Imitations d'Horace_, composées en 1811, mais dont il faudrait
maintenant omettre une grande partie;--plusieurs pièces en prose, qu'on
fera tout aussi bien de laisser inédites;--_la Vision_, etc., _de
Quevedo Redivivus_, en vers................................

»Je suis fâché que vous trouviez _Werner_ à peu près propre au Théâtre;
ce qui, avec mes idées actuelles, est loin d'être mon but. Quant à la
publication de toutes ces pièces, je vous ai déjà dit que je n'avais
dans le cas actuel aucune espérance exorbitante de renommée ou de lucre,
mais je désire qu'on les publie parce que je les ai écrites, ce qui est
le sentiment ordinaire de tous les écrivailleurs.

»Par rapport à la «religion», ne pourrai-je jamais vous convaincre que
je n'ai point les opinions des personnages de ce drame, qui semble avoir
effrayé tout le monde? Ce n'est cependant rien en comparaison des
paroles du _Faust_ de Goëthe (paroles cent fois plus scandaleuses), et
ce n'est guère plus hardi que le Satan de Milton. Les idées de tel ou
tel personnage ne me restent pas dans l'esprit: comme tous les hommes
d'imagination, je m'identifie, sans doute, avec le caractère que je
dessine, mais cette identité cesse un instant après que j'ai quitté la
plume.

»Je ne suis pas ennemi de la religion: au contraire. La preuve en est,
que j'élève ma fille naturelle en bonne catholique dans un couvent de
la Romagne; car je crois que l'on ne peut jamais avoir assez de
religion, si l'on doit en avoir. Je penche beaucoup en faveur des
doctrines catholiques; mais si j'écris un drame, je dois faire parler
mes personnages suivant les dispositions que je leur suppose.

»Quant au pauvre Shelley, qui est un autre épouvantail pour vous et pour
tout le monde, il est, à ma connaissance, le moins égoïste et le plus
doux des hommes;--c'est un homme qui a plus sacrifié sa fortune et ses
sentimens en faveur d'autrui que personne dont j'aie jamais entendu
parler. Pour ses opinions spéculatives, je ne les partage point, ni ne
désire les partager.

»La vérité est, mon cher Moore, que vous vivez près de l'étuve de la
société, et que vous êtes inévitablement influencé par sa chaleur et par
ses vapeurs. J'y vécus autrefois,--et trop,--assez pour donner une
teinte ineffaçable à mon existence entière. Comme mon succès dans la
société ne fut pas médiocre, je ne puis être accusé de la juger avec des
préventions défavorables; mais je pense que, dans sa constitution
actuelle, elle est fatale aux grandes et originales entreprises de tout
genre. Je ne la courtisai pas, alors que j'étais jeune, et l'un de «ses
gentils mignons;» pensez-vous donc que je veuille le faire, aujourd'hui
que je vis dans une plus pure atmosphère? Une seule raison pourrait m'y
ramener, et la voici: je voudrais essayer encore une fois si je puis
faire quelque bien en politique, mais non dans la mesquine politique que
je vois peser aujourd'hui sur notre misérable patrie.

»Ne vous méprenez pas, néanmoins. Si vous m'énoncez vos propres
opinions, elles eurent et auront toujours le plus grand poids pour moi.
Mais si vous n'êtes que l'écho «du monde» (et il est difficile de ne pas
l'être au sein de sa faveur et de sa fermentation), je ne puis que
regretter que vous répétiez des dires auxquels je ne prête aucune
attention.

»Mais en voilà assez. Les dieux soient avec vous, et vous donnent autant
d'immortalité de tous genres qu'il convient à votre existence actuelle
et à vous.

«Tout à vous, etc.»



LETTRE CCCCLXXXIII.

À M. MOORE.


Pise, 6 mars 1822.

«La lettre de Murray que je vous envoie ci-incluse, m'a attendri,
quoique je pense qu'il est contraire à son intérêt de désirer que je
continue mes relations avec lui. Vous pouvez donc lui faire passer le
paquet de _Werner_; ce qui vous épargnera toute peine ultérieure. Et
puis, me pardonnez-vous l'ennui et la dépense dont je vous ai déjà
accablé? Au moins, dites-le;--car je suis tout honteux de vous avoir
tant troublé pour une telle absurdité.

»Le fait est que je ne puis garder mes ressentimens, quoique assez
violens dès l'abord. D'ailleurs, maintenant que tout le monde s'attaque
à Murray à cause de moi, je ne peux ni ne dois l'abandonner, à moins
qu'il ne vaille mieux pour lui que je le fasse, comme je l'ai cru
réellement.

