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Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 9 - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
Author: Byron, George Gordon Byron, Baron, 1788-1824
Language: French
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



ŒUVRES COMPLÈTES
DE
LORD BYRON,
AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
COMPRENANT
SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
ET ORNÉS D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.

_Traduction Nouvelle_

PAR M. PAULIN PARIS,
DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.



TOME NEUVIÈME.


Paris.
DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIB.
RUE SAINT-LOUIS, N° 46,
ET RUE RICHELIEU, N° 47 _bis._

1830.



LETTRES
DE LORD BYRON,
ET
MÉMOIRES SUR SA VIE,
PAR THOMAS MOORE.



_Préface du Traducteur_.

Depuis la publication des deux premiers volumes de ces _Mémoires_, les
journaux de la Grande-Bretagne ont ouvert leurs colonnes aux
interminables réclamations des amis de lady Noël Byron, à lès en croire,
injustement traitée dans le cours de cet ouvrage. La veuve de l'illustre
poète a fait elle-même retentir ces organes insoucians du mensonge et de
la vérité, des plaintes que _semblaient_ lui arracher l'indiscrétion de
l'éditeur, la perfidie de ses demi-confidences, et surtout le rôle
affreux qu'il prêtait aux personnes dont elle était entourée à l'époque
de la déplorable affaire de son divorce. Certes le public a dû voir avec
étonnement les récriminations de lady Byron. Jusqu'alors, il accusait M.
Moore d'une partialité peu généreuse en faveur des adversaires de
l'illustre poète qui lui avait remis l'honorable soin de le défendre; et
le dépositaire, peut-être infidèle, semblait avoir assez fait, sinon
pour sa considération personnelle, du moins pour celle d'une famille à
laquelle Lord Byron avait toujours attribué ses chagrins les plus
cuisans. Voici la première lettre de lady Byron, publiée dans la
_Litterary Gazette_, et reproduite quelques jours après dans le _Times_:

«Déjà, une multitude d'écrits remplis de faits notoirement faux ont été
livrés au public; j'ai dédaigné d'y répondre. Mais aujourd'hui il s'agit
d'un ouvrage publié par un homme regardé comme l'ami, le confident de
Lord Byron, et par conséquent comme un personnage dont les révélations
sont fondées sur la meilleure autorité. Cependant les faits contenus
dans cet ouvrage n'en sont pas moins erronés. On ne devrait jamais
attirer l'attention du public sur les détails de la vie privée; mais
quand cela arrive, les personnes victimes d'une telle indiscrétion ont
le droit de repousser d'injurieuses attaques. M. Moore a donné au public
ses propres impressions sur des événemens particuliers qui me touchent
de fort près; et il en a parlé comme s'il eût eu la connaissance la plus
parfaite de ce dont il parlait. La mort de Lord Byron me rend plus
pénible encore l'obligation de revenir sur des circonstances qui me
reportent à l'époque de mon mariage. Mon intention est donc de ne les
faire connaître qu'autant qu'il le faudra pour parvenir au but que je me
propose dans cette déclaration. Nul motif de justification personnelle
ne m'anime, et je n'accuserai personne: mais la conduite de mes parens
étant représentée sous un jour odieux dans certains passages extraits
des lettres de Lord Byron et dans les remarques de son biographe, je me
crois obligée de les défendre d'imputations que je _sais_ être fausses.

Voici les divers passages des lettres de Lord Byron dont je veux parler:

Dans le second volume on a outragé la réputation de ma mère en disant:

«Mon enfant est dans un état de santé florissant et prospère à ce qu'on
me dit; mais je veux y voir par moi-même; je ne me sens nullement
disposé à l'abandonner à la contagion de la société de sa grand'mère.»

C'est à tort qu'on l'a accusée de s'être abaissée à employer des
espions: «Une dame C. (espèce de factotum et _espion de lady Noël_) est
regardée par des gens bien instruits comme la cause occulte de toutes
nos dissensions domestiques.»

Je cite aussi le passage où, après avoir voulu m'excuser moi-même, on
ajoute immédiatement après: «Ses plus proches parens sont.......» Ici le
mot laissé en blanc indique que l'expression était trop offensante pour
être publiée.

Ces passages tendent évidemment à jeter quelque défaveur sur mes parens,
et peuvent faire croire que ce sont eux qui ont personnellement causé
notre séparation, ou qu'ils l'ont provoquée par les espions officieux
qu'ils ont employés.

On peut induire aussi des passages suivans de la biographie, que mes
parens ont du moins exercé une influence qui ne leur appartenait pas,
afin de parvenir à leur but. «Ce fut peu de semaines après notre
dernière entrevue (Lord Byron et M. Moore) que lady Byron prit la
résolution de se séparer de son époux. Elle avait quitté Londres dans
les derniers jours de janvier pour aller voir son père dans le comté de
Leicester, et Lord Byron devait l'y rejoindre peu de tems après. Ils
s'étaient quittés dans une union parfaite: en route, elle lui écrivit
encore une lettre pleine de tendresse et de gaîté; mais à peine arrivée
à Kirkby-Mallory, le père écrivit à Lord Byron pour lui apprendre que
jamais il ne la reverrait.»

En répondant à ce passage, j'éviterai autant qu'il me sera possible de
parler de choses personnelles soit à Lord Byron, soit à moi-même. Je me
borne à rétablir les faits. Je quittai Londres le 15 janvier 1816 pour
me rendre à Kirkby-Mallory, résidence de mon père et de ma mère. Lord
Byron m'avait signifié formellement dans sa lettre du 6 du même mois,
qu'il désirait que je quittasse Londres aussitôt qu'il me paraîtrait
convenable de le faire. Mais je ne pouvais me risquer à entreprendre ce
voyage fatigant plus tôt que le 15. Avant mon départ, j'avais été
vivement frappée de cette idée que Lord Byron était atteint de folie. Ce
qui surtout m'avait donné cette opinion, c'étaient les confidences de
ses plus proches amis, et de ses domestiques qui avaient eu plus que moi
le loisir de l'observer pendant la dernière partie de notre séjour en
ville. On avait même été jusqu'à me dire qu'il était à redouter qu'il ne
se détruisit lui-même. D'accord avec sa famille, j'avais consulté le 8
janvier le docteur Baillie, notre ami, sur cette maladie qu'on
soupçonnait. Je lui racontai toutes les particularités venues à ma
connaissance, et j'ajoutai que Lord Byron m'avait témoigné le désir de
me voir quitter Londres. Le docteur saisît aussitôt cette idée, et pensa
qu'en cas de quelque dérangement d'esprit, mon éloignement pouvait être
fort utilement mis à profit. Le docteur Baillie ne pouvait avoir, à cet
égard, d'opinion arrêtée, puisqu'il n'avait point approché
personnellement Lord Byron. Il me recommanda d'éviter avec soin dans ma
correspondance tout sujet de déplaisir ou de tristesse.

Telles étaient donc mes pensées quand je quittai Londres, bien résolue
de suivre les avis du médecin. Quelle qu'eût été la conduite de Lord
Byron à mon égard depuis mon mariage, c'eût été une véritable inhumanité
de montrer dans cette circonstance le moindre ressentiment. Le jour de
mon départ, et encore à mon arrivée à Kirkby, le 16 janvier, j'écrivis à
Lord Byron une lettre fort affectueuse, ainsi que j'en étais convenue
avec M. Baillie. On a plus tard répandu ma dernière lettre, et on a
voulu trouver là des preuves que j'avais cédé à des influences
étrangères, quand ensuite j'abandonnai mon mari. On en a tiré la
conséquence que j'avais quitté Lord Byron dans le plus parfait accord;
que des sentimens incompatibles avec la moindre idée d'outrage m'avaient
dicté ma dernière lettre, et que ma résolution n'avait subitement changé
que quand je m'étais trouvée sous l'influence de mes parens. Ces
assertions sont absolument dénuées de fondement: il n'y a point eu la
moindre intervention étrangère.

A mon arrivée à Kirkby-Mallery, mes parens ne se doutaient en rien des
circonstances qui détruisaient toutes mes espérances de félicité; et
quand je leur fis part de l'état d'esprit dans lequel se trouvait Lord
Byron, ils firent tous leurs efforts pour me dissuader et le défendre.
Ils assurèrent en outre à ceux de nos parens qui étaient avec lui à
Londres qu'ils feraient tout ce qui dépendrait d'eux pour guérir sa
maladie par les soins les plus attentifs, et qu'ils espéraient, si on
pouvait le décider à venir les voir, obtenir les meilleurs résultats de
leurs efforts. C'est dans ces intentions que ma mère écrivit le 17 à
Lord Byron, en l'engageant à se rendre à Kirkby-Mallory. Elle l'avait
toujours traité avec la plus affectueuse considération: son indulgence
pour lui s'étendait jusqu'à ses moindres sentimens. Jamais, tant qu'elle
vécut avec lui, il ne lui échappa une parole qui pût le blesser[1].

     [Note 1: On peut, afin d'apprécier la véracité de lady Byron,
     consulter, sur la _bienveillance_ de sa mère pour notre
     poète, le premier chant de _Don Juan_ et les _Mémoires du
     capitaine Medwin_.]

Après notre séparation, les détails que me donnèrent des personnes qui
vivaient dans son intimité ne firent que fortifier les doutes qui déjà
s'étaient élevés dans mon esprit sur la réalité de son mal; les rapports
des médecins étaient d'ailleurs loin d'établir le fait de l'aliénation
mentale. Dans ces circonstances, je crus devoir déclarer à mes parens
que, si je devais considérer la conduite passée de Lord Byron comme
celle d'un homme dans son bon sens, rien ne pourrait m'engager à
retourner auprès de lui. Mes parens et moi jugeâmes convenable de
consulter les gens les plus capables de nous éclairer à cet égard. Ma
mère se détermina donc à se rendre à Londres, pour cet objet, et afin
d'y recueillir de plus amples informations sur ce qui avait pu faire
supposer un dérangement d'esprit. Je lui avais donné procuration pour
recueillir les opinions d'hommes de lois sur un mémoire que j'avais fait
moi-même, bien que j'eusse alors des motifs de cacher une partie de
l'affaire, même à mon père et à ma mère.

Convaincue par ces recherches et par toute la conduite de Lord Byron,
que les soupçons de folie conçus contre lui étaient tout-à-fait faux, je
n'hésitai point à autoriser les mesures qui devaient lui ôter tout
pouvoir sur moi. C'est d'après ma résolution, que mon père lui écrivit
le 2 février pour lui proposer de nous séparer à l'amiable. Lord Byron
repoussa d'abord cette proposition; mais quand on lui eut assuré que,
s'il persistait dans son refus, il faudrait en venir aux lois, il
consentit à signer l'acte de séparation. Je m'adressai au docteur
Lushington, qui avait parfaitement connu tous les détails de cette
affaire, pour qu'il voulût bien écrire tous ses souvenirs, et voici la
lettre qu'il me répondit à ce sujet. Elle prouvera que ma mère ne put
jamais avoir contre Lord Byron le moindre sentiment d'inimitié:


MA CHÈRE LADY BYRON,

«Voici tout ce que ma mémoire peut me fournir sur le sujet dont vous
m'entretenez dans votre lettre.

«Lady Noël me consulta d'abord pour votre affaire pendant que vous étiez
encore à la campagne. Ce qu'elle me dit alors suffisait pour justifier
une séparation; mais cependant les choses ne me parurent pas tellement
graves, qu'il fût indispensable d'en venir à ce point. Je crus même
qu'une réconciliation avec Lord Byron n'était pas impossible, et je m'y
serais très-volontiers employé. Je ne vis dans le récit de lady Noël, ni
la moindre exagération, ni le plus léger désir d'empêcher un
rapprochement: elle ne fit aucune objection quand j'en parlai. Lorsque
vous revîntes en ville, quinze jours ou peut-être plus après ma première
entrevue avec lady Noël, vous fûtes la première à m'informer de faits
qui, je n'en doute pas, n'étaient à la connaissance ni de sir Ralph ni
de lady Noël. Ces nouveaux renseignemens changèrent tout-à-fait mon
opinion; la réconciliation me parut dès-lors impossible; je déclarai ce
que je pensais, et j'ajoutai que, si jamais on revenait à cette idée de
rapprochement, je ne m'en mêlerais absolument en rien, soit en restant
dans les devoirs de ma profession, soit autrement.

«Croyez-moi toujours votre très-affectionné,»

                                                    ÉTIENNE LUSHINGTON.



Je dois seulement ajouter ici que, si les informations sur lesquelles
mes conseils légaux (feu sir Samuel Romilly et le docteur Lushington)
ont formé leur opinion étaient fausses, c'est sur _moi seule_ que
devraient retomber tout l'odieux et toute la responsabilité.

J'espère que les faits que je viens d'exposer ici suffiront pour
disculper mon père et ma mère de toute participation à mon divorce. Ils
ne l'ont ni causé, ni provoqué, ni conseillé; l'on ne peut les condamner
pour avoir donné à leur fille l'abri et l'assistance qu'elle réclamait
d'eux. Comme il n'y a point d'autres personnes de ma famille qui
puissent défendre leur mémoire de l'insulte, je me vois forcée de rompre
un silence que j'espérais garder toujours, et je demande à ceux qui
liront la vie de Byron qu'ils pèsent avec impartialité le témoignage
qu'on vient de m'arracher.

Hanger-Hill, 19 février.

                                                      A.J. NOËL BYRON.


Le lecteur, avide de détails sur les circonstances et les causes de
cette fameuse séparation, n'en trouve que de bien insignifians dans la
lettre que nous venons de citer. Que lady Byron ait demandé de sa propre
inspiration, ou d'après les conseils de sa mère, l'acte du fatal
divorce, c'est une circonstance assez peu intéressante en elle-même. La
seule chose que l'on doit ici remarquer, c'est que lady Byron avait le
malheur de méconnaître non-seulement le génie sublime, mais le bon sens
et la raison de son mari. Elle l'avoue naïvement: il lui fallu le
témoignage de tous ceux qui approchaient Lord Byron; il fallut la
sentence formelle des médecins pour lui persuader que l'auteur de
_Childe Harold_ n'était pas un fou. Avouons-le: ce premier motif de
divorce ne doit pas nous prévenir en faveur du second.

La longue lettre de M. Campbell, insérée dans le _New Monthly Magazine_
(avril 1830), offre moins d'intérêt encore que la précédente. Son
étendue ne nous permet pas de la traduire en entier; ce ne serait pas,
d'ailleurs, chose facile: jamais on n'a tant abusé de la facilité
malheureuse qu'offre la langue anglaise de multiplier les mots et les
phrases sonores sans exprimer d'idées et sans en suggérer au lecteur.

L'illustre auteur des _Plaisirs de la Mémoire_[2], au mérite duquel
Byron a rendu si amplement justice, M. Campbell, commence par nous
apprendre qu'il avait consenti, le mois précédent, à l'insertion, dans
la _Revue_ qu'il dirige, d'un article louangeur, sur les _mémoires_; que
même, il en avait fait disparaître certains passages, où le critique
reprochait à M. Moore une partialité coupable envers lady Byron. «Mais,
ajoute-t-il, j'avais agi ainsi par suite de ma répugnance à blâmer _mon
ami_ M. Moore, et parce que je n'avais pas assez approfondi les passages
du livre incriminés. En outre, je ne croyais pas _alors_, comme je le
sais aujourd'hui, que lady Byron fût entièrement irréprochable dans
l'affaire de la séparation.»

     [Note 2: Voyez dans les _Poètes anglais et les Journalistes
     écossais_, page 373 du deuxième vol. des œuvres complètes.]

Comment! cette fameuse séparation date de quatorze ans, et voilà enfin
la conviction de M. Campbell tout-à-coup formée, arrêtée, ou plutôt
changée du tout au tout! que s'est-il donc passé pendant ce mois de
mars? Le voici: M. Campbell a écrit à lady Byron, lui demandant pour
_son instruction particulière_ une appréciation de l'exactitude ou de
l'inexactitude des faits avancés par M. Moore, et il en reçut la réponse
qu'il publie _à ses périls_, parce qu'elle lui a paru importante, _et
sans avoir eu le tems d'en demander la permission_ à cette dame:


MON CHER M. CAMPBELL,

«En prenant la plume dans l'intention de vous indiquer, pour votre
_instruction particulière_, les passages du livre de M. Moore qui me
concernent et que je crois susceptibles de contradiction, je les trouve
encore bien plus nombreux que je n'avais d'abord supposé. Nier une
assertion _çà et là_, ce serait implicitement reconnaître la vérité du
reste. Si, au contraire, j'entreprenais de prouver toute la fausseté du
point de vue sous lequel M. Moore présente les choses, je me verrais
obligée à de certains détails, que dans les circonstances actuelles je
ne puis dévoiler, d'après mes principes et mes sentimens. Peut-être, par
un exemple, vous convaincrai-je mieux de la difficulté du cas: il n'est
pas vrai que des embarras pécuniaires furent les causes qui troublèrent
l'esprit[3] de Lord Byron, et la principale raison des arrangemens qu'il
prit à cette époque. Mais puis-je raisonnablement m'attendre que vous ou
d'autres le croirez, à moins que je ne vous montre quelles ont été les
causes en question?... et c'est ce que je ne puis faire.

Je suis, etc.»

                                                          E. NOËL BYRON.

     [Note 3: Encore _l'esprit de Lord Byron troublé_! mais vous
     avez avoué que c'était une de vos chimères.]

Là-dessus M. Campbell de s'écrier: «Excellente femme! honorée de tous
ceux qui la connaissent, attaquée seulement par ceux qui ne la
connaissent pas, je l'en croirai certainement sur son seul témoignage!»

Certes, si une pareille lettre a suffi pour déterminer la conviction de
M. Campbell, il est au moins douteux qu'elle produise le même effet sur
l'esprit des lecteurs. Il ajoute, il est vrai, qu'il a recueilli un
petit nombre de faits à d'autres sources authentiques, qui lui prouvent
jusqu'à l'évidence l'innocence de cette dame, mais qu'il ne nous
répétera pas pour ne pas offenser notre délicatesse. Or, n'est-ce pas se
jouer un peu trop du public que de lui dire chaque jour: voilà la
vérité, je la tiens enfin, la voilà... mais vous ne la saurez pas!

M. Campbell nous représente ensuite lady Byron comme la femme forte, qui
trouve dans sa propre conscience la sanction de sa conduite, et s'occupe
peu de l'opinion du monde; à la bonne heure, mais alors pourquoi donc
importuner de nouveau le public? pourquoi lui écrire par la voie des
journaux, uniquement pour lui dire qu'on ne lui dira rien?

L'esprit de Byron était essentiellement versatile; il n'est donc pas
étonnant qu'il ait quelquefois cherché à excuser sa femme et à
s'attribuer tous les torts d'une rupture qui fit le malheur de sa vie.
M. Campbell reproche à M. Moore d'avoir affaibli l'effet de ces
prétendus aveux, en y ajoutant ses propres réflexions, et en y opposant
les passages de sa correspondance où son noble ami parle dans un sens
tout-à-fait contraire. Il cite à cet égard la lettre CCXXXV du recueil:
elle passera sous les yeux de nos lecteurs, et, nous sommes fâchés de le
dire, ils pourront voir que M. Campbell en a singulièrement altéré et
amplifié les termes.

C'est un singulier argument en faveur de lady Byron que de dire: si elle
n'avait pas eu de justes sujets de désirer une séparation, le docteur
Lushington ne se serait pas chargé de sa cause. Dans une affaire, il y a
toujours au moins un avocat de chaque côté: souvent tous les deux sont
des hommes de talent; et nous devons en outre les supposer tous deux des
hommes d'honneur et de bonne foi. Alors, que devient l'argument? Un peu
plus loin se trouve un passage que je traduirai textuellement, parce
qu'il est d'une naïveté qui ne serait pas déplacée dans une comédie:
«C'est encore une erreur de M. Moore, et je pourrais le prouver au
besoin, que de représenter miss Millbank comme engagée avec son futur
époux dans un commerce épistolaire, au moment où il venait de solliciter
inutilement sa main. Jamais elle ne proposa de correspondance; au
contraire, ce fut lui qui, après avoir éprouvé un premier échec, lui
écrivit qu'il allait quitter l'Angleterre et voyager pendant quelques
années en Orient; qu'il partait le cœur plein de douleur, mais sans
entretenir aucun ressentiment, et qu'il s'estimerait heureux qu'elle
daignât lui faire dire verbalement qu'elle s'intéressait encore à son
bonheur. Une personne aussi bien élevée que miss Millbank pouvait-elle
faire autrement que de répondre poliment à un pareil message? Elle lui
envoya donc une réponse pleine de confiance et d'affection, ce qui ne
signifiait nullement qu'elle voulût l'encourager à renouveler ses offres
de mariage. Il lui écrivit, depuis, une lettre extrêmement intéressante
sur lui-même, sur ses vues personnelles, morales et religieuses, à
laquelle c'eût été manquer de charité que de ne point répondre. Il s'en
suivit une correspondance insensiblement plus fréquente, et bientôt elle
s'attacha passionnément à lui............................................
........................................................................»

Puisqu'après quatorze ans, passés dans l'attente, il paraît que nous
sommes condamnés à ne rien savoir de certain sur cette fameuse affaire
de la séparation, il faut bien en prendre notre parti et nous contenter
de simples conjectures. Les adversaires les plus acharnés du noble poète
sont obligés de convenir qu'il se montra toujours généreux, aimant et
aimable; les partisans les plus ardens de sa veuve ne contestent ni sa
fierté, ni sa froideur glaciale, ni ses prétentions ridicules à l'esprit
et aux connaissances scientifiques. Lord Byron, qu'elle accuse, après sa
mort, de torts qu'elle refuse de spécifier, et dont personne ne peut, en
conséquence, justifier sa glorieuse mémoire, Lord Byron n'a jamais perdu
un ami pendant la durée trop courte de son existence, il est au
contraire parvenu à s'attacher sincèrement des hommes qui d'abord
s'étaient déclarés ses ennemis; il fut un fils, sinon tendre, du moins
attentif et respectueux envers une assez mauvaise mère; nous pouvons
donc en conclure qu'il se fût montré bon mari, si l'épouse n'eût été
encore plus insupportable que la mère.

Les _Mémoires_ que nous donnons aujourd'hui au public ne sont pas, au
moins quant à cette première partie, ce que le monde littéraire avait
droit d'attendre, et attendait en effet de M. Moore, écrivant la vie et
publiant la correspondance de Lord Byron. Cependant ils ne laissent pas
d'offrir le plus vif intérêt. Il en est du chantre de Childe Harold,
comme de tous les hommes véritablement grands: sa mort nous a fait mieux
apprécier son mérite, et le temps, loin de diminuer sa gloire, n'a fait
qu'ajouter à la popularité de ses ouvrages immortels. On voudra
connaître la vie d'un homme si étonnant, on voudra assister au
développement graduel de ce puissant génie; et des détails qui, partout
ailleurs, pourraient sembler puérils, prendront de l'intérêt à cause de
celui auquel ils se rapportent. Il eût été à désirer sans doute que la
position sociale de M. Moore, en lui imposant moins de ménagemens envers
les vivans, lui eût permis de rendre plus de justice à l'illustre mort.
Lié avec tous ceux qui tiennent le premier rang dans l'aristocratie et
dans la littérature de la Grande-Bretagne, non seulement M. Moore n'a
pas osé tout dire, mais encore il a souvent gauchi devant la vérité. Sa
prose, toujours maniérée, devient presque inintelligible précisément
dans les passages où nous aurions le plus désiré qu'il nous donnât une
idée précise des hommes et des choses. Ceux qui ont lu, je ne dis pas
ses œuvres poétiques, mais ses ouvrages en prose, seront fort étonnés du
mince talent qu'il a déployé dans celui-ci; et personne ne reconnaîtra
dans le pâle compilateur des _Mémoires de Lord Byron_, l'auteur si
ingénieux, si léger et si profond à la fois des _Mémoires du célèbre
chef irlandais, le capitaine Rock_.

Au moment où nous songions à donner cette traduction, d'autres libraires
en faisaient paraître une autre que recommandait le nom de son auteur.
Madame Belloc l'avait, en effet, commencée avec le talent que tout le
monde lui reconnaît; mais bientôt, pressée sans doute par son éditeur,
elle a plutôt résumé que traduit le texte anglais, et son style s'est
beaucoup ressenti de la précipitation de son travail. Ajoutons qu'elle
n'a pas eu plus d'égards pour les lettres de Lord Byron que pour les
commentaires un peu longs de son biographe; en sorte que l'on peut dire
avec vérité qu'elle n'a réellement donné au public, ni la vie, ni la
correspondance de Lord Byron.

Pour nous, nous avons religieusement tout traduit, et nous nous sommes
appliqué à rendre notre auteur dans les termes dont il se serait servi,
s'il eût écrit en français. A peine nous sommes-nous permis de
retrancher dans ce premier volume une ou deux notes absolument
étrangères au sujet. Dans le second, nous serons forcé de supprimer près
d'une demi-feuille d'impression, c'est-à-dire quelques lettres où le
noble poète consulte un de ses amis sur la coupe de certains vers, sur
le choix de certaines expressions anglaises; le lecteur sentira
facilement que ces lettres eussent été presque impossibles à traduire,
et que la lecture ne lui eût offert aucune espèce d'intérêt.



PRÉFACE
DE L'ÉDITEUR ANGLAIS.


En publiant cet ouvrage, je n'aurais pu, je l'avoue, me défendre d'une
grande défiance, en songeant à tout ce qui me manquait pour accomplir
une pareille tâche, si je n'étais persuadé que le sujet lui-même et la
variété des matériaux qu'il comporte doivent conserver une grande partie
de leur intérêt, même dans les mains les plus inhabiles. Les motifs qui
portèrent Lord Byron à fuir son pays sont bien déplorables sans doute,
mais c'est à son éloignement de l'Angleterre, alors que son génie
brillait du plus vif éclat, que nous devons toutes les lettres qui
formeront la plus grande partie du troisième et du quatrième volume de
cet ouvrage, et qui, nous n'en doutons pas, seront jugées pour
l'intérêt, l'énergie et la variété, comparables à ce qui honore le plus
notre littérature dans le même genre.

On a dit de Pétrarque que sa correspondance et ses vers offraient
l'intérêt progressif d'un récit dans lequel le poète s'identifie
toujours avec l'homme.» On peut appliquer, et plus justement encore, les
mêmes expressions à Lord Byron, tant sa physionomie littéraire et son
caractère personnel sont intimement liés. C'est même au point que
priver ses ouvrages du commentaire instructif qu'en offrent sa
correspondance et l'histoire de sa vie, ce serait commettre une égale
injustice envers lui-même et envers le monde.



MÉMOIRES
SUR LA VIE
DE LORD BYRON.


On a dit de Lord Byron qu'il était plus fier de descendre de ces Byron
qui accompagnèrent Guillaume-le-Conquérant en Angleterre, que d'avoir
composé _Childe-Harold_ et _Manfred_. Cette remarque n'est pas dénuée de
tout fondement, l'orgueil de la naissance était certainement l'un des
traits caractéristiques du noble poète; et d'ailleurs toute
l'illustration que les années donnent à une famille, il pouvait
justement la réclamer pour la sienne. Le nom de Ralph de Burun occupe,
dès le tems de Guillaume-le-Conquérant, un rang distingué dans le
_Doomsday-Book_, parmi les tenanciers du Nottinghamshire; et pendant les
règnes suivans, nous voyons les descendans de ce Ralph, sous le titre de
lords de Horestan-Castle[4], posséder, dans le Derbyshire, des
propriétés considérables, auxquelles la terre de Rochdale, dans le duché
de Lancastre, fut ajoutée au tems d'Édouard Ier. Telle était, dans ces
premiers tems, la richesse territoriale de la famille, que le partage de
ses biens, dans le seul Nottinghamshire, avait suffi pour fonder
quelques-unes des premières maisons de la province.

     [Note 4: Il y avait, dit Thoroton, dans le parc de Horseley,
     un château dont on peut voir encore quelques ruines; il
     s'appelait Horestan-Castle, et était le principal manoir des
     successeurs de Ralphe de Burun.
                                       (_Note de Moore_.)]

Mais son antiquité n'était pas la seule distinction qui recommandât à
ses héritiers le nom de Byron; le mérite personnel et les hauts faits
qui doivent former le premier ornement d'une généalogie, semblent avoir
été le partage fréquent de ses ancêtres. Dans l'un de ses premiers
poèmes, il fait allusion à la gloire de ses aïeux, et rappelle avec une
vive satisfaction «ces fiers barons bardés de fer, qui brillaient parmi
ceux qui conduisirent leurs vassaux européens dans les plaines de
Palestine;» puis il ajoute: «Sous les remparts d'Ascalon périt John de
Horiston; la mort a glacé la main de son ménestrel.» Cependant comme,
autant que je l'ai pu découvrir, il n'est fait mention nulle part de
quelqu'un de ses ancêtres qui se fût croisé, il est possible que sa
seule autorité, en composant ces vers, fut la tradition qui se
rapportait à certains groupes des vieilles boiseries de Newsteadt. Dans
l'un de ces groupes profondément sculptés et se détachant du panneau, on
peut reconnaître facilement un Sarrasin, ou un Maure avec une femme
européenne, d'un côté, et de l'autre un soldat chrétien. Un deuxième
groupe, placé dans l'une des chambres à coucher, représente une femme au
centre, et de chaque côté la tête d'un Sarrasin, dont les yeux sont
fixés avec intérêt sur elle. On ne sait rien de bien exact sur ces
sculptures; mais la tradition est, m'a-t-on dit, qu'elles se rapportent
à quelque aventure d'amour dans laquelle se trouvait engagé l'un des
chevaliers croisés dont parle le jeune poète. Quant aux exploits les
mieux prouvés, ou du moins les plus connus des Byron, il suffira de dire
que sous Édouard III, au siége de Calais et dans les plaines mémorables,
à diverses époques, de Créci, de Bosworth et de Marston Moor, leur nom
se montre revêtu de la double illustration de rang et de mérite, dont se
glorifiait leur plus jeune descendant, dans les vers que nous venons de
citer.

Ce fut sous le règne de Henri VIII, à l'époque de la suppression des
monastères, que l'église et le prieuré de Newsteadt furent, avec les
terres contiguës, ajoutés, par un don royal, aux autres domaines de la
famille Byron[5]. Le favori à qui furent données les dépouilles du
monastère, était le petit neveu du vaillant guerrier qui combattit à
Bosworth, aux côtés de Richemond, et que l'on distingue des chevaliers
du même nom par le titre de sir John Byron _le Court, à la grande
barbe_: son portrait était du petit nombre de ceux qui décoraient les
murs de l'abbaye, quand elle appartenait au noble poète.

     [Note 5: Le prieuré de Newsteadt avait été fondé et dédie à
     Dieu et à la Vierge, par Henri II; ses moines, chanoines
     réguliers de l'ordre de St.-Augustin, étaient, à ce qu'il
     paraît, les objets particuliers de la faveur royale, dans
     leurs doubles intérêts spirituels et temporels. Pendant la
     vie du cinquième Lord Byron, on trouva dans le lac de
     Newsteadt, où l'on supposait que les moines avaient tenté de
     le cacher, un grand aigle de cuivre; on le fit ouvrir, et
     l'on découvrit dans l'intérieur une case secrète qui recelait
     plusieurs vieilles chartes relatives aux droits et aux
     privilèges de la fondation. A la vente des effets du vieux
     Lord Byron, en 1776-1777, cet aigle avec trois candélabres,
     trouvés à la même époque, furent achetés par un horloger de
     Nottingham (celui-même qui avait trouvé les pièces dont nous
     venons de parler), et ayant de ses mains passé dans celles de
     sir Richard Kaye, prébendier de Southwell, ils forment à
     présent un des ornemens les plus remarquables de la
     cathédrale de cette ville. Un document curieux, trouvé,
     dit-on, dans l'aigle, appartient aujourd'hui au colonel
     Wildman; c'est un plein pardon, accordé par Henri II, de tous
     les crimes possibles (et l'on en trouve désigné un assez long
     catalogue) que les moines peuvent avoir commis avant le huit
     décembre précédent. «_Murdris_ per ipsos _post decimum nonum
     diem_ novembris ultimo præteritum perpetratis, si quæ
     fuerint, _exceptis_.»]

Au couronnement de Jacques Ier, nous trouvons un autre représentant de
cette famille, le petit-fils de sir John Byron _le Court_, devenu
l'objet de nouvelles faveurs royales et créé chevalier du Bain (_Knight
of the Bath_). Une lettre de ce personnage, conservée dans _les
Illustrations de Lodge_, nous apprend, que, malgré l'ostentation d'une
apparente prospérité, cette ancienne famille avait déjà l'expérience des
embarras pécuniaires. Dans cette pièce, après avoir parlé à son héritier
du meilleur moyen de payer ses dettes, «je vous conseille donc,
continue-t-il[6], aussitôt que vous aurez terminé, comme vous le devez,
les funérailles de votre père, de régler et de réduire ce grand train de
maison, et de ne garder de tous vos domestiques que quarante ou
cinquante au plus. Dans mon opinion, vous feriez beaucoup mieux de vivre
quelque tems dans le comté de Lancastre que dans celui de Nottingham; et
cela, pour plusieurs raisons excellentes, qu'au lieu de vous écrire, je
vous dirai à notre première entrevue.»

     [Note 6: Le comte de Shrewsbury.
                                  (_Note de Moore_.)]

C'est du règne suivant, celui de Charles Ier, que date l'origine de la
noblesse de la famille. En 1643, sir John Byron, arrière-petit-fils de
celui qui avait obtenu le riche domaine de Newsteadt, fut créé baron
Byron de Rochdale, dans le comté de Lancastre; et rarement de pareils
titres furent concédés pour des services aussi réels et aussi honorables
que ceux auxquels ce gentilhomme dut le sien. Presque à chaque page de
l'histoire de nos guerres civiles, son nom se trouve lié aux diverses
fortunes de son roi; toujours fidèle, persévérant et désintéressé dans
sa conduite. «Sir John Byron, dit l'auteur des _Mémoires du colonel
Hutchinson_, plus tard Lord Byron, et tous ses frères, hommes d'armes,
actifs et vaillans de leurs personnes, étaient tous acquis passionnément
au roi.» Dans une réponse que le colonel Hutchinson eut l'occasion de
faire, étant gouverneur de Nottingham, à son cousin germain, sir Richard
Byron, il accorde un glorieux tribut à la valeur et à la fidélité de la
famille. Sir Richard ayant envoyé quelqu'un vers son parent pour
l'engager à rendre le château, reçut pour réponse «que, sauf le cas où
il trouverait dans son cœur quelque disposition à une trahison
semblable, il devait se rappeler qu'il coulait dans ses veines assez du
sang des Byron, pour qu'il eût horreur de trahir ou d'abandonner ce
qu'il avait entrepris de défendre.»

Tels sont quelques-uns des personnages distingués qui ont transmis à
Byron leur nom illustré.

Du côté maternel notre poète pouvait vanter ses ancêtres, à la noblesse
desquels l'Écosse ne pouvait rien préférer, sa mère étant de la famille
des Gordon de Gight, descendans de sir William Gordon, troisième fils du
comte de Huntley, par la fille de Jacques Ier.

Après les tems agités des guerres civiles, où se distinguèrent aussi
plusieurs Byron, puisqu'à la fameuse bataille d'Edgehill on vit jusqu'à
sept frères de ce nom, leur renommée semble assoupie pendant près d'un
siècle. Mais vers l'année 1750, le naufrage et les souffrances du
grand-père de notre poète, M. Byron, plus tard amiral, réveillèrent à un
haut degré l'attention et l'intérêt du public. Quelque tems après, une
autre sorte de célébrité, moins glorieuse il est vrai, devint le partage
de deux autres membres de la famille: l'un grand-oncle, l'autre père de
Lord Byron. Le premier, en 1765, subit un jugement devant la Chambre des
Pairs, pour avoir tué en duel, ou plutôt au milieu d'une querelle, son
parent et son voisin, M. Chaworth; le second ayant enlevé et conduit sur
le continent la femme de lord Carmarthen, l'épousa dès que le marquis
eut réussi à obtenir un divorce. Une fille fut le seul fruit de cette
courte union: ce fut l'honorable Augusta Byron, aujourd'hui femme du
colonel Leigh.

En parcourant ainsi rapidement les premiers et les derniers ancêtres de
Lord Byron, on ne peut s'empêcher de remarquer à quel point ce dernier
réunissait en lui une partie des grandes et peut-être des mauvaises
qualités remarquables dans plusieurs de ses aïeux! La générosité, la
hardiesse, la grandeur d'ame des plus illustres; mais aussi les passions
déréglées, la bizarrerie, le mépris de l'opinion publique, qui
caractérisaient les autres.

M. Byron, le père du poète, ayant perdu sa première femme en 1784, se
remaria l'année suivante à miss Catherine Gordon, fille et unique
héritière de George Gordon de Gight. Outre le domaine de Gight, qui
pourtant était dans l'origine bien plus important qu'aujourd'hui, cette
dame possédait en valeur pécuniaire, actions, etc., une fortune
considérable; et l'opinion commune était que M. Byron ne lui avait fait
la cour que pour s'affranchir de ses dettes.

Un trait bien singulier que l'on raconte de miss Gordon, surtout si
jusqu'alors elle n'avait jamais vu le capitaine Byron, prouve en même
tems l'extrême vivacité et la véhémence des sentimens qu'elle avait déjà
pour lui. Elle était au théâtre d'Edimbourg, un soir que le rôle
d'_Isabella_ était rempli par Mrs. Siddons; l'illusion que faisait cette
grand actrice l'affecta au point de la faire tomber, avant la fin de la
pièce, dans de violentes attaques de nerf. On l'emporta hors du théâtre,
tandis qu'elle s'écriait à haute voix: «Oh! mon Byron, mon Byron!»

A l'occasion de son mariage, un rimeur écossais fit paraître une ballade
que l'on a dernièrement réimprimée dans une collection d'_anciennes
chansons et ballades du nord de l'Écosse_.

Comme elle porte la preuve de la réputation de fortune qu'avait la
nouvelle épouse et de l'inconduite extravagante de son époux, on en
pourra lire volontiers l'extrait suivant:


MISS GORDON DE GIGHT.

Oh! où êtes-vous allée, jolie miss Gordon? où êtes-vous allée si
gentille et si parée? Vous avez épousé, vous avez épousé John Byron,
pour dissiper les terres de Gight.

Ce jouvenceau est un mauvais sujet venu d'Angleterre; les Écossais ne
connaissent pas sa famille; il entretient des maîtresses; son hôte
l'importune et ne peut s'en faire payer. Oh! ce sera bientôt fait des
terres de Gight.

Oh! où êtes-vous allée, etc.

Entendez-vous les coups de fusil, le bruit du tambourin, celui du cor
dans les bois, de la cornemuse sous le vestibule, les aboiemens des
chiens courans et des chiens d'arrêt. Avec tout ce bruit-là, ce sera
bientôt fait des terres de Gight.

Oh! où êtes-vous allée, etc.

Bientôt après le mariage, qui eut lieu, je crois, à Bath, M. Byron et sa
femme se retirèrent dans leur terre d'Écosse, et il se passa peu de tems
avant que les pronostics du faiseur de ballades ne se réalisassent. La
malheureuse héritière mesura alors des yeux l'abîme de dettes qui devait
engloutir sa fortune. Les créanciers de M. Byron se présentèrent sans
perdre de tems. Argent comptant, actions de la Banque, droits de pêche,
tout fut sacrifié pour les satisfaire; tout cela ne suffisant pas, il
fallut grever la propriété d'une hypothèque assez considérable.

Dans l'été de 1786, elle et son mari quittèrent l'Écosse pour la France;
et l'année suivante il fallut vendre le domaine de Gight, toujours pour
payer des dettes. La totalité du prix de la vente y passa, à l'exception
d'une petite somme remise en main tierce, pour l'usage particulier de
mistress Byron, qui se vit ainsi, dans le court espace de deux ans,
réduite d'un état d'opulence à un revenu modique de 150 livres
sterling[7].

     [Note 7: Les détails que je joins ici sur la fortune de
     mistress Byron (la mère), avant son mariage, et la rapidité
     avec laquelle cette même fortune fut dissipée bientôt après,
     sont de la plus grande exactitude; j'ai tout lieu de le
     croire, d'après l'authenticité de la source où je les ai
     puisés.

     «A l'époque de son mariage, miss Gordon possédait à peu près
     3,000 liv. st. en espèces, deux actions de la banque
     d'Aberdeen, les domaines de Gight et de Monkshill, et le
     privilège de deux pêcheries de saumons sur la Dee. Peu après
     l'arrivée de M. et de mistress Byron en Écosse, il fut
     évident que le premier avait contracté des dettes
     considérables, et ses créanciers commencèrent des poursuites
     légales pour arriver au recouvrement de leurs créances.
     L'argent comptant fut immédiatement sacrifié pour les
     satisfaire, les actions de la banque furent vendues à raison
     de 600 liv. st. (elles en valent actuellement 5,000); on
     abattit sur la terre de Gight et l'on vendit du bois, au
     montant de 1,500 liv. st. On disposa de la ferme de Monkshill
     et des pêcheries, formant un franc-fief, pour 480 liv. st. Ce
     n'est pas tout, dans l'année même du mariage, on emprunta une
     somme de 8,000 liv. st., pour laquelle mistress Byron donna
     hypothèque sur son domaine de Gight.

     «En mars 1786, un contrat de mariage fut dressé selon la
     _coutume_ d'Écosse et signé par les parties. Dans le cours de
     l'été de la même année, M. et mistress Byron quittèrent Gight
     pour n'y plus revenir; le domaine fut vendu l'année suivante
     à Lord Haddo moyennant 17,850 liv. st. La totalité de cette
     somme fut employée à payer les dettes de M. Byron, excepté
     une rente de 55 liv. sterl. 17 schellings 1 penny, douaire de
     la grand'mère de mistress Byron, représentant un capital de
     1,128 liv. st., qui devait revenir à cette dernière à la mort
     de son aïeule, et 3,000 qui devaient être déposées en mains
     tierces pour l'usage particulier de mistress Byron, et qui
     furent depuis placées chez M. Carsewell de Ratharllet, dans
     le comté de Fife.»

     Une autre personne, bien informée, m'a raconté une
     particularité singulière qui eut lieu avant la vente de la
     terre, c'est que tous les ramiers de la maison de Gight
     s'envolèrent de concert et se rendirent au colombier de Lord
     Haddo; leur exemple fut suivi par une troupe de hérons qui
     avaient fait leur nid depuis maintes années dans un bois
     voisin d'un grand lac, appelé le _Hagberry-Pot_. On vint en
     avertir Lord Haddo. «Laissez venir les oiseaux, répondit-il,
     ne les effarouchez pas, la terre ne manquera pas de les
     suivre.» Ce qui arriva effectivement.
                                            (_Note de Moore_.)]

Mistress Byron revint en Angleterre à la fin de 1787, et le 22 janvier
suivant elle mit au monde à Londres, dans _Holle-street_, son premier et
unique enfant, George Gordon Byron. Le nom de Gordon lui fut donné par
suite d'une condition testamentaire imposée à quiconque épouserait
l'héritière de Gight; l'enfant, à son baptême, eut pour parrains le duc
de Gordon et le colonel Duff de Fetteresso.

A propos de sa qualité de fils unique, Lord Byron, dans une des feuilles
de son journal, rapporte quelques coïncidences curieuses du même fait
dans sa famille, qui, pour un esprit disposé comme le sien à trouver
partout du merveilleux dans tout ce qui avait rapport à lui-même,
devaient paraître plus singulières et plus frappantes qu'elles ne le
sont en effet: «J'ai pensé, dit-il, à une chose bizarre; ma fille, ma
femme, ma sœur de père, ma mère, ma tante maternelle, la mère de ma
sœur, ma fille naturelle et moi-même sommes ou étions tous fils ou
filles uniques; la mère de ma sœur, lady Conyers, n'eut que ma sœur de
son second mariage; elle-même était fille unique; mon père n'eut que moi
de son second mariage avec ma mère, également fille unique. Une telle
complication dans une seule famille est bien singulière, elle semble
vraiment l'effet de la fatalité.» Ensuite il ajoute ces paroles
caractéristiques: «Mais les plus fiers animaux ont le moins de petits,
tels que les lions, les tigres et jusqu'aux éléphans, qui sont doux en
comparaison des premiers.»

De Londres mistress Byron se rendit avec son enfant en Écosse; et, en
1790, elle fixa son séjour à Aberdeen, où le capitaine Byron vint
bientôt la rejoindre. C'est là qu'ils vécurent ensemble quelque tems,
logés en garni chez un nommé Anderson, dans _Queen-street_; mais leur
union étant loin d'être parfaite, une séparation fut bientôt jugée
nécessaire, et mistress Byron prit le parti d'aller loger, toujours en
garni, à l'extrémité de la même rue[8]. Malgré cette désunion, ils n'en
continuèrent pas moins à se visiter de tems en tems, et même à prendre
le thé l'un chez l'autre; mais les élémens de discorde se multiplièrent
et finirent par amener leur séparation complète et définitive. Il
arrivait toutefois fréquemment au mari, d'accoster la bonne et son fils
dans leur promenade et d'exprimer un vif désir d'avoir l'enfant chez lui
pour un ou deux jours. Mistress Byron était d'abord peu disposée à céder
à ce vœu; mais la bonne lui représenta que _si le père avait l'enfant
une seule nuit, il n'en voudrait pas davantage_, et cette réflexion la
décida enfin à y consentir. L'événement justifia la prédiction de la
bonne; quand elle vint le lendemain s'informer de son enfant, le
capitaine Byron lui déclara qu'il avait assez de son jeune hôte, et
qu'elle pouvait le reprendre tout de suite.

     [Note 8: Il semble que plusieurs fois elle changea de
     domicile à Aberdeen; on désigne encore deux maisons où elle
     aurait quelque tems logé, l'une dans _Virginia-street_, et
     l'autre chez un M. Leslie, je crois, dans _Broad-street_.
                                            (_Note de Moore_.)]

Il faut observer qu'à cette époque la fortune de mistress Byron ne lui
permettait pas d'avoir plus d'une domestique; il n'est donc pas étonnant
que l'enfant envoyé affronter l'épreuve d'une visite, sans la
surveillance ordinaire de sa bonne, se soit montré un hôte difficile à
gouverner.

Du reste, que dès l'enfance son caractère fût violent, sournois et
colère, il est impossible d'en douter; jusque dans ses petites jupes, il
manifestait avec sa bonne ce même esprit d'impatience dont il donna dans
la suite tant de preuves à ses critiques. Un jour elle le réprimanda
vivement d'avoir sali ou déchiré un fourreau qu'on venait de lui mettre:
ces reproches le firent entrer dans une de ces _rages silencieuses_,
comme il les nomme lui-même; il prit le fourreau de ses deux mains, le
mit en pièces, puis revint à une soudaine immobilité, défiant et son
censeur et son ressentiment.

Mais malgré cette petite scène et d'autres emportemens semblables,
auxquels ne l'encourageait que trop l'exemple de sa mère (qui en
agissait, dit-on, fréquemment de même avec ses bonnets et ses robes), il
y avait dans ses inclinations, et le témoignage de ses bonnes, de ses
maîtres et de tous ceux qui eurent alors des rapports avec lui est ici
conforme, un mélange de douceur affectueuse et d'enjouement qui lui
gagnait nécessairement les cœurs, et qui plus tard, comme dans ses plus
tendres années, rendait son commerce facile pour ceux qui l'aimaient et
le connaissaient assez pour user toujours à son égard de douceur et de
fermeté. La gouvernante, dont nous avons déjà parlé, et la sœur de cette
femme, May-Gray, qui la remplaça, prirent sur son esprit une influence à
laquelle il ne résistait que bien rarement; tandis que sa mère, dont les
caprices et les accès de tendresse et d'emportement diminuaient
également le respect et l'affection de son enfant, ne dut jamais qu'à
l'autorité de son titre de mère le faible pouvoir qu'elle eut sur lui.

Par l'effet d'un accident qui, dit-on, arriva au moment de sa naissance,
l'un de ses pieds fut détourné de sa position naturelle. Ce défaut,
grâce surtout aux efforts que l'on fit pour y remédier, fut pour lui,
pendant sa jeunesse, la source d'une foule de douleurs et d'ennuis. On
voulut redresser ce membre d'après les expédiens alors en vogue, et sous
la direction du célèbre John Hunter, qui même entretint à ce sujet une
correspondance avec le docteur Livingstone d'Aberdeen. C'était à sa
gouvernante qu'était confié le soin de lui mettre le soir ses
machines-bandages; souvent alors, comme elle l'a raconté depuis, elle
lui chantait ou lui racontait, pour mieux l'endormir, des histoires et
des légendes auxquelles, comme la plupart des enfans, il prenait un
grand plaisir. Elle lui apprit encore, dans cet âge si tendre, à répéter
un grand nombre de psaumes, et le premier et le vingt-troisième furent
ceux qu'il confia d'abord à sa mémoire. C'est un fait vraiment
remarquable que, par les soins de cette respectable et pieuse personne,
il acquit une connaissance plus parfaite des saintes Écritures, que ne
l'ont en général les jeunes gens. Dans une lettre qu'il écrivit d'Italie
à M. Murray, en 1821, après lui avoir demandé, par la première occasion,
l'envoi d'une bible, il ajoute: «N'oubliez pas cela, car je suis un
grand lecteur et admirateur de ces livres; je les avais parcourus tous
avant l'âge de huit ans,--c'est-à-dire les livres de l'Ancien-Testament;
quant au Nouveau, sa lecture me semblait une tâche, et celle de l'autre
un plaisir. J'en parle d'après mes idées d'enfant, telles que je me les
rappelle, et comme se présente encore à ma mémoire ce tems que je passai
à Aberdeen en 1796.»

La difformité de son pied était dès-lors un sujet qui l'affligeait
beaucoup et sur lequel il se montrait très-irascible. Une personne de
Glascow m'a rapporté que la gouvernante de sa femme et celle de Byron se
voyaient souvent quand elles sortaient pour promener les enfans qui leur
étaient confiés, et qu'un jour elle lui avait dit: «Quel bel enfant que
ce Byron! et quel malheur qu'il ait un pareil pied!» L'enfant
l'entendit, et soudain, outré de colère, il la frappa d'un petit fouet
qu'il avait à la main, en s'écriant avec impatience: _Ne parlez pas de
cela_. Quelquefois cependant, comme plus tard, il parlait avec
indifférence et même plaisantait de son infirmité. Dans le voisinage se
trouvait un autre enfant qui avait dans l'un de ses pieds un défaut
semblable; Byron disait alors à cette occasion en riant: _Venez voir les
deux petits garçons qui s'en vont dans Brood-street avec leurs deux
pieds bots_.

Parmi une foule d'exemples de vivacité et d'énergie, sa gouvernante
citait le suivant. Un soir, elle l'avait conduit au théâtre, à la
représentation de la _Femme colère corrigée_ (_the taming of the
Shrew_); il avait suivi la pièce pendant quelque tems avec un intérêt
silencieux, mais à la scène entre Catherine et Pétruchio, quand les
acteurs en furent à ces deux vers:

        CATHERINE. Je sais que c'est la lune.
        PETRUCHIO. Non, vous mentez, c'est le soleil bienfaisant.

Le petit Geordie (ainsi l'appelait-on), se levant de son siége, se mit à
crier vivement: _Mais je vous dis, moi, que c'est la lune, monsieur_.

Nous avons déjà parlé du séjour du capitaine Byron à Aberdeen; il revint
encore y passer deux ou trois mois avant son départ définitif pour la
France. Chaque fois, le principal objet de sa visite était de tirer
encore, s'il le pouvait, quelque argent de la malheureuse femme qu'il
avait réduite à la misère; et il y réussit si bien, que la dernière fois
cette dame, gênée comme elle l'était, parvint à lui procurer les moyens
de se rendre à Valenciennes[9], où il mourut l'année suivante (1791).
Bien que sur la fin Mrs. Byron refusât de le voir, elle lui conserva
toujours, dit-on, une vive affection; et à cette époque, quand la
gouvernante venait à le rencontrer, elle ne manquait pas de s'informer
auprès d'elle, avec la plus tendre sollicitude, de sa santé et de l'air
de son visage. Quand elle apprit sa mort, sa douleur, suivant le récit
de la même personne, tenait du désespoir, et ses cris perçans furent
entendus jusque dans la rue. C'était vraiment une femme extrême dans
toutes ses passions; sa douleur et sa tendresse partaient de son
tempérament autant que d'une sensibilité réelle. Quoi qu'il en soit,
déplorer la mort d'un pareil mari était, il faut l'avouer, faire preuve
d'une générosité bien gratuite; d'autant plus que ne l'ayant épousée,
comme il le disait tout haut, que pour sa fortune, et ayant bientôt
dissipé le seul charme qu'elle eût à ses yeux, il avait la cruauté de
lui reprocher fréquemment les inconvéniens de la pénurie, fruit de son
extravagante prodigalité.

     [Note 9: Mrs. Byron, dit quelqu'un que j'ai déjà cité,
     s'était endettée de trois cents liv. st., par suite des
     avances d'argent faites à M. Byron lors de ses deux visites à
     Aberdeen, et par les frais d'ameublement de la chambre
     qu'elle occupa après la mort de son mari, dans Brood-street.
     Les intérêts de cette somme réduisirent son revenu à 139
     liv.; toutefois elle sut vivre sans augmenter ses dettes, et
     à la mort de sa grand'mère, ayant hérité des 1,122 liv.
     réservées pour le douaire de cette dame, elle les acquitta
     entièrement.]

Le jeune Byron n'avait pas cinq ans accomplis quand on l'envoya à une
école primaire, tenue à Aberdeen par M. Bowers[10]. Il y resta, sauf
quelques interruptions, durant l'espace de douze mois, comme l'atteste
l'extrait suivant du registre journalier de l'école:


GEORGES GORDON BYRON,

19 novembre 1792.

19 novembre 1793, reçu une guinée.

     [Note 10: Dans _Long-acre_, l'instituteur actuel de cette
     école est M. Davie Gronta, l'ingénieux éditeur d'une
     _collection de batailles et monumens militaires_, et d'un
     ouvrage fort utile intitulé: _Livre classique des poèmes
     modernes_.]

Le prix de cette école, pour la lecture seulement, n'était que de 5
_shillings_ par quartier; et ce fut certainement moins dans le but de
hâter ses progrès que pour mieux échapper à sa turbulence que sa mère
l'y envoya. Quant au résultat de ces premières études à Aberdeen, tant
sous M. Bowers que sous différens autres instituteurs, il nous en offre
lui-même le curieux document dans une sorte de journal commencé sous le
titre de _mon Dictionnaire_, et qu'on retrouve dans l'un de ses
manuscrits:

«J'ai vécu dans cette ville plusieurs années de ma première jeunesse;
mais depuis l'âge de dix ans je n'y suis pas retourné. A cinq ans, ou
plus tôt même, on m'envoyait à l'école tenue par un M. Bowers, que l'on
surnommait _Bodsy_, à cause de son air vif et éveillé. C'était une école
à l'usage des deux sexes; j'y appris peu de chose, si ce n'est à répéter
par cœur, à force de l'entendre, mais sans en retenir une lettre, la
première leçon monosyllabique: _Dieu fit l'homme, il faut l'aimer_. La
seule preuve que je donnais de mes progrès à la maison, c'était de
répéter ces mots avec la plus grande volubilité; mais un jour, ayant
tourné le feuillet, j'eus le malheur de redire encore la même chose, et
cela fit découvrir les bornes étroites de mes jeunes talens: on me tira
les oreilles (criante injustice, attendu que c'était par elles que
j'avais appris ce que je savais), et l'on confia mes dispositions aux
soins d'un nouveau précepteur; c'était un pieux et habile petit prêtre,
nommé Ross, devenu plus tard, ministre de l'une des églises d'Écosse
(celle d'_East_, je pense). Je fis sous lui d'étonnans progrès, et je me
rappelle encore aujourd'hui ses manières douces et sa généreuse
sollicitude. Dès que je pus lire, ma grande passion fut l'histoire, et
surtout je me passionnai, pourquoi? je l'ignore, pour la bataille donnée
près du lac Régille, dans l'histoire romaine, que l'on m'avait d'abord
mise entre les mains. Il y a quatre ans, me trouvant sur les hauteurs de
Tusculum, mes regards s'arrêtèrent sur le petit lac circulaire, jadis de
Régille, et qui n'est plus qu'un point dans la perspective; alors je me
souvins de mon jeune enthousiasme et de mon vieux instituteur. Plus tard
j'eus pour maître un nommé Paterson, honnête jeune homme, mais
très-sérieux et taciturne: c'était le fils de mon cordonnier; du reste
fort instruit, comme le sont généralement les Écossais; c'était de plus
un presbytérien rigide. Je commençai avec lui le latin, dans la
grammaire de Ruddeman, et je continuai jusqu'au moment où l'on me mit à
l'_école de grammaire_. Là je fis toutes mes classes jusqu'à la
quatrième forme[11], époque de mon rappel en Angleterre, ma patrie, par
la mort de mon oncle.

     [Note 11: Un collége régulier anglais se divise généralement
     en six _formes_, quoiqu'un même professeur puisse être chargé
     de deux à la fois. L'ordre des _formes_ est inverse du nôtre;
     ainsi (la rhétorique et la philosophie faisant partie de
     l'enseignement spécial des universités), la sixièmes _forme_
     correspondra à notre classe de seconde, et la première forme
     à notre septième ou aux classes plus élémentaires encore.
                                        (_Note du Traducteur_.)]

C'est à Aberdeen, et sur les belles exemples de M. Duncan, que j'acquis
le beau point d'écriture que je ne lis pas moi-même sans difficulté. Je
ne pense pas qu'il se mît beaucoup en peine de mes progrès. J'écrivais
mieux alors que je n'ai jamais fait depuis; la hâte et l'agitation d'une
et d'autre espèce ont fait de moi le plus parfait griffonneur qui jamais
ait tenu une plume. Il pouvait y avoir à cette école de grammaire cent
cinquante enfans de tout âge; elle était divisée en cinq classes, tenues
par quatre maîtres, le principal se chargeant de la quatrième et de la
cinquième forme, comme en Angleterre la cinquième et la sixième forme et
les moniteurs ont toujours pour professeur le chef de l'école.»

Parmi ses compagnons de classe, il en est de vivans qui se souviendront
encore de lui[12], et l'impression qu'ils en ont conservée est que
c'était un enfant vif et passionné, emporté, rancunier, mais affectueux
et sociable à l'égard de ses camarades; hardi, singulièrement aventureux
et toujours, comme l'un d'eux le répétait heureusement, toujours _plus
prêt à donner qu'à recevoir des coups_. Entr'autres anecdotes à l'appui
de ce caractère, on cite qu'une fois, revenant de l'école, il se trouva
de compagnie avec un enfant qui l'avait auparavant insulté, sans en
avoir été puni. Le petit Byron avait juré qu'il le lui paierait à la
première occasion; en conséquence cette fois-ci, bien que plusieurs
autres enfans prissent le parti de son adversaire, il parvint à lui
donner une _volée complète_; et quand il arriva chez sa mère, tout
essoufflé, la servante lui demanda ce qu'il avait fait. Il répondit,
avec un mélange de rage et d'enjouement, qu'il venait d'acquitter une
dette en rossant un enfant auquel il l'avait promis; qu'il était un
Byron, et que jamais il ne fausserait sa devise: _Croys Byron_.

     [Note 12: Le vieux portier du collége aussi se rappelle bien
     le petit garçon à la jaquette rouge et au pantalon de nankin,
     qu'il a si souvent chassé de la cour du collége.]

Il est certain qu'il cherchait bien plus à se distinguer parmi ses
camarades par sa supériorité dans tous les jeux et exercices violens,
que par ses progrès à l'étude[13]. Cependant il était plein d'ardeur dès
qu'on parvenait à fixer son attention, ou qu'un genre d'étude venait à
lui plaire. Il était en général parmi les derniers de sa classe, et ne
semblait guère ambitieux de places plus honorables. Il est d'usage, je
crois, dans cette pension, d'intervertir de tems en tems l'ordre des
places et de mettre les plus faibles écoliers sur les bancs
ordinairement réservés aux plus forts, sans doute dans la vue de mieux
stimuler l'ardeur des uns et des autres. Dans ces occasions, et
seulement alors, Byron était parfois à la tête de ses condisciples, et
son professeur disait en le raillant; _Allons, George, vous ne tarderez
pas à retourner à la queue_[14].

     [Note 13: C'était, dit l'un de ceux que j'ai consultés, un
     bon joueur de billes, il les lançait plus loin que la plupart
     des enfans; il excellait aussi aux _barres_, jeu qui exige
     une grande agilité de jambes.]

     [Note 14: Il paraît, d'après la liste trimestrielle tenue a
     l'école de grammaire d'Aberdeen, dans laquelle le nom des
     enfans se trouve placé suivant le rang qu'ils tenaient dans
     leur classe; il paraît, dis-je, qu'en avril 1794, le nom de
     Byron se trouvait le vingt-troisième sur une liste de
     trente-huit enfans, dans la seconde forme. En avril 1798, il
     lui arriva d'être le cinquième dans la quatrième classe,
     composée de vingt-sept enfans, et de dépasser plusieurs de
     ses condisciples qui l'avaient toujours devancé jusque-là.]

Durant cette période, sa mère et lui eurent l'occasion de faire visite à
plusieurs de leurs amis: ils passèrent quelque tems à Fetteresso,
demeure de son parrain le colonel Duff (on s'y rappelle encore le
plaisir que prenait l'enfant à jouer avec un vieux sommelier, bon
vivant, nommé Ernest Fiddler). Ils s'arrêtèrent aussi à Banff, où
résidaient quelques proches parens de mistress Byron.

Il eut en 1796 une attaque de fièvre scarlatine, après laquelle sa mère
l'envoya, pour changer d'air, dans les montagnes de l'Écosse
(_highlands_); et ce fut alors, ou l'année suivante, qu'ils choisirent
pour résidence une ferme dans le voisinage de Ballater. C'est un séjour
recherché pendant l'été par ceux qui veulent reprendre leur santé ou
leur enjouement; il est situé sur la rivière, à quarante milles environ
d'Aberdeen. Bien que cette maison, où l'on montre encore avec orgueil le
lit du jeune Byron, soit naturellement devenue un but de pélerinage pour
les admirateurs du génie, elle est, ainsi que la vallée étroite et aride
dans laquelle elle est bâtie, bien indigne de s'associer au souvenir
d'un poète. A peu de distance de là, on peut vanter avec raison un
paysage où se retrouvent tous les genres de beautés sauvages qui suivent
le cours de la Dée à travers les montagnes. C'est là que les noirs
sommets de _Lachin-y-Gair_ s'élançaient en forme de tourelles aux yeux
du poète futur; les vers qu'il consacra, plusieurs années après, au
tableau de ces objets sublimes, montrent que déjà, malgré sa tendre
jeunesse, il connaissait tous les genres de _gloire sourcilleuse_ qui
s'y rattachaient[15].

     [Note 15: Les souvenirs exprimés dans cette pièce sont
     charmans, mais il n'en est pas moins certain, d'après le
     témoignage de sa gouvernante, qu'il alla tout au plus deux
     fois sur cette montagne, située à quelques milles de leur
     résidence ordinaire.]

Ah! c'est là que mes pas s'égarèrent souvent dans mon enfance; mon
chapeau était le bonnet à carreaux, mon manteau le _plaid_ des
montagnards; les souvenirs des chefs de _clans_, morts depuis long-tems,
venaient s'offrir à mon esprit, quand, chaque jour, j'errais dans les
clairières couvertes de pins. Je ne songeais pas à retourner au château,
avant que la gloire du jour mourant n'eût fait place aux rayons brillans
de l'étoile polaire, car mon imagination charmée aimait à se nourrir des
traditions glorieuses que je recueillais de la bouche des habitans de la
sombre Loch-na-Gar.

On a plusieurs fois attribué la première étincelle de son génie poétique
à la sévérité grandiose des scènes au milieu desquelles s'écoula son
enfance; mais on pourrait se demander si jamais pareilles facultés
furent l'effet d'un pareil accident. Que les charmes d'une nature
pittoresque, nés principalement de notre imagination et de nos
souvenirs, soient profondément sentis à un âge où l'imagination est à
peine née, où les souvenirs sont rares, c'est ce qu'on concevra
difficilement, tout en faisant la part d'un génie prématuré. L'éclat que
le poète voit dans les aspects de la nature n'est pas autant dans les
objets eux-mêmes que dans l'œil qui les contemple; et l'imagination doit
entourer ses tableaux d'une sorte d'auréole avant de pouvoir leur
emprunter quelque inspiration.

A la vérité, comme matériaux susceptibles d'être mis en œuvre par la
faculté poétique quand elle sera développée, ces merveilleuses
impressions, recueillies dès l'enfance avec toute la vivacité,
conservées avec toute la puissance de souvenir qui appartient au génie,
peuvent bien former l'un des plus purs et des plus précieux alimens dont
il se nourrira par la suite; mais cependant la source de ce charme est
dans le sentiment poétique qui existait en lui et qui s'éveille alors.
C'est l'imagination seule qui, agissant sur ses souvenirs, imprégnera
pour lui, dans la suite, tout le passé de poésie.

Il faut donc classer les impressions que Lord Byron reçut dans son
enfance des scènes de la nature, avec les divers autres souvenirs qu'il
conserva de la même période, comme de son innocence, de ses jeux, de ses
espérances et de ses affections premières, tous souvenirs que le poète
sait convertir à son usage, mais dont aucun ne fait le poète; pas plus
que le miel (pour employer une comparaison de Byron lui-même) ne fait
l'abeille qui le butine.

Quand il arrive, comme ce fut le cas en Grèce pour Lord Byron, que les
mêmes accidens de nature, sur lesquels la mémoire a réfléchi son charme,
se reproduisent devant les yeux, entourés de circonstances nouvelles et
inspiratrices, et de tous les accessoires qu'une imagination riche et
vigoureuse peut leur prêter; alors, et le passé, et le présent, tout
contribue à rendre l'enchantement complet. Or, jamais cœur ne fut mieux
né pour réunir ces divers sentimens que celui de Lord Byron. Dans un
poème écrit un ou deux ans avant sa mort[16], il fait honneur de sa
passion pour les montagnes aux impressions de son séjour dans les
_highlands_; et il attribue même le plaisir que lui fit éprouver
l'aspect de l'Ida et du Parnasse, bien moins aux traditions classiques
qu'aux souvenirs profonds que lui fournissaient son enfance et
_Lachin-y-gair_.

     [Note 16: L'Ile.]

Celui dont les premiers regards se sont arrêtés sur les montagnes de
l'Écosse, couronnées d'un bleu céleste, aimera à contempler toutes les
cimes qui lui offriront une couleur analogue; il saluera, dans chaque
mamelon, le visage connu d'un ami; à la vue d'une montagne, son ame
s'épanouira, comme pour l'embrasser. Long-tems j'ai parcouru des pays
qui n'étaient pas mon pays; j'ai adoré les Alpes, aimé les Apennins,
révéré le Parnasse, admiré l'Ida cher à Jupiter, et l'Olympe qui s'élève
majestueusement au-dessus de la mer. Mais ce n'était point le souvenir
de leur gloire antique, ce n'était point la vue de leur beauté présente
qui m'imposaient ces impressions profondes de respect et d'amour. Les
ravissemens que l'enfant avait éprouvés survivaient à l'âge de
l'enfance. Loch-na-Gar dominait avec l'Ida sur les champs de la Troade.
Les souvenirs celtiques entouraient le mont Phrygien, et les eaux des
cascades des _highlands_ se mêlaient à la claire fontaine de Castalie.

Dans une note jointe à ce morceau, nous le voyons faire le même
anachronisme dans l'histoire de ses propres sentimens, et rapporter à
son enfance elle-même cet amour des montagnes, qui n'était autre chose
que le résultat du travail de son imagination se reportant au passé.
«C'est, dit-il, de cette époque (celle de son séjour dans les
_highlands_) que date mon amour des pays montagneux. Je n'oublierai
jamais l'effet que produisit sur moi, quelques années plus tard, en
Angleterre, la seule chose que j'eusse vue depuis long-tems qui
ressemblât à des montagnes, quoiqu'en miniature; je veux parler des
_Malvern-hills_. Lorsque je retournai à Cheltenham, je les regardais
chaque soir, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne pourrais
décrire.» Son amour pour les courses solitaires et pour les excursions
de toutes espèces[17], le conduisait souvent assez loin pour donner sur
lui des inquiétudes sérieuses. Il lui arrivait à Aberdeen, toutes les
fois qu'il en trouvait l'occasion, de s'esquiver, inaperçu, de la
maison. Quelquefois il se dirigeait du côté de la mer; et un jour, après
de longues et pénibles recherches, on trouva le petit aventurier se
débattant au milieu d'une fondrière ou mare, d'où il n'aurait pu se
tirer de lui-même.

     [Note 17: Cette phrase rend fort douteuse l'assurance donnée
     par sa gouvernante (au rapport de Thomas Moore), que Byron
     n'avait jamais vu que deux fois la montagne de
     _Lachin-y-gair_, si voisine de l'habitation de sa mère.
                                               (_N. du Tr._)]

Dans le cours de l'une de ces excursions d'été le long de la Dée, il eut
l'occasion de voir les sauvages beautés des _highlands_, mieux encore
que dans les environs de leur résidence à Ballatrech. Sa mère l'avait
conduit sur la route romantique d'_Invercauld_, jusqu'à la petite chute
d'eau appelée _la vigne de la Dée_; sa passion pour les aventures fut
alors sur le point de lui coûter la vie: comme il grimpait le long d'une
pente inclinée sur cette cascade, une bruyère arrêta son pied bot et il
tomba. Déjà même il roulait vers le précipice, quand la gouvernante eut
la force et la présence d'esprit de le retenir, et de le ravir ainsi à
une mort certaine.

Il n'avait encore que huit ans: ce fut alors qu'un sentiment plus près
de l'amour qu'on ne le supposerait possible dans un âge si tendre, prit,
de son propre aveu, sur ses pensées, une puissance absolue, et prouva
ainsi, de bonne heure, combien il était facile d'éveiller sa sensibilité
sur ce point comme sur tous les autres[18]. L'objet de son attachement
était Marie Duff; et les passages d'un journal, tenu par lui en 1813,
montrent avec quelle fraîcheur, après un intervalle de dix-sept ans, il
se rappelait toutes les circonstances de cette première passion:

     [Note 18: On sait que Dante n'avait que neuf ans quand, à la
     _fête du Mai_, il vit pour la première fois Béatrix et en
     devint amoureux. Alfieri lui-même, amant précoce, considère
     une telle sensibilité prématurée comme le signe incontestable
     d'une ame née pour les beaux-arts. «_Effetti_, dit-il en
     décrivant ce qu'il éprouva lui-même lors de son premier
     amour, _che poche persone intendono, e pochissime provano: ma
     a quei soli pochissimi è concesso l' uscir della folla
     volgare in tutte le umane arti_.» Canova disait ordinairement
     qu'il se rappelait fort bien avoir été amoureux dès l'âge de
     cinq ans.]

«J'ai dernièrement, dit-il, beaucoup pensé à Marie Duff; il est bien
étrange que j'aie pu me passionner aussi profondément pour cette jeune
fille, à un âge où je ne pouvais connaître l'amour, ni ce que ce mot
signifiait: et pourtant c'était bien de l'amour. Ma mère me raillait
d'habitude sur cet attachement puéril; et plusieurs années après
(j'avais alors seize ans), elle me dit un jour: _Byron, je reçois une
lettre d'Edimbourg; miss Abercromby me mande que votre ancienne passion,
Marie Duff, est mariée à un M. Co_..... Et quelle fut ma réponse? En
vérité, je ne sais comment expliquer ce que je ressentis en ce moment;
mais je faillis entrer en convulsion. Ma mère en fut tellement alarmée,
que plus tard elle évita toujours de revenir sur ce sujet _avec
moi_,--se contentant de le redire volontiers à chacune de ses
connaissances. Maintenant que signifiait tout cela? Je ne l'avais pas
vue depuis que, par suite d'un _faux pas_ de sa mère, à Aberdeen, elle
fut ramenée à Banff, auprès de son aïeule: nous étions tous deux de
véritables enfans; j'avais dès-lors, et j'ai depuis éprouvé cinquante
fois, d'autres sentimens tendres; cependant je me rappelle encore tout
ce que nous nous disions l'un à l'autre, toutes nos caresses, ses
traits, mon inquiétude, mes insomnies, mes instances auprès de la
servante de ma mère pour qu'elle lui écrivît de ma part; ce qu'elle fit
à la fin pour me tranquilliser. La pauvre Nancy pensait que j'étais fou;
et comme je ne pouvais écrire une lettre moi-même, elle devint mon
secrétaire. Je me rappelle aussi nos promenades, mon bonheur quand
j'étais assis près de Marie dans l'appartement des enfans, à leur maison
proche des _Plainstones_ à Aberdeen. Alors, tandis que sa petite sœur
jouait à la poupée, nous faisions l'amour à notre manière.

«Comment diable tout cela arriva-t-il à un pareil âge? d'où cela
provenait-il? Certainement, plusieurs années après, je n'avais pas
encore l'idée de la distinction des sexes; et cependant mes tourmens et
mon amour furent si violens, que je doute quelquefois si j'ai jamais été
depuis réellement amoureux.

«Qu'il en soit ce qu'on voudra, l'annonce de son mariage, plusieurs
années après, fut pour moi un coup de foudre et fut sur le point de
m'étouffer, au grand effroi de ma mère et à l'étonnement de tous les
spectateurs qui refusaient d'y croire. C'est dans ma vie un phénomène
(puisque je n'avais alors que huit ans), qui m'a souvent tourmenté et
qui me tourmentera jusqu'à ma dernière heure; et récemment encore, je ne
sais pas pourquoi, son souvenir (non pas l'amour lui-même) s'est
représenté avec plus de force que jamais. Je serais bien étonné qu'elle
eût gardé de moi la moindre souvenance, et qu'elle se rappelât comme
elle plaignait sa petite sœur Hélène de ne pas avoir aussi un amoureux!
Il est incroyable comme j'ai gardé d'elle une parfaite et charmante
idée; de son front, de ses cheveux noirs, de ses yeux d'un brun clair,
de ses vêtemens même: je serais vraiment fâché de la voir aujourd'hui;
la réalité, toute belle qu'elle serait, détruirait ou du moins
obscurcirait les traits de la charmante Péri que je contemplais alors en
elle, et qui vit encore dans mon imagination après plus de seize années.
J'ai maintenant vingt-cinq ans et quelques mois.....

«Ma mère, je le suppose, raconta cette circonstance (l'effet qu'avait
produit son mariage sur moi) aux Parkynses et certainement à la famille
Pigot; elle le mentionna sans doute également à miss Abercromby, qui
connaissait mon ancien penchant, et qui sans doute n'avait donné cette
nouvelle qu'à mon intention..... Je l'en remercie! Comme ses
commencemens, le terme de cette passion m'a souvent fait réfléchir;
quant à l'exactitude des faits, d'autres les connaissent aussi bien que
moi, et le souvenir que j'en conserve est encore plein de vie. Mais plus
j'y songe, et plus je suis embarrassé d'assigner quelques causes à cette
précocité d'affection.»

Les chances qu'il avait de succéder au titre de ses ancêtres furent
quelque tems tout-à-fait incertaines; car; en 1794, le cinquième lord
Byron vivant avait encore un petit-fils. Sa mère cependant, dès sa
naissance, avait caressé l'espoir qu'il serait non-seulement un lord,
mais encore un grand homme. Une circonstance bizarre sur laquelle elle
fondait cette espérance, c'est qu'il était boiteux; pourquoi? il serait
difficile de le dire, si ce n'est peut-être qu'ayant un esprit des plus
superstitieux, elle avait consulté quelque diseur de bonne aventure,
qui, pour anoblir aux yeux d'une mère cette infirmité, l'avait rattachée
à la destinée future de l'enfant.

La mort du petit-fils du vieux lord, arrivée en Corse en 1794, brisa le
seul obstacle qui se trouvait jusqu'alors placé entre le petit George et
l'héritage immédiat de la pairie: l'importance sensible que cet
événement leur donna fut sentie non-seulement par Mrs. Byron, mais aussi
par le jeune baron futur de Newsteadt. Pendant l'hiver de 1797, sa mère
lisait un jour par hasard un discours prononcé à la Chambre des
Communes; un ami se trouvait présent, qui dit à l'enfant: «Nous aurons
un jour ou l'autre le plaisir de lire aussi vos discours à la Chambre
des Communes.» _J'espère que non_, répondit-il; _si vous en lisez
quelqu'un de moi, ce sera à la Chambre des Lords_.

Le titre dont il se félicitait ainsi ne lui fut que trop tôt dévolu.
S'il avait pu demeurer encore pendant dix ans tout simplement George
Byron, on ne peut douter que son caractère n'y eût gagné sous beaucoup
de rapports. L'année suivante, son grand oncle, le cinquième lord Byron,
mourut à l'abbaye de Newsteadt, ayant consommé les dernières années de
sa vie dans un état d'isolement austère et presque sauvage.

Le lendemain de l'accession du petit Byron à la pairie, on dit qu'il
courut à sa mère et lui demanda _si elle apercevait quelque changement
en lui depuis qu'il était lord, car il n'en trouvait lui-même aucun_.
Réflexion ingénieuse et naturelle; l'enfant ne songeait pas encore que
la simple addition d'une syllabe au-devant de son nom avait suffi pour
opérer un changement complet et magique dans toutes ses relations
futures avec la société.

On peut se faire une idée de l'effet que produisit dès-lors sur lui cet
événement, d'après l'agitation que, dit-on, il manifesta en s'entendant,
pour la première fois, appeler dans l'école avec l'addition du titre de
_dominus_. Incapable de faire la réponse habituelle, _adsum_, il resta
silencieux au milieu de la surprise générale de ses camarades, et finit
enfin par fondre en larmes.

Le nuage qu'avait jeté, et sans cause, à plusieurs égards, sur le
caractère du dernier lord Byron, sa malheureuse affaire avec M.
Chaworth, avait encore été, dans la suite, obscurci par les effets
naturels d'une vie insociable et bizarre. On fait encore dans le
voisinage les récits les plus exagérés de sa cruauté envers lady Byron,
avant leur séparation mutuelle, et l'on croit même que, dans l'un de ses
accès de fureur, il avait été jusqu'à la précipiter dans l'étang de
Newsteadt. Une autre fois, dit-on, ayant tué son cocher pour quelque
désobéissance, il avait jeté le cadavre dans la voiture où se trouvait
lady Byron, et montant aussitôt sur le siége, il avait lui-même conduit
les chevaux. Ces histoires sont, à n'en pas douter, des fables
grossières, comme la plupart de celles dont son illustre héritier fut
plus tard la victime. Une femme au service du vieux lord, encore
vivante, contredit ces deux récits comme autant d'inventions de la
calomnie; elle suppose pourtant que la première est fondée sur les
circonstances suivantes. Une jeune dame du nom de Booth se trouvait à
Newsteadt en visite; un soir, on fit une partie de plaisir devant la
façade de l'abbaye, et lord Byron, par accident, l'avait poussée dans le
bassin qui reçoit la cascade: de là, sans doute, le conte dont nous
avons parlé.

Une fois séparé de lady Byron, l'isolement complet dans lequel il vécut
réveilla toute la puissance d'imagination des habitans de l'endroit; nul
fait atroce ou désespéré que les commères du village ne fussent
disposées à lui imputer. Il y avait dans son triste jardin deux images
grimaçantes de satyres, que bientôt l'effroi de ceux qui les entrevirent
décora du nom de _diables du vieux lord_. On sait qu'il marchait
toujours armé, et l'on rapporte que le dernier sir John Warren, son
voisin, ayant été admis à dîner un jour avec lui, trouva sur la table
une boîte à pistolets placée là comme partie ordinaire du service.

Dans ses dernières années, les seuls compagnons de sa solitude, outre
cette colonie de grillons qu'il s'amusait, dit-on, lui-même, à nourrir
et à dresser[19], étaient le vieux Murray, plus tard valet favori de son
successeur, et la domestique dont je viens de citer l'autorité. Cette
dernière, d'après les fonctions auxquelles on suppose qu'elle avait été
promue auprès de son noble maître, avait reçu généralement dans le pays
le nom de _Lady Betty_.

     [Note 19: Lord Byron avait l'habitude d'ajouter à ceci, sur
     l'autorité de vieux domestiques, que le jour de la mort de
     leur patron, ces grillons laissèrent tous de concert la
     maison, et en si grand nombre, qu'il était impossible de
     faire un pas dans le vestibule sans en écraser quelques-uns.]

Quoiqu'il vécût dans sa solitude d'une manière sordide, il paraît qu'il
éprouvait souvent le besoin d'argent; et l'un des torts les plus sérieux
qu'il fit à sa propriété, fut la vente du domaine de Rochdale, dans le
duché de Lancastre, dont le produit minéralogique passait pour
très-important. Il savait bien, dit-on, à l'époque de la vente, qu'il
n'avait pas le droit de donner un titre légal de possession, et il n'est
pas croyable que ceux qui rachetèrent ignorassent l'irrégularité de la
transaction; mais ils prévirent sans doute, comme en effet cela arriva,
qu'avant d'être dépossédés de la propriété ils seraient à peu près
indemnisés par le produit qu'ils en tireraient.

On tenta, pendant la minorité du jeune lord, de rentrer dans le domaine
de Rochdale, et, comme on le lira bientôt, ce fut avec un plein succès.
Pour Newsteadt, les bâtimens et les dépendances menaçaient une ruine
prochaine, et parmi les rares témoignages de la sollicitude ou de la
dépense de son propriétaire, se trouvaient quelques masses de pierres
réunies à grands frais, et quelques bâtimens, crénelés, élevés sur le
bord du lac et dans l'épaisseur du bois. Les forts bâtis sur le lac
étaient destinés à donner un aspect naval à ses ondes: souvent, quand il
était en bonne humeur, il se plaisait à des combats simulés; ses
bâtimens attaquaient la forteresse, qui à son tour les canonnait. Le
plus grand de ses vaisseaux avait été construit pour lui dans l'un des
ports de mer de l'est: on l'avait dirigé sur des roues vers la forêt de
Newsteadt, comme pour accomplir l'une des prophéties de la mère Shipton,
_que quand un vaisseau chargé de_ ling _traverserait la forêt de
Shervood, le domaine de Newsteadt sortirait de la famille Byron_. Dans
le duché de Nottingham, _ling_ répond au mot bruyère; et afin de
justifier la mère Shipton et de dépiter le vieux lord, on dit que les
paysans escortaient le vaisseau en y jetant sans cesse des touffes de
bruyère.

Cet homme singulier prenait évidemment fort peu de soin du sort de ses
descendans; il n'avait entretenu aucun rapport avec son jeune héritier
d'Écosse, et s'il lui arrivait d'en parler, ce qui était fort rare, ce
n'était jamais que sous le nom _du petit enfant qui est à Aberdeen_.

La mort de son grand oncle faisait de Lord Byron _le pupille de la
chancellerie_, et le comte de Carlisle fut désigné pour être son tuteur.
Il avait avec la famille quelques rapports de parenté, comme fils de la
sœur du défunt lord. En 1798, pendant l'automne, Mrs. Byron et son fils,
escortés de leur fidèle May Gray, quittèrent Aberdeen pour Newsteadt.
Avant leur départ, ils avaient vendu le mobilier de l'humble appartement
qu'ils occupaient, et le produit, à l'exception du linge et de la
vaisselle que Mrs. Byron emporta, fut de 74 livres sterling 17 shillings
7 pence.

Le tems que Byron passa en Écosse, où sa mère avait d'ailleurs pris
naissance, lui permettait de se considérer lui-même, comme il s'en est
glorifié dans Don Juan, _à moitié Écossais par sa naissance, et
entièrement par son éducation_.

Nous avons déjà vu avec quelle vivacité il gardait le souvenir des
montagnes qui, dans l'origine, avaient frappé ses yeux; les allusions
qu'il y fait, dans le passage de Don Juan que je viens de citer, au pont
romantique du Don et aux autres localités d'Aberdeen, montrent la même
fidélité et le même entraînement de souvenir.

De dire comment _Auld-Lang-Syne_ évoque devant moi l'Écosse en masse et
dans tous ses détails, les Plaids écossais, les _Snoods_ écossais, les
montagnes bleues, les ondes claires, la Dee, le Don, le mur noir du pont
de Balgounie, mes souvenirs d'enfant, en un mot le plus doux songe de ce
qui me faisait alors rêver, enveloppé, comme les fils de Banco, de leurs
manteaux funéraires;--d'expliquer ces allusions enfantines qui ramènent
sous mes yeux ma douce enfance,--je ne m'en soucie pas, c'est un effet
de _Auld-Lang-Syne_.

Puis il ajoute en note:

Le pont du Don, près de _la vieille ville_ d'Aberdeen, avec son arche
unique et ses eaux noirâtres et poissonneuses, me sont encore présens,
comme si je les avais vus hier. Je me rappelle également, bien que je le
cite mal peut-être, le terrible proverbe qui, dans ma jeunesse, me
faisait craindre et pourtant désirer de le passer, parce que j'étais
fils unique, au moins du côté de ma mère. Le voici tel que je m'en
souviens, quoique je ne l'aie entendu ni lu depuis l'âge de neuf ans:

        Brig of Balgounie, black's your wa'
        Wi a wife's ae son, and a mear's ae foal
        Down ye shall fa'.....

Pont de Balgounie, ton mur est noir, tu tomberas avec le fils unique
d'une femme et le poulain unique d'une cavale.

Il eut toujours un véritable plaisir à rencontrer une personne
d'Aberdeen: quand feu M. Scott, qui était né dans cette ville, lui
rendit une visite à Venise, en 1819, il lui désigna surtout, en
rappelant leurs habitudes d'enfance, une place nommée la niche de
Wallace, où se trouve encore aujourd'hui une grossière statue de ce
guerrier écossais. Cette sorte de souvenir ne le trouvait jamais
insensible. A son premier voyage en Grèce, non-seulement l'aspect des
montagnes, mais le jupon court des Albanais, tout, dit-il, le _reportait
à Morven_. Dans sa dernière et fatale expédition, l'habit qu'il portait
de préférence, à Céphalonie, était une veste de _tartane_.

Mais quelque sincères et profondément senties que fussent les
impressions qu'il gardait de l'Écosse, il lui arrivait quelquefois,
comme pour toutes ses affections les plus aimables, de donner un démenti
à son bon naturel; et lorsque la colère ou l'ironie l'excitait, de
persuader et les autres et lui-même que toutes ses affections se
portaient vers des objets directement opposés.

Le fiel qu'il répandit à l'occasion de sa querelle avec la _Revue
d'Édimbourg_, sur tout ce qu'il y avait d'Écossais, offre l'exemple de
ce triomphe temporaire de ses passions. Dans tous les tems, le moindre
soupçon de ridicule jeté sur l'Écosse ou ses habitans suffisait pour
faire taire ses affectueux sentimens. Un de ses amis me raconta
l'amusante colère dans laquelle le mit un jour une innocente jeune
fille, pour avoir remarqué qu'il avait quelque chose de l'accent
écossais: «Bon dieu! s'écria-t-il, j'espère bien que non; j'aimerais
mieux voir tomber la maudite Écosse dans la mer que d'avoir l'accent
écossais.»

Mais on ajoutera peu de foi aux saillies de ce genre répandues dans ses
écrits ou sa conversation, quand on les comparera aux preuves décisives
qu'il a laissées de son attachement pour le pays où il passa son
enfance. Et si, pour lui, ces impressions étaient ineffaçables, de
l'autre il y a chez les citoyens d'Aberdeen, qui le regardent comme leur
compatriote, une correspondance chaleureuse d'affection pour sa mémoire
et pour son nom. Ils montrent encore aux voyageurs les diverses maisons
où il résidait dans sa jeunesse; l'avoir vu seulement une fois, réveille
en eux un souvenir d'orgueil, et le pont du Don, déjà beau en lui-même,
est désormais revêtu, grâce à la mention qu'il en a faite dans son _Don
Juan_, d'un nouveau charme. Il y a deux ou trois ans qu'on offrit une
somme de cinq liv. st. à une personne d'Aberdeen en échange d'une lettre
écrite par le capitaine Byron quelques jours avant sa mort; et au nombre
des souvenirs du jeune poète, devenus autant de trésors pour ceux qui
les possèdent, il en est un dont il n'aurait pu sans rire entendre
parler, c'est tout simplement une vieille soucoupe de porcelaine dont il
avait une fois mordu un large morceau dans un accès de colère.

Ce fut dans l'été de 1798 que Lord Byron, alors dans sa onzième année,
quitta l'Écosse avec sa mère et sa _bonne_, pour prendre possession de
l'ancien domaine de ses ancêtres. Voici comme il parle de ce voyage dans
une de ses dernières lettres:

«Je me souviens de Loch-Leven comme si c'était d'hier; ce fut pourtant à
l'époque de mon voyage d'Angleterre, en 1798, que je le vis.»

Déjà ils touchaient à la barrière de Newsteadt, ils voyaient les bois de
l'abbaye s'élancer comme pour les recevoir, quand Mrs. Byron, affectant
de méconnaître l'endroit, demanda à la femme de la barrière à qui
appartenait cette propriété. On lui répondit que le possesseur, Lord
Byron, était mort depuis quelques mois. «Et quel est l'héritier? demanda
la mère avec un orgueil satisfait.--On dit, répondit la femme, que c'est
un petit enfant qui vit à Aberdeen.--Et le voici, dieu le bénisse!»
s'écria la gouvernante, incapable de se contenir, et couvrant de baisers
le jeune lord assis sur ses genoux.

Une élévation si soudaine aurait eu sans doute, même dans des
circonstances plus favorables pour lui, une influence dangereuse sur son
caractère; le guide qui désormais allait conduire les pas du jeune Byron
dans le monde ne pouvait être plus inhabile à lui en montrer les
écueils. Sa mère, dépourvue de jugement et d'empire sur elle-même,
employait à son égard, avec la même maladresse, et l'indulgence, et ce
qui était pire encore, une violence dont l'enfant s'amusait. Ce
sentiment exquis du ridicule qui, plus tard, le rendit si remarquable,
et que dès-lors il possédait, l'emportait toujours sur la crainte que
pouvait lui inspirer sa mère. Quand Mrs. Byron, femme petite et dont
l'embonpoint embarrassait la marche, essayait, dans ses accès de colère,
de l'atteindre afin de le punir, le petit diable, glorieux de sa
légèreté, se plaisait à lui échapper sans cesse, courant autour de la
chambre en dépit de sa jambe boiteuse, et riant à gorge déployée d'avoir
pu rendre inutiles toutes ses menaces. Dans ses _Memoranda_, il a
consigné quelques anecdotes de ces premiers tems, et bien qu'il n'y
nomme jamais sa mère qu'avec respect, il est facile de voir que l'idée
qu'il en avait conservée, du moins la plus caractéristique, était d'une
nature pénible. L'un des passages les plus frappans de ces _Mémoires_ se
rapporte au chagrin profond qu'il ressentait de son infirmité; il décrit
l'impression d'horreur et d'humiliation qui s'empara de lui quand sa
mère, dans un accès de colère, l'appela, _vilain boiteux_. Comme il
reproduit dans sa poésie, sous une forme ou l'autre, tous les sentimens
profonds de sa vie, il ne faut pas être surpris d'y retrouver une
expression de ce genre; nous voyons donc à l'ouverture de son drame, _le
Difforme transformé_:

                  BERTA. Va-t'en, vilain bossu.
                  ARNOLD. Ma mère, je suis né ainsi.

On peut se demander si l'origine du drame entier ne serait pas due à cet
unique souvenir.

Avec un pareil caractère dans la personne qui devait seule diriger ses
premières années, on conçoit qu'il dut perdre tout le fruit des soins et
de la sollicitude qu'un tuteur éclairé eût pu avoir pour lui. D'ailleurs
Lord Carlisle, peu lié avec la famille, et n'ayant jamais eu l'occasion
de connaître l'enfant, n'avait accepté qu'avec répugnance cette charge
pénible; et comme ce titre le mettait surtout en rapport avec Mrs.
Byron, il ne faut pas s'étonner qu'il ne désirât jamais pénétrer dans
les détails de l'éducation de son pupille, plus qu'il n'y était
rigoureusement obligé: ce qui l'en éloignait était la crainte de se
trouver en opposition avec les habitudes violentes et capricieuses de la
mère.

D'un autre côté, si la réputation du dernier Lord eût été assez
populaire pour piquer d'émulation son jeune successeur, peut-être
l'envie salutaire de rivaliser avec les morts eût suppléé aux bons
exemples des survivans, et nul esprit ne se serait plus facilement
ouvert à cette louable émulation que celui de Byron. Mais
malheureusement, comme nous venons de le dire, les circonstances étaient
autres, et à la place d'un aussi désirable stimulant fut substituée une
rivalité d'une espèce contraire. Les étranges anecdotes qui circulaient
sur le feu Lord dans le pays où ses rudes et solitaires habitudes
avaient laissé une trace d'effroi; ces anecdotes, dis-je, avaient frappé
son imagination poétique, et réveillé dans son jeune esprit une espèce
d'admiration pour des bizarreries qui lui semblaient un motif
d'étonnement et de souvenir. On a même quelquefois supposé que ce fut le
récit des bizarreries de son oncle, qui nourrit son imagination de ces
sombres peintures et de ces figures idéales, qu'il sut par la suite
revêtir de formes diverses et anoblies par son génie[20]. Mais, quoi
qu'il en soit, on peut conjecturer que, dans sa pénurie de meilleurs
modèles, les singularités de son prédécesseur immédiat eurent une grande
influence sur ses goûts et son imagination. Une habitude, entre autres,
qu'il semblait devoir à cet esprit d'imitation, et qu'il conserva toute
sa vie, fut celle d'avoir ordinairement auprès de lui une arme d'une
espèce quelconque; même encore enfant, il portait toujours de petits
pistolets chargés dans la poche de sa veste.

     [Note 20: Pourquoi donc accuser ces impressions, si les
     effets en furent si admirables?
                                    (_N. du Tr._)]

La querelle du dernier Lord avec M. Chaworth avait pu d'ailleurs, dès
l'origine, lier d'une sorte de connexité, dans son esprit, le nom de sa
famille et l'habitude des duels; peut-être aussi les mortifications que
lui faisait dévorer, ou du moins craindre, à l'école, son infirmité
physique, trouvèrent une sorte de consolation dans l'espoir qu'un jour
les lois du combat singulier lui permettraient de lutter avec le plus
fort, à armes égales.

