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Title: Oeuvres complètes de lord Byron.  Volume 4. - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
Author: Byron, George Gordon Byron, Baron, 1788-1824
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de lord Byron.  Volume 4. - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore" ***


http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



Monsieur Laby de St-Aumont,
Mazous-Laguian.


ŒUVRES COMPLÈTES
DE
LORD BYRON.

IMPRIMERIE DE DONDEY-DUPRÉ,
Rue St.-Louis, n° 46, au Marais.



ŒUVRES COMPLÈTES
DE
LORD BYRON,
AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
COMPRENANT
SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.

_Traduction Nouvelle_

PAR M. PAULIN PARIS,
DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.



TOME QUATRIÈME.



_Paris_.
DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,
RUE SAINT-LOUIS, N° 46,
ET RUE RICHELIEU, N° 47 _bis._

1830.



HEURES DE LOISIR,
POÈMES COMPOSÉS OU TRADUITS
PAR LORD BYRON, MINEUR.

        Μήτ᾿ ἄρ µε µάλ᾿ αἴνεε, µήτε τι νείκει.
                       (HOM. _Il._ κ, 249.)

_He whistled as he went for want of thought_.

                       (DRYDEN)

Il sifflait, en marchant, à défaut de pensées.



AU TRÈS-HONORABLE
FRÉDÉRIC, COMTE DE CARLISLE,
CHEVALIER DE LA JARRETIÈRE, ETC., ETC.
SON PUPILLE RECONNAISSANT ET PARENT AFFECTIONNÉ,

                       L'AUTEUR.



HEURES DE LOISIR.



I.

DÉPART DE NEWSTEAD-ABBEY (1803).


      _Why dost thou build the hall? son of the winged days! Thou
      lookest from thy tower to-day; yet a few years, and the
      blast of the desert comes; it howls in thy empty court_.

      (OSSIAN.)

      Pourquoi bâtis-tu ce palais? fils du tems à l'aile rapide!
      Aujourd'hui tu regardes du haut de ta tour: quelques années
      encore, et le vent du désert arrive; il murmure dans ta cour
      solitaire.

1. A travers tes créneaux, Newstead, frémit le sourd murmure des vents:
ô demeure de mes pères, ton heure est venue; dans ton jardin jadis
riant, la ciguë et le chardon ont étouffé la rose qui en ornait les
allées.

2. De ces barons couverts de maille, qui, fiers et belliqueux,
conduisaient leurs vassaux des confins de l'Europe aux plaines de la
Palestine, que reste-t-il aujourd'hui? un bouclier, un écusson, qui
retentissent à chaque souffle des airs: voilà l'unique et triste vestige
de leur grandeur!

3. Le vieux Robert n'accompagne plus des sons de sa harpe ces vers qui
allument dans les cœurs l'amour de la guerre et des lauriers: près des
tours d'Ascalon, John de Horistan[1] sommeille, la mort a paralysé la
main de son ménestrel.

[Note 1: Le château d'Horistan, dans le Derbyshire, est une ancienne
habitation de la famille Byron.]

4. Paul et Hubert dorment dans la vallée de Crécy: ils succombèrent pour
la cause d'Édouard et de l'Angleterre. O mes pères! les larmes de votre
patrie vous récompensent. Quel fut votre courage! quelle mort fut la
vôtre! nos annales peuvent encore le dire.

5. A Marston Moor[2], quatre frères, réunis à Rupert[3] pour combattre
les traîtres, enrichirent de leur sang le sombre champ de bataille: ils
défendaient les droits du monarque; c'était encore défendre la patrie:
la mort vint mettre le sceau à leur royalisme fidèle.

[Note 2: Bataille de Marston Moor, où les partisans de Charles Ier
furent défaits.]

[Note 3: Fils de l'électeur Palatin et parent de Charles Ier. Il
commanda ensuite l'armée navale sous le règne de Charles II.]

6. Ombres des héros, salut! Votre descendant vous dit adieu, en quittant
le séjour de ses ancêtres. Sous un ciel étranger ou dans sa patrie,
votre souvenir lui inspirera une nouvelle ardeur; il ne songera qu'à la
gloire et à vous.

7. Une larme obscurcit ses yeux à l'heure de cette triste séparation;
mais c'est la nature, non la crainte, qui excite ses regrets: il va bien
loin, animé de la même émulation; jamais il n'oubliera la renommée de
ses pères.

8. Cette renommée, ce souvenir, voilà ce qu'il chérira toujours; il fait
vœu de ne jamais ternir l'éclat de votre nom; il vivra comme vous, ou
comme vous il périra; après sa mort, puisse-t-il mêler sa cendre à la
vôtre!



II.

ÉPITAPHE D'UN AMI (1803).


      Ἀστὴρ πρὶν µὲν ἔλκµπες ἐνὶ ζώοισιν ἑῷος.

                                (LAERTIUS.)

Oh! mon ami, toi que toujours j'aimerai, que je regretterai toujours,
combien d'inutiles larmes ont baigné ton cercueil honoré! Combien de
sanglots ont répondu à ton dernier soupir, quand tu te débattais dans
les angoisses de l'agonie! Si les larmes pouvaient arrêter la mort dans
sa course, les soupirs s'opposer à l'invincible force de son dard
tyrannique, la jeunesse et la vertu réclamer quelques instans de délai,
la beauté charmer le spectre et le distraire de sa proie, ah! tu vivrais
encore pour réjouir mes yeux désolés, pour faire la gloire de ton
camarade et les délices de ton ami. Si pourtant l'esprit aimable qui
t'animait plane autour du lieu où ton corps maintenant se résout en
poussière, ici tu liras le deuil imprimé dans mon cœur, deuil trop
profond pour être confié à l'art du sculpteur. Nul marbre n'indique la
couche de ton humble sommeil, mais on y voit des statues vivantes fondre
en pleurs; le simulacre de l'affliction ne s'incline pas sur ta tombe,
mais l'affliction elle-même déplore l'arrêt qui condamna ton jeune âge.
Hélas! quoique ton père pleure le coup qui frappe ainsi sa race, la
douleur paternelle ne peut égaler la mienne! Nul, aussi bien que toi,
n'adoucira sa dernière heure; toutefois, d'autres enfans calmeront alors
son angoisse. Mais auprès de moi, qui te remplacera? ton image que ne
saurait effacer une amitié nouvelle? non jamais! Les larmes d'un père
cesseront de couler, le tems apaisera les regrets d'un frère enfant: à
tous, hormis un seul, la consolation est connue, tandis que l'amitié
gémit dans la solitude.



III.

FRAGMENT (1803)


Quand la voix de mes pères appellera dans leur aérien séjour mon ame
joyeuse de leur choix, quand mon ombre voltigera au gré de la brise; ou
que, visible à peine au milieu du brouillard, elle descendra le flanc de
la montagne, oh! puisse cette ombre ne voir aucune urne sculptée qui
marque la place où la terre retourne à la terre, aucune pierre funéraire
qui soit encombrée de louanges! Que mon nom seul soit mon épitaphe! Si
ce nom n'entoure point mon argile d'une auréole de gloire, oh! nul autre
honneur n'est dû à ma vie. Ce nom, ce nom seul, distinguera ma place,
immortalisée par lui, ou avec lui à jamais oubliée.



IV.

LES LARMES (1806).


      _O lacrymarum fons, tenero sacros Ducentium ortus ex animo;
      quater Félix! in imo qui scatentem Pectore te, pia Nympha,
      sensit_.

      (GRAY.)

1. Lorsque l'amitié ou l'amour éveille notre sympathie, lorsque la
vérité devrait paraître dans le regard, ces lèvres qui s'entr'ouvent ou
sourient, peuvent être trompeuses; mais la preuve, fidèle de notre
émotion est une larme.

2. Trop souvent un sourire n'est qu'un piége de l'hypocrite pour masquer
la haine ou la crainte: donnez-moi le doux soupir, tandis que l'œil,
miroir de l'ame, est terni un instant par une larme.

3. La tendre charité, en embrasant l'ame de ses ardeurs, la purifie
ici-bas de toute souillure de barbarie: la compassion inondera le cœur
où cette vertu est sentie, et répandra sur les yeux une bien douce
rosée, une larme.

4. L'homme condamné à mettre à la voile, au premier souffle d'un vent
favorable, pour traverser les flots de l'Atlantique, se penche sur
l'abîme qui, bientôt peut-être, deviendra son tombeau, et les flammes de
son regard ne brillent plus qu'à travers une larme.

5. Le soldat brave la mort, pour une couronne imaginaire, dans la
romantique carrière de la gloire; mais il relève l'ennemi une fois
terrassé, et arrose chaque blessure d'une larme.

6. Retourne-t-il, enflé d'orgueil, auprès de sa fiancée, après avoir
renoncé au glaive rougi de sang humain? toutes ses peines sont
récompensées, lorsque, embrassant la jeune fille, il baise sur sa
paupière une larme.

7. Heureux théâtre de ma jeunesse, séjour de l'amitié et de la
franchise; où l'amour faisait fuir mes rapides années, je te quittai à
regret, l'ame en deuil; je me tournai pour te voir une dernière fois:
mais le clocher m'apparut à peine à travers une larme.

8. Je ne puis plus adresser mes sermens à ma Marie, ma Marie jadis si
chère! mais je me rappelle l'heure où, sous l'ombrage de son berceau
favori, elle récompensait mes sermens avec une larme.

9. Possédée par un autre, puisse-t-elle vivre toujours heureuse! Mon
cœur doit toujours révérer son nom: en soupirant, je me résigne à perdre
ce que je crus autrefois mon bien, et je pardonne son infidélité en
versant une larme.

10. O vous, amis de mon cœur, je vais vous quitter; mais je n'ai pas
banni l'espoir du retour: peut-être nous nous reverrons dans cette
retraite champêtre; alors revoyons-nous comme nous nous séparons, avec
une larme.

11. Quand mon ame aura pris son vol vers les régions de la nuit, et que
mon cadavre sera gisant dans une bière, si vous passez près de la tombe
où se consumeront mes cendres, ah! mouillez ma poussière d'une larme.

12. Que le marbre pour moi ne se change point en un splendide monument,
élevé par les enfans de la vanité; que nul éloge mensonger ne célèbre
mon nom: je ne demande, je ne désire qu'une larme.



V.

PROLOGUE DE CIRCONSTANCE

PRONONCÉ AVANT LA REPRÉSENTATION DE: «THE WHEEL OF FORTUNE (LA ROUE DE
LA FORTUNE[4]),» SUR UN THÉÂTRE DE SOCIÉTÉ.


[Note 4: Pièce de Richard Cumberland.

(_N. du Tr._)]

Aujourd'hui que la politesse raffinée du siècle a chassé du théâtre la
raillerie immorale, et que le goût a stigmatisé cet esprit de licence
qui imprimait la honte sur les écrits de tout auteur, aujourd'hui que
nous cherchons à plaire par des scènes plus pures, et que nous n'osons
appeler la rougeur sur la joue de la beauté, ah! permettez à une muse
modeste de réclamer quelque pitié, et de rencontrer l'indulgence où elle
ne peut trouver la gloire; mais ce n'est pas pour elle seule que nous
désirons des égards: d'autres personnages paraîtront, plus convaincus
encore de leur peu de talent: vous n'aurez point ce soir des Roscius
vieillis dans les secrets de l'action scénique: nul Cooke, nul Kemble ne
peut ici vous saluer[5]; nulle Siddons[6] arracher une larme à votre
sympathie: vous êtes rassemblés pour voir, dans le drame nouveau, le
début d'acteurs encore en germe. Ici nous faisons l'essai de nos ailes à
peine garnies de plumes; ne rognez pas les ailerons avant que les
oiseaux puissent voler. Si nous succombons dans ce premier essor, hélas!
faibles que nous sommes, nous tombons pour ne plus nous relever. Il n'y
a pas qu'un seul malheureux qui, trahi par la peur, espère et presque
aussi redoute vos éloges: mais tous nos personnages attendent dans une
poignante incertitude la crise de leur destinée. Aucune pensée vénale ne
peut retarder nos progrès: vos généreux applaudissemens sont notre
unique récompense; pour les mériter, le héros déploie toutes ses forces,
l'héroïne baisse son œil timide devant votre regard: celle-ci au moins
doit avoir des protecteurs; on ne peut refuser sa bienveillance au sexe
le plus aimable; quand la jeunesse et la beauté forment l'égide d'une
femme, le plus grave censeur doit céder à tant d'attraits. Mais si nos
faibles tentatives n'ont aucun succès, si nos plus grands efforts, après
tout, sont stériles; que, du moins, la pitié inspire vos ames, et qu'à
défaut de bravos, elle nous accorde grâce et merci.

[Note 5: Un acteur anglais en paraissant sur la scène, fait toujours un
salut au public.

(_Note du Tr._)]

[Note 6: Célèbre actrice, sœur des deux Kemble.

(_N. du Tr._)]



VI.

SUR LA MORT DE M. FOX.


Un journal avait publié l'impromptu anti-libéral suivant:

«Les ennemis de notre nation pleurent la mort de Fox, mais ils bénissent
l'heure où Pitt rendit le dernier soupir: que le bon sens et la vérité
expliquent ces sentimens opposés, nous donnerons la palme à qui en est
vraiment digne.»

L'auteur de ces poèmes envoya la réponse suivante:

O factieuse vipère! dont la dent empoisonnée voudrait encore déchirer
les morts, en corrompant la vérité: Quoi! parce que _les ennemis de
notre nation_, animés d'un généreux sentiment, pleurent la mort de
l'homme de bien et du grand homme, faudra-t-il que des langues infâmes
essaient de ternir le nom de celui dont la digne récompense est une
renommée éternelle? Quand Pitt expira à l'apogée du pouvoir, ah! malgré
les revers qui obscurcirent sa dernière heure, la pitié étendit
au-devant de lui ses ailes humides de larmes: car les ames nobles _ne
font pas la guerre aux morts_; ses amis en pleurs lui donnèrent une
dernière prière, quand toutes ses erreurs s'endormirent dans le tombeau;
il plia comme Atlas sous le poids de tant de soins, de tant de luttes
qui fatiguaient notre patrie. Mais, en Fox, apparut aussitôt un Hercule
qui releva, pour un moment, la machine ébranlée: hélas! lui aussi, il
est tombé, lui qui réparait le malheur de la Bretagne: nos espérances,
si rapides à renaître, sont mortes avec lui; il n'y a pas qu'un grand
peuple qui élève une urne en son honneur: toutes les contrées de
l'immense Europe sont en deuil. «Que le bon sens et la vérité expliquent
ces sentimens opposés, pour qu'on donne la palme à celui qui en est
vraiment digne.» Mais ne laissons pas l'impure calomnie assaillir notre
homme d'état ou envelopper sa gloire d'un voile ténébreux. Fox, dont le
corps inanimé reçoit les pleurs du monde en deuil, dont les restes
chéris dorment sous un marbre honoré, sur qui les nations armées contre
nous gémissent elles-mêmes, dont tous, amis ou ennemis, reconnaissent le
génie: Fox brillera à jamais dans les annales de la Bretagne, et ne
cédera pas même à Pitt la palme du patriotisme, palme que l'envie,
cachée sous le masque sacré de la candeur, a osé réclamer pour Pitt, et
pour Pitt seul.



VII.

STANCES A UNE LADY,
EN LUI DONNANT LES POÈMES DE CAMOENS.


1. Peut-être, ô vierge chérie! apprécieras-tu en ma faveur ce gage sacré
d'une tendre estime: ce livre dit les rêves enchanteurs de l'amour,
sujet que nous ne pouvons point mépriser.

2. Qui blâme l'amour? c'est la sottise envieuse; c'est là vieille fille
désappointée, ou l'élève d'une école de prudes, condamnée à se faner
dans un ennui solitaire.

3. Lis donc, vierge chérie; lis avec abandon: car tu ne seras jamais au
nombre de telles femmes: ce n'est point en vain que je réclamerai de toi
quelque pitié pour les maux du poète.

4. C'était un barde vraiment inspiré; son feu ne fut ni faible ni
mensonger: puisse l'amour qui fut sa récompense être aussi la tienne!
Mais puisse ta destinée n'être point aussi cruelle[7]!

[Note 7: Allusions aux malheureuses amours de Camoëns avec Alayde.]



VIII.

A M*** (1806).


1. Oh! si ces yeux brillaient, non d'une flamme ardente, mais d'une
tendre émotion, peut-être exciteraient-ils de moins vifs désirs, mais tu
serais aimée plus qu'une mortelle.

2. Malgré les rayons sauvages de ces astres, tes angéliques attraits
nous obligent à l'admiration, qui bientôt fait place au désespoir: car
ce coup d'œil fatal nous défend l'estime.

3. Quand la nature t'introduisit si belle en cette vie, elle craignit
que la terre ne fût indigne de la divine perfection de tes charmes, et
que le ciel ne t'appelât parmi ses habitans:

4. Aussi, pour garder son plus cher ouvrage, pour empêcher les anges de
lui en disputer la possession, elle cacha, dans ces yeux naguère
célestes, un éclair terrible toujours prêt à étinceler.

5. Ces yeux pourraient faire pâlir le plus hardi des sylphes, quand ils
rayonnent comme le soleil en son midi; ta beauté doit nous enflammer
tous; mais qui peut affronter le feu de ton regard?

6. On dit que la chevelure de Bérénice, métamorphosée en étoiles, orne
la voûte de l'Empyrée; mais toi, tu n'y seras jamais admise: tu
éclipserais trop les sept planètes.

7. Car si tes yeux brillaient dans l'espace, à peine laisserais-tu
paraître la lumière des planètes, dont tu serais devenue la sœur: les
soleils eux-mêmes qui régissent les divers mondes, ne jetteraient qu'une
sombre lueur dans leur propre sphère.



IX.

A LA FEMME.


O femme! l'expérience a pu me dire que tous ceux qui te regardent
doivent t'aimer: sans doute, l'expérience a pu m'apprendre que tes plus
solides promesses ne sont rien; quand tu es placée devant moi dans tout
l'éclat de tes charmes, je ne songe plus qu'à t'adorer. O souvenir! bien
délicieux, quand l'espoir l'accompagne, quand nous possédons encore
l'objet de notre amour! Mais comme il est maudit par les amans, quand
l'espoir s'est envolé, quand la passion est éteinte. O femme! belle et
tendre enchanteresse! comme les jeunes hommes sont prompts à te croire!
comme le cœur palpite, quand pour la première fois nous voyons cet œil
qui roule dans un éclatant azur, ou resplendit tout noir, ou lance ses
doux rayons de dessous un sourcil châtain! Comme nous nous hâtons de
croire à tes sermens, de t'entendre engager ta foi de plein gré; dans
notre ravissement, nous espérons que ta fidélité sera éternelle, et
voilà que tu changes en un jour! Donc il sera toujours vrai de dire:
«Femme, tes sermens sont écrits sur le sable[8].»

[Note 8: Cette dernière pensée est la traduction presque littérale d'un
proverbe espagnol.]



X.

A. M. S. G.


1. Quand je rêve que vous m'aimez, vous me le pardonnez sans doute, et
vous n'étendez pas votre colère jusque sur mon sommeil; car ce n'est que
dans mes songes qu'existe votre amour: je me lève, et il ne me reste
qu'à pleurer.

2. O Morphée! empare-toi donc vite de mes facultés; répands sur moi ta
bienfaisante langueur; si je dois avoir un songe semblable à celui de la
nuit dernière, quelle divine extase m'est réservée!

3. On nous dit que le Sommeil, frère de la Mort, est l'image de notre
sort futur: oh! comme je désire rendre à la Parque le frêle souffle qui
m'anime, si c'est là un avant-goût des célestes félicités!

4. Ah! cessez, douce dame, de froncer votre aimable sourcil, et ne me
croyez point en cela trop heureux; si je pèche dans mon rêve, j'expie
mon péché maintenant, condamné que je suis à voir le bonheur sans
l'atteindre.

5. Quoique dans mes songes, douce dame, vous puissiez quelquefois
sourire, ne croyez pas ma pénitence insuffisante: quand votre présence
imaginaire abuse mon esprit qui sommeille, le réveil seul sera un assez
grand supplice.



XI.

CHANT DE REGRET.


1. Quand je rôdais, jeune highlander[9], sur la bruyère sombre, et que
je gravissais ton sommet escarpé, ô Morven, mont de neige[10]! afin de
contempler le torrent qui grondait au-dessous comme un tonnerre, ou le
brouillard de la tempête qui se grossissait sous mes pieds: alors
j'errais, libre de la tutelle de la science, étranger à la crainte,
aussi âpre que les rocs où grandissait mon enfance; un sentiment unique
était cher à mon cœur: ai-je besoin de vous dire, ô ma douce Marie!
qu'il était concentré en vous seule?

[Note 9: Mot consacré à la désignation des montagnards écossais: nous
avons cru devoir le conserver, comme tous ceux qui donnent une couleur
locale à la poésie.

(_N. du Tr._)]

[Note 10: Morven, haute montagne dans l'Aberdeenshire: «Gormal, mont de
neige (_Gormal of snow_),» est une expression qu'on rencontre souvent
chez Ossian.]

2. Cependant, ce ne pouvait être l'amour, car je n'en savais pas le nom;
quelle passion peut habiter dans le sein d'un enfant? Mais j'éprouve
encore une vive émotion, la même que je ressentais dans mon jeune âge
sur les cimes des montagnes désertes: une seule image était gravée dans
mon cœur: j'aimais mon froid pays, je ne soupirais pas après de
nouvelles contrés: j'avais peu de besoins, car mes désirs étaient
comblés; mes pensées étaient pures, car mon ame était avec vous.

3. Je me levais avec l'aurore; et je bondissais, avec mon chien pour
guide, de montagne en montagne; je luttais contre les ondes du Dee[11]
ballottées par la marée, et j'écoutais de loin le chant du highlander:
le soir, je me couchais sur un lit de bruyères; mes songes ne
présentaient que Marie à ma vue; avec quelle brûlante ardeur mes
dévotions s'élevaient au ciel, car ma première prière était de vous
bénir!

[Note 11: Le Dee est une belle rivière qui prend sa source près de Mar
Lodge, et se jette dans la mer à New-Aberdeen.]

4. Je quittai ma froide demeure, et mes rêves ont fui: les montagnes se
sont évanouies et ma jeunesse n'est plus: dernier rejeton de ma race, je
dois me flétrir dans la solitude, et ne trouver la joie que dans le
souvenir des jours passés: ah! la grandeur, en élevant ma destinée, l'a
rendue amère; plus douces furent les scènes que connut mon enfance;
quoique mes espérances aient été déçues, je ne les ai point oubliées;
quoique mon cœur soit froid, il languit encore près de vous.

5. Quand je vois quelque noire montagne dresser sa crête vers le ciel,
je songe aux rochers qui couvrent Colbleen[12] de leur ombre; quand je
vois le doux azur d'un œil qui exprime l'amour, je songe à ces yeux qui
me faisaient chérir un sauvage séjour; quand, par hasard, je vois une
chevelure ondoyante, dont la teinte soit un peu semblable à celle de vos
blondes tresses, je songe à cette longue chevelure d'or, apanage sacré
de la beauté et de Marie.

[Note 12: Colbleen est une montagne à l'extrémité des Highlands, non
loin des ruines de Dee-Castle.]

6. Toutefois le jour peut venir, où les montagnes, encore une fois,
m'apparaîtront vêtues de leur manteau de neige: mais tandis qu'elles
seront ainsi suspendues au-dessus de moi, et telles qu'elles furent
toujours, Marie sera-t-elle là pour me recevoir? Hélas! non. Adieu donc,
ô collines où mon enfance fut nourrie! et toi aussi, Dee, dont les eaux
s'écoulent si paisibles, je te dis adieu! Nulle demeure n'abritera ma
tête dans la forêt: ah! Marie, quelle demeure pourrait être habitée sans
vous?



XII.

A.....


1. Oh! oui, j'avouerai que nous étions chers l'un à l'autre; les amitiés
de l'enfance quoique légères sont vraies; l'amour que vous sentiez était
un amour de frère, et moi je nourrissais pour vous la même tendresse.

2. Mais l'amitié peut renoncer à ses douces lois: une affection de
plusieurs années en un moment expire. Comme l'amour, l'amitié a aussi
des ailes rapides; mais elle ne brûle pas, comme l'amour, de flammes
inextinguibles.

3. Bien souvent nous avons erré ensemble sur l'Ida[13]: heureuses furent
les scènes de notre jeunesse! Je l'avoue. Au printems de notre vie,
comme le ciel est serein! Mais aujourd'hui s'amoncellent les rudes
tempêtes de l'hiver.

[Note 13: Nom poétique de Harrow-on-the-hill, où Lord Byron fut élevé.
Voir la Vie de Byron.

(_N. du Tr._)]

4. La mémoire, cessant de s'unir à l'affection, ne nous retracera plus
les plaisirs accoutumés de notre enfance: quand l'orgueil couvre le sein
d'acier, le cœur est inflexible, et ce qui serait justice ne semble plus
que honte.

5. Cependant; cher S***, car je dois encore vous estimer, je ne puis
jamais adresser un reproche à ceux que j'aime, et ceux-là sont en petit
nombre; le hasard qui vous a perdu peut un jour racheter vos torts, le
repentir effacera le serment que vous avez fait.

6. Je ne me plaindrai pas, et, quoique notre affection soit glacée,
aucun secret ressentiment ne vivra dans mon cœur: mes esprits sont
calmés par une réflexion simple; c'est que tous deux nous pouvons avoir
tort, et que tous deux nous devrions pardonner.

7. Vous saviez que mon ame, mon cœur, mon existence vous appartenaient,
si le danger l'eût demandé; vous saviez que ni les ans, ni l'éloignement
ne pouvaient me changer, que j'étais dévoué tout entier à l'amour et à
l'amitié.

8. Vous saviez..., mais arrière cette vaine image du passé! Les liens de
l'affection sont désormais brisés: trop tard peut-être vous retrouverez
ces tendres souvenirs qui vous accableront, et vous soupirerez sur la
perte de votre ancien ami.

9. Pour le moment, nous nous séparons: j'espère que ce n'est point pour
toujours; car le tems et le regret vous rendront enfin à l'amitié. Nous
devons tous deux tâcher d'oublier nos dissentimens: je ne demande pas
d'autre expiation que des jours semblables aux jours passés.



XIII.

A MARIE,

EN RECEVANT SON PORTRAIT.


1. Cette image de tes charmes, imparfaite il est vrai, mais aussi
ressemblante que l'art des mortels pouvait la faire, délivre de la
crainte mon cœur fidèle, réveille mes espérances, et m'ordonne de vivre.

2. Je puis retrouver ici ces boucles d'or qui flottent sur ton front de
neige, ces joues qui sortirent du moule de la beauté elle-même, ces
lèvres qui me firent esclave de la beauté.

3. Ici, je puis retrouver..., mais non! cet œil dont l'azur nage dans un
feu liquide, doit défier le peintre et le forcer d'abandonner sa tâche.

4. J'y vois bien ce beau bleu qui le colore: mais où donc le rayon si
pur qui s'en échappait, qui donnait un nouveau lustre à son azur, comme
fait à l'océan la tremblante lumière de la lune?

5. Douce copie! tout inanimée, tout insensible que tu es, tu m'es cent
fois plus chère que ne le pourraient être toutes les beautés vivantes,
hors celle qui te plaça sur mon cœur.

6. Elle l'y plaça, mais avec tristesse, avec la vaine crainte que le
tems pourrait ébranler mon ame inconstante, sans savoir que son image
retient et enchaîne à jamais tous mes sens.

7. Cette image embellira pour moi les heures, les années, le cours
entier du tems; elle relèvera mon espoir dans les momens de sombre
inquiétude, m'apparaîtra dans la dernière lutte de la vie, et
rencontrera l'amour dans mon regard expirant.



XIV.

DAMÈTE.


Enfant[14] par la loi, adolescent par son âge, et, par son ame, esclave
de toute joie vicieuse; sevré de tout sentiment de honte et de vertu,
adepte en fait de mensonge, démon en fait de ruse; versé dans
l'hypocrisie, lorsqu'il n'est encore qu'un enfant; capricieux comme le
vent, plein d'inclinations sauvages; faisant de la femme sa dupe, de son
imprudent ami un instrument; vieux dans le monde, quoique à peine
échappé des bancs, Damète a parcouru tout le labyrinthe du péché; et il
est arrivé au bout, à l'âge où les autres commencent; encore aujourd'hui
des passions tumultueuses ébranlent son ame, et lui commandent de vider
jusqu'à la lie la coupe du plaisir; mais, dégoûté du vice, il rompt sa
chaîne, et ce qui était jadis ambroisie céleste, ne lui semble plus
qu'infernal poison.

[Note 14: C'est-à-dire, mineur.

(_N. du Tr._)]



XV.

A MARION.


Marion! pourquoi ce front pensif? quel dégoût as-tu pour la vie? Change
cette mine mécontente; ces traits froncés ne conviennent pas à une
personne si belle. Ce n'est pas l'amour qui trouble ton repos; l'amour
est étranger à ton ame; il paraît dans la bouche qui s'entr'ouvre au
sourire, il répand sa douleur en larmes douces et timides, ou abaisse
une paupière languissante; mais il évite cet air sombre et repoussant.
Reprends donc le feu qui animait ton regard: quelques-uns t'aimeront,
tous t'admireront; tant que ce froid aspect nous glace, nous ne pouvons
que rester dans la froideur de l'indifférence. Si tu veux surprendre les
cœurs errans, souris au moins, ou feins de sourire; des yeux comme les
tiens ne furent pas faits pour cacher leur éclat sous de sombres nuages;
en dépit de tout ce que tu voudrais dire, ils se jouent en regards
fripons. Tes lèvres,--mais ici ma modeste et chaste muse refuse d'obéir
à mon impulsion; elle rougit, fait la révérence et fronce le
sourcil,--bref, elle craint que le sujet ne me transporte; et,
s'enfuyant pour chercher la raison, elle ramène à tems la
prudence.--Tout ce que je dirai (car ce que je pense n'est exprimé ni
plus haut, ni plus bas), c'est que de telles lèvres, dont la vue nous
enchante, étaient formées pour quelque chose de mieux qu'un sourire
moqueur; cet avis, dépouillé de complimens qui l'adoucissent, est au
moins désintéressé; tels sont les vers que je t'adresse, naïfs et libres
de tout mélange de flatterie; un conseil comme le mien est le conseil
d'un frère; mon cœur est donné à d'autres, c'est-à-dire qu'inhabile à
tromper il se partage entre une douzaine de maîtresses. Marion! adieu!
oh! je t'en prie, ne méprise pas cet avertissement, quelque désagréable
qu'il puisse être; et afin que mes préceptes ne déplaisent point à ceux
qui regardent la remontrance comme chose importune, je te donnerai enfin
notre opinion concernant le doux empire de la femme; quoique nous
contemplions avec admiration des yeux d'azur, ou des lèvres brillantes
de vie, quoique les tresses ondoyantes nous attirent, quoique ces
beautés puissent nous distraire; papillons légers, nous sommes toujours
prêts à voltiger; tout cela ne peut encore fixer nos ames à l'amour. Ce
n'est point une censure trop sévère que de dire que cela forme un joli
portrait; mais si tu veux savoir la chaîne secrète qui nous attache
humbles esclaves à votre suite, et vous fait saluer reines de la
création, apprends-le en un mot, c'est l'animation.



XVI.

OSCAR D'ALVA.

BALLADE.


1. Comme, à travers la voûte azurée, le flambeau nocturne des cieux
brille d'un doux éclat sur le rivage de Lora, où s'élèvent les blanches
tourelles d'Alva qui n'entendent plus le fracas des armes!

2. Et cependant la lune qui parcourt cet horizon fit souvent jouer ses
rayons sur les casques d'argent, et aperçut, au milieu de la nuit
silencieuse, les guerriers d'Alva revêtus de leurs étincelantes cottes
de mailles.

3. Et sur les rocs ensanglantés que le château domine, et qui semblent
menacer les sombres flots de l'Océan, elle vit, jetant sa pâle lueur
parmi les rangs clair-semés de la mort, maint brave étendu par terre
dans le râle de l'agonie.

4. Plus d'un regard, qui ne devait pas revoir le lever de l'astre des
jours, se détourna languissamment de la plaine sanglante, et se fixa,
mourant, sur la lumière mourante de l'astre des nuits.

5. Pour ces yeux défaillans, c'était naguère un flambeau d'amour, dont
ils bénissaient la propice lueur; mais maintenant elle flamboyait d'en
haut, comme une torche sombre et funèbre.

6. La noble race d'Alva s'est éteinte, et l'on voit encore au loin ses
tours grises; ses héros ne pressent plus la chasse, ne soulèvent plus
les rouges vagues de la guerre.

7. Mais quel fut le dernier rejeton du clan d'Alva? pourquoi la mousse
croît-elle sur la pierre d'Alva? ces tours ne retentissent plus du pas
des hommes, l'écho n'y répond qu'au bruit du vent.

8. Et lorsque ce vent est violent et fort, on entend dans ce château un
murmure qui surgit sourdement dans les airs, et vibre sur les murailles
vermoulues.

9. Oui, lorsque gémit l'ouragan, il ébranle le bouclier du brave Oscar;
mais on ne voit plus s'élever ses bannières, ni flotter son panache
noir.

10. Le soleil éclaira des feux brillans de son lever la naissance
d'Oscar; Angus bénit son premier-né; et les vassaux accoururent en foule
autour du foyer de leur chef, pour applaudir à cette heureuse matinée.

11. Ils savourent, sur la montagne, la chair du daim sauvage; le pibroch
perce l'air de ses accens aigus; pour égayer davantage ce festin de
highlanders, les sons de l'instrument se succèdent en mélodie martiale.

12. Et ceux qui entendirent cette musique âpre et guerrière espérèrent
qu'un jour les accords du pibroch précéderaient cet enfant du héros,
lorsqu'il guiderait les braves qui se revêtent du tartan.

13. Une autre année a passé vite; déjà Angus bénit un autre fils; cette
naissance est célébrée comme la première, et cette fête joyeuse ne fut
pas courte.

14. Instruits par leur père à bander l'arc sur les sombres et orageuses
montagnes d'Alva, les deux frères, dans leur enfance, chassaient le
chevreuil agile, et dépassaient leurs lévriers dans leur course.

15. Puis, avant que les années de la jeunesse soient passées, ils se
mêlent aux rangs des guerriers; ils manient, avec légèreté la brillante
claymore, et envoient au loin la flèche sifflante.

16. Les cheveux d'Oscar étaient noirs; c'était avec une majesté sauvage
qu'ils flottaient au gré de la brise. Mais la chevelure d'Allan était
brillante et blonde; sa joue était pensive et pâle.

17. Oscar avait l'ame d'un héros; les rayons de la vérité étincelaient
dans son œil noir. Allan avait de bonne heure appris à se maîtriser, et
ses paroles avaient été douces dès sa jeunesse.

18. Tous deux, oui, tous deux étaient vaillans: la lance du Saxon se
brisa plus d'une fois sous leur acier. Le cœur d'Oscar méprisait la
crainte, mais le cœur d'Oscar savait sentir.

19. L'ame d'Allan, au contraire, ne répondait pas à ses traits, indigne
qu'elle était d'une aussi belle enveloppe: rapide comme l'éclair de la
tempête, sa vengeance mortelle frappait ses ennemis.

20. De la tour lointaine du haut Southannon, vint une jeune et noble
dame; avec les terres de Kenneth pour dot, vint une vierge aux yeux
bleus, la fille de Glenalvon.

21. Oscar réclama cette belle épouse, et Angus sourit à son Oscar:
l'orgueil féodal du père était flatté d'obtenir ainsi la fille de
Glenalvon.

22. Écoutez! les accords du pibroch sont gais. Écoutez! l'hymne nuptial
s'élève: les voix se répandent en accens joyeux, et prolongent encore le
chœur bruyant.

23. Voyez comme les plumes couleur de sang des héros assemblés flottent
dans le château d'Alva. Les jeunes montagnards prennent leurs plaids
bariolés, et attendent l'appel de leurs chefs.

24. Ce n'est pas la guerre que leurs regards demandent; le pibroch joue
le chant de la paix; les clans se pressent aux noces d'Oscar, et les
sons du plaisir ne cessent pas.

25. Mais où est Oscar? certes, il est tard; est-ce bien là l'ardente
flamme d'un fiancé? tandis que les hôtes en foule, que les dames
attendent, ni Oscar ni son frère n'arrivent.

26. Enfin Allan joignit la fiancée. «Pourquoi Oscar ne vient-il pas? dit
Angus.--Est-ce qu'il n'est pas ici? répliqua le jeune homme. Il n'était
pas venu se promener avec moi dans la clairière.

27. «Peut-être, dans l'oubli de ce jour solennel, il chasse le chevreuil
bondissant, ou les flots de l'Océan prolongent son absence; cependant la
barque d'Oscar est rarement retardée par les flots.

28.--Oh! non, non! répliqua le père, alarmé, ni la chasse, ni les flots
ne retiennent mon enfant; voudrait-il faire un tel affront à Mora? quel
obstacle l'empêcherait d'accourir auprès d'elle?

29. «Oh! cherchez, vous tous, amis! oh! cherchez tout à l'entour! Allan,
vole avec eux et parcours les domaines d'Alva! Trouvez Oscar, trouvez
mon fils; faites hâte, et n'osez pas répliquer.»

30. Tout est confusion... Le nom d'Oscar résonne en cris sourds dans la
vallée; il s'élève sur la brise qui murmure, jusqu'à l'heure où la nuit
étend ses ailes noires.

31. Ce nom interrompt le calme de la nuit; mais c'est en vain que les
échos le répètent à travers les ténèbres. Il retentit dans le brouillard
du matin; mais Oscar ne vient pas dans la plaine.

32. Durant trois jours, durant trois nuits sans sommeil, le chef du clan
d'Alva parcourut, à la recherche d'Oscar, toutes les cavernes de la
montagne: donc l'espoir est perdu. Abîmé dans la douleur, ce malheureux
père déchire les boucles flottantes de ses cheveux gris.

33. «Oscar! mon fils!... Toi, Dieu du ciel! rends-moi l'appui de mes
années chancelantes, ou, si cet espoir m'est désormais refusé, livre son
assassin à ma rage.

34. «Oui, sur quelque rivage désert et hérissé de rocs, les os de mon
Oscar doivent blanchir. Accorde-moi donc, ô grand Dieu! une seule grâce;
qu'auprès de lui périsse son père égaré par la fureur.

35. «Mais peut-être il vit encore..... Arrière, désespoir! Ah! sois
calme, mon ame, peut-être il vit encore... Cesse, ô ma voix, d'accuser
mon destin. Grand Dieu! pardonne-moi une prière impie.

36. «Quoi! si je l'ai perdu, je tombe oublié dans la poussière de la
mort; l'espoir des vieux jours d'Alva n'est plus. Hélas! de pareils
coups sont-ils justes?»

37. Ainsi pleura ce père infortuné, jusqu'à ce que le tems, qui adoucit
le plus cruel malheur, eût ramené le calme dans son esprit et tari la
source des larmes.

38. Car toujours survivait en son cœur un secret espoir qu'Oscar pouvait
un jour reparaître. Son espoir tour-à-tour s'affaiblit ou se réveilla,
tandis que le tems compta les heures d'une année allongée par l'ennui.

39. Les jours se suivirent; l'astre de lumière avait déjà terminé une
seconde fois sa course accoutumée; Oscar n'était point venu réjouir la
vue de son père, et le chagrin laissait une plus faible trace.

40. Car il restait encore le jeune Allan, maintenant unique joie de son
père; et le cœur de Mora fut vite gagné, car la beauté couronnait le
front de ce jeune homme à la blonde chevelure.

41. Mora songeait qu'Oscar était descendu dans la tombe, et que le
visage d'Allan était d'une merveilleuse beauté; que si Oscar vivait
encore, quelque autre femme avait subjugué son cœur infidèle.

42. Et Angus leur disait que si une année encore s'écoulait dans une
vaine espérance, ses plus tendres scrupules cesseraient, et qu'il
fixerait le jour de leur hyménée.

43. Les mois se succédèrent à pas lents; mais enfin, mille fois bénie,
arriva la matinée au bonheur consacrée; cette année d'anxiété et de
crainte une fois passée, quels sourires embellissent le visage des
amans!

44. Écoutez! les accords du pibroch sont gais. Écoutez! l'hymne nuptial
s'élève: les voix se répandent en accens joyeux et prolongent encore le
chœur bruyant.

45. De nouveau le clan, foule vive et gaie, se presse à la porte du
château d'Alva; des bruits de fête frappent au loin les échos et
rappellent la joie d'autrefois.

46. Mais quel est celui dont le noir sourcil reste sombre au milieu de
la gaîté générale? Devant les farouches éclairs de ses yeux languissent
les flammes bleues du foyer.

47. Noir est le manteau qui l'enveloppe; son haut panache est d'un rouge
de sang; sa voix est comme l'ouragan qui s'élève; mais sa marche est
légère et ne laisse aucune trace.

48. Il est minuit: on porte les toasts à la ronde; on boit à grands
traits à la santé du fiancé; les voûtes retentissent de mille cris, et
tous les convives unissent leurs voix pour célébrer cette heureuse
journée.

49. Tout-à-coup l'étranger se leva, et la foule bruyante fit silence, et
le front d'Angus exprima la surprise, et la joue délicate de Mora rougit
soudainement.

50. «Vieillard, s'écria-t-il, ce toast est fini; tu m'as vu boire
moi-même et célébrer les noces de ton fils: maintenant je réclamerai de
toi un autre toast.

51. «Tout ici n'est que fête et que joie pour bénir le destin fortuné de
ton Allan; mais, dis-moi, n'as-tu jamais eu d'autre enfant? Dis,
pourquoi donc Oscar serait-il oublié?

52.--Hélas! répondit le malheureux père, laissant échapper de grosses
larmes à mesure qu'il parlait, quand Oscar quitta mon château ou mourut,
ce cœur vieilli fut presque brisé.

53. «Trois fois la terre a renouvelé sa course, sans que l'aspect
d'Oscar vînt réjouir mes yeux: Allan est ma dernière espérance, depuis
la mort ou la fuite du vaillant Oscar.

54.--C'est bien, répliqua le grave étranger, et son œil, roulant dans
son orbite, lançait de farouches éclairs; j'apprendrais volontiers le
destin de ton Oscar; peut-être le héros n'a pas péri.

55. «Peut-être, si ceux qu'il a tant aimés l'appelaient, ton Oscar
reviendrait: peut-être le guerrier n'a fait qu'errer au loin; et pour
lui ton _beltane_[15] peut encore brûler.

[Note 15: _Beltane tree_: arbre qu'on plante au premier mai (jour de
fête dans les _Highlands_), et autour duquel on allume des feux
brillans.]

56. «Remplis le bowl tout entier, et qu'il fasse le tour de la table.
Nous ne réclamerons pas ce toast par surprise: que chacun ait sa coupe
pleine de vin. Bois avec moi à la santé d'Oscar absent.

57.--De tout mon cœur, dit le vieil Angus, et il remplit son gobelet
jusqu'aux bords: je bois à la mémoire de mon enfant, mort ou en vie; je
ne retrouverai jamais un fils comme lui.

58.--Tu as bravement porté ce toast, vieillard; mais pourquoi Allan
est-il là tout tremblant? Viens, bois à la mémoire du mort, et lève ta
coupe d'une main plus ferme.»

59. La rougeur éclatante du visage d'Allan fit soudain place au teint
d'un fantôme; la sueur de la mort tombait en rosée glaciale.

60. Trois fois il éleva son gobelet, et trois fois ses lèvres refusèrent
d'y goûter; car trois fois il surprit l'œil de l'étranger fixé sur le
sien avec une mortelle indignation.

61. «Et c'est ainsi qu'un frère célèbre ici la mémoire chérie d'un
frère? Si la force de l'amitié a un tel effet, qu'attendrions-nous donc
de la crainte?»

62. Excité par l'ironie, il éleva le gobelet: «Plût à Dieu qu'Oscar
partageât aujourd'hui notre joie!» Une terreur intime glaça son ame; il
dit, et jeta la coupe à terre.

63. «C'est lui, j'entends la voix de mon meurtrier!» s'écrie un sombre
spectre de feu. «La voix d'un meurtrier!» répondent les voûtes du
château, et l'ouragan qui éclate grossit de plus en plus.

64. Les flambeaux pâlissent, les guerriers frissonnent, l'étranger s'en
est allé.--Au milieu de la foule, on voit un spectre en tartan vert,
ombre terrible, qui grandit de moment en moment.

65. Un large ceinturon attachait ses vêtemens, son panache noir ondoyait
sur sa tête; mais sa poitrine était nue, avec de rouges blessures, et
morne était l'éclat de son œil, comme s'il eût été de verre.

66. Et trois fois, de son sinistre regard, il sourit à Angus, en pliant
le genou; et trois fois il lança un sombre coup-d'œil sur un guerrier
tombé à terre, que la foule ne regarde plus qu'en tremblant d'horreur.

67. On entend crier les verroux d'un bout du château à l'autre; les
tonnerres mugissent dans les airs, et le fantôme, au milieu des nuages,
est emporté en haut sur l'aile de la tempête.

68. La fête fut glacée, le repas interrompu.--Qui est là étendu sur la
dalle? L'ame oppressée du vieil Angus avait tout oublié; enfin son pouls
bat de nouveau et le rend à la vie.

69. «Arrière, arrière! que l'art essaie de rouvrir les yeux d'Allan à la
lumière.» C'en est fait de son argile, sa course est achevée; ah! jamais
Allan ne se relèvera!

70. La poitrine d'Oscar est froide comme la poussière; ses cheveux sont
soulevés par la brise; la flèche empennée d'Allan est restée dans son
sein: il gît dans la noire vallée de Glentanar.

71. Et d'où vient le terrible étranger? Ou qui était-il? Aucun être
mortel ne peut le dire; mais on ne peut douter de la forme que revêtit
le spectre de feu, car les fils d'Alva connaissaient bien Oscar.

72. L'ambition donna la force au bras d'Allan: son dard vola sur l'aile
d'un démon triomphant de joie, quand l'envie agita ses brûlans tisons et
répandit son venin dans le cœur du jeune homme.

73. Rapide fut le trait qui, parti de l'arc d'Allan, se souilla d'un
sang abominable: le panache noir du brun Oscar est tombé; le dard fatal
a tari en lui les sources de la vie.

74. C'est Mora dont le regard rendit Allan coupable; c'est elle qui fit
révolter son orgueil blessé. Hélas! ces yeux qui étincelaient des rayons
de l'amour devaient pousser une ame à un crime infernal.

75. Regarde, ne vois-tu pas un tombeau solitaire qui s'élève sur la
cendre d'un guerrier? il brille d'un éclat sombre à travers le
crépuscule: c'est le lit de noces d'Allan.

76. C'est loin, bien loin du noble sépulcre qui renferme les mânes
illustres de son clan. Nulle bannière ne flotte au-dessus de ses restes,
car elle serait souillée du sang fraternel.

77. Quel ménestrel aux cheveux gris, quel barde aux blancs cheveux
célébrera, sur la harpe, les exploits d'Allan? Le chant du poète est la
plus belle récompense de la gloire; mais qui peut chanter les louanges
d'un meurtrier?

78. La harpe doit rester immobile, insonore: nul ménestrel n'ose
réveiller cette histoire; sa main paralysée se glacerait en punition de
sa faute, et les cordes de sa harpe se briseraient.

79. Aucune lyre illustre, aucun hymne solennel ne répandra sa gloire
dans le monde. Quel en serait l'écho? la malédiction amère d'un père
expirant, le gémissement d'un frère assassiné!



XVII.

AU DUC DE DORSET.

AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR.


En faisant la revue de mes papiers, afin d'y choisir quelques nouveaux
poèmes pour cette seconde édition, je trouvai les vers suivans, que
j'avais totalement oublies. Je les avais composés dans l'été de 1805,
peu de tems avant mon départ de Harrow-on-the-Hill. C'est une pièce
adressée à un jeune condisciple de haut rang, qui m'avait souvent
accompagné dans les courses que je faisais dans le voisinage: il n'a
cependant jamais vu ces vers, et très-probablement ne les verra jamais.
Comme, en les relisant, je ne les ai pas trouvés pires que quelques
autres pièces de ce recueil, je les publie aujourd'hui pour la première
fois, après de fort légères corrections.

D.r..t! dont le jeune âge unit ses pas aux miens pour explorer les
sentiers de la clairière de l'Ida[16]; toi, que l'affection m'apprit à
protéger toujours, et te fit de moi un ami plutôt qu'un tyran, quoique
les usages sévères de notre école t'eussent prescrit l'obéissance et
m'eussent donné le commandement[17]; toi, sur qui vont pleuvoir, dans
quelques années, les richesses et les honneurs, aujourd'hui même tu
possèdes un nom illustre, placé haut dans le monde et non loin du trône.
Cependant, D.r..t, ne laisse pas séduire ton ame, au point de fuir les
beautés de la science ou de secouer toute espèce de joug, bien que des
maîtres faibles[18], craignant de blâmer l'enfant titré qui, un jour,
distribuera des grâces, regardent les erreurs du duc avec trop
d'indulgence, et ferment les yeux sur des fautes qu'ils tremblent de
châtier.

[Note 16: Le nom d'Ida est donné, par antonomase, à Harrow-on-the-Hill;
où Byron s'était trouvé dans la même école que le duc de Dorset.

(_N. du Tr._)]

[Note 17: Dans les écoles publiques, les jeunes gens sont entièrement
subordonnés aux classes supérieures, jusqu'à ce qu'ils y aient pris
place eux-mêmes: nul rang social n'exempte de cette espèce de noviciat.]

[Note 18: Je déclare n'avoir eu en vue aucune allusion personnelle, même
la plus éloignée. Je mentionne simplement, d'une manière générale, ce
qui n'est que trop souvent vrai, la faiblesse des précepteurs.]

Quand de jeunes parasites qui fléchissent le genou devant la richesse,
leur idole dorée, et non pas devant toi, car un enfant même, à l'aurore
de sa grandeur, trouve des esclaves qui le flattent et le cajolent;
quand ils te diront «que la pompe devrait seule environner le jeune
homme prédestiné par sa naissance à être si grand; que les livres ne
sont faits que pour de pauvres diables; que les nobles esprits méprisent
les règles communes,» ne les crois point,--ils te marquent le chemin de
la honte, et cherchent à ternir l'honneur de ton nom; reviens vers ce
petit nombre d'écoliers de l'Ida, dont les ames ne dédaignent pas de
condamner ce qui est mal; ou si, parmi les camarades de ta jeunesse,
aucun n'ose élever la voix sévère de la vérité, interroge ton propre
cœur! il te dira: «Jeune homme, abstiens-toi,» car je sais bien que la
vertu y demeure.

Oui, je t'ai observé dans plus d'une journée; mais, aujourd'hui, de
nouveaux objets m'appellent ailleurs. Oui, j'ai observé, dans cet esprit
généreux, des sentimens qui, mûris avec soin, feront le bonheur de tes
semblables. Ah! quoique la nature m'ait fait moi-même altier et sauvage,
que l'indiscrétion m'ait nommé son enfant favori; quoique toute erreur
me marque de son sceau et me condamne à tomber, cependant je voudrais
bien tomber seul: quoique nul précepte ne puisse aujourd'hui dompter mon
cœur hautain, j'aime encore les vertus dont je ne puis me faire honneur
à moi-même.

Ce n'est point assez de briller avec les autres fils du pouvoir, comme
le folâtre météore d'une heure, de remplir, ô faible orgueil! une page
des annales de la pairie avec de longs titres, qui ne figurent plus loin
dans aucune autre page; partage donc la commune destinée de la foule
titrée, admiré durant ta vie, oublié dans le sépulcre, lorsque rien ne
te distinguera des morts vulgaires, sinon la lourde et froide pierre qui
couvrira ta tête, l'écusson tombant en poudre, ou le chef-d'œuvre de
l'art héraldique, ce blason bien armorié mais négligé, où les lords, que
rien n'a illustrés, trouvent, dans la tombe, tout juste assez de place
pour laisser après eux un nom sans gloire. Ils dorment là, ignorés comme
les sombres voûtes qui cachent leur poussière, leurs folies et leurs
fautes: race dont les vieilles armoiries, les vieux titres sont couchés
dans des registres destinés à n'être jamais lus. Oh! que je voudrais,
d'un regard prophétique, te voir prendre une place élevée parmi les bons
et les sages, poursuivre une glorieuse et longue carrière, le premier en
talent comme en rang, fouler aux pieds tous les vices, fuir toute basse
action; enfin, n'être plus le mignon de la fortune, mais son plus noble
fils.

Parcours les annales des anciens jours, lis les faits éclatans de tes
premiers aïeux. Un d'eux[19], tout courtisan qu'il était, fut un homme
de rare mérite, et eut la gloire de donner le jour au drame anglais. Un
autre[20] non moins renommé pour son esprit, n'est déplacé ni à la cour,
ni dans les camps, ni dans le sénat; vaillant sur le champ de bataille,
favori des neuf sœurs, destiné à briller dans toute haute sphère;
distingué de la foule dorée, il fut l'orgueil des princes et l'honneur
de la poésie. Tels furent tes pères; porte donc ainsi leur nom, héritier
non-seulement de leurs titres, mais encore de leur gloire. L'heure
approche; quelques jours encore, et ce petit théâtre de joies et de
douleurs sera fermé pour moi. Chaque moment m'avertit de renoncer à ces
ombrages, où l'espérance, la paix et l'amitié faisaient tout mon bien;
l'espérance qui variait comme les couleurs de l'arc-en-ciel, et qui
dorait les ailes rapides du tems; la paix, que n'éloigna jamais la
sombre réflexion, en rêvant les orages des jours à venir; l'amitié, dont
l'enfance connaît seule le sincère langage. Hélas! ils n'aiment point
assez long-tems ceux qui aiment si bien. Adieu donc, séjour de mon jeune
âge! Et n'adressons pas à ce théâtre chéri un long et pénible adieu,
comme fait l'exilé à son rivage natal, dont il s'écarte lentement sur la
surface de l'abîme azuré, et qu'il regarde d'un œil attristé, mais
incapable de pleurer.

[Note 19: «Thomas Sackville, lord Buckurst, créé comte de Dorset par
Jacques Ier, fut une des premières et des plus brillantes gloires de la
poésie nationale, et, le premier, il donna un drame régulier.»

(Anderson's _British poets_.)]

[Note 20: Charles Sackville, comte de Dorset, regardé comme l'homme le
plus accompli de son tems, se distingua également à la cour si
voluptueuse de Charles II, et à la cour si sombre de Guillaume III. Il
se comporta en brave au combat naval livré, en 1665, contre les
Hollandais, un jour avant qu'il composât son célèbre poème. Son
caractère a été peint avec les plus vives couleurs par Dryden, Pope,
Prior et Congrève.

(Voy. Anderson, _British poets_.)]

D.r..t! adieu! Je ne demanderai point d'un si jeune cœur un sentiment de
triste souvenance; la matinée de demain chassera mon nom de ta jeune
mémoire, et n'en laissera aucune trace. Et néanmoins, peut-être, dans un
âge plus mûr, puisque le hasard nous a jetés dans la même sphère,
puisque le même sénat, la même cause peut réclamer un jour notre
suffrage pour l'état, nous nous rencontrerons là, et passerons l'un à
coté de l'autre avec un œil indifférent, avec un regard froid et
lointain. Pour moi, à l'avenir, ni ennemi ni ami, étranger à toi, à ton
bonheur ou à ton infortune, je n'espère plus repasser en souvenir avec
toi le cours de nos premières années; je n'aurai plus, comme naguère, la
joie de passer mes heures dans ta compagnie; je n'entendrai plus, que
dans la foule; ta voix si familière à mon oreille. Cependant, si les
vœux d'un cœur inhabile à déguiser ses sentimens, que peut-être il
aurait dû renfermer, si ces vœux..... (mais il faut finir cette longue
épître). Ah! si ces vœux ne sont point exprimés en vain, le séraphin,
gardien et guide de ta destinée, te laissera aussi illustre qu'il te
trouva grand.



TRADUCTIONS ET IMITATIONS.

Il est évident que nous n'avons pas dû traduire cette partie des _Heures
de loisirs_; voici seulement la liste des diverses pièces traduites par
Lord Byron:

   1° Apostrophe d'Adrien à son ame, sur son lit de mort:

              _Animula! vagula, blandula_, etc.

   2° Traduction d'une épître de Catulle: _Ad Lesbiam_.

   3° Traduction de l'_Épitaphe de Virgile et de Tibulle_, par
   Domitius Marsus.

   4° Traduction de Catulle: _Luctus de morte passeris_.

   5° Imitation de Catulle: _Les Baisers_.

   6º Traduction d'Anacréon: _A sa lyre_; ϑέλω λἐγειν Ἀτρείδας.

   7° Ode III du même: _L'Amour mouillé_.

   8° Fragmens d'exercices classiques, traduits du _Prométhée
   enchaîné_ d'Eschyle. (_Harrow-on-the-Hill_, Dec. I, 1804.)

   9° Paraphrase de l'épisode de Nisus et Euryale, _Énéid_.
   liv. IX.

   10º Traduction d'un chœur de la _Médée_ d'Euripide.



PIÈCES FUGITIVES.



I.

PENSÉES

SUGGÉRÉES PAR UN EXAMEN DE COLLÉGE (1806).


Au milieu de l'assemblée, entouré de sa cour des pairs, Magnus[21] élève
son front ample et sublime; placé sur le fauteuil de président, il
semble un dieu qui, d'un signe, fait trembler les vétérans et les
nouveaux[22]. Lorsque tous, autour de lui, observent sur leurs siéges le
plus sombre silence, sa voix de tonnerre ébranle le dôme retentissant,
en adressant de sévères reproches aux misérables peu habiles à
s'évertuer aux mystères mathématiques. Heureux le jeune homme versé dans
les axiomes d'Euclide, quoique faible d'ailleurs dans tout autre art!
Heureux celui qui, sachant à peine écrire un vers anglais, scande les
mètres attiques avec le coup-d'œil d'un critique! Comment donc? Il ne
sait pas comment périrent ses aïeux, lorsque nos discordes civiles
entassaient les morts dans les champs, lorsqu'Édouard guidait ses
troupes conquérantes, ou que Henri foulait aux pieds l'orgueil de la
France; il s'étonne au nom de la Grande Charte; mais il récapitule fort
bien les lois de Sparte; il peut dire quels édits fit le sage Lycurgue,
tandis qu'il a laissé sur la planche de sa bibliothèque le livre de
Blackstone; il vante la gloire immortelle des drames grecs, lorsqu'il se
rappelle à peine le nom du barde de l'Avon.

[Note 21: Je n'entends donner lieu à aucune réflexion défavorable à
celui que je mentionne sous le nom de Magnus: il est simplement
représenté comme accomplissant une fonction indispensable de sa charge.
D'ailleurs le ridicule retomberait sur moi, puisque ce _gentleman_ est
aujourd'hui aussi distingué par son éloquence et par la dignité avec
laquelle il remplit sa place, qu'il l'était dans ses jeunes années par
son esprit et sa bonne humeur.]

[Note 22: _Sophs and freshmen_: les _sages_ et les _nouveaux_, termes
consacrés, à Cambridge, pour désigner les étudians de première et de
seconde année.

(_N. du Tr._)]

Tel est le jeune homme, dont le cerveau scientifique obtiendra les
honneurs scholaires, les médailles, les bourses, ou peut-être même le
prix de déclamation, s'il élève ses regards jusques à ce faîte glorieux.
Mais ce n'est point un talent ordinaire qui peut espérer d'atteindre à
cette coupe d'argent si enviée: non pas que nos esprits exigent beaucoup
d'éloquence, le style brûlant de l'orateur athénien ou le feu de
Cicéron; une matière claire ou animée est inutile, puisque nous
n'essayons pas de convaincre par la parole. Que d'autres orateurs soient
fiers du talent de plaire, nous parlons pour nous plaire à nous-mêmes,
et non pour émouvoir la multitude: notre gravité préfère, le ton du
murmure, un mélange approprié du cri et du gémissement; aucune grâce ne
doit être empruntée de l'action; le geste le plus léger déplairait au
doyen, et tous les gradués ébahis clabauderaient contre ce qu'ils ne
pourraient jamais imiter.

L'homme qui espère obtenir la coupe promise doit se tenir toujours dans
la même posture, et ne jamais lever les yeux, ni s'arrêter, mais manger
chaque mot, peu importe qu'on n'entende rien. Qu'il se presse donc sans
songer au repos; qui parle le plus vite est certain de parler le mieux;
qui prononce le plus de mots dans le plus court espace de tems, peut
espérer à coup sûr de gagner le prix à cette course de paroles.

Voilà donc les enfans de la science, ceux qui, récompensés ainsi,
vieillissent à l'aise sous les tranquilles ombrages de Granta[23]! Là,
sur les bords marécageux du Cam[24], ils demeurent oisifs, vivent sans
réputation, sans honneur,--meurent sans être pleurés. Sourds comme les
portraits qui ornent leurs salles, ils croient que tout savoir est
renfermé dans leurs murs. Grossiers dans leurs mœurs, exacts à de sottes
formalités, ils affectent de dédaigner tous les arts modernes; mais ils
prisent les notes de Bentley, de Brunck[25] ou de Porson[26], beaucoup
plus que le vers commenté par le critique. Vains comme leurs honneurs,
lourds comme leur ale, tristes comme leur esprit, et ennuyeux comme
leurs récits; morts à l'amitié, quoiqu'ils sachent encore être
sensibles, alors que leur intérêt ou celui de l'église requiert un zèle
fanatique. Ils vont en grande hâte faire leur cour au maître du pouvoir,
soit que Pitt ou Petty règle l'heure des audiences[27]. Ils inclinent
leurs têtes devant lui, avec un sourire suppliant, lorsque les mitres
sont étalées en perspective à leurs yeux; mais s'il était renversé par
l'orage de la disgrâce, ces hommes voleraient à la rencontre de son
successeur. Tels sont ceux qui gardent les trésors du savoir; telle est
leur coutume, telle est leur récompense. Au moins pouvons-nous nous
hasarder à dire que la prime ne peut excéder leur déboursé.

[Note 23: Nom poétique de Cambridge.

(_N. du Tr._)]

[Note 24: Le Cam, rivière de Cambridge.

(_N. du Tr._)]

[Note 25: Critiques célèbres.]

[Note 26: Professeur actuel de langue grecque au collége de la Trinité,
à Cambridge; homme dont les hautes facultés et les écrits justifient
peut-être une pareille préférence.]

[Note 27: Depuis que ces vers ont été écrits, lord H. Petty (aujourd'hui
marquis de Lansdown) a perdu sa place, et subséquemment, j'allais dire
conséquemment, l'honneur de représenter l'université: un fait si clair
n'a pas besoin de commentaire.]



II.

AU COMTE DE ***.

                           _Tu semper amoris
   Sis memor, et cari comitis ne abscedat imago_.

   (VALÉRIUS FLACCUS.)


1. Ami de ma jeunesse! Quand nous errions ensemble, écoliers l'un de
l'autre aimés, embrasés de l'amitié la plus pure; le bonheur qui
emportait sur son aile ces heures de roses était une pluie de délices,
telle qu'il en tombe rarement sur les mortels d'ici-bas.

2. Le souvenir seul m'est plus cher que toutes les joies que j'aie
jamais connues. Loin de vous, c'est une peine; mais c'est encore une
peine agréable que de repasser en mémoire ces jours et ces heures, et de
soupirer encore le mot d'adieu!

3. Ma pensée mélancolique se nourrit de ces scènes dont je ne jouirai
plus, de ces scènes que je regretterai toujours; la mesure de notre
jeunesse est comblée, le rêve du soir de la vie est sombre et noir. Nous
rencontrerons-nous?... Ah! jamais!

4. Comme deux fleuves, enfans d'une même fontaine, en vain sortent
ensemble d'une commune source, bientôt, divergeant de cette unique
origine, suivent chacun, en murmurant, une route diverse, jusqu'à ce
qu'ils se confondent dans l'Océan:

5. Ainsi, nos vies désormais couleront séparées; leurs ondes, heureuses
ou funestes, quoique voisines, hélas! ne se mêleront plus comme naguère;
rapides ou lentes, noires ou limpides, elles arriveront au gouffre sans
fond de la mort, pour quitter à jamais le rivage.

6. Nos ames, ô mon ami! qu'animait auparavant un seul désir, qui
vivaient de la même pensée, sont aujourd'hui entraînées dans des sphères
différentes. Dédaignant les humbles amusemens de la campagne, c'est
votre destin de vous mêler à une cour élégante, et de briller dans les
annales de la mode.

7. Le mien est de perdre mon tems à l'amour, ou d'exhaler mes rêveries
en rimes, sans le secours de la raison; car le bon sens et la raison, au
su et au vu des critiques, ont abandonné tout poète amoureux, et ne se
sont laissés saisir par aucune de ses pensées.

8. Pauvre Little[28]! barde à la voix douce et mélodieuse! On vient de
traiter tes sublimes chants comme œuvres monstrueuses: celui qui dévoila
les secrets de l'amour devait être stigmatisé par les terribles
_Reviewers_, comme un être sans esprit et sans mœurs[29].

[Note 28: _Little_ (petit, enfant), nom sous lequel Thomas Moore publia
ses poésies érotiques.

(_N. du Tr._)]

[Note 29: Ces stances furent écrites peu de tems après qu'une _Revue_ du
nord eût inséré une critique sévère sur une nouvelle publication de
l'Anacréon anglais, Thomas Moore.]

9. Et cependant, lorsque tu as en partage les éloges de la beauté, ne te
plains pas de ton lot, harmonieux favori des neuf sœurs: on lira encore
tes lays délicieux, quand le bras de la persécution sera mort et que les
critiques seront oubliés.

10. Pourtant, je dois accorder quelque mérite à ces dignes personnages
qui châtient avec une implacable ardeur les mauvais vers et ceux qui les
composent; et quoique je puisse moi-même être le premier en proie aux
sarcasmes des critiques, certes je ne me battrai point avec eux[30].

[Note 30: Un poète (_horresco referens_) défia son _reviewer_ à un
combat à mort. Si cet exemple prévalait, nos censeurs périodiques
devraient se plonger dans le Styx; car comment se sauveraient-ils
autrement de la nombreuse armée de leurs assaillans furieux?]

11. Peut-être feraient-ils tout aussi bien d'écraser la lyre d'un tel
commençant, cette lyre aux sons âpres et rudes: celui qui offense si
impertinemment à dix-neuf ans, avant trente deviendra, je gage, un
pécheur endurci.

12. Maintenant, je reviens à vous, et certes, je vous dois des excuses.
Recevez donc mon apologie: en vérité, cher--, dans l'essor de mon
imagination, je vole à droite et à gauche; ma muse aime la digression.

13. Je vous disais, ce me semble, que votre destin serait d'ajouter une
étoile au royal empyrée; puisse un royal sourire vous accueillir! Sous
le règne d'un noble monarque, vous ne chercheriez pas en vain ce
sourire, si le mérite vous sert de recommandation.

14. Mais la cour abonde en périls; de perfides rivaux y étalent un éclat
trompeur. Puissent les saints vous garantir de leurs piéges! Puisse
votre amour ou votre amitié ne demander une tendre affection qu'à ceux
qui seront le plus dignes de vous.

15. Puissiez-vous ne pas vous écarter un moment du sûr et droit chemin
de la vérité; n'être jamais leurré par l'appât des plaisirs! Puissent
vos pas imprimer leur trace sur les roses; vos sourires être toujours
des sourires d'amour; vos larmes, des larmes de joie!

16. Oh! si vous souhaitez que le bonheur charme vos jours et vos années
à venir, et que les vertus couronnent votre front, soyez toujours ce que
vous étiez, aussi pur que je vous ai connu; soyez toujours ce que vous
êtes aujourd'hui.

17. Une part légère de gloire, qui viendrait réjouir mes ans à leur
déclin, me serait alors doublement chère; mais lorsque je bénis votre
nom chéri, je renoncerais à la renommée du poète pour être au moins ici
un prophète.



III.

GRANTA, MACÉDOINE (1806).

      Ἀργυρέαις λόγχαισι µάχου καὶ πάντα κρατήσαις.


1. Oh! si le miracle du démon de Lesage[31] pouvait se réaliser à mon
gré, Asmodée, cette nuit, soulèverait mon corps tremblant dans les airs,
et irait le placer sur le clocher de Sainte-Marie.

[Note 31: _Le Diable Boiteux_ de Lesage; le démon Asmodée place Don
Cléophas sur un lieu élevé, et découvre à ses regards l'intérieur des
maisons.]

2. Là, il me montrerait les salles de l'antique Granta, dont les toits
découverts n'arrêteraient plus mes regards, pleines d'habitans
pédantesques, gens rêvant le surplis de linon ou la stalle d'honneur qui
doivent être la proie de leur vote vénal.

3. Là, je verrais les concurrens rivaux, Petty et Palmerston aux aguets,
cabaler de toute leur puissance pour le prochain jour d'élection.

4. Quoi? candidats et votans; troupe sainte, tous sont dans les bras du
sommeil; c'est une race renommée pour sa piété, et dont les remords ne
troublent jamais le repos.

5. Lord Henri[32] ne peut avoir un doute; les votans sont personnes
sages et réfléchies; ils savent bien que les promotions ne peuvent
arriver que rarement et de tems en tems.

[Note 32: Henri Petty.

(_N. du Tr._)]

6. Ils savent que le chancelier a maintenant quelques jolis bénéfices à
sa disposition; chacun d'eux espère en avoir un en partage, et sourit
par conséquent à ses offres.

7. Maintenant que la nuit s'avance, je détourne mes yeux de cette scène
soporifique pour voir, sans être le moins du monde aperçu, les studieux
enfans de l'_Alma mater_[33].

[Note 33: _Alma mater_ (mère bienfaisante), mot consacré pour designer
l'université.

(_N. du Tr._)]

8. Là, dans une chambre étroite et humide, le candidat pour les prix de
collége travaille, le nez sur ses cahiers, à la clarté d'une lampe
nocturne, se couche tard et se lève matin.

9. Certes, il mérite bien de gagner ces prix avec tous les honneurs de
son collége, celui qui, faisant de si pénibles efforts pour les obtenir,
court ainsi après un stérile savoir;

10. Celui qui sacrifie ses heures de repos pour scander avec précision
les mètres attiques, ou fatigue sa cervelle agitée à résoudre des
problèmes mathématiques;

11. Celui qui lit des fautes de quantité dans Sele[34], ou qui se met la
tête à la torture sur un triangle énigmatique; qui, privé souvent d'un
repas salutaire, est condamné à disputer dans un latin barbare[35],

[Note 34: L'ouvrage de Sele sur les mètres grecs fait preuve d'un talent
et d'une sagacité rares; mais, comme on doit s'y attendre dans un genre
de travail si difficile, n'est pas remarquable pour l'exactitude.]

[Note 35: Le latin des écoles est de l'espèce canine (_canina species_),
et fort peu intelligible.]

12. Qui renonce aux pages agréables et utiles des écrivains historiques,
et préfère à la littérature le carré de l'hypoténuse[36].

[Note 36: Théorème découvert par Pythagore: le carré de l'hypoténuse du
triangle rectangle est égal à la somme des carrés des deux autres
côtés.]

13. Mais du moins ces occupations, sont innocentes, et ne font de mal
qu'au pauvre étudiant; elles sont louables en comparaison d'autres
récréations qui rassemblent la troupe imprudente.

14. Comme la vue est choquée de leurs débauches désordonnées, lorsqu'ils
unissent le vice et l'infamie, lorsque l'ivresse et les dés les
entraînent, lorsque tous leurs sens sont noyés dans le vin!

15. Telle n'est pas la bande des méthodistes, qui méditent des plans de
réforme: ceux-ci invoquent le Seigneur dans une humble attitude, et
prient pour les péchés d'autrui.

16. Mais ils oublient que leur esprit d'orgueil, leur triomphante fierté
dans cette vie d'épreuves, diminue grandement le mérite de cette
abnégation dont ils se targuent si fort.

17. C'est le matin.--Je détourne ma vue de ce spectacle.--Que rencontre
alors mon regard? Une foule nombreuse, vêtue de blanc[37], traverse la
pelouse à pas mesurés.

[Note 37: Le jour de la fête d'un saint, les étudians portent des
surplis dans la chapelle.]

18. La cloche de la chapelle retentit à grand bruit dans les airs; elle
se tait:--quels sons entends-je alors? Les accords doux et célestes de
l'orgue pénètrent mon oreille attentive.

19. A cela se joint l'hymne sacré, le chant solennel du roi poète; et
toutefois, lorsqu'on entend long-tems cette musique, on ne désire pas
l'entendre une seconde fois.

20. Nos chœurs seraient à peine excusables, même comme troupe de
commençans novices: tout pardon, maintenant, doit être refusé à un tel
synode de pécheurs croassans.

21. Si David, après avoir achevé sa tâche sublime, eût entendu ces
lourdauds chanter en sa présence, jamais ses psaumes ne seraient
descendus jusqu'à nous: il les eût déchirés tout en fureur.

