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Title: Oeuvres complètes de lord Byron. Volume 5. - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
Author: Byron, George Gordon Byron, Baron, 1788-1824
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de lord Byron. Volume 5. - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore" ***


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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



ŒUVRES COMPLÈTES
DE
LORD BYRON,
AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
COMPRENANT
SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.

_Traduction nouvelle_

PAR M. PAULIN PARIS,
DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.



TOME CINQUIÈME.



_Paris_
DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,
RUE SAINT-LOUIS, N° 46,
ET RUE RICHELIEU, N° 47 _bis_.

1831.



LE GIAOUR,
FRAGMENT D'UNE
HISTOIRE TURQUE.

   _One fatal remembrance--one sorrow that throws
   Its bleak shade alike o'er our joys and our woes--
   To which life nothing darker nor brighter can bring,
   For which joy hath no balm--and affliction no sting_.

(MOORE.)

Un fatal souvenir,--un chagrin qui jette son ombre noire sur nos joies
comme sur nos douleurs,--auquel la vie ne peut rien apporter de plus
sombre ni de plus brillant, pour lequel la joie n'a pas de charme--et
l'affliction pas d'amertume.

A
SAMUEL ROGERS, ESQ.
Comme une légère, mais très-sincère marque d'admiration pour son génie,
de vénération pour son caractère, et de gratitude pour son amitié,
CETTE PRODUCTION EST DÉDIÉE
Par son obligé et affectionné serviteur,
BYRON.



AVERTISSEMENT.


L'histoire qu'offrent ces fragmens décousus est fondée sur des
circonstances moins communes maintenant dans l'Orient qu'autrefois, soit
parce que les femmes y sont plus circonspectes que dans les _vieux
tems_, soit parce que les chrétiens sont plus heureux ou moins
entreprenans. L'histoire, lorsqu'elle était complète, contenait les
aventures d'une femme esclave, qui fut jetée dans la mer, à la manière
des Turcs, pour infidélité, et vengée par un jeune Vénitien, son amant,
dans le tems que les Sept Iles étaient possédées par la république de
Venise, peu de tems après que les Arnautes eurent été chassés de la
Morée qu'ils avaient ravagée après l'invasion russe. La désertion des
Maïnotes, à qui le pillage de Misitra avait été refusé, fit abandonner
cette entreprise, et causa le ravage de la Morée, durant lequel la
cruauté exercée de part et d'autre est restée sans exemple, même dans
les annales des Croyans.



LE GIAOUR.

Aucun souffle d'air léger pour rider la surface des flots qui se
déroulent sous le tombeau de l'Athénien; ce tombeau[g1] qui,
apparaissant sur le rocher, salue le premier le navire rentrant dans le
port, en dominant la contrée qu'il sauva en vain: quand un semblable
héros, reparaîtra-t-il sur la terre?


Beau climat! où chaque saison sourit avec amour sur ces îles fortunées
qui, vues des hauteurs du lointain Colonna, réjouissent le cœur ému par
ce délicieux spectacle, et prêtent un charme à la solitude. Là,
gracieusement ondulée, la surface de l'Océan réfléchit les teintes des
pics nombreux dont l'image est reproduite par les vagues souriantes qui
baignent ces Édens de l'Orient; et si parfois une brise passagère vient
à rompre le cristal des flots, ou détache une fleur des arbres du
rivage, qu'il est ravissant chaque souffle d'air qui réveille et emporte
avec lui les plus doux parfums! Car c'est là--sur les collines ou dans
les vallées, que la rose, sultane du rossignol[g2], la vierge pour
laquelle il fait entendre sa mélodie et ses mille chants d'amour,
fleurit en rougissant aux histoires de son amant harmonieux: la reine
des jardins, sa reine, sa rose, non courbée par les vents, non glacée
par les neiges, loin des hivers du nord, caressée par les brises de
chaque saison, renvoie, en doux encens vers le ciel, les parfums que lui
a donnés la nature, et embellit, par ses brillantes couleurs et ses
soupirs odorans, ces cieux qui semblent lui sourire. Là brillent maintes
fleurs printannières; maint ombrage invite à l'amour, maintes grottes
invitent au repos, en même tems qu'elles servent d'asile au pirate dont
la barque, cachée sous l'abri protecteur, guette l'arrivée d'une proue
pacifique, jusqu'au moment où la guitare du joyeux marinier[g3] se fait
entendre, et où l'étoile du soir se montre à l'horizon. Alors, voguant
avec leurs rames enveloppées, et protégés par les rochers du rivage, les
voleurs nocturnes fondent sur leur proie, et aux chants de joie font
succéder les plaintifs gémissemens.

Il est étrange que là où la nature s'est plu à répandre ses dons comme
pour le séjour des dieux, et à faire briller tous ses charmes dans ce
paradis enchanté, l'homme amant de la destruction, veuille le changer en
désert, et foule aux pieds, pareil à la brute, ces fleurs qui ne
demandent pas les soins d'une main laborieuse pour croître sur cette
terre féconde, mais qui fleurissent comme pour prévenir les soins de
l'homme, et qui, dans leurs séduisantes caresses, ne veulent--qu'être
épargnées! Il est étrange--que là ou tout est en paix, les passions
triomphent dans leur orgueil, et la rapine étende son cruel et
sanguinaire empire. C'est comme si les démons prévalaient contre les
séraphins glorieux, et, assis sur les trônes célestes, rendaient ces
anges libres héritiers de l'Enfer; aussi douce est cette contrée formée
pour le bonheur, aussi maudits sont les tyrans qui l'oppriment et la
désolent!

Celui qui s'est penché sur--le cadavre d'un être expiré avant que le
premier jour de la mort soit enfui, le premier sombre jour du néant, le
dernier du danger et de la détresse (avant que les doigts dévorans de la
destruction aient effacé les traits où la beauté respire encore), et a
remarqué l'air doux et angélique, l'extase du repos qui est là, les
traits fixes, quoique tendres, qui relèvent la langueur d'une paisible
joue, et--mais pour cet œil triste et voilé qui ne brûle plus, ne sourit
plus, ne pleure plus; pour ce front immobile et froid où l'apathie[g4]
de la mort effraie le cœur désolé de celui qui le contemple, comme s'il
avait le pouvoir de lui faire partager le destin qu'il redoute et dont
il ne peut cependant se détacher: oui! pour ces choses, et ces choses-là
seules, pendant quelques momens--une heure traîtresse,--il pourrait
mettre en doute le pouvoir tyrannique du trépas; tant est beau, tant est
calme, tant est doux, le premier, le dernier, aspect révélé par la
mort[g5]!

Tel est aussi l'aspect de ce rivage: c'est la Grèce; mais la Grèce qui
n'a plus de vie! si froidement douce, si tristement belle, que nous
tressaillons, car l'ame manque là! Son charme est celui de la mort qui
ne disparaît pas entièrement avec le souffle de la vie; mais c'est une
beauté qui a cette fleur sinistre, cette couleur appartenant à la tombe,
dernière et fugitive lueur de l'expression, auréole dorée qui plane sur
une ruine, le rayon d'adieu du sentiment qui n'est plus! étincelle de
cette flamme d'une origine peut-être céleste, qui éclaire encore, mais
qui n'échauffe plus désormais sa terre chérie!

Patrie des braves échappés à l'oubli! dont le sol, depuis les plaines
jusqu'aux cavernes des montagnes, fut l'asile de la liberté, ou le
tombeau de la gloire! temple des héros[loc1]! se peut-il que ce soit là
tout ce qui reste de toi? Approche, esclave timide et rampant; dis, ne
sont-ce pas là tes Thermopyles? Ces ondes bleues qui s'étendent au loin,
ô race dégénérée d'un peuple libre! dis, quelles sont-elles? quels sont
ces rivages? N'est-ce pas le golfe, n'est-ce pas le rocher de Salamine?
Ces lieux célèbres, leur histoire qui n'est pas inconnue au monde, ô
Grecs! levez-vous, et faites-en de nouveau votre patrie! Cherchez parmi
les cendres de vos pères les étincelles du feu divin qui les embrasait;
et celui qui expirera dans le combat ajoutera à leurs noms un nom
terrible qui fera trembler la tyrannie: il laissera à ses fils une
espérance, une renommée pour lesquelles ils mourraient plutôt que de les
livrer au déshonneur; car le combat de la liberté une fois commencé, le
père expirant en lègue le triomphe à son fils, triomphe qui succède
toujours à toutes les défaites. O Grèce! tes pages vivantes en sont
témoins, et attestent la gloire de tes siècles immortels! Tandis que tes
rois enfouis dans l'obscurité poudreuse des âges ont laissé une pyramide
sans nom, tes héros, malgré les ravages du tems qui a renversé la
colonne monumentale de leurs tombes, ont encore un monument plus
imposant, les montagnes de leur terre natale! Là, la muse montre aux
regards des étrangers les tombeaux de ceux qui ne peuvent mourir!--Il
serait trop long de rappeler, et trop pénible de retracer l'histoire et
la description de chaque lieu célèbre, depuis ses tems de splendeur
jusqu'à ses jours de misère: assez--aucun ennemi étranger n'a pu dompter
ton courage, jusqu'à ce qu'il se soit flétri lui-même. Oui! un
abaissement, une dégradation volontaires, ont aplani la route aux
chaînes honteuses de l'esclavage, à la domination des tyrans.

[Note loc1: _Shrine of the mighty_!]

Que peut-il raconter celui qui foule aujourd'hui tes rivages? Aucune
histoire de tes vieux tems, aucun sujet capable d'inspirer à la muse un
essor aussi élevé que celui des jours qui ne sont plus, lorsque l'homme
était digne de ton climat.

Les cœurs nourris dans tes vallées, les ames ardentes qui auraient pu
conduire tes enfans à des actions héroïques et sublimes, rampent, depuis
le berceau jusqu'à la tombe, esclaves--oui! esclaves d'un esclave[g6]!
et sourds, excepté à la voix du crime, couverts de tous les vices qui
souillent l'humanité et font descendre l'homme au-dessous de la brute,
sans avoir même le mérite d'une sauvage vertu, du courage opprimé, mais
indompté d'un homme libre. Ils portent encore dans les ports voisins
leurs ruses proverbiales et leur ancienne astuce. C'est en cela que l'on
reconnaît encore ce Grec subtil; et c'est en cela, en cela seul qu'il a
conservé son ancien renom. En vain, la liberté ferait-elle un appel au
courage pour briser son joug, ou pour relever le cou qui semble
courtiser son esclavage: je cesse de plaindre ces malheurs.

Cependant cette histoire sera une histoire plaintive; et ceux qui
l'entendront croiront sans peine que celui qui l'entendit pour la
première fois en fut touché.


Lointaines, sombres et se projetant sur la mer bleue, les ombres des
rochers font tressaillir, le pêcheur dont elles frappent les regards,
comme la barque d'un pirate des îles ou d'un Maïnote. Craignant pour son
léger caïque, il évite l'anse prochaine et périlleuse; quoique abattu et
harassé par ses travaux, et surchargé de son heureuse pêche, il vogue
lentement, à force de rames, jusqu'à ce que le rivage sûr du port Léone
le reçoive à la lueur délicieuse de l'astre qui embellit de tant de
charmes une nuit orientale.


Quel est celui qui accourt sur un coursier noir, bride abattue, au galop
retentissant comme un tonnerre? Le bruit des fers et les coups de fouet
répétés font retentir les échos des cavernes d'alentour. L'écume qui
couvre les flancs du coursier semble être celle des vagues de l'Océan:
bien que les flots de la mer soient tranquilles et comme abîmés dans le
calme, il n'en est point dans le sein du cavalier; le murmure de la
tempête qui se prépare est encore plus calme que ton cœur, ô jeune
Giaour[g7]! Je ne te connais point, je hais ta race; mais je découvre
dans tes traits quelque chose que le tems ne pourra que fortifier et non
effacer. Quoique jeune et pâle, ce front blême est sillonné par les
passions; quoique tenant fixé vers la terre ton œil farouche, et que tu
passes comme un météore, je vois bien dans toi un de ceux que des fils
d'Othman devraient faire périr ou éloigner de leur demeure.

Loin,--loin,--il fuit, et mes regards étonnés le suivent à peine; et
quoique, semblable à un démon de la nuit, il ait passé et se soit
évanoui à ma vue, son aspect et son maintien ont laissé dans mon ame un
souvenir de trouble et de confusion, et les pas retentissans de son
coursier noir résonnent encore à mon oreille étonnée. Il pique vivement
de l'éperon; il approche de ce rocher escarpé qui projette son ombre sur
l'abîme; il en fait rapidement le tour; il galope sur ses bords. Le
rocher l'eut promptement dérobé à ma vue, car je sentis bien que j'étais
désagréable à celui qui cherchait à éviter tout regard indiscret; et il
n'est pas une étoile qui ne paraisse trop brillante à celui qui
s'échappe à une heure si étrange. Il s'éloigne rapidement; mais avant de
disparaître, il lance un dernier regard en arrêtant un moment son
coursier qui bondit, et respire un moment dans sa course ralentie; un
instant il se dresse sur ses arçons.--Que regarde-t-il dans le bois
d'olivier? Le croissant brille sur la colline; les hautes lampes de la
mosquée brûlent encore: quoique trop éloigné pour entendre le bruit du
lointain tophaïque[g8] répété par l'écho, on aperçoit les éclairs de
chaque joyeuse détonnation, qui prouvent le zèle des religieux
musulmans. Ce soir, le dernier soleil du Ramazan s'est couché; ce soir
commence la fête du Baïram[loc2]; ce soir--mais qui es-tu? qu'as-tu
fait, toi, au vêtement étranger, au front terrible? Que te font ces
jeux, ces fêtes, pour t'arrêter ainsi ou pour fuir?--Il s'arrête
encore.--Quelque frayeur légère se peignait sur son visage; bientôt
l'expression de la haine la remplaça. Elle ne se manifesta point avec la
rougeur subite d'une colère passagère, mais avec une pâleur semblable au
marbre de la tombe, dont la funèbre blancheur augmente encore les
sombres teintes. Son front était penché, son œil avait un éclat vitreux;
il leva son bras avec un mouvement menaçant de fierté, en frappant
rudement de la main, ne sachant s'il devait retourner ou fuir. Impatient
de sentir différer sa fuite rapide, le noir coursier pousse un lourd
hennissement.--La main du cavalier retomba sur la garde de son sabre; ce
hennissement a dissipé sa rêverie, comme le cri du hibou réveille un
homme en sursaut.--L'éperon s'enfonce dans le flanc du coursier; il part
avec la rapidité d'un djerrid[g9] lancé dans les airs par une main
puissante; le rocher est dépassé, et le rivage ne retentit plus de ses
pas rapides; la crête est franchie, on ne voit plus le cimier et le
front altier du chrétien. Ce n'était que pour un instant qu'il avait
contenu l'ardeur de son vigoureux coursier; ce n'était que pour un
instant qu'il s'était arrêté; et tout-à-coup il avait redoublé de
vitesse comme s'il avait été poursuivi par la mort. Mais dans cet
instant, des hivers de souvenirs semblaient avoir passé sur son ame, et
rassemblé, dans cette seconde[loc3] de tems, une vie de peine, un siècle
de crimes. Pour celui qu'agitent l'amour, la haine, ou la crainte, un
tel moment accumule toutes les douleurs passées. Alors
qu'éprouva-t-_il_, l'inconnu, accablé qu'il fut par tout ce qui peut le
plus déchirer le cœur? Cette halte qui décida sa destinée, oh! qui
pourra mesurer sa durée terrible! Quoique, dans les registres du tems,
elle soit comme imperceptible, elle fut une éternité pour sa pensée! car
elle est infinie comme l'espace incommensurable, la pensée que le
sentiment peut embrasser, et qui peut comprendre en lui-même des maux
sans nom, sans espérance, ou sans fin!

[Note loc2: Carême turc.]

[Note loc3: En anglais, _drop_, goutte.]

L'heure est passée; le Giaour est déjà loin; a-t-il fui seul ou succombé
seul? Maudite soit l'heure de son arrivée ou de sa fuite: la
malédiction, pour le péché d'Hassan, a changé un palais en tombeau. Il
vint, le Giaour, il passa comme le simoun[g10], cet avant-coureur de la
désolation et de la mort, sous le souffle dévorant duquel les cyprès
même s'anéantissent;--arbre sombre, et encore triste lorsque les autres
douleurs sont évanouies; seul fidèle aux souvenirs passagers de la mort.

Le coursier a disparu de l'étable déserte; on ne voit plus d'esclaves
dans les salles du palais d'Hassan. L'araignée solitaire couvre les murs
de sa toile grisâtre; la chauve-souris bâtit son nid dans son harem; et
le hibou s'est emparé de la plus haute tour de son château fort: le
dogue sauvage, tourmenté de soif et de faim, hurle sur les bords de ses
bassins desséchés; car le ruisseau a disparu de son lit de marbre, où
maintenant les ronces croissent sur une poussière désolée. Il était beau
jadis de le voir se jouer dans cette enceinte, et chasser la chaleur
étouffante du jour, en faisant jaillir en haut sa rosée d'argent dans
des tourbillons fantastiques, et en répandant dans l'air, et sur le vert
gazon, une délicieuse fraîcheur. Il était doux, quand des étoiles sans
nuages brillaient dans les cieux, de voir des vagues de lumière se
projeter sur ce marbre, d'entendre, la nuit, la mélodie de ces ondes!
L'enfance d'Hassan avait souvent joué sur les bords de cette cascade; et
souvent, sur le sein de sa mère, il s'était endormi au bruit harmonieux
des vagues. La jeunesse d'Hassan avait été souvent bercée, sur ces
bords, par les chants de la beauté; et chaque accord harmonieux semblait
plus harmonieux encore mêlé à la voix d'Hassan. Mais jamais la
vieillesse d'Hassan ne viendra se reposer sur ces bords à la chute du
crépuscule: la source qui alimentait ce ruisseau est tarie.--Le sang qui
échauffait son cœur est versé! Jamais aucune voix humaine ne fera
entendre ici des accens de rage, de regrets ou de plaisir. Les derniers
et tristes sons qu'ait répétés l'écho furent les lamentations funèbres
d'une femme; et _ces sons_ expirèrent dans le silence!--Tout est
muet!--excepté, parfois, la jalousie que le vent agite. Que la tempête,
retentisse, que la pluie tombe par torrens, aucune main ne viendra
désormais fermer les ouvertures de ce château.

Ce serait une joie pour le voyageur de découvrir, sur ces sables
déserts, les pas grossiers d'un homme,--tellement que la voix même de
la douleur réveillât un écho consolateur. Au moins elle lui dirait:
«Tout n'est pas mort en ces lieux, la vie murmure encore, bien qu'elle
soit le soupir d'un seul.--Car de nombreux appartemens dorés étalent
encore ici une splendeur que la solitude semble devoir oublier; dans ce
palais, la destruction a opéré lentement son œuvre dévorante;--mais la
sombre désolation est assise sur le seuil de la porte, que le
fakir[loc4] lui-même n'oserait plus franchir. Là, le derwiche[loc5]
errant ne voudrait pas s'arrêter, car la charité hospitalière n'est plus
là pour le recevoir; l'étranger, harassé de fatigues, ne viendra plus
s'y reposer pour y bénir «le pain et le sel sacré[g11].» La richesse et
la pauvreté passent également aux environs avec la même insouciance; car
la politesse hospitalière et la charité bienveillante ont disparu avec
Hassan, tombé sur les montagnes. Son toit, qui était le refuge de
l'homme, est devenu l'antre affamé du désespoir.

[Note loc4: Moine turc.]

[Note loc5: Moine mendiant.]

L'hôte a fui la salle de festin, et les vassaux leurs travaux
champêtres, depuis que le sabre de l'infidèle a fendu le turban de la
tête d'Hassan[g12].


J'entends un bruit de marche qui approche, mais aucune voix n'arrive à
mon oreille. Il s'approche davantage;--je puis distinguer chaque turban,
et chaque ataghan au fourreau d'argent[g13]. Le chef de la troupe se
distingue; c'est un émir à la robe verte[g14]. «Ho! qui es-tu?--Cet
humble _salem_[g15] vous dit que je suis un croyant. Le fardeau que vous
portez avec tant d'attention semble réclamer tous vos soins, et, sans
doute, c'est une précieuse cargaison. Mon humble barque est toute prête
pour la recevoir.

--Tu parles convenablement; démarre ton esquif, et emmène-nous loin de
ce rivage silencieux. Laisse déployée ta voile, et vogue à force de
rames. Au milieu de cette baie entourée de rochers, où les eaux sombres
et emprisonnées dorment dans un calme profond, ta tâche sera
finie.--Nous y sommes.--Tu as ramé à merveille; notre course a été
rapide; cependant c'est le plus long voyage, je pense, qu'un de...»


L'objet mystérieux fut plongé dans les flots, et s'enfonça lentement; la
vague calme roula doucement jusqu'au rivage. Je veillais attentivement
sur ce qui avait été précipité, et il me sembla un instant, par le
mouvement du courant, que quelque chose s'était comme débattu..... ce
n'était qu'un rayon de la lune qui se réfléchissait sur le courant. Je
ne cessai de prêter mon attention à cette scène singulière que lorsque
l'objet qui la causait eut disparu totalement à ma vue, comme une pierre
lancée dans l'onde, qui laisse après elle un tournoiement passager se
rétrécissant de plus en plus, et forme comme une tache blanche, perle
aqueuse qui se moque de l'œil qui la contemple. Tous les secrets sont
ensevelis et dorment sous les ondes, connus seulement des génies de
l'abîme, qui, tremblans dans leurs grottes de corail, n'osent en rien
murmurer aux vagues.


Comme on voit, dans les prairies émaillées du Kachemire, la reine des
papillons[g16] s'élever sur ses ailes de pourpre, en invitant le jeune
enfant à la poursuivre, en le promenant de fleurs en fleurs pendant une
heure inutile et laborieuse; elle le quitte pour s'envoler dans les
airs, en lui laissant le cœur déchiré et les yeux pleins de larmes:
ainsi la beauté se joue du jeune homme échappé de l'enfance, brillante
aussi et volage comme elle: chasse d'espérances et de craintes frivoles,
commencée dans la folie et terminée dans les larmes. Si toutes deux
elles se laissent prendre, le malheur attend la reine des papillons et
la jeune fille; une vie de peines, la perte de la tranquillité; l'une
est le jouet de l'enfant, l'autre, le caprice de l'homme: ce bijou
charmant, recherché avec tant d'ardeur, perd son charme dès qu'il est
obtenu; car chaque attouchement caressant fait disparaître ses plus
brillantes couleurs, jusqu'à ce que charme, couleurs, beauté, étant
évanouis, on le laisse s'envoler ou on l'abandonne sans compassion.
L'aile blessée, ou le cœur déchiré, hélas! dans quel lieu l'une et
l'autre de ces victimes pourront-elles trouver un asile? Celle-ci, avec
son aile abattue, pourra-t-elle voltiger de la rose à la tulipe comme
dans ses jours de liberté? ou la beauté, flétrie dans une heure,
pourra-t-elle retrouver son bonheur et sa joie dans sa retraite
profanée? Non: les insectes joyeux qui passent près de celui qui va
mourir, ne le couvrent jamais de leurs ailes. Les aimables et jeunes
beautés sont compatissantes pour toutes les fautes, excepté pour celles
de leurs semblables; tous les malheurs peuvent attendre d'elles une
larme, excepté la honte d'une sœur abusée.


Le cœur qui se nourrit des remords du crime ressemble au scorpion
environné de flammes, dans un cercle qui se rétrécit à mesure qu'elles
font des progrès. Les flammes resserrent le prisonnier jusqu'à ce que,
consumé intérieurement par mille dards brûlans, et se torturant dans sa
rage, il ne voie plus qu'une seule et triste ressource contre ses
cruelles douleurs: le dard venimeux qu'il conservait pour ses ennemis,
et dont le venin n'avait jamais été vainement lancé; ce dard qui ne
cause qu'une douleur et guérit tous les maux, il le tourne contre
lui-même dans un accès de désespoir: ainsi expire celui qui a l'ame
noire et déchirée de remords[loc6], ou il vit, comme le scorpion,
environné de flammes dévorantes[g17]. Ainsi se ronge celui que le
remords dévore; maudit sur la terre, condamné par le ciel, les ténèbres
sont sur sa tête, et le désespoir à ses pieds; autour de lui est un
cercle de flammes, et dans son sein--la mort!

[Note loc6: _The dark in soul_!]


Le sombre Hassan fuit de son harem, il n'arrête ses regards sur les
charmes d'aucune femme: la chasse inaccoutumée l'occupe uniquement
désormais; et cependant il ne partage aucune joie du chasseur. Hassan
n'était point ainsi habitué à courir dans les bois, lorsque Leïla
habitait son sérail. Leïla ne l'habiterait-elle plus?--c'est ce
qu'Hassan seul pourrait dire. D'étranges rumeurs se sont répandues dans
la ville à ce sujet: on dit que Leïla s'enfuit dans cette soirée où se
coucha le dernier soleil du Ramazan[g18], et où l'éclat d'un million de
feux allumés au sommet des minarets proclamait la fête du Baïram dans
l'immense Orient. Ce fut alors qu'elle s'éloigna comme pour aller au
bain, et qu'elle rendit inutiles et vaines les recherches et la colère
d'Hassan. Dans le déguisement d'un page géorgien, elle avait trompé
l'active surveillance des gardes du palais, et, loin de la tutelle
musulmane, elle est allée s'en venger dans les bras d'un infidèle
Giaour.

Quelque chose de ce récit avait fait naître les soupçons d'Hassan; mais
Leïla paraissait encore si tendre, elle lui paraissait encore si belle,
qu'il eut trop de confiance dans l'esclave dont la trahison méritait la
mort. Ce soir même il s'était rendu à la mosquée, et de-là il était allé
assister à une fête qu'il donnait dans son kiosque. Telle est l'histoire
que racontent ses Nubiens, dont la surveillance aurait dû être plus
active; mais d'autres disent que cette nuit même, à la pâle et
tremblante lumière de Phingari[g19], le Giaour avait été vu seul sur son
coursier d'un noir de jais, galopant à force d'éperons le long du
rivage; il n'emportait en croupe derrière lui aucune jeune fille, aucun
page.


Ce serait vainement que j'essaierais de décrire le charme de l'œil noir
de Leïla; regardez ceux de la gazelle, ils aideront admirablement votre
imagination. Ceux de Leïla étaient aussi larges (ou fendus); aussi
languissamment noirs, mais l'ame s'échappait de chaque étincelle qu'ils
dardaient sous leurs sourcils arqués, aussi brillans que les joyaux de
Giamschid[g20].

Oui, son _ame_ se peignait dans ses regards; notre prophète pourrait-il
dire que cette forme si belle n'était rien qu'une argile brillante? Par
Allah! je répondrais _non_, quand même je serais sur la fameuse arche
d'Al-Sirat[g21] jetée sur la mer de Flamme, avec la perspective du
paradis sous mes yeux, et toutes ses houris qui me feraient signe d'y
entrer. Oh! celui qui a connu l'éclat des yeux de Leïla pourrait-il
ajouter foi à cette partie de sa croyance[g22], qui dit que la femme
n'est que poussière, un jouet sans ame destiné aux caprices sensuels
d'un tyran? Les Muftis, en la contemplant, auraient pu avouer que la
divinité brillait dans ses regards. Les jeunes fleurs pourprées de la
grenade jetaient sur les belles et fraîches couleurs de ses joues un
éclat toujours nouveau[g23]; sa chevelure d'hyacinthe[g24] était
flottante, et, au milieu de ses suivantes qu'elle dominait de toute sa
beauté, elle en laissait descendre les boucles jusqu'au pavé de marbre
sur lequel ses pieds brillaient plus blancs que la neige des montagnes
avant que les nuages qui lui ont donné naissance ne soient tombés sur la
terre, et n'y aient amassé des souillures.

Le jeune cygne s'avance noblement sur la surface de l'onde; ainsi
marchait sur la terre la belle fille de Circassie, l'aimable oiseau du
Franguestan[g25]! Comme le cygne relève sa tête élancée, et frappe
l'onde de ses ailes orgueilleuses, quand un étranger passe sur les bords
de son domaine; ainsi Leïla élevait un cou plus blanc que celui du
cygne:--ainsi, armée de sa beauté, elle eût repoussé avec dignité un
regard indiscret; aussi noble et aussi gracieuse était sa démarche! Son
cœur était aussi tendre pour son compagnon.--Son compagnon, terrible
Hassan, quel était-il? Hélas! ce nom n'était pas fait pour toi! Le
terrible Hassan est parti en voyage, accompagné de vingt vassaux, chacun
armé, comme il convient le mieux à un homme, d'arquebuse et d'ataghan;
le chef les précède, équipé comme pour la guerre: il porte à sa ceinture
le cimeterre teint autrefois du meilleur sang arnaute, quand les
rebelles se révoltèrent, et que peu d'entre eux s'en rétournèrent dans
leurs foyers pour raconter l'histoire de ceux qui étaient tombés dans la
vallée de Parne. Les pistolets qu'il porte à sa ceinture sont ceux dont
un pacha fit autrefois usage, et que maintenant, quoique ornés de
pierreries et bosselés d'or, des voleurs trembleraient même de regarder.
On dit qu'Hassan est allé chercher une fiancée, plus fidèle que celle
qui à abandonné sa couche, l'esclave coupable qui a déserté son harem,
et plus coupable de l'avoir déserté pour un Giaour!


Les derniers rayons du soleil sont descendus sur la colline, et
étincellent dans le courant du ruisseau, dont les ondes fraîches et
limpides reçoivent les bénédictions des montagnards. Ici le négociant
grec, fatigué de ses longues marches, peut trouver ce repos que l'on
chercherait vainement dans les cités où sa demeure est trop voisine de
celle de ses maîtres, ce qui lui inspire de la terreur pour ses secrètes
richesses.--Il peut se soustraire ici à tous les regards. Dans la foule,
c'est un esclave; dans le désert, il est libre; il peut ici souiller
d'un vin défendu la coupe qu'un bon Musulman ne doit jamais vider.

Le premier de la troupe est un Tartare qui se distingue par son manteau
jaune; les soldats le suivent dans un long défilé. Au-dessus d'eux, la
montagne élève un pic où les vautours aiguisent leurs becs avides de
carnage; ils pourront se repaître dans un grand festin avant que
l'aurore du matin ait brillé. En bas, un torrent d'hiver a reculé devant
les rayons brûlans de l'été, et a laissé un lit noir et dépouillé de
verdure, excepté quelques broussailles qui ne naissent que pour périr
aussitôt. Chaque côté, qui forme un sentier, est couvert de débris de
granit raboteux et grisâtre, arrachés par le tems, ou par la foudre des
montagnes, de ces sommets enveloppés des brouillards du ciel; car où est
celui qui a contemplé le pic de Liakura dégagé de ces voiles éternels?


L'émir et sa troupe ont enfin atteint le bois de sapins: «Bismillah
[g26]! le moment du péril est passé, car la plaine se découvre à nos
yeux, et quand nous y serons parvenus, nous piquerons nos chevaux des
éperons.» Ainsi parle le Tchiaous, et à peine a-t-il cessé qu'une balle
siffle sur sa tête. Le Tartare qui conduisait la troupe mord la
poussière! Les cavaliers d'Hassan n'ont que le tems de saisir la bride
et de descendre promptement de cheval; mais trois d'entre eux n'y
rémonteront plus; l'ennemi qui porte, les blessures mortelles est
invisible; le moribond demande en vain vengeance. Le poignard hors du
fourreau, la carabine à la main, quelques-uns d'entre eux restés sur
leurs coursiers se penchent pour éviter lès balles, à moitié protégés
par leur monture; d'autres fuient derrière le rocher le plus voisin qui
les défend des coups invisibles, ne voulant point rester exposés à périr
par les flèches d'ennemis inconnus qui n'osent pas quitter leur retraite
sûre des rochers. Le sévère Hassan dédaigne seul de descendre de son
cheval, et poursuit sa course jusqu'à ce qu'une décharge de carabines
l'avertît trop sûrement que le clan de brigands s'est emparé de la seule
issue qui pouvait laisser échapper leur proie.

Alors sa moustache[g27] se recourbe avec colère, et son œil étincelle
d'un fier courroux: «Quoique les balles sifflent de toutes parts,
dit-il, j'ai échappé à une, heure plus sanglante que celle-ci.» Dans cet
instant l'ennemi quitte son embuscade et crie aux vassaux d'Hassan de se
rendre. Mais le front d'Hàssan et un mot terrible sont plus redoutés que
le sabre ennemi. Aucun homme de la troupe ne rendra sa carabine ou son
ataghan, et n'élèvera le lâche cri: Amaun[g28]! Les ennemis apparaissent
plus nombreux, s'approchent de plus en plus, et, débusquant du bois,
arrivent ceux qui se plaisent dans les charges avancées. Quel est celui
qui les commande armé d'un fer étranger et étincelant dans sa main
puissante? «C'est lui! c'est lui! je le connais maintenant; je le
reconnais à son front pâle, je le reconnais à cet œil méchant[g29], qui
favorise ses envieuses trahisons; je le reconnais à son noir coursier,
quoique déguisé sous un costume d'Arnaute; apostat de sa propre et vile
croyance, ce titre ne le sauvera pas de la mort. C'est lui! rencontre
heureuse et désirée! Perds l'amour de Leïla, maudit Giaour!»

Comme un fleuve se précipite dans l'océan, en roulant ses eaux
écumantes; comme lés vagues de la mer se soulèvent en colonnes azurées
pour repousser au loin avec orgueil le courant qui lutte avec ses ondes
écumantes; tandis que l'abîme tournoyant, et les vagues qui se brisent,
soulevées par le vent impétueux de l'hiver, s'épuisent en terribles
mugissemens, et qu'à travers l'écume blanchâtre, le fracas du tonnerre,
les éclairs des ondes reluisent d'une blancheur effrayante sur le
rivage, qu'ils brillent et se brisent sous la rame; ainsi, comme le
fleuve et l'océan se rencontrent avec des vagues qui sont en fureur de
se mêler;--ainsi se joignent deux troupes qu'une même haine, un même
destin, une même fureur anime. Le cliquetis des sabres qui se heurtent,
les cris de guerre qui frappent l'oreille épouvantée, les détonnations
retentissantes, le bruit de la mêlée, de la fusillade, les gémissemens
des mourans sont répétés par l'écho de la vallée plus accoutumée aux
refrains du pasteur. Quoique peu nombreux,--les combattans se livrent
une lutte acharnée, car aucun n'épargne la vie d'un autre, aucun ne
demande grâce pour la sienne! Ah! deux jeunes cœurs peuvent se presser
avec amour, pour recevoir et partager leurs caresses; mais l'amour
lui-même ne pourrait jamais avoir, pour tout ce que la beauté soupire
d'accorder, des palpitations la moitié aussi vives que la haine en
inspire au dernier embrassement de deux ennemis, lorsque, se saisissant
dans le combat, ils plient leurs bras qui ne lâcheront plus leur proie.
Les amis se rencontrent pour se séparer; l'amour rit au mot de fidélité;
de vrais ennemis, une fois rencontrés, sont unis jusqu'à la mort!


Avec un sabre brisé jusqu'à la garde, et dégouttant encore du sang qu'il
a répandu, resté cependant dans la main puissante qui promenait partout
cette arme infidèle; son turban roulé par terre derrière lui, et coupé
dans ses plis les plus épais; sa robe flottante déchirée par le
cimeterre, et rougie comme ces nuages du matin qui, bigarres d'un rouge
noir, annoncent par de funestes présages que la journée aura une fin
orageuse; une tache de sang sur chaque buisson qui porte un lambeau de
son palampore[g30]; sa poitrine couverte d'innombrables blessures, son
dos couché sur la terre, son visage tourné vers le ciel, Hassan tombé
repose!--Son œil encore ouvert est fixé menaçant sur son ennemi, comme
si l'heure qui a scellé sa destinée eût laissé survivre sa haine
inextinguible; et sur lui est penché cet ennemi avec un front aussi
sombre que celui qui gît par terre ensanglanté--.


«Oui, Leïla sommeille sous les vagues; mais cette terre sera un tombeau
plus sanglant: l'esprit de Leïla a guidé le fer qui a appris à ce cœur
félon ce que c'est que ses atteintes. Il a appelé le prophète, mais son
pouvoir fut vain contre le Giaour vengeur; il a invoqué Allah--mais ce
mot s'est élevé inexaucé ou inentendu. Oh! sot païen! la prière de Leïla
n'aurait pas été écoutée, et la tienne serait ici exaucée? J'ai ménagé
mon tems, je me suis ligué avec ces hommes pour saisir le traître à son
tour: ma vengeance est assouvie, l'œuvre est consommée; je pars--mais je
pars seul.»


On entend tinter les clochettes des chameaux dans leurs pâturages. La
mère d'Hassan regarde inquiète du haut de ses jalousies,--elle voit la
rosée du soir qui couvre sous ses yeux, de ses perles étincelantes, le
vert pâturage; elle voit les étoiles qui ne brillent plus que d'un pâle
éclat. «C'est l'aurore, dit-elle.--Hassan avec sa troupe ne doit pas
être éloigné.»

Elle ne peut demeurer dans le bosquet du jardin, mais elle regarde à
travers les créneaux de sa tour la plus élevée.

«Pourquoi ne vient-il pas? Ses coursiers sont d'une race vigoureuse et
choisie, ils ne craignent pas les chaleurs de l'été. Pourquoi le fiancé
n'envoie-t-il pas le présent promis? Son cœur est-il plus froid, ou son
cheval de Barbarie moins agile? Oh! reproche non mérité! voilà un
Tartare qui a déjà gagné le sommet de la plus proche montagne, et il
descend avec précaution le penchant escarpé: il est maintenant dans la
vallée; il porte le présent sur les arçons de sa selle.--Que son cheval
me paraît marcher lentement! Mes largesses sauront bien récompenser sa
vitesse et les fatigues de sa route.»

Le Tartare est descendu de cheval à la porte du château; mais à peine
peut-il soutenir son corps chancelant: son visage basané porte
l'expression de la détresse; mais c'est peut-être l'effet de la fatigue:
son vêtement est souillé de sang; mais c'est peut-être celui de son
cheval fatigué de l'éperon: il tire de dessous son manteau le
présent.--Ange de la mort! c'est le cimier brisé d'Hassan! son calpac
déchiré[g31]--son caftan ensanglanté.--«Madame, ton fils a épousé une
fatale fiancée; ils m'ont épargné, mais non par pitié, mais pour
t'apporter ce présent ensanglanté. Paix au brave! dont le sang est
versé: malheur au Giaour! c'est lui qui l'a tué.»


Un turban sculpté[g32] sur une pierre brute, une colonne que les ronces
couvrent de leurs épines, où l'on peut lire à peine maintenant le vers
du Koran qui déplore la mort du défunt, indiquent le lieu où Hassan est
tombé victime dans le vallon solitaire. Il dort là comme un fidèle
Osmanli, aussi bien que s'il avait été fléchir le genou à la Mecque,
aussi bien que s'il eût repoussé avec dédain le vin défendu, ou prié la
face tournée vers le tombeau saint, au cri solennel d'_Allah hu_[g33]!
Cependant il est mort par la main d'un étranger, au sein de sa terre
natale; cependant il est mort les armes à la main, et il n'a pas été
vengé, du moins par le sang de son ennemi: mais les vierges impatientes
du paradis l'invitent déjà à leur demeure, et le cil noir des yeux des
houris lui sourira à jamais. Elles s'avancent--elles agitent leurs
voiles bleus[g34], et saluent le brave avec un baiser! Celui qui est
tombé dans la bataille contre un Giaour est le plus digne de leurs
faveurs immortelles.


Mais toi, faux infidèle! tu seras livré à la faux vengeresse de
Monkir[g35], et tu n'échapperas à ses tourmens que pour errer autour du
trône perdu d'Eblis[g36]. Un feu dévorant, inextinguible, t'entourera,
te consumera, te dévorera le cœur. Aucune oreille ne peut entendre,
aucune langue ne peut dire les tortures de cet enfer intérieur! Mais
d'abord, envoyé sur la terre comme un vampire[g37], ton cadavre sera
arraché de sa tombe. Alors tu hanteras comme un fantôme ton lieu natal,
et tu suceras le sang de toute ta race. Là, à l'heure de minuit, tu
tariras la source de la vie de ta fille, de ta sœur, de ta femme.

Cependant tu assisteras avec dégoût au banquet où, malgré toi, tu devras
te nourrir de ton livide et vivant cadavre; tes victimes, avant
d'expirer, reconnaîtront un démon dans leur père, et comme elles te
maudiront, tu les maudiras, et ces jeunes fleurs, tes filles, seront
flétries sur leur tige. Mais une d'elles doit surtout mourir pour expier
ton crime, la plus jeune, la plus aimée de toutes, qui te bénira, en
t'appelant du nom de père,--Ce nom déchirera ton cœur! Cependant, tu
devras achever ton œuvre sanglante, et voir s'effacer sur sa joue le
dernier coloris de la vie; s'éteindre de son œil la dernière étincelle,
et contempler le dernier regard vitreux qui se glacera sur son teint
livide. Alors, d'une main impie, tu arracheras les tresses de sa
chevelure dorée; chevelure dont une boucle enlevée pendant sa vie eût
été portée comme un gage de la plus tendre affection. Mais maintenant tu
l'emportes, souvenir de ton affreuse agonie! Humectée de ton meilleur
sang, elle s'échappera [g38] de tes dents grinçantes et de ta lèvre
hideuse. Alors, retourne, en arpentant, à ton noir tombeau, va--et
livre-toi à tes hideuses frénésies avec les Afres et les Goules, jusqu'à
ce qu'ils fuient d'horreur loin du spectre encore plus maudit qu'eux.

«Comment nommez-vous ce caloyer que j'aperçois seul là-bas? J'ai déjà
entrevu ses traits dans mon pays natal, il y a nombre d'années: j'errais
sur le rivage solitaire de la mer; je le vis pressant les flancs de son
coursier rapide, qui semblait favoriser les vœux de son cavalier. Je
n'ai vu qu'une fois ce visage, mais il était alors si empreint d'une
douleur intime, que je n'ai pas eu besoin de le voir une seconde fois
pour le reconnaître. Aujourd'hui, il respire la même douleur sombre,
comme si la mort était imprimée sur son front.

--Il y aura six ans d'écoulés cet été, depuis qu'il est venu parmi nos
frères. Il trouve du soulagement, sans doute, à habiter ici pour expier
quelque crime sombre[loc7] qu'il ne veut pas nommer; mais, jamais à
notre prière du soir, jamais devant le tribunal de la confession, il ne
fléchit le genou; il se soucie peu de voir s'élever l'encens ou les
hymnes vers les cieux; mais il vit seul dans sa cellule; sa foi et sa
famille nous sont également inconnues.

[Note loc7: Dark deed.]

»Il est venu des contrées payennes en traversant la mer et en se rendant
ici de la côte. Cependant, il ne semble pas appartenir à la race
musulmane, car son visage indique un chrétien. Je le croirais quelque
renégat égaré, et repentant de son apostasie, s'il ne fuyait pas notre
saint temple, s'il ne refusait pas de goûter notre pain et notre vin
consacrés. Il a fait de grandes largesses à notre couvent, et il a ainsi
captivé ta faveur de notre abbé. Mais si j'étais prieur, je ne
souffrirais pas un jour de plus la présence parmi nous d'un tel
étranger, ou il serait condamné à habiter pour toujours notre cellule
pénitentiaire. Il parle souvent dans ses visions d'une jeune fille
précipitée dans la mer, de cliquetis de sabres, d'ennemis mis en fuite,
d'outrages vengés, de musulman expirant. On l'a vu, debout sur ce roc
escarpé, se livrer à des accès de délire, comme à l'apparition d'une
main sanglante, fraîchement séparée de son corps, visible pour lui seul,
lui montrant le lieu de sa tombe, et l'invitant à se précipiter dans les
vagues.

»Sombre et non terrestre est le regard sourcilleux qui brille sous son
noir capuchon. L'éclair de cet œil mobile révèle trop bien des jours qui
ne sont plus. La couleur de ses traits, quoique changeante, est
insaisissable: souvent son regard fait repentir celui qui l'observe de
sa témérité; car il possède cet ascendant irrésistible et sans nom qui
parle, mais que l'on ne peut définir; esprit indompté et fier qui impose
par son influence puissante; et comme l'oiseau agite en frémissant ses
ailes, sans pouvoir fuir le serpent qui l'aspire, ceux sur lesquels
tombe le regard de cet homme sont comme frappés de consomption, et ne
peuvent fuir son prestige magique.

»Le moine intimidé, qui se trouve seul sur son passage, s'empresse de
s'éloigner, comme si cet œil et ce sourire amer transmettaient aux
autres la crainte et la déception. Cet homme ne descend pas souvent à
sourire, et, quand il sourit, il est triste de voir que c'est seulement
par moquerie de la misère. Comme cette pâle lèvre se renfle et frémit!
Bientôt elle devient plus immobile que jamais, comme si la douleur ou le
dédain lui défendaient de sourire de nouveau. Que n'en est-il ainsi!--Un
sourire si horrible ne peut jamais être l'expression d'une joie pure;
mais il serait encore plus triste de rechercher quels furent autrefois
les sentimens qui se manifestèrent sur ces traits: le tems n'en a pas
encore fixé les rides, mais il y a confondu ensemble quelque chose de
noble et de criminel: ses traits, qui ont encore conservé de la
fraîcheur, indiquent une ame que les crimes dans lesquels elle s'est
plongée n'ont pas entièrement dégradée. La foule vulgaire ne voit dans
cet homme que l'aspect sinistre d'un coupable poursuivi par
l'accomplissement de sa réprobation. L'observateur attentif peut
reconnaître dans cet étranger une ame noble et une haute naissance:
hélas! quoique ces dons précieux que la douleur a rendus
méconnaissables, et que le vice a souillés, lui aient été accordés en
vain, ce n'est pas un être vulgaire celai qui en a été favorisé; et
cependant c'est presque avec effroi que le regard s'arrête sur lui. La
chaumière dont le toit est tombé, qui n'offre plus que des ruinés,
attire à peine l'attention du passant: la tour que la guerre ou la
tempête a renversée, tant qu'il lui reste quelques créneaux, demande et
obtient un regard de l'étranger. Chaque arche tapissée d'ifs, chaque
colonne solitaire plaident fièrement pour ses gloires passées!

»Sa robe flottante dont les larges plis l'enveloppent balaie la
poussière, tandis qu'il s'avance dans l'enceinte du temple parsemée de
colonnes. Il est aperçu avec terreur, lui qui contemple d'un air sombre
les cérémonies qui sanctifient l'enceinte sacrée. Mais lorsque l'hymne
religieux ébranle le chœur, que les moines s'agenouillent, lui se
retirer et on voit son ombre errer sous ce portique qu'éclaire une lampe
isolée et vacillante; c'est là qu'il attend la fin des cérémonies--et
écoute la prière, sans jamais en murmurer une seule. Regardez:--près de
ce mur à moitié éclairé, le voilà qui rejette en arrière son capuchon;
ses noirs cheveux tombent en désordre et recouvrent son front pâle,
comme si là Gorgone avait arraché de sa tête ses plus noirs serpens, et
qu'elle les eût jetés sur le front terrible de cet étranger; car il
décline les règles du couvent, et laisse croître cette chevelure impie:
mais il porte toujours la robe de notre ordre. Ce n'est point par piété,
mais par orgueil, qu'il donne des richesses à un couvent qui n'a jamais
entendu de lui ni vœux ni même une parole.

»Mais!--remarquez, tandis que l'harmonie fait retentir des hymnes de
louange vers les cieux, remarquez cette joue livide, cette attitude
immobile mêlée de défi et de désespoir! Saint François! éloigne cet
homme de l'autel! Autrement nous pouvons craindre que la colère divine
ne se manifeste par quelques signes terribles. Si jamais un mauvais ange
a revêtu la forme d'un mortel, telle a été celle qu'il a choisie. Par
toutes mes espérances dans la miséricorde divine, de tels regards
n'appartiennent ni à la terre ni au ciel!»

Les cœurs tendres sont facilement portés à l'amour; mais trop timides
pour partager ses peines, trop faibles pour attendre ou braver le
désespoir, de tels cœurs ne sont jamais à lui tout entiers. Les cœurs
plus durs seuls peuvent ressentir des blessures que le tems ne peut
jamais cicatriser.

Le métal brut de la mine doit être passé par le feu avant de briller par
son poli; plongé dans la fournaise ardente, il se plie et se fond--mais
sans changer sa nature. Alors, façonné pour tes besoins, ou au gré de
tes désirs, il servira à te dépendre où à donner la mort; cuirasse pour
ton heure de danger, ou lame pour percer ton ennemi. Mais s'il porte la
forme d'un poignard, que ceux qui aiguisent son tranchant prennent
garde! Ainsi le feu des passions et l'art séducteur d'une femme peuvent
amollir et façonner le cœur le plus dur; ce sont ces deux choses qui lui
donnent sa forme, et ce qu'elles l'ont fait, c'est pour toujours, car il
se briserait--plutôt que de se plier de nouveau.


Si la solitude succède au malheur, la délivrance de ses peines est une
légère consolation; le cœur vide et désert pourrait remercier l'angoisse
qui le rendrait moins vide et moins solitaire. Nous nous dégoûtons de ce
que personne ne partage avec nous; le bonheur même--deviendrait un
malheur s'il fallait le supporter seul.

Le cœur, une fois laissé ainsi désolé, doit recourir enfin, pour
éprouver quelque soulagement,--à la haine. C'est comme si les morts
pouvaient sentir les vers glacés circuler autour de leurs corps, et
ramper comme pour faire un festin sur leur sommeil en putréfaction, sans
pouvoir chasser ces froids reptiles rongeant et dévorant leurs cadavres!
C'est comme si l'oiseau du désert [g39], dont le bec s'ouvre le sein
pour nourrir sa jeune famille affamée, sans regretter une vie qu'elle
lui transmet, ne la trouvait plus dans son nid abandonné, au moment où
il vient de se déchirer le sein maternel.

Les angoisses les plus aiguës que puisse éprouver le malheureux seraient
des ravissemens, en comparaison de ce vide redoutable, de ce désert
aride du cœur, de ce ravage, de ce débordement de sentimens superflus et
sans objet. Qui voudrait-être condamné éternellement à contempler un
ciel sans nuage ou sans soleil?

Le mugissement de la tempête est beaucoup moins terrible que l'idée de
ne plus jamais braver le courroux des vagues--pour le malheureux jeté,
au milieu de la lutte des élémens, comme un débris solitaire sur quelque
rivage abandonné, au sein d'une baie calme et silencieuse, destiné à
mourir dans une lente et solitaire agonie. Il vaut mieux être englouti
dans le choc des tempêtes que de se consumer peu à peu sur un rocher!


»Père! tés jours ont été passés--paisiblement en comptant les grains de
ton chapelet, et en récitant d'éternelles prières; ils ont été passés à
effacer les péchés des autres: toi-même exempt de crime et de soucis,
excepté ces maux passagers que tous les hommes doivent souffrir: tel a
été ton sort depuis ton berceau jusqu'à ton âge avancé. Tu te félicites
d'avoir été préservé de ces passions violentes et sans frein, telles que
t'en découvrent tes pénitens, dont les secrets péchés et les peines
mortelles demeurent ensevelis dans ton sein pur et indulgent. Mes jours,
quoique peu nombreux, ont été consumés dans les plaisirs, mais plus
encore dans le malheur. Au moins, dans ces heures d'amour et de
détresse, j'ai échappé à l'ennui profond de la vie; tantôt dans la
compagnie d'amis, tantôt environné d'ennemis, je n'avais de dégoût que
pour la langueur du repos. Maintenant qu'il ne me reste plus rien que je
puisse aimer ou haïr, rien qui relève mon espérance ou mon orgueil, je
préférerais être l'insecte qui rampe sur les murs du cachot, que d'être
condamné à passer mes jours stupides et monotones dans la méditation et
la contemplation. Cependant il germe dans mon sein un désir de
repos--mais pour la jouissance duquel je n'ai point de penchant. Bientôt
ma destinée accomplira ce désir, et je dormirai sans rêver, à ce que je
fus et à ce que je voudrais être encore, quelque sombres que te
paraissent mes actions.

»Ma mémoire n'est plus maintenant que le tombeau de joies, qui ne sont
plus; mon espérance est de partager leur destinée, quoiqu'il eût mieux
valu pour moi mourir avec elles que de traîner une vie de languissantes
douleurs. Mon ame n'a point refusé de supporter les traits déchirans
d'une douleur impérissable; elle n'a point cherché dans la tombe le
refuge volontaire des fous de l'antiquité et des lâches de nos jours:
cependant ce n'est pas la mort que j'ai redoutée; elle m'eût été douce
sur le champ dé bataille, si le sort m'eût destiné à être l'esclave de
la gloire, au lieu d'être celui de l'amour. J'ai bravé le danger--non
pour de vains honneurs: je souris des lauriers conquis ou perdus; que
d'autres usent leur vie pour obtenir une haute renommée ou un vil
salaire. Mais placez devant mes yeux quelque chose qui me semble un prix
digne du danger: la jeune beauté que j'aime, l'ennemi que je hais, et je
saurai me précipiter sur les pas du destin, à travers la pointe
déchirante des épées, à travers des torrens de flammes pour sauver
l'objet chéri, ou pour percer un cœur détesté. Tu ne dois point regarder
ces paroles comme sortant de la bouche vaniteuse d'un homme qui agirait
ainsi;--mais ce sont les paroles de celui qui _a déjà fait_ ces actions.
L'ame fière et indomptée défie la mort, le faible la supporte, le
malheureux doit l'implorer. Alors que la vie retourne à celui qui l'a
donnée: je n'ai point chancelé à l'approche du danger quand j'étais
puissant et heureux;--tremblerais-je _aujourd'hui_?


«Je l'aimai, ô moine! oui, je l'adorai;--mais ce sont des mots dont tout
le monde se sert:--je le prouvai plus par mes actions que par mes
paroles. Il est sur cette épée une tache de sang qui ne s'effacera
jamais. Ce sang fut versé pour elle, qui mourut pour moi; il échauffait
le cœur d'un ennemi abhorré: oui, ne frémis pas--non--ne fléchis pas le
genou, ne compte pas une telle action au nombre de mes péchés, car
c'était aussi un ennemi de ta croyance! Le nom seul du Nazaréen irritait
l'humeur sombre de ce païen. Sot ingrat! puisque ses blessures ont été
faites par une main galiléenne habile à manier le fer, le plus sûr moyen
d'arriver plus promptement dans son ciel turc;--car pour lui ses houris
impatientes attendraient peut-être encore à la porte du prophète. Je
l'aimai--l'amour sait pénétrer dans des lieux où les loups mêmes
redouteraient d'aller chercher leur proie, et s'il sait assez oser, il
serait difficile que la passion ne fût pas couronnée de quelque
succès.--Qu'importe comment, où, et pourquoi, je ne cherchai ni ne
soupirai en vain: cependant quelquefois, plein de remords, je voudrais
qu'elle n'eût pas aimé une seconde fois. Elle mourut--je n'ose te
raconter comment; mais regarde--cela est écrit sur mon front! Là se lit
le crime et la malédiction de Caïn, en caractères que le tems n'a point
effacés. Mais avant de me condamner, écoute: quoique j'eusse été la
cause de son supplice, je n'en fus pas l'auteur; et cependant son
meurtrier n'a fait que ce que j'aurais fait moi-même, si elle avait été
infidèle une fois de plus. Elle l'avait trahi, et il l'a immolée; elle
m'était fidèle, et je l'ai vengée: quelque mérité qu'ait été son sort,
sa trahison était de la fidélité pour moi; à moi elle donna son cœur, la
seule chose que la tyrannie ne puisse soumettre: et moi, hélas!
j'arrivai trop tard pour la sauver! Cependant, tout ce que je pus alors
lui donner, je le lui ai donné: une tombe à notre ennemi. Sa mort m'est
légère; mais le sort de sa victime m'a fait--ce qui te fait horreur dans
moi. Son destin était inévitable--il le savait bien, averti qu'il était
par la voix du redoutable Tahir, à l'oreille prophétiquement sinistre de
qui[g40] le bruit funèbre des balles de la mort avait présagé l'approche
du meurtrier, à mesure que sa troupe défilait dans le passage où il est
tombé!

«Il mourut heureusement dans le tumulte de la bataille, moment où le
trépas n'est accompagné ni de souffrances ni d'agonie. Il implora l'aide
de son prophète, et adressa ses prières à Allah: il me reconnut, et nous
croisâmes le fer dans la mêlée.--Je le contemplai dans sa défaite,
étendu sur la terre, et je voulus lui voir rendre son dernier soupir.
Quoique percé de coups comme un léopard sous le fer des chasseurs, il ne
ressentit pas la moitié des tourmens que j'endure maintenant.--Je
cherchai, mais ce fut vainement, de trouver dans ses mouvemens
l'expression d'un esprit humilié: chaque trait, chaque mouvement de ce
corps abattu et austère trahissaient sa rage, mais non ses remords. Oh!
que ma vengeance n'eût-elle pas donné pour saisir quelques traces du
désespoir dans ce visage expirant! le dernier repentir de cette heure où
la pénitence a perdu son pouvoir d'arracher une terreur de la tombe,
celui de donner des consolations, et où elle ne peut plus donner
d'espérance de salut.


«Les habitans d'un climat froid ont le sang aussi froid que leur climat,
leur amour peut à peine conserver ce nom; mais le mien ressemblait à ce
torrent de lave qui bouillonne en s'échappant du cratère enflammé de
l'Etna. Je ne connais point les discours langoureux et larmoyans qui
célèbrent l'amour des dames et les chaînes de la beauté. Si l'altération
de couleur du visage, l'ardeur d'un sang qui bouillonne dans les veines,
le mouvement de lèvres qui se tordent, mais qui ne murmurent jamais de
lâches plaintes; si un cœur qui se brise, un cerveau en délire, des
actions audacieuses, des pensées de vengeance, et tout ce que j'ai
éprouvé et que j'éprouve encore, décèlent l'amour:--cet amour était le
mien, et il s'est manifesté par plus d'une révélation amère. Il est vrai
que je ne puis ni me lamenter ni pousser des soupirs; je ne connais que
la possession de l'objet aimé ou mourir. Je meurs--mais avant j'ai
possédé, et il arrivera ce qu'il pourra, _j'ai été_ heureux. Irai-je
maudire le destin que j'ai cherché? Non--privé de tout, mon ame
indomptable ne s'attendrit qu'au souvenir de la mort de Leïla: donne-moi
le plaisir avec ses angoisses, à ce prix je vivrai pour aimer de
nouveau. J'éprouve des regrets, mais ce n'est pas, ô mon saint guide!
pour celui qui va mourir, mais à cause de celle qui n'est plus: elle
sommeille sous les vagues errantes.--Ah! si elle avait une tombe sur la
terre, ce cœur brisé et cette tête en délire demanderaient à partager
son étroite couche. Elle était une forme pure de vie et de lumière, qui,
une fois que je l'eus aperçue, fut une partie inséparable de ma vision;
et de quelque côté que je tournasse mes regards, se levait cette étoile
matinale de mon souvenir!

«Oui, l'amour est un rayon céleste descendu du ciel, c'est une étincelle
de ce feu immortel partagé avec les anges, et donné par Allah! pour
élever nos pensées et nos désirs corrompus au-dessus de la région de la
terre. La piété élève l'ame vers le ciel, mais le ciel lui-même descend
dans l'amour; c'est un sentiment ravi à la divinité, pour effacer de
notre ame toute pensée sordide; c'est un rayon de celui qui a formé
l'univers, une auréole de gloire dont l'ame est couronnée!

«J'accorde que _mon_ amour ait été imparfait, ainsi que tout ce que les
mortels appellent faussement de ce nom; alors il peut te paraître un
mal, tout ce que tu voudras; mais dis, oh! dis que le _sien_ n'était pas
coupable! Elle était la lumière fidèle de ma vie; et cette lumière
éteinte, quel rayon pourrait désormais rompre l'obscurité de mes nuits?
Oh! que ne brille-t-elle encore pour me conduire, quand même ce serait à
la mort, aux malheurs les plus redoutables! Pourquoi s'étonner si ceux
qui ont perdu les joies présentes, les espérances futures, ne résistent
plus que faiblement aux atteintes de la douleur, et accusent alors, dans
leur frénésie, leur cruelle destinée; pourquoi s'étonner si, dans leur
égarement, ils commettent des actions terribles qui ne semblent ajouter
que le crime au malheur? Hélas! le cœur qui saigne intérieurement n'a
rien à redouter des blessures du dehors; celui qui tombe du faîte du
bonheur s'inquiète peu dans quel abîme il roule. Sans doute, ô
vieillard, mes actions t'apparaissent maintenant aussi féroces que
celles du sombre vautour. Je lis sur ton front l'horreur qu'elles
t'inspirent, et ce sentiment, il a trop été dans mon destin de
l'inspirer. Il est vrai que, comme cet oiseau de proie, j'ai laissé sur
la trace de mes pas le ravage et la désolation; mais j'ai appris de la
colombe à mourir,--et à ne pas connaître de second amour. C'est une
leçon que l'homme doit recueillir de la part d'êtres qu'il ose mépriser.
L'oiseau qui chante dans la bruyère, le cygne qui vogue sur le lac,
n'ont qu'une compagne, une seule compagne. Que l'insensé vante son
inconstance et se raille de ceux qui ne peuvent changer; qu'il partage
ses railleries avec une jeunesse vaine et présomptueuse, je ne lui envie
point ses nombreuses joies, mais j'estime moins cet homme lâche et sans
foi, que le cygne fidèle sur son lac solitaire. Combien, combien il est
au-dessous de la pauvre jeune fille qu'il a abandonnée fidèle, et qu'il
a trahie! Une telle honte, au moins, ne fut jamais la mienne.--Leïla!
chacune de mes pensées était à toi! mes vertus, mes défauts, mes
plaisirs, mes souffrances, mon espoir dans l'avenir,--toutes mes
espérances ici-bas;--tout cela c'était toi! La terre ne renferme rien
qui te soit semblable; ou du moins ce n'est pas pour moi. Pour tous les
mondes je n'oserais regarder la dame qui te ressemblerait, quoiqu'elle
ne réunît pas tous tes charmes. Les seuls crimes qui aient souillé ma
jeunesse, ce lit de mort--atteste ma fidélité. O Leïla!--tu fus, tu es
encore le délire chéri de mon cœur!

«Elle a cessé d'être,--et cependant je respire encore; mais ce n'est
point le même air des autres hommes que je respire. Un serpent
enveloppait mon cœur de ses froides étreintes, et empoisonnait de son
dard toutes mes pensées. Comme tous les jours j'abhorrais tous les
lieux, et, dans mes frémissemens, j'aurais voulu fuir toute la nature.
Partout où je trouvais autrefois du charme, j'y portais la teinte sombre
de mes pensées. Le reste, tu le connais déjà, ainsi que tous mes crimes
et la moitié de mes douleurs: mais ne parle plus de pénitence; tu sais
que je vais bientôt partir de ces lieux; et quand même tes contes
pieux[loc8] seraient vrais, pourrais-tu défaire ce qui est accompli! Ne
me crois pas ingrat;--mais ces griefs n'attendent du prêtre aucun
soulagement[g41]. Devine en secret l'état de mon ame; mais si tu veux
avoir plus de compassion, parle moins. Quand tu pourras rendre la vie à
ma Leïla, je viendrai te prier de me pardonner. Tu pourras alors plaider
ma cause dans ce haut lieu, où des messes achetées[loc9] obtiennent des
grâces. Va calmer dans son antre la lionne solitaire, à qui la main du
chasseur des forêts a ravi ses lionceaux frémissans; mais n'adoucis
pas--ne raille pas _ma_ misère!

[Note loc8: _Thy holy tale_.]

[Note loc9: _Purchased masses_.]

«Dans les jours de ma jeunesse, dans des heures moins agitées, lorsque
le cœur aime à se confier dans un cœur, aux lieux où fleurissent les
bosquets de ma vallée native, j'eus,--hélas! que ne l'ai-je encore
maintenant!--un ami! Je te charge de lui faire parvenir ce gage, comme
un souvenir d'un vœu de jeunesse; je voudrais l'avertir de ma mort
prochaine. Quoique les ames absorbées comme la mienne accordent peu de
pensées à l'amitié absente, mon nom obscurci lui sera encore cher. Cela
est étrange;--il a prédit mon sort, moi j'en ai souri;--car alors je
pouvais sourire,--quand la prudence me parlait par sa voix, et
m'avertissait--de ce qui m'arrive, et dont alors je me souciais fort
peu. Mais aujourd'hui ma mémoire me rappelle des paroles qu'à peine
j'avais remarquées jusqu'à ce jour. Dis-lui--que ses prédictions
s'accomplissent, et il frémira d'entendre cette vérité, et il désirera
que ses paroles eussent été plus sévères. Dis-lui que, dans l'état de
trouble et d'agitations où je me suis trouvé, je me suis rappelé, à
travers des souvenirs et des scènes amères, les joies de notre jeunesse
dorée, et que, dans l'agonie, ma langue embarrassée eût essayé de bénir
sa mémoire avant de mourir; mais la divinité dans sa colère eût détourné
sa face, si le criminel avait osé prier pour l'innocent.

«Je ne lui demande point de m'épargner le blâme, il est trop généreux
pour maudire mon nom, et d'ailleurs qu'ai-je à faire avec la renommée?
Je ne lui demande pas de s'abstenir de me donner des regrets; cette
froide demande ressemblerait trop au dédain. Et qui pourrait mieux
honorer la tombe d'un frère que les larmes viriles de l'amitié?
Porte-lui cette bague, elle fut à lui autrefois, et dis-lui--tout ce que
tu vois! des traits flétris, un esprit ravagé, un débris de la violence
des passions, une écorce desséchée, une feuille dispersée et jaunie par
le souffle dévorant du malheur!


«Ne me parle plus de vision fantastique; non, père, non, ce n'était
point un rêve. Hélas! le rêveur doit pouvoir d'abord dormir. J'étais
éveillé, et j'aurais désiré pleurer, mais je ne le pouvais pas; car mon
front brûlant battait à chaque pulsation comme à présent; je ne désirais
que de pouvoir verser une larme, comme si c'eût été pour moi quelque
chose d'heureux, de nouveau et de cher. Je la désirais alors et je la
désire encore.--Le désespoir est plus sévère que ma volonté. Ne perds
pas inutilement les oraisons, le désespoir est plus puissant que tes
prières religieuses. Quand même je pourrais le devenir, je ne voudrais
pas être heureux. Je n'ai pas besoin de paradis, mais de repos. C'était
alors, je te le dis, père! alors que je l'ai vue; oui, elle avait repris
une nouvelle vie; elle brillait enveloppée de son blanc symar[g42],
comme à travers ce pâle et gris nuage brille l'étoile que je contemple
maintenant, semblable à Leïla, qui me paraît encore plus belle. Je ne
vois plus qu'obscurément sa lumière scintillante; la nuit de demain sera
plus noire encore; et moi, je paraîtrai devant ses rayons, cadavre sans
vie, l'effroi des vivans. Je m'égare, père! car mon ame s'approche du
terme final.

«Je l'ai vue, ô moine! et je m'élance près d'elle, oublieux de nos
premiers malheurs. Me précipitant de ma couche, je la saisis, et la
presse sur mon cœur désespéré. Je l'embrasse,--qu'est-ce donc ce que
j'embrasse? Aucune forme vivante n'est dans mes bras; nul cœur ne répond
au mien par ses battemens, et, cependant, Leïla! cependant cette forme
est la tienne! O amante la plus adorée! es-tu donc, changée à tel point
que tu paraisses à mes yeux, et que tu te moques de mes sens? Ah! si tes
charmes ne sont que glacés, que m'importe, pourvu que je puisse serrer
dans mes bras tout ce que j'ai jamais désiré d'y retenir? Hélas! ils
n'embrassent qu'une ombre, ils retombent en frémissant sur mon cœur
solitaire; cependant, elle est encore là, debout en silence, qui me fait
signe de ses mains suppliantes, avec ses cheveux tressés, et son œil
brillant et noir!--Je reconnais mon erreur,--elle ne pouvait mourir!
Mais _lui_, n'est-il pas mort? Je l'ai vu enseveli dans la vallée où il
tomba; il ne vient pas, car il ne peut soulever la terre qui le couvre:
alors pourquoi t'es-tu réveillée toi-même? Ils m'ont dit que les vagues
sauvages avaient roulé sur le visage que je vois maintenant, sur les
charmes que j'aime; ils m'ont dit,--c'était une histoire hideuse! je la
redirais bien, mais ma langue se refuserait à la raconter. Si elle est
véritable, et si tu es venue des gouffres de l'Océan pour réclamer une
tombe plus calme, oh! passe tes doigts de rosée sur ce front qui cessera
de brûler sous ton empreinte; pose-les sur mon cœur sans espoir: mais
forme ou bien ombre vaine! quoi que tu sois, par pitié, ne m'abandonne
plus! du moins, emporte avec toi mon ame dans un lieu où les vents ne
puissent plus mugir, et les vagues rouler!


«Tel est mon nom, et telle est mon histoire. Confesseur! à ton oreille
secrète j'ai confié mes angoisses et les erreurs que je déplore. Je te
remercie de la généreuse larme que mon œil glacé n'aurait jamais versée.
Fais-moi déposer parmi les morts les plus obscurs, et; excepté la croix
placée sur ma tête; qu'aucun nom ne soit lu sur ma tombe par la piété de
l'étranger; qu'aucun emblême n'arrête les pas du pélerin.»


Il expira.--Rien de son nom ni de sa famille n'a été connu, excepté ce
que le père qui l'avait assisté à ses derniers momens ne doit pas
raconter. Cette histoire, rompue par fragmens, est tout ce que nous
savons sur celle qu'il aima, et sur celui qu'il fit tomber dans la
vallée[g43].

FIN DU GIAOUR.



NOTES
DU GIAOUR.


NOTE 1.

Le tombeau qui subsiste sur les rochers du promontoire est regardé par
quelques écrivains comme le tombeau de Thémistocle.

NOTE 2.

La passion du rossignol pour la rose est une fable persanne bien connue.
Si je ne me trompe, le _Bulbul des mille contes d'amour_ est une de ses
dénominations orientales.

NOTE 3.

La guitare est l'instrument favori du nautonnier grec, surtout la nuit;
pendant une belle brise et durant le calme, il l'accompagne toujours de
la voix et souvent de la danse.

NOTE 4.

   «_Ay, but to die and go we know not where,
   To lie in obstruction's cold apathy_.»

(Shakspeare's _Measure for measure_, act III.)

NOTE 5.

Je pense que peu de mes lecteurs ont jamais eu l'occasion d'éprouver ce
que je cherche à décrire ici; mais ceux qui l'ont éprouvé conserveront
sans doute un triste souvenir de cette singulière beauté qui reste
empreinte, à peu d'exceptions près, sur les traits d'un mort; peu
d'heures _après que l'ame a eu quitté ce corps_. Il est à remarquer que,
dans les cas dé mort violente, telle que par une blessure d'arme à feu,
l'expression est toujours celle de la langueur, quelle que soit
l'énergie naturelle de la personne qui a reçu le coup mortel; mais, dans
la mort causée par un coup de poignard, la physionomie conserve son
expression féroce, et dévoile tous les mouvemens de l'ame.

NOTE 6.

Athènes est la propriété du _kislar-aga_ (l'esclave du sérail et le
gardien des femmes), qui nomme le waiwode. Un pendard et un eunuque,--ce
ne sont pas des termes polis, mais ce sont des termes
exacts,--_gouverne_ maintenant le _gouverneur_ d'Athènes!

NOTE 7.

_Giaour_, infidèle, dans l'esprit d'un Musulman.

NOTE 8.

_Tophaik_, mousquet:--Le Baïram est annoncé par le canon au coucher du
soleil; l'illumination des mosquées et les détonnations d'armes à feu de
toute espèce proclament la fête durant la nuit.

NOTE 9.

_Djerrid_, javeline turque à pointe émoussée, qui est lancée, par les
cavaliers avec une grande forcé et grande précision. C'est un exercice
favori des Musulmans; mais je ne sais pas si on peut l'appeler un
exercice _viril_, puisque les plus habiles dans cet art sont les
eunuques noirs de Constantinople.

NOTE 10.

Le vent du désert, fatal à tout être vivant, et auquel il est souvent
fait allusion dans la poésie orientale.

NOTE 11.

Partager la nourriture, rompre le pain et le sel avec son hôte, fait la
sûreté de celui qui reçoit l'hospitalité. Quand même il serait un
ennemi, de ce moment sa personne est sacrée.

NOTE 12.

Je n'ai pas besoin d'observer que la charité et l'hospitalité sont les
premiers devoirs imposés par Mahomet; et, pour dire la vérité, ils sont
généralement pratiqués par ses disciples. Le premier éloge que l'on doit
accorder à un chef, dans un panégyrique, est celui de sa libéralité, et
ensuite, de sa valeur.

NOTE 13.

L'_ataghan_, longue dague portée avec les pistolets à la ceinture, dans
un fourreau de métal, ordinairement d'argent; et, chez les personnes
riches, cet ataghan est doré ou même d'or.

NOTE 14.

Le vert est la couleur privilégiée des nombreux descendans prétendus du
Prophète. Parmi eux, comme chez nous, la foi (héritage de famille) est
supposée bien supérieure à la nécessité des bonnes œuvres: aussi ces
familles sont-elles les plus méprisables d'une race indifférente.

NOTE 15.

_Salem aleïkoum! aleïkoum salem!_ la paix soit avec vous! avec vous soit
la paix!--C'est le salut réservé pour les croyans.--A un chrétien, on
dit: _Urlarula_, bon voyage! ou: _Saban hiresem_, _saban serula_, bon
jour, bon soir; et quelquefois: _Soyez heureux_, sont les saluts
habituels.

NOTE 16.

Le papillon azuré de Cachemire, le plus rare et le plus beau de tous les
papillons.

NOTE 17.

Allusion au suicide douteux du scorpion, ainsi donné comme modèle par
d'aimables philosophes. Quelques-uns soutiennent que la direction du
dard, lorsqu'il est tourné contre la tête, est purement un mouvement
convulsif; mais d'autres portent contre lui le verdict de _felo de se_.
Les scorpions sont sûrement intéressés à une prompte décision de la
question; comme, si une fois il est établi que ce sont des
_insectes-Catons_, on leur permettra sans doute de vivre aussi long-tems
qu'ils le jugeront convenable, sans périr martyrs pour une hypothèse.

NOTE 18.

Le canon, au coucher du soleil, ferme le Ramazan. Voyez la note 8.

NOTE 19.

_Phingari_, la lune.

NOTE 20.

Le fameux et célèbre rubis du sultan _Giamschid_, auquel _Istakar_ doit
ses embellissemens, et nommé, à cause de sa splendeur, _Schebgerag_, le
_flambeau de la nuit_, ainsi que _la coupe du soleil_, etc. Dans les
premières éditions de ce poème, _Giamschid_ était donné comme un mot de
trois syllabes, d'après l'orthographe de d'Herbelot; mais je suis
informé que Richardson le réduit à un mot dissyllabique, et l'écrit
_Jamschid_. J'ai laissé dans le texte l'orthographe de l'un avec la
prononciation de l'autre [n1].

[Note n1: Ce sultan était le quatrième souverain de la dynastie des
Pichdadiens, et frère ou neveu de Tahamurah. Son vrai nom était composé
des mots _Giam_ ou _Gem et Shid_; ce dernier mot, dans l'ancien langage
persan, signifie _soleil_.

(D'HERBELOT.)]

NOTE 21.

_Al-Sirat_, pont d'une largeur moindre que celle du fil d'une araignée
affamée, sur lequel les Musulmans doivent glisser (_skate_) pour aller
en Paradis dont il est la seule entrée. Mais ce n'est pas le pire; la
rivière qui coule au-dessous est l'Enfer lui-même, dans lequel, comme on
doit s'y attendre, l'inhabileté et la sensibilité du pied font tomber
avec un _facilis descensus Averni_: ce qui n'offre pas une perspective
très-agréable aux passagers qui suivent. Il y en a encore un plus étroit
au-dessous pour lés juifs et les chrétiens.

NOTE 22.

Erreur vulgaire. Le Koran alloue au moins le tiers du Paradis aux femmes
de bonne conduite; mais le très-grand nombre des Mahométans interprètent
le texte à leur manière, et excluent leurs moitiés du Paradis. Ennemis
des platoniciens, ils ne peuvent discerner _aucune propriété de choses_
dans les âmes des personnes de l'autre sexe, pensant qu'ils en seront
dédommagés par les houris.

NOTE 23.