Aussitôt après leur départ d'Écosse, Mrs. Byron, dans l'espoir d'obtenir
sa guérison, avait confié son fils aux soins d'un individu de Nottingham
qui se chargeait de ces sortes de cures: cet homme, charlatan de son
métier, se nommait Lavender; son procédé était de frotter d'abord
d'huile pendant long-tems le pied malade, puis de le tordre violemment
et de le tenir comprimé dans une machine de bois. Pour que l'enfant ne
fût pas, durant cet intervalle, retardé dans ses études, un respectable
professeur venait lui donner des leçons de latin. M. Rogers, c'était son
nom, lisait avec lui des morceaux de Virgile et de Cicéron, et ses
progrès lui parurent alors, malgré sa jeunesse, extrêmement sensibles:
toutefois, dans le cours de ses leçons, il éprouvait fréquemment de
violentes douleurs, à cause de la position de son pied; un jour, M.
Rogers lui dit: «Milord, je ne puis vous voir en proie à une douleur
comme celle que vous souffrez.--N'y songez pas, M. Rogers, répondit
l'enfant, vous ne vous en apercevrez plus.»

Cet homme distingué, qui ne parle jamais de son élève que dans les
termes les plus affectueux, se souvient de plusieurs exemples de la
plaisante malice avec laquelle il aimait à se venger de son bourreau, en
mettant à découvert sa fastueuse ignorance. Un jour il avait placé au
hasard, sur une feuille de papier, toutes les lettres de l'alphabet,
mais toutefois en les disposant de manière à simuler des mots et des
phrases; il mit le papier sous les yeux du docte personnage en lui
demandant quelle langue c'était: «De l'italien,» répondit notre homme,
incapable d'avouer de bonne foi son ignorance. On conçoit que cette
réponse fut accueillie par la joie immodérée et les insultans éclats de
rire de notre jeune satirique, charmé du succès de ce premier piége
tendu au charlatanisme.

C'est par une suite de la profonde impression qu'il conservait de tout
ce qui l'entourait dans sa jeunesse, et qui semblait un des traits
distinctifs de son caractère, que plusieurs années après, se trouvant
dans les environs de Nottingham, il envoya une lettre à son vieux
précepteur, remplie de sentimens affectueux. Il avait même chargé celui
qui la portait de dire à M. Rogers, qu'à compter d'un certain endroit de
Virgile, qu'il désignait, il pouvait encore réciter une vingtaine de
vers qu'il se souvenait fort bien d'avoir expliqués avec lui tandis
qu'il souffrait le plus.

C'est dans ce tems, au rapport de sa gouvernante May Gray, que se
manifestèrent en lui les premiers indices de dispositions poétiques.
Voici à quel propos: une dame âgée, qui faisait de fréquentes visites à
sa mère, s'était servie à son égard d'expressions fort insultantes; et
ces affronts, il en conservait ordinairement un ressentiment implacable.
Cette dame s'était formé des idées singulières relativement à notre ame:
elle s'imaginait qu'elle s'arrêtait dans la lune comme pour y subir une
épreuve préliminaire avant d'aller plus loin. Un jour, Byron ayant reçu,
comme il paraît, une seconde injure du même genre, se présente en fureur
devant sa gouvernante: «Eh bien, mon petit héros, lui dit-elle,
qu'avez-vous donc?» L'enfant répondit que cette vieille l'avait mis dans
une affreuse colère, qu'il ne pouvait plus la supporter, etc., etc.;
puis soudain il répéta plusieurs fois les mauvais vers suivans, charmé
d'avoir trouvé un moyen d'exhaler sa bile:

Dans le comté de Nott, demeure à Swan-Green une vieille maudite, si
jamais il en fut, et quand elle mourra (promptement je l'espère) elle
croit sur-le-champ qu'elle ira dans la lune.

Ces vers ont peut-être été rajustés après coup; et lui-même, comme on va
le voir, date d'une année plus tard son premier essai poétique, mais
l'anecdote n'en fait pas moins connaître son caractère; c'est ce qui m'a
décidé à la conserver.

Dans le même tems les faibles revenus de Mrs. Byron reçurent une
augmentation fort opportune sans doute, mais dont j'ignore le motif. Ce
fut une pension sur la liste civile de 300 liv. st. de rente; la lettre
suivante est une copie de l'ordonnance royale rendue à ce sujet:


GEORGES ROI.

Il nous a plu accorder à Catherine Gordon, veuve Byron, une rente
annuelle de 300 livres, à commencer au 5 juillet 1799, pour continuer
durant notre plaisir. Nous voulons et il nous plaît, qu'en vertu de
notre lettre générale du sceau privé, sous la date du 5 novembre 1760,
des fonds de notre trésor ou de l'échiquier applicables au service de
notre liste civile, vous payiez à ladite Catherine Gordon, veuve Byron,
ou à son ordre, ladite rente, à commencer du 5 juillet 1799, pour lui
être servie par quartier ou autrement, dès que l'échéance sera arrivée;
la présente sera votre garantie.

        Le 2 octobre 1799; de notre règne la 39me.
                _Par ordre de sa majesté_,

                                                   Signé W. PITT,
                                                         S. DOUGLAS.

Peu satisfaite de l'opérateur de Nottingham, Mrs. Byron, pendant l'été
de 1799, jugea convenable de conduire son enfant à Londres, où, d'après
l'avis de Lord Carlisle, on le confia aux soins du docteur Baillie. Il
était important de le placer dans une école paisible où l'on pût
facilement lui faire suivre le régime que l'on adopterait pour sa
guérison: on choisit à cet effet la maison de feu le docteur Glennie à
Dulwich; et comme en outre on jugea à propos de lui donner une chambre à
coucher séparée, le docteur Glennie avait fait placer un lit dans son
propre cabinet pour son nouvel élève. Mrs. Byron, à son arrivée dans la
ville après être restée peu de tems après lui à Newsteadt, prit un
appartement à Sloane-terrace, et, sous la direction du docteur Baillie,
on chargea l'un de messieurs Sheldrake de la construction d'une machine
propre à redresser peu à peu la jambe de l'enfant[21]. On lui prescrivit
de la modération dans tous les exercices du corps, mais le docteur
Glennie trouvait le précepte plus facile à donner qu'à faire exécuter,
et bien que l'enfant fût assez tranquille dans les heures d'étude, dès
que celle des jeux sonnait, il ne montrait pas moins d'_émulation_ dans
tous les exercices athlétiques que les enfans les plus robustes de
l'école: «émulation,» ajoute le docteur Glennie, avec lequel j'ai eu
quelques entretiens peu de tems avant sa mort, «que j'ai en général
remarquée dans les jeunes enfans affectés de semblables défauts
naturels[22].»

     [Note 21: Dans une lettre adressée dernièrement par M.
     Sheldrake à l'éditeur d'un journal médical, on établit que la
     personne du même nom qui fut appelée à Dulwich auprès de Lord
     Byron doit à une méprise cet honneur, et ne fit rien pour sa
     guérison. L'auteur de la lettre ajoute qu'il fut lui-même
     consulté par Lord Byron, quatre ou cinq années plus tard, et
     bien qu'il n'ait pu alors entreprendre la guérison du pied à
     cause du peu de docilité de son noble patient, il parvint
     cependant à lui construire une sorte de soulier qui allégea
     l'inconvénient de son infirmité.]

     [Note 22: «Quoique, dit Alfieri en parlant de son tems
     d'étude, je fusse le plus petit de tous les _grands_ qui se
     trouvaient au second appartement où j'étais descendu, c'était
     précisément mon infériorité de taille, d'âge et de force, qui
     m'engageait à me distinguer.]

Comme le jeune écolier avait reçu les élémens de la langue latine
suivant le système d'enseignement adopté à Aberdeen, il eut de la peine
à revenir sur ses pas, et se trouva, comme cela arrive souvent, retardé
dans ses études et embarrassé dans ses souvenirs, par la nécessité de se
soumettre au mode d'enseignement suivi dans les écoles anglaises. «Je
m'aperçus, dit le docteur Glennie, qu'il montra d'abord de l'ardeur et
obtint des succès: il était gai, toujours de bonne humeur et chéri de
ses camarades; il connaissait nos poètes et nos historiens bien mieux
que les enfans de son âge, et dans mon cabinet il trouvait à sa
disposition une foule de livres capables de flatter son goût et de
satisfaire sa curiosité, entre autres une collection de poètes, depuis
Chaucer jusqu'à Churchill, que je serais tenté de croire qu'il parcourut
depuis le commencement jusqu'à la fin. Il avait encore à cet âge une
connaissance étendue de la partie historique des saintes écritures; il
aimait à m'en entretenir, surtout après nos exercices pieux du dimanche
soir, et quand il lui arrivait de raisonner sur les faits racontés dans
nos livres sacrés, il le faisait avec l'air d'être persuadé des vérités
divines qu'ils renferment. Que les impressions de son enfance, dit
encore la même personne, se soient conservées plus tard dans sa mémoire,
malgré ses habitudes d'une vie irrégulière, c'est ce qu'on ne peut guère
révoquer en doute après avoir lu ses ouvrages sans prévention, et je
n'ai jamais pu m'ôter de la tête que, dans les étranges désordres qui
malheureusement marquèrent sa carrière, il n'ait dû souvent trouver bien
difficile de violer les excellens principes qu'il avait d'abord
adoptés.»

J'aurais dû mentionner, parmi les traits caractéristiques de sa
jeunesse, et d'après le récit du mari de sa première gouvernante, qu'il
montrait dès-lors, et dans toutes les occasions, un esprit investigateur
en matières religieuses.

Le docteur Glennie ne fut pas long-tems sans s'apercevoir que la mère
était beaucoup plus difficile à conduire que l'enfant. Tout en
professant la plus entière déférence pour les représentations de
l'habile instituteur, quant à la nécessité de ne pas interrompre les
études de son fils, Mrs. Byron n'avait ni assez de raison, ni assez
d'empire sur elle-même, pour confirmer ses paroles par ses actions; en
dépit des remontrances du docteur et des injonctions de Lord Carlisle,
elle ne laissa pas d'intervenir dans les détails de l'instruction de son
fils, et comme on pouvait l'attendre d'une mère tendre, impérieuse et
passionnée. En vain lui représentait-on que dans toutes les
connaissances élémentaires exigées d'un jeune homme que l'on destinait à
l'une des grandes écoles publiques, Lord Byron était fort en arrière, et
que pour suppléer à ce défaut il n'avait pas trop de tous ses instans;
Mrs. Byron paraissait bien comprendre la justice de ces observations,
mais elle s'embarrassait peu d'en profiter, et n'en continuait pas moins
à déranger sans cesse le professeur et l'enfant. Peu satisfaite
d'emmener son fils du samedi au lundi à _Sloane-terrace_, contre la
volonté du docteur Glennie, elle le retenait fréquemment chez elle une
semaine de plus; et pour ajouter encore à la distraction née de ces
interruptions, elle réunissait autour de lui un cercle nombreux de
jeunes amis, sans mettre dans ses choix beaucoup de sagacité. En
pouvait-il être autrement? se demande le docteur Glennie. «Mrs. Byron
était totalement étrangère à la société et aux manières anglaises; avec
un extérieur peu prévenant, une intelligence assez bornée et un esprit
singulièrement peu cultivé, elle avait conservé tous les préjugés nés
des opinions et des habitudes du nord. Je ne pense donc pas faire la
moindre injure à sa mémoire en déclarant que Mrs. Byron n'était pas
précisément une Mrs. Lambert, ornée des facultés capables de redresser
les torts de la fortune, et de former l'esprit et le caractère d'un
jeune homme de bonne famille.»

Plus d'une fois l'intervention de Lord Carlisle, dont il fallut alors
invoquer l'autorité, avait mis quelque obstacle à cette indulgence
inopportune. Grâce à un tel soutien, le docteur Glennie osa bien
s'opposer à la sortie du samedi, dont on avait tant abusé; mais les
scènes violentes auxquelles il était en butte à chaque nouveau refus
auraient pu lasser la patience de tout autre professeur moins
consciencieux et moins zélé. Mrs. Byron, dont les accès d'emportement
n'étaient pas comme ceux de son fils, _des silencieuses rages_, se
laissait souvent entraîner à des cris dont les écoliers et les valets
recevaient la confidence. C'est au point que le docteur Glennie eut un
jour le chagrin d'entendre un camarade de son noble élève lui dire:
«Byron, ta mère est une sotte;» à quoi l'autre répondit gravement: «Je
le sais bien.» Par suite de toutes ces violences et de ces
incompatibilités de mœurs, Lord Carlisle finit par ne plus se mêler de
son pupille, et l'instituteur ayant sollicité une autre fois le bénéfice
de son intervention, il répondit: «Je ne veux plus rien avoir à démêler
avec Mrs. Byron, tirez-vous-en comme vous pourrez avec elle.»

Parmi les livres que l'enfant pouvait consulter dans le cabinet du
docteur Glennie, était une brochure écrite par le frère d'un de ses
meilleurs amis, et intitulée: _Relation du naufrage de la Junon sur la
côte d'Arracan, en l'année 1795_; l'auteur avait été officier en second
du vaisseau, et le récit qu'il avait envoyé à ses amis des souffrances
de leur équipage leur avait paru assez touchant et assez extraordinaire
pour être publié. La brochure ne flatta que faiblement, à ce qu'il
paraît, l'opinion publique; mais elle était à Dulwich la lecture
favorite des jeunes élèves, et l'impression qu'elle laissa sur l'esprit
observateur de Byron contribua peut-être à lui suggérer le désir
d'étudier toutes les relations de naufrages, afin de mieux retracer la
grande et magnifique scène du même genre que l'on trouve dans _Don
Juan_. Les passages suivans de la brochure ont été adoptés, comme on va
le voir, avec de faibles changemens, par notre poète, sauf quelques
incidens:

«De ceux qui n'étaient pas immédiatement auprès de moi, je ne sais rien,
si ce n'est par leurs cris. Quelques-uns résistaient long-tems et
mouraient dans une agonie complète, mais ce n'était pas toujours ceux
dont la faiblesse était plus sensible qui succombaient avec moins de
peine, quoiqu'il en arrivât quelquefois ainsi. Je me rappelle
particulièrement les exemples suivans: le valet de M. Wade, garçon fort
et robuste, mourut instantanément et presque sans murmurer, tandis qu'un
autre jeune homme du même âge, mais d'un extérieur moins robuste,
résista beaucoup plus long-tems. La destinée de ces malheureux jeunes
gens fut encore différente sous un autre rapport mémorable. Leurs pères
à tous deux étaient dans les hunes à l'instant où leurs enfans
commencèrent à être malades; le père du valet de M. Wade apprit avec
indifférence l'état de son fils, _il ne pouvait rien faire pour lui, il
l'abandonnait à son sort_. L'autre, quand il reçut la même nouvelle,
descendit à la hâte, et, saisissant le moment favorable, se traîna le
long du plat-bord jusqu'à son fils qui était dans les agrès de mizaine;
cependant il ne restait plus que trois ou quatre planches du gaillard
d'arrière, justement sur la galerie contiguë à l'autre; c'est là que le
père infortuné transporta son fils et l'attacha à la rampe pour
l'empêcher d'être emporté par les flots: quand le jeune homme était
saisi d'un accès de vomissement, le père le soulevait et essuyait
l'écume qui couvrait ses lèvres; s'il survenait une pluie d'orage, il
lui ouvrait la bouche pour qu'il pût en recevoir les gouttes, ou bien
les exprimait d'un linge où il les avait recueillies. C'est dans cette
situation douloureuse qu'ils restèrent tous deux quatre ou cinq jours,
après lesquels l'enfant expira. Le malheureux père, comme s'il n'eût pu
croire à ce qu'il voyait, se mit à soulever le corps, à le regarder
attentivement; et quand enfin il ne conserva plus aucun doute, il le
regarda en silence jusqu'au moment où la mer l'emporta; alors,
s'enveloppant dans une pièce de toile, il tomba à terre et ne se releva
plus. Il doit cependant avoir vécu deux ou trois jours au-delà, comme
nous le jugeâmes d'après les tremblemens convulsifs de ses jambes, quand
une vague venait à le couvrir[23].»

[Note 23: Le passage suivant est la traduction qu'a tentée Lord Byron de
ce touchant récit, et tous les lecteurs jugeront que c'est un des
exemples dans lesquels la poésie est forcée de céder la palme à la
prose. Il y a dans la dernière phrase de la relation originale un
sublime que les artifices de la mesure et de la rime affaiblissent
nécessairement, et que nuls vers, quelles que soient leurs beautés, ne
sauraient exprimer avec moitié autant de force et de naturel.

     87. Dans cette déplorable troupe, il y avait deux pères et
     avec eux les deux fils. L'un de ceux-ci paraissait le plus
     robuste et le mieux portant; il mourut des premiers. À
     l'instant de sa mort, son plus proche voisin en avertit le
     père, qui dit, en jetant les yeux sur lui: «Je n'y puis rien,
     la volonté de Dieu soit faite!» Et sans une larme ou soupir,
     il vit jeter son corps à la mer.

     88. Le second père avait un fils plus faible, aux joues
     décolorées, au maintien délicat. Ce jeune homme résista
     long-tems, et se roidit contre sa destinée avec une patiente
     tranquillité d'esprit. Il parlait peu, et de tems en tems il
     souriait pour alléger le poids des mortelles pensées qui
     oppressaient d'autant plus le cœur de son père, qu'il voyait
     son fils les supporter comme lui.

     89. Penché sur son corps, le père ne levait pas les yeux de
     dessus son visage; il essuyait l'écume qui couvrait ses
     lèvres, et n'avait d'attention que pour lui. Quand la pluie
     tant désirée vint enfin à tomber, et que les yeux de
     l'enfant, déjà demi-voilés d'une membrane épaisse, vinrent à
     briller et à remuer pour un instant, il exprima quelques
     gouttes de pluie dans sa bouche expirante:--ce fut en vain.

     90. L'enfant mourut.--Le père demeura long-tems attaché sur
     son corps; mais enfin, quand la mort se montra à découvert,
     et que le poids insensible pressé contre son cœur ne lui
     donna plus de mouvement ni d'espérance, il ne le perdit pas
     des yeux, jusqu'au moment où une vague impitoyable éloigna le
     corps du lieu d'où il avait été jeté. Alors il tomba lui-même
     roide et glacé, ne donnant d'autre signe de vie que
     l'agitation convulsive de ses jambes.

     Le lecteur trouvera le récit de la perte de _la Junon_ dans
     la _Collection des naufrages et désastres maritimes_, à
     laquelle Lord Byron eut habilement recours, pour y puiser les
     connaissances techniques et les circonstances de sa belle
     description.]

Ce fut sans doute pendant les vacances de cette année que sa jeune
cousine, miss Parker, en faisant naître en lui une passion enfantine,
eut la gloire de lui inspirer ses premiers essais poétiques; c'est à
elle du moins qu'il attribué cet heureux effet. «Mes premiers essais
poétiques, dit-il, remontent à 1800, c'était l'ébullition d'une belle
passion pour ma cousine germaine, Marguerite Parker, fille et
petite-fille des deux amiraux Parker, l'une des plus belles de ces
jeunes filles qui, comme des fleurs, périssent dans leur printems. J'ai
oublié depuis long-tems les vers; mais elle, il me serait difficile de
l'oublier; ses yeux noirs, ses longs cils, son profil d'un style
tout-à-fait grec! J'avais alors douze ans, elle était un peu plus âgée,
peut-être d'un an. Elle mourut, un ou deux ans après, des suites d'une
chute; elle s'était brisé l'épine du dos, et cet accident amena la
consomption. Sa soeur _Augusta_, que quelques-uns regardaient comme plus
belle encore, périt de la même maladie, et c'est même en lui prodiguant
ses soins que Marguerite éprouva l'accident qui occasionna sa propre
mort. Ma sœur m'a dit que quand elle alla la voir peu de tems avant sa
fin, mon nom ayant été cité par hasard, le rouge monta à la figure de
Marguerite, quoique la mort fut déjà dans ses yeux, au grand étonnement
de ma sœur, qui, vivant avec sa grand'mère lady Holderness, et ne me
voyant que rarement, pour raisons de famille, ne savait rien de notre
attachement, et ne pouvait concevoir comment mon nom faisait un tel
effet sur elle dans un tel moment. Je ne sus rien de sa maladie qu'après
sa mort; j'étais à cette époque à Harrow ou dans la campagne. Quelques
années après, j'essayai une élégie; elle était bien plate[24].

     [Note 24: Cette élégie est la première de son volume non
     publié.]

«Je ne me rappelle rien d'égal à la beauté transparente de ma cousine,
ou à la douceur de son caractère, pendant la courte période de notre
intimité. _On l'eût dite faite d'un arc-en-ciel_: tout en elle était
paix et beauté.

«Ma passion eut sur moi ses effets habituels: je ne pouvais ni dormir,
ni manger, ni reposer, bien que j'eusse toutes les raisons de croire
qu'elle m'aimât. Mon tourment de chaque jour était de penser au tems qui
devait s'écouler avant que je la revisse: c'était ordinairement douze
heures. J'étais alors bien fou, et maintenant je ne suis guère plus
sage.»

Il y avait deux ans qu'il était sous la garde du docteur Glennie, quand
sa mère, mécontente de la lenteur de ses progrès, lenteur dont elle
pouvait, comme nous l'avons vu, s'accuser avant tous les autres, pressa
tellement lord Carlisle de le faire passer dans une école publique, que
celui-ci finit par accéder à ses vœux. «En conséquence, dit le docteur
Glennie, il entra à Harrow aussi mal préparé qu'il est naturel de le
supposer, après deux années d'instruction élémentaire, et
continuellement dérangé par tout ce qui pouvait distraire son jeune
esprit de l'école et de toute étude sérieuse.»

Ce sage instituteur ne vit plus que rarement Lord Byron à compter de ce
moment; mais à en juger par ce qu'en disent Mrs. Glennie et lui, il est
clair qu'ils le suivirent toujours avec intérêt dans le reste de sa
carrière; ils virent ses déviations, mais à travers le prisme flatteur
d'une affection réelle; et dans ses aberrations les plus étranges, ils
conservèrent la trace des belles qualités qu'ils avaient chéries et
admirées dans son enfance. Au reste les affectueux sentimens du docteur
Glennie furent mis à une rude épreuve, quand en 1817 il visita Genève,
peu de tems après le départ de Lord Byron de cette ville, et au moment
où sa réputation personnelle était frappée de la plus grande
impopularité; ceux qui voyaient dans le docteur Glennie son ancien
maître, ne manquaient pas d'accuser ce dernier de l'avoir mal élevé, ou,
pour employer leurs propres expressions, de n'en avoir pas fait un
meilleur sujet.

Tandis que Lord Byron venait continuer à Londres son éducation, sa
gouvernante May Gray quittait le service de sa mère et retournait dans
son pays natal, où elle mourut il y a trois ans environ. Elle s'était
mariée convenablement; et dans l'une de ses dernières maladies elle
recevait les soins du docteur Ewing d'Aberdeen, qui, ayant toujours été
admirateur enthousiaste de Lord Byron, éprouva autant de joie que de
surprise de trouver une ancienne servante de son poète favori, dans une
femme qu'il avait soignée plusieurs années. Comme on peut le supposer,
il recueillait avec avidité de la bouche de sa malade toutes les
particularités qu'elle pouvait se rappeler des premiers jours de sa
seigneurie. Toutes ces communications, M. Ewing nous en a fait la
confidence; c'est à lui que nous devons une partie des anecdotes que
nous avons citées.

Byron, au départ de May Gray, voulut lui donner un témoignage de sa
reconnaissance pour les soins qu'elle avait eus de lui; il lui donna sa
montre, la première qu'il eût eue en sa possession. La fidèle
gouvernante conserva ce précieux souvenir jusqu'à sa mort, comme une
sorte de trésor; et aussitôt après, son mari la donna au docteur Ewing,
qui l'apprécia également comme une relique du génie. L'affectueux enfant
lui avait aussi donné son portrait, grande miniature en pied peinte par
Kay d'Édimbourg, en 1795. Il s'y trouve représenté tenant à la main un
arc et des flèches, avec les plus beaux cheveux du monde tombant sur ses
épaules. Ce morceau curieux est également passé dans la possession du
docteur Ewing.

Byron étendit les effets de sa reconnaissance à la sœur de cette femme,
qui avait été sa première gouvernante. Il lui écrivit quelques années
après son départ d'Écosse, et dans les termes les plus aimables; il
s'informait de sa santé, et lui apprenait avec joie que son pied s'était
assez bien redressé pour lui permettre de se servir de bottes
ordinaires; «événement qu'il avait si long-tems désiré, et qui lui
ferait sans doute à elle-même le plus vif plaisir.» Il accompagna sa
mère à Cheltenham durant l'été de 1801, et le récit qu'il fait de ses
propres sensations à cette époque nous montre à quel âge prématuré il
était familier avec les impressions poétiques. Un enfant qui contemple
avec émotion le soleil couchant sur les hauteurs, parce qu'il lui
rappelle les montagnes où il a passé sa jeunesse, a déjà sans doute le
cœur et l'imagination d'un poète. Ce fut pendant ce voyage à Cheltenham
qu'une diseuse de bonne aventure, consultée par sa mère, fit sur lui une
prédiction à laquelle il pensa quelque tems avec inquiétude. Mrs. Byron,
dans sa première visite à cette femme (c'était, si je ne me trompe, la
fameuse Mrs. Williams), s'était donnée pour une demoiselle; la sibylle
toutefois ne s'y trompa point: elle déclara que celle qui la consultait
était non-seulement mariée, mais la mère d'un fils boiteux; que ce fils
était prédestiné, entre autres événemens qu'elle lisait dans les astres,
à courir les dangers d'un empoisonnement avant sa majorité; qu'il serait
deux fois marié, et la seconde fois à une étrangère.

Après deux ans, le jeune Byron raconta ces particularités à la personne
dont je tiens cette histoire, et il disait que l'idée de la première
partie de la prédiction s'était souvent présentée à lui. Cependant la
dernière partie semble avoir été plus près de se réaliser.

Si on fait attention au caractère réservé de Byron dans sa jeunesse, et
même jusqu'à un certain point dans toute sa vie, la transition d'un
établissement paisible comme celui de Dulwich au fracas d'une grande
école publique était assez difficile. Aussi trouvons-nous, d'après son
propre témoignage, que, pendant les premiers dix-huit mois, _il haïssait
Harrow_. Cependant son esprit actif et social finit par vaincre sa
répugnance, et après avoir été, comme il le dit lui-même, _enfant fort
impopulaire_, il parvint à se montrer le boute-en-train de tous les
plaisirs et de toutes les espiégleries de l'école. Pour bien connaître
ses dispositions et ses habitudes de ce tems-là, nous ne pouvons mieux
faire que de nous en rapporter à la digne et respectable autorité du
docteur Drury, qui était alors à la tête de l'école, et auquel Lord
Byron a payé un tribut d'affection qui, semblable aux respectueux
sentimens de Dryden pour le docteur Belly, uniront à jamais les deux
noms du poète et de l'instituteur. Ce savant vénérable m'a fait passer
le morceau suivant qui, malgré sa brièveté, présente d'importans détails
sur l'impression que le jeune Lord fit alors sur lui.

«Lord Byron avait treize ans et demi quand M. Hanson, son guide, vint le
confier à mes soins. Il me fit remarquer que son éducation avait été
négligée, et ajouta qu'il était mal préparé pour les études d'une école
publique; mais qu'après tout il croyait à l'enfant de véritables
dispositions. Aussitôt son départ, je pris dans mon cabinet le nouvel
élève, et j'essayai de le faire parler, en m'informant de ses plaisirs,
de ses habitudes, de ses amis dans son autre pension; mais je perdis
presque entièrement mon tems, et je compris bientôt qu'on m'avait confié
un jeune faon sauvage. Cependant il y avait de l'esprit dans ses yeux,
et il fallait d'abord le lier d'amitié avec un enfant plus âgé, qui pût
le familiariser avec les nouveaux objets qui l'entouraient et avec le
système de la maison dont il allait faire partie. Mais ce qu'il apprit
dans la conversation de son conducteur lui causa de la peine quand il
sut que des élèves beaucoup plus jeunes que lui étaient bien plus
avancés, et il se crut humilié de ne pouvoir rivaliser avec eux. Je m'en
aperçus et m'empressai de le confier aux soins spéciaux de l'un des
maîtres, comme répétiteur, en assurant l'enfant qu'il ne prendrait rang
dans la classe qu'au moment où son travail lui permettrait de marcher
avec ceux de son âge. Cette promesse lui plut, et dès-lors il fut plus à
son aise avec ses camarades, car pendant un certain tems il gardait une
sorte de timidité. Ses manières et son caractère me firent bientôt juger
qu'il était plus facile de le conduire avec un fil de soie qu'avec un
câble; et je me réglai sur ce principe. Après quelque séjour à Harrow,
et comme son esprit commençait à se développer, lord Carlisle, son
parent, exprima le désir de me voir; j'allai trouver sa seigneurie. Son
but était de m'apprendre quels étaient les biens à venir de Byron; il me
représenta ses espérances de fortune comme bornées, et voulut savoir
quelle était sa capacité. Je ne fis pas d'observation sur ses premières
confidences, et je répondis à sa question: _Il a des talens, milord, qui
ajouteront de l'éclat à son rang_. En vérité!!! répondit sa seigneurie,
avec un air de surprise qui n'indiquait pas, à mon avis, toute la
satisfaction que j'en attendais. Quant à son talent pour l'art oratoire,
voici la circonstance à laquelle vous faisiez allusion. Les hautes
classes de l'école avaient composé de ces sortes de déclamations qui,
après avoir été corrigées par les répétiteurs, étaient portées au
professeur; alors ceux qui les avaient faites les répétaient, afin qu'on
pût réformer leurs gestes et leur accent, avant qu'ils les prononçassent
en public. Je fus, en cette occasion, enchanté de l'attitude, de la
prononciation et des gestes de Lord Byron, non moins que de son travail
en lui-même. Tous les jeunes orateurs ne manquaient pas de suivre à la
lettre leur composition écrite: Lord Byron fit de même dans la première
partie de son travail; mais à ma surprise, il s'écarta tout d'un coup de
son manuscrit, et avec assez de hardiesse et de rapidité pour me faire
craindre de le voir manquer de mémoire pour la conclusion. Mes alarmes
n'étaient pas fondées, il fournit sa carrière sans hésitation et sans le
moindre embarras. Je lui demandai, pourquoi il avait ainsi altéré sa
composition; il me répondit qu'il n'y avait rien changé, et qu'il ne
s'était pas aperçu qu'il s'en fût écarté le moins du monde. Je le crus,
et d'après l'expérience que j'avais de sa manière d'être, je compris
qu'étant plein de son sujet, il avait involontairement substitué des
expressions et des couleurs plus vives à celles que sa plume avait
tracées.»

Le docteur Drury, en me communiquant ces détails, ajoute un fait qui
atteste tout le cas que Lord Byron fit toujours des opinions de son
vieux maître, même quand il fut au faîte de sa gloire.

«Après ma retraite d'Harrow, je reçus de lui deux lettres pleines
d'affection, et dans mes visites à Londres, à l'époque où ses ouvrages
fascinaient les yeux du public, je lui demandai pourquoi il n'avait pas
pensé à m'en faire tenir un seul, comme c'était son devoir. _C'est_, me
dit-il, _parce que vous êtes le seul homme auquel je crains de les voir
lire_. Puis, après un court intervalle, il ajouta: _Que pensez-vous du
Corsaire_?»

Maintenant je vais mettre sous les yeux du lecteur les diverses notes
sur sa vie au collége, qu'il a consignées lui-même dans plusieurs livres
de souvenirs. Il n'est pas besoin de dire qu'étant son ouvrage, elles
présenteront sur ce tems les particularités les plus fidèles et les plus
curieuses.

«J'avais dix-huit ans, tout singulier que cela puisse paraître, avant
d'avoir jamais lu une _revue_; mais étant à Harrow, mes connaissances,
sur toute sorte de sujets nouveaux, étaient assez grandes pour faire
supposer que je devais aux revues toute ma science, attendu qu'on ne me
voyait jamais lisant, mais toujours badinant, jouant, ou occupé à
quelque méchanceté. La vérité est que je lisais en mangeant, au lit et
partout où nul ne lisait; et avant d'avoir cinq ans j'avais lu toutes
sortes de livres, à l'exception d'une revue: cette exception est ce qui
me l'a fait remarquer. Je me souviens qu'en 1804, Hunter et Curzon
m'ayant confié l'idée qu'on avait de moi au collége à ce sujet, je les
fis bien rire en leur demandant d'un air surpris: et qu'est-ce donc
qu'une revue? Au reste, elles étaient alors moins répandues. Trois
années plus tard je les connus beaucoup mieux: mais enfin j'en lus une
pour la première fois en 1806.

«J'ai déjà dit qu'on remarquait à l'école l'étendue et la variété de mes
connaissances générales; mais n'ayant aucune activité sous les autres
rapports, je pouvais bien faire d'une haleine trente ou quarante
hexamètres grecs fidèles à la prosodie, Dieu sait comme! mais d'un
travail soutenu j'en étais incapable. Mes dispositions étaient plutôt
celles de l'orateur ou du guerrier que celles du poète; et c'était
l'opinion du docteur Drury, mon grand patron et le principal du collége,
d'après ma faconde, ma turbulence, mon organe, mon talent de gestes et
de déclamation, que je deviendrais un jour grand orateur[25]. Je me
souviens que ma première déclamation le surprit, et qu'il m'en fit
devant mes rivaux les plus vifs complimens à la première répétition, ce
qui était étonnant, car il en était fort économe. Mes premiers vers de
Harrow (j'entends vers anglais) furent la traduction d'un chœur du
Prométhée d'Eschyles. M. Drury les reçut froidement; et personne ne
prévoyait en moi, d'après eux, la moindre disposition poétique.

     [Note 25: Pour mieux développer son talent dans ce genre,
     Byron ne manquait pas de choisir pour les jours de discours
     les passages les plus véhémens, comme le discours de Zanga
     sur le corps d'Alonzo et le monologue de Léar. Dans l'une de
     ces occasions publiques, il était convenu qu'il prendrait le
     rôle de Drancès, et le jeune Peel celui de Turnus; mais Lord
     Byron changea tout d'un coup d'idée et préféra le rôle de
     Latinus, craignant, comme on le supposa, d'inspirer quelque
     allusion ridicule avec cette raillerie de Turnus: _Ventosa in
     lingua, pedibusque fugacibus istis_.]

«Peel, cet orateur et cet homme d'état (car il l'était, l'est et le
sera), était de la même _forme_ que moi; nous en tenions _la tête_ tous
deux, suivant l'expression reçue. Nous étions bien ensemble; mais son
frère était mon ami intime. Maîtres et écoliers nous avions conçu de
Peel les plus grandes espérances, et il ne les trompa pas.

«Pour les connaissances classiques, il était de beaucoup au-dessus de
moi; comme orateur et acteur; on m'estimait au moins son égal. Hors de
l'école j'étais toujours en partie et lui jamais, tandis qu'en classe il
savait toujours ses leçons et moi rarement; mais quand une fois je les
savais, je les savais presque aussi bien. Du reste, en instruction
générale, en histoire, etc., etc., je pense que je lui étais supérieur,
aussi bien qu'à la plupart des enfans de mon âge.

«La merveille du collége, de notre tems, était George Sinclair, fils de
sir John; il faisait, à la lettre, les exercices de la moitié des
écoliers, des vers à volonté et des amplifications presque malgré
lui..... Il était de mes amis; comme nous nous trouvions dans la même
division, il me demandait souvent de le laisser faire mes devoirs,
faveur que je lui accordais toujours avec empressement quand ils étaient
difficiles, ou quand j'avais à faire quelqu'autre chose, ce qui
m'arrivait au moins une fois par heure. Du reste, son humeur était douce
et la mienne querelleuse. Il m'arrivait souvent de me battre pour lui,
ou de battre les autres à son intention, ou bien encore de le battre
lui-même pour le forcer à battre les autres quand je jugeais qu'il le
devait pour l'honneur de sa taille. D'autres fois nous parlions
politique, sujet sur lequel il était très-fort. Nous nous aimions
beaucoup, et je conserve encore des lettres qu'il m'a écrites de
l'école[26].

     [Note 26: Malheureusement ses réponses à M. Sinclair sont
     perdues. Je tiens de ce dernier qu'il y en avait une, entre
     autres, où Lord Byron développait toute l'ombrageuse
     sensibilité de son caractère. Elle exprimait le ressentiment
     d'une insulte imaginaire, et commençait par l'apostrophe
     boudeuse de _monsieur_!]

«Un autre prodige effrayant de savoir, de talent et d'espérance était
Clayton; j'ignore ce qu'il est devenu, mais c'était réellement un génie.
Les amitiés de collége, étaient pour moi de véritables _passions_[27]
(car je n'ai jamais senti à demi), et je ne pense pas que j'en aie
conservé une seule; mais il faut dire que plusieurs de ceux qui me les
inspirèrent n'existent plus. Ma liaison avec lord Clare fut l'une des
premières et des plus durables dont je me souvienne, l'éloignement ayant
pu seul la refroidir. Jamais je n'entendis prononcer le nom de _Clare_
sans un vif battement de cœur, et remarquez-le, j'écris encore
aujourd'hui sous le charme de mes impressions de 1803, 1804 et 1805,
etc., etc.»

     [Note 27: Dans l'un de ses journaux, et sous la date de 1808,
     je trouve le passage suivant de Marmontel, qui sans doute
     l'avait frappé comme s'appliquant à l'enthousiasme de ses
     premières liaisons. «L'amitié, qui dans le monde est à peine
     un sentiment, est une passion dans les cloîtres.»
                                            (_Contes moraux_.)]

J'emprunte l'extrait suivant à un autre de ses _Souvenirs_.

«À Harrow, je tenais bien ma place au coup de poing[28]. Je crois me
rappeler que je ne fus battu qu'une fois sur sept, et c'était avec
H..... encore le drôle ne me battit que par l'intervention déloyale des
gens de la maison où il mangeait, et où la scène se passait; je n'avais
pas même de second. Je ne lui pardonnerai jamais, et je serais fâché de
le rencontrer aujourd'hui, car certainement nous nous querellerions. Mes
combats les plus mémorables furent avec Morgan, Rice, Raiesford et lord
Jocelyn, mais nous restâmes toujours bons amis par la suite. J'étais un
des enfans les moins aimés, cependant je finis par me faire respecter.
J'ai gardé toutes mes amitiés de collége et toutes mes haines, si ce
n'est relativement au docteur Butler, contre lequel je me révoltais, ce
dont plus tard j'ai été fâché. Le docteur Drury, que je tourmentais
aussi passablement, fut de tous mes amis le meilleur, le plus tendre, et
j'ajouterai le plus sévère; je le regarde encore aujourd'hui comme un
père.

     [Note 28: M. d'Israeli, dans son livre ingénieux _sur le
     caractère des gens de lettres_, a émis l'opinion que l'un des
     indices du génie dans les jeunes gens est le dégoût des jeux
     et des exercices du corps. Il cite en preuve Beattie, qui
     peint ainsi son ménestrel idéal:

     «Il avait toujours fui le bruit, les réunions, les fatigues,
     et ne se souciait pas de paraître dans la tumultueuse mêlée
     des écoliers; mais les forêts avaient pour lui le plus grand
     charme.»

     Son autorité la plus imposante est Milton, qui dit aussi de
     lui-même:

     «Étant enfant, nul jeu d'enfant ne m'était agréable.»

     On ne peut appliquer ces règles générales, ni aux
     dispositions ni au mérite des hommes de génie, si dans les
     personnages cités par M. d'Israeli on reconnaît quelque
     infirmité corporelle, et si dans plusieurs autres on peut
     remarquer des goûts directement opposés. Une foule d'autres
     poètes, comme Eschyles, Dante, Camoëns, se sont distingués à
     la guerre, le plus turbulent des exercices; et si l'on est
     obligé d'avouer qu'Horace fut mauvais cavalier, et que
     Virgile ne savait pas jouer à la paume, on trouve d'un autre
     côté que Dante fut aussi habile à la chasse qu'à l'escrime,
     que Tasse sut également bien danser et manier le fleuret,
     qu'Alfieri était bon cavalier, Klopstock bon patineur, Cowper
     renommé dans sa jeunesse à la crosse et au ballon, et
     qu'enfin Lord Byron excellait dans tous les exercices du
     corps.]

«P. Hunter, Curzon, Long et Tatersant furent les principaux objets de
mon affection; je m'attachai encore à Clare, Dorset, C. Gordon, Debath,
Claridge et J. Wingfield; ils étaient plus jeunes que moi, et je les
gâtais par mon indulgence. Peut-être n'ai-je jamais aimé quelqu'un
autant que le pauvre Wingfield, qui mourut à Coimbre en 1811, avant mon
retour en Angleterre.»

Un des plus frappans résultats de l'éducation en Angleterre c'est qu'on
ne retrouve dans aucun pays autant d'exemples d'amitié vigoureuse formée
dès l'enfance et conservée dans l'âge mûr, et que dans nulle autre
contrée peut-être les sentimens d'affection pour la maison paternelle ne
sont aussi rares ou du moins aussi faibles. Éloignés, comme ils le sont,
des cercles de famille, dans un tems où leur cœur est le plus accessible
aux sentimens affectueux, les enfans substituent naturellement aux liens
de parenté ces amitiés de collége, qui, s'unissant ensuite aux scènes et
aux événemens qui charmèrent leur jeunesse, conservent toujours sur eux
la plus grande force. On peut observer des résultats tout-à-fait
différens en Irlande, et je crois aussi en France, où le système
d'éducation se lie mieux aux souvenirs domestiques. Là, la maison
paternelle obtient une sorte de partage naturel et légitime dans le cœur
des enfans; mais aussi les amitiés hors de ce cercle domestique sont en
proportion moins vives et moins durables[29].

     [Note 29: À huit ou neuf ans, on met l'enfant à l'école, et
     dès-lors il dévient étranger dans la maison où il est né;
     l'affection de son père est interrompue pour lui, et les
     sourires de sa mère, ses tendres avis, la sollicitude de ses
     parens, ne sont plus devant ses yeux. D'année en année, il se
     sent vers eux moins d'entraînement, et il finit par perdre
     ses premiers sentimens au point de se trouver plus heureux
     partout ailleurs que dans sa famille.
                                      (_Lettres de Cowper_.)]

Pour un jeune homme comme Byron, rempli des sentimens les plus
passionnés, et ne trouvant dans la maison maternelle de sympathie
qu'avec la portion la moins noble de sa nature, le petit univers de
l'école devait nécessairement mettre en jeu ses affections, et leur
donner une extension extrême. Voilà pourquoi les amitiés qu'il contracta
au collége se ressentirent beaucoup de ce qu'il désigne lui-même comme
des _passions_. C'est le vide de pareilles affections dans ses foyers,
et leur vivacité parmi _la sociale réunion d'Ida_, qu'il décrit ainsi
dans l'un de ses premiers poèmes[30].

     [Note 30: Même avant ses liaisons de collége, il avait montré
     la même sorte d'attachement romanesque pour un enfant de son
     âge, fils d'un de ses fermiers de Newsteadt. Dans deux ou
     trois de ses premiers poèmes il ne s'arrête pas moins sur
     l'inégalité que sur la chaleur de cette amitié.

     «Que la folie sourie, en voyant ton nom et le mien unis par
     l'amitié; la vertu roturière a plus de droit à ce sentiment
     que le vice anobli.

     «Bien que ton sort ne soit pas égal au mien, puisque ma
     naissance m'appelle aux honneurs de la pairie, ne m'envie pas
     cet éclat pompeux, un mérite modeste fait ton orgueil.

     «Nos ames du moins se rencontrent égales, ton humble
     condition n'est point une disgrâce pour ma position élevée;
     notre commerce n'en sera pas moins doux, puisque le mérite
     remplace en toi la naissance.»]

N'y a-t-il point quelqu'autre cause qui rende ce mot d'enfance si cher à
tout le monde? Ah! sûrement il y a une voix secrète qui nous dit tout
bas que l'amitié sera doublement douce à celui qui est obligé de
chercher des cœurs aimans, de les chercher hors du sein de sa famille,
quand il ne peut les y trouver. Ces cœurs, chère _Ida_[31], je les ai
trouvés dans ton sein, tu as été pour moi une famille, un monde, un
paradis.

     [Note 31: _Ida_, nom poétique de l'école d'Harrow.
                                             (_N. du Tr._)]

Cette première publication est remplie des témoignages les plus touchans
de ses amitiés de collége; il n'est pas jusqu'aux reproches qu'il
adresse à l'un d'eux, à propos de quelques griefs, qui ne portent un
caractère de tendresse.

Vous saviez que mon ame, que mon cœur, que ma vie étaient à vous en cas
de danger; vous saviez que les années et la distance ne m'avaient pas
changé, que je n'existais que pour l'amour et l'amitié.

Vous saviez... mais pourquoi revenir en vain sur le passé? les liens qui
nous unissaient sont rompus. Peut-être ce souvenir vous arrachera-t-il
un jour des larmes tardives; vous soupirerez alors en songeant à celui
qui fut votre ami!

La description suivante de ce qu'il éprouvait après avoir quitté Harrow,
quand il retrouvait dans le monde quelqu'un de ses anciens camarades, se
rapproche beaucoup de la scène qui eut lieu en Italie, quelques années
seulement avant sa mort, quand à la vue de son cher lord Clare, après
une longue séparation, il se sentit touché jusqu'aux larmes par les
souvenirs qu'il réveillait en lui.

..... Si par hasard quelque figure que je me rappelle bien, quelque
ancien camarade de mon enfance vient, une honnête joie peinte sur la
figure, réclamer en moi son ami; mes yeux, mon cœur, tout montre que je
suis encore un enfant: la scène éblouissante, les groupes bruyans qui
m'entourent disparaissent devant l'ami que je viens de retrouver.

On a vu par les extraits de son _journal_ que M. Peel était l'un de ses
condisciples d'Harrow. La curieuse anecdote suivante, qui les concerne
tous deux, m'a été rapportée par un ami de ce dernier, et je tâcherai de
me rapprocher autant que possible des propres expressions du narrateur.

Tandis que Lord Byron et M. Peel étaient à Harrow, un tyran[32], plus
vieux de quelques années, réclama le droit de _basculer_ le petit Peel,
droit que Peel, à tort ou à raison, ne voulut pas reconnaître. Mais sa
résistance fut vaine: le tyran non-seulement le fit fléchir, mais il
résolut d'infliger une punition à l'esclave réfractaire. Il se mit donc
en devoir de lui administrer une espèce de bastonnade sur la partie
interne du bras, que durant l'opération il avait comprimé de deux
cordes, avec un talent cruel, pour rendre la douleur plus vive. Tandis
que les coups se succédaient rapidement et que le pauvre Peel n'en
pouvait déjà plus, Byron aperçut et comprit de suite les tourmens de son
ami; il savait bien qu'il n'était pas assez fort pour chercher querelle
au tyran et que d'ailleurs il était dangereux de l'approcher; toutefois
il s'avance vers la scène de l'action, et le visage rouge de colère, les
yeux pleins de larmes et une voix que l'indignation et la terreur
rendaient incertaine, il lui demanda humblement qu'il voulût bien lui
dire combien de coups il entendait infliger. «Et que t'importe? petit
drôle! répondit l'exécuteur.--C'est que si vous y consentiez, repartit
Byron, en présentant son bras, j'en prendrais la moitié.» Il y a dans ce
petit trait un mélange de simplicité et de grandeur vraiment héroïque;
nous pouvons sourire à notre aise des amitiés d'enfance, mais il est
rare que celles de l'âge mûr soient capables d'une générosité comparable
à celle-ci.

     [Note 32: On appelle ainsi, dans les grands colléges
     d'Angleterre, les élèves les plus anciens; ceux des dernières
     classes sont désignés sous le nom d'esclaves. Il en était de
     même à l'école polytechnique, il y a quelques années, et la
     _bascule_ était également une servitude qu'imposaient les
     élèves de deuxième année à ceux de la première.
                                                 (_N. du Tr._)]

Parmi ses favoris d'école, on peut remarquer qu'un grand nombre étaient
nobles, ou de familles nobles, tels que les lords Clare et Delaware, le
duc de Dorset, et le jeune Wingfield. Une circonstance peut laisser
croire que leur rang avait eu quelque part dans les motifs qui
attirèrent Byron vers eux: un jour, celui de ses condisciples qui me
raconta le fait, avait, en sa qualité de moniteur, mis lord Delaware sur
sa liste de punition; Byron s'en étant aperçu, s'approcha de lui, en
disant: «Wildman, je vois que vous avez mis Delaware sur votre liste; ne
le faites pas frapper, je vous prie.--Pourquoi donc?--Je ne sais pas,
mais enfin c'est mon collègue à la pairie.» Il est inutile d'ajouter que
son intervention en pareil cas n'était rien moins qu'heureuse; car l'un
des rares bienfaits de l'éducation publique est de faire tomber en
quelque sorte ces distinctions artificielles, et de placer les jeunes
plébéiens dans une égalité parfaite avec les pairs, bien que ces
derniers puissent avoir leur revanche dans le monde.

Il est vrai que, dans Lord Byron, le sentiment de sa supériorité
nobiliaire était alors assez peu déguisé pour lui attirer fréquemment
les moqueries de ses camarades; c'est, je crois, à Dulwich que son
habitude de tirer orgueil de la prééminence qu'il trouvait dans un vieux
baron anglais, sur tous les nouveaux pairs, lui fit donner le surnom de
_vieux baron anglais_. Mais ce serait une erreur de croire que, soit à
l'école, soit plus tard, il ait jamais été guidé par d'aristocratiques
sympathies dans le choix de ses amis. Tout au contraire, suivant l'usage
des hommes d'une extrême fierté, il préférait généralement pour _ses
intimes_, ceux d'un rang inférieur au sien, et tels étaient presque tous
ceux qu'il comptait à l'école parmi ses amis. D'un autre côté, ce qui le
charmait le plus dans ses autres plus jeunes amis, c'était leur
infériorité sous le rapport de l'âge et de la force. Elle lui permettait
de se complaire encore dans son généreux orgueil, en prenant quand il le
fallait, à leur égard, le rôle de protecteur.

William Harness, qui était entré à Harrow à dix ans, tandis que Byron en
avait quatorze, fut l'un de ceux qu'il aima le plus, par ce dernier
motif, bien qu'il ait oublié d'en parler. Le jeune Harness, encore
boiteux des suites d'un accident d'enfance, et à peine remis d'une
maladie grave, était peu capable de surmonter les difficultés d'une
école publique; Byron le vit un jour maltraité par un enfant beaucoup
plus âgé et plus fort; il se hâta de prendre sa défense. Le lendemain,
le petit enfant demeurait seul à l'écart; Byron vint encore à lui, et
lui dit: «Harness, si quelqu'un te bat, dis-le-moi, et, si je puis, je
le rosserai.» Il tint sa parole, et, dès ce moment, le protecteur et le
protégé devinrent, malgré leur différence d'âge, des amis inséparables.
Cependant leur amitié subit un refroidissement auquel Lord Byron, dans
une lettre écrite après six ans, fait allusion avec tant de sensibilité,
de franchise et de délicatesse, que je ne puis m'empêcher d'anticiper la
date, et d'en donner ici un extrait.

«Nous paraissons tous deux nous rappeler parfaitement, avec un mélange
de plaisir et de regret, les jours que nous passions ensemble; et je
vous jure bien sincèrement que je les compte au nombre des plus heureux
de mes courts instans de bonheur. Maintenant je touche à ma majorité,
c'est-à-dire que j'ai vingt ans et un mois; encore un an, et je
parcourrai dans le monde ma carrière de folie. Alors j'avais quatorze
ans: vous étiez presque le premier de mes amis d'Harrow, le premier
certainement en estime, sinon en date; mais une assez longue absence
d'Harrow, et de votre part de nouvelles liaisons, le contraste de votre
conduite (décidément tout à votre avantage) et de ces habitudes
turbulentes et querelleuses qui m'entraînèrent dans tous les genres de
désordres, toutes ces circonstances se réunirent pour détruire une
intimité que l'affection me pressait de continuer, et que la mémoire
m'obligeait de regretter amèrement. Mais il n'est pas une particularité
de cette époque, pas même une seule de nos conversations, qui ne reste
encore aujourd'hui gravée dans mon esprit. Je n'en dirai pas davantage:
cette assurance seule vous prouvera que si je n'y avais pas attaché de
prix, je ne me souviendrais pas aussi bien de tout cela. Comme je me
rappelle la lecture de vos _premiers essais_! Une autre circonstance que
vous ignorez, c'est que les _premiers vers_ que j'essayai de faire à
Harrow vous étaient adressés, vous deviez les voir; mais Sinclair en
avait gardé la copie quand nous allâmes en vacance, et à notre retour
nous avions cessé d'être liés; ils furent détruits, et certes ce ne fut
pas une grande perte. Par ce fait, vous pouvez juger de mes sentimens à
un âge où l'on ne saurait être hypocrite.

«Je me suis arrêté plus que je ne pensais sur ce sujet, et je finirai
par où j'aurais dû commencer. Nous étions autrefois amis, nous l'avons
même toujours été, car notre séparation fut l'effet du hasard et non du
refroidissement. J'ignore où notre destinée doit nous conduire l'un et
l'autre; mais si l'occasion et quelque penchant vous décident à jeter
une pensée sur un écervelé de mon espèce, vous me trouverez toujours
sincère, et jamais assez aveugle sur mes défauts pour envelopper les
autres dans leurs conséquences. Voulez-vous m'écrire quelquefois? Je ne
dis pas souvent; mais enfin, si nous nous retrouvons, j'espère que nous
serons l'un pour l'autre ce que nous _devions_ être et ce que nous
_étions_.»

Une autre preuve aussi forte de la vivacité de ses impressions de
jeunesse, c'est, quand ses amis ont gardé un si petit nombre de ses
anciennes lettres, le soin avec lequel il conserva toutes celles que lui
adressèrent les principaux d'entr'eux, même les plus jeunes. Et si
quelquefois ses correspondans oubliaient de dater leurs missives, sa
fidèle mémoire, après plusieurs années d'intervalle, suppléait à leur
oubli. Parmi ces souvenirs qu'il conservait si précieusement, il en est
un qu'il serait injuste de ne pas citer, soit comme monument de
l'énergie qui brillait au milieu de son langage enfantin, soit en
mémoire des tendres et affectueux sentimens que leur lecture réveillait,
comme on le verra plus tard, dans l'ame de Byron.

À LORD BYRON, etc., etc.


Harrow-la-Montagne, 28 juillet 1805.

«Puisque vous avez paru assez peu mon ami pour me _dire des noms_ toutes
les fois que vous me rencontriez ces jours derniers, je vous demande une
explication, et je désire savoir si vous voulez que nous soyons aussi
bons amis qu'auparavant. J'ai bien vu que ce mois-ci vous m'aviez
absolument laissé là, sans doute pour vos nouvelles connaissances; mais
il ne faut pas croire, parce que vous aurez dans la tête un caprice
quelconque, que je reviendrai toujours à vous, comme certains autres le
font, pour regagner votre amitié. Ne pensez pas que je sois votre ami
par intérêt, et parce que vous êtes plus grand ou plus âgé que moi: non,
cela n'est pas, et ne sera jamais. J'étais votre ami, et je ne le suis
encore qu'à une condition: c'est qu'en me voyant vous ne me _direz plus
des noms_. Vous avez bien vu, j'en suis sûr, que je n'aimais pas cela;
pourquoi donc le faisiez-vous, si ce n'est parce que vous ne voulez plus
être mon ami? et pourquoi le resterais-je, si vous me traitez mal? Je ne
tiens à rien de pareil; vous pouvez bien laisser les autres m'attaquer,
mais si vous vous moquez de moi, je serai bien plus malheureux.

«Je ne suis pas un hypocrite, Byron, et je ne le serai jamais assez pour
rester votre ami quand vous me _direz des noms_. Personne ne dira, j'en
suis sûr, que je me sois abaissé pour regagner une amitié dont vous ne
voulez plus. Pourquoi le ferais-je? ne suis-je pas votre égal? Quel
intérêt y aurais-je? Quand vous me retrouverez dans le monde
(c'est-à-dire si vous le voulez), vous ne pourrez m'avancer ou me
protéger, ni moi vous. Je vous engage donc et vous demande, si vous
tenez à mon amitié (ce qui n'est pas, à en juger par votre conduite), à
ne pas me donner les noms que vous faites, ni à vous moquer de moi.
Jusqu'alors il me sera impossible de vous nommer mon ami. Je vous serai
obligé de me répondre de suite.

»En attendant, je demeure votre...

»Je ne puis dire votre ami.»


Sur le dos de cette lettre était la note suivante, de la main de Byron:

«Cette lettre et une seconde furent écrites à Harrow par mon _alors_ et
toujours cher ami Lord de ***, quand nous étions camarades d'études. Il
me les adressa à la suite de je ne sais plus quel malentendu, le seul
qui s'éleva jamais entre nous; il fut d'ailleurs de courte durée, et je
ne conserve cette lettre que pour la lui rappeler quand je le verrai,
afin que nous puissions rire au souvenir de l'insignifiance de notre
première et dernière querelle.»

                                                               BYRON.


On retrouve dans une lettre du même enfant, écrite deux années plus
tard[33], ces passages remarquables:

«Votre dernière lettre m'a fait penser que vous étiez extrêmement piqué
contre la plupart de vos amis, et même un peu contre moi, si je ne me
trompe. Vous dites d'un côté: _Il n'est presque pas douteux que peu
d'années ou de mois nous rendront aussi indifférens l'un à l'autre, que
si nous n'avions pas passé ensemble une partie de notre vie_. En vérité,
Byron, vous me faites injure, et je n'ai pas de doute, au moins je
l'espère, que vous ne vous calomniiez vous-même.»

     [Note 33: D'autres lettres encore offrent de curieuses
     preuves de la sensibilité jalouse et passionnée de Byron.
     Dans l'une d'elles, par exemple, nous voyons qu'il s'était
     offensé que son jeune ami lui eût écrit _mon cher Byron_ au
     lieu de _mon très-cher_; et dans une autre, qu'il avait eu de
     la jalousie de quelques expressions échappées à son ami, à
     l'occasion du départ de Lord John Russell pour l'Espagne.
     «Vous me dites, lui répond-on, que jamais vous ne me vîtes
     agité comme quand j'écrivis ma dernière lettre; pensez-vous
     que j'eusse tort? J'avais reçu une lettre de vous le samedi,
     où vous me disiez que vous quittiez l'Angleterre au mois de
     mars pour six ans; et le lundi John Russell partait pour
     l'Espagne. Mais pouvez-vous imaginer que je fusse plus triste
     au sujet de Lord Russell, qui s'en va pour quelques mois, et
     de qui j'aurai constamment des nouvelles, que relativement à
     vos six années de voyage au bout du monde, pendant lesquelles
     j'entendrai à peine parler de vous, et qui peut-être
     m'empêcheront de vous revoir jamais? J'éprouve une véritable
     peine de ce que vous me dites, que je dois vous excuser si
     vous êtes jaloux de me voir plus affecté du départ d'un ami
     qui était près de vous que de celui qui était éloigné. Il est
     impossible que vous ayez pu croire un moment que l'absence de
     John m'affectât plus que la vôtre. Je finis donc sur ce
     sujet.»]

Malgré ces habitudes de jeux et de paresse qui semblaient l'indice d'une
certaine absence d'idées et de réflexions, il y avait des momens où le
jeune poète rentrait profondément en lui-même et se livrait à des
méditations incompatibles avec l'enjouement et l'insouciance de son âge.
On montre encore dans le cimetière d'Harrow une tombe élevée, d'où la
vue plane sur Windsor; c'était l'endroit favori où l'on savait si bien
qu'il aimait à s'arrêter, que les enfans l'appelaient _la tombe de
Byron_[34], et c'est là, dit-on, qu'il demeurait des heures entières
abîmé dans ses pensées, ruminant dans la solitude ses premières
inspirations sublimes et passionnées, et parfois, peut-être, entrevoyant
déjà cet avenir de gloire qui lui inspirait, à peine âgé de quinze ans,
ces vers remarquables:

_Mon nom seul sera mon épitaphe_. S'il ne suffit pour honorer ma cendre,
qu'aucune autre gloire ne me soit accordée en récompense. On ne doit
voir que ce nom, ce nom seul sur mon tombeau; illustré par lui, ou comme
lui à jamais oublié.

     [Note 34: C'est à cette tombe que se rapporte ce passage des
     _souvenirs d'enfance_, qui font partie de ses œuvres
     inédites:

     «Souvent, quand, oppressé de tristes pressentimens, je
     m'asseyais incliné sur notre tombe favorite.»]

Il passa quelque tems à Bath avec sa mère, pendant l'automne de 1802,
et, quoique bien jeune, il prit assez de part aux plaisirs de ces lieux.
Il parut dans un bal masqué, donné par lady Riddel, sous le costume d'un
jeune Turc; modèle anticipé, quant à la beauté et au costume, de son
jeune Sélim de la _Fiancée d'Abydos_. Au moment d'entrer dans la maison,
quelqu'un de la foule essaya d'arracher le diamant qui attachait le
croissant de son turban, mais l'un de ceux qui l'accompagnaient
s'aperçut à tems de cette tentative de vol. La dame qui m'apprit cette
anecdote, et qui voyait beaucoup alors Mrs. Byron, a bien voulu ajouter
à son récit les remarqués suivantes: «J'ai vu beaucoup Lord Byron à
Bath; sa mère m'a invité souvent à prendre le thé avec elle; il était
toujours fort plaisant et original; quand la conversation tombait sur
ses amis absens, il montrait un léger penchant à la satire, auquel plus
tard il s'abandonna, comme chacun sait, avec une liberté entière.»

Nous touchons maintenant à un événement qui, d'après sa profonde
conviction, exerça sur sa vie et son caractère une influence vive et
durable.

Ce fut en 1803, que son cœur, déjà deux fois éprouvé, comme nous l'avons
vu, par d'enfantines impressions d'amour, conçut un attachement qui,
jeune comme il était encore, domina ses facultés au point de colorer
d'une teinte particulière le reste de ses jours. Que les passions
malheureuses soient en général les plus durables, c'est une triste
vérité qui, pour être confirmée, n'avait pas besoin de ce nouvel
exemple; mais peut-être faut-il attribuer à la même circonstance
l'innocence parfaite de cet attachement pour miss Chaworth, qui le
distingua, sans jamais l'effacer de son cœur, de tous ceux qui le
suivirent. Comme c'est le seul sentiment du même genre dont les détails
puissent être suivis sans dangers, ou dont les résultats, bien que
douloureux, puissent être racontés, nous pensons qu'on s'y arrêtera avec
plaisir.

Mrs. Byron, en partant de Bath, vint séjourner à Nottingham, Newsteadt
étant en ce tems-là loué à lord Grey de Ruthen; et pendant les vacances
de Harrow, son jeune fils vint l'y rejoindre. Tel était son attachement
pour Newsteadt, que c'était même un plaisir pour lui d'être dans son
voisinage; aussi, avant d'avoir fait la connaissance de lord Grey, il
lui arrivait souvent de passer la nuit dans une petite maison contiguë à
la grande porte et qu'on appelle encore à présent la hutte[35]; mais
bientôt des rapports d'amitié s'établirent entre son noble locataire et
lui, et dès-lors il eut toujours à son service un appartement dans
l'abbaye. Comme il avait, peu de tems auparavant, été présenté à Londres
à la famille de miss Chaworth, qui, actuellement, résidait à Annesley,
dans le voisinage immédiat de Newsteadt, il renouvela bientôt
connaissance avec elle. La jeune héritière elle-même joignait à tous les
avantages sociaux qui l'environnaient une grande beauté et les
dispositions les plus aimables et les plus séduisantes.

     [Note 35: Je tiens ce fait de l'un des vieux domestiques de
     Newsteadt, mais je ne dissimulerai pas que d'autres n'aient
     révoqué en doute ces haltes nocturnes à _la hutte_.]

Le jeune poète avait déjà remarqué ses charmes; mais ce fut seulement à
l'époque où nous sommes arrivés, comme il était dans sa seizième année
et miss Chaworth dans sa dix-huitième, qu'il semble en avoir été
complètement ébloui. Six courtes semaines d'été, écoulées près d'elle,
suffirent pour éveiller une passion qui dura toute sa vie.

D'abord, bien qu'on lui offrît un lit à Annesley, il avait l'habitude de
revenir chaque nuit à Newsteadt, et le motif qu'il alléguait était sa
frayeur des tableaux de famille des Chaworth, qui, s'imaginait-il,
l'avaient pris en grippe en souvenir du duel de son oncle, et se
seraient détachés la nuit de leurs cadres pour le tourmenter. À la fin
il dit gravement un soir à miss Chaworth et à sa cousine: «La dernière
nuit, en m'en retournant, j'ai vu un _bogle_.» Comme ce dernier mot
écossais était complètement inintelligible pour les jeunes dames, il
leur fit entendre que c'était un revenant, et qu'il ne voulait pas ce
soir-là retourner à Newsteadt. À compter de là, il coucha toujours à
Annesley jusqu'à ce que ses visites furent interrompues par une courte
excursion à Matlock et à Castleton, dans laquelle il eut le bonheur
d'accompagner miss Chaworth et ses parens. Voici la curieuse notice que
l'on trouve de ce voyage dans l'un de ses livres-journaux:

«J'avais quinze ans quand il m'arriva, dans une caverne du duché de
Derby, de traverser dans une barque, où deux personnes seulement
pouvaient rester couchées, un ruisseau qui coulait sous une roche; cette
dernière était tellement proche de l'eau, que nous fûmes obligés de
faire pousser la barque par un conducteur enfumé, espèce de Caron, qui
se tenait derrière, entièrement courbé dans l'eau. J'avais alors pour
second M. A. C., dont j'avais été passionnément amoureux sans le lui
dire, mais non pas sans qu'elle le découvrît. Je me rappelle mes
sensations, mais je ne puis les décrire. Notre société se composait de
Mrs. W., des deux miss W...s, de M. et Mrs. Cl...ke, de miss R. et de ma
M. A. C. Hélas! pourquoi dire _ma_? Notre mariage aurait apaisé des
haines qui avaient fait couler le sang de nos pères; il aurait réuni des
propriétés vastes et riches; au moins aurait-il réuni un seul cœur et
deux êtres assez bien assortis pour l'âge (elle avait deux ans de plus
que moi), et... et... et... qu'en est-il résulté?»

Miss Chaworth prenait ordinairement part aux danses du soir, à Matlock,
tandis que son amant restait à la contempler, solitaire et mécontent. Il
est possible que le dégoût qu'il exprima toujours pour ce genre de
plaisir soit venu de quelque sentiment amer éprouvé dans sa jeunesse en
voyant la _dame de son cœur_ conduite par d'autres à la danse joyeuse
dont lui-même était exclu. Un jour que la jeune héritière d'Annesley
avait eu pour cavalier une personne qu'elle n'avait jamais vue, Byron
lui dit, d'un air de dépit, quand elle vint reprendre sa place:
«J'espère que vous aimez votre nouvel ami.» Ces paroles étaient à peine
prononcées, qu'il se vit accosté par une dame écossaise, d'une tournure
déplaisante, qui vint se recommander à lui comme cousine, et qui,
mettant son orgueil à la torture à force de manières et d'expressions
vulgaires, décida la belle miss Chaworth à lui dire à son tour à
l'oreille: «J'espère que vous aimez votre nouvelle amie.» À Annesley, il
passait la plus grande partie de son tems à faire des courses à cheval
avec miss Chaworth et sa cousine, ou plongé dans une morne rêverie, les
mains occupées de son mouchoir; ou bien tirant contre une porte qui
donne sur la terrasse, et qui conserve encore les vestiges de ses
balles. Mais son plus grand plaisir était de s'asseoir auprès de miss
Chaworth lorsqu'elle faisait de la musique; son air favori était la
jolie chanson galloise _Maryanne_, sans doute principalement à cause de
son nom. Pendant tout ce tems, il avait la douleur de voir celle qu'il
aimait, entièrement occupée d'un autre amour; et comme il le dit
lui-même:

«Ses soupirs n'étaient pas pour lui: pour elle il était un frère, mais
rien de plus.»

Il n'est pas même probable, si le cœur de miss Chaworth eût été libre,
que Lord Byron eût été choisi par elle comme un objet d'attachement.
Deux ans de plus donnent à une jeune fille une avance dans la vie,
contre laquelle un homme ne peut pas lutter. Miss Chaworth ne voyait
dans Byron qu'un collégien: ses manières étaient d'ailleurs alors dures
et peu sociables; elles n'avaient, comme je l'ai entendu répéter vingt
fois, rien de flatteur pour les jeunes filles de son âge. Si dans un
moment d'illusion il s'était flatté d'inspirer quelque amour à la jeune
miss, il dut être bientôt désabusé par une circonstance notée dans ses
_Mémoires_ comme l'une des plus douloureuses humiliations auxquelles son
infirmité l'eût exposé. Il entendit un jour miss Chaworth dire à sa
femme de chambre: «Pouvez-vous croire que je me soucie jamais de ce
petit boiteux?» Ces mots, comme il l'a rappelé lui-même, furent un coup
de foudre pour lui. Il était nuit fermée quand il les entendit; mais il
sortit à l'instant de la maison, et, sans rien voir devant lui, il
courut sans s'arrêter jusqu'à Newsteadt.

La peinture qu'il a faite de cet amour, dans l'un de ses plus touchans
poèmes, _le Songe_, montre comment le génie et la sensibilité peuvent
élever les réalités de cette vie, et donner un lustre immortel aux
objets et aux événemens les plus communs. Sous le nom de l'_antique
oratoire_, la vieille salle d'Annesley rappellera long-tems à
l'imagination la vierge et l'adolescent qui s'y trouvèrent une fois
réunis; tandis que l'image du coursier de l'amant, bien que le type en
ait été la race laborieuse et peu poétique des chevaux de Nottingham,
ajoute encore aux charmes généraux de la scène, et jette sur le tableau
une portion de la lumière que le génie seul peut à son gré répandre.

Au reste, dès cet âge encore tendre, il paraît avoir eu assez
d'expérience de la vie galante pour savoir comment les premiers trophées
peuvent conduire en amour à de nouvelles conquêtes; il se glorifiait
souvent, auprès de miss Chaworth, d'un nœud de cheveux que lui avait
donné quelque beauté sensible (sans doute cette jolie cousine dont il
parle avec tant de chaleur dans l'une des notes que nous avons citées).
Déjà, et il ne l'ignorait pas, il avait la beauté qui, malgré quelque
tendance à l'excessif embonpoint de sa mère, lui promettait cette
expression particulière qui donnait à ses traits tant de finesse et tant
de charme. Mais avec les fêtes de l'été finit le rêve de sa jeunesse: il
ne vit plus qu'une fois miss Chaworth l'année suivante, et il lui dit un
dernier adieu, comme il le racontait souvent, sur cette montagne près
d'Annesley, qu'il a si bien décrite dans son poème du _Songe_, comme
étant _couronnée d'un particulier diadême_[36]. Personne, à l'entendre,
n'aurait pu deviner tout ce qu'il éprouvait, car sa contenance était
calme et ses sentimens comprimés. «La première fois que je vous
reverrai, lui dit-il en la quittant, vous serez sans doute Mrs.
Chaworth[37]?--Je l'espère;» telle fut sa réponse. C'était avant cette
entrevue qu'il avait écrit au crayon, dans un volume des lettres de Mme
de Maintenon, qui appartenait à la jeune miss, les vers suivans:

     [Note 36: Parmi les vers inédits en ma possession, je trouve
     les fragmens suivans, écrits quelque tems après cette époque:

     «Collines d'Annesley, arides et nues, dans lesquelles s'égara
     mon enfance imprudente, comme les tempêtes du nord grondent
     et mugissent au-dessus de vos ombrages touffus! Aujourd'hui
     les heures ne s'écoulent plus délicieusement dans ces
     promenades chéries; le sourire de Marie ne fait plus de vous
     un paradis pour moi.»]

     [Note 37: Son mari prit en effet, pendant quelque tems, le
     surnom de Chaworth.]

Cesse, ô mémoire! de me tourmenter. Le présent est aujourd'hui décoloré
pour moi: l'avenir ne m'offre plus d'espérances; et quant au passé, par
pitié, cache-le-moi. Pourquoi ramener devant mes yeux ces images de ce
que je ne reverrai pas? pourquoi me représenter ces délicieux instans à
jamais évanouis? Le plaisir passé augmente la peine présente; le regret
de ce qui n'est plus se joint à la douleur de ce qui est. Espérances,
regrets, vous n'êtes plus que de vains mots: je ne demande plus qu'à
vous oublier.

L'année suivante, miss Chaworth épousa l'heureux rival de Byron. M. John
Muster, l'un de ceux qui se trouvaient présens quand il en reçut la
première nouvelle, raconte ainsi ce qui se passa alors en lui: «J'étais
présent quand il apprit ce mariage, sa mère lui dit: _Byron, j'ai à vous
apprendre une nouvelle.--Eh bien, qu'est-ce?--D'abord, tirez votre
mouchoir, car vous en aurez besoin.--Quelle absurdité!--Prenez, dis-je,
votre mouchoir_ (il le fit pour lui plaire), _miss Chaworth est mariée_.
À ces mots une expression singulière et impossible à décrire se peignit
sur sa pâle figure; il remit violemment son mouchoir dans sa poche,
puis, avec une affectation de froideur et de nonchalance: _Est-ce là
tout?_ dit-il.--_Comment, je m'attendais à vous voir accablé de
douleur._ Il ne répondit rien, et bientôt après il ouvrit la
conversation sur un autre sujet.»

Sa vie d'Harrow présente les mêmes particularités. Pendant toute sa
durée, comme il le dit lui-même, il était toujours jouant, se
révoltant[38], _ramant_ et se livrant à toute sorte d'espiègleries.
L'esprit de révolte dont il parle ici (bien qu'il n'ait jamais été
jusqu'à lui inspirer des actes de violence) se manifesta à l'occasion de
la retraite du docteur Drury, quand, à la place vacante, se présentèrent
les trois candidats, Mark Drury, Evans et Butler. Dans le premier
mouvement auquel cette rivalité donna lieu parmi les écoliers, le jeune
Wildman se montra à la tête du parti de Mark Drury, tandis que Byron
avait commencé par rester neutre. Mais dans l'espérance de l'avoir pour
allié, l'un des membres de la faction Drury dit à Wildman: «Byron, je le
sais, ne se joindra pas à nous, parce qu'il ne veut jamais de la seconde
place; mais vous pourriez, en lui donnant la première, vous l'assurer.»
Wildman suivit cet avis, et Byron prit en effet le commandement de la
faction.

     [Note 38: Gibbon, parlant des écoles publiques, dit: «La
     scène comique d'une révolte de collége fait connaître, sous
     leur véritable point de vue, les ministériels et les
     indépendans de la génération nouvelle.» Mais de pareils
     pronostics ne sont pas toujours sûrs; ainsi le doux et
     paisible Addisson fut, étant au collége, chef d'un
     soulèvement.]

La violence qu'il mit dans son opposition au choix que l'on fit de
Butler, et surtout la vive affection qui l'unissait au dernier maître,
contribuèrent à aigrir les relations qu'il eut avec le nouveau directeur
pendant le reste de son séjour à Harrow. Par malheur, Byron résidant
dans les appartemens de Butler, les occasions de mésintelligence étaient
on ne peut plus fréquentes. Un jour le jeune rebelle, dans un accès de
défiance, arracha tous les grillages des fenêtres de la salle; et quand
le docteur lui demanda le motif de cette violence, il répondit, avec un
grand sang-froid: «Parce qu'ils obscurcissent la salle.» Une autre fois
il lui avoua hardiment la haine qu'il avait contre lui. Ce fut long-tems
la coutume que le maître, à la fin de chaque terme, invitât à dîner les
élèves les plus âgés; et cette faveur, semblable aux invitations
royales, était en général regardée comme un ordre. Lord Byron cependant
y répondit par un refus; cela surprit beaucoup le docteur Butler, et, à
la première occasion, il lui en demanda le motif devant les autres
élèves: «Aviez-vous quelque autre engagement?--Non, monsieur.--Mais vous
aviez donc une raison, Lord Byron?--J'en avais.--Et laquelle?--Parce que
(répliqua le jeune pair avec une fierté composée) s'il vous arrivait de
passer dans mon voisinage tandis que je serais à Newsteadt, je ne
songerais certainement pas à vous inviter à dîner; en conséquence, je ne
dois pas accepter une pareille invitation de votre part.» En général
l'idée qu'avaient de lui ses professeurs à Harrow était celle d'un
enfant paresseux, qui ne voulait jamais rien apprendre; et si l'on fait
attention à ses habitudes ordinaires, on avouera que cette réputation
n'était pas dépourvue de fondement. Il est impossible de jeter les yeux
sur les livres dont il se servait, et qui sont couverts de translations
interlignées, sans être frappé de l'absence de son attention. Les mots
grecs les plus ordinaires ont leur traduction anglaise barbouillée à
leur côté, et cette circonstance prouve bien qu'il ne les connaissait
pas assez pour les traduire de mémoire. Ainsi, dans son Xénophon, nous
trouvons νεοι, _jeunes_, σωμασιν, _corps_, ανθρωποις τοις αγαθοις, _bons
hommes_, etc., etc.; et même, dans les volumes de pièces grecques qu'il
vendit en partant à la bibliothèque du collége, nous remarquons, entre
autres exemples, le mot usuel χρυσος flanqué de son synonyme anglais
(or).

Mais quelque faibles que fussent ses progrès dans les matières purement
scolastiques auxquelles nous consacrons en pure perte une si précieuse
portion de la vie[39], il n'en montrait pas moins des dispositions
merveilleuses pour tous les genres variés d'instruction qui ne sont
utiles que dans le monde. Né avec un esprit trop scrutateur et trop
vagabond pour être facilement emprisonné dans des limites déterminées,
il s'attachait à des sujets qui déjà intéressaient ses goûts virils, et
que ne pouvait comprendre l'esprit purement pédantesque d'une école;
mais ses accès irréguliers et violens de travail, dans cette direction,
donnaient à son intelligence une impulsion bien plus haute que celle de
ses condisciples les plus laborieux. La liste qu'il a faite de tous les
ouvrages divers dont il avait à la hâte, et de son propre choix, dévoré
les pages, avant d'atteindre sa quinzième année, est tellement
considérable, qu'on a de la peine à y ajouter foi; et elle présente une
telle masse de recherches, qu'elle pourrait défier les plus vieux
_helluones librorum_.

     [Note 39: Il est déplorable de songer à la perte de tems que
     l'on fait subir aux enfans dans la plupart des colléges, en
     les occupant pendant six ou sept ans à apprendre seulement
     des mots, et encore d'une manière fort imparfaite.
                                  (COWLEY, _Essai_.)

     Si un Chinois entendait parler de notre système d'éducation,
     ne supposerait-il pas que nous destinons tous nos jeunes gens
     à professer des langues mortes dans les pays étrangers, et
     non pas à faire jamais usage de la nôtre?
                        (LOCKE, _sur l'Éducation_.)]

Il ne faut pourtant pas croire, d'après l'étendue et l'activité de son
esprit, que Byron pût de lui-même choisir une direction privilégiée;
quel que soit, en effet, le plan d'instruction d'un jeune homme de
talent dans les grandes écoles et dans les universités d'Angleterre, il
ne suppléera pas complètement à ce qui lui manque sous le rapport
intellectuel, et pourra même l'exposer à des écarts embarrassans et
dangereux[40]. Dans la difficulté ou même l'impossibilité absolue qu'il
trouvera à combiner l'acquisition des connaissances pratiques avec les
études de l'antiquité qui lui sont nécessaires pour obtenir les honneurs
scolastiques, il devra choisir ou de porter toute son attention et ses
vœux vers ce dernier objet, et alors il n'aura aucune idée de tout ce
qui doit lui servir le plus dans le monde; ou d'adopter comme Lord Byron
et d'autres personnages distingués le système contraire, et consentir à
passer à l'école pour un élève incapable et paresseux, afin de se
préparer des moyens de supériorité dans le monde.

     [Note 40: Un excellent écolier peut quitter les bancs de
     Westminster ou d'Eton dans une ignorance complète du train de
     vie et de la conversation du monde anglais, vers la fin du
     dix-huitième siècle.
                                                (GIBBON.)]

Les _souvenirs_ inscrits par le jeune poète dans ses livres d'école
peuvent nous permettre de croire que dans un âge si tendre il prévoyait
déjà vaguement que tout ce qui se rapportait à lui deviendrait par la
suite un objet d'intérêt et de curiosité. La date de son entrée à
Harrow[41], le nom des enfans qui furent ses moniteurs, la liste des
chefs de classe parmi ses condisciples sous le docteur Drury[42], tout y
est noté avec la dernière minutie, et comme pour former des points de
retour pour l'histoire de sa vie. Un exemple touchant suffira pour
montrer qu'il lui arriva plus d'une fois de s'arrêter à ces idées. Nous
trouvons sur la première page de ses _Scriptores græci_ la suivante note
écrite à la main: «George Gordon Byron, vendredi 26 juin, a. d. 1805,
trois heures trois quarts de l'après-midi, classe de troisième, Calvert
moniteur, Tem, Wildman à ma gauche et Long à ma droite.
Harrow-la-Montagne.» Et sur la même feuille se trouve le commentaire
suivant, écrit cinq ans plus tard:

                  _Eheu fugaces, Posthume! Posthume!
                  Labuntur anni_.
                                  B., 9 janvier 1809.

     [Note 41: Byron, Harrow-la-Montagne, dans le Middlesex,
     _alumnus scholæ lyonensis privus, in anno domini_ 1801,
     _Ellison duce_.

     Moniteur en 1801: Ellison, Royston, Hunxman, Rashleigh,
     Rokeby, Leigh.]

     [Note 42: Chefs de classe de Drury, 1804: Byron, Drury,
     Sinclair, Clare, Bolder, Annesley, Calvert, Strong, Acland,
     Gordon, Drummond.]

«Des quatre personnes dont les noms sont ici mentionnés, l'une est
morte, une autre est dans un climat lointain: tous sont séparés: il n'y
a pas cinq ans qu'ils étaient ensemble réunis dans la même classe; et
nul encore n'aurait atteint sa vingt et unième année.»

Il passa les vacances de 1804[43] avec sa mère à Southwell: Mrs. Byron
était venue s'y fixer pendant l'été de cette année, en quittant
Nottingham, et elle avait choisi pour demeure la maison appelée
Burgage-Manor. On conserve encore à Southwell, sous la date du 8 août
1804, une note dans laquelle on annonce que le jeu est retenu _par Mrs.
et Lord Byron_. La personne à qui appartenait la maison qu'ils
habitaient était un rentier possesseur d'une assez belle bibliothèque;
et le premier soin du jeune poète, comme il nous l'apprend, fut de la
retourner complètement aussitôt après son arrivée à Southwell. L'un des
livres qui l'occupèrent et l'intéressèrent davantage fut, et on le
croira sans peine, la _Vie de lord Herbert de Cherbury_.

     [Note 43: Pendant l'une des vacances de Harrow, il demeura
     quelque tems dans la maison de l'abbé de Rouffigny, dans
     Took's court, avec l'intention d'y étudier la langue
     française; mais, au dire de l'abbé, il avait peu de goût pour
     cette étude, et, au grand dépit du révérend maître, il
     passait presque tout son tems à faire des armes, à boxer,
     etc.]

Il entra au mois d'octobre 1805 au collége de la Trinité à Cambridge.
Voici comme il décrit les sentimens qu'il éprouva en quittant sa chère
Ida:

«Mon entrée au collége me fit un effet singulier et pénible. D'abord
j'étais tellement affligé de quitter Harrow, bien que le tems en fût
arrivé (ayant alors dix-sept ans), que pendant le dernier quartier que
j'y passai, j'employais les heures, consacrées au sommeil à compter les
jours que j'avais encore à y rester. J'avais toujours _détesté_ Harrow
jusqu'aux dix-huit derniers mois, mais dès ce moment je l'aimai. En
second lieu je souhaitais d'aller à Oxford et non à Cambridge;
troisièmement je me trouvais tellement isolé dans ce nouveau monde que
je faillis en perdre la tête. Mes camarades n'étaient pourtant pas
insociables: au contraire, ils avaient de la bonté, de la bienveillance,
un rang, de la fortune, et une gaîté bien autre que la mienne. Je me
joignais à eux, je dînais, je soupais, etc., dans leur compagnie; mais
je ne sais comment j'éprouvais un sentiment le plus pénible, le plus
mortel de ma vie, en pensant que je n'étais plus un enfant.»

Il fut sans doute quelque tems à Cambridge en proie à cette espèce
d'isolement; mais il n'était pas dans sa nature de rester long-tems sans
aimer quelque chose, et l'amitié qu'il forma bientôt avec le jeune
Eddleston, qui avait deux ans de moins que lui, surpassa même en
vivacité romanesque toutes ses autres liaisons de collége. Les
dispositions musicales de cet enfant furent l'occasion de leur intimité.
Il était alors un des choristes de Cambridge, bien que par la suite il
ait suivi une profession mercantile. Cette disconvenance de leur
position respective n'était pas sans charme pour Byron: elle flattait en
même tems son orgueil et son bon naturel, et établissait entre eux des
rapports mutuels de protection d'un côté, de reconnaissance et de
dévouement de l'autre; seuls rapports qui, suivant Bacon, soient la base
du peu d'amitié qui reste encore sur la terre. Ce fut sur un don que lui
avait fait Eddleston qu'il écrivit ces vers, intitulés _la Cornaline_,
qui étaient imprimés dans son premier volume resté inédit; en voici une
stance:

        Quelques-uns souriant des liens qui nous unissent, m'ont
        souvent reproché ma faiblesse; ce don léger a cependant le
        plus grand prix à mes yeux, car, j'en suis sûr, je le tiens de
        quelqu'un qui m'aime.

Une autre liaison moins vive, commencée à Harrow, et continuée pendant
sa première année de Cambridge, est ainsi mentionnée dans l'un de ses
_journaux_:

«Que mes pensées sont étranges! La lecture du chant de Milton, _belle
Salvina_, m'a ramené, je ne sais comment ou pourquoi, aux jours les plus
heureux peut-être de ma vie (toujours exceptés, de tems en tems,
certains dimanches des deux derniers étés de Harrow). Je me retrouvais à
Cambridge avec Edward Noël et Long, qui fut plus tard dans les gardes:
Long, après avoir servi avec honneur dans l'expédition de Copenhague
(qui laisse encore vivre deux ou trois mille goujats gras et bien
payés), fut noyé en 1809, pendant son passage à Lisbonne avec son
régiment dans le _Saint-George_, qui fut heurté la nuit par un autre
vaisseau de transport. Nous étions des nageurs rivaux, également
passionnés pour les chevaux, la lecture et les festins. Nous avions été
ensemble à Harrow, mais _là_ du moins il n'était pas un esprit aussi
intraitable que le mien; j'étais toujours alors le premier à la paume,
dans les révoltes, les batailles, les parties, et tous les genres de
désordres; il était, lui, beaucoup plus calme et mieux civilisé. Mais à
Cambridge, soit que mon caractère s'adoucît ou que le sien prît plus de
roideur, il est certain que nous devînmes grands amis. La description du
siége de Sabrina me rappelle nos mutuels exploits de plongeur. Bien que
le Cam n'offre pas une onde vraiment _transparente_, et que l'endroit où
nous nous jetions eût quatorze pieds de profondeur, nous avions toujours
soin, afin de mieux prouver nos avantages, de lancer avant nous des
œufs, des pièces de vaisselle et même des shillings. Il y avait entre
autres, et je m'en souviens bien, dans le lit de la rivière où nous nous
baignions le plus ordinairement, une souche d'arbre autour de laquelle
j'aimais à me glisser et à m'étonner comment diable je me trouvais là.

«Le soir nous faisions de la musique, car il était musicien et savait
tirer un égal parti de la flûte et du violoncelle. Je faisais partie de
l'assistance et, si je ne me trompe, notre boisson de prédilection était
alors de l'eau de soude. Le jour nous courions à cheval, nous nous
baignions, nous causions, ou parfois prenions un livre. Je me rappelle
l'avidité avec laquelle nous parcourûmes le nouvel in-quarto de Moore
(en 1806); le soir nous le lisions ensemble. Nous ne fûmes réunis qu'un
été. Long entra dans les gardes l'année que je passai à Nottingham, au
sortir du collége. Son amitié, et de ma part un violent et cependant pur
amour, étaient alors le roman de l'époque la plus romanesque de ma
vie.....................................................................
........................................................................

«Je me souviens qu'au printems de 1809 H***[44] me plaisantait de la
tristesse que m'avait causée la mort de Long, et s'amusait à faire des
épigrammes sur son nom, qui prêtait aux jeux de mots, tels que _long,
court_, etc.; mais il eut bien le tems de s'en repentir à trois ans de
là, quand notre ami mutuel, et surtout le sien, Charles Matthews, se
noya également, et qu'il put lui-même sentir combien mon affliction
avait été légitime. Pour moi, je ne rétorquai pas ces piquans jeux de
mots; je sentais trop tout ce que je perdais dans Matthews, et, ne
l'eussé-je pas senti, j'aurais encore respecté sa douleur.

     [Note 44: Sans doute Hobhouse.]

«Le père de Long m'écrivit pour m'engager à faire l'épitaphe de son
fils: je le promis, mais je n'eus pas la force de la composer. Il était
de ces êtres bons et aimables qui ne demeurent guère dans ce monde, doué
de tous les talens et de tous les avantages qui pouvaient mieux le faire
regretter. Cependant, quoique bon compagnon, il avait parfois d'étranges
accès de mélancolie; je me souviens qu'un jour, allant chez son oncle,
je l'accompagnai jusqu'à la porte, c'était dans le haut ou le bas
Grosvenor ou Brook street, je ne sais plus lequel, mais c'était sûrement
dans une rue qui faisait suite à quelque place: il me dit que la nuit
d'auparavant il avait pris un pistolet sans savoir ou regarder s'il
était ou non chargé, et qu'il l'avait dirigé contre sa tête, laissant au
hasard le soin de décider s'il partirait ou non. La lettre qu'il
m'écrivit en passant du collége aux gardes, était encore aussi
mélancolique qu'on pouvait le supposer en pareil cas: mais son maintien
naturel ne révélait rien d'une pareille disposition; il était doux et
prévenant, il avait même un grand penchant pour la gaîté. Nous étions
fort liés à Harrow, et mainte fois nous y sommes retournés de Londres
pour nous mieux livrer à nos souvenirs de collége.»

Ces mémoires affectueux sont extraits d'un journal qu'il tenait à
Ravenne pendant sa résidence dans cette ville, en 1821. Les
circonstances pendant lesquelles ils étaient consignés, doivent nous les
rendre encore plus touchans et plus remarquables. Il habitait une terre
étrangère; il était même en rapport avec des conspirateurs étrangers,
dont il cachait dans sa maison les armes au moment où il écrivait.
Cependant il lui était possible de s'éloigner ainsi des scènes qui
l'entouraient, et de reporter ses pensées sur le tems ancien, sur les
amitiés perdues de son enfance. Un anglais, M. Wathen, qui le vit dans
l'une des villes d'Italie, ayant eu l'occasion de mentionner, en lui
parlant, qu'il avait eu des rapports d'amitié avec Long, le noble poète,
dès ce moment, lui prodigua les témoignages d'une affection marquée. Il
lui parlait fréquemment de Long et de ses bonnes qualités, jusqu'à ce
que des pleurs, qu'il ne pouvait arrêter, lui couvrissent le visage.

Il rejoignit sa mère à Southwell, suivant son habitude, durant l'été de
1806, et c'est alors qu'il forma dans une société rare, mais choisie,
quelques liens d'intimité dont on chérit encore avec orgueil le
souvenir. Si l'on excepte le court intervalle qu'il passa, comme nous
l'avons vu, dans la société de miss Chaworth, ce ne fut qu'à Southwell
qu'il eut jamais l'occasion de profiter de la douce influence de la
conversation des femmes et de comprendre que la sphère véritable de
leurs vertus c'est leur intérieur. Il fut admis dans le cercle de
l'aimable et spirituelle famille Pigot comme s'il en eût fait partie, et
le jeune poète ne trouva pas seulement dans le révérend John Becher[45]
un critique fin et judicieux, mais un ami sincère. Il eut encore une ou
deux autres familles, comme les Leacroft, les Houson, près desquelles
ses talens et la vivacité de son esprit furent toujours bienvenus; et la
timidité orgueilleuse qui, pendant sa minorité, l'avait éloigné de toute
relation avec les gentilshommes du voisinage, semble avoir disparu dans
la petite et agréable société de Southwell. L'une de ses amies les plus
intimes à cette époque m'a fourni les détails suivans, sur la manière
dont elle fit sa connaissance:

     [Note 45: Citoyen qui depuis s'est distingué d'une manière
     honorable par ses plans philanthropiques sur l'important
     objet de l'amélioration du sort des pauvres.]

«La première fois que je le vis, ce fut à une réunion chez sa mère; et
telle était sa timidité, qu'il fallut l'envoyer chercher trois fois
avant de le décider à venir dans le salon, pour jouer avec les autres
jeunes gens. C'était un enfant gras et embarrassé, portant les cheveux
peignés sur le front, et ressemblant parfaitement à la miniature que sa
mère avait fait peindre par M. de Chambruland. Le lendemain matin, Mrs.
Byron l'ayant conduit chez nous, il conserva son extérieur timide et
réservé. La conversation tomba sur Chettenham, les amusemens et le
théâtre de cette ville, etc. Je rappelai que j'avais vu le rôle de
Gabriel Lackbrain parfaitement bien rempli. Quand sa mère partit, il la
suivit en nous faisant une grande inclination; pour moi, rappelant
encore la pièce dont nous venions de parler, je lui dis: Bonjour,
_Gaby_. Ces mots l'animèrent aussitôt, sa belle bouche s'ouvrit par un
éclat de rire, toute sa retenue s'évanouit pour toujours; et quand sa
mère lui répéta: Eh bien, Byron, êtes-vous prêt? il répondit que non,
qu'elle pouvait s'en aller, et qu'il désirait rester un peu plus
long-tems. À compter de là, il venait nous voir à toutes les heures du
jour, et se considérait chez nous parfaitement comme chez lui.»

C'est à cette dame que fut adressée la première lettre de lui qui soit
tombée entre mes mains; il correspondait en même tems avec plusieurs de
ses amis d'Harrow, avec lord Clare, lord Powerscourt, M. William Peel,
M. William Bankes, et d'autres encore. Mais on prévoyait peu alors
l'intérêt général qui se rattacherait un jour à ces lettres d'écoliers,
et en conséquence, comme j'ai déjà eu l'occasion de m'en affliger, il
n'en existe plus qu'un très-petit nombre. La lettre dont j'ai parlé, à
son amie de Southwell, ne contient rien de remarquable; mais, peut-être,
par cette raison-là même, mérite-t-elle d'être insérée, comme servant à
montrer, par sa comparaison avec les suivantes, combien son esprit
acquit rapidement de la confiance en lui-même. Il y a véritablement dans
ses premiers manuscrits un charme pour les yeux de la curiosité, qu'ils
perdent nécessairement dans leur forme imprimée; ils attestent
évidemment une éducation peu suivie; l'écriture en est informe et
enfantine; on trouve même, çà et là, de grosses fautes d'orthographe
sous la plume de celui qui, quelques années plus tard, devait s'élancer
comme l'un des géans de la littérature anglaise.



