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Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 7 - comprenant ses mémoires publiées par Thomas Moore Author: Byron, George Gordon Byron, Baron, 1788-1824 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 7 - comprenant ses mémoires publiées par Thomas Moore" *** http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON, AVEC NOTES ET COMMENTAIRES, COMPRENANT SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE, ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR. _Traduction nouvelle_ PAR M. PAULIN PARIS, DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI TOME SEPTIÈME. Paris DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS, RUE SAINT-LOUIS, N° 46, ET RUE RICHELIEU, N° 47 _bis_. 1830. SARDANAPALE. TRAGÉDIE HISTORIQUE. PRÉFACE. En publiant les tragédies de _Sardanapale_ et des _Deux Foscari_, il me suffit de répéter qu'elles n'ont pas été composées dans la moindre vue de jamais les livrer au théâtre. Les comédiens ayant une première fois essayé la représentation d'une de mes pièces, l'opinion publique s'est déjà prononcée dans cette circonstance. Quant à mes intentions particulières, comme il paraît qu'on ne veut en tenir aucun compte, je n'en dirai rien. Le lecteur, en consultant les notes, trouvera les fondemens historiques des ouvrages que je lui présente. L'auteur a, dans l'un d'eux, tenté de garder, et, dans l'autre, de violer aussi légèrement que possible la règle des unités; persuadé qu'en les méprisant tout-à-fait, on peut bien se montrer grand poète, mais jamais véritable auteur dramatique. Il sait combien cette déclaration semblera impopulaire dans la littérature anglaise actuelle; mais ce n'est pas de sa part un système, mais une simple opinion qui, naguère encore, était un principe littéraire généralement reconnu dans le monde, et qui l'est encore dans les contrées les plus civilisées: au reste, _nous avons changé tout cela_[1], et nous recueillons les fruits de ce changement. L'auteur est loin de croire que rien de ce qu'il essaiera puisse jamais approcher les chefs-d'œuvre de ses classiques, ou même irréguliers prédécesseurs: seulement, il expose les raisons qui lui font préférer la plus régulière structure, malgré sa faiblesse, au complet abandon de toutes les règles. Lorsqu'il est en défaut, il faut en accuser l'architecte, non pas l'art. [Note 1: En français.] * * * * * AVERTISSEMENT. Mon intention, dans cette tragédie, a été de suivre le récit de Diodore de Sicile, en le ramenant toutefois à cette régularité dramatique qui me semblait le mieux favoriser l'observation des unités. Au lieu donc de la longue guerre dont parle l'histoire, j'ai supposé que la révolte éclatait et se terminait en un jour, par le moyen d'une conspiration subite. Personnages. HOMMES. SARDANAPALE, roi de Ninive et d'Assyrie, etc. ARBACES, Mède aspirant au trône. BELÈSES, Chaldéen et devin. SALEMÈNES, beau-frère du roi. ALTADA, officier assyrien du palais. PANIA. ZAMES. SFÉRO. BALÉA FEMMES. ZARINA, reine. MIRRHA, esclave ionienne, et favorite de Sardanapale. FEMMES composant le harem de Sardanapale. GARDES, SUIVANS, PRÊTRES, CHALDÉENS, MÈDES, ETC. La scène est une salle du palais du roi à Ninive. SARDANAPALE, TRAGÉDIE HISTORIQUE. ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. SALEMÈNES, seul. Il a outragé la reine, mais il est encore son époux; il a outragé ma sœur, mais il est encore mon frère; il a outragé son peuple, mais il en est le roi, et je lui dois mon amitié aussi bien que ma soumission: non, il ne mourra pas ainsi. Je ne verrai pas le sang de Nemrode et de Sémiramis disparaître de la terre, et treize cents années de commandement finir comme un conte de berger; il faut le relever. Il y a dans son ame efféminée un insouciant courage que la corruption n'a pas entièrement étouffé; une secrète énergie que le tems a pu réprimer, mais non pas détruire:--il est plongé, mais non pas noyé dans l'abîme des voluptés. Villageois, il se fût montré capable de conquérir un empire; né sur le-trône, il ne le transmettra pas: ses fils n'hériteront que d'un nom peu glorieux.--Cependant, tout n'est pas perdu; il peut encore secouer son indolence et sa honte, et se montrer tel qu'il doit être, sans plus d'effort qu'il n'en met à se montrer tel qu'il ne le devrait pas. Serait-il, en effet, moins _difficile_ de commander aux nations que de traîner une vie fainéante? de conduire une armée, que de diriger un harem? Il s'épuise en de fades plaisirs; il abrutit son ame; il éteint sa généreuse vigueur au milieu de soins qui ne donnent pas la santé, comme la chasse; ou la gloire, comme la guerre.--Il faut le rappeler à lui-même; mais, hélas! (On entend de l'intérieur des appartemens une musique suave.) le tonnerre seul pourrait le réveiller. Écoutez! c'est le luth, c'est la lyre, c'est le tambourin; les accords lascifs de langoureux instrumens, les molles voix des femmes et de ces êtres qui sont moins que des femmes se font entendre comme l'écho de ses plaisirs; et cependant le grand roi de toute la terre connue incline sa tête couronnée de roses, et son diadème négligemment attaché semble devoir être la conquête de la première main généreuse qui osera le lui ravir. Ils viennent! Déjà se répandent jusqu'à moi les parfums de sa suite voluptueuse. Je distingue les étincelles des pierres précieuses des jeunes filles, dont il a fait ses confidentes et son conseil: elles s'avancent dans la galerie, parmi les flots de ces femmes, revêtues du même costume, et non moins femmes qu'elles-mêmes. Voici venir le petit-fils de Sémiramis, la reine-homme! Faut-il l'attendre? Oui, l'affronter même; lui répéter ce que tous les gens de bien se disent quand ils parlent de lui et de sa cour. Les voilà les esclaves que conduit un monarque serviteur de ses esclaves. SCÈNE II. Entre SARDANAPALE. Son costume est efféminé, sa tête couronnée de fleurs, et sa robe négligemment flottante. Une suite de femmes et de jeunes esclaves le suivent. SARDANAPALE, à quelques gens de sa suite. Que le pavillon soit tendu sur l'Euphrate, qu'il soit illuminé et disposé pour un banquet particulier; à minuit, nous y souperons: songez à ce que rien ne manque, et faites préparer les galères qui doivent nous y conduire. Une brise rafraîchissante ride la large surface des flots: nous ne tarderons pas à nous embarquer. Vous, qui daignez partager les doux momens de Sardanapale, nymphes charmantes, nous nous retrouverons à cette heure plus douce encore, et alors, réunis comme les étoiles suspendues sur nos têtes, nous formerons un empirée aussi brillant que le leur. Mais en attendant, que chacune reste maîtresse de son tems; pour toi, Mirrha, ma chère Ionienne, choisis: veux-tu demeurer avec elles ou avec moi? MIRRHA. Seigneur-- SARDANAPALE. Seigneur! Pourquoi donc, ma chère ame, cette froide réponse? Hélas! c'est le malheur des rois de l'entendre souvent. Dispose de tes instans comme tu disposes des miens. Dis-moi, veux-tu accompagner notre société, ou, loin d'elle, continuer à charmer ici mes heures? MIRRHA. Le choix du roi est le mien. SARDANAPALE. Ne parle pas ainsi, je te prie: ma joie la plus chère est de servir chacun de tes vœux. Je n'ose même exprimer mes propres désirs, dans la crainte de contrarier les tiens; car tu te montres toujours trop empressée à sacrifier tes pensées devant celles des autres. MIRRHA. Je voudrais donc rester: je n'ai de bonheur qu'en contemplant le tien; cependant-- SARDANAPALE. Cependant? Qu'est-ce _cependant_? Tes vœux chéris seront toujours la seule barrière qui pourra s'élever entre toi et moi. MIRRHA. Je songe que l'heure présente est ordinairement celle du conseil; mieux vaudrait donc me retirer. SALEMÈNES, s'avançant. L'esclave ionienne dit bien; qu'elle se retire. SARDANAPALE. Qui parle ainsi? Quoi! vous ici, mon frère? SALEMÈNES. Le frère de la _reine_, ô roi, et votre plus fidèle vassal. SARDANAPALE, à sa suite. Comme je l'ai dit, que tout le monde dispose de ses heures, jusqu'à celle de minuit, où nous sollicitons de nouveau votre présence. (La cour se retire.) (A Mirrha, qui s'éloigne.) Mirrha! _toi_, je croyais que tu restais? MIRRHA. Grand roi, tu ne l'as pas dit. SARDANAPALE. Mais tu m'y semblais disposée; j'ai vu dans l'expression de tes regards ioniques le désir de ne pas me quitter. MIRRHA. Sire, votre-- SALEMÈNES. Le frère de sa reine, courtisane d'Ionie! Oses-_tu_ bien _me_ nommer et ne pas rougir? SARDANAPALE. Sans rougir? Tes yeux sont aussi mauvais que ton cœur! Tu colores ses joues charmantes, comme sur le Caucase la teinte mourante du jour, quand le soleil couchant nuance d'un rose plus sombre la blancheur de la neige; oui, tu lui reproches une insensibilité, un aveuglement qui t'appartiennent seuls. Quoi! des larmes, ma Mirrha! SALEMÈNES. Qu'elles coulent; elle pleure pour bien d'autres, et elle est elle-même la cause de pleurs plus amers. SARDANAPALE. Maudit celui qui fait ainsi couler les siennes! SALEMÈNES. Oh! ne te maudis pas toi-même:--des millions d'hommes le font déjà bien assez. SARDANAPALE. Tu oublies qui tu es; ne me fais pas souvenir que je suis roi. SALEMÈNES. Plût à Dieu que tu le fusses! MIRRHA. Oh! mon roi! je t'en prie; et toi, prince aussi, permettez que je me retire. SARDANAPALE. Puisqu'il le faut, et que cet homme brutal n'a pas craint d'insulter ta belle ame, j'y consens; mais souviens-toi que nous devons bientôt nous réunir: j'aimerais mieux perdre un empire que ta présence. (Mirrha sort.) SALEMÈNES. Il se peut que tu les perdes tous les deux, et tous deux pour toujours! SARDANAPALE. Mon frère, puisque je supporte un pareil langage, je puis du moins commander à moi-même; cependant, ne me force pas à sortir de mon naturel. SALEMÈNES. Et c'est justement à ce naturel facile, et même trop faible, que je voudrais t'arracher. Oh! que ne puis-je te réveiller, quand même tu devrais m'en punir. SARDANAPALE. Par le dieu Baal! cet homme voudrait faire de moi un tyran. SALEMÈNES. Mais tu l'es déjà! Crois-tu qu'il n'y ait d'autre tyrannie que celle du carnage et des haines? celle du vice, les excès et les débordemens du libertinage, l'indolence, l'apathie, les suites d'une molle oisiveté enfantent des milliers de tyrans dont la cruauté surpasse les actes les plus odieux d'un despote énergique, quelles que soient l'impétuosité et la violence de son caractère. Le triste et scandaleux exemple de tes débordemens corrompt les nations ainsi qu'il les oppresse; du même coup, il sappe et ta puissance immédiate et celle de tes officiers les plus éloignés. Aussi, que l'étranger envahisse nos frontières, ou qu'un séditieux appelle à la guerre civile, l'un ou l'autre nous seront également fatals. Le premier ne trouvera plus dans tes sujets un courage capable de le repousser, et le second rencontrera moins des vainqueurs que des complices. SARDANAPALE. Et qui te rend aujourd'hui le porte-voix du peuple? SALEMÈNES. L'oubli de ta conduite avec la reine, et les chagrins de ma sœur; l'affection naturelle que je conserve pour mes jeunes neveux; ma loyauté envers le roi, loyauté que des paroles ne suffiront plus bientôt pour lui prouver; mon respect pour la race de Nemrode, et, de plus, un autre sentiment que tu ne connais pas. SARDANAPALE Qu'est-ce que cela? SALEMÈNES. Un mot qui t'est inconnu. SARDANAPALE. Prononce-le, cependant: j'ai toujours aimé à apprendre. SALEMÈNES. La vertu. SARDANAPALE. Je ne connais pas ce mot! Il n'en est pas un qui plus souvent sonne dans mes oreilles--plus retentissant que le bruit de la multitude ou l'éclatante trompette; ta sœur ne m'a jamais fait entendre autre chose. SALEMÈNES. Pour changer ce pénible sujet, écoute un peu parler le vice. SARDANAPALE. Qui écouter? SALEMÈNES. Les vents eux-mêmes, si tu étais un peu sensible aux échos de la voix des peuples. SARDANAPALE. Allons, je suis indulgent comme tu vois, et patient comme tu l'as maintes fois éprouvé.--Parle donc; qui te pousse à agir ainsi? SALEMÈNES. Les dangers que tu cours. SARDANAPALE. Explique-toi. SALEMÈNES. Eh bien donc, toutes les nations, car elles sont nombreuses, dont ton père t'a transmis l'héritage, sont transportées de fureur contre toi. SARDANAPALE. Contre _moi_! Et que veulent les esclaves? SALEMÈNES. Un roi. SARDANAPALE. Et que suis-je donc, moi? SALEMÈNES. A leurs yeux, rien; mais aux miens un homme qui pourrait encore être quelque chose. SARDANAPALE. Insolente valetaille! Et que désirent-ils donc? N'ont-ils pas paix et abondance? SALEMÈNES. De la première, ils en jouissent aux dépens de leur gloire; de la seconde, bien moins que le roi ne l'imagine. SARDANAPALE. Alors, à qui la faute, si ce n'est aux satrapes infidèles qui n'y pourvoient mieux? SALEMÈNES. Mais certes, on peut en accuser aussi le monarque dont les regards ne s'étendent jamais au-delà des murs de son palais, ou, s'il le fait, qui ne voit pas au-delà de quelques palais élevés sur les montagnes, jusqu'à ce que les chaleurs de l'été aient disparu. O glorieux Baal! toi qui édifias ce vaste empire, et fus mis au rang des dieux, ou du moins dont la gloire, à travers les siècles, égalera celle d'un dieu, pensais-tu que ton descendant présomptif ne regarderait jamais en roi les royaumes que tu lui conquis en héros, et que tu obtins au prix de ton sang, de tes sueurs et de continuels dangers? Et pourquoi? pour procurer les impôts nécessaires aux frais d'un festin, ou des concussions multipliées au profit d'un infâme favori. SARDANAPALE. Je te comprends. Tu voudrais me faire marcher en conquérant. Par tous les astres que consultent les Chaldéens, ces turbulens esclaves mériteraient que je les punisse en cédant à leurs vœux, et que je les conduisisse à la gloire. SALEMÈNES. Pourquoi non? Sémiramis n'était qu'une femme, elle conduisit nos Assyriens aux bornes du soleil, aux rivages du Gange. SARDANAPALE. Cela est très-vrai. Et comment en revint-elle? SALEMÈNES. Comment? en _homme_,--en héros; malheureuse, mais non vaincue; et vingt gardes lui suffirent pour protéger sa retraite jusqu'en Bactriane. SARDANAPALE. Et combien de guerriers abandonna-t-elle derrière elle, dans les Indes, aux vautours? SALEMÈNES. Nos annales n'en disent rien. SARDANAPALE. Je le dirai donc pour elles.--Elle eût mieux fait de rester dans son palais, occupée à tisser quelque vingt robes, que de regagner la Bactriane avec une vingtaine de gardes, laissant des millions de sujets fidèles à la rage des corbeaux, des loups et des hommes, les plus féroces des trois. Est-ce là de la gloire? Je préfère mille fois mon ignominie. SALEMÈNES. Tous les esprits belliqueux n'ont pas la même destinée. Sémiramis, cette mère glorieuse d'une centaine de rois, échoua sans doute dans les Indes; mais elle ajouta la Perse, la Médie, la Bactriane au royaume qu'elle gouvernait autrefois, et que tu _pourrais_ aujourd'hui gouverner. SARDANAPALE. Dis plutôt qu'elle ne sut que les conquérir, et que moi je les gouverne. SALEMÈNES. Avant peu, ils auront peut-être besoin de son épée plutôt que de ton sceptre. SARDANAPALE. Il y eut un certain Bacchus, n'est-ce pas cela? J'ai ouï mes filles grecques en dire quelque chose.--C'était, suivant elles, un dieu, c'est-à-dire un dieu de la Grèce, une idole étrangère au culte des Assyriens; eh bien! il conquit ce même royaume du couchant, cette Inde dont tu parles, où Sémiramis fut vaincue. SALEMÈNES. Je sais qu'il y eut un homme de ce nom: et tu comprends sans doute que, s'il a passé pour un dieu, c'est à cause de ses hauts faits? SARDANAPALE. Et je le révère dans ses divins attributs, sans l'imiter dans ses actions humaines.--Holà! mon échanson! SALEMÈNES. Que désire le roi? SARDANAPALE. Honorer un dieu de fraîche date, un conquérant des anciens jours. Un peu de vin, dis-je. (Entre l'échanson.) SARDANAPALE, à l'échanson. Donne-moi le gobelet d'or enrichi de perles, qui porte le nom de coupe de Nemrode. Remplis-le, et présente-le moi aussitôt. (L'échanson sort.) SALEMÈNES. C'est bien le moment, en effet, de la remplir, pour signaler la continuation d'une fête que le sommeil n'a pas encore interrompue. (L'échanson rentre avec du vin.) SARDANAPALE, prenant la coupe. Mon noble parent, si les Grecs, barbares habitans de nos lointains rivages et des limites de nos empires, ne mentent pas, ce Bacchus a conquis l'Inde entière, n'est-ce pas? SALEMÈNES. Sans doute, et de là l'origine de son apothéose. SARDANAPALE. Non, non: de toutes ses conquêtes, il ne reste que quelques colonnes à sa gloire, peut-être, et qui le seraient à la mienne, si je les jugeais dignes d'être acquises et transportées; elles fixent la borne des mers de sang qu'il répandit, des empires qu'il ravagea et des hommes qu'il égorgea. Mais, là, là, dans ce gobelet est son véritable titre à l'immortalité; c'est la céleste grappe dont, le premier, il exprima l'âme, et qu'il transmit, pour enchanter celle de l'homme, sans doute, comme une sorte d'allègement aux désastres de sa vie victorieuse. Sans elle, il eût conservé le nom et la tombe d'un mortel; comme Sémiramis, mon aïeule, on l'eût pris comme une espèce de monstruosité semi-glorieuse. Voilà ce qui le fit monter au rang des dieux:--consens donc aujourd'hui à t'humaniser à son exemple, mon grave et soucieux frère: bois avec moi aux dieux de la Grèce! SALEMÈNES. Au prix de tous tes royaumes, je ne voudrais pas profaner ainsi la religion de notre pays. SARDANAPALE. C'est-à-dire que tu le juges un héros, parce qu'il répandit le sang par torrens, et que tu le désavoues comme dieu, parce qu'il sut trouver dans un fruit un charme qui réjouit les tristes, ranime les vieillards, inspire les jeunes gens, force le désespoir à oublier ses douleurs, et la crainte ses périls, enfin ouvre un nouveau monde quand celui-ci devient pour nous un objet d'ennui. Eh bien donc, je bois à toi et à _lui_ comme n'ayant été qu'un homme; mais comme ayant également mérité la plus juste admiration du genre humain par les biens et par les maux qu'il répandit. (Il boit.) SALEMÈNES. Penses-tu donc renouer un festin à cette heure? SARDANAPALE. Si je le faisais, comme il ne coûterait pas une seule larme, il vaudrait mieux qu'un glorieux trophée; mais ce n'est pas mon intention, et puisque tu ne veux pas me faire raison, continue comme il te plaira. (À l'échanson.) Valet, retire-toi. (L'échanson sort.) SALEMÈNES. Je ne voudrais que te rappeler d'un songe, et te réveiller ainsi plus doucement qu'une révolte ne le ferait. SARDANAPALE. Et qui se révolterait? pourquoi? quelle cause, ou du moins, quel prétexte? Ne suis-je pas roi légitime? issu d'une race de rois qui n'ont pas eu d'autres ancêtres? Qu'ai-je pu faire, à toi ou au peuple, que _tu_ doives contrôler, ou qu'il puisse faire tourner contre moi? SALEMÈNES. Quant à ta conduite envers moi, je n'en parlerai pas. SARDANAPALE. Mais, sans doute, à ton avis, j'aurai fait injure à la reine; n'est-ce pas? SALEMÈNES. _À mon avis_, oui; tu l'as outragée. SARDANAPALE. Un moment de patience, prince, et écoute. Elle a le rang, les honneurs, les respects qu'elle a droit d'attendre; la tutelle des héritiers de l'empire, les hommages et les prérogatives de la souveraineté. Je l'ai épousée, comme le font les rois, par convenance, et je l'aimais comme la plupart des maris chérissent leurs épouses. Que si vous supposiez, elle ou toi, que je dusse me conduire comme avec sa femme un paysan chaldéen, vous ne connaissez ni moi, ni les rois, ni la nature humaine. SALEMÈNES. Laissons cela, je te prie; je rougirais de me plaindre, et la sœur de Salemènes ne demande pas du souverain de la Syrie lui-même un amour forcé. Daignerait-elle, d'ailleurs, accepter des hommages que tu partagerais avec des prostituées étrangères, et des esclaves ioniennes? La reine garde le silence. SARDANAPALE. Et pourquoi pas son frère? SALEMÈNES. Je ne suis que l'écho des empires que celui qui long-tems les néglige ne gouvernera pas long-tems. SARDANAPALE. Ingrats et sots esclaves! Ils murmurent de ce que je n'ai pas répandu leur sang; de ce que je ne les ai pas conduits dans les sables du désert pour y dessécher par millions; de ce que je n'ai pas blanchi avec leurs os les rivages du Gange; de ce que je ne les ai pas décimés par des lois sauvages, ou épuisés à construire des pyramides ou des murailles babyloniennes. SALEMÈNES. Oui, ces trophées eux-mêmes seraient plus dignes d'un peuple et d'un souverain, que des chants, des concerts, des fêtes, des concubines, des trésors dilapidés et des vertus mises en oubli. SARDANAPALE. Oh! pour mes trophées, j'ai fondé des villes; Tarse et Anchialus furent élevées en un jour;--et que pourrait de plus cette belle sanguinaire, mon aïeule guerrière, la chaste Sémiramis, si ce n'est les détruire? SALEMÈNES. J'en conviens; ta vertu s'est montrée dans l'érection de ces villes, fondées par suite d'un caprice, et recommandées par un vers qui doit les déshonorer avec toi dans les âges futurs. SARDANAPALE. Me déshonorer! Par Baal, ces villes, quoique fort bien bâties, ne sont pas plus belles que ces vers. Dis contre moi, contre mes mœurs, tout ce que tu voudras; mais ne va pas nier la vérité de cette courte sentence; elle te rappellera l'histoire de toutes les choses humaines. Écoute: Sardanapale, roi, fils d'Anacyndaraxe, A bâti dans un jour Anchiales et Tarse: Bois, mange, fais l'amour: tout le reste n'est rien. SALEMÈNES. Admirable morale! et belle inscription pour un roi, à mettre sous les yeux de ses sujets! SARDANAPALE. Oh! sans doute, tu voudrais me voir publier en forme d'édits: «Obéissez au roi,--joignez vos tributs à ses trésors,--recrutez ses phalanges,--répandez votre sang à son premier commandement,--courbez-vous et glorifiez, ou levez-vous et travaillez.» Ou bien encore:--«Sardanapale, en ce lieu, égorgea cinquante mille de ses ennemis; voilà leur sépulcre, et voici son trophée.» Je laisse de tels soins aux conquérans; c'en est assez pour moi de chercher à alléger, pour mes sujets, le poids des misères humaines, et à adoucir leur descente vers la tombe; je ne prends aucune licence que je ne leur accorde. Tous, nous sommes des hommes. SALEMÈNES. Mais, tes aïeux furent honorés comme des dieux. SARDANAPALE. Des dieux! morts et pulvérisés, c'est-à-dire n'étant plus ni dieux ni hommes. Ne viens pas me parler de telles choses! Les vers seuls sont des dieux, puisqu'ils se repaissent de vos dieux, puisqu'ils meurent d'inanition, quand ces mets viennent à leur manquer. Crois-moi, tes divinités n'étaient que des hommes; regarde leur postérité.--Dans moi, je sens mille preuves de ma mortalité, aucune de ma nature céleste, à moins qu'on ne prenne pour telle, justement ce que vous condamnez, un penchant à l'amour, à la clémence, au pardon des folies de mes semblables, et (ce qui tient plus à l'humanité) une grande indulgence pour les miennes. SALEMÈNES. Hélas! la perte de Ninive est résolue.--Malheur,--malheur à la cité sans rivale! SARDANAPALE. Que crains-tu donc? SALEMÈNES. Tu es sous la garde de tes ennemis; dans quelques heures éclatera la tempête qui doit te renverser et les miens et les tiens; encore un jour, et la race de Bélus n'existera plus. SARDANAPALE. Que nous faut-il donc craindre? SALEMÈNES. L'ambition, la trahison qui a semé sur tes pas les piéges; une ressource reste encore: donne-moi, avec ton seing, le pouvoir d'étouffer les machinations, et je déposerai bientôt à tes pieds les têtes de tes principaux ennemis. SARDANAPALE. Les têtes!--et combien? SALEMÈNES. Faut-il les compter, quand la tienne elle-même est en danger? laisse-moi agir, donne-moi ton seing, et repose-toi sur moi du reste. SARDANAPALE. Je ne permettrai jamais de disposer d'un nombre illimité de vies. Quand nous prenons celle des autres nous ignorons et ce que nous avons pris et ce que nous avons accordé. SALEMÈNES. Quand ils en veulent à ta tête, craindrais-tu de prendre la leur? SARDANAPALE. C'est une grande question.--Oui, répondrai-je cependant. Ne peut-on trouver d'autres remèdes? Quels sont ceux que tu soupçonnes?--Je consens à ce qu'on les arrête. SALEMÈNES. J'aimerais mieux que tu ne me le demandasses pas; aussitôt, ma réponse traversera les rangs indiscrets de tes favorites, de là courra jusqu'au palais, puis jusqu'à la ville, et tout sera perdu.--Confie-toi sur moi. SARDANAPALE. En effet, tu sais que j'en ai toujours agi ainsi; prends mon seing, le voici, (Il lui donne son seing.) SALEMÈNES. Je n'ai plus qu'une requête. SARDANAPALE. Nomme-la. SALEMÈNES. Renonce, pour cette nuit, au banquet que tu as fait dresser dans le pavillon sur l'Euphrate. SARDANAPALE. Renoncer au banquet! Non, pour tous les complots qui jamais bouleversèrent un empire; qu'ils viennent, qu'ils réussissent: ils ne me feront ni trembler, ni m'éveiller plus tôt, ni déposer ma coupe. Quoi qu'ils fassent, je n'ôterai pas une seule rose de ma couronne, je ne perdrai pas une seule heure de plaisir.--Je ne les crains pas. SALEMÈNES. Mais, s'il était nécessaire, t'armerais-tu; oui, ou non? SARDANAPALE. Peut-être. J'ai d'excellentes armes, une épée d'une trempe merveilleuse; un arc, une javeline digne de Nemrode lui-même; un peu pesante, il est vrai, mais encore supportable. Et, maintenant que j'y pense, il y a long-tems que je ne m'en suis servi, même pour la chasse. Les as-tu vues, frère? SALEMÈNES. C'est bien le tems de pareilles plaisanteries!--S'il le fallait, revêtirais-tu ces armes? SARDANAPALE. Ou ne les revêtirais-je pas? Oh! s'il le faut, et que ces insolens esclaves ne veulent pas être redressés à moins, je saurai manier l'épée, jusqu'à ce qu'ils veuillent bien me permettre de revenir aux fuseaux. SALEMÈNES. Il y a déjà long-tems, disent-ils, que tu les as changés contre ton sceptre. SARDANAPALE. Mensonge! mais laissons-les dire. Les anciens Grecs, dont nos captives chantent souvent les faits, racontaient la même chose de leur plus grand héros, Hercule, parce qu'il vint à aimer une reine de Lydie. Tu le vois, partout la populace s'empare de toutes les calomnies qui peuvent blesser leurs souverains. SALEMÈNES. Ils ne parlaient pourtant pas ainsi de tes ancêtres. SARDANAPALE. Non, ils n'osaient. Contraints de souffrir et de combattre, jamais ils n'échangeaient leurs chaînes que contre des armes. Maintenant, ils ont paix et bonheur, le loisir de rire et de railler; je ne m'en fâche pas. Je ne donnerais pas le gracieux sourire d'une seule belle fille, pour toute la renommée populaire qui jamais distingua un nom du néant. Et quelle est donc l'opinion de ce vil troupeau, devenu plus insolent par la pâture, pour me forcer à rechercher ses fastidieux éloges ou craindre ses assommantes clameurs? SALEMÈNES. Vous l'avez dit, ce sont des hommes; et comme tels, ils ont parfois un cœur. SARDANAPALE. Et mes dogues aussi; le leur même est plus fidèle, et par conséquent meilleur;--mais, continuons. Tu as mon seing, et puisqu'ils sont soulevés, il faut les apaiser; mais sans trop de violence, à moins que la nécessité n'en fasse une loi. J'ai horreur de toutes les peines infligées ou subies; nous en avons assez en nous-mêmes, le dernier sujet comme le plus puissant monarque, pour ne pas encore ajouter au mutuel fardeau des misères humaines, et pour nous obliger, par une allégeance réciproque, à nous soulager l'un l'autre d'une partie de nos ennuis naturels. Mais voilà ce qu'ils ne savent pas, ou ne veulent pas savoir. J'en atteste Baal: j'ai fait tout ce que je pouvais pour les soulager; je n'ai pas entrepris de guerre, ajouté de nouveaux impôts, tourmenté leur existence; je les laisse couler leurs jours comme ils veulent, passant de mon côté les miens le plus agréablement que je puis. SALEMÈNES. Tu recules devant les devoirs d'un roi: voilà pourquoi ils disent que tu n'es pas digne d'être le leur. SARDANAPALE. Ils mentent.--Par malheur, je suis incapable d'être rien autre chose qu'un roi, et, par malheur encore pour moi, le dernier Mède peut aussi bien en tenir la place. SALEMÈNES. Du moins, il en est un qui désire l'être. SARDANAPALE. Que veux-tu dire?--Mais, c'est ton secret; tu crains les questions, et je ne suis pas d'une nature curieuse. Prends les moyens convenables; et puisque la nécessité l'exige, je t'avoue et je te soutiens. Jamais homme ne désira plus sincèrement régner paisiblement sur des citoyens paisibles; mais s'ils m'obligent à prendre les armes, mieux vaudrait pour eux avoir réveillé les cendres de l'implacable Nemrode, le _chasseur puissant_. Je ferai de ces royaumes une vaste forêt peuplée d'un gibier sauvage, jadis appartenant à l'espèce humaine, mais qui, par son choix, aura cessé de l'être. Ils calomnient _ce que_ je suis; et _ce que_ je ferai leur portera le défi de me calomnier encore: ils devront s'en prendre à eux-mêmes. SALEMÈNES. Enfin, tu peux donc sentir! SARDANAPALE. Sentir! Et qui peut ne pas sentir l'ingratitude? SALEMÈNES. Je ne m'arrêterai pas à te répondre en paroles, mais par les faits. Entretiens seulement l'énergie qui pouvait long-tems sommeiller, mais ne fut jamais éteinte en toi; ainsi, tu peux encore régner glorieux et redouté. Adieu. (Salemènes sort.) SARDANAPALE, seul. Adieu! Il est parti. Le seing qu'il porte à son doigt est un sceptre pour lui. Sa violence égale ma faiblesse; les esclaves méritent un pareil maître. Quant au danger, j'en ignore l'étendue;--il l'a mesuré, qu'il le prévienne. Consumerai-je donc ma vie--une vie si courte--à chercher tous les moyens de ne pas l'abréger encore? ce serait le sort le plus déplorable! Ce serait mourir d'avance que de vivre dans la crainte de la mort, déjouant des révoltes, soupçonnant tous ceux qui m'entourent, parce qu'ils m'approchent, tous ceux qui sont loin, parce que je ne les vois pas. Si pourtant il en était ainsi,--s'ils devaient me ravir et l'empire et la vie: eh bien! qu'est-ce que la terre et l'empire de la terre? J'ai aimé, j'ai vécu; je laisse de nombreux descendans: mourir maintenant serait aussi naturel que tous ces actes de la matière! Je n'ai pas, il est vrai, répandu le sang, comme je l'aurais pu, par torrens; je n'ai pas fait de mon nom le synonyme de la mort,--le signal de la terreur et des trophées. Mais je n'éprouve de cela nul remords; ma vie est tout amour: si je verse le sang, ce ne sera que par force. Jusqu'à présent, une seule goutte des veines assyriennes n'a été répandue en mon nom, et jamais la plus faible parcelle des immenses trésors de Ninive n'est tombée sur des objets qui puissent coûter à ses enfans une seule larme. Si donc ils me haïssent, c'est parce que je ne les hais pas; et s'ils se révoltent, c'est parce que je crains de les opprimer. O hommes! c'est avec des faux et non avec un sceptre qu'il faut vous gouverner; il faut vous moissonner chaque année comme les épis mûrs; autrement nous ne produisons qu'une excessive abondance, un amas infect de mécontens, corrompant les sources de la prospérité publique, et faisant de la fertilité un déplorable désert.--Laissons-là ces pensées. Holà, ici! quelqu'un. (Entre un officier.) SARDANAPALE. Esclave, dis à l'Ionienne Mirrha que nous souhaitons sa présence. L'OFFICIER. Roi, la voici. (Entre Mirrha.) SARDANAPALE, bas à l'officier. Dehors. (A Mirrha.). Être charmant, tu as à peine prévenu mon cœur; il palpitait pour toi et tu venais à lui: laisse-moi croire qu'il existe entre nous quelqu'influence secrète, quelque douce sympathie, qui, sans nous voir, et de loin, nous attire l'un vers l'autre. MIRRHA. Il est vrai. SARDANAPALE. Je sais qu'elle existe, mais j'ignore son nom; quel est-il? MIRRHA. Un dieu dans ma patrie, et dans mon cœur un sentiment exalté et comme divin; mais j'avoue qu'il est seulement mortel, car mon ame est humble et pourtant heureuse,--c'est-à-dire, désirant de l'être; mais-- (Elle s'arrête.) SARDANAPALE. Il y a toujours un intervalle entre nous et ce que nous regardons comme le bonheur: laisse-moi écarter la barrière que ta voix hésitante m'indique devant le tien: celle qui s'oppose au mien sera en même tems rompue. MIRRHA. Mon Seigneur!-- SARDANAPALE. Mon Seigneur,--mon roi,--sire,--souverain,--toujours ainsi, toujours me parler avec respect. Il est dit que jamais je n'obtiendrai un sourire, si ce n'est au milieu de l'étourdissante joie d'un banquet, alors que les bouffons ont, à force d'ivresse, reconquis leur égalité, ou que moi-même je me suis mis au niveau de leur abaissement. Mirrha, je puis souffrir tout cela; ces noms de seigneur, roi, sire, monarque, je les ai même quelque tems accueillis, ou plutôt soufferts de la bouche des esclaves et des nobles; mais quand ils s'échappent des lèvres que j'adore, des lèvres que les miennes ont tendrement pressées, un frisson se répand sur mon cœur; je reviens au sentiment de la fausseté d'une situation qui réprime toute espèce de tendresse chez ceux même qui m'en inspirent davantage, situation qui me fait souhaiter de pouvoir déposer enfin la pesante tiare pour me réfugier sous une chaumière du Caucase avec toi, et pour n'y plus jamais porter que des couronnes de fleurs. MIRRHA. Plût au ciel! SARDANAPALE. Aurais-_tu_ les mêmes sentimens?--Pourquoi? MIRRHA. Tu connaîtrais alors ce que tu ne peux jamais connaître. SARDANAPALE. C'est-- MIRRHA. Le véritable prix d'un cœur; celui d'une femme, du moins. SARDANAPALE. J'en ai éprouvé un, mille,--et mille, et mille. MIRRHA. Des cœurs? SARDANAPALE. Je l'imagine. MIRRHA. Aucun! mais le tems d'en éprouver un viendra peut-être. SARDANAPALE. Je l'espère. Écoute, Mirrha; Salemènes a déclaré--pourquoi ou comment l'a-t-il deviné, c'est ce que Bélus, le fondateur de mes états, connaît mieux que moi:--mais Salemènes a déclaré mon trône en péril. MIRRHA. Il a bien fait. SARDANAPALE. Et _toi_ aussi! Toi qu'il a si rudement insultée; qu'il osait, il n'y a qu'un instant encore, chasser de notre présence, par ses grossières invectives; toi dont il excitait la rougeur et les larmes? MIRRHA. Je devrais les rappeler plus fréquemment: il a bien fait de m'indiquer mon devoir. Mais tu parles de péril--de péril pour toi-- SARDANAPALE. Oui, il existe de conspirations, des noirs complots parmi les Mèdes:--les troupes et les peuples murmurent. Je ne sais ce que c'est:--un labyrinthe,--un abîme de mystères et de menaces. Tu connais Salemènes, c'est là son habitude; mais il est honnête. Allons, ne songeons plus à cela,--mais à la fête de minuit. MIRRHA. Il est tems de penser à tout autre chose. N'as-tu pas repoussé ses sages précautions? SARDANAPALE. Eh quoi!--aurais-tu peur? MIRRHA. Peur!--Je suis Grecque, comment aurais-je peur de la mort? je suis esclave, pourquoi redouterais-je l'instant de ma liberté? SARDANAPALE. Cependant, tu viens de pâlir? MIRRHA. C'est que j'aime. SARDANAPALE. Et moi? Je t'aime plus,--bien plus que tout ce que m'offrent cette courte vie, cet immense royaume, également menacés;--cependant, je ne pâlis pas. MIRRHA. Cela prouve que tu n'aimes ni toi-même ni moi; car celui qui aime un autre s'aime lui-même, quand ce ne serait que pour cela. Ce que je vois est trop révoltant: des royaumes et des vies ne doivent pas être ainsi sacrifiés. SARDANAPALE. Sacrifiés!--Et quel est donc l'ambitieux qui tenterait de les conquérir? MIRRHA. Magnanime courage en effet! Quand celui qui les gouverne s'oublie lui-même, est-ce à eux de le lui rappeler? SARDANAPALE. Mirrha! MIRRHA. Ne fronce pas ainsi le sourcil: trop souvent j'ai recueilli ton sourire pour que la seule expression de ton courroux ne soit pas à mes yeux plus amère que le châtiment le plus cruel.--Roi, je suis ta sujette; maître, je suis ton esclave! homme, je t'ai aimé!--aimé, j'ignore par quelle fatale faiblesse, bien que la Grèce soit ma patrie, et que j'aie sucé la haine des rois.--Esclave, je devrais haïr les chaînes; Ionienne, je me sens, en aimant un étranger, plus avilie encore par cette passion que par l'esclavage! pourtant, je t'ai aimé. Si cet amour a eu le pouvoir d'étouffer tous les premiers sentimens de la nature, dis-moi, ne peut-il réclamer le privilége de te sauver? SARDANAPALE. Me sauver, ma belle maîtresse! Tu es mille fois trop belle; et ce que j'implore de toi, c'est ton amour, et non ta protection. MIRRHA. Et quelle sécurité peut exister loin de l'amour? SARDANAPALE. Je parle de l'amour des femmes. MIRRHA. La première source de la vie humaine jaillit du sein de la femme; vos premiers bégaiemens sont recueillis de ses lèvres, elle tarit vos premières larmes, elle recueille trop souvent vos derniers soupirs alors que les hommes ont déposé l'ignoble soin de garder la dernière heure de celui qui les commandait. SARDANAPALE. Ma sublime Ionienne! tes accens sont de la mélodie; c'est le chœur de ces tragédies dont je t'ai entendu parler comme du plaisir favori de tes antiques aïeux. Va, ne pleure pas,--calme-toi. MIRRHA. Je ne pleure pas.--Mais, je te prie, ne parle jamais de mes pères ou de ma patrie. SARDANAPALE. Pourtant, tu en parles souvent toi-même. MIRRHA. Oui, je l'avoue, l'opiniâtre pensée se fait souvent jour, malgré moi, dans mes paroles; mais quand un autre parle de la Grèce, il m'offense. SARDANAPALE. Eh bien donc, comment voudrais-tu me sauver, comme tu parles? MIRRHA. En t'apprenant à te sauver toi-même; et non pas toi seul, mais ton vaste empire, de la rage de la plus cruelle guerre--la guerre des concitoyens. SARDANAPALE. Ignores-tu donc, mon enfant, que j'ai en horreur et la guerre et les guerriers? Je vis dans la paix et les plaisirs: que peut-on exiger de plus d'un homme? MIRRHA. Hélas! seigneur, il faut trop souvent montrer à la multitude l'apparence de la guerre, pour obtenir les bienfaits de la paix; et, pour un roi, il vaut bien mieux être craint qu'aimé. SARDANAPALE. Je n'ai jamais recherché que ce dernier sentiment. MIRRHA. Et l'un et l'autre t'est échappé. SARDANAPALE. Est-ce toi, Mirrha, qui parles ainsi? MIRRHA. Je parle de l'amour populaire, amour égoïste, qui témoigne toujours que les hommes sont gouvernés par la crainte et par les lois, sans pourtant être opprimés;--du moins ne le supposent-ils pas. Ou, s'ils l'imaginent, ils le jugent nécessaire pour les préserver d'une tyrannie plus cruelle, celle de leurs passions. Pour un roi de fête, de fleurs, de vin, de banquets, d'amour et d'allégresse, jamais il ne sera un roi de gloire. SARDANAPALE. Gloire! Qu'est-ce que cela? MIRRHA. Demande-le aux dieux tes ancêtres. SARDANAPALE. Ils ne me répondront pas; quand les prêtres parlent pour eux, c'est pour obtenir quelques collectes nouvelles pour leurs temples. MIRRHA. Vois les annales des fondateurs de ton empire. SARDANAPALE. Elles sont tellement souillées de sang, que cela m'est impossible; mais que prétendrais-tu? L'empire a été fondé; je ne puis fonder empire sur empire. MIRRHA. Conserve du moins le tien. SARDANAPALE. Quoi qu'il arrive, j'en veux jouir. Viens, Mirrha, avance vers l'Euphrate, l'heure nous invite, la barque est prête, et le pavillon disposé pour notre retour après nous avoir offert la décoration d'un nocturne banquet, offrira à nos yeux ravis un globe lumineux, tel qu'un astre opposé aux étoiles célestes qui marcheront sur nos têtes; et cependant nous reposerons couronnés de fleurs, semblables-- MIRRHA. A des victimes. SARDANAPALE. Non, non, mais comme ces souverains rois pasteurs, des tems reculés, qui ne connaissaient pas de plus brillantes pierreries que les guirlandes de l'été, et dont les triomphes ne coûtaient jamais de larmes. Allons. (Entre Pania.) PANIA. Vive à jamais le roi! SARDANAPALE. Pas une heure après qu'il aura cessé d'aimer. Combien je hais ce langage, qui, faisant de la vie un mensonge, ose flatter la fragile poussière, de l'espoir de l'éternité! Eh bien, Pania, sois bref. PANIA. Je suis chargé par Salemènes de renouveler au roi sa prière, de ne pas, au moins pour aujourd'hui, sortir du palais: quand le général reviendra, il donnera des motifs capables de justifier sa hardiesse, et peut-être lui feront-ils obtenir le pardon de sa présomption. SARDANAPALE. Eh quoi! suis-je donc cerné? Suis-je déjà captif? Ne puis-je même respirer l'air du ciel? Dis au prince Salemènes que, toute la Syrie se pressât-elle en fureur et par millions autour de ces murailles, je sortirais. PANIA. Je dois obéir, et cependant-- MIRRHA. De grâce, roi, écoute.--Combien de jours et de nuits es-tu resté renfermé dans ces murs, dans des robes de soies; combien de fois refusas-tu de te montrer aux vœux du peuple; laissant tes sujets privés de ta vue, les satrapes libres de le tourmenter, les dieux privés de leur culte, tout enfin dans l'anarchie, produit de ton indolence; tout, dans ton royaume assoupi, excepté le génie du mal! Et maintenant tu ne peux demeurer un seul jour, un jour d'où ton salut dépend? Oh! n'accorderas-tu pas au petit nombre de ceux qui te sont encore fidèles quelques heures pour eux, pour toi, pour la vieille race de tes pères, pour l'héritage enfin de tes fils? PANIA. Il est vrai! l'empressement extrême avec lequel le prince m'envoya devant votre personne sacrée m'oblige à joindre ma faible voix à celle qui vient de se faire entendre. SARDANAPALE. Non, il n'en sera rien. MIRRHA. Par le salut de ton royaume! SARDANAPALE. Sortons! PANIA. Par celui de tous tes fidèles sujets qui vont se rallier autour de toi et des tiens. SARDANAPALE. Pure chimère; il n'y a pas de danger;--c'est une habile invention de Salemènes pour justifier son zèle et pour se rendre plus nécessaire à nos yeux. MIRRHA. Au nom de tout ce qui est bon et glorieux, suis ce conseil. SARDANAPALE. Les affaires à demain. MIRRHA. Oui, ou la mort à la nuit. SARDANAPALE. Eh bien, laissons-la venir, inattendue, au milieu de la joie et des grâces, des plaisirs et de l'amour; qu'elle me fasse tomber comme une rose effeuillée,--plus heureuse ainsi que de vieillir fanée. MIRRHA. Ainsi, tu ne veux pas consentir, même au prix de tout ce qui jamais réveilla l'activité d'un monarque, à renoncer à un frivole festin? SARDANAPALE. Non. MIRRHA. Cède donc au moins pour moi, pour mon salut! SARDANAPALE. Le tien, chère Mirrha? MIRRHA. C'est la première demande que j'aie faite à un roi d'Assyrie. SARDANAPALE. Je le sais; et serait-ce celle de mon royaume, qu'il faudrait te l'accorder. Eh bien! pour _ton_ salut, je cède. Pania, hors d'ici! tu as entendu. PANIA. Et j'obéis. (Pania sort.) SARDANAPALE. Tu me surprends. Quel est donc, Mirrha, le motif de pareilles instances? MIRRHA. Le soin de ta conservation, et la conviction que rien dans le monde, que le plus imminent danger, ne pourrait forcer le prince ton parent à te faire une prière aussi pressante. SARDANAPALE. Mais ce danger, si je le brave, pourquoi le craindrais-tu? MIRRHA. C'est justement parce que _tu_ ne crains pas, que je crains pour _toi_. SARDANAPALE. Demain, tu riras de ces vaines imaginations. MIRRHA. Si j'ai cessé d'espérer, je serai alors au lieu où personne ne pleure, et j'y serai mieux que s'il me restait la liberté de sourire. Et toi? SARDANAPALE. Je serai roi comme précédemment. MIRRHA. Où? SARDANAPALE. Avec Baal, Nemrode et Sémiramis; seul en Assyrie, ou bien avec eux ailleurs. Le destin m'a fait ce que je suis,--il peut m'anéantir;--mais il faut que je sois ou roi, ou rien: je ne vivrai pas dégradé. MIRRHA. Ah! si toujours tu avais eu les mêmes sentimens, personne jamais n'eût songé à te dégrader. SARDANAPALE. Et qui maintenant y songerait? MIRRHA. N'as-tu de soupçons sur personne? SARDANAPALE. Des soupçons!--c'est là le métier des espions. Mais nous perdons mille momens précieux en paroles vaines, en craintes plus vaines encore. Renfermons-nous!--Vous, esclaves, préparez la salle de Nemrode pour la fête du soir. S'il faut faire une prison de notre palais, nous voulons du moins porter gaiement nos fers; l'Euphrate nous est-il interdit, et la demeure où l'été nous conviait sur ses charmans rivages? Eh bien, nous sommes ici hors d'atteinte. Allons, rentrons. (Sardanapale sort.) MIRRHA, seule. Et cet homme, je le chéris! Les filles de ma patrie n'aiment que des héros; mais je n'ai pas de patrie: l'esclave a tout perdu, excepté ses fers. Je l'aime, et l'anneau le plus pesant d'une longue chaîne est d'aimer ce que nous ne pouvons estimer. Soit: l'heure approche où il aura besoin de l'amour de tous, où il n'en trouvera nulle part. Me séparer de lui en ce moment serait plus infâme que ne serait glorieux, dans l'opinion de ma patrie, de l'avoir poignardé sur son trône, lorsqu'il y était le mieux affermi: je ne suis capable de l'un ni de l'autre. Si je pouvais le sauver, j'aimerais mieux, non pas _lui_, mais moi-même; et j'ai besoin de ce dernier sentiment: car je me suis avilie dans ma propre pensée en aimant ce séduisant étranger. Il me semble pourtant que je l'aime davantage depuis que je le vois haï de ces barbares, les ennemis naturels de la race grecque. Si je pouvais seulement éveiller dans son cœur une seule pensée comme celle qui animait les Phrygiens eux-mêmes quand ils combattaient entre les murs d'Ilion et les bords de la mer! Il voudrait écraser ces tumultueux barbares, et triompher de leur révolte. Il m'aime, et je l'aime moi-même: que l'esclave, en chérissant son maître, cherche à l'affranchir de ses vices. Si je n'y puis parvenir, il me reste un chemin vers la liberté; et si je ne puis lui apprendre à régner, je lui montrerai comment un roi peut seulement abandonner son trône. Il ne faut pas le perdre de vue. (Elle sort.) FIN DU PREMIER ACTE. ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. (Le portique de la même salle du palais.) BELÈSES, seul. Le soleil descend; il me semble marcher plus lentement, en jetant un dernier regard sur l'empire d'Assyrie. De quel rouge éclat, semblable aux flots de sang qu'il nous prédit, il colore les épais nuages! Oh! soleil, qui vas disparaître; étoiles, qui commencez votre course, si ce n'est pas en vain que je vous ai poursuivis, lisant dans chacun de vos rayons ces arrêts de vos orbes, que le tems frémit d'apporter aux nations, voici la dernière heure des années assyriennes. Quel calme, cependant! Une catastrophe que devraient annoncer des tremblemens de terre,--c'est un soleil d'été qui la révèle. Son disque offre sur son immortelle page, à l'œil du savant Chaldéen, la fin de ce qui semblait infini. Mais d'où vient donc que ce véridique soleil, cet oracle embrasé de tout ce qui respire, cette fontaine de toute vie, symbole de celui qui la donne, pourquoi restreint-il ses instructions dans les bornes du malheur? pourquoi n'éclaircit-il pas à nos yeux la venue de jours plus dignes de son glorieux essor de l'océan? pourquoi ne jette-t-il pas sur les années futures un rayon d'espérance, quand il en jette un de rage sur les présens jours? Écoute! oh! daigne m'écouter! Je suis ton adorateur, ton prêtre, ton esclave:--j'ai porté mes regards sur toi à ton lever comme à ton déclin; j'ai courbé ma tête sous les rayons de ton midi, alors que mes yeux n'osaient te fixer. J'ai veillé pour toi et après toi, j'ai prié vers toi, je t'ai offert des sacrifices, j'ai tremblé devant toi, je t'ai consulté, j'ai lu et tu as répondu.--Le tems fuit; l'astre, tandis que je parle, tombe;--il n'est plus.--Il va porter sa beauté, et non les mêmes arrêts, à l'heureux couchant, qui trouvera dans les couleurs de sa gloire déclinante des causes d'allégresse. Qu'est-ce, après tout, que la mort, pourvu qu'elle soit glorieuse? un soleil couchant; et les mortels sont peut-être heureux de ressembler, même en cessant d'exister, aux dieux du ciel. (Entre Arbaces, par une porte intérieure.) ARBACES. Pourquoi, Belèses, te vois-je ainsi ravi dans tes pratiques dévotes? Suivrais-tu la trace de ton dieu disparu dans quelques royaumes d'un jour interdit à nos yeux? Soyons tout à la nuit:--elle est venue. BELÈSES. Elle n'est pas terminée. ARBACES. Qu'elle se passe,--nous sommes prêts. BELÈSES. Oui, que n'est-elle écoulée! ARBACES. Le prophète aurait-il des doutes, lui auquel les astres viennent de promettre la victoire? BELÈSES. Je ne doute pas de la victoire,--mais du vainqueur. ARBACES. Eh bien, c'est à ta science à te rassurer. En attendant, j'ai disposé assez de glaives étincelans pour obscurcir l'éclat de tes astres nos alliés: rien ne doit plus nous arrêter. Le roi femme, et même moins que femme, vogue en ce moment sur les ondes, avec ses compagnons féminins; l'ordre est donné pour la fête dans le pavillon: et la première coupe qu'il portera à ses lèvres sera la dernière vidée par la race de Nemrod. BELÈSES. Ce fut une brave race. ARBACES. Elle n'est plus que faible;--elle est usée:--nous la restaurerons. BELÈSES. Es-tu sûr de cela? ARBACES. Son fondateur était un chasseur;--je suis un soldat:--que doit-on ici craindre? BELÈSES. Le soldat. ARBACES. Et le prêtre, peut-être. Mais si vous en jugiez, ou en jugez ainsi, pourquoi ne pas garder votre roi de concubines? pourquoi me solliciter, m'entraîner à cette entreprise, la vôtre non moins que la mienne? BELÈSES. Regarde le ciel! ARBACES. Je regarde. BELÈSES. Qu'y vois tu? ARBACES. Un beau crépuscule d'été, et l'assemblée des étoiles. BELÈSES. Au milieu d'elles, vois la plus avancée et la plus radieuse; comme elle sautille et semble vouloir abandonner sa place dans le dais d'azur! ARBACES. Eh bien! BELÈSES. C'est ta propre étoile, la planète qui présida à ta naissance. ARBACES, touchant la pomme de son épée. Mon étoile est dans ce fourreau: quand elle brillera, elle effacera l'éclat des comètes. Mais songeons à ce qu'il faut faire pour justifier tes planètes et leur prophétie. Quand nous aurons vaincu, elles auront des temples,--oui, et des prêtres:--tu seras le pontife--des dieux que tu choisiras; car j'observe qu'ils sont toujours justes, et qu'ils ne manquent pas d'avouer le plus brave pour celui qui les aime le mieux. BELÈSES. Oui, et le plus dévot pour brave.--Tu ne m'as pas vu reculer dans le combat? ARBACES. Non; je te reconnais aussi brave dans une bataille qu'un capitaine babylonien, aussi intrépide que savant dans les mystères chaldéens. Mais consens-tu pour le moment à oublier le prêtre pour ne plus être que guerrier? BELÈSES. Pourquoi pas tous les deux? ARBACES. Mieux encore! et pourtant j'ai presque honte d'avoir si peu de chose à faire. La défaite de cette guerre de femme dégrade le vainqueur lui-même. Renverser de son trône un brave et sanguinaire despote, lutter avec lui, croiser fer contre fer, voilà ce qu'il serait héroïque de tenter, même en vain; mais lever mon glaive contre ce ver-à-soie, l'entendre répandre des larmes, peut-être-- BELÈSES. Ne le suppose pas: il y a dans lui de quoi vous donner des traverses; et fût-il ce que vous croyez, ses gardes sont vaillantes, et conduites par le prudent et intrépide Salemènes. ARBACES. Ils ne résisteront pas. BELÈSES. Et pourquoi? ils sont soldats. ARBACES. Il est vrai, et c'est pourquoi il leur faut un soldat pour les commander. BELÈSES. Salemènes l'est. ARBACES. Mais non leur roi. D'ailleurs il hait l'automate efféminé qui gouverne, à cause de la reine sa sœur. Avez-vous remarqué comme il se tient à l'écart de toutes les fêtes? BELÈSES. Mais non du conseil, auquel il ne manque jamais. ARBACES. Il y est toujours contredit; quoi de plus pour décider sa révolte? Un fou sur le trône, sa famille déshonorée, et lui-même abreuvé de dédains: c'est pour le venger que nous travaillons. BELÈSES. Puisse-t-il être conduit à le penser! mais j'en doute. ARBACES. Si nous le sondions? BELÈSES. Oui,--si le tems nous favorisait. (Entre Baléa.) BALÉA. Satrapes, le roi vous ordonne de venir à la fête de cette nuit. BELÈSES. Entendre c'est obéir. Dans le pavillon? BALÉA. Non, ici dans le palais. ARBACES. Dans le palais? Comment! ce n'était pas là l'ordre? BALÉA. C'est celui du moment. ARBACES. Et pourquoi? BALÉA. Je ne sais. Puis-je me retirer? ARBACES. Reste. BELÈSES, bas à Arbaces. Chut! laisse-le aller. (Puis à Baléa.) Oui, Baléa, remercie le monarque, baise la frange de son impériale robe, et dis-lui que ses esclaves ramasseront les miettes qu'il daignera jeter de sa table royale. Et l'heure, n'est-ce pas minuit? BALÉA. Oui; le lieu, la salle de Nemrod. Seigneurs, je m'incline devant vous, et je vous quitte. (Baléa sort.) ARBACES. Je n'aime pas ce changement subit; il y a quelque mystère: qui peut l'avoir occasionné? BELÈSES. Et ne change-t-il pas mille fois en un jour? la paresse est de toutes les choses la plus capricieuse; elle a dans ses projets plus de détours que n'en mettent les généraux dans leur marche, quand ils songent à dérouter leurs ennemis.--Pourquoi cet air rêveur? ARBACES. Il aimait ce riant pavillon; c'était, pendant l'été, sa fureur. BELÈSES. Il aimait aussi la reine--et de plus, trois mille courtisanes.--Il aima toutes choses les unes après les autres, sauf la gloire et la sagesse. ARBACES. Quoi qu'il en soit, je n'aime pas cela. S'il a changé, il faut faire de même. Dans un bosquet isolé, au milieu de gardes endormis et de courtisans ivres, l'attaque était facile, mais dans la salle de Nemrod-- BELÈSES. En est-il ainsi? J'imaginais que le fier soldat tremblait de conquérir trop facilement un trône: et maintenant le voilà désappointé de rencontrer une ou deux marches plus glissantes qu'il ne s'y attendait! ARBACES. Une fois l'heure venue, tu jugeras si je crains peu ou beaucoup. Tu as vu ma vie exposée au hasard:--je la jouais gaiement; mais ici il s'agit d'une plus haute chance,--un royaume. BELÈSES. Je l'ai prévu d'avance,--tu le gagneras; en avant donc, et réussis. ARBACES. Va, si j'étais un prophète, je me serais gratifié de la même prédiction. Mais obéissons aux étoiles,--je ne dois pas quereller avec elles ou avec leur interprète. Qui vient? (Entre Salemènes.) SALEMÈNES. Satrapes! BELÈSES. Mon prince! SALEMÈNES. Bien! Ici réunis?--Je vous cherchais tous deux; mais ailleurs que dans le palais. ARBACES. Pourquoi cela? SALEMÈNES. Ce n'est pas l'heure. ARBACES. L'heure?--quelle heure? SALEMÈNES. De minuit. BELÈSES. Minuit, seigneur? SALEMÈNES. Quoi! n'êtes-vous pas invités? BELÈSES. Oh! oui,--nous l'avions oublié. SALEMÈNES. Est-il donc ordinaire d'oublier une invitation du souverain? ARBACES. Pourquoi?--nous ne faisons que de la recevoir. SALEMÈNES. Pourquoi donc êtes-vous ici? ARBACES. Notre devoir nous y appelle. SALEMÈNES. Quel devoir? BELÈSES. Celui de notre rang. Nous avons le privilége d'approcher le monarque, mais nous l'avons trouvé absent. SALEMÈNES. Et moi aussi, je suis à mon devoir. ARBACES. Pouvons-nous savoir à quoi il vous oblige? SALEMÈNES. A arrêter deux traîtres: holà! gardes. (Entrent des gardes.) SALEMÈNES, poursuivant. Satrapes, vos épées! BELÈSES, présentant la sienne. Seigneur, voilà mon cimeterre. ARBACES, tirant son épée. Viens la prendre. SALEMÈNES, avançant. Volontiers. ARBACES. Oui, mais le fer touchera ton cœur,--et la poignée ne quittera pas ma main. SALEMÈNES, tirant son épée. Comment, veux-tu me braver? Fort bien!--cela te sauvera un jugement et une pitié intempestive. Soldats, terrassez le rebelle! ARBACES. Tes soldats! oui,--seul tu ne l'oserais pas. SALEMÈNES. Seul! téméraire esclave.--Et qu'y a-t-il en toi qu'un prince puisse trembler de subjuguer? Nous craignons ta trahison, et non pas ta force. Ta dent serait impuissante sans son venin:--c'est celle du serpent, et non pas du lion. Terrassez-le. BELÈSES, se mettant entre eux. Êtes-vous fou, Arbaces? N'ai-je pas rendu mon épée? Confiez-vous donc comme moi dans la justice de notre souverain. ARBACES. Non:--j'ai plutôt confiance dans les étoiles que tu fais bavarder, et dans la dextérité de ce bras; je mourrai roi, du moins de mon ame et de mon corps, et personne ne pourra jamais les enchaîner. SALEMÈNES, aux gardes. Vous nous entendez, _lui_ et _moi_: ne l'enchaînez pas. La mort. (Les gardes attaquent Arbaces, qui se défend lui-même avec vaillance et adresse, jusqu'à ce qu'ils paraissent hésiter.) Ah! c'est ainsi; et je me vois contraint à faire l'office du bourreau! Lâches! voyez comme on doit frapper un traître. (Salemènes attaque Arbaces.--Entre Sardanapale et sa suite.) SARDANAPALE. Arrêtez!--sur vos vies, arrêtez! Eh quoi! êtes-vous ivres ou sourds? Mon épée! Insensé! je ne porte pas d'épée: toi, mon ami, donne-moi ton glaive. (Il arrache une épée à l'un des soldats, et se place entre les combattans.