Comparaison orientale, qui paraîtra peut-être, quoique véritablement
empruntée, _plus arabe qu'en Arabie_ [n2].

[Note n2: Ces mots sont en français dans le texte.]

NOTE 24.

Hyacinthe, en arabe _sunbul_: pensée aussi commune chez les poètes
orientaux qu'elle l'était parmi les Grecs.

NOTE 25.

_Franguestan_, Circassie.

NOTE 26.

_Bismillah_! au nom de Dieu! C'est le début de tous les chapitres du
Koran, excepté un, ainsi que des prières et des actions de grâces.

NOTE 27.

Phénomène qui n'est pas rare chez un Musulman en colère. En 1809, les
moustaches du capitan-pacha, dans une audience diplomatique, ne
causèrent pas moins d'effroi à tous les drogmans que celles d'un tigre.
Ces moustaches terribles se tordirent: elles se dressèrent de leur
propre mouvement; et on s'attendait à tout moment à les voir changer de
couleur, mais à la fin elles consentirent à se rabattre: ce qui sauva
probablement plus de têtes qu'elles ne contenaient de poils.

NOTE 28.

_Amaun_, quartier, pardon.

NOTE 29.

Le _mauvais œil_, superstition commune dans le Levant, et dont les
effets imaginaires sont cependant vraiment singuliers pour ceux qui se
croient en être affectés.

NOTE 30.

_Palampore_, schall à fleurs porté généralement par les personnes de
distinction.

NOTE 31.

Le _calpac_; c'est la calotte solide ou la partie centrale de la
coiffure: le schall est tourné autour et forme le turban.

NOTE 32.

Le turban, une petite colonne et un verset du Koran ornent les tombeaux
des Osmanlis, soit dans le cimetière ou dans les champs. En parcourant
les montagnes, vous rencontrez fréquemment de semblables monumens; et,
sur votre demande, on vous dit qu'ils rappellent quelque victime de la
rebellion, du brigandage ou de la vengeance.

NOTE 33.

Allah hu! Ce sont les mots qui terminent l'appel à la prière que fait le
muezzin, de la plus haute galerie extérieure du minaret. Dans un soir
calme, lorsque le muezzin a une belle voix, ce qui arrive souvent,
l'effet de cette voix est solennel, et bien plus beau que celui de
toutes les cloches de la chrétienté.

NOTE 34.

Ce qui suit fait partie d'un chant de guerre des Turcs:--

Je vois,--je vois une jeune fille du Paradis, aux yeux noirs; elle agite
un mouchoir, un voile d'azur, et me crie de toutes ses forces; «Viens,
embrasse-moi; car je t'aime, etc.»

NOTE 35.

Monkir et Nékir sont les inquisiteurs des morts. Le défunt subit devant
eux un court noviciat et un échantillon préparatoire de la damnation. Si
les réponses ne sont pas les plus claires, il est tiré en haut par une
faux, et repoussé en bas avec un marteau rougi au feu, jusqu'à ce qu'il
soit bien préparé par ces épreuves et par quantité d'autres
subsidiaires. Les fonctions de ces anges ne sont pas une sinécure, car
ils ne sont que deux; et le nombre des orthodoxes décédés étant en
petite proportion avec ceux qui ne le sont pas, leurs mains sont
toujours occupées.

(Voyez d'Herbelot, Bibl. Orient.)

NOTE 36.

Eblis, prince oriental des ténèbres.

(Note de Lord Byron.)

C'est le Διαßολος des Grecs corrompu en Eblis par les Arabes. (Voyez
d'Herbelot, Bibl. Orient.)

(N. du Tr.)

NOTE 37.

La croyance superstitieuse aux vampires est encore générale dans le
Levant. L'honnête Tournefort nous a conté une longue histoire que M.
Southey cite dans ses notes sur Thalaba, sous le nom de Vroucolochas,
comme il les appelle. Le terme romaïque est Vardoulacha. Je me rappelle
une famille entière effrayée du cri d'un enfant qu'elle croyait causé
par une semblable visite. Les Grecs ne mentionnent jamais ce mot sans
horreur: J'ai trouvé que Broucolokàs est un vieux et légitime mot
hellénique,--au moins est-il ainsi appliqué à Arsénius, qui, selon les
Grecs, fut animé par le démon après sa mort. Les modernes, cependant, se
servent du mot mentionné plus haut.

NOTE 38.

La fraîcheur du visage et des lèvres humides de sang sont les signes
infaillibles pour reconnaître un vampire. Les histoires racontées en
Hongrie et en Grèce sur ces mangeurs horribles sont singulières, et
quelques-unes sont attestées de la manière la plus incroyable.

NOTE 39.

Le pélican est, je crois, l'oiseau ainsi calomnié par l'imputation de
nourrir ses petits de son sang.

NOTE 40.

Cette superstition de seconde ouïe (car je n'ai jamais rencontre une
véritable seconde vue dans l'Orient) fut une fois l'objet de mon
observation. Dans mon troisième voyage au cap Colonna, au commencement
de 1811, comme nous traversions le défilé qui commence au hameau entre
Kératié et Colonna, je remarquai que Dervish Tahiri pressait son cheval
pour sortir de ce passage, et penchait sa tête sur sa main comme un
homme inquiet. Je le joignis au galop et le questionnai. «Nous sommés en
péril, me répondit-il.--Quel péril? Nous ne sommes pas maintenant en
Albanie, ni dans les défilés d'Ephèse, de Missolonghi ou de Lépante;
nous sommes en nombre, bien armés, et les Choriates n'ont pas le courage
d'être voleurs.--C'est vrai, Effendi; mais néanmoins le coup de feu
résonne à mes oreilles.--Le coup de feu! on n'a pas tiré un seul coup de
tophaïque ce matin.--Je l'entends cependant--bom--bom!--aussi
distinctement que j'entends votre voix.--Bah!--Comme il vous plaira,
Effendi; si cela est écrit, cela arrivera.»--Je laissai ce prophète aux
habiles oreilles, et galopai vers Basile, son compatriote chrétien, dont
les oreilles, quoique pas du tout prophétiques, n'en annonçaient pas
moins d'intelligence. Arrivés tous à Colonna, nous y restâmes quelques
heures, et nous revînmes à loisir, débitant une foule de mots
spirituels, en plus de dialectes que n'en entendit la Tour de Babel, sûr
le devin qui s'était trompé: Romaïque, Arnaute, Turc, Italien et Anglais
s'exercèrent tous à des railleries variées sur le pauvre Musulman.
Pendant que nous contemplions la délicieuse perspective, Dervish était
occupé à examiner les colonnes. Je pensai qu'il s'était métamorphosé en
antiquaire, et je lui demandai s'il était devenu un Palaocastro. «Non,
dit-il, mais ces piliers seront utiles pour soutenir une attaque;» et il
ajouta d'autres remarques qui prouvaient au moins sa conviction dans sa
malencontreuse faculté de préentendre. A notre retour à Athènes, nous
apprîmes de Leoné (prisonnier débarqué quelques jours après) le projet
d'attaque des Maïnotes, mentionné avec les causes de sa non-exécution
dans les notes du second chant de _Childe-Harold_. Je me donnai la peine
de questionner cet homme, et il décrivit les vêtemens, les armes, les
chevaux de notre troupe d'une manière si exacte, que ce détail, joint à
d'autres circonstances, ne nous permit pas de douter qu'il n'eût été de
la _bande vilaine_, et nous-mêmes près de fort mauvais voisins. Dervish
devint un prophète pour toute sa vie; et j'ose dire, qu'il entend
maintenant plus de mousqueterie qu'il n'en sera jamais tiré, à la grande
satisfaction des Arnautes de Bérat et des montagnards ses compatriotes.

--Je rapporterai encore un trait de cette race singulière. En mars 1811,
un Arnaute, remarquable par sa vigueur et son activité (il était, je
crois, le cinquième dans la même disposition), vint s'offrira moi pour
domestique. L'ayant refusé: «Bien, Effendi, me dit-il, puissiez-vous
vivre!--vous m'auriez trouvé utile. Demain je quitterai la ville pour
les montagnes; je reviendrai en hiver, peut-être alors me
recevrez-vous.» Dervish, qui était présent, remarqua, comme une chose
naturelle et sans conséquence, que, _dans cet intervalle, il allait
joindre les klephtes_ (voleurs), ce qui était vrai à la lettre.--S'ils
ne sont pas tués, ils reviennent l'hiver, et le passent, sans être
inquiétés, dans une ville où ils sont souvent aussi bien connus que
leurs exploits.

NOTE 41.

Le sermon du moine est omis. Il semble qu'il ait eu aussi peu d'effet
sur le patient, qu'il en aurait probablement sur le lecteur. Il suffira
de dire qu'il était de la longueur habituelle (comme on peut s'en
apercevoir par les interruptions et l'ennui du patient), et qu'il fut
débité avec le ton nasillard de tous les prédicateurs orthodoxes.

NOTE 42.

_Symar_, drap mortuaire.

NOTE 43.

La circonstance à laquelle se rapporte l'histoire ci-dessus n'est pas
rare en Turquie. Il y a quelques années, la femme de Muchtar Pacha se
plaignit au père de celui-ci[n3] de l'infidélité supposée de son fils;
il lui demanda, et elle eut la barbarie de lui donner une liste des
douze plus belles femmes de Janina. Elles furent saisies, enfermées dans
des sacs, et jetées dans le lac la même nuit! Un des gardes qui étaient
présens m'apprit qu'aucune des victimes ne poussa un cri, ou ne montra
quelque symptôme de terreur en étant si soudainement arrachée _à tout ce
qu'on aimait, à tout ce que l'on aime_. Le sort de Phrosine, la plus
belle de ces victimes, est le sujet d'un grand nombre de chants
romaïques et arnautes.

[Note n3: Le fameux Aly, pacha de Janina.]

L'histoire racontée dans le poème est arrivée, dit-on, à un jeune
Vénitien, il y a plusieurs années, et maintenant elle est presque
oubliée. Je l'ai, par hasard, entendu raconter par un des diseurs
d'histoires, si communs dans les cafés du Levant, qui chantent ou
déclament leurs récits. Les additions et interpolations du traducteur
seront aisément distinguées du reste, par le manque d'images orientales;
et je regrette que ma mémoire ait retenu si peu de fragmens de
l'original.

Pour ce qui concerne quelques-unes des notes, j'en suis redevable en
partie à d'Herbelot, et en partie à ce très-oriental, et comme
l'appelait si justement M. Wéber, au _sublime conte du calife
Wathek_[n4].

[Note n4: Ce livre est de lord Beckford. Il a paru d'abord en français,
puis en anglais, et a eu plusieurs réimpressions en français.

(_N. du Tr_.)]

Je ne sais pas à quelle source l'auteur de ce singulier volume a puisé
ses matériaux. Quelques-uns de ses épisodes peuvent se rencontrer dans
la _Bibliothèque Orientale_; mais par l'exactitude des mœurs, par la
beauté de ses descriptions et la puissance de l'imagination, il surpasse
de beaucoup toutes les imitations européennes; et il porte tant de
marques d'originalité, que ceux qui ont visité l'Orient-croiront
difficilement que ce n'est pas une traduction. Comme nouvelle orientale,
_Rasselas_ même doit s'incliner devant lui: son _heureuse vallée_ ne
supporterait pas la comparaison avec le _palais d'Eblis_.

FIN DES NOTES DU GIAOUR.



LA
FIANCÉE D'ABYDOS.

HISTOIRE TURQUE.

_Had we never loved so kindly, Had we never loved so blindly, Never met
or never parted, We had ne'er been broken-hearted_. (BURNS.)

Si nous n'avions jamais aimé si tendrement, Si nous n'avions jamais aimé
si aveuglément, Si nous ne nous étions jamais rencontrés, jamais
séparés, Nous n'aurions jamais eu nos cœurs brisés.



AU TRÈS-HONORABLE
LORD HOLLAND
CETTE HISTOIRE EST DÉDIÉE,
AVEC UN PROFOND SENTIMENT D'ESTIME ET DE RESPECT,
PAR SON RECONNAISSANT, OBLIGÉ
ET SINCÉRE AMI,
BYRON.



Chant Premier[loc10].

[Note loc10: Notre fidélité à suivre le système que nous avons adopté de
traduire le plus littéralement possible, nous fait rencontrer plus
souvent, pour l'expression, dans ce poème, avec M. A. P. que partout
ailleurs, parce que lui-même, d'après son aveu, a fait la traduction
récente de cet ouvrage en suivant un système différent de celui qu'il
avait toujours suivi. S'il eût appliqué, ce système a toutes les œuvres
de Byron, il n'aurait pas eu de successeur.

(_N. du Tr_.)]


1. Connaissez-vous la contrée où le cyprès et le myrte sont les emblèmes
des actions de ceux qui l'habitent? où la rage du vautour, L'amour de la
tourterelle, tantôt se changent en soupirs, tantôt s'égarent dans le
crime? Connaissez-vous là contrée du cèdre et de la vigne où les fleurs
sont toujours fleuries; où le ciel est toujours brillant et pur; où les
ailes légères du zéphir, chargées de parfums, s'arrêtent fatiguées sur
les jardins de la rosé dans toute sa fraîcheur [1]; où le citron et
l'olive sont les plus beaux des fruits; où la voix du rossignol n'est
jamais muette; où les teintes de la terre et les couleurs du ciel,
variées entre elles, rivalisent de beauté; où la pourpre de l'océan est
si profondément nuancée; où les vierges sont aussi douces que les roses
dont elles tressent des guirlandes; et où, excepté le caractère de
l'homme, tout est divin?

C'est le climat de l'Orient; c'est la contrée du soleil.--Peut-il
sourire avec amour à des actions comme celles de ses enfans[f2]? Oh!
sombres comme les accens de l'adieu des amans sont les cœurs qu'ils
portent, et les histoires qu'ils racontent.

2. Entouré d'esclaves nombreux et vaillans, armés comme il convient aux
braves et attendant chacun l'ordre de leur maître pour guider ses pas ou
garder son sommeil, le vieux Giaffir était assis dans son divan: une
profonde pensée se faisait remarquer dans son œil chargé d'années, et
quoique le visage d'un musulman ne trahisse pas souvent à ceux qui
l'observent l'intérieur de son ame, très-habile qu'il est à cacher tous
ses sentimens, excepté son indomptable orgueil, son front pensif et son
air absorbé décelaient plus que de coutume les pensées qui l'agitaient.

3. «Que la salle soit évacuée.»--La troupe a disparu.--«Maintenant
appelez-moi le chef de la garde du harem.» Il n'y a plus avec Giaffir
que son fils unique, et l'esclave de la Nubie qui attend les ordres de
son maître. «Haroun,--quand toute cette foule qui attend aura dépassé la
porte extérieure (malheur à la tête de celui dont l'œil regarderait le
visage non voilé de mon enfant Zuleïka!) va, amène-moi ma fille de sa
tour; sa destinée est fixée dès cette heure. Cependant ne lui répète pas
mes paroles; elle doit être instruite par moi seul de ses devoirs!»

«Pacha! entendre, pour moi, c'est obéir.» L'esclave n'en doit pas dire
davantage à un despote.--Déjà il a pris le chemin de la tour, mais ici
le jeune Sélim rompt le silence; il s'incline d'abord par une humble et
respectueuse révérence, baisse modestement les yeux, et parle avec
grâce, en se tenant toujours aux pieds du pacha: car le fils d'un
musulman mourrait plutôt avant d'oser s'asseoir devant son père!

«Père! dans la crainte que tu ne grondes ma sœur, ou son noir gardien,
sache--que la faute, si une faute a été commise, vient de moi seul;
alors, que tes reproches ne tombent que sur moi.--La matinée était si
belle que--le vieillard et l'homme fatigué pouvaient dormir,--moi je ne
le pouvais pas; et pour voir seul, pour contempler seul les plus belles
scènes de la nature dans la campagne et sur la mer, sans avoir personne
pour sympathiser avec des pensées qui faisaient battre vivement mon
cœur, c'eût été une peine, une privation cruelle;--car quelle que soit
mon humeur, en vérité, je n'aime point la solitude. J'ai été réveiller
Zuleïka, et, comme tu sais que la lourde clef de la porte du harem se
tourne promptement pour moi, nous étions déjà dans les bosquets de
cyprès avant que les gardiens esclaves se soient éveillés, et nous
jouissions avec délices de la terre, de la mer et du ciel qui semblaient
nous appartenir! Là, nous sommes restés trop long-tems peut-être,
séduits par l'histoire de Medjnoun et les chants de Sâdi[f3]; jusqu'à ce
que, ayant entendu le son retentissant du tambour[f4] annonçant l'heure
prochaine de ton divan; fidèle à toi et à mon devoir, et averti par cet
appel, je suis revenu à la hâte pour te présenter mes respectueuses
salutations. Mais Zuleïka se promène encore,--Oh! père, ne te courrouce
point;--n'oublie point que personne ne peut pénétrer dans ce secret
bosquet, excepté ceux qui gardent la tour des femmes.»

4. «Fils d'un esclave,--lui dit le pacha,--élevé par une mère infidèle,
vaine était l'espérance d'un père de voir quelque chose dans toi qui fût
d'un homme. Quand ton bras devrait courber l'arc, lancer le javelot et
dompter un coursier, toi, Grec d'ame, sinon de croyance, tu vas
t'amollir à écouter le murmure des eaux, à voir les roses épanouir. Que
ce globe, dont les clartés matinales excitent tant l'admiration de tes
yeux languissans, ne te communique-t-il quelque chose de son feu ardent!
Toi! tu supporterais de voir ces créneaux abattus, pièce par pièce, par
les chrétiens; oui, tu verrais lâchement les vieux murs de Stamboul
tomber devant les dogues de Moscou, et tu ne frapperais pas un seul coup
pour la vie ou la mort contre les chiens de Nazareth! Va--que ta main,
plus faible que celle d'une femme, prenne le fuseau--non le fer. Mais,
Haroun!--cours vers ma fille: écoute,--tu m'en réponds sur ta tête.--Si
Zuleïka s'échappe ainsi souvent,--tu vois cet arc,--il a une corde!»

5. On n'entendit aucun accent s'échapper de la bouche de Sélim; aucun du
moins n'alla frapper l'oreille du vieux Giaffir, mais chaque froncement
de sourcils, chaque parole du vieillard lui perçaient plus le cœur que
l'épée d'un chrétien.

«Fils d'un esclave!--accusé de lâcheté!» Ces insultes eussent coûté cher
à un autre. «Fils d'un esclave! et _qui_ donc est mon père!» Ainsi Sélim
donnait carrière à ses noires pensées; et dans l'éclat de ses regards
brillait plus que de la colère; cet éclat disparaît. Le vieux Giaffir a
frémi en considérant son fils, car il a lu dans ses yeux tout ce qu'ont
fait naître ses dures paroles; il y vit commencer la rébellion: «Viens
ici, enfant.--Quoi! pas de réponse? Je te comprends et j'apprends à te
connaître. Mais il est des actions que tu n'oserais pas entreprendre:
mais si ta barbe avait une longueur plus virile, et si ta main avait
plus d'adresse et de force, je me plairais à te voir rompre une lance,
quand même ce serait contre la mienne.»

Comme il avait laissé tomber ces paroles avec ironie, il fixa fièrement
son regard sur celui de Sélim qui lui rendit défi pour défi, et soutint
avec tant d'orgueil le regard de son père qu'il le força à le
baisser.--Celui-ci n'osa pas s'avouer la cause et la nature de son
émotion.

«Je dois me méfier, disait-il en lui-même, que cet enfant indocile et
mutin ne me cause un jour de plus sérieuses craintes; je ne l'ai jamais
aimé depuis sa naissance, et--mais son bras est peu à redouter; à peine,
à la chasse, oserait-il lutter avec le faon timide ou l'antilope, encore
moins voudrait-il se hasarder dans ces combats où l'homme lutte pour la
gloire et la vie.--Je ne voudrais pas me fier à ce regard, à cet accent:
non,--ni même à ce sang si près du mien. Ce sang,--il n'a pas
entendu;--c'est assez,--je le surveillerai bien plus attentivement
désormais. Il est un Arabe[f5] à mes yeux, ou un chrétien demandant
grâce dans le combat.--Mais écoutons!--j'entends la voix de Zuleïka;
elle frappe mon oreille comme l'hymne des houris: elle est l'enfant de
mon choix. Oh! elle m'est plus chère même que sa mère; avec elle tout
est espérance, rien n'est à craindre.--Ma Péri! tu es toujours ici la
bien-venue! Douce comme l'eau de la fontaine du désert aux lèvres
qu'elle vient rappeler à la vie,--ainsi tu parais à mes regards
impatiens; les pélerins, dont l'eau du désert a sauvé la vie,
n'adressent pas aux autels de la Mecque plus d'actions de grâces pour
leur vie que moi pour la tienne, moi qui ai béni ta naissance, et qui te
bénis encore maintenant.»

6. Belle comme la première femme qui fut coupable de la première chute,
lorsqu'elle souriait à ce redoutable, mais séduisant serpent, dont
l'image était déjà gravée dans son cœur,--et une fois séduite, séduisant
de plus en plus; ravissante, oh! comme ces visions trop passagères,
accordées au sommeil peuplé des fantômes de la douleur, lorsque le cœur
retrouve un cœur dans des songes élyséens, et revoit vivans dans le ciel
ceux qu'il avait perdus sur la terre; douce comme la mémoire d'un amour
qui n'est plus; pure comme la prière que l'enfance adresse vers le ciel:
telle était la fille de ce sévère et vieux chef, qui accueillit la jeune
fille avec des larmes,--mais non pas des larmes de regrets.

Qui n'a pas éprouvé combien les mots sont impuissans pour essayer de
fixer une étincelle du rayon céleste de la beauté? qui ne le sent pas,
jusqu'à ce que son regard troublé se confonde dans l'émotion de sa
propre félicité, jusqu'à ce que ses joues pâlies, son cœur défaillant,
confessent la puissance,--la majesté de cette aimable souveraine? Telle
était Zuleïka;--ainsi brillaient sur sa personne les charmes
inexprimables qu'elle seule n'avait point remarqués; le feu de l'amour,
la pureté de la grâce, l'esprit, la mélodie qui respirait sur ses
traits[f6], le cœur dont la douce expansion mettait tout en
harmonie:--et, oh! ce regard qui était à lui seul une ame!

Ses bras gracieux étaient croisés avec candeur sur son sein naissant: à
un mot de tendresse, Zuleïka étendit ses bras et vint les jeter autour
du cou de celui qui avait béni son enfance caressante par des caresses
paternelles;--et Giaffir sentit son dessein s'évanouir à moitié; non que
son cœur, quoique sévère, eût conçu autre chose que le bonheur de sa
fille; l'affection enchaînait ce cœur à elle, l'ambition brisait ces
mêmes liens.

7. «Zuleïka! enfant de gentillesse! ce jour t'apprendra combien tu m'es
chère, puisque j'oublie la douleur de perdre celle que j'aime tant, pour
lui ordonner d'aller demeurer avec un autre. Un autre! jamais homme plus
brave ne parut dans la chaleur du combat. Nous, Mahométans, nous faisons
peu de cas de la noblesse du sang; mais cependant la race de
Carasman[f7] n'a pas changé dans la première famille des bandes
glorieuses et hardies des Timariotes qui conquirent et qui ont su
défendre leurs terres fertiles. C'est assez que celui qui doit t'épouser
soit le parent du Bey Oglou: ses années doivent à peine attirer
l'attention; je ne voudrais pas te marier à un enfant. Tu auras un
superbe douaire. Sa puissance et la mienne réunies pourront se moquer
des firmans de mort, dont la pensée seulement fait trembler les pachas;
et elles apprendront au messager[f8] quel destin attend le porteur d'un
tel compliment. Maintenant tu connais la volonté de ton père, c'est tout
ce que les personnes de ton sexe doivent savoir. C'était mon devoir de
t'apprendre l'obéissance;--pour l'amour, ton époux saura te
l'enseigner.»

8. La tête de la vierge s'était penchée en silence, et si ses yeux
étaient pleins de larmes que l'émotion comprimée n'ose laisser échapper;
si sa joue, de pâle qu'elle était, devint rouge, et de rouge pâle, à
mesure que ces paroles ailées parvinrent à ses oreilles comme des
flèches aiguës, que pouvait-on y voir, excepté des craintes virginales?
Une larme est si belle dans l'œil de la beauté que l'amour regrette à
moitié de la sécher par un baiser; la rougeur de la pudeur est si douce,
que la pitié désire à peine de la voir s'effacer. Quelle qu'ait été la
cause des émotions de la jeune vierge, son père les oublia, ou, s'il
s'en souvint, il n'y fit pas attention. Trois fois il frappa des mains
et demanda son cheval[f9]; il déposa sa chibouque ornée de pierres
précieuses[f10], et montant galamment à cheval, il se rendit dans la
prairie entouré de ses maugrebis[f11], de ses mamelouks et de ses
délis[f12], pour voir nombre d'exercices actifs, exécutés avec la lame
tranchante du sabre, ou avec le djerrid émoussé. Le Kislar et ses Mores
gardaient seuls attentivement les portes massives du harem.

9.--Sa tête était penchée sur sa main; son regard était fixé sur la mer
bleue et profonde, qui coule et se soulève agréablement entre les
dangereuses Dardanelles; mais il ne voyait ni la mer, ni le sable, ni
même la troupe à turbans du pacha, mêlée dans le jeu d'un combat simulé,
caracolant en s'exerçant sur un feutre plissé[f13] qu'ils fendent
adroitement d'un coup de sabre; il ne remarquait pas la troupe qui
lançait la javeline, et n'entendait pas leurs _allahs_[f14] éclatans et
sauvages.--Il ne pensait qu'à la fille du vieux Giaffir!

10. Aucune parole ne s'échappe du sein de Sélim; un soupir dévoile la
pensée de Zuleïka. Il continue à jeter ses regards à travers la jalousie
de la fenêtre, pâle, muet et tristement immobile. Le regard de Zuleïka
était fixé sur lui; mais son attitude ne lui apprit que peu de choses.
Sa douleur était égale à la sienne, quoique cependant elle ne fût pas la
même. Son cœur avouait une plus douce flamme, mais ce cœur alarmé ou
timide l'empêche de parler, sans qu'elle puisse s'en rendre compte.
Cependant il faut qu'elle parle;--mais quand l'essaiera-t-elle?

--«Qu'il est étrange qu'il se détourne ainsi de moi! Nous ne nous
rencontrions pas ainsi auparavant, et nous ne devons pas ainsi nous
séparer.»--

Trois fois elle a traversé l'appartement avec lenteur, en épiant un
regard de Sélim,--il le tenait toujours fixé sur la mer. Elle saisit
l'urne où se trouvaient déposés les parfums de l'atar-gul[f15] persan,
et répandit leur essence sur les lambris peints de couleurs variées et
sur le pavé de marbre[f16]: les gouttes que la jeune fille répand en se
jouant sur les vêtemens brillans de Sélim pénètrent jusqu'à sa poitrine,
et le laissent aussi insensible que le marbre lui-même.

--«Quoi donc! encore le même air sombre? cela ne peut pas être.--Oh!
aimable Sélim, est-ce bien toi!» Elle aperçoit rangées dans un ordre
curieux les plus belles fleurs de l'Orient: «Il les aimait autrefois;
elles pourraient lui plaire encore offertes par la main de Zuleïka.»

La pensée enfantine était à peine exprimée que la rose était déjà
cueillie et disposée en bouquet; le moment d'après vit son beau corps,
sa belle tête inclinés aux pieds de Sélim.--«Cette rose porte un message
de Bulbul[f17] pour calmer les chagrins de mon frère; il dit que cette
nuit il prolongera pour l'oreille de Sélim son chant le plus doux; et
quoique ses accens soient quelquefois tristes, il essaiera pour cette
fois une harmonie plus gaie, avec la faible espérance que ses chants
modifiés pourront dissiper ses sombres pensées.

11. «Quoi! ne pas recevoir même cette pauvre fleur! Oh! je suis donc
bien malheureuse! Tes regards peuvent-ils s'abaisser ainsi sur moi? et
ne sais-tu pas qui t'aime plus que personne? Oh! cher Sélim! oh! toi qui
m'es encore plus que le plus cher des frères! Dis, est-ce moi que tu
hais ou que tu crains? Viens, repose ta tête sur mon sein, et je
t'endormirai par mes baisers, puisque mes paroles et les chants même de
mon rossignol fabuleux ne peuvent y réussir. Je savais que notre père
était quelquefois sévère; mais j'avais encore à apprendre de toi ce
changement de caractère. Je sais trop bien qu'il ne t'aime point, mais
l'amour de Zuleïka est-il oublié? Ah! si je savais qu'il le fût! le
projet du pacha, ce parent du bey de Carasman est peut-être ton ennemi.
S'il en était ainsi, je jure par les autels de la Mecque, si ces autels
qu'il est défendu aux femmes d'approcher ne repoussent pas leurs vœux,
que, sans ton libre consentement, sans ton ordre, le sultan même
n'aurait pas ma main! Penses-tu que je puisse supporter de m'éloigner de
toi, et d'apprendre à partager mon cœur? Ah! si j'étais séparée de toi,
qui serait ton amie--et qui serait mon guide? Les années n'ont pas vu,
le tems ne verra pas l'heure qui arrachera mon ame à la tienne.
Azraël[f18] lui-même, quand s'échappera de son terrible carquois cette
flèche qui sépare tous les êtres, destinera pour toujours nos cœurs à
une poussière inséparable.»

12. Il est revenu à la vie,--il a respiré,--il a fait des mouvemens,--il
a recommencé à sentir; il a relevé la jeune vierge agenouillée: son
angoisse est passée;--son œil vif brille de pensées qui ont long-tems
sommeillé dans l'ombre; de ces pensées qui brûlent,--qui rayonnent dans
ses regards: comme le torrent naguère voilé sous le rideau de ses
saules, lorsqu'il se révèle avec impétuosité dans l'éclat de ses
vagues;--comme la foudre dans l'espace s'échappe du nuage plombé qui la
comprimait, ainsi étincelait l'ame de l'œil de Sélim à travers les longs
cils de ses paupières. Un cheval de guerre au son de la trompette; un
lion levé de son gîte par un imprudent chien de chasse; un tyran appelé
à un combat soudain par un poignard mal dirigé, ne frémissent pas d'une
vie plus convulsive que Sélim, qui a entendu ce vœu, ce serment prononcé
qui, en se trahissant, lui a tout révélé.

«Maintenant, tu es donc à moi, pour toujours à moi, à moi pendant la
vie, et peut-être même plus que la vie! Maintenant tu es à moi; ce
serment sacré, quoique prononcé par toi, nous a liés tous les deux. Oui,
tu as agi tendrement, sagement, ce serment a sauvé plus d'une tête. Mais
ne pâlis point,--une simple boucle de tes cheveux réclame de moi plus
que de la tendresse; je ne voudrais pas outrager le dernier des cheveux
qui se groupent autour de ton beau front pour tous les trésors enfouis
dans les souterrains d'Istakar[f19]. Ce matin, des nuages sombres me
couvraient, les reproches pleuvaient sur ma tête, et Giaffir m'a presque
appelé lâche! Maintenant j'ai une raison d'être brave. Le fils de son
esclave abandonnée--oui, ne tressaille pas, c'est le terme dont il s'est
servi--peut montrer, quoique peu disposé à se vanter, un cœur que ni ses
paroles ni ses actions ne peuvent enchaîner. _Son_ fils,
vraiment!--cependant, grâces à toi, peut-être le suis-je, ou au moins le
serai-je. Mais que notre serment secret ne soit su que de nous.

«Je connais le misérable qui ose demander à Giaffir ta main qui le
repousse. Jamais l'avidité puissante d'un Musselim[f20] ne posséda
richesses plus mal acquises, ame plus basse. N'a-t-il pas été élevé à
Égripo[f21]? Qu'Israël nous montre une race plus vile! Mais laissons
cela.--Que notre serment ne soit révélé à personne; le tems apprendra le
reste. Laisse Osman Bey à moi et aux miens; j'ai des partisans pour le
jour de danger. Ne pense pas que je sois ce que je te parais; j'ai des
armes, des amis, et ma vengeance est prochaine.»

13. «Que je ne pense pas que tu sois ce que tu parais être! mon Sélim!
Tu es tristement changé; ce matin je t'ai vu le plus aimable, le plus
charmant! mais maintenant, que tu es différent de toi-même! Sans doute
tu connaissais déjà mon amour, il ne fut jamais moins vif, il ne pourra
jamais l'être davantage. Te voir, t'entendre, être près de toi; haïr la
nuit, je ne sais pour quel motif, si ce n'est que nous ne pouvons nous
rencontrer que le jour; vivre avec toi; avec toi mourir; voilà mes
espérances auxquelles je n'ose renoncer. Baiser tes joues, tes yeux, tes
lèvres comme ceci,--comme cela,--pas davantage que cela; car, par Allah!
tes lèvres sont assurément de flamme! Quelle fièvre circule dans tes
veines? les miennes sont maintenant presque aussi enflammées; au moins
je sens que ma joue est brûlante. Calmer tes souffrances, soigner ta
santé, partager, mais ne jamais dissiper tes richesses, rester près de
toi avec des sourires, et sans murmures; soulager ta pauvreté; me
dévouer à tout, excepté à fermer ton œil mourant, car je ne pourrais
vivre pour l'essayer; c'est à cela seulement que mes pensées aspirent.
Pourrais-je faire, ou exigerais-tu davantage?

«Mais, Sélim, réponds-moi donc! Pourquoi avons-nous besoin de tant de
mystère? je ne puis en deviner ni en exprimer la cause. Mais que cela
soit, puisque tu dis que cela est bien. Cependant, ce que tu entends par
_armes_, par _amis_, surpasse ma faible intelligence. Je voudrais que
Giaffir eût entendu le serment que je t'ai fait; sa colère ne pourrait
me forcer à révoquer ma parole: mais sûrement il me laisserait libre. Ce
tendre désir pourrait sembler étrange dans moi, de rester ce que j'ai
toujours été? Quel autre a vu Zuleïka depuis sa plus tendre enfance?
Quel autre que toi Zuleïka a-t-elle recherché pour compagnon des jeux de
son enfance? Ces pensées chéries commencèrent avec notre existence; dis,
pourquoi ne pourrais-je plus les avouer? Quel changement est survenu qui
me fasse déguiser la vérité, la vérité qui a été mon orgueil et le tien
jusqu'à ce jour? Notre loi, notre croyance, notre dieu nous défend de
nous laisser voir par les étrangers; aucune de mes pensées ne se
révoltera contre cette volonté du Prophète. Non! je me trouve plus
heureuse même par ce décret! il m'a tout laissé en te laissant à moi.
Profondes étaient mes angoisses, de me voir ainsi forcée de m'unir avec
un homme que je n'ai jamais vu; pourquoi ne dirais-je pas cela à mon
père? pourquoi me forces-tu à le cacher? Je sais que le caractère
hautain du pacha ne t'a jamais traité avec bienveillance, et qu'il se
courrouce souvent pour rien. Allah! fais que Sélim ne donne jamais à sa
colère de motifs légitimes! Je ne sais pourquoi, mais la dissimulation
pèse à mon cœur comme un péché. Alors si dissimuler ainsi est un crime,
comme les sentimens et les émotions que j'éprouve; oh! Sélim!
apprends-moi ce mystère; il en est tems encore, ne m'abandonne pas ainsi
à mes pensées de terreur. Ah! regarde là-bas le Tchocadar [f22], mon
père revient du combat simulé; je tremble maintenant de rencontrer ses
regards.--Dis moi, Sélim, peux-tu m'en apprendre la cause?»

14. «Zuleïka! retourne à ton appartement de la tour.--Moi je puis
présenter mes devoirs à Giaffir; je suis obligé de parler avec lui de
firman, d'impôts, de levées, d'état. Il est arrivé des nouvelles
fâcheuses des bords du Danube; notre visir laisse noblement éclaircir
les rangs de son armée, et les Giaburs peuvent lui adresser leurs
remerciemens! Notre sultan a un moyen très-expéditif pour récompenser de
si chers triomphes; mais, écoutè-moi, quand le tambour du soir aura
averti les troupes de prendre leur nourriture et de se livrer au
sommeil, Sélim se rendra dans ta cellule: alors nous sortirons
secrètement du harem, et nous pourrons nous promener, ensemble pendant
la nuit; les murs de notre jardin sont élevés; personne ne pourrait les
escalader pour écouter nos paroles, ou nous faire abréger notre tems; et
si quelqu'un l'osait, j'ai une épée qui a déjà fait ses preuves, et qui
est destinée à ne pas rester oisive. Alors tu apprendras de Sélim plus
de choses que tu n'en as entendues ou rêvées jusqu'ici. Crois-moi,
Zuleïka,--n'aie pas peur de Sélim! tu sais que je possède une clef du
harem.» «Te craindre, mon cher Sélim! tu ne m'as jamais dit jusqu'ici un
mot semblable.» «Ne perds pas de tems; je prends la clef.--La garde
d'Haroun a déjà reçu _quelque_ récompense, et elle en recevra encore
davantage. Cette nuit, Zuleïka, tu entendras mon histoire, mes projets
et mes craintes; ô mon amie! je ne suis pas ce que je parais être.»



Chant deuxième.


1. Les vents sont violens sur les vagues d'Hellé, comme dans la nuit des
ondes soulevées, où l'Amour, qui l'avait envoyé, oublia de sauver le
jeune, le beau, le brave Léandre, le seul espoir de la fille de Sestos.
Oh! quand son fanal brillait isolé sur la haute tour nocturne, vainement
le vent soulevé, l'écume des brisans et les cris perçans des oiseaux des
mers l'avertissaient de rester dans sa demeure; vainement les nuages
amoncelés dans les airs, les vagues agitées lui défendaient
d'entreprendre son voyage: il ne pouvait voir, il ne voulait pas
entendre les bruits, les signes qui lui prédisaient des terreurs; son
œil ne voyait que la lumière de l'amour, cette étoile isolée qu'il
saluait dans les cieux; son oreille n'entendait que les chants de Héro.
«O vagues, ne séparez pas long-tems deux amans!»--Cette histoire est
vieille; mais l'amour peut encore inspirer assez deux jeunes cœurs pour
prouver qu'elle est véritable.

2. Les vents sont soulevés, et les vagues d'Hellé roulent sombres et
impétueuses; les ombres tombantes de la nuit couvrent en vain ce champ
humide d'une rosée sanglante; ce désert, autrefois l'orgueil du vieux
Priam; les tombeaux, seuls vestiges de son règne; tout--excepté les
rêves immortels qui trompaient les ennuis du vieillard aveugle de l'île
rocheuse de Scio.

3. Oh! cependant,--car mes pas ont erré dans ces lieux; ils ont foulé
ces rivages sacrés; cette vague bouillonnante m'a porté sur son
sein;--oh! antique ménestrel! puissé-je long-tems avec toi méditer,
soupirer et parcourir ces scènes du passé, croyant que chaque tertre de
gazon vert contient les cendres d'un héros non fabuleux, et qu'autour de
ces lieux historiques ton _large Hellespont_ se précipite encore [f23],
et froid serait le cœur de celui qui pourrait ici contredire tes chants!

4. La nuit est descendue sur la vague d'Hellé; et elle n'a pas encore
atteint le sommet de la colline d'Ida, cette lune qui brillait autrefois
sur les exploits sublimes racontés par le grand poète; aucun guerrier ne
se plaint aujourd'hui de son paisible rayon; mais les bergers
reconnaissans bénissent toujours cet astre argenté. Leurs troupeaux
paissent aujourd'hui sur le tertre de celui qui ressentit la flèche du
berger dardanien. Cet immense amas de terre entassée, autour duquel le
fils d'Ammon [f24] se promena avec orgueil, monument élevé par des
nations, couronné par des monarques, est aujourd'hui un tertre solitaire
et sans nom! Au dedans,--combien ta demeure est étroite! Au dehors,--les
étrangers, seuls peuvent murmurer le nom de celui qui y fut enseveli. La
poussière surpasse en durée la pierre tumulaire; mais toi,--ta poussière
même n'est plus!

5. Tard--bien tard cette nuit, Diane viendra réjouir le berger et
chasser les craintes du matelot; jusqu'alors--aucun signal sur le rocher
ne peut diriger la course de la nacelle luttant contre les flots; toutes
les lumières dispersées qui entourent la baie se sont éteintes une à
une. La seule lampe allumée de cette heure solitaire scintille sur la
tour de Zuleïka.

Oui! là, dans cette chambre silencieuse, brille une lumière vacillante;
et sur l'ottomane de soie de la jeune fille sont jetés les grains
d'ambre odoriférans, sur lesquels glissent ses doigts gracieux [f25].
Près de ces grains, entouré d'émeraudes (comment pourrait-elle oublier
ce bijou?) se trouve l'amulette béni dé sa mère [f26], sur lequel est
gravé le texte même du Koursi, et dont la vertu pourrait rendre heureux
en cette vie, ainsi qu'elle garantit la félicité pour l'autre. Auprès de
son comboloio [f27] est un Koran, orné d'enluminures, et plusieurs
brillans manuscrits de poésie, décorés d'emblêmes, rachetés dès injures
du tems par d'élégans écrivains de la Perse. Sur ces manuscrits
splepdides repose son luth, négligé maintenant, mais qui autrefois
n'était pas si souvent muet. Autour de sa lampe d'or ciselé
s'épanouissent des fleurs dans des vases de porcelaine dé Chine. Les
plus riches tissus des fabriques de l'Iran, les tributs de parfums de
Schiraz; tout ce qui peut faire les délices de la vue et des sens est
rassemblé dans cet appartement somptueux; et cependant cette demeure a
un air de tristesse et de mélancolie. Elle, la déesse de cette rétraite
de Péri, que fait-elle dans cette nuit si troublée et si décisive?

6. Enveloppée dans un de ces vêtemens tout noirs que les nobles
musulmans ont seuls le droit de porter, et qu'elle à revêtu pour
protéger contre les vents du ciel un sein aussi cher à Sélim que le ciel
lui-même, elle s'avance d'un pas prudent dans les détours du bosquet,
tressaillant chaque fois qu'à travers la clairière le vent par bouffées
fait entendre de lourds gémissemens, jusqu'à ce que, parvenue à un
sentier plus uni, son cœur timide batte plus librement. La jeune fille
suit son guide silencieux; et quoique sa terreur, la pousse à retourner
sur ses pas, comment pourrait-elle se déterminer à abandonner son cher
Sélim? comment apprendrait-elle ses lèvres caressantes à prononcer des
paroles de reproches?

7. Ils atteignirent enfin une grotte creusée par la nature, mais
agrandie par l'art, où souvent Zuleïka vint accoutumer son luth à rendre
des sons harmonieux, et apprendre par cœur son Koran. Souvent, dans ses
jeunes rêveries, elle s'efforçait de se figurer ce que pouvait être le
Paradis. Où l'ame des femmes devait aller après la mort, son prophète
avait dédaigné de le dire; mais la demeure de celle de Sélim était sûre,
et, pensait-elle, il ne pourrait supporter long-tems un séjour dans
d'autres mondes de félicité; sans celle qu'il avait tant aimée dans
celui-ci! Oh! qui pourrait demeurer avec lui qui l'aimât autant que moi?
Quelle houri pourrait seulement lui offrir la moitié de mes soins?

8. Depuis le jour où elle avait visité ce lieu, quelques changemens lui
semblaient s'y être opérés. Peut-être était-ce seulement la nuit qui
déguisait les objets qu'elle avait vus à la clarté du jour; la lampe de
bronze qui l'éclairait ne projetait qu'obscurément un rayon qui n'avait
rien de la clarté du ciel. Mais, dans un coin de la caverne, son œil
tomba sur un objet étrange. Là des armes étaient entassées, non
semblables à celles que brandissaient les délis dans le champ de
bataille. Les poignées et les lames en étaient d'une forme et d'une
trempe étrangères; une d'elles était rougie--peut-être par un crime! Ah!
comment sans lui ce sang pourrait-il être répandu? Une coupe aussi était
placée à coté, qui ne semblait pas contenir le sorbet. Que signifie tout
cela? Elle se détourna pour chercher des yeux son cher Sélim.--«Oh! se
peut-il que ce soit lui?»

9. Sa robe superbe était jetée de coté, son front ne portait point la
haute couronne du turban; mais à sa place un shall de couleur rouge,
légèrement plissé, entourait sa tête. Cette dague, dont la poignée
portait un diamant digne du plus haut diadême, n'étincelait plus à sa
ceinture, où des pistolets sans ornement étaient fixés, et à son
baudrier pendait un sabre, et de son épaule descendait négligemment le
manteau blanc, la mince capote qui couvre l'errant Candiote: en
dessous--sa veste plaquée d'or--serrait comme une cuirasse sa poitrine;
les guêtres qui entouraient étroitement ses jambes étaient revêtues de
plaques d'argent. Mais si ce n'eût été cet air impérieux du commandement
qui éclatait dans ses regards, dans sa voix, dans ses gestes; tout ce
qu'un œil inattentif eût pu distinguer dans Sélim l'aurait fait prendre
pour quelque jeune Galiongui[f28].

10.--«Je t'ai dit que je n'étais pas ce que je te paraissais être, et
maintenant tu vois que mes paroles étaient vraies. J'ai une histoire que
tu n'as jamais rêvée; si elle est véritable--sa vérité sera fatale à
plusieurs. Il serait inutile maintenant de te cacher cette histoire. Je
ne puis te voir la fiancée d'un Osmanli. Mais si ta propre bouche ne
m'avait pas révélé combien j'avais de part à la tendresse de ton jeune
cœur, je ne te découvrirais pas, je ne devrais pas te découvrir le
sombre secret du mien. Je ne te parle pas maintenant de mon amour, de
cet amour que le tems, la constance et le péril sauront te prouver. Mais
d'abord--oh! n'en épouse jamais un autre--Zuleïka! je ne suis pas ton
frère!»

11. «Oh! tu n'es pas mon frère!--rétracte ces paroles.--Dieu! Suis-je
abandonnée seule sur la terre pour y pleurer?--Je n'ose pas maudire--le
jour qui fut témoin de ma solitaire naissance! Oh! tu ne m'aimeras plus
dorénavant! mon cœur défaillant prévoyait un malheur; mais
reconnais-_moi_ encore pour tout ce que j'étais avant ce fatal aveu: ta
sœur--ton amie, ta Zuleïka. Tu m'as fait venir en ce lieu peut-être pour
me donner la mort. Si tu as des motifs de vengeance, regarde: je t'offre
mon sein,--contente tes ressentimens! plus heureuse cent fois de
descendre parmi les morts que de vivre ainsi, ne t'étant plus rien.
Peut-être dois-je redouter quelque chose de pire encore, car je connais
maintenant pourquoi Giaffir semblait toujours ton ennemi. Et je suis,
hélas! l'enfant de Giaffir, par qui tu fus outragé, avili. Si je ne suis
pas ta sœur--si tu veux épargner ma vie, oh! fais-moi ton esclave!»

12. «Mon esclave, Zuleïka!--non, je suis le tien; mais, cher amour,
calme ce transport; ta destinée sera d'être unie à la mienne: je le jure
par le temple de notre Prophète; cette pensée sera un baume pour tes
chagrins. Ainsi, puissent les vers du Koran[f29] gravés sur la lame de
mon sabre diriger mes coups, à l'heure du danger, pour nous sauver tous
deux, si je suis fidèle à ce redoutable serment! Le nom qui faisait
battre ton cœur d'un amoureux orgueil doit être changé; mais, ma
Zuleïka, sache que ce lien qui nous unissait s'est resserré, au lieu de
s'être rompu, quoique ton père soit mon plus mortel ennemi. Le mien fut
pour Giaffir tout ce que tu croyais que j'étais naguère pour toi-même.
Ce frère conspira et occasiona la chute d'un frère, mais il épargna du
moins mon enfance; il me berça d'une vaine déception dont il est tems
encore de le récompenser.--Il m'a élevé, non avec des soins paternels,
mais comme le neveu d'un Caïn[f30]; il me surveillait comme le petit
d'un lion qui ronge déjà son frein, et qui pourra bientôt briser sa
chaîne. Le sang de mon père bout dans toutes mes veines; cependant, pour
l'amour de toi, je suspendrai ma vengeance, quoique je ne doive plus
rester ici. Mais d'abord, bien-aimée Zuleïka! écouté comment Giaffir
accomplit ses infâmes projets.

13. «Comment naquit et s'envenima la discorde de ton père et du mien;
fut-ce l'amour ou l'envie qui les rendit ennemis? peu importerait même
si je ne l'ignorais pas. Dans des esprits fiers, irascibles, quelques
torts légers sans intention suffisent pour troubler la paix. Le bras
d'Abdallah était redoutable dans la mêlée; il est encore célébré dans
les chants bosniaques, et les hordes rebelles de Paswan[f31] attestent
assez combien elles redoutaient un pareil hôte. Sa mort, cruel effet de
la haine de Giaffir, est tout ce que j'ai besoin de rappeler ici, et
comment le secret de ma naissance qui me fut révélé, quel qu'en soit
d'ailleurs le résultat, a déjà eu celui de me rendre libre.

14. «Lorsque Paswan, après plusieurs années de combat, en dernier lieu
pour affermir sa puissance, mais d'abord pour défendre sa vie, régnait
trop orgueilleusement dans les murs de Widdin, nos pachas se rallièrent
autour du gouvernement. Ni plus ni moins élevé dans le commandement
militaire, chacun des deux frères conduisait une troupe séparée. Ils
déployèrent leurs étendards de queues de cheval [f32] au vent, et ils
firent leur jonction dans la plaine de Sophie, où les troupes devaient
être passées en revue: leurs tentes étaient plantées, leur poste
assigné; mais à l'un d'eux, hélas! assigné en vain! Qu'est-il besoin de
paroles? La coupe redoutable fut préparée, par l'ordre de Giaffir, avec
un poison aussi subtil et aussi cruel que son ame; cette coupe,
présentée à Abdallah, envoya son ame dans le ciel. Fatigué par une
chasse pénible, il reposait dans le bain ses membres engourdis et
fiévreux; il était loin de penser que la haine d'un frère lui destinait
une telle coupe pour étancher sa soif. Ce fut un esclave gagné qui la
lui présenta. Il en but une goutte [f33], il n'en fallait pas davantage!
Si tu doutes de la vérité de mon histoire, ô Zuleïka! appelle Haroun, il
pourra te confirmer ce récit.

15.»Le crime une fois consommé, et la guerre avec Paswan en partie
terminée, quoiqu'il n'eût pas été entièrement subjugué, le pachalik
d'Abdallah fut gagné. Tu ne sais pas combien, dans notre divan, la
richesse peut acquérir de considération au plus misérable des
hommes.--Les honneurs d'Abdallah furent obtenus par celui qui s'était
souillé par le meurtre d'un frère. Il est vrai que les poursuites qu'ils
lui oceasionèrent pour les obtenir épuisèrent ses trésors acquis par un
crime; mais il les eut bientôt réparés. Voudrais-tu savoir par quels
moyens? Contemple ces déserts incultes, et demande au paysan couvert de
haillons ce que deviennent les produits de ses sueurs? Pourquoi le cruel
usurpateur m'a-t-il épargné? pourquoi à-t-il partagé avec moi son
palais? Je l'ignore. La honte, les regrets, les remords; la faible
crainte que lui inspirait la faiblesse d'un enfant; en outre, l'adoption
qu'il a faite de moi comme son fils, à lui, à qui le ciel n'en a point
accordé; ou quelque intrigue inconnue, quelque caprice; voilà ce qui m'a
ainsi préservé,--mais ce qui ne m'a pas laissé en paix. Lui ne peut
dompter son caractère fier et hautain, et moi je ne lui pardonne point
le sang de mon père.

16.»Il est des ennemis dans le palais de ton père; tous ceux qui rompent
son pain ne lui sont pas fidèles. Si je leur révélais mon secret, ses
jours, ses heures même seraient peu nombreuses. Ils n'ont besoin que
d'un courage qui les dirige, d'une main qui leur indique les coups qu'il
faut frapper. Mais Haroun seul connaît ou a connu cette histoire, dont
le dénouement est très-prochain. Il a été élevé dans le palais
d'Abdallah, et il y occupait dans son sérail le poste qu'il occupe
maintenant ici.--Il vit son maître expirer; mais que pouvait faire un
simple esclave? Venger son maître?--hélas! il était trop tard;
soustraire son fils à un sort semblable? il choisit ce dernier parti; et
pendant que, tout fier d'avoir subjugué ses ennemis ou trahi ses amis,
l'orgueilleux Giaffir s'endormait dans son triomphe, Haroun me
conduisait, orphelin sans appui, à la porte du palais de Giaffir; et ce
ne fut pas vainement qu'il employa ses efforts pour sauver la vie de
celui pour lequel il était venu l'implorer. Ma naissance fut cachée à
tout le monde, et surtout à moi-même. Ainsi fut protégée la sûreté de
Giaffir. Il quitta bientôt la Roumélie et les flots lointains du Danube
pour revenir s'établir sur nos rives asiatiques, n'ayant avec lui
qu'Haroun qui connût mon histoire--et ce Nubien a senti que les secrets
d'un tyran ne sont que des chaînes que le captif brise avec joie; voilà
ce qu'il m'a révélé et d'autres choses encore. C'est ainsi que le juste
Allah envoie au crime esclaves, instrumens, complices,--jamais amis!

17.»Tout cela, ô Zuleïka! doit douloureusement retentir à tes oreilles;
mais la suite de mon histoire te sera encore plus pénible: quoique mes
paroles blessent ta timide douceur, je dois cependant prouver et te
faire connaître la vérité toute entière. Je t'ai vue frémir en regardant
ce vêtement que je porte; cependant je l'ai souvent porté, et je dois le
porter encore long-tems. Ce Galiongui, auquel tu es liée par un serment,
est le chef de ces hordes de pirates dont la loi et la vie reposent sur
leurs épées. D'entendre seulement leur effrayante histoire, ta joue pâle
deviendrait bien plus pâle encore: ces armes que tu vois là, ce sont mes
soldats qui les ont apportées; les bras qui les brandissent ne sont pas
éloignés: cette coupe aussi est remplie pour les brigands féroces.--Une
fois vidée par eux, ils rie reculent jamais devant le danger. Notre
Prophète peut pardonner à ces esclaves; ils ne sont infidèles que pour
cette liqueur défendue.

18.»Que pouvais-je faire? proscrit dans ces lieux, blâmé pour avoir
seulement désiré de voyager; laissé dans l'oisiveté,--car les craintes
de Giaffir me refusaient même un cheval et une épée.--Que de fois
cependant, ô Mahomet! que de fois en plein divan le despote ne m'a-t-il
pas raillé, comme si ma faible main s'était refusée à manier la bride ou
le cimeterre: lui allait toujours seul à la guerre, et me laissait ici
inoccupé, inconnu. Abandonné avec les femmes aux soins d'Haroun, trompé
dans mes espérances, privé de gloire, tandis que toi,--dont la douceur
m'eût long-tems charmé, quoiqu'elle ait pu m'énerver, elle m'aurait du
moins consolé,--tu étais envoyée dans les murs de Bruse pour y attendre
l'issue des batailles. Haroun, qui vit mon ésprit s'affaisser sous le
joug pesant de l'inaction, brisa mes chaînes pendant une campagne, et
libéra son captif malgré toutes ses craintes, sur la promesse de revenir
avant la fin du commandement de Giaffir. C'est en vain--ma langue ne
peut exprimer toute l'ivresse de mon cœur; lorsque pour la première fois
ces yeux rendus à la liberté contemplèrent la terre, l'océan, le soleil
et les cieux; comme si mon ame les eût pénétrés et en connût les plus
intimes, les plus secrètes pensées! Un mot seul peut la peindre, cette
sensation suprême:--j'étais libre! Je cessai même de soupirer pour ta
présence: le monde,--oui--le ciel lui-même était à moi!

19.»La chaloupe d'un More fidèle me porta loin de cet oisif rivage; Je
désirais voir les îles qui parent comme des diamans le diadême de
pourpre du vieil océan; je les cherchais dans mon excursion nautique, et
je les vis toutes [f34]; mais quand et dans quel lieu me suis-je ligué
avec cette troupe pour triompher ou périr; lorsque tout ce que nous
désirons d'accomplir sera accompli, ce sera alors le tems de nous revoir
de nouveau pour te raconter la fin de cette histoire.

20.»Il est vrai que c'est une troupe indisciplinée, sans lois, à formes
rudes, à caractères farouches; toutes les croyances, toutes les nations
ont trouvé avec eux,--et peuvent encore trouver place. Un caractère
ouvert, le bras toujours prêt à frapper, l'obéissance au commandement de
leur chef; une ame propre à toutes les entreprises, et ne voyant jamais
avec les yeux de la crainte; de l'amitié pour chacun des leurs, de la
fidélité à tous, de la vengeance vouée pour ceux qui succombent; voilà
ce qui les rend les utiles instrumens de mes projets et de plus encore.
Et quelques-uns,--je les ai étudiés tous,--sont distingués de la foule
vulgaire; mais j'appelle principalement à mon conseil la sagesse et la
prudence du Franc.--Quelques autres aspirent à de plus hautes pensées,
ce sont les derniers des patriotes de Lambro [f35], qui jouissent déjà
d'une liberté anticipée, et qui souvent, autour du feu de la caverne,
discutent des plans chimériques pour arracher les Rayas [f36] à leur
sort. Qu'ils soulagent leurs cœurs en discourant sur l'égalité des
droits que les hommes n'ont jamais connus; j'ai aussi, moi, un amour
ardent de la liberté.

»Ah! laisse-moi errer comme le patriarche de l'Océan [f37], ou ne
connaître sur la terre que la demeure du Tartare [f38]! Ma tente sur le
rivage, ma galère sur la mer, sont pour moi plus que des cités et des
sérails. Porté par mon cheval à travers le désert, ou entraîné par ma
voile au souffle du vent sur la mer orageuse; emporte-moi où tu voudras,
toi, mon coursier! fais-moi voguer où tu voudras, toi, ma barque légère!
Mais toi, sois l'astre bienfaisant qui guide le voyageur, ô ma Zuleïka!
partage et bénis ma nacelle; sois la colombe de paix et d'espérance de
ma destinée! ou, puisque l'espérance est refusée à ce monde de combats
et de tribulations, sois mon arc-en-ciel au milieu des orages de ma vie.
Sois pour moi le rayon du soir qui dissipe les nuages par un sourire, et
teint les couleurs du matin d'un rayon prophétique! Heureuse et fortunée
pour moi--comme les accens du Muezzin qui partent des murs de la Mecque,
et arrivent au pèlerin pieux et prosterné à leur appel; douce--comme la
mélodie des jours de la jeunesse qui dérobe une larme tremblante à la
muette admiration; chère--comme les chants de la terre natale à
l'oreille d'un exilé, sera ta voix bien aimée. Pour toi, dans ces îles
brillantes et fortunées, j'ai préparé un asile aussi beau, aussi
délicieux qu'Aden [f39], aux premières heures de sa création. Un millier
de glaives, sympathisant avec le cœur et le bras de Sélim,
attendent--s'agitent--défendent--détruisent--à ton signal! Enveloppé par
ma troupe, Zuleïka à mes côtés, la dépouille des nations parera ma
fiancée. Les languissantes, oisives et molles années du harem peuvent
bien être échangées pour des soucis,--pour des plaisirs comme ceux-là.
Je ne m'aveugle point sur ma destinée; je vois, dans quelques lieux que
je porte mes pas, dés périls innombrables; mais un seul, un seul amour!
Oui, ce tendre cœur me récompensera bien de tous mes travaux, de toutes
mes fatigues, quand même la fortune me serait contraire, ou que de faux
amis me trahiraient. Qu'il m'est doux de rêver que, dans les heures les
plus sombres de l'infortune, lorsque tout sera changé pour moi, je te
trouverai toujours fidèle! Que ton ame, comme celle de Sélim, se montre
ferme et courageuse; que l'ame de Sélim te soit chère comme la tienne;
adoucissons mutuellement nos chagrins, partageons nos plaisirs,
confondons toutes nos pensées,--mais que rien ne puisse jamais nous
désunir! Une fois libres, c'est mon devoir de guider de nouveau notre
bande; amis entre eux, les hommes qui la composent sont les ennemis des
autres hommes. Et toutefois nous ne faisons que suivre le penchant que
la nature fatale a assigné à la race guerroyante des hommes. Regarde! Là
où son carnage, où ses conquêtes ont cessé, il y a fait une solitude et
il la nomme--paix! Je veux, comme les autres, user de mon adresse ou de
ma force, mais je ne demande pas plus d'espace de terre que la longueur
de mon sabre: le pouvoir ne gouverne que par la division.--Sa ressource
la meilleure, c'est l'alternative de la ruse ou de la violence! que
cette dernière soit la nôtre. La ruse pourra venir en son tems, si nous
nous laissons emprisonner dans les cages des villes pour vivre en
société. Mais là ton ame pourrait faillir.--Que de fois la corruption
n'a-t-elle pas séduit des cœurs que le péril n'avait pu ébranler! et la
femme, plus que l'homme, quand la mort, les malheurs, ou même la
disgrâce, ont frappé l'objet de son amour, égarée dans les voies du
plaisir, la femme se livre au déshonneur!--Loin de moi tout soupçon! il
ne souillera, point le nom de Zuleïka! Mais la vie est un hasard dans ce
qu'elle a de plus heureux; et ici il ne nous reste rien à espérer, mais
beaucoup à craindre. Oui! des craintes! le doute, la peur de te perdre
par le pouvoir d'Osman, ou par la sévère volonté de Giaffir. Cette
crainte s'évanouira avec la brise favorable que l'amour a promise cette
nuit à ma voile. Aucun danger n'effraie les amans que son sourire a
rendus heureux; leurs pas peuvent errer dans la vie, mais leurs cœurs ne
changent point. Avec toi, tous les dangers, toutes les fatigues me
seront douces; chaque climat aura des charmes; sur la terre,--sur
l'océan,--notre univers sera dans nos bras! Oh! que les vents impétueux
soufflent sur notre tillac, pour que ces bras me serrent plus
étroitement! Le plus profond murmure qui s'échappera de ces lèvres ne
sera point un soupir pour ma sûreté; mais une prière pour toi! La guerre
des élémens ne peut effrayer l'amour dont le poison le plus redoutable
est l'artifice des hommes; _voilà_ les seuls écueils qui puissent
arrêter notre course. _Ici_ nous n'avons que quelques instans de
dangers; _là_ sont des années de naufrage! Mais loin de nous, sombres
pensées qui présentez ces horribles images! Cette heure nous donne ou
nous ôte à jamais la faculté de fuir. Je n'ai que peu de mots à ajouter
pour terminer mon histoire, tu n'en as qu'un seul à dire pour que nous
soyons bientôt séparés de nos ennemis; oui,--ennemis!--La haine de
Giaffir pour moi s'éteindra-t-elle? et Osman, qui voudrait nous séparer
en t'arrachant à moi, n'est-il pas le tien?

21.»Pour préserver sa fidélité de tout soupçon et sa tête de la mort, je
revins au tems fixé pour sauver mon gardien; peu de personnes apprirent,
et aucune ne répéta que, pendant ce tems, j'avais vogué sur la mer et
erré d'île en île; et depuis, quoique séparé de ma troupe et que
j'abandonne trop rarement la terre qui me sépare d'elle, elle n'a rien
fait, elle ne fera rien avant que je n'en sois instruit et qu'elle n'ait
reçu mes ordres. Je forme les plans, je distribue les dépouilles; il est
juste que je partage aussi plus souvent les fatigues.

«Mais tu m'as déjà prêté trop long-tems ton attention. Le tems presse;
une barque flotte déjà; nous ne laisserons derrière nous que la haine et
la crainte. Demain, Osman arrivera avec sa suite;--cette nuit doit
rompre ta chaîne; et si tu veux sauver ce bey orgueilleux, et peut-être
aussi la vie de _celui_ qui te donna la tienne, hâte-toi, hâte-toi de me
suivre à l'instant!--Mais cependant, quoique tu sois à moi par un
serment, voudrais-tu révoquer ton vœu volontaire, effrayée par les
vérités que tu viens d'apprendre?--Je reste ici--non pour voir la femme
d'Osman; mais pour que le péril retombe sur _ma_ tête!»

22. Zuleïka, muette et immobile, ressemblait à cette statue de douleurs;
lorsque, voyant son dernier espoir pour jamais évanoui, la mère désolée
fut changée en pierre; tout ce que l'on pouvait apercevoir de différent
dans Zuleïka, c'est qu'elle était une Niobé plus jeune. Mais avant que
ses lèvres ou même ses yeux essayassent de parler ou de répondre par un
regard, une torche enflammée répandit au loin son éclat perfide sous le
porche du jardin! une autre--une autre encore!--et puis une autre!--«Oh!
fuis!--toi qui n'es plus--toi qui maintenant m'es plus qu'un frère!» Au
loin, partout, à travers les bosquets les plus épais, les torches
menaçantes brillent d'une lumière rougeâtre, et elles ne sont pas
seules--car chaque main droite de ceux qui les portent est armée d'un
glaive nu. Ils se séparent; ils poursuivent; ils reviennent; ils
tournent avec le flambeau qui guide leurs recherches et le fer
étincelant, et le dernier de tous, brandissant son sabre, le terrible
Giaffir, se précipite dans sa fureur. Et bientôt les voilà qui touchent
presque à la grotte--oh! cette grotte doit-elle être le tombeau de
Sélim?

23. Il demeurait debout intrépide. «Le moment est venu--il sera bientôt
passé--un baiser, Zuleïka--c'est mon dernier; mais cependant ma troupe,
qui n'est pas loin du rivage, pourrait entendre mon signal et distinguer
le feu de mon arme; elle serait toutefois trop peu
nombreuse--l'entreprise serait d'un succès difficile: n'importe--encore
un effort!»

Il se précipite à l'entrée de la caverne; la décharge de son pistolet
fait retentir au loin l'écho. Zuleïka n'a point tremblé, n'a point versé
de larmes; le désespoir avait glacé son œil et son cœur!--«Ils ne
m'entendent point, ou s'ils arrivent à force de rames, ce sera seulement
pour me voir mourir; cette détonnation n'a fait qu'attirer mes ennemis
plus près. Alors, cimeterre de mon père! sors de ton fourreau! tu
n'auras jamais vu une lutte plus inégale! Adieu, Zuleïka!--douce amie!
éloigne-toi: reste cependant dans la grotte--tu y seras plus en sûreté:
la fureur de Giaffir se bornera pour toi aux emportemens et aux
reproches. Demeure immobile,--afin d'éviter l'atteinte d'une arme ou
d'une balle égarées. Crains-tu pour ton père?--Puissé-je expirer si je
le cherche dans ce combat! Non--quoique ce poison ait été versé par lui;
non--quand même il m'appellerait encore lâche! Mais recevrai-je
paisiblement leur fer dans mon sein? non--leurs têtes vont ressentir mes
coups, excepté celle de ton père!»

24. Il s'élance aussitôt, et il a gagné le rivage sablonneux; déjà le
plus acharné de la troupe qui le poursuit est tombé à ses pieds: c'est
une tête qui râle, un tronc qui s'agite dans ses dernières convulsions;
un autre tombe--mais autour de lui se forme un cercle nombreux
d'ennemis. Il s'ouvre un passage en frappant de droite à gauche, et il
va atteindre les vagues qui le protègent: sa barque paraît--elle n'est
plus même à la distance de cinq rames--ses compagnons font des efforts
désespérés--oh! arriveront-ils encore à tems pour le sauver? Les
premiers brisans baignent ses pieds; ses soldats plongent dans la baie;
leurs sabres brillent avec éclat à travers l'écume--malgré les obstacles
que leur opposent les vagues,--infatigables, ils luttent contre elles
pour atteindre le rivage:--les voilà près du bord! ils arrivent--ce
n'est que pour accroître le carnage--le sang le plus pur du cœur de
Sélim a déjà rougi la vague écumante!

25. Échappé aux coups des balles et aux blessures des sabres, ou à peine
effleuré pour en ressentir les atteintes, Sélim, trahi, entouré, avait
regagné le lieu où les vagues de la mer se brisent au rivage. Là, au
moment où son dernier pas abandonnait la terre, où son bras frappait un
dernier coup mortel;--hélas! pourquoi se retourna-t-il pour regarder
celle que son œil cherchait en vain? Cette pause, ce fatal regard, ont
décidé sa mort ou fixé ses chaînes. Triste témoignage d'amour au milieu
du péril et de la peine! jusqu'à quelle extrémité l'espérance des amans
ne se soutient-elle pas! Sélim avait derrière lui les vagues écumantes,
et ses compagnons, serrés, prêts à combattre pour le défendre, quand
tout-à-coup une balle siffle.--«Ainsi puissent tomber les ennemis de
Giaffir!» Quelle voix a fait entendre ces paroles? quel est celui dont
la carabine vient de détonner, dont la balle a sifflé à travers les
ombres de la nuit, partie de trop près et trop perfidement dirigée pour
s'égarer? C'est la tienne--meurtrier d'Abdallah! Le père essuya
lentement l'effet de ta haine farouche; le fils a trouvé par ta main une
mort plus prompte. Le sang s'échappe en bouillonnant de sa poitrine, et
rougit la blanche écume de la mer.--Si ses lèvres essayèrent quelques
gémissemens, les vagues, mugissantes en étouffèrent la voix.

26. Le matin disperse lentement les nuages; on aperçoit peu de trophées
du combat; le silence a succédé au cri de guerre qui fit retentir la
baie à l'heure de minuit; mais ces sables du rivage peuvent offrir
quelques débris de la lutte mortelle dont ils ont été témoins, tels que
des fragmens d'armes brisées, des empreintes laissées par les pieds des
combattans, et des mains abattues, lancées, dans leurs dernières
convulsions, sur l'arène sanglante. Non loin est une torche brisée, une
barque sans rames, et mêlée aux algues marines qui sont amoncelées sur
le rivage et penchent sur l'abîme. Là se découvre une capote blanche!
elle est déchirée en deux lambeaux--l'un d'eux est souillé par une tache
de sang noir que la vague s'efforce en vain d'effacer. Mais où est celui
qui la portait? Vous! qui voulez pleurer sur ses restes, allez,
cherchez-les où les lames mugissantes les ont déjà entraînés; vers les
écueils de Sigée, ou sur les rivages de Lemnos. Les oiseaux de mer
crient au-dessus de leur proie, sur laquelle leurs becs affamés
diffèrent de s'abattre, tandis que, secouée sur son mobile coussin, la
tête du cadavre est bercée par le balancement des vagues. Cette main,
dont le mouvement n'est pas celui de la vie, tantôt soulevée en haut par
les flots qui l'agitent, tantôt ramenée à leur niveau, semble encore
faiblement menacer son ennemi.--

Qu'importe que ce cadavre repose dans un tombeau vivant? L'oiseau qui
dévore ces traits, ces formes abattues, livides, n'a fait que dérober la
proie du ver plus vil que lui. Le seul cœur qui eût saigné, le seul œil
qui eût pleuré en le voyant mourir, le seul être qui eût recueilli ses
membres dispersés et qui eût versé des larmes sur sa tombe ornée de son
turban[f40]; ce cœur s'est brisé--cet œil s'est fermé--oui--fermé avant
celui qui surnage sur les flots.

27. Près des vagues d'Hellé s'élève une voix de deuil! et l'œil de la
femme est humide--la joue de l'homme est pâle: Zuleïka! dernier rejeton
de la race de Giaffir, l'époux qui t'était destiné est arrivé trop tard;
il ne te voit pas--il ne verra jamais ton visage! Ne peut-il entendre
les lourds _woul-woulleh_[f41] qui l'avertissent dans son éloignement?
Tes femmes qui pleurent aux portes du harem; les chantres du Koran qui
répètent l'hymne de la mort; les esclaves silencieux qui attendent, les
bras croisés sur leur poitrine; les soupirs dans le palais, les cris qui
luttent contre les vents, lui apprennent ton histoire!

Tu ne vis pas tomber ton Sélim! A ce moment terrible où il quitta la
grotte, ton cœur devint glacé: il était ton espoir--ta joie--ton
amour--ton tout--et cette dernière pensée pour celui que tu ne pouvais
sauver suffit pour te donner la mort; un cri déchirant s'échappa de ton
sein, et tout fut silencieux.--Paix à ton cœur brisé, à ta tombe
virginale! Oh! heureuse! heureuse encore de ne perdre que le pire de la
vie! Cette douleur--quoique profonde--quoique fatale,--fut la première
que tu éprouvas; trois fois heureuse de ne sentir ni de ne craindre les
tourmens de l'absence, de la honte, de l'orgueil, de la haine, de la
vengeance et du remords! et cette angoisse qui est plus que de la
démence; ce ver rongeur qui ne sommeille,--qui ne meurt jamais; pensée
de jours sombres et de nuits pleines de fantômes horribles; cette pensée
qui craint les ténèbres, qui abhorre aussi la lumière, qui nous étreint
et déchire le cœur frémissant! ah! pourquoi ne le consume-t-elle
pas--pour s'enfuir ensuite!

Malheur à toi, cruel et implacable chef! Vainement tu couvres ta tête de
cendres; vainement la haire et le cilice pressent tes membres abattus;
Sélim est mort de la même main qu'Abdallah. Maintenant arrache ta barbe
dans ton inutile douleur: l'orgueil de ton cœur, la fiancée du lit
d'Osman, celle que ton sultan n'aurait pu voir sans la désirer pour
épouse, ta fille est morte! Espoir de ta vieillesse, doux rayon de ton
crépuscule, une étoile brillait dans toute sa beauté sur les rives de
l'Hellespont: qui a éteint sa lumière?--c'est le sang que tu as répandu!
Écoute! à la question précipitée du désespoir: «Où est mon enfant?»
l'écho répond: «Où[f42]?»

28. Dans l'enceinte des mille tombeaux qui apparaissent sous l'ombrage
du mélancolique mais vivant cyprès, qui ne se flétrit jamais, quoique
ses branches et ses feuilles soient empreintes d'une éternelle douleur,
comme un premier amour malheureux, il est un lieu qui fleurit toujours,
même dans ce lugubre bosquet de mort.--Une rose isolée y répand son
éclat solitaire: douce et pâle, on la dirait plantée par le
désespoir;--si blanche,--si languissante, que le plus faible souffle du
vent pourrait emporter ses feuilles dans les airs. Et cependant, c'est
en vain que les orages et la pluie l'assaillent, que des mains plus
rudes que les cieux d'hiver s'efforcent de l'arracher à sa tige; le
lendemain la voit refleurir de nouveau! Quelque aimable génie du lieu la
relève doucement et l'arrose de larmes célestes; car elles peuvent bien
croire, les vierges d'Hellé, que ce ne peut pas être une fleur
terrestre, celle qui se moque de l'heure flétrissante de la tempête, et
s'épanouit sans être abritée par un bosquet de verdure. Elle ne languit
pas, quoique le printems lui refuse sa rosée bienfaisante, que les
rayons fécondans de l'été la privent de leurs caresses. Un oiseau
inconnu,--mais peu éloigné, lui chante, pendant toute la nuit, des
chants plaintifs et mélodieux. Invisibles sont ses ailes aériennes; mais
doux comme les harpes dont jouent les houris, sont ses accords ravissans
et prolongés! Ce serait le Bulbul[loc11]; mais sa voix, quoique
plaintive, n'a pas des accens si touchans: car ceux qui les entendent ne
peuvent abandonner ce lieu, mais ils s'y attachent et pleurent comme
s'ils avaient aimé en vain!... Et cependant les larmes qu'ils versent
sont si douces, leur douleur est si peu mêlée de crainte, qu'ils peuvent
à peine pardonner au matin de venir rompre ce charme mélancolique. Ils
voudraient veiller et pleurer plus long-tems; cet oiseau a des chants si
étranges et si beaux! Mais lorsque le jour apparaît soudain dans les
cieux, cette magique mélodie expire. Il en est qui ont cru (tant les
rêves de la jeunesse sont décevans, mais ceux qui les blâment sont bien
durs) que des accens si pénétrans et si profonds formaient et faisaient
entendre le nom de Zuleïka[f43]. C'est de la cime de son cyprès que ce
nom aérien part et se perd dans les airs; c'est à la poussière tendre et
virginale de sa tombe que la pâle rose doit sa naissance et sa frêle
vie. Un marbre avait été placé récemment sur cette tombe; le soir le vit
poser,--le matin il n'y était plus!

[Note loc11: [Arabe ou Farsi?], nom du rossignol en persan, dont les
amours avec la rose, [Arabe ou Farsi], _gul_, sont le sujet de beaucoup
de poèmes dans l'Orient.

