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Title: Lettres écrites de Lausanne
Author: Charrière, Isabelle de, 1740-1805
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Lettres écrites de Lausanne" ***


[Transcriber's note: Madame de Charrière (Isabelle-Agnès-Elisabeth
Van Tuyll van Serooskerken dite Belle van Zuylen) (1740-1805), _Lettres
écrites de Lausanne_ (1785) et _Caliste ou suite des lettres
écrites de Lausanne_ (1787), édition en un volume de 1907.
L'orthographe de l'édition suisse de 1907 est conservée.]



LETTRES
écrites de Lausanne
HISTOIRE DE CECILE
CALISTE

PAR
MME DE CHARRIERE

AVEC UNE PREFACE
DE
PHILIPPE GODET

GENEVE
CHEZ A. JULLIEN, EDITEUR
Au Bourg-de-Four, 32
1907

IMPRIMERIE DU JOURNAL DE GENEVE

(...)


_A Madame la Marquise de S....._

MADAME,

_Si au lieu d'un mélange de passion et de raison, de faiblesse
et de vertu, tel qu'on le trouve ordinairement dans la
société, ces lettres ne peignaient que des vertus pures telles
qu'on les voit en vous, l'Editeur eût osé les parer de votre
nom, et vous en faire hautement l'hommage._

LETTRES
ECRITES DE LAUSANNE

PREMIERE PARTIE



PREMIERE LETTRE

Le 30 Novembre 1784.

Combien vous avez tort de vous plaindre! Un gendre d'un mérite
médiocre, mais que votre fille a épousé sans répugnance; un
établissement que vous-même regardez comme avantageux, mais
sur lequel vous avez été à peine consultée! Qu'est-ce que cela
fait? que vous importe? Votre mari, ses parents et des
convenances de fortune ont tout fait. Tant mieux. Si votre
fille est heureuse, en serez-vous moins sensible à son
bonheur? Si elle est malheureuse, ne sera-ce pas un chagrin de
moins que de n'avoir pas fait son sort? Que vous êtes
romanesque! Votre gendre est médiocre; mais votre fille est-elle
d'un caractère ou d'un esprit si distingué? On la sépare
de vous; aviez-vous tant de plaisir à l'avoir auprès de vous?
Elle vivra à Paris; est-elle fâchée d'y vivre? Malgré vos
déclamations sur les dangers, sur les séductions, les
illusions, le prestige, le délire, etc., seriez-vous fâchée
d'y vivre vous-même? Vous êtes encore belle, vous serez
toujours aimable; je suis bien trompée, ou vous iriez de grand
coeur vous charger des _chaînes de la Cour_, si elles vous
étaient offertes. Je crois qu'elle vous seront offertes. A
l'occasion de ce mariage on parlera de vous, et l'on sentira
ce qu'il y aurait à gagner pour la princesse qui attacherait à
son service une femme de votre mérite, sage sans pruderie,
également sincère et polie, modeste quoique remplie de
talents. Mais voyons si cela est bien vrai. J'ai toujours
trouvé que cette sorte de mérite n'existe que sur le papier,
où les mots ne se battent jamais, quelque contradiction qu'il
y ait entr'eux. Sage et point prude! Il est sûr que vous
n'êtes point prude: je vous ai toujours vue fort sage; mais
vous ai-je toujours vue? M'avez-vous fait l'histoire de tous
les instants de votre vie? Une femme parfaitement sage serait
prude; je le crois du moins. Mais passons là-dessus. Sincère
et polie! Vous n'êtes pas aussi sincère qu'il serait possible
de l'être, parce que vous êtes polie; ni parfaitement polie,
parce que vous êtes sincère; et vous n'êtes l'un et l'autre à
la fois, que parce que vous êtes médiocrement l'un et l'autre.
En voilà assez; ce n'est pas vous que j'épilogue; j'avais
besoin de me dégonfler sur ce chapitre. Les tuteurs de ma
fille me tourmentent quelquefois sur son éducation; ils me
disent et m'écrivent qu'une jeune fille doit acquérir les
connaissances qui plaisent dans le monde, sans se soucier d'y
plaire. Et où diantre prendra-t-elle de la patience et de
l'application pour ses leçons de clavecin si le succès lui en
est indifférent? On veut qu'elle soit à la fois franche et
réservée. Qu'est-ce que cela veut dire? On veut qu'elle
craigne le blâme sans désirer la louange? On applaudit à toute
ma tendresse pour elle; mais on voudrait que je fusse moins
continuellement occupée à lui éviter des peines et à lui
procurer du plaisir. Voilà comme, avec des mots qui se
laissent mettre à côté les uns des autres, on fabrique des
caractères, des législations, des éducations et des bonheurs
domestiques impossibles. Avec cela on tourmente les femmes,
les mères, les jeunes filles, tous les imbéciles qui se
laissent moraliser. Revenons à vous, qui êtes aussi sincère et
aussi polie qu'il est besoin de l'être; à vous, qui êtes
charmante; à vous, que j'aime tendrement. Le marquis de ***
m'a dit l'autre jour qu'il était presque sûr qu'on vous
tirerait de votre province. Eh bien! laissez-vous placer à la
Cour, sans vous plaindre de ce qu'exige de vous votre famille.
Laissez-vous gouverner par les circonstances, et trouvez-vous
heureuse qu'il y ait pour vous des circonstances qui
gouvernent, des parents qui exigent, un père qui marie sa
fille, une fille peu sensible et peu réfléchissante qui se
laisse marier. Que ne suis-je à votre place! Combien, en
voyant votre sort, ne suis-je pas tentée de blâmer le zèle
religieux de mon grand-père! Si, comme son frère, il avait
consenti à aller à la messe, je ne sais s'il s'en trouverait
aussi bien dans l'autre monde; mais moi, il me semble que je
m'en trouverais mieux dans celui-ci. Ma romanesque cousine se
plaint; il me semble qu'à sa place je ne me plaindrais pas.
Aujourd'hui je me plains; je me trouve quelquefois très à
plaindre. Ma pauvre Cécile, que deviendra-t-elle? Elle a dix-sept
ans depuis le printemps dernier. Il a bien fallu la mener
dans le monde pour lui montrer le monde, la faire voir aux
jeunes hommes qui pourraient penser à elle... Penser à elle!
Quelle ridicule expression dans cette occasion-ci! Qui
penserait à une fille dont la mère est encore jeune, et qui
pourra avoir après la mort de cette mère vingt-six mille
francs de ce pays! cela fait environ trente-huit mille livres
de France. Nous avons de rente, ma fille et moi, quinze cents
francs de France. Vous voyez bien que, si on l'épouse, ce ne
sera pas pour avoir pensé, mais pour l'avoir vue. Il faut donc
la montrer; il faut aussi la divertir, la laisser danser. Il
ne faut pourtant pas la trop montrer, de peur que les yeux ne
se lassent; ni la trop divertir, de peur qu'elle ne puisse
plus s'en passer, de peur aussi que ses tuteurs ne me
grondent, de peur que les mères des autres ne disent: C'est
bien mal entendu! Elle est si peu riche! Que de temps perdu à
s'habiller, sans compter le temps où l'on est dans le monde!
Et puis cette parure, toute modeste qu'elle est, ne laisse pas
de coûter: les gazes, les rubans, etc.; car rien n'est si
exact, si long, si détaillé que la critique des femmes. Il ne
faut pas non plus la laisser trop danser; la danse l'échauffe
et ne lui sied pas bien: ses cheveux, médiocrement bien
arrangés par elle et par moi, lui donnent en se dérangeant un
air de rudesse; elle est trop rouge, et le lendemain elle a
mal à la tête ou un saignement de nez; mais elle aime la danse
avec passion: elle est assez grande, bien faite, agile, elle a
l'oreille parfaite; l'empêcher de danser serait empêcher un
daim de courir. Je viens de vous dire comment est ma fille
pour la taille; je vais vous dire ce qu'elle est pour le
reste. Figurez-vous un joli front, un joli nez, des yeux noirs
un peu enfoncés ou plutôt couverts, pas bien grands, mais
brillants et doux; les lèvres un peu grosses et très
vermeilles, les dents saines, une belle peau de brune, le
teint très animé, un cou qui grossit malgré tous les soins que
je me donne, une gorge qui serait belle si elle était plus
blanche, le pied et la main passables; voilà Cécile. Si vous
connaissiez madame R***, ou les belles paysannes du Pays-de-Vaud,
je pourrais vous en donner une idée plus juste. Voulez
vous savoir ce qu'annonce l'ensemble de cette figure? Je vous
dirai que c'est la santé, la bonté, la gaieté, la
susceptibilité d'amour et d'amitié, la simplicité de coeur et
la droiture d'esprit, et non l'extrême élégance, délicatesse,
finesse, noblesse. C'est une belle et bonne fille que ma
fille. Adieu, vous m'allez demander mille choses sur son
compte, et pourquoi j'ai dit: _Pauvre Cécile! que deviendra-t-elle?_
Eh bien! demandez; j'ai besoin d'en parler, et je n'ai
personne ici à qui je puisse en parler.