LETTRE PREMIÈRE.

À MISS ***.

Burgage-Manor, 29 août 1804.


«J'ai reçu les armes, ma chère miss, et je vous remercie beaucoup de la
peine que vous avez prise. Il est impossible que je puisse y trouver le
moindre défaut. La vue des peintures me charme pour deux raisons: la
première, parce qu'elles serviront à orner mes livres, et la seconde
parce qu'elles me prouvent que _vous_ ne m'avez pas encore entièrement
_oublié_. Cependant je suis fâché que vous ne reveniez pas plus tôt.
Voilà déjà un siècle que vous êtes partie. Peut-être partirai-je pour
Londres avant que vous en sortiez, mais je ne l'espère pas. Vous ne
pensez plus à mon cordon de montre, à ma bourse; je désire pourtant bien
les avoir. Votre petite lettre me fut remise par Harry, au spectacle, où
j'accompagnais miss L*** et le docteur S***, et je reviens à l'instant
pour vous répondre avant de me coucher. Si je suis à Southwell quand
vous y viendrez, et je désire sincèrement que ce soit bientôt, car je
regrette beaucoup votre absence, je me fais une fête de vous entendre
chanter mon air favori _la vierge de Lodi_. Ma mère se joint à moi pour
vous prier de nous rappeler à l'affection de Mrs. Pigot, et croyez-moi,
ma chère miss, votre affectionné ami:

BYRON.

«_P. S._ Si vous jugiez à propos de me répondre, je m'estimerais
extrêmement heureux. Adieu.

«2e _P. S._ Comme vous êtes, dites-vous, novice dans l'art de tricoter,
j'espère que vous ne vous en occupez guère; allez lentement, mais
sûrement. Adieu encore une fois.»

Nous aurons souvent occasion de remarquer la constance que Lord Byron,
d'ailleurs si versatile, manifesta toujours dans les goûts et les
habitudes de sa jeunesse. La lettre que nous venons de citer rappelle
deux de ses habitudes, qu'il conserva toute sa vie; savoir, son
exactitude à répondre sur-le-champ aux lettres qu'il recevait, et sa
passion pour la musique des plus simples ballades. L'un des chants qu'il
avait alors le bon goût d'aimer le mieux était celui de _la Duenna_; et
quelques-uns de ses contemporains de Harrow se rappellent encore la
gaîté avec laquelle, lorsqu'il dînait au milieu de ses amis chez la
fameuse mère Barnard, il entonnait ordinairement: _Ce vin est le soleil
de notre table_. Son séjour à Southwell, pendant cet été, fut
interrompu, vers le commencement d'août, par l'un de ces emportemens
auxquels, dès son berceau, Mrs. Byron ne l'avait que trop accoutumé, et
que lui-même, par son esprit intraitable, contribuait souvent à faire
éclater. Dans les portraits qu'il trace de lui-même, le pinceau qu'il
emploie est si noir qu'il faut, dans la suivante description de son
caractère, extraite de ses _Mémoires_, faire une large part à
l'exagération, comme l'exige son usage de _surcharger les ombres
elles-mêmes_.

«Du reste (il vient de mentionner son amour précoce pour Marie Duff), je
ne différais en rien des autres enfans: je n'étais ni grand, ni petit;
ni lourd, ni sémillant: j'étais de mon âge; ordinairement fort enjoué,
excepté dans mes humeurs noires, car alors j'étais un vrai démon. Un
jour, dans l'une de mes _rages silencieuses_, il fallut m'ôter un
couteau que j'avais pris sur la table, pendant le dîner de Mrs. Byron
(je dînais toujours avant elle), et dont j'allais me frapper la tête.
Mais c'était à trois ou quatre ans de là, et peu de jours avant la mort
du dernier lord Byron.

«Mon naturel apparent a certainement gagné dans ces derniers tems; mais
je frémis, et je regretterai jusqu'à ma dernière heure les conséquences
funestes de ma violence et de mes passions. Un événement... mais peu
importe... il en est d'autres auxquels il ne vaut guère mieux s'arrêter,
et que pourtant je ferai connaître de préférence.

«Mais je n'aime pas les parenthèses: mon naturel est maintenant plus
retenu, rarement brusque; et quand il l'est, les suites n'en sont pas
mortelles. C'est quand je me tais, et que je sens _pâlir_ mon front et
mes joues, que je ne me connais plus; et alors.... mais, à moins qu'il
n'y ait sur le tapis une femme (je ne dis pas quelque, ou toutes
femmes), je ne sors pas d'une apathie très-supportable.»

On conçoit qu'avec un caractère de ce genre et les accès violens de Mrs.
Byron, le choc devait être formidable. L'âge auquel était parvenu notre
poète, alors que l'impatience du frein s'empare de la jeunesse, devait
rendre ces occasions plus fréquentes. On rapporte comme une preuve de la
conviction qu'ils avaient de leur mutuelle violence, qu'un jour, s'étant
quittés à la suite d'une scène du même genre, on sut que tous deux
s'étaient rendus en particulier, le soir même, chez l'apothicaire,
demandant, avec une inquiétude alternative, si l'autre n'avait pas
acheté du poison, et avertissant le droguiste de ne pas en donner dans
le cas où il se présenterait.

Toutefois le jeune Lord prenait rarement une part active dans ces
orages. Aux éclats de sa mère il opposait un silence poli, et, par cela
même, provocateur; s'inclinant avec l'apparence du plus profond respect
à mesure que la voix maternelle augmentait d'intensité. Mais en général,
quand il prévoyait une tempête, il cherchait son salut dans la fuite; et
c'est à ce dernier expédient qu'il avait eu recours à l'époque où nous
sommes arrivés. Mais auparavant une scène avait eu lieu entre lui et
Mrs. Byron, dans laquelle la violence de cette dernière l'avait portée à
des extrémités qui, malgré leur outrageuse inconvenance, n'étaient pas
rares avec elle. Le poète Young, décrivant un caractère de cette espèce,
dit:

        «Les tasses et les soucoupes tourbillonnent dans l'air, pour
        avertir que la dame est mécontente.»

En pareil cas, Mrs. Byron préférait les pelles et pincettes, et plus
d'une fois elle les lança bruyamment sur son enfant fugitif. Cette
dernière fois, il n'eut que le tems d'éviter l'atteinte de la première
de ces armes, et de se réfugier à la hâte chez un de ses amis dans le
voisinage; là, ayant concerté le plus sûr moyen de déjouer les
poursuites, il ne tarda pas à s'enfuir à Londres. Les lettres que je
vais transcrire furent adressées, immédiatement après son arrivée, à
quelques amis de Southwell, dont la bienveillante intervention, dans
cette circonstance, nous permet de croire qu'il n'avait pas à se
reprocher les torts de cet esclandre. La première est adressée à M.
Pigot, jeune homme de son âge, qui venait d'arriver, à l'occasion des
vacances, d'Édimbourg, où il suivait alors ses études médicales.



LETTRE II.

À M. PIGOT.

Piccadilly, 9 août 1806.


«MON CHER PIGOT,

«Mille remercîmens pour votre piquant récit des derniers procédés de mon
_aimable Alecto_, qui maintenant enfin commence à voir les suites de sa
folie. Je viens de recevoir une épître pénitentiaire, à laquelle j'ai
répondu modérément, avec une sorte de promesse de revenir dans une
quinzaine: ce que toutefois, entre nous, je ne compte pas faire. Son
_charmant ramage_ doit avoir ravi ses auditeurs; car ses hautes notes
sont parfaitement musicales: elles doivent faire un très-bel effet
pendant un beau clair de lune. Si j'avais été l'un des spectateurs, rien
ne m'aurait fait plus de plaisir; mais figurer dans la pièce comme l'un
des acteurs, saint Dominique m'en préserve! Sérieusement, j'ai de
grandes obligations à votre mère; et vous, ainsi que toute votre
famille, méritez tous mes remercîmens pour avoir si bien contribué à mon
évasion des mains de Mrs. Byron _furiosa_.

«Oh! que n'ai-je la plume d'Arioste pour reproduire en style d'épopée
les _cris_ de cette _terrible soirée_, ou plutôt laissez-moi invoquer
l'ombre du Dante, car il n'y a que l'auteur de l'enfer qui puisse
convenablement répondre à un tel projet. Mais peut-être, à défaut de la
plume, pouvons-nous recourir au pinceau. Quel groupe! Mrs. Byron, figure
principale; vous, emplissant vos oreilles de coton comme le seul remède
à une surdité totale; Mrs. *** s'efforçant vainement de calmer la rage
de la lionne privée de son nourrisson, et enfin Élisabeth et Wousky,
prodigieux à raconter! tous deux spoliés de leur partie de langue, et
formant le dernier plan avec leur muette surprise. Comment S. B. a-t-il
appris tout cela? Quelles _pointes_ il a dû faire sur un aussi bouffon
sujet! Apprenez-moi tout cela dans votre suivante, et comment vous vous
êtes excusé auprès de A. Sans doute vous êtes maintenant las de
déchiffrer mes caractères hiéroglyphiques, et comme Tony Lumpkil[46],
vous me traitez de main maudite et sautillante. Je ne doute pas que tout
Southwell ne soit scandalisé. À propos, comment va ma nonne aux yeux
bleus, la belle ***? Est-elle _enveloppée dans la noire tunique de la
douleur_? Je resterai ici au moins huit à dix jours, vous recevrez mon
adresse avant mon départ; mais je ne sais encore laquelle. Il faut que
Mrs. Byron ignore ma retraite; vous pouvez lui offrir mes complimens et
lui protester que toutes poursuites seraient inutiles, attendu que je me
suis mis en mesure de gagner Portsmouth à la première nouvelle de son
départ de Southwell. Vous pouvez ajouter que je suis maintenant à la
campagne, chez un ami, où je resterai une quinzaine.

     [Note 46: Dans la comédie de la Coquette (_She stoops to
     Conquer_.)]

«Je viens de barbouiller (je ne dis pas écrire) une feuille de papier
double, et j'attends en réponse un _énorme budget_. Sans doute les dames
de Southwell condamnent l'exemple dangereux que j'ai donné; elles
tremblent que leurs bambins ne leur obéissent plus et ne quittent au
moindre dépit leurs tendres mamans. Adieu. Quand vous commencerez vos
lettres, rayez, s'il vous plaît, la _seigneurie_, et mettez à la place
Byron. Croyez-moi votre, etc.»

BYRON.

On va voir par la lettre suivante que la _lionne_ n'était pas en arrière
de son fils pour l'énergie et la résolution, et qu'aussitôt après la
fuite de ce dernier elle avait envoyé après lui.



LETTRE III.

À MISS PIGOT.

Londres, 10 août 1806.


MA CHÈRE BRIGITTE,

«J'ai déjà ennuyé votre frère de plus de griffonnage qu'il n'en pourra
déchiffrer; c'est à vous maintenant que je donne la pénible charge de
parcourir cette deuxième épître. Vous avez vu par la première, que je
n'avais pas, en l'écrivant, la moindre fâcheuse idée de l'arrivée de
Mrs. Byron; il n'en est plus de même: la vue d'un billet de la _cause
illustre_ de mon _décampement soudain_ vient d'enlever _le rubis naturel
de mes joues_, et de blanchir subitement ma déplorable figure. Le
foudroyant avis de son arrivée (maudite soit son activité!) est
cependant moins terrible que vous ne l'imaginez, sans doute, du
tempérament volcanique de sa _seigneurie_. Il se termine par l'assurance
flatteuse de l'impossibilité dans laquelle elle se trouve de faire
présentement un pas, grâce à la fatigue du voyage, aux mauvaises routes,
mille fois bénies, et aux quadrupèdes rétifs de la poste royale. Comme
je ne me sens aucun entraînement à recevoir la chasse en plaine, je
ferai de nécessité vertu; et puisque, semblable à Macbeth, _ils mont lié
au poteau, je ne puis fuir_, j'imiterai ce courageux tyran, et, comme
l'ours, je combattrai de pied ferme. Je puis à présent engager la lutte
avec moins de désavantage, ayant tiré l'ennemi de ses retranchemens,
bien qu'au hasard de me faire casser la tête, comme le modèle auquel je
viens de me comparer. Quoi qu'il en soit, _frappe, Macduff, et maudit
qui le premier criera: Assez!_

»Je resterai dans la ville encore au moins une semaine, et j'espère
avant ce tems recevoir de vos nouvelles. Je suppose que l'imprimeur vous
a donné les résultats de ma _Métromanie_. Ayez soin de lire au premier
vers: «Les vents soufflent _longuement_,» au lieu de _rondement_, comme
l'a copié, par méprise, ce butor de Ridge, ce qui rend absurde toute la
strophe. _Addio_. Maintenant je vais me préparer au choc de mon _Hydre_.

»Tout à vous.»



LETTRE IV.

À M. PIGOT.

Londres, dimanche à minuit, 10 août 1806.


CHER PIGOT,

«Cet effrayant paquet va sans doute vous épouvanter; mais ce soir ayant
une heure de loisir, je l'ai employé à écrire les stances ci-incluses,
que je vous prie d'envoyer à Ridge pour qu'il les imprime _à part_ de
mes autres poèmes; car vous sentirez qu'il serait inconvenant de les
offrir aux dames, et que par conséquent aucune femme ne doit les voir
dans votre famille. Mille pardons de la peine que je vous donne cette
fois-ci et tant d'autres.

»Votre dévoué.»



LETTRE V.

À M. PIGOT.

Piccadilly, 16 août 1806.


«Je ne puis pas dire précisément comme César, _veni, vidi, vici_:
pourtant je pourrais m'appliquer la part la plus importante de sa lettre
laconique; car bien que Mrs. Byron ait prit la peine de _venir_ et de
voir, votre humble serviteur a vaincu. Après un engagement sérieux de
quelques heures, dans lequel la vivacité du feu de l'ennemi nous a fait
éprouver une perte considérable, nous avons fini par l'obliger à se
retirer en désordre, abandonnant son artillerie, son train et quelques
prisonniers: cette victoire est décisive pour la campagne actuelle.
Parlons maintenant plus clairement: Mrs. Byron va repartir, mais je me
dirige moi-même, avec tous mes lauriers, vers Worthing, sur la côte de
Sussex; et c'est là que vous m'adresserez (poste restante) votre
première lettre. Le deuxième carillon de vers que j'enferme sous cette
enveloppe vous donnera sans doute une haute idée des vertus prolifiques
de ma muse; mais il y a plusieurs années que je les ai composés, et
c'est par hasard que je les ai retrouvés mardi, au milieu de vieux
papiers. Je les ai aussitôt recopiés, avec la date qui leur appartient,
et je désire qu'on les imprime avec le reste de la famille. Je
m'attendais bien à vous voir, sur les derniers venus, les mêmes
sentimens que moi; mais comme les _faits_ étaient réels, il était
impossible de rien changer à leur allure. Je ne resterai pas à Worthing
plus de trois semaines, et il serait possible que vous me vissiez à
Southwell vers le milieu de septembre..................................
.......................................................................

»Voulez-vous prier Ridge de suspendre l'impression de mes poésies
jusqu'à nouvel avis de ma part? j'ai résolu de leur donner une forme
entièrement nouvelle: cette suspension ne regarde pas les deux dernières
pièces que j'ai jointes à mes lettres pour vous. Excusez le vide de
cette lettre, ma tête est dans ce moment-ci un chaos d'idées absurdes,
d'affaires, de plans et de préparatifs.

»J'attends une réponse avec impatience; rien, dans ce moment, veuillez
le croire, ne me ferait plus de plaisir qu'une lettre de vous.»



LETTRE VI.

À M. PIGOT.

Londres, 18 août 1806.


«Je suis précisément sur le point de partir pour Worthing, et je vous
écris uniquement pour vous prier de faire partir sur-le-champ ce
paresseux drôle de Charles avec mes chevaux. Dites-lui que je suis fort
mécontent de ne l'avoir pas encore vu, ni reçu avis de la cause de son
retard, surtout lui ayant fourni l'argent nécessaire pour son voyage.
Qu'il ait soin de ne pas remettre d'un jour son départ, sous aucun
prétexte; et, si pour obéir aux _caprices_ de Mrs. Byron (qui, je le
présume, continue toujours à tourmenter sa petite monarchie), il jugeait
à propos de ne pas suivre mes ordres positifs, il ne doit plus à
l'avenir se considérer comme à mon service. Il m'apportera la note du
chirurgien, et je l'acquitterai dès que je l'aurai reçue. Je ne puis non
plus concevoir qu'il n'ait pas averti Frank du triste état de mes
chevaux. Cher Pigot, pardonnez-moi ces brusques confidences, vous devez
les attribuer à la mauvaise conduite de ce _précieux maraud_, qui, au
lieu de suivre mes ordres, promène sa paresse dans les rues de ce
pandémonium politique, Nottingham. Rappelez-moi à votre famille et aux
Leacroft, et croyez-moi, etc.

»_P. S._ Je vous charge du soin désagréable de presser son voyage, en
dépit même des ordres de Mrs. Byron: il devra d'abord se rendre à
Londres, et de là à Worthing, sans retard: C'est à Londres qu'il faut
envoyer tout ce que j'ai laissé; vous y adresserez également mes
poésies, sans même en réserver une copie pour vous et votre sœur,
attendu que je veux leur donner une tout autre forme. Quand elles seront
prêtes, vous en aurez les prémices. Il ne faut pas, sous aucun prétexte,
que Mrs. Byron les _voie_ ou les touche. Adieu.»



LETTRE VII.

À M. PIGOT.

Little-Hampton, 26 août 1806.


«J'ai reçu ce matin votre lettre, qu'il m'a fallu envoyer chercher à
Worthing, que je viens de quitter pour cet endroit, situé à huit milles
du premier, et sur la même côte. Vous serez sans doute content de
recevoir cette lettre, quand vous y aurez vu que je suis plus riche de
trente mille livres qu'à notre départ: je viens de recevoir de mon
avocat l'avis du gain d'une cause aux assises de Lancastre[47], par
lequel je me trouve gratifié de cette somme pour le tems de ma majorité.
Mrs. Byron est, sans doute, instruite de ce surcroît de propriété, mais
elle n'en connaît pas la _valeur_ exacte, et il serait bon qu'elle
continuât à l'ignorer, car sa conduite, dès qu'elle reçoit quelque
nouvelle favorable, est, s'il est possible, plus ridicule que sa
détestable habitude de s'affecter des plus légers contre-tems. Vous lui
ferez mes complimens, et lui direz qu'une seule chose peut prolonger mon
absence, c'est l'arrêt qu'elle a mis sur les effets de mon domestique: à
moins qu'elle ne les fasse immédiatement partir pour Piccadilly, avec
ceux qui m'appartiennent, et qu'elle a si long-tems retenus, elle ne
verra pas de sitôt ma radieuse figure illuminer son obscure demeure;
mais si elle les envoie, je reviendrai probablement avant deux ans, à
partir de la date de cette épître.

     [Note 47: Dans un procès entrepris pour rentrer dans la
     propriété de Rochdale.]

«Votre compliment poétique est une précieuse récompense de mes préludes;
vous êtes du petit nombre des favoris d'Apollon qui cultivent toutes les
sciences auxquelles préside votre divinité. Je désire que vous adressiez
de suite mes poésies à mon hôtel, à Londres; j'y veux faire plusieurs
changemens et quelques additions: il faut envoyer toutes les copies que
vous en aurez; décidé, comme je suis, à perfectionner le tout, et à vous
les représenter dans toute leur gloire. Vous les avez, je l'espère,
retirées des mains de ce _triple Upas_, de cet antipode des arts, Mrs.
Byron. Entre nous, vous pouvez compter me voir bientôt. Adieu. Tout à
vous.»

On peut voir par ces lettres que Lord Byron songeait déjà à préparer
l'impression de ses poésies. L'idée de les publier s'offrit à lui, pour
la première fois, dans une maisonnette qu'il avait adoptée pour demeure
pendant ses visites à Southwell. Miss Pigot, qui auparavant ignorait son
goût pour la versification, lisait un jour devant lui les poésies de
Burns; tout-à-coup le jeune Byron lui dit que lui aussi était parfois
poète, et qu'il allait lui écrire quelques vers de ceux qu'il pouvait se
rappeler. Aussitôt il écrivit au crayon ceux qui commencent par
_j'espérais vivement être uni à toi_, qui se trouvent imprimés, mais
seulement dans le volume qui n'a pas été publié; il lui récita encore
les vers dont j'ai déjà parlé, _dans la salle, quand la voix de mes
pères_, etc., pièce si remarquable par la prédiction qu'elle contient de
son illustration future.

Depuis ce moment; il fut tout au désir de se voir imprimé; cependant son
ambition se bornait encore à faire circuler parmi ses amis un petit
volume. Celui qui eut l'honneur de recevoir son premier manuscrit fut
Ridge, libraire à Newark; et, durant l'impression, le jeune auteur
continuait à lui envoyer de nouvelles pièces avec tout l'empressement et
toute la rapidité qu'il mit toujours dans ses autres compositions.

Il ne fut pas long-tems sans revenir à Southwell, comme il l'avait
annoncé dans la dernière lettre que nous avons donnée; il en repartit
encore au bout d'une ou deux semaines, pour accompagner son jeune ami
Pigot jusqu'à Harrowgate. Nous empruntons les extraits suivans à une
lettre écrite dans le même tems, par ce dernier, à sa sœur. «Il y a
encore beaucoup de monde à Harrowgate, aujourd'hui vendredi; nous avons
un bal, je songe à y paraître pendant une heure, bien que je ne sois
guère curieux de figures inconnues. Lord Byron, vous le savez, est
encore plus timide que moi; cependant je ferai ce soir un effort...
Comment vont nos rôles de théâtre? Lord Byron sait tout le sien, et moi
la plus grande partie du mien: il est certain qu'il le joue d'une
manière inimitable; il _poétise_ en ce moment, et depuis que nous sommes
arrivés il a fait quelques vers vraiment jolis[48]. Il a la bonté de
tout faire pour m'amuser autant que possible, mais il n'est pas dans mon
naturel d'être heureux hors de la société des femmes ou de l'étude... Il
y a dans les environs plusieurs promenades agréables; je les ai
parcourues avec Boatswain, qui fait, ainsi que Brighton[49],
l'admiration universelle. Vous lirez cela à Mrs. Byron, car c'est un peu
dans le style de _Tony Lumpkin_. Lord Byron veut que je lui garde un peu
de place; c'est pourquoi, croyez-moi avec le respect dû à tous les
comédiens élus, etc., etc.»

     [Note 48: La pièce _à une belle Quaker_, de son premier
     volume, fut écrite à Harrowgate.]

     [Note 49: Cheval de Lord Byron; il en avait encore un autre
     alors appelé Sultan.]

À cette note étaient joints les mots suivans de Lord Byron.

«MA CHÈRE BRIGITTE,

«Je descends un instant de mon Pégase, ce qui m'empêche d'avoir
long-tems recours à la vile prose dans l'épître que j'adresse à votre
_beauté_. Vous regrettez, dans une lettre précédente, que mes poésies ne
soient pas plus étendues; je vous apprends donc, pour votre
satisfaction, qu'elles sont maintenant presque doublées, soit par la
découverte de quelques pièces regardées comme perdues, soit par l'effet
de nouvelles inspirations. Nous nous reverrons mercredi prochain;
jusqu'alors, croyez-moi votre affectionné,

BYRON.

»_P. S._ Votre frère Jean est possédé d'une manie poétique, il rime
maintenant à raison de trois lignes par heure; ce que c'est que
l'inspiration! Adieu.»

Grâce à la personne qui était alors le compagnon, l'ami intime de Lord
Byron, et qui maintenant exerce sa profession avec tout le succès que
méritent ses talens distingués, j'ai été initié dans quelques autres
particularités de leur commune visite à Harrowgate: on me permettra
d'employer, pour en faire part, ses propres expressions:

«Vous me demandez de rappeler quelques anecdotes du tems que nous
passâmes ensemble à Harrowgate, pendant l'été de 1806, et à notre retour
du collége, lui de Cambridge, moi d'Édimbourg; mais tant d'années se
sont écoulées depuis, que je n'entrevois plus ce voyage que comme un
songe lointain. Nous partîmes, je m'en souviens bien, dans la voiture de
Lord Byron, traînée par des chevaux de poste: il avait fait partir son
_groom_ avec deux chevaux de selle et un superbe et féroce boul-dogue
appelé Nelson. Quant à Boatswain[50], il nous suivait, à côté de Frank,
sur le coffre de la voiture. Le boul-dogue Nelson portait une muselière;
mais cependant quelquefois il entrait dans notre appartement sans cette
précaution, à mon grand ennui, bien que lui et son maître fussent
enchantés de mettre tout en désordre dans la salle. Il y avait toujours
un fonds de jalousie haineuse entre ce Nelson et Boatswain; et chaque
fois que celui-ci rencontrait l'autre dans la chambre, ils en venaient
aussitôt aux prises. Alors Byron, moi-même, Frank et tous ceux qui se
trouvaient là, travaillions de toutes nos forces à les séparer: ce que
nous n'obtenions guère qu'en leur jetant dans la gueule la pelle et les
pincettes. Mais un jour Nelson s'échappa par malheur de la salle,
démuselé; il s'élança dans l'écurie, se jeta au cou d'un cheval, et ce
fut inutilement qu'on voulut lui faire lâcher prise. Les valets
d'écurie, alarmés, coururent chercher Frank, qui prenant un pistolet de
Wogdon, que son maître tenait toujours chargé dans sa chambre, le tira
dans la tête du pauvre Nelson. Lord Byron en eut le plus grand regret.

     [Note 50: Chien favori pour lequel Lord Byron fit dans la
     suite la fameuse épitaphe.]

«Nous habitions l'_hôtel de la Couronne_, au bas de Harrowgate. Nous
dînions toujours dans la salle commune, mais aussitôt après nous nous
retirions, car Byron n'aimait guère à boire plus que moi. Nous vivions
retirés et faisions peu de connaissances, car il était _vraiment_
timide, ce qu'on prenait pour de l'orgueil quand on ne le connaissait
pas. Nous rencontrâmes par hasard le professeur Hailstone de Cambridge,
ce qui parut lui faire grand plaisir. Le professeur habitait le haut
Harrowgate; nous allâmes le prendre un soir pour aller au spectacle, et
une autre fois Lord Byron lui envoya son équipage pour le conduire à un
certain bal de Granby. Cet empressement à faire un accueil à l'un de ses
professeurs prouve, en dépit de son penchant à critiquer l'éducation
universitaire et à exagérer les défauts de la vieille discipline à
laquelle on soumet les sous-gradués, qu'il avait cependant l'habitude de
témoigner son respect aux personnes qui l'exerçaient. Je l'ai toujours
entendu parler avec les plus grands éloges de Hailstone, aussi bien que
de Bishop, Mansel du collége de la Trinité, et d'autres encore dont j'ai
oublié le nom.

»Peu de gens appréciaient Lord Byron, mais je sais que son cœur était
naturellement bienveillant et sensible, et qu'il n'avait pas le plus
petit mélange de méchanceté dans le caractère[51].»

     [Note 51: Lord Byron et le docteur Pigot s'écrivirent encore
     pendant quelque tems, mais ils ne se virent plus jamais à
     compter de leur départ de Harrowgate, l'automne suivant.]

On voit, par ses lettres de Harrowgate, qu'il songeait à organiser un
théâtre; il s'en occupa aussitôt après son retour à Southwell, et ce fut
pour lui une source infinie de plaisirs. On peut juger, par le fragment
d'une lettre adressée à son compagnon, avec quelle impatience toutes les
personnes chargées d'un rôle attendaient son retour:

«Dites à Lord Byron, si quelque accident retardait son retour, que sa
mère souhaite qu'il lui écrive; et combien elle serait malheureuse s'il
ne se montrait pas au jour fixé. M. Wil. Banks a écrit à Mrs. H. pour
lui offrir le rôle de _Henry Woodville_. M. et Mrs. *** n'approuvent pas
que leur fils soit l'un des acteurs; mais je crois qu'il ne persistera
pas moins. M. G. W. dit que, pour ne pas faire manquer la partie, il
prendrait plutôt, pour nous obliger, un emploi, comme de chanter, de
danser, ou enfin quelque autre chose. Il n'y a rien à faire jusqu'au
retour de Lord Byron, et réellement il ne faut pas qu'il revienne plus
tard que mercredi ou jeudi.»

Nous avons déjà vu qu'à Harrow, le seul point qui le distinguât de ses
condisciples était son talent pour la déclamation. Il revient avec une
évidente satisfaction sur ses succès de collége et sur la part qu'il
prenait à ces représentations de Southwell:

«J'étais, dans ma jeunesse, considéré comme un bon acteur, outre les
exercices de Harrow, dans lesquels je brillais. Je remplis, en 1806,
pendant trois soirées consécutives, sur quelques théâtres particuliers
de Southwell, le rôle de Penruddock, dans _la Roue de Fortune_, et celui
de Tristram Fickle dans la farce de _la Girouette_, par Allingham. J'y
recueillis les plus vifs applaudissemens. Le prologue, fait à l'occasion
de notre réunion comique, était de ma composition. Quant aux autres
acteurs, c'étaient de jeunes dames et des personnes du voisinage. Notre
auditoire bienveillant parut complètement satisfait de nous.»

Peut-être ici ne sera-t-il pas inutile de remarquer qu'en remplissant
deux rôles opposés avec un égal succès, le jeune poète développait
dès-lors cet amour et cette puissance de contraste qui, plus tard, le
signalèrent dans le monde et sur un plus grand théâtre sous des aspects
si divers. La morosité de Penruddock et la causticité de Tristram sont
en effet deux types auxquels semblent se rapporter toutes les
singularités de son caractère postérieur.

Ces représentations forment une ère mémorable à Southwell; elles eurent
lieu sur la fin de septembre, dans la maison de M. Leacroft, dont
l'antichambre fut, pour cet effet, transformée en salle de spectacle, et
dont la famille remplissait quelques-uns des plus beaux rôles. Le
prologue, que l'on peut lire dans ses _Heures d'oisiveté_, fut composé
par Lord Byron, en voiture et sur la route d'Harrowgate. En montant dans
la chaise, à Chesterfield, il dit à son compagnon de voyage: «Pigot, je
vais tramer un prologue pour notre représentation,» et avant de gagner
Mansfield il avait achevé son travail, n'ayant qu'une seule fois
interrompu sa versifiante rêverie pour demander la prononciation précise
du mot français _début_; quand on la lui dit, il s'écria avec
l'enthousiasme de Byshe: «Bien! ce sera pour rimer avec _new_.»

L'épilogue fut dans cette occasion composé par M. Becher; c'était, pour
donner à Lord Byron l'occasion de développer ses talens comiques, une
réunion de gais portraits de toutes les personnes qui avaient pris part
à cette représentation. Mais on avait eu, dans les coulisses, quelque
indice de ce projet; soudain la crainte du ridicule répandit l'alarme
chez tous les acteurs, et, pour les rassurer, l'auteur se vit obligé de
promettre que, si après la répétition ils venaient à en condamner les
traits, il le retirerait de bonne grâce. Cependant Lord Byron et lui
convinrent de répéter les vers devant leurs camarades, dans un ton aussi
innocent et aussi inoffensif que possible, réservant pour le soir de la
représentation le jeu de pantomime qui faisait tout le sel de la
plaisanterie. L'effet désiré fut produit; tous les acteurs satisfaits
témoignèrent leur étonnement de ce qu'on avait pu soupçonner
l'inconvenance d'un ouvrage aussi estimable. Mais leur surprise fut
d'une nature tout-à-fait différente, quand ils entendirent, le
lendemain, les bruyans éclats de rire de l'auditoire; et quand ils
virent le tour que leur avait joué Lord Byron, ils n'eurent d'autre
ressource que de joindre leurs rires à ceux que l'imitation de leurs
traits excitait dans l'assemblée.

Ce fut au mois de novembre que le petit volume de poésies, dont il
s'occupait depuis quelque tems, fut lancé dans le cercle étroit auquel
il était destiné. M. Becher en reçut le premier exemplaire[52].
L'ascendant que son amour pour la poésie, son esprit juste et sociable,
lui donnaient dans ce tems sur Lord Byron, lui permettait fréquemment de
diriger le goût de son jeune ami, autant en matière de conduite que de
littérature. Je citerai un exemple de la puissance de cet ascendant; il
prouvera que le caractère de Byron était loin d'être intraitable, et que
s'il avait eu plus souvent le bonheur de tomber dans des mains _habiles
à toucher cet instrument_, elles en eussent tiré une expression douce
aussi bien qu'énergique.

     [Note 52: Il ne reste de cette édition in quarto, composée
     d'un petit nombre de feuilles, que deux ou trois copies.]

À l'instant de marquer ainsi sa place dans la littérature légère du
jour, il était naturel que Lord Byron revînt avec plaisir sur les
ouvrages qui semblaient le plus en harmonie avec sa jeunesse et son
caractère. On dit que ses livres favoris étaient alors le Camoëns de
lord Strangford et les poèmes de Little[53]; souvent son respectable ami
lui avait justement reproché ce goût particulier; il lui représentait
avec raison (du moins quant au dernier de ces deux auteurs), combien il
lui était facile de trouver dans les vieilles illustrations littéraires
de l'Angleterre de plus sûrs modèles de pensées et de style. Au lieu de
perdre son tems sur les productions éphémères de ses contemporains, que
n'étudiait-il les pages de Milton et de Shakspeare, et surtout que ne
songeait-il à élever son imagination et son jugement par la
contemplation des plus sublimes beautés de la Bible? Mais quant à ce
dernier point, M. Becher reconnut que Lord Byron avait prévenu depuis
long-tems ses avis, et qu'il avait une profonde connaissance des beautés
de l'Écriture sainte. Cette circonstance fortifie encore le compte rendu
par son premier maître, le docteur Glennie, de ses grands progrès dans
les livres sacrés lorsqu'il n'était encore qu'un enfant.

     [Note 53: On sait que Thomas Moore s'était caché sous ce nom
     dans ses premières poésies érotiques.
                                           (_Note du Tr._)]

M. Becher, comme je l'ai dit, reçut le premier exemplaire de son livre;
en le parcourant, et parmi plusieurs pièces dignes d'admiration, d'éloge
ou de critique, il trouva un poème dans lequel le jeune auteur avait
répandu une indécence de coloris, que ne pouvait pas même rendre
excusable sa grande jeunesse. Aussitôt, et pour lui exprimer son opinion
d'une manière plus courtoise, il fit et adressa à Lord Byron sur ce
sujet une supplique rimée à laquelle le noble poète fit sur-le-champ une
réponse également en vers; il y joignit une note en prose pour lui dire
qu'il sentait parfaitement la justice de sa critique amicale, et qu'en
conséquence plutôt que de laisser circuler le poème en question, il en
retirerait toutes les copies qu'il avait pu déjà distribuer, et
annullerait l'impression entière. Ce sacrifice fut fait le soir même; Mr
Becher vit brûler toutes les copies de cette édition, à l'exception de
celle qu'il avait reçue, et une autre qui, envoyée à Édimbourg, ne fut
pas rendue.

Ce trait du jeune poète parle assez haut en sa faveur; cette docilité
ingénue, cette sensibilité, attestent un naturel capable de respecter et
d'aimer tout ce qu'il y a de respectable au monde. Les sentimens qui lui
dictèrent, vers ce tems, la lettre suivante, ne portent pas un caractère
moins aimable; il est impossible de la parcourir sans reconnaître dans
l'écrivain une noble candeur et une véritable sincérité.



LETTRE VIII.

AU COMTE DE CLARE.

Southwell Nottes, 6 février 1807.


MON TRÈS-CHER CLARE,

«Si je voulais justifier ou du moins pallier ma négligence, vous
pourriez dire qu'au lieu d'une lettre vous avez reçu un placet surchargé
de prières à fin de pardon; j'aime mieux en un seul mot avouer mes
crimes, et me confier à votre affection et à votre générosité plutôt
qu'à mes protestations. Ma santé n'est pas entièrement rétablie:
cependant je suis hors de tout danger, et j'ai repris toutes mes forces,
si ce n'est celles de l'esprit fort susceptibles par elles-mêmes
d'affaiblissement. Vous serez étonné d'apprendre que j'aie dernièrement
écrit à Delaware pour lui expliquer (autant que possible sans
compromettre quelques-uns de _mes vieux_ amis) les motifs de ma conduite
à son égard pendant ma dernière résidence à Harrow (il y a deux ans de
cela), laquelle, si vous vous rappelez, était extrêmement _en
cavalier_[54]. Depuis j'ai découvert qu'il avait été injustement traité
et par ceux qui avaient accusé ses procédés et par moi-même qui avais
cru leur suggestion. En conséquence, je lui ai fait toutes les
réparations possibles en expliquant ma méprise, sans toutefois grande
espérance de le persuader: véritablement je n'attendais pas de réponse,
tout en désirant qu'elle m'arrivât pour la forme; elle ne l'est pas
encore, et sans doute elle ne viendra pas. Mais j'éprouve du bien-aise
intérieurement de mon procédé, assez humiliant d'ailleurs pour les gens
de ma nature; et je n'aurais pu dormir tranquille avec l'idée d'avoir,
_même involontairement_, fait injure à quelqu'un. J'ai, autant qu'il
m'était possible, réparé cette injure, et là doit se terminer l'affaire.
Que nous revenions ou non à notre ancienne intimité, c'est une chose
d'ailleurs fort secondaire.

     [Note 54: On voit que Lord Byron, peu familiarisé avec la
     langue française, prend ici l'expression _en cavalier_, pour
     synonyme de celle de _cavalière_.]

»Je viens de passer le tems au milieu de soins divers; j'ai fait
condamner à _l'exportation_ un domestique[55] qui me volait, chose en
elle-même fort désagréable; j'ai joué sur un théâtre de société; j'ai
publié un volume de poésies (à la demande et à l'unique usage de mes
amis); j'ai fait l'amour; j'ai pris médecine. Ces deux derniers
amusemens n'ont pas eu _dans le monde_ un excellent effet; d'un côté mes
attentions se partagèrent entre tant de belles _demoiselles_, et de
l'autre les drogues qu'on me fit avaler étaient d'une vertu si
compliquée, qu'entre Vénus et Esculape je me suis trouvé mortellement
harassé. J'ai pourtant assez de loisir pour consacrer quelques heures
aux souvenirs du passé, pour regretter l'amitié et en même tems profiter
de l'occasion favorable pour vous assurer combien je suis et serai
toujours, mon très-cher Clare, votre sincère et parfaitement dévoué,

BYRON.

     [Note 55: Son valet Frank.]

Comme il se croyait obligé de remplacer les exemplaires de son livre
qu'il avait redemandés, et en même tems de lever l'espèce de stigmate
dont on aurait pu flétrir son talent avorté, il s'occupa promptement de
préparer une seconde édition, et ce travail ne fut terminé qu'au bout de
six semaines. Mais au commencement de janvier nous le voyons en adresser
un exemplaire à son ami d'Édimbourg, le docteur Pigot.



LETTRE IX.

À M. PIGOT.

Southwell, 13 janvier 1807.


«Je devrais commencer par un million d'excuses; mais la variété de mes
travaux en vers et en prose servira, je l'espère, à justifier ma
négligence. Vous recevrez avec cette lettre un volume de tous mes
_Juvenilia_, publiés depuis votre départ: leur nombre est beaucoup plus
grand que dans l'exemplaire en votre possession, lequel je vous supplie
d'anéantir, celui que je vous envoie étant beaucoup plus complet. Ces
_maudits_ vers à ma pauvre Marie[56] ont été une source de
mécontentemens auprès des dames d'un _certain âge_. Je ne les ai pas
insérés dans cette édition, parce que je leur dois d'avoir été traité de
_pécheur déhonté_, enfin d'un nouveau _Moore_, par votre cher[57]... Je
pense qu'on a en général accueilli favorablement ce volume, et sans
doute l'âge de son auteur préviendra la sévérité des juges.

     [Note 56: Il ne faut pas confondre cette Marie avec miss
     Chaworth ou Marie d'Aberdeen; tout ce que j'en puis dire,
     c'est qu'elle avait dans le monde une position humble, sinon
     équivoque; qu'elle avait de longs, de brillans cheveux
     blonds, dont Byron aimait à montrer à ses amis une tresse
     aussi bien que le portrait de celle qui les lui avait donnés;
     et qu'enfin c'est à elle que furent adressés les vers des
     _Heures d'oisiveté_, intitulés: _À Marie, en recevant son
     portrait_.]

     [Note 57: Le _respectable_ M. Becher, sans doute.
                                                   (_N. du Tr._)]

»Les aventures de ma vie de seize à dix-neuf ans, et la dissipation au
milieu de laquelle je me suis trouvé à Londres, ont donné à mes idées
une teinte voluptueuse; mais d'ailleurs les inspirations que j'ai eues
ne comportaient guère un autre coloris. Ce volume _est singulièrement_
correct et miraculeusement chaste. À propos, en parlant d'amour....

»Si vous pouvez trouver le tems de répondre à ce pot-pourri indigeste de
sottises, vous ne doutez pas du plaisir qu'en recevra votre, etc.»

L'un de ses amis de collége, M. William Bankes, ayant vu, par hasard, un
exemplaire du livre, lui avait adressé une lettre où se trouvait exposée
l'opinion qu'il s'en formait. Voici la réponse de lord Byron:



LETTRE X.

À M. WILLIAMS BANKES.

Southwell, 6 mars 1807.


CHER BANKES,

«Votre critique m'est précieuse à plusieurs titres: d'abord c'est la
seule où la flatterie ait fort peu de part, ensuite je suis _affadi_ par
les complimens insipides. J'ai meilleure opinion de votre jugement et de
votre mérite que de votre sensibilité. Recevez mes vifs remercîmens pour
la sincérité d'un jugement qui, pour être entièrement inattendu, n'en
sera pas moins bienvenu. Pour ce qui est d'un examen plus exact, il est
inutile de vous rappeler combien peu de nos _meilleurs_ poèmes
soutiendraient l'épreuve d'une minutieuse critique de mots. On ne peut
donc guère attendre d'un enfant (et la plupart de ces vers furent
composés il y a déjà long-tems) une grande perfection de sujet ou de
style. Plusieurs pièces furent écrites sous l'influence d'un grand
abattement d'esprit, d'une indisposition grave; de là, le tour sombre
des idées. Nous sommes d'accord dans l'opinion que les poésies érotiques
sont les moins irréprochables; elles n'en furent pas moins agréables aux
divinités sur l'autel desquelles je les déposai; c'est tout ce que je
voulais.

»Le portrait de Pomposus fut dessiné à Harrow, après une _longue
séance_; cela garantit la ressemblance ou plutôt la caricature. C'est
_votre_ ami, _il ne fut jamais le mien_; il est donc à propos de m'en
taire. Les rimes sur le collége ne contiennent pas de personnalités; on
peut en voir dans l'une des notes, mais je ne pouvais la supprimer. Je
ne doute pas qu'elles ne servent de prétexte au blâme, juste punition de
mon impiété filiale envers une _alma mater_ aussi excellente. Je ne vous
envoie pas mon livre dans la crainte de _nous_ placer, vous dans la
situation de Gilblas, moi dans celle de l'archevêque de Grenade: au
risque des chances de l'épreuve, je désire laisser à votre arrêt toute
son indépendance. Si je vous avais adressé mon _libellus_ avant votre
lettre, j'aurais semblé vouloir acheter un compliment, et je n'hésite
pas à dire que j'avais plus d'impatience de voir votre critique malgré
sa sévérité, que d'entendre un million de louangeurs. Le même jour je
reçus les félicitations de Mackenzie, le célèbre auteur de l'_Homme
sensible_; laquelle, de _votre_ approbation ou de la _sienne_, me flatta
le plus? c'est ce que je ne puis décider. Vous recevrez mes _Juvenilia_,
tous ceux, du moins, qui ont été publiés. J'ai en manuscrit un gros
volume que je pourrai, par la suite, donner à part; à présent, je n'ai
ni le tems ni la volonté de le livrer à l'impression. Le printems, je
retournerai à la Trinité pour enlever mes effets, et vous dire un
dernier adieu; mes _pleurs_, dans cette circonstance, n'augmenteront
guère le courant du _Cam_. Je mettrai à profit désormais vos remarques,
malgré leur causticité ou leur amertume pour un palais gâté par les
_adulations sucrées_. Johnson a démontré qu'il n'y avait point de
poésies parfaites, mais il faudrait un Hercule pour travailler à
corriger les miennes. Franchement, je ne les avais pas revues depuis
l'époque où je les composai; et si je les ai publiées, ce n'a été qu'à
la prière de mes amis; mais on m'a tant parlé du _genus irritabile
vatum_, que nous n'aurons jamais, sur ce sujet, de querelle, la
réputation de poète n'étant nullement le _but_ de mes vœux.

»Adieu. Tout à vous,»

BYRON.

Cette lettre fut suivie d'une autre, au même M. Bankes, sur le même
sujet; il n'en reste malheureusement que les fragmens suivans:

«Pour ma part, j'ai bien souffert de la mort de mes deux meilleurs amis,
les seuls êtres que j'eusse jamais aimés (les femmes exceptées); me
voici réduit à être un animal solitaire, passablement misérable, et je
me sens assez cosmopolite pour ne plus me soucier le moins du monde du
lieu que j'habiterai, l'Angleterre ou le Kamtschatka. Je ne puis montrer
une déférence plus grande pour vos corrections qu'en les adoptant de
suite; je les suivrai dans l'édition suivante. Je suis fâché que vos
remarques ne soient pas plus fréquentes, convaincu de tout l'avantage
que j'en pourrais également retirer. J'ai, depuis ma dernière lettre,
reçu d'Édimbourg deux jugemens trop flatteurs tous les deux pour que je
puisse les répéter: l'un est de lord Woodhouselee, le premier et le plus
_volumineux_ des littérateurs écossais (son dernier ouvrage est une _Vie
de lord Kaymes_); le second est de Mackenzie, qui m'envoyait pour la
seconde fois son sentiment, mais plus développé. Je ne les connais
personnellement l'un ni l'autre, et je n'ai jamais sollicité leur avis à
ce sujet: leurs éloges sont volontaires; c'est un ami chez qui ils
avaient lu mes vers qui me les a transmis.

«Contre mes premières intentions, je m'occupe en ce moment de la
publication d'une nouvelle édition; les sujets d'amour seront retranchés
et remplacés par d'autres; le tout, considérablement augmenté, paraîtra
vers la fin de mai. C'est une épreuve hasardeuse; mais le défaut
d'occupations plus graves, les encouragemens que j'ai reçus, ma vanité
personnelle, tout me porte à la tenter, mais non sans de _vives
palpitations_. Le livre sera lu dans ce pays, du moins par curiosité...»
Le reste manque.

Voici la lettre modeste qu'il joignit à l'exemplaire qu'il présenta à M.
Falkner, propriétaire de la maison qu'occupait sa mère.



LETTRE XI.

À M. FALKNER.


MONSIEUR,

«Le volume qui accompagne cette lettre vous aurait déjà été présenté, si
l'indisposition de miss Falkner ne m'eût pas fait craindre de rendre
inconvenante l'offre de pareilles bagatelles. Vous y verrez quelques
fautes d'impression que je n'ai pas eu le tems de corriger: vous avez
donc une tâche pénible, celle d'apercevoir et les fautes de l'auteur et
celles dont il n'est pas coupable. De pareils _juvenilia_ ne peuvent
espérer une approbation sérieuse, mais j'ose espérer, pour la même
raison, qu'ils échapperont à la sévérité d'une critique intempestive,
quoique peut-être non méritée.

»Ces poésies furent composées dans des tems et des circonstances
diverses; elles n'ont été publiées que pour un cercle d'amis
bienveillans. Vous pouvez m'en croire, monsieur: si elles procurent le
plus léger plaisir à vous et à mes autres _familiers_ lecteurs, j'aurai
recueilli tous les lauriers que je souhaite pour la tête de votre tout
dévoué,

BYRON.

»_P. S._ Miss Falkner est, je l'espère, en pleine convalescence.»

Malgré cette déclaration peu ambitieuse du jeune auteur, il avait en lui
quelque chose qui l'empêchait de s'arrêter; et la réputation qu'il
s'était faite dans un cercle limité l'avait rendu plus avide de courir
les chances d'une plus vaste lice. Les cent copies de cette première
édition étaient à peine distribuées, qu'il revint avec une nouvelle
activité chez son imprimeur, et c'est ainsi que parurent les _Heures de
loisir_; il y joignit plusieurs pièces nouvellement composées, il en
retrancha une vingtaine de celles que renfermait son premier volume. Il
est difficile d'expliquer cette sévérité, la plupart des vers éliminés
étant aussi beaux, sinon meilleurs que les autres.

Il y a dans l'une des pièces réimprimées parmi les _Heures de loisir_
quelques corrections et additions assez curieuses, en ce qu'on peut les
attribuer aux sentimens connus du poète sur l'illustration de naissance.
L'_Épitaphe d'un ami_ semble, d'après les vers que je vais citer, avoir
été d'abord composée pour déplorer la mort de ce même jeune fermier
auquel il avait auparavant adressé quelques vers affectueux reproduits
plus haut:

Quoique ton lot soit humble, puisque tu es né dans une chaumière; et que
ton nom ne soit point orné de titres, ta simple amitié m'était bien plus
chère que toutes les joies que peuvent donner la richesse, la réputation
et les amis du grand monde.

Dans la nouvelle forme de cette épitaphe, non-seulement il supprima ce
passage, mais tous ceux qui rappelaient encore l'humble rang de son
jeune ami. Le premier des vers ajoutés:

        Et quoique ton père déplore l'extinction de sa race,

semble destiné à rappeler l'idée d'une haute position sociale, toute
différente de celle que présentait l'épitaphe primitive. L'autre pièce,
évidemment adressée au même enfant, et rappelant en termes équivalens
l'obscurité de sa condition, ne se retrouve pas davantage dans les
_Heures de loisir_. Qu'en approchant de l'âge viril il sentît mieux
l'élévation de son rang, on peut le supposer, et ne voir qu'une suite de
ces sentimens dans le soin qu'il mit à cacher ses premières amitiés de
village.

Ses visites à Southwell n'ayant plus été, après ce tems, que rares et
passagères, je saisis l'occasion de rappeler quelques traits variés de
ses habitudes et de son genre de vie à la même époque. Dans les premiers
instans de son séjour, sa timidité était excessive, mais elle disparut à
mesure qu'il se lia davantage avec les jeunes gens; il finit même par se
trouver à la plupart des assemblées et des festins, et par être mortifié
quand il n'était pas invité à quelque _rout_. Toutefois il conservait
encore son horreur des nouvelles figures; et s'il voyait des étrangers
approcher de la maison de Mrs. Pigot, quand il s'y trouvait, il eût
volontiers, pour les éviter, sauté par la fenêtre. Cette réserve
naturelle, jointe à une dose assez forte d'orgueil, l'éloignait des
gentilshommes du voisinage, auxquels, plus d'une fois, il lui arriva de
ne pas rendre leur visite: à l'égard de quelques-uns, sous prétexte que
leurs femmes n'étaient pas allées voir sa mère; de quelques autres,
parce qu'ils avaient trop tardé à le voir lui-même: mais la vraie raison
de ce dédain, c'est qu'il ne voulait pas faire connaissance avec des
voisins plus opulens que lui, et qu'il aimait à les mortifier par la
supériorité de son rang, comme il l'était lui-même par celle de leur
fortune. Son ami M. Becher lui faisait de fréquens reproches de cet
esprit insociable; et un jour Lord Byron lui répondit par des vers qui
expriment parfaitement la hauteur avec laquelle son génie volcanique
considérait déjà le monde; et comme le volume où se trouvent ces vers
est devenu fort rare, je ne puis résister au désir d'en donner les
passages suivans:

Mon cher Becher, vous me dites de me mêler à la société des hommes: je
ne saurais nier que votre avis ne soit bon; mais la retraite convient
mieux à mon caractère, je ne veux pas descendre jusqu'à un monde que je
méprise.

Si le sénat ou les camps m'appelaient, l'ambition pourrait me faire
sortir de mon heureux repos; et quand la jeunesse, ce tems d'épreuve,
sera passé, peut-être je m'efforcerai d'illustrer mon nom.

Le feu caché dans les flancs caverneux de l'Etna couve long-tems et
fermente en secret, à la fin un volume effroyable de flammes et de fumée
révèle son existence; alors il n'y a point de torrens qui puissent
l'éteindre, point de barrières qui puissent l'arrêter.

Oh! tel est le désir de gloire qui dévore mon cœur, qui m'ordonne de
vivre pour être loué un jour de la postérité. Oh! si je pouvais comme le
phénix prendre mon essor avec des ailes de feu, avec lui je serais
content de mourir au milieu des flammes.

Pour une vie comme celle de Fox, pour une mort comme celle de Chatham,
quelles censures, quels dangers, quelles haines ne braverais-je pas?
Leur vie ne s'est point terminée avec leur dernier souffle, leur gloire
anime et vivifie le silence de leur tombeau.

Comme sa mère, il était toujours en retard pour se lever et se mettre au
lit; il conserva même toute sa vie cette habitude. La nuit fut toujours
aussi son heure favorite de travail, et sa première visite, le jour
suivant, était ordinairement pour la belle amie qui lui servait de
copiste, et à laquelle il portait les fruits de sa précédente veille;
puis il se rendait chez son ami, M. Becher; de là dans une ou deux
autres maisons, puis le reste du jour était consacré à ses exercices
favoris; le soir, il passait le tems dans la famille Pigot, soit en
conversation, soit à entendre miss Pigot toucher le piano et chanter une
série d'airs qu'il admirait[58]. _La Vierge de Lodi_, avec les paroles:
_Mon cœur palpite d'amour_, et cet autre: _Quand le tems, qui ravit nos
années_, étaient, à ce qu'il paraît, ses airs favoris. Il s'était fait
dès-lors une douce habitude de cette existence régulière, qui le
ramenait périodiquement aux mêmes occupations, et qu'il adopta pendant
presque tout le tems de son séjour à l'étranger.

D'un autre côté, les exercices auxquels il demandait quelques
distractions, dans de moins heureux jours, lui offraient alors des
plaisirs sans mélange. La plus grande partie de son tems se passait à
nager, jouer aux barres, tirer au blanc et courir à cheval[59].

     [Note 58: Il aima toujours la musique, mais il ne sut jamais
     bien exécuter. «Il est bien singulier, disait-il un jour à la
     même dame, que je chante beaucoup mieux avec votre
     accompagnement qu'avec tout autre.--C'est, répondit-elle, que
     je joue selon votre manière de chanter.» C'est là en effet
     tout le secret d'un habile accompagnateur.]

     [Note 59: Un autre de ses jeux favoris était _la balle à
     crosser_; et l'on ne pouvait s'empêcher d'admirer la célérité
     de sa course à ce dernier exercice, en dépit de son pied
     boiteux. «Lord Byron, dit miss... dans une lettre à son
     frère, datée de Southwell, vient de passer devant la fenêtre,
     la batte sur l'épaule, pour aller _crosser_ suivant sa chère
     habitude.»]

Il n'était pas fort expert dans ce dernier art, et l'on cite comme un
exemple de son peu d'habitude des chevaux, qu'en voyant un jour passer
deux, sous ses fenêtres, il s'écria: «Les beaux chevaux! je voudrais les
acheter.--Comment! ce sont les vôtres, milord,» répondit son valet. Ceux
qui l'avaient connu au tems où nous sommes, s'étonnaient beaucoup
d'entendre plus tard parler de son adresse à monter à cheval; et la
vérité, je suis du moins porté à le croire, est que jamais il ne fut un
excellent écuyer.

Nous avons déjà vu, d'après ses propres paroles, qu'il excellait à nager
et à plonger. Une dame de Southwell possède, entre autres précieux
objets qui lui ont appartenu, un dé qu'il vint un matin lui emprunter au
moment d'aller se baigner dans la Greet: en présence du frère de cette
dame, il l'avait jeté et retiré trois fois du fond de la rivière. Son
habitude de s'exercer au tir fut un jour un sujet d'alarme pour une
jeune et fort jolie personne, miss H., qui était du grand nombre des
beautés qui enflammaient à Southwell son imagination. On trouve
l'introduction suivante à la tête d'une pièce de vers imprimée dans le
volume non publié; «L'auteur déchargeant un jour ses pistolets dans un
jardin, deux dames, qui passaient près du but, furent alarmées par le
bruit d'une balle sifflant à leurs oreilles: c'est à l'une d'elles que
furent adressées, le lendemain, les stances suivantes.»

Telle était sa passion pour les armes de toute espèce, qu'il gardait
ordinairement près de son lit une petite épée avec laquelle il s'amusait
le matin à s'escrimer dans ses rideaux. Ce lit fut, à la vente des
meubles de Mrs. Byron, acquis par une personne qui, voulant donner de
l'intérêt aux trous des draperies, les supposait percées par l'épée dont
le dernier lord Byron avait tué M. Chaworth, et que son héritier gardait
toujours près de son lit en souvenir. C'est ainsi que la fiction vient
souvent grossir les faits; l'épée en question était une arme innocente
et vierge que lord Byron empruntait à l'un de ses voisins durant son
séjour à Southwell.

Les détails que nous avons déjà donnés sur son excursion à Harrowgate,
peuvent faire juger de sa passion pour les chiens, autre goût qu'il
conserva toute sa vie; il a immortalisé dans ses vers Boatswain, son
dogue favori, auprès duquel il avait formé le projet solennel d'être
enseveli. On raconte de cet animal quelques traits non-seulement
d'intelligence, mais encore d'une générosité qui devait nécessairement
exciter l'intérêt d'un maître comme Byron; j'en citerai un exemple en me
rapprochant autant que possible du récit qui m'en fut fait. Mrs. Byron
avait un chien terrier, appelé Gilpin, avec lequel Boatswain était
toujours en querelle, saisissant toutes les occasions de l'attaquer et
le mordant avec tant de rage qu'on craignait beaucoup qu'il ne finît par
le tuer. Pour le soustraire à ce sort, Mrs. Byron envoya Gilpin à un
fermier de Newstead, et Boatswain de son côté, quand lord Byron retourna
à Cambridge, fut, jusqu'au retour de son maître, confié aux soins d'un
valet, ainsi que deux autres dogues. Un matin le domestique conçut une
vive alarme de la disparition de Boatswain; il n'en put avoir de
nouvelles de la journée. Mais vers le soir, le chien revint accompagné
de Gilpin qu'il s'empressa de conduire au feu de la cuisine en
l'accablant de toutes les démonstrations de la joie la plus vive. Le
fait est qu'il était allé à Newstead pour le découvrir, et qu'il l'avait
ramené. Depuis ce tems ils vécurent en bonne intelligence; Boatswain
protégeant toujours son nouvel ami contre les insultes des autres chiens
(tâche que le naturel querelleur de Gilpin empêchait bien d'être une
sinécure) et s'empressant d'accourir à la première voix de détresse du
petit terrier.

La tendance à la superstition est assez naturelle aux hommes doués d'un
caractère poétique. Lord Byron n'en était pas exempt, et dès son enfance
l'exemple de sa mère avait contribué à donner à son esprit cette
faiblesse. Mrs. Byron croyait aveuglément aux merveilles de la seconde
vue; et les récits étranges qu'elle faisait de cette faculté
mystérieuse, étonnèrent mainte fois ses amis anglais doués d'une foi
moins robuste. On verra que même bien plus tard, et à la mort de son ami
Shelley, l'idée des apparitions dont sa mère l'avait nourri, n'avait pas
perdu sur lui tout son empire. On peut citer comme un exemple d'une
superstition moins lugubre, une petite anecdote qui me fut racontée par
une de ses amies de Southwell. Cette dame avait un grain de collier en
agate traversé d'un fil de laiton, et qu'elle gardait toujours dans sa
boîte à ouvrage. Un jour, Lord Byron lui ayant dit ce que c'était, elle
lui répondit qu'on le lui avait donné comme un talisman, et que le
charme la préserverait de l'amour tant qu'il serait en sa possession.
«Alors donnez-le-moi, s'écria-t-il vivement, c'est là précisément ce que
je cherchais.» La jeune dame refusa; mais bientôt après son agate avait
disparu. Elle le taxa d'avoir commis le vol; mais en l'avouant de bonne
grâce, il protesta que jamais elle ne reverrait son amulette.

Il laissa derrière lui à Southwell, comme partout où il fit jamais
quelque résidence, les preuves les plus affectueuses de bienfaisance et
de bonté de cœur... «Jamais, dit une personne qu'il voyait beaucoup à
cette époque, ses yeux ne furent frappés d'un seul objet de détresse
sans qu'il contribuât à l'adoucir.» Parmi de nombreux traits de cette
nature, je choisis le suivant comme une preuve moins de sa générosité
que de l'intérêt que présente l'incident en lui-même par sa liaison avec
le nom de Byron. Étant encore écolier, il lui arriva de se trouver à
Southwell dans une boutique de libraire, quand une pauvre femme vint
pour y acheter une Bible; le prix qu'on la lui fit fut de 8 shellings.
«Ah! mon cher Monsieur, s'écria-t-elle, je ne puis pas y mettre un
pareil prix; je ne croyais pas qu'elle pût m'en coûter la moitié.» La
femme alors s'éloigna avec un air désappointé, quand le jeune Byron, la
rappelant, lui fit présent de la Bible.

Il eut toujours un grand soin de sa personne et de sa toilette, de
l'arrangement de ses cheveux, enfin de tout ce qui pouvait relever la
beauté dont la nature l'avait doué. Même dans un âge fort tendre, il
témoignait le désir de plaire à ce sexe qui ne devait pas cesser d'être
l'étoile polaire de sa destinée. La crainte d'un embonpoint excessif,
auquel il avait des dispositions naturelles, l'avait engagé, dès son
arrivée à Cambridge, à adopter un système d'abstinence et de violent
exercice, et de faire un fréquent usage des bains chauds. Mais un point
remplissait sa vie d'amertume, le frappait comme une malédiction au
milieu des joies de la jeunesse et de ses espérances de gloire et de
bonheur: le croira-t-on? c'était la légère difformité de son pied. Un
jour M. Becher, le voyant plus abattu qu'à l'ordinaire, s'efforçait de
l'égayer et de le ranimer en lui représentant sous les plus brillantes
couleurs, les nombreux avantages dont la Providence l'avait comblé,
entre autres celui d'un esprit qui le plaçait au-dessus du reste des
hommes. «Ah! mon cher ami, répondit Byron avec une expression
douloureuse, si cela (en se frappant le front de la main) m'élève
au-dessus des autres hommes, ceci (en indiquant son pied) me ravale bien
au-dessous d'eux.»

Quelquefois il semblait que sa susceptibilité lui persuadât qu'il était
dans le monde la seule personne affligée d'une pareille infirmité. Quand
M. Bailey, qui se faisait alors remarquer comme écolier, aussi bien que
plus tard comme voyageur, entra à Cambridge après avoir été le
condisciple de Lord Byron à Aberdeen, le jeune Lord avait pris tant
d'embonpoint, que M. Bailey eut long-tems de la peine à le reconnaître.
«Il est assez singulier, lui dit alors Byron, que vous ne vous souveniez
pas de moi; je croyais que la nature m'avait gratifié d'un signe qui
devait toujours me faire reconnaître.»

Mais ce défaut était aussi bien un motif d'émulation pour lui qu'une
source de regret et de honte. Dans tout ce qui exigeait du courage
personnel ou de la vivacité, il semblait animé, par le stigmate que la
nature lui avait infligé, d'un désir plus vif de surpasser tous ceux
auxquels elle avait accordé de plus _parfaites proportions_. C'est là,
je n'en doute pas, ce qui lui donnait aussi tant d'ardeur dans la
poursuite des intrigues amoureuses. Plus d'une fois l'espoir d'étonner
quelque jour le monde par les exploits d'un capitaine et d'un héros
venait se mêler dans ses rêves à la perspective du laurier poétique.
«Tôt ou tard, disait-il souvent quand il était enfant, je lèverai un
corps de troupes; les soldats seront habillés de noir, et monteront des
chevaux noirs; on les appellera, les _Byrons noirs_, et vous entendrez
parler de leurs prodiges de valeur.»

J'ai déjà parlé de l'ardeur extrême avec laquelle, pendant son séjour à
Harrow, il se livrait à tous les genres d'études, à la seule exception
de ceux qu'exigeait la discipline de l'école. Les jours de fête ne
faisaient pas trêve à la soif de connaissances qui le dévorait, et, pour
être le moins possible distrait de ses heures de travail, il avait pris
l'habitude chez sa mère de lire tout le tems du dîner[60]. Dans un
esprit aussi mobile que le sien, tout ce qui était nouveau, grave ou
frivole, lourd ou divertissant, ne manquait jamais de trouver un écho,
et je n'ai pas de peine à concevoir la joie qu'il témoignait un jour en
montrant à l'une de ses amies qui me l'a raconté, un exemplaire des
Contes de ma Mère l'Oie, qu'il avait acheté le matin chez un
bouquiniste, et qu'il venait de lire à son dîner.

     [Note 60: Burns avait aussi l'habitude de lire à table, comme
     nous l'apprend M. Lockhart dans la vie de ce poète.]

Maintenant nous allons extraire d'un _Memorandum_, commencé par lui
cette année et tracé sans ordre et à la hâte, la liste de tous les
livres qu'il avait déjà parcourus dans tous les genres, à une époque où
la plupart de ses condisciples n'avaient encore étudié que leurs thèmes
et leurs versions. Ce document ne peut manquer d'intéresser; et quand on
considère que le lecteur de tant de livres possédait en même tems la
mémoire la plus heureuse, on peut douter que parmi les jeunes gens les
mieux élevés, parmi les plus brillans émules des honneurs scolastiques,
on en trouvât un seul qui eût acquis au même âge une aussi grande
variété de connaissances utiles.



LISTE DES HISTORIENS
DONT J'AI PARCOURU LES OUVRAGES EN DIFFÉRENTES LANGUES.



HISTOIRE D'ANGLETERRE.--Hume, Rapin, Henry, Smollet, Tindal, Belsham,
Bisset, Adolphus, Holinshed, les Chroniques de Froissart (ces dernières
appartiennent proprement à la France).

ÉCOSSE.--Buchanan, Hector, Boethius, tous deux en latin.

IRLANDE.--Gordon.

ROME.--Hooke, chute et décadence par Gibbon; Histoire ancienne de Rollin
(renfermant celle des Carthaginois, etc.); de plus, Tite-Live, Tacite,
Eutrope, Cornélius Nepos, Cesar, Arrien, Salluste.

GRÈCE.--La Grèce de Mitford, le Philippe de Leland, Plutarque,
Antiquités de Potter, Xenophon, Thucydide, Herodote.

FRANCE.--Mezerai, Voltaire.

ESPAGNE.--Je dois ce que je sais de l'ancienne histoire d'Espagne
principalement à un livre appelé l'Atlas, maintenant oublié. J'ai pris
quelque teinture de son histoire moderne, depuis les intrigues
d'Alberoni jusqu'au Prince de la paix, dans les ouvrages qui traitaient
de la politique européenne.

PORTUGAL.--Ses révolutions par Vertot, comme aussi, du même historien,
la relation du siége de Rhodes: elle est de son invention, les faits
réels sont tout-à-fait différens. On en peut dire autant de ses
chevaliers de Malte.

TURQUIE.--J'ai lu Knolles, sir Paul Ricaut et le prince Cantemir; en
outre une histoire anonyme plus moderne. Je sais tous les événemens de
l'histoire des Ottomans, depuis Tangralopi et Othman Ier jusqu'à la paix
de Passarowitz, en 1718; la bataille de Cutzka, en 1739, et le traité de
1790 entre la Russie et la Porte.

RUSSIE.--La vie de Catherine II de Tooke, le czar Pierre de Voltaire.

SUÈDE.--Le Charles XII de Voltaire et celui de Norberg, selon moi le
meilleur des deux. Une traduction de la guerre de trente ans de
Schiller, qui renferme les exploits de Gustave-Adolphe; puis la vie du
même prince par Harte. J'ai lu aussi quelque part un vie de Gustave
Vasa, le libérateur de la Suède, mais j'ai oublié le nom de l'auteur.

PRUSSE.--J'ai vu au moins vingt vies de Frédéric II, le seul prince
mémorable dans les annales de la Prusse; ses propres ouvrages, ceux de
Gillies et de Thibault sont loin d'être amusans; le dernier est peu
estimable, mais circonstancié.

DANEMARCK.--J'en sais peu de chose; j'ai quelque teinture de l'histoire
naturelle de la Norwége, aucune de sa chronologie.

ALLEMAGNE.--J'ai lu de longues histoires de la maison de Souabe, de
Venceslas, de Rodolphe de Hapsbourg et de ses descendans autrichiens aux
grosses lèvres.

SUISSE.--Ah! Guillaume-Tell et la bataille de Morgarten, où le duc de
Bourgogne fut tué!

ITALIE.--Davila, Guicciardini, les Guelfes et les Gibelins, la bataille
de Pavie, Mazaniello, les révolutions de Naples, etc.

INDOSTAN.--Orme et Cambridge.

AMÉRIQUE.--Robertson, la guerre d'Amérique par Andrews.

AFRIQUE.--Rien que des voyageurs, comme Mungo-Park, Bruce.


BIOGRAPHIE.

Charles-Quint de Robertson, César, Salluste (Catilina et Jugurtha), les
vies de Marlborough, du prince Eugène, de Tékéli, de Bonnard, de
Bonaparte, de tous les poètes anglais, par Johnson et Anderson; les
Confessions de Rousseau, la vie de Cromwell, le Plutarque anglais, le
Nepos anglais, les vies des amiraux par Campbell, de Charles XII, du
czar Pierre, de Catherine II, de Henri lord Kaimes, de Marmontel, de sir
William Jones, par Teignmouth; la vie de Newton, de Bélisaire, et de
mille autres qui ne méritent pas qu'on en fasse mention.


LÉGISLATION.

Blackstone, Montesquieu.


PHILOSOPHIE.

Paley, Locke, Bacon, Hume, Berkeley, Drummond, Beattie et Bolingbroke.
Je déteste Hobbes.


GÉOGRAPHIE.

Strabon, Cellarius, Adams, Pinkerton et Guthrie.

POÉSIE.

Tous les classiques anglais et la plupart des poètes vivans, Scott,
Southey, etc.; quelques poètes français dans l'original: le Cid est ma
pièce favorite. Peu d'italiens; des grecs et des latins sans nombre: à
l'avenir je ne m'occuperai plus de ces derniers. J'ai fait de nombreuses
traductions de ces deux langues, vers et prose.


ÉLOQUENCE.

Démosthène, Cicéron, Quintilien, Sheridan, la Chironomie d'Austin, et
les débats du parlement, depuis la révolution, jusqu'en 1742.


THÉOLOGIE.

Blair, Porteus, Tillotson, Hooker, tous fort ennuyeux. J'abhorre les
livres de dévotion, quoique je révère et que j'aime Dieu, sans admettre
les idées blasphématrices des sectaires, ni croire à leurs absurdes et
damnables hérésies, à leurs mystères et aux trente-neuf articles.


MÉLANGES.

Le spectateur, le rôdeur; le monde, etc., etc., des romans par milliers.

C'est de mémoire que j'ai fait l'énumération de tous ces livres: je me
souviens de les avoir lus, et j'en pourrais à l'occasion citer plus d'un
passage. J'ai, sans doute, omis quelques noms dans mon catalogue. J'en
avais lu la majeure partie avant quinze ans. Depuis que j'ai quitté
Harrow, je suis devenu paresseux et fat, en griffonnant des rimes et
faisant la cour aux femmes.

B., 30 novembre 1807.


J'ai aussi lu, et je regrette aujourd'hui plus de quatre mille romans, y
compris les œuvres de Cervantes, Fielding, Smollet, Richardson,
Mackenzie, Sterne, Rabelais, Rousseau, etc., etc. Le livre, à mon avis,
le plus utile pour celui qui veut avoir l'air d'être fort instruit sans
grande peine, c'est la physiologie de la tristesse par Burton: c'est le
recueil de citations et d'anecdotes le plus curieux et le plus amusant
que j'aie parcouru; mais le lecteur superficiel doit le lire avec
attention, ou bien la confusion des sujets le rebutera facilement. S'il
a la patience d'aller jusqu'à la fin, il aura mieux profité pour ses
conversations littéraires, que s'il avait parcouru vingt autres ouvrages
que j'ai également lus, du moins en anglais.

C'est à cette étude précoce et variée des écrivains anglais que Lord
Byron dut la facilité avec laquelle il savait employer toutes les
ressources de sa langue maternelle: c'est elle qui, le lançant dans les
champs de la littérature, armé de pied en cap, lui permit de revêtir ses
poétiques inspirations d'un style parfaitement digne d'elles. En
général, ce n'est pas l'absence d'idées ou de coloris qui arrête les
premiers pas des écrivains, c'est l'embarras de trouver des expressions
pour ce qu'ils conçoivent, c'est l'inexpérience de l'instrument dont se
rend maître l'homme de génie; en un mot, de leur langue maternelle.
C'est un fait assez singulier, que les trois exemples les plus frappans
de précocité littéraire, c'est-à-dire Pope, Congrève et Chatterton,
devaient tous trois à eux-mêmes leur éducation[61]; et que c'est par
suite de leurs goûts naturels, affranchis des pédantesques directions de
l'école, qu'ils découvrirent dans le génie de la langue anglaise ces
précieuses beautés dont ils surent faire un si parfait usage[62].

     [Note 61: «Je lisais de moi-même, dit Pope, car la lecture
     était une véritable passion chez moi; j'allais çà et là au
     gré de mon imagination, et, comme un enfant qui va prendre
     des fleurs dans les champs, dans les bois, partout où il en
     voit sur sa route. Je regarde encore aujourd'hui ces cinq ou
     six années comme les plus heureuses de ma vie.»

     Il paraît aussi qu'il n'ignorait pas les avantages de cette
     manière d'étudier indépendante: «M. Pope, dit Spins, croyait
     avoir gagné sous quelques rapports à n'avoir pas eu
     d'éducation régulière. Il avait l'habitude de chercher dans
     ce qu'il étudiait un sens, quand nous n'y voyons encore que
     des mots.»]

     [Note 62: Chatterton écrivit, avant l'âge de douze ans, un
     catalogue, dans le genre de celui de Byron, de tous les
     livres qu'il avait déjà lus; ils s'élevaient à soixante-dix,
     et la plupart roulaient sur des matières d'histoire ou de
     théologie.]

On peut, dans le fond, ajouter à ces trois exemples celui de Lord Byron,
puisque, malgré son nom d'écolier, il n'étudia pas sur les bancs de
l'école, dans le tems employé par ses camarades, à remuer curieusement
la cendre de l'antiquité; il se contentait de remonter à la source
fraîche et vive de son propre idiome[63], et d'y puiser cette richesse
et cette variété de style qui, dès l'âge de vingt-deux ans, placèrent
ses ouvrages parmi les monumens les plus précieux de la force et de la
douceur de la langue anglaise.

     [Note 63: La pureté que les Grecs mettaient dans leur style a
     été attribuée peut-être avec justice à leur habitude de
     n'étudier que leur propre langue. «S'ils devinrent savans,
     dit Ferguson, ce ne fut qu'en étudiant ce qu'eux-mêmes
     avaient composé.»]

Dans le même livre où l'on retrouve les souvenirs de ses études, que
nous venons de citer, Byron avait écrit également de mémoire une liste
des divers poètes qui s'étaient distingués dans leur langue respective.
Après avoir cité ceux de l'Europe ancienne et moderne, voici comme il
poursuit son catalogue pour les autres contrées:

ARABIE.--Mahomet, dont le Coran contient des passages d'une poésie bien
plus sublime que celle des auteurs européens.

PERSE.--Ferdousi, auteur du Shah-Nameh; l'Iliade des Persans; Sadi et
Hafiz, l'immortel Hafiz, l'Anacréon de l'Orient. Ce dernier est respecté
par les Persans, bien autrement que nous ne respectons aucun poète
ancien ou moderne; ils vont en pélerinage à Shiraz pour y honorer sa
mémoire sur son tombeau: à ce monument est attaché un magnifique
exemplaire de ses œuvres.

AMÉRIQUE.--Cet hémisphère a déjà produit un poète épique, c'est Barlow,
auteur de la Colombiade; il ne faut pas le comparer aux ouvrages des
nations plus polies.

ISLANDE, DANEMARCK, NORWÉGE.--Ces régions étaient fameuses pour leurs
Scaldes. Parmi ces derniers on distinguait Lodburg; son chant de mort
respire des sentimens féroces, mais c'est un genre de poésie généreuse
et passionnée.

L'INDOSTAN n'a pas de grands poètes connus; du moins le sanscrit l'est
si mal en Europe, que nous ignorons ce que le tems peut avoir épargné
dans leur littérature.

L'EMPIRE BIRMAN.--Les habitans aiment passionnément la poésie; mais on
ne connaît pas leurs poètes.

CHINE.--Je n'ai jamais entendu parler en fait de poète chinois que de
l'empereur Kien-Long et de son Ode au thé. Quel malheur que le
philosophe Confucius n'ait pas rédigé en vers ses admirables préceptes
de morale!

AFRIQUE.--Quelques chants de ce pays sont plaintifs, et leurs paroles
simples et touchantes; mais j'ignore s'il faut compter ces informes
essais parmi les poèmes, comme les chants des bardes ou des scaldes.

J'ai écrit cette courte liste de poètes entièrement de mémoire, et sans
le secours d'aucun livre; il a donc pu s'y glisser quelques erreurs,
mais elles doivent être de peu d'importance. J'ai parcouru les ouvrages
des Européens et quelques-uns de ceux de l'Asie, soit en original, soit
à l'aide de traduction. Je n'ai cité que les meilleurs dans ma liste des
poètes anglais; il eût été aussi inutile que fatigant d'énumérer ceux
d'un moindre mérite. Peut-être cependant pourrait-on dans un catalogue
cosmopolite ajouter encore Gray, Goldsmith et Collins; quant aux autres
depuis Chaucer jusqu'à Churchill, ce sont _voces prætereaque nihil_,
quelquefois nommés, rarement lus et jamais avec profit. Je regarde
Chaucer, en dépit des éloges qu'on lui a prodigués, comme méprisable et
licencieux; il ne doit son renom qu'à son antiquité, et sous ce
rapport-là même, on devrait plutôt se rappeler Pierce Plowman ou Thomas
d'Ercildoune. Je me suis gardé de citer des poètes vivans de
l'Angleterre; il n'en est pas un qui ne survive à ses ouvrages. Le goût
est perdu chez nous; encore un siècle, et nous aurons disparu, notre
empire, notre littérature et notre nom, des annales du genre humain.

30 novembre 1807, BYRON.


Il se trouve, parmi les papiers que je possède de lui, plusieurs petits
poèmes (en tout environ six cents vers) qu'il écrivit en ce tems-là,
mais qu'il n'a jamais fait imprimer, parce qu'il les avait composés la
plupart après la publication de ses _Heures de loisir_. Le plus grand
nombre d'entre eux ne se recommande guère que par son nom, mais
quelques-uns, grâce aux sentimens et aux circonstances qui les
inspirent, seront lus ici avec plaisir. La première fois qu'il entra
dans Newsteadt, il planta dans un coin de terre un jeune chêne dont il
croyait l'existence attachée à la sienne. Après six ou sept ans, quand
il revint au même endroit, il trouva le chêne étouffé sous les mauvaises
herbes, et presque desséché. C'était au moment où Lord Grey de Ruthen
quittait l'abbaye; il fit alors l'un de ces poèmes composés de cinq
stances, et dont on pourra juger par les passages suivans:

Jeune chêne, quand je te plantai profondément en terre, j'espérais que
tes jours seraient plus longs que les miens, que tes branches
jetteraient une ombre noire autour de toi, et que le lierre entourerait
ton tronc comme un manteau.

Telles étaient mes espérances dans les années de l'enfance, quand je te
plantai avec orgueil sur la terre de mes aïeux. Ces jours sont passés et
je t'arrose de mes larmes; les mauvaises herbes qui t'entourent ne
peuvent voiler aux yeux ton triste dépérissement.

Je t'ai quitté, mon pauvre chêne, et depuis cette heure fatale un
étranger est le maître du château, etc., etc.

Le sujet des vers qui suivent est assez éclairci par la note qu'il a
placée en tête. Quoiqu'ils aient un air pénible et affecté, ils me
paraissent dignes d'être conservés comme un témoignage des sentimens
tendres et romanesques qu'il avait contractés pour ses amis de collége.

«Il y a quelques années, étant à Harrow, un ami de l'auteur avait gravé
leurs deux noms dans un endroit écarté; il y avait même ajouté quelques
mots de souvenirs. Plus tard, à l'occasion de quelque injure réelle ou
imaginaire, l'auteur, avant de laisser Harrow, avait effacé ce fragile
souvenir. Voici les stances qu'il écrivit à leur place, quand il revit
Harrow, en 1807:

Ici naguère les souvenirs de l'amitié attiraient les yeux de l'étranger;
ils étaient simples, ils étaient peu nombreux les mots qui les
exprimaient, et cependant la colère les a effacés.

Elle trancha profondément dans l'arbre, mais elle n'effaça pas
entièrement les caractères; ils étaient si simples, que l'amitié
revenant regarda long-tems, jusqu'à ce qu'aidée de la mémoire, elle
rétablit les mots.

Le repentir les traça de nouveau, le pardon y joignit son nom aimable;
l'inscription reparut si belle que l'amitié la crut toujours la même.

Le souvenir serait beau encore; mais, hélas! en dépit de l'espérance et
des larmes de l'amitié, l'orgueil s'est jeté à la traverse, et a pour
toujours effacé et l'inscription et le sentiment qu'elle exprimait.

Les mêmes sentimens d'amitié idéale distinguent un autre de ses poèmes,
dans lequel il a pris pour épigraphe cette ingénieuse devise française:
_l'amitié est l'amour sans ailes_. Chacune des neuf stances est terminée
par les mêmes mots; nous citerons les trois suivantes:

Pourquoi gémirais-je tristement de ce que ma jeunesse est passée? Je
puis encore compter des jours heureux; la faculté d'aimer n'est pas
encore morte en moi. En revenant sur mes premières années, un souvenir
durable, une vérité éternelle m'apporte une céleste consolation;
souffles légers des vents, redites-la aux lieux où mon cœur s'émut pour
la première fois!

_L'amitié, c'est l'amour sans ailes_!

Demeure de mes aïeux, ton clocher lointain me rappelle toutes ces scènes
joyeuses; mon sein brûle comme autrefois; je redeviens enfant par la
pensée. Ton bouquet d'ormeaux, ta colline verdoyante, chacun de tes
sentiers, me ravissent encore. Chaque fleur exhale un double parfum. Il
me semble encore, au milieu de nos doux entretiens, entendre chacun de
mes compagnons s'écrier:

L'amitié, c'est l'amour sans ailes!

Mon cher Lycus, pourquoi pleures-tu? Retiens tes larmes prêtes à tomber;
l'affection peut dormir quelque tems, mais, sois-en sûr, elle se
réveillera! Quand nous nous retrouverons, pense, ami, pense combien elle
sera douce cette réunion si long-tems désirée! Mon ame bondit de bonheur
à cet espoir; quand deux jeunes cœurs sont si pleins d'affection,
l'absence, ami, ne peut que redire:

L'amitié, c'est l'amour sans ailes!

Quant aux vers suivans, je ne puis dire positivement qu'ils se
rattachent à quelque circonstance réelle. On peut même dire qu'habitué à
revenir sur toutes les anecdotes de sa jeunesse, il n'eut pas manqué,
dans la suite, de rappeler un fait aussi remarquable, s'il n'eût pas été
imaginaire. Or, ni dans sa conversation, ni dans ses écrits, je ne
trouve qu'il y ait fait une seule fois allusion[64]. D'un autre côté,
toutes ses poésies, sauf les embellissemens dont les entourait son
imagination, étaient l'expression si fidèle de ses sentimens et de sa
vie, qu'on ne peut guère s'empêcher de supposer une sorte de fondement
réel à un poème plein d'une sensibilité aussi pénétrante:

     [Note 64: Voici la seule particularité qui puisse, et encore
     de fort loin, se lier au sujet de ce poème. Un an ou deux
     avant la date qui s'y trouve placée, il écrivit de Harrow à
     sa mère (comme je le sais d'une personne qui tenait elle-même
     le fait de Mrs. Byron), pour lui dire qu'il avait éprouvé
     dernièrement beaucoup d'ennui à l'occasion d'une jeune femme,
     maîtresse de son ami Curzon, qui venait de mourir. Cette
     femme, se trouvant alors sur le point de devenir mère, avait
     déclaré que Lord Byron était le père de son enfant. Byron
     assurait positivement sa mère qu'il n'en était rien; mais,
     persuadé comme il l'était, que l'enfant appartenait à Curzon,
     il souhaitait qu'on en prît tout le soin possible, et priait
     en conséquence sa mère d'avoir la bonté de se charger de lui.
     Une telle demande pouvait fort bien exciter l'humeur d'une
     femme plus douce que Mrs. Byron; cependant elle répondit à
     son fils qu'elle accueillerait volontiers l'enfant dès qu'il
     serait né, et qu'elle ferait pour lui tout ce qu'il désirait.
     Par bonheur, l'enfant mourut en voyant le jour.]


À MON FILS.

Ces tresses blondes, ces yeux bleus, dont l'éclat rappelle ceux de ta
mère; ces lèvres de roses, ces joues à fossettes, ce sourire, qui
captivent le cœur, retracent d'anciennes scènes de bonheur, et touchent
le cœur de ton père, ô mon enfant!

Et tu ne peux prononcer le nom de ton père; ah, William! si son nom
était le tien, alors sa conscience ne lui adresserait plus de reproches:
mais écartons ces tristes idées; les soins que je prendrai de toi me
rendront la paix intérieure; l'ombre de ta mère sourira dans sa joie, et
pardonnera le passé, ô mon enfant!

Le gazon a recouvert son humble tombe, et une étrangère t'a présenté son
sein. Le préjugé peut rire dédaigneusement de ta naissance, et ne
t'accorder qu'à peine un nom sur la terre; mais il ne saurait détruire
une seule de tes espérances: le cœur de ton père est à toi, ô mon
enfant!

Eh bien! laisse un monde sans entrailles se récrier; dois-je pour lui
plaire étouffer la voix puissante de la nature? Non, que les moralistes
me désapprouvent s'ils le veulent, tu seras toujours pour moi le bien
cher enfant de l'amour, beau chérubin, gage de jeunesse et de joie! un
père veille sur ton berceau, ô mon enfant!

Ô quel charme, avant que l'âge n'ait ridé mon front, avant que d'avoir
épuisé à moitié la coupe de la vie, de contempler à la fois en toi, un
frère et un fils, et d'employer le reste de mes jours à réparer mon
injustice envers toi, ô mon enfant!

Quoique ton père imprudent soit bien jeune encore, sa jeunesse
n'éteindra pas en lui le feu de l'amour paternel. Et quand même tu me
serais moins cher, tant que l'image d'Hélène revivra en toi, ce cœur,
plein de son souvenir du bonheur passé, n'en abandonnera jamais le gage,
ô mon enfant!

B.--1807[65].

     [Note 65: Dans cet usage de dater ses premiers poèmes, il
     suivait l'exemple de Milton, qui, dit Johnson, en datant ses
     premiers ouvrages, comme lui en avait donné l'exemple le
     savant Politien, semblait recommander à la postérité la
     précocité de ses inspirations. Le suivant badinage, également
     écrit en 1807, n'a jamais été imprimé; il est intraduisible;
     nous le donnerons en anglais:

     EPITAPH

     ON JOHN ADAMS, OF SOUTHWELL, A CARRIER,

     WHO DIED OF DRUNKENNESS.

        _John Adams lies here, of the parish of Southwell,
        A_ carrier, _who_ carried _his can to his mouth well;
        He_ carried _so much, and he_ carried _so fast,
        He could_ carry _no more, so was_ carried _at last;
        For, the liguor he drank being too much for one,
        He could not_ carry _off, so he's now_ carri-on.

        B., sept. 1807.]

Mais le plus remarquable de ses poèmes est d'une date antérieure à
toutes celles que je viens de donner, ayant été écrit en décembre 1806,
quand il n'avait pas encore dix-neuf ans. Il contient sa profession de
foi religieuse à cette époque, et nous montre combien son esprit lutta
de bonne heure entre le doute et la piété:


PRIÈRE DE LA NATURE.

Père de la lumière! grand Dieu du ciel! entends-tu les accens du
désespoir? Des fautes comme celles de l'homme peuvent-elles être jamais
pardonnées? Le vice peut-il expier des crimes par des prières? Père de
la lumière, j'élève vers toi mes accens! Tu le vois, mon ame est noircie
de souillures; toi qui peux observer la chute du plus petit oiseau,
détourne de moi la mort du péché.

Je ne cherche point de sectes inconnues; oh! montre-moi le sentier de la
vérité! Je reconnais ta toute-puissance redoutable, épargne les fautes
de ma jeunesse en les corrigeant. Que les dévots élèvent, s'ils le
veulent, des temples obscurs; que la superstition en salue humblement
les portiques; que, pour étendre et affermir leur empire funeste, les
prêtres inventent des rites mystiques et mensongers. L'homme
bornera-t-il le domaine de son créateur à ces dômes gothiques qui
surmontent des amas de pierres à moitié détruites? Ton temple est la
face du jour; la terre, l'océan, le ciel te forment un trône sans
limites.

L'homme condamnera-t-il sa propre race aux tourmens de l'enfer, à moins
qu'ils ne fléchissent le genou devant de vaines pompes? Nous dira-t-il
que, pour un seul qui a failli, tous doivent périr confusément dans la
tempête? Chacun prétendra-t-il gagner les cieux, et cependant condamner
son frère à la mort éternelle, parce que son ame s'est ouverte à des
espérances différentes, ou qu'il a suivi des doctrines moins sévères?
Iront-ils, aux moyens de croyances qu'ils ne sauraient expliquer,
décider d'avance tes grâces et tes châtimens? Des reptiles rampans sur
la terre connaîtront-ils les desseins de leur grand créateur?

Ces hommes qui n'ont vécu que pour eux-mêmes, qui ont passé leurs années
dans des crimes renouvelés chaque jour, trouveront-ils dans leur foi une
compensation à leurs forfaits, et vivront-ils au-delà des limites du
tems?

Ô mon père! je ne cherche les lois d'aucun prophète; tes lois, à toi,
apparaissent dans les ouvrages de la nature. Je suis, je l'avoue, faible
et corrompu, et cependant je te prierai, car tu m'entendras! Toi qui
guides l'étoile errante à travers les royaumes infinis de l'éther, qui
calmes la guerre des élémens, et dont j'aperçois la main d'un pôle à
l'autre pôle; toi qui, dans ta sagesse, m'as placé ici-bas, et qui peux
m'en retirer quand telle sera ta volonté; tant que je serai sur cette
terre périssable, étends sur moi ta main protectrice. C'est à toi, à
toi, mon Dieu, que j'adresse mes prières; quelque bonheur ou quelque
malheur qui m'arrive, qu'à ta volonté je m'élève ou m'abaisse, je me
confie en ta protection: si, quand cette poussière sera rendue à la
poussière, mon ame parcourt les airs sur des ailes rapides, comme
j'adorerai ton nom glorieux! mais si cet esprit passager partage avec le
corps le repos éternel de la tombe, tant qu'il me restera un souffle de
vie, j'élèverai vers toi ma prière, quoique condamné à ne jamais quitter
la demeure des morts. C'est à toi que j'adresse mes dernières
inspirations, plein de reconnaissance pour tes bienfaits passés, et
espérant, ô mon Dieu, que cette vie errante se réunira enfin à ton
essence.

Dans un autre poème, et qu'il écrivit avec la triste conviction qu'il
allait bientôt mourir, nous retrouvons une prière exprimant à peu près
les mêmes opinions. Après avoir dit adieu à toutes les scènes favorites
de sa jeunesse[66], voici comme il continue:

     [Note 66: Annesley n'est pas oublié en cette occasion:

     «Oublierai-je la scène toujours présente à ma pensée? Les
     rochers s'élèvent et les rivières serpentent entre moi et les
     lieux que notre amour embellissait, et cependant, Marie, ta
     beauté m'apparaît fraîche encore, comme un délicieux songe
     d'amour, etc., etc.»]

Oublie ce monde, ô mon ame agitée, tourne tes pensées vers le ciel; tu y
dirigeras bientôt ta course, si tes erreurs sont oubliées. Loin des
bigots et des sectaires, incline-toi devant le trône du Tout-Puissant,
adresse-lui ta tremblante prière. Il est clément et juste, il ne
rejettera pas la prière de l'enfant de la poussière, quoiqu'il soit le
moindre objet de ses soins. Père de la lumière, j'élève vers toi mes
accens! Tu le vois, mon ame est pleine de souillures; toi qui peux
observer la chute du plus petit oiseau, détourne de moi la mort du
péché. Toi qui peux guider l'étoile errante, qui calmes la guerre des
élémens, qui as pour manteau les cieux immenses, pardonne mes pensées,
mes paroles, mes crimes; et puisque je dois bientôt cesser de vivre;
apprends-moi comment je dois mourir.

Nous avons vu par une lettre précédente qu'il avait eu à se féliciter de
l'issue d'un procès jugé au tribunal de Lancastre, et relatif à la terre
de Rochdale. Dans une note que nous allons reproduire, et qu'il écrivit
à l'un de ses amis de Southwell à l'occasion d'un second triomphe dans
la même cause, on verra qu'il s'en exagérait beaucoup les résultats
probables.


9 février 1807.

MON CHER,

«J'ai le plaisir de vous annoncer que j'ai gagné une seconde fois la
cause de Rochdale, qui me fait valoir soixante mille livres de plus.

Tout à vous.»

BYRON.

Au mois d'avril suivant il était encore à Southwell, et c'est de là
qu'il écrivit au docteur Pigot, alors à Édimbourg[67]:

     [Note 67: Il paraît, d'après un passage d'une lettre de miss
     Pigot à son frère, que Lord Byron chargea ce dernier de
     remettre une copie de ses poèmes à M. Mackenzie, l'auteur de
     l'_Homme sensible_: «Je suis ravie que M. Mackenzie ait vu
     une copie des poèmes de Lord Byron, et qu'il en ait jugé
     aussi favorablement. Lord Byron en est enchanté.»

     Dans une autre lettre, l'aimable écrivain dit encore: «Lord
     Byron me charge de vous dire qu'il ne vous écrit pas parce
     que son édition n'est pas aussi avancée qu'il l'avait espéré.
     Je lui dis qu'il faut aussi peu de chose pour l'affecter qu'à
     une femme.»]


Southwell, avril 1807.

MON CHER PIGOT,

«Permettez-moi de vous féliciter du succès de votre premier examen;
_courage_, mon ami. Le titre de docteur fera merveille auprès des dames.
Je serai probablement à Essex ou à Londres quand vous arriverez en ce
lieu maudit, où je suis encore retenu par l'impression de mes vers.