22. Les malheureux Israélites, dans leur captivité, étaient, par l'ordre
d'un tyran inhumain, obligés de chanter, le cœur plein d'amertume, sur
les bords du fleuve de Babylone.

23. Oh! s'ils eussent chanté sur un ton semblable, soit par ruse, soit
par crainte, ils auraient pu rassurer leurs esprits; du diable si une
ame eût voulu les entendre!

24. Mais si je griffonne le papier encore davantage, au diable si une
ame voudra me lire: ma plume est émoussée, mon encre à sec; il est en
vérité tems de m'arrêter.

25. Adieu donc, Granta aux vieux clochers! Je ne voltige plus comme
Cléophas; tes scènes n'inspirent plus ma muse; le lecteur est fatigué,
et moi aussi.



IV.

LACHIN Y GAIR.

AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR.

Lachin y Gair, ou, comme on le prononce en langue erse, Loch na Garr,
s'élève comme une orgueilleuse tour dans les Highlands du nord, près
d'Invercauld. Un de nos modernes _tourists_ en parle comme de la plus
haute montagne de la Grande-Bretagne; quoi qu'il en soit, c'est à coup
sûr une des plus aériennes et des plus pittoresques de nos _Alpes
calédoniennes_. L'aspect en est d'une teinte sombre, mais le sommet est
le siége de neiges éternelles. Je passai près de Lachin y Gair une
partie de mes premières années, et c'est le souvenir de ce tems qui a
donné naissance aux stances suivantes.


1. Arrière, gais paysages, et vous, jardins de roses! Que les mignons du
luxe se promènent au milieu de vous. Qu'on me rende ces rocs où
l'avalanche repose, séjour sacré de la liberté et de l'amour. Oui,
Calédonie, tes montagnes me sont chères, quoique les élémens se livrent
la guerre autour de leurs blanches cimes; oui, quoique au lieu de
sources paisibles mugissent les cataractes écumantes, je soupire après
la vallée du sombre Loch na Garr.

2. Ah! c'est là que mes pas errèrent dans mon enfance; j'avais la toque
pour coiffure, et pour manteau le plaid[38]. Pendant que je faisais ma
course quotidienne sous l'ombrage des pins, ma pensée contemplait ces
chefs de clans, morts autrefois sur le champ de bataille; je ne
regagnais le foyer domestique qu'après que l'éclat mourant du jour eut
fait place aux rayons de la brillante étoile polaire: car mon
imagination se complaisait dans les traditions que me racontaient les
habitans indigènes du sombre Loch na Garr.

[Note 38: Ce mot est vicieusement prononcé _plad_: la vraie
prononciation, conforme à celle d'Écosse, est connue par l'orthographe.

(_Note de Lord Byron_.)

--Byron fait cette remarque, juste d'ailleurs, parce qu'il fait rimer
_plaid_ avec _glade_ (ombraqe).

(_N. du Tr._)]

3. Ombres des morts! n'ai-je pas entendu vos voix s'élever avec le
souffle de la brise murmurante du soir? Certes, l'ame heureuse du héros
parcourt, sur l'aile du vent, la vallée qui fut son domaine; autour de
Loch na Garr, tandis que les vapeurs de l'ouragan s'amoncellent, l'hiver
préside dans son char de glaces; les nuages y environnent les ombres de
mes pères, qui séjournent dans les tempêtes du sombre Loch na Garr.

4. Hommes vaillans, nés sous une étoile funeste[39], des visions
prophétiques ne vous annoncèrent-elles pas que le destin avait abandonné
votre cause? Hélas! destinés à mourir à Culloden[40], la victoire
n'entoura point votre mort d'applaudissemens! mais vous êtes heureux,
tout ensevelis que vous êtes dans le sommeil de la mort. Vous reposez
avec votre clan dans les cavernes de Braemar[41]. Vos hauts faits,
célébrés au son du pibroch[42], par la voix grave du chanteur
montagnard, frappent les échos du sombre Loch na Garr.

[Note 39: Je fais ici allusion à mes ancêtres maternels, les Gordon,
dont plusieurs combattirent pour l'infortuné prince Charles, plus connu
sous le nom de Prétendant. Cette branche était presque alliée aux
Stuarts par le sang comme par l'affection. Georges, second comte de
Huntley, épousa la princesse Annabella Stuart, fille de Jacques Ier
d'Écosse; il laissa d'elle quatre fils, dont j'ai l'honneur de compter
le troisième, sir William Gordon, au nombre de mes ancêtres.]

[Note 40: Je ne suis pas certain si quelqu'un d'eux périt à la bataille
de Culloden; mais comme plusieurs succombèrent dans l'insurrection, j'ai
usé du nom de la principale action, _pars pro toto_.]

[Note 41: Région des Highlands ainsi appelée: il y a aussi un château de
Braemar.]

[Note 42: Nom de la cornemuse écossaise. (_Note de Lord Byron_.)

--Erreur de Byron, amèrement relevée par la _Revue d'Édimbourg_. Le
pibroch est proprement un air de cornemuse.

(_N. du Tr._)]

5. Que d'années ont fui, Loch na Garr, depuis que je t'ai quitté! Que
d'années s'écouleront encore avant que tu reçoives la trace de mes pas!
La nature t'a déshérité de verdure et de fleurs: mais qu'importe? tu
m'es encore plus cher que les plaines d'Albion. Angleterre! tes beautés
sont fades et bourgeoises aux yeux de celui qui erra au loin sur les
montagnes. Oh! gloire aux cimes sauvages et majestueuses! Gloire aux
rocs escarpés et sourcilleux du sombre Loch na Garr.



V.

AU ROMAN.


1. Mère des rêves dorés, ô muse du roman! reine sacrée des joies
enfantines! toi qui guides au milieu de danses aériennes ton fidèle
cortége de jouvencelles et de jeunes garçons; enfin, tes charmes ne me
retiennent plus, je brise les fers de mon premier àge, je ne prends plus
part à ta ronde mystérieuse; mais j'abandonne tes royaumes pour ceux de
la vérité.

2. Et pourtant il est pénible de laisser les rêves qui habitent l'ame
libre de toute défiance, qui nous font voir chaque nymphe comme une
déesse dont les yeux rayonnent d'immortelles flammes, lorsque
l'imagination tient son sceptre tout-puissant, et qu'elle embellit tout
de mille couleurs variées, lorsque les vierges ne semblent plus une
chimère, que tout est vrai, jusques aux sourires de la femme.

3. Mais devons-nous avouer que tu n'es qu'un nom; et descendus de ton
palais de nuées, ne plus trouver une Sylphide dans chaque dame, un
Pylade[43] dans chaque ami? laisser tes royaumes aériens à la troupe des
fées; avouer enfin que la femme est aussi fausse que belle, et que les
amis ont de la sensibilité--pour eux seuls?

[Note 43: Il est à peine nécessaire d'annoter que Pylade fut le
compagnon d'Oreste et un héros de ces amitiés célèbres qui, avec celles
d'Achille et Patrocle, Nisus et Euryale, Damon et Pythias, ont été
transmises à la postérité, comme des exemples remarquables d'un
attachement qui, suivant toute probabilité, n'a jamais existé hors de
l'imagination du poète et de la page d'un historien ou d'un romancier
moderne.]

4. Je l'avoue avec honte, j'ai senti ta puissance: je me repens
aujourd'hui, ton règne est passé, je n'obéirai plus à tes préceptes, je
ne m'élancerai plus sur les ailes de l'imagination. Pauvre sot! aimer un
œil étincelant, et croire cet œil cher à la vérité; se confier à la
première coquette qui soupire, et mollir devant la coquette qui pleure.

5. O muse trompeuse! Dégoûté de tes illusions, je fuis loin de ta cour
bigarrée, où siégent l'affectation et la languissante sensibilité, dont
les sottes larmes ne peuvent jamais couler pour d'autres douleurs que
pour les tiennes; qui se détourne des maux réels pour baigner de pleurs
tes pompeuses idoles.

6. Unis-toi maintenant à la sympathie, vêtue de noir, couronnée de
cyprès, qui niaisement soupire avec toi, dont le cœur saigne pour toutes
les ames: appelle ta cour féminine et champêtre pour pleurer un
adorateur perdu à jamais, qui jadis put brûler d'une ardeur égale, mais
ne s'incline plus aujourd'hui devant ton trône.

7. Et vous, tendres nymphes, dont les larmes sont prêtes à couler à
grands flots en toute occasion, dont les cœurs gémissent sous le poids
de craintes imaginaires, et brûlent d'imaginaires délires: dites,
pleurerez-vous mon nom absent, pleurerez-vous un apostat de votre
aimable cortége? Un barde enfant peut du moins réclamer de vous quelques
accens de sympathie.

8. Adieu, troupe folâtre; adieu pour toujours! L'heure du destin
approche; déjà paraît le gouffre où vous devez être englouties sans
causer de regrets: je vois le lac noir de l'oubli, agité par des vents
que vous ne sauriez apaiser, abîme où vous et votre gracieuse souveraine
devez, hélas! périr ensemble.



VI.

ÉLÉGIE SUR L'ABBAYE DE NEWSTEAD[44].

[Note 44: Comme un poème sur ce sujet est imprimé au commencement du
recueil, l'auteur n'eut pas primitivement l'intention d'y insérer
celui-ci: en l'y ajoutant aujourd'hui, il cède au désir de quelques
amis.]

      _It is the voice of years that are gone! They roll before me
      with all their deeds_.

      (OSSIAN.)

      C'est la voix des ans qui sont passés! Ils roulent devant
      moi avec tous leurs événemens.


1. Newstead! que le tems dévore si vite! séjour autrefois si brillant!
asile de la religion, gloire de Henri repentant[45]! Cloître, qui
renfermes les tombes de tant de guerriers, de moines et de nobles dames,
dont les ombres mélancoliques rôdent autour de tes ruines!

[Note 45: Henri II fonda Newstead peu après l'assassinat de Thomas
Becket.]

2. Salut! édifice plus honoré dans ta décadence que nos modernes
demeures encore debout sur leurs colonnes! L'orgueil majestueux de tes
voûtes porte un sombre défi aux orages de la destinée.

3. Je ne chante pas les serfs[46] qui, revêtus de leurs cottes de
mailles, pour obéir à leur suzerain, demandent, dans un sombre appareil,
la croix d'écarlate[47], ou s'assemblent pleins d'allégresse autour de
la table du festin, fidèles soldats de leur chef, bande vaillante et
immortelle.

[Note 46: Ce mot est employé par Walter-Scott dans son poème: _The wild
Huntsman_ (_le Chasseur sauvage_), comme synonyme de vassal.

(_Note de Lord Byron_.)

--Les mots anglais sont comme en français: _serf_, _vassal_! Tous nos
lecteurs en connaissent la différence.

(_N. du Tr._)]

[Note 47: La croix de drap rouge était le signe des croisés.]

4. Autrement, le magique regard de l'imagination pourrait suivre leur
marche à travers le cours du tems, et contempler toute cette ardente
jeunesse, destinée à mourir sous le ciel de la Judée, pour accomplir le
pélerinage dont elle fit vœu.

5. Mais ce n'est pas de tes noires murailles, ô Newstead! que le baron
part pour la guerre; son domaine féodal est dans d'autres contrées. Dans
ton enceinte, la conscience déchirée cherche le repos et fuit l'éclat
importun du jour.

6. Oui, dans tes obscures cellules et sous tes ombrages profonds, le
moine abjura un monde qu'il ne pouvait plus revoir;--le crime, taché de
sang, vint, en son repentir, chercher la consolation, et l'innocence
échappa à la tyrannie de ses oppresseurs.

7. Un monarque ordonna que tu t'élevasses près de ces bois déserts, où
jadis les bannis de Sherwood avaient coutume de rôder; et les crimes de
la superstition, à couleurs si diverses, trouvèrent un abri sous le froc
protecteur du prêtre.

8. Où maintenant croît l'herbe mouillée de rosée, humide vêtement de
l'argile dont la vie s'est éteinte, là jadis les révérends pères
vivaient en odeur de sainteté, et n'élevaient leurs voix pieuses que
pour prier.

9. Où maintenant la chauve-souris agite ses larges ailes, aussitôt que
le crépuscule[48] étend son ombre sur le jour qui s'évanouit; là jadis
le chœur unit ses chants pour les vêpres, ou paya le tribut des matines
à la Sainte-Vierge Marie[49].

[Note 48: Byron, pour dire _crépuscule_, s'est servi du mot écossais
_gloaming_; il fait à ce sujet la remarque suivante:--Comme _gloaming_,
mot écossais pour _twilight_, est plus poétique, et a été recommandé par
plusieurs littérateurs éminens, particulièrement par le docteur Moore,
dans ses _Lettres à Burns_, je me suis hasardé à l'employer en raison de
son harmonie.]

[Note 49: Le prieuré était dédié à la Vierge.]

10. Les ans suivent les ans: les siècles chassent les siècles; les abbés
se succèdent l'un à l'autre sans interruption: la charte de la religion
est leur égide, jusqu'à ce qu'un royal sacrilége ait décrété leur
condamnation.

11. Un Henri[50], de pieuse mémoire, éleva ces gothiques murailles, et
donna à leurs saints habitans le repos et la paix; un autre Henri
révoque ce généreux bienfait, et fait taire les sacrés accens de la
dévotion.

[Note 50: A l'époque de la suppression des monastères, Henri VIII
conféra l'abbaye de Newstead à sir John Byron.]

12. Vaine est la menace ou la suppliante prière! Il les chasse de leur
fortuné séjour; les condamne à errer dans un monde odieux, proscrits,
désespérés, sans ami, sans asile, sans refuge, hormis leur Dieu.

13. Écoutez! Les échos répondent aux nouveaux bruits de cette musique
martiale qui les ébranle! Les hérauts d'un seigneur belliqueux et
hautain agitent les hautes bannières dans l'enceinte de ces murs.

14. Les cris lointains échangés par les sentinelles, le bruit des fêtes,
le cliquetis des armes éclatantes, les hennissemens de la trompette et
les sons graves du tambour s'unissent de concert et accroissent
l'alarme.

15. Antique abbaye, te voilà devenue une forteresse royale[51]! entourée
d'une armée rebelle qui t'insulte! La guerre dirige ses redoutables
machines contre ton front menaçant, et lance sur toi la destruction en
pluie de soufre.

[Note 51: Newstead soutint un siége considérable durant la guerre de
Charles Ier contre son parlement.]

16. Vaine défense! Un traître ennemi, quoique vingt fois repoussé dans
ses assauts, triomphe enfin de la bravoure par la ruse. Les assaillans à
flots pressés écrasent le vassal fidèle; les étendards fumans de la
rébellion flottent au-dessus de sa tête.

17. Le baron furieux ne cède pas la place sans vengeance; il engraisse
du sang des traîtres la plaine couleur de pourpre. Toujours invaincu, il
demeure armé de son sabre, et les jours de la gloire luisent encore pour
lui.

18. En ce moment le guerrier souhaitait de s'ouvrir à lui-même une tombe
au milieu des lauriers qu'il cueillait; mais sans doute une fée,
protectrice de Charles, vint sauver l'ami et l'espoir du monarque.

19. Tremblante, elle le retira de cette lutte inégale, pour l'opposer au
torrent sur d'autres champs de bataille; elle réservait sa vie pour de
plus nobles combats[52]: il devait conduire les rangs où tomba le divin
Falkland[53].

[Note 52: Lord Byron et son frère sir William occupèrent des postes
éminens dans l'armée royale; le premier fut général en chef en Irlande,
lieutenant de la Tour et gouverneur de Jacques, duc d'Yorck, depuis
Jacques II; le second prit une part active à plusieurs batailles. Voir
Clarendon, Hume, etc.]

[Note 53: Lucius Cary, lord vicomte Falkland, l'homme le plus accompli
de son tems, fut tué au combat de Newberry, en chargeant dans les rangs
du régiment de cavalerie de lord Byron.]

20. Et toi, pauvre abbaye, livrée au plus effréné pillage, tandis que
les mourans soupirent leur dernière prière, combien est changé l'encens
que tu fais monter vers le ciel! Que de victimes se débattent sur ton
sol ensanglanté!

21. Plus d'un brigand farouche souille ton gazon sacré de son cadavre
horrible et pâle: sur les hommes et les chevaux entassés, amas d'impure
corruption, court une bande sauvage de pillards.

22. Les sépulcres rangés en longues allées, et couverts des tristes
insignes du deuil, sont eux-mêmes saccagés, et rendent par force à la
lumière la poussière mortelle. Les morts n'échappent pas aux griffes de
ces bandits, qui troublent le repos de la tombe pour chercher l'or
enseveli.

23. La harpe se tait; la lyre guerrière est silencieuse; la mort a glacé
la main du ménestrel, qui attaquait avec tant de feu les cordes
frémissantes, et chantait la gloire de la palme martiale.

24. Enfin, les meurtriers, rassasiés de sang et gorgés de butin, se
retirent.--On n'entend plus le bruit des combats. Le silence rentre dans
son auguste empire, et l'horreur, noir fantôme, garde la porte massive.

25. C'est là que la désolation établit sa redoutable cour. Quels
satellites annoncent son funeste avènement? Des oiseaux de sinistre
augure accourent avec des cris funèbres pour veiller dans le temple
sacré.

26. Bientôt les rayons réparateurs d'une nouvelle aurore chassent du
ciel de la Bretagne les nuages de l'anarchie; le fier usurpateur
redescend dans l'enfer, sa patrie: la nature triomphe de joie à la mort
du tyran.

27. La tempête salue les gémissemens de son agonie: la voix des orages
répond à ses derniers soupirs: la terre tremble en recevant ses
ossemens; elle accueille à regret l'offrande d'une si sombre mort[54].

[Note 54: C'est un fait historique. Une tempête violente arriva
immédiatement après la mort ou l'enterrement de Cromwell: ce qui
occasiona mainte dispute entre ses partisans et les cavaliers. Les deux
partis s'accordèrent à y voir une manifestation de la pensée divine;
mais était-ce approbation ou improbation? c'est ce que nous laissons à
décider aux casuistes de ce siècle. J'ai tiré parti de cette
circonstance comme il convenait au sujet de mon poème.]

28. Le pilote légitime[55] reprend le gouvernail; il guide le navire de
l'état à travers de paisibles mers. L'espérance, comme jadis, réjouit de
son sourire le tranquille royaume, et guérit les blessures saignantes de
la haine lassée.

[Note 55: Charles II.]

29. Alors, Newstead! les mornes habitans de tes cellules abandonnent en
hurlant leurs nids violés; le suzerain reprend possession de son fief,
dont, après tant d'absence, il jouit avec enthousiasme.

30. Les vassaux, dans ton enceinte hospitalière, bénissent à grands
cris, et le verre en main, le retour de leur seigneur; la culture
embellit de nouveau la joyeuse vallée, et les femmes, naguère en deuil,
cessent de se lamenter.

31. Mille chants frappent les échos mélodieux; les arbres se vêtissent
d'un feuillage inaccoutumé. Écoutez! le cor résonne sur un ton suave; le
cri du chasseur se prolonge dans le souffle de la brise.

32. Les vallées s'ébranlent sous les pas des coursiers. Que de craintes,
que d'inquiètes espérances accompagnent la chasse! Le cerf expirant
cherche un refuge dans le lac; de cris de triomphe annoncent que tout
est fini.

33. Jours heureux! trop heureux pour durer! Voilà les plaisirs simples
que connaissaient nos vertueux ancêtres. Aucun vice brillant ne les
leurrait de son éclat trompeur: leurs joies étaient nombreuses, et rares
étaient leurs soucis.

34. Durant un long espace, les fils succèdent aux pères; le tems emporte
les années, et la mort lance son dard. Un autre baron presse le cheval
écumant: une autre bande poursuit le cerf haletant.

35. Newstead! quel triste changement de spectacle! Ta nef qui
s'entr'ouvre présage les progrès d'une lente décadence. Le dernier et le
plus jeune d'une noble race tient aujourd'hui sous son empire tes
tourelles tombant en poudre.

36. Il escalade tes vieilles tours grises, maintenant si désertes; il
regarde tes voûtes, à l'abri desquelles dorment les morts des âges
féodaux, tes dortoirs ouverts aux pluies de la froide saison: il
regarde, il regarde et pleure.

37. Pourtant ses larmes ne sont point l'emblème du regret; c'est une
affection bien chère qui leur commande de couler: la fierté, l'espérance
et l'amour lui défendent de t'oublier, et allument dans son sein une
flamme brûlante.

38. Oui, il te préfère aux dômes brillans d'or, ou aux mesquines grottes
que la vanité des grands décore d'ornemens bizarres: oui, il soupire au
milieu de tes tombes humides et moussues, sans exhaler un murmure contre
la volonté du sort.

39. Peut-être ton soleil encore se lèvera, et t'éclairera des
éblouissans rayons de son midi; peut-être les heures redeviendront pour
toi aussi brillantes que jadis, et tes jours à venir n'envieront rien à
tes jours passés.



VII.

A. E. N. L. Esq.

      _Nil ego contulerim jucundo sanus amico_.

      (HOR. _Epist._)


Cher L***, dans cette retraite isolée, quand tout autour de moi est
plongé dans le sommeil, les jours heureux de notre vie passée renaissent
et se déroulent au regard de l'imagination. Ainsi, lorsque au milieu de
l'orage, et malgré les nuages amoncelés qui obscurcissent le jour, je
vois une bande étincelante de couleurs variées se dessiner sur
l'horizon, alors je salue l'arc céleste qui répand le signal de la paix
future, et qui commande aux élémens de cesser leur guerre. Ah! quoique
le présent n'apporte que des peines, je songe que ces jours d'autrefois
peuvent revenir; ou si, dans un moment de noire mélancolie, une crainte,
envieuse de mon bonheur, se glisse par surprise en mon sein, combat ma
plus chère pensée et interrompt mon songe doré,--j'exorcise le malin
esprit, et je m'abandonne encore à ma rêverie accoutumée. Quoique nous
ne devions plus désormais répéter dans la vallée de Granta la leçon du
pédant, ni poursuivre à travers les bocages de l'Ida nos délicieuses
visions; quoique la jeunesse ait fui sur ses ailes de rose, et que l'âge
mûr fasse valoir ses droits sévères, le tems ne détruira pas toute
espérance, et nous accordera quelques heures d'une joie modérée.

Oui, j'espère que l'aile vaste du tems versera autour de nous quelques
rosées printanières; mais si la fatale faux doit moissonner toutes les
fleurs de ces bosquets magiques, où la riante jeunesse se plaît à
demeurer, où les cœurs palpitent d'un naïf enthousiasme; si l'âge mûr,
au front sombre, aux froides contraintes, arrête l'entraînement de
l'ame, glace dans l'œil les larmes de la pitié, ou comprime le soupir de
la sympathie, s'il entend sans émotion le gémissement de l'infortune, et
qu'il m'ordonne de n'avoir plus de sensibilité que pour moi seul, oh!
puisse mon cœur n'apprendre jamais à étouffer ses naïfs et généreux
instincts! puisse-t-il toujours mépriser un sévère censeur, et n'oublier
jamais le malheur d'autrui! Oui, tel que vous m'avez connu dans ces
jours sur lesquels mon souvenir s'arrête encore, puisse-je errer
toujours sans guide, sans sociales entraves, et jusques au déclin de
l'âge, rester enfant par le cœur! Quoique emportée aujourd'hui par
d'aériennes visions, mon ame est toujours la même pour vous; ç'a été
souvent mon destin de pleurer, et toutes mes anciennes joies sont
refroidies. Mais; loin de moi, heures aux couleurs noires! votre sombre
empire est passé, mon chagrin n'est déjà plus; j'en jure par toutes les
félicités que connut mon enfance; ma pensée ne se fixera plus sur votre
ombre. Ainsi, quand la colère de l'ouragan est tombée, et que les
cavernes de la montagne ne laissent plus échapper leurs tristes
mugissemens, nous ne songeons plus à la bise d'hiver, invités au repos
par la douce haleine du zéphir. Trop souvent ma muse enfantine mit au
ton de l'amour sa lyre languissante; mais aujourd'hui, sans objet aucun
que je puisse choisir, mes chants expirent en soupirs à demi formés.
Hélas! mes jeunes nymphes ont fui; E--est épouse, C--est mère, Caroline
soupire solitaire, Marie s'est donnée à un autre, et Cora, dont le
regard se promenait naguère sur moi, ne saurait plus aujourd'hui ranimer
mon amour. En vérité, cher L***, il est tems de fuir, car le regard de
Cora brille pour tous. Et quoique le soleil dispense également à tous la
lumière de ses rayons bienfaisans, et que l'œil d'une femme soit un
_soleil_, ce dernier ne devrait luire que pour un seul. Le méridien de
l'ame ne convient pas à celles dont le soleil dispense un universel
_été_. Ainsi, toutes mes anciennes flammes sont éteintes; et l'amour,
pour moi, n'est plus qu'un nom. Quand les flammes de l'incendie
s'affaissent, ce qui naguères en accroissait la lumière et la dévorante
ardeur, en disperse maintenant dans l'ombre toutes les étincelles: ainsi
fait le feu des passions, lorsque le jeune garçon ou la jeune fille se
souviennent encore, mais que toute la force de l'amour expire et
s'éteint sur une braise mourante. Mais aujourd'hui, cher L***, il est
minuit, et les nuages obscurcissent la lune vaporeuse, dont je ne
redirai pas les beautés, décrites dans les vers de tous les écoliers;
car pourquoi marcherai-je dans le sentier que tout barde a foulé avant
moi? Toutefois, avant que ce flambeau argenté des nuits ait trois fois
parcouru son cercle accoutumé, trois fois renouvelé sa course de lumière
et chassé les ténèbres profondes, je compte, ô mon aimable ami, que nous
verrons son disque errant au-dessus du séjour paisible et chèrement aimé
qui servit naguère d'asile à notre premier âge. Là, nous nous mêlerons à
la bande joyeuse de ceux que connut notre enfance; maint récit des jours
passés emportera les heures riantes, et nos ames s'inonderont de la
rosée sacrée des plaisirs intellectuels, jusqu'à ce que le croissant de
Diane pâlisse et luise à peine à travers le brouillard du matin.



VIII.

A ***[56].

[Note 56: Il est aisé de voir que ces vers sont adressés à Marie
Chaworth. Voir la Vie de Byron.

(_N. du Tr._)]


1. Oh! si ma destinée eût été jointe à la tienne comme jadis ce don en
semblait le gage, jamais tant de folies ne m'eussent entraîné: car alors
ma paix n'eût point été troublée.

2. A toi, je dois ces fautes de mon jeune âge; à toi, la censure des
sages et des vieillards: car ils savent mes péchés, et ils ne savent pas
que le tien fut de rompre les liens de l'amour.

3. Naguère mon ame était pure comme la tienne, et pouvait étouffer
toutes ses flammes naissantes. Mais où sont aujourd'hui tes sermens?
c'est un autre qui les a reçus.

4. Peut-être je pourrais détruire la paix de mon rival, lui ravir le
bonheur qui l'attend: mais que la joie lui sourie toujours: en mémoire
de toi, je ne puis le haïr.

5. Ah! depuis que je t'ai perdue, ange de beauté! mon cœur ne peut
rester fidèle à aucune femme. Ce qu'il cherchait en toi seule, il tente,
hélas! de le trouver en plusieurs maîtresses.

6. Adieu donc, õ fille perfide! Te regretter serait vain et stérile. Ni
l'espérance ni le souvenir ne me prêtent leur aide, mais l'orgueil seul
peut m'apprendre à t'oublier.

7. Et pourtant toute cette folle dépense d'années, cercle fatigant de
plaisirs éventés, ces mille et mille amours, ces craintes d'une matrone,
ces chants de délire inspirés par la passion,

8. Si tu avais été à moi, tout cela ne serait pas:--ces joues, que les
désordres de mon jeune âge ont pâlies, n'auraient jamais été colorées
par la fièvre des passions, mais auraient fleuri dans le calme du
bonheur domestique.

9. Oui, naguère les scènes champêtres m'étaient douces, car la nature
semblait sourire devant toi: naguère mon cœur abhorrait l'illusion, car
il ne battait que pour t'adorer.

10. Mais aujourd'hui je cours après d'autres joies: la réflexion
jetterait mon ame dans la démence; au milieu d'une foule irréfléchie et
d'un bruit vide de pensées, je triomphe à demi de ma profonde tristesse.

11. Cependant une idée funeste se glisse encore dans mon sein, en dépit
de mes vains efforts; et des démons eux-mêmes plaindraient ce que je
sens à penser que tu es perdue pour jamais.



IX.

STANCES.


1. Plût à Dieu que je fusse encore un enfant étourdi, séjournant encore
dans ma caverne des _Highlands_, errant dans la sombre forêt ou jouant
sur la vague bleuâtre! La pompe incommode de l'orgueil saxon[57] ne va
pas à une ame libre qui aime les flancs escarpés de la montagne et
cherche les rocs où se brisent les ondes.

[Note 57: Sassenagh ou Saxon, mot de la langue erse, signifiant ou
Lowlander (habitant de la partie basse de l'Écosse), ou Anglais.]

2. Fortune! reprends ces plaines cultivées, reprends ce nom éclatant! Je
hais l'attouchement des mains serviles; je hais les esclaves qui rampent
autour de moi: place-moi sur les rochers que j'aime, qui répondent aux
rugissemens sauvages de l'océan. Je ne te demande qu'une faveur,--celle
d'errer encore au milieu des scènes que ma jeunesse a connues.

3. J'ai vécu peu d'années, et je sens déjà que le monde n'est pas fait
pour moi.--Ah! pourquoi d'épaisses ténèbres cachent-elles l'heure où
l'homme doit cesser d'être? Autrefois j'avais devant les yeux un rêve
éblouissant, une scène imaginaire de bonheur. O vérité!--pourquoi tes
odieux rayons éclairèrent-ils à mon réveil un monde tel que celui-ci?

4. J'aimais;--mais ceux que j'aimais ne sont plus; j'avais des
amis,--mes jeunes amis ont disparu. Ah! quelle tristesse pèse sur un
cœur solitaire, quand toutes ses espérances sont mortes! Quoique de gais
compagnons, le verre en main, chassent un instant le sentiment du
malheur; quoique le plaisir agite l'ame délirante, ah! le cœur--le cœur
est toujours vide.

5. Quel ennui! Entendre la voix de ceux que le rang ou le hasard, que la
richesse ou le pouvoir associent sans amitié ou inimitié à nos heures de
fête. Rendez-moi quelques amis fidèles, dont l'âge et les sentimens
soient les miens, et je fuirai la réunion nocturne et bruyante où la
joie n'est pourtant qu'un nom.

6. Et toi, femme! être adorable! mon espoir, ma consolation, mon tout!
Combien mon sang doit être refroidi, puisque je commence à me blâser de
tes sourires! J'abandonnerais sans soupirer cette scène agitée de maux
brillans, pour posséder ce contentement calme que la vertu connaît ou
semble connaître.

7. Je fuirais volontiers les demeures des hommes. Je veux fuir, et non
haïr le genre humain; mon cœur soupire après la sombre vallée dont
l'obscurité convient aux sombres pensers. Oh! que n'ai-je les ailes qui
portent la tourterelle à son nid! je m'élancerais vers la voûte des
cieux, pour m'enfuir et m'aller reposer[58].

[Note 58: Psaume LV, vers. 6.--«Et je dis, Oh! que n'ai-je des ailes
comme la colombe, alors je m'enfuirais et m'irais reposer.» Ce verset
fait partie de la plus belle antienne de notre langue.]



X.

VERS ÉCRITS SOUS UN ORME

DANS LE CIMETIÈRE DE HARROW-ON-THE-HILL.

Septembre 2, 1807.


Asile de ma jeunesse! toi dont les vieux arbres soupirent agités par la
brise qui rafraîchit ton ciel serein, tu me vois rêver solitaire, moi
qui souvent ai foulé ton doux et verdoyant gazon avec ceux que j'aimais,
avec ceux qui, dispersés au loin, déplorent peut-être comme moi les
heureuses scènes de leurs jours passés. En suivant de nouveau les
contours de la colline, mes yeux t'admirent, mon cœur t'adore encore,
toi, vieil ormeau, dont l'ombrage m'abrita tant de fois pendant ces
rêveries qui emportaient rapidement les heures du crépuscule. Je viens
encore reposer mes membres au même lieu; mais, hélas! mes pensées ne
sont plus les mêmes. Oh! comme tes branches, gémissant sous l'effort du
vent, invitent mon cœur à rappeler le passé, et semblent dire dans leur
aimable murmure: «Jouis, quand tu le peux encore, d'un long et dernier
adieu.»

Quand le sort, enfin, glacera ce sein brûlant de fièvre, et en calmera
pour jamais les soucis et les passions... Souvent j'ai pensé qu'il
serait doux à ma dernière heure (si quelque chose peut être doux à
l'instant où la vie résigne sa puissance) de savoir qu'une humble tombe,
une cellule étroite, renfermerait mon cœur là où il aima demeurer. Oui,
je le crois, il y aurait un charme à mourir dans ce rêve: ici battit mon
cœur; ici puisse-t-il reposer! Puissé-je dormir où naquirent toutes mes
espérances! dans ce lieu, théâtre de mon jeune âge, et asile de mon
éternel sommeil; puissé-je rester à jamais étendu sous ce dais de
feuillage, caché par le gazon sur lequel joua mon enfance, couvert par
le sol qui revêt un lieu bien aimé, confondu avec la terre que foulèrent
mes pas; béni par les voix qui charmèrent ma jeune oreille, pleuré du
petit nombre d'amis que mon ame reconnaissait ici, regretté par ceux qui
furent mes compagnons à l'aurore de mes jours, et oublié de tout le
reste du monde.



LA MORT DE CALMAR
ET D'ORLA,

IMITATION D'OSSIAN MACPHERSON[59].



[Note 59: Il est peut-être nécessaire de remarquer que cette histoire,
quoique la catastrophe soit fort différente, est tirée de l'épisode de
Nisus et Euryale, dont nous avons déjà donne une traduction dans ce
volume.

(_Note de Lord Byron_.)

Voir la liste des pièces classiques traduites ou imitées par Byron. Il
est à peine besoin d'avertir que cette histoire est écrite en prose dans
l'original.

(_N. du Tr._)]



LA MORT DE CALMAR
ET D'ORLA.


Chers sont les jours de la jeunesse! La vieillesse arrête son regard sur
leurs souvenirs à travers le brouillard du tems. Elle rappelle, au
crépuscule de la vie, les heures éclairées par le soleil du matin. Elle
lève sa lance d'une main tremblante. «C'est avec un bras moins faible,
s'écrie-t-elle, que je maniai le fer devant mes pères!» La race des
héros n'est plus! mais leur renommée retentit sur la harpe; leurs ames
volent sur les ailes du vent! Ils entendent le chant de gloire à travers
les soupirs de la tempête, et se réjouissent dans leurs palais de
nuages! Tel est Calmar: la pierre grise marque l'étroite demeure de sa
cendre; il regarde la terre du haut des orages; il roule son ombre dans
le tourbillon de l'ouragan, et plane sur la brise de la montagne.

Morven[60] était la patrie de ce chef, foudre de guerre en l'armée de
Fingal[61]. Ses pas, sur le champ de bataille, laissaient leurs traces
dans le sang; les enfans de Lochlin[62] avaient fui devant sa lance
irritée. Mais doux était l'œil de Calmar: douces étaient les ondes de sa
jaune chevelure, qui brillait comme le météore de la nuit. Aucune vierge
ne fit soupirer son cœur; ses pensées étaient toutes données à l'amitié,
à Orla, dont les cheveux sont noirs, à Orla, destructeur des héros!
Leurs épées étaient égales dans le combat: Orla avait un orgueil
farouche qui ne s'adoucissait que pour Calmar. Tous deux ils demeuraient
dans la caverne d'Oïthona.

[Note 60: Montagne élevée de l'Aberdeenshire.

(_N. du Tr._)]

[Note 61: Fingal, chef suprême du clan de Morven.

(_Note du Tr._)]

[Note 62: Lochlin, clan rival de celui de Morven: Swaran en était le
roi.

(_N. du Tr._)]

De Lochlin, le roi Swaran s'élança sur les flots bleus. Les enfans
d'Erin[63] tombèrent sous sa puissance. Fingal excita ses chefs au
combat: leurs vaisseaux couvrent l'océan. Leurs troupes se pressent sur
les vertes collines. Ils accourent au secours d'Érin.

[Note 63: Les enfans d'Érin, c'est-à-dire les Irlandais: Érin est le nom
erse de l'Irlande. (_Ireland_ vient lui-même d'_Erin_ et _land_, terre,
pays.)

(_N. du Tr._)]

La nuit s'éleva dans les nues. Les ténèbres couvrent les armées; mais
les chênes qui flambent brillent dans la vallée. Les enfans de Lochlin
dormaient; leurs rêves étaient de sang. Ils brandissent en pensée leurs
lances, et Fingal s'enfuit... Autre est l'armée de Morven. Veiller fut
le poste d'Orla. Calmar se tenait à son côté. Leurs lances étaient dans
leurs mains. Fingal appela ses chefs: ils s'assemblèrent autour de lui.
Le roi était dans le milieu; ses cheveux étaient gris; mais redoutable
encore était le bras du roi. Les ans n'avaient point flétri ses forces.
«Enfans de Morven, dit le héros, demain nous attaquons l'ennemi; mais où
donc est Cuthullin, ce bouclier d'Érin? Il se repose dans les palais de
Tura; il ne sait pas notre venue. Qui volera vers le héros à travers le
camp de Lochlin, et appellera aux armes le chef vaillant? La route est
au milieu des épées ennemies; mais nombreux sont mes héros: ce sont tous
des foudres de guerre. Parlez, chefs! qui se lèvera?

--Fils de Trenmor! que cet exploit me soit accordé, dit le noir Orla, et
accordé à moi seul. Qu'est-ce que la mort pour moi? J'aime le sommeil
des forts, mais le danger est petit. Les enfans de Lochlin rêvent à
cette heure. J'irai chercher Cuthullin dont le char est si rapide. Si je
tombe, commandez le chant des bardes, et placez-moi sur les bords des
ondes du Lubar.--Et tomberas-tu seul? dit le blond Calmar. Laisseras-tu
ton ami loin de toi? chef d'Oïthona! Mon bras n'est pas faible dans la
bataille. Te verrais-je mourir sans lever ma lance? Non, Orla! nous
avons ensemble chassé le chevreuil et pris place au festin, ensemble
parcouru le chemin du péril, ensemble habité la caverne d'Oïthona:
ensemble donc dormons dans une place étroite sur les bords du
Lubar.--Calmar, dit le chef d'Oïthona, pourquoi ta jaune chevelure se
ternirait-elle dans la poussière d'Érin? Laisse-moi tomber seul. Mon
père habite son palais aérien; il se réjouira d'accueillir son fils:
mais Mora, aux yeux bleus, prépare le festin pour son fils sur le
Morven. Elle prête l'oreille aux pas du chasseur sur la bruyère, et
croit reconnaître la marche de Calmar. Je ne veux pas que l'on dise:
_Calmar est tombé sous le fer de Lochlin; il est mort avec le sombre
Orla, le chef au noir sourcil_. Pourquoi les larmes obscurciraient-elles
l'œil azuré de Mora? Pourquoi la forcer à maudire Orla, qui guida Calmar
à la mort? Vis donc, Calmar! vis, pour élever sur ma cendre une pierre
que couvrira la mousse: vis pour me venger dans le sang de Lochlin.
Joins-toi au chant des bardes sur ma tombe. La voix de Calmar rendra le
chant de mort bien doux à Orla. Mon ombre sourira au bruit des
éloges.--Orla, dit le fils de Mora, pourrais-je unir ma voix au chant de
mort de mon ami? pourrais-je livrer aux vents sa renommée? Non, mon cœur
ne parlerait qu'en soupirs: faibles et brisés sont les accens du
chagrin. Orla! nos ames entendront ensemble le chant funèbre. Une seule
urne nous enfermera tous deux là-haut: les bardes mêleront les noms
d'Orla et de Calmar.

Ils quittent le cercle des chefs. Leurs pas se dirigent vers le camp de
Lochlin. La mourante flamme du chêne ne répand plus qu'une sombre lueur
dans les ténèbres. L'étoile du nord dirige leur course vers Tura. Swaran
repose sur sa colline solitaire. Là, les troupes sont confondues; le
sommeil fronce leurs paupières. Les soldats ont mis leurs boucliers sous
leurs têtes. Leurs épées brillent au loin, réunies en faisceaux. Les
feux sont expirans; les tisons s'en vont en fumée. Tout se tait; mais la
brise gémit sur les rochers au-dessus du camp. D'un pas léger, nos héros
se coulent à travers l'armée endormie. Déjà la moitié du voyage est
faite, quand Mathon, reposant sur son bouclier, frappe le regard d'Orla.
Soudain l'œil du guerrier darde, au milieu des ténèbres, d'étincelans
éclairs: la lance est en arrêt: «Pourquoi froncer ce sourcil furieux,
chef d'Oïthona? dit le blond Calmar, nous sommes au milieu des ennemis.
Est-il tems de s'arrêter!--Il est tems de me venger, dit Orla, chef aux
noirs sourcils, Mathon de Lochlin dort: vois-tu sa lance? c'est le sang
de mon père qui en rouille la pointe. Le sang de Mathon fumera sur le
mien; mais le tuerai-je endormi, fils de Mora? Non, il sentira sa
blessure; ma renommée ne s'élevera pas sur le sang du sommeil. Debout,
Mathon! debout! le fils de Connal t'appelle, ta vie lui appartient;
debout! au combat!» Mathon se réveille en sursaut, mais se leva-t-il
seul? non: les chefs se lèvent en foule dans la plaine: «Fuis! Calmar!
fuis! dit le noir Orla, Mathon est à moi, je mourrai avec joie; mais
Lochlin s'amasse à l'entour; fuis à travers l'ombre de la nuit.» Orla se
retourne, le heaume de Mathon est fendu, son bouclier tombe de son bras,
Mathon frissonne baigné dans son sang; il roule à terre près du chêne
enflamme: Strumon le voit tomber: sa colère s'allume; son arme flamboie
sur la tête d'Orla; mais une lance a percé son œil, sa cervelle
s'échappe à travers la blessure; elle écume sur la lance de Calmar.
Comme roulent les vagues de l'océan contre deux puissans navires du
nord, ainsi se jettent les hommes de Lochlin sur les deux chefs. Comme,
en brisant la houle écumante, naviguent fièrement les navires du nord,
ainsi s'élèvent les chefs de Morven sur les casques dispersés de
Lochlin. Le cliquetis des armes est venu à l'oreille de Fingal. Il
frappe son bouclier; ses enfans se pressent à l'entour; les soldats
foulent aux pieds la bruyère; Ryno bondit de joie. Ossian accourt en
armes. Oscar brandit sa lance. Les plumes d'aigle de Fillan flottent au
gré des vents. Terrible est le bruit de la mort! Nombreuses sont les
veuves de Lochlin. La force de Morven a prévalu.

L'aurore éclaire les collines; on ne voit aucun ennemi vivant; mais ceux
qui dorment sont en grand nombre; ils sont gisans, l'air farouche, sur
le sol d'Erin. La brise de l'océan soulève leurs cheveux; cependant ils
ne s'éveillent point. Les éperviers poussent des cris aigus au-dessus de
leur proie.

Quelle est cette jaune chevelure qui ondoie sur la poitrine d'un chef?
Brillante comme l'or de l'étranger, elle se mêle à la noire chevelure de
son ami. C'est Calmar; il gît sur le sein d'Orla. Il n'y a qu'un seul
ruisseau de sang. Farouche est le regard du noir Orla. Ce héros ne
respire plus; mais son œil est encore une flamme; il brille dans la mort
à travers sa paupière ouverte. La main d'Orla est fortement serrée dans
celle de Calmar; mais Calmar vit encore! Il vit, quoique d'un souffle
bien faible: «Lève-toi, dit le roi; lève-toi, fils de Mora; c'est à moi
de panser les blessures des héros. Calmar peut encore courir sur les
collines de Morven.

--Calmar ne chassera plus le daim de Morven avec Orla, dit le héros:
qu'est pour moi la chasse sans mon ami? Qui partagerait les dépouilles
du combat avec Calmar? Orla repose pour toujours. Ton ame était âpre,
Orla! mais elle m'était douce comme la rosée du matin. C'était pour les
autres l'éclair de la foudre: pour moi, le rayon argenté du jour. Portez
mon épée à Mora aux yeux bleus: qu'on la suspende en ma salle déserte;
elle n'est pas pure de sang, mais elle n'a pu sauver Orla. Placez-moi
avec mon ami: commandez le chant des bardes, quand je ne serai plus.»

Ils sont ensevelis près des ondes du Lubar. Quatre pierres grises
marquent la demeure d'Orla et de Calmar.

Quand Swaran eût été soumis, nos voiles s'élevèrent sur les flots bleus.
Les vents rendirent nos navires à Morven. Les bardes commencèrent leur
chant.

«Quelle ombre s'élève sur le rugissement des mers? quel sombre fantôme
paraît sur le torrent rouge de feu des tempêtes? sa voix roule dans le
tonnerre: c'est Orla, le chef d'Oïthona, dont les cheveux étaient noirs.
Il était sans pareil dans la guerre. Paix à ton ame, Orla! ta renommée
ne périra pas. Ni la tienne, ô Calmar! Qu'aimable était ta grâce, fils
de Mora aux yeux bleus: mais ton épée n'était pas inactive. Elle pend
aujourd'hui dans ta caverne. Les fantômes de Lochlin gémissent autour de
ce fer. Entends ta louange, Calmar! Elle habite dans la voix des forts.
Ton nom ébranle les échos de Morven. Lève donc ta blonde chevelure, fils
de Mora: étends-la sur l'arc-en-ciel, et souris à travers les pleurs de
la tempête[64].»

[Note 64: Je crains que la dernière édition de _Laing_ n'ait tout-à-fait
renversé l'espérance que l'_Ossian_ de Macpherson fût une traduction
d'un recueil de poèmes complets en eux-mêmes; mais, l'imposture une fois
découverte, le mérite de l'ouvrage demeure incontesté, quoiqu'il y ait
des fautes, et particulièrement, en quelques passages, des formes de
style fort ampoulées.--L'humble imitation qu'on vient de lire trouvera
grâce devant les admirateurs de l'ouvrage original; c'est un essai, bien
inférieur, il est vrai; mais qui fait preuve d'attachement pour leur
auteur favori.]

FIN DES HEURES DE LOISIR.



LA PROPHÉTIE
DU DANTE.

   'Tis the sunset of life gives me mystical lore.
   And coming events cast their shadows before.

   (CAMPBELL.)

   C'est le soir de la vie qui me donne une mystérieuse
   leçon; et l'avenir projette son ombre devant
   moi.



DÉDICACE.

Femme adorée[65]! Si pour le froid et nuageux climat où je suis né, mais
où je ne voudrais pas mourir, j'ose imiter le patriarche de la poésie
italienne, et bâtir en rimes dures une copie runique[66] des sublimes
chants du sud, c'est toi seule qui en es la cause; et quoique je demeure
au-dessous de son immortelle harmonie, ton cœur aimant me pardonnera mon
crime. Oui, fière de beauté et de jeunesse, tu parlas: et pour toi,
parler, être obéie, c'est même chose; mais ce n'est que sous le soleil
du sud que de tels sons se prononcent, que de tels charmes se déploient,
qu'un si doux langage sort d'une si jolie bouche.--Ah! quels efforts ta
parole ne pourrait-elle inspirer?

Ravenne, juin 21, 1819[67].

[Note 65: M.A.P. traduit _lady_ par _belle Ausonienne_.

(_N. du Tr._)]

[Note 66: Nom donné à la langue, aux caractères alphabétiques, aux
poésies, aux monumens des anciens Scandinaves ou peuples du nord.

(_N. du. Tr._)]

[Note 67: La date seule nous apprendrait que cette dédicace est adressée
à la comtesse Guiccioli, alors maîtresse de Byron.

(_N. du Tr._)]



PRÉFACE.


Pendant le cours d'une visite à la cité de Ravenne, on fit entendre à
l'auteur qu'ayant composé quelque chose sur l'emprisonnement du Tasse,
il devrait en faire autant sur l'exil du Dante:--le tombeau du poète
étant un des objets les plus intéressans de cette ville, tant pour les
habitans eux-mêmes que pour les étrangers.

«Sur cet avis, je parlai;» et il en est résulté les quatre chants _in
terza rima_[68] que j'offre aujourd'hui au lecteur. S'ils sont compris
et approuvés, c'est mon dessein de continuer le poème en divers autres
chants jusques à sa conclusion naturelle, c'est-à-dire jusqu'au siècle
présent. Le lecteur est prié de supposer que le Dante s'adresse à lui,
durant l'intervalle qui sépare l'achèvement de la _Divine Comédie_ et
l'époque de sa mort, et que c'est même peu de tems avant ce dernier
événement qu'il prophétise d'une manière générale les destinées de
l'Italie dans les siècles suivans. En adoptant ce plan, j'ai eu dans
l'esprit la _Cassandre_ de Lycophron et la _Prophétie de Nérée_
d'Horace, aussi bien que les prophéties de l'Écriture-Sainte. Le rhythme
adopté est le tercet du Dante, rhythme que je ne sais pas avoir été,
jusqu'à ce jour, employé dans notre langue, si ce n'est peut-être par M.
Hayley, de la traduction duquel je n'ai jamais vu qu'un extrait, cité
dans les notes de _Caliph Vathek_. Ainsi donc,--si je ne me trompe,--ce
poème peut être considéré comme une expérience de métrique. Les chants
sont courts, et à peu près de la même longueur que ceux du poète dont
j'ai emprunté le nom, et très-probablement emprunté en vain.

[Note 68: _Terza rima_. On nomme ainsi, dans la métrique italienne, un
mode de versification dans lequel trois vers de même rime se croisent
toujours avec trois autres vers également de même rime, de telle sorte
que le poème entier est disposé en tercets, dont le dernier vers
reproduit la rime pour la troisième et dernière fois. Citons, pour
exemple, les six premiers vers de la _Prophétie_:

   _Once more in man's frail world! which I had left
       So long that 't was forgotten; and I feel
       The weight of clay again,--too soon bereft
   Of the immortal vision which could heal
       My earthly sorrows, and to God's own skies
       Lift me from that deep gulf without repeal_, etc.

   (_N. du Tr._)]

Entre autres inconvéniens qu'éprouvent les auteurs dans ce siècle-ci; il
est difficile à quelqu'un qui s'est fait une réputation, bonne ou
mauvaise, d'échapper à la traduction. J'ai eu l'occasion de voir le
quatrième chant de _Childe-Harold_ traduit en ce que les Italiens
nomment _versi sciolti_,--c'est-à-dire, un poème écrit en _vers blancs_,
suivant le mode de la _stance spensérienne_, sans aucun égard aux
divisions naturelles de la stance ou du sens. Si le présent poème,
roulant sur un sujet national, éprouve le même sort, je prierai le
lecteur italien de se rappeler qu'en échouant dans l'imitation de son
grand _Padre Alighieri_, j'ai échoué à imiter ce que tous étudient et ce
que peu comprennent, puisque, jusqu'à ce jour, on n'a pas encore
déterminé le sens de l'allégorie du premier chant de l'_Enfer_, à moins
que l'ingénieuse et probable conjecture du comte Marchetti ne soit
considérée comme ayant décidé la question.

Mais j'obtiendrai d'autant mieux le pardon de mon insuccès, que je ne
suis pas du tout sûr que mon succès fasse plaisir, puisque les Italiens,
par un sentiment excusable de nationalité, sont particulièrement jaloux
de tout ce qui leur reste de national--de leur littérature, et puisque,
dans l'amertume de la guerre actuelle entre le classicisme et le
romantisme, ils sont fort peu disposés à permettre à un étranger de les
approuver ou de les imiter, et à ne pas trouver quelque blâme dans sa
présomption ultramontaine[69]. Je le conçois aisément, sachant ce qu'on
penserait en Angleterre d'un Italien qui imiterait Milton, ou bien
encore si une traduction de Monti, de Pindemonte ou d'Arici était
présentée, à la génération qui s'élève, comme un modèle pour leurs
essais poétiques à venir. Mais je m'aperçois que ma préface dégénère en
adresse aux lecteurs italiens, lorsque réellement je n'ai affaire qu'aux
lecteurs anglais: et d'ailleurs, que le nombre en soit petit ou grand,
je dois prendre congé des uns et des autres.

[Note 69: En français, _ultramontain_ signifie le plus ordinairement _ce
qui existe en Italie_. Cela est simple; le mot, dans son étymologie,
veut dire: _qui est au-delà des monts_. Pour un Français, un Italien est
un ultramontain; mais pour un Italien, c'est l'Anglais, le Français,
l'Allemand, etc., qui sont ultramontains. Ici, Lord Byron a employé le
mot dans le dernier sens.

(_N. du Tr._)]



Chant Premier.


Me voici encore une fois dans le frêle monde de l'homme! j'en avais été
si long-tems absent, que je l'avais oublié: mais je sens de nouveau le
poids de mon argile,--trop tôt privé de l'immortelle vision, qui,
guérissant mes terrestres chagrins, m'enleva jusqu'au céleste séjour de
Dieu, du fond même de cet immense gouffre où il n'y a plus d'espérance,
où naguère mes oreilles avaient retenti des hurlemens des esprits à
jamais damnés:--m'enleva de ce lieu de moindres tourmens, d'où les
hommes peuvent s'élever, purifiés par le feu, pour se joindre à la race
angélique, parmi laquelle la brillante lumière de ma Béatrix[70] éclaira
mon ame ravie;--m'enleva jusqu'aux pieds de l'éternelle Trinité; du Dieu
grand, origine et fin de toutes choses, très-bon, mystérieux, triple,
unique, infini, ame universelle:--enfin, conduisit d'étoile en étoile le
voyageur mortel, que tant de gloire ne foudroyait pas, jusqu'au trône de
la toute-puissance. O Béatrix! dont le beau corps est si long-tems
demeuré sous le gazon et sous la froide pierre de marbre! toi qui fus
seule à mes jeunes années un pur ange d'amour!--amour ineffable, qui
s'empara de mon cœur tout entier; car rien autre que toi sur la terre ne
fit dès-lors palpiter mon sein; car te rencontrer dans le ciel, c'était
rencontrer ce que cherchait mon ame errante, semblable à la colombe de
l'arche, qui ne reposa son aile qu'après avoir trouvé le rameau
d'heureux présage;--oui, Béatrix, sans ta lumière, mon paradis eût
toujours été incomplet[71]. Dès que le soleil eut réjoui ma vue de mon
dixième été, tu fus ma vie, tu fus l'essence de ma pensée; je t'aimai
avant de connaître le nom d'amour; tu brilles encore dans les yeux
ternes du vieillard, tout affaiblis qu'ils sont par la persécution, par
les ans, par le bannissement, par les larmes pour toi versées, et que
d'autres douleurs n'auraient pu m'arracher: car ce n'est point ma nature
de fléchir sous la tyrannie d'une faction, ou devant les criailleries de
la multitude. Après une lutte longue et vaine, je fus chassé: jamais, si
ce n'est quand le regard de mon esprit perce les nuages suspendus sur
l'Apennin, et s'étend jusqu'à Florence, jadis si fière de moi; non,
jamais je ne puis retourner sur mon sol natal, même pour y mourir:
n'importe, ils n'ont pas encore dompté l'ame sévère et haute du vieil
exilé. Mais le soleil, quoique brillant encore sur l'horizon, doit enfin
se coucher; la nuit vient; je suis vieux en jours, en actions et en
méditations; j'ai rencontré la destruction face à face dans toutes les
voies. Le monde m'a laissé aussi pur qu'il m'a trouvé; et si je n'en ai
pas encore obtenu les louanges, je ne les ai point recherchées à l'aide
de vils artifices. L'homme outrage, le tems venge; mon nom formera
peut-être un monument entouré de quelque clarté: et certes, ce n'eût
point été le but, la fin suprême de mon ambition, que de grossir la
vaine liste de ceux qui naviguent dans la basse mer de la renommée, et
font enfler leurs voiles par l'inconstante haleine des hommes; que
d'obtenir la fausse gloire d'être classé, avec les conquérans et les
autres ennemis de la vertu, dans les sanglantes chroniques des âges
passés. J'aurais voulu voir ma Florence grande et libre[72]: ô Florence!
Florence! Tu fus pour moi comme cette Jérusalem sur laquelle le
Tout-Puissant a pleuré; _mais tu ne voulus pas_: comme l'oiseau cache sa
tendre couvée, je t'aurais cachée sous une aile paternelle si tu avais
écouté ma voix: mais sourde et farouche, comme la couleuvre, tu dirigeas
ton venin contre le sein qui te chérissait; tu confisquas mes biens, et
condamnas au feu ma personne maudite. Hélas! combien sont amères les
imprécations de la patrie, à celui qui _pour_ elle aurait expiré, mais
ne méritait pas d'expirer _par_ elle; à celui qui l'aime, oui, l'aime
encore malgré son injuste colère. Le jour viendra peut-être, où elle
cessera de fermer les yeux à la vérité; le jour viendra peut-être, où
elle serait fière de posséder la poussière qu'elle condamne à être le
jouet des vents[73], et de transférer dans son enceinte le tombeau de
celui à qui elle a refusé une demeure. Mais cela ne lui sera point
accordé; il faut que ma poussière dorme où je serai tombé; non, le pays
où je respirai pour la première fois, mais qui, dans un accès de furie,
m'envoya respirer l'air d'un ciel étranger, ne reprendra pas mes
ossemens indignés, parce qu'en son caprice il oublie son courroux et
révoque sa sentence; non,--il m'a refusé ce qui était à moi,--mon toit;
il n'aura pas ce qui n'est pas à lui,--ma tombe! Trop long-tems ses
armes irritées ont maintenu loin de lui le sein qui pour lui aurait
saigné, le cœur qui pour lui a battu, l'ame qui fut à l'épreuve de la
tentation, l'homme qui combattit, fatigua, voyagea, remplit enfin tous
les devoirs d'un fidèle citoyen, et vit, pour récompense, les artifices
triomphans des Guelfes[74] faire passer sa proscription en loi. Ces
choses ne sont point faites pour l'oubli; Florence sera plutôt oubliée.
Trop profonde est la blessure, l'injure trop cruelle, la durée d'une
telle misère trop prolongée, pour que j'accorde un pardon plus complet,
pour que l'injustice soit moindre après un tardif repentir: et
pourtant,--je sens pour ma patrie une tendre sympathie, et pour toi
aussi, ma Béatrix: c'est avec peine que tomberait ma vengeance sur la
terre, qui jadis fut la mienne, et m'est encore sacrée comme asile de
tes cendres; oui, ces cendres, comme un saint reliquaire, protégeraient
la ville meurtrière, et l'urne seule qui les renferme sauverait dix
mille de mes ennemis. Quelquefois, il est vrai, mon cœur solitaire,
comme celui du vieux Marius, dans le marais de Minturnes;[75] ou sur les
ruines de Carthage, peut se gonfler de mauvais sentimens, de passions
brûlantes et terribles: quelquefois, un rêve m'offre un vieil ennemi se
débattant dans les angoisses de l'agonie, et mon sourcil s'épanouit dans
l'espoir du triomphe:--arrière, telles pensées! Voilà les dernières
faiblesses de ceux qui long-tems ont souffert une misère plus
qu'humaine, et qui néanmoins étant hommes, n'ont de repos que sur la
couche de la vengeance,--la vengeance, qui, dans le sommeil, ne rêve que
de sang, et, durant la veille, brûle du désir inextinguible, et souvent
déçu, d'un changement qui nous remonte sur le faîte, qui mette sous nos
pieds ceux dont les pas nous foulaient, après que la Mort et Até[76]
auront couru sur les fronts humiliés et sur les têtes tranchées.--Grand
Dieu! éloigne de moi ces idées;--je remets dans tes mains mes injures
nombreuses, et ta verge toute-puissante tombera sur ceux qui me
frappèrent:--sois mon égide! comme tu l'as été dans les périls, dans les
peines, dans les cités turbulentes, et au milieu des tentes
guerrières,--dans les fatigues, dans les travaux sans nombre que j'ai
supportés en vain pour Florence.--J'en appelle d'elle à toi! à toi, que
j'ai vu dans ton sublime empire! vision glorieuse! jusqu'à ce jour il
n'avait point été donné d'en jouir et de vivre, et cependant, tu me l'as
permis. Hélas! avec quelle lourdeur je tombe sur ma tête le sentiment de
la terre et des choses terrestres: passions dévorantes, affections
tristes et basses, rapides palpitations du cœur répondant aux tortures
de l'esprit, longues journées, nuits cruelles, souvenirs d'un
demi-siècle sanglant et sombre, et le peu d'années que je peux encore
attendre, brisées par la vieillesse, abandonnées de l'espérance,--mais
moins pénibles à supporter; car trop long-tems a duré mon horrible
naufrage sur le roc solitaire du morne désespoir, pour que je porte
dorénavant mes yeux vers le navire qui passe, et qui fuit cet écueil si
affreux et si nu, pour que j'élève la voix;--qui donc ferait attention à
ma plainte? Je ne suis pas de ce peuple, ni de cet âge: et cependant,
mes chants dérouleront un tableau qui éternisera la mémoire de ces tems,
lorsque pas une page de leurs annales semées de troubles n'attirerait un
regard sur la rage des discordes civiles, si mes vers, comme un parfum
préservateur, n'eussent pas conservé maintes actions aussi indignes que
ceux qui les firent. C'est le destin des esprits de ma trempe, que
d'être tourmentés dans la vie, d'user leurs cœurs, de consumer leurs
jours dans une lutte sans fin, et de mourir dans l'abandon; puis les
générations futures se pressent autour de leur tombe: mille et mille
pélerins arrivent des climats divers, où ils ont appris le nom de cet
homme,--qui n'est plus qu'un nom; et, prodiguant leurs hommages sur la
pierre funèbre, ils répandent au loin la renommée de qui n'entend plus
ce bruit, de qui n'en est plus touché. La mienne au moins m'a coûté
cher: mourir n'est rien, mais languir ainsi,--étouffer l'ardeur immense
de mon esprit,--vivre à l'étroit avec de petits hommes, en vulgaire
spectacle à tout regard vulgaire; errer à l'aventure, lorsque les loups
eux-mêmes trouvent une tanière; sans famille, sans foyers, sans rien de
ce qui rend la société douce et allège la peine;--me sentir dans la même
solitude que les rois, avec le pouvoir et la couronne de moins;--envier
au ramier son nid, et les ailes qui le transportent jusqu'aux lieux où
l'Apennin voit l'Arno couler à ses pieds, jusqu'à son perchoir qu'il
choisit peut-être dans l'enceinte de mon inexorable patrie, où sont
encore mes enfans, et cette femme funeste[77], leur mère, froide
compagne, qui m'apporta la ruine en douaire;--à voir et sentir tous ces
maux, à les savoir irréparables, j'ai reçu une amère leçon; mais je suis
resté libre: j'ai subi mon sort sans déshonneur, comme je me l'étais
attiré sans bassesse: ils ont fait de moi un exilé,--non un esclave.

[Note 70: Le lecteur est prié d'adopter pour le mot de _Beatrice_
(Béatrix) la prononciation italienne, où aucune syllabe ne reste muette.

(_Note de Lord Byron_.)

--Byron fit cette remarque afin que les Anglais ne prononçassent pas
_Beatrice_ en trois syllabes, mais en quatre, sans quoi son vers se fût
trouvé faux.

(_N. du Tr._)]

[Note 71:

   _Che sol per le belle opre
   Che fanno in cielo il sole e l' altre stelle
   Dentro di lui_ si crede il paradiso,
   _Così se guardi fiso
   Pensar ben dei ch' agni terren' piacere_.

_Canzone_, où Dante décrit la personne de Béatrix, strophe 3.]

[Note 72:

   _L'Esilio che m' è dato onor mi tegno_.
   ...........................................
   _Cader tra' buoni è pur di lode degno_.

_Sonnet_ de DANTE, dans lequel il représente la justice, la générosité
et la tempérance comme bannies de chez les hommes, et cherchant un
refuge dans l'amour qui habite en son cœur.]

[Note 73: «_Ut si quis prædictorum ullo tempore in fortiam dicti
communis pervenerit_, talis perveniens igne comburatur, sic quod
moriatur.» Deuxième sentence de Florence contre le Dante et les quatorze
co-accusés.--Le latin est digne de la sentence.]

[Note 74: Dante appartenait au parti des Gibelins ou des Blancs,
toujours opposé en Italie à celui des Guelfes ou des Noirs. Voir
Sismondi, _Hist. des républiques ital._

(_N. du Tr._)]

[Note 75: Marius, fuyant de Rome pour échapper à Sylla, s'enfonça
jusqu'au cou dans un marais près Minturnes: il en fut retiré, et conduit
dans cette prison où il effraya par son regard le soldat cimbre envoyé
pour le tuer.

(_N. du Tr._)]

[Note 76: Déesse du mal. Ἄτη, misère: souvent personnifiée dans Homère.

(_N. du Tr._)]

[Note 77: Cette femme, dont le nom était _Gemma_, appartenait à une des
plus puissantes familles du parti guelfe, à la famille _Donati_. Corso
Donati fut le principal adversaire des Gibelins. Gemma est représentée
comme étant _admodum morosa, ut de Xantippe Socratis philosophi conjuge
scriptum esse legimus_, suivant Giannozzo Manetti. Mais Lionardo
Aretino, dans sa Vie du Dante, s'irrite contre Boccace, qui a dit que
les hommes de lettres ne devraient pas se marier: _Qui il Boccacio non
ha pazienza, e dice, le mogli esser contrarie agli studi; e non si
ricorda che Socrate il più nobile filosofo che mai fusse ebbe moglie, e
figliuoli e uffici della republica nella sua città; e Aristotele che_,
etc., _ebbe due mogli in vari tempi, ed ebbe figliuoli, e ricchezze
assai.--E Marco Tullio--e Catone--e Varrone, e Seneca--ebbero moglie_,
etc. Il est bizarre que les exemples de l'honnête Lionardo, à
l'exception de Sénèque et peut-être d'Aristote, ne soient pas les plus
heureux. La Terentia de Cicéron, et la Xantippe de Socrate ne
contribuèrent nullement au bonheur de leurs époux; si toutefois elles
contribuèrent à leur philosophie.--Caton répudia sa femme:--nous ne
savons rien de celle de Varron;--quant à celle de Sénèque, nous savons
seulement qu'elle était disposée à mourir avec lui, mais qu'elle se
ravisa, et vécut encore plusieurs années. Mais, dit Lionardo: _L'uomo_ è
animale civile, _secondo piace a tutti i filosofi_; et il conclut de là
que la plus grande preuve du _civisme de l'animal_ est _la prima
congiunzione dalla quale multiplicata nasce la città_.]



Chant Deuxième.


L'esprit des anciens jours de ferveur, alors que la parole était chose
révérée, et que, l'avenir se dévoilant à la pensée, elle commandait aux
hommes de lire le destin des enfans de leurs enfans dans l'abîme ouvert
du tems qui doit être, et de contempler le chaos des événemens, où
gisent, à demi formés, les êtres qui subiront un jour l'humaine
condition;--cet esprit, que les illustres voyans d'Israël portaient dans
leur sein, est aujourd'hui en moi comme jadis en eux: et, si j'ai le
sort de Cassandre, si, au milieu du bruit des factions, personne
n'entend ou n'écoute cette voix qui crie du désert, la faute en soit à
eux! et que ma conscience me donne la seule récompense que j'aie jamais
connue! N'as-tu pas versé ton sang? et dois-tu le verser encore, Italie?
Ah! un tel avenir, que me dévoile une lumière sombre et sépulcrale,
m'ordonne d'oublier, dans les maux irréparables qui te frappent, ceux
qui m'ont frappé moi-même. Nous ne pouvons avoir qu'une patrie, et tu es
encore la mienne;--mes ossemens seront dans ton sein, mon ame dans ton
langage, qui régna jadis avec notre vieil empire romain dans toute
l'étendue de l'Occident; mais je ferai surgir une autre langue, aussi
sublime et plus douce, dans laquelle l'ardeur du héros, où les soupirs
de l'amant, tout sujet enfin trouvera pour son expression de tels
accens, que chaque mot, aussi brillant que ton ciel, réalisera le plus
beau rêve d'un poète, et te fera proclamer reine du chant par l'Europe
entière; ainsi, toute parole, comparée à la tienne, semblera ce qu'est à
la voix du rossignol celle des autres oiseaux, et toute langue, devant
la tienne, confessera sa barbarie; et cet honneur, tu le devras à celui
que tu as tant outragé, à ton barde toscan, au Gibelin banni. Malheur!
malheur! le voile des siècles futurs est déchiré;--mille années, qui
restent encore immobiles, comme les vagues de l'Océan, tant que les
vents ne se lèvent pas, s'avancent, balancées d'une sombre et morne
ondulation, du fond de l'éternité jusques à mon regard; les orages
dorment encore, les nuages se maintiennent toujours en leur place, le
volcan souterrain qui ébranlera le sol n'est pas encore allumé, le
sanglant chaos attend encore la création; mais tout est disposé pour
l'exécution de ta sentence, les élémens n'ont besoin que d'un mot: «Que
les ténèbres soient[78]!» et soudain, tu deviens un tombeau! Oui, toi,
contrée si belle, tu sentiras le glaive! toi, Italie, lieu charmant,
paradis ressuscité, où l'homme retrouve sa félicité primitive! Ah! les
fils d'Adam doivent-ils donc perdre deux fois leur heureuse demeure?
Italie! dont les plaines fécondes pourraient, sans la charrue, et par le
seul bienfait du soleil, suffire à nourrir le monde; toi, où le ciel se
dore d'étoiles plus brillantes, se revêt d'un bleu plus foncé; toi, où
l'été bâtit son palais en maint endroit délicieux; berceau de cet
empire, qui orna la ville éternelle de la dépouille des rois, vaincus
par les hommes libres: patrie des héros, asile des saints, où d'abord la
gloire terrestre, puis la gloire céleste a fixé son séjour; toi, qui
nous reproduis tout ce qu'a rêvé l'imagination la plus vive, et dont
l'aspect efface les faibles couleurs du portrait que nous nous en étions
figuré, aussitôt que notre regard,--du haut des Alpes, au milieu des
neiges affreuses, des rochers, et de l'ombrage sombre du pin, ami des
déserts, dont la cime d'émeraude obéit à l'orage,--s'étend avec
complaisance sur toi, et, pour ainsi dire, appelle avec ardeur à son
aide la vue de tes campagnes dorées par le soleil, de tes campagnes qui,
devenant de plus en plus proches, deviennent de plus en plus chères, et
le deviendraient encore davantage si elles étaient libres; c'est donc
toi, mon Italie,--c'est toi qui dois te flétrir au gré de tous les
tyrans! Le Goth à été,--le Germain, le Franc et le Hun sont encore à
venir,--et du haut de l'impériale colline, la destruction, déjà fière
des œuvres accomplies par les anciens barbares, attend ceux des âges
nouveaux; assise, au mont Palatin, sur un trône, elle voit, à ses pieds,
Rome, vaincue et prisonnière, nager dans le sang de ses enfans; tant de
victimes humaines, tant de Romains massacrés, répandent une teinte
sanglante dans l'air naguère si bleu, et colorent en rouge les eaux
safranées du Tibre comblé de cadavres; le faible prêtre, et la vierge,
encore plus faible et non moins sainte, qui avaient voué leur vie à
Dieu, se sont enfuis en criant, et ont cessé leur ministère; les nations
saisissent leur proie; voici venir Ibériens, Allemands, Lombards; voici
venir aussi bêtes féroces et oiseaux dévorans, loups, vautours, plus
humains que ces hommes: car la brute mange la chair et boit le sang des
morts, puis passe son chemin; mais ces sauvages à face humaine épuisent
tous les genres de tourmens, et cherchent toujours un nouvel aliment à
leur rage aussi insatiable que la faim d'Ugolin. La lune neuf fois se
lèvera, neuf fois se couchera durant ces horribles scènes[79]; l'armée;
qui se rassembla sous la bannière d'un prince félon; a perdu son chef,
et en a laissé les restes inanimés aux portes de la ville; si le royal
rebelle eût vécu, tu aurais peut-être été épargnée; mais sa destinée a
entraîné la tienne, ô Rome, qui tour à tour pillas la France, ou fus
pillée par elle, depuis Brennus jusqu'à Bourbon[80]; jamais, non jamais
l'étendard étranger ne s'avancera contre tes murs, sans que le Tibre ne
devienne une rivière de deuil. Oh! quand les étrangers franchissent les
Alpes et le Pô, écrasez-les, ô rochers! et vous, flots, abîmez-les, et
pour toujours. Pourquoi sommeillent ainsi les avalanches oisives, qui
fondront ensuite sur la tête du pélerin solitaire? Pourquoi l'Éridan[81]
ne sort-il de son lit turbulent que pour engloutir la moisson du
laboureur? Les hordes barbares ne seraient-elles pas une plus noble
proie? Le désert répandit son océan de sable sur l'armée de Cambyse;
l'empire des ondes amères ensevelit Pharaon et ses mille et mille
soldats,--pourquoi donc, montagnes et rivières, ne faites-vous point
ainsi! Et vous, Romains, qui n'osez mourir, vous, fils des conquérans
qui vainquirent ceux qui avaient vaincu le fier Xerxès aux lieux où
gisent encore les guerriers dont la tombe ne connut jamais l'oubli, les
Alpes sont-elles donc plus faibles que les Thermopyles? leurs passages
plus propices à l'invasion? N'est-ce pas vous plutôt qui ouvrez la porte
à toute armée, qui laissez les envahisseurs marcher librement et en paix
à travers vos montagnes? Quoi donc! la nature elle-même arrête le char
du vainqueur, et rend votre pays imprenable, autant du moins que cela
est possible: car la terre, toute seule, ne se défendra pas[82], mais
elle aide le guerrier digne d'être né sur un sol où les mères donnent le
jour à des hommes. Il n'en est pas de même pour ceux dont les ames n'ont
que peu de valeur; nulle forteresse ne peut leur servir;--la retraite du
pauvre reptile qui conserve son dard est plus sûre que des murailles de
diamant, quand il n'y a dans leur enceinte que des cœurs tremblans.
N'êtes-vous pas braves? Oui, le sol de l'Ausonie a encore des cœurs, des
bras, des armes, des soldats à opposer à l'oppression; mais tout effort
sera vain, tant que la dissension sèmera les germes du malheur et de la
faiblesse; et toujours l'étranger viendra remporter nos dépouilles. O ma
belle patrie! si long-tems humiliée, si long-tems le tombeau des
espérances de tes propres enfans, quand il n'est besoin que d'un seul
coup pour briser la chaîne; mais--le vengeur hésite; le doute et la
discorde se placent entre toi et les tiens; et joignent leur force (à)
qui vient t'assaillir. Que faut-il pour t'assurer la liberté, et pour
montrer ta beauté dans son plus grand éclat? Il faut rendre les Alpes
impénétrables; et nous, tes fils, nous pouvons le faire en accomplissant
_un seul_ devoir:--celui de nous unir.