LETTRE II

Eh bien, oui. Un joli jeune homme savoyard habillé en fille.
C'est assez cela. Mais n'oubliez pas, pour vous la figurer
aussi jolie qu'elle est, une certaine transparence dans le
teint, je ne sais quoi de satiné, de brillant que lui donne
souvent une légère transpiration: c'est le contraire du mat,
du terne, c'est le satiné de la fleur rouge des pois
odoriférants. Voilà bien à présent ma Cécile. Si vous ne la
reconnaissiez pas en la rencontrant dans la rue, ce serait
votre faute. Pourquoi, dites-vous, un gros cou? C'est une
maladie de ce pays, un épaississement de la lymphe, un
engorgement dans les glandes, dont on n'a pu rendre raison
jusqu'ici. On l'a attribué longtemps aux eaux trop froides, ou
charriant du tuf; mais Cécile n'a jamais bu que de l'eau
panée, ou des eaux minérales. Il faut que cela vienne de
l'air: peut-être du souffle froid de certains vents, qui font
cesser quelquefois tout-à-coup la grande chaleur. On n'a point
de goîtres sur les montagnes; mais, à mesure que les vallées
sont plus étroites et plus profondes, on en voit davantage et
de plus gros. Ils abondent surtout dans les endroits où l'on
voit le plus d'imbéciles et d'écrouelleux. On y a trouvé des
remèdes, mais point encore de préservatifs, et il ne me paraît
pas décidé que les remèdes emportent entièrement le mal et
soient sans inconvénient pour la santé. Je redoublerai de soin
pour que Cécile soit toujours garantie du froid de l'air du
soir, et je ne ferai pas autre chose; mais je voudrais que le
Souverain promît des prix à ceux qui découvriraient la nature
de cette difformité, et qui indiqueraient les meilleurs moyens
de s'en préserver. Vous me demandez comment il arrive qu'on se
marie quand on n'a à mettre ensemble que trente-huit mille
francs, et vous êtes étonnée qu'étant fille unique je ne sois
pas plus riche. La question est étrange. On se marie, parce
qu'on est un homme et une femme, et qu'on se plaît; mais
laissons cela, je vous ferai l'histoire de ma fortune. Mon
grand-père, comme vous le savez, vint du Languedoc avec rien;
il vécut d'une pension que lui faisait le vôtre, et d'une
autre qu'il recevait de la Cour d'Angleterre. Toutes deux
cessèrent à sa mort. Mon père fut capitaine au service de
Hollande. Il vivait de sa paye et de la dot de ma mère, qui
fut de six mille francs. Ma mère, pour le dire en passant,
était d'une famille bourgeoise de cette ville, mais si jolie
et si aimable, que mon père ne se trouva jamais pauvre ni mal
assorti avec elle; et elle en fut si tendrement aimée, qu'elle
mourut de chagrin de sa mort. C'est à elle, non à moi ni à son
père, que Cécile ressemble. Puisse-t-elle avoir une vie aussi
heureuse, mais plus longue! Puisse même son sort être aussi
heureux, dût sa carrière n'être pas plus longue! Les six mille
francs de ma mère ont été tout mon bien. Mon mari avait quatre
frères. Son père donna à chacun d'eux dix mille francs quand
ils eurent vingt-cinq ans: il en a laissé encore dix mille aux
quatre cadets; le reste à l'aîné avec une terre estimée
quatre-vingt mille francs. C'était un homme riche pour ce
pays-ci, et qui l'aurait été dans votre province; mais quand
on a cinq fils, et qu'ils ne peuvent devenir ni prêtres ni
commerçants, c'est beaucoup de laisser à tous de quoi vivre.
La rente de nos vingt-six ou trente-huit mille francs suffit
pour nous donner toutes les jouissances que nous désirons;
mais vous voyez qu'on n'épousera pas Cécile pour sa fortune.
Il n'a pourtant tenu qu'à moi de la marier... Non, il n'a pas
tenu à moi; je n'aurais pu m'y résoudre, et elle-même n'aurait
pas voulu. Il s'agissait d'un jeune ministre son parent du
côté de ma mère, d'un petit homme pâle et maigre, choyé,
chauffé, caressé par toute sa famille. On le croit, pour
quelques mauvais vers, pour quelques froides déclamations, le
premier littérateur, le premier génie, le premier orateur de
l'Europe. Nous fûmes chez ses parents, ma fille et moi, il y a
environ six semaines. Un jeune lord et son gouverneur, qui
sont en pension dans cette maison, passèrent la soirée avec
nous. Après le goûté, on fit des jeux d'esprit; ensuite on
joua à colin-maillard, ensuite au loto. Le jeune Anglais est
en homme ce que ma fille est en femme, c'est un aussi joli
villageois anglais que Cécile est une belle villageoise du
Pays-de-Vaud. Il ne brilla pas aux jeux d'esprit, mais Cécile
eut bien plus d'indulgence pour son mauvais français que pour
le fade bel esprit de son cousin, ou, pour mieux dire, elle ne
prit point garde à celui-ci; elle s'était faite la gouvernante
et l'interprète de l'autre. A colin-maillard vous jugez bien
qu'il n'y eut point de comparaison entre leur adresse; au
loto, l'un était économe et attentif, l'autre distrait et
magnifique. Quand il fut question de s'en aller: _Jeannot_, dit
la mère, _tu ramèneras la Cécile; mais il fait froid, mets ta
redingote, boutonne-la bien_. La tante lui apporta des
galoches. Pendant qu'il se boutonnait comme un porte-manteau,
et semblait se préparer à un voyage de long cours, le jeune
Anglais monte l'escalier quatre à quatre, revient comme un
trait avec son chapeau, et offre la main à Cécile. Je ne pus
pas m'empêcher de rire, et je dis au cousin qu'il pouvait se
désemmaillotter. Si auparavant son sort auprès de Cécile eût
été douteux, ce moment le décidait. Quoiqu'il soit fils unique
de riches parents, et qu'il doive hériter de cinq ou six
tantes, Cécile n'épousera pas son cousin le ministre; ce
serait Agnès et le corps mort: mais, au lieu de ressusciter,
il pourrait devenir plus mort. Ce corps mort a un ami très
vivant, ministre aussi, qui est devenu amoureux de Cécile pour
l'avoir vue deux ou trois fois chez la mère de son ami. C'est
un jeune homme de la vallée du lac de Joux, beau, blond,
robuste, qui fait fort bien dix lieues par jour, qui chasse
plus qu'il n'étudie, et qui va tous les dimanches prêcher à
son annexe, à une lieue de chez lui; en été sans parasol, et
en hiver sans redingote ni galoches: il porterait au besoin
son pédant petit ami sur le bras. Si ce mari convenait à ma
fille, j'irais de grand coeur vivre avec eux dans une cure de
montagne; mais il n'a que sa paye de ministre pour toute
fortune, et ce n'est pas même la plus grande difficulté: je
crains la finesse montagnarde, et Cécile s'en accommoderait
moins que toute autre femme; d'ailleurs mes beaux-frères, ses
tuteurs, ne consentiraient jamais à une pareille alliance; et
moi-même je n'y consentirais qu'avec peine. La noblesse, dans
ce pays-ci, n'est bonne à rien du tout, ne donne aucun
privilège, aucun droit, aucune exemption; mais si cela la rend
plus ridicule chez ceux qui ont de la disposition à l'être,
cela la rend plus aimable et plus précieuse chez un petit
nombre d'autres. J'avoue que j'ai ces autres dans la tête
plutôt que je ne les connais. J'imagine des gens qui ne
pensent devenir ni chanoines, ni chevaliers de Malte, et qui
paient tous les impôts, mais qui se sentent plus obligés que
d'autres à être braves, désintéressés, fidèles à leur parole;
qui ne voient point de possibilité pour eux à commettre une
action lâche; qui croient avoir reçu de leurs ancêtres, et
devoir remettre à leurs enfants, une certaine fleur d'honneur
qui est à la vertu ce qu'est l'élégance des mouvements, ce
qu'est la grâce, à la force et à la beauté; qui conservent ce
vernis avec d'autant plus de soin qu'il est moins
définissable, et qu'eux-mêmes ne savent pas bien ce qu'il
pourrait supporter sans être détruit ou flétri. C'est ainsi
que l'on conserve une fleur délicate, un vase précieux. C'est
ainsi qu'un ami bien ami ne donne rien au hasard quand il
s'agit de son ami, qu'une femme ou une maîtresse bien fidèle
veille même sur ses pensées. Adieu, je vais m'amuser à rêver
aux belles délicates choses que je viens de vous dire. Je
souhaite qu'elles vous fassent aussi rêver agréablement.