«Adieu, croyez-moi toujours bien sincèrement votre

BYRON.

«_P. S._ Depuis notre séparation, grâce à de violens exercices, la
_plupart_ physiques, et aux bains chauds, j'ai réduit mon embonpoint de
cent soixante-quatorze livres à cent quarante-un; total vingt-sept
livres de perte. _Bravo_! qu'en dites-vous?»

Je dois à la complaisance de la dame qui correspondait alors avec Byron
l'avantage de pouvoir initier le lecteur dans les sentimens et les
travaux de notre poète pendant le reste de cette année. Ces lettres ont,
sans doute, un caractère enfantin[68], et la plupart des plaisanteries
qu'on y trouve naissent plutôt de jeux de mots que de pensées
saillantes; mais je les estime cependant fort curieuses, et par la
lumière qu'elles répandent sur cette époque de sa vie, et par le tableau
animé des craintes et des espérances qu'il avait relativement à sa
gloire future. La première de ces lettres ne porte pas de date, elle
semble avoir été écrite avant son départ de Southwell; les autres, comme
on le verra, sont datées de Cambridge et de Londres.

     [Note 68: En effet, il n'était encore qu'un enfant sous tous
     les rapports dans ce tems-la. «Lundi prochain (dit miss
     Pigot) est notre grande foire. Lord Byron l'attend avec le
     même plaisir que le petit Henri, et se promet de paraître à
     cheval dans la foulée; mais je pense qu'il changera de
     résolution.»]



LETTRE XII.

À MISS PIGOT.

11 juin 1807.


MA CHÈRE REINE BESS[69],

«_Sauvage_ doit être immortel; ce n'est pas un généreux boul-dogue, mais
c'est le plus joli roquet que j'aie encore vu, et il fera parfaitement
l'affaire. Dans ses accès de tendresse, il a déjà mordu les doigts et
dérangé la gravité du vieux Boatswain, qui en est encore fort ému. Je
désire savoir ce qu'il coûte, les frais qu'il a occasionnés, etc., etc.,
afin de pouvoir indemniser M. G... Je ne puis que le remercier de la
peine qu'il a prise, lui adresser un long discours et conclure avec 1,
2, 3, 4, 5, 6, 7[70]; mais je suis hors d'état de faire tout cela par
moi-même, ainsi je vous _députe_ en qualité de légat, car il ne faut pas
parler d'_ambassadeur_, relativement au _pape_, comme c'est le cas ici
sans doute, puisque tout ce que je vous ai dit est à propos de
_bulle_[71].

«Tout à vous.

BYRON.

«_P. S._ Je vous écris de mon lit.»

     [Note 69: Diminutif d'Élisabeth. Byron, en l'appelant reine,
     fait allusion à la reine Élisabeth.]

     [Note 70: Cette phrase s'explique par son habitude, quand il
     lui arrivait de ne pas trouver les expressions de la pensée
     qu'il voulait exprimer, de prononcer les chiffres 1, 2, 3, 4,
     5, 6, 7.]

     [Note 71: Bull-dog ou boul-dogue. On comprendra facilement le
     jeu de mois.]



LETTRE XIII.

À LA MÊME.

Cambridge, 30 juin 1807.


«Mieux vaut tard que jamais, c'est un proverbe dont vous connaissez
l'origine, et, comme son application est ici toute naturelle, vous me
pardonnerez de lui avoir donné dans ma lettre une place aussi honorable.
Je me trouve ici presque suranné; mes anciens amis, excepté un fort
petit nombre, sont tous partis, et je me dispose à les suivre, mais je
reste jusqu'à lundi pour assister à trois oratorios, deux concerts, une
foire et un bal. Je me trouve non-seulement _plus maigre_, mais d'un
pouce plus _grand_ qu'à mon dernier voyage. Je me suis vu obligé de
redire à chacun mon _nom_, personne n'ayant le moindre souvenir de ma
figure ni de ma personne. Il n'est pas jusqu'au héros de ma _Cornaline_
(qui, dans ce moment, se trouve placé vis-à-vis, lisant un volume de mes
poésies), qui n'ait passé devant moi dans les promenades du collége sans
me reconnaître, et qui n'ait été frappé du changement total qui s'était
opéré en moi, etc., etc. Les uns me trouvent mieux, les autres plus mal;
mais tous s'accordent à dire que je suis maigri, plus même que je ne le
désire. J'ai perdu deux livres d'embonpoint depuis mon départ de votre
maudit, détestable et détesté séjour de scandale[72], dont, à
l'exception de vous-même et de John Becher, je voudrais voir toute la
race consignée dans les gouffres de l'Achéron, lequel fleuve j'aimerais
mieux visiter en personne que de salir mes sandales dans la vile
poussière de Southwell. À parler sérieusement, si la légèreté de ma
bourse ne me force pas à rejoindre Mrs. Byron, vous ne me reverrez plus.

     [Note 72: Malgré les injures, d'ailleurs plutôt badines que
     sérieuses, qu'il lance dans le cours de ses lettres contre
     Southwell, il apprit plus tard à se convaincre que les heures
     qu'il y avait passées étaient les plus heureuses de sa vie.
     Dans une lettre qu'écrivit, il n'y a pas long-tems, à son
     valet Fletcher, une dame qui l'avait intimement connu à
     Southwell, on trouve le passage suivant: «Votre bon, votre
     pauvre maître m'appelait toujours _l'antique piété_, quand je
     m'avisais de lui faire des remontrances. Lors de sa dernière
     visite, il me dit: _Eh bien! ma bonne amie, je ne serai
     jamais aussi heureux qu'à Southwell_.» On verra plus loin,
     dans une lettre à M. Dallas, ce qu'il pensait réellement de
     cette ville et de ses agrémens comme lieu de résidence.]

«Je pars lundi pour Londres; je quitte Cambridge sans beaucoup de peine,
notre société étant dispersée, et le musicien que je protégeais ayant
quitté sa place dans le chœur pour entrer dans une grande maison de
commerce de la capitale. Je vous ai dit, sans doute, qu'il était
exactement, et à une heure près, plus jeune que moi de deux années. Je
l'ai trouvé fort grandi, et surtout enchanté de revoir son premier
_patron_. Il est presque de ma taille, très-maigre, d'une belle figure,
des yeux noirs, des cheveux clairs: vous connaissez déjà l'idée que j'ai
de son esprit; j'espère bien n'avoir jamais sujet d'en changer. On me
croit ici généralement indisposé: l'université est fort gaie dans ce
moment; elle donne des fêtes de tous les genres. Hier j'ai soupé dehors,
mais je n'ai rien mangé; satisfait d'une bouteille de Bordeaux, je me
suis couché à deux heures pour me lever à huit. J'ai pris le parti de me
lever de bonne heure, cette habitude me convient parfaitement. Je reçois
beaucoup de politesses des maîtres et des élèves; mais ils me regardent
avec un peu de défiance: ils se soucient peu des _lardons_; le moyen de
déplaire c'est de dire la vérité.

«Écrivez-moi, dites-moi comment se partent les habitans de votre
_ménagerie_, si mon édition se place, si mes chiens grognent. À propos,
mon boul-dogue est décédé; _la chair du chien comme celle de l'homme
n'est que de l'herbe_. Répondez-moi à Cambridge; si j'en suis parti, on
m'enverra votre lettre. Voici de tristes nouvelles qui arrivent: les
Russes sont vainqueurs; triste troupe qui ne mange que de l'_huile_, et
par conséquent devait fondre devant un _feu soutenu_. Je ne suis pas à
mon aise dans mon costume universitaire, je n'en ai pas l'usage. Je suis
monté sur une fenêtre à Sainte-Marie pour mieux entendre un _oratorio_;
mais au milieu du chant du _Messie_, je me suis laissé tomber, déchirant
ma superbe robe de soie noire, et endommageant une fort belle paire de
culottes. Mémoire, prendre garde de ne jamais tomber d'une fenêtre
d'église pendant le service. Adieu, ma chère Élisabeth, ne me rappelez à
personne, oubliez les gens de Southwell; en être oublié, voilà tout ce
que je désire.»



LETTRE XIV.

À MISS PIGOT.

Cambridge, collége de la Trinité, 5 juillet 1807.


«Depuis ma dernière lettre, je me suis décidé à rester encore une année
à Granta (Cambridge); mes appartemens y sont meublés dans le dernier
style. Plusieurs vieux amis me sont revenus, et leur nombre s'est
augmenté de nouvelles connaissances; mon inclination est donc pour le
collége, et j'y retournerai en octobre si je vis encore. Ma vie est ici
une suite continuelle de plaisirs; je vais dans le même jour à vingt
différens endroits; j'ai des invitations pour dîner plus que le tems de
mon séjour ne me permet d'en accepter. Je viens de prendre la plume, une
bouteille de Bordeaux dans la tête et des larmes dans les yeux, car je
viens de quitter ma Cornaline[73] qui était venue passer la soirée avec
moi; comme c'était notre dernière entrevue, j'avais manqué aux
invitations que l'on m'avait faites pour consacrer à l'amitié les heures
du _sabbat_. Maintenant nous voilà séparés, Edleston et moi: ma tête est
un chaos d'ennuis et d'espérances. Demain je partirai pour Londres; vous
m'écrirez à Albemarle-street, hôtel Gordon, où j'habiterai pendant mon
séjour dans la capitale.

«Je suis ravi d'apprendre que vous vous intéressiez à mon _protégé_; il
a été mon _très-constant associé_ depuis le mois d'octobre 1805, époque
de mon entrée au collége Trinité. Sa voix fut la première à me frapper,
sa figure m'attacha à lui, ses manières me le firent aimer pour la vie.
Il entre dans une maison de commerce en ville vers le mois d'octobre, et
tout porte à croire que je ne le reverrai pas avant l'époque de ma
majorité, quand je pourrai lui donner à choisir ou d'une place d'associé
dans sa maison, ou de venir demeurer avec moi. Je pense que, dans ses
idées actuelles, il préférerait le dernier parti; mais d'ici là il
pourra bien changer d'avis: dans tous les cas ce sera comme il
l'entendra. Il est certain que c'est l'être que j'aime le plus au monde,
et que ni le tems ni l'absence ne pourront changer en rien mes sentimens
d'ailleurs si mobiles. Bref, nous ferions honte à lady E... Butler et
miss Ponsonby, nous étonnerions Oreste et Pilade; et vienne l'occasion
d'une catastrophe comme celle de Nisus et Euryale, nous l'emporterons
sur David et Jonathan. Peut-être a-t-il pour moi encore plus d'affection
que je n'en ai pour lui. Pendant tout mon tems de Cambridge, nous nous
sommes vus tous les jours, été et hiver, sans éprouver un moment
d'ennui, et nous séparant toujours avec une peine incroyable. Vous nous
verrez un jour ensemble, je l'espère; c'est le seul homme que j'estime,
bien que ce ne soit pas le seul que j'aime[74].

     [Note 73: C'est-à-dire celui auquel il avait donné la fameuse
     cornaline.]

     [Note 74: Il faut placer ici les autres détails de cette
     amitié exaltée. Le jeune Edleston mourut en 1811 de
     consomption. Voici la lettre que Byron adressa à la mère de
     miss Pigot; elle prouvera quelle fut alors sa douleur, et
     quelle fidélité il gardait à la mémoire de cet ami de
     collége:

     Cambridge, 28 octobre 1811.

     MA CHÈRE DAME,

     «Je vous écris pour une demande pénible, et cependant il
     m'est impossible de faire autrement. Vous vous souvenez d'une
     cornaline que j'avais confiée à miss Élisabeth, il y a
     quelques années, que réellement je lui avais donnée;
     maintenant je viens lui faire la plus égoïste et la plus
     inconvenante prière. Celui qui me l'avait donnée, dans sa
     première jeunesse, est _mort_; et bien que je ne l'eusse pas
     revu depuis long-tems, c'est le seul souvenir qui me reste de
     cette personne à laquelle je m'intéressais très-vivement.
     Elle a donc acquis par cet événement une valeur que j'aurais
     bien souhaité ne jamais lui supposer. Si donc miss Betty l'a
     conservée jusqu'à présent, elle m'excusera, je l'espère, si
     je la supplie de me la renvoyer à Londres, à
     Saint-James-street, n° 8; je la remplacerai par quelque autre
     souvenir qui lui sera également précieux. Elle eut toujours
     la bonté de s'intéresser au sort de celui dont je viens de
     parler; dites-lui que le _donneur_ de la cornaline mourut au
     mois de mai dernier, à l'âge de vingt-un ans, et que sa mort
     est la sixième d'amis ou de parens que j'aie eu à supporter
     dans l'espace de quatre mois.

     «Croyez-moi bien sincèrement, ma chère dame,

     BYRON.

     «_P. S._ Je pars demain pour Londres.»

     La cornaline fut aussitôt renvoyée à Lord Byron, qui
     rappelait encore quelque tems après qu'il l'avait laissée à
     miss Pigot comme un dépôt et non pas comme un don.]

«Le marquis de Tavistock est arrivé hier; j'ai soupé avec lui chez son
tuteur, qui est un whig délibéré. L'opposition est ici en nombre, et
lord Huntingdon, le duc de Leinster, etc., etc., doivent encore nous
joindre en octobre; ainsi tout sera admirable. Le tems de la musique est
passé; mais voici un nouvel accident: j'ai renversé une _nacelle_ à
beurre sur la robe d'une dame; j'ai changé de couleur; les spectateurs
de rire et moi de les maudire. À propos, aveu pénible! je me suis
_grisé_ tous les jours, et je n'ai pas encore fini; cependant je ne
mange rien que du poisson, du potage et des végétaux; je ne me porte
donc pas plus mal. Les sots malins que ces Cantabres[75]! Mémoire.
Projet de réforme pour janvier. Cette ville offre une monotonie de
distractions continuelles; je l'aime, et déteste Southwell. Ridge a-t-il
bien vendu? Quelles dames ont acheté?... J'ai vu à Sainte-Marie une
jeune fille, vrai portrait d'Anne... J'ai cru que c'était elle... et
pour mon malheur; car la dame s'arrêta, ainsi le fis-je; je rougis,
ainsi ne fit-elle pas, ce qui était fort mal; je voudrais dans les
femmes plus de modestie. En parlant de femmes, Fanni, mon chien terrier,
me revient à l'esprit; comment se porte-t-il? J'ai attrapé un mal de
tête, je vais me mettre au lit et demain haut le pied de bonne heure
pour me mettre en route. Mon protégé déjeunera avec moi, mais je n'ai
pas d'appétit quand je pars, si ce n'est de Southwell. Mémoire. _Je hais
Southwell_.

«Tout à vous.»

     [Note 75: Les habitans de Cambridge.]



LETTRE XV.

À LA MÊME.

Hôtel Gordon, 13 juillet 1807.


«Vous m'écrivez des lettres parfaites.--Fi des autres correspondans, et
de leurs fades excuses _de n'avoir rien à vous apprendre_! Vous m'avez
envoyé une délicieuse _brochure_; ici je me trouve dans un continuel
tourbillon de distractions fort agréables après tout, et, chose
singulière, je maigris à vue d'œil, pesant maintenant bien moins de cent
trente livres. Je séjournerai ici un mois, peut-être six semaines; je
ferai une apparition dans le comté d'Essex, et comme une faveur je
viendrai briller à Southwell dans toute ma gloire; mais rien jamais ne
pourra me forcer à y résider. Je suis décidé à retourner en octobre à
Cambridge; ou nous y serons d'une gaîté folle, ou je décampe de
l'université. Il m'est arrivé à Cambridge quelque chose
d'extraordinaire. J'ai trouvé une jeune fille qui ressemblait à ***, au
point que la plus minutieuse inspection pouvait seule m'empêcher de la
prendre pour cette dernière. Je me repens de ne pas lui avoir demandé si
elle était jamais allée à Harrow.

«Que diable prétend donc Ridge? cinquante exemplaires en quinze jours,
et avant les annonces, n'est-ce pas assez vendre? Je sais que plusieurs
libraires de Londres en ont, et que Crosby en a envoyé aux _eaux_ les
plus fréquentées. En dit-on à Southwell du bien ou du mal?... J'aurais
voulu que Boatswain eût _avalé_ Damon. Comment se porte Bran? Par les
dieux, il faut que Bran devienne un _comte du saint empire romain_...

«Les nouvelles de Londres ne peuvent guère vous intéresser; vous dont
toute la vie a été campagnarde vous vous souciez peu des routs, des
parties, des bals, des luttes, des cartes, des crim. con.[76],
discussions des chambres, politique, bals masqués, industrie,
institution d'Argyle-Street, courses nautiques, amourettes et loteries,
Brook et Bonaparte, chanteurs d'opéras et oratorios, vins, femmes,
figures de cire, girouettes, tout cela ne s'accorde guère avec vos idées
rétrécies de décorum et vos autres expressions sucrées qui ne se
trouvent plus dans notre vocabulaire.

     [Note 76: Abréviation des mots _criminelles conversations_,
     qui servent à désigner les actions en adultère, viols,
     attentats à la pudeur, etc., etc.]

«Oh! Southwell! Southwell! combien je me félicite de t'avoir abandonné,
et combien je maudis les lourdes heures écoulées plusieurs mois durant,
au milieu des Mohawk qui habitent tes kraals! Toutefois une chose me
console, c'est, grâce à toi, d'avoir dépouillé assez de mon ancienne
graisse pour me permettre de glisser dans une _peau d'anguille_, et de
lutter avec les plus sveltes beaux des tems modernes. Mais je suis fâché
de le dire, la mode actuelle semble exiger de l'embonpoint, et l'on
m'assure qu'il s'en faut de quatorze livres que je sois à la mode. Il
n'en est pas moins vrai qu'au lieu d'engraisser je diminue, ce qui est
extraordinaire, attendu qu'à Londres on ne peut songer à des exercices
violens. J'attribue ce phénomène à la presse que nous éprouvons dans nos
réunions du soir. Je reçois ce matin même 14, une lettre de Ridge; la
mienne était commencée d'avant-hier: il m'écrit que mon livre se débite
aussi bien qu'on peut le désirer; que les soixante-quinze exemplaires
envoyés à Londres sont épuisés, et qu'on lui en demande, le jour même
qu'il m'écrivait, cinquante de plus: on n'a pourtant pas encore fait la
moitié des annonces. Adieu.

«_P. S._ Lord Carlisle, en recevant mes œuvres, m'a fait tenir une
lettre assez satisfaisante avant d'avoir ouvert le livre: depuis je n'en
ai pas entendu parler. Je ne connais pas l'opinion qu'il en a formée, et
je m'en soucie fort peu. S'il fait la moindre insolence je l'encadrerai
avec Butler[77] et les autres de sa force. Le pauvre homme! il est dans
le duché d'York et fort malade; il me dit qu'il n'a pas eu le tems de me
lire, mais qu'il a jugé convenable de m'annoncer de suite qu'il avait
reçu mon envoi. Peut-être le comte ne veut-il _pas souffrir de frère
auprès de son trône_[78].--_S'il en est ainsi_, je saurai bien briser
_le sceptre dans ses mains_.--

«Adieu.»

BYRON.

     [Note 77: Byron a inséré parmi ses poèmes imprimés, sans
     avoir été publiés, quelques vers sur le docteur Butler, qu'il
     n'a pas reproduits dans les _Heures d'oisiveté_; il y avait
     ajouté une note moins amère, dans laquelle il expliquait ses
     motifs de rancune.]

     [Note 78: Citation qui présente une allusion à la coutume du
     Grand-Seigneur, de faire étrangler ses frères en montant sur
     le trône.]



LETTRE XVI.

À LA MÊME.

2 août 1807.


«Londres commence à dégorger ce qu'elle contenait.--La ville est
déserte,--et mes occupations devenant moins nombreuses, je puis
griffonner à loisir. Dans quinze jours je partirai pour répondre à une
invitation de campagne, mais j'espère bien recevoir d'ici-là deux
lettres de vous. Ridge _n'écoule_ pas rapidement dans Nottes.--Je le
crois facilement; mais dans la capitale la chose se passe d'une manière
bien plus flatteuse, et sans doute on peut se passer de l'assentiment
des littérateurs de province, quand on a d'ailleurs obtenu l'éloge des
revues, l'admiration des duchesses et la reconnaissance intéressée des
libraires de la capitale. J'ai actuellement sous les yeux une revue
intitulée: _Récréations littéraires_; mes poésies y sont vantées bien
au-delà de leur mérite. Je ne connais pas mon juge, mais je lui trouve
beaucoup de discernement, et à moi un talent _d'enfer_. Sa critique me
plaît surtout en ce qu'elle est fort longue, et en ce qu'elle a
justement la dose de sévérité nécessaire pour donner à ses éloges un
agréable relief. Je hais, vous le savez, les complimens communs et
insipides. Si vous voulez voir cet article, cherchez le troisième numéro
des _Récréations littéraires_ du mois dernier.

«Je n'ai pas, je vous le répète, la plus légère idée de celui qui l'a
fait: il est imprimé dans un recueil périodique; et bien qu'on ait
inséré dans le même ouvrage un morceau de ma composition (l'_Examen de
Wordsworth_[79]), je ne connais aucun de ceux qui s'intéressent à cette
publication, pas même l'éditeur, dont le nom n'est pas parvenu jusqu'à
moi. Mon cousin, lord Alexandre Gordon, m'a dit que la _Grâce_ de
Gordon, sa mère, l'avait engagé à présenter ma _poétique_ seigneurie à
son _altesse_, attendu qu'elle avait acheté mon livre, qu'elle l'avait
prodigieusement admiré, comme le reste de la haute société, et qu'elle
voulait faire connaissance avec l'auteur. Malheureusement j'avais une
invitation pour quelques jours dans les environs, et la duchesse était à
la veille de partir pour l'Écosse; j'ai donc remis à l'hiver prochain ma
présentation, et alors je pourrai donner à la dame, dont il ne
m'appartient pas de contester l'excellent goût, une idée de ma sublime
et très-édifiante conversation. En ce moment elle est dans les _hautes
terres_, et Alexandre lui-même est parti depuis quelques jours pour ce
séjour béni des vents _noirs_ et _tumultueux_.

     [Note 79: On ne doit remarquer ce coup d'essai de Lord Byron
     dans les _revues_ (plus tard, comme on le verra, il reparut
     une ou deux fois dans la même lice, d'ailleurs si peu
     poétique), qu'en rappelant l'aisance avec laquelle il sut se
     plier au ton et à la phraséologie de ces tribunaux infimes de
     la littérature; par exemple: «Les volumes que nous avons sous
     les yeux sont de l'auteur des _Ballades lyriques_, collection
     à laquelle on a prodigué, et non pas sans raison, de grands
     éloges. Le caractère du talent de M. Wordsworth est la
     simplicité unie à l'abondance: les vers pèchent quelquefois
     du côté de l'harmonie, mais ils ont de la force; ils
     s'adressent d'une manière irrésistible à l'imagination et à
     tous nos sentimens naturels. Peut-être ces derniers ouvrages
     n'égalent-ils pas les premières publications du même auteur;
     mais on retrouve encore une véritable élégance dans une foule
     de pièces, etc.» Si dans ce tems-là M. Wordsworth jeta les
     yeux sur cet article, il ne prévit pas sans doute que
     l'auteur d'une pareille prose rivaliserait, à quelque tems de
     là, avec _lui-même_ dans la lice poétique.]

«Crosby, mon éditeur de Londres, a placé sa seconde _commande_. Il en a
redemandé, du moins si je l'en crois, une troisième à Ridge. Sur tous
les étalages de librairie, je vois mon _propre nom_; je ne dis rien,
mais je jouis en secret de ma célébrité. Le dernier critique qui se soit
occupé de moi, m'a engagé avec bienveillance à renoncer à mon projet de
ne plus rien écrire; et, en _sa qualité d'ami des lettres_, il m'a
conjuré de _gratifier bientôt_ le public de quelque nouvel ouvrage. Qui
diable ne voudrait être poète, c'est-à-dire, si tous les critiques
avaient la même politesse? Au reste, je paierai peut-être cher ces
aimables faveurs préliminaires; mais, dans ce cas-là, j'aurai mon tour;
et, tant bien que mal, je n'en ai pas moins écrit, dans mes instans de
loisir et après deux heures du matin, trois cent quatre-vingts vers
blancs sur la bataille de Bosworth. J'avais heureusement pu consulter le
livre de Hutton. Je ferai huit ou dix chants sur ce sujet, et je l'aurai
terminé à la fin de l'année; mais les circonstances décideront si je
ferai imprimer ou non ce poème. Voilà bien assez d'_égoïsme_: mes
lauriers m'ont tourné la cervelle; mais sans doute la caustique
assiduité des critiques à venir, me ramènera à des sentimens plus
modestes.

«Southwell est une place maudite; j'en ai fini avec elle, du moins
suivant toutes les probabilités: à l'exception de vous, je ne porte pas
la moindre estime à une seule ame de son enceinte; vous étiez la seule
compagnie raisonnable, et franchement j'ai toujours eu pour vous plus de
considération que pour les grues dont je partageais souvent les
ridicules, par bonté d'ame. Vous vous êtes donné pour moi et pour mes
manuscrits plus de peine que ne l'eussent fait tous ces mannequins
réunis. Croyez-moi, je n'ai pas, dans le cercle de péchés où je vis en
ce moment, oublié votre excellent naturel, et un jour j'espère bien vous
prouver toute la reconnaissance que j'en conserve. Adieu. Tout à vous,
etc.

«_P. S._ Rappelez-moi au docteur P...»



LETTRE XVII.

À LA MÊME.

Londres, 11 août 1807.


«Je pars lundi _pour les hautes terres_[80]; un de mes amis
m'accompagnera dans ma voiture jusqu'à Édimbourg; c'est là que nous
quitterons notre équipage pour prendre un _tamdem_ (sorte de cabriolet),
qui nous conduira au milieu des défilés de l'ouest jusqu'à Inverary.
Nous achèterons alors des échasses afin de pénétrer dans les endroits
défendus aux moyens de transport ordinaires. Quand nous serons sur les
côtes, nous entrerons dans un vaisseau pour visiter les lieux les plus
remarquables des îles Hebrides, et si le tems nous le permet, nous irons
jusqu'en Islande à trois cents milles seulement de l'extrémité
septentrionale de l'Écosse afin de saluer l'_Hécla_. Ne divulguez pas ce
dernier projet, ma tendre _maman_ imaginerait que nous voyageons pour
découvrir de nouvelles terres, et ferait entendre comme d'habitude un
maternel cri d'alarme.

     [Note 80: Ce plan, qu'il n'exécuta jamais, avait été résolu
     avant son départ de Southwell; voici comme il en est parlé
     dans une lettre de miss Pigot à son frère: «Comment
     pouvez-vous demander si Lord Byron ira cet été dans les
     _hautes terres_ (ou _Highlands_) d'Écosse? Ignorez-vous donc
     qu'il n'a pas la même idée dix minutes de suite? Je lui dis
     qu'il est aussi inconstant que les vents et aussi mobile que
     les vagues.»]

«J'ai nagé dans la Tamise la semaine dernière entre les deux ponts de
Westminster et de Blackfriars, ce qui fait, en y comprenant les
différent détours obligés, une distance de trois milles. Vous voyez que
je suis préparé complètement à un naufrage sur mer.

«J'ai l'intention de réunir toutes les traditions Erses, les poèmes,
etc., etc., de les traduire ou du moins d'étendre assez le sujet pour
faire un volume qui paraîtra au printems prochain sous le titre de _la
Harpe montagnarde_ ou quelque autre titre aussi pittoresque. J'ai
terminé le premier livre de la bataille de Bosworth; un second est
commencé, ce sera l'affaire de trois ou quatre ans, et sans doute il ne
sera jamais fini. Que penseriez-vous de quelques stances sur le mont
Hecla? Du moins elles seraient écrites sous le _feu_. Comment va
l'immortel Bran? et ce phénix des bêtes canines, le superbe Boatswain?
Je viens d'acheter un boul-dogue de race, digne d'être le coadjuteur des
précédentes divinités; son nom est Smut. _Oh! zéphirs, portez-le sur vos
ailes embaumées_. Écrivez-moi avant mon départ, je vous en conjure par
la cinquième côte de votre grand-père. Ridge est content de la vente, et
cela me console du peu de succès du livre en province. La vogue a été
complète à Londres: il y a peu de jours que Carpantier, l'éditeur de
Moore, m'a dit qu'on avait vendu tout ce qu'on avait envoyé, et qu'on ne
pouvait satisfaire aux dernières demandes parce qu'on n'en avait plus.
Le duc d'York, la marquise de Headfort, la duchesse de Gordon, etc., se
sont trouvés au nombre des acheteurs, et l'opinion de Crosby est que la
circulation sera plus rapide encore dans l'hiver. L'été est une saison
nulle pour le commerce, tant il y a peu de monde à Londres, et cependant
ils sont extrêmement contens. Je passerai tout près de vous dans le
cours de mon voyage, mais je ne pourrai aller vous voir. Ne le dites pas
à Mrs. Byron, elle croit que je prends une autre route. Si donc vous
avez une lettre, mettez-la à la boutique de Ridge, où je m'arrêterai, ou
bien adressez-la, poste restante, à Newark, vers six ou huit heures du
soir. Si votre frère veut bien se trouver là, je serai diablement ravi
de le voir; il pourra repartir le soir même, ou bien souper avec nous,
et retourner le lendemain matin. Je loge aux Armes de Kingston.

«Adieu. Tout à vous.»

BYRON.



LETTRE XVIII.

À LA MÊME.

Collége de la Trinité, Cambridge, 25 octobre 1807.


MA CHÈRE ÉLISABETH,

«Fatigué d'être resté au jeu ces deux derniers jours jusqu'à quatre
heures du matin[81], je prends la plume pour m'informer de la santé de
votre altesse et de toutes les autres connaissances féminines que j'ai
laissées dans votre métropole archiépiscopale. Je mérite, je le sais, de
grands reproches pour ma négligence; mais ne faisant que courir à cheval
de long en large dans la province depuis trois mois, comment aurais-je
pu remplir les devoirs d'une exacte correspondance? Enfin me voilà
retenu pour six semaines, et je vous écris aussi _maigre_ que jamais,
n'ayant pas depuis ma diminution regagné une once, et n'en étant que de
meilleure humeur; mais, quoi qu'il en soit, Southwell était un séjour
détestable. J'en suis dehors, grâce à Saint-Dominique. Depuis ce tems,
je m'en suis deux fois rapproché de huit milles, mais sans pouvoir me
décider à venir étouffer dans sa lourde atmosphère. Cambridge est de son
côté assez maudite; c'est un vil chaos de bruit et d'ivrognerie; le jeu,
le bourgogne, la chasse, les mathématiques et Newmarket, les orgies et
les courses de chevaux, voilà tout ce qu'on y fait et tout ce qu'on y
trouve; mais comparé à l'éternelle insipidité de Southwell, c'est un
vrai paradis. Est-il rien de plus misérable que de ne faire qu'accroître
tous les jours le nombre de ses amours, de ses ennemis et de ses vers?

     [Note 81: On trouvera ici, comme dans plusieurs autres
     lettres de sa jeunesse, cette espèce d'ostentation
     d'inconduite, travers assez commun à cet âge, alors
     qu'aspirant à la virilité, nous nous imaginons qu'il peut y
     avoir de la force à se précipiter dans le désordre.
     Malheureusement cette ambition puérile de paraître plus
     mauvais qu'il n'était, demeura invétérée dans l'esprit de
     Lord Byron long-tems après qu'elle s'est évanouie chez les
     autres; son esprit ne faisait même que s'en débarrasser
     lorsqu'il termina ses jours.]

Au mois de janvier prochain (mais cela est seulement entre nous, n'en
dites rien, je vous prie, car mon persécuteur maternel jetterait bien
vite sur mes projets sa tomahawk); je me mettrai en mer pour quatre ou
cinq mois avec mon cousin le capitaine Bettesworth, qui commande _la
Tartare_, la plus belle frégate de la marine. J'ai déjà vu bien des
scènes, je veux étudier celles de la mer. Tout porte à croire que nous
irons dans la Méditerranée ou aux Indes occidentales, ou bien enfin...
au diable, et s'il y a quelque possibilité de me faire présenter à ce
dernier, Bettesworth le fera; c'est un brave compagnon qui n'a encore
reçu que vingt-quatre blessures en différens lieux, et qui possède une
lettre du dernier lord Nelson, avouant que Bettesworth est le seul
officier de marine qui ait reçu plus de blessures que lui-même.

«J'ai maintenant un nouvel et le plus bel ami du monde, c'est un ours
apprivoisé; quand je le montrai pour la première fois, on me demanda ce
que je prétendais en faire, et moi de répondre que c'était un nouveau
candidat au grade. Sherard vous expliquera ce mot, si vous avez de la
peine à le comprendre. Ma réponse ne fit pas fortune. Nous avons ici une
foule de réunions; ce soir, par exemple, je soupe avec un assortiment
complet d'écuyers, joueurs, boxeurs, auteurs, ecclésiastiques et poètes.
C'est, comme vous le voyez, un précieux mélange; mais ils s'accordent
bien ensemble, et pour moi je suis un composé de chacun d'eux, à
l'exception des écuyers. Hier, j'ai encore été démonté de cheval.

«Remerciez, en mon nom, votre frère pour son traité. J'ai écrit deux
cent quatorze pages d'un roman, un poème de trois cent quatre-vingts
vers, que l'on publiera dans quelques semaines sans mon nom, et avec des
notes; cinq cent soixante vers de la bataille de Bosworth et deux cent
cinquante d'un autre poème, sans compter une demi-douzaine de pièces
fugitives. Le poème que l'on va publier est une satire[82]. À propos,
j'ai été porté dans les cieux par la Revue critique[83] et vivement
insulté dans une autre publication[84]. Le tout, me dit-on, est pour le
mieux pour la vente du livre; cela occupe l'attention, et empêche mon
livre d'être oublié; d'ailleurs, dans tous les tems, n'a-t-on pas
censuré les plus grands hommes? pourquoi les derniers seraient-ils plus
heureux? Je supporte donc mon sort en philosophe: il est bizarre que
deux critiques opposées aient paru le même jour; et que sur cinq pages
d'injures, mon censeur, à l'appui de son opinion, ne cite que _deux
vers_ de différens poèmes. Maintenant la vraie manière de _tuer un
homme_, est de citer de longs passages et de les faire paraître
absurdes, car une simple allégation n'est pas une preuve. D'un autre
côté, il y a sept pages d'éloges, et c'est plus que ma _modestie_ ne
peut en supporter à ce sujet.

_P. S._ Écrivez, écrivez, écrivez!!!

     [Note 82: Ce poème, qu'il augmenta depuis, était _les Bardes
     anglais et les Reviseurs écossais_. Il semblerait d'après
     cela que l'idée de cette satire lui soit venue quelque tems
     avant la publication de l'article de la _Revue d'Édimbourg_.]

     [Note 83: En septembre 1807. Cette _Revue_, en prononçant sur
     la carrière future du jeune auteur, se montra meilleur
     prophète que le grand oracle du nord. L'écrivain, en citant
     l'élégie sur l'abbaye de Newsteadt, disait: «Nous ne pouvons
     que saluer avec une sorte d'enthousiasme prophétique
     l'espérance renfermée dans la stance suivante:

     «Heureusement ton soleil peut encore échauffer ton front de
     ses rayons les plus brûlans, etc., etc.»]

     [Note 84: Dans le premier numéro d'un ouvrage mensuel, appelé
     _le Satirique_, dans lequel furent insérées, par la suite,
     quelques invectives contre sa personne.]

Ce fut au commencement de l'année suivante que Lord Byron forma une
liaison avec M. Dallas, allié de sa famille par les femmes. Ce M. Dallas
est l'auteur de quelques romans qui jouirent d'une certaine réputation
lorsqu'ils parurent, et aussi d'une sorte de _Mémoires_ du noble poète,
publiés immédiatement après sa mort. Comme ils sont principalement
fondés sur sa correspondance originale, ce sont aussi les plus
authentiques et les plus dignes de foi qui aient encore été publiés.
Dans les lettres que Lord Byron adresse à ce _gentleman_, parmi un grand
nombre de détails curieux, sous le point de vue littéraire, nous en
trouvons de bien plus importans sous celui qui nous occupe en ce moment;
je veux dire quelques détails propres à faire connaître les opinions que
Lord Byron professait alors sur la morale et la religion, opinions qui
eurent une si grande influence sur sa réputation et sa conduite.

Ce n'est que bien rarement que l'irréligion et le scepticisme trouvent
accès dans un jeune cœur. Cette disposition naturelle à se confier en
l'avenir, qui fait le charme de cette période de la vie, la rend
naturellement la saison de la foi et de l'espérance. Alors sont encore
fraîches dans l'esprit ces impressions d'une première éducation
religieuse, qui, dans les esprits même les plus prompts à mettre en
question la foi de leurs pères, ne cèdent que lentement aux
envahissemens du doute, et, en même tems, étendent le bienfait de leur
répression morale sur cette partie de la vie où l'on reconnaît qu'elle
est le plus nécessaire. Si, comme les incrédules le reconnaissent
eux-mêmes, l'absence du frein religieux dégage l'homme d'une
responsabilité qui lui serait utile dans tous les tems; il en est
surtout ainsi dans la jeunesse, l'âge des tentations, l'âge où les
passions sont déjà assez portées par elles-mêmes à se donner toute
latitude sans que l'irréligion vienne encore ajouter à leur licence. Il
est donc heureux que, par suite des raisons que nous venons d'indiquer,
le scepticisme et l'incrédulité ne pénètrent généralement dans les ames
qu'à une époque de la vie où le caractère, déjà formé, est moins
susceptible d'être détérioré par leur influence funeste. Quand
l'incrédulité est le résultat erroné de la pensée et du raisonnement,
elle aura quelque chose de la froideur des sources qui l'ont fait
naître; elle ne sera qu'un sujet de spéculation; elle n'aura que peu de
pouvoir à porter l'homme vers le mal, comme, à la même époque de la vie,
la foi la plus orthodoxe n'en a trop souvent que peu pour le conduire
vers le bien.

Tandis que, de cette manière, les mœurs de l'incrédule lui-même sont
préservées des conséquences funestes que de telles doctrines eussent pu
entraîner à un âge plus tendre; par une raison analogue, le danger de la
communication de ces mêmes idées à d'autres, se trouve singulièrement
diminué. Cette même vanité, cette même audace qui ont dicté les opinions
du jeune sceptique, le conduiront aussi probablement à les révéler, à
les proclamer tout haut, sans s'occuper de l'effet que son exemple peut
avoir sur ceux qui l'entourent, ou de l'odieux qu'une telle confession
ne saurait manquer de jeter irréparablement sur lui-même; mais, dans un
âge plus avancé, on examine ces conséquences avec plus de réflexion.

L'incrédule, s'il a quelque considération pour le bonheur des autres, y
regardera à deux fois, avant de chasser de leur cœur une espérance dont
lui-même sent si vivement l'absence et le prix. S'il n'a d'égards que
pour lui-même, il hésitera naturellement encore à promulguer des
doctrines que, dans aucun siècle, les hommes n'ont impunément
professées. Dans l'un ou l'autre cas, il y a donc grande probabilité
qu'il gardera le silence; car, en supposant que la philanthropie ne
l'éloignât pas du projet de convertir les autres, la prudence du moins
pourra l'empêcher de faire de lui-même un martyr.

Malheureusement Lord Byron fut encore en ceci une exception à la règle
générale. Chez lui le ver rongeur se montra au matin de la jeunesse, au
moment où ses ravages devaient être le plus funestes. Au malheur réel
d'être incrédule à quelque âge que ce soit, il ajouta le malheur plus
rare d'être incrédule avant d'avoir quitté les bancs de l'école. Et la
précocité qui mit, de si bonne heure, en jeu ses passions et son génie,
le fit aussi parvenir, avant l'âge, au plus affreux des résultats de la
raison humaine. À cette époque de la vie, où un caractère comme le sien
avait surtout besoin du frein des croyances religieuses, ce frein lui
manquait déjà presque entièrement.

Nous avons vu dans les deux prières à la Divinité que j'ai extraites de
ses poésies non publiées, et mieux encore dans le résumé de ses études,
à quel âge son esprit ardent avait déjà secoué le joug de tous les
systèmes et de toutes les sectes. Toutefois, dans ces prières
elles-mêmes, il y a une ferveur d'adoration, au milieu de l'éloignement
des croyances reçues, qui peut montrer tout ce qu'il y avait
naturellement de piété dans son cœur (et il y en a beaucoup dans le cœur
des vrais poètes). S'il avait eu alors pour guides et pour appuis des
hommes capables de nourrir et d'entretenir ces heureuses dispositions,
il eût évité cette licence, ce dévergondage d'opinions, auxquels il se
livra dans la suite. Son scepticisme, s'il n'eût pas été entièrement
détruit, eût pu se changer en un doute modeste, qui, loin d'être opposé
à l'esprit religieux, le préserve de l'orgueil et lui inspire la charité
pour les erreurs des autres. S'il n'avait pas lui-même pris sur les
matières religieuses des idées claires et solides, il eût du moins
appris à ne pas obscurcir et ébranler celles de ses semblables. Mais il
eut le malheur de n'avoir point près de lui un sage mentor. Après avoir
quitté Southwell, il ne restait près de lui ni parent ni ami, vers qui
il pût lever les yeux avec respect. Il fut jeté seul dans le monde, avec
ses passions et son orgueil, pour s'abandonner à l'affreuse découverte
qu'il croyait avoir faite de la non-existence d'une vie à venir, et aux
droits dès-lors absolus que le présent a sur nous. Par une autre
fatalité, celui de ses camarades de collége pour lequel il professa de
son vivant le plus d'admiration et d'attachement, et dont il déplora la
perte avec la tendresse d'un frère, Matthews se trouva aussi sceptique
que lui-même, si ce n'est davantage encore. Les parens de ce jeune
homme, dont la carrière, si elle n'eût été sitôt arrêtée par la mort,
paraissait, d'après les promesses de sa jeunesse, devoir être si
brillante, conçurent l'idée de publier ses Mémoires, et s'adressèrent,
en conséquence, à Byron et à ses autres amis, pour en obtenir des
matériaux. La lettre suivante, à laquelle cette demande donna lieu,
outre qu'elle renferme plusieurs anecdotes amusantes sur son ami, nous
donne des détails si intéressans sur sa vie domestique à cette époque,
que nous n'hésitons pas à interrompre l'ordre chronologique pour
l'insérer ici.



LETTRE XIX.

À M. MURRAY.

Ravenne, 12 novembre 1820.


«Ce que vous me dites de feu Charles Skinner Matthews, a réveillé tous
mes anciens souvenirs; mais il m'a été impossible d'approuver
l'intention qu'a son frère de donner une notice sur sa vie, quand bien
même les événemens qui la remplirent auraient eu assez d'importance pour
justifier la publication d'anecdotes d'un intérêt aussi restreint.
Néanmoins, c'était un homme bien extraordinaire, et qui aurait acquis
une grande illustration. Nul n'obtint jamais de plus brillans succès
dans tout ce qu'il voulut essayer. Il était trop indolent sans doute;
mais quand il lui arrivait de faire un effort, il dépassait aussitôt de
bien loin tous ses rivaux. Ses victoires se trouveront enregistrées à
Cambridge, particulièrement celle sur Downing, qui fut aisément
remportée, quoique vivement et chaudement contestée. Hobhouse était son
intime ami; il vous donnera plus de documens sur lui que personne.
William Bankes aussi le connaissait intimement; mais pour moi je me
rappelle moins ses grandes facultés académiques que ses bizarreries.
Nous nous sommes trouvés réunis à l'une des époques les moins riantes de
ma vie. Quand, en 1805, j'entrai au collége de la Trinité, âgé de
dix-sept ans et demi, j'étais malheureux et jusqu'à un certain point
insociable. Désolé de quitter Harrow, où j'avais fini par me plaire
pendant les deux années précédentes; désolé d'aller à Cambridge et non
pas à Oxford (parce qu'il ne se trouvait pas de place vacante à
Christ-Church); désolé de quelques contrariétés domestiques de différens
genres, j'étais en conséquence aussi indomptable qu'un loup dont on a
rompu la voie. Aussi, bien que je connusse Matthews, et que je le
rencontrasse souvent chez Bankes, mon aumônier, mon professeur et mon
patron, chez Rhodes, chez Milness, chez Price, chez Dick, chez
Macnamara, Farrell, Galley Knight, et autres connaissances du même tems,
cependant je n'étais intime ni avec lui ni avec qui que ce fût, excepté
mon ancien camarade d'école Edward Long, avec qui je passais les
journées à monter à cheval et à nager, et Williams Bankes, qui avait
assez de douceur dans le caractère pour tolérer mes férocités.

Ce fut en 1807 seulement, quand, pour prendre mes _degrés_ je fus
retourné à Cambridge, que j'avais auparavant quitté pendant plus d'un
an, que je devins l'un des amis intimes de Matthews. Ce fut par
l'entremise de M. ***, qui, après m'avoir détesté pendant deux ans,
comme il le dit lui-même, parce que je portais un chapeau blanc, une
redingote grise, et que je montais un cheval gris, m'avait pris en
affection parce que je faisais des vers. J'avais déjà vécu assez
long-tems avec eux, et je m'étais assez souvent enivré dans leur
compagnie; mais tout-à-coup nous devînmes réellement amis un beau matin;
Matthews cependant ne résidait pas à cette époque au collége; je le
rencontrais principalement, et de tems en tems, à des époques
incertaines, à Cambridge. H... pendant ce tems-là, faisait de grandes
choses, et fondait le club des whigs de Cambridge, qu'il paraît avoir
oublié, et la _société amicale_, qui fut dissoute en conséquence des
querelles perpétuelles des membres qui la composaient. Il se rendait
très-populaire parmi nous autres jeunes gens et très-formidable à tous
les maîtres particuliers, à tous les professeurs et principaux de
colléges. Williams B... était parti; car tant qu'il avait été là, c'est
lui qui dirigeait toute l'université et qui était le protecteur-né de
tous les mauvais tours.

«À force de nous rencontrer à Londres et ailleurs, Matthews et moi
devînmes grands amis; il n'était pas très-doux de caractère, ni moi non
plus; mais avec un peu de tact, il était encore maniable. Je le
regardais comme un homme si supérieur, que je ne demandais pas mieux que
de sacrifier quelque chose à ses humeurs, qui souvent m'amusaient tout
en me mettant en colère. On n'a jamais su ce que sont devenus ses
papiers à l'époque de sa mort, et certainement il en avait beaucoup. Je
le dis ici par forme de parenthèse, de peur de l'oublier; il écrivait
remarquablement bien en latin et en anglais.

«Nous nous rendîmes ensemble à Newsteadt, où j'avais une fameuse cave,
et où je m'étais procuré de chez un costumier des habillemens de
_moines_. Nous étions sept ou huit de notre compagnie, sans compter un
ou deux voisins qui nous faisaient visite dans l'occasion. Nous restions
fort tard dans la nuit, habillés de nos robes de frères, buvant du
bourgogne, du bordeaux, du champagne, et que sais-je encore, dans une
coupe faite d'un crâne humain, et quelques autres verres de toute
espèce; faisant mille bouffonneries dans toute la maison, sans quitter
un instant notre attirail monacal. Matthews m'avait baptisé du nom
d'Abbé, et quand il était de bonne humeur, il ne m'en donna pas d'autre
jusqu'au moment de sa mort. L'harmonie de nos touchantes réunions fut au
bout de quelques jours tant soit peu interrompue, par la menace que fit
Matthews de jeter _l'intrépide_ V... (nous l'avions appelé ainsi parce
qu'il avait gagné deux courses, l'une à pied, d'Ipswich à Londres,
l'autre à cheval, de Brighthelmstone à Londres), de jeter, dis-je,
l'intrépide V... par la fenêtre, à la suite d'une soirée de
plaisanterie, qui se termina par cette _épigramme_. V... vint à moi, et
me dit que le respect et la considération qu'il me devait, comme maître
de la maison, ne lui permettaient pas d'appeler en duel aucun de mes
hôtes, mais que le lendemain matin il se retirerait. Ce fut en vain que
je lui représentai que la fenêtre n'était pas très-élevée et que le
gazon au-dessous était d'une douceur toute particulière: il s'en alla.

«Matthews et moi, nous avions fait le voyage de Cambridge à Londres,
parlant, pendant toute la route, sur le même sujet. Quand nous fûmes
arrivés à Longhborough, je ne sais quel hasard nous en fit écarter un
moment; Matthews s'en indigna; non, dit-il, ne quittons pas notre
conversation, finissons comme nous avons commencé; continuons jusqu'au
bout du voyage, et il se mit en effet à continuer, trouvant le moyen
d'être toujours amusant jusqu'au bout. Il avait auparavant, durant mon
absence de Cambridge, occupé mes appartemens dans le collége de la
Trinité. En l'y installant, mon répétiteur Jones lui avait dit, avec son
ton ridicule ordinaire: «M. Matthews, je vous recommande sérieusement de
prendre garde d'endommager aucun des meubles, car Lord Byron, monsieur,
est un jeune homme de passions tumultueuses.» Matthews fut ravi de cette
allocution; et, qui que ce fût qui vînt le visiter, il ne manquait pas
de leur recommander de ne toucher la porte elle-même qu'avec une grande
précaution, et alors il leur répétait l'exhortation de Jones dans les
mêmes termes et absolument du même ton; il y avait une grande glace dans
une chambre, ce qui lui suggéra cette remarque, qu'il avait cru d'abord
que ses amis devenaient singulièrement assidus à venir _le voir_; mais
qu'il avait bientôt découvert qu'ils ne venaient que pour se voir
eux-mêmes. La phrase de Jones de _passions tumultueuses_ et l'ensemble
de la scène l'avaient mis de si bonne humeur, que je crois en vérité que
c'est à cette circonstance que j'ai dû une partie de ses bonnes grâces.

«Quand nous étions à Newstead, il arriva qu'un jour, avant dîner,
quelqu'un lui salit, par mégarde, un de ses bas de soie blancs, et
naturellement voulut lui en faire des excuses. Monsieur, répondit
Matthews, il peut vous paraître fort agréable, à vous qui avez une
grande quantité de bas de soie, de salir ceux d'autrui; mais pour moi
qui n'ai que cette seule et unique paire, que j'ai mise pour faire
honneur à l'Abbé ici présent, rien ne peut excuser le tort que me fait
votre manque d'attention, sans parler des frais de blanchissage. Il
avait presqu'en toute occasion le même ton de plaisanterie sardonique.
Une espèce de sauvage Irlandais, nommé F**, commençant à dire quelque
chose à un grand souper, à Cambridge, Matthews se mit à crier d'une voix
de tonnerre: Silence! et alors montrant F** du doigt, il ajouta ces
paroles d'oracle: _L'ourson est doué de raison_. On peut aisément
supposer qu'en entendant ce compliment, le pauvre _ourson_ perdit le peu
de raison qui pouvait lui être échu en partage. Quand H... publia son
premier volume de poésies, intitulé _Mélanges_, tout ce qu'il put en
tirer, c'est que la préface était absolument dans la manière de Walsh.
H... crut d'abord que c'était un compliment, mais nous ne sûmes jamais à
quoi nous en tenir là-dessus, car tout ce que l'on connaît de Walsh,
c'est son ode au roi Williams, et l'épithète que lui donne Pope, le
savant Walsh. Quand notre troupe quitta Newstead pour Londres, H... et
Matthews qui étaient à cette époque les meilleurs amis du monde,
convinrent de faire ensemble la route à pied. Ils se querellèrent à
moitié route, et achevèrent ainsi leur voyage, passant et repassant l'un
devant l'autre sans se dire un seul mot. Quand Matthews arriva à
Highgate, il avait dépensé tout son argent, excepté trois pences et demi
(7 sous) qu'il résolut d'employer aussi à une pinte de bière; il la
buvait à la porte d'une taverne, quand H... passa devant lui pour la
dernière fois, toujours sans lui parler. Ils se réconcilièrent depuis à
Londres.

«L'escrime était une des passions de Matthews, il était aussi très-fort
au pugilat, mais il avait généralement le dessous dans les combats
sérieux et au poing nu; quant à la natation, il nageait bien, mais avec
efforts et travail, et se tenant le corps trop hors de l'eau; en sorte
que Scrope, Davies et moi-même, qui étions en quelque sorte ses rivaux,
nous lui disions souvent qu'il se noierait s'il rencontrait jamais
quelque endroit difficile. Il se noya en effet; mais, à coup sûr, Scrope
et moi eussions bien désiré que le doyen eût vécu, et que notre
prédiction se fût trouvée mensongère.

«Sa tête était extraordinairement belle, et ressemblait beaucoup à celle
de Pope dans sa jeunesse.

«Son frère Henry, si Henry est bien le nom de celui de _King's college_,
rappelle fortement sa voix, ses traits et sa manière de rire. Sa passion
pour boxer était si grande, qu'il voulait absolument que je le misse aux
prises avec Dogherty, pour lequel j'avais parié contre Tom Belcher, et
je les vis s'essayer ensemble dans ma chambre avec les gants. Comme il
paraissait y tenir opiniâtrement, j'aurais parié, pour lui plaire, en
faveur de Dogherty; mais le combat n'eut pas lieu. Bien entendu que
c'eût été un combat particulier dans une chambre particulière.

«Un certain jour que le tems ne lui permettait pas de retourner
s'habiller chez lui, un ami, M. Basley, je crois, l'équipa d'une chemise
et d'une cravate extrêmement à la mode, mais tant soit peu exagérée. Il
se rendit à l'opéra, et prit place dans _Top's Alley_. Pendant
l'entr'acte, entre l'opéra et les ballets, une de ses connaissances vint
s'asseoir près de lui, et le salua. «Faites le tour, dit Matthews,
faites le tour. Pourquoi ferais-je le tour? dit l'autre, vous n'avez
qu'à tourner la tête, je suis tout près de vous. C'est précisément ce
que je ne peux pas faire, répondit Matthews; ne voyez-vous pas l'état
dans lequel je suis?» montrant du doigt son col de chemise savamment
empesé, et son inflexible cravate. Et il se tint là pendant tout le
spectacle, sa tête conservant toujours la même position perpendiculaire.

«Un soir après avoir dîné ensemble, comme nous allions à l'opéra, je me
trouvai avoir un billet disponible, comme souscripteur à une loge, et
j'en fis présent à Matthews. «Voilà, dit-il quelque tems après à
Hobhouse, un procédé _courtois_ de la part de l'Abbé: un autre ne se
serait jamais avisé de penser que je pouvais faire meilleur emploi d'une
demi-guinée que de la jeter à un portier de spectacle; mais lui,
non-seulement il m'invite à dîner, mais il me donne encore un billet
d'opéra.» Ce n'était qu'une de ses singularités, car nul n'était plus
libéral, plus grand que lui dans toutes ses manières. Il nous donna, à
Hobhouse et moi, avant notre départ pour Constantinople, un festin
magnifique, auquel nous fîmes amplement honneur. Une de ses idées était
d'aller dîner dans toutes sortes de lieux étranges. Quelqu'un le
découvrit un jour dans je ne sais quelle obscure taverne du Strand; et
que croyez-vous qui l'y attirait? c'est qu'il payait, je crois, un
shilling pour dîner le _chapeau sur la tête_. Il appelait cela sa
_maison à chapeau_, et de vanter les avantages qu'il avait à prendre ses
repas la tête couverte.

«Quand sir Henri Smith fut chassé de Cambridge, à la suite d'une rixe
avec un marchand nommé _Hiron_, Matthews s'en consola en allant chaque
soir crier sous la fenêtre de celui-ci: «Hélas! à quel péril s'expose
l'homme qui se joue avec _hat Hiron_[85]!» Il était aussi de cette bande
de libertins irréligieux qui se faisaient un plaisir d'aller troubler le
sommeil de Lort Mansel (dernièrement évêque de Bristol), qui alors
habitait le collége de la Trinité. Quand celui-ci paraissait à sa
fenêtre, écumant de colère et s'écriant: «Je vous connais, messieurs, je
vous connais,» ils avaient coutume de lui répondre: «Nous t'en
conjurons, oh _Lort_! écoute-nous, bon Lort, délivre-nous[86]!» (Lort
était son nom de baptême.) Comme il était très-libre dans ses manières
d'envisager toutes sortes de sujets, quoiqu'il ne fût ni dissolu ni
déréglé dans sa conduite, et que je n'avais pas moins d'indépendance
dans les idées, notre conversation et notre correspondance alarmaient
quelquefois vivement Hobhouse...»

     [Note 85: Il est impossible de traduire en français le jeu de
     mots qui se trouve ici dans le texte: _hat Hiron_ signifiant
     le _bouillant Hiron_, et _hat iron_ signifiant _un fer
     chaud_.]

     [Note 86: Ces paroles sont extraites textuellement de la
     liturgie anglicane, et présentent encore un jeu de mots:
     _Lord, délivrez-nous; libera nos, Domine._]

Comme déjà avant sa liaison avec M. Matthews, Lord Byron avait commencé
à s'enfoncer dans l'abîme du scepticisme, il serait injuste d'attribuer
au premier dans les opinions de son ami plus de part qu'il n'a dû en
résulter de l'influence naturelle de l'exemple et de la sympathie;
influence qui, éprouvée également des deux côtés, rendait en grande
partie réciproque la contagion de leurs doctrines. Outre cette
communauté de sentimens sur de tels sujets, ils étaient tous deux
tourmentés par le goût dangereux de la satire. Les hommes les plus pieux
même ne peuvent pas toujours résister à cette disposition d'esprit qui
nous entraîne presque malgré nous à déverser du ridicule sur tout ce
qu'il y a de plus saint et de plus grave. Il n'est donc pas étonnant que
dans une telle société, les opinions du noble poète aient pris avec plus
de rapidité une direction vers laquelle elles tendaient naturellement;
et quoique l'on ne puisse pas dire qu'il ait eu alors des doctrines bien
arrêtées, puisque ni à cette époque ni à aucune autre de sa vie il ne se
montra incrédule décidé, il apprit sans doute à sentir moins fortement
l'horreur du scepticisme, et à y mêler de la légèreté et de
l'amour-propre. Dès le commencement de sa correspondance avec M. Dallas,
nous le voyons proclamer ses sentimens sur tous les sujets de cette
nature, avec une légèreté et un aplomb bien différens du ton avec lequel
il présentait autrefois ses doutes. Cela même forme un contraste
frappant avec cette tristesse fiévreuse d'un cœur désolé de perdre ses
illusions, qui respire dans chaque vers des prières qu'il avait tracées
moins d'un an auparavant.

Il ne faut pas cependant oublier ici sa propension à exagérer tout ce
qu'il pouvait y avoir de mauvais en lui. Dans sa première lettre à M.
Dallas, nous voyons un exemple de cette étrange ambition, complètement
opposée à l'hypocrisie, qui le porta à rechercher plutôt qu'à éviter la
réputation de libertin, et à présenter sans cesse sous le jour le plus
défavorable son caractère et sa conduite. Son nouveau correspondant lui
faisant compliment sur les sentimens de morale et de charité qui
respiraient dans l'un de ses poèmes, avait ajouté que cela lui avait
rappelé les ouvrages d'un autre noble auteur, qui était non-seulement
grand poète, grand orateur et grand historien, mais encore l'un des plus
profonds raisonneurs qui aient établi la vérité de cette religion, dont
le pardon des offenses est l'un des premiers principes; (le grand et le
bon lord Littleton, dont la réputation ne périra jamais.) Son fils,
ajoutait M. Dallas, auquel il avait transmis son génie, mais non ses
vertus, a brillé un moment pour disparaître bientôt comme un météore
passager, et avec lui son titre s'est éteint. C'est à cette lettre que
Lord Byron fit la réponse suivante:



LETTRE XX.

À M. DALLAS.

Hôtel Dorant, Albemarle-street, 20 janvier 1808.


MONSIEUR,

«Votre lettre ne m'est parvenue que ce matin, probablement parce qu'elle
m'était adressée à Nottingham, où je n'ai pas résidé depuis le mois de
juin dernier; comme elle est datée du 6 courant, je vous prie d'excuser
le retard de ma réponse.

«Si, comme vous dites, le petit volume dont vous parlez a fait quelque
plaisir à l'auteur de _Perceval_ et d'_Aubrey_, je suis plus que
récompensé par cet éloge. Quoique nos censeurs périodiques se soient
montrés d'une indulgence peu commune, je confesse que l'approbation d'un
homme d'un génie aussi reconnu est encore bien plus flatteuse pour moi;
mais je perdrais, je le crains, tous droits au titre d'homme candide, si
je ne refusais pas des éloges que je ne mérite point. Je suis fâché
d'ajouter que ce serait ici le cas.

«Mes ouvrages doivent parler pour eux-mêmes; ils doivent se soutenir ou
tomber suivant leur mérite ou leur démérite; et sous le rapport
littéraire je suis fier de l'opinion favorable que vous voulez bien m'en
exprimer. Mais j'ai malheureusement si peu de prétentions au titre
d'homme vertueux, que je ne puis accepter les complimens que vous me
faites à cet égard, bien que je m'estimasse heureux de les mériter. Un
passage de votre lettre m'a singulièrement frappé: vous y parlez des
deux lords Littleton comme chacun d'eux le mérite respectivement; vous
serez surpris d'apprendre que la personne qui vous écrit en ce moment, a
été souvent comparée au second. Je n'ignore pas que par cet aveu, je me
perds moi-même dans votre estime; mais c'est une circonstance que votre
observation rend si remarquable, que je ne puis m'empêcher de rapporter
ce fait. Les événemens de ma courte vie ont été d'une nature si
singulière, que bien que cet orgueil que l'on appelle ordinairement
honneur, m'ait toujours empêché, et doive, je l'espère, m'empêcher
toujours de disgracier mon nom par aucune action lâche ou vile, j'ai
déjà été considéré comme un adepte du libertinage et un disciple de
l'incrédulité. Jusqu'à quel point la justice peut-elle avoir dicté cette
accusation? je ne prétends pas l'examiner ici, mais je dirai que comme
le _gentleman_[87] auquel mes religieux amis, dans la ferveur de leur
charité, m'ont déjà dévoué, on me fait plus mauvais que je ne suis en
effet. Quoi qu'il en soit, pour me laisser là moi-même, le plus mauvais
sujet que je puisse traiter, et pour en revenir à mes poésies, je ne
puis assez vous exprimer mes remercîmens, et j'espère avoir quelque jour
l'occasion de vous en présenter personnellement l'hommage. Une seconde
édition est maintenant sous presse avec quelques additions et des
retranchemens considérables; vous me permettrez de vous en offrir un
exemplaire. Le _Critical_, le _Monthly_ et l'_Anti-Jacobin Review_ ont
été très-indulgens, mais l'_Eclectic_ a prononcé une furieuse
philippique, non contre le livre, mais contre l'auteur, où vous
trouverez tout ce que je viens de vous dire avancé par un ecclésiastique
qui a écrit cet article.

     [Note 87: _Le Diable_.]

«Je connaissais depuis long-tems votre nom et vos rapports avec notre
famille; j'espère faire bientôt une connaissance personnelle avec vous:
vous trouverez en moi un excellent composé d'un _Brainless_ et d'un
_Stanhope_[88]. Je crains que vous ne puissiez déchiffrer cette lettre,
car ma main est presque aussi mauvaise que ma réputation; mais je vais
signer, aussi lisiblement qu'il me sera possible, Votre obligé et
obéissant serviteur,»

BYRON.

     [Note 88: Personnages du roman intitulé: _Percival_
     (_Perceval_).
                                       (_Note de Moore_.)]

Il y a ici évidemment une sorte d'orgueil de la part de Byron à
s'assimiler au débauché lord Littleton. De peur que ce qu'on connaissait
d'irrégulier dans sa vie ne suffit pas pour justifier cette prétention,
il fait, avec un air de mystère, suivant sa coutume, allusion à des
événemens inconnus qui pourraient lui donner droit à ce paralèle[89]. M.
Dallas qui, à ce qu'il paraît, ne s'attendait pas à voir recevoir ainsi
ses complimens, se tira de ce mauvais pas en renvoyant à la _candeur_ du
jeune Lord les éloges dont celui-ci s'était montré si peu reconnaissant
quand ils étaient adressés à ses mœurs, et ajoutait que, d'après
l'intention exprimée par Lord Byron dans sa préface, d'abandonner le
culte des muses pour suivre une autre carrière, il le croyait en ce
moment occupé aux études qui forment le sénateur et l'homme d'état;
qu'il se l'était représenté comme membre de quelque université,
s'exerçant à l'art de penser et de parler, et amassant un trésor de
connaissances en histoire et en droit. C'est dans la réponse à cette
lettre que se trouve l'exposition des opinions du noble poète à laquelle
j'ai fait allusion plus haut.

     [Note 89: Cet appel à l'imagination de son correspondant ne
     fut pas tout-à-fait sans effet: «Je pensai, dit M. Dallas,
     que ces lettres, _quoique évidemment fondées sur quelques
     circonstances de sa vie antérieure_, étaient plutôt un jeu
     d'esprit qu'un portrait ressemblant.
                                        (_Note de Moore_.)]



LETTRE XXI.

À M. DALLAS.

Hôtel Dorant, 21 janvier 1808.


MONSIEUR,

«Dans quelque tems que vos loisirs et votre disposition d'esprit vous
permettent de me favoriser d'une visite, je serai sensiblement flatté de
faire une connaissance personnelle avec quelqu'un dont l'esprit m'était
déjà connu depuis long-tems par ses ouvrages.

«Votre conjecture est fondée en ce sens que je suis membre de
l'université de Cambridge, où je vais à la fin de ce quartier prendre le
grade de _Master artium_[90]; mais si le raisonnement, l'éloquence, la
vertu étaient l'objet que je poursuis, _Granta_[91] n'est point leur
métropole; le pays où elle est située n'est point un Eldorado, bien
moins encore une Eutopie. L'intelligence de ses enfans est aussi
stagnante que les eaux de sa _Cam_[92]; ils ont en vue dans leurs
travaux non l'église du Christ, mais l'église la plus prochaine qui leur
donnerait un bénéfice.

     [Note 90: _Maître-ès-arts_ (A. M.), second grade dans les
     universités anglaises, correspondant exactement à celui de
     licencié.

     Une université anglaise se compose d'étudians non gradués
     (_under graduates_), de bacheliers, de maîtres-ès-arts et de
     docteurs. Ces grades ne correspondent pas absolument aux
     nôtres, en ce sens qu'il n'y a de bachelier que _ès-lettres_
     (_artium bachelors_, A. B.), bien que pour obtenir ce titre,
     il faille subir des examens sur les sciences et la théologie.

     La licence et le doctorat s'obtiennent par un certain nombre
     d'années de résidence et le paiement de certains droits qui
     varient suivant que l'impétrant est noble ou roturier. Il n'y
     a également que des licenciés-ès-lettres (_artium masters_).

     Quant au doctorat, au contraire, il n'y a point de
     docteurs-ès-lettres, mais seulement des docteurs en théologie
     (_doctores divinitatis_, D. D.), et des docteurs en droit
     (_doctores legis_, D. L.). Bien que l'on appelle les médecins
     du nom de docteur, il n'y a point de grades en médecine, non
     plus que dans les sciences, et leurs diplômes sont plutôt des
     permissions d'exercer que des titres universitaires.
                                                   (_N. du Tr._)]

     [Note 91: Nom poétique de l'université de Cambridge.]

     [Note 92: Rivière qui passe à Cambridge et lui donne son
     nom.]

«Quant à mes connaissances, je puis dire sans hyperbole qu'elles sont
passablement étendues en histoire; peu de nations existent ou ont existé
dont je ne connaisse plus ou moins les annales, depuis Hérodote jusqu'à
Gibbon. Quant aux auteurs grecs et latins, je les connais autant que la
plupart des écoliers qui leur ont consacré treize années d'études. Quant
aux lois du pays, je les connais juste assez pour ne pas _enfreindre les
statuts_, pour me servir de l'expression des braconniers. J'avais étudié
l'_Esprit des lois_ et _le Droit des gens_; mais quand je vis celui-ci
violé chaque mois, je cessai de m'en occuper comme d'une connaissance
sans utilité. Quant à la géographie, j'ai vu plus de pays sur la carte,
que je ne désirerais en traverser à pied. J'ai vu assez de mathématiques
pour me donner mal à la tête sans éclaircir mes idées. De philosophie,
d'astronomie et de métaphysique, j'en ai appris plus que je n'en
comprends[93]; pour du sens commun, j'en ai acquis si peu que je me
propose de fonder un prix _byronnien_ dans chacune de nos universités
pour le premier qui en découvrira quelques traits en moi; quoique l'on
craigne bien que la découverte de la quadrature du cercle ne doive
précéder celle-là.

     [Note 93: Byron paraît se rappeler ici la manière spirituelle
     dont Voltaire nous peint l'érudition de Zadig: «Il savait de
     la métaphysique ce que l'on en a su dans tous les âges...
     c'est-à-dire fort peu de chose, etc.»]

«Je me suis cru autrefois philosophe. Je débitais avec beaucoup de
décorum bon nombre d'absurdités, défiant la douleur et prêchant
l'égalité d'humeur. Pendant quelque tems cela réussit fort bien, car
personne ne souffrait pour moi que mes amis, et ne perdait patience que
mes auditeurs; à la fin une chute de cheval me convainquit que la
douleur physique était un mal, et cet argument, le pire de tous, changea
à la fois mon système et mon humeur; en sorte que je quittai Zenon pour
Aristippe, et m'imaginai que c'est le plaisir qui constitue réellement
le καλον[94]. En morale, je préfère Confucius aux dix
commandemens, et Socrate à Saint-Paul, quoique les deux derniers
s'accordent dans leur opinion du mariage. En religion, je suis pour
l'émancipation catholique, mais je ne reconnais pas le pape, et j'ai
refusé de recevoir le sacrement parce que je ne comprends pas comment
manger du pain et boire du vin de la main du vicaire terrestre peut
faire de moi l'héritier du royaume des cieux. Je regarde la vertu en
général, et chaque vertu en particulier, comme une disposition de l'ame;
chacune d'elles me semble une manière de sentir et non un principe[95].
Je crois que la vérité est le premier attribut de la divinité, et que la
mort est un sommeil éternel, au moins pour le corps. Vous avez là un
résumé des sentimens de ce _libertin_ de George Lord Byron, et, jusqu'à
ce que je me pourvoie d'un nouvel habit, vous voyez que je suis
passablement mal vêtu.

     [Note 94: Το καλον, le beau.]

     [Note 95: C'est là la doctrine de Hume, qui résout toute
     vertu en un sentiment. Voyez son ouvrage intitulé:
     _Recherches sur les principes moraux_ (_Enquiry concerning
     the principles of morals_).]

«Je suis, etc.»

Quoique telle fût sans doute à cette époque la tournure générale de ses
opinions, il faut se rappeler, avant d'ajouter trop d'importance à cette
profession de ses sentimens, d'abord qu'il ne résista jamais à la
tentation de montrer son esprit aux dépens de sa réputation, ensuite
qu'il écrivait ici à une personne bien intentionnée, sans doute, mais en
même tems à l'un de ces officieux, de ces donneurs d'avis, toujours
contens d'eux-mêmes, que Byron s'est fait dans tous les tems un plaisir
d'étonner et de mystifier. Les tours qu'il joua étant enfant au
charlatan du Nottinghamshire, Lavender, n'étaient que les premiers d'une
longue série de mystifications qu'il fit toute sa vie aux nombreux
charlatans que sa célébrité et son humeur sociable attiraient autour de
lui.

Les termes dans lesquels il parle de l'université, dans cette lettre,
sont parfaitement d'accord avec plusieurs passages des _Heures
d'oisiveté_ et de sa première satire. On voit que s'il se rappelait
Harrow avec plus d'affection que de respect peut-être, Cambridge n'avait
pu lui inspirer ni l'un ni l'autre de ces deux sentimens. Ce dégoût
qu'il avait conservé pour sa _mère nourrice_, il le partageait en commun
avec la plupart des noms les plus illustres de la littérature anglaise.
«Si grande était la haine de Milton pour Cambridge, dit Warton, qu'il
avait même conçu un dégoût pour l'aspect du pays et pour les campagnes
d'alentour.» Voici comme le poète Gray parle de la même université:
«Certainement c'est de cette ville, aujourd'hui Cambridge, mais
autrefois connue sous le nom de Babylone, que le prophète parle, quand
il dit: Les animaux sauvages du désert y habiteront, leurs demeures
seront pleines de tristes créatures, les hiboux y bâtiront nids et les
satyres y danseront.» Gibbon nous a transmis le souvenir amer qu'il
conservait de l'université d'Oxford, et le froid mépris avec lequel
Locke se vengea de l'hypocrisie qui régnait dans cet asile de la
science, est encore plus remarquable[96].

     [Note 96: Voyez sa lettre à Anthony Collins, 1703-4, où il
     parle de ces fortes têtes qui jetaient feu et flamme contre
     son livre, parce qu'il était de nature à nuire à l'industrie
     locale, qu'à cette époque on appelait la _tonte de cochon_.]

On peut penser que les souvenirs pénibles que quelques poètes ont
conservés de leur vie de collége ont leur origine dans cette antipathie
pour les entraves de la discipline, antipathie que l'on observe assez
souvent comme un des traits caractéristiques de génie: c'est comme une
sorte d'instinct ou de préservatif, s'il est vrai (comme quelques-uns
l'ont dit) qu'une éducation classique nuise à la fraîcheur et à
l'élasticité de l'imagination. Un écrivain, membre du clergé, et par
conséquent peu suspect de vouloir déprécier les études académiques,
non-seulement pose cette question: «Les formes ordinaires de notre
système d'éducation ne sont-elles pas plus nuisibles qu'utiles aux vrais
poètes?» mais encore il paraît fortement pencher pour une solution
affirmative. Pour exemple à l'appui de son opinion, il choisit le
classique Addisson qui, dans quelques essais originaux d'un genre sévère
ou allégorique, paraît n'avoir pas été dépourvu des talens qui révèlent
un esprit supérieur, talens qui furent tellement comprimés et énervés
par son étude constante et superstitieuse des classiques anciens, que
dans le fait il est demeuré un poète très-ordinaire.

C'est sans doute sous l'impression de l'influence maligne de
l'atmosphère scholastique sur le génie, que Milton, en parlant de
Cambridge, s'écrie: «C'est un lieu où les disciples de Phébus ne
sauraient vivre,» et que Lord Byron, répétant en vers une pensée déjà
exprimée dans la lettre à M. Dallas, que nous venons de citer, dit: «Son
Hélicon est plus pesant et plus fangeux encore que sa rivière de Cam.»

Dryden, qui, comme Milton, avait reçu quelque châtiment déshonorant[97]
à Cambridge, paraît avoir conservé peu de respect pour son _alma mater_;
et les vers dans lesquels il loue l'université d'Oxford aux dépens de la
sienne[98], lui ont été probablement dictés moins par une admiration
véritable de l'une que par le désir de dénigrer l'autre.

     [Note 97: Milton a reçu le fouet à l'université de Cambridge;
     c'est, dit-on, le dernier qui ait été soumis à cette punition
     dégoûtante, qui, bien que tombée en désuétude, n'en fait pas
     moins partie des moyens de répression indiqués dans les
     réglemens.
                                              (_N. du. Tr._)]

     [Note 98: Voyez _prologue à l'université d'Oxford_.]

Ce n'est pas seulement le génie qui se rebelle contre la discipline des
écoles; le goût, naturellement moins impérieux, et dont l'objet avoué
est de cultiver les études classiques, se montre quelquefois rétif au
gouvernement pédantesque qu'on veut lui imposer. Ce ne fut qu'après
avoir été déchargé de l'obligation de lire Virgile comme une tâche, que
Gray se sentit capable d'apprécier et de goûter les beautés de ce poète.
Byron, jusques à la fin, s'efforça de vaincre un préjugé de la même
nature contre Horace, dont le nom s'associait toujours dans son esprit
au souvenir des ennuis de l'école.

Quoique le tems ait accoutumé mon esprit à méditer sur ce que j'avais
appris alors, telle est la force du préjugé né de l'impatience qu'ils
m'ont fait éprouver dans mes premiers ans, que, perdant pour moi
l'attrait de la nouveauté, les auteurs dont j'aurais peut-être cherché
la lecture avec avidité, si j'avais été libre dans mes choix,
m'inspirent toujours une sorte de dégoût, et que ce que je détestais
alors je l'abhorre encore aujourd'hui. Adieu donc, Horace, que je
détestais tant, c'est ma faute et non la tienne. C'est un grand malheur
d'entendre les mots dont tu t'es servi pour exprimer tes idées
poétiques, sans être en âge d'apprécier ces mêmes idées, et de
comprendre tes vers, trop tôt pour pouvoir jamais les aimer. (_Childe
Harold_, chant IV.)

Aux grands poètes qui nous ont laissé un témoignage de leur
désapprobation du système anglais d'éducation il faut ajouter les noms
distingués de Cowley, Addisson et Cowper. Tandis que parmi les exemples
qui, comme ceux de Milton et de Dryden, démontrent l'espèce de raison
inverse qui peut exister entre les _honneurs_ du collége et le génie, il
ne faut pas oublier ceux de Swift, Goldsmith et Churchill, qui ne furent
jugés que de médiocres écoliers dans les universités dont ils honorent
aujourd'hui les annales. À la suite de cette longue série de poètes qui
ont quitté les universités, entachés d'une note déshonorante et pleins
de sentimens haineux contre elles, nous ajoutons des noms tels que ceux
de Shakspeare, de Pope, de Gay, de Thomson, de Burns, Chatterton, etc.,
qui tous ont atteint leur degré de gloire respective sans avoir passé
par aucun collége. Nous verrons que le plus grand nombre de nos poètes
n'a rien dû à cette influence puissante que les universités sont censées
exercer sur le développement du génie, dans les pays qui en sont
pourvus.

Les lettres suivantes, écrites à cette époque, contiennent quelques
particularités qui peut-être ne seront pas sans intérêt pour le lecteur.



LETTRE XXII.

À M. HENRY DRURY.

Hôtel Dorant, 13 janvier 1808.


MON CHER MONSIEUR,

«La stupidité de mes domestiques ou du portier, en ne vous disant pas de
monter dans mon appartement, où je vous aurais rejoint à l'instant, m'a
privé du plaisir de vous voir hier matin. J'espérais vous rencontrer le
soir dans quelque lieu public, mon étoile ne l'a pas permis; c'est ainsi
qu'elle me refuse les faveurs, et généralement les faveurs qui me
seraient le plus agréables. Vous eussiez été, je crois, fort étonné en
me revoyant; j'ai perdu 50 liv. depuis notre dernière entrevue; je
pesais alors 181 liv., je n'en pèse plus maintenant que 130. Je me suis
débarrassé de mon _superflu_, au moyen de l'exercice violent et de
l'abstinence...........................................................
.......................................................................

«Si vos occupations à Harrow vous permettaient de venir en ville d'ici
au premier février, je m'estimerais heureux de vous recevoir dans
Albemarle-street. Si je ne puis pas avoir cet avantage, je tâcherai
d'aller vous voir une après-midi à Harrow, tout en tremblant que votre
cave ne contribue pas beaucoup à ma guérison. Quant à mon digne
précepteur, le docteur Butler, notre rencontre chez vous n'empêcherait
pas ces _petites douceurs_ que nous étions dans l'habitude de nous
prodiguer mutuellement. Nous ne nous sommes parlé qu'une fois depuis mon
départ de Harrow, 1805, et dans cette occasion il dit poliment à
Tatersall que je n'étais pas un compagnon convenable pour ses élèves.
C'était avant ma première _échauffourée_ poétique; et, en bonne prose,
si j'avais été plus vieux de quelques années, j'aurais gardé le silence
sur ses perfections; mais j'étais couché sur le dos quand j'écrivis ou
plutôt quand je dictai ces folies d'écolier. Je ne m'attendais pas à en
revenir jamais; mon médecin avait reçu les honoraires de seizième
visite, et moi j'en étais à sa seizième ordonnance; je ne pouvais
quitter la terre sans laisser à Butler un souvenir de constant
attachement, en retour de tous ses bons offices. J'avais intention de
descendre à Harrow en juillet; mais pensant que ma visite, immédiatement
après la publication, pourrait être interprétée comme une insulte, je
dirigeai mes pas ailleurs; j'avais, de plus, appris que plusieurs des
élèves s'étaient procuré mon opuscule, et cela, bien certainement,
contre mes intentions; car je n'en ai pas donné une seule copie avant le
mois d'octobre, époque à laquelle, cédant à des instances réitérées, je
ne pus en refuser une à un jeune homme qui depuis a quitté l'école. Vous
me pardonnerez de vous entretenir si longuement sur ce sujet; vous
l'aviez abordé, dès-lors une explication devient nécessaire. Je
n'essaierai point de me justifier, _hic murus aheneus esto, nil conscire
sibi_, etc., comme lord Baltimor lors de son jugement pour un rapt. Je
suis demeuré assez long-tems au collége de la Trinité pour avoir oublié
la fin du vers; mais si je ne finis pas ma citation, je finirai du moins
ma lettre, en vous priant de me croire, avec autant d'affection que de
reconnaissance, votre, etc.

«_P. S._ Je n'abuserai pas de vos loisirs en sollicitant la faveur d'une
réponse, de peur que vous ne disiez, comme dit Butler à Tatersall,
auquel j'avais adressé une lettre assez imprudente, à l'occasion du
propos dont j'ai parlé plus haut: «Je voudrais l'entraîner dans une
correspondance avec moi.»



LETTRE XXIII.

À M. HARNESS.

Hôtel Dorant, Albemarle-street, 11 février 1808.


MON CHER HARNESS,

«Comme je n'ai pas eu occasion de vous les exprimer verbalement,
j'espère que vous voudrez bien recevoir mes remercîmens écrits, pour
l'opinion flatteuse que vous avez bien voulu exprimer au mois de
novembre dernier, sur quelques-unes des productions de ma pauvre muse.
Au plaisir que j'éprouve à me voir loué par un ancien camarade d'école
se joint le besoin de vous rendre justice, car j'avais entendu
l'histoire avec quelques légères variantes. En vérité, quand nous nous
rencontrâmes ce matin, Wingfield ne m'avait pas encore détrompé, mais il
vous dira que je n'ai témoigné aucun ressentiment en citant le jugement
qu'on vous prêtait, quoique je ne sois pas fâché d'avoir découvert la
vérité. Peut-être vous vous rappelez à peine qu'il y a quelques années
nous avons été liés d'une amitié trop courte, mais bien vive. Pourquoi
cette amitié n'a-t-elle pas duré plus long-tems? je n'en sais rien. J'ai
encore en ma possession un souvenir de vous, qui m'empêchera toujours de
l'oublier. Je me souviens aussi d'avoir été favorisé de la lecture de
plusieurs de vos compositions. Il est plusieurs autres circonstances que
je pourrais vous rappeler, si je ne craignais de fatiguer votre mémoire;
mais je vous prie de croire à la sincérité de mes regrets quant à la
courte durée de mon amitié, et aux espérances que je nourris de la voir
se renouveler, etc.»

BYRON.

J'ai déjà parlé de l'amitié qui unit de bonne heure ce _gentleman_ et
Lord Byron, aussi bien que de la froideur qui lui succéda. L'extrait
suivant d'une lettre dont M. Harness voulut bien m'honorer, en mettant à
ma disposition celle de son noble correspondant, expliquera les
circonstances qui amenèrent à cette époque leur réconciliation. Le
tribut d'éloges qu'il paie dans les dernières phrases à la mémoire de
Lord Byron, ne paraîtra pas moins honorable pour lui-même que pour son
ami.

«Bientôt après, notre liaison se refroidit, comme le dit Byron dans la
première des lettres ci-jointes, et nous ne nous parlâmes plus durant la
dernière année qu'il passa à Harrow, ni jusqu'après la publication de
ses _Heures d'Oisiveté_; il était alors à Cambridge, et moi encore à
l'école, mais dans une des _formes_ les plus avancées. Il arriva que
dans une amplification anglaise je citai quelque chose de son ouvrage,
et je le fis avec éloge. On rapporta à Byron que j'avais au contraire
parlé en mauvaise part et de l'ouvrage et de l'auteur, pour m'attirer
les bonnes grâces de notre maître le docteur Butler, contre lequel un de
ses poèmes renfermait une satire. Wingfield, depuis lord Power's court,
notre ami commun, le désabusa de son erreur, et ce fut là l'occasion de
la première lettre de ce recueil. Notre commerce se renouvela, et
continua de ce moment jusqu'à celui où il quitta l'Angleterre; quelques
torts que Lord Byron puisse avoir eu envers d'autres, sa conduite envers
moi a toujours été uniformément affectueuse. J'ai eu à me reprocher bien
des négligences, bien des petites choses envers lui; mais je ne puis me
rappeler, pendant tout le cours de notre liaison, aucun exemple de
caprice, aucun manque d'amitié de sa part.»

Au printems de cette année 1808, parut, dans la _Revue et Édimbourg_, la
fameuse critique sur les _Heures d'Oisiveté_. Qu'il eût d'avance quelque
idée de ce qui se préparait contre lui de ce côté, c'est ce que rend
évident la lettre suivante à son ami M. Becher.



LETTRE XXIV.

À M. BECHER.

Hôtel Dorant, 26 février 1808.


MON CHER BECHER,

«... Passons à Apollon: je suis charmé que vous me continuiez votre
indulgence, et que le public veuille bien approuver mes essais. Je suis
devenu un personnage si important, qu'une violente attaque se prépare
contre moi dans le prochain numéro de la _Revue d'Édimbourg_. Je sais
cela d'un ami qui a vu la copie et l'épreuve de cette critique. Vous
n'ignorez pas que le système de ces messieurs est de tout désapprouver.
Ils ne louent personne, et ni le public ni les auteurs ne s'attendent à
trouver dans leur feuille rien qui ressemble à des éloges. Il y a ici
cependant quelque chose de remarquable, attendu qu'ils font profession
de ne donner de jugement que sur des ouvrages dignes de l'attention
publique. Vous verrez cet article quand il paraîtra: il est, m'a-t-on
dit, de la plus extrême sévérité; mais pour moi, j'en suis prévenu; et
pour vous, j'espère que vous ne vous en offenserez pas.

»Dites à Mrs. Byron de ne pas se chagriner pour cela, et de s'attendre
aux plus grandes hostilités de leur part. Cela ne me peut faire aucun
tort, ainsi j'espère qu'elle ne s'en tourmentera pas trop. Ces messieurs
manquent leur but en injuriant indifféremment tout le monde; ils ne
louent jamais que les partisans de Lord Holland et compagnie; ce n'est
rien d'être critiqué et insulté, quand Southey, Moore, Lauderdale,
Strangford et Payne Knight partagent le même sort.

»J'en suis fâché, mais il faut retrancher les _Souvenirs d'Enfance_ dans
la première édition. J'ai changé conformément à vos avis, les
_allusions_ trop _personnelles_ dans la sixième stance de ma dernière
ode.

»Et maintenant, mon cher Becher, il me reste à vous offrir mes
remercîmens pour tout l'intérêt que vous avez bien voulu prendre à moi
et à mes mauvaises rimes. Croyez que je ferai toujours grand cas de vous
et de vos amis: je suis bien sincèrement, etc., etc.»

Bientôt après cette lettre, parut l'article redouté, article qui, s'il
ne renferme pas beaucoup d'esprit en lui-même, eut du moins le mérite
incontestable d'exciter l'esprit des autres; jamais en effet article
dicté par la plus juste critique n'obtint la célébrité que celui-ci dut
à son injustice elle-même. Aussi long-tems qu'on gardera le souvenir de
la courte mais glorieuse carrière qu'a parcourue le génie de Byron, on
ne saurait oublier l'odieuse critique qui lui donna son premier élan.

Il n'est que juste cependant de remarquer, sans prétendre justifier en
rien le ton méprisant qui règne dans cette critique, que les premiers
vers de Lord Byron, tout gracieux et tendres qu'ils sont, étaient peu
propres à faire attendre ces miracles brillans de poésie dont, par la
suite, il enchanta le monde étonné. Si les vers composés dans sa
jeunesse ont un charme particulier à nos yeux, c'est que nous les lisons
pour ainsi dire à la lueur de la gloire immortelle qu'il acquit dans la
suite.

Il est cependant un point de vue sous lequel ces productions offrent un
intérêt profond et instructif. Images fidèles de son caractère pendant
cette période de sa vie, elles nous permettent de juger ce qu'il était
par lui-même avant que des désappointemens eussent jeté de l'amertume
dans son esprit ardent, et donné de l'activité aux défauts qui se
rencontraient dans son naturel énergique. En le suivant dans toutes ces
effusions de son jeune génie, nous le voyons se peindre des mêmes traits
dont chaque anecdote de son enfance nous avait déjà fait la confidence:
orgueilleux, entreprenant, colère, plein de ressentiment de la moindre
injustice, plus encore dans la cause des autres que dans la sienne, et
cependant, malgré son impétuosité, doux et facile sous la main de ceux à
qui l'affection donnait le droit de le guider. Lui-même n'a que
faiblement rendu justice à cette disposition aimante que l'on aperçoit à
chaque page de ce volume; sa jeunesse tout entière, dès sa plus tendre
enfance, n'est qu'une série d'attachemens les plus passionnés, de ces
épanchemens de l'ame dans l'amitié et dans l'amour, que l'on éprouve
rarement, et auxquels les autres répondent plus rarement encore, et qui,
repoussés et refoulés vers le cœur, ne sauraient manquer de se tourner
en amertume.

L'on reconnaît aussi dans quelques-uns de ses poèmes non publiés, même à
travers les nuages dont le doute commence à les couvrir, les sentimens
de piété auxquels une ame comme la sienne ne pouvait demeurer étrangère,
mais qui, détournés de leur canal légitime, trouvent bientôt dans le
culte poétique de la nature une sorte de compensation à celui de la
religion dont la superstition les éloigne. Quant à tous ces traits de
caractère que nous trouvons çà et là répandus dans ses premiers poèmes,
nous le voyons jeter dans l'avenir un coup-d'œil tantôt plein d'un noble
orgueil, tantôt plein de tristesse, comme s'il sentait déjà en lui les
élémens de quelque chose de grand, mais qu'il doutât que la destinée lui
permît d'en développer jamais le germe. Il n'est pas étonnant qu'ayant
présente à la pensée toute sa noble carrière, nous contemplions ses
premiers essais sous l'influence d'une gloire qui ne leur est pas
propre, mais qui est comme le reflet de celle qu'il acquit dans la
suite; et alors, dans notre indignation contre l'aveuglement stupide du
critique, nous oublions qu'il n'a point écrit sous le charme dont se
revêt aujourd'hui pour nous tout ce qui se rattache de loin ou de près
au poète.

Pour bien comprendre l'effet que cette critique produisit sur lui, il
faut d'abord se faire une juste idée de ce que la plupart des poètes
éprouveraient en se voyant en butte à une telle attaque, et puis avouer
que Byron avec son caractère et sa sensibilité devait en ressentir
l'amertume dix fois plus qu'aucun autre. Nous avons vu avec quelle
anxiété fiévreuse il attendait le jugement des revues inférieures; et la
joie qu'il montra de se voir louer par des journalistes moins connus,
peut nous faire juger combien son cœur a dû saigner sous les coups
dédaigneux de ceux qui, à cette époque, tenaient le sceptre de la
critique. Un ami qu'il trouva dans le premier moment d'émotion, après la
lecture de l'article, s'empressa de lui demander s'il venait de recevoir
un cartel, ne sachant comment expliquer autrement la colère et
l'indignation qui se peignaient dans ses yeux. Il serait en effet
difficile pour le sculpteur ou pour le peintre d'imaginer un sujet d'une
beauté plus effrayante que la belle figure du jeune poète au moment de
cette crise, où toute son énergie se déployait: son orgueil avait été
piqué au vif et son ambition humiliée; mais ce sentiment terrible ne
dura qu'un moment: la réaction de son esprit, le besoin de repousser
l'attaque, lui révélèrent à lui-même tout son génie; et la douleur et la
honte de l'injure se turent dans son cœur devant la noble certitude de
la vengeance.

Entre autres effets moins poétiques de l'article de la _Revue_ sur son
esprit, il disait souvent que le jour qu'il le lut, il but pour sa part
après dîner trois bouteilles de vin de Bordeaux, et que rien ne le
soulagea jusqu'à ce qu'il eût donné en vers carrière à son imagination;
mais qu'après les vingt premiers, il se trouva beaucoup mieux; en effet,
son premier soin, après que la satire eut paru, fut, comme avant qu'elle
ne vît le jour, d'alléger autant qu'il le pourrait l'effet qu'elle
devait produire sur sa mère, qui, n'ayant pas le même génie, le même
sentiment d'une prompte et juste vengeance, devait souffrir cruellement
de cette attaque contre sa réputation, et s'en indigna, en effet,
beaucoup plus que bientôt il ne le fit lui-même. Mais on verra mieux
dans la lettre suivante l'état de son esprit dans ce moment critique.



LETTRE XXV.

À M. BECHER.

Hôtel Dorant, 28 mars 1808.


«J'ai reçu dernièrement de Ridge un exemplaire de la nouvelle édition,
et il est bien tems que je vous remercie de la peine que vous avez prise
de la surveiller: je le fais bien sincèrement, et je regrette seulement
que Ridge ne vous ait pas secondé autant que je l'aurais désiré, au
moins quant au papier, à la reliure, etc., etc., de mon exemplaire;
peut-être ceux destinés au public sont-ils plus satisfaisans sous tous
ces rapports.

»Vous avez nécessairement vu _la Revue d'Édimbourg_. Je regrette que
Mrs. Byron ait pris la chose si fort à cœur. Pour ma part, _ces petites
boulettes de papier_ m'ont appris à voir le feu en face; et comme, somme
toute, j'ai eu assez de bonheur, mon repos ni mon appétit n'en ont point
été altérés. Pratt _le glaneur_, l'auteur, le poète, etc., etc., m'a
adressé une longue épître en vers sur ce sujet, en forme de consolation;
mais comme elle est assez mal faite, je ne vous l'enverrai pas, quoique
son nom eût pu lui mériter cet honneur. Ces messieurs de la _Revue
d'Édimbourg_ n'ont pas bien rempli leur tâche, c'est du moins l'avis de
plusieurs hommes de lettres; je pense que je pourrais écrire sur
moi-même une critique plus mordante que toutes celles qui ont été
publiées jusqu'ici. Ainsi, au lieu de la remarque assez méchante, mais
sans esprit, sur Macpherson, j'aurais dit si j'avais été à leur place:
«Hélas! cette pièce ne fait que prouver la vérité de l'assertion du
docteur Johnson, que beaucoup d'hommes, de femmes et _d'enfans_
pourraient écrire des poésies comme celles d'Ossian.»