[Note 78: Allusion au mot fameux de la _Genèse_: «Que la lumière soit.»
M.A.P. traduit: «Que tout soit dans les ténèbres.»

(_N. du Tr._)]

[Note 79: Voir _Sacco di Roma_, généralement attribué à Guichardin. Il y
a un autre récit composé par un Jacopo _Buonaparte, gentiluomo
samminiatese che vi si trovò presente_.]

[Note 80: Charles de Bourbon, connétable, qui mourut en 1537, en donnant
l'assaut à Rome: c'est le grand-père de Henri IV.

(_N. du Tr._)]

[Note 81: Nom poétique du Pô.

   _Fluviorum rex Eridanus_.

VIRG.

(_N. du Tr._)]

[Note 82: M.A.P. traduit: «Le _sol_ ne combattra pas _seul_.»

(_N. du Tr._)]



Chant Troisième.


Que vois-je sortir de l'inépuisable océan du mal? pestes, princes,
étrangers et glaives, vases de colère ne se vidant que pour se remplir
et déborder de nouveau; je ne puis dire tout ce qui s'offre en foule à
mon œil prophétique: la terre et la mer ne fourniraient pas assez
d'espace pour écrire cette histoire, et pourtant elle s'accomplira; oui,
tout a été gravé, mais non par le burin de l'homme, là où prennent
naissance les soleils et les astres les plus lointains. Déployée comme
une bannière, à la porte des cieux, flotte la sanglante page de nos
mille années de misère; et l'écho de nos gémissemens se prolonge à
travers les sons du chant des archanges. Italie, nation martyre, la
vapeur de ton sang ne montera pas en vain jusqu'au trône éternel de la
toute-puissance et de la miséricorde: comme le vent frappe les cordes de
la harpe, ainsi le bruit de tes lamentations s'élèvera sur les voix des
séraphins, et ira toucher le Très-Haut. Pour moi, le plus humble de tes
enfans, limon terrestre éveillé par l'immortalité au sentiment et à la
souffrance; oui, quelles que puissent être les railleries des superbes,
et les menaces des tyrans, quoique de plus faibles victimes puissent se
courber devant l'orage dont le souffle est si rude; c'est à toi, ma
patrie, terre jadis aimée, encore aimée aujourd'hui, c'est à toi que je
dévoue ma lyre en deuil, et le triste privilége que j'ai de lire dans
l'avenir! Si ma verve n'est pas ce que tu la vis autrefois, pardonne! Je
ne peux que prédire tes destins--puis expirer! Ne crois pas que, après
un tel spectacle, je puisse vivre encore. L'esprit me force de voir et
de parler, et m'accorde pour récompense de ne pas y survivre: mon cœur
sera brisé et se fondra en larmes sur toi. Mais avant que je déroule de
nouveau le noir tissu de tes infortunes, je veux, parmi les éclairs qui
étincellent dans tes ténèbres, saisir un rayon de douce lumière; dans ta
nuit même brillent quelques astres et plusieurs météores; sur ta tombe
se penche une statue dont la beauté défie la mort; de tes cendres
s'élèvent maints esprits puissans qui feront ta gloire; et le charme du
monde; ton sol sera toujours fertile en hommes sages, gais, savans,
généreux ou braves: tu es leur patrie naturelle, comme tes cieux le sont
de l'été. Tes fils font des conquêtes sur les rivages étrangers et sur
les mers lointaines[83]; découvrent des mondes nouveaux qui prennent
leur nom[84]; c'est pour _toi_ seule que leur bras est impuissant; et
toute ta récompense est dans leur renommée, noble il est vrai pour eux,
mais non pour toi.--Ils seront donc illustres, et toi tu resteras la
même? Oh! bien plus grande que la leur sera la gloire du grand
homme--qui peut-être est déjà né;--du sauveur mortel qui te rendra
libre, qui replacera sur ton front ce diadème tant usé et déformé par
les modernes barbares; qui verra le soleil bienfaisant éclairer tout ton
horizon, ton horizon moral, trop long-tems obscurci par les nuages et
par ces infectes vapeurs de l'Averne, faites pour n'être respirées que
par ceux qui sont avilis par la servitude et qui ont leur ame en prison.
Cependant, au milieu de cette éclipse millénaire de ta prospérité,
quelques voix se feront entendre, et la terre prêtera l'oreille; maints
poètes me suivront dans la route que j'ouvre, et la rendront plus large;
ce même ciel dont l'éclat anime le chant des oiseaux, enflammera leur
verve, et leur inspirera des accens aussi naturels et aussi beaux;
harmonieux seront leurs vers: beaucoup chanteront l'amour; quelques-uns
la liberté; mais peu prendront l'essor de l'aigle, et jetteront un
regard d'aigle sur le soleil avec l'aisance et l'intrépidité du roi des
airs: leur vol sera plus près de la terre. Combien de phrases sublimes
seront prodiguées à quelque petit prince avec une profusion adulatrice!
Le langage, éloquemment faux, trahira l'avilissement du génie, qui,
comme la beauté, oublie trop souvent le respect qu'il se doit à
lui-même, et regarde la prostitution comme un devoir. _Celui qui entre
comme hôte dans le palais d'un tyran_[85], devient aussitôt un esclave;
ses pensées sont la proie d'autrui; _et le jour qui voit le captif
attaché à la chaîne_[86], _le voit soudain moitié moins homme_;--la
castration de l'ame éteint toute son ardeur: ainsi le barde, trop voisin
du trône, perd sa verve, obligée à _plaire_.--Quelle tâche servile, que
de ne travailler qu'à plaire! Polir ses vers pour les rendre agréables
aux heures d'aise et de loisir de son souverain; ne s'étendre trop
long-tems sur rien, sauf l'éloge du prince; trouver et saisir, par force
ou ruse[87], quelque sujet heureux! Ainsi entravé, ainsi condamné aux
accens de la flatterie, le poète fatigue, tremblant toujours de faillir:
comme il craint qu'une noble pensée, par une rébellion céleste, ne
s'élève dans son cerveau coupable de haute trahison, il chante, comme
parlait l'orateur athénien, avec des cailloux dans la bouche, afin que
la vérité ne puisse bégayer dans son style. Mais dans la longue file des
faiseurs de sonnets, il y en aura qui ne chanteront pas en vain: et l'un
d'eux[88], prince de la troupe, prendra rang parmi mes pairs; l'amour
sera son tourment, mais sa douleur produira une immortalité de larmes;
l'Italie le saluera comme le chef des poètes-amans, et le chant de
liberté, qu'un plus sublime enthousiasme lui aura inspiré, lui vaudra
encore une couronne de lauriers non moins verts. Mais plus tard
naîtront, sur les bords du Pô, deux hommes encore plus grands que lui:
le monde lui avait souri; mais eux, ils seront persécutés jusqu'à ce
qu'ils ne soient plus que poussière, et qu'ils soient venus reposer avec
moi. Le premier[89] créera une époque avec sa lyre, et remplira
l'univers des exploits de la chevalerie: son imagination ressemble à
l'arc-en-ciel; le feu de son génie est immortel comme celui du ciel; sa
pensée est emportée d'un vol infatigable; le plaisir, comme le papillon
qu'un enfant vient de saisir, agitera sur le poème ses charmantes ailes;
et l'art lui-même semblera devenir nature, tant le rêve brillant du
poète aura de transparence!--Le second[90], sur un ton plus tendre et
plus triste, épanchera son ame sur Jérusalem; lui aussi, il chantera les
armes, et le sang chrétien versé aux lieux où le Christ versa le sien
pour l'homme; sa harpe sublime renouvellera le chant de Sion près des
saules du Jourdain: combats opiniâtres, triomphe complet des guerriers
braves et pieux, efforts variés de l'enfer pour détourner ces héros de
leur grand dessein, bannières à croix rouge flottant enfin où la
première croix fut rouge du sang des veines de notre _sauveur_, voilà
l'argument sacré du poète. La perte de ses années, de sa faveur, de sa
liberté, même de sa gloire qu'on lui conteste quelque tems, lorsque le
langage poli des cours glisse sur son nom oublié, et nomme sa captivité
un bienfait qui le protège contre la folie ou la honte; voilà quel sera
son salaire, à lui qui fut envoyé pour être le poète-lauréat du
Christ!--Les hommes le récompensent bien! Florence ne me condamne qu'à
la mort ou au bannissement; Ferrare le condamne à la ration et au cachot
du criminel, sort plus dur et moins mérité; car, moi, j'ai attaqué les
factions que je m'efforçai de dompter: mais cet homme doux, qui
regardera la terre et le ciel avec l'œil d'un amant, qui daignera
immortaliser de sa céleste flatterie le plus pauvre être qui ait jamais
été mis au monde pour régner,--que fera-t-il pour mériter un tel sort?
Peut-être il aimera.--Quoi donc! aimer en vain, n'est-ce pas là une
torture suffisante? Faut-il donc encore être enseveli vivant dans une
tombe? Cependant telle est la loi du destin.--Lui, et son émule le barde
de la chevalerie, consumeront tous deux de nombreuses années dans la
pénurie et dans la peine; mourant dans le désespoir, ils légueront au
monde entier, qui leur accordera à peine une larme, un héritage fait
pour enrichir tous ceux qui vivent des trésors de l'ame d'un vrai
poète,--et à leur patrie une double couronne, sans égale dans le cours
des âges: non, la Grèce même ne peut, dans les annales de ses
olympiades, montrer deux noms tels que les leurs, quoiqu'un de ses
enfans soit puissant;--et c'est là toute la destinée de tels hommes
ici-bas! Les plus belles pensées, l'esprit le plus vif, le sang
électrique qui coule dans leurs artères, leur corps devenu lui-même une
ame par le sentiment profond de ce qui est, et par la conception de ce
qui devrait être, tout cela doit-il donc conduire à une telle
récompense? Leur brillant plumage sera-t-il jeté ça et là par l'orage
cruel? Oui, et il en doit être ainsi; formés d'une trop subtile matière,
ces oiseaux du paradis ne songent qu'à retourner à leur séjour natal;
ils trouvent bientôt que les brouillards de la terre ne conviennent pas
à leurs ailes si pures: ils meurent ou se dégradent, car l'esprit
succombe à une longue infection et au désespoir; mille passions ennemies
suivent de près leurs pas, comme des vautours qui attendent le moment
d'assaillir et de déchirer leurs victimes; et, lorsqu'enfin leur aile
fatiguée les laisse choir, c'est alors le triomphe de l'oiseau de proie;
c'est alors que les ravisseurs partagent la dépouille des malheureux
écrasés au premier choc de cette horrible attaque. Toutefois, quelques
esprits ont été hors d'atteinte; ce sont ceux qui apprirent à supporter
la vie, qu'aucune puissance ne put jamais abattre, qui purent résister à
eux-mêmes, tâche pénible et désespérée par-dessus toutes! Mais enfin,
quelques esprits ont eu ce privilége; et si mon nom était inscrit parmi
eux, il serait plus fier de cette destinée austère et néanmoins sereine
que d'une gloire plus éclatante, mais si funeste. Les Alpes ont leurs
cimes de neige plus voisines du ciel, que ne l'est le cratère du
redoutable volcan, dont la splendeur émane du noir abîme; la montagne
brûlée, dont le sein bouillant vomit avec effort une flamme éphémère, ne
luit que pour une nuit de terreur, puis renvoie ses torrens de feu à
l'enfer d'où ils sortirent, à l'enfer qui siége toujours dans ses
entrailles.

[Note 83: Alexandre de Parme, Spinola, Pescaire, Eugène de Savoie,
Montecuculli.]

[Note 84: Christophe Colomb, Améric Vespuce, Sébastien Cabot.]

[Note 85: Vers d'une tragédie grecque, que Pompée prononça en prenant
congé de Cornélie, lorsqu'il entrait dans la barque où il fut tué.]

[Note 86: Le vers et la pensée se trouvent dans Homère.]

[Note 87: Il y a dans le texte un jeu de mots, une _paronomase_
intraduisible: _or force, or forge_.

(_N. du Tr._)]

[Note 88: Pétrarque.]

[Note 89: L'Arioste.

(_N. du Tr._)]

[Note 90: Le Tasse.

(_N. du Tr._)]



Chant Quatrième.


Il est plusieurs poètes qui n'ont jamais tracé sur le papier leurs
inspirations, et peut-être sont-ce les meilleurs: ils sentirent, ils
aimèrent, ils moururent; mais ne voulurent pas communiquer leurs pensées
à des êtres inférieurs. Ils renfermèrent le dieu dans leur sein, et
rejoignirent l'empyrée sans avoir ceint leur front du terrestre laurier;
mais cent fois plus heureux que ceux qui, dégradés par le trouble des
passions et par les faiblesses attachées à la gloire, ne conquièrent une
haute renommée qu'au prix de mille cicatrices. Il est plusieurs poètes
qui n'en portent pas le nom; mais, où réside la poésie, sinon dans ce
génie créateur qui sent le bien et le mal plus vivement que le vulgaire;
qui tend à vivre par delà sa mort; qui, nouveau Prométhée d'une race
nouvelle, apporte le feu du ciel, et voit trop tard qu'un horrible
supplice est le salaire des plaisirs donnés aux hommes? Les vautours
dévorent les entrailles de celui qui a vainement rendu à la terre un
sublime bienfait, et qui gît enchaîné sur un roc solitaire sans cesse
battu par les flots. Ainsi soit le destin: nous saurons le
souffrir.--Donc, tous ceux dont l'intelligence est un pouvoir dominateur
qui se dégage des entraves de l'argile corporelle ou la transforme
presque en esprit, ceux-là, quelle que soit la forme que revêtent leurs
créations, sont tous de véritables bardes. Le buste de marbre que le
ciseau anima peut, sur son front éloquent, dévoiler autant de poésie que
toutes les pages d'Homère. Un noble coup de pinceau peut douer de la
vie, ou déifier cette toile qui brille d'une beauté tellement surhumaine
que ceux qui fléchissent le genou devant une idole si divine ne violent
pas le sacré commandement; car le ciel même est là transporté,
transfiguré. Les accens de poésie qui ne peuplent que l'air de notre
pensée et des êtres réfléchis par elle, ne peuvent rien faire de plus.
Laissons donc l'artiste partager la palme, il partage le péril, et,
consterné, se meurt sur son travail dédaigné.--Hélas! le désespoir et le
génie sont trop souvent liés ensemble. Durant les âges qui passent
devant moi, l'art ressaisira son sceptre, tout aussi glorieux que le lui
firent Apelle et le vieux Phidias dans les jours immortels de la Grèce.
Vous serez instruits par les ruines à ressusciter du moins les formes
grecques du sein de leur décadence; enfin, les ames des Romains
revivront dans des statues romaines taillées par les mains italiennes.
Des temples, plus élevés que les temples antiques, donneront de
nouvelles merveilles au monde, et tandis que l'austère Panthéon est
encore debout, un dôme[91], son image, s'élancera jusqu'aux cieux[92];
dôme dont la base est une église immense qui surpasse tout ce qui fut
auparavant, et où les vivans viendront en foule s'agenouiller. Jamais
pareil spectacle ne fut offert par un portique tel que celui-ci, où
toutes les nations viennent déposer et racheter leurs péchés comme à la
vaste entrée du ciel; et cet architecte hardi à qui sera confié le soin
téméraire d'élever ce monument, cet homme, que tous les arts
reconnaîtront comme leur maître, soit que du chaos de marbre où il
plongera son ciseau, renaisse cet Hébreu[93] dont la voix entraîne
Israël hors d'Égypte, et tient suspendus les flots de pierre, soit que
son pinceau étende sur les damnés les couleurs de l'enfer devant le
trône du suprême juge[94], et qu'il rende ce spectacle tel que je l'ai
vu, tel que tous le verront, soit enfin qu'il bâtisse des temples de
grandeur jusqu'alors inconnue, eh bien, cet homme aura pris de moi le
germe de ses grandes pensées, oui, de moi, le Gibelin[95], qui ai
traversé les trois royaumes de l'empire de l'éternité. Au milieu du
cliquetis des épées et du choc retentissant des heaumes, l'âge que je
prévois n'en sera pas moins l'âge des beaux arts; et, tandis que les
nations gémissent sous le faix du malheur, le génie de ma patrie
s'élèvera, tel qu'un cèdre sublime, au sein du désert, charme les yeux
par l'aspect de ses rameaux, et, reconnu de loin, répand dans les airs
son parfum non moins suave que son apparence est belle. Les souverains
s'arrêteront au milieu de leurs joutes guerrières, se sévreront de sang
une heure ou deux, pour tourner et fixer leur regard sur la toile ou sur
la pierre; et ceux qui gâtent tout ce que la terre a de beau, forcés à
l'éloge, sentiront le pouvoir de ce qu'ils détruisent. L'art, abusé dans
sa reconnaissance, élèvera des emblèmes et des monumens en l'honneur des
tyrans qui ne font de lui qu'un hochet, et prostituera ses charmes aux
pontifes orgueilleux[96] qui n'emploient l'homme de génie que comme la
plus vile brute condamnée à porter les fardeaux, et à servir nos
besoins: vendre ses travaux, c'est vendre aussi son ame. Celui qui
travaille pour les nations sera pauvre, peut-être, mais libre; celui qui
fatigue pour les monarques n'est rien de plus que le laquais doré qui,
habillé et nourri aux frais de son maître, garde, à sa porte, une
posture humble et servile. Oh! puissance suprême qui règles toute chose
et inspires tout esprit! comment se fait-il que ceux dont le pouvoir sur
la terre se manifeste de la manière la plus semblable au tien dans le
ciel, soient eux-mêmes si loin de tes divers attributs, foulent aux
pieds les têtes humiliées devant eux, et nous assurent ensuite que leurs
droits sont les tiens? Comment se fait-il que les enfans de la renommée,
ceux à qui l'inspiration semble luire d'en haut, ceux dont les peuples
répètent le nom, doivent passer leurs jours dans la pénurie ou dans la
peine, ou bien marcher à la grandeur par les chemins de la honte, porter
un stigmate plus profond, une chaîne plus fastueuse; ou bien, si leur
destinée les a fait naître loin de la classe pauvre, ou, en les y
laissant, leur a fait éprouver de vaines tentations, soutenir au fond de
leurs ames une plus rude épreuve, le combat intérieur de passions
profondes et intraitables? O Florence, quand ta sentence cruelle rasa ma
maison, je t'aimais! cependant la vengeresse colère de mes vers, et la
haine de tes injustices, grossie, d'année en année, par de nouvelles
malédictions, survivront à tout ce qui t'est le plus cher, à ton
orgueil, à tes richesses, à ta liberté, et même, au plus infernal de
tous les maux d'ici-bas, au despotisme des petits tyrans de l'état; car
le despotisme n'est pas exclusif aux rois: les démagogues ne le cèdent à
ceux-ci qu'en date; ils disparaissent plus tôt; d'ailleurs, dans tout ce
qui force les hommes à se haïr eux-mêmes ou les uns les autres, en
discorde, en couardise, en cruauté, dans toutes les horreurs nées de
l'incestueux commerce de la mort et du péché[97], dans l'art de
l'oppression sous sa plus rude forme, un chef de faction n'est que le
frère du sultan, et le singe, cent fois moins humain, du pire des
despotes. Florence! long-tems mon esprit solitaire a vainement soupiré,
comme le captif qui travaille à son évasion, pour te revoir en dépit de
tes outrages; je restai dans l'exil, la plus triste de toutes les
prisons; errer dans le monde entier comme dans un donjon sans issue! les
mers, les montagnes, ou plutôt, l'horizon pour barrière qui ferme à
l'homme le seul petit coin de terre dans lequel--quel que fût son
destin--il serait encore l'enfant de son pays, et pourrait mourir où il
naquit!--Florence, quand mon esprit solitaire retournera dans le monde
des esprits, tu sentiras alors ce que je valais, tu chercheras à
honorer, avec une urne vide, les cendres que tu n'obtiendras
jamais!--Hélas! «Que t'ai-je fait; mon peuple[98]?» Tous tes châtimens
sont sévères; mais ceci passe les limites communes de la malice humaine;
car tout ce qu'un citoyen peut être, je le fus: élevé par ta volonté,
tout à toi dans la paix comme dans la guerre, et c'est pour cela que tu
as dirigé tes armes contre moi.--C'en est fait, je ne puis franchir
l'éternelle barrière élevée entre nous; je mourrai seul, regardant, avec
l'œil sombre d'un prophète, ces jours de malheur révélés aux ames
privilégiées, et prédisant ces jours à des hommes qui n'entendront pas
plus que dans les anciens âges, jusqu'à ce que l'heure soit venue où la
vérité frappera leurs yeux couverts de larmes, et forcera leur bouche à
reconnaître le prophète dans sa tombe.

[Note 91: La coupole de Saint-Pierre.]

[Note 92: M.A.P. traduit: «Posé sur l'austère Panthéon, un dôme, son
image, s'élancera jusqu'au ciel.» C'est un contre-sens qui prête à Byron
une lourde erreur, celle de croire que l'église Saint-Pierre ait été
bâtie sur les restes du Panthéon.

(_N. du Tr._)]

[Note 93: La statue de Moïse sur le monument de Jules II.

SONNETTO
_di Giovanni Battista Zappi_.

   _Chi è costui, che in dura pietra scolto,
     Siede gigante; e le più illustre, e conte
     Prove dell' arte avvanza, e ha vive, e pronte
     Le labbia sì, che le parole ascolto?

   Quest' è Mosè; ben me'l diceva il folto
     Onor del mento, e' l doppio raggio in fronte,
     Quest' è Mosè, quando scendea del monte,
     E gran parte del Nume avea nel volto.

   Tal era allor, che le sonanti, e vaste
     Acque ei sospese a sè d'intorno, e tale
     Quando il mar chiuse, e ne fè tomba altrui.

   E voi, sue turbe, un rio vitello alzate?
     Alzata aveste imago a questa eguale!
     Ch' era men fallo l' adorar costui_.]

[Note 94: Le tableau du Jugement dernier, dans la chapelle Sixtine.]

[Note 95: J'ai lu quelque part (si je ne me trompe, car je ne puis me
rappeler où) que le Dante était l'auteur favori de Michel-Ange, à tel
point que celui-ci avait dessiné tous les sujets de la _Divine Comédie_;
mais que le volume contenant ces études se perdit dans la mer.]

[Note 96: On sait comment Michel-Ange fut traité par Jules II, et
combien il fut négligé par Léon X.]

[Note 97: Voir Milton, _Paradis perdu_, ch. II. Le péché, démon féminin,
sorti de la tête de Satan, comme Minerve de celle de Jupiter, fut
soudain aimé par Satan lui-même et en eut un fils, la Mort, qui,
aussitôt après sa naissance, viola sa mère.

(_Note de Lord Byron_.)

Les Anglais donnent à la mort (_death_) le sexe masculin, et au péché
(_sin_) le sexe féminin.

(_N. du Tr._)]

[Note 98: «_E scrisse più volte non solamente a particulari cittadin del
reggimento, ma ancora al popolo, e intra l' altre un epistola assai
lunga che conuncia_:--«_Popule mi, quid feci tibi_?»

(_Vita di Dante, scritta da Lionardo Aretino_.)]

FIN DE LA PROPHÉTIE DU DANTE.



MISCELLANÉES.



I.

LE RÊVE.


1. Notre vie est double: le sommeil a son empire, c'est un intermédiaire
à ces deux choses qu'on désigne si mal sous les noms de Mort et
d'Existence: le sommeil à son empire, monde immense de triste réalité.
Les rêves, dans leur entier développement, ont de la vie, des larmes;
des tourmens et des joies: ils laissent, après le réveil, un poids sur
nos pensées, ils allègent les fatigues de la veille, ils divisent notre
être: ils deviennent une portion de nous-mêmes, tout aussi bien que de
notre tems, et semblent être les hérauts de l'éternité: ils passent
comme les esprits du passé,--ils parlent, comme des sybilles, de
l'avenir: ils ont un pouvoir tyrannique,--imposent le plaisir et la
peine; ils nous font ce que nous n'étions pas,--ce qu'ils veulent nous
faire; ils nous frappent de la vision qui a disparu; de la crainte
d'ombres évanouies.--Est-il vrai? Le passé tout entier n'est-il pas une
ombre? Que sont les rêves? sinon des créations de l'esprit.--L'esprit a
le pouvoir de créer,--de peupler sa sphère d'êtres plus brillans que
ceux du monde réel, et de donner la vie à des formes qui peuvent
survivre à toute matière. Je voudrais rappeler une vision que j'ai
rêvée, par hasard, durant mon sommeil;--car une pensée, oui, une pensée
de l'homme endormi, peut en soi embrasser des années, et condenser une
longue vie en une seule heure.

2. Je vis deux êtres parés des couleurs de la jeunesse, debout sur une
colline,--une colline charmante, verte, de pente douce, semblable à un
cap qui termine une longue chaîne de coteaux, hormis qu'à ses pieds il
n'y avait pas de mer qui la baignât, mais un paysage vivant, des forêts
et des moissons ondoyantes, les demeures des hommes éparses çà et là, et
une auréole de fumée s'élevant de ces toits rustiques;--la colline était
couronnée d'un diadême d'arbres disposés en cercle, non par le jeu de la
nature, mais par l'homme. Oui, tous deux étaient là;--la jeune fille
regardait ce paysage aussi aimable qu'elle-même,--mais le jeune homme ne
regardait qu'elle; tous deux étaient jeunes, et cette fille était belle;
tous deux étaient jeunes,--mais non de la même jeunesse[99]. Elle, comme
la douce lune au bord de l'horizon, elle était à la veille d'être
tout-à-fait femme: lui, il avait vu moins de printems, mais son cœur
avait devancé de beaucoup ses années: à ses yeux, il n'y avait sur terre
qu'un visage digne d'amour, et ce visage alors brillait sur lui; il
avait contemplé cet astre tant que cet astre ne s'éclipsa point; il ne
respirait, n'existait qu'en _elle_; la voix de cette vierge était sa
voix; il ne lui parlait pas, mais il tremblait aux paroles qu'_elle_
prononçait: la vue de cette vierge était sa vue, car il ne voyait plus
que par ces beaux yeux, qui prêtaient leur éclat à tous les objets:--il
avait cessé de vivre en lui-même; la vie de cette vierge était sa vie:
l'océan où venait aboutir le fleuve de ses pensées, c'était _elle_: lui
disait-elle un mot, le touchait-elle du doigt? soudain le sang du jeune
homme hâtait ou retardait son cours, ses joues changeaient de
couleur,--et pourtant son cœur ignorait la cause de cette orageuse
agonie. Elle, au contraire, ne prenait aucune part en ces tendres
sentimens: elle ne poussa jamais aucun soupir pour lui; elle le traitait
comme un frère,--mais pas davantage; c'était beaucoup, car elle n'avait
point de frère, hors celui à qui la naïveté enfantine de son amitié en
avait donné le nom; elle était l'unique rejeton d'une race antique et
honorée.--Quant à lui, le nom de frère lui plaisait, et pourtant lui
déplaisait aussi,--et pourquoi? le tems lui fit une réponse
profonde--quand elle en aima un autre; même alors elle en aimait un
autre, et, du sommet de la colline, elle regardait au loin si le
courrier de son amant égalait en ardeur sa propre impatience, et volait
auprès d'elle.

3. L'esprit de mon rêve changea. Je vis un vieux château, et; au devant
de ses murs, un cheval tout harnaché: dans un oratoire antique était le
jeune garçon dont je parlais tout-à-l'heure;--il était seul, et pâle; et
se promenait à grands pas; il s'assit; saisit une plume, traça des mots
que je ne pus deviner; puis il pencha sa tête entre ses mains, et la
secoua comme par un mouvement convulsif,--puis il se releva, et avec ses
dents et ses mains frémissantes il déchira ce qu'il avait écrit, mais
sans verser une larme. Enfin il se remit, et donna à son front une sorte
de calme: là-dessus, la dame de ses pensées rentra; elle avait un air
serein et riant, et pourtant elle savait qu'elle était aimée de
lui,--elle savait (car un tel savoir vient vite) que ce cœur était plein
de son image; elle voyait que ce jeune homme était malheureux, mais elle
ne voyait pas tout. Il se leva, et, d'une étreinte froide et polie, il
serra la main de cette fille: un moment sur son visage se peignit une
page de pensées indicibles, puis tout cela s'évanouit encore plus vite;
il laissa tomber la main qu'il tenait, et se retira à pas lents, mais
non comme s'il lui eût dit adieu; car tous deux se quittèrent avec de
mutuels sourires: il franchit la porte massive du vieux château, monta à
cheval, se mit en chemin, et désormais ne repassa plus ce seuil antique.

4. L'esprit de mon rêve changea. Le jeune garçon était un homme. Dans
les déserts d'un climat de feu, il s'était fait une demeure, et son ame
savourait à longs traits les rayons du soleil; il était environné de
spectacles étrangers et sombres; il n'était plus lui-même ce qu'il avait
été jadis; c'était un voyageur errant sur la mer et sur ses rivages. Je
voyais devant moi mille et mille images s'accumuler en masse comme des
ondes; et lui, faire partie de toutes. Enfin, je l'aperçus se reposant
de l'accablante chaleur du milieu du jour, couché parmi les colonnes
tombées, à l'ombre de murailles ruinées, qui survivent aux noms de ceux
qui les ont élevées: pendant son sommeil, les chameaux broutaient
l'herbe à son coté, quelques chevaux, de belle apparence, étaient
attachés près d'une fontaine: un homme vêtu d'une robe flottante faisait
la garde, tandis que plusieurs gens de sa tribu dormaient à l'entour:
ils n'avaient, pour pavillon[100], au-dessus de leurs têtes, que le ciel
bleu, si serein, si clair, si pur, que Dieu seul eût pu être aperçu dans
l'empyrée.

5. L'esprit de mon rêve changea. La jeune dame, naguère aimée en vain,
était unie à un époux dont, à son tour; elle n'était point aimée:--en sa
demeure, à mille lieues de celle de son malheureux amant,--en sa demeure
natale, elle regardait grandir autour d'elle ses enfans; filles et fils
de la beauté:--mais voyez! elle avait la douleur peinte sur son visage,
qu'obscurcissait l'ombre d'une lutte intérieure; l'inquiète langueur de
son œil semblait dire que sa paupière était chargée de larmes long-tems
retenues. Quelle pouvait être sa douleur?--Elle avait ce qu'elle aima,
et celui qui l'avait tant aimée n'était point là pour troubler d'une
espérance impure, ou de criminels désirs ou d'une affliction mal
réprimée, la paix d'une ame innocente. Quelle pouvait être sa
douleur?--Elle ne l'avait point aimé, ni ne lui avait donné motif de se
croire aimé: ce n'était pas lui qui pouvait être ce qui la
tourmentait,--un spectre du passé.

6. L'esprit de mon rêve changea.--Le voyageur errant était de
retour.--Je le vis debout devant un autel--avec une aimable fiancée;
oui, l'épouse était belle, mais pas comme l'astre qui avait lui à
l'enfance de l'époux;--même au pied de l'autel, le front de cet homme
prit le même aspect, son sein palpita du même frisson, que jadis dans la
solitude de l'oratoire antique; et puis,--comme autrefois,--un moment
sur son visage se peignit une page de pensées indicibles,--puis tout
cela s'évanouit encore plus vite. Il resta calme et paisible; il
prononça les vœux d'usage, mais n'entendit pas ses propres paroles:
autour de lui tout chancelait; il ne put voir ni ce qui se faisait ni ce
qui avait dû être fait:--mais le vieux manoir, le château, la chambre,
le lieu, le jour, l'heure, le même soleil, les mêmes ombres, enfin,
toutes les circonstances de ce lieu et de cette heure, et cette femme de
qui dépendit sa destinée, tout cela revint et se glissa entre lui et la
lumière: qu'avaient à faire tous ces souvenirs en un pareil instant?

7. L'esprit de mon rêve changea. Je vis la jeune dame naguère aimée en
vain;--oh! elle était bien changée; et par quoi? par la maladie de
l'ame. Son esprit l'avait abandonnée; ses yeux n'avaient plus leur éclat
ordinaire, mais un regard qui n'est pas de ce monde; elle était devenue
la souveraine d'un royaume fantastique; ses pensées étaient des
combinaisons de choses discordantes; des formes impalpables et
inaperçues à la vue des autres étaient familières à la sienne; et le
monde nomme cela démence; mais les sages ont une folie encore plus
profonde. Le coup d'œil de la mélancolie est un don funeste: qu'est-ce,
sinon le télescope de la vérité, qui détruit les illusions de la
distance, qui nous montre la vie de près dans toute sa nudité, et rend
la froide réalité trop réelle?

8. L'esprit de mon rêve changea.--Le voyageur errant était seul comme
auparavant; les êtres qui l'avaient entouré n'étaient plus là, ou
étaient en guerre avec lui; il était marqué d'un signe de ruine et de
désolation, environné de haines et de discordes; la peine était mêlée à
tout ce qu'on lui offrait; jusqu'à ce qu'enfin, devenu semblable à
l'ancien monarque du Pont[101], il savourât impunément les poisons, qui
n'avaient plus de force, mais qui étaient pour lui une sorte d'aliment:
il vivait de ce qui aurait donné la mort à la plupart des hommes. Il
devint ainsi l'ami des esprits des montagnes; il conversait avec les
étoiles et avec l'ame subtile de l'univers; il apprit dans ces
conférences les magiques mystères de la création: le livre de la nuit
parut tout ouvert à ses yeux, et des voix du noir abîme lui révélèrent
une merveille et un secret.--Ainsi soit.

9. Mon rêve s'évanouit: il ne m'offrit plus d'autre tableau. C'était
vraiment fort étrange que le sort de ces deux êtres eût été tracé
presque comme une réalité,--eût abouti pour l'un à la folie,--pour tous
les deux à l'infortune.

[Note 99: Ce prétendu rêve de Lord Byron n'est, comme on le voit, que le
souvenir de son premier amour. Ce jeune homme et cette jeune fille,
c'est lui-même et Marie Chaworth. Tous les autres tableaux de ce rêve
représenteront pareillement les principales circonstances de la vie de
l'auteur.

(_N. du Tr._)]

[Note 100: _They were canopied by the blue sky_.

Gilbert a dit:

Ciel, pavillon de l'homme, etc.

(_N. du Tr._)]

[Note 101: Mithridate, roi de Pont.]



II.

LES TÉNÈBRES.


J'eus un rêve qui n'était pas tout-à-fait un rêve. L'astre brillant du
jour était éteint; les étoiles, désormais sans lumière, erraient à
l'aventure dans les ténèbres de l'espace éternel; et la terre refroidie
roulait, obscure et noire, dans une atmosphère sans lune. Le matin
venait et s'en allait,--venait sans ramener le jour: les hommes
oublièrent leurs passions dans la terreur d'un pareil désastre; et tous
les cœurs, glacés par l'égoïsme, n'avaient d'ardeur que pour implorer le
retour de la lumière. On vivait près du feu:--les trônes, les palais des
rois couronnés,--les huttes, les habitations de tous les êtres animés,
tout était brûlé pour devenir fanal. Les villes étaient consumées, et
les hommes se rassemblaient autour de leurs demeures enflammées pour
s'entre-regarder encore une fois. Heureux ceux qui habitaient sous l'œil
des volcans, et qu'éclairait la torche du cratère! Il n'y avait plus
dans le monde entier qu'une attente terrible. Les forêts étaient
incendiées;--mais, d'heure en heure, elles tombaient et
s'évanouissaient;--les troncs qui craquaient s'éteignaient avec
fracas[102];--et tout était noir. Les figures des hommes, près de ces
feux désespérés, n'avaient plus une apparence humaine, quand par hasard
un éclair de lumière y tombait. Les uns, étendus par terre, cachaient
leurs yeux et pleuraient; les autres reposaient leurs mentons sur leurs
mains entrelacées, et souriaient; d'autres, enfin, couraient çà et là,
alimentaient leurs funèbres bûchers, et levaient les yeux avec une
inquiétude délirante vers le ciel, sombre dais d'un monde anéanti; puis,
avec d'horribles blasphêmes, ils se laissaient rouler par terre,
grinçaient des dents et hurlaient. Les oiseaux de proie criaient aussi,
et, frappés d'épouvante, agitaient dans la poussière leurs ailes
inutiles. Les bêtes les plus farouches étaient devenues douces et
craintives. Les vipères rampaient, et se glissaient parmi la foule;
elles sifflaient encore, mais leur dard ne blessait plus:--on tuait ces
animaux pour s'en nourrir, et la guerre qui, pour un moment, avait
cessé, dévorait de nouveau maintes victimes.--Un repas ne s'achetait
qu'au prix du sang, et chacun, assis à l'écart, se rassasiait dans les
ténèbres avec une morne gloutonnerie. Il n'y avait plus d'amour: la
terre entière n'avait plus qu'une pensée,--et c'était la pensée de la
mort, de la mort sans délai et sans gloire. Les angoisses de la famine
dévoraient toutes les entrailles;--les hommes mouraient et leurs
ossemens n'avaient pas de tombeau; ceux qui restaient encore, faibles et
amaigris, se mangeaient les uns les autres; les chiens eux-mêmes
attaquaient leurs maîtres, hormis pourtant un seul qui veillait près
d'un cadavre, et tenait à distance les animaux et les hommes affamés,
jusqu'à ce qu'ils tombassent d'inanition, ou qu'au bruit de la chute
d'un nouveau mort, ils courussent déchirer de leurs mâchoires décharnées
les chairs encore palpitantes: quant à ce chien fidèle, il ne cherchait
point de nourriture; mais, avec un gémissement pitoyable et non
interrompu, avec un cri aigu de désespoir, léchant la main qui ne
répondait pas à sa caresse,--il mourut. La famine réduisit par degrés le
nombre des vivans: enfin deux habitans d'une cité immense survivaient
seuls, et ils étaient ennemis: ils se rencontrèrent près des tisons
expirans d'un autel consumé où l'on avait entassé, pour un objet
profane, un monceau d'objets sacrés: de leurs mains froides et sèches,
comme celles d'un squelette, ils remuèrent et grattèrent, tout en
frissonnant, les faibles cendres du foyer; leur faible poitrine exhala
un léger souffle de vie, et produisit une flamme qui était une vraie
dérision: puis la clarté devenant plus grande, ils levèrent les yeux, et
s'entre-regardèrent,--se virent, poussèrent un cri, et moururent;--ils
moururent du hideux aspect qu'ils s'offrirent l'un à l'autre, ignorant
chacun qui était celui sur le front duquel la famine avait écrit
_démon_. Le monde était vide: là où furent des villes populeuses et
puissantes, plus de saison, plus d'herbe, plus d'arbres, plus d'hommes,
plus de vie; rien qu'un monceau de morts,--un chaos de misérable argile.
Les rivières, les lacs, l'océan, étaient calmes, et rien ne remuait dans
leurs silencieuses profondeurs; les navires, sans matelots,
pourrissaient sur la mer; leurs mâts tombaient pièce à pièce; chaque
fragment, après sa chute, dormait sur la surface de l'abîme
immobile:--les vagues étaient mortes, le flux et reflux anéanti, car la
lune qui le règle avait péri; les vents avaient expiré dans l'atmosphère
stagnante, et les nuages n'étaient plus; les ténèbres n'avaient pas
besoin de leur aide,--elles étaient l'univers lui-même.

[Note 102: Nous avons essayé de rendre l'harmonie imitative du texte:

                   _The crackling trunks
   Exstinguished with a crash_.

(_N. du Tr._)]



III.

TOMBEAU DE CHURCHILL[103],

FAIT EXACT A LA LETTRE.


J'étais près du tombeau de celui qui brilla comme une comète dans son
âge, et je vis le plus humble de tous les sépulcres: je contemplai, non
sans un vif chagrin et un profond respect, ce gazon négligé; et cette
pierre paisible, marquée d'un nom aussi effacé que les noms inconnus
d'alentour dont personne ne tente la lecture: puis je demandai au
gardien du jardin pourquoi les étrangers interrogeaient sa mémoire sur
ce monument, à travers les morts amoncelés d'un demi-siècle; et il me
répondit:--«Ma foi! je ne sais pas du tout pourquoi tant de voyageurs
viennent en pélerinage à cette tombe: ce mort est ici arrivé avant que
je fusse concierge, et ce n'est pas moi qui fis creuser cette
fosse.».--Est-ce là tout? me dis-je en moi-même;--déchirons-nous le
voile de l'immortalité; voulons-nous je ne sais quel honneur et quelle
gloire dans les âges encore à naître, pour endurer un tel outrage, si
tôt et si malheureusement?--Comme je me parlais ainsi, l'architecte de
tous ceux que nous foulons aux pieds (car la terre n'est qu'un vaste
tombeau) essaya de débrouiller les souvenirs de cette argile dont la
combinaison confondrait la pensée d'un Newton, s'il n'était pas vrai que
la vie terrestre dût aboutir à une autre dont elle n'est que le
rêve;--enfin le gardien, saisissant, pour ainsi dire, le crépuscule d'un
soleil couché, me dit ces mots:--«Je crois que l'homme dont vous vous
informez, et qui gît dans cette tombe choisie, fut un très-fameux
écrivain de son tems: et les voyageurs s'écartent de leur route pour lui
payer un tribut d'hommages,--et payer ma peine de ce qu'il plaira à
votre honneur.»--Alors, tout content, je tirai du coin avare de ma poche
quelques pièces d'argent, que je donnai, presque par force, à cet homme,
quoiqu'il eût été fort inconvenant d'épargner cette dépense:--vous
souriez, je le vois, hommes profanes! pendant tout mon récit, parce que
ma plume grossière vous peint la vérité toute nue. C'est de vous qu'il
faut rire, et non de moi;--car je restai, avec une pensée profonde et
avec un œil attendri, sur la phrase du vieux concierge, sur cette
homélie naturelle où contrastaient l'obscurité et la gloire, l'éclat et
le néant d'un nom.

[Note 103: Charles Churchill, poète satirique, né en 1731, mort en 1764.
Il publia plusieurs poèmes, remarquables par une raillerie fine et
mordante: entr'autres, _la Rosciade_, _la Nuit_, _l'Esprit_, etc.

(_N. du. Tr._)]



IV.

PROMÉTHÉE.


1. Titan! dont les immortels regards ne virent pas les souffrances de la
race mortelle dans leur affreuse réalité avec le froid mépris des dieux:
quelle fut la récompense de ta pitié? un horrible supplice, en silence
souffert; un rocher, un vautour, une chaîne, tout ce que les ames fières
sentent de peine; l'agonie qu'elles ne veulent pas montrer; cet
accablant sentiment de misère qui renferme sa voix en lui-même, qui
craint de rencontrer dans les airs quelque oreille attentive à sa
plainte, qui retient ses soupirs tant qu'un écho pourrait y répondre.

2. Titan! à toi fut donné de soutenir un combat cruel entre la
souffrance et la volonté; véritable torture de l'être qu'il ne peut
tuer! Le ciel inexorable, la sourde tyrannie du destin, ce souverain
principe de haine, qui crée pour son plaisir ce qu'il pourrait anéantir,
te refusa jusqu'à la faveur de mourir. Le don fatal d'éternité fut ton
lot,--et tu l'as bien supporté. Tout ce que le maître du tonnerre
t'arracha, ce fut la menace qui rejeta sur lui les tourmens de ton
supplice; tu prévoyais la destinée, mais tu ne voulus pas dire un mot
pour apaiser ton persécuteur; dans ton silence fut son arrêt; dans son
ame un vain repentir et une crainte funeste qu'il sut si mal dissimuler,
que les foudres en sa main tremblèrent.

3. Ton divin crime fut d'être bon, de diminuer par tes enseignemens la
somme de l'humaine misère, de faire puiser à l'homme sa force dans son
esprit. Mais, puni d'en haut comme tu le fus, c'est encore toi qui, par
ton énergie patiente, par ta constance, par les refus de ton ame
inflexible que la terre et le ciel ne purent ébranler, nous as légué une
leçon puissante. Tu es aux mortels un symbole et un signe de leur destin
et de leur force: comme toi, l'homme est en partie divin, une onde
troublée, descendue d'une source pure; l'homme peut en partie prévoir sa
funèbre destinée, sa misère, sa résistance, son existence triste et
isolée;--mais son ame peut opposer sa force à tous les maux;--peut
opposer une volonté ferme et une intelligence profonde qui, même au sein
des tortures, découvrent leur propre récompense en elles-mêmes: son ame
triomphe dès qu'elle ose porter le défi, et soudain elle fait de la mort
une victoire.



V.

MONODIE

SUR LA MORT DU TRES-HONORABLE R. BRINSLEY SHÉRIDAN, PRONONCÉE AU THÉÂTRE
DE DRURY-LANE.


Quand les derniers rayons du soleil couchant se perdent dans les ombres
d'un crépuscule d'été, quel homme n'a pas senti le doux charme de cette
heure se répandre dans le cœur, comme la rosée sur les fleurs? Qui n'a
été absorbé d'un sentiment pur et auguste, tandis que la nature fait
cette pause mélancolique, et qu'elle exhale son dernier soupir sur cette
arche sublime que le tems a jetée entre la lumière et les ténèbres? Qui
n'a partagé ce calme si paisible et si profond, la muette pensée qui ne
peut s'exprimer qu'en pleurs, une sainte harmonie,--un vif regret, une
sympathie glorieuse avec l'astre qui s'évanouit? Ce n'est pas un deuil
cruel,--mais une peine douce, sans nom, chère aux cœurs bien nés d'ici
bas, sentie sans amertume,--un attendrissement complet et candide, une
heureuse tristesse,--une larme transparente, pure des chagrins du monde
ou des souillures de l'égoïsme, larme versée sans honte, larme secrète
sans douleur cuisante.

Semblable à l'attendrissement que nous inspire un jour d'été
s'évanouissant derrière les collines, une douce mélancolie remplit notre
cœur et fait couler nos larmes, lorsque la mort frappe le génie et
anéantit tout ce qui en lui était mortel. Un esprit puissant s'est
éclipsé,--un astre a passé du jour dans les ténèbres,--astre qui, à son
heure de lumière, fut sans égal,--sans nom digne de lui,--foyer
universel de tous les rayons de la gloire! éclairs d'esprit, splendeur
d'intelligence, flammes de poésie, feux d'éloquence, tout a disparu avec
le soleil qui en était la source;--mais il nous reste encore les
durables productions d'un génie immortel, les fruits d'une joyeuse
aurore et d'un midi glorieux, impérissable portion de celui qui périt
trop tôt. Mais ce n'est qu'une petite partie d'un tout merveilleux, ce
ne sont que des segmens du disque étincelant de cette ame qui embrâsait
tout,--éclairait tout pour égayer,--toucher,--plaire--ou épouvanter. Du
conseil que sa raison charmait, à la table qu'animait sa gaîté, c'était
le souverain maître des cœurs: les voix les plus illustres
l'applaudissaient à l'envi; les hommes comblés de louanges,--les hommes
remplis d'orgueil--s'enorgueillissaient à le louer. Lorsque l'Hindostan
opprimé poussa un cri aigu pour en appeler de l'homme au ciel[104],
c'est lui qui fut le tonnerre,--la verge vengeresse,--la colère,--la
voix de Dieu lui-même, qui ébranla les nations par la bouche de ce
mandataire choisi,--et tonna jusqu'à ce que les sénats tremblans eussent
obéi en admirant; et ici même, ici, dans cette salle, les riantes
créations de son génie vous charmeront, encore tout échauffées du feu de
la jeunesse: ce dialogue incomparable,--ces saillies immortelles qui ne
savaient pas tarir; ces étincelans portraits, frais de vie, qui portent
dans notre cœur la vérité où ils ont pris leur source; ces êtres
merveilleux, enfans de son imagination, éclos du néant à une soudaine
perfection par la volonté créatrice de sa pensée[105]; c'est ici qu'est
leur première patrie; c'est ici que vous pouvez les revoir animés encore
de la chaleur vitale que leur donna ce nouveau Prométhée. Lumineuse
auréole qui trahit la splendeur du disque éclipsé!

[Note 104: Voir Fox, Burke, Pitt, unanimes à louer le discours de
Shéridan sur les chefs d'accusation articulés contre M. Hastings dans la
Chambre des Communes. M. Pitt pria la Chambre d'ajourner l'affaire, afin
de considérer la question avec plus de calme que ne le permettait
l'effet immédiat de ce discours.]

[Note 105: Il y a dans le texte: «_By the_ fiat _of his thought_,» mot à
mot, par le _fiat_ de sa pensée. C'est une allusion au _fiat lux_ de la
_Genèse_. Avons-nous eu tort de reculer devant la version littérale?

(_N. du Tr._)]

Mais, s'il est des hommes à qui l'échec fatal de la sagesse entraînée
par l'erreur doive procurer une basse jouissance; s'il est des hommes
qui triomphent de joie lorsqu'une voix céleste détonne au milieu du
chœur pour lequel elle est née, je leur commande le silence.--Ah!
combien ils savent peu que ce qui leur semblait vice m'était peut-être
que malheur! Dure est la destinée de celui sur qui les regards publics
sont à jamais fixés pour le blâme ou pour la louange! Le repos se refuse
à son nom, et le vulgaire se plaît au spectacle du martyre d'une grande
renommée. L'ennemi secret, dont l'œil ne s'endort jamais, et qui se fait
sentinelle,--accusateur,--juge,--espion; le rival,--le sot,--le
jaloux--et le vaniteux; l'envieux enfin, qui ne respire librement que
dans la peine d'autrui: voilà une armée de détracteurs, qui poursuit la
gloire jusques au tombeau; qui guette les fautes dont un génie hardi
doit la moitié à son ardeur native; qui défigure la vérité, amasse le
mensonge, et bâtit la pyramide de la calomnie! Tel est le partage de
l'homme public;--mais si, par surcroît d'infortune, la maigre pauvreté
se ligue à la maladie dévorante, si le génie doit oublier son vol élevé,
et descendre à terre pour combattre la misère qui assiége sa porte, pour
adoucir d'indignes fureurs,--rencontrer face à face une rage sordide, et
lutter contre la disgrâce, pour ne trouver dans l'espérance que les
caresses, les embrassemens nouveaux d'un serpent qui lui réserve de
nouvelles perfidies; si tels peuvent être les maux qui assaillent les
hommes, est-ce donc chose merveilleuse qu'enfin les plus puissans
succombent? Les êtres à qui fut départie toute la force du sentiment,
portent un cœur électrique,--surchargé du feu céleste, noir de rudes
froissemens, intérieurement déchiré, environné de nuages, entraîné par
l'ouragan, porté sur la nébuleuse atmosphère, source de ces pensées qui
tonnent,--éclairent--et foudroient. Mais, loin de nous et de notre scène
comique doivent être de telles images,--si toutefois elles ont eu
quelque réalité. Accomplissons ici un plus tendre désir, une tâche plus
douce; payons à la gloire le tribut qu'elle n'a pas besoin de réclamer;
pleurons l'astre évanoui,--et apportons notre grain d'encens pour prix
d'un long plaisir. Vous, orateurs! que nos conseils possèdent encore,
pleurez le héros vétéran de vos champs de bataille! le digne rival de
l'admirable Trinité[106]! l'homme, dont les paroles étaient des
étincelles d'immortalité! Vous, poètes! à qui la muse du drame est
chère, il était votre maître,--rivalisez _ici_ avec lui! Vous, hommes
d'esprit et de conversation éloquente! il était votre frère;--emportez
ses cendres d'ici! Tant que nous admirerons ces talens d'immense portée,
aussi parfaits que variés; tant que nous sentirons
l'éloquence,--l'esprit,--la poésie--et la bonne humeur, dont l'harmonie
plus humble charme les ennuis d'ici-bas; tant que nous serons fiers de
la noble prééminence du mérite, nous chercherons long-tems un génie
pareil,--et chercherons en vain; nous nous tournerons vers tout ce qui
nous reste de lui, en regrettant que la nature n'ait formé qu'un seul
homme de cette trempe, et qu'elle ait brisé son moule.--en y jetant
Shéridan!

[Note 106: Fox--Pitt--Burke.]



VI.

ADRESSE

PRONONCÉE A L'OUVERTURE DU THÉATRE DE DRURY-LANE, samedi, 10 octobre
1812.


Dans une nuit horrible, notre cité vit et pleura le palais de la muse du
drame, réduit de fond en comble en cendres; en moins d'une heure, les
flammes dévorèrent le temple, Apollon tomba, et Shakspeare cessa de
régner.

Vous qui contemplâtes ce spectacle admirable et triste, dont l'éclat
insultait à la ruine qui en fut illuminée; vous qui vîtes les fragmens
massifs du monument, au milieu des nuages de feu, chasser du ciel la
nuit, comme autrefois la colonne d'Israël[107]; qui vîtes la longue
pyramide des flammes tournoyantes agiter son ombre rougeâtre sur la
Tamise, épouvantée, la foule pressée autour de l'incendie, frissonner
d'effroi et trembler pour ses propres demeures, à mesure que le désastre
s'accroissait et répandait dans les airs la lumière funèbre d'éclairs
aussi terribles que ceux de la foudre; qui vîtes enfin les cendres
noires et un mur solitaire occuper le royaume des muses et en signaler
la chute: dites,--cet édifice nouveau, et non moins ambitieux, construit
où fut naguère l'édifice le plus puissant de notre île, jouira-t-il de
la même faveur que le premier? ce temple voué à Shakspeare--sera-t-il
digne de lui et de _vous_?

[Note 107: La colonne de feu qui guidait, pendant la nuit, le peuple
israélite à sa sortie d'Égypte.

(_N. du Tr_.)]

Oui,--il le sera:--la magie d'un pareil nom défie la faux du tems, la
torche de l'incendie; dédie encore le même lieu aux jeux de la scène, et
commande au drame, d'_être_ là où il a déjà _été_. La naissance de ce
monument atteste la puissance du charme:--favorisez notre honorable
orgueil? et dites: _c'est très-bien_[108]!

[Note 108: _How well_! combien bien! c'est le cri d'acclamation
correspondant à notre _bravo_.

(_N. du Tr._)]

Ainsi que ce temple s'élève pour égaler l'ancien, ainsi puissions-nous
du passé tirer nos présages! puisse une heure propice à nos prières
s'enorgueillir de noms tels que ceux qui consacrent à jamais le souvenir
du théâtre détruit! C'est à l'ancien Drury que l'art touchant de votre
Siddons[109] foudroya les cœurs sensibles, agita les cœurs les plus
sévères; c'est à Drury que grandirent les derniers lauriers de Garrick;
c'est ici que le moderne Roscius fit couler vos larmes pour la dernière
fois, soupira ses derniers remerciemens, et vous adressa, l'œil en
pleurs, ses derniers adieux. Mais pour les talens vivans peuvent encore
fleurir ces couronnes, dont les parfums s'exhalent en pure perte sur une
tombe. Ce que Drury réclama jadis; il le réclame encore;--ne refusez pas
le tribut nécessaire à la résurrection de sa muse qui sommeille. Ornez
de guirlandes la tête de votre Ménandre! et n'allez pas inutilement
réserver tous vos honneurs pour les morts!

[Note 109: Célèbre actrice, sœur des Kemble.

(_N. du Tr._)]

Bien chers nous sont les jours qui donnèrent tant de lustre à nos
annales, avant que Garrick disparût, ou que Brinsley[110] cessât
d'écrire! Héritiers de leurs travaux; nous sommes aussi vains de _nos_
ancêtres, que le sont des _leurs_ les héritiers d'un noble sang. Tandis
qu'ainsi le souvenir emprunte le miroir de Banquo[111], pour réclamer
ces ombres couronnées à mesure qu'elles passent; tandis que nous tenons
cette glace magique, qui représente les noms immortels, gravés sur notre
arbre généalogique; hésitez,--avant de condamner leurs faibles
descendans; songez combien il est difficile d'égaler de tels rivaux.

[Note 110: Shéridan.

(_N. du Tr._)]

[Note 111: Voir le _Macbeth_ de Shakspeare.

(_N. du Tr._)]

Amis du théâtre! vous, de qui comédiens et comédies doivent solliciter
un pardon ou un éloge; juges suprêmes, dont la voix et le regard usent
du pouvoir illimité d'applaudir ou de rejeter: si jamais la licence
conduisit à la renommée, et nous mit dans le cas de rougir de ce que
vous aviez cessé de blâmer; si jamais le théâtre dégradé put s'abaisser
à flatter un goût dépravé qu'il n'osait corriger: puissent les scènes
présentes répondre à tous les reproches passés, et réduire à un juste
silence les clameurs d'une sage censure! Oh! puisque vous mettez le
dernier sceau aux lois du drame, ne vous jouez plus de nous, en
applaudissant mal à propos: alors une noble fierté doublera les forces
de l'acteur, et la voix de la raison aura un écho dans la nôtre.

Après cette adresse solennelle, après l'accomplissement de l'antique
règle, après ce tribut d'usage que la muse du drame a payé par la bouche
de son héraut, recevez aussi _nos_ complimens de bienvenue, complimens
qui partent de nos cœurs, et voudraient bien gagner les vôtres. Le
rideau se lève;--puisse notre théâtre vous offrir des scènes dignes des
anciens jours de Drury-Lane! Puissions-nous toujours être agréés, et des
Bretons, nos juges, et de la nature, notre guide!--et vous,
puissiez-vous long-tems présider à nos fêtes!



VII

ODE A VENISE[112].

[Note 112: On entend ordinairement par ode un poème divisé en strophes
ou stances de même nombre de vers et de même rythme. Cette apostrophe à
Venise n'est donc pas une ode, sous le rapport de la versification; mais
elle en mérite bien le nom, si l'on a égard à la magnificence de poésie
qui s'y déploie.

(_N. du Tr._)]


O Venise! Venise! lorsque tes murs de marbre seront de niveau avec les
ondes, alors les nations pousseront un cri sur tes palais submergés, et
une lamentation bruyante se prolongera sur les flots qui t'engloutiront!
Si moi, voyageur du nord, je pleure pour toi, que devraient faire tes
enfans?--Ne devraient-ils que pleurer?--et pourtant ils ne murmurent que
dans leur sommeil. Qu'ils ressemblent peu à leurs pères!--Ce que la
vase, le sable verdâtre laissé à nu par la retraite de la mer, est aux
vagues écumantes de la haute marée qui jette le matelot naufragé
jusqu'au bord de sa demeure, voilà ce que les hommes d'aujourd'hui sont
aux hommes d'autrefois: ils se traînent, en rampant comme le crabe, à
travers les ruines de leurs antiques rues. Oh désespoir!--tant de
siècles ne pas recueillir de meilleurs fruits! Treize cents ans de
richesse et de gloire ont abouti à la poussière et aux larmes: tous les
monumens que l'étranger rencontre, églises, palais, colonnes,
l'accueillent avec un air de deuil le lion lui-même paraît tout abattu;
et le tambour barbare, aux sons âpres et discords, répète chaque jour,
comme un sombre écho la voix de ton tyran, le long de ces ondes
paisibles, charmées jadis du chant harmonieux qui s'élevait, au clair de
la lune, de mille et mille gondoles,--charmées de l'actif bourdonnement
d'êtres joyeux, dont les plus coupables actions n'étaient que la fièvre
du cœur et le débordement d'un bonheur trop grand, qui a besoin du
secours de l'âge pour isoler son cours de ce voluptueux torrent de
douces sensations, luttant sans cesse avec le sang. Mais cela vaut mieux
que les mornes orgies, le deuil des nations à leur déclin: alors le vice
promène partout ses irrémédiables terreurs; la gaîté n'est que rage, et
ne sourit que pour tuer; l'espoir n'est rien qu'un délai trompeur,
éclair de l'homme malade, une demi-heure avant le trépas. Ainsi la
défaillance, dernière source des peines mortelles et la torpeur des
membres, sombre début de la mort dans sa froide et vacillante carrière,
se glissent de veine en veine et s'avancent à chaque battement du pouls;
néanmoins c'est un tel soulagement pour l'argile épuisée de souffrances,
que le moribond y voit le renouvellement de ses esprits, et se croit
libre lorsqu'il n'est qu'engourdi par le poids de sa chaîne;--lors il se
met à parler de vie,--de ses forces qu'il sent revenir--peu à peu, et de
l'air plus frais dont il voudrait jouie; mais, comme il murmure ces
mots, il ne sait pas qu'il respire à peine, que son doigt effilé ne sent
plus ce qu'il touche; cependant, un voile tombe sur ses yeux,--la
chambre chancelante tourne, tourne, autour de lui;--des ombres rapides,
que sa main veut en vain arrêter, paraissent et disparaissent;--enfin,
le dernier râle étouffe sa voix suffoquée; tout est glace et
ténèbres,--et la terre, ce qu'elle fut avant l'heure de notre naissance.

Nul espoir pour les nations!--Interrogez les chroniques de mille et
mille années.--Que nous ont appris ces scènes journalières, ce flux et
reflux d'événemens ramenés par chaque siècle, cet éternel retour de ce
qui _a été_? rien ou peu. Toujours nous nous appuyons sur choses qui
pourrissent sous notre pied, et nous usons notre force en luttant contre
l'air; car c'est notre propre nature qui nous fait choir; les brutes, à
toute heure immolées pour nos fêtes, sont d'un ordre aussi élevé,--elles
vont partout où les pousse l'aiguillon de leur guide, même à la
sanglante hécatombe: et vous, hommes, qui pour les rois versez votre
sang comme l'eau, qu'est-ce que vos enfans ont reçu en revanche? un
héritage de servitude et de misères, un esclavage aveugle dont les coups
sont l'unique paiement. Quoi donc, ne vois je pas les socs de vos
charrues rougir d'une chaleur brûlante? N'y chancelez-vous pas dans une
épreuve perfide, vous qui croyez cela une preuve _réelle_ de la loyauté,
baisez la main qui vous guide aux tortures, vous faites gloire de
marcher sur les barres en feu? Tout ce que vos pères vous ont laissé,
tout ce que le tems vous lègue de liberté, et l'histoire de sublime,
sort d'une source différente!--Vous regardez et lisez, vous admirez et
gémissez, puis vous succombez et perdez votre sang! Sauf ces esprits, en
petit nombre, qui, en dépit de tous les obstacles réels et imaginables
engendrèrent soudain les crimes; en foudroyant les murs de la prison;
qui voulurent boire à longs traits les douces ondes offertes par la
liberté,--alors que la multitude, dont les siècles ont changé la soif en
rage, se soulève en criant, alors que les hommes s'écrasent les uns les
autres pour obtenir la coupe où ils puissent trouver l'oubli de la
chaîne lourde et douloureuse--qui long-tems les attacha au joug de la
charrue, sur un sol dont les jaunes épis n'étaient pas pour eux; (car
leurs têtes étaient trop courbées, et leurs palais inanimés ne
ruminaient que la douleur):--oui, sauf ces esprits, en petit nombre,
qui, en dépit des forfaits qu'ils abhorrent, ne confondent pas la
sainteté de leur cause avec ces bouleversemens momentanés des lois de la
nature, bouleversemens qui, comme la peste et les volcans, ne frappent
que pour un tems, puis s'éteignent, et laissent le cours ordinaire des
saisons réparer, en quelques étés, les dommages de la terre, la
repeupler de villes et de générations,--belles quand elles sont
libres:--car sous toi, ô tyrannie, rien ne peut jamais fleurir!

Gloire, empire, liberté!--ô trinité divine!--ces tours furent jadis
votre siége! A l'heure où Venise fut un objet d'envie, la ligue des plus
puissantes nations put abaisser son noble orgueil, mais non
l'anéantir:--tout fut entraîné dans sa ruine: les monarques invités à
ses fêtes connaissaient et aimaient leur magnifique hôtesse; ils ne
pouvaient s'apprendre à la haïr, quelque humiliés qu'ils fussent:--la
foule des humains pensait comme les rois; Venise recevait les hommages
du voyageur de tous les jours et de tous les climats;--ses crimes
eux-mêmes naissaient de la source la plus douce,--de l'amour; elle ne
buvait point le sang, ne s'engraissait point de cadavres, mais portait
la joie partout où s'étendaient ses innocentes conquêtes; car elle
relevait la croix, gui d'en haut sanctifiait les bannières protectrices,
incessamment flottantes entre la Terre et le Croissant profane: si ce
croissant a pâli et décliné, le monde peut en rendre grâces à la cité
qu'il a chargée de chaînes dont maintenant le bruit retentit aux
oreilles des peuples qui doivent le nom de liberté à tant de glorieux
efforts: cependant Venise partage avec eux une misère commune: elle se
nomme «le royaume» d'un conquérant ennemi; elle sait ce que tous,--ce
que _nous_, plus que tous les autres; ne savons que trop bien; avec
quels termes dorés un tyran amuse ses esclaves.

Le nom de république a disparu sur les trois parties du globe gémissant.
Venise est abattue: la Hollande daigne reconnaître un sceptre, et
souffre le manteau de pourpre. Si la Suisse seule est libre encore, et
jouit sans entraves de ses montagnes, ce n'est que pour un tems: car, de
nos jours, la tyrannie est devenue fine; et, dans ses heures de
triomphe, étouffe sous ses pieds les étincelles de nos cendres. Une
grande contrée, séparée de nous par l'Océan, nourrit une race vigoureuse
dans l'amour de la liberté; pour laquelle leurs pères ont combattu, et
qu'ils leur ont léguée;--héritage d'orgueil et de bravoure! noble
distinction d'avec toute autre terre, dont les enfans doivent fléchir le
genou au gré d'un monarque, comme si son sceptre insensible fût une
baguette douée du magique pouvoir de la science occulte!--Oui, une
grande contrée, bravant le despotisme, lève encore ses drapeaux
invaincus et sublimes par delà l'Atlantique!--Elle a montré à une
nation, trop fière de son droit d'aînesse, que le pavillon hautain
d'Albion peut baisser devant ceux dont les épées ont conquis des
franchises que le sang ne paie pas trop cher. Oui, certes, mieux
vaudrait le sang de tout homme, fût-il une rivière, mieux vaudrait qu'il
coulât à pleins bords et même débordât, que de languir dans nos veines
oisives, de stagner comme dans un canal fermé de verroux et de chaînes,
d'avancer, comme un malade endormi, trois pas, puis s'arrêter:--mieux
vaut être là où les Spartiates massacrés sont encore libres, dans le
noble charnier des Thermopyles, que de croupir dans nos marais,--ou bien
il faut fuir sur l'abîme azuré, et ajouter un courant à l'Océan, une ame
aux ames de nos pères; et à toi, Amérique, un homme libre de plus!



VIII.

ODE A NAPOLÉON BUONAPARTE[113].

[Note 113: L'empereur Népos fut reconnu par le _sénat_, par les
_Italiens_ et par les provinces de la _Gaule_: ses qualités morales et
ses talens militaires furent hautement célébrés: et ceux qui tiraient de
son gouvernement quelque avantage particulier annoncèrent, en chants
prophétiques, la restauration de la félicité
publique..............................

Par cette honteuse abdication, il prolongea sa vie de quelques années,
dans une position équivoque, tout à la fois empereur et exilé, jusqu'à
ce que--»

(GIBBON, _Décadence et chute_, etc.)]

«_Expende Annibalem_:--_quot libras in duce summo Invenies_?--»

(JUVÉN. _Sat. X._)


1. C'en est fait:--mais hier encore tu étais roi, et, les armes en main,
tu combattais contre les rois:--maintenant, il n'y a pas de nom qui te
convienne; te voilà si bas,--et tu vis encore! Est-ce là l'homme aux
mille trônes, qui jonchait notre terre d'ossemens ennemis? et peut-il
ainsi se survivre à lui-même? Depuis celui que nous appelons, sans
raison, du nom de l'étoile du matin[114], nul mortel, nul démon n'est
tombé de si haut.

[Note 114: Lucifer, nom du chef des démons, est dans la mythologie
païenne et d'après son etymologie (_Lucem fero_) l'étoile de Venus,
quand elle précède et annonce le lever du soleil.

(_N. du. Tr._)]

2. Homme mal inspiré! pourquoi te fis-tu le fléau de tes semblables, qui
s'agenouillaient devant toi? Devenu aveugle à force de te contempler
toi-même, tu appris à voir au reste du monde. Maître souverain du
pouvoir,--tu n'as laissé pour don unique que le tombeau à ceux qui
t'adoraient; et, jusqu'à l'heure de ta chute, les humains ne purent
deviner combien l'ambition a de bassesse.

3. Rendons grâces au ciel pour une telle leçon;--elle instruira les
guerriers à venir plus que tous les discours de la haute philosophie,
discours si vains jusqu'à ce jour. Le charme qui fascinait l'esprit des
hommes est désormais rompu pour ne plus renaître; charme qui forçait
d'adorer ces idoles de l'empire du sabre, ces colosses au front d'airain
et aux pieds d'argile.

4. Le triomphe et la vanité, l'enivrement du combat[115], la victoire
dont la voix ébranle la terre, et qui pour toi était le souffle de vie:
l'épée, le sceptre, et ce pouvoir, sous le joug duquel l'homme ne
semblait fait que pour obéir, et avec lequel la renommée fut
liguée;--tout est anéanti!--Esprit de ténèbres, quelle doit être la rage
de ton souvenir!

[Note 115: _Certaminis gaudia_, expression d'Attila dans sa harangue à
son armée, avant la bataille de Châlons, harangue donnée par
Cassiodore.]

5. Le désolateur est enfin désolé! le vainqueur, renversé! l'arbitre de
la destinée d'autrui supplie pour la sienne propre! Y a-t-il encore
quelque espérance impériale qui puisse lutter avec calme contre un tel
changement? ou bien, est-ce la seule crainte de la mort? Mourir
prince,--ou vivre esclave,--ton choix est lâchement courageux.

6. Cet athlète[116], qui jadis voulut rompre un chêne, ne songea pas au
redressement élastique des fragmens: saisi par l'arbre qu'il avait en
vain brisé,--solitaire,--quels regards jetait-il alentour? Toi, dans
l'orgueil de ta force, tu as fait enfin une imprudence égale, et tu as
rencontré un destin plus sombre: lui, il fut la proie des hôtes
farouches des forêts; mais toi, tu devras dévorer ton cœur!

[Note 116: Milon.]

7. Un Romain[117], dont le cœur brûlant s'était désaltéré dans le sang
de Rome, jeta loin de lui le poignard,--osa, par une grandeur sauvage,
quitter l'empire pour ses foyers domestiques. Il osa quitter l'empire
avec un suprême dédain des hommes qui avaient supporté un tel joug, et
qui le laissèrent toutefois jouir en paix de son sort. Sa seule gloire
fut cette heure où il abandonna de plein gré le pouvoir dont il s'était
emparé.

[Note 117: Sylla.]

8. Le monarque espagnol[118], quand le plaisir de la puissance eut perdu
la vivacité de son charme, rejeta ses couronnes pour des rosaires, son
empire pour une cellule: calculateur exact des grains de son chapelet,
subtil argumentateur sur des articles de foi, il amusa bien sa folie;
pourtant, il eût mieux fait de ne jamais connaître, ni le reliquaire du
bigot, ni le trône du despote.

[Note 118: Charles-Quint.]