P.-S. Peut-être ce que j'ai dit est-il vieux comme le monde,
et je le trouve même de nature à n'être pas neuf: mais
n'importe; j'y ai pris tant de plaisir, que j'ai peine à ne
pas revenir sur la même idée, et à ne pas vous la détailler
davantage. Ce privilège de la noblesse, qui ne consisterait
précisément que dans une obligation de plus, et plus stricte
et plus intimement sentie; qui parlerait au jeune homme plus
haut que sa conscience, et le rendrait scrupuleux malgré sa
fougue; au vieillard, et lui donnerait du courage malgré sa
faiblesse: ce privilège, dis-je, m'enchante, m'attache et me
séduit. Je ne puis souffrir que cette classe, idéale peut-être,
de la société, soit négligée par le Souverain, qu'on la
laisse oubliée dans l'oisiveté et dans la misère; car si elle
s'enrichit par un mariage d'argent, par le commerce, par des
spéculations de finance, ce n'est plus cela: la noblesse
devient roturière, ou, pour parler plus juste, ma chimère
s'évanouit.



LETTRE III

Si j'étais roi, je ne sais pas si je serais juste, quoique je
voulusse l'être; mais voici assurément ce que je ferais. Je
ferais un dénombrement bien exact de toute la noblesse
chapitrale de mon pays. Je donnerais à ces nobles quelque
distinction peu brillante, mais bien marquée, et je
n'introduirais personne dans cette classe d'élite. Je me
chargerais de leurs enfants quand ils en auraient plus de
trois. J'assignerais une pension à tous les chefs de famille
quand ils seraient tombés dans la misère, comme le roi
d'Angleterre en donne une aux pairs _en décadence_. Je formerais
une seconde classe des officiers qui seraient parvenus à
certains grades, de leurs enfants, de ceux qui auraient occupé
certains emplois, etc. Dans chaque province cette classe
serait libre de s'agréger tel ou tel homme qui se serait
distingué par quelque bonne action, un gentilhomme étranger,
un riche négociant, l'auteur de quelque invention utile. Le
peuple se nommerait des représentants, et ce serait un
troisième ordre dans la nation; celui-ci ne serait pas
héréditaire. Chacun des trois aurait certaines distinctions et
le soin de certaines choses, outre les charges qu'on donnerait
aux individus indistinctement avec le reste de mes sujets. On
choisirait dans les trois classes des députés qui, réunis,
seraient le conseil de la nation; ils habiteraient la
capitale. Je les consulterais sur tout. Ces conseillers
seraient à vie: ils auraient tous le pas devant le corps de la
noblesse. Chacun d'eux se nommerait un successeur, qui ne
pourrait être un fils, un gendre, ni un neveu; mais cette
nomination aurait besoin d'être examinée et confirmée par le
Souverain et par le conseil. Leurs enfants entreraient de
droit dans la classe noble. Les familles qui viendraient à
s'éteindre se trouveraient ainsi remplacées. Tout homme, en se
mariant, entrerait dans la classe de sa femme, et ses enfants
en seraient comme lui. Cette disposition aurait trois motifs.
D'abord les enfants sont encore plus certainement de la femme
que du mari. En second lieu, la première éducation, les
préjugés, on les tient plus de sa mère que de son père. En
troisième lieu, je croirais, par cet arrangement, augmenter
l'émulation chez les hommes, et faciliter le mariage pour les
filles qu'on peut supposer les mieux élevées et les moins
riches des filles épousables d'un pays. Vous voyez bien que,
dans ce superbe arrangement politique, ma Cécile n'est pas
oubliée. Je suis partie d'elle; je reviens à elle. Je la
suppose appartenant à la première classe: belle, bien élevée
et bonne comme elle est, je vois à ses pieds tous les jeunes
hommes de sa propre classe, qui ne voudraient pas déchoir, et
ceux d'une classe inférieure, qui auraient l'ambition de
s'élever. Réellement, il n'y aurait que cet ennoblissement qui
pût me plaire. Je hais tous les autres, parce qu'un souverain
ne peut donner avec des titres ce préjugé de noblesse, ce
sentiment de noblesse qui me paraît être l'unique avantage de
la noblesse. Supposé qu'ici l'homme ne l'acquît pas en se
mariant, les enfants le prendraient de leur mère. Voilà bien
assez de politique ou de rêverie.

Outre les deux hommes dont je vous ai parlé, Cécile a encore
un amant dans la classe bourgeoise; mais il la ferait plutôt
tomber avec lui qu'il ne s'élèverait avec elle. Il se bat,
s'enivre et voit des filles comme les nobles allemands et
quelques jeunes seigneurs anglais qu'il fréquente: il est
d'ailleurs bien fait et assez aimable; mais ses moeurs
m'effraieraient. Son oisiveté ennuie Cécile; et quoiqu'il ait
du bien, à force d'imiter ceux qui en ont plus que lui, il
pourra dans peu se trouver ruiné. Il y en a bien encore un
autre. C'est un jeune homme sage, doux, aimable, qui a des
talents et qui s'est voué au commerce. Ailleurs il pourrait y
faire quelque chose, mais ici cela ne se peut pas. Si ma fille
avait de la prédilection pour lui, et que ses oncles n'y
missent pas obstacle, je consentirais à aller vivre avec eux à
Genève, à Lyon, à Paris, partout où ils voudraient; mais le
jeune homme n'aime peut-être pas assez Cécile pour quitter son
sol natal, le plus agréable en effet qui existe, la vue de
notre beau lac et sa riante rive. Vous voyez, ma chère amie,
que, dans ces quatre amants, il n'y a pas un mari. Ce n'en est
pas un non plus que je pusse proposer à Cécile, qu'un certain
cousin fort noble, fort borné, qui habite un triste château où
l'on ne lit, de père en fils, que la Bible et la gazette. Et
le jeune lord? direz-vous. Que j'aurais de choses à vous
répondre! Je les garde pour une autre lettre. Ma fille me
presse d'aller faire un tour de promenade avec elle. Adieu.