(_N. du Tr._)]

Ce ne fut pas un bras mortel qui transporta sur le rivage ce pilier de
marbre fixé profondément; la légende d'Hellé raconte qu'on le trouva le
lendemain à l'endroit où était tombé Sélim, battu par les flots agités
qui avaient refusé à ses restes une tombe plus sainte. Et là, pendant la
nuit, on dit qu'on voit inclinée une tête livide enveloppée d'un turban;
et le marbre funéraire renversé par la vague se nomme--_l'oreiller du
fantôme du Pirate_! C'est dans le lieu où il avait été d'abord placé que
la fleur plaintive a fleuri, et qu'elle fleurit encore maintenant,
solitaire, et couverte de rosée froide, pure et pâle, comme la joue de
la beauté qui verse des larmes au récit de l'infortune.

FIN DE LA FIANCÉE D'ABYDOS.



NOTES
DE LA FIANCÉE D'ABYDOS.


NOTE 1.

_Gul_, la rose, en turc et en persan.

(_Note de Lord Byron_.)

Le nom persan de la rose, _gul_, revient souvent dans les poésies
orientales de Byron: c'est qu'en effet, la rose, et le rossignol,
_bulbul_, sont le sujet perpétuel des comparaisons et des amplifications
poétiques de l'Orient; et il y a tant de grâce et de fraîcheur dans les
amours de cette reine des fleurs et de cet oiseau mélodieux
personnifiés, que l'on ne doit pas être surpris de les voir si souvent
reproduites. «Le printems est délicieux! dit Sâdi; oh! _rose_! où as-tu
été? N'entends-tu pas les lamentations du _bulbul_, sur la longueur de
ton absence?»

Les Mahométans, et particulièrement les Turcs, conservent une espèce de
vénération religieuse pour la rose. Ils pensent qu'elle fut produite
pour la première fois de la sueur de leur Prophète, et ils ne souffrent
pas que ses feuilles soient foulées aux pieds.

(_N. du Tr._)

NOTE 2.

   _Souls made of fire, and children of the sun,
   With whom revenge is virtue_.

(YOUNG's Revenge.)

«Ames formées de flammes, et enfans du soleil, pour lesquels la
vengeance est une vertu.»

NOTE 3.

MEDJNOUN et LEÏLA, les ROMÉO et JULIETTE de l'Orient. SADI, le poète
moral de la Perse.

(_Note de Lord Byron_.)

[Arabe] DJAMI, célèbre poète persan, auteur d'un poème sur _Joseph_ et
_Zuleïka_, en a aussi fait un sur _Medjnoun_ et _Leïla_, qui a été
traduit en français par M. Chézy, 2 vol. in-18. Son poème de _Jousouf et
Zuleïka_ a été publié en persan et en allemand à Vienne, par le comte de
Rozenszweig, un vol. in-folio. [Arabe] SADI est encore plus célèbre que
Djâmi. Il est l'auteur du [Arabe] _Gulistan_, ou _Jardin des Roses_,
dont il existe deux mauvaises traductions en français; et du [Arabe],
_Boustân_, qui n'a pas été traduit. Il est aussi l'auteur d'un _Pend
Nameh_, ou Livre des Conseils, qui n'est pas si estimé que celui de
_Féridun Attar_, publié et traduit par M. le baron Sylvestre de Sacy.

Quant au poème de _Medjnoun et Leïla_ de _Djâmi_, nous citerons, pour en
donner une idée, un passage de la traduction abrégée de M. Chézy; c'est
la première entrevue de _Medjnoun_ avec _Leïla_.

«De retour à sa tribu, Keïs (Medjnoun), l'ame navrée de tristesse, et
l'imagination pleine encore de cette belle et perfide étrangère qui,
semblable à un astre étincelant, éclipsait la beauté de ses jeunes
compagnes, brûlait plus que jamais de rencontrer une amie sensible, dont
la douce clarté pût dissiper les ténèbres qui enveloppaient sa couche
solitaire; et il cherchait de nouveau, au milieu de mille beautés, celle
qui pût remplir ses désirs. Chaque étranger qui arrivait de quelque
tribu lointaine recevait de lui l'accueil le plus flatteur; il le
caressait et le questionnait avidement sur cette classe d'êtres
favorisés de la nature, dont il était idolâtre. Un jour, quelques
voyageurs qui s'arrêtèrent chez lui s'apercevant de cette passion
ardente dont il était dominé, lui indiquèrent une tribu où il existait
une jeune fille dont la beauté égalait celle des houris. «Son nom est
Leïla, lui dirent-ils; et de toutes parts mille jeunes gens prétendent
au bonheur de lui plaire. Ses charmes sont au-dessus de toute
description; vole toi-même vers elle, et juge de ses attraits.
N'abandonne pas à ton oreille les fonctions de ton œil.» A ce récit,
Keïs se lève, se pare de ses vêtemens les plus précieux; et déjà dévoré
de l'amour le plus vif, il s'élance sur sa chamelle. Dans son
impatience, il accélère encore sa marche précipitée, et se trouve
bientôt rendu à l'habitation de Leïla. A la vue de ce jeune étranger,
ses serviteurs l'accueillirent avec affabilité, l'introduisirent, et le
firent asseoir à la place d'honneur. Cependant, de quelque côté qu'il
tournât ses regards, il n'apercevait aucune trace de l'unique objet
qu'il cherchait. Déjà privé d'espoir, son cœur éprouvait un tourment
insupportable, lorsque tout-à-coup un bruit léger d'ornemens précieux se
fait entendre: il voit alors paraître une jeune fille à la taille svelte
et élégante, semblable dans sa démarche gracieuse à la perdrix des
montagnes. Belle sans aucun fard, la nature avait coloré du rose le plus
tendre ses joues brillantes de fraîcheur; son sourcil délié ressemblait
à un arc délicat formé d'ambre précieux; et ses cils, comme autant de
petites flèches de musc, pénétraient les cœurs. Ses lèvres avaient
l'éclat du rubis sans en avoir la dureté: on eût dit qu'elles lui
avaient dérobé sa couleur, et à l'ambroisie son parfum. Mais à quoi
comparer cette bouche gracieuse, où l'on voyait errer le plus voluptueux
sourire? On l'eût prise pour une abeille au milieu des fleurs, lorsque
délicatement posée sur le calice d'une rose, elle en extrait avec art
son miel parfumé. Comme elle, elle blessait d'un aiguillon acéré, et
répandait sur sa blessure un baume céleste. Son sourire enchanteur
découvrait-il des dents aussi belles que les perles les plus pures? on
croyait voir le bouton de la rose encore étincelant des larmes de
l'aurore; et les pommes d'albâtre de son sein virginal, les doigts
arrondis d'une main caressante eussent suffi pour en mesurer le gracieux
contour. C'est au milieu de tous ces charmes que Leïla parut. Keïs ne
fut plus maître de son cœur. Leur entrevue fut délicieuse. Elle laissa
échapper avec négligence quelques boucles de sa longue chevelure, et
Keïs brûla de désirs; elle souleva le voile léger qui tempérait ses
charmes, et il perdit ce qui lui restait de raison. Leïla lui lança un
trait mortel, et un soupir prolongé de Keïs lui fit connaître la
profondeur de sa blessure. Enfin, tout ce que la beauté et les grâces
peuvent offrir de charmes, elle le développa aux yeux de Keïs, dont le
regard languissant semblait implorer son secours; et leurs cœurs aussi
étroitement unis que les feuilles de la rose dans le bouton qui les
renferme, se lièrent à jamais. Lorsque leurs regards satisfaits eurent
ainsi parcouru toute l'étendue de leurs charmes, leurs lèvres
frémissantes livrèrent passage aux plus tendres discours..... Une seule
crainte les agitait: c'était de voir approcher la nuit, qui devait
terminer pour eux ce jour de bonheur. Comment pourraient-ils vivre
éloignés l'un de l'autre?... Soleil! monarque éclatant du jour! ô toi
qui de ton sceptre de feu éloignes les ombres de la nuit, puisses-tu
désormais ne te voiler jamais, et changer nos nuits en un jour
éternel!... Obligés de se séparer, Keïs et Leïla restèrent plongés dans
une douleur inexprimable; l'un, porté par sa chamelle, reprit avec
lenteur le chemin de sa tribu, et la triste Leïla demeura en gémissant
sous sa tente solitaire.»

Les amours de _Joseph et Zuleïka_ du même auteur, présentent des
morceaux d'une très-grande beauté; l'amour y est élevé à une pureté
souvent mystique.

(_N. du Tr._)

NOTE 4.

Tambour turc que l'on bat au lever du soleil, à midi et au crépuscule du
soir.

NOTE 5.

Les Turcs abhorrent les Arabes (qui leur rendent au centuple leur
compliment) plus encore qu'ils ne haïssent les chrétiens.

NOTE 6.

Cette expression a suscité plusieurs objections. Je ne m'en rapporterai
pas à _celui qui n'a pas de musique dans son ame_, mais je prie
simplement le lecteur de se rappeler, pour dix secondes, les formes de
la femme qu'il croit être la plus belle; et si alors il ne comprend pas
pleinement ce qui n'est que faiblement exprimé dans les vers précédens,
j'en serai désolé pour nous deux. Voyez un passage éloquent du dernier
ouvrage du premier écrivain féminin de notre âge, et peut-être de tous
les âges, sur l'analogie (et la comparaison immédiate excitée par cette
analogie) entre la peinture et la musique; _de l'Allemagne_, vol. III,
chap. 10. Ce rapport de connexion n'est-il pas plus fort avec l'original
qu'avec la copie? avec le coloris de la nature qu'avec celui de l'art?
Après tout, c'est une chose que l'on peut plutôt sentir que décrire;
aussi pensé-je qu'il se trouvera des personnes qui la comprendront, ou
au moins qui l'auraient comprise s'ils avaient vu la figure dont
l'harmonie parlante en a suggéré l'idée; car ce passage n'est pas le
produit de l'imagination, mais de la mémoire: ce miroir que la douleur
brise par terre, et qui, en regardant ses fragmens, n'y voit que la
réflexion multipliée.

NOTE 7.

_Carasman Oglou_, ou _Kara Osman Oglou_, est le principal propriétaire
en Turquie: il gouverne Magnésie. Ceux qui, par une espèce de droit
féodal, possèdent des terres à condition de service sont appelés
_Timariotes_; ils servent comme spahis, fournissent des soldats en
proportion de l'étendue du territoire, et en envoient un certain nombre
à l'armée, généralement de la cavalerie.

NOTE 8.

Quand un pacha a des forces suffisantes pour résister, le messager, qui
est toujours le premier porteur de sa condamnation à mort, est étranglé
par ses ordres, et quelquefois cinq ou six de ces messagers le sont
ainsi l'un après l'autre par l'ordre du pacha rebelle. Si au contraire
il est faible et loyal, il se prosterne, baise la respectable signature
du sultan, et se laisse complaisamment étrangler. En 1810, plusieurs
présens de têtes de pachas furent exposés dans la niche de la porte du
Sérail: parmi elles on remarquait la tête du pacha de Bagdad, brave
jeune homme assassiné par trahison, après une résistance désespérée.

Note 9.

C'est par certains battemens de mains qu'on appelle les domestiques. Les
Turcs haïssent une dépense inutile de voix, et ils n'ont pas de
clochettes.

NOTE 10.

_Chibouque_, pipe turque: le tuyau de la bouche est ordinairement
d'ambre, et quelquefois la culée qui contient les feuilles de tabac est
ornée de pierres précieuses, si elle est portée par un homme riche.

NOTE 11.

_Maugrabis_, mercenaires maures.

NOTE 12.

_Délis_, braves qui forment la troupe perdue de la cavalerie, et
commencent toujours l'action.

NOTE 13.

Un _feutre_ plissé est employé par les Turcs pour la manœuvre du sabre;
et il n'y a guère qu'une arme musulmane qui puisse le fendre d'un seul
coup. Quelquefois un turban très-dur est employé au même usage. Le
_djerrid_ est un combat à la javeline émoussée: ce jeu est pittoresque
et très-animé.

NOTE 14.

_Ollahs, alla il allah_, cri que les poètes espagnols appellent
_leilies_, et dont le son est _ollah_. Pour un peuple taciturne, les
Turcs sont vraiment prodigues de cette exclamation, particulièrement
pendant le jeu du _djerrid_ ou à la chasse, mais surtout au combat. Leur
agitation sur le champ de bataille et leur gravité dans leur intérieur,
avec leur pipe et leur comboloio (ou chapelet), forment un amusant
contraste.

NOTE 15.

_Atar-gul_, essence de roses. Celle de Perse est la plus fine.

(_Note de Lord Byron_.)

Les luxurieux Persans sont si passionnés pour la délicieuse essence de
roses, que non-seulement ils répandent avec profusion dans leurs
appartemens l'eau de ses feuilles distillées, mais après l'avoir
préparée avec du cinnamon et du sucre, ils en font aussi une infusion
avec du café qu'ils boivent ensuite. La rose de Schiraz est regardée
comme la plus précieuse de l'Orient, et son essence est extrêmement
estimée dans les contrées les plus éloignées de l'Inde. La poudre du
bois de sandal est souvent ajoutée en distillation aux feuilles de cette
fleur; mais la partie huileuse la plus exquise, ou la substance épaisse,
qu'ils nomment [Arabe], atar-gul, ou essence de rose, est plus précieuse
que l'or même. On voit que Lord Byron connaissait bien les usages de
l'Orient.

(N. du Tr.)

NOTE 16.

Les plafonds et les boiseries, ou plutôt les murs des appartement dans
les grandes maisons en Turquie, sont généralement recouverts de
peintures qui représentent éternellement une vue très-coloriée de
Constantinople, dont le principal mérite est un noble mépris de la
perspective. Au-dessous, des armes, des cimeterres, etc., sont en
général fantastiquement et non inélégamment disposés.

NOTE 17.

On a long-tems douté si les accens de cet amant de la rose sont tristes
ou gais; et les remarques de M. Fox sur cet objet ont provoqué quelques
controverses savantes concernant les opinions que les anciens avaient
sur ce sujet. Je n'ose hasarder une conjecture sur ce point, quoiqu'un
peu incliné à l'errare mallem, etc., si M. Fox s'était trompé.

NOTE 18.

Azraël,--l'ange de la mort.

NOTE 19.

Les trésors des sultans préadamites. Voyez d'Herbelot, article Istakar.

(Note de Lord Byron.)

_Istakar_ est l'ancienne _Persépalis_, ville capitale de la Perse
proprement dite, sous les rois des trois premières races; car ceux de la
quatrième, qui sont les Cosroès, avaient établi leur siège royal dans
celle de Madain. Elle est située à 88° 30' de longitude, et à 30° de
latitude, selon le calcul des tables arabiques.

L'auteur du _Lebtarikh_ écrit que Kischtasb, fils de Lohorasb, cinquième
roi de la race des Kainides, y établit sa demeure; qu'il y fit bâtir
plusieurs de ces temples dédiés au Feu, que les Grecs appellent _Pyraea_
et _Pyrateria_, les Persans _Atesch Khane_ et _Atesch Gheda_; et que
fort près de cette ville, dans la montagne qui la joint, il fit tailler
dans le roc des sépulcres pour lui et ses successeurs: l'on en voit
encore aujourd'hui les ruines, avec des restes de figures et de
colonnes, lesquelles, quoiqu'effacées par la longueur du tems, marquent
assez que ces anciens rois avaient choisi leur sépulture en ce lieu.

Il ne faut pas confondre ces monumens avec un superbe palais que la
reine Homaï, fille de Bahaman, fit bâtir au milieu de la ville
d'Istakar: on le nomme aujourd'hui, en langue persane, _Gihil_ ou
_Tchilminar_, les _quarante phares_ ou _colonnes_. Les Musulmans en
firent autrefois une mosquée; mais la ville s'étant entièrement ruinée,
on s'est servi de ses décombremens pour bâtir celle de Schiraz, qui n'en
est éloignée que de douze parasanges, et qui a pris la place de capitale
de la province proprement dite, _Fars_ ou _Perse_.

Ce que le même auteur écrit de la grandeur ancienne de cette ville
paraît fabuleux... mais il est certain que tous les historiens de la
Perse en parlent comme de la plus ancienne et de la plus magnifique
ville de toute l'Asie.

Ils écrivent que ce fut _Giamschid_ qui en fut le premier fondateur, et
quelques-uns font remonter son ancienneté jusqu'à Houschenk, et même
jusqu'à Kainmarath, premier fondateur de la monarchie de Perse. Il est
vrai cependant qu'elle a tiré son principal lustre de la seconde
dynastie des rois qui abandonnèrent le séjour de la ville de Balkhe, en
Khorassan, pour demeurer à Istakar.

On peut ajouter ici que le superbe palais de la ville d'Istakar, que la
reine Homaï fit bâtir, pourrait bien être un de ces ouvrages tant vantés
de Sémiramis, laquelle n'est pas inconnue aux Orientaux, puisqu'ils font
mention de deux _Semirem_ dans leurs histoires, dont la seconde, qui
pourrait avoir été la même qu'Homaï, n'est pas entièrement ignorée des
Grecs.

Je finis ce titre en disant que la tradition fabuleuse des Persans porte
que cette ville a été bâtie par les Péris, c'est-à-dire par les fées, du
tems que le monarque Gian Ben Gian gouvernait le monde, long-tems avant
le siècle d'Adam, ce qui n'est attribué à aucune autre ville d'Asie qu'à
Istakar et à Balbek.

(D'HERBELOT.)

NOTE 20.

_Muselim_, gouverneur, le premier en rang après le pacha; le waywode est
le troisième, ensuite vient l'aga.

NOTE 21.

_Egripo_, Négrepont. Selon le proverbe, les Turcs d'Egripo, les Juifs de
Salonique et les Grecs d'Athènes sont les plus détestables de leurs
races respectives.

NOTE 22.

_Tchocadar_, domestique qui précède un homme d'autorité.

NOTE 23.

On ne sait si l'épithète d'Homère signifie le large _Hellespont_ ou
_l'immense Hellespont_, et quelle est sa signification précise. J'ai
même entendu sur les lieux une dispute à ce sujet; et ne prévoyant pas
une prompte conclusion à la controverse, je m'amusai pendant ce tems à
passer à la nage le détroit: et j'aurai probablement encore le tems de
le passer plusieurs fois avant que la controverse soit terminée. Dans
tous les cas, la question touchant la vérité de _l'histoire de la divine
Troie_ n'est pas encore résolue, car la principale difficulté repose sur
le mot απειρος. Probablement qu'Homère avait la même notion de la
distance qu'une coquette du tems, et quand il parle d'une largeur sans
limites, il entend la moitié d'un mille; comme lorsque la coquette, par
une semblable figure, parle d'un _éternel_ attachement, elle veut dire
simplement une durée de trois semaines.

NOTE 24.

Avant son invasion en Perse, Alexandre visita le tombeau d'Achille, et
le couronna de lauriers, etc. Il fut ensuite imité par Caracalla dans sa
race. On croit que ce dernier empoisonna aussi un ami, nommé Festus,
dans le but de pouvoir instituer de nouveaux jeux patrocliens. J'ai vu
les moutons paître sur les tombes d'Aesicte et d'Antiloque: le premier
est au centre de la plaine.

NOTE 25.

Quand l'ambre est frotté, il est susceptible de produire un parfum qui
est léger, mais non désagréable.

NOTE 26.

La croyance aux amulettes gravés sur gemmes ou renfermés dans des boîtes
d'or, contenant des passages du Koran, et portés autour du cou, du
poignet ou du bras, est encore universelle dans l'Orient. Le verset du
Koursi (trône), au second chapitre du Koran, décrit les attributs du
Très-Haut, et il est gravé de cette manière et porté par les Musulmans
pieux, comme la plus est mée et la plus sublime des sentences.

NOTE 27.

_Comboloio_,--rosaire turc. Les manuscrits, particulièrement ceux des
Persans, sont richement ornés et enluminés. Les femmes des Grecs sont
tenues dans la dernière ignorance, mais un grand nombre de jeunes filles
turques reçoivent une éducation parfaite; quoi qu'elles puissent être,
elles ne serraient pas bien vues dans une coterie chrétienne. Peut-être
quelques-unes de nos _bleues_ (savantes) n'en vaudraient pas moins pour
_blanchir_ un peu.

NOTE 28.

_Galiongee_ ou _Galiongui_, marin, c'est-à-dire marin turc; les Grecs
naviguent, les Turcs se battent. Leur costume est pittoresque; et j'ai
vu plus d'une fois le capitan pacha le porter comme une espèce
d'incognito. Leurs jambes cependant sont généralement nues. Les
jambières qui sont décrites dans le texte comme revêtues de plaques
d'argent, sont décrites d'après celles d'un pirate arnaute chez lequel
j'ai logé (il a quitté sa profession) à son Pyrgo, près Gastouni, en
Morée. Elles étaient plaquées d'écailles placées l'une sur l'autre,
comme le dos d'une armadille.

NOTE 29.

Les caractères gravés sur tous les sabres turcs contiennent quelquefois
le nom du lieu de la manufacture où ils ont été fabriqués, mais plus
généralement un texte du Koran gravé en lettres d'or. Parmi ceux que
j'ai en ma possession, il en est un dont la lame est d'une forme
singulière: il est très-large, et le tranchant est entaillé en
sinuosités, comme les ondulations de la vague ou de la flamme. Je
demandai à l'Arménien qui me l'avait vendu de quel avantage pouvait être
une pareille disposition. Il me répondit, en italien, qu'il l'ignorait;
mais que les Musulmans avaient dans l'idée que des armes semblables font
des blessures plus dangereuses; et qu'ils les préféraient parce qu'elles
étaient _piu feroce_. Je ne pus admirer la raison, mais je l'achetai
pour sa singularité.

NOTE 30.

Il est à observer que toute allusion à une chose ou à un personnage de
l'Ancien-Testament, comme l'Arche, ou Caïn, est également le privilége
du Musulman et du Juif. Bien plus, les premiers professent être plus
instruits sur les vies, vraies ou fabuleuses, des patriarches, que nous
ne le sommes par notre propre Écriture-Sainte; et non contens de
remonter à Adam, ils ont une biographie des préadamites. Salomon est le
monarque de toute la nécromancie, et Moïse un prophète inférieur
seulement au Christ et à Mahomet. Zuleïka est le nom persan de la femme
de Putiphar, et ses amours avec Joseph constituent un des plus beaux
poèmes de leur langue[n5]. C'est pourquoi ce n'est pas une violation du
costume que de placer les noms de Caïn et de Noé dans la bouche d'un
Musulman.

[Note n5: Byron veut dire la langue persane, car c'est en persan qu'il
existe un poème et même plusieurs sur les amours de Joseph et de
Zuleïka. Voyez notre note, page 114.

(_N. du Tr._)]

NOTE 31.

_Paswan Oglou_, le rebelle de Widdin, qui, pendant les dernières années
de sa vie, brava la puissance de la Porte.

NOTE 32.

Queue de cheval, étendard d'un pacha.

NOTE 33.

Giaffir, pacha d'Argyro-Castro ou Scutari, je ne sais au juste laquelle
de ces deux villes, fut alors empoisonné par l'Albanien Ali, de la
manière décrite dans le texte. Ali Pacha, pendant que j'étais encore
dans le pays, se maria avec la sœur de sa victime, quelques années après
l'événement arrivé dans un bain à Sophie ou Andrinople. Le poison fut
mêlé dans une tasse de café, qui est présentée avant le sorbet par le
garçon de bain, après que l'on s'est habillé.

NOTE 34.

Les notions géographiques turques sur presque toutes les îles ne
s'étendent pas plus loin que l'Archipel, mer à laquelle le texte fait
allusion.

NOTE 35.

Lambro Canzani, Grec fameux par les efforts qu'il fit en 1789-90 pour
rétablir l'indépendance de sa patrie. Abandonné par les Russes, il
devint pirate, et l'Archipel fut le théâtre de ses entreprises. On dit
qu'il vit encore à Saint-Pétersbourg. Lui et Riga sont les deux plus
célèbres des révolutionnaires grecs.

Note 36.

_Rayahs_. Tous ceux qui paient la taxe de capitation appelée _haratch_.

NOTE 37.

Ce premier des voyages est du petit nombre de ceux que les Musulmans
professent bien connaître.

NOTE 38.

La vie errante des Arabes, des Tartares et des Turkomans est détaillée
dans chaque volume de voyages au Levant. On ne peut nier que ce genre de
vie ne possède un charme tout particulier. Un jeune renégat français
avoua à Châteaubriand qu'il ne s'était jamais trouvé seul, galopant dans
le désert, sans éprouver une sensation qui approchait du ravissement et
qui est ineffable.

NOTE 39.

_Djannat al Aden_, le séjour perpétuel, le paradis des Musulmans.

NOTE 40.

Un turban est gravé en pierre sur les tombes des hommes seulement.

NOTE 41.

Le chant de mort des femmes turques. Les _esclaves silencieux_ sont les
hommes que les idées de _décorum_ empêchent de gémir _en public_.

NOTE 42.

«Je suis venu au lieu de ma naissance, et j'ai crié: «Les amis de ma
jeunesse où sont-ils?» et un écho m'a répondu: Où sont-ils?»

(_Extraits d'un manuscrit arabe_.)

La citation ci-dessus (d'où l'idée du texte est empruntée) doit être
déjà très-familière à chaque lecteur:--elle est donnée dans la première
note des _Plaisirs de la Mémoire_ (_The Pleasures of Memory, by Samuel
Rogers_), poème si connu qu'il est inutile de le citer, mais aux pages
duquel on sera charmé de recourir.

Note 43.

   _And airy tongues that syllable men's names_.

(MILTON.)

«Et des voix aériennes qui prononcent les noms des hommes.»

Pour trouver des personnes qui croient que les ames des morts habitent
la forme des oiseaux, il n'est pas nécessaire d'aller en Orient.
L'histoire du revenant de lord Littleton; la duchesse de Kendal, qui
croyait que George Ier était venu voltiger autour de sa fenêtre, sous la
forme d'un corbeau (voyez _Oxford's Reminiscences_), et beaucoup
d'autres exemples nous montrent cette superstition dans nos propres
demeures. Le plus singulier fut la fantaisie d'une dame de Worcester,
qui, s'étant imaginé que sa sœur vivait sous la forme d'un oiseau
chantant, remplit littéralement son prie-dieu, dans la cathédrale, avec
des cages pleines d'oiseaux de la même espèce. Comme elle était riche,
et qu'elle embellissait l'église par ses bienfaits, on ne s'opposa point
à son innocente folie.--Pour cette anecdote, voyez les _Oxford's
Letters_.

FIN DES NOTES DE LA FIANCÉE D'ABYDOS.



LE CORSAIRE.

POÈME.

   _I suoi pensieri in lui dormir non ponno_.

(TASSO, _Gerusalemme liberata_, canto X.)



A
THOMAS MOORE, ESQ.

MON CHER MOORE,

Je vous dédie la dernière production que j'imposerai pendant quelques
années, à la patience du public et à votre indulgence; et j'avoue que je
me trouve heureux de pouvoir profiter de cette opportunité, qui est
peut-être la dernière, pour orner mon poème d'un nom consacré par des
principes politiques inébranlables, et par les talens les plus
incontestables et les plus variés. Tandis que l'Irlande vous range parmi
les plus fermes de ses patriotes, tandis que vous restez, dans son
estime, le premier de ses poètes, et que la Grande-Bretagne répète et
ratifie ce jugement, permettez à celui dont le seul regret, depuis notre
première liaison, est dans les années qu'il a perdues avant cette
liaison; permettez-lui d'ajouter l'humble, mais sincère suffrage de son
amitié, à la voix unanime de plusieurs nations. Il vous prouvera du
moins que je n'ai jamais oublié les avantages que j'ai retirés de votre
société, ni abandonné l'espoir d'en jouir encore, quand vos goûts et vos
loisirs vous permettront de faire oublier à vos amis votre trop longue
absence. On dit parmi ces amis, et j'aime à le croire, que vous êtes
engagé dans la composition d'un poème dont la scène sera placée en
Orient; personne ne peut rendre avec autant de vérité que vous de
pareilles scènes. Les souffrances de votre propre contrée (l'Irlande),
le caractère noble et fier de ses enfans, la beauté et la sensibilité de
ses filles pourront s'y retrouver; et Collins, quand il donnait à ses
églogues orientales le surnom d'_irlandaises_, ne se doutait pas combien
était juste une partie au moins de son parallèle. Votre imagination
créera un soleil plus ardent et un ciel moins nuageux; mais la fierté,
la tendresse et l'originalité font partie de vos titres nationaux à une
origine orientale, à laquelle vous avez déjà prouvé vos droits plus
clairement que les plus zélés antiquaires de votre nation.

Me permettrez-vous d'ajouter quelques mots sur un sujet pour lequel on
suppose que tout le monde a un penchant assez vif, mais qui ne plaît
nullement aux autres?--soi-même. J'ai écrit beaucoup, j'ai publié même
plus qu'il ne faudrait pour autoriser un silence plus long que celui que
je médite actuellement; mais, pour quelques années au moins, c'est mon
intention de ne pas provoquer le jugement _des Dieux, des hommes et des
colonnes_. Dans la composition actuelle, j'ai essayé un rhythme qui
n'est pas le plus difficile, mais qui est peut-être la mesure la mieux
appropriée à notre langue: c'est la bonne vieille et héroïque strophe,
maintenant négligée. La stance de Spencer est peut-être trop lente et
trop pompeuse pour une narration; cependant, je l'avoue, c'est la mesure
que je préfère de beaucoup. Scott seul, de notre tems, a jusqu'ici
complètement triomphé de la fatale facilité du vers de huit syllabes; et
ce n'est pas le moindre triomphe de ce génie fertile et puissant. Dans
les vers blancs, Milton, Thompson et nos poètes dramatiques sont les
signaux qui brillent dans les ténèbres, mais qui nous avertissent
d'éviter les rochers rudes et stériles sur lesquels ils sont allumés. Le
couplet héroïque n'est pas certainement la mesure la plus populaire;
mais comme je n'en ai pas cherché une autre par le désir de flatter ce
que l'on nomme l'opinion publique, je bornerai ici mon apologie, et
courrai encore une fois la chance avec un rhythme dans lequel je n'ai
encore écrit que des compositions dont la publicité qu'elles ont reçue
est une partie de mes regrets actuels comme elle le sera de mes regrets
futurs.

Pour ce qui concerne mon histoire, et toutes mes histoires en général,
je me croirai heureux si j'ai rendu mes personnages plus parfaits et
plus aimables, s'il est possible; d'autant plus que j'ai été quelquefois
critiqué et considéré comme non moins responsable de leurs actions et de
leurs défauts que si ces actions et ces défauts m'étaient personnels.
Soit.--Si j'ai été entraîné à la triste vanité de _peindre d'après
soi-même_, les portraits sont probablement ressemblans, puisqu'ils sont
si défavorables; ou sinon, ceux qui me connaissent ne s'y trompent
point, et ceux qui ne me connaissent pas, j'ai peu d'intérêt à les
détromper. Je n'ai pas le désir spécial que personne, excepté mes amis,
croie l'auteur meilleur que les personnages créés par son imagination;
mais je ne puis me soustraire à une légère surprise, et peut-être à une
certaine gaîté, sur quelques singulières et critiques exceptions dans
l'exemple actuel, en voyant plusieurs bardes (bien supérieurs, je
l'avoue) dans une condition vraiment estimable, et tout-à-fait exempts
de toute participation aux défauts de ces héros, qui, néanmoins, n'ont
guère plus de moralité que _le Giaour_, et peut-être--mais non:--je dois
admettre que _Childe-Harold_ est un personnage tout-à-fait odieux; et,
quant à son identité, ceux qui aiment à la reconnaître peuvent lui
donner tel type qu'il leur plaira.

Si cependant il valait la peine de détruire cette impression, il serait
important pour moi que l'homme qui fait les délices de ses lecteurs et
de ses amis, le poète de tous les cercles et l'idole du sien, me permît
en cette occasion et toujours de me souscrire,

   Son très-dévoué, très-affectionné
   Et obéissant serviteur,

   BYRON.

   2 janvier 1814.



Chant Premier.

           _Nessun maggior dolore,
   Che ricordarsi, del tempo felice
   Nella miseria_............

(DANTE.)


1. «Sur les ondes joyeuses de la mer sombre et bleue, nos pensées sont
sans limites et nos ames sont libres: aussi loin que la brise peut nous
porter, aussi loin que les vagues écument, contemple notre empire et
regarde notre patrie! Ce sont là nos royaumes, et aucune frontière ne
leur est imposée;--notre pavillon est un sceptre auquel tous ceux qui le
rencontrent obéissent. Elle est nôtre aussi la vie sauvage et
tumultueuse qui passe de la fatigue au repos et du repos à la fatigue,
avec la même gaîté dans chaque changement. Oh! qui pourrait raconter--ce
n'est pas toi, luxurieux esclave! dont l'ame tomberait en défaillance
sur la vague soulevée; ni toi, souverain orgueilleux de l'indolence et
du luxe! que le sommeil ne délasse point,--pour qui le plaisir n'a plus
d'attraits.--Oh! qui, excepté celui dont le cœur a été éprouvé, et qui a
dansé en triomphe sur les flots écumans, pourrait raconter les
transports exaltés,--le mouvement frénétique du pouls qui agitent ceux
qui voyagent sur ces plaines sans vestiges? Qui pourrait raconter
comment nous aimons le combat pour le combat lui-même, et changeons en
délices ce que d'autres appellent des dangers; comment nous recherchons
avec avidité ce qu'évite le lâche; et comment, où le faible
tremble,--c'est seulement là que nous commençons à sentir--sentir--avec
toute l'énergie de la sensation la plus intime, quand l'espérance se
réveille et redouble le courage.

«Aucune peur de la mort,--si nos ennemis meurent avec nous:--excepté
qu'elle nous paraît plus ennuyeuse encore que le repos. Qu'elle vienne
quand elle le voudra:--nous jouissons avec profusion de la vie[loc12]--;
quand on la perd,--qu'importe--que ce soit par la maladie ou par le
combat? Que celui qui rampe sur la terre, amoureux de ses propres
ruines, se cramponne sur sa couche, et végète ainsi languissamment
pendant de longues années; arrache péniblement son souffle de sa
poitrine, en secouant sa tête paralysée: pour nous,--le frais gazon, et
non pas un lit fiévreux. Tandis que, dans son épuisement, soupir par
soupir, l'homme décrépit expectore son ame, la nôtre, dans une seule
convulsion,--par un seul bond,--échappe à tout contrôle. Son cadavre
peut s'enorgueillir de son urne et de son étroit tombeau; ceux qui
maudissaient sa vie pourront dorer sa tombe. Pour nous sont des pleurs,
quoique peu nombreux, mais sincèrement versés, quand l'Océan nous couvre
de son immense linceul et ensevelit nos cadavres; des banquets
remplacent des regrets superflus, et la coupe se remplit pour honorer
notre mémoire. Une brève épitaphe n'est pas omise au jour du danger,
quand ceux qui survivent partagent les dépouilles, et s'écrient, avec un
triste souvenir empreint sur chaque front: «Oh! que _ce moment_ eût été
beau pour le brave qui est tombé dans la mêlée!»

[Note loc12: _We snatch the life of life_.]

2. Tels étaient les accens qui partaient de l'île du Pirate, autour du
feu nocturne de la garde; tels étaient les sons qui retentissaient le
long des rochers du rivage, et qui semblaient un chant à des oreilles
aussi sauvages! Les pirates en groupes dispersés sur le sable doré,
jouent,--boivent à la ronde,--conversent--ou aiguisent leurs armes
tranchantes, choisissent celles qui sont les plus
meurtrières,--assignent à chacun sa lame, et regardent sans émotion le
sang qui ternit son éclat. Ils réparent la chaloupe, replacent les mâts
ou les rames, tandis que d'autres errent en rêvant sur le rivage.
Ceux-là tendent des piéges aux oiseaux sauvages, ou déploient au soleil
les filets trempés dans la mer, et épient dans le lointain, avec toute
l'ardeur d'une curiosité avide, si quelque voile distante se détache sur
l'horizon; d'autres racontent les histoires de plus d'une nuit de danger
et de fatigue, et se demandent avec inquiétude quand ils pourront encore
s'emparer de dépouilles. Peu leur importe dans quel lieu:--ce soin est
l'affaire de leur chef; la leur, c'est de ne jamais douter du succès de
leur entreprise et des projets de leur chef. Mais quel est ce CHEF? Son
nom est fameux et redouté sur chaque rivage:--ils n'en demandent et n'en
connaissent pas davantage.

Il ne se mêle avec eux que pour les commander; peu nombreuses sont ses
paroles, mais son œil est perçant et sa main hardie. Jamais il ne mêle à
leurs banquets joyeux un sourire de gaîté; mais ils oublient son silence
en faveur de ses succès. Jamais ils ne remplissent la coupe pour ses
lèvres dédaigneuses: le verre passe devant lui sans qu'il daigne le
goûter;--et quant à ses mets,--les plus austères de sa troupe voudraient
aussi qu'ils passassent devant lui sans qu'il les goûtât. Le pain le
plus dur de la terre, les racines les plus simples du jardin, et
rarement le luxe des fruits d'été, composent humblement ses courts repas
qu'un ermite pourrait à peine refuser. Mais tandis qu'il se prive des
jouissances les plus grossières des sens, son esprit semble nourri de
cette abstinence. «Que l'on vogue vers ce rivage!»--ils
voguent.--«Faites ceci!»--cela est fait. «Que l'on se réunisse et que
l'on me suive!»--les dépouilles sont dans leurs mains. Aussi prompts
sont ses ordres, aussi promptes ses actions, et tous obéissent; il en
est peu qui s'informent du motif de sa volonté. A ceux-là, une brève
réponse et un regard de mépris et de blâme: c'est tout ce qu'ils
obtiennent.

3. «Une voile!--une voile!»--une dépouille promise à leur avide
espérance! «Sa nation?--son pavillon?--que dit le télescope?» Ce n'est
pas une prise, hélas!--mais c'est une voile amie: le pavillon couleur de
sang se déroule au souffle de la brise. Oui,--elle est des
nôtres:--c'est un navire qui rentre au port.--Souffle agréablement, ô
brise!--qu'il jette l'ancre avant la nuit. Déjà le cap est
doublé;--notre baie reçoit cette proue qui fend orgueilleusement l'écume
des flots. Comme il tire majestueusement et avec grâce sa bordée! Ses
voiles blanches sont déployées au vent:--elles ne fuient jamais devant
l'ennemi.--Il s'avance sur les ondes comme un être animé, et semble
avoir l'audace de défier les élémens au combat. Qui ne voudrait pas
affronter les décharges de la mêlée--et le naufrage--pour se sentir le
monarque de ce navire peuplé?

4. Le câble retentissant glisse rudement sur les flancs du vaisseau; les
voiles sont ployées, et la chute de l'ancre fait balancer le navire. Les
spectateurs oisifs de l'île distinguent le canot qui descend des larges
ouvertures de la proue. Il est équipé;--les rames se meuvent de concert
vers le rivage, jusqu'à ce que sa quille creuse le sable bruissant.
Salut au cri de bien-venue!--On se parle amicalement! une main serre une
autre main qui l'attend au rivage; on se sourit, on s'interroge, on se
répond brièvement: tous les cœurs se promettent une fête.

5. Les nouvelles se répandent et la foule augmente sans cesse. Le bruit
confus des voix, le rire prolongé de l'allégresse, et les tendres et
inquiets accents de la femme s'entendent confusément:--chaque parole
exprime le nom d'un ami,--d'un mari--ou d'un amant. «--Oh! sont-ils
sauvés? nous ne nous informons pas du succès,--mais les verrons-nous?
aurons-nous le bonheur d'entendre encore leurs accens? Là où la bataille
s'est donnée,--où les flots se sont levés en courroux,--sans doute ils
se sont conduits en braves;--mais qui sont ceux qui ont échappé? qu'ils
se hâtent de venir jouir de notre bonheur et de notre surprise, et, par
des baisers, chasser le doute de nos yeux enchantés!»--

6. «--Où est notre chef? pour lui nous apportons un message,--et nous
doutons que la joie--qui salue notre arrivée--dure long-tems; mais
sincère comme elle est,--elle est douce pour nous, quoique de si courte
durée. Mais, Juan, conduis-nous sur-le-champ à notre chef. Nos devoirs
de civilités étant remplis, nous reviendrons nous réjouir avec vous; et
chacun pourra entendre ce qu'il désire qui lui soit raconté.»

Ils montent lentement un sentier creusé dans le roc sur lequel est
placée la tour d'observation qui domine la baie, entourée de buissons
touffus, de fleurs sauvages épanouies. Là une douce fraîcheur s'exhale
des sources argentées dont les ondes sinueuses jaillissent de bassins de
granit, se précipitent dans un courant animé[loc13], et invitent par
leur pureté à étancher la soif; ils montent de rochers en rochers.--

[Note loc13: _Leap into life_.]

--Près de cette grotte prochaine, quel est cet homme solitaire qui
contemple la profondeur des ondes, appuyé dans une posture méditative
sur son sabre qui ne sert pas souvent d'appui à sa main sanglante?
«C'est lui,--c'est Conrad;--c'est là--qu'il se plaît--à être seul.
Va,--Juan!--va,--et fais connaître l'objet de notre visite. Il a vu le
vaisseau;--dis-lui que nous venons lui apprendre des nouvelles qu'il
doit être pressé d'entendre. Nous n'osons pas cependant approcher;--tu
connais son humeur, lorsque des étrangers ou des personnes non invitées
s'introduisent près de lui.»

7. Juan l'aborde et l'instruit de leur dessein.--Il ne parle pas;--mais
un signe a fait connaître son consentement. Juan appelle les
messagers:--ils arrivent.--Il répond à leur salut par une légère
inclination, mais ses lèvres restent muettes. «Ces lettres, chef, sont
du Grec,--l'espion, qui nous avertit quand le butin ou le péril sont
près de nous. Quelles que soient ses nouvelles, nous pouvons bien dire
que--» «Paix! paix!» Il impose silence à leur discours. Dans leur
étonnement, ils se détournent, confondus, en se faisant part tout bas,
l'un à l'autre, de leurs conjectures; ils épient ses regards d'un œil
clandestin, pour voir avec quelle contenance ce chef recevra les
nouvelles qu'ils lui apportent. Mais, comme s'il eût deviné leur
intention, il a détourné la tête, peut-être par suite de quelque
émotion, par doute ou par fierté. Il lit la lettre.--«Mes tablettes,
Juan, écoute.--Où est Gonsalvo!»

--«Sur le vaisseau à l'ancre.»--«Qu'il y reste.--Porte-lui cet ordre; et
vous, retournez à vos devoirs.--Préparez-vous pour ma course: vous serez
cette nuit de mon entreprise.»--«Cette nuit, seigneur Conrad?»

--«Oui! au coucher du soleil: la brise fraîchira à la fin du jour. Mon
armure,--mon manteau,--une heure--et nous sommes partis. Ceins ton
cor;--veille à ce que, dépouillé de sa rouille, il ne trompe pas ma
légitime attente. Que le tranchant de mon large sabre soit aiguisé; que
la garde en remplisse mieux ma main, et que l'armurier l'arrange à la
hâte. La dernière fois, ce sabre a plus fatigué mon bras que les
ennemis: fais attention que l'on tire exactement le coup de signal qui
nous avertit que l'heure d'attente est expirée.»

8. Ils obéissent, et se retirent à la hâte pour aller de nouveau
chercher des dangers sur la vaste mer. Cependant ils ne murmurent
point:--c'est Conrad qui les guide! Et qui oserait mettre en question ce
qu'il a décidé? Cet homme de solitude et de mystère, que l'on ne voit
presque jamais sourire et plus rarement soupirer; dont le nom seul
intimide les plus hardis de sa troupe, et teint leurs visages basanés
d'une couleur plus pâle, sait gouverner leurs ames avec cet art du
commandement qui éblouit, dirige et fait trembler les courages
vulgaires.

Quel est ce charme, ce charme que sa troupe indisciplinée reconnaît et
envie, sans oser cependant s'y opposer? Que peut-il être, ce pouvoir qui
s'empare ainsi de la confiance des siens? c'est le pouvoir de la
pensée,--la magie de l'intelligence! conquise d'abord par le succès, et
conservée par l'habileté qui façonne la faiblesse des autres à sa
volonté, se sert de leurs propres mains, mais sans qu'ils s'en doutent,
et fait que leurs exploits les plus glorieux paraissent lui appartenir.

C'est ce qui est arrivé,--qui arrivera toujours--sous le soleil: le plus
grand nombre se sacrifient pour la gloire d'un seul! c'est la loi de la
nature.--Mais que le malheureux qui travaille n'accuse pas, ne haïsse
pas _celui_ qui profite de ses sueurs. Oh! s'il connaissait le poids des
chaînes dorées, que ses peines obscures, mises dans la balance, lui
sembleraient légères!

9. Différent des héros des antiques races, démons par leurs actions,
mais dieux au moins par leur visage, Conrad n'avait rien dans ses traits
qui pût exciter l'admiration, quoique ses sourcils noirs ombrageassent
un regard de feu. Robuste, sans être un Hercule,--sa taille commune
n'avait rien de la stature d'un géant. Cependant, sur le tout, celui qui
le considérait avec attention distinguait en lui quelque chose de plus
que n'en aperçoit la foule des hommes vulgaires, ce quelque chose qui
finit par exciter la surprise et l'admiration,--que l'on a vu tel sans
pouvoir se l'expliquer. Ses joues étaient brûlées par le soleil; son
front élevé et pâle était ombragé par les boucles noires de ses cheveux
abondans; et souvent le mouvement de ses lèvres révélait des pensées
fières qu'il contenait à peine, mais qu'il dissimulait rarement; quoique
sa voix fût douce, que son maintien habituel fût calme, il semblait
qu'il y avait quelque chose qu'il eût voulu en retrancher. Les lignes
profondes de ses traits et la couleur changeante de son visage faisaient
naître parfois dans ceux qui l'approchaient un inexplicable embarras,
comme si, dans la sombre profondeur de cette ame, eussent été renfermés
des sentimens redoutables et indéfinis. Qu'il en eût été
ainsi,--personne ne pouvait l'assurer avec certitude:--son sévère regard
eût bientôt glacé l'ame de celui qui aurait voulu le sonder de trop
près. Il se serait trouvé peu d'hommes susceptibles d'affronter la
fixité de son œil pénétrant. Il avait l'art, quand le regard de la
curiosité essayait d'épier les mouvemens de son cœur et les changemens
de sa physionomie, de surveiller lui-même les mouvemens de
l'observateur, et de le forcer à se tenir sur ses gardes, afin de ne pas
trahir aux yeux de Conrad quelque secrète pensée, plutôt que de
découvrir celle de ce chef puissant. Il y avait un démon ricanant dans
son sourire dédaigneux qui suscitait à la fois des émotions de rage et
de crainte; et là où tombait le geste de sa sombre colère, l'espérance
disparaissait flétrie,--et la compassion soupirait son adieu!

10. Légères sont les marques extérieures de la pensée du mal; c'est au
dedans,--c'est au-dedans que l'impression en est profonde! L'amour
découvre toutes ses émotions;--la haine, l'ambition, la fourberie ne se
trahissent que par un sourire amer. Le mouvement le plus imperceptible
de la lèvre, la plus légère pâleur jetée sur une contenance maîtrisée
indiquent seuls de grandes passions; et pour juger de leur violence, il
faut que l'observateur les voie sans être vu lui-même. Alors se
découvrent--les pas précipités, l'œil levé vers le ciel, les mains
jointes, le silence du désespoir qui écoute, tremblant que des pas trop
rapprochés ne le surprennent dans ses transes. Alors se découvrent, dans
chaque expression des traits, les mouvemens du cœur, qui se manifestent
dans toute leur force sans s'éteindre; cette lutte convulsive--qui
s'élève;--ce froid de glace ou cette flamme qui brûle en passant, sueur
froide sur les traits, ou abattement soudain sur le front. Alors,
étranger! si tu l'oses sans trembler, contemple son ame,--considère le
repos qui devrait soulager ses tourmens! Regarde--comment ce cœur
solitaire et flétri consume la pensée déchirante d'années maudites!
Regarde!--mais qui a vu--ou qui verra jamais l'homme tel qu'il
est,--donnant un libre cours à ses secrètes pensées?

11. Cependant Conrad n'avait pas été destiné par la nature à commander
des criminels,--les pires instrumens du crime;--son ame fut changée
avant que ses actions l'eussent entraîné à faire la guerre à l'homme et
à renier le ciel. Trompé par le monde à l'école du désappointement, il
fut trop sage dans ses paroles et insensé dans sa conduite. Trop ferme
pour céder, et beaucoup trop fier pour s'arrêter; condamné par ses
propres vertus à être dupe, il maudit ces vertus comme la cause de ses
maux, au lieu de maudire les perfides qui le trahissaient toujours: il
ne s'imaginait pas que ses bienfaits, accordés à des hommes meilleurs,
lui auraient donné du bonheur, en lui procurant les moyens d'en accorder
de nouveaux. Craint,--évité,--calomnié,--avant que sa jeunesse eût perdu
sa vigueur, il haïssait trop l'homme pour éprouver le remords; et il
pensa que la voix de la colère était un avertissement sacré, pour se
venger sur tous les hommes des injures de quelques-uns. Il se sentit
lui-même coupable;--mais il lui sembla que le reste des hommes ne valait
pas mieux que lui: et il méprisa les meilleurs comme des hypocrites qui
cachaient des actions que des esprits plus hardis ne craignaient pas de
commettre publiquement. Il savait qu'il était détesté; mais il savait
aussi que ceux qui le haïssaient rampaient devant lui et le redoutaient.
Solitaire, farouche, étrange, il vivait exempt pareillement de toute
affection et de tout mépris. Son nom inspirait de la crainte et ses
actions de la surprise; mais ceux qui le craignaient n'osaient pas le
mépriser. L'homme foule aux pieds le ver de terre, mais il hésite avant
de réveiller le venin du serpent: le premier peut se retourner,--mais
non se venger; le dernier expire,--mais il ne laisse pas vivant son
ennemi. Il s'attache à celui qui l'a frappé pour sa condamnation; il
peut être écrasé--mais non vaincu,--car il conserve son dard!

12. Personne n'est entièrement méchant.--Dans le cœur de Conrad
subsistait encore avec force un sentiment tendre qu'il n'avait pu
chasser. Souvent il avait souri de pitié à la faiblesse de ceux qui se
laissent séduire par des passions dignes d'un fou ou d'un enfant.
Cependant il avait vainement lutté contre cette passion, et même chez
lui cette passion exigeait le nom d'amour! Oui, c'était
l'amour,--l'amour constant,--impérissable, éprouvé pour une personne à
laquelle il ne fut jamais infidèle. Quoique les plus belles captives
eussent été journellement offertes à ses regards, il ne les évitait ni
ne les recherchait, mais il passait froidement auprès d'elles. Quoique
plus d'une beauté pleurât sa liberté dans la prison d'un bosquet, aucune
ne put jamais attendrir sa sévère indifférence. Oui,--c'était
l'amour,--si des pensées de tendresse éprouvées par la tentation,
alimentées par le malheur, non ébranlées par l'absence, constantes dans
tous les climats, et cependant--oh! plus que tout cela
encore!--ineffacées par le tems; pensées que ni ses espérances déçues,
ni ses projets détruits, ne purent rendre tristes et sombres près du
sourire de celle qu'il aimait; que sa colère ne pouvait troubler ni la
douleur ternir, en jetant sur elle un murmure de mécontentement; dont il
savait aborder l'objet avec gaîté, le quitter avec calme, de crainte que
l'aspect de ses chagrins ne pénétrât jusqu'à son cœur; dont rien ne put
altérer la tendresse, ni ne menaça de l'altérer.--S'il y eût jamais
amour parmi les mortels,--ce fut assurément de l'amour! Il était
criminel--oui,--les reproches pleuvaient sur lui;--mais sa passion ne
l'était pas, ni les effets de cette passion, qui prouvaient seulement,
toutes les autres vertus évanouies, que le crime lui-même n'avait pu
éteindre la plus aimable des vertus!

13. Il s'arrêta un moment,--jusqu'à ce que ses hommes, marchant à la
hâte, eussent passé le premier détour du sentier qui conduisait à là
vallée.--«Étranges nouvelles!--moi qui ai couru tant de dangers, je ne
sais pourquoi celui que je vais affronter me paraît le dernier!
Toutefois, si mon cœur a des pressentimens, il ne peut éprouver de
craintes, et mes compagnons ne me trouveront point indigne de moi. Il
est téméraire d'aller au-devant de la mort; mais il est plus dangereux
d'attendre qu'on vienne nous porter un trépas certain. Et si mes
projets, quoique sans succès, sont favorisés par un sourire de la
fortune, nous aurons des pleurs à nos funérailles. Oui,--qu'ils se
livrent au sommeil;--paisibles soient leurs rêves! le matin ne les aura
jamais réveillés avec des rayons de feu aussi brillans que ceux qui
seront allumés cette nuit (mais souffle, ô brise!) pour réchauffer ces
tardifs vengeurs des mers. Maintenant à Médora.--Oh! mon cœur, cœur
défaillant, que le sien puisse être long-tems moins troublé que tu ne
l'es! Cependant je fus brave:--vain orgueil d'une bravoure dont chacun
peut se vanter! Les insectes eux-mêmes tirent leurs aiguillons pour
l'objet qu'ils cherchent à conserver. Ce courage commun que nous
partageons avec les brutes, et qui doit ses plus redoutables efforts au
désespoir, peut mériter quelques éloges;--mais j'ai eu l'espérance plus
noble d'apprendre à ma faible troupe de se mesurer avec de nombreux
ennemis. Je les ai long-tems conduits là--où le sang n'était pas
inutilement versé. Point de milieu maintenant:--nous devons périr ou
vaincre! Qu'il en soit ainsi:--ce n'est pas de mourir qu'il m'inquiète;
c'est d'entraîner mes compagnons dans des lieux d'où ils ne pourront
fuir. Mon sort m'a jusqu'ici peu occupé; mais mon orgueil souffre d'être
ainsi joué dans une embûche. Est-ce le cas d'employer mon habileté? ma
force? Faut-il engager d'un seul coup espérances, pouvoir et vie? Oh!
destin!--Accuse ta folie, non le destin;--il pourrait te sauver
encore:--car il n'est pas trop tard.»

14. C'est ainsi que Conrad s'entretenait avec ses pensées, jusqu'à ce
qu'il eût atteint le sommet de sa colline couronnée d'une tour. Là, il
s'arrêta près du portail;--car, tendre en même tems que farouche, il
prêta l'oreille à ces accens qu'il ne s'était jamais lassé d'entendre. A
travers les jalousies élevées du balcon s'échappent les doux chants de
sa bien-aimée; et voici les paroles que son oiseau de beauté chantait:

I.

      Profond dans mon ame demeure caché ce tendre secret,
      solitaire et perdu à jamais pour la clarté du jour; excepté
      quand, pour répondre au tien, mon cœur palpite d'amour: mais
      bientôt il tremble seul en silence comme avant.

II.

      Là, dans ce cœur, une lampe sépulcrale brûle en jetant une
      flamme lente, éternelle,--mais invisible; que les ténèbres
      du désespoir ne peuvent éteindre, quoique ses rayons soient
      aussi inutiles que s'ils n'avaient jamais existé.

III.

      Souviens-toi de moi;--oh! ne passe pas auprès de ma tombe
      sans donner une pensée à celle dont elle contient les
      restes: la seule angoisse que mon cœur n'oserait soutenir,
      serait de trouver l'oubli dans le tien.

IV.

      Écoute mes plus tendres,--mes plus faibles--et mes derniers
      accens: la vertu ne peut blâmer de gémir sur l'être qui
      n'est plus; alors accorde-moi tout ce que je t'ai jamais
      demandé;--une larme, la première,--la dernière,--la seule
      récompense de tant d'amour!

Il franchit le portail,--traversa le corridor, et pénétra dans la
chambre à l'instant où les chants venaient de cesser: «Ma Médora! oh!
que ton chant est triste!»--«Voudrais-tu qu'il fût gai en l'absence de
Conrad? Quand tu n'es pas ici pour prêter l'oreille à mes chants, ils
doivent trahir mes pensées et les sentimens de mon ame: chacun de mes
accens doit être en harmonie avec mon cœur; car ce cœur parlerait--quand
même mes lèvres seraient muettes! Oh! plus d'une nuit, penchée sur cette
couche solitaire, mes songes craintifs prêtaient aux vents les ailes des
tempêtes, quand la brise languissante enflait à peine tes voiles:
prélude murmurant de l'ouragan réveillé; quoique douce, cette brise me
semblait l'hymne lugubre et prophétique qui gémissait sur toi devenu le
jouet d'une mer orageuse. Alors je me levais pour aller raviver les feux
du fanal, de crainte que des gardiens moins fidèles ne laissassent
expirer cette lumière. Et que d'heures sans repos j'ai passées à
contempler chaque étoile! Le matin survenait--et tu n'étais pas venu!
Oh! comme la bise froide glaçait alors mon cœur! le matin paraissait
redoutable à mes yeux troublés, et je ne cessais de contempler la
mer;--pas une proue ne venait satisfaire mes larmes,--ma fidélité,--mes
vœux! Enfin--l'heure de midi arrivait;--je saluais et bénissais un mât
qui frappait ma vue,--il approchait--hélas! et disparaissait soudain! Un
autre se présentait,--ô Dieu! c'était le tien enfin! Ces jours
d'angoisses ne seraient-ils pas à jamais passés! Ne voudras-tu jamais,
mon Conrad, apprendre à partager les joies de la paix? Assurément tu as
plus que de la fortune; et plus d'une demeure aussi belle que celle-ci
nous invite à renoncer à la vie errante. Tu sais que ce n'est pas le
péril que je crains: je ne tremble que lorsque tu n'es pas près de moi;
et alors ce n'est point pour ma vie, mais pour cette vie cent fois plus
chère qui fuit l'amour et ne languit que pour le combat.--Qu'il est
étrange qu'un cœur si tendre encore pour moi lutte avec la nature et ses
plus doux penchans!»

--«Oui, il est étrange, en effet, que ce cœur soit ainsi changé depuis
long-tems; il avait été foulé aux pieds comme le ver de terre,--il s'est
vengé comme la vipère, sans autre espérance sur la terre que ton amour,
et attendant à peine une lueur de pardon d'en haut. Cependant les mêmes
sentimens que tu condamnes, mon tendre amour pour toi et ma haine pour
les hommes, sont tellement confondus, que, s'ils étaient séparés, je
cesserais de t'aimer lorsque j'aimerais le genre humain. Mais ne crains
pas cela;--les épreuves du passé garantissent pour l'avenir que mon
amour pour toi sera mon dernier sentiment. Oh! Médora! donne de
l'énergie à ton tendre cœur; une heure encore--et nous nous
séparons,--mais non pour long-tems.»

--«Dans une heure nous nous séparons!--mon cœur l'avait prévu: c'est
ainsi que se flétrissent pour jamais mes rêves enchantés de bonheur.
Dans une heure!--cela ne peut être;--dans une heure, séparés! Un navire
là-bas vient à peine de jeter l'ancre dans la baie; son compagnon de
voyage est encore absent, et son équipage a besoin de repos avant de se
remettre en mer. Mon amour! tu te moques de ma faiblesse; et voudrais-tu
prémunir mon cœur pour le préparer à la douleur d'une véritable
séparation? Mais ne te joue pas plus long-tems de ma douleur; il y a
plus que de l'amertume dans ce jeu folâtre. N'en parle plus,
Conrad!--mon plus cher ami! viens partager le repas que j'ai préparé de
mes mains avec délices; peine légère! que d'être chargée de préparer et
de servir ton repas frugal! Vois, j'ai cueilli les fruits qui m'ont paru
les plus suaves; et quand je n'en étais pas sûre, indécise, mais
joyeuse, j'ai choisi ceux qui m'ont paru les plus beaux. Trois fois mes
pas ont parcouru la colline pour rencontrer la source la plus fraîche.
Oui! ton sorbet va ce soir s'échapper avec douceur; regarde comme il
pétille dans son vase d'albâtre! Le jus réjouissant de la grappe ne
délecte jamais ton cœur; tu montres plus de rigidité qu'un Musulman à
l'aspect de la coupe. Ne pense pas que je t'en fasse un reproche;--car
je me réjouis de ce que les autres appellent privations dans tes
habitudes. Mais viens; la table est préparée; notre lampe d'argent est
disposée, et ne crains pas le souffle du sirocco. Mes suivantes, pour te
faire trouver le tems moins long, formeront des danses avec moi, ou
feront entendre des chants. Ma guitare, que tu aimes encore à entendre,
te délassera ou te charmera par ses accords;--ou, si cela déplaît à tes
oreilles, nous changerons de divertissemens, nous lirons les histoires
racontées par l'Arioste: celle des amours et des malheurs de la belle
Olympie[c1]. Ainsi--tu serais plus coupable que celui qui rompt ses vœux
en faveur de cette pauvre damoiselle, si tu m'abandonnais maintenant;
plus coupable même que ce chef inconstant.--Je t'ai vu sourire lorsque
le ciel pur nous faisait apercevoir l'île d'Ariane, que je t'ai souvent
montrée du haut de ces rochers. Alors, livrée tout à la fois à la joie
et à la crainte, je disais, avant que le tems n'eût élevé ce doute à
quelque chose de plus que de la crainte: Ainsi Conrad, hélas!
m'abandonnera pour l'Océan! Et il m'abusait;--car--il revenait encore!»

--«Encore,--encore,--et toujours encore,--mon amour! Tant que la vie
lui restera ici-bas, et l'espérance en haut, il reviendra près de
toi;--mais maintenant les momens sur leurs ailes rapides apportent
l'instant du départ: le pourquoi,--le où,--qu'est-il besoin de te le
dire? Puisque tout doit finir dans ce monde sauvage,--adieu! Cependant
j'aimerais,--si le tems me le permettait,--à te découvrir--ne crains
pas,--ces ennemis ne sont pas redoutables; et ici veillera une garde
plus nombreuse que de coutume, préparée pour un siége imprévu et pour
une longue défense. Tu ne restes pas seule,--quoique ton amant
s'éloigne; nos matrones et tes compagnes demeurent avec toi. Et que ceci
te donne du courage:--quand nous nous reverrons, la sécurité rendra
notre repos plus doux. Écoute!--c'est le son du cor;--Juan le fait
retentir avec force.--Un baiser,--encore un,--un autre encore!--oh!
Adieu!»

Médora s'est levée,--s'est élancée,--s'est précipitée dans les
embrassemens de Conrad; elle y reste jusqu'à ce que son cœur succombe,
accablé par la douleur de Médora. Il n'osait pas lever sur elle cet œil
bleu qui est fixé vers la terre dans une sèche agonie. Les longs cheveux
de Médora flottent sur les bras de Conrad, dans tout le désordre de ses
charmes dévoilés; à peine sent-il battre ce cœur où son image est si
profondément gravée,--et que le sentiment semble rendre comme
insensible! Écoutez!--la détonnation du canon de départ fait entendre
ses mugissemens! il annonce le coucher du soleil,--coucher qu'il maudit.
Encore,--encore;--il presse avec une fureur insensée cette femme
charmante dont les étreintes et les caresses muettes imploraient sa
pitié! Il va la déposer en chancelant sur sa couche;--la contemple un
moment--comme s'il ne devait plus la contempler; éprouve--qu'elle seule
l'attache à la terre; baise son front glacé,--se détourne--Conrad est-il
parti?

15. «Est-il parti?»--Dans sa solitude soudaine que de fois cette
question terrible sera répétée!--«Il y a à peine un instant de
passé--qu'il était là! et maintenant--» Elle se précipite hors du
porche, et là ses larmes coulent enfin en liberté,
amères,--brillantes--et abondantes, comme jamais elle ne l'a éprouvé.
Ses larmes coulent de ses beaux yeux; mais ses lèvres refusent de
prononcer--adieu! car dans ce mot,--ce mot fatal,--quelles que soient
nos promesses,--nos espérances,--notre foi,--il n'y respire que du
désespoir.

Sur chaque trait de ce visage calme et pâle, le chagrin a déjà gravé ce
que le tems ne peut jamais effacer. Le bleu tendre de ces grands yeux
languissans est devenu glacé en contemplant sa solitude déserte, jusqu'à
ce que--oh! à quelle distance!--ils aient encore aperçu Conrad; alors
ils fondirent en larmes,--et la frénésie sembla respirer dans ces longs,
noirs et brillans regards humides de cette sombre tristesse qui devait
si souvent se renouveler.--«Il est parti!» Médora presse ses mains sur
son cœur, par un mouvement convulsif,--et les élève ensuite tristement
vers le ciel; elle jeta un regard et vit le soulèvement des vagues, la
voile blanche qui voguait:--elle n'osa pas regarder de nouveau. Mais se
retournant, l'ame défaillante, du côté de la porte:--«Ce n'est pas un
rêve,--je suis livrée à la désolation!»

16. Descendant de rocher en rocher--et précipitant sa course, le sévère
Conrad n'a pas une seule fois détourné la tête; mais craignant que
quelque détour du sentier n'offrît à ses regards les objets qu'il fuit,
sa solitaire mais charmante demeure située sur le sommet de la montagne,
qui le salue la première quand il rentre au port après une longue
course; et elle,--cette étoile sombre et mélancolique, dont les charmans
rayons l'atteignaient de loin; il ne doit point jeter sur elle un
dernier regard, il ne doit point penser qu'il pouvait rester là auprès
d'elle,--mais seulement sur le bord de l'abîme. Cependant il s'arrête un
instant,--il est sur le point d'abandonner son destin au hasard--et ses
projets à la merci des ondes; mais non--il n'en doit pas être ainsi;--un
chef digne de sa fortune peut s'attendrir, mais il ne se laisse point
séduire par la douleur d'une femme. Il voit son navire; il remarque
combien le vent est beau, et recueille courageusement toute l'énergie de
son ame. Il reprend sa marche,--et, comme il écoute, le bruit du tumulte
vibre à ses oreilles qui sont frappées de sons confus, du bruissement du
rivage, des cris du signal et de la rame qui fend les flots. Il remarque
le mousse au haut du mât, l'ancre qu'on lève, les voiles qui se
déploient dans les airs, les mouchoirs flottans de la foule qui envoie
ce muet adieu à ceux qui s'éloignent; et plus que tout, son pavillon
rouge hissé dans les airs, et il s'étonne comment son cœur a pu éprouver
tant de faiblesse. Le feu dans les regards et l'impétuosité bouillante
dans le cœur, il sent qu'il est redevenu lui-même. Il bondit,--il se
précipite;--jusqu'à ce qu'il ait atteint le pied de la colline où
commence la baie; là, il arrête sa course précipitée, moins pour
respirer la fraîcheur de la brise qui s'élève de la mer, que pour
reprendre son attitude ordinaire de dignité, afin que, par cette
précipitation, il ne parût troublé aux yeux du vulgaire: car l'habile
Conrad avait appris à soumettre la foule par ces artifices qui déguisent
les puissans et leur servent souvent de sauve-garde. Sa démarche était
imposante, et son maintien, tenu à distance, semblait éviter les
regards,--et inspirait le respect à ceux qui en étaient juges. Il avait
le front plein de gravité, et le regard fier qui repousse toute
familiarité vulgaire, sans manquer de courtoisie: c'est par là qu'il
commandait l'obéissance. Mais lorsqu'il désirait se lier avec quelqu'un,
sans forcer son caractère, sa bienveillance dissipait la crainte de ceux
qui l'écoutaient; et les dons des autres n'étaient rien au prix d'une de
ses paroles, lorsqu'elle faisait pénétrer dans les cœurs la profonde
mais tendre mélancolie de sa voix. Toutefois cette condescendance était
si étrangère à ses manières habituelles qu'il s'inquiétait peu de
dominer par la persuasion, mais bien de subjuguer. Les mauvaises
passions de sa jeunesse lui avaient fait moins apprécier
l'affection--que l'obéissance.

17. Autour de lui est rangée en ordre sa garde prête au départ. Juan est
debout devant lui.--«Tous les hommes sont-ils prêts?»

«Oui;--ils sont plus que prêts--ils sont embarqués; la dernière chaloupe
n'attend plus que mon maître.»

--«Mon épée et mon manteau.»

Aussitôt son épée est fortement ceinte et son manteau placé sur ses
épaules. «Fais venir Pédro!» Il vient,--et Conrad s'incline pour le
saluer, avec toute la courtoisie qu'il accordait à ses amis.--«Accepte
ces tablettes, observe leur contenu avec soin; des instructions d'une
haute importance, et qui contiennent des révélations dignes de foi, y
sont consignées. Double la garde; et quand la barque d'Anselme arrivera,
qu'il prenne également connaissance de ces ordres. Dans trois jours (si
la brise nous est favorable) le soleil éclairera notre retour;
jusque-là, puisses-tu rester en paix!»

Cela dit, il serra la main de son frère pirate, et il se dirige vers sa
chaloupe avec une attitude fière. Les rames brisent les vagues et
répandent tout autour une lueur phosphorique[c2]; ils abordent le
vaisseau.--Il est debout sur le tillac; le sifflet perçant
siffle;--toutes les mains manœuvrent;--il admire avec quelle légèreté le
navire obéit à cette manœuvre,--la bonne tenue de sa troupe,--et il
daigne lui en témoigner sa satisfaction. Ses yeux pleins d'orgueil se
tournent vers Gonsalvo.--Pourquoi s'arrête-t-il soudain et semble-t-il
gémir intérieurement? Hélas! ses yeux ont aperçu sa tour du rocher, et
sa pensée un moment s'est fixée sur l'heure des adieux. Elle--sa
Médora--aperçoit-elle le vaisseau qui l'emporte? Ah! jamais il n'avait
la moitié tant aimé qu'en ce moment! Mais cependant il lui reste encore
beaucoup à faire avant la chute du jour.--Il recueille de nouveau son
courage, détourne ses regards, et descend dans la cabine de Gonsalvo
pour lui faire connaître son plan,--ses moyens de le faire réussir,--et
son but. Devant eux brûle une lampe; il développe la carte et fait
apporter tous les instrumens nécessaires à l'art nautique. Ils
prolongent leurs débats jusqu'à minuit; aux yeux inquiets et aux esprits
agités quelle est l'heure qui paraît jamais avancée?

Pendant ce tems, la brise propice souffle avec sérénité, et le vaisseau
fuit rapide comme un faucon. Il a passé les hauts promontoires des îles
groupées au milieu des flots, et il gagne le port, long-tems--long-tems
avant le premier sourire du matin. Ils découvrent bientôt, à travers le
miroir de la nuit, l'étroite baie où est mouillée la flotte du pacha.
Ils comptent chaque voile,--et remarquent avec quelle insouciance les
Musulmans se gardent à la clarté de la nuit. Tranquille et sans être
aperçu, le vaisseau de Conrad passe à côté de cette flotte, et il a jeté
l'ancre dans le lieu où il a résolu de se tenir en embuscade. Il est à
l'abri d'une surprise par un rocher projeté du cap, qui élève dans les
airs sa forme fantastique. Il n'a pas besoin d'exciter sa troupe à ses
devoirs,--ni de la tirer de son sommeil,--préparée qu'elle est également
aux luttes de terre et de mer; tandis que, porté sur les flots, le chef
s'entretient avec calme;--et cependant, avec ses compagnons, c'est de
sang qu'il s'est entretenu!



Chant Deuxième.

_Conosceste i dubiosi desiri_?

(DANTE.)


1. Dans la baie de Coron se balancent avec grâce de nombreuses galères;
à travers les jalousies des fenêtres de Coron brillent les lampes
nocturnes, car Seyd, le pacha, donne une fête cette nuit; une fête à
l'occasion des triomphes qu'il se promet dans une lutte prochaine, quand
il emmènera dans ses prisons les pirates chargés de fers. Il l'a juré
par Allah et son épée; et fidèle à son firman et à sa parole, il a réuni
ses vaisseaux le long de la côte, rassemblé ses soldats orgueilleux
comme lui d'un prochain triomphe. Déjà ils se sont partagé les captifs
et les dépouilles, quoique l'ennemi qu'ils méprisent ainsi soit encore
éloigné. Ils sont prêts à mettre à la voile;--aucun doute qu'au soleil
de demain ils verront les pirates enchaînés--et leur port conquis!
Pendant ce tems la garde peut se livrer au sommeil si elle veut; ils
peuvent non-seulement se dispenser de faire sentinelle avant le combat,
mais encore rêver la mort de leurs ennemis, quoique tous ceux qui en ont
la liberté se débandent sur le rivage, et vont chercher à essayer leur
bouillante valeur sur le Grec: comme de semblables prouesses conviennent
aux héros de turban,--de faire briller le tranchant de leurs sabres
devant les yeux d'un esclave! Ils pillent sa maison,--mais ils épargnent
sa vie;--leurs armes sont puissantes, mais aujourd'hui ils veulent être
généreux! et ils ne daignent pas frapper, parce qu'ils pourraient le
faire impunément! à moins qu'un joyeux caprice n'inspire leurs coups,
afin de s'exercer pour l'ennemi futur. La débauche et les festins
trompent les heures fugitives des Grecs; et ceux qui désirent porter
encore quelque tems leur tête cherchent à sourire; que leurs lèvres
feignent aux yeux des Musulmans toute la gaîté dont ils sont
susceptibles, et accumulent dans le silence leurs malédictions, jusqu'à
ce que la côte en soit à jamais purgée!

2. Seyd, avec son turban, est mollement étendu dans la haute salle de
son palais; autour de lui sont les chefs à longue barbe qui
l'accompagnent dans son expédition. Le banquet est achevé, ainsi que la
dernière rasade,--breuvage défendu, dit-on,--qu'il a osé vider, tandis
que des esclaves distribuent aux autres chefs, observateurs plus rigides
des lois de Mahomet, un jus plus sobre[c3]. Un nuage de fumée s'échappe
ensuite de la longue chibouque[c4], tandis que[c5] les Almès dansent à
des accords sauvages. Le lever du matin verra l'embarquement de tous ces
chefs; mais les vagues sont quelquefois traîtresses pendant la nuit, et
ceux qui se sont livrés à la débauche peuvent dormir plus sûrement sur
leur couche de soie que sur le perfide élément. Qu'ils se réjouissent
pendant qu'il leur est permis:--jusqu'à l'heure du combat, ils peuvent
oublier ses hasards; et qu'ils se fient moins à la victoire qu'aux
paroles de leur Koran. Cependant les nombreux soldats du pacha, qu'il
mènera contre l'ennemi, pourraient lui faire espérer des exploits plus
glorieux que ceux dont il s'enorgueillit déjà.

3. L'esclave chargé de veiller à la porte extérieure s'avance avec une
précaution respectueuse; il incline profondément la tête,--et sa main
salue le plancher de l'appartement avant que sa langue prononce le
message qui lui est confié. «Un derviche échappé du nid des pirates est
ici:--lui-même demande à raconter le reste.» Seyd a fait un signe
d'assentiment qui est compris par l'esclave; il amène bientôt le saint
homme en silence près du pacha[c6]. Ses bras étaient croisés sur son
vêtement d'un gris foncé, sa démarche était chancelante, son regard
abattu semblait plutôt l'être par les austérités que par les années, et
sa joue était pâle de pénitence et non de crainte. Voué à son Dieu,--il
portait une chevelure noire qui soulevait orgueilleusement son haut
capuchon. Autour de lui était jetée une longue robe traînante qui
enveloppe un cœur qui ne bat plus que pour le ciel. Soumis, mais plein
d'une noble assurance, il supporte avec calme les regards curieux qui
l'examinent pour chercher à deviner le but de sa mission, avant que la
volonté du pacha lui ait permis de s'exprimer.

4. «D'où viens-tu, derviche?»

--«De la caverne indépendante des pirates; je suis un fugitif.»--

«Où fus-tu pris et dans quel tems?»

--«Dans une traversée du port de Scalanovo à l'île de Scio, sur un
saïque marchand bien monté; mais Allah ne nous fut pas favorable dans
notre navigation:--les corsaires s'emparèrent du butin des marchands;
nos membres furent chargés de chaînes. Je ne craignais pas la mort; je
n'avais point de richesses à déplorer, excepté la liberté de voyager qui
me fut enlevée. Enfin, une humble barque de pêcheur que je découvris
pendant la nuit me fit naître quelque espérance, en m'offrant des
chances de pouvoir échapper par la fuite. Je saisis l'heure, et j'y ai
trouvé ma délivrance--Avec toi,--très-puissant pacha! qui pourrait
éprouver de la crainte?»

--«Que font ces pirates, mis hors la loi des nations? Sont-ils bien
préparés à défendre leurs richesses conquises par le pillage, et leurs
rochers déserts? Songent-ils à notre expédition prochaine, destinée à
réduire en cendres leur nid de scorpions?»