»Je suis maigre, et prends beaucoup d'exercice. J'espère vous voir ce
printems ou cet été. On dit que lord Ruthen quitte Newstead en avril...
Aussitôt qu'il l'aura quitté pour toujours, je vous serais infiniment
obligé d'y faire un tour à cheval, d'examiner la propriété et de me
donner franchement votre opinion sur le meilleur parti à prendre quant à
la maison. Entre nous, je suis diablement enfoncé; mes dettes, tout
compris, s'élèveront à neuf ou dix mille livres sterling avant l'époque
de ma majorité. Mais j'ai des raisons de penser que je me trouverai
cependant plus riche que l'on ne le croit généralement. Je n'ai que peu
d'espoir de conserver Newstead; mais Hanson, mon agent, me dit que ma
propriété dans le Lancashire vaut trois fois plus. Je crois que nous la
recouvrerons, et que la partie adverse ne refuse de la rendre, que dans
l'espoir de prolonger l'affaire jusqu'à ma majorité; ils veulent sans
doute alors proposer quelques arrangemens, supposant que je préférerai
alors une somme d'argent comptant à une réversion. Pour Newstead, je
puis le vendre, peut-être ne le ferai-je pas; nous aurons le tems d'en
parler plus tard. Je viendrai en mai ou en juin...

»Votre bien affectionné.»

Le genre de vie qu'il menait à cette époque, partagé entre les
dissipations de Londres et celles de Cambridge, sans maison à lui, sans
un seul parent qu'il pût visiter, n'était pas propre à le rendre content
de lui-même ou des autres. N'ayant en tout de volonté à consulter que la
sienne[99], les plaisirs même auxquels il était le plus naturellement
porté, perdirent de bonne heure tout leur charme pour lui, parce qu'ils
manquaient de ce qui fait l'assaisonnement de toutes nos jouissances, la
rareté et la difficulté. J'ai déjà extrait d'un de ses _souvenirs_, un
passage où il décrit ce qu'il éprouva en se rendant à Cambridge pour la
première fois, et dit: «Qu'une des sensations les plus pénibles de sa
vie fut de voir qu'il n'était plus un enfant! Depuis ce moment,
ajoute-t-il, je commençai à m'estimer vieux, et dans mon estime l'âge
n'est pas estimable. Je pris mes _degrés_ dans le vice avec beaucoup de
promptitude; mais le vice n'était pas de mon goût, car mes premières
passions, quoique extrêmement violentes, étaient concentrées, et
n'aimaient point à se répandre au-dehors ni à se partager. J'aurais pu
quitter ou perdre le monde entier avec ou pour ce que j'aimais; mais
bien que mon tempérament fût de feu, je ne pouvais prendre part au
libertinage commun de cette ville à cette époque; et cependant ce dégoût
lui-même, qui laissait mon cœur inoccupé, me jeta dans des excès
peut-être plus fatals que ceux dont je m'éloignais, en fixant sur une
seule personne (à la fois) les passions qui, répandues sur plusieurs,
n'eussent fait de mal qu'à moi-même.

     [Note 99: Notre vie entière dépend singulièrement des trois
     ou quatre premières années pendant lesquelles nous n'avons
     pas eu d'autres maîtres que nous-mêmes.
                                              (COWPER.)]

D'après les raisons que nous venons d'en donner, les écarts auxquels il
se livrait à cette époque étaient bien moins nombreux et bien moins
grossiers que ceux de la plupart de ses condisciples; cependant, soit à
cause de la véhémence que leur donnait leur concentration, sur un seul
objet, ou plutôt de cet étrange orgueil qui l'a toujours porté à
afficher ses erreurs, il arrivait qu'une seule de ses folies faisait
plus de bruit que mille de celles des autres; nous en avons un exemple à
peu près à l'époque dont nous parlons, et à laquelle je serais porté à
croire que se rapportent les allusions mystérieuses que nous venons de
citer. Un amour, si l'on peut honorer de ce nom une intrigue passagère
que d'autres eussent bientôt oubliée ou auraient eu la prudence de
cacher, fut changé par lui en une liaison publique et d'une certaine
durée. Il fit loger avec lui à Brompton la personne qui le lui avait
inspiré, et l'emmena ensuite à Brighton déguisée en homme. Elle se
promenait ordinairement à cheval avec lui, et il la présentait comme son
jeune frère. Feu P.... qui se trouvait à Brighton à cette époque, et qui
soupçonnait la vraie nature de leurs rapports, dit un jour au prétendu
cavalier: «Quel joli cheval vous montez!--Oui, répondit celui-ci, en
faisant une faute grossière de langue, c'est mon frère qui me l'a
donn_a_ (_it was_ gave _me by my brother_).»

Beattie nous dit de son poète idéal: «Il ne trouvait ni plaisir ni
orgueil dans les exercices de force ou d'agilité.» Bien différens
étaient les goûts de notre poète réel; et parmi les exercices auxquels
il se livrait, il faut compter d'abord les moins romantiques de tous
peut-être, celui de boxer et de prendre part au combat du coq. Ce goût
lui fit rechercher de bonne heure la connaissance du plus célèbre
professeur de cet art, M. Jackson, pour lequel il conserva, toute sa
vie, la plus grande considération. Un de ses derniers ouvrages contient
un tribut affectueux d'éloges, non-seulement pour les talens de cet
ornement, de cette gloire du pugilat, mais encore de ses qualités
sociales. Pendant le séjour que Byron fit cette année à Brighton,
Jackson fut un de ses visiteurs les plus assidus, les frais de la
voiture du professeur, pour l'_allée_ et le _retour_, étant toujours à
la charge de son noble élève. Il honora aussi de sa familiarité
d'Egville le maître de ballet et Gimaldi; il envoya, dit-on, à ce
dernier, le jour de son bénéfice, un présent de cent guinées. M. Jackson
ayant eu l'obligeance de me donner copie du petit nombre de lettres
qu'il a conservées parmi un bien plus grand nombre que Lord Byron lui
avait adressées, j'en insérerai ici une ou deux qui portent la date de
cette année. Quoique les sujets dont elles traitent soient de peu
d'importance en eux-mêmes, elles donneront peut-être des habitudes et de
la vie actuelle du jeune poète une idée plus complète qu'on ne pourrait
tirer de correspondances d'un genre plus relevé. Elles montreront au
moins combien les premiers goûts et les premiers passe-tems de l'auteur
de Childe-Harold étaient peu romanesques. Si nous les rapprochons des
occupations et des amusemens moins romantiques encore de la jeunesse de
Shakspeare, nous verrons combien le principe vital du génie, peut, sans
s'affaiblir, traverser l'atmosphère, même, en apparence, la plus
hétérogène et la plus contraire à sa nature.



LETTRE XXVI.

À M. JACKSON.

Newstead-Abbey, 18 septembre 1808.


MON CHER JACK,

«Je voudrais que vous me fissiez savoir ce que Jekyll a fait à
Snoane-Square, n° 40, concernant le _pony_ que j'ai renvoyé comme
vicieux.

«Je désire aussi que vous passiez chez Louch, à Brompton, pour lui
demander quelle diable d'idée il a eue de m'envoyer une lettre si
insolente à Brighton. Dites-lui bien en même tems que je ne prétends pas
du tout accepter le compte ridicule qu'il me présente pour de prétendues
détériorations.

«Ambroise a agi de la manière la plus scandaleuse dans l'affaire du
_pony_. Vous pouvez dire à Jekyll que s'il ne me rend pas l'argent, je
mettrai l'affaire entre les mains de mon homme de loi. Vingt-cinq
guinées sont un fort bon prix pour un _pony_; et parbleu! dût-il m'en
coûter 500 liv. st., je ferai un exemple de M. Jekyll, et cela
immédiatement, à moins qu'il ne rende l'argent.

Croyez-moi, mon cher Jack, etc.



LETTRE XXVII

À M. JACKSON.

Newstead-Abbey, 4 octobre 1808.


MON CHER JACK,

«Si ce M. Jekyll n'est pas un gentleman, vous ferez avec lui le marché
le plus avantageux qu'il vous sera possible; mais si c'est un gentleman,
informez-m'en, car alors j'en agirai d'une tout autre manière. S'il ne
l'est pas, tirez de lui le plus d'argent que vous pourrez, car j'ai trop
d'affaires sur les bras pour commencer un procès. En outre, cet Ambroise
devrait rendre l'argent; mais j'en ai fini avec lui. Vous pouvez payer
L... avec la balance, et vous disposerez des bidets, etc., pour le
mieux.

»J'aurais grand plaisir à vous voir ici; mais la maison est en
réparation et pleine d'ouvriers. J'espère toutefois avoir cet avantage
avant peu de mois. Si vous voyez Baldwabster, rappelez-moi, je vous
prie, à son souvenir, et dites-lui que j'ai regretté la perte de Sydney,
qui a péri, je le crains, dans ma garenne, car nous ne l'avons pas vu
depuis quinze jours.

»Adieu, etc.»



LETTRE XXVIII.

À M. JACKSON.

Newstead-Abbey, 12 décembre 1808.


MON CHER JACK,

«Achetez le lévrier à quelque prix que ce soit, et autant d'autres de la
même race que vous pourrez vous en procurer, mâles ou femelles.

«Dites à d'Egville que je lui renverrai son costume, et que je lui suis
fort obligé du patron. Je suis fâché de vous donner tant de peines; mais
je n'avais pas idée qu'il fût si difficile de se procurer les animaux en
question; mon manoir sera terminé dans quelques semaines, et si vous
pouvez me faire une visite à Noël, je serai charmé de vous voir.

«Croyez-moi votre, etc.»

Le costume dont il s'agit ici était sans doute nécessaire pour un
théâtre de société qu'il montait à cette époque à Newstead, et sur
lequel nous trouverons d'autres détails dans la lettre suivante,
adressée à M. Becher.



LETTRE XXIX.

À M. BECHER.

Newstead-Abbey, 14 septembre 1808.


MON CHER BECHER,

«Je vous suis fort obligé des informations que vous me donnez, et j'en
ferai mon profit. Je vais monter ici une comédie, le vestibule nous fera
une salle admirable. J'ai déjà distribué les rôles, et puis me passer de
dames, ayant quelques jeunes amis qui feront d'assez bons substituts, à
défaut de femmes. Nous n'avons besoin que de trois hommes, outre M.
Hobhouse et moi-même, pour la pièce dont nous avons fait choix. Ce sera
la Vengeance (_the Revenge_). Dites, je vous prie, au charpentier
Michalson de venir me parler immédiatement, et faites-moi savoir quel
jour vous pourrez venir dîner et passer la soirée avec moi.

»Croyez-moi, etc., etc.»

Ce fut dans l'automne de cette année, comme l'indiquent les lettres
précédentes, qu'il fixa pour la première fois sa résidence à l'abbaye de
Newstead. La maison, quand il la reçut des mains de lord Grey de Ruthen,
était dans le dernier état de dégradation; il se mit aussitôt à réparer
et à meubler quelques appartemens pour en rendre l'habitation plus
commode, non à lui-même, mais à sa mère. Dans une de ses lettres à Mrs.
Byron, publiée par M. Dallas, voici comme il explique ses vues et ses
intentions à ce sujet.



LETTRE XXX.

À L'HONORABLE[100] MISTRESS BYRON.

     [Note 100: Lord Byron donne toujours le titre d'_honorable_ à
     sa mère, quoiqu'elle n'y eût aucun droit.]

Newstead-Abbey, 7 octobre 1808.


CHÈRE MADAME,

«Je n'ai point de lits à présent pour les H... ni pour aucun autre; ils
couchent maintenant à Mansfield. Je ne sache point que je ressemble à
J.-J. Rousseau. Je n'ai nulle ambition de ressembler à si illustre fou;
mais ce que je sais, c'est que je vivrai à ma manière, et le plus
solitairement qu'il me sera possible. Dès que mes appartemens seront
prêts, je serai charmé de vous voir; jusque-là cela serait inconvenant
et incommode pour tous deux; vous ne sauriez vous opposer
raisonnablement à ce que je rende mon manoir habitable, malgré mon
départ pour la Perse en mars ou au plus tard en mai. Vous serez
propriétaire jusqu'à mon retour; et en cas d'accident, car j'ai déjà
préparé mon testament pour le moment où j'aurai vingt-un ans, j'ai eu
soin que la maison et le manoir vous restassent votre vie durant, outre
une pension suffisante. Ainsi vous voyez que ce n'est pas l'égoïsme qui
mes porte à faire des réparations et des embellissemens. Comme j'ai un
ami ici, nous irons au bal de l'Hôpital. Le 12, nous prendrons le thé
avec Mrs. Byron à huit heures, et nous espérons vous voir au bal. Si
cette dame a la bonté de nous réserver deux chambres pour nous habiller,
elle nous obligera infiniment. Que nous soyons au bal à dix ou onze
heures, c'est tout ce qu'il faut, et nous retournerons à Newstead entre
trois et quatre.

»Adieu. Je suis bien sincèrement votre, etc.»

L'idée entretenue par Mrs. Byron d'une ressemblance entre son fils et
Rousseau était surtout fondée sur ses habitudes solitaires, dans
lesquelles il montrait de si bonne heure du penchant à suivre ce
philosophe, penchant qui prit de la force à mesure qu'il avança en âge.
Dans un de ses _souvenirs_, auquel j'ai déjà beaucoup emprunté[101], il
met en question la justesse de cette comparaison entre Rousseau et lui,
et nous donne comme à l'ordinaire, en style très-animé, quelques idées
de son caractère et de ses habitudes.

     [Note 101: Ce journal est intitulé par lui-même: _Pensées
     détachées_.]

«Avant que je n'eusse vingt ans, ma mère voulait absolument que je
ressemblasse à Rousseau, madame de Staël en disait autant en 1813, et il
y a quelque chose de cela dans la _Revue d'Édimbourg_, dans l'article
critique sur le quatrième chant de Childe-Harold. Pour ma part, je ne
puis voir aucun point de ressemblance: il écrivait en prose et moi en
vers; c'était un homme du peuple, et moi de l'aristocratie; il était
philosophe, et je ne le suis point; il publia son premier ouvrage à
quarante ans, et moi à seize: son premier essai lui attira les
applaudissemens universels, le mien m'attira tout le contraire: il
épousa sa gouvernante, je n'ai pas pu vivre avec ma femme[102]: il
pensait que tout le monde conspirait contre sa personne, moi c'est mon
petit monde qui croit que je conspire contre lui, si j'en peux juger par
les injures que me prodiguent la presse et les coteries. Il aimait la
botanique, j'aime les fleurs, les herbes et les arbres, mais je ne sais
rien de leur histoire. Il a composé de la musique, je n'en connais que
ce que l'oreille me permet de saisir. Je n'ai jamais pu rien apprendre
par l'étude, pas même une langue: tout ce que je sais, je le dois à la
routine, à l'oreille et à la mémoire, qu'il avait mauvaise, et que j'ai
ou plutôt j'avais excellente, demandez plutôt au poète Hodgson, bon juge
en cette matière, car il en a lui-même une étonnante. Il écrivait avec
hésitation et travail, moi j'écris rapidement et presque toujours sans
efforts. Il ne sut jamais monter à cheval, nager ni faire des armes, moi
je suis un excellent nageur, un décent, si ce n'est un brillant
cavalier, m'étant enfoncé une côte au manége à l'âge de dix-huit ans. Je
maniais assez bien les armes, particulièrement l'espadon des
montagnards; je n'étais pas non plus un mauvais boxeur, quand je pouvais
conserver mon sang-froid, ce qui était difficile, mais ce que je me suis
toujours efforcé de faire depuis que (avec les gants) je renversai M.
Purling, et lui démis la rotule, en 1806, dans la salle d'Angelo et
Jackson. J'étais aussi assez fort à la balle crossée et l'un des onze
champions de Harrow, qui soutinrent un défi, en 1805, contre Éton. En
outre, le genre de vie de Rousseau, son pays, ses mœurs, l'ensemble de
son caractère, offrent avec moi de si grandes différences, que je ne
puis comprendre comment une telle comparaison a pu être faite trois
fois, et toujours d'une manière si remarquable. J'oubliais encore de
dire qu'il avait la vue courte, et que jusqu'ici la mienne a été tout le
contraire, au point qu'au plus grand théâtre de Bologne, je distinguai
certain buste et lus certaines inscriptions sur le bord de la scène,
bien que placé dans la loge la plus éloignée et la plus sombre.
Quoiqu'il y eût dans cette même loge plusieurs personnes jeunes et y
voyant bien, elles ne pouvaient reconnaître une seule lettre, et crurent
d'abord que c'était une plaisanterie, quoique je ne fusse jamais entré
dans ce théâtre auparavant. Somme toute, je crois avoir raison de
trouver la comparaison mal fondée. Je ne le dis pas par humeur, car
Rousseau était un grand homme, et la chose, si elle était vraie, serait
assez flatteuse; mais je ne trouve point de plaisir dans une pure
chimère.»

     [Note 102: _He married his house-keeper; I could not keep
     house with my wife_.]

Dans une autre lettre à sa mère, quelques semaines après la précédente,
il développe ses plans sur Newstead et ses voyages projetés.



LETTRE XXXI.

À MRS. BYRON.

Newstead-Abbey, 2 novembre 1808.


MA CHÈRE MÈRE,

«Nous oublierons, s'il vous plaît, ce que vous me dîtes dans votre
dernière; je ne désire point me le rappeler. Quand nos chambres seront
prêtes, je serai charmé de vous recevoir; et surtout je serais fâché de
vous voir douter, en ce moment, de ma sincérité. C'est plus pour vous
que pour moi que je meuble la maison; je vous y installerai avant mon
départ pour les Indes, qui aura lieu, je crois, dans le courant de mars,
s'il ne survient quelque obstacle particulier. Je fais arranger en ce
moment le salon vert, la chambre à coucher rouge, et à l'étage au-dessus
quelques chambres d'amis. Tout cela sera bientôt prêt, ou du moins je
l'espère ainsi.

«Je vous prierais de vous informer auprès du major Watson, qui a résidé
long-tems dans les Indes, quels sont les objets dont il est le plus
nécessaire d'être pourvu. J'ai déjà fait écrire par l'un de mes amis au
professeur d'Arabe, à Cambridge, pour quelques renseignemens que je
désire vivement me procurer. Il me sera aisé d'obtenir du gouvernement
des lettres pour les ambassadeurs, les consuls, etc., et aussi pour les
gouverneurs de Calcutta et de Madras. Je placerai mes propriétés et mon
testament entre les mains de plusieurs personnes de confiance dont vous
serez certainement l'une. Je n'ai reçu aucune nouvelle de H...; quand
j'en aurai, je m'empresserai de vous en faire part.

»Après tout, vous avouerez que mon projet n'est pas mauvais; si je ne
voyage pas maintenant, je ne voyagerai jamais, et les hommes le
devraient toujours faire un jour ou l'autre. Je n'ai rien qui me
retienne maintenant dans mon pays; point de femme, point de sœurs à
pourvoir, point de frères, etc. Je prendrai soin de vos intérêts; et, à
mon retour, il sera possible que je me décide à suivre la carrière de la
politique. Quelques années consacrées à connaître d'autres pays, ne me
nuiront pas si j'embrasse ce parti. Tant que nous ne voyons que notre
propre nation; nous ne jouons pas franc jeu avec l'espèce humaine. C'est
par l'expérience personnelle, et non par des livres, que nous devrions
juger les peuples étrangers. Il n'y a rien de tel que de voir par
soi-même, et de ne s'en rapporter qu'à ce qu'on a vu.

»Votre, etc.»

Dans le mois de novembre de cette année, il perdit son chien favori
Boatswain. Le pauvre animal fut tout à coup saisi d'un accès de rage; au
commencement, Lord Byron soupçonnait si peu la nature de la maladie,
qu'il lui arriva plusieurs fois d'essuyer avec sa main nue l'écume qui
sortait de la bouche du chien au moment de ses attaques. Dans une lettre
à son ami, M. Hodgson[103], il annonce ainsi cet événement: «Boatswain
est mort! il a expiré dans un état de rage complète, après avoir
beaucoup souffert, mais conservant jusqu'à la fin toute la douceur de
son naturel, et sans jamais essayer de faire le moindre mal à ceux qui
l'entouraient. J'ai maintenant tout perdu, hors le vieux Murray.»

     [Note 103: Le révérend Francis Hodgson, auteur d'une
     excellente traduction de Juvenal et de plusieurs autres
     ouvrages estimés: il fut long-tems en correspondance avec
     Lord Byron, et je lui dois plusieurs lettres intéressantes de
     son noble ami; je les donnerai dans le cours des pages
     suivantes.]

Le monument qu'il éleva à ce chien, le plus remarquable en son genre,
depuis le tombeau du chien de Salamine, forme encore l'un des plus beaux
ornemens de Newstead. Les vers pleins de misanthropie qu'il y fit graver
se retrouvent dans son recueil de poésies, et sont précédés de
l'inscription que voici:

«Près de ce lieu sont déposés les restes d'un être qui posséda la beauté
sans orgueil, la force sans insolence, le courage sans férocité; en un
mot, toutes les vertus de l'homme sans ses vices. Cet éloge, qui serait
une basse flatterie s'il était inscrit sur des cendres humaines, n'est
qu'un juste tribut à la mémoire de Boatswain, chien qui, né à
Terre-Neuve, au mois de mai 1803, est mort, à Newstead-Abbey, le 18
novembre 1808.»

Le poète Pope, à peu près au même âge que l'auteur de cette inscription,
fait de même l'éloge de son chien, aux dépens de l'espèce humaine, et
ajoute que l'histoire nous offre plus d'exemples de la fidélité des
chiens que de celle des hommes. Lord Byron, parlant de son favori, dit,
avec plus de tristesse et d'amertume encore: «Ces pierres ont été
élevées pour couvrir les restes d'un ami; je n'en ai jamais eu qu'un, et
c'est ici qu'il repose.» Il semble, en effet, qu'à cette époque sa
mélancolie fît de rapides progrès. Dans une autre lettre à M. Hodgson,
il dit: «Vous savez que, d'après Smollet, le rire est le signe
caractéristique d'un animal raisonnable; je le crois aussi;
malheureusement mes dispositions naturelles ne s'accordent pas toujours
avec mon opinion à cet égard.»

Murray, le vieux serviteur dont il parle plus haut, comme le seul
individu fidèle qui lui reste, avait été long-tems domestique du vieux
lord, et était traité par le jeune poète avec une affection que la
vieillesse inspire rarement, surtout dans une condition dépendante.
«J'ai vu souvent, dit l'un des plus constans visiteurs de Newstead, Lord
Byron à la fin du repas, emplir un grand verre de Madère, et le passer
par-dessus son épaule à Joe Murray, qui se tenait derrière sa chaise, en
lui disant avec un air d'affection qui animait toute sa physionomie:
«Tiens, bois, mon vieux camarade!»

Nous retrouvons dans un passage d'une autre de ses lettres à M. Hodgson
un exemple de ce ton d'indifférence avec lequel il parlait quelquefois
de la difformité de son pied. Ce _gentleman_ ayant dit, en plaisantant,
que quelques vers des _Heures d'oisiveté_ étaient calculés pour porter
les écoliers à la révolte, Lord Byron répondit: «Si mes chants ont
produit les glorieux effets que vous dites, je serai un Tyrtée complet,
quoique, et je suis fâché de le dire, je ressemble plutôt à ce poète
célèbre, dans ma personne que dans mes ouvrages.» Quelquefois aussi il
supportait avec la meilleure humeur du monde une allusion faite par
d'autres à cette infirmité, quand il supposait qu'on n'avait pas eu
l'intention de l'offenser. Un jour, dans une compagnie nombreuse et
_mélangée_, une personne sans éducation lui demanda tout haut: «Eh bien,
Milord, comment va votre pied?--Je vous remercie, Monsieur, répondit
Byron du ton le plus poli, comme à l'ordinaire, et absolument de même.»

L'extrait suivant, relatif à un ecclésiastique des amis de sa
Seigneurie, est encore tiré d'une de ses lettres à M. Hodgson, et de la
même année:

«J'écrivis, il y a quelques semaines, à N***, le priant de recevoir
comme élève le fils d'un citoyen de Londres, que je connais beaucoup.
Les attentions toutes particulières dont la famille m'avait comblé
pendant mon séjour parmi eux m'engagèrent à cette démarche. Maintenant,
faites attention à ce qui va suivre, comme quelqu'un l'a dit d'une
manière si sublime. Ce même jour arrive une épître signée N***, ne
contenant pas un seul mot relatif à la pension et à l'éducation, mais
une pétition en faveur de Robert Gregson, le fameux boxeur, actuellement
en prison pour quelques malheureuses livres sterling, et menacé d'avoir
pour dernier asile le _Banc du Roy_. Si cette lettre m'était venue de
quelques-unes de mes accointances _laïques_, ou enfin de toute autre
personne que celle dont parle la signature, je ne m'en étonnerais pas.
Si N*** est sérieux, je félicite le pugilat sur l'acquisition d'un tel
patron, et me trouverais heureux d'avancer quelque somme que ce soit
pour la délivrance du captif Gregson. Mais avant que d'écrire à N*** sur
ce sujet, je veux certainement avoir un certificat du fait signé de vous
ou de quelque respectable propriétaire. Quand je dis le _fait_, c'est le
fait de la lettre en tant qu'écrite par N***; car je n'ai aucun doute de
l'exactitude de ce qu'elle contient. La lettre est actuellement devant
moi, et je la garde pour vous la faire lire.»

Il passa cet automne à Newstead s'occupant principalement à revoir et à
augmenter sa satire. Pour s'assurer lui-même de son mérite en la lisant
et relisant tout imprimée[104], il avait fait tirer plusieurs épreuves
du manuscrit, par son premier éditeur, à Newark. Il est assez
remarquable qu'excité comme il l'était par l'attaque des journalistes,
doué comme il l'était de la faculté d'écrire avec tant de rapidité, il
ait laissé écouler un si grand laps de tems entre l'agression et la
vengeance; mais il paraît qu'il avait pleinement apprécié toute
l'importance du premier pas qu'il ferait dans la littérature après cette
attaque. Il sentait que toutes ses chances de grandeur future
dépendaient de l'effort qu'il allait faire; en conséquence, il
rassemblait tranquillement toutes ses forces. Parmi ses préparatifs pour
la tâche qu'il se proposait, on doit remarquer une étude profonde des
écrits de Pope. Je ne doute point qu'on ne doive dater de cette époque
l'admiration enthousiaste qu'il conserva toujours pour ce grand poète,
admiration qui, après deux ou trois tentatives, éteignit en lui toute
espérance de prééminence dans la même carrière, et le força à chercher
la gloire par des chemins plus ouverts à la concurrence.

     [Note 104: On dit que Wieland avait coutume de faire imprimer
     ses ouvrages pour les corriger, et qu'il tirait de grands
     avantages de cette méthode, qui paraît n'être pas du tout
     extraordinaire en Allemagne.]

La tournure misanthropique que des affections trompées et des espérances
frustrées avaient, à cette époque, donnée à son esprit, lui rendait
facile le genre de la satire; cependant il est évident que cette
amertume existait bien plus dans son imagination que dans son cœur; et
l'entraînement qu'il éprouvait à faire la guerre au monde venait moins
du plaisir de porter des coups çà et là, que du sentiment de sa
puissance qui se révélait alors à lui-même, et qui le plaçait plus haut
qu'auparavant dans sa propre estime. La vérité est que la grande
facilité avec laquelle, comme on le verra bientôt, il passe de l'éloge à
la censure ou de la censure à l'éloge, prouve combien étaient passagères
et incohérentes les impressions qui, dans beaucoup de cas, semblent
avoir dicté ses jugemens. Quoique cette circonstance ôte à quelques
égards, du poids à ses éloges, elle l'absout en même tems du trop
d'aigreur qui se trouve dans ses critiques.

Sa majorité (1809) fut célébrée à Newstead par autant de réjouissances
que purent le permettre la médiocrité de sa fortune et l'exiguïté du
nombre de ses amis; outre le _bœuf_ rôti de fondation, il y eut un bal
donné en cette occasion. La seule particularité dont se souvienne le
vieux domestique qui m'en a parlé, c'est que M. Hanson, l'agent du Lord,
était au nombre des danseurs. Quant à la manière dont Byron lui-même
célébra ce grand jour, je trouve dans une lettre écrite de Gênes, en
1822, les détails suivans qui pourront ne pas paraître sans intérêt.
«Vous ai-je jamais dit que le jour de ma majorité, je fis mon dîner
d'œufs avec du lard et une bouteille d'ale? Pour une fois en passant,
c'est ce que j'aime le mieux à manger et à boire; mais comme ni l'un ni
l'autre ne conviennent à mon estomac, c'est une petite jouissance que je
ne me permets que dans les grandes occasions, tous les quatre ou cinq
ans environ.» On se procura à un intérêt énorme par l'entremise des
usuriers, l'argent nécessaire pour son début dans le monde, et la
nécessité de le rembourser fut long-tems un fardeau pour lui.

Ce ne fut qu'au commencement de cette année qu'il apporta à Londres sa
satire toute prête, à ce qu'il croyait lui-même, pour l'impression; mais
malheureusement avant que l'ouvrage ne fût imprimé, sa bile trouva de
nouveaux alimens dans la négligence avec laquelle il se crut traité par
son tuteur lord Carlisle. Les relations qui avaient précédemment existé
entre ce seigneur et son pupille n'avaient jamais été de nature à faire
naître beaucoup d'amitié entre eux, et c'est au caractère et à
l'influence de Mrs. Byron qu'appartient surtout le blâme d'avoir
augmenté, si ce n'est d'avoir causé leur éloignement. Lord Byron sentit
vivement, comme nous le voyons dans une de ses lettres, la froideur avec
laquelle lord Carlisle avait reçu la dédicace de son premier volume.
Toutefois cédant à des considérations prudentes, non-seulement il avait
dissimulé son déplaisir, mais il avait dans sa satire (telle qu'elle
devait d'abord paraître) introduit le compliment suivant à son tuteur:

«Il n'en est qu'un seul auquel Apollon daigne encore sourire, et dans
Carlisle il couronne un nouveau Roscommon.»

Cet éloge, si généreusement accordé, ne conserva pas sa place dans le
poème. Pendant le tems qui s'écoula entre la composition et
l'impression, Lord Byron, espérant naturellement que son tuteur
s'offrirait de lui-même à l'introduire dans la chambre des pairs le jour
où il devait y paraître la première fois, lui écrivit pour lui rappeler
qu'il serait majeur au commencement de la session. Au lieu de la
politesse à laquelle il s'attendait, il ne reçut pour toute réponse
qu'une note cérémonieuse, lui indiquant la manière formelle de procéder
dans de telles occasions. Il n'est donc pas étonnant que, disposé comme
il l'était par les circonstances précédentes à ne pas supposer à son
tuteur des intentions bien favorables pour lui, et se voyant ainsi
refusé au moment où l'appui d'un parent si proche lui eût été si utile,
son ame, naturellement si _impressionnable_, se soit ouverte au plaisir
de la vengeance. Cette indignation, une fois excitée, ne trouva qu'un
moyen trop facile de s'exhaler. Les vers louangeurs que je viens de
citer furent effacés, et sa satire fut publiée avec ceux que nous y
voyons contre lord Carlisle. Si ces vers flattèrent délicieusement
d'abord son désir de vengeance, telle était la facilité naturelle de son
caractère, qu'il ne tarda pas à se repentir de les avoir écrits[105].

     [Note 105: Voyez les vers sur la mort du major Howard, fils
     de lord Carlisle, tué à Waterloo:

     «Des lyres plus harmonieuses que la mienne ont redit leur
     louange; mais parmi cette troupe de héros, il en est un que
     je voudrais choisir, soit parce que je suis allié de sa
     famille, soit parce que j'ai eu quelques torts envers son
     père.»
                          (CHILDE HAROLD, chant III.)]

Pendant l'impression de son poème, il l'augmenta de plus de cent vers,
et y fit plusieurs changemens, dont deux ou trois peuvent être cités
comme preuves de la promptitude avec laquelle il recevait les
impressions et les influences qui l'ont rendu si variable dans ses
manières de sentir et de juger. Dans sa satire, telle qu'il l'avait
composée d'abord, se trouvaient les deux vers suivans:

Quoique des imprimeurs condescendent à souiller leurs presses des odes
de Smythe et des chants épiques de Hoyle.

Il se repentit, au moment de la publication, de l'injustice de ces deux
vers (injustes également pour les deux auteurs qui y sont cités), du
moins quant à l'une de ces deux victimes. Il prit dans sa satire
imprimée un ton tout-à-fait différent. Le nom du professeur Smythe y est
cité avec honneur, comme il le méritait, et accouplé à celui de M.
Hodgson, l'un des plus estimables amis du poète:

Oh! obscur asile d'une race vandale, à la fois honneur et disgrâce des
sciences, si plongé dans la routine de l'ennuyeuse inutilité, qu'à peine
les noms de Smythe et d'Hodgson seront capables de réhabiliter le tien!

Voici un autre exemple de son extrême mobilité. Le manuscrit original de
la satire contenait ce vers:

Je laisse la topographie à ce fat de Gell.

Pendant le tems de l'impression il fit connaissance avec sir Williams
Gell. Alors, sans effort, par le changement d'une seule épithète, il
convertit sa satire en éloge: il écrivit pour la postérité:

Je laisse la topographie au _classique_ Gell[106].

     [Note 106: Dans la cinquième édition de cette satire,
     supprimée par l'auteur en 1812, il changea de nouveau
     d'opinion sur ce professeur, et en altéra l'expression ainsi:
     «Je laisse la topographie au _rapide_ Gell.» Expliquons la
     raison de ce nouveau changement par la note suivante:
     «_Rapide_; en effet, il a _topographisé_ et _typographisé_ en
     trois jours les états du roi Priam. Je l'avais appelé
     classique avant que je n'eusse vu la _Troade_, et maintenant
     je me garderai bien de lui accorder une qualification à
     laquelle il a si peu de droits.»]

Parmi les passages ajoutés au moment de l'impression, il faut remarquer
les vers contre la licence de l'opéra, «qu'ainsi donc l'Ausonie, etc.,»
que le jeune poète écrivit un soir au sortir du théâtre, et envoya
aussitôt à M. Dallas pour les insérer dans sa satire. Une autre de ces
additions fut le juste tribut d'éloge payé à MM. Crabbe et Rogers, éloge
d'autant plus désintéressé et d'autant plus exact, qu'à cette époque il
n'avait vu ni l'une ni l'autre de ces deux personnes distinguées, et
qu'il conserva toute sa vie l'opinion qu'il avait exprimée sur leur
mérite. Il devint depuis ami intime de l'auteur des _Plaisirs de la
mémoire_; mais il n'eut jamais le bonheur de former aucune liaison avec
celui qu'il désigna si bien sous le nom de _peintre le plus sombre et le
plus vrai de la nature_. Mon respectable ami et voisin, M. Crabbe, m'a
dit qu'une fois ils passèrent un jour ou deux dans le même hôtel, sans
le savoir, et qu'ils ont dû souvent se rencontrer, soit en entrant dans
la maison, soit en sortant.

Presque de deux jours l'un, M. Dallas, qui s'était chargé de surveiller
l'impression, recevait de nouveaux matériaux pour l'enrichir; l'esprit
de l'auteur une fois excité sur un sujet quelconque ne savait plus
maîtriser la surabondance de ses idées. Dans l'un de ses courts billets
à M. Dallas, il lui dit: «Dépêchez-vous vite d'imprimer, ou je vous
inonderai de vers.» Il en fut de même pour ses publications
subséquentes, aussi long-tems du moins qu'il fut à portée de son
imprimeur, alimentant jusqu'au dernier moment la presse d'idées neuves
et fécondes qui lui étaient fournies par la lecture de ce qu'il avait
écrit auparavant. Il semblerait, en effet, d'après l'extrême facilité et
l'extrême rapidité dont il ajouta à presque tous ses ouvrages leurs plus
beaux passages, tandis qu'ils étaient entre les mains de l'imprimeur,
que l'action même de se faire imprimer aiguillonnât son imagination, et
que le torrent de ses idées prît plus de vie, de fraîcheur, en arrivant,
pour ainsi dire, à son embouchure.

Parmi les passages pathétiques dont il orna son poème fut celui que lui
suggéra la mort déplorable de lord Falkland. C'était un officier de
marine, brave, mais débauché, dont il avait fait connaissance dans le
monde, et qui fut, au commencement de mars, tué dans un duel par M.
Powell. Les stances touchantes qu'il lui a consacrées dans sa satire
prouvent assez combien cet événement l'avait vivement frappé. «Je
connaissais beaucoup le feu lord Falkland. Le mardi soir je l'avais vu
faire lui-même les honneurs de sa table hospitalière; le mercredi matin,
je vis étendu devant moi ce corps qu'animaient naguère le courage, la
sensibilité, et tant de nobles passions!» Il ne s'en tint pas à des
paroles pour prouver sa sympathie dans cette occasion. Ce malheureux
jeune homme laissait derrière lui une famille qui avait besoin pour son
soulagement d'autre chose qu'une stérile compassion, et Lord Byron,
malgré la gêne qu'il éprouvait lui-même à cette époque, trouva moyen de
venir généreusement et délicatement au secours de la veuve et des enfans
de son ami. Dans la lettre suivante à Mrs. Byron, il en parle entre
autres sujets importans avec une sensibilité éloignée de toute
ostentation, qui lui fait le plus grand honneur.



LETTRE XXXII.

À MRS. BYRON.

Saint-James-street, n° 8, 4 mars 1809.


MA CHÈRE MÈRE,

«Ma dernière lettre fut écrite dans un grand abattement d'esprit causé
par la mort de ce pauvre Falkland, qui a laissé sans un schelling sa
femme et ses enfans. Je me suis efforcé de venir à leur secours. Dieu
sait que je n'ai pas pu le faire comme je l'aurais désiré, gêné comme je
le suis, et accablé de tant de dettes.

»Vous avez parfaitement raison; il faut que Newstead et moi nous nous
soutenions, ou tombions ensemble. J'y ai vécu, j'y ai attaché mon cœur,
et jamais besoin d'argent présent ou à venir ne pourra me porter à
vendre la moindre parcelle de notre héritage. J'ai un amour-propre qui
me donnera la force de supporter bien des embarras pécuniaires: j'aurai
peut-être à endurer bien des privations; mais quand on m'offrirait en
échange de Newstead la première fortune de l'Angleterre, je rejetterais
la proposition. N'ayez pas d'inquiétude à ce sujet; M. H*** en parle
comme un homme d'affaires; mais je sens comme un homme d'honneur, et je
ne vendrai pas Newstead.

»J'entrerai à la chambre des pairs dès que l'on aura reçu certains
certificats pour lesquels on a écrit à Carhais, dans le Cornouaille, et
je ferai parler de moi: il faut que je brille dès le commencement, ou
tout est perdu. Il faut me garder le secret sur ma satire pendant un
mois, après cela vous serez libre d'en parler absolument comme vous le
voudrez. Lord Carlisle en a usé avec moi d'une manière infâme, en
refusant de donner au chancelier aucun détail sur ma famille. Je l'ai
_sanglé_ comme il faut dans mes vers, et peut-être sa Seigneurie se
repentira-t-elle de n'avoir pas montré une humeur plus conciliante. On
dit que cela se vendra; je l'espère, car le libraire s'est bien conduit
jusqu'ici, c'est-à-dire que l'édition a été bien soignée. Croyez-moi,
etc.

»_P. S._ Vous aurez hypothèque sur une des fermes.»

Le certificat dont il est ici question comme attendu de la principauté
de Cornouaille était les preuves du mariage entre l'amiral Byron et miss
Trevanion, mariage célébré, à ce qu'il paraît, dans une chapelle
particulière, à Carhais, et dont, en conséquence, il était difficile de
se procurer une attestation légale. Le délai nécessaire pour obtenir ces
papiers, et le refus peu gracieux de lord Carlisle de donner aucune
explication sur sa famille, furent les obstacles qui l'empêchèrent
long-tems de prendre sa place à la chambre. Les preuves nécessaires
ayant été à la fin fournies, il se présenta, le 13 mars, dans un état
d'isolement auquel aucun jeune homme d'un rang aussi élevé ne s'était
jamais vu réduit en pareille occasion. N'ayant pas un seul individu de
sa classe pour l'introduire comme un ami, ou l'accueillir comme une
connaissance, ce fut au hasard seul qu'il dut d'être accompagné jusqu'à
la barre de la chambre par un parent très-éloigné, et qui lui était
complètement inconnu un peu plus d'un an auparavant. Ce parent fut M.
Dallas, et les détails qu'il nous a donnés de cette scène entière sont
trop frappans pour que nous y changions un seul mot.

«La satire fut publiée vers le milieu de mars, quelques jours après
qu'il eut pris sa place à la chambre des Pairs, ce qu'il fit le 13 du
même mois. Je descendais ce jour-là de James's-Street, sans intention de
lui faire visite; mais voyant son cabriolet à la porte, j'entrai. Sa
figure plus pâle qu'à l'ordinaire montrait que son esprit était agité et
qu'il pensait au noble seigneur sous les auspices duquel il avait
toujours cru faire son entrée à la Chambre. Je suis bien aise, me
dit-il, de vous voir; je vais prendre ma place à la Chambre, peut-être
voudrez-vous bien m'accompagner. Je me hâtai de lui exprimer combien
j'étais disposé à le faire, lui cachant en même tems le chagrin que
j'éprouvais en voyant un jeune homme qui, par sa naissance, sa fortune
et ses talens, appartenait à la première classe de la société, assez
négligé, assez isolé dans le monde, pour qu'il n'y eût pas un seul
membre du sénat dont il allait faire partie, auquel il pût s'adresser
pour y être introduit d'une manière convenable. Je vis qu'il sentait
vivement sa situation, et je partageais son indignation.

»Après avoir parlé quelque tems de la satire dont les dernières feuilles
étaient alors sous presse, j'accompagnai Lord Byron à la Chambre. Il fut
reçu dans l'une des antichambres par quelques officiers de service, avec
lesquels il s'entendit sur les frais qu'il avait à payer. L'un d'eux
alla avertir le lord chancelier, et revint bientôt avec ordre
d'introduire le récipiendaire. Il y avait peu de membres présens, et
lord Eldon s'occupait d'affaires ordinaires ou peu importantes. Quand
Lord Byron entra, il me parut encore plus pâle qu'avant; on lisait sur
sa figure l'indignation jointe à la mortification; mais parvenu à la
dominer, il passa devant la _balle de laine_[107] sans regarder autour
de lui, et s'avança vers la table où l'officier chargé de cette fonction
lui fit entendre le serment d'usage. Cette formalité remplie, le
chancelier, quittant son siége, fit quelques pas vers lui en souriant et
lui présentant la main pour le féliciter de la manière la plus amicale.
Quoique je n'entendisse pas ses paroles, je vis bien qu'il lui adressait
quelques complimens. Ce fut autant de perdu; Lord Byron fit un salut
cérémonieux, et plaça à peine l'extrémité du bout de ses doigts dans les
mains du chancelier. Celui-ci ne prolongea pas des félicitations aussi
mal reçues; mais il retourna à sa place, tandis que Lord Byron alla
négligemment s'asseoir quelques minutes sur l'un des bancs restés vides
à la gauche du trône, et qu'occupent ordinairement les lords de
l'opposition. Quand il vint me rejoindre, je lui fis part de mes
observations; il me répondit: Si j'avais répondu à son serrement de
main, il m'aurait tout de suite compté comme acquis à son parti. Je ne
veux rien avoir à faire ni avec les uns ni avec les autres; j'ai pris
mon rang; je veux maintenant quitter l'Angleterre. Nous retournâmes à
Saint-James's-Street, mais il ne recouvra pas sa bonne humeur.»

     [Note 107: Nom du fauteuil du chancelier, et qui est pris
     souvent par métaphore pour la dignité de chancelier. C'est
     ainsi que l'on dit être assis sur _la balle de laine_, comme
     chez nous être assis sur les _fleurs de lis_.]

Au récit d'une cérémonie si désagréable pour un esprit fier comme le
sien, et si peu de nature à diminuer les idées misanthropiques qui déjà
prenaient sur lui tant d'empire, j'ajouterai d'après l'un de ses propres
_souvenirs_, les détails qu'il nous a lui-même laissés sur sa courte
conversation avec le lord chancelier:

«Quand j'eus atteint mes vingt-un ans, la nécessité de me procurer
certains certificats de naissance et de mariage m'empêcha pendant
plusieurs semaines de prendre rang dans la Chambre. Après que ces
difficultés eurent été levées, et que j'eus prêté serment, le lord
chancelier s'excusa auprès de moi de ce délai, observant que le maintien
de ces formes voulues était une partie de son devoir. Je lui répondis
qu'il ne me devait point d'excuse, et comme il n'avait pas, en effet,
montré beaucoup d'empressement, j'ajoutai: Votre seigneurie est
exactement comme le _Petit Poucet_ (on donnait à cette époque la pièce
de ce nom), vous avez fait votre _devoir_, mais vous n'avez fait rien de
plus.»

Quelques jours après parut la satire, et l'un des premiers exemplaires
fut adressé à M. Harness, son ami, avec la lettre suivante:



LETTRE XXXIII.

À M. HARNESS.

Saint-James's-Street, 18 mars 1809.

«Vous ne me deviez pas d'excuses; si vous avez le tems d'écrire, et si
vous y êtes disposé, tant mieux; Le Seigneur nous rend reconnaissans
pour les faveurs que nous recevons. Quand, au contraire, je n'entends
pas parler de vous, je me console en pensant que vous êtes plus
agréablement occupé.

»Je vous envoie par le même courrier une certaine satire nouvellement
publiée; et en retour de trois shillings et six pences qu'il m'en coûte,
je vous prie, si vous venez à en deviner l'auteur, de tenir son nom
secret, du moins quant à présent. Londres est plein de l'affaire du
duc[108]. La Chambre des communes s'en est occupée pendant les trois
dernières soirées, et n'a cependant encore rien décidé. Je ne sais pas
si la chose sera portée devant notre Chambre, à moins que ce ne soit
sous forme d'accusation. Si elle y paraît d'une manière qui permette la
discussion, je serai peut-être tenté de dire quelque chose à ce sujet.
Je suis bien aise d'apprendre que vous aimez Cambridge, premièrement
parce que vous savoir heureux ne peut qu'être infiniment agréable à
quelqu'un qui vous désire toutes les joies possibles de ce monde
sublunaire, et secondement, parce que j'admire la moralité de ce
sentiment. L'_alma mater_ a été pour moi une _injusta noverca_, et cette
vieille folle ne m'a donné mon degré de _master artium_ que parce
qu'elle n'a pu l'éviter. Vous savez quelle farce un noble candidat est
obligé de jouer.

     [Note 108: Probablement l'affaire du duc d'York, accusé
     d'avoir vendu ou laissé vendre des commissions dans l'armée
     d'une manière illégale.]

«Je compte partir pour mes voyages, si je puis, au printems, et avant
cette époque je fais une collection des portraits de ceux de mes
camarades d'école avec lesquels j'étais le plus lié. J'en ai déjà
quelques-uns, et j'ai besoin du vôtre, sans lequel la galerie ne serait
pas complète. J'ai employé l'un des premiers peintres de miniature de
l'époque, et ce à mes dépens bien entendu, car je n'ai jamais souffert
que mes connaissances fussent induites à la moindre dépense pour
satisfaire quelqu'une de mes fantaisies. Cette observation pourra
paraître indélicate; mais quand je vous dirai qu'un de nos amis avait
d'abord refusé de poser dans la persuasion qu'il lui faudrait délier les
cordons de sa bourse, vous conviendrez qu'il est nécessaire de bien
établir d'abord ces préliminaires; pour éviter le retour d'une semblable
méprise, je viendrai vous voir quand il en sera tems, et je vous ménerai
chez le peintre. Ce sera une espèce de taxe que je léverai pendant une
semaine sur votre patience; mais excusez-moi, je vous prie, et songez
que cette ressemblance sera peut-être le seul souvenir qui me restera un
jour de notre ancienne amitié et de notre liaison actuelle. Cette idée
paraît assez folle maintenant; mais dans quelques années, quand
quelques-uns d'entre nous seront morts, que d'autres seront séparés par
des circonstances inévitables, ce sera une sorte de satisfaction de
conserver, dans les portraits de ceux qui survivront, l'image de ce que
nous étions naguère, et de contempler dans les portraits de ceux qui
seront morts tout ce qui nous restera du jugement, de la sensibilité et
de l'ensemble de tant de nobles qualités. Mais tout ceci doit être assez
ennuyeux pour vous; ainsi bon soir, et pour finir mon chapitre ou plutôt
mon homélie, croyez-moi, mon cher Harness, votre très-affectionné, etc.,
etc.»

Dans cette idée romanesque de rassembler et de conserver les portraits
de ses anciens amis de classe, on voit le travail naturel d'un cœur
ardent et désappointé qui, à mesure que l'avenir commence à s'obscurcir
autour de lui, se rattache avec empressement au souvenir du passé, et
qui, désespérant de trouver de nouveaux et de fidèles amis, ne songe
plus qu'à conserver tout ce qu'il pourra des anciens. Mais, en ce moment
même, sa sensibilité eut à soutenir un de ces terribles échecs auxquels
des ames comme la sienne, fort au-dessus de la trempe ordinaire, ne sont
que trop fréquemment exposées. Ce fut de la part d'un des amis qu'il
estimait le plus qu'il reçut, au moment où il quittait l'Angleterre,
cette preuve d'indifférence dont il se plaint et s'indigne dans une note
du second chant de _Childe-Harold_, la mettant en contraste avec la
fidélité et l'affection que venait de lui montrer son domestique turc
Derwish. M. Dallas décrit ainsi l'émotion où il le vit à l'occasion de
ce même manque d'affection:

«Je le trouvai étouffant d'indignation. Le croirez-vous? me dit-il; je
viens à l'instant de rencontrer N***, je l'ai prié de venir passer une
heure avec moi; il m'a refusé; et quelle raison pensez-vous qu'il m'ait
donnée? Il était engagé à aller courir les boutiques avec sa mère et
quelques autres dames, et il sait que je pars demain pour être absent
pendant plusieurs années, et peut-être pour ne revenir jamais! Amitié!
je ne pense pas qu'excepté vous, votre famille et peut-être ma mère, je
laisse derrière moi un seul être qui se soucie de ce que je pourrai
devenir.»

D'après cette phrase déjà citée d'une lettre à Mrs. Byron, «il faut que
je fasse quelque chose bientôt dans la Chambre,» et d'après une autre
expression plus explicite encore, contenue dans une lettre à M. Harness,
il paraîtrait qu'il songeait sérieusement, à cette époque, à entrer de
suite dans la carrière des affaires politiques que sa qualité de pair
héréditaire semblait ouvrir naturellement devant lui. Mais quelles
qu'aient été d'abord les impulsions de son ambition vers ce point, il y
renonça bientôt. S'il eût été allié de quelques familles qui eussent
tenu un rang distingué dans le monde politique, son envie de dominer,
secondée par de tels exemples et de telles sympathies, l'eût porté sans
doute à chercher la gloire au milieu des guerres de parti; peut-être
c'eût été alors son lot de donner un exemple remarquable de ce
changement par lequel un homme cesse d'être un grand poète pour devenir
un grand politique. Heureusement, toutefois pour le monde, car c'est une
question si ce fut un bonheur pour lui-même, il était décidé que ce
serait dans l'empire plus brillant de la poésie qu'il devait dominer. En
effet, l'isolement de toute société dans lequel il se trouvait à cette
époque, étant privé de ces affections et de ces protections dont un
jeune homme est ordinairement entouré lors de ses débuts, cet isolement,
dis-je, devait le décourager de suivre une carrière où les chances de
succès dépendent surtout des avantages qui ne sont pas en nous-mêmes.
Loin donc de prendre une part active aux travaux de ses nobles
collègues, il paraît qu'il regardait comme ennuyeux et mortifiant d'y
assister comme spectateur. Quelques jours après son admission, il se
retira dans sa retraite de Newstead-Abbey, pour y savourer l'amertume
d'une expérience prématurée, ou pour y méditer d'avance sur les scènes
et les aventures auxquelles son esprit ardent devait trouver à
l'étranger un champ plus libre que dans sa patrie.

Peu de tems s'écoula cependant avant qu'il ne fût rappelé à Londres par
le succès de sa satire, dont le prompt débit rendait une seconde édition
nécessaire. Son agent zélé, M. Dallas, avait pris soin de lui
transmettre, dans sa solitude, tout ce qu'il avait pu recueillir
d'opinions favorables à son ouvrage. Il n'est pas sans intérêt de voir
par quels degrés on arrive d'abord à la réputation, et de trouver dans
l'approbation d'autorités telles que Pratt et les écrivains des Revues,
la première récompense et les premiers encouragemens d'un Byron.

«Vous êtes déjà, lui écrivait-il, assez généralement connu pour
l'auteur. Cawthorn m'en a parlé dans ce sens, et j'en ai eu par moi-même
une preuve chez Hatchard, libraire de la reine. J'entrai pour lui
demander la satire; il me répondit qu'il en avait vendu un grand nombre
d'exemplaires, qu'il ne lui en restait pas un, qu'il allait en
redemander davantage, ce que je vis depuis qu'il avait fait. Je lui
demandai quel était l'auteur. Il me répondit qu'on la croyait de Lord
Byron. J'insistai pour savoir si c'était son opinion, à lui-même. Il me
répondit que oui, et que ce qui le lui faisait croire, c'est qu'une dame
de distinction était venue, sans hésitation, lui demander la satire de
Lord Byron. Il m'apprit aussi qu'il avait demandé à M. Giffard, qui
vient souvent dans sa boutique, si la satire était de vous; celui-ci nia
absolument qu'il en connût l'auteur; mais il parla avec grand éloge de
l'ouvrage, et dit qu'on lui en avait envoyé un exemplaire. Hatchard m'a
assuré que tous ceux qui fréquentent son cabinet de lecture l'admirent
beaucoup. Cawthorn m'a dit qu'on en faisait généralement un très-grand
cas, non-seulement parmi ses propres pratiques, mais encore parmi toutes
celles de ses confrères. Je suis allé plusieurs fois exprès chez mon
éditeur, et je l'ai toujours entendu beaucoup vanter. Pratt l'a lue
dernièrement à haute voix dans les salons, Phillip à un cercle d'hommes
de lettres: tous l'ont unanimement louée. L'_Anti-Jacobin_ et le
_Gentleman's Magazine_ ont déjà embouché pour vous la trompette de la
renommée. Vous verrez votre satire dans les autres revues le mois
prochain, et probablement elle sera maltraitée dans quelques-unes,
suivant les rapports que les propriétaires ou les éditeurs peuvent avoir
avec ceux que vous y avez flagellés.»

À son arrivée à Londres, vers la fin d'avril, il trouva la première
édition de sa satire presque épuisée; il se mit aussitôt en devoir d'en
préparer une seconde, à laquelle il résolut de mettre son nom. Les
additions qu'il fit alors à son ouvrage sont considérables, il ajouta
entre autres près de cent vers qui devinrent les premiers[109], et ce ne
fut guère qu'au milieu du mois suivant que la nouvelle édition fut prête
à imprimer. Pendant son dernier séjour à la campagne, il était convenu
avec son ami Hobhouse qu'ils quitteraient l'Angleterre au commencement
de juin, et il désirait voir les épreuves de son volume avant que de
partir.

     [Note 109: La première édition commençait au vers:

        «Il fut un tems, avant que de nos jours dégénérés.»]

Cette seconde édition est suivie d'un post-scriptum en prose que M.
Dallas, et c'est une preuve de jugement et de goût, supplia en vain le
poète de retrancher. Il est fort à regretter que Byron ne se soit point
rendu à ses sages avis; car il règne, dans cette malheureuse page, un
ton de bravache, que l'on est toujours peiné de voir adopté par un homme
vraiment brave. En voici un échantillon: «On dira peut-être que je
quitte l'Angleterre, parce que j'y ai insulté des personnes d'esprit et
d'honneur; mais je reviendrai, et elles pourront entretenir jusque-là
leurs ressentimens. Ceux qui me connaissent peuvent affirmer que les
motifs qui me font voyager, sont loin d'être des craintes littéraires ou
personnelles, et ceux qui ne me connaissent pas pourront en être
convaincus un jour. Depuis la publication de cet opuscule, mon nom n'a
pas été au secret, j'ai presque constamment habité Londres, prêt à
rendre raison de ce que j'ai écrit, et m'attendant chaque jour à
recevoir quelque petit cartel; mais, hélas! les tems de la chevalerie
sont passés, ou, pour parler comme le vulgaire, il n'y a plus de courage
aujourd'hui.»

Quelques torts que l'auteur ait pu avoir dans cette satire, peu de
personnes la jugeraient plus sévèrement aujourd'hui, qu'il ne la jugea
lui-même neuf ans après l'avoir composée, au moment où il venait de
quitter l'Angleterre pour n'y jamais revenir. M. Murray possède
l'exemplaire que Byron lut alors; et les notes qu'il griffonna en marge,
et au bas des pages, méritent d'être traduites ici; sur la première on
lit:

«La reliure de ce volume est beaucoup trop belle pour ce qu'il contient.

»C'est la propriété d'un autre, voilà la seule raison qui me retient de
jeter au feu ce misérable monument de colère déplacée et de critique
aveugle.»

En marge de ce passage: «De se laisser égarer par le cœur de Jeffrey, ou
la tête béotienne de Lamb,» est écrit: «Cela n'est pas juste; la tête et
le cœur de ces messieurs, ne sont pas du tout tels qu'ils ont été ici
représentés.» En travers de tout le sévère passage contre MM. Wordsworth
et Coleridge, il a griffonné _injuste_. Pour l'attaque terrible contre
M. Bowles, le commentaire est: «Tout ce morceau sur Bowles est trop
sauvage.» À la marge des vers qui commencent par «salut à l'immortel
Jeffrey,» est écrit, «trop féroce... C'est de la folie toute pure;» et
plus bas, à propos des vers: «Quelqu'un se rappelle-t-il ce jour
désastreux, etc.,» il ajoute, «tout cela est mauvais, parce que c'est
trop personnel.»

Quelquefois cependant, loin de casser ses premiers jugemens, il semble
disposé à les confirmer et rendre plus sévères. Ainsi, en marge du
passage relatif à certain auteur de certaines épopées obscures (Cottle),
il dit: «C'est bien,» ajoutant au bas de la page: «J'ai vu quelques
lettres de ce drôle à une pauvre dame poète,» dont il attaque les
productions (productions dont cette brave femme n'était nullement
enflée), d'un ton si grossier et si tranchant, que je ne regretterais
pas les coups de fouet que je lui ai donnés, quand même ils eussent été
injustes, ce qui n'est pas, car en vérité _c'est un grand âne_. En marge
des vers si forts contre Clarke, collaborateur du _Magazine_ appelé le
_satiriste_, se trouve cette remarque: «Assez bien; il la méritait, et
cela n'est pas trop mal exprimé.»

Tout le paragraphe commençant par _Illustre Lord Holland_, a pour note
«mauvais, et, en outre, manquant de vérité.» Les vers contre Lord
Carlisle lui paraissent mauvais aussi, la provocation n'était pas
suffisante pour justifier tant d'acrimonie. Dans une autre note
concernant le même seigneur, il dit: «Beaucoup trop sauvage, quel qu'en
ait pu être le fondement.» Il dit de Rosa Maltida (la fille du célèbre
juif K...), «elle a depuis épousé le Morning-Post, mariage extrêmement
bien assorti.» Aux vers commençant par «Quand quelque jeune homme
d'espérance, habitant une échoppe, etc.,» il a joint un note qui n'est
pas sans intérêt: «Tout ceci était dirigé contre le pauvre Blackett, il
était alors _patronisé_ par A. I. B.[110]. Je l'ignorais, sans quoi je
n'eusse pas écrit tout ceci, ou du moins, je ne le crois pas.»

     [Note 110: Lady Byron, alors miss Milbank.]

En regard de l'éloge de M. Crabbe, il a écrit: «Je considère Crabbe et
Coleridge comme les deux plus remarquables poètes de notre tems, sous le
rapport de l'invention et du pathétique.» Sur l'un de ses propres vers:

        Et la gloire comme le Phénix au milieu des flammes, etc.

il s'écrie: «Le diable emporte le Phénix! comment a-t-il fait pour venir
se fourrer là?» Et il conclut ses remarques de détails par l'observation
suivante, sur l'ensemble de la pièce:

«Je désirerais bien sincèrement que la majeure partie de cette satire
n'eût jamais été écrite, non seulement à cause de l'injustice des
jugemens qui y sont portés sur quelques ouvrages et quelques personnes,
mais parce que je ne saurais approuver le ton qui y règne en général, et
l'esprit qui l'a dictée.

«BYRON.--Diodati-Genève, 14 juillet 1816.»

En même tems qu'il préparait sa nouvelle édition, il faisait gaîment les
honneurs de Newstead à une troupe de jeunes amis de collége, qu'à la
veille de quitter l'Angleterre pour si long-tems il avait réunis autour
de lui, comme pour une fête d'adieux. La lettre suivante, de l'un des
convives, Charles Skinner Matthews; quoiqu'elle ne parle pas autant de
son hôte illustre que nous eussions pu le désirer, plaira sans doute au
lecteur comme une peinture prise au moment même, et qui réfléchit bien
le caractère de Byron à cette époque.



LETTRE DE C.S. MATTHEWS, ÉCUYER,

À MISS ***.

Londres, 22 mai 1809.


MA CHÈRE MISS ***,

«Il faut d'abord que je vous donne quelques détails sur le lieu
singulier que je viens de quitter.

»Newstead-Abbey est située à 136 milles de Londres, et à 4 de Mansfield.
C'est un si beau morceau d'architecture que je ne serais pas étonné
qu'on en trouvât la description, et peut-être la gravure, dans les
_monumens_ gothiques de Grose. Elle est en la possession des ancêtres du
propriétaire actuel depuis l'époque de la dissolution des monastères,
mais le bâtiment lui-même est d'une date bien plus reculée. Quoique
tombant en ruines, c'est encore une abbaye complète, et la plus grande
partie de l'édifice est encore debout et dans le même état que le jour
où il fut construit. Il y a deux rangées de cloîtres, avec un grand
nombre de chambres et de cellules, qui, bien qu'inhabitées et
inhabitables, pourraient facilement être remises en état; beaucoup des
anciennes chambres servent encore, entre autres une grande salle dallée.
Il ne reste plus qu'un côté de l'église de l'abbaye; l'ancienne cuisine
et une longue file de bâtimens attenans n'offrent plus qu'un amas de
décombres. Une salle magnifique de 70 pieds de long sur 23 de large,
unit les anciennes constructions aux bâtimens modernes; mais toutes les
parties de la maison sont dans un grand état de délabrement et
d'abandon, excepté celles que le seigneur actuel vient de faire
arranger.

»La maison et les jardins sont entièrement entourés d'une muraille
crénelée. Devant l'entrée principale se trouve un grand lac, flanqué çà
et là de bâtimens fortifiés, dominés par une tour placée à l'autre
extrémité. Imaginez-vous, tout autour, des collines nues et arides, la
vue ne découvrant qu'à peine deux ou trois méchans arbres rabougris, à
plusieurs milles de distance, et vous aurez une idée de Newstead. Le
dernier lord étant brouillé avec son fils, auquel le domaine était
assuré par substitution, voulut au moins, par esprit de vengeance, qu'il
ne lui arrivât que dans le plus mauvais état possible. En conséquence il
négligea les constructions, et fit un tel abattage de tous les arbres,
qu'il réduisit bientôt une propriété naguère _boisée_ à l'état de
désolation et de nudité que je viens de décrire. Toutefois, son fils
mourut avant lui, et, tout cet étalage de colère manqua ainsi son effet.

»En voilà assez sur le domaine; j'ai multiplié les détails sans ordre et
sans liaison, pour qu'ils ressemblassent mieux au sujet. Mais si ce lieu
vous paraît étrange, la manière dont on y vit ne l'est pas moins, je
vous assure. Montez avec moi les degrés qui mènent au vestibule, que je
vous présente à Milord et à ses hôtes. Prenez garde, souvenez-vous de
n'y venir qu'en plein jour, et de bien ouvrir vos yeux, car si vous
alliez vous tromper, si vous tourniez trop à droite en montant les
degrés, vous vous feriez empoigner par un ours, et si vous alliez trop à
gauche, ce serait encore pire, vous vous trouveriez nez à nez avec un
loup. Parvenu à la porte, vous n'êtes pas hors de danger, car le
vestibule étant en mauvais état, et ayant grand besoin de réparation, il
y a probablement à l'autre extrémité une foule de visiteurs qui
s'exercent à tirer au blanc, de manière que si vous entrez sans donner,
de loin et à haute voix, avis de votre approche, vous n'aurez échappé à
l'ours et au loup que pour tomber sous les balles des joyeux moines de
Newstead.

«Nous étions quatre, sans compter Lord Byron, et notre compagnie
s'augmentait de tems en tems d'un curé du voisinage. Quant à notre
manière de vivre, voici quel était généralement l'ordre du jour: pour le
déjeuner, point d'heure fixe, chacun le prenait à sa convenance, et la
table demeurait servie jusqu'à ce que chacun de nous eût fini; il est
vrai de dire que si quelqu'un de nous eût désiré déjeuner d'aussi _bonne
heure_ que dix heures, il lui eût fallu une grande chance pour trouver
aucun des domestiques debout. Nous nous levions, terme moyen, à une
heure. Moi, qui me levais généralement entre onze heures et midi,
j'étais toujours, même malade, le premier levé, et je passais pour un
miracle de diligence et d'activité. Souvent deux heures sonnaient avant
que nous n'eussions fini de déjeuner. Alors, pour amuser notre journée,
nous avions la lecture, l'escrime, le bâton de volée, ou le jeu de
volant dans le grand salon, le tir au pistolet dans le vestibule; la
promenade à pied, à cheval, en bateau sur le lac, la partie de paume, ou
quelque partie avec l'ours et le loup que nous nous plaisions à
tourmenter. Entre sept et huit heures, nous nous mettions à table pour
dîner, et nous y restions jusqu'à une, deux et trois heures du matin. Je
laisse à deviner quel était notre plaisir pendant cette longue séance.

»Je ne dois pas passer sous silence l'usage de faire passer à la ronde,
au moment du dessert, un crâne humain, rempli de vin de Bourgogne. Après
nous être rassasiés de viandes choisies et des meilleurs vins de France,
nous nous rendions dans le salon pour prendre le thé; là, suivant son
goût, chacun se livrait à la lecture ou à quelque conversation
instructive; et, après les _Sandwiches_, etc., chacun se retirait dans
sa chambre à coucher. Une collection de robes de moines, avec tout ce
qui s'en suit, crosses, rosaires, tonsures, etc., donnait plus de
variété à nos physionomies et à nos plaisirs.

»Vous pouvez juger combien je fus contrarié de me trouver malade presque
pendant la première moitié du tems que je passai à Newstead. Mais je fus
conduit à des réflexions bien différentes de celles du docteur Swift,
qui quitta sans cérémonie aucune la maison de Pope, et lui écrivit
ensuite qu'il était impossible à deux amis malades de vivre ensemble;
mon pauvre corps tremblant et affaibli se trouvait si mal de la robuste
et bruyante santé de mes compagnons, que je désirais de tout mon cœur
voir chacun dans la maison, aussi malade que moi.

»Je revins à pied avec un autre des convives; nous faisions à peu près
vingt-cinq milles par jour, mais nous restâmes environ une semaine en
route, parce que nous fûmes retenus par les pluies.

»Je terminerai ici le récit d'une excursion qui m'a fait mieux connaître
le pays. Où croyez-vous que j'aille maintenant? À Constantinople! Du
moins on m'a proposé ce petit voyage. Lord Byron et un autre de mes amis
partent le mois prochain, et m'ont demandé de les accompagner; mais
c'est un projet un peu important, et qui vaut bien la peine d'y
réfléchir à deux fois... Adieu, etc.»

C.S. MATTHEWS.

Après avoir ainsi mis la dernière main à sa nouvelle édition, sans
attendre les nouveaux honneurs qui se préparaient pour lui, Lord Byron
quitta Londres le 11 juin, et, quinze jours après, mit à la voile pour
Lisbonne.

Quelque grands que fussent les progrès que son talent eût faits sous
l'influence de la colère qu'il avait prise pour muse, il est, dans la
satire dont nous venons de parler, bien loin de la hauteur qu'il
atteignit dans la suite. Il est remarquable en effet que, lié comme son
génie paraît l'avoir été avec son caractère, le développement de ce
dernier ait précédé de si long-tems toute la maturité des ressources de
l'autre. La nature, en développant de bonne heure en lui une faculté de
sentir si forte et si multiple, semblait lui avoir désigné ce qu'elle
attendait de lui, avant qu'il pût la comprendre. Ce ne fut que lentement
et après de longues méditations, qu'il découvrit en lui-même tous ces
matériaux de poésie, que son caractère de feu enfantait, pour ainsi
dire, à son insu. Toute vigoureuse que soit sa satire, on y voit peu de
choses qui puissent donner un avant-goût des merveilles qui l'ont
suivie. Son esprit avait reçu l'éveil, mais il n'en avait pas encore
sondé la profondeur; et le fiel qu'il y répand, ne part pas encore du
fond de son cœur comme celui qu'il jeta dans la suite à la face du genre
humain. Ses innombrables facultés, ses passions que son ame avait
nourries si long-tems, n'avaient pas encore trouvé d'organe digne
d'elles. Le sombre, le grandiose, le tendre de sa nature, n'avaient pas
encore de voix, jusqu'à ce qu'enfin son puissant génie se réveilla avec
le sentiment de toute sa force.

En s'arrêtant, dans sa satire aussi bien que dans ses premières poésies,
à écrire d'après des modèles reçus, il montra combien peu il avait
encore exploré ses propres ressources, et découvert les marques
distinctives qui devaient à jamais illustrer son nom. Quelque hardi et
quelque énergique que fût en général son caractère, il avait bien peu de
confiance dans ses forces intellectuelles. Ce ne fut que par degrés
insensibles qu'il acquit la conscience de ce qu'il pouvait faire; et il
ne fut pas moins étonné que le public de découvrir dans son ame une
aussi riche mine de génie. C'est par suite de la même lenteur à
s'apprécier, que, dans la suite, arrivé à l'apogée de sa gloire, il
douta long-tems qu'il pût réussir dans aucun ouvrage qui ne demandât que
de l'esprit et de la gaîté, jusqu'à ce que l'heureux essai qu'il en fit
dans Beppo, dissipa sa méfiance, et ouvrit une nouvelle carrière de
triomphes à son génie immense et versatile.

À quelque distance que ses premières productions soient de celles qui
les ont suivies, il y a dans sa satire une vivacité de pensées, une
vigueur et un courage qui, joints à la justice de sa cause, ne pouvaient
manquer de lui valoir la sympathie publique, et d'attacher immédiatement
beaucoup de célébrité à son nom. Malgré le ton général de hardiesse et
d'indifférence qui règne dans sa satire, on y voit de tems en tems
quelques allusions à son sort et à son caractère, dont le pathétique
semble assurer la vérité, et qui étaient de nature à piquer vivement la
curiosité et l'intérêt. Je vais citer deux ou trois de ces passages,
comme montrant bien l'état de son ame à cette époque. Voici comme il
peint sa jeunesse exposée sans protection aux tentations d'un monde
corrompu et corrupteur: «Moi-même, le plus insouciant d'une troupe
insouciante, qui ai juste assez de bon sens pour connaître ce qui est
juste, et faire ce qui ne l'est pas, abandonné à moi-même à l'âge où le
bouclier de la raison est encore mal assuré, pour chercher mon chemin au
travers de la foule innombrable des passions; moi que tous les genres de
plaisir ont attiré et repoussé tour à tour, moi-même je me sens forcé
d'élever la voix; je suis forcé de sentir que de telles scènes, que de
tels hommes sont contraires au bien public. Quand même quelqu'ami me
dirait d'un ton de censeur: En quoi vaux-tu mieux que les autres, fou
que tu es? Quand même chacun de mes anciens camarades de débauche
sourirait et crierait au miracle, de me voir devenu moraliste...»

Mais le passage suivant, quoique écrit à la hâte, montre bien plus
encore ce cœur ulcéré que l'on retrouve dans toutes ses compositions
subséquentes:

«Il fut un tems qu'un mot désagréable ne serait jamais tombé de mes
lèvres qui semblent aujourd'hui pleines de fiel; ni fous ni folies
n'auraient pu me forcer à mépriser le plus vil des insectes que je
voyais ramper devant mes yeux. Mais aujourd'hui je suis bien endurci, je
suis bien changé de ce que j'étais dans ma jeunesse. J'ai appris à
penser et à dire sévèrement la vérité; j'ai appris à me moquer des
décrets emphatiques de nos critiques et à les briser eux-mêmes sur la
roue qu'ils m'avaient préparée. J'ai appris à repousser du pied la verge
que l'on voulait me faire baiser...»

Nous avons indiqué dans les pages précédentes quelques-unes des causes
qui amenèrent ce changement de son caractère. Outre son propre
témoignage, il en est plusieurs autres qui prouvent qu'il n'avait
naturellement pas de fiel. Dans son enfance, bien qu'il se montrât
quelquefois colère et entêté, chacun reconnaissait sa douceur et sa
bonté envers ceux qui se montraient eux-mêmes bons et doux à son égard;
et ceux qui l'ont connu alors s'accordent à le d'un caractère affectueux
et gai.

De toutes ces qualités naturelles la plus saillante, en effet, semble
avoir été un profond besoin d'aimer. Une disposition à former des
attachemens durables et un désir ardent d'être payé de retour, ont été
le songe et le tourment de sa vie. Nous avons vu avec quel enthousiasme
passionné il se livra à ses amitiés de collége. L'amour délirant et
malheureux qui suivit fut, si je puis m'exprimer ainsi, l'agonie, sans
être la mort, de ce désir insatiable qui dura toute sa vie, remplit sa
poésie de tout ce que l'ame a de plus tendre, prêta l'éclat de ses
couleurs, même à ces nœuds indignes que la vanité et la passion lui
firent former dans la suite, et lui dicta encore ces stances qu'il
écrivait quelques mois avant sa mort:

Il est tems que ce cœur cesse d'être ému, puisqu'il a cessé d'émouvoir
les autres, et cependant, quoique je ne puisse plus être aimé, j'ai
besoin d'aimer encore!

En supposant même les circonstances les plus favorables, ce serait
encore une question de savoir si, avec des dispositions telles que
celles que nous venons de décrire, il eût pu éviter d'être à la fin
désappointé, ou s'il eût jamais pu trouver où reposer son imagination et
ses désirs; mais Lord Byron rencontra les désappointemens dès les
premiers pas qu'il fit dans le sentier de la vie. Sa mère, vers laquelle
il tourna naturellement et avec ardeur ses premières affections, ou le
repoussa rudement, ou s'en joua par caprice. Parlant de ses premières
années avec un de ses amis, à Gênes, peu de tems avant son départ pour
la Grèce, il datait la première sensation de peine ou d'humiliation
qu'il eût jamais connue, de la froideur avec laquelle sa mère recevait
ses caresses dans son enfance et de ses fréquentes et malicieuses
allusions à son infirmité.

Sa jeunesse fut aussi privée de l'affection sympathique d'une sœur; il
n'eut d'abord avec la sienne que des rapports extrêmement rares. Si son
besoin d'aimer avait trouvé où s'épancher dans sa famille, peut-être le
torrent de ses sensations se serait-il trouvé plus au niveau de ce monde
qu'il avait à traverser. Ainsi il eût évité ces chutes rapides et
tumultueuses auxquelles il fut bientôt exposé pour s'être trop tôt élevé
à toute sa crue. Le manque d'objets sur lesquels son attachement pût se
porter dans la maison paternelle ne laissa à son cœur d'autres
ressources que ces affections enfantines qu'il forma à l'école; quand
celles-ci furent interrompues par son passage à Cambridge, il se
retrouva de nouveau isolé et abandonné au vague de ses désirs. Bientôt
survint son malheureux attachement pour miss Chaworth, auquel, plus qu'à
toute autre cause, il attribuait lui-même le funeste changement qui
s'opéra dans son caractère.

«Je doute quelquefois, dit-il dans ses _Pensées détachées_, si, après
tout, un genre de vie tranquille et sans agitation eût pu me convenir,
et pourtant je regrette quelquefois de n'en avoir pas un tel. Mes
premiers rêves, comme presque tous ceux des enfans, furent des rêves
guerriers; peu après ils furent tous d'amour et de solitude, jusqu'à ce
que mon malheureux attachement pour Maria Chaworth commença lorsque
j'avais à peine quinze ans, et continua long-tems quoique soigneusement
caché. Ce fut ce qui me rejeta de nouveau seul sur une vaste... vaste
mer. Je me rappelle qu'en 1804, je rencontrai ma sœur chez le général
Harcourt dans Portland-Place. J'étais moi-même alors, tel qu'elle
m'avait toujours vu jusque-là. Quand nous nous rencontrâmes ensuite en
1805 (elle me l'a dit depuis), mon caractère et mes manières étaient
tellement changés que l'on me reconnaissait à peine. Je ne m'apercevais
pas alors de cette altération; mais j'y crois, et je pourrais en rendre
raison.» J'ai déjà raconté la manière dont il prit congé de miss
Chaworth avant son mariage. Une fois après cet événement, il la revit,
et ce fut pour la dernière, lorsqu'il fut invité par M. Chaworth à dîner
à Annesley, peu de tems avant son départ d'Angleterre. Le peu d'années
qui s'étaient écoulées depuis leur dernière entrevue avaient apporté un
changement considérable dans les manières et l'extérieur du jeune poète.
L'informe et gros écolier était devenu un jeune homme gracieux et bien
pris dans sa taille. Ces émotions et ces passions qui rehaussent d'abord
et détruisent ensuite la beauté, n'avaient encore produit sur ses traits
que leur effet favorable; et quoiqu'il eût eu peu d'occasions de
fréquenter la bonne société, ses manières avaient acquis cette douceur
et cet aplomb qui caractérisent l'homme bien élevé. Son empire sur
lui-même fut bientôt mis à l'épreuve quand on apporta dans l'appartement
la petite fille de sa belle hôtesse. La vue de cet enfant lui fit
éprouver un saisissement dont il ne fut pas maître, ce ne fut qu'avec
effort qu'il parvint à dissimuler sa profonde émotion, et c'est à ce
qu'il éprouva dans ce moment que nous devons ces stances touchantes: «Eh
bien! tu es heureuse, etc.[111],» qui ont paru dans un recueil de
_Mélanges_, publié par l'un de ses amis, et que l'on retrouve maintenant
dans la collection générale de ses œuvres. Sous l'influence du même
sentiment il composa deux autres pièces à cette même époque; mais comme
elles ne se trouvent que dans les _Mélanges_ que je viens de citer, et
que ce recueil n'est plus dans le commerce, je crois qu'on ne me saura
pas mauvais gré d'en citer ici quelques stances:

     [Note 111: Datées sur le manuscrit original, 2 novembre
     1808.]


ADIEUX A UNE DAME[112].

     [Note 112: Intitulés dans le manuscrit original: À Mrs. ***,
     qui me demandait mes raisons pour quitter l'Angleterre au
     printems, et datés du 2 décembre 1808.]

Quand, chassé des bosquets d'Éden, l'homme s'arrêta quelques instans sur
le seuil, chaque scène lui rappelait les heures écoulées, et lui faisait
maudire son avenir.

Mais errant à travers de lointains climats, il apprit à porter le poids
de son chagrin; il ne fit plus que donner un soupir au souvenir du tems
passé, et trouva du soulagement au milieu de scènes plus agitées.

Ainsi, Marie, doit-il en être de moi; je ne dois plus revoir tes
charmes, car quand je m'arrête près de toi, mon cœur soupire pour tout
ce bonheur qu'il a connu autrefois, etc.

L'autre poème respire tout entier la tendresse; mais je n'en donnerai
que les stances qui me paraissent les plus saillantes:


STANCES À ***, EN QUITTANT L'ANGLETERRE.

C'en est fait! la barque abandonne au souffle du vent ses voiles
blanches, qui soufflent autour du mât et s'entr'ouvrent aux efforts de
la brise bruyante! Et il faut que je quitte ce pays, parce que je n'en
puis aimer qu'une...

Comme un oiseau privé de sa compagne, mon cœur déchiré se livre à la
douleur: en vain je cherche autour de moi, je ne puis rencontrer un
sourire ami, une figure qui me plaise, et même au milieu des troupes les
plus nombreuses, je suis toujours seul, parce que je n'en puis aimer
qu'une.

Je franchirai les flots blanchissans, j'irai chercher une patrie à
l'étranger; je ne saurais trouver de repos nulle part, jusqu'à ce que
j'aie oublié les traits de cette belle infidèle; je ne puis me
soustraire à mes sombres pensées, mais je puis aimer toujours, et
toujours je n'en puis aimer qu'une...

Je pars... mais en quelque lieu que j'aille, aucun œil ne se mouillera
pour moi de larmes, aucun cœur ne sympathisera à mes peines; toi-même,
qui as détruit toutes mes espérances, tu ne m'accorderas pas un soupir,
quoique je n'en aime qu'une.

Le souvenir de chacune de ces scènes passées, la pensée de ce que nous
sommes, de ce que nous avons été, abîmerait de douleurs des cœurs plus
faibles! Mais, hélas! le mien a supporté le choc, il bat encore comme il
avait commencé, et n'en aime jamais réellement qu'une.

Qu'elle peut être cette belle, si tendrement aimée? c'est ce que le
vulgaire ne doit pas savoir; pourquoi ce jeune amour fut-il malheureux?
tu le sais, et moi j'en gémis; et bien peu de ceux qui vivent sur cette
terre n'ont aimé si long-tems, et n'en ont aimé qu'une.

J'ai essayé les fers d'une autre, tout aussi belle peut-être; j'aurais
donné beaucoup pour l'aimer autant que toi, mais un charme insurmontable
empêchait mon cœur déchiré de rien sentir que pour une.

Il me serait doux de te revoir au moment du départ, de te bénir en te
disant adieu; cependant je ne voudrais pas demander à tes beaux yeux des
larmes pour celui qui va errer sur les vastes mers. Il a perdu sa
patrie, ses espérances, sa jeunesse, et toutefois il aime encore, et
n'en aime qu'une.

Tandis que son cœur aimant était ainsi trompé dans ses espérances de
retour, il était au moins autant mortifié et désappointé dans un autre
instinct de sa nature, le désir d'acquérir des distinctions et de
dominer. Le peu de rapports entre sa fortune et son rang fut de bonne
heure pour lui une source d'embarras et d'humiliations; et la haute
opinion qu'il avait des avantages d'une naissance illustre ne faisait
qu'ajouter à l'amertume de cette inégalité. Cependant l'ambition lui
suggéra bientôt qu'il y avait d'autres et de plus nobles voies pour
arriver aux distinctions. Il sentit avec orgueil qu'il pourrait un jour
obtenir celles que le talent ne doit qu'à lui-même. Il n'était pas
extraordinaire non plus que, comptant sur l'indulgence que l'on accorde
ordinairement à la jeunesse, il espérât faire impunément le premier pas
dans le sentier de la gloire. Mais là, comme dans tous les autres objets
que son cœur s'était proposés, il ne rencontra que le désappointement et
la mortification. Au lieu d'éprouver ces égards, si ce n'est cette
indulgence avec laquelle les critiques accueillent ordinairement de
jeunes débutans, il se trouva tout à coup victime d'une sévérité sans
borne, sévérité que l'on ne déploie que rarement contre les plus vieux
pécheurs dans le monde littéraire. Ainsi, son cœur, qui venait
d'éprouver toute la douleur d'un amour malheureux, se vit encore frustré
de ces ressources et de ces consolations qu'il avait cherchées dans
l'exercice de ses facultés intellectuelles.

Tandis qu'il éprouvait ainsi de bonne heure des peines de plus d'un
genre, son imagination reçut encore l'influence funeste de plaisirs trop
prématurés. Bientôt se dissipa ce charme dont la jeunesse aime à
embellir un monde qu'elle ne connaît pas. Ses passions avaient dès le
commencement anticipé l'avenir, et le vide qu'elles laissèrent bientôt
dans son ame fut, de son propre aveu, l'une des principales causes de
cette mélancolie qui forma depuis l'une des marques distinctives de son
caractère.

«Mes passions, dit-il dans ses _Pensés détachées_, se développèrent de
très-bonne heure, de si bonne heure que bien peu voudraient me croire,
si j'en citais la date et les circonstances: peut-être l'une des causes
de cette mélancolie anticipée de mes pensées fut que j'avais anticipé la
vie. Mes premiers poèmes sont pleins de pensées qui semblent appartenir
à un âge dix ans plus vieux que celui auquel ils furent écrits; je ne
veux point parler de leur mérite, mais de l'expérience qu'on y remarque.
Les deux premiers chants de _Childe Harold_ furent terminés, quand je
n'avais que vingt-deux ans, et on les croirait écrits par un homme plus
âgé que je ne le serai probablement jamais.»

Quoique la première phrase de cet extrait se rapporte à une époque de
beaucoup antérieure, elle nous donnera occasion de remarquer que,
quelque irrégulière qu'ait été sa vie durant les deux ou trois années
qui précédèrent le moment de ses voyages, l'idée que plusieurs ont eue
qu'il faisait dans _Childe Harold_ allusion aux débauches et aux orgies
de Newstead, est, comme beaucoup d'autres accusations contre lui, fondée
sur son propre témoignage, étrangement exagéré. Il représente, il est
vrai, la maison de son représentant poétique comme un _dôme monastique
condamné à de vils usages_, et ajoute: «Où la superstition tenait jadis
son antre les filles de Paphos venaient chanter et sourire.» M. Dallas
se livrant au même esprit d'exagération, dit, en parlant des préparatifs
du jeune poète: «Déjà rassasié de plaisirs et dégoûté de la compagnie de
ceux qui n'avaient point d'autres ressources, il avait résolu de
maîtriser ses passions, et avait congédié ses harems.» La vérité est que
l'exiguïté des moyens pécuniaires de Lord Byron eût suffi seule pour le
détourner de ce luxe oriental. Son genre de vie à Newstead était simple
et peu coûteux. Ses compagnons, quoique amis du plaisir, avaient des
goûts et des caractères trop réfléchis pour s'accommoder d'une débauche
vulgaire. Quant à ses prétendus _harems_, il paraît qu'une ou deux
_subintroductæ_, comme les moines les auraient appelées, et encore
prises parmi les domestiques de la maison, sont tout ce que la médisance
a jamais pu citer à l'appui de cette calomnie.

Il nous dit lui-même, dans le journal que je viens de citer, que le jeu
était au nombre de ses folies à cette époque.

«J'ai, dit-il, idée que les joueurs sont aussi heureux que bien d'autres
gens, parce qu'ils sont toujours _excités_. Les femmes, le vin, la
gloire, la table rassasient quelquefois; mais chaque coup de carte ou de
dé tient le joueur éveillé, outre que l'on peut jouer dix fois plus
long-tems qu'on ne peut faire toute autre chose. Étant jeune, j'étais
passionné pour le jeu, c'est-à-dire pour le hasard; car je déteste tous
les jeux de cartes, même le pharaon. Quand le maccao fut inventé, je ne
voulus pas l'adopter; car je regrettais le bruit du cornet et des dés et
cette glorieuse incertitude, non-seulement d'une chance bonne ou
mauvaise, mais même d'une chance quelconque; car il faut souvent jeter
les dés plusieurs fois avant d'obtenir un résultat. J'ai gagné jusqu'à
quatorze coups de suite, et enlevé tout l'argent qui se trouvait sur la
table; mais je n'avais ni sang-froid, ni jugement, ni calcul: c'était
l'émotion qui faisait tout mon plaisir. Après tout, j'ai cessé à tems,
sans avoir ni beaucoup gagné ni beaucoup perdu. Depuis l'âge de vingt-un
ans j'ai très peu joué, et jamais au-delà de cent, deux cents ou trois
cents guinées.»

Il fait allusion à cette folie et à quelques autres dans le billet
suivant.


À M. WILLIAMS BANKES.

Vendredi, minuit.


MON CHER BANKES,

«Je reçois à l'instant votre petit mot; croyez que je suis désespéré de
n'en avoir pas eu plus tôt connaissance; une demi-heure de conversation
avec vous m'eût été plus agréable que le vin, le jeu et toutes les
autres manières à la mode de passer une soirée chez soi ou en ville. Je
suis réellement très-fâché d'être sorti avant l'arrivée de votre
missive; à l'avenir écrivez-moi avant six heures, et soyez sûr que,
quels que soient mes engagemens, je les mettrai de côté. Croyez-moi avec
cette déférence que j'ai eue dès mon enfance pour vos talens, et une
meilleure opinion de votre cœur,

»Votre, etc.»

BYRON.

Parmi les causes, si ce n'est plutôt parmi les résultats de cette
disposition à la mélancolie qui tenait à son caractère, il ne faut pas
oublier ce scepticisme en fait de matières religieuses, qui, comme nous
l'avons vu, jetait déjà quelque chose de sombre sur les pensées de son
enfance, et qui se rembrunit de plus en plus à l'époque dont je parle en
ce moment. En général, nous voyons les jeunes gens trop ardemment
occupés des plaisirs que ce monde donne ou promet, pour s'occuper bien
sérieusement des mystères du monde à venir. Mais avec lui le cas était
malheureusement tout contraire: comme philosophe et comme ami du
plaisir, il avait acquis trop tôt la plus déplorable expérience. Être,
comme il le supposait, parvenu à la dernière limite des plaisirs de ce
monde, et ne voir au-delà que nuages et obscurité, tel était le sort
funeste auquel un caractère et des passions prématurées semblaient
condamner Lord Byron.

Quand, à l'âge de vingt-cinq ans, Pope se plaignait d'être fatigué du
monde, Swift lui répondit qu'il n'avait point encore assez agi, assez
souffert dans le monde pour en être fatigué. Mais quelle différence
entre la jeunesse de Pope et celle de Byron! Ce que le premier n'avait
qu'anticipé par la pensée, le second le connut dans la plus triste
réalité. À l'âge où l'un commençait à peine à jeter un coup d'œil sur
l'océan de la vie, l'autre y avait plongé, et en avait sondé toutes les
profondeurs. Swift lui-même dut aux désappointemens et aux injustices
qu'il éprouva de bonne heure cette amertume qui ne le quitta jamais, et
présente bien plus d'analogie avec le sort de notre poète, non-seulement
pour les attaques cruelles auxquelles il se trouva jeune en butte, que
pour l'effet qu'elles produisirent sur son caractère[113].

     [Note 113: Il y a du moins un grand point de rapprochement
     dans la disposition d'esprit que Johnson attribue à Swift:
     «Le soupçon d'irréligion, dit-il, qui plana sur la tête de
     Swift, vint en grande partie de son horreur pour
     l'hypocrisie: _au lieu de chercher à paraître meilleur, il
     prenait plaisir à paraître pire qu'il n'était en effet_.»
                                          (_Note de Moore_.)]

La jeunesse est naturellement portée à se donner des airs d'une
mélancolie romantique, à imiter un air triste et sombre que les années
n'ont pas encore pu amener. Je ne veux pas nier que quelque chose de ce
genre ne soit venu augmenter et nourrir les dispositions peu riantes de
notre jeune poète. Il avait dans son cabinet d'étude un certain nombre
de crânes humains bien polis et rangés avec une symétrie qui semblerait
indiquer plutôt l'envie de s'entourer d'idées sombres que de les éviter.
Peut-être est-ce aussi une imitation de l'usage que Young fit, dit-on,
d'un crâne, circonstance qui nous ferait douter de la sincérité de sa
mélancolie à cette époque, si nous n'en retrouvions les traces évidentes
dans le reste de ses écrits et dans sa vie tout entière.

Telle est, d'après son propre témoignage et celui des autres, la
disposition d'esprit et de cœur dans laquelle Byron partit pour son
voyage indéfini, à la suite du changement le plus grand qu'un homme ait
jamais peut-être éprouvé dans sa manière de voir et de sentir. Le refus
de lord Carlisle d'agir comme son patron, et la position humiliante dans
laquelle ce refus le plaça, complétèrent les mortifications que déjà
bien d'autres causes lui avaient fait éprouver. Trompé dans ses
espérances en amour et en amitié, il trouva une sorte de vengeance et de
consolation à douter qu'il existât en effet de tels sentimens. Les
échecs qu'il avait essuyés étaient assez capables d'irriter et de
blesser qui que ce soit; il ajouta encore à ce qu'ils avaient de pénible
par le caractère irritable et impatient dont il les reçut. Ce que
d'autres auraient reçu avec résignation comme autant de malheurs le
révolta comme autant d'affronts et d'injustices, et la véhémence de
cette réaction produisit un changement complet dans tout son caractère.
Alors, comme dans les révolutions, tout ce qu'il y avait de mauvais et
d'irrégulier dans son naturel surgit à la surface, et domina en même
tems que tout ce qu'il y avait de plus énergique et de plus grand. Ses
vertus et ses qualités naturelles ajoutèrent elles-mêmes à la violence
de ce changement. Cette même ardeur qu'il avait mise dans ses amitiés et
dans ses amours fournit de nouveaux alimens à son indignation et à son
mépris. La vivacité et la tournure originale de son esprit ouvrirent un
autre canal au fiel dont il était rempli; et cette haine de
l'hypocrisie, qu'il avait déjà montrée en exagérant les erreurs de sa
jeunesse, le porta, par horreur de toute fausse prétention à la vertu, à
une autre prétention encore plus dangereuse, celle d'afficher des vices
et de s'en faire gloire.

La lettre suivante, qu'il écrivit à sa mère peu de jours avant que de
mettre à la voile, donne quelques détails sur les personnes qui
composaient sa suite. Robert Rushton, dont il y parle avec tant
d'intérêt, est le jeune enfant qu'il introduisit dans le premier chant
de _Childe Harold_, en qualité de son page.



LETTRE XXXIV.

À MRS. BYRON.

Falmouth, 22 juin 1809.


MA CHÈRE MÈRE,

«Nous aurons mis à la voile, probablement avant que cette lettre ne vous
soit parvenue. Fletcher m'a tant tourmenté, que je l'ai gardé à mon
service; mais s'il ne se conduit pas bien à l'étranger, je le renverrai
par un transport. J'ai un domestique allemand, qui a déjà été en Perse
avec M. Wilbraham, et qui m'a été fortement recommandé par le docteur
Butler de Harrow; si vous l'ajoutez à Robert et William, vous aurez tout
le personnel dont se compose ma suite. J'ai des lettres de
recommandation en abondance; je vous écrirai de tous les ports où nous
toucherons; mais si mes lettres viennent à s'égarer, il ne faut pas vous
en alarmer. Le continent marche bien; une insurrection a éclaté dans
Paris; les Autrichiens sont en train de battre Bonaparte, et les
Tyroliens se sont soulevés.