LETTRE IV

Il y a huit jours que ma cousine (la mère du petit théologien)
étant malade, nous allâmes lui tenir compagnie ma fille et
moi. Le jeune lord, l'ayant appris, renonça à un pique-nique
que faisaient ce jour-là tous les Anglais qui sont à Lausanne,
et vint demander à être reçu chez ma cousine. Hors les heures
des repas, on ne l'y avait pas vu depuis le soir des galoches.
Il fut reçu d'abord un peu froidement; mais il marcha si
discrètement sur la pointe des pieds, parla si bas, fut
officieux de si bonne grâce, il apporta si joliment sa
grammaire française à Cécile pour qu'elle lui apprît à
prononcer, à dire les mots précisément comme elle, que ma
cousine et ses soeurs se radoucirent bientôt; mais tout cela
déplut au fils de la maison à proportion de ce que cela
plaisait au reste de la compagnie, et il en a conservé une
telle rancune, qu'à force de se plaindre du bruit que l'on
faisait sur sa tête et qui interrompait tantôt ses études,
tantôt son sommeil, il a engagé sa bonne et sotte mère à prier
milord et son gouverneur de chercher un autre logement. Ils
vinrent hier me le dire, et me demander si je voulais les
prendre en pension. Je refusai bien nettement, sans attendre
que Cécile eût pu avoir une idée ou former un souhait. Ensuite
ils se retranchèrent à me demander un étage de ma maison
qu'ils savaient être vide; je refusai encore. Mais seulement
pour deux mois, dit le jeune homme, pour un mois, pour quinze
jours, en attendant que nous ayons trouvé à nous loger
ailleurs. Peut-être nous trouverez-vous si discrets qu'alors
vous nous garderez. Je ne suis pas aussi bruyant que M. S. le
dit; mais quand je le serais naturellement, je suis sûr,
Madame, que vous et Mademoiselle votre fille ne m'entendrez
pas marcher, et hors la faveur de venir quelquefois ici
apprendre un peu de français, je ne demanderai rien avec
importunité. -- Je regardai Cécile; elle avait les yeux fixés
sur moi. Je vis bien qu'il fallait refuser; mais en vérité je
souffris presque autant que je faisais souffrir. Le gouverneur
démêla mes motifs, et arrêta les instances du jeune homme, qui
est venu ce matin me dire que n'ayant pu m'engager à le
recevoir chez moi, il s'était logé le plus près de nous qu'il
avait pu, et qu'il me demandait la permission de nous venir
voir quelquefois. Je l'ai accordée. Il s'en allait. Après
l'avoir conduit jusqu'à la porte, Cécile est venue
m'embrasser. Vous me remerciez, lui ai-je dit. Elle a rougi:
je l'ai tendrement embrassée. Des larmes ont coulé de mes
yeux. Elle les a vues, et je suis sûre qu'elle y a lu une
exhortation à être sage et prudente, plus persuasive que
n'aurait été le plus éloquent discours. Voilà mon beau-frère
et sa femme; je suis forcée de m'interrompre.

Tout se dit, tout se fait ici en un instant. Mon beau-frère a
appris que j'avais refusé de louer à un prix fort haut un
appartement qui ne me sert à rien. C'est le tuteur de ma
fille. Il loue à des étrangers des appartements chez lui,
quelquefois même toute sa maison. Alors il va à la campagne,
ou il y reste. Il m'a donc trouvée très extraordinaire, et m'a
beaucoup blâmée. J'ai dit pour toute raison que je n'avais pas
jugé à propos de louer. Cette manière de répondre lui a paru
d'une hauteur insupportable. Il commençait tout de bon à se
fâcher, quand Cécile a dit que j'avais sans doute des raisons
que je ne voulais pas dire; qu'il fallait les croire bonnes,
et ne me pas presser davantage. Je l'ai embrassée pour la
remercier: les larmes lui sont venues aux yeux à son tour. Mon
beau-frère et ma belle-soeur se sont retirés sans savoir
qu'imaginer de la mère ni de la fille. Je serai blâmée de
toute la ville. Je n'aurai pour moi que Cécile, et peut-être
le gouverneur du jeune lord. Vous ne comprenez rien sans doute
à ce louage, à ces étrangers, au chagrin que mon beau-frère
m'a témoigné. Connaissez-vous Plombières, ou Bourbonne, ou
Barège? D'après ce que j'en ai entendu dire, Lausanne
ressemble assez à tous ces endroits-là. La beauté de notre
pays, notre Académie et M. Tissot nous amènent des étrangers
de tous les pays, de tous les âges, de tous les caractères,
mais non de toutes les fortunes. Il n'y a guère que les gens
riches qui puissent vivre hors de chez eux. Nous avons donc,
surtout, des seigneurs anglais, des financières françaises, et
des princes allemands qui apportent de l'argent à nos
aubergistes, aux paysans de nos environs, à nos petits
marchands et artisans, et à ceux de nous qui ont des maisons à
louer en ville ou à la campagne, et qui appauvrissent tout le
reste en renchérissant les denrées et la main-d'oeuvre, et en
nous donnant le goût avec l'exemple d'un luxe peu fait pour
nos fortunes et nos ressources. Les gens de Plombières, de
Spa, de Barège ne vivent pas avec leurs hôtes, ne prennent pas
leurs habitudes ni leurs moeurs. Mais nous, dont la société est
plus aimable, dont la naissance ne le cède souvent pas à la
leur, nous vivons avec eux, nous leur plaisons, quelquefois
nous les formons, et ils nous gâtent. Ils font tourner la tête
à nos jeunes filles, ils donnent à ceux de nos jeunes hommes
qui conservent des moeurs simples un air gauche et plat; aux
autres le ridicule d'être des singes et de ruiner souvent leur
bourse et plus souvent leur santé. Les ménages, les mariages
n'en vont pas mieux non plus, pour avoir dans nos coteries
d'élégantes Françaises, de belles Anglaises, de jolis Anglais,
d'aimables roués Français; et supposé que cela ne gâte
pourtant pas beaucoup de mariages, cela en empêche beaucoup.
Les jeunes filles trouvent leurs compatriotes peu élégants.
Les jeunes hommes trouvent les filles trop coquettes. Tous
craignent l'économie à laquelle le mariage les obligerait; et
s'ils ont quelque disposition, les uns à avoir des maîtresses,
les autres à avoir des amants, rien n'est si naturel ni si
raisonnable que cette appréhension d'une situation étroite et
gênée. J'ai trouvé longtemps fort injuste qu'on jugeât plus
sévèrement les moeurs d'une femme de marchand ou d'avocat que
celles de la femme d'un fermier-général ou d'un duc. J'avais
tort. Celle-là se corrompt davantage, et fait bien plus de mal
que celle-ci à son mari: elle le rend plus ridicule, parce
qu'elle lui rend sa maison désagréable, et qu'à moins de le
tromper bien complètement, elle l'en bannit. Or, s'il s'en
laisse bannir, il passe pour un benêt; s'il se laisse tromper,
pour un sot: de manière ou d'autre il perd toute
considération, et ne fait rien avec succès de ce qui en
demande. Le public le plaint, et trouve sa femme odieuse parce
qu'elle le rend à plaindre. Chez des gens riches, chez des
grands, dans une maison vaste, personne n'est à plaindre. Le
mari a des maîtresses s'il en veut avoir, et c'est presque
toujours par lui que le désordre commence. On lui rend trop de
respect pour qu'il paraisse ridicule. La femme ne parait point
odieuse et ne l'est point. Joignez à cela qu'elle traite bien
ses domestiques, qu'elle peut faire élever ses enfants,
qu'elle est charitable, qu'on danse et mange chez elle. Qui
est-ce qui se plaint, et combien de gens n'ont pas à se louer?
En vérité, pour ce monde, l'argent est bon à tout. Il achète
jusqu'à la facilité de conserver des vertus dans le désordre,
d'être vicieux avec le moins d'inconvénients possibles. Un
temps vient, je l'avoue, où il n'achète plus rien de ce que
l'on désire, et où des hommes et des femmes, gâtés longtemps
par son enivrante possession, trouvent affreux qu'il ne puisse
leur procurer un instant de santé ou de vie, ni la beauté, ni
la jeunesse, ni le plaisir, ni la vigueur: mais combien de
gens cessent de vivre avant que son insuffisance se fasse si
cruellement sentir? Voici une bien longue lettre. Je suis
fatiguée d'écrire. Adieu, ma chère amie.