»Je n'ai point eu d'autres nouvelles d'Angleterre, excepté une lettre du
poète Barry Cornwall, mon ancien camarade d'école. Quoique je vous aie
importuné de lettres dernièrement, croyez-moi.

»Votre, etc.

»_P. S._ Dans votre dernière lettre, vous dites, en parlant de Shelley,
que vous préféreriez presque «le bigot qui damne son prochain, à
l'incrédule qui réduit tout au néant[176].» Shelley croit cependant à
l'immortalité.--Mais, par parenthèse, vous rappelez-vous la réponse du
grand Frédéric à la plainte des villageois dont le curé prêchait contre
l'éternité des tourmens de l'enfer? La voici:--«Si mes fidèles sujets de
Schrausenhaussen aiment mieux être éternellement damnés, libre à eux de
l'être.»

[Note 176: On verra tout-à-l'heure, d'après la citation même du
passage auquel Byron fait allusion, qu'il s'était complètement mépris
sur ma pensée. (_Note de Moore_.) ]

»S'il fallait choisir, je jugerais un long sommeil meilleur qu'une
veille d'agonie. Mais les hommes, tout misérables qu'ils sont,
s'attachent tellement à tout ce qui ressemble à la vie, qu'ils
préféreraient probablement la damnation au repos. D'ailleurs, ils se
croient si importans dans la création, que rien de moins ne peut
satisfaire leur vanité;--les insectes!

»C'est, je crois, le docteur Clarke, qui raconte dans ses voyages les
exercices équestres d'un Tartare qu'il vit caracoler sur un cheval jeune
et fougueux, dans un endroit presque entièrement environné par un
précipice escarpé, et qui décrit la témérité folâtre avec laquelle le
cavalier, semblant se complaire au péril, courait quelquefois bride
abattue vers le bord taillé à pic. Un sentiment analogue à
l'appréhension qui suspendait la respiration du voyageur témoin de cette
scène, affecta tous ceux qui suivaient de l'oeil la course indomptée et
hardie du génie de Byron,--ils étaient au même instant frappés
d'admiration et d'épouvante, et surtout ceux qui aimaient le poète
étaient excités par une sorte d'impulsion instinctive à se précipiter au
devant de lui et à le sauver de sa propre impétuosité. Mais quoiqu'il
fût bien naturel à ses amis de céder à ce sentiment, une courte
réflexion sur son caractère désormais changé, les aurait avertis qu'une
telle intervention devait être aussi inutile pour lui que périlleuse
pour eux, et ce n'est pas sans surprise que je réfléchis à présent sur
la témérité présomptueuse avec laquelle je supposai que Byron lancé sans
frein, dans l'orgueil et la pleine conscience de sa force, vers ces
vastes régions de la pensée dont l'horizon s'ouvrait devant lui, les
représentations de l'amitié auraient le pouvoir de l'arrêter. Toutefois,
comme les motifs qui m'engageaient à lui adresser mes remontrances,
peuvent se justifier d'eux-mêmes, je ne m'appesantirai pas plus
long-tems sur ce point, et me contenterai de mettre sous les yeux du
lecteur quelques extraits[177] des lettres que j'écrivis à cette époque,
vu qu'ils serviront à expliquer quelques allusions de Lord Byron.

[Note 177: C'est M. Hobhouse qui a eu la bonté de me rendre toutes
les lettres. (_Note de Moore_.) ]

»En m'écrivant sous la date du 24 janvier, on se rappelle qu'il
dit:--«Soyez assuré que la coalition que vous appréhendez n'existe pas».
Les extraits suivans de mes lettres postérieures, expliqueront ce que
cette phrase signifie:--«J'ai appris il y a quelques jours que Leigh
Hunt était en route avec toute sa famille pour se rendre près de vous,
et l'on conjecture que vous, Shelley et lui, allez _conspirer_ ensemble
dans l'_Examiner_. Je ne puis croire cela,--et m'élève de tout mon
pouvoir contre un pareil projet. _Seul_ vous pouvez faire tout ce qu'il
vous plaira; mais les associations de réputation, comme celles de
commerce, rendent le plus fort responsable des fautes ou des délits des
autres, et je tremble même pour vous en vous voyant avec de tels
banqueroutiers.--Ce sont deux hommes habiles, et Shelley même est à mon
sens un homme de génie, mais je dois vous redire que vous ne pouvez
procurer à vos ennemis (les ***s _et hoc genus omne_) un plus grand
triomphe qu'en formant une alliance si inégale et si peu sainte. Vous
êtes, avec vos seuls bras, capable de lutter contre le monde,--ce qui
est beaucoup dire, le monde étant comme Briarée, un géant à cent
bras,--mais pour demeurer tel, vous devez être seul. Rappelez-vous que
les méchans édifices qui entourent la basilique de Saint-Pierre,
paraissent s'élever au-dessus d'elle.»