--«Pacha! l'œil gémissant du captif enchaîné pleure sa liberté, mais il
jouerait mal le rôle d'espion. Je n'entendais que le mugissement
continuel des vagues, de ces vagues qui se refusaient à me transporter
loin de ce rivage; je ne remarquais que le glorieux soleil, et le ciel,
trop brillant,--trop bleu--pour ma captivité; et je n'éprouvais--que
tout ce qui peut consoler le cœur qui aspire à sa délivrance, et à voir
briser ses chaînes avant de pouvoir sécher ses larmes. Tu peux juger au
moins, par ma fuite, que les pirates ne pensent guère au péril d'une
surprise; autrement j'aurais vainement imploré ou cherché le hasard qui
m'amène devant toi,--s'ils se gardaient avec vigilance: la garde
négligente qui n'a pas aperçu ma fuite, veille sans doute aussi
négligemment pour prévenir ton attaque prochaine. Pacha!--mes membres
sont défaillans,--et la nature demande des alimens pour se soutenir.
Permets-moi de me retirer;--la paix soit avec toi! la paix avec tous
ceux qui t'entourent!--J'ai besoin maintenant de repos--et de
nourriture.»

--«Demeure, derviche! J'ai encore à t'interroger.--Demeure, je te le
commande;--assieds-toi;--veux-tu m'entendre?--obéis! Je dois
t'interroger encore; et des esclaves vont t'apporter de la nourriture:
tu ne languiras pas de faim au milieu d'un banquet. Ton souper
fini,--prépare-toi à me répondre clairement et amplement:--je n'aime pas
le mystère.»

Ce fut vainement que l'on chercha à connaître ce qui se passa dans
l'esprit du saint homme qui ne regarda pas le divan avec satisfaction.
Il ne montra pas beaucoup de goût pour les mets du banquet, et encore
moins de respect pour chaque convive. Un mouvement peu dissimulé de
dépit passa un instant sur sa figure, qui reprit aussitôt son calme. Il
s'assied en silence, et son front a recouvré la sérénité qu'il avait un
moment oubliée. Il est servi avec empressement;--mais il évite les mets
somptueux comme s'ils étaient mêlés de poison. Pour un homme si
long-tems condamné aux austérités et aux privations, il est étrange
qu'il profite si peu d'un si riche festin.--«Qu'as-tu donc, derviche?
mange.--Pourrais-tu supposer que l'on te sert un repas de chrétien? ou
penses-tu que mes amis ne sont pas les tiens? Pourquoi évites-tu le sel?
ce gage sacré qui, une fois partagé, émousse le tranchant du sabre,
opère la réunion des tribus divisées, et fait paraître des ennemis comme
des frères!»

--«Le sel assaisonne les mets recherchés,--et ma nourriture est encore
la plus humble racine, ma boisson, le plus humble ruisseau; mes vœux
austères et les lois de mon ordre[c7] s'opposent à ce que je rompe ou
que je mêle le pain avec amis ou ennemis. Cela peut te paraître
étrange;--s'il y a quelque chose à craindre, le péril ne menace que ma
tête. Mais pour toute ta puissance; oui, bien plus encore,--pour le
trône de ton sultan, je ne goûte ni de ton pain, ni de tes mets--à moins
d'être seul. Si j'enfreignais la règle de notre ordre, la colère de
notre Prophète pourrait empêcher mon pélerinage à la Mecque.»

--«Bien,--comme il te plaira,--ascétique que tu es[loc14]--Réponds à une
question; et tu pourras alors te retirer en paix. Combien sont-ils?--Ah!
ce n'est assurément pas encore le jour? Quel astre,--quel soleil
éclatant resplendit dans la baie? elle rayonne comme un lac de feu!--Aux
armes!--aux armes! Ho! trahison! mes gardes! mon sabre! Nos galères sont
livrées aux flammes;--et je suis loin d'elles! Maudit derviche!--voilà
donc tes nouvelles,--misérable espion!--Qu'on le saisisse,--qu'on
l'écartelle,--qu'il soit mis à mort sans délai!»

[Note loc14: La simplicité du pacha veut dire [Arabe ou Farsi], _soufy_;
religieux ascétique turque et persan.

(_N. du Tr._)]

Le derviche s'est levé à l'éclat subit de cette lumière. Son changement
de forme n'excite pas moins de terreur. Il s'est levé le derviche,--non
dans l'accoutrement d'un religieux, mais comme un guerrier qui bondit
sur son cheval d'Ukraine. Il a foulé aux pieds son capuchon et déchiré
sa robe; sa cotte de maille frappe les regards, et la lame de son sabre
a brillé comme un éclair! Son casque étroit, mais étincelant; son noir
panache, son œil noir encore plus brillant, et l'ombre encore plus noire
de ses noirs sourcils, tout le fait paraître aux yeux des Musulmans
comme un Afrite dont les coups mortels et infernaux ne laissent pas
d'espoir de salut. Le tumulte le plus confus, les noirs tourbillons de
flamme qui montent dans les airs, et les torches qui promènent
l'incendie; les cris de terreur et les cliquetis du fer qui se
croise:--car les sabres commencent à frapper; et les mugissemens qui
s'élèvent, tout répand sur ce lieu de carnage comme un aspect de
l'enfer!

Éperdus et fuyant çà et là, les esclaves dispersés ne voient qu'un
rivage sanglant et des vagues enflammées. Ils ne tiennent aucun compte
du cri menaçant du pacha: «_Qu'ils_ saisissent le derviche! Saisissez le
_Zatanaï_[c8]!» Conrad a vu leur terreur,--et a réprimé le premier
mouvement de désespoir qui ne lui offrait que de résister et périr dans
ce palais, puisqu'il avait été si prématurément et si bien obéi.
L'incendie avait été allumé avant qu'il en eût donné le signal. Il a vu
leur terreur;--il détache son cor de son baudrier,--en tire un
son,--mais un son perçant. On lui répond.--«Bien, courage! ma valeureuse
troupe! Comment ai-je pu douter de leur promptitude à me secourir? et
comment ai-je pu penser qu'ils m'avaient ici abandonné?» Son bras
puissant a décrit un cercle autour de lui;--ce mouvement rapide de
rotation qu'il a imprimé à son sabre répand une terreur qui répare son
fatal délai. Sa fureur achève ce que la frayeur avait commencé; il abat,
comme un troupeau ses lâches assaillans. Les turbans mis en pièces
jonchent les appartemens, et à peine un bras ose encore se lever pour se
défendre. Seyd lui-même, troublé par la rage et l'étonnement, recule
devant lui, en continuant de le menacer. Il ne demande pas quartier,
Seyd;--mais il redoute cependant les coups de l'étranger, tant le
désordre a rendu cet étranger redoutable! Les galères enflammées de Seyd
frappent toujours ses regards. Il s'arrache la barbe, et se retire du
combat en écumant de rage[c9]: car les pirates ont déjà dépassé la porte
du harem, et se précipitent dans l'intérieur;--s'arrêter un instant de
plus, c'était attendre la mort. Là les cris d'épouvante,--les
supplications des hommes qui jettent leurs armes en demandant
quartier--sont poussés en vain;--le sang coule par torrens! Les
corsaires qui affluent se précipitent où le cor de Conrad a sonné, et où
les gémissemens des victimes expirantes et les supplications les
avertissent de la manière courageuse avec laquelle il soutient la
terrible lutte. Ils le comblent de leurs acclamations en le voyant seul,
terrible et farouche comme un tigre qui se rassasie dans le sang qui
inonde son repaire! Mais courtes sont leurs félicitations,--plus courte
la réponse:--«C'est bien;--mais Seyd est échappé,--et il doit mourir.
Beaucoup a été fait,--mais il reste encore plus à faire.--Leurs galères
brûlent;--pourquoi leur ville n'est-elle pas encore en flammes?»

5. A peine a-t-il parlé, et déjà chacun d'eux a saisi une torche; et
l'incendie est allumé du minaret au porche du palais. Un farouche
plaisir se remarquait dans les yeux de Conrad; mais il frémit
soudain:--car à son oreille ont retenti les cris des femmes; et, comme
un glas de mort, ils ont ému ce cœur qui était resté insensible aux
râlemens plaintifs des mourans dans la mêlée. «Oh! enfoncez les portes
du harem;--n'outragez pas, sur votre vie, aucune femme: souvenez-vous
que nous aussi--_nous_ avons des femmes. La vengeance pourrait faire
retomber sur elles un pareil outrage. C'est l'homme qui est notre
ennemi; et c'est sur lui qu'il faut frapper: nous devons épargner la
proie la plus faible. Oh! je l'avais oublié;--mais que le ciel ne
l'oublie pas, si par mon ordre des êtres sans défense cessaient de
vivre. Que ceux qui le voudront me suivent!--j'y vais:--nous avons
encore le tems de soulager nos ames au moins d'un crime.»

Il monte l'escalier qui craque déjà atteint par les flammes.--Il enfonce
la porte; il ne sent pas ses pieds que brûle le plancher ardent. Sa
respiration est étouffée par des volumes épais de fumée; mais il
continue à se précipiter d'appartement en appartement. Ils
cherchent,--ils trouvent,--ils sauvent. Chacun d'entre eux emporte dans
ses bras robustes des charmes respectés par les regards; ils calment les
terreurs de ces femmes éplorées; soutiennent leurs corps défaillans avec
tous les soins que réclame la beauté sans défense, tant Conrad avait
d'empire sur le caractère farouche de ses compagnons pour retenir des
mains toutes couvertes de sang. Mais qui est-elle, celle que les bras de
Conrad enlèvent du milieu des appartemens enflammés et des débris du
combat?--Elle! c'est la bien-aimée de celui dont il a juré la mort!
c'est la reine du harem!--c'est l'esclave de Seyd!

6. Conrad n'a qu'un moment pour adresser quelques paroles à
Gulnare[c10], pour rassurer cette tremblante beauté; car dans cette
suspension du combat donnée à la pitié, l'ennemi qui se retirait en
toute hâte s'étonne de ne pas se voir poursuivi. Sa fuite est moins
précipitée;--il s'est rallié--et rangé en bataille. Seyd s'en est
aperçu; il a reconnu d'abord le petit nombre des compagnons du corsaire,
comparé avec sa troupe, et il rougit de sa méprise, en voyant que sa
défaite a été causée par la terreur et la surprise. _Alla il alla_!
c'est le cri de vengeance qu'il pousse.--La honte se change en rage; il
veut maintenant vaincre ou périr! Les flammes doivent répondre aux
flammes, et le sang au sang! Des flots de ce sang vont couler de nouveau
pour le triomphe;--car la fureur vaincue va renouveler le combat, et
ceux qui attaquaient pour vaincre se défendent pour conserver leur vie.
Conrad voit le danger;--il voit ses compagnons succomber sous le nombre
toujours croissant des ennemis.--«Un effort,--encore un effort--pour
nous ouvrir le cercle de nos ennemis!» Ils se rallient,--se
serrent,--chargent,--chancellent;--tout est perdu! Serrés étroitement de
toutes parts,--assaillis par le nombre, sans espoir, mais non sans
courage, ils se défendent encore vaillamment.--Ah! maintenant le
désordre est dans leurs rangs;--criblés de blessures,--culbutés de
toutes parts; chacun d'eux combat isolément,--sans pousser un cri.--Ils
tombent épuisés de fatigues plutôt que vaincus; et frappent encore
jusqu'à ce que la lame échappe à leurs mains roidies par la mort.

7. Mais avant que l'ennemi rallié eût recommencé le combat, et eût
opposé rang d'hommes à rang d'hommes et cimeterre à cimeterre, Gulnare
et toutes ses compagnes du harem avaient été mises en sûreté dans une
maison de la ville, par ordre de Conrad, qui avait commis une garde à
leur protection; ces femmes essuyaient les larmes que la crainte de la
mort et du déshonneur leur avait fait répandre. Et quand la jeune
Gulnare, cette dame aux yeux noirs, se rappela ces pensées qu'avait fait
naître son désespoir, elle s'étonna beaucoup de la courtoisie qui
respirait dans les accens de Conrad et dans la douceur de ses regards.
Il était étrange--_qu'un_ brigand, ainsi souillé de sang, lui parût plus
aimable que Seyd; dans ses manières les plus tendres. Le pacha aimait
comme s'il lui eût semblé que son esclave dût s'estimer fort heureuse de
l'amour qu'il voulait bien lui témoigner. Le corsaire lui avait offert
sa protection, avait calmé ses terreurs, comme si son hommage était dû
de droit à la beauté. «Le désir en est coupable;--et ce qui est pire
pour une femme,--il est inutile; cependant je désire revoir ce chef;
afin de lui faire mes remerciemens, ce que la crainte m'a fait oublier,
pour la vie qu'il m'a conservée,--et dont mon amoureux seigneur ne s'est
pas souvenu!»

8. Elle l'aperçut, au plus épais du carnage, se défendant au milieu des
cadavres sanglans, loin de sa troupe, et luttant avec un ennemi qui
semble chèrement acheter le terrain que Conrad est forcé de céder,
couvert de blessures,--perdant son sang,--ne pouvant trouver la mort
qu'il cherche, et pris enfin pour expier tous les maux qu'il a causés;
épargné pour languir dans les tourmens et pour vivre en vain, tandis que
la vengeance méditera de nouveaux plans de tortures. Celle-ci étanche
son sang pour le verser plus tard--mais goutte par goutte: car l'œil
insatiable de Seyd voudrait le voir toujours mourant,--jamais mourir!
Est-il possible que ce soit lui! lui qu'elle a vu naguère triomphant,
quand le signe impérieux de sa main sanglante était une loi! C'est bien
lui!--désarmé, mais non abattu; n'ayant qu'un seul regret, celui de
conserver la vie. Ses blessures sont trop légères, quoiqu'il eût
volontiers baisé la main qui lui aurait donné la mort. Oh! il n'a pu
recevoir aucun coup de ceux si nombreux qui ont été portés, pour envoyer
son ame--dans ce lieu dont il se souciait à peine,--au ciel! Il doit
donc, seul de tous les siens, conserver ce souffle de vie, lui qui, plus
qu'aucun autre, s'est exposé à le perdre? Il sent profondément--ce que
les cœurs mortels sont destinés à ressentir, lorsque, renversés sur la
roue de l'inconstante fortune, les traitemens du vainqueur leur
présagent l'expiation de leurs crimes dans de languissantes
tortures.--Il le sent profondément, tristement; mais le coupable orgueil
qui l'a conduit à commettre ces actions--l'aide maintenant à dissimuler.
On remarque encore dans son attitude fière et recueillie l'air d'un
vainqueur plutôt que d'un vaincu. Quoique épuisé par les fatigues
mortelles de la lutte et le sang qu'il a répandu, il en est peu, dans le
nombre de ceux qui le considèrent, dont le regard soit aussi calme et
assuré que le sien. Ceux que son bras avait tenus à distance, et que son
regard seul faisait trembler, l'accablent maintenant de clameurs
insolentes; les braves qui l'ont vu de près n'insultent pas l'ennemi qui
leur a appris la crainte, et les gardes farouches qui le conduisent à sa
prison le contemplent en silence, pénétrés d'une secrète terreur.

Le médecin lui a été envoyé,--mais non par compassion; c'est pour savoir
ce que peut encore supporter son reste de vie. Ce médecin lui en trouve
assez pour lui faire porter les plus pesantes chaînes, et pour espérer
qu'il ne sera pas insensible aux aiguillons de la douleur.
Demain--oui--au coucher du soleil de demain, commencera pour lui le
supplice affreux du pal; et levés avec les premiers rayons du matin, ses
ennemis viendront voir comment il supportera courageusement ou lâchement
ses angoisses. De tous les supplices, celui-ci est le plus long et le
plus cruel; il ajoute la soif à toutes les autres agonies, soif que
chaque jour la mort oublie de venir étancher, tandis que les vautours
affamés voltigent autour de la fourche patibulaire. «Oh! de l'eau!--de
l'eau!»--La haine, souriant de contentement, se refuse à la prière de la
victime;--car, s'il boit,--la mort finit ses tourmens.

Ce destin lui était réservé.--Le médecin, les gardes sont partis; ils
ont laissé l'orgueilleux Conrad seul, couvert de chaînes.

10. Il serait inutile de peindre les sentimens qu'il éprouve;--il serait
même douteux si lui-même en avait connaissance. Il est une lutte, un
chaos dans l'ame: c'est lorsque tous ses élémens sont en
convulsions,--sont confondus,--qu'ils se heurtent avec une sombre et
puissante énergie, en grinçant les dents d'un impénitent remords, ce
démon décevant[loc15]--qui n'avait pas encore élevé la voix,--mais qui
crie maintenant: «Je t'avais averti!» lorsque l'œuvre est consommée.
Voix inutile! l'ame qui se consume sans être domptée peut se tordre,--se
révolter,--le faible seul se repent! même à cette heure solitaire,
lorsque les sentimens se foulent, et que l'ame se révèle à elle-même
avec tous les souvenirs du passé,--sans qu'aucune passion, aucune pensée
dominante s'empare souverainement d'elle; en lui dérobant les autres.
Mais la sombre et déserte perspective de l'ame qui passe en revue ses
souvenirs du passé,--souvenirs qui se précipitent à travers mille
issues; les rêves expirans de l'ambition, les regrets de l'amour, la
gloire en danger, la vie elle-même emprisonnée; les joies non goûtées,
le mépris ou la haine contre ceux qui triomphent de notre destinée de
misères; le passé sans espérance, l'avenir qui s'avance avec trop de
rapidité pour penser à l'enfer ou au ciel; les actions, les pensées, les
paroles peut-être jamais rappelées d'une manière si aiguë jusqu'à cet
instant, bien que jamais oubliées; choses légères ou charmantes dans
leur tems, mais maintenant offertes comme des crimes à l'austère
réflexion; le sentiment flétrissant du mal non révélé, non moins
dévorant pour avoir été plus caché;--tout, en un mot, tout ce qui peut
faire reculer d'effroi, ce sépulcre ouvert,--le cœur mis à nu, où sont
ensevelies tant de douleurs, étalent leurs misères, jusqu'à ce que
l'orgueil se réveille pour arracher ce miroir à l'ame--et le brise.

[Note loc15: _That juggling fiend_.]

Oui,--l'orgueil peut voiler et le courage braver
tout--tout--tout:--l'avenir,--le passé;--la plus terrible des défaites.
Chacun a des craintes, et il n'y a qu'un hypocrite qui les dissimule
pour s'attirer des louanges. Le lâche aussi dissimule, lui dont la
forfanterie ne sait que fuir loin du danger; mais celui qui ne sait
point cacher les mouvemens de son ame, envisage la mort de sang
froid--et meurt. Il a parcouru sa carrière en homme réfléchi, et il lui
en coûte peu d'épargner à la mort la moitié de sa course!

11. C'est dans la chambre la plus élevée de sa plus haute tour que le
pacha a jeté Conrad et l'a fait charger de chaînes. Son palais a été
consumé par les flammes:--cette forteresse sert à la fois de prison à
son captif et de retraite à sa cour. Conrad n'a pas beaucoup à blâmer
cette sentence; si son ennemi eût été vaincu, il eût éprouvé le même
sort. Il est seul;--et dans sa solitude, il est descendu dans son cœur
coupable: mais il avait endurci ce cœur contre l'infortune. Il n'est
qu'une seule pensée qu'il ne peut--qu'il n'ose aborder: «Oh! comment
Médora va-t-elle supporter ces nouvelles?» Alors--seulement alors--il
soulève ses mains en les frappant l'une contre l'autre, et repousse avec
rage les fers dont elles sont chargées. Mais tout-à-coup il trouva,--ou
feignit de trouver,--on ne fit que rêver une espérance, et il sourit en
se moquant lui-même de sa douleur: «Que la torture vienne quand elle le
voudra--ou quand elle le pourra; n'ai-je pas plus besoin de repos pour
me préparer à ce jour fatal?» Cela dit, il se traîne lentement vers sa
natte; et quelles qu'aient été ses visions, il fut promptement endormi.

Il était à peine minuit lorsque cette mortelle attaque avait commencé.
Les plans que Conrad avait médités mûrement étaient exécutés; et le
démon du carnage met si bien à profit la fuite précipitée du tems, qu'il
avait laissé à peine un crime à commettre. Une heure vit Conrad lutter
avec les vagues,--déguisé,--découvert, conquérant, vaincu, saisi,
condamné,--tour à tour chef de bande sur terre--et pirate sur la
mer,--détruisant,--sauvant,--emprisonné--et endormi!

12. Il paraît sommeiller dans un calme profond,--car sa respiration est
à peine sensible.--Ah! trop heureux si elle avait cessé pour toujours!
Il dort;--mais qui se penche sur son sommeil paisible? ses ennemis se
sont retirés--et il n'a pas d'amis dans ces lieux. Serait-ce quelque
séraphin envoyé d'en haut pour lui apporter sa grâce? non, c'est une
forme terrestre avec des traits divins! Son bras blanc porte une
lampe--qu'elle tient soigneusement cachée, de peur que les rayons de
cette lampe ne frappent soudainement la paupière de cet œil fermé, qui
ne s'ouvrira plus qu'à la douleur pour se refermer encore,--se refermer
pour jamais. Quelle est cette beauté, à l'œil si noir, à la joue si
belle et si fraîche, au front couronné par des touffes épaisses de
cheveux tressés et ornés de pierreries, à la forme si aérienne,--aux
pieds nus qui brillent comme de la neige, et se posent si
silencieusement sur la terre?--Comment est-elle parvenue jusqu'en ces
lieux, à travers les gardes et la nuit la plus épaisse? Ah! demandez
plutôt ce qu'une femme ne peut oser, une femme que la jeunesse et la
pitié conduisent comme toi, ô Gulnare!

Elle n'avait pu dormir;--et tandis que le pacha repose dans des songes
troublés par l'image de son prisonnier, Gulnare s'est échappée de sa
couche--en emportant l'anneau qui lui sert de sceau, et dont souvent
elle avait orné sa main dans ses jeux folâtres.--Munie de ce signe
respecté, à peine questionnée, elle pénètre à travers les gardes
assoupis qui obéissent à ce signe tout puissant sur eux. Harassés de
fatigues, épuisés par les coups échangés dans le combat, leurs yeux
envient le repos de Conrad. Abattus, et laissant à chaque instant
retomber leur tête appesantie par le sommeil, ils étendent leurs
membres, et cessent de veiller; ils n'ont fait que lever leurs têtes
pour saluer l'anneau du pacha, sans demander qui le porte et quel est
l'usage qui en doit être fait.

13. Gulnare est étonnée de ce qu'elle voit. «Peut-il dormir avec calme,
dit-elle, tandis que d'autres yeux pleurent sa défaite ou le carnage de
son bras, et que mon inquiétude sans repos me fait errer la nuit dans ce
lieu?--Quel charme soudain m'a rendu cet homme si cher? Il est
vrai--c'est à lui que je dois ma vie, et plus que la vie, car il nous a
sauvées, moi et mes compagnes, d'un sort pire que le malheur. Cette
réflexion est tardive;--mais chut!--son sommeil s'interrompt;--comme il
soupire pesamment!--il a fait un mouvement--il s'éveille!»

Conrad a soulevé sa tête,--et ébloui par la clarté de la lampe, son œil
doute de la réalité de ce qu'il voit; il a remué sa main:--le
froissement de sa chaîne l'a averti trop rudement qu'il vivait encore.
«Quelle est cette forme? si ce n'est pas une figure aérienne, mon
geolier est doué d'une merveilleuse beauté!»

«Pirate! tu ne me connais pas;--mais je suis un être reconnaissant pour
une action que tu as trop rarement accomplie. Regarde-moi,--et
rappelle-toi celle que tu as sauvée des flammes et des mains de ta bande
encore plus effrayante. Je viens te voir au milieu des ténèbres:--je
sais à peine pourquoi;--cependant ne frémis point,--je ne voudrais pas
te voir mourir.»

«S'il en est ainsi, compatissante dame! ton œil est le seul ici qui ne
se fera pas une fête de mon supplice. Mes ennemis ont eu pour eux les
chances du hasard,--qu'ils usent de leurs droits. Mais, quoiqu'il en
soit, je les remercie de leur courtoisie ou de la tienne pour m'envoyer
un confesseur aussi aimable que toi.»

Quelqu'étrange que cela paraisse,--cependant il existe une espèce de
gaîté dans l'extrême infortune,--gaîté qui n'apporte pas de
soulagement,--car la gaîté du malheur ne trompe jamais; son sourire est
plein d'amertume,--mais c'est encore un sourire. Quelquefois même il a
accompagné les plus sages et les plus vertueux jusque sur
l'échafaud[c11], qui a été l'écho de leurs plaisanteries! Cependant
cette gaîté apparente n'est point réelle pour eux; elle peut tromper
tous les cœurs, excepté ceux qu'elle déguise. Quel que fût le sentiment
qui se manifesta d'abord sur les traits de Conrad, un sourire sauvage a
déridé son front indompté; et ces accens qu'il proféra exprimaient la
gaîté, comme si c'était la dernière dont il dût jouir sur la terre.
Cependant elle était contraire à sa nature;--car, pendant la durée de sa
courte vie, il eut peu de pensées étrangères à la tristesse et aux
combats.

14. «Corsaire! ta sentence est prononcée:--mais j'ai le pouvoir
d'adoucir la colère du pacha dans ses heures les plus cruelles. Je
voudrais te sauver;--oui, bien plus,--je voudrais te sauver dès à
présent; mais--ni le tems qui presse,--ni tes forces épuisées ne me
permettent de l'espérer. Cependant tout ce qui sera en mon pouvoir, je
le voudrai; au moins je ferai tout pour retarder l'exécution de la
sentence qui te laisse à peine un jour. Tenter davantage maintenant
perdrait tout;--toi-même tu te refuserais à une tentative qui ne nous
procurerait qu'une perte commune.»

«Oui!--je m'y refuserais;--mon ame est préparée à tout: je suis tombé
trop bas pour craindre une nouvelle chute. Ne t'expose pas toi-même au
danger; je ne pourrais me bercer de l'espérance d'échapper à des ennemis
avec lesquels je ne puis pas combattre. Incapable de vaincre,--fuirai-je
lâchement, le seul de ma troupe qui n'aura pas voulu mourir? Cependant
il est un être--vers lequel se reporte ma pensée, et je sens que ces
yeux s'attendrissent pour elle jusqu'aux larmes. Mes seules ressources
dans le chemin de la vie que j'ai parcouru étaient--mon navire,--mon
épée,--mon amie,--mon Dieu! Le dernier, je l'ai abandonné dans ma
jeunesse;--il m'abandonne maintenant:--l'homme qui m'humilie aujourd'hui
ne fait qu'accomplir ses volontés. Je n'ai pas la pensée de me moquer de
son trône par des prières arrachées aux souffrances d'un lâche et
rampant désespoir; c'est assez que je respire--pour que je puisse tout
supporter. Mon épée est tombée de cette indigne main qui eût dû mieux
répondre à la bravoure de la troupe qu'elle commandait; mon navire est
englouti dans les flots, où il est au pouvoir du pacha;--mais mon
amie,--pour elle encore ma voix pourrait monter en prière vers le ciel.
Oh! elle est tout ce qui peut me rattacher à la terre.--Ma mort va
briser un cœur qui a pour moi plus qu'une légitime tendresse, une forme
si belle--que, jusqu'à ce que j'aie vu la tienne, ô Gulnare! mes yeux
n'avaient jamais demandé s'il s'en trouvait sur la terre d'aussi belle!»

--«Tu en aimes donc une autre!--Mais que m'importe à moi cela?--cela ne
m'importe pas,--non, sans doute, jamais cela ne m'importera. Mais
cependant--tu aimes--et--oh! j'envie ceux dont les cœurs peuvent se
reposer sur des cœurs aussi fidèles qu'eux, et qui n'ont jamais éprouvé
ce vide--cette pensée inquiète qui soupire après des visions--comme la
mienne en est tourmentée.»

«O femme!--j'avais pensé que tu aimais celui pour lequel mon bras
t'avait sauvée d'une tombe enflammée!»

«Moi, avoir de l'amour pour le farouche Seyd! oh!--non--non--non,
jamais. Cependant ce cœur, qui ne fait plus d'efforts pour l'aimer,
s'est efforcé autrefois de répondre à sa passion,--mais il n'a pu
réussir. Je l'ai éprouvé--et je l'éprouve encore,--l'amour ne peut
exister qu'avec la liberté. Je suis une esclave; une esclave favorite,
il est vrai, destinée à partager la splendeur de mon maître, et à
paraître la femme la plus heureuse! Souvent je suis condamnée à entendre
cette question: «M'aimes-tu?» et je brûle de répondre: «Non!» Oh! il est
dur de supporter cette tendresse, et de s'efforcer vainement de la payer
de retour; mais il est encore plus dur de supporter les répugnances du
cœur, et de cacher aux yeux de celui qui l'inspire un sentiment
différent de celui de l'amour. Il me prend une main que je ne lui donne
pas--ni ne refuse;--le pouls de cette main n'est ni plus lent--ni plus
rapide,--mais il reste calme et froid; et quand elle m'est rendue, elle
retombe comme un poids inanimé, en s'éloignant de l'homme que je n'ai
jamais aimé assez pour le haïr. Mes lèvres, après avoir reçu ses
caresses, n'en sont pas plus brûlantes, et le souvenir qu'elles me
laissent glacé tous mes sens. Oui,--si j'avais jamais éprouvé le
dévouement de la passion, j'aurais pu lui faire succéder la haine, mais
encore--je le vois partir sans que j'en éprouve de regrets,--et revenir
sans que je le désire;--et souvent, lorsqu'il est près de moi,--il est
bien loin de ma pensée. Quand la réflexion arrivera--et elle doit
arriver--je crains qu'elle m'apporte le dégoût. Je suis son
esclave;--mais en dépit de l'orgueil, le titre de sa fiancée pour moi
serait pire que l'esclavage. Oh! que cette dot de son cœur ne m'est-elle
enlevée! ou, s'il en cherchait une autre, et qu'il me laissât en
repos--hier encore--j'aurais dit en paix! Oui, si je feins maintenant
une tendresse qui ne m'est pas habituelle pour lui,
souviens-toi,--captif! souviens-toi que c'est pour briser tes chaînes;
pour te payer la vie que je te dois; pour te rendre à cette femme qui
t'est si chère, et qui partage un amour tel que je n'en connaîtrai
jamais. Adieu!--le matin commence à poindre,--je dois te quitter: il
m'en coûtera cher,--mais ne crains pas la mort d'aujourd'hui!

15. Elle pressa ses mains enchaînées contre son cœur, baissa la tête,
puis se retira sans bruit et disparut comme un songe. Était-ce bien elle
qui était là? et Conrad est-il seul maintenant? Quelle perle précieuse
est tombée et a brillé sur ses fers? c'est une des larmes les plus
sacrées, versée sur les malheurs d'un étranger, qui s'échappe une
fois--brillante--pure, des yeux de la pitié, déjà polie par une main
divine!

Oh! elle est trop persuasive,--trop dangereusement chère--la larme
inappréciable qui tombe des yeux de la femme! cette arme de sa faiblesse
qu'elle peut employer pour attendrir,--sauver,--subjuguer;--tout à la
fois sa lance et son bouclier. Évitez-la,--la vertu s'amollit et la
sagesse tombe dans l'erreur, pour se confier trop tendrement à cette
expression de douleur de la beauté! Qui a perdu un monde et fait fuir un
héros? la larme timide de l'œil de Cléopâtre. Cependant la faute du
tendre triumvir doit être excusée; pour une larme,--combien perdent
non-seulement la terre,--mais le ciel! livrent leurs ames à l'éternel
ennemi de l'homme, et comblent leur malheur pour épargner celui de
quelque beauté volage!

16. Il est jour,--et sur les traits altérés de Conrad viennent jouer ses
rayons--sans lui ramener les espérances de la veille. Que deviendra-t-il
avant la nuit? peut-être un corps sans vie sur lequel les corbeaux
agiteront leurs ailes funèbres, que son œil éteint et fermé n'apercevra
point, tandis que ce soleil se couchera, et que la rosée du soir
froide,--humide--et épaisse tombera sur ses membres roidis, en
rafraîchissant la terre--et en ranimant tout dans la nature, excepté son
cadavre!--



Chant Troisième.

   Come vedi--ancor non m'abandonna.

   (Dante.)


1. Brillant d'une plus aimable splendeur sur la fin de sa carrière, le
soleil couchant s'abaisse avec lenteur le long des collines de la Morée.
Il ne brille pas d'un éclat obscurci, comme dans les climats du Nord,
mais c'est un rayonnement sans nuage d'une flamme vivante! Le rayon
jaune qu'il jette sur l'abîme silencieux dore les vagues verdâtres,
étincelantes de ses tremblans reflets. C'est sur le vieux rocher d'Égine
et sur l'île d'Hydra que le dieu de la gaîté répand son dernier sourire.
Se complaisant sur ses propres domaines, qu'il quitte à regret, c'est là
qu'il aime à verser ses rayons, quoique ses autels n'y reçoivent plus
l'encens de ses adorateurs. Les ombres des montagnes descendent au loin
et baisent ton golfe glorieux, invincue Salamine! Leurs arcs d'azur
rencontrent les doux regards du soleil dans la vaste étendue des airs,
colorés d'une pourpre plus foncée, et des teintes plus tendres, jetées
sur leurs cimes, marquent sa course triomphante, et reproduisent les
couleurs du ciel; jusqu'à ce que, dérobé par une ombre profonde à la
terre et à l'océan, le soleil disparaisse derrière son rocher de Delphes
pour se jeter dans les bras du sommeil.

Ce fut dans un soir pareil qu'il jeta ses rayons les plus pâles,
lorsque, Athènes! le plus sage de tes enfans le salua pour la dernière
fois. Avec quelle inquiétude les meilleurs de tes enfans attendaient son
dernier rayon d'adieu qui devait terminer le dernier jour de leur
sage[c12] condamné injustement à boire la ciguë! «Pas encore,--pas
encore--le soleil s'arrête sur la colline,--l'heure précieuse de l'adieu
dure encore; mais triste est sa lumière aux yeux agonisans, et sombres
sont les teintes des montagnes qui lui paraissaient autrefois si
chères.» Phébus sembla couvrir de voiles lugubres la contrée délicieuse
qui n'avait encore connu que son sourire; mais avant qu'il eût disparu
derrière la cime du Cithéron, la coupe fatale fut vidée,--l'esprit vital
avait fui; l'ame de celui qui dédaigna de craindre ou de fuir,--qui
vécut et mourut comme nul mortel ne peut vivre ou mourir!

Mais regardez! depuis les hauteurs de l'Hymette jusqu'à la plaine, la
reine de la nuit impose son règne silencieux[c13]. Aucune nébuleuse
vapeur, messagère de l'orage, ne couvre sa belle face, n'entoure d'un
cercle sa forme lumineuse. Là, la blanche colonne, avec sa corniche
scintillant aux rayons de la lune qui se jouent dans ses ciselures,
reçoit ses grâcieux baisers, et, couronné de ses tremblans rayons,
l'emblème de Phébé étincelle sur le haut minaret. Les bosquets
d'oliviers dispersés au loin comme des taches sombres, là où le modeste
Céphise verse son onde épuisée; le cyprès qui jette une ombre
mélancolique près de la sainte mosquée; la brillante tourelle du gai
kiosque[c14]; triste et sombre au milieu du calme religieux, le palmier
solitaire près du temple de Thésée: tous ces objets, empreints de
diverses couleurs, arrêtent les regards,--et stupide serait celui qui
passerait sans émotion dans ces lieux.

Plus loin la mer Égée, dont le mugissement ne se fait plus entendre,
assoupit par des caresses le courroux de son vaste sein soulevé par la
guerre des élémens, et déploie dans des teintes plus douces une immense
surface de saphir et d'or, mêlée avec les ombres de maintes îles
lointaines qui offrent un aspect menaçant--là où l'aimable océan semble
sourire[c15].

2. Je m'écarte de mon sujet.--Pourquoi tourné-je mes pensées vers toi,
contrée du soleil? Oh! qui peut contempler la mer qui baigne tes
rivages, et ne pas s'arrêter à ton nom, quel que soit le sujet que l'on
traite, tant il y a de magie dans tout ce qui parle de toi? Quel est
celui qui, ayant vu se coucher le soleil sur toi, ô belle Athènes!
pourrait jamais oublier la scène que tu présentes à cette heure
merveilleuse du soir? Ce n'est pas celui--dont le cœur ne connaît ni
tems ni distance, et qu'un charme magique retient dans le parage des
Cyclades! Cet hommage ne paraîtra point étranger à ses chants; l'île de
son corsaire fit autrefois partie de ton domaine:--puisse-t-elle, en
recouvrant la liberté, redevenir encore la tienne!

3. Le soleil s'est couché;--et, plus sombre que la nuit, le cœur de
Médora défaille près du signal de feu placé sur la hauteur de la
tour.--Le troisième jour s'est écoulé:--avec lui Conrad n'arrive
pas,--n'envoie pas de message,--l'infidèle! Le vent a été beau, quoique
faible, et il ne s'est point élevé de tempête. Hier au soir le navire
d'Anselme est rentré dans la baie; et cependant les seules nouvelles
qu'il apporte, c'est qu'il n'a point rencontré Conrad! Cruelle, comme
elle l'est maintenant, bien différente serait l'histoire, si Conrad eût
attendu cette voile pour combattre.

La brise de la nuit commence à fraîchir;--Médora a passé ce jour à épier
tout ce que l'espérance peut lui faire prendre pour un mât; elle est
assise tristement--sur la hauteur.--L'impatience l'entraîne sur le
rivage de la mer à l'heure de minuit; là elle erre désolée, sans sentir
l'écume des flots qui souvent venait jaillir sur ses vêtemens, et
l'avertissait de s'éloigner. Elle ne la voyait pas,--ne la sentait
pas,--ne pouvait quitter ce rivage; elle ne sentait pas le froid de
cette écume:--le froid seul qu'elle éprouvait était sur son cœur. Ce
retard lui occasionna une telle certitude du malheur, que la vue du
vaisseau de Conrad lui eût fait perdre également la vie ou la raison.

Enfin arrive--un pauvre bateau tout brisé, dont l'équipage a d'abord
aperçu celle qu'il cherche. Quelques-uns d'entre ces hommes ont des
blessures sanglantes:--tous sont dans un état pitoyable.--Ils sont peu
nombreux;--à peine comprennent-ils comment ils ont pu échapper:--_c'est
là_ tout ce qu'ils savent. Silencieux, abattus, chacun d'eux paraît
attendre que la triste voix de son compagnon exprime ses doutes sur le
sort de Conrad. Ils auraient pu dire quelque chose; mais ils semblaient
craindre de confier leurs paroles à l'oreille de Médora. Elle les a
compris, et cependant elle n'a point succombé,--elle n'a pas même
tremblé--en apprenant ce malheur accablant, ce délaissement terrible.

Sous les traits délicats et tendres de Médora se cachaient de hauts
sentimens, qui ne se manifestaient que lorsqu'ils avaient acquis toute
leur énergie. Cependant, aussi long-tems que l'espérance lui
restait,--ces sentimens s'exprimaient par de l'attendrissement,--du
désordre--et des larmes;--quand tout était perdu,--cette sensibilité ne
s'éteignait pas,--mais elle sommeillait; et de ce sommeil apparent
naissait cette énergie qui lui disait: «Puisqu'il ne te reste rien à
aimer,--il ne te reste également rien à craindre.» Cette énergie était
supérieure à la nature; elle était semblable à ce brûlant et puissant
délire qui naît de l'accès de la fièvre dévorante.

«Vous restez silencieux,--dit-elle.--Je ne voudrais pas entendre ce que
vous pouvez me raconter;--ne parlez pas,--ne murmurez pas ce nom:--car
je sais bien tout.--Cependant je voudrais vous demander--mes lèvres se
refusent presque à le dire;--que votre réponse soit brève:--dites-moi où
il repose?»

«Madame! nous l'ignorons,--à peine avons-nous pu sauver notre vie; mais
il y en a un d'entre nous qui soutient qu'il n'est pas mort: il l'a vu
saisir, couvert de blessures sanglantes,--mais vivant encore.»

Elle n'en put entendre davantage: c'était en vain qu'elle s'y
efforçait;--le sang bout dans ses veines;--toutes ses pensées
s'agitent,--jusqu'à ce que, dans cette lutte opiniâtre, son ame accablée
succombe à ces paroles. Elle chancelle,--tombe, et les vagues allaient
peut-être l'arracher sans vie à un autre tombeau; mais ces hommes aux
mains rudes, bien que leurs yeux soient noyés de larmes, se sont
empressés de venir à son aide avec la promptitude que commande la pitié.
Ils versent sur cette joue pâle comme la mort la rosée de l'Océan,
relèvent Médora,--agitent l'air sur sa figure,--et la soutiennent
jusqu'à ce qu'elle revienne à la vie. Ils réveillent ses femmes, et
laissent aux mains des matrones cette forme défaillante dont l'aspect
les fait gémir de douleur. Ils s'en vont à la caverne d'Anselme pour lui
faire part de ces affligeantes nouvelles--et de leur courte victoire.

4. Dans cette assemblée farouche retentissent des paroles hardies et
étranges; il s'élève des pensées de rançon, de guerre et de vengeance,
de tout, excepté de paix ou de fuite. L'esprit de Conrad respire encore
dans leur conseil et leur défend le désespoir. Quel que soit son
destin,--les cœurs qu'il a inspirés et commandés le sauveront vivant, ou
apaiseront son ombre irritée. Malheur à ses ennemis! il reste encore un
petit nombre de ses braves dont les actions sont audacieuses, comme
leurs cœurs sont fidèles.

5. Le cruel Seyd est dans la chambre secrète du harem rêvant au sort de
son captif. Ses pensées sont alternativement partagées entre l'amour et
la haine, tantôt avec Gulnare, et tantôt dans la prison de Conrad.
Étendue à ses pieds, la belle esclave épie les mouvemens de son
front.--Elle voudrait adoucir les noires pensées de son ame, en jetant
sur lui les regards inquiets de son œil large et noir, qui cherche
inutilement dans les siens un retour de sympathie; il fait semblant de
_les_ tenir constamment sur les grains de son chapelet[c16], mais c'est
seulement sur les tortures de sa victime qu'il les tient fixés.

--«Pacha! la victoire de ce jour t'appartient; elle s'est fixée sur la
crête de ton cimier:--Conrad est pris,--le reste est tombé! Le sort de
Conrad est résolu:--il doit mourir, et il a bien mérité ce
châtiment;--cependant il me paraît trop indigne de ta haine. Je pense
qu'en le délivrant un moment, pour lui parler de rançon, en exigeant
tous ses trésors, serait un moyen plus sage. La renommée vante beaucoup
ses richesses de pirate;--que mon pacha n'en est-il le maître! Pendant
ce tems, abattu,--affaibli par ce fatal combat,--surveillé,--suivi,--il
serait toujours une proie facile; mais une fois mort,--le reste de sa
troupe embarquera ses richesses et les leurs pour chercher une retraite
plus sûre.»

«Gulnare!--si pour chaque goutte de son sang on m'offrait un diamant
aussi riche que le diadême de Stamboul; si pour chacun de ses cheveux on
faisait briller à mes yeux une mine massive d'or vierge; si tout ce que
nos contes arabes racontent ou font rêver de trésors et de richesses
était devant moi,--tous ces trésors ne pourraient racheter le pirate!
Ils ne retarderaient pas seulement son supplice d'une heure, si je ne le
savais enchaîné et en mon pouvoir; et si, dans ma soif de vengeance, je
ne méditais encore sur les tortures qui durent le plus long-tems et
tuent le plus tard possible.»

«C'est bien,--Seyd!--Je ne cherche pas à comprimer ta rage; elle est
trop justement excitée pour souffrir la pitié: mes pensées étaient
seulement de t'assurer ses richesses.--Ainsi relâché, il n'aurait pas
été libre. Rendu incapable de te nuire, privé de la moitié de sa troupe,
il pourrait retomber entre tes mains à ton premier signal.»

--«Il pourrait retomber en mes mains!--et je le relâcherais alors pour
un jour,--quand le misérable est déjà dans mes mains? Relâcher mon
ennemi!--à la prière de qui?--de la tienne! belle solliciteuse!--C'est
là cette vertueuse reconnaissance que t'inspire la conduite du giaour
envers toi et les autres femmes, sans doute parce qu'il t'a
épargnée,--sans s'inquiéter si sa capture était belle! Mes remerciemens
et mes éloges lui sont aussi dûs.--Maintenant écoute! j'ai un conseil à
faire entendre à ton oreille gentille: je me défie de toi, femme! et
chacune de tes paroles imprime le sceau de la vérité aux soupçons qui
m'ont été inspirés. Portée dans ses bras à travers les flammes qui
consumaient le sérail,--dis, avais-tu du regret d'être ainsi emportée
par lui? Tu n'as pas besoin de répondre;--ta confusion parle, par la
rougeur qui monte déjà à tes joues coupables. Alors, aimable dame, pense
à toi! et prends garde: ce n'est pas seulement _sa_ vie qui demande un
tel soin! Encore une parole--oui--je n'en demande pas davantage. Maudit
fut le moment où il t'emporta loin des flammes; mieux eût
valu--mais--non--alors j'aurais gémi sur toi avec la douleur d'un
amant,--maintenant c'est ton maître qui t'avertit,--femme perfide! Ne
sais-tu pas que je puis couper tes ailes volages? Ce n'est pas seulement
par des paroles que je châtie ceux qui m'outragent; prends garde à
toi:--ne pense pas que ta perfidie reste impunie!»

Il se lève--et il s'éloigne lentement, l'air sévère, la rage dans les
regards et la menace dans ses adieux. Ah! peu en a été émue cette reine
des femmes fortes--qu'un front irrité n'a jamais effrayée, que les
menaces n'ont jamais subjuguée. Seyd ne connaissait guère ton cœur, ô
Gulnare! il ne savait pas combien l'amour avait sur lui d'empire, et de
quelle audace la persécution pouvait le rendre capable. Les soupçons du
pacha lui parurent des outrages,--car elle ne connaissait pas encore
combien étaient profondes les racines d'où naissait sa compassion.--Elle
était une esclave;--par cela seul tout captif avait des droits à son
intérêt, et ce sentiment ne différait d'un autre que de nom. Démêlant à
peine les motifs des sentimens qui l'agitent,--ne tenant nul compte de
la colère du pacha, elle voulut s'exposer à de nouveaux dangers, en
essayant encore de calmer sa haine,--jusqu'à ce que s'éleva dans son
esprit ce combat de la pensée, source des malheurs de la femme!

6. Cependant--pleins d'anxiété--tristement longs--calmes et uniformes
s'écoulent les jours et les nuits de Conrad.--Si son ame n'avait pas su
dompter la terreur, elle n'eût pu supporter ce redoutable intervalle du
doute et de la crainte, lorsque chaque heure pouvait le condamner à un
supplice pire que la mort; lorsque chaque pas que répétait l'écho de la
porte de sa prison pouvait être celui de l'homme qui devait le conduire
où le pieu fatal l'attendait: lorsque chaque voix qui frappait son
oreille pouvait être la dernière qu'il lui était permis d'entendre: si
son ame n'avait pu dompter la terreur,--cet esprit austère et haut eût
prouvé qu'il était aussi peu disposé à mourir qu'incapable de s'en
préserver. Il était abattu,--peut-être vaincu;--cependant il supportait
en silence ce conflit de pensées plus redoutables que tout ce qu'il
avait essuyé jusqu'alors. La chaleur du combat, le fracas des tempêtes
laissent à peine une idée assez inactive pour être un tourment; mais
emprisonné et chargé de fers dans une étroite solitude, se torturer, en
proie à tous les souvenirs les plus divers; méditer sans cesse sur son
propre cœur, sur ses irréparables fautes, sur son destin futur;--se voir
dans l'impossibilité d'éviter ce dernier--et de réparer les
premières;--compter les heures qui nous poussent impérieusement à notre
fin, sans avoir un ami pour nous consoler, et redire aux autres que la
mort a été reçue par nous comme un bien; autour de nous des ennemis
toujours prêts à mentir sur notre vie passée, et à calomnier nos
derniers instans; avoir devant soi des tortures que l'ame se sent
capable de braver, quoiqu'elle doute si la chair frémissante sera assez
forte pour les supporter, et si un simple cri ne déshonorera pas les
plus beaux sentimens, et ne lui ravira pas la plus noble gloire, celle
du courage; la vie que l'on perd ici-bas, se la voir déniée en haut par
ceux qui s'arrogent le monopole des faveurs du ciel; et surtout se voir
ravir quelque chose de plus qu'un paradis douteux--le ciel de nos
espérances terrestres--celle qui est la bien-aimée de nos cœurs; telles
sont les pensées dont un captif est assiégé, et qui lui font éprouver
des angoisses qui surpassent les douleurs mortelles: ce sont ces pensées
qui assiégeaient Conrad.--Les supporte-t-il lâchement ou avec courage?
puisqu'il n'y succombe pas, il faut bien qu'il en soit ainsi!

7. Le premier jour est passé, il n'a pas vu Gulnare;--le second--le
troisième--elle n'est pas encore revenue; mais ce que ses paroles
avaient avancé, ses charmes l'ont accompli, ou autrement il n'aurait pas
vu un autre soleil. Le quatrième s'est écoulé, et avec la nuit une
tempête est venue mêler sa puissance de terreur à celle des ténèbres.
Oh! comme Conrad prêtait avidement l'oreille aux mugissemens de l'abîme,
qui jusqu'alors n'avaient pas encore interrompu son sommeil! et son
imagination sauvage s'égare dans de plus sauvages désirs, inspirée
qu'elle est par la lutte de son propre élément! Souvent il s'était
élancé sur ces vagues ailées, et il aimait leur rudesse impétueuse qui
rendait sa course plus rapide. Et maintenant le mugissement de l'océan
qui retentit à son oreille est pour lui une voix depuis long-tems
connue, qui lui dit--hélas! que c'est vainement qu'elle est si près de
lui!

Le vent au-dessus de lui fait entendre de lourds sifflemens; et,
doublement retentissans, les nuages qui portent le tonnerre ébranlent la
tourelle de sa prison; la foudre reluit à travers les barreaux, et
réjouit plus le cœur de Conrad que l'astre de la nuit. Il traîne sa
lourde chaîne vers ces barreaux éclairés pour y attirer le tonnerre, en
désirant _que ce péril_ ne fût pas vain. Il soulève ses bras chargés de
fers vers le ciel, en le priant de lancer dans sa pitié un de ses
carreaux enflammés pour l'anéantir: le fer qu'il porte et sa prière
impie les attirent également.--La tempête roule au loin et dédaigne de
frapper; ses voix retentissantes s'affaiblissent dans le
lointain,--elles s'éteignent.--Conrad se retrouve seul, comme si quelque
ami infidèle eût dédaigné d'écouter ses gémissemens.

8. L'heure de minuit est passée,--et un pas léger s'approche de la porte
massive;--il s'arrête,--il s'approche de nouveau; le verrou criant et la
clef au son triste tournent légèrement: son cœur l'a devinée,--c'est la
belle Gulnare! Quels que soient ses péchés, cette femme est pour lui un
ange protecteur, et belle aussi comme l'imagination d'un ermite pourrait
la peindre. Cependant elle est changée depuis qu'elle est venue pour la
première fois dans cette prison; sa joue est plus pâle, sa démarche plus
chancelante. Elle tourne vers le prisonnier son œil noir et inquiet, et
ce regard exprime avant ses paroles ces mots: «Tu dois mourir! oui, tu
dois mourir; il ne te reste qu'une ressource, la dernière,--la pire de
toutes,--si les tortures ne la surpassaient encore.»

«Femme! je n'en dénie aucune;--mes lèvres expriment ce qu'elles ont déjà
exprimé:--Conrad est toujours le même. Pourquoi veux-tu chercher à
sauver la vie d'un condamné, et l'arracher à la sentence qu'il a
méritée? Oui, je l'ai bien méritée--non seul ici peut-être--j'ai bien
mérité la vengeance de Seyd par de nombreuses actions coupables.»

--«Tu me demandes pourquoi? pourquoi--oh! n'as-tu pas sauvé ma vie d'un
sort plus horrible que celui de l'esclavage? Tu me demandes
pourquoi?--le malheur t'a-t-il aveuglé sur les tendres entreprises de
l'esprit d'une femme? et dois-je te le dire? quoique mon cœur ressente
tout ce que la femme peut ressentir, sans pouvoir l'avouer--en dépit de
tes crimes--ce cœur le ressent pour toi. Il a éprouvé pour toi de la
crainte,--de la reconnaissance,--de la pitié, de la folie,--de l'amour.
Ne réplique pas, ne me conte plus ton histoire, ne me dis plus que tu en
aimes une autre--et que je t'aime en vain. Quoiqu'elle soit aussi tendre
que moi, qu'elle soit plus belle, je me précipite dans un danger qu'elle
n'oserait pas affronter. Son cœur, auquel le tien est si fidèle, est-il
digne du tien? Si je t'appartenais,--tu ne serais pas seul ici
maintenant. Épouse d'un proscrit,--elle laisse son époux errer seul sur
les vagues! Qui retient dans sa demeure une si galante dame? Mais assez
de paroles,--et sur ta tête et sur la mienne un sabre tranchant est
suspendu par un simple fil; si tu as encore du courage, et que tu
veuilles être libre, prends ce poignard, lève-toi et suis-moi!»

«Oui,--et mes chaînes! mes pieds, parés de ces ornemens, traverseront
avec grâce les gardes endormis! Tu l'as oublié,--est-ce là un
accoutrement pour fuir? ou est-il plus propre que tout autre au combat?»

«Défiant corsaire! j'ai gagné la garde, toujours prête à se révolter et
avide d'or. Une seule de mes paroles fera tomber tes chaînes; sans un
pareil secours comment pourrais-je rester ici? Depuis que nous nous
sommes rencontrés, j'ai mis le tems à profit; et si je me suis rendue
coupable, c'est toi qui a causé mon crime. Un crime!--ce n'est pas être
criminelle que de punir ceux de Seyd. Ce tyran détesté, Conrad,--il doit
mourir! Je te vois frémir;--mon ame est bien changée:--elle a été
outragée,--méprisée,--avilie;--elle sera vengée.--Accusée d'une trahison
que jusqu'ici mon cœur avait dédaignée,--trop fidèle, quoique enchaînée
dans une servitude trop amère; oui, tu souris!--mais il avait peu de
motifs de se plaindre: je n'étais pas alors perfide,--et toi, tu ne
m'étais pas encore si cher. Mais Seyd l'a soutenu;--et les jaloux, ces
tyrans qui, en nous tourmentant, nous portent à les trahir, méritent
bien le sort que leurs lèvres toujours maussades prédisent. Je ne l'ai
jamais aimé;--il m'acheta--quelque peu cher--puisqu'avec moi se trouvait
un cœur qu'il n'avait pu acheter. Je fus une esclave docile; il a dit
que, pour sa récompense, j'aurais fui volontiers avec toi. C'était faux,
tu le sais;--mais que de tels augures se repentent de leurs prévisions!
leurs paroles sont des outrages qui rendent leurs prévisions véritables.
Ce n'était pas à ma prière qu'il suspendait ta mort; cette grâce
éphémère n'était que pour lui donner le tems de préparer de nouveaux
supplices pour te torturer, et pour augmenter mon désespoir. Il a aussi
menacé ma vie; mais sa folie amoureuse[loc16] me réserve encore pour les
caprices de sa seigneurie. Quand il sera plus rassasié de ces charmes
qui se flétrissent et de moi, alors s'ouvrira le sac,--et la mer roule
près de ces lieux! Quoi! suis-je donc destinée à lui servir dans ses
caprices, comme un jouet d'enfant que l'on rejette dès qu'il a perdu ses
dorures? Je t'ai vu,--je t'ai aimé,--je te dois tout;--je voudrais te
sauver, quand ce ne serait que pour te prouver combien une esclave est
reconnaissante. Mais quand même le pacha n'aurait pas ainsi menacé ma
vie et mon honneur (et il tient bien ses sermens prononcés dans des
momens de colère), je t'aurais encore sauvé;--mais lui eût été épargné.
Maintenant je suis toute à toi--à tout préparée. Tu ne m'aimes pas,--tu
ne me connais pas,--ou, si tu me connais, c'est de la manière la plus
défavorable. Hélas! cet amour--ou cette haine m'est pour la première
fois connue.--Oh! que ne peux-tu éprouver ma constance, tu ne me
repousserais pas; tu ne refuserais pas l'amour ardent dont brûle un cœur
oriental. Il est maintenant le phare de ton salut,--maintenant il te
montre dans le port la proue d'un Maïnote; mais dans une chambre par où
nos pas doivent nous conduire, dort-il ne doit pas se réveiller--le
barbare tyran Seyd!»

[Note loc16: _His dotage_.]

«Gulnare!--Gulnare!--je n'avais jamais, jusqu'à ce moment, senti si
fortement mon abjecte fortune, ma renommée flétrie si humiliée. Seyd est
mon ennemi; il eût balayé ma troupe de la terre, avec un bras
impitoyable, mais frappant à découvert. C'est pourquoi je suis venu ici,
sur mon vaisseau de guerre, pour émousser le cimeterre par le cimeterre;
telle est mon arme,--et non le secret poignard:--qui épargne la vie et
l'honneur d'une femme, épargne aussi celle d'un ennemi qui dort. C'est
avec joie que je te sauvai, ô femme; ce n'était pas pour cela:--ne me
laisse pas penser que tu n'étais pas digne de ma pitié. Maintenant,
adieu donc!--que plus de paix soit réservé à ton cœur! La nuit
s'écoule:--c'est la dernière de mon repos terrestre!»

«Repose! repose! au soleil levant commenceront tes souffrances
nerveuses, et tes membres se tordront sur le pieu qui t'attend. J'ai
entendu donner les ordres,--j'ai vu--mais je ne le verrai plus.--Si tu
veux périr, je périrai avec toi. Ma vie,--mon amour,--ma haine,--tout ce
que je possède ici-bas dépend de cette résolution, corsaire! Mais il n'y
a que cette tentative! sans elle la fuite serait inutile.--Comment! les
poursuites assurées de Seyd, mes injures non vengées, ma jeunesse
déshonorée,--les longues, longues années consumées dans les regrets--un
seul coup nous délivre de toutes nos craintes à venir. Mais puisque la
dague convient moins à ton bras que l'épée, j'essaierai la fermeté d'une
main de femme. Les gardes sont gagnés;--encore un moment, et tout sera
consommé.--Corsaire! nous nous rencontrerons en lieu sûr, ou nous ne
nous rencontrerons plus. Si ma faible main faillit, le nuage du matin
roulera sur ton échafaud et sur mon linceul.»

9. Elle se détourna et disparut avant que Conrad eût pu lui répondre,
mais il la suit long-tems d'un œil inquiet; et recueillant, comme il
faut, les anneaux des chaînes qui le pressent, pour diminuer leur
longueur ainsi que le bruit de sa marche, il suit Gulnare, autant que le
lui permettent ses membres enchaînés, car les verroux ne retiennent plus
ses pas. Elle était noire et sinueuse la marche qu'il devait suivre, et
il ne savait pas où ce passage conduisait. Il n'y avait là ni lampes ni
gardes. Il aperçoit bientôt une sombre lueur:--cherchera-t-il ou
évitera-t-il une clarté si indistincte et si faible? Le hasard guide ses
pas,--une fraîcheur soudaine semble frapper son front, comme si c'était
l'air du matin.--Il a atteint une galerie découverte;--à ses regards
brille la dernière étoile de la nuit dans un ciel qui s'éclaircit.
Cependant à peine Conrad y fait-il attention. Une autre lumière, partie
d'une chambre solitaire, frappe sa vue. Il se dirige de ce côté. Une
porte entr'ouverte lui a laissé voir cette clarté dans l'intérieur, mais
rien de plus. Une figure se présente d'un pas précipité; elle
s'arrête,--se détourne,--s'arrête encore,--c'est elle enfin! Point de
poignard dans sa main,--aucun indice de crime.--«Grâces soient rendues à
ce cœur tendre,--elle n'a pu le tuer!» Il la regarde de nouveau; ses
regards sauvages et égarés semblent reculer de frayeur à la vue du jour.
Elle s'arrête,--rejette en arrière ses longues tresses de cheveux noirs
qui voilaient presque tout son visage et son beau sein: on dirait que sa
tête mal assurée sort d'un état de doute ou de terreur. Ils se
rencontrent;--sur le front de Gulnare,--inconnue par elle--oubliée--sa
main précipitée a laissé--une tache légère.--Conrad en observe la
couleur et devine--Oh! léger mais certain est le gage du crime:--c'est
du sang!

10. Conrad avait vu des combats;--il s'était nourri, dans la solitude de
son cachot, des tortures qui apparaissent d'avance au coupable condamné;
il avait été séduit,--châtié,--et la chaîne emprisonnait encore ses bras
qui pouvaient la porter à jamais: mais les combats,--la captivité,--le
remords,--tout ce qu'il a éprouvé de plus terrible,--ne l'ont jamais
fait frissonner,--n'ont jamais fait frémir le sang dans ses veines comme
cette tache de pourpre qui le glace d'horreur. Cette goutte de sang,
cette légère mais criminelle tache a fait disparaître tous les charmes
de cette beauté! Le sang qu'il a vu,--il aurait pu le voir couler sans
émotion;--mais alors c'eût été dans le combat, ou versé par une main
d'homme!

11. «C'en est fait!--il allait se réveiller,--mais c'en est fait.
Corsaire! il n'est plus:--tu me coûtes bien cher. Toute parole serait
vaine en ce moment,--fuyons,--fuyons! Notre barque nous attend, il est
déjà presque jour. Le petit nombre de gardes que j'ai séduits me sont
maintenant tout dévoués, et ces hommes viendront rejoindre ce qui survit
de ta troupe. Bientôt ma voix saura justifier mon bras, quand notre
voile nous emportera loin de ce rivage détesté.»

12. Elle frappa des mains,--et à travers la galerie accourent, équipés
et armés pour le combat, ses serviteurs--Grecs ou Maures. Ils s'arrêtent
silencieux, mais empressés; les chaînes de Conrad tombent. Encore une
fois ses membres sont libres comme le vent des montagnes! mais sur son
cœur pèse une telle tristesse qu'il semble que le poids des fers
l'accable maintenant. Aucunes paroles ne sont prononcées;--au signal de
Gulnare, une porte qui s'ouvre révèle une secrète issue qui conduit au
rivage. La cité est laissée en arrière;--ils se hâtent, ils atteignent
les vagues joyeuses qui bondissent sur le sable jaune. Et Conrad, se
laissant guider par Gulnare, suit ses volontés, ne s'inquiétant pas s'il
est sauvé ou trahi. La résistance était aussi inutile que si Seyd eût
encore vécu, pour se rassasier de la vue du supplice que sa vengeance
avait ordonné.

13. Ils sont embarqués, la voile est déployée, la brise légère
souffle;--que la mémoire de Conrad a d'objets à passer en revue! Il
tombe absorbé dans la contemplation, jusqu'au cap où il avait la
dernière fois jeté l'ancre, et qui élève dans les airs sa forme
gigantesque. Ah!--depuis cette fatale nuit, quoique courts aient été les
instans, il avait balayé un siècle de terreur, de peines et de crimes.
Au moment où l'ombre immense du rocher passa noire sur le mât du navire,
Conrad voila son visage, et éprouva dans cet instant une douleur amère.
Il se rappela tout,--Gonsalve et ses compagnons, son triomphe éphémère
et sa cruelle défaite; il pense aussi à elle, à son amie délaissée: il
se retourna et vit--Gulnare, l'homicide!

14. Elle observait sa contenance et les mouvemens de ses traits. Bientôt
elle ne put supporter cet aspect glacé, cette contenance froide qui la
repoussait; et cette sombre férocité qui était étrangère à ses regards
s'éteignit dans des larmes trop tardives. Elle s'agenouilla devant
Conrad et pressa sa main:--«Tu devrais encore me pardonner, quand Allah
lui-même m'accablerait de son courroux; sans cet attentat ténébreux, que
devenais-tu? Accable-moi de tes reproches;--mais non cependant--oh!
épargne-moi _maintenant_! Je ne suis pas ce que je te parais
être;--cette nuit terrible a égaré ma raison: ne te révolte pas contre
moi! Si je n'avais jamais aimé,--quoique moins criminelle, tu n'aurais
pas vécu--pour me haïr,--quand même tu l'aurais voulu.»

15. Elle s'est trompée sur les pensées de Conrad, ces pensées l'accusent
plutôt qu'elle; il se croit la cause, quoique involontaire, de ses
misères. Mais muettes, profondes, sombres et inexprimées, ces pensées
dévorent silencieusement son cœur. Cependant le vent est favorable, les
flots ne sont point soulevés, les vagues bleues se jouent devant la
proue du navire. Mais sur la ligne lointaine de l'horizon apparaît un
point noir--un mât--une voile--un vaisseau armé! Les hommes de quart sur
le tillac signalent leur petite barque, et une ample voile que le vent
arrondit dans les airs rend sa course plus rapide. Il s'approche avec
majesté, se presse sur sa proue, et ses flancs présentent un aspect
formidable. Une lueur subite est aperçue,--un boulet dépasse la barque
et glisse en sifflant sous les flots. Le pénétrant Conrad sort
tout-à-coup de sa rêverie silencieuse; une joie depuis bien long-tems
éteinte brille dans ses regards: «C'est mon pavillon--mon pavillon
rouge! Allons--allons--je ne suis pas encore abandonné de tout sur
l'Océan!» Les pirates reconnaissent le signal, ils répondent au salut;
ils mettent la chaloupe en mer, et les voiles sont baissées. «C'est
Conrad! c'est Conrad!» Le commandement ne peut réprimer les transports
et les acclamations qui s'élèvent du tillac! C'est avec une vive
allégresse et un sentiment d'orgueil qu'ils le voient monter de nouveau
sur son vaisseau. Un sourire s'épanouit sur chacun de ces rudes visages;
ils peuvent à peine s'empêcher de presser leur chef dans leurs francs
embrassemens. Lui, oubliant à demi ses dangers et sa défaite, répond à
leur accueil comme un chef doit y répondre, serre avec un mouvement
cordial la main d'Anselme, et il sent qu'il peut encore vaincre et
commander!

16. Ces premiers momens de joie passés, les sentimens qui débordent les
corsaires sont des regrets de ramener leur chef sans avoir frappé un
seul coup. Ils avaient mis à la voile, préparés pour la
vengeance;--s'ils avaient su que c'était la main d'une femme qui avait
délivré leur chef et leur avait enlevé cette gloire,--moins scrupuleux
que l'orgueilleux Conrad, ils l'auraient nommée leur reine. Par maint
sourire interrogatif, et par une surprise d'admiration, ils se
communiquent tout bas leurs pensées en regardant Gulnare. Mais elle,
tantôt au-dessus,--tantôt au-dessous de son sexe; elle, que le sang n'a
point épouvantée, est troublée par leurs regards. Elle tourne vers
Conrad un regard faible et suppliant, baisse son voile, et se tient
silencieuse à ses côtés. Ses bras sont doucement croisés sur ce cœur
qui--Conrad sauvé--a résigné le reste au destin. Quoique quelque chose
de pire que la frénésie puisse remplir ce cœur, extrême en amour comme
en haine, en bien comme en mal, le dernier des crimes l'a laissée encore
femme après son exécution!

17. Conrad l'a remarquée, et il a éprouvé--ah! pouvait-il moins? il a
éprouvé de l'horreur pour cette action,--mais de la pitié pour sa
position cruelle. Ce qu'elle a fait, des torrens de larmes ne pourront
jamais l'effacer, et le ciel la punira au jour de sa colère. Mais--ce
qu'elle a fait, il le sait: quel que soit son crime, c'est pour lui que
le poignard a frappé, que le sang a été versé; et il est libre!--et pour
lui elle a donné tout ce qu'elle possédait sur la terre, et plus que
tout dans le ciel! Alors il se tourne vers cette esclave aux yeux noirs
qui baisse les yeux vers la terre en rencontrant son regard. Elle lui
paraît changée et humiliée,--faible et timide; mais variant souvent la
couleur de ses joues jusqu'aux teintes les plus profondes de la
pâleur,--tout ce qui en reste rouge est cette tache terrible qui a
rejailli sur elle de la blessure faite par le poignard! Conrad prend sa
main;--elle a frémi:--il est maintenant trop tard.--Cette main si douce
au toucher de l'amour,--si puissante dans les inspirations de la haine,
Conrad a serré cette main; elle a frémi,--et la sienne a perdu sa
fermeté, et sa voix est altérée. «Gulnare!»--mais elle ne répond
rien.--«Chère Gulnare!» Elle a levé les yeux:--c'est sa seule
réponse;--elle se précipite dans ses bras. S'il l'avait repoussée de cet
asile de repos, son cœur eût été au-dessus ou au-dessous d'un cœur
mortel; mais--bien ou mal--il ne la repoussa point de ses bras.
Peut-être, sans les murmures de sa conscience, sa dernière vertu alors
serait allée rejoindre les autres. Cependant Médora elle-même aurait pu
pardonner ce baiser qui ne demandait rien de plus d'une femme si belle;
le premier et le dernier que la fragilité humaine déroba à la
constance--sur des lèvres où l'amour avait exhalé tout son souffle; sur
des lèvres--dont les soupirs interrompus répandaient un parfum semblable
à celui que ce dieu venait de rafraîchir par l'agitation de son aile!

18. Ils atteignent, à l'heure du crépuscule, leur île solitaire. Les
rochers semblent leur sourire; le port retentit de murmures joyeux; les
signaux brillent en tournant sur les hauteurs; les chaloupes plongent
dans la baie tranquille, et les joyeux dauphins les poussent à travers
l'écume; le cri aigu de l'oiseau de mer les salue lui-même de sa voix
discordante. Près de chaque lampe qui brille à travers les fenêtres de
leurs demeures, leur imagination se peint les amis qui en entretiennent
la clarté. Oh! qui peut sanctifier les joies du foyer comme l'aimable
rayon de l'espérance qui sourit du sein des vagues soulevées de l'Océan?

19. Les feux sont allumés sur la montagne et parmi les bosquets de
l'île; Conrad cherche au milieu d'eux la tour de Médora. Il regarde en
vain;--c'est étrange:--tous font la même remarque de surprise; au milieu
de tant de signaux, cette tour est seule dans l'obscurité. C'est
étrange;--autrefois son phare de salut n'avait jamais manqué. Maintenant
il n'est peut-être pas éteint, mais seulement voilé. Conrad descend avec
la première barque qui se porté au rivage, et contemple avec impatience
la lenteur des rames. Oh! que n'a-t-il des ailes plus rapides que celles
du faucon, pour le porter comme une flèche sur la cime de la montagne!
Au premier repos que prennent les rameurs, il n'attend pas,--ne perd pas
de tems à considérer;--il se jette dans les flots, lutte contre les
vagues, traverse la baie, et monte par le sentier familier à sa vue.

Il parvient à la porte de sa tour,--s'arrête un instant.--Aucun bruit ne
s'échappe de l'intérieur; et la nuit sombre régnait autour de lui. Il
frappe avec force,--aucune démarche, aucune réponse ne lui présage que
quelqu'un l'a entendu ou l'a cru dans le voisinage. Il frappe
encore,--mais faiblement,--car sa tremblante main se refusait de venir
au secours de son cœur troublé. La porte s'ouvre;--c'est un visage bien
connu,--mais ce n'est pas la forme qu'il est impatient de serrer dans
ses bras. On ne lui dit rien,--deux fois ses lèvres ont essayé de parler
sans pouvoir exprimer ce qu'il désire de savoir. Il saisit le
flambeau:--sa clarté va lui donner une réponse à tout;--cette lampe
s'échappe de sa main, et s'éteint dans sa chute. Il ne voudrait pas
attendre qu'elle soit rallumée; il lui en coûterait encore plus
d'attendre la clarté du jour. Mais, vacillant à travers le sombre
corridor, un autre flambeau jette des lueurs par intervalle. Conrad se
précipite dans l'appartement,--ses yeux contemplent tout ce que son cœur
ne pouvait croire,--bien qu'il l'eût pressenti!

20. Il ne s'est point détourné,--ne parle point,--ne défaille point;--il
a fixé ses regards sur elle, et contemple une forme qui n'a plus de vie.
Il la contemple:--qu'il faut de tems, en dépit de la douleur, pour se
persuader, et oser s'avouer que nous contemplons en vain un objet chéri
qui n'est plus! Médora avait été si belle et si calme dans sa vie que la
mort se présentait chez elle sous un aspect plus doux; et les fleurs
glacées [c17] que sa main plus glacée tenait encore étaient pressées
doucement, comme si elle les eût serrées à peine, ou qu'elle eût feint
de dormir, et qu'elle se fût moquée des larmes répandues déjà sur elle.
De longues veines bleues se dessinaient sur ses paupières blanches comme
la neige, qui voilaient--des pensées disparues de ces yeux autrefois
pleins de vie.--Oh! c'est surtout sur les yeux que la mort exerce sa
puissance, et bannit l'ame de son trône de lumière! Ils se sont
affaissés et ternis ces cercles bleus dans cette longue et dernière
éclipse de la vie; mais la mort a épargné, pour un instant, la fraîcheur
des lèvres de Médora:--elles semblent avoir oublié de sourire, et désiré
du repos--seulement pour un instant. Mais le blanc linceul, et chaque
tresse tombante de ses cheveux longs,--beaux--mais dispersés dans un
dernier abandon privé de vie, et qui naguère, jouets du vent d'été,
s'échappaient des guirlandes qui s'efforçaient de les retenir dans leur
couronne; ces cheveux--et sa joue pâle et pure réclament le froid de la
tombe.--Elle n'est plus rien;--pourquoi Conrad est-il encore auprès
d'elle?

21. Il n'a fait aucune question;--toutes celles qu'il aurait pu faire
avaient été résolues par le premier regard qu'il avait jeté sur ce front
calme--et froid comme le marbre. C'était assez pour lui,--elle était
morte,--que lui importait comment? L'amour de la jeunesse, l'espérance
de meilleures années, là source des désirs les plus doux, des craintes
les plus tendres; le seul être vivant qu'il n'ait pu haïr; tout lui
était ravi,--et il avait mérité ce destin, mais il n'en sent pas moins
toute l'amertume.--L'homme de bien se tourne, pour obtenir un terme à
ses douleurs, vers ces régions d'où le crime est à jamais repoussé;
l'homme orgueilleux--le méchant--qui ont fixé leurs joies ici-bas, et
trouvent la terre suffisante pour leurs douleurs, perdent tout en
perdant ce qui les attache à cette terre--peu de chose peut-être.--Mais
qui abandonne avec résignation tout ce qui faisait son bonheur? Beaucoup
de regards stoïques et d'aspects sévères masquent des cœurs où le
chagrin a laisse peu de choses à connaître; et de nombreuses et tristes
pensées demeurent cachées, mais non perdues dans les sourires de ceux
auxquels ils conviennent d'autant moins qu'ils les prodiguent davantage.

22. Ceux qui l'éprouvent le plus vivement sont ceux qui expriment le
plus mal ce désordre d'un cœur souffrant, où mille pensées se soulèvent
pour se concentrer dans une seule, et qui cherchent dans toutes le
refuge qu'ils ne trouvent dans aucune. Nulles paroles ne suffisent pour
peindre les émotions intimes de l'ame, car la vérité refuse toute
éloquence au malheur. L'épuisement pèse de tout son poids sur l'ame
abattue de Conrad, et la stupeur l'a presque rendu immobile. Il est
maintenant si faible:--que l'attendrissement de sa mère remplit ces yeux
farouches, qui pleurent comme ceux d'un enfant. C'était seulement la
faiblesse de son cerveau qui annonçait une douleur irréparable. Personne
ne vit les larmes qui tombaient de ses yeux;--peut-être, devant des
témoins, cette inutile effusion de la douleur ne se fût point prononcée.
Ces larmes n'ont pas long-tems coulé;--il les essuie avant de
s'éloigner, le cœur abandonné de tout,--sans
espérance,--brisé,--inconsolable! Le soleil paraît sur l'horizon,--mais
le jour de Conrad est sombre; la nuit survient: ses ténèbres ne le
quitteront plus. Il n'y a pas de ténèbres plus noires que le nuage de
l'ame, aux yeux fatigués du malheur:--c'est le plus aveugle des
aveuglemens! Celui qui l'éprouve ne peut--n'ose voir;--mais il se tourne
du côté de l'ombre la plus épaisse,--et ne veut pas souffrir un guide!

23. Le cœur de Conrad était formé pour la douceur,--mais il fut emporté
violemment dans l'inconduite. Trahi de trop bonne heure, et trompé trop
long-tems, ses sentimens les plus purs,--comme les gouttes d'eau qui
tombent et se durcissent dans la grotte, s'étaient durcis de même, moins
clairs peut-être que les stalactites, après avoir passé par les filtres
terrestres, mais enfin écoulés, glacés et pétrifiés. Cependant les
tempêtes sont arrivées, et la foudre a brisé le rocher de glace; si son
cœur est semblable, il s'est brisé sous le choc de la foudre.