9. Mais toi,--c'est malgré tes efforts que la foudre a été arrachée de
tes mains;--trop tard tu quittes la haute puissance à laquelle s'accola
ta faiblesse. Quoique tu sois un ange de malheur, c'est assez pour
nâvrer notre cœur que de voir le tien sans nerf; que de songer que le
monde, chef-d'œuvre de Dieu, a servi de marchepied à un être si vil.

10. Et la terre a prodigué son sang pour celui qui peut ainsi ménager le
sien! Et les monarques, devant lui, ont fléchi leurs genoux tremblans,
lui ont rendu grâces pour un trône! Céleste liberté! combien nous devons
te chérir, lorsque tes plus puissans ennemis ont ainsi témoigné leur
crainte dans la plus humble attitude! Oh! puisse aucun tyran ne laisser
jamais un nom plus brillant, qui éblouisse le genre humain!

11. Tes forfaits sont écrits dans le sang, et non écrits en vain;--tes
triomphes ne parlent plus de gloire, ou plutôt ils grossissent la tache
de ton honneur.--Si tu étais mort comme meurt le courage, peut-être un
nouveau Napoléon viendrait-il encore une fois déshonorer le monde;--mais
qui voudrait s'élancer jusqu'à la hauteur du soleil pour tomber ensuite
dans une nuit si noire?

12. Mise dans la balance, la poussière du héros n'a pas plus de valeur
que l'argile vulgaire. L'équilibre, ô humanité! est le même pour tous
les trépassés. Mais pourtant je croyais que le grand homme vivant était
animé de quelques étincelles plus nobles pour éblouir et pour
épouvanter, et je n'imaginais pas que le mépris pût ainsi se jouer de
ces conquérans de la terre.

13. Et ta fiancée, triste fleur de l'orgueilleuse Autriche, princesse
encore impériale, comment son cœur supporte-t-il l'heure de tourment?
Attache-t-elle ses pas à ton coté? Doit-elle aussi courber la tête,
partager le repentir tardif et le long désespoir de l'homicide détrôné?
Ah! si elle t'aime toujours, conserve avec soin ce diamant, qui vaut
bien ta couronne évanouie!

14. Hâte maintenant ta course vers ton île maudite, et fixe ton regard
sur la mer: cet élément peut rencontrer ton sourire, il ne fut jamais
gouverné par toi! Ou bien, de ta main oisive, trace nonchalamment sur le
sable que la terre est à présent aussi libre que l'océan, et que le
pédagogue de Corinthe[119] t'a désormais transféré son proverbe.

[Note 119: Denis le jeune, après avoir été chassé de Syracuse par
Timoléon, passe pour s'être fait maître d'école à Corinthe. Il fut
toujours cité comme un exemple mémorable de l'instabilité des choses
humaines. «_Tantâ mutatione majores natu, ne quis nimis fortunæ
crederet, magister ludi factus ex tyranno docuit_.» (Valer. Max. VI, 9.)
Philippe ayant écrit d'un ton menaçant aux Lacédémoniens, ceux-ci ne lui
firent d'autre réponse que cette phrase passée en proverbe: _Denis à
Corinthe_.

(_N. du Tr._)]

15. Timour! te voilà donc à ton tour dans la cage de ton
prisonnier[120]! Quels pensers seront les tiens? Dans ta rage captive,
tu ne nourriras qu'une idée, une seule:--«Le monde _fut_ à moi!» A moins
pourtant que tu n'aies le sort du souverain de Babylone[121], que tu ne
perdes tout sentiment avec le sceptre, que les liens de la vie ne
retiennent pas plus long-tems cet esprit si ambitieux,--si long-tems
obéi,--de si peu de valeur!

[Note 120: Cage où Bajazet fut enfermé par l'ordre de Tamerlan--ou
Timour.]

[Note 121: Nabuchodonosor changé en bœuf.....]

16. Ou comme celui[122] qui déroba le feu du ciel, feras-tu tête au
choc? partageras-tu avec ce misérable, qui n'obtint jamais de pardon,
son vautour et son rocher? Damné déjà par Dieu,--maudit par l'homme, la
dernière scène de ton drame, sans être la plus coupable, a été
_l'archi-risée_[123] du démon: Satan, dans sa chute, garda sa fierté, et
s'il eût été mortel, c'est avec la même fierté qu'il serait mort!

[Note 122: Prométhée.]

[Note 123: _Arch mock_..... Allusion aux vers de Shakspeare:

               «_The fiend's arch mock_--
   _To tip a wanton, and suppose her chaste_.--»]



IX.

ODE TRADUITE DU FRANÇAIS[124].

[Note 124: Voir la première note de l'Ode à Venise.

Nous ne connaissons pas le texte original de cette prétendue traduction.

(_N. du Tr._)]


Nous ne te maudissons pas, Waterloo! quoique le sang de la liberté ait
arrosé tes plaines; ce sang fut versé sur un sol où il ne s'abîma pas:
il jaillit de chaque blessure, comme la trombe s'élève de l'océan; et,
d'un mouvement vigoureux et de plus en plus rapide, il s'élance, et se
mêle dans l'air avec celui de l'infortuné Labédoyère:--avec celui du
guerrier dont la tombe honorée renferme le plus brave entre les
braves[125]. Il s'amoncelle en nuages rouges de feu; mais il retombera
sur la terre dont il s'est élevé: quand la mesure sera comble, l'orage
éclatera:--jamais n'aura été entendu tonnerre pareil au tonnerre qui
alors frappera le monde de surprise;--jamais n'aura été vu éclair pareil
à l'éclair qui alors brillera sur la voûte céleste! Telle, l'étoile
d'absinthe, prédite par le saint prophète des anciens jours, fera
pleuvoir sur la terre un déluge de feu, et changera les rivières en
sang[126]!

[Note 125: Le maréchal Ney, prince de la Moskowa.

(_N. du Tr._)]

[Note 126: Voir l'_Apocalypse_, ch. VII, verset 7, etc. «Le premier ange
sonna de la trompette, et il s'ensuivit de la grêle et des flammes
mêlées à du sang, etc.»

Verset 8. «Et le second ange sonna de la trompette, et il sembla qu'une
grande montagne de feu fût jetée dans la mer; et le tiers de la mer
devint sang, etc.»

Verset 10. «Et le troisième ange sonna de la trompette, et il tomba du
ciel une grande étoile, brûlant comme une torche, et elle tomba sur le
tiers des rivières et sur les sources des eaux.»

Verset 11. «Et le nom de l'étoile est _Absinthe_; et le tiers des eaux
devint _absinthe_; et plusieurs hommes moururent des eaux qui étaient
devenues amères.»]

Le héros est tombé; mais non par vous, vainqueurs de Waterloo! Tant que
le soldat citoyen ne commanda à ses concitoyens--que pour les guider sur
les champs de bataille, où la gloire souriait au fils de la
liberté,--qui donc, parmi tous les despotes ligués, lutta contre le
jeune héros? qui put se vanter d'avoir vaincu la France, avant que la
tyrannie n'eût usurpé tous les droits? avant que le grand homme, leurré
par les attraits de l'ambition, ne fût plus devenu qu'un roi? Alors il
tomba:--ainsi périssent tous ceux qui voudraient asservir les hommes à
l'homme!

Et toi aussi, guerrier au panache de neige, toi, à qui ton royaume a
refusé même un tombeau[127], mieux aurait valu pour toi continuer à
conduire la France contre des armées mercenaires, que te vendre toi-même
à l'infamie et à la mort pour un vil nom de roi, tel que celui du
monarque de Naples, qui porte aujourd'hui le titre que tu achetas au
prix de ton sang. Tu songeais peu, lorsque, sur ton cheval de bataille,
tu te précipitais, comme un fleuve qui déborde, à travers les rangs
armés, lorsque les casques fendus et les sabres entrechoqués
étincelaient et tombaient en éclats autour de toi:--tu songeais peu à la
destinée que tu trouvas au bout de la carrière! Ton panache hautain fut
mis à bas par le coup déshonorant qu'y porta un esclave!
Jadis,--semblable à la lune qui commande au flux et reflux de la mer, il
parcourait les airs et guidait le guerrier; au milieu de la nuit créée
par la noire et sulfureuse fumée du combat, le soldat cherchait des yeux
ce superbe cimier, et, comme il le voyait toujours marcher en avant,
ainsi marchait-il lui-même contre nos ennemis. Là où les traits rapides
de la mort immolaient le plus de victimes, où la guerre entassait le
plus de débris sous la bannière triomphante de l'aigle à l'aigrette
flamboyante,--de l'aigle qui volait au sein des orages et des tonnerres,
dont rien ne pouvait arrêter l'aile impétueuse, et qui lançait les
foudres de la victoire:--oui, lorsque la ligne des ennemis se brisait,
que la mort éclaircissait les rangs, ou que la fuite les dispersait dans
la plaine, là, soyez-en sûrs, Murat chargeait! Hélas! il ne chargera
plus désormais!

[Note 127: Les restes de Murat ont été, dit-on, exhumés et livrés aux
flammes.]

Les envahisseurs foulent nos gloires passées: la victoire pleure sur les
ruines de ses arcs de triomphe.--Mais que la liberté se réjouisse, que
sa voix révèle son cœur! Sa main appuyée sur son épée, elle recevra un
double hommage. La France a reçu deux fois une leçon morale chèrement
achetée:--son salut ne gît point dans un trône, sur lequel siége Capet
ou Napoléon[128]; mais dans l'égalité des droits et des lois; mais dans
l'union des cœurs et des bras pour une grande cause,--la liberté, telle
que Dieu l'a donnée à tous ceux qui vivent sous le soleil, avec le
souffle vital, et dès l'heure de la naissance;--la liberté, que le crime
veut en vain chasser du monde, en dispersant, d'une main farouche et
prodigue, les richesses des nations comme les grains du sable, en
versant, comme l'eau, le sang des nations dans un impérial océan de
carnage!

[Note 128: Il paraîtrait que M.A.P. n'a pas osé traduire cela; il dit:
«Son bonheur ne dépend point du trône, il dépend de l'égalité, etc.» Sa
traduction serait donc aussi timide sous le rapport politique que sous
le rapport poétique.

(_N. du Tr._)]

Mais les mortels uniront leurs cœurs, leurs esprits et leurs voix: qui
donc fera tête à cette noble ligue? Le tems n'est plus où le glaive
soumettait les peuples. L'homme peut mourir;--les idées renaissent. Même
ici bas, dans ce monde de misères, la liberté ne peut manquer d'avoir un
héritier. Des millions d'hommes ne respirent que pour recueillir ce
précieux héritage. La liberté a pris un essor que rien ne peut dompter:
si elle assemble encore une fois ses armées, les tyrans seront forcés de
croire et de trembler:--sourient-ils de cette simple menace? Des larmes
de sang couleront encore.



X.

ODE A L'ILE DE SAINTE-HÉLÈNE.


1. Paix à toi, île de l'Océan! Salut à tes brises et à tes vagues! Salut
à tes rochers contre lesquels le perpétuel retour des marées fait écumer
le flot blanchâtre! Riche sera la guirlande que l'histoire tressera pour
toi! Immortelle en sera la verdure! Quand les nations, qui te laissent
aujourd'hui dans l'obscurité, fléchiront tour à tour le genou devant la
baguette de l'oubli, ta gloire ne sera pas changée,--ta renommée ne sera
pas ternie:--l'hommage des siècles rendra ton nom sacré.

2. Salut au guerrier qui repose sur ton sol le riche fardeau de sa
gloire[129]! Quand la mesure de ses jours sera comble, et que la
chronique de sa vie sera close, ses exploits seront consacrés dans les
annales de Clio! Sa valeur le rangera parmi les plus illustres preux de
tous les âges, et les monarques futurs s'inclineront devant son
génie:--les chants des poètes,--les leçons des sages--le diront la
merveille et l'ornement du monde. Devant toi, ô météore de la Gaule, les
autres météores de l'histoire s'évanouiront éclipsés par ta splendeur.

[Note 129: Cette strophe seule devra réconcilier le lecteur avec Lord
Byron, qui l'aura sans doute indisposé comme nous par l'amertume plus
que sévère avec laquelle il reprochait à Napoléon (Ode VIII) de ne
s'être pas tué après Waterloo.

(_N. du Tr._)]

3. De salutaires zéphirs rafraîchiront ton atmosphère, île éblouissante
de gloire! Des contrées les plus éloignées, il te viendra un peuple de
pélerins, tribu aussi indépendante que tes vagues! Ta grève, au loin
resplendissante, arrêtera le voyageur qui voudra jeter un rapide
coup-d'œil sur un lieu si renommé:--chaque touffe de gazon, chaque
pierre, chaque roc, retardera son séjour sur ce sol qu'auront sanctifié
les pas de l'exilé! car c'est de lui que tu recevras un lustre divin: le
déclin de son soleil a été le lever du tien.

4. Et quels bras l'ont enchaîné? les bras qui avaient lutté faiblement
contre le sien:--les nations qui l'avaient souvent bravé, mais n'avaient
pu le dompter jusqu'à ce jour! les monarques qui maintes fois courbèrent
la tête devant sa clémence, et reçurent de sa main les couronnes que
leur avait ravies la guerre!--Le vainqueur, aujourd'hui vaincu, l'aigle
aujourd'hui frappé à mort, laisserait-il leur vengeance sévère éteindre
les rayons de son étoile! Non: la gloire apparaît, vêtue d'une splendeur
nouvelle, et l'astre des siècles revient à l'ascendant.

5. Pure à jamais soit la bruyère de tes montagnes! riche la verdure de
tes pâturages! limpides et intarissables les eaux de tes fontaines!
Puissent tes annales n'être souillées d'aucuns désastres! Élève-toi sur
la surface de l'Océan, comme un magnifique autel, comme un saint
reliquaire cher aux prières du genre humain!--Vienne se briser contre
les rochers de ton rivage la rage de la tempête,--la lutte dévastatrice
des vagues et des vents!--Qu'au haut de tes créneaux déploie long-tems
ses ailes l'aigle, ton ornement; l'aigle, orgueil de l'univers.

6. Il se flétrira, le lis qui fleurit à cette heure! Où est la main qui
peut le nourrir? Les nations qui le relevèrent le regarderont dépérir:
les rosées froides jetteront sur lui une malédiction précoce. Alors la
violette qui fleurit dans les vallées chargera la brise de son vivifiant
parfum: alors, aussitôt que l'esprit de liberté ralliera les peuples
pour chanter une antienne funèbre sur la tombe de la tyrannie, la vaste
Europe craindra que ton étoile ne paraisse soudain sur l'horizon, et
n'éclipse les astres pestifères du septentrion.



XI.

A NAPOLÉON.

(Traduit du français.)

      «Tout le monde pleurait, mais surtout Savary, et un officier
      polonais qui devait son élévation à Bonaparte. Il
      s'attachait aux genoux de son maître; il écrivit à lord
      Keith, pour demander la permission d'accompagner Napoléon,
      même en qualité de domestique: demande qui ne put être
      accordée.»


1. Dois-tu partir, ô mon illustre chef, séparé du petit nombre des
braves qui te sont restés fidèles? Qui peut dire la douleur de ton
soldat, dont la raison s'égare à ce long adieu? J'ai connu les feux de
l'amour, les ardeurs de l'amitié; mais qu'est-ce que tout cela auprès de
ce que je sens pour toi, auprès du zèle d'un guerrier fidèle?

2. Idole du soldat! Grand dans les combats; mais plus grand encore
aujourd'hui: plusieurs purent gouverner un monde, toi seul ne courbas
pas la tête sous l'arrêt du destin. Que d'années j'ai bravé la mort à
tes côtés! et j'enviais ceux qui succombaient, lorsque leur cri de mort
était encore une bénédiction pour le maître qu'ils servaient si
bien[130].

[Note 130: «A Waterloo, on vit un homme, dont le bras gauche avait été
cassé par un boulet de canon, s'arracher ce bras avec la main droite, le
lancer en l'air, et crier à ses camarades: «Vive l'Empereur, jusqu'à la
mort!» Il y a plusieurs autres exemples de la sorte: celui que je vous
rapporte, vous pouvez le regarder comme authentique.»

(_Lettre particulière de Bruxelles_.)]

3. Que ne suis-je, comme eux, une froide poussière, puisque je vis pour
voir cette heure fatale, où tes timides ennemis hésitent de laisser un
homme en tes mains, de peur que tes compagnons d'exil ne deviennent,
pour toi, autant d'instrumens de liberté! Oh! dans le fond des cachots,
toutes leurs chaînes me seraient légères; tant que je pourrais
contempler ton ame invaincue.

4. Les flatteurs de cet homme, aujourd'hui si sourd à la prière d'un
serviteur fidèle, voudraient-ils, si sa gloire empruntée venait à pâlir,
partager avec lui obscurité dans laquelle il naquit? Si ce monde, que tu
résignes avec tant de calme, devenait, à cette heure; son domaine,
pourrait-il acheter, au prix de ce trône, des cœurs comme ceux qui te
sont encore tout dévoués?

5. Mon chef, mon roi, mon ami, adieu! Jamais je ne m'étais encore
agenouillé; jamais je ne suppliai mon souverain, comme j'implore
aujourd'hui ses ennemis; et tout ce que je demande, c'est de participer
à tous les périls qu'il va braver, c'est de partager à côté du héros sa
chute, son exil et sa tombe.



XII.

SUR L'ÉTOILE DE LA LÉGION D'HONNEUR.

(Traduit du français.)


1. Étoile des braves!--toi, dont les rayons ont répandu tant de gloire
sur les morts et sur les vivans,--enchanteresse brillante et adorée!
pour te rendre hommage, des millions de soldats couraient aux
armes;--redoutable météore d'immortelle origine! pourquoi naître dans le
ciel pour t'éteindre sur la terre?

2. Les ames des héros moissonnés par la guerre formaient tes rayons;
l'immortalité étincelait dans tes éclairs; l'harmonie de ta sphère
martiale était: «Gloire là-haut, et honneur ici-bas;» et ta lumière
éblouissait les yeux des hommes, comme un volcan de la voûte azurée.

3. Ton fleuve de sang roulait comme la brûlante lave, et entraînait les
empires dans ses ondes. La terre tremblait sous toi jusqu'en ses
fondemens, alors que tu éclairais tout l'espace; en ta présence, le
soleil cessait de rayonner, devenait sombre, et quittait l'horizon.

4. Avant toi s'éleva, et avec toi s'agrandit un arc-en-ciel du plus doux
éclat, de trois brillantes couleurs[131], toutes divines, et faites pour
ce signe céleste; car la main de la liberté les avait alliées, comme les
nuances d'une gemme immortelle.

[Note 131: Le drapeau tricolore.]

5. Une de ces couleurs était un rayon d'écarlate dérobé au soleil; une
autre, le bleu foncé de l'œil d'un séraphin; une autre, le voile blanc
de radieuse lumière, dont s'enveloppe un pur esprit; les trois couleurs,
ainsi assorties, semblaient le tissu d'un rêve céleste.

6. Étoile des braves! tes rayons pâlissent, et les ténèbres vont de
nouveau prévaloir! Toutefois, noble arc-en-ciel de liberté, nos larmes
et notre sang doivent couler pour toi. Quand ta brillante promesse
s'évanouit, notre vie n'est qu'un fardeau d'argile.

7. Les pas de la liberté sanctifient les silencieuses cités des morts;
les guerriers qui succombent sous ses drapeaux sont beaux et fiers dans
la mort. Ainsi, puissions-nous bientôt, ô déesse, être pour toujours
avec eux ou avec toi!



XIII.

ODE.


1. Oh! honte à toi, terre de la Gaule! honte à tes enfans et à toi!
Imprudente dans ta gloire, et vile dans ta chute, combien ton partage
est misérable! Dans ton abandon, tu seras en butte aux coups de
l'ironie, d'une ironie qui ne mourra jamais: les malédictions de la
haine et les sifflemens du mépris chargeront ton atmosphère; et, sur tes
ruines, retentiront à jamais les rires du triomphe, les insultantes
railleries du monde!

2. Oh! où donc est l'esprit de tes anciens jours, l'esprit qui animait
tes fils, alors que l'étoile de la bravoure était leur fanal, et que la
passion de l'honneur les guidait à la mort? Tes orages ont troublé leur
sommeil. Entends-tu les gémissemens qui s'élèvent du fond des tombeaux.
Ces dignes preux murmurent de colère, pleurent de désespoir, à voir la
tache impure imprimée sur ton sein; car, où est la gloire qu'ils te
remirent en dépôt? elle est perdue dans les ténèbres, foulée dans la
poussière.

3. Va, parcours de ton regard tous les royaumes de la terre, depuis
l'Indus jusques au pôle; quelque peu de bonté, d'honneur et de vertu
mêlera son éclat aux ténèbres du péché. Mais toi, tu n'as rien que ta
honte; le monde ne peut offrir rien de pareil à toi; l'horreur et le
vice ont défiguré ton nom au-delà de toute comparaison; étonnante de
forfaits, tu nous fourniras, à l'avenir, un modèle, un proverbe, pour la
perfidie et le crime.

4. Tant que le triomphe couvrit de gloire le glaive de ton maître; tant
que le héros fut debout, tes éloges suivirent partout ses pas, et
applaudirent à l'effusion du fleuve de sang. Et cependant la tyrannie
siégeait sur l'impériale couronne, et flétrissait au loin les nations;
mais, à tes yeux, le despote mérita un renom brillant, jusqu'à l'heure
où la fortune abandonna son char; _alors_ tu te dérobas à ton chef,--tu
t'empressas de l'outrager, tu fus la première à le trahir.

5. Tu oublias ses exploits, les travaux qu'il avait supportés pour ta
cause; tu tournas tes hommages vers le nouveau soleil qui se levait, et
entonnas d'autres hymnes de gloire. Mais l'orage se mit à gronder,
l'adversité obscurcit l'astre de lumière; l'honneur et la foi furent la
fanfaronnade d'une heure, et la loyauté elle-même, rien qu'un
rêve.--Celui que tu avais banni reçut de nouveau tes sermens; et qui
avait été le premier à l'insulter, fut aussi le premier à l'adorer.

6. Quel tumulte ébranle ainsi les airs? quelle foule environne son
trône? C'est un cri d'enthousiasme, ce sont des millions de sujets qui
jurent de n'obéir qu'à son sceptre. Les revers feront éclater leur zèle;
l'infortune rendra sacré le nom de l'empereur. Le monde, qui le
persécute, va sentir avec douleur quel esprit, quelle ardeur
inextinguible anime les Français, dès que leurs cœurs sont embrasés; car
ils ont le héros qu'ils aiment, ils ont le chef qu'ils admirent.

7. Leur héros s'est précipité au combat: une ombre couvre ses
lauriers.--Où est le zèle qui ne devait jamais céder, la loyauté qui ne
devait jamais s'évanouir? En un moment, la désertion et la perfidie
abandonnèrent le vaincu à ses ennemis: les lâches, à qui son sourire
avait donné les honneurs et la puissance, le délaissèrent et le
renièrent dans son adversité; et les millions de Français qui avaient
juré de périr pour le sauver, le virent fugitif, captif, esclave!

8. O terre de la Gaule! les contrées les plus sauvages, les plus
désertes, sont plus nobles et meilleures que toi! Tu es pour les hommes
un objet de surprise et d'horreur, tant la perfidie te défigure! Si tu
étais le lieu où je fusse né, je m'arracherais soudain de tes bras, je
fuirais aux extrémités du monde, et te quitterais pour toujours; oui,
pour toujours. Si jamais je pensais à toi après longues années, cette
pensée appellerait encore la rougeur sur mon front, et les larmes sur ma
paupière.

9. Oh! honte à toi, terre de la Gaule! honte à tes enfans et à toi!
Imprudente dans ta gloire, et vile dans ta chute, combien ton partage
est misérable! Dans ton abandon, tu seras en butte aux coups de
l'ironie, d'une ironie qui ne mourra jamais: les malédictions de la
haine et les sifflemens du mépris chargeront ton atmosphère, et sur tes
ruines retentiront à jamais les rires du triomphe, les insultantes
railleries du monde[132]!

[Note 132: La révolution de juillet vient de donner un glorieux démenti
aux anathèmes que semblait mériter, en 1815, la France humiliée par le
second retour des Bourbons. Nous voilà redevenus _la grande nation_!

(_N. du Tr._)]



XIV.

ADIEUX DE NAPOLÉON.

(Traduit du français.)


1. Adieu, terre où le nuage de ma gloire s'éleva pour couvrir de son
ombre l'univers entier!--Tu m'abandonnes aujourd'hui;--mais mon nom
remplit les pages les plus brillantes ou les plus sombres de ton
histoire. J'ai combattu contre un monde qui ne m'a vaincu qu'après que
le météore trompeur de la conquête m'eut entraîné trop loin: j'ai tenu
tête aux nations qui me craignent encore dans mon abandon solitaire,
moi, dernier captif de plus d'un million de guerriers!

2. Adieu, France!--Quand ton diadême ceignait mon front, j'en fis la
perle et la merveille du monde;--mais ta faiblesse ordonne que je te
laisse comme je t'ai trouvée, dans la décadence de ta gloire et le
déclin de ta vertu. Oh! que n'ai-je encore ces vétérans de la bravoure,
qui gagnèrent toutes leurs batailles et ne furent moissonnés qu'en
luttant contre les tempêtes:--avec eux, l'aigle, dont le regard perdit
en ce moment sa force, avait toujours, dans son essor, fixé ses yeux sur
le soleil de la victoire!

3. Adieu, France!--Mais quand la liberté ralliera encore une fois ses
bannières dans tes provinces, aie souvenir de moi:--la violette croît
toujours dans le fond de tes vallées; elle est flétrie, mais tes larmes
épanouiront encore sa fleur.--Oui, je puis encore confondre les armées
qui nous environnent: ton cœur peut encore tressaillir et se réveiller à
ma voix.--Il est des anneaux qui doivent rompre, dans la chaîne qui nous
a liés: _alors_, tourne-toi vers Napoléon, appelle à ton aide le chef de
ton choix.



XV.

MADAME LAVALETTE.


1. Laissons les critiques d'Édimbourg écraser de leurs éloges leur Mme
de Staël, et leur célèbre Mlle l'Épinasse; l'orgueilleuse philosophie
luit, tout au plus, comme un météore, et la gloire d'un bel esprit est
aussi frêle que le verre. Mais pleins de vie sont les rayons, éternelle
est la splendeur de ton flambeau, noble amour conjugal! et jamais tu
n'as répandu un éclat plus saint, plus pur ou plus tendre que sur le nom
de la belle Lavalette.

2. Allons, remplissez la coupe jusques aux bords: la vertu même la
bénira, et consacrera la liqueur qui mousse en l'honneur de ce nom: les
lèvres ardentes de la beauté presseront pieusement le verre, et l'hymen
portera un honorable toast. Nous acquitterons une dette légitime envers
cette femme, qui a risqué, pour son mari, sa liberté et sa vie, et nous
saluerons de nos applaudissemens l'épouse héroïne, la fidèle, la noble,
la belle Lavalette!

3. De cruels ennemis, dans leur impuissante malice, ont prononcé, contre
le captif sauvé, un arrêt que l'Europe entière abhorre: oui, l'Europe
entière se détourne des esclaves de ce palais peuplé de prêtres, et ceux
qui les ont replacés rougissent aujourd'hui pour eux. Mais, dans les
âges à venir, quand la gloire ensanglantée des ducs et des maréchaux se
sera évanouie dans les ténèbres, tous les cœurs palpiteront encore, tous
les yeux étincelleront, au récit du sublime dévouement de la belle
Lavalette.



XVI.

ADIEU[133].

[Note 133: Ce sont les adieux de Lord Byron à sa femme.

(_N. du Tr._)]


Adieu! et si c'est pour toujours, encore une fois, adieu! Quoique tu
sois inexorable, mon cœur ne se révoltera pas contre toi. Plût au Ciel
qu'à tes regards s'ouvrît ce sein où ta tête a si souvent reposé,
lorsque tes sens cédaient à ce paisible sommeil que tu ne connaîtras
plus! Que ne peux-tu lire en ce sein les pensées les plus secrètes? tu
connaîtrais enfin que ce ne fut pas bien de le blesser ainsi. Il est
vrai que le monde t'en loue,--qu'il sourit au coup que tu me portas;
mais ces éloges doivent te choquer, ils sont fondés sur le malheur
d'autrui. Certes, plus d'une faute me souilla: mais n'y avait-il, pour
m'infliger une incurable blessure, d'autres bras que ceux qui venaient
de m'embrasser? Oh! ne t'abuse pas toi-même: l'amour peut s'évanouir par
un lent dépérissement; mais ne crois pas qu'une violence soudaine puisse
séparer ainsi les cœurs. Le tien conserve encore sa vie: le mien,
quoique saignant, palpite encore, et l'éternelle pensée qui le
tourmente, c'est--que nous ne devons peut-être plus nous revoir. Ce sont
paroles de douleur plus profonde que les lamentations sur la tombe des
morts. Nous vivrons tous les deux; mais chaque matin nous éveillera dans
une couche veuve; et, lorsque tu pourrais goûter quelque consolation,
lorsque notre fille balbutiera ses premiers mots, lui apprendras-tu à
dire «mon père!» quoique les caresses de son père doivent lui être
inconnues? Quand ses petites mains te caresseront, quand sa lèvre se
pressera contre la tienne, souviens-toi de l'homme dont la prière te
bénira; souviens-toi de l'homme que ton amour a béni! Si les traits de
l'enfant ressemblent à ceux que tu ne verras peut-être plus, alors un
doux tremblement agitera ton cœur, encore fidèle à ton époux. Tu connais
peut-être toutes mes fautes: personne ne connaît tout mon délire; toutes
mes espérances, partout où tu vas, s'en vont se flétrir, et pourtant
elles s'en vont toujours avec toi. Pas un de mes sentimens qui n'ait été
ébranlé: mon orgueil, qu'un monde n'aurait pu plier, plie devant
toi;--par toi délaissée, mon ame me délaisse moi-même. Mais c'en est
fait;--toutes paroles sont vaines, les miennes surtout sont stériles:
mais nous ne pouvons retenir nos pensées, qui se font jour malgré
nous:--Adieu!--Ainsi séparé de toi, arraché à tout lien de tendresse, le
cœur consumé, solitaire, malade,--pour comble de maux, je puis à peine
mourir.



XVII.

ESQUISSE[134].

[Note 134: Cette pièce fut faite par Lord Byron contre une ancienne
domestique de la mère de sa femme.

(_N. du Tr._)]

   «_Honest--honest Iago!
   If that thou be'st a devil, I cannot kill thee_.»

(SHAKSPEARE.)

   Honnête--honnête Iago!
   Si tu es un diable, je ne puis te tuer.


Née dans le grenier, élevée dans la cuisine, promue de là au maniement
de la chevelure de sa maîtresse, enfin,--pour quelque gracieux service
dont on n'a jamais parlé, et que le salaire seul fait deviner,--elle
parvint du cabinet de toilette à la salle à manger,--où les laquais qui
valent mieux qu'elle s'étonnent d'attendre ses ordres derrière sa
chaise. D'un oeil ferme et d'un front éhonté, elle prend son dîner dans
le plat qu'elle lavait naguère. Alerte pour la médisance, prête au
mensonge, _confidente_ favorite, espionne de la maison,--qui pourrait,
grands dieux! deviner ses dernières fonctions? Elle fut la gouvernante
d'une fille unique, dès l'âge le plus tendre. Elle enseigna la lecture à
l'enfant, et l'enseigna si bien, qu'elle-même, en enseignant apprit à
épeler. Puis elle devient adepte dans l'art de l'écriture, comme le
prouve mainte calomnie anonyme. Personne ne sait ce que fût devenue sa
pupille,--sans cet esprit élevé qui conserva la pureté du cœur, qui
soupira toujours après la vérité qu'on lui cachait, et qui ferma
l'oreille à l'erreur. La perversité échoua devant cette ame jeune, qui
ne fut ni dupée par la flatterie,--ni aveuglée par la bassesse,--ni
infectée par la fraude,--ni corrompue par un voisinage contagieux,--ni
amollie par l'indulgence,--ni gâtée par l'exemple,--ni tentée de
regarder en pitié les talens inférieurs à son haut savoir,--ni
enorgueillie par le génie,--ni rendue vaine par la beauté,--ni poussée
par l'envie à rendre le mal pour le mal,--ni changée par la fortune,--ni
haussée par la fierté ou courbée par la passion:--ame à qui la vertu
n'inspira une inflexible sévérité,--que dans ces jours derniers! Oh!
c'était la plus pure, la plus parfaite des créatures vivantes de son
sexe; mais il lui manquait une douce faiblesse,--il lui manquait de
savoir pardonner. Trop choquée des fautes que son ame ne peut connaître,
elle croit que tout ici-bas pourrait être comme elle. Ennemie du vice,
est-elle vraiment l'amie de la vertu? car la vertu pardonne ceux qu'elle
veut amender. Mais je reviens à mon sujet,--que j'ai laissé trop
long-tems de côté,--à l'héroïne infâme qui fatigue mon honnête plume.
Or, quoiqu'elle n'ait plus ses anciennes fonctions, elle régit le cercle
qu'elle servait auparavant. Si les mères,--on ne sait
pourquoi,--tremblent devant elle; si les filles la craignent à cause de
leurs mères; si l'habitude,--chaîne perfide, qui finit par enlacer les
plus forts esprits comme les plus faibles,--lui a donné le pouvoir
d'instiller au fond des ames l'essence empoisonnée de ses désirs cruels;
si, comme une couleuvre, elle se glisse inaperçue dans votre maison,
jusqu'à ce qu'elle soit trahie par la ligne noire et glaireuse qu'elle
trace en rampant; si, comme une vipère, elle enlace le cœur et y laisse
le venin qu'elle n'y trouva pas, pourquoi s'étonner que cette méchante
sorcière guette sans cesse l'occasion d'accomplir ses œuvres de haine,
afin de faire du lieu qu'elle habite un vrai Pandemonium[135], et de
devenir elle-même la souveraine, l'Hécate[136] de l'enfer domestique?
Qu'elle est habile à charger, d'un seul coup de pinceau, les teintes du
scandale, avec toute l'honnête perfidie des demi-mots! Comme elle sait
alors mêler le vrai au faux,--le ris moqueur au franc sourire,--un fil
de candeur à un tissu de fraudes! Combien elle affecte de réticences
apparentes, afin de cacher les inhumains projets de son ame endurcie!
Lèvres de mensonges!--visage né pour dissimuler, pour être insensible et
se railler de quiconque sait sentir! Masque vil que la Gorgone[137] même
désavouerait!--Joue de parchemin et œil de pierre! Voyez quel sang
jaunâtre coule dans les veines de sa peau, et y demeure stagnant comme
une eau bourbeuse! Tel s'offre à nos regards le cloporte, dans sa
cuirasse couleur de safran: tel le vert encore plus sombre des écailles
du scorpion;--(car ce n'est qu'aux teintes des reptiles que nous pouvons
comparer cette ame ou ce visage.)--Regardez la physionomie de cette
femme, et voyez ses sentimens s'y peindre comme dans un miroir. Regardez
le portrait; ne pensez pas qu'il soit chargé; il n'y a aucun trait qui
ne pût encore être grossi. En vérité, ce sont «les journaliers de la
nature», qui, durant le repos de leur maîtresse, firent ce monstre,
cette étoile caniculaire d'un petit ciel, où, sous son influence, tout
se flétrit ou meurt.

[Note 135: Le _Pandemonium_ est l'édifice construit par les démons pour
y tenir conseil. Voir _Paradis perdu_, chant Ier.

(_N. du Tr._)]

[Note 136: Nom de Proserpine, suivant quelques mythologues.

(_N. du Tr._)]

[Note 137: Les Gorgones, filles de Phoreus, dieu marin, étaient au
nombre de trois: elles étaient si hideuses qu'elles changeaient en
pierre ceux qui les regardaient.

(_N. du Tr._)]

Oh! créature misérable!--sans larmes,--sans autre pensée que la joie du
triomphe sur la ruine, qui est ton œuvre:--un jour viendra, et viendra
bientôt, où tu souffriras beaucoup plus que tu ne fais souffrir
aujourd'hui; où tu souffriras pour ce vil égoïsme, qui dès-lors te sera
chose vaine; où tu te débattras en hurlant au milieu d'angoisses qui
n'exciteront point de pitié. Puissent les malédictions échappées à
l'affection blessée, redescendre sur ton sein, avec la force de la
pierre qui retombe, et rendre la lèpre de ton ame aussi horrible à
toi-même qu'au genre humain! jusqu'à ce que toutes tes pensées se
condensent en haine de toi-même,--en haine aussi noire que ton désir
voudrait la créer pour les autres; jusqu'à ce que ton cœur si dur ait
été calciné et réduit en cendres, et que ton ame ait quitté son
enveloppe hideuse! Oh! puisse ta tombe n'avoir pas plus de sommeil que
ton lit!--puisse-t-elle être une couche de feu, comme la couche veuve
que tu nous as préparée! Alors, s'il te vient à l'esprit de fatiguer le
ciel de tes prières, tourne ton regard sur les victimes que tu fis
ici-bas,--et désespère! Mort à toi!--et quand tu pourriras, les vers
eux-mêmes expireront sur ton argile empoisonnée. Ah! sans l'amour que je
sentis, et que je dois encore sentir pour celle que ta malice arracha
aux liens les plus sacrés,--ton nom,--ton nom humain--serait exposé à
tous les yeux comme type de tout vice;--exalté au-dessus de tes pareils
moins odieux que toi,--et donné en proie à l'ulcère d'une immortelle
infamie.



XVIII.

ADIEUX A L'ANGLETERRE.


1. Angleterre! patrie de mes aïeux et la mienne! ô la plus noble des
contrées, la meilleure, la plus féconde en bravoure! Je pars le cœur
brisé; je pars délaissé: je résigne toutes les joies et toutes les
espérances que tu me donnas.

2. Terre chérie, mère de la liberté, adieu! La liberté elle-même me
fatigue. Calme tes battemens, ô mon cœur, et ne te révolte pas contre un
arrêt que la raison approuve.

3. Avais-je de l'amour?--Je te prends à témoin, Ciel puissant, qui vis
toutes mes faiblesses et mes craintes; j'adorais,--mais le charme est
rompu: puissent mes larmes en effacer la mémoire!

4. Combien il est brillant, le moment d'enthousiasme! qu'il est
éblouissant; mais que son éclat est passager! c'est une comète
flamboyante, et prompte à s'enfuir: c'est le héraut précurseur des
ténèbres et des ennuis.

5. Souvenirs des tendresses passées, des plaisirs perdus sans retour,
laissez-moi,--moi, proscrit, errant et solitaire,--laissez-moi dans le
deuil, sans me torturer l'ame.

6. Où donc--où mon cœur trouvera-t-il le repos? un refuge contre la
mémoire et la douleur? La gangrène qui le dévore; en quelque lieu que
j'aille, dédaigne un remède trompeur.

7. Si je pouvais découvrir ce fleuve fabuleux qui noie le souvenir dans
ses ondes, peut-être de nouveau luirait l'œil de l'espérance, l'aurore
d'un jour plus heureux.

8. Le vin a-t-il la vertu de l'oubli? peut-il ôter de la cervelle le
trait qui l'a blessée? La bouteille nous abuse peut-être une heure, mais
elle laisse toujours après elle régner le chagrin.

9. L'éloignement ou le tems guérissent-ils le cœur qui saigne d'une
blessure si profonde? L'intempérance en diminue-t-elle les douleurs?
Peut-on appliquer quelque baume à ce mal?

10. Si je cours aux confins du pôle, j'y verrai l'ombre que j'adore, le
fantôme qui tourmente mon ame, et se joue de mon stérile désespoir!

11. Le zephir du soir m'apportera le murmure de _sa_ voix, me semblera
humide de _ses_ pleurs et de _ses_ soupirs, et me demandera une larme
pour l'autel dé l'amour.

12. Dans les rêves de la journée, dans les visions de la nuit, mon
imagination étalera tous les attraits de cette femme à ma vue abusée,
égarée!

13. Arrière, vaines et passagères images! Arrière, sombres fantômes qui
troublez mon cerveau, pures illusions de l'esprit et des sens,
engendrées par la douleur et le délire!

14. N'ai-je pas, sur l'autel de la divinité, juré fidélité à celle que
j'adorais? Ne prononça-t-elle pas les sermens que j'avais prononcés, et
n'échangea-t-elle pas avec son époux un gage solennel?

15. Si mon amour faillit un instant, je m'empressai de réparer ma faute,
de baiser le cœur que j'avais blessé, de tout faire pour l'adoucir avant
qu'il ne se prît à soupirer.

16. N'ai-je pas courbé cette tête qui ne s'était jamais courbée? N'ai-je
pas prié, moi, qui avais coutume de commander? L'amour me força de
pleurer et de supplier, et l'orgueil fut trop faible pour résister.

17. Puis, une faiblesse comme la mienne, lavée dans les larmes de mon
repentir, devait-elle donc effacer les impressions divines, la foi et
l'affection de plusieurs années?

18. A-t-il été bien que l'orgueil, arbitre sévère, se soit interposé
entre la colère et l'amour, et qu'un cœur, jusqu'alors si clément, n'ait
commencé à prouver son inflexibilité que sur _moi_?

19. Hélas! a-t-il été bien, quand je m'agenouillai, de céler ta
tendresse à tel point, qu'en présence de tout ce que je sentais, ta
sévérité t'interdît toute expression de sensibilité?

20. Et, lorsque la fille chérie, gage de notre amour, regardait sa mère
et souriait, dis, n'y eut-il rien qui te sollicitât à répondre à cet
appel de l'enfance?

21. Ce cœur, si dur et si glacé, si traître à l'amour et à moi, ne
s'est-il pas senti percer d'un trait déchirant, en repoussant la
supplique de cette innocente créature?

22. Cette oreille, qui était ouverte à tout le monde, fut
impitoyablement fermée à l'époux, ton seigneur; cette voix, qui
asservirait les démons, refusa une douce parole de paix.

23. Et penses-tu, ô ma bien aimée,--car toi seule es toujours la vie de
mon cœur, et, en dépit de mon orgueil et de ma volonté, je te bénis,
oui, je t'aime, ô mon épouse!

24. Penses-tu que l'absence te verse le baume qui portera remède à tes
maux, ou que le tems, en entraînant la vie sur son aile rapide, accorde
jamais un antidote à ta douleur.

25. Tes espérances sont frêles comme le rêve qui trompe les longues
heures de la nuit, mais se dissipe à la lueur du premier rayon échappé
des portes de l'orient.

26. Car lorsque, sur le visage heureux de ta petite fille, l'imagination
suivra du doigt mes traits entrelacés aux tiens, un charme irrésistible
t'enchaînera.

27. La fossette riante qui siége sur sa joue, les éclairs qui rayonnent
de ses yeux, les paroles qu'elle essaiera de bégayer, tout enfin mêlera
un soupir à tes sourires.

28. Alors, quoique les mers aient pu mettre entre nous leurs barrières
orageuses, c'est moi qui triompherai; loin de toi, hors de ton regard, à
mon insu, et sans être appelé, c'est moi, pourtant, qui sera là.

29. Ce n'est pas toi qui lanças contre moi le trait cruel (la cruauté
était étrangère et odieuse à ton cœur); ce n'est pas toi qui m'infligeas
une incurable blessure.

30. Hélas! oui, ce fut une autre main que la tienne qui troubla mon
repos; cette main frappa,--et, par un sort trop funeste, c'est moi qui
souffris le coup et toutes les misères qu'il engendra.

31. Ceux-là nous haïssaient tous deux, qui détruisirent les fleurs et
les promesses du printems. Qui donc, pour combler notre vide, nous
donnera de nouveaux liens, de nouvelles affections?

32. Ah! quels moyens peuvent rendre au cœur déchiré sa force première,
ou à l'arc une fois trop tendu le ressort qu'il possédait auparavant?

33. Le cœur déchiré saignera, s'ulcèrera, et se fanera comme la feuille
au souffle de la bise; l'if éclaté ne reviendra pas sur lui-même,
quoique vigoureux et dur jusqu'à la fin.

34. Je vais errer,--n'importe où; nul climat ne me rendra la paix, ni ne
déridera mon front, chargé de désespoir, par quelque lueur de joie
passagère.

35. Oh! avec quelle lenteur les heures s'écouleront! de quel ennui sera
la marche des années, alors que la vallée, la montagne et le bocage ne
feront que changer le théâtre de mes larmes!

36. Les monumens classiques qui sommeillent, le lieu cher à la science
et aux arts, le sarcophage, le temple, le gazon sacré, rien enfin ne
m'excite ni ne me ravit plus.

37. La cigogne, sur sa muraille en ruines, est cent fois plus heureuse
que moi; contente d'habiter au milieu des lierres, elle suspend sa
demeure dans les airs.

38. Moi, j'erre sans asile, le sein nu et en proie aux orages; victime
de l'orgueil et de l'amour, je cherche,--hélas! ce que je ne puis
trouver.

39. Je cherche ce qu'aucune peuplade ne me donnera; je demande ce que
nul climat ne m'accordera, un charme qui neutralise ma misère et sèche
les larmes de mon cœur.

40. Je le demande,--je le cherche,--mais en vain,--depuis l'Indus
jusques au pôle du nord; nulle attention,--nulle pitié--pour les
plaintes où s'exhale la douleur de mon ame.

41. Quel sein soupirera quand je sangloterai? quels pleurs répondront à
mes pleurs? quelles lamentations feront écho à mes lamentations? quel
œil remarquera les veilles de mes yeux?

42. Toi-même, ô chère enfant, en apprenant à babiller,--tandis que
j'erre au loin,--tu compteras au nombre de tes devoirs, de _haïr_ celui
que la nature te commande d'_aimer_.

43. La langue impure de la malice va carillonner à ton oreille mes vices
et mes fautes, et t'enseigner, avec un zèle diabolique, à craindre
l'affection d'un père.

44. Hélas! si, quelque jour; ton oreille est jamais frappée des sons de
ma lyre, si la voix sincère de la nature s'écrie jamais: «Ce peut être,
ce doit être mon père.»

45. Peut-être, qu'à ton œil prévenu, mes traits paraîtront odieux; la
nature, elle-même, sera sourde à mes soupirs, et le devoir me refusera
une larme.

46. Mais certes, dans cette île où mes chants ont retenti de la montagne
à la vallée, toutes les bouches ne rediront pas le triste récit de mes
torts, sans aucune émotion de reconnaissance.

47. Quelques jeunes ames, qui auront apprécié mes vers et se seront
enflammées à mes récits, se hasarderont peut-être à dire: «Ses
faiblesses furent celles d'un homme.»

48. Oui, ces _faiblesses_ étaient humaines; mais l'envie, la malice et
le mépris les grossirent; alors tous les sentimens naturels se
soulevèrent et repoussèrent avec haine le masque sous lequel on les
cachait.

49. La faute fut d'un homme:--et pourtant, combien fut sévère, combien
fut cruelle la condamnation prononcée! L'orgueil lui-même laissa tomber
quelques gouttes de pleurs, en maudissant mon amour.

50. C'est fini: la grande lutte est passée; le combat s'est apaisé dans
mon sein; le terrible flux et reflux de la passion n'y précipite plus
ses impétueux courans.

51. C'est fini: mes affections s'en vont, les liens de la nature sont
brisés pour moi, je n'obéis plus qu'aux inspirations de l'orgueil, et je
romps le joug humiliant de l'amour.

52. Je m'envole, comme un oiseau des airs, à la recherche d'une demeure
et d'un lieu de repos, d'un baume contre les souffrances de
l'inquiétude, d'une consolation pour un cœur désolé.

53. Rapide comme l'hirondelle qui plane, hardi comme l'aigle qui
s'élance, et pourtant, sombre comme la chouette, dont les accens font
peine au noir démon de la nuit:

54. Je vais où brillent les splendeurs joyeuses de l'Orient, les danses
et les riches festins: je m'emmène aux fêtes du luxe pour exiler de mon
esprit la beauté que j'adorais.

55. Dans le verre empli jusqu'aux bords, je boirai les douces ondes du
Léthé: je m'unirai au rire des bacchanales, et sauterai dans la ronde
des fées.

56. Partout où le plaisir m'invitera, je courrai pour étouffer le sombre
souvenir de mes ennuis, moi, exilé, sans espérance et sans patrie, moi,
fugitif chassé par le désespoir.

57. Adieu donc, terre des braves! Adieu, terre de ma naissance! Quand
les tempêtes séviront autour de toi,--puissent-elles toujours respecter
tes vertus!

58. Femme, enfant, patrie, amis, vous n'amuserez plus mon imagination:
je fuis loin de vos prestiges et je cours pleurer sur quelque rivage
meilleur.

59. Le hideux démon de l'orage qui gronde dans ce cœur agonisant,
élèvera toujours, devant mon regard, son ombre pestifère, jusqu'à ce que
la mort calme ce tumulte à jamais.



XIX.

A MA FILLE,

LE MATIN DE SA NAISSANCE.


1. Salut à cette scène féconde en luttes qui s'ouvre à tes pas! Salut,
aimable miniature vivante! pélerine vouée à mille ennuis inconnus!
agneau du vaste bercail du monde! source d'espérances, de doutes, et de
craintes! douce promesse d'années ravissantes! Comme je fléchirais le
genou de plein gré, et deviendrais idolâtre devant toi!

2. C'est le culte naturel,--culte senti,--avoué, partout où le feu de la
vie anime les êtres. Dans ces forêts sans routes, dans ces plaines sans
bornes, où règne une éternelle férocité, le stupide sauvage, image brute
de l'humanité, confesse l'émotion paisible,--le secret
tressaillement,--le battement caché de son cœur.

3. Chère enfant! avant que les impuretés des vices humains n'envahissent
tes années, avant que les passions ne troublent ton visage et ne
t'inspirent ce que tu n'oseras dire, avant que ces lèvres ne soient
pâlies par les ennuis, ou que ces yeux ne rayonnent d'un désespoir
farouche: puissé-je le premier donner l'éveil à ton oreille, et la
charmer des accens de la prière paternelle!

4. Mais tu songes peu, ô ma fille! aux travaux, aux dangers, aux misères
qui attendent ta marche chancelante à travers les ronces du désert de la
vie! Ah! tu songes peu à ce théâtre d'œuvres si sombres, étendu entre
toutes les petites choses que nous pouvons trouver ici-bas, et la noire
et mystérieuse sphère, qui se cache derrière.

5. Tu songes peu, ô toi que la première j'aurai nommée mon enfant, aux
nuages qui s'amoncellent autour de ton aurore, aux illusions qui
pourront égarer ton ame, aux piéges qui entrecoupent ta route, aux
secrets ennemis, aux amis faux, aux démons qui poignardent les cœurs en
leur souriant:--tu songes peu à ce triste cortége:--puisses-tu n'y
jamais songer davantage!

6. Mais tu sortiras de ce passager sommeil, et tu t'éveilleras, mon
enfant, pour pleurer. Habitante d'un frêle séjour, tes larmes couleront
comme les miennes ont coulé. Abusée, chaque jour, par mille folies, le
chagrin seul lavera tes fautes; et peut-être ne t'éveilleras-tu que pour
éprouver les angoisses d'un amour non partagé.

7. Enfant, aujourd'hui à toi-même ignorée! quoique la misère ne repose
point encore sur ton front ses ailes à demi déplumées, cependant tes
lèvres paisibles charmeront à peine d'un sourire la tendresse de ta
mère, avant qu'une rosée de larmes n'y ait imprimé ses traces humides;
et n'ait prématurément frayé la voie aux chagrins d'un âge plus mûr.

8. Oh! Plût à Dieu que la prière d'un père repoussât de tes yeux la
douleur, de ton sein les soupirs! Plût à Dieu qu'un père eût l'espérance
de supporter le lot d'ennuis destiné à un enfant chéri! Alors, ô ma
fille, tu dormirais tranquille, exempte de tous les maux de l'humanité:
le père qui t'aime assurerait ta paix, et demanderait à souffrir pour
toi les blessures qu'il a déjà souffertes.

9. Dors, ma fille! ce court sommeil s'évanouira trop tôt pour céder la
place au chagrin: trop tôt l'aurore du malheur se lèvera, et la rosée
salée[138] ruissellera sur ta joue; trop tôt la tristesse éteindra ces
yeux; ce sein se gonflera de soupirs, et le désespoir éclipsera les
rayons de ton midi sous le nuage des douleurs,--hélas! beaucoup trop
tôt.

[Note 138: «_Briny rills bedew that cheek_.» Rien de plus fréquent chez
les poètes latins que, _lacrymæ salsæ, ros salsus_. Pourquoi donc ne pas
ajouter en français cette épithète aux larmes?

(_N. du Tr._)]

10. Bientôt tu éprouveras mille soucis ignorés, mille besoins et
chagrins, notre partage commun; maintes angoisses, maintes infortunes
qui ne sont connues que du sexe que j'adore;--maintes misères qui ne
trouveront,--ne peuvent trouver une bouche pour les chanter ou pour les
dire; mais qui demeurent cachées au fond de l'ame, hors de tout
contrôle, et la rongent comme ferait un horrible cancer.

11. Toutefois, puisse ton destin, mon enfant, être plus heureux! puisse
la joie animer toujours ton sein, et, dans tes plus sombres jours,
verser sur toi sa riche et inspiratrice lumière! Un père mêlera chaque
jour ton nom à sa secrète prière, et, lorsqu'il descendra dans l'éternel
repos, ton image adoucira pour lui les tortures de l'agonie.

12. Aussi, je te salue, douce miniature vivante! Salut à cette scène
féconde en luttes qui s'ouvre à tes pas[139]! Salut, pélerine vouée à
mille ennemis inconnus! agneau de la vaste bergerie du monde! source
d'espérance, de doutes et de craintes! douce promesse d'années
ravissantes! Comme je fléchirais le genou de plein gré, et deviendrais
idolâtre devant toi!

[Note 139: Les deux premiers vers de cette strophe sont seuls un peu
différens de ceux de la première. Nous avons cru devoir conserver cette
différence dans la traduction.

(_N. du Tr._)]



XX

VERS ADRESSÉS PAR LORD BYRON A SA FEMME,
QUELQUES MOIS AVANT LEUR SÉPARATION.


1. Il y a une mystérieuse destinée qui entrelace si tendrement avec le
fil de ma vie le fil d'une autre vue, que l'inflexible ciseau de la
Parque doit les couper _tous deux_ à la fois, ou n'en couper _aucun_.

2. Il y a une _forme_ sur laquelle mes yeux ont souvent fixé leur regard
avec une délicieuse extase: le jour, l'aspect de cette forme fait leur
joie; la nuit, les songes leur en reproduisent l'image.

3. Il y a une _voix_ dont les accens excitent dans mon sein une telle
fièvre de ravissement, que je refuserais d'entendre un chœur de
séraphins si cette voix ne devait point s'y joindre.

4. Il y a un _visage_ dont la joue en rougissant parle d'amour: mais
quand il pâlit lors d'un tendre adieu, il révèle plus de passion que les
mots n'en peuvent exprimer.

5. Il y a une _bouche_ qui a pressé la mienne, et que nulle autre
n'avait pressée auparavant: elle a juré de me combler de douces
félicités, et la mienne,--la mienne seule a juré de la presser encore
davantage.

6. Il y a un _sein_,--qui tout entier m'appartient,--où je reposai
souvent ma tête souffrante, une _lèvre_ qui ne sourit qu'à moi seul, un
_œil_ dont les larmes coulent avec les miennes.

7. Il y a deux _cœurs_ dont les battemens frappent de mesure avec un si
parfait accord; dont les pulsations se répondent si bien l'une à
l'autre, qu'ils doivent continuer ensemble leurs mouvemens,--ou cesser
tous deux de vivre.

8. Il y a deux _ames_, si semblables à deux fleuves dont les ondes
aimables et paisibles se confondent en un cours égal que, lorsqu'elles
se quitteront,--_se quitter_!--oh! non! c'est impossible:--ces _deux_
ames n'en font qu'une.



XXI.

A *****.


Lorsque tout, autour de moi, devint sombre et noir, que la raison
éteignit à demi son flambeau,--et que l'espérance ne lança plus qu'une
mourante étincelle qui égara davantage mes pas solitaires; au milieu de
cette profonde nuit de l'ame, et de ces luttes intérieures du cœur,
alors que, dans la crainte de paraître trop bons,--les faibles se
désespèrent et les hommes froids s'enfuient; à l'heure où la fortune
changea,--où l'amour s'envola, où les traits de la haine tombèrent en
pluie serrée et rapide: tu fus l'étoile solitaire qui se leva sur mon
horizon pour ne l'abandonner jamais. Oh! bénie soit ta lumière
invaincue, qui veilla sur moi comme l'œil d'un séraphin, et maintint
sans cesse entre la nuit et moi sa gracieuse et voisine lueur! Et quand
sur nous fondirent les nuages qui tentèrent d'obscurcir tes
rayons,--alors tes douces flammes s'épandirent avec un éclat plus pur
encore, et chassèrent au loin les ténèbres. Puisse toujours ton esprit
inspirer le mien, et m'apprendre ce qu'il faut braver ou souffrir!--Une
seule de tes tendres paroles est plus pour moi que les vaines censures
du monde. Tu m'apparus comme un arbre aimable, dont la branche non
rompue, mais heureusement courbée, balance, avec un zèle fidèle, ses
rameaux au-dessus d'une tombe: dussent les vents te briser,--dût le ciel
se fondre tout en eau sur toi, tu fus--et tu serais encore, aux heures
de la tempête, prêt à étendre sur moi ton feuillage humide de pleurs.
Mais tu ne connaîtras aucun revers, quelle que soit ma destinée: car la
divinité récompensera, en plein jour, les gens de bien,--et toi
par-dessus tous. Laisse donc rompre le lien d'un amour abusé:--le lien
ne se rompra jamais. Ton cœur est sensible,--mais non pas irritable: ton
ame, toute tendre qu'elle est, ne sera jamais ébranlée. Voilà, quand
tout le reste fut perdu, ce que je trouvai en toi, ce que j'y trouverais
toujours;--et, tant que battra un cœur si éprouvé, la terre ne sera
point déserte,--même pour moi.



XXII.

STANCES A *****


1. Quoique les jours de mon bonheur ne soient plus, et que l'étoile de
ma destinée ait marché vers son déclin, cependant ton tendre cœur a
refusé de découvrir en moi les fautes que tant d'autres hommes pouvaient
trouver. Quoique ton ame n'ignorât point ma douleur, elle n'a pas frémi
de la partager avec moi. Ah! l'amour que mon esprit s'était peint, je ne
l'ai jamais trouvé qu'en toi.

2. Si la nature autour de moi sourit, ce seul sourire, qui désormais
réponde au mien, je ne le crois pas trompeur, parce qu'il me rappelle le
tien. Si les vents sont en guerre avec l'Océan, comme le sont, avec moi,
les cœurs en qui je m'étais confié, les vagues soulevées n'excitent en
moi quelque émotion, que parce qu'elles m'emportent loin de toi.

3. Quoique le roc où se réfugia ma dernière espérance soit aujourd'hui
brisé, et que les débris s'en soient abîmés dans les flots; quoique je
sente que mon ame soit livrée à la douleur:--pourtant, mon ame ne sera
pas l'esclave de la douleur. Je suis en butte à maintes angoisses: on
peut m'accabler, mais non me mépriser,--me torturer, mais non me
soumettre:--c'est à toi que je songe,--non pas à mes ennemis.

4. Humaine créature, tu ne me trompas point; femme, tu ne me fus pas
infidèle: aimée, tu ne te plus pas à m'attrister; calomniée, tu ne fus
jamais abattue;--je t'offris ma confiance, et tu ne la désavouas point;
tu me quittas, mais non pour t'enfuir: tu veillas sur moi, mais non pour
me diffamer; quand tu gardas le silence, ce ne fut pas devant les
mensonges du monde.

5. Toutefois, je ne blâme ni ne méprise le monde, ni la guerre de tant
d'ennemis ligués contre un seul:--si mon ame n'était pas faite pour le
priser, ce monde,--c'était folie de ne pas le fuir plus tôt; et, si
cette erreur m'a coûté cher, et plus que je ne pus jamais le prévoir,
j'ai trouvé que, quelle que fût ma perte, il a été impossible de me
priver de toi.

6. De ce naufrage de mes biens passés, il me reste encore beaucoup: j'ai
appris par là que ce que je chérissais le plus méritait, en effet,
d'être l'objet le plus cher à mon cœur. Dans le désert, jaillit encore
une fontaine; dans cette immense désolation, un arbre est encore debout;
et, dans la solitude, chante encore un oiseau qui me parle de toi.



XXIII.

A UN JEUNE AMI[140].


[Note 140: Ce poème et le suivant ont été composés avant le mariage de
Lord Byron.]

1. Il y a peu d'années, toi et moi étions intimes amis, au moins de nom:
et la joyeuse sincérité de l'enfance fit long-tems durer nos tendres
sentimens.

2. Mais aujourd'hui tu sais trop bien, comme moi, quels riens le cœur
nous rappelle souvent; et que ceux qui ont le plus aimé autrefois
oublient trop tôt qu'ils aient aimé le moins du monde.

3. Et tels sont les changemens qu'offre le cœur, si frêle est le règne
de l'amitié du premier âge, que le court espace d'un mois, d'un jour,
peut-être, verra ton ame me redevenir étrangère.

4. S'il en est ainsi, ce n'est, certes, pas moi qui déplorerai jamais la
perte d'un tel ami: la faute n'en serait pas à toi, mais à la nature qui
te fit volage.

5. Comme on voit osciller les ondes inconstantes de l'Océan, ainsi va le
flux et reflux des sentimens humains. Qui donc se fierait à ce cœur
toujours embrâsé de passions orageuses?

6. Peu importe qu'élevés ensemble, nous ayons, aux jours de notre
enfance, goûté des joies communes; le printems de ma vie a fui
rapidement, et toi aussi, tu as cessé d'être un enfant.

7. Et quand nous disons adieu au jeune âge, devenus esclaves d'un monde
trompeur, nous soupirons un long adieu à la vérité: ce monde corrompt
l'ame la plus noble.

8. Oh! joyeuse saison, où l'esprit ose tout hardiment, sauf le mensonge;
où la pensée s'échappe avant la parole, et brille dans un œil paisible!

9. Il n'en est plus ainsi, dans un âge plus mûr, où l'homme n'est qu'un
instrument; où l'intérêt gouverne nos espérances et nos craintes; où
tous doivent aimer et haïr suivant la règle.

10. Nous apprenons enfin à cacher nos fautes avec les fous que la
parenté du vice nous unit; et ceux-là, oui, ceux-là seuls peuvent
réclamer le nom d'ami, nom désormais prostitué.

11. Tel est le lot commun de la condition humaine. Pouvons-nous donc
échapper au joug de la folie? pouvons-nous renverser l'ordre général, et
n'être pas ce que tous nous devons être tour à tour?

12. Quant à moi, chaque période de la vie m'a porté une destinée si
noire, j'ai tant de haine pour l'homme et pour le monde, que je me
soucie peu de l'heure où je quitterai ce théâtre.

13. Mais toi, esprit frêle et léger, tu brilleras un instant, et puis tu
passeras: ainsi le ver-luisant[141] étincelle dans la nuit, mais n'ose
soutenir l'épreuve du jour.

[Note 141: M.A.P., au lieu de _ver-luisant_, dit: _le lampyris_. C'est
très savant: c'est comme qui dirait, au lieu d'écrevisse, un _astacus_.

(_N. du Tr._)]

14. Hélas! tu te rends toujours à l'appel de la folie, toutes les fois
qu'elle t'invite aux cercles de parasites et de princes, (car, choyés
d'abord dans les palais des rois, les vices nous y attirent par un
accueil gracieux.)

15. Chaque soir, tu viens ajouter un insecte à la foule bourdonnante, et
toujours ton cœur frivole est heureux de se joindre aux ames vaines, de
courtiser les ames orgueilleuses.

16. Là, tu voles de belle en belle, et promènes partout tes rapides
sourires, comme le long d'un riant parterre le papillon gâte les fleurs
qu'il goûte à peine.

17. Mais, dis-moi, quelle nymphe prisera cette flamme, qui semble, comme
fait une vapeur marécageuse, s'enfuir de dame en dame? cette flamme,
véritable feu follet d'amour?

18. Quel ami daignera, pour toi, malgré le plus tendre penchant, avouer
une fraternelle tendresse? Qui abaissera son cœur d'homme à une amitié
que le premier sot peut partager?

19. Arrête, il en est tems encore: cesse de paraître si basse créature
au milieu de la foule; cesse de passer tes jours dans une vie si
oiseuse: sois quelque chose, autre chose du moins--qu'un être vil.



XXIV.

A MARIE[142].


[Note 142: Miss Chaworth, la Marie des _Heures de loisir_, qui épousa un
gentilhomme d'ancienne famille, mais dont le mariage fut loin d'être
heureux.

(_N. du Tr._)]

1. C'est bien! tu es heureuse, et moi je sens que je devrais être
heureux aussi; car mon cœur prend encore un intérêt ardent à ton
bonheur, comme il eut toujours coutume de faire.

2. Que ton époux est fortuné!--Ah! j'éprouverai bien quelques peines à
la vue de la félicité que le destin lui accorde à mon préjudice; mais je
les bannirai.--Oh! combien mon cœur le haïrait, cet homme-là, s'il
allait ne pas t'aimer!

3. Naguère, quand je vis ton enfant chéri, je crus que mon cœur jaloux
se briserait; mais quand cette innocente créature m'eut souri, je
l'embrassai par amour de sa mère.

4. Je l'embrassai, et j'étouffai mes soupirs, à voir sur son visage les
traits de son père; mais ses yeux étaient ceux de sa mère, ils
appartiennent donc à l'amour et à moi.

5. Marie, adieu! Je dois m'éloigner. Tant que tu seras heureuse, je ne
m'affligerai pas; mais je ne puis demeurer près de toi. Mon cœur bientôt
retomberait dans tes fers.

6. Je pensais que le tems,--je pensais que l'orgueil avait enfin éteint
les flammes de l'enfance, et je ne sus qu'après m'être assis à ton côté
que mon cœur nourrissait encore les mêmes sentimens, hors l'espoir.

7. Cependant, j'étais calme: j'ai connu le tems où mon sein se serait
déchiré devant ton regard, mais aujourd'hui, trembler serait un
crime:--nous nous sommes rencontrés, et pas un nerf n'a tressailli.

8. Je t'ai vu arrêter tes regards sur mon visage sans y surprendre aucun
trouble: tu n'y pus découvrir qu'un seul sentiment, le sombre calme du
désespoir.

9. Arrière! arrière! rêve de mes premiers ans! Le souvenir ne doit plus
se réveiller. Oh! où trouver l'onde fabuleuse du Léthé? Cœur insensé,
sois paisible, ou brise-toi.



XXV.

A THYRZA.


1. Sans pierre qui marque la place de ta cendre, et dise ce que la
vérité elle-même aurait dit, ce que tout le monde, hors un seul homme, a
déjà peut-être oublié; hélas! pourquoi gis-tu dans la tombe? Séparé par
tant de rivages, par tant de mers, je t'ai toujours aimée,--mais en
vain! Le passé,--l'avenir a fui pour toi, en nous condamnant à ne nous
revoir jamais,--non!--jamais! Si du moins--un mot, un regard m'eût dit
tendrement: «Je te quitte en t'aimant,» mon cœur eût appris à pleurer,
avec de plus faibles sanglots, le coup qui enleva l'ame de ton corps; et
puisque la mort préparait un dard léger pour te frapper soudain et sans
douleurs, ne soupiras-tu pas après celui que tu ne verras plus, qui
garde et garda encore ton image dans son sein? Oh! qui aurait veillé,
comme lui, sur toi? ou, comme lui, observé avec désespoir ton œil se
glacer à cette heure redoutée qui précède la mort, alors que la douleur
muette craint de pousser un soupir, jusqu'à ce que tout soit fini? Mais
dès que tu aurais cessé d'avoir affaire aux misères humaines, mon cœur
déchiré n'aurait plus retenu les torrens qui auraient ruisselé de mes
yeux avec autant d'abondance qu'aujourd'hui. Ah! comment ne fondrais-je
pas en pleurs à la vue de ces tours, maintenant désertes pour moi, ou,
avant de te quitter pour quelque tems, nous avons souvent confondu nos
douces larmes! Dirai-je tout notre bonheur? Ces regards que personne ne
voyait, les sourires que personne ne pouvait comprendre, la pensée à
voix basse exhalée de deux cœurs étroitement unis, l'étreinte électrique
des mains, les baisers si innocens, si purs, que l'amour se défendait
tout désir plus ardent? Tes beaux yeux révélaient une ame si chaste, que
la passion elle-même eût rougi de réclamer davantage. Tes accens
m'instruisaient à me réjouir, lorsqu'oubliant ton exemple j'étais prêt à
m'affliger: dans ta voix, le chant me semblait une harmonie céleste;
mais il ne m'était doux que dans ta voix. Dirai-je les gages sacrés que
nous échangeâmes?--je porte encore le mien; mais où est le tien?--hélas!
où es-tu toi-même? J'ai souvent soutenu le fardeau du malheur; mais je
n'avais pas encore plié sous lui jusqu'à ce jour! Tu m'as laissé, à la
fleur de la vie, la coupe de misère à épuiser. La tombe ne fût-elle
qu'un lieu de repos, je ne souhaiterais pas de te revoir ici-bas. Mais
si, dans des mondes plus heureux que le nôtre, tes vertus cherchent une
sphère digne d'elles-mêmes, répands sur moi une portion de ton bonheur
pour me délivrer de mes angoisses d'ici-bas. Instruis-moi; devais-je
l'être sitôt par toi à porter la vie, à donner et recevoir un pardon!
Sur la terre, ton amour fut d'un tel prix pour moi que je ne voudrais
avoir rien de plus à espérer dans le ciel.

2. Arrière, arrière, accens de douleur! silence, chants autrefois doux à
mon cœur! ou je fuis d'ici; car, hélas! je n'ose de nouveau abandonner
mon oreille à ces sons, qui me parlent de jours plus brillans;
sommeillez, cordes de la lyre: ah! je ne dois plus songer, je ne puis
plus arrêter mon regard à ce que je suis,--à ce que je fus. La voix qui
donnait à ces sons tant de douceur est aujourd'hui muette, et tous leurs
charmes s'en sont envolés; leur plus tendre mélodie n'est plus qu'un
psaume funèbre, une antienne de mort! Oui, Thyrza! oui, ces chants ne
respirent que toi, poussière bien aimée, puisque tu es poussière: ce qui
fut naguère harmonie, est pour moi pis que bruit discord! Tout est
silencieux!--mais un écho trop connu retentit en mon oreille; j'entends
une voix que je voudrais n'entendre pas, une voix qui maintenant,
pourrait bien se taire: cependant, maintes fois elle ébranle mon ame
déçue par l'illusion. Ces gracieux accens enchantent mon sommeil jusqu'à
l'instant où mes sens s'éveillent, où vainement j'écoute encore, après
la fuite du rêve. Douce Thyrza! dans le sommeil ou dans la veille, tu
n'es plus pour moi qu'un songe aimable; une étoile qui jeta un moment
sur les flots sa tremblante lumière, puis détourna de la terre ses
délicats rayons. Cependant, celui qui doit achever l'odieux voyage de la
vie sous les nuages de colère dont le ciel s'est voilé,--celui-là
déplorera long-tems l'éclipse de l'astre qui répandait l'allégresse sur
la route.

3. Encore un effort, et je suis délivré des angoisses qui déchirent mon
cœur: encore un long soupir, pour la dernière fois, à l'amour et à toi;
puis rentrons dans le tourbillon de la vie. Il me convient fort de me
mêler maintenant aux choses qui m'avaient toujours déplu auparavant:
quoique toute joie ait été ensevelie avec toi, quel chagrin désormais
peut me toucher? Allons, servez-moi du vin, servez le banquet, l'homme
n'est pas fait pour vivre seul: je serai cette légère et
incompréhensible créature qui sourit avec tous, et ne pleure avec
personne. Il n'en fut point ainsi dans des jours plus chers à mon cœur,
il n'en aurait jamais été ainsi; mais tu m'as quitté, et m'as laissé
seul ici-bas: tu n'es plus rien, tout n'est rien désormais pour moi. En
vain mon luth voudrait produire un léger murmure! Le sourire que la
douleur essaiera de feindre ne fait qu'insulter à la misère qui gémit à
côté, comme ferait une guirlande de roses sur un sépulcre. Quoique de
gais compagnons, le verre en main, chassent un instant le sentiment du
malheur; quoique le plaisir embrase l'ame délirante, ah! le cœur--le
cœur est toujours vide[143]! Maintes fois, dans la solitude d'une belle
nuit, il me fut doux de fixer mon regard sur la voûte étoilée; car alors
je songeais que la lumière céleste brillait d'un gracieux éclat à ton
œil mélancolique. Souvent, lorsqu'à la clarté des rayons de Diane[144]
je naviguais sur les ondes de la mer Égée, je pensais en moi-même: «A
présent Thyrza contemple cette lune.»--Hélas! cette lune éclairait la
tombe de Thyrza! Étendu sur le lit sans sommeil de la fièvre, tandis que
le frisson parcourait mes veines palpitantes: «C'est du moins une
consolation, disais-je d'une voix faible, que Thyrza ne sache pas mes
souffrances.» Comme la liberté à l'esclave usé par les ans n'est plus
qu'un présent stérile, ainsi la nature me rendit en vain à la vie quand
Thyrza eut cessé de vivre. Gage d'amour, que je reçus de ma Thyrza dans
des jours meilleurs, alors que j'étais également neuf dans l'amour et
dans la vie, comme mon regard te trouve aujourd'hui changé! comme le
tems a jeté sur toi une teinte de douleur! Le cœur qui se donna avec toi
est muet.--Ah! pourquoi le mien ne jouit-il pas du même repos? aussi
glacé qu'un cœur mort le peut être, il sent encore, il souffre de ce
froid. Et toi, gage amer! emblême de deuil! je te bénis malgré tes
pénibles souvenirs! reste à jamais sur mon sein! veille, veille à jamais
sur mon amour, ou brise le cœur que tu presses! L'amour est apaisé par
le tems, mais non détruit: il devient plus sacré quand toutes ses
espérances sont envolées. Oh! que sont les amours de mille beautés
vivantes à l'amour qui ne peut délaisser une cendre!