»Voici, relativement à _Caïn_, les passages de mes lettres dans l'ordre
des dates.


30 septembre 1821.

»Depuis que j'écrivis les lignes ci-dessus, j'ai lu les _Foscari_ et
_Caïn_. Le premier drame ne me plaît pas autant que _Sardanapale_. Il a
le défaut de toutes ces terribles histoires vénitiennes;--il n'est ni
naturel ni probable, et par conséquent, malgré la rare habileté avec
laquelle vous l'avez conduit, il n'excite que fort peu d'intérêt. Mais
_Caïn_ est merveilleux,--terrible,--digne de l'immortalité. Si je ne me
trompe, il fera une impression profonde dans le coeur des hommes, et
tandis que les uns frémiront de ses blasphèmes, les autres seront
obligés de se prosterner devant sa grandeur. Ne parlez plus d'Eschyle et
de son Prométhée!!!--C'est dans votre drame que respire le véritable
esprit du poète--et du diable.


9 février 1822.

»Ne vous mettez pas dans la tête, mon cher Byron, que le flot de la
marée se tourne entièrement contre vous en Angleterre. Jusqu'à ce que
j'aperçoive quelques symptômes d'oubli à votre égard, je ne croirai pas
que vous perdiez du terrain. Pour le moment;

        _Te veniente die, te decedente_[178],

on ne parle presque que de vous, et quoique de bonnes gens se signent en
vous citant, il est clair que ces gens-là pensent beaucoup plus à vous
qu'ils ne le devraient pour le bien de leurs ames. _Caïn_, sans
contredit, a fait sensation; et quelque sublime qu'il soit, je regrette,
pour plusieurs raisons, que vous l'ayez composé..... Pour moi, je ne
donnerais pas la poésie de la religion pour tous les plus sages
résultats auxquels la philosophie puisse jamais arriver; les diverses
sectes et croyances donnent assez beau jeu à ceux qui sont désireux
d'intervenir dans les affaires de leurs voisins; mais notre foi dans le
monde à venir est un trésor que nous ne devons pas abandonner si
légèrement; et le rêve de l'immortalité (si les philosophes la tiennent
pour un rêve) est un de ceux qu'il faut espérer de conserver jusqu'à
l'instant de notre dernier sommeil[179].

[Note 178: Virg. Géorg. IV:

        Au lever du jour, à son coucher, etc.
        (_Note du Trad._)]

[Note 179: C'est à cette pensée que Lord Byron fait allusion, à la
fin de sa lettre du 4 mars. (_Note de Moore_.)]


19 février 1822.

»J'ai écrit aux Longman pour tâter le terrain, car je ne crois pas que
Galignani soit l'homme qu'il vous faut. La seule chose qu'il puisse
faire est ce que nous pouvons faire sans lui,--c'est à savoir, employer
un libraire anglais. Paris, sans doute, pourrait être convenable pour
tous les ouvrages réfugiés qui sont signalés dans _l'index
expurgatorius_ de Londres, et si vous avez quelques diatribes politiques
à lancer, c'est votre ville. Mais, je vous en prie, que ces diatribes ne
soient que politiques. La hardiesse, avec un peu de licence, en
politique, fait du bien,--un bien réel, présent; mais en religion, elle
n'est utile ni dans l'instant présent ni dans l'avenir, et pour moi,
j'ai une telle horreur des extrêmes sur ce point, que je ne sais lequel
je hais le plus, du bigot qui damne hardiment son prochain, ou de
l'incrédule qui hardiment réduit tout au néant.» _Furiosa res est in
tenebris impetus_[180]»--et comme grande est l'obscurité, même pour les
plus sages d'entre nous, sur ce sujet un peu de modestie, dans
l'incrédulité comme dans la foi, est ce qui nous convient le mieux. Vous
devinerez aisément qu'en ceci, je ne songe pas tant à vous-même qu'à un
ami aujourd'hui votre compagnon, vous connaissant comme je vous connais,
et sachant ce que lady Byron aurait dû trouver, c'est-à-dire, que vous
êtes la personne la plus traitable pour ceux avec qui vous vivez;
j'avoue que je crains et conjure vivement l'influence de cet ami sur
votre esprit[181].