--Ils se séparent.) Dans mon propre palais! querelleurs insolens! Qui m'empêcherait de vous fendre, la tête? BELÈSES. Votre justice, sire. SALEMÈNES. Oui; ou bien--votre faiblesse. SARDANAPALE, levant son épée. Comment? SALEMÈNES. Frappez! pourvu que vous mêliez mon sang à celui de ce traître,--que, j'espère, vous n'épargnez en ce moment que pour le réserver aux tortures:--je ne me plaindrai pas. SARDANAPALE. Eh quoi!--qui ose donc attaquer Arbaces? SALEMÈNES. Moi! SARDANAPALE. Vraiment! vous vous oubliez, prince. Sur quelle garantie? SALEMÈNES, montrant le seing. La tienne. ARBACES, confus. Le sceau du roi! SALEMÈNES. Oui; et c'est au roi à confirmer sa confiance. SARDANAPALE. Je ne l'ai pas donnée pour une pareille fin. SALEMÈNES. Vous me l'avez accordée pour votre salut:--j'en ai fait le meilleur usage.--Prononcez en personne. Ici, je ne suis que votre esclave;--j'étais, il n'y a qu'un moment, un autre vous-même. SARDANAPALE. Alors, cachez vos épées. (Arbaces et Salemènes rentrent leurs épées dans le fourreau.) SALEMÈNES. La mienne est rentrée; mais, je vous en conjure, ne rentrez pas la vôtre: c'est le seul sceptre que vous puissiez aujourd'hui porter prudemment. SARDANAPALE. Il est lourd; la poignée me froisse la main. (Au garde.) Tiens, ami, prends ce noir glaive. Eh bien! messieurs, que nous annonce tout cela? BELÈSES. C'est au prince à nous le dire. SALEMÈNES. Loyauté de ma part, trahison de la leur. SARDANAPALE. Trahison! Arbaces, vous, Belèses, un traître! Voilà deux mots que je ne croirai jamais unis ensemble. BELÈSES. Quelle en est la preuve? SALEMÈNES. Je la donnerai, si le roi redemande l'épée de votre complice. ARBACES, à Salemènes. Une épée qui fut aussi souvent que la tienne tirée contre ses ennemis. SALEMÈNES. Et maintenant contre son frère, et dans une heure contre lui-même. SARDANAPALE. Cela n'est pas possible: il n'oserait; non, non,--je ne veux rien entendre de pareil. Ces vains propos sont dans les cours l'ouvrage d'intrigues basses et d'ambitieux plus vils encore, vivant des calomnies qu'ils déversent sur les gens de bien. Il faut que l'on vous ait trompé, mon frère. SALEMÈNES. Avant tout, faites-lui rendre son arme, et avouer par là qu'il reste votre sujet: je répondrai ensuite. SARDANAPALE. Comment? si je le pensais!--Mais non, c'est impossible; le Mède Arbaces,--le loyal, le brave, le fidèle soldat,--le meilleur capitaine qui ait conduit nos peuples:--non, non, je n'irai pas l'insulter en lui ordonnant de rendre le glaive qu'il n'a jamais laissé prendre à nos ennemis. Guerrier, gardez votre arme. SALEMÈNES, remettant le seing. Monarque, reprenez votre seing. SARDANAPALE. Non, garde-le; seulement use-s-en avec plus de modération. SALEMÈNES. Sire, j'en ai usé pour votre honneur; je vous le rends, parce que je ne le puis garder sans perdre le mien: confiez-le à Arbaces. SARDANAPALE. Je le devrais; il ne l'a jamais demandé. SALEMÈNES. N'en doutez pas; il le possédera sans avoir besoin de l'implorer respectueusement de vous. BELÈSES. J'ignore ce qui a pu irriter aussi vivement le prince contre deux sujets dont personne ne surpasse le zèle pour le bonheur de l'Assyrie. SALEMÈNES. Silence, prêtre factieux, soldat sans foi! Dans ta personne se trouvent réunis les plus détestables vices de la caste la plus dangereuse; garde tes doucereuses paroles et tes hypocrites homélies pour ceux qui ne te connaissent pas. Le crime de ton complice est hardi du moins, il ne se cache pas sous les ruses que tu as apprises des Chaldéens. BELÈSES. Vous l'entendez, mon roi,--vous le fils de Bélus! Il blasphème le culte de la contrée qui fléchit le genou devant vos ancêtres. SARDANAPALE. Oh! pour cela, je vous prie, veuillez lui accorder absolution complète. Je le dispense du culte des hommes morts; je sens que je suis mortel, et je crois que ceux desquels je reçus la vie étaient,--ce que je les vois en effet,--des cendres. BELÈSES. Ne le croyez pas, ô roi! ils sont au rang des astres, et-- SARDANAPALE. Vous pourriez bien aller les rejoindre, à moins qu'ils ne se lèvent, si vous prêchez davantage.--Comment! c'est là une audacieuse trahison! SALEMÈNES. Seigneur! SARDANAPALE. Venir m'édifier en parlant du culte des idoles assyriennes! Qu'on le relâche,--et qu'on lui donne son épée. SALEMÈNES. Mon Seigneur, mon roi, mon frère, arrêtez, de grâce. SARDANAPALE. Oui, pour être sermoné, fatigué, assourdi de l'histoire des morts, de Baal, et de tous les mystères radieux de la Chaldée. BELÈSES. Respectez-les, monarque. SARDANAPALE. Oh! pour ces derniers,--je les aime; j'aime à les contempler dans le sombre azur des cieux, et à les comparer avec les yeux de ma Mirrha; j'aime à voir leur étincelle se réfléchir dans le mobile argent du grand fleuve, alors que la brise légère de minuit en ride la nappe mobile et soupire à travers les joncs qui bordent ces rivages; mais qu'ils soient des dieux, comme quelques-uns le disent, ou bien les demeures des dieux comme d'autres le prétendent, plutôt que de simples fanaux nocturnes, mondes ou flambeaux de monde, je ne le sais ou m'en inquiète; il y a dans mon incertitude quelque chose de doux que je ne voudrais pas changer pour vos connaissances chaldéennes. D'ailleurs, je sais sur ce point tout ce que la matière peut savoir de ce qui se trouve au-dessus ou au-dessous d'elle,--c'est-à-dire, rien. Je vois leur éclat, je sens leur beauté;--et quand ils éclaireront mon tombeau, j'ignorerai également l'un et l'autre. BELÈSES. Au lieu de _ni l'un ni l'autre_, sire, dites _mieux_ que l'un et l'autre. SARDANAPALE. J'attendrai, si vous le trouvez bon, pontife, que je reçoive cette connaissance. En attendant, reprenez votre épée; et sachez que je préfère vos services militaires à votre ministère pieux:--sans pourtant aimer l'un ni l'autre. SALEMÈNES, à part. Ses débauches l'ont rendu fou. Je le sauverai donc en dépit de lui-même. SARDANAPALE. Satrapes! veuillez m'entendre; toi, surtout, mon prêtre: car je me défie de toi plus que du guerrier, et je m'en défierais entièrement si tu n'étais pas d'ailleurs à demi guerrier. Séparons-nous en paix.--Je ne prononce pas le mot de pardon,--qu'il ne faut accorder qu'aux coupables; non, je ne le dirai pas, bien que votre salut dépende de ce mot, et, chose plus terrible encore, de mes propres craintes. Mais ne redoutez rien:--car je suis indulgent plutôt que craintif;--vous vivrez donc. Si j'étais ce que quelques-uns imaginent, le sang de vos têtes suspectes dégoutterait maintenant du haut des portes de notre palais dans la poussière desséchée, seule portion d'un royaume ambitionné qu'il leur serait réservé de couvrir et de dominer encore. Laissons cela. Comme je l'ai dit, je ne veux pas vous _croire_ coupables, ni vous _juger_ innocens: car des hommes meilleurs que vous et moi sont prêts à vous rendre justice; et si j'abandonnais votre sort à des juges plus sévères, je pourrais sacrifier, en leur permettant d'approfondir les preuves, deux hommes qui, quels qu'ils soient maintenant, étaient jadis honnêtes. Vous êtes libres. ARBACES. Sire, cette clémence-- BELÈSES, l'interrompant. Est digne de vous-même; et, malgré notre innocence, nous rendons grâce-- SARDANAPALE. Prêtre! gardez vos actions de grâces pour Bélus: son descendant ne s'en soucie pas. BELÈSES. Mais, étant innocent-- SARDANAPALE. Silence!--le crime est bavard. Si vous êtes fidèles, on vous a fait injure; et vous devez vous montrer affligés plutôt que reconnaissans. BELÈSES. Tels serions-nous, si la justice était toujours écoutée par les souveraines puissances de la terre; mais souvent l'innocence doit recevoir comme une pure faveur son absolution. SARDANAPALE. Cette sentence serait bien placée dans une homélie, mais encore dans toute autre occasion. Garde-la, je te prie, pour plaider la cause de ton souverain devant son peuple. BELÈSES. J'espère qu'il n'y a pas de cause? SARDANAPALE. Pas de cause, peut-être, mais beaucoup de causeurs.--Si, dans l'exercice de vos habituelles perquisitions sur la terre, vous rencontrez de ces gens-là, ou si vous lisez leur existence dans quelque mystérieux éclair des astres, vos habituelles chroniques, remarquez, je vous prie, qu'il existe entre le ciel et la terre des êtres plus pervers que celui qui gouverne une immense multitude d'hommes, et n'en fait mourir aucun; et qui, sans se haïr lui-même, aime assez ses semblables pour épargner ceux d'entre eux qui ne l'épargneraient pas, s'ils étaient jamais les maîtres:--mais rien de tout cela n'est prouvé. Satrapes! vous êtes libres de vos personnes et de vos épées: disposez-en comme il vous plaira;--dès cette heure, je n'ai rien à vous reprocher. Salemènes! suivez-moi. (Sardanapale, Salemènes, la suite, etc., se retirent, laissant Arbaces et Belèses.) ARBACES. Belèses! BELÈSES. Eh bien! que vous semble? ARBACES. Que nous sommes perdus. BELÈSES. Que le royaume est à nous. ARBACES. Comment! suspects comme nous le sommes!--le glaive suspendu sur nos têtes par un seul cheveu, et que peut briser, d'un instant à l'autre, la voix impérieuse qui nous a épargnés! En vérité, je ne vous comprends pas. BELÈSES. Ne cherchez pas à comprendre; mais songeons à profiter du tems. L'heure nous appartient encore,--nos moyens sont les mêmes,--la nuit, celle que nous avions arrêtée: il n'y a rien de changé, si ce n'est que notre ignorance de tout soupçon s'est convertie en une certitude qui ne nous permet plus, sans être taxés de folie, le moindre délai. ARBACES. Et pourtant-- BELÈSES. Comment! des doutes encore? ARBACES. Il a épargné nos vies;--bien plus, il les a sauvées des coups de Salemènes. BELÈSES. Et combien de tems les épargnera-t-il encore? jusqu'au premier moment d'ivresse. ARBACES. Ou plutôt de sobriété. Cependant, il à agi avec noblesse; il nous a royalement pardonné une trahison bassement méditée-- BELÈSES. Dites courageusement. ARBACES. L'un et l'autre, peut-être. Mais il m'a touché; et, quoi qu'il arrive, je n'irai pas plus loin. BELÈSES. Perdre ainsi le monde! ARBACES. Perdre tout, plutôt que ma propre estime. BELÈSES. Pour moi, j'ai honte d'être forcé de devoir la vie à un tel roi de quenouille. ARBACES. Nous ne la lui devons pas moins; et je rougirais bien plus de la ravir à qui nous l'accorda. BELÈSES. Endure tout ce que tu voudras, les étoiles en ont autrement décidé. ARBACES. Quand elles descendraient pour me tracer la route qui doit m'élever vers le trône, je ne les suivrais pas. BELÈSES. Pure faiblesse,--pire que celle d'une femme malade rêvant de la mort, ou veillant au milieu des ténèbres,--Avance,--avance. ARBACES. J'ai cru, quand il parlait, voir Nemrod lui-même, tel que le présente l'orgueilleuse statue placée au milieu des rois dont il semble le monarque, et formant lui seul le temple dont il ne doit être que l'ornement. BELÈSES. Je vous disais que vous l'aviez beaucoup trop méprisé, et qu'il y avait encore en lui quelque chose de royal. Quoi donc, il n'en est qu'un plus digne adversaire. ARBACES. Et nous de plus indignes:--oh! pourquoi nous a-t-il épargnés! BELÈSES. Fort bien!--tu voudrais qu'il nous eût déjà immolés. ARBACES. Non;--mais il eût mieux valu mourir ainsi que de vivre pour l'ingratitude. BELÈSES. Oh! qu'il est des ames vulgaires! Tu n'as pas reculé devant ce que d'autres appellent trahison et lâche perfidie,--et soudain, parce qu'à propos de rien ou de quelque chose, cet impudent débauché s'est montré avec ostentation entre toi et Salemènes, te voilà converti,--faut-il le dire?--en Sardanapale! Je ne sais pas de nom plus ignominieux. ARBACES. Il n'y a qu'une heure, quiconque m'aurait ainsi nommé n'aurait pas eu long-tems à vivre;--maintenant, je vous pardonne, comme il nous a lui-même pardonné.--Non, Sémiramis elle-même n'eût pas agi comme lui. BELÈSES. En effet, la reine n'aimait pas les partageans de son royaume, pas même un époux. ARBACES. Je le servirai fidèlement-- BELÈSES. Et humblement, sans doute? ARBACES. Non, seigneur, noblement; car je le ferai avec loyauté. Je serai plus proche du trône que vous ne l'êtes du ciel; moins altier peut-être, mais ayant mieux le droit de l'être. Agissez comme vous l'entendrez:--vous avez des lois, des mystères, des interprétations du bien et du mal dont je manque pour m'éclairer; j'en suis réduit à n'écouter que les inspirations d'un cœur sans artifice. A présent, vous me connaissez. BELÈSES. Avez-vous fini? ARBACES. Oui,--avec vous. BELÈSES. Et sans doute, vous songez à me trahir aussi bien qu'à me quitter? ARBACES. Cette pensée est d'un prêtre, et non pas d'un soldat. BELÈSES. Comme il vous plaira.--Laissons-là ces vains débats; consentez seulement à m'entendre. ARBACES. Non:--je vois plus de danger dans votre esprit subtil que dans une armée entière. BELÈSES. S'il en est ainsi,--j'avancerai seul. ARBACES. Seul! BELÈSES. Les trônes ne souffrent pas de partage. ARBACES. Mais celui-ci est occupé. BELÈSES. Moins que s'il ne l'était pas,--par un monarque avili. Songez-y, Arbaces: jusqu'à présent, je vous ai soutenu, chéri et encouragé; je consentais même à vous reconnaître pour maître, dans l'espérance de servir et de sauver l'Assyrie. Le ciel lui-même semblait sourire à mes projets: tout répondait à nos vœux, même ce dernier incident, lorsque tout d'un coup votre ardeur s'est convertie en un lâche assoupissement. Mais s'il en est ainsi, et plutôt que de voir mon pays abattu, je serai son libérateur ou la victime de son tyran, ou bien tous les deux: car souvent ils marchent ensemble; et si je réussis, Arbaces devient mon sujet. ARBACES. _Votre_ sujet! BELÈSES. Pourquoi pas; mieux vaudra pour vous ce titre que de rester esclave, esclave _gracié_ de _la_ Sardanapale. (Entre Pania.) PANIA. Seigneurs, j'apporte un ordre du roi. ARBACES. Il est plus tôt obéi que prononcé. BELÈSES. Néanmoins, écoutons-le. PANIA. De suite, et cette nuit même, retournez à vos satrapies respectives de Babylone et de Médie. BELÈSES. Est-ce avec nos troupes? PANIA. Mon ordre comprend les satrapes et toute leur suite. ARBACES. Mais-- BELÈSES. Le roi sera obéi; dites que nous partons. PANIA. J'ai l'ordre de vous voir partir, et non pas de porter votre réponse. BELÈSES. Eh bien! nous allons vous suivre. PANIA. Je vais me retirer pour ordonner la garde d'honneur qui convient à votre rang, et j'attendrai votre signal, pourvu que vous n'outrepassiez pas l'heure. (Pania sort.) BELÈSES. Ainsi donc, nous obéissons! ARBACES. Sans doute. BELÈSES. Oui, jusqu'aux portes qui ferment le palais, notre prison pour l'avenir; mais non pas plus loin. ARBACES. Tu as saisi précisément la vérité. Le royaume lui-même et sa vaste étendue entr'ouvrent devant chacun de nos pas des cachots pour toi et pour moi. BELÈSES. Des tombeaux. ARBACES. Si je le croyais, cette bonne épée en creuserait un de plus que le mien. BELÈSES. Elle aurait beaucoup à faire; mais j'espère bien mieux que tu n'augures. Essayons, pour le moment, de sortir d'ici comme nous pourrons. Tu t'accordes à croire avec moi que cet ordre est une sentence de condamnation? ARBACES. Et quelle autre interprétation pourrait-on lui donner? c'est l'usage ordinaire des rois de l'Orient: pardon et poison;--des faveurs et un glaive;--un lointain voyage, un repos éternel. Combien de satrapes, sous le règne de son père:--car pour lui, je l'avoue, il n'est, ou du moins il n'était pas sanguinaire-- BELÈSES. Mais ne veut-il, ne peut-il à présent le devenir? ARBACES. Je le crains. Combien de satrapes ai-je vus, au tems de son père, renvoyés dans leurs puissans gouvernemens, et qui trouvèrent des tombes sous leurs pas! Je ne sais pas comment; mais tels étaient les ennuis et la longueur du voyage, qu'ils ne manquaient pas de tomber malades en route. BELÈSES. Ne songeons qu'à regagner l'air libre de la ville, nous abrégerons le chemin. ARBACES. Peut-être saura-t-on bien l'abréger à la porte. BELÈSES. Non; ils risqueraient trop. Ils entendent nous faire mourir isolément, non pas dans le palais ou dans les murs de la ville; nous y sommes trop connus, nous y aurions des partisans: s'ils avaient voulu se défaire ici de nous, nous ne serions déjà plus. Sortons. ARBACES. Si je pensais qu'il ne voulût pas ma vie-- BELÈSES. Folie! Sortons. Quel serait autrement le projet du despote? Hâtons-nous de rejoindre nos troupes, et de marcher. ARBACES. Où? vers nos provinces? BELÈSES. Non; vers votre royaume. Nous avons du tems, du courage, de l'espoir, des forces, et des moyens que ne pourront vaincre leurs demi-mesures.--Partons. ARBACES. Quoi! au milieu de mon repentir, vais-je retomber dans le crime! BELÈSES. C'est une vertu de savoir se défendre soi-même: c'est la seule garantie de tous les droits. Partons, dis-je! sortons de ces lieux, l'air y devient épais et redoutable: ces murs exhalent une odeur de renfermé.--Ne leur laissons pas le tems d'un nouveau conseil: notre prompt départ prouvera notre dévouement; il empêchera notre brave escorte, l'honnête Pania, d'être, à quelques lieues de là, l'exécuteur de nouveaux ordres. Il n'y a donc pas d'autre choix.--Partons, dis-je. (Il sort avec Arbaces, qui le suit avec résistance.--Entrent Sardanapale et Salemènes.) SARDANAPALE. Eh bien, nous avons remédié à tout, et sans une goutte de sang, le pire des ingrédiens des prétendus remèdes; nous voilà préservés par l'exil de ces hommes. SALEMÈNES. Oui; comme celui qui marche sur des fleurs l'est de la vipère réfugiée sous leurs tiges. SARDANAPALE. Comment? que voudrais-tu de moi? SALEMÈNES. Vous voir défaire ce que vous avez fait. SARDANAPALE. Révoquer mon pardon? SALEMÈNES. Raffermir la couronne qui chancelle sur vos tempes. SARDANAPALE. Cela serait tyrannique. SALEMÈNES. Cela serait prudent. SARDANAPALE. Mais ne le sommes-nous pas assez; et quel danger peuvent-ils préparer sur les frontières? SALEMÈNES. Ils n'y sont pas encore;--et si j'en étais cru, ils n'y seraient jamais. SARDANAPALE. Mais, enfin, je t'ai prêté une oreille impartiale:--pourquoi ne les écouterais-je pas à leur tour? SALEMÈNES. Vous pourrez le concevoir plus tard; en ce moment, je sors pour disposer la garde. SARDANAPALE. Mais nous rejoindrez-vous pendant le banquet? SALEMÈNES. Dispensez-moi, sire;--je ne suis pas un homme de table: je suis prêt à remplir tous les emplois, sauf celui de Bacchante. SARDANAPALE. Néanmoins, il est bon de se réjouir de tems en tems. SALEMÈNES. Et bon aussi que quelques-uns veillent pour ceux qui trop souvent se réjouissent. Permettez-vous que je m'éloigne? SARDANAPALE. Oui:--encore un instant, mon généreux Salemènes, mon frère, mon excellent sujet, prince meilleur que je ne suis roi. Vous devriez être le monarque, et moi,--je ne sais quoi, et je ne m'en soucie; mais ne va pas croire que je sois insensible à ta prudente sollicitude, et aux chagrins rudes, mais affectueux, que te causent mes folies. Si j'épargnai, contre ton avis, l'existence de ces hommes;--ce n'est pas que je crusse tes avis erronés; mais laissons-les respirer; ne les chicanons pas sur leur vie:--donnons-leur le loisir de l'amender. Leur exil me permet de dormir tranquille, et leur mort m'en eût empêché. SALEMÈNES. Ainsi, pour sauver des traîtres, vous courez le risque de tomber dans l'éternel sommeil:--vous leur évitez un moment d'angoisse, pour des années de crime. Permettez-moi de les forcer à demeurer tranquilles. SARDANAPALE. Ne me tente pas: ma parole est donnée. SALEMÈNES. Elle peut être reprise. SARDANAPALE. C'est celle d'un roi. SALEMÈNES. Elle devrait donc être vigoureuse. Cette demi-indulgence, qui se contente de l'exil, ne fait qu'ajouter à l'irritation.--Il faut qu'un pardon soit entier, ou qu'il ne soit pas prononcé. SARDANAPALE. Et qui m'a persuadé, lorsque je m'étais contenté de les éloigner de ma présence, qui m'a pressé de les renvoyer dans leurs satrapies? SALEMÈNES. En effet, je l'avais oublié: et si jamais ils gagnent leurs provinces,--vous devez, sire, me reprocher encore davantage ce conseil. SARDANAPALE. Et s'ils ne les gagnent pas, songez-y,--sains et saufs; entendez-vous, sains et saufs, et en toute sécurité, songez à la vôtre. SALEMÈNES. Permettez-moi de partir; on veillera à leur _salut_. SARDANAPALE. Pars donc; et, je te prie, pense de ton frère avec plus de faveur. SALEMÈNES. Sire, je servirai toujours, comme je le dois, mon souverain. (Salemènes sort.) SARDANAPALE, seul. Cet homme est d'un caractère trop sévère: il est rude et fier comme le roc, libre de toutes les entraves vulgaires de la terre. Moi, je suis d'une argile plus tendre et mélangée de fleurs. Mais, comme notre enveloppe, les produits doivent différer entre eux. Si je me trompe, c'est sur des points qui affectent bien légèrement ce sens que je ne puis désigner, mais qui m'inspire souvent de la tristesse et quelquefois de la satisfaction; génie qui semble placé sur mon cœur pour régler plutôt que pour rendre plus vifs ses mouvemens, et pour me faire des questions que jamais aucun mortel ne m'a faites, ni Baal lui-même, avec tous ses divins oracles:--lui dont, ici, le marbre n'empêche pas la majestueuse figure de se rider, comme les ombres du soir, et de sembler mobile, au point de me laisser croire que la statue va parler. Éloignons ces vaines pensées: je veux être tout à l'allégresse;--et puis, voici le plus fidèle héraut du plaisir. (Entre Mirrha.) MIRRHA. Roi! le ciel se couvre, le tonnerre commence à gronder, les nuages semblent approcher et recéler déjà dans leurs flancs les éclats d'une redoutable tempête. Voulez-vous donc quitter le palais? SARDANAPALE. La tempête, dis-tu! MIRRHA. Oui, mon cher seigneur. SARDANAPALE. Pour ma part, je ne serais pas fâché de rompre la monotonie de la scène, et de contempler les élémens en guerre; mais ce plaisir contrasterait avec les vêtemens de soie et les figures paisibles de nos joyeux amis. Dis-moi, Mirrha, es-tu de ceux qui craignent le grondement des nuages? MIRRHA. Dans mon pays, nous respectons leurs voix, comme les augures de Jupiter. SARDANAPALE. Jupiter!--Ah! oui, votre Baal.--Le nôtre a du crédit aussi sur le tonnerre; et, de tems en tems, quelque éclat témoigne sa divinité, et même vient parfois briser ses propres autels. MIRRHA. Ce serait un sinistre présage. SARDANAPALE. Oui,--pour les prêtres. Eh bien! cette nuit, nous ne sortirons pas du palais: nous banquetterons à l'intérieur. MIRRHA. Jupiter en soit donc loué! il a exaucé la prière que tu n'avais pas voulu entendre. Les dieux ont pour toi plus de tendresse que toi-même; et s'ils ont soulevé cette tempête entre toi et tes ennemis, c'est pour te protéger contre eux. SARDANAPALE. S'il y a du péril, mon enfant, il est, je crois, le même dans ces murs et sur les bords du fleuve. MIRRHA. Non, non; ces murs sont élevés, forts, et d'ailleurs garnis de gardes. Pour y pénétrer, la trahison doit franchir une foule de détours et de portes massives: mais dans le pavillon, elle ne trouvera aucune défense. SARDANAPALE. Non, s'il y a trahison; mais ni dans le palais, ni dans la forteresse, ni sur les sommets, séjour des orages, où l'aigle repose au milieu d'impraticables rochers. La flèche sait atteindre le roi des airs: et celui de la terre n'est pas à l'abri du poignard meurtrier. Mais, calme-toi: innocens ou coupables, les hommes que tu crains sont bannis et déjà loin. MIRRHA. Ils vivent encore? SARDANAPALE. Quoi, si cruelle aussi! MIRRHA. Je ne puis frémir de la juste exécution d'un châtiment mérité, sur ceux qui menacent votre vie: s'il en était autrement, je ne mériterais pas de conserver la mienne. D'ailleurs, vous avez le conseil du noble Salemènes. SARDANAPALE. Ma surprise est extrême: l'indulgence et la sévérité se réunissent contre moi pour me forcer à la vengeance. MIRRHA. C'est là une de nos vertus en Grèce. SARDANAPALE. Elle n'en est pas plus royale.--Je ne l'observerai pas; ou si je m'y laisse entraîner, ce sera à l'égard des rois:--de mes égaux. MIRRHA. Mais ces hommes cherchent à devenir tels. SARDANAPALE. Mirrha, cela est trop de ton sexe; c'est la peur qui t'inspire. MIRRHA. Oui, pour vous. SARDANAPALE. Peu importe:--c'est toujours la peur. J'ai étudié les femmes; une fois soulevées par le ressentiment, elles aspirent, par suite de leur timidité, à la vengeance, avec une persévérance que je ne veux pas prendre pour modèle. Je vous croyais, vous autres Grecques, exemptes de cette faiblesse, aussi bien que de la puérile mollesse des femmes asiatiques. MIRRHA. Mon seigneur, je n'aime pas à faire parade de mon amour ni de mes qualités; j'eus part à votre splendeur, je partagerai, quoi qu'il arrive, votre destinée. Un jour peut venir où vous trouverez dans une esclave plus de dévouement que dans les innombrables sujets de votre empire. Mais puissent les dieux ne le pas permettre! J'aime mieux être aimée sur la foi de ce que j'éprouve moi-même, que de vous en donner jamais la preuve au milieu de peines que mes tendres soins pourraient ne pas assez adoucir. SARDANAPALE. La peine ne saurait pénétrer où existe le parfait amour; ou, si elle se présente, c'est pour le rendre encore plus vif, et s'évanouir loin de ceux qu'elle ne saurait atteindre. Rentrons.--L'heure approche; et il faut nous préparer à recevoir les hôtes qui doivent embellir notre fête. (Ils sortent.) FIN DU DEUXIÈME ACTE. ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. (La salle du palais illuminée.--Sardanapale et ses hôtes sont à table.--Une tempête au dehors, et de tems en tems le tonnerre.) SARDANAPALE. Remplis la coupe! Nous sommes ici dans l'ordre: c'est ici mon vrai royaume, entre de beaux yeux et des figures aussi heureuses que belles! Ici, le chagrin ne saurait pénétrer. ZAMES. Ni partout ailleurs:--où est le roi, brille aussitôt le plaisir. SARDANAPALE. Cela ne vaut-il pas mieux que les chasses de Nemrod, ou les courses de ma fière grand'-mère à la recherche de royaumes qu'elle n'aurait pu gouverner, si elle en eût fait la conquête? ALTADA. Quelque grands qu'ils fussent, et comme le fut toute la royale race, nul de ceux qui ont précédemment régné n'a pourtant atteint la gloire de Sardanapale, qui mit toute sa joie dans la paix, la plus solide des gloires. SARDANAPALE. Et dans le plaisir, cher Altada, vers lequel la gloire n'est qu'un chemin. Que recherchons-nous? le plaisir. Nous devons abréger la route qui y conduit; nous ne la poursuivons pas à travers les cendres de l'humanité, et nous évitons de signaler par autant de tombeaux chacun de nos pas. ZAMES. Non; tous les cœurs sont heureux; toutes les voix s'accordent pour bénir le roi de paix, qui tient l'univers en joie. SARDANAPALE. En es-tu bien sûr? J'ai ouï parler différemment; quelques-uns parlent de traîtres. ZAMES. Sire, les traîtres sont ceux qui parlent ainsi[2]. Cela est impossible. Dans quel but? [Note 2: Ces mots (pourquoi? je l'ignore) me rappellent ceux de la fameuse dernière adresse de 1830, au roi Charles X. «Sire, entre ceux qui _méconnaissent_ une nation si _fidèle_, si _dévouée_, si soumise, _et nous_, que votre majesté prononce.»--La réponse de Zames est, comme on le voit, très-_respectueuse_. (_N. du Tr._)] SARDANAPALE. Dans quel but? tu as raison:--Remplis la coupe; nous n'y songerons plus. Il n'y a pas de traîtres: ou s'il en est, ils sont partis. ALTADA. Amis, faites-moi raison! Vidons tous, à genoux, une coupe à la santé du roi,--du monarque, dis-je, du dieu Sardanapale! ZAMES et les hôtes s'agenouillent, et s'écrient: _Au roi plus puissant que Baal son père, au dieu Sardanapale_! (Le tonnerre interrompt leur toast, quelques-uns se relèvent effrayés.) Pourquoi vous relever, mes amis? Ses ancêtres divins expriment, par cette éclatante voix, leur consentement à nos vœux. MIRRHA. Dis plutôt leurs menaces. Souffriras-tu, roi, cette ridicule impiété? SARDANAPALE. Impiété!--Eh bien! si mes aïeux et prédécesseurs sont des dieux, je ne déshonorerai pas leur lignée. Mais levez-vous, mes pieux amis; réservez votre dévotion pour le maître du tonnerre: mes vœux sont d'être aimé, et non pas déifié. ALTADA. Vous êtes l'un et l'autre;--et vous le serez toujours par vos fidèles sujets. SARDANAPALE. Le tonnerre semble redoubler: voilà une horrible nuit. MIRRHA. Oh! oui, pour les dieux qui n'ont pas de palais où puissent être à l'abri leurs adorateurs. SARDANAPALE. Il est vrai, Mirrha; et si je pouvais transformer mon royaume en un vaste asile pour les malheureux, je le ferais. MIRRHA. Tu n'es donc pas dieu, puisque tu ne peux exécuter le grand et noble vœu que tu formes. SARDANAPALE. Et vos dieux donc, que sont-ils? eux qui le peuvent et ne le font pas? MIRRHA. Ne parle pas de cela, de crainte de les provoquer. SARDANAPALE. En effet; ils n'aiment pas mieux que les mortels la censure. Une pensée me frappe, mes amis: s'il n'existait pas de temple, croyez-vous qu'il y eût des adorateurs de l'air?--c'est-à-dire, quand il est triste et furieux comme en ce moment. MIRRHA. Le Perse prie sur ses montagnes. SARDANAPALE. Oui, quand brille le soleil. MIRRHA. Mais moi, je demanderais, si ce palais était renversé et détruit, combien de flatteurs baiseraient la poussière sur laquelle marchait le roi? ALTADA. La belle Ionienne parle avec trop de dédain d'une nation qu'elle ne connaît pas assez; les Assyriens ne savent de plaisir que celui de leur roi: ils sont fiers de leurs hommages. SARDANAPALE. Eh bien! mes hôtes, pardonnez la vivacité d'expression de la belle Grecque. ALTADA. Lui _pardonner_, sire! nous lui devons honneur, comme à tout ce qui vous appartient. Mais quel est ce bruit? ZAMES. Ce bruit! rien que les éclats de portes lointaines frappées du vent. ALTADA. Il a retenti comme le cri de--Écoutez encore. ZAMES. C'est la pluie tombant par torrens sur le toit. SARDANAPALE. N'en parlons plus. Mirrha, mon amour, as-tu préparé ta lyre? Chante-moi une pièce de Sapho; de celle, tu sais, qui, dans ton pays, se précipita-- (Entre Pania, l'épée et les vêtemens ensanglantés et en désordre. Les hôtes se lèvent tous effrayés.) PANIA, aux gardes. Assurez-vous des portes; courez de toutes vos forces vers les murs. Aux armes! aux armes! le roi est en péril. Monarque, excusez cette hâte:--ma fidélité l'exige. SARDANAPALE. Explique-toi. PANIA. Les craintes de Salemènes étaient fondées: les perfides satrapes-- SARDANAPALE. Vous êtes blessé:--qu'on lui présente du vin. Reprenez vos sens, cher Pania. PANIA. Ce n'est rien:--c'est une légère blessure. Je suis plus accablé de l'empressement que j'ai mis à avertir mon prince, que du sang répandu pour le défendre. MIRRHA. Eh bien! les rebelles? PANIA. À peine Arbaces et Belèses eurent-ils atteint leur demeure dans la ville, qu'ils refusèrent de marcher: et quand je voulus user du pouvoir qui m'était délégué, ils invoquèrent leurs troupes, qui se soulevèrent aussitôt en furie. MIRRHA. Tous? PANIA. Beaucoup trop. SARDANAPALE. Ne va pas, en mettant une borne à ta franchise, épargner la vérité à mes oreilles. PANIA. Ma faible garde était fidèle;--et ce qui en reste le demeure encore. MIRRHA. Est-ce là tout ce qu'il y a de fidèle dans l'armée? PANIA. Non:--les Bactriens, conduits par Salemènes, qui, toujours oppressé de violens soupçons sur les gouverneurs de Médie, était alors en marche. Les Bactriens sont nombreux; ils font aux rebelles une résistance opiniâtre, disputent le terrain pas à pas, et forment un cercle autour du palais: c'est là qu'ils songent à réunir toutes leurs forces, et à protéger le roi. (Il hésite.) Je suis chargé de-- MIRRHA. Il n'est pas tems d'hésiter. PANIA. Le prince Salemènes supplie donc le roi de s'armer lui-même, quoique pour un moment, et de se montrer en soldat: dans cette circonstance, sa seule présence ferait plus que n'en saurait faire une armée. SARDANAPALE. Alors donc, mes armes! MIRRHA. Tu le veux bien? SARDANAPALE. Sans doute. Allons!--mais ne cherchez pas le bouclier; il est trop lourd:--une légère cuirasse et mon épée. Où sont les rebelles? PANIA. Le plus vif combat se donne maintenant à une stade, à peu près, des murs extérieurs. SARDANAPALE. Je puis donc monter à cheval. Sféro, faites préparer mon cheval.--Il y a dans nos cours assez d'espace pour faire agir la moitié des cavaliers arabes. (Sféro sort.) MIRRHA. Combien je t'aime! SARDANAPALE. Je n'en ai jamais douté. MIRRHA. Mais, à présent, je te connais. SARDANAPALE, à l'un des suivans. Apportez-moi aussi ma lance.--Où est Salemènes? PANIA. Où doit être un soldat: dans le fort de la mêlée. SARDANAPALE. Cours vers lui.--La route est-elle libre encore entre le palais et l'armée? PANIA. Elle l'était quand j'accourus ici, et je n'ai nulle crainte: nos troupes étaient déterminées, et la phalange formée. SARDANAPALE. Dis-lui, pour le présent, qu'il épargne sa personne, et que, pour moi, je n'épargnerai pas la mienne:--ajoute que j'arrive. PANIA. Ce mot est à lui seul la victoire. (Pania sort.) SARDANAPALE. Altada,--Zames, avancez et armez-vous: tout dépend de la célérité, à la guerre. Voyez à ce que les femmes soient mises en sûreté dans les appartemens secrets: qu'on leur laisse une garde, avec l'ordre exprès de ne quitter leur poste qu'avec leur vie.--Zames, vous la commanderez. Altada, armez-vous, et revenez ici: votre poste est près de notre personne. (Zames, Altada et tous les autres sortent, excepté Mirrha.--Entrent Sféro et autres, avec les armes du roi, etc.) SFÉRO. Roi, voici votre armure. SARDANAPALE, s'en revêtant. Donnez-moi la cuirasse;--bien: mon baudrier; puis mon épée: et le casque, j'oubliais, où est-il? c'est bien.--Non, il est trop lourd: vous vous êtes trompé, aussi,--ce n'est pas lui que je voulais, mais celui que surmonte un diadème. SFÉRO. Sire, les pierres précieuses qui l'entourent le mettraient trop en vue pour être placé sur votre tête sacrée;--Veuillez me croire, celui-ci, bien que moins riche, est d'une meilleure trempe. SARDANAPALE. Vous croyez! Êtes-vous aussi devenu rebelle? Apprenez que votre devoir est d'obéir: retournez;--mais, non,--il est trop tard: je sortirai sans lui. SFÉRO. Au moins, prenez celui-ci. SARDANAPALE. Prendre le Caucase! mais ce serait une montagne sur mes tempes. SFÉRO. Sire, le dernier soldat ne s'avance pas aussi exposé au combat. Tout le monde vous reconnaîtra,--car l'orage a cessé, et la lune a reparu dans tout son éclat. SARDANAPALE. Je sors pour qu'on me reconnaisse, et, par ce moyen, j'y réussirai plus tôt. Allons,--ma lance! me voici armé. (Il s'avance; puis s'arrêtant tout court, à Sféro.) Sféro, j'oubliais;--apportez le miroir[3]. [Note 3: C'est ainsi que, dans les champs illyriens, Othon portait un _miroir_.--Voyez Juvénal.] SFÉRO. Un miroir, sire? SARDANAPALE. Oui, le miroir d'acier poli trouvé parmi les dépouilles de l'Inde;--mais hâte-toi. (Sféro sort.) Mirrha, retire-toi dans un lieu de sûreté. Pourquoi n'as-tu pas déjà suivi les autres femmes? MIRRHA. Parce que c'est ici ma place. SARDANAPALE. Mais quand je la quitterai?-- MIRRHA. Je vous suivrai. SARDANAPALE. Au combat, vous! MIRRHA. Dans ce cas-là, je ne serais pas la première fille grecque qui s'y fût montrée. Mais j'attendrai ici votre _retour_. SARDANAPALE. La place est spacieuse: c'est la première qu'on occupera, si nous sommes vaincus; et s'il en arrive ainsi, je ne retournerai pas-- MIRRHA. Nous ne nous en rejoindrons pas moins. SARDANAPALE. Comment? MIRRHA. Aux lieux où tous finiront par se rejoindre:--dans les enfers! Nous y réunirons nos ombres, s'il est, comme je le crois; des rives au-delà du Styx; et nos cendres, s'il n'en est pas. SARDANAPALE. Aurais-tu bien le courage de l'oser? MIRRHA. J'oserai tout, si ce n'est de survivre à ce que j'aimais, pour devenir la proie d'un rebelle: séparons-nous, et montre toute ta valeur. (Rentre Sféro, avec le miroir.) SARDANAPALE, se regardant. Cette cuirasse me va bien, le baudrier mieux encore; mais le casque, pas du tout. (Il jette le casque, après l'avoir essayé de nouveau.) À mon avis, je ne suis pas trop mal dans ce costume; à présent, il s'agit d'en faire l'épreuve. Altada! où est Altada? SFÉRO. Sire, il attend au dehors: il doit vous présenter votre bouclier. SARDANAPALE. En effet, j'oubliais qu'il est mon porte-bouclier, par droit de naissance dérivé d'âge en âge. Embrasse-moi, Mirrha; encore une fois,--encore,--et quoi qu'il arrive, aime-moi: ma première gloire serait de me rendre plus digne de ta tendresse. MIRRHA. Partez, et soyez vainqueur! (Sardanapale et Sféro sortent.) MIRRHA. Me voilà seule: tous sont partis, et peut-être un bien petit nombre reviendront. Qu'il triomphe seulement, et que je meure! S'il est vaincu, je n'en mourrai pas moins, car je ne veux pas lui survivre. Il a touché mon cœur, je ne sais comment et pourquoi. Ce n'est pas parce qu'il est roi; son royaume chancelle en ce moment autour de son trône; la terre s'entr'ouvre pour ne lui laisser d'autre place qu'un tombeau: et je l'aime encore davantage. Pardonne, ô puissant Jupiter! à cet amour monstrueux pour un barbare qui méconnaît l'Olympe! Oui, je l'adore maintenant, bien plus encore que--Écoutons:--quels cris de guerre! ils semblent approcher. S'il en était ainsi (elle tire une petite fiole), ce subtil poison de Colchos, que mon père apprit à composer sur les rivages d'Euxin, et qu'il m'enseigna à conserver, pourrait m'affranchir! Et déjà, depuis long-tems, il m'eût affranchie; mais j'aimais, j'aimais au point d'oublier que je fusse esclave, dans les lieux même où tous, à l'exception d'un seul, sont esclaves et fiers de leur servitude, quand, à leur tour, ils voient sous leurs ordres un seul être plus bas et plus méprisable qu'eux. C'est ainsi que nous oublions que des fers portés comme ornement n'en sont pas moins des chaînes.--Encore ce bruit!...--Et puis, le cliquetis des armes:--et puis-- (Entre Altada.) ALTADA. Sféro!--Sféro! MIRRHA. Il n'est pas ici; que lui voulez-vous? où en est le combat? ALTADA. Douteux et cruel. MIRRHA. Et le roi? ALTADA. Il agit en roi. Je cherche Sféro, afin de demander pour lui une nouvelle lance et son casque. Jusqu'à présent, il a combattu la tête nue, et beaucoup trop exposé. Les soldats connaissent ses traits, et malheureusement aussi les ennemis: à la claire lueur de la lune, sa tiare de soie et ses cheveux épars lui donnent une apparence trop royale. Tous les arcs sont dirigés sur ses beaux cheveux, sur sa belle tête, et sur le léger bandeau qui les couronne tous deux. MIRRHA. Dieux qui tonnez sur la terre de mes pères, protégez-le! Est-ce le roi qui vous a envoyé? ALTADA. C'est Salemènes qui, sans en avoir instruit le prince, trop peu soucieux du danger, m'a donné confidentiellement cet ordre. Mais le roi, le roi est au combat comme au plaisir! Où peut donc être Sféro? Je vais chercher dans l'arsenal, il doit s'y tenir. (Altada sort.) MIRRHA. Non,--il n'y a pas de déshonneur,--il n'en est pas à le chérir. Je voudrais presque,--ce que jamais je n'ai souhaité, qu'il fût Grec. Si Alcide fut blâmé pour avoir porté la robe de la Lydienne Omphale, et pour avoir manié son vil fuseau; celui qui tout-à-coup se montre un Hercule; qui, depuis sa jeunesse jusqu'à l'âge viril, nourri dans des habitudes efféminées, s'élance du banquet au combat, comme si c'était son lit voluptueux, certes, celui-là mérite d'avoir une fille grecque pour amante, un chantre grec pour poète, une tombe grecque pour monument. Eh bien, seigneur, comment va le combat? (Entre un officier.) L'OFFICIER. Perdu, perdu presque sans ressource. Zames! Où est Zames? MIRRHA. Il commande la garde placée devant l'appartement des femmes. (L'officier sort.) MIRRHA, seule. Il est parti; et tout, m'a-t-il dit, est perdu! Qu'ai-je besoin d'en savoir davantage? Dans ce peu de mots se trouvent abîmés un royaume et un roi, une famille de treize siècles, des milliers de vies, et la fortune de tous ceux qui n'ont pas succombé; et moi aussi, semblable à la bulle légère sortie de la vague qui engouffre tant de victimes, je vais cesser d'exister. Du moins, mon destin est-il entre mes mains: nul insolent vainqueur ne me comptera parmi ses dépouilles. (Entre Pania.) PANIA. Mirrha, suivez-moi sans délai; nous n'avons pas un moment à perdre:--c'est tout ce qui nous reste. MIRRHA. Et le roi? PANIA. Il m'a envoyé ici pour vous conduire au-delà du fleuve, par un passage secret. MIRRHA. Ainsi donc, il vit-- PANIA. Et m'a chargé d'assurer votre vie, et de vous conjurer de vivre pour lui, jusqu'à ce qu'il pût vous rejoindre. MIRRHA. Songerait-il à quitter le combat? PANIA. Non, jusqu'à la dernière extrémité. Encore à présent, il n'écoute que les inspirations du désespoir; et, pied à pied, il dispute le palais lui-même. MIRRHA. Ils y sont donc!--oui, leurs cris retentissent au travers des vieilles salles que n'avaient jamais profanées des échos rebelles, jusqu'à cette nuit fatale. Adieu, race d'Assyrie! adieu à toutes celles de Nemrod! tout, jusqu'à son nom, est à présent disparu. PANIA. Suivez-moi, sortons! MIRRHA. Non; je veux mourir ici!--Fuyez, et dites à votre roi que jusqu'à la fin je l'ai aimé. (Entrent Sardanapale et Salemènes, avec soldats. Pania quitte Mirrha et entre dans leurs rangs.) SARDANAPALE. Puisqu'il en est ainsi, nous mourrons où nous sommes nés:--dans nos appartemens. Serrez vos rangs,--demeurez fermes. J'ai dépêché un satrape fidèle vers Zames, dont la garde est fraîche et dévouée: ils ne tarderont pas. Tout n'est pas désespéré! Pania, veille sur Mirrha. (Pania revient près de Mirrha.) SALEMÈNES. Nous avons le tems de respirer: encore un effort, mes amis,--un effort pour Assyrie! SARDANAPALE. Dis plutôt pour Bactriane! Mes fidèles Bactriens, je veux désormais être roi de votre pays, et nous tiendrons ensemble ce royaume en province. SALEMÈNES. Écoutez! ils viennent,--ils viennent. (Entrent Belèses et Arbaces à la tête des rebelles.) ARBACES. Avançons! nous les avons pris dans le piége. À la charge! à la charge! BELÈSES. En avant!--Le ciel combat pour nous et avec nous:--sus! (Ils chargent le roi, Salemènes et leurs troupes, qui se défendent jusqu'à l'arrivée de Zames, avec les gardes ci-dessus mentionnées. Les rebelles sont alors repoussés et poursuivis par Salemènes, etc. Comme le roi va rejoindre les poursuivans, Belèses l'arrête.) BELÈSES. À moi, le tyran.--Je vais terminer cette guerre. SARDANAPALE. Et moi aussi, belliqueux prêtre, sublime prophète, sujet reconnaissant et fidèle:--cède, je t'en prie. Je te réserverai pour un jugement en forme, au lieu de plonger mes mains dans ton sang sacré. BELÈSES. Ton heure est venue. SARDANAPALE. Non, c'est la tienne.--Dernièrement, quoique je ne sois qu'un jeune astrologue, j'ai lu dans les astres; et parmi les lumières du zodiaque, j'ai trouvé ton destin dans le signe du Scorpion, qui proclame que tu vas être terrassé. BELÈSES. Ce ne sera pas par toi. (Ils combattent; Belèses est blessé et désarmé.) SARDANAPALE, levant son épée pour le tuer. Invoque maintenant les planètes. Descendront-elles du ciel pour sauver leur crédit et leur interprète? (Un parti de rebelles entre et délivre Belèses. Ils attaquent le roi, qui, à son tour, est délivré par un parti de ses soldats: les rebelles sont mis en fuite.) SARDANAPALE. Après tout, le vilain avait prophétisé juste. Allons!--sur eux:--la victoire est à nous. (Il sort à leur poursuite.) MIRRHA, à Pania. Suis-le donc! Pourquoi demeures-tu ici, et souffres-tu que tes compagnons marchent sans toi à la victoire? PANIA. Le roi m'a ordonné de ne pas vous quitter. MIRRHA. Moi! ne songe pas à moi: un simple soldat de plus peut offrir un secours décisif. Je ne demande pas, je n'ai pas besoin de garde. Et qui peut, quand il s'agit du destin du monde, songer à veiller sur une femme! Disparais, te dis-je, ou tu perds l'honneur! Tu ne m'écoutes pas; eh bien, moi, femme timide, je vais m'élancer au milieu de leur furieuse lutte, et je t'ordonne de me garder, _là_--où tu pourras en même tems protéger ton souverain. (Mirrha sort.) PANIA. Arrêtez, madame! Elle est partie. S'il lui arrivait quelque malheur, j'aurais mieux fait de perdre ma vie. Sardanapale tient bien plus à elle qu'à son royaume, et pourtant il dispute en ce moment l'un et l'autre. Faut-il donc moins faire que lui, qui n'a jamais, jusqu'à présent, tiré un cimeterre? Revenez, Mirrha, je vous obéis, quoiqu'en désobéissant au monarque. (Pania sort. Altada et Sféro entrent par une porte opposée.) ALTADA. Mirrha! Eh quoi, partie! Pourtant elle était ici quand s'est engagé le combat, et Pania avec elle, leur serait-il arrivé quelque chose? SFÉRO. Je les vis en sûreté à l'instant où les révoltés prirent la fuite; et s'ils se sont éloignés, ce n'est sans doute que pour regagner le harem. ALTADA. Si, comme tout semble l'annoncer, le roi reste vainqueur, et qu'il ait perdu sa chère Ionienne, nous sommes destinés à un sort pire que celui des révoltés captifs. SFÉRO. Il faut que nous les suivions; elle ne peut être fort éloignée: et si nous la retrouvons, c'est une plus riche proie à présenter à notre souverain que celle d'un royaume reconquis. ALTADA. Non, Baal lui-même ne fit jamais, pour s'emparer de ces contrées, de plus hardis efforts que son soyeux fils pour les conserver: il a déjoué toutes les prévisions de ses ennemis et de ses amis; il s'est montré tel que ces brûlantes et lourdes journées d'été, avant-courrières de soirées orageuses, alors qu'éclate tout d'un coup la foudre, au point d'ébranler les airs et de transformer la terre en nouveau déluge. L'homme est inexplicable. SFÉRO. Pas plus celui-ci que les autres: tous sont les enfans de l'occasion. Mais, sortons:--allons à la recherche de l'esclave, ou préparons-nous à expier dans les tortures sa folle passion, et à subir, innocens, le supplice des criminels. (Ils sortent.--Entrent Salemènes, soldats, etc.) SALEMÈNES. Le triomphe est beau: ils sont repoussés loin du palais; et nous avons ouvert un facile accès aux troupes stationnées de l'autre côté de l'Euphrate, qui peut-être demeurent encore fidèles. Et puis elles doivent l'être, grâce à la nouvelle de notre victoire; mais le chef des vainqueurs, le roi, où est-il? (Entre Sardanapale avec les siens, etc., et Mirrha.) SARDANAPALE. Me voici, mon frère. SALEMÈNES. Sain et sauf, je l'espère. SARDANAPALE. Non, pas tout-à-fait; mais passons: nous avons nettoyé le palais-- SALEMÈNES. Et la ville, je l'espère. Notre nombre s'accroît; et j'ai donné ordre à une nuée de Parthes réservés jusqu'à présent, tous impatiens et dispos, de les poursuivre dans leur retraite, qui bientôt sera une fuite. SARDANAPALE. Elle est déjà telle, du moins ils marchent plus rapidement que je ne pouvais les suivre, moi et mes Bactriens, qui cependant n'y mettaient pas de lenteur. Mais je suis fatigué: donnez-moi un siége. SALEMÈNES. Dans cette place est précisément le trône, sire. SARDANAPALE. Ce n'est pas un point de repos, pour l'esprit ni pour le corps: qu'on me procure une couche, un bloc de paysan, peu importe. (On lui présente un siége.) Bien:--maintenant, je respire plus librement. SALEMÈNES. Ce grand jour est devenu le plus beau et le plus glorieux de votre vie. SARDANAPALE. Ajoutez: et le plus fatigant. Où est mon échanson? qu'on m'apporte un peu d'eau. SALEMÈNES, souriant. C'est la première fois qu'il reçoit un pareil ordre: et moi-même, le plus austère de vos conseillers, je vous proposerais volontiers, en ce moment, une boisson plus vermeille. SARDANAPALE. Du sang, n'est-ce pas? mais il en est assez de répandu. Et quant au vin, j'ai appris, dans cette dernière circonstance, le prix d'une liqueur plus naturelle. Trois fois j'ai bu de l'eau, et trois fois j'ai renouvelé, avec une ardeur plus grande que ne m'en donna jamais le jus de la treille, ma poursuite sur les rebelles. Où est le soldat qui me présenta de l'eau dans son casque? L'UN DES GARDES. Tué, sire! Une flèche l'atteignit au front, tandis qu'après avoir égoutté son casque, il se disposait à le replacer sur sa tête. SARDANAPALE. Il est mort! sans récompense! et tué pour avoir satisfait ma soif: cela est pénible. Le pauvre esclave! s'il vivait seulement, je le gorgerais d'or; car tout l'or de la terre n'aurait pu payer le plaisir que me fit cette eau; j'étais desséché, comme en ce moment. (On lui apporte de l'eau:--il boit.) Je renais donc.--À l'avenir, le gobelet sera réservé aux heures de l'amour: à la guerre, je veux de l'eau. SALEMÈNES. Et quel est, sire, ce bandage autour de votre bras? SARDANAPALE. Une égratignure du brave Belèses. MIRRHA. Ô ciel! il est blessé! SARDANAPALE. C'est peu de chose que cela; cependant, maintenant que je suis refroidi, j'éprouve une sensation légèrement douloureuse. MIRRHA. Vous l'avez couverte avec-- SARDANAPALE. Avec le bandeau de ma couronne: c'est la première fois que cet ornement, jusqu'alors une charge, m'a offert quelque utilité. MIRRHA, aux serviteurs. Avertissez promptement un médecin des plus habiles. Et vous, seigneur, rentrez, je vous prie: je découvrirai votre blessure; et je l'examinerai. SARDANAPALE. J'y consens: car, en ce moment, le sang me tourmente légèrement. Te connais-tu donc en blessures, Mirrha?--À quoi bon le demander? Mon frère, savez-vous où j'ai découvert cette aimable enfant? SALEMÈNES. Sans doute la tête cachée au milieu d'autres femmes, comme des gazelles effrayées. SARDANAPALE. Non: mais comme l'épouse du jeune lion animée d'une rage féminine (et féminine signifie furieuse, attendu que, dans leur excès, toutes les passions sont féminines) contre le chasseur qui s'enfuit avec sa famille. De la voix et du geste, de sa flottante chevelure et de ses yeux étincelans, elle pressait la fuite des guerriers ennemis! SALEMÈNES. En vérité! SARDANAPALE. Vous le voyez, je ne suis pas le seul guerrier que cette nuit ait enfanté. Mes yeux s'arrêtaient sur elle et sur ses joues enflammées; ses grands yeux noirs, dont le feu jaillissait à travers les longs cheveux dont elle était couverte; ses veines bleues soulevées le long de son front transparent; ses sourcils dont l'arc était légèrement dérangé; ses charmantes narines, gonflées par un souffle brûlant; sa voix traversant l'effroyable tumulte, ainsi qu'un luth perce le son retentissant des cimbales; ses bras étendus, et qui devaient plutôt leur éclat à leur naturelle blancheur qu'au fer dont sa main était armée, et qu'elle avait arraché aux doigts d'un soldat expirant: tout cela la faisait prendre, par les soldats, pour une prophétesse de victoire, ou pour la victoire elle-même venant saluer ses favoris. SALEMÈNES, à part. En voilà trop: l'amour reprend sur lui son premier empire, et tout est perdu si nous ne donnons le change à ses pensées. (Haut.) Mais, sire, de grâce, songez à votre blessure:--vous disiez qu'elle vous faisait souffrir. SARDANAPALE. En effet;--mais il n'y faut pas penser. SALEMÈNES. Je me suis occupé de tout ce qui pouvait être nécessaire; je vais voir comment on se dispose à exécuter mes ordres, puis je reviendrai connaître vos intentions. SARDANAPALE. Fort bien. SALEMÈNES, en se retirant. Mirrha! MIRRHA. Prince. SALEMÈNES. Vous avez montré cette nuit une ame qui, si le roi n'était pas l'époux de ma sœur;--mais je n'ai pas de tems à perdre: tu aimes le roi? MIRRHA. J'aime Sardanapale. SALEMÈNES. Mais, désires-tu aimer en lui un roi? MIRRHA. Je ne prétends rien aimer en lui d'inférieur à lui-même. SALEMÈNES. Eh bien donc, pour qu'il conserve sa couronne et vous autres, et tout ce qu'il peut et tout ce qu'il doit être, pour lui conserver la _vie_, ne le laissez pas abattre au milieu de lâches voluptés. Vous avez sur son esprit plus d'empire que n'en ont, dans ces murs, la sagesse; au dehors, la révolte furieuse: songez bien à l'empêcher de retomber. MIRRHA. La voix de Salemènes était inutile pour m'engager à cette conduite: je n'y manquerai pas. Tout ce que peut la faiblesse d'une femme-- SALEMÈNES. Sur un cœur comme le sien, c'est l'autorité toute-puissante: exercez-la avec sagesse. (Salemènes sort.) SARDANAPALE. Eh quoi! Mirrha, quelles étaient ces confidences avec mon frère? Je vais devenir jaloux. MIRRHA, souriant. Vous en avez sujet, sire; sur la terre, il n'est pas d'homme plus digne de l'amour d'une femme:--le dévouement d'un soldat!--le respect d'un sujet!--la confiance d'un roi!--l'admiration de tout le monde! SARDANAPALE. Oh! je te prie, moins de chaleur. Je ne puis voir ces lèvres charmantes rehausser avec éloquence une gloire qui me rejette dans l'ombre; quoi qu'il en soit, vous avez dit vrai. MIRRHA. Maintenant, retirons-nous pour examiner votre blessure. Je vous prie, appuyez-vous sur moi. SARDANAPALE. Oui, chère Mirrha; mais ce n'est pas à la douleur que je cède. (Ils sortent tous.) FIN DU TROISIÈME ACTE. ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. SARDANAPALE endormi sur une couche, et agité comme de rêves pénibles: près de lui, MIRRHA. MIRRHA, les yeux attachés sur lui. J'ai voulu, à la dérobée, le voir reposer,--si l'on peut nommer repos un sommeil aussi convulsif. L'éveillerai-je? non; il paraît se calmer. Oh! dieu de la paix! toi qui règnes sur les paupières fermées, sur les songes agréables, et même sur les léthargies assez profondes pour être encore inexpliquées, apparais ici tel que la mort, ta sœur,--aussi calme,--aussi immobile qu'elle:--car alors tu nous offres l'image du bonheur, comme peut-être nous en avons la réalité dans le royaume silencieux et redouté de ton insensible sœur. Il s'agite encore;--l'empreinte de la peine se répand sur ses traits, semblable à l'ouragan qui, tout d'un coup, vient bouleverser le lac si calme l'instant d'auparavant, à l'ombre de la montagne; ou tel encore que le vent, lorsqu'il roule les feuilles d'automne encore suspendues, pâles et tremblantes, à leurs chers rameaux. Il faut le réveiller;--non, pas encore: qui sait à quoi je l'arracherais? à la peine, sans doute. Mais si je le livre, en le réveillant, à une peine plus vive? La fièvre de cette nuit orageuse, la douleur de sa blessure, toute légère qu'elle est, peuvent justifier mes craintes, et me rendre plus malheureuse de le voir que lui de souffrir. Non: que la nature suive sa marche naturelle;--je veux la seconder, et non lui porter entrave. SARDANAPALE, s'éveillant. Non, non:--quand vous multiplieriez les astres, quand vous m'en donneriez l'empire à partager avec vous! je ne voudrais pas à ce prix du trône de l'éternité.--Va-t'en,--fuis,--vieux chasseur des premières brutes! et vous aussi qui couriez à la chasse de vos semblables comme à celle des brutes; disparaissez, mortels sanguinaires, aujourd'hui plus sanguinaires idoles, si vos prêtres ne sont pas menteurs! Fuis! fuis! ombre de mon impitoyable aïeule qui, là, t'enivres de sang, et foules aux pieds le cadavre de l'Inde.--Mais, où suis-je? où sont les fantômes? où?--non,--il n'y a pas de prestiges: je les reconnaîtrais au milieu de tous les morts dont les épaisses phalanges s'élèvent chaque nuit des noirs abîmes pour épouvanter les vivans. Mirrha! MIRRHA. Hélas! vous êtes pâle; l'eau inonde votre front, comme la rosée de la nuit. Mon ami, calmez-vous. Vos paroles semblent d'un autre monde, et vous êtes aimé dans celui-ci. Reprenez votre sérénité: tout ira bien. SARDANAPALE. Ta _main_.--Bien, c'est bien ta main; une main humaine; serre,--presse,--plus encore, rends-moi au sentiment de ce que j'étais. MIRRHA. Du moins, comprenez ce que je suis; ce que je serai toujours pour vous seul. SARDANAPALE. Je le vois aujourd'hui. Je ressaisis encore la vie. Ah! Mirrha, j'ai été où nous serons un jour! MIRRHA. Mon cher seigneur! SARDANAPALE. J'ai été dans le tombeau:--où les vers sont souverains, où les rois sont--Non, je ne le croyais pas, je pensais qu'ils n'étaient plus rien. MIRRHA. Et avec raison; si ce n'est aux yeux des mortels timides qui s'obstinent à anticiper ce qui jamais ne sera. SARDANAPALE. Ô Mirrha! si le sommeil nous offre de pareils objets, que devra donc nous révéler la mort? MIRRHA. Je ne devine pas quels maux peuvent encore redouter de la mort ceux qui long-tems ont supporté la vie. S'il existe réellement un rivage où l'ame aborde à la sortie du monde, il sera sans doute immatériel comme l'ame elle-même; ou s'il reste encore une ombre de cette pénible enveloppe d'argile qui nous attache à la terre, et semble toujours interposée entre le ciel et notre esprit,--cette ombre, du moins, quelques craintes qu'elle puisse ressentir, n'aura plus rien à craindre de la mort. SARDANAPALE. Je ne tremble pas; mais j'ai ressenti, j'ai--vu une multitude de morts. MIRRHA. Comme vous, j'en ai vu. La poussière que nous foulons vécut jadis et fut malheureuse. Mais, poursuivons. Qui as-tu vu? parle, ce récit dissipera les nuages de ton imagination. SARDANAPALE. Il me semblait-- MIRRHA. Repose encore, tu es fatigué, épuisé; tout cela peut encore affaiblir tes forces: essaie plutôt de dormir. SARDANAPALE. Non: en ce moment je ne voudrais plus dormir, bien que je reconnaisse enfin que j'étais la proie d'un songe:--et toi, pourras-tu bien l'entendre? MIRRHA. Tout ce que je partagerai avec vous, illusions ou réalités, songes de vie ou de mort, je puis tout supporter. SARDANAPALE. Cela tient de la réalité, je t'en avertis: lorsque mes yeux s'ouvrirent, je les suivis dans leur fuite,--car ils se sont enfuis. MIRRHA. Je vous écoute. SARDANAPALE. Je vis, c'est-à-dire je rêvai que j'étais ici,--là, où nous sommes, avec des convives; moi-même, leur hôte, paraissant plutôt leur convive, et voulant nous confondre tous dans une aimable liberté. Mais au lieu de toi, de Zames et de notre réunion ordinaire, était placée, à ma gauche, une figure hautaine, noire et sinistre:--je ne pouvais la reconnaître, pourtant je l'avais vue, bien que je ne susse pas où; ses traits étaient ceux d'un géant, son œil était immobile quoique étincelant; ses longs cheveux descendaient sur ses vastes épaules, auxquelles était suspendu un énorme carquois; les ailes de l'aiglon décoraient les flèches, qui séparaient de leurs pointes hérissées sa chevelure noueuse. Je l'invitai à remplir la coupe placée entre nous deux; il ne répondit pas.