[Note 143: Ces quatre vers:

   _Though gay companions o' er the bowl
   Dispel awhile the sense of ill;
   Though plesure fires the maddening soul,
   The heart--the heart is lonely still_.

sont un plagiat de Byron sur lui-même, à l'exception d'un seul mot. Voir
_Heures de loisir_, pièces fugit. IX, st. 4. Le seul mot différent est
ici _fires_ (embrase), au lieu de _stirs_ (agite).

(_N. du Tr._)]

[Note 144: Le texte anglais désigne la lune sous un nom encore plus
classique, celui de Cynthia (Diane est née sur le mont Cynthus à Délos).

(_N. du Tr._)]



XXVI.

EUTHANASIA[145].

[Note 145: _Euthanasia_ est un mot tout grec: Εὐθανασία, composé de εὐ,
_bien_, et de ϑάνατος, _mort_. Il signifie donc: _le bien mourir, la
bonne ou belle mort_, etc.

(_N. du Tr._)]


Lorsque le tems, tôt ou tard, amènera le sommeil sans rêves où
s'endorment les morts, Oubli! puisse ton aile languissante se balancer
gracieusement sur mon lit de mort! Loin de moi, cette troupe d'amis ou
d'héritiers qui pleure ou souhaite le coup suspendu sur ma tête! Loin de
moi, femme échevelée qui ressente ou feigne un désespoir bienséant! Mais
je voudrais descendre en silence dans la terre, sans officieux pleureurs
à mon côté; je voudrais ne pas corrompre une heure de plaisir,
n'inspirer pas une crainte à l'amitié. Toutefois l'amour, s'il avait, à
une heure pareille, la noble force de dompter ses inutiles
soupirs,--l'amour pourrait alors manifester, pour la dernière fois, sa
puissance, et sur l'amante en vie, et sur l'amant expirant. Il me serait
doux, ma Psyché! de voir, jusqu'au dernier instant, tes traits toujours
sereins; dans l'oubli des transes passées, la douleur elle-même
sourirait. Vain désir!--la beauté frissonnera toujours à la vue du
frisson de l'agonie; et les larmes que la femme verse à son gré nous
trompent durant la vie, nous efféminent à l'instant de la mort. Donc,
puissé-je être seul à ma dernière heure, sans cortége de regrets et de
gémissemens! Pour des milliers d'hommes, la mort a cessé d'être un
sombre fantôme; et la douleur a été passagère ou tout-à-fait inconnue.
«Oui, ce n'est que mourir et s'en aller,» hélas! où tous s'en sont allés
déjà, où tous doivent aller encore! être dans le néant où j'étais, avant
de naître à la vie et à ses misères! Compte les joies que tes heures ont
vues; compte les jours où tu fus sans souffrance, et sache, quel qu'ait
été ton sort, que le néant est quelque chose de mieux!



XXVII.

STANCES.

      «Heu! quantò minus est cum reliquis versari quam tuí
      meminisse.»


1. Donc[146] tu es morte, à la fleur de la jeunesse, aussi belle que le
fut jamais une beauté mortelle! Un corps si charmant et des attraits si
rares sont retournés trop tôt dans la terre! Ah! quoique la terre t'ait
reçue dans son sein; quoique tu reposes en un lieu que pressent les pas
d'une foule indifférente ou joyeuse, il y a un œil qui ne pourrait avoir
la force de regarder un instant ce tombeau.

[Note 146: Malherbe a commencé une ode par cette strophe:

   Donc un nouveau labeur à tes armes s'apprête, etc.

Cette forme de style, encore très-employée par Corneille, paraît avoir
répugné à Racine et à tous ceux qui l'ont adoré comme type unique de la
_belle élocution_. La nouvelle école a eu raison de remettre en vigueur
ce tour, à notre sens fort énergique. M.V. Hugo a fait dire à
Charles-Quint, dans _Hernani_:

   Donc je suis, c'est un titre à n'en pas vouloir d'autres,
   Fils de pères qui font choir la tête des vôtres.

(_N. du Tr._)]

2. Je ne demanderai pas où gît ta cendre, et n'irai pas contempler ta
place funéraire; l'herbe et les fleurs y croîtront à leur gré; certes,
je ne viendrai pas les voir: c'est assez pour moi de connaître que ce
que j'aimai, et dus encore long-tems aimer, se pourrit comme l'argile
commune; pas n'ai besoin qu'aucune pierre me dise que ce que j'aimai
tant n'est plus rien.

3. Je t'aimai jusqu'au dernier moment avec autant d'ardeur que tu
m'aimas toi-même, d'une ardeur qui ne s'est jamais affaiblie, et qui ne
peut plus s'altérer. L'amour où la mort a mis son sceau, ni les ans ne
peuvent le glacer, ni un rival le dérober, ni la perfidie l'abjurer: et,
ce qui serait le pire des maux, tu ne peux plus voir en moi ni faute, ni
inconstance, ni torts.

4. Les meilleurs jours de la vie, nous en avons joui tous deux; les
mauvais jours me sont restés à moi seul! Ni le soleil riant, ni la
sombre tempête, ne sont plus rien pour toi. Le silence de ce sommeil
sans rêves, je l'envie trop maintenant pour pleurer; et je n'ai pas à
m'affliger d'avoir vu tous ces attraits, qui ont disparu soudain, se
consumer peu à peu dans un long dépérissement.

5. La fleur, dans l'éclat non pareil de sa maturité, doit tomber victime
précoce: sa corolle, sans être avant le tems arrachée par la main de
l'homme, doit se séparer de la tige; et pourtant, ce serait douleur plus
grande de la regarder se flétrir feuille à feuille, que de la voir
dépouillée en un jour: car l'œil mortel souffre à suivre le passage de
la beauté à la laideur.

6. Je ne sais si j'aurais supporté la lente éclipse de tes charmes; la
nuit qui aurait suivi une si belle aurore eût jeté une ombre trop
profonde. Ta journée s'est passée sans nuage, et tu fus digne d'amour
jusqu'au dernier instant: tu disparus, tu ne dépéris pas; ainsi; les
étoiles qui traversent les cieux brillent d'autant plus qu'elles tombent
de plus haut.

7. Si je pouvais pleurer comme je pleurais jadis, certes mes larmes se
répandraient à penser que je ne fus pas là pour veiller au moins une
nuit près de ton lit, pour contempler ton visage avec tendresse; pour te
serrer dans mes bras languissans, relever ta tête expirante, et montrer
cet amour, hélas! trop vain dans ses efforts, que ni toi ni moi ne
ressentirons plus.

8. Ah! tu me laisses libre!--Mais comme il me serait moins doux de
posséder toutes les beautés qui restent encore sur la terre, que de me
repaître ainsi de ton souvenir. Tout ce qui de toi ne peut périr,
revient à moi du sein de la sombre et terrible éternité: et notre amour
enserré dans la tombe est encore ce que j'ai de plus cher, hormis ses
années de vie.



XXVIII.

STANCES.

   14 mars 1812.


1. Si quelquefois dans les demeures des hommes ton image peut s'évanouir
en mon sein, l'heure de la solitude m'offre de nouveau les traits
enchanteurs de ton ombre: cette heure triste et silencieuse peut ainsi
me rendre encore beaucoup de ce que je trouvais en toi, et la douleur
sans témoin peut alors exhaler la plainte qu'elle n'osait exprimer aux
yeux du monde.

2. Oh! pardonne si dans la foule je dissipe parfois une pensée qui t'est
due, et si, tout en me condamnant moi-même, je souris et parais infidèle
à ta mémoire! Ne crois pas que cette mémoire me soit moins chère, parce
qu'alors je ne semble pas affligé; ah! je ne voudrais pas que les cœurs
frivoles entendissent un soupir que j'adresse tout entier à _toi_.

3. Si je ne laisse point passer le verre sans le vider, ce n'est pas que
je boive pour bannir le chagrin; il faut qu'elle contienne un breuvage
de mort, la coupe qui sera le Léthé du désespoir! Si l'oubli pouvait
délivrer mon ame des visions qui la troublent, je briserais contre
terre, quelque douce que fût la liqueur, le vase où se noierait une
seule des pensées que je garde de toi.

4. Si tu disparaissais de ma mémoire, où mon cœur vide se tournerait-il?
Qui donc resterait après moi pour honorer ton urne abandonnée? Non,
non,--ma douleur s'enorgueillit de remplir ce dernier et si doux devoir;
tout le monde peut t'oublier, mais moi, je dois me souvenir toujours.

5. Car, je le sais, tels auraient été les regrets de ton sensible cœur
pour le mortel qui maintenant quittera sans être pleuré ce théâtre
d'ici-bas, où il n'intéressait que toi. Oh! je sens trop que c'était
_là_ une félicité qui n'était pas faite pour moi; tu ressemblais trop à
un rêve du ciel pour que tout amour terrestre ne fût pas indigne de toi.



XXIX.

A UNE DAME.

   Septembre, 1809.


Oh! madame! quand je quittai le lointain rivage où je reçus la
naissance, à peine pensais-je qu'il me serait encore douloureux
d'abandonner une autre contrée du globe: et pourtant, ici, dans cette
île stérile, où la nature languit à demi expirante, où vous seule
souriez, je vois avec crainte l'heure de mon départ. Quoique aujourd'hui
je sois loin des bords escarpés d'Albion, dont me sépare l'abîme azuré
des flots; peut-être après le court période de quelques saisons je
reverrai les rochers de la patrie: mais, en quelque lieu que j'erre,
sous un ciel brûlant et sur des mers diverses, quoique le tems puisse
enfin me rendre à mes foyers domestiques, jamais je ne reposerai mes
yeux sur vous,--sur vous, en qui brillent à la fois tous les charmes où
se prennent, les cœurs imprudens, vous qu'on ne peut voir sans
admiration, et, même; ah! pardonnez-moi le mot,--sans amour. Pardonnez
ce mot à celui qui n'en offensera plus votre oreille; et puisque je ne
peux avoir une place dans votre cœur, croyez-moi ce que je suis en
effet, votre ami. Qui donc serait assez froid pour te voir, aimable
voyageuse, et sentir pour toi moins de zèle, et n'être pas; ce que
l'homme devrait toujours être, l'ami de la beauté dans l'infortune?
Hélas! qui croirait qu'une femme telle que toi à parcouru la route des
périls destructeurs, a bravé les coups de l'ouragan, ministre ailé de la
mort, a échappé à la rage encore plus terrible d'un tyran? Oui, madame!
quand je verrai les murs où jadis s'éleva la libre Byzance, quand je
verrai Stamboul et ses palais orientaux où maintenant les tyrans turcs
se renferment; quoique cette puissante cité occupe toujours un rang
glorieux dans les annales de la renommée, elle aura sur mon esprit un
droit encore plus cher, comme lieu de votre naissance. Aujourd'hui je
vous dis adieu: mais lorsque je serai sur ce merveilleux théâtre, il
sera doux pour moi qui ne puis demeurer où vous êtes,--il sera doux
d'être où vous avez été.



XXX.

STANCES

      Composées le 11 octobre 1809, la nuit, durant un orage, au
      milieu du tonnerre et des éclairs, lorsque les guides eurent
      perdu la route qui mène à Zitza, près la chaîne de montagnes
      connues autrefois sous le nom de Pinde, dans l'Albanie.


1. Au pied des montagnes du Pinde, l'ouragan nocturne nous glace de
froid, et les nuages irrités versent à grands flots la vengeance des
cieux.

2. Nos guides sont partis, notre espoir est perdu, et les éclairs, qui
jouent sur l'horizon, ne servent qu'à nous montrer les rocs qui ont
entravé notre route, et à dorer l'écume du torrent.

3. N'ai-je pas aperçu là-bas une cabane, fort petite il est vrai?
Lorsque l'éclair dissipera pour un instant les ténèbres,--combien je
bénirai l'ombre de la petite cabane!--Mais hélas! ce n'est qu'un tombeau
turc.

4. Au milieu du bruit des ondes qui tombent en cascades écumantes,
j'entends le cri d'une voix humaine;--c'est mon compatriote, épuisé de
fatigue, qui invoque de cette contrée lointaine le nom de l'Angleterre.

5. Un coup de fusil vient de partir:--est-ce un ennemi ou un ami qui l'a
tiré? Encore un autre;--c'est pour avertir les paysans de la montagne de
descendre et de nous conduire à leurs demeures.

6. Oh! qui, dans une nuit pareille, osera se hasarder dans le désert?
Qui, durant les roulemens du tonnerre, peut entendre notre signal de
détresse?

7. Qui, après avoir même entendu nos cris, se lèvera pour s'engager dans
un chemin si périlleux? Qui ne nous prendra, à nos vociférations
nocturnes, pour des brigands qui battent le pays?

8. Les nuages crèvent, les airs étincellent: oh! quelle heure terrible!
L'orage tombe avec plus de fureur! Pourtant une pensée a encore la force
de maintenir la chaleur en mon sein.

9. Tandis que j'erre dans ces sentiers sans issue, sur cette cime
hérissée de rocs et de ronces; tandis que les élémens épuisent leur
rage, douce Florence[147], où es-tu?

[Note 147: Ce n'est pas le nom de la capitale de la Toscane, mais celui
d'une femme espagnole que Byron paraît avoir eue pour maîtresse dans
l'île de Malte.

(_N. du Tr._)]

10. Ah! sans doute tu n'es plus sur la mer,--sur la mer que ta barque a
si long-tems parcourue. Oh! puisse l'orage qui fond sur moi, ne frapper
que ma tête!

11. Le rapide siroc[148] enflait ta voile de toute la puissance de son
souffle, quand je pressai tes lèvres pour la dernière fois: il aura,
depuis long-tems, à travers l'onde écumante, poussé ton brave navire
jusqu'au rivage.

[Note 148: Vent de sud-est, dans la Méditerranée.

(_N. du Tr._)]

12. Maintenant tu es hors de péril: oui, depuis long-tems tu as foulé la
grève espagnole. Ce serait chose cruelle qu'une femme aussi belle que
toi fût retenue sur les flots.

13. Et puisque je songe maintenant à toi au milieu des ténèbres et des
terreurs, comme dans ces heures de réjouissances où régnaient le plaisir
et la musique;

14. Toi, au milieu des belles et blanches murailles de Cadix, si
pourtant Cadix est encore libre[149], jette parfois un regard au travers
de tes jalousies, sur l'abîme azuré de la mer.

[Note 149: A cette époque, comme on sait, les Français étaient en
Espagne.

(_N. du Tr._)]

15. Puis souviens-toi des îles de Calypso[150], devenues chères à nos
cœurs depuis les jours que nous y avons passés ensemble: donne aux
autres tes sourires par milliers, à moi un seul soupir.

[Note 150: Malte et Gozzo: les géographes signalent ces deux îles comme
pouvant être l'île Ogygie, demeure de Calypso.

(_N. du Tr._)]

16. Et quand le cercle de tes admirateurs remarquera la pâleur de ta
face, une larme à demi formée, un nuage passager de gracieuse
mélancolie,

17. De nouveau tu souriras; tu éviteras, en rougissant, la raillerie de
quelque fat, et n'avoueras pas que tu penses une fois à un amant qui
pense toujours à toi.

18. Quoique les sourires et les soupirs soient également vains, alors
que deux cœurs gémissent l'un de l'autre séparés, mon ame en deuil
franchit mers et montagnes à la poursuite de la tienne.



XXXI.

STANCES
ÉCRITES EN PASSANT LE GOLFE D'AMERACIE[151].

[Note 151: Aujourd'hui golfe d'Arta, dans la Basse-Albanie (ancienne
Épire): ce fut le théâtre de la bataille d'Actium.

(_N. du Tr._)]

14 novembre 1809.


1. A travers un ciel sans nuages, le disque argenté de la lune lance à
plein ses rayons sur la côte d'Actium: c'est sur ces ondes que jadis la
reine d'Égypte gagna et perdit l'ancien monde.

2. Sur la scène que je contemple aujourd'hui, l'abîme azuré fut le
tombeau de plus d'un Romain: c'est là que l'ambition farouche abandonna
sa chancelante couronne pour suivre une femme.

3. Florence! toi que j'aimerai autant que fut jamais aimée mortelle
célébrée en prose ou en vers, depuis l'épouse qu'Orphée ramena des
enfers; toi que j'aimerai tant que tu seras belle et que je serai jeune;

4. Douce Florence! c'étaient d'heureux tems que ceux où le monde était
mis en jeu pour les yeux des belles! Oh! si les poètes avaient sous leur
empire autant de royaumes que de rimes, tes charmes feraient de nouveaux
Antoines.

5. Le destin ne permet pas qu'il en soit ainsi; mais j'en jure par tes
yeux, par les boucles de ta chevelure, si je ne puis perdre un monde
pour toi, point ne voudrais te perdre pour un monde!



XXXII.

VERS
COMPOSÉS APRÈS AVOIR FRANCHI A LA NAGE LE DÉTROIT DES DARDANELLES, DE
SESTOS A ABYDOS[152].

[Note 152: Le 3 mai 1810, tandis que la frégate _la Salsette_ (capitaine
Bathurst) était en panne dans le détroit des Dardanelles, le lieutenant
Ekenhead et l'auteur de ces vers passèrent à la nage d'Europe en
Asie--ou, plus exactement, d'Abydos à Sestos. La distance parcourue,
depuis l'endroit dont nous partîmes jusqu'à celui où nous prîmes terre
sur la côte opposée, y compris le trajet oblique que nous fûmes obligés
de faire en raison du courant, fut évaluée, par l'équipage de la
frégate, à plus de quatre milles anglais, quoique la largeur réelle du
détroit soit à peine d'un mille entier. La rapidité du courant est telle
qu'aucune barque ne peut le traverser directement à force de rames, et
elle peut, jusqu'à un certain point, être appréciée d'après le tems
employé à franchir la distance entière (une heure cinq minutes par l'un
des nageurs, une heure dix minutes par l'autre). L'eau avait été
excessivement refroidie par la fonte des neiges. Environ trois semaines
auparavant, au mois d'avril, nous avions fait un premier essai; mais
comme nous étions, le matin du même jour, venus à cheval de la Troade,
et que l'eau était d'un froid glacial, nous jugeâmes à propos de
différer la partie complète jusqu'à ce que la frégate eût mis à l'ancre
sous les châteaux des Dardanelles: c'est seulement alors que nous
franchîmes le détroit, comme je viens de le dire; nous étant mis en mer
beaucoup au-dessus du fort de la côte d'Eurupe, nous n'abordâmes qu'en
dessous du fort de la côte d'Asie. Chevalier dit qu'un jeune juif
traversa à la nage la même distance pour sa maîtresse, et Olivier parle
d'un Napolitain qui aurait fait le même trajet; mais notre consul,
Tarragora, qui ne se rappelait ni l'une ni l'autre de ces histoires,
essaya de nous dissuader de notre entreprise. Plusieurs hommes de
l'équipage de _la Salsette_ étaient connus pour avoir franchi à la nage
de plus grandes distances; et la seule chose qui m'étonna, c'est que les
doutes élevés sur la vérité de l'histoire de Léandre n'eussent engagé
aucun voyageur à tâcher de s'assurer par expérience de la possibilité du
fait.]

9 mai 1810.


1. Si, dans le sombre mois de décembre, Léandre, selon l'histoire connue
de toute jeune fille, avait coutume, ô large Hellespont, de traverser
ton onde rapide:

2. Si, malgré les orages d'hiver qui rugissaient sur sa tête, il se
rendait en hâte près d'Héro; et si jadis ton courant était aussi fort
qu'aujourd'hui, ô Vénus! je plains bien les deux amans!

3. Car moi, homme dégénéré des tems modernes, même dans le doux mois de
mai, je meus avec peine mes membres languissans où la sueur ruisselle,
et je crois avoir fait une prouesse aujourd'hui.

4. Quand Léandre traversait l'impétueux torrent, c'était, si l'on en
croit toujours une histoire douteuse, pour courtiser sa belle,--et
faire--Dieu sait quoi encore; il nagea pour l'amour, comme moi pour la
gloire.

5. Mais il serait difficile de dire qui de nous deux a été le mieux
traité. Pauvres humains! ainsi les dieux vous frappent-ils toujours! Mal
lui réussirent ses périls, et à moi ma partie de plaisir: lui se noya,
et moi j'ai la fièvre.



XXXIII.

SUR LA MORT DE SIR PETER PARKER, BARONET.


1. Il y a des larmes pour tous ceux qui meurent, un cri de deuil sur la
plus humble tombe: mais, au trépas des héros, les nations entières
chantent l'hymne funèbre, et la victoire elle-même verse des larmes.

2. C'est pour eux que la douleur envoie le plus pur de ses soupirs sur
le sein ondoyant de l'océan: en vain leurs ossemens gisent sans
sépulture, toute la terre devient leur monument!

3. Leur sépulture est dans les pages de l'histoire; leur épitaphe, dans
toutes les bouches. L'âge présent, les siècles futurs, gémissent sur
eux, et leur appartiennent...

4. C'est pour eux que se taisent les joyeux devis du festin, _leur nom_
est le seul son qui règne, tandis qu'à la ronde le souvenir
reconnaissant paie à leur vertu le tribut des toasts.

5. Ils font parler d'eux à la foule qui ne les connut pas; ils sont
pleurés des ennemis qui les admirèrent. Qui donc ne voudrait partager
leur lot glorieux? Qui ne voudrait mourir de la mort qu'ils ont choisie?

6. Ainsi, brave Parker! à jamais sera sacrée ta vie, ta chute, ta
renommée! et les jeunes guerriers, enflammés de courage, trouveront un
modèle dans ta mémoire.

7. Mais il est des cœurs qui, en te perdant, ont reçu une blessure que
la gloire ne saurait cicatriser, et ce n'est qu'en frémissant qu'ils
entendent célébrer une victoire où succomba un ami si cher, si
intrépide.

8. Que feront-ils pour adoucir leur chagrin? Quand n'entendront-ils plus
retentir ton nom? Le tems ne peut nous instruire à l'oubli, quand le
regret qui remplit l'ame est nourri par la voix de la renommée.

9. Hélas! ils ne peuvent que pleurer davantage sur leur sort, sinon sur
le tien. Ah! combien doit être profond le deuil que nous inspire la mort
de celui qui jamais auparavant ne nous donna sujet d'affliction!



XXXIV.

PÉNIBLE SOUVENANCE (1808).


1. Quand nous nous séparâmes l'un de l'autre, dans le silence et dans
les larmes, le cœur déchiré et mourant à demi, pour une absence de
longues années; pâle et froide devint ta joue; et plus froid ton baiser.
En vérité, cette heure du passé prédit les chagrins à l'heure
d'aujourd'hui.

2. La rosée du matin tomba glacée sur mon front;--elle me donna comme un
pressentiment de ce que je sens aujourd'hui. Tes sermens sont tous
rompus, et ta renommée sans honneur. J'entends prononcer ton nom, et
j'ai part à la honte qui s'y attache.

3. On te nomme devant moi,--oh! supplice pour mon oreille! Un frisson me
parcourt:--pourquoi me fus-tu si chère? On ne sait pas que je t'ai
connue; moi qui, hélas, t'ai connue trop bien:--long-tems, ah!
long-tems, je te maudirai,--trop profondément pour parler.

4. En secret, nous nous sommes vus:--en silence, je m'afflige que ton
cœur ait pu oublier, et ton esprit s'abaisser à la perfidie. Si je te
revoyais jamais après longues années, comment t'accueillerais-je?--Avec
le silence et les larmes.



XXXV.

INSCRIPTION

SUR LE MONUMENT D'UN CHIEN DE TERRE-NEUVE.

   Newstead-Abbey, 30 octobre 1808.


La terre reçoit-elle en son sein la dépouille mortelle de quelque
orgueilleux fils des hommes, inconnu à la gloire, mais placé haut par sa
naissance? l'art du sculpteur épuise les pompes du deuil, et des urnes,
chargées d'inscriptions, disent qui gît sous cette tombe. Quand tout est
fini, on lit sur la tombe, non ce que l'homme fut, mais ce qu'il aurait
dû être. Mais le pauvre chien qui, tant qu'il vit, est le plus sûr ami
de son maître, le premier à l'accueillir, le plus prompt à le défendre,
qui lui dévoue, sans réserve, son cœur fidèle, qui travaille, combat,
vit, respire pour son maître seul,--le chien succombe sans honneurs
funéraires, frustré des éloges qu'ont mérités ses vertus, et par nous
déshérité là-haut de l'ame qu'il a eue sur la terre. Et cependant
l'homme, vain insecte, espère le pardon, et réclame pour lui seul un
ciel tout entier. O homme! faible et éphémère habitant de ce globe, être
dégradé par l'esclavage ou corrompu par le pouvoir! quiconque te connaît
bien doit te quitter avec dégoût, masse méprisable de poussière animée!
Ton amour n'est que luxure; ton amitié, imposture; tes sourires,
hypocrisie; tes paroles, mensonges! Vil par nature, tu n'es noble que de
nom: chacune de ces brutes, qui forment avec toi la grande famille des
animaux, pourrait te faire rougir de honte.--Passans qui, par hasard,
verrez cette urne modeste, poursuivez votre chemin:--ce monument
n'honore personne que vous désiriez pleurer. Ces pierres marquent la
place où gisent les restes d'un ami: je n'en connus jamais qu'un seul,
et il est ici.



XXXVI.

VERS
ÉCRITS SUR UNE COUPE FAITE AVEC UN CRANE D'HOMME.

   Newstead-Abbey, 1808.


1. Point d'effroi:--ne crois pas mon esprit envolé: en moi, vois
seulement un crâne qui, par un privilége refusé aux têtes vivantes, ne
répand jamais au dehors rien que d'excellent.

2. Comme toi, je vécus, j'aimai, je m'enivrai,--je mourus;--la terre t'a
cédé mes os pour en faire un vase à boire; va, emplis-le jusqu'aux
bords,--tu ne peux m'outrager: les vers ont une lèvre plus hideuse que
la tienne.

3. Mieux vaut enserrer le jus pétillant de la grappe, que de nourrir la
gent glaireuse des vers de terre[153]; mieux vaut, en forme de coupe,
porter à la ronde la boisson des dieux, que de pourrir en proie aux
reptiles.

[Note 153: _Nurse the earth-worm's slimy brood_. M.A.P. traduit:
«Nourrir les vers dévorans de la tombe.» A-t-il eu raison de substituer
un lieu commun à une image forte et neuve? Avons-nous eu tort d'être
moins délicats et plus fidèles? Le lecteur en jugera. Cela d'ailleurs
soit dit pour maint autre passage où nous avons eu, où nous aurons le
même tort, si toutefois c'en est un.

(_N. du Tr._)]

4. Là, où jadis mon esprit a peut-être brillé, brillons encore en
inspirant les autres. Lorsque, hélas! nos cerveaux ne sont plus, peut-on
mettre en leur place chose plus noble que le vin?

5. Bois toujours, tant que tu le peux faire;--lorsque toi et les tiens
vous aurez passé comme moi, une autre race t'enlèvera, peut-être, aux
embrassemens de la terre, et festinera, rimera avec des ossemens.

6. Pourquoi non? Puisque, durant les jours de notre courte vie, nos
têtes produisent de si tristes effets; arrachées aux vers et aux débris
de notre argile, elles courent la chance d'être de quelque usage.



XXXVII.

SOUVIENS-TOI DE CELUI, ETC.


Souviens-toi de celui sur qui l'amour fit de sa puissance une épreuve
cruelle, profonde, et pourtant vaine; souviens-toi de cette heure
dangereuse où ni l'un ni l'autre nous ne succombâmes, malgré une passion
mutuelle. L'abandon de ton sein, la langueur de tes yeux humides,
m'invitaient trop bien au suprême bonheur; mais ta douce prière, tes
soupirs supplians, réprouvaient un farouche désir que je sus réprimer.
Oh! laisse-moi penser que tout ce que je perdis te sauva, du moins, ce
qui fait la terreur de la conscience; laisse-moi rougir des regrets
qu'il m'en coûta pour nous épargner les vains remords de l'avenir.
Cependant, songe à mon sacrifice, toutes les fois qu'une langue
méchante, empressée à répandre des paroles de blâme, outragera le cœur
qui t'aima; et diffamera mon nom, hélas! presque maudit; songe, quoi que
disent les autres, que tu m'as vu étouffer toute pensée d'égoïsme.
Maintenant encore, je bénis ton ame pure; oui, maintenant, dans la
solitude de la nuit. Oh Dieu! pourquoi ne nous sommes-nous pas
rencontrés plus tôt? nos cœurs eussent été aussi passionnés, et ta main,
plus libre; tu m'aurais aimé sans crime, et j'aurais, moi-même, été
moins indigne de toi. Puissent tes jours, comme jadis, s'écouler loin
des pompes de ce monde! et, après ce moment de trop vive amertume,
puisses-tu n'avoir plus à subir une pareille épreuve! Mon cœur, depuis
long-tems perverti, mon cœur, damné lui-même, damnerait peut-être le
tien; te rencontrer dans la foule brillante, éveillerait en moi un
présomptueux transport d'espérance. Laisse donc ce monde à ces
créatures, dont le destin, heureux ou malheureux, n'est, comme le mien,
qu'une sorte de vie sauvage et indigne;--abandonne ce théâtre où les
êtres sensibles doivent sûrement succomber. Vois ta jeunesse, tes
charmes, ta tendresse, ton ame, dont une longue solitude a conservé la
pureté; et, d'après ce qui s'est passé au sein de ta retraite, juge ce
que devrait endurer ton cœur parmi ce monde. Oh! pardonne-moi tes larmes
suppliantes, puisque la vertu ne les a pas répandues en vain, et que mon
délire avait pris sa source dans ces yeux adorés, que désormais je ne
ferai plus pleurer. Certes, c'est un deuil long et cruel que de penser
que nous ne nous reverrons peut-être plus; mais je mérite cet arrêt
sévère, et peu s'en faut que je ne regarde cette sentence comme douce.
Toutefois, si je t'avais moins aimée, mon cœur n'eût pas fait au tien un
si grand sacrifice; il n'eût pas senti, à te quitter, moitié moins de
douleur que si son crime t'eût mise en mes bras.



XXXVIII.

STANCES TRADUITES DU TURC.


1. La chaîne que je donnai était belle à voir; le luth que j'y ajoutai,
riche en douce mélodie: le cœur qui offrit ces deux gages d'amour était
sincère, et méritait mal la destinée qu'il rencontra.

2. Ces dons avaient reçu d'un charme secret la vertu de révéler ta
fidélité durant l'absence: ils ont fait leur devoir; hélas! ils n'ont pu
t'apprendre le tien.

3. Cette chaîne fut inébranlable dans chacun de ses anneaux, tant
qu'elle ne dut pas subir le contact d'une main étrangère; ce luth fut
doux,--tant que tu ne pensas pas qu'il pût, sous les doigts d'un autre,
rendre les mêmes sons.

4. Que celui qui vit se rompre en sa main la chaîne qu'il ôtait de ton
cou, qui vit ce luth lui refuser les plus faibles accords, essaie
désormais de remonter l'instrument et de rattacher le collier.

5. Quand tu changeas, le collier et le luth changèrent aussi; l'un se
brisa, l'autre devint muet: c'est fini,--je leur dis adieu, ainsi qu'à
toi:--adieu, cœur perfide, chaîne fragile, luth silencieux!



XXXIX.

AU TEMS.


Tems! dont l'aile capricieuse entraîne, d'un vol lent ou rapide, les
heures inconstantes, dont le tardif crépuscule ou l'aurore passagère ne
fait que nous mener plus ou moins vîte à la mort,--salut! toi qui
répandis sur mon berceau ces dons connus, hélas! de tous les êtres qui
te connaissent! Toutefois, je soutiens mieux ton fardeau; car
aujourd'hui je suis seul à en supporter le poids. Je ne voudrais pas
qu'un cœur trop tendre partageât les momens amers que tu m'as départis:
je te pardonne; depuis que tu laissas tout ce que j'aimai jouir de la
paix ou du ciel. Joie ou repos à ces êtres chéris! les maux que tu
m'apporteras pèseront en vain sur moi. Je n'ai reçu de toi que des
années; c'est là tout ce que je te dois, dette déjà payée en douleur.
Mais la douleur elle-même nous porte secours contre toi; elle s'empare
du cœur, mais lui fait oublier ta puissance: la vive agonie du désespoir
retarde, mais ne compte jamais les heures. Dans la joie, j'ai souvent
gémi de penser que ta fuite rapide allait bientôt se changer en une
lente marche. Tes nuages purent éclipser la lumière, mais non pas
ajouter une nuit de plus à ma misère: quelque odieux et sombre que fût
ton horizon, il convenait à mon ame: d'une seule étoile partait une
étincelle qui prouvait que tu n'étais point--l'éternité. Ce rayon s'est
éteint, et tu n'es plus qu'un vide pour moi,--un mouvement monotone dont
l'on compte et l'on maudit la mesure dans ce vain et stupide rôle que
tout mortel gémit de jouer ici-bas. Enfin, il y a une scène que tu ne
peux altérer, terme de ta course paresseuse ou diligente, alors que
l'homme, parvenu au bout de la carrière, dort d'un sommeil trop profond
pour entendre l'orage qui gronde sur sa tête. Oui, je puis sourire de
songer quelle sera bientôt la faiblesse de tes efforts, quand toute la
vengeance que tu peux déployer tombera sur une pierre sans nom.



XL.

LE DÉPART.


Vierge chérie! le baiser que ta lèvre a imprimé sur la mienne y laissera
une trace fidèle, jusqu'à ce qu'en des jours plus heureux je puisse te
le rendre aussi pur que tu me le donnas. Ton œil, en répandant sur moi
si doux regards d'adieu, peut lire dans le mien une tendresse égale: les
larmes qui coulent de ta paupière ne peuvent pleurer mon
inconstance[154]. Je ne demande aucun gage d'amour dont la vue seule me
rende heureux dans l'absence, aucun souvenir pour ce sein dont toutes
les pensées sont à toi. Ai-je besoin d'écrire?--Non:--pour conter mon
ardeur, ma plume serait deux fois trop faible. Oh! à quoi bon de vains
mots, si le cœur ne peut parler? Jour et nuit, dans la bonne ou mauvaise
fortune, ce cœur, qui n'est plus libre, nourrira l'amour qu'il ne peut
montrer, et souffrira en silence pour toi.

[Note 154: M.A.P. traduit: «La larme qui mouille ta paupière ne saurait
rien effacer de mon cœur,» ce qui est à coup sûr un contre-sens, et me
semble même un non-sens.]



XLI.

VERS COMPOSÉS A ATHÈNES,

   le 16 janvier 1810.


Le charme est brisé, l'enchantement n'est plus! Telle est la vie avec
ses accès de fièvre: nous sourions en délire alors que nous devrions
soupirer; la folie est la meilleure de nos illusions. Chaque intervalle
lucide, laissé à la pensée, rappelle les misères à nous imposées par la
charte de la nature; et celui qui agit en homme sage, vit comme sont
morts les saints,--en martyr.



XLII.

VERS
ÉCRITS SUR UN FEUILLET BLANC DES «PLAISIRS DE LA MÉMOIRE[155].»

[Note 155: Recueil de poésies de _Samuel Rogers_.]

19 avril 1812.


Absent ou présent, ô mon ami, de quel pouvoir magique es-tu doué!
Ceux-là peuvent le proclamer, qui, comme moi, jouissent tour à tour de
tes entretiens et de tes chants. Mais lorsque viendra l'heure terrible
que toujours l'amitié juge trop hâtive; lorsque «la Mémoire»; pleurant
sur la tombe de son druide, se plaindra qu'il y ait eu en lui quelque
chose de périssable, avec quelle reconnaissance elle paiera les hommages
que tu offris à ses autels, et mêlera _son_ nom au _tien_ durant le
cours éternel des âges!



XLIII.

SUR UN COEUR DE CORNALINE
QUI S'ÉTAIT BRISÉ PAR ACCIDENT.


Malheureux cœur! faut-il donc que tu te sois ainsi rompu en deux
moitiés? Tant d'années de soucis pour toi comme pour ton maître ont donc
été pareillement employées en vain? Néanmoins, chacune de tes parties me
semble précieuse, chaque morceau m'est devenu plus cher; car celui qui
te porte sent que tu es aujourd'hui un plus fidèle emblême de _son
propre cœur_.



XLIV.

VERS ÉCRITS SOUS UN PORTRAIT.


Cher objet d'une ardeur malheureuse! Quoique je sois aujourd'hui privé
d'amour et de toi, il me reste, pour me réconcilier avec le désespoir,
ton image et mes larmes. On dit que le chagrin cède au tems: mais cela,
je le sens, n'est point vrai; car le coup de mort qui frappa mon
espérance a rendu mon souvenir impérissable.



XLV.

RÉPONSE A CETTE QUESTION:
«QUELLE EST l'ORIGINE DE L'AMOUR?»


«L'origine de l'amour!»--Ah! pourquoi m'adresser cette question cruelle,
quand tu peux lire dans tant de regards que l'amour naît à ton
aspect?--Veux-tu savoir aussi quelle est _sa fin_?--Hélas! voici ce que
présage mon cœur, ce que mes craintes prévoient: il languira long-tems
dans une misère muette; mais vivra--jusqu'à ce que je cesse de vivre.



XLVI.

A UNE PRINCESSE QUI PLEURAIT.

   Mars, 1812.


1. Pleure, fille d'une race royale, la disgrâce d'un père et la ruine
d'un trône. Heureuse! si tes larmes pouvaient laver la faute de ce
prince à qui tu dois le jour.

2. Pleure:--car tes larmes sont celles de la vertu,--propices à ces îles
en souffrance; puissent-elles dans les ans à venir être récompensées par
les sourires de ton peuple.



XLVII.

VERS ÉCRITS DANS UN ALBUM.

   14 septembre 1809.


1. Comme un nom arrête le regard du passant sur la froide pierre d'un
sépulcre; ainsi puisse le mien, quand tu verras cette page isolée,
attirer ton œil mélancolique!

2. Peut-être, dans quelques années, liras-tu ce nom: alors songe à moi
comme l'on songe aux morts, et pense que mon cœur ici gît enseveli.



XLVIII.

VERS TRADUITS DU PORTUGAIS.


Dans les momens consacrés au plaisir, d'un ton plein de tendresse, vous
vous écriez: «ô ma vie!» Douces paroles, dont mon cœur serait fou, si la
jeunesse ne devait jamais décliner ou périr! Mais ces heures de délices
marchent aussi vers la mort. Ne répète donc jamais ces accens, ou
change-les: dis non pas «ma vie», mais «mon ame»! Comme mon amour, mon
ame existe pour l'éternité.



XLIX.

IMPROMPTU,
EN RÉPONSE A UN AMI.


Lorsque le chagrin, du fond du cœur où il siège, projette trop haut son
ombre noire, et vient occuper mon visage altéré, obscurcir mon front ou
mouiller mes yeux, ne prends point garde à ce nuage qui bientôt
s'évanouira: nos pensées connaissent trop bien leur prison; elles
retombent dans mon sein, d'où elles s'échappèrent quelque tems, et
languissent, en silence, dans leur étroite demeure.



L.

SONNETS A GENÉVRA.


1. Le tendre azur de tes yeux, ta longue chevelure blonde, et le pâle
éclat de tes traits,--qu'a formés la méditation,--et où semble siéger
une douce et paisible douleur dont le tems a désarmé le
désespoir,--tout, enfin, dans ton air, respire la mélancolie: et--si je
ne savais que ton ame heureuse est un fertile trésor de pensées chastes
et pures,--je croirais que tu gémis condamnée aux terrestres soucis.
Telle naquit sous le pinceau dont la touche créatrice donnait la beauté
et la vie aux couleurs; telle (hormis le repentir qui n'est pas ton
partage) la Madeleine du Guide vit le jour:--telle tu nous
apparais;--mais, ô précieux avantage! en toi le remords n'a rien à
saisir;--ni la vertu à mépriser.

2. Ta joue est pâle de méditation, mais non d'infortune, et toutefois
possède un tel charme, que, si le vermillon de la joie cachait cette
blanche rose sous ses teintes les plus éblouissantes, je soupirerais
après l'instant où dut s'évanouir un trop vif éclat:--le sombre azur de
tes yeux ne lance pas d'étincelantes flammes;--mais, hélas! en le
contemplant, les yeux les plus sévères fondent en pleurs, et les miens,
aussi faibles que le cœur de ma mère, laissent échapper une rosée douce
comme les dernières gouttes qui entourent l'arc aérien d'Iris; car, à
travers tes cils noirs et longs qui se penchent à terre, ton ame
mélancolique et tendre brille comme un séraphin descendu d'en haut: elle
plane au-dessus de la douleur, et pourtant accorde sa pitié à toute
misère; elle unit à la fois tant de majesté et de douceur, que je t'en
vénère davantage, sans pouvoir te moins aimer.



LI.

SUR UNE JEUNE RELIGIEUSE.
SONNET TRADUIT DE VITTORELLI.


Ce sonnet fut composé au nom d'un père qui venait de perdre sa fille,
peu de tems après l'avoir mariée, et adressé au père d'une jeune
personne qui avait tout récemment pris le voile.


Deux filles, don du ciel,--deux filles, aussi modestes que belles au
milieu des hommages, faisaient notre bonheur: et maintenant, misérables
pères que nous sommes! le ciel appelle leur vertu à de plus nobles
destinées, et en les voyant _l'une et l'autre_, il les a réclamées
_toutes deux ensemble_. La mienne, parmi les flambeaux de l'hymen, qui à
peine allumés s'éteignent, expire--hélas!--trop tôt. La tienne, enfermée
dans les grilles du cloître, éternelle captive, n'aspire qu'à son Dieu.
Mais _toi_, du moins, à travers la porte jalouse qui interdit à jamais à
vos yeux de se rencontrer, tu peux entendre encore la voix douce et
pieuse de cette vierge. _Moi_, je me jette sur le marbre où repose _ma
fille_,--je verse un torrent de larmes amères; je frappe, frappe,
frappe--et n'obtiens point de réponse.



LII.

VERS COMPOSÉS A WINDSOR[156] (1813).

[Note 156: M.A.P. n'a pas traduit cette épigramme amère et peut-être
injuste contre le feu roi Georges.

(_Note du Tr._)]

Je composai ces vers pour avoir vu par hasard H.R.H. Pr--ce R--nt, entre
les tombeaux de Henri VIII et de Charles Ier, sous les royales voûtes de
Windsor.


Voyez! ici reposent, célèbres contempteurs des droits les plus sacrés,
l'un près de l'autre, Charles sans tête et Henri sans cœur[157]. Entre
eux, voilà un autre possesseur du sceptre: il gouverne, il commande, en
tout hors le nom--il est roi; nouveau Charles pour son peuple, nouveau
Henri pour son épouse,--en lui les deux tyrans renaissent à la vie;
c'est en vain que le glaive de la justice et le dard de la mort ont mêlé
ces deux cendres; ces vampires couronnés ressuscitent. Ah! à quoi bon
les tombes,--puisqu'elles vomissent le sang et la poussière de deux
monstres--pour former un George.

[Note 157: «_By headless Charles, see, heartless Henry lies_.

(_N. du Tr._)]



LIII.

SONNET.


Rousseau,--Voltaire,--notre Gibbon,--et madame de Staël:--ô lac
Léman[158]! ces noms sont dignes de tes bords; tes bords dignes de noms
tels que ceux-ci. Si tu n'étais plus, la mémoire de ces mortels
illustres rappellerait ton souvenir. Ton rivage leur fut cher, comme à
tous ceux qui en ont joui; mais, par eux, il est encore devenu plus cher
au genre humain, car les œuvres des esprits puissans impriment au fond
des cœurs un religieux respect pour les ruines des mûrs, ancien séjour
de la sagesse et du génie. Mais près de _toi_, ô lac de beauté! combien
plus encore, en glissant doucement sur le cristal de tes flots,
sentons-nous ces feux indomptés d'un noble zèle qui s'enorgueillit
devant cet héritage d'immortalité, et donne la réalité au souffle de la
gloire!

[Note 158: Genève, Ferney, Lausanne, Coppet.]



LIV.

CHANSON

Ζώη µοῦ, σὰς ἀγαπῶ

   Athènes, 1810.


1. Vierge d'Athènes, avant mon départ, rends-moi, oh! rends-moi mon
cœur; ou bien, puisque ce cœur a quitté mon sein, garde-le maintenant et
prends le reste! Entends mon vœu avant que je parte, ζώη µοῦ, σὰς
ἀγαπῶ.[159]

[Note 159: _Zoë mou, sas agapo_, ou Ζώη µοῦ, σὰς ἀγαπῶ, est une
expression de tendresse en langue romaïque (grec moderne). Si je la
traduis, j'offenserai mes lecteurs, en paraissant supposer qu'ils sont
incapables de le faire; mais si je ne la traduis pas, j'offense
peut-être mes lectrices. De crainte que ces dernières ne donnent quelque
mauvais sens à la phrase, je la traduirai, en demandant pardon aux
savans. Cela signifie donc: «Ma vie, je vous aime!» paroles fort douces
dans tous les idiomes, et aujourd'hui aussi souvent prononcées en Grèce
que l'étaient autrefois, au dire de Juvénal, les deux premiers mots
parmi les dames romaines, dont toutes les expressions d'amour étaient
tirées du grec.]

2. J'en jure par ces tresses flottantes que caressent les brises de la
mer Égée; par ces paupières dont les franges de jais baisent les roses
de ta joue; par ces yeux aussi vifs que les yeux du chevreuil sauvage,
ζώη µοῦ, σὰς ἀγαπῶ.

3. Par cette lèvre que je brûle de savourer; par la ceinture qui entoure
ta jolie taille; par tous ces emblêmes de fleurs[160] qui expriment ce
que les paroles ne diraient jamais si bien; par les joies et les misères
que l'amour tour à tour amène, ζώη µοῦ, σὰς ἀγαπῶ.

[Note 160: Dans l'Orient (où l'on n'apprend pas aux dames à écrire, de
peur qu'elles ne fassent des billets-doux), les fleurs, la braise, les
cailloux, etc., servent aux amans à se communiquer leurs sentimens, et
cela par l'intermède du député cosmopolite de Mercure,--c'est-à-dire
d'une vieille femme. Un morceau de braise veut dire: «Je brûle pour
toi;» un bouquet de fleurs attaché avec des cheveux: «Enlève-moi et
fuis;» mais un caillou exprime ce qu'aucun autre emblème, ne peut dire.]

4. Vierge d'Athènes! je suis parti: pense à moi, douce amie! quand tu
seras seule. Quoique je fuie à Istamboul[161], Athènes renferme mon
cœur, et mon ame. Puis-je donc cesser de t'aimer? Non! ζώη µοῦ, σὰς
ἀγαπῶ.

[Note 161: Constantinople.]



LV.

TRADUCTION
DU FAMEUX CHANT DE GUERRE.

Δεύτε, παἰδες τῶν Ελλήνων.


Ce chant fut composé par Riga, qui périt au milieu des premières
tentatives faites pour révolutionner la Grèce. La traduction suivante
est aussi littérale que l'auteur a pu le faire en vers: elle offre le
même rhythme que l'original.


Allons, enfans des Grecs! le jour de gloire est arrivé. Dignes de votre
noble origine, montrez qui vous donna le jour.

CHOEUR.

1. Enfans des Grecs! marchons en armes contre l'ennemi, et que son sang
odieux coule par torrens sous nos pas. Montrons-nous hommes: secouons le
joug du tyran ottoman. Levons-nous, et les fers de la patrie sont tous
rompus. Ombres généreuses des guerriers et des sages, contemplez le
combat qui va s'engager! Hellènes des âges passés, renaissez à la vie!
Au son de ma trompette, rompez votre sommeil, et joignez-vous à moi; et
marchant contre la ville aux sept collines[162], combattez, poursuivez
vos conquêtes jusqu'à ce que nous soyons libres.

[Note 162: Constantinople--Ἑπτάλοφος.]

Allons, enfans des Grecs! etc.

2. Sparte! ô Sparte! pourquoi demeures-tu plongée dans une léthargie
profonde? Eveille-toi, et réunis tes armées aux Athéniens, tes anciens
alliés! Rappelle Léonidas, ce héros des chants antiques, guerrier
terrible! guerrier fort! qui jadis vous sauva de la ruine; qui fit cette
diversion hardie dans les gorges des vieilles Thermopyles; qui, pour la
liberté de sa patrie, soutint avec ses trois cents soldats une longue
bataille contre le Perse; et, comme un lion furieux, expira dans une mer
de sang.

Allons, enfans des Grecs! etc.



LVI.

TRADUCTION
DE LA CHANSON ROMAIQUE.

   Μπενω µες᾿ τὸ περιζολι,
   Ὠραιοτάτη Χαηδή, κ.τ.λ.

La chanson que je traduis est en grande faveur parmi les jeunes
Athéniennes de toutes les classes. Elles la chantent en rond, chacune
entonnant tour à tour un vers, qui est répété en chœur par la troupe
entière. J'ai souvent entendu cela dans nos «χὀροι» durant l'hiver de
1810-11. L'air est plaintif et assez joli.


1. J'entre dans ton jardin de roses, Haïdée[163], belle adorée! Tous les
matins Flore y repose: c'est bien elle que je vois en toi. Oh! vierge
aimable! je t'implore à genoux: reçois mon hommage sincère, reçois-le
d'une bouche qui ne chante que pour t'adorer, et qui tremble pourtant de
ce qu'elle a chanté. Comme la branche, au gré de la nature, donne à
l'arbre, le parfum des fleurs et la richesse des fruits, ainsi brille
dans ses yeux, dans tous ses traits, l'ame de la jeune Haïdée.

[Note 163: La vraie prononciation de ce mot (Χαηδή) c'est _Ha-i-di_.

(_N. du Tr._)]

2. Mais le plus aimable jardin devient odieux, quand l'amour en
abandonne les bosquets; donnez-moi de la ciguë,--puisque ma flamme ne
peut plaire, cette herbe a plus de parfum que les fleurs. La liqueur
exprimée de ce calice empoisonné[164] rendra la coupe bien amère: mais
quand je boirai le breuvage mortel pour échapper à ta barbarie, mon ame
y trouvera saveur douce. O cruelle, en vain je t'implore pour sauver à
mon cœur ces horribles angoisses. Rien ne te rendra donc à mon sein? Hé
bien! ouvre-moi les portes du tombeau.

[Note 164: Cela n'est pas exact, scientifiquement parlant: c'est moins
de la fleur de la ciguë que de la plante tout entière que l'on retire un
suc vénéneux.

(_N. du Tr._)]

3. Comme le guerrier qui s'avance au combat avec le sûr espoir du
triomphe, ainsi toi, sans autres dards que tes yeux, as-tu percé mon
cœur d'une blessure profonde. Ah! dis-le moi, chère ame, dois-je
succomber aux souffrances qu'un sourire dissiperait? L'espérance que
jadis tu m'ordonnas de nourrir serait-elle une trop forte récompense de
mes tourmens? Sombre aujourd'hui est le jardin de roses, belle, mais
perfide Haïdée[165]! Flore y languit flétrie, et pleure avec moi sur ton
absence.

[Note 165: _Beloved but false Haïdee_! M.A.P. traduit: «_Tendre_, mais
trompeuse Haïdée.» Contre-sens,--et même _contre bon sens_: car un amant
ne dit pas que sa maîtresse est tendre, au moment même où elle est
inexorable.

(_N. du Tr._)]



LVII.

CHANSON D'AMOUR.

(Traduite du grec moderne.)


1. Hélas! l'amour n'exista jamais sans ce cortége de peines, d'angoisses
et de doutes qui déchire mon cœur, et le condamne à d'éternels soupirs
durant la nuit et durant le jour aussi sombre que la nuit même.

2. Sans qu'une oreille amie écoute ma plainte, je languis, je meurs sous
le coup qui m'a blessé. Je savais bien que l'amour avait des flèches:
mais, hélas! je sens que ces flèches sont empoisonnées.

3. Oiseaux encore en liberté, fuyez les rets que l'amour a tendus autour
de vos demeures: sinon, environnés par des flammes fatales, vos cœurs
s'embraseront, et vous perdrez toute espérance!

4. Moi aussi, je voltigeais insouciant et libre: ainsi ai-je passé plus
d'un heureux printems. Mais enfin je tombai dans le piége trompeur: j'y
brûle, maintenant, et trémousse de l'aile sans force et sans essor.

5. Qui n'a jamais aimé,--jamais aimé en vain, ne peut ni comprendre ni
plaindre la douleur: il ne connaît ni les froids refus, ni les regards
dédaigneux, ni les éclairs dont l'amour arme un œil irrité.

6. Dans maint rêve flatteur je te croyais à moi: aujourd'hui se meurt
l'espérance, se meurt celui qui espérait. Je ressemble à la cire qui se
fond, ou à la fleur qui se flétrit; tel est l'effet de ma passion et de
ton pouvoir[166]!

[Note 166:

   _Like melting wax, or withering flower,
   I fell my passion, and thy power_.

M.A.P. traduit: «Ma passion et tes charmes me semblent une cire qui se
fond ou une fleur qui se flétrit.»

(_N. du Tr._)]

7. Flambeau de ma vie! ah! réponds-moi, pourquoi cette lèvre boudeuse et
cet œil altéré? O ma colombe! ô ma belle compagne! as-tu donc changé, et
peux-tu désormais haïr?

8. Mes yeux ruissellent comme deux torrens d'hiver. Quel malheureux
voudrait échanger sa misère contre la mienne? Ma colombe! apaise-toi: un
seul de tes accens aurait un charme magique pour faire vivre ton amant.

9. Mon sang se fige, mon cerveau se perd dans le délire: voilà le
supplice que je souffre en silence. Et cependant ton cœur; insensible à
toutes mes angoisses, triomphe,--tandis que le mien se brise.

10. Verse-moi le poison: n'aie point peur! Tu ne peux m'assassiner plus
que tu ne fais maintenant. J'ai vécu pour maudire le jour de ma
naissance, et l'amour qui fait mourir d'une mort si lente.

11. Mon ame est blessée à mort, mon cœur saigne: la patience peut-elle
me donner quelque repos? Hélas! je l'apprends trop tard (et je paie cher
la leçon): le plaisir est l'avant-coureur de la misère.



LVIII.

CHANSON.


1. Tu n'es pas fausse, mais volage; tu abandonnes les amans que tu
recherchas toi-même avec tant de passion. C'est même cette pensée qui
double l'amertume des larmes que tu fais répandre. Voilà ce qui brise le
cœur que ta légèreté désole. Tu aimes trop bien,--tu délaisses trop
tôt[167].

[Note 167: Il y a dans le vers qui finit la stance une paronomase que je
crois intraduisible:

   _Too well thou_ lovest--_too soon thou_ leavest.

(_N. du Tr._)]

2. L'on méprise les cœurs faux: l'on dédaigne la femme perfide et sa
perfidie. Mais quand celle qui ne déguise aucune pensée, celle dont
l'amour est aussi vrai que doux,--quand celle qui aimait si naïvement
vient à changer, alors on éprouve la peine que j'ai tout à l'heure
éprouvée.

3. Rêves de joie, veilles de chagrin, c'est le destin de tout amant et
de toute ame[168]. Et si le matin, au réveil de nos sens, nous
pardonnons à peine à notre imagination de nous avoir abusés en songe
pour laisser notre ame après le sommeil dans un plus morne isolement:

[Note 168: Il y a aussi un jeu de mots dans le texte... _all who_ love
_or_ live.

(_N. du Tr._)]

4. Que doivent donc ressentir ceux qu'embrasa non pas une vision
trompeuse, mais la passion la plus vraie, la plus tendre? passion
sincère, mais, hélas! aussi passagère que si elle fût née d'un rêve? Ah!
sans doute, une telle douleur est un jeu de l'imagination, et ton
changement n'est qu'un rêvé lui-même!



LIX.

ADIEU.


1. Adieu! Si jamais tendre prière pour la félicité d'autrui fut écoutée
d'en haut, mes vœux ne se perdront pas tous dans les airs, mais
porteront ton nom par-delà les cieux. Il serait vain de parler, de
pleurer, de gémir. Oh! les larmes de sang, que le remords arrache des
yeux du crime mourant, n'en disent pas tant que ce seul
mot:--Adieu!--adieu!

2. Ces lèvres sont muettes, ces yeux arides: mais dans mon sein, dans
mon cerveau s'éveillent les angoisses qui ne cesseront pas, une pensée
qui ne sommeillera plus. Mon ame ni ne daigne se plaindre ni ne l'ose,
malgré la révolte secrète de la douleur et de la passion. Je n'ai qu'une
idée: c'est que nous nous sommes aimés en vain. Je n'ai qu'un
sentiment:--adieu! adieu!



LX.

STANCES A METTRE EN MUSIQUE.


1. Digne de toi soit la demeure de ton ame! Jamais esprit plus aimable
que le tien ne s'échappa de son enveloppe mortelle pour briller dans le
monde des bienheureux. Ici-bas il ne te manqua que l'immortalité divine
dont ton ame va jouir: notre douleur peut cesser de gémir, lorsque nous
savons que ton Dieu est avec toi.

2. Que la terre de la tombe te soit légère! puisse-t-elle se parer de
gazons verts comme l'émeraude! Rien de ce qui te rappelle à nous ne
devrait offrir une ombre de ténèbres[169]. De jeunes fleurs, un arbre
d'éternelle verdure, voilà ce qui convient au sol où ta cendre repose.
Mais point d'ifs, point de cyprès! car pourquoi serions-nous en deuil
des bienheureux?

[Note 169: «_The shadow of gloom_.»

(_N. du Tr._)]



LXI.

STANCES A METTRE EN MUSIQUE (1815).

   _O lacrymarum fons, tenero sacras
   Ducentium ortus ex animo; quater
     Félix! in imo qui scatentem
    Pectore te, pia Nympha, sensit_.

   (GRAY.)


1. Il n'est aucune joie que le monde puisse nous donner en récompense de
celle qu'il nous ôte, alors que les feux de la pensée du premier âge
s'éteignent peu à peu avec la sensibilité. Ce ne sont pas seulement les
douces roses du teint qui se flétrissent si vite; mais le cœur lui-même
perd sa délicate fraîcheur avant que la jeunesse soit passée.

2. Alors les esprits qui surnagent en petit nombre sur les débris de
leur bonheur naufragé sont entraînés sur les récifs du crime ou dans
l'océan du libertinage: l'aiguille de leur boussole est perdue, ou c'est
en vain qu'elle leur marque le rivage auquel leur navire brisé
n'abordera plus.

3. Alors l'ame est accablée d'un froid égal à celui de la mort: elle n'a
plus de sympathie pour les misères d'autrui, à peine rêve-t-elle de sa
propre misère. Le souffle de la bise enchaîne la source de nos pleurs:
les étincelles que l'œil peut encore lancer partent d'une larme glacée.

4. Mille saillies peuvent encore jaillir de notre bouche, une folle
gaîté distraire notre sein de ses soupirs, au milieu de ces nuits qui ne
nous ramènent plus l'espérance du repos: mais c'est ainsi qu'autour
d'une tour ruinée s'entrelacent les feuilles du lierre; tout est vert et
frais en dehors, mais au dedans il n'y a rien que ruine et poussière
grisâtre.

5. Oh! que ne puis-je sentir comme j'ai senti jadis,--être ce que
j'étais, ou pleurer comme je pleurais naguère sur mainte scène évanouie!
Comme une fontaine trouvée dans le désert nous semble douce, quelque
saumâtre qu'elle soit; ainsi au milieu des ruines arides de la vie,
c'est avec délices que je répandrais ces larmes.



LXII.

STANCES A METTRE EN MUSIQUE.


1. Parmi les filles de la beauté il n'en est aucune dont les attraits
aient autant de magie que les tiens: et comme une sérénade sur les eaux,
ainsi ta voix m'est douce, alors que tes accens paraissent maintenir le
calme de l'océan charmé que les flots demeurent immobiles et brillent
d'un paisible azur, et que les vents semblent endormis dans un doux
rêve.

2. Cependant la lune en plein minuit entrelace ses brillans reflets sur
l'abîme des ondes, qui se soulèvent avec grâce comme le sein d'un enfant
qui sommeille. L'ame s'abaisse devant toi pour t'écouter et t'adorer,
toute émue, mais d'une douce émotion, comme les vagues d'une mer d'été.



LXIII.

VERS IMPROVISÉS PAR LORD BYRON,
POUR SON AMI T. MOORE, ESQ., AUTEUR DE LALLA ROOKH.


1. Ma chaloupe m'attend près du rivage, et mon navire en pleine mer.
Mais avant le départ voici, Tom Moore, une double santé pour toi.

2. Voici un soupir pour ceux qui m'aiment, un sourire pour ceux qui me
haïssent, et, sous quelque ciel que je navigue, voici un cœur prêt à
toutes les destinées.

3. Quoique l'océan rugisse autour de moi, il me portera encore sur ses
flots. Dût un désert m'environner, il y aurait peut-être des sources à
découvrir.

4. Fût-ce la dernière goutte de la fontaine, avant que ma poitrine
haletante rendît le dernier souffle de ma vie, là je boirais encore à ta
mémoire.

5. Cette onde, ainsi que le vin d'aujourd'hui, ne servirait à mes
libations que pour souhaiter--paix et bonheur à tes amis et aux miens! à
toi paix et bonheur, Tom Moore!

FIN DES MISCELLANÉES.



MÉLODIES
HÉBRAIQUES.

Ces petits poèmes furent composés par Lord Byron à la demande de son ami
le docteur Kinnaird, pour faire partie d'un recueil de mélodies
hébraïques, analogues aux _Mélodies Irlandaises_ de Tom Moore. Ils
furent mis en musique par MM: Braham et Natham.

MÉLODIES HÉBRAIQUES.



I.

ELLE MARCHE PAREILLE EN BEAUTÉ.


1. Elle marche pareille en beauté à la nuit d'un horizon sans nuage, et
d'un ciel étoilé. Tout ce que l'ombre et la lumière ont de plus
ravissant, se trouve dans sa personne et dans ses yeux. Tendre et
moëlleuse splendeur que le ciel refuse aux feux orgueilleux du jour!

2. Un trait brillant de moins, un trait obscur de plus: et moitié
moindre eût été la grâce ineffable de cette ondoyante chevelure, noire
comme le plumage du noir corbeau; moitié moindre la grâce de ce visage,
miroir limpide des pensées douces et paisibles qui occupent une ame
pure, une ame digne du plus chaste hommage.

3. Ces joues et ce front d'apparence si douce, si calme, et néanmoins si
éloquente; ces sourires dont le triomphe est sûr; ces couleurs dont
l'éclat éblouit, tout enfin ne révèle que des jours passés dans la
vertu, un esprit en paix avec la terre, un cœur dont l'amour est
innocent.



II.

HÉLAS! QU'EST DEVENUE LA HARPE DU ROYAL MÉNESTREL.


1. Hélas! qu'est devenue la harpe du royal ménestrel, la harpe du
souverain des hommes, du bien-aimé du ciel, la harpe que la mélodie
sacrée sanctifia par de plaintifs accens, nés du cœur--et du cœur le
plus tendre! O Mélodie, redouble tes larmes: ces cordes magiques sont
brisées. Naguères cette harpe adoucit les hommes aux entrailles de fer,
elle leur donna les vertus qu'ils n'avaient pas. Quelle oreille fut
assez sourde, quelle ame assez froide pour ne pas se réveiller, pour ne
pas s'embraser au son de cette lyre, qui, bien plus que le trône, fit la
puissance de David?

2. Cette harpe chanta les triomphes de notre roi; elle glorifia notre
Dieu; elle éveilla les joyeux échos des vallées, força les cèdres à se
courber de respect, les montagnes à tressaillir d'allégresse; elle
aspira au ciel et y laissa, enfin, ses accords que depuis lors on
n'entend plus ici-bas. Mais toujours la piété, mère d'un saint
enthousiasme, élève l'essor de notre ame jusques à ces chants qui nous
semblent venir de la voûte céleste dans des songes ravissans, que la
resplendissante lumière du jour ne saurait interrompre.



III.

SI DANS CE MONDE CÉLESTE.


1. Si dans ce monde céleste, qui nous reçoit au delà des limites du
nôtre, l'amour survit avec nous, si l'être chéri nous garde son cœur, si
son œil est le même, hormis les larmes,--bénies soient ces sphères
inconnues aux pas des mortels! Combien il serait doux de mourir à cette
heure même! oui, de prendre l'essor loin de la terre, et d'anéantir
toutes nos craintes dans ta lumière,--ô éternité!

2. Ainsi doit-il en être de nous. Ce n'est pas pour nous-mêmes que nous
tremblons au bord de l'abîme, qu'au moment de le franchir nous nous
attachons encore avec force au dernier anneau de la vie. Oh! dans cet
avenir où nous allons, espérons posséder le cœur qui nous comprend,
boire avec un être aimé les ondes immortelles, et lier à jamais notre
ame à la sienne!



IV.

LA SAUVAGE GAZELLE.


1. La sauvage gazelle peut encore jouer et bondir sur les collines de
Juda, encore boire aux sources vives qui arrosent la terre sacrée: ses
pas aériens, ses regards fiers peuvent promener partout leur essor
indompté[170].

[Note 170:

   _Its airy step and glorious eye
   May glance in tameless transport by_:--

M.A.P. traduit: «Ses pas aériens _s'arrêtent_, et son œil brillant
_n'aperçoit autour d'elle rien qui l'effarouche_.»]

2. Là Juda vit naguère des pas aussi légers, et des regards plus
brillans. Sur cette scène de délices évanouies habitait une race plus
belle. Les cèdres balancent encore leurs rameaux sur le Liban; mais les
vierges de Juda, plus majestueuses que les cèdres,--où sont-elles
maintenant?

3. Plus heureux le palmier qui ombrage ces plaines, que les enfans
dispersés d'Israël! Une fois qu'il a poussé ses racines, il reste là
dans sa grâce solitaire: il ne peut abandonner le lieu de sa naissance;
il ne vivra pas sur un sol étranger.

4. Mais nous, nous devons nous flétrir dans une vie errante, mourir en
des contrées lointaines. Là où gît la cendre de nos pères, la nôtre ne
reposera jamais. Notre temple n'a pas conservé une seule pierre, et
l'insulte siége sur le trône de Sion.



V.

OH! PLEUREZ SUR CEUX...


1. Oh! pleurez sur ceux qui pleurèrent auprès des ondes de Babel, sur
ceux dont le sanctuaire est ruiné, dont la patrie n'est plus qu'un rêvé.
Pleurez sur le luth brisé de Juda. Deuil cruel!--L'antique séjour de
leur Dieu est aujourd'hui le séjour des impies!

2. Où donc Israël lavera-t-il ses pieds, qui saignent? Quand les chants
de Sion redeviendront-ils doux? Quand les mélodies de Juda
réjouiront-elles encore les cœurs qui tressaillaient à cette voix
céleste?

3. Tribus aux pas vagabonds et au sein haletant, comment fuirez-vous
votre sort et trouverez-vous le repos? La tourterelle a son nid, le
renard sa tanière, les hommes leur pays:--Israël n'a que le tombeau!



VI.

SUR LES BORDS DU JOURDAIN.


1. Sur les bords du Jourdain paissent les chameaux des Arabes; sur la
colline de Sion les hommes aveuglés adressent leurs prières à une fausse
divinité; l'adorateur de Baal s'agenouille sur les rochers du Sinaï:--et
c'est là--grand Dieu! c'est là que tes foudres sommeillent;

2. Là--où ton doigt de feu grava les tables de pierre! là--où ton ombre
éblouissante apparut à ton peuple, où toi-même tu montras ta gloire
enveloppée de son manteau de flammes, toi--que nul être vivant ne peut
voir sans expirer.

3. Oh! fais briller ton regard au sein des éclairs! brise la main de
l'oppresseur, et arrache-lui son glaive! Combien de tems les tyrans
fouleront-ils encore la terre sainte! Combien de tems encore ton temple
restera-t-il sans honneur, ô mon Dieu!



VII.

LA FILLE DE JEPHTÉ.


1. Puisque notre patrie et notre Dieu.--ô mon père--demandent que ta
fille expire; puisque tu achetas ton triomphe au prix de ce vœu,--frappe
le sein que maintenant je te découvre moi-même.

2. La voix de mon deuil est désormais muette, les montagnes ne me
reverront plus: si la main que j'aime me précipite dans la tombe, ah! je
reçois le coup sans douleur.

3. Et sois bien sûr, oh! mon père,--que le sang de ta fille est aussi
pur que la bénédiction que j'implore avant qu'il ne soit versé; aussi
pur que la dernière pensée qui adoucit mon trépas.

4. Malgré les lamentations des vierges de Jérusalem, sois un juge, un
héros inflexible! j'ai gagné pour toi une grande victoire; par moi, mon
père et mon pays sont libres.

5. Quand ce sang que tu as dévoué aura arrosé la terre, quand la voix
que tu aimes sera muette, puisse mon souvenir faire toujours ton
orgueil! N'oublie pas que j'ai souri en mourant!



VIII.

O TOI, QUI NOUS ES RAVIE DANS LA FLEUR DE LA BEAUTÉ.


1. O toi, qui nous es ravie dans la fleur de la beauté, une tombe
pesante ne chargera pas ta cendre. Mais sur le gazon qui te couvre, la
rose épanouira ses corolles et devancera les autres fleurs de l'année,
et le sauvage cyprès balancera son ombre mélancolique.

2. Souvent, auprès de l'onde bleue de ce ruisseau, la douleur penchera
sa tête languissante, se repaîtra de profonds rêves de deuil, restera
immobile et pensive, ou s'éloignera d'un pas léger,--hélas! comme si les
pas des vivans pouvaient troubler les morts.

3. Nous savons que les larmes sont vaines, que la mort n'écoute ni
n'entend nos plaintes. Cette pensée nous apprendra-t-elle à ne pas
gémir? L'œil qui pleure un objet chéri en pleurera-t-il moins?
Non.--Arrière donc, toi qui me dis d'oublier:--toi-même as les joues
pâles et les paupières humides.



IX.

MON AME EST SOMBRE.


1. Mon ame est sombre.--Oh! hâte-toi de saisir cette harpe que je puis
encore entendre sans déplaisir; fais-en jaillir sous tes doigts rapides
ces sons délicieux auxquels je prête une oreille attendrie. S'il y a
encore dans mon cœur quelque douce espérance, ces accords la ranimeront:
si dans mes yeux roule encore une larme, elle s'échappera et cessera de
brûler mon cerveau[171].

[Note 171: Les poètes anglais parlent souvent du cerveau (_brain_) comme
organe des facultés intellectuelles et morales: ce qui est conforme à la
vérité. Nous autres Français, nous préférons _mon cœur souffre_,
_gémit_, etc., _mon sein_, etc; expressions dues aux fausses théories
des anciens, et même de quelques modernes, qui placèrent le siége de
l'intelligence et des passions dans le cœur ou autres viscères.
Cependant, à y bien réfléchir, il est aussi faux et ridicule de dire:
«_Mon cœur vous aime_,» que de dire avec Homère: «_Mon diaphragme vous
aime_ (φρὴν ou φρένες).» Nous avons donc toujours traduit _brain_ par
_cerveau_, et non point par _tête_, _cœur_, _front_ ou _sein_, comme
fait M.A.P. Nous désirons, autant qu'il est en notre minime pouvoir,
naturaliser en France une locution juste.

(_N. du Tr._)]

2. Mais choisis une mélodie sévère et grave, et ne débute point sur le
ton de la joie. Je te le dis, ménestrel, il faut que je pleure: sinon,
mon cœur succombera au fardeau qui l'accable, car il s'est nourri de
chagrins, et a long-tems souffert dans un silence sans sommeil:
aujourd'hui il est condamné à connaître un pire destin,--à se briser--ou
à céder au charme de l'harmonie.



X.

JE TE VIS PLEURER.


1. Je te vis pleurer,--une épaisse et brillante larme vint couvrir cet
œil bleu, et je crus voir une goutte de rosée sur la violette. Je te vis
sourire,--devant toi les feux du saphir cessèrent de briller: ils ne
purent rivaliser avec les étincelles vivantes qui à flots pressés
rayonnaient de ta prunelle.