«Voici mon portrait à l'huile pour être renvoyé le plus tôt possible à
Newstead. Je voudrais bien que les demoiselles P... eussent quelque
chose de mieux à faire que d'emporter mes miniatures à Nottingham pour
les copier. Puisque c'est fait maintenant, vous pourriez leur offrir de
copier aussi les autres portraits, auxquels je tiens beaucoup plus qu'au
mien. Quant aux finances, je suis ruiné, du moins jusqu'à ce que
Rochdale soit vendu; si cela ne tourne pas bien, j'entrerai au service
de l'Autriche ou de la Russie, peut-être même à celui de la Turquie, si
leurs manières me conviennent. Le monde est devant moi; je quitte
l'Angleterre sans regret et sans aucun désir de rien revoir de ce
qu'elle contient, excepté _vous-même_ et votre résidence actuelle.

»_P. S._ Dites, je vous prie, à M. Rushton que son fils se porte bien et
va bien; il en est de même de Murray; en vérité, je ne l'ai jamais vu
mieux: il sera de retour dans un mois. Au nombre de mes regrets je
devrais compter celui de me séparer de ce fidèle serviteur; son grand
âge me privera peut-être du plaisir de le revoir jamais. Pour Robert, je
l'emmène; je l'aime, parce que, comme moi, il paraît être un animal sans
amis en ce monde.»

Ceux qui se rappellent la description poétique qu'il fait de l'état de
son ame au moment de quitter l'Angleterre, pourront trouver étranges et
choquantes la gaîté et la légèreté qui règnent dans les lettres que je
vais transcrire ici. Mais dans un caractère comme celui de Lord Byron,
ces éclats de vivacité extérieure ne sont pas du tout incompatibles avec
un cœur intimement et profondément ulcéré[114], et le ton de gaîté et de
bonne humeur qu'il y affecte ne rend que plus frappant le sentiment
d'abandon et d'isolement qu'il y laisse quelquefois percer.

     [Note 114: On sait que le poète Cowper composa son
     chef-d'œuvre de gaîté, _John Gilpin_, pendant une de ses
     crises d'abattement mortel, et il dit lui-même: «Tout étrange
     que cela puisse paraître, les ouvrages les plus bouffons que
     j'aie écrits, le furent dans un moment de tristesse affreuse,
     et peut-être ne les eussé-je jamais écrits sans cette même
     tristesse.»
                                          (_Note de Moore_.)]



LETTRE XXXV.

À M. HENRY DRURY.

Falmouth, 25 juin 1809.


MON CHER DRURY,

«Nous partons demain par le paquebot de Lisbonne; nous avons été retenus
jusqu'ici par le manque de vent et d'autres circonstances. Tout étant
maintenant pour le mieux, demain soir à cette heure-ci nous serons
embarqués sur ce vaste monde des eaux. Le paquebot de Malte ne devant
pas partir pendant quelques semaines, nous avons résolu d'aller par
Lisbonne, afin de voir le Portugal; de là par Cadix et Gibraltar, et
puis nous reprenons notre première route, Malte et Constantinople, si
tant est que le capitaine Kidd, notre brave commandant, entende bien la
navigation, et nous conduise suivant la carte.

»Voulez-vous avoir la bonté de dire au docteur Butler[115], qu'à sa
recommandation j'ai pris à mon service un Prussien, Friese, la perle des
domestiques? Il s'est trouvé parmi les adorateurs du feu en Perse, a vu
Persépolis et tout ce qui s'en suit.

     [Note 115: En se réconciliant avec le docteur Butler, au
     moment de son départ, Byron donna une nouvelle preuve de la
     bonté de son caractère, irritable sans doute, mais étranger à
     toute idée de haine ou de rancune. Il avait préparé des
     corrections pour une nouvelle édition de ses _Heures
     d'oisiveté_, où il remplaçait les épigrammes contre ce
     professeur, par son éloge et l'aveu des torts qu'il se
     reprochait envers lui.
                             (_Note de Moore_.)]

»Hobhouse a fait de formidables préparatifs pour publier ses voyages au
retour; un cent de plumes, deux gallons d'encre[116], plusieurs livres
blancs, etc., tout cela pour le plus grand avantage d'un public éclairé.
J'ai renoncé à rien écrire pour mon propre compte, mais j'ai promis de
lui fournir un ou deux chapitres de mœurs, etc., etc.

        Le coq chante, il faut partir; je ne saurais vous en dire davantage.
                                          (_Ghost of Gaffer Thumb_.)


«Adieu, croyez-moi, etc., etc.»

     [Note 116: Un peu moins de dix pintes de Paris.
                                               (_N. du Tr._)]



LETTRE XXXVI.

À M. HODGSON.

Falmouth, 25 juin 1809.


MON CHER HODGSON,

«Avant que la présente ne vous parvienne, Hobhouse, deux femmes
d'officiers, trois enfans, deux filles de chambre, deux subalternes pour
la troupe, trois seigneurs portugais et leurs domestiques, enfin
moi-même, en tout dix-neuf ames, nous aurons mis à la voile pour
Lisbonne, sous la conduite du noble capitaine Kidd, aussi brave marin
qu'aucun qui ait jamais passé en contrebande un quartaut de spiritueux.

»Nous allons à Lisbonne d'abord, parce que le paquebot de Malte est déjà
parti, voyez-vous? De Lisbonne à Gibraltar, Malte, Constantinople _et
cœtera_, comme dit éloquemment l'orateur Henley, quand il mit en danger
l'église _et cœtera_.

»Cette ville de Falmouth, comme vous le devinez presque déjà, n'est pas
située fort loin de la mer. Elle est défendue de ce côté par deux
châteaux, Saint-Maws et Pendennis, extrêmement bien calculés pour
tourmenter tout le monde, excepté l'ennemi. Saint-Maws a pour garnison
un individu très-valide, âgé seulement de quatre-vingts ans; c'est du
reste un homme veuf. C'est à lui qu'est dévolu le commandement absolu et
la direction de six pièces de siége, les moins dirigeables possible,
admirablement adaptées pour la destruction de Pendennis qui est une
autre tour de même force sur l'autre côté du canal. Nous avons visité
Saint-Maws; pour Pendennis, on ne nous l'a laissé voir qu'à distance,
parce qu'on nous soupçonnait, Hobhouse et moi, d'avoir déjà pris
Saint-Maws par un coup de main.

»La ville contient beaucoup de quakers et de poisson salé; les huîtres y
ont un goût de cuivre, parce que le pays est plein de mines; les femmes
(bénie soit pour cela la corporation!) sont fouettées derrière une
charrette quand elles se permettent de voler en petit ou en grand; et
c'est ce qui est arrivé hier vers midi à une personne du beau sexe. Elle
était entêtée et a envoyé le maire à tous les diables...

»Hodgson! rappelez-moi au souvenir de Drury, et rappelez-moi à votre
propre souvenir... quand vous serez ivre; je ne suis pas digne d'occuper
les pensers d'un homme à jeun. Ayez l'œil à ma satire chez Cawthorn,
dans Cockspur-Street...

»J'ignore quand je pourrai vous écrire de nouveau, car cela dépend de
notre expérimenté capitaine, le brave Kidd, et «des vents orageux qui
_ne_ soufflent _pas_ dans cette saison.» Je quitte l'Angleterre sans
regret; j'y retournerai sans plaisir. Je suis comme Adam, le premier
pécheur condamné à la déportation; mais je n'ai pas d'Ève, et je n'ai
pas mangé de pomme, si ce n'est des pommes sures et sauvages. Ainsi
finit mon premier chapitre.

»Adieu. Tout à vous, etc.»

Dans cette lettre étaient renfermées les strophes suivantes, dont nous
regrettons de ne pouvoir rendre toute la gaîté et le naturel:

En rade de Falmouth, 30 juin 1809.

1. Hourra! Hodgson, nous voilà partis; l'embargo est à la fin levé: une
brise favorable agite les voiles, et les frappe contre le mât, au-dessus
duquel le pavillon de partance déploie ses orbes onduleux. Attention! le
coup de canon est tiré. Les cris des femmes effrayées et les juremens
des matelots nous avertissent que le moment est venu. Voici monter à
bord un coquin de douanier; il faut tout ouvrir, tout montrer, malles,
caisses, etc. Malgré tant de bruit et de fracas, il faut que le plus
petit trou à rats soit visité, avant qu'on ne nous permette de partir à
bord du paquebot de Lisbonne.

2. Nos matelots détachent les amarres; tout le monde aux rames. Le
bagage descend de dessus le quai; nous sommes impatiens. En avant,
poussez loin du rivage. «Prenez garde! cette caisse renferme des
liquides. Arrêtez le bateau, je me sens malade: oh! mon Dieu!»--«Malade!
madame; le diable m'emporte, vous le serez bien davantage quand vous
aurez été seulement une heure à bord.» Hommes, femmes, maîtres et
valets, maîtresses et servantes, pressés les uns contre les autres comme
des bâtons de cire, crient, se démènent et s'agitent. Que de bruit, que
de fracas avant que nous n'atteignions le paquebot de Lisbonne!

3. Enfin nous l'avons atteint! Voilà le capitaine, le brave Kidd, qui
commande son équipage. Les passagers sont parqués dans leur logement,
les uns pour y grogner, les autres pour y vomir tout à leur aise. «Holà
hé! appelez-vous cela une chambre? Cela n'a pas trois pieds carrés; il
n'y aurait pas de quoi contenir la reine Mab[117]. Qui diable peut loger
là-dedans?»--«Qui, monsieur? beaucoup de monde. Vingt seigneurs à la
fois ont rempli mon navire.»--«Vraiment! Jésus mon Dieu, comme vous nous
pressez! Plût à Dieu que vos vingt seigneurs y fussent encore! j'aurais
échappé à la chaleur et au bruit qui règnent à bord de ce beau navire,
le paquebot de Lisbonne.

     [Note 117: _Queen mab_; voyez, dans Shakspeare, la charmante
     description de cette petite reine des fées et de son petit
     équipage.]

4. «Fletcher! Murray! Rob[118]! où êtes-vous? étendus sur le pont comme
des bûches! Un coup de main, vous, joli matelot; voilà un bout de corde
pour fouetter ces chiens-là.» Hobhouse murmure des juremens affreux en
roulant le long de l'écoutille; il vomit alternativement des vers et son
déjeuner, et nous envoie tous à tous les diables. «Voilà une stance sur
la maison de Bragance... Au secours!»--«Un couplet?»--«Non, une tasse
d'eau chaude.»--«Qu'est-ce qu'il y a?»--«Diable! mon foie me vient sur
le bord des lèvres! Je ne survivrai jamais au bruit et au fracas de ce
navire brutal, le paquebot de Lisbonne.»

     [Note 118: Abréviation pour Robert.]

5. Enfin, nous voilà en route pour la Turquie; Dieu sait quand nous en
reviendrons! Les vents violens et les sombres tempêtes peuvent en un
moment briser notre vaisseau. Mais puisque, de l'avis des philosophes,
la vie n'est qu'une plaisanterie, le mieux est encore de rire. Rions
donc, comme je fais maintenant; rions de tout, des grandes et des
petites choses. Bien portans ou malades, à la mer ou sur terre, tant que
nous avons de quoi boire abondamment, rions. Que diable! peut-on se
soucier d'autre chose? Holà hé! de bon vin! qui voudrait s'en laisser
manquer, même à bord du paquebot de Lisbonne?

BYRON.

Le 2 juillet, le navire mit à la voile de Falmouth; et après une
heureuse traversée de quatre jours et demi, nos voyageurs arrivèrent à
Lisbonne, et se logèrent dans cette ville.

Lord Byron citait souvent une étrange anecdote que le capitaine Kidd,
commandant du paquebot, lui avait racontée pendant la traversée. Cet
officier lui dit qu'une nuit, étant endormi, il fut réveillé par le
poids de quelque chose de lourd sur son estomac, et qu'à l'aide d'une
petite clarté qui régnait dans sa chambre, il reconnut distinctement le
corps de son frère qui, à cette époque, servait aux grandes Indes dans
la marine royale, revêtu de son uniforme et couché en travers sur son
lit. Pensant que c'était une illusion de ses sens, il ferma les yeux, et
essaya de dormir. Mais la même pression se fit encore sentir, et chaque
fois qu'il se hasarda à ouvrir les yeux, il vit la même figure couchée
en travers sur lui dans la même position. Pour ajouter encore à ce que
cet événement avait de merveilleux, en étendant la main pour toucher ce
fantôme, il sentît que l'uniforme dont il paraissait couvert était tout
dégouttant d'eau. À l'arrivée d'un de ses camarades qu'il appela au
secours, l'apparition s'évanouit; mais quelques mois après, il reçut
l'accablante nouvelle que son frère était mort cette nuit-là même, noyé
dans les mers des Indes. Le capitaine Kidd n'avait pas le plus léger
doute sur la réalité de cette apparition surnaturelle.

Les lettres suivantes de Lord Byron à son ami Hodgson, quoique écrites
avec une gaîté et une légèreté d'écolier, donneront quelque idée de
l'impression que lui fit son séjour à Lisbonne. De telles lettres, qui
contrastent si fortement avec les nobles stances sur le Portugal, qui se
trouvent dans le _Childe Harold_, montreront combien son imagination
était versatile, et sous combien d'aspects différens il pouvait
envisager les mêmes choses suivant les différentes dispositions d'esprit
où il était.



LETTRE XXXVII.

À M. HODGSON.

Lisbonne, 16 juillet 1809.

MON CHER HODGSON,

«Jusqu'ici nous avons poursuivi notre route; nous avons vu des choses
magnifiques, des palais, des couvens; mais comme tout cela se trouvera
écrit au large dans le premier volume de voyages de mon ami Hobhouse, je
ne veux point anticiper, ni le voler, en fraudant le plus petit détail,
et vous le communiquant ainsi d'une manière clandestine dans une lettre.
Tout ce que je puis me permettre de vous dire, c'est que le village de
Cintra, dans l'Estramadoure, est peut-être le plus beau village du
monde..................................................................

»Je suis très-heureux ici, parce que j'aime les oranges, et que je parle
mauvais latin aux moines, qui le comprennent d'autant mieux, qu'il est
plus semblable au leur. Et puis je vais en société (avec mes pistolets
de poche). Et puis je nage dans le Tage, que j'ai traversé d'un seul
coup. Et puis je monte à cheval sur un âne ou sur une mule. Et puis j'ai
attrapé la diarrhée, et j'ai été piqué par les mosquites: mais qu'est-ce
que cela fait? on ne doit point chercher ses aises quand on fait une
partie de plaisir.

«Quand les Portugais font les méchans, je dis _caracho_! le grand juron
des fashionables de ce pays-ci, et qui remplace parfaitement notre
_damnation_. Quand je suis mécontent de mon voisin, je l'appelle _combro
de merda_; avec ces deux phrases et une troisième, _cobra burro_, qui
signifie: procurez-moi un âne, je suis universellement reconnu pour un
homme de distinction, et qui parle fort bien toutes les langues. Quelle
joyeuse vie nous menons, nous autres voyageurs!... si nous avions la
nourriture et le vêtement. Mais sérieusement, et par malheur trop
sérieusement parlant, tout au monde est préférable à l'Angleterre; et
jusqu'ici je m'amuse beaucoup de mon voyage.

»Demain, nous partons pour faire à cheval plus de quatre cents milles en
poste, jusqu'à Gibraltar, où nous nous embarquerons pour Mélite et
Byzance. Une lettre me parviendrait à Malte, ou me serait envoyée si
j'étais absent. Embrassez, je vous prie, les Drury, les Dwyer, et tous
les Éphésiens que vous rencontrerez. J'écris en ce moment avec le crayon
qui m'a été donné par Butler, ce qui rend ma mauvaise main pire encore.
Excusez mon _illisibilité_...

»Hodgson! envoyez-moi les nouvelles, les morts et les défaites, les
crimes capitaux et les malheurs de mes amis. Donnez-moi quelques détails
sur les sujets littéraires, les controverses et les critiques; tout cela
me sera agréable: _Suave mari magno_, etc. En parlant de cela, j'ai été
malade à la mer et de la mer. Adieu...

»Votre affectionné, etc.»



LETTRE XXXVIII.

À M. HODGSON.

Gibraltar, 6 août 1809.


«Je viens d'arriver dans cette ville après un voyage de près de cinq
cents milles, à travers le Portugal et une partie de l'Espagne. Nous
allâmes à cheval de Lisbonne à Séville et à Cadix, et de là nous
montâmes à bord de la frégate _l'Hypérion_ pour nous rendre ici. Les
chevaux sont excellens, nous faisions soixante-dix milles par jour. Des
œufs, du vin, des lits bien durs, sont toutes les commodités qu'offre la
route; mais sous un climat aussi brûlant, c'est bien assez. Ma santé est
meilleure qu'en Angleterre.

»Séville est une belle ville, et la Sierra Moréna est une montagne bien
digne de ce nom; mais le diable emporte les descriptions! elles sont
toujours ennuyeuses. Cadix! délicieuse Cadix! c'est le plus beau point
de la terre..., et la beauté de ses rues et de ses bâtimens ne le cède
qu'à l'amabilité de ses habitans. Car, préjugé national à part, je dois
avouer que les femmes de Cadix sont aussi supérieures en beauté aux
femmes anglaises, que les Espagnols sont inférieurs aux Anglais pour
toutes les qualités qui donnent de la dignité au nom d'homme... Au
moment où je commençais à faire quelques connaissances dans la ville, je
fus obligé d'en partir.

»Vous n'attendez pas de moi une longue lettre après une telle course à
cheval, «sur ces rosses d'Asie à l'embonpoint hypocrite.» En parlant
d'Asie, cela me fait penser à l'Afrique, qui n'est qu'à cinq milles de
ma demeure actuelle; j'y veux aller me promener avant de partir pour
Constantinople...

«Cadix est une vraie Cythère; beaucoup de grands d'Espagne s'y sont
réfugiés, après avoir quitté Madrid à la suite des troubles: c'est, je
crois, la plus jolie ville et la plus propre de l'Europe. Londres est
sale en comparaison... Les Espagnoles se ressemblent toutes; leur
éducation est la même. La femme d'un duc est comme la femme d'un paysan
sous le rapport de l'instruction; et pour les manières, la femme d'un
paysan a les mêmes que la duchesse. Certainement elles sont séduisantes;
mais elles n'ont qu'une idée dans la tête, et l'unique affaire de toute
leur vie est l'intrigue...

«J'ai vu sir John Carr à Séville et à Cadix; et comme le barbier de
Swift, je l'ai supplié de ne me point faire figurer dans son journal.
Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir des Drury et des Davies et de
tous ceux de ce genre-là qui sont encore en vie[119].

     [Note 119: Des recommandations de ce genre, dit M. Hodgson,
     dans une note au bas de la copie de cette lettre, se trouvent
     à chaque pas dans sa correspondance. Il ne se contentait pas
     de s'informer de la santé de ses amis et de leur donner cette
     marque de souvenir. Si l'on pouvait savoir tout ce qu'il a
     fait pour ses nombreux amis, certes il paraîtrait bien digne
     d'en avoir eu. Pour moi, je me fais un plaisir de reconnaître
     avec les sentimens de la plus vive gratitude, qu'il est venu
     généreusement et bien à propos à mon secours; et si mon
     pauvre ami Bland vivait encore, il rendrait aussi de grand
     cœur le même hommage à la mémoire de Byron, quoique, après
     tout, je sois de tous les hommes celui qui lui doit le plus
     de reconnaissance.
                                            (_Note de Moore_.)]

Envoyez-moi une lettre et des nouvelles à Malte. Ma première sera datée
du Caucase ou de la montagne de Sion. Je repasserai en Espagne avant de
me rendre en Angleterre, car je suis amoureux de ce pays. Adieu, etc.»

Dans une lettre à Mrs. Byron, datée de Gibraltar, quelques jours après,
il répète les mêmes détails sur son voyage, mais un peu plus étendus.
«Pour faire compensation, dit-il, à la saleté de Lisbonne et de ses
habitans, le village de Cintra, situé à quinze milles environ de cette
capitale, est peut-être, sous tous les rapports, le plus délicieux de
l'Europe; il renferme des beautés de toute espèce, naturelles et
artificielles. Des palais et des jardins s'élevant au milieu des
rochers, des cataractes et des précipices; des couvens sur des hauteurs
prodigieuses. Dans le lointain la vue de la mer et du Tage, et, en
outre, quoique ce ne soit qu'une circonstance bien secondaire, ce
village est remarquable comme étant le lieu où fut signée la fameuse
_convention_ de sir H*** D**[120]. Il réunit l'apparence sauvage et
pittoresque des montagnes de l'Écosse avec la verdure et la fécondité du
midi de la France. Près de là est le palais de Mafra, l'orgueil des
Portugais, et qui serait admiré dans tous les pays du monde sous le
rapport de la magnificence, mais non sous celui de l'élégance. Un
couvent y est annexé; les moines sont assez polis, et entendent le
latin, de sorte que nous eûmes ensemble une longue conversation. Ils ont
une belle bibliothèque, et me demandèrent si _les Anglais_ avaient _des
livres_ dans leur pays.»

     [Note 120: Le colonel Napier, dans une note à son excellente
     _Histoire de la guerre de la Péninsule_, relève l'erreur dans
     laquelle Byron est tombé avec plusieurs autres; la convention
     dont il s'agit ayant été signée à trente milles de
     Cintra.--Voy. _Childe Harold_, chant Ier.
                                               (_Note de Moore_.)]

Il raconte ensuite dans la même lettre une aventure qui lui arriva à
Séville, et qui peut donner une juste idée de lui-même et du pays où il
se trouvait:

«Nous logeâmes dans la maison de deux dames espagnoles non mariées, qui
possèdent six maisons à Séville, et me donnèrent un curieux modèle des
manières espagnoles. Ce sont des dames de qualité: l'aînée est une fort
belle femme; la seconde est agréable, mais elle n'est pas d'un port
aussi avantageux que dona Josepha. La liberté de manières qui est
générale ici m'étonna d'abord beaucoup; dans la suite de mes
observations, j'eus lieu de remarquer que la réserve n'est pas le
caractère dominant des Espagnoles, qui, en général, sont très-bien, avec
de grands yeux noirs et de fort belles formes. L'aînée honora votre fils
indigne d'une attention toute particulière, elle m'embrassa au moment de
mon départ (je n'y avais demeuré que trois jours). Elle coupa une boucle
de mes cheveux, et me fit cadeau d'une tresse des siens de trois pieds
de long, que je vous envoie, et que je vous prie de vouloir bien me
garder jusqu'à mon retour. Ses mots d'adieu furent: _Adios, tu hermoso!
me gustas mucho_. «Adieu! beau cavalier, tu me plais beaucoup.» Elle
m'offrit une partie de son propre appartement, que ma vertu ne me permit
pas d'accepter; elle rit beaucoup, me dit que j'avais quelque amante en
Angleterre, et ajouta qu'elle allait se marier à un officier de l'armée
espagnole.»

Parmi les beautés espagnoles, qui avaient excité en masse son
imagination, il paraît qu'une dame était au moment de fixer plus
particulièrement son attention:

«Cadix, la délicieuse Cadix, est la plus agréable ville que j'aie encore
vue; elle est bien différente de nos villes anglaises, excepté sous le
rapport de la propreté; elle est aussi propre que Londres, mais pleine
des plus belles femmes de l'Espagne; les belles de Cadix sont pour
l'Espagne ce que sont les belles du Lancashire pour l'Angleterre.
Précisément au moment où je venais d'être présenté à la grandesse, et
que je commençais à l'aimer, je me suis vu obligé de quitter Cadix pour
cet affreux Gibraltar; mais avant de rentrer en Angleterre, j'y veux
faire une autre visite.

»La veille de mon départ, j'étais à l'opéra dans la loge de l'amiral ***
avec sa femme et sa fille. Elle est très-jolie dans le genre espagnol,
qui, à mon avis, n'est pas inférieur au genre anglais pour la beauté
proprement dite, et qui est bien plus séduisant. De longs cheveux noirs,
des yeux noirs et languissans, un teint olive-claire et des formes plus
gracieuses, quand elles sont animées par le mouvement, que n'en peut
concevoir un Anglais, habitué à l'air nonchalant et apathique de ses
belles compatriotes; ajoutez à cela la mise à la fois la plus décente et
du meilleur goût, qui rend une beauté espagnole tout-à-fait
irrésistible.

»Mademoiselle *** et son jeune frère comprenaient un peu le français,
et, après avoir témoigné ses regrets que je ne susse pas l'espagnol,
elle me proposa de m'enseigner cette langue. Je ne pus répondre que par
un profond salut, regrettant de quitter Cadix trop promptement pour
faire tous les progrès qui eussent naturellement suivi mes études sous
une si charmante directrice. Je me tenais debout, sur le derrière de la
loge, qui ressemble assez à nos loges d'opéra (le théâtre est vaste,
bien décoré, et la musique admirable), comme le font généralement les
Anglais pour ne pas incommoder les dames qui sont devant, quand la belle
espagnole déplaça une vieille femme, tante ou duègne, et m'ordonna de
venir m'asseoir à côté d'elle, à une distance honnête de la maman. Le
spectacle terminé, je m'étais éclipsé, et je traversais le passage avec
plusieurs hommes, quand la dame, tournant la tête par hasard, m'appela,
et j'eus l'honneur de la conduire jusqu'à la maison de l'amiral. J'ai
reçu une invitation pour l'époque de mon retour à Cadix, et j'en
profiterai certainement si je repasse par l'Espagne, en revenant
d'Asie.»

C'est à ces aventures, ou plutôt à ces commencemens d'aventures, qu'il
fait allusion dans la première partie de ses _Souvenirs_; et c'est de la
plus jeune de ses belles hôtesses de Séville qu'il dit qu'il devint
amoureux, à l'aide d'un dictionnaire.

«Pendant quelque tems, dit-il, je réussis très-bien dans mes études de
langue et dans mon amour[121], jusqu'à ce que la dame prit une fantaisie
pour une bague que je portais, et s'opiniâtra à ce que je la lui
donnasse comme un gage de ma sincérité. Cela était impossible, et je lui
déclarai que tout ce que je possédais était à son service, excepté cette
bague dont j'avais fait vœu de ne pas me séparer. La jeune Espagnole se
fâcha, son amant ne tarda pas à se fâcher aussi, et l'affaire se termina
par une froide séparation. Bientôt après je mis à la voile pour Malte,
où je perdis à la fois et mon cœur et ma bague.»

     [Note 121: Nous trouvons une allusion à cet incident dans
     _Don Juan_:

     «Il est agréable d'apprendre une langue étrangère des yeux et
     des lèvres d'une femme... c'est-à-dire quand la maîtresse et
     l'écolier sont jeunes tous les deux, comme il m'arriva à moi,
     etc.»]

Dans une lettre sur Gibraltar que nous venons de citer, il ajoute: «Je
vais demain en Afrique, qui n'est qu'à six milles de cette forteresse.
Mon premier séjour après sera Cagliari, en Sardaigne, où je serai
présenté à sa majesté. J'ai un superbe uniforme pour habit de cour,
indispensable à un voyageur.» Toutefois il ne mit pas à exécution son
projet de visiter l'Afrique. Après un court séjour à Gibraltar, où il
dîna une fois avec lady Westmoreland, et une autre avec le général
Castaños, il partit de Malte, par le paquebot, le 19 août. Il avait
renvoyé en Angleterre Joe Murray et le jeune Rushton, la santé de ce
dernier ne lui permettant pas de l'accompagner plus long-tems.

«Je vous prie, dit-il à sa mère, ayez toutes sortes de bontés pour cet
enfant; car c'est mon grand favori[122].»

     [Note 122: Voici le _post-scriptum_ de cette lettre:

     «Ainsi lord G... est marié à une paysanne! c'est fort bien!
     Si je me marie, je vous amènerai une sultane, avec une
     demi-douzaine de villes pour dot; et pour vous réconcilier
     avec une belle-fille ottomane, elle vous donnera un boisseau
     de perles, pas plus grosses que des œufs d'autruche et pas
     plus petites que des noix.»]

Il écrivit aussi une lettre au père de cet enfant, qui donne une si
bonne idée de la bonté et de la sensibilité de son ame, que j'ai grand
plaisir à l'insérer ici.



LETTRE XXXIX.

À M. RUSHTON.

Gibraltar, 15 août 1809.


M. RUSHTON,

«J'ai envoyé Robert en Angleterre avec M. Murray, parce que le pays que
je vais traverser est dans une condition peu sûre, particulièrement pour
un enfant aussi jeune. Je vous permets de garder vingt-cinq livres
sterling par an pour son éducation, si je ne reviens pas avant cette
époque, et je désire qu'il soit toujours considéré comme étant à mon
service. Prenez-en le plus grand soin; qu'il soit envoyé à l'école. Dans
le cas où je viendrais à mourir, j'ai eu soin dans mon testament de lui
assurer une existence indépendante. Il s'est conduit extrêmement bien,
et a beaucoup voyagé, en égard au peu de tems qu'a duré son absence.
Vous déduirez les frais de son éducation de votre fermage.»

BYRON.

Ce fut le sort de Byron, pendant toute sa vie, de trouver partout où il
alla des personnes qui, par leur caractère extraordinaire, ou les
circonstances dans lesquelles elles s'étaient trouvées, étaient toutes
disposées à sympathiser avec lui. C'est à cette attraction qui se
trouvait en lui pour tout ce qui était étrange et _excentrique_, qu'il
dut, à la fois, les plus agréables, comme aussi les plus pénibles
liaisons qu'il ait formées dans sa vie. C'est dans la première classe
que nous devrons ranger le commerce qu'il entretint avec une dame,
pendant le court séjour qu'il fit à Malte. C'est cette même dame qu'il a
désignée, dans le _Childe Harold_, sous le nom de Florence, et dont il
parle ainsi à sa mère dans une lettre datée de Malte:

«Cette lettre est confiée aux soins d'une femme bien extraordinaire dont
vous avez déjà sans doute entendu parler, Mrs. Spenser Smith, sur la
délivrance de laquelle le marquis de Salvo a publié une brochure, il y a
quelques années. Elle a depuis éprouvé un naufrage, et sa vie a été, dès
le commencement, fertile en incidens si extraordinaires, que, dans un
roman, ils paraîtraient improbables. Elle est née à Constantinople, où
son père, le baron H***, était consul d'Autriche. Elle fut mariée
malheureusement, et cependant jamais sa réputation n'a souffert la plus
légère atteinte. Elle a excité la vengeance de Bonaparte en prenant part
à quelque conspiration, a vu plusieurs fois sa vie en danger; et n'a pas
encore vingt-cinq ans. Elle est ici, se disposant à rejoindre son mari
en Angleterre. L'approche des Français l'a forcée à s'embarquer sur un
vaisseau de guerre, et à quitter précipitamment Trieste, où elle était
allée faire une visite à sa mère. Depuis son arrivée je n'ai presque pas
eu d'autre compagnie. Je l'ai trouvée très-agréable, très-bien élevée et
extrêmement originale. Bonaparte est encore en ce moment si fort irrité
contre elle, que sa vie serait peut-être en danger si on la faisait
prisonnière une seconde fois.»

Le ton dont notre poète lui parle dans _Childe Harold_, parfaitement
d'accord avec ce qu'il vient d'en dire plus haut, respire l'admiration
et l'intérêt, mais sans indiquer un sentiment plus vif.

Aimable Florence! si ce cœur insouciant et flétri pouvait jamais être à
une autre, il serait à toi; mais entraîné par toutes les vagues qui se
succèdent, je n'ose pas brûler sur ton autel un indigne parfum, ou
demander à ton âme chérie une seule pensée pour moi.

C'est ainsi que raisonna Harold quand il jeta les yeux sur ceux de
Florence; il y puisa une admiration profonde, mais nul autre sentiment,
etc., etc.

Dans un homme comme Byron, qui, en même tems qu'il a fait passer dans
ses poésies bien des événemens de sa vie, a mis aussi tant de poésie
dans son existence, il n'est pas toujours facile, en cherchant à
analyser ses sentimens, de distinguer ceux qui furent réels d'avec ceux
qui n'étaient qu'imaginaires. Par exemple la description qu'il nous
donne ici de la froideur et de l'insensibilité avec lesquelles il
contemplait même les charmes de cette séduisante personne est bien peu
d'accord avec l'anecdote que je viens de citer d'après ses Mémoires,
avec beaucoup de passages de ses lettres postérieures, mais surtout avec
l'un de ses petits poèmes les plus gracieux, qu'il désigne comme adressé
à cette même dame, pendant un orage, lorsque notre poète se rendait à
Zitza.

Malgré ces témoignages qui semblent se contredire, je serais assez porté
à croire que la peinture qu'il nous fait de l'état de son cœur au
commencement de _Childe Harold_ est la seule vraie. L'idée qu'il était
amoureux ne lui sera venue qu'après, quand l'image de la belle Florence
se sera, pour ainsi dire, idéalisée dans son imagination, et qu'elle
aura embelli d'un reflet d'amour le souvenir des heures agréables qu'ils
avaient passées ensemble dans les îles de Calypso. On se rappellera
qu'il attribue lui-même aux cœurs qui se sont livrés de bonne heure aux
passions, et qui de bonne heure aussi en ont été désabusés, la froideur
et le calme avec lesquels il contempla des appas même aussi séduisans
que ceux de l'aimable Florence. Il y a toute raison de croire que telle
était alors l'espèce de dégoût avec lequel il voyait tous les objets
réels d'amour et de passion; et quoique son imagination pût toujours se
créer des idoles, il continua, à son retour en Angleterre, de professer
la même indifférence pour les plaisirs qu'il avait autrefois recherchés
avec tant d'ardeur. Nul anachorète ne saurait en effet se vanter de plus
d'apathie qu'il n'en montra à cette époque pour toutes les séductions de
ce genre. Mais à vingt-trois ans, il est triste de ne devoir qu'à la
satiété et au dégoût ce calme contre toutes les tentations: ce sont là
de tristes auxiliaires de la vertu, et c'est une tranquillité achetée
bien cher.

Pendant son séjour à Malte, il fut, à la suite de quelque malentendu de
peu d'importance, au moment de se battre en duel avec un officier de
l'état-major du général Oakes. Il fait de fréquentes allusions à cet
incident dans les lettres que nous lirons bientôt, et j'ai souvent
entendu la personne qui lui servait de second, parler avec grand éloge
du courage et du mâle sang-froid qu'il déploya dans toute cette affaire.
Elle devait se vider de très-bonne heure; son ami fut obligé de
l'arracher à un sommeil profond. Arrivés au lieu du rendez-vous, sur le
bord de la mer, ils ne virent pas venir leurs adversaires, par suite de
quelque erreur involontaire. Quoique ses bagages fussent déjà à bord du
brick qui devait le transporter en Albanie, Lord Byron résolut
d'attendre au moins encore une heure; et pendant à peu près tout ce
tems, son ami et lui se promenèrent le long du rivage. À la fin ils
virent venir à eux un officier envoyé par son adversaire, qui
non-seulement l'excusa de ce retard, mais encore leur donna toutes les
explications qu'ils pouvaient désirer sur ce qui avait fait le sujet
même de la querelle.

Le brick de guerre à bord duquel ils s'étaient embarqués, ayant ordre
d'escorter une flotte de petits vaisseaux marchands à Patras et à
Prévésa, ils restèrent deux ou trois jours à l'ancre en rade de cette
première ville. Enfin ils arrivèrent à leur destination, et, après avoir
vu en passant un coucher du soleil à Missolonghi, ils débarquèrent, le
27 septembre, à Prévésa.

Ceux qui pourraient désirer des détails sur le voyage de Lord Byron en
Albanie, et ceux qu'il fit ensuite dans différentes parties de l'empire
ottoman, en compagnie avec M. Hobhouse, les trouveront dans la relation
qu'en a publiée ce dernier. Cet ouvrage, très-intéressant par lui-même,
sous tous les rapports, le devient bien davantage par cette
considération que nous y voyons Lord Byron comme présent à chaque page,
et que nous y accompagnons, pour ainsi dire, ses premiers pas dans un
pays au nom duquel il a pour jamais rattaché le sien. Comme j'ai entre
les mains des lettres du noble poète à sa mère et quelques-unes plus
curieuses encore qui, publiées pour la première fois, me mettent en état
de donner ses propres descriptions et ses propres esquisses, je me
contenterai, après avoir ainsi indiqué d'une manière générale le voyage
de M. Hobhouse, d'en extraire quelques notes pour jeter plus de clarté
sur la correspondance de son ami.



LETTRE XL.

À MRS. BYRON.

Prévésa, 12 novembre 1809.


MA CHÈRE MÈRE,

«Voici quelque tems que je suis en Turquie; la ville que j'habite est
sur la côte; mais j'ai déjà traversé l'intérieur de la province
d'Albanie, en allant faire visite au pacha. J'ai quitté Malte, le 21
septembre, à bord du brick de mer _le Spider_ (l'Araignée), et je suis
arrivé en huit jours à Prévésa. Déjà je suis allé environ cent cinquante
milles plus loin, à Tebelen, maison de campagne de Sa Hautesse, où je
suis resté trois jours. Le pacha se nomme Ali; on le regarde comme un
homme de grands talens; il gouverne toute l'Albanie (l'ancienne
Illyrie), l'Épire et une partie de la Macédoine. Son fils Vely-Pacha,
pour lequel il m'a donné des lettres, gouverne la Morée, et a beaucoup
d'influence en Égypte; en un mot, c'est un des plus puissans personnages
de l'empire Ottoman. Quand, après un voyage de trois jours dans un pays
montagneux et plein des beautés les plus pittoresques, j'arrivai à
Janina, on me dit qu'Ali-Pacha avait quitté cette capitale, et qu'il
était en Illyrie avec son armée, assiégeant Ibrahim-Pacha dans la
forteresse de Bérat. Il avait appris qu'un Anglais de distinction était
arrivé dans ses états, et avait laissé au commandant de Janina l'ordre
de me fournir une maison, et de me procurer _gratis_ tout ce qui me
serait nécessaire. En conséquence, encore que l'on m'ait permis de faire
quelques présens aux esclaves, etc., on n'a pas voulu me laisser payer
la moindre chose de ce qui était entré dans la maison pour notre usage.

»Je fis un tour dans la campagne sur les chevaux du vizir, et visitai
ses palais, ainsi que ceux de ses petits-fils; ils sont magnifiques,
mais trop chargés d'ornemens d'or et de soie. J'allai ensuite à travers
les montagnes jusqu'à Zitza, village qui renferme un monastère grec où
je couchai au retour. C'est la plus belle situation que j'aie jamais
vue, en exceptant toujours Cintra en Portugal. Notre voyage fut beaucoup
allongé par les torrens tombés des montagnes, et qui interceptaient les
routes. Je n'oublierai jamais la scène singulière qui s'offrit à mes
regards, quand j'entrai à Tebelen vers les cinq heures du soir, au
moment du coucher du soleil. Elle me rappela, avec quelque changement de
costume, bien entendu, la description que donne Scott, dans son _Lay_,
du château de Branksome et du système féodal. Les Albanais avec leur
habillement, le plus magnifique du monde, leur long jupon blanc, leur
manteau broché d'or, leur veste et leur gilet de velours cramoisi lacé
en or, leurs pistolets et leurs poignards montés en argent; les Tartares
avec leurs hauts bonnets, les Turcs dans leurs turbans et leurs vastes
pelisses, les soldats et les esclaves noirs avec leurs chevaux; les
premiers groupés dans une grande galerie ouverte qui fait partie de la
façade, les autres placés dans une sorte de cloître au-dessous; deux
cents chevaux harnachés et prêts à être montés au moindre signal, des
courriers allant et venant avec des dépêches, le bruit des timbales, des
enfans qui crient l'heure, du haut du minaret, joint à la singularité du
bâtiment lui-même, forment un coup-d'œil nouveau et délicieux pour
l'étranger. Je fus conduit dans un fort bel appartement et le secrétaire
du vizir vint s'informer de l'état de ma santé à la mode turque.

«Le lendemain je fus présenté à Ali-Pacha. J'étais vêtu d'un uniforme
d'officier d'état-major en grande tenue, avec un sabre magnifique, etc.
Le vizir me reçut dans une grande pièce, pavée en marbre; une fontaine
lançait de l'eau au milieu, et tout autour de la chambre étaient rangées
des ottomanes couvertes d'une étoffe écarlate. Il me reçut debout,
politesse extraordinaire pour un musulman, et me fit asseoir à sa
droite. J'ai un Grec pour interprète; mais dans cette occasion ce fut un
médecin d'Ali qui entend le latin, qui m'en servit. Sa première question
fut, pourquoi j'avais quitté mon pays si jeune? Les Turcs n'ont pas
l'idée qu'on puisse voyager pour son amusement. Il me dit ensuite que le
ministre anglais, le capitaine Leake, l'avait prévenu que j'étais d'une
grande famille, et me chargea de présenter ses respects à sa mère,
commission dont je m'acquitte en ce moment. Il dit encore qu'il était
sûr que j'étais noble, parce que j'avais les oreilles petites, les
cheveux bouclés, les mains petites et blanches[123], et témoigna qu'il
était content de ma figure et de mon costume. Il me dit de le regarder
comme un père tant que je serais en Turquie, et qu'il veillerait sur moi
comme sur son fils. Il me pria de le venir voir souvent, et surtout le
soir quand il serait de loisir; on servit du café et des pipes; après
quoi je terminai ma première visite, que je renouvelai trois fois. Il
est singulier que les Turcs, qui n'ont pas de dignités héréditaires et
peu de grandes familles, excepté les sultans, aient tant d'égards pour
la naissance, car j'observai que ma généalogie m'en valait plus que mon
titre de pair d'Angleterre[124]...

     [Note 123: Lord Byron avait autant que le pacha l'opinion que
     la forme de la main peut indiquer la naissance; voyez dans
     _Don Juan_, sa note sur le vers:

        _Though on more_ thorough-bred _or fairer fingers_.]

     [Note 124: Lors du voyage du docteur Holland en Albanie,
     Ali-Pacha se rappelait parfaitement Lord Byron; il en parla
     avec intérêt, et apprit avec plaisir qu'il avait donné, dans
     un de ses ouvrages (_Childe Harold_), une description
     poétique de l'Albanie, qui avait été fort goûtée en
     Angleterre, et que son ami Hobhouse se disposait à publier
     son voyage dans le même pays.]

»J'ai vu aujourd'hui les restes de la ville d'Actium, près de laquelle
Antoine perdit le monde dans une petite baie, où deux frégates
manœuvreraient à peine aujourd'hui; un mur demi-renversé est l'unique
vestige qui marque ce lieu célèbre. De l'autre côté du golfe se voient
les ruines de Nicopolis, bâtie par Auguste en l'honneur de sa victoire.
Hier soir, j'ai assisté à une noce grecque, mais je n'ai ni assez de
tems, ni assez de place pour en donner la description, non plus que de
mille autres choses.

»Je vais demain, avec une escorte de cinquante hommes, à Patras dans la
Morée, et de là à Athènes où je passerai l'hiver. Il y a deux jours,
j'ai failli périr avec un vaisseau de guerre turc, par l'ignorance du
capitaine et de l'équipage, quoique la tempête ne fût pas violente.
Fletcher appelait sa femme, les Grecs appelaient leurs saints, les
Musulmans appelaient Alla; le capitaine descendit dans la chambre, et
nous dit tout en pleurs de nous recommander à Dieu. Les voiles étaient
déchirées, la grande vergue rompue, le vent _fraîchissait_, la nuit
arrivait; nous n'avions plus que deux chances devant nous, d'arriver à
Corfou, qui est au pouvoir des Français, ou de descendre dans le liquide
tombeau, comme Fletcher le disait pathétiquement. Je fis ce que je pus
pour consoler celui-ci; mais le trouvant incorrigible, je m'enveloppai
dans ma capote albanaise (immense manteau), et je me couchai tout de mon
long sur le pont pour y attendre tout ce qui pourrait arriver de
pire[125]. J'ai appris dans mes voyages à avoir de la philosophie; et
quand je n'en aurais pas eu, de quoi m'eût-il servi ici de me lamenter
et de me plaindre? Heureusement le vent mollit, et ne nous porta qu'à
Souli sur le continent, où nous débarquâmes, et avec l'aide des naturels
nous retournâmes à Prévésa. Je ne me confierai plus dorénavant à des
matelots turcs, quoique le pacha ait mis à mes ordres une de ses propres
galiotes pour me porter à Patras. En conséquence, je vais jusqu'à
Missolonghi par terre, et de là je n'aurai qu'un petit golfe à traverser
pour arriver à Patras. La première lettre de Fletcher sera pleine de
merveilles; nous avons, une nuit, été perdus pendant neuf heures dans
les montagnes, et depuis nous avons manqué de nous noyer. Dans les deux
cas, Fletcher avait entièrement perdu la tête; la première fois par la
peur, la famine et les bandits; la seconde par la peur seule. Ses yeux
ont été un peu malades, je ne sais si c'est un effet des éclairs ou des
pleurs qu'il a versés. Quand vous m'écrirez, adressez-moi vos lettres
chez M. Strane, consul d'Angleterre, à Patras en Morée.

     [Note 125: J'ai entendu les compagnons de voyage de Byron
     parler du sang-froid et du courage qu'il montra dans cette
     occasion, d'une manière plus remarquable encore. Voyant qu'à
     cause de son infirmité il ne pouvait être d'aucune utilité
     pour l'exécution des manœuvres que leur position demandait,
     non-seulement il est vrai qu'il s'enveloppa dans son manteau
     et se coucha tranquillement, comme il le dit, mais ce qu'il
     n'ajoute pas, c'est que, quand le danger fut passé, on
     s'aperçut qu'il était profondément endormi.
                                           (_Note de Moore_.)]

»J'aurais beaucoup d'incidens à vous raconter, qui, je crois, vous
amuseraient; mais ils font confusion dans ma tête, comme ils en
feraient, je crois, sur le papier, et je ne saurais du tout les mettre
en ordre. J'aime beaucoup les Albanais; ils ne sont pas tous turcs,
quelques-uns sont chrétiens; mais la différence de leur religion n'en
met aucune dans leurs mœurs et dans leur conduite; on les regarde comme
les meilleures troupes au service de la Turquie. Pendant ma route, j'ai
passé deux jours en allant, et trois en revenant, dans une caserne à
Salone; et jamais je n'ai trouvé de soldats plus supportables, quoique
j'aie été dans les garnisons de Gibraltar et de Malte, et que j'aie vu
bon nombre de troupes espagnoles, françaises, siciliennes et anglaises.
On ne m'a rien volé, et j'ai toujours été le bienvenu à partager leurs
vivres et leur lait. Il n'y a pas une semaine, qu'un chef albanais
(chaque village a son chef qui est appelé primat), après nous avoir aidé
à sortir de la galère turque, lors de notre malheur, nous nourrit et
nous logea, moi et ma suite, composée de Fletcher, un Grec, deux
Athéniens, un prêtre grec, et mon compagnon, M. Hobhouse, et refusa de
recevoir autre chose qu'un certificat de la bonne réception qu'il nous
avait faite. Comme je le pressais de prendre au moins quelques sequins,
«non, répondit-il, je veux que vous m'aimiez, et non pas que vous me
payiez.» Ce sont là ses propres paroles.

»Vous ne sauriez croire quelle est la valeur de l'argent dans ce
pays-ci. Je n'avais rien à payer d'après les ordres du visir, mais
depuis j'ai toujours eu seize chevaux, et généralement six ou sept
hommes à mon service; et je n'ai pas dépensé la moitié de ce qu'il m'en
a coûté pour passer trois semaines à Malte, quoique le gouverneur, sir
A. Ball, m'ait donné une maison gratis, et que je n'eusse qu'un seul
domestique. Je serais bien aise que H... fît des remises régulières, car
je n'ai pas intention de rester à perpétuité dans cette province; qu'il
m'écrive chez M. Strane, consul d'Angleterre à Patras. Le fait est que
la fertilité des plaines est extraordinaire, les espèces fort rares, ce
qui explique que tout y soit à bon marché. Je vais à Athènes pour y
apprendre le grec moderne, qui diffère beaucoup du grec ancien, quoique
les racines en soient les mêmes. Je n'ai pas envie de retourner en
Angleterre; et je ne le ferai que si j'y suis forcé, comme, par exemple,
si H... me négligeait. Je n'entrerai pas cependant en Asie avant un an
ou deux, car j'ai bien des choses à voir en Grèce, et peut-être
passerai-je en Afrique, ou du moins dans la partie Égyptienne.

»Fletcher, comme tous les Anglais, est fort mécontent, cependant il est
un peu réconcilié avec la Turquie, depuis que le pacha lui a fait
présent de quatre-vingts piastres, qui, eu égard à la valeur de l'argent
ici, équivalent presque à dix guinées anglaises. Il n'a rien eu à
souffrir, si ce n'est du chaud, du froid et de la vermine, fléaux de
tous ceux qui couchent dans les chaumières, dans des gorges de
montagnes, dans les pays froids, et dont j'ai eu ma part comme lui; mais
il n'est pas brave et a peur des voleurs et des tempêtes. Il n'y a
personne en Angleterre au souvenir de qui je désire me recommander, et
dont je veuille avoir des nouvelles. Je voudrais seulement recevoir une
lettre de vous, et une ou deux de H... sur l'état de mes affaires;
dites-lui de m'écrire. Pour moi, je vous écrirai quand je pourrai, et
vous prie de me croire votre affectionné fils,»

BYRON.

Vers le milieu de novembre, notre jeune voyageur quitta Prévésa et se
dirigea vers la Morée, à travers l'Acarnanie et l'Étolie, accompagné de
son escorte de cinquante Albanais.

En conséquence il prit une bande d'hommes sûrs pour traverser les vastes
forêts de l'Acarnanie, hommes nés pour la guerre, et dont les rudes
travaux ont rembruni le teint, jusqu'à ce qu'il aperçut les flots
blanchissans de l'Achéloüs, et qu'il vit de l'autre côté les plaines
fertiles de l'Étolie.

(_Childe Harold_, ch. II.)

Sa description d'une scène de nuit à Utraikey, petite place située dans
l'une des baies du golfe d'Arta, est sans doute restée gravée dans la
mémoire de nos lecteurs. Le plaisir que leur a causé la sauvage beauté
de cette peinture ne sera point diminué quand nous leur aurons fait
connaître, d'après le récit de M. Hobhouse, les circonstances réelles
sur lesquelles elle est fondée:

«Le soir, les portes étaient fermées, et l'on faisait les préparatifs
nécessaires pour nourrir nos Albanais. On tuait un bouc, on le faisait
rôtir tout entier; quatre feux étaient allumés dans la cour, autour
desquels les soldats s'asseyaient en quatre troupes différentes. Après
avoir bu et mangé, la plupart d'entre eux, tandis que nous et les chefs
étions assis sur le gazon, s'assemblèrent autour du plus grand feu, et
là se mirent à danser en rond sans autre musique que leurs propres
chansons, mais en déployant une énergie étonnante. Toutes ces chansons
se rapportaient à quelques exploits de voleurs fameux. L'une d'elles,
qui les occupa plus d'une heure, commençait ainsi: «Quand nous partîmes
de Parga, nous étions soixante: puis venait le refrain:

        Tous voleurs à Parga,
        Tous voleurs à Parga.

        Κλεφτεις ποτε Παργα,
        Κλεφτεις ποτε Παργα.

»Quand ils mugissaient cette strophe, ils tournaient en rond autour du
feu, tombaient sur leurs genoux, rebondissaient, et puis tournaient de
nouveau en répétant le même refrain. Le bruissement des vagues sur la
rive caillouteuse où nous étions assis remplissait les intervalles du
chant d'une musique peut-être moins monotone et certainement plus douce.
La nuit était très-sombre; mais au reflet des feux nous apercevions un
peu les bois, les rochers et le lac, qui, avec l'apparence sauvage des
danseurs, offraient une scène qui n'eût pas été perdue entre les mains
d'un artiste organisé comme l'auteur des _Mystères d'Udolphe_.»

Après avoir traversé l'Acarnanie, nos voyageurs passèrent l'Acheloüs, et
arrivèrent, le 21 novembre, à Missolonghi. Ici il est impossible de ne
pas nous arrêter, et de ne pas songer d'avance à cette triste visite
qu'il y fit quinze ans après, quand, au milieu de sa carrière, et dans
toute la plénitude de sa réputation, il vint donner sa vie pour la cause
de ce pays qu'il traversait alors comme un simple et jeune étranger. Si
quelque esprit lui eût alors révélé ce qui devait arriver dans cet
intervalle; s'il lui avait montré, d'un côté, les triomphes qui
l'attendaient, le pouvoir que son génie varié obtiendrait sur les cœurs
pour les élever ou les abaisser, pour les éclairer ou les rendre plus
sombres; et s'il eût placé d'un autre côté les inconvéniens attachés à
ce don funeste: la fatigue et le dégoût que l'imagination donne à l'ame;
les ravages de ce feu intérieur qui dévore celui qui le possède, tandis
qu'il éblouit les autres; l'envie que tant de grandeur excite parmi les
autres hommes; la vengeance qu'ils tirent de celui qui les force à
regarder si haut pour l'admirer; on peut se le demander, eût-il accepté
la gloire à de telles conditions? N'aurait-il pas senti, au contraire,
que c'était l'acheter à trop haut prix, et que cet état de guerre
continuel contre le monde entier pendant sa vie ne serait que faiblement
récompensé par une immortalité que ce même monde serait obligé de lui
accorder après son trépas?

À Missolonghi, il renvoya tous ses Albanais, à l'exception d'un seul,
nommé Dervish, qu'il prit à son service, et qui demeura avec lui pendant
tout le tems qu'il fut en Orient, avec Basile, le domestique que lui
avait donné Ali-Pacha. Après avoir habité près de quinze jours à Patras,
il se dirigea sur Vostitza. En approchant de cette ville, le sommet
neigeux du Parnasse, s'élevant comme une tour de l'autre côté du golfe,
s'offrit pour la première fois à ses yeux. Deux jours après, dans les
bosquets sacrés de Delphes, il écrivit les stances que cette vue lui
avait inspirées, et qui commencent ainsi:

Ô toi, Parnasse! que je vois maintenant, non comme l'imagination te
présente souvent dans les songes du poète endormi, etc.

C'est vers cette époque que, se promenant à cheval, au pied du Parnasse,
il vit dans les airs voler une troupe considérable d'aigles, phénomène
qui semble avoir frappé son imagination d'une sorte de superstition
poétique; car il y fait plus d'une fois allusion dans son journal. «Me
rendant à la fontaine de Delphes (Castri), en 1809, je vis une troupe de
douze aigles, et j'acceptai le présage, bien que Hobhouse soutînt,
probablement par plaisanterie, que c'étaient des vautours. J'avais la
veille composé les vers sur le Parnasse, dans _Childe Harold_; en voyant
ces oiseaux, j'espérai qu'Apollon avait agréé mon hommage. Du moins,
j'ai eu le nom et la réputation de poète dans l'âge réellement poétique
de la vie, de vingt à trente. Si cela continuera, c'est une autre
question.»

Dans son journal, en racontant son départ de Patras, il cite une
anecdote qui fera honneur à son humanité aux yeux de tous ceux qui ne
seront point chasseurs. «Le dernier oiseau sur lequel j'ai tiré fut un
aiglon, sur le bord du golfe de Lépante, près Vostitza. Il n'était que
blessé, et je voulus le sauver; son œil était si brillant! Mais il
languit et mourut en peu de jours. Je n'ai jamais essayé depuis et
jamais je n'essaierai de tuer un autre oiseau.»

Peu de choses étonnent autant les voyageurs en Grèce que l'extrême
petitesse de ces pays qui ont occupé si long-tems les cent bouches de la
renommée. «On pourrait, dit M. Hobhouse, sans trop presser son cheval,
aller de Livadie à Thèbes et revenir entre le déjeuner et le dîner, et,
sans bagage, faire facilement, en deux jours, le tour de la Béotie.»
Après avoir visité en très-peu de tems les fontaines de Mémoire et
d'Oubli, à Livadie, et les retraites d'Apollon Isménien, à Thèbes, nos
voyageurs tournèrent enfin leurs pas vers Athènes, l'objet de leurs
rêves poétiques, traversèrent le mont Cythéron, et arrivèrent en vue des
ruines de Philé, la veille de Noël 1809.

Quoique le poète nous ait laissé dans ses vers le témoignage immortel de
l'enthousiasme avec lequel il contempla les scènes qui s'offrirent alors
à ses regards, il n'est pas difficile de concevoir que, pour des
observateurs superficiels, il put paraître spectateur insensible de
mille choses qui jettent le voyageur ordinaire en extase, du moins en
paroles. Il professa toute sa vie le plus souverain mépris pour tout ce
qui est affecté, soit en matière de goût, soit en matière de morale;
souvent il déguisa le sentiment vrai de son admiration sous un dehors
d'indifférence et de moquerie par haine pour le charlatanisme de ceux
qu'il voyait s'extasier à froid et sans rien ressentir réellement. Il
faut avouer aussi qu'il étendait à des sentimens vrais, mais pour
lesquels il n'éprouvait pas de sympathie, le dégoût que lui inspiraient
ceux qui n'étaient qu'affectés; ainsi il ne comprit jamais le mérite et
les jouissances d'un antiquaire ou d'un amateur d'objets d'art. «Je ne
fais point de collections, dit-il dans une note de _Childe Harold_, et
je ne les admire pas du tout.» Il ne faisait aucun cas des antiquités, à
moins qu'elles ne se rattachassent à quelques grands noms ou à quelques
grands événemens. Pour les objets d'art, il se contentait d'admirer leur
effet général, sans se piquer d'aucune connaissance des détails. C'était
à la nature, dans ses scènes solitaires de grandeur et de beauté, ou,
comme à Athènes, brillante d'un éclat toujours le même au milieu des
ruines de la gloire et des arts, qu'il payait sans restriction l'hommage
de son ame ardente. Dans le petit nombre de notes sur les voyages qu'il
a jointes à _Childe Harold_, l'on voit qu'il aime beaucoup mieux
s'occuper des sites et du pittoresque qu'offrent les lieux qu'il a
visités que des souvenirs classiques ou historiques qui peuvent s'y
rattacher. En prose ou en vers, il revient à la vallée de Zitza avec
plus de plaisir qu'à Delphes ou aux rives de la Troade; et ce qui le
frappe le plus vivement dans la plaine d'Athènes, c'est que «la vue y
est plus belle encore qu'à Cintra ou à Istamboul.» Où la nature
pouvait-elle en effet avoir plus de droit à son adoration que dans ces
contrées où il la voyait briller d'une beauté toujours jeune, toujours
la même au milieu des ruines de ce que l'homme avait jugé le plus digne
de durée? «Les institutions humaines périssent, dit Harris; mais la
nature ne change pas.» Lord Byron a paraphrasé cette pensée[126], en
l'embellissant:

     [Note 126: Le passage renferme la substance de toute la
     strophe:

     «Malgré les diverses fortunes d'Athènes, considérée comme
     cité, l'Attique est encore fameuse pour ses oliviers, et
     l'Hymète pour son miel. Les institutions humaines périssent,
     mais la nature ne change pas.»
                               (_Recherches philologiques_.)

     Je me rappelle que je fis un jour remarquer à Lord Byron
     cette coïncidence, mais il m'assura qu'il n'avait jamais lu
     cet ouvrage d'Harris.]

Cependant ton ciel est aussi bleu, tes rochers aussi sauvages, tes
bosquets aussi agréables, tes prairies aussi verdoyantes, ton olive
aussi mûre, que quand tu florissais sous la protection de Minerve!
L'Hymète offre encore aux hommes les trésors de son miel divin; libre
voyageuse errante dans les plaines de l'air, l'abeille construit
toujours gaîment sur tes montagnes sa forteresse parfumée. Apollon dore
toujours de ses feux tes longs étés, et sous ses rayons brillent
toujours les marbres de Mendeli! Les arts, la gloire, la liberté, tout
passe, tout périt, excepté la nature, elle est toujours belle.

(_Childe Harold_, ch. II.)

Cette première visite à Athènes dura deux ou trois mois, pendant
lesquels il ne laissa pas passer un seul jour sans consacrer quelques
heures à parcourir les grands monumens du génie ancien, et sans évoquer,
pour ainsi dire, du milieu de leurs ruines l'esprit des siècles écoulés.
Il faisait aussi des excursions fréquentes dans différentes parties de
l'Attique. Un jour qu'il visitait le cap Colonne, il fut au moment
d'être enlevé par un parti de Maniotes cachés sous le rocher de Minerve
Sunias. Ces pirates, à ce que lui raconta depuis un Grec qui alors était
leur prisonnier, n'osèrent l'attaquer, persuadés que les deux Albanais
qu'ils voyaient à ses côtés, n'étaient qu'une partie d'une escorte plus
respectable laissée à portée de venir promptement à son secours.

Outre le pouvoir magique de ses souvenirs et de son paysage, la ville de
Minerve possédait un attrait d'une autre sorte pour notre poète, auquel,
en quelque lieu qu'il portât ses pas, son cœur ou plutôt son imagination
n'était que trop sensible. On dit que sa jolie romance: «Jeune vierge
d'Athènes, avant que nous nous séparions,» fut adressée à la fille aînée
de la dame grecque chez laquelle il était logé, et il est assez probable
que la belle Athénienne ait été maîtresse de son imagination au moment
où il composa ces vers. Théodora Macri, son hôtesse, était la veuve d'un
vice-consul d'Angleterre; son principal revenu provenait de la location
aux étrangers, et surtout aux voyageurs anglais, des appartemens
qu'occupèrent alors Lord Byron et son ami; ce dernier nous en donne la
description suivante: «Notre logement consistait en un salon et deux
chambres à coucher, donnant sur une cour où se trouvaient cinq ou six
citronniers, d'où l'on tira le fruit qui assaisonna notre pilau et les
autres mets nationaux servis sur notre table frugale.»

La renommée d'un poète illustre ne s'attache pas seulement à sa personne
et à ses écrits, une partie se reflète sur tout ce qui a eu avec lui un
rapport même éloigné. Non-seulement elle ennoblit les objets de ses
amitiés, de ses amours et de ses goûts; mais les lieux même où il a
vécu, où il a séjourné, acquièrent une célébrité qui ne s'efface pas
aisément. La jeune fille d'Athènes, quand elle prêtait innocemment
l'oreille aux complimens du jeune Anglais, ne se doutait guère qu'il dût
rendre son nom et sa maison si célèbres, qu'à leur retour de Grèce, les
voyageurs ne trouveraient rien de plus intéressant à donner à leurs
lecteurs que les détails suivans sur elle et sa famille:

«Nous rencontrâmes, dit M. Hobhouse, à la porte notre valet qui était
allé devant pour nous chercher des logemens, et nous conduisit chez
Théodora Macri, la veuve du vice-consul, où nous sommes actuellement.
Cette dame a trois filles fort jolies; l'aînée est vraiment une beauté;
c'est elle, dit-on, qui inspira à Lord Byron cette fameuse romance:

Jeune vierge d'Athènes, avant que nous nous séparions, rends-moi,
rends-moi mon cœur, etc., etc.

»À Orchomènes, où était le temple des Grâces, je fus près de m'écrier:
Où les grâces se sont-elles enfuies? Je ne m'attendais pas à les
retrouver ici. Et cependant voici venir l'une avec des coupes dorées et
du café, et l'autre avec un livre. Ce livre est un registre de noms, et
il en est quelques-uns que la renommée est habituée à prononcer. Parmi
eux se trouve celui de Lord Byron, lié aux vers que je vais transcrire:

La noble Albion voit en souriant partir son fils pour aller visiter le
berceau des arts; son but est noble; belle est l'entreprise; il vient à
Athènes, et... écrit son nom.

»En forme de contrepoids, Lord Byron écrivit au-dessous:

Ce poète modeste, comme beaucoup de poètes inconnus, rimaille sur nos
noms et cache le sien; mais quel qu'il soit, pour ne rien dire de pis,
son nom lui ferait plus d'honneur que ses vers.

»En écrivant ces mots, _les trois Grâces athéniennes_, j'ai, je n'en
doute pas, fait naître votre curiosité et enflammé votre imagination, et
je ne dois pas compter sur votre attention que je ne vous en aie donné
quelque portrait. Leur appartement est justement en face du nôtre; et si
vous pouviez les voir comme nous les voyons en ce moment à travers les
plantes aromatiques qui se balancent doucement sur notre fenêtre, vous
laisseriez votre cœur à Athènes.

»Thérésa, la vierge d'Athènes, Katinka et Mariana sont de taille
moyenne. Chacune d'elles porte sur le sommet de la tête une petite
calotte albanaise de couleur rouge, surmontée d'une tassette bleue, qui
s'étend et se rattache par le bas comme une étoile. Au bord de cette
calotte est un mouchoir de couleurs variées roulé autour des tempes. La
plus jeune porte ses cheveux détachés tombant sur les épaules presque
jusqu'à la ceinture, et mêlés suivant l'usage avec des tresses de soie.
Les cheveux des deux aînées sont le plus souvent attachés et retenus
sous le mouchoir. Leur vêtement de dessus est une pelisse bordée de
fourrures, tombant lâche jusqu'à la cheville; dessous est un mouchoir de
mousseline qui couvre le sein et se termine à la taille qui est courte.
En dessous est une robe de soie ou de mousseline rayée, s'élargissant un
peu au-dessus de la ceinture, et retombant sur le devant d'une manière
gracieuse et négligée; des bas blancs et des pantoufles jaunes
complètent le costume. Les deux aînées ont les yeux et les cheveux
noirs, le visage ovale, le teint un peu pâle et les dents d'une
blancheur éblouissante. Leurs joues sont arrondies, leur nez droit avec
quelque chose d'aquilin. La plus jeune, Mariana, est très-blonde; sa
figure n'est pas aussi joliment arrondie, mais a une expression plus
gaie que celle de ses sœurs, qui ont l'air assez pensif, excepté quand
la conversation prend une tournure animée. Leur taille est élégante,
leurs manières distinguées et susceptibles de plaire dans tous les pays
possibles. Leur conversation est fort agréable, et leur esprit paraît
plus cultivé que ne l'est généralement celui des dames grecques. Avec de
tels avantages, il serait bien étonnant qu'elles n'attirassent pas
l'attention des voyageurs qui visitent occasionnellement Athènes. Elles
s'asseoient à la manière orientale, le corps légèrement incliné, les
jambes ramassées sous elles sur le divan et sans souliers. Elles
s'occupent à coudre, à jouer du tambour de basque et à lire.

»J'ai dit que j'avais vu ces beautés grecques à travers les balancemens
des plantes aromatiques qui décorent leurs fenêtres; peut-être cela
pourrait-il vous donner une trop haute idée de leur position. Votre
imagination vous représente peut-être déjà leurs maisons pleines de tous
les attributs du luxe oriental. Les coupes d'or ont pu aussi opérer
quelque enchantement sur vos idées. Avouez-le; ne vous représentez-vous
pas--

Les portes demi-ouvertes donnant sur de longues galeries où l'on ne
saurait décrire tout ce que l'œil rencontre d'élégance et de grandeur;
l'orgueil de la Turquie et de la Perse: des coussins jetés sur des
coussins, des tapis sur des tapis, d'immenses ottomanes, des oreillers
innombrables pour relever la tête, de manière que chaque appartement
paraît un lit grand et moëlleux?

»Vous verrez bientôt pourquoi j'ai différé jusqu'à ce moment; apprenez
que les plantes aromatiques dont je viens de vous parler ne sont ni plus
ni moins que quelques pauvres géraniums et quelques baumes grecs, et que
la chambre dans laquelle se tiennent ces dames est presque dégarnie de
meubles, que les murs n'en ont été ni peints ni décorés par une main
habile. Que serait-il advenu de mes grâces, si je vous avais dit plus
tôt qu'une seule chambre est tout le logement qu'elles possèdent, à
l'exception d'un petit cabinet et d'une petite cuisine? Vous voyez
combien j'ai pris soin que la première impression leur fût avantageuse;
non qu'elles ne méritent toute espèce d'éloges, mais parce qu'il est
dans la nature auguste et fière de l'homme de faire peu de cas du mérite
et même de la beauté, si ces avantages ne sont pas relevés d'un peu de
pompe mondaine. Maintenant je vais vous communiquer un secret, mais
confidentiellement et à voix basse.

»Ces dames, depuis la mort du vice-consul leur père, n'ont pas d'autres
ressources pour exister que de louer à des étrangers la chambre et le
cabinet que nous occupons dans ce moment; mais quoiqu'elles soient si
pauvres, leur vertu n'est pas moins remarquable que leur beauté.

»Et toutes les richesses de l'Orient ou tous les vers flatteurs du
premier poète de l'Angleterre ne pourraient les rendre aussi réellement
dignes d'amour et d'admiration[127].»

     [Note 127: _Voyages en Italie, en Grèce_, etc., par H. W.
     Williams.]

Dix semaines s'étaient rapidement passées, quand l'offre inattendue d'un
passage à bord d'une corvette anglaise détermina nos voyageurs à se
préparer immédiatement au départ; et le 5 mars, ils quittèrent Athènes,
quoique avec beaucoup de regret. «Après avoir passé, dit encore M.
Hobhouse, par la porte qui conduit au Pyrée, nous lançâmes nos chevaux
au galop dans le bois d'oliviers sur la route de Salamine, espérant par
notre précipitation étourdir un peu la douleur du départ. Nous ne
pouvions nous empêcher de regarder derrière nous en nous rendant au
rivage, et nous continuâmes de fixer les yeux sur le point où à travers
la clairière du bois, nous avions entrevu pour la dernière fois le
temple de Thésée et les ruines du Parthénon; nous continuâmes ainsi
plusieurs minutes après que la ville et l'Acropolis eurent entièrement
disparu à notre vue.»

À Smyrne, Lord Byron se logea dans la maison du consul général, et y
demeura jusqu'au 11 avril, excepté deux ou trois jours qu'il employa à
visiter les ruines d'Éphèse. Ce fut à cette époque qu'il termina les
deux premiers chants de _Childe Harold_, comme on le voit par une note
écrite de sa main sur le manuscrit original de ce poème: «Commencé le 31
octobre 1809, à Janina en Albanie; fini le second chant, à Smyrne, le 28
mars 1810.--BYRON.»

La seule lettre un peu intéressante, datée de Smyrne, que je puisse
offrir au lecteur, est la suivante:



LETTRE XLI.

À MRS. BYRON.

Smyrne, 19 mars 1810.


MA CHÈRE MÈRE,

«Je ne puis pas vous écrire une longue lettre; mais comme je crois que
vous ne serez pas fâchée de savoir où j'en suis de mes voyages, je vous
prie d'accepter le peu de détails que je puis vous donner. J'ai traversé
la plus grande partie de la Grèce, outre l'Épire, etc.; j'ai résidé dix
semaines à Athènes, et je me rends maintenant à Constantinople par la
route d'Asie. Je viens de visiter les ruines d'Éphèse, à une journée de
Smyrne. J'espère que vous avez reçu une longue lettre que je vous ai
écrite d'Albanie, où je vous donnais quelques détails sur la réception
que m'a faite le pacha de cette province.

»C'est en arrivant à Constantinople que je déciderai si je dois aller
jusqu'en Perse, ou revenir sur mes pas. Je ne prendrai ce dernier parti
que si je ne puis l'éviter. Mais je n'entends pas parler de M. H..., et
je n'ai reçu de vous qu'une seule lettre. J'aurai besoin de fonds, soit
que j'avance ou que je revienne. Je lui ai écrit plusieurs fois, pour
qu'il ne prétende pas, pour s'excuser, qu'il ne connaissait pas ma
situation. Je ne puis encore vous rien dire sur quoi que ce soit; le
tems et l'occasion me manquent, car la frégate repart immédiatement. Il
est vrai que plus je vais, plus ma paresse augmente; et mon aversion
pour tout commerce épistolaire s'accroît de jour en jour. Je n'ai écrit
à personne qu'à vous et à M. H..., et c'est moins par inclination que
par devoir et par nécessité.

»F*** est fort dégoûté par les fatigues, quoiqu'il n'en ait point enduré
que je n'aie partagées. C'est une pauvre créature. Les domestiques
anglais sont en vérité de détestables voyageurs. J'ai avec lui deux
soldats albanais et un interprète grec, tous parfaits dans leur genre.
La Grèce est délicieuse, surtout dans les environs d'Athènes. Partout
des cieux sans nuages et des paysages charmans. Mais je dois remettre à
notre première entrevue tout récit de mes aventures. Je ne tiens pas de
journal, mais mon ami H... ne cesse d'écrire. Prenez soin, je vous prie,
de Murray et de Robert, et dites à ce dernier qu'il est fort heureux
pour lui qu'il ne m'ait pas accompagné en Turquie. N'attribuez cette
lettre qu'au désir de vous assurer que je suis sain et sauf, et
croyez-moi, etc.»

BYRON.

Le 11 avril, il partit de Smyrne sur la frégate _la Salsette_, qui avait
reçu l'ordre de se rendre à Constantinople, pour ramener l'ambassadeur,
M. Adair, en Angleterre; et après avoir exploré les ruines de la Troade,
il arriva aux Dardanelles au commencement du mois suivant. Il écrivit
les lettres qu'on va lire, à ses amis, MM. Drury et Hodgson, pendant que
la frégate était à l'ancre dans ce détroit.



LETTRE XLII.

À M. DRURY.

A bord de la _Salsette_, 3 mai 1810.


MON CHER DRURY,

«Lorsque je quittai l'Angleterre, il y a bientôt un an, vous me priâtes
de vous écrire. C'est ce que je me propose de faire. J'ai traversé le
Portugal et le midi de l'Espagne, visité la Sardaigne, la Sicile, Malte,
et de là j'ai poussé jusqu'en Turquie, où je suis encore à rôder.
Débarqué d'abord en Albanie, l'Épire d'autrefois, j'ai pénétré jusqu'au
mont Tomarit, parfaitement accueilli par le gouverneur, Ali-Pacha; et,
après avoir parcouru l'Illyrie, la Chaonie, etc., j'ai traversé le golfe
d'Actium avec une garde de cinquante Albanais, et passé l'Achéloüs pour
me rendre en Étolie par l'Acarnanie.

»Après un court séjour en Morée, nous avons traversé le golfe de
Lépante, pris terre au pied du Parnasse, vu tout ce qui reste de
Delphes, et continué ainsi jusqu'à Thèbes et Athènes, dans la dernière
desquelles nous avons passé deux mois et demi.

»Le vaisseau de S. M. _le Pylade_ nous a transportés à Smyrne; mais nous
avions auparavant étudié la topographie de l'Attique, sans oublier
Marathon et le promontoire de Sunium. Après Smyrne, notre second relai
fut la Troade, que nous visitâmes tandis que le navire était à l'ancre,
où il resta pendant quinze jours, vis-à-vis la tombe d'Antiloque.
Maintenant nous voilà dans les Dardanelles, en attendant le vent pour
nous rendre à Constantinople.

»Ce matin, j'ai parcouru à la nage le trajet de Sestos à Abydos. La
distance directe n'est pas de plus d'un mille; mais, en raison du
courant, la traversée n'est pas sans danger; il y en a même assez pour
que je doute que l'affection conjugale de Léandre n'ait pas été un peu
refroidie par le passage.

»Je l'essayai il y a huit jours, mais je n'y pus réussir, à cause du
vent du Nord et de l'étonnante rapidité du courant, quoique j'aie
toujours été, depuis mon enfance, un rude nageur. Mais ce matin, par un
tems plus calme, j'y suis parvenu, et j'ai traversé le _large
Hellespont_ en une heure dix minutes.

»Eh bien, mon cher monsieur, j'ai quitté mon foyer, et visité quelques
parties de l'Afrique et de l'Asie, outre une raisonnable portion de
l'Europe. J'ai vécu avec des généraux et des amiraux, des princes et des
pachas, des gouverneurs et des _ingouvernables_; mais je n'ai ni tems ni
papier pour m'étendre. Je suis bien aise de vous dire que je conserve
pour vous des souvenirs d'amitié, et que je vis dans l'espérance de vous
revoir un jour; et si je vous écris aussi brièvement que possible,
attribuez-le à tout autre cause qu'à l'oubli.

»Vous connaissez trop bien la Grèce ancienne et moderne pour qu'il soit
besoin de vous la décrire. J'ai, il est vrai, mieux vu l'Albanie
qu'aucun autre Anglais, que je sache, excepté un M. Leake; car c'est un
pays que l'on visite rarement, à cause du caractère farouche des
_natifs_; il offre cependant plus de beautés pittoresques que les
contrées classiques de la Grèce, malgré toutes les merveilleuses beautés
de ces dernières, surtout vers Delphes et le cap Colonne en Attique.
Elles sont loin néanmoins d'égaler certaines parties de l'Illyrie et de
l'Épire, où des lieux sans nom et des rivières oubliées sur la carte et
un jour peut-être mieux appréciées, obtiendront des peintres et des
poètes la préférence sur les rigoles desséchées de l'Ilyssus, et les
fondrières de la Béotie.

»La Troade offre un champ vaste aux faiseurs de conjectures et aux
tireurs de bécassines; un bon chasseur et un savant ingénieux peuvent
sur ce terrain exercer avec grand avantage leurs jambes et leur
entendement; ou, s'ils préfèrent aller à cheval, ils peuvent s'y tromper
de route, comme cela m'est arrivé, et s'embourber dans un maudit
marécage formé par le Scamandre, qui serpente deçà et delà comme si les
vierges troyennes allaient encore lui apporter leur tribut accoutumé. Il
n'existe aujourd'hui d'autres vestiges de Troie, ou de ses destructeurs,
que les tertres qui renferment, à ce que l'on suppose, les squelettes
d'Achille, d'Antiloque, d'Ajax, etc. Mais le mont Ida lève encore son
front superbe; quoique les bergers de nos jours ne ressemblent guère à
Ganymède. Mais à quoi bon vous parler plus long-tems de choses qui sont
décrites tout au long dans le _book of Gell_? Et H*** n'a-t-il pas écrit
un journal? Quant à moi, je n'en tiens pas; car j'ai renoncé à tout
griffonnage. Je ne vois pas grande différence entre les Turcs et nous,
si ce n'est qu'ils n'ont pas de _culottes_, et que nous en avons; qu'ils
portent des habits longs, et nous des habits courts; qu'ils parlent peu,
et nous beaucoup. Ce sont des gens fort raisonnables. Ali-Pacha m'a dit
qu'il était sûr que j'étais né dans un rang élevé, par ce que j'ai les
oreilles et les mains petites et des cheveux bouclés. Je vous dirai, en
passant, que je parle passablement le romaïque ou grec moderne: il ne
diffère pas des anciens dialectes autant que vous pourriez le penser;
mais la prononciation en est diamétralement opposée. Quant à la poésie,
si elle n'est rimée, ils n'en ont pas la moindre idée.

»J'aime les Grecs. Ce sont des fripons adroits qui ont tous les vices
des Turcs, sans avoir leur courage. Quelques-uns cependant sont braves:
tous sont beaux, et ressemblent beaucoup au buste d'Alcibiade. Les
femmes sont un peu moins belles. Je sais jurer en turc; mais, excepté un
effroyable jurement et les mots qui signifient entremetteur, pain et
eau, je connais peu le vocabulaire de cette langue. Ils sont extrêmement
polis envers les étrangers de tout rang, pourvu qu'ils soient
convenablement protégés; et comme j'ai deux domestiques et deux soldats,
nous faisons grand fracas. Nous avons parfois couru risque d'être
dévalisés, et une fois de faire naufrage; mais nous nous en sommes tirés
le mieux du monde.

»À Malte, j'ai été fort épris d'une femme mariée, et j'ai provoqué un
aide-de-camp du général ***, grossier personnage, qui s'était offensé de
quelque chose, je n'ai jamais bien su de quoi; mais il donna des
explications, fit des excuses, la dame s'embarqua pour Cadix, et
j'échappai ainsi à l'accusation de meurtre et d'adultère. J'ai envoyé
quelques détails sur l'Espagne à notre ami Hodgson; mais depuis ce
tems-là je n'ai écrit à personne, excepté quelques billets à des parens
et à des gens de loi, pour m'en débarrasser. Je me propose de rompre
tout commerce, à mon retour, avec plusieurs de mes meilleurs amis, que
je regarde au moins comme tels, et de gronder toute ma vie. Mais
j'espère, avant de me faire tout-à-fait cynique, rire encore de bon cœur
avec vous, embrasser Dwyer, et trinquer avec Hodgson.

»Dites au docteur Butler que je me sers en ce moment de la plume d'or
qu'il me donna avant mon départ: c'est pour cela que ma pancarte est
moins lisible qu'à l'ordinaire. J'ai été à Athènes, et j'ai vu des
gerbes de ces roseaux à écrire dont il refusa de me donner quelques-uns,
parce que le topographe Gell les avait apportés de l'Attique. Mais vous
n'aurez pas de descriptions, non; vous voudrez bien vous contenter de
quelques détails jusqu'à mon retour. Mais alors nous ouvrirons toutes
les écluses de la conversation. Je suis sur une frégate de trente-six,
qui va chercher Rob Adair à Constantinople: c'est lui qui aura l'honneur
de vous porter cette lettre.

»Ainsi donc le livre de H***[128] a pris son essor avec quelques
sentimentales chansonnettes de ma façon, pour remplir le volume. Quel
succès a-t-il, eh? et où diable en est la seconde édition de ma satire
avec les additions, et mon nom au bas du titre, et les vers nouveaux
cloués à la fin, et un nouvel exorde, et je ne sais quoi encore, le tout
sorti tout chaud de mon atelier avant que j'eusse franchi la Manche? La
Méditerranée et l'Atlantique étendent leurs flots entre la critique et
moi; et les mugissemens de l'Hellespont couvrent le bruit des foudres de
la _Revue hyperboréenne_.

     [Note 128: Les mélanges auxquels j'ai renvoyé plusieurs
     fois.]

«Rappelez-moi au souvenir de Claridge, s'il n'est pas rentré au collége,
et présentez à Hodgson les assurances de ma haute considération. Vous
allez me demander ce que je me propose de faire; et je vais vous
répondre que je n'en sais rien. Il est possible que je m'en retourne
dans quelques mois; mais j'ai des desseins et des projets pour le tems
qui suivra mon séjour à Constantinople. Cependant Hobhouse sera
probablement de retour en septembre.

«Le 2 juillet, il y aura un an que nous sommes partis d'Albion,
_oblitusque meoruni obliviscendus et illis_. J'étais las de mon pays, et
fort peu prévenu en faveur de tout autre; mais _je traîne ma chaîne sans
l'alonger, en changeant de lieu_. Je suis comme le joyeux meunier qui ne
se souciait de personne, et dont personne ne se souciait. À mes yeux
tout pays en vaut à peu près un autre. Je fume, j'ouvre de grands yeux
pour mieux voir les montagnes, et je relève ma moustache avec une fière
indépendance. Nulle privation ne m'afflige, et les moustiques qui
martyrisent le corps maladif de H*** ne font, par bonheur, aucun effet
sur le mien, parce que je vis avec plus de tempérance.

»Dans mon catalogue j'ai oublié Éphèse, que j'ai visitée pendant mon
séjour à Smyrne; mais le temple est presque entièrement détruit, et il
serait bien superflu que saint Paul se donnât la peine d'adresser de
nouvelles épîtres à la race actuelle des Éphésiens, qui ont converti en
mosquée une vaste église construite entièrement en marbre; et je ne me
suis pas aperçu que l'édifice en fît plus mauvaise figure.

»Mon papier est rempli, mon encre est épuisée; bon soir! Si vous
m'adressez une lettre à Malte, on me la fera parvenir quelque part que
je sois. H*** vous fait ses complimens. Il soupire pour sa poésie, au
moins pour en avoir quelques nouvelles. J'oubliais presque de vous dire
que je meurs d'amour pour trois jeunes Athéniennes qui sont sœurs. Je
logeais dans la même maison qu'elles. Ces divinités se nomment Thérésa,
Mariana et Katinka[129]: aucune des trois n'a encore quinze ans.

»Votre τατεινοτατος δουλος[130].»

BYRON.

     [Note 129: Il a adopté ce nom dans la description du sérail,
     ch. VI, de _Don Juan_. Ce fut, si j'ai bonne mémoire, en
     faisant la cour à une de ces jeunes filles qu'il lui donna
     une marque d'amour fort en usage dans le levant, en se
     faisant, avec son poignard, une blessure à la poitrine. La
     jeune Athénienne, à ce qu'il m'a raconté, conserva tout son
     sang-froid durant cette opération, qu'elle regardait comme un
     juste tribut offert à sa beauté; mais elle n'en fut pas plus
     disposée à lui être favorable.]

     [Note 130: Très-humble serviteur.]



LETTRE XLIII.

À M. HOGDSON.

À bord de la _Salsette_, détroit des Dardanelles, à la hauteur d'Abydos,
le 5 mai 1810.


«Je suis en route pour Constantinople, après avoir parcouru la Grèce,
l'Épire, etc., et une partie de l'Asie Mineure, voyage dont je viens de
communiquer quelques particularités à H. Drury, notre ami et notre hôte.
Je m'abstiendrai donc de vous les répéter; mais comme vous serez
peut-être bien aise d'apprendre que je me porte bien, etc., je saisis
l'occasion du retour de notre ambassadeur pour vous adresser le peu de
lignes que j'ai le tems d'écrire à la hâte. Nous avons éprouvé quelques
inconvéniens et couru quelques périls, mais il ne nous est rien arrivé
d'assez intéressant pour vous en entretenir, à moins que vous ne jugiez
digne de votre attention le trajet de Sestos à Abydos, que j'ai fait à
la nage, il y a deux jours. Si vous y joignez quelques alertes données
par les voleurs, la crainte d'un naufrage sur une galère turque, il y a
six mois, ma visite à un pacha, ma passion pour une femme mariée, à
Malte, un défi à un officier, mes amours avec trois jeunes Athéniennes,
avec une profusion de bouffonneries, et de beaux points de vue, vous
connaîtrez tous les événemens qui, depuis mon départ d'Espagne, ont
marqué ce voyage.

»H*** fait des vers et écrit son journal; moi, je regarde et ne fais
rien; à moins qu'on ne considère la distraction de fumer comme un
amusement actif. Les Turcs surveillent trop leurs femmes pour qu'il soit
possible de les observer beaucoup. Mais j'ai vécu avec bon nombre de
Grecs, dont je connais le dialecte tout autant qu'il m'est nécessaire
pour converser un peu. J'ai fait aussi parmi les Turcs quelques
connaissances, en hommes. Quant à la société des femmes, il n'y faut pas
penser. J'ai été fort bien reçu par les gouverneurs et les pachas, et je
n'ai pas la moindre raison de me plaindre. Hobhouse quelque jour vous
racontera toutes nos aventures. Si j'en essayais le récit, ni mon papier
ni votre patience ne pourraient y suffire.

»Personne, si ce n'est vous, ne m'a écrit depuis que j'ai quitté
l'Angleterre; il est vrai que je ne l'avais pas demandé. J'excepte mes
parens, qui m'écrivent tout aussi souvent que je le désire. Je ne sais
rien de l'ouvrage d'Hobhouse, sinon qu'il a paru. C'est plus que je n'en
sais de ma seconde édition; et certainement, à une pareille distance, je
ne m'en inquiète que médiocrement........................... J'espère
que vos publications et celles de Bland s'écoulent avec rapidité.

»Je ne puis vous parler d'une manière certaine de l'époque de mon
retour; mais je regarde comme probable que Hobhouse me précédera. Nous
sommes absens depuis près d'un an. Je désirerais en employer au moins un
autre à mes observations dans ces climats toujours verts; cependant je
crains que des affaires, et des affaires litigieuses, qui sont bien ce
qu'il y a de pire au monde, ne me rappellent avant ce tems, si ce n'est
même beaucoup plus tôt. S'il en est ainsi, je vous en préviendrai.

»J'espère que vous remarquerez en moi quelques changemens, je ne veux
pas dire au physique, mais au moral; car je commence à m'apercevoir que
sans la vertu ce monde maudit n'est pas tenable. Je suis passablement
dégoûté du vice, que j'ai étudié dans ses plus agréables variétés, et je
me propose, à mon retour, de rompre avec tous mes débauchés d'amis, de
renoncer au vin, aux inclinations charnelles, et de me livrer à la
politique et au décorum. Je suis sérieux, cynique et assez bien disposé
à faire de la morale; mais heureusement pour vous, l'homélie dont vous
étiez menacé est coupée court par le mauvais état de ma plume et le
manque de papier.

»Bonjour. Si vous m'écrivez, adressez vos lettres à Malte, d'où l'on me
les fera parvenir. Ne me rappelez au souvenir de personne; mais
croyez-moi bien sincèrement votre, etc.»

BYRON.

Arrivé à Constantinople le 14 mai, il adressa à Mrs. Byron quatre ou
cinq lettres, et dans presque toutes il parle du succès avec lequel il a
traversé l'Hellespont à la nage. L'excessive vanité qu'il tirait de
cette prouesse classique (dont il a fort au long lui-même détaillé les
particularités) peut être mise au nombre des preuves de cet enfantillage
de caractère qui l'accompagna jusque dans un âge plus mûr, et qui, tout
en embarrassant ceux qui jugeaient de loin sa conduite, n'était pas,
pour ceux qui vivaient dans son intimité, une de ses singularités les
moins intéressantes. Onze ans encore après cette époque, si quelque
sceptique voyageur se hasardait à mettre en doute la possibilité de
l'exploit de Léandre, Lord Byron, avec cette susceptibilité sur son
courage personnel, qu'il conservait depuis son enfance, se lançait dans
la discussion avec une nouvelle chaleur, et citait deux ou trois autres
exemples de ce qu'il avait fait comme nageur, pour confirmer ses
premières assertions[131].

     [Note 131: Il citait entre autres son passage du Tage en
     1809, que M. Hobhouse a décrit de la manière suivante:

     «Mon compagnon de voyage avait déjà précédemment exécuté une
     traversée plus périlleuse, quoique moins célèbre; car je me
     rappelle qu'à l'époque où nous étions en Portugal, il nagea
     depuis le vieux Lisbonne jusqu'au château de Belem; et comme
     il avait à lutter contre la marée et le courant opposé du
     fleuve, le vent étant fort vif, il lui fallut près de deux
     heures pour aller d'un bord à l'autre. Il ne resta dans l'eau
     qu'une heure et dix minutes, en nageant de Sestos à Abydos.
     En 1808, il faillit se noyer à Brighton, en se baignant avec
     M. L. Stanhope, son ami. M. Hobhouse et d'autres spectateurs
     envoyèrent à eux des bateliers, qui s'attachèrent des cordes
     autour du corps, et qui réussirent enfin à retirer Lord Byron
     et M. Stanhope de la lame, et leur sauvèrent ainsi la vie.»]

Dans une de ses lettres à sa mère, datée de Constantinople, le 24 mai,
il revient sur ce notable exploit, et se représente comme l'humble
imitateur de Léandre; et pourtant, ajoute-t-il, je n'avais pas de Héro
pour m'accueillir sur l'autre rive. Puis il continue ainsi:

«Lorsque notre ambassadeur obtiendra son audience de congé, je
l'accompagnerai pour voir le sultan, après quoi je retournerai
probablement en Grèce. Je n'ai rien reçu de M. Hanson, si ce n'est une
traite, mais sans aucune lettre de ce juridique gentleman. Si vous avez
besoin de fonds, servez-vous, je vous prie, des miens, tant qu'il y en
aura, sans aucune réserve; et dans la crainte que cela ne suffise pas,
j'inviterai M. Hanson, dans ma prochaine lettre, à vous avancer toutes
les sommes qui pourraient vous être nécessaires. Je m'en remets à votre
discrétion pour juger de ce que vous pouvez convenablement demander
d'après l'état actuel de mes affaires. J'ai déjà visité les lieux les
plus intéressans de la Turquie d'Europe et de l'Asie Mineure; mais je
n'irai pas plus loin avant d'avoir reçu des nouvelles d'Angleterre. En
attendant je compte sur des rentrées toutes les fois que les occasions
de m'en faire parvenir se présenteront; et je passerai l'été au milieu
de mes amis, les Grecs de la Morée.»

Alors il ajoute avec cette bienveillante sollicitude dont il ne
s'écartait jamais envers les domestiques qu'il préférait: «Prenez soin,
je vous prie, de mon jeune Robert et du vieux Murray. Il est heureux
qu'ils s'en soient retournés; ni la jeunesse de l'un ni les années de
l'autre n'auraient pu s'accommoder aux changemens de climat et à la
fatigue du voyage.»



LETTRE XLIV.

À M. HENRY DRURY.

Constantinople, 17 juin 1810.


«Quoique ma dernière lettre soit d'une date bien récente, je reviens à
la charge pour vous féliciter de la naissance de votre enfant; une
lettre d'Hodgson m'a informé de cet événement dont je me réjouis avec
vous.

»Je suis à peine de retour d'une expédition, par le Bosphore, à la mer
Noire et aux Symplegades Cyanéennes. J'ai gravi jusqu'à la cime de ces
dernières en m'exposant à autant de dangers qu'en aient jamais bravé les
Argonautes dans leur lougre. Vous rappelez-vous le commencement des
lamentations de la nourrice dans Médée? je vous en adresse la traduction
que j'ai faite au somme de ces montagnes:

Oh! plût au ciel qu'un bon embargo eût retenu le navire _Argo_ dans le
port, et qu'en restant toujours dans les chantiers de Grèce il n'eût
jamais dépassé les roches d'Azur! mais, hélas! je crains que son voyage
ne soit la cause de quelque méchef pour ma chère miss Médée[132].

     [Note 132:

        Oh! how I wish that an embargo
        Had kept in port the good ship _Argo_
        Who, still unlaunch'd from Grecian docks
        Had never pass'd the Azure rocks!
        But now I fear her trip will be a
        Damn'd business for my miss Medea, etc.]

»Peu s'en est fallu qu'il n'en fût ainsi pour moi.

Car si je n'avais pas eu ce sublime passage dans la tête, je n'aurais
jamais songé à grimper sur les susdites roches, où j'ai failli me rompre
les os pour le plus grand honneur de l'antiquité.

»Ainsi donc je me suis assis sur les Cyanées, j'ai nagé de Sestos à
Abydos (comme je vous l'ai pompeusement annoncé dans ma dernière), et
après avoir de nouveau traversé la Morée, je m'embarquerai pour
Sainte-Maure, et j'irai faire le saut de Leucade. Si je survis à cette
épreuve, je vous rejoindrai probablement en Angleterre. H..., qui vous
remettra cette lettre, s'y rend en droite ligne; et comme ses voyages
lui sortent par tous les pores, je n'anticiperai pas sur ses récits:
seulement je vous prie de ne pas croire un mot de tout ce qu'il vous
dira, mais de me réserver votre attention si vous avez quelque désir
d'apprendre la vérité.