Je m'aperçois que je n'ai parlé que des femmes infidèles
riches ou pauvres; j'aurais la même chose à dire des maris.
S'ils ne sont pas riches, ils donnent à une maîtresse le
nécessaire de leurs femmes; s'ils sont riches, ce n'est que du
superflu, et ils leur laissent mille amusements, mille
ressources, mille consolations. Pour laisser épouser à ma
fille un homme sans fortune, je veux qu'ils s'aiment
passionnément: s'il est question d'un grand seigneur fort
riche, j'y regarderai peut-être d'un peu moins près.



LETTRE V

Votre mari trouve donc ma législation bien absurde, et il
s'est donné la peine de faire une liste des inconvénients de
mon projet. Que ne me remercie-t-il, l'ingrat, d'avoir arrêté
sa pensée sur mille objets intéressants, de l'avoir fait
réfléchir en huit jours plus qu'il n'avait peut-être réfléchi
en toute sa vie. Je vais répondre à quelques-unes de ses
objections. "Les jeunes hommes mettraient trop d'application à
plaire aux femmes qui pourraient les élever à une classe
supérieure." Pas plus qu'ils n'en mettent aujourd'hui à
séduire et à tromper les femmes de toutes les classes.

"Les maris, élevés par leurs femmes à une classe supérieure,
leur auraient trop d'obligation." Outre que je ne verrais pas
un grand inconvénient à cette reconnaissance, le nombre des
obligés serait très petit, et il n'y aurait pas plus de mal à
devoir à sa femme sa noblesse que sa fortune; obligation que
nous voyons contracter tous les jours.

"Les filles feraient entrer dans la classe noble, non les gens
de plus de mérite, mais les plus beaux." Les filles
dépendraient de leurs parents comme aujourd'hui; et quand il
arriverait qu'elles ennobliraient de temps en temps un homme
qui n'aurait de mérite que sa figure, quel grand mal y aurait-il?
Leurs enfants en seraient plus beaux, la noblesse se
verrait rembellie. Un seigneur espagnol dit un jour à mon
père: Si vous rencontrez à Madrid un homme bien laid, petit,
faible, malsain, soyez sûr que c'est un grand d'Espagne. Une
plaisanterie et une exagération ne sont pas un argument, mais
votre mari conviendra bien qu'il y a par tout pays quelque
fondement au discours de l'Espagnol. Revenons à sa liste
d'inconvénients.

"Un gentilhomme aimerait une fille de la seconde classe,
belle, vertueuse, et il ne pourrait l'épouser." Pardonnez-moi,
il l'épouserait. "Mais il s'avilirait." Non, tout le monde
applaudirait au sacrifice. Et ne pourrait-il pas remonter
au-dessus même de sa propre classe, en se faisant nommer, à force
de mérite, membre du conseil de la nation et du roi? Ne
ferait-il pas rentrer par là ses enfants dans leur classe
originaire? Et ses fils d'ailleurs n'y pourraient-ils pas
rentrer par des mariages? "Et quelles seraient les fonctions
de ce conseil de la nation? De quoi s'occuperait-il? Dans
quelles affaires jugerait-il?" Ecoutez, mon cousin: la
première fois qu'un souverain me demandera l'explication de
mon projet, dans l'intention d'en faire quelque chose, je
l'expliquerai, et le détaillerai de mon mieux; et s'il se
trouve à l'examen aussi mal imaginé et aussi impraticable que
vous le croyez, je l'abandonnerai courageusement. "Il est bien
d'une femme", dites-vous: à la bonne heure, je suis une femme,
et j'ai une fille. J'ai un préjugé pour l'ancienne noblesse;
j'ai du faible pour mon sexe: il se peut que je ne sois que
l'avocat de ma cause, au lieu d'être un juge équitable dans la
cause générale de la société. Si cela est, ne me trouvez-vous
pas bien excusable? Ne permettrez-vous pas aux Hollandais de
sentir plus vivement les inconvénients qu'aurait pour eux la
navigation libre de l'Escaut, que les arguments de leur
adversaire en faveur du droit de toutes les nations sur toutes
les rivières? Vous me faites souvenir que cette Cécile, pour
qui je voudrais créer une monarchie d'une espèce toute
nouvelle, ne serait que de la seconde classe, si cette
monarchie avait été créée avant nous, puisque mon père serait
devenu de la classe de sa femme, et mon mari de la mienne. Je
vous remercie de m'avoir répondu si gravement. C'est plus
d'honneur, je ne dirai pas que je ne mérite, mais que je
n'espérais. Adieu mon cousin. Je retourne à votre femme.

Vous êtes enchantée de Cécile, et vous avez bien raison. Vous
me demandez comment j'ai fait pour la rendre si robuste, pour
la conserver si fraîche et si saine. Je l'ai toujours eue
auprès de moi, elle a toujours couché dans ma chambre, et,
quand il faisait froid, dans mon lit. Je l'aime uniquement:
cela rend bien clairvoyante et bien attentive. Vous me
demandez si elle n'a jamais été malade. Vous savez qu'elle a
eu la petite vérole. Je voulais la faire inoculer, mais je fus
prévenue par la maladie; elle fut longue et violente. Cécile
est sujette à de grands maux de tête: elle a eu tous les
hivers des engelures aux pieds qui la forcent quelquefois à
garder le lit. J'ai encore mieux aimé cela que de l'empêcher
de courir dans la neige, et de se chauffer ensuite quand elle
avait bien froid. Pour ses mains, j'avais si peur de les voir
devenir laides, que je suis venue à bout de les garantir. Vous
demandez comment je l'ai élevée. Je n'ai jamais eu d'autre
domestique qu'une fille élevée chez ma grand-mère, et qui a
servi ma mère. C'est auprès d'elle, dans son village, chez sa
nièce, que je la laissai quand je passai quinze jours avec
vous à Lyon, et lorsque j'allai vous voir chez notre vieille
tante. J'ai enseigné à lire et à écrire à ma fille dès qu'elle
a pu prononcer et remuer les doigts; pensant, comme l'auteur
de Séthos, que nous ne savons bien que ce que nous avons
appris machinalement. Depuis l'âge de huit ans jusqu'à seize
elle a pris tous les jours une leçon de latin et de religion
de son cousin, le père du pédant et jaloux petit amant, et une
de musique d'un vieux organiste fort habile. Je lui ai appris
autant d'arithmétique qu'une femme a besoin d'en savoir. Je
lui ai montré à coudre, à tricoter et à faire de la dentelle.
J'ai laissé tout le reste au hasard. Elle a appris un peu de
géographie en regardant des cartes qui pendent dans mon
antichambre, elle a lu ce qu'elle a trouvé en son chemin quand
cela l'amusait, elle a écouté ce qu'on disait quand elle en a
été curieuse, et que son attention n'importunait pas. Je ne
suis pas bien savante; ma fille l'est encore moins. Je ne me
suis pas attachée à l'occuper toujours: je l'ai laissée
s'ennuyer quand je n'ai pas su l'amuser. Je ne lui ai point
donné de maîtres chers. Elle ne joue point de la harpe. Elle
ne sait ni l'italien, ni l'anglais. Elle n'a eu que trois mois
de leçons de danse. Vous voyez bien qu'elle n'est pas très
merveilleuse; mais, en vérité, elle est si jolie, si bonne, si
naturelle, que je ne pense pas que personne voulût y rien
changer. Pourquoi, direz-vous, lui avez-vous fait apprendre le
latin? Pour qu'elle sût le français sans que j'eusse la peine
de la reprendre sans cesse, pour l'occuper, pour être
débarrassée d'elle et me reposer une heure tous les jours; et
cela ne nous coûtait rien. Mon cousin le professeur avait plus
d'esprit que son fils et toute la simplicité qui lui manque.
C'était un excellent homme. Il aimait Cécile, et, jusqu'à sa
mort, les leçons qu'il lui donnait ont été aussi agréables
pour lui que profitables pour elle. Elle l'a servi pendant sa
dernière maladie, comme elle eût pu servir son père, et
l'exemple de patience et de résignation qu'il lui a donné a
été une dernière leçon plus importante que toutes les autres,
et qui a rendu toutes les autres plus utiles. Quand elle a mal
à la tête, quand ses engelures l'empêchent de faire ce qu'elle
voudrait, quand on lui parle d'une maladie épidémique qui
menace Lausanne (nous y sommes sujets aux épidémies), elle
songe à son cousin le professeur, et elle ne se permet ni
plainte, ni impatience, ni terreur excessive.