2. Comme le soleil donne aux nuages une aimable teinte de clair obscur,
que les ombres de la nuit qui s'approche peuvent à peine bannir de
l'horizon; ainsi tes sourires communiquent une joie pure au plus sombre
esprit, et laissent après eux une douce lumière qui réjouit le cœur.



XI.

TES JOURS SONT ACHEVÉS.


1. Tes jours sont achevés, et ta renommée commence: enfant choisi de ta
patrie, la patrie chante tes triomphes, les meurtres de ton glaive, les
exploits de ton bras, les scènes de tes victoires, la liberté que tu
nous as rendue.

2. Quoique tu sois tombé sur le champ de bataille, tu ne connaîtras pas
la mort tant que nous serons libres. Le sang généreux qui coula de ta
blessure n'a pas voulu s'abîmer sous la terre. Puisse-t-il circuler dans
nos veines! puisse ton esprit animer notre sein!

3. Ton nom, quand nous chargerons l'ennemi, sera notre mot d'ordre! ton
trépas, le sujet des hymnes chantés en chœur par les voix de nos
vierges! Les larmes feraient injure à ta gloire: tu ne seras pas pleuré.



XII.

CHANT DE SAUL,
AVANT SA DERNIÈRE BATAILLE[172].


[Note 172: Bataille donnée sur le mont Gelboé contre les Philistins.
L'armée de Saül fut mise en déroute: le roi israélite pria son écuyer de
le tuer, et, sur le refus de celui-ci, se plongea lui-même son épée dans
le cœur.

(_N. du. Tr._)]

1. Chefs et soldats! si la flèche ou l'épée me perce le sein au milieu
de l'armée du Seigneur,--de l'armée que je vais guider au combat,--ne
prenez nul souci du corps de votre roi, poursuivez votre course, et
plongez votre acier dans le sang des Philistins.

2. Écoute, toi qui portes mon bouclier et mon arc; si les guerriers de
Saül tournent le dos à l'ennemi, étends-moi sur l'heure à tes pieds!
tombe sur moi la mort, qu'ils n'auront osé voir face à face!

3. Adieu à tous mes soldats, hormis à toi[173], héritier de mon trône,
fils de mon cœur! nous ne nous séparerons jamais. Brillant diadême,
empire immense,--ou bien trépas digne d'un royal courage, voilà le sort
qui nous attend aujourd'hui.

[Note 173: Jonathas, fils de Saül: il périt avec son père et ses frères
dans cette bataille.

(_N. du Tr._)]



XIII.

SAUL.


O toi dont le magique pouvoir ressuscite les morts, ordonne à l'ombre du
prophète de paraître devant moi.--«Samuel, lève ta tête ensevelie. Roi,
regarde le fantôme du Voyant!»--La terre s'entr'ouvrit: le spectre
apparut au centre d'un nuage, mortuaire enveloppe qui fit pâlir la
lumière du jour; son œil glacé par la mort n'avait plus qu'un regard
terne et fixe, ses mains étaient flétries, et ses veines arides; son
pied, dépouillé de sang et de nerfs, offrait à nu l'horrible blancheur
de ses os; de ses lèvres immobiles et de sa poitrine qui ne respirait
plus, sortit une voix sourde comme les vents renfermés dans un antre.
Saül le vit, et tomba par terre, comme tombe le chêne frappé par un coup
de tonnerre.

«Pourquoi trouble-t-on mon sommeil? Quel-est celui qui appelle les
morts? Est-ce toi, roi d'Israël? regarde ces membres pâles et froids; ce
sont les miens: tels seront les tiens demain, quand tu seras venu me
rejoindre; avant la fin du jour qui se lève, tel tu seras, tel sera ton
fils. Adieu, mais pour un jour! puis nous mêlerons notre poussière. Toi
et ta race, tombez à terre, pâles et mourans, sous les flèches parties
de tant d'arcs ennemis! à ton côté pend le glaive que ta main guidera
vers ton cœur! Sans couronne, sans haleine, sans vie, tombent le fils et
le père, tombe la maison de Saül!»



XIV.

TOUT EST VANITÉ,
DIT L'ECCLÉSIASTE.


1. La gloire, la sagesse, l'amour et la puissance furent à moi; j'avais
jeunesse et santé: les vins les plus exquis rougissaient ma coupe, et
les plus aimables attraits se prodiguaient à mes caresses. Mon cœur
s'embrasait des flammes qui rayonnaient des yeux de la beauté, et je
sentais mon ame s'attendrir. Tout ce que la terre peut donner, tout ce
que les humains tiennent à haut prix, m'appartenait dans ma splendeur
royale.

2. Parmi les jours passés que m'offre le souvenir, je cherche à compter
combien de ces jours je serais tenté de passer encore au sein de tous
les biens que la vie ou la terre déploie. Aucun jour ne se leva pour
moi, aucune heure ne s'écoula sans mêler l'amertume au plaisir: aucun
insigne du pouvoir ne me para sans me gêner.

3. Le serpent des forêts se laisse désarmer par des sortiléges et des
conjurations; mais le serpent qui s'entrelace autour du cœur, oh!
comment peut-on le charmer? Il n'écoutera pas la voix de la sagesse, ni
ne cédera aux accens de la mélodie; mais son dard importune à jamais
l'ame livrée à ce cruel ennemi.



XV.

QUAND LA MORT GLACE CETTE ARGILE SOUFFRANTE.


1. Quand la mort glace cette argile souffrante, hélas! où notre ame
immortelle va-t-elle s'égarer? Elle ne peut périr, elle ne peut
demeurer; mais elle fuit loin de la sombre poussière de notre corps.
Alors, sans matérielle enveloppe, suit-elle pas à pas la céleste route
de chaque planète? ou bien remplit-elle soudain les royaumes de
l'espace, pour étendresa vue immense sur la création tout entière?

2. Éternelle, infinie, immuable, pensée invisible qui voit néanmoins
toutes choses, elle contemplera et rappellera devant elle tous les
phénomènes présens ou passés de la terre et des cieux. Ces traces
obscures qui conservent si vaguement dans notre esprit le souvenir des
années écoulées, l'ame les embrasse d'un vaste coup d'œil, et tout ce
qui fut lui apparaît à la fois.

3. Elle remontera le cours des âges jusques à la création qui peupla
notre globe, et plongera son regard jusque dans le chaos. Elle élèvera
son vol jusques aux plus lointaines frontières du ciel: et là où
l'avenir se prépare à créer ou détruire, elle étendra sa vue sur tout ce
qui doit être. Tandis que le soleil s'éteindra, ou que notre système
planétaire se brisera, elle restera immobile dans son éternité.

4. Au-dessus de l'amour, de l'espoir, de la haine ou de la crainte, elle
vivra pure et libre de passions: pour elle, un siècle passera comme une
année de la terre, les années ne dureront qu'un instant. Loin, bien loin
d'ici-bas, au-dessus et au travers de toutes choses, sa pensée planera
sans ailes: substance sans nom, substance éternelle, elle oubliera ce
que c'est que de mourir.



XVI.

VISION DE BALTHAZAR.


1. Le roi était sur son trône, les satrapes encombraient la salle: mille
flambeaux étincelans éclairaient cette magnifique fête. Mille coupes
d'or, vouées naguère au culte divin chez le peuple de Juda;--oui, les
vases sacrés de Jéhovah s'emplissaient de vin pour les Gentils,
contempteurs de Dieu.

2. Soudain, dans cette même salle, une main appliqua ses doigts sur le
mur, et se mit à écrire comme sur le sable; c'étaient les doigts d'un
homme;--une main solitaire parcourait les lettres, et, comme une
baguette, en suivait tous les traits.

3. A cette vue, le monarque frémit, et imposa fin à la joie. Le sang se
retira de ses joues, et sa voix devint tremblante.--«Viennent les hommes
de la science, les sages de la terre; qu'ils expliquent ces mots de
terreur qui troublent nos royaux plaisirs.»

4. Les prophètes de la Chaldée sont habiles; mais ici leur talent est
nul: inconnues leur étaient ces lettres, qui restaient toujours là,
inexplicables et terribles. Les vieillards de Babylone sont sages et
profonds en savoir; mais alors échoua leur sagesse: ils virent ces
lettres,--et n'en surent pas davantage.

5. Un captif, jeune homme transplanté sur ce sol étranger;--entendit
l'ordre du roi, et vit le vrai sens des caractères écrits sur le mur.
Les lumières brillaient tout alentour; la prophétie frappait tous les
regards: il la lut,--et le jour qui suivit cette nuit en prouva la
vérité.

6. «Balthazar a sa tombe prête: son royaume n'est plus. Balthazar, pesé
dans la balance, n'est qu'argile indigne et légère. Il aura le linceul
pour manteau royal, et pour dais la pierre du sépulcre. Le Mède est à la
porte du palais! le Perse, sur le trône!»



XVII.

SOLEIL DES HOMMES QUI NE PEUVENT DORMIR.


Soleil des hommes qui ne peuvent dormir! astre de mélancolie! toi, dont
les rayons plaintifs répandent au loin une tremblante lumière; toi, qui
éclaires les ténèbres que tu ne peux dissiper, oh! combien tu ressembles
au souvenir du bonheur! Ainsi nous apparaît le passé; ainsi le reflet
des jours qui ne sont plus brille-t-il encore, mais sans produire aucune
chaleur; nocturne lumière que la douleur qui veille s'empresse de
contempler! lumière distincte, mais lointaine;--claire, mais hélas! bien
froide!



XVIII.

SI MON COEUR ÉTAIT AUSSI PERFIDE QUE TU LE PENSES.


1. Si mon cœur était aussi perfide que tu le penses, je n'aurais pas eu
besoin d'errer loin de la Galilée; il ne fallait qu'abjurer ma croyance
pour effacer la malédiction qui est, dis-tu, le crime de ma race.

2. Si les méchans ne triomphent jamais, alors Dieu est avec toi! si les
esclaves seuls tombent dans le péché, tu es aussi pur que libre! si les
proscrits d'ici-bas sont traités en bannis là-haut, vis toujours dans ta
foi! mais moi, je mourrai dans la mienne.

3. Pour ma foi, j'ai perdu beaucoup plus que tu ne peux me donner; Dieu
le sait, ce Dieu qui te permet de prospérer; dans sa main est mon cœur
et mon espérance,--dans la tienne, mon pays et ma vie que pour lui je
résigne.



XIX.

LAMENTATIONS D'HÉRODE,
APRÈS LA MORT DE MARIAMNE.


1. Oh! Mariamne! pour toi, maintenant, saigne le cœur pour lequel on a
versé ton sang. La vengeance se perd dans les angoisses et les remords
cruels qui succèdent à la fureur. Oh! Mariamne, où es-tu? Tu ne peux
entendre ma plainte amère; ah! si tu le pouvais,--tu me pardonnerais
maintenant, quoique le ciel dût être sourd à ma prière.

2. Est-elle donc morte?--ont-ils osé obéir à la frénétique colère de ma
jalousie? Ma rage a commandé ma propre désolation; le glaive qui la
frappa est sur moi suspendu.--Mais tu es froide déjà, toi que j'aimai,
toi que j'ai assassinée! Mon sombre cœur redemande en vain celle qui,
sans moi, prend son essor vers le ciel, et qui laisse, ici bas, mon ame
indigne de salut.

3. Elle n'est plus, celle qui partagea mon diadême! Elle est tombée, et
avec elle toutes mes joies se sont abîmées. J'ai arraché de la tige de
Juda cette fleur, dont les feuilles ne revêtaient leur éclat que pour
moi seul. A moi le crime, à moi l'enfer: ce sein est la proie du
désespoir. J'ai bien mérité ces tortures; ces flammes qui, sans se
consumer elles-mêmes, consument à jamais le coupable.



XX.

SUR LE JOUR DE LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM PAR TITUS.


1. De la dernière colline qui regarde ton dôme naguère sacré, je t'ai
contemplée, ô Sion! quand tu fus livrée à Rome. Ton dernier jour était
venu, et les flammes de ta ruine ont éclairé le dernier coup-d'œil que
je donnai à tes murs.

2. Je regardai ton temple, je regardai ma maison, et j'oubliai un moment
mon esclavage à venir. Je ne vis que l'incendie qui dévorait tes autels,
et les mains trop bien enchaînées qui auraient en vain tenté la
vengeance.

3. Maintes fois sur le soir, ce lieu élevé, d'où j'observais ta chute,
avait réfléchi les derniers feux du jour, lorsque, monté sur le sommet,
je contemplais le déclin du soleil du haut de la montagne qui brillait
sur ton sanctuaire.

4. Mais en ce jour fatal j'étais sur la montagne, et ne remarquais pas
les rayons du crépuscule se fondre peu à peu dans les ténèbres. Oh! plût
à Dieu que les éclairs eussent flamboyé en leur place, et que la foudre
eût éclaté sur la tête du conquérant!

5. Mais les dieux du Gentil ne profaneront jamais le sanctuaire où
Jéhovah n'a pas dédaigné de régner: quelque dispersé, quelque outragé
que puisse être ton peuple, ô père céleste! nos adorations ne sont que
pour toi!



XXI.

SUR LES RIVES DE BABYLONE
NOUS NOUS ASSIMES ET PLEURAMES.


1. Nous nous sommes assis auprès des ondes de Babylone, et, nous avons
pleuré en songeant à ce jour où notre ennemi, teint du sang qu'il
répandit à flots, fit des hauts lieux de Jérusalem sa misérable proie,
où vous-mêmes, hélas! filles désolées de Sion, fûtes dispersées et
fondîtes en larmes.

2. Tandis que nous contemplions tristement la rivière qui roulait ses
libres flots sous nos regards; les tyrans nous demandèrent un cantique:
mais l'étranger n'obtiendra jamais ce triomphe. Oh! puisse ma main
droite se flétrir pour toujours, avant qu'elle n'ébranle pour l'ennemi
les cordes de notre noble harpe.

3. Cette harpe est suspendue aux rameaux du saule: pour résonner, elle a
besoin de liberté, ô Jérusalem! L'heure où périt ta gloire ne m'a laissé
de toi que ce gage unique: jamais je n'en mêlerai la douce mélodie à la
voix de ton désolateur.



XXII.

LA DESTRUCTION DE SENNACHÉRIB.


1. L'Assyrien fondit sur nous comme le loup sur la bergerie: ses
cohortes étaient resplendissantes de pourpre et d'or; leurs lances
brillaient, comme les étoiles de la nuit brillent sur la mer qui frappe
de ses vagues bleues les rivages de la Galilée.

2. Comme les feuilles de la forêt, lorsque règne la verdure d'été, ainsi
parut un soir cette armée avec ses bannières déployées: comme les
feuilles de la forêt lorsque la bise d'automne a soufflé, ainsi le
lendemain cette armée joncha-t-elle le sol, toute flétrie et dispersée.

3. Car l'ange de la mort étendit ses ailes sur le vent, et dans son
rapide passage frappa de son haleine la face de l'ennemi. Les yeux des
guerriers endormis s'éteignirent et se glacèrent: leurs cœurs ne
battirent qu'une fois, et se reposèrent pour toujours.

4. Là gisait le coursier dont les naseaux, largement ouverts, avaient
cessé d'aspirer l'air avec orgueil: l'écume de sa bouche agonisante
blanchissait le gazon, froide comme les bouillons de la vague qui se
brise contre le roc.

5. Là gisait le cavalier roide et pâle, le front humide de rosée, la
cuirasse rongée de rouille. Les tentes étaient muettes, les étendards
abandonnés, les lances immobiles, la trompette silencieuse.

6. Les veuves d'Assur poussent mille cris de douleur; les idoles sont
brisées dans le temple de Baal: la puissance des Gentils, sans être
atteinte par le glaive, s'est fondue comme la neige devant le regard du
Seigneur.



XXIII.

EXTRAIT DE JOB.


1. Un esprit a passé devant moi: j'ai vu face à face l'immortalité
dévoilée;--un profond sommeil ferma tous les yeux, hormis les miens:--il
m'apparut--l'esprit immatériel,--mais divin: la chair qui entoure mes os
frissonna d'une sainte terreur; mes cheveux inondés de sueur se
dressèrent sur ma tête, et voici ce que j'entendis:

2. «L'homme est-il plus juste que Dieu? L'homme est-il plus pur que
celui qui ne croit pas les séraphins eux-mêmes exempts de péril?
Créatures d'argile!--êtres vains qui habitez dans la poussière! les vers
vous survivent;--êtes-vous donc plus justes! Choses d'un jour, vous vous
flétrissez avant la nuit! Race insouciante et aveugle, à laquelle la
sagesse prodigue en vain sa lumière!»

FIN DES MÉLODIES HÉBRAIQUES.



LA MALÉDICTION
DE MINERVE.

      .........._Pallas te hoc vulnere, Pallas Immolat, et pænam
      scelerato ex sanguine sumit_.

   Londres, 1812.


      Ce petit poème est une satire contre lord Elgin, qui avait
      dépouillé la Grèce d'un grand nombre de monumens antiques
      pour en enrichir le muséum de Londres. Voir la vie de Lord
      Byron.

(_N. du Tr._)



LA MALÉDICTION DE MINERVE[174].

[Note 174: Le début de ce poème a été transporté au 3e chant du
_Corsaire_.

(_N. du Tr._)]


Brillant d'une plus aimable splendeur sur la fin de sa carrière, le
soleil couchant s'abaisse avec lenteur le long des collines de la Morée;
il n'offre point, comme dans les climats du Nord; un disque de lumière
obscure, mais un foyer de vives flammes que ne voile aucun nuage. Il
épand ses rayons jaunes sur la mer silencieuse, et dore la vague
verdâtre, étincelante de tremblans reflets. Sur le vieux rocher d'Égine,
et sur l'île d'Hydra, le dieu qui guide l'astre de joie jette en partant
un dernier sourire; il aime à prolonger l'éclat de ses feux sur cette
contrée de prédilection, quoique ses autels n'y reçoivent plus un culte
divin. Cependant les montagnes étendent leur ombre rapide, et la
projettent sur ton golfe glorieux, ô Salamine invaincue! Leurs cimes
bleues, qui se dessinent à travers l'azur plus sombre de l'espace,
revêtent sous le doux regard du dieu les teintes délicates et vraiment
célestes qui marquent sa riante course, jusqu'à ce qu'enfin, dérobé par
une ombre profonde à la terre et à l'Océan, il aille sommeiller derrière
sa colline sacrée; la colline de Delphes. Ainsi, en un soir pareil, il
jetait sur toi sa pâle lumière, ô Athènes!--lorsque le plus sage de tes
sages le vit pour la dernière fois. Avec quelle sollicitude les
meilleurs de tes enfans épiaient ce rayon d'adieu qui devait clore le
dernier jour de leur maître assassiné[175]! Pas encore!--pas
encore!--l'astre s'arrête sur la colline:--l'heure précieuse des adieux
dure encore. Mais triste est la lumière aux yeux de l'agonisant; sombres
sont les couleurs de la montagne, naguère contemplées avec délices.
Phébus semblait répandre les ténèbres sur ce beau pays, ce pays où il
n'avait jamais encore assombri son front: avant qu'il ne disparût
au-dessous du sommet du Cithéron, la coupe fatale fut vidée,--et l'ame
s'envola; l'ame de celui qui dédaigna de craindre ou de fuir, qui vécut
et mourut comme nul mortel ne peut vivre ou mourir. Mais voici la reine
de la nuit! elle étend son silencieux empire depuis la cime du mont
Hymette jusque dans la plaine[176]. Nulles sombres vapeurs, messagères
de la tempête, ne cachent son riant visage ni n'entourent sa forme
brillante. Sous le jeu de ses rayons resplendit le chapiteau de la
blanche colonne, qui salue l'astre d'aimable lumière; et le croissant,
son emblême, environné d'une vacillante auréole, étincelle sur le faîte
du minaret. Les bosquets d'oliviers, épars de loin en loin dans la
vallée où le modeste Céphise répand ses humbles flots, le cyprès
attristant qui s'élève près de la sainte mosquée, la rayonnante tourelle
du joyeux kiosque[177], et là-bas, triste et sombre au milieu de ce
calme solennel, auprès du temple de Thésée, un palmier solitaire: voilà
les objets divers qui, peints de nuances variées, appellent et fixent
les regards,--et insensible serait le mortel qui passerait sans y jeter
un coup d'œil. La mer Égée, dont le bruit ne se fait plus entendre au
loin, repose son sein fatigué de la guerre des élémens: ses vagues, qui
ont repris leurs douces teintes, déploient une immense surface de saphir
et d'or, entremêlée des ombres des maintes îles lointaines, dont
l'aspect semble menaçant,--là, où l'Océan aime à sourire avec grâce.
Ainsi, dans l'enceinte du temple de Pallas, je contemplais les
admirables scènes que m'offraient, alentour, la terre et l'onde,--à moi,
seul et sans ami sur cette contrée magique, dont les arts et les
exploits[178] ne vivent que dans les chants du poète; toutes les fois
que je me retournais pour admirer cet incomparable monument, sacré pour
les dieux, mais non pour la fureur impie des hommes, soudain le passé
renaissait, le présent semblait s'anéantir, et la gloire ne connaissait
pas d'autre séjour que la Grèce.--Les heures s'écoulaient; l'astre de
Diane avait atteint le centre de sa route à travers la voûte azurée, et
je promenais encore mes pas infatigables dans les vains sanctuaires de
maintes divinités évanouies[179], mais surtout dans le tien, ô Pallas!
tandis que la lumière d'Hécate, interrompue par tes colonnes, tombait
avec un éclat plus mélancolique sur les froids pavés de marbre, où le
bruit de la marche saisit l'ame solitaire comme feraient les échos d'une
tombe. Je m'étais abandonné à une longue rêverie; j'avais mesuré toutes
les traces que la Grèce, dans son naufrage, a laissées après elle;
tout-à-coup un fantôme géant s'avance vers moi, et Pallas me salua dans
sa propre demeure. Oui, c'était Minerve elle-même; mais hélas! combien
elle était changée[180]! combien elle différait de la déesse qui, jadis,
errait en armes dans la plaine de Troie! Elle ne m'apparaissait point
telle qu'autrefois, à son ordre, son image apparut sous le ciseau de
Phidias; elle avait perdu la majesté terrible de son front; sa vaine
égide ne portait plus la tête de la Gorgone; son heaume était sillonné
de brèches profondes, et sa lance semblait faible et émoussée, même aux
regards d'un mortel; la branche d'olivier, qu'elle daignait tenir
encore, s'était flétrie en sa main comme sous un contact odieux; son
grand œil bleu, encore le plus beau de l'empire céleste, s'obscurcissait
de larmes divines; autour du casque brisé, la chouette se promenait
lentement, et poussait des cris de deuil comme pour plaindre sa
maîtresse.

[Note 175: Socrate but la ciguë un peu avant le coucher du soleil (heure
fixée pour l'exécution), malgré ses disciples, qui le supplièrent
instamment d'attendre jusqu'à l'entière disparition de l'astre.]

[Note 176: Le crépuscule en Grèce est beaucoup plus court que dans notre
pays; les jours, en hiver, sont plus longs, mais de moindre durée en
été.]

[Note 177: Le kiosque est une espèce de pavillon qui se trouve dans les
jardins turcs. Le palmier est situé hors des murs actuels d'Athènes, non
loin du temple de Thésée: c'est entre ce temple et l'arbre que passe le
mur. Le Céphise est réellement un fort petit ruisseau, et l'Ilissus est
tout-à-fait à sec.]

[Note 178: Il y a dans le texte une paronomase intraduisible:

   _Whose_ arts _and_ arms _but live in poet's lore_.

(_N. du Tr._)]

[Note 179: Encore une paronomase:

   _O'er the_ vain _shrine of many a_ vanished _god_.

Au reste, on peut douter que les paronomases, et surtout cette dernière,
aient été faites à dessein.

(_N. du Tr._)]

[Note 180:

   ........ _Quantum mutatus ab illo
   Hectore, qui redit exuvias indutus Achillei_.

(Virg. _Æn._ II.)

(_N. du Tr._)]

«Mortel (c'était Minerve qui parlait ainsi)! cette rougeur de honte te
déclare Breton;--ce fut naguère un noble nom,--le premier parmi les
peuples forts, le plus glorieux parmi les peuples libres; mais
aujourd'hui il est méprisé par tout le monde, et surtout par moi[181].
On trouvera toujours Pallas à la tête de tes ennemis;--en cherches-tu la
cause? O mortel! regarde autour de toi! Ici même, en dépit de la guerre
et des flammes dévastatrices, je vis expirer toutes les tyrannies qui se
sont succédé durant le cours des âges. J'échappai aux ravages du Turc et
du Goth[182]; mais ta patrie m'envoie un désolateur pire que ces
barbares. Examine ce temple désert et profané; compte les débris sacrés
qui subsistent encore. Ces monumens-_ci_, Cécrops les a
fondés;--_celui-ci_ dut sa beauté à Périclès[183]; _celui-là_, Adrien
l'éleva quand la science s'abandonnait au deuil. Ma reconnaissance aime
à proclamer ce que je dois. Alaric et Elgin firent le reste. Afin qu'on
pût toujours savoir d'où le pillage fondit sur la Grèce, le mur outragé
porte son nom odieux[184]. Voici comment Pallas, reconnaissante, plaide
pour la gloire d'Elgin: sur ce mur est son nom;--mais, avant tout,
contemple ses exploits!

[Note 181: _Now honoured_ less _by all_--_and_ least _by me_.

Littéralement:--maintenant honoré _moins_ par tous, et _le moins
possible_ par moi.

(_N. du Tr._)]

[Note 182: M.A.P. traduit: «_Du Musulman et du Vandale_.» Ce changement
fait peu d'honneur à son savoir historique: les Vandales ne sont jamais
venus en Attique.

(_N. du Tr._)]

[Note 183: Il est ici question de la ville en général, et non de
l'Acropolis en particulier. Le temple de Jupiter Olympien, que quelques
antiquaires supposent être le Panthéon, fut achevé par Adrien: il en
reste encore seize colonnes debout, du plus beau marbre et du plus beau
style.]

[Note 184: On lit dans la relation d'un récent voyage en Orient, que
lorsque l'entrepreneur en chef de ce commerce de spoliations vint
visiter Athènes, il fit inscrire son nom et celui de sa femme sur une
colonne d'un des principaux temples. Cette inscription fut exécutée
d'une façon très-remarquable, et profondément gravée dans le marbre, à
une élévation fort considérable. Malgré ces précautions, il s'est trouvé
un individu qui, sans doute inspiré par la déesse protectrice d'Athènes,
s'est mis à même de parvenir à la hauteur nécessaire, et a effacé le nom
du noble laird, mais sans toucher à celui de lady Elgin. Le voyageur qui
rapporte cette anecdote l'accompagne de la remarque suivante: c'est à
savoir qu'il a fallu du travail et de l'adresse pour atteindre le but,
et que cela n'a pu être exécuté sans un grand zèle et une forte
résolution.]

Ici, soit à jamais accueillie, d'un hommage égal, la mémoire du monarque
Goth[185], et du pair Écossais, digne descendant des Pictes[186]. Les
armes firent le droit de l'un; l'autre n'eut aucun droit, mais il vola
bassement ce que des guerriers moins barbares avaient conquis. Ainsi,
lorsque le lion quitte son sanglant repas, près de là rôde le
loup,--puis, enfin, vient l'ignoble chacal; la chair, les membres, le
sang, voilà ce dont les deux premiers font leur proie; le dernier, vil
animal, ronge les os sans péril. Toutefois, les dieux sont encore
justes, et les crimes sont châtiés; vois ici ce qu'Elgin a gagné et ce
qu'il a perdu! Un autre nom souille avec le sien mon sanctuaire; regarde
cette place que les rayons de Diane dédaignent d'éclairer! C'est déjà
une sorte de réparation qui me fut accordée, quand Vénus eut vengé à
demi l'outrage de Minerve[187].»

[Note 185: M.A.P. met ici _le monarque des Huns_. Alaric était Visigoth,
et non pas Hun ou Vandale. Pourquoi, d'ailleurs, s'écarter du texte
anglais, quand cet écart ne doit amener que bévues?

(_N. du Tr._)]

[Note 186: Les _Pictes_ et les _Scots_ étaient les habitans de
l'ancienne Calédonie, aujourd'hui l'Écosse.

(_N. du Tr._)]

[Note 187: Le nom de sa seigneurie et celui d'_une personne qui ne le
porte plus_ sont gravés en grandes lettres en haut du Parthénon. Non
loin de cette inscription sont les restes mutilés des bas-reliefs qu'on
a brisés dans les vaines tentatives faites pour les enlever.]

Elle se tut un instant, et j'osai répondre en ces termes, pour apaiser
la vengeance qui enflammait son regard:--«Fille de Jupiter! au nom de la
Bretagne outragée, un légitime et vrai Breton peut désavouer le crime!
Ne te courrouce pas contre l'Angleterre;--l'Angleterre ne reconnaît pas
cet homme,--non, protectrice d'Athènes[188]! Le spoliateur fut un
Écossais[189]! Veux-tu savoir la différence? du haut des tours de Phylé,
regarde la Béotie: nous avons aussi la nôtre, c'est la Calédonie. Je
sais trop que dans cette contrée bâtarde la déesse de la sagesse n'a
jamais établi son empire[190]: c'est un sol infertile, où les germes de
la nature sont condamnés à une triste stérilité, où l'esprit languit
dans d'étroites bornes. Ce pays trahit bien sa pauvreté par ses
chardons, emblèmes de tous ceux auxquels il donne la naissance. C'est
une terre de bassesses, de sophismes et de brouillards. Chaque brise de
la nébuleuse montagne et de la plaine marécageuse imprègne de ses
froides pluies la cervelle des habitans, jusqu'à ce qu'enfin, de leurs
têtes humides, s'échappe un torrent hideux comme leur sol et froid comme
leurs neiges. Mille rêves d'avarice et d'orgueil envoient au loin çà et
là tous ces hommes à projets, les uns à l'est, les autres à
l'ouest,--partout, hormis au nord! Ils courent à la recherche de gains
illégitimes. Ainsi maudits soient l'an et le jour où vint ici un Picte
pour déployer sa félonie. Toutefois, la Calédonie s'honore de quelques
enfans de mérite, comme l'épaisse Béotie donna le jour à un Pindare;
puisse le petit nombre de ses lettrés et de ses braves, supérieurs à
l'influence des climats, et vainqueurs de l'oubli des tombeaux, secouer
la sordide poussière d'un pareil sol, et rivaliser d'éclat avec les fils
d'une terre plus heureuse. Ainsi jadis, dans un pays coupable, dix noms
(si on les eût trouvés) auraient sauvé une race perverse[191]!

[Note 188: Il y a dans le texte--_no, Athena_!--c'est le nom grec de
Minerve (Αθήνα). On ne l'a pas transporté en français. M.A.P. a pris ce
nom pour celui de la ville même.

(_N. du Tr._)]

[Note 189: Le mur de plâtre bâti à la façade occidentale du temple de
_Minerva Polias_, porte l'inscription suivante, en caractères taillés à
une assez grande profondeur:

   Quod non fecerunt Gothi,
   Hoc fecerunt Scoti.

(_Hobhouse's Travels in Greece_, etc., page 345.)]

[Note 190: Les Écossais sont des Irlandais bâtards; suivant sir
Callaghan O'Brallaghan.]

[Note 191: Dieu dit à Abraham que s'il y avait eu dix justes à Sodôme,
il n'aurait pas résolu la ruine de cette ville. (_Genèse_, XVIII.)

(_N. du Tr._)]

--Mortel (répliqua la vierge aux yeux bleus[192]), je te le dis encore
une fois, porte mes décrets à ta contrée natale. Mes autels sont tombés,
hélas! mais je puis encore me venger en retirant mes conseils aux
nations comme la tienne. Écoute donc en silence la prophétie sévère de
Pallas: écoute et crois, car le tems t'apprendra le reste. D'abord sur
la tête de l'homme qui accomplit l'œuvre coupable, tombera ma
malédiction,--oui, sur lui et sur toute sa race. Que sans la moindre
étincelle d'intelligence les fils soient à jamais aussi sots que le
père! S'il s'en rencontre un seul dont l'esprit dépare la famille,
tiens-le pour un bâtard né d'un meilleur sang. Que toujours Elgin
babille avec ses artistes à gages, et reçoive les louanges des sots pour
prix de la haine des sages[193]! Que les flatteurs célèbrent longuement
le goût de leur patron, dont le goût le plus noble et le plus
_naturel_--est de vendre;--de vendre, et--le dirai-je? puisse la honte
enregistrer ce jour fatal!--de faire de l'état le receleur de ses
larcins! Cependant West, imbécile adulateur, tournera chaque modèle dans
ses mains paralytiques, et s'avouera lui-même un écolier de
quatre-vingts années[194]. Que tous les athlètes de Saint-Gilles soient
convoqués, afin que l'art et la nature puissent comparer leurs styles.
Tandis que mainte brute bien muselée contemplera dans un ébahissement
stupide _le magasin de pierres_ de sa seigneurie[195], ces fats qui
battent le pavé de Londres se glisseront autour de la porte qu'encombre
la foule, et cela pour tuer le tems et muser, pour babiller et lancer
des œillades. Mainte beauté langoureuse, avec un soupir de convoitise,
jettera un regard curieux sur les statues gigantesques, semblera d'un
œil errant effleurer la salle entière[196], et pourtant remarquera ces
larges derrières et ces membres de longue dimension[197], réfléchira
tristement sur la différence d'_aujourd'hui_ à _autrefois_, s'écriera:
«En vérité, ces Grecs étaient de belle taille!» établira de tristes
comparaisons entre les _hommes du présent_ et les _hommes du passé_, et
enviera à Laïs tous les petits-maîtres de l'Attique. Une belle des tems
modernes eut-elle jamais des amans comme ceux-ci? Hélas! sir Harry n'est
pas un Hercule! Enfin, au milieu de ces badauds, quelque paisible
spectateur, promenant sa vue avec une indignation muette et mêlée de
douleur, admirera le butin, mais détestera le voleur. Abhorré durant sa
vie,--et à peine pardonné dans la tombe, puisse l'infâme ne rencontrer
jamais que la haine pour prix de son avidité sacrilége! Maudit avec le
fou qui livra aux flammes le monument d'Éphèse, la vengeance le suivra
au-delà du sépulcre. Les noms d'Erostrate et d'Elgin seront à jamais
flétris et stigmatisés dans mainte page accusatrice. Condamnés tous deux
à une malédiction éternelle, peut-être le second est-il encore plus
abject que le premier: ainsi, durant les âges encore à naître,
puisse-t-il poser comme une statue fixée sur le piédestal du
mépris[198]! Mais la vengeance ne veille pas que pour lui seul; elle
prépare les futures destinées de ta patrie. C'est la Bretagne qui apprit
à son coupable fils à faire ce que souvent elle a fait elle-même.
Regarde la Baltique en flammes: votre ancien allié gémit encore d'une
guerre perfide[199]. Pallas ne prêta point son aide à de tels exploits,
ne déchira point le contrat qu'elle-même avait dressé; loin de tels
conseils, loin de cette scène de trahison, elle s'enfuit--mais laissa en
arrière son bouclier à tête de Méduse, don fatal qui changea vos amis en
pierre, et laissa la misérable Albion seule et chargée de haine. Regarde
l'Orient, où la race basanée du Gange ébranlera les fondemens de votre
pouvoir usurpateur: voici venir la rebellion qui lève son horrible tête;
voici venir Némésis, vengeresse des victimes que vous avez immolées:
l'Indus roule une onde de pourpre, et réclame un long arriéré de sang
européen. Puissiez-vous tous périr! Pallas, en vous faisant citoyens
d'un état libre, vous défendit de faire des esclaves.

[Note 192: «_The blue-eyed maid_.» Expression homérique, Γλαυκῶπις κόρη.

(_N. du Tr._)]

[Note 193: Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.

(BOILEAU.)]

[Note 194: M. West, en voyant _la collection Elgin_ (je suppose que nous
entendrons bientôt parler de la collection d'Abershaw et de Jack
Shephard[194a]), déclara qu'il n'était dans l'art qu'un vrai novice.]

[Note 194a: Abershaw, célèbre voleur de grands chemins: Jack Shephard,
non moins célèbre enfonceur de portes. Tous deux furent pendus, non pour
avoir _volé_ les _statues_ étrangères, mais pour avoir _violé_ les
_statuts_ nationaux.

(_Edit. anglais_.)]

[Note 195: Le pauvre Crib[195a] fut horriblement embarrassé quand on lui
montra la maison Elgin: il demanda si ce n'était pas _un magasin de
pierres_. Il avait raison, c'était un magasin.]

[Note 195a: Célèbre boxeur.]

[Note 196: _The room with transient glance appears to skim_.

M.A.P. traduit: «_Elles feindront de parler d'un air d'insouciance_...»
Qu'en dire.....

(_N. du Tr._)]

[Note 197: Nous n'avons été ni plus ni moins hardis que le texte:

_Yet marks the mighty back and the length of limb_:

La pudeur de M.A.P. l'a sans doute empêché de traduire ce passage.

(_N. du Tr._)]

[Note 198: Hélas! tous les monumens de la magnificence romaine, tous les
restes du génie grec, si chers à l'artiste, à l'historien, à
l'antiquaire, ne dépendent que de la volonté d'un souverain absolu; et
cette volonté est trop souvent influencée par l'intérêt ou la vanité,
par un neveu ou un sycophante. Faut-il un nouveau palais (à Rome) pour
une famille parvenue?--on dépouille le Colisée pour avoir des matériaux.
Un ministre étranger veut-il orner d'antiques les laides[198a] murailles
d'un château du Nord?--les temples de Thésée ou de Minerve seront
démantelés, et les ouvrages de Phidias ou de Praxitèle arrachés à la
frise brisée. Qu'un oncle caduc, absorbé dans les devoirs religieux de
son âge et de sa place, prête l'oreille aux suggestions d'un neveu
intéressé, cela est naturel: qu'un despote oriental mette à bas prix les
chefs-d'œuvre des artistes grecs, on doit s'y attendre, quoique
néanmoins on ait à déplorer vivement, dans l'un et l'autre cas, les
conséquences d'un tel aveuglement;--mais que le ministre d'une nation
renommée pour connaître la langue et pour respecter les monumens de
l'ancienne Grèce, ait été le promoteur et l'instrument de ces
destructions, cela est presque incroyable. Une telle rapacité est un
crime contre tous les siècles et toutes les générations: elle enlève aux
générations passées les trophées de leur génie et les titres de leur
gloire; aux générations présentes, les plus puissans motifs d'activité,
les plus nobles spectacles que la curiosité puisse contempler; aux
générations futures, les chefs-d'œuvre de l'art, les plus beaux modèles
à imiter. Empêcher le renouvellement de pareilles déprédations est le
souhait de tout homme de génie, le devoir de tout homme puissant, et
l'intérêt commun de toute nation civilisée.

(_Eustace's Classical tour through Italy_, page 269.)

Ces tentatives faites pour transplanter le temple de Vesta d'Italie en
Angleterre, honorent peut-être le patriotisme ou la magnificence de feu
lord Bristol; mais elles ne peuvent être considérées comme une preuve de
goût ou de jugement.

(_Ibid_, page 419.)]

[Note 198a: _Bleak walls_, et non pas _Black walls_, comme M.A.P. l'a
entendu.

(_N. du Tr._)]

[Note 199: Bombardement de Copenhague.

(_N. du Tr._)]

«Regarde votre Espagne: elle presse la main qu'elle hait, mais la presse
avec froideur et vous pousse hors de ses foyers. Portes-en témoignage,
noble Barossa, tu peux dire quels guerriers bravement combattirent et
bravement moururent, tandis que la Lusitanie, bonne et chère alliée, ne
peut envoyer qu'un petit nombre de soldats qui fuient presque aussi
souvent qu'ils combattent: ô glorieuse prouesse! vaincu par la famine
cruelle, le Gaulois se retire une fois, et tout est fini! Quand donc
Pallas vous enseigna-t-elle qu'une seule retraite de l'ennemi réparait
trois longues olympiades[200] de défaites?

[Note 200: Une olympiade est un intervalle de quatre ans.

(_N. du Tr._)]

«Enfin regarde ta patrie elle-même: vous n'aimez pas arrêter vos regards
sur le hideux sourire de l'extrême désespoir. Votre cité est dans le
deuil, malgré le bruit étourdissant de vos fêtes: ici expire la misère
affamée, et plus loin rôde le vol. Vois, tous les citoyens ont perdu
_plus_ ou _moins_, aucun avare ne tremble quand il n'y a plus rien. Qui
osera jamais dire: _Heureux papier, symbole du crédit_[201]! Ce papier
surcharge, comme le plomb; l'aile fatiguée de la corruption. Pourtant
Pallas tira par l'oreille tous les premiers négociateurs des emprunts:
mais ces messieurs dédaignaient alors d'écouter les dieux et les hommes.
Un seul, tout repentant qu'un état fasse banqueroute, invoque Pallas,
mais l'invoque trop tard: puis il se prend de belle passion pour
****[202]; il s'incline devant ce mentor, qui cependant n'a jamais été
ami de Pallas. Les sénats écoutent celui qu'ils n'avaient jamais encore
écouté, sénats jadis trop dédaigneux, et maintenant non moins absurdes.
Telles autrefois les grenouilles raisonnables jurèrent foi et hommage au
soliveau souverain; ainsi vos législateurs saluèrent leur idole
patricienne, comme l'Égypte choisit un oignon pour Dieu. Maintenant,
bonne chance,--jouissez de l'heure qui vous reste; allez,--saisissez
l'ombre de votre puissance évanouie; déclamez sur le mauvais succès de
vos plans les plus chers, votre force est un nom, votre orgueilleuse
richesse un rêve. Il n'est plus cet or, dont le genre humain
s'émerveillait, et des pirates font trafic de tout ce qui en est
resté[203]. Désormais, plus de soldats gagés qui de contrées voisines et
lointaines se précipitent en foule à une guerre mercenaire; le
commerçant oisif languit sur un quai inutile au milieu des ballots
qu'aucun navire ne peut emporter, ou retourne voir ses marchandises se
pourrir pièce à pièce dans ses magasins encombrés: l'ouvrier mourant de
faim brise son métier qui se rouille, et dans son désespoir se révolte
contre la commune misère. Puis, dans le sénat de votre état en
décadence, montre-moi l'homme dont les conseils aient quelque poids.
Vaine est aujourd'hui la voix dont les accens commandaient naguère
l'obéissance. Les factions elles-mêmes cessent de charmer une terre
factieuse, tandis que les sectes rivales ébranlent une île, sœur de
l'Angleterre, et allument d'une main furieuse le bûcher qui couronnera
leur mutuelle destruction.

[Note 201:

   _Blest paper credit, last and best supply,
   That lends corruption lighter wings to fly_.

(POPE cité par Lord Byron.)

«Heureux papier, symbole du crédit, la dernière et la meilleure des
ressources, qui prête au vol de la corruption une aile plus légère.»

(_N. du Tr._)]

[Note 202: _The deal and dover trafiqueurs_ in specie.]

[Note 203: Voir la dernière note de la page précédente.]

«C'en est fait, c'est fini, puisque Pallas a vainement averti, elle
abdique le sceptre; les furies règnent en sa place, elles agitent dans
tout le royaume leurs torches flamboyantes, et de leurs mains
redoutables déchirent ses entrailles. Mais un effort convulsif reste
encore à faire, et la Gaule doit pleurer avant que de charger Albion de
ses chaînes. Les pompeux étendards de la guerre, les bataillons brillans
et gaîment équipés que suit le sourire de la farouche Bellone; la
trompette d'airain et le tambour d'électrique influence; qui portent
défi à l'ennemi avant l'action; le héros tressaillant à l'appel de sa
patrie; la gloire qu'il s'assure en tombant sur le champ d'honneur:
voilà ce qui remplit un jeune cœur de visions enivrantes, et le porte à
anticiper avant l'âge les joies des combats. Mais écoute une leçon que
tu peux recevoir encore; la mort seule n'est qu'un faible prix des
lauriers militaires. Ce n'est pas au fort de la mêlée que le génie du
mal se complaît; pour lui, un jour de bataille est un jour de merci:
mais après l'affaire, après la victoire, quoiqu'il soit abreuvé de sang,
il n'a fait que commencer ses ravages:--ses plus grands exploits, vous
ne les connaissez encore que de nom;--le paysan massacré, la pudeur
outragée, les maisons saccagées et les moissons pillées, tout cela
convient mal à des hommes qui ont vécu dans un état libre. Dis, de quel
œil les bourgeois fuyant dans la plaine apercevront-ils l'incendie de la
ville? Comment verront-ils la longue colonne de flammes agiter son ombre
rouge sur la Tamise épouvantée[204]? Hé bien!--n'en murmure pas, ô
Albion! car c'est ton flambeau qui alluma ces feux de ruine et de mort
depuis le Tage jusqu'au Rhin: si ces feux éclataient sur ton rivage
maudit, réponds, interroge ton cœur, ne les as-tu pas mérités? _Mort
pour mort_, telle est la loi du ciel et de la terre. Qui déclara la
guerre, en regrettera vainement les horreurs.»

[Note 204: _Shake_ his _red shadow o'er the startled Thames_.

Vers que Lord Byron a textuellement répété dans la 6e pièce des
_Miscellanées_, excepté le pronom _his_, qui est remplacé par _its_.
Nous avons déjà eu occasion de signaler quelques emprunts que Byron
s'était faits à lui-même.

(_N. du Tr._)]

FIN DE LA MALÉDICTION DE MINERVE.



L'AGE DE BRONZE,
OU
CARMEN SECULARE ET ANNUS HAUD MIRABILIS.

   _Impar_ congressus _Achilli_.

Ce poème fut composé à l'époque et à l'occasion du congrès de Vérone, en
1822-23.

(_N. du Tr._)



L'AGE DE BRONZE.


1. Le _bon vieux tems_--(car le vieux tems est toujours bon),--le _bon
vieux tems_ n'est plus; le présent pourrait le valoir, si l'on voulait:
de grandes choses ont été et sont encore, et de plus grandes ne
demandent pour naître que la volonté des simples mortels; un plus vaste
espace, un champ plus neuf est ouvert à ceux qui jouent leur jeu _sous
la voûte du ciel_. Je ne sais si les anges pleurent, mais les hommes ont
assez pleuré,--et pourquoi?--pour pleurer encore.

2. Toute chose est frondée,--bonne ou mauvaise, n'importe. Lecteur!
souviens-toi que, lorsque tu n'étais qu'un jouvenceau, Pitt était tout
pour l'Angleterre; ou s'il n'était pas tout, peu s'en fallait, et son
rival lui-même n'était pas bien loin de le regarder comme tel.
Nous-mêmes, oui, nous-mêmes avons vu les géans, enfans du génie,
paraître, comme les Titans, face à face;--Athos et Ida, avec un océan
d'éloquence dont les libres flots bouillonnaient entre les deux
colosses, comme les vagues rugissantes de la mer Égée entre la Grèce et
la Phrygie. Mais où sont-ils,--ces rivaux?--quelques pieds de terre
séparent l'un et l'autre linceul. De quelle paix, de quel pouvoir est
douée la tombe qui réduit tout au silence! abîme dont les ondes, sans
bruit et sans orages, engloutissent le monde. _La poussière retourne en
poussière_, voilà un thème bien vieux; mais tout n'est pas encore dit.
Le tems n'adoucit pas cette loi terrible;--toujours le ver déroule ses
froids replis; le sépulcre garde sa forme,--qui, variée au dehors, pour
tous au-dedans est la même; quel que soit l'éclat de l'urne funéraire,
la cendre demeurera toujours glacée. Quoique la momie de Cléopâtre
traverse la mer où Marc-Antoine abandonna l'empire pour suivre cette
reine; quoique l'urne d'Alexandre soit offerte en spectacle dans ces
contrées à lui-même inconnues dont il souhaitait la conquête en
pleurant:--combien enfin nous semblent vains et pis que vains les désirs
de l'insensé guerrier, les pleurs du monarque macédonien! Il pleurait
faute de mondes à conquérir!--La moitié des peuples de la terre ne sait
pas son nom; ou sait tout au plus sa naissance, sa mort et quels pays il
désola; tandis que la Grèce, sa patrie, désolée à son tour, a tout perdu
sans même gagner la paix de la désolation. _Il pleurait faute de mondes
à conquérir_! Lui qui ne conçut jamais le globe terrestre, il tremblait
de n'en pas avoir assez! et pourtant il ignorait même l'existence de ce
pays bruyant d'affaires, de cette île septentrionale qui possède
aujourd'hui l'urne du conquérant sans avoir jamais connu son sceptre.

3. Mais où est-il, le moderne conquérant, homme encore plus puissant,
qui, sans être né roi, attela les monarques à son char; le nouveau
Sésostris, traîné naguère par ces esclaves couronnés, qui, délivrés
maintenant du harnois et du mors, pensent avoir des ailes, et dédaignent
la poussière où tout-à-l'heure ils rampaient enchaînés aux roues de
l'empire du chef suprême? Oui!--où est-il, le _champion et
l'enfant_[205] de tout ce qui est grand ou petit, sage ou insensé? ce
joueur de royaumes, avec les trônes pour enjeu, la terre pour tapis,--et
pour dés, les ossemens humains? Contemple le grand résultat: vois cette
île lointaine et solitaire, et, suivant l'impulsion de ta nature, pleure
ou souris. Gémis d'apercevoir l'aigle altier réduit dans son courroux à
ronger les barreaux de son étroite cage; souris de surprendre le
vainqueur des nations s'abaissant chaque jour à chicaner pour le manger
et le boire; pleure en le voyant durant son repas se chagriner pour
quelques plats trop peu garnis, pour le vin fourni trop chichement, pour
de misérables querelles sur de misérables objets. Est-ce là l'homme qui
châtiait ou festoyait les rois? Vois les balances où son destin se
pèse,--le certificat d'un chirurgien et les harangues d'un noble comte!
Le retard d'un buste, le refus d'un livre, voilà ce qui peut troubler le
sommeil de celui qui tint en éveil le monde entier. Est-ce bien là, en
vérité, le dompteur des grands de la terre, lui qui maintenant est
l'esclave de tout ce qui peut tracasser et irriter,--du vil geôlier, de
l'espion qui partout se glisse, de l'étranger qui, ses notes en main,
porte sur tout un regard curieux? Plongé dans un cachot, il aurait
encore été grand. Mais combien fut bas, combien petit ce moyen terme
entre une prison et un palais, cet état d'humiliation où peu d'ames
purent comprendre ce qu'il avait à souffrir! Vaines furent ses
plaintes:--mylord[206] présente le bill; ce qu'il faut d'alimens et de
vin est dûment réglé. Vaine fut sa maladie:--jamais climat ne fut si pur
d'homicide,--en douter c'est un crime; et le chirurgien qui soutint la
cause de l'illustre captif a perdu sa place, mais en obtenant les
applaudissemens du monde. Mais souris maintenant:--quoique les angoisses
du cerveau et du cœur dédaignent et défient les tardifs secours de
l'art; quoiqu'il n'y ait autour du lit de mort que ces rares amis,
compagnons de l'exil, et le portrait de ce bel enfant que son père
n'embrassera jamais;--quoique à cette heure même s'éteigne le génie que
le genre humain vénéra long-tems et vénère encore:--souris,--car l'aigle
enchaîné brise ses fers, et regagne des sphères plus élevées que ce
monde-ci.

[Note 205: _The champion and the child_.

Lord Byron a eu sans doute en vue la qualification expressive que M.
Pitt appliqua à Bonaparte: «_The child and champion of jacobinism_;
l'enfant et le champion du jacobinisme.»

(_Note d'un éditeur anglais_.)]

[Note 206: Lord Castlereagh, marquis de Londonderry.

(_N. du Tr._)]

4. Oh! si cet esprit, qui prend l'essor vers le ciel, conserve encore un
obscur souvenir de son règne brillant, combien il doit sourire, en
abaissant son regard sur la terre, à voir le peu qu'il fut, le peu qu'il
voulut être! Oui, quoiqu'il ait imposé son nom à un empire plus vaste
que son ambition presque sans bornes; quoique tour à tour, placé au
faîte de la gloire, plongé dans le plus profond abîme de revers, il ait
goûté les douceurs et l'amertume de la puissance; quoique les rois, à
peine échappés d'esclavage, aient voulu dans l'accès de leur joie se
faire les singes de _leur_ tyran: combien il doit sourire en se tournant
vers ce tombeau solitaire, le plus noble monument qui s'élève au-dessus
des flots[207]! Oui, quoique son geôlier, rigoureux jusqu'au dernier
moment, ait pu à peine se persuader que le plomb du cercueil fût une
prison sûre, et qu'il n'ait pas permis de tracer une misérable ligne qui
datât la naissance et la mort de l'homme caché sous le sépulcre,--ce nom
consacrera le rivage jusqu'alors ignoré, c'est un talisman dont jamais
la vertu n'a échoué, excepté pour celui qui le porta. Les flottes qui
fendent les vagues devant la brise d'orient entendront leurs matelots
saluer Sainte-Hélène du haut des mâts. Quand la colonne triomphale de la
Gaule ne s'élèvera plus qu'au milieu du désert comme aujourd'hui la
colonne de Pompée, le rocher qui possédera ou du moins aura possédé
l'illustre cendre, couronnera l'Atlantique comme ferait le buste du
grand homme, et la nature toute-puissante environnera ses augustes
funérailles de plus d'honneur que l'avare envie n'en refuse. Mais que
lui importe, à lui, tout cela? Le désir de la gloire touche-t-il un pur
esprit ou une argile ensevelie?--Le héros mort prend-il quelque souci de
son tombeau? aucun, s'il sommeille,--et pas davantage s'il existe. Son
ombre plus clairvoyante sourira à la grossière caverne de cette île
hérissée de rochers, comme si ses restes eussent trouvé pour demeure
dernière l'antique Panthéon ou la copie gauloise du temple romain. Lui,
il n'en a pas besoin. Mais la France sentira la nécessité de cette
faible mais dernière consolation[208]; honneur, gloire, loyauté, tout
l'oblige à réclamer les ossemens de son empereur pour élever au-dessus
une pyramide de trônes, ou, quand elle engagera le combat, en former,
comme de la cendre de Dugueselin[209], un victorieux talisman. Mais
quoiqu'il en soit aujourd'hui,--le tems viendra peut-être où son nom
battra l'alarme comme le tambour de Ziska[210].

[Note 207: _The proudest sea-mark that o'ertops the wave_!

Mot à mot, l. p. n. _balise_ q. s'é., etc. Nous avons craint d'employer
cette expression technique de la langue des marins, parce qu'elle est
fort peu connue.--Quand nous sommes inexacts, nous en avertissons
toujours le lecteur.

(_N. du Tr._)]

[Note 208: La prophétie de Lord Byron se réalise aujourd'hui. (_N. du
Tr._)]

[Note 209: Dugueselin mourut durant le siége d'une ville[209a]. Elle se
rendit, et les clefs en furent apportées et placées sur la bière du
capitaine breton, en sorte que la place parut se rendre à ses mânes.]

[Note 209a: Châteauneuf de Randon, dans le Gévaudan (Lozère).

(_N. du Tr._)]

[Note 210: Jean Ziska, gentilhomme bohémien, chef des Hussites. A sa
mort, il ordonna que son corps fût laissé sans sépulture, et que l'on
fît de sa peau un tambour: il assurait que les ennemis prendraient la
fuite aussitôt qu'ils en entendraient le bruit. On dit que les Hussites
accomplirent sa volonté, et qu'en effet les catholiques s'enfuirent en
plusieurs batailles au bruit de ce tambour.

(_N. du Tr._)]

5. O ciel, dont il fut en puissance une image! O terre, dont il fut une
noble créature! Et toi, île pour long-tems illustre, qui vis l'aiglon
sans plumes sortir de sa coquille[211]! Alpes, qui le contemplâtes, à
l'aurore de son vol, planer vainqueur en cent combats! Rome, qui le vis
surpasser les exploits de ton César!--(Hélas! pourquoi, lui aussi,
franchit-il le Rubicon,--le Rubicon des droits de l'homme réveillé à la
liberté,--et cela pour se mêler au troupeau vulgaire des rois et de
leurs parasites?) Égypte, où les Pharaons, oubliés dans ces tombeaux
dont la date est perdue, se levèrent de leur long sommeil, et frémirent,
au fond de leurs pyramides, d'entendre retentir à leur oreille les
foudres d'un nouveau Cambyse, tandis que les ombres de quarante
siècles[212] bordaient, comme des géans étonnés, les ondes fameuses du
Nil, ou, du haut de l'immense pyramide, regardaient le désert peuplé de
combattans, qui, comme sortis de l'enfer, jonchaient de leurs cadavres
les sables stériles pour engraisser cette terre jusqu'alors privée de
culture! Espagne, qui, oubliant un moment le Cid, vis la bannière
tricolore insulter Madrid! Autriche, dont la capitale fût deux fois
prise et deux fois épargnée, et qui récompensas la clémence par la
trahison! Vous, race de Frédéric!--vous, Frédérics de nom et en
perfidie,--qui avez tout hérité de votre père, sauf sa gloire;--qui,
tombés par terre à Iéna, tombés à genoux à Berlin[213], ne vous
relevâtes que pour suivre le vainqueur! Et vous qui demeurez où demeura
Kosciusko, qui vous souvenez encore de n'avoir pas acquitté la sanglante
dette de Catherine Pologne! où l'ange de la vengeance passa, mais qu'il
laissa comme il l'avait trouvée, toujours déserte, oublieuse de tes
imprescriptibles droits, de ton peuple distribué en lots et de ton nom
éteint, de tes soupirs pour la liberté, de tes longues et abondantes
larmes, de ce son qui froisse l'oreille du tyran--Kosciusko! aux
armes!--aux armes!--aux armes!--la guerre a soif du sang des serfs et de
leur czar: le soleil brille sur les minarets de Moscou, cité à demi
barbare, mais c'est un soleil couchant.--Moscou! limite de la longue
carrière du héros,--en vain le désir de te voir arracha jadis à
l'indomptable Charles[214] une larme glacée;--_lui_, il te vit;--mais
comment? avec tes clochers et tes palais en proie à un commun incendie.
Oui, le soldat y prêta sa mèche enflammée, le paysan donna le chaume de
sa cabane, le marchand livra ses magasins, le prince son château,--et
Moscou ne fut plus! O le plus sublime des volcans! les feux de l'Etna
pâlissent devant les tiens, et les perpétuelles flammes de l'Hécla sont
peu de chose: le cratère du Vésuve n'offre plus qu'un spectacle usé, bon
pour des _touristes_[215] ébahis: toi seul restes sans rival jusques à
l'embrasement futur où doivent expirer tous les empires. Et toi; autre
élément, non moins fort et non moins sévère pour donner aux conquérans
une leçon dont ils ne profiteront pas, toi, dont l'aile glacée frappa de
défaillance l'armée ennemie, et fis tomber un héros à chaque flocon de
neige; combien tes victimes souffrirent sous les coups de ton bec
engourdissant et les étreintes de ta serre muette, jusqu'à ce que les
bataillons succombassent à une dernière et unique angoisse! Vainement la
Seine cherchera sur ses rives les rangs serrés de ses joyeux soldats:
vainement la France rappellera sous l'ombre de ses vignes ses jeunes
enfans; leur sang coule à flots plus pressés que ses vins, ou, durci en
glace humaine, reste immobile dans ces momies congelées qui gisent dans
les plaines polaires. Vainement l'Italie voudrait réchauffer, sous le
large disque de son soleil, ses guerriers, qui, vaincus par l'hiver,
disent adieu pour jamais aux rayons de l'astre de vie. De tous les
trophées amassés par la guerre, que restera-t-il au retour? Le char
brisé du conquérant! son courage encore tout entier! De nouveau le cor
de Roland a sonné, et non pas en vain. Lutzen, où le monarque suédois
périt jadis au milieu de la victoire[216], voit Napoléon triompher, mais
hélas! ne le voit pas mourir. Dresde, regarde trois despotes fuir devant
leur souverain,--souverain comme auparavant; mais la fortune épuisée
abandonne son favori, et la trahison de Leipsick oblige à la fuite le
mortel jusqu'alors invaincu; le chacal saxon délaisse le lion pour se
faire le guide de l'ours, du loup et du renard; le roi des forêts
rétrograde jusques à son antre, ressource dernière de son désespoir,
mais il n'y trouve point asile! Oui, contrées qu'il a parcourues, je
vous atteste une à une, et toutes ensemble[217]! O France, dont les
vastes et belles campagnes furent foulées comme une terre ennemie, et
disputées pied à pied jusqu'à ce que la trahison, qui seule triompha de
lui, eût de la colline de Montmartre promené ses regards sur Paris
abattu! Et toi, île qui aperçois de tes remparts la riante Étrurie, toi,
refuge momentané de l'orgueilleux héros, toi dans les bras de qui le
jeta le danger, fiancée qui le pleures encore! O France, reconquise par
une simple marche à travers un immense arc de triomphe! ô sanglant et
trois fois inutile Waterloo, qui prouves comme les sots peuvent aussi
avoir leur heureuse fortune, gagnée moitié par bévue, moitié par
perfidie! O sombre Sainte-Hélène, avec ton geôlier cruel,--écoute,
écoute Prométhée[218], du haut de son rocher, en appeler à la terre, à
l'air, à l'océan, à tout ce qui sentit ou sent encore sa puissance et sa
gloire, à tous ceux qui entendront un nom éternel comme le cours des
ans: il leur enseigne une maxime si long-tems, si souvent, si vainement
enseignée,--il leur apprend à ne jamais forfaire au devoir. Un seul pas
dans la vertu eût fait de cet homme le Washington de mondes asservis: un
seul pas dans la route contraire a livré son nom aux caprices des vents;
roseau de la fortune et fléau des trônes, il fut de la renommée le
Moloch ou le demi-dieu, le César de sa patrie, l'Annibal de l'Europe,
mais sans une chute aussi honorable que la leur. Pourtant la vanité même
aurait pu lui enseigner un chemin plus sûr vers la gloire où il
aspirait, en lui montrant sur la stérile page de l'histoire dix mille
conquérans pour un seul sage. Tandis que vers les cieux monte la
paisible mémoire de Franklin,--de Franklin, calmant la foudre qu'il fit
descendre d'en haut, ou tirant du sein d'une terre non moins embrasée la
liberté et la paix pour une nation fière d'un tel enfant; tandis que
Washington est un cri de ralliement qui ne périra qu'avec les échos des
airs; tandis que l'Espagnol lui-même, si avide d'or et de guerre, oublie
Pizarre pour proclamer le nom de Bolivar:--hélas! pourquoi faut-il que
cette même Atlantique, qui donna le signal de la liberté, ceigne le
tombeau d'un tyran,--roi des rois, et pourtant esclave des esclaves; de
celui qui rompit les fers de tant de millions d'hommes pour reconstruire
la chaîne que son bras avait mise en pièces, et qui méconnut les droits
de l'Europe et les siens propres pour tomber entre un cachot et un
trône.

[Note 211: _That saw'st the unfledged eaglet chip his shell_.

Mot à mot, _amenuiser_, amincir sa coquille. Nous trouvons une métaphore
pareille dans ce beau vers d'_Hernani_, que des _gens d'un goût
difficile_ ont dit avoir _odeur de cuisine_..... Pauvres gens!

   J'écraserais dans l'œuf ton aigle impériale.

(_N. du Tr._)]

[Note 212: Imité de Napoléon.

(_N. du Tr._)]

[Note 213: _Who_ crushed _at Iena_, crouched _at Berlin_, etc. Nous
avons essayé de rendre ce jeu de mots par un équivalent. Ce n'est pas la
première fois que nous signalons les calembours, ou, pour parler plus
noblement, les paronomases de Byron, même dans un sujet sérieux.

(_N. du Tr._)]

[Note 214: Charles XII, roi de Suède.

(_N. du Tr._)]

[Note 215: En Angleterre, on regarde les voyages comme le complément
d'une éducation libérale. Un jeune homme doit faire son _tour_, et l'on
nomme _tourist_ celui qui parcourt ou a parcouru la France, la Suisse,
l'Italie, etc.

(_N. du Tr._)]

[Note 216: Gustave-Adolphe, père de Christine, périt en 1632, à la
bataille de Lutzen, qu'il gagna sur les Impériaux. Tout le monde sait
que Bonaparte gagna aussi à Lutzen, en 1813, une grande bataille.

(_N. du Tr._)]

[Note 217: Le texte anglais s'exprime avec une concision merveilleuse,
que j'ai crue intraduisible, et qui m'a presque obligé à une paraphrase.

_Oh ye! and each, and all_!

(_N. du Tr._)]

[Note 218: Je renvoie le lecteur au premier monologue de Prométhée dans
Eschyle, lorsque sa suite l'a laissé seul, et avant l'arrivée du chœur
des nymphes de la mer.]

6. Mais il n'en sera pas toujours de même:--l'étincelle a brillé:--voici
que l'Espagnol basané ressent ses anciennes ardeurs; ce même courage qui
repoussa les Maures durant huit cents longues années de mutuels
massacres, le voilà qui renaît,--et où donc? sous ce climat de vengeance
où jadis l'Espagne fut un synonyme du crime, où Cortès et Pizarre
portèrent leurs bannières; le jeune continent renie enfin son nom de
_Nouveau-Monde_: c'est le _vieil_ esprit d'indépendance qui ranime de
son souffle brûlant les ames de ces corps dégradés, tel qu'autrefois il
chassa le Perse loin du rivage où la Grèce _a été_:--mais, que dis-je?
la Grèce revit à cette heure. Une cause commune rassemble en myriades
unanimes les esclaves de l'est ou les îlotes de l'ouest: déployé sur les
cimes des Andes et de l'Athos, le même étendard brille sur l'un et
l'autre monde; l'Athénien ressaisit l'épée d'Harmodius, le guerrier du
Chili abjure son maître étranger; le Spartiate se reconnaît encore pour
Grec; la liberté naissante orne le cimier des Caciques. Vainement les
despotes, qui débattent leurs intérêts sur l'autre bord, ferment
l'oreille aux rugissemens de l'Atlantique réveillée: le flux impétueux
s'avance par le détroit de Calpé[219], chemine légèrement à travers la
France, terre à demi domptée, fond sur le berceau de l'antique Espagnol,
et tente d'unir l'Ausonie à l'immense Océan: mais, éloigné de là pour un
moment, et non pour toujours, il envahit la mer Egée, qui se rappelle le
jour de Salamine.--C'est là, oui, c'est là que les vagues se
soulevèrent, et non point pour être endormies par les victoires d'un
tyran. Les peuplades isolées, perdues, abandonnées dans leurs pressans
dangers par les chrétiens à qui elles donnèrent leur foi, les campagnes
désolées, les îles ravagées, les discordes nourries, la fraude
encouragée, les promesses de secours adroitement éludées, et tous ces
froids délais de plus en plus prolongés dans l'unique espérance de
s'assurer une proie,--voilà ce qui parlera assez haut, voilà comment la
Grèce fera voir qu'un ami perfide est pire que l'ennemi le plus furieux.
Mais c'est très-bien: la Grèce seule doit délivrer la Grèce, et non pas
le barbare avec son masque de paix. Comment l'autocrate pourrait-il tout
à la fois régner sur un parc de serfs, et rendre aux nations la liberté?
Mieux vaut encore servir le hautain Musulman, que de grossir la caravane
pillarde des Cosaques; mieux vaut travailler pour des maîtres, que de
veiller, esclave des esclaves; devant la porte d'un château
russe;--d'être dénombrés par troupeaux, traités comme un capital
d'hommes, comme un immeuble vivant qui n'existe que pour l'esclavage, et
donnés par milliers au premier courtisan qui sut capter la faveur du
czar, tandis que le propriétaire immédiat ne goûte jamais le sommeil
_sans_[220], songer aux déserts de la Sibérie. Ah! mieux vaut cent fois
succomber à son désespoir; plutôt conduire le chameau que devenir le
pourvoyeur de l'ours!

[Note 219: Détroit de Gibraltar. Calpé est l'une des colonnes d'Hercule.

(_N. du Tr._)]

[Note 220: Le mot est en français dans le texte, au lieu de _without_,
sans aucune autre raison que celle du mètre.

(_N. du Tr._)]

7. Mais ce n'est pas seulement sous cet antique climat où la liberté
date sa naissance avec la naissance du tems, ni seulement aux lieux où,
plongée dans la nuit, la foule des Incas apparaît comme un nuage
obscur;--non, ce n'est pas là seulement que l'aurore vient de renaître.
La célèbre, la romantique Espagne repousse de nouveau les usurpateurs
loin de son sol. Les légions romaines ou les hordes puniques ne
demandent plus ses campagnes pour lice aux exploits de leurs glaives. Ni
le Vandale, ni le Visigoth ne souillent plus les plaines qui abhorrent
l'un et l'autre de la même haine. Le vieux Pélayo[221] ne rassemble plus
sur sa montagne les braves guerriers qui léguèrent à leurs fils mille
ans de combats: cette race a été semée et moissonnée; comme s'en
souvient encore maintes fois le Maure qui soupire sur son triste rivage.
Long-tems, dans la chanson du paysan et dans la page du poète, a vécu la
mémoire d'Abencérage: les _Zégri_ et les anciens vainqueurs, à leur tour
vaincus et captifs, sont rentrés dans le barbare pays d'où ils
sortirent. Ils ont disparu,--eux, leur foi, leurs épées, leur empire.
Mais ils ont laissé des ennemis plus antichrétiens[222] qu'eux-mêmes; le
monarque bigot ou le prêtre bourreau[223], l'inquisition avec ses
solennels bûchers, le sanglant _auto da fe_[224], dont la flamme se
nourrit de chairs humaines, et que préside le Moloch catholique,
froidement cruel, fixant avec joie son œil inexorable sur cette
flamboyante fête de mort. Le souverain, tour à tour trop sévère ou trop
faible; l'orgueil se targuant de la paresse; les nobles abâtardis par
une longue décadence; l'hidalgo avili; le paysan, moins dégénéré, mais
encore plus dégradé; le royaume dépeuplé; une marine, jadis si fière,
devenue oublieuse de la mer; les phalanges, jadis impénétrables,
complètement désorganisées; la forge où se formaient les lames de
Tolède, depuis long-tems oisive; les trésors étrangers affluant chez
toutes les nations étrangères, hormis chez celle qui les acheta de son
propre sang; cette langue elle-même, digne rivale de la langue de Rome,
et naguères aussi commune aux peuples que leur idiôme maternel,
désormais négligée ou même oubliée:--telle fut l'Espagne; telle,
dorénavant, elle n'est, ni ne sera plus. Les plus terribles de ses
ennemis, les usurpateurs de son sol, ont senti ce qu'a pu faire l'esprit
de l'antique Numance ressuscité dans la Castille. Sus! sus! debout!
indompté torréador! Le taureau de Phalaris renouvelle ses mugissemens. A
cheval, noble hidalgo! ce n'est pas en vain que renaît le cri des
anciens jours:--«Iago! et fermons l'Espagne[225]!» Oui, fermez-la dans
l'enceinte de vos bataillons, élevez la barrière armée que rencontra
Napoléon.--Une guerre d'extermination; les plaines désertes, les rues
sans autres habitans que des cadavres; la sauvage Sierra, retraite de la
troupe plus sauvage des guérillas aux panaches de vautour, de ces
guerriers toujours prêts à fondre comme des éperviers sur leur proie;
Saragosse désespérée, puissante encore dans sa chute; l'homme égal en
force à un pur esprit, et la jeune fille brandissant son glaive mieux
que l'amazone elle-même; le couteau d'Aragon[226], l'acier de Tolède, la
fameuse lance de la chevaleresque Castille; la carabine catalane,
toujours fidèle au but: les coursiers d'Andalousie en avant-garde; les
torches allumées pour faire de Madrid une autre Moscou: enfin, l'esprit
du Cid passé dans tous les cœurs:--voilà quelle a été, quelle est,
quelle sera l'Espagne. Avance donc, ô France, pour conquérir--non pas
l'Espagne, mais ta propre liberté.

[Note 221: Plus connu sous le nom de Pélage. Nous avons, d'après Lord
Byron, donné le nom espagnol, avec sa véritable orthographe.

(_N. du Tr._)]

[Note 222: Le texte dit _Yet left more_ antichristian _foes than they_.

(_N. du Tr._)]

[Note 233: Le texte dit _boucher. The butcher priest_.

(_N. du Tr._)]

[Note 224: Acte de foi. Le texte anglais n'a conservé de l'espagnol que
le mot _auto_ (_faith's red auto_): nous ne pouvions dire _auto_ de foi.

(_N. du Tr._)]

[Note 225: Ancien cri de guerre espagnol.]

[Note 226: Les Aragonais ont une adresse particulière à se servir de
cette arme, et ils l'ont surtout déployée dans les dernières guerres
contre les Français.]