--Je la remplis:--au lieu de la prendre, il me considéra au point de me faire trembler du regard fixe de ses yeux. Pour moi, comme il convient à un roi, je souris à son aspect:--son front, au lieu de se rider, conserva son immobilité; ses yeux demeurèrent fixes, et me firent pâlir encore davantage, parce qu'ils ne changeaient pas. Je voulus me réfugier du côté de plus gracieux convives: je cherchai à ma droite, où tu avais coutume de te placer; mais--(Il s'arrête.) MIRRHA. Eh bien, à ma place? SARDANAPALE. Sur ton siége,--à la place que tu occupes au banquet,--partout, autour de moi, je cherchai ta figure chérie.--Au lieu de toi, des cheveux gris, une face ridée, des prunelles et des mains sanglantes; un objet horrible et sépulcral, aux vêtemens de femme, au front couronné, aux traits cassés de vieillesse, mais encore animés d'une double expression de vengeance et de lubricité.--Mes veines se glacèrent. MIRRHA. Est-ce là tout? SARDANAPALE. À sa main droite,--sa main décharnée comme les pattes d'un oiseau,--elle tenait un gobelet dans lequel bouillonnait du sang; elle en avait un autre à sa main gauche, rempli de--je ne le vis pas, car je détournai les yeux d'elle et de lui. Mais tout autour de la table étaient assis une rangée de spectres couronnés, d'aspects divers, mais d'une physionomie commune. MIRRHA. Et sentiez-vous que cela n'était qu'une vision? SARDANAPALE. Non; ils étaient si palpables, que j'aurais pu les toucher. Dans l'espoir de rencontrer au moins un seul visage que j'eusse vu auparavant, je reportai mes regards tour à tour sur chacun d'eux; mais il n'en était rien:--tous étaient arrêtés, immobiles, sur moi; nul ne mangeait ou vidait la coupe. Ils continuèrent à rester immobiles jusqu'à ce que je devinsse pierre, comme eux-mêmes semblaient à demi l'être; mais pierre animée: car je sentais de la vie en elle et de la vie en moi. Il y avait entre nous une horrible espèce de sympathie, comme si, pour arriver jusqu'à moi, ils avaient perdu une portion de la mort, et moi, pour me joindre à eux, une portion de ma vie. Nous jouissions d'une existence également étrangère au ciel et à la terre.--Oh! plutôt la mort réelle que de renaître à une pareille existence! MIRRHA. Et la fin de tout cela? SARDANAPALE. À la fin, je restai marbre comme eux: et c'est alors que le chasseur et son escorte se levèrent. Ils me sourirent--Oui, le grand et noble aspect du chasseur me jeta un sourire.--Je puis parler de ses lèvres, car pour ses yeux, ils ne remuèrent pas. Les lèvres de la femme aussi se dilatèrent en une sorte de sourire.--Quand tous deux se levèrent, les autres figures couronnées les suivirent, comme pour escorter leurs ombres souveraines, et jouer encore, après leur mort, un rôle subordonné.--Moi seul, je restai tranquille: un courage désespéré s'empara tout d'un coup de mes membres; je finis par ne plus les craindre, et par éclater de rire même à leurs faces sépulcrales. Mais alors,--alors le chasseur posa sa main sur la mienne: je la pris, il la pressa, et je crus qu'elle disparaissait sous son étreinte, tandis que lui-même s'évanouissait, et ne laissait en moi que le souvenir et les traits d'un héros. MIRRHA. C'en était un; le père d'autres héros, et de toi-même, digne d'une pareille race. SARDANAPALE. Oui, Mirrha; mais la femme demeurait encore. Elle se précipita sur moi, brûla mes lèvres de ses baisers corrosifs; et jetant les gobelets qui armaient ses mains, je crus en voir jaillir autour de nous des poisons, qui finirent par former deux hideuses rivières. Elle me retenait toujours: les autres fantômes, comme un rang de statues, demeuraient comme dans nos temples leurs images; elle redoubla ses embrassemens, que je cherchais à éviter, comme si, au lieu d'être son dernier descendant, j'eusse été le fils qui l'égorgea en punition de son inceste. Ensuite, épais, et informe, se pressa autour de moi un chaos d'objets pénibles: je n'existais plus, et je sentais encore;--j'étais enseveli, puis tout d'un coup dressé sur mes pieds:--rongé par les vers, purifié par les flammes, enfin évaporé dans l'air. C'est là où s'arrête la suite de mes pensées: je n'ai plus souvenir de rien, sinon que je soupirais après ta vue, que je te cherchais, et qu'au milieu de toute cette agonie, il me restait une pensée de toi. MIRRHA. Oui, tu me trouveras toujours à tes côtés, ici et ailleurs, s'il est un autre monde. Mais pourquoi songer à cela?--ce sont les derniers événemens qui, en agissant sur un corps accoutumé au repos, mais épuisé de fatigue, ont enfanté ces tristes et fantastiques images. SARDANAPALE. Je suis mieux. Maintenant que je te vois encore une fois, je n'ai souci de ce que j'ai vu. (Entre Salemènes.) SALEMÈNES. Quoi! sitôt éveillé? SARDANAPALE. Oui; et plût à Dieu, frère, que je n'eusse pas dormi: j'ai cru voir tous mes ancêtres se dresser pour m'entraîner avec eux. Mon père, lui-même, était du nombre; mais j'ignore pourquoi il se tenait à l'écart, me laissant en proie aux violens chasseurs, fondateurs de notre race, et à cette femme homicide et couverte du sang d'un époux, dont pourtant vous exaltez la gloire. SALEMÈNES. Oui, prince, et la vôtre, depuis que vous avez déployé un courage digne d'elle. Au lever du jour, je suis d'avis que nous sortions pour charger de nouveau les révoltés; ils forment encore un corps redoutable: ils sont vaincus, mais non exterminés. SARDANAPALE. Où en sommes-nous de la nuit? SALEMÈNES. Il reste encore quelques heures d'obscurité: employez-les à reposer encore. SARDANAPALE. Non, non de cette nuit, si elle n'est pas terminée: je croyais avoir passé des heures dans cette vision. MIRRHA. À peine s'en est-il écoulé une. Je veillais près de vous: ce fut un moment bien douloureux, mais ce ne fut qu'un moment. SARDANAPALE. Et bien, tenons conseil; au point du jour nous sortirons donc.-- SALEMÈNES. Mais d'abord, j'ai une grâce à demander. SARDANAPALE. Je l'accorde. SALEMÈNES. Avant de vous presser de répondre, écoutez-la: _vous_ seul devez l'entendre. MIRRHA. Prince, je me retire. (Mirrha sort.) SALEMÈNES. Cette esclave mérite la liberté. SARDANAPALE. La liberté! cette esclave mérite de partager un trône. SALEMÈNES. Souffrez--il n'est pas encore vacant, et c'est précisément de celle qui l'occupe que je viens vous parler. SARDANAPALE. Comment! de la reine? SALEMÈNES. D'elle-même. J'ai pensé à l'envoyer, avant l'aube du jour, avec ses enfans, en Paphlagonie, où commande notre parent Cotta; ce départ assure, contre tout événement, l'existence de mes neveux, vos fils, et avec eux les justes prétentions qu'ils ont au trône, dans le cas-- SARDANAPALE. Où, comme cela est probable, je perdrais la vie: bien pensé; il faut qu'ils partent avec une escorte assurée. SALEMÈNES. Tout cela est préparé: le vaisseau n'attend plus qu'eux pour fendre l'Euphrate; mais, avant leur départ, ne désirez-vous pas voir-- SARDANAPALE. Mes fils? ils amolliraient mon cœur, et les pauvres enfans fondraient en larmes. Que puis-je d'ailleurs dire pour les réconforter, si ce n'est de leur offrir de vaines espérances et d'affectés sourires? Vous le savez, je ne puis feindre. SALEMÈNES. Mais, au moins, j'en suis sûr, vous pouvez être sensible: en un mot, la reine demande à vous voir avant de s'éloigner--pour jamais. SARDANAPALE. Et pourquoi? dans quel but? J'accorderais tout,--tout ce qu'elle pourrait demander, à l'exception d'une pareille entrevue. SALEMÈNES. Vous connaissez, ou du moins vous devez assez connaître les femmes (depuis que vous les étudiez avec tant de persévérance) pour savoir, lorsqu'elles demandent une chose dans l'intérêt de leur cœur, que cet objet devient plus cher à leur ame ou à leur imagination que tout le reste du monde. J'ai la même opinion que vous des vœux de ma sœur; mais j'ai dû vous les transmettre;--elle est ma sœur et vous son mari:--consentez-vous à y souscrire? SARDANAPALE. Inutile entrevue! pourtant elle peut venir. SALEMÈNES. Je vais le lui annoncer. (Salemènes sort.) SARDANAPALE. Depuis trop long-tems nous avons vécu séparés pour nous réunir.--En quel moment encore! N'ai-je pas assez de soucis et d'inquiétudes à supporter seul, pour n'être pas encore forcé de parler de mes chagrins à celle avec qui j'ai depuis si long-tems cessé de parler d'amour. (Entrent Salemènes et Zarina.) SALEMÈNES. Ma sœur! du courage: ne déshonore pas, par ton effroi, notre famille, et souviens toi quels sont nos ancêtres. Sire, la reine est devant vos yeux. ZARINA. Laisse-moi, je te prie, mon frère. SALEMÈNES. Puisque vous le désirez. (Salemènes sort.) ZARINA. Seule avec lui! Nous sommes bien jeunes encore, et pourtant, depuis que nous ne nous sommes vus, combien d'années pendant lesquelles j'ai supporté le veuvage de son cœur. Il ne m'aimait pas: il semble peu différent de ce qu'il était,--si ce n'est seulement à mes yeux.--Et que le changement n'est-il mutuel! Il ne me dit rien,--à peine s'il me voit;--pas un mot,--pas un regard.--Hélas! sa voix et sa figure étaient empreintes de douceur, indifférentes, non pas austères. Mon seigneur! SARDANAPALE. Zarina! ZARINA. Non Zarina: ne prononcez pas son nom. Ce ton, ce mot feraient oublier de longues années, et les circonstances qui les rendirent si longues. SARDANAPALE. Il est bien tard pour se rappeler ces rêves passés. Épargnons-nous des reproches, c'est-à-dire, épargnez-les moi,--pour la _dernière_ fois-- ZARINA. Et pour la première: jamais je ne vous en ai fait. SARDANAPALE. Je dois l'avouer; et ce reproche pèse sur mon cœur bien plus--Mais enfin, nous ne pouvons disposer de nos sentimens. ZARINA. Ni de notre main; et pourtant, j'ai donné l'un et l'autre. SARDANAPALE. J'ai su de votre frère que vous désiriez me voir avant votre départ de Ninive avec--(Il hésite.) ZARINA. Avec nos enfans. Oui, j'ai voulu vous remercier de n'avoir pas séparé mon ame de tout ce qu'elle pouvait encore aimer,--de ceux qui sont à vous et à moi, qui ont vos yeux, et dont les regards s'arrêtent encore sur moi, comme autrefois les vôtres:--seulement, ils n'ont pas changé. SARDANAPALE. Et ils ne changeront pas: j'espère que vous les trouverez toujours pleins de tendresse. ZARINA. Ces enfans, ils m'inspirent l'aveugle amour, non-seulement d'une mère, mais encore d'une amante passionnée. Ils sont, hélas! le seul bien qui nous unisse encore. SARDANAPALE. Gardez-vous de penser que je ne vous rende pas justice; et puissent-ils ressembler plutôt à votre famille qu'à leur père. Je les confie à vous, à vos vertus: rendez-les dignes d'occuper un trône, ou, s'il leur est enlevé--Vous n'ignorez pas le tumulte de cette nuit? ZARINA. Je l'avais presque oublié. J'aurais même appelé de mes vœux toutes autres peines que celles dont vous m'accablez, et qui m'amènent en ce moment près de vous. SARDANAPALE. Le trône,--je ne le dis pas avec effroi,--le trône est en danger. Il se peut que jamais ils n'y montent; cependant, gardez-vous de leur faire oublier leurs droits. Je hasarderai tout pour le leur assurer; mais si je succombe, il faut qu'ils sachent eux-mêmes vaillamment le reconquérir:--puis, une fois reconquis, s'y maintenir avec sagesse, et ne pas gaspiller, comme je l'ai fait, la royauté. ZARINA. Jamais ils n'apprendront de moi rien qui puisse flétrir la mémoire de leur père. SARDANAPALE. Non; qu'ils entendent la vérité de vous plutôt que d'un monde insultant. S'ils éprouvent l'adversité, ils ne connaîtront que trop le mépris des sujets pour les princes privés de sujets; ils subiront, comme leurs propres fautes, celles de leur père. Mes enfans! mes pauvres enfans!--je supporterais tout, si je pouvais vous oublier. ZARINA. Ne parle pas ainsi:--veux-tu empoisonner le peu de bonheur qui me reste, en maudissant ton nom de père? Si tu es vainqueur, ils régneront, ils vénéreront celui qui put se résoudre, pour eux, à conquérir un empire qui, pour lui-même, avait si peu de charmes; et si-- SARDANAPALE. Si je suis vaincu, toute la terre leur criera: Rendez-en grâce à votre père.--Et leur malédiction deviendra l'écho de la multitude. ZARINA. Non, jamais il n'en sera ainsi; toujours leur vénération suivra le nom de celui qui, mourant en roi, fit plus pour sa gloire, dans ses derniers momens, que la plupart des monarques, dans une longue suite d'années restées comme un champ vide dans les annales du passé. SARDANAPALE. Nos annales tirent peut-être à leur fin; quoi qu'il en soit, leurs derniers souvenirs égaleront la gloire des premiers, et comme notre aurore, notre déclin sera digne d'une mémoire éternelle. ZARINA. Toutefois, ne soyez pas téméraire; songez à votre vie: conservez-la pour ceux qui vous aiment. SARDANAPALE. Et ceux-là, qui sont-ils? C'est une esclave aveuglée par une tendresse passionnée,--et non par l'ambition;--elle a vu mon trône chanceler, son amour n'a pas faibli:--ce sont quelques amis, dont le plaisir a joint l'existence à la mienne, et qui cessent d'être si je succombe; c'est un frère auquel j'ai fait injure,--des enfans que j'ai négligés, et une épouse-- ZARINA. Qui vous aime. SARDANAPALE. Me pardonne-t-elle? ZARINA. Comment pardonnerais-je avant d'avoir condamné? SARDANAPALE. Ma femme! ZARINA. Oh! mille bénédictions sur toi pour ce mot! je n'espérais plus jamais l'entendre de ta bouche. SARDANAPALE. Tu entendras bientôt ce que disent mes peuples: ces esclaves que j'avais nourris, flattés, comblés de plaisirs; auxquels j'avais donné la paix, et dont j'avais entretenu l'abondance; qui, grâce à moi, étaient, dans leur famille; autant de monarques absolus,--sont maintenant soulevés contre leur bienfaiteur. Ils demandent la mort de celui qui fit de leur vie une fête continuelle; et cependant quelques-uns, pour lesquels je n'avais rien fait, demeurent seuls fidèles. Telle est la vérité, tout incroyable qu'elle soit. ZARINA. Trop vraisemblable, peut-être:--les bienfaits, dans les cœurs dégradés, se transforment en poison. SARDANAPALE. Et dans les ames généreuses, le mal devient la source du bien: plus heureuses que l'abeille, qui ne peut tirer du miel que des fleurs. ZARINA. Recueillez donc le miel, sans songer à ceux qui l'ont butiné.--Félicitez-vous:--tout le monde ne vous a pas abandonné. SARDANAPALE. Je le crois, puisque je vis encore. Combien de tems, après avoir cessé d'être roi; jugez-vous que je resterai mortel, c'est-à-dire, où sont les mortels, et non pas où ils doivent être? ZARINA. Je l'ignore. Mais vivez pour mes--pour vos enfans. SARDANAPALE. Aimable et trop outragée Zarina! Je ne suis que l'aveugle esclave des circonstances et du moment;--le jouet du plus faible souffle; déplacé sur le trône, déplacé dans la vie. J'ignore ce que j'aurais dû être, mais je sens que je ne suis pas à ma place.--Poursuivons: c'est à toi que je m'adresse. Oui, j'étais indigne d'apprécier un amour, un esprit comme le tien, et d'être ravi de tes attraits,--tandis que je le fus de charmes bien inférieurs, par suite de mon aversion pour tout genre de devoir, et pour tout ce qui avait l'apparence d'une chaîne, pour moi ou pour les autres (j'en appelle à la révolte elle-même); daigne cependant écouter ces paroles, peut-être les dernières:--jamais personne ne rendit à tes vertus un plus sincère hommage, tout en négligeant d'en tirer avantage.--C'est ainsi que le mineur, en découvrant une veine d'or pur, n'y voit pas la source de son opulence; il l'a trouvée, mais elle n'est pas à lui: elle appartient au maître qui le chargea de creuser la mine, et non pas de partager la richesse qui jaillit à ses pieds; il n'ose ni la recueillir ni le peser, son unique soin doit être de remuer la vile terre. ZARINA. Ah! crois-moi; si tu as enfin découvert que mon amour méritait quelque estime, je n'en demande pas plus.--Mais ne pouvons-nous ailleurs nous réunir; ne m'est-il pas permis, comme à toi, d'espérer encore le bonheur? La Syrie n'est pas toute la terre;--au-delà de ses limites, nous trouverons un autre monde; et nous pourrons y être plus fortunés que je ne le fus jamais, et toi-même, avec un empire sous nos ordres. (Entre Salemènes.) SALEMÈNES. Il faut vous séparer:--vous avez déjà perdu des momens précieux. ZARINA. Cruel frère! nous envierais-tu des instans si solennels et si doux? SALEMÈNES. Doux! ZARINA. Il a été pour moi si bon, que je ne puis songer à le quitter. SALEMÈNES. Ainsi, vos adieux vont ressembler à tous les départs féminins de ce genre; vous ne partirez pas: je l'avais prévu, et j'ai consenti, malgré moi, à votre entrevue. Mais cela ne peut être. ZARINA. Ne peut être? SALEMÈNES. Ou restez, et périssez.-- ZARINA. Avec mon époux-- SALEMÈNES. Et vos enfans. ZARINA. Hélas! SALEMÈNES. Écoutez-moi, ma sœur, mais en sœur:--tout est disposé pour assurer votre salut et celui des enfans, notre dernier espoir. Il ne s'agit pas seulement de nos sentimens privés, quelle que soit leur vivacité:--c'est une question d'état. Les rebelles feront tout pour se rendre maîtres des héritiers de leur roi et pour écraser-- ZARINA. Ah! de grâce, épargnez-moi. SALEMÈNES. Écoutez-moi donc: une fois parvenus sains et saufs au-delà des frontières de Médie, les rebelles se verront frustrés de leur plus vif espoir:--la destruction de la race de Nemrod. Et quand le roi actuel viendrait à succomber, ses enfans vivront pour la victoire et la vengeance. ZARINA. Mais enfin, moi, ne pourrais-je pas demeurer seule ici? SALEMÈNES. Fort bien! laisser, avant votre mort, vos enfans orphelins de leur père et de leur mère;--les abandonner si jeunes dans une terre étrangère et lointaine! ZARINA. Non,--mon cœur sera brisé. SALEMÈNES. Maintenant, vous connaissez tout,--décidez. SARDANAPALE. Zarina, je l'approuve; nous devons céder, pour un tems, à la nécessité. En restant ici, vous risquez de tout perdre; en partant, vous sauvez la plus précieuse partie de ce qui reste à chacun de nous, et aux ames loyales qui pensent encore à nous dans ce royaume. SALEMÈNES. Le tems presse. SARDANAPALE. Séparons-nous donc. Si jamais nous nous rejoignons, peut-être serai-je moins indigne de vous;--et s'il en est autrement, rappelez-vous que mes fautes, hélas! irréparables, ont du moins pris fin.--Le dirai-je? je crains que tu n'aies bientôt sujet de déplorer le sort de l'ancien maître de l'Assyrie.--Mais je m'aperçois que je cesse d'être homme: contraignons-nous; je dois désormais me faire à l'insensibilité. Mes fautes sont toutes venues de mon naturel, d'un caractère trop faible.--Va, cache tes pleurs.--Je ne puis t'ordonner de n'en pas répandre:--il serait plus aisé de faire remonter l'Euphrate vers sa source que de retenir une seule larme d'un cœur vraiment tendre et sincère.--Mais, du moins, cache-les moi; elles m'enlèvent toute ma force, à l'instant même où je dois secouer ma première faiblesse. Mon frère, conduis-la dehors. ZARINA. Ô ciel! ne le verrai-je donc plus! SALEMÈNES, essayant de l'entraîner. Allons, ma sœur, il faut m'obéir. ZARINA. Je resterai:--n'espérez pas me contraindre. Doit-il donc mourir seul, et moi supporter seule la vie! SALEMÈNES. Il ne mourra pas seul, quoi qu'il arrive; mais vous, n'avez-vous pas, pendant longues années, vécu solitaire? ZARINA. Vous vous trompez: il vivait; je le savais, et j'existais dans cette idée.--Laissez-moi demeurer. SALEMÈNES, l'entraînant vers la porte. Il faut donc me résoudre à employer la force: vous pardonnerez à votre frère. ZARINA. Non, jamais: au secours! Pouvez-vous, Sardanapale, souffrir que l'on m'arrache ainsi de vos bras? SALEMÈNES. Fort bien.--Faudra-t-il tout perdre, au lieu de profiter de l'instant qui nous reste? ZARINA. Ma tête se perd,--mes yeux s'égarent:--où est-il? (Elle s'évanouit.) SARDANAPALE, s'approchant. Arrêtez, laissez-la:--elle est morte,--et c'est vous qui l'avez tuée. SALEMÈNES. Pur effet d'une sensibilité excessive: l'impression de l'air la ranimera. Demeurez, je vous prie.--(À part.) Et nous, profitons de l'instant pour l'entraîner sur le fleuve, dans la galère royale, où ses enfans l'attendent. (Salemènes sort, emportant Zarina.) SARDANAPALE, seul. Encore!--il faut encore souffrir cela,--moi qui jamais n'affligeai volontairement un seul cœur! Mais je me trompais,--elle m'aimait, et je la chérissais. Passion fatale! pourquoi n'as-tu pas expiré au même instant dans les cœurs que tu avais en même tems pénétrés? Zarina! oh! que je paie cher l'affliction à laquelle je te condamne! Que ne l'ai-je seule aimée, et je serais encore un monarque absolu de nations respectueuses. Dans quel gouffre le plus léger écart des sentiers de la vertu conduit ceux qui sollicitent comme un droit l'hommage du genre humain, et qui ne l'obtiennent qu'autant qu'ils se respectent eux-mêmes! (Entre Mirrha.) SARDANAPALE. _Vous_ ici! qui vous y a mandée? MIRRHA. Personne.--Mais j'avais entendu de loin un accent de peine et des gémissemens; j'ai pensé-- SARDANAPALE. J'ignore qui peut vous avoir donné le droit d'entrer ici sans y être appelée. MIRRHA. Je pourrais peut-être invoquer le souvenir de paroles bienveillantes, bien que dites aussi sur un ton de _reproche_, alors que je semblais craindre d'être indiscrète; je pourrais rappeler l'ordre que vous m'avez donné de ne jamais m'éloigner de vous, et même de vous aborder sans y être invitée:--je me retire. SARDANAPALE. Non, demeurez,--puisque vous voici. Pardonnez-moi, je vous prie: les circonstances m'ont étourdi au point de me rendre intraitable.--Ne vous en effrayez pas: je redeviendrai bientôt moi-même. MIRRHA. J'attends avec patience ce que je verrai avec plaisir. SARDANAPALE. Justement à l'instant où vous pénétriez dans cette salle, Zarina, la reine d'Assyrie, en sortait. MIRRHA. Ah! SARDANAPALE. Pourquoi frémissez-vous? MIRRHA. Vous vous trompez. SARDANAPALE. Vous avez bien fait d'entrer d'un autre côté, car vous l'auriez rencontrée. Du moins cet instant douloureux lui fut épargné! MIRRHA. Je sais compatir à son sort. SARDANAPALE. Cela est beaucoup, et même surnaturel.--Il ne peut y avoir entre vous aucun genre de sympathie: vous ne pouvez la plaindre, et, de son côté, elle ne peut que-- MIRRHA. Mépriser l'esclave favorite, autant, peut-être, mais non plus qu'elle ne s'est toujours méprisée. SARDANAPALE. Méprisée! Eh quoi! vous, objet d'envie pour votre sexe, maîtresse du maître du monde? MIRRHA. Fussiez-vous le maître d'un millier de mondes,--comme vous l'êtes d'un seul, qui vous échappe encore,--je me suis autant avilie, en étant votre maîtresse, qu'en étant celle d'un paysan:--que dis-je, bien plus encore, si ce paysan était un Grec. SARDANAPALE. Vous parlez bien-- MIRRHA. Et avec vérité. SARDANAPALE. Dans les heures d'adversité, tous les outrages sont permis contre ceux qui tombent; mais je ne suis pas encore complètement déchu; et je ne me sens nullement disposé, précisément parce que je les ai peut-être trop mérités, à subir des reproches. Séparons-nous, tandis que l'union règne encore entre nos deux cœurs. MIRRHA. Nous séparer? SARDANAPALE. Tous les êtres jadis vivans ne se sont-ils pas également séparés; tous ceux qui vivent ne se sépareront-ils pas un jour? MIRRHA. Mais pourquoi? SARDANAPALE. Pour votre salut, qui m'est toujours cher. Je vous fais conduire dans votre terre natale par une forte escorte; les dons que vous recevrez, dignes en tout d'une reine, rendront votre dot égale à celle d'un royaume. MIRRHA. Ne parlez pas ainsi, je vous en conjure. SARDANAPALE. Eh quoi! la reine est partie: rougiriez-vous de suivre son exemple? Je veux tomber seul:--je ne demande de compagnons que dans mes plaisirs. MIRRHA. Et si mon seul plaisir, à moi, est de ne pas partir; persisterez-vous à m'arracher des lieux où vous êtes? SARDANAPALE. Songez-y bien:--bientôt il sera trop tard. MIRRHA. Que ne l'est-il déjà! rien alors ne pourrait me séparer de vous. SARDANAPALE. Je ne le désire pas; mais je croyais que vous le souhaitiez. MIRRHA. Moi? SARDANAPALE. Vous parliez de votre avilissement. MIRRHA. Ajoutez que je le sentais profondément,--plus profondément que tout au monde, excepté l'amour. SARDANAPALE. Pourquoi donc ne pas vous y soustraire? MIRRHA. Mon départ ne rappellerait pas le passé;--il ne me rendrait ni l'honneur, ni la liberté. Non, je reste ici, ou je meurs. Si vous demeurez victorieux, mon bonheur sera dans votre triomphe; si votre sort change, je ne pleurerai pas, je le partagerai. Ah! vous ne doutiez pas de moi, il n'y a qu'une heure! SARDANAPALE. De votre courage, jamais.--Pour la première fois, je viens d'éprouver des doutes sur votre amour; et nulle autre que vous-même n'aurait pu m'inspirer cette défiance. Ces mots-- MIRRHA. Étaient des mots. Cherchez, je vous prie, de meilleures preuves dans une conduite passée, que vous vous plaisiez à vanter cette dernière nuit même, et dans ma conduite future, quelle que soit d'ailleurs votre destinée. SARDANAPALE. Je suis satisfait; confiant dans ma cause, j'espère encore à la victoire et au retour de la paix,--la seule victoire que je souhaite. La guerre ne devait pas être la gloire, et les conquêtes, la renommée. La nécessité de défendre aujourd'hui mes droits est plus cruelle à mes yeux que tous les coups dont voudraient me frapper ces hommes ambitieux. Jamais, non jamais, dussé-je vivre assez pour en parler à d'autres générations, je n'oublierai cette horrible nuit. J'espérais, par mes bienfaisans efforts, introduire au milieu de nos annales sanguinaires une ère de douce paix, un abri plein de fraîcheur dans le désert de notre histoire, sous lequel la postérité viendrait se reposer et sourire, recueillir ses fruits, ou soupirer quand elle ne pourrait rappeler le règne d'or de Sardanapale. Je croyais avoir fait de mon empire un paradis, et de chaque lune une époque toujours nouvelle de plaisir. Hélas! j'ai pris le bruissement de la populace pour de l'amour,--la voix de mes amis pour la vérité,--et pour ma seule récompense, les lèvres d'une femme.--Et elles le sont en effet, chère Mirrha. (Il lui donne un baiser.) Embrasse-moi. Maintenant perdons, s'il le faut, mon royaume et la vie! Ils peuvent en disposer, mais jamais de toi! MIRRHA. Non, jamais! L'homme peut ravir à l'homme, son frère, tout ce qu'il y a de grand ou de brillant dans le monde; les empires tombent, les armées se dispersent, les amis s'éloignent, les esclaves fuient: tous enfin trahissent, et d'abord, les plus accablés de bienfaits. Mais un cœur dont l'ambition ne soutient pas l'amour n'imite pas l'univers: tu l'éprouveras. (Entre Salemènes.) SALEMÈNES. Je vous cherchais.--Eh quoi! elle encore ici? SARDANAPALE. Ne renouvelez pas vos reproches: votre présence, sans doute, indique des circonstances autrement graves que la présence d'une femme. SALEMÈNES. La seule femme à laquelle je m'intéressais doit, en ce moment, son salut à son absence:--la reine est embarquée. SARDANAPALE. Heureusement? parlez. SALEMÈNES. Oui, sa faiblesse une fois dissipée, elle s'assit dans la barque silencieusement, et sans répandre de larmes. Son visage pâle, ses yeux brillans demeurèrent, après un regard rapide jeté sur ses enfans endormis, fixés sur les tours du palais, tandis que la barque rapide fendait les flots murmurans, à la lueur des astres nocturnes; mais elle ne prononça pas une seule parole. SARDANAPALE. Oh! que mon cœur n'est-il aussi silencieux qu'elle! SALEMÈNES. Il est trop tard maintenant pour vous attendrir! votre sensibilité ne peut fermer une seule plaie. Pour en changer le cours, je vous annonce que les Mèdes et les Chaldéens révoltés, conduits par leurs deux chefs, ont déjà repris les armes; rangés en bataille, ils se préparent à une nouvelle et terrible attaque. Il faut que d'autres satrapes se soient réunis à eux. SARDANAPALE. Eh quoi! encore des rebelles? Marchons donc les premiers à leur rencontre! SALEMÈNES. C'était d'abord mon intention, mais il y aurait trop d'imprudence. Si d'ici à la chute du jour nous sommes rejoints par ceux que mes messagers auront dû prévenir, nous serons assez forts pour hasarder une attaque, et même espérer la victoire; mais, d'ici là, mon avis est d'attendre. SARDANAPALE. J'ai horreur de tout retard. Sans doute, il est plus sûr de combattre à l'abri de hautes murailles, de précipiter ses ennemis dans les fosses profondes, ou de les recevoir à la pointe des glaives ou des lances; mais ce plaisir ne m'offre pas de charmes. Tout insouciant que je paraisse, si je viens à les poursuivre, fussent-ils protégés par d'inaccessibles montagnes, je saurais les joindre ou périr dans des flots de sang.--À la charge! SALEMÈNES. Vous parlez en jeune soldat. SARDANAPALE. Je suis homme, et non soldat. Ne prononcez pas ce mot, je le hais, et ceux qui se font orgueil de l'être; contentez-vous de me conduire sur leurs traces. SALEMÈNES. Vous devez vous défendre d'une témérité qui exposerait votre vie. Elle n'est pas comme la mienne, ou celle de tout autre sujet: elle porte avec elle les destins de la guerre; elle seule la soulève et l'alimente; elle seule peut la prolonger ou la finir. SARDANAPALE. Terminons-les donc toutes deux: cela vaut mieux peut-être que de les prolonger; je suis las de l'une, et peut-être également de l'autre. (On entend au dehors une trompette.) SALEMÈNES. Écoutons. SARDANAPALE. Sachons répondre à ce signal, au lieu de l'écouter. SALEMÈNES. Mais votre blessure? SARDANAPALE. Fermée,--guérie:--je l'avais oubliée. Marchons! Une lancette m'eût piqué plus au vif: l'esclave qui m'atteignit aurait sujet de rougir de m'avoir si légèrement frappé. SALEMÈNES. Puissiez-vous maintenant ne pas rencontrer de bras plus redoutable! SARDANAPALE. Oui, si nous sommes vainqueurs; autrement, leur maladresse ne fera que me laisser un soin qu'ils devraient épargner à leur roi. En avant! (Les trompettes retentissent de nouveau.) SALEMÈNES. Je marche à vos côtés. SARDANAPALE. Holà! mes armes! mes armes! (Ils sortent.) FIN DU QUATRIÈME ACTE. ACTE V. SCÈNE PREMIÈRE. (La même salle dans le palais.) MIRRHA, BALÉA. MIRRHA, à la fenêtre. Enfin, le jour est arrivé. Quelle nuit l'a précédé! Les cieux, bien que traversés par un orage passager, semblent plus admirables encore par cet effet varié. Et cependant, quelles horreurs sur la terre! Repos, espérances, amour, plaisirs, tout, en une heure, s'est transformé, à la voix des passions humaines, en un chaos toujours également indistinct.--Le combat dure encore. Se peut-il que le soleil se lève aussi radieux! Voyez comme il transforme chaque nuage en vapeurs qui, plus belles qu'un ciel sans nuages, offrent à nos yeux des sommets dorés, des montagnes neigeuses, des vagues d'un reflet plus rose que celui de l'Océan. Le ciel reproduit, en les colorant, les objets de la terre, si fidèles qu'on pourrait les croire durables; si fugitifs, que nous les prendrions volontiers pour un rêve, tant ils se succèdent rapidement sous la voûte éternelle! Et cependant ce spectacle touche, calme et ravit notre ame, jusqu'à ce que le soleil apparaisse lui-même, et que sa naissance et sa disparition soient un double et éternel signal de mélancolie et d'amour. Ceux qui contemplent sans émotion ces deux instans solennels ne connaissent pas les lieux favoris habités par le double génie qui tourmente et purifie nos cœurs, et dont nous ne changerions pas les douces peines pour les éclats de la joie la plus bruyante. Ils passent rapidement; mais dans cette heure d'un calme fugitif, ils nous communiquent assez d'inspirations célestes pour nous donner la force de supporter la fatigue et l'ennui des autres heures du jour, et pour mêler à nos souffrances un souvenir agréable et rêveur. Mais, hélas! comme tous nos semblables, nous n'en consumons pas moins notre vie dans les alternatives de la joie et de la douleur; _deux_ noms d'_un_ seul sentiment, expression d'une agonie toujours diverse, toujours active, et qui vient sans cesse déjouer nos plus ardens vœux de _bonheur_. BALÉA. Quelle raison dans vos plaintes! Pouvez-vous contempler avec tant de tranquillité un soleil qui peut-être ne se lèvera plus pour nous? MIRRHA. C'est pour cela que je le contemple, et que mes yeux se reprochent de ne l'avoir pas plus regardé. Souvent, il est vrai, ils se sont arrêtés sur lui; mais sans le respect, sans l'enthousiasme du à tout ce qui ravit notre ame aux impressions de la terre. Le voilà! c'est le dieu des Chaldéens: aujourd'hui, que je le contemple, je suis presque convertie à la religion de votre Baal. BALÉA. Oui, comme il règne à présent dans les cieux, tel, jadis, s'avançait-il sur la terre. MIRRHA. Du moins, aujourd'hui, marche-t-il plus rapidement. Jamais monarque terrestre eut-il la moitié de la majesté et de la gloire qui sont l'attribut du plus faible de ses rayons? BALÉA. Comment douter qu'il ne soit un dieu! MIRRHA. Nous le croyons aussi, nous autres Grecs; et cependant j'ai quelquefois songé que cet orbe lumineux devait être plutôt le séjour de dieux que l'une des puissances immortelles. Voyez! il reste vainqueur de tous les nuages, il éblouit mes yeux d'une lumière qui déjà a ranimé le monde: je ne puis plus le regarder. BALÉA. Mais écoutez! N'entendez-vous aucun bruit? MIRRHA. Pure imagination; les combattans sont au-delà des murs, et nos appartemens ne sont plus, comme la dernière nuit, leur champ de bataille. Depuis cette heure de surprise, le palais s'est transformé en une forteresse: et du point central où nous sommes confinés, entourés de vastes cours, et de salles aux proportions pyramidales, qu'il faudra conquérir, l'une après l'autre, avant de pouvoir pénétrer aux lieux d'où ils furent repoussés, nous ne pouvons distinguer le moindre bruit de défaite ou de victoire. BALÉA. Mais ils avaient bien su franchir tous ces obstacles. MIRRHA. Oui, par surprise: ils en furent repoussés par la valeur. Maintenant, nous avons pour nous garder la valeur jointe à la vigilance. BALÉA. Puisse le succès les accompagner! MIRRHA. C'est la prière de beaucoup, et l'effroi d'un plus grand nombre. Heure d'inquiétude mortelle! j'ai beau vouloir donner le change à mes pensées, hélas! c'est en vain. BALÉA. On dit que la conduite du roi, dans le dernier combat, n'inspira guère plus d'effroi aux révoltés que d'étonnement aux sujets restés fidèles. MIRRHA. Il est si facile de surprendre ou d'effrayer une multitude transformée en hordes d'esclaves. Au reste, il s'est comporté en brave guerrier. BALÉA. N'a-t-il pas tué Belèses? J'ai ouï dire aux soldats qu'il l'avait terrassé. MIRRHA. En effet; mais le misérable fut sauvé, pour triompher peut-être aujourd'hui de celui qui, l'ayant vaincu les armes à la main, l'avait alors épargné, et, par cette pitié déplacée, risquait une couronne. BALÉA. Écoutez! MIRRHA. Vous avez raison, le bruit des pas se fait entendre, quoique sourdement. (Entrent des soldats portant Salemènes blessé d'une javeline qui s'est brisée dans son côté: ils l'étendent sur l'une des couches qui décorent l'appartement.) MIRRHA. Ô puissant Jupiter! BALÉA. Ainsi, tout est perdu! SALEMÈNES. Cela est faux. Qu'on immole l'esclave qui parle ainsi, si c'est un soldat. MIRRHA. Grâce!--il ne l'est pas. Ce n'est que l'un de ces papillons qui bourdonnent autour du char de triomphe des rois. SALEMÈNES. Eh bien, qu'il vive! MIRRHA. Et vous aussi, je l'espère? SALEMÈNES. Je voudrais encore vivre une heure, jusqu'à ce que tout fût décidé; mais j'en doute. Pourquoi m'a-t-on transporté ici? SOLDAT. Le roi l'a ordonné. Quand la javeline vous atteignit, vous êtes tombé sans force; son ordre exprès fut de vous conduire dans cet appartement. SALEMÈNES. Il a bien fait, car dans ce moment d'incertitude et d'hésitation, la vue de mon cadavre pouvait ébranler nos soldats; mais--c'est en vain. Je me sens suffoqué. MIRRHA. Laissez-moi voir la blessure; j'ai quelque connaissance: dans ma patrie, celle-ci forme une partie de notre éducation. La guerre, toujours renouvelée, nous rend la vue des blessures familière. SOLDAT. Le mieux serait d'arracher la javeline. MIRRHA. Arrêtez! non, non: gardez-vous-en bien! SALEMÈNES. C'en est donc fait? MIRRHA. Non; mais le sang qui jaillirait en abondance de la plaie ouverte me ferait craindre pour ta vie. SALEMÈNES. Pour moi, je ne crains pas la mort. Où était le roi quand vous m'avez arraché du champ de bataille? SOLDAT. À quelques pas de là, animant de la voix et du geste les troupes découragées, qui vous avaient vu tomber et perdre connaissance. SALEMÈNES. Et qui entendîtes-vous transmettre les ordres à ma place? SOLDAT. Je n'ai rien entendu. SALEMÈNES. Courez donc; et dites au roi que mon dernier vœu serait que Zames me remplaçât, jusqu'à la jonction tant désirée et si tardive du satrape de Suse, Ofratanes. Laissez-moi ici: nos troupes ne sont pas assez nombreuses pour se passer de votre présence. SOLDAT. Mais, prince-- SALEMÈNES. Partez, vous dis-je. Il me resté ici un courtisan et une femme, c'est la meilleure société d'un appartement. Et puisque vous ne m'avez pas permis de mourir sur le champ de bataille, je ne veux pas de mauvais soldats autour de mon lit de mort. Partez! et remplissez mes ordres! (Les soldats sortent.) MIRRHA. Ame grande et généreuse! faut-il que la terre se referme sitôt sur toi! SALEMÈNES. Telle est la fin que j'aurais préférée, aimable Mirrha, si, par ce moyen, j'avais pu sauver le monarque ou la monarchie; et quoi qu'il en soit, je ne leur survivrai pas. MIRRHA. Vous pâlissez. SALEMÈNES. Votre main, je vous prie. Le tronçon de cette arme ne fait que prolonger mon agonie, sans me laisser assez de vie pour la rendre utile à mon pays: je l'arracherais de mon sein, et avec lui mon existence, si je ne désirais auparavant connaître le sort du combat. (Entrent Sardanapale et soldats.) SARDANAPALE. Mon excellent frère! SALEMÈNES. Et la bataille, est-elle perdue? SARDANAPALE, à demi-voix. Vous _me_ voyez ici. SALEMÈNES. Et je voudrais vous voir à ma place! (Il arrache violemment le trait de sa blessure, et meurt.) SARDANAPALE. Cet exemple, je le suivrai; à moins que le secours, dernière lueur de nos espérances, n'arrive avec Ofratanes. MIRRHA. N'avez-vous pas reçu un courrier de votre frère, qui, avant de mourir, désignait pour chef Zames? SARDANAPALE. Oui. MIRRHA. Zames, où est-il? SARDANAPALE. Mort. MIRRHA. Et Altada? SARDANAPALE. Mourant. MIRRHA. Pania, Sféro? SARDANAPALE. Pania vit encore; mais Sféro est en fuite ou captif: je reste seul. MIRRHA. Tout est-il donc perdu? SARDANAPALE. Nos murs, quoique faiblement défendus, peuvent encore résister à leurs forces présentes, à tout même excepté à la trahison; mais en pleine campagne-- MIRRHA. Je croyais que l'intention de Salemènes était de ne pas risquer de saillie avant l'arrivée des secours attendus. SARDANAPALE. J'ai méprisé ses conseils. MIRRHA. Bien: c'est une faute héroïque. SARDANAPALE. Mais fatale. Ô mon frère! je donnerais ces états, dont tu fus la gloire; je donnerais mon épée, mon bouclier, l'honneur que j'ai reconquis, pour te rappeler à la vie;--mais je ne t'accorderai pas de larmes: il faut te pleurer comme tu désirais de l'être. Seulement, j'ai l'ame oppressée de ce qu'en quittant la vie tu parus croire que je survivrais à notre longue royauté héréditaire, à laquelle tu sacrifias tes jours. Si je parviens à la ressaisir, je t'offrirai en sacrifice le sang de milliers, les pleurs de millions d'hommes (quant aux regrets des gens de bien, ils te sont déjà acquis). S'il en est autrement, et si les ames survivent à notre terrestre existence, nous nous réunirons bientôt; mais tu lis dès à présent dans mon cœur, et tu me rends justice. Laisse-moi rapprocher ce cœur immobile d'un cœur qui bat encore si douloureusement. (Il embrasse le corps.) Maintenant, qu'on le transporte. SOLDAT. Où? SARDANAPALE. Dans mon appartement. Placez-le sous mon dais, comme si le roi lui-même reposait: plus tard, nous parlerons des honneurs dus à de pareilles cendres. (Les soldats sortent avec le corps de Salemènes.--Entre Pania.) SARDANAPALE. Eh bien, Pania! avez-vous placé les gardes, et donné le mot d'ordre convenu? PANIA. Sire, j'ai obéi. SARDANAPALE. Et les soldats, quelle est leur contenance? PANIA. Sire? SARDANAPALE. Il suffit. Quand un roi demande deux fois, et n'obtient pour réponse qu'une nouvelle question, il connaît son sort. Ainsi, ils sont tous découragés? PANIA. La mort de Salemènes et les transports bruyans des révoltés au signal de sa chute-- SARDANAPALE. Quoi! cela n'a pas excité leur rage, plutôt que leur consternation! Nous trouverons le moyen de ranimer leur valeur. PANIA. Une pareille perte flétrirait même une victoire. SARDANAPALE. Hélas! qui peut le sentir aussi vivement que moi! Mais enfin, bien que resserrés dans nos murs, les remparts sont forts, et nous avons des guerriers au-dedans qui s'ouvriront volontiers un chemin au travers des ennemis, pour rendre la demeure du souverain ce qu'elle était:--un palais, et non pas une prison ni une forteresse. (Un officier entre à la hâte.) SARDANAPALE. Ton visage est sinistre, parle! L'OFFICIER. Je ne l'ose. SARDANAPALE. Tu ne l'oses! quand des millions d'autres osent se révolter, le glaive en main! cela est étrange. Romps, je te prie, ce fidèle silence; tu viens trop tard pour frapper de nouveaux coups ton souverain; crois-moi, je puis supporter plus que tout ce que tu vas m'apprendre. PANIA. Tu entends, poursuis. L'OFFICIER. La muraille qui longeait les bords du fleuve est renversée par le débordement subit de l'Euphrate, qui, tout d'un coup gonflé dans les monts inaccessibles où il prend sa source, et par les dernières pluies de ces orageux climats, vient de rompre ses digues et de détruire le boulevard. PANIA. Cela est d'un sinistre augure. On a dit, dans les tems anciens, que cette cité ne céderait aux efforts de l'homme qu'au jour où le fleuve se déclarerait contre elle. SARDANAPALE. Je ne crains pas la prédiction, mais le ravage. Quelle étendue de murailles se trouve renversée? L'OFFICIER. Vingt stades, environ. SARDANAPALE. Et tout cet espace est en proie aux assaillans? L'OFFICIER. Pour cette heure, la violence du fleuve s'opposerait à l'assaut; mais aussitôt qu'il rentrera dans son lit ordinaire, et que les barques pourront être confiées à ses flots, le palais leur appartiendra. SARDANAPALE. Non, cela ne sera jamais. Les hommes et les dieux, les élémens, les présages, tout en vain se soulève contre un être qui ne les provoqua jamais; la maison de mes pères ne sera jamais l'antre où les loups dévorans viendront habiter et rugir. PANIA. Si vous le permettez, je me rendrai sur les lieux, et je fermerai l'espace entr'ouvert, aussi bien que le tems et nos ressources nous le permettent. SARDANAPALE. Va donc, et reviens le plus promptement possible, pour nous offrir un fidèle rapport des ravages de l'inondation. (Pania et l'officier sortent.) MIRRHA. Ainsi, les flots eux-mêmes se soulèvent contre vous. SARDANAPALE. Ils ne sont pas mes sujets; et dans l'impuissance de les punir, il faut bien leur pardonner. MIRRHA. J'aime à voir que tant de malheurs ne vous accablent pas. SARDANAPALE. L'heure de la crainte est passée, et l'événement ne peut plus rien m'apprendre que je n'aie prévu depuis minuit: mon désespoir a pris les devants. MIRRHA. Le désespoir! SARDANAPALE. Non, pas le désespoir. Quand nous mesurons tout ce qui peut arriver, et le vrai moyen d'y remédier, nos sentimens méritent un nom plus généreux. Mais qu'importent les noms? bientôt nous en aurons fini avec eux et tout le reste. MIRRHA. Il vous _reste_ encore une _affaire_,--la dernière et la plus grande; action décisive pour tout ce qui fut, est ou doit être; la seule qui soit commune à tout le genre humain, si divers d'ailleurs de naissance, de langage, de sexe, de naturel, de couleur, de traits, de climats, de tems et d'intelligence; n'ayant qu'un seul point d'union, celui auquel nous tendons, pour lequel nous sommes nés et lancés dans le mystérieux labyrinthe de la vie. SARDANAPALE. Notre trame sera bientôt filée; livrons-nous à l'espérance. Revenus de nos terreurs, nous pouvons bien, comme les enfans, en reconnaissant les fantômes qui les avaient effrayés, accorder un sourire à l'ancien objet de notre épouvante. (Pania rentre.) PANIA. L'avis était fidèle: j'ai disposé, le long des murailles écroulées, une double garde, en dégarnissant les points les mieux défendus pour combler la brèche occasionnée par les eaux. SARDANAPALE. Vous avez fait votre devoir, et montré une fidélité digne de vous-même. Pania! bientôt les derniers liens qui nous unissent se trouveront rompus. Prenez, je vous en conjure, cette clef (il lui donne une clef): elle ouvre une porte secrète placée derrière la couche royale (maintenant celle du plus grand des héros qu'elle ait encore reçus,--bien qu'une longue suite de souverains aient reposé, sur ses franges dorées). Vous pénétrerez dans cette chambre; elle recèle d'immenses trésors. Vous pouvez vous en emparer, et les partager avec vos compagnons: vous êtes nombreux, mais il y a assez d'or pour vous satisfaire tous. Que les esclaves aussi soient mis en liberté; que tous les habitans du palais, de l'un ou l'autre sexe, se hâtent de le quitter d'ici à une heure. Puis alors préparez les barques royales, qui assuraient nos plaisirs jadis, et notre sécurité aujourd'hui. Le fleuve est large et gonflé, et, plus puissant qu'un roi, les assiégés ne sauraient l'emprisonner. Partez! et soyez heureux! PANIA. Daignez souffrir ma présence ici, ou consentez à accompagner votre garde fidèle. SARDANAPALE. Non, Pania, cela ne peut être; sors, et laisse-moi à ma destinée. PANIA. C'est la première fois que j'aurai désobéi, mais-- SARDANAPALE. Ainsi, tout le monde ose me braver: l'insolence au dedans, la trahison au dehors. Épargnez les questions; c'est ma volonté, ma dernière volonté. Oserez-vous la méconnaître? _vous_! PANIA. Cependant...--non, je ne le puis. SARDANAPALE. Fort bien: jurez d'obéir quand je vous donnerai le signal. PANIA. Ma volonté en souffre, mais je le promets. SARDANAPALE. Assez! Disposez maintenant fagots, noix de pins et feuilles desséchées, toutes choses propres à produire, à l'aide d'une étincelle, une grande et brillante flamme; réunissez bois de cèdre, parfums, drogues précieuses, et de fortes planches pour soutenir un énorme bûcher; de plus, de l'encens et de la myrrhe: je veux offrir un grand sacrifice. Que tout soit disposé près de ce trône. PANIA. Seigneur! SARDANAPALE. J'ai parlé, et _vous_ avez _juré_. PANIA. Et sans avoir juré je devrais encore vous garder ma foi. (Pania sort.) MIRRHA. Quelle est votre intention? SARDANAPALE. Mirrha, vous saurez bientôt--ce que le monde entier n'oubliera jamais. PANIA, revenant accompagné d'un héraut. Ô mon roi, j'allais exécuter vos ordres, quand ce héraut me fut amené, demandant une audience. SARDANAPALE. Qu'on le laisse parler. HÉRAUT. Le _roi_ Arbaces-- SARDANAPALE. Quoi! déjà couronné? mais poursuis. HÉRAUT. Belèses, le grand prêtre sacré-- SARDANAPALE. De quel dieu ou démon? car avec de nouveaux rois, de nouveaux autels s'élèvent. Mais poursuis: ton devoir est d'exprimer la volonté de ton maître, et de ne pas répondre à la mienne. HÉRAUT. De plus, le satrape Ofratanes-- SARDANAPALE. Eh quoi! n'est-il pas des nôtres? HÉRAUT, montrant un anneau. Soyez sûr qu'il est dans le camp des vainqueurs, voici son cachet. SARDANAPALE. Je le reconnais. Admirable procédé! Pauvre Salemènes! tu es mort assez tôt pour ne pas voir une trahison de plus. Voilà donc l'homme que tu regardais comme ton meilleur ami et mon sujet le plus fidèle!--Poursuis. HÉRAUT. Ils t'offrent la vie, et le choix d'une résidence dans quelque province éloignée; là, surveillé, sans être captif, tu pourras couler en paix tes jours; mais sous une condition: c'est que les trois jeunes princes seront livrés en otages. SARDANAPALE. Les généreux vainqueurs! HÉRAUT. J'attends la réponse. SARDANAPALE. Une réponse? esclave! Depuis quand les esclaves décident-ils du sort des rois? HÉRAUT. Depuis qu'ils sont libres. SARDANAPALE. Porte-voix de révolte, tu connaîtras du moins la peine méritée par les traîtres dont tu n'es que l'organe. Pania, qu'on lui tranche la tête; qu'on la jette dans le camp des rebelles, et que son cadavre soit précipité dans les flots. Sortez avec lui! (Pania et les gardes le saisissent.) PANIA. Jamais je n'aurai obéi à des ordres plus agréables. Entraînons-le, soldats! Ne souillons pas de son perfide sang cette salle royale! qu'il expire dehors. HÉRAUT. Un seul mot, ô roi! Mon office est sacré. SARDANAPALE. Et le _mien_, quel est-il donc, pour que tu oses venir me demander d'y renoncer? HÉRAUT. Je n'ai fait qu'exécuter d'autres ordres: en cas de refus, je courais les dangers qui sont devenus l'effet de mon obéissance. SARDANAPALE. Ainsi donc ces monarques d'une heure sont déjà plus despotiques que les rois bercés dans la pourpre, et, dès leur naissance, appelés à commander au monde! HÉRAUT. Ma vie est entre vos mains; mais peut-être, excusez ma hardiesse, la vôtre est également exposée au danger le plus imminent. Voudrez-vous consacrer la dernière heure d'une race telle que celle de Nemrod à l'assassinat d'un héraut, paisible, inoffensif, et dont tout le crime est d'avoir accompli son message? violerez-vous ainsi tout ce qu'il y a jamais eu de plus saint aux yeux de la divinité? SARDANAPALE. Il a raison,--qu'il soit libre!--le dernier acte de ma vie ne sera pas à la colère. Approche, ami. (Prenant sur la table une coupe.) Prends cette coupe d'or; remplis-la souvent de vin, et souviens-toi de _moi_; ou bien réduis-la en lingots, et ne songe qu'à la valeur qu'elle représente. HÉRAUT. Je vous remercie doublement pour ma vie et pour ce don précieux, dont votre grâce augmente encore le prix. Mais ne rendrai-je pas de réponse? SARDANAPALE. Ah!--je demande une heure pour y songer. HÉRAUT. Une heure seulement? SARDANAPALE. Une heure. Si, quand elle sera expirée, vos maîtres ne reçoivent aucune nouvelle, ils auront à croire que je rejette leur proposition, et que j'agis en conséquence. HÉRAUT. Je serai l'organe fidèle de vos intentions. SARDANAPALE. Écoute! encore un mot. HÉRAUT. Quel qu'il soit, je ne l'oublierai pas. SARDANAPALE. Recommande-moi à Belèses; dis-lui qu'avant la fin de l'année, je le somme de me rejoindre. HÉRAUT. Où? SARDANAPALE. À Babylone. Du moins partira-t-il de là pour venir à ma rencontre. HÉRAUT. Je vous obéirai exactement. (Le héraut sort.) SARDANAPALE. Pania!--allons, cher Pania!--dispose ce que j'ai demandé. PANIA. Seigneur,--les soldats sont déjà chargés. Voyez, ils entrent. (Entrent des soldats; ils forment un monceau autour du trône.) SARDANAPALE. Plus haut! braves soldats, plus épais, surtout; il faut que les fondemens de ce nouvel édifice n'épuisent pas trop promptement la flamme, et qu'aucune aide officieuse ne puisse parvenir à l'étouffer. Que le trône soit le centre: je veux le livrer aux nouveaux arrivans cicatrisé par la flamme dévorante. Disposez le tout comme s'il s'agissait d'embraser la forte tour de nos mortels ennemis. Cela commence à prendre une forme; qu'en dites-vous, Pania? cet échafaudage suffit-il pour les obsèques d'un roi? PANIA. Oui, et pour celles d'un royaume. Je vous comprends enfin. SARDANAPALE. Et me blâmez-vous? PANIA. Non:--je demande même à enflammer le bûcher, avant de le partager avec vous. MIRRHA. Ce soin me regarde. PANIA. Quoi! une femme! MIRRHA. Le devoir d'un soldat est bien de mourir pour son prince, pourquoi celui d'une femme ne serait-il pas d'expirer avec son amant? PANIA. Ma surprise est extrême. MIRRHA. Cela pourtant, brave Pania, est moins rare que tu ne le penses. Toi, cependant, vis.--Adieu! le bûcher nous attend. PANIA. J'aurais trop de honte de laisser à une faible femme l'honneur de mourir avec mon souverain. SARDANAPALE. Déjà trop de héros m'ont précédé dans la tombe. Éloigne-toi, accepte les richesses qui te sont offertes. PANIA. Offertes avec l'infamie. SARDANAPALE. En un mot, songe à ton serment:--il est irrévocable et sacré. PANIA. Adieu donc, puisqu'il le faut. SARDANAPALE. Cherchez partout, et surtout n'éprouvez aucun remords d'emporter mes richesses; songez-y: ce que vous laisserez deviendra la proie des esclaves qui m'auront immolé. Puis, quand vous aurez transporté ces trésors dans vos barques, qu'un long éclat de trompette signale votre départ du palais; l'autre bord du fleuve est trop éloigné, les flots trop bruyans aujourd'hui pour permettre aux échos d'en transmettre le son à nos ennemis. Vous fuirez--du côté opposé,--sans pourtant cesser de côtoyer l'Euphrate: et si vous parvenez en Paphlagonie, à la cour de Cotta, où la reine s'est retirée avec mes trois enfans, dites-lui ce que vous _vîtes_ à votre départ, et priez-la de se rappeler ce que je lui _ai dit_ lors d'un départ plus douloureux encore. PANIA. Ah! du moins, laissez-moi presser une dernière fois de mes lèvres cette main royale! Et ces pauvres soldats qui se pressent autour de vous, hélas! ils espéraient mourir avec vous! (Pania et les soldats s'approchent de plus près, baisent la main du roi et les pans de sa robe.) SARDANAPALE. Mes derniers, mes meilleurs amis! ne souffrons pas que rien en ce moment nous avilisse: les adieux doivent être brefs, quand c'est pour toujours qu'on se sépare, bien qu'ils fassent de ce douloureux moment une sorte d'éternité, et qu'ils pénètrent de larmes les derniers grains de sable de notre vie. Séparons-nous donc, et puissiez-vous être heureux. Croyez-moi, il ne faut pas me plaindre en ce moment, mais bien plutôt pour les momens passés;--quant à l'avenir, il appartient aux dieux, s'il en est: et je ne tarderai pas à le savoir. Adieu!--adieu!-- (Pania et les soldats sortent.) MIRRHA. Ames généreuses! du moins est-ce une consolation d'avoir pu arrêter vos derniers regards sur des figures aimantes. SARDANAPALE. Et dignes d'être aimées, ma belle Mirrha.--Mais écoute: si dans ce dernier instant, car nous touchons à la fin, tu te sentais intérieurement effrayée de ce voyage fait dans l'avenir à travers les flammes, ne crains pas de l'avouer, je ne t'en aimerai pas moins; que dis-je, davantage peut-être, pour avoir cédé au cri de la nature: prononce, il en est tems encore. MIRRHA. Allumerai-je l'une de ces torches réunies sous la lampe qui, jour et nuit, brûle dans la salle voisine, devant l'autel de Baal? SARDANAPALE. Tu le peux. Est-ce là ta réponse? MIRRHA. Tu vas le savoir. (Mirrha sort.) SARDANAPALE, seul. Son courage n'est pas ébranlé. Ô mes pères! vous auxquels je vais me réunir, purifié peut-être, par la mort, des passions grossières, apanage des êtres matériels, je n'ai pas voulu laisser votre ancienne demeure au pouvoir avilissant de ces rebelles. Si je n'ai pas su conserver votre héritage, je n'en aurai pas du moins abandonné cette portion brillante: vos trésors, votre palais, vos armes, vos monumens, les souvenirs de votre gloire, vos dépouilles sacrées, dont ils espéraient se revêtir: je les emporte avec moi dans cet élément, image personnifiée de l'ame, dont il détruit l'enveloppe matérielle.