Vous êtes bien bonne de me remercier de mes lettres. C'est à
moi à vous remercier de vouloir bien me donner le plaisir de
les écrire.

LETTRE VI

N'y avait-il pas d'inconvénient, me dites-vous, à laisser
lire, à laisser écouter? N'aurait-il pas mieux valu, etc.?
J'abrège, je ne transcris pas toutes vos phrases, parce
qu'elles m'ont fait de la peine. Peut-être aurait-il mieux
valu faire apprendre plus ou moins, ou autre chose; peut-être
y avait-il de l'inconvénient, etc. Mais songez que ma fille et
moi ne sommes pas un roman comme Adèle et sa mère, ni une
leçon, ni un exemple à citer. J'aimais ma fille uniquement;
rien, à ce qu'il me semble, n'a partagé mon attention, ni
balancé dans mon coeur son intérêt. Supposé qu'avec cela j'aie
mal fait ou n'aie pas fait assez, prenez-vous en, si vous avez
foi à l'éducation, prenez-vous en, en remontant d'enfants à
pères et mères, à Noé ou Adam, qui, élevant mal leurs enfants,
ont transmis de père en enfant une mauvaise éducation à
Cécile. Si vous avez plus de foi à la nature, remontez plus
haut encore, et pensez, quelque système qu'il vous plaise
d'adopter, que je n'ai pu faire mieux que je n'ai fait. Après
la réception de votre lettre, je me suis assise vis-à-vis de
Cécile; je l'ai vue travailler avec adresse, activité et
gaieté. L'esprit rempli de ce que vous m'avez écrit, les
larmes me sont venues aux yeux; elle s'est mise à jouer du
clavecin pour m'égayer. Je l'ai envoyée à l'autre extrémité de
la ville; elle est allée et revenue sans souffrir, quoiqu'il
fasse très froid. Des visites ennuyeuses sont venues; elle a
été douce, obligeante et gaie. Le petit lord l'a priée
d'accepter un billet de concert; son offre lui a fait plaisir,
et, sur un regard de moi, elle a refusé de bonne grâce. Je
vais me coucher tranquille. Je ne croirai point l'avoir mal
élevée. Je ne me ferai point de reproches. L'impression de
votre lettre est presque effacée. Si ma fille est malheureuse,
je serai malheureuse; mais je n'accuserai point le coeur tendre
d'une mère dévouée à son enfant. Je n'accuserai point non plus
ma fille; j'accuserai la société, le sort; ou bien je
n'accuserai point, je ne me plaindrai point, je me soumettrai
en silence avec patience et courage. Ne me faites point
d'excuses de votre lettre, oublions-la. Je sais bien que vous
n'avez pas voulu me faire de la peine: vous avez cru consulter
un livre ou interroger un auteur. Demain je reprendrai celle-ci
avec un esprit plus tranquille.

Votre mari ne veut pas que je me plaigne des étrangers qu'il y
a à Lausanne, disant que le nombre des gens à qui ils font du
bien est plus grand que celui des gens à qui ils nuisent. Cela
se peut, et je ne me plains pas. Outre cette raison généreuse
et réfléchie, l'habitude nous rend ce concours d'étrangers
assez agréable. Cela est plus riant et plus gai. Il semble
aussi que ce soit un hommage que l'univers rende à notre
charmant pays; et, au lieu de lui, qui n'a point d'amour-propre,
nous recevons cet hommage avec orgueil. D'ailleurs,
qui sait si en secret toutes les filles ne voient pas un mari,
toutes les mères un gendre dans chaque carrosse qui arrive?
Cécile a un nouvel adorateur qui n'est point venu de Paris ni
de Londres. C'est le fils de notre baillif, un beau jeune
Bernois, couleur de rose et blanc, et le meilleur enfant du
monde. Après nous avoir rencontrées deux ou trois fois, je ne
sais où, il nous est venu voir avec assez d'assiduité, et ne
m'a pas laissé ignorer que c'était en cachette, tant il trouve
évident que des parents bernois devraient être fâchés de voir
leur fils s'attacher à une sujette du Pays de Vaud. Qu'il
vienne seulement, le pauvre garçon, en cachette ou autrement;
il ne fera point de mal à Cécile, ni de tort à sa réputation;
et M. le baillif, ni Madame la baillive n'auront point de
séduction à nous reprocher. Le voilà qui vient avec le jeune
lord. Je vous quitte pour les recevoir. Voilà aussi le petit
ministre mort et le ministre en vie. J'attends le jeune faraud
et le jeune négociant, et bien d'autres. Cécile a aujourd'hui
une journée. Il nous viendra de jeunes filles, mais elles sont
moins empressées aujourd'hui que les jeunes hommes. Cécile m'a
priée de rester au logis, et de faire les honneurs de sa
journée, tant parce qu'elle est plus à son aise quand je suis
auprès d'elle, que parce qu'elle a trouvé l'air trop froid
pour me laisser sortir.



LETTRE VII

Vous voudriez, dans votre enchantement de Cécile et dans votre
fierté pour vos parentes, que je bannisse de chez moi le fils
du baillif. Vous avez tort, vous êtes injuste. La fille la
plus riche et la mieux née du Pays-de-Vaud est un mauvais
parti pour un Bernois, qui en se mariant bien chez lui se
donne plus que de la fortune; car il se donne de l'appui, de
la facilité à entrer dans le gouvernement. Il se met dans la
voie de se distinguer, de rendre ses talents utiles à
lui-même, à ses parents et à sa patrie. Je loue les pères et mères
de sentir tout cela et de garder leurs fils des filets qu'on
pourrait leur tendre ici. D'ailleurs, une fille de Lausanne
aurait beau devenir baillive, et même conseillère, elle
regretterait à Berne le lac de Genève et ses rives charmantes.
C'est comme si on menait une fille de Paris être princesse en
Allemagne. Mais je voudrais que les Bernoises épousassent plus
souvent des hommes du Pays-de-Vaud; qu'il s'établît entre
Berne et nous plus d'égalité, plus d'honnêteté; que nous
cessassions de nous plaindre, quelquefois injustement, de la
morgue bernoise, et que les Bernois cessassent de donner une
ombre de raison à nos plaintes. On dit que les rois de France
ont été obligés, en bonne politique, de rendre les grands
vassaux peu puissants, peu propres à donner de l'ombrage. Ils
ont bien fait sans doute; il faut avant toute chose assurer la
tranquillité d'un état: mais je sens que j'aurais été
incapable de cette politique que j'approuve. J'aime si fort
tout ce qui est beau, tout ce qui prospère, que je ne pourrais
ébrancher un bel arbre, quand il n'appartiendrait à personne,
pour donner plus de nourriture ou de soleil aux arbres que
j'aurais plantés.

Tout va chez moi comme il allait en apparence; mais je crains
que le coeur de ma fille ne se blesse chaque jour plus
profondément. Le jeune Anglais ne lui parle pas d'amour: je ne
sais s'il en a, mais toutes ses attentions sont pour elle.
Elle reçoit un beau bouquet les jours de bal. Il l'a menée en
traîneau. C'est avec elle qu'il voudrait toujours danser:
c'est à elle ou à moi qu'il offre le bras quand nous sortons
d'une assemblée. Elle ne me dit rien; mais je la vois contente
ou rêveuse, selon qu'elle le voit ou ne le voit pas, selon que
ses préférences sont plus ou moins marquées. Notre vieux
organiste est mort. Elle m'a priée d'employer l'heure de cette
leçon à lui enseigner l'anglais. J'y ai consenti. Elle le
saura bien vite. Le jeune homme s'étonne de ses progrès, et ne
pense pas que c'est à lui qu'ils sont dûs. On commençait à les
faire jouer ensemble partout où ils se rencontraient: je n'ai
pas voulu qu'elle jouât. J'ai dit qu'une fille qui joue aussi
mal que la mienne a tort de jouer, et que je serais bien
fâchée que de sitôt elle apprît à jouer. Là-dessus le jeune
Anglais a fait faire le plus petit damier et les plus petites
dames possibles, et les porte toujours dans sa poche. Le moyen
d'empêcher ces enfants de jouer! Quand les dames ennuieront
Cécile, il aura, dit-il, de petits échecs. Il ne voit pas
combien il est peu à craindre qu'elle s'ennuie. On parle tant
des illusions de l'amour-propre; cependant il est bien rare,
quand on est véritablement aimé, qu'on croie l'être autant
qu'on l'est. Un enfant ne voit pas combien il occupe
continuellement sa mère. Un amant ne voit pas que sa maîtresse
ne voit et n'entend partout que lui. Une maîtresse ne voit pas
qu'elle ne dit pas un mot, qu'elle ne fait pas un geste qui ne
fasse plaisir ou peine à son amant. Si on le savait, combien
on s'observerait, par pitié, par générosité, par intérêt, pour
ne pas perdre le bien inestimable et incompensable d'être
tendrement aimé.