8. Mais que vois-je? Un congrès! C'est le nom solennel qui rendit libre
l'Atlantique! Pouvons-nous espérer même chose pour l'Europe vieillie et
usée? A ce nom s'élèvent, comme autrefois l'ombre de Samuel devant les
monarchiques regards de Saül, les prophètes de la jeune liberté,
convoqués des lointains climats de Washington et de Bolivar; Henri[227],
ce Démosthène des forêts, qui lança les foudres de sa voix contre le
Philippe des mers; le stoïque Franklin, ombre énergique, enveloppée des
feux célestes que sa main apaisa; et Washington, dompteur des tyrans.
Les voilà tous qui s'éveillent, et qui nous commandent de rougir de nos
vieilles chaînes ou de les briser. Mais, hélas! _qui_ sont-ils, ceux qui
composent ce sénat d'élus destinés à racheter la foule? _Qui_ sont-ils,
ceux qui renouvellent ce nom sacré, jusqu'alors départi aux conseils
assemblés pour le bonheur du genre humain? Quels hommes se réunissent
aujourd'hui à ce vénérable appel? C'est la sainte-alliance, qui dit que
trois font tout. Terrestre trinité, qui revêt une apparence céleste,
comme le singe contrefait l'homme! Unité pieuse, formée dans le dessein
unique--de fondre trois sots en un Napoléon. Ah! l'Égypte eut des dieux
raisonnables en comparaison des nôtres: ses chiens et ses bœufs
connaissaient leur véritable place, et, demeurant en repos dans leur
chenil ou leur étable, ils ne se souciaient que d'être bien et dûment
nourris; mais aux nôtres, plus affamés, il faut encore quelque chose de
plus, le pouvoir d'aboyer et de mordre, de répandre le sang et dévorer
les chairs vivantes. Oh! combien étaient plus heureuses que nous les
grenouilles du bon Ésope! car nous avons pour maîtres des soliveaux
animés, qui étendent çà et là leur masse méchante, et accablent les
nations sous leurs stupides coups, dans la crainte insensée de laisser
quelque ouvrage à la cigogne révolutionnaire.

[Note 227: Ce Henri, célèbre patriote, est un des hommes les plus
extraordinaires, et peut-être un des moins connus en Europe; il se
distingua, dans la révolution de l'Amérique, par un talent merveilleux.
Ce fut un _phénomène_, même pour un tems de révolution.

(_Note d'un édit. anglais_.)]

9. O trois fois heureuse Vérone, depuis que brille sur toi l'impériale
présence de la nouvelle trinité! Fière d'un tel honneur, ton sol perfide
oublie la tombe tant vantée de _tous les Capulets_, tes
Scaliger,--(qu'était en effet _le grand chien_, «_can grande_», que je
me hasarde de traduire, auprès de ces singes bien plus sublimes?)--ton
poète Catulle, dont les vieux lauriers cèdent à ces lauriers nouveaux;
ton amphithéâtre où les Romains siégèrent; le Dante dont tu accueillis
l'exil; ton bon vieillard[228] pour qui le monde entier était dans ton
enceinte, et qui ne savait point qu'il y eût quelque chose au-delà; ah!
plût à Dieu que les hôtes royaux que tu renfermes lui ressemblassent au
point de ne jamais sortir de tes murs! Courage! poussez mille cris de
joie, gravez des inscriptions, élevez des monumens de honte pour dire à
la tyrannie que le monde est dompté! Courez en foule au théâtre avec une
rage de loyauté: la comédie n'est pas sur la scène, le spectacle est
riche en rubans et en croix.

[Note 228: Le fameux vieillard de Vérone.]

Allons, bonne Italie, regarde à travers les barreaux de ta prison;
applaudis, on te le permet: pour cela, tes mains chargées de fers sont
libres.

10. Brillant spectacle! voyez le czar fat, l'autocrate des valses et des
combats, aussi désireux d'un _bravo_ que d'un royaume, et tout aussi
propre à manier un éventail qu'à porter un casque; beau comme un
Calmouk, spirituel comme un Cosaque; ame généreuse tant qu'elle n'est
pas atteinte par les frimas; se laissant à demi amollir par un dégel
libéral, mais reprenant sa dureté première toutes les fois que le soleil
levant est environné de nuages; sans autre objection à la vraie liberté,
sinon que les nations deviendraient libres. Comme l'impérial dandy jase
bien sur la paix! comme il est prêt à délivrer la Grèce, si les Grecs
voulaient être ses esclaves! Avec quelle noblesse il a rendu aux
Polonais leur diète, puis commandé à la belliqueuse Pologne de demeurer
en repos! Avec quelle bonté il enverrait les aimables pulks[229] de la
douce Ukraine faire la leçon à l'Espagne! Avec quelle majesté royale
montrerait-il à la fière Madrid sa gracieuse personne, long-tems
inconnue aux peuples du Sud! Bonheur acheté à bon marché, le monde
entier le sait,--en ayant les Moscovites pour amis ou pour ennemis.
Continue, monarque homonyme de l'illustre fils de Philippe!

[Note 229: Mot russe, par lequel on désigne particulièrement les bandes
de Cosaques.

(_N. du Tr._)]

La Harpe, ton Aristote, te fait signe. Ce que fut la Scythie à l'ancien
Alexandre, l'Ibérie le sera à toi et à tes Scythes. Jeune homme déjà un
peu mûr, songe à ton prédécesseur sur les bords du Pruth: si sa destinée
doit être aussi la tienne, tu as pour t'aider plus d'une vieille femme,
mais point de Catherine[230]: l'Espagne aussi a des rochers, des
rivières et des défilés;--l'ours peut tomber dans les piéges du lion.
Les plaines ardentes de Xérès sont fatales aux Goths: crois-tu que le
vainqueur de Napoléon doive céder à tes armes? Mieux vaut améliorer tes
déserts, changer tes épées en socs de charrue, raser et laver tes hordes
de Baskirs, arracher tes états à l'esclavage et au knout; que de
t'engager tête baissée dans une route funeste, pour infester de tes
hideuses légions la contrée où les lois sont aussi pures que le ciel.
L'Espagne n'a pas besoin d'engrais: son sol est fertile, mais elle ne
nourrit pas ses ennemis: ses vautours se sont rassasiés depuis peu;
voudrais-tu leur fournir une nouvelle proie? Hélas! tu ne seras pas
conquérant, mais pourvoyeur. Je suis Diogène, quoique Russes et Huns se
tiennent devant mon soleil et celui de plusieurs millions d'hommes: mais
si je n'étais pas Diogène, j'aimerais mieux me traîner comme un ver que
d'être un _tel_ Alexandre! Soit esclave qui voudra: le cynique sera
libre; son tonneau a des murailles plus dures que Sinope[231]; toujours
il aura en main sa lanterne, pour découvrir sur le visage des monarques
_un honnête homme_.

[Note 230: L'adresse de Catherine tira d'embarras Pierre, surnommé le
Grand (sans doute, par pure courtoisie), lorsqu'il était entouré par les
Musulmans sur les bords du Pruth.]

[Note 231: Patrie de Diogène le Cynique.

(_N. du Tr._)]

11. Et cependant, que fait la Gaule, terre prolifique des ultras _nec
plus ultra_, et de leur bande de mercenaires? Que font ses chambres
bruyantes, et sa tribune, où chaque orateur grimpe avant de trouver une
parole, et quand elle est trouvée, entend pour réponse _le mensonge_,
qui fait écho tout alentour? Les représentans de notre Grande-Bretagne
daignent quelquefois écouter: un sénat gaulois a plus de langues que
d'oreilles: _Constant_ lui-même, leur unique maître en débats
politiques[232], doit se battre prochainement pour justifier en
champ-clos son discours. Mais ceci coûte peu aux vrais Français, qui
toujours aimèrent mieux combattre qu'écouter, fût-ce leur propre père.
Qu'est-ce, en effet, que se tenir ferme devant les boulets, au prix de
l'obligation d'être long-tems attentifs, et de ne jamais interrompre?
Telle n'était point en vérité la méthode de la vieille Rome, lorsque
Cicéron frappait de son tonnerre les échos du Forum: mais Démosthène a
sanctionné le fait, en définissant l'éloquence _de l'action, toujours de
l'action_.

[Note 232: Byron oublie le général Foy, Manuel, M. Royer-Collard, et
tant d'autres orateurs dont le nom ne s'offre pas tout de suite à notre
plume.

(_N. du Tr._)]

12. Mais où est le monarque? a-t-il dîné? ou bien gémit-il encore sous
la pesante dette de l'indigestion? Les _pâtés_[233] révolutionnaires se
sont-ils soulevés, et les royales entrailles se sont-elles changées en
prison? Le mécontentement a-t-il mis les troupes en fermentation; ou
bien _nulle_ fermentation n'a-t-elle suivi les perfides potages[234]?
Les cuisiniers carbonari n'auraient-ils pas assez prodigué la
carbonnade[235] à chaque service? ou les docteurs impitoyables
auraient-ils conseillé la diète? Ah! dans tes regards abattus je lis que
la France entière n'a pas d'autres instrumens de trahison que ses
cuisiniers, ô bon et classique L--! Est-il, peux-tu dire, désirable
d'être le _Désiré_? Pourquoi abandonnas-tu le calme le verdoyant séjour
d'Hartwell, la table d'Apicius et les odes d'Horace, pour régir un
peuple qui ne veut pas être régi, et qui aime beaucoup mieux un fesseur
qu'un professeur[236]? Ah! les trônes ne cadraient ni à ton tempérament
ni à ton goût, la table te voit bien mieux placé: doux épicurien, fait
pour être un hôte aimable et un non moins bon convive, pour parler de
littérature et connaître par cœur, _à moitié_ l'art du poète, et _à
fond_ l'art du gourmand[237]; toujours érudit, de tems en tems
spirituel, et gracieux quand la digestion le permet;--mais non pas né
pour gouverner une terre asservie ou libre, la goutte était déjà pour
toi un suffisant martyre!

[Note 233: Le mot est en français dans le texte.

(_N. du Tr._)]

[Note 234:

   _Have discontented movements stirr'd the troops;
   Or have_ no _movements follow'd trait'rous soups_?

(_N. du Tr._)]

[Note 235:

   _Have_ carbonaro _cooks not_ carbonadoed
   _Each course enough_?

(_N. du Tr._)]

[Note 236: C'est un jeu de mots analogue à celui du texte:

_And love much rather to be_ scourged _than_ schooled.

Le peuple français a enfin regimbé sous le fouet, et reconquis pour
jamais sa liberté.

(_N. du Tr._)]

[Note 237: _A moitié, à fond_, sont en français dans le texte.

(_N. du Tr._)]

13. Et la noble Albion passera-t-elle sans recevoir d'un hardi Breton
l'ordinaire phrase d'éloges? Ses arts,--ses armes,--et George,--et la
gloire et les îles,--et l'heureuse Bretagne,--les sourires de la
richesse et de la liberté,--les côtes blanchâtres et escarpées qui
forcèrent l'invasion à se tenir au large,--le contentement des sujets à
l'épreuve des taxes,--l'orgueilleux Wellington, avec son bec d'aigle si
recourbé que son nez est le croc où il suspend le monde[238]!--et
Waterloo,--et le commerce,--et--(chut! ne lâchons pas encore une syllabe
sur les impôts, ni sur la dette)--et cet homme qu'on ne pleure jamais
(assez), Castlereagh, dont le canif fendit l'autre jour une plume
d'oie[239]--et _les pilotes qui ont triomphé de tous les
orages_,--(mais, n'altérez pas un nom, même pour la rime.)[240]» Voilà
les lieux communs, jusqu'ici chantés si souvent, qu'à mon sens, nous
n'avons plus désormais besoin de les chanter; on les trouve partout dans
tant de volumes qu'il n'y a aucune nécessité que vous les trouviez ici.
Toutefois, il nous reste encore l'espérance d'un _régime_, conforme à la
raison, et, ce qui est plus étrange, à la _rime_[241]; ton génie nous
permet de l'espérer, ô Canning! toi qui, homme d'état par éducation,
mais, né homme d'esprit, ne pus jamais, même dans cette stupide chambre,
abaisser ton poétique enthousiasme à une prose froide et plate: notre
dernier, notre meilleur, notre unique orateur, moi, je puis te
louer,--ce que les torys ne font plus, ou du moins pas autant;--ils te
haïssent, grand homme, parce que tu les soutiens encore moins que tu ne
leur en imposes. La meute se rassemblera dès que le chasseur aura crié:
holà! elle le suivra, bande docile, partout où il la conduira. Mais ne
t'y méprends pas; leurs hurlemens ne sont pas des cris d'amour, leur
aboiement après le gibier n'est pas un éloge. Encore moins fidèles que
la troupe quadrupède, les bipèdes, au moindre soupçon d'odeur,
reviendraient sur leurs pas. Les liens qui attachent ta selle ne s'ont
pas encore tout-à-fait sûrs, et l'on ne peut pas se fier beaucoup aux
jarrets du royal étalon. Le lourd et vieux cheval blanc est enclin à
broncher, à ruer, à se laisser parfois, lui et son cavalier, dans la
boue. Mais que vois-je? l'animal est saignant.

[Note 238: _That nose, the hook where he suspends the world_.

_Naso suspendit adunco_.

(HORACE.)

Le poète romain applique cette expression à un homme qui était
simplement impérieux envers son ami.]

[Note 239: _Whose pen-knife slit a goose-quill t'other day_: il y a un
jeu de mots intraduisible, _quill_ ayant un double sens, celui de
_plume_ et celui de tuyau, et indiquant par là l'artère carotide que
Castlereagh se coupa.

(_N. du Tr._)]

[Note 240: Toutes ces phrases sont des lambeaux de Southey et autres
poètes courtisans; la dernière parenthèse indique qu'un de ces poètes
avait altéré, pour la justesse de la rime, le nom de son héros.

(_N. du Tr._)]

[Note 241:

   _Yet something may remain perchance to_ chime
   _With reason, and, what's stranger still, with_ rhyme.]

14. Hélas! pauvre contrée[242]! comment la langue ou la plume
déplorera-t-elle tes _country-gentlemen_, aujourd'hui pris au dépourvu,
les derniers à imposer silence au cri de guerre, les premiers à faire de
la paix une maladie? Pourquoi sont nés tous ces patriotes de
campagne[243]? pour chasser, voter, et hausser le prix du grain? Mais le
grain, comme toute chose mortelle, doit tomber: oui, tout tombe, rois,
conquérans, et principalement le cours des marchés. Devez-vous donc
tomber avec chaque épi de blé? Pourquoi troubliez-vous Bonaparte dans
son empire? Il était votre grand Triptolème: ses vices ne détruisaient
que des royaumes, mais maintenaient vos prix: il agrandissait, au profit
et au contentement de tous les lords, le grand œuvre d'alchimie agraire
que l'on appelle _rente_[244]. Pourquoi le tyran trébucha-t-il chez les
Tartares, et fit-il baisser le froment à un taux si désespérant? cet
homme valait beaucoup plus sur son trône. A dire vrai, le sang et
l'argent étaient répandus sans mesure; mais qu'est-ce que cela? le crime
peut en retomber sur la Gaule. Mais le pain était cher, le fermier
payait exactement, et les arpens de terre acquittaient leur dette au
jour fixé. Maintenant, qu'est devenu le compte clair et net de l'ale? le
métayer, fier de sa bourse bien arrondie, et connu pour n'avoir jamais
manqué à un paiement? la ferme qui jusqu'ici ne resta jamais sur les
bras du propriétaire? le marais converti en champ fertile? l'espoir
impatient de l'expiration du bail? les fermages portés au double? Ah!
que la paix est un grand mal! En vain l'on propose des prix pour exciter
le génie du cultivateur, en vain la chambre des communes vote son bill
patriotique, l'_intérêt foncier_,--(peut-être comprendrez-vous mieux la
phrase en supprimant l'épithète)[245]--l'intérêt frappe tous les échos
de ses gémissemens, dans la crainte que l'aisance ne descende jusqu'au
pauvre. Vite! vite! rentes foncières[246], hâtez-vous de hausser: sinon
le ministère perdra ses votes; le patriotisme, si délicat et si pur,
baissera ses pains au prix courant, car, hélas! _les pains et les
poissons_, naguère cotés si haut, aujourd'hui ne sont plus;--les fours
sont fermés, les pêcheries à sec, et après tant de millions dépensés, il
ne reste plus qu'à devenir modérés et contens. Ceux qui ne le sont pas
_ont eu_ leur tour,--et toujours tour à tour l'urne de la fortune verse
le bien et le mal. Qu'ils trouvent aujourd'hui leur récompense dans leur
vertu, et qu'ils partagent les heureuses destinées qu'eux-mêmes ont
préparées. Voyez donc cet essaim de Cincinnatus sans gloire, fermiers de
la guerre et dictateurs des fermes! _Leur_ soc fut le glaive remis entre
des mains mercenaires, _leurs_ champs s'engraissèrent du sang des autres
contrées. Sains et saufs dans leurs granges, ces laboureurs sabins
envoyèrent leurs frères aux combats,--et pourquoi? pour la rente[247]!
Chaque année ils votèrent par immenses budgets le sang, les sueurs, les
millions de la nation en larmes,--et pourquoi? pour la rente! Ils
beuglaient, dînaient, buvaient, et juraient qu'ils étaient prêts à
mourir pour l'Angleterre; pourquoi donc vivre? pour la rente! La paix a
produit le mécontentement général de ces patriotes à grand marché[248];
la guerre était pour eux la rente! Comment rétablir leur amour de la
patrie, rétablir les millions follement dépensés?--en rétablissant la
rente. Ne rendront-ils donc pas les trésors prêtés? non sans doute: il
faut tout sacrifier à la hausse de la rente. Leur bien, leur mal, leur
santé, leur richesse[249], leur joie ou leur chagrin, leur être, leur
fin, leur but, leur religion, c'est la rente! la rente! rien que la
rente! O Ésaü, tu vendis ton droit d'aînesse pour un plat de lentilles:
tu aurais dû gagner plus, ou manger moins; maintenant tu as avalé
goulument ton potage, tes réclamations sont vaines; Jacob dit que le
marché tient. Tel fut, seigneurs terriens[250], votre appétit pour la
guerre; et, gorgés de sang, vous grognez pour une blessure! Quoi donc?
voudrait-on étendre ce tremblement du sol jusqu'à la caisse publique,
et, quand la terre s'écroule, ébranler le papier consolidé? pourvu que
la rente foncière se relève, faire tomber la banque et la nation, et
fonder sur la bourse un _fundling_ hôpital? puis, tandis que la religion
se débat dans les convulsions de l'agonie, notre sainte mère l'église ne
pleure que sur ses dîmes, comme Niobé sur ses enfans: les prélats sont
condamnés au sort des saints, et l'orgueilleux _pluralist_[251] se voit
réduit à un seul bénéfice. L'église, l'état et la faction luttent au
milieu des ténèbres, dans l'arche commune où le déluge les ballotte.
Sans évêques, sans banques, sans dividendes, une autre Babel
s'élève,--mais la Bretagne finit. Et pourquoi? pour choyer les besoins
de l'égoïsme, et étayer le tertre de ces fourmis, maîtresses des champs.
_Regarde ces fourmis, paresseux, et sois sage_[252]: admire leur
patience dans chaque sacrifice, jusqu'à ce que tu aies appris à sentir
la leçon de leur orgueil, la valeur des taxes et de l'homicide; admire
leur justice qui renierait volontiers la dette des nations:--et pourtant
cette dette, répondez, je vous prie, _qui l'a faite si haute_?

[Note 242: Il reste dans la traduction une inévitable obscurité, parce
que Byron joue sur le double sens de _country_, patrie et campagne.

(_N. du Tr._)]

[Note 243: _Country patriots_.]

[Note 244: En anglais, _rent_ est une expression technique, spéciale
pour designer exclusivement le revenu d'une propriété terrienne.

(_N. du Tr._)]

[Note 245:

   _The_ landed interest--(_you may understand
   The phrase much better leaving out the land_).]

[Note 246: C'est ainsi que nous traduisons et devons traduire _rents_,
qui, dans le texte, n'est accompagné d'aucun adjectif.

(_N. du Tr._)]

[Note 247: Comme en français le mot _rente_ employé seul indique
spécialement le revenu de l'argent, et non pas le revenu des terres,
nous prévenons nos lecteurs qu'ici il faut l'entendre dans le sens
anglais (rente foncière): ce mot se répétant neuf fois, on sent pourquoi
nous avons préféré à un anglicisme une périphrase lourde.

(_N. du Tr._)]

[Note 248: _These high market patriots_.--Pour rendre cette expression
énergique et concise, nous avons employé une locution ancienne.

(_N. du Tr._)]

[Note 249: Il y a un jeu de mots: _Health, wealth_.

(_N. du Tr._)]

[Note 250: _Landlords_.

(_N. du Tr._)]

[Note 251: _And proud pluralities subside to one_.

Nous avons hasardé de franciser le mot _pluralist_, qui désigne
spécialement l'individu cumulant plusieurs bénéfices ecclésiastiques. Si
cela déplaît, qu'on mette à la place le mot _cumulard_, moins étrange,
mais plus général et plus vague.

(_N. du Tr._)]

[Note 252: Citation.]

15. [253]Ou bien guide tes voiles entre ces roches trompeuses, nouvelles
symplégades[254],--écueils féconds en naufrages, où Midas pourrait voir
de nouveau ses souhaits accomplis en papier réel ou en or imaginaire: ce
magique palais d'Alcine montre plus de richesses que la Bretagne n'en
eut jamais à perdre, fût-elle tout entière une mine pure d'atomes
étrangers, fussent tous ses cailloux sortis du Pactole.

[Note 253: La Bourse.]

[Note 254: Ce sont deux rochers, situés à l'embouchure du Bosphore, dans
le Pont-Euxin. Les poètes anciens en ont parlé comme de deux masses
mobiles qui s'entrechoquaient pour abîmer les navires engagés dans ce
passage.

(_N. du Tr._)]

Là s'ouvre le tripot de la fortune, tandis qu'une vaine rumeur tient
l'enjeu, et que le monde tremble de forcer les banquiers à la
banqueroute[255]. Combien la Bretagne est riche, non pas, il est vrai,
en mines, en paix, en aisance, en blé, en huile ni en vins. Ce n'est pas
une terre de Chanaan, pleine de lait et de miel, ni d'autre monnaie
courante que ses siclés de papier[256]. Mais ne refusons pas d'avouer la
vérité: jamais terre chrétienne fut-elle si riche en juifs? Le bon roi
Jean[257] ne leur laissa que les dents: mais aujourd'hui, ô rois, tous
tant que vous êtes, ce sont les juifs qui vous tirent poliment les
vôtres, ce sont eux qui régissent tous les états, tous les événemens,
tous les souverains, et qui font voyager un emprunt _de l'Indus jusqu'au
pôle_. Les trois frères[258],--le banquier, le _broker_[259],--et le
baron--se hâtent de porter secours à nos tyrans banqueroutiers,--et non
pas aux nôtres seulement; la Colombie voit aussi les heureuses
spéculations se succéder les unes aux autres, et les philanthropiques
enfans d'Israël daignent soutirer goutte à goutte leur gentil droit de
courtage aux veines épuisées de l'Espagne[260]. Sans l'aide d'Abraham,
la Russie ne peut marcher: c'est l'or, non pas l'acier, qui élève les
arcs de triomphe. Deux juifs, race choisie, peuvent trouver en tout
royaume leur _terre promise_: deux juifs humilient les Romains, et
haussent le Hun maudit, plus brutal que dans les anciens jours: deux
juifs,--vrais juifs, et non pas samaritains,--gouvernent le monde avec
tout l'esprit de leur secte. Que leur importe le bonheur de la terre? Un
congrès forme leur _nouvelle Jérusalem_, où les appellent les baronies
et les cordons.--O saint Abraham! vois-tu ce spectacle? tes sectateurs
se mêlent à ces royaux pourceaux[261], qui ne crachent pas sur leur
juive souquenille[262], mais qui les honorent comme personnages de
conséquence.--(Qu'est devenu, ô Pope, ton vigoureux jarret? ne
pourrait-il accorder à Juda la faveur de quelques coups de pied? ou bien
a-t-il donc cessé de _ruer contre l'aiguillon_[263]?) Vois dans le pays
de Shylock[264] les juifs prêts de nouveau à retrancher du cœur des
nations une livre de chair[265].

[Note 255: _And the world trembles to bid_ brokers break.

--_Broker_ indique plus particulièrement ce que nous entendons par
_agent de change_. Nous y avons substitué le mot _banquier_, pour
conserver la paronomase par dérivation.

(_N. du Tr._)]

[Note 256: _Paper shekels_.--Le sicle est une monnaie dont il est
question dans la Bible.

(_N. du Tr._)]

[Note 257: Jean-sans-Terre, sous le règne duquel les Juifs souffrirent
les plus cruelles exactions.

(N. du Tr.)]

[Note 258: Byron désigne les trois Rothschild, celui de Paris, celui de
Londres et celui de Vienne.

(_N. du Tr._)]

[Note 259: _Courtier, agent-de-change_ ne rendent qu'à peu près, et
d'une manière fausse, ce que les Anglais nomment _broker_.

(_N. du Tr._)]

[Note 260:

   _And philanthropic Israel deign us to drain
   Her mild_ per centage (littéralement: son _tant pour cent_)
 _from exhausted Spain_.

(_N. du Tr._)]

[Note 261: _These royal_ swine.]

[Note 262: Citation: _On their jewish gabardine_.

(_N. du Tr._)]

[Note 263: Citation: _Kick against the pricks_.

(_N. du Tr._)]

[Note 264: Le Juif du _Marchand de Venise_.

(_N. du Tr._)]

[Note 265: Citation: _Pound of flesh_.

(N. du Tr.)]

16. Étrange spectacle! ce congrès fut destiné à unir ce qui ne peut être
uni, ce qui est incompatible. Je ne parle pas des souverains;--ils sont
tous semblables, monnaie commune, telle qu'elle fut toujours frappée.
Mais ceux qui régissent les marionnettes, qui en remuent les fils,
offrent plus de bigarrure que leurs lourds monarques: ce sont juifs,
auteurs, généraux, charlatans, qui s'assemblent, tandis que l'Europe
s'émerveille d'un si vaste dessein. Là, Metternich, premier parasite du
pouvoir, prodigue ses cajoleries: là, Wellington oublie de combattre;
là, Châteaubriand compose de nouveaux livres des _Martyrs_[266]; les
rusés Grecs intriguent pour les stupides Tartares; Montmorency, ennemi
juré des chartes, devient un diplomate de grand _éclat_[267] pour
fournir des articles aux _Débats_; pour lui, la guerre est chose
sûre,--et cependant pas aussi certaine que son congé signifié par le
_Moniteur_. Hélas! comment son cabinet put-il errer ainsi? la paix
vaut-elle un ministre-ultra? Il tombe, en vérité, mais peut-être pour se
relever _presque aussi vite qu'il a conquis l'Espagne_.

[Note 266: M. Châteaubriand, qui n'a pas oublié l'auteur dans le
ministre, reçut à Vérone un joli compliment d'un souverain lettré: «Ah!
monsieur C--; êtes-vous parent de ce Châteaubriand qui--qui--qui a
_écrit quelque chose_?» On dit que l'auteur d'_Atala_ se repentit pour
un instant d'être un _légitime lui-même_.]

[Note 267: En français dans le texte, pour rimer avec _Débats_, qui est
également en français.

(_N. du Tr._)]

17. Assez de cela!--un spectacle plus triste détourne et fixe les
regards de ma muse, qui s'en défend en vain. L'impériale archiduchesse,
l'impériale fiancée, l'impériale victime--sacrifiée à l'orgueil! cette
mère de l'enfant, espoir du héros, du jeune Astyanax de la moderne
Troie: cette femme, maintenant ombre pâle de la plus grande reine que la
terre ait encore à voir, ou ait jamais vue; elle s'éclipse parmi les
fantômes du moment! Objet de pitié, débris de puissance! oh! raillerie
cruelle! L'Autriche ne peut-elle donc épargner une fille? Qu'est-ce que
la veuve de la France a fait là? Sa véritable place était sur les
rivages de Sainte-Hélène; son seul trône, sur le tombeau de Napoléon.
Mais non:--elle doit encore conserver un petit royaume sous la garde
assidue de son formidable chambellan; martial argus qui, sans avoir
cinquante paires d'yeux, doit veiller sur elle au milieu de ces pompes
chétives. Elle ne partage plus l'empire qu'elle partagea en vain,
l'empire qui, surpassant celui de Charlemagne, s'étendit depuis Moscou
jusques aux mers du sud; mais elle gouverne encore le pastoral duché du
fromage[268], où Parme voit le voyageur accourir pour noter les
affiquets de cette cour de contrefaçon. Mais la voilà qui paraît, cette
femme! Elle se montre en spectacle à Vérone, mais privée de toute
splendeur: elle se montre,--tandis que les nations regardent et
demeurent en deuil,--avant même que les cendres de son époux aient eu le
tems de se glacer sous le ciel inhospitalier de l'exil: (si toutefois
ces cendres augustes peuvent jamais devenir froides;--mais non,--elles
cachent encore des feux qui s'échapperont de la terre.) La voilà qui
s'avance, la nouvelle Andromaque!--(non l'Andromaque de Racine ou
d'Homère.) Voyez, elle marche, appuyée sur le bras de Pyrrhus. Oui,
cette main, rouge encore du sang de Waterloo, cette main, qui trancha le
sceptre à demi brisé d'un premier époux, est offerte et acceptée!
L'impudeur d'une esclave serait-elle montée plus haut ou descendue plus
bas?--_Lui_, cependant, il gît dans sa tombe encore fraîche! Quant à
elle, ni ses yeux, ni ses joues ne trahissent aucune lutte intérieure,
et l'_ex_-impératrice devient aussi bien _ex_-épouse. Tant les ames
royales ont d'égard pour les nœuds humains! Pourquoi donc
respecteraient-elles les sentimens des hommes, quand les leurs ne sont
pour elles-mêmes qu'un jeu?

[Note 268: Tout le monde sait ce que c'est que le Parmesan.

(_N. du Tr._)]

18. Mais, fatigué des folies étrangères, je retourne dans ma patrie, et
j'esquisse le groupe,--le tableau encore à venir. Ma muse allait
pleurer, mais, avant de laisser couler ses larmes, elle surprit sir
William Curtis en jupon retroussé. Tandis que les chefs de tous les
clans highlandais accouraient en foule pour saluer leur frère, Vich Ian
Alderman!--tandis que l'hôtel-de-ville devient tout-à-fait gaélique, et
répète les rugissemens erses, tandis que le conseil s'écrie d'une
commune voix: «Claymore!»--à voir les tartans de la fière Calédonie
environner comme une ceinture le gros _sirloin_[269] d'une cité
celtique, ma muse éclata en rires si bruyans, que je m'éveillai, et ce
n'était plus un rêve!

Ici, lecteur, nous nous arrêterons:--s'il n'y a pas de mal dans ce
premier essai,--vous aurez peut-être un second _carmen_[270].

[Note 269: _Sirloin_, vieux mot qui signifie littéralement _seigneur
longe de veau_, et se dit des rois anglais faits chevaliers dans un
accès de bonne humeur.

(_N. du Tr._)]

[Note 270: Le mot est en latin dans le texte anglais.

(_N. du Tr._)]

FIN DE L'AGE DE BRONZE.



ROMANCE
MUY DOLOROSO
DEL SITIO Y TOMA DE ALHAMA.

La ballade originale, soit en espagnol, soit en arabe (car elle existait
dans l'une et l'autre langue), produisait une telle impression, qu'il
était défendu aux Maures de la chanter dans Grenade, sous peine de la
vie.

Nous avons cru devoir, à l'exemple des meilleures éditions anglaises,
donner le texte espagnol, que les amateurs ne pourraient se procurer
qu'avec grande peine. Au reste, c'est le texte anglais que nous
traduisons avec la fidélité la plus rigoureuse. Ainsi, l'on pourra juger
de l'exactitude de Lord Byron comme traducteur.

(_N. du Tr._)



TRÈS-PLAINTIVE BALLADE
SUR
LE SIÉGE ET LA CONQUÊTE D'ALHAMA[271];
LAQUELIE, EN LANGUE ARABE, A LE SENS SUIVANT.

[Note 271: Jolie et assez grande ville d'Espagne, dans le royaume de
Grenade.

(_N. du. Tr._)]

1. Le roi Maure traverse à la hâte la royale ville de Grenade; il va des
portes d'Elvira à celles de Bivarambla.

Malheur à moi, Alhama!

2. Une dépêche annonce au monarque, que la cité d'Alhama a succombé. Il
jeta le papier dans le feu, et tua le messager.

Malheur à moi, Alhama!

_TEXTE_.

   ROMANCE MUY DOLOROSO
   DEL SITIO Y TOMA DE ALHAMA,
   EL QUAL DEZIA EN ABAVIGO ASSI.

     1. Passeavase el rey Moro
   Por la ciudad de Granada,
   Desde las puertas de Elvira
   Hasta las de Bivarambla.

         Ay de mi, Alhama!

     2. Cartas le fueron venidas
   Que Alhama era ganada.
   Las cartas echò en el fuego,
   Y al mensagero matava.

         Ay de mi, Alhama!

3. Il quitte sa mule et monte son cheval: puis il presse son coursier à
travers la rue de Zacatin, jusques à l'Alhambra.

Malheur à moi, Alhama!

4. Quand il eut atteint les murs de l'Alhambra, soudain il ordonna que
la trompette se hâtât de sonner en même tems que le clairon d'argent.

Malheur à moi, Alhama!

5. Et que le bruit sourd des tambours de guerre, battant au loin
l'alarme, fit répondre à l'appel de la musique martiale les Maures de la
ville et de la plaine.

Malheur à moi, Alhama!

6. Soudain les Maures, avertis par un tel signal que le sanguinaire Mars
les rappelait, vinrent, un à un et deux à deux, former un puissant
escadron.

Malheur à moi, Alhama!

   _TEXTE_.

     3. Descavalga de una mula,
   Y en un cavallo cavalga.
   Por el Zacatin arriba
   Subido se avia al Alhambra.
         Ay de mi, Alhama!

     4. Como en el Alhambra estuvo,
   Al mismo punto mandava
   Que se toquen las trompetas
   Con anafiles de plata.
         Ay de mi, Alhama!

     5. Y que atambores de guerra
   Apriessa toquen alarma;
   Por que lo oygan sus Moros
   Los de la vega y Granada.
         Ay de mi, Alhama!

7. Puis un vieillard maure parla en ces termes au roi: «Pourquoi, nous
appeler, ô roi! Que veut dire cette convocation?»

Malheur à moi, Alhama!

8. «Hélas! amis, vous avez à connaître un désastre bien cruel: les
chrétiens, par un coup de haute hardiesse, se sont emparés d'Alhama.

Malheur à moi, Alhama!

9. Puis un vieil alfaqui[272], à barbe longue et blanche, s'écria: «Bon
roi, tu es justement traité; bon roi, tu l'as bien mérité.»

[Note 272: Nom des prêtres chez les Maures.

(_N. du Tr._)]

Malheur à moi, Alhama!

_TEXTE_.

     6. Los Moros que el son oyeron,
   Que al sangriento Marte llama,
   Uno a uno, y dos a dos,
   Un gran esquadron formavan.
         Ay de mi, Alhama!

     7. Alli hablò un Moro viejo;
   Desta manera hablava:
   Para que nos llamas, Rey?
   Para que es este llamada?
         Ay de mi, Alhama!

     8. Aveys de saber, amigos,
   Una nueva desdichada:
   Que Cristianos, con braveza,
   Ya nos han tomado Alhama!
         Ay de mi, Alhama!

10. «Par toi, en un jour fatal, furent mis à mort les Abencerrages,
fleur de Grenade: par toi, les étrangers furent admis dans la chevalerie
de Cordoue.»

Malheur à moi, Alhama!

11. «Et pour cela, ô roi! un double châtiment tombe sur ta tête: toi et
les tiens, ta couronne et ton royaume, tout périra dans l'abîme d'un
dernier naufrage.»

Malheur à moi, Alhama!

12. «Quiconque ne respecte point les lois, la loi veut qu'il périsse.
Ainsi, Grenade doit être prise, et toi-même succomber avec elle.»

Malheur à moi, Alhama!

   _TEXTE_.

     9. Alli hablò un viejo Alfaqui,
   De barba crecida y cana:--
   Bien se te emplea, buen rey,
   Buen rey; bien se te empleava.
         Ay de mi, Alhama!

     10. Mataste los Abencerrages,
   Que era la flor de Granada;
   Cogiste los tornadizos
   De Cordova la nombrada.
         Ay de mi, Alhama!

     11. Por esso mereces, Rey,
   Una pena bien doblada;
   Que te pierdas tu y el regno,
   Y que se pierda Granada.
         Ay de mi, Alhama!


13. La flamme étincelait dans les yeux du vieux Maure; le courroux du
monarque s'allumait à ce discours d'un sujet rebelle, qui parlait trop
bien des lois[273].

Malheur à moi, Alhama!

[Note 273: On remarquera que ces trois dernières strophes (11, 12, 13)
sont loin de rendre fidèlement la noble simplicité de l'original. (_N.
du Tr._)]

14. «Aucune loi ne permet de dire ce qui blesse l'oreille des
rois»:--ainsi répond le roi moresque, frémissant de colère. Il dit, et
condamne à mort le vieillard.

Malheur à moi, Alhama!

   _TEXTE_.

     12. Si no se respetan leyes,
   Es ley que todo se pierda,
   Y que se pierda Granada,
   Y que te pierdas en ella.
         Ay de mi, Alhama!

     13. Fuego per los oyos vierte,
   El rey que esto oyera:
   Y como el otro de leyes
   De leyes tambien hablaya.
         Ay de mi, Alhama!

     14. Sabe un rey que no ay leyes
   De darle a reyes disgusto.--
   Esso dize el rey Moro
   Relinchando de colera.
         Ay de mi, Alhama!

15. Maure alfaqui! Maure alfaqui! sans égard pour ta blanche barbe, le
roi ordonne à ses bourreaux de te saisir: car la perte d'Alhama
l'irritait.

Malheur à moi, Alhama!

16. Il leur ordonne d'attacher ta tête à la plus haute pierre de
l'Alhambra, afin que ton supplice satisfasse à la loi, et que les autres
tremblent en le voyant.

Malheur à moi, Alhama!

17. «Cavaliers, hommes de bien, écoutez mes paroles; écoutez-moi dire au
monarque maure que je ne lui dois rien.»

Malheur à moi, Alhama!

18. «Mais la chute d'Alhama pèse sur mon cœur et déchire mon ame. Si le
roi a perdu son domaine, d'autres peuvent avoir perdu davantage.»

Malheur à moi, Alhama!

   _TEXTE_.

     15. Moro Alfaqui, Moro Alfaqui,
   El de la vellida barba,
   El rey te manda prender,
   Por la perdida de Alhama!
         Ay de mi, Alhama!

     16. Y cortarte la cabeça,
   Y ponerla en el Alhambra,
   Por que a ti castigo sea,
   Y otros tiemblen en miralla.
         Ay de mi, Alhama!

     17. Cavalleros, hombres buenos,
   Dezid de mi parte al rey,
   Al rey Moro de Granada,
   Como no le devo nada.
         Ay de mi, Alhama!

19. «Les pères ont perdu leurs enfans, les femmes leurs époux, et maints
vaillans hommes leurs vies: l'un a perdu ce qui fut l'objet de son plus
vif amour, l'autre sa richesse ou son honneur.»

Malheur à moi, Alhama!

20. «Moi-même j'ai perdu, en cette fatale journée, une fille, la plus
aimable fleur de toute la contrée: je donnerais sur l'heure cent
doublons pour la racheter, et je ne croirais pas payer trop cher sa
rançon.»

Malheur à moi, Alhama!

21. Comme le vieux Maure tenait ces discours, on lui trancha la tête, et
on la porta sans délai sur les murs de l'Alhambra, suivant l'ordre du
roi.

Malheur à moi, Alhama!

   _TEXTE_.

     18. De averse Alhama perdido
   A mi me pesa en alma.
   Que si el rey perdiò su tierra,
   Otro mucho mas perdiera.
         Ay de mi, Alhama!

     19. Perdieran hijos padres,
   Y casados las casadas;
   Las cosas que mas amara
   Perdiò l'un y el otro fama.
         Ay de mi, Alhama!

     20. Perdì una hija donzella
   Que era la flor d' esta tierra,
   Cien doblas dava per ella,
   No me las estimo en nada.
         Ay de mi, Alhama!

22. Hommes et enfans pleurent une perte si dure et si cruelle: toutes
les dames que Grenade renferme dans son enceinte, fondent en larmes
amères.

Malheur à moi, Alhama!

23. De toutes les fenêtres s'épandent sur les murs les noires tentures
de deuil. Le roi pleure comme une femme sur sa perte: car c'était un
grand mal, une grande plaie.

Malheur à moi, Alhama!

   _TEXTE_.

     21. Diziendo assi al hacen Alfaqui,
   Le cortaron la cabeça,
   Y la elevan al Alhambra,
   Assi come el rey lo manda.
         Ay de mi, Alhama!

     22. Hombres, ninos y mugeres,
   Lloran tan grande perdida,
   Lloravan todas las damas
   Quantas en Granada avia.
         Ay de mi, Alhama!

     23. Por las calles y ventanas
   Mucho luto parecia;
   Llora el rey como fembra,
   Qu' es mucho lo que perdia.
         Ay de mi, Alhama.

FIN DE LA TRÈS-PLAINTIVE BALLADE.



PREMIER CHANT
DU
MORGANTE MAGGIORE,

TRADUIT DE L'ITALIEN DE PULCI.



AVERTISSEMENT
DU TRADUCTEUR.

Le lecteur peut-être s'étonnera que nous ayons _traduit_ une
_traduction_, d'autant plus que nous-même, dans les _Heures de loisir_,
avons omis toutes les traductions, paraphrases ou imitations; mais il y
a une grande différence entre les faibles essais de la jeunesse de notre
poète, et une traduction que fit Lord Byron dans toute la force de son
talent. Lord Byron a, en général, rendu Pulci avec une fidélité dont on
aurait été tenté de croire incapable un génie aussi vif et aussi
indépendant que le sien. On ne peut dire de lui _traduttore, traditore_:
quand il n'est pas fidèle (et cela est rare), il embellit.



AVERTISSEMENT
DE LORD BYRON.

Le _Morgante Maggiore_, dont je publie le premier chant traduit en
anglais, partage, avec l'_Orlando innamorato_, l'honneur d'avoir formé
et inspiré le style et la fable de l'Arioste. Les grands défauts du
Boïardo furent sa manière trop sérieuse de traiter les récits de
chevalerie, et son âpre style. L'Arioste, en continuant l'histoire de
l'_Orlando_, a évité le premier défaut par un judicieux emploi de
l'esprit de saillie du Pulci; et Berni a fait disparaître le second, en
retouchant le poème du Boïardo. Pulci peut être considéré comme
précurseur et modèle unique de Berni, comme il l'a été en partie à
l'égard de l'Arioste, quelque inférieur qu'il soit, néanmoins, à ses
deux imitateurs. Il n'en est pas moins le fondateur d'un nouveau genre
de poésie récemment éclos en Angleterre: je veux parler de la poésie de
l'ingénieux Whistlecraft. Les poèmes sérieux sur Roncevaux en même
style, et plus particulièrement celui de M. Mérivale; vrai chef-d'œuvre
du genre, doivent être rapportés à la même source. Il n'a pas encore été
entièrement décidé si Pulci eut ou n'eut pas l'intention de ridiculiser
la religion, qui est un de ses thèmes favoris. Il me semble qu'une telle
intention eût été non moins périlleuse pour le poète que pour le prêtre,
en égard surtout au siècle et au pays. D'ailleurs, la publication du
poème a toujours été permise; il a été admis au nombre des classiques
italiens: ce qui prouve qu'il n'a jamais été et qu'il n'est pas non plus
maintenant interprété en mauvaise part. Que l'auteur ait eu l'intention
de tourner en dérision la vie monastique, et qu'il ait laissé son
imagination se jouer de la niaise simplicité de son géant converti, cela
paraît assez évident. Mais, certes, il serait aussi injuste de l'accuser
d'irréligion là-dessus, que de dénoncer Fielding pour son ministre
_Adams, Barnabas, Thwackun, Supple_, et _the Ordinary_ dans _Jonathan
Wild_,--ou Walter-Scott, pour l'heureux parti qu'il a tiré de ses
covenantaires, dans les _Tales of my Landlord_.

Dans la traduction suivante, j'ai usé de la liberté de l'original envers
les noms propres: de même que Pulci dit _Gan_, _Ganellon_ ou
_Ganellone_; _Carlo_, _Carlomagno_ ou _Carlomano_; _Rondel_ ou
_Rondello_, etc., selon que telle ou telle forme se trouve à sa
convenance: ainsi en use le traducteur. Sous d'autres rapports, la
version est fidèle, ou du moins le traducteur a fait de son mieux pour
combiner l'interprétation d'une langue étrangère avec la difficile tâche
de la réduire au même mode de versification dans sa langue. Le lecteur
est prié de se souvenir que le style vieilli de Pulci, malgré sa pureté,
n'est pas d'une intelligence aisée, pour la plupart des Italiens
eux-mêmes, en raison de l'emploi fréquent des proverbes toscans; et il
en sera peut-être plus indulgent à l'égard de l'essai que je lui offre.
Jusqu'à quel point le traducteur a-t-il réussi? Continuera-t-il ou non
son ouvrage? Ce sont questions que le public décidera. Ce qui m'a engagé
en partie à faire cette expérience, c'est mon amour, mon étude partiale
de la langue italienne, dont il est si aisé d'acquérir une légère
teinture, et si difficile, pour ne pas dire impossible, à un étranger
d'obtenir une connaissance complète et approfondie. La langue italienne
est comme une beauté capricieuse, qui accorde ses sourires à tous les
cavaliers, ses faveurs à un petit nombre d'élus, et quelquefois
récompense le moins ceux qui l'ont courtisée le plus long-tems. Le
traducteur désirait aussi présenter sous un vêtement anglais une partie
au moins d'un poème qui n'a jamais encore été transporté dans une langue
du Nord, d'autant plus que ce poème a été le modèle original des plus
célèbres ouvrages produits en deçà des Alpes, ainsi que de ces poétiques
essais récemment tentés en Angleterre, desquels j'ai déjà fait mention.



Chant Premier.


1. Au commencement était le verbe immédiatement après Dieu; Dieu était
le verbe, le verbe n'était rien moins que Dieu. Il était au commencement
des choses, selon ma manière de voir, et rien ne put se faire sans lui.
Ainsi; ô Seigneur plein de justice! du haut de ton céleste séjour,
envoie-moi, dans ta bienveillante sagesse, un ange, un ange seul, qui
soit mon compagnon et mon appui durant le cours de la fameuse, noble et
ancienne histoire que je m'en vais chanter.

2. Et toi, ô vierge, fille, mère, épouse de ce même Seigneur, qui te
donna les clefs du ciel, de l'enfer et de l'univers entier, dès ce jour
où ton ange Gabriel te dit: «Salut, Marie!» Ah! puisque tu ne refusas
jamais ta pitié à tes serviteurs, daigne, dans ta bonté, prodiguer à mes
vers les rimes coulantes, les fleurs d'un style aisé, et jusques à la
fin illumine mon esprit.

3. C'était dans la saison où la triste Philomèle pleure avec sa sœur,
qui se rappelle et déplore les antiques malheurs que toutes deux ont
soufferts, et où ses chants inspirent l'amour aux nymphes: à la main de
Phaéton, fils trop aimé, Phébus avait livré les rênes de son char, sans
cesser néanmoins cette fois d'en modérer le cours par ses ordres:
l'astre venait de poindre à l'horizon, et d'obliger Tithon à se gratter
le front;

4. Lorsque je préparai ma barque à obéir incontinent, comme elle le doit
toujours faire, à mon esprit, son vrai gouvernail, à porter prose ou
vers, et ce mien poème sur l'empereur Charles, que mainte plume, comme
bien pouvez le voir, a déjà célébré; mais ceux qui désirèrent répandre
sa gloire, à en juger par tout ce que j'ai lu de rimes ou de prose, ont
mal compris l'histoire de Charles--et l'ont écrite encore plus mal.

5. Léonard Arétin a déjà dit que si, comme Pepin, Charles avait eu un
historien d'une imagination vive et d'un zèle scrupuleux, aucun héros
n'aurait une place plus brillante dans les annales des siècles.
Politique infatigable dans le cabinet, et sur le champ d'honneur
invincible guerrier, ce prince a, pour l'église et pour la foi
chrétienne, fait certainement beaucoup plus qu'on ne dit ou qu'on ne
pense.

6. Vous pouvez encore voir, à San-Liberatore, l'abbaye élevée à sa
gloire, dans les Abruzzes, non loin de Manopello, à cause de la grande
bataille où, si l'on en croit la renommée, tombèrent--un roi payen et
son peuple félon, que Charles envoya aux enfers: et là gisent tant
d'ossemens, tant d'ossemens, qu'auprès d'eux la vallée de Josaphat
semblerait peu de chose, sinon rien.

7. Mais le monde, aveugle et ignorant, ne prise pas les vertus du héros
autant que je voudrais le voir. Toi, Florence, c'est par sa grande bonté
que tu t'élèves, que tu as et peux avoir, si tu veux bien l'avouer, les
coutumes les plus louables, et les grâces les plus vraies: tout ce que
tu as acquis depuis lors jusqu'à ce jour par ton chevaleresque courage,
par tes trésors ou par tes lances, tu en dois la source première au
noble sang de France.

8. Charles avait à sa cour douze paladins, dont le plus sage et le plus
fameux était Roland, que le traître Ganellon précipita dans la tombe à
Roncevaux. Ainsi le scélérat accomplit-il son noir dessein, pendant que
le cor retentissait si haut, et sonnait l'heure de cette douloureuse
rencontre, où le noble preux fit tout ce qu'un chevalier peut faire.
Dante, dans sa _Divine Comédie_, a donné à Roland et à Charles une place
dans le ciel parmi les bienheureux.

9. C'était le jour de Noël; Charles avait assemblé à Paris toute sa
cour; Roland, comme je viens de le dire, en était le chef; le preux
Danois[274], Astolphe y accoururent, ainsi qu'Ansuigi, pour passer le
tems en joyeuses fêtes, et en gais triomphes, et cela en l'honneur du
très-renommé saint Denis: vinrent aussi Angiolin de Bayonne, Olivier, et
le gracieux Berlinghieri.

[Note 274: Ogier le Danois.

(_N. du Tr._)]

10. Avolio, Arino, Othon de Normandie, le paladin Richard, le sage
Hamon, le vieux Salomon, Gaultier de Montlion, et Baudoin, fils du
farouche Ganellon, étaient là réunis, ce qui transportait d'une trop
vive allégresse le fils de Pépin:--quand ses chevaliers s'avancèrent, il
soupira de joie de les voir tous ensemble.

11. Mais la fortune, qui se tient aux aguets, prend toujours grand soin
d'élever une barrière contre nos desseins. Tandis que Charles se
reposait, Roland, de nom et de fait, gouvernait la cour, Charles, et
toutes choses. Le maudit Ganellon, crevant d'envie, eut un tel besoin
d'évaporer son dépit, qu'un jour il se mit à dire ouvertement au roi
Charlemagne: «Devons-nous donc toujours obéir à Roland?

12. «Mille fois j'ai été sur le point de le dire, Roland se conduit avec
trop de présomption: tous tant que nous sommes ici, comtes, rois,
marquis, nous reconnaissons ton autorité; Hamon, Othon, Ogier, Salomon,
nous tous, enfin, nous ne songeons qu'à t'honorer, et à t'obéir: mais
Roland a trop de crédit auprès du trône, c'est ce que nous ne pouvons
souffrir, et nous sommes entièrement résolus à ne plus nous laisser
régir par un tel jouvenceau.

13. «C'est à Aspremont même que tu commenças à lui faire entendre qu'il
était un brave chevalier, et qu'il avait, près de la fontaine, contribué
de beaucoup au gain de la journée. Mais je sais _qui_ aurait remporté ce
jour-là la victoire, si ce n'eût pas été le vaillant Gérard; oui, Aumont
eût été le vainqueur; c'est lui qui eut toujours l'œil sur l'étendard;
en vérité, et de bonne foi, c'est lui qui a mérité les lauriers, roi
Charlemagne.

14. «Et en Gascogne, s'il t'en souvient encore, lorsque les hordes
d'Espagne s'y précipitèrent, la cause de la chrétienté eût souffert un
honteux échec, si la vaillance d'Aumont n'eût repoussé les ennemis. Ce
qu'il y a de mieux à faire, c'est de dire la vérité, quand il y a motif
pour cela: connais-la donc, ô empereur; sache que tout le monde se
plaint. Quant à moi, je repasserai les monts que j'ai franchis avec ma
suite de soixante-deux comtes.

15. «Il convient que ta grandeur dispense les grâces, de manière à
donner à chacun la part qui lui est due. Tous tes courtisans
s'affligent, les uns plus, les autres moins. Crois-tu peut-être que ce
damoiseau soit un Mars en fait de bravoure?» Roland entendit en partie
ces discours, un jour qu'il se trouvait par hasard assis à l'écart près
du lieu de l'entretien. Il lui déplut que Ganellon tînt un pareil
langage, mais plus encore que Charles y ajoutât foi.

16. Il voulut percer de son épée Ganellon, mais Olivier se jeta entre
eux deux, et lui arracha des mains sa Durandal[275]; enfin l'on parvint
à séparer les deux ennemis. Roland n'était pas moins irrité contre
Charlemagne, et même peu s'en fallut qu'il ne le tuât sur-le-champ. Le
noble preux s'enfuit de Paris, sans aucun compagnon de voyage, le cœur
gros de soupirs, et la raison égarée par la colère et par la douleur.

[Note 275: Nom de l'épée de Roland.

(_N. du Tr._)]

17. A Ermelline, compagne du preux Danois, il prit Cortane[276], et puis
il prit Rondel[277], et pressa le coursier à travers la plaine jusques à
Brara. Dès qu'Aldabelle le vit arriver, elle étendit les bras pour
embrasser l'époux qu'elle revoit. Mais Roland, dont la cervelle était
troublée, pour réponse à l'épouse qui s'écriait: «Mon Roland, sois le
bienvenu!» leva son glaive pour la frapper à la tête.

[Note 276: Épée d'Ogier le Danois.

(_N. du Tr._)]

[Note 277: Coursier du même paladin.

(_N. du Tr._)]

18. Comme un homme qu'un délire furieux conseille, il s'imaginait dans
son impétueuse colère exercer sa vengeance sur Ganellon, ce qui parut
fort étrange à Aldabelle. Mais bientôt Roland se réveilla de son
illusion, et, à ce retour de sa raison, sa compagne ayant saisi la bride
de son cheval, il mit pied à terre, s'empressa de parler de tout ce qui
s'était passé, et puis se reposa quelques jours dans la maison
conjugale.

19. Puis, le cœur toujours plein de rage, il abandonna ses foyers;
errant à l'aventure, il s'en fut jusque dans les contrées payennes, et,
tandis qu'il se laissait emporter par son cheval le long de la route, il
ne pouvait bannir l'image du traître Ganellon, sans cesse attachée à ses
pas. Enfin, de courses en courses et d'erreurs en erreurs, après avoir
franchi un long espace, il trouva dans un désert solitaire une abbaye,
qui, parmi d'obscures vallées et de lointains pays, formait une limite
entre la terre des chrétiens et celle des payens.

20. L'abbé s'appelait Clermont, et était issu de la race d'Angrant. Une
énorme montagne étendait sa cime sombre au-dessus de l'abbaye, et
c'était de ce poste élevé, que certains géans sauvages, savoir, en
premier rang un nommé Passamont, puis deux autres, Alabastre et Morgant,
assaillaient la place à coups de fronde, et la mettaient chaque jour en
péril.

21. Les moines ne pouvaient plus franchir le seuil du couvent, ni
quitter leurs cellules pour aller chercher de l'eau ou du bois. Roland
frappa, mais nul ne voulut ouvrir, avant que le prieur ne l'eût enfin
trouvé bon. Une fois entré, le paladin dit qu'il avait été instruit à
adorer l'homme-Dieu qui naquit du sang sacré de Marie, et qu'il avait
reçu le baptême chrétien, puis il raconta comment il était arrivé
jusqu'à l'abbaye.

22. L'abbé lui dit alors: «Vous êtes le bienvenu; tout ce qui appartient
à mon couvent, nous vous l'offrons de grand cœur, puisque vous avez foi
comme nous au divin fils de la Vierge Marie; et, afin que vous n'alliez
pas attribuer à grossièreté le retard que nous avons mis à vous
recevoir, vous saurez, noble chevalier: pourquoi notre porte vous fut
quelque tems fermée, ainsi doit agir quiconque vit dans le soupçon du
danger.

23. «Quand nous vînmes pour la première fois habiter ces montagnes,
quelque sombres qu'elles soient comme bien le voyez, néanmoins elles
semblaient nous promettre un asile aussi sûr contre la crainte que
contre le blâme. Il suffisait de garantir notre paisible demeure contre
les brutes sauvages, trop farouches pour être apprivoisées: mais
maintenant, si nous voulons rester ici; il faut que nous nous gardions
des bêtes domestiques qui veillent et se tiennent aux aguets autour de
nous.

24. «En vérité, nous sommes forcés d'être toujours sur le qui vive:
dernièrement sont ici survenus trois géans cruels. Quel peuple ou quel
royaume nous a envoyé cette troupe ennemie? je ne le sais, mais elle est
d'une sauvage étoffe. Quand la force et la malice se joignent à un peu
de génie, vous savez que rien n'y résiste;--_nous_ ne sommes pas en
nombre suffisant. Nos oraisons sont tellement troublées, que je ne sais
plus quoi faire, à moins que la face des choses ne change.

25. «Nos antiques aïeux, qui vivaient dans le désert, étaient bien et
dûment traités pour leurs œuvres saintes et justes; ne croyez pas qu'ils
ne vécussent que de sauterelles, il est certain qu'une pluie de manne
leur tombait du ciel pour nourriture. Mais il nous faut ici monter la
garde dans nos murs, ou goûter les pierres qui pleuvent sur nous en
guise de pain; grêle rapide qui chaque jour nous vient du haut de cette
montagne, et que nous lance Passamont et Alabastre.

26. «Morgant, le troisième, est le plus farouche des trois; il déracine
pins, hêtres, peupliers et chênes, et les lance sur notre communauté
pour l'ensevelir sous la masse: tout ce que je puis faire ne sert qu'à
exciter davantage sa colère.» Tandis qu'ils parlaient devant le
cimetière, une pierre, partie de la fronde d'un des géans, faillit
écraser Rondel, et vint tomber à terre avec une telle force qu'elle
rebondit presque jusques au toit.

27. «Au nom de Dieu, chevalier, s'écria l'abbé, hâtez-vous d'entrer:
voici venir la pluie de manne.--Cher abbé, répliqua Roland, ce
gaillard-là ne veut pas que mon cheval paisse plus long-tems, il le
guérirait d'humeur rétive, si besoin en était; cette pierre me semble
avoir été lancée de bon cœur, et cela n'est pas mal visé.» Le révérend
père repartit. «Je ne vous trompe point; un jour, je crois, ils
lanceront la montagne.»

28. Roland recommanda qu'on prît soin de Rondel, et se mit aussi à
déjeuner. «Abbé, dit-il, j'ai besoin d'aller trouver le camarade qui a
lancé ce pavé contre mon bon cheval.» L'abbé reprit alors: «Ne
méprisez-pas mon avis, je vous parle comme à un frère chéri; baron, je
voudrais vous dissuader d'engager un pareil combat, car je suis sûr que
vous y perdrez la vie.

29. «Ce Passamont a en main trois dards,--plus frondes, massues, et
roches, devant lesquelles il faut céder; vous savez que les géans ont
des cœurs plus hardis que les nôtres, et cela par une trop juste raison.
Si vous êtes résolu de marcher au combat, méfiez-vous bien d'eux, car
ils sont barbares et robustes.» Roland reprit: «Je verrai cela, soyez-en
certain, et je vais, pour plus de sûreté, traverser à pied le désert.»

30. L'abbé traça sur le front de Roland un grand signe de croix. «Allez
donc, dit-il, avec la bénédiction de Dieu et la mienne.» Roland, après
qu'il eut gravi la montagne, se dirigea en droite ligne, suivant les
instructions de l'abbé, vers le séjour ordinaire de Passamont, qui, le
voyant ainsi tout seul, le regarda par devant et par derrière avec un
œil observateur, puis lui demanda s'il désirait devenir son serviteur.

31. Il lui promit un office propre à lui donner du bon tems. Mais Roland
repartit: «Sarrazin insensé! je viens te tuer, s'il plaît à Dieu, et non
pas me faire page, et, comme tel, grossir le cortége de tes serviteurs.
Vous avez trop souvent ravi la paix aux moines du Très-Haut: oui, vil
chien; la patience divine est poussée à bout». Le géant courut saisir
ses armes, furieux qu'il était de recevoir une réponse si injurieuse.

32. Revenu au lieu où Roland était resté sans s'écarter d'un seul pas,
il fit pirouetter sa corde, et lança une pierre avec une si terrible
force, qu'il donna un bel exemple de son adresse dans le maniement de la
fronde. La pierre tomba sur le casque de bonne trempe qui couvrait la
tête du comte Roland, et elle fit retentir à la fois la tête et le
casque, au point que le noble preux s'évanouit de douleur comme s'il fût
mort: il semblait même plus que mort, tant le coup l'avait étourdi.

33. Lors Passamont, qui le crut tué sans retour, se dit: «Je m'en vais,
maintenant qu'il est par terre, le dépouiller de ses armes; pourquoi me
suis-je battu contre un tel poltron?» Mais jamais le Christ n'abandonne
pour un long tems ses serviteurs, et surtout Roland; délaisser un tel
chevalier, ce serait presque un tort. Tandis que le géant s'apprête à le
désarmer, Roland a recouvré sa force et ses sens.

34. Il s'écria d'une voix forte: «Géant, où vas-tu? Tu as sans doute
pensé m'avoir mis au linceul, fuis d'un autre côté;--si tu n'as point
d'ailes, tu n'es pas assez preste pour échapper à ma vengeance,--chien
de renégat! Ce n'est que par un coup de trahison que tu m'as jeté sur le
carreau.» Le géant ne put retenir sa surprise, se détourna soudain,
arrêta ses pas, puis se baissa pour prendre une grosse pierre.

35. Roland avait en main la tranchante Cortane, fendre en deux la tête
du géant, voilà quel fut son dessein, et Cortane coupa ce crâne païen
comme doit faire un pur acier. Passamont tomba pour ne plus se relever;
mais, hautain et farouche jusque dans sa chute, il adressa dévotement à
Mahom ses prières impies. En entendant ces horribles et durs blasphêmes,
Roland remercia le Père céleste et le Verbe,--

36. Disant: «Oh quelle grâce tu m'as accordée! et je te dois, Seigneur,
une éternelle reconnaissance. Je sais que toi seul, du haut des cieux,
as pu me sauver la vie, lorsque le géant m'eut si bien étendu par terre.
Toutes choses sont, par toi, réglées dans une juste mesure; notre
pouvoir n'est rien sans ton secours. Je te prie de veiller sur moi,
jusqu'à ce que je revoie encore Charlemagne.»

37. Ayant ainsi parlé, il s'en fut, et trouva plus bas Alabastre
employant tout ce qu'il avait de forces à enlever d'une rive escarpée un
rocher ou deux. Lorsqu'il se fut approché de lui, il dit d'une voix
haute: «Comment penses-tu, glouton, lancer une telle pierre?» Dès
qu'Alabastre eut entendu retentir ces menaçantes paroles, il se saisit
soudain de sa fronde,

38. Et jeta un roc de si large dimension, que si l'énorme masse eût en
effet rempli sa mission, si Roland n'eût point paré le choc avec son
bouclier, certes il n'y aurait pas eu besoin de médecin. Le paladin
prit, à son tour, l'offensive, et fit à l'immense poitrine du géant une
blessure où il plongea son épée jusqu'à la garde. Le rustre tomba; mais,
quoique expirant, il ne renia pas Mahomet.

39. Morgant avait un palais à sa guise, un palais composé de branches,
de poutres et de terre; il s'étendait à son aise dans cette demeure, et
s'y renfermait dès le soir. Roland frappa,--puis refrappa encore pour
réveiller le géant. Celui-ci vint ouvrir la porte, comme un être en
démence, car un songe funeste avait troublé son sommeil.

40. Il s'était vu attaquer par un serpent terrible; il invoquait Mahom,
mais Mahom ne lui servait à rien, et ne lui donnait pas un instant de
secours; alors, adressant sa prière au divin Jésus, il était délivré de
toutes les craintes qui le torturaient. Il vînt donc à la porte avec
grand regret:--«Qui frappe ici? dit-il tout en grommelant,--Vous le
verrez bientôt, dit Roland.

41. «Je viens, envoyé par les malheureux moines, vous prêcher, ainsi
qu'à vos frères,--la pénitence; car la divine Providence condamne en
vous, comme dans les autres, les outrages faits à vos voisins. Ceci est
écrit là-haut;--votre propre malheur doit venger le malheur d'autrui; le
ciel même a porté cette sentence. Sachez donc qu'à cette heure j'ai
laissé plus froids que des pilastres votre Passamont et votre
Alabastre.»

42. Morgant lui dit: «O noble chevalier! au nom de votre Dieu, ne me
dites pas d'injures. Faites-moi le plaisir de m'apprendre votre nom; et
si vous êtes chrétien, dites-le moi, de grâce.» Roland répondit: «Par ma
foi, votre oreille entendra ce que vous désirez savoir: j'adore le
Christ, qui est le Dieu véritable; et, si vous le voulez, vous pourrez
l'adorer.»

43. Le Sarrazin répliqua d'une voix humble: «J'ai eu une étrange vision:
un serpent féroce m'assaillit; j'étais seul, et Mahom n'avait aucune
pitié de mon sort. Soudain, j'offris mes vœux à ton Dieu, au Dieu qui
expia vos péchés sur la croix; il me secourut à tems, et je fus sauf et
libre; aussi suis-je tout disposé à devenir chrétien.»

44. Roland repartit: «Baron juste et pieux, si cette bonne résolution
dévoue réellement votre cœur au vrai Dieu qui, seul, nous dispense un
immortel honneur, vous irez au céleste séjour; et, si vous voulez, nous
vivrons ensemble en amis, et je vous aimerai d'une amitié parfaite. Vos
idoles sont les œuvres du mensonge et de la fraude; le seul vrai Dieu
est le Dieu des chrétiens.

45. «Ce Dieu descendit dans le sein de sa mère Marie, vierge pure et
immaculée. Si vous reconnaissez le divin Rédempteur, sans qui ni le
soleil ni les étoiles ne peuvent briller, abjurez la foi fausse et
félone du maudit Mahom; reniez votre Dieu, et adorez le mien;--recevez,
avec zèle, le baptême, puisque vous vous repentez.» A quoi Morgant
répondit: «J'y consens avec plaisir.»

46. Roland courut l'embrasser, prodigua ses carresses à son nouveau
converti, et lui dit: «Ce me sera grande joie de vous mener à
l'abbaye.--Allons-y, reprit Morgant, j'ai à faire ma paix avec les
religieux.» Roland écoutait ces paroles avec un secret orgueil, et
disait: «Mon frère, vous êtes si dévot et si bon que vous demanderez
pardon à l'abbé, comme je désire que vous le fassiez.

47. «Puisque Dieu à daigné vous éclairer de sa lumière, et vous
admettre, dans sa miséricorde, au nombre de ses enfans, l'humilité doit
être votre première offrande.» Morgant lui dit alors: «De grâce, puisque
votre Dieu va devenir le mien, faites-moi connaître votre rang, et
apprenez-moi votre véritable nom; puis je suivrai vos ordres de point en
point.» Sur quoi l'autre lui dit qu'il était Roland.

48. «Oh! s'écria le géant, divin Jésus! reçois de ma reconnaissance
mille et mille bénédictions! J'ai entendu souvent parler de vous,
incomparable baron, durant le cours de mes diverses années; et, comme je
vous l'ai dit, je veux être à jamais votre vassal, tant votre bravoure
m'inspire d'admiration!» Ainsi causant, tous deux continuèrent à deviser
de mainte et mainte chose, et se mirent en route pour l'abbaye.

49. Et, chemin faisant, Roland parlait avec Morgant sur les deux géans
tués: «Consolez-vous de leur mort, je vous prie; et, puisque tel est le
bon plaisir de Dieu, pardonnez-moi. Ils avaient fait mille outrages aux
moines, et nos saintes écritures déclarent nettement--que le bien est
récompensé, et le mal puni, et le Seigneur n'a jamais manqué à cette
loi,

50. «Tant il aime à rendre justice à chacun. Il veut que ses jugemens
accablent quiconque a commis un péché, grand ou petit; mais il n'oublie
pas de rendre le bien pour le bien. S'il n'était pas juste,
pourrions-nous l'appeler saint, ce Dieu que je veux maintenant vous
faire adorer? Tous les hommes doivent prendre sa volonté pour règle
suprême de leurs désirs, et lui obéir, soudainement et de plein gré.

51. «Nos docteurs s'accordent tous en ce point, et parviennent tous à
cette même conclusion;--c'est que si les bienheureux esprits qui louent
le Seigneur dans le ciel, se laissaient entraîner à une compassion
coupable pour leurs parens précipités en enfer et voués à la
damnation,--soudain leur félicité serait réduite à néant: et en ceci le
Tout-Puissant pourrait paraître injuste.

52. «Ils ont mis dans le Christ leur plus ferme espérance, et tout ce
qu'il a trouvé bon de faire, leur semble légitime; et cela ne pouvait
pas être autrement, car Jésus ne peut faillir en aucun point. Si leurs
pères ou leurs mères subissent d'éternelles tortures, ils ne prennent
nul souci de leurs pères ni de leurs mères: ce qui plaît à Dieu ne peut
que les satisfaire.--Tels sont les devoirs observés par le chœur des
élus.

53.--Un mot suffit aux sages, dit Morgant, et vous verrez quel chagrin
je ressens du trépas de mes frères; et si j'approuve la volonté de Dieu,
suivant la stricte obéissance que vous me dites être pratiquée dans le
ciel.--Les morts sont morts,--ne songeons qu'à nous réjouir. Je vais
couper les mains aux deux cadavres, et les porter aux saints moines.

54. «Ainsi, chacun pourra s'assurer qu'ils sont bien morts, et qu'on ne
doit plus craindre de se promener seul dans ce désert; et l'on verra que
mon esprit a été illuminé par la grâce du Seigneur, qui a déchiré le
voile des ténèbres, et a fait paraître à mes yeux son brillant royaume.»
A ces mots, il coupa les mains de ses frères, et abandonna leurs troncs
mutilés aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie.

55. Puis ils s'en furent tous deux à l'abbaye, où l'abbé attendait dans
la plus grande anxiété. Les moines, qui ne savaient pas encore le fait,
coururent en désordre et hors d'haleine vers leur supérieur, et lui
dirent en tremblant: «Veuillez nous dire si vous voulez voir ce géant
dehors ou dedans.» L'abbé, regardant Morgant à travers la porte, fut
trop effrayé au premier aspect pour consentir à ouvrir.

56. Roland, le voyant ainsi troublé, lui dit aussitôt: «Abbé,
réjouis-toi; ce géant croit en Jésus-Christ, et doit être compté au
nombre des chrétiens; il a renié son faux prophète Mahom.» Morgant
corrobora ce discours en exhibant les mains, preuve tout-à-fait claire
du sort des deux géans: sur quoi, l'abbé adressa au Seigneur un juste
remercîment, disant: «Tu m'as comblé de joie, ô mon Dieu!»

57. Il regarda Morgant, calcula les dimensions de ce nouveau-venu, après
les avoir mesurées de l'œil plutôt deux fois qu'une; puis il dit: «O
géant très-illustre! sachez que je ne m'étonnerai plus désormais que
vous déraciniez et lanciez les arbres comme vous l'avez fait naguère:
mes propres yeux m'instruisent de vos forces. Dorénavant vous vous
montrerez l'ami aussi sincère et aussi parfait du Christ, que vous en
fûtes autrefois l'ennemi.

58. «Un de nos apôtres jadis, nommé Saül, persécuta la foi du Christ. Un
jour enfin, enflammé par le souffle du Saint-Esprit: «Pourquoi me
persécutes-tu ainsi?» dit le Christ. Lors, il ouvrit les yeux sur son
péché, et s'en fut prêchant en tout lieu et à toute heure le Christ:
trompette de la foi, ses accens résonnent et retentissent par toute la
terre.

59. «Ainsi ferez-vous, mon cher Morgant: un seul pécheur qui se
repent,--telle est la parole de l'évangéliste,--occasionne plus de joie
dans les cieux qu'une liste de quatre-vingt-dix-neuf bienheureux. Vous
pouvez être sûr que, si tous vos vœux aspirent à Dieu avec un juste
zèle, vous goûterez dans l'éternité le bonheur des saints,--vous qui
naguères étiez condamné à la perdition et à l'enfer.»