--Et, je l'espère, la lueur de ce royal incendie ne sera pas une simple pyramide de flammes et de fumée, un phénomène d'un jour dans l'horizon, puis enfin un monceau de cendres: il deviendra un fanal dans les âges, pour l'instruction des nations rebelles et des princes voluptueux. Le tems plongera dans l'oubli les glorieux souvenirs de vingt peuples, les exploits d'un millier de héros: comme le premier des empires, il fera de nouveau rentrer dans le néant empire sur empire; mais à jamais il épargnera la mémoire de mon dernier jour; et, s'il le présente comme un problème dont on imitera rarement, mais dont on ne méprisera jamais l'exemple, peut-être, du moins, détournera-t-il plus d'un prince de suivre un plan de vie qui conduisît à une pareille catastrophe. (Mirrha revient tenant d'une main une torche enflammée, et de l'autre une coupe.) MIRRHA. Regarde, c'est le flambeau qui va diriger notre course vers les astres. SARDANAPALE. Mais pourquoi cette coupe? MIRRHA. Dans ma patrie, c'est l'usage de faire, en pareil cas, une libation aux dieux. SARDANAPALE. Le mien était de faire des libations entre les hommes. Je ne l'ai pas oublié; et bien que j'aie perdu mes convives, je veux encore vider une coupe en mémoire de tant de joyeux banquets pour jamais passés. (Il prend la coupe, boit, et la renverse; et comme une goutte tombe:--) Et cette dernière libation est pour l'excellent Belèses. MIRRHA. Pourquoi songez-vous plutôt à ce nom qu'à celui de son émule en trahison? SARDANAPALE. Ce dernier n'est qu'un soldat, un instrument, une sorte de lame d'épée entre des mains étrangères; l'autre est un habile conducteur de sa marionnette guerrière: mais écartons leur souvenir.--Réfléchis encore, Mirrha; est-il bien vrai que tu veuilles me suivre, sans craintes et sans efforts? MIRRHA. Mais toi, supposerais-tu qu'une fille grecque tremblât de faire par amour ce que les veuves indiennes font par habitude? SARDANAPALE. Ainsi, n'attendons plus que le signal. MIRRHA. Il est bien long à retentir. SARDANAPALE. Adieu! maintenant un dernier baiser. MIRRHA. Oui, embrassons-nous, mais non pour la dernière fois. SARDANAPALE. En effet, la flamme se chargera de réunir encore nos cendres. MIRRHA. Et lorsqu'elles seront, comme l'amour que j'ai toujours ressenti, purifiées de la souillure et des passions terrestres! Une seule réflexion m'attriste encore. SARDANAPALE. Laquelle? MIRRHA. C'est que nulle main amie ne doit réunir dans une seule urne notre poussière. SARDANAPALE. Tant mieux! qu'elle soit plutôt dispersée dans l'air et balancée sur les ailes du vent, que souillée de nouveau par des mains de traîtres et d'esclaves. Nous laissons dans ce palais embrasé, dans les ruines de ces énormes murailles, un plus durable monument que n'en dressa l'Égypte, dans des montagnes de briques, en l'honneur de ses rois ou de ses _bœufs_; car on ignore encore la véritable destination de pareils monumens, et si les orgueilleuses pyramides devaient contenir leurs princes ou leur dieu Apis. MIRRHA. Adieu donc, ô terre! adieu! charmante Ionie? Puisses-tu demeurer libre et belle, et long-tems protégée contre le malheur! Ma dernière prière fut pour toi, tu auras mes dernières pensées, à l'exception d'une seule. SARDANAPALE. Et laquelle? MIRRHA. Celle de notre amour. (On entend la trompette de Pania.) _Allons_! SARDANAPALE. Adieu, Assyrie! ma patrie, celle de mes pères: je t'aimai beaucoup, et plutôt comme mon pays que comme mon royaume. Je t'avais prodigué les jours de paix et de bonheur; en voici la récompense! Maintenant, je ne te dois plus rien, pas même un tombeau. (Il monte sur le bûcher.) Allons, Mirrha! MIRRHA. Es-tu prêt? SARDANAPALE. Comme la torche dans tes mains. MIRRHA, mettant le feu au bûcher. Il est allumé! je te rejoins. (Au moment où Mirrha s'élance au devant des flammes, la toile tombe.) FIN DE SARDANAPALE. NOTES DE LORD BYRON. NOTE I, PAGE 9. Et toi, Mirrha, ma chère Ionienne, etc. «Le nom d'Ionien avait encore une acception plus étendue: il comprenait les Achéens et les Béotiens, qui, avec les peuples limitrophes, composaient toute la nation grecque. En Orient, c'était sous ce nom qu'on désignait toujours les Hellènes.» (_Grèce de Milford_, tome Ier, page 199.) NOTE 2, PAGE 23. Sardanapale, roi, fils d'Anacyndaraxe, A bâti dans un jour Anchialus et Tarse: Bois, mange, fais l'amour: tout le reste n'est rien. «Il ne se contenta pas d'employer à cette expédition une faible escouade de sa phalange, mais toutes ses troupes légères. Le premier jour, il gagna Anchialus, ville fondée, dit-on, par le roi d'Assyrie Sardanapale. Les fortifications, du tems d'Arrien, avaient encore leur première étendue et portaient ce caractère de grandeur que les Assyriens semblent avoir particulièrement affecté aux ouvrages de ce genre. On y trouva un monument représentant Sardanapale: on le reconnut à une inscription tracée en caractères assyriens, et sans doute dans la langue primitive de ce peuple. C'est elle que, bien ou mal, les Grecs traduisirent ainsi:--_Sardanapale, fils d'Anacyndaraxe, a bâti en un jour Tarse et Anchialus; mange, bois, joue: toutes les autres joies humaines ne valent pas une chiquenaude._ En supposant cette version parfaitement exacte (ce que conteste Arrien), on peut hésiter à décider avec quelque raison si le but de cette inscription n'était pas de disposer aux habitudes de la paix un peuple naturellement turbulent, au lieu de lui recommander un libertinage immodéré. Au reste, il n'est pas facile de dire quel pouvait être l'objet d'un roi d'Assyrie en fondant deux villes dans une contrée si éloignée de sa capitale, et qui en était d'ailleurs séparée par une immensité de déserts sablonneux et de montagnes inaccessibles. On ignore également comment les habitans pouvaient jamais se trouver dans des circonstances qui leur permissent de s'abandonner à cette intempérance que leur prince passe pour leur avoir recommandée; mais il peut être utile d'observer que, le long des côtes méridionales de l'Asie-Mineure, les ruines de plusieurs villes évidemment postérieures au siècle d'Alexandre, mais à peine nommées dans l'histoire, étonnent aujourd'hui les voyageurs par leur magnificence et leur somptuosité. Au milieu des scènes de désolation qu'un gouvernement singulièrement barbare n'avait cessé de répandre durant tant de siècles, sur les plus belles contrées du globe, il fallait trouver dans les ressources du sol et du climat, ou dans les bienfaits du commerce, des remèdes extraordinaires. Ainsi, les projets de Sardanapale pouvaient être l'effet de vues plus sages qu'on ne le suppose communément; mais ce prince ayant été le dernier d'une dynastie exterminée par suite d'une révolution, le mépris de sa mémoire a bien pu être l'effet de la politique de ses successeurs et de leurs partisans. «La contradiction des témoignages qui se rapportent à Sardanapale est surtout frappante dans le récit de Diodore.» (_Grèce de Milford_, tome IX, pages 311, 312 et 313.) FIN DES NOTES. WERNER, OU L'HÉRITAGE. TRAGÉDIE. À L'ILLUSTRE GOETHE. CETTE TRAGÉDIE EST DÉDIÉE PAR L'UN DE SES PLUS HUMBLES ADMIRATEURS. PRÉFACE Le drame suivant est entièrement tiré de _Kruitzner, conte de German_, publié, il y a déjà long-tems, dans les _Canterbury tales de Lee_. C'est à deux sœurs, je crois, qu'on est redevable de ces derniers contes, et celle des deux qui composa _Kruitzner_ n'a fourni à la collection qu'une seconde histoire, jugée, comme la première, supérieure à toutes les autres du même recueil. J'ai adopté plusieurs caractères, une grande partie de l'intrigue, et quelquefois jusqu'au style de cet ouvrage. J'ai modifié ou altéré quelques autres rôles; j'ai changé quelques noms, et j'ai ajouté de moi-même un personnage (Ida de Stralenheim). Quant au reste, je me suis conformé à l'original. J'étais bien jeune; j'avais, je crois, alors quatorze ans, quand je lus, pour la première fois, cette histoire. Elle fit sur moi une impression profonde; et je puis dire qu'elle fut le germe de plusieurs des ouvrages que j'écrivis par la suite. Je ne la crois pas très-populaire, ou du moins sa popularité s'est éclipsée devant d'autres grandes compositions du même genre. Mais j'ai remarqué, en général, que ceux qui l'avaient lue avaient comme moi la plus haute estime pour la force d'esprit et de création que l'auteur y avait développée. Je dois dire _création_ plutôt qu'exécution; car le récit pouvait comporter de plus grands et de plus heureux développemens. Parmi ceux dont l'opinion sur _Kruitzner_ se rapportait à la mienne, je pourrais citer les noms les plus imposans; mais cela n'est pas nécessaire, ni même utile: car il faut laisser tout le monde juger d'après ses propres sentimens. Je renvoie donc simplement le lecteur à l'ouvrage original, pour qu'il puisse mieux juger tout ce que je lui redois; et je ne serais pas fâché qu'il trouvât plus de plaisir à le parcourir que le drame auquel il a donné naissance. J'avais commencé une pièce sur le même sujet dès 1815 (c'est le premier de mes essais dramatiques, si j'en excepte un autre commencé à l'âge de treize ans, sous le nom d'_Ulric et Ilvina_, que j'eus le bon sens de jeter au feu); j'en avais fait environ un acte, quand je fus interrompu par les circonstances. Il s'en trouve quelque chose parmi mes papiers, en Angleterre; mais comme on ne le retrouvait pas, j'ai refait ce premier acte, et continué la pièce. Il est bien entendu qu'en le publiant je ne l'ai pas cru susceptible, le moins du monde, d'être mis au théâtre. PERSONNAGES. HOMMES. WERNER. ULRIC. STRALENHEIM. IDENSTEIN. GABOR. FRITZ. HENRICK. ERIC. ARNHEIM. MEISTER. RODOLPH. LUDWIG. FEMMES. JOSÉPHINE. IDA STRALENHEIM. La scène est en partie sur la frontière de Silésie, et en partie dans le château de Siegendorf, près de Prague. L'action a lieu sur la fin de la guerre de Trente Ans. WERNER, OU L'HÉRITAGE. TRAGÉDIE. ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. (Salle d'un palais en ruines, auprès d'une petite tour, sur la frontière septentrionale de Silésie.--La nuit est orageuse.) WERNER et JOSÉPHINE, sa femme. JOSÉPHINE. Calme-toi, mon ami! WERNER. Je suis calme. JOSÉPHINE. Pour moi, oui, mais non pour toi-même: tes pas sont précipités, et personne n'a jamais marché dans une chambre comme tu le fais en ce moment, quand son cœur était tranquille. Si nous étions dans un jardin, je me rassurerais, je croirais te voir courir de fleur en fleur comme l'abeille; mais _ici_! WERNER. Il fait froid; le vent frémit et agite la tapisserie: j'ai le sang glacé. JOSÉPHINE. Hélas! non. WERNER, souriant. Comment! voudrais-tu donc qu'il le fût! JOSÉPHINE. Je voudrais que son mouvement fût paisible. WERNER. Laisse-le se précipiter, jusqu'à ce qu'on le répande ou qu'on l'arrête:--que ce soit tôt ou tard, peu m'importe. JOSÉPHINE. Et moi, ne suis-je donc rien à tes yeux? WERNER. Tout!--tout! JOSÉPHINE. Et cependant, tu souhaites ce qui doit briser mon cœur? WERNER, s'approchant d'elle lentement. Mais n'est-ce pas pour _toi_ que j'ai été,--peu importe,--fort heureux et fort malheureux: ce que je suis, tu le connais; ce que je pouvais, ce que je devrais être, tu ne le sais pas.--Quoi qu'il en soit, je t'aime, rien n'aura la force de nous séparer. (Il marche à grands pas, puis se rapprochant de Joséphine:) C'est peut-être l'orage de cette nuit qui m'agite; je suis un être ouvert à toutes les impressions. Dernièrement, j'étais malade, hélas! je le suis encore! tu le sais, car tu as plus souffert que moi, mon amie, en me veillant. JOSÉPHINE. C'est beaucoup de te voir mieux portant; mais te voir heureux-- WERNER. Heureux! qui donc as-tu vu l'être? Laisse-moi, comme les autres, être misérable. JOSÉPHINE. Mais songe combien d'hommes, en ce moment d'orage, tremblent exposés à la rage des vents et de la pluie furieuse, qui n'ont pas sur la terre un abri où ils puissent mettre leurs têtes à couvert. WERNER. Et cela n'est pas le pis: qu'importe un logis? le calme est tout. Les misérables que tu nommes,--oui, le vent mugit autour d'eux; la pluie, triste et pressée, glace sans doute la moëlle de leurs os. J'ai été soldat, chasseur et voyageur; à présent je suis mendiant: je n'ignore donc pas les maux dont tu parles. JOSÉPHINE. Et n'es-tu pas aujourd'hui défendu de leur atteinte? WERNER. Oui. Et de leur seule atteinte. JOSÉPHINE. Cela est bien quelque chose. WERNER. En effet,--pour un paysan. JOSÉPHINE. Eh quoi! le gentilhomme ne peut-il rendre grâce au refuge dont ses premières habitudes de délicatesse lui font un besoin plus vif que pour le paysan, quand un reflux de fortune les pousse tous les deux au milieu des écueils de la vie? WERNER. Ce n'est pas cela, tu le sais; nous avons supporté tout, je ne dirai pas avec patience (du moins pour ce qui me regarde)--mais enfin, nous l'avons supporté. JOSÉPHINE. Eh bien! WERNER. Quelque chose de plus fort que nos tourmens sensibles (et cependant, ils étaient assez grands pour nous ronger le cœur), une chose m'a souvent affecté, et _maintenant_ plus que jamais. Tu t'en souviens, quand une longue maladie vint me saisir sur cette frontière désolée, quand elle me ravit, non-seulement mes forces, mais encore mes moyens de vivre; quand elle nous enleva--Non, écartons ces idées.--Mais enfin, avec cet objet, je serais heureux; tu serais également heureuse; je soutiendrais la splendeur de mon rang,--mon nom, le nom de mon père, et plus que tout cela-- JOSÉPHINE, l'interrompant. Mon fils,--notre fils,--notre Ulric serait encore dans mes bras, il satisferait l'avidité d'une mère. Depuis douze ans, grands dieux!... alors, il n'en avait que huit: il était beau, il doit l'être encore plus aujourd'hui. Mon Ulric! mon enfant adoré! WERNER. J'ai été bien souvent le jouet de la fortune; mais aujourd'hui elle m'a réduit au point de ne plus rien attendre d'elle:--malade, pauvre, abandonné. JOSÉPHINE. Abandonné! mon cher Werner? WERNER. Ou, ce qui est pis,--enveloppant tout ce que j'aime dans cette situation plus horrible que l'isolement. _Seul_, je serais mort, j'aurais une tombe ignorée, et tout serait fini. JOSÉPHINE. Et je ne t'aurais pas survécu; mais, je t'en conjure, reprends courage. Nous luttons depuis long-tems; et ceux qui savent résister à la fortune finissent par la convertir, ou du moins la lasser; ils trouvent le vent favorable, ou cessent de souffrir les tempêtes. Du courage, mon ami:--notre enfant nous sera rendu. WERNER. Nous le touchions: nous retrouvions tout ce qui pouvait nous faire oublier les chagrins passés;--et puis tout perdre encore une fois! JOSÉPHINE. Nous n'avons rien perdu. WERNER. Ne sommes-nous pas dans la dernière misère? JOSÉPHINE. Nous ne fûmes jamais riches. WERNER. Et j'étais né pour la richesse, les honneurs et la puissance; je les ai connus, j'ai appris à les aimer, hélas! et à en abuser; le ressentiment de mon père me les a fait perdre dans ma bouillante jeunesse, et de longues souffrances ont assez puni mes premiers excès. La mort de mon père m'ouvrit de nouveau la carrière, mais je la trouvai pleine d'embûches. Ce parent insinuant et sévère, qui si long-tems avait fixé sur moi un regard inquiet, comme le serpent sur le tremblant oiseau, ce parent était devenu le maître de mes droits, le possesseur d'un domaine qui lui donnait le rang de prince. JOSÉPHINE. Qui sait? notre fils a pu revenir près de son aïeul, et plaider avec succès ta cause. WERNER. Vaine espérance. Depuis le jour qu'en disparaissant, tout-à-coup d'auprès de lui il a semblé vouloir partager mes premières fautes, rien ne nous a révélé son sort. Je l'avais laissé près de son aïeul, en faisant promettre à ce dernier que son ressentiment s'arrêterait à la troisième génération: mais le ciel semble avoir réclamé sa redoutable prérogative; il a voulu punir dans mon enfant les torts et les folies de son père. JOSÉPHINE. Il faut avoir meilleur espoir:--du moins avons-nous, jusqu'à présent, trompé la longue persécution de Stralenheim. WERNER. Nous ne le craindrions plus sans cette faiblesse fatale, plus fatale qu'une maladie mortelle, puisqu'au lieu de la vie elle détruit la seule consolation de la vie. En ce moment même, je me sens rongé par les inquiétudes que me donne cet avide antagoniste;--et que sais-je s'il ne nous a pas traqués jusqu'ici? JOSÉPHINE. Il ne t'a jamais vu; et les espions qui si long-tems te surveillèrent t'ont laissé à Hambourg. Notre voyage imprévu et ce changement de nom nous mettent à l'abri de toute surprise: personne ici ne soupçonne que nous puissions être différens de ce que nous paraissons. WERNER. De ce que nous paraissons! de ce que nous _sommes_:--malades, mendians, sans espérance.--Ah! ah! ah! JOSÉPHINE. Hélas! que ce rire est amer! WERNER. _Qui_ reconnaîtrait, sous cette forme, la grande âme du fils d'une noble race? _qui_, sous ces guenilles, l'héritier d'une principauté? _qui_, dans ces yeux malades et abattus, l'orgueil du rang et de la naissance? dans ces joues creuses et sur ce front traversé par les stigmates de la famine, le seigneur des châteaux où chaque jour sont fêtés des milliers de feudataires? JOSÉPHINE. Vous n'avez pas songé à toutes ces peines terrestres, Werner, quand vous daignâtes choisir pour épouse la fille étrangère d'un pauvre exilé. WERNER. Une fille de proscrit et un fils déshérité, le mariage était assorti; mais alors j'avais l'espérance de te rendre un jour à l'état pour lequel nous étions nés tous les deux. La famille de ton père était noble bien que déchue, et, par son origine, elle était digne de s'allier à la nôtre. JOSÉPHINE. Votre père ne pensait pas ainsi, bien qu'il fût noble; mais si ma naissance seule m'eût permis d'aspirer à votre main, j'aurais dû ne l'estimer encore que ce qu'elle valait. WERNER. Et, à tes yeux, que valait-elle? JOSÉPHINE. Tout ce qu'elle a fait pour nous:--rien. WERNER. Comment, rien! JOSÉPHINE. Pis encore: dès le commencement, elle devint le cancer dévorant de ton cœur. Sans elle, nous aurions accueilli la pauvreté comme des millions d'hommes la supportent, avec une joyeuse insouciance; sans elle, sans ces fantômes de féodale grandeur, tu aurais gagné chaque jour ton pain, comme la multitude le gagne: ou si l'état d'artisan t'eût paru trop peu relevé, le commerce, que sais-je? toutes les autres ressources sociales eussent corrigé les torts de la fortune à ton égard. WERNER, avec ironie. Et j'eusse été quelque bourgeois anséatique? excellent! JOSÉPHINE. Quoi que tu puisses avoir été, tu es pour moi ce que nulle destinée, humble ou élevée, ne saurait changer: le premier choix de mon cœur. Noblesse, espérances, orgueil, je n'avais alors rien vu dans toi, rien que tes douleurs. Elles durent encore laisse-moi les adoucir ou les partager; et quand elles auront fini, je pourrai finir moi-même avec elles ou avec toi! WERNER. Mon bon ange! et c'est ainsi que je t'ai toujours trouvée: aussi jamais la violence, ou plutôt la faiblesse de mon caractère, ne m'inspira contre toi et les tiens une pensée injurieuse. Non, tu n'as pas à te reprocher mon sort: les dispositions de ma jeunesse m'auraient fait perdre l'empire du monde, s'il eût été mon patrimoine. Mais aujourd'hui, puni, humilié, anéanti, j'ai appris à me connaître moi-même;--et voir tout enlevé à notre enfant, à toi! Va, crois-moi: quand, à vingt-deux ans, mon père me chassa de la maison de mes pères, moi, le dernier rejeton d'un millier de héros, je ne maudis pas mon sort, mais celui de mon fils, de la mère de mon fils, arrachés, sans l'avoir mérité, aux avantages que mes fautes avaient laissé échapper. Et pourtant alors mes passions étaient autant de serpens rongeurs qui se repliaient autour de moi comme ceux de la Gorgone. (On entend heurter à la porte.) JOSÉPHINE. Écoutez! WERNER. On frappe! JOSÉPHINE. Qui peut venir à cette heure de repos? nous avons rarement des visiteurs. WERNER. Et ceux qui visitent les pauvres ne viennent que pour les appauvrir encore. Bien! je suis préparé. (Werner porte la main dans son sein, comme pour y chercher une arme.) JOSÉPHINE. Oh! ne prends pas cet air farouche; je vais à la porte: il ne peut y avoir personne dans cette solitude froide et désolée:--les déserts seuls peuvent défendre l'homme de ses semblables. (Elle va à la porte.) (Entre Idenstein.) IDENSTEIN. Bon soir à ma belle hôtesse et à mon digne--quel est votre nom, mon ami? WERNER. Vous êtes bien hardi de le demander! IDENSTEIN. Hardi? en effet, je frémis. À l'air dont vous regardez, il semble que je vous demande quelque chose de mieux que votre nom. WERNER. De mieux, monsieur! IDENSTEIN. De mieux ou de pire, comme le mariage; que vous dirai-je? Vous avez été, depuis un mois, reçu comme un hôte dans le palais du prince--(à la vérité, son altesse l'avait résigné, depuis douze ans, aux rats et aux revenans;--mais encore, est-ce un palais);--vous avez, dis-je, été notre locataire; et jusqu'à présent nous ignorons votre nom. WERNER. Mon nom est Werner. IDENSTEIN. Beau nom; le plus digne que raison de commerce puisse jamais porter. J'ai un cousin dans le lazaret de Hambourg, qui a épousé une femme portant le même nom: c'est un officier de confiance, aide-chirurgien (ayant l'espoir de l'être un jour en titre), et qui, dans les affaires, a fait des miracles. Ne seriez-vous pas parent de mon parent? WERNER. Des vôtres? JOSÉPHINE. Oui, oui, nous le sommes, mais de loin. (Bas à Werner.) Ne pourriez-vous flatter l'humeur de ce grossier personnage, jusqu'à ce que nous ayons su ses projets? IDENSTEIN. Ah! je m'en doutais; déjà je sentais dans mon cœur des mouvemens de tendresse.--Que voulez-vous, mon cousin, _le sang n'est pas de l'eau_. Donnez-nous donc un peu de vin, et buvons à plus ample connaissance: les parens doivent être des amis. WERNER. Vous me semblez avoir déjà suffisamment bu; et si vous êtes d'un autre avis, je n'ai pas de vin à vous offrir; autrement, il serait à vous. D'ailleurs, vous le savez, ou devriez le savoir: je suis pauvre et malade, et vous ne sentez pas que j'aurais besoin d'être seul? Mais enfin, qui vous amène ici? IDENSTEIN. Comment! et qui pourrait m'amener ici? WERNER. Je l'ignore, quoique je devine sans effort celui qui pourra bien vous en chasser. JOSÉPHINE, bas. Contiens-toi, cher Werner. IDENSTEIN. Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé? JOSÉPHINE. Comment le saurions-nous? IDENSTEIN. La rivière est débordée. JOSÉPHINE. Hélas! nous ne le savons que trop: depuis cinq jours c'est là ce qui nous retient ici. IDENSTEIN. Mais ce que vous ne savez pas, c'est qu'un grand personnage qui voulait passer le fleuve, en dépit du courant et de ses trois postillons, s'est noyé devant le gué, avec cinq chevaux de poste, un singe, un mâtin et un valet. JOSÉPHINE. Pauvres gens! en êtes-vous bien sûr? IDENSTEIN. Oui, pour ce qui est du singe, du valet et de l'attelage; mais nous ne savons pas encore si son excellence est ou non morte. Ces nobles sont difficiles à noyer, comme il convient à des hommes en place; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il a avalé assez de l'Oder pour crever deux paysans. En ce moment, deux voyageurs, l'un Saxon, l'autre Hongrois, qui, à leurs propres risques, l'ont tiré de la rivière, ont envoyé demander un logement ou une tombe, suivant qu'ils se trouveront avoir pêché un vivant ou un mort. JOSÉPHINE. Et où prétendez-vous les recevoir? ici, je suppose, si nous pouvons nous y prêter:--dites le mot. IDENSTEIN. Ici? non; mais dans l'appartement du prince lui-même, comme il convient à un hôte illustre. Il est humide, sans doute, n'ayant pas été habité depuis douze ans; mais comme le seigneur vient d'un endroit plus humide, il est probable qu'il n'y prendra pas de froid, supposé qu'il puisse encore le sentir:--et dans le cas contraire, il sera encore logé moins commodément ce soir. J'ai fait disposer du feu et tout ce qu'il fallait, pour le pis-aller,--c'est-à-dire, dans le cas où il vivrait encore. JOSÉPHINE. Le pauvre homme! je le souhaite de tout mon cœur. WERNER. Intendant, ne l'avez-vous pas entendu nommer? (Bas à sa femme.) Retirez-vous, ma Joséphine, je vais sonder le nigaud. (Joséphine sort.) IDENSTEIN. Son nom? oh! seigneur! Et qui sait s'il a maintenant un nom ou s'il n'en a pas? On peut encore le lui demander, s'il peut, de son côté, répondre; autrement, on n'a qu'à prendre le nom de son héritier pour son épitaphe. Mais précisément à cette heure, vous me querelliez pour avoir demandé un nom? WERNER. En effet; oui, je m'en souviens: vous parlez en homme sage. (Entre Gabor.) GABOR. Si je suis indiscret, je demande-- IDENSTEIN. Il n'y a pas d'indiscrétion. Voilà le palais; cet homme est un étranger comme vous-même. Faites, je vous prie, comme chez vous. Mais où est son excellence, et comment se porte-t-elle? GABOR. Humidement et faiblement; mais le péril est passé. Il s'est arrêté pour changer de vêtemens, dans une chaumière, où j'ai moi-même troqué les miens pour ceux-ci: il est presque revenu de son terrible bain, et dans un instant il sera ici. IDENSTEIN. Holà! par ici! arrivez, Herman, Weltbourg, Péter, Conrad! (Il donne des ordres à plusieurs valets qui entrent.) Un seigneur couchera ici cette nuit;--voyez à ce que tout soit en ordre dans la chambre de damas:--chauffez le poële.--Moi, je me charge de la cave,--et Mme Idenstein (étrangers, c'est mon épouse) fournira ce qui est nécessaire pour garnir le lit; car, à dire vrai, il y a, dans les coffres du palais, une merveilleuse disette sous ce rapport, depuis que son altesse l'a quitté, il y a une douzaine d'années. Mais son excellence soupera sans doute? GABOR. Ma foi, je ne puis le dire; je crois que l'oreiller lui plaira mieux que la table, après le plongeon qu'il a fait dans votre rivière. Mais dans la crainte que vous ne soyez obligé de jeter vos viandes, je prétends souper moi-même; et j'ai là, dehors, un ami qui fera honneur à votre bonne chère, avec un appétit de voyageur. IDENSTEIN. Êtes-vous bien sûr que son excellence--mais son nom, quel est-il? GABOR. Je l'ignore. IDENSTEIN. Et pourtant vous lui avez sauvé la vie. GABOR. J'ai aidé mon ami à le faire. IDENSTEIN. Cela est bien singulier! sauver la vie d'un homme qu'on ne connaît pas. GABOR. Nullement; il y en a que je connais fort bien, et pour lesquels je ne prendrais pas la même peine. IDENSTEIN. Bon ami, je vous prie, de quel pays êtes-vous? GABOR. Je suis Hongrois par ma famille. IDENSTEIN. Que l'on appelle? GABOR. Peu importe. IDENSTEIN, à part. Tout le monde, je crois, est devenu anonyme, puisque personne ne veut me dire comment il s'appelle! (Haut.) Mais, je vous prie, son excellence a-t-elle une grande suite? GABOR. Convenable. IDENSTEIN. Combien de gens? GABOR. Je ne les ai pas comptés. Nous nous trouvions ici par accident, et précisément à tems pour le tirer de sa voiture par la portière. IDENSTEIN. Vous êtes bien heureux: combien je donnerais pour sauver la vie à un grand personnage! Vous aurez certainement pour récompense une très-grosse somme. GABOR. Peut-être. IDENSTEIN. Allons! à quoi l'estimez-vous? GABOR. Je ne me suis pas encore mis en vente. Pour le moment, ma plus douce récompense serait un verre de votre Hochheimer, un verre frais, entouré de grappes vermeilles et de joyeuses devises, rempli des plus vieux trésors de votre cellier. En récompense, si jamais vous courez le risque d'être noyé (bien que, de toutes les morts, celle-ci semble la moins faite pour vous), je vous promets de vous tirer de l'eau pour rien. Allons, mon ami, songez-y bien, chaque gorgée que je vais avaler sauvera d'une vague votre tête. IDENSTEIN, à part. Je n'aime pas beaucoup cet homme-là:--il est discret et altéré, deux points qui ne me conviennent guère. Il faut pourtant lui donner du vin; s'il ne le fait pas bavarder, la curiosité m'empêchera de dormir toute la nuit. (Idenstein sort.) GABOR, à Werner. Ce maître des cérémonies est, je présume, l'intendant du palais? Bel édifice, quoiqu'en ruines. WERNER. L'appartement destiné à celui que vous venez de sauver conviendra mieux à un hôte malade. GABOR. En ce cas, je m'étonne que vous ne l'occupiez pas, car votre santé paraît délicate. WERNER, avec impatience. Monsieur! GABOR. Veuillez me pardonner: vous aurais-je en quelque chose offensé? WERNER. Non; mais enfin nous sommes étrangers l'un à l'autre. GABOR. C'est là précisément l'ennui que je voulais diminuer: il me semble que notre hôte affairé nous a dit que vous étiez ici par hasard et en passager, comme nous sommes, mon compagnon et moi. WERNER. Effectivement. GABOR. Alors, comme nous ne nous sommes jamais vus, et que peut-être nous ne nous reverrons jamais, j'avais pensé à égayer ce vieux donjon, en vous priant de partager la chère de mes compagnons et de moi-même. WERNER. Excusez-moi, je vous prie; ma santé-- GABOR. À votre aise. J'ai été soldat, et peut-être mes manières sont-elles impolies. WERNER. Moi aussi, j'ai servi; et je puis demander à ce titre quelqu'indulgence. GABOR. À quel service? celui de l'empereur? WERNER, avec vivacité et en s'interrompant. J'ai commandé,--non,--je veux dire j'ai servi; mais il y a longues années: c'était quand la Bohême leva, pour la première fois, l'étendard contre l'Autriche. GABOR. Eh bien, tout cela est fini, la paix a rendu quelques milliers de braves compagnons à un genre de vie plus commode, et, à vrai dire, quelques-uns ont pris le chemin et les moyens les plus courts. WERNER. Lesquels? GABOR. Ils prennent tout ce qui leur tombe sous la main. La Silésie et les forêts de la Lusace sont occupées par des bandes de vieilles troupes, qui lèvent sur la contrée la solde de leur service. Les châtelains se renferment dans leurs murailles,--car toute excursion pourrait être fatale à vos riches comtes ou à vos fiers barons. Pour moi, ce qui me rassure, c'est que, dans ma course errante, il me reste peu de chose à perdre. WERNER. Et à moi--rien. GABOR. C'est encore plus sûr. Vous fûtes, dites-vous, soldat? WERNER. Je l'ai été. GABOR. Vous me semblez l'être encore. Tous les soldats sont ou doivent être camarades, même étant ennemis. Nos épées une fois tirées doivent se croiser, et nos machines se diriger d'un cœur vers l'autre; mais quand un moment de trêve, de paix, ou ce que vous voudrez, repousse le fer dans le fourreau et éteint l'étincelle de nos mousquets, nous ne sommes plus que des frères. Vous êtes pauvre et souffrant,--moi, je ne suis pas riche, mais je me porte bien, et je ne manque de rien dont je ne puisse facilement me passer; vous paraissez dépourvu de cela (faisant sonner une bourse)--eh bien, voulez-vous partager? WERNER. Qui vous a dit que je fusse un mendiant? GABOR. Vous, vous-même, en m'apprenant que vous étiez soldat, en tems de paix. WERNER, le regardant avec inquiétude. Ne me connaissez-vous pas? GABOR. Je ne connais personne, pas même moi: comment connaîtrais-je un homme que je n'avais jamais vu il y a une demi-heure? WERNER. Je vous remercie, monsieur. Votre offre est noble, quand vous la feriez à un ami; elle est généreuse, à l'égard d'un étranger inconnu, mais elle est peut-être indiscrète. Recevez-en toutefois mes remerciemens. J'ai tout du mendiant, excepté la profession; mais quand je demanderai, ce sera près de celui qui le premier m'offrit ce que l'on refuse si souvent à ceux qui le sollicitent. Veuillez m'excuser. (Il sort.) GABOR, seul. Il a l'air d'un honnête homme, malgré cet accablement que la peine ou le plaisir infligent aux plus braves gens du monde, et qui les arrache à la vie long-tems avant l'époque fixée par la nature. J'en connais peu de plus ombrageux; mais, il semble avoir vu de meilleurs jours, comme tous ceux, à peu près, qui en ont vu plus de deux. Mais voici notre respectable intendant, avec du vin; ma foi, en faveur de la coupe, je ferai grâce à l'échanson. (Entre Idenstein.) IDENSTEIN. Le voilà! le superfin! il n'a que vingt années d'âge. GABOR. Belle époque pour des jeunes femmes et le vin! Quel malheur que de ces deux bonnes choses l'âge perfectionne l'une et flétrisse l'autre. À pleins bords!--c'est pour la santé de notre hôtesse,--votre charmante femme. (Il prend le verre) IDENSTEIN. Charmante!--Je crains bien que vous ne sachiez pas mieux juger du vin que de la beauté; pourtant, je vous ferai raison. GABOR. N'est-ce pas cette jolie femme que je rencontrai dans la salle voisine, et qui me rendit le plus gracieux salut, avec un air, un maintien et des yeux mille fois mieux placés dans ce palais aux jours de sa splendeur (bien que par ses vêtemens, elle parût mieux en harmonie avec son délabrement actuel): n'est-ce pas elle qui est votre femme? IDENSTEIN. Je le voudrais bien! mais vous vous trompez:--c'est la femme de l'étranger. GABOR. On pourrait la prendre pour celle d'un prince: le tems l'a bien effleurée, mais elle a conservé encore une grande beauté, et surtout une grande dignité. IDENSTEIN. C'est là, pour la beauté du moins, ce que je ne puis dire de Mme Idenstein: quant à la majesté, elle en a peut-être gardé quelques attributs;--mais n'y pensons pas. GABOR. Je le veux bien. Quel peut donc être cet étranger? son extérieur aussi paraît au-dessus de sa fortune. IDENSTEIN. En cela, je suis d'un autre avis. Il est pauvre comme Job, et il n'a pas sa patience; et pour ce qu'il est, ou peut se rapporter à lui, à l'exception de son nom (encore, ne l'ai-je appris que cette nuit), je l'ignore entièrement. GABOR. Mais comment est-il venu ici? IDENSTEIN. Dans la plus vieille et la plus misérable calèche; il y a un mois de cela, et aussitôt il tomba malade, et fut sur le point de mourir: il aurait mieux fait. GABOR. Que de bonté et de candeur!--Mais pourquoi? IDENSTEIN. Pourquoi? Qu'est-ce donc que la vie sans le vivre? il n'a pas un sou. GABOR. En ce cas, je suis étonné qu'une personne d'une prudence aussi incontestable puisse admettre dans cette noble demeure des hôtes aussi misérables. IDENSTEIN. Vous avez raison; mais vous savez, la pitié fait commettre bien des folies. D'ailleurs, ils avaient alors quelques valeurs, qui, jusqu'à présent, ont suffi pour payer leur loyer. J'ai pensé qu'ils pouvaient se trouver aussi bien logés ici qu'à la petite taverne, et je leur ai donné la clef de quelques-unes des plus vieilles salles. Ils en renouvelleront l'air aussi long-tems du moins qu'ils pourront payer leur bois de chauffage. GABOR. Les pauvres gens! IDENSTEIN. Oh, oui! excessivement pauvres. GABOR. Et cependant peu faits à l'indigence, si je ne me trompe. Vers quel point se dirigeaient-ils? IDENSTEIN. Le ciel le sait; à moins que ce ne fût vers le ciel même. Il y a quelques jours, c'était le voyage que Werner semblait vouloir faire. GABOR. Werner! j'ai entendu ce nom, mais il est peut-être supposé. IDENSTEIN. Cela est vraisemblable; mais, écoutons: c'est un bruit de voitures, de voix, et la lueur de torches au dehors. Son excellence arrive, on n'en peut douter; il faut que je sois à mon poste. Ne voulez-vous pas m'accompagner pour l'aider à sortir de voiture, et lui présenter vos humbles devoirs à la portière? GABOR. Je l'ai tiré de cette voiture quand il aurait donné volontiers une baronnie ou un comté pour défendre son cou de la rivière menaçante: il a maintenant assez de valets. Ils étaient là tous à se battre les flancs sur le rivage, et à crier: Au secours! mais ils n'en offraient aucun. C'est alors que j'ai présenté mes _devoirs_, comme vous dites; présentez maintenant les _vôtres_. Allons, sortez! allez vous courber et ramper devant lui. IDENSTEIN. Ramper! mais je pourrais perdre l'occasion...--La peste l'étouffe! il sera ici avant que je ne sois là-bas. (Il sort à la hâte.--Werner rentre.) WERNER, à part. J'ai entendu un bruit de voitures et de plusieurs voix. Comme maintenant tous les sons se confondent dans ma tête! (Apercevant Gabor.) Encore ici! Ne serait-ce pas un espion de mes persécuteurs! Son offre franche et soudaine, et à l'égard d'un étranger, semble trahir un ennemi secret; des amis ne sont pas aussi empressés. GABOR. Vous paraissez distrait: le tems n'est pourtant pas favorable à la méditation. Ces vieilles murailles vont devenir bruyantes. Le baron, comte, ou tout ce que peut être ce noble demi-noyé, vient d'arriver ici; et les rares habitans de ce triste village montrent pour lui beaucoup plus de respect que n'en témoignèrent les élémens. IDENSTEIN, en dehors. Par ici,--par ici, votre excellence;--prenez garde, l'escalier est un peu sombre, et tant soit peu fatigué: si nous avions prévu l'arrivée d'un hôte aussi illustre...--Je vous en prie, monseigneur, prenez mon bras. (Entrent Stralenheim, Idenstein et valets, les uns, de ce dernier; les autres, attachés au domaine dont Idenstein est intendant.) STRALENHEIM. Arrêtons un instant ici. IDENSTEIN, aux valets. Vite un fauteuil! Allons, drôles! (Stralenheim s'asseoit.) WERNER, à part. C'est lui. STRALENHEIM. Je suis mieux à présent. Quels sont ces étrangers? IDENSTEIN. Avec votre permission, mon bon seigneur, l'un d'eux prétend qu'il n'est pas étranger. WERNER, avec vivacité. _Qui_ dit cela? (Tous le regardent avec étonnement.) IDENSTEIN. Oh! mon Dieu! personne ne parle de _vous_, ni à _vous_;--mais il y a ici quelqu'un (montrant Gabor) que son excellence aimera sans doute à reconnaître. GABOR. Je ne prétends pas fatiguer sa noble mémoire. STRALENHEIM. Je soupçonne que c'est l'un des étrangers aux secours desquels je dois la vie. Et celui-ci, (montrant Werner) n'est-ce pas l'autre? Mon état de faiblesse, quand on me secourut, doit me servir d'excuse, si j'ignore encore le nom de ceux à qui je dois tant. IDENSTEIN. Lui!--non, monseigneur! il a plutôt besoin d'aide qu'il ne pourrait en donner. C'est un pauvre diable, malade, harassé de fatigue, et qui s'est dernièrement levé d'un lit dont il n'espérait plus sortir vivant. STRALENHEIM. Je croyais qu'ils étaient deux. GABOR. Ils l'étaient en effet, de compagnie; mais pour le service rendu à votre seigneurie, il ne faut l'attribuer qu'à un _seul_, et il est absent. C'est lui dont le bras vous fut principalement utile: le hasard avait voulu qu'il se trouvât le premier. Mes intentions étaient les mêmes; mais sa jeunesse et sa vigueur ne m'ont presque rien laissé à faire. Ainsi, n'allez pas perdre vos remerciemens sur moi: je n'ai été que le _second_ empressé d'un chef plus illustre. STRALENHEIM. Mais où est-il? UN VALET. Monseigneur, il s'est arrêté où votre excellence a pris une heure de repos, et il a dit qu'il serait ici dans la soirée. STRALENHEIM. En l'attendant, je ne puis qu'exprimer mes remerciemens, ensuite-- GABOR. Je ne demande rien de plus, et c'est tout au plus si j'en mérite autant. Quant à mon camarade, il répondra pour lui. STRALENHEIM, à part, après avoir fixé les yeux sur Werner. C'est impossible! cependant, il faut s'en assurer. Il y a vingt ans que mes yeux ne l'ont vu; et bien que mes agens n'aient pas cessé de le surveiller, j'ai dû, par politique, avoir l'air de le négliger, pour ne pas lui donner le moindre soupçon de mes plans. Pourquoi faut-il que j'aie laissé à Hambourg ceux qui m'auraient fait connaître si c'est réellement lui? Je croyais, jusqu'à présent, être seigneur de Siégendorff; j'étais parti à la hâte; mais les élémens eux-mêmes semblent lutter contre moi, et ce dernier accident peut me retenir ici prisonnier jusqu'à--(Il s'arrête, regarde encore Werner, et reprend:) Il faut observer cet homme. Si c'est lui, il est tellement changé, que son père, sortant aujourd'hui du tombeau, passerait sans le reconnaître. Soyons sur nos gardes, une erreur pourrait tout perdre. IDENSTEIN. Votre seigneurie semble pensive. Ne désirez-vous pas avancer? STRALENHEIM. La fatigue passée peut en ce moment faire prendre le change, et donner à mes traits l'apparence de la réflexion. Je voudrais reposer. IDENSTEIN. L'appartement du prince est déjà disposé, précisément comme il l'était autrefois pour le prince, dans sa première splendeur. (À part.) Les meubles sont un peu déchirés, un peu humides; mais à la lumière, ils sont encore assez beaux. Et je pense que vingt écartelures sous un dais suffisent bien pour un sang illustre comme le vôtre. Quel mal, d'ailleurs, de vous faire reposer une fois sur un lit comparable à celui où vous reposerez un jour à jamais? STRALENHEIM, se levant, et se tournant vers Gabor. Bon soir, braves gens! Monsieur, j'espère bien ce soir récompenser plus convenablement vos services. En attendant, je désire avoir avec vous, dans mon appartement, un instant d'entretien. GABOR. Je vous suis. STRALENHEIM. Il s'arrête après quelques pas, et s'adressant à Werner: Ami! WERNER. Monsieur! IDENSTEIN. Grand dieu! _monsieur_. Pourquoi donc ne dites-vous pas sa seigneurie, ou son excellence? Monseigneur, je vous en prie,--excusez le défaut d'éducation de ce pauvre homme. Il n'a pas été habitué à voir de grands personnages. STRALENHEIM. Taisez-vous, intendant. IDENSTEIN. Oh! que je suis absurde! STRALENHEIM, à Werner. Êtes-vous ici depuis long-tems? WERNER. Long-tems? STRALENHEIM. Je désire une réponse, non pas un écho. WERNER. Vous pouvez demander l'un et l'autre à ces murailles: je n'ai pas l'habitude de répondre à ceux que je ne connais pas. STRALENHEIM. Vraiment! Vous pourriez toutefois répliquer avec politesse à ce qu'on vous demande avec bienveillance. WERNER. Quand j'aurai la preuve de cette bienveillance, j'aurai soin d'y _répondre_ par la mienne. STRALENHEIM. Vous avez été, à ce que dit l'intendant, retardé par l'effet d'une maladie.--Si je pouvais vous aider,--voyageant du même côté... WERNER, avec vivacité. Je ne voyage pas du même côté. STRALENHEIM. Comment le savez-vous avant de connaître ma route? WERNER. Parce qu'il n'y a qu'une route que le riche et le pauvre puissent faire ensemble. Vous êtes éloigné de ce chemin redouté pour quelques heures encore, et moi pour quelques jours; jusque-là, notre course doit être séparée, bien qu'elle tende au même but. STRALENHEIM. Votre langage est au-dessus de votre état. WERNER, avec amertume. Ah! l'est-il? STRALENHEIM. Ou du moins au-dessus de votre costume. WERNER. Je me félicite de ce qu'il n'est pas au-dessous, comme cela quelquefois arrive aux hommes d'un extérieur pompeux. Mais, enfin, que prétendez-vous de moi? STRALENHEIM, interdit. Moi? WERNER. Oui, vous? Vous ne me connaissez pas; vous m'interrogez, et vous paraissez surpris de ce que, ne connaissant pas mon interrogateur, je ne lui réponds pas. Expliquez ce que vous voulez, et je verrai si je dois ou non vous donner satisfaction. STRALENHEIM. Je ne prévoyais pas que vous eussiez des motifs de réserve. WERNER. Bien des gens en ont, cependant. N'avez-vous pas les vôtres? STRALENHEIM. Non; aucun qui puisse intéresser un étranger. WERNER. Pardonnez donc à un étranger inconnu et défiant de lui-même, s'il souhaite demeurer tel auprès d'un homme qui ne peut rien avoir de commun avec lui. STRALENHEIM. Monsieur, je ne prétends pas contrarier vos sentimens, quelqu'injustes qu'ils soient. Je ne voulais que vous rendre service.--Bon soir! montrez-moi le chemin, intendant! (À Gabor.) Vous voulez bien m'accompagner, monsieur? (Sortent Stralenheim, Gabor, Idenstein et les domestiques.) WERNER, seul. C'est lui! me voilà dans ses filets! Avant de quitter Hambourg, et quand je vins sur la frontière, Giulio, son dernier secrétaire, m'avertit qu'il avait obtenu de l'électeur de Brandebourg un mandat d'arrêt contre Kruitzner (le nom qu'alors je portais). Je ne dus la conservation de ma liberté qu'aux franchises de la ville.--Cependant, insensé que je fus! je m'éloignai de ses murs. J'espérais que cet humble habit et cette route perdue donneraient le change à ses limiers, las de me poursuivre. Maintenant, que faire? Il ne connaît pas mes traits; l'instinct de la crainte seul a pu me le faire découvrir, après vingt ans: ajoutez que nos rapports de jeunesse avaient toujours été très-rares et d'une extrême froideur. Voilà donc pour lui! Quant au Hongrois, je devine le motif de sa franchise: oui, c'est évidemment un instrument, un espion de Stralenheim, chargé de me sonder et de s'assurer de ma personne.--Et sans ressources! pauvre, malade, emprisonné par une rivière gonflée, impraticable, même pour le riche, en dépit de tous ses moyens ordinaires d'écarter les dangers.--Quel espoir peut-il me rester? ma position, il n'y a qu'une heure, me semblait désespérée; comparée à celle-ci, l'heure passée était un paradis. Encore un jour, et je suis découvert.--Quand je touche enfin aux honneurs, à l'héritage qui m'est dû! quand quelques grains d'or me suffiraient pour assurer ma fuite! (Idenstein et Fritz entrent et conversent ensemble.) FRITZ. Sur-le-champ. IDENSTEIN. C'est impossible, vous dis-je. FRITZ. Il faut pourtant l'essayer. Si le courrier manque, vous en enverrez d'autres, jusqu'à ce que la réponse du commandant nous arrive. IDENSTEIN. Je ferai ce que je pourrai. FRITZ. Songez bien à n'épargner aucune peine: vous en recevrez dix fois le prix. IDENSTEIN. Le baron est-il retiré pour reposer? FRITZ. Il s'est jeté dans un grand fauteuil, devant le feu, et il y sommeille. Il a même défendu qu'on le dérangeât avant onze heures, moment qu'il a choisi pour se mettre au lit. IDENSTEIN. Avant qu'une heure se passe, je ferai de mon mieux pour le servir. FRITZ. N'oubliez pas! (Fritz sort.) IDENSTEIN. Le diable emporte les grands seigneurs! ils croient tout fait pour eux. Ne faut-il pas, à présent, que je fasse sortir une demi-douzaine de frileux vassaux de leurs grabats, et que je les lance, au péril de leur vie, sur la rivière, dans la direction de Francfort? Il me semble pourtant que le baron, par sa propre expérience, devrait avoir appris à comprendre les dangers d'une pareille course; mais non: _il le faut_, et tout est dit. (Apercevant Werner.) Comment donc? Êtes-vous là, maître Werner? WERNER. Vous avez quitté bien vite votre hôte illustre. IDENSTEIN. Oui.--Il sommeille; et l'on dirait qu'il ne veut laisser dormir personne. Voici un paquet qu'il faut, à tout prix et à tout risque, envoyer au commandant de Francfort. Mais je n'ai pas de tems à perdre: bonne nuit. (Idenstein sort.) WERNER. «_À Francfort_!»--fort bien:--oui, _le commandant_. L'orage se forme: cela s'accorde parfaitement avec les premières démarches et les froids calculs du démon qui s'interpose entre la maison de mon père et moi. Il n'y a plus à en douter: il demande, dans cette lettre, un détachement pour me conduire dans quelque fort secret.--Mais plutôt que de... (Werner jette les yeux autour de lui, et saisit avec avidité un couteau laissé dans un coin sur une table.) Maintenant, du moins, je suis maître de moi! Écoutons!--le bruit des pas! Qui me garantit que Stralenheim attendra seulement l'arrivée de la force publique, sur laquelle il compte pour autoriser son usurpation? Que je lui sois suspect, rien de plus évident. Je suis seul, il est entouré d'une suite nombreuse; je suis faible, il est redoutable par son or, ses auxiliaires, son autorité, son rang; je n'ai pas de nom, ou si j'avoue le mien, il doit hâter ma perte, tant que je n'aurai pas gagné mes domaines; il se pavane de ses titres, et, en effet, ils imposent bien autrement à ces obscurs et grossiers paysans, qu'ils ne le feraient partout ailleurs.--Écoutons! plus près encore! Gagnons le passage secret, qui communique avec le--mais non! tout est silencieux,--mon imagination seule--Nous voici dans cet intervalle de calme qui sépare l'éclair des éclats de la foudre.--Mais gardons-nous d'inquiéter mon ame sur toute l'étendue de ses dangers. Je vais m'avancer pour voir si personne n'a découvert le passage dans lequel j'espère. Au pis-aller, il pourra me servir de secret asile pendant quelques heures. (Il entr'ouvre un panneau, et sort en le refermant derrière lui:--Entrent Gabor et Joséphine.) GABOR. Où est donc votre mari? JOSÉPHINE. _Ici_, je pense. Je l'ai laissé dans la chambre, il n'y a que peu de tems. Au reste, ces salles ont beaucoup d'issues, et peut-être est-il sorti dans la compagnie de l'intendant. GABOR. Le baron Stralenheim a fait à l'intendant une foule de questions sur votre époux, et, franchement, je doute qu'il lui veuille beaucoup de bien. JOSÉPHINE. Hélas! et que peut-il y avoir de commun entre le fier et opulent baron, et un inconnu tel que Werner? GABOR. Un inconnu!--que vous connaissez bien. JOSÉPHINE, poursuivant. Ou, si vous dites vrai, pourquoi prenez-vous en main sa cause plutôt que celle de l'homme dont vous avez sauvé les jours? GABOR. J'aidai à le sauver, quand il était en danger; mais je ne me suis nullement engagé à favoriser ses projets de violence. Je connais tous ces nobles, et leurs mille moyens d'opprimer le pauvre. Je les ai éprouvés; mon sang bouillonne dès que je les retrouve semant des piéges sur les pas du faible:--tel est mon unique motif. JOSÉPHINE. Vous auriez de la peine à convaincre mon époux de vos bonnes intentions. GABOR. Il est donc bien défiant? JOSÉPHINE. Il ne l'était pas autrefois; mais le tems, les malheurs l'ont fait tel que vous le voyez. GABOR. J'en suis fâché pour lui. La défiance est une arme pesante; son poids embarrasse plus qu'il ne protége. Bon soir: j'espère le rencontrer avant la chute du jour. (Gabor sort.--Idenstein et plusieurs paysans entrent. Joséphine se retire dans le fond.) PREMIER PAYSAN. Mais, si je me noie? IDENSTEIN. Eh bien, vous en serez largement payé. Vous voudriez, à pareil prix, courir bien d'autres risques, j'en suis sûr. DEUXIÈME PAYSAN. Mais nos femmes, nos enfans? IDENSTEIN. Seront-ils plus malheureux qu'ils ne sont? Ils ne peuvent qu'être mieux. TROISIÈME PAYSAN. Moi, je n'ai rien au monde: je me risque. IDENSTEIN. À la bonne heure! voilà un brave garçon! il ferait un bon soldat. Aussi, je le fais entrer dans les rangs des gardes-du-corps du prince,--si vous réussissez; et de plus, vous aurez en espèces sonnantes--deux thalers. TROISIÈME PAYSAN. Rien que cela? IDENSTEIN. Oh! voyez l'avarice! Faut-il qu'un vice aussi ignoble souille une aussi généreuse ambition! Écoute, mon ami, deux thalers, en petite monnaie, formeront un grand trésor. Et puis, tous les jours, ne voit-on pas cinq cent mille héros risquer corps et ame pour la dixième partie d'un thaler? Quand as-tu possédé la moitié de cette somme? TROISIÈME PAYSAN. Jamais:--néanmoins, il faut qu'on m'en donne trois. IDENSTEIN. Insolent! oubliez-vous de qui vous êtes né vassal? TROISIÈME PAYSAN. Non:--je le suis du prince et non de l'étranger. IDENSTEIN. Malheureux! mais en l'absence du prince, c'est moi le souverain. Or le baron est mon intime parent:--«Cousin Idenstein, m'a-t-il dit, vous commanderez une douzaine de vilains.» Ainsi donc vous, vilain, en avant--marche,--marchez, dis-je; et si l'Oder vient à endommager le plus petit coin de ce paquet, garde à vous! votre peau, que l'on tirera comme celle d'un tambour, ou comme celle de Ziska, nous répondra de la perte de chaque feuille de papier, et pourra sonner l'alarme au profit de tous les insolens vassaux qui oseraient refuser de faire l'impossible.--Partez, vers de terre! (Il sort en les poussant devant lui.) JOSÉPHINE, se rapprochant. J'espérais ne pas être témoin de ces scènes de tyrannie féodale, trop souvent répétées sur de faibles victimes. Dans l'impuissance de les prévenir, je gémis de les voir. Quoi! ici même, dans cette retraite affreuse et inconnue, la plus obscure de la province, la pauvreté affecte l'insolence de la richesse, à l'égard d'êtres plus pauvres encore;--la servitude se couvre de la vanité des rangs, près d'autres êtres plus serviles; et le vice misérable montre sous ses haillons un insupportable orgueil. Quelles mœurs, quelle existence! En Toscane, ma chère, ma belle patrie, nos nobles, tel que Cosme, étaient encore des citoyens, des marchands. Nous avions nos maux; mais qu'ils étaient légers auprès de ceux-ci! Nos vallées si fraîches, si riches, adoucissent les privations de la pauvreté; là, chaque herbe est un mets savoureux; des flots de vin généreux offrent à tous un breuvage consolateur, devant lequel disparaissent toutes les peines; et le soleil, toujours vivifiant, rarement obscurci, et laissant même alors derrière lui sa chaleur bienfaisante, le soleil rend le manteau déchiré, le vêtement le plus mince moins pénible que le manteau de pourpre d'un empereur. Mais ici! les despotes du nord semblent vouloir imiter le vent glacé de leurs climats; ils poursuivent le grelotant esclave jusque sous ses haillons; ils flétrissent son ame, comme les implacables élémens son corps. Voilà les souverains parmi lesquels mon époux brûle de tenir un rang! Et tel est son orgueil de naissance, que vingt années de souffrances, mille fois plus rigoureuses que n'en aurait jamais infligé à son fils un père né dans une classe inférieure, n'ont pu changer un atome de sa nature primitive. Mais moi, j'avais aussi de la naissance; et cependant, je reçus de mon père des leçons bien différentes. Ô mon père! puisse ton esprit, long-tems éprouvé, et sans doute aujourd'hui bienheureux, jeter un regard sur nous et notre cher Ulric, si ardemment désiré! Comme tu m'as aimée, j'aime aujourd'hui mon fils!--Mais qu'y a-t-il? Toi, Werner! Est-il possible, et dans quel état! (Werner entre avec précipitation, et un couteau dans la main, par le panneau secret qu'il ferme avec violence après lui.) WERNER, d'abord sans la reconnaître. Découvert! je poignarderai donc--(La reconnaissant.) Ah! Joséphine, pourquoi ne reposez-vous pas? JOSÉPHINE. Reposer! Ô mon Dieu! que veut dire cela? WERNER, montrant un rouleau. En voici de l'_or_.--L'_or_, Joséphine, nous ouvrira les portes de cette prison détestée. JOSÉPHINE. Et comment l'avez-vous obtenu?--ce couteau!-- WERNER. Il est pur de sang--_encore_. Sortons:--rentrons dans notre chambre. JOSÉPHINE. Mais d'où viens-tu? WERNER. Ne le demande pas! songeons seulement où nous irons.--Ceci nous ouvrira le chemin. (Montrant l'or.) Je les défie maintenant. JOSÉPHINE. Je n'ose pas te supposer capable d'infamie. WERNER. Infamie!-- JOSÉPHINE. Je l'ai dit. WERNER. Sortons d'ici: c'est, j'espère, la dernière nuit que nous y passons. JOSÉPHINE. Puisse-t-elle n'être pas la plus affreuse! WERNER. Vous l'espérez! je vous le garantis. Mais retournons à notre chambre. JOSÉPHINE. Encore une question:--qu'as-tu _fait_? WERNER, avec violence. Omis de _faire_ une chose qui eût tout sauvé. Ne m'y fais plus penser! viens. JOSÉPHINE. Hélas! puisses-tu me laisser mon incertitude! (Ils sortent.) FIN DU PREMIER ACTE. ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. (Une salle dans le même palais.) IDENSTEIN entre, et quelques autres avec lui. IDENSTEIN. Voilà qui est beau, admirable! rien de mieux! Un baron pillé dans le palais d'un prince! dans un palais où, jusqu'à cette heure, on n'avait ouï parler d'un pareil scandale. FRITZ. En pouvait-il être autrement? il n'y avait que les rats qui pussent songer à disputer aux souris quelques lambeaux de tapisserie. IDENSTEIN. Ah! que ne suis-je mort avant ce jour! C'en est fait pour jamais de l'honneur de ce pays. FRITZ. C'est fort bien; mais il faut songer à découvrir le coupable. Le baron est décidé à ne pas perdre cet argent sans faire de recherches. IDENSTEIN. C'est bien aussi mon intention. Sur qui tombent vos soupçons? FRITZ. Mes soupçons! sur tout le monde; en haut, en bas, dedans et dehors.