«Je vais retourner à Athènes, et de là passer en Morée; mais la durée de
mon séjour dépend tellement de mon caprice que je n'ai rien de probable
à vous en dire. Mon absence date déjà d'un an; elle peut se prolonger
d'un autre, mais je suis comme du vif-argent, et je ne peux rien
affirmer. Nous sommes tous en ce moment fort occupés à ne rien faire.
Nous avons tout vu, excepté les mosquées que nous devons visiter mardi
prochain au moyen d'un firman. H... pourra vous les décrire ainsi que
divers autres objets curieux, à condition que c'est à _moi_ qu'on
s'adressera pour constater sa véracité, et je me réserve de contredire
tous les détails auxquels il attache le plus d'importance. Mais s'il se
lance parfois dans le bel esprit, je vous permets de l'applaudir, parce
qu'il en aura nécessairement dérobé les traits les plus brillans à son
compagnon de pélerinage. Dites à Davies que ses meilleures plaisanteries
ont été fort heureusement reproduites par H... sur plus d'un vaisseau de
Sa Majesté; mais ajoutez aussi que j'ai toujours soin de les rétablir au
nom du légitime possesseur; d'où il suit que lui, Davies, n'est pas
moins célèbre sur mer que sur terre, et règne sans rivaux aussi bien
dans la cabine qu'à la taverne du _cocotier_.

»Ainsi donc Hodgson a publié de nouvelles poésies. Je désirerais qu'il
pût m'envoyer son _Sir Edgar_ et l'_Anthologie de Bland_, à Malte, d'où
on me les ferait parvenir. Dans ma dernière; que vous avez reçue,
j'espère, je traçais l'esquisse du terrain que nous avons parcouru. Si
cette dépêche ne vous est pas parvenue, la langue d'H... est bien à
votre service. Rappelez-moi au souvenir de Dwyer, qui me doit onze
guinées. Dites-lui de les faire remettre à mon banquier à Gibraltar ou à
Constantinople. Il me les a, je crois, déjà payées une fois; mais cela
ne fait rien à l'affaire, attendu que c'était une rente annuelle.

»Tâchez, je vous prie, de m'écrire. J'ai fréquemment reçu des nouvelles
d'Hodgson. Malte est mon bureau de poste. Je compte vous revoir vers la
prochaine réunion de Montem[133]; vous vous souvenez sûrement de celle
de l'an dernier; j'espère qu'il en sera de même cette année; mais après
avoir traversé _le vaste Hellespont_, je fais _fi_ de Datchett[134]. Bon
soir. Je suis bien sincèrement, etc.»

BYRON.

     [Note 133: Réunion annuelle des élèves du collége
     d'Eton-Montem, suivie d'une collecte dont le produit est
     destiné à placer à l'université de Cambridge ou d'Oxford le
     sujet le plus distingué d'entre eux.]

     [Note 134: Allusion à une circonstance où il traversa la
     Tamise à la nage, avec M. Drury, après le Montem, afin de
     savoir combien de fois ils pourraient la traverser et la
     retraverser sans toucher terre. Dans cette lutte, qui eut
     lieu le soir, après souper, et lorsque tous deux étaient
     échauffés par le vin, Lord Byron eut l'avantage.]

Environ dix jours après la date de cette lettre, nous en trouvons une
autre adressée à Mrs. Byron, laquelle, au milieu de plusieurs
répétitions de faits déjà détaillés dans sa correspondance précédente,
contient aussi un bon nombre de passages qui méritent d'en être
extraits.



LETTRE XLV.

À MRS. BYRON.


CHÈRE MÈRE,

«M. Hobhouse, qui vous fera parvenir ou vous remettra cette lettre, et
qui part pour retourner en Angleterre, pourra vous mettre au courant de
nos divers changement de résidence; quant à moi, je suis fort incertain
sur l'époque de mon retour. Il ira probablement dans le Nottingham un
jour ou l'autre; mais Fletcher, que je renvoie parce qu'il m'embarrasse
(les domestiques anglais sont de tristes voyageurs), Fletcher le
remplacera par _interim_, et vous racontera nos voyages qui ont embrassé
passablement d'espace...........................................

»Je me rappelle que Mahmoud-Pacha, petit-fils d'Ali, pacha de Yanina
(petit gaillard de dix ans, qui avait de grands yeux noirs, que nos
dames paieraient bien cher, et ces traits réguliers qui distinguent la
race turque), me demanda comment il se faisait que je me fusse mis à
voyager si jeune, et sans avoir personne pour prendre soin de moi. Le
petit bonhomme m'adressa cette question avec toute la gravité d'un homme
de soixante ans.

»Je ne peux pas aujourd'hui vous écrire bien longuement; je n'ai que le
tems de vous dire que j'ai éprouvé bien des fatigues, mais jamais un
moment d'ennui. La seule chose que je redoute, c'est de contracter le
goût d'une vie errante, à la bohémienne, qui me rendra mon foyer
insupportable. C'est, me dit-on, ce qui arrive fort souvent aux gens qui
ont pris l'habitude des voyages; et, dans le fait, je commence à m'en
apercevoir. Le 3 mai, j'ai passé à la nage de Sestos à Abydos. Vous
connaissez l'histoire de Léandre; mais moi, je n'avais pas de Héro pour
me recevoir sur la rive..........................

«J'ai visité, en vertu d'un firman, toutes les principales mosquées. Il
est rare qu'on accorde cette faveur à des infidèles; mais le départ de
l'ambassadeur nous l'a fait obtenir. J'ai remonté par le Bosphore jusque
dans la mer Noire, en faisant le tour des murs de la ville; et en
vérité, j'en connais mieux l'aspect que celui de Londres. J'espère que,
par quelque soirée d'hiver, je vous amuserai en vous en faisant la
description; pour le moment, je vous prie de m'excuser si je m'en
dispense. Je ne puis écrire de longues lettres en juin. Je retourne
passer l'été en Grèce............................................

»C'est une pauvre créature que Fletcher; il lui faudrait mille
commodités dont je sais fort bien me passer. Il est furieusement las de
ses voyages, et vous ferez bien de ne pas trop croire ce qu'il vous
racontera de ce pays-ci. Il soupire après la bière, et l'oisiveté, et sa
femme, et le diable sait quoi en outre. Pour mon compte, je n'ai éprouvé
ni _désappointement_ ni dégoût. J'ai vécu avec des hommes du plus haut
comme du plus bas rang; j'ai passé des journées dans le palais d'un
pacha, et plus d'une nuit dans une étable; partout j'ai trouvé un peuple
inoffensif et bienveillant. J'ai passé aussi quelque tems avec les Grecs
les plus distingués de la Morée et de la Livadie; et quoiqu'ils ne
vaillent pas les Turcs, j'en fais plus de cas que des Espagnols, qui, à
leur tour, l'emportent sur les Portugais.

»Vous trouverez dans les voyageurs mainte description de Constantinople;
mais lady Wortley-Montague est tombée dans une étrange erreur, quand
elle a dit que Saint-Paul ferait une singulière figure à coté de
Sainte-Sophie. J'ai vu ces deux édifices, et j'en ai examiné avec
beaucoup d'attention l'intérieur et l'extérieur. Sainte-Sophie, sans
aucun doute, est le plus intéressant des deux, et par son immense
antiquité, et parce que tous les empereurs grecs depuis Justinien y ont
été couronnés, que plusieurs y ont été assassinés sur les marches mêmes
de l'autel, et aussi parce que les sultans turcs s'y rendent
régulièrement. Mais elle n'est ni aussi belle ni aussi grande que
quelques autres mosquées, telles que celle de Soleyman, etc., et on ne
peut la mettre en parallèle avec Saint Paul (j'en parle peut-être comme
un cockney[135]). Néanmoins je préfère la cathédrale gothique de
Séville, à Saint-Paul, à Sainte-Sophie et à tous les édifices religieux
que j'aie jamais vus.

     [Note 135: Sorte de sobriquet par lequel on désigne, en
     Angleterre, les natifs de Londres.]

»Les murs du sérail ressemblent à ceux des jardins de Newstead, un peu
plus élevés cependant, et à peu près dans le même état de conservation.
Mais la promenade en longeant les murs de la ville du côté de la terre,
est d'une beauté remarquable. Figurez-vous quatre milles d'un triple
rang d'immenses créneaux tapissés de lierre, surmontés de deux cent
dix-huit tours, et de l'autre côté de la route, les sépultures turques
(qui sont les lieux les plus charmans de la terre) ombragées par
d'énormes cyprès.

J'ai contemplé les ruines d'Athènes, d'Éphèse et de Delphes; j'ai
traversé une grande partie de la Turquie, plusieurs autres contrées de
l'Europe et quelques-unes de l'Asie; mais nul ouvrage de la nature ou de
l'art ne produisit jamais sur moi autant d'impression que le point de
vue qui se développe de chaque côté des Sept Tours jusqu'à l'extrémité
de la Corne d'Or.

»Parlons maintenant de l'Angleterre. J'apprends avec plaisir le succès
des _Bardes anglais_, etc. Vous n'avez pu manquer d'observer les
nombreuses additions que j'ai faites à l'édition nouvelle.

»Avez-vous reçu mon portrait par Sanders, peintre à Londres, Vigo-Lane?
Il était terminé et payé long-tems avant mon départ. Il me semble que
vous aimez prodigieusement la lecture des _Magazines_; où déterrez-vous
tant de nouvelles, de citations, etc.? Quoique je me trouve heureux
d'avoir pu prendre mon rang à la Chambre sans le secours de lord
Carlisle, je n'avais pas de ménagemens à garder envers un homme qui a
refusé, dans cette circonstance, d'intervenir comme mon parent; et j'ai
rompu sans retour avec lui, quoique je regrette d'affliger Mrs. Leigh.
Pauvre femme! j'espère qu'elle est heureuse.

»Mon avis est que M. B... doit épouser miss R... Notre premier devoir
est de ne pas faire le mal; mais, hélas! cela n'est pas possible: le
second est de le réparer, si nous en avons le pouvoir. Cette jeune fille
est son égale; si elle ne l'était pas, une somme d'argent et l'entretien
assuré à l'enfant feraient une sorte de compensation, quoique bien
insuffisante; mais dans l'état des choses, son devoir est de l'épouser.
Je ne veux pas de galans séducteurs sur mes domaines, et je n'accorderai
pas à mes fermiers un privilége dont je m'abstiens moi-même, celui de
débaucher les filles des uns et des autres. J'ai, Dieu le sait, bien des
excès à me reprocher; mais comme j'ai pris la résolution de me réformer,
et que je ne m'en suis pas écarté depuis quelque tems, je compte que ce
Lothario suivra mon exemple, et commencera par rendre la jeune personne
à la société; sinon, par la barbe de mon père! je jure qu'il s'en
repentira.

»Je vous prie de vous intéresser à Robert, à qui mon absence sera bien
pénible. Le pauvre garçon! c'est bien malgré lui qu'il s'en est
retourné.

»J'espère que vous êtes bien portante et heureuse. J'aurai grand plaisir
à recevoir de vos nouvelles.

»Croyez-moi bien sincèrement, etc.

BYRON.

»_P. S._ Comment se porte Joe Murray? Je rouvre ma lettre pour vous dire
que Fletcher m'ayant demandé de m'accompagner en Morée, je l'emmène avec
moi, quoique je vous aie annoncé le contraire.»

Le lecteur n'aura pas manqué, je l'espère, de remarquer la fin de cette
lettre. L'énergie des sentimens moraux qui y sont exprimés si
naturellement, semble le sûr garant d'un cœur dont le fond était pur,
quoique les passions en eussent terni la surface. Quelques années plus
tard, quand il eut contracté l'habitude de cette raillerie amère, dont,
par malheur, il se plaisait à diriger les traits contre sa sensibilité
et contre celle des autres, je ne sais, quoiqu'il fût encore animé des
mêmes sentimens louables, si la fausse honte de passer pour vouloir se
faire une réputation de vertu, n'en aurait pas arrêté la franche et
honnête manifestation.

L'extrait suivant, tiré d'une communication adressée à un recueil
mensuel très-estimé, par un voyageur qui, à cette époque, rencontra Lord
Byron à Constantinople, me paraît être assez authentique pour que je le
présente, sans hésiter, à mes lecteurs.

«Nous fûmes interrompus dans notre discussion par l'entrée d'un
étranger, qu'au premier coup-d'œil je crus reconnaître pour un Anglais,
mais qui devait n'être arrivé que depuis peu à Constantinople. Il était
vêtu d'un habit écarlate, richement brodé en or, dans le genre de
l'uniforme des aides-de-camp en Angleterre, avec deux grosses
épaulettes. Sa figure annonçait environ vingt-deux ans. Ses traits,
d'une délicatesse remarquable, lui auraient donné une apparence
féminine, sans l'expression toute virile de ses beaux yeux bleus. En
entrant dans la boutique intérieure, il ôta son chapeau militaire orné
d'un panache, et découvrit une forêt de cheveux bruns bouclés qui
relevaient encore la beauté peu commune de son visage. L'ensemble de son
extérieur me fit une telle impression, qu'elle est toujours depuis
restée profondément gravée dans ma mémoire; et quoique ce soit un
souvenir de quinze ans, ce laps de tems n'en a pas altéré la vivacité.
Il était accompagné d'un janissaire attaché à l'ambassade anglaise et
d'un homme qui, par état, servait de _Cicerone_ aux étrangers. Ces
circonstances, jointes à ce qu'il boitait très-visiblement, me
convainquirent à l'instant que c'était Lord Byron. J'avais déjà entendu
parler de Sa Seigneurie et de son arrivée récente sur la frégate _la
Salsette_, qui s'était détachée de la station de Smyrne pour venir
prendre et emmener M. Adair, notre ambassadeur près de la Porte. Lord
Byron avait auparavant voyagé en Épire et dans l'Asie Mineure avec son
ami M. Hobhouse, et était devenu grand fumeur de tabac. Il s'était fait
conduire à cette boutique dans le dessein d'y acheter quelques pipes.
L'italien assez mauvais dont il se servait en parlant à son cicerone, et
le turc encore plus imparfait de celui-ci, ne permettaient guère au
marchand de comprendre facilement ce qu'ils désiraient; et comme
l'étranger en paraissait contrarié, je lui adressai la parole en
anglais, et m'offris à lui servir d'interprète. Quand il m'eut ainsi
reconnu pour un Anglais, Lord Byron me serra cordialement la main, et
m'assura, avec quelque chaleur, du grand plaisir qu'il éprouvait
toujours lorsqu'il rencontrait un compatriote en pays étranger. Ses
emplettes et les miennes étant terminées, nous sortîmes ensemble, et
parcourûmes les rues, dans plusieurs desquelles j'eus le plaisir de
diriger son attention vers quelques-unes des curiosités les plus
remarquables de Constantinople. Les circonstances particulières qui nous
avaient amenés à faire connaissance, firent naître entre nous, dès le
premier jour, un certain degré d'intimité que très-probablement deux ou
trois années de fréquentation n'auraient pas produit en Angleterre. Je
prononçai souvent son nom en lui parlant, mais il ne lui vint pas à
l'esprit de me demander comment j'avais pu l'apprendre, ni de s'informer
du mien. Il n'avait pas encore jeté les fondemens de cette célébrité
littéraire qu'il a acquise dans la suite; on ne le connaissait, au
contraire, que comme auteur des _Heures d'oisiveté_; et la sévérité avec
laquelle les rédacteurs de _la Revue d'Édimbourg_ avaient critiqué cette
production, était encore présente au souvenir de tout lecteur anglais.
On ne pouvait donc pas supposer qu'en recherchant sa connaissance je
fusse poussé par aucun de ces motifs de vanité auxquels tant d'autres
ont cédé depuis. Mais il était tout naturel qu'après notre rencontre
fortuite et tout ce qui s'était passé entre nous à cette occasion, je
priasse l'un des secrétaires de l'ambassade de me présenter à lui dans
les formes, un jour de la même semaine, que nous dînions ensemble chez
l'ambassadeur. Sa Seigneurie assura qu'elle se souvenait parfaitement de
moi; mais ce fut avec une extrême froideur, et immédiatement après elle
me tourna le dos. Ce procédé sans cérémonie qui contrastait d'une
manière si prononcée avec les circonstances précédentes, me parut si
étrange qu'il me fut impossible de me l'expliquer, et que je me sentis
en même tems fort disposé à beaucoup rabattre de l'opinion favorable que
son apparente franchise m'avait fait concevoir à notre première
entrevue. Ce ne fut donc pas sans surprise que, quelques jours après, je
le vis dans la rue s'avancer vers moi avec un sourire plein de
bienveillance. Il m'aborda familièrement, et me dit en me tendant la
main: «Je suis ennemi déclaré de l'étiquette anglaise, surtout hors
d'Angleterre; et quand je fais une nouvelle connaissance, c'est sans
attendre les formalités d'une présentation. Si vous n'avez rien à faire,
et que vous soyez disposé à une autre promenade, votre société me fera
beaucoup de plaisir.» Il mit dans sa manière d'agir cette irrésistible
attraction dont ceux qui ont eu le bonheur d'être admis dans son
intimité ont pu seuls éprouver la puissance dans ses momens de bonne
humeur, et j'acceptai avec empressement sa proposition. Nous visitâmes
de nouveau les curiosités les plus remarquables de la capitale, que je
ne décrirai point ici pour ne pas répéter les détails pleins
d'exactitude et de précision que des centaines de voyageurs en ont déjà
donnés; mais Sa Seigneurie se trouva fort _désappointée_ par le peu
d'intérêt qu'elles présentaient. Il loua les beautés pittoresques de la
ville et des paysages qui l'environnent, et me parut d'avis que, cela
excepté, rien n'était digne d'attirer l'attention d'un observateur. Il
parla des Turcs de manière à faire supposer qu'il avait fait un long
séjour parmi eux, et termina ses réflexions par ces mots: «Les Grecs,
tôt ou tard, s'insurgeront contre eux; mais s'ils ne se hâtent pas,
j'espère que Bonaparte viendra chasser cette inutile canaille[136].»

     [Note 136: _New Monthly Magazine_.]

Pendant sa résidence à Constantinople, le ministre d'Angleterre, M.
Adair, se trouvant presque toujours indisposé, ne le vit que
très-rarement. Il le pressa cependant avec instance de venir loger au
palais de l'ambassade; mais Lord Byron, qui préférait la liberté dont il
jouissait dans une simple hôtellerie, refusa ses offres hospitalières.

Lors de l'audience de congé accordée à l'ambassadeur par le sultan, le
noble poète, pour y assister, se mêla au cortége de M. Adair, non sans
avoir témoigné, relativement à la place qu'il occuperait dans la marche,
une anxiété bien caractéristique de sa jalouse susceptibilité toutes les
fois qu'il s'agissait de son rang. En vain l'ambassadeur l'assura-t-il
qu'on ne pouvait pas lui assigner une place particulière; que les Turcs,
dans leurs dispositions relatives au cérémonial, ne tenaient compte que
des personnes attachées à l'ambassade, et qu'ils négligeaient ou
ignoraient les distinctions de préséance accordées chez nous à la
noblesse. Enfin voyant que le jeune pair ne se laissait pas convaincre
par ces raisons, M. Adair fut obligé d'en appeler à une autorité qui
passait pour infaillible en matière d'étiquette; c'était le vieux
internonce d'Autriche. Lord Byron l'ayant consulté sur ce point, et le
trouvant entièrement d'accord avec le ministre d'Angleterre, déclara
qu'il était parfaitement satisfait.

Le 14 juillet, son compagnon de voyage et lui partirent de
Constantinople, à bord de la frégate _la Salsette_; M. Hobhouse dans le
dessein d'accompagner l'ambassadeur en Angleterre, et Lord Byron pour
visiter de nouveau sa chère Grèce. M. Adair crut remarquer à cette
époque qu'il était plongé dans un profond abattement d'esprit, et je
trouve que M. Bruce, qui le rencontra plus tard à Athènes, en porta le
même jugement. On m'a raconté, comme ayant eu lieu pendant cette
traversée, une circonstance fort remarquable. En se promenant sur le
pont, il aperçut un petit yataghan ou poignard turc, qu'on avait laissé
sur un banc. Il le prit, le tira du fourreau, et après en avoir quelques
instans examiné la lame, on l'entendit qui disait à demi-voix:
«J'aimerais à savoir ce que ressent un homme après avoir commis un
meurtre!» On peut, je crois, dans ce surprenant propos, découvrir le
germe de ses poèmes futurs du _Giaour_ et de _Lara_. C'est cet ardent
désir de soumettre à l'examen les opérations mystérieuses des passions,
qui, secondé par son imagination, lui en donna enfin le pouvoir; et
peut-être trouverait-on que les émotions qui produisirent ces paroles
n'étaient que la première manifestation de cette faculté qui lui valut
plus tard, à juste titre, le surnom de _Scrutateur des abymes du
cœur_[137].

     [Note 137: _Searcher of dark bosoms_.]

En approchant de l'île de Zéa, il demanda à être mis à terre. En
conséquence, après qu'il eut fait ses adieux à son ami, on le débarqua
sur cette petite île avec ses deux Albanais, un Tartare et un domestique
anglais. Il a décrit lui-même dans un de ses manuscrits, les sentimens
de fierté solitaire avec lesquels, debout sur le rivage, il regarda le
vaisseau s'éloigner à pleines voiles, le laissant seul sur une terre
étrangère.

Quelques jours après, il adressa d'Athènes la lettre suivante à Mrs.
Byron:



LETTRE XLVI.

À MRS. BYRON.

Athènes, 15 juillet 1810.


CHÈRE MÈRE,

«Je suis arrivé de Constantinople ici en quatre jours, ce que l'on
considère comme une traversée extrêmement rapide, surtout dans cette
saison de l'année. Vous autres habitans du nord, vous ne pouvez pas vous
faire une idée de ce que c'est que l'été en Grèce; et pourtant un vrai
tems de gelée en comparaison des étés de Malte et de Gibraltar, sous les
ombrages desquels je me suis reposé l'année dernière, après un petit
mouvement de galop de quatre cents milles, sans interruption, à travers
l'Espagne et le Portugal. La date de ma lettre vous apprend que je suis
de nouveau à Athènes, ville que je préfère, tout bien considéré, à
toutes celles que je connais....

«Pour première excursion, je pars demain pour la Morée, où je compte
passer un mois ou deux, puis revenir prendre ici mes quartiers d'hiver,
à moins que je ne change mes plans, à la vérité, fort variables, comme
vous pouvez bien le supposer, mais dont aucun ne me dirige vers
l'Angleterre.

«Le marquis de Sligo, mon ancien camarade de collége, est ici, et désire
m'accompagner en Morée. Ainsi nous partirons ensemble. Lord Sligo
continuera ensuite sa route vers la capitale, et Lord Byron, après avoir
examiné toutes les curiosités de ce canton, vous instruira de ce qu'il
se propose de faire, car c'est un point sur lequel ses idées ne sont
pas, pour le moment, parfaitement arrêtées. Malte est mon bureau de
poste perpétuel; c'est de là que mes lettres sont dirigées vers tous les
points de la terre habitable: remarquez en passant que j'ai déjà vu
l'Asie, l'Afrique, le levant de l'Europe, et tiré le meilleur parti de
mon tems, sans avoir pour cela examiné trop à la hâte les lieux les plus
intéressans de l'ancien monde. F..., après avoir été grillé, rôti, cuit
dans son jus; après avoir servi de pâture à toutes sortes d'insectes
rampans, commence à philosopher; il se réforme et se résigne, et promet
d'être à son retour un des ornemens de sa paroisse et un personnage fort
saillant dans la généalogie des Fl.... qui tiennent, à mon avis, des
Goths par leurs talens, des Grecs par leur pénétration, et des anciens
Saxons par leur énorme appétit. Il me demande la permission d'envoyer
une demi-douzaine de soupirs à Sally, son épousée, et s'émerveille, mais
non pas moi, de ce que ses lettres, d'une écriture et d'une orthographe
détestables, ne sont jamais parvenues en Angleterre. Au demeurant, ce
n'est pas une grande perte que celle de ses lettres ou des miennes qui
n'ont guère d'autre mérite que de vous apprendre, comme celle-ci, que
nous nous portons bien, et chaudement, Dieu sait! Ne comptez pas, en
cette saison, sur de longues lettres; car elles sont, je vous assure,
écrites à la sueur de mon front. Il est passablement singulier que M.
H.... ne m'ait pas adressé une syllabe depuis mon départ. Comme toutes
vos lettres me sont parvenues ainsi que beaucoup d'autres, je conjecture
que l'homme de loi est fâché ou qu'il a trop d'affaires.

«J'espère que vous vous plaisez à Newstead, et que vous vivez en bonne
intelligence avec vos voisins, quoique vous soyez un vrai dragon, comme
vous savez; ne voilà-t-il pas une épithète bien respectueuse? Je vous
prie d'avoir grand soin de mes livres, ainsi que de plusieurs boîtes
remplies de papiers qui sont entre les mains de Joseph; et, s'il vous
plaît, laissez-moi quelques bouteilles de champagne à boire, car je suis
terriblement altéré. Je n'insiste pourtant sur ce dernier point
qu'autant qu'il vous arrangera. Je suppose que vous avez une pleine
maison de commères bien bavardes et bien médisantes. Avez-vous reçu mon
portrait à l'huile par Sanders, de Londres? Il est payé depuis seize
mois, pourquoi ne vous le faites-vous pas remettre? Ma suite, composée
de deux Turcs, deux Grecs, un Luthérien et de l'équivoque Fletcher, fait
un tel vacarme que je suis bien aise de finir en vous assurant que je
suis, etc.»

BYRON.

Un jour ou deux après la date de cette lettre, il partit d'Athènes avec
le marquis de Sligo. Après avoir voyagé de compagnie jusqu'à Corinthe,
ils prirent chacun une direction différente; lord Sligo pour visiter la
capitale de la Morée, et Lord Byron pour se rendre à Patras, où il
avait, comme on le verra dans la lettre suivante, quelques affaires à
régler avec le consul anglais, M. Strané.



LETTRE XLVII.

A MRS. BYRON.

Patras, 30 juillet 1810.


CHÈRE MADAME,

«En quatre jours, avec un vent favorable, la frégate m'a transporté de
Constantinople à l'île de Céos, où j'ai pris un bateau pour me rendre à
Athènes. J'ai rencontré dans cette ville mon ami le marquis de Sligo qui
m'a témoigné le désir de voyager avec moi jusqu'à Corinthe. Là, nous
nous sommes séparés, lui pour aller à Tripolitza, et moi pour me rendre
à Patras, où j'avais quelques affaires à régler avec le consul M.
Strané, de la maison duquel je vous écris. Il m'a rendu tous les
services possibles depuis que j'ai quitté Malte pour me rendre à
Constantinople, d'où je vous ai écrit deux ou trois fois. J'irai dans
quelques jours faire une visite au pacha de Tripolitza, puis je ferai le
tour de la Morée, et je retournerai à Athènes, où j'ai fixé mon
quartier-général. Nous éprouvons ici de violentes chaleurs. En
Angleterre, quand le thermomètre s'élève à 98 degrés[138], vous êtes
tout en feu; l'autre jour, tandis que j'allais d'Athènes à Mégare, il
marquait 125 degrés: cependant je n'en suis pas incommodé. J'ai, comme
cela doit être, le teint fort bruni; mais je vis avec une grande
tempérance, et je ne me suis jamais mieux porté.

     [Note 138: De Fahrenheit.]

»Avant de quitter Constantinople, j'ai vu le sultan (avec M. Adair) et
l'intérieur des mosquées, ce qui n'arrive que bien rarement aux
voyageurs. M. Hobhouse est parti pour l'Angleterre; quant à moi, je ne
me sens pas pressé d'en faire autant. Je n'ai rien de particulier à
faire savoir dans votre pays, si ce n'est l'extrême surprise que me
cause le silence de M. H... Je désire aussi qu'il m'adresse
régulièrement des fonds. Je suppose qu'on a pris des arrangemens en ce
qui regarde Wymondham et Rochdale. Adressez vos lettres à Malte ou à M.
Strané, consul-général, à Patras, Morée. Vous vous plaignez de mon
silence; mais je vous ai écrit vingt ou trente fois dans le courant de
l'année dernière: jamais moins de deux fois par mois, et souvent
davantage. Si mes lettres ne vous parviennent pas, il ne faut pas
conclure qu'on nous a dévorés, ou que ce pays-ci est désolé par la
guerre, la peste ou la famine: ne croyez pas non plus tous les bruits
absurdes qui ne manquent sûrement pas de circuler dans le
Nottinghamshire comme c'est l'usage. Je suis fort bien ici, ni plus ni
moins heureux qu'à mon ordinaire; si ce n'est que je suis fort aise de
me retrouver seul, car je commençais à me lasser de mon compagnon de
voyage; non pas que j'eusse à m'en plaindre, mais parce que je suis
naturellement porté vers la solitude, et que cette disposition prend de
jour en jour plus de force. Si je le désirais, je ne manquerais pas de
compagnons de voyage, il s'en présente tous les jours. L'un veut
m'emmener en Égypte, l'autre en Asie, dont j'ai vu tout ce que j'en veux
voir. Je connais déjà la plus grande partie de la Grèce, de sorte que je
me contenterai de retourner aux lieux que j'ai déjà parcourus, de
contempler mes mers et mes montagnes, seules connaissances dont j'aie
jamais tiré quelque utilité.

»J'ai une suite fort présentable; elle se compose d'un Tartare, de deux
Albanais, d'un interprète et de Fletcher; mais dans ce pays-ci on en est
quitte à peu de frais. Adair m'a fait un accueil merveilleux, et dans le
fait je n'ai à me plaindre de personne. L'hospitalité ici est
nécessaire, car on n'y voit point d'hôtelleries. J'ai logé chez des
Grecs, des Turcs, des Italiens, des Anglais; aujourd'hui dans un palais,
demain dans une étable; un jour avec le pacha, le suivant avec le
berger. Je continuerai à vous écrire brièvement, mais fréquemment, et je
suis toujours heureux d'apprendre de vos nouvelles; mais vous remplissez
votre papier d'extraits de journaux, comme si ceux d'Angleterre ne se
trouvaient pas dans tous les lieux du monde. J'en ai une douzaine, en ce
moment, devant moi. Je vous prie de veiller à ce qu'on ait soin de mes
livres, et de me croire, chère mère, etc.»

Il paraît qu'il passa la plus grande partie des deux mois suivans à
parcourir la Morée[139]; et dans plusieurs lettres il parle avec
beaucoup de satisfaction de la réception très-distinguée que lui fit
Véli-Pacha, fils d'Ali.

     [Note 139: Dans une note de l'avertissement qui précède son
     _Siége de Corinthe_, il dit: «Je visitai ces trois villes
     (Tripolitza, Napoli et Argos) en 1810-11; et durant mes
     diverses excursions dans le pays, depuis mon arrivée en 1809,
     je traversai l'Isthme huit fois en passant de l'Attique en
     Morée, par les montagnes, ou dans l'autre direction, lorsque
     j'allais du golfe d'Athènes à celui de Lépante.»]

À son retour à Patras, il fut saisi d'une maladie, dont il raconte les
particularités dans la lettre suivante adressée à M. Hodgson; elles
sont, à beaucoup d'égards, si conformes à celles de la maladie fatale
qui l'enleva, quatorze ans plus tard, presque aux mêmes lieux, que,
malgré la gaîté du récit, il est difficile de le lire sans être
douloureusement affecté.



LETTRE XLVIII.

À M. HODGSON.

Patras (Morée), 3 octobre 1810.


«Comme je suis à peine délivré du médecin et de la fièvre, qui m'ont
retenu cinq jours au lit, je vous prie de ne pas compter sur beaucoup
d'_allegrezza_ dans cette lettre. Il règne ici une maladie endémique
qui, lorsque le vent vient du golfe de Corinthe (comme il arrive cinq
mois sur six), attaque grands et petits, et fait de terribles ravages
parmi les voyageurs étrangers. Il y a, de plus, deux médecins, dont l'un
est plein de confiance dans son génie naturel, car il n'a jamais étudié,
et dont l'autre a pour tous titres une campagne de dix-huit mois contre
les malades d'Otrante, qu'il a faite dans sa jeunesse avec de grands
résultats.

»Lorsque je tombai malade, je protestai contre les tentatives de _ces_
deux assassins; mais que peut faire pour sa défense un pauvre diable
affaibli, dévoré par la fièvre, et inondé de potions. Malgré moi et mes
dents, je vis le consul anglais, mon Tartare, mes Albanais, mon
interprète se réunir pour me livrer au médecin, à l'aide duquel ils
m'ont, trois jours durant, émétisé et clystérisé jusqu'à ne me laisser
que le souffle. C'est dans cet état que j'ai fait mon épitaphe. Tenez,
la voici:

«La jeunesse, la nature et la pitié des dieux combattirent long-tems
pour tenir ma lampe allumée; mais le redoutable Romanelli triompha de
leurs efforts, et son souffle en éteignit la flamme tremblante[140].»

     [Note 140:

        Youth, nature, and relenting jove,
        To keep my lamp _in_ strongly strove;
        But Romanelli was so stout,
        He beat all three, and blew it _out_.]

»Cependant la nature et les dieux, piqués de mon peu de foi dans leur
pouvoir, ont à la fin triomphé tout de bon de Romanelli, et je vis
encore, bien à votre service, quoique ma faiblesse soit extrême.

»Depuis que j'ai quitté Constantinople, j'ai parcouru la Morée et visité
Véli-Pacha, qui m'a rendu de grands honneurs, et donné un fort joli
étalon. H*** est sûrement en Angleterre à l'heure où je vous écris; je
l'ai chargé d'une dépêche pour votre poétique individu. Il m'écrit de
Malte, et me demande mon journal, en cas que j'en tienne un. Si j'en
faisais un, il l'aurait. Je lui ai adressé en réponse une épître de
consolations et d'exhortations, où je le prie de réduire de trois schl.
et six pences le prix de sa prochaine publication, vu qu'une demi-guinée
est un trop haut prix pour toute autre chose qu'un billet d'Opéra.

»Quant à l'Angleterre, je n'en ai pas eu de nouvelles depuis bien
long-tems. Toutes les personnes qui prennent quelque intérêt à ce qui me
regarde sont, je crois, endormies, et vous êtes mon seul correspondant,
à l'exception des gens d'affaires. Je n'ai réellement pas d'amis au
monde, quoique ce monde soit peuplé de mes anciens condisciples, qui s'y
promènent revêtus de curieux déguisemens, en officiers des gardes, en
hommes de loi, en ecclésiastiques, en hommes à la mode, et autres habits
de caractères; aussi fais-je mes adieux à tous ces messieurs si
affairés, dont pas un ne daigne m'écrire. Au fait, je ne les en ai pas
priés; et me voilà ici, pauvre voyageur et philosophe un peu païen, qui,
après avoir parcouru la plus grande partie du Levant et vu force terres
et mers, dont on pourrait tirer fort bon parti, ne vaux, après tout,
guère mieux qu'avant de me mettre en route. Que Dieu me soit en aide!

»Il y a aujourd'hui même quinze mois que je suis parti, et je pense que
mes intérêts me rappelleront bientôt en Angleterre; mais je vous en
donnerai régulièrement avis de Malte. Hobhouse vous donnera tous les
renseignemens possibles, si vous êtes curieux de connaître nos
aventures. J'ai lu quelques vieilles gazettes anglaises qui vont
jusqu'au 15 mai. J'y vois l'annonce de la _Dame du Lac_. Il va sans dire
que l'auteur ne s'est pas départi de sa manière, qui rappelle l'ancienne
ballade, et que le poème est bon. Tout balancé, Scott n'a pas de rivaux;
le but de tout griffonnage est d'amuser, et certainement il y réussit.
Je brûle de lire son nouvel ouvrage.

»Et que deviennent _sir Edgard_ et votre ami Bland? Je suppose que vous
êtes engagé dans quelque chicane littéraire. Le seul parti à prendre,
c'est de regarder du haut en bas tous les confrères de l'écritoire. Je
suppose bien que vous ne m'accorderez pas le titre d'auteur; mais je
vous dédaigne tous, coquins que vous êtes! comptez là-dessus.

»Vous ne connaissez pas D...s, n'est-ce pas? Il avait une farce prête à
être jouée quand je partis d'Angleterre, et me pria d'en faire le
prologue: ce que je lui promis; mais mon départ fut si précipité que je
n'en écrivis pas le premier couplet. Je n'ose m'informer de sa pièce, de
peur d'apprendre qu'elle est tombée. Que Dieu me pardonne d'employer un
tel mot! mais le parterre, mon cher monsieur, le parterre, vous le
savez, se permet de ces tours-là, en dépit du mérite. C'est une
circonstance fort curieuse qui me rappelle cette farce. Quand Drury-Lane
fut brûlé de fond en comble, accident qui fit perdre à Shéridan et à son
fils le peu de schellings qui leur restassent, que fait mon ami D...s?
Avant que l'incendie soit éteint, il écrit à Tom Shéridan, directeur du
combustible établissement, pour lui demander si cette farce n'a pas
servi d'aliment aux flammes, avec environ deux mille autres manuscrits
non jouables qui naturellement furent en grand péril, sinon entièrement
consumés. Eh bien! n'est-ce pas là un trait caractéristique? Les
passions de Pope ne sont rien en comparaison. Tandis que le pauvre
directeur, tout bouleversé, déplorait la perte d'un édifice qui ne
valait pas moins de trois cent mille livres sterling, avec quelque vingt
mille autres que pouvaient avoir coûté les chiffons et le clinquant des
costumes, les éléphans de _Barbe bleue_ et le reste, voici venir un
billet d'un endiablé d'auteur qui le rend responsable de deux actes et
quelques scènes de sa farce!

»Mon cher H..., rappelez à Drury que je lui souhaite mille prospérités,
et priez Scrope Davies de me conserver son amitié. J'appelle de mes vœux
le jour où je vous reverrai à Newstead, et où le champagne égaiera
encore nos soirées: cet espoir me réjouit l'ame. Je n'ai laissé passer
aucune occasion sans vous écrire; j'attends donc des réponses aussi
régulières que celles de la Liturgie, et quelque peu plus longues. Comme
il est impossible à un homme dans son bon sens de compter sur d'heureux
jours, espérons au moins que nous en verrons de joyeux, ce qui y
ressemble le plus en apparence, quoiqu'il n'en soit rien en réalité.

»C'est dans cette attente que je suis, etc.»

Faible et fort amaigri par suite de sa maladie à Patras, un jour, après
son retour à Athènes, debout devant une glace, il dit à lord Sligo:
«Comme je suis pâle! j'aimerais, je crois, à mourir de
consomption.--Pourquoi de consomption? demanda son ami.--Parce qu'alors,
répondit-il, toutes les femmes diraient: Voyez ce pauvre Byron, comme il
a l'air intéressant en mourant!»

Dans cette anecdote que, toute frivole qu'elle est, le narrateur citait
comme une preuve du sentiment que le poète avait de sa propre beauté, on
peut aussi trouver la trace de son habitude de tout rapporter à ce sexe
qu'il affectait de mépriser, et qui cependant exerçait une puissante
influence sur le cours et la teinte de toutes ses pensées.

Il parlait souvent de sa mère à lord Sligo avec des sentimens qui
s'éloignaient bien peu de l'aversion. «Quelque jour, lui dit-il, je vous
expliquerai la cause de cette disposition de mon cœur.» Peu de tems
après, un jour qu'ils se baignaient ensemble dans le golfe de Lépante,
il rappela cette promesse, et montrant sa jambe et son pied nus. «Voyez,
s'écria-t-il, c'est à ses absurdes faiblesses à l'époque de ma naissance
que je dois cette difformité, et pourtant, d'aussi loin que je puisse me
souvenir, elle n'a jamais cessé de me la reprocher. Même encore peu de
jours avant notre dernière séparation, au moment où j'allais quitter
l'Angleterre, elle prononça contre moi une imprécation dans un de ses
accès de colère, et souhaita que je pusse devenir aussi difforme
d'esprit que de corps!»

L'expression de sa physionomie et de ses gestes ne peuvent être bien
conçus que par ceux qui l'ont vu quelquefois dans un pareil état
d'excitation.

Habitué à manifester sans réserve ses sentimens et ses pensées, il ne
déguisait pas davantage le peu de prix qu'il attachait à ces débris des
arts antiques, qu'il voyait si ardemment recherchés par tous ses
classiques compagnons de voyage. Lord Sligo se proposait d'employer
quelque argent à faire faire des fouilles pour chercher des antiquités.
Lord Byron, en lui offrant de surveiller ces travaux, et de tenir la
main à ce que cet argent reçût une destination légitime, lui dit: «Vous
pouvez être bien tranquille en vous en rapportant à moi, je ne suis pas
_dilettante_. Tous vos connaisseurs sont des voleurs; mais je fais trop
peu de cas de ces sortes de choses pour en dérober jamais.»

Il observa plus sévèrement encore, pendant ses voyages, le régime qu'il
avait adopté pour se faire maigrir, et qu'il avait commencé à suivre
avant de quitter l'Angleterre. À Athènes, il prenait, dans ce dessein,
des bains chauds trois fois la semaine; sa boisson habituelle était un
mélange d'eau et de vinaigre, et il mangeait rarement autre chose qu'un
peu de riz.

Au nombre des personnes qu'il vit le plus à cette époque, outre lord
Sligo, se trouvaient lady Hester Stanhope et M. Bruce; et même l'un des
premiers objets qui s'offrirent aux yeux de ces voyageurs distingués, au
moment où ils approchaient des côtes de l'Attique, fut Lord Byron se
jouant dans son élément favori au pied des rochers du cap Colonne. Ils
furent ensuite présentés les uns aux autres par lord Sligo; et ce fut,
je crois, à sa table que, dans le cours de leur première entrevue, lady
Hester, avec cette vive éloquence qui la rend si remarquable, fit
chaudement la guerre au poète à propos de l'opinion peu favorable à
l'intelligence des femmes, qu'elle lui supposait. Peu disposé, quand
même il en eût été capable, à défendre une pareille hérésie contre une
personne qui, par elle-même, en était la plus irrésistible réfutation,
Lord Byron n'eut d'autre ressource contre les argumens de sa belle
antagoniste, que le silence de l'assentiment. Lady Hester sut
naturellement gré d'une pareille retenue de la part d'un homme de sa
condition, et ils se lièrent, dès ce moment, de l'amitié la plus
sincère. En rappelant dans ses _Memoranda_ quelques souvenirs de cette
époque, après avoir raconté qu'il fut, à Sunium, surpris au bain par une
société anglaise, il ajoute: «Ce fut le commencement de la plus agréable
connaissance que j'aie faite en Grèce...» Puis il continue en protestant
à M. Bruce, si jamais ces pages tombent sous ses yeux, qu'il se
souvenait encore avec plaisir des jours qu'ils avaient passés ensemble à
Athènes.

Pendant son séjour en Grèce à cette époque, nous le voyons former une de
ces amitiés singulières (si l'on peut prononcer ce beau nom en pareille
circonstance), dont j'ai cité déjà deux ou trois exemples en traçant
l'histoire de sa jeunesse, et dont le charme principal à ses yeux semble
avoir consisté dans le plaisir d'être protecteur, et celui de faire
naître des sentimens de reconnaissance. Un jeune Grec, nommé Nicolo
Giraud, fils d'une dame veuve, chez laquelle logeait l'artiste Lusieri,
fut celui qu'il adopta de cette manière, sans doute par suite d'idées
semblables à celles qui avaient inspiré ses premiers attachemens pour le
jeune paysan de Newstead, et pour le jeune chantre de Cambridge. Il
paraît avoir porté à ce jeune homme un intérêt très-vif, et l'on peut
dire fraternel; c'est au point que, non-seulement il lui fit accepter,
en le quittant à Malte, une somme considérable, mais encore il lui donna
dans la suite, comme le lecteur le verra, une preuve plus durable de sa
générosité.

Quoiqu'il fît de tems à autre des excursions en Attique et en Morée, il
avait fixé son quartier-général à Athènes, où il logeait dans un couvent
de franciscains; et dans les intervalles d'une tournée à l'autre, il
s'occupait à recueillir des matériaux pour ces notes sur la situation de
la Grèce moderne, dont il a fait suivre le second chant de _Childe
Harold_. Ce fut aussi dans cette retraite qu'il composa, comme pour
braver le _Genius loci_, ses imitations d'Horace. Cette satire, qui
retrace d'un bout à l'autre des scènes de la vie de Londres, porte pour
date: «Athènes, couvent des Capucines, 12 mars 1811.»

Dans le petit nombre de lettres qu'il écrivit encore à sa mère, je ne
choisirai que les deux suivantes.



LETTRE XLIX.

À MRS. BYRON.

Athènes, 14 janvier 1811.


CHÈRE MADAME,

«Je saisis, suivant mon usage, une occasion d'écrire brièvement, mais
fréquemment; l'arrivée des lettres, à défaut de communications
régulières, étant fort incertaine... J'ai dernièrement fait plusieurs
tournées de quelque cent ou deux cents milles en Morée et dans
l'Attique, etc. J'ai terminé aussi ma grande excursion par la Troade et
Constantinople, etc., et suis maintenant revenu encore une fois à
Athènes. Je crois vous avoir écrit plusieurs fois qu'à l'imitation de
Léandre (quoique sans sa dame), j'avais traversé l'Hellespont de Sestos
à Abydos. Fletcher, que j'ai renvoyé en Angleterre avec des papiers,
vous instruira de cette circonstance et de quelques autres. Je n'aurai
pas, je crois, à me plaindre beaucoup de son absence, connaissant
passablement l'italien et le grec moderne; j'étudie cette dernière
langue avec un maître, et j'en sais tout ce qu'un homme raisonnable peut
désirer pour converser et donner des ordres. En outre, les lamentations
perpétuelles de Fletcher sur la privation de bœuf et de bière, son
mépris stupide pour tout ce qui est étranger, son incapacité
insurmontable pour apprendre le moindre mot d'aucune langue, le
rendaient une charge, suivant l'usage de tous les autres domestiques
anglais. Je vous assure que l'ennui de parler pour lui, les consolations
dont il avait besoin (beaucoup plus que moi-même), les pilaus (mets turc
composé de riz et de viande) qu'il ne pouvait manger, les vins qu'il ne
pouvait boire, les lits dans lesquels il ne pouvait dormir, et la longue
liste des calamités, telles que les faux pas des chevaux, le manque de
thé!!! qui l'assaillaient sans cesse, l'auraient rendu un objet
continuel de plaisanteries pour les spectateurs et d'embarras pour son
maître. Après tout, l'homme est assez honnête et assez capable dans un
pays chrétien; mais en Turquie, Dieu me pardonne! mes soldats albanais,
mes Tartares et mes janissaires travaillaient pour lui et pour nous
aussi, ainsi que mon ami Hobhouse peut le certifier.

»Il est probable que je reviendrai en Angleterre au printems; mais pour
l'exécution de ce projet, il me faut des remises. Mes propres fonds
m'auraient très-bien suffi; mais j'ai été obligé d'aider un ami qui me
paiera, j'en suis certain; et en attendant je n'ai pas le sou.
Maintenant je ne me soucie pas d'entreprendre un voyage d'hiver, même
quand je serais fatigué de voyager; et je suis tellement convaincu des
avantages que l'on recueille à observer l'espèce humaine au lieu de lire
ce que l'on en écrit, et des fâcheux effets de rester chez soi, en proie
aux préjugés étroits d'un insulaire, que je pense qu'il devrait exister
parmi nous une loi qui envoyât pour un tems les jeunes gens à
l'étranger, chez le petit nombre d'alliés que nos guerres nous ont
laissés.

»Ici je vis et je converse avec des Français, des Italiens, des
Allemands, des Danois, des Grecs, des Turcs, des Américains, etc., etc.,
etc.; et sans perdre de vue mon pays, je puis juger des manières des
autres. Quand je reconnais la supériorité de l'Angleterre (sur le compte
de laquelle, soit dit en passant, nous nous abusons en bien des choses),
j'en suis satisfait; et lorsque je la trouve inférieure, je m'éclaire au
moins sous ce rapport. J'aurais pu continuer un siècle à être enfumé
dans vos villes, ou à humer le brouillard dans vos campagnes, sans
apprendre cette vérité, et sans rien acquérir chez moi de plus utile ou
de plus agréable. Je ne tiens point de journal, et n'ai point
l'intention de griffonner mes voyages. J'ai fini avec le métier
d'auteur; et si, dans ma dernière production, j'ai prouvé aux critiques
ou au monde que j'étais quelque chose de plus que ce qu'ils supposaient,
je suis satisfait, et ne hasarderai point _cette réputation_ par un
futur effort. Il est vrai que j'ai quelques autres productions en
portefeuille; mais je les laisse pour ceux qui me survivront. Si on les
juge dignes de la publication, elles serviront à éterniser ma mémoire,
lorsque moi-même j'aurai cessé d'avoir un souvenir. J'ai pris ici un
artiste bavarois qui prend pour moi quelques vues d'Athènes, etc. Cela
vaudra mieux que du griffonnage, maladie dont j'espère être guéri. À mon
retour, j'espère mener une vie tranquille et retirée; mais Dieu sait
mieux que nous ce qu'il nous faut, et agit en conséquence, au moins à ce
que l'on dit. Je n'ai point d'objection à faire à cela, après tout,
n'ayant pas raison de me plaindre de mon lot. Je suis cependant
convaincu que les hommes se font eux-mêmes plus de mal que le diable ne
pourrait jamais leur en faire. J'espère que cette lettre vous trouvera
en bonne santé, et autant heureuse que nous pouvons l'être. Vous
apprendrez au moins avec plaisir qu'il en est ainsi pour moi, et que je
suis à jamais votre...»



LETTRE L.

À MRS. BYRON.

Athènes, 28 février 1811.


CHÈRE MADAME,

«Comme j'ai reçu un firman pour l'Égypte, etc., je partirai pour ce pays
dans le courant du printems, et je vous prie de mander à M. H... qu'il
est nécessaire de me faire parvenir des fonds. Au sujet de Newstead, je
réponds, comme auparavant, non. S'il faut vendre, vendez Rochdale.
Fletcher sera arrivé à cette époque avec mes lettres relatives à cet
objet. Je vous dirai d'abord franchement que je n'aime pas les placemens
de fonds. Si, par quelque circonstance particulière, j'étais amené à
adopter une telle résolution, j'irais, à tout événement, passer ma vie à
l'étranger: le seul lien qui m'attache à l'Angleterre est Newstead; et
ce lien une fois rompu, ni mon intérêt ni mes inclinations ne
m'appelleraient dans le Nord. La médiocrité dans votre pays est
l'opulence en Orient, tant est grande la différence qui existe dans la
valeur monétaire et l'abondance des objets nécessaires à la vie. Je me
sens tellement un citoyen du monde, que le pays où je pourrai jouir d'un
climat délicieux et de toutes les recherches du luxe, à un prix moindre
que celui de la vie ordinaire de collége en Angleterre, sera toujours
une patrie pour moi. Telles sont en effet les côtes de l'Archipel. Voici
donc l'alternative:--Si je garde Newstead, je reviens; si je le vends,
je reste à l'étranger. Je n'ai reçu d'autres lettres de vous que celles
de juin, mais j'ai écrit plusieurs fois; et, comme à l'ordinaire, je
continuerai d'après le même plan.

»Croyez-moi à jamais votre, etc.

BYRON.

»_P. S._ Je vous verrai probablement dans le cours de l'automne; mais je
ne puis réellement, à une telle distance, vous désigner aucun mois en
particulier.»



LETTRE LI.

À M. HODGSON.

À bord de la frégate _la Volage_[141], 29 juin 1811.

     [Note 141: Le voyage d'Égypte, que, par la lettre précédente,
     il semble avoir projeté, fut abandonné, probablement à défaut
     des fonds qu'il attendait; et, le 3 de juin, il mit à la
     voile de Malte pour l'Angleterre, sur la frégate _la Volage_,
     ayant, pendant son court séjour à Malte, éprouvé une violente
     attaque de fièvre tierce. D'après les lettres mélancoliques
     qui suivent, on peut se faire une idée des sentimens avec
     lesquels il revenait dans sa patrie.]


«Dans huit jours, avec un bon vent, nous serons à Portsmouth; et, le 2
de juillet, se termineront (jour pour jour) deux années d'un voyage
duquel je reviens avec aussi peu d'émotion qu'à mon départ. Je pense
pourtant que j'ai eu plus de peine à quitter la Grèce que l'Angleterre,
pays que je suis impatient de revoir par la seule raison que je suis las
d'un si long voyage.

»En vérité, mon avenir n'offre rien de très-agréable. Embarrassé dans
mes affaires particulières, indifférent au public, solitaire semis avoir
le désir de la société, le corps affaibli par des fièvres successives,
mais l'esprit, je l'espère, non encore abattu, je retourne _au logis_
sans une espérance, et presque sans un désir. La première chose qu'il me
faudra braver, sera un homme de loi; la seconde un créancier, puis des
charbonniers, des fermiers, des arpenteurs, et toutes les agréables
conséquences d'un domaine en désordre et de mines de charbon contestées.
En un mot, je suis malade et chagrin; et, lorsque j'aurai un peu réparé
mes irréparables affaires, je décamperai ou vers l'Espagne pour y
guerroyer, ou encore une fois vers l'Orient, où je puis au moins avoir
des cieux sans nuages et un refuge contre les impertinens.

»Je compte vous rencontrer ou vous voir à la ville ou à Newstead, toutes
les fois que vous pourrez y venir sans vous déranger. Je suppose que,
comme d'habitude, vous faites de l'amour et de la poésie. Ce mari de
H... Drury ne m'a jamais écrit, quoique je lui aie adressé plus d'une
lettre; mais je jurerais que le pauvre homme a de la famille, et que par
conséquent tous ses soins sont concentrés dans son cercle.

Car des enfans causent de nouvelles dépenses, et Dicky est maintenant en
âge d'aller à l'école.

(WARTON.)

»Si vous le voyez, dites-lui que je lui apporte une lettre de Tucker, un
de ses amis, chirurgien de l'armée, qui m'a soigné et est un très-digne
homme, quoiqu'il aime trop les mots de son métier. J'arriverais trop
tard pour le jour des exercices oratoires, ou je serais probablement
descendu à Harrow......................................................
.......................................................................

»J'ai beaucoup regretté en Grèce d'avoir omis d'emporter
l'_Anthologie_.--Je veux dire celle de Bland et de Mirivale............
.......................................................................

»Qu'est devenu sir Edgar? Et les imitations et les traductions, où en
sont-elles? Je suppose que vous n'avez pas l'intention d'abandonner si
aisément le public, mais que vous l'attaquerez avec un in-quarto. Quant
à moi, je suis excédé des fats de la poésie et des bavardages, «et je
laisserai tout le domaine Castalien» à Bufo ou à tout autre. Mais vous
êtes un homme sentimental et sensible, et vous rimerez jusqu'à la fin du
chapitre. Quoi qu'il en soit, j'ai écrit quelque quatre mille vers d'un
genre ou d'un autre, sur mes voyages.

»Je n'ai pas besoin de vous répéter que je serais heureux de vous voir.
J'arriverai à Londres vers le 8, à l'hôtel de Dorant, rue d'Albemarle,
et mes affaires m'appelleront quelques jours après dans le Nottingham
supérieur, et de là à Rochdale.

»Je suis, ici et là, votre, etc.»



LETTRE LII.

À MRS. BYRON.

À bord de la frégate _la Volage_, 25 juin 1811.


CHÈRE MÈRE,

«Cette lettre, qui vous sera envoyée à notre arrivée à Portsmouth,
probablement vers le 4 de juillet, a été commencée à peu près
vingt-trois jours après notre départ de Malte. Le 2 de juillet, jour
pour jour, j'aurai été deux ans absent de l'Angleterre, et j'y reviens
en grande partie avec les mêmes sentimens qui me dominaient à mon
départ; savoir, l'indifférence. Mais cette apathie ne s'étend
certainement pas jusqu'à vous, ainsi que je vous le prouverai par tous
les moyens en mon pouvoir. Vous serez assez bonne pour faire préparer
mon appartement à Newstead; mais que rien ne vous dérange, et surtout
que ce ne soit pas moi. Ne me considérez que comme une visite ordinaire.
Je dois seulement vous informer que, depuis long-tems, je me suis
astreint à une diète végétale complète, et que le poisson ni la viande
n'entrent dans mon régime. Je compte donc sur une provision considérable
de pommes de terre, d'herbes et de biscuit. Je ne bois point de vin.
J'ai avec moi deux domestiques, hommes de moyen âge, et tous deux Grecs.
Mon intention est de me rendre d'abord à Londres pour voir M. H..., et
de passer de là à Newstead, en allant à Rochdale. Je n'ai d'autre prière
à vous faire que celle de ne point oublier mon régime, qu'il m'est
très-nécessaire d'observer. Je suis en bonne santé, comme je l'ai
généralement été, à l'exception de deux accès de fièvre dont je fus
promptement débarrassé.

»Mes projets dépendront tellement des circonstances, que je ne me
hasarderai point à énoncer une opinion à ce sujet. Mon avenir n'est pas
flatteur; mais je suppose que nous lutterons toute notre vie, comme nos
voisins. En vérité, d'après les dernières informations de H..., j'ai
quelque crainte de trouver Newstead démantelé par MM. Brothers, etc.:
H... semble déterminé à me forcer à le vendre; mais il sera trompé dans
son espoir. Je pense que je ne serai pas obsédé de visiteurs; mais s'il
en était autrement, vous devrez les recevoir, car je suis résolu à ne
laisser violer ma retraite par personne. Vous savez que je n'ai jamais
beaucoup aimé la société; je l'aime encore moins qu'auparavant. Je vous
apporte un schall et une quantité d'essence de roses. Il faudra que
j'entre tout cela par contrebande, s'il est possible. J'espère trouver
ma bibliothèque en assez bon ordre.

»Fletcher est sans doute arrivé. Je distrairai le moulin, de la ferme de
M. B***; son fils est un trop brillant séducteur pour hériter des deux
objets, et j'y placerai Fletcher, qui m'a servi fidèlement, et dont
l'épouse est une bonne femme. Il est, en outre, nécessaire de tempérer
l'ardeur du jeune M. B***, ou il peuplera la paroisse de bâtards. En un
mot, s'il avait séduit une laitière, il aurait pu trouver quelque
excuse; mais la fille est son égale, et, dans la haute comme dans la
basse classe, en circonstance semblable, la réparation est de droit;
mais je n'interviendrai qu'en démembrant (comme Bonaparte) le royaume de
M. B***, afin d'en ériger une partie en principauté pour le
feld-maréchal Fletcher. J'espère que vous gouvernez d'une main prudente
mon petit empire et sa triste charge de dette nationale. Pour rompre la
métaphore, permettez-moi de me dire votre, etc.

»_P. S._ Cette lettre était écrite pour être envoyée de Portsmouth;
mais, à notre arrivée, l'escadre a reçu l'ordre de se rendre à Nore.
C'est de là que partira ma lettre. Je n'ai point fait cet envoi plus
tôt, parce que j'ai supposé que vous pourriez éprouver des inquiétudes,
l'intervalle mentionné dans la lettre étant plus long que celui qui
devait exister entre notre arrivée au port et ma venue à Newstead.»



LETTRE LIII.

À M. HENRY DRURY.

À bord de la frégate _la Volage_, à la hauteur d'Ouessant, 17 juillet
1811.


MON CHER DRURY,

«Après deux ans et quelques jours d'absence (le 2), j'approche de votre
patrie. L'extérieur de ma lettre vous indiquera le jour de mon arrivée.
Maintenant nous sommes agréablement retenus, par un calme plat, près du
port de Brest. Je n'en ai jamais été si près depuis que j'ai quitté
Duck-Puddle. .................................................

»Nous sommes partis de Malte depuis trente-quatre jours, et nous avons
eu une traversée fort ennuyeuse. Vous me verrez ou entendrez parler de
moi bientôt après la réception de cette lettre, puisque je dois passer
par Londres, afin de réparer mes irréparables affaires. De là il me faut
aller dans le Nottinghamshire, y lever des rentes; ensuite dans le
Lancashire, y vendre des mines de charbon; et revenir à Londres payer
des dettes; car il semble que je n'aurai jamais ni charbon ni repos que
je n'aille à Rochdale en personne.

»Je rapporte quelques marbres pour Hobhouse, pour moi quatre anciens
crânes athéniens[142], tirés de sarcophages, une fiole de ciguë
attique[143], quatre tortues vivantes, un lièvre (mort dans la
traversée), deux domestiques grecs, vivans, l'un Athénien, l'autre
Yaniote, lesquels ne peuvent parler que le romaïque ou l'italien, et
_moi-même_, comme le dit finement Moses dans le _Vicaire de Wakefield_,
et je puis le dire à son exemple, car j'ai aussi peu de raison de me
vanter de mon expédition que lui de la sienne à la foire.

     [Note 142: Donnés par la suite à sir Walter Scott.]

     [Note 143: Possédée aujourd'hui par M. Murray.]

»Je vous écrivis des rochers Cyanéens, pour vous dire que j'avais
traversé la mer à la nage de Sestos à Abydos. Avez-vous reçu ma
lettre?... Je suppose qu'Hodgson est, à l'heure qu'il est, enfoncé dans
l'étude. Que n'aurait-il pas donné pour avoir vu, comme moi, le
véritable Parnasse, où je fis tort à l'évêque de Chrissa d'un livre de
géographie? Mais je n'appelle cela qu'un plagiat, en ce que cette action
fut commise à une heure de chemin de Delphes.»

Maintenant que nous avons ramené le jeune voyageur en Angleterre, il
peut être intéressant, avant de le suivre dans les scènes qui
l'attendaient chez lui, de considérer à quel point le caractère général
de son esprit et de son humeur avait été modifié par la série de voyages
et d'aventures dans lesquels il avait été engagé pendant les deux années
qui venaient de s'écouler. Il serait difficile d'imaginer une vie moins
poétique et moins romanesque que celle qu'il avait menée avant son
départ pour ses voyages. Dans sa jeunesse, il est vrai, il avait vécu et
erré parmi des scènes bien capables, selon les idées ordinaires, de
former les premiers germes du sentiment poétique. Mais bien que le poète
ait pu se nourrir plus tard de ces brillans souvenirs, il est plus que
douteux, comme on l'a déjà fait observer, qu'il ait été formé par eux.
S'il était vrai qu'une jeunesse passée au milieu des scènes de montagnes
fût si favorable au développement des talens d'imagination, les Gallois
parmi nous, et les Suisses à l'étranger, devraient briller plus qu'ils
ne le font de nos jours par leurs conceptions poétiques. Mais, en
accordant même que la mémoire des premières excursions de Byron ait eu
quelque part dans la direction de ses idées, l'effet réel de cette
influence, quelle qu'elle fût, cessa avec son enfance, et la vie qu'il
mena ensuite, durant son séjour au collége d'Harrow, fut ce que
naturellement la vie d'un écolier si rêveur et si entreprenant devait
être, tout autre chose que poétique. Pour un soldat ou un aventurier,
l'éducation qu'il reçut alors eût été parfaite. Ses exercices
athlétiques, ses combats, son amour pour les entreprises hasardeuses,
donnèrent les indices d'un esprit fait pour la carrière la plus
orageuse; mais ces dispositions paraissaient, de toutes, les moins
favorables aux études méditatives de la poésie; et bien qu'elles
promissent de le rendre plus tard un sujet d'inspiration pour les
poètes, elles ne donnaient assurément que très-peu d'espérance de le
voir jamais lui-même briller au premier rang parmi eux.

Ses habitudes à l'université étaient encore moins intellectuelles et
moins littéraires. Dès son enfance, il avait lu beaucoup et avec ardeur,
quoique sans méthode; mais cette application même de son esprit,
irrégulière et sans direction comme elle était, il l'avait en grande
partie abandonnée après son départ d'Harrow; et au nombre des
occupations qui se partageaient son tems à l'académie, les jeux de
hasard, l'escrime, les soins à donner à son ours et à ses boul-dogues
furent au moins les plus innocentes, si elles ne furent pas les plus
favorites. Pendant son séjour à Londres, on ne le voit pas davantage
cultiver son intelligence, ou rechercher des amusemens plus délicats.
N'ayant aucune ressource de société privée par le manque absolu d'amis
et de parens, il était réduit dans cette ville à fréquenter les oisifs
de café; et pour ceux qui se rappellent ce qu'étaient à cette époque les
cafés de Limmer et Stevens, les deux maisons qu'il visitait de
préférence, il est inutile de dire que, quel que fût d'ailleurs le
mérite de ces établissemens, ils n'étaient rien moins que des écoles
convenables au développement d'un caractère poétique.

Mais quelque incompatible qu'une telle vie pût être avec les habitudes
de contemplation qui seules pouvaient éveiller et fortifier les hautes
facultés qu'il avait déjà montrées, cependant, sous un autre point de
vue, le tems qu'il perdit alors en apparence fut, dans la suite, mis à
profit d'une manière incontestable. En l'initiant ainsi peu à peu à la
connaissance des variétés de l'esprit humain, en lui donnant l'aperçu
exact des détails de la société dans leurs formes les moins
artificielles; enfin, en le mêlant si jeune avec le monde, ses affaires
et ses plaisirs, la vie qu'il menait à Londres contribua certainement à
former cette combinaison extraordinaire, qu'on admira plus tard en lui,
de l'imagination et de la connaissance du monde, de l'héroïque et du
plaisant, des aperçus les plus fins et les plus minutieux de la vie
réelle avec les conceptions les plus élevées et les plus sublimes de la
grandeur idéale.

Une autre disposition dominante de son esprit plus mûr et de ses écrits
dut peut-être sa naissance aux mêmes causes. Dans cette expérience
anticipée du monde que lui donnait son contact précoce avec la foule, il
n'est guère probable qu'un grand nombre des caractères les plus dignes
de l'espèce humaine aient frappé ses regards. Il n'est que trop
probable, au contraire, que les individus les plus légers et les moins
estimables des deux sexes durent être au nombre de ses modèles, et que
c'est d'après eux, à un âge où les impressions se gravent le plus
fortement, que ses premiers jugemens sur la nature humaine furent
formés. De là probablement ces aperçus méprisans et dégradans pour
l'humanité, qu'il était dans l'usage d'allier au tribut plus noble qu'il
payait à la beauté et à la majesté de la nature en général. De là le
contraste qui apparaît entre les productions de son imagination et
celles de son expérience; entre ces rêves pleins de beauté et de douceur
que l'une créait à sa volonté, et l'amertume, sombre et désolante qui
débordait de tous côtés lorsqu'il ne consultait plus que l'autre.

Malgré le peu d'espérance que donnait sa jeunesse de la haute destinée
qui l'attendait, elle présentait déjà un caractère singulier de la
puissance de son imagination; je veux parler de cet amour de la solitude
qui, de bonne heure, indique ces goûts d'étude et d'observation de
soi-même par lesquelles seules «les carrières de diamans» du génie sont
exploitées et mises au grand jour. Dans son enfance à Harrow, il avait
fortement montré cette disposition; on le connaissait au collége comme
je l'ai déjà dit, pour aimer à s'éloigner de ses camarades, et à
s'asseoir seul sur une tombe dans le cimetière, s'abandonnant ainsi à la
rêverie pendant des heures entières. À mesure que son esprit révéla ses
ressources, ce sentiment domina en lui; et quand ses voyages à
l'étranger n'auraient servi qu'à le détacher des distractions de la
société pour le mettre en état, solitaire célèbre, de communiquer avec
son propre esprit, cela eût été un grand pas de fait vers l'expansion
complète de ses facultés. Ce fut réellement alors qu'il commença à se
sentir capable de se livrer au détachement que l'étude de soi-même
exige, et qu'il put jouir de cette liberté, indépendante du mélange des
pensées d'autrui, et qui seule laisse l'esprit contemplatif maître de
ses propres idées. Dans la solitude de ses nuits sur mer, dans ses
excursions isolées à travers la Grèce, il jouit d'assez de loisir et de
solitude pour s'observer lui-même, et là s'apercevoir des premiers
«éclairs de son glorieux génie.» Un de ses principaux plaisirs, ainsi
qu'il en fait mention dans ses _Memoranda_, était, lorsqu'il se baignait
dans quelque lieu retiré, de s'asseoir, au-dessus de la mer, sur des
rochers élevés, et là de rester des heures entières à contempler les
cieux et les eaux[144], et à se perdre dans cette sorte de vague rêverie
qui, quoique sans forme arrêtée, et sans but pour le moment, se
répandait ensuite, dans ses écrits, en peintures énergiques et
brillantes qui vivront à jamais.

     [Note 144: Il fait allusion à cette passion dans ces belles
     stances:

     «S'asseoir sur les rochers, contempler la mer, etc.»

     Alfieri, avant que son génie ne se fût complètement
     développé, ainsi qu'il nous le dit, avait l'habitude de
     passer des heures dans une sorte d'état de rêverie, à
     contempler l'Océan: «Après le spectacle, un de mes amusemens
     à Marseille était de me baigner presque tous les soirs dans
     la mer. J'avais trouvé un petit endroit fort agréable, sur
     une langue de terre placée à droite hors du port; où, en
     m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un petit rocher
     qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je
     n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux
     immensités, qu'embellissaient les rayons d'un soleil
     couchant, je passai, en rêvant, des heures délicieuses; et
     là, je serais devenu poète, si j'avais su écrire dans une
     langue quelconque.»]

S'il n'eût pas été livré à ces doutes et à cette défiance qui entourent
les premiers pas du génie, les sentimens qu'il devait éprouver et ses
découvertes dans un nouveau domaine d'intelligence, auraient dû
convertir les heures solitaires du jeune voyageur en un rêve de bonheur.
Mais on verra que dans ces momens même, il se défiait de sa propre
force, et qu'il ne se doutait nullement de la hauteur à laquelle
s'élèverait l'esprit qu'il évoquait alors. Il devint tellement épris de
ces rêveries solitaires, que la société même de son compagnon de voyage,
malgré la sympathie de ses goûts avec les siens, devint pour lui une
chaîne et un fardeau; et ce ne fut que lorsqu'il se trouva seul, sur le
rivage d'une petite île de la mer Égée, que son génie respira librement.
Si l'on voulait une preuve plus forte de sa passion profonde pour
l'isolement, nous la trouverions, quelques années après, dans ses
propres écrits, lorsqu'il avoue que, dans la compagnie de la femme qu'il
aima le plus, il se surprit souvent soupirant après la solitude.

Ce ne fut pas seulement en lui procurant la retraite dont il avait
besoin pour faire éclore dans le silence ses facultés admirables, que
les voyages contribuèrent puissamment à la formation de son caractère
poétique; dès son enfance même, il avait contemplé l'Orient avec des
yeux romanesques. La lecture qu'il fit, avant l'âge de dix ans, de
l'histoire des Turcs, par Rycaut, avait pris un fort ascendant sur son
esprit, et il avait lu avec avidité tous les livres sur l'Orient qu'il
avait pu rencontrer[145].

     [Note 145: Quelques mois avant sa mort, dans une conversation
     avec Mavrocordato, à Missolonghi, Lord Byron dit: «L'histoire
     turque fut un des premiers livres qui procura du plaisir à ma
     jeunesse; et je pense que cette lecture eut beaucoup
     d'influence sur les désirs que j'eus ensuite de visiter le
     Levant, et donna peut-être à ma poésie cette teinte orientale
     que l'on y remarque.»

     (_Récit du comte Gamba_.)

     Dans la dernière édition de l'ouvrage du docteur Israeli, sur
     le _caractère littéraire_, on trouve quelques notes
     marginales assez curieuses, écrites par Lord Byron dans un
     exemplaire de cet ouvrage qui lui appartenait. Parmi ces
     notes est l'énumération suivante des écrivains qui, outre
     Rycaut, avaient attiré son attention sur l'Orient de si bonne
     heure.

     «Knolles, Cantemir, de Tott, lady M.W. Montague, la
     traduction d'Hawkin de l'_Histoire des Turcs_ par Mignot, les
     _Mille et Une Nuits_, tous les voyages, toutes les histoires,
     tous les livres sur l'Orient que je pouvais trouver, je les
     avais lus, ainsi que Rycaut, avant l'âge de dix ans. Je pense
     que je lus les _Mille et Une Nuits_ en premier lieu; après
     cela je préférai le récit des combats de mer, le roman de
     _Don Quichotte_ et ceux de Smollett, particulièrement
     _Roderic Random_, et j'étais passionné pour l'histoire
     romaine. Lorsque j'étais enfant, je ne pus jamais lire sans
     dégoût un livre de poésie.»]

Il s'ensuit qu'en visitant ces contrées il ne fit que réaliser les rêves
de sa jeunesse, et ce retour de ses pensées vers ce tems d'innocence
donna à leur cours une fraîcheur et une pureté dont elles avaient manqué
depuis long-tems. Sans le charme de ces souvenirs, l'attrait de la
nouveauté était la moindre chose que lui présentaient les scènes
nouvelles à travers lesquelles il passait. De doux souvenirs du passé,
et peu d'hommes les ont retenus aussi vivement, se mêlaient aux
impressions des objets présens à ses yeux; et comme, dans les montagnes
d'Écosse, il avait souvent traversé, en imagination, les pays musulmans,
ainsi la même faculté le transportait des montagnes sauvages de
l'Albanie à celles de Monroy.

Tandis qu'il trouvait à chaque pas des inspirations poétiques, il y
avait aussi dans ce prompt changement de place et de scène, dans cette
diversité d'hommes et d'usages qui l'entouraient, dans l'espérance
continuelle d'aventures nouvelles, et d'entreprises extraordinaires, une
succession et une variété d'_excitation_ toujours renouvelée, qui
mettaient non-seulement en action, mais rendaient plus vigoureuse toute
l'énergie de son caractère. Ainsi qu'il décrit lui-même sa manière de
vivre, c'était aujourd'hui dans un palais, demain dans une étable; un
jour avec le pacha, l'autre avec le berger. C'est ainsi qu'il trouva
toujours à exercer son esprit observateur, et que les impressions se
multiplièrent sur son imagination. Déjà initié à quelques-unes des
privations et des peines de la vie, pouvant juger par-là des rigueurs de
l'adversité, il apprit à agrandir le cercle de ses sympathies, plus
qu'il n'est ordinaire dans le rang élevé auquel il appartenait, et il
s'habitua à cette trempe vigoureuse et mâle de pensée qui est si
profondément gravée dans tous ses écrits. Nous ne devons pas oublier, au
nombre de ces salutaires effets de ses voyages, les nobles inspirations
du danger qu'il éprouva plus d'une fois, ayant été placé, tant sur terre
que sur mer, dans des situations bien calculées pour éveiller ces
sentimens d'énergie que des périls envisagés de sang-froid ne manquent
jamais de faire naître.

Le vif intérêt, qu'en dépit de sa philosophie apparente à cet égard,
dans _Childe Harold_, il prenait à tout ce qui se rattache à la vie
militaire, trouva des occasions fréquentes de satisfaction,
non-seulement à bord des vaisseaux de guerre anglais sur lesquels il
s'embarqua, mais aussi dans ses divers rapports avec les soldats du
pays. À Salora, place isolée sur le golfe d'Arta, il passa une fois deux
ou trois jours logé dans une misérable baraque. Pendant tout ce tems il
vécut familièrement avec les soldats. Ces guerriers farouches, que l'on
pourrait presque appeler des brigands, assis autour du jeune poète, et
examinant avec une sauvage admiration son fusil de Manton[146] et son
épée anglaise, présentaient chaque soir une scène curieuse dont le
tableau pourrait offrir un contraste, malheureusement trop affligeant,
avec ce qui se passa quand le poète, devenu l'un de leurs capitaines,
mourut sur cette même terre avec des Souliotes pour gardes et la Grèce
entière pour cortége de deuil.

     [Note 146: «Il plut beaucoup le jour suivant, et nous
     passâmes encore cette soirée avec nos soldats. Leur
     capitaine, Elmas, essaya un beau fusil de Manton[146a],
     appartenant à mon ami; et comme il touchait le but à chaque
     coup, il y prit grand plaisir: _Hobhouse's Journey_, etc.»]

     [Note 146a: Nom d'un arquebusier.]

Il est vrai qu'au milieu des émotions réveillées par cette variété
d'objets, son esprit était toujours plongé dans cette mélancolie qu'il
avait apportée de son pays natal. Il fit sur M. Adair et sur M. Bruce,
comme je l'ai déjà dit, l'effet d'un homme en proie à un profond
abattement; et ce fut aussi l'opinion du colonel Leake, qui, à cette
époque, était notre résident à Joannina[147]. Mais cette mélancolie
même, malgré son opiniâtreté, dut certainement parvenir, sous
l'influence énergique et salutaire de sa vie errante, à un degré
d'élévation qu'elle n'aurait jamais pu atteindre au milieu des
contrariétés qui l'obligeaient à se replier sur elle-même. S'il n'eût
pas voyagé, peut-être serait-il devenu un satirique grondeur; mais à
mesure que ses yeux embrassaient un plus vaste horizon, tous les
sentimens de son cœur se développèrent dans la même proportion; et cette
tristesse innée, en se combinant avec les effusions de son génie, devint
une des principales causes de leur énergie et de leur grandeur. Quelle
pensée sublime, en effet, s'éleva jamais dans l'ame, sans que la
mélancolie, quoique ignorée peut-être, y ait eu quelque part?

     [Note 147: Il faut se rappeler que ces deux personnes le
     virent le plus souvent dans des circonstances où l'étiquette
     des présentations devait, par suite de sa froide réserve,
     porter au plus haut degré la tristesse de ses pensées. Son
     compagnon de voyage parle de lui bien différemment. Dans le
     récit d'une courte excursion à Négrepont, M. Hobhouse, qui ne
     put l'y accompagner, exprime avec force le vide que lui fait
     éprouver l'absence d'un ami qui joignait à la vivacité
     d'observation et à des remarques piquantes, cette bonne
     humeur communicative, qui réveille l'attention au milieu des
     fatigues et rend les dangers moins terribles. Lord Byron,
     dans quelques vers des imitations d'Horace, adressés
     évidemment à M. Hobhouse, se rend la même justice, en ce qui
     regarde sa sociabilité, mais il donne une idée plus nette de
     la tournure d'esprit qui en était la source:

     «Cher Moschus, avec toi j'espère encore passer de longues
     heures, riant de la folie des hommes, si nous ne pouvons
     sourire à leurs traits d'esprit. Oui, je veux, ami, quitter
     pour toi ma cellule de cynique, et adopter la devise de
     Swift: Vivent les badinages! etc.»]

Les lettres qu'il écrivit pendant la traversée, à son retour en
Angleterre, nous ont appris combien alors les dispositions de son ame
étaient loin d'être gaies et ses espérances d'être flatteuses; sans
contredit, eût-il été doué de la plus grande confiance, les contrariétés
qui l'attendaient dans sa patrie étaient bien suffisantes pour attrister
ses prévisions et comprimer son élasticité d'esprit. «Être heureux chez
soi, dit Johnson, c'est là en définitive, le but de toute ambition, la
fin où tendent nos travaux et nos entreprises.» Mais Lord Byron n'avait
pas de _chez soi_, rien du moins qui méritât ce nom si séduisant. Ce
bonheur de faire partie d'une famille bien unie dont les prières
l'auraient suivi dans ses voyages, dont l'attention aurait avidement
écouté ses récits à son retour, il ne le connut jamais, quoique la
nature lui eût donné un cœur digne de l'apprécier. Privé de tout ce qui
soutient et encourage, il eut à lutter contre tout ce qui désole et
humilie. À l'horreur d'un intérieur sans affections vint se joindre le
fardeau d'une position sociale sans ressources suffisantes, et il
éprouva ainsi tous les embarras de la vie domestique, sans jouir des
charmes qui les compensent. Pendant son absence, on avait laissé tomber
ses affaires dans une confusion plus grande encore, que leur tendance
naturelle ne donnait lieu de le craindre. On avait, l'année précédente,
exécuté une saisie à Newstead, pour une somme de quinze cents liv. st.,
due à MM. Brothers, tapissiers, et nous croyons devoir rapporter un
trait du vieux Joë Murray dans cette circonstance. C'était un terrible
crève-cœur pour ce vieux et fidèle serviteur, jaloux de l'antique
honneur des Byron, de voir l'annonce de la vente placardée sur la porte
de l'abbaye. Mais redoutant assez la loi pour ne pas arracher l'affiche,
il se décida, pour s'en dédommager, à la couvrir d'une large feuille de
papier brun qu'il colla par dessus.

Malgré la résolution, si récemment exprimée par Lord Byron, d'abandonner
pour jamais le métier d'auteur, et de laisser à d'autres _tout l'empire
Castalien_, nous le trouvons, à peine débarqué en Angleterre,
très-activement occupé de préparer la publication de quelques-uns des
poèmes qu'il avait composés dans ses voyages. Il y mettait même tant
d'empressement qu'il avait déjà, dans une lettre écrite en mer, annoncé
à M. Dallas, qu'on pourrait de suite les mettre sous presse. Je vais
placer ici sous les yeux du lecteur les parties les plus essentielles de
cette lettre qui, d'après sa date, aurait dû précéder quelques-unes de
celles que nous avons déjà données.



LETTRE LIV.

À M. DALLAS.

À bord de la frégate _la Volage_, 28 juin 1811.


«Après une absence de deux ans (jour pour jour, le 2 de juillet, avant
lequel nous n'arriverons pas à Portsmouth), me voilà revenant en
Angleterre...

»J'y reviens avec peu d'espoir de bonheur domestique, et une
constitution un peu ébranlée par une ou deux atteintes fort vives de
fièvre; mais avec une ame qui n'est point abattue. Mes affaires, à ce
qu'il paraît, sont terriblement embrouillées, et je vais avoir
d'interminables difficultés à régler avec les gens de loi, les
charbonniers, les fermiers et les créanciers. Or, pour un homme qui
redoute les embarras, autant qu'il redoute un évêque, c'est un sérieux
sujet d'inquiétude.

»Ma satire, à ce que je crois, est à sa quatrième édition; ce n'est pas
un succès tout-à-fait médiocre; il n'a cependant rien d'exagéré pour une
production qui, en raison du sujet qu'elle traite, ne peut intéresser
long-tems, et doit, par conséquent, avoir un succès immédiat, où n'en
avoir aucun. Aujourd'hui que je pense et agis avec plus de modération,
je regrette de l'avoir écrite, quoiqu'il soit probable que je la
trouverai oubliée par tout le monde, moins ceux qu'elle a offensés.

»Votre protégé et celui de Pratt, le cordonnier Blackett est donc mort,
malgré ses vers! Cette mort est probablement une de celles qui sauvent
un homme de la damnation. C'est parmi vous que le pauvre diable s'est
perdu. Sans ses patrons, il serait peut-être aujourd'hui en fort bonne
posture, faisant des souliers, non des vers; mais vous avez voulu en
faire un immortel, coûte que coûte. Je dis cela dans la supposition que
ce sont la poésie, le patronage et les liqueurs fortes qui l'ont tué. Si
vous êtes à Londres au commencement ou vers le commencement de juillet,
vous me trouverez à l'hôtel Dorant, Albemarle-Street, où je serai charmé
de vous voir. J'ai une imitation de l'art poétique d'Horace, que
Cawthorn pourra imprimer de suite; mais que cela ne vous effraie pas, je
n'ai pas l'intention de vous en fatiguer. Vous savez bien que je ne lis
jamais mes vers aux personnes qui me viennent voir. Je partirai de
Londres après un séjour fort court, pour me rendre dans le
Nottinghamshire et de là à Rochdale.

»Votre, etc.»

Dès que Lord Byron fut arrivé à Londres, M. Dallas se rendit près de
lui. «Le 15 juillet, dit ce gentleman, j'eus le plaisir de lui serrer la
main, à l'hôtel Reddish, Saint-James's-Street: je trouvai que son aspect
démentait ce qu'il m'avait dit de sa santé, et son air n'annonçait ni
mélancolie, ni mécontentement d'être de retour. Il m'entretint, avec
beaucoup de feu, de ses voyages; mais il m'assura qu'il n'avait jamais
eu l'idée de les écrire. Il me dit qu'à son avis la satire était son
fort; qu'il s'en tenait à ce genre, et qu'il avait composé pendant ses
divers séjours une paraphrase de l'art poétique d'Horace, qui serait un
excellent supplément aux _Bardes anglais et critiques écossais_. Il
semblait espérer que sa réputation s'en accroîtrait, et j'entrepris d'en
surveiller la publication, comme je l'avais fait pour la satire. J'avais
mal choisi l'instant de ma visite, et nous eûmes à peine le tems de nous
entretenir sans être interrompus. Il m'engagea donc à venir le lendemain
déjeûner avec lui.»

Dans l'intervalle, M. Dallas parcourut cette paraphrase que Lord Byron
lui avait permis d'emporter dans ce dessein, et son _désappointement_,
comme il le dit lui-même, fut cruel, en découvrant qu'un voyage de deux
ans dans les contrées inspiratrices de l'Orient, n'avait pas produit
plus de richesses poétiques. À leur rendez-vous du lendemain, quoiqu'il
s'abstînt de déprécier cet ouvrage, il ne put s'empêcher, comme il nous
l'apprend lui-même, d'exprimer à son noble ami quelque surprise de ce
qu'il n'avait composé rien de plus pendant son absence. «Alors,
continue-t-il, Lord Byron me dit qu'il avait en diverses occasions écrit
de courts poèmes, outre une grande quantité de stances, du rhythme de
Spencer, relatives aux pays qu'il avait parcourus. «Mais, dit-il, elles
ne sont pas dignes de votre attention; vous pouvez cependant les
emporter toutes, si cela vous fait plaisir.» C'est ainsi que j'obtins le
pélerinage de _Childe Harold_: il le tira d'un coffret avec beaucoup
d'autres poésies. Il me dit qu'elles n'avaient été lues que par une
seule personne qui y avait trouvé peu de choses à louer et beaucoup à
critiquer; que c'était son avis, et qu'il était sûr que ce serait aussi
le mien; que néanmoins, quoi qu'il en fût, elles étaient bien à mon
service; mais qu'il était urgent de presser la publication des
_Imitations d'Horace_, ce dont je l'assurai que je m'occupais.»

M. Dallas ne tarda pas à découvrir tout le prix du trésor qui lui était
ainsi confié. Dès le même soir, il écrivit à son noble ami: «Vous avez
composé l'un des plus délicieux poèmes que j'aie jamais lus. Si je vous
disais cela pour vous flatter, je mériterais moins votre amitié que
votre mépris. _Childe Harold_ m'a tellement captivé, que je n'ai pu en
quitter la lecture. Je répondrais sur ma tête qu'il ajoutera beaucoup à
votre réputation comme poète, et qu'il vous fera un honneur infini, si
vous daignez accorder quelque attention à mes avis, etc.»

Malgré ces justes éloges, et l'écho secret qu'ils durent trouver dans un
cœur si sensible au moindre murmure de la renommée, il se passa quelque
tems avant que la répugnance opiniâtre de Lord Byron à la publication de
_Childe Harold_ pût être surmontée.

«Quoique jusqu'alors, dit M. Dallas, il eût écouté mes avis et mes
conseils, et qu'il fût naturel de croire qu'il céderait à des éloges si
prononcés, je fus surpris de voir qu'il se défiait encore de mon
jugement sur le mérite de _Childe Harold_. «C'était, disait-il, tout ce
qu'on voudrait, excepté de la poésie; un critique fort capable l'avait
blâmé; n'avais-je pas vu moi-même les annotations en marge du
manuscrit?» Enfin il revenait toujours de préférence aux paraphrases de
l'art poétique, et le manuscrit en fut remis à Cawthorn, éditeur de la
satire, pour qu'il le publiât sans aucun retard. Je ne quittai pourtant
pas encore la partie. Avant de sortir de chez lui, je revins à la
charge, et je lui dis que j'étais si convaincu du mérite de _Childe
Harold_, que s'il me l'avait donné, je l'aurais certainement publié,
pourvu qu'il voulût consentir à un petit nombre de changemens et de
correction.»

Parmi les nombreux exemples cités en littérature du jugement erroné que
quelques auteurs ont porté sur leurs propres ouvrages, on peut regarder
comme l'un des plus inexplicables cette préférence que Lord Byron
accordait à une production si peu digne de son génie, sur un poème qui
offre autant de beautés originales que les premiers chants de _Childe
Harold_[148]. «Il en est, dit Swift, des hommes comme des terrains, qui
recèlent quelquefois une mine d'or, dont le propriétaire ignore
l'existence.» Mais cette mine, Lord Byron l'avait découverte, sans se
douter, à ce qu'on pourrait croire, de toute sa valeur. J'ai déjà eu
occasion de remarquer que, dans le tems même où il composait _Childe
Harold_, il est douteux qu'il connût pleinement la puissance nouvelle et
de sentimens et de pensées qui venait de s'élever dans son âme, et cette
observation est confirmée par l'étrange appréciation de son ouvrage que
nous lui voyons adopter.

     [Note 148: On doit moins s'étonner de ce que quelques auteurs
     se méprennent sur le mérite de leurs ouvrages, quand on voit
     que des générations entières sont quelquefois tombées dans la
     même erreur. Les sonnets de Pétrarque furent considérés par
     les savans de son tems comme dignes tout au plus des
     chanteurs de ballades qui les faisaient entendre dans les
     rues; tandis que son poème épique de l'Afrique, dont
     l'existence est à peine connue de nos jours, était recherché
     de toutes parts, et que le moindre fragment en était vivement
     sollicité près de l'auteur, pour être placé dans les
     bibliothèques des savans.]

On pourrait croire en effet que malgré l'impulsion qui avait fait faire
des pas si rapides à son imagination, son jugement, plus lent à se
développer, était bien loin de la maturité, et que le jugement de
soi-même, le plus difficile de tous, lui était encore refusé.

D'un autre côté, si l'on considère la déférence que, surtout à cette
époque, il était porté à accorder aux opinions de ceux avec lesquels il
vivait, il serait peut-être plus juste d'attribuer cette fausse
appréciation à sa défiance de son propre jugement, qu'à aucune
insuffisance. On ne peut expliquer que par l'ignorance de son énergie
intellectuelle ses égards et sa complaisante admiration pour ses anciens
condisciples, qui presque tous l'avaient dépassé durant ses études, et
dont quelques-uns, dans ce tems-là même, étaient ses rivaux en poésie.
L'exemple qu'il recevait de ces jeunes écrivains étant, comme leur goût,
principalement fondé sur l'imitation des modèles consacrés, leur
autorité, aussi long-tems qu'il s'y soumit, dut jusqu'à un certain point
le détourner de s'engager franchement dans une route nouvelle et
originale. Il est assez probable que quelques souvenirs de cette
première direction, joints à un léger penchant pour les réminiscences
classiques[149], contribuèrent à déterminer sa préférence pour la
paraphrase d'Horace. On peut croire au moins qu'ils furent suffisans
pour le décider à se contenter, pour le présent, de la gloire qu'il
avait acquise en suivant les routes tracées, au lieu de se lancer dans
une carrière qu'il n'avait pas encore explorée. Nous avons vu que le
noble auteur avant de confier à M. Dallas les deux premiers chants de
_Childe Harold_, en avait soumis le manuscrit à l'examen d'un ami, le
premier et le seul, à ce qu'il paraît, qui en eût pris connaissance à
cette époque. M. Dallas n'a pas nommé ce critique si scrupuleux; mais le
ton tranchant de censure, dont sont empreintes ses remarques, aurait été
capable, à quelque époque que ce fût, de dénaturer le jugement d'un
auteur qui, plusieurs années après, dans tout l'éclat de sa gloire,
avouait que le blâme du dernier des hommes lui causait plus de chagrin
qu'il n'éprouvait de plaisir à recevoir les applaudissemens des plus
hauts personnages.

     [Note 149: Gray, dominé par une semblable prédilection,
     préféra long-tems ses poèmes latins à ceux qui lui ont
     assigné un rang si élevé dans la littérature anglaise.
     «Devons-nous, dit Mason, attribuer cette méprise à ce qu'il
     avait été élevé à Eton, ou à quelque autre cause? Il est
     certain que lorsque je fis sa connaissance, il semblait
     attacher à ses poésies latines beaucoup plus de prix qu'à
     celles qu'il avait composées dans sa langue natale.»]

Quoiqu'il soit facile de reconnaître dans toutes les productions de son
âge mûr, des traces de sa supériorité, nous croyons cependant qu'on
ajouterait peu à sa célébrité en publiant dans son entier cette
paraphrase d'Horace, qui se compose de près de huit cents vers. Mais
j'en choisirai quelques passages capables de donner une idée de ses
beautés, comme de ses défauts, afin de mettre le lecteur à même de se
former une opinion sur une composition que l'auteur, par une erreur ou
un caprice de jugement, sans exemple peut-être dans les annales de la
littérature, préféra long-tems aux sublimes méditations de _Childe
Harold_.

Le début du poème, si on le compare à l'original, est assez ingénieux:

Qui ne rirait si Lawrence, s'engageant à couvrir sa précieuse toile du
portrait flatté du premier venu, abusait assez de son art pour que la
nature effarouchée vît nos bons bourgeois prendre sous son pinceau la
forme des centaures? Ou si quelque barbouilleur, par amour de
l'extraordinaire, ou pour hâter la vente, s'avisait de joindre à une
fille d'honneur la queue d'une sirène? Ou si le trivial Dubost (comme on
l'a vu naguère), possédé de la fureur de peindre, dégradait les
créatures, images de la divinité? Toute la politesse qui défend de se
moquer des sots en leur présence, ne pourrait réprimer les éclats de
rire de leurs amis. Crois-moi, Moschus, rien ne ressemble plus à ces
tableaux que le livre qui, plus décousu que les rêves d'un malade,
présente à nos regards une foule de figures incomplètes, poétiques
cauchemars, qui n'ont ni pieds ni tête.

Ce qui suit est un des meilleurs morceaux écrits dans un genre plus
grave:

De nos jours, les mots nouveaux sont en honneur, si on les ente
adroitement sur quelque gallicisme: pourrions-nous refuser à la muse
plus habile de Dryden et de Pope, ce que Chaucer et Spencer tentèrent
avec succès? Si vous pouvez créer que ne le faites-vous, à l'exemple de
William Pitt et de Walter-Scott, qui par le secours, l'un de ses vers,
l'autre de ses poumons, ont enrichi les dialectes mal joints de notre
île? Il est et il sera toujours légitime de proposer des réformes en
littérature, comme au parlement.

De même que les forêts couvrent par degrés la terre de leurs feuilles,
ainsi se fanent des expressions qui ont plu dans leur nouveauté. Le même
destin est réservé à l'homme, et à tout ce qui se rattache à lui. Ses
ouvrages, ses mots s'effacent et ne servent plus qu'à fixer une date.
Quoique, à un signe des monarques, et à la voix du commerce, des fleuves
impétueux deviennent de tranquilles canaux; quoique des marais desséchés
et assainis soient sillonnés par la charrue et portent de jaunes
moissons; quoique des ports creusés sur nos rivages protégent les
vaisseaux contre les tempêtes de l'antique Océan, tout, tout doit périr.
Mais, survivant au naufrage général, l'amour des lettres préserve à demi
les souvenirs du passé.

Je ne cite ce qui suit qu'à cause de la note qui y est jointe:

Les premiers vers satiriques naquirent du spleen de quelque égoïste. En
doutez-vous? Voyez Dryden, Pope, et le doyen de Saint-Patrick[150].

     [Note 150: _Mac-Flecknoe_, la _Dunciade_ et toutes les
     ballades satiriques de Swift. Quels que soient leurs autres
     ouvrages, ceux-ci furent le résultat de sentimens personnels
     et de récriminations violentes contre d'indignes rivaux; et
     quoique le mérite littéraire de ces satires fasse honneur aux
     talens poétiques des auteurs, leur virulence déshonore
     certainement leur caractère.]