Là croît une fleur à l'abri de cet âpre rocher; quoique noire ait été
son ombre,--il l'avait protégée,--il l'avait sauvée jusqu'à ce jour. Le
tonnerre est venu,--ses traits les ont frappés tous deux; la solidité du
granit et la jeunesse de la fleur. Cette aimable plante n'a pas laissé
une feuille pour dire son histoire; mais elles se sont dispersées et
flétries où elles sont tombées, et de son froid protecteur il ne reste
que des fragmens entassés, mais en éclats, sur une plage stérile!

24. C'est le matin;--peu des compagnons de Conrad osent se hasarder à
troubler sa solitude. Anselme cherche enfin à pénétrer dans sa tour; il
n'y était plus:--on ne l'a pas vu le long du rivage de la mer. Avant la
nuit, toute l'île alarmée a été parcourue dans tous les sens. Le matin
suivant--d'autres recherches commencent, et son nom retentit jusqu'à
fatiguer les échos. Mont,--grottes,--cavernes,--vallées,--tout est
exploré en vain. On trouve sur le rivage la chaîne brisée d'une barque.
L'espérance renaît dans les cœurs;--les pirates se mettent à sa trace
sur la mer. Tout est inutile;--les jours roulent sur les jours qui ne
sont plus, et Conrad ne revient pas:--il ne reviendra plus depuis ce
jour. Aucun vestige, aucunes nouvelles de son sort n'indiquent où il
supporte ses douleurs, ou bien où il a succombé à son désespoir!

Long-tems ses compagnons pleurèrent celui que nul être qu'eux ne pouvait
pleurer; et beau fut le monument qu'ils élevèrent à son amie. Pour lui,
aucune pierre monumentale ne fut élevée pour rappeler sa mort douteuse
et des actions trop vaguement connues. Il laissa un nom de corsaire aux
tems à venir, lié à une vertu, et associé à un millier de crimes[c18].

FIN DU CORSAIRE.



NOTES
DU CORSAIRE.

Le tems, dans ce poème, pourra paraître trop court pour les événemens;
mais toutes les îles de la mer Égée sont à peu d'heures de navigation du
continent, et le lecteur voudra bien être assez bon pour prendre _le
vent_ comme je l'ai souvent trouvé.


NOTE 1.

_Roland furieux_, chant X.

NOTE 2.

Dans la nuit, particulièrement sous les latitudes chaudes, chaque coup
de rame, chaque mouvement des chaloupes ou des vaisseaux est suivi par
un éclat léger de lumière qui se détache de l'eau comme une feuille
lumineuse.

NOTE 3.

Café.

NOTE 4.

Pipe, en turc.

NOTE 5.

Jeunes danseuses.

NOTE 6.

On a objecté que l'entrée déguisée de Conrad comme espion est hors de la
nature.--Il en est peut-être ainsi.--Je trouve quelque chose dans
l'histoire qui ne lui est pas contraire.

«Désireux de connaître par ses propres yeux la situation des Vandales,
Majorien se hasarda, après avoir dissimulé la couleur de ses cheveux, de
visiter Carthage sous le nom de son ambassadeur; et Genséric fut par la
suite bien mortifié par cette découverte qu'il fit d'avoir entretenu et
renvoyé l'empereur des Romains. Une pareille anecdote peut être rejetée
comme une fiction invraisemblable; mais c'est une fiction qui n'aurait
pu être imaginée que dans la vie d'un héros.»

(GIBBON, _Décadence et Chute_, vol. VI.)

Que le caractère de Conrad n'en soit pas moins hors nature, je tâcherai
de prouver le contraire par quelques coïncidences historiques que j'ai
rencontrées depuis que j'ai écrit _le Corsaire_.

«Eccelin, prisonnier, dit Rolandini, s'enfermait dans un silence
menaçant; il fixait sur la terre son visage féroce, et ne donnait point
d'essor à sa profonde indignation.--De toutes parts, cependant, les
soldats et les peuples accouraient; ils voulaient voir cet homme, jadis
si puissant, et la joie éclatait de toutes parts.

«Eccelin était d'une petite taille; mais tout l'aspect de sa personne,
tous ses mouvemens indiquaient un soldat.--Son langage était amer, son
déportement superbe;--et, par son seul regard, il faisait trembler les
plus hardis.»

(SISMONDI, tome III, page 219-220.)

«_Gizericus_ (Genséric, roi des Vandales, le conquérant de Carthage et
de Rome), _statura mediocris, et equi casu claudicans, animo profundus,
sermone rarus, luxuriœ contemptor_, _irâ turbidus, habendi cupidus, ad
sollicitandas gentes providentissimus_, etc., etc.»

(JORNANDES, _de Rebus Geticis_, c. 33.)

Je demande pardon d'avoir cité ces ténébreuses réalités pour donner de
la contenance à mon _Giaour_ et à mon _Corsaire_.

NOTE 7.

Les derviches sont dans des couvens et de différens ordres comme les
moines.

NOTE 8.

Satan.

NOTE 9.

C'est un effet habituel et non pas nouveau de la colère des Musulmans.
(Voyez les _Mémoires du prince Eugène_, p. 24.) «Le séraskier reçut une
blessure à la cuisse; il arracha sa barbe par la racine, parce qu'il se
trouvait forcé de quitter le champ de bataille.»

NOTE 10.

Gulnare, nom de femme; il signifie littéralement _la fleur du
grenadier_.

NOTE 11.

On peut citer, par exemple, sir Thomas Morus sur l'échafaud, et Anne de
Boylen qui, dans la Tour, sa prison, en passant la main sur son cou,
remarqua que «il était trop délicat pour causer beaucoup de peine à
l'exécuteur.» Pendant une partie de la révolution française, il était
venu de mode de laisser quelques bons _mots_ comme un legs; et la
quantité des derniers bons mots facétieux des victimes, prononcés durant
cette période, pourrait former un volume assez considérable de facéties
mélancoliques.

NOTE 12.

Socrate but la ciguë peu de tems avant le coucher du soleil (l'heure des
exécutions) quoique ses disciples le priassent d'attendre la disparition
totale de cet astre.

NOTE 13.

Le crépuscule en Grèce est beaucoup plus court que dans notre propre
climat; les jours en hiver sont plus longs, mais plus courts en été.

NOTE 14.

Le _kiosque_ est une maison d'été turque. Le palmier est hors des murs
actuels d'Athènes, non loin du temple de Thésée, dont un mur seul le
sépare. L'eau du Céphise est réellement bien rare, et l'Ilissus n'en a
pas du tout.

NOTE 15.

Les vers précédens, jusqu'à la section 2, avaient peut-être peu de chose
à faire ici, car ils font partie d'un poème non publié (quoique
imprimé[n6]); mais ils furent écrits sur les lieux, au printems de 1811,
et--j'ai peine à savoir pourquoi--le lecteur devra m'excuser, s'il le
peut, de leur nouvelle apparition dans ce poème.

[Note n6: _La Malédiction de Minerve_.]

NOTE 16.

Le _comboloïo_ ou rosaire turc; les grains en sont au nombre de
quatre-vingt-dix-neuf.

NOTE 17.

Dans le Levant, c'est la coutume de jeter des fleurs sur le corps des
morts, et de placer un bouquet dans la main des jeunes personnes.

NOTE 18.

Que le point d'honneur qui est représenté par un exemple du caractère de
Conrad n'a pas été porté au-delà des bornes de la probabilité, c'est une
proposition qui peut être confirmée par l'anecdote suivante d'un
flibustier, confrère du pirate, dans la présente année 1814.

Nos lecteurs ont tous connaissance de l'entreprise dirigée contre les
pirates de Barrataria; mais peu d'entre eux, nous le pensons, ont été
instruits de la situation, de l'histoire, ou de la nature de
l'établissement. Pour l'instruction de ceux qui n'en ont pas
connaissance, nous avons reçu d'un ami la relation intéressante qui
suit, des principaux faits dont il a une connaissance personnelle, et
qui ne peut manquer d'intéresser quelques-uns de nos lecteurs.

«Barrataria est une baie ou un bras étroit du golfe de Mexico; il
traverse une riche, mais très-plate contrée, jusqu'à ce qu'il atteigne à
un mille de distance le fleuve Mississipi, quinze milles au-dessous de
la Nouvelle-Orléans. La baie a des branches innombrables, dans
lesquelles on peut se placer en toute sécurité et échapper à toutes les
recherches. Elle communique avec trois lacs situés au sud-ouest, et ces
trois lacs avec un autre du même nom, contigu à la mer, où il se trouve
une île formée par les deux bras de ce lac et par l'Océan. Les côtés Est
et Ouest de cette île furent fortifiés, l'année 1811, par une bande de
pirates, sous le commandement d'un certain monsieur La Fitte. La plus
grande majorité de ces pirates sont de cette classe de population de la
Louisiane qui avait fui de l'île Saint-Domingue, lors des troubles qui y
survinrent, et qui trouva un asile dans l'île de Cuba. Ce fut lorsque la
dernière guerre entre la France et l'Espagne commença qu'ils furent
obligés d'abandonner cette île, dans le délai de peu de jours. Sans
cérémonie, ils entrèrent dans les États-Unis, et la plupart dans la
Louisiane, avec tous les nègres qu'ils possédaient à Cuba. Il leur fut
notifié, par le gouverneur de cet état, l'article de la constitution qui
défend l'importation des esclaves; mais, en même tems, ils reçurent
l'assurance du gouverneur qu'il obtiendrait pour eux, s'il était
possible, l'approbation du congrès pour conserver cette propriété.

L'île de Barrataria est située à peu près à 29° 15' de latitude, et 92°
30' de longitude. Elle est aussi remarquable pour son air sain que pour
l'abondance des poissons qui peuplent ses parages. Le chef de cette
horde, comme Charles de Moor, avait quelques vertus mêlées à des vices
nombreux. Dans l'année 1813, ce parti, par ses attentats et son audace,
avait fixé l'attention du gouverneur de la Louisiane; et pour détruire
cet établissement, il pensa qu'il était convenable de le frapper par la
tête. Il offrit en conséquence une récompense de 500 dollars à celui qui
lui apporterait la tête de monsieur La Fitte, qui était bien connu des
habitans de la côte de la Nouvelle-Orléans, par les relations immédiates
qu'il eut avec eux comme ayant exercé autrefois dans leur ville, avec
grande réputation, l'art de l'escrime qu'il avait appris dans l'armée de
Buonaparte, où il avait servi comme capitaine. La récompense qui avait
été offerte pour la tête de La Fitte fut en retour offerte par celui-ci
pour celle du gouverneur, mais portée à 15,000 dollars. Le gouverneur
fit marcher une compagnie de soldats sur l'île de La Fitte, avec ordre
de brûler et de saccager tout l'établissement, et d'en emmener à la
Nouvelle-Orléans tous les bandits. Cette compagnie, sous le commandement
d'un homme qui avait été l'ami intime du hardi capitaine, s'approcha
très-près des fortifications de l'île avant d'avoir vu un homme ou
entendu un bruit, lorsque toutà-coup il entendit un coup de sifflet,
semblable à celui d'un contre-maître. Alors il se trouva lui-même
enveloppé par une troupe d'hommes armés, qui s'étaient précipités des
secrètes avenues qui conduisaient à la baie. Ce fut ici que ce moderne
Charles de Moor se distingua par quelques nobles traits; car
non-seulement il ne se borna pas à épargner la vie de celui qui était
venu attaquer son île pour lui faire perdre la sienne et celle de tout
ce qui lui était cher, mais encore il lui offrit de quoi procurer à cet
honnête soldat une existence aisée pour le reste de ses jours, ce que
celui-ci refusa avec indignation. Alors, avec la permission de son
vainqueur, il s'en retourna à la Nouvelle-Orléans. Cette circonstance et
quelques autres événemens semblables prouvèrent que la bande des pirates
ne pouvait être prise par terre. Nos forces navales ayant toujours été
faibles dans ces parages, des expéditions pour la destruction de cet
illicite établissement ne pouvaient être attendues d'elles jusqu'à ce
qu'elles eussent reçu des renforts; car un officier de l'armée navale,
avec un plus grand nombre de chaloupes de guerre dans cette station, fut
forcé de se retirer devant les forces supérieures de La Fitte. Aussitôt
qu'une augmentation de l'armée navale permit une attaque, elle fut
faite: la ruine totale des bandits en a été le résultat; et aujourd'hui
que ce point presque invulnérable, et la clef de la Nouvelle-Orléans, se
trouve purgé d'ennemis, il est à espérer que le gouvernement saura le
conserver par une force militaire imposante.»

(_Extrait d'un journal américain_.)

On trouve dans la continuation du _Dictionnaire biographique de Granger_
par le Noble; un singulier passage, dans sa notice sur l'archevêque
Blackbourne; comme il a quelque analogie avec la profession du héros du
poème précédent, je ne puis résister au désir de le citer.

«Il y a quelque chose de mystérieux dans l'histoire et le caractère du
docteur Blackbourne. La première n'est que très-imparfaitement connue;
et le bruit a couru qu'il avait été un forban, et qu'un de ses confrères
dans cette profession ayant demandé à son arrivée en Angleterre ce
qu'était devenu son vieux camarade Blackbourne, reçut pour réponse qu'il
était archevêque d'York. Nous savons que Blackbourne fut installé
sous-doyen d'Exter en 1694, office qu'il résigna en 1702. Mais après la
mort de son successeur, Lewis Barnek, qui arriva en 1704, il l'obtint de
nouveau. L'année suivante il devint doyen; et en 1714, il devint
archi-doyen de Cornwall. Il fut sacré évêque d'Exter le 24 février 1716,
et transféré à York le 28 novembre 1724, en récompense, selon la
chronique scandaleuse de la cour, pour avoir marié George Ier à la
duchesse de Munster. Ceci, cependant, paraît avoir été une pure
calomnie. Comme archevêque, il se conduisit avec une grande prudence, et
fut également respectable comme administrateur des revenus de son siége.
Le bruit circulait qu'il avait conservé les vices de sa jeunesse, et
qu'une passion pour le beau sexe formait un _item_ dans la liste de ses
faiblesses; mais bien loin d'avoir été convaincu par soixante-dix
témoins, il ne paraît pas qu'il ait été accusé directement par un seul.
Bref, je considère toutes ces accusations comme des effets de pure
malignité. Comment est-il possible qu'un forban ait pu être aussi
instruit et aussi savant que l'était certainement Blackbourne? Il avait
une connaissance si parfaite des classiques (particulièrement des
tragiques grecs), que, capable comme il l'était de les lire avec autant
de facilité que Shakspeare, il devait avoir consacré beaucoup de tems et
de peine pour les comprendre ainsi, et pour être autant versé dans les
langues savantes. Il avait été indubitablement élevé au collége de
l'église du Christ, à Oxford. On le dit y avoir été un homme
très-aimable; ceci toutefois fut tourné contre lui par ce dicton: «Il a
gagné plus de cœurs que d'ames.»

--«La seule voix qui pouvait calmer les passions du sauvage Alphonse III
était celle d'une femme aimable et vertueuse, le seul objet de son
amour: c'était la voix de Dona Isabella, fille du duc de Savoie et
petite-fille de Philippe II, roi d'Espagne. Ses dernières paroles en
mourant firent sur sa mémoire une profonde impression: cet esprit
hautain fondit en larmes; et après ce dernier embrassement, Alphonse se
retira dans sa chambre pour déplorer sa perte irréparable, et méditer
sur la vanité de la vie humaine.»

(_Œuvres mêlées de_ GIBBON.)

FIN DES NOTES DU CORSAIRE.



LARA.



Chant Premier.


1. Les serfs sont joyeux dans le vaste domaine de Lara, et l'esclavage a
oublié à moitié ses chaînes féodales. Lui, leur seigneur inattendu,
qu'ils n'espéraient plus revoir, mais qu'ils n'avaient point oublié, est
revenu après un long exil volontaire. Tous les visages, dans son
château, sont brillans de joie de son arrivée; les coupes sont sur la
table et les bannières sont déployées sur les créneaux. Au loin, sur les
vitraux peints de couleurs variées, se reflète en se jouant la flamme
hospitalière du foyer rallumé, autour duquel un cercle de
vassaux[loc17], aux yeux pétillans de gaîté, donne un libre cours à sa
loquacité bruyante.

[Note loc17: _Retainers_.]

2. Le chef de la maison de Lara est de retour. Pourquoi Lara a-t-il
traversé les mers? Laissé par la mort de son père (il était trop jeune
pour apprécier une telle perte) maître de lui-même,--il a reçu cet
héritage de malheur,--ce redoutable empire de soi-même, dont l'orgueil
humain s'empare pour détruire la paix du cœur!--sans personne pour le
réprimander, et n'ayant que peu d'amis pour lui faire apercevoir les
mille sentiers dont la pente glissante entraîne au crime; c'est alors,
lorsque son âge demandait qu'il obéît, c'est alors que la jeunesse
fougueuse de Lara commandait à des hommes. Il n'est pas nécessaire de
suivre pas à pas sa jeunesse à travers tous les détours de la carrière
qu'elle parcourut. Courte elle parut à sa fougue impatiente; mais elle
fut assez longue pour causer à moitié sa perte.

3. Lara, dans sa jeunesse, avait abandonné le séjour de ses ancêtres;
mais depuis l'heure où il lui fit de la main le salut d'adieu, on a
ignoré de quel côté il avait dirigé ses pas, tellement que son souvenir
était presque éteint dans la mémoire. Ses vassaux ne pouvaient que dire:
«Son père est redevenu poussière, c'est tout ce que nous savons, et Lara
n'est point en ces lieux.» Lara ne revient point, n'envoie personne; le
plus grand nombre devient froid et indifférent aux conjectures. Les
salles de son château entendent à peine prononcer son nom à l'écho
duquel elles étaient si habituées; son portrait se noircit dans son
cadre couvert de poussière; un autre seigneur console la femme qui lui
était destinée, la jeunesse l'oublie, et les vieillards ne sont plus.
«Vit-il encore?» s'écrie l'héritier impatient, qui soupire après un
deuil qu'il ne doit pas porter. Une centaine d'écussons couverts d'une
rouille noire décorent la dernière et antique demeure des Lara; mais il
en est un qui manque à cette galerie poudreuse, et qui serait le
bien-venu dans ce gothique trophée.

4. Il arrive enfin tout-à-coup; de quel lieu? chacun l'ignore. Pourquoi
revient-il? il n'est pas nécessaire d'en être instruit. Ce qui étonne le
plus ses gens, ce n'est pas son retour; c'est sa longue absence. Il n'a
à sa suite qu'un simple page, d'un air étranger et d'un âge encore
tendre. Des années se sont écoulées, et aussi rapide est leur fuite pour
ceux qui mènent une vie vagabonde, que pour ceux qui n'abandonnent point
leur terre natale. Mais le défaut de nouvelles des climats éloignés a
prêté une aile moins légère au tems fatigué. Ils le voient, ils le
reconnaissent, et cependant le présent leur paraît douteux, ou le passé
un rêve.

Il vit; cependant la force de sa jeunesse n'est point passée, quoique
ses traits soient brunis par la fatigue et un peu altérés par le tems.
Les fautes de son jeune âge, quelles qu'elles aient été, si elles ne
sont point oubliées, ont pu être effacées de sa mémoire par les
événemens de sa nouvelle destinée. Rien de bien ou de mal n'est connu de
sa vie depuis long-tems; son nom peut encore soutenir la renommée de sa
famille. Dans sa jeunesse, son ame était fière; mais ses torts n'étaient
que ceux d'un jeune étourdi, amoureux des plaisirs, et ainsi, à moins
qu'ils ne l'aient égaré dans sa course, ils pouvaient être rachetés,
sans exiger de lui un long remords.

5. Un grand changement s'est opéré dans lui,--et quel qu'il soit, il
n'est plus ce qu'il a été autrefois. Ce front s'est empreint de rides
profondes; il parle de passions, mais de passions qui ne sont plus;
l'orgueil, mais non le feu de ses jours de jeunesse; un aspect plein de
froideur et d'indifférence pour la flatterie; une altière démarche, et
un œil pénétrant qui comprend d'un regard la pensée des autres, et cette
légèreté sarcasmatique de la parole, dard perçant d'un cœur que le monde
a blessé, et dont les traits, lancés avec un semblant de gaîté frivole,
rendent ceux qu'ils atteignent incapables d'avouer leur blessure; voilà
ce que l'on découvrait dans Lara, et quelque chose encore de plus que ce
que son regard ou l'accent de sa voix pouvaient révéler.

L'ambition, la gloire, l'amour, but commun des hommes que quelques-uns
peuvent conquérir, et que tous voudraient posséder, paraissaient ne plus
avoir d'accès dans son cœur, mais on eût dit que c'était depuis peu
qu'ils n'y régnaient plus; et un sentiment profond, que l'on eût
vainement cherché à sonder, éclatait par momens sur son visage altéré.

6. Il n'aimait pas beaucoup qu'on lui fît de longues questions sur le
passé, il ne parlait point des merveilles et de l'immensité des déserts
sauvages qu'il avait parcourus seul dans des climats lointains,
et--comme lui-même le laissait à penser--inconnus: en vain ceux qui
l'entouraient essayaient-ils d'interroger ses regards, ou de mettre à
l'épreuve l'expérience de son compagnon; Lara évitait de parler de ce
qu'il avait vu, comme peu digne d'occuper la pensée d'un étranger. Si
les questions devenaient plus pressantes, son front devenait plus
sombre, et ses paroles plus rares.

7. Ce ne fut pas sans plaisir qu'on le vit de retour; vive fut la joie
de son arrivée dans les cercles des hommes[loc18]. Issu d'une ancienne
famille, commandant à de nombreux vassaux, il était rangé parmi les
hauts seigneurs de sa contrée. Il assistait à leurs carrousels, à leurs
festins joyeux; il les voyait soupirer ou sourire, mais il ne faisait
que les voir froidement sans partager la gaîté ou l'ennui général. Il ne
recherchait point ce que tous poursuivaient, entraînés par une espérance
toujours trompeuse et toujours écoutée: les honneurs qui ne sont qu'une
vaine fumée; l'or plus substanciel; la préférence des belles et les
dépits des rivaux. Autour de lui était tracé un cercle mystérieux, qui
défendait de l'approcher et le montrait toujours isolé. Dans ses yeux
paraissait quelque chose de sévère qui éloignait au moins de lui la
frivolité; et les personnes plus timides qui le voyaient de près
l'observaient en silence, en se communiquant tout bas leurs mutuelles
frayeurs, et celles plus sages, et en plus petit nombre, qui lui
témoignaient des intentions plus amicales, avouaient qu'elles le
jugeaient meilleur que son air ne semblait l'annoncer.

[Note loc18: _To the haunts of men_.]

8. C'était étrange!--dans sa jeunesse, toute action et toute vie,
brûlant pour le plaisir, et ne répugnant point aux combats; essayant
tour à tour des femmes,--du champ d'honneur,--de l'océan,--de tout ce
qui lui promettait jouissance ou danger;--il avait tout épuisé, et sa
récompense avait été dans le plaisir et la peine, et non dans un milieu
fade et commun: car ses sentimens ardens cherchaient, dans cette
intensité d'émotions, un moyen d'échapper à sa pensée. Les tempêtes de
son cœur eussent contemplé avec dédain les orages plus faibles des
élémens qu'elles auraient soulevés; les transports de ce cœur s'étaient
dirigés en haut, et ils avaient demandé s'il y avait dans les cieux des
ravissemens plus grands! Livré à tous les excès, esclave de tous les
extrêmes, comment se réveilla-t-il de ce rêve étrange? hélas! il ne le
disait pas,--mais il s'était réveillé pour maudire son cœur flétri qu'il
ne pouvait briser.

9. Les livres, car jusque-là ses livres pour lui avaient été l'homme,
les livres paraissaient exciter davantage sa curiosité, et souvent, par
un soudain caprice, il se séparait de tout le monde pour plusieurs
jours. Alors, ses serviteurs, rarement appelés, disaient que, pendant
les longues heures de la nuit, ses pas précipités se faisaient entendre
sur la sombre galerie, où les grossiers mais antiques portraits de ses
pères présentaient leurs figures chagrines: on entendait,--mais on
murmurait tout bas que «_cela_ ne devait pas être connu,»--le son d'une
voix moins terrestre que la sienne. «Oui, ceux qui voudront pourront en
rire, mais quelques-uns avaient vu, ils ne savaient pas trop quoi,
quelque chose de plus que ce qui est ordinaire. Pourquoi contemplait-il
ainsi cette tête de revenant que des mains impies avaient enlevée aux
tombeaux[loc19], et qui, placée à côté de son livre ouvert, semblait
vouloir en éloigner tout le monde excepté lui? Pourquoi ne dort-il pas
quand les autres reposent? Pourquoi ne veut-il pas de musique et ne
donne-t-il pas l'hospitalité? Tout cela ne leur semblait pas bien,--mais
où était le mal? Quelques-uns le savaient peut-être, mais c'était une
histoire trop longue à raconter, et en outre ceux qui en étaient
instruits étaient trop discrètement sages pour avouer que ce qu'ils
savaient était autre chose que de légers soupçons. Mais s'ils voulaient
parler--ils le pourraient.» C'est ainsi qu'autour du foyer les vassaux
de Lara discouraient de leur seigneur.

[Note loc19: Ceci paraît faire allusion à Byron lui-même, qui avait fait
une coupe à boire d'un crâne humain dont il se servait quelquefois.

(_N. du Tr._)]

10. Il était nuit.--Les étoiles du firmament se répétaient dans le
ruisseau transparent de Lara, qui multipliait leurs images. Ses eaux
sont si calmes, qu'elles semblent à peine mobiles, et cependant elles
s'écoulent comme le bonheur. Elles réfléchissent au loin, comme une
scène magique, les clartés immortelles qui brillent dans l'étendue des
cieux. Les rives de ces ondes sont parées d'arbres au vert feuillage, et
des plus belles fleurs qui puissent séduire l'abeille: telles étaient
celles dont Diane enfant composait ses guirlandes; l'innocence n'en
voudrait point d'autres, pour offrir à son amour, que celles qui
couvrent la rive. Les eaux en suivant leurs canaux se perdent dans des
détours qui représentent les replis tortueux et brillans du serpent.
Tout était si tranquille, si doux sur la terre et dans les airs, que
vous n'eussiez pas même tressailli à l'apparition d'un esprit, dans la
pensée que rien de méchant ne pouvait se plaire à errer dans de tels
lieux, au milieu d'une telle nuit! C'était un moment dont les esprits du
bien étaient seuls appelés à jouir; ainsi le pensait Lara, qui ne
demeura pas long-tems dans ces lieux, et qui s'éloigna silencieusement
pour retourner vers la porte de son château. Son ame ne pouvait plus
contempler de telles scènes, qui lui rappelaient le souvenir de jours
passés, de cieux plus sereins, de soleils plus purs, de nuits plus
douces et plus fréquentées, de cœurs qui maintenant--non,--non! la
tempête peut frapper son front, sans l'émouvoir--sans le lui faire
courber--mais une nuit comme celle-là, une nuit si belle, est une
raillerie pour un cœur comme le sien.

11. Il est retourné dans ses appartemens solitaires, et son ombre
gigantesque est projetée sur les murs tapissés de ces poudreux tableaux
qui représentent des figures des vieux tems; c'est tout ce qu'elles ont
laissé de leurs vertus ou de leurs crimes, excepté une vague tradition,
les ténébreux caveaux qui dérobent leur poussière à la clarté du jour,
ainsi que leurs faiblesses et leurs vices, et une demi-colonne du livre
pompeux qui en transmet le récit spécieux d'âge en âge, où la plume de
l'histoire distribue le blâme ou la louange, et donne comme vérité ce
qui n'est le plus souvent qu'insigne mensonge.

Lara promène ses rêveries silencieuses, et les rayons de la lune
brillent à travers les sombres vitraux sur le pavé de pierre, sur la
voûte élevée couverte de découpures, et sur les saints que les fenêtres
gothiques représentent agenouillés en prière, et qui se reproduisent,
par la réflexion de la lumière, en figures fantastiques semblables à la
vie, mais non à une vie comme celle des mortels. Les boucles noires des
cheveux pendans de Lara, son noir et ombragé sourcil, et le mouvement
balancé de son panache agité, apparaissaient comme les attributs d'un
fantôme, et imprimaient à son aspect toutes les terreurs que donnent les
tombes.

12. Il était minuit,--tout était livré au sommeil; la clarté solitaire
d'une lampe pâle semblait rompre à regret les ténèbres. Écoutez! des
murmures sont entendus dans le château de Lara,--un son--une voix--un
cri--un appel de détresse! un cri lourd, prolongé--et le silence.--Ses
gens ont-ils entendu ce frénétique écho retentir à leurs oreilles
endormies? Ils l'ont entendu, ils se lèvent en sursaut, et, braves
quoique tremblans, ils se précipitent là où le cri invoquait leur
secours; ils arrivent portant dans leurs mains des flambeaux à demi
allumés et des épées dont ils ont, dans leur empressement, oublié les
ceinturons.

13. Froid comme le marbre où son corps était étendu, pâle comme les
rayons de la lune qui se jouaient sur ses traits, Lara était renversé
par terre; près de lui son sabre à moitié tiré du fourreau semblait
indiquer un péril au-dessus des craintes de la nature. Cependant il
était ferme, ou il l'avait été jusqu'au dernier moment. Le défi
respirait encore sur son front; quoique empreint de terreur, et
insensible comme il est, il régnait sur ses lèvres le désir de répandre
le sang. Quelques menaces à demi formées, quelque imprécation
d'orgueilleux désespoir semblent avoir expiré sur ses lèvres. Son œil
était presque fermé; mais il n'a pas oublié, même dans sa détresse, le
regard du gladiateur, que souvent, dans la veille, son aspect décelait
avec fierté, et qui maintenant y était fixé dans un horrible repos.

On le relève--on l'emporte; silence! il respire, il parle; les couleurs
reviennent sur ses joues basanées; sa lèvre recouvre son incarnat; son
œil, quoiqu'obscurci, roule sauvage dans son orbite, et chacun de ses
membres, par de lents frémissemens, recommence ses fonctions; mais ses
paroles sont articulées dans des termes qui ne semblent pas appartenir à
sa langue native. Distinctes, mais étranges, ses gens les comprennent
assez pour penser que ces accens appartiennent à d'autres climats; et
ils étaient tels, qu'ils semblaient s'adresser à une oreille qui ne les
entend point--hélas! qui ne peut plus les entendre!

14. Son page s'est approché, et lui seul semble connaître le sens des
paroles qu'ils entendaient; et par les altérations de ses joues et de
son front, on pouvait juger qu'elles étaient telles que Lara n'aurait
pas voulu les avouer, ni le page les interpréter, quoiqu'il regarde avec
moins de surprise l'état de son maître que ceux qui l'entouraient; mais
il se penche sur le corps étendu de Lara, et lui parle dans cette langue
qui paraît être la sienne. Lara prête son attention à ces accens qui
semblent doucement calmer et dissiper les horreurs de son rêve, si
c'était un rêve qui abattait ainsi un cœur qui n'avait pas besoin de
peines idéales.

15. Quel que soit l'objet que sa frénésie a vu en songe ou son œil en
réalité, si toutefois il s'en souvient, il ne sera jamais révélé, et
restera enseveli dans son cœur.--Le matin accoutumé revient, et inspire
une nouvelle vigueur à son corps fatigué; il ne recherche de soulagement
ni d'un prêtre ni d'un médecin; et bientôt, le même dans ses mouvemens
et dans son langage qu'il l'avait été auparavant, il remplit les heures
passagères, ne sourit pas moins, ne présente pas un front plus attristé
qu'il n'en avait l'habitude; et si le retour de la nuit semble
maintenant moins agréable aux yeux de Lara, il se gardait bien d'en
laisser rien paraître à ses vassaux étonnés, dont les frissons
prouvaient que _leurs_ craintes étaient moins oubliées.

Tremblans, deux à deux (ils n'osent pas marcher seuls), ces esclaves
effrayés s'acheminent dans le château, et évitent la fatale galerie. La
bannière qui se déploie et le bruit des portes, le froissement de la
tapisserie, l'écho du plancher, les longues et noires ombres des arbres
d'alentour, le vol bruissant de la chauve-souris, le chant nocturne de
la brise; tout ce qu'ils voient ou entendent effraie leur pensée, à
mesure que les ombres du soir descendent sur les murs grisâtres du
château.

16. Vaine terreur! cette heure de ténèbres restées à jamais inconnues ne
revint plus, ou Lara sut feindre un oubli qui augmenta l'étonnement de
ses vassaux sans diminuer leurs craintes.--La mémoire s'en était-elle
éteinte au réveil de ses sens? puis-qu'aucun mot, aucun regard, aucun
geste de leur seigneur ne trahit un sentiment qui leur eût rappelé ce
moment délirant des souffrances de son ame. Était-ce un rêve? était-ce
sa voix qui avait articulé ces étranges et sauvages paroles? était-ce
son cri qui avait interrompu leur sommeil? était-ce bien lui dont le
cœur oppressé, comprimé, avait cessé de battre, et dont le regard les
avait fait trembler? Pouvait-il, celui qui avait souffert une pareille
épreuve, perdre ainsi la mémoire, lorsque ceux qui n'en avaient été que
les témoins en étaient si frappés? Ou ce silence prouvait-il que sa
mémoire, pour être exprimée par des mots, était trop profondément, trop
indélébilement fixée sur ce secret dévorant qui ronge le cœur, en en
montrant l'effet sans en dévoiler la cause? Il n'en était pas ainsi pour
lui; Lara les avait ensevelis tous les deux dans son sein. De communs
observateurs ne pouvaient discerner le progrès de pensées, que les
lèvres mortelles ne laissent entrevoir qu'à demi; ces pensées brisent
les faibles paroles qui voudraient les exprimer.

17. On remarquait dans Lara un mélange inexplicable de ce qui mérite le
plus d'être aimé ou haï, recherché ou évité. L'opinion variait sur sa
vie mystérieuse, et son nom n'était jamais oublié dans l'éloge ou la
raillerie. Son silence formait un thème pour le babillage de tous les
alentours;--le monde formait des conjectures,--se communiquait sa
surprise:--on mourait de connaître sa destinée. Qu'avait-il été?
qu'était-il, cet inconnu qui vivait parmi eux, et dont la famille
seulement n'était pas ignorée? Un ennemi haineux de son espèce?
cependant quelques-uns voulaient prétendre qu'avec eux il leur avait
paru aussi livré à la joie que les amis des plaisirs; mais ils
convenaient que son sourire, si on l'observait souvent de près, cessait
d'être un vrai sourire, et se flétrissait en un sourire de dédain
moqueur; et que si ce sourire atteignait ses lèvres, il ne passait pas
plus loin, ses yeux n'offrant aucune trace de gaîté. Cependant il y
avait parfois plus de douceur dans son regard, comme si son cœur n'eût
pas été naturellement dur; mais une fois observé, son ame semblait
réprimer une semblable faiblesse comme indigne de son orgueil; et elle
s'excitait elle-même à la roideur, comme dédaignant de s'acheter un
doute de l'estime à moitié ébranlée des hommes. C'était une peine
infligée par lui-même à son cœur que la tendresse avait autrefois
arraché à son repos; ou, dans la sollicitude du chagrin, il voulait
forcer son ame à la haine pour avoir trop aimé!

18. Il y avait en lui un mépris vital de tout; et comme s'il avait déjà
éprouvé ce qui pouvait lui survenir de pire, il vivait étranger dans ce
monde. Esprit errant précipité d'un autre monde, être d'imagination
noire qui s'était créé par choix des périls auxquels il avait par hasard
échappé, mais échappé en vain, puisque dans leur souvenir son esprit
trouvait également un triomphe et un regret. Ayant plus de facultés pour
l'amour que la terre n'en accorde communément aux mortels, ses jeunes
rêves de vertu avaient dépassé la réalité, et une virilité orageuse
suivit sa jeunesse déçue, avec le souvenir d'années perdues à la
poursuite d'un fantôme, et celui des forces épuisées qui lui avaient été
accordées pour un meilleur usage. Des passions ardentes avaient semé le
ravage et la désolation sur ses pas, et avaient abandonné ses meilleurs
sentimens à un trouble intérieur et à la cruelle réflexion que fait
naître une vie d'orages. Mais toujours hautain, orgueilleux, et
abandonné au blâme, il appelait la nature pour en partager la honte, et
rejetait toutes ses fautes sur ce corps de chair qu'elle lui avait donné
pour servir à l'ame de prison et de festin aux vers de la tombe, jusqu'à
ce qu'enfin il confondit le bien et le mal, et attribua au destin les
actes de sa volonté. Trop fier pour l'amour-propre vulgaire, il pouvait,
au besoin, sacrifier le sien pour le bien des autres, mais ce n'était
pas par pitié, ni parce qu'il croyait le devoir; c'était par une étrange
perversité de l'ame, qui le poussait, avec un secret orgueil, à faire ce
que peu d'hommes ou même personne n'eût osé faire comme lui. Et cette
même impulsion, dans des circonstances séduisantes, l'égarait également
en le conduisant au crime, tant il était jaloux de s'élever au-dessus ou
de tomber au-dessous des hommes avec lesquels il se sentait condamné à
vivre, et tant il se plaisait à se séparer par le bien et par le mal de
tous ceux qui partageaient son état mortel! Son esprit, les abhorrant,
avait fixé son trône loin de ce monde, dans des régions qui lui étaient
propres. Là, méditant froidement sur tout ce qui se passait au-dessous
d'elles, son sang paraissait alors couler plus calme. Ah! plus heureux
si ce sang n'avait jamais été enflammé par le crime, et eût toujours
coulé dans ce calme glacé! Il est vrai qu'il suivait les mêmes sentiers
que les autres hommes, et qu'en apparence il agissait et discourait
comme le reste des mortels; qu'il n'outrageait pas les règles de la
raison par des écarts: sa folie n'était pas de la tête, mais du cœur; et
rarement il s'égarait dans ses discours, ou découvrait ses pensées au
point d'offenser la vue.

19. Avec tous ces dehors froids et mystérieux, et le plaisir qu'il
semblait prendre à rester inconnu, il avait trouvé l'art (si ce n'était
pas un don de la nature) de fixer son souvenir dans le cœur des autres.
Ce n'était pas l'amour peut-être--ni la haine--ni rien de ce que l'on
peut imaginer d'exprimer par des mots; mais ceux qui le voyaient ne
l'avaient pas vu en vain, et ne pouvaient manquer de demander de nouveau
après lui; et ceux auxquels il avait parlé se rappelaient toujours ce
qu'ils avaient entendu, quelque frivole qu'il fût. Personne ne
connaissait ni comment, ni pourquoi; mais il s'insinuait tellement dans
l'esprit de celui qui l'écoutait, qu'il y laissait l'impression de
l'attachement ou de la haine. Quelque récente qu'ait été la date de
l'amitié, de la pitié ou de l'aversion qu'il avait inspirées, elles ne
faisaient que s'accroître dans les plus intimes sentimens et dans la
pensée. Vous ne pouviez pénétrer son ame; mais vous trouviez, en dépit
de votre étonnement, qu'il connaissait le chemin de la vôtre. Sa
présence hantait toujours votre pensée, et il forçait le cœur à lui
accorder un involontaire intérêt. Vains étaient les efforts pour
échapper à ce piége intellectuel, son esprit semblait vous défier de
l'oublier!

20. On célèbre une fête, où les chevaliers et les dames, et tous ceux
que la richesse ou une haute naissance y appelaient, parurent.--D'une
haute naissance, et hôte bien venu, Lara se rendit avec les autres
seigneurs de son voisinage au château d'Othon. Une assemblée nombreuse
est reunie dans les salles étincelantes de lumière, où les convives se
livraient aux plaisirs de la table et du bal. La danse joyeuse de la
foule des jeunes et séduisantes beautés unissait dans la chaîne la plus
fortunée la grâce et l'harmonie. Heureux sont les jeunes cœurs et les
mains amoureuses qui se mêlent avec bonheur dans des groupes de leur
choix! C'est un aspect qui peut éclaircir le front le plus soucieux et
faire sourire le vieillard, rêver même le jeune homme, le jeune homme
qui oublie que de telles heures sont passées sur la terre, tant il y a
d'exaltation dans ses transports de bonheur!

21. Lara contemplait cette fête, tranquillement joyeux, et son front
mentait si son ame était triste. Ses yeux suivaient dans tous ses
mouvemens chaque beauté dont les pas légers ne réveillaient aucun écho.
Les bras croisés et l'œil attentif, il était appuyé contre un pilier
élevé de la salle, et ne remarquait pas un regard sévère fixé sur lui.
Le fier Lara supportait mal un regard scrutateur semblable; à la fin, il
s'en aperçoit: c'est un visage inconnu, mais il semble ne chercher que
le sien, le sien seul. Le regard inquiet et sombre de cet homme indique
un étranger; il avait jusqu'alors tenu constamment ses yeux fixés sur
Lara sans en être vu. Enfin leurs regards se rencontrèrent, et
s'interrogèrent vivement avec une muette et mutuelle surprise. Une
émotion parut dans les regards de Lara, comme se défiant de celui de
l'étranger. L'aspect de cet homme est sévère et farouche, il en dit plus
que l'œil vulgaire ne peut en comprendre.

22. «C'est lui!» s'est écrié l'étranger; et ceux qui l'ont entendu
répètent ce mot tout bas et de bouche en bouche: «C'est lui!»--«Qui,
lui?» se demande-t-on de toutes parts, jusqu'à ce que ces paroles
significatives parviennent aux oreilles de Lara. Ces mots si étrangement
prononcés, et le singulier regard de l'inconnu, peu de personnes
pourraient les expliquer: ils excitent une générale surprise. Mais Lara
est resté immobile, sans changer de couleur ou de maintien. La surprise
qui s'était d'abord manifestée dans ses yeux paraissait maintenant
dissipée; il porte des regards assurés et calmes sur l'assemblée,
quoiqu'il soit toujours observé par l'étranger qui, s'approchant de lui,
s'écrie, avec un superbe dédain: «C'est lui!--Comment est-il venu
ici?--et qu'y fait-il?»

23. C'en était trop pour Lara; pour que Lara pût laisser sans réponse
une semblable question, répétée d'un ton si fier et si hautain. Le
sourcil froncé, mais avec un accent, froid, plus doucement ferme que
brusquement arrogant, il se tourna vers l'insolent questionneur:--«Mon
nom est Lara!--quand le tien me sera connu, ne doute pas de mon
empressement à répondre à l'inconvenante courtoisie d'un chevalier tel
que toi. C'est Lara!--en veux-tu savoir davantage? je n'évite aucune
question, et je ne porte aucun masque.»

«Tu n'évites aucune question! Réfléchis bien--s'il n'en est aucune à
laquelle ton cœur ne pourrait répondre, quand bien même ton oreille ne
chercherait pas à l'éviter? Te parais-je donc si inconnu? Regarde-moi
bien! au moins si la mémoire ne t'a pas été inutilement donnée, oh!
jamais tu ne pourras dissimuler la moitié de sa dette: l'éternité te
défend de l'oublier.» Les yeux de Lara se fixent avec attention sur le
visage de l'étranger; mais ils n'y peuvent rien découvrir qui leur soit
connu, où qu'ils veuillent reconnaître.--Il ne daigna pas répondre avec
l'air du doute; mais il secoue la tête, et moitié indifférence, moitié
mépris, il se retourne et quitte l'étranger. Mais celui-ci, d'un air
impérieux, lui dit de rester:--«Un mot!--Je te commande de rester, et de
répondre ici à quelqu'un qui, si tu étais noble, serait ton égal; mais
quel que tu aies été et que tu sois maintenant--oui, ne fronce pas le
sourcil, seigneur, si ce que je te dis est faux, il t'est facile de
démentir mes paroles.--Mais, quel que tu aies été et que tu sois
maintenant, recueille-toi. Je me défie de tes sourires, mais je ne
tremble pas devant ton front menaçant. N'es-tu pas cet homme dont les
actions--»

«Qui que je sois, des paroles aussi étranges que les tiennes, des
accusateurs tels que toi, j'en fais peu de cas, et ne les écoute pas
davantage. Que ceux pour qui ces paroles ont plus de poids écoutent le
reste, et ne se hasardent pas à contredire l'histoire, merveilleuse sans
doute, que ta langue va raconter, et qui commence d'une manière si
courtoise. Qu'Othon fête son hôte si poli, je lui en exprimerai ma
reconnaissance motivée.» Ici le maître de la fête, tout surpris, s'est
interposé.--«Quel que puisse être le secret dont il s'agit entre vous,
ce n'est pas ici le tems ni le lieu de troubler la gaîté de l'assemblée
par une dispute. Si toi, sire Ezzelin, tu as quelque chose à faire
connaître qui concerne le comte Lara, à demain, ici, ou ailleurs, comme
il vous plaira à tous deux, pour expliquer le reste. Tu m'es connu, et
je me porte ta caution, quoique, comme le comte Lara, tu sois récemment
arrivé seul des terres étrangères, et que tu sois devenu presque
étranger. Et si, par le sang et l'illustre naissance de Lara, j'augure
bien de son courage, comme de sa noblesse, il ne voudra pas se montrer
indigne de son nom sans tache, ni rien refuser de ce que réclament les
lois de la chevalerie.»

«A demain donc, répliqua Ezzelin; et que notre loyauté soit ici mise à
l'épreuve. J'atteste sur ma vie et sur mon épée la vérité de mes
paroles; puissé-je être aussi sûr du bonheur éternel!»

Que répond Lara? son ame descend dans sa profondeur la plus intime, et
demeure absorbée dans une profonde et soudaine méditation. Les paroles
de la foule et les yeux de tous, qui étaient fixés sur eux, semblent
s'adresser à lui. Mais les siens étaient silencieux, et ils paraissaient
se perdre dans l'oubli le plus complet--oui, le plus complet.--Hélas!
cette indifférence ne fait que trop comprendre à l'assemblée un souvenir
seulement trop fidèle.

24. «A demain!--oui, à demain!» D'autres paroles que ces deux mots
répétés ne furent pas entendues de la bouche de Lara. Aucun sentiment
passionné ne se trahit sur son front; aucune lueur d'irritation
n'apparut dans son grand œil noir: cependant il y avait quelque chose de
ferme dans son accent calme et réservé, qui annonçait une résolution
déterminée, quoiqu'inconnue. Il prit son manteau,--inclina légèrement la
tête, et quitta l'assemblée en passant devant Ezzelin. Il répondit par
un sourire au regard menaçant que ce dernier lui lança, et avec lequel
ce seigneur pensait l'accabler. Ce n'était pas un sourire de joie, ni
celui d'un orgueil dissimulé qui se venge par le dédain de la haine
qu'il ne peut cacher; mais c'était le sourire d'un cœur sûr de lui-même
dans tout ce qu'il voudrait entreprendre, ou tout ce qu'il pourrait
souffrir. Ce sourire annonçait-il la paix? le calme de la vertu? ou le
crime vieilli dans l'endurcissement du désespoir? Hélas! les confidences
de l'un et de l'autre se ressemblent trop pour être facilement
distinguées sur le front d'un homme ou dans ses paroles. C'est par les
actions, par les actions seules que l'on peut discerner les vérités que
le cœur inexpérimenté est incapable de saisir.

25. Lara appela son page et se retira.--Celui-ci obéissait promptement à
la moindre de ses paroles ou à son plus faible signe. C'était le seul
compagnon amené des climats lointains, où les ames étincellent sous un
ciel plus éclatant. Pour suivre Lara, il avait abandonné son pays natal.
Patient et docile, calme, malgré sa jeunesse, il était silencieux comme
son maître, et sa fidélité paraissait au-dessus de son état et de ses
années. Quoiqu'il n'ignorât pas la langue de Lara, il arrivait rarement
qu'il reçût de lui un ordre dans cette langue; mais il accourait avec
rapidité, et répondait avec effusion, quand les lèvres de Lara
laissaient échapper des paroles dans sa langue maternelle. Ces accens,
qui lui étaient aussi chers que les montagnes de sa patrie, réveillaient
à ses oreilles leur écho absent, et lui rappelaient la voix accoutumée
d'amis, de parens qu'il ne devait plus revoir, et auxquels il avait
renoncé pour un seul,--son ami, son tout. La terre ne lui offrait pas
maintenant d'autres guides; pouvait-on s'étonner alors s'il le quittait
si rarement?

26. Légère était sa taille, et délicats, quoique bruns, paraissaient les
traits de son visage sur lequel avait passé son soleil natal; mais ses
rayons n'avaient point basané sa joue, où souvent se manifestait une
rougeur involontaire. Cependant ce n'était point cette rougeur qui monte
au visage quand la santé y fait refluer toutes les couleurs du cœur dans
des transports de bonheur; mais c'était la teinte étique d'un secret
chagrin, qui brillait dans un moment fiévreux. La flamme étincelante de
ses regards semblait empruntée d'en haut, et allumée par une pensée
électrique, quoique ses longues paupières tempérassent, par une teinte
mélancolique, l'ardeur de ses noires prunelles. Cependant on y
remarquait moins de tristesse que d'orgueil; ou si c'était de la
tristesse, c'était une tristesse que personne ne pouvait partager. Les
jeux qui plaisent à son âge ne lui plaisaient pas; les amusemens de la
jeunesse et les joyeuses folies des pages n'avaient point d'attraits
pour lui. Pendant des heures entières ses yeux restaient fixés sur Lara,
comme s'il eût tout oublié dans cette attitude contemplative. Éloigné de
son maître, il errait isolé. Brèves étaient ses réponses, et il ne
faisait jamais de questions. Les bois étaient sa promenade; son
amusement, quelque livre en langue étrangère; son lieu de repos, la rive
des limpides ruisseaux. Il semblait, comme celui qu'il servait, vivre à
part de tout ce qui charme les yeux et remplit le cœur; ne pas connaître
de fraternité, et n'avoir reçu de la terre aucun autre don que le don
amer--de l'existence.

27. S'il aimait quelque chose, c'était Lara; mais son attachement ne se
montrait que dans son respect et dans son obéissance. Toujours dans une
attention muette, son zèle, qui épiait chaque désir de son maître,
l'accomplissait avant que sa parole l'exprimât. Toutefois, il y avait de
la dignité fière dans tout ce qu'il faisait; car il avait un esprit
altier qui ne supportait pas les réprimandes. Son zèle, quoique plus
actif que celui des mains serviles, obéissait seulement dans ses
actions; son air commandait encore, comme s'il eût ainsi cédé moins au
désir de Lara qu'à _son propre_ désir: car assurément ce n'était point
pour un vil salaire qu'il agissait ainsi. Les services que lui
commandait son maître étaient légers: c'était de lui tenir les étriers,
lorsqu'il voulait monter à cheval, ou de lui apporter son épée;
d'accorder son luth; ou, s'il désirait davantage, de lui lire des
volumes d'autres tems et d'autres langues que sa langue maternelle; mais
jamais de se mêler avec la foule des domestiques, auxquels il ne
montrait ni déférence ni dédain, mais cette réserve de bon ton, qui
prouvait qu'il n'avait nulle sympathie pour eux. Son ame, quel que fût
son rang ou sa naissance, pouvait fléchir devant Lara, non descendre
jusqu'à eux. Il paraissait d'une naissance distinguée, et avoir connu
des jours meilleurs. Aucune marque de travail vulgaire ne se trahissait
sur ses mains d'une blancheur si féminine, que l'on aurait pu lui
attribuer un autre sexe, lorsqu'on les comparait avec la délicatesse et
la douceur de son visage; mais ses vêtemens, et quelque chose dans son
regard de plus viril et de plus fier que n'en comporte l'œil d'une
femme, disaient le contraire. C'était un caractère presque sauvage, qui
tenait plus de son climat brûlant que de son corps tendre et frêle: il
est vrai qu'il ne se remarquait point dans ses paroles; mais dans son
aspect, cet instinct pouvait être plus qu'aperçu.

Kaled était son nom, quoique le bruit courût qu'il en portait un autre
avant d'avoir quitté ses montagnes. Car quelquefois, bien qu'à peu de
distance, il entendait ce nom répété plusieurs fois sans répondre, comme
s'il ne lui eût pas été familier, ou, s'il lui était adressé de nouveau,
il se retournait brusquement, comme si dans cet instant il se rappelait
que c'était le sien. Cependant, si c'était la voix accoutumée de Lara
qui l'appelait, alors ses oreilles, ses yeux, et son cœur redoublaient
d'attention.

28. Ce jeune page n'avait pas manqué de remarquer, dans la salle du bal,
la querelle imprévue que tout le monde avait observée, et quand la foule
autour de lui exprimait son étonnement du calme du hardi accusateur et
de la patience avec laquelle le noble et fier Lara avait supporté une
semblable insulte d'un étranger; doublement affecté, Kaled changea
plusieurs fois de couleur; ses lèvres pâlirent comme de la cendre, ses
joues s'enflammèrent tour à tour; et sur son front se répandit cette
sueur de glace qui survient, lorsque le cœur, chargé d'un poids de
pensées qui l'accablent, succombe de malaise et de luttes intérieures.
Oui,--il est des choses que nous devons rêver et oser exécuter avant que
la pensée en soit à moitié avertie. Quelle que pût être l'idée de Kaled,
elle suffit pour fermer ses lèvres et troubler son front. Il observa
Ezzelin jusqu'à ce que Lara eût jeté en passant, sur le chevalier, un
sourire de dédain. Lorsque Kaled vit ce sourire, son visage reprit son
air accoutumé, comme s'il eût reconnu en lui quelque chose de
satisfaisant. Sa mémoire lui faisait remarquer dans un pareil sourire
beaucoup plus que l'aspect de Lara n'en disait aux autres. Il se
précipita vers lui,--et dans un instant tous deux furent partis; et tous
ceux qui restèrent dans le château crurent être laissés seuls. Chacun
avait eu tellement les yeux fixés sur la figure de Lara, chacun s'était
si bien identifié par ses sentimens à cette scène, que lorsque l'ombre
longue et noire de Lara eut dépassé le portique, et ne fut plus
reproduite par la lumière des torches allumées, tous les cœurs battirent
plus vivement, comme doutant s'ils sortaient d'un rêve effrayant, que
nous savons être faux, mais qui nous épouvante encore parce que ce qui
est le pire est toujours le plus près de la vérité.

Ils sont partis,--Ezzelin reste encore; le front pensif et l'air
impérieux; mais il ne demeura pas long-tems: avant qu'une heure se fût
écoulée, il salua de la main Othon, et se retira.

29. La foule a disparu, les convives sont livrés au sommeil; le
châtelain courtois, et ses hôtes satisfaits se sont rendus à leur couche
accoutumée, où la joie se calme, et où la douleur soupire après le
sommeil; et l'homme accablé par le combat de sa propre existence[loc20]
cherche un refuge dans ce doux oubli de la vie. Là reposent également
l'espérance délirante de l'amour, la perfidie et la ruse; les projets
ténébreux de la haine, et les fourberies de l'ambition jalouse. Sur tous
les yeux planent les ailes de l'oubli, et l'existence éteinte est comme
ensevelie dans un tombeau. Quel nom meilleur pourrait plus convenir au
lit du sommeil? sépulcre de la nuit, demeure universelle où la
faiblesse, la force, le vice, la vertu sont étendus dans une égale
nudité. Heureux l'homme pour un moment, de ne pas avoir le sentiment de
la vie, pour s'éveiller cependant, pour lutter avec la terreur de la
mort, et chercher à éviter, quoique le jour doive apparaître pour
accroître ses maux, ce sommeil, le plus doux de tous, puisqu'il est le
moins troublé de rêves.

[Note loc20: _O'er-laboured with being's strife_.]



Chant Deuxième.


1. La nuit commence à disparaître;--les vapeurs groupées autour des
montagnes se dissipent à l'aspect du matin, et la lumière réveille le
monde. L'homme a un jour de plus pour grossir le passé, et pour le
conduire peu à peu vers son dernier jour; mais la puissante nature
s'éveille en bondissant comme au jour de sa naissance. Le soleil est
dans les cieux et la vie sur la terre; les fleurs dans les vallées, la
splendeur dans les rayons du jour, la santé dans l'air pur du matin, et
la fraîcheur sur les bords des ruisseaux. Homme immortel! contemple ces
gloires resplendissantes de la nature, et écrie-toi, dans les transports
de ton cœur: «Ces gloires sont les miennes!» Admire-les pendant qu'il
est permis à ton œil enchanté de les voir: un matin viendra où elles ne
t'appartiendront plus; et quels que soient les regrets qui seront
exprimés sur ta tombe insensible, ni les cieux, ni la terre ne
t'accorderont une seule larme. Aucun nuage ne deviendra plus sombre,
aucune feuille ne tombera plus tôt, aucun souffle d'air, aucun vent
léger ne t'accordera un soupir; mais les vers rampans se réjouiront de
leur nouvelle pâture, et prépareront tes restes humains à fertiliser le
sol.

2. Le matin a paru;--le soleil est à son midi.--Rassemblés dans le
palais, les chevaliers se sont rendus à l'appel d'Othon. C'est
maintenant l'heure promise, qui doit prononcer la mort ou la vie de la
réputation future de Lara. Ezzelin va développer ici son accusation; et
quelle que soit l'histoire, elle doit être exposée dans toute la vérité.
Sa parole a été donnée, et Lara a promis de l'écouter à la face de
l'homme et du ciel. Pourquoi ne vient-il pas? De semblables révélations
devant être faites, il semble que le retard de l'accusateur dépasse les
bornes de l'indulgence.

3. L'heure est passée, et Lara est depuis long-tems arrivé. Il montre
une grande confiance en soi-même, et tout le calme de la patience.
Pourquoi Ezzelin ne vient-il pas? L'heure est passée, des murmures
s'élèvent, et le front d'Othon se rembrunit. «Je connais mon ami! je ne
puis craindre son manque de foi; s'il est encore sur la terre, qu'on
l'attende ici. Le toit qui le protége est dans le vallon situé entre mes
domaines et ceux du noble Lara. Mon palais aurait été honoré par
l'hospitalité donnée à un tel hôte, si le seigneur Ezzelin ne l'eût pas
refusée; c'est la recherche de quelque preuve nécessaire qui l'a empêché
de rester, et l'a forcé d'aller se préparer pour aujourd'hui. La parole
que j'ai donnée pour lui, je la donne encore; et je rachèterais moi-même
la tache qu'il aurait faite à la chevalerie.» Il a dit,--et Lara répond:
«Je suis venu ici à ta demande pour prêter l'oreille à des contes
perfides, récités par la langue d'un étranger, dont les paroles auraient
pu déjà blesser mon cœur, si je ne l'avais regardé comme presque un
insensé, ou tout au plus comme un ignoble et vil ennemi. Je ne le
connais point;--mais il semble m'avoir connu dans des pays où--je ne
dois pas perdre le teins en vains discours: produis ton
dénonciateur,--ou retire ta parole ici avec le tranchant de ton sabre.»

Le fier Othon, rougissant de colère, jette aussitôt son gant sur la
terre, et tire son sabre du fourreau.

«C'est ce dernier parti qui me convient le mieux, dit-il; c'est ainsi
que je réponds pour mon hôte absent.»

Sans que sa joue pâle changeât de couleur, quelque près qu'ait été sa
tombe ou celle de son adversaire, la main de Lara, qui s'empare de son
sabre avec un sang-froid impassible, prouve qu'elle en connaît bien
l'usage, par la facilité adroite avec laquelle elle en saisit la garde.
Son œil, quoique calme, exprime qu'il sera sans quartier, et que l'épée
de Lara obéira trop bien à sa volonté. En vain les chevaliers se
pressent autour d'eux; la fureur d'Othon ne veut pas souffrir
d'accommodemens, et de ses lèvres tombent ces paroles d'insulte: «Une
bonne épée est nécessaire à celui qui voudrait nous séparer.»

4. Court fut le combat; furieux, aveuglément téméraire, Othon livre son
sein au coup fatal. Le sang coule, il tombe; mais la blessure qu'il
reçoit de son habile adversaire, et qui l'étend sur la terre, n'est pas
mortelle. «Demande-moi ta vie!» lui crie Lara. Il ne répond rien. Alors
on vit le moment où il ne se serait jamais relevé du sol ensanglanté;
car le front de Lara, en cet instant, devint presque noir, dans sa rage
de démon, et son sabre se dispose à frapper un coup plus terrible que
lorsque celui de son ennemi était dirigé contre son sein. Alors il
conservait tout son sang-froid et toute son adresse; maintenant rien ne
réprime plus la haine déchaînée de son cœur. Il tombe avec si peu de
ménagement sur son ennemi, que lorsque les témoins s'approchèrent pour
retenir son bras, il tourna presque son arme affamée contre ceux qui
osaient s'interposer pour obtenir de lui la grâce du vaincu. Il réprime
ce premier mouvement de fureur; mais cependant ses regards sont fixés
sur son adversaire, comme s'il regrettait le combat inutile qui lui
laisse un ennemi vivant, quoique abattu, et comme s'il recherchait à
quelle distance la blessure qu'il a portée à sa victime l'a laissée près
du tombeau.

5. On relève Othon baigné dans son sang, et le médecin lui défend toute
question, tout geste, toute parole. Les autres chevaliers se retirent
dans une salle voisine; et lui, Lara, irrité et l'air dédaigneux, la
cause et le vainqueur de ce soudain combat, s'éloigne lentement, dans un
silence hautain. Il pique son cheval, et se dirige vers son château,
sans jeter un seul regard sur celui d'Othon.

6. Mais où était-il, ce météore d'une nuit, qui menaça pour disparaître
avec la lumière? où était cet Ezzelin? cet Ezzelin qui a paru et n'a
laissé aucune trace de ses intentions. Il avait quitté le château
d'Othon bien avant le jour, tandis que les ténèbres régnaient encore;
mais le chemin lui était si connu qu'il ne pouvait pas s'égarer.
Prochaine était sa demeure. Il n'y était point, et le jour suivant amena
une nouvelle recherche, qui ne produisit aucun résultat, si ce n'est de
constater l'absence du chevalier; une couche vide, un cheval sans maître
à l'écurie, son hôte alarmé, ses amis murmurant désolés. Leurs
recherches s'étendent dans tous les environs, autour du chemin qu'il a
dû suivre, craignant de rencontrer les vestiges de la férocité de
quelques brigands; mais il n'en existe aucune, et nul buisson n'en
porte. Point de trace de sang; point de lambeaux dispersés de ses
vêtemens; aucune chute, aucune lutte n'a flétri ou foulé le gazon, en
conservant l'empreinte du meurtre; point d'impression de doigts crispés
pour raconter l'histoire des efforts convulsifs d'une main agonisante
qui, ayant cessé de se défendre, tourne contre le tendre gazon les
dernières convulsions de son agonie. Tels sont les vestiges que l'on
aurait rencontrés, si quelqu'un avait perdu la vie; mais ils
n'existaient pas, et tout ce qui reste est une espérance douteuse. Un
étrange soupçon fait murmurer tout bas le nom de Lara, et chaque jour il
s'entretient de sa réputation flétrie; mais il se tait soudain lorsque
sa sombre figure apparaît: il attend son absence pour oser renouveler
ses murmures accoutumés, et ses conjectures revêtues des plus noires
couleurs.

7. Les jours s'écoulent, et les blessures d'Othon sont guéries, mais non
son orgueil; et sa haine n'est plus dissimulée. C'était un homme
puissant, l'ennemi de Lara, et l'ami de tous ceux qui cherchaient à lui
nuire; il demande à la justice de sa contrée de forcer Lara à rendre
compte d'Ezzelin.

Quel autre que Lara aurait pu craindre sa présence? qui l'a fait
disparaître, si ce n'est l'homme sur lequel ses charges menaçantes
seraient tombées d'un poids trop accablant? La rumeur générale augmente
par l'incertitude, le mystère est ce qui plaît le plus à la foule
curieuse. D'où vient cette indifférence apparente de Lara pour tous les
liens d'amitié[loc21]? pour tout ce qui peut faire naître la confiance
et éveiller l'amour? la férocité sommeillante que trahit son ame?
l'adresse avec laquelle il manie l'épée tranchante? où l'a-t-il apprise
ce bras qui n'a jamais fait la guerre? Dans quels lieux cette férocité
est-elle devenue le partage de son cœur? car ce n'était point l'aveugle
et capricieuse colère qu'un mot peut soulever et qu'un autre peut
calmer; mais l'œuvre profonde d'une ame qui ne connaît point la pitié
quand la colère l'emporte, et qu'une longue habitude du pouvoir comme du
succès a concentrée dans tout ce qui est inexorable. Tous ces propos,
associés avec ce désir qui domine l'humanité de se livrer plutôt au
blâme qu'à la louange, avaient amassé enfin contre Lara un orage tel que
lui-même en aurait pu être effrayé, et tel que ses ennemis voulaient
l'exciter. Il doit répondre de la tête d'un homme absent qui le poursuit
encore, mort ou vivant.

[Note loc21: _The seeming friendlessness_.]

8. Dans cette contrée vivait plus d'un mécontent qui maudissait la
tyrannie sous laquelle il était courbé. De nombreux et féroces despotes
y exerçaient leur oppression, et y donnaient leurs caprices pour des
lois. De longues guerres au dehors, de fréquentes querelles au dedans
ouvraient sans cesse un passage au sang et au crime qui n'attendaient
qu'un signal pour recommencer un nouveau carnage, tel qu'il en naît des
discordes civiles, qui ne connaissent pas de neutres, et ne comptent que
des amis ou des ennemis.

Enfermés dans leurs forteresses féodales, tous les seigneurs étaient
comme des souverains, obéis en paroles et en actions, mais abhorrés dans
l'ame. Lara avait hérité de pareils domaines seigneuriaux, peuplés par
des cœurs mécontens et des mains travaillant à regret; mais sa longue
absence de son pays natal l'avait laissé pur du crime d'oppression, et
maintenant, détournées par la douceur de son administration, toutes les
terreurs avaient disparu par degrés. Ses serviteurs ne conservaient plus
pour lui que leur antique et habituelle vénération; mais ce fut plus
pour lui que pour eux-mêmes que leurs craintes furent soulevées. Ils le
croyaient maintenant malheureux, quoique d'abord leur malignité l'eût
jugé coupable. Ses longues nuits sans repos, son humeur silencieuse
furent attribuées à la maladie entretenue par la solitude. Et quoique
ses habitudes solitaires rendissent à la fin sa société triste, sa
demeure n'en était pas moins agréable, car les malheureux ne s'en
éloignèrent jamais sans soulagement; et pour eux du moins son ame
connaissait la compassion. Froid envers les grands, dédaigneux avec les
superbes, l'homme humble ne passait pas auprès de lui sans attirer ses
regards. Il ne parlait pas beaucoup; mais sous son toit on recevait
souvent un asile, et jamais de reproches. Et ceux qui en faisaient
l'observation pouvaient remarquer que chaque jour quelques nouveaux
hôtes se rassemblaient sous son commandement. Mais depuis la disparition
d'Ezzelin, il se montra seigneur courtois et hôte bienveillant.
Peut-être son combat avec Othon lui fit-il craindre quelque trame ourdie
contre sa tête exposée. Quelles qu'aient été ses vues, il sut se
concilier l'affection de plus de partisans que les seigneurs ses égaux.
Si c'était un effet de sa politique, elle fut répandue si loin que des
millions le jugeaient tel qu'il voulait paraître. Exilé par des maîtres
cruels, venait-on lui demander un asile? il était aussitôt donné. Par
lui les paysans n'avaient pas à pleurer leur moisson enlevée, et à peine
les serfs pouvaient-ils murmurer contre leur sort. Avec lui la vieille
avarice trouvait sûreté pour ses trésors; avec lui, le pauvre n'était
point exposé aux mépris; la bonne chère et les récompenses promises
retenaient près de lui la jeunesse active, jusqu'à ce qu'il fût trop
tard pour le quitter. Il offrait à la haine, avec un changement
prochain, l'espérance d'assouvir bientôt une vengeance différée;
l'amour, long-tems trompé par une union détestée, comptait dans le
succès pour recouvrer des charmes qu'il avait perdus. Tout était mûr;
Lara n'attendait que le moment favorable pour proclamer que l'esclavage
n'était plus qu'un nom.

Le moment, l'heure vint où Othon crut sa vengeance assurée. Son
huissier[loc22] trouva le prétendu criminel entouré dans son château des
milliers d'hommes délivrés de leurs chaînes féodales récemment brisées,
défiant la terre, et comptant sur la faveur du ciel. C'était le matin
que Lara venait de rendre libres des serfs attachés à la glèbe, et qui
ne creuseraient plus désormais la terre que pour servir de tombeaux aux
tyrans! c'est ce qu'ils proclamaient tous.--Certain mot d'ordre est
nécessaire dans le combat pour venger ses outrages et conquérir ses
droits: religion,--liberté,--vengeance,--tout ce que vous voudrez; un
mot suffit pour faire lever les peuples et les mener au carnage. Une
phrase séditieuse suffit à la ruse qui la répand et l'exploite, pour
faire régner le crime, et pour donner une abondante pâture aux loups et
aux vers de la terre!

[Note loc22: _His summons_.]

9. Dans cette contrée, les seigneurs féodaux avaient acquis tant de
pouvoir, que leurs souverains enfans régnaient à peine. C'était alors le
moment pour les rebelles de lever l'étendard de la révolte. Les serfs
méprisaient le roi, et le haïssaient en même tems que les seigneurs. Ils
n'attendaient qu'un chef, et ils en trouvèrent un attaché à leur cause
par des liens indissolubles; forcé par les circonstances de rentrer en
guerre avec les hommes pour sa propre défense. Séparé par une destinée
mystérieuse de ceux que la naissance et la nature n'avaient pas fait ses
ennemis, Lara, depuis cette nuit fatale, s'était préparé, non pas seul,
à braver les événemens les plus sinistres. De certaines raisons, quelles
qu'elles fussent, lui prescrivaient d'éviter que l'on fît aucune
recherche sur ses actions commises dans de lointains climats.

En réunissant à sa cause propre celle de tous, lors même qu'il aurait
été dans sa destinée d'être abattu, il avait au moins la certitude de
retarder sa chute. Le calme sombre qui depuis long-tems régnait dans son
ame; la tempête qui, après avoir exercé ses ravages, s'était assoupie,
soulevée par des événemens qui semblaient devoir pousser sa triste
fortune à son dernier degré de malheur, se réveillent de nouveau, et le
rendent tout ce qu'il avait été autrefois, et qu'il est maintenant; la
scène est seulement changée. Il se souciait fort peu de la vie, encore
moins de la renommée; mais il n'en était pas moins propre aux jeux
désespérés des combats. Il lui semblait qu'il était marqué dès sa
naissance pour être l'objet de la haine des autres, et il se moquait de
sa ruine si elle était partagée. Que lui importait donc la liberté des
peuples asservis? Il élevait l'humble, mais pour abaisser le superbe. Il
avait espéré trouver le repos dans sa retraite sombre, mais l'homme et
la destinée venaient l'y assiéger. Il paraissait comme une bête féroce
poursuivie par les chasseurs, que ceux-ci doivent tuer, mais qu'ils ne
peuvent faire tomber dans leur piége. Austère, sans ambition,
silencieux, il était désormais un tranquille spectateur des scènes de la
vie; mais lancé de nouveau sur l'arène, il parut un chef non inégal aux
seigneurs féodaux: sa voix,--son maintien,--ses gestes--révèlent une
sauvage nature, et à ses regards on reconnaît le gladiateur.

10. A quoi servirait de raconter pompeusement l'histoire souvent répétée
des combats, les fêtes des vautours, le carnage et la mort? la fortune
changeante sur le champ de bataille, la force victorieuse et la
faiblesse obligée de céder? des ruines fumantes et des remparts
renversés? Dans cette guerre, la lutte fut la même que dans toutes les
autres, excepté que les passions déchaînées concentrèrent leur force
dans une férocité qui bannit tout remords. Personne ne demandait grâce,
car la pitié connaissait que ses cris seraient vains. Les prisonniers
mouraient sur le champ de bataille. La même fureur animait tour à tour
le sein du vainqueur; et ceux qui combattaient pour la liberté, et ceux
qui luttaient pour la tyrannie croyaient avoir versé le sang de peu
d'hommes, tant qu'il en restait encore à égorger. Il était trop tard
d'éteindre le tison dévastateur. La désolation atteignait la contrée
affamée; l'incendie était allumé, et les flammes étaient propagées, et
le carnage souriait sur ses victimes de chaque jour.

11. Tout frais de la force que l'impulsion de la liberté récemment
acquise leur imprime, les partisans de Lara obtiennent le premier
succès: mais cette vaine victoire les a perdus. Ils n'obéissent plus à
la voix de leur chef pour se former en rang de bataille; ils se
précipitent dans une aveugle confusion sur leurs ennemis, croyant que de
l'atteindre ainsi devait leur assurer le succès. La convoitise du butin,
la soif de la vengeance entraînent ces brigands débandés à leur perte.
En vain Lara fait-il tout ce qu'un chef doit faire, pour arrêter
l'impétueuse furie de ces hommes. En vain veut-il calmer leur ardeur
téméraire,--la main qui allume l'incendie ne peut l'éteindre. L'ennemi
plus sage a pu seul arrêter leur impétuosité, et montrer à cette troupe
indisciplinée sa folle témérité. Des retraites feintes, des embuscades
nocturnes, des attaques désordonnées faites en plein jour, des combats
différés, la longue privation d'un secours désiré, un repos sans tente,
sous un ciel humide, des murs imprenables qui défiaient l'art des
assiégeans, et lassaient la patience de leur courage trompé: voilà les
obstacles qu'ils n'avaient pas prévus.

Le jour du combat, ils s'avançaient à l'ennemi, comme l'auraient fait de
vieux guerriers; mais ils préféraient davantage la furie de l'action la
plus sanglante, et la mort présente à une vie de souffrances
continuelles. La famine vient leur apporter ses angoisses; et la fièvre
balaie leurs rangs, qui s'éclaircissent à vue d'œil. La joie immodérée
du triomphe se change en mécontentement. L'ame seule de Lara semble
encore indomptée, mais peu de ses soldats restent pour le seconder. De
plusieurs milliers qu'ils étaient, ils sont réduits à une faible troupe:
désespérés, quoique en petit nombre, ce sont les plus braves qui
survivent pour déplorer la discipline qu'ils avaient dédaignée après
leur premier succès. Une espérance leur reste encore: la frontière n'est
pas éloignée; par là, ils peuvent échapper à la guerre de leur patrie,
en emportant avec eux, dans l'état voisin, les chagrins de l'exil, ou la
haine de la proscription. Il est dur pour eux de quitter la terre de
leurs aïeux, mais il leur est encore plus dur de périr ou de se
soumettre.

12. La résolution est prise,--ils sont en marche,--la nuit complice les
guide avec son astre lumineux, en éclairant leurs pas dans les ténèbres.
Déjà ils aperçoivent ses tranquilles rayons dormant sur la surface du
courant qui forme la frontière. Déjà ils distinguent,--est-ce bien la
rive? Fuyez! Elle est bordée par de nombreux rangs ennemis. Retournez ou
fuyez!--Qu'est-ce qui brille à l'arrière-garde? C'est la bannière
d'Othon,--la lance du chef qui les poursuit! Sont-ce des feux de
bergers, ces feux qui brillent sur la hauteur? Hélas! ils étincellent
avec trop de clarté, pour une fuite. Privés de tout espoir, et
concentrés dans leur propre défense, moins de sang peut-être aura payé
une dépouille plus riche!

13. Ils s'arrêtent un moment; c'est seulement pour que la troupe puisse
respirer. Avanceront-ils, ou attendront-ils l'ennemi? Peu
importe,--s'ils chargent l'ennemi qui s'oppose à leur marche le long de
la rive du fleuve, quelques-uns peut-être pourront rompre et traverser
leur ligne formée, pour prévenir un tel dessein.--«Chargeons! attendre
leur attaque serait une action digne d'une troupe lâche.» Tous les
sabres sont tirés, chacun saisit les rênes de son cheval, et la première
parole pourra à peine devancer l'action. Parmi tous ceux qui vont
entendre le dernier commandement de Lara, pour combien ne sera-t-il pas
la voix de la mort!

14. Son glaive est tiré; son front respire un air réfléchi, mais trop
tranquille pour être celui du désespoir; il montre quelque chose de plus
indifférent qu'il ne convient aux plus braves d'en témoigner, si le sort
des hommes les touche.--Il tourne ses regards sur Kaled, toujours près
de lui, et trop confiant encore pour trahir la moindre crainte.
Peut-être c'était la sombre clarté de la lune qui projetait sur les
traits de ce jeune page une teinte inaccoutumée de pâleur mélancolique,
dont l'empreinte profonde exprimait la fidélité et non la terreur de son
ame. Lara observa cette pâleur, et mit sa main dans la sienne: elle ne
trembla pas dans un moment semblable; ses lèvres étaient muettes, à
peine son cœur battait-il; ses regards seuls disaient: «Nous ne nous
séparerons jamais! ta troupe peut périr, tes amis peuvent fuir; pour
moi, je puis dire adieu à la vie, mais jamais à toi!»