-- IDENSTEIN. Ciel! ayez pitié de moi! FRITZ. Cette chambre n'a-t-elle pas d'autre entrée? IDENSTEIN. Aucune autre. FRITZ. En êtes-vous sûr? IDENSTEIN. Certain. Depuis ma naissance j'ai vécu et servi dans cette maison; s'il en existait, je les aurais vues, ou j'en aurais entendu parler. FRITZ. Il faut donc que ce soit l'un de ceux qui ont eu accès dans l'antichambre. IDENSTEIN. Il n'y a pas de doute. FRITZ. Le nommé Werner est pauvre! IDENSTEIN. Pauvre comme un ladre; mais il est logé trop loin de là, dans l'autre aile du bâtiment, qui n'offre aucune communication avec l'appartement du baron; cela ne peut donc pas être. D'ailleurs, je lui donnais le bonsoir presque à un mille de là, et dans la salle qui conduit uniquement à sa chambre, à l'instant même où semble avoir été commis ce brutal et odieux larcin. FRITZ. Il y a une autre personne:--l'étranger. IDENSTEIN. Le Hongrois! FRITZ. Oui, celui qui aida monseigneur à sortir de l'Oder. IDENSTEIN. Pas davantage. Mais tenez,--ne pourrait-ce pas être quelqu'un de la suite? FRITZ. Comment, _nous_, monsieur! IDENSTEIN. Non pas _vous_, mais quelqu'un des valets subalternes. Le baron, dites-vous, s'était endormi dans le grand fauteuil,--le fauteuil de velours,--enveloppé dans son vêtement de nuit brodé; devant lui était sa toilette, et sur la toilette, une cassette avec des lettres, des papier et plusieurs rouleaux d'or, dont un _seul_ a disparu:--la porte était d'ailleurs ouverte, et l'accès n'était défendu à personne. FRITZ. Mon cher monsieur, n'allez pas si vite: l'honneur du corps composant la suite du baron est encore intact, depuis le maître-d'hôtel jusqu'au dernier valet de cuisine. Jamais on ne les a soupçonnés de défaut de délicatesse, si ce n'est dans les choses convenues, comme dans les à-comptes, poids, mesures, dépenses de l'office et de la cave, où tout le monde peut naturellement faire quelques profits; j'ajouterai encore dans les ports de lettres, la collecte des rentes, les préparatifs de fêtes, et les moyens de connivence avec les marchands intègres de nos respectables maîtres. Mais quant à ces vols misérables, et d'ailleurs déshonorans, tels que celui qui vient de se commettre, nous les dédaignons comme au-dessous de nous. Et si l'un de nos gens s'en était rendu coupable, il n'aurait pas eu la sottise de hasarder son cou pour un rouleau; il aurait tout enlevé, jusqu'à la cassette, si faire se pouvait. IDENSTEIN. Il y a, dans ce que vous dites, une espèce de raison-- FRITZ. Non, non, monsieur; le voleur, soyez-en sûr, n'était pas des nôtres: c'était quelque pauvre et vulgaire larron, un maraudeur sans talent, sans génie.--Il s'agit de savoir uniquement si quelqu'autre que vous et le Hongrois ont pu trouver l'entrée de l'appartement. IDENSTEIN. Vous ne me soupçonnez pas, j'espère? FRITZ. Non, certes. J'ai une plus haute idée de vos talens-- IDENSTEIN. Et de mes principes, sans doute? FRITZ. Par conséquent. Mais au point important: qu'y a-t-il à faire? IDENSTEIN. Rien.--Mais il y a beaucoup à dire. Nous promettrons une récompense: nous remuerons le ciel, la terre et la police (bien que la plus voisine soit à Francfort). Nous dresserons des réclamations à la main (attendu que nous n'avons pas d'imprimeur); et je chargerai mon clerc d'en faire la lecture (personne que lui et moi n'en étant capable). Nous préviendrons nos paysans de rançonner les mendians, de fouiller dans les poches vides; d'arrêter tous Bohémiens, et gens dénués et mal vêtus. Par ce moyen, à défaut de l'accusé, nous aurons au moins des prisonniers; à défaut de l'or du baron--(si l'on ne peut le retrouver), nous aurons du moins la satisfaction d'en avoir dépensé le double, pour évoquer l'ombre de ce rouleau.--C'est, voyez-vous, la pierre philosophale trouvée à l'occasion de la perte de votre maître! FRITZ. Il en a, lui, trouvé une bien plus sûre. IDENSTEIN. Où donc? FRITZ. Dans un héritage, le plus riche du monde. Son parent éloigné, le dernier comte de Siegendorf, est mort auprès de Prague, dans son château; et monseigneur est en route pour en prendre possession. IDENSTEIN. Mais, n'avait-il pas un autre héritier? FRITZ. Si fait; mais, depuis long-tems, il ne fixe plus les regards du monde, et peut-être n'y est-il plus. C'était un fils, un fils prodigue, depuis vingt ans chassé de la maison paternelle; pour qui son père a refusé d'immoler le veau gras, et qui, s'il vit encore, doit digérer des coquilles de noix. Quand il viendrait à reparaître, le baron trouverait encore les moyens de le faire taire: monseigneur est un personnage politique, et, dans une certaine cour, il a une haute influence. IDENSTEIN. Il a du bonheur. FRITZ. Oh! il y a bien encore un petit-fils, que le feu comte avait tiré des mains de son père, et qu'il a nourri près de lui, comme son héritier; mais, en conséquence, sa naissance est fort douteuse. IDENSTEIN. Comment cela? FRITZ. Son père fit une alliance imprudente, un mariage de la main gauche, avec la fille aux yeux noirs d'un proscrit italien, noble, il est vrai, disait-on; mais qui ne devait jamais espérer d'entrer dans une maison telle que les Siegendorf. Le grand-père accueillit avec indignation cette union; rien ne put le décider à revoir ses enfans, bien qu'il ait fini par adopter le leur. IDENSTEIN. Si c'est un garçon de cœur, il pourra bien encore contester vos droits, et ourdir une trame capable de dénouer celle de votre baron. FRITZ. Oh! pour du cœur, il n'en manque pas. Il offre, dit-on, un heureux composé des qualités de son père et de son aïeul:--impétueux comme le premier, discret et profond comme le second. Mais ce qu'il y a d'étrange, c'est que, depuis plusieurs mois, il est également disparu. IDENSTEIN. Voilà une œuvre diabolique! FRITZ. Oui, oui,--c'est le diable qui a dû la lui suggérer.--Dans un moment aussi critique! à la veille de la mort du vieillard, dont son absence brisa le cœur! IDENSTEIN. Mais n'assigne-t-on pas à son départ une cause? FRITZ. Une infinité de causes; mais non la véritable, peut-être. Les uns assurent qu'il s'est mis à la recherche de ses parens; les autres, qu'il n'a pu souffrir les rigueurs de son aïeul (chose difficile à croire, attendu que le bonhomme en était idolâtre). Un troisième suppose qu'il a voulu prendre du service; mais peu de tems avant son départ, la paix s'est conclue, et, si c'était là le motif, il serait aussitôt revenu. Enfin, comme il y avait, dans toute sa personne, je ne sais quoi d'étrange et de mystérieux, d'autres encore supposent charitablement que son naturel impétueux et sauvage l'aura porté à se joindre aux bandes noires qui, depuis les derniers tems de la guerre, ravagent la Lusace, les montagnes de Bohême et la Silésie. Vous le savez, il existe aujourd'hui un vaste système de _condottieri_; chaque troupe marche avec un chef, et contre tout le genre humain. IDENSTEIN. Cela est impossible. Un jeune héritier, élevé au sein des plaisirs et de l'opulence, risquer son existence et son rang pour courir la fortune de soldat licencié et sans ressource! FRITZ. Dieu seul connaît la vérité! mais il existe des hommes tellement passionnés pour tous les genres de hasards, qu'ils se précipitent dans les dangers comme au sein des plaisirs. J'ai entendu dire que rien ne pouvait civiliser l'Indien ou dompter le tigre, quand, dès leur première enfance, on les nourrirait de lait ou de miel. Et après tout, vos Wallenstein, les Tilly, les Gustave, les Bannier, les Torstenson et les Weymar étaient de la même espèce, sur une plus grande échelle. Maintenant qu'ils sont partis, que la paix est proclamée, ceux qui avaient adopté le même passe-tems doivent poursuivre leur carrière. Mais voici le baron et cet étranger saxon, qui, ayant le plus contribué à sauver ses jours, était resté jusqu'au matin dans la chaumière voisine de l'Oder. (Entrent Stralenheim et Ulric.) STRALENHEIM. En refusant tout autre témoignage de ma reconnaissance que de vaines paroles, vous me forcez presque, généreux étranger, à ne pas vous remercier: les mots sont trop au-dessous de mes sentimens réels, ils semblent dérisoires, comparés aux preuves de courage auxquelles je dois la vie. ULRIC. Je vous en conjure, épargnez-vous de nouvelles instances. STRALENHEIM. Mais, enfin, ne puis-je vous servir? Vous êtes jeune, et de ce caractère qui fait les héros: doué d'une grande beauté, brave, comme le témoigne assez l'existence dont je jouis encore; et sans doute, avec un extérieur aussi prévenant, un courage aussi intrépide, vous devez intérieurement sentir pour les jeux sanglans de Mars autant d'ardeur que vous en avez mis à braver une mort obscure, pour en défendre un étranger inconnu. Vous êtes né pour la guerre; moi-même je l'ai faite: ma naissance et mes services me donnent des droits, et des amis qui seront les vôtres. Cet instant de paix favorise peu, je l'avoue, les espérances de cette nature; mais la guerre qui vient de cesser ne sera pas la dernière. Les hommes ont l'esprit trop inquiet; et, après une lutte de trente ans, la paix n'est qu'un armistice ou une petite guerre, comme aujourd'hui chacune de nos forêts pourrait l'attester. La guerre reprendra son empire; et alors vous pourrez obtenir un grade, qui sera le présage d'un plus élevé, et dont mon influence ne tardera guère à vous revêtir. Ce que je dis se rapporte à Brandebourg: je jouis de quelque crédit auprès de l'électeur; mais comme vous, en Bohême, je suis un étranger, et nous sommes encore sur les frontières. ULRIC. Vous voyez, par mon costume, que je suis Saxon; mes services appartiennent donc à mon souverain. Si je n'accepte pas votre offre, les mêmes sentimens qui vous portent à me les faire en sont la véritable cause. STRALENHEIM. Comment! mais il y a usure de votre part! Je vous dois la vie, et vous refusez le paiement des intérêts de la dette pour en augmenter le principal, au point de m'en accabler. ULRIC. Vous aurez droit de m'adresser ces reproches quand j'exigerai le remboursement. STRALENHEIM. Eh bien, monsieur, puisque vous ne voulez pas.--Dites-moi, vous êtes noble de naissance? ULRIC. Je l'ai entendu dire à mes parens. STRALENHEIM. Vos actions le témoignent. Puis-je demander votre nom? ULRIC. Ulric. STRALENHEIM. Celui de votre famille? ULRIC. Quand je serai digne d'elle, je la nommerai. STRALENHEIM, à part. C'est sans doute un Autrichien, qui, dans ces tems de troubles, n'ose se prévaloir de sa naissance, sur ces frontières dangereuses et barbares, où le nom de son pays est abhorré. (Haut à Fritz et Idenstein.) Eh bien, messieurs, quel est le résultat de vos recherches? IDENSTEIN. Assez bon, votre excellence. STRALENHEIM. Je puis donc croire que le voleur est pris? IDENSTEIN. Hum!--pas précisément. STRALENHEIM. Soupçonné, du moins? IDENSTEIN. Oh! pour cela, très-fort soupçonné. STRALENHEIM. Et qui peut-il être? IDENSTEIN. Comment, vous ne le savez pas, monseigneur? STRALENHEIM. Et comment le saurais-je? j'étais profondément endormi. IDENSTEIN. Précisément comme moi; et voilà pourquoi je n'en puis savoir davantage que votre excellence. STRALENHEIM. L'imbécille! IDENSTEIN. Mais si votre seigneurie, quand on la vole, ne peut reconnaître le fripon; comment pourrai-je, moi qui ne suis pas volé, le découvrir dans tant de monde? Dans la foule, n'en déplaise à votre excellence, votre voleur regarde exactement comme les autres, ou plutôt mieux encore: ce n'est que sur la sellette, ou en prison, que les gens sages distinguent à leurs traits les malfaiteurs; et je prends l'engagement de le reconnaître, une fois qu'il sera pris, soit qu'on le déclare ou non criminel. STRALENHEIM, à Fritz. Je t'en prie, Fritz; apprends-moi ce qu'on a fait pour découvrir le coupable. FRITZ. Ma foi, monseigneur, fort peu de chose encore: on n'a que des soupçons. STRALENHEIM. Indépendamment de la perte, qui, je l'avoue, m'affecte en ce moment-ci par elle-même, je souhaite, par des motifs d'intérêt public, que l'on parvienne à découvrir le drôle. Un voleur assez habile pour avoir pu, au travers de mes gens, à la suite de tant de chambres habitées et éclairées, parvenir jusqu'à moi, ravir de l'or devant mes yeux à peine fermés, mettrait bientôt à sec votre commune, monsieur l'intendant. IDENSTEIN. Oui, monseigneur, s'il s'y trouvait quelque chose à prendre. ULRIC. De quoi donc s'agit-il? STRALENHEIM. Vous n'êtes ici que de ce matin: on ne vous a pas dit que l'on m'eût volé la nuit dernière. ULRIC. J'entendis quelque rumeur de cela, en traversant les premières salles du palais, mais je n'en retins rien de précis. STRALENHEIM. C'est une aventure étrange; l'intendant peut vous en donner les détails. IDENSTEIN. Très-volontiers. Vous voyez-- STRALENHEIM, avec impatience. Différez votre récit, jusqu'à ce que vous soyez certain de la patience de votre auditeur. IDENSTEIN. Il faut d'abord en faire l'épreuve. Vous voyez-- STRALENHEIM, l'interrompant de nouveau, et s'adressant à Ulric. En peu de mots, je m'étais assoupi sur une chaise, ayant devant moi une cassette et de l'or (beaucoup plus que je n'en voudrais perdre). Un habile homme eut l'art de mettre en défaut, et mes propres domestiques, et ceux de la maison, puis de s'emparer d'une centaine de ducats d'or, que je serais ravi de retrouver: voilà tout. Peut-être voudrez-vous bien ajouter à l'extrême reconnaissance que je vous dois déjà, en me rendant un service moins sérieux, sans doute, mais grave encore: celui de suppléer à mon reste de faiblesse, et d'aider ces gens (qui me paraissent bien lourds) à retrouver ce que l'on m'a pris. ULRIC. Très-volontiers. Et sans perdre de tems--(À Idenstein.) Approchez, mein Herr! IDENSTEIN. Celui qui court n'avance pas loin, et-- ULRIC. Et celui qui ne bouge, n'avance pas du tout. Allons, marchons, nous parlerons en chemin. IDENSTEIN. Mais-- ULRIC. Montrez-moi le chemin, et je vous répondrai. FRITZ. Moi, je le ferai, monsieur, si son excellence le permet. STRALENHEIM. Oui, et emmenez avec vous ce vieil âne. FRITZ. Allons! ULRIC. Viens, vieil oracle, et explique-nous ton énigme! (Il sort avec Idenstein et Fritz.) STRALENHEIM, seul. Voilà un jeune homme actif, plein d'ardeur et de courage; beau comme Hercule, avant le premier de ses travaux: un front où déjà la pensée semble reposer, jusqu'au moment où son œil étincelle en répondant au vôtre. Je voudrais me l'attacher. Cet héritage vaut bien une lutte; et j'aurai besoin auprès de moi de quelques esprits de cette trempe. Si je ne suis pas homme à le céder sans résistance, ceux qui s'élèvent entre moi et l'objet de mes désirs ne sont pas d'un naturel plus conciliant. L'enfant, dit-on, est plein de bravoure; mais il a joué le rôle d'un sot, en laissant à la fortune le soin de plaider sa cause. Bien.--Quant au père, après avoir été suivi à la piste, et pendant longues années, par la meute de mes chiens, il était parvenu à me mettre en défaut; mais _ici_, je le _tiens_;--mieux encore.--Car c'est _lui_, tout semble me l'assurer, tout, jusqu'aux réponses de ceux qui ne peuvent deviner le motif de mes questions.--Oui, tout, dans cet homme, sa démarche, le mystère qui recouvre sa présence, et l'époque de son arrivée; les indices qu'a donnés l'intendant (car pour moi, je ne l'ai pas vue) de l'air noble, quoiqu'étranger, de sa femme; de plus, l'antipathie que nous éprouvâmes en nous voyant, semblables aux serpens et aux lions qui sifflent et rugissent en se rapprochant, quand un secret instinct les avertit de l'approche d'un ennemi mortel, dont ils ne peuvent songer à faire leur proie; oui, tout le confirme à mon esprit. Il faut en venir aux mains. Dans quelques heures, si les eaux ne sont pas trop enflées (et le tems semble devoir les abaisser); je recevrai des ordres de Francfort; je pourrai le mettre en sûreté dans quelque donjon, où force lui sera de déclarer son nom et son état réel. Offre-t-il la preuve qu'il n'est pas celui que je cherche? le mal n'est pas grand. Il n'est pas jusqu'à ce larcin, si j'en excepte le besoin actuel, qui ne puisse m'être propice. Il est pauvre; il donne matière aux soupçons:--il est inconnu, et partant sans protecteur.--Nous n'avons, il est vrai, aucune preuve de son crime; mais en peut-il présenter de son innocence? En toute autre circonstance, et si c'était un homme indifférent à ma fortune, je porterais plutôt mes soupçons sur le Hongrois, dont l'extérieur a quelque chose de déplaisant pour moi; et le seul, à l'exception de l'intendant, de mes gens et de ceux du prince, qui ait eu dans l'appartement un libre accès. (Gabor entre.) STRALENHEIM. C'est vous, mon ami; comment vous portez-vous? GABOR. Comme ceux qui se portent toujours bien, quand ils ont soupé et dormi, n'importe comment.--Et vous, monseigneur? STRALENHEIM. Mieux partagé en santé qu'en argent: mon gîte, ici, semble devoir me coûter cher. GABOR. L'on m'a parlé de votre perte; mais pour un homme de votre rang, c'est une bagatelle. STRALENHEIM. Vous en parleriez autrement, si la perte vous touchait. GABOR. Je n'en ai jamais eu tant (à la fois) dans ma vie: je ne saurais donc en décider. Mais je venais vous chercher: vos messagers sont revenus sur leurs pas:--je les ai devancés ici. STRALENHEIM. Vous!--Comment cela se fait-il? GABOR. Au point du jour, je m'avançais pour juger de l'abaissement des eaux; car j'avais envie de continuer ma route. Vos courriers furent tous, comme moi, désappointés; et voyant qu'il ne faut pas songer à passer outre, j'attends ici le bon plaisir de la rivière. STRALENHEIM. Que les drôles n'y sont-ils noyés! Comment n'ont-ils pas au moins tenté le passage? je le leur avais ordonné, quels que fussent les dangers. GABOR. Si votre ordre avait pu entr'ouvrir l'Oder, comme jadis la verge de Moïse entr'ouvrit la mer Rouge (difficilement plus rouge que les flots orageux de la rivière), peut-être se seraient-ils hasardés. STRALENHEIM. Il faut que je voie par moi-même: les drôles! les esclaves!--mais ils s'en repentiront. (Stralenheim sort.) GABOR, seul. Allons, cours, mon cher baron, personnage ambitieux et égoïste! résumé de toute la vaillante, noblesse de tous les preux chevaliers du bon vieux tems. Hier, quand il était aux abois, et qu'il se débattait par la fenêtre de sa voiture à demi submergée, il eût donné les terres qu'il peut avoir, et ce qu'il estime encore davantage, ses seize quartiers, pour respirer une vessie pleine d'air; et déjà le voilà qui tempête contre une douzaine de pauvres diables, qui, aussi, tiennent à leur vie! Après tout, il a raison. Comment, morbleu, y tiennent-ils, quand un être pareil peut leur ordonner de la hasarder, à son plaisir? Ô le monde, le monde! c'est une bien triste comédie! (Gabor sort.) SCÈNE II. (Appartement de Werner, dans le palais.) Entrent JOSÉPHINE et ULRIC. JOSÉPHINE. Reste, mon Ulric,--mon bien aimé!--laisse-moi te regarder encore.--Est-il bien vrai! après douze ans? ULRIC. Ma bonne mère! JOSÉPHINE. Oui, mon rêve se trouve réalisé!--Qu'il est beau! plus que tout ce que j'espérais! Le ciel en soit loué; qu'il reçoive les actions de grâce,--les larmes de joie d'une mère:--c'est bien là son ouvrage.--Dans un pareil moment, tu nous arrives, non-seulement comme un fils, mais comme un sauveur. ULRIC. Si vous disiez vrai, ma mère, la joie que j'éprouve serait encore doublée, et mon cœur pourrait enfin acquitter la dette de ma reconnaissance: je ne dis pas de mon amour (dans tous les tems, vous en avez été les objets les plus vifs).--Pardonnez-moi! il n'a pas dépendu de moi d'abréger cette longue absence. JOSÉPHINE. Je le sais; mais je ne puis maintenant revenir à des idées tristes; je doute même si j'en ai jamais eu: tous mes transports actuels de joie les ont écartées de ma mémoire.--Mon enfant! (Entre Werner.) WERNER. Comment! encore de nouveaux étrangers! JOSÉPHINE. Oh non! regardez-le! Qui voyez-vous? WERNER. Un jeune homme, et pour la première fois-- ULRIC, s'agenouillant. Depuis douze longues années, mon père! WERNER. Ô ciel! JOSÉPHINE. Il se trouve mal. WERNER. Non:--je suis mieux maintenant.--Ulric! (Il l'embrasse.) ULRIC. Mon père, Siegendorf! WERNER, l'arrêtant. Silence, enfant! ces murs peuvent vous entendre. ULRIC. Eh bien! quand même?-- WERNER. Quand même! mais nous parlerons de ceci; pour le moment, souviens-toi que je ne dois être, ici, connu que sous le nom de Werner. Allons, encore une fois dans mes bras! Oui, je te vois, tel que j'aurais pu être, et ce que je n'ai pas été. Joséphine! non, ce n'est pas la passion d'un père qui m'aveugle: si j'avais vu, au milieu des dix mille jeunes gens les plus beaux, les traits de notre Ulric, c'est eux dont mon cœur eût désiré voir mon fils revêtu. ULRIC. Et pourtant, vous ne m'avez pas reconnu! WERNER. Hélas! j'ai sur les yeux une espèce de voile, qui me permet seulement de distinguer, dans ceux que je vois, ce qui peut me les faire craindre et haïr. ULRIC. Ma mémoire a mieux servi mes sentimens. Je ne vous ai pas un seul instant publié. Combien de fois, dans les riches et nobles salles de--(je ne le nommerai pas, vous pensez qu'il y aurait ici danger à le faire); mais enfin, au milieu des pompeuses distractions de votre manoir héréditaire, ai-je arrêté mes yeux sur les montagnes de la Bohême, pleurant de voir un jour de plus descendre sur vous et moi, sans que nous ayons cessé d'être divisés par ces hauteurs inaccessibles. Enfin, elles ne nous sépareront plus. WERNER. Je n'en sais rien. Savez-vous que mon père n'existe plus? ULRIC. Ô ciel! lui que j'avais laissé dans une si belle vieillesse; semblable à ces chênes vermoulus qui bravent encore les élémens, et restent debout au milieu des jeunes arbres victimes des tempêtes? Et il n'y a que trois mois de cela. WERNER. Pourquoi l'aviez-vous quitté? JOSÉPHINE, embrassant Ulric. Pouvez-vous bien le demander; et n'est-il pas _ici_? WERNER. En effet, il a voulu rejoindre ses parens, et il les a retrouvés; mais _comment_! et dans quelle situation! ULRIC. Tout ira mieux, maintenant. Nous n'avons qu'à poursuivre notre route, à faire connaître nos droits, ou plutôt les vôtres; car je vous remets tout, à moins que mon grand-père n'ait disposé de ses biens publics de manière à me contraindre d'en accepter la succession en mon propre nom, et pour la forme. Mais j'espère mieux; et tout, sans doute, reviendra à vous seul. WERNER. N'avez-vous pas entendu parler de Stralenheim? ULRIC. Je lui ai sauvé la vie hier même. Il est ici. WERNER. Ainsi vous avez sauvé la vie du serpent dont le venin nous frappera tous. ULRIC. Vous parlez en énigmes. Qu'a de commun avec nous ce Stralenheim? WERNER. Tout. C'est lui qui réclame notre patrimoine; notre parent éloigné, notre plus proche ennemi. ULRIC. Jusqu'à présent, je n'avais pas entendu son nom. Le comte, il est vrai, parlait quelquefois d'un parent qui, dans le cas où sa race viendrait à manquer, pourrait avoir quelque droit à sa succession; mais jamais il n'avait devant moi désigné ses titres.--Et que nous importe, après tout? ses droits tombent devant les nôtres. WERNER. Oui, à Prague; mais ici, il peut tout. Il a environné ton père de piéges, auxquels celui-ci n'a, jusqu'à présent, échappé que par hasard, et malgré lui. ULRIC. Vous connaît-il personnellement? WERNER. Non; mais il a sur ma personne de violens soupçons, qui l'ont trahi la dernière nuit; et peut-être n'est-ce qu'à ses restes d'incertitude que je dois ma liberté momentanée. ULRIC. Je pense que vous vous trompez (excusez cette expression), Stralenheim n'est pas ce que vous le jugez, ou, s'il est tel, il me doit bien quelque chose pour ce que j'ai fait et ce que je fais encore. Je lui ai sauvé la vie, il a donc en moi toute confiance; de plus, on l'a volé depuis qu'il est ici: étranger, malade, il est incapable par lui-même de rechercher le vilain qui l'a dérobé; je lui promis de le faire pour lui, et c'est justement l'affaire qui m'avait amené ici. Mais en recherchant l'or d'un autre, j'ai trouvé moi-même tout mon trésor, vous, mes chers parens! WERNER, avec agitation. Qui vous apprit à prononcer ce nom de vilain? ULRIC. Les communs larrons méritent-ils donc un nom plus noble? WERNER. Qui vous apprit ainsi à brûler d'une empreinte infernale un être que vous ne connaissez pas? ULRIC. Ma conscience m'apprit toujours à juger un fripon d'après ses actes. WERNER. Et qui vous a dit, vous, fils que j'ai si long-tems cherché, et que j'ai trouvé pour mon malheur, qui vous a dit que je permettrais jamais à mon fils de m'insulter? ULRIC. J'ai parlé d'un vilain. Qu'y a-t-il de commun entre un pareil être et mon père? WERNER. Tout; ce voleur est ton père! JOSÉPHINE. Mon fils, ne le crois pas;--et cependant--la voix lui manque. ULRIC, interdit regarde attentivement Werner, puis, à voix basse: Et vous l'avouez? WERNER. Ulric! avant d'oser mépriser votre père, apprenez à deviner et apprécier les actions. _Jeune_, à peine entré dans la vie, inconsidéré, et d'ailleurs nourri au milieu du luxe, est-ce à vous qu'il appartient de mesurer la force des passions ou les tentations de la misère? Attendez--(peu de tems encore, l'instant viendra aussi rapide que la nuit), attendez! jusqu'à ce que vos espérances soient, comme les miennes, entièrement évanouies;--Jusqu'à ce que la douleur et la honte soient les hôtes inséparables de votre demeure; la disette et la famine les commensaux de votre table; le désespoir le compagnon de votre couche:--levez-vous alors, et jugez! Et, si jamais l'instant arrivait,--si le serpent dont les replis enveloppèrent tout ce que vous et les vôtres ont de plus cher et de plus précieux, se présentait assoupi devant vos pas;--si lui seul vous séparait du bonheur; si celui qui ne vit que pour vous arracher votre nom, votre patrimoine, la vie elle-même, se trouvait à votre merci; si vous aviez pour conducteur le hasard; pour manteau, les ombres de la nuit; dans vos mains un couteau; autour de vous le sommeil, et votre ennemi lui-même partageant un assoupissement qui, ressemblant à la mort, semblait inviter à la lui donner;--enfin, si cette mort seule eût pu vous sauver... remerciez alors le ciel si, comme moi, vous reculez, satisfait d'un léger larcin!--Voilà ce que j'ai fait. ULRIC. Mais-- WERNER, l'interrompant. Écoutez-moi! je ne veux entendre la voix d'aucun homme:--à peine si j'ose écouter la mienne (supposé qu'elle soit encore mortelle). Écoutez-moi! Vous ne connaissez pas l'homme dont je parle: il est vil, trompeur et avare. Vous vous croyez préservé de tout danger par votre jeunesse et votre bravoure; mais apprenez qu'il n'est personne à l'abri du désespoir, et qu'il en est peu à l'abri de la trahison. Représentez-vous Stralenheim, mon plus grand ennemi; logé dans un palais de prince, couché dans un appartement de prince, étendu, assoupi devant mon couteau! Un instant, un mouvement,--le moindre geste, et la terre se refermait pour jamais sur lui, sur toutes mes craintes. Le fer était levé; il était en ma puissance:--et pourtant je suis encore dans la sienne. Vous-même, n'y êtes-vous pas également? Qui vous dit que vous lui soyez inconnu? Qui vous dit qu'il ne vous ait pas entraîné ici pour vous exterminer, ou pour vous plonger, avec vos parens, dans un cachot? (Il s'arrête.) ULRIC. Continuez,--continuez! WERNER. Quant à _moi_, il ne m'a jamais perdu de vue; il m'a poursuivi malgré tous les changemens de tems, de noms, de fortune.--Pourquoi vous épargnerait-il? Avez-vous plus d'habitude, plus d'expérience des hommes? Il m'a circonvenu de piéges; il a semé mes pas de reptiles que, dans ma jeunesse, j'aurais pu disperser loin de moi; mais aujourd'hui, en les frappant, je ne fais que ranimer leur venin. Seriez-vous plus patient, Ulric? Ulric! il est des crimes dont les circonstances sont l'excuse; il est des tentations que la nature ne peut maîtriser ou prévoir. ULRIC le regarde d'abord, puis Joséphine. Ô ma mère! WERNER. Oui! je le pense aussi, vous n'avez plus de père, j'en ai perdu le titre; j'ai perdu mon fils, et je reste seul. ULRIC. Arrêtez! (Werner sort précipitamment de la chambre.) JOSÉPHINE, à Ulric. Ne le suis pas avant que cet instant de passion soit passé. Crois-tu que je ne le suivrais pas, si je pouvais lui faire quelque bien? ULRIC. Je vous obéis, ma mère, quoiqu'avec peine; mais je ne commencerai pas par un acte de désobéissance. JOSÉPHINE. Hélas! ton père est bon. Ne le condamne pas d'après sa propre bouche, et confie-toi plutôt dans le témoignage de celle qui vécut si long-tems avec lui et pour lui. Tu n'as vu, de son cœur, que la surface; l'intérieur t'offrira une foule d'excellentes qualités... ULRIC. Ainsi, mon père n'aurait exprimé que ses principes! Mais, ma mère, ne les met-il pas en pratique? JOSÉPHINE. Il ne pense pas même comme il parle. De longues années de malheurs le font quelquefois paraître tel que tu l'as vu. ULRIC. Expliquez-moi donc plus clairement les prétentions de Stralenheim, afin que, si j'en trouve l'occasion, je puisse me trouver prêt à lui répondre, ou du moins à vous arracher au danger présent. Je vous garantis ce dernier point;--mais que ne suis-je arrivé quelques heures plus tôt! JOSÉPHINE. Que le ciel ne l'a-t-il voulu! (Entrent Gabor, Idenstein et valets.) GABOR, à Ulric. Je vous cherchais, camarade. Voilà donc ma récompense! ULRIC. Que voulez-vous dire? GABOR. Par la mort! Ai-je vécu jusqu'à présent pour voir cela? (À Idenstein.) Sans votre âge et votre stupidité--je-- IDENSTEIN. Au secours! Ne levez pas la main;--toucher un intendant! GABOR. Ne va pas croire que je t'honore assez pour sauver ton cou du ravenstone[4], en t'assommant moi-même. [Note 4: Le ravenstone (_Rabenstein_) est le gibet de l'Allemagne. On l'appelle ainsi, par allusion aux corbeaux (_Raben_) qui s'y perchent.] IDENSTEIN. Je vous remercie du sursis; mais il y en a qui sont plus près d'y être suspendus que moi-même. ULRIC. Expliquez-moi le sujet de cette sotte querelle, ou-- GABOR. En un mot donc, le baron a été volé, et c'est sur moi que ce respectable personnage a daigné fixer ses bienveillans soupçons;--moi! qu'il n'avait jamais vu avant la soirée précédente. IDENSTEIN. Vouliez-vous que j'eusse des soupçons sur mes connaissances? Apprenez que je vis en meilleure compagnie. GABOR. Tu seras bientôt dans une plus convenable encore, dans la dernière où se trouvent les hommes, parmi les vers! infernal dogue. (Gabor se jette sur lui.) ULRIC, se mettant entre eux. Holà! pas de violence: il est vieux, désarmé,--soyez calme, Gabor. GABOR, laissant Idenstein. En effet, je suis un sot de me fâcher parce qu'un sot me croit un malhonnête homme; c'est un honneur pour moi. ULRIC, à Idenstein. Comment vous trouvez-vous? IDENSTEIN. Au secours! ULRIC. Mais ne vous ai-je pas secouru? IDENSTEIN. Tuez-le, j'en conviendrai. GABOR. Je suis calme...--il vivra. IDENSTEIN. Ce n'est pas comme vous: il y a des jugemens et des juges en Allemagne. Le baron pourra décider! GABOR. Vous soutient-il dans votre accusation? IDENSTEIN. Peut-on le demander! GABOR. Alors, la première fois, il pourra bien se noyer avant que je m'expose pour le tirer de l'eau. Mais le voici lui-même. (Stralenheim entre.) GABOR, s'avançant vers lui. Noble seigneur, me voici! STRALENHEIM. Eh bien! monsieur! GABOR. Me voulez-vous quelque chose? STRALENHEIM. Et que pourrais-je vous vouloir? GABOR. Vous le savez mieux que moi, si les flots d'hier n'ont pas submergé votre mémoire; mais ne parlons pas de cela. Je parais devant vous, accusé en phrases très-intelligibles, par votre intendant d'un vol commis sur votre personne ou dans votre chambre.--Est-ce de vous que viennent les soupçons, ou de lui? STRALENHEIM. Je n'accuse personne. GABOR. Ainsi, vous m'acquittez, baron? STRALENHEIM. Je ne sais qui accuser, acquitter, ou même soupçonner. GABOR. Mais, du moins, devriez-vous savoir _qui_ l'on ne doit pas soupçonner. J'ai été insulté,--blessé par ces valets; je réclame justice de vous: sachez leur apprendre leur devoir. Ils devaient chercher parmi eux le coupable. Mais, en un mot, si quelqu'un m'accuse, que ce soit du moins un homme digne, comme moi, de ce nom: je suis votre égal.-- STRALENHEIM. Vous? GABOR. Oui, monsieur; votre supérieur même pour quelque chose que vous savez: mais je poursuis. Je ne demande pas sur quelles preuves, sur quels _on dit_ vous vous fondez; je sens assez le prix de ce que j'ai fait, et ce que vous me devriez, pour avoir au moins attendu vos récompenses, si j'avais été désireux de votre or, au lieu de me payer moi-même. Je sais encore qu'en supposant que je fusse le fripon que l'on cherche, je venais de vous rendre un service assez signalé pour vous détourner de me poursuivre jusqu'à la mort, si vous ne préfériez vous couvrir de honte, et flétrir les couleurs de votre écusson. Mais je demande justice de votre déloyal serviteur; et j'exige de vos lèvres un formel désaveu de son insolence. C'est là ce que vous devez à un inconnu, qui ne veut rien de plus de vous, et qui ne devait pas craindre d'avoir jamais à vous en demander autant. STRALENHEIM. Ce ton semble attester votre innocence. GABOR. Par la mort! qui oserait en douter? si non des infâmes qui ne la connurent jamais. STRALENHEIM. Vous mettez à cela une ardeur extrême, monsieur.-- GABOR. Faut-il rester de glace, devant l'insolence des valets et de leur maître? STRALENHEIM. Ulric, vous connaissez cet homme: je l'ai vu dans _votre_ compagnie. GABOR. Nous vous avons vu dans l'Oder; et nous aurions dû vous y laisser. STRALENHEIM. Recevez mes remerciemens, monsieur. GABOR. Je les ai mérités; mais je mériterais peut-être ceux des autres, à plus juste titre, si je vous avais abandonné à votre sort. STRALENHEIM. Ulric, vous connaissez cet homme? GABOR. Pas plus que vous, s'il n'atteste pas mon honneur. ULRIC. Je puis attester votre bravoure, et même, autant que le permet notre légère connaissance, votre honneur. STRALENHEIM. Alors, je suis satisfait. GABOR, avec ironie. Très-facilement, il me semble. Quel charme se trouve-t-il dans cette attestation, que la mienne ne présente pas? STRALENHEIM. J'ai dit simplement que _moi_, j'étais satisfait,--non pas que vous fussiez absous. GABOR. Encore! suis-je ou non accusé? STRALENHEIM. Il suffit! vous témoignez trop d'insolence. Si les circonstances et le soupçon général sont contre vous, est-ce donc ma faute? et n'est-ce pas assez que je n'aie pas voulu mettre en question votre crime ou votre innocence? GABOR. Monseigneur! monseigneur! c'est là un pur jeu de mots, une misérable équivoque. Vos doutes, et vous le savez bien, sont, pour tout ce qui vous entoure, une conviction;--vos regards sont une voix accusatrice;--votre front soucieux une sentence. Vous abusez de votre autorité sur moi;--mais, prenez-y garde, vous ne connaissez pas celui que vous essayez d'avilir. STRALENHEIM. Est-ce une menace? GABOR. Moins grande que votre insulte. Vous m'avez infligé la plus lâche injure, et j'y réponds par un avertissement loyal. STRALENHEIM. Je veux bien avouer que je vous doive quelque chose; mais vous paraissez disposé à m'acquitter vous-même. GABOR. Ce n'est pas du moins avec votre or. STRALENHEIM. Non; mais par vos insultes multipliées. (À Idenstein et à ses gens.) Ne tourmentez pas cet homme davantage, et laissez-le continuer sa route. Adieu, Ulric! (Sortent Stralenheim, Idenstein et domestiques.) GABOR, les suivant. Je ne vous quitte pas, et-- ULRIC, l'arrêtant. Restez. GABOR. Qui prétendrait me retenir? ULRIC. Votre propre raison, un moment de réflexion. GABOR. Dois-je donc supporter pareille insulte? ULRIC. Bah! nous sommes toujours forcés de subir l'arrogance de quelque être plus élevé que nous-mêmes.--Le plus grand ne peut lutter contre Satan, et le plus humble est sans force contre ses représentans sur la terre. Je vous ai vu braver les élémens, et supporter des périls capables de faire muer ce ver à soie.--Comment pouvez-vous maintenant vous irriter de quelques mots, et d'une faible injure? GABOR. On pourra impunément me traiter de voleur? Si l'on m'accusait d'étre un bandit des bois, je pourrais le souffrir: il y a chez lui quelque chose de brave; mais aller prendre l'argent d'un homme endormi!-- ULRIC. Ainsi donc, vous ne seriez pas coupable? GABOR. Ai-je bien entendu? _vous_ aussi! ULRIC. Ce n'est qu'une question. GABOR. Si le juge me l'adressait, je lui répliquerais: Non!--mais à vous, voici comme je dois répondre. (Il tire son épée.) ULRIC, l'imitant. De tout mon cœur. JOSÉPHINE. Au secours! au secours!--Ô ciel! un assassinat ici. (Elle sort en poussant des cris.--Gabor et Ulric se battent. Gabor est désarmé au moment ou rentrent Stralenheim, Joséphine, Idenstein.) JOSÉPHINE. Dieu puissant! il n'est pas blessé. STRALENHEIM, à Joséphine. _Qui_, n'est pas blessé? JOSÉPHINE. Mon-- ULRIC, l'arrêtant d'un regard expressif, et se tournant ensuite vers Stralenheim. L'un ni l'autre! il n'y a pas de mal de fait. STRALENHEIM. Quelle est donc la cause de tout ce bruit? ULRIC. _Vous_, baron, je suppose; mais comme les effets n'en sont pas à déplorer, je ne vous en fatiguerai pas.--Gabor! voici votre épée; et quand, à l'avenir, vous la tirerez, que ce ne soit pas contre vos _amis_. (Ulric prononce ces derniers mots à demi-voix, et cependant avec emphase.) GABOR. Je vous remercie moins de la vie que vous me laissez, que de votre conseil. STRALENHEIM. Ici doivent s'arrêter tous les débats. GABOR, prenant son épée. Ils le sont. Ulric! vous m'avez offensé par vos soupçons malveillans, plus que par votre épée; et j'aimerais mieux voir cette dernière dans mon sein, que les premiers dans le vôtre. Je pouvais supporter les absurdes conjectures de ce noble:--l'ignorance et les préjugés injurieux sont ceux de ses titres qu'il conservera plus long-tems même que ses terres;--mais cependant je puis lui apprendre ce qu'il est.--Vous, vous m'avez vaincu; j'ai été aveuglé par mon emportement, lorsque j'ai pu espérer de désarmer celui que j'avais déjà vu affronter de plus grands dangers que ceux de cette arme. Quoi qu'il en soit, nous pourrons encore nous rejoindre,--mais comme vrais amis. (Gabor sort.) STRALENHEIM. Je ne me contiens plus. Ce dernier outrage, à la suite de son insulte; son crime, peut-être, ont effacé tout le mérite de l'aide qu'il se vante de m'avoir portée, et dont seul vous devriez vous prévaloir. Ulric! vous n'êtes pas blessé?-- ULRIC. Je n'ai pas une égratignure. STRALENHEIM, à Idenstein. Intendant, prenez vos mesures pour vous assurer de ce drôle: je révoque mes premiers ordres. On l'enverra à Francfort, duement escorté, aussitôt que la rivière pourra le permettre. IDENSTEIN. S'assurer de lui! il a encore son épée, et il a l'air de savoir s'en servir. D'ailleurs, il sait son métier;--et moi, je suis bourgeois: je ne sais pas me battre. STRALENHEIM. Sot! N'avez-vous pas parmi vos vassaux une douzaine de dogues que vous puissiez mettre à ses trousses? Sortez! et que l'on coure après lui. ULRIC. Baron! je vous en prie. STRALENHEIM. Je ne veux rien entendre: je dois être obéi. IDENSTEIN. Fort bien; si cela est possible.--Allons, marchez, vassaux! Je suis votre chef;--et je vous avertirai quand vous pourrez le saisir. Un habile général ne doit jamais exposer sa vie précieuse.--Tout, en effet, ne dépend-il pas d'elle? J'aime beaucoup cet article des lois militaires. (Idenstein sort avec la suite.) STRALENHEIM. Approchez, Ulric.--Que faisait ici cette femme? Ah!... maintenant je la reconnais: c'est la femme de l'étranger qu'ils appellent, je crois, Werner. ULRIC. Oui, tel est son nom. STRALENHEIM. En vérité! n'est-ce pas là, belle dame, votre mari apparent? JOSÉPHINE. Que lui veut-on? STRALENHEIM. Rien,--pour le moment. Mais, Ulric, je voudrais vous parler seul. ULRIC. Je vais me retirer avec vous. JOSÉPHINE. Non, non: vous êtes ici le dernier venu, vous devez disposer de tous les appartemens. (À part, en s'en allant, à Ulric.) Sois prudent;--songe à tout ce qu'un mot pourrait compromettre. ULRIC, à Joséphine. Ne craignez rien.-- (Joséphine sort.) STRALENHEIM. Ulric, je puis, je l'espère, me confier à vous. Vous m'avez sauvé la vie; et les bienfaits de ce genre exigent une confiance sans bornes. ULRIC. Parlez. STRALENHEIM. Des circonstances mystérieuses, et d'ailleurs trop compliquées pour que je puisse vous les rappeler en ce moment, ont rendu cet homme mon adversaire, et peut-être mon ennemi mortel. ULRIC. Quel homme? le Hongrois Gabor? STRALENHEIM. Non:--ce Werner, dont le nom est emprunté comme le costume. ULRIC. Comment cela se pourrait-il? c'est le plus pauvre des pauvres.--La pâle maladie creuse encore en ce moment ses joues: c'est un homme abandonné du monde entier. STRALENHEIM. Peu importe ce qu'il souffre. Mais s'il est l'homme que je soupçonne (et tout, autour de nous, confirme mes inquiétudes), il faut s'assurer de lui avant la fin du jour. ULRIC. En quoi tout cela peut-il m'intéresser? STRALENHEIM. J'ai dépêché à Francfort, vers le gouverneur, mon ami,--pour en obtenir une escorte (comme, d'après un ordre de l'électeur de Brandebourg, j'ai le droit d'en requérir); mais ces maudites eaux arrêtent toute communication, et peuvent encore nous retarder de quelques heures. ULRIC. Le fleuve commence à baisser. STRALENHEIM. À la bonne heure. ULRIC. Mais qu'ai-je à faire en tout cela? STRALENHEIM. Après avoir risqué votre vie pour moi, vous ne pouvez rester indifférent à ce qui m'est d'un plus grand intérêt que la vie même, dont je vous suis redevable.--Ayez donc les yeux sur _lui_! le personnage m'évite, parce qu'il devine que je l'ai reconnu.--Observez-le, comme vous feriez l'ours sauvage, qui, réduit aux abois, retournerait contre vous:--comme lui, il faut que cet homme soit immolé. ULRIC. Et la raison? STRALENHEIM. Il se trouve entre moi et un héritage magnifique. Oh! si vous l'aviez vu, Ulric! mais, plus tard! ULRIC. Je l'espère bien aussi. STRALENHEIM. C'est le plus riche de la riche Bohême: les ravages de la guerre l'ont épargné. Il est tellement près de Prague, la ville imprenable, que le glaive et le feu l'ont à peine touché; et maintenant, grâce à cet avantage et à ceux qu'il doit à sa propre valeur, il présente un revenu double de tous les royaumes éloignés ou contigus que la guerre a dévastés. ULRIC. Vous en parlez exactement. STRALENHEIM. Oui.--Et si vous le pouviez voir, vous en conviendriez;--mais, comme j'ai dit,--plus tard! ULRIC. J'en accepte l'augure. STRALENHEIM. Exigez alors de ce domaine et de moi une récompense digne de tous les deux, et des services signalés que nous vous aurons dus, pour toujours, moi et les miens. ULRIC. Et ce pauvre homme, malade, indigent, abandonné; cet étranger égaré se trouve donc placé entre vous et ce paradis!--(à part) comme Adam, entre le diable et le sien. STRALENHEIM. Vous l'avez dit. ULRIC. Mais, n'y a-t-il pas droit? STRALENHEIM. Droit! nullement. Un prodigue déshérité, dont toutes les actions, depuis vingt ans, ont été, pour sa famille, autant d'injures; qui, surtout, a fait un mariage disproportionné, et n'a pas rougi de vivre au milieu de bourgeois, de marchands et de juifs! ULRIC. Il a donc une femme?-- STRALENHEIM. Que vous rougiriez d'appeler votre mère. Vous l'avez vue, celle qu'il _appelle_ sa femme. ULRIC. Et ne l'est-elle pas? STRALENHEIM. Pas plus qu'il n'est votre père.--C'est une Italienne, fille d'un proscrit, qui partage sa misère et sa tendresse touchante. ULRIC. Ainsi, ils n'ont pas d'enfans? STRALENHEIM. Il y a, ou il y avait un bâtard que le vieux grand-père (la vieillesse est toujours bizarre) avait recueilli comme pour ranimer la chaleur de son sein, à l'instant où les glaces de l'âge le poussaient vers la tombe. Mais le magot n'embarrasse plus mon chemin;--il s'est sauvé, personne ne sait où; et même il se présenterait, que ses prétentions seraient trop misérables pour être écoutées.--Eh bien! pourquoi souriez-vous? ULRIC. De vos vaines terreurs. Un pauvre diable, pour ainsi dire dans vos filets,--un enfant d'une naissance incertaine,--voilà ce qui épouvante un grand seigneur! STRALENHEIM. On a tout à craindre, quand on a tout à conquérir. ULRIC. Oui; et on doit faire quelque chose pour le conserver ou l'obtenir. STRALENHEIM. Vous avez touché la véritable corde; vous lisez dans mon cœur: je puis donc compter sur vous. ULRIC. Il est déjà trop tard pour en douter. STRALENHEIM. Surtout qu'une folle compassion, ne touche pas votre cœur, car l'extérieur de cet homme est bien fait pour l'exciter.--C'est un misérable; et il aurait pu, aussi bien que l'autre, être soupçonné du vol, si les circonstances ne l'excusaient pas; car il habite trop loin de là, et dans une chambre qui n'a, sur la mienne, aucune issue. Puis, à dire la vérité, j'ai trop haute opinion d'un sang allié au mien, pour supposer qu'il pût descendre à une telle infamie. Ajoutez qu'il a été soldat, bon soldat, quoique des plus intraitables. ULRIC. Et ceux-là, monseigneur, nous le savons par notre expérience, ne pillent jamais avant d'avoir ôté la vie à ceux dont ils deviennent ainsi les héritiers et non les voleurs. Les morts, privés de sentiment, n'ont rien à perdre, et l'on ne peut rien leur dérober; leurs dépouilles sont un legs: voilà tout. STRALENHEIM. Allons donc! vous plaisantez. Mais revenons à cet homme. Puis-je compter que vous aurez l'œil sur lui, et que vous me donnerez avis du premier mouvement qu'il fera pour se cacher ou s'enfuir? ULRIC. Vous pouvez être sûr que vous-même ne sauriez le garder avec plus d'empressement que je ne le ferai moi-même. STRALENHEIM. Par là, vous vous assurerez à jamais mon dévouement et ma reconnaissance. ULRIC. C'est aussi ce que j'espère. (Ils sortent.) FIN DU DEUXIÈME ACTE. ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. (Chambre du même palais, à laquelle aboutit le passage secret.) Entrent WERNER et GABOR. GABOR. Je vous ai dit ce qu'il en était, monsieur; si donc il vous plaît de m'accorder un refuge pour quelques heures, tant mieux; sinon,--je tenterai fortune ailleurs. WERNER. Et comment, malheureux comme je le suis, pourrais-je offrir un abri au malheur?--Jamais daim poursuivi par les chasseurs n'a mieux senti que moi-même la privation d'un lieu couvert. GABOR. Ou lion blessé celle d'un frais repaire;--il me semble, à votre regard, que vous seriez assez tenté de revenir sur vos pas pour entr'ouvrir les entrailles du chasseur. WERNER. Ah! GABOR. Je ne cherche pas à le deviner, disposé, comme je le suis, à faire la même chose. Mais voulez-vous me seconder? Comme vous, je suis opprimé,--comme vous, pauvre,--déshonoré-- WERNER, vivement. Qui vous a dit que je fusse déshonoré? GABOR. Personne: je ne _vous_ le dis même pas. Votre pauvreté est le dernier point de comparaison que j'aie prétendu établir entre nous. Mais _moi_, je suis déshonoré,--et, je puis ajouter, sans l'avoir mérité plus que vous. WERNER. Encore moi! GABOR. Ou tout autre honnête homme. Que diable avez-vous? Sans doute, vous ne me croiriez pas capable d'une action aussi basse? WERNER. Non, non,--certainement. GABOR. Enfin, voilà un homme d'honneur! Quant aux autres, ce jeune muguet,--ce stupide intendant, cet épais seigneur,--tous me soupçonnent, et pourquoi? parce que je suis le plus mal vêtu et le plus obscur d'eux tous. Et cependant, si le fond d'un verre réclamait de nous une entière franchise, mon ame craindrait moins de paraître au grand jour que la leur. Mais enfin,--vous êtes pauvre et sans secours,--plus encore que moi-même-- WERNER. Qui vous l'a dit? GABOR. Vous avez raison. Eh bien! je réclame un asile de celui dont je suppose la complète indigence; si vous la niez, sans doute je pourrai compter sur votre secours. Vous qui semblez avoir éprouvé toutes les amertumes de la vie, vous savez bien, par expérience, que tous les trésors du Nouveau-Monde, dont l'Espagnol est si fier, ne tenteront jamais l'homme qui pèse dans la même balance leur valeur et la sienne propre, à moins que leur acquisition (car je suis moins que tout autre en position de la dédaigner) ne fasse peser sur lui le plus léger cauchemar. WERNER. Où prétendez-vous en venir? GABOR. Où j'en suis venu: je croyais parler très-clairement. Vous n'êtes pas le voleur, n'est-ce pas?--moi non plus:--Eh bien! comme de braves gens, nous devons nous entr'aider. WERNER. Monsieur, nous sommes dans un monde damné. GABOR. L'autre l'est également, suivant le récit des prêtres (et nul doute qu'ils ne le connaissent mieux que nous); c'est pourquoi j'aime encore mieux celui-ci.--Je suis peu curieux du sort des martyrs, surtout avec une épitaphe de voleur sur ma tombe. Je ne vous demande qu'un logement d'une nuit; demain matin j'irai reconnaître le fleuve, et, comme la colombe, voir si les eaux sont baissées. WERNER. Baissées! Est-ce qu'on peut l'espérer? GABOR. On le pourrait vers le milieu du jour. WERNER. Nous pourrons donc nous sauver? GABOR. Êtes-_vous_ aussi en danger? WERNER. La pauvreté l'est toujours. GABOR. Je le sais par une longue expérience. Voulez-vous promettre d'alléger la mienne? WERNER. Votre pauvreté? GABOR. Non:--vous ne me semblez pas posséder le remède d'une pareille maladie; mais je parle du danger que je cours. Vous avez un toit, et je n'en ai pas: je demande simplement un refuge. WERNER. À la bonne heure; aussi bien, comment un malheureux tel que moi aurait-il de l'or? GABOR. Ce ne serait pas du moins par des moyens honnêtes, à parler franchement; et cependant, je souhaiterais presque que vous eussiez celui du baron. WERNER. Osez-vous insinuer? GABOR. Quoi? WERNER. Faites-vous attention à qui vous parlez? GABOR. Non; et ce n'est guère mon usage. (On entend du bruit au dehors.) Mais écoutez! les voilà qui viennent. WERNER. Qui donc? GABOR. L'intendant et sa meute d'hommes, sur mes traces. Je les aurais attendus de pied ferme; mais c'est en vain qu'on demanderait justice à de tels instrumens. Où me réfugier? montrez-moi quelque place... Je vous le proteste, par tout ce qu'il y a de plus sacré, je suis innocent. Mettez-vous un instant à ma place. WERNER, à part. Juste ciel! ton enfer n'est pas d'un autre monde. Mais suis-je bien encore en vie? GABOR. Vous êtes ému, je le vois; et cela vous honore. Un jour, je pourrai reconnaître ce service. WERNER. N'êtes-vous pas un espion de Stralenheim? GABOR. Moi! mais quand je le serais, que viendrais-je épier en vous? Et cependant, en me rappelant les questions fréquentes qu'il m'a adressées sur vous et votre femme, je pourrais concevoir quelques soupçons; mais vous savez mieux,--comment et pourquoi, moi, je suis son ennemi mortel. WERNER. _Vous_? GABOR. Oui, après la manière dont il a reconnu le service que je contribuai à lui rendre, je ne puis être que son ennemi; et, si vous n'êtes pas de ses amis, vous me prêterez assistance. WERNER. De tout mon cœur. GABOR. Mais par quel moyen! WERNER, montrant l'ouverture secrète. Il y a ici une secrète issue; rappelez-vous bien que le hasard me l'a fait découvrir, et que je n'en profite que pour vous sauver. GABOR. Ouvrez-la; je n'en userai que dans cette intention-là. WERNER. Je l'ai trouvée comme je vous le dis: elle conduit, à travers des murs intérieurement creusés (assez épais pour offrir de longues routes circulaires, sans rien perdre de leur force ou de leur régularité), à travers des salles profondes et des recoins obscurs, jusqu'à je ne sais où. Mais il ne faut pas que vous avanciez: donnez-m'en votre parole. GABOR. C'est inutile. Comment pourrais-je avancer dans l'obscurité, à travers un labyrinthe de trouées gothiques et inconnues? WERNER. Sans doute. Mais qui peut deviner où cette issue peut conduire? je l'ignore (remarquez-le bien). Mais qui peut savoir si elle ne conduirait pas jusqu'à l'appartement de votre ennemi? Ces galeries étaient disposées d'une manière si bizarre, par nos ancêtres, dans les anciens tems de la Germanie! Alors, il s'agissait moins de se défendre des élémens, que de ses plus proches voisins. Ne vous aventurez donc pas au-delà des deux premiers escaliers; si vous le faites (bien que je ne les aie jamais outrepassés), je ne réponds pas de ce que vous pourrez rencontrer. GABOR. J'en réponds pour moi. Mille remerciemens! WERNER. Vous trouverez, de l'autre côté, cette ouverture plus reconnaissable; et quand il vous conviendra de revenir, le panneau s'ouvrira au plus léger toucher. GABOR. Entrons.--Adieu! (Il disparaît par le secret panneau.) WERNER, seul. Qu'ai-je fait? hélas! qu'_avais-je_ fait auparavant, pour concevoir maintenant des craintes? Ah! plutôt, que ce soit pour moi une sorte d'allégement, d'avoir sauvé l'homme dont la perte pouvait assurer mon salut.--Les voici! cherchant ailleurs ce qu'ils ont devant les yeux. (Entrent Idenstein et autres.) IDENSTEIN. Comment! il n'est pas ici? Il a donc disparu au travers des sombres vitraux gothiques, sous la pieuse aide des saints représentés sur les fenêtres jaunes et rouges. Voyez le soleil éclairer, en se couchant de même qu'en se levant, les longues barbes perlées, les croix de pourpre, les crosses d'or, les capuchons et les bras croisés, les heaumes, les armures lacées, les longues épées, et toutes ces figures fantastiques: braves chevaliers et pieux ermites, dont quelques pans de cristal préservent seuls la ressemblance et la gloire; et dont chaque bouffée de vent semble proclamer que leur fragilité est égale à celle de toute autre vie et de toute autre gloire. Quoi qu'il en soit, notre homme a disparu. WERNER. Qui cherchez-vous? IDENSTEIN. Un fripon. WERNER. Pourquoi donc aller si loin? IDENSTEIN. Nous recherchons celui qui a volé le baron. WERNER. Êtes-vous sûr de l'avoir deviné? IDENSTEIN. Aussi sûr que vous êtes ici; mais de quel côté s'est-il enfui? WERNER. Qui? IDENSTEIN. Celui que nous cherchons. WERNER. Vous voyez qu'il n'est pas ici. IDENSTEIN. Nous l'avions cependant suivi jusqu'à cette chambre. Seriez-vous son complice? ou si vous pratiquez la magie noire? WERNER. La magie que je pratique est la franchise: c'est la plus obscure de toutes, pour bien des hommes. IDENSTEIN. Il se pourrait que j'eusse plus tard une ou deux questions à vous faire; mais, en ce moment, il nous faut poursuivre les traces de l'autre. WERNER. Vous feriez mieux de commencer maintenant à me questionner: je puis bien ne pas toujours avoir la même patience. IDENSTEIN. Eh bien! je voudrais savoir, en bonne vérité, si vous êtes réellement l'homme que cherche Stralenheim? WERNER. Insolent! N'avez-vous pas dit qu'il n'était pas ici? IDENSTEIN. Oui, quant à l'_un_; mais il en est un autre dont il suit la trace avec plus de chaleur, et qu'il poursuivra bientôt peut-être au nom d'une autorité supérieure à la sienne et à la mienne. Mais, allons! cherchez, mes amis! vous êtes en défaut. (Idenstein sort avec ses gens.) WERNER. Dans quel abîme m'a précipité ma triste destinée! Et c'est une action infâme qui, seule, aura pu m'arracher à de plus grands malheurs! Loin de moi, démon persécuteur! cesse de siffler dans mon sein! Tu viens trop tard! je ne veux rien avoir à faire avec le sang. (Entre Ulric.) ULRIC. Je vous cherchais, mon père. WERNER. N'y a-t-il aucun danger? ULRIC. Non. Stralenheim ignore tous les liens qui nous unissent; et bien plus,--il m'a choisi pour épier vos actions, persuadé que je lui étais entièrement acquis. WERNER. Je n'ose le croire: c'est un nouveau piége qu'il nous dresse à tous deux, pour prendre en même tems le fils et le père. ULRIC. Je ne puis m'arrêter à chaque misérable crainte, et broncher sur tous les doutes qui viennent, tels que des ronces, embarrasser vos pas. Il faut les traverser, comme le ferait un villageois désarmé, eût-il même les jambes nues, s'il apercevait tout d'un coup un loup affamé dans le bois où il travaille. On prend les grives avec des lacets, mais non les aigles; nous les éviterons, ou nous saurons bien les rompre. WERNER. Indiquez-moi donc le moyen. ULRIC. Ne pouvez-vous le deviner? WERNER. Non. ULRIC. J'en suis surpris. Votre esprit n'en eut-il pas au moins la _pensée, la dernière nuit_. WERNER. Je ne vous entends pas. ULRIC. Nous ne pourrons donc jamais nous entendre! Mais, pour changer d'entretien-- WERNER. Vous voulez dire pour le _poursuivre_; car il s'agit de notre salut. ULRIC. En effet; j'accepte votre correction. Je vois plus clairement quelle est notre position actuelle, et toutes ses conséquences. Les eaux baissent; dans quelques heures arriveront les mirmidons qu'il a mandés de Francfort; vous resterez leur prisonnier, quelque chose de pis peut-être; et moi, enfant déclaré bâtard, par suite des artifices de ce baron, je lui abandonnerai mes droits. WERNER. Maintenant, votre remède. Je pensais à m'échapper par le moyen de cet or maudit; mais je n'ose plus m'en servir, le montrer, ni même le regarder. Je crois y voir mon crime pour légende, et non pas le titre de la monnaie. Au lieu de la figure du souverain, il me semble reconnaître ma propre tête enveloppée de serpens, dont les sifflets font entendre à la foule assemblée ces mots: _Regardez: c'est un voleur_! ULRIC. Gardez-vous, pour le moment du moins, de vous en servir; mais prenez cet anneau. (Il lui donne un anneau.) WERNER. Un brillant! c'était celui de mon père. ULRIC. Et, comme tel, il vous appartient. Vous pouvez, avec lui, emprunter à l'intendant ses chevaux et sa vieille calèche, afin de poursuivre, vous et ma mère, votre route au lever du soleil. WERNER. Et vous, que nous avons retrouvé depuis un instant, nous vous laisserions encore au milieu du danger? ULRIC. N'ayez pas la moindre crainte. Elles seraient fondées si nous disparaissions ensemble; car, par là, nous découvririons nos intelligences. Les eaux ne sont très-élevées que dans la direction de Francfort; ainsi, elles nous favorisent complètement. La route de Bohême, bien que difficile, n'est pas impraticable; et quand vous aurez quelques heures d'avance, les gens qui tenteront de vous poursuivre trouveront les mêmes difficultés que vous-mêmes: une fois à la frontière, vous êtes sauvés. WERNER. Mon noble enfant! ULRIC. Arrêtez! pas de transports: nous pourrons nous y abandonner dans le château de Siegendorf! Ne montrez pas d'or: présentez le brillant à Idenstein, (je connais l'homme, et je l'ai jugé). Vous y trouverez un double avantage: Stralenheim a perdu de l'or, et non pas des pierreries; ainsi, le diamant ne peut lui appartenir; et puis, celui qui le possède ne peut guère être soupçonné d'avoir ravi la monnaie du baron, puisqu'en échangeant son bijou il lui était facile de trouver plus d'argent que n'en a perdu Stralenheim la nuit dernière. Ne soyez pas trop timide en lui adressant votre demande, sans pourtant y mettre de l'arrogance; et Idenstein vous servira sans hésiter. WERNER. Je suivrai en tout vos instructions. ULRIC. J'aurais voulu vous épargner cet ennui; mais si j'avais paru prendre intérêt à votre sort, si j'avais surtout sacrifié en votre faveur un diamant, on aurait tout deviné. WERNER. Mon ange gardien! ce moment me fait oublier tous mes anciens malheurs. Mais que feras-tu après notre départ? ULRIC. Stralenheim ignore même que je vous connaisse. Je veux rester un jour ou deux près de lui pour prévenir tous ses doutes, et puis, je rejoindrai mon père. WERNER. Pour ne plus le quitter? ULRIC. Je l'ignore; mais du moins nous rejoindrons-nous encore une fois. WERNER. Mon fils! mon ami,--mon unique enfant, mon seul sauveur! Oh! je t'en conjure,--ne me hais pas! ULRIC. Moi! haïr mon père! WERNER. Oui; mon père me haïssait, pourquoi pas mon fils? ULRIC. Votre père ne vous connaissait pas comme je vous connais. WERNER. Tes paroles sont autant de serpens. Tu me connais, dis-tu? Si tu es sincère, tu ne me connais pas; car je ne suis pas, en ce moment, moi-même. Cependant (ne me hais pas), je le serai bientôt. ULRIC. _J'attendrai_. Cependant, croyez-moi, tout ce qu'un fils peut faire pour ses parens, je le ferai. WERNER. Je le vois, et je le sens déjà; cependant, je sens aussi--que vous me méprisez. ULRIC. Pourquoi vous mépriserais-je? WERNER. Voulez-vous me forcer à rappeler ma honte? ULRIC. Non: je l'ai approfondie ainsi que vous; mais n'en parlons pas davantage, ou du moins oublions-la pour ce moment. Votre faute a redoublé tout ce qu'avait de difficile la situation de notre famille, et ses inimitiés secrètes contre celle de Stralenheim. C'est _lui_, maintenant, qu'il s'agit de battre. J'avais indiqué _un_ moyen. WERNER. C'est le seul, et je l'embrasse comme j'embrasse mon fils, qui, dans le même jour, a _sauvé_ son père et lui-même. ULRIC. Oui, vous serez sauvé: cela doit nous suffire. La présence de Stralenheim en Bohême serait-elle un obstacle à vos droits, dans le cas où nous parviendrions jusque dans nos domaines? WERNER. Certainement, dans l'état actuel des choses; le premier occupant a cependant pour lui, comme c'est l'usage, le principal avantage, surtout quand il est du sang le plus proche. ULRIC. _Sang_!! c'est un mot d'acception diverse: celui qui coule dans les veines; celui qu'on en fait sortir:...