Le gouverneur du jeune lord, ou celui que j'ai appelé son
gouverneur, est son parent d'une branche aînée, mais non
titrée. Voilà ce que m'a dit le jeune homme. L'autre n'a pas
beaucoup d'années de plus, et il y a dans sa physionomie, dans
tout son extérieur, je ne sais quel charme que je n'ai vu qu'à
lui. Il ne se moquerait pas, comme votre ami, de mes idées sur
la noblesse. Peut-être les trouverait-il triviales, mais il ne
les trouverait pas obscures. L'autre jour il disait: _Un roi
n'est pas toujours un gentilhomme;_ enfin, chimériques ou non,
mes idées existent dans d'autres imaginations que la mienne.

Mon Dieu, que je suis occupée de ce qui se passe ici, et
embarrassée de la conduite que je dois tenir! Le parent de
Milord (je l'appelle _Milord_ par excellence, quoiqu'il y en ait
bien d'autres, parce que je ne veux pas le nommer, et je ne
veux pas le nommer par la même raison qui fait que je ne me
signe pas et que je ne nomme personne; les accidents qui
peuvent arriver aux lettres me font toujours peur): le parent
de Milord est triste. Je ne sais si c'est pour avoir éprouvé
des malheurs, ou par une disposition naturelle. Il demeure à
deux pas de chez moi: il se met à y venir tous les jours; et,
assis au coin du feu, caressant mon chien, lisant la gazette
ou quelque journal, il me laisse régler mon ménage, écrire mes
lettres, diriger l'ouvrage de Cécile. Il corrigera, dit-il,
ses thèmes quand elle en pourra faire, et lui fera lire la
gazette anglaise pour l'accoutumer au langage vulgaire et
familier. Faut-il le renvoyer? Ne m'est-il pas permis, en lui
laissant voir ce que sont du matin au soir la fille et la
mère, de l'engager à favoriser un établissement brillant et
agréable pour ma fille, de l'obliger à dire du bien de nous au
père et à la mère du jeune homme? Faut-il que j'écarte ce qui
pourrait donner à Cécile l'homme qui lui plaît? je ne veux pas
dire encore l'homme qu'elle aime. Elle aura bientôt dix-huit
ans. La nature peut-être plus que le coeur.... Dira-t-on de la
première femme, vers laquelle un jeune homme se sentira
entraîné, qu'elle en soit aimée?

Vous voudriez que je fisse apprendre la chimie à Cécile, parce
qu'en France toutes les jeunes filles l'apprennent. Cette
raison ne me paraît pas concluante; mais Cécile, qui en entend
parler autour d'elle assez souvent, lira là-dessus ce qu'elle
voudra. Quant à moi, je n'aime pas la chimie. Je sais que nous
devons aux chimistes beaucoup de découvertes et d'inventions
utiles, et beaucoup de choses agréables; mais leurs opérations
ne me font aucun plaisir. Je considère la nature en amant; ils
l'étudient en anatomistes.



LETTRE VIII

Il arriva l'autre jour une chose qui me donna beaucoup
d'émotion et d'alarme. Je travaillais, et mon Anglais
regardait le feu sans rien dire, quand Cécile est revenue
d'une visite qu'elle avait faite, pâle comme la mort. J'ai été
très effrayée. Je lui ai demandé ce qu'elle avait, ce qui lui
était arrivé. L'Anglais, presque aussi effrayé que moi,
presqu'aussi pâle qu'elle, l'a suppliée de parler. Elle ne
nous répondait pas un mot. Il a voulu sortir, disant que
c'était lui sans doute qui l'empêchait de parler: elle l'a
retenu par son habit, et s'est mise à pleurer, à sangloter,
pour mieux dire. Je l'ai embrassée, je l'ai caressée, nous lui
avons donné à boire: ses larmes coulaient toujours. Notre
silence à tous a duré plus d'une demi-heure. Pour la laisser
plus en repos, j'avais repris mon ouvrage, et il s'était remis
à caresser le chien. Elle nous a dit enfin: Il me serait bien
difficile de vous expliquer ce qui m'a tant affectée, et mon
chagrin me fait plus de peine que la chose même qui le cause.
Je ne sais pourquoi je m'afflige, et je suis fâchée surtout de
m'affliger. Qu'est-ce que cela veut dire, maman? M'entendriez-vous
quand je ne m'entends pas moi-même? Je suis pourtant
assez tranquille dans ce moment pour vous dire ce que c'est.
Je le dirai devant Monsieur. Il s'est donné trop de peine pour
moi, il m'a montré trop de pitié, pour que je puisse lui
montrer de la défiance. Moquez-vous tous deux de moi si vous
le voulez: je me moquerai peut-être de moi avec vous; mais
promettez-moi, Monsieur, de ne dire ce que je dirai à
personne. -- Je vous le promets, Mademoiselle, a-t-il dit. --
Répétez _à personne_. -- A personne. -- Et vous, vous, maman, je
vous prie de ne m'en parler à moi-même que quand j'en parlerai
la première. J'ai vu Milord dans la boutique vis-à-vis d'ici.
Il parlait à la femme de chambre de Madame de ***. Elle n'en a
pas dit davantage. Nous ne lui avons rien répondu. Un instant
après Milord est entré. Il lui a demandé si elle voulait faire
un tour en traîneau. Elle lui a dit: Non, pas aujourd'hui,
mais demain, s'il y a encore de la neige. Alors, s'étant
approché d'elle, il a remarqué qu'elle était pâle et qu'elle
avait les yeux gros. Il a demandé timidement ce qu'elle avait.
Son parent lui a répondu d'un ton ferme qu'on ne pouvait pas
le lui dire. Il n'a pas insisté. Il est resté rêveur; et, un
quart d'heure après, quelques femmes étant entrées, ils s'en
sont allés tous deux. Cécile s'est assez bien remise. Nous
n'avons reparlé de rien. Seulement en se couchant elle m'a
dit: Maman, en vérité, je ne sais pas si je souhaite que la
neige se fonde, ou qu'elle reste. Je ne lui répondis pas. La
neige se fondit; mais on s'est revu depuis comme auparavant.
Cécile m'a paru cependant un peu plus sérieuse et réservée. La
femme de chambre est jolie, et sa maîtresse aussi. Je ne sais
laquelle des deux l'a inquiétée; mais, depuis ce moment-là, je
crains que tout ceci ne devienne bien sérieux. Je n'ai pas le
temps d'en dire davantage aujourd'hui; mais je vous écrirai
bientôt.

Votre homme m'a donc enfin entendue, puisqu'il a dit: _Si un
roi peut n'être pas un gentilhomme, un manant pourra donc en
être un_. Soit; mais je suppose, en faveur des nobles de
naissance, que la noblesse de sentiment se trouvera plus
souvent parmi eux qu'ailleurs. Il veut que, dans mon royaume,
le roi anoblisse les héros; un de Ruiter, un Tromp, un Fabert:
à la bonne heure.