Le mot d'ordre a échappé aux lèvres de Lara, et sa troupe, portée en
avant, et les rangs serrés, marche sur les lignes divisées de l'ennemi.
Chaque coursier a obéi au premier coup d'éperon; les cimeterres
brillent, l'acier se croise; surpassés en nombre, mais non en bravoure,
ils opposent encore le désespoir à l'audace, et un front de défense aux
ennemis. Le sang est mêlé aux ondes du fleuve qui en conserve les
teintes jusqu'aux rayons du matin.

15. Commandant, aidant, animant les siens, partout où l'ennemi paraît
redoubler d'efforts, où ses amis succomber, la voix de Lara se fait
entendre; il brandit son cimeterre, en frappe à coups redoublés, et fait
naître un espoir que lui-même a cessé de partager. Aucun ne fuit, car
ils savent bien que la fuite serait vaine; mais ceux qui chancellent
reviennent bientôt à la charge en voyant les plus courageux des ennemis
reculer devant le regard et les coups de leur chef. Tantôt entouré des
siens, tantôt presque seul, il enfonce les rangs de son adversaire, ou
rallie sa troupe. Lui-même ne s'épargne pas.--Une fois l'ennemi semble
fuir,--le moment était propice; Lara donne le signal de la main qu'il
agite dans l'air; il s'élance.--Pourquoi son casque orné d'un panache
s'affaisse-t-il soudain? un trait est lancé,--la flèche est dans son
sein! Ce geste fatal a laissé sa poitrine sans défense, et la mort a
fait retomber ce bras redoutable. Le mot de _victoire_ expire sur sa
bouche; cette main, qu'il avait élevée en signe de commandement, comme
elle pend tristement à ses cotés! Elle retient encore instinctivement
son sabre, quoique l'autre ait laissé échapper les rênes. Kaled les
saisit: défaillant par sa blessure, penché presque sans vie sur les
arçons de la selle, Lara ne s'aperçoit pas que son page désolé l'emmène
loin du combat. Cependant ses compagnons chargent l'ennemi, le chargent
encore avec plus de fureur. Les combattans sont trop confondus
maintenant pour compter les cadavres!

16. Le jour luit sur les mourans et sur les morts, sur les cuirasses
brisées et sur les têtes séparées de leurs casques; le cheval de guerre
est étendu sans cavalier sur la terre, et l'effort de son dernier soupir
a fait rompre les courroies ensanglantées de sa selle. Près de là,
frémissent encore d'un reste de vie, le pied éperonné qui
l'aiguillonnait, et la main qui guidait les rênes. Quelques-uns sont
étendus mourans, tout près du torrent dont les eaux se raillent de leurs
lèvres que la soif dévore. Cette soif palpitante, qui brûle dans le
souffle de ceux qui meurent de la mort dévorante des braves, pousse
vainement leurs lèvres brûlantes à implorer une goutte,--une dernière
goutte d'eau pour les rafraîchir avant de mourir. Par un faible et
convulsif effort, ils traînent leurs membres sur le gazon ensanglanté.
Un pareil effort épuise leur faible reste de vie, mais ils atteignent le
courant, et se penchent pour se désaltérer: ils sentent déjà son humide
fraîcheur, ils sont près de la goûter. Pourquoi se
reposent-ils?--N'ont-ils plus de soif à étancher?--elle est
inextinguible, et cependant ils ne la sentent plus. C'était leur
agonie;--mais elle est déjà oubliée!

17. Sous un tilleul, écarté de cette scène de carnage, était étendu un
guerrier, respirant encore, mais blessé à mort dans ce combat dont lui
seul fut la cause. C'était Lara dont la vie s'écoule peu à peu avec son
sang. Son compagnon d'autrefois, et maintenant son seul guide, Kaled est
à genoux près de lui, les yeux fixés sur son côté ouvert, et cherchant à
étancher avec son écharpe le sang qui en ruisselle à gros bouillons, et
qui devient plus noir à chaque convulsion. Alors, à mesure que son
souffle s'affaiblit, et s'exhale plus lentement, c'est goutte à goutte
que le sang s'échappe de la blessure fatale. A peine Lara peut prononcer
une parole, mais il fait entendre qu'il est inutile de chercher à le
soulager; ce mouvement ne fait qu'ajouter une palpitation plus vive à
ses tourmens. Il presse la main qui voudrait adoucir son agonie, et il
remercie, par un triste sourire, son page désolé qui ne craint rien, ne
sent rien, n'a besoin de rien, ne voit rien, excepté ce front affaissé
qui repose sur ses genoux; excepté ce pâle visage, dont les yeux,
quoique sombres, étaient la seule lumière qui brillât pour lui sur la
terre.

18. Les ennemis arrivent, après avoir long-tems cherché Lara sur le
champ de bataille; leur triomphe n'est rien si Lara n'a point succombé.
Ils auraient voulu l'enlever, mais ils voient que ce serait vainement,
et lui les regarde avec un froid et tranquille dédain, et semble
réconcilié avec sa destinée qui le fait échapper par la mort à la haine
vivante. Othon survient, et, s'élançant de son cheval, il vient
considérer l'ennemi ensanglanté qui fit couler son sang; il s'informe de
l'état de ses blessures. Lara ne répond rien, et à peine jette-t-il un
regard sur lui, comme s'il avait oublié le souvenir de cet homme, et il
se tourne vers Kaled:--les dernières paroles qu'il prononça ensuite, si
elles furent entendues, du moins elles ne furent point comprises. Sa
voix mourante s'exprime dans cette langue étrangère à laquelle se
rattachaient pour lui quelques bizarres souvenirs. Il s'entretient avec
son page d'événemens passés dans d'autres contrées; mais quels
événemens? quelles contrées?--Kaled seul le sait; Kaled qui comprend
seul ses paroles et qui lui répond à voix basse, tandis que ceux qui les
entourent restent plongés dans un muet étonnement. Ils semblaient
alors--ces deux compagnons--oublier la moitié du présent dans le passé,
et partager entre eux quelque mystérieuse destinée dont personne qu'eux
ne peut pénétrer l'obscurité.

19. Leurs paroles, quoique faibles, furent nombreuses--et ceux qui les
entendirent purent juger seulement de leur signification, à leurs
accens. Par elles, vous eussiez cru que la mort du jeune Kaled était
plus prochaine que celle de Lara, tant sa voix, ses soupirs étaient
tristes, profonds; tant ses paroles s'échappaient avec peine de ses
lèvres tremblantes! Mais la voix de Lara,--quoique lente, fut d'abord
claire et calme, jusqu'à ce que la mort en râlant ne fit plus entendre
qu'un pénible gémissement: mais sur son visage à peine pouvait-on
remarquer un léger changement; il ne décèle ni craintes, ni remords, ni
passions, excepté lorsque la dernière lutte de son agonie se fit sentir;
ses yeux se tournèrent tendrement sur son page, et lorsque Kaled eut
cessé de répondre, Lara éleva la main, et montra l'Orient: soit qu'alors
(le soleil se levant à l'Orient et dissipant les nuages) la clarté du
matin frappât sa vue; soit par hasard, ou soit que le souvenir de
quelques événemens eût élevé sa main vers les lieux où ils s'étaient
passés. A peine Kaled parut-il y faire attention, mais il se détourna,
comme si son cœur eût abhorré l'arrivée du jour; et il baissa les
regards devant cette lumière du matin pour les fixer sur le front de
Lara où régnaient les ténèbres.

Cependant il semblait conserver le sentiment, quoiqu'il eût mieux valu
qu'il fût éteint. Car lorsqu'un des soldats qui étaient près de lui
découvrit le signe rédempteur de la croix, et lui offrit à baiser le
saint rosaire, dont son ame, prête à le quitter, pouvait encore invoquer
l'assistance, Lara le fixa avec un œil profane, et il sourit.--Le ciel
lui pardonne! si ce fût un sourire de dédain. Kaled, quoiqu'il ne parlât
pas, et sans cesser de considérer le visage de Lara avec un regard de
désespoir, l'air mécontent et avec un geste impatient, détourna la main
qui présentait le signe sacré, comme s'il n'eût servi qu'à troubler le
moribond. Il semblait ne pas savoir que la vie de Lara ne commençait que
de _ce moment_, cette vie d'immortalité qui n'est assurée à personne,
excepté à ceux dont la foi est dans Christ.

20. Mais un gémissement lourd fut le dernier soupir de Lara; et un
sombre nuage se répandit sur ses yeux affaissés; ses membres
s'étendirent avec bruit, et sa tête se pencha sur le faible mais
infatigable genou qui la supportait. Il pressa la main qu'il tenait sur
son cœur;--ce cœur ne bat plus, mais Kaled ne cesse de le presser avec
une main glacée; il l'interroge, il l'interroge en vain, quoique ses
faibles palpitations ne lui répondent plus. «Il palpite encore!» Non,
non, tu rêves!--Il n'est plus! Celui que tu considères fut autrefois
Lara!

21. Kaled le contemple toujours, comme s'il n'avait pas encore disparu,
l'esprit sublime qui animait cette humble poussière! Ceux qui
l'entourent l'ont arraché à sa contemplation, mais ils ne peuvent lui
faire détourner ses regards, et lorsqu'en l'enlevant du lieu où il
tenait embrassé une forme qui n'avait plus de vie, il vit cette tête,
que son cœur voudrait encore supporter, rouler sur la terre, cette tête
inanimée, bientôt poussière comme elle, il ne se courrouça point; il
n'arracha point les boucles luisantes de sa noire chevelure, mais il
s'efforça de rester debout et de regarder celui qu'il perdait; il
chancela bientôt et tomba, ayant à peine plus de vie que celui qu'il
avait tant aimé. Que celui qu'_il_ avait tant aimé! Oh! jamais sous le
ciel le cœur de l'homme ne brûlera d'un plus fidèle amour! Ce moment
d'épreuves a enfin révélé ce secret si long-tems à demi caché. En
déchirant ses vêtemens pour rappeler à la vie ce cœur qui ne bat plus,
on découvre que ses douleurs paraissent terminées, mais son sexe est
aussi découvert. La vie est revenue dans ce corps sans mouvement, et
Kaled n'éprouve point de honte.--Que lui importaient alors son sexe et
son honneur!

22. Lara ne dort point où dorment ses pères, mais dans le lieu où il est
mort; c'est là que son tombeau a été creusé: son sommeil de mort n'en
est pas moins profond quoiqu'aucun prêtre ne l'ait béni, et que le
marbre ne couvre point sa poussière. Il fut pleuré par une amie dont la
douleur tranquille et moins bruyante dura davantage que celle d'un
peuple pour son souverain. Vaines furent toutes les questions qu'on lui
fit sur le passé, vaines même furent les menaces;--elle garda le silence
sur tout jusqu'au dernier moment. Elle ne dit point d'où elle était
venue, ni pourquoi elle avait tout abandonné pour suivre celui dont le
cœur paraissait si peu aimant. Pourquoi l'avait-elle aimé? Fou,
curieux!--tais-toi--l'amour humain est-il le fruit de l'humaine volonté?
Pour elle Lara pouvait être aimable; les hommes durs ont des pensées
plus profondes que vos yeux stupides ne le discernent; et quand ils
aiment, vos gens à sourires[loc23] ne devinent pas comment battent leurs
cœurs forts, quoique leurs lèvres soient plus avares de paroles. Ce
n'étaient pas des liens communs, ceux qui attachaient à Lara le cœur et
l'esprit de Kaled; mais elle ne consentit jamais à révéler cette étrange
histoire, et maintenant toutes les lèvres qui auraient pu la raconter
sont fermées par le sceau de la mort.

[Note loc23: _Your smilers_.]

23. On déposa Lara dans la terre; et sur son sein, outre la blessure
mortelle qui avait envoyé son ame au repos, on trouva les marques
dispersées de nombreuses cicatrices, qui ne provenaient pas de cette
dernière guerre. Dans quelque lieu qu'il eût passé l'été de sa vie; il
semble qu'il s'est écoulé sur une terre de combats: mais tout est
inconnu; sa gloire, comme ses crimes, s'il s'en rendit coupable: ces
cicatrices disent seulement que quelque part son sang fut répandu, et
Ezzelin, qui aurait pu raconter le passé, ne revint pas.--Cette nuit où
il insulta Lara paraît avoir été la dernière de ses nuits.

24. Cette nuit (c'est le conte d'un paysan) un serf qui traversait la
vallée située entre les domaines de Lara et ceux d'Othon, au moment où
disparaissait devant les rayons du matin la clarté de la lune, dont le
croissant était à demi voilé par les brouillards, un serf, qui s'était
levé de bonne heure pour aller ramasser du bois dont le prix servait à
acheter de la nourriture pour ses enfans, longeait la rivière qui sépare
la plaine des terres d'Othon du vaste domaine de Lara; il entendit une
marche précipitée:--un cheval et un cavalier sortirent du bois; sur le
devant de la selle était quelque objet qu'enveloppait un manteau; la
tête du cavalier était baissée, et son front était voilé. Frappé par
cette soudaine apparition à une heure semblable et par le pressentiment
que ce pouvait être un crime, le serf, sans être aperçu, épia la course
de l'étranger qui atteignit la rivière, s'élança de son cheval, et
saisissant alors le fardeau qu'il portait, monta sur le bord et le
précipita dans les flots. Alors il s'arrêta, regarda de côté et d'autre,
se détourna et parut épier s'il n'était point vu; puis il jeta de
nouveau un regard rapide et suivit à pied le courant de l'eau, comme si
sa surface trahissait quelque chose de coupable. Il ralentit ses pas,
s'arrêta tout-à-coup auprès d'un tas de pierres que les flots de l'hiver
avaient amoncelées; il en ramassa les plus pesantes et les jeta sur
l'eau avec un soin plus qu'ordinaire. Pendant ce tems le serf s'était
traîné dans un lieu où, sans être vu, il pouvait observer avec sûreté ce
que cela pouvait signifier. Il aperçut comme un cadavre flottant, et il
vit quelque chose briller comme une étoile sur ses vêtemens; mais avant
qu'il pût reconnaître le tronc surnageant, une énorme pierre vint tomber
sur lui, et il s'enfonça. Il reparut de nouveau un moment sans pouvoir
être bien distingué, et il laissa sur les flots une teinte de pourpre.
Alors il disparut profondément. Le cavalier ne cessa de regarder,
jusqu'à ce que le dernier cercle tracé sur la surface de l'eau fût
entièrement effacé. Alors, se retournant, il s'élança sur son cheval qui
partit au galop. Son visage était masqué;--les traits du mort, si
toutefois c'en était un, échappèrent à la frayeur du serf qui avait tout
vu; mais si vraiment son sein était orné d'une étoile, tel est le signe
que portaient toujours les chevaliers; et l'on sait que le seigneur
Ezzelin en avait une pareille dans cette nuit qui fut suivie d'un tel
matin. S'il périt ainsi, que le ciel reçoive son ame! Son cadavre
inaperçu roula jusqu'à l'océan. La charité devrait laisser l'espérance
que ce ne fut point par la main de Lara qu'il reçut la mort.

25. Kaled--Lara--Ezzelin ne sont plus! Ils sont également privés tous
les trois d'une pierre funéraire! En vain voulut-on employer tous les
moyens pour éloigner Kaled du lieu où le sang de son maître avait coulé.
La douleur avait tellement abattu cette ame autrefois si fière, que ses
larmes étaient rares, et ses gémissemens à peine sensibles. Mais la
menaçait-on de l'arracher du lieu où elle avait peine à croire que Lara
ne fût plus? ses yeux faisaient éclater toute cette vivante fureur qui
embrase la tigresse à qui on vient d'enlever ses petits. Que si on la
laissait là passer ses heures douloureuses; elle s'entretenait
continuellement avec des formes aériennes telles qu'en produit le
cerveau malade de la douleur. Elle leur adressait de tendres plaintes,
et elle voulait s'asseoir sous l'arbre où ses genoux avaient supporté la
tête mourante de Lara; et dans cette posture où elle le vit tomber, elle
se rappelle ses paroles, ses regards, les convulsions de son agonie.
Elle avait coupé sa noire chevelure, mais elle la conservait sur son
cœur; elle la retirait souvent de son sein, la déployait, la pressait
tendrement sur la terre, comme si elle eût étanché le sang de la
blessure de quelque fantôme. Elle semblait lui adresser des questions,
et elle répondait pour lui; puis, se levant en sursaut, elle lui faisait
signe de fuir quelque spectre imaginaire qui était à sa poursuite.
Quelquefois aussi, assise sur des racines de tilleul, elle cachait son
visage dans sa main décharnée, ou traçait des caractères étrangers sur
le sable.--Cette agonie devait avoir un terme.--Elle repose à côté de
celui qu'elle aima; son histoire est inconnue;--sa tendresse fidèle est
trop bien prouvée.

FIN DE LARA.



NOTE DE LARA.


L'événement de la section 24 du chant II a été suggéré par la
description de la mort ou plutôt des funérailles du duc de Gandia.

Le récit le plus intéressant et le plus détaillé de ce mystérieux
événement est donné par Burchard. Voici en substance ce qu'il raconte:

«Le 8e jour de juin, le cardinal de Valenza et le duc de Gandia, fils du
pape, soupèrent avec leur mère, Vanozza, près de l'église de
S.-Pietro-ad-Vincula (Saint-Pierre-aux-Liens); plusieurs autres
personnes étaient présentes à cette réunion. L'heure de se séparer
approchant, et le cardinal ayant rappelé à son frère qu'il était tems de
retourner au palais apostolique, ils montèrent sur leurs chevaux ou sur
leurs mules, accompagnés d'un petit nombre de serviteurs, et marchèrent
ensemble jusqu'au palais du cardinal Ascanio Sforza; alors le duc
informa le cardinal qu'avant de retourner chez lui, il avait à faire une
visite de plaisir. Renvoyant à cet effet toute sa suite, excepté son
_stafiero_ ou valet de pied, et un homme masqué qui lui avait rendu une
visite pendant le souper, et qui, depuis l'espace d'un mois, ou à peu
près, l'avait demandé presque journellement au palais, il fit monter en
croupe cette personne sur sa mule, et prit la rue des Juifs, où il
quitta son domestique, en lui ordonnant de l'attendre là jusqu'à une
certaine heure, après laquelle, s'il n'était pas revenu, il pourrait
s'en retourner au palais. Le duc et le masque en croupe derrière lui se
dirigèrent je ne sais où; mais c'est cette nuit que le duc fut assassiné
et jeté dans le Tibre. Le domestique, après avoir été renvoyé, fut
assailli et blessé mortellement; et quoiqu'il fût soigné avec beaucoup
de soin, cependant tel fut son état qu'il ne put donner aucun détail
intelligible de ce qui était arrivé à son maître. Le matin, le duc
n'étant pas retourné au palais, ses domestiques commencèrent à
s'alarmer; et l'un d'eux informa le pontife de l'excursion nocturne de
ses fils et de la disparition du duc. Cette nouvelle donna au pape une
vive inquiétude; mais il conjectura que le duc avait été attiré par
quelque courtisane; qu'il avait passé la nuit avec elle, et que, n'osant
sortir de sa maison en plein jour, il attendait le soir pour retourner à
son palais. Cependant, lorsque le soir fut arrivé, et qu'il se vit
trompé dans son attente, il devint profondément affligé, et il commença
à interroger plusieurs personnes qu'il fit amener devant lui pour cet
objet. Parmi elles était un homme nommé Giorgio Schiavoni, qui, ayant
déchargé sur la rivière une barque pleine de bois de construction, était
resté à bord pour le surveiller, fut interrogé pour savoir s'il avait vu
quelqu'un jeter un fardeau dans la rivière, la nuit précédente. Il
répondit qu'il avait vu deux hommes à pied qui descendirent d'une rue,
et regardèrent attentivement autour d'eux, pour voir si personne ne
passait. N'ayant vu personne, ils s'en retournèrent; et peu de tems
après deux autres revinrent, regardèrent autour d'eux comme les deux
premiers. Personne ne paraissant encore, ils firent signe à leurs
compagnons, et un homme arriva, monté sur un cheval blanc, ayant
derrière lui un corps mort, dont la tête et les bras pendaient d'un côté
du cheval et les pieds de l'autre; les deux hommes à pied supportant le
corps pour l'empêcher de tomber. Ils s'avancèrent ainsi vers le lieu où
les immondices de la ville sont habituellement déchargées dans le
fleuve; et faisant tourner le cheval, la croupe du côté de l'eau, les
deux hommes à pied prirent le cadavre par les bras et les jambes, et le
jetèrent de toutes leurs forces dans la rivière. L'homme à cheval
demanda s'ils l'avaient bien jeté? On lui répondit: _Signor, si_ (oui,
monsieur). Il regarda alors la rivière, et voyant un manteau flottant
sur le courant, il demanda de nouveau ce que l'on apercevait de noir. On
lui répondit que c'était un manteau; et l'un des interlocuteurs jeta des
pierres sur ce vêtement, et il s'enfonça dans l'eau sans plus
reparaître. Les serviteurs du pontife demandèrent alors à Giorgio
pourquoi il n'avait pas révélé ce fait au gouverneur de la ville; il
leur répondit qu'ayant vu en son tems une centaine de cadavres ainsi
précipités dans la rivière au même endroit, sans qu'aucune recherche fût
faite à leur sujet, il n'avait pas, en conséquence, considéré cet
événement comme étant de quelque importance. Les pêcheurs et les
bateliers furent alors rassemblés, et on leur ordonna de faire des
recherches dans la rivière, où, le soir même, ils trouvèrent le corps du
duc, avec tous ses vêtemens et trente ducats dans sa bourse. Il était
couvert de neuf blessures, dont l'une était au cou, et les autres à la
tête et sur tous les membres. Le pontife ne fut pas plus tôt informé de
la mort de son fils, et qu'il avait été jeté comme les immondices dans
la rivière, que, donnant cours à sa douleur, il s'enferma dans une
chambre, et y pleura amèrement. Le cardinal de Ségovie et d'autres
familiers du pape vinrent frapper à sa porte; et après plusieurs heures
en exhortations persuasives, ils obtinrent d'être admis près de lui.
Depuis le mercredi soir jusqu'au soir du samedi suivant, le pape n'avait
pris aucune nourriture; et il n'avait eu de sommeil depuis le matin du
jeudi jusqu'au matin du jour suivant. Enfin, cependant, cédant aux
sollicitations de sa cour, il commença à modérer ses chagrins, et à
réfléchir sur le mal que pourrait occasionner à sa santé une indulgence
trop prolongée pour sa douleur.»

FIN DE LA NOTE DE LARA.



LE SIÉGE
DE CORINTHE.



A
JOHN HOBHOUSE, ESQ.
CE POÈME EST DÉDIÉ
PAR SON AMI.

22 janvier 1816.



AVERTISSEMENT.


«La grande armée des Turcs (en 1715), sous les ordres du premier visir,
voulant s'ouvrir un passage au cœur de la Morée, et former le siége de
Napoli de Romanie, la place la plus considérable de tout le pays[loc24],
pensa qu'il lui fallait d'abord attaquer Corinthe, ville à laquelle
l'armée livra plusieurs assauts. La garnison étant affaiblie, et le
gouverneur voyant qu'il était impossible de résister plus long-tems à
une force si considérable, pensa qu'il était convenable d'entrer en
pourparlers. Mais pendant que l'on traitait des articles de la
capitulation, un des magasins du camp des Turcs, dans lequel se
trouvaient six cents barils de poudre, sauta par accident, et causa la
mort de six ou sept cents hommes. Cet événement irrita tellement les
infidèles, qu'ils ne voulurent plus accorder de capitulation; et ils
donnèrent à la ville un assaut si terrible, qu'ils la prirent le même
jour, et passèrent au fil de l'épée la plus grande partie de la
garnison, avec le signor Minotti, le gouverneur. Ceux qui échappèrent
avec Antonio Bembo, le provéditeur extraordinaire, furent faits
prisonniers de guerre.»

(HISTOIRE DES TURCS.)

[Note loc24: Napoli de Romanie n'est pas maintenant la plus considérable
place de la Morée; c'est Tripolitza, où résident le pacha et le siége de
son gouvernement: Napoli est près d'Argos. J'ai visité ces trois villes
en 1810-11; et dans le cours de mon voyage à travers la Morée, depuis
mon arrivée en 1809, j'ai traversé huit fois l'isthme de Corinthe, soit
en allant de l'Attique en Morée, à travers les montagnes, ou dans une
autre direction, en passant du golfe d'Athènes à celui de Lépante. Ces
deux routes sont pittoresques et belles, quoique différentes: celle par
mer a plus de monotonie; mais le voyage étant toujours en vue de la
côte, et souvent de très-près, il présente de nombreuses perspectives
très-séduisantes des îles Salamine, Égine, Poro, etc., et des côtes du
continent.

(_Note de Lord Byron_.)]



LE SIÉGE
DE CORINTHE.


1. Les années évanouies et les siècles, le souffle de la tempête et la
fureur des batailles ont passé sur Corinthe; cependant elle est encore
une forteresse destinée à la défense de la liberté. Le courroux des
vents, le choc des tremblemens de terre, ont laissé intact son rocher
mousseux, clef centrale d'une contrée qui même encore, quoique déchue,
conserve toute sa fierté sur cette colline, barrière infranchissable à
deux courons des mers qui roulent leurs vagues pourprées sur ses deux
bords opposés, comme si elles brûlaient de se heurter pour se combattre;
cependant elles viennent expirer à ses pieds en mugissant. Mais si le
sang répandu sur ses rivages, depuis le jour où coula celui du frère de
Timoléon, jusqu'à la honteuse déroute du despote de la Perse, pouvait
rejaillir de cette terre qui s'abreuva des flots du carnage, cet océan
de sang couvrirait l'isthme qui se prolonge nonchalamment dans la mer;
ou si les ossemens de tous ceux qui périrent dans ces lieux étaient
entassés, cette pyramide rivale s'élèverait, à travers ces cieux purs,
comme une montagne plus haute que le mont Acropolis, qui semble donner
un baiser aux nuages.

2. Sur le sommet du sombre Cythéron apparaissent vingt mille lances
étincelantes, et depuis ce sommet jusqu'à la plaine de l'isthme, et d'un
rivage à l'autre de la double mer, les tentes sont dressées, le
croissant brille le long des longues lignes de l'armée musulmane, et les
bandes de bruns spahis s'avancent sous le commandement d'un pacha à
longue barbe; aussi, loin que l'œil peut atteindre, la cohorte à turbans
se presse sur le rivage. Et là se met à genoux le chameau de l'Arabe; et
là le Tartare fait caracoler son coursier; le Turcoman qui a quitté son
troupeau[s1] attache à sa ceinture le sabre tranchant; là retentissent
les volées des canons, comme un mugissement de tonnerre; et le bruit
sourd des vagues s'affaiblit au milieu de ce tumulte de guerre. On
creuse des tranchées; les bouches de canons vomissent les bombes
sifflantes de la mort, dont les fragmens éclatés ébranlent au loin les
remparts. Mais, de ces mêmes remparts, les assiégés renvoient des
décharges qui se croisent dans les airs obscurcis par la fumée de la
poudre et par des tourbillons de poussière; c'est par des balles et des
boulets qu'ils répondent vaillamment aux défis de l'infidèle.

3. Mais quel est celui qui est toujours le premier et qui s'approche si
près des remparts? Plus habile dans l'art terrible de la guerre que les
fils d'Othman, et aussi haut de cœur qu'un chef qui serait accoutumé à
vaincre dans toutes les batailles, il va de poste en poste, de batterie
en batterie, en piquant de l'éperon son cheval fumant, partout où
l'assaut est le plus vif et l'action la plus sanglante, et efface en
bravoure le plus vaillant Musulman. Là où il remarque une batterie
ennemie courageusement défendue et restée imprenable, il s'élance de son
cheval pour ranimer le courage du soldat qui faiblit dans son attaque;
le premier et le plus redoutable des guerriers dont le sultan de
Stamboul peut ici se vanter, pour commander ses compagnons sur le champ
de bataille, pour diriger la balle, manier la lance ou brandir la lame
tranchante du cimeterre,--c'est Alp, le renégat Adrien[loc25].

[Note loc25: _The Adrian renegade_. M.A.P. traduit: «Le renégat de
l'Adriatique.»]

4. C'est à Venise--où ses parens étaient d'une race illustre--qu'il prit
naissance; mais exilé de ces rivages, il porta contre ses concitoyens
des armes qu'ils lui avaient appris à manier; et maintenant, le turban
couronne sa tête rasée. A travers plusieurs changemens, Corinthe était
passée avec la Grèce sous les lois de Venise; et là, devant ses
remparts, au milieu des ennemis de la Grèce et de Venise, leur ennemi
acharné lui-même, avec tout ce zèle qu'éprouvent les jeunes et fiers
apostats, dans le sein haineux desquels s'agite le souvenir de sanglans
outrages. Pour lui Venise avait cessé d'être l'ancien cri civique LA
LIBERTÉ! Au palais de Saint-Marc, des délateurs inconnus avaient placé
la nuit, dans la _Bouche du Lion_, une accusation contre lui qui le fit
proscrire. Il s'enfuit à tems, et sauva sa vie, pour consacrer aux
combats ses années à venir, et pour apprendre à sa patrie la grandeur de
la perte qu'elle faisait en lui, qui triomphait de la croix contre
laquelle il avait levé le croissant, et qui se battait pour se venger ou
mourir.

5. Coumourgi[c2]--celui dont la défaite orna le triomphe d'Eugène,
lorsque, dans la plaine sanglante de Carlowitz, le dernier et le plus
puissant des vaincus, il succomba sans regretter de mourir, mais en
maudissant la victoire du chrétien--Coumourgi--pourrait-il voir périr sa
gloire, lui qui fut le dernier conquérant de la Grèce, tant que les bras
des chrétiens ne rendront pas la Grèce à la liberté que Venise lui donna
jadis? Des siècles ont roulé depuis qu'il raffermit dans cette contrée
l'autorité musulmane;--Coumourgi a le commandement de l'armée turque; il
donne celui de l'avant-garde à Alp, qui justifia bien cette confiance
par des cités réduites en cendres; et prouva, par la mort, qu'il porta
dans les rangs ennemis, combien son cœur était affermi dans sa nouvelle
croyance.

6. Les remparts s'ébranlent, et chaque jour, et vivement battus par
l'artillerie continuelle des Turcs qui les mine avec une égale furie.
L'explosion de la bombe, retentissant comme un tonnerre, est vomie par
chaque couleuvrine; et çà et là quelque édifice qui s'écroule est en
flammes avant l'explosion même de la bombe: les fragmens brisés du globe
volcanique entr'ouvrent la terre, et de leur sein s'élève en spirales
rouges une flamme rapide comme l'éclair, en même tems que les débris
s'écroulent avec fracas; ou, formés en innombrables météores, des astres
lumineux s'élancent de la terre vers les cieux, dont les nuages
s'obscurcissent doublement dans ce jour mémorable, et cachent la route
du soleil par des volumes de fumée qui s'amoncèlent lentement dans un
vaste ciel rempli de vapeurs de soufre.

7. Mais ce n'est pas seulement pour satisfaire sa vengeance long-tems
différée qu'Alp, le renégat, apprend avec succès aux Musulmans l'art de
s'ouvrir un chemin à la brèche attaquée. Dans ces remparts de Corinthe,
il est une jeune vierge qu'il espère enlever malgré le consentement de
son inexorable père, dont le cœur irrité la lui a refusée, lorsqu'Alp,
sous son nom de chrétien, aspirait à la main de cette jeune fille, alors
que, dans des tems plus heureux, non encore coupable du crime de
trahison, se livrant à la joie dans sa gondole ou dans les palais de
Venise, il s'abandonnait aux plaisirs du carnaval, et allait donner la
plus mélodieuse sérénade qui jamais ait été entendue sur les flots de
l'Adriatique, à l'heure de minuit, par l'oreille d'une jeune vierge
italienne.

8. On pensait généralement que le cœur de celle qu'il aimait lui était
conquis; car, recherchée par un grand nombre, accordée à aucun, la main
de Francesca était restée inenchaînée par les liens de l'église; et,
lorsque les vagues de l'Adriatique transportèrent Laniotto au rivage
musulman, ses sourires habituels ne furent plus aperçus sur ses lèvres,
et la jeune fille devint pensive et pâle. Elle fut plus assidue au
confessionnal[loc26]; et parut plus rarement aux fêtes et aux bals
masqués; ou du moins elle y fut vue moins souvent, et ses yeux baissés
qui faisaient la conquête des cœurs avaient cessé d'en être flattés.
Elle sembla tout voir avec indifférence, et ne mit que peu de soin à
l'arrangement de sa parure. Sa voix fut moins pénétrante dans ses
chants; ses pieds, quoique toujours légers, étaient cependant moins
agiles dans les danses joyeuses, que l'apparition du matin vient seule
interrompre, sans qu'elles soient rassasiées de plaisirs.

[Note loc26: M.A.P. n'a pas osé employer ce terme qui se trouve en
anglais (_confessional_), et qui est caractéristique. Il traduit: «Elle
alla plus souvent prier dans les temples.» Ce n'est pas tout-à-fait la
même chose.

(_N. du. Tr._)]

9. Envoyé par l'état pour garder cette contrée (arrachée de la main des
Musulmans, tandis que Sobieski humiliait leur orgueil sous les remparts
de Bude, et sur les bords du Danube, par les chefs vénitiens qui leur
avaient enlevé tout le pays qui s'étend depuis Patra jusqu'à la baie
d'Eubée) Minotti possédait, dans les remparts de Corinthe, les pouvoirs
délégués du doge, au moment où la paix au regard de compassion souriait
sur la Grèce depuis long-tems oubliée par elle. Et avant que cette trêve
perfide fût rompue, qui devait la délivrer du joug musulman, Minotti
était arrivé avec son aimable fille. Depuis le tems où la dame de
Ménélas oublia son seigneur et sa patrie pour faire connaître quels
malheurs sont réservés à des amours adultères, nulle beauté plus
parfaite que la ravissante étrangère n'avait embelli ce rivage.

10. La brèche est ouverte, les débris laissent une vaste ouverture; et,
demain, aux premiers rayons du jour, à ces remparts à demi écroulés,
sera donné le dernier et le plus terrible des assauts. Les bataillons
sont rangés; le corps choisi d'avant-garde composé de Tartares et de
Musulmans, les éclaireurs, mal nommés _les soldats perdus_, marcheront
les premiers. Ils ont la pensée de la mort en dédain, et s'ouvrent
partout un passage à l'ennemi, avec le tranchant du sabre, ou ils pavent
la route de leurs corps sanglans sur lesquels les braves qui les suivent
pourront s'élever, comme sur des marche-pieds.

11. Il est minuit. Sur le sommet glacé de la montagne la lune répand sa
brillante clarté; bleues roulent les vagues, bleu le ciel qui s'étend
comme un océan suspendu dans les airs, parsemé d'îles de lumières,
resplendissantes des plus vives clartés: qui peut les contempler dans
tout leur éclat et rapporter ses regards sur la terre sans éprouver des
regrets, sans désirer des ailes pour prendre son essor et pour aller se
confondre avec leurs clartés éternelles?

Les vagues sur l'un et l'autre rivage étaient calmes, pures et azurées
comme l'espace. A peine leur faible écume faisait bruire les cailloux;
mais leur murmure était aussi doux que celui d'un ruisseau. Les vents
dormaient sur les flots; les bannières pendaient immobiles sur leur
lance qu'elles entouraient de leurs plis et au-dessus desquelles
brillait le croissant. Ce profond silence n'était interrompu par aucun
bruit, excepté dans quelques lieux par la voix de la sentinelle qui
demandait le mot d'ordre, excepté par le hennissement aigu des coursiers
que répétait l'écho de la colline, et par le tumulte sourd de cette
nombreuse armée qui frémissait comme les feuilles emportées de côte en
côte; ou bien par la voix du Muezzin qui retentit dans les airs à
l'heure de minuit pour appeler les croyans à la prière accoutumée. Ils
s'élevaient, ces tristes accens cadencés, comme ceux de quelque génie
solitaire sur la plaine; ils étaient harmonieux, mais tristement doux,
tels que ceux qui s'échappent au souffle du vent des cordes d'une harpe
aérienne, et qui produisent des accords vagues et prolongés, inconnus à
la musique des hommes. Ils parurent aux défenseurs des remparts le cri
prophétique de leur défaite. Ils frappèrent même l'oreille des
assiégeans d'un de ces pressentimens redoutables et indéfinis qui font
frémir soudain, saisissent un instant le cœur, pour battre ensuite plus
vivement, honteux de cet étrange sentiment qu'il a éprouvé: tel aussi le
bruit inopiné de la clochette qui passe, nous fait tressaillir, quoique
ce glas n'annonce que l'agonie d'un étranger.

12. La tente d'Alp était dressée sur le rivage; la voix du Muezzin avait
cessé, la prière était terminée; la sentinelle était placée; la ronde de
nuit était faite; tous ses ordres étaient donnés et exécutés. Encore une
nuit d'inquiétude; demain pourra le récompenser de ses peines, et la
vengeance et l'amour le paieront avec usure de leur long délai. Peu
d'heures lui restent et il aurait besoin de repos, pour se préparer, par
de nouvelles forces, à de nombreuses actions de carnage; mais ses
pensées roulent dans son ame comme des ondes agitées. Il est seul debout
au milieu de son camp; ce n'est point un zèle fanatique qui lui fait
désirer de planter le croissant sur les clochers à croix de Corinthe, ou
de risquer sa vie pour s'assurer le paradis ou pour obtenir une
immortalité d'amour des houris: il n'éprouve point ce patriotisme
brûlant, cette exaltation austère de dévouement, qui prodigue son sang
et brave tous les dangers pour défendre sa terre natale. Il est là
seul--renégat combattant contre sa patrie qu'il a trahie. Il est seul au
milieu de sa troupe, sans avoir un cœur ou une main fidèle. Ses soldats
l'ont suivi, parce qu'il était brave, et parce que les dépouilles qu'il
avait conquises et distribuées étaient nombreuses. Ils rampaient devant
lui, car il avait l'art de s'emparer des esprits vulgaires et de les
manier à sa volonté. Mais son origine chrétienne était encore regardée
presque comme un péché. Ils enviaient même la gloire infidèle qu'il
acquérait sous un nom musulman; car lui, leur chef le plus puissant,
avait été dans sa jeunesse un zélé Nazaréen. Ils ne connaissaient pas
combien l'orgueil peut s'abaisser quand des sentimens trompés ont été
flétris; ils ne connaissaient pas combien la haine peut enflammer des
cœurs qui ont une fois échangé leur tendresse en dureté, ni tout le
fanatisme et le zèle fatal que l'apostasie ou la vengeance peut
ressentir. Ils lui obéissaient cependant:--l'homme peut commander à des
êtres incivilisés[loc27] en se montrant le premier par son courage et
son audace; tel est l'empire du lion sur le jackal; le jackal furète, il
tombe sur sa proie: alors il l'amène sous les griffes du lion qui
l'immole, se rassasie et lui en abandonne les dépouilles.

[Note loc27: _The worst_.]

13. La tête d'Alp devint fièvreuse, et son pouls avait des battemens
rapides et convulsifs. En vain il se tourne et retourne sur tous les
côtés pour trouver le repos; il ne peut dormir, ou, s'il vient à
sommeiller, un bruit léger, un frémissement le réveille, le cœur
affaissé. Le turban presse douloureusement son front brûlant, sa cotte
de maille pèse comme du plomb sur son cœur; quoique le sommeil pesant
eût souvent fermé ses paupières, sans lit de repos ou sans tente,
excepté qu'un sol plus rude et un ciel moins pur que celui sous lequel
il s'agite maintenant, formaient seuls la couche du guerrier. Il ne
pouvait goûter le repos; il ne pouvait demeurer dans sa tente pour
attendre l'arrivée du jour, mais il va errer le long du rivage
sablonneux sur lequel des milliers de soldats dormaient paisiblement.
Qu'est-ce qui leur servait de coussins? et pourquoi, lui Alp, peut-il
moins dormir que le dernier de ses soldats, puisque leurs périls sont
plus grands, leurs fatigues plus fortes? et cependant ils rêvent sans
craintes de dépouilles; tandis que lui seul, au milieu de ces milliers
de soldats qui passent une nuit de sommeil, peut-être leur dernière, il
promène son inquiète et souffrante veille, et envie le repos de tous
ceux qui frappent ses regards.

14. Il sentit que son ame avait été soulagée par la fraîcheur de la
nuit. Froid était le ciel silencieux et calme, et ce ciel rafraîchissait
son front brûlant dans l'air embaumé. Derrière lui est le camp,--devant
lui s'étendent la baie et les anses sinueuses du golfe de Lépante. Et
sur la cime de la montagne de Delphes brille une neige inaltérée, haute
et éternelle, qui a bravé les chaleurs de mille étés passés sur le
golfe, sur le mont, et dans ces climats séduisans. Le tems ne la fera
pas disparaître comme les générations d'hommes. Le tyran et l'esclave
sont balayés de la terre, et s'évanouissent aux rayons du soleil, plus
fragiles que ce voile blanc de neige si léger! si frêle! qui couvre à
jamais ce mont que toi, ô homme! tu salues avec complaisance, et sur les
crénaux duquel il brille éternellement, tandis que la tour et l'arbre
séculaire sont abattus et brisés. Dans sa forme, c'est un pic élevé,
dans sa hauteur un nuage, dans son étendue cette neige ressemble à un
blanc linceul que la liberté, en quittant ces lieux, a étendu sur ces
hauteurs lorsqu'elle fut obligée d'abandonner son séjour chéri, et de
fuir à regret ce lieu où son esprit prophétique s'exhala long-tems dans
les chants des poètes. Oh! à chaque instant ses pas se ralentissent et
s'arrêtent sur des champs flétris, sur des autels renversés, qui la
navrent de douleur; elle voudrait réveiller ces ames trop brisées des
malheureux Grecs, en leur montrant à chacun de glorieux trophées. Mais
vaine serait sa voix jusqu'à ce que des jours meilleurs viennent faire
briller ces soleils immortels qui éclairèrent la déroute et la fuite des
Perses, et qui virent les Spartiates sourire en mourant pour leur
patrie!

15. Alp, en dépit de sa trahison et de ses crimes, n'avait pas perdu le
souvenir de ces tems glorieux. Pendant la nuit, en errant çà et là, il
avait médité sur le passé et sur le présent. Il pensa au trépas glorieux
de ceux qui ont versé leur sang pour une meilleure cause, et il sentit
combien est faible et ignominieuse la renommée qu'il pouvait encore
acquérir; lui qui commandait une troupe d'infidèles, et qui, la tête
couronnée du turban, était un traître à sa patrie; lui qui conduisait
une horde de barbares à un siége barbare et injuste, dont les plus
légitimes succès n'étaient que de nouveaux sacriléges. Tels n'étaient
pas ces héros, que son imagination avait rappelés à sa mémoire, les
chefs dont la cendre dormait autour de lui. Leurs phalanges avaient
combattu dans cette plaine où elles n'avaient pas été un vain boulevart
contre l'ennemi. Ils succombèrent victimes de leur dévouement, mais ils
sont immortels; chaque souffle de la brise semble soupirer leurs noms,
et les eaux murmurer leurs exploits; les bois sont peuplés de leur
renommée. La colonne silencieuse, solitaire et grise, se glorifie de sa
parenté avec leur sainte poussière; leurs ombres habitent la sombre
montagne, leur souvenir brille encore sur la fontaine; le plus faible
ruisseau, le fleuve le plus majestueux, roulent, avec leurs ondes, leur
éternelle renommée. En dépit du joug qu'elle porte, cette terre
appartient à leur gloire et à celle de leurs enfans! Cette terre est
encore le mot d'ordre du monde civilisé. Et quand l'homme veut accomplir
une action glorieuse, il regarde la Grèce, et se retourne, ainsi
sanctionné par de grands exemples, pour marcher sur la tête des tyrans;
il la regarde, et il se précipite là où l'on perd la vie, ou bien où
l'on gagne la liberté.

16. Alp rêvait en silence sur le rivage, en savourant délicieusement la
douce fraîcheur de la nuit. Là aucun flux ni reflux n'agitait cette mer
sans vagues[c3] qui roule ainsi éternellement. Le soulèvement le plus
agité des flots peut à peine dépasser de la longueur d'un roseau, en se
brisant sur le rivage, les limites que lui impose le continent; et la
lune impuissante les voit rouler insoucians de sa présence ou de son
absence. Calmes ou soulevés, roulant au loin ou dans la baie, elle
n'exerce aucun pouvoir sur eux. Le rocher, immobile sur sa base
inébranlable, affronte leur fureur et contemple avec dédain la houle
rugissante qui ne peut l'atteindre. On peut remarquer à ses pieds la
trace de la blanche écume dans la même limite qu'elle couvre depuis des
siècles: un très-court espace de sable jaune la sépare de la terre verte
du rivage.

Alp erre toujours le long de la baie jusqu'à la portée d'une carabine
des remparts que gardent les ennemis; mais ils ne l'aperçoivent pas, ou
comment échapperait-il à leurs balles? Leurs mains seraient-elles
devenues impuissantes, ou leurs cœurs glacés? Je l'ignore; mais de ces
remparts, où ne brillait aucun feu, il ne partit aucune balle sifflante,
quoiqu'il fût sous le front du bastion qui flanquait la porte de la tour
du côté de la mer; quoiqu'il entendît le bruit, et presque distinctement
les paroles brusques de la sentinelle qui frappait le pavé de ses pas
mesurés, en faisant sa garde. Il vit sous les remparts des dogues
affamés qui faisaient leur carnaval de la mort, et qui dévoraient, en
grondant, des cadavres et des membres épars; ils étaient trop occupés
pour faire attention à lui! Ils avaient enlevé la chair du crâne d'un
Tartare, comme on pèle la figue lorsqu'elle est mûre, et leurs défenses
blanches glissaient en criant sur ce crâne plus dur et encore plus
blanc[c4], qui échappait de leurs mâchoires sous leurs dents émoussées:
ils léchaient nonchalamment, en marmottant, les os du cadavre, et
pouvaient à peine se traîner hors du lieu de leur pâture, tant ils
avaient fait un long et copieux festin de ceux qui étaient tombés pour
leur repas du soir. Alp reconnut, aux turbans qui roulaient sur le
sable, que la plupart d'entre eux appartenaient aux plus braves de sa
troupe; rouges et verts étaient les shâles qu'ils portaient, et chaque
péricrâne était surmonté d'une longue touffe de cheveux[c5]; tout le
reste était rasé. Les gueules des dogues tenaient ces crânes dont la
touffe de cheveux s'entortillait après leur mâchoire. Mais entre le
rivage et le sommet du golfe était un vautour battant de ses ailes un
loup qui était descendu des montagnes, mais qui avait été repoussé, par
les dogues, de l'humaine proie; il avait seulement pris pour sa part un
morceau de cheval, que voulaient lui dérober encore, en le frappant de
leurs ailes et de leurs becs, les vautours du rivage.

17. Alp détourna la vue de ce désolant spectacle: jamais ses nerfs
n'avaient frémi au milieu de la bataille; mais il aurait pu mieux
supporter la vue des soldats expirans dans les flots de leur sang tout
fumant, dévorés par la soif des moribonds, et se tordant les membres
dans une vaine agonie, que de voir mangés par les bêtes fauves ceux qui
sont désormais affranchis de toutes les douleurs. Il y a quelque chose
d'orgueilleux dans l'heure du péril, quelle que soit la forme sous
laquelle la mort peut s'avancer; car la renommée est là pour dire le nom
de ceux qui succombent, et l'honneur a l'œil ouvert sur les exploits
héroïques! Mais quand tout est fini, il est humiliant de marcher sur le
champ flétri des cadavres dans les sépultures; et de voir les vers de la
terre, les oiseaux de proie et les animaux des forêts, s'assemblant tous
là, tous regardant l'homme comme leur proie, tous se faisant une fête de
ses dépouilles.

18. Là, se trouve un temple en ruines, bâti autrefois par des mains
depuis long-tems oubliées; deux ou trois colonnes, et beaucoup de
pierres, de marbres, de granit, sont recouverts d'herbes sauvages.
Inexorable tems! il n'épargnera pas plus les choses à venir que les
choses passées! Inexorable tems! qui laisse toujours assez de débris du
passé pour faire gémir sur ce qui fut et sur ce qui sera: ce que nous
avons vu, nos enfans le verront; restes de choses qui ne sont plus,
fragmens de pierre, élevés par des créatures de poussière!

19. Alp s'assit sur la base d'une colonne, et passa la main sur son
front; comme un homme qui réfléchit sur quelque chose de redoutable,
dans une attitude penchée. Sa tête retombait sur son cœur fiévreux,
palpitant, oppressé. Et sur son front penché vers la terre, souvent ses
doigts erraient en battant précipitamment une espèce de mesure, comme
vous pouvez voir les vôtres courir sur le clavier d'ivoire avant que
vous ayez trouvé le ton que vous voulez faire rendre aux cordes sonores.
Comme il était assis là tout pensif, il crut entendre le soupir de la
brise nocturne. Était-ce le vent qui, à travers quelques fentes de
pierre, envoyait ce gémissement doux et tendre[c6]? il releva la tête,
et regarda sur la mer, mais elle était aussi unie qu'une glace; il
regarda le gazon,--pas un brin n'était agité: d'où venait donc ce son si
tendre? Il regarda les bannières,--chaque drapeau retombait immobile;
les feuilles des bois du Cythéron ne sont pas plus agitées: il ne sentit
aucun souffle passer sur son visage. Qui a donc rendu un son pareil? Il
se détourne à gauche--est-il sûr de ce qu'il voit? Là était assise une
dame, jeune et resplendissante!

20. Il tressaillit avec plus de terreur que si un ennemi armé eût été
près de lui. «Dieu de mes pères! qui est ici? qui es-tu? et pourquoi
viens-tu si près d'un camp ennemi?» Ses mains tremblantes se refusèrent
à faire le signe de la croix, qu'il ne croyait plus divine. Il se
l'était rappelé à cette heure de crainte; mais sa conscience dissipe ce
sentiment involontaire. Il regarde, il voit, il reconnaît les traits de
la beauté et la forme gracieuse de l'être qui lui fut si cher. C'était
Francesca qu'il voyait à ses côtés, la jeune vierge qui pouvait être
autrefois sa fiancée!

Les roses brillaient encore sur ses joues, mais leur coloris était plus
pâle et plus tendre. Où donc avait fui le mouvement grâcieux de ses
douces lèvres? il avait disparu le sourire qui vivifiait leur incarnat.
La surface tranquille de l'océan, qui est devant lui, était d'un bleu
moins doux que celui de ses yeux; mais ils sont immobiles maintenant
comme ces froides vagues, et ses regards, quoique purs, étaient glacés.
Une robe légère, passée autour de sa taille, voilait à peine son sein
éclatant de blancheur; et à travers sa chevelure en désordre, qui
tombait noire sur ses épaules, se laissaient voir les beaux contours de
son bras blanc et nu; et, avant qu'elle ne laissât échapper des paroles,
elle leva la main vers le ciel: elle était si pâle, d'une teinte si
transparente, qu'elle n'aurait point intercepté les rayons de la lune.

21. «Je quitte les lieux de mon repos pour venir trouver celui que
j'aime de préférence à tous les hommes, afin d'être heureuse et de lui
faire partager mon bonheur. J'ai traversé les sentinelles, la porte; les
remparts; je suis venue jusqu'à toi à travers les ennemis, sans éprouver
d'accidens. On dit que le lion se détourne et fuit à l'aspect d'une
vierge dans l'orgueil de sa chasteté, et le pouvoir d'en haut, qui
protège l'innocence contre le tyran des forêts, a étendu sa miséricorde
pour me préserver des mains des infidèles conjurés. Je suis venue--et si
je suis venue en vain, jamais, oh! jamais nous ne nous reverrons! Tu as
commis une action terrible en abandonnant la foi de tes pères; mais
foule à tes pieds ce turban, et fais le signe de la croix, et alors tu
seras à moi pour toujours. Arrache cette goutte noire qui souille ton
cœur et demain nous unit pour n'être plus jamais séparés.»

--«Et où serait dressé notre lit nuptial? au milieu des mourans et des
morts? car demain nous livrons au meurtre et à la flamme les fils et les
autels du Christ. Personne, excepté toi et les tiens, je l'ai juré, ne
sera laissé pour voir le soleil du lendemain: mais toi, je te
transporterai dans un lieu charmant, où nos mains seront unies, et nos
chagrins oubliés. Là tu seras ma fiancée, aussitôt que j'aurai encore
une fois humilié l'orgueil de Venise, et que sa race abhorrée aura senti
ce bras qu'elle voudrait avilir, et vu châtier par lui, avec un fouet de
scorpions, ceux que le crime et l'envie ont fait mes ennemis.»

Francesca posa sa main sur la sienne:--légère en fut l'impression, mais
il frémit jusqu'aux os, et un froid de glace saisit son cœur, et le
rendit immobile de stupeur. Quoique léger ait été ce serrement de main
si mortellement froid, il n'aurait pu le repousser; et jamais l'étreinte
d'une main si chère ne fit battre le pouls avec un tel sentiment de
terreur, que l'impression de glace que ces doigts frêles, longs et
blancs, firent passer cette nuit dans le sang d'Alp par leur contact
étrange. L'ardeur fiévreuse de son front avait disparu; et son cœur
battait si faiblement, qu'il était devenu insensible comme la pierre,
lorsqu'il contempla les traits de celle qu'il aimait, et qu'il vit
combien les couleurs de son teint étaient changées de ce qu'il les avait
connues. Elle était encore belle, mais languissante--et privée de ce
rayon divin de la pensée qui anime si bien le jeu de la physionomie,
comme les vagues qui étincellent dans un jour de soleil. Ses lèvres sans
mouvement étaient calmes comme la mort, et ses paroles s'échappaient de
sa bouche sans l'émission de son souffle: son sein n'était point soulevé
par une douce respiration, et il semblait que le sang ne circulait point
dans ses veines. Bien que son œil brillât au dehors, cependant ses
paupières étaient immobiles, et les regards qu'elles renvoyaient étaient
égarés et préoccupés comme les yeux de l'homme inquiet qui se promène
dans un rêve troublé; comme les figures des tapisseries qui brillent
dans l'ombre, agitées par le souffle d'un vent d'hiver, apparaissent, à
la lueur douteuse d'une lampe mourante, sans vie, mais comme animées et
effrayant la vue. On dirait, à travers les ombres, qu'elles vont
descendre du mur grisâtre où leurs images présentent un air menaçant, en
flottant çà et là au souffle grondant de la brise.

«Si tu croyais faire trop pour l'amour de moi, alors que ce soit pour
l'amour du ciel,--dit de nouveau Francesca;--je te le répète--arrache ce
turban de ton front infidèle, et jure d'épargner les enfans de ta patrie
outragée, ou sinon tu es perdu; et tu ne reverras jamais, non la
terre--qui va cesser de t'appartenir,--mais le ciel, ou moi. Si tu
m'accordes cette faveur, et que cependant une destinée fatale t'attende,
cette destinée absoudra la moitié de tes crimes, et la porte de la
miséricorde céleste peut encore s'ouvrir pour toi. Réfléchis un moment
encore, et prépare-toi à la malédiction de celui que tu oublies; porte
encore un dernier regard vers les cieux, et vois son amour qui t'est
refusé à jamais. Là, dans le ciel, est un léger nuage près de la
lune[c7];--il marche, et il l'aura bientôt dépassée.--Si, lorsque ce
voile de vapeur aura cessé d'ombrager son disque, ton cœur n'est pas
changé, alors Dieu et l'homme seront vengés; terrible sera ta sentence,
plus terrible encore ton immortalité de malheur!»

Alp regarda le ciel, et vit dans les airs le nuage que lui avait indiqué
Francesca; mais son cœur était ulcéré, et détourné du droit chemin par
un inflexible et profond orgueil: cette première et fatale passion de
son cœur emportait toutes les autres comme un torrent. _Lui_, demander
miséricorde! _lui_, effrayé par les vagues paroles d'une vierge timide!
_lui_, outragé par Venise, jurer de sauver ses fils dévoués à la tombe!
Non!--quand même ce nuage serait plus terrible que celui qui porte le
tonnerre, et qu'il serait destiné à éclater sur lui pour
l'anéantir,--qu'il éclate!

Il jette un regard sur ce signe redoutable sans répondre une parole; il
l'observe marcher:--il est passé.--La lune sereine frappe pleinement sa
vue; alors il dit: «--Quelque soit mon destin, je ne sais point
changer:--il est trop tard. Le roseau, pendant la tempête, peut se
plier, frissonner, et se relever ensuite; le chêne élevé doit se briser.
Ce que Venise m'a fait, je dois le rester, son ennemi en tout, excepté
dans mon amour pour toi. Mais tu es sauvée, oh! viens, fuis avec moi!»
Il tourne la tête, mais elle a disparu! il ne voit plus qu'une colonne
de pierre. Est-elle rentrée sous terre ou s'est-elle évanouie dans les
airs? Il ne la voit plus; il ne sait que croire, si ce n'est qu'il ne
voit plus rien.

22. La nuit est passée, et le soleil brille comme si ce matin devait
précéder un jour de fête. L'aurore légère et brillante se dégage peu à
peu de sa robe grisâtre, et tout présage que le midi versera sur la
terre une chaleur accablante. Écoutez la trompette, et le son du
tambour, et le son mélancolique des cors des barbares, et le froissement
des bannières qui se déploient, et le hennissement des chevaux, et le
tumulte de la multitude, et les cris répétés: «Ils viennent! ils
viennent!» Les queues de cheval[c8] sont arrachées du sol, où elles
étaient plantées; les épées sont tirées du fourreau; l'armée est rangée
en ordre de bataille, mais elle attend le signal. «Tartares, Spahis,
Turcomans, prenez vos tentes, et serrez-vous à l'avant-garde. Montez à
cheval, piquez de l'éperon, cernez la plaine; que les fuyards ne
puissent fuir, lorsqu'ils abandonneront la ville; et qu'aucun chrétien,
vieillard ou jeune homme, ne puisse échapper; tandis que vos compagnons
à pied, avec leurs masses épaisses, monteront à la brèche au milieu du
carnage.»

Les chevaux sont tous bridés, et mordent leur frein d'impatience; ils
recourbent avec fierté leur cou nerveux, en secouant leur crinière;
blanche est l'écume qui couvre leur mors. Les lances sont levées; les
mèches sont allumées; le canon est pointé, et prêt à faire feu, et à
abattre ces remparts qu'il a déjà à moitié renversés. Chaque janissaire
forme sa phalange. Alp est à leur tête; son bras droit est nu, et nue
est la lame de son cimeterre. Le khan et les pachas sont tous à leur
poste; le visir lui-même est à la tête de son armée. Lorsque la
couleuvrine aura donné le signal, alors qu'on avance; qu'on ne laisse
aucun être vivant dans Corinthe,--aucun prêtre à ses autels, aucun chef
dans son palais, aucun foyer dans ses maisons, aucune pierre sur ses
remparts. Dieu et le Prophète!--Allah hu! que ce cri retentisse
jusqu'aux cieux.

«Là la brèche ouvre un passage; voilà les échelles pour y monter; vos
mains sont sur vos sabres, pourriez-vous hésiter et ne pas être
vainqueurs? Celui qui le premier abattra la croix rouge pourra demander
ce que son cœur désirera le plus; il l'obtiendra aussitôt!» C'est ainsi
qu'a parlé Coumourgi, l'intrépide visir; la réponse se fit par le
brandissement des sabres et des lances, et par les acclamations de
l'armée pleine d'un enthousiasme de fureur:--silence!--écoutez le
signal--de feu!

23. Comme les loups se précipitent en troupe sur le superbe buffle,
malgré les éclairs de ses yeux, et les rugissemens de sa fureur, et ses
ruades nerveuses, et ses coups de cornes sanglantes, lui foule à terre
ou fait voler dans les airs le premier qui se précipite sur lui pour
trouver la mort; ainsi les Musulmans s'élancent sur les remparts, ainsi
les premiers succombent sous les coups des assiégés. Plus d'un sein,
caché sous la cotte de maille, couvre la terre comme une glace brisée:
et, renversés par la balle qui creuse encore le sol d'où ils ne se
relèveront plus, ils sont là étendus en files comme ils sont tombés,
semblables aux épis du moissonneur à la fin de sa journée, lorsqu'il a
fini de niveler la plaine: tel fut le nombre des premiers renversés par
le feu des remparts.

24. Comme les torrens du printems qui se précipitent en bouillonnant du
haut des rochers, entraînant avec eux d'énormes fragmens arrachés par
l'impétuosité continuelle du courant, jusqu'à ce que, couverts d'écume
blanche et retentissant comme le tonnerre, ils s'arrêtent au fond de
l'abîme, semblables aux neiges de l'avalanche qui tombent dans les
vallées des Alpes; ainsi à la fin, expirans et vaincus, les enfans de
Corinthe succombaient sous les longues et impétueuses charges, souvent
renouvelées, de l'armée musulmane. Ils résistèrent avec vigueur, et ils
tombèrent en masses, pressés par les infidèles, et rangés encore en
ordre de bataille[loc28].

[Note loc28: _Hand to hand, and foot to foot_.]

Là rien n'était muet, excepté la mort: les coups, les détonnations, la
fumée des amorces, les cris pour demander quartier, ou ceux de victoire,
se mêlent aux volées tonnantes de l'artillerie, qui excitent dans les
cités voisines un sentiment profond d'inquiétude et de terreur, doutant
si ce bruit sourd et grondant de la bataille qui vient jusqu'à elles est
favorable à leurs alliés ou à leurs ennemis; si elles doivent gémir ou
se réjouir de cette voix anéantissante qui pénètre dans les profondeurs
des montagnes retentissantes, dont les cavités se la renvoient par un
écho terrible et nouveau. Vous auriez pu l'entendre, dans cette fatale
journée, à Salamine et à Mégare (nous l'avons entendu dire nous-mêmes à
ceux dont les oreilles en furent frappées), et même jusque dans la baie
du Pyrée.

25. Depuis leur pointe émoussée jusqu'à la garde, les sabres et les
épées étaient rougis de sang. Mais les remparts sont pris, et le pillage
commence avec toutes ses horreurs et le carnage. Des cris plus aigus
s'échappent des maisons au pillage. On entend la marche précipitée et
lourde de ceux qui fuient dans le sang écumant des rues; mais çà et là,
partout où ils peuvent trouver une position favorable contre l'ennemi,
des groupes désespérés de dix ou douze hommes s'arrêtent et se
retournent contre ceux qui les poursuivent,--s'appuient contre un mur
qui les protége, et résistent fièrement ou succombent en combattant.

Là on remarquait un vieillard;--ses cheveux étaient blancs, mais son
vieux bras était encore plein de force et de courage. Il soutenait si
vaillamment le choc de l'ennemi que les morts formaient un demi-cercle
autour de lui. Il n'avait pas encore été blessé ni enveloppé, quoique
battant en retraite. Un grand nombre de cicatrices de ses premiers
combats se faisaient remarquer sous son corselet de fer; mais toutes ces
blessures qui couvrent son corps avaient été reçues dans d'autres
combats. Quoique âgé, il était si robuste des membres que peu de nos
jeunes hommes auraient pu se mesurer avantageusement avec lui; et les
ennemis qu'il tenait séparément à distance dépassaient le nombre de ses
cheveux blancs. Il brandissait son sabre de droite à gauche, et plus
d'une mère ottomane pleura ses fils qui n'étaient pas encore nés quand
il trempa pour la première fois son sabre dans le sang musulman, avant
d'avoir atteint sa vingtième année. Et il aurait pu être le père de tous
ceux qui tombèrent sous ses coups dans ce jour fatal; car, privé de son
fils, depuis longues années, sa douleur vengeresse priva plus d'un père
de ses enfans. Depuis le jour où son seul fils avait rencontré la mort
dans le détroit[c9], le fer du père lui sacrifia plus d'une humaine
hécatombe. Si les ombres peuvent être apaisées par le carnage, celle de
Patrocle fut moins satisfaite que celle du fils de Minotti, qui mourut
dans ces lieux qui nous séparent de l'Asie. Il est enseveli sur le même
rivage où des milliers de guerriers furent ensevelis avant quatre mille
ans. Que reste-t-il d'eux pour nous dire où ils reposent, et comment ils
succombèrent? Aucune pierre funéraire ne les couvre, aucun ossement
n'indique leurs tombes; mais ils vivent dans la poésie qui leur assure
l'immortalité.

26. Écoutez le cri retentissant d'Allah! c'est une troupe de Musulmans
les plus braves, et les plus habiles dans le combat. Le bras nerveux de
leur chef est nu, afin d'être plus rapide à frapper pour ne faire jamais
grâce;--découvert jusqu'à l'épaule, on le voit qui agite son sabre dans
l'air: c'est ainsi qu'on le reconnaît toujours dans la mêlée. D'autres
peuvent montrer un costume plus fastueux, pour tenter l'ennemi par
l'espoir d'une riche dépouille; plus d'une main se pare d'une plus riche
garde d'épée, mais aucune ne porte une lame plus grossièrement dorée;
beaucoup de guerriers peuvent porter un turban plus élevé,--Alp est
seulement distingué par son bras blanc et nu: regardez au plus épais de
la mêlée, il est là! Aucun étendard ne s'expose aussi avant que le sien;
aucune bannière dans l'armée musulmane n'entraîne la moitié si loin les
delhis. Elle brille rapide comme une étoile tombante! Partout où ce bras
redoutable est aperçu, les plus braves combattent, ou combattaient il
n'y a qu'un instant. C'est là que le lâche demande en vain quartier au
Tartare animé de vengeance, ou que le héros, étendu par terre,
silencieux, dédaigne de pousser un gémissement en expirant, méditant de
frapper encore un dernier, mais faible coup, sur l'ennemi étendu comme
lui à ses côtés, oubliant l'épuisement de ses forces causé par ses
blessures et par la fatigue du combat, en s'attachant avec les mains à
la terre ensanglantée.

27. Le vieillard était encore debout, résistant aux assaillans, et
arrêtant un moment la victoire d'Alp. «Rends-toi, Minotti, pour être
épargné, toi et ta fille.»--

--«Jamais, renégat, jamais! quand même la vie que je recevrais de toi
serait éternelle.»

--«Francesca!--oh! ma jeune fiancée! doit-elle périr victime de ton
orgueil?»

--«Elle est en sûreté.»--«Où! où donc?»--«Dans le ciel, d'où ton ame
infidèle est à jamais exclue, traître!--Elle est loin de toi, parmi les
vierges.»

Alors Minotti sourit d'une joie cruelle, en voyant Alp chanceler à ces
paroles et près de succomber, comme frappé de la foudre.--«O Dieu!
depuis quand n'est-elle plus?»--«Depuis la nuit dernière;--et je ne
pleure pas sa mort: aucun des enfans de ma race pure ne sera l'esclave
de Mahomet et le tien.--Garde à toi!»

Ce défi est porté en vain;--Alp est déjà atteint d'un coup mortel!
Pendant que les paroles de Minotti servaient mieux sa vengeance, par
tout ce qu'elles renfermaient de cruel et d'amer, que la pointe de son
épée n'aurait pu le faire, s'il avait eu le tems de la passer à travers
son cœur, du porche voisin d'une église que quelques braves défendaient
encore, en renouvelant le combat affaibli, une balle meurtrière était
venue renverser Alp, avant qu'on ait pu voir la blessure du front
fracassé de l'infidèle, que le vertige a fait tourner, et qui est allé
tomber la face contre terre. Un rayon brillant comme l'éclair étincela
de ses yeux, comme s'ils n'eussent plus dû se rouvrir, et les ténèbres
éternelles couvrirent son cadavre palpitant. Il ne restait rien de la
vie, excepté un frémissement convulsif qui agita encore légèrement ses
membres. Ses compagnons le retournèrent sur son dos; sa poitrine et son
front étaient souillés de sang et de poussière, et de ses lèvres livides
s'échappaient des flots de sang noir qui avaient abandonné ses veines.
Mais son pouls n'avait aucun battement, et sa bouche ne laissa entendre
aucun murmure; aucun soupir, aucune parole, aucun râlement n'a signalé
son passage de la vie à la mort. Avant même que sa pensée ait pu prier,
il est passé, sans espérance de pardon,--et est resté jusqu'à la fin--un
renégat!

28. Effrayantes s'élevèrent les clameurs de ses compagnons et de ses
ennemis; ceux-ci, en signe de joie, et les premiers transportés de
fureur. Alors le combat recommence avec plus d'acharnement; les épées se
croisent, les lances traversent les corps des combattans dans la mêlée,
et les guerriers roulent en hurlant sur la poussière. Rue par rue, et
pied par pied, Minotti ose encore disputer la moindre portion de terrain
de la ville confiée à ses ordres; les restes de sa valeureuse troupe
unissent à ses efforts leur dévouement et leur épée. On peut encore se
défendre dans l'église, de laquelle est partie la balle prédestinée qui
a vengé à demi les vaincus, par la mort d'Alp, le féroce assaillant. Là,
Minotti et les siens se retranchent en reculant, et en laissant devant
eux un ruisseau de sang; faisant toujours face à l'ennemi; qui reçoit de
mortelles blessures à chaque coup qu'ils lui portent, ils rejoignent
ceux qui sont déjà retranchés dans le temple: là ils pourront respirer
un instant, protégés par les colonnes massives du monument.

29. Court instant de répit! La horde à turbans, ayant ses rangs grossis
et la rage dans le cœur, se précipite sur eux avec tant de violence et
de chaleur; que par leur grand nombre ils se coupent toute retraite; car
la rue qui menait au dernier retranchement des chrétiens était si
étroite, que les premiers arrivés des Turcs, si la frayeur les
saisissait, pouvaient essayer vainement de revenir sur leurs pas: une
fois engagés dans les colonnes du temple, ils étaient contraints de
vaincre ou de mourir. Ils moururent; mais avant que leurs yeux se
fussent fermés, des vengeurs s'élevaient sur leurs corps expirans, frais
et pleins de fureur; ils remplissaient au-delà les rangs éclaircis,
quoiqu'ils dussent subir le même sort que ceux qui les avaient précédés.
Les cierges allumés des autels chrétiens voient pâlir leur clarté
défaillante devant les nuages de fumée produits par les décharges
renouvelées de mousqueterie. Les Ottomans atteignent la porte intérieure
du temple. Ses gonds d'airain résistent encore; et par toutes les
ouvertures, à travers toutes les brèches, tous les vitraux brisés, pleut
une grêle de balles déchargées par volées. Mais le portique ébranlé cède
en frémissant;--les gonds crient, les pivots craquent,--se brisent,--la
porte se penche,--tombe.--C'en est fait! Corinthe perdue ne peut plus
résister.

30. Sombre, terrible et seul de tous, Minotti restait encore debout sur
les marches de pierre de l'autel. L'image d'une madone, peinte avec des
couleurs célestes, brille au-dessus de sa tête; ses yeux de lumière
respirent l'amour; et placée au-dessus du saint autel pour fixer nos
pensées sur les choses divines, lorsque nous nous prosternons devant
elle et le Dieu enfant qu'elle tient sur ses genoux, en souriant
doucement à chaque prière qui s'élève vers le ciel, comme si elle était
là pour la porter elle-même à son fils; elle sembla alors lui sourire,
quoique des torrens de sang ruisselassent dans l'enceinte du temple.
Minotti, les yeux tournés vers elle, fit le signe de la croix en
soupirant, et saisit une torche qui brûlait près de lui; il résiste
encore, tandis que les Musulmans portent partout le fer et la flamme.

31. Les caveaux creusés sous le pavé de mosaïque renfermaient les morts
des siècles passés. Leurs noms étaient gravés sur leurs pierres
sépulcrales; mais maintenant le sang les rendait illisibles. Les
trophées sculptés, et les couleurs étranges qu'offraient les veines
nombreuses et variées du marbre étaient couverts de sang, de poussière
et de fumée, et surchargés d'épées, de sabres et de casques brisés. Des
cadavres recouvraient ces voûtes qui renfermaient d'autres cadavres
reposant froids dans de nombreux cercueils. On pouvait les voir rangés
dans un ordre mélancolique à la lueur pâle qui perçait à travers une
grille souterraine. Mais la guerre était entrée dans ces obscurs
caveaux, et elle avait réuni dans ces tombeaux souterrains ses trésors
de salpêtre, entassés auprès de ces corps décharnés. C'est là que,
pendant la durée du siége, les chrétiens avaient établi leur principal
magasin; une traînée de poudre récemment formée y communiquait: c'est la
dernière et la plus terrible ressource de Minotti contre la force
accablante de l'ennemi.

32. Les Turcs le pressent de toutes parts; le peu qui reste de chrétiens
pour les combattre opposent une résistance inutile. Ne pouvant assouvir
leur soif de vengeance, qui se réveille sur un plus grand nombre
d'ennemis, les barbares mutilent les corps de ceux qui sont tombés, leur
coupent la tête déjà sans vie, précipitent les statues de leurs niches,
dépouillent les autels de leurs riches offrandes, et s'arrachent de
leurs mains ensanglantées les vases saints d'argent qui ont été
consacrés. Ils accourent vers le maître-autel; oh! l'on vit un spectacle
glorieux! La coupe d'or renfermant les hosties consacrées était encore
sur la table sainte: ce grand calice massif et éclatant séduit par sa
splendeur les yeux de ces hommes avides de butin. Il avait contenu le
matin le vin consacré, changé par Christ en son sang divin, que ses
adorateurs avaient bu à la naissance du jour, pour purifier leur ame
avant de se rendre au combat: il en conservait encore quelques gouttes.
Autour de l'autel brillaient douze grands candélabres rangés dans un
ordre splendide, et formés du plus pur métal: c'est une dépouille
opime,--la plus riche et la dernière.

33. Ils arrivent si près, que le premier d'entre eux étendait déjà la
main pour s'emparer de la dépouille qu'il touchait presque, lorsque la
main du vieux Minotti posa sa torche sur la traînée de poudre:--elle est
allumée!--Clocher, voûtes, autel, vases sacrés, cadavres, vainqueurs à
turbans, chrétiens, tout ce qui reste dans le temple, avec le temple,
vivans et morts lancés dans les airs en mille éclats, font retentir un
long rugissement! La ville bouleversée,--les murs renversés sur le sol
entr'ouvert,--les vagues de la mer qui reculent un moment,--les
montagnes qui sont ébranlées, comme si un tremblement de terre avait
passé,--des milliers de débris sans formes projetés en nuage de flamme
vers le ciel par cette épouvantable explosion--proclament la désolation
de ces rivages.

Les débris confondus du temple sont lancés dans les airs comme des
fusées; les membres épars et mutilés de nombreux héros retombent sur la
terre, et couvrent au loin la plaine, comme une pluie de cendres qui
obscurcit les airs. Ils tombent dans le golfe, où ils tracent une
multitude de cercles, ou sur le rivage qu'ils noircissent, et s'étendent
sur toute la longueur de l'isthme. Appartiennent-ils à des chrétiens ou
à des Musulmans? Que leurs mères viennent les voir et le disent!
Lorsqu'ils dormaient dans leurs berceaux de langes, leurs mères
souriaient sur le tendre sommeil de leur enfance; elles ne pensaient
guère qu'un jour verrait leurs membres voler en lambeaux dispersés dans
les airs. Les mères qui les ont élevés ne pourraient plus reconnaître
leurs nourrissons. Ce désastreux événement ne leur a pas laissé la trace
d'une forme humaine, excepté à quelques crânes à moitié brisés, à
quelques ossemens rompus. Des soliveaux fumans, des pierres calcinées
retombent des airs et couvrent la plage, enfoncés profondément dans les
sables tout noircis et fumans. Tous les êtres vivans qui entendirent
cette terrible explosion qui ébranla la terre, s'enfuirent avec terreur.
Les oiseaux des forêts s'envolèrent; les dogues sauvages s'éloignèrent
en hurlant des cadavres sans sépultures. Les chameaux se séparèrent de
leurs conducteurs; le bœuf qui, loin de Corinthe, labourait la terre,
s'échappa du joug, et le cheval du soldat, brisant la sangle de sa selle
et les rênes qui lui servaient de guide, se précipita au galop dans la
plaine. Les coassemens de la grenouille s'élevèrent des marais, plus
aigus et plus perçans. Les loups hurlèrent dans leurs cavernes des
montagnes, dont l'écho se fit entendre comme un tonnerre. Les troupes de
jackals[c10], dans un tumulte confus, poussèrent au loin des aboiemens
plaintifs et tristes, qui ressemblaient aux vagissemens des enfans et
aux cris des chiens que l'on châtie. L'aigle aux plumes hérissées, au
cou gonflé, s'envola de son aire, et chercha un refuge près du soleil;
les nuages, au-dessous de lui, lui paraissaient trop sombres, et leur
fumée, poursuivant son bec de son étouffante vapeur, lui faisait prendre
en criant un plus sublime essor.--

Telle fut la destinée de Corinthe!