--comme il pourrait arriver, dans le cas où ceux du même _sang_ (ainsi parle-t-on) auraient entre eux la même animosité que jadis les frères Thébains. Lorsqu'une partie de ce _sang_ est corrompue, il suffit d'en tirer quelques onces pour purifier le reste. WERNER. Je ne saisis pas votre pensée. ULRIC. Cela se peut,--et même devrait être,--et cependant...--mais ne perdons pas de tems: il faut que cette nuit vous partiez; vous et ma mère. L'intendant s'approche: sondez-le avec le diamant; il pénétrera au fond de son ame vénale, comme le plomb au fond de la mer; il en rapportera la vase, la boue et ce qu'elle renferme de plus sale, comme le plomb encore, quand, imprégné d'une matière visqueuse, il revient annoncer l'approche et le danger des écueils. Ici, la cargaison est riche; il faut passer la ligne à tems. Adieu! nous n'avons pas un instant à perdre. Mais, avant de nous quitter, votre _main_, mon père!-- WERNER. Laisse-moi t'embrasser! ULRIC. On pourrait nous observer: dissimulez vos sentimens pour aujourd'hui, et laissez croire que nous sommes ennemis. WERNER. Maudit celui dont les artifices étouffent les plus doux et les plus légitimes sentimens de nos cœurs, et dans un moment semblable, encore! ULRIC. Oui, maudissez-le:--cela vous fera du bien. Voici l'intendant. (Entre Idenstein.) ULRIC. Maître Idenstein, quel est le résultat de vos recherches? Avez-vous attrapé notre drôle? IDENSTEIN. Non, par ma foi! ULRIC. Eh bien, il y en a d'autres à foison: dans une autre chasse vous aurez plus de bonheur. Où est le baron? IDENSTEIN. Rentré dans son appartement; et, maintenant que j'y pense, il demande après vous, avec toute l'impatience d'un grand seigneur. ULRIC. Il faut satisfaire à l'instant tous ces illustres personnages, comme si nous étions autant de coursiers aiguillonnés par l'éperon. Il est fort heureux qu'ils aient aussi des chevaux; car, s'ils n'en avaient pas, ils forceraient, je crois, les hommes à traîner leurs chariots, comme autrefois, dit-on, les rois traînaient celui de Sésostris. IDENSTEIN. Quel était ce Sésostris? ULRIC. Un vieux Bohémien,--un Égyptien couronné. IDENSTEIN. Égyptien, Bohémien, c'est tout un; car on leur donne l'un et l'autre nom. Aurait-il été un de ces gens-là? ULRIC. C'est ainsi que je l'entendais; mais je dois vous laisser. Votre serviteur, intendant.--Werner! c'est, je crois, votre nom? serviteur! (Il sort.) IDENSTEIN. Voilà un garçon de bonne mine et d'esprit! comme il a l'usage du monde! Vous le voyez, monsieur, il met chacun à sa place: il observe les préséances naturelles. WERNER. Je m'en aperçois; et j'applaudis à son discernement comme au vôtre. IDENSTEIN. C'est bien,--c'est très-bien: je vois que vous connaissez aussi ce que vous êtes; pour moi, je vous avoue cependant que je ne le connais pas encore. WERNER, montrant l'anneau. Cela peut-il éclaircir vos doutes? IDENSTEIN. Comment!--Qu'est-ce? un diamant! WERNER. Il est à vous, à une condition. IDENSTEIN. À moi! parlez! WERNER. C'est que vous me permettrez, dans la suite, de le racheter trois fois ce qu'il vaut: c'est une bague de famille. IDENSTEIN. De famille! de la _vôtre_! un diamant! je suis tout interdit. WERNER. Il faut aussi que vous me procuriez, une heure avant la chute du jour, tous les moyens de quitter cet endroit. IDENSTEIN. Mais n'est-il pas faux? Laissez-moi l'examiner: oui, c'est bien un diamant, par toutes les gloires célestes. WERNER. Allons! je me confie à vous; vous deviniez sans doute que j'étais d'une naissance supérieure à mon apparente fortune? IDENSTEIN. Je n'oserais le dire, quoique ce joyau plaide bien en votre faveur; car c'est le véritable indice d'un sang noble. WERNER. J'ai d'importantes raisons qui me font désirer de continuer mon voyage sans être connu. IDENSTEIN. Alors, _vous êtes_ donc l'homme que Stralenheim recherche? WERNER. Je ne le suis pas, mais on me pourrait prendre pour lui; et cette erreur me causerait, en ce moment, autant d'embarras que, plus tard, elle en causerait au baron:--or, c'est pour éviter ce double inconvénient, que je veux prévenir tout malentendu. IDENSTEIN. Que vous soyez ou non l'homme qu'il cherche, ce n'est pas mon affaire; d'ailleurs, qu'obtiendrai-je jamais de ce fier et vaniteux seigneur, qui, pour quelques pièces d'argent, met sur pied tout le pays, et ne parle pas d'une récompense précise? Mais ce diamant! que je le regarde encore! WERNER. Admirez-le à votre aise; à la chute du jour, il est à vous. IDENSTEIN. Ô merveilleuse étincelle! préférable à la pierre des philosophes, puisqu'elle est la pierre de toute la philosophie elle-même. Œil radieux de la mine, voie lactée de l'ame, véritable pôle magnétique vers lequel se dirigent tous les cœurs comme autant d'aiguilles aimantées! Esprit flamboyant de la terre, qui, placé sur le diadême des rois, inspire plus d'envie que la pénible majesté dont ils sont redevables à leur sceptre, et qui, pour être rehaussée, a besoin du sang de milliers d'hommes! Est-il bien vrai que tu m'appartiennes? Je suis donc déjà devenu un petit roi, un bienheureux alchimiste, un habile magicien, qui, sans avoir vendu mon ame, ai trouvé le moyen de commander au diable?--Mais venez, Werner, ou qui que vous soyez. WERNER. Continuez à me donner ce nom; plus tard vous pourrez me connaître sous un titre plus illustre. IDENSTEIN. Oui, je vois en toi, sous un humble costume, je reconnais l'esprit à qui j'ai si long-tems rêvé.--Viens, je te servirai, tu seras libre comme l'air, et en dépit des eaux; sortons d'ici, je te prouverai que je suis honnête (oh! le beau joyau!) On te fournira, Werner, tant de moyens de fuir, que je défierais le plus rapide oiseau de te dépasser, quand tu serais un limaçon. Encore une fois, laisse-moi l'admirer. J'ai, dans le commerce de Hambourg, un frère de lait, habile connaisseur en pierres précieuses.--Combien de carats peut-il valoir? Allons, Werner, je te donnerai les moyens de voler, si tu veux. (Ils sortent.) SCÈNE II. (L'appartement de Stralenheim.) STRALENHEIM et FRITZ. FRITZ. Mon cher maître, tout est prêt. STRALENHEIM. Je n'ai pas envie de dormir, et pourtant il faut me coucher. Je devrais dire reposer; mais je sens sur mon cœur je ne sais quel poids, trop lourd pour comporter la veille, trop léger pour permettre le sommeil. C'est comme un de ces nuages dont l'obscurité intercepte les rayons du jour, mais qui tardent à se résoudre en pluie, et restent suspendus entre la terre et le ciel; tels encore qu'un levain d'envie entre deux hommes--Jetons-nous sur l'oreiller... FRITZ. Je souhaite que vous y reposiez bien. STRALENHEIM. Oui, je sens que je dois reposer, et je le crains. FRITZ. Pourquoi le craindre? STRALENHEIM. Je l'ignore; et ma crainte s'accroît de la difficulté que j'éprouve à la justifier;--mais c'est une vaine terreur. A-t-on, comme je l'avais souhaité, changé les serrures de cette chambre? L'accident de la nuit dernière rendait cette précaution nécessaire. FRITZ. Certainement; on l'a fait, conformément à vos ordres, sous mes yeux et ceux du jeune Saxon qui vous sauva la vie. Je crois me rappeler que son nom est Ulric.-- STRALENHEIM. Vous _croyez_! orgueilleux valet! De quel droit osez-vous suspecter votre mémoire, quand elle devrait être empressée, heureuse et fière, de retenir le _nom_ du sauveur de votre maître, et de le répéter chaque jour afin de mieux comprendre vos devoirs à l'égard de ma personne--Sortez! Vous _croyez_? vraiment! Vous qui restiez sur le rivage à pousser des cris et à sécher vos vêtemens, tandis que j'expirais, et que cet étranger, bravant la violence du torrent, me faisait renaître pour le remercier et vous mépriser davantage. Vous _croyez_!--et vous avez peine à rappeler son nom! Mais je ne veux pas perdre plus long-tems avec vous mes paroles. Vous m'éveillerez de bonne heure. FRITZ. Bonsoir, monseigneur; j'espère que la nuit renouvellera vos forces et ranimera votre santé. SCÈNE III. (Le passage secret.) GABOR, seul. Quatre,--cinq,--six! Je compte les heures comme une sentinelle d'avant-poste. Cette voix sourde du tems est toujours sinistre; et quand elle signale des plaisirs, on dirait encore que chaque tintement les diminue ou les étouffe; c'est un glas perpétuel, même quand il résonne pour un mariage. Alors, chaque coup nous ravit une illusion; on le prendrait pour le chant funéraire de l'amour, enseveli sans espoir de réveil sous le tombeau que la possession lui creuse; toutefois l'avidité des enfans porte fréquemment une oreille ravie au son qui leur révèle le trépas de vieux parens.--J'ai froid;--je n'y vois, pas;--j'ai soufflé dans mes doigts;--j'ai compté vingt fois mes pas, et je n'en ai pas moins choqué de ma tête une cinquantaine de points anguleux.--J'ai soulevé parmi les rats et les chauves-souris une insurrection générale; et grâce à leur maudit trottement et au bruissement de leurs ailes je puis à peine saisir un autre bruit.--Ah! une lumière! elle est éloignée (autant que je puis, dans l'obscurité, mesurer la distance); mais elle brille comme au travers d'une fente ou d'un trou de serrure du côté qu'il m'est interdit de franchir; je n'en avancerai pas moins, par curiosité; la lumière éloignée d'une lampe est un événement dans un antre comme celui-ci. Fasse le ciel qu'elle ne me conduise vers aucun objet capable de me tenter; ou, dans tous les cas, puisse ce même ciel m'aider à l'obtenir ou l'abandonner.--Toujours le même éclat! Quand ce serait l'étoile de Lucifer, ou le diable lui-même, entouré de sa lueur infernale, je ne pourrais me déterminer à m'arrêter.--Doucement!--parfaitement bien! J'ai doublé le coin;--comme cela!--Non.--Bien! nous approchons. Encore un angle obscur:--nous en sommes quittes.--Un instant.--Mais si j'allais trouver un danger plus grand que celui auquel je viens d'échapper?--Peu importe; il sera imprévu, et les dangers nouveaux, comme les nouvelles maîtresses, portent avec eux un charme magnétique: poursuivons donc; il en sera ce qu'il pourra.--J'ai ma dague qui, dans tous les cas, saura bien me protéger.--Brûle toujours, ô toi, faible lumière! tu es mon attrayant feu follet.--Bien! bien! mon invocation a été comprise: elle fait son effet. (La toile tombe.) SCÈNE IV. (Un jardin.) Entre WERNER. WERNER. Il me serait impossible de dormir;--et puis l'heure approche: tout est prêt. Idenstein a tenu sa parole; la voiture nous attend à la porte de la ville, et sous les premiers arbres de la forêt. Les dernières étoiles commencent à pâlir, et pour la dernière fois mes yeux s'arrêtent sur ces horribles murailles. Oh! jamais, jamais je ne les oublierai. J'entrai dans leur enceinte, pauvre, mais non déshonoré; et je les quitte avec une tache qui, si elle épargne mon nom, pèsera toujours sur mon cœur. Impérissable ver rongeur, dont le dard ne cédera pas à toute l'opulence qui m'est promise, aux honneurs, à la souveraineté des Siegendorf. Il faut que je trouve un moyen de restitution qui puisse soulager à demi ma conscience; mais comment, sans risquer d'être découvert?--Il le faut cependant. J'y songerai dès l'instant que je naîtrai à la sécurité. L'excès de la misère m'a conduit à cette étrange bassesse; le repentir en doit alléger la gravité. Non, je ne veux rien avoir de Stralenheim, bien qu'il ait tout voulu me ravir, terres, liberté, existence.--Et cependant, il dort! aussi profondément, peut-être, qu'un enfant; enveloppé dans de riches couvertures, sur des coussins moëlleux, semblables à ceux...--Écoutons! Quel est ce bruit? Encore! les branches frémissent; j'entends plusieurs lourdes pierres tomber de la terrasse. (Ulric saute en bas de la terrasse.) Ulric! ah! toujours le bien venu; et dans ce moment, trois fois le bien venu! Cette sollicitude filiale-- ULRIC. Arrêtez! avant de nous rapprocher, dites-moi-- WERNER. Pourquoi ces étranges regards? ULRIC. Est-ce mon père que je vois? ou bien-- WERNER. ULRIC. Un assassin? WERNER. Malheureux ou insensé! ULRIC. Répondez, répondez, si vous tenez à votre vie ou à la mienne! WERNER. À quoi faut-il répondre? ULRIC. Êtes-vous ou n'êtes-vous pas l'assassin de Stralenheim? WERNER. Je ne fus jamais l'assassin de personne. Que prétendez-vous? ULRIC. _Cette_ nuit, n'avez-vous pas (comme la nuit précédente) suivi le passage secret? ne pénétrâtes-vous pas de _nouveau_ dans la chambre de Stralenheim? et ne l'avez-vous pas--(Il s'arrête.) WERNER. Poursuivez. ULRIC. _Tué_ de votre main? WERNER. Grand Dieu! ULRIC. Vous êtes donc innocent? Mon père est innocent! Embrassez-moi! Oui,--votre ton,--vos yeux:--oui, oui.--Cependant, dites-le moi. WERNER. Si jamais j'ai pu concevoir une pareille pensée; ou si, quand elle s'est présentée, je ne l'ai pas repoussée avec effroi dans l'enfer;--si jamais elle se fit jour un moment dans mon cœur oppressé, à travers l'irritation qui le dévorait:--puisse le ciel être interdit à mes espérances comme à mes yeux! ULRIC. Mais Stralenheim est mort. WERNER. Cela est horrible: j'en suis effrayé.--Mais qu'ai-je de commun avec cet événement? ULRIC. Il n'y a pas de serrure forcée; il n'y a de traces de violence que sur son corps. Une partie de ses propres gens est en alarme; mais, en l'absence de l'intendant, j'ai pris sur moi le soin d'avertir la police. Il est certain qu'on a pénétré dans sa chambre. Excusez-moi, si la nature-- WERNER. Oh! mon enfant! quelle fatalité horrible et inexplicable s'attache obstinément sur notre maison! ULRIC. Mon père, je vous absous! Mais le monde vous jugera-t-il de même? et les juges, dans le cas où--à moins que, par votre faute, vous ne préveniez... WERNER. Non! je ne les éviterai pas. Qui oserait me soupçonner? ULRIC. Vous êtes sûr de n'avoir pas eu d'hôtes, de visiteurs,--aucune ame vivante enfin, auprès de vous, à l'exception de ma mère? WERNER. Ah! le Hongrois! ULRIC. Il est parti; il a disparu avant le soleil couchant. WERNER. Non, je l'ai caché précisément dans cette fatale galerie. ULRIC. Eh bien, je l'y retrouverai. (Ulric s'éloigne.) WERNER. Il est trop tard: il a quitté le palais avant moi. J'ai trouvé le panneau secret ouvert, ainsi que les portes de la salle où il se trouve placé. J'ai pensé qu'il n'avait songé qu'à profiter du silence et du moment favorable, pour esquiver les mirmidons d'Idenstein, dont les aboiemens l'avaient poursuivi le jour précédent. ULRIC. Et vous avez refermé le panneau! WERNER. Oui; mais non sans un secret effroi, et tout en reprochant à ce malheureux étranger l'imprévoyance qu'il avait montrée, en laissant entr'ouvert, au risque de me perdre, l'asile que je lui avais offert. ULRIC. Vous êtes sûr de l'avoir fermé? WERNER. Très-sûr. ULRIC. Cela est bien; mais il eût été mieux de ne pas le transformer en une caverne de--(Il s'arrête.) WERNER. De voleurs, penses-tu dire? Je le mérite, et je le souffrirai; mais non-- ULRIC. Non, mon père; ne parlons plus de cela: ce n'est pas l'heure. Songez, non pas à de faibles crimes, mais à prévenir la conséquence de plus graves. Pourquoi avez-vous cru devoir prêter votre appui à ce Gabor? WERNER. Pouvais-je faire autrement? C'était un homme poursuivi par mon plus grand ennemi; déshonoré par mon propre crime; victime de _ma_ sécurité; implorant, pour un refuge de quelques heures, l'asile même, première cause de notre commun malheur. Eût-il été un loup enragé, pouvais-je, en pareille circonstance, le livrer à ceux qui le poursuivaient? ULRIC. Et c'est en loup qu'il vous a récompensé. Mais il est trop tard...--il faut que vous partiez avant l'aube du jour. Je resterai ici pour découvrir la trace du meurtrier, si cela est possible. WERNER. Mais ma disparition soudaine va éveiller le soupçon; et leur offrir deux victimes, au lieu d'une, si je restais: le Hongrois fugitif, qui semble le meurtrier, et-- ULRIC. Qui _semble_?--Quel autre donc pourrait-ce être? WERNER. Ce n'est pas _moi_, quels que soient vos nouveaux doutes.--Vous, mon _fils_,--vous doutez encore de moi!-- ULRIC. Vous doutez bien de lui, du fugitif? WERNER. Enfant! depuis que moi-même j'ai pénétré dans l'abîme du crime (non pourtant d'un pareil crime), depuis que j'ai vu l'innocent poursuivi à ma place, il m'est bien permis d'hésiter à condamner le coupable lui-même. Votre cœur est libre encore; il montre une vertueuse impatience dès qu'il s'agit d'accuser des apparences; et l'ombre de la vertu elle-même semble lui révéler un crime, par cela seul que la lumière est douteuse. ULRIC. Si telles sont mes dispositions, que seront donc celles du genre humain, qui ne vous connaît pas, ou ne vous a connu que pour vous opprimer? Gardez-vous d'en courir les chances. Fuyez,--je saurai tout arranger. Idenstein, dans son intérêt, dans celui de son diamant, gardera le silence; il est d'ailleurs complice de votre fuite; et puis,-- WERNER. Fuir! Laisser mon nom sous le poids de la même infamie que celui du Hongrois! l'exposer même comme appartenant au plus pauvre, à subir seul l'opprobre réservé aux assassins!-- ULRIC. Misères! Ne songez à rien qu'aux domaines, aux châteaux de nos pères, objets de tant de regrets et de si longues espérances. De quel _nom_ parlez-vous? Vous n'en laissez pas ici; celui que vous portez est faux. WERNER. Je l'avoue; mais encore ne voudrais-je pas le laisser gravé en caractère de sang dans la mémoire des hommes, même des hommes de cet endroit perdue.--D'ailleurs, des recherches-- ULRIC. Je saurai prévenir tous les dangers qui pourraient vous menacer. Personne ici ne vous connaît comme héritier de Siegendorf. Si Idenstein vous soupçonne, ce n'est qu'un _soupçon_, et le soupçon d'un sot; sa sottise aura d'ailleurs assez d'emploi, et l'inconnu Werner fera, chez lui, place à des considérations personnelles. Les lois (si jamais lois ont régi ce village) sont toutes, après une guerre générale de trente ans, oubliées, ou suspendues, ou à peine exhumées de la poussière dont le droit de la guerre les avait couvertes. Stralenheim, quoique noble, n'a d'autre recommandation ici que son titre,--sans terres, sans influence, à l'exception de celle qui est morte avec lui. Peu d'hommes laissent quelque souvenir une semaine après leurs funérailles, sinon grâce à des parens dont les intérêts le réveillent: ce n'est pas ici le cas; il est mort isolé, inconnu;--une tombe solitaire, ignorée comme ces déserts, privée d'un écusson, est tout ce qu'il aura et ce dont il manque encore. Si je découvre l'assassin, tant mieux;--sinon; croyez-moi, toute la suite de ces misérables valets pourra bien pousser des cris autour de sa cendre, comme ils firent autour de lui lorsqu'il se noyait dans l'Oder; mais aucun d'eux ne hasardera, pour le venger, le petit doigt. Partez! partez! mais ne répondez pas. Voyez! les étoiles sont presque toutes évanouies, et le crépuscule commence à traverser la noire chevelure de la nuit. Pardonnez, pardonnez si je suis aussi pressant; c'est votre fils qui vous parle; votre fils si long-tems perdu, si tardivement retrouvé.--Allons prévenir ma mère, avançons doucement et avec précaution, et laissez-moi le soin du reste. Je réponds de l'événement, pour ce qui _vous_ regarde; et c'est là le point important, comme le plus sacré de mes devoirs. Nous nous retrouverons au château de Siegendorf; c'est là que nous pourrons de nouveau déployer nos glorieuses bannières. Ne songez qu'à cela; rejetez sur moi toutes les autres pensées; la jeunesse me donne plus de ressources contre elles.--Fuyez! et puisse votre vieillesse être heureuse!--Je veux une dernière fois embrasser ma mère; et que le ciel conduise vos pas! WERNER. Votre conseil est dicté par la prudence;--mais est-il avoué par l'honneur? ULRIC. Sauver un père est pour un fils le véritable point d'honneur. (Ils sortent.) FIN DU TROISIÈME ACTE. ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. (Le théâtre représente une salle gothique, dans le château de Siegendorf, auprès de Prague.) Entrent ERIC et HENRICK, attachés à la maison du comte. ERIC. Ainsi, de meilleurs jours ont enfin lui; voici, dans ces murs, deux choses depuis long-tems désirées: des maîtres nouveaux, des accens d'une vive allégresse. HENRICK. Oui, quant à des _maîtres_. Ceux qui n'aspirent qu'après la nouveauté pouvaient bien désirer un changement, même au prix d'une tombe; mais quant aux fêtes, il me semble que le vieux comte Siegendorf savait exercer son hospitalité féodale aussi noblement que tout autre prince de l'empire. ERIC. Quant au service de la table et à l'offre de la coupe vermeille, nous l'avouons, il s'en acquittait fort bien; mais pour ce qui est des plaisirs et des joyeux exercices, sans lesquels les meilleures sauces semblent privées d'assaisonnement, nous en éprouvions la disette, ou du moins une très-modeste jouissance. HENRICK. Le vieux comte redoutait le tumulte des fêtes; êtes-vous sûr que celui-ci l'aime? ERIC. Jusqu'ici il a fait aussi bien preuve de courtoisie que de bonté; il a su capter l'amour de tout le monde. HENRICK. Mais à peine si son règne a dépassé la lune de miel, car la première année de souveraineté est comme celle du mariage; plus tard nous pourrons juger de ses dispositions réelles et de son caractère. ERIC. Puisse le ciel nous le conserver! Puis, après lui, nous aurons son brave fils, le comte Ulric.--Voilà un chevalier!--Quel malheur que la guerre ait cessé. HENRICK. Et pourquoi? ERIC. Regardez-le, et vous vous répondrez vous-même. HENRICK. Il est bien jeune, il est beau et vigoureux comme un jeune tigre. ERIC. Je ne reconnais pas, dans cette comparaison, le vassal fidèle. HENRICK. Mais le vassal sincère, peut-être. ERIC. Je l'ai dit: c'est un malheur que la guerre ait cessé. Dans les fêtes, qui peut-on comparer au comte Ulric, pour la noble fierté et cette dignité qui, sans offenser personne, en impose à tout le monde? Dans les violens exercices, qui sait comme lui manier l'épieu, attendre le sanglier mortellement blessé et frappant à droite et à gauche la meute des chiens? Qui sait monter à cheval, porter sur le poing un faucon, ou tenir l'épée comme lui? Quel panache a plus de nobles grâces que le sien? HENRICK. Aucun, je l'avoue. Mais ne craignez pas que la guerre se fasse trop long-tems attendre: il est capable de la faire pour lui-même, si déjà il ne l'a faite. ERIC. Que voulez-vous dire? HENRICK. Vous ne pouvez nier que les gens dont il s'entoure (et peu d'entre eux sont nés dans ses domaines) ne soient de ce genre de valets qui--(Il s'arrête.) ERIC. Eh bien? HENRICK. Qui ont échappé aux dangers de la guerre que vous aimez tant; car, semblable à bien d'autres mères, ses plus mauvais enfans sont ceux qu'elle gâte le plus. ERIC. Ce n'est pas le cas ici. Ils ont tous l'air de braves compagnons, tels que les aimait le vieux Tilly. HENRICK. Et qui aimait Tilly? Demandez-le aux bourgeois de Magdebourg;--ou qui aimait Wallenstein?--Ils sont allés-- ERIC. Reposer; mais pour combien de tems? c'est ce que l'on ne pourrait dire. HENRICK. Je souhaite qu'ils nous fassent partager quelque chose de leur repos. La contrée, qui n'a de la paix que les apparences, est désolée par je ne sais quels brigands:--ils font des courses la nuit, et disparaissent avec le soleil; mais ils laissent après eux une désolation comparable aux effets de la plus _ouverte_ guerre. ERIC. Mais le comte Ulric,--qu'a tout cela de commun avec lui? HENRICK. Avec _lui_! mais il--pourrait les prévenir. Vous le représentez comme amant de la guerre; que ne la fait-il donc à ces maraudeurs? ERIC. Vous pourriez le lui demander vous-même. HENRICK. J'aimerais autant demander au lion pourquoi il ne se nourrit pas de lait. ERIC. Mais le voici qui vient. HENRICK. Diable! au moins gardez-vous de parler. ERIC. Pourquoi devenez-vous si pâle? HENRICK. Ce n'est rien;--mais, je vous en conjure, silence! ERIC. Je le garderai sur ce que vous m'avez dit. HENRICK. Je vous assure que je ne voulais rien dire: c'était une plaisanterie, et voilà tout. Et s'il en eût été autrement, l'on sait qu'il va épouser l'aimable baronne Ida de Stralenheim, l'héritière du dernier baron; et l'on ne peut douter qu'elle n'adoucisse la dureté que les dernières guerres intestines ont jetée dans tous les caractères, surtout dans ceux qui naquirent au milieu d'elles, furent bercés, pour ainsi dire, sur les genoux de l'homicide, et arrosés d'un baptême de sang. Silence, je t'en prie, sur tout ce que je t'ai dit. (Entrent Ulric et Rodolph.) HENRICK. Bonjour, comte! ULRIC. Bonjour, mon brave Henrick. Eric, tout est-il prêt pour la chasse? ERIC. Les chiens sont accouplés à l'entrée de la forêt; les vassaux déjà battent les buissons, et le tems est de bon augure. Faut-il donner le signal à la suite de votre excellence? Quel coursier voulez-vous monter? ULRIC. Le brun, Walstein. ERIC. Je crains qu'il ne soit pas encore remis des courses de lundi. La noble chasse, monseigneur! vous en avez frappé quatre de votre main. ULRIC. En effet, bon Eric; j'oubliais.--Je prendrai donc le gris, le vieux Ziska; il n'est pas sorti depuis quinze jours. ERIC. On va sur-le-champ le garnir. De combien de vassaux immédiats serez-vous escorté? ULRIC. Sur cela, je m'en rapporte à Weinbourg, notre écuyer. (Eric sort.) ULRIC. Rodolph! RODOLPH. Monseigneur. ULRIC. Nous avons de mauvaises nouvelles de--(Rodolph montre du doigt Henrick.) Eh bien, Henrick, que faites-vous-là? HENRICK. J'attends vos ordres, monseigneur. ULRIC. Allez donc vers mon père, présentez-lui mes devoirs, et informez-vous s'il aurait quelque chose à me dire avant mon départ. (Henrick sort.) ULRIC. Rodolph, nos amis ont éprouvé un échec sur les frontières de Franconie, et le bruit court que l'on doit fortifier la colonne envoyée contre eux. Je ne puis tarder à les rejoindre. RODOLPH. Attendez de nouveaux et de plus sûrs avis. ULRIC. Telle est mon intention.--En vérité, ce malheur ne pouvait tomber dans un tems plus inopportun pour tous mes projets. RODOLPH. Vous aurez de la peine à donner une excuse suffisante de votre départ au comte votre père. ULRIC. Oui; mais la situation précaire de notre domaine, dans la Haute-Silésie, justifiera et pourra dissimuler mon voyage. En attendant, pendant que nous serons à la chasse, vous réunirez les quatre-vingts hommes qui ont Wolff pour chef;--vous les ferez marcher par les forêts, vous savez? RODOLPH. Aussi bien que la nuit où nous-- ULRIC. Nous en reparlerons après avoir couru une seconde fois les mêmes hasards, et avec le même succès. Quand vous serez arrivés, vous donnerez cette lettre à Rosenberg. (Il lui donne une lettre.) Ajoutez de vive voix, que je lui envoie ce faible renfort, sous votre conduite et celle de Wolff, comme l'avant-coureur de mon arrivée: parlez-lui de la peine que j'ai eue à les éloigner, dans un moment où mon père aime à s'entourer d'un bon nombre de vassaux, et quand la cloche va donner le signal de mon mariage, de ses fêtes, en un mot, de toutes les sottises qui accompagnent ordinairement l'absurde sottise conjugale. RODOLPH. Je pensais que vous aimiez la jeune et noble Ida. ULRIC. Je ne m'en défends pas; mais il n'en faut pas conclure que je prétende lier mes jeunes et glorieuses années, si fugitives, si impatientes de contrainte, avec la ceinture d'une dame, fût-ce même de Vénus.--Je l'aime comme doivent être aimées les femmes, sincèrement et sans partage. RODOLPH. Et pour toujours? ULRIC. Je le pense; car je n'aime rien qu'elle.--Mais je n'ai pas le tems de m'arrêter à ces hochets de tendresse: nous avons à faire de grandes choses avant peu. Éloigne-toi rapidement, cher Rodolph! RODOLPH. À mon retour, cependant, je trouverai la baronne Ida transformée en comtesse Siegendorf. ULRIC. Peut-être. Mon père le désire, et sérieusement cela est d'une bonne politique; cette union avec le dernier rejeton de la branche rivale, d'un seul coup, réconcilie l'avenir et jette un voile sur le passé. RODOLPH. Adieu! ULRIC. Arrête encore:--il vaut mieux demeurer ensemble jusqu'à l'ouverture de la chasse. Nous nous quitterons ensuite, toi, pour suivre mes instructions. RODOLPH. Fort bien; mais pour revenir--ce fut un trait de véritable bonté, chez le comte votre père, d'envoyer chercher, à Kœnigsberg, cette belle orpheline, et de la recevoir comme sa fille. ULRIC. Bonté surprenante; en égard surtout à l'ancienne haine qui, jusqu'alors, divisait les deux familles. RODOLPH. Le dernier baron mourut d'une fièvre, n'est-ce pas? ULRIC. Et comment pourrais-je le savoir? RODOLPH. J'ai entendu murmurer qu'il y avait eu dans sa mort quelque chose d'étrange, et que même on savait à peine le lieu où elle était arrivée. ULRIC. C'était quelque village obscur sur la frontière de Saxe ou de Silésie. RODOLPH. N'a-t-il donc pas laissé de testament,--quelques mots d'adieux? ULRIC. Je n'étais ni son notaire, ni son confesseur: je ne saurais donc le dire. RODOLPH. Ah! voici madame Ida. (Entre Ida Stralenheim.) ULRIC. Vous êtes matinale, mon aimable cousine! IDA. Je le suis trop, cher Ulric, si je vous interromps. Pourquoi m'appelez-vous donc _cousine_? ULRIC, souriant. Ne l'êtes-vous pas? IDA. Oui; mais je n'en aime pas le nom: il semble qu'il me glace, comme si vous ne songiez, en le prononçant, qu'à notre généalogie, et que vous pesiez notre sang. ULRIC, interdit. Votre sang! IDA. Pourquoi le vôtre a-t-il cessé d'animer vos joues? ULRIC. Oui?--Je suis pâle? IDA. Sans doute; mais non! il revient comme un torrent, et colore jusqu'à votre front. ULRIC, se remettant. Et s'il avait fui, c'est que votre présence seule l'avait refoulé vers mon cœur, qui ne bat que pour vous, chère cousine! IDA. Cousine? encore! ULRIC. Eh bien, je vous donnerai le nom de sœur. IDA. J'aime encore moins ce nom.--Je voudrais qu'il n'y eût entre nous aucun lien de parenté. ULRIC, d'une voix sombre. Oui, plût à Dieu! IDA. Ah ciel! et vous aussi; _vous souhaitez cela_? ULRIC. Adorable Ida! puis-je autre chose que répéter chacun de vos vœux? IDA. Oui, Ulric; mais les miens n'étaient pas accompagnés des mêmes regards; à peine connaissais-je ce que je disais: soyez mon frère, mon cousin, ce que vous voudrez, pourvu que vous soyez pour moi quelque chose. ULRIC. Vous serez tout,--tout pour moi. IDA. C'est déjà ce que vous êtes à mes yeux; mais je puis attendre. ULRIC. Chère Ida! IDA. Oui; appelez-moi Ida, votre Ida; car je veux être à vous, à vous seul.--Il est vrai que je n'ai personne au monde que vous, depuis que mon pauvre père--(Elle s'arrête.) ULRIC. Vous avez le _mien_,--et moi-même. IDA. Cher Ulric! combien je regrette que mon père ne puisse être témoin de notre bonheur! Il n'y manque que sa présence. ULRIC. Vous dites vrai! IDA. Vous l'auriez aimé, et lui-même vous eût chéri; car les braves se recherchent mutuellement. Son extérieur était bien un peu froid, et son ame fière (comme le lui permettait sa haute naissance); mais sous cette enveloppe sévère...--Ah! si vous vous étiez connus, si vous aviez pu être à ses côtés dans son dernier voyage, il ne serait pas mort sans que la voix d'un seul ami ait adouci ses derniers momens. ULRIC. Qui dit _cela_? IDA. Quoi! ULRIC. Qu'il soit mort seul? IDA. La commune rumeur, et la disparition de ses valets. Il fallait que la fièvre dont mon père mourut victime fût bien cruelle, pour n'en avoir épargné aucun. ULRIC. S'ils étaient près de lui, il n'a pu mourir seul et délaissé. IDA. Hélas! qu'est-ce qu'un valet près d'un lit de mort, quand les yeux se lèvent une dernière fois, dans le vain espoir de rencontrer ceux d'un ami?--On dit qu'il est mort d'une fièvre. ULRIC. _On dit!_ rien n'est plus sûr. IDA. J'ai quelquefois rêvé qu'il n'en était rien. ULRIC. Les songes sont autant de chimères. IDA. Et, cependant, je le vois--comme je vous vois. ULRIC. Où le voyez-vous? IDA. Dans le sommeil.--Je le vois étendu, pâle, ensanglanté, et derrière lui un homme avec un couteau levé. ULRIC. Un homme! Vous ne voyez pas ses _traits_? IDA, jetant les yeux sur lui. Non! mais, grand Dieu!--et _vous_? ULRIC. Que voulez-vous dire? IDA. C'est que vos regards semblaient désigner un meurtrier. ULRIC, avec agitation. Ida, ceci est un pur enfantillage. À ma honte, je sens que vos faiblesses me gagnent; j'y deviens sensible, sans doute parce que tout doit être commun entre nous. Je t'en prie, chère enfant, changeons-- IDA. Enfant! J'ai plus de quinze ans, l'avez-vous oublié? (Le cor retentit.) RODOLPH. Entendez-vous, monseigneur, le cor! IDA, avec dépit à Rodolph. Qu'aviez-vous besoin de le lui dire? Croyez-vous qu'il ne l'entendrait pas sans écho? RODOLPH. Pardonnez-moi, noble dame! IDA. J'y consens; mais à une condition: c'est que vous m'aiderez à détourner le comte Ulric de la chasse de ce jour. RODOLPH. Madame, vous n'avez pas besoin de mon secours. ULRIC. Je ne puis, en ce moment, m'en dispenser. IDA. Mais vous vous en dispenserez. ULRIC. Moi! IDA. Oui, ou vous n'êtes pas un chevalier loyal.--Allons, cher Ulric! cédez-moi en cela, et pour un seul jour; aussi bien, le tems est lourd, et vous êtes devenu tout-à-coup si pâle... ULRIC. Vous plaisantez. IDA. Non, vraiment: demandez à Rodolph. RODOLPH. En effet, monseigneur, vous avez, en un quart-d'heure, changé plus que je ne vous ai vu changer en plusieurs années. ULRIC. Ce n'est rien; mais si vous disiez vrai, l'air me remettrait bien vite. Je suis un véritable caméléon: je ne vis qu'en pleine campagne. Vos fêtes, dans l'intérieur des: châteaux, vos nombreux banquets n'ont aucun attrait pour moi:--je suis un amant des forêts; j'aime à respirer sur les sommets des montagnes; en un mot, j'aime tout ce qu'aiment les aigles. IDA. Vous n'avez pas, j'espère ses goûts carnassiers? ULRIC. Chère Ida, souhaite-moi une bonne chasse; et je rapporterai six hures de sangliers pour trophée. IDA. Ainsi, vous ne voulez pas rester? Non, vous n'irez pas! Venez; pour vous plaire, je chanterai. ULRIC. Ida, vous serez difficilement l'épouse d'un soldat. IDA. Je ne souhaite pas non plus de l'être; la guerre est pour long-tems terminée, et vous pourrez demeurer en paix dans vos domaines. (Entre Werner, comte Siegendorf.) ULRIC. Bon jour, mon père; désolé de ne vous voir qu'un instant.--Mais vous avez entendu le cor, les vassaux attendent. SIEGENDORF. Eh bien! qu'ils attendent.--Vous oubliez que c'est demain, dans Prague, un grand jour de fête; on y doit célébrer le retour de la paix. L'ardeur avec laquelle vous vous laissez entraîner à la chasse ne vous permettrait pas de revenir aujourd'hui; et, dans le cas contraire même, vous reviendriez trop fatigué pour être demain en état de tenir votre rang parmi la noblesse. ULRIC. Vous pourrez bien vous-même, comte, nous représenter tous les deux.--Je ne suis pas curieux, vous le savez, de toutes ces réunions. SIEGENDORF. Non, Ulric; il serait peu convenable que, seul de toute notre jeune noblesse,-- IDA. Et le plus noble de tous par son maintien et ses habitudes. SIEGENDORF, à Ida. Oui, ma chère enfant, bien que votre franchise soit un peu singulière dans une belle demoiselle.--Ulric, souviens-toi de notre position; nous avons bien tard reconquis nos droits. Crois-moi, on remarquerait dans chaque maison, et surtout dans la _nôtre_, que l'un de nous a négligé de se rendre à pareille fête et dans un pareil moment. D'ailleurs, le ciel qui nous a rendu le repos au même instant qu'il le répand sur tout l'univers, a pour nous un double droit aux actions de grâce: pour notre pays d'abord, ensuite pour nous avoir fait partager ses bénédictions. ULRIC, à part. Quoi! dévot.--Eh bien, monsieur, j'obéirai.--(À l'un des valets.) Ludwig, renvoyez la suite. IDA. Ainsi, vous lui accordez ce que je vous ai vainement demandé pendant une heure. SIEGENDORF, souriant. Ma belle révoltée, vous n'êtes pas jalouse de moi, j'espère? Quel autre que vous justifierait ainsi la désobéissance? Mais ne craignez rien; vous saurez bientôt lui faire reconnaître une autorité plus tendre et mieux assurée. IDA. C'est maintenant que je voudrais le régler. SIEGENDORF. Vous devriez, en attendant, régler votre _harpe_ qui soupire après vous dans l'appartement de la comtesse. Cette dernière se plaint que vous négligiez votre musique: elle vous attend. IDA. Adieu donc, mon cher parent! Ulric, vous me suivez, vous venez m'entendre? ULRIC. Dans un instant. IDA. Soyez-en sûr, ma voix sera plus agréable que celle de vos cors; je désire que vous ayez la précision de ma harpe: je jouerai la marche du roi Gustave. ULRIC. Et pourquoi pas celle du vieux Tilly? IDA. De ce monstre! non, certainement. J'imaginerais que mes cordes expriment des hurlemens plutôt que des sons harmonieux. Comment, d'ailleurs, rappeler sur mon instrument quelque chose de lui?--Mais hâtez-vous de me joindre; votre mère sera ravie de vous recevoir. (Ida sort.) SIEGENDORF. Ulric, je désire vous parler seul. ULRIC. Mon tems est tout à vous.--(À part à Rodolph.) Rodolph, partez! faites ce que je vous ai recommandé; et que Rosemberg ait soin de me répondre avec toute la promptitude possible. RODOLPH. Comte Siegendorf, avez-vous quelques ordres à me donner? je pars en ce moment pour la frontière. SIEGENDORF, en tressaillant. Ah!--Où? Et _quelle_ frontière? RODOLPH. Celle de Silésie, en allant--(À part à Ulric.) Où dirais-je? ULRIC, à part, à Rodolph. Hambourg.--Ce mot, je l'espère, va couper court à ses questions. RODOLPH. Comte, à Hambourg. SIEGENDORF, agité. Hambourg! Non, je n'ai rien à y faire; je n'ai aucune connaissance dans cette ville. Le ciel donc vous conduise. RODOLPH. Et vous conserve, comte Siegendorf. (Rodolph sort.) SIEGENDORF. Ulric, cet homme, qui vient de sortir, est l'un de ces étranges compagnons dont je désire vous entretenir en ce moment. ULRIC. Monseigneur, c'est un noble de race, et des premières familles de Saxe. SIEGENDORF. Je ne dis rien de sa naissance, mais de lui personnellement. On en parle assez légèrement. ULRIC. Comme de la plupart des hommes. Le roi, lui-même, n'est pas à l'abri des calomnies de son chambellan, ou des sarcasmes du dernier courtisan qui lui aura dû sa fortune ou sa grandeur. SIEGENDORF. Franchement, le monde parle plus que légèrement de ce Rodolph: il fait, dit-on, cause commune avec les _bandes noires_ qui désolent encore en ce moment la frontière. ULRIC. Et vous ajoutez foi au monde? SIEGENDORF. Dans le cas présent,--oui. ULRIC. Je croyais que vous le connaissiez assez bien pour ne prendre, dans aucun cas, son accusation pour une sentence. SIEGENDORF. Mon fils! je comprends; vous faites allusion à--Mais la destinée m'avait pris dans ses toiles d'araignée, et comme tous les misérables, je ne pouvais que m'y débattre, sans parvenir à les rompre. Que mon exemple vous serve, Ulric! Vous avez vu l'abîme où les passions m'avaient précipité; vingt années de misère et de faim ne l'ont pas fermé;--vingt mille d'une autre vie (ou même de celle-ci, car le remords transforme pour moi chaque moment en autant d'années); vingt mille années ne pourraient effacer et expier la honte d'un seul instant. Ulric, écoutez les avis d'un père!--Je n'ai rien appris du mien, et vous voyez ce que je suis. ULRIC. Je vois l'heureux, le bien-aimé Siegendorf, maître d'un apanage de prince, honoré de ceux qu'il gouverne et de ceux qui partagent son rang. SIEGENDORF. Ah! peux-tu parler de mon bonheur, quand tu m'inspires tant de craintes? de l'affection dont je suis l'objet, quand toi tu ne m'aimes pas! Oui, tous les cœurs, excepté un seul, sont portés à me chérir;--mais qu'importe, si celui de mon enfant est de glace?-- ULRIC. Qui _ose_ dire cela? SIEGENDORF. Personne encore que moi-même. Je le vois,--je le sens,--plus douloureusement que ne le ferait un ennemi mortel, qui, votre épée dans le cœur, prononcerait les mêmes paroles. Chez moi, la douleur survit à la blessure. ULRIC. Vous vous trompez: seulement, mon naturel ne comporte pas les démonstrations sentimentales. Et comment en serait-il autrement, après être resté douze ans loin de mes parens? SIEGENDORF. Mais ces douze années d'absence ne couraient-elles pas également pour moi?--Au reste, je te fais de vaines remontrances;--jamais elles n'ont pu mettre le moindre frein au naturel.--Je change de sujet. Je reviens à ces jeunes nobles, d'un nom distingué, mais d'une conduite équivoque (oui, fort équivoque, si l'on en croit les bruits publics); ces nobles, dis-je, que tu aimes à fréquenter, te conduiront-- ULRIC, avec impatience. Je ne serai _conduit_ par personne. SIEGENDORF. Je désirerais du moins te voir dédaigner de conduire les autres. Quoi qu'il en soit, pour t'arracher aux écueils de la jeunesse et d'un caractère trop impérieux, j'ai jugé à propos de te proposer d'épouser la jeune Ida,--tu sembles ressentir de l'amour pour elle. ULRIC. Je vous ai dit que je suivrais vos ordres, quand il faudrait prendre pour femme Hécate.--Un fils peut-il faire davantage? SIEGENDORF. C'est trop parler que de parler ainsi. Il n'est pas de ton âge et de ton caractère de témoigner tant de froideur, et d'adopter avec tant d'insouciance un nouvel état qui, d'ordinaire, flétrit ou ranime le bonheur des hommes; car l'oreiller de la gloire n'invite pas au repos, quand l'amour refuse d'y incliner ses joues. Pour toi, mon fils, tu sembles dominé par une force invincible, par je ne sais quel démon qui jette son fiel sur chacune de tes pensées. Tu aurais dû me dire: «J'aime la jeune Ida, et je l'épouserai;» ou bien: «Je ne l'aime pas, et toutes les puissances de la terre ne pourront jamais me rapprocher d'elle.» Voilà la réponse que j'aurais voulue. ULRIC. Vous vous êtes marié par amour? SIEGENDORF. Oui, et ta mère fut ma seule consolation dans mes nombreuses infortunes. ULRIC. Et sans ce mariage d'inclination, combien d'infortunes de moins? SIEGENDORF. Toujours des réflexions qui ne conviennent ni à votre âge ni à votre naturel! Qui jamais, à vingt ans, a pu parler ainsi? ULRIC. N'avez-vous pas toujours cherché à me mettre en garde contre votre exemple? SIEGENDORF. Vous êtes un sophiste bien jeune! En un mot, aimez-vous, ou n'aimez-vous pas Ida? ULRIC. Il importe peu, si je suis également prêt à vous obéir en l'épousant. SIEGENDORF. Peu! pour vous, sans doute; mais il s'agit, pour elle, de toute la vie. Elle est jeune;--ravissante de beauté;--elle vous adore; elle possède toutes les qualités qui peuvent donner le bonheur, tel que nous l'entrevoyons quelquefois dans nos rêves, tel que ne peuvent le dépeindre les poètes; en un mot, capable de faire oublier la sagesse, si ce n'était déjà être sage que d'aimer la beauté vertueuse. Or, le don d'un pareil bonheur mérite bien un peu de retour. Je ne voudrais pas que son cœur pût être brisé par un homme dont le cœur est insensible, ou la voir se flétrir sur sa tige, comme la rose que les contes orientaux nous peignent abandonnée par l'oiseau qu'elle avait pris pour un rossignol. Elle est-- ULRIC. Elle est la fille de Stralenheim, mort votre ennemi. Néanmoins je l'épouserai; bien qu'à dire vrai, je sois loin en ce moment d'éprouver un vif entraînement vers les unions de ce genre. SIEGENDORF. Mais, enfin, elle vous aime. ULRIC. Je l'aime également; c'est pourquoi je voudrais y songer _encore_. SIEGENDORF. Hélas! ce n'est pas ainsi qu'a jamais parlé l'amour. ULRIC. Il est donc tems qu'il commence; qu'arrachant le bandeau de ses yeux, il considère les liens dans lesquels il se jette. Jusqu'à présent il a toujours joué à colin-maillard. SIEGENDORF. Consentez-vous? ULRIC. J'ai consenti, et je consens encore. SIEGENDORF. Fixez donc le jour. ULRIC. Il est d'usage, et sans doute plus convenable, d'en laisser le soin à la dame. SIEGENDORF. Je m'en chargerai donc pour elle. ULRIC. Je n'oserais en tant faire pour aucune femme; et comme je ne voudrais pas subir un refus, quand elle aura prononcé ses intentions je prononcerai les miennes. SIEGENDORF. Mais il est de votre devoir de lui faire la cour. ULRIC. Comte, c'est un mariage de votre façon, qu'elle se contente de votre cour; mais, pour mieux vous plaire, je vais aller rendre mes devoirs à ma mère, qui, dans ce moment, vous le savez, est avec Ida.--Que voulez-vous de plus? Vous m'avez empêché de me livrer à de généreux exercices, loin des murailles d'un château, j'ai obéi; vous m'ordonnez de me transformer en courtisan, de relever des gants, des éventails, des aiguilles, que sais-je? d'écouter, en extase, des chants et des instrumens; de mendier des sourires, de murmurer de gracieuses niaiseries, de m'arrêter sur des yeux de femme, comme s'ils étaient les étoiles de nos destinées.--Que peut-on exiger de plus d'un fils ou d'un homme? (Il sort.) SIEGENDORF, seul. Beaucoup trop!--Trop de respect et trop peu d'amour; il me paie en une monnaie à laquelle je ne puis prétendre: car telle est ma cruelle destinée, qu'il m'a, jusqu'à présent, été défendu de remplir les devoirs de père. Mais il me refuse l'amour auquel j'aurais des droits, pour la sollicitude constante que m'inspirait son absence, pour les larmes que son retour me fit répandre; et maintenant, je l'ai retrouvé: mais comment! soumis, mais glacial; respectueux à mon égard, mais sans abandon; distrait, mystérieux;--toujours éloigné de ma personne, souvent emporté dans de longues courses: dans quels lieux?--nul ne le sait,--dans la société des jeunes nobles les plus désordonnés; bien que, pour lui rendre justice, il ne soit jamais descendu jusqu'à leurs grossiers plaisirs: et cependant il existe entre eux un lien que je ne puis démêler. Ils ont les yeux fixés sur lui,--ils le consultent,--l'environnent comme un chef; mais avec moi, il est sans confiance! Pourrais-je donc espérer autre chose après...--Eh quoi! la malédiction de mon père descendrait-elle jusque sur mon fils? ou bien le Hongrois, reviendrait-il verser un nouveau sang? ou bien--l'ombre de Stralenheim, pénétrant dans ces murs, y viendrait-elle punir et l'assassin et celui--qui, sans le frapper, ouvrit pour lui la porte de la mort? Ce n'était pas notre crime; tu étais notre ennemi, et cependant je t'épargnai quand ma perte n'était retardée que par ton sommeil, quand ton réveil devait la consommer! Je ne pris...--or maudit! mes mains t'ont saisi comme un poison; je n'ose ni me servir ni me séparer de toi; il me semble que tu dois souiller toutes les mains comme la mienne. Et cependant, que n'ai-je pas fait pour expier cette bassesse et le malheur de ton maître!... Bien qu'il ne soit pas mort par moi, ou par les miens, j'ai montré pour sa mémoire le respect d'un frère; j'ai recueilli sa fille orpheline; je chéris son Ida comme l'un de mes propres enfans. (Entre un domestique.) LE DOMESTIQUE. Si votre excellence le permet, l'abbé que vous avez demandé attend qu'il vous plaise de le voir. (Le domestique sort.--Entre le Prieur Albert.) LE PRIEUR ALBERT. Paix dans ces murs, et à tout ce qu'ils renferment! SIEGENDORF. Soyez le bien venu, mon père. Puissent vos prières être exaucées!--Tous les hommes en ont besoin, et moi-- LE PRIEUR ALBERT. Vous avez les premiers droits à toutes les prières de notre communauté. Érigé par vos ancêtres, notre couvent est encore protégé par leurs enfans. SIEGENDORF. Oui, bon père; continuez-nous chaque jour vos prières, dans ces malheureux tems d'hérésie et de carnage, bien que le schismatique Gustave de Suède soit parti-- LE PRIEUR ALBERT. Pour l'éternel séjour des mécréans, où sont à jamais les tourmens et les supplices, les grincemens de dents, les pleurs de sang, les feux éternels, et les vers qui ne meurent pas. SIEGENDORF. Je le crains, mon père, et pour détourner ces angoisses de la tête d'un homme qui, bien que l'un de nos plus irréprochables chrétiens, est cependant mort sans recevoir les derniers et précieux secours de l'église, pour un homme dont l'ame subit les expiations du purgatoire, voici un don que je vous prie d'employer à dire des messes pour son ame. (Siegendorf lui présente l'or qu'il avait pris à Stralenheim.) LE PRIEUR ALBERT. Comte, si je l'accepte, c'est parce que je sais qu'un refus vous offenserait. Croyez-moi, cette nouvelle largesse ne sera employée qu'en aumônes, et chaque messe n'en sera pas moins chantée en l'honneur du défunt. Notre maison n'a plus besoin de dons, grâce à vos ancêtres, qui l'ont jadis convenablement dotée; mais en toutes choses, notre devoir est d'obéir à tous ceux de votre famille. Pour qui faudra-t-il dire ces messes? SIEGENDORF, hésitant. Pour--pour--le défunt. LE PRIEUR ALBERT. Son nom? SIEGENDORF. C'est une ame, et non pas un nom, que je voudrais sauver de la perdition. LE PRIEUR ALBERT. Je ne prétends pas pénétrer votre secret. Nous prierons donc pour un inconnu, comme nous l'eussions fait pour le plus fameux héros. SIEGENDORF. Mes secrets! je n'en ai pas; mais, mon père, celui qui n'est plus pouvait en avoir un; ou du moins, il a légué--non, il n'a rien légué;--c'est moi qui ai destiné cette somme à des œuvres pieuses. LE PRIEUR ALBERT. C'est une œuvre méritoire, à l'intention des amis dont la mort nous a séparés. SIEGENDORF. Mais celui auquel je la destine, loin d'être mon ami, était mon ennemi mortel, et le plus acharné. LE PRIEUR ALBERT. Mieux encore! Employer notre fortune pour ouvrir le ciel aux ames de nos ennemis trépassés, c'est une action digne de ceux qui pouvaient leur pardonner de vivre. SIEGENDORF. Mais, cet homme, je ne lui ai pas pardonné: je lui ai, jusqu'à la fin, rendu la haine qu'il me portait. En ce moment encore, je ne l'aime pas; mais-- LE PRIEUR ALBERT. Plus admirable encore! c'est pure religion! Vous avez l'espoir d'arracher à l'enfer celui que vous haïssez.--Charité tout-à-fait évangélique;--et bien plus, avec l'or qui vous appartient! SIEGENDORF. Mon père, ce n'est pas mon or. LE PRIEUR ALBERT. L'or de qui donc? Vous dites qu'il n'a pas fait de legs. SIEGENDORF. Il importe peu.--Soyez seulement persuadé que celui auquel il appartenait n'en a plus besoin, sinon pour obtenir vos prières: cet or est à vous ou à Dieu. LE PRIEUR ALBERT. N'y a-t-il pas sur lui du sang? SIEGENDORF. Non; mais quelque chose de pire encore:--une honte éternelle! LE PRIEUR ALBERT. Celui auquel il appartenait est-il mort dans son _lit_? SIEGENDORF. Dans son _lit_?--hélas! oui. LE PRIEUR ALBERT. Mon fils, vous retombez dans le péché de la haine, si vous regrettez que votre ennemi ne soit pas mort ensanglanté. SIEGENDORF. Il n'a perdu la vie qu'avec son sang. LE PRIEUR ALBERT. Vous disiez qu'il était mort, non pas dans un combat, mais dans son lit. SIEGENDORF. Il est mort, à peine sais-je comment;--mais--il fut poignardé dans les ténèbres, tué sur son oreiller par un assassin.--Oh! regardez-moi, vous le pouvez! je ne suis _pas_ cet homme; et, sur ce point, je puis soutenir vos yeux, comme un jour je soutiendrai ceux de Dieu. LE PRIEUR ALBERT. Mais n'est-il pas mort par votre entremise, vos hommes, ou quelqu'un de vos instrumens? SIEGENDORF. Non, par le Dieu qui voit et punit tout. LE PRIEUR ALBERT. Ne connaissez-vous pas celui qui l'a frappé? SIEGENDORF. Je pourrais bien le désigner, mais il m'est étranger; jamais il n'eut avec moi le plus faible rapport: je ne l'ai vu qu'une seule fois. LE PRIEUR ALBERT. Ainsi, vous êtes entièrement innocent? SIEGENDORF, avec vivacité. Est-il bien vrai que je le sois?--répétez-le! LE PRIEUR ALBERT. Vous l'avez dit, et vous le savez mieux que personne. SIEGENDORF. Mon père! je n'ai rien déguisé; je n'ai dit que la vérité, sinon toute la vérité. Cependant, puis-je dire que je suis innocent, quand le sang de cet homme pèse sur mon cœur, comme si je l'avais répandu, bien que je ne l'aie pas fait, au nom du Dieu qui abhorre le sang.--Bien plus, je l'ai épargné dans un tem où je pouvais,--ou peut-être je devais le verser (si l'intérêt de notre conservation peut jamais nous absoudre d'employer de tels moyens de défense contre un ennemi tout-puissant). Mais priez pour lui, pour moi, pour toute ma famille; car bien que je sois innocent, j'éprouve, j'ignore pourquoi, une sorte de remords, comme s'il avait cessé de vivre par mon crime ou celui des miens. Priez pour moi, mon père! Jusqu'à présent, mes prières ont été vaines. LE PRIEUR ALBERT. Je le ferai. Reprenez courage! vous êtes innocent, vous devez retrouver le calme de l'innocence. SIEGENDORF. Mais le calme n'est pas toujours accordé à l'innocence: je le sens par moi-même. LE PRIEUR ALBERT. Il ne manque pas de l'être dès que l'ame est rassurée sur elle-même. Souvenez-vous de la solennité qui doit demain vous appeler au milieu de nos plus illustres seigneurs, vous et votre intrépide fils. Reprenez votre sérénité; et, dans l'instant où s'élèveront vers le ciel de générales actions de grâces, pour le terme d'une guerre sanguinaire, sachez détourner vos pensées du souvenir d'un meurtre que vous n'avez pas commis: ce serait témoigner trop de scrupule. Prenez confiance, oubliez ces tristes tableaux, et n'usurpez pas sur les criminels des remords qui ne conviennent qu'à eux. (Ils sortent.) FIN DU QUATRIÈME ACTE. ACTE V. SCÈNE PREMIÈRE. (Le théâtre représente une magnifique salle gothique, dans le château de Siegendorf. Elle est décorée de trophées, de bannières et de l'écusson de la famille.) Entrent ARNHEIM et MEISTER, de la maison du comte Siegendorf. ARNHEIM. Hâtons-nous! le comte ne tardera guère; déjà les dames sont sous le portail. Avez-vous envoyé des coureurs à la recherche de celui dont il s'inquiète? MEISTER. Je les ai postés autour de Prague, sur toutes les routes: ils ont toutes les instructions qu'ont pu fournir le costume et les traits de l'individu. Mais le diable emporte les fêtes et les processions! tout l'agrément, s'il y en a, est pour les spectateurs. Quant à nous, nous n'avons que l'ennui d'être inspectés. ARNHEIM. Allons! madame la comtesse s'approche. MEISTER. J'aimerais mieux rester à cheval tout un jour de chasse, sur une vieille haridelle, que d'être posté à la suite d'un grand seigneur, dans ces assommantes cérémonies. ARNHEIM. Sortons: et retiens ta mauvaise humeur. (Ils sortent.