60. Ainsi l'abbé rendit de grands honneurs à Morgant, et durant
plusieurs jours on ne songea qu'au repos. Un jour qu'ils se promenaient
tous trois, et couraient çà et là au gré de leur caprice, l'abbé ouvrit
une chambre où se trouvaient plusieurs armures, et entr'autres certains
arcs: Morgant eut la fantaisie d'en prendre un, quoiqu'il pensât n'en
faire jamais aucun usage.

61. Ce lieu, étant tout-à-fait dépourvu d'eau, Roland dit en bon et
digne frère: «Morgant, vous me feriez plaisir en ce moment, si vous
alliez quérir de l'eau.--Vous serez toujours obéi, reprit Morgant; et
dès que vous aurez commandé.» Là-dessus, il plaça sur son épaule une
grande cuve, et se mit en chemin vers une fontaine, où il avait coutume
de boire, et qui était située au pied de la montagne.

62. Arrivé à la fontaine, il entend un prodigieux fracas, qui soudain
s'étend dans la forêt: aussitôt il tire de son carquois une flèche,
bande son arc, et lève la tête. Voici venir une immense troupe de
pourceaux, qui marche avec un bruit pareil à celui de la tempête, et se
dirige précisément aux bords de la source: ainsi notre géant se trouve
environné de ces immondes animaux.

63. Morgant décocha à tout hasard une flèche qui frappa un porc à
l'oreille, et lui perça la tête d'outre en outre; l'animal, blessé à
mort, tomba en gambillant. Un autre enfant de la race cochonne, brûlant
de venger son frère, courut contre le géant avec une ardeur farouche, et
franchit la distance d'un pas si rapide, que Morgant n'eut pas le tems
de tirer l'arc.

64. Voyant le verrat près de lui, Morgant lui donna sur la tête un tel
coup de poing[278], qu'il lui fracassa le crâne, et l'étendit roide mort
à côté de l'autre. Témoins d'un pareil coup, les autres pourceaux
s'enfuirent par la vallée. Morgante se mit sur la nuque le baquet rempli
d'eau, sans en répandre une seule goutte, sans y imprimer la moindre
secousse.

[Note 278:

   _He gave him such a_ punch _upon the head.
   Gli dette in sulla testa un gran punzone_.

Il est étrange que Pulci ait mot à mot employé par avance la phrase
technique de mon vieux maître et ami, Jackson, qui a porté l'art à son
plus haut degré de perfection. _A punch on the head_ ou _a punch in the
head_, «un punzone in sulla testa.» Voilà l'exacte et fréquente locution
de nos meilleurs pugilistes, qui se doutent peu de parler le pur
toscan.]

65. Le tonneau sur une épaule, et les deux porcs sur l'autre, il marcha
à grands pas vers l'abbaye qui se trouvait encore assez loin, et dans sa
course il ne perdit pas une gouttelette d'eau. Roland, l'apercevant
sitôt reparaître avec les porcs tués et ce vase plein jusqu'au bord,
s'étonna de voir un mortel doué d'une si grande force;--ainsi fit
l'abbé; et pour recevoir le géant, la porte fut toute grande ouverte.

66. Les moines se réjouirent à la vue de cette eau bonne et fraîche,
mais encore davantage en apercevant le porc: tout animal est joyeux à
l'aspect de la pâture. Ils laissent dormir leurs bréviaires, et se
mettent à l'œuvre avec une telle gloutonnerie, manient la fourchette
avec un tel plaisir, que la chair du cochon n'a pas besoin d'être salée;
il n'y a pas de danger qu'elle devienne rance et se pourrisse; car on
laisse en arrière tous les jeûnes.

67. Ils mangèrent comme s'ils eussent voulu se crever, et jouèrent si
bien de la mâchoire, que les os qu'ils laissèrent semblaient avoir
trempé dans l'eau: vive douleur pour le chien et le chat, qui trouvaient
à peine de quoi ronger! L'abbé fit grand honneur à tout le monde: puis,
quelques jours après cette scène de bombance, il donna à Morgant un beau
cheval bien harnaché, qu'il avait long-tems gardé pour son propre usage:

68. Morgant mena le cheval dans une prairie, afin de le faire galopper,
et de le mettre à l'épreuve; il croyait peut-être que l'animal avait une
échine de fer, ou se croyait lui-même assez léger pour ne point casser
les œufs. Mais la bête, accablée de fatigue, tomba par terre et creva.
Tandis qu'elle gisait immobile et froide, Morgant s'écriait: «Allons,
lève-toi, rosse rétive!» et il continuait à la piquer de l'éperon.

69. Mais, enfin, il jugea convenable d'abandonner la selle, et dit: «Je
suis pourtant léger comme une plume, et il est crevé;--qu'en dites-vous,
comte Roland?» Celui-ci repartit: «Vous me semblez plutôt un grand mât
avec sa hune en guise de front:--laissez cet animal; la fortune veut que
nous cheminions ensemble, moi à cheval, mais vous, Morgant, à pied.» A
quoi le géant répondit: «Je le veux bien.

70. «Quand l'occasion s'offrira, vous verrez comme je déploierai mon
courage dans le combat.» Roland dit alors: «Je crois, en vérité, que
vous serez, s'il plaît à Dieu, un brave chevalier, et vous ne me verrez
pas non plus m'endormir. Ne vous inquiétez plus de votre
cheval;--toutefois, il vaudrait mieux le porter en quelque bois caché,
mais je ne sais ni le moyen ni la route.»

71. Le géant dit: «Eh bien, je le porterai moi-même, puisque le lâche
n'a pu me porter;--je rendrai, comme Dieu, le bien pour le mal; mais
donnez-moi un coup de main pour le mettre sur mon dos.» Roland répliqua:
«Si mon conseil a quelque poids, Morgant, n'entreprenez pas de soulever
ou d'emporter ce cheval mort; qui vous fera ce que vous lui avez fait.

72. «Prenez garde qu'il ne se venge, quoique mort, et d'une vengeance
irréparable, comme fit jadis le centaure Nessus; je ne sais si vous avez
lu ou entendu cette histoire, mais il vous fera crever, soyez-en
sûr.--Aidez-moi à me le mettre sur le dos, dit Morgant, et vous verrez
quel fardeau je peux supporter, mon bon Roland; je porterais, à la place
de ce palefroi, ce clocher avec toutes ses cloches.»

73. L'abbé reprit: «Le clocher est bien là, mais, quant aux cloches,
vous les avez brisées.» Morgant répondit: «Ils en portent la peine dans
les enfers, ceux qui gisent roides morts dans cette grotte;» et hissant
sur ses épaules le cheval qui l'avait fait tomber: «Eh bien, dit-il,
regardez, Roland, si la goutte m'est descendue dans les jambes,--et si
j'ai la force nécessaire.» Et, à ces mots, il fit deux gambades avec le
cheval sur le dos.

74. Morgant étant constitué comme une montagne, il n'y avait aucun
prodige à le voir faire cela. Mais Roland le blâmait dans le fond de son
ame; il craignait que ce géant, qui était maintenant de sa famille, ne
se fît quelque mal ou ne s'estropiât; il l'engagea encore une fois à
déposer son fardeau: «Mettez-le à bas, ne le portez pas dans le désert.»
Morgant répondit: «Oh! certes, je l'y porterai.»

75. Il le porta, en effet, et le jeta dans quelque recoin; puis il se
hâta de retourner à l'abbaye. Roland lui dit: «Pourquoi demeurer ici
plus long-tems? Morgant! ici, il n'y a rien à faire, en vérité.» Il prit
un jour l'abbé par la main, et lui dit, avec une extrême politesse,
qu'il avait résolu de quitter sa Révérence; mais que, pour accomplir
cette résolution, il lui demandait pardon et congé:

76. Que les honneurs dont on les comblait sans cesse excédaient
peut-être la mesure de leurs mérites. Puis il ajouta: «J'ai intention de
réparer, et le plus tôt possible, les jours perdus du tems passé: mon
inaction est susceptible de blâme. Je vous aurais, il y a déjà plusieurs
jours, demandé permission de partir, mon bon père, mais j'éprouvais une
confusion réelle; et je ne sais même encore comment vous dévoiler ma
pensée, tant je vous vois content de notre long séjour.

77. «Mais, dans mon cœur, j'emporte, partout où j'irai, le souvenir de
l'abbé, de l'abbaye et de ce lieu désert,--tant j'ai conçu d'amour pour
vous en si peu de tems! Puisse, du haut des cieux, vous rendre tout le
bien que vous m'avez fait, ce vrai Dieu, ce maître éternel et puissant,
dont le royaume est ouvert pour vous à la fin du monde! Pour le moment,
nous attendons votre bénédiction, et nous nous recommandons vivement à
vos prières.»

78. Quand l'abbé entendit le comte Roland, il fut tout attendri jusqu'au
fond de son cœur, tant chaque parole allumait en son sein une douce
ferveur. «Chevalier, dit-il, si j'ai paru ne pas accorder à votre mérite
autant de bienveillance et de courtoisie qu'il convient d'en montrer à
un si noble sang (car je sais que j'ai trop peu fait en cette
occurrence), n'accusez que notre ignorance et la pauvreté du lieu.

79. «Nous ne pouvons, en vérité, que vous prodiguer les messes; les
sermons, les bénédictions et les _Pater noster_; soupers chauds, bons
dîners, se trouvent mieux ailleurs que dans les cloîtres. Mais mon cœur
est épris d'un tel amour pour vous, à cause des mille et mille vertus
que vous nourrissez en votre ame, que je serai partout où vous irez, et
que d'autre part, néanmoins, vous resterez avec moi.

80. «Ceci renferme une apparente contradiction; mais je sais que vous
êtes sage, que vous entendez et goûtez mes paroles, que vous me
comprenez avec une entière conviction. Pour vos justes et pieux
exploits, puissiez-vous recevoir les hautes récompenses et la
bénédiction du Seigneur, qui vous a envoyé dans ce désert! C'est à sa
grande miséricorde que nous devons notre liberté; nous en rendons grâces
à lui et à vous.

81. Vous avez sauvé tout à la fois notre vie et notre ame; ces géans
nous inspiraient une telle épouvante, que nous avions perdu les voies
qui pouvaient guider heureusement nos pas jusques à Jésus et à l'armée
céleste. Votre départ fait naître ici une telle douleur, que nous
restons tous inconsolables. Mais vous ne pouvez perdre les mois et les
années dans l'oisiveté, et vous n'êtes pas né pour revêtir notre modeste
costume,

82. «Mais pour porter les armes et manier la lance; et en vérité, on
peut, sous les armes, faire œuvres aussi méritoires que sous ce
capuchon; en preuve de quoi je vous invite à lire l'Écriture. Quant à ce
géant, son ame peut gagner le ciel, grâce à votre miséricorde: qu'-il
aille donc en paix! Je ne cherche pas à découvrir votre état et votre
nom; mais, si l'on m'interroge, je dirai, pour réponse, qu'un ange est
descendu, ici, du haut des cieux.

83. «Si vous avez besoin d'armures ou de quelque autre chose, venez,
examinez notre garde-robe, et prenez-y ce que vous voudrez; choisissez
de quoi couvrir la nudité de ce géant.» Roland répondit: «Si il y avait
quelque armure qui pût servir à l'usage de mon compagnon, avant de nous
mettre en voyage, j'accepterais le présent avec plaisir.» L'abbé reprit
alors: «Venez voir.»

84. Ils entrèrent dans une chambre dont la muraille était couverte de
vieilles armures comme d'un vernis, et l'abbé leur dit: «Je vous donne
tout cela.» Morgant secoua, une à une, ces armures poudreuses qui se
trouvèrent toutes trop petites, hormis une seule cuirasse, dont les
mailles n'avaient pas non plus échappé à la rouille. Il l'essaya, et ce
fut merveille de voir avec quelle exactitude elle s'ajustait à sa
taille, comme aucune peut-être n'avait jamais fait.

85. C'avait été la cuirasse d'un géant démesuré, qui, plusieurs années
auparavant, était tombé devant l'abbaye, sous les coups du grand Milon
d'Angrant. L'histoire était parfaitement figurée sur le mur; on avait
peint les derniers momens du cruel ennemi qui, long-tems avait fait à
l'abbaye, une guerre implacable; le combat était dessiné, et Milon était
là qui renversait son adversaire.

86. Voyant cette histoire, le comte Roland dit en son cœur: «O Dieu! qui
sais tout! comment Milon vint-il ici pour donner la mort au géant?» Puis
il lut, en pleurant, certaines lettres; il ne pouvait s'empêcher de
mouiller de larmes son visage,--comme je vous l'expliquerai dans la
suivante histoire.--De mal toujours vous garde le glorieux roi du ciel!

FIN DU MORGANTE MAGGIORE.



DISCOURS
PARLEMENTAIRES
DE LORD BYRON.

I. Discours sur le bill relatif aux mécaniques (_frame-work bill_),
prononcé dans la Chambre des Lords, le 27 février 1812.

II. Sur la motion du comte de Donoughmore, qui réclamait la formation
d'un comité pour l'examen des droits des catholiques, le 21 avril 1812.

III. Sur la pétition du major Cartwright, ler juin 1813.



AVERTISSEMENT
DU TRADUCTEUR.


Ces trois discours sont certainement dignes d'attirer l'attention. On
verra avec plaisir Lord Byron plaider en faveur de la classe ouvrière,
réclamer l'émancipation des catholiques, la réforme parlementaire, etc.,
etc. C'est ainsi que, dès son entrée dans la carrière politique, Byron
se sépara de l'orgueilleuse et égoïste aristocratie, à laquelle il
appartenait par sa naissance. Que l'on songe que l'émancipation
catholique n'a été obtenue qu'en 1828, que la réforme parlementaire
trouve encore mille préjugés et mille intérêts à combattre, et l'on ne
s'étonnera pas que la _haute société_ anglaise ait prononcé l'anathème
contre un _noble_ si infecté d'opinions démocratiques, et l'ait abreuvé
de dégoûts, au point de l'obliger à maudire et fuir son pays.



DISCOURS
SUR LE BILL RELATIF AUX MÉCANIQUES
(Frame-work bill),
PRONONCÉ, DANS LA CHAMBRE DES LORDS, LE 27 FÉVRIER 1812.

L'ordre du jour étant la seconde lecture de ce bill, Lord Byron se leva,
et (pour la première fois) s'adressa à leurs Seigneuries dans les termes
suivans:


MILORDS,

Le sujet actuellement soumis à vos Seigneuries pour la première fois,
quoique nouveau à la Chambre, n'est en aucune façon nouveau pour le
pays. Je crois qu'il a occupé les sérieuses méditations de toutes sortes
de personnes, long-tems avant d'être amené à la connaissance de la
législature, qui seule pouvait rendre de réels services. Comme homme
attaché en quelque degré au comté souffrant, quoique je sois étranger,
non seulement à la Chambre en général, mais presque à chacune des
personnes dont j'ose solliciter l'attention, je dois réclamer de vos
Seigneuries quelque peu d'indulgence, lorsque j'offre un petit nombre
d'observations sur une question dans laquelle je m'avoue moi-même
gravement intéressé.

Il serait superflu d'entrer dans le détail des excès commis. La Chambre
sait déjà que les mutins se sont tout permis, sauf l'effusion du sang;
que les propriétaires des métiers, et toutes les personnes qu'on
supposait avoir quelque relation avec eux, ont été exposés à toute
espèce d'insultes et de violences. Durant le court espace de tems que je
passai récemment dans le Nottinghamshire[279], douze heures ne
s'écoulèrent pas sans quelque nouvel acte de violence; et le jour où je
quittai le comté, j'appris que quarante métiers avaient été brisés le
soir précédent, comme d'ordinaire, sans résistance, et sans qu'on connût
l'auteur du délit. Tel était alors l'état de ce comté, et tel il est
encore en ce moment, comme j'ai quelque raison de le croire. Mais, tout
en admettant que ces excès prennent en ce moment une extension
alarmante, on ne peut nier qu'ils n'aient pris naissance du sein d'une
détresse inouïe. La persévérance de ces misérables dans leur conduite
tend à prouver qu'il n'y a que l'extrême indigence qui ait pu porter une
nombreuse, honnête et industrieuse classe du peuple à commettre des
violences si périlleuses pour eux-mêmes, pour leurs familles et pour la
société.

[Note 279: Le comte de Nottingham, dans le diocèse d'Yorck: pays
manufacturier, riche en fabriques de bas faits au métier, de soieries et
cotonnades.

(_N. du. Tr._)]

A l'époque dont je parle, la ville et le comté étaient chargés de
considérables détachemens militaires; la police était en mouvement, les
magistrats assemblés, cependant tous les mouvemens de la justice civile
et de la force militaire n'ont abouti à rien. Il ne s'est pas présenté
un seul exemple d'arrestation, d'un malfaiteur pris réellement en
flagrant délit; il n'y a donc pas eu un seul individu contre lequel il
existât des preuves légales, suffisantes pour le faire déclarer
coupable. Mais la police, quoique inutile, n'était point demeurée
oisive: plusieurs individus notoirement coupables, avaient été
découverts; hommes atteints et convaincus, avec la plus grande évidence,
du crime capital de pauvreté; hommes qui avaient le tort affreux d'avoir
légitimement engendré un grand nombre d'enfans, que, grâces à la dureté
des tems, ils étaient incapables d'entretenir. Un dommage considérable
avait été fait aux propriétaires des métiers perfectionnés; ces machines
leur étaient avantageuses, en ce qu'elles leur permettaient de renvoyer
un assez grand nombre d'ouvriers, qui, par conséquent, se trouvaient
réduits à mourir de faim. Par exemple, par l'adoption d'une certaine
espèce de métier, un homme faisait la besogne de plusieurs, et les
travailleurs superflus étaient dépourvus d'emploi. Cependant il est
digne de remarque, que l'ouvrage ainsi exécuté était de qualité
inférieure, qu'il ne pouvait se vendre dans l'intérieur du royaume, et
n'était fabriqué que pour l'exportation. Il était désigné, dans l'argot
commercial, par le nom d'_œuvre d'araignée_[280]. Les ouvriers renvoyés,
dans leur aveugle ignorance, au lieu de se réjouir de ces progrès dans
les arts si utiles à l'humanité, pensèrent qu'ils allaient être
sacrifiés aux progrès des mécaniques. Dans la simplicité de leurs cœurs,
ils imaginèrent que l'existence et le bien-être des pauvres industrieux
étaient des objets d'importance plus grande que l'accroissement de la
fortune d'un petit nombre d'individus par le moyen de machines
perfectionnées, qui ôtaient aux ouvriers leur emploi, et mettaient le
travailleur hors d'état de gagner son salaire. Et l'on doit l'avouer,
quoique l'adoption des mécaniques, dans l'état de prospérité commerciale
dont notre patrie s'enorgueillissait naguère, ait pu être avantageuse au
maître sans causer aucun détriment au serviteur, néanmoins, dans la
situation actuelle de nos manufactures, dont les produits pourrissent
dans les magasins sans espoir d'exportation, les métiers de cette espèce
tendent matériellement à aggraver la détresse et le mécontentement de
ceux qui souffrent. Mais la cause réelle de la détresse et des troubles
qu'elle engendre est située plus haut. Quand on nous dit que ces hommes
sont ligués non seulement pour la destruction de tout ce qui fait leur
propre aisance[281], mais encore de leurs moyens de subsistance,
pouvons-nous oublier que c'est la désastreuse politique, le funeste état
de guerre des huit dernières années, qui à détruit leur aisance, la
vôtre, et celle de tout le monde? Politique, qui, née avec de _grands
hommes d'état qui ne sont plus_, a survécu à la mort de ces hommes, pour
devenir une source de malédictions pour les vivans, jusqu'à la troisième
et la quatrième génération! Les ouvriers ne détruisirent jamais leurs
métiers avant que ces métiers ne fussent devenus inutiles, et pis
qu'inutiles, avant qu'ils ne fussent devenus un obstacle immédiat au
travail nécessaire pour gagner leur pain quotidien. Pouvez-vous donc
vous étonner, que dans des tems comme ceux où nous vivons, lorsque des
banqueroutiers, des hommes convaincus de fraude, accusés de félonie, se
rencontrent dans une position sociale fort peu inférieure à celle de vos
Seigneuries; pouvez-vous, dis-je, vous étonner que la plus basse classe
du peuple, qui n'en est pas moins une classe fort utile, oublie son
devoir, et devienne coupable à un moindre degré que tel ou tel de ses
représentans? Mais, tandis que le coupable de haut rang peut trouver le
moyen de mépriser la loi, de nouvelles peines capitales doivent être
imaginées, de nouveaux piéges de mort doivent être tendus contre le
malheureux ouvrier que la faim a poussé au mal.

[Note 280: _Spider work_.]

[Note 281: Tout ce qui fait l'aisance. Cela est exprimé en anglais par
le mot _comfort_; il serait à désirer que ce mot fût transporté dans
notre langue, comme son dérivé _comfortable_.

(_N. du Tr._)]

Ces hommes étaient disposés à bêcher la terre, mais la bêche était en
d'autres mains; ils ne rougissaient pas de demander l'aumône, mais il
n'y avait personne pour la leur faire; leurs moyens de subsister étaient
supprimés, tous les autres emplois déjà occupés: leurs excès, tout
déplorables et condamnables qu'ils sont, peuvent à peine être un sujet
de surprise.

Il a été dit que les personnes qui possèdent temporairement les
mécaniques sont de connivence avec les ouvriers qui les brisent; si la
preuve de ce fait est résultée de l'enquête, il était nécessaire que
cette circonstance accessoire du crime fût une des principales
considérations dans l'application de la peine. Mais j'espérais que la
mesure proposée par le gouvernement de Sa Majesté, et soumise à la
décision de vos Seigneuries, aurait eu pour base les moyens de
conciliation, ou du moins, si cette espérance était vaine, que quelque
enquête préalable, quelque délibération eût été jugée nécessaire, afin
que nous ne fussions pas appelés, sans examen et sans motif, à prononcer
des condamnations en masse, et à signer, les yeux fermés, des arrêts de
mort. Mais admettons que ces hommes n'aient eu aucun motif de se
plaindre; que leurs doléances et celles de leurs maîtres soient sans
fondement; qu'ils méritent le dernier supplice: quelle insuffisance,
quelle ineptie évidente dans la méthode adoptée pour réduire ces
rebelles! Pourquoi, si la force militaire devait être appelée,
l'a-t-elle été pour devenir un objet de risée? Autant que la différence
des saisons l'a permis, ç'a été une pure parodie de la campagne d'été du
major Sturgeon; et, en vérité; tous les actes de l'autorité civile et
militaire semblent avoir été calqués sur ceux du maire et de la
municipalité de Garratt.--Que de marches et de contremarches! de
Nottingham à Bullwell, de Bullwell à Bandford, de Bandford à Mansfield!
Et quand enfin les détachemens arrivaient à leur destination, dans tout
_l'orgueil, la pompe et l'apparence d'une guerre glorieuse_, ils
venaient juste à tems pour être témoins des désastres qui avaient été
commis, pour s'assurer que les auteurs du crime avaient fui, pour
recueillir comme _dépouilles opimes_[282] les débris des métiers mis en
pièces, et retourner dans leurs quartiers à travers les railleries des
vieilles femmes et les huées des enfans. Certes, quoique, dans un pays
libre, il soit à désirer que notre force militaire ne devienne jamais
trop formidable à nous mêmes, cependant je ne comprends pas la politique
qui place nos soldats dans une situation où ils ne peuvent être que
ridicules. Comme le glaive est le pire argument que l'on puisse
employer, il doit être le dernier. Dans cette circonstance, il a été le
premier; mais, par un heureux hasard, il n'est pas encore sorti de son
fourreau. La mesure actuelle va, il est vrai, le mettre hors de sa
gaîne. Cependant, si des conférences[283] convenables eussent été tenues
lors des premières scènes de ce désordre, si les souffrances de ces
hommes et de leurs maîtres (car les maîtres ont aussi leurs
souffrances), eussent été bien pesées et justement examinées, je pense
qu'on aurait pu trouver le moyen de rendre les ouvriers à leur besogne,
et la tranquillité au comté. À présent le comté souffre le double fléau
d'une garnison militaire oisive, et d'une population mourante de faim.
Dans quel état d'apathie avons-nous été si long-tems plongés, pour que
la Chambre n'ait eu jusqu'à ce moment aucune connaissance officielle de
ces troubles? Tout cela s'est passé à cent-trente milles[284] de
Londres, et cependant nous, _braves gens dans l'aisance, nous avons cru
que notre grandeur s'accroissait_, et nous avons, au milieu des
calamités domestiques, paisiblement joui des triomphes que nous
remportons au dehors. Mais toutes les villes que vous avez prises,
toutes les armées qui ont battu en retraite devant vos généraux, ne sont
que de misérables sujets de nous féliciter, si votre pays se divise, si
vos dragons et vos exécuteurs doivent être lâchés contre vos
concitoyens.--Vous appelez ces hommes une populace désespérée,
dangereuse et ignorante; et vous semblez penser que le seul moyen
d'apaiser la _bellua multorum capitum_[285] est d'abattre quelques-unes
de ces têtes superflues. Mais la populace même est susceptible d'être
ramenée à la raison par un mélange de mesures fermes et de voies
conciliatrices, beaucoup mieux que par de nouveaux sujets d'irritation,
que par des supplices multipliés. Connaissons-nous ce dont nous sommes
redevables à la populace? C'est la populace qui laboure dans vos champs,
et qui sert dans vos maisons,--qui arme vos vaisseaux et recrute votre
armée,--qui vous à mis en état de défier le monde entier, et qui pourra
aussi vous défier vous-mêmes, alors que l'abandon et la misère l'auront
poussée au désespoir. Libre à vous d'appeler le peuple _populace_; mais
n'oubliez pas que la populace exprime trop souvent les sentimens du
peuple. Et ici je dois remarquer avec quel empressement vous êtes
accoutumés à voler au secours de vos alliés malheureux, tandis que vous
abandonnez les malheureux de votre propre patrie au soin de la
providence ou de la paroisse. Quand les Portugais eurent été ruinés par
les Français forcés à la retraite, chacun étendit son bras, ouvrit sa
main; depuis les immenses largesses du riche jusques au denier de la
veuve, tout leur fut fourni pour les mettre à même de rebâtir leurs
villages et de regarnir leurs greniers. Et, dans ce moment, quand des
milliers de vos concitoyens, hommes égarés mais malheureux, luttent
contre la misère et la faim, votre charité devrait faire dans
l'intérieur du pays l'œuvre qu'elle a commencée au dehors. Avec une
somme beaucoup moindre, avec la dîme des libéralités faites au Portugal,
lors même que ces hommes n'auraient pu être rendus à leurs occupations
(ce que je ne puis admettre sans enquête ultérieure), vous auriez rendu
inutiles les tendresses miséricordieuses de la baïonnette et du gibet.
Mais sans doute nos amis ont trop de misères étrangères à soulager pour
tourner leurs regards sur les calamités domestiques, quoique jamais la
pitié n'ait pu avoir un plus touchant spectacle. J'ai traversé le
théâtre de la guerre dans la péninsule, j'ai été dans quelques-unes des
provinces turques les plus opprimées; mais jamais sous le plus
despotique des gouvernemens infidèles, je ne vis une détresse aussi
affreuse que celle que j'ai vue depuis mon retour dans le cœur même d'un
pays chrétien. Et quels sont vos remèdes? Après des mois entiers
d'inaction, et des mois d'action pires que l'inactivité, enfin paraît le
grand spécifique, l'infaillible recette de tous les médecins du corps
politique, depuis le siècle de Dracon jusqu'à l'époque actuelle. Après
avoir tâté le pouls du patient et hoché la tête, après avoir prescrit
les ressources usuelles de l'eau chaude et de la saignée, l'eau chaude
de votre nauséeuse police et les lancettes de vos militaires, ces
convulsions doivent se terminer par la mort, sûre terminaison des
prescriptions de tous nos Sangrados politiques. Je mets de côté
l'injustice palpable, et l'inefficacité non-douteuse du bill; n'y a-t-il
donc pas assez de peines capitales dans vos statuts? N'y a-t-il pas
assez de sang qui souille votre code pénal? voulez-vous en verser
encore, qui monte vers le ciel et porte témoignage contre vous? Comment,
d'ailleurs, mettrez-vous le bill à exécution? Pouvez-vous renfermer un
comté tout entier dans ses prisons? Élèverez-vous un gibet dans chaque
champ, et pendrez-vous les hommes comme autant d'épouvantails? ou bien
(puisque vous devez mettre à exécution cette mesure), procéderez-vous
par décimation? placerez-vous le pays sous le régime de la loi martiale?
dépeuplerez-vous, ravagerez-vous tout autour de vous? et rétablirez-vous
la forêt de Sherwood comme apanage de la couronne, dans son ancien état
de chasse royale, et d'asile pour les malfaiteurs? Le malheureux affamé
qui a bravé vos baïonnettes, pâlira-t-il à l'aspect de vos gibets? Quand
la mort est un bien, et le seul bien que vous paraissiez vouloir lui
faire, vos dragonnades le réduiront-elles à la tranquillité? Ce que vos
grenadiers n'ont pu faire, vos bourreaux pourront-ils l'accomplir? Si
vous procédez par les formes légales, où est votre évidence? Ceux qui
ont refusé de dénoncer leurs complices, lorsque la déportation était la
seule punition à craindre, ne seront pas tentés de porter témoignage
contre eux, maintenant que la peine capitale les attend. Avec toute la
déférence due aux nobles lords d'opinion contraire, je soutiens qu'une
petite investigation, une enquête préalable les engagerait à changer de
conduite. Cette mesure favorite de nos hommes d'état, suivie de succès
si merveilleux dans plusieurs circonstances, et dans des circonstances
récentes, la temporisation ne perdrait point ses avantages dans le cas
actuel. Quand une proposition vous est faite dans le but d'émanciper et
de soulager, vous hésitez, vous délibérez pendant des années entières,
vous temporisez et vous préparez les esprits; mais un bill de mort doit
passer tout de suite, sans que l'on songe le moins du monde aux
conséquences. Je suis sûr d'après ce que j'ai entendu dire, et d'après
ce que j'ai vu, que l'adoption du bill, sans enquête, sans délibération,
ne ferait qu'ajouter une injustice à l'irritation actuelle, et la
barbarie à l'abandon. Les auteurs d'un tel bill doivent être contens
d'hériter des honneurs de ce législateur athénien, dont on a dit que les
décrets avaient été écrits non pas avec de l'encre, mais en lettres de
sang. Mais supposons le bill adopté; supposons un de ces hommes, comme
je les ai vus,--amaigri par la famine, plongé dans un sombre désespoir,
peu soucieux de conserver une vie que vos Seigneuries sont peut-être sur
le point d'évaluer un peu au-dessous d'un métier à bas,--supposez cet
homme environné par ses enfans à qui il ne peut procurer du pain aux
dépens même de son existence, près d'être arraché pour toujours à une
famille que naguère il entretenait par sa paisible industrie, et qu'il
est devenu, sans faute de sa part, incapable d'entretenir;--supposez cet
homme (et il y en a dix mille tels que lui, parmi lesquels vous pouvez
choisir vos victimes), supposez-le traîné devant la cour pour être jugé
pour ce nouveau délit, par cette nouvelle loi; hé bien! il manque encore
deux conditions pour qu'il soit reconnu coupable, et condamné comme tel;
il manquera, c'est mon opinion,--douze bouchers pour jury, et un
Jefferies[286] pour juge.

[Note 282: En latin dans le texte: _spolia opima_.]

[Note 283: _Meetings_.]

[Note 284: Environ quarante-trois lieues.

(_N. du Tr._)]

[Note 285: La bête à plusieurs têtes.

(_N. du Tr._)]

[Note 286: Lord George Jefferies, chancelier d'Angleterre sous Jacques
II, célèbre par ses cruautés.

(_N. du Tr._)]



DISCOURS
SUR LA MOTION DU COMTE DE DONOUGHMORE,
QUI RÉCLAMAIT LA FORMATION D'UN COMITÉ POUR L'EXAMEN DES DROITS DES
CATHOLIQUES, AVRIL 21, 1813.


MILORDS,

La question qui occupe la Chambre a été l'objet de discussions si
fréquentes, si complètes, si habiles (et peut-être aujourd'hui encore
plus habiles qu'en aucune autre circonstance), qu'il serait difficile
d'apporter de nouveaux argumens pour ou contre. Mais, à chaque
discussion, des difficultés ont été éloignées, des objections ont été
épluchées et réfutées; et quelques-uns des anciens adversaires de
l'émancipation catholique ont enfin concédé qu'il était convenable de
faire droit aux réclamations des pétitionnaires. Après cette importante
concession, néanmoins, une nouvelle objection s'est élevée: _il n'en est
pas tems_, dit-on, ou _le tems est mal choisi_, ou _il y a encore assez
de tems_. En quelque sorte, je suis d'accord avec ceux qui disent qu'il
n'en est pas tems précisément: le tems en est passé; mieux vaudrait,
pour le pays, que les catholiques possédassent en ce moment leur
quote-part de nos priviléges, et que leurs nobles eussent dans nos
conseils une juste portion d'influence, que de nous trouver ici
assemblés pour discuter leurs droits. Oui, cela vaudrait mieux.

                      _Non tempore tali
   Cogere consilium, quum muros obsidet hostis_.

L'ennemi est au dehors et la misère est au dedans. Il est trop tard pour
chicaner sur des points de doctrine, quand nous devons nous unir pour la
défense de choses plus importantes que le pur cérémonial de la religion.
Il est, en vérité, singulier que nous soyons convoqués pour délibérer,
non pas sur le Dieu que nous devons adorer, car là-dessus nous sommes
d'accord; non pas sur le roi à qui nous devons obéir, car nous lui
sommes très-fidèles; mais sur la question de savoir jusqu'à quel point
une différence dans les cérémonies du culte, jusqu'à quel point une foi,
non pas trop restreinte, mais trop étendue (ce qui est le pire des
griefs que l'on puisse imputer aux catholiques),--jusqu'à quel point un
excès de dévotion à leur Dieu peut rendre nos concitoyens incapables de
servir efficacement leur roi.

On a, dans cette Chambre et hors de cette Chambre, beaucoup parlé de
l'église et de la constitution; et, quoique ces mots respectables aient
été trop souvent prostitués aux plus misérables desseins de l'esprit de
parti, nous ne pouvons les entendre répéter trop souvent. Tous les
orateurs sont, je présume, les défenseurs de l'église et de la
constitution; de l'église du Christ et de la constitution de la
Grande-Bretagne, mais non d'une constitution d'exclusion et de
despotisme; non d'une église intolérante, non d'une église militante,
qui s'expose elle-même à l'objection dirigée contre la communion
romaine, et s'y expose à un plus haut degré; car la religion catholique
ne refuse que ses bénédictions spirituelles (et ce point même est
douteux); mais notre église, ou plutôt nos hommes d'église,
non-seulement dénient aux catholiques les grâces spirituelles, mais
encore toute espèce de biens temporels. Le grand lord Peterborough
observa dans cette enceinte, ou dans celle où les lords s'assemblaient à
cette époque, qu'il était _pour un roi parlementaire, pour une
constitution parlementaire, mais non pour un Dieu parlementaire, non
pour une religion parlementaire_. L'intervalle d'un siècle n'a pas
affaibli la force de cette remarque. Il est tems, en vérité, que nous
laissions ces misérables chicanes sur des points si frivoles, ces
subtilités lilliputiennes, dignes de qui veut décider _s'il est mieux de
casser les œufs par le gros ou le petit bout_.

Les adversaires des catholiques peuvent être divisés en deux classes:
ceux qui affirment que les catholiques ont déjà trop, et ceux qui
allèguent que la classe inférieure, du moins, n'a rien de plus à
demander. Les uns nous disent que les catholiques ne seront jamais
contens; les autres, qu'ils sont déjà trop heureux. Le dernier paradoxe
est suffisamment réfuté par la pétition présente comme par toutes les
pétitions passées; on aurait pu tout aussi bien prétendre que les nègres
ne désiraient pas être émancipés; mais c'est une comparaison
malheureuse; car vous avez déjà délivré ceux-ci du régime de la
servitude, sans pétition de leur part, et malgré plusieurs pétitions de
leurs maîtres dans un but tout opposé. Pour moi, quand j'y réfléchis, je
plains les paysans catholiques de n'avoir pas eu le bonheur de naître
avec une peau noire. Mais, nous dit-on, les catholiques sont contens,
ou, du moins, doivent l'être. Je m'en vais donc rappeler quelques-unes
des circonstances qui contribuent si merveilleusement à leur excessif
contentement. Ils ne jouissent pas du libre exercice de leur religion
dans l'armée régulière; le soldat catholique ne peut manquer au service
du ministre protestant; et à moins qu'il ne soit cantonné en Irlande ou
en Espagne, où peut-il trouver, s'il en a le désir, l'occasion
d'assister aux cérémonies de son culte? La permission d'avoir des
chapelains catholiques fut accordée comme une faveur spéciale aux
régimens de la milice irlandaise, et encore ne fut-elle accordée
qu'après plusieurs années de réclamations, quoique un acte passé en 1793
l'eût établie comme un droit. Mais, en Irlande, les catholiques sont-ils
convenablement protégés? leur église peut-elle acheter un morceau de
terre pour y élever une chapelle? Non. Tous les édifices consacrés au
culte sont bâtis en vertu de baux de concession, ou de tolérance, donnés
par un laïque, baux aisément résiliables et fort souvent violés. À
l'instant où un désir bizarre, un caprice fortuit, du bienveillant
propriétaire rencontre quelque opposition, les portes sont fermées à la
pieuse assemblée. C'est ce qui est arrivé sans cesse, mais jamais avec
autant d'éclat que dans la ville de Newton-Barry, dans le comté de
Wexford. Les catholiques, n'ayant point de chapelle régulière, louèrent,
pour ressource temporaire, deux granges qui, réunies ensemble, servirent
au culte public. À cette époque, demeurait, vis-à-vis de ce lieu, un
officier qui paraît avoir été profondément imbu de ces préjugés, dont
les pétitions protestantes; actuellement sur le bureau, prouvent
l'heureuse destruction chez la portion la plus raisonnable de la nation;
et, quand les catholiques vinrent, au jour accoutumé, s'assembler, en
paix et bonne volonté avec les hommes, pour le culte de leur Dieu, qui
est aussi le vôtre, ils trouvèrent la chapelle fermée, et furent avertis
que s'ils ne se retiraient pas sur-le-champ (et cet avertissement leur
était signifié par un officier des _yeomen_[287] et par un magistrat),
le _riot act_[288] allait être lu, et l'assemblée dispersée à la pointe
de la baïonnette! Une plainte contre cette violence fut adressée à un
haut fonctionnaire, au secrétaire du Château, en 1806, et celui-ci
répondit (au lieu d'ordonner une réparation), qu'il ferait écrire une
lettre au colonel, afin de prévenir, s'il était possible, le retour de
semblables scènes de désordre. Ce fait ne demande pas le développement
d'un grand appareil oratoire; mais il tend à prouver que, tandis que
l'église catholique n'a pas la faculté d'acheter des terrains pour
élever ses chapelles, elle ne trouve dans les lois aucune protection. En
même tems, les catholiques sont à la merci du plus mince officier, qui
peut impunément _faire ses bons tours à la face du ciel_, insulter son
Dieu et outrager ses semblables.

[Note 287: Espèce de garde municipale.

(_N. du Tr._)]

[Note 288: Ordonnance contre les rassemblemens.

(_N. du Tr._)]

Tout écolier, tout petit laquais (car de tels individus ont obtenu des
brevets dans notre service militaire), tout petit laquais qui a pu
changer ses rubans de livrée pour une épaulette, peut faire tout cela,
et même plus encore contre les catholiques, en vertu de l'autorité même,
à lui déléguée par son souverain sous l'obligation expresse de défendre
ses concitoyens jusqu'à la dernière goutte de son sang, sans différence
ou distinction aucune entre les catholiques et les protestans.

Les catholiques irlandais ont-ils le bénéfice plein et entier du
jugement par jury? Non, ils ne l'ont pas; ils ne peuvent l'avoir
qu'après avoir obtenu le droit de partager avec les protestans le
privilége de servir l'état en qualité de shériffs et de sous-shériffs.
Il y a eu un exemple frappant de cet abus, aux assises d'Enniskillen. Un
_yeoman_ fut traduit en justice pour le meurtre d'un catholique nommé
Macvournagh; trois témoins respectables, et non contredits, déposèrent
qu'ils avaient vu le prévenu charger son arme, viser, faire feu, et tuer
ledit Macvournagh. Cette circonstance fut convenablement développée par
le juge; mais, à l'étonnement du barreau, et à la grande indignation de
la cour, le jury protestant acquitta l'accusé. La partialité était si
évidente, que le juge, M. Osborn, regarda comme son devoir, d'arrêter
l'assassin acquitté, mais non pas absous, pour de larges indemnités, et
de lui ôter ainsi pour quelque tems la liberté de tuer impunément les
catholiques.

Les lois faites en leur faveur sont-elles observées? Elles sont rendues
illusoires dans les cas les plus frivoles comme dans les plus sérieux.
Par un règlement récent, on permet dans les prisons les chapelains
catholiques: mais dans le comté de Fermanagh le grand jury persista
dernièrement à présenter pour cet office un ministre suspendu, et viola
par là le statut, malgré les plus pressantes remontrances d'un
respectable magistrat, nommé M. Fletcher. Telles sont les lois, telle
est la justice pour les libres, heureux, et joyeux catholiques.

On a demandé pourquoi les riches catholiques ne créent pas des dotations
pour l'éducation de leurs prêtres.--Mais pourquoi ne leur permettez-vous
pas de le faire? Pourquoi tous les legs de cette nature sont-ils soumis
à une intervention vexatoire, arbitraire et concussionnaire, à
l'intervention de la commission orangiste[289] des donations
charitables? Quant au collége de Maynooth, en aucune circonstance,
hormis à l'époque de sa fondation, alors qu'un noble pair (lord Camden),
à la tête de l'administration de l'Irlande, parut s'intéresser aux
progrès de cet établissement; et sous le gouvernement d'un noble duc
(Bedford) qui, comme ses ancêtres, a toujours été l'ami de la liberté et
de l'humanité, et qui n'a pas assez bien adopté la politique égoïste du
jour, pour exclure les catholiques du nombre de ses semblables: sauf ces
exceptions, le collége de Maynooth n'a pas été convenablement encouragé.
Il y a eu à la vérité un tems où l'on chercha à se concilier le clergé
catholique, lorsque l'_union_ était incertaine, union qui ne pouvait
avoir lieu sans l'intermède de ce clergé, lorsque son assistance était
indispensable pour obtenir des adresses favorables de la part des comtés
catholiques: alors les prêtres catholiques étaient cajolés et caressés,
craints et flattés, on leur fit entendre que _l'union mettrait une
heureuse fin à toute chose_; mais, le moment de la crise une fois passé,
ils furent repoussés avec mépris dans leur première obscurité.

[Note 289: _The orange commissioners for charitable donations_.]

Dans la conduite qu'on n'a pas cessé de tenir à l'égard du collége
Maynooth, tout semble fait pour irriter et inquiéter,--tout semble fait
pour effacer de la mémoire des catholiques la plus légère impression de
gratitude. Le foin même, coupé dans la plaine, la graisse et le suif du
bœuf et du mouton alloués, doivent être payés, et les comptes doivent en
être rendus et réglés par serment. Il est vrai que cette économie en
miniature ne peut être suffisamment louée, particulièrement à une époque
où il n'y a que ces insectes dévorateurs du trésor, vos Hunt et vos
Chinnery, où il n'y a que ces _punaises dorées_[290] qui puissent
échapper à l'œil microscopique des ministres. Mais quand de session en
session, après n'avoir laissé qu'avec effort et répugnance échapper de
vos mains votre chétive aumône, vous venez vous vanter de votre
libéralité; alors le catholique pourrait bien s'écrier, dans les termes
mêmes de Prior:

      J'ai quelque obligation à Jean; mais, par malheur, Jean juge
      à propos de le communiquer à toute la nation: ainsi, Jean et
      moi nous sommes quittes[291].

[Note 290: _Gilded bugs_. Citation.]

[Note 291:

   _To John I owe some obligation,
      But John unluckily thinks fit
   To publish it to all the nation:
      So John and I are more than quit_.]

Quelques personnes ont comparé les catholiques au mendiant de Gil Blas.
Qui les a faits mendians? de qui la dépouille de leurs ancêtres a-t-elle
grossi les richesses? Et ne pouvez-vous soulager le mendiant que vos
pères ont réduit à un tel état? Si vous êtes disposés à le soulager
tout-à-fait, ne pouvez-vous accomplir cette œuvre sans lui jeter vos
deniers[292] au visage? Toutefois, pour faire contraste à cette
misérable bienfaisance, considérons les écoles protestantes de
charité[293]; vous leur avez récemment alloué 41,000 liv.[294]. C'est
ainsi qu'elles sont entretenues; et comment sont-elles recrutées?
Montesquieu fait observer à l'égard de la constitution anglaise, qu'on
en peut trouver le modèle dans Tacite, là où l'historien décrit les
institutions politiques des Germains; et ce publiciste ajoute: «Ce beau
système fut tiré des forêts.» Pareillement, en parlant des écoles
protestantes de charité, on peut faire observer que ce beau système fut
tiré des Bohémiennes. Comme se recrutaient les Janissaires au tems de
leur enrôlement sous Amurat, comme les Bohémiennes de l'époque actuelle
se recrutent encore avec des enfans volés; ainsi ces écoles se recrutent
avec des enfans séduits, et dérobés à leurs familles catholiques, par
leurs riches et puissans voisins protestans. Cela est notoire, et un
seul exemple peut suffire pour montrer de quelle manière cela se
pratique. La sœur de M. Carthy (_gentleman_ catholique fort riche en
biens fonds) laissa en mourant deux filles qui furent immédiatement
désignées comme prosélytes, et conduites à l'école de charité de
Coolgreny: leur oncle, à la nouvelle de ce fait, qui avait eu lieu
pendant son absence, réclama la restitution de ses nièces, et offrit de
transférer une partie de ses biens sur la tête de ses deux parentes. Sa
demande fut rejetée, et ce n'est qu'après une lutte de cinq années, et
grâce à l'intervention d'une haute autorité, que ce gentleman catholique
obtint que deux jeunes filles, qui lui étaient si étroitement liées par
les droits du sang, sortissent de l'école de charité, et lui fussent
rendues. Voilà de quelle façon l'on se procure des prosélytes que l'on
mêle aux enfans de tous les protestans qui peuvent avoir recours au
bénéfice de cette institution. Et quelle instruction leur est donnée? On
leur met entre les mains un catéchisme, qui est composé, je crois, de
quarante-cinq pages, et dans lequel il y a trois questions relatives à
la religion protestante. L'une de ces demandes est celle-ci: «Où était
la religion protestante avant Luther?» Réponse: «Dans l'Évangile.» Il
reste quarante-quatre pages et demie qui concernent la damnable
idolâtrie des papistes.

[Note 292: _Farthings_: liards, deniers.]

[Note 293: _Protestant charter schools_.]

[Note 294: 1,025,000 fr.]

Permettez-moi de le demander à nos pasteurs et maîtres spirituels:
est-ce là la manière d'instruire un enfant dans la voie qu'il doit
suivre? Est-ce là la religion de l'Évangile avant le tems de Luther?
cette religion qui proclame tout haut: _paix sur la terre, et gloire à
Dieu_! Est-ce là élever des enfans, pour les rendre hommes ou démons?
Mieux vaudrait les envoyer n'importe où,--que de leur enseigner de
telles doctrines: mieux vaudrait les envoyer dans ces îles des mers
australes, où, par une éducation plus humaine, ils apprendraient à
devenir cannibales: il serait moins odieux qu'ils fussent instruits à
dévorer les morts qu'à persécuter les vivans. Donnez-vous le nom
d'écoles à de tels établissemens? Nommez-les plutôt des fumiers où la
vipère de l'intolérance dépose ses petits, afin que plus tard leurs
dents étant devenues tranchantes, et leur venin s'étant mûri, ils en
sortent, chargés d'ordure et de poison, pour blesser les catholiques.
Mais sont-ce là les doctrines de l'église d'Angleterre, ou celles des
gens d'église? Non, les ecclésiastiques les plus éclairés sont d'une
opinion différente. Que dit Paley: «Je n'aperçois aucune raison pour
laquelle des hommes de diverses croyances religieuses ne doivent pas
siéger sur le même banc, délibérer dans le même conseil, ou combattre
dans les mêmes rangs, tout aussi bien que des hommes d'opinions
religieuses différentes discutent ensemble sur une controverse
d'histoire naturelle, de philosophie ou de morale.» On peut répondre que
Paley n'était pas rigoureusement orthodoxe; je ne saurais rien décider
sur son orthodoxie, mais qui niera qu'il n'ait été un des ornemens de
l'église, de la nature humaine, et de la chrétienté? Je n'appuierai
point sur le fardeau des dîmes, fardeau si durement senti par les
paysans, mais il est peut-être à propos de remarquer qu'il y a encore
une charge additionnelle, un droit de _tant pour cent_ pour le
collecteur, qui, par conséquent, est intéressé à porter les dîmes au
plus haut taux possible, et nous savons que dans plusieurs bénéfices
considérables d'Irlande, les protestans résidens sont les seuls qui
soient procureurs de la dîme.

Parmi tant de causes d'irritation, trop nombreuses pour être
récapitulées, il y en a une dans la milice, qu'on ne doit point passer
sous silence: je veux parler de l'existence des loges orangistes parmi
les particuliers. Les officiers peuvent-ils dénier ce fait? Et si ces
loges existent, tendent-elles, peuvent-elles tendre à établir l'harmonie
parmi les hommes, qui sont ainsi individuellement séparés de la société,
quoique confondus dans les rangs de l'ordre social? Et doit-on permettre
ce système général de persécution, ou est-il à croire qu'avec un tel
système les catholiques puissent ou doivent être contens? S'ils le sont,
ils manquent à l'humaine nature; alors, en vérité, ils sont indignes
d'être autre chose que ce que vous les avez faits,--autre chose que des
esclaves. Les faits que j'ai cités ont pour appui les plus respectables
autorités: sans quoi, je n'aurais point osé en ce lieu, ni en quelque
lieu que ce soit, me hasarder à les avancer. Si l'on m'objecte que je
n'ai jamais été en Irlande, je vous prierai de remarquer qu'il est aisé
de connaître un peu l'Irlande, sans jamais y avoir été, comme il paraît
possible que quelques personnes y soient nées, y aient été nourries et
élevées, et pourtant demeurent dans l'ignorance des véritables intérêts
de cette contrée.

Mais il y en a qui affirment que les catholiques ont été déjà trop bien
traités. Voyez, disent-ils, ce qui a été fait; nous leur avons donné un
collége entier, nous leur allouons la nourriture et l'habillement, la
pleine et complète jouissance des élémens, et nous les laissons
combattre pour nous aussi long-tems qu'ils ont leurs membres et leurs
vies à nous offrir, et néanmoins ils ne sont jamais contens! O généreux
et justes déclamateurs! C'est à cela, et à cela seul qu'aboutissent tous
vos argumens, dépouillés de tout sophisme. Ces personnes me remettent en
mémoire l'histoire d'un certain tambour qui, appelé au rigoureux devoir
d'administrer la punition ordonnée contre un ami attaché au poteau, fut
sommé de fouetter haut; il fouetta bas, il fouetta un peu moins bas, il
fouetta haut, puis bas, puis entre deux, et ainsi de suite à plusieurs
reprises, mais le tout en vain: le patient continua ses plaintes avec la
plus choquante opiniâtreté, jusqu'à ce que le tambour, épuisé de fatigue
et bouillant de colère, eût jeté à bas les verges, en s'écriant: «Le
diable vous rôtisse; il n'y a aucune manière de fouetter qui vous
plaise.» Ainsi vous comportez-vous vous-mêmes: vous avez fouetté le
catholique haut et bas, ici et là, et partout, et vous vous étonnez
qu'il ne soit pas content! Il est vrai que le tems, l'expérience, et la
fatigue qui suit l'exercice même de la barbarie, vous ont appris à
fouetter un peu plus doucement; mais vous continuez toujours à sangler
votre victime, et continuerez ainsi jusqu'à ce que peut-être le fouet
soit arraché de vos mains, et tourné contre vous-mêmes et contre votre
postérité.

Il a été dit par un des orateurs précédens (j'ai oublié qui c'était, et
ne me soucie guère de m'en souvenir): «_Si les catholiques sont
émancipés, pourquoi pas les juifs?_» Si ce propos a été dicté par une
sincère compassion pour les juifs, il mérite attention; mais si ce n'est
qu'un trait d'ironie contre les catholiques, est-ce autre chose que le
langage de Shylock transporté du mariage de sa fille à l'émancipation
catholique?--

      Je voudrais que quelqu'un de la tribu de Barrabas l'obtint
      plutôt qu'un chrétien[295].

[Note 295:

   _Would any of the tribe of Barrabbas
   Should have it rather than a christian_.

(SHAKSP., _The Merch. of Ven._)]

Je présume, qu'un catholique est un chrétien, même dans l'opinion de
celui dont le goût seul peut être supposé pencher en faveur des juifs.

C'est une remarque, souvent citée, du docteur Johnson (que je prends
pour une autorité presque aussi bonne que le doux apôtre de
l'intolérance, le docteur Duigenan), que celui qui entretiendrait
quelque appréhension sérieuse de danger pour l'église dans les tems
actuels, aurait _crié au feu durant le Déluge_. Ceci est plus qu'une
métaphore, car un restant de ces personnages antédiluviens semble
aujourd'hui s'être retiré chez nous, avec le feu dans la bouche et l'eau
dans la cervelle, pour troubler et inquiéter le genre humain de leurs
cris bizarres et fantasques. Et comme c'est un symptôme infaillible de
la désolante maladie dont je les crois atteints (maladie sur laquelle le
premier docteur venu donnera des renseignemens à vos Seigneuries), comme
c'est, dis-je, un symptôme infaillible pour ces infortunés malades
d'apercevoir sans cesse des éclairs devant leurs yeux; surtout quand
leurs yeux sont fermés, il est impossible de convaincre ces pauvres
créatures que le feu contre lequel ils nous avertissent nous et
eux-mêmes de nous prémunir, n'est rien autre chose qu'un feu follet;
produit de leurs imaginations idiotes. Quelle rhubarbe, quel séné; ou
quelle autre drogue purgative peut expulser de leur esprit ce vain
fantôme?--Cela est impossible; ils sont perdus. C'est à eux que
s'applique véritablement ce mot.

      _Caput insanabite tribus Anticyris_[296].

[Note 296: Citation d'Horace. «Tête incurable, même par l'ellébore qu'on
recueillerait dans trois Anticyres.» Anticyre, île de l'Archipel,
célèbre dans l'antiquité, parce qu'elle fournissait l'ellébore, qui
passait, bien à tort, pour un spécifique contre la folie.

(_N. du Tr._)]

Tels sont vos vrais protestans. Comme Bayle, qui protestait contre
toutes les sectes, ainsi protestent-ils contre les pétitions
catholiques, contre les pétitions protestantes, contre toute réparation,
et tout ce que la raison, l'humanité, la politique, la justice et le bon
sens peuvent opposer aux illusions de leur absurde délire. Ces gens-là
présentent le cas inverse de la montagne qui enfanta une souris: ce sont
des souris qui s'imaginent être dans le travail d'enfantement d'une ou
plusieurs montagnes.

Pour revenir aux catholiques, supposez que les Irlandais fussent
actuellement contens, malgré toutes les incapacités dont la loi les
frappe,--supposez-les capables d'une stupidité telle qu'ils ne désirent
aucunement être délivrés,--ne devons-nous pas désirer leur délivrance,
dans notre propre intérêt? N'avons-nous rien à gagner par leur
émancipation? Quelles ressources nous ont été fermées? quels talens ont
été perdus à cause de cet égoïste système d'exclusion? Vous connaissez
déjà la valeur des secours irlandais: en ce moment, la défense de
l'Angleterre est confiée à la milice irlandaise; en ce moment, tandis
que le peuple mourant de faim se soulève dans la fureur du désespoir,
les Irlandais sont fidèles au devoir confié en leurs mains. Mais tant
qu'une égale énergie n'aura pas été communiquée partout, par l'extension
de la liberté, vous ne pourrez avoir la pleine et entière jouissance de
la force que vous êtes heureux d'interposer entre vous et la
destruction. L'Irlande a beaucoup fait, mais fera plus encore. En ce
moment, le seul triomphe que nous ayons obtenu durant les longues années
d'une guerre continentale, a été remporté par un général irlandais[297].
Il est vrai qu'il n'est pas catholique; s'il l'eût été, nous eussions
été privés de ses talens. Toutefois, je ne présume pas que personne
veuille prétendre que sa religion eût affaibli son génie militaire ou
diminué son patriotisme; quoique, dans le cas supposé, il eût été obligé
de combattre dans les rangs; car, à coup sûr, il n'eût jamais commandé
une armée.

[Note 297: Arthur Wellesley, depuis lord Wellington.

(_N. du Tr._)]

Mais tandis qu'il gagne au dehors des batailles en faveur des
catholiques, son noble frère s'est fait dans cette séance le défenseur
de leurs intérêts avec une éloquence que je ne déprécierai point par
l'humble tribut de mon panégyrique, pendant le tems même qu'un de leurs
parens, qui leur est aussi peu semblable qu'il leur est inférieur en
talent, a combattu à Dublin contre ses frères catholiques avec des
circulaires, des édits, des proclamations, des arrestations et des
dispersions de rassemblemens,--avec tous les moyens vexatoires de la
chétive guerre qui pouvait être entretenue par les guérillas mercenaires
du gouvernement, vêtues de l'armure rouillée de leurs statuts surannés.
Il est, en vérité, singulier d'observer la différence de notre politique
étrangère et de notre politique intérieure. Si la catholique Espagne, le
fidèle[298] Portugal, ou le non moins fidèle et non moins catholique
ex-roi des Deux-Siciles (à qui, soit dit en passant, il ne restait plus
que la Sicile, dont vous l'avez récemment dépouillé), si, dis-je, ces
peuples et ces rois catholiques ont besoin de secours, vite nous faisons
partir une flotte et une armée, un ambassadeur et un subside,
quelquefois pour soutenir de rudes combats, généralement pour faire de
mauvaises négociations, et toujours pour payer beaucoup d'argent pour
nos alliés papistes. Mais si quatre millions de nos concitoyens, qui
combattent, paient, et travaillent pour nous, s'avisent de nous adresser
des prières pour obtenir quelque soulagement, nous les traitons comme
des étrangers, et, quoique _la maison de leur père offre plusieurs
logemens_, il n'y a pour eux aucune place de repos. Permettez-moi de
vous le demander, ne vous battez-vous pas pour l'émancipation de
Ferdinand VII, qui certainement est un sot, et par conséquent, suivant
toute probabilité, un bigot?

[Note 298: Allusion aux dénominations des rois d'Espagne et de Portugal:
le premier se nommant Sa Majesté Catholique (S. M. C.), le second, Sa
Majesté Très-Fidèle (S. M. T. F.).

(_N. du Tr._)]

Et avez-vous donc plus de considération pour un souverain étranger que
pour vos concitoyens qui ne sont point des sots (car ils connaissent
votre intérêt mieux que vous ne connaissez le vôtre); qui ne sont point
des bigots, car ils vous rendent le bien pour le mal; mais qui endurent
un sort pire que d'être tenus en prison par un usurpateur, car les
chaînes qui asservissent l'ame sont plus pesantes que celles qui
entravent le corps.

Je ne m'étendrai point sur les conséquences qui doivent résulter de
votre refus d'accéder aux réclamations des pétitionnaires; vous les
connaissez, vous les éprouverez, ainsi que les enfans de vos enfans
quand vous ne serez plus. Adieu pour jamais à cette union, ainsi nommée
par la même raison que _lucus à non lucendo_[299], union qui n'a jamais
rien uni, dont le premier effet fut de donner un coup mortel à
l'indépendance de l'Irlande, et dont le dernier résultat sera peut-être
de séparer à jamais l'Irlande de notre pays. Si l'on peut appeler cela
une union, c'est celle du requin avec sa proie; le ravisseur dévore sa
victime, et c'est ainsi qu'il ne forme plus avec elle qu'un tout
indivisible. Ainsi la Grande-Bretagne a dévoré le parlement, la
constitution, l'indépendance de l'Irlande, et elle refuse maintenant de
rendre un seul privilège, quoiqu'elle ait par là le moyen de guérir la
surcharge indigeste de son corps politique.

[Note 299: _Lucus_ (nom des bois sacrés, impénétrables à la lumière)
vient, selon les étymologistes, de _lucere_ (luire), par antiphrase.

(_N. du Tr._)]

Et maintenant, milords, avant de me rasseoir, je demanderai aux
ministres de Sa Majesté la permission de dire quelques mots, non pas sur
leurs mérites, car cela serait superflu; mais sur le degré d'estime que
leur accorde le peuple des trois royaumes. L'estime qu'on leur accorde a
été en une récente occasion célébrée d'un ton de triomphe dans cette
enceinte, et l'on a établi une comparaison entre leur conduite, et celle
des nobles lords qui siégent de ce côté de la Chambre.

Quelle portion de popularité peut-elle être échue en partage à mes
nobles amis (si toutefois je ne suis pas indigne de les regarder comme
tels); c'est ce que je ne prétends pas déterminer: mais, quant à celle
des ministres de Sa Majesté, il serait inutile de la nier. La
popularité, c'est un fait sûr, est un peu comme le vent: «_On ne sait
pas d'où elle vient ni où elle va_,» mais ils la sentent, ils en
jouissent, ils s'en vantent. En vérité, simples et modestes comme ils le
sont, à quelle extrémité du royaume peuvent-ils fuir pour éviter le
triomphe qui les poursuit? S'ils s'enfoncent dans les provinces
méditerranées, ils y seront accueillis par les ouvriers des
manufactures, qui tenant à la main leurs pétitions méprisées, et portant
autour du cou la corde récemment votée en leur faveur, appelleront les
bénédictions du ciel sur les têtes de ceux qui ont imaginé le moyen si
simple, mais si ingénieux, de les délivrer de leurs misères, ici-bas, en
les envoyant dans un monde meilleur. S'ils voyagent en Écosse, de
Glasgow à Johnny Groat, partout ils recevront de pareilles marques
d'approbation. S'ils font une tournée de Portpatrick à Donaghadee, ils
rencontreront les embrassemens empressés de quatre millions de
catholiques, à qui leur vote d'aujourd'hui les a rendus chers pour
jamais. Quand ils reviendront dans la capitale,--ils ne peuvent échapper
aux acclamations des bourgeois, et aux applaudissemens plus timides mais
non moins sincères des marchands en faillite et des capitalistes en
péril de banqueroute. S'ils tournent leurs regards sur l'armée, quelles
guirlandes, non de lauriers, mais de morelle[300] ne prépare-t-on pas
pour les héros de Walcheren! Il est vrai qu'il est resté peu d'hommes en
vie pour certifier leurs mérites en cette occasion: mais un _nuage de
témoins_ est venu de cette brave armée qu'ils ont si généreusement et si
pieusement mise en campagne pour recruter la _noble armée des martyrs_.

[Note 300: La _morelle_, en anglais _night-shade_, mot à mot, ombre de
la nuit, est une plante assez commune dans les champs: la couleur sombre
de ses feuilles en font un emblème assez naturel de la tristesse.

(_N. du Tr._)]

Si dans le cours de cette carrière triomphale, où ils recueilleront
autant de cailloux qu'en recueillit l'armée de Caligula dans un triomphe
semblable, prototype du leur;--si, dis-je, ils n'aperçoivent aucun de
ces monumens qu'un peuple reconnaissant élève pour honorer ses
bienfaiteurs, oui, quoiqu'il n'y ait pas même une enseigne qui veuille
condescendre à déposer la tête du Sarrasin[301] pour la remplacer par
l'image des conquérans de Walcheren, ils n'ont pas besoin de portrait,
eux qui peuvent toujours avoir les honneurs de la caricature; ils n'ont
point à regretter le manque de statue, eux qui se verront si souvent
pendus en effigie. Mais leur popularité n'est pas bornée dans les
étroites limites d'une île; il y a d'autres contrées où leurs mesures,
et surtout leur conduite envers les catholiques les rendra éminemment
populaires. S'ils sont aimés ici, en France ils doivent être adorés. Il
n'y a pas de mesure plus contraire aux desseins et aux sentimens de
Buonaparte que l'émancipation des catholiques; pas de plan de conduite
plus favorable à ses projets que celui qui a été, est encore, et sera
toujours, je le crains, suivi à l'égard de l'Irlande. Qu'est
l'Angleterre sans l'Irlande, et qu'est l'Irlande sans les catholiques?
C'est sur la base de votre tyrannie que Napoléon espère bâtir la sienne.
L'oppression des catholiques doit inspirer tant de reconnaissance à son
cœur, que sans aucun doute (comme il a dernièrement permis un
renouvellement de communication) le prochain cartel amènera dans ce pays
des cargaisons de porcelaines de Sèvres et de rubans (denrée, grandement
recherchée, et de valeur égale en ce moment), de rubans de la
Légion-d'Honneur pour le docteur Duigenan et ses disciples ministériels.
Telle est cette popularité si bien gagnée, qui résulte de ces
expéditions extraordinaires, si ruineuses pour nos finances et si
inutiles à nos alliés; de ces singulières enquêtes, si favorables aux
accusés, et si peu satisfaisantes pour le peuple, de ces victoires
paradoxales, si honorables, nous dit-on, pour le nom anglais, mais si
contraires aux vrais intérêts de la nation anglaise: surtout, telle est
la récompense, de la conduite tenue par les ministres envers les
catholiques.

[Note 301: Une _tête de Sarrasin_ est une enseigne aussi fréquente en
Angleterre que l'est chez nous _le lion d'or_, le _soleil d'or_, le _bon
coing_, etc.

(_N. du Tr._)]

J'ai à m'excuser auprès de la Chambre, qui, je l'espère, pardonnera à un
jeune homme qui n'a pas l'habitude de réclamer souvent votre patience,
d'avoir aujourd'hui si longuement tâché d'attirer votre attention. Mon
opinion irrévocable est, comme mon vote le sera, en faveur de la motion.



DISCOURS
SUR LA PÉTITION DU MAJOR CARTWRIGHT,
LE Ier JUIN 1813.

Lord Byron se leva et dit:


MILORDS,

La pétition que je tiens, dans l'intention de la présenter à la Chambre,
doit, si je ne me trompe, obtenir une attention particulière de la part
de vos Seigneuries; en effet, quoiqu'elle ne soit signée que par un seul
individu, elle contient des faits qui, s'ils ne sont pas contredits,
demandent de fort sérieuses investigations. Le grief dont le
pétitionnaire se plaint, n'est ni personnel, ni imaginaire. Ce grief ne
lui est point particulier; il a été, il est encore ressenti par une
foule d'autres personnes. Il n'y a aucun citoyen hors de ces murs, ni
même, en vérité, dans cette enceinte, qui ne puisse demain être exposé à
la même insulte et aux mêmes obstacles, dans l'accomplissement d'un
devoir impérieux pour la restauration de la véritable constitution des
trois royaumes, en pétitionnant pour la réforme du parlement[302]. Le
pétitionnaire, milords, est un homme dont la longue vie a été consacrée
à une lutte perpétuelle pour la liberté des citoyens, contre cette
influence illégitime qui s'est sans cesse accrue, qui s'accroît encore,
et qu'il est nécessaire de diminuer; et, quelque contraires que puissent
être plusieurs esprits à ses dogmes politiques, peu de gens mettront en
doute la pureté de ses intentions. Maintenant même, accablé d'années, et
sujet aux infirmités qui accompagnent son âge, mais sans avoir rien
perdu de son talent, ni de son inébranlable énergie,--_frangas, non
flectes_[303],--il a reçu plus d'une blessure en combattant contre la
corruption; et le nouvel outrage, la récente insulte dont il se plaint,
peut lui laisser une cicatrice de plus, mais non le déshonorer. La
pétition est signée par John Cartwright; et c'est pour la cause du
peuple et du parlement, dans la légitime poursuite de cette réforme dans
la représentation du pays, réforme qui est le meilleur service qui
puisse être rendu tant au parlement qu'au peuple, que le major
Cartwright a souffert l'indigne outrage qui fait le sujet principal de
sa pétition à vos Seigneuries. Sa plainte est écrite dans un langage
ferme, mais respectueux;--dans le langage d'un homme qui n'oublie pas sa
propre dignité, mais en même tems a, je crois, un sentiment égal de la
déférence due à la chambre. Le pétitionnaire avance, entre autres faits
d'importance, sinon plus grande, au moins égale, pour tous ceux qui sont
Bretons par les sentimens, comme par le sang et par la naissance, que le
21 janvier 1813, à Huddersfield, lui et six autres personnes qui, à la
nouvelle de son arrivée, s'étaient rendues auprès de lui, dans
l'intention pure et simple de lui donner un témoignage de respect,
furent saisies par les autorités civile et militaire, et tenues au
secret pendant plusieurs heures, sous le poids d'une grossière et
injurieuse prévention insinuée par l'officier commandant, relativement
au caractère du pétitionnaire; que lui (le pétitionnaire), il fut enfin
conduit devant un magistrat, et ne fut remis en liberté qu'après qu'un
examen minutieux de ses papiers eut prouvé qu'il était non-seulement
injuste mais matériellement impossible d'articuler contre lui une charge
quelconque; et que, malgré la promesse et l'ordre exprès du président du
tribunal, la copie du mandat d'arrêt lancé contre le pétitionnaire a été
refusée sous divers prétextes, et n'a pu, jusqu'à cette heure, être
obtenue. Les noms et la condition des parties intéressées se trouvent
dans la pétition. Quant aux autres points dont il est question dans la
pétition, je ne m'en occuperai pas maintenant, désireux que je suis de
ne pas abuser du tems de la Chambre; mais j'appelle sincèrement
l'attention de vos Seigneuries sur ces divers points.--C'est dans la
cause du parlement et du peuple que la liberté individuelle de ce
vénérable citoyen a été violée; et c'est, dans mon opinion, la plus
haute marque de respect qu'il ait pu donner à la Chambre, que de
recourir à votre justice, plutôt qu'à un appel à une cour inférieure.
Quel que puisse être le sort de sa plainte, c'est pour moi une
satisfaction, à la vérité, mêlée de regret en cette circonstance, que
d'avoir eu l'occasion de dénoncer publiquement les obstacles auxquels le
citoyen est exposé dans la poursuite du devoir le plus légitime et le
plus impérieux,--celui d'obtenir, par voie de pétition, la réforme
parlementaire. J'ai brièvement exposé le grief dont le pétitionnaire se
plaint plus longuement. Vos Seigneuries adopteront, je l'espère, une
mesure propre à donner pleine protection, pleine réparation au
pétitionnaire, et non pas au pétitionnaire seul, mais au corps entier de
la nation, insulté et blessé dans un de ses membres par l'interposition
d'une autorité civile abusée et d'une force militaire illégale entre les
citoyens et leur droit d'adresser des pétitions à leurs représentans.

[Note 302: Le _jeu d'esprit_ suivant, adressé à M. Hobhouse sur son
élection à Westminster, a été attribué à Lord Byron. On le rappelle ici
à cause de son rapport au sujet en question:

   «_Mors janua vitæ_.»

   _Would you get to the house through the true gate,
     Much quicker than even whig Charley went?
   Let Parliament send you to Newgate--
     And Newgate will send you to--Parliament_.

«Voulez-vous gagner la Chambre par la véritable porte, beaucoup plus
vite même que le whig Charley n'y parvint? Faites-vous envoyer par le
Parlement à Newgate, et Newgate vous enverra au Parlement.

(_N. d'un édit. anglais_.)]

[Note 303: On peut le briser, non le fléchir.

(_N. du Tr._)]


Sa Seigneurie présenta alors la pétition du major Cartwright: on en fit
lecture. Plainte y était faite de ce qui était arrivé à Huddersfield, et
des entraves opposées au droit de pétition dans plusieurs endroits de la
partie septentrionale du royaume.


Sa Seigneurie fit la motion que la pétition fût prise en
considération[304].

[Note 304: _Should be laid on table_, mot à mot, «fût mise sur la
table.»

(N. du Tr.)]


Plusieurs pairs ayant parlé sur la question, Lord Byron répliqua qu'il
avait, par des motifs de devoir, présenté cette pétition à l'examen de
leurs Seigneuries. Un noble comte avait prétendu que ce n'était pas une
pétition, mais un discours; et que, comme elle ne contenait aucune
prière, elle ne devait pas être accueillie.--Quelle était la nécessité
d'une prière? Si ce mot devait être employé dans son sens propre, leurs
Seigneuries ne pouvaient attendre qu'aucun homme adressât une prière à
d'autres hommes.--Il n'avait rien autre chose à dire, sinon que la
pétition, quoique conçue dans certains passages en termes peut-être trop
forts, ne contenait aucune phrase inconvenante, mais était écrite dans
un style fort respectueux envers leurs Seigneuries, il espérait donc que
leurs Seigneuries prendraient la pétition en considération.

FIN DES DISCOURS PARLEMENTAIRES.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de lord Byron.  Volume 4. - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore" ***

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