FIN DU SIÉGE DE CORINTHE.



NOTES
DU SIÉGE DE CORINTHE.


NOTE 1.

La vie des Turcomans est errante et patriarchale: ils habitent sous des
tentes.

NOTE 2.

Ali Coumourgi, le favori de trois sultans, et grand visir d'Achmet III.
Après avoir reconquis le Péloponèse sur les Vénitiens, dans une seule
campagne, il fut mortellement blessé dans une campagne suivante, en
combattant contre les Allemands, à la bataille de Petersvaradin (dans la
plaine de Carlowitz), en Hongrie, au moment où il s'efforçait de rallier
ses gardes. Il mourut de ses blessures le jour suivant. Le dernier ordre
qu'il donna fut de décapiter le général Breuner, et quelques autres
prisonniers allemands; ses dernières paroles furent: «Oh! que ne puis-je
traiter de même tous ces chiens de chrétiens!» Paroles et action bien
dignes d'un Caligula. C'était un jeune homme d'une grande ambition et
d'une présomption sans bornes. On lui disait que le prince Eugène était
envoyé contre lui; il répondit: «Je deviendrai plus habile, et ce sera à
ses dépens.»

NOTE 3.

Il n'est pas nécessaire de rappeler au lecteur qu'il n'y a point de flux
et de reflux sensible dans la Méditerranée.

NOTE 4.

J'ai vu un spectacle semblable à celui que j'ai décrit sous les remparts
au sérail de Constantinople, dans les cavités creusées dans le roc par
le Bosphore; terrasse étroite qui se projette entre les remparts et la
mer. Je crois que ce fait est aussi mentionné dans les voyages
d'Hobhouse. Les cadavres étaient probablement ceux de quelques
janissaires réfractaires.

NOTE 5.

Cette touffe, ou longue tresse de cheveux, est laissée sur la tête par
la croyance que Mahomet les emportera par là dans son paradis.

NOTE 6.

Je dois faire remarquer ici que je me suis rencontré involontairement
dans ces douze vers avec un passage d'un poème inédit de M. Coleridge,
intitulé: _Christabel_. Ce n'est pas avant la composition de mon ouvrage
que j'entendis la lecture de ce poème extraordinaire et singulièrement
original; et je n'ai vu le manuscrit de cette production que tout
récemment, grâce à la complaisance de M. Coleridge lui-même, qui, je
l'espère, est convaincu que je ne suis point un vil plagiaire. L'idée
originale en appartient sans aucun doute à M. Coleridge, dont le poème a
été composé il y a près de quatorze ans. Qu'il me soit permis de
conclure avec l'espérance qu'il ne retardera pas plus long-tems la
publication d'un ouvrage qui est attendu du public avec impatience.

NOTE 7.

Il m'a été dit que l'idée exprimée depuis le vers 598e au 603e avait été
admirée par des personnes dont l'approbation est d'un grand poids. J'en
suis satisfait; mais elle n'est pas originale,--au moins elle ne
m'appartient pas. On peut la trouver bien mieux exprimée dans la version
anglaise de _Wathek_, aux pages 182-3-4 (j'ai oublié la page précise en
français), ouvrage auquel j'ai déjà renvoyé[n7], et auquel je n'ai
jamais recouru sans une nouvelle satisfaction.

[Note n7: Voyez page 63.]

NOTE 8.

La queue de cheval, fixée sur une lance, forme l'étendard d'un pacha.

NOTE 9.

Dans la bataille navale, à l'embouchure des Dardanelles, entre les
Vénitiens et les Turcs.

NOTE 10.

Je crois que j'ai pris une licence poétique en transportant le jackal de
l'Asie dans la Grèce, où je n'ai jamais vu ni entendu cet animal; mais
dans les ruines d'Éphèse je les ai entendus par centaines. Ils hantent
les ruines et suivent les armées.

FIN DES NOTES DU SIÉGE DE CORINTHE.



PARISINA.

A
SCROPE BERDMORE DAVIES, ESQ.
LE POÈME SUIVANT EST DÉDIÉ
Par celui qui depuis long-tems admire ses talens et apprécie son amitié.

22 janvier 1816.



AVERTISSEMENT.


Le poème suivant est fondé sur un événement mentionné dans les
_Antiquités de la maison de Brunswick_, par Gibbon.--Je crains que dans
nos tems modernes la délicatesse ou la fastidiosité du lecteur ne croie
de semblables sujets incapables d'être traités dans la poésie. Les
poètes dramatiques grecs, et quelques-uns de nos meilleurs et vieux
écrivains anglais étaient d'une opinion différente, comme Alfieri et
Schiller l'ont été aussi plus récemment sur le continent. L'extrait
suivant expliquera les faits sur lesquels l'histoire de mon poème est
fondée. Le nom d'Azo est substitué à celui de _Nicolas_, comme étant
plus propre au mètre poétique.

«Sous le règne, de Nicolas III, Ferrare fut souillée par une tragédie
domestique. Sur le témoignage d'un de ses gens, le marquis d'Est
découvrit les amours incestueuses de sa femme Parisina avec Hugo, son
fils naturel, beau et vaillant jeune homme. Ils furent tous deux
décapités dans le château, par la sentence d'un père et d'un mari, qui
publia sa honte et survécut à leur exécution. Il fut malheureux, s'ils
furent coupables; s'ils furent innocens, il fut encore plus malheureux:
il n'est aucune de ces situations possibles dans laquelle je puisse
approuver le dernier acte de justice de la part d'un père.»

(GIBBON, _Œuvres mêlées_.)



PARISINA.


1. C'est l'heure où les accens élevés du rossignol s'échappent des
bosquets touffus; c'est l'heure où les vœux des amans semblent plus
tendres dans des paroles murmurées tout bas. D'aimables zéphirs, des
eaux qui serpentent sont une harmonie mélodieuse pour l'oreille
solitaire. Les gouttes de rosée humectent légèrement chaque fleur, et
les étoiles apparaissent dans les cieux, et la vague qui les réfléchit
semble d'un bleu plus azuré, et la feuille d'une teinte plus foncée. Le
firmament présente ce clair-obscur, si doucement sombre, si sombrement
pur, qui suit le déclin du jour, lorsque le crépuscule se fond sous les
rayons de la lune[p1].

2. Mais ce n'est pas pour écouter le bruit de la cascade que Parisina
quitte son appartement; ce n'est pas pour contempler les étoiles du ciel
que la jeune dame s'avance dans les ombres de la nuit; et si elle
s'assied dans le bosquet d'Est, ce n'est pas dans le but d'y jouir de
ses fleurs épanouies;--elle prête l'oreille,--mais ce n'est point aux
chants du rossignol,--quoiqu'elle attende des accens aussi doux que les
siens. Un pas se glisse à travers l'épais feuillage; sa joue devient
pâle,--et son cœur bat plus rapidement. Une voix murmure à travers les
feuilles frémissantes; la rougeur reparaît sur sa joue, et son sein
agité se soulève doucement. Un instant encore--et ils seront réunis;--il
est passé:--son amant est à ses pieds.

3. Maintenant que leur importe le monde avec tous ces changemens qu'y
amènent le tems et les vicissitudes de la vie? Les créatures vivantes
qui le peuplent,--son globe de terre et son ciel éclatant--ne sont rien
pour leurs yeux et leur cœur; et tout ce qui les entoure, au-dessus
comme au-dessous, leur est aussi indifférent que la mort. Ils ne
respirent plus que l'un pour l'autre, comme si tout le reste avait cessé
d'exister. Leurs soupirs mêmes sont pleins d'une joie si profonde, que,
si elle ne devenait moins vive, cette ivresse insensée consumerait leurs
cœurs qui éprouvent sa brûlante domination. Dans ce rêve tendre et
tumultueux pensent-ils au crime, au danger? Celui qui a connu la
puissance de cette passion hésita-t-il ou craignit-il dans une heure
semblable? pensa-t-il à la courte durée de ces momens divins? Mais
hélas!--ils sont déjà loin! nous sommes forcés de nous réveiller avant
de connaître qu'une telle vision ne reviendra plus.

4. Ils quittent, en s'adressant des regards languissans, le lieu qui a
été le témoin de leur ivresse coupable; et quoiqu'ils espèrent se
revoir, qu'ils s'en donnent la promesse, ils s'affligent, comme si cette
séparation était la dernière. Les fréquens soupirs,--le long
embrassement,--leurs lèvres qui voudraient s'attacher pour jamais,
tandis que brille sur le visage de Parisina le ciel qu'elle craint
d'implorer vainement un jour, comme si chaque étoile qui étincelle si
pure au firmament eût été le témoin de sa faiblesse,--les fréquens
soupirs, le long embrassement, tout retient ces amans au lieu du
rendez-vous. Mais il le faut; ils doivent se séparer dans cet abattement
redoutable du cœur, avec ce frisson intime et glacé qui suit
immédiatement les actions coupables.

5. Hugo s'est rendu à sa couche solitaire, où ses désirs attendent la
femme d'un autre; c'est sur le sein confiant d'un époux que Parisina va
reposer sa tête coupable. Mais le délire de la fièvre semble agiter son
sommeil, et des rêves troublés répandent sur sa joue une vive rougeur.
Dans son agitation, elle murmure un nom qu'elle n'ose prononcer pendant
le jour; elle presse son mari sur son sein qui palpite pour un autre. Il
se réveille à cet embrassement, et, heureux en idée, il s'imagine que ce
soupir rêvant, cette ardente caresse, sont semblables à ceux qu'il avait
coutume d'obtenir. Il serait prêt, dans sa tendresse, à pleurer d'amour
sur celle qui l'aime si vivement, même dans son sommeil.

6. Il presse Parisina dormante sur son cœur, et écoute attentivement ses
paroles entrecoupées. Il entend--Pourquoi le prince Azo frémit-il comme
s'il avait entendu la voix de l'Archange? Ah! puisse-t-il avoir entendu
cette voix!--un destin plus terrible pourrait à peine retentir comme un
tonnerre sur sa tombe, lorsqu'il se réveillera pour ne plus se
rendormir, et pour paraître devant le trône éternel. Puisse-t-il avoir
entendu cette voix!--les paroles qu'il a recueillies ont détruit à
jamais son bonheur sur la terre. Ce murmure articulé d'un nom dans le
sommeil atteste le crime de Parisina et la honte d'Azo. Et quel est ce
nom? ce nom qui retentit sur son oreiller d'une manière si terrible?
comme la vague mugissante qui roule une planche brisée sur le rivage, et
écrase sur un roc aigu le malheureux naufragé qui s'engloutit pour ne se
relever jamais,--tel fut le choc qui ébranla son ame. Et quel est ce
nom? c'est celui d'Hugo,--de son fils;--il ne l'aurait jamais
soupçonné!--C'est celui d'Hugo,--l'enfant de celle qu'il aima,--le fils
d'un illégitime amour,--le fruit de sa jeunesse coupable, lorsqu'il
trahit la foi de Bianca, la jeune fille dont la folle crédulité put se
confier à un homme qui ne voulait pas en faire son épouse.

7. Il porta la main à son poignard, qui rentra dans son fourreau avant
d'avoir été entièrement tiré. Cependant, indigne qu'elle est maintenant
de vivre, il ne peut se résoudre à tuer une femme si belle.--Au moins si
elle ne souriait pas--dormant à ses côtés!--Il ne veut pas la réveiller
encore; mais il la contemple avec un regard qui l'eût glacé du froid de
la mort pour s'endormir à jamais,--si elle se fût réveillée de son rêve,
et si elle avait vu, à la clarté vacillante de la lampe, ce front tout
couvert de gouttes de sueur. Elle ne parla plus,--mais elle dormit
encore,--tandis que, dans la pensée de son mari, ses jours viennent
d'être comptés.

8. Au retour du matin, Azo interrogea ses gens, et il trouva dans de
nombreux rapports la preuve de tout ce qu'il craignait de connaître, le
crime présent des coupables et son malheur futur. Les suivantes de
Parisina, qui étaient depuis long-tems ses complices, cherchèrent à se
sauver elles-mêmes en voulant rejeter le crime,--la honte--et la
condamnation sur leur maîtresse. Ce n'est plus un secret;--elles
racontent toutes les circonstances qui peuvent augmenter la confiance
dans la vérité de leurs histoires. Le cœur et l'oreille torturés d'Azo
n'ont plus rien à ressentir et à entendre.

9. Ce n'était pas un homme à aimer les délais. L'ancien chef de la
maison d'Est est assis sur son trône dans la salle de son conseil
d'état; ses nobles et ses gardes l'environnent;--devant lui sont les
deux plaintifs criminels, tous les deux jeunes,--et dont l'_un_ est
d'une beauté si ravissante! La ceinture sans épée et les mains chargées
de fer, ô Christ! faut-il qu'un fils paraisse ainsi devant la face de
son père! Cependant voilà comment Hugo doit se présenter devant son
père, et entendre la sentence que prononcera son courroux, l'histoire de
son déshonneur! Toutefois il ne semble pas abattu dans son malheur,
quoique sa voix reste muette.

10. Silencieuse aussi, et pâle, et résignée, Parisina attend sa
condamnation. Qu'elle est changée depuis que ses regards expressifs
répandaient la gaîté sur tout ce qui l'entourait, dans un palais où des
seigneurs d'une haute naissance s'enorgueillissaient d'être à ses
ordres,--où la beauté s'efforçait d'imiter l'accent mélodieux de sa
voix,--son aimable maintien,--les grâces de son attitude, et copiait,
par son air et sa démarche, les gestes de sa souveraine. Alors--si son
œil eût versé des larmes de chagrin, mille guerriers se fussent élancés,
mille glaives eussent brillé hors du fourreau, en faisant de sa querelle
la leur propre. Maintenant,--qu'est-elle, et que sont-ils? Peut-elle
encore commander, obéiraient-ils encore? Tous sont maintenant
silencieux, indifférens, les yeux baissés, fronçant le sourcil, les bras
croisés sur la poitrine, l'air froid, et contenant à peine sur leurs
lèvres un sourire de mépris; voilà le tableau des chevaliers, des dames,
de toute la cour! Et lui, le chevalier de son choix, dont la lance se
baissait devant son regard, lui qui--si son bras eût été libre un
moment--serait mort en combattant pour elle, ou eût obtenu sa
délivrance; l'amant chéri de la femme de son père,--lui, hélas! est à
côté d'elle, chargé de fers; il ne peut voir ses yeux gonflés qui
pleurent moins sur son propre malheur que sur celui de son amant. Ces
paupières--sur lesquelles la veine violette et égarée laisse une légère
trace, en se distinguant sur une blancheur si douce qu'elle invite au
plus tendre baiser,--maintenant elles semblent, échauffées et livides,
comprimer, non ombrager, ces yeux mourans dont le regard est si abattu,
et qui se remplissent de larmes de plus en plus grosses.

11. Lui aussi eût pleuré sur elle, si tous les regards n'eussent pas été
dirigés sur lui. Sa douleur, s'il en ressentait, était assoupie. Son
front relevé était sombre et hautain. Quelle que fût la douleur qui
comprimât son ame, il ne voulait pas paraître y céder devant la foule;
mais cependant il n'osait regarder Parisina. Le souvenir des heures qui
n'étaient plus,--son crime,--son état présent,--le courroux de son
père,--le mépris de tous les hommes vertueux,--son sort sur la terre, sa
destinée éternelle,--et surtout le sort de celle,--oh!--de celle dont il
n'osait pas regarder le front pâle comme la mort! tous ces sentimens
accumulés dans son cœur auraient trahi les remords pour les faiblesses
qu'il a commises.

12. Azo dit: «Hier encore je m'enorgueillissais d'une épouse et d'un
fils; ce songe s'est évanoui ce matin. Avant la fin du jour, je n'aurai
plus ni épouse ni fils. Ma vie devra s'écouler désormais solitaire et
languissante. Soit,--que l'arrêt s'accomplisse,--nul être vivant
n'agirait autrement que moi. Ces nœuds sont brisés;--mais ce n'est pas
par moi; que l'arrêt s'accomplisse.--Le supplice est préparé! Hugo, le
prêtre t'attend, et ensuite la récompense de ton crime! Va! adresse ta
prière au ciel, avant que l'étoile du soir apparaisse.--Apprends si le
pardon peut encore t'être accordé; la miséricorde du ciel peut seule
t'absoudre maintenant. Mais ici, sur la terre, sous le ciel, il n'est
point de lieu où toi et moi puissions respirer une heure le même air.
Adieu! je ne te verrai pas mourir.--Mais toi, être frêle! tu verras
rouler sa tête.--Adieu! je ne puis t'en dire davantage. Va! femme au
cœur infidèle; ce n'est pas moi, c'est toi qui fais verser le sang
d'Hugo. Va! si tu peux survivre à ce spectacle, jouis de la vie que je
te laisse.»

13. Ici l'austère Azo couvrit son visage;--car sur son front les veines
gonflées battirent violemment, comme si le sang bouillonnant qu'elles
contenaient eût été refoulé du cœur vers son cerveau. C'est pourquoi il
baissa un instant la tête, et passa sa main tremblante sur ses yeux pour
les dérober aux regards de l'assemblée. Hugo, pendant ce tems, éleva ses
mains enchaînées, et demanda un moment d'attention de son père;
celui-ci, resté silencieux, ne refuse pas sa demande.

--«Ce n'est pas que je craigne la mort,--car tu m'as déjà vu à tes
côtés, couvert de sang, au milieu de la bataille; et ce fer qui ne fut
jamais sans usage dans ma main, ce fer que tes esclaves m'ont enlevé, a
versé plus de sang pour ta cause que jamais n'en fera couler la hache de
mon supplice.

«Tu m'avais donné la vie, tu peux la reprendre; c'est un don pour lequel
je ne te remercie point. Je n'ai pas oublié les griefs de ma mère; son
amour dédaigné, son honneur flétri, l'héritage de honte de son enfant;
mais elle est dans la tombe, où, lui, son fils, ton rival, la rejoindra
bientôt. Son cœur brisé,--ma tête tranchée,--témoigneront pour toi chez
les morts de la fidélité et de la tendresse de ton premier amour,--de ta
sollicitude paternelle. Il est vrai que je t'ai offensé;--mais je t'ai
rendu outrage pour outrage.--Celle que tu croyais ta femme, cette autre
victime de ton orgueil, tu sais qu'elle m'était destinée depuis
long-tems. Tu la vis, et tu convoitas ses charmes,--et tu te raillais de
ma naissance, qui était cependant ton ouvrage; tu me disais indigne
d'elle, indigne de ses embrassemens, parce que, en vérité, je ne pouvais
réclamer l'héritage légal de ton nom, ni m'asseoir sur le trône
héréditaire de la maison d'Est. Cependant, si quelques étés de plus
m'eussent été accordés, mon nom aurait pu devenir plus illustre que
celui de ces princes, et mériter des honneurs que je n'aurais dûs qu'à
moi seul. J'avais une épée,--et j'ai un cœur qui aurait pu conquérir un
casque aussi glorieux[loc29][p2] qu'aucun de ceux qui couvrirent le
front de tous les souverains de ta race. Les plus beaux éperons de
chevalier ne sont pas toujours conquis par le fils le mieux né; et les
miens ont souvent lancé les flancs de mon cheval bien avant tes chefs
orgueilleux des rangs princiers, lorsque je chargeais l'ennemi au cri
d'_Est et Victoire_.

[Note loc29: _Haught_.]

«Je ne veux point plaider la cause du crime, ni te prier d'épargner pour
quelque tems le peu d'heures ou le peu de jours qui doivent rouler sur
mon insensible poussière;--de tels jours, délirans comme ceux de mon
passé, ne pouvaient pas, ne devaient pas durer.--Quoique ma naissance et
mon nom soient vils, et que ta noblesse de race eût dédaigné d'honorer
un homme tel que moi;--cependant mes traits portent quelque empreinte de
ceux de mon père, et mon ame.--elle vient toute de toi. De toi--cette
impétuosité de cœur!--de toi,--oui, pourquoi frémis-tu? de toi vient mon
bras fort, mon ame de flamme.--Tu ne m'as pas seulement donné la vie,
mais encore tout ce qui me rend davantage ton fils. Vois ce que tes
coupables amours ont produit, puisque le ciel t'a récompensé d'un fils
tel que moi! Je ne suis point un bâtard par mon ame, car cette ame,
comme la tienne, abhorre tout contrôle. Quant au souffle de vie; ce
bienfait éphémère que tu m'as donné, et que tu vas reprendre bientôt, je
ne l'estimais pas plus que toi, lorsque, le casque relevé sur le front,
à côté l'un de l'autre, nous combattions en précipitant nos coursiers
sur les cadavres tombés dans la mêlée. Le passé n'est plus rien,--et
bientôt l'avenir sera du passé. Cependant je voudrais qu'alors je fusse
tombé sur le champ de bataille: car, quoique tu aies fait le malheur de
ma mère, et que tu m'aies ravi ma propre fiancée, je sens que tu es
encore mon père; et toute dure que soit ta sentence, elle n'est point
injuste, quoique venant de toi. Engendré dans le péché, pour mourir dans
la honte, ma vie commence et finit de même. Comme le père a failli,
ainsi le fils a failli, et tu dois les punir tous deux en un seul. Mon
crime semble le pire aux regards des hommes, mais Dieu jugera entre nous
deux!»

14. Il se tut--et resta debout les bras croisés qui firent retentir, en
retombant, les fers qui les entouraient. Il n'y eut pas une oreille,
parmi tous les chefs rangés dans la salle, qui ne se sentît blessée
lorsque ces lourdes chaînes retentirent. Les grâces fatales de Parisina
attirent bientôt tous les regards.--Pouvait-elle entendre ainsi son
amant condamné à mort? J'ai dit qu'elle était là, pâle et calme, la
cause vivante des malheurs d'Hugo: ses yeux immobiles, mais ouverts et
hagards, ne s'étaient point tournés d'un côté ou de l'autre, ils ne se
voilaient point de leurs douces paupières; mais un cercle d'un blanc
terne se formait autour de leur orbite d'un bleu foncé; et elle était là
debout, l'air morne et froid, comme si le sang se fût glacé dans ses
veines. Mais de tems en tems une larme épaisse et lentement formée
s'échappait des longues et noires paupières qui couvraient ses beaux
yeux; c'était une chose à voir, non à entendre! et ceux qui les virent
furent étonnés que de pareilles larmes pussent couler de deux yeux
mortels.

Elle voulut parler,--l'articulation imparfaite de ses paroles ne put
sortir de sa poitrine oppressée. Elle parut former un sourd gémissement,
comme si son ame se fût échappée avec sa voix. Elle se tut,--mais elle
voulut essayer encore une fois de parler; alors sa voix se rompit en un
long cri, et elle tomba comme une pierre, ou une statue renversée de sa
base, plutôt semblable à un corps qui n'a jamais eu de vie,--ou à un
monument de marbre représentant l'épouse d'Azo, qu'à cette belle et vive
coupable, dont chaque passion était un aiguillon qui la poussait au
crime, mais qui ne pouvait supporter sa honte et son désespoir.
Cependant elle vivait encore--et elle ne fut que trop tôt arrachée à cet
évanouissement semblable à la mort.--Sa raison était perdue,--tous ses
sens avaient été bouleversés par d'intimes angoisses; et les frêles
fibres de son cerveau (comme les cordes d'un arc, relâchées par la
pluie, ne lancent plus que des traits égarés), ne produisaient plus que
des pensées vagues et sans suite.--Le passé pour elle est une page
blanche, l'avenir une page noire, avec quelques rayons de terrible
clarté, qui brillent comme la foudre sur une route déserte lorsque les
tempêtes de la nuit exhalent toute leur colère.

Elle éprouvait des craintes,--elle sentit quelque chose de criminel
peser sur son ame, comme un poids si lourd et si glacé, qu'elle comprit
que c'était le crime et la honte. Elle se rappelle que la mort doit
frapper quelqu'un,--mais qui? Elle l'a oublié:--vit-elle encore?
Serait-ce la terre qu'elle foule encore sous ses pas? les cieux qu'elle
aperçoit au-dessus de sa tête? les hommes qui l'entourent? ou étaient-ce
des démons, ces visages sombres et sévères qui expriment la menace et le
dédain pour une personne dont le seul regard, avant ce jour, les faisait
tressaillir de bonheur? Tout était confus et inexplicable pour son ame
en délire: chaos de craintes et d'espérances étranges: tantôt riant,
tantôt versant des larmes, mais toujours délirant dans chaque extrême,
elle lutte avec ce songe convulsif: car il semblait peser sur elle de
tout son poids: oh! puisse-t-elle jamais ne connaître de réveil!

15. Les cloches du couvent sonnent, mais lentement et avec un son
lamentable; elles retentissent dans la tour grise et carrée qui répand
ça et là leur son lugubre. Il arrive douloureusement sur le cœur!
Écoutez! on chante l'hymne de mort,--l'hymne composée pour les habitans
de la tombe, ou pour les vivans qui vont bientôt les rejoindre! C'est
pour l'ame d'un être qui s'en va que retentit l'hymne de mort, et que
tintent les cloches lugubres: il est près de la fin de sa carrière
mortelle, à genoux aux pieds d'un moine; triste à entendre--et pénible à
voir,--à genoux sur la terre nue et froide, avec le billot devant lui,
et les gardes autour;--et le bourreau, le bras nu et prêt à frapper,
examinant du doigt si le tranchant de la hache est aiguisé et sûr depuis
la dernière fois qu'il en a fait usage, afin que le coup soit tout à la
fois léger et prompt--tandis que la foule, dans un cercle muet, vient
voir la tête du fils tomber par l'ordre du père.

16. C'est une de ces heures délicieuses qui précèdent le coucher d'un
beau soleil d'été, qui s'est levé pour éclairer, comme par raillerie, de
ses plus beaux rayons, un jour si tragique. Ces rayons tombent à
l'approche du crépuscule sur la tête condamnée d'Hugo, au moment où il
finissait sa dernière confession à l'oreille du moine, et où, déplorant
son sort dans une sainte pénitence, il se penchait pour entendre de sa
bouche les paroles sacrées d'absolution qui ont le pouvoir d'effacer nos
taches criminelles; ce fut dans ce moment que les feux du soleil vinrent
briller sur sa tête,--dont les cheveux châtains retombaient en boucles
pendantes à côté de son cou resté nu; mais plus brillans encore
tombèrent ses rayons sur la hache qui étincelait près de lui avec un
éclat effrayamment livide.--Oh! cette heure dernière était la plus amère
des heures! Les spectateurs même les plus durs furent glacés de terreur:
affreux était le crime, et juste la condamnation,--cependant ils
frémirent à cette vue.

17. Les prières dernières de ce fils perfide,--de cet audacieux amant,
sont terminées. Les grains de son chapelet et ses péchés ont été tous
comptés, ses heures sont arrivées à leurs dernières minutes;--son
manteau lui a été enlevé, ses boucles de chevelure d'un brun châtain
sont placées sous les ciseaux; c'en est fait,--elles sont tombées sous
l'instrument fatal: l'écharpe que Parisina lui a donnée--et qu'il a
portée jusqu'à ce moment--ne doit pas le suivre au tombeau; elle va lui
être arrachée et un mouchoir couvrira ses yeux; mais non,--ce dernier
outrage ne sera point fait à son front superbe. Tous ses sentimens qui
paraissaient subjugués se réveillèrent à demi dans un profond dédain,
lorsque les mains de l'exécuteur voulurent lui bander les yeux, comme
s'ils n'avaient osé voir la mort en face. «Non!--mon sang et ma vie ne
m'appartiennent plus, mes mains sont enchaînées,--mais que je meure au
moins les yeux libres; frappe!» Et en prononçant cette dernière parole,
il incline sa tête sur le billot; et il répéta sa dernière parole:
«Frappe!»--et soudain la hache tomba et sa tête roula,--et,
bouillonnant, lourd, le tronc ensanglanté recula; et de toutes ses
veines jaillirent des flots de sang; ses yeux et ses lèvres s'agitèrent
un moment, dans une rapide convulsion--et devinrent fixes pour toujours!

Il mourut, comme un coupable devait mourir, sans parade, sans vaine
ostentation; il avait fléchi le genou et prié avec résignation, et sans
dédaigner le secours d'un prêtre et sans désespérer de tout pardon en
haut. Et tandis qu'il était agenouillé devant le prieur, son cœur était
séparé de tout sentiment terrestre.--Son père irrité,--son amante
bien-aimée,--qu'étaient-ils devenus dans ce moment? Plus de
reproches,--plus de désespoir; aucune pensée qui n'appartînt au
ciel;--aucune parole qui ne fût une prière,--excepté celles qui
s'échappèrent de sa bouche, lorsque, voyant disposer son cou pour
recevoir la hache de l'exécuteur, il avait demandé à mourir les yeux non
bandés, seul adieu qu'il fit à ceux qui l'entouraient.

18. Muets comme les lèvres qui viennent d'être fermées par la mort, la
poitrine de chaque spectateur ne pouvait respirer. Mais au loin, de l'un
à l'autre, se communiqua un froid et électrique frisson au moment où la
hache effrayante tomba sur la tête de celui dont la vie et les amours
finissaient ainsi; et il refoula au fond des cœurs, par un son étrange,
un gémissement prêt à s'en échapper. Mais rien, outre le coup de la
hache sur le billot, ne troubla plus le silence profond, excepté
un--Quel est ce cri qui vient fendre l'air silencieux avec un accent si
déliramment aigu--et qui passe si soudainement? Ce cri, semblable à
celui d'une mère privée de son enfant par un coup inattendu, s'élève
jusqu'au ciel, comme celui d'une ame condamnée à d'éternelles
souffrances. Partie des fenêtres du palais d'Azo, cette horrible voix
perce les airs; et tous les regards sont tournés de ce côté. Mais on ne
voit et on n'entend plus rien! C'était le cri d'une femme,--et jamais le
désespoir ne s'exprima dans un accent plus délirant. Ceux qui
l'entendirent souhaitèrent par pitié que ce fût le dernier de l'être qui
l'avait laissé échapper:

19. Hugo n'est plus; et, depuis cette heure, on ne vit et on n'entendit
plus Parisina dans le palais, ni dans les bosquets du jardin. Son
nom,--comme si elle n'eût jamais existé,--fut banni de toutes les
lèvres, comme les mots d'indécence ou de terreur. Et la voix du prince
Azo ne fit jamais mention de sa femme ou de son fils, dont aucune
tombe,--aucun monument ne consacre le souvenir. Leurs cendres ne furent
point bénies par la religion; du moins celles du chevalier qui mourut en
ce jour. Mais le sort de Parisina demeura enseveli dans l'obscurité,
comme la poussière cachée dans le cercueil. Se retira-t-elle dans un
couvent pour y gagner le ciel par le sentier pénible de la pénitence au
milieu d'années flétries par les remords et des larmes sans sommeil?
succomba-t-elle par le poison ou sous le poignard, pour la punir de ce
coupable amour qu'elle osa éprouver? ou, frappée dans ce moment
terrible, mourut-elle par des tortures moins prolongées; comme celui
qu'elle vit la tête sur le billot, en partageant le même sort par la
main de l'exécuteur, qui prit en pitié sa faiblesse défaillante?
Personne ne le sait--et on ne le saura jamais: mais quelle qu'ait été sa
fin ici-bas, sa vie commença et finit dans les angoisses[p3]!

20. Azo prit une autre épouse, et des fils vertueux grandirent à ses
côtés: mais aucun d'eux ne fut aussi aimable et aussi vaillant que celui
qui se consumait dans la tombe; ou, s'ils le furent,--ils ne le parurent
pas aux yeux froids de leur père qui les vit croître avec indifférence,
ou avec des soupirs étouffés: mais jamais une larme ne vint sillonner sa
joue, jamais sourire ne vint dérider son front; et sur ce large front se
creusèrent les rides profondes de la pensée, ces sillons que le dévorant
passage du chagrin y imprime incessamment; cicatrices des blessures
profondes qu'a laissées la lutte ardente de l'ame. Il n'y eut plus pour
lui ni joie ni douleurs. Il ne lui restait plus rien ici-bas que des
nuits sans sommeil et des jours pleins d'ennuis, une ame également morte
au blâme comme à la louange, un cœur qui se fuyait lui-même et cependant
ne voulait pas céder--ni oublier; et c'était lorsque ses sentimens et
ses souvenirs semblaient le moins l'assiéger, que sa pensée était la
plus intense,--qu'il sentait le plus vivement. La glace la plus épaisse
ne peut durcir que la surface du fleuve;--le courant fuit toujours
rapide au-dessous--et ne peut cesser de couler. L'ame d'Azo, ainsi
couverte de glace à sa surface, était encore hantée par des pensées que
la nature y avait implantées. Elles y étaient enracinées trop
profondément pour s'évanouir; quoique l'on puisse tarir les larmes.
Lorsque, s'efforçant de s'échapper, nous voulons leur fermer le passage,
elles ne sont point taries;--ces larmes non versées refluent vers leur
source et y restent plus pures, plus durables, invisibles, mais non
glacées, et d'autant plus chéries, qu'elles sont moins révélées.

Conservant encore des retours de tendresse pour ceux dont il avait
abrégé la vie, n'ayant pas le pouvoir de remplir de nouveau le vide qui
le désolait, sans espoir de rencontrer les objets de ses regrets là où
les ames des justes jouiront de la félicité éternelle, convaincu de la
justice du décret qu'il avait porté contre ceux qui avaient mérité cette
condamnation; Azo cependant traînait une vieillesse malheureuse. Si les
branches malades d'un arbre sont coupées avec soin, cet arbre en
recueille de la vigueur et voit reverdir avec plus de force tout ce qui
lui reste de branchage; mais si la foudre, dans sa fureur, consume ses
tendres bourgeons, le tronc massif se dessèche et ne produit désormais
plus de feuilles.

FIN DE PARISINA.



NOTES
DE PARISINA.


NOTE 1.

Les vers contenus dans la Ire section ont été imprimés pour être mis en
musique, il y a quelque tems; mais ils appartenaient au poème qui paraît
maintenant, dont la plus grande partie fut composée avant _Lara_, et
d'autres ouvrages publiés postérieurement à ce dernier poème.

NOTE 2.

_Haught--haughty_.--

   _Away_, haught _man, thou art insulting me_.

(SHAKSPEARE, _Richard II_.)

Cette note porte sur l'emploi du vieux mot _haught_.

(_N. du Tr._)

NOTE 3.

«Ceci, fit diversion à une année calamiteuse pour le peuple de Ferrare,
car il arriva dans cette ville un événement extrêmement tragique. Nos
annales imprimées et manuscrites, à l'exception de l'ouvrage grossier et
négligé de Sardi, et un autre, en ont donné la relation, de laquelle
cependant on a rejeté plusieurs détails, spécialement le récit de
Bandelli qui écrivit un siècle après, et qui ne s'accorde pas avec les
historiens contemporains.

«D'après le _Stella dell' assassino_, mentionné ci-dessus, le marquis,
en l'année 1405, eut un fils nommé Hugo, jeune homme beau et franc.
Parisina Malatesta, seconde femme de Niccolo, comme la plupart des
belles-mères, le traitait avec peu d'affection, à la grande douleur du
marquis qui l'aimait avec prédilection.

«Un jour elle prit congé de son mari pour entreprendre un certain
voyage, auquel il consentit, mais sous la condition qu'Hugo
l'accompagnerait; car il espérait par ce moyen l'amener enfin à
abandonner l'aversion obstinée qu'elle avait conçue contre lui. Son
intention fut trop bien remplie, puisque pendant le voyage elle ne
perdit pas seulement toute sa haine, mais elle tomba dans l'extrême
opposé. Après son retour, le marquis ne tarda pas long-tems à apprendre
ce qu'il en était. Il arriva un jour qu'un domestique du marquis, nommé
Zoese, ou, comme d'autres l'appellent, Giorgio, passant devant les
appartemens de Parisina, vit en sortir une de ses femmes de chambre,
tout éplorée. Lui en ayant demandé la raison, elle lui répondit que sa
maîtresse, pour quelque léger tort, l'avait frappée; et, donnant cours à
son ressentiment, elle ajouta qu'elle pourrait être facilement vengée,
si elle faisait connaître la criminelle familiarité qui existait entre
Parisina et son beau-fils. Le domestique retint ces paroles, et les
rapporta à son maître qui en fut tellement frappé, qu'il en crut à peine
ses oreilles. Il s'assura du fait, hélas! trop clairement, le 18 mai, en
regardant à travers un trou pratiqué dans le plafond de la chambre de sa
femme. Aussitôt il éclata en fureur, et arrêta les deux complices avec
Aldobrandino Rangoni de Modène, gentilhomme de Parisina, et aussi,
dit-on, deux de ses femmes de chambre comme complices de ce crime. Il
ordonna qu'ils fussent tous mis promptement à la question, disant que
les juges prononçassent la sentence dans les formes accoutumées sur les
accusés. Cette sentence fut la mort. Il y eut des personnes qui
intercédèrent en faveur des condamnés, entre autres Ugocciono Contrario,
qui avait tout pouvoir sur l'esprit de Niccolo, et son ministre âgé et
dévoué, Alberto dal Sale. Tous les deux, en versant des larmes et à
genoux devant le marquis, implorèrent sa pitié, ajoutant toutes les
raisons qui leur étaient suggérées pour qu'il épargnât les coupables, en
outre des motifs d'honneur et de décence qui devaient l'engager à cacher
au public une si scandaleuse action. Mais sa colère le rendit
inflexible, et il commanda à l'instant que la sentence fût mise à
exécution.

«Ce fut alors dans les prisons du château, et précisément dans ces
effrayans donjons que l'on voit encore maintenant, sous la chambre
appelée Aurora, au pied de la Tour du Lion, en haut de la rue Giovecca,
que, dans la nuit du 22 mai, furent décapités, d'abord Hugo, et ensuite
Parisina. Zoese, celui qui l'avait accusée, conduisit cette dernière par
le bras au lieu du supplice. Elle s'imagina, tout le tems, qu'on allait
la jeter dans un puits; et elle demandait à chaque pas si elle n'était
pas encore arrivée à l'endroit qui lui était destiné. Il lui fut répondu
que le châtiment qui l'attendait était celui de la hache. Elle demanda
ce qu'était devenu Hugo, et elle reçut pour réponse qu'il était déjà
décapité. A ces paroles elle poussa un profond soupir, et s'écria:
«Alors, maintenant, je ne désire pas conserver la vie!» Étant arrivée
près du billot, elle arracha de ses propres mains tous ses ornemens; et
enveloppant sa tête d'un mouchoir, elle la présenta au coup fatal qui
termina cette cruelle scène. Rangoni et les deux amans, selon deux
calendriers de la Bibliothèque de Saint-François, furent ensevelis dans
le cimetière de ce couvent. Rien n'est connu concernant les femmes.

«Le marquis veilla pendant toute cette nuit terrible; et, comme il
marchait de côté et d'autre, il demanda au capitaine du château si Hugo
était déjà décapité. Il lui répondit que oui. Il se livra alors aux
lamentations les plus désespérées, en s'écriant: «Oh! que ne suis-je
mort moi-même avant d'avoir été emporté à faire exécuter ainsi mon cher
Hugo!» Et rongeant alors avec ses dents une canne qu'il avait à la main,
il passa le reste de la nuit dans les soupirs et les larmes, en appelant
souvent son cher Hugo. Le jour suivant, se rappelant qu'il était
nécessaire de se justifier publiquement, en voyant que la chose ne
pouvait pas rester secrète, il ordonna que le récit en fût écrit sur le
papier, et envoyé dans toutes les cours d'Italie.

«En recevant cette communication, le doge de Venise, Francesco Foscari,
donna des ordres, sans en publier les raisons, pour que l'on différât
les préparatifs du tournoi qui, sous les auspices du marquis, et aux
dépens de la cité de Padoue, était sur le point d'avoir lieu, dans la
place Saint-Marc, afin de célébrer son avénement à la chaire ducale.

«Le marquis, en outre de ce qui avait été déjà fait, ordonna, par un
inconcevable excès de vengeance, que, autant qu'il y aurait de femmes
mariées qu'il saurait être infidèles comme sa femme Parisina, elles
fussent, comme elle, décapitées. Parmi celles-ci, Barbarina, ou, comme
d'autres l'appellent, Laodamia Romei, femme du juge de cour, subit cette
sentence, à la place accoutumée de l'exécution, c'est-à-dire dans le
quartier de Saint-Jacques, à l'opposé de la forteresse actuelle, au-delà
de celui de Saint-Paul. On ne peut dire combien ces procédés parurent
étranges dans un prince qui; en considérant son propre caractère, avait
été, à ce qu'il paraît, beaucoup plus indulgent dans des cas semblables.
Il s'en trouva, cependant, qui ne manquèrent pas de l'en féliciter.»

(FRIZZI.--_Histoire de Ferrure_.)

Nous ferons suivre cette note d'un extrait du _Globe_ sur la découverte
d'une _Nouvelle_ italienne très-ressemblante à _Parisina_, et d'où le
critique pense que Byron a pu puiser le sujet de ce poème. Sans adopter
cette supposition, il paraîtra néanmoins curieux de comparer le poème de
Byron avec l'analyse suivante de la _Nouvelle_ italienne.

(_N. du Tr._)


LE SUJET DE PARISINA
TRAITÉ PAR UN AUTEUR ITALIEN DU SEIZIÈME SIÈCLE.

«On nous communique une _Nouvelle_ italienne du seizième siècle, d'un
auteur oublié, et où se retrouvent les données principales et
quelques-uns des détails du poème de _Parisina_, l'un des plus
remarquables, comme l'on sait, de Lord Byron. Nous croyons faire plaisir
à nos lecteurs en leur offrant quelques traits d'un parallèle qui nous a
paru curieux. M. Rabbe[n8], à qui nous devons cette intéressante
communication, se propose de publier incessamment une collection de
_Nouvelles_ dont celle-ci fait partie; et alors chacun pourra, avec les
pièces sous les yeux, juger en toute connaissance de cause, si l'on ne
pourrait pas au moins reprocher à Lord Byron une simple réticence,
lorsqu'il assure avoir pris le sujet de _Parisina_ dans les _Mélanges
historiques_ de Gibbon[n9].

[Note n8: M. Rabbe a été enlevé aux lettres, qu'il honorait par son
caractère et ses talens, avant d'avoir fait cette publication.]

[Note n9: Il paraît très-probable que Byron n'en à pas eu connaissance;
sa franchise sur ses emprunts littéraires ne permet guère d'en douter.
D'ailleurs la note qui précède, tirée de l'historien italien Frizzi,
explique suffisamment l'origine de ce poème.

(_N. du Tr._)]

«Le fond du poème de Lord Byron et de la _Nouvelle_ de l'auteur italien
n'est autre que l'antique fable de Phèdre: c'est l'amour incestueux d'un
jeune homme pour sa belle-mère. Dans Lord Byron et dans le romancier
italien, l'Hippolyte succombe, et ne cesse pas d'être intéressant malgré
sa chute. La catastrophe de ses amours est, dans l'un et l'autre,
terrible et attendrissante; or la difficulté était bien plus grande pour
les deux auteurs romantiques que pour le classique français, Racine, qui
fit Hippolyte innocent et vertueux. Byron a supposé, pour triompher plus
facilement de cette difficulté, que son héros, enfant illégitime, et
enfant d'une mère qui avait été malheureuse, devait à son père moins de
tendresse que de haine et de ressentiment. L'auteur italien n'a pas pris
plus de précaution à cet égard que s'il racontait une histoire
véritable. Il ne prépare d'excuse aux jeunes amans que dans le rapport
de leurs âges, la conformité de leurs goûts et l'égalité de leurs
charmes, opposés à la froide sévérité d'un mari et d'un père dont l'âge
a déjà glacé les sens. La scène s'ouvre, dans le poète anglais, par un
rendez-vous à la faveur des ombres de la nuit, et où les deux jeunes
gens, livrés aux plus doux transports, pressentent, en se séparant, que
c'est pour la dernière fois qu'ils viennent d'être heureux.

«L'auteur italien n'aborde pas son sujet au milieu de l'action. Il peint
la naissance d'un amour criminel, les combats de la vertu dans deux
cœurs formés pour elle, et enfin sa défaite. Consumé d'une passion qu'il
n'ose avouer pour la femme de son père, Sergio tombe malade; il est au
lit de la mort, on désespère de lui; et Conrad ayant inutilement
interrogé son fils sur la cause cachée de son mal, s'abandonne à toute
la douleur d'un cœur véritablement paternel. Une vieille nourrice sort,
fondant en larmes, de la chambre du malade, et vient dire à Tibérie:
«C'en est fait de Sergio; il meurt, et il veut mourir: voilà qu'il
refuse toute nourriture.» Alors Tibérie lui dit: «Donne-moi ce que tu
tiens; je vais le lui présenter moi-même: peut-être serai-je plus
heureuse que toi.» Et, prenant le vase, elle l'approche de Sergio
mourant, lui parle avec douceur, le prie de manger un peu pour l'amour
d'elle, et porte à ses lèvres une cuillerée du breuvage.

«Les soins et les douces paroles de Tibérie ont un plein succès. Sergîo
recouvre la santé, la fraîcheur et l'incarnat de la jeunesse brillent de
nouveau sur ses joues. Conrad remercie mille fois son épouse, et célèbre
par des fêtes splendides la convalescence de son fils. C'est au milieu
de ces fêtes que le drame se noue fortement. Les deux jeunes gens s'y
parlent avec moins de contrainte; leur mutuelle passion qu'ils n'osent
s'avouer redouble de force, et devient invincible comme la destinée.
«Malheureuse, s'écrie Tibérie en pleurant sur elle-même, tu as cherché
le bonheur de celui qui fait aujourd'hui ton supplice; tu as guéri celui
qui te rend aujourd'hui malade; enfin tu as ressuscité celui qui te fait
mourir!» On pourra trouver que le goût italien du tems est un peu trop
prononcé dans ces antithèses; mais ce défaut s'efface dans l'original,
grâce à des détails qui ont tout le charme d'une exquise naïveté.

«Un jour que Sergio témoignait sa reconnaissance à Tibérie, de la
manière la plus passionnée, et qu'il lui disait: _Tibérie! je mourrais
mille fois pour vous_! elle voulut répondre à ces tendres sermens; mais
soit allégresse, soit douleur, crainte ou espérance, plaisir ou peine,
la voix lui manqua, et elle devint aussi immobile qu'un marbre: ses yeux
parlèrent au défaut de sa langue, et versèrent un torrent de larmes.
Sergio, surpris et attendri, se mit à pleurer avec elle; puis, prenant
son voile, il en essuie ses joues colorées, et la conjure de lui
découvrir la cause de sa peine. Tibérie, voyant ses pleurs et sa
tendresse, revient à elle, «s'enhardit, lui avoue son amour, et le prie
à mains jointes d'avoir pitié d'elle, et de ne pas abuser de sa
faiblesse et de son âge.»

«Mais Sergio n'entendit pas ces supplications de la pudeur mourante, et
profita de l'occasion que lui offraient l'amour et la fortune. Dès lors
il pénétra toutes les nuits dans l'appartement de Tibérie. Rien ne
révélait aux yeux de Conrad ce commerce criminel protégé par le mystère
le plus profond.

«Tous ces détails de passion sont supprimés dans _Parisina_. Elle passe
des bras de son amant dans la couche conjugale, s'endort troublée sur le
sein des son époux qui veille, et pendant son sommeil agité, le nom
chéri d'Hugo s'échappe de sa bouche, et la fait découvrir.

«Dans l'auteur italien, elle se révèle par une autre circonstance. Des
détails qui appartiennent au genre comique s'y glissent à travers
l'émotion sérieuse de la narration. Ainsi, il est dit que Conrad ne
visitait sa jeune épouse que le matin, ayant appris des médecins que
c'est l'heure où les plaisirs de l'amour préjudicient le moins à la
santé des hommes d'un certain âge. Un jour Conrad se présente à la porte
de Tibérie bien avant l'heure où il avait coutume d'y venir. Surpris de
trouver la porte fermée au verrou, il heurte avec force, et les deux
amans s'éveillent épouvantés. Sergio fuit, et descend par la croisée
dans la galerie qui le conduisait chaque soir dans les bras de sa
maîtresse; mais, en fuyant, l'infortuné laisse des traces irrécusables
de sa présence.

«Conrad, dont les soupçons ont été éveillés par la manière inusitée dont
la porte était close, observe sa pâle et tremblante épouse. Le désordre
de ses sens et l'embarras de ses réponses suffisaient pour la perdre;
mais, pour mieux s'assurer de la vérité, Conrad, comme sans dessein, lui
pose la main sur le cœur: un battement précipité ne lui laisse plus
aucun doute. Alors, jetant ses regards tout autour de la chambre, il
aperçoit, à la lueur de la lampe qui veille, un petit bonnet de drap
rouge avec un cordonnet d'or, qu'il reconnaît pour appartenir à son
fils, et que celui-ci avait oublié en se sauvant. Cependant il feint de
s'endormir; et, en affectant le calme le plus parfait, il dissipe la
crainte dans l'ame de la trop crédule Tibérie.

«Dans la scène que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur, tout
est mieux gradué, il faut en convenir, et plus vraisemblable que dans
_Parisina_. Ce n'est point sur un mot échappé dans un rêve que le père
outragé envoie sa femme et son fils à la mort. Ici, il y a de quoi être
convaincu; car après avoir, sur de si positifs indices, guetté les deux
amans, il vient, suivi de gardes et de bourreaux, les surprendre dans
les bras l'un de l'autre. Le Hugo de Lord Byron, au moment de mourir,
développe un fier et indomptable caractère. Il y a un assez long
dialogue entre le père et le fils, etc. L'auteur italien marche avec
beaucoup plus de rapidité au dénouement final. Dans son récit, les deux
infortunés amans, accablés, ne songent ni à discourir ni à récriminer;
ils demandent leur grâce à un père irrité et terrible, qui ne les entend
pas. En effet, Conrad, ivre de fureur et de rage, les fait punir en sa
présence même d'un supplice affreux. L'Italien laisse bien loin derrière
lui le poète anglais pour l'énergie et l'horrible vérité de cette
peinture. Mais au milieu de ce luxe sanglant de férocité, il y a des
traits d'un pathétique qui déchire l'ame; et c'est pourquoi nous ne
craindrons pas de citer encore ce morceau de la fin:

«Dès qu'on fut arrivé à la galerie, on posa une échelle sous la fenêtre
qui donnait dans l'antichambre de la princesse. Conrad y monta le
premier, ensuite le capitaine et le reste de leurs gens. Ils courent
dans la chambre avec des torches et des lanternes à la main. Comme les
deux amans étaient endormis dans les bras l'un de l'autre, le vieillard
entra sans être entendu. Furieux, il va droit au lit, suivi de son
escorte; et du même mouvement, tirant rideau et couverture, il s'écrie
d'une voix tonnante: _Voilà donc l'honneur que me font mon fils et ma
femme! Que la vengeance soit terrible_!

«Sergio et Tibérie, s'éveillant en sursaut au milieu de ces torches qui
n'éclairaient que des figures menaçantes et les transports d'un père
outragé, demeurèrent immobiles d'étonnement et d'effroi; à peine
respiraient-ils. _Allons_, dit Conrad aux archers, _liez les pieds et
les mains à ces deux misérables; hâtez-vous_. Cela fait, se tournant
vers le bourreau qu'il avait amené: _A toi_, dit-il. Le bourreau
s'avance, crève les yeux à Sergio, et lui arrache la langue avec des
tenailles, au moment où il exprimait encore des paroles de repentir et
de supplication; on lui coupe ensuite les mains et les pieds. A cet
affreux spectacle, Tibérie perd l'usage de ses sens. Conrad, dont la
soif de vengeance n'était pas assouvie, la ranime lui-même, et puis il
la fait mutiler de la même manière qu'il vient de faire mutiler son
fils. On jette ensemble les deux infortunés dans le lit où ils avaient
été surpris. _Mourez_, leur dit-il, _mourez en proie au désespoir, dans
ce même lit où vous avez vécu dans les délices, pour me trahir et me
déshonorer_. A ces mots, il sortit avec tout le monde, referma la porte
de la chambre, et se mit à se promener ça et là dans la salle, le cœur
si endurci par cette fièvre de férocité, qu'il ne lui restait pas le
moindre sentiment humain. Cependant ceux qui l'environnaient détestaient
une justice si rigoureuse, et les bourreaux eux-mêmes étaient effrayés
de l'horrible vengeance dont ils avaient été les ministres.

«Les deux amans infortunés, sans langues, sans yeux, sans mains et sans
pieds, et perdant à la fois leur sang par sept parties différentes de
leurs corps, touchaient à leur moment suprême. Cependant, aux dernières
paroles de Conrad, et en entendant fermer la porte, ils s'étaient
rapprochés à tâtons; et s'étant embrassés avec le reste de leurs bras,
ils unirent leurs bouches, se serrèrent le plus qu'ils purent, et, dans
cette sanglante et terrible étreinte, attendirent le dernier soupir.»

«Ce drame accablant est achevé, complété par le peuple indigné au bruit
de cet excès de vengeance, qui vient en furie briser les portes du
palais, massacrer les gardes, et traîner Conrad au supplice.

«De partout on avait investi le palais, et le peuple transporté criait:
_Qu'il meure! qu'il meure, le cruel tyran! Au poteau! au gibet, le
barbare_! Conrad, saisi dans l'asile où il avait essayé de se cacher,
voulut inutilement exprimer un tardif repentir. Comme poussés à la
vengeance par la justice divine, ils lui déchirèrent le visage, lui
arrachèrent la barbe, et, attaché à un poteau sur la place publique, il
fut lapidé par le peuple. Mis à mort, écrasé sous une nuée de pierres,
il n'avait rien conservé de la figure humaine. Hommes, enfans,
vieillards, c'était à qui l'accablerait; et enfin, il fut, pour ainsi
dire, enseveli sous une montagne de pierres entassées. Après cette
vengeance, on se rendit au palais, d'où l'on fit transporter les deux
malheureux dans un tombeau, avec toute la pompe accoutumée. Le
lendemain, les plus anciens citoyens s'étant assemblés prirent les
mesures les plus sages pour le gouvernement du pays qui demeurait sans
maître, et ils transformèrent leur principauté en une république qui
subsista long-tems.»

(Extrait du _Globe_ du 10 novembre 1825.)

FIN DES NOTES DE PARISINA.



LAMENTATION
DU TASSE.



AVERTISSEMENT.


A Ferrare (dans la Bibliothèque) sont conservés les manuscrits originaux
de la _Jérusalem_ du Tasse et du _Pastor fido_ de Guarini, avec des
lettres du Tasse, dont l'une est intitulée: _Titien à Aristote_. On voit
aussi dans cette ville l'écritoire et la chaise, la tombe et la maison
de ce dernier. Mais comme l'infortune inspire un grand intérêt à la
postérité, et peu ou point à ses contemporains, la cellule où le Tasse
fut emprisonné dans l'hôpital de Sainte-Anne attire plus l'attention que
la résidence ou le monument élevé par l'Arioste,--au moins elle produit
cet effet sur moi. Il y a deux inscriptions, l'une sur la porte
extérieure, la seconde sur les murs de la cellule elle-même, invitant,
non pas nécessairement, l'étonnement et l'indignation du spectateur.
Ferrare est déchue, et a beaucoup perdu de sa population; le château
existe encore en entier, et j'ai vu la cour où Parisina et Hugo furent
décapités, selon les _Annales_ de Gibbon.



LAMENTATION
DU TASSE.


1. Longues années!--Elles mettent à l'épreuve des souffrances le corps
fragile et l'esprit d'aigle d'un enfant de la poésie.--Longues années
d'outrages! calomnie et persécutions, folie supposée, solitude
emprisonnée, et le cancer dévorant de l'ame dans sa forme la plus
redoutable, lorsque la soif impatiente de la lumière et de l'air
dessèche le cœur; et que la grille de fer abhorrée, souillant les rayons
du soleil de son ombre hideuse, pénètre, par cette ombre, à travers la
prunelle frémissante de l'œil, jusque dans le cerveau, en y portant un
brûlant sentiment de pesanteur et de peine; quand, dénué de tout, la
captivité déployée est là debout, raillant à travers la porte jamais
ouverte, qui ne laisse rien passer à travers ses barreaux, excepté un
peu de jour, et une nourriture dégoûtante que j'ai mangée seul, jusqu'à
ce qu'elle eût perdu son amertume insociale. Je dois vivre comme une
bête de proie, dînant tristement seul, étendu dans le caveau qui est mon
seul lieu de repos[loc30], et--peut-être--mon tombeau. Tout cela m'a
quelque peu abattu; mais je n'y succomberai pas, je le supporterai. Je
ne me courbe pas sous le désespoir; car j'ai lutté avec mon agonie, et
me suis donné des ailes pour m'envoler loin de l'enceinte étroite des
murs de mon cachot, et j'ai délivré le saint sépulcre de l'esclavage, et
je me suis réjoui parmi des hommes et des êtres divins, et j'ai porté ma
pensée dans la Palestine, en mémoire de la guerre sacrée entreprise à
l'honneur du Dieu qui a passé sur la terre et qui est maintenant dans le
ciel; car il a donné de la force à mon cœur et à mes membres. Afin que
je puisse être pardonné pour les souffrances que j'éprouve, j'ai employé
le tems de ma pénitence à rappeler comment le saint sépulcre de
Jérusalem fut conquis, et comment il fut adoré.

[Note loc30: _Which is my lair_.]

2. Mais cette œuvre est accomplie,--ma tâche heureuse est finie; j'ai
perdu cet ami qui m'a soutenu pendant de longues années! Si je dois
souiller ta dernière page avec mes larmes, sache que mes peines ne m'ont
encore fait arracher aucune de tes pages. Mais toi, ma jeune création!
l'enfant de mon ame! qui venais toujours jouer et sourire autour de moi,
et me faisais sortir de moi-même pour jouir des délices de ta vue;
hélas! tu n'es plus!--et avec toi a disparu mon bonheur. Cette dernière
blessure portée à un roseau brisé me fait verser des larmes de sang.
Hélas! tu es terminé!--Que me reste-t-il maintenant? Je n'ai que des
angoisses à éprouver;--et dans l'avenir? j'ignore ma destinée;--mais je
trouverai, dans l'énergie naturelle de mon ame, la force de tout
supporter. Je n'ai pas succombé, parce que je n'ai pas de remords ni
motif d'en avoir. Ils m'appellent insensé--et pourquoi! Oh! Léonore! ne
leur répliqueras-tu pas? Mon cœur, en effet, était possédé d'un
sentiment délirant pour élever mon amour aussi haut que tu es placée;
mais encore ma frénésie n'appartenait pas à mon esprit. J'ai connu mon
erreur, et j'en supporte la peine. Parce que tu es belle et que je n'ai
pas été aveugle, voilà le crime qui m'a retranché du sein de l'humanité.
Mais qu'ils agissent, qu'ils me torturent à leur volonté, mon cœur ne
fera que reproduire davantage ton image. L'amour heureux peut abandonner
l'objet de son affection; les amans malheureux sont les amans fidèles.
C'est leur destin de voir tous leurs sentimens se fortifier au lieu de
décroître; et chaque passion se concentre dans une seule, comme les
fleuves rapides vont se confondre tous dans l'océan; mais le nôtre est
incommensurable et n'a pas de rivage.

3. Au-dessus de moi, écoutez! le long cri maniaque d'ames et de corps
dans la captivité! Écoutez les coups de fouet et les hurlemens
croissans, et les blasphèmes à moitié inarticulés! Il y a là des êtres
pires que des fous frénétiques, quelques hommes dont l'esprit est égaré
par une intolérable douleur; et sombre est la lumière qui leur est
laissée avec d'inutiles tortures, ainsi que le veut leur tyran pour
satisfaire sa volupté du mal. Je suis jeté parmi eux et parmi leurs
victimes; c'est au milieu de ces soupirs et de ces cris que j'ai passé
de longues années; c'est au milieu de soupirs et de cris semblables que
doit se terminer ma vie. Qu'il en soit ainsi;--car alors je pourrai
reposer dans la tombe.

4. J'ai souffert patiemment jusqu'ici, je supporterai encore patiemment
mes souffrances: j'ai oublié la moitié de ce que je voulais oublier;
mais si j'étais rendu à la vie,--oh! mon destin serait-il d'être
oublieux comme je suis maintenant oublié?--N'éprouverais-je pas de
ressentimens contre ceux qui m'ont retenu dans cette vaste demeure de
lépreux et des nombreuses douleurs? Là où le rire n'est point joyeux, où
la pensée ne sort point de l'ame, où les paroles n'appartiennent pas au
langage des hommes, où les hommes mêmes n'appartiennent pas à
l'humanité, où les cris répondent aux malédictions, les gémissemens aux
coups, et où chacun est torturé dans son cachot séparé;--car nous sommes
jetés en foule dans nos solitudes[loc31]; séparés l'un de l'autre par
des murs épais, qui répètent par l'écho les cris de la folie dans sa
loquacité étrange;--tandis que chacun peut les entendre, personne ne
fait attention à l'appel de son voisin,--personne! excepté un homme, le
plus malheureux de tous, qui n'était point fait pour être le compagnon
de ces insensés, ni pour être enfermé entre la folie et le malheur.
N'éprouverai-je pas de ressentimens contre ceux qui m'ont jeté dans
cette prison? qui m'ont avili dans l'esprit des hommes, en me refusant
l'usage du mien, en flétrissant ma vie au milieu de sa carrière, en
représentant mes paroles comme choses à éviter et à craindre? Ne leur
ferai-je pas payer ces angoisses, et ne leur apprendrai-je pas les
gémissemens étouffés de la douleur? Les efforts à faire pour rester
calme, et la froide détresse qui détruit notre contentement stoïque?
Non!--trop fier pour être vindicatif--j'ai pardonné les insultes de la
princesse, et je voudrais mourir. Oui, sœur de mon souverain! pour toi
je dissipe toute l'amertume de mon cœur; elle ne peut habiter où règne
_ton_ image. Les haines de ton frère,--je ne les maudis point; tu n'as
pas pitié de moi,--mais je ne puis t'oublier.

[Note loc31: _For we are crowded in our solitudes_.]

5. Réfléchis sur un amour qui ne connaît pas le désespoir, mais dont
toutes les affections non éteintes font encore son plus grand bonheur:
vives et profondes, qu'elles demeurent encore dans mon cœur fermé et
silencieux, comme la foudre accumulée habite dans son nuage, enveloppée
de son noir et roulant linceul, jusqu'à ce qu'elle éclate,--et que le
dard éthéré frappe au loin: ainsi au choc électrique de ton nom, la
pensée ardente éclate en moi, et pour un moment toute autre pensée que
la tienne disparaît;--elles ne sont plus,--je suis le même pour toi. Et
cependant mon amour se fortifie sans ambition; je connaissais ta
naissance, la mienne, et je savais qu'une princesse n'était point la
compagne d'amour d'un poète. Je ne confiais point cet amour, je ne le
murmurais point; il se suffisait à lui-même, il était à lui-même sa
propre récompense; et si mes yeux l'ont révélé, hélas! ils ont été bien
punis par le silence et la froideur des tiens, et cependant je ne me
plains pas. Tu étais pour moi un reliquaire de cristal, adoré à une
sainte distance, et dont je baisais respectueusement le parvis sacré qui
l'entourait. Non pas parce que tu étais une princesse, mais parce que
l'amour t'avait parée d'une auréole de gloire, et avait revêtu tes
traits d'une beauté qui frappait d'étonnement,--oh! non pas
d'étonnement,--mais d'une crainte respectueuse comme celle qu'inspire le
Très-Haut; et dans cette douce sévérité il y avait quelque chose qui
surpassait toutes les tendresses.--Je ne sais pas pourquoi--ton génie
maîtrisait le mien;--mon étoile est encore devant toi:--s'il était
présomptueux d'aimer ainsi sans espérance, cette triste fatalité m'a
coûté cher. Mais par cela même tu m'es encore plus chère, et je
passerais ma vie avec contentement, dans ce cachot qui me
torture,--seulement pour l'amour de _toi_. L'amour, qui m'a visité dans
mes chaînes, en a à moitié allégé la pesanteur; et pour le reste,
quoiqu'elles soient encore pesantes, il me prête de la force pour les
soutenir. Il te contemple avec un cœur tout entier à toi, et surmonte
l'intensité de la douleur.

6. Cela n'est pas étonnant:--depuis ma naissance mon ame fut enivrée
d'amour; cet amour a pénétré et s'est mêlé à tous les objets que j'ai
vus sur la terre. Je faisais des idoles de ces objets inanimés, et des
fleurs solitaires et sauvages, des rochers où elles croissaient, un
paradis sous les arbres balancés duquel je me reposais à l'ombre, en y
rêvant des heures sans nombre, quoique je fusse toujours grondé pour de
semblables absences; et les sages secouaient leurs têtes blanches sur
moi, et disaient que des hommes exaltés comme moi étaient fous, et qu'un
gueux d'enfant comme moi finirait mal, et que la seule leçon que je
méritasse était le fouet; et alors ils me frappaient, et je ne pleurais
pas, mais je les maudissais dans mon cœur; et je retournais dans ma
solitude cachée pour pleurer seul, et pour rêver de nouveau des visions
qui naissent sans être livré au sommeil. Avec les années, mon cœur
commença à palpiter de sentimens d'un trouble étrange, et d'une peine
douce. Mon cœur tout entier s'exhalait dans un seul besoin, mais errant
et indéfini, jusqu'au jour où je trouvai l'objet que je cherchais,--et
qui était toi. Dès lors tout mon être fut absorbé en toi;--le monde
avait disparu;--tu avais dans mon cœur annihilé la terre!

7. J'aimai plus encore la solitude;--mais je ne pensais guère à passer
je ne sais quel tems de ma vie éloigné de toute communauté avec
l'existence, excepté celle des maniaques et de leur tyran, à être leur
compagnon bien des années avant que mon corps, comme les leurs, ait été
livré aux vers de la tombe. Mais qui m'a vu en proie au désespoir, ou
qui m'a entendu dans le délire? Peut-être, dans un semblable cachot,
souffrons-nous plus que le matelot naufragé sur son rivage désert. Le
monde est tout entier devant lui.--Le _mien_ est _ici_, dans un espace à
peine double de celui qu'ils seront obligés d'accorder à mon cercueil.
Bien qu'_il_ doive mourir, il peut élever les yeux, et, d'un regard
mourant, accuser le ciel.--Je n'élèverai point les miens pour une
semblable plainte, quoiqu'ils soient couverts par la voûte de mon
cachot.

8. Cependant j'éprouve de tems en tems que mon esprit s'affaiblit, mais
avec le sentiment de sa décadence.--Je vois des lumières inaccoutumées
briller sur les murs de ma prison, et un démon étrange, qui me vexe par
des tours d'escamoteur et de petits tourmens accompagnés du sentiment de
l'homme heureux et libre. Mais ce qui est le plus affreux pour celui qui
a ainsi long-tems souffert, c'est la maladie du cœur, la petitesse du
lieu qui l'enferme, et tout ce qui peut être supporté sans mourir, ou
qui peut avilir l'ame. Je pense que mes ennemis n'ont été que l'homme;
mais des esprits ont pu se liguer avec lui:--toute la terre
m'abandonne,--le ciel m'oublie;--dans l'impuissance de me défendre, les
pouvoirs du mal peuvent, la chose est possible, me tenter encore, et
prévaloir contre la créature accablée qu'ils assaillent. Pourquoi mon
esprit est-il éprouvé dans cette fournaise comme l'acier? parce que j'ai
aimé, parce que j'ai aimé ce que je ne devais pas aimer, et que j'ai vu
ce qui était plus ou moins que mortel et que moi.

9. J'ai été autrefois très-prompt à sentir--ce n'est plus.--Mes
cicatrices sont durcies, car autrement j'aurais déjà brisé mon cerveau
contre ces barreaux de fer, en voyant le soleil briller à travers comme
par moquerie.--Si je supporte et si j'ai supporté ce que j'ai raconté,
et tout ce qui n'a pas de paroles pour s'exprimer, c'est parce que je ne
voulais pas mourir et sanctionner par un suicide le stupide mensonge qui
m'enchaîne ici, imprimer profondément, par la flétrissure de la honte,
la folie dans ma mémoire, et rechercher la compassion pour un nom
flétri, en scellant la sentence que mes ennemis ont portée contre moi.
Non--ce nom sera immortel!--et je fais de mon cachot actuel un temple
pour l'avenir que les nations viendront visiter en mon honneur; tandis
que toi, Ferrare! lorsque tes ducs souverains ne seront plus avec toi,
tu tomberas en ruines, tes palais écroulés seront déserts, la couronne
d'un poète sera ta propre couronne, le cachot d'un poète ton monument le
plus célèbre, aux yeux de l'étranger qui contemplera tes murs dépeuplés.
Et toi, Léonore! toi--qui fus honteuse de ce qu'un homme comme moi ait
pu t'aimer,--qui rougis d'entendre que tu pouvais être chère à un cœur
qui ne fut point celui d'un monarque; va! dis à ton frère que mon cœur,
indompté par le malheur, les années, la lassitude--et peut-être par la
flétrissure qu'il m'a imputée--et la longue infection d'une caverne
comme celle-ci, où l'esprit est livré à la même pourriture que les
habitans de l'abîme, t'adore encore;--et ajoute--que lorsque les tours
et les créneaux qui gardent ses heures joyeuses de banquet, de danse, de
fête, de débauche, seront oubliés ou laissés dans un honteux
abandon,--ce cachot sera un lieu consacré! Mais toi,--quand toute cette
magie de la naissance et de la beauté, qui t'entoure, sera dissipée,--tu
auras encore la moitié du laurier qui ombragera ma tombe. Nul pouvoir
dans la mort ne pourra séparer nos noms, comme aucun dans la vie ne peut
t'arracher de mon cœur. Oui, Léonore! ce sera notre destin d'être unis
pour toujours;--mais il sera trop tard!

FIN DE LA LAMENTATION DU TASSE.



POÉSIES INÉDITES
DE LORD BYRON.



AVERTISSEMENT
DES ÉDITEURS.

Les poésies qui suivent ont été publiées dans la dernière édition donnée
par les frères Galignani à Paris. C'était pour nous un devoir de les
reproduire ici avec les autres pièces inédites, pour faire connaître les
œuvres complètes du poète. Elles n'ajouteront rien à sa gloire,
quelques-unes étant des essais de sa jeunesse; mais plusieurs
augmenteront l'estime qu'inspire son caractère, et que l'on s'obstine
quelquefois à lui refuser, en considérant la tendance générale de ses
autres poésies.



POÉSIES INÉDITES
DE LORD BYRON.


I.

VERS ADRESSÉS A L'OBJET DE SES AFFECTIONS
APRÈS SON MARIAGE.


Il fut un tems, je n'ai pas besoin de le nommer, puisqu'il ne sera
jamais laissé dans l'oubli,--où tous nos sentimens, toutes nos émotions
étaient les mêmes, comme mon ame est encore la même pour toi.

Et depuis cette heure où ta bouche m'avoua, pour la première fois, une
flamme qui égalait la mienne, quoique mon cœur ait eu plus d'un tort
envers toi, tort caché, et par là non ressenti par le tien.

Aucun cœur,--non, aucun cœur n'a été si profondément abattu, en pensant
avec quelle rapidité cet amour s'était enfui, éphémère comme chaque
infidèle baiser!--mais éphémère dans ton cœur seulement.

Cependant le mien éprouva quelques consolations en entendant récemment
tes lèvres déclarer, par des accens crus autrefois sincères, que tu
conservais le souvenir des jours qui ne sont plus.

Oui, mon adorée! et cependant ma cruelle amie; quoique tu ne veuilles
plus aimer de nouveau, il m'est doublement doux de penser que le
souvenir de cet amour se conserve dans ton cœur.

Oui, c'est pour moi une glorieuse pensée; mon ame ne se plaindra plus
désormais, quelle que tu sois ou que tu puisses être; tu _as_ été
tendrement, uniquement à moi.



II.

EN QUITTANT L'ANGLETERRE.


C'en est fait! la chaloupe déploie ses blanches voiles au souffle
frémissant de la brise fraîche qui siffle sur la cime du mât penché;--et
moi, je dois m'éloigner de cette terre, parce que je n'en puis aimer
qu'une.

Mais si je pouvais redevenir ce que j'ai été, si je pouvais revoir ce
que j'ai vu,--si je pouvais de nouveau reposer sur le cœur qui rendit
autrefois heureux mes plus ardens désirs; je ne chercherais pas un autre
climat, parce que je n'en puis aimer qu'une.

Il y a long-tems que j'ai vu cet œil qui a causé mon bonheur ou mon
infortune, et je me suis efforcé, mais en vain, de l'effacer de ma
mémoire; car, quoique je m'éloigne d'Albion, mon amour est encore
attaché à une seule.

Comme un oiseau solitaire et sans compagne, mon cœur abattu est désolé;
je regarde autour de moi, et je ne puis rencontrer un sourire ami, ou un
visage bien-venu; et même, dans les foules, je suis encore seul, parce
que je n'en puis aimer qu'une.

Je traverserai les mers écumantes, et je chercherai un asile étranger;
et jusqu'à ce que j'aie oublié un beau mais infidèle visage, je ne
trouverai pas de lieu de repos. Je ne puis éviter mes noires pensées:
l'amour me suit partout, mais l'amour pour une seule.

Le plus pauvre, le plus misérable de la terre trouve encore quelque
foyer hospitalier où le doux regard de l'amitié ou de l'amour peut
encore sourire dans le bonheur, ou consoler dans l'affliction; mais je
n'ai ni ami, ni amante, parce que je n'en puis aimer qu'une.

Je pars! mais, dans quelque lieu que j'aborde, il ne s'y trouve ni un
œil pour pleurer avec moi, ni un cœur fraternel pour partager la moindre
de mes peines; et toi, qui as détruit toutes mes espérances, tu ne
trouveras pas pour moi un soupir, quoique je t'aie aimée seule.

De penser seulement à chaque scène de nos jeunesses,--de ce que nous
sommes, de ce que nous avons été,--accablerait de douleur des cœurs plus
faibles; mais le mien, hélas! a résisté à ce coup mortel: cependant il
bat encore, comme au commencement de son amour, et il n'a jamais aimé
fidèlement qu'un cœur.

Quel est ce cœur si cher, ce cœur bien-aimé? il n'est point donné aux
yeux vulgaires de le contempler;--et pourquoi cet amour a-t-il été si
promptement traversé? tu le sais mieux que personne,--je l'ai éprouvé
plus que tout autre: mais peu d'entre ceux qui habitent sous le soleil
ont aimé aussi long-tems et un seul objet.

J'ai essayé des chaînes d'une autre beauté remplie d'attraits et
peut-être aussi belle à la vue; je voudrais l'avoir aimée autant que
toi;--mais quelque charme indomptable défendait à mon cœur saignant
d'accorder un retour de tendresse et d'amour à tout autre qu'à une
seule.

Il me serait doux de te revoir au moment du départ, et de te bénir à mon
dernier adieu; cependant je ne désire pas que ces yeux pleurent sur
celui qui va errer sur les vagues agitées,--quoique partout où ma barque
portera mes pas fugitifs, je n'aime que toi,--je ne puisse aimer qu'un
cœur.



III.

STANCES DESTINÉES A ÊTRE RÉCITÉES A LA RÉUNION CALÉDONIENNE, EN 1814.


Quel est celui qui n'a pas jeté un regard sur la page où la Renommée a
fixé le nom inconquis de la haute Calédonie, la terre des montagnes qui
repoussa les chaînes des Romains et chassa loin d'elle les Danois aux
crêtes de flammes, dont aucun ennemi ne pourrait dompter le brillant
claymore et le bouillant courage,--qu'aucun tyran ne pourrait commander?

Cette antique génération n'est plus,--mais leurs enfans respirent
encore, et la gloire les couronne d'un double laurier; elle brille sur
les bannières confondues des Gallois et des Saxons; et, Angleterre! tu
ajoutes leur valeur indomptable à la tienne. Le sang qui coula avec
Wallace fut celui d'hommes libres; mais maintenant, il est versé
seulement pour la gloire et pour toi! Oh! ne repousse pas la demande du
vétéran du Nord; mais prête-lui ton assistance,--le monde lui a donné la
renommée!