--Entrent la comtesse Joséphine Siegendorf, et Ida Stralenheim.) JOSÉPHINE. Ah! le ciel soit loué! la fête est terminée! IDA. Pouvez-vous parler ainsi! Jamais je n'ai rêvé rien de si beau. Les fleurs et les feuillages; les bannières, les seigneurs et les chevaliers; les pierreries, les robes et les plumes; les joyeux visages, les coursiers, l'encens; le soleil glissant à travers les fenêtres colorées; les _tombes_ elles-mêmes qui semblaient si calmes au milieu de tant de vie; les hymnes célestes, qu'on eût cru plutôt descendues du ciel qu'exhalées de la terre. Ajoutez les éclats imposans de l'orgue, roulant sur nos têtes comme un harmonieux tonnerre; les robes blanches, et les yeux animés d'un pieux enthousiasme; la paix dans l'univers, et tout en paix autour de nous! Oh! ma bonne mère! (Elle embrasse Joséphine.) JOSÉPHINE. Chère enfant! car dans peu, je l'espère, je pourrai te donner ce nom. IDA. Oh! je le mérite déjà. Sentez comme mon cœur bat! JOSÉPHINE. En effet; et puisse-t-il ne jamais éprouver de plus douloureux soulèvemens! IDA. Moi, ma mère! Que puis-je redouter, et comment la douleur m'atteindrait-elle? Je suis toute au bonheur; et nous nous aimons trop bien tous pour jamais avoir le tems de pleurer, vous, le comte, Ulric et surtout Ida, votre fille. JOSÉPHINE. Ma pauvre enfant! IDA. Quoi! me plaindriez-vous? JOSÉPHINE. Oh! non, je te porte envie; mais une envie compatissante, non pas de celle qui est le vice universel, si toutefois il est un vice plus universel que les autres. IDA. Je ne veux pas entendre médire d'un monde qui peut se glorifier encore de vous et de mon Ulric. Avez-vous jamais vu quelqu'un de comparable à Ulric? Comme il les effaçait tous! comme tous les regards étaient pour lui! Les fleurs, devenues plus nombreuses, pleuvaient de chaque fenêtre à ses pieds; et je croirais volontiers que celles que foulaient ses pas s'embellissaient d'un nouvel éclat, et ne devaient plus se flétrir. JOSÉPHINE. Petite flatteuse! Savez-vous bien que, s'il vous entendait, vous le rempliriez de vanité? IDA. Mais jamais il ne m'entendra. Devant lui, je n'oserais m'exprimer ainsi:--je le crains trop. JOSÉPHINE. Pourquoi donc? il vous aime beaucoup. IDA. Jamais je ne trouve de paroles pour _lui_ exprimer ce que je pense _de lui_. Et d'ailleurs, quelquefois il me glace. JOSÉPHINE. Comment cela? IDA. Oui: souvent l'on dirait qu'un nuage s'arrête sur ses yeux bleus; et pourtant il ne parle pas. JOSÉPHINE. Ce n'est rien. Tous les hommes, surtout dans nos jours de troubles et de malheurs, ont souvent l'esprit préoccupé. IDA. Pour moi, je ne puis occuper mon esprit que de lui. JOSÉPHINE. Il y a pourtant d'autres hommes aussi accomplis aux yeux du monde. Le comte Waldorf, par exemple, ce jeune homme qui ne cessa de vous regarder aujourd'hui... IDA. Je ne l'ai pas vu, mais seulement Ulric. L'avez-vous remarqué à l'instant où tout le monde se mit à genoux, et que je ne pus retenir mes larmes? Malgré mes pleurs, malgré mon amère et vive douleur, j'ai cru entrevoir qu'il me regardait en souriant. JOSÉPHINE. Je ne pensais alors qu'au ciel, vers lequel mes yeux étaient dirigés avec ceux de tous les assistans. IDA. Je pensais bien au ciel, tout en regardant Ulric. JOSÉPHINE. Allons, retirons-nous. Bientôt arriveront les convives du banquet. Nous pouvons maintenant nous débarrasser de ces vaines plumes et de ces robes longues et gênantes. IDA. Et surtout de ces fastueuses pierreries, dont le pesant éclat surcharge mon front aussi bien que mon cœur. Je vous suis, ma bonne mère. (Elles sortent.--Entrent le comte Siegendorf, en grand costume, et Ludwig.) SIEGENDORF. Et l'on n'a pu le trouver? LUDWIG. On fait partout les plus strictes recherches; et si notre homme est dans Prague, on ne peut manquer de le découvrir. SIEGENDORF. Où est Ulric? LUDWIG. Il a fait quelques tours de cavalcade avec plusieurs jeunes seigneurs; mais bientôt il les a quittés; et si je ne me trompe pas, j'ai entendu, il n'y a qu'un instant, les pas de son excellence et de sa suite, sur le pont-levis du couchant. (Entre Ulric, en costume magnifique.) SIEGENDORF, à Ludwig. Voyez à ce qu'on continue de rechercher celui que j'ai désigné. (Ludwig sort.) SIEGENDORF. Ulric, il y a long-tems qu'il me tardait de te voir! ULRIC. Vos vœux sont accomplis:--me voici. SIEGENDORF. J'ai vu le meurtrier. ULRIC. De qui? où? SIEGENDORF. Le Hongrois, l'assassin de Stralenheim. ULRIC. Vous rêvez. SIEGENDORF. Je veille, et je l'ai vu comme je vous vois.--Je l'ai entendu! il n'a pas craint de prononcer mon nom. ULRIC. Quel nom? SIEGENDORF. Werner, celui que je portais alors. ULRIC. Il ne doit plus vous convenir: oubliez-le. SIEGENDORF. Jamais! jamais! Tout, dans ma destinée, se rattache à ce nom: il ne sera pas gravé sur ma tombe; mais son souvenir pourra m'y faire plus tôt descendre. ULRIC. Au fait:--le Hongrois? SIEGENDORF. Écoute!--L'église était remplie; ses voûtes déjà retentissaient du _Te Deum_, chant de reconnaissance adressé vers les cieux par un chœur formé de toutes les nations, pour un jour de paix, après trente années de guerre toujours plus sanglantes. Je me levai avec toute la noblesse; je jetai les yeux sur tous les rangs pressés, et, du haut de notre galerie surchargée de bannières, j'aperçus comme un foudroyant et rapide éclair, qui me rendit insensible à toute autre chose,--la figure du Hongrois. Mes forces m'abandonnèrent; et quand je parvins à détourner le nuage qui couvrait mes sens, quand je voulus regarder de nouveau, je ne le vis plus:--l'hymne avait cessé, et nous revenions en cortége. ULRIC. Poursuivez. SIEGENDORF. Arrivés au pont de Muldane, rien ne put distraire mon ame: l'allégresse de la multitude, les innombrables barques parcourant le fleuve dans tous les sens, et surchargées de spectateurs en habits de fête; les rues tapissées, l'éclatante musique, le tonnerre de l'artillerie lointaine, qui semblait, en ce premier jour de paix, nous adresser un long et terrible adieu; les étendards déployés sur nos têtes; les pas mesurés des chevaux; le mugissement de la foule, rien ne put chasser cet homme de ma mémoire, bien que mes yeux ne l'eussent entrevu qu'un instant. ULRIC. Ainsi, vous ne l'avez plus revu? SIEGENDORF. Mes yeux le demandaient, comme un soldat mourant demande quelques gouttes d'eau: ce fut en vain; mais à sa place-- ULRIC. Eh bien! à sa place? SIEGENDORF. Je revenais toujours sur votre panache, le plus brillant de tous, et celui qui se trouvait placé sur la plus noble et la plus belle tête de Prague. ULRIC. Qu'a cela de commun avec le Hongrois? SIEGENDORF. Beaucoup; car son souvenir avait presque cédé à la vue de mon fils. Cependant, à l'instant même où l'artillerie, la musique, la foule attendrie elle-même, tout se taisait, j'entendis une voix basse et sombre, distincte et plus claire pour mon oreille que les derniers grondemens du canon, j'entendis ce mot:--_Werner_! ULRIC. Prononcé par-- SIEGENDORF. Par lui. Je me retournai,--et je me trouvai mal en revoyant... ULRIC. Pour quelle raison? Mais _vous_, vous a-t-on vu? SIEGENDORF. Grâce aux soins de ceux qui m'entouraient, je sortis de la foule sans que l'on pût reconnaître la cause de ma faiblesse. Vous étiez alors trop éloigné dans le cortége (les vieillards marchant séparés de leurs nobles enfans) pour me porter secours. ULRIC. Maintenant je pourrais vous en offrir. SIEGENDORF. Pourquoi? ULRIC. Pour rechercher cet homme, et--mais quand on l'aura découvert, qu'en ferons-nous? SIEGENDORF. Je ne sais. ULRIC. Alors, pourquoi le chercher? SIEGENDORF. Parce que je n'aurai pas de repos avant qu'on ne l'ait retrouvé. Sa destinée, celle de Stralenheim et la nôtre semblent entrelacées; on ne pourra les démêler que-- (Entre un domestique.) LE DOMESTIQUE. Un étranger demande à être introduit près de votre excellence. SIEGENDORF. Qui est-il? LE DOMESTIQUE. Il n'a pas dit son nom. SIEGENDORF. Faites-le cependant entrer. (Le domestique sort, après avoir introduit Gabor.) SIEGENDORF. Ah! GABOR. Voilà donc Werner! SIEGENDORF, avec hauteur. Celui, du moins, que vous avez connu sous ce nom; et _vous_! GABOR, regardant autour de lui. Tous deux je vous reconnais: il semble que vous soyez l'un le père, l'autre le fils. Comte! j'ai su que vous ou les vôtres aviez envoyé des gens à ma recherche; me voilà. SIEGENDORF. Oui, je vous ai cherché, et je vous trouve; vous êtes accusé (et votre conscience doit vous le dire) d'un si grand crime que--(Il s'arrête.) GABOR. Désignez-le, j'en accepte les conséquences. SIEGENDORF. Cela doit être,--à moins-- GABOR. D'abord, quel est mon accusateur? SIEGENDORF. Toutes les circonstances, sinon tous les hommes: la rumeur publique,--ma présence sur les lieux,--la place,--le tems, en un mot, tous les indices qui s'unissent pour fixer sur vous le crime. GABOR. Et sur _moi seul_? Réfléchissez avant de me répondre: n'est-il pas un autre nom que le mien, compromis dans cette affaire? SIEGENDORF. Audacieux malfaiteur! oses-tu bien te faire un jeu de ton crime? De tout ce qui respire, tu sais le mieux quelle est l'innocence de celui sur lequel portent tes criminelles calomnies. Au reste, je ne prétends pas exiger d'un scélérat d'autres aveux que n'en demanderont les juges. Réponds simplement et sans détour à mon inculpation. GABOR. Elle est fausse. SIEGENDORF. Qui parle ainsi? GABOR. Moi. SIEGENDORF. Et la preuve? GABOR. La présence du meurtrier. SIEGENDORF. Nomme-le! GABOR. Ah! il peut avoir plus d'un nom: votre seigneurie en a bien changé. SIEGENDORF. Si c'est moi dont tu veux parler, je suis au-dessus de tes atteintes. GABOR. Vous le pouvez, et en toute sécurité: je connais l'assassin. SIEGENDORF. Où donc est-il? GABOR, montrant du doigt Ulric. Derrière vous. (Ulric s'élance pour attaquer Gabor; Siegendorf se met entre eux.) SIEGENDORF. Infâme imposteur! Mais ce n'est pas ici que vous devez être puni; cette maison est à moi, vous n'avez rien à redouter dans son enceinte. (À Ulric.) Ulric, méprise cette calomnie comme moi. L'invention en est si monstrueuse, que jamais je n'en aurais cru un homme capable. Ne t'emporte pas; elle se réfute d'elle-même: mais garde-toi de le frapper. (Ulric cherche à se remettre.) GABOR. Comte, voyez-_le_, et puis _écoutez-moi_. SIEGENDORF, regardant Ulric, puis Gabor. Je t'écoute. Mon Dieu! vous regardez-- ULRIC. Comment? SIEGENDORF. Comme cette nuit terrible où nous nous rencontrâmes dans le jardin. ULRIC, avec un calme affecté. Ce n'est rien. GABOR. Vous vous êtes engagé à m'entendre, comte. Je suis venu ici, non pour vous chercher, mais parce que vous me cherchiez. Lorsque dans l'église je m'inclinai avec tout le peuple, j'étais loin de m'attendre à trouver le mendiant Werner dans le rang des sénateurs et des princes; mais vous m'avez demandé, et nous nous sommes revus. SIEGENDORF. Poursuivez, monsieur. GABOR. Avant de le faire, permettez-moi de demander à qui profita la mort de Stralenheim. Est-ce à moi?--je suis pauvre comme auparavant, plus pauvre encore, puisqu'on soupçonne mon honneur. Le baron, avec la vie, ne perdit ni or ni joyaux: on n'en voulait qu'à lui, à lui dont l'existence dérangeait la prétention qu'avaient certaines personnes à de grands honneurs, à des domaines à peine inférieurs à ceux des têtes couronnées. SIEGENDORF. Ces conjectures aussi vagues que mensongères m'attaquent tout aussi bien que mon fils. GABOR. Cela ne me regarde pas; il faut les livrer à la méditation de celui qui de nous trois se sent le vrai coupable. Comte Siegendorf, je m'adresse à vous, parce que je connais votre innocence, et que j'ai foi dans votre justice. Mais avant d'aller plus loin,--oserez-vous me défendre,--oserez-vous m'ordonner de poursuivre? (Siegendorf regarde d'abord le Hongrois, puis Ulric, qui, ayant détaché son sabre, semble entièrement occupé à tracer avec le fourreau des figures sur le parquet.) ULRIC, à son père. Laissez-le continuer. GABOR. Je suis désarmé, comte,--ordonnez à votre fils de déposer son sabre. ULRIC, le lui offrant avec dédain. Tenez, prenez-le. GABOR. Non, monsieur; c'est assez que nous soyons tous deux désarmés. Et, dans tous les cas, je ne suis pas curieux de porter un glaive qui peut être rougi déjà de plus de sang qu'on n'en pourrait répandre ici. ULRIC, rejetant son sabre derrière lui. Ce glaive,--ou quelqu'autre semblable entre mes mains, vous épargna autrefois, quand vous étiez désarmé et tout à ma merci. GABOR. Oui, je ne l'ai pas oublié; mais en m'épargnant, vous aviez votre projet:--celui de me faire supporter une ignominie qui n'est pas la mienne. ULRIC. Poursuivez. Le récit sans doute est digne du conteur; mais convient-il à mon père d'y prêter l'oreille? SIEGENDORF, prenant son fils par la main. Mon fils, je connais mon innocence et je ne soupçonne pas la vôtre; mais j'ai promis à cet homme de l'entendre: qu'il continue. GABOR. Je ne vous fatiguerai pas long-tems de ce qui touche à ma vie personnelle: j'ai vécu de bonne heure avec les hommes, et je n'ai pas changé de condition. À Francfort-sur-l'Oder, où je passai, dans l'obscurité, un hiver, il m'arriva plusieurs fois, au mois de février dernier, d'entendre raconter un événement étrange. Un corps de troupes, envoyé par l'autorité, avait, après une forte résistance, désarmé une troupe de gens perdus, que l'on supposait des maraudeurs du camp ennemi. Toutefois, ils donnèrent la preuve qu'ils n'en étaient pas, mais des bandits emportés, par je ne sais quel accident, loin du théâtre de leurs exploits, c'est-à-dire des forêts qui entourent la Bohême, jusqu'en Lusace. Plusieurs d'entre eux étaient cités comme d'une naissance illustre; on sait que les lois martiales étaient alors assoupies; on finit par les escorter jusqu'à la frontière, et par les placer sous la juridiction civile de la cité libre de Francfort. J'ignore ensuite quelle fut _leur_ destinée. SIEGENDORF. Et qu'a cela de commun avec Ulric? GABOR. Parmi eux, dit-on, se trouvait un homme merveilleux: naissance et fortune, jeunesse, force et beauté presque surnaturelles, bravoure sans égale, il avait tout, suivant la rumeur publique; et l'ascendant qu'il exerçait non-seulement sur ses complices, mais encore sur les juges eux-mêmes, on l'attribuait à la magie, tant était grande son influence. Pour moi, je n'ai foi qu'à un genre de magie, celui des espèces sonnantes; j'imaginai donc simplement qu'il était riche. Mais je sentis les plus vifs désirs d'aller à la rencontre de cet homme prodigieux, uniquement pour le voir. SIEGENDORF. Et avez-vous cédé à ce désir? GABOR. Vous allez voir. Le hasard me favorisa. Un tumulte populaire réunissait des flots de multitude sur la place publique: c'était l'une de ces occasions où les ames d'hommes paraissent à découvert, et se montrent telles qu'elles sont jusque sur les traits extérieurs. Au moment où mes yeux rencontrèrent les siens: _C'est lui!_ m'écriai-je; et cependant il était alors, comme aujourd'hui, au milieu des nobles de la ville. J'étais sûr de ne pas m'être trompé, je ne le perdis donc pas de vue. Je remarquai sa figure, ses gestes, ses traits, sa taille, ses manières; et à travers tous les avantages naturels et acquis qui le distinguaient, je crus facilement discerner le cœur du gladiateur et l'œil de l'assassin. ULRIC, souriant. Le conte est intéressant. GABOR. L'intérêt pourra s'accroître encore.--Il me parut l'un de ces êtres auxquels la fortune se livre, comme à tous les audacieux, et de qui dépend souvent la destinée des autres. D'ailleurs, un sentiment indicible m'attachait aux pas de cet homme, comme si ma fortune était attachée à la sienne. En cela, j'avais tort. SIEGENDORF. Et vous pourriez bien l'avoir encore. GABOR. Je le suivis,--je recherchai sa connaissance, et je l'obtins, sinon son amitié.--Il eut l'intention de s'éloigner inconnu de la ville;--nous en sortîmes ensemble, et ensemble nous arrivâmes dans la misérable ville où Werner était caché, où Stralenheim fut secouru.--Nous approchons du dénouement,--oserez-vous m'écouter plus loin? SIEGENDORF. Je le dois;--à moins que je n'en aie déjà trop entendu. GABOR. Je crus voir en vous un homme au-dessus de sa position;--je ne devinai pas, il est vrai, que vous fussiez d'un rang aussi élevé que celui dans lequel je vous retrouve; mais c'est parce que j'avais rarement vu, dans les castes les plus élevées de la société, des esprits d'une trempe aussi peu vulgaire.--Vous manquiez de tout, sauf de quelques haillons;--j'aurais volontiers partagé avec vous ma bourse, bien légère cependant; vous me refusâtes. SIEGENDORF. Jugez-vous que mon refus soit une dette à votre égard, pour que vous me le rappelliez? GABOR. Non; vous me deviez bien quelque chose, mais ce n'est pas pour cela.--Pour moi, je vous devais ma sécurité, mon apparente sécurité, au moment où les valets de Stralenheim me poursuivaient, sous prétexte que je l'avais volé. SIEGENDORF. Oui, je vous ai caché, vipère, qui venez maintenant déchirer le sein qui vous a réchauffé! GABOR. Je n'accuse que pour me défendre. Comte, c'est vous qui vous êtes rendu accusateur et juge;--votre palais est ma cour, votre cœur sera mon tribunal. Soyez juste, et moi je serai miséricordieux. SIEGENDORF. Miséricordieux! vous! infâme calomniateur. GABOR. Moi-même; du moins dépendra-t-il de moi de l'être. Vous m'avez donc caché, caché dans un passage que vous seul, et de votre propre aveu, connaissiez. Au milieu de la nuit, tandis que, fatigué de rester éveillé dans les ténèbres, j'essayais de revenir à tâtons sur mes pas,--j'entrevis, à travers une crevasse éloignée dans les murs, l'éclat scintillant d'une lumière. J'avançai dans cette direction; je touchai une porte avancée, contiguë elle-même à la véritable et secrète entrée. Là, d'une main prudente et légère, je parvins à décrépir assez le mur pour y ménager une étroite ouverture: je regardai; et, sur un lit de pourpre, que vis-je?--Stralenheim! SIEGENDORF. Assoupi, sans doute; et vous l'avez égorgé,--misérable! GABOR. Il l'était déjà; le sang ruisselait comme pour un sacrifice.--Le mien, à cette vue, demeura glacé. SIEGENDORF. Mais il était seul!--Vous n'avez remarqué personne auprès de lui; vous n'avez pas vu le-- (L'émotion l'empêche de poursuivre.) GABOR. Non; _celui_ que vous n'osez nommer,--que moi-même j'ose à peine me rappeler,--n'était pas alors dans la chambre. SIEGENDORF, à Ulric. Allons, mon fils! tu es innocent encore.--Tu voulus, dans ce tems-là, me faire jurer que _je_ l'étais;--oh! de grâce, à ton tour, jure-le nous en ce moment! GABOR. Patience! J'en ai trop dit à présent pour ne pas continuer, dussent les murs qui m'entourent s'ébranler et nous écraser. Vous vous rappelez, vous ou du moins votre fils,--que l'on avait, sous son inspection, changé les serrures de l'appartement, précisément le jour qui précéda cette nuit fatale:--comment on y put pénétrer, c'est ce qu'il sait mieux que personne.--Mais dans une antichambre, dont la porte était entr'ouverte,--je remarquai un homme qui lavait ses mains ensanglantées, et dont les regards, sombres et inquiets, se reportaient sur le corps saignant;--mais il ne remuait plus. SIEGENDORF. Ô Dieu de mes pères! GABOR. Je distinguai ses traits comme je vous distingue:--ce n'étaient pas les vôtres, et pourtant ils s'en rapprochaient. Tenez! regardez le comte Ulric! La ressemblance est frappante: l'expression en est, à présent, différente;--mais elle était encore la même, il n'y a qu'un instant, lorsque je l'accusai, pour la première fois, du crime. SIEGENDORF. Tel est-- GABOR, l'interrompant. Oh!--écoutez-moi jusqu'à la fin: c'est maintenant _votre_ devoir.--Aussitôt, je me crus trahi par vous et par _lui_ (car je n'eus pas de peine à deviner alors vos liens de parenté). Je crus que vous ne m'aviez offert ce prétendu moyen de salut que pour me rendre victime de votre crime; et ma première pensée fut la vengeance. Mais, bien que je fusse armé d'un court poignard (ayant déposé mon épée à l'entrée), je savais, et j'en avais acquis la conviction la veille même, que je n'étais pas de force ou d'adresse à me mesurer avec lui. Je revins; je me sauvai dans l'obscurité profonde: le hasard, plutôt que la mémoire, me ramenèrent à la porte du passage, et de là, dans la chambre où vous reposiez.--Si je vous avais trouvé _éveillé_, Dieu seul peut savoir ce que le désir de la vengeance et la force de mes soupçons m'eussent inspiré; mais jamais assassin n'a dormi comme reposait Werner cette nuit là. SIEGENDORF. J'avais pourtant d'horribles songes! un sommeil si court, que les étoiles brillaient encore lorsque je m'éveillai.--Oh! pourquoi m'as-tu épargné? Je rêvais alors de mon père;--et voilà mon rêve expliqué. GABOR. Ce n'est pas ma faute si j'en suis l'interprète.--Je pris donc le parti de fuir et de me dérober aux recherches de la justice.--Après si long-tems, le hasard me conduisit en ces lieux,--et, dans le comte Siegendorf, me fit reconnaître Werner! Werner, que j'avais vainement cherché sous le chaume, habitait le palais d'un souverain! Vous me cherchiez, et vous m'avez trouvé:--maintenant que vous savez mon secret, c'est à vous d'en peser la valeur. SIEGENDORF, après un moment de pause. Est-il donc possible! GABOR. Est-ce la vengeance ou la justice qui préside à vos méditations? SIEGENDORF. Aucune des deux:--Je pesais ce que pouvait valoir votre secret. GABOR. Un seul exemple vous en fera juge.--Quand vous étiez pauvre, et qu'indigent moi-même, j'étais cependant assez riche pour assister une indigence à laquelle la mienne pouvait faire envie, je vous offris ma bourse--et vous ne voulûtes pas la partager.--Je serai plus franc avec vous; vous êtes riche, noble, dépositaire de la puissance impériale:--vous m'entendez? SIEGENDORF. Oui.-- GABOR. Pas tout-à-fait encore. Vous croyez que je suis vénal et peu véridique: il est certain pourtant que le sort me rend en ce moment l'un et l'autre. Vous allez me secourir; mais autrefois j'aurais également voulu vous secourir.--De plus, pesez bien ce dernier point, j'ai compromis mon honneur pour sauver le vôtre et celui de votre fils. SIEGENDORF. Voulez-vous attendre le résultat d'une délibération de quelques minutes? GABOR. Il jette un regard sur Ulric qui est appuyé contre une colonne. Puis-je en toute sécurité le faire? SIEGENDORF. Je garantis votre vie sur la mienne.--Attendez dans cette tour. (Il ouvre une porte tournante.) GABOR, hésitant. C'est la seconde _sauve_-garde que vous m'offrez. SIEGENDORF. Et la première fut-elle donc trompeuse? GABOR. Je n'oserais encore le décider;--mais j'essaierai de la seconde. Aussi bien, il me reste un autre bouclier.--Je ne suis pas entré seul dans Prague; et si l'on devait se défaire de moi comme de Stralenheim, il y a quelques langues qui s'aiguiseraient pour ma défense. Soyez bref dans votre délibération. SIEGENDORF. Je le serai.--Ma parole est, dans _ces_ murs, inviolable et sacrée, mais son pouvoir ne s'étend pas au-delà. GABOR. Je ne demande rien autre chose. SIEGENDORF, indiquant du doigt le sabre d'Ulric étendu sur le parquet. D'ailleurs, prenez cette arme; je vois que vous la regardez avec inquiétude, et son maître avec défiance. GABOR, prenant le sabre. J'y consens; du moins me servira-t-il à vendre ma vie,--et chèrement. (Il entre dans la tourelle que Siegendorf ferme sur lui.) SIEGENDORF, se rapprochant d'Ulric. À toi, comte Ulric! car je n'ose plus voir un fils en toi.--Que dis-tu? ULRIC. Que son récit est vrai. SIEGENDORF. Vrai, et tu l'avoues, monstre! ULRIC. Très-vrai, mon père; et vous avez bien fait de l'entendre. Le mal connu n'est jamais sans remède: il faut l'empêcher de parler. SIEGENDORF. Oui, avec la moitié de mes domaines; et plût au ciel qu'avec l'autre moitié j'eusse pu vous empêcher, lui et toi, d'avouer une pareille infamie. ULRIC. Il ne s'agit pas de plaisanter ou de feindre. J'ai dit que son récit était vrai, et qu'il fallait le rendre muet. SIEGENDORF. Par quel moyen? ULRIC. Comme l'est Stralenheim. Êtes-vous donc assez irréfléchi pour n'avoir pas encore soupçonné la vérité? Quand nous nous rencontrâmes dans le jardin, qui pouvait alors, dites-moi, m'avoir appris la mort de notre ennemi, sinon la publicité du crime? Et si les gens du prince en eussent été prévenus, pensez-vous qu'on eût laissé à un étranger le soin d'avertir la police? Et dans ce cas-là, me serais-je arrêté en route? Et vous, _Werner_, vous l'objet de la haine et des défiances du baron, auriez-vous pu prendre la fuite,--sinon plusieurs heures avant le plus léger soupçon du meurtre? Je vous cherchai, et j'essayai de vous sonder. Je doutais si vous étiez faible ou dissimulé: je m'aperçus que vous n'étiez que faible; et pourtant, vous montrâtes tant de confiance, que, plus d'une fois, j'ai mis en doute votre faiblesse. SIEGENDORF. Effroyable assassin! tu ne recules donc pas devant le parricide! Quel acte, dans ma vie, quelles paroles te donnaient le droit de me soupçonner de complicité avec toi? ULRIC. Mon père, n'éveillez pas le diable entre nous; vous ne sauriez plus le rendormir. Il faut, en ce moment, de l'union et de l'activité, et non pas des querelles de famille. Pouvais-je, lorsque vous-même étiez à la torture, conserver un calme impassible? Et pensez-vous que j'aie entendu avec indifférence le récit de cet homme? Non, non! vous m'avez appris à sentir pour moi-même et pour _vous_; car _vous_, de qui l'auriez-vous jamais appris? SIEGENDORF. Oh! malédiction de mon père! en voici donc l'effet! ULRIC. Laissez-la faire: le tombeau suffit pour l'amortir. Les cendres, mon père, sont de pauvres ennemis; on parvient à les dérouter plus facilement que la plus aveugle des taupes, et pourquoi? parce que la taupe a du moins la vie. Écoutez-moi encore--avant de me condamner. Rappelez-vous _qui_, trop souvent autrefois, m'ordonna de l'écouter lui-même. Répondez! _Qui_ m'apprit que les circonstances étaient l'excuse de certains _crimes_? que les passions étaient dans notre nature? que les faveurs du ciel étaient le prix des faveurs de la fortune? _Qui_ me démontra que le seul garant de notre humanité était une organisation nerveuse? _Qui_ m'enlevait tout moyen de justifier, au grand jour, mes droits et ceux de ma famille; et cela, par l'effet d'une action honteuse qui pouvait ravaler votre fils dans la classe des bâtards, et mon père dans celle des _voleurs_? L'homme, double jouet de ses passions et de sa faiblesse, invite aux crimes qu'il ne craint pas de désirer, mais qu'il n'ose accomplir. Est-il donc étrange que j'aie pu _faire_ ce que vous aviez pu _méditer_?--Mais nous en avons fini avec le juste et l'injuste; il s'agit maintenant de songer aux effets, et non plus aux causes. Stralenheim, _inconnu_, me devait le salut de ses jours; je l'avais alors secouru, par instinct; et comme j'aurais fait un paysan ou bien un dogue. _Connu_, je l'ai immolé, parce qu'il était notre ennemi. Toutefois, en cela, je ne suivis pas les inspirations de la vengeance; c'était un écueil qui menaçait de nous briser, je le frappai--comme la foudre, parce qu'il se trouvait entre nous et le terme de nos malheurs. Étranger, je lui ai conservé la vie; il me _la devait_, et je n'ai fait qu'exiger le paiement de ma dette. Lui, vous et moi, nous étions sur un abîme, j'ai préféré y plonger notre ennemi mortel. C'est _vous_ cependant qui d'abord avez allumé la torche; c'est _vous_ qui m'avez montré le chemin du crime, indiquez-moi maintenant celui du salut, ou, de grâce! laissez-moi. SIEGENDORF. J'en ai fini avec la vie! ULRIC. Finissons-en plutôt avec ce qui mine et flétrit la vie: les haines de famille, et le blâme des choses qui ne peuvent pas ne pas être. Nous n'avons plus rien à apprendre ou dissimuler: je suis étranger à la crainte; et dans ces murs eux-mêmes (bien que vous l'ignoriez), j'ai des hommes capables de tout affronter. Vous êtes en faveur auprès de l'autorité souveraine: elle s'inquiétera médiocrement de ce qui se passe ici. Gardez donc votre secret; portez la tête haute; n'agissez pas, ne parlez pas.--Confiez-vous à moi du reste: il ne faut pas qu'il y ait entre nous un _troisième_ bavard. (Ulric sort.) SIEGENDORF, seul. Est-ce un rêve? et suis je bien dans le palais de mes pères? _Voilà_ mon fils! mon fils! le _mien_! Moi qui eus toujours horreur du mystère et du meurtre, je me trouve plongé dans leur double gouffre infernal! Hâtons-nous, ou le sang va couler encore--celui du Hongrois.--Ulric!...--il a des satellites! Insensé! j'aurais dû le deviner depuis long-tems:--les loups fondent en troupe sur leur proie. Il a, comme moi, la clef de la porte qui conduit de l'autre côté dans la tourelle. Allons! et si je suis père d'un criminel, ne le soyons pas, du moins, de nouveaux crimes. Holà! Gabor, Gabor! (Il entre dans la tourelle, en refermant la porte derrière lui.) SCÈNE II. (L'intérieur de la tourelle.) GABOR et SIEGENDORF. GABOR. Qui m'appelle? SIEGENDORF. Moi,--Siegendorf! Prenez cela et fuyez! ne perdez pas un instant. (Il détache une rivière de diamans et d'autres pierreries, qu'il met à la hâte dans la main de Gabor.) GABOR. Qu'ai-je à faire de tout cela? SIEGENDORF. Ce que vous voudrez: vendez-les, gardez-les, et prospérez; mais ne tardez pas,--ou vous êtes perdu. GABOR. Vous avez, sur votre honneur, garanti mon salut! SIEGENDORF. Et c'est ainsi que je le dégage. Fuyez! je ne suis pas le maître, comme je le croyais, dans mon propre château, de mes propres domestiques,--bien plus, de ces murailles: autrement, je leur ordonnerais de m'écraser. Fuyez!--ou vous serez immolé par-- GABOR. S'il en est ainsi, adieu donc! Rappelez-vous cependant, comte, que vous avez recherché cette entrevue fatale! SIEGENDORF. Oui, oui;--mais faites qu'elle ne devienne pas plus fatale encore.--Sortez! GABOR. Par la même porte? SIEGENDORF. Oui, elle est sûre encore; mais ne restez pas dans Prague:--vous ne savez pas à qui vous avez affaire. GABOR. Je le sais trop bien;--je le savais même avant vous, malheureux père! Adieu! (Il sort.) SIEGENDORF, écoutant. Il a descendu l'escalier. Ah! j'entends la porte se refermer sur lui: il est sauvé! sauvé!--Oh! mon père!--la force m'abandonne.-- (Il se laisse tomber sur un siége de pierre contigu au mur de la tour.--Ulric entre avec d'autres hommes armés et les épées nues.) ULRIC. Dépêchez!--il est là! LUDWIG. Le comte!--monseigneur! ULRIC, reconnaissant Siegendorf. Vous ici, monsieur! SIEGENDORF. Oui: si vous cherchez une seconde victime, frappez! ULRIC, le voyant dépouillé de ses diamans. Où est le fripon qui vous a volé? Amis! courez à sa recherche. Vous le voyez, je ne vous en imposais pas:--le misérable a dépouillé mon père de diamans qui pouvaient suffire à l'apanage d'un prince. Courez!--je ne tarderai pas à vous rejoindre. (Tous sortent, à l'exception de Siegendorf et d'Ulric.) ULRIC. Que signifie cela? Où est le voleur? SIEGENDORF. Ils sont _deux_; deux, monsieur: lequel cherchez-vous? ULRIC. Ne parlons pas de cela: il faut qu'on le trouve. Vous ne l'avez pas laissé échapper? SIEGENDORF. Il est enfui. ULRIC. Avec votre aide? SIEGENDORF. Avec mon aide la plus impatiente, la plus empressée. ULRIC. Cela étant, adieu. (Il fait un pas pour sortir.) SIEGENDORF. Arrêtez! je le veux,--je le demande,--je l'implore! Ulric! voulez-vous donc m'abandonner? ULRIC. Quoi! rester pour être dénoncé, saisi, chargé de chaînes peut-être; et tout cela, par votre invincible faiblesse, votre demi-humanité, vos égoïstes remords, et cette pitié indécise qui sacrifie toute une famille pour laisser à un misérable les moyens de profiter de notre ruine! Non, non! désormais vous n'avez plus de fils. SIEGENDORF. Je n'en ai jamais eu, et plût au ciel que vous n'en eussiez jamais porté le vain nom. Où prétendez-vous aller? je ne veux pas que vous vous éloigniez sans ressources. ULRIC. Laissez-moi ces soins-là. Je ne suis pas seul, ni seulement l'héritier de vos domaines: j'ai à ma disposition dix mille épées, et non moins de cœurs et de bras. SIEGENDORF. Les bandits des forêts! avec qui le Hongrois vous rencontra d'abord à Francfort? ULRIC. Oui,--des hommes,--et des hommes dignes de ce nom! Allez dire à vos sénateurs qu'ils veillent sur Prague; dites-leur que leurs réjouissances pour la paix étaient prématurées, et qu'ils vont avoir affaire à plus de braves gens que n'en conduisit jamais Wallenstein! (Entrent Joséphine et Ida.) JOSÉPHINE. Qu'ai-je entendu, mon cher Siegendorf! Grâce au ciel, vous êtes sauvé. SIEGENDORF. Sauvé! IDA. Oui; mon bon père! SIEGENDORF. Non, non; je n'ai plus d'enfans. Gardez-vous de jamais m'appeler de cet horrible nom de père. JOSÉPHINE. Cher époux, que voulez-vous dire? SIEGENDORF. Qu'un démon a pris naissance dans vos flancs! IDA, prenant Ulric par la main. Qui ose parler ainsi d'Ulric? SIEGENDORF. Prenez garde, Ida; il y a du sang sur cette main. IDA, se baissant pour l'embrasser. Je l'effacerai de mes lèvres, quand ce serait le mien! SIEGENDORF. C'est aussi le vôtre! ULRIC. Adieu! Oui, c'est celui de votre père! (Ulric sort.) IDA. Juste Dieu! et c'est lui que j'aimais. (Elle tombe sans force. Joséphine reste muette d'horreur.) SIEGENDORF. Le malheureux, d'un seul mot, les a tuées.--Ma Joséphine! nous voilà restés seuls; et pourquoi ne l'avons-nous pas toujours été!--Tout est fini pour moi.--Ouvre-toi, maintenant, sépulcre de mon père! sa malédiction t'a creusé pour moi par les mains de mon fils.--C'en est fait de la race de Siegendorf! FIN DE WERNER. LETTRE À JOHN MURRAY, À L'OCCASION DU RÉVÉREND W. L. BOWLES, ET DE SES OBSERVATIONS CRITIQUES SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE POPE[5]. [Note 5: Voyez, dans _les Poètes anglais et les Réviseurs écossais_, le passage relatif au révérend Bowles.] Nuit et jour, les _boules_ m'amuseraient. (_Ancienne chanson_.) Monsieur, ma mère est vieille: elle s'est un peu oubliée avec milady, qui ne peut supporter qu'on la contredise (et en cela, il n'y a personne qui ne lui ressemble). (CONTES DE MON HÔTE--_Les Puritains_.) Nous sommes obligés d'interrompre l'ordre naturel des publications de notre auteur, et d'insérer ici un morceau qui, nous l'avouons, eût été mieux à sa place parmi les _Miscellanées_. Mais il ne reste à publier des ouvrages dramatiques de Lord Byron que _les Foscari_ et _Caïn_; et l'étendue de chacune de ces deux pièces ne nous a pas permis de placer ici l'une ou l'autre, pour compléter notre volume. P. P. LETTRE À JOHN MURRAY Ravenne, 7 février 1821. CHER MONSIEUR, Dans les diverses brochures de la polémique entre Pope et Bowles, que vous avez eu la bonté de m'envoyer, j'ai remarqué que les deux partis avaient jugé à propos de faire intervenir mon nom. M. Bowles, dans sa lettre à M. Campbell et dans sa réplique à la _Quarterly Review_, fait, à plusieurs reprises, allusion à ce qu'il lui plaît de nommer _une remarquable circonstance_; et, de leur côté, la _Quarterly_ et M. Gilchrist m'ont accordé le dangereux honneur d'une citation. Bien plus, M. Bowles me fait indirectement une sorte d'appel personnel, en disant: «Lord Byron, _s'il se souvient_ de la circonstance, pourra _attester_...» (_attester_ EN ITALIQUE, caractère assez déconsidéré aujourd'hui, en matière testimoniale[6].) [Note 6: Allusion satirique à l'interrogatoire de Bergami, dans le procès de la reine d'Angleterre.] Mais bien que j'aie depuis long-tems fixé en Italie ma résidence, je ne me mettrai pas à couvert derrière un _non mi ricordo_. Oui, _je me rappelle la circonstance_, et je ne vois aucune difficulté (dès que l'on m'en adjure) à la raconter aussi exactement que pourront me le permettre la distance des tems et les distractions naturellement causées par les événemens subséquens. En 1812, c'est-à-dire plus de trois ans après la publication des _Poètes anglais et des Réviseurs écossais_, j'eus l'honneur de rencontrer M. Bowles chez notre respectable hôte de _la Vie humaine_[7], etc., ce dernier Argonaute de la poésie classique en Angleterre, ce Nestor de la race infime des poètes contemporains. M. Bowles affirme que cette rencontre eut lieu _bientôt après la publication de la satire_, mais, à mes yeux, trois années sont une énorme fraction de l'immortalité présumée d'un poème moderne. Je n'ai pas gardé le moindre souvenir du _reste de la compagnie, se retirant dans une salle voisine_; et bien que la topographie de l'élégante et classique demeure de notre hôte soit encore présente à ma mémoire, je n'oserais déterminer dans quelle partie de la maison la conversation eut lieu: toutefois, le fait du poème qu'on se serait _levé_ pour prendre, semble indiquer la bibliothèque; et si l'on s'était au contraire _baissé_, il faudrait reconnaître _la garde-robe_. [Note 7: Rogers, auteur des _Plaisirs de la mémoire_ et du poème de _la Vie humaine_, que les Anglais ne mettent guère au-dessous de l'autre.] Je suppose encore que la _remarquable circonstance eut lieu après_ dîner: le moyen de croire, en effet, que M. Bowles, en dépit de sa politesse et de son appétit, ait pu se décider à retenir _le reste de la compagnie_ dans l'autre salle, debout derrière leurs chaises, et cela, afin de continuer notre dissertation sur les _bois de Madère_[8], au lieu de faire circuler les trésors bachiques de cette île? Je me rappelle aussi fort bien et non sans plaisir, l'aimable enjouement de M. Bowles, l'élégance de ses manières, et l'agrément de sa conversation. Je parle _en général_, et non pas d'une conversation spéciale: car, pour ce qui touche aux propres _expressions_ que cite la brochure, je ne saurais (et lui non plus) assurer positivement qu'il les ait employées. Je ne me souviens nullement _de l'air sérieux_, et je croyais plutôt M. Bowles disposé à traiter légèrement la chose; car il me dit (si en cela il me dément, je n'ai rien à répondre) que plusieurs de ses meilleurs amis étaient venus à lui, en s'écriant: «Mon Dieu! Bowles! comment diable avez-vous imaginé que les bois de Madère[9], etc., etc.» Ajoutant qu'il avait eu quelque peine à leur démontrer, le livre en main, que jamais il n'avait fait faire à ces bois rien de semblable. [Note 8: Description placée dans le poème de Bowles, sur l'_Esprit de découverte_, publié en 1805: _The spirit of découverte_. (_N. du Tr._)] [Note 9: Ajoutez: «eussent jamais tremblé au bruit d'un baiser?» Voyez _les Poètes anglais_, etc. (_N. du Tr._)] Il avait raison, et les torts étaient de mon côté; ils y sont restés jusqu'à ce moment où j'en fais l'aveu. Avant de commettre une inexactitude capable de causer de la peine à quelqu'un, j'aurais dû, je l'avoue, y regarder à deux fois. Le fait est que, tout en ayant lu auparavant l'_Esprit de Découverte_, j'avais emprunté à la _Revue_ la citation; de plus, la méprise était de mon fait, et non celui de la _Revue_, qui avait, je crois, rapporté assez correctement le passage. J'ai donc commis, je ne sais comment, une bévue, en attribuant les frémissemens des amans aux _bois de Madère_; et je déclare, au besoin même j'atteste aujourd'hui que les bois ne frémirent pas au bruit d'un baiser, mais bien les amans. Je cite de mémoire-- Un baiser Soudain troubla le silence attentif, etc., etc. Ils (les amans) ont frémi, comme si le pouvoir, etc. Et si j'avais pu croire que M. Bowles eût vu avec le plus léger plaisir cette déclaration, je n'aurais pas attendu neuf ans pour la faire, bien que _les Poètes anglais et les Réviseurs écossais_ eussent été supprimés quelque tems avant notre rencontre chez M. Rogers. Notre digne hôte aurait pu lui dire que c'était surtout d'après ses représentations que j'avais résolu d'anéantir cette satire. En effet, on en préparait une édition nouvelle, quand M. Rogers m'avertit que «j'étais _maintenant_ en rapport avec plusieurs de ceux dont j'avais parlé, et que je comptais même quelques amis dans ce nombre. Il connaissait, ajouta-t-il, entre autres, une famille qui verrait la suppression de l'ouvrage avec un plaisir extrême.» Je n'hésitai pas un moment: l'impression fut sur-le-champ arrêtée; et ce n'est pas ma faute si l'on en a vendu de nouvelles depuis ce tems. En avril 1816, quand je quittai l'Angleterre, je n'éprouvai pas un violent entraînement à occuper encore de moi cette contrée; et mon dernier acte, je crois, au milieu des distractions d'une nature différente qui s'offraient à moi, fut alors de signer une procuration pour vous autoriser à prévenir ou arrêter les réimpressions que l'on pourrait tenter de cet ouvrage, et qu'on en avait déjà faites en Irlande. Il est encore à propos de remarquer que c'est d'après leurs avances ou celles de leurs amis, que je me liai par la suite avec les personnes dont j'avais cité, dans ma satire, les noms et les ouvrages. Je ne me souviens pas d'avoir jamais cherché à faire connaissance avec un seul. Il en est parmi eux dont je n'ai même encore vu que les lettres; un, entre autres, auquel j'ai le premier écrit, mais en conséquence d'une communication de vive voix faite avec bienveillance par une personne tierce. J'ai cru devoir un instant m'arrêter sur ces détails, parce qu'on m'a plusieurs fois amèrement reproché d'avoir voulu _supprimer_ cette satire. Jamais, et ceux qui me connaissent le savent bien, je n'ai reculé devant les conséquences personnelles d'une semblable publication. Si j'ai pu songer plus tard à l'anéantir, c'est qu'ayant conservé sur elle mes droits d'auteur j'en étais le meilleur juge et le maître incontestable. Je viens de déterminer les circonstances qui m'y engagèrent; c'est aux juges à les apprécier d'après leur candeur ou leur malveillance. M. Bowles me fait l'honneur de parler de mon _ame noble_, de ma _généreuse magnanimité_, et tout cela parce que _si le livre n'avait pas été supprimé, la circonstance y eût été rappelée_. Pour moi, je ne vois nulle noblesse d'ame dans un acte de simple justice; et quant au mot _magnanimité_, je le hais depuis que j'ai vu les imposteurs les plus grossiers en être gratifiés par les sots les plus incontestables. Cette éternelle _circonstance_, je l'aurais expliquée, malgré la suppression du livre, pour peu que M. Bowles en eût jamais exprimé le désir; et j'aurais répété ce que dit le galant _Galbraith_ au bailli Jarvie: «Eh bien! le diable emporte la méprise et tout ce qu'elle a occasionné.» Pendant les dix dernières années qui viennent de s'écouler, j'aurais eu à me plaindre, une fois au moins par mois, de méprises aussi fortes et plus graves même, concernant mon caractère personnel ou littéraire; cependant, je n'ai jamais songé à les relever, une fois les quarante-huit heures passées sur l'erreur ou la calomnie. Un mot ou deux maintenant relativement à Pope, sur lequel vous avez mon opinion plus largement développée dans une lettre inédite _sur_ ou à (je ne le sais plus) l'éditeur du _Blackwood's Edinburgh Magazine_; et, je l'avoue, je crains bien que M. Bowles ne partage plus ici mes sentimens. J'ai quelque regret, sans doute, d'avoir publié _les Bardes anglais et les Réviseurs écossais_; mais, dans cet ouvrage, ce qui m'en inspire le moins, est le passage relatif à M. Bowles, et son édition de Pope. En 1807 et 1808, époque de l'impression, M. Hobhouse désira m'y voir consigner notre commune opinion sur ce sujet; mais j'avais achevé ma _tâche_, j'éprouvais de la fatigue, je le priai donc de le faire à ma place. Il y consentit; et l'on peut voir, dans la première édition des _Bardes anglais_, ses quarante vers sur le Pope de M. Bowles; ils sont aussi sévères et bien autrement poétiques que les miens, sur le même sujet, dans la seconde. Mais comme je mettais mon nom à cette réimpression, j'avais dû retrancher la tirade de M. Hobhouse, pour y substituer la mienne: par là, l'ouvrage y gagna moins que M. Bowles; c'est d'ailleurs, ce que j'ai déclaré dans la Préface de la deuxième édition. Depuis longues années, je n'avais pas relu ce poème; et pour le rappeler aujourd'hui à mon souvenir, il n'a fallu rien moins que l'obligeance de la _Quarterly Review_, de M. Octavius Gilchrist et de M. Bowles lui-même. Or, je suis désolé de le dire, en revoyant ces anciens vers, je me repens d'avoir exprimé d'une manière si concise l'opinion que je me suis faite de l'édition de Pope. M. Bowles dit: «Lord Byron _sait_ bien que je _ne_ mérite _pas_ le caractère qu'on m'impute.» Je ne _sais_ rien de pareil. J'ai, dans la meilleure société de Londres, rencontré, par hasard, M. Bowles; j'ai cru voir, en lui, un homme aimable, bien élevé, et d'un très-grand mérite. Je ne souhaiterais que de me trouver une fois la semaine à table près d'une personne aussi agréable; mais voilà tout. Quant au fond _de son caractère_, je n'en connais absolument rien. De ses dehors, j'en fais le plus grand cas; cependant, je ne juge plus un homme d'après ses dehors, depuis qu'il m'est arrivé d'être volé par l'homme du monde le mieux élevé, et que j'ai fait connaissance avec Ali-Pacha, dont la politesse était des plus exquises. Si M. Bowles n'est pas seul coupable de l'édition de Pope, je ne lui ferai pas l'_injustice_ de juger, d'après ce fait, de son caractère; ou, s'il en est autrement, la _justice_. Je ne veux pas mériter le titre d'exécuteur des hautes œuvres littéraires ou personnelles. M. Bowles individu, et M. Bowles éditeur, sont, à mes yeux, les deux choses du monde les plus opposées, Et de lui-même il est une--antithèse. Je ne dirai pas _vile_, le mot est trop cru: ni _trompeuse_, parce que cette épithète est trop longue de deux syllabes; mais je laisse au lecteur le soin de remplir la lacune à sa guise. Au reste, ce que j'entrevis de M. Bowles augmenta mes regrets et ma surprise de ce qu'il employait ses talens à pareille tâche. Sot, on pourrait l'excuser; indigent, ou privé de considération, on trouverait moyen d'expliquer sa conduite: mais il est précisément l'opposé de cela; et avec les idées et les sentimens que Pope m'inspire, je suis incapable de comprendre ses motifs. Il faut pourtant appeler les choses par leur nom; et je ne puis dire, de son édition de Pope, que c'est une œuvre de _candeur_; je trouve même une déplaisante affectation de cette qualité, et dans cette œuvre, et dans les brochures dernièrement publiées. Et pourquoi _renier encor_ ses prisonniers? «J'ai vu, dit M. Bowles dans ses lettres à Martha Blount, des passages que je n'ai pas publiés, et que _jamais, je l'espère_, personne ne publiera, tant leur grossière _licence_ suppose une _grossière_ débauche.» Voilà, certes, un piquant jeu de mots! De tels passages peuvent exister ou ne pas exister; et Pope qui, bien que catholique, n'était pas un moine, peut fort bien s'être quelquefois oublié au tems de sa jeunesse, soit en paroles, soit même en actions, auprès d'une femme. Cela suffit-il pour justifier une aussi grave imputation? Et quel est donc, en Angleterre, l'homme marié, d'un certain rang (s'il n'est pas entré dans les ordres), dont la jeunesse ne présente pas des désordres bien autrement graves que ceux dont peuvent donner l'idée les lettres de Pope? À compter de ses premières années, ce grand poète ne cessa d'occuper l'attention publique. Il eut, pendant sa vie, tous les sots pour ennemis; et après sa mort, j'ai regret de le dire, quelques personnes qui n'ont pas, pour justifier leurs diffamations, la même sottise. Eh bien! qu'ont prouvé leurs ardentes attaques et leurs découvertes partiales?--une _liaison_ équivoque avec Martha Blount, occasionnée par ses infirmités autant que par ses passions; un amour sans espérance pour lady Mary W. Montagu; une anecdote de Cibber, et deux ou trois libres passages de ses ouvrages. Qui pourrait sortir plus pur d'une enquête malveillante faite sur une vie de cinquante-six années? Et pourquoi vient-on, aujourd'hui, nous entretenir de semblables fragmens, supposé qu'ils existent? M. Bowles nous dira-t-il quel parti l'on peut tirer de cette exhumation de lettres et d'anecdotes? J'ai vu, moi-même, une collection des lettres d'un autre poète éminent et même prééminent; eh bien! elles sont d'une indécence grossière, et si artificieusement abominables, que je ne crois pas qu'on puisse leur rien comparer en ce genre dans notre langue. Ce qu'il y a d'étrange, c'est que plusieurs sont placées en forme de _post-scriptum_ au bas de ses lettres sérieuses et les plus sentimentales, et qu'elles se trouvent réunies à des morceaux de prose ou de vers de l'indécence la plus hyperbolique. Il n'est plus, et il a dit de lui-même, que «si l'_obscénité_ (employant une expression bien plus grossière) est un péché mortel, il ne peut certainement être sauvé.» Ces lettres existent; beaucoup d'autres personnes les connaissent aussi bien que moi. Mais je le demande, l'_éditeur_ de ses œuvres eût-il témoigné sa _candeur_, en n'y faisant même que des allusions? Pour moi, spectateur indifférent, rien n'aurait pu me décider à les indiquer, sans la malheureuse tentative que l'on a faite pour flétrir la mémoire d'un homme tel que Pope. Que dirions-nous d'un éditeur d'Addison qui citerait le passage suivant des lettres de Walpole à George Montagu? «Le docteur Young a publié un nouvel ouvrage, etc. M. Addison, au moment de mourir, envoya chercher le jeune comte de Warwick, pour lui montrer avec quel calme devait mourir un chrétien; mais par malheur il mourait pour avoir trop bu d'_eau-de-vie_; et rien ne contribue à calmer les terreurs de la mort, comme les épanchemens d'ivresse! Mais gardez-vous de répéter cela à Goth, où vous vous trouvez.» Maintenant, supposons que l'éditeur ait fait précéder ce passage de ces mots:--Horace Walpole parle d'un fait qui, s'il est vrai, est singulièrement _scandaleux_. Walpole informe Montagu, qu'Addison, avant de mourir, envoya chercher le jeune comte de Warwick, pour lui montrer avec quel calme devait mourir un chrétien; mais que malheureusement il mourait ivre, etc., etc. Quelque chose que l'on puisse dire ailleurs ou sur la même page, quelque incrédulité que l'on affecte, en exprimant toujours _la même candeur_, je dirai que l'éditeur était un sot ou un menteur; jamais il ne devait accueillir une telle anecdote (à moins qu'elle ne lui fût évidemment prouvée), si ce n'est pour exprimer rapidement l'indignation qu'elle lui avait inspirée. Pourquoi les mots _s'il est vrai_? on n'y reconnaît pas le cachet de l'incrédule. Pourquoi appuyer les prétendus désordres de Pope, du témoignage de Cibber, et qu'est-ce que tout cela prouve? Que Pope, très-jeune encore, fut une fois entraîné par un gentilhomme avec lequel il avait joué, dans une maison de prostitution. Crime horrible! Mais M. Bowles n'a pas toujours été ecclésiastique; quand il était fort jeune, n'a-t-il jamais cédé à de pareilles séductions? Si j'étais en humeur de conter, et de répéter deux petites anecdotes, je pourrais dire de M. Bowles une bien meilleure histoire que celle de Cibber, et fondée sur une bien meilleure autorité, celle de M. Bowles lui-même. Elle, n'a pas été racontée par lui en ma présence, mais devant un tiers qu'il arrive à M. Bowles de nommer plusieurs fois dans le cours de ses répliques. Cette personne me l'a donnée comme une anecdote récréative et piquante, et elle ne se trompait pas, quels que fussent d'ailleurs ses autres mérites. Mais, pour une folie de jeunesse, faudra-t-il accuser M. Bowles d'un penchant au libertinage ou à la débauche? Et pour n'avoir pas toujours été un prêtre, n'en est-il pas moins aujourd'hui un pieux et brave homme? Loin de cela; je consens à le tenir pour une honnête personne, presque aussi honnête que Pope, mais non pas meilleure que lui. Le fait est que, de nos jours, le grand _primum mobile_ de l'Angleterre est la _phraserie_: phraserie politique, phraserie poétique, phraserie religieuse, phraserie morale, mais toujours, et dans tous les accidens de la vie, de la phraserie. C'est la mode, et tant qu'elle durera, elle entraînera toujours ceux qui ne peuvent vivre qu'en se conformant au ton du jour. Je dis phraserie, parce que c'est une affaire de mots sans la plus légère influence sur la conduite. Les Anglais n'en sont pour cela ni plus sages ni meilleurs, mais beaucoup plus pauvres, plus divisés entre eux, et bien autrement dépravés qu'ils ne l'étaient avant la vogue donnée à ce verbal _décorum_. Cette horreur nerveuse pour les amours équivoques et très-contestables du pauvre Pope (car Cibber lui-même avoue qu'il prévint le danger des aventures dans lesquelles il allait s'embarquer), fait très-bien dans une brochure de controverse; mais tous les gens du monde qui connaissent ce que c'est que la vie, ou du moins ce qu'elle était pour eux dans leur jeunesse, ne manqueront pas de rire des plaisantes preuves sur lesquelles se trouve fondée l'accusation d'une _sorte de passion libertine_, et les hommes graves regarderont sans doute ceux qui, d'après un fait isolé, se permettent une pareille imputation, comme des fanatiques ou des hypocrites, et tous les deux, peut-être. On trouve quelquefois, dans un heureux mélange, ces deux qualités confondues. M. Octavius Gilchrist parle avec une extrême irrévérence d'un _second verre de chaud Négus_. Qu'entend-il par là? y a-t-il dans le Négus quelque mal? offre-t-il pour les mœurs plus de danger quand on le boit _chaud_? ou bien encore M. Bowles boit-il du Négus? J'ai de lui meilleure opinion. J'espérais que jamais il ne buvait que du vin non mélangé, ou que du moins,--comme l'official de Jonathan Wild, il préférait le _punch_, «attendu qu'on ne trouvait rien contre lui dans l'écriture.» Je serais désolé de croire que M. Bowles fût passionné pour le Négus; c'est une liqueur trop _candide_; un compromis trop commode entre la passion du vin et les avantages de l'eau. Mais les goûts diffèrent chez les différens écrivains. Le juge Blakstone (il avait fait des vers dans sa jeunesse) composa ses doctes commentaires avec une bouteille de Porto devant lui. Addison ne savait pas dire un mot de spirituel avant d'avoir pris une semblable dose: et peut-être le régime de ces deux grands hommes valait-il celui d'un soi-disant poète de nos jours, qui, après avoir grimpé sur de hautes montagnes, revient, se met au lit, et de là dicte ses vers, en dévorant, durant l'opération, nombre de tartines de beurre. Maintenant je reviens à M. Bowles, et à ses _invariables_ principes de poésie. M. Bowles et quelques-uns de ses correspondans les déclarent incontestables, du moins sont-ils incontestés par Campbell, qui semble avoir été étourdi du fracas de ces mots. On dit que le sultan offrit autrefois de s'allier à un roi de France, parce que, comme lui, il haïssait le mot de _ligue_; preuve que sa hautesse entendait le français: M. Campbell n'a pas besoin de mon alliance sans doute, et je n'ai pas la prétention de la lui proposer; mais je hais souverainement le mot _invariable_. Qu'y a-t-il en effet parmi les hommes, poésie, philosophie, génie, sagesse, science, gloire, puissance, ame, matière, vie ou mort, qui puisse se vanter d'être invariable? Je veux bien mettre les choses divines hors de la question. De tous les noms dont on a jamais eu l'arrogance de baptiser un livre, le plus ridicule est sans contredit un pareil titre dans une brochure. C'est à M. Campbell à répondre de l'ouvrage en lui-même, et de venger l'honneur de son _vaisseau_[10], que M. Bowles déclare de l'air le plus triomphant avoir, dès le premier feu, coulé bas. Il y avait, a-t-il dit, un vaisseau; Vieux coquin, livre-moi passage, Ou mon bâton te fait sauter. [Footnote 10: Voyez la Préface des _Specimen of english poetry_, dans laquelle Campbell, pour mieux réfuter le système littéraire de M. Bowles, emploie la comparaison d'un _vaisseau de ligne prêt à être lancé en mer_. (_N. du Tr._)] Cela n'est pas mon affaire; mais j'ai commencé (non pas de mon plein gré, mais sollicité par les fréquentes allusions que l'on faisait à mon