Les vers blancs, aujourd'hui, par un commun accord, sont presque
inséparables de la tragédie. Quoique les fureurs d'Almanzor
s'exprimassent en vers rimés, au tems de Dryden, nous ne voyons pas les
héros des pièces nouvelles en affubler leurs emportemens; et la modeste
comédie, abandonnant tout-à-fait les vers, nous offre en humble prose
ses gentillesses et ses quolibets. Ce n'est pas que nos Beaumont et nos
_ben_ aient plus mauvaise grâce, ou perdent rien de leur mérite, pour
avoir composé en vers; mais c'est ainsi que Thalie aime à se montrer.
Pauvre fille! que l'on siffle quelques vingt fois par an.

On trouve dans les vers suivans, sur Milton, plus de poésie que dans
aucun autre passage de la paraphrase:

Ô muse! s'écrie-t-il, réveille de plus sublimes accords! Et, s'il vous
plaît, que pensez-vous voir éclore de son cerveau enflammé? En un clin
d'œil, il tombe aussi bas que Southey dont les montagnes épiques ne
manquent jamais d'accoucher d'une souris! Ce n'était pas ainsi que jadis
votre puissant devancier tirait de doux accens de sa lyre inimitable:
d'une voix mélodieuse comme les soupirs de la harpe éolienne, il nous
parle de la première désobéissance de l'homme et du fruit défendu; mais
à mesure que son sujet s'élève, son chant fait retentir les échos de la
terre et des cieux.

On pourra remarquer quelques traits piquans dans les esquisses
suivantes:

Enfin il touche à l'adolescence! On ne le forcera plus à gémir sur les
vers diaboliques[151] de Virgile, et sur ceux qu'on lui donne à faire.
Les prières l'ennuient, la lecture est trop sérieuse; il vole de T...ll
à Fordham (malheureux T...ll, condamné à d'éternels soucis par les
apprentis boxeurs et les ours). Que peuvent des tuteurs, des devoirs,
des convenances, en présence d'une meute, de chevaux de chasse et de la
plaine de Newmarket? Rude avec ses aînés, hautain avec ses égaux, poli
envers des escrocs, prodigue de richesses........... persiflé, pillé,
dupé, il passe le tems de ses cours sans rien faire; évite peut-être
l'expulsion, et se retire M. A. (Maître-ès-arts)! Et l'on proclame sa
nouvelle dignité dans les clubs et les tripots, dont nul habitué
n'arriva jamais plus haut.

     [Note 151: Harvey, qui fit connaître la circulation du sang,
     avait coutume, dans ses transports d'admiration, de jeter
     loin de lui son _Virgile_, en disant que le livre avait un
     diable familier. Un personnage tel que celui que je décris,
     jetterait probablement aussi le livre; mais il désirerait
     plutôt que le diable s'en emparât, non pas en haine du poète,
     mais par une horreur bien fondée des hexamètres. Car,
     vraiment, la fastidieuse étude des _longues_ et des _brèves_
     suffit pour qu'un homme prenne la poésie en aversion pendant
     sa vie entière; et peut-être en cela n'est-ce pas un
     désavantage.]

Lancé dans le monde, et devenu moins ardent, il singe l'égoïste prudence
de son père; prend une femme, pour sa dot; choisit ses amis pour leur
rang; achète des terres, et se vante d'être trop prudent pour se fier à
la banque. Il prend place au sénat; procrée un héritier, et l'envoie à
Harrow, car il y fut lui-même. Muet, quoi qu'il vote, à moins qu'il ne
joigne sa voix aux acclamations favorables au ministère; s'il parle de
son fils: C'est un compère adroit, qu'il espère bien voir un jour
arriver à la pairie!

La vieillesse s'avance; l'âge paralyse ses membres; il quitte la scène,
ou la scène le quitte; il entasse des richesses; s'afflige à chaque
penny qu'il faut dépenser, et l'avarice s'empare de toutes les pensées
qui ne sont pas à l'ambition. Il compte les cent pour cent, et sourit;
ou vainement s'irrite, en considérant ses trésors entamés pour payer les
dettes du jeune Hopeful; il pèse bien et sagement ce qu'il faut acheter
ou vendre; habile à tout faire, excepté à mourir! grondeur, morose,
radoteur difficile à contenter, louant tous les tems, excepté le
présent; infirme, querelleur, délaissé et presque oublié, il meurt sans
qu'on le pleure; on l'enterre; qu'il pourrisse!

Plus loin, parlant de l'opéra, voilà comment il s'exprime:

Là se rend l'alerte boutiquier, dont l'oreille est mise à la torture par
l'orchestre qu'il veut entendre pour son argent. Une fausse honte, et
non la sympathie, l'empêche seule de ronfler; ses angoisses redoublent
quand il croit du bon ton de crier: Encore! Écrasé par la foule dans
Fop's alley, coudoyé par les élégans, gêné par son chapeau, tremblant
pour ses orteils, sa soirée est un combat, et il ne goûte quelque repos
que quand enfin le rideau tombe, et lui donne un peu de relâche qui
l'enchante. Devinez-vous pourquoi il se résigne à souffrir tout cela et
plus encore? C'est qu'il lui en coûte cher, et qu'il est forcé de se
parer!

Les derniers vers du passage suivant retracent plaisamment ce mélange de
gaîté et d'amertume qui, parfois, animait la conversation de l'auteur. À
tel point même, que ceux qui l'ont connu pourraient presque s'imaginer
qu'ils l'entendent parler:

Mais rien n'est sans défaut, et chacun sait que les violons et les
harpes perdent souvent le ton, et que les meilleurs chanteurs, au moment
où ils voudraient réunir tous leurs moyens, ne font entendre que des
accens criards; les chiens perdent la trace du gibier, la pierre refuse
l'étincelle, et les fusils à deux coups (que le diable les emporte!)
manquent le but[152]!

     [Note 152: Comme M. Pope a pris la liberté d'envoyer Homère à
     tous les diables, malgré tout ce qu'il lui devait, quand il a
     dit: «Et Homère (que le diable l'emporte, etc.)» Il est
     présumable que, par licence poétique, on peut en faire
     autant, en vers, de tout homme et de toute chose; et en cas
     d'accident, je désire qu'on me permette de me prévaloir de
     cet illustre précédent.]

Un dernier passage, avec la note plaisante qui y est jointe, complétera
le nombre des morceaux que je veux citer comme les meilleurs.

Est-ce assez? Non: écrivez donc et imprimez bien vite. Si le dernier
arrivé est dévolu à Satan, qui voudrait arriver le dernier? Ils
assiégent les presses, ils publient en toute hâte, ils escaladent le
comptoir et quittent leurs échoppes: de belles demoiselles de province,
des hommes de haut renom, quoi donc! des baronnets même, ont noirci
d'encre leur main guerrière. La pauvreté ne les arrête pas; c'est
Pollion qui nous joua ce tour; de son tems Phébus commença à trouver
crédit chez les banquiers. Ce ne sont pas seulement les vivans; les
morts même nous débitent leurs sottises aussi couramment que jadis
chantait la tête d'Orphée! Sifflés de leur vivant, ils obtiennent un
succès posthume; tirés de la poussière où ils étaient ensevelis quand
ils vivaient. Les revues réveillent le souvenir de leurs épidémiques
délits, de ces livres témoins muets du martyre auquel les condamne la
rage de rimer: Hélas! Que de chagrins va nous causer tel barbouilleur
que citèrent souvent le _Morning Post_ et le _Monthly Magazine_! dans
ces recueils sont ensevelis ses premiers chefs-d'œuvre; mais bientôt la
presse gémit, et il en sort un épais in-quarto! Laissez donc, vous qui
êtes sages, laissez les succès mendiés de la lyre aux baronnets ou aux
lords possédés du démon des vers, ou à ces crépins de village,
ménestrels jumeaux ivres de poétique bière! Prêtez l'oreille à ces
accords d'une mélodie narcotique: ce sont les savetiers lauréats qui
chantent les louanges de Capel Lofft[153].

     [Note 153: Ce gentleman bien intentionné a gâté quelques
     excellens cordonniers, et contribué à la ruine poétique de
     plus d'un pauvre industrieux. Nathaniel Bloomfield et son
     frère Bobby ont mis tout le Sommersetshire en train de
     chanter; et cette maladie ne s'est pas bornée à envahir un
     seul comté. Pratt aussi, qui fut jadis plus sage, a été
     atteint de la contagion du patronage, et a attiré dans le
     piége de la poésie un pauvre diable nommé Blackett; mais il
     mourut pendant l'opération, laissant au dépourvu un enfant et
     deux volumes de fragmens. La petite fille, si elle n'a pas
     d'inclinations poétiques et ne se transforme pas en Sapho
     cordonnière, s'en tirera peut-être; mais les tragédies sont
     aussi rachitiques que si elles étaient la progéniture d'un
     comte ou de quelque coureur de prix académiques. Les patrons
     du pauvre homme sont certainement responsables de sa fin
     tragique, et ce devrait être un délit punissable par les
     lois. Mais c'est là ce qu'ils ont fait de moins coupable;
     car, par un raffinement de barbarie, ils ont couvert le
     défunt d'un ridicule posthume, en imprimant ce qu'il aurait
     eu le bon sens de ne jamais faire imprimer lui-même. Certes,
     ces remueurs de débris sont punissables par le statut contre
     _les hommes de la résurrection_. Quelle différence y a-t-il,
     en effet, entre exposer un pauvre idiot, après sa mort, dans
     un amphithéâtre de chirurgie, et l'étaler dans une boutique
     de libraire? Est-il plus mal d'exhumer ses os que ses bévues?
     Ne vaut-il pas mieux attacher son corps au gibet, sur une
     bruyère, que d'emprisonner son ame dans un in-octavo? «Nous
     savons ce que nous sommes, mais nous ignorons ce que nous
     pouvons devenir;» et il faut espérer que nous ne saurons
     jamais si un homme qui a traversé la vie avec une sorte
     d'éclat, est destiné à n'être qu'un charlatan de l'autre côté
     du Styx, et à devenir, comme le pauvre Joe Blackett, le
     plastron des railleries du purgatoire. Le prétexte de cette
     publication est d'assurer un sort à l'enfant. Mais aucun des
     amis et des tentateurs de ce _sutor ultrà crepidam_ ne
     pouvait-il donc faire une bonne action sans enferrer Pratt
     dans une biographie, et lui faire encore diviser sa dédicace
     en tant de minces portions? À la duchesse une telle; la
     très-honorable celle-ci, et mistress et miss celle-là; ces
     volumes sont, etc., etc. Eh mais, c'est distribuer «le doux
     lait de la dédicace» par petits verres. Il n'y en a qu'une
     chopine, et il le partage entre douze personnes. Ah! Pratt,
     n'avais-tu donc pas quelques éloges en réserve? As-tu pu
     croire que six familles de distinction se contenteraient de
     si peu? Il y a un enfant, un livre et une dédicace: que
     n'envoies-tu la petite fille à la duchesse, les volumes à
     l'épicier, et la dédicace à tous les diables?]

Ces extraits choisis, qui comprennent un peu plus du huitième du poème
entier, suffiront pour donner au lecteur une idée du reste, dont la plus
grande partie est fort inférieure, et descend parfois au niveau de la
versification la plus triviale.

Quand on examine la destinée des hommes, il est assez curieux d'observer
combien de fois un premier pas a décidé du sort de toute la vie. Si Lord
Byron, à cette époque, eût persisté dans son premier projet de publier
ce poème au lieu de _Childe Harold_, il est plus que probable que le
monde aurait compté un grand poète de moins[154]. La paraphrase, qui est
à tous égards si inférieure à sa première satire, et qui tombe même, en
quelques endroits, au-dessous de ce qu'ont écrit les versificateurs du
dernier rang, n'aurait pu manquer d'éprouver une chute complète. Ses
premiers adversaires auraient repris tous leurs avantages; et dans
l'amertume de sa mortification, il aurait peut-être jeté _Childe Harold_
au feu; ou s'il eût retrouvé assez de courage pour publier ce poème, son
succès même, quoique suffisant pour le réhabiliter aux yeux du public et
aux siens, n'aurait jamais excité cette explosion d'enthousiasme, cette
subite manifestation de l'admiration générale, qui l'accueillirent
lorsqu'il apparut au monde avec toute l'illusion de son retour récent de
la terre natale de la poésie, et au milieu desquelles il marcha d'un pas
ferme et sûr à de nouveaux triomphes, dont le dernier était toujours le
plus éclatant.

     [Note 154: Le passage suivant de son journal montrera qu'il
     attribuait lui-même tout à la fortune: «Comme Sylla, j'ai
     toujours cru que tout dépendait de la fortune, et rien de
     nous-mêmes. Je ne me rappelle ni une pensée ni une action
     dignes de mon approbation ou de celle d'autrui, que je ne
     doive attribuer à la bonne déesse fortune.»]

Le jugement plus sûr de ses amis détourna heureusement ce danger, et il
consentit enfin à la publication immédiate de _Childe Harold_; mais il
ne cessa pas d'exprimer des doutes sur son mérite, et son inquiétude sur
l'accueil qu'on lui ferait dans le monde.

«Je fis tout mon possible, dit son conseiller, pour relever cet ouvrage
dans son opinion, et j'y réussis; mais il variait beaucoup dans ses
idées à cet égard, et il ne fut satisfait que lorsque le monde eut enfin
prononcé sur son mérite. Il me répétait sans cesse que j'allais le jeter
dans de grands embarras avec ses anciens ennemis; que la _Revue
d'Édimbourg_ saisirait avec joie l'occasion de l'humilier; qu'il ne
voulait pas que son nom parût. Je le priai d'abandonner tout à ma
direction, et que je répondais que ce poème imposerait silence à tous
ses ennemis.»

La question de la publication étant alors décidée, il s'éleva quelques
doutes et quelques difficultés relativement à l'éditeur. Quoique Lord
Byron eût confié à Cawthorn ses _Imitations d'Horace_, qu'il regardait
comme son plus beau titre, il paraît qu'il ne le trouva pas assez haut
placé dans sa profession pour assurer le succès ou la vogue à l'ouvrage
dont les chances lui semblaient plus incertaines. Il n'avait pas oublié
que MM. Longman avaient autrefois refusé de publier ses _Bardes
anglais_, et il exigea positivement de M. Dallas qu'il n'offrît pas le
manuscrit à cette maison. On s'adressa d'abord à M. Miller,
d'Albemarle-Street; mais, effrayé de la sévérité avec laquelle lord
Elgin était traité dans ce poème, M. Miller, qui était l'éditeur et le
libraire de ce seigneur, refusa de s'en charger. Le poète était si
soigneux de sa réputation, que cette circonstance, quelque insignifiante
qu'elle fût, commença à réveiller ses premières terreurs; et s'il se fût
présenté de nouvelles difficultés, il ne faut pas douter qu'il ne fût
revenu à son ancien projet. Mais on ne tarda pas à trouver une personne
qui tint à honneur d'entreprendre cette publication. M. Murray, qui
demeurait alors dans Fleet-Street, ayant, quelque tems auparavant,
exprimé le désir d'être autorisé à faire paraître quelque production de
Lord Byron, ce fut à lui que M. Dallas confia le manuscrit de _Childe
Harold_. Ainsi commencèrent entre ce gentleman et le poète des relations
qui durèrent, à quelques interruptions près, aussi long-tems que la vie
de l'un, et devinrent pour l'autre une source abondante d'honneur et de
richesse.

Au milieu des occupations que lui donnaient ses projets littéraires et
quelques affaires litigieuses à terminer avec ses agens, Lord Byron fut
soudain rappelé à Newstead par la nouvelle d'un événement qui semble
l'avoir affligé beaucoup plus qu'on ne pouvait s'y attendre d'après
l'état des choses. Mrs. Byron, dont l'embonpoint excessif menaçait
toujours de rendre les maladies dangereuses, s'était trouvée indisposée
depuis quelques jours, mais sans que sa position fût alarmante, et il ne
paraît pas que son état fût capable d'inspirer des craintes quand il lui
avait écrit le billet suivant:


Hôtel Reddish, Londres, 23 juillet 1811.


CHÈRE MADAME,

«M. H... me retient seul encore pour signer quelques baux, et j'aurai
soin de vous prévenir de mon départ. C'est bien malgré moi que je reste
ici. Je vous ferai une courte visite en me dirigeant vers le Lancashire
pour l'affaire de Rochdale. Vous me donnerez votre avis..., etc.

»_P. S._ Je vous prie de considérer Newstead comme votre maison, et non
la mienne, et de ne regarder mon passage que comme une simple visite.»

Quand il était parti pour ses voyages, elle avait conçu une sorte d'idée
superstitieuse qu'elle ne le reverrait plus; et lorsqu'il revint sain et
sauf, et qu'il lui écrivit pour la prévenir qu'il se rendrait bientôt
près d'elle, à Newstead, elle dit à sa femme de chambre: «Si j'allais
mourir avant l'arrivée de Byron, comme ce serait étrange!» Et ce fut
réellement ce qui arriva. À la fin de juillet sa maladie devint plus
menaçante; et sa vie, dit-on, se termina d'une manière tristement
caractéristique, s'il est vrai que ce fut un accès de colère excité par
la lecture d'un mémoire du tapissier, qui causa sa mort. Lord Byron,
comme cela devait être, fut promptement informé de l'attaque. Mais,
malgré son départ précipité, il arriva trop tard; elle avait rendu le
dernier soupir.

Il écrivit la lettre suivante sur la route:



LETTRE LV.

AU DOCTEUR PIGOT.

Newport-Pagnell, 2 août 1811.


MON CHER DOCTEUR,

«Ma pauvre mère est morte hier! et je suis parti de Londres pour aller
accompagner ce qui reste d'elle, à la sépulture de famille. J'ai appris
sa maladie un jour, et sa mort le lendemain. Grâce à Dieu, ses derniers
momens ont été fort tranquilles. On m'assure qu'elle a peu souffert, et
qu'elle ne connaissait pas le danger de sa position. Je reconnais
aujourd'hui toute la vérité de l'observation de M. Gray: «Que nous ne
pouvons avoir qu'une mère.» Qu'elle repose en paix! J'ai à vous
remercier de vos témoignages d'intérêt; et comme dans six semaines je
dois aller dans le Lancashire pour affaires, je pousserai jusqu'à
Liverpool et Chester; du moins je tâcherai.

»Si cela peut vous être agréable, je vous dirai qu'au mois de novembre
prochain l'éditeur du _Fouet_ (_the Scourge_) sera jugé pour deux
libelles différens sur feu Mrs. Byron et moi-même, la mort de ma mère ne
changeant rien à la chose. Comme il est coupable d'une violation de
privilége, dans une insertion aussi sotte que mal fondée, il sera
poursuivi avec la dernière rigueur.

»Je vous donne ce détail, parce que je sais que vous vous intéressez à
l'affaire, laquelle est maintenant entre les mains du procureur-général.

»Je resterai la plus grande partie de ce mois à Newstead, où je serais
charmé de recevoir de vos nouvelles, d'autant plus que j'en ai été privé
pendant les deux années qu'a duré mon voyage d'Orient.

»Je suis, mon cher Pigot, etc.»

BYRON.

Le lecteur aura sans doute remarqué que le ton général de la
correspondance du noble poète avec sa mère est celui d'un fils qui
accomplit strictement et consciencieusement ce qu'il regarde comme son
devoir, mais sans aucun mélange de cordialité ou d'affection. Le titre
même de _madame_ qu'il lui donne presque toujours, auquel il ne
substitue que rarement le nom plus doux de _mère_, est en lui-même une
preuve suffisante de la nature des sentimens qu'il avait pour elle.
Qu'ils aient été tels, l'on ne peut ni s'en étonner, ni l'en blâmer;
mais que, malgré le malheureux caractère de sa mère, qui lui aliénait
son cœur, il ait continué à consulter ses désirs, à s'occuper de son
bien-être, comme on le voit non-seulement dans ses lettres, mais encore
dans le soin qu'il avait pris de disposer le domaine de Newstead pour
son usage presque exclusif, c'est ce qui lui fait singulièrement
honneur, et ce qui devient même plus méritoire, car l'affection nous
fait un plaisir personnel des soins que nous prodiguons à ceux qui en
sont l'objet.

Mais, quoique sa mère fut ainsi devenue, de son vivant, presque
étrangère à son cœur, la mort lui rendit la place qu'elle devait
naturellement y occuper. Soit par un retour de sa première tendresse;
soit par la puissance du tombeau, qui fait oublier tant de choses! soit
par la perspective du vide qu'elle allait laisser dans sa vie, il est
certain qu'il sentit amèrement sa mort, si ce n'est profondément. La
nuit qui suivit son arrivée à Newstead, la garde de Mrs. Byron, passant
devant la porte de la chambre où reposait le cadavre de cette dame,
entendit un bruit comme de quelqu'un qui soupirait péniblement, et, en
entrant, fut fort étonnée de trouver Lord Byron près du lit, assis dans
une obscurité profonde. Comme elle lui représentait la faiblesse qu'il y
avait à s'abandonner ainsi à la douleur, il fondit en larmes, et
s'écria: «Ho! Mrs. By, je n'avais qu'une amie dans le monde, et elle est
morte!»

Tandis qu'il renfermait ainsi dans le silence et dans l'obscurité ses
pensées réelles, il y avait dans d'autres parties de sa conduite plus
exposées aux regards un degré de singularité et d'indécorum qui, aux
yeux d'observateurs superficiels, devait faire révoquer en doute la
sensibilité de son naturel. Le matin des funérailles, après avoir refusé
d'accompagner lui-même le corps, il se tint debout à la porte de
l'Abbaye jusqu'à ce que tout le cortége fut passé; alors, se tournant
vers le jeune Rushton, il lui ordonna d'aller chercher des gants à
boxer, et se mit à s'exercer avec cet enfant, comme à son ordinaire. Il
fut silencieux et distrait pendant tout le tems; et comme par un effort
pour se soustraire aux pensées qui l'agitaient, Rushton crut
s'apercevoir qu'il mettait une violence inaccoutumée dans les coups
qu'il lui portait. Mais à la fin, l'effort devenant trop grand pour lui,
il jeta précipitamment les gants, et se retira dans sa chambre.

Nous avons assez parlé de Mrs. Byron dans cet ouvrage pour mettre
pleinement le lecteur en état de se former une opinion tant sur le
caractère de cette dame que sur le degré d'influence qu'il dut avoir sur
celui de son fils. L'homme le plus extraordinaire de notre tems[155],
qui se croyait principalement redevable à l'éducation qu'il reçut de sa
mère, de l'élévation sans exemple à laquelle il arriva dans la suite, a
dit plusieurs fois que «la bonne ou mauvaise conduite d'un enfant dépend
entièrement de sa mère.» Quant à l'influence que peuvent avoir eue les
caprices et la violence de sa mère sur les défauts qui se mêlèrent aux
belles qualités de Lord Byron, sur ses impulsions incertaines et
opiniâtres, sur son aversion pour toute espèce de frein, sur l'amertume
qu'il mit quelquefois dans sa haine, et sur la précipitation de ses
ressentimens, c'est une question pour la solution de laquelle les
matériaux ne manquent pas dans ces pages, et que chacun décidera suivant
qu'il accordera plus ou moins de force et de pouvoir à ces causes dans
la formation d'un caractère.

     [Note 155: Napoléon.]

Malgré le traitement peu judicieux et presque grossier qu'elle lui fit
subir, il n'est pas douteux qu'elle n'aimât son fils, mais par boutades,
et comme il convenait seulement à un naturel tel que le sien; il est
moins douteux encore qu'elle n'en fût fière, et ne plaçât en lui de
grandes espérances pour l'avenir. On peut juger de son anxiété pour le
succès de ses premiers essais littéraires, par les peines que prit Byron
pour la tranquilliser lors de l'apparition de l'article de la _Revue
d'Édimbourg_, où il était si mal traité. À mesure que sa renommée
s'augmenta et devint plus brillante, elle se confirma de plus en plus
dans les idées que, par une sorte de superstition, elle avait formées
dès son enfance, de sa grandeur et de sa gloire à venir. Elle épiait
avec inquiétude toutes les publications où son nom était même simplement
mentionné; elle avait réuni en un volume qu'a vu l'un de mes amis tout
ce qui avait paru sur sa satire et ses premiers poèmes. Le volume était
couvert à la marge d'observations qui lui étaient propres, pleines de
plus de sens et d'habileté que nous ne lui en aurions supposé, d'après
ce que nous connaissions en général de son caractère et de sa manière
d'être.

Parmi les autres traits de sa conduite, où l'on pourrait remarquer le
désir d'environner sa mère de respect, on peut remarquer qu'étant enfant
il insistait pour être appelé «Georges Byron Gordon,» donnant ainsi la
préférence au nom maternel, et qu'il continua toujours à lui écrire: «À
l'honorable Mrs. Byron,» quoiqu'il sût bien qu'elle n'avait aucune
espèce de droit à ce titre honorifique. Il ne paraît pas non plus que
dans sa conduite générale envers elle il ait jamais manqué d'affection
et de déférence, on y remarquait seulement quelquefois plus de
familiarité que n'en comportent nos idées de respect filial. Ainsi quand
ils étaient bien ensemble, il ne l'appelait jamais autrement que «Kitty
Gordon;» et je me rappelle avoir vu un témoin de la scène me décrire
l'air dramatique et malin dont un jour, à Southwell, quand ils étaient
dans le fort de leur rage théâtrale, il ouvrit brusquement les portes du
salon pour la faire entrer, en disant: «Entrez, honorable Kitty Gordon.»

L'orgueil de la naissance était un sentiment commun à la mère et au
fils, souvent même c'était un sujet de rivalité entre eux; il leur était
difficile d'accorder leurs prétentions anglaises et écossaises au plus
haut lignage respectif. Dans une lettre écrite d'Italie; il dit à propos
de quelque anecdote qu'il tenait de sa mère: «Ma mère, qui était fière
comme un diable de descendre des Stuart, en ligne droite des _vieux
Gordon_, et non des _Sexton Gordon_, comme elle appelait dédaigneusement
la branche ducale, ne manquait pas de me faire remarquer, chaque fois
qu'elle me racontait cette histoire, combien _ses_ Gordon l'emportaient
sur les Byron anglais, malgré notre origine normande, et notre nom
toujours porté par un héritier mâle, tandis que celui des Gordon était
tombé à une femme, dans la personne de ma mère.»

Si, pour peindre fortement les émotions pénibles, il faut les avoir
éprouvées, ou, en d'autres termes, si, pour que le poète soit grand,
l'homme doit avoir souffert, Lord Byron, il faut l'avouer, paya son beau
talent de bonne heure et bien cher. Quelque peu nombreuses que fussent
les affections de Byron, soit en dedans, soit en dehors du cercle de sa
parenté, il les vit dans un court espace de tems presque toutes brisées
par la mort[156]. Outre la perte de sa mère, il eut à déplorer, dans
l'espace de quelques semaines, la mort prématurée de deux ou trois de
ses meilleurs amis. «Dans le court espace d'un mois,» dit-il dans une
note de _Childe Harold_, «j'ai perdu celle qui m'avait donné
l'existence, et la plupart de ceux qui me rendaient cette existence
tolérable.» Parmi eux nous devons compter le jeune Wingfield, que nous
avons vu en tête de la liste de ses favoris, à Harrow, et qui mourut de
la fièvre à Coimbre; et Matthews, l'objet de son admiration et de son
idolâtrie à l'université, qui se noya en se baignant dans la Cam.

     [Note 156: Dans une lettre écrite deux ou trois mois après la
     mort de sa mère, il ne compte pas moins de six personnes de
     ses parens ou de ses amis que la mort lui avait enlevées
     depuis le mois de mai jusqu'à la fin d'août.
                                            (_Note de Moore_.)]

La lettre suivante, écrite immédiatement après ce dernier événement, est
tellement pleine d'une douloureuse sensibilité, que la lecture en est
presque pénible.



LETTRE LVI.

À M. SCROPE DAVIES.

Newstead-Abbey, 7 août 1811.


MON CHER DAVIES,

«Il y a quelque malédiction sur moi et les miens. Le cadavre de ma mère
est encore dans la maison, et voilà qu'un de mes meilleurs amis se noie
dans un fossé! Je ne sais que dire, que penser ou que faire. J'avais
reçu une lettre de lui avant-hier. Mon cher Scrope, si vous avez un
moment de libre, je vous en conjure, venez me voir, j'ai besoin d'un
ami. La dernière lettre de Matthews était datée de vendredi, et samedi
il n'était plus! Qui pouvait-on comparer à Matthews pour les talens?
Comme nous étions tous petits auprès de lui! Vous ne me rendez que
justice en disant que j'aurais volontiers risqué ma chétive existence
pour sauver la sienne. J'avais intention de lui écrire ce soir même,
pour l'inviter, comme je vous invite, mon bien, bon ami, à me venir
voir. Que Dieu pardonne à... son apathie! Quelle sera la douleur de
notre pauvre Hobhouse! Ses lettres ne parlent que de Matthews. Venez,
Scrope, je suis presque dans le désespoir; me voilà presque seul dans le
monde! Je n'avais que vous, Hobhouse et Matthews; laissez-moi jouir de
la société des survivans aussi long-tems que je le puis. Pauvre
Matthews! Dans sa lettre de vendredi, il me parlait de son intention de
se présenter pour l'élection de Cambridge et d'un voyage qu'il devait
faire bientôt à Londres. Écrivez-moi ou venez, mais venez plutôt si vous
le pouvez; l'un ou l'autre, ou tous les deux.

»Pour toujours, votre, etc.»

J'ai déjà eu occasion de parler de ce jeune homme remarquable[157]; mais
le rang qu'il occupa dans les affections de Byron, justifiera sans doute
un hommage à sa mémoire un peu plus détaillé.

     [Note 157: Charles Skinner Matthews était le troisième fils
     de feu John Matthews, esq. de Belmont, dans le Herefordshire,
     représentant de ce comté au parlement de 1802 à 1806. Il
     avait pour frères l'auteur du _Journal d'un Invalide_ (_Diary
     of an Invalid_), qui mourut aussi fort jeune, et le
     prébendier actuel d'Hereford, le révérend Arthur Matthews,
     qui, par ses talens naturels et ses connaissances acquises,
     soutient dignement la réputation de son nom.

     Le père de cette famille accomplie était lui-même un homme de
     fort grands talens, et auteur de plusieurs poèmes anonymes;
     l'un d'eux, la _Parodie de l'Héloïse de Pope_, a été
     faussement attribué à feu M. le professeur Porson; qui le
     récitait souvent, et qui en a même donné une édition.]

Rarement, peut-être on a vu réunis à la fois autant de jeunes gens de
mérite et d'espérance qu'il s'en trouva à Cambridge dans la société dont
Byron faisait partie. Le nom de quelques-uns d'entre eux, MM. Hobhouse
et William Bankes, par exemple, est devenu célèbre dans le monde
littéraire et savant. Il en est un autre, M. Scrope Davies, dont les
talens n'ont encore, au grand regret de ses amis, brillé que dans sa
conversation, d'ailleurs fort remarquable. Parmi tous ces jeunes gens
pleins de talens et de connaissances, en y comprenant Byron lui-même,
dont le génie était à cette époque _un monde non encore découvert_, la
supériorité dans presque tous les genres paraît, du consentement de
tous, avoir incontestablement appartenu à Matthews. Cet hommage unanime,
si nous considérons le mérite des personnes qui le lui rendaient, doit
donner une très-haute idée des dispositions et même des talens qu'il
montrait à cette époque. On ne peut songer sans intérêt et sans douleur
à ce qu'il serait probablement devenu un jour si la mort ne l'eût pas
frappé sitôt. La supériorité intellectuelle, non accompagnée des
qualités aimables du cœur, n'eût pas suffi pour obtenir cet éloge
unanime; mais le jeune Matthews, en dépit de quelques légères aspérités
de caractère, de quelques originalités qu'il commençait à faire
disparaître, paraît avoir été l'un de ces individus rares, qui
commandent notre affection en même tems que nos respects, et qui nous
soulagent de l'admiration que nous ne saurions leur refuser, par l'amour
qu'ils savent nous inspirer.

J'ai déjà parlé de ses opinions religieuses, et, de leur malheureuse
conformité avec celles de Lord Byron; ardent, comme son noble ami, à la
recherche de la vérité, comme lui il s'égara dans sa poursuite, et tous
deux prirent pour elle cette fausse lumière qui lui ressemble. Qu'il
soit jamais allé plus loin que Lord Byron dans son scepticisme, que son
esprit ingénieux ait jamais admis _la croyance incroyable de
l'athéisme_, c'est, malgré le témoignage écrit de notre poète, c'est ce
que je vois nier par tous ceux de ses amis qui avouent ses autres
erreurs en les déplorant. Je ne me serais même pas permis d'examiner
quelles ont été les opinions d'un homme qui, ne les ayant jamais
affichées, ne les a pas rendues du domaine public, si l'idée fausse
qu'on avait adoptée à ce sujet, d'après l'autorité de Lord Byron, ne
m'eût pas fait considérer comme un acte de justice, envers tous deux, de
repousser cette imputation.

On se rappellera que, dans ses lettres écrites à sa mère, avant son
départ pour ses voyages, Lord Byron parle quelquefois d'un testament
qu'il avait intention de laisser entre les mains de ses exécuteurs. Quel
qu'ait été le contenu de cette pièce, il paraît que, quinze jours après
la mort de sa mère, il crut devoir faire de nouvelles dispositions, et
adressa la lettre suivante, avec ses instructions à cet effet, à feu M.
Bolton, procureur à Nottingham. J'ai refusé long-tems de croire qu'il
eût jamais donné sérieusement et en forme les ordres que l'on va voir,
pour son propre enterrement; mais les documens ci-joints mettent hors de
doute cette preuve remarquable de la singularité de son caractère.


À M. BOLTON.

Newstead-Abbey, 12 août 1811.


MONSIEUR,

«Je vous envoie ci-joint une copie des clauses principales du testament
que j'ai dessein de faire, que je vous prie de vouloir bien faire
grossoyer le plus tôt possible, de la manière la plus claire et la plus
formelle. Les changemens que vous y remarquerez sont principalement par
suite de la mort de Mrs. Byron. Je vous serais obligé de le tenir prêt
dans peu de tems, et j'ai l'honneur d'être, monsieur,

»Votre très-humble et très-obéissant serviteur,»

BYRON.

NOTES POUR UN TESTAMENT À GROSSOYER IMMÉDIATEMENT.

Newstead-Abbey, 12 août 1811.

«Le domaine de Newstead à substituer, après certaines déductions, à
George Anson Byron, héritier légitime du titre, ou à la personne
quelconque qui s'en trouvera héritière légitime au décès de Lord Byron.
La propriété de Rochdale à vendre en tout ou en partie, suivant le
chiffre des dettes et legs du présent Lord Byron.

»À Nicolo Giraud, d'Athènes, sujet français, mais né en Grèce, la somme
de 7,000 livres sterl. pour être payée, à l'époque de sa majorité, audit
Nicolo Giraud, habitant Athènes et Malte en 1810, et ce sur la vente de
telles parties de Rochdale, Newstead et autres propriétés, suivant que
besoin sera.

»À William Fletcher, Joseph Murray et Démétrius Zograffo[158], natif de
Grèce, domestiques, la somme de 50 livres sterl. pendant leur vie. De
plus, audit William Fletcher, le moulin de Newstead, à condition qu'il
en paiera la rente, mais sans être soumis au caprice du propriétaire. À
Robert Rushton, la somme de 50 livres sterling de rente viagère; plus,
une autre somme de 1,000 liv. sterl. le jour qu'il atteindra l'âge de
vingt-cinq ans.

     [Note 158: Si les gazettes ne mentent pas, ce qu'elles font
     généralement, Démétrius Zograffo, d'Athènes, est à la tête de
     l'insurrection de ce pays. Il a été mon domestique pendant
     les années 1809, 1810, 1811 et 1812, avec quelques
     interruptions, car je le laissai en Grèce quand je passai à
     Constantinople; il m'accompagna en Angleterre, en 1811, et
     retourna dans son pays au printems de l'année suivante. C'est
     un homme habile, quoiqu'il n'eût pas l'air entreprenant; mais
     ce sont les circonstances qui nous font ce que nous sommes.
     Ses deux fils, alors au berceau, s'appelaient Miltiade et
     Alcibiade; puisse le présage être favorable!
                             (_Journal autographe de Byron_.)]

»À John Hanson, esq., la somme de 2,000 liv. sterling.

»Ce qui pourra être dû à S.B. Davies, esq., devra lui être payé dès
qu'il en aura fourni la note.

»Le corps de Lord Byron sera enseveli dans le caveau du château de
Newstead, sans aucune cérémonie ou service funèbre, et sans aucune
inscription, si ce n'est celle de son nom et de son âge. Les restes de
son chien ne seront pas pour cela enlevés du dit caveau.

»Ma bibliothèque et mes meubles de toute espèce sont légués à mes amis
et exécuteurs John Carn Hobbouse et S.B. Davies. En cas de décès des
susdits, je nomme pour mes exécuteurs le révérend J. Becher, de
Southwell, Nottinghamshire, et R. C. Dallas, Esq. de Montake Surrey.

»Le produit de la vente de Wymondham dans le Norfolkshire, et des
propriétés de la feue Mrs. Byron en Écosse, sera employé au paiement de
mes dettes et de mes legs.»

En envoyant une copie du testament rédigé d'après les instructions de
Lord Byron, le procureur avait accompagné quelques-unes des clauses de
questions marginales, appelant l'attention de son noble client sur
certaines choses qui lui semblaient impropres ou douteuses. Comme les
courtes, mais énergiques réponses de Byron, sont parfaitement empreintes
de l'originalité de son caractère, nous allons donner ici quelques-unes
de ces clauses avec les questions et les réponses qui s'y rapportent.

«Ceci est la dernière volonté et le testament de moi, le très-honorable
Georges-Gordon Lord Byron, Baron Byron de Rochdale, dans le comté de
Lancaster. Je veux que mon corps soit enterré dans le caveau du jardin
de Newstead, sans aucune cérémonie, ni aucun service funèbre quelconque.
Qu'on ne place aucune inscription sur mon tombeau, sauf une tablette
portant mon nom et mon âge. Je veux de plus qu'on ne retire pas du dit
caveau les restes de mon chien fidèle. Je me confie à l'affection de mes
exécuteurs pour l'accomplissement de cette volonté, à laquelle je tiens
d'une manière toute particulière.»

»--On demande à Lord Byron s'il ne vaudrait pas mieux supprimer
entièrement cette clause relative aux funérailles. La substance pourrait
en être renfermée dans une lettre de Sa Seigneurie à ses exécuteurs, et
jointe au testament, lequel porterait alors que les funérailles auraient
lieu en la manière que Sa Seigneurie l'aurait ordonné par une lettre _ad
hoc_, ou, à défaut d'une telle lettre, à la discrétion de ses
exécuteurs.»

»--Il faut que cela reste.»

BYRON.

»Je veux, et j'ordonne formellement que toutes les sommes que ledit S.
B. Davies pourrait avoir à répéter sur moi, soient payées intégralement,
aussitôt que possible, après mon décès, dès qu'il aura prouvé la nature
et le montant de la dette (par témoins ou autrement, à la satisfaction
de mes exécuteurs ci-dessus nommés)[159].»

     [Note 159: Les mots placés ici entre deux traits avaient été
     biffés à la plume par Lord Byron.]

»--Si M. Davies a quelques comptes non réglés avec Lord Byron, cette
circonstance est une raison de ne le point nommer exécuteur; chaque
exécuteur étant en état de se payer par ses propres mains sans consulter
ses co-exécuteurs.»

»--Tant mieux... Si la chose est possible, qu'il soit l'un des
exécuteurs.»

BYRON.

Les deux lettres suivantes contiennent de nouvelles instructions sur le
même sujet.



LETTRE LVIII. [Même numéro que lettre suivante]

À M. BOLTON.

Newstead-Abbey, 16 août 1811.


MONSIEUR,

«J'ai répondu en marge à vos questions[160]. Mon intention est que l'on
accorde à M. Davies tout ce qu'il croira devoir répéter, et de plus
qu'il soit l'un de mes exécuteurs. Je désire que le testament soit, s'il
est possible, écrit de manière à prévenir toute espèce de discussion
après ma mort, et c'est ce sur quoi je m'en repose sur vous comme homme
de loi et homme d'honneur.

     [Note 160: En énumérant dans cette clause le nom et la
     demeure des exécuteurs, le procureur avait laissé des blancs
     pour les noms de baptême des exécuteurs; Lord Byron les ayant
     tous remplis, excepté celui ou ceux de M. Dallas, écrivit en
     marge: «J'ai oublié le nom de baptême de Dallas... il n'y a
     qu'à le retrancher.»]

»Quant à la manière simple dont je veux qu'on dispose de ma _carcasse_,
je veux que l'on s'y conforme absolument; cela aura, du moins,
l'avantage de sauver bien du trouble et de la dépense. En outre, ce qui
est de peu de conséquence pour moi, mais qui pourra calmer la conscience
des survivans, le jardin est _terre consacrée_. Cet article est copié
mot à mot de mon premier testament, et les changemens opérés dans
d'autres sont la suite de la mort de Mrs. Byron.

»J'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur,»

BYRON.



LETTRE LVIII.[Même numéro que la lettre précédente.]

À M. BOLTON.

Newstead-Abbey, 20 août 1811.


MONSIEUR,

«Les témoins seront pris parmi mes fermiers, et je serai charmé de vous
recevoir le premier jour qui vous sera convenable. J'ai oublié de
mentionner qu'il faut spécifier par codicille, ou autrement, que mon
corps ne devra, sous aucun prétexte, être enlevé de la place où je yeux
qu'il soit déposé. Que si quelqu'un de mes successeurs au titre, soit
par bigoterie, soit autrement, voulait déranger ma carcasse, un tel
procédé devra être suivi de la perte du domaine, qui, dans ce cas,
serait dévolu à ma sœur l'honorable Augusta Leigh ou à ses ayant-cause,
aux mêmes conditions.

«»J'ai l'honneur d'être, Monsieur, etc.»

BYRON.

En conséquence de cette dernière lettre, une condition provisionnelle
fut insérée dans le testament. Il y fut aussi, le 28 du même mois,
ajouté un codicille par lequel il révoque la donation précédemment faite
de «ses meubles meublans, bibliothèque, tableaux, sabres, montres,
argenterie, linge, bijoux, etc., et autres effets mobiliers, excepté
l'argent et les valeurs en portefeuille, qui se trouveraient dans la
maison et propriété de Newstead au jour de son décès, et lègue le tout
(excepté le vin et les autres spiritueux) à ses amis lesdits J. C.
Hobhouse, J. B. Davies et Francis Hodgson, ses exécuteurs, etc. Il lègue
le vin et les liqueurs spiritueuses qui se trouveront dans les caves et
autres parties de Newstead, à son ami ledit J. Becher, pour son usage
particulier. Priant collectivement et individuellement les susnommés de
vouloir bien accepter leur dit legs respectif, comme un gage de son
amitié.»

On ne saurait se défendre d'un intérêt douloureux à la lecture des
lettres suivantes, écrites lorsque ses dernières pertes étaient encore
toutes récentes.

LETTRE LIX.

À M. DALLAS.

Newstead-Abbey, 12 août 1811.

«Que la paix soit avec les morts! Le regret ne saurait les réveiller.
Après avoir donné un soupir à ceux qui ont quitté cette vie,
reprenons-en les ennuyeuses occupations, dans la certitude où nous
sommes que nous aussi nous aurons un jour notre repos. Outre celle qui
m'avait donné l'existence, j'ai perdu la plus grande partie de ceux qui
me la rendaient supportable. Le meilleur ami de mon ami Hobhouse,
Matthews, homme d'un rare mérite, l'ornement de notre petit cercle, a
péri misérablement dans les eaux fangeuses de la Cam, toujours fatales
au génie. Mon pauvre camarade d'école, Wingfield, est mort à Coimbre. En
voilà trois dans l'espace d'un mois; j'avais reçu des nouvelles de tous
trois, mais je n'en ai pas vu un seul. Matthews m'avait écrit le jour
même de sa mort: quoique je regrette vivement sa perte, je suis bien
plus tourmenté pour Hobhouse, je crains bien qu'il n'en perde la raison;
depuis cet événement, les lettres qu'il m'a écrites sont pleines
d'incohérences. Mais allons..., nous passerons un jour ou un autre comme
tout le reste... Le monde est trop plein de ces sortes de choses, et
notre chagrin même est égoïste.

»J'ai reçu une lettre de vous, à laquelle mes dernières occupations
m'ont empêché de répondre, ainsi qu'il aurait convenu. J'espère que vos
parens et vos amis ne seront pas de sitôt séparés. Je serai charmé de
recevoir une lettre de vous: parlez-moi d'affaires, de sujets communs,
de quelque chose ou de rien, de tout ce que vous voudrez, excepté de la
mort; j'en ai plus que je n'en puis supporter. C'est une chose
étonnante: je regarde sans émotion les quatre crânes que j'ai toujours
sous les yeux dans mon cabinet d'étude, et je ne puis, même par la
pensée, dépouiller de leur enveloppe charnue les traits de ceux que j'ai
connus, sans éprouver une horrible sensation; mais les vers n'y font pas
tant de cérémonie! Sûrement les Romains avaient raison de brûler leurs
morts.

»Je serai charmé de recevoir de vos nouvelles, et suis votre, etc.»

BYRON.



LETTRE LX.

À M. HODGSON.

Newstead-Abbey, 22 août 1811.


«Vous avez sans doute appris la mort soudaine de ma mère, celle de
Matthews, celle de Wingfield que je n'ai sue d'une manière bien positive
qu'au moment où je quittais Londres, encore refusais-je d'y croire; tout
cela fait un horrible vide dans mes affections. Ces coups se sont
succédé si rapidement, que je suis comme stupéfait du choc. Quoique je
mange, que je boive, que je parle, que je rie même quelquefois, j'ai
peine à me persuader que je sois éveillé; chaque matin j'acquiers la
triste conviction que tout cela n'est que trop réel. Mais, brisons là,
les morts sont en repos, et seuls ils y sont.

»Vous partagerez la douleur de ce pauvre Hobhouse: Matthews était le
dieu de son idolâtrie; et si l'intelligence peut élever un homme
au-dessus de ses semblables, nul ne pouvait lui refuser cette
prééminence. Je le connaissais très-intimement, et l'estimais en
proportion; mais je retombe encore... Allons, parlons de la vie et des
vivans.

«Si vous vous sentiez disposé à venir ici, vous y trouveriez «du bœuf,
du feu de charbon de terre» et du vin qui n'est pas sans quelque mérite.
Si vous y trouverez les deux autres nécessités d'un Anglais, suivant
Otway, je ne saurais en répondre, mais probablement une des deux.
Faites-moi savoir quand je pourrai vous attendre, afin que je vous
tienne au courant de mes allées et de mes venues.....

«Davies est venu ici; il m'a invité à passer une semaine à Cambridge
dans le mois d'octobre, de sorte que nous pourrions d'aventure nous
rencontrer le verre à la main. Sa gaîté contre laquelle la mort ne peut
rien, m'a rendu bien service; mais après tout, nos éclats de rire
n'étaient pas francs.

«Vous m'écrirez? Je suis seul, voilà la première fois que la solitude
m'est pénible. Votre anxiété, à propos de la critique sur le livre de
***, est amusante; comme elle est anonyme, elle est de peu de
conséquence. Je voudrais qu'elle eût amené un peu plus de confusion, car
j'aime les malices littéraires. Ne faites-vous rien? N'écrivez-vous
rien? N'imprimez-vous rien? Pourquoi ne continuez-vous pas votre satire
sur le méthodisme? Ce sujet, en supposant même que le public fût aveugle
sur le mérite littéraire, ferait merveille. Outre que pour un homme qui
se destine au diaconat, il n'y aurait pas de mal de prouver son
orthodoxie, sérieusement parlé, je désirerais vivement vous voir mieux
apprécié. Je dis _sérieusement_, parce qu'étant auteur moi-même, on
pourrait soupçonner mon humanité. Croyez-moi, pour toujours, mon cher
Hodgson, votre, etc.»



LETTRE LXI.

A M. DALLAS.

Newstead, 21 août 1811.


«Votre lettre me fait honneur de plus de sensibilité que je n'en
possède; quoique je me trouve suffisamment malheureux, je suis cependant
sujet à une sorte de joie hystérique, ou plutôt de rire sans gaîté, dont
je ne puis me rendre compte, et que je ne saurais surmonter; et
cependant je ne m'en sens pas soulagé: une personne indifférente me
croirait dans les meilleures dispositions du monde. «Il faut oublier
toutes ces choses,» et avoir recours à toutes nos jouissances
d'égoïstes, ou plutôt à notre égoïsme, source de nos jouissances. Je ne
crois pas retourner à Londres immédiatement; j'accepterai donc sans
cérémonie ce que vous m'avez obligeamment offert, votre médiation entre
Murray et moi. Je ne crois pas qu'il soit convenable d'y mettre mon nom.
Observez que ma maudite satire sera cause que les critiques anglais et
écossais vont se déchaîner sur le _Pélerinage_. Mais n'importe; si
Murray insiste, et que vous soyez d'accord avec lui, j'en aurai le
courage. Que le titre porte donc: «Par l'auteur des _Poètes anglais et
des Journalistes écossais_.» Mes remarques sur la langue romaïque, qui
devaient accompagner mes _Imitations d'Horace_, se joindront tout
naturellement à cet ouvrage, avec lequel elles ont plus de rapport,
ainsi que les petits poèmes que j'ai maintenant en portefeuille, et
quelques autres déjà publiés dans les _Mélanges_. J'ai trouvé dans les
papiers de ma pauvre mère toutes mes lettres de l'Orient, et en
particulier une assez longue sur l'Albanie; j'en pourrai, au besoin,
tirer le sujet d'une note ou deux. Comme je n'avais point de journal,
ces lettres écrites sur les lieux sont tout ce que je puis désirer de
mieux. Nous en reparlerons quand tout le reste sera définitivement
arrangé.

«Murray a-t-il montré l'ouvrage à quelqu'un? Il en est bien le maître;
mais je ne veux pas de suffrages mendiés ou surpris. Il y a
naturellement certaines petites choses que je voudrais changer.
Peut-être ferait-on aussi bien de retrancher deux stances bouffonnes sur
le dimanche à Londres. Je dois singulièrement éviter d'identifier mon
caractère avec celui de _Childe Harold_, et c'est en vérité une seconde
objection pour l'impression de mon nom sur le titre. Quand vous serez
convenu du tems, du format, du caractère, etc., faites-moi l'honneur
d'une réponse. Je vous donne une peine infinie, et que tous mes
remercîmens ne sauraient jamais reconnaître. J'avais mis en tête du
manuscrit une sorte d'apologie en prose de mon scepticisme; mais comme,
toute réflexion faite, je trouve qu'elle a plutôt l'air d'une attaque
que d'une défense, je crois qu'il serait peut-être mieux de la
retrancher.... Voyez, et jugez. Je crains que Murray ne se fasse quelque
mauvaise affaire avec les dévots; je ne puis qu'y faire; je souhaite
cependant qu'il s'en tire pour le mieux. Quant à moi, «j'ai été abreuvé
de critiques, et j'en ai eu tout mon soûl,» et je ne pense pas que «le
plus épouvantable traité» puisse mouvoir et faire hérisser sur ma tête
«ma toison de cheveux», jusqu'à ce que «la forêt de Birnam vienne au
château de Dunsinane[161]». Je continuerai à vous écrire de tems en
tems, et j'espère que vous me rendrez lettre pour lettre. Comment Pratt
se tire-t-il des œuvres posthumes de Joe Blackett? Vous avez tué ce
pauvre homme-là entre vous, en dépit de votre ami l'Ionien et de moi qui
voulions le sauver des griffes de Pratt. Poésie, pauvreté pendant la
vie, oubli après la mort! Cruel patronage! de ruiner un homme, en
l'arrachant à son état. Mais enfin c'est un merveilleux sujet de
souscription et de biographie; et Pratt, qui tire le meilleur parti de
ses dédicaces, a déjà dédié son livre à cinq grandes familles au moins.

     [Note 161: Imitation burlesque du _Macbeth_ de Shakspeare.
                                                 (_N. du Tr._)]

«Je suis fâché que vous n'aimiez pas Harry White; avec beaucoup de
jargon religieux qui, par parenthèse, l'a tué, quoique sincère, comme
vous avez tué Joe Blackett, certes il y avait en lui de la poésie et du
génie. Je ne dis pas cela pour ma comparaison et mes rimes; mais il
était incontestablement au-dessus de tous les Bloomfields, les
Blacketts, et tous ces autres savetiers que Lofft et Pratt ont enlevés
ou enlèveront à leur état pour les faire entrer au service de la presse.
Vous excuserez tout le décousu de cette lettre; j'écris je ne sais quoi
pour me dérober à moi-même. Hobhouse est parti pour l'Irlande. M. Davies
est passé par ici en se rendant à Harrowgate.

»Vous ne connaissiez pas Matthews; c'était un homme d'un talent
extraordinaire; il en a fait preuve à Cambridge, en gagnant, sur les
plus habiles candidats, plus de prix et de _fellowships_ qu'aucun gradué
ne l'ait encore fait, de mémoire d'homme. Mais c'était un athée bien
décidé et bien connu pour tel; car il proclamait ses principes dans
toutes les sociétés. Je le connaissais beaucoup; sa mort laisse dans mon
cœur un vide qui ne sera pas aisément rempli: pour Hobhouse, il ne s'en
consolera jamais. Écrivez-moi, et croyez-moi, etc.»



LETTRE LXII.

À M. MURRAY.

Newstead-Abbey, 23 août 1811.


MONSIEUR,

«Un chagrin domestique, la mort d'un parent très-proche, m'a jusqu'ici
empêché d'entrer en correspondance avec vous sur ce qui fait le sujet de
cette lettre. Mon ami, M. Dallas, a mis entre vos mains le manuscrit
d'un poème écrit par moi en Grèce, et me dit que vous n'avez point
d'objections contre sa publication; mais il m'apprend aussi que vous
désireriez soumettre l'ouvrage à M. Gifford. Certes, nul ne désirerait
plus que moi profiter des observations dont il pourrait peut-être
m'honorer; mais il y a dans une démarche de ce genre une sorte de quête
d'éloges qui répugne à mon orgueil, ou de quelque autre nom qu'il vous
plaise d'appeler le sentiment qui me force à m'y refuser. Non-seulement
M. Gifford est le premier de nos poètes satiriques, mais il est encore
l'éditeur de nos principales _Revues_, et comme tel, l'homme du monde
dont je voudrais le moins avoir l'air de prévenir la critique par de
petits moyens, quoique en effet je la redoute beaucoup. Vous voudrez
donc bien garder le manuscrit entre vos mains, ou s'il faut absolument
qu'il soit montré à quelqu'un, envoyez-le à un autre. Quoique je ne sois
pas très-patient de la censure, je serais, comme un autre, charmé de
recevoir le peu d'éloges que mes vers peuvent mériter; mais à coup sûr
je ne veux pas les extorquer par d'humbles sollicitations, et en faisant
passer mon manuscrit à la ronde. Je suis persuadé qu'avec un peu de
réflexion vous verrez que je n'ai pas tort.

«Si vous vous déterminez à publier, j'ai aussi quelques petits poèmes
inédits, quelques notes, et une courte dissertation sur la littérature
grecque moderne, écrite à Athènes, qui pourront être places à la fin du
volume. Si la pièce dont il s'agit ici venait à réussir, j'ai intention
de publier plus tard un choix de mon premier recueil, ma satire, une
autre de la même longueur, et quelques autres petites choses; le tout
joint au manuscrit que vous avez maintenant entre les mains pourrait
former deux volumes. Nous aurons le tems d'en reparler. Je vous serais
obligé de me faire connaître la détermination que vous aurez prise.

«Je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,»

BYRON.



LETTRE LXIII.

A M. DALLAS.

Newstead-Abbey, 25 août 1811.


«Comme heureusement j'ai mon franc-couvert[162], je ne me fais point
scrupule de vous accabler de griffonnage; depuis dix jours je vous ai
envoyé de véritables paquets. Je suis ici comme un ermite; je ne crois
pas que mon agent puisse m'accompagner à Rochdale avant la seconde
semaine de septembre, délai qui me contrarie fort; car je voudrais que
cette affaire fût finie, et serais bien aise de me livrer à quelque
occupation. Je vous envoie des exordes, des annotations, etc., pour
notre futur in-quarto, si tant est qu'in-quarto il doive y avoir. J'ai
aussi écrit à M. Murray, lui exposant les raisons qui me font ne pas
consentir à ce qu'il envoie mon manuscrit à Juvénal[163], mais lui
permettant de le montrer à quelque autre personne du métier qu'il pourra
lui être agréable. Hobhouse est sous presse, de manière que, lui en
prose, et moi en vers, nous tirons passablement à vue sur la patience et
le papier-monnaie du public. Ce n'est pas tout; mes _Imitations
d'Horace_ attendent leur tour pour s'imprimer chez Cawthorn, mais je
suis encore incertain sur le _quand_ et le _comment_, le simple ou le
double, le présent et le futur. Il faut que vous excusiez tout ce
bavardage; car dans ce manoir isolé je n'ai rien à dire, si ce n'est de
moi-même, et je serais charmé de pouvoir parler de....., ou penser à
quelque autre chose que ce soit.

     [Note 162: Pendant la durée des sessions, les membres des
     deux chambres ont leur couvert libre, tant pour les lettres
     qu'ils écrivent que pour celles qu'ils reçoivent.
                                              (_N. du Tr._)]

     [Note 163: M. Gifford.]

«Qu'est-ce que vous allez faire? Pensez-vous à percher dans le
Cumberland, comme vous en aviez l'idée, quand j'étais dans la métropole!
Si vous avez le goût de la retraite, que ne prenez-vous «la chaumière de
l'amitié» de miss ***, dernière résidence du savetier Joe Blackett, de
la mort duquel vous et les autres répondrez un jour? «Sa fille
orpheline» (pathétique Pratt!) ne saurait manquer de devenir une Sapho
cordonnière. N'avez-vous pas de remords? Je crois que l'élégante épître
à miss Dallas devrait être gravée sur le cénotaphe que miss *** veut
consacrer à sa mémoire.

«Les journaux semblent désappointés de ce que Sa Majesté ne meurt pas et
s'occupe à quelque chose de mieux. Je présume que tout est fini
maintenant. Si le parlement reprend ses séances en octobre, je me
rendrai à Londres pour y assister. Je suis aussi invité à Cambridge pour
le commencement de ce mois, mais il faut d'abord que j'aille faire une
course à Rochdale. Maintenant que Matthews est mort et que Hobhouse est
en Irlande, à l'exception de celui qui m'y appelle, à peine me
reste-t-il un ami à Cambridge pour me venir prendre la main à mon
arrivée. A vingt-trois ans, me voilà resté presque seul, que sera-ce
donc à soixante-dix! Il est vrai que je suis jeune et que je puis
commencer de nouvelles liaisons; mais avec qui me rappellerai-je ces
scènes joyeuses de la première partie de la vie? C'est une chose
étrange, combien peu de mes amis sont morts d'une mort tranquille! je
veux dire dans leur lit. Une vie tranquille est de bien plus grande
conséquence. Mais on aime mieux se quereller et se heurter que
_bailler_. Ce mot m'avertit qu'il est tems de vous débarrasser de votre
bien affectionné, etc.



LETTRE LXIV.

A M. DALLAS.

Newstead-Abbey, 27 août 1811.

«J'étais si sincère dans ma note sur feu Charles Matthews, et je me sens
si totalement incapable de rendre justice à ses talens, que le passage
doit subsister par la raison même que vous alléguez pour me le faire
supprimer. Tous les hommes que j'ai connus ne sont que des pygmées
auprès de lui. C'était un géant intellectuel. Il est vrai que j'aimais
Wingfield plus encore: c'était mon plus ancien camarade et le plus cher,
un de ces hommes peu nombreux qu'on ne saurait jamais se repentir
d'avoir aimés; mais sous le rapport de la capacité... Ah! vous ne
connaissiez pas Matthews!

«_Childe Harold_ peut attendre, et ce sera tant mieux; les livres n'en
sont jamais plus mauvais pour avoir été retardés dans leur publication.
Ainsi, vous avez chez vous notre héritier, Georges Anson Byron, et sa
sœur...................................................................

«Dites tout ce que vous voudrez, mais vous êtes l'un des _meurtriers_ de
Blackett, et cependant vous ne voulez pas avouer le génie d'Harry White.
Mettant à part sa bigoterie, il mérite certainement d'être placé près de
Chatterton. Il est étonnant combien peu il était connu! et, à Cambridge,
personne ne pensait à lui, ne parlait de lui, jusqu'à ce que la mort
l'ait rendu indifférent à sa gloire posthume. Pour ma part, j'eusse été
fier d'être lié avec lui; ses préjugés mêmes étaient respectables. Il y
a à Granta un poète épique en herbe, un M. Townsend, protégé du feu duc
de Cumberland. Avez-vous jamais entendu parler de son _Armageddon_? Je
crois que son plan (pour l'homme, je ne le connais pas) a quelque chose
de sublime; bien que dans vos idées, à vous autres Nazaréens, il y ait
trop de hardiesse à vouloir créer à l'avance _Le Dernier Jour_. Cela a
l'air de vouloir dire au Seigneur ce qu'il doit faire, et pourrait
rappeler à quelque lecteur malévole ce vers:

        Des sots se précipitent où les anges ne marchent qu'en
        tremblant.

»Je ne veux point lui faire de chicanes, d'autres lui en feront, et il
pourrait bien voir après ses talons tous les agneaux de Jacob Behmen.
Quoi qu'il en soit, j'espère qu'il s'en tirera à son honneur, encore
qu'il doive rencontrer Milton en son chemin.

ȃcrivez-moi, je suis fou de bavardages; saluez pour moi Ju..., et
donnez pour moi une poignée de main à Georges; mais prenez garde, il a
une vilaine patte marine.

»_P. S._ J'inviterais volontiers Georges à venir ici, mais je ne sais
comment l'amuser; j'ai vendu tous mes chevaux à mon départ d'Angleterre,
et je n'ai pas encore eu le tems de les remplacer. Cependant, s'il veut
venir chasser en septembre, il sera le bienvenu, mais il faudra qu'il
apporte un fusil; j'ai donné tous les miens à Ali Pacha, et à d'autres
Turcs. J'ai des chiens, un garde, beaucoup de gibier, un grand domaine,
un lac, un bateau, un logement et du bon vin à son service.»



LETTRE LXV.

À M. MURRAY.

Newstead-Abbey, 5 septembre 1811.


MONSIEUR,

«Il paraît que le tems est passé où, comme le disait le docteur Johnson,
un homme était sûr d'apprendre la vérité de son libraire; vous m'avez
fait tant de complimens qu'à moins d'être le dernier écrivassier du
monde, je devrais m'en tenir pour offensé. Mais puisque je les accepte
ces complimens tels qu'ils sont, il est bien juste que j'aie aussi
beaucoup d'égards pour vos objections, d'autant plus que je les crois
fondées. Quant aux parties politique et métaphysique, je crains de n'y
pouvoir rien changer; j'ai de grandes autorités pour justifier mes
erreurs sur ce point, car l'_Énéide_ elle-même était un poème
_politique_ et écrit dans un but _politique_. Quant à mes malheureuses
opinions sur des sujets plus importans, j'ai été trop sincère en les
émettant pour songer à chanter la palinodie. J'ai dit ce que j'avais vu
pour ce qui touche les affaires d'Espagne, et je crois que l'honnête
John Bull commence à revenir de l'ivresse où l'avait plongé la retraite
de Masséna, conséquence ordinaire de _succès extraordinaires_. Vous
voyez donc que je ne puis altérer les pensées; mais si dans l'expression
et la forme des vers, il y a quelque chose que vous désiriez changer, je
puis rajuster des rimes, et retourner des stances autant qu'il vous
plaira. Quant aux _Orthodoxes_, espérons qu'ils achèteront l'ouvrage
pour en dire du mal, alors vous leur pardonnerez l'intention en faveur
du résultat immédiat. Vous savez que rien de ce qui sort de ma plume ne
saurait être épargné, pour plusieurs bonnes raisons; ainsi donc, encore
que cet ouvrage soit d'une nature tout-à-fait différente du premier,
nous ne devons pas nous livrer à de trop belles espérances.

»Vous ne m'avez point fait de réponse à ma question; dites-moi
franchement, avez-vous montré le manuscrit à quelqu'un de votre corps?
J'ai envoyé une stance d'introduction à M. Dallas pour vous être remise,
et sans laquelle le poème commençait d'une manière trop brusque. Il vaut
mieux numéroter les stances en chiffres romains. J'ai des _Recherches
sur la littérature grecque moderne_ et quelques autres petits poèmes qui
se placeront à la fin. Je les ai ici, et je vous les enverrai en tems
opportun. Si M. Dallas a perdu la stance et la note qui y était annexée,
écrivez-le-moi, et je vous les enverrai directement. Vous me dites
d'ajouter deux chants, mais je dois visiter mes _charbonniers_ du
Lancashire, le 15 courant, et c'est une occupation si anti-poétique que
je n'ai pas besoin de vous en dire davantage.

»Je suis, Monsieur, votre très-obéissant, etc.»

Les manuscrits de ces deux poèmes ayant été, bien contre sa volonté,
montrés à M. Gifford, voici l'opinion de ce gentleman, rapportée par M.
Dallas: «Il a parlé très-avantageusement de votre satire; mais quant à
votre poème (_Childe Harold_), non-seulement il a dit que c'était ce que
vous aviez écrit de mieux, mais il le prétend au moins égal à quoi que
ce soit qu'on ait publié depuis le commencement de ce siècle.»



LETTRE LXVI.

À M. DALLAS.

Newstead-Abbey, 7 septembre 1811.


MONSIEUR,

«Comme Gifford a toujours été pour moi mon _magnus Apollo_, des éloges
tels que ceux que vous mentionnez me sont naturellement plus précieux
que _tout l'or vanté de Bolcara_, que _toutes les pierres précieuses de
Samarkand_. Mais je suis fâché que le manuscrit lui ait été montré, et
je l'avais écrit à Murray, croyant qu'il en était tems encore.

»Pour répondre à votre objection sur l'expression de _ligne centrale_,
je vous dirai seulement qu'avant que Childe Harold quittât l'Angleterre,
son intention arrêtée était de traverser la Perse et de revenir par les
Indes, ce qu'il n'aurait pu faire sans passer la ligne équinoxiale.

»Quant aux autres erreurs dont vous parlez, il faudra que je les corrige
au fur et à mesure pendant l'impression. Je me sens très-honoré du désir
qu'ont bien voulu exprimer des personnes aussi distinguées de me voir
continuer mon poème; mais pour cela, il faut que je retourne en Grèce et
en Asie; il me faut un soleil plus chaud et un ciel sans nuages; on ne
saurait décrire de telles scènes au coin d'un feu de charbon de terre.
J'avais projeté un chant additionnel quand j'étais dans la Troade et à
Constantinople, et, si je revoyais ces lieux-là, je pourrais continuer:
mais au milieu des circonstances et des sensations actuelles je n'ai ni
harpe, ni cœur, ni voix pour aller en avant. Je sens que vous avez tous
raison quant à la partie métaphysique; mais je sens aussi que je suis
sincère, et que si je ne devais écrire que _ad captandum vulgus_, autant
vaudrait publier tout de suite un _Magazine_ ou filer langoureusement
des chansonnettes pour le Wauxhall...................................

»Mon ouvrage réussira comme il pourra. Je sais que j'ai tout contre moi,
des poètes irrités et des préjugés; mais si le poème est _un poème_, il
surmontera ces obstacles, _sinon_ il mérite son sort. J'ai lu l'ode de
votre ami; ce ne serait pas lui faire grand compliment de lui dire
qu'elle est bien supérieure à celle de S***, sur le même sujet. C'est
évidemment l'ouvrage d'un homme de goût et d'un poète, et cependant je
ne pourrais dire qu'elle soit tout-à-fait égale à ce qu'on avait droit
d'attendre de l'auteur des _Horæ Ionicæ_. Je vous en remercie, et c'est
plus que je n'en voudrais dire d'aucune autre des odes qu'on nous donne
aujourd'hui. Je suis bien sensible aux vœux que vous formez pour moi, et
j'en ai grand besoin. Ma vie entière a été en opposition aux convenances
sociales pour ne pas dire à la décence. Mes affaires sont embarrassées,
mes amis sont morts ou loin de moi, et mon existence n'est plus qu'un
désert aride. Dans Matthews j'ai perdu un guide, un philosophe, un ami;
dans Wingfield un ami seulement, mais un ami que j'aurais désiré
accompagner dans son long voyage.

»Matthews était, en effet, un homme extraordinaire; jamais un étranger
n'aurait pu concevoir un tel génie; le cachet de l'immortalité était
empreint sur tout ce qu'il disait, sur tout ce qu'il faisait: et
maintenant que reste-t-il de lui? Quand nous voyons de ces hommes
disparaître, de ces hommes qui semblaient avoir été créés pour montrer
tout ce que le créateur pourrait faire de ses créatures; quand nous les
voyons réduits en poussière avant que le tems n'ait mûri leur génie qui
eût pu être l'orgueil de la postérité, que devons-nous en conclure? Pour
ma part, ma raison s'y perd. Il était beaucoup pour moi, il était tout
pour Hobhouse. Mon pauvre Hobhouse idolâtrait Matthews. Moi je l'aimais
moitié moins que je ne le respectais; j'étais tellement convaincu de sa
supériorité infinie, que quoique je ne lui portasse pas envie, je
restais devant lui dans une sorte d'admiration stupéfaite. Lui,
Hobhouse, Davis et moi nous formions un petit cercle à Cambridge et
ailleurs. Davis est un homme d'esprit et un homme du monde; il ressent
la perte que nous avons faite, autant qu'un homme de ce caractère peut
la ressentir; mais il n'en est pas aussi affecté qu'Hobhouse. Davis, qui
n'est point écrivain, nous a toujours battus dans une guerre de mots;
son talent de conversation nous amusait en même tems qu'il nous
imposait. Hobhouse et moi, avions toujours le dessous contre les deux
autres, et Matthews lui-même était obligé de céder devant la vivacité
toute puissante de Davis. Mais je vous parle là d'hommes et de jeunes
gens, comme si tout cela était de nature à vous intéresser.

»J'attends le retour de mon agent vers le 14, pour me rendre avec lui
dans le Lancashire, où tout le monde me dit que j'ai une propriété qui
n'est pas à dédaigner, consistant en mines de charbon de terre, etc. Mon
intention est d'accepter ensuite une invitation, à Cambridge, en
octobre, et peut-être irai-je jusqu'à Londres. J'ai quatre invitations
pour quatre villes différentes; mais il faut que je me dévoue tout
entier aux affaires. Je suis complètement seul, comme le prouvent assez
ces lettres longues et ennuyeuses. En relisant votre lettre, je vois que
l'ode est de l'auteur; faites-lui, je vous prie, accepter mes
complimens. Sa muse méritait un sujet plus noble. Vous m'écrirez, je
l'espère, comme à l'ordinaire.

»Je vous souhaite le bon soir, et suis, etc.»



LETTRE LXVII.

À M. MURRAY.

Newstead-Abbey, 14 septembre 1811.


MONSIEUR,

«Depuis votre dernière lettre j'ai appris de M. Dallas que, contre mon
intention, ainsi qu'il le savait bien, et que vous le savez vous-même,
d'après une lettre que je vous avais écrite tout entière à ce sujet, mon
manuscrit avait été soumis à la lecture de M. Gifford. Quelques
événemens domestiques récens, dont vous avez sans doute connaissance,
m'empêchèrent de vous envoyer ma lettre plus tôt. Je ne pouvais
m'imaginer, en effet, que vous seriez si pressé de jeter mes productions
entre les mains d'un étranger, qui pouvait n'être pas plus satisfait de
les recevoir, que l'auteur de les voir offrir d'une telle manière et à
un tel homme.

»Mon adresse, quand j'aurai quitté Newstead, sera à Rochdale,
Lancashire; mais je n'ai pas encore fixé le jour de mon départ, j'aurai
soin de vous en tenir averti.

»Vous m'avez mis dans une situation bien ridicule; mais enfin cela est
passé, nous n'en parlerons pas davantage. Vous paraissez désirer
quelques changemens; s'ils n'ont rien à voir avec la politique ou la
religion, je m'y prêterai avec le plus grand plaisir du monde.

»Je suis, Monsieur, etc.»



LETTRE LXVIII.

À M. DALLAS.

Newstead-Abbey, 17 septembre 1811.


«Je vous excuse facilement de ne m'avoir point écrit, car j'espère que
vous avez quelque chose de mieux à faire. De votre côté, vous devez me
pardonner de vous importuner si souvent, car, pour le moment, je n'ai
rien à faire qui puisse vous sauver l'ennui de ma correspondance.

»Je ne puis me fixer à rien, et, à l'exception d'un grand exercice
physique, mes jours se passent dans une indolence uniforme et une
oisiveté insipide. J'ai long-tems attendu, et j'attends encore mon
agent; quand il viendra, j'aurai assez de quoi m'occuper d'affaires peu
agréables, je vous assure. Avant de partir pour Rochdale, je vous dirai
comment vous devez m'écrire, ce sera probablement poste restante. J'ai
reçu de Murray une seconde épreuve que je l'ai prié de vous montrer,
afin que vous voyiez si quelque chose ne me serait pas échappé avant que
l'imprimeur ne jette les fondemens d'une colonne d'_errata_.

»Je suis maintenant presque seul, n'ayant avec moi qu'une vieille
connaissance, un vieux camarade d'école, si _vieux_, en effet, que nous
n'avons presque plus rien de _nouveau_ à nous dire sur aucun sujet, et
que nous bâillons l'un devant l'autre dans une sorte de _quiétude
inquiète_. Je n'entends pas parler de Cawthorn ou du capitaine Hobhouse
et de leur _in-quarto_. Dieu prenne pitié du genre humain! Nous fondons
sur lui, comme Cerbère, avec notre triple publication. Pour moi-même,
pris isolément, je me contente de me faire comparer à Janus.

»Je ne suis pas du tout satisfait que Murray ait montré le manuscrit; et
je suis certain que Gifford doit penser là-dessus, comme moi-même. Ses
éloges ne signifient absolument rien; que pouvait-il dire? Il ne pouvait
pas cracher à la figure de quelqu'un qui l'avait loué de toutes les
manières possibles. Je dois l'avouer, je donnerais tout au monde pour
qu'il fût bien convaincu que je ne suis pour rien dans cette misérable
affaire. Plus j'y pense, plus cela me tourmente; ainsi le meilleur est
de n'en plus parler. C'est déjà assez d'être un écrivassier, sans avoir
recours à de si petits moyens pour extorquer des éloges ou prévenir la
censure. C'est aller au-devant d'un jugement, c'est mendier, se mettre à
genoux devant un homme, c'est l'aduler... Diable, diable, diable! et
tout cela sans mon consentement, et en opposition à ma volonté formelle!
Je voudrais que Murray eût été attaché au _cou de Payne_, quand il sauta
dans le canal de Padington; dites-lui donc que c'est un réceptacle
convenable pour des éditeurs. Puisque vous pensez à vous fixer à la
campagne, pourquoi ne pas essayer de Nottingham? Je crois qu'il y a là
plusieurs maisons qui vous conviendraient parfaitement, et puis vous
seriez plus près de la métropole; mais nous en reparlerons.

»Je suis, etc.»



LETTRE LXIX.

À M. DALLAS.

Newstead-Abbey, 21 septembre 1811.


«J'ai montré le cas que je fais de vos observations en me conformant à
presque toutes; j'ai aussi fait, par moi-même, plusieurs corrections sur
la première épreuve. Écrivez-moi, je vous prie; quand j'irai à Lanes, je
vous le ferai savoir. Vous voilà sur mon dos maintenant, ainsi que mon
ami Juvenal Hodgson sur le chapitre de la révélation. Vous ne manquez
pas de ferveur, mais lui c'est un brasier ardent; s'il prend, pour
sauver son ame, la moitié de la peine qu'il se donne pour la mienne,
grande sera sa récompense un jour à venir. Je vous honore et vous
remercie tous deux; mais ni l'un ni l'autre vous ne m'avez convaincu.

»Maintenant occupons-nous des notes. Outre celles que j'ai déjà
envoyées, j'enverrai encore les observations sur les remarques de ces
messieurs de la _Revue d'Édimbourg_ sur le grec moderne, une chanson
albanaise en langue albanaise _et non pas grecque_, quelques
échantillons de grec moderne, tirés du Nouveau-Testament, une scène de
l'une des comédies de Goldoni, traduite, le prospectus du livre d'un
ami, tout cela en romaïque, outre leur _Pater Noster_; vous voyez qu'il
y en aura assez pour ne pas dire trop. Avez-vous reçu les _Noctes
atticæ_? J'envoie de plus une note sur le Portugal. Hobhouse va bientôt
paraître aussi.»



LETTRE LXX.

À M. DALLAS.

Newstead-Abbey, 23 septembre 1811.


«_Lisboa_ est le mot portugais, et conséquemment le meilleur.
_Ulyssipont_ est pédantesque, et comme j'ai un peu plus haut _Hellas_ et
_Eros_, cela aurait l'air d'une affectation de termes grecs, que je
désire éviter. J'en ai déjà une quantité effrayante dans mes notes,
comme échantillons de la langue; ainsi donc il faut conserver _Lisboa_.
Vous avez raison quant aux _Imitations d'Horace_, il ne faut pas
qu'elles viennent avant le _Romaunt_; je sais bien que Cawthorn sera
furieux; mais n'importe, arrêtez toujours les _Imitations_, et puis vous
essaierez si vous pouvez le remettre de bonne humeur, si vous pouvez.

»J'ai adopté, je crois, la plupart de vos suggestions; _Lisboa_ sera une
exception pour prouver la règle. J'ai envoyé quantité de notes, et j'en
enverrai encore; mais faites-les recopier, je vous prie, car le diable
ne lirait pas mon écriture. À propos, je n'ai point envie de changer le
neuvième vers de la pièce intitulée _Good Night_ (_Bonne Nuit_ ou _Bon
Soir_). Je n'ai aucune raison de supposer que mon chien vaille mieux que
ses confrères de l'espèce humaine, et nous savons qu'_Argus_ est une
fable. Le _Cosmopolite_ est une acquisition faite sur le continent. Je
ne crois pas qu'on le trouve en Angleterre. C'est un petit volume
amusant, plein de la gaîté et de la vivacité françaises. Je lis leur
langue, quoique je ne la parle pas.

»Je veux être en colère contre Murray. Son procédé est un procédé de
libraire, cela sent l'arrière-boutique; et si le résultat de
l'expérience avait été tel qu'il le méritait, il y avait de quoi
soulever tout Fleet-Street, et emprunter le bâton du géant de l'église
de Saint-Dunstan pour immoler un homme qui abuse ainsi du dépôt qu'on
lui avait confié. Je lui ai écrit, je vous jure, comme jamais auteur ne
l'avait encore fait; j'espère que vous exagérerez encore mon
ressentiment, jusqu'à ce qu'il s'y montre sensible. Vous me dites
toujours que vous avez beaucoup de choses à m'écrire, écrivez-les; mais
laissez de côté la métaphysique. Nous ne nous entendrons jamais sur ce
point-là. Je suis ennuyé et endormi à mon ordinaire. Je ne fais rien, et
ce rien même me fatigue. Adieu.»



LETTRE LXXI.

À M. DALLAS.

Newstead-Abbey, 11 octobre 1811.


«Je reviens de Lancs, et je me suis convaincu que ma propriété pourrait
acquérir beaucoup de valeur; mais diverses circonstances m'empêchent d'y
donner tous les soins convenables. Je serai à Londres pour affaires au
commencement de novembre, et peut-être à Cambridge avant la fin de ce
mois; dans tous les cas, je vous tiendrai au courant de tous mes
mouvemens.

»Voici encore une mort qui vient m'affliger; j'ai perdu quelqu'un qui
m'était bien cher dans de meilleurs tems; mais j'ai presque oublié le
goût amer du chagrin, et j'ai été abreuvé d'horreur jusqu'à ce que je
sois devenu complètement endurci. Je n'ai plus une larme aujourd'hui
pour un événement qui, il y a cinq ans, m'aurait abîmé de douleur. Il
semblerait que je sois destiné à éprouver dès ma jeunesse le plus grand
malheur des vieillards. Mes amis tombent autour de moi, et je resterai
comme un arbre seul et isolé quoique le tems ne l'ait pas encore
desséché: d'autres peuvent toujours trouver un refuge dans leur famille;
mais je n'ai de ressources que dans mes propres réflexions, et elles ne
m'offrent aucune consolation dans ce monde ou dans l'autre, si ce n'est
le plaisir égoïste de survivre à ceux qui valaient mieux que moi. En
vérité je suis bien malheureux; vous me pardonnerez de m'excuser ainsi;
car vous savez que je ne suis point porté à la sensibilité.

»Au lieu de vous fatiguer de mes affaires, je serais bien aise que vous
me parlassiez de vos projets de retraite; vous ne voulez pas, je
suppose, vous isoler entièrement de la société? Maintenant je connais un
grand village, ou une petite ville, à douze milles environ d'ici, où
votre famille aurait l'avantage d'une société fort agréable, et n'aurait
pas à craindre de se voir ennuyer par une affluence mercantile; où vous
trouveriez des hommes de talent et d'opinions indépendantes, où j'ai
quelques amis dont je serais fier de vous procurer la connaissance. Il y
a en outre un café et d'autres lieux publics où l'on peut se réunir. Ma
mère y a demeuré pendant plusieurs années, et je connais très-bien tout
Southwell; c'est le nom de cette petite république. Enfin, vous ne serez
pas fort loin de moi; et quoique je sois en général le plus mauvais
compagnon possible pour des jeunes gens, cette objection ne saurait
s'appliquer à vous, que je pourrais voir fréquemment. Vos dépenses aussi
seront exactement celles qu'il vous conviendra de faire plus ou moins;
mais il vous en coûterait fort peu, pour vous procurer tous les plaisirs
d'une vie de province. Vous pourriez être aussi retiré ou aussi répandu
que vous le voudriez, et dans un pays certainement aussi beau que les
lacs du Cumberland, à moins que vous n'ayez un désir particulier
d'entrer dans l'_école pittoresque_[164].

     [Note 164: Voyez, dans les _Poètes anglais_, tome II des
     _Œuvres de Byron_, page 378, une note sur les poètes des
     lacs.
                                                  (_N. du Tr._)]

»Cet Ionien de vos amis est-il à Londres? Vous m'aviez promis de me
procurer sa connaissance.

Vous me dites que vous avez montré le manuscrit à plusieurs personnes;
cela n'est-il pas contraire à nos conventions? Avertissez donc M. Murray
de défendre à son garçon de boutique d'appeler mon ouvrage _le
Pélerinage de l'enfant d'Harrow_ (_Child of Harrow's Pilgrimage_!!!)
comme il l'a fait en parlant à plusieurs de mes amis étonnés, qui, à
cette occasion, ont écrit pour s'informer de l'état de mes facultés
intellectuelles, et certes il y avait de quoi. Je n'ai pas reçu de
nouvelles de Murray, à qui j'avais adressé une vigoureuse semonce.
Faut-il que j'écrive encore des notes? N'y en a-t-il pas assez? Il faut
arrêter Cawthorn dans l'impression des _Imitations d'Horace_; j'espère
qu'il avance dans celle de l'_in-quarto_ de Hobhouse.

»Bon soir. Tout à vous, etc., etc.»

Les vers suivans sont de la même date que la lettre précédente, et n'ont
pas encore été imprimés, c'est une réponse à d'autres vers dans lesquels
un ami l'exhortait à bannir les soucis et à se livrer à la joie. On y
verra avec quelle triste persévérance, même sous le poids de malheurs
récens, il revient sans cesse au désappointement qu'il a éprouvé dans
ses premières affections comme à la source principale de tous ses
chagrins et de toutes ses erreurs passées et à venir.

Oh! bannissons les soucis! que telle soit toujours ta devise à l'heure
du plaisir! Peut-être aussi la mienne, lorsque, dans de nocturnes
orgies, je cherche ces délices enivrantes, par lesquelles les fils du
désespoir tentent d'assoupir le cœur et de bannir les chagrins.

Mais à l'heure matinale des méditations, quand le présent, le passé,
l'avenir nous effraient de leurs sombres images, quand je reconnais que
tout ce que j'aimais est changé ou n'est plus, ne viens pas irriter par
ces maximes importunes les douleurs d'un homme dont chaque pensée...
Mais pourquoi en parler? tu sais que je ne suis plus ce que j'étais
naguère; et surtout si tu tiens à conserver une place dans un cœur qui
ne fut jamais froid, je t'en conjure par toutes les puissances que les
hommes révèrent, par tous les objets qui te sont chers, par ton bonheur
ici-bas et tes espérances d'une autre vie, garde-toi, oh! garde-toi de
jamais me parler d'amour.

Il serait trop long de raconter, et sans utilité d'entendre la triste
histoire d'un homme qui dédaigne les larmes; ce récit ne réveillerait
que peu de sympathie dans les cœurs vertueux; mais le mien a souffert
plus qu'il ne convient à un philosophe de l'avouer. J'ai vu ma fiancée
devenir l'épouse d'un autre, je l'ai vue assise à ses côtés; j'ai vu
l'enfant que son sein a porté sourire doucement comme faisait sa mère,
lorsque jeunes tous deux nous nous regardions en souriant, innocens et
purs comme cet enfant; j'ai vu ses yeux, chargés d'un froid dédain,
chercher à découvrir si j'éprouvais quelque douleur secrète; et moi,
j'ai bien joué mon rôle: j'ai commandé à mon visage de ne pas trahir les
angoisses de mon cœur, je lui ai renvoyé des regards aussi glacés que
les siens; et pourtant, cette femme! je me sentais encore son esclave!
J'ai baisé d'un air d'indifférence l'enfant qui aurait dû être le mien,
et chacune de mes caresses n'a que trop prouvé que le tems n'avait pas
affaibli mon amour. Mais laissons ces tristes souvenirs: je ne veux plus
gémir; je n'irai plus chercher quelque repos sur la rive orientale: le
inonde convient bien au tumulte de mes pensées; je reviendrai me jeter
dans son tourbillon. Mais si dans un tems à venir, quand les beaux jours
d'Albion seront sur le déclin, tu entends parler d'un homme dont les
crimes profonds sont dignes des époques les plus noires, d'un homme que
ni l'amour ni la pitié ne touchent, aussi insensible à l'espoir de la
célébrité qu'aux louanges des hommes vertueux; d'un homme qui, dans
l'orgueil d'une inflexible ambition, ne reculera pas même devant la
crainte de verser le sang; d'un homme que l'histoire mettra au rang des
anarchistes les plus violens du siècle; cet homme, tu le connaîtras,
mais alors suspends ton jugement, et que l'horreur de ces _effets_ ne te
fasse pas oublier quelle fut leur _cause_.

Les pronostics qu'il tire dans ces dernières lignes sur sa carrière à
venir sont de nature, il faut l'avouer, à exciter plus d'horreur que
d'intérêt, si bien d'autres exagérations du même genre ne nous avaient
appris à ne nous point étonner à quelque excès que nous le voyions
pousser la rage de se calomnier lui-même. On dirait qu'avec le génie
nécessaire pour peindre des personnages sauvages et sombres, il eût
aussi l'ambition d'être lui-même l'objet noir et sublime qu'il
retraçait, et qu'à force de se plaire à dessiner des crimes héroïques,
il s'efforçait d'imaginer ce qu'il ne pouvait trouver dans son propre
caractère, des sujets propres à exercer ses pinceaux.............

C'est vers ce tems, quand son ame était douloureusement occupée de la
mort d'un objet réel de ses affections, qu'il écrivit ses différens
poèmes sur la mort d'un être _imaginaire_, Thyrza. Quand nous
réfléchissons aux circonstances particulières sous l'influence
desquelles son imagination produisit ces beaux vers, il n'est pas
étonnant que de toutes ses pièces pathétiques celles-ci soient à la fois
les plus touchantes et les plus pures; elles sont, pour ainsi dire,
l'essence, l'esprit concentré de plusieurs douleurs, c'est le point où
sont venues aboutir mille tristes pensées venues de sources différentes,
raffinées, réchauffées dans leur passage à travers son imagination, et
formant comme un réservoir profond d'idées et de sentimens lugubres et
solennels. En retraçant les heures heureuses qu'il avait passées avec
les amis qu'il venait de perdre, toute la tendresse ardente de sa
jeunesse venait réchauffer son imagination et son cœur. Les jeux de
l'école avec les favoris de son enfance Wingfield et Tattersatt, les
jours d'été passés avec Long et ces soirées romanesques qui s'étaient
écoulées dans la société de son frère adoptif Eddlestone; tous les
souvenirs de ces hommes, jeunes naguère, et morts maintenant, venaient
se mêler dans son esprit à l'image de celle qui, quoique vivante, était
pour lui aussi bien perdue qu'eux, et répandaient dans son ame ce
sentiment général de tendresse et d'affection qu'il revêtit d'un si
brillant coloris dans ses poèmes. Jamais l'amitié, quelque passionnée
qu'elle fût, n'aurait inspiré des chagrins aussi profonds; jamais non
plus l'amour, quelque pur qu'on le suppose, n'eût pu retenir la passion
dans des termes aussi chastes. C'est le mélange de deux affections dans
sa mémoire et dans son imagination, qui donna ainsi naissance à un objet
idéal, où les plus beaux traits de toutes deux se trouvaient combinés,
et lui inspira ces poésies, les plus tristes et les plus tendres que
puisse offrir le genre érotique, dans lesquelles nous trouvons toute la
profondeur et toute l'intensité d'un sentiment réel peintes avec des
couleurs que n'eut jamais la réalité.

La lettre suivante fera connaître encore mieux l'état de ses pensées et
ses occupations à cette époque.



LETTRE LXXII.

À M. HOGDSON.

Newstead-Abbey, 13 octobre 1811.


«Vous devez commencer à me trouver un correspondant terriblement
libéral; mais comme mes lettres sont franches de port, vous excuserez
leur fréquence. J'ai répondu en vers et en prose à vos dernières
lettres; et quoique je vous écrive de nouveau, je ne sais pourquoi je le
fais, ni ce que je pourrais vous mander que vous ne sachiez déjà. Je
deviens _nerveux_, combien vous allez rire! mais cela est vrai, je
deviens réellement, malheureusement, ridiculement _nerveux_ comme une
petite-maîtresse. Votre climat me tue; je ne puis ni lire, ni écrire, ni
m'amuser ou amuser qui que ce soit. Mes nuits et mes jours se passent
sans repos; je n'ai presque jamais de société, et quand j'en ai je
m'empresse de la fuir. Dans le moment où je vous parle, j'ai ici trois
dames, et je me suis sauvé pour vous envoyer ce gribouillage. Je ne sais
pas si je ne finirai point par être fou, car je sens le manque de
méthode dans l'arrangement de mes idées. Cela me tourmente étrangement;
mais cela a plutôt l'air de la sottise que de la folie, comme le dirait
facétieusement Scrope Davies, qui a une singulière manière de consoler
les gens. Il faut que j'essaie de votre compagnie, comme l'on essaie de
la corne de cerf; une session de parlement m'irait assez bien: en un
mot, je ne vois rien qui puisse m'empêcher de conjuguer le malheureux
verbe, _je m'ennuie_, etc.

»Quand serez-vous à Cambridge? Vous m'avez, je crois, donné à entendre
que votre ami Bland est revenu de la Hollande. J'ai toujours eu le plus
grand respect pour ses talens et pour tout ce que j'entends dire de son
caractère personnel; je crois bien qu'il ne me connaît pas, si ce n'est
qu'il se rappelle nos répétitions dans la sixième _forme_, à raison de
deux vers chaque matin, et encore bien imparfaits. Je me le suis rappelé
en passant sur les caps Matapan, Saint-Angelo et son île de Clériga, et
j'ai toujours regretté l'absence de l'Anthologie. Je suppose qu'il va
traduire maintenant Vondel, le Shakspeare hollandais, et dans l'état
actuel _Gysbert van Amstel_ pourra facilement être arrangée pour notre
théâtre. Je présume qu'il a vu le poème hollandais où l'amour de Pirame
et Thisbé est comparé à... _la Pas__sion de Jésus-Christ_, ainsi que
_l'amour de Lucifer pour Ève_, et autres variétés de la littérature des
Pays-Bas. Sans doute vous me croirez fou de vous entretenir de pareilles
bagatelles, mais elles sont en grande réputation sur les bords de tous
les canaux, depuis Amsterdam jusqu'à Alkmazar.

»Tout à vous, etc.

BYRON.

»Toutes mes poésies sont entre les mains de leurs divers éditeurs,
excepté mes _Imitations d'Horace_, auxquelles j'ai joint quelques vers
sauvages sur le Méthodisme et quelques notes féroces sur les trois
éditeurs de l'Édin; mes _Imitations_, dis-je, sont en retard, et
pourquoi? Je n'ai pas d'amis dans le monde qui puisse traduire
suffisamment bien le latin d'_Horace_ et mon Anglais pour les ajuster
ensemble au sortir de la presse, et corriger les épreuves d'une manière
un peu grammaticale. En sorte que si vous n'avez pas d'entrailles quand
vous retournerez à Londres, pour moi je suis trop loin pour le faire
moi-même; le monde se trouvera privé de cet ouvrage ineffable pendant je
ne sais combien de semaines.

»_Le Pélerinage de Childe Harold_ attendra jusqu'à ce que celui de
Murray soit fini. Il fait maintenant une tournée dans Middlesex, et à
son retour nous devons nous attendre à des merveilles. Il veut en faire
un _in-quarto_, c'est un abominable format peu propre à la vente; mais
l'ouvrage est effroyablement long, et il faut bien qu'on obéisse à son
libraire...

»Ainsi vous allez prendre les ordres. Il faut que vous fassiez votre
prix avec les _réviseurs ecclésiastiques_; ils vous accusent d'impiété,
et je crains que ce ne soit à tort. Démétrius _Poliorcète_ est ici avec
_Gilpin Horner_. Nous n'avons pas besoin du peintre[165], car les
portraits qu'il a faits d'inspiration se trouvent absolument semblables
aux animaux. Écrivez-moi, et envoyez-moi votre _Chanson d'amour_; mais
j'attends de vous _paulo majora_. Faites un effort pour briller avant
d'être diacre; essayez un peu d'un sec éditeur.

»Tout à vous, etc.»

BYRON.

     [Note 165: Qu'il avait mandé pour faire le portrait de son
     ours et de son loup.]


FIN DU TOME NEUVIÈME.


IMPRIMERIE DE DONDEY-DUPRÉ,
Rue St.-Louis, n°46, au Marais.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 9 - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore" ***

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