Les plus humbles rangs, les braves les plus ignorés qui ont versé leur
sang, tandis qu'ils suivaient avec ardeur la bannière orgueilleuse qui
dormait sur le gazon flétri que leurs camarades, plus heureux, avaient
foulé dans leur triomphe qu'ils nous ont légué,--c'est tout ce que leur
destin accorde--à leurs enfans orphelins et à leur épouse solitaire:
cette épouse peut, sur les sombres collines de la haute Albyn, élever
vers le ciel un œil mélancolique et plein de larmes, ou contempler,
tandis que des nuages prophétiques découvrent les malheurs anticipés du
devin montagnard, le fantôme sanglant de chaque guerrier sombre dans ces
nuages, ou éclatant dans les éclairs de la tempête. Alors elle entonnera
le chant solitaire, la douce complainte sur celui qui n'est plus,--sur
celui dont les restes éloignés demandent vainement le sauvage _requiem_
de Coronach réservé au brave!

C'est le ciel--non l'homme--qui doit soulager la douleur qui éclate
lorsque les sentimens de la nature suivent leur cours; cependant la
tendresse et le tems peuvent dérober aux larmes la moitié de leur
amertume pour un être si cher: la reconnaissance de la nation cependant
peut étendre un coussin sans épines sous la tête de la veuve; elle peut
alléger les soins maternels de son cœur, et préserver du besoin les
enfans du soldat.



IV.

STANCES A CELLE QUI PEUT LE MIEUX LES COMPRENDRE.


Qu'il en soit ainsi!--nous nous séparons pour toujours! Que le passé
ressemble au néant! Si je t'avais seulement _aimée_, jamais tu ne
m'aurais été aussi chère.

Si je t'avais aimée, et que j'eusse été ainsi dédaigné, j'aurais pu
mieux supporter cette injure;--lorsqu'il n'est pas récompensé,--l'amour
est dompté par le sentiment naissant du mépris.

L'orgueil peut refroidir ce que la passion avait rendu brûlant, le tems
peut dompter la volonté capricieuse; mais le cœur trahi par l'amitié
palpite des battemens les plus insensés du malheur.

Si je t'avais aimée,--je pourrais te haïr maintenant, de cette haine qui
est une consolation; je pourrais aller jusqu'à t'exécrer et assouvir ma
vengeance par des paroles.

Mais il est un chagrin silencieux qui ne peut trouver aucune issue dans
le langage, qui dédaigne d'emprunter aucun soulagement à ces hauteurs
que le chant peut atteindre.

Comme une chaîne insonore qui rend esclave,--comme les rêves sans
sommeil qui sont une raillerie,--comme les gouttes d'eau glacées qui
tombent de la voûte d'un rocher caverneux,

Tel est le sentiment glacé et malade que tu as fait connaître à mon
cœur; par une blessure profonde tu l'as forcé à dérober au monde sa plus
amère douleur!

Autrefois ce cœur te crut tendrement, orgueilleusement, tout ce que
l'imagination peut se peindre; autrefois il t'honorait, t'estimait,
comme son idole, comme sa sainte!

Pour moi tu étais plus qu'une femme, et ce n'était pas comme un homme
que mes regards s'arrêtaient sur toi; pourquoi m'as-tu trompé comme une
femme? pourquoi as-tu accumulé sur moi une malédiction plus qu'humaine?

N'étais-tu qu'un démon, empruntant le sourire de l'amitié et les
artifices de la femme, et parée d'une beauté étrangère, jouant avec un
cœur fidèle?

Par cet œil qui put autrefois répondre par ses regards aux miens, par
cette oreille qui put autrefois écouter les histoires que je te
racontais;

Par cette lèvre, prodigue de sourires, qui pouvait adoucir l'amertume
des chagrins; par cette joue qui brillait autrefois de tant d'éclat, et
feignait de rougir aux paroles de la pure amitié;

Par tous ces charmes trompeurs réunis tu as servi ta volonté capricieuse
et flétri sans regrets celui que tu ne voulais pas obligeamment
assassiner!

Cependant je ne te maudis point--dans ma tristesse,--je sens encore
combien tu me fus chère. Oh! je ne pourrais--même dans la folie--te
condamner à la peine que tu mérites!

Vis! et quand ma vie sera éteinte, puisse la tienne durer encore
long-tems; trop tard alors tu pourras découvrir par tes propres
sentimens tout ce que j'ai dû ressentir contre toi!

Quand tous tes attraits seront fanés,--quand tes flatteurs ne
t'encenseront plus;--avant que le linceul de la mort ait dérobé aux
regards la proie d'un reptile;--

Avant cette heure--trompeuse sirène! écoute-moi!--tu ressentiras ce que
j'éprouve maintenant, tandis que mon ame, voltigeant près de toi,
murmure à ton oreille le vœu rompu de l'amitié!

Mais--il est inutile de te faire des reproches sur ta vie passée ou
présente;--ce que tu fus--mon imagination l'a rêvé! ce que tu es--je le
connais _trop tard_!



V.

MÉLODIES HÉBRAÏQUES.


I.

C'est l'heure où le chant du rossignol retentit dans les
bosquets;--c'est l'heure où les vœux des amans semblent plus doux dans
les paroles murmurées tout bas;--les souffles du vent et les murmures
des eaux apportent à l'oreille solitaire une musique harmonieuse. Les
gouttes de la rosée du soir ont rendu brillante chaque fleur, et les
étoiles se rassemblent dans les cieux, et les vagues deviennent plus
azurées, et les feuilles ont une couleur plus brune, et dans l'espace
règne encore ce clair-obscur si doucement sombre, si ténébreusement pur,
qui suit le déclin du jour au moment où le crépuscule disparaît devant
les rayons de la lune.


II.

Dans la vallée des eaux nous pleurons sur le jour où l'ennemi, où l'hôte
de l'étranger fit sa proie de Jérusalem; et nos têtes reposent
tristement penchées sur nos seins, et nos cœurs sont pleins de la patrie
absente.

Le chant qu'ils demandaient en vain,--il dort encore dans nos ames,
comme le vent qui a expiré sur la colline; ils demandaient nos chants
sur la harpe,--mais ils versèrent notre sang avant que notre main droite
leur fît entendre le moindre accord d'harmonie.

Nos harpes sans cordes sont suspendues sur les branches désolées du
saule, aussi tristes, aussi muettes que les feuilles desséchées. Nos
mains peuvent être enchaînées,--nos larmes sont encore libres pour notre
prière et notre gloire,--et Sion! oh toi!


III.

Ils disent que l'espérance est du bonheur; mais l'amour natal peut
honorer le passé, et la mémoire réveille les pensées qui consolent:
elles se lèvent les premières--et se couchent les dernières; et tout ce
que la mémoire aime le plus à se rappeler était autrefois notre seule
espérance; et tout ce que cette espérance a adoré et perdu s'est
conservé dans la mémoire.

Hélas! tout est déception; l'avenir nous abuse de loin; nous ne pouvons
être ce que nous nous rappelons, et nous n'osons penser à ce que nous
sommes.


VI.

FRANCISCA.

Francisca s'avance dans l'ombre de la nuit, mais ce n'est pas pour
contempler les étoiles du firmament; et si elle s'asseoit dans le
bosquet de son jardin, ce n'est pas par amour pour ses fleurs
naissantes. Elle écoute,--mais ce n'est pas la voix du rossignol,
quoique son oreille attende une histoire aussi tendre que la sienne. Le
bruit d'un pas se fait entendre à travers l'épais feuillage, et sa joue
devient pâle, et son cœur bat rapidement; une voix murmure à travers les
feuilles frémissantes, et sa rougeur revient,--et son sein se soulève:
un moment encore et ils seront réunis.--Il est passé,--son amant est à
ses pieds.


VII.

LA RENOMMÉE, LA SAGESSE, L'AMOUR ET LE POUVOIR.

La renommée, la sagesse, l'amour et le pouvoir étaient à moi, et la
santé et la jeunesse étaient à moi; mon verre se rougissait des vins de
tous les climats, et d'aimables beautés me prodiguaient leurs caresses;
je voyais briller mon cœur dans les yeux de la beauté, et je sentais mon
ame s'attendrir; tout ce que peut accorder la terre, ou l'homme désirer,
m'appartenait dans une royale splendeur.

J'essaie de compter les jours que la mémoire peut rappeler de l'oubli,
avec tout ce que la vie ou la terre déploient de séductions; il ne s'est
levé aucun jour, il ne s'est passé aucune heure de plaisir, sans être
mêlé d'amertume; et aucun ornement de ma puissance ne brilla sans se
flétrir.

Le serpent des campagnes se laisse prendre par des artifices et des
charmes; mais celui qui entoure le cœur de ses replis, oh! qui a le
pouvoir de l'arracher par un charme? Il n'est point docile à la science
de la sagesse, et sa voix ne peut le séduire; mais il darde à jamais son
venin dans l'ame qui est condamnée à ses tortures.


VIII.

LA PRIÈRE DE LA NATURE.

Père de la lumière! grand Dieu du ciel! entends-tu les accens du
désespoir? Le crime de l'homme lui sera-t-il jamais pardonné? Le vice
peut-il intercéder en sa faveur par la prière? Père de la lumière, je
t'invoque! Tu vois mon ame triste et sombre; toi qui peux observer la
chute du moineau, détourne de moi la mort du péché; je ne cherche pas
d'autels déserts, de sectes inconnues; oh! indique-moi le chemin de la
vérité! je reconnais ta terrible toute-puissance; épargne, en
l'amendant, les fautes de la jeunesse. Que les bigots élèvent des
temples sombres, que la superstition bénisse leurs portiques, que les
prêtres, pour prolonger leur règne de ténèbres, trompent les hommes par
des contes de cérémonies mystiques. L'homme bornera-t-il la puissance de
son créateur à de gothiques monumens de pierres périssables? Ton temple
est le domaine du jour; la terre, l'océan, le ciel, sont ton trône sans
limites.

L'homme condamnera-t-il sa race aux flammes de l'enfer, si elle ne
fléchit le genou dans tes temples somptueux? Nous dira-t-il que tous,
pour un qui pèche, doivent périr dans la tempête universelle? Chacun
d'eux prétendra-t-il gagner le ciel, et condamner son frère dont l'ame
conserve une espérance contraire, ou que des doctrines moins sévères
inspirent? Ces hommes, par des croyances qu'ils ne peuvent expliquer,
peuvent-ils préparer un bonheur ou un malheur imaginaire? Ces reptiles
qui rampent sur la terre connaissent-ils les desseins de leur sublime
créateur? Ces hommes qui ne vivent que pour eux seuls, dont les années
s'écoulent dans un crime perpétuel,--ces hommes effaceront-ils tous
leurs vices par leur foi, et vivront-ils au-delà des limites du tems?

Père! je ne recherche point les lois d'aucun prophète,--_tes lois_
apparaissent dans les œuvres de la nature:--je me reconnais une créature
faible et corrompue; cependant je t'adresserai mes prières, car tu veux
les entendre! Toi qui guides les astres errans à travers les royaumes
déserts de l'espace éthéré; qui apaises la guerre des élémens, et dont
je reconnais la main puissante d'un pôle à l'autre:--toi qui, dans ta
sagesse, m'as placé ici-bas; qui, quand tu le voudras, peux m'en
retirer; ah! tandis que je parcours ma carrière sur ce globe terrestre,
étends jusqu'à moi ta main protectrice. C'est toi, ô mon Dieu! c'est toi
que j'invoque! Quel que soit le bien ou le mal qui m'arrive, je me
relève ou je succombe par ton ordre, je me confie dans ta protection.
Si, lorsque cette poussière sera retournée à la poussière, mon ame
s'envole sur des ailes aériennes, comme ton nom glorieux et adoré
inspirera sa faible voix! Mais si cet esprit fugitif partage avec
l'argile l'éternel sommeil de la tombe, tant que la vie circulera dans
mes veines j'élèverai vers toi ma prière, quoique condamné à ne plus me
relever de la couche de la mort. A toi j'adresse mes humbles chants,
reconnaissant de toutes tes faveurs passées, et j'espère, ô mon Dieu,
qu'à la fin cette vie errante retournera dans toi.

22 décembre 1806.


NOTE.

L'auteur de cette traduction a publié dans une brochure récente[loc32]
deux extraits des _Védas_, en _sanskrit_, en _français_ et en _persan_,
qui offrent des idées tout-à-fait analogues à quelques-unes de la prière
de Lord Byron, qui leur est de quatre ou cinq mille ans postérieure.
Voici la fin:

«O soleil! nourricier du monde! solitaire anachorète! dominateur et
régulateur suprême! fils de Pradjâpati! écarte tes rayons éblouissans!
retiens ton éclatante lumière, afin que je puisse contempler ta forme
ravissante, et devenir partie de l'être divin qui se meut dans toi!

«Puisse mon souffle de vie être absorbé dans l'ame moléculaire et
universelle de l'espace! Que ce corps matériel et périssable soit réduit
en cendres!

«O Dieu! souviens-toi de mes sacrifices, souviens-toi de mes œuvres!
souviens-toi de mes sacrifices, souviens-toi de mes œuvres!

«O Dieu du feu! conduis-nous par le droit chemin. O Dieu! tu connais
toutes nos actions, efface nos péchés: nous t'offrons le plus haut
tribut de nos louanges! notre dernière salutation.»

[Note loc32: _Mémoire sur l'origine et la propagation de la doctrine du
Tao_, fondée en Chine par _Lao-tseu_, traduit du chinois, et accompagné
d'un commentaire tiré des livres sanskrits et chinois, etc.; suivi de
deux _Oupanichads_ des _Védas_, avec le texte sanskrit et persan. Par
M.G. Pauthier, de la Société Asiatique de Paris. A la librairie
orientale de Dondey-Dupré.]


IX.

VERS ÉCRITS SOUS L'IMPRESSION D'UNE MORT PROCHAINE.

Oublierai-je ici la scène encore présente à ma pensée? Les rochers
s'élèvent et les ruisseaux coulent dans les lieux champêtres que la
passion rendait fortunés. Cependant, Marie, tous tes charmes
m'apparaissent encore aussi frais que dans un songe délicieux d'amour.

Oublie ce monde, ô mon ame agitée; tourne, tourne tes pensées vers le
ciel; tu y dirigeras bientôt ton essor, si tes erreurs te sont
pardonnées. Ignorée des bigots et des sectaires, incline-toi devant le
trône du Tout-Puissant, adresse-lui ta tremblante prière. Lui, qui est
clément et juste, ne rejettera pas la prière de l'enfant de la
poussière, quoiqu'il soit le moindre objet de ses soins. Père de la
lumière! j'élève vers toi mes accens; tu vois mon ame triste et sombre:
toi qui peux observer la chute du moineau, détourne de moi la mort du
péché. Toi qui guides l'étoile errante, qui apaises la guerre des
élémens, qui as pour manteau les cieux immenses; pardonne-moi mes
pensées, mes paroles, mes crimes; et puisque je dois bientôt cesser de
vivre, apprends-moi comment je dois mourir.

1807.


X.

LES THERMOPYLES.

Ils sont tombés dans leur dévouement, mais ils sont immortels; le
souffle de la brise semblait soupirer leurs noms et les ondes le
murmurer; les forêts étaient peuplées de leur renommée; la colonne
silencieuse, solitaire et grise, réclamait un soupir pour leur poussière
sacrée; leurs ombres planaient sur la sombre montagne; leur souvenir
brillait dans la fontaine; le plus faible ruisseau, le fleuve le plus
impétueux roulaient leur éternelle renommée. En dépit du joug qu'elle
porte, cette terre est encore celle de la gloire, et la leur! elle est
encore un mot d'ordre pour le monde. Quand l'homme veut accomplir une
grande action, il regarde la Grèce, et se retourne, ainsi encouragé,
pour marcher sur la tête des tyrans; il la contemple, et il se précipite
là où l'on perd la vie, ou bien où l'on conquiert la liberté[loc33].

[Note loc33: Ces derniers vers sont répétés dans le _Siége de Corinthe_.

(_N. du Tr._)]


XI.

STANCES

COMPOSÉES EN REVOYANT UN LIEU OU MON NOM AVAIT ÉTÉ PRIMITIVEMENT
GRAVÉ[loc34].

[Note loc34: Il y a quelques années, étant à Harrow, un ami de l'auteur
avait gravé leurs deux noms dans un endroit écarté; il y avait même
ajouté quelques mots de souvenir. Plus tard, à l'occasion d'une injure
réelle ou imaginaire, l'auteur, avant de quitter Harrow, avait effacé,
ce fragile souvenir. En revoyant Harrow, en 1807, il écrivit ces stances
à leur place.]

Ici naguère les souvenirs de la jeune amitié attiraient les regards de
l'étranger. Peu nombreuses étaient les paroles;--mais cependant, quoique
peu nombreuses, la main du ressentiment les a effacées.

Elle creusa profondément,--mais elle n'effaça pas entièrement les
caractères si unis, que l'amitié, revenue dans ce lieu, les considéra
jusqu'à ce que la mémoire eût salué de nouveau les paroles.

Le repentir les rétablit dans leur état primitif, le pardon y joignit
son nom aimable; et si belle l'inscription reparut, que l'amitié pensa
que c'était la même.

Le souvenir encore aurait pu être beau; mais, hélas! en dépit des
efforts de l'espérance, ou des larmes de l'amitié, l'orgueil s'est jeté
à la traverse, et a effacé l'inscription pour toujours!


XII.

A MON FILS[loc35].

[Note loc35: Un an ou deux avant la date donnée à ce poème, il écrivit
de Harrow à sa mère, pour lui dire qu'il avait éprouvé dernièrement
beaucoup d'ennui à l'occasion d'une jeune femme, maîtresse de son ami
Curzon, qui venait de mourir. Cette femme, se trouvant alors sur le
point de devenir mère, avait déclaré que Lord Byron était le père de son
enfant. Byron assurait positivement sa mère qu'il n'en était rien; mais
persuadé comme il l'était que l'enfant appartenait à Curzon, il
souhaitait qu'on en prit tout le soin possible, et priait sa mère
d'avoir la bonté de se charger de lui. Une telle demande pouvait fort
bien exciter l'humeur d'une femme plus douce que Mrs. Byron; cependant
elle répondit à son fils qu'elle accueillerait volontiers l'enfant dès
qu'il serait né, et qu'elle ferait pour lui tout ce qu'il désirait. Mais
l'enfant mourut en venant au monde.]

Ces tresses blondes, ces yeux bleus rappellent les couleurs de ta mère;
ces lèvres de rose, ces joues à fossettes, et ce sourire destiné à
captiver le cœur, retracent une scène de bonheur, et touchent le cœur de
ton père, ô mon enfant!

Et tu ne peux murmurer le nom de ton père.--Ah! William, si ce nom était
le tien, sa conscience ne lui ferait point de reproche;--mais--écartons
ces idées,--les soins que je prendrai de toi pourront me procurer
quelque paix. L'ombre de ta mère sourira dans sa joie, et pardonnera
tout le passé, ô mon enfant!

Le gazon a recouvert ton humble tombe, et tu n'as connu que le sein
d'une étrangère. Le préjugé peut rire dédaigneusement de ta naissance,
et t'accorder à peine un nom sur la terre; mais il ne saurait détruire
une seule de tes espérances:--le cœur d'un père est à toi, ô mon enfant!

Laisse un monde insensible exprimer son dédain; dois-je, pour lui
plaire, désavouer la voix de la nature? Ah! non;--quoique les moralistes
me réprouvent, je te bénis, le plus cher enfant de l'amour, beau
chérubin, gage de jeunesse et de joie:--un père veille sur ton berceau,
ô mon enfant!

Oh! quel charme, avant que l'âge ait ridé mon front, avant que d'avoir
épuisé à moitié la coupe de la vie, de contempler à la fois en toi un
frère et un fils, et d'employer le reste de mes jours à réparer mon
injustice envers toi, ô mon enfant!

Quoique ton père étourdi soit bien jeune encore, sa jeunesse n'éteindra
pas en lui le feu de l'amour paternel; et quand même tu me serais moins
cher, tant que l'image d'Hélène revivra en toi, ce cœur, plein de son
souvenir, de son bonheur passé, n'en abandonnera jamais le gage, ô mon
enfant!

1807.


XIII.

A UN AMI.

L'amitié est l'amour sans ailes[loc36].

[Note loc36: Cette devise est en français dans l'original.]

Pourquoi mon cœur affligé gémirait-il de ce que ma jeunesse est passée?
je puis encore compter des jours heureux: la faculté d'aimer _n'est pas_
encore morte en moi. En revenant sur mes premières années, un souvenir
durable, une vérité impérissable m'apporte une céleste consolation;
portez-la, souffles de la brise! portez-la aux lieux où mon cœur s'émut
pour la première fois.--

   L'amitié est l'amour sans ailes
   ... ... ... ... ...[loc37]

[Note loc37: Il manque ici six stances que nous n'avons pu nous
procurer.]

Séjour de ma jeunesse! ton clocher lointain me rappelle toutes ces
scènes joyeuses; mon sein brûle de sa première flamme,--je redeviens
enfant par la pensée. Ton bosquet d'ormeaux, ta colline verdoyante,
chacun de tes sentiers me ravissent encore; chaque fleur exhale un
double parfum. Il me semble encore, au milieu de nos doux entretiens,
entendre chacun de mes chers compagnons s'écrier:

   L'amitié est l'amour sans ailes.

Mon Lycus! pourquoi pleures-tu? retiens tes larmes qui tombent;
l'affection peut dormir quelque tems, mais, oh! sois-en sûr, elle se
réveillera de nouveau. Pense, pense, mon ami, lorsque nous nous
retrouverons, combien sera douce cette réunion si long-tems désirée! Mon
ame bondit de joie à cet espoir. Quand deux jeunes cœurs sont si pleins
d'affection, l'absence, mon ami, ne peut que redire:

   L'amitié est l'amour sans ailes.


XIV.

CHANSON.

Je ne dis pas, je n'écris pas, je ne murmure pas ton nom: le son m'en
serait pénible; je serais coupable de le divulguer. Mais cette larme qui
brûle ma joue décèle les pensées profondes qui assiègent mon cœur
silencieux.

Ces heures ont été trop courtes pour notre passion, trop longues pour
notre repos!--Leur joie ou leur amertume pourrait-elle cesser? Nous nous
repentons,--nous abjurons notre amour,--nous voulons rompre notre
chaîne,-nous voulons nous séparer,--nous voulons nous fuir--pour nous
unir encore!

Oh! que le bonheur t'appartienne, que la faute ne soit qu'à moi!
Pardonne-moi, femme adorée!--oublie-moi, si tu veux;--mais ce cœur qui
est à toi expirera sans s'abaisser ou s'avilir: et jamais _homme_ ne le
brisera;--quoique _toi_ tu en aies le pouvoir.

Fière avec les superbes, mais humble avec toi, sera toujours cette ame,
dans sa noirceur la plus amère. Quand tu es à mes côtés, les jours
passent plus rapidement; et tous les momens me paraissent plus doux que
si des mondes étaient à mes pieds.

Un soupir de ta douleur, un regard de ton amour, fixera, changera mon
sort. Ceux qui n'ont point d'ame s'étonneront de tout ce que j'abandonne
pour toi; tes lèvres répondront, non aux leurs, mais _aux miennes_.


XV.

EN S'EMBARQUANT POUR LISBONNE.

A.M. HODGSON.

En rade de Falmouth, 30 juin 1809.


1. Hourra! Hodgson, nous voilà partis; l'embargo est à la fin levé: une
brise favorable agite les voiles, et les frappe contre le mât au-dessus
duquel le pavillon de partance déploie ses orbes onduleux. Attention! le
coup de canon est tiré. Les cris des femmes effrayées et les juremens
des matelots nous avertissent que le moment est venu. Voici monter à
bord un coquin de douanier; il faut tout ouvrir, tout montrer, malles,
caisses, etc. Malgré tant de bruit et de fracas, il faut que le plus
petit trou à rats soit visité, avant qu'on ne nous permette de partir à
bord du paquebot de Lisbonne.

2. Nos matelots détachent les amarres: tout le monde aux rames! Le
bagage descend de dessus le quai; nous sommes impatiens. En avant,
poussez loin du rivage! «Prenez garde! cette caisse renferme des
liquides. Arrêtez le bateau, je me sens malade: oh! mon Dieu!»--«Malade!
madame; le diable m'emporte, vous le serez bien davantage quand vous
aurez été seulement une heure à bord.» Hommes, femmes; maîtres et
valets, maîtresses et servantes, pressés les uns contre les autres comme
des bâtons de cire, crient, se démènent et s'agitent. Que de bruit, que
de fracas avant que nous n'atteignions le paquebot de Lisbonne!

3. Enfin nous l'avons atteint! Voila le capitaine, le brave Kidd, qui
commande son équipage. Les passagers sont parqués dans leur logement,
les uns pour y grogner, les autres pour y vomir tout à leur aise. «Holà
hé! appelez-vous cela une chambre? Cela n'a pas trois pieds carrés; il
n'y aurait pas de quoi contenir la reine Mab[loc38]. Qui diable peut
loger là-dedans?»--«Qui, monsieur? beaucoup de monde. Vingt seigneurs à
la fois ont rempli mon navire.»--«Vraiment! Jésus mon Dieu, comme vous
nous pressez! Plût à Dieu que vos vingt seigneurs y fussent encore!
j'aurais échappé à la chaleur et au bruit qui règnent à bord de ce beau
navire, le paquebot de Lisbonne.

[Note loc38: _Queen Mab_; voyez, dans Shakspeare, la charmante
description de cette petite reine des fées et de son petit équipage.]

4. «Fletcher! Murray! Rob! où êtes-vous? étendus sur le pont comme des
bûches! Un coup de main, vous, joli matelot; voilà un bout de corde pour
fouetter ces chiens-là.» Hobhouse murmure des juremens terribles en
roulant le long de l'écoutille; il vomit alternativement des vers et son
déjeuner, et nous envoie tous à tous les diables. «Voilà une stance sur
la maison de Bragance... Au secours!»--«Un couplet.»--«Non, une tasse
d'eau chaude.»--«Qu'est-ce qu'il y a?»--«Diable! mon foie me vient sur
le bord des lèvres! Je ne survivrai jamais au bruit et au fracas de ce
navire brutal, le paquebot de Lisbonne.»

5. Enfin, nous voilà en route pour la Turquie; Dieu sait quand nous en
reviendrons! Les vents violens et les sombres tempêtes peuvent en un
moment briser notre vaisseau. Mais puisque, de l'avis des philosophes,
la vie n'est qu'une plaisanterie, le mieux est encore de rire. Rions
donc, comme je fais maintenant; rions de tout, des grandes et des
petites choses. Bien portans ou malades, à la mer ou sur terre, tant que
nous avons de quoi boire abondamment, rions. Que diable! peut-on se
soucier d'autre chose? Holà hé! de bon vin! qui voudrait s'en laisser
manquer, même à bord du paquebot de Lisbonne?


XVI.

RÉPONSE A UN AMI
QUI REPROCHAIT A L'AUTEUR SON INSOCIABILITÉ.

Mon cher Becher, vous me dites de me mêler à la société des hommes: je
ne saurais nier que votre avis ne soit bon; mais la retraite convient
mieux à mon caractère, je ne veux pas descendre jusqu'à un monde que je
méprise.

Si le sénat ou les camps m'appelaient, l'ambition pourrait me faire
sortir de mon heureux repos; et quand la jeunesse, ce tems d'épreuve,
sera passée, peut-être je m'efforcerai d'illustrer mon nom.

Le feu caché dans les flancs caverneux de l'Etna couve long-tems et
fermente en secret: à la fin un volume effroyable de flammes et de fumée
révèle son existence; alors il n'y a point de torrens qui puissent
l'éteindre, point de barrières qui puissent l'arrêter.

Oh! tel est le désir de gloire qui dévore mon cœur, qu'il m'ordonne de
vivre pour être loué un jour de la postérité. Oh! si je pouvais, comme
le phénix, prendre mon essor avec des ailes de feu, avec lui je serais
content de mourir au milieu des flammes.

Pour une vie comme celle de Fox, pour une mort comme celle de Chatham,
quelles censures, quels dangers, quelles haines ne braverais-je pas?
Leur vie ne s'est point terminée avec leur dernier souffle, leur gloire
anime et vivifie le silence de leur tombeau.


XVII.

A LADY JERSEY.
SUR CE QUE LE PRINCE RÉGENT AVAIT EXCLU SON PORTRAIT DE SA GALERIE DE
BEAUTÉS.

Lorsque le vain triomphe du maître impérial auquel Rome obéissait en
l'abhorrant, offrit aux yeux vulgaires chaque buste glorieux qui
représentait l'image d'un brave ou d'un juste, qu'est-ce que le regard
scrutateur de la foule admirait le plus de tout ce que lui découvrait
cette passagère exhibition?--Quel est le murmure d'étonnement que ce
spectacle fit passer de bouche en bouche? Le nom de Brutus, car son
image était absente. Cette absence prouvait sa vertu; cette absence
fixait son souvenir dans tous les cœurs pensifs.--Si donc, belle Jersey!
notre regard admirateur cherche ton portrait, dans un muet étonnement,
parmi tous ces charmes dépeints qui brillent avec moins d'éclat de ton
absence,--si lui, ce vain et sot vieillard, admis par confiance
l'héritier de la monarchie de son père,--si son œil corrompu et son cœur
flétri ont pu supporter d'être séparés de ton image charmante, que cette
honte sans goût lui reste, et à nous le regret de contempler une troupe
de beautés sans leur _chef_[loc39]!

[Note loc39: Ce mot est en français dans l'original.]

Mais une pensée consolante nous rassure, nous perdons le portrait, mais
nous conservons nos cœurs! Qui peut maintenant visiter cette galerie
vantée? C'est un jardin avec toutes ses fleurs, sans la _rose_; une
fontaine qui manque seulement d'eaux vives; une nuit étoilée sans la
présence de Diane! Les portraits présens de chaque beauté sont perdus
pour nos yeux, parce qu'en les contemplant, ils nous font rêver à _toi_.
Cependant ton âge, à son midi, peut encore briller long-tems avec tout
ce que la vertu demande pour hommage;--l'élégance de la jeunesse, la
grâce du maintien, l'œil qui inspire la joie, le front serein, la
noirceur éblouissante de cette chevelure bouclée qui ombrage, en le
laissant voir, ce front si beau[loc40]; ce regard qui nous séduit, et
cette vie qui jette un charme dont le pouvoir ne permet pas à nos
regards de se reposer, mais les force à revenir et à découvrir toujours
de nouveaux attraits. Rien n'est affaibli de ces charmes qui sont
toujours aussi brillans, et même trop _éblouissans_ pour la vue d'un
_radoteur_[loc41]. Ils doivent attendre que chacun de ces attraits soit
passé pour plaire au cœur chétif qui ne plaît à aucun; à ce stupide et
froid _sensualiste_, dont l'œil sec, dans sa noire envie, a écarté ton
portrait; et qui a mis à la torture son pauvre esprit pour réunir en soi
la haine de la liberté, et l'amabilité qui t'appartient.

[Note loc40: _More than fair_.]

[Note loc41: _Dotard_.]


XVIII.

VERS ADRESSÉS A UNE JOLIE QUAKERESSE.

Aimable enfant! quoique nous ne nous soyons rencontrés qu'une fois, je
n'oublierai jamais cette entrevue; et quoique nous ne devions plus
jamais nous revoir, le souvenir me retracera toujours tes beaux traits.
Je ne voudrais pas dire: _je t'aime_; mais mes sentimens luttent encore
avec ma volonté. En vain pour t'arracher de mon cœur je repousse sans
cesse mes pensées; en vain je réprime mes soupirs prêts à s'échapper, un
autre succède à celui qui est étouffé: peut-être n'est-ce pas de
l'amour, mais cependant je ne puis jamais t'oublier. Quoique nous
n'ayons pas rompu le silence, nos yeux ont parlé un langage plus doux.
La langue dissimule dans un langage flatteur et exprime ce que le cœur
ne sent point; la tromperie souille des lèvres coupables et fait taire
les émotions du cœur; mais les interprètes de l'ame, les yeux dédaignent
une pareille contrainte, et méprisent tout déguisement. Ainsi--nos
regards s'arrêtèrent souvent l'un sur l'autre, et nos cœurs
s'entendirent, sans qu'un sentiment intérieur nous en ait blâmés; dis
plutôt que c'était le sentiment qui nous inspirait.--Quoique je réprime
ce qu'il exprimait, cependant je conçois que tu veuilles en deviner une
partie; car, en même tems que ma mémoire réfléchit sur tes charmes,
peut-être la tienne s'égare-t-elle jusqu'à moi.

Ainsi, pour moi du moins, je puis dire que ton image m'apparaît dans la
nuit, dans le jour; dans la veille, mon imagination en est tout
occupée;--dans le sommeil, cette image me sourit dans des songes
fugitifs;--cette vision charme le cours des heures, et me fait maudire
l'apparition de l'aurore qui vient dissiper mon sommeil plein de
délices, et me fait désirer une nuit sans fin! Oh! quel que soit mon
sort à venir, que le plaisir ou la douleur attende mes pas errans,
séduit par l'amour, ou assiégé par la tempête, jamais, oh! jamais je
n'oublierai ton image! Hélas! nous ne nous reverrons donc plus, nos
premiers regards ne pourront plus se répéter! Alors, permets-moi de
murmurer cette prière d'adieu, inspirée par l'inquiétude de mon cœur:
«Puisse le ciel tellement protéger mon aimable quakeresse que la douleur
ne puisse jamais l'atteindre; mais heureux soit aussi, hélas! celui qui
partage son cœur! Oh! puisse l'heureux mortel, destiné à lui être uni
par les liens les plus étroits, lui apporter à chaque instant de
nouvelles joies et perdre le titre de mari dans celui d'amant. Puisse ce
beau sein ne jamais connaître ce que c'est que de ressentir une peine
incessante, qui torture l'ame d'un vain regret pour l'objet--_que l'on
ne peut jamais oublier_.»


XIX.

A. M. MOORE.

O vous qui, sous tous les noms, avez le don de charmer la ville,
Anacréon, Tom-Little, Tom-Moore ou Tom-Brow;--car que je sois pendu si
je sais de quoi vous devez être le plus fier, de vos in-quartos à deux
guinées, ou de vos petits livres à 4 sous.

Mais maintenant à ma lettre;--c'est une réponse à la _vôtre_.--Soyez
demain chez moi, aussitôt que vous le pourrez, monsieur, tout habillé,
tout prêt pour aller voir l'esprit en prison[loc42]. Plaise à Phébus que
nos péchés politiques ne nous procurent pas aussi un logement dans ce
même palais! Je suppose que ce soir vous êtes engagé et que vous avez
déserté Samuel Rogers pour les _bas-bleus_ de Sotheby; moi-même, bien
qu'accablé d'un rhume qui me tue, il faut que je me chausse et que
j'aille faire visite aux Heathcote; mais demain, à quatre heures, nous
jouerons tous les deux le _Scurra_; vous serez Catulle, et le régent,
_Mamurra_.

[Note loc42: M. Leigh Hunt, l'éditenr de l'_Examiner_, alors dans la
prison des _Champs du Bain froid_ (_Cold Bath fields_), pour un libelle
contre le prince régent, Lord Byron et M. Moore lui avaient promis de
dîner ensemble.]


XX.

ÉPITRE
ÉCRITE EN RÉPONSE A QUELQUES VERS D'UN AMI QUI EXHORTAIT LORD BYRON A
BANNIR TOUT SOUCI.

Oh! bannissons les soucis! que telle soit toujours ta devise à l'heure
du plaisir! Peut-être aussi la mienne, lorsque, dans de nocturnes
orgies, je cherche ces délices enivrantes, par lesquelles les fils du
désespoir tentent d'assoupir le cœur et de bannir les chagrins.

Mais, à l'heure matinale des méditations, quand le présent, le passé,
l'avenir nous effraient de leurs sombres images, quand je reconnais que
tout ce que j'aimais est changé ou n'est plus, ne viens pas irriter, par
ces maximes importunes, les douleurs d'un homme dont chaque pensée.....
Mais pourquoi en parler? tu sais que je ne suis plus ce que j'étais
naguère; et surtout, si tu tiens à conserver une place dans un cœur qui
ne fut jamais froid, je t'en conjure par toutes les puissances que les
hommes révèrent, par tous les objets qui te sont chers, par ton bonheur
ici-bas et tes espérances d'une autre vie, garde-toi, oh! garde-toi de
jamais me parler d'amour.

Il serait trop long de raconter, et sans utilité d'entendre la triste
histoire d'un homme qui dédaigne les larmes; ce récit ne réveillerait
que peu de sympathie dans les cœurs vertueux; mais le mien a souffert
plus qu'il ne convient à un philosophe de l'avouer. J'ai vu ma fiancée
devenir l'épouse d'un autre, je l'ai vue assise à ses côtés; j'ai vu
l'enfant que son sein a porté sourire doucement comme faisait sa mère,
lorsque, jeunes tous deux, nous nous regardions en souriant, innocens et
purs comme cet enfant; j'ai vu ses yeux, chargés d'un froid dédain,
chercher à découvrir si j'éprouvais quelque douleur secrète; et moi,
j'ai bien joué mon rôle: j'ai commandé à mon visage de ne pas trahir les
angoisses de mon cœur, je lui ai renvoyé des regards aussi glacés que
les siens; et pourtant, cette femme! je me sentais encore son esclave!
J'ai baisé d'un air d'indifférence l'enfant qui aurait dû être le mien,
et chacune de mes caresses n'a que trop prouvé que le tems n'avait pas
affaibli mon amour. Mais laissons ces tristes souvenirs: je ne veux plus
gémir; je n'irai plus chercher quelque repos sur la rive orientale: le
monde convient bien au tumulte de mes pensées; je reviendrai me jeter
dans son tourbillon. Mais si, dans un tems à venir, quand les beaux
jours d'Albion seront sur le déclin, tu entends parler d'un homme dont
les crimes profonds sont dignes des époques les plus noires, d'un homme
que ni l'amour ni la pitié ne touchent, aussi insensible à l'espoir de
la célébrité qu'aux louanges des hommes vertueux; d'un homme qui, dans
l'orgueil d'une inflexible ambition, ne reculera pas même devant la
crainte de verser le sang; d'un homme que l'histoire mettra au rang des
anarchistes les plus violens du siècle; cet homme, tu le connaîtras;
mais alors suspends ton jugement, et que l'horreur de ces _effets_ ne te
fasse pas oublier quelle fut leur _cause_.


XXI.

A UN JEUNE AMI,
LE FILS DE L'UN DE SES FERMIERS A NEWSTEADT.

Que la sottise sourie en voyant ton nom et le mien unis par l'amitié; la
vertu roturière a plus de droits pour être aimée que le vice anobli.

Quoique ton sort ne soit pas égal au mien, depuis qu'un titre est venu
m'appeler aux honneurs de la pairie, cependant n'envie point cet état
fastueux; le tien est l'orgueil du mérite modeste.

Nos ames au moins n'ont point de titres qui les distinguent, et ton
humble condition ne peut déshonorer mon rang élevé; notre liaison n'en
doit pas être moins douce, puisque le mérite remplace en toi la
naissance.

Novembre 1800.


XXII.

SUR SES LIAISONS DE COLLÉGE.

N'y a-t-il point quelque autre cause qui rende ce mot d'enfance si cher
à tout le monde? Ah! sûrement il y a une voix secrète qui nous dit tout
bas que l'amitié sera doublement douce à celui qui est obligé de
chercher des cœurs aimans, de les chercher hors du sein de sa famille,
quand il ne peut les y trouver. Ces cœurs, chère Ida[loc43], je les ai
trouvés dans ton sein; tu as été pour moi une famille, un monde, un
paradis!

[Note loc43: Nom poétique de l'école d'Harrow.]


XXIII.

EN RENCONTRANT UN ANCIEN CAMARADE D'ÉCOLE,
APRÈS UNE LONGUE SÉPARATION.

Si par hasard quelque figure que je me rappelle bien, quelque ancien
camarade de mon enfance vient, une honnête joie peinte sur la figure,
réclamer en moi son ami, mes yeux, mon cœur, tout montre que je suis
encore un enfant; la scène éblouissante, les groupes bruyans qui
m'entourent disparaissent devant l'ami que je viens de retrouver.


XXIV.

A LA MÉMOIRE.
VERS ÉCRITS DANS LA CRAINTE OU L'AVAIT PLACÉ L'OBJET DE SON CHOIX PRÈS
DE SE MARIER A UN AUTRE.

Oh! mémoire! ne me torture pas davantage, le présent est perdu pour moi;
mes espérances de bonheur futur sont détruites: par pitié, dérobe-moi le
passé. Pourquoi viens-tu me montrer des images que désormais je ne dois
plus voir? Ah! pourquoi viens-tu renouveler ces heures de bonheur qui ne
m'appartiennent plus? Le plaisir passé double la douleur présente; il
ajoute des regrets au chagrin: regrets et espérance sont tous deux
vains; je ne demande plus que--l'oubli.


XXV.

APRÈS AVOIR FAIT SES ADIEUX A MISS CHAWORTH.

Collines d'Annesley, sombres et nues, où s'égarait ma jeunesse,
insouciante, comme les tempêtes du Nord, en faisant la guerre aux
élémens, rugissent sur tes cimes nuageuses!

Je ne verrai plus, trompant les heures, errer sur vos penchans, les
habitans favoris de ces contrées; je ne verrai plus ma Marie, souriant,
vous rendre à mes yeux un séjour digne du ciel.


XXVI.

EN RECEVANT UN PRÉSENT D'UN PAUVRE AMI.

Quelques-uns, qui sourient aux liens de l'amitié, m'ont souvent reproché
ma faiblesse; cependant j'estime le simple don, car je suis sûr d'être
aimé par celui qui me l'offre[loc44].

[Note loc44: Le poème d'où ces vers sont extraits fut écrit en recevant
une cornaline d'un jeune homme qui occupait l'emploi de choriste à
Cambridge, et auquel sa seigneurie Lord Byron était beaucoup attaché.]


XXVII.

FRAGMENT D'UN POEME
SUR UN JEUNE CHÊNE QUE L'AUTEUR AVAIT PLANTÉ A NEWSTEADT.

Jeune chêne, quand je te plantai profondément en terre, j'espérais que
tes jours seraient plus longs que les miens, que tes branches
jetteraient une ombre autour de moi, et que le lierre entourerait ton
tronc comme un manteau.

Telles étaient mes espérances dans les années de l'enfance, quand je te
plantai avec orgueil sur la terre de mes aïeux. Ces jours sont passés et
je t'arrose de mes larmes; les mauvaises herbes qui t'entourent ne
peuvent voiler aux yeux ton triste dépérissement. Je t'ai quitté, mon
pauvre chêne, et depuis cette heure fatale, un étranger est le maître du
château de mon père.


XXVIII.

A MA CHÈRE MARIE ANNE.

Adieu pour toujours à la dame Marie! je dois promptement m'éloigner
d'elle. Quoique le destin nous sépare l'un de l'autre, son image vivra
toujours dans mon cœur.

La flamme qui brûle dans mon sein ne ressemble point à celle qui embrâse
les cœurs des amans; l'amour que je sens pour Marie est bien plus pur
que celui qu'inspire le dieu Cupidon.

Je ne désire point troubler votre paix; je ne désire point attrister vos
joies; je ne prends point ma passion pour de l'amour; c'est votre amitié
seule que je réclame.

Non, dix mille amans passionnés ne pourraient éprouver l'amitié que
renferme mon cœur; elle y demeurera à jamais, aussi long-tems que le
sang qui m'anime circulera dans mes veines!

Puisse le grand ordonnateur du ciel abaisser ses regards sur la terre,
et défendre ma Marie de tout malheur! puisse-t-elle ne jamais connaître
les revers de l'adversité! puisse son bonheur être à jamais durable!

Encore une fois, ma douce Marie, adieu! adieu! je le répète avec
amertume. Je penserai à jamais à vous, aussi long-tems que ce cœur
battra dans mon sein.


XXIX.

MON ÉPITAPHE
COMPOSÉE A PATRAS EN SORTANT DE MALADIE.

La jeunesse, la nature et la pitié de Jupiter combattirent long-tems
pour tenir ma lampe allumée; mais Romanelli fut si courageux, qu'il les
battit tous les trois--et éteignit sa lumière.


XXX.

SUR L'ÉVASION DE NAPOLÉON DE L'ILE D'ELBE.

Une fois en route comme pour une partie de plaisir, prenant des villes à
volonté et des couronnes en ses loisirs, il s'avance de l'île d'Elbe à
Paris, donnant des _bals_ aux dames et faisant des _révérences_ à ses
ennemis.


XXXI.

ÉPIGRAMME DE MARTIAL.

   _Pierios vatis Theodori flamma Penates
     Abstulit: hoc Musis, hoc tibi, Phæbe, placet?
   O scelus, ô magnum facinus crimenque Deorum!
     Non arsit pariter quod domus et dominus_.

(MARTIAL, lib. XI, _Epigr._ 94.)

La maison du Lauréat a été dévorée par les flammes; les Neuf Sœurs
toutes rieuses virent briller ce feu de joie. Mais, cruel destin!
damnable désastre! la maison--la maison est brûlée, et le maître ne
l'est pas!


XXXII.

LA POUPÉE DE LA NOURRICE DANS _MÉDÉE_.

Oh! que je désirerais qu'un bon embargo eût retenu le navire _Argo_ dans
le port! et qu'en restant toujours dans les chantiers de la Grèce, il
n'eût jamais dépassé les rochers d'Azur! mais maintenant je crains que
sa tournée ne soit la cause de quelque mésaventure pour ma chère miss
Médée, etc., etc.


XXXIII.

VERS
ÉCRITS APRÈS AVOIR LU CEUX QUI SUIVENT SUR UN ALBUM A ATHÈNES.

«La noble Albion voit en souriant partir son fils pour aller visiter le
berceau des arts; son but est noble; glorieuse est l'entreprise; il
vient à Athènes, et--écrit son nom!»

      Byron écrivit immédiatement au-dessous:

Ce barde modeste, comme beaucoup de bardes inconnus, rimaille sur nos
noms, mais cache sagement le sien; cependant, quel qu'il soit, pour ne
rien dire de pire, son nom lui ferait plus d'honneur que ses vers.


XXXIV.

VERS ADRESSÉS A LADY BLESSINGTON.

Vous m'avez demandé des vers,--il serait étrange pour un rimeur de
refuser cette demande; mais mon cœur seul était mon Hippocrène, et mes
sentimens (sa source) sont taris.

Si j'étais encore maintenant ce que j'ai été, j'aurais chanté ce que
Lawrence a si bien peint; mais le chant expirerait sur mes lèvres, et le
sujet est trop délicat pour moi.

Je suis maintenant tout cendre, où autrefois j'étais toute flamme, et le
barde est mort dans mon sein; ce que j'aimais, je ne fais plus que
l'admirer, et mon cœur est aussi gris que ma tête.

Ma vie ne date point par les années; il y a des momens qui sillonnent le
front comme le soc de la charrue; et là il n'en paraît pas seulement un,
mais il est aussi profond dans mon ame que sur mon front.

Que le jeune homme et l'élégant aspirent à chanter les objets que je
contemple avec indifférence; car le chagrin a arraché de ma lyre la
corde qui produisait des accords dignes d'elle.


RÉPONSE DE LADY BLESSINGTON,
SUR LE MÊME RHYTHME.

Lorsque je demandais quelques vers, crois, je te prie, que ce n'était
point la vanité qui me les faisait désirer; car mon miroir ne peut plus
m'abuser, et je ne puis plus inspirer de poètes.

Le tems a touché mon front de ses doigts rudes et pesans, et les roses
ont fui de mes joues; alors ce serait sûrement une folie de rechercher
maintenant les louanges dues à la beauté.

Mais comme les pélerins qui visitent le tombeau de quelque saint,
emportent avec eux une relique précieuse, je demande un souvenir de toi,
comme un trésor précieux pour m'accompagner dans mon pélerinage.

Oh! ne dis pas que ta lyre ne rend plus d'accords, elle dont les cordes
inspirent de tels ravissemens; ou que ces lèvres magiques sont muettes
d'où la poésie s'échappe avec tant d'harmonie!

Et quoique le chagrin, avant la fuite de la jeunesse, ait pu altérer la
couleur noire de tes beaux cheveux, les lauriers qui couronnent ta tête
cachent à nos yeux les empreintes prématurées du tems.


XXXV.

IMITATIONS D'HORACE.

Qui ne rirait si Lawrence, s'engageant à couvrir sa précieuse toile du
portrait flatté du premier venu, abusait assez de son art pour que la
nature effarouchée vît nos bons bourgeois prendre sous son pinceau la
forme des centaures? Ou si quelque barbouilleur, par amour de
l'extraordinaire, ou pour hâter la vente, s'avisait de joindre à une
fille d'honneur la queue d'une sirène? Ou si le trivial Dubost (comme on
l'a vu naguère), possédé de la fureur de peindre, dégradait les
créatures, images de la divinité? Toute la politesse qui défend de se
moquer des sots en leur présence, ne pourrait réprimer les éclats de
rire de leurs amis. Crois-moi, Moschus, rien ne ressemble plus à ces
tableaux que le livre qui, plus décousu que les rêves d'un malade,
présente à nos regards une foule de figures incomplètes, poétiques
cauchemars, qui n'ont ni pieds ni tête.

De nos jours, les mots nouveaux sont en honneur, si on les ente
adroitement sur quelque gallicisme: pourrions-nous refuser à la muse
plus habile de Dryden et de Pope, ce que Chaucer et Spencer tentèrent
avec succès? Si vous pouvez créer, que ne le faites-vous, à l'exemple de
William Pitt et de Walter-Scott, qui par le secours, l'un de ses vers,
l'autre de ses poumons, ont enrichi les dialectes mal joints de notre
île? Il est et il sera toujours légitime de proposer des réformes en
littérature, comme au parlement.

De même que les forêts couvrent par degrés la terre de leurs feuilles,
ainsi se fanent des expressions qui ont plu dans leur nouveauté. Le même
destin est réservé à l'homme, et à tout ce qui se rattache à lui. Ses
ouvrages, ses mots s'effacent et ne servent plus qu'à fixer une date.
Quoique, à un signe des monarques, et à la voix du commerce, des fleuves
impétueux deviennent de tranquilles canaux; quoique des marais desséchés
et assainis soient sillonnés par la charrue et portent de jaunes
moissons; quoique des ports creusés sur nos rivages protégent les
vaisseaux contre les tempêtes de l'antique océan: tout, tout doit périr.
Mais, survivant au naufrage général, l'amour des lettres préserve à demi
les souvenirs du passé.

Les premiers vers satiriques naquirent du spleen de quelque égoïste. En
doutez-vous? Voyez Dryden, Pope, et le doyen de Saint-Patrick[loc45].

[Note loc45: _Mac-Flecknoe_, la _Dunciade_ et toutes les ballades
satiriques de Swift. Quels que soient leurs autres ouvrages, ceux-ci
furent le résultat de sentimens personnels et de récriminations
violentes contre d'indignes rivaux; et quoique le mérite littéraire de
ces satires fasse honneur aux talens poétiques des auteurs, leur
virulence déshonore certainement leur caractère.]

Les vers blancs, aujourd'hui, par un commun accord, sont presque
inséparables de la tragédie. Quoique les fureurs d'Almanzor
s'exprimassent en vers rimés, au tems de Dryden, nous ne voyons pas les
héros des pièces nouvelles en affubler leurs emportemens; et la modeste
comédie, abandonnant tout-à-fait les vers, nous offre en humble prose
ses gentillesses et ses quolibets. Ce n'est pas que nos Beaumont et nos
_Ben_ aient plus mauvaise grâce, ou perdent rien de leur mérite, pour
avoir composé en vers; mais c'est ainsi que Thalie aime à se montrer.
Pauvre fille! que l'on siffle quelque vingt fois par an.

O muse! s'écrie-t--il, réveille de plus sublimes accords! Et, s'il vous
plaît, que pensez-vous voir éclore de son cerveau enflammé? En un
clin-d'œil, il tombe aussi bas que S..., dont les montagnes épiques ne
manquent jamais d'accoucher d'une souris! Ce n'était pas ainsi que jadis
votre puissant devancier tirait de doux accens de sa lyre inimitable:
d'une voix mélodieuse comme les soupirs de la harpe éolienne, il nous
parle de la première désobéissance de l'homme et du fruit défendu; mais
à mesure que son sujet s'élève, son chant fait retentir les échos de la
terre et des cieux.

Enfin il touche à l'adolescence! On ne le forcera plus à gémir sur les
vers diaboliques[loc46] de Virgile, et sur ceux qu'on lui donne à faire.
Les prières l'ennuient, la lecture est trop sérieuse; il vole de T....ll
à Fordham (malheureux T....ll, condamné à d'éternels soucis par les
apprentis boxeurs et les ours). Que peuvent des tuteurs, des devoirs,
des convenances, en présence d'une meute, de chevaux de chasse et de la
plaine de Newmarket? Rude avec ses aînés, hautain avec ses égaux, poli
envers des escrocs, prodigue de richesses....... persiflé, pillé, dupé,
il passe le tems de ses cours sans rien faire; évite peut-être
l'expulsion, et se retire M. A. maître-des-arts! Et l'on proclame sa
nouvelle dignité dans les clubs et les tripots, dont nul habitué
n'arriva jamais plus haut.

[Note loc 46: Harvey, qui fit connaître la circulation du sang, avait
coutume, dans ses transports d'admiration, de jeter loin de lui son
_Virgile_, en disant que le livre avait un diable familier. Un
personnage tel que celui que je décris jetterait probablement aussi le
livre; mais il désirerait plutôt que le diable s'en emparât, non pas en
haine du poète, mais par une horreur bien fondée des hexamètres. Car,
vraiment, la fastidieuse étude des _longues_ et des _brèves_ suffit pour
qu'un homme prenne la poésie en aversion pendant sa vie entière; et
peut-être en cela n'est-ce pas un désavantage.]

Lancé dans le monde; et devenu moins ardent, il singe l'égoïste prudence
de son père; prend une femme, pour sa dot; choisit ses amis pour leur
rang; achète des terres, et se vante d'être trop prudent pour se fier à
la banque. Il prend place au sénat; procrée un héritier, et l'envoie à
Harrow, car il y fut lui-même. Muet, quoiqu'il vote, à moins qu'il ne
joigne sa voix aux acclamations favorables au ministère; s'il parle de
son fils, C'est un compère adroit, qu'il espère bien voir un jour
arriver à la pairie!

La vieillesse s'avance; l'âge paralyse ses membres; il quitte la scène,
ou la scène le quitte; il entasse des richesses; s'afflige à chaque
penny qu'il faut dépenser, et l'avarice s'empare de toutes les pensées
qui ne sont pas à l'ambition. Il compte les cent pour cent, et sourit;
ou vainement s'irrite, en considérant ses trésors entamés pour payer les
dettes du jeune Hopeful (plein d'espérance); il pèse bien et sagement ce
qu'il faut acheter ou vendre; habile à tout faire, excepté à mourir!
grondeur, morose, radoteur difficile à contenter, louant tous les tems,
excepté le présent; infirme, querelleur, délaissé et presque oublié, il
meurt sans qu'on le pleure; on l'enterre: qu'il pourrisse!

Là se rend l'alerte boutiquier, dont l'oreille est mise à la torture par
l'orchestre qu'il veut entendre pour son argent. Une fausse honte, et
non la sympathie, l'empêche seule de ronfler; ses angoisses redoublent
quand il croit du bon ton de crier: Encore! Écrasé par la foule dans
_Fop's alley_, coudoyé par les élégans, gêné par son chapeau, tremblant
pour ses orteils, sa soirée est un combat, et il ne goûte quelque repos
que quand enfin le rideau tombe, et lui donne un peu de relâche qui
l'enchante. Devinez-vous pourquoi il se résigne à souffrir tout cela, et
plus encore? C'est qu'il lui en coûte cher, et qu'il est forcé de se
parer!

Mais rien n'est sans défaut, et chacun sait que les violons et les
harpes perdent souvent le ton, et que les meilleurs chanteurs, au moment
où ils voudraient réunir tous leurs moyens, ne font entendre que des
accens criards; les chiens perdent la trace du gibier, la pierre refuse
l'étincelle, et les fusils à deux coups (que le diable les emporte!)
manquent le but[loc47]!

[Note loc47: Comme M. Pope a pris la liberté d'envoyer Homère à tous les
diables; malgré tout ce qu'il lui devait, quand il a dit: «Et Homère
(que le diable l'emporte, etc.)» il est présumable que, par licence
poétique, on peut en faire autant, en vers, de tout homme et de toute
chose; et en cas d'accident, je désire qu'on me permette de me prévaloir
de cet illustre précédent.]

Est-ce assez? Non: écrivez donc et imprimez bien vite. Si le dernier
arrivé est dévolu à Satan, qui voudrait arriver le dernier? Ils
assiégent les presses, ils publient en toute hâte, ils escaladent le
comptoir et quittent leurs échoppes: de belles demoiselles de province,
des hommes de haut renom, quoi donc! des baronnets même ont noirci
d'encre leur main guerrière. La pauvreté ne les arrête pas: c'est
Pollion qui nous joua ce tour; de son tems Phébus commença à trouver
crédit chez les banquiers. Ce ne sont pas seulement les vivans; les
morts même nous débitent leurs sottises aussi couramment que jadis
chantait la tête d'Orphée! Sifflés de leur vivant, ils obtiennent un
succès posthume, tirés de la poussière où ils étaient ensevelis quand
ils vivaient. Les revues réveillent le souvenir de leurs épidémiques
délits, de ces livres témoins muets du martyre auquel les condamne la
rage de rimer. Hélas! que de chagrins va nous causer tel barbouilleur
que citèrent souvent le _Morning Post_ et le _Monthly Magazine_! Dans
ces recueils sont ensevelis ses premiers chefs-d'œuvre; mais bientôt la
presse gémit, et il en sort un épais in-quarto! Laissez donc, vous qui
êtes sages, laissez les succès mendiés de la lyre aux baronnets ou aux
lords possédés du démon des vers, ou à ces crépins de village,
ménestrels jumeaux ivres de poétique bière! Prêtez l'oreille à ces
accords d'une mélodie narcotique: ce sont les savetiers lauréats qui
chantent les louanges de Capel Lofft[loc48].

[Note loc48: Ce gentleman bien intentionné a gâte quelques excellens
cordonniers, et contribué à la ruine poétique de plus d'un pauvre
industrieux. Nathaniel Bloomfield et son frère Bobby ont mis tout le
Sommersetshire en train de chanter, et cette maladie ne s'est pas bornée
à envahir un seul comté. Pratt aussi, qui fut jadis plus sage, a été
atteint de la contagion du patronage, et a attiré dans le piége de la
poésie un pauvre diable nommé Blackette; mais il mourut pendant
l'opération, laissant au dépourvu un enfant et deux volumes de fragmens.
La petite fille, si elle n'a pas d'inclinations poétiques et ne se
transforme pas en Sapho cordonnière, s'en tirera peut-être; mais les
tragédies sont aussi rachitiques que si elles étaient la progéniture
d'un comte ou de quelque coureur de prix académiques. Les patrons du
pauvre homme sont certainement responsables de sa fin tragique, et ce
devrait être un délit punissable par les lois. Mais c'est là ce qu'ils
ont fait de moins coupable; car, par un raffinement de barbarie, ils ont
couvert le défunt d'un ridicule posthume, en imprimant ce qu'il aurait
eu le bon sens de ne jamais faire imprimer lui-même. Certes, ces
remneurs de débris sont punissables par le statut contre _les hommes de
la résurrection_. Quelle différence y a-t-il, en effet, entre exposer un
pauvre idiot, après sa mort, dans un amphithéâtre de chirurgie, et
l'étaler dans une boutique de libraire? Est-il plus mal d'exhumer ses os
que ses bévues? Ne vaut-il pas mieux attacher son corps au gibet, sur
une bruyère, que d'emprisonner son ame dans un in-octavo? «Nous savons
ce que nous sommes, mais nous ignorons ce que nous pouvons devenir;» et
il faut espérer que nous ne saurons jamais si un homme qui a traversé la
vie avec une sorte d'éclat, est destiné à n'être qu'un charlatan de
l'autre côté du Styx, et à devenir, comme le pauvre Joe Blackett, le
plastron des railleries du purgatoire. Le prétexte de cette publication
est d'assurer un sort à l'enfant. Mais aucun des amis et des tentateurs
de ce _sutor ultrà crepidam_ ne pouvait-il donc faire une bonne action
sans enferrer Pratt dans une biographie? et lui faire encore diviser sa
dédicace en tant de minces portions? A la duchesse une telle; la
très-honorable celle-ci, et mistress et miss celle-là; ces volumes sont,
etc., etc. Eh mais, c'est distribuer «le doux lait de la dédicace» par
petits verres. Il n'y en a qu'une chopine, et il le partage entre douze
personnes. Ah! Pratt, n'avais-tu donc pas quelques éloges en réserve?
As-tu pu croire que six familles de distinction se contenteraient de si
peu? Il y a un enfant, un livre et une dédicace: que n'envoies-tu la
petite fille à la duchesse, les volumes à l'épicier, et la dédicace à
tous les diables?]


XXXVI.

VERS
SUR LE TRENTE-SIXIÈME ANNIVERSAIRE DE MA NAISSANCE.

Missolonghi, 22 janvier 1824.

Il est tems que ce cœur devienne insensible, puisqu'il a cessé
d'émouvoir d'autres cœurs; cependant, quoique je ne puisse plus être
aimé, il faut que j'aime encore.

Mes jours sont dans la feuille desséchée; les fleurs et les fruits de
l'amour sont passés: le ver de terre, le remords rongeur[loc49] et les
regrets, sont mon seul partage!

[Note loc49: _The canker_.]

Le feu qui brûle dans mon sein est solitaire comme une île volcanique;
aucune torche n'étincelle comme sa flamme.--C'est un bûcher funéraire!

L'espérance, la crainte, les soins jaloux, la portion exaltée de la
douleur, et le pouvoir de l'amour; je ne puis les partager; mais j'en
porte encore la chaîne.

Mais ce n'est pas _ainsi_, ce n'est pas _ici_ que de telles pensées
pourront ébranler mon ame; ni _maintenant_, quand la gloire décore le
cercueil du héros, ou fait pencher son front vers la terre.

Le glaive, la bannière et le champ de bataille, la gloire et la Grèce
m'environnent! Le Spartiate, porté sur son bouclier, n'était pas plus
libre.

Réveille-toi! (non la Grèce,--elle est réveillée!) réveille-toi, mon
génie!--pense d'où te vient l'étincelle divine, le sang ardent qui bout
dans tes veines, et sois digne de ta haute origine!

Je foule aux pieds les passions renaissantes indignes de l'âge
viril.--Pour toi indifférens soient désormais le sourire ou le dédain de
la beauté.

Si tu regrettes ta jeunesse--pourquoi vivre!--La contrée des trépas
honorables est devant toi.--Vole aux combats et laisse-s-y ton souffle
de vie!

Cherche la tombe d'un héros,--beaucoup la trouvent qui ne la cherchent
pas.--C'est ce qu'il y a de mieux pour toi. Alors regarde
alentour;--choisis ton coin de terre, et repose en paix.

NOTE.

Cette pièce, pour ainsi dire prophétique, de Lord Byron, sur le
trente-sixième et dernier anniversaire de sa naissance, est empreinte
des idées tristes d'une fin prochaine, qui arriva effectivement à
Missolonghi moins de quatre mois après qu'il l'eut composée. Sa mort
prématurée et si fatale pour la jeune Grèce, à laquelle il venait de
vouer sa fortune et sa vie, répandit le deuil dans cette contrée, et
même dans les autres nations de l'Europe qui admiraient son génie.
L'auteur de cette nouvelle traduction de ses Poèmes publia alors un
Dithyrambe sur sa mort, dans un volume de poésies intitulé:
_Helléniennes_, ou _Élégies sur la Grèce_. Le lecteur nous permettra
d'en citer ici quelques fragmens:


           La brise de la mer Égée
   Exhalait dans les airs ses regrets superflus:
   Son murmure est sinistre, et sa voix affligée
           Appelle son fils qui n'est plus.

   Il n'est plus le mortel dont l'étonnant génie
   Soumettait l'univers à ses chants solennels;
   L'immuable destin qui dominait sa vie
   A soumis sa grande ame aux décrets éternels.

   Et cependant son front rayonnait de jeunesse!
   Et cependant la gloire environnait ses pas!
   Sa bienfaisante main prodiguait sa richesse
         Aux enfans de Léonidas!...
         Et le destin dans sa vitesse
         Le livre à la faux du trépas!

         Ainsi le torrent des montagnes
   Roule avec majesté ses flots dans les déserts.
   Comme un géant vainqueur il franchit les campagnes
         Et veut conquérir l'univers.

   Le monde devant lui n'a pas assez d'espace!
   Mais qu'est-il devenu?... Sur le sable poudreux
         On suit encore sa trace,
   Comme on suit dans le ciel un rayon vaporeux:
         Il a passé... l'ombre s'efface!...

   Ainsi tu mesurais la terre, enfant des cieux!
   Tu jetais loin de toi des torrens de lumière;
         Et, dans ton vol audacieux,
         Pareil au maître du tonnerre,
   Tu dévorais l'espace et t'égalais aux Dieux.

         Porté sur l'aile du génie,
   Tu parcourais, vainqueur, les âges et les tems,
         Et sur les scènes de la vie
   Tu jetais par mépris des regards insultans!

         Du haut de ces hauteurs sublimes,
   Où ton astre brillant prodiguait ses clartés,
         Tu descendais dans les abîmes
         Du doute et de l'obscurité.

   Des peuples disparus pesant la froide cendre,
   Ta voix forte évoquait leurs ombres des tombeaux;
   Dans leur grandeur passée on te voyait descendre
         Pour en tirer de noirs lambeaux.

   Le sort des nations réveillait dans ton ame
   De profondes douleurs et de grands souvenirs
         Ainsi que le roi des forêts,
   C'était dans le trépas que tu trouvais ta joie:
   Comme lui, sans frémir, tu contemplais ta proie
         Qu'environnaient de noirs cyprès...

         D'un demi-dieu débris toi-même,
   Quelque chose restait de ton premier destin.
   Ainsi l'aigle tombé de sa hauteur suprême,
         Montre encore un regard divin.

   Dans tes vastes pensers tu dominais le monde,
         Tu marchais à pas de géant:
   Les mortels admiraient ta course vagabonde.
   Tu n'étais pas un dieu, mais ton ame féconde
         Tenait dans sa chute profonde
         De l'immortel et du néant!

         Comment s'est éteint cette flamme
   Qui, semblable à ces feux, fiers enfans de la nuit,
         Embrasait, consumait ton ame?
   Comme une ombre sans nom l'être s'évanouit;
         Mais de sa fragile poussière,
         L'homme, l'essence de l'esprit,
   Brisant de ses liens l'enveloppe grossière,
   Monte vers l'éternel en rayons de lumière:
   Tout change sous les cieux, tout, et rien ne périt.

   Gloire à toi, noble fils de l'altière Albion!
   Tes chants ont ranimé les cendres d'Aristide;
   Les Grecs ont ressenti cette ardeur intrépide
         Qui les fit vaincre à Marathon.

   Par toi de ses tombeaux ce peuple entier se lève;
   Il rappelle sa gloire et veut briser ses fers;
   Toi-même avec transports tu saisissais le glaive
         Que tu réveillais dans tes vers.

   Victime du destin qui pesait sur sa vie,
   Il meurt en combattant pour un peuple opprimé.
   Son cœur lui rappelait son ingrate patrie,
         L'objet qu'il avait tant aimé.

   Son ame, avec douleur, vers sa fille chérie,
   Comme un rayon du soir porte un dernier adieu.
   Il pleura... mais ses pleurs disaient toute sa vie;
         Ses pleurs lui révélaient un dieu.

   On dit que sa grande ombre échappée à la terre,
   Passant sur le tombeau du fier Léonidas,
   De ses trois cents héros réveilla la poussière
         Dans le sein même du trépas.

   Leurs mânes, ranimés par son souffle rapide,
   Ont applaudi soudain comme au jour solennel,
   Et le glaive près d'eux qui dormait intrépide,
         A tressailli pâle et cruel...

   Adieu, fils d'Albion, fils de la Grèce entière:
   Ta patrie adoptive a consacré tes droits;
   Elle implorait les rois, le front dans la poussière,
         Et tu fus plus grand que les rois.

   Leur suprême grandeur, par la terreur frappée,
   Plaignait, sans nul secours, leur triste abaissement;
   Près de ton luth divin s'agitait ton épée,
         Sans couronne et sans ornement...

   Que le ciel ait pour lui de propices étoiles;
   Soufflez plus doucement, vents qui gonflez les voiles;
   Guidez les nautonniers aux rives d'Albion;
   Emportez sa dépouille à sa noble patrie.
   Peut-être à son aspect la bassesse et l'envie
   Retiendront dans leur sein leur venimeux poison,
   Tandis qu'avec orgueil une autre nation
   Décore de son nom l'autel de la patrie!...
   ... .... ... ... ...

15 juillet 1824.

Il a aussi publié depuis une traduction en vers français de
_Childe-Harold_, le plus beau poème de Byron, en un volume in-18. Paris,
1829.

(_N. du Tr._)

FIN DES POÉSIES INÉDITES.



POÉSIES ATTRIBUÉES

A LORD BYRON.


I.

AU LIS DE FRANCE.

Avant que de disperser tes feuilles au vent, faux emblème d'innocence,
arrête un instant,--et donne, à mesure que tu te flétris, pour
l'avantage du genre humain, la leçon qui ressort de ta chute.

Tu étais beau comme le rayon du matin, et riche comme l'orgueil des
mines précieuses: tous tes charmes sont maintenant fanés; et haï et
méprisé, les malédictions de la liberté retombent sur toi.

Tu étais rayonnant au milieu des sourires du monde, ton ombre protégeait
de sa puissance; mais maintenant ta fleur brillante est ridée et
flétrie,--tu n'es plus l'ornement de ta patrie régénérée[loc50].

[Note loc50: Ces accusations prophétiques de Lord Byron semblent être
écrites d'hier, tant elles ont un caractère frappant de spécialité.

(_N. du Tr._)]

Car la corruption s'est repue sur tes feuilles, et la bigotterie a rongé
ta tige; maintenant ceux qui te craignaient se rient de tes malheurs, et
ceux qui t'adoraient te condamnent à l'exil.

La vallée qui t'a donné naissance pleurera sur l'espérance de son sol;
les légions qui ont combattu pour ta beauté et ta valeur se hâteront de
partager tes dépouilles.

Devenue symbolique, ta fleur sera un sujet de moquerie et un jouet parmi
les hommes; dans les cités, dans les montagnes et dans les plaines, ce
sera le proverbe des esclaves, le mépris des hommes libres.

Oh! c'était le souffle pestilentiel de la tyrannie qui dispersa tes
tiges sur la terre, qui jeta une tache de sang sur le voile blanc et
virginal, et te perça de plus d'une blessure!

Alors le vent emporta ta feuille desséchée, il flétrit ta tige mourante,
ta fleur épanouie résigna les promesses de son avenir, et elle est
tombée emportée par l'orage.

Car nulle vigueur patriotique ne la soutenait; il ne s'est trouvé aucun
bras pour protéger la faible fleur; la destruction suivait son terrible
héraut--le désespoir, et flétrit toute sa beauté dans une heure!

Cependant il y eut des hommes qui prétendirent la plaindre; il y eut des
hommes qui prétendirent la sauver: purs niais empiriques qui arrivèrent
pleins de déception--pour se réjouir et s'enivrer sur sa tombe.

O toi! terre des lis! en vain tu t'efforces de relever sa tête pâle! le
bouton fané ne refleurira plus de nouveau,--la violette brillera à sa
place!

Comme tu disperses tes feuilles au vent--faux emblème de l'innocence,
arrête un instant,--et donne, à mesure que tu te flétris, pour
l'avantage du genre humain, cette leçon qui ressort de ta chute!



II.

L'ADIEU.
A UNE DAME.


Quand l'homme, chassé des bosquets d'Éden, s'arrêta quelques instans sur
le seuil de la porte, chaque pas lui rappelait des heures évanouies, et
lui faisait maudire son avenir.

Mais errant à travers de lointains climats, il apprit à porter le poids
de son chagrin; il ne fit plus que donner un soupir aux souvenirs du
tems passé, et trouva du soulagement au milieu de scènes plus agitées.

Ainsi, madame, doit-il en être de moi; je ne dois plus revoir tes
charmes: car quand je m'arrête près de toi, je soupire pour tout ce que
j'ai connu autrefois.

En te fuyant, je serai sûrement sage; car j'échapperai aux piéges de la
tentation: je ne puis pas voir mon paradis sans désirer d'y entrer.



III.

A LADY CAROLINE LAMB.


Et tu dis que je n'ai pas de sentiment, que je ne ressens rien pendant
que tu es éloignée de moi? Tu ne sais donc pas avec quelles délices je
me suis abandonné à un rêve non interrompu de toi? Mais l'amour ne doit
jamais nous ressembler, et j'apprendrai à t'estimer moins. Comme tu as
fui, ainsi permets-moi de fuir, et change le cœur que tu ne peux rendre
heureux.

On te dira, Clara! que j'ai paru, tout récemment, courtiser les charmes
d'une autre; que je n'ai pas soupiré, que je n'ai pas eu d'humeur, comme
si tu avais déjà été bannie de mon cœur. Clara! cette lutte--pour
défaire ce que tu as fait si bien pour moi,--ce masque porté devant la
foule niaise,--cette trahison--était une fidélité pour toi!

Je n'ai pas dormi depuis que tu es partie; mais j'ai cherché dans
plusieurs tout ce qu'une seule (ah! ai-je besoin de la nommer?) pouvait
m'accorder. C'est un devoir que je dois au tien--à toi--à l'homme--à
Dieu, de modérer, d'éteindre ce feu coupable, avant que le chemin du
crime soit parcouru.

Mais puisque mon sein n'est pas si pur, puisque le vautour déchire
encore mon cœur, que j'endure cette agonie, et non toi--oh! la plus
chérie des femmes! Par pitié, Clara! séparons-nous; et je chercherai à
éviter, je ne sais comment, le dard menaçant:--le vice ne doit pas
prendre pour but un objet tel que toi.

Mais tu dois m'aider dans cette tâche, et exercer ainsi noblement ton
pouvoir. Alors dédaigne-moi,--c'est tout ce que je demande--avant que le
tems ne mûrisse une heure plus coupable; avant que la coupe de la colère
ne verse des remords redoublés sur ma tête; avant que des feux
inextinguibles ne dévorent mon cœur, dont les espérances sont mortes
depuis long-tems.

Ne t'abuse pas plus long-tems, ainsi que moi; n'abuse pas des cœurs
meilleurs que le mien; ah! ne peux-tu pas, ne veux-tu pas fuir des
malheurs comme le nôtre,--une honte comme la tienne? S'il y a une colère
divine, une torture au-delà de ce souffle de vie passagère,
renonce--même maintenant, à toute espérance future; de telles pensées
sont un crime,--un tel crime est la mort.



IV.

STANCES.


J'ai appris ton sort sans verser une larme; ta perte m'a à peine arraché
un soupir, et cependant tu me fus extrêmement chère.--Je ne sais pas ce
qui a desséché mes yeux, les larmes refusent de couler; mais chacune
d'elles que mes paupières empêchent de s'échapper, retombe horrible sur
mon cœur..

Oui,--profondes et pesantes, une à une, elles s'y pressent et le
torturent, comme les eaux renfermées dans le rocher l'usent en tombant
et s'y durcissent. Elles ne peuvent se pétrifier plus durement que les
sentimens qui retombent et restent sur mon cœur, lesquels, froidement
fixés, regardent le passé sans jamais se fondre à un soleil nouveau.



V.

A MARIE.


Ne te souviens pas de moi, ni de ces heures bien-aimées, de ces heures
évanouies, où toute mon ame était à toi,--heures qui ne peuvent jamais
être oubliées, avant que le tems n'énerve nos puissances vitales, et que
toi et moi ayons cessé d'être.

Puis-je oublier, peux-tu oublier toi-même ce tems où, jouant avec tes
cheveux dorés, ton cœur, avec vivacité, répondait à mes jeux? Oh! par
mon ame! je te vois encore, avec des yeux si languissans,--un sein si
beau, et des lèvres, quoique silencieuses, qui murmuraient l'amour.

Lorsqu'ainsi tu te penchais sur mon cœur, ces yeux laissaient échapper
un éclat si doux, que, quoiqu'à moitié réprobateur, il inspirait le
désir; et alors nous nous serrions plus près, et encore plus près,--et
nos lèvres frémissantes s'efforçaient de se rencontrer comme pour
expirer dans leurs baisers.

Et alors ces yeux pensifs voulaient se fermer, et leurs deux paupières
se rapprochaient en voilant leurs orbites d'azur,--tandis que leurs
longs et humides regards semblaient fuir sur ta joue brillante d'amour.

FIN DES POÉSIES ATTRIBUÉES A LORD BYRON.





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