nom dans les brochures), et je suis comme un Irlandais au milieu de la bagarre, attaquant tout ce qui s'offre devant lui. Je dirai donc un ou deux mots sur la comparaison du _vaisseau_. M. Bowles prétend que le _vaisseau de ligne_ de Campbell tire tout son mérite poétique, non pas de l'_art_, mais de la _nature_. «Otez, dit-il, les vagues, les vents, le soleil, etc., et le vaisseau n'est plus qu'une pièce de canevas grossier sur trois grandes perches.» Rien de plus vrai; ôtez les _vagues_, les _vents_, il n'y aura plus même de vaisseau, non-seulement pour l'usage des poètes, mais pour tout autre usage; ôtez le _soleil_, et force nous sera de lire le pamphlet de M. Bowles à la chandelle. Mais la _poésie_ du vaisseau ne dépendait pas des _vagues_, etc.; bien au contraire: le vaisseau répandait sur les vagues les idées poétiques qui l'escortaient, et donnait un nouveau lustre à celles qui étaient inhérentes à elles-mêmes. Ce n'est pas que je prétende nier que les vagues et les vents, le soleil par-dessus tout, soient éminemment poétiques: nous le savons trop à nos dépens, par les nombreuses descriptions en vers qu'on en a faites. Mais si les vagues n'offraient que de l'écume à leur surface, si les vents ne poussaient sur les rivages que de l'algue marine; si le soleil n'éclairait ni pyramides, ni flottes, ni forteresses, ses rayons répandraient-ils la même impression poétique? Je ne le crois pas; et du moins conviendra-t-on ici qu'il y a réciprocité de poésie. Arrachez le vaisseau au calme sein des ondes, et les calmes ondes n'offrent plus qu'un spectacle, qu'un objet singulièrement monotone, surtout si les ondes ne sont pas claires; témoin la plupart des hommes qui passent à côté d'elles sans les regarder. Qui donc peut exciter l'intérêt des mêmes spectateurs, quand on lance à l'eau quelque bâtiment? Ils ont pu voir les _calmes ondes_ à Wapping, dans le bassin de Londres ou dans le canal Paddington, dans une fosse à cheval, dans une marre, ou dans tout autre réservoir; ils ont pu entendre les vents siffler au travers des ouvertures d'une étable à pourceaux ou des auvents d'un grenier; ils ont pu voir le soleil éclairer la livrée d'un laquais ou le cuivre d'une bassinoire: et cependant, quelle poésie ont répandu sur ces objets le calme des ondes, le sifflement des vents ou les rayons du soleil? aucune, à mon avis. M. Bowles prétend que le _vaisseau_ n'est poétique que par l'effet de ses accessoires; mais s'ils ont pu jeter sur un objet naturellement prosaïque, un manteau de poésie, ils pourront en couvrir également d'autres objets, surtout quand le premier est un vaisseau de ligne, qui, dépouillé de ses accessoires, c'est-à-dire ses mâts, ses voiles et ses pavillons, n'offre plus qu'un _grossier canevas_ et de _longues perches_. Et, vraiment, un vaisseau n'est que cela, comme la porcelaine, de la terre; l'homme, de la poussière, et la chair, de l'herbe. Cependant, combien d'idées poétiques ne réveillent-ils pas, du moins l'homme et sa matérielle enveloppe? M. Bowles a-t-il jamais contemplé la mer? je le présume, du moins sur des tableaux de marine. Qu'il nous dise si quelque artiste a jamais peint la mer _isolément_, et sans y joindre un vaisseau, une barque, un naufrage, ou quelque autre accessoire? Qu'il nous dise lequel des deux est plus attrayant, plus moral, plus poétique, de la mer seule, ou de la mer représentée avec un vaisseau rompant sa vaste mais fatigante monotonie? Un orage est-il plus inspirateur sans un vaisseau qui le supporte? Et, dans le poème du _Naufrage_, qui nous intéresse davantage, du bâtiment entr'ouvert ou de l'orage? Tous deux, sans doute, nous frappent vivement; mais sans le vaisseau, quel souci prendrions-nous de la tempête? Il faudrait tomber dans une description purement descriptive, genre de poésie qui ne fut jamais placé au premier rang de l'art. Je crois avoir quelque droit à parler de sujets maritimes, du moins à nos poètes; car à l'exception de Walter Scott, Moore et Southey peut-être, qui ont voyagé, j'ai traversé à la nage plus de milles que tout le reste des versificateurs contemporains n'en a parcourus à bord d'un vaisseau; j'ai souvent vécu pendant plusieurs mois sans interruption sur un vaisseau; et depuis que j'ai quitté l'Angleterre, j'ai à peine passé un mois privé de la vue de l'Océan. Je fus nourri sur ses rivages de deux à dix ans. Je me souviens qu'en 1810, me trouvant dans une frégate anglaise ancrée sur la pointe de Sigée, il s'éleva à la chute du jour un coup de vent assez violent pour nous faire croire que le vaisseau allait rompre le câble, et s'éloigner de l'ancrage. M. Hobhouse, quelques officiers et moi-même, nous avions remonté des Dardanelles jusqu'à Abydos, et nous étions justement revenus à tems. L'aspect d'un orage dans l'Archipel est aussi poétique qu'on puisse l'imaginer; la mer est là singulièrement resserrée, impétueuse et terrible, la navigation y est sans cesse rompue et embarrassée par les îles et les courans contraires. Le cap Sigée, les tertres de la Troade, Lemnos, Ténédos, tout contribuait à l'effet du tableau, mais ce qui semblait alors le plus poétique, c'était une multitude de (environ deux cents) barques grecques et turques, obligées de flotter çà et là contre le vent, éloignées de leurs périlleux ancrages, et se dirigeant les unes vers Ténédos, d'autres vers quelques îles voisines, d'autres en pleine mer, et d'autres peut-être vers la vie éternelle. La vue de ces petits bâtimens sautillant à travers l'écume dans le crépuscule, tantôt s'élevant et tantôt disparaissant entre les vagues et dans une demi-obscurité; leurs voiles tout-à-fait blanches (car dans le Levant les voiles ne sont pas d'un _grossier canevas_, mais de coton blanc) glissant à travers les flots aussi vivement mais avec moins de sécurité que les mouettes perchées sur leur sommet; ajoutez leur évidente détresse, leur exiguïté dans le lointain, leur réunion, leur faiblesse comparée à la force de l'élément gigantesque qu'ils combattaient et qui ébranlait jusqu'à notre vaisseau; tout, en un mot, produisait en moi des impressions bien plus poétiques que ne l'eût fait la mer avec toute son immensité déserte, et les vents furieux, s'ils n'eussent pas joué un rôle nécessaire dans ce magnifique tableau. C'est un beau spectacle que la vue du Pont-Euxin; le port de Constantinople est le plus beau havre du monde, et pourtant je ne puis m'empêcher de croire qu'une vingtaine de vaisseaux de ligne, quelques-uns de cent quarante canons, ne contribuassent encore à le rendre plus poétique, durant le jour, aux rayons du soleil, et mieux encore la nuit, car les Turcs illuminent leurs vaisseaux de guerre d'une manière extrêmement pittoresque. Et pourtant tout cela est _artificiel_. Quant à l'Euxin, j'ai vu les Nymplegades, je me suis assis près de l'autel brisé dont les débris sont encore exposés au vent dans l'une de ces îles; j'ai senti, en répétant les premiers vers de _Médée_, tout ce que ces lieux avaient de poétique; mais à quoi le devaient-ils, sinon au souvenir de l'_Argo_? ils le devenaient même davantage par la vue lointaine de quelques vaisseaux marchands arrivant d'Odessa. Mais, dit M. Bowles, pourquoi faites-vous sortir des chantiers votre vaisseau? Je l'ignore vraiment, si ce n'est parce qu'on ne construit les vaisseaux que pour être lancés. Les flots sans doute, etc. ajoutent à leur caractère poétique, mais ils ne le _créent_ pas, et le vaisseau reconnaît amplement ce qu'il leur doit: ils se prêtent un secours mutuel; l'eau est plus poétique avec le vaisseau,--le vaisseau le devient moins sans ses ondes. Mais encore un vaisseau sur sa quille offre-t-il quelque chose en lui-même de grand et de poétique. Une vieille barque avec sa voile retournée, abattue sur un sable désert, est un objet _poétique_ (et Wordsworth, qui peut faire un poème sur une cuvette, ou sur un enfant aveugle, peut le dire aussi bien que moi); mais une immensité de sable et de vagues paisibles sans un seul bateau serait aussi lourdement prosaïque que le premier venu des pamphlets que l'on vient de publier. Qui produit la poésie dans l'image du _marble waste of Tadmor_ (marbre désert de Tadmor), ou dans l'_Ode à la Solitude_ de Grainger, tant admirée par Johnson? Est-ce le _marbre_ ou le _désert_? l'artificiel ou le naturel? Mais le désert ici est comme tous les autres déserts; c'est donc le _marbre_ de Palmyre qui fait toute la beauté poétique des lieux et de ce passage. L'Hymette et ses beautés arides; toute la côte de l'Attique, ses collines et ses montagnes; Pentélicus, Anchesmus, Philoppapus, etc., etc., sont en eux-mêmes poétiques, et le seraient encore, quand même le nom d'Athènes, des Athéniens et des ruines anciennes serait effacé du souvenir des hommes. Mais dira-t-on que, sans l'_art_ de l'Acropolis, du temple de Thésée, et de tous les glorieux monumens du goût et du génie des Grecs, la _nature_, en Attique, présenterait plus de poésie? Demandez aux voyageurs ce qui les frappe davantage, du Parthénon ou du rocher sur lequel il est assis? des _colonnes_ du cap Colonna, ou du cap lui-même? des rochers qui s'élèvent à ses pieds, ou du souvenir de Falconer, dont le _vaisseau_ vint se briser sur eux? Il y a des rochers et des caps par milliers, beaucoup plus pittoresques que ceux de l'Acropolis et du cap Sunium; mais produisent-ils la même impression qu'une foule de sites sauvages en Grèce, en Suisse, dans l'Asie-Mineure, et même en Portugal, près de Sintra, et qu'une foule de points de vue d'Italie et des Sierras d'Espagne? Mais c'est l'_art_, ces colonnes, ces temples, ce vaisseau submergé, qui font leur antique et leur moderne poésie, plutôt que les lieux en eux-mêmes. Sans les premiers, les seconds seraient oubliés et inconnus, ensevelis comme Ninive et Babylone, dans un amas confus, dépourvu de poésie et comme sans existence. Mais, dans quelques lieux du monde que l'on transporte ces ruines vénérables, si toutefois elles étaient susceptibles de transport, les obélisques, le Sphinx et la statue de Memnon, on y reconnaîtrait toujours la même perfection de beauté, la même auréole de poésie. J'ai réclamé, et je réclamerai toujours contre le pillage des ruines d'Athènes, fait dans la vue d'initier les Anglais dans les secrets de la sculpture; mais pourquoi l'ai-je fait? ces _ruines_ sont aussi poétiques à Piccadilly qu'elles pouvaient l'être au Parthénon; mais le Parthénon et ses rochers le deviennent beaucoup moins sans elles. Telle est la poésie de l'art. M. Bowles prétend encore que, s'il y a de la poésie dans les Pyramides d'Égypte, c'est par leur association à des déserts sans bornes; et qu'une pyramide de la même dimension n'aurait pas le même caractère de sublime sur l'emplacement de l'hôtel de Lincoln. Non, sans doute; mais ôtez les pyramides, que restera-t-il aux _déserts_? Faites disparaître Ston-Henge de la plaine de Salisbury, et il n'y restera rien de plus remarquable que dans la bruyère de Hounslow, ou toute autre plaine sans bornes. Pour moi, je trouve que l'église de Saint-Pierre, le Colysée, le Panthéon, le mont Palatin, l'Apollon, le Laocoon, la Vénus de Médicis, l'Hercule, le Gladiateur mourant, le Moïse de Michel-Ange, et tous les plus beaux ouvrages de Canova (j'ai parlé plus haut de ceux de l'ancienne Grèce, encore debout dans cette contrée ou transportés en Angleterre) sont aussi _poétiques_ que le mont Blanc ou le mont Etna, et peut-être plus encore, car ils offrent une manifestation directe de l'ame, et, jusque dans leur conception, ils _présupposent_ la poésie. Ils participent d'ailleurs, sous ce rapport, à quelque chose de la vie actuelle, qu'il est impossible de retrouver dans les ouvrages inanimés de la nature, à moins de croire, avec Spinosa, que le monde est Dieu. On ne peut, certes, imaginer rien de plus poétique que la ville de Venise: cela dépend-il de la mer ou des canaux?-- Écume et fange d'où sortit l'orgueilleuse Venise. Est-ce le canal qui coule entre le palais et la prison, est-ce le _Pont des Soupirs_, placé près de là, qui la rendent si poétique? Est-ce le _canal Grande_, le _Rialto_ qui le traverse, les églises qui le dominent, les palais qui le bordent, et les gondoles qui glissent sur les eaux; est-ce tout cela qui, dans cette ville, séduit l'imagination plus vivement que Rome elle-même? Mais, dira peut-être M. Bowles, _sans_ l'eau, le Rialto n'est plus que du marbre; les palais et les églises, des amas de pierres, et les gondoles une _grossière_ toile noire jetée sur quelques planches de bois découpé, avec un morceau de fer grotesquement contourné à la proue. Et moi, je réponds que sans tout cela, l'eau ne serait plus qu'un fossé couleur de terre; et quiconque prétend le contraire mérite d'aller au fond des lieux où les héros de Pope reçoivent les embrassemens des nymphes de la fange. Il n'y aurait rien de plus poétique dans le canal de Venise que dans celui de Paddington si l'on n'y voyait pas les accessoires de l'art dont je viens de parler; et pourtant la nature y déploie toute sa richesse, puisqu'il est formé par la mer et par les îles innombrables qui servent de base à cette ville extraordinaire. Il n'est pas jusqu'aux cloaques de Tarquin, à Rome, qui ne soient aussi poétiques que Richmond-Hill; bien des gens même leur donneront la préférence. Ne reconnaissez dans le Tibre et les sept montagnes, que ce qu'on y voyait au tems d'Évandre: puis, que M. Bowles, M. Wordsworth, M. Southey ou quelqu'autre _amant de la nature_ fassent là-dessus un poème, et vous me direz ce qui dans leur ouvrage vous semblera plus poétique que le _Livre guide_ où nous trouvons le chemin qui conduit de Saint-Pierre au Colysée, et ce qu'il y a sur la route de digne d'être vu. Ces lieux-là nous intéressent dans Virgile, mais c'est parce qu'ils _seront_ un jour _Rome_, et non parce qu'ils sont la propriété d'Évandre. M. Bowles essaie ensuite d'enrôler sous ses drapeaux Homère, pour répondre à la remarque de M. Campbell, que le prince des poètes était un grand peintre des ouvrages de l'art. M. Bowles prétend qu'en cela ses beautés dépendent des rapports qu'elles présentent avec la nature. «Le bouclier d'Achille emprunte son intérêt poétique des sujets qu'il représente;» mais la _lance_ d'Achille, et le heaume et la cotte de maille de Patrocle, et l'armure céleste et jusqu'aux espèces de _cuissards_ des Grecs, à quoi doivent-ils l'intérêt qu'ils inspirent? Sans doute, et uniquement aux jambes, au dos, à la poitrine, au corps humain en un mot qu'ils défendent. S'il en était autrement, mieux eût valu les faire combattre nus, et nous devrions trouver les boxeurs Gulley et Gugson, avec leurs paires de caleçons, plus poétiques qu'Hector et Achille, avec leurs brillantes armures et leurs javelots héroïques. Au lieu du retentissement des heaumes, du cri des chariots, du cliquetis des lances, de l'éclair des épées, du froissement des boucliers et des cuirasses, pourquoi ne pas se figurer les Grecs et les Troyens, semblables à deux tribus sauvages se déchirant des pieds et des mains, grinçant des dents, écumant, hurlant et vomissant dans toute la poésie naturelle de la guerre; accablés sous le poids d'une armure, grossièrement artificielle, également embarrassante pour les guerriers et les poètes de la nature? Trouve-t-on quelque chose d'anti-poétique dans l'action d'Ulysse, frappant les chevaux de Rhésus de son arc (ayant oublié de s'emparer du fouet), ou bien M. Bowles aurait-il mieux aimé les battre du pied, ou les frapper de la main, parce qu'il aurait vu dans cette action quelque chose de moins sophistiquer? Et dans l'élégie de Gray, est-il une image plus frappante que celle de la _sculpture sans forme_? En général on peut dire de la sculpture, qu'elle offre plus de poésie que la nature elle-même, en tant qu'elle représente et anime une beauté, une sublimité idéale qu'on ne trouva jamais réunies dans la nature. Telle est du moins l'opinion générale: mais je dois avouer, toujours en exceptant la Vénus de Médicis, que je ne la partage pas, du moins pour ce qui se rapporte à la beauté des femmes; car la tête de lady Charlemont, que je vis pour la première fois il y a neuf ans environ, semblait réunir tout ce qu'un sculpteur peut demander aux inspirations de l'idéal. J'ai vu, je m'en souviens, quelque chose d'approchant, dans la tête d'une jeune fille albanienne, qui mendiait alors son pain sur une grande route des montagnes; chez quelques Grecques et dans la figure d'un ou deux Italiens. Mais, pour ce qui est du _sublime_, jamais dans la nature humaine je n'ai rien vu qui pût le moins du monde rivaliser avec la sculpture, soit dans l'Apollon, soit dans le Moïse, soit dans plusieurs autres morceaux sévères de l'art moderne ou antique. Examinons maintenant un peu plus au long ce plaidoyer en faveur des vertes campagnes et de la simple nature en général contre les images de l'art dans leurs rapports avec la poésie. Dans un tableau de paysage, jamais l'artiste, s'il est digne de ce nom, ne copie à la lettre le point de vue qu'il a sous les yeux; il invente, il compose. Dans son aspect réel, la nature ne lui offre pas des scènes qu'il songe à reproduire. S'il nous montre quelque cité fameuse, quelque perspective de montagne, ou d'autres paysages, il devra les prendre de quelque point de vue particulier; il devra les protéger de lumières et d'ombres artificielles, de lointains, etc., nécessaires non-seulement pour ajouter aux beautés de la scène, mais encore pour en cacher les défectuosités. La poésie de la nature isolée, dans toute son exactitude, ne lui offrira qu'un secours incomplet. Le ciel de son tableau n'est pas le _portrait_ du ciel réel, c'est un mélange de ciels divers, observés à différentes époques, et jamais copiés d'après celui d'un seul jour. Pourquoi? Parce que la nature n'est pas esclave de ses charmes, parce qu'elle les prodigue, elle les disperse. Il faut du goût pour les choisir, il faut du tems pour les rassembler. Je viens de parler de la sculpture. Le but de l'excellent sculpteur est de grandir la nature jusqu'aux formes héroïques, c'est-à-dire en bon _anglais_, de surpasser son modèle. Quand Canova fait une statue, il prend une jambe à l'un, une main à l'autre, à ce troisième un trait,--une expression peut-être à un quatrième; et cependant il perfectionne encore le tout comme jadis les Grecs, lorsqu'ils osaient donner un corps à Vénus. Demandez au peintre de portraits quel supplice pour lui d'accommoder ensemble les principes de son art et les figures dont la nature a gratifié ceux qui viennent _poser_ dans son atelier: sur plusieurs milliers, il n'en est pas dix qu'il oserait jamais se hasarder à reproduire sans en déguiser ou réformer la plupart des traits. Jamais la nature, l'exacte, la pure, la simple nature ne fera de grand artiste dans aucun genre; jamais surtout un poète--celui de tous les artistes qui doit le plus à l'art. Dans ce qui regarde les descriptions naturelles, les poètes sont encore forcés d'emprunter à _l'art_ leur plus incontestable beauté. Pour exprimer le charme d'une fontaine, vous dites qu'elle est aussi claire ou plus claire qu'une glace. _O fons Blandusiœ, splendidior vitro!_ Dans le discours de Marc-Antoine, on découvre le corps de César, mais on a soin aussi de déployer son _manteau_: Vous tous aussi, vous reconnaissez ce _manteau_, etc. .......................................................... Voyez! le poignard de Cassius est entré dans cet endroit. Si le poète avait dit que Cassius avait passé le poing dans le trou du manteau, il aurait plutôt demandé ses inspirations à la _nature_ de M. Bowles; mais le poignard _artiel_ est bien autrement poétique que sans lui toutes les mains _naturelles_ du monde. Dans le sublime de la poésie sacrée: «Quel est celui-ci, venant d'Edem? de Bazroh, avec ses vêtemens teints?» Celui qui vient serait-il poétique, sans les _vêtemens teints_ qui frappent, arrêtent le spectateur et l'identifient à l'objet qui approche? La mère de Siséra est représentée attentive au bruit des _roues du chariot de son fils_. Salomon, dans son cantique; compare à une _tour_ le nez de sa maîtresse, ce qui nous semble une exagération orientale; mais s'il avait dit que sa taille ressemblait à une tour, il eût été aussi poétique qu'en la comparant à un arbre. La vertueuse Maria s'élevait comme une tour au-dessus de son sexe. Voilà un exemple d'image artificielle pour une supériorité morale. Mais Salomon, en comparant le nez de son amante à une tour, ne voulait pas sans doute faire allusion à sa longueur, mais à son élégance; or si l'on a égard aux licences de la poésie orientale, et à l'extrême difficulté de trouver dans la nature une métaphore discrète pour le nez d'une femme, on avouera que sa comparaison pouvait être aussi bonne qu'une autre. Non, l'art n'est pas inférieur à la nature en matière de poésie. D'où vient qu'un régiment de soldats est à nos yeux d'un effet plus noble que la même masse de populace? C'est que les premiers ont des armes, un uniforme, des drapeaux, de l'art et de la symétrie dans leur repos et dans leurs mouvemens. Un montagnard (_highlander_) avec son plaid, un Turc avec son turban, un Romain avec sa toge, sont sans doute plus poétiques que le derrière tatoué ou non tatoué d'un sauvage des îles Sandwich, eût-il été décrit par William Wordsworth lui-même comme l'_idiot dans sa gloire_[11]. [Note 11: _Poème de Wordsworth_.] J'ai vu autant de montagnes que la plupart des hommes et plus de flottes que le plus grand nombre des habitans de terre-ferme; à mon avis, un grand convoi, conduit par un petit nombre de vaisseaux de ligne, présente un tableau aussi noble et aussi poétique qu'en pourrait produire toute la nature inanimée Je préfère le _mât de quelque grand amiral_ avec tous ses cordages, aux sapins de l'Écosse ou des Alpes, et je soutiens qu'il a fourni bien plus d'inspirations poétiques. En quoi consiste l'immense supériorité du _Naufrage_ de Falconner sur tous les autres naufrages? dans l'admirable application qu'il fait des termes de son art; dans la description de la destinée d'un marin, faite par un poète marin. C'est de ces termes-là mêmes et de leur application, que naissent la force et la vérité du poème. Pourquoi? parce que l'auteur était poète, et que, sous la main d'un poète, l'_art_ ne restera jamais, pour la richesse, au-dessous de la nature. Falconner est au-dessous de lui, précisément quand il sort de son élément, pour peindre la nature en général, ou pour se jeter dans des digressions sur l'ancienne Grèce, et d'autres branches de connaissances. Dyer, dans sa _Colline de Grongar_, la seule chose qui lui ait survécu, nous a présenté les formes de la nature elle-même sous une image de l'art: Tels sont les vêtemens dont se pare la nature pour servir de leçon à notre errante pensée; c'est ainsi qu'elle choisit la gaie verdure pour chasser loin de nous les soucis rongeurs. Nous pourrons même encore nous appuyer du _télescope_, bien que M. Bowles ait triomphé de l'abus qu'en avait fait Milton: Ainsi, nous méprenons-nous sur la scène de l'avenir, quand nous le jugeons sous le _verre_ trompeur de l'espérance. Ici un mot à M. Campbell en passant: Ô montagnes! doux et ravissans paraissent vos sommets, protégés par les nuances variées de l'air; mais pour le voyageur qui les gravit péniblement, ils sont rudes, sombres et tristes. Telle est l'impression que présente la course fatigante de notre vie, et le présent offre toujours une journée nébuleuse[12]. Or ces vers ne sont-ils pas l'original de cette idée tant vantée: C'est à la distance que nous devons l'enchantement de la vue, et c'est elle qui couvre la montagne de ses teintes azurées[13]. [Note 12: Autres vers du même Dyer.] [Note 13: Vers des _Pleasures of Memory_ de Campbell.] Revenons encore à la mer: que l'on regarde la longue muraille de Malamocco, qui dompte l'Adriatique, et que l'on prononce entre la mer et la digue qui lui est imposée. Certes, la vue de cet ouvrage romain (et je dis _romain_, pour la conception et pour l'exécution) disant à l'Océan: _Tu viendras jusque-là, et tu n'iras pas plus loin_, n'est pas moins sublime et moins poétique que les vagues furieuses qui viennent impuissamment se briser à ses pieds. M. Bowles fait honneur au _vent_ de la plupart des idées poétiques groupées autour d'un vaisseau; mais alors, pourquoi un bâtiment à la voile est-il plus poétique qu'un marsouin, nageant en plein vent[14]? Le marsouin est tout _nature_, le vaisseau est tout art, _canevas grossier, toile bleue et longues perches_; tous deux ballottés par le vent, en sont également le jouet; et pourtant rien qu'une faim excessive ne pourrait présenter à mon imagination le marsouin comme le plus poétique des deux objets: encore faudrait-il qu'il ne me rappelât que de savoureuses côtelettes. [Note 14: Le marsouin (_marinus sus_) est, comme on sait, un énorme poisson de mer, qui ne paraît suivre, à fleur d'eau, que l'impulsion du vent. Ici, le traducteur qui nous a précédé, a tort de rendre le mot _hog_ par celui de _pourceau_.] M. Bowles nous dira-t-il que la poésie d'un aqueduc dépend uniquement de l'eau qu'il transporte? Il faut le renvoyer à celui de Justinien, à ceux de Rome, de Constantinople, de Lisbonne et d'Elva, ou même aux restes de celui de l'Attique. On nous demande ce qui rend les vénérables tours de l'abbaye de Westminster plus poétiques, comme point de vue, que la tour de la manufacture de plomb qui, pourtant, est embellie du même paysage? Je répondrai, c'est l'_architecture_. Transformez Westminster ou Saint-Paul en une poudrière, ils rappelleront toujours à l'œil les mêmes idées poétiques; le Parthénon fut transformé par les Turcs en un magasin de ce genre, durant le siége d'Athènes par le Vénitien Morozini; et ce fut l'occasion de sa destruction partielle. Les dragons de Cromwell installèrent leurs chevaux dans la cathédrale de Worcester; la trouvons-nous aujourd'hui, pour cela, moins poétique qu'auparavant? Demandez à un étranger approchant de Londres, quelles sont, de toutes les tours qu'il a devant les yeux, celles qui frappent le plus son imagination? Il indiquera Saint-Paul et Westminster, sans peut-être connaître les noms ou les souvenirs qui s'y rattachent; il laissera de côté la tour de _plomb patenté_, non qu'il ait des préventions contre elle, elle pourrait fort bien être le mausolée d'un prince, une colonne de Waterloo, un monument de Trafalgar, mais parce que son architecture est évidemment inférieure. Quant à cette autre question; si la description d'un jeu de cartes est aussi poétique que celle d'une course dans les bois, en supposant le même talent d'artiste, nous répondrons que les matériaux ne sont pas de la même valeur; mais que l'_artiste_ qui parviendrait à jeter de la poésie dans un jeu de cartes, est incomparablement le plus habile des deux. Au reste, toute cette classification des poètes, est purement arbitraire de la part de M. Bowles. Il peut exister ou ne pas exister différens genres de poésie; mais c'est l'exécution, et non pas le genre, qui, seule, doit déterminer le rang des poètes. La tragédie est, sans doute, l'un des genres les plus élevés. Hughes a fait une tragédie couronnée même de succès; Fenton en a fait une autre, et Pope n'en a pas fait. En résulte-t-il que l'on puisse, et M. Bowles lui même, placer Hughes et Fenton comme poètes au-dessus de Pope? Addison même (l'auteur de _Caton_), Rowe, l'un de nos auteurs tragiques les plus goûtés, Young, Otway ou Southerne furent-ils jamais placés dans l'estime du lecteur ou du critique, sur le même rang que Pope, avant ou après sa mort? Si M. Bowles persiste dans ses catégories, il nous permettra de lui rappeler que la poésie descriptive est laissée au dernier rang des productions de cet art; et que les descriptions peuvent bien orner, mais ne devraient jamais former le sujet d'un poème. Les Italiens, avec la langue la plus poétique et le goût le plus détestable de l'Europe, possèdent maintenant cinq _grands poètes_: Dante, Pétrarque, Arioste, Tasse, et tout récemment Alfieri. À qui donnent-ils l'une des premières places, et souvent même la première de toutes? À Pétrarque, le faiseur de sonnets. Il est vrai qu'on estime également quelques-unes de ses _canzoni_, mais voilà tout; et jamais l'on ne s'est rappelé le latin de son _Africa_. S'il fallait juger Pétrarque d'après le genre de ses compositions, où l'aurait placé le meilleur des sonnets? Est-ce près de Dante et des autres? Non, certainement. Avouons donc, comme je l'ai dit tout-à-l'heure, que le meilleur poète, quel que soit son genre, est celui qui exécute le mieux, et qu'il méritera toujours d'être ainsi jugé dans l'opinion publique. Gray n'eût écrit que son élégie, que je ne sais si, grand comme il l'est, il ne grandirait pas encore. C'est la pierre angulaire de sa gloire: sans elle il eût vainement appuyé sa mémoire du mérite de ses odes. Si l'on déprécie aujourd'hui Pope, c'est en partie parce que l'on se fait une idée fausse de la dignité de son genre, idée qu'il a lui-même accréditée en se faisant ingénieusement gloire. De n'avoir pas long-tems erré dans le labyrinthe de l'imagination; mais de s'être arrêté à la vérité, et d'avoir embelli la morale des charmes de la poésie. Il aurait dû dire de _s'être élevé à la vérité_: car à mes yeux la plus haute de toutes les poésies est la poésie morale, _éthique_, comme le but le plus noble de l'humanité doit être la vérité morale. La religion n'est pas de mon sujet: c'est quelque chose de supérieur au génie de l'homme, et tous y ont échoué à l'exception de Milton et de Dante; encore le mérite de Dante vient-il de sa supériorité à retracer les passions humaines, bien que ce soit au milieu de circonstances surnaturelles. Comment Socrate fut-il le plus grand des hommes? par la vérité de sa morale. Qui prouva presqu'autant que ses miracles, que Jésus-Christ était le fils de Dieu? ses préceptes de morale. Et si la morale a fait d'un philosophe le premier des hommes; si Dieu lui-même n'a pas dédaigné de les joindre à son Évangile, nous dira-t-on que la poésie _éthique_ ou didactique ou comme il vous plaira de l'appeler, dont le but est de rendre les hommes meilleurs et plus sages, ne soit pas la première de toutes les poésies, et faut-il que ce soit un prêtre qui vienne nous le dire? Certes, ce genre exige plus d'ame, plus de sagesse, plus de talens, que toutes les _forêts_ où l'on se soit jamais promené pour les décrire, et que toutes les épopées qui furent jamais fondées sur un champ de bataille. Les _Géorgiques_ sont incontestablement, et je pense sans contestation, d'une poésie plus belle que celle de l'_Énéide_. Virgile ne l'ignorait pas; car il n'ordonna pas de _les_ brûler. La plus belle étude de l'homme, c'est l'homme. Il est de mode aujourd'hui de professer la plus haute admiration pour ce qu'on appelle _imagination_ et _invention_, les deux qualités du monde les plus communes. Un paysan irlandais, avec un peu de _whiskey_ dans la tête, imaginera et inventera de quoi fournir la matière de plusieurs poèmes modernes. Si Lucrèce n'eût pas été gâté par le système d'Épicure, nous aurions un ouvrage bien supérieur à tout ce qui existe aujourd'hui; comme poème, c'est encore le premier de tous ceux de l'ancienne Rome. D'où vient donc qu'on l'estime si peu? pour ses principes de morale. Pope n'a pas le même défaut, la sienne est aussi pure que sa poésie est belle. En parlant des objets de l'art, j'ai négligé un point sur lequel je reviens: on peut croire que le canon est assez poétique pour offrir de fréquentes ressources. C'est, dira peut-être M. Bowles, que son bruit rappelle un imposant phénomène des cieux, et qu'on peut le regarder comme la foudre de la terre; il ajoutera d'un air de triomphe, que Milton fit quelque chose de bien mauvais quand il arma ses démons avec notre artillerie. Mais s'il hasarda ce moyen, c'est parce que notre artillerie était à ses yeux d'un effet assez sublime pour lui permettre d'en faire usage. Il s'est trompé, mais l'erreur ne consiste pas dans l'emploi du canon contre les anges de Dieu, mais dans l'emploi de toute arme _matérielle_. Le tonnerre des nuages eût été dans la main des démons aussi vain et aussi ridicule que le lâche salpêtre, les anges étant également à l'abri de l'un et de l'autre. La foudre dans les mains du Tout-Puissant est sublime, mais c'est parce qu'il daigne s'en servir pour repousser les esprits rebelles. On ne peut pas attribuer sa victoire à cette énorme pièce d'électricité naturelle: le Tout-Puissant a voulu; ils tombèrent: sa parole eût été suffisante, et Milton, en mettant des foudres matérielles entre les mains du Tout-Puissant, est aussi absurde (et par le fait même impie) qu'en donnant des mains au Tout-Puissant. L'artillerie des démons n'était que le premier degré de sa bévue; le tonnerre fut le second, et le moins excusable. Il eût été bon pour Jupiter et non pour Jéhovah. Le sujet d'ailleurs était tout-à-fait anti-poétique; Milton l'a mieux traité que n'eût fait un autre, mais il était au-dessus des forces humaines et par conséquent des siennes. M. Bowles, dans un endroit de sa réplique, prétend que Pope _était jaloux de Philips_, parce qu'il tourna ses pastorales en ridicule dans l'un des numéros du _Gardien_ auquel il envoyait ses articles de ce genre, et qui par là est devenu un admirable modèle d'ironie. Si l'on avait pu envier à Philips quelque chose, ce n'eût pas été probablement ses pastorales. Elles étaient pitoyables, et Pope ne fit que publier son juste mépris. Si M. Fitzgerald livrait à l'impression un volume de _sonnets_, un _esprit de découverte_, ou bien un _missionnaire_, et que M. Bowles critiquât ses ouvrages dans un journal périodique, serait-ce un effet de sa jalousie? Les auteurs des _Adresses rejetées_[15] ont couvert de ridicule les seize ou vingt premiers _poètes vivans_, mais en étaient-ils jaloux? L'envie se démène avec violence, elle ne rit pas. Les auteurs des _Adresses rejetées_ pouvaient bien faire peu de cas de plusieurs de ces poètes, mais ils ne pouvaient envier ceux qu'ils avaient ainsi parodiés, et Pope ne pouvait être plus jaloux de Philips qu'il ne le fut de Welsted, de Théobalds, de Smedley ou de tout autre héros de sa _Dunciade_. Il ne l'aurait pas été, quand lui-même n'eût pas été le plus grand poète de son siècle: M. Ings _enviait-il_ M. Philips quand il lui demandait: «Pourquoi votre Pyrrhus conduit-il des bœufs et s'écrie-t-il: Je suis _aiguillonné_ par l'amour?» Cette question interdit le pauvre Philips, mais elle n'était pas inspirée par l'envie, plus que la critique de Pope. Fut-il jaloux de Swift? Fut-il jaloux de Bolingbroke? Fut-il jaloux du succès inoui qu'avait obtenu l'opéra du _Mendiant_, de Gay? On nous répondra que tous ces grands écrivains étaient ses amis intimes; mais l'_amitié_ prévient-elle toujours l'envie? Étudiez la première femme venue, où le premier écrivassier que vous rencontrerez, que M. Bowles lui-même (je le sais d'ailleurs exempt de ce vice odieux) étudie quelques-uns de ses amis poétiques: le plus envieux de tous ceux dont on m'ait jamais parlé est un poète et un grand poète. La jalousie est une passion _universelle_. Goldsmith non-seulement enviait les marionnettes pour leurs danses, et se déchirait les jambes dans l'espoir de faire aussi bien qu'elles; mais il éprouvait encore une peine sensible quand deux jolies femmes attiraient plutôt les regards que lui-même; et _voilà l'envie_: mais quand Pope donna-t-il des preuves de cette passion? Si l'exemple cité prouvait quelque chose, il faudrait donc également admettre que Dryden était jaloux des héros de son _Mac-Flecknoe_. [Note 15: Morceau satirique dans lequel on parodiait les essais d'épîtres ou _adresses_, présentées pour l'ouverture du théâtre de Drury-Lane.] M. Bowles, toutes les fois qu'il le peut, compare Pope à Cowper (celui-là même qu'il tourne en ridicule dans l'édition de Pope, à l'occasion de son attachement pour une vieille femme, Mrs. Ulwin;--je ne me souviens pas à quelle page, mais cherchez, vous trouverez). Il rappelle, entre autres, la peinture qu'a faite ce Cowper, dans le genre flamand, d'un bois dessiné avec tout le soin d'un pépiniériste[16], et avec une affectation du style de Milton, aussi burlesque que dans le _Schelling splendide_. [Note 16: Je soumettrai ici, au jugement de M. Bowles, un passage d'un autre poème de Cowper, les _Vers à Marie_, que je le prie de comparer avec _le Marchand de bois_ (_Sylvan sampler_) du même auteur. «Tes aiguilles jadis si brillantes, et pour moi toujours occupées, se rouillent maintenant, inutiles et ne glissent plus sous tes doigts.» Ces vers, inspirés par des objets artificiels, offrent une idée bien simple, bien vulgaire, en un mot, une idée d'_intérieur_; et pourtant, je m'en rapporte à M. Bowles, ne valent-ils pas le bavardage sur les arbres, que l'on cite avec tant d'éloges? Qu'y trouvons-nous? des images qui se lient à des bas que l'on _ravaude_, des chemises que l'on _remonte_, des culottes que l'on _rapièce_; mais on est forcé d'avouer, qu'elles sont pleines de poésie et de sensibilité, adressées par Cowper à sa nourrice. Cette fripperie d'arbres me fait souvenir d'un mot de Shéridan. En 1812, quelques jours après la scène des _Adresses rejetées_, je le rencontrai; pendant le cours du dîner, il me dit: «Savez-vous que, parmi les auteurs d'_adresses_, se trouvait _Whitbread_ lui-même?» Je répondis en demandant de laquelle il pouvait être coupable. «Je ne le sais pas bien, dit Shéridan; tout ce que je me rappelle c'est qu'il y était fort question d'un _phénix_.--Un phénix! Eh bien! comment le décrivait-il?--Comme un marchand de volailles, répondit-il; il était vert, jaune, rouge et bleu: il ne nous faisait pas grâce d'une seule plume.» Les étails fastidieux de la forêt de Cowper ressemblent précisément à là description du phénix de ce marchand de volailles. Encore un exemple de la puissance de l'art, et même de sa supériorité sur ceux de la nature, en matière de poésie: ce sera le dernier. La nature offre-t-elle quelque chose que l'on puisse comparer au buste d'Antinoüs, si l'on en excepte la Vénus? Quelle forme vivante offrit jamais plus de poésie que cette merveilleuse création de la beauté parfaite? Cependant, l'impression que produit ce buste n'a sa source ni dans la nature ni dans une sorte d'exaltation morale. Qu'y a-t-il de commun entre la nature, la morale, et l'objet masculin des amours d'Adrien? L'exécution elle-même est surnaturelle, ou plutôt _sur-artielle_; car la nature n'a jamais rien fait de semblable. Laissons donc là ces phrases sur la nature et les principes invariables de la poésie. Un grand artiste fera d'un bloc de pierre quelque chose d'aussi sublime qu'une montagne; un grand poète pourra trouver dans un jeu de cartes l'occasion de plus de poésie que n'en offrent les forêts de l'Amérique. C'est au poète qu'il convient de démentir le proverbe, et de faire quelquefois _une bourse de soie de l'oreille d'un porc_; et pour terminer avec un autre proverbe aussi trivial: _Un bon ouvrier ne se plaint jamais de ses instrumens_.] Ces deux écrivains (car Cowper n'est pas un poète) ont lutté ensemble dans un grand ouvrage,--la traduction d'Homère. Eh bien! la traduction de Pope est remplie de fautes graves, manifestes, relevées, reconnues et incontestées; celles de son rival au contraire est pleine de soin, d'érudition, de travail; elle a de plus l'avantage d'être en vers blancs, et cependant, qui jamais a pu lire Cowper, et qui jamais mettra de côté la traduction de Pope, à moins que ce ne soit pour prendre l'original? Pope travailla, dites-vous, «non pas sur Homère, mais sur Spondanus;» mais Cowper, loin d'être Homère, n'est pas même ici lui-même. Étant encore fort jeune je lus l'Homère de Pope avec un ravissement que ne me fit plus éprouver aucun autre livre; et les enfans ne sont pas les plus mauvais juges de style. Écolier, je lus Homère dans l'original comme nous l'avons tous fait, les uns de force, les autres d'inclination; je ne dis pas ici auquel de ces deux sentimens je cédai moi-même, il suffit que je l'aie lu. Plus tard j'ai voulu lire la version de Cowper; mais impossible. Et quel mortel en eut jamais le courage? Nous avons vu notre poète catholique accusé de jalousie, de duplicité, d'avarice et de débauche;--examinons maintenant les délits du Calviniste. Cowper tenta le plus grand crime des lois chrétiennes, c'est-à-dire le suicide, et pourquoi? parce qu'on devait examiner s'il était digne d'une place dont il semblait désirer de faire une sinécure. Son intimité avec Mme Ulwin était assez irréprochable, car la vieille dame était dévote, et lui d'une mauvaise santé; mais alors pourquoi reprocher à Pope, malade et déjà vieux, son intimité avec Martha Blount? Cowper était l'aumônier de Mme Throgmorton; mais les aumônes de Pope étaient les siennes, elles étaient grandes et généreuses, et dépassaient les bornes de sa fortune. Pope était le partisan convaincu mais tolérant de la secte la plus bigote; Cowper était le plus bigot et le plus intolérant des sectaires qui jamais hâtèrent leur damnation et celle des autres. Cet arrêt est-il rigoureux? j'en conviens, je ne le donne même pas comme l'expression de mon opinion _personnelle_, mais seulement pour rappeler ce qu'on pourrait dire de Cowper avec autant d'apparence de _candeur_ que tout ce que l'on a accumulé d'odieux contre Pope, sur de pareils fondemens. Cowper était après tout un bon homme qui vécut dans un tems favorable au succès de ses ouvrages. M. Bowles, peu confiant sans doute dans la force de ses argumens, a mis en avant lui-même, ou par l'organe de ses défenseurs, les noms de Southey et de Moore. M. Southey «est entièrement d'accord avec M. Bowles dans ses invariables principes de poésie.» Certes, le moins que puisse faire M. Bowles en retour, est d'approuver les principes invariables de M. Southey. Pour moi, j'aurais cru que le mot _invariable_ devait serrer à la gorge Southey, comme l'_Amen_! de Macbeth. Il produit du moins cet effet sur moi, bien que je ne sois pas le plus inconstant de nous deux, quant aux opinions. Moore (_tu quoque, Brute_), et un M. J. Scott tombent également d'accord avec M. Bowles. Il y a de plus une lettre de deux lignes écrite par un gentilhomme en astérisques, un gentilhomme qui semble être un poète du _plus haut rang_. Qui peut-il être? ce n'est pas, certes, mon ami Walter, ce n'est pas Campbell, ce ne peut être Rogers. Quoi qu'il en soit, la voici: «Vous avez _enfoncé le clou_ dans la tête, et **** (Pope, je présume) même sur la tête.» Je _demeure_ votre affectionné, (_Quatre Astérisques_.) Et laissons-le demeurer en astérisques. Quel que puisse être ce personnage, il mérite, pour un pareil jugement de Midas, qu'on lui perce les oreilles avec le clou que M. Bowles a enfoncé dans la tête. Je suis persuadé qu'elles sont assez longues pour cela. Le prix que la populace poétique de nos jours attache à obtenir un ostracisme contre Pope se conçoit facilement. Semblable à cet Athénien qui proscrivait Aristide, parce qu'il était fatigué de l'entendre toujours nommer le Juste, ils sont de plus entraînés par le soin de leur conservation; car, si Pope conserve sa place, ils ne peuvent garder la leur. À la place d'un temple grec de la plus pure architecture ils ont élevé une mosquée; et plus barbares que les barbares dont je viens de citer les édifices, ils ne se contentent pas de leurs monumens grotesques, il faut qu'ils détruisent ceux qu'un goût plus pur avait autrefois érigés, et qui suffisent pour les couvrir d'une honte et d'un ridicule ineffaçables. On me dira que j'étais et que je suis encore de leur nombre.--Oui, et j'en rougis. Oui, j'ai compté parmi les constructeurs de cette Babel suivie de la confusion des langues, mais _jamais_ on ne m'a vu porter une main envieuse contre le temple classique de notre immortel prédécesseur. J'ai toujours chéri et vénéré le nom et la gloire de cet incomparable génie, bien plus même que ma misérable réputation, et que le sot ramage de ces écoliers et de ces étourneaux qui prétendent l'égaler ou même le surpasser. Plutôt qu'une seule feuille de sa couronne fût flétrie, mieux vaudrait que tous les vers de ces écrivailleurs, y compris les miens, Fussent enfouis chez l'épicier, dans le fond des malles, on servissent à tapisser les fenêtres de Bedlam. Il en est qui me croiront, il en est qui ne me croiront pas. Vous, monsieur, du moins, savez combien je suis sincère, et si mes sentimens ont jamais varié sur ce point, non-seulement dans les ouvrages destinés à l'impression, mais encore dans des lettres particulières qui ne pourront jamais être publiées. À mes yeux, nous sommes arrivés dans l'âge de décadence de la poésie anglaise; il n'est pas d'amour-propre ou de considération pour les autres, qui puisse m'empêcher de le croire et de l'exprimer franchement. Ce n'est peut-être pas le plus faible signe de notre goût perverti, que le discrédit dans lequel est tombé Pope; et mieux vaudrait mille fois applaudir aux attaques brutales mais vigoureuses de M. Cobbett contre Shakspeare et Milton, que de laisser poursuivre cette mine souterraine et _candide_ contre la gloire du plus _parfait_ de nos poètes, du plus pur de nos moralistes. Je laisse à d'autres le soin de vanter son talent dans les choses de _passion_, dans les descriptions, dans le poème héroï-comique: je le prends sur le terrain qui lui est propre, la poésie morale; si personne ne le surpasse, sous le premier point de vue, personne ne l'égale comme écrivain satirique et moral: or ce dernier genre est celui qui fait, selon moi, le plus d'honneur au poète, puisqu'il lui permet d'exprimer en _vers_ ce que les plus grands hommes de tous les tems se sont fait gloire de professer en prose. Si la poésie n'a d'autres fondemens que le _mensonge_, hâtez-vous de la livrer aux bêtes, ou de la bannir, comme Platon, de votre république. Celui qui a trouvé le moyen de réconcilier la poésie avec la vérité et la sagesse est seul véritablement _poète_, dans son acceptation la plus juste, celle de _faiseur_, de _créateur_. Pourquoi donc en ferions-nous le synonyme de _menteur_, de trompeur, de diseur de fables? Tout homme ne peut-il inventer mieux que cela? Je ne prétends nullement dire que Pope soit un aussi grand poète que Shakspeare et Milton; bien que Warton, son ennemi, l'ait placé immédiatement après eux. Autant vaudrait dire dans la mosquée (autrefois église de Sainte-Sophie), que Socrate était un plus grand homme que Mahomet. Si je disais qu'il marche très-près d'eux, je ne réclamerais pour Pope rien de plus que ce que l'on accorde à Burns: Ne cédant la palme qu'au grand nom de Shakspeare. Je n'ai rien à dire contre cette opinion; mais enfin, de quel _ordre_, dans l'aristocratie poétique, sont les ouvrages de Burns? Je vois son _Opus magnum_, son _Tam' o' shanter_, un _Conte_, le _Samedi soir du paysan_; une esquisse descriptive, quelques autres ouvrages du même genre, et puis des chansons. Tel est le _rang_ de ses _productions_; et cependant, Burns _excelle_ dans son art. J'ai déjà exprimé ailleurs ce que je pensais de Pope, et de l'influence qu'ont eue ses détracteurs sur notre littérature. Si jamais votre contrée devait être victime de quelque grande catastrophe physique ou sociale; si la Grande-Bretagne était un jour rayée du nombre des nations de la terre; et s'il ne devait rester d'elle que la chose du monde la plus vivace après tout, _une langue morte_, objet des études et de l'imitation des sages, chez les générations futures de lointains rivages; en un mot, si votre littérature, purifiée des cabales de coterie, des modes éphémères et des préjugés nationaux, devait être un jour l'instruction du genre humain, il se pourrait qu'un Anglais, jaloux d'apprendre aux postérités étrangères qu'il y avait eu jadis en Angleterre quelque chose approchant d'une épopée ou d'une tragédie, souhaitât la conservation de Milton ou de Shakspeare; mais le monde entier arracherait Pope au commun naufrage, et laisserait engloutir les autres écrivains dans le même gouffre que leur nation. Pope, en effet, est le poète moraliste de la civilisation; et, à ce titre, nous devons espérer qu'il deviendra le poète national du genre humain. Seul, il ne bronche jamais; et seul, on a cru pouvoir lui faire un reproche de sa _perfection continue_. Jetez un regard sur ses productions; considérez leur étendue, et contemplez leur variété; poésies pastorales, amoureuses, héroï-comiques; traductions, pièces satiriques et morales:--il excelle en tout; souvent il atteint la perfection. Si son plus grand charme est l'harmonie continue de son style, comment se fait-il que les étrangers en soient idolâtres, même à travers leurs traductions décolorées? Mais il faut terminer cette lettre déjà trop longue. Faites mes complimens à M. Bowles, et croyez-moi toujours, Votre très-dévoué, BYRON. _P. S._--Malgré la longueur de cette lettre, je crois nécessaire d'y ajouter un _post-scriptum_:--je tâcherai de le faire court. M. Bowles se défend d'avoir accusé Pope d'une _avarice sordide_; puis il ajoute: «Si je l'avais fait, je serais enchanté de trouver la preuve que je me suis trompé.» Cette preuve, il peut se donner le plaisir de la trouver dans Spence et ailleurs encore. D'abord, voyons Martha Blount, qui, suivant la remarque charitable de M. Bowles, «jugeait, probablement en sa qualité de légataire, qu'il n'épargnait pas encore assez.» Quelles que fussent ses _pensées_, il est certain que ses paroles sont en faveur de Pope. Puis vient l'alderman Barber; pour ce qui le regarde, voyez les anecdotes de Spence. On peut encore citer la folle réponse de Pope à Halifax, quand il lui offrit une pension; la conduite qu'il tint, dans de semblables occasions, auprès de Craggs et d'Addison; ses propres vers-- Et grâce à Homère, je vis et je jouis d'une honnête aisance, sans rien devoir à princes ou seigneurs qui vivent... qu'il écrivait dans un tems où les princes eussent été fiers de le pensionner, et les pairs de le protéger; dans un tems où toute l'armée des sots tenait contre lui la campagne, et eût été trop heureuse de lui ôter l'avantage de son indépendance. Mais il y a, dans la protestation de M. Bowles, quelque chose de plus sérieux: Il aurait, dit-il, parlé de sa noble générosité à l'égard du malheureux Richard Savage; il aurait cité d'autres exemples d'un cœur noble et compatissant, _si sa mémoire les lui avait offerts quand il écrivit_. Qu'est-ce à dire? M. Bowles n'a-t-il pas prétendu composer une vie minutieuse et exacte du grand poète dont il donnait les oeuvres? n'a-t-il pas disséqué son caractère moral et politique? n'a-t-il pas mis au jour ses moindres fautes, ses plus légères faiblesses? n'a-t-il pas souri de sa sensibilité, et douté de sa franchise? n'a-t-il pas dévoilé sa vanité et sa duplicité? Comment donc, après cela, oublie-t-il les bonnes qualités qui pouvaient servir en partie d'excuse à la _multitude de ses torts_? A-t-il bonne grâce à venir nous dire que _sa mémoire ne les lui a pas offertes_? Est-ce dans cette disposition d'esprit que l'on doit aborder les morts illustres? Si M. Bowles, avec tous les moyens qui pouvaient le mieux aider sa mémoire, ne s'en est pas souvenu, il avait entrepris une tâche au-dessus de ses forces; mais s'il s'en est souvenu, et qu'il les ait omises, je ne sais pas ce dont il est capable, mais je sais ce dont il serait digne. En conscience, on ne peut admettre une pareille excuse pour des faits aussi connus. M. Bowles a été au collège; et comme j'ai reçu, ainsi que lui, une éducation publique, je veux bien lui présenter un argument de son goût. Quand nous étions dans la troisième _forme_, si nous avions cherché à nous justifier, le lundi matin, de n'avoir pas fait le travail du samedi, sous prétexte que nous l'aurions oublié, comment nous aurait-on répondu? Et cette excuse, qu'on ne saurait pardonner à un écolier, l'admettrons-nous dans un cas qui intéresse de si près la gloire du premier poète de son siècle, pour ne pas dire de son pays? Cependant M. Bowles, qui oublie si facilement les vertus des autres, se plaint fort amèrement de ce que d'autres gardent mieux la mémoire de ses propres fautes. Ce ne sont pourtant que les fautes d'un auteur, tandis que les vertus qu'il oublie, sont essentielles à l'homme auquel on prétend faire justice. Au fait, M. Bowles semble susceptible au-delà du privilége qu'en ont les auteurs. Dans une larmoyante dédicace à M. Gifford, il le rend responsable de tous les articles de la _Quarterly_. M. Southey, _le plus fort et le plus éloquent des écrivains de cette Revue_, approuve il est vrai l'édition de M. Bowles, mais la _Revue_, ce me semble, n'a fait preuve que d'impartialité, en insérant l'_Essai sur Spence_, bien qu'il fût écrit dans une opinion contraire à celle de son _plus grand écrivain_. Une _Revue_ doit-elle être dévouée aux opinions d'un seul homme? La critique n'y doit-elle pas s'y exercer en raison des sujets et des circonstances? J'ai bien peur que les écrivains ne soient tenus de prendre, comme ils se présentent, le miel et l'absinthe des journaux; un homme de l'expérience de M. Bowles devrait avoir l'habitude de ces contrariétés; il peut en être affligé, mais surpris, je ne le conçois pas. J'ai été _revisé_ dans la _Quarterly_ presqu'aussi fréquemment que M. Bowles, j'ai reçu des paroles douces, j'en ai subi d'aussi _déplaisantes_ qu'on puisse l'imaginer. On pose en fait, dans l'examen de la _Chute de Jérusalem_[17], que j'ai voué mes facultés, etc., à l'appui de ce qu'il y a de plus détestable dans la doctrine du _manichéisme_, ce qui veut dire clairement que j'adore le diable. Eh bien! je n'ai pas fait de réponse, je n'ai rien écrit à Gifford; seulement, je crois que je vous mandai, dans une lettre particulière, que le critique aurait fort bien pu louer Milman sans se croire obligé de me diffamer. Et, dans le même tems, ou bientôt après (à l'occasion d'une note sur le livre des voyageurs), j'ajoutai que je n'effacerais pas, quand même je le pourrais, une seule ligne de ce qui m'y regarde, dans une _Revue_ quelconque.--Toutefois, je me réserve le droit d'y répondre, quand je le juge nécessaire. Pour M. Bowles, l'article sur Spence semble l'avoir mis dans une position critique. Je ne suis pas, vous le savez, dans votre confidence, ni dans celle du directeur du journal; mais à l'instant même où je vis l'article, je fus moralement sûr qu'à _son style_ j'avais reconnu l'auteur. Vous me dites que je ne le sais pas; c'est fort bien: gardez votre secret; de mon côté, je garderai le mien, bien que personne ne me l'ait recommandé; et, dans tous les cas, ce n'est pas la personne que dénonce M. Bowles. [Note 17: Par Milman.] L'extrême susceptibilité de M. Bowles me rappelle un fait qui se passa à bord d'une frégate sur laquelle je me trouvais en qualité de passager. Long-tems je dînai avec le capitaine; le chirurgien du bâtiment, fort galant homme du reste, et fort habile dans son art, était _porteur_ de _toupet_, et, sur cet article, il n'entendait pas raison le moins du monde. Les plaisanteries des marins sont parfois, on le sait, assez franches; et souvent il arrivait que les officiers, ses confrères, se permissent des allusions à cette partie délicate de la personne du docteur. Un jour, au milieu d'une discussion plaisante, un jeune lieutenant s'écria: «Supposez maintenant, docteur, que je prenne votre _chapeau_!--Monsieur, repartit aussitôt le chirurgien, brisons-là; vous voulez _m'insulter_.» Il ne pouvait pas même souffrir qu'on approchât du chapeau qui défendait sa perruque. Ainsi, quelqu'un approche-t-il le moins du monde des lauriers de M. Bowles, même à propos de son mérite _d'éditeur_, on prétend aussitôt _l'insulter_. Vous dites que vous préparez en ce moment une édition de Pope; vous ne pouvez mieux faire pour votre réputation de libraire, pour compenser le travail de M. Bowles, et prévenir ainsi la décadence rapide du goût. FIN DE LA LETTRE A JOHN MURRAY. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 7 - comprenant ses mémoires publiées par Thomas Moore" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.