[Note 180: C'est chose folle que de courir tête baisée dans les
ténèbres.]

[Note 181: Ce passage ayant été montré par Lord Byron à M. Shelley,
celui-ci écrivit, en conséquence, à un de mes amis intimes une lettre,
dont je vais donner un extrait. Le zèle ardent et ouvertement déclaré
avec lequel Shelley professa toujours son incrédulité, détruit tous les
scrupules qui autrement pourraient s'opposer à une pareille publication.
En outre, le témoignage d'un observateur si sagace et si près placé sur
l'état de l'esprit de Lord Byron par rapport aux idées religieuses, est
d'une trop grande importance pour être supprimé par un excès ridicule de
dédain. «Lord Byron m'a lu une ou deux lettres de Moore, lettres où
Moore parle de moi avec une grande bienveillance, et, sans contredit, je
ne puis qu'être infiniment flatté de l'approbation d'un homme dont je
suis fier de me reconnaître l'inférieur. Entre autres choses, pourtant,
Moore, après avoir donné de fort bons avis à Lord Byron sur l'opinion
publique, etc., paraît conjurer mon influence sur l'esprit du noble
poète par rapport à la religion, et attribuer à mes suggestions le ton
qui règne dans _Caïn_. Moore le garantit contre toute influence sur ce
sujet avec le zèle le plus amical, et son motif naît évidemment du désir
de rendre service à Lord Byron sans m'humilier. Je crois que vous
connaissez Moore. Assurez-lui, je vous prie, que je n'ai pas la plus
légère influence sur Lord Byron par rapport à ce sujet;--si je l'avais,
je l'emploierais certainement à déraciner de sa grande ame les erreurs
du christianisme, qui, en dépit de sa raison, semblent renaître
perpétuellement, et restent en embuscade pour les heures de malaise et
de tristesse. _Caïn_ fut conçu par Lord Byron il y a plusieurs années,
et commencé à Ravenne avant que je ne le visse. Quel bonheur n'aurais-je
pas à m'attribuer la part la plus indirecte dans cette oeuvre
immortelle.»]

»Relativement à notre polémique religieuse, je dois tenter de me faire
comprendre sur un ou deux points. En premier lieu, je ne vous identifie
pas plus avec les blasphèmes de Caïn que je ne m'identifie moi-même avec
les impiétés de mon Mokanna;--tout ce que je désire et implore, c'est
que vous qui êtes un si puissant artisan de ces foudres, vous ne
choisissiez pas les sujets qui vous mettent dans la nécessité de les
lancer. En second lieu, fussiez-vous décidément athée, je ne pourrais
vous blâmer,--si ce n'est peut-être pour le ton décidé qui n'est pas
toujours sage; je ne pourrais qu'avoir pitié de vous,--sachant par
expérience quels doutes affreux obscurcissent parfois l'avenir brillant
et poétique que je suis disposé à donner au genre humain et à ses
destinées. Je regarde l'ouvrage de Cuvier comme un des livres les plus
désespérans par les conclusions auxquelles il peut conduire certains
esprits. Mais les hommes jeunes, les hommes simples,--tous ceux dont on
aimerait à conserver les coeurs dans toute leur pureté, ne se troublent
guère la tête à propos de Cuvier. Et vous, vous avez incorporé Cuvier
dans une poésie que tout le monde lit; et comme le vent, frappant où
vous avez envie, vous portez cette froidure mortelle, mêlée avec vos
suaves parfums, dans ces coeurs qui ne devraient être visités que par
ces parfums seuls. C'est ce que je regrette, et ce dont je conjurerais
la répétition par toute mon influence. Maintenant, me comprenez-vous!

»Quant à votre solennelle péroraison», la vérité est, mon cher Moore,
etc., etc. qui ne signifie rien sinon que je donne dans la tartuferie du
monde, elle prouve une triste vérité, c'est que vous et moi sommes
séparés par des centaines de lieues. Si vous pouviez m'entendre exprimer
mes opinions au lieu de les lire sur un froid papier, je me flatte
qu'il y a encore assez d'honnêteté et de franchise dans ma physionomie
pour vous rappeler que votre ami Tom Moore;--quoi qu'il puisse être
d'ailleurs--n'est pas un tartufe.


FIN DU TOME DOUZIÈME.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 12 - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore" ***

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