LETTRE IX

Ce latin vous tient bien au coeur, et vous vous en souvenez
longtemps. Savez-vous le latin? dites-vous. Non; mais mon père
m'a dit cent fois qu'il était fâché de ne me l'avoir pas fait
apprendre. Il parlait très bien français. Lui et mon grand-père
ne m'ont pas laissé parler très-mal, et voilà ce qui me
rend plus difficile qu'une autre. Pour ma fille, on voit,
quand elle écrit, qu'elle sait sa langue; mais elle parle fort
incorrectement. Je la laisse dire. J'aime ses négligences, ou
parce qu'elles sont d'elle, ou parce qu'en effet elles sont
agréables. Elle est plus sévère: si elle me voit faire une
faute d'orthographe, elle me reprend. Son style est beaucoup
plus correct que le mien; aussi n'écrit-elle que le moins
qu'elle peut: c'est trop de peine. Tant mieux. On ne fera pas
aisément sortir un billet de ses mains. Vous demandez si ce
latin ne la rend pas orgueilleuse. Mon Dieu, non. Ce que l'on
apprend jeune ne nous paraît pas plus étrange, pas plus beau à
savoir, que respirer et marcher. Vous demandez comment il se
fait que je sache l'anglais. Ne vous souvient-il pas que nous
avions, vous et moi, une tante qui s'était retirée en
Angleterre pour cause de religion? Sa fille, ma tante à la
mode de Bretagne, a passé trois ans chez mon père dans ma
jeunesse, peu après mon voyage en Languedoc. C'était une
personne d'esprit et de mérite. Je lui dois presque tout ce
que je sais, et l'habitude de penser et de lire. Revenons à
mon chapitre favori et à mes détails ordinaires.

La semaine dernière nous étions dans une assemblée où M.
Tissot amena une Française d'une figure charmante, les plus
beaux yeux qu'on puisse voir, toute la grâce que peut donner
la hardiesse jointe à l'usage du monde. Elle était vêtue dans
l'excès de la mode, sans être pour cela ridicule. Un immense
cadogan descendait plus bas que ses épaules, et de grosses
boucles flottaient sur sa gorge. Le petit Anglais et le
Bernois étaient sans cesse autour d'elle, plutôt encore dans
l'étonnement que dans l'admiration; du moins l'Anglais, que
j'observais beaucoup. Tant de gens s'empressèrent autour de
Cécile, que, si elle fut affectée de cette désertion, elle
n'eut pas le temps de le laisser voir. Seulement, quand Milord
voulut faire sa partie de dames, elle lui dit qu'ayant un peu
mal à la tête, elle aimait mieux ne pas jouer. Tout le soir
elle resta assise auprès de moi, et fit des découpures pour
l'enfant de la maison. Je ne sais si le petit lord sentit ce
qui se passait en elle; mais, ne sachant que dire à sa
Parisienne, il s'en alla. Comme nous sortions de la salle, il
se trouva à la porte parmi les domestiques. Je ne sais si
Cécile aura un moment aussi agréable dans tout le reste de sa
vie. Deux jours après il passait la soirée chez moi avec son
parent, le Bernois et deux ou trois jeunes parentes de Cécile;
on se mit à parler de la dame française. Les deux jeunes gens
louèrent sans miséricorde ses yeux, sa taille, sa démarche,
son habillement. Cécile ne disait rien; je disais peu de
chose. Enfin, ils louèrent sa forêt de cheveux. -- Ils sont
faux, dit Cécile. -- Ha, ha! Mademoiselle Cécile, dit le
Bernois, les jeunes dames sont toujours jalouses les unes des
autres! Avouez la dette! N'est-il pas vrai que c'est par
envie? -- Il me semblait que Milord souriait. Je me fâchai tout
de bon: Ma fille ne sait ce que c'est que l'envie, leur dis-je.
Elle loua hier, comme vous, les cheveux de l'étrangère
chez une femme de ma connaissance que l'on était occupé à
coiffer. Son coiffeur, qui sortait de chez la dame parisienne,
nous dit que ce gros cadogan et ces grosses boucles étaient
fausses. Si ma fille avait quelques années de plus, elle se
serait tue; à son âge, et quand on a sur sa tête une véritable
forêt, il est assez naturel de parler. Ne nous soutîntes-vous
pas hier avec vivacité, continuai-je en m'adressant au
Bernois, que vous aviez le plus grand chien du pays? Et vous,
Milord, nous avez-vous permis de douter que votre cheval ne
fût plus beau que celui de monsieur un tel et de milord un
tel? Cécile, embarrassée, souriait et pleurait en même temps.
Vous êtes bien bonne, maman, a-t-elle dit, de prendre si
vivement mon parti. Mais dans le fond j'ai eu tort; il eût
mieux valu me taire. J'étais encore de mauvaise humeur.
Monsieur, ai-je dit au Bernois, toutes les fois qu'une femme
paraîtra jalouse des louanges que vous donnerez à une autre,
loin de le lui reprocher, remerciez-la dans votre coeur, et
soyez bien flatté. -- Je ne sais, a dit le parent de Milord,
s'il y aurait lieu de l'être. Les femmes veulent plaire aux
hommes, les hommes aux femmes, la nature l'a ainsi ordonné.
Qu'on veuille profiter des dons qu'on en a reçus, et n'en pas
laisser jouir à ses dépens un usurpateur, me paraît encore si
naturel, que je ne vois pas comment on peut le trouver
mauvais. Si on louait un autre auprès de ces dames d'une chose
que j'aurais faite, assurément je dirais: C'est moi. Et puis,
il y a un certain esprit de vérité qui, dans le premier
instant, ne consulte ni les inconvénients, ni les avantages.
Supposé que Mademoiselle eût de faux cheveux, et qu'on les eût
admirés, je suis sûr qu'elle aurait aussi dit: Ils sont faux.
-- Sans doute, Monsieur, a dit Cécile, mais je vois bien
pourtant qu'il ne sied pas de le dire de ceux d'une autre.
Dans le moment, le hasard nous a amené une jeune femme, son
mari et son frère. Cécile s'est mise à son clavecin; elle leur
a joué des allemandes et des contredanses, et on a dansé. --
Bonsoir, ma mère et ma protectrice, m'a dit Cécile en se
couchant; bonsoir, mon Don Quichotte. J'ai ri. Cécile se
forme, et devient tous les jours plus aimable. Puisse-t-elle
n'acheter pas ses agréments trop cher!



LETTRE X

Je crains bien que Cécile n'ait fait une nouvelle conquête; et
si cela est, je me consolerai, je pense, de sa prédilection
pour son lord. Si ce n'est même qu'une prédilection, elle
pourrait bien n'être pas une sauvegarde suffisante. L'homme en
question est très aimable. C'est un gentilhomme de ce pays,
capitaine au service de France, qui vient de se marier, ou
plutôt de se laisser marier le plus mal du monde. Il n'avait
point de fortune. Une parente éloignée du même nom, héritière
d'une belle terre qui est depuis longtemps dans cette famille,
a dit qu'elle l'épouserait plus volontiers qu'un autre. Ses
parents ont trouvé cela admirable, et cru la fille charmante,
parce qu'elle est vive, hardie, qu'elle parle beaucoup et
vite, et qu'elle passait pour une petite espiègle. Il était à
sa garnison. On lui a écrit. Il a répondu qu'il avait compté
ne se pas marier, mais qu'il ferait ce qu'on voudrait; et on a
si bien arrangé les choses, qu'arrivé ici le premier octobre,
il s'est trouvé marié le 20. Je crois que le 30 il aurait déjà
voulu ne le plus être. La femme est coquette, jalouse,
altière. Ce qu'elle a d'esprit n'est qu'une sottise vive et à
prétention. J'étais allée sans ma fille les féliciter il y a
deux mois. Ils sont en ville depuis quinze jours. Madame
voudrait être de tout, briller, plaire, jouer un rôle. Elle se
trouve assez riche, assez aimable et assez jolie pour cela. Le
mari, honteux et ennuyé, fuit sa maison; et, comme nous sommes
un peu parents, c'est dans la mienne qu'il a cherché un
refuge. La première fois qu'il y vint, il fut frappé de
Cécile, qu'il n'avait vue qu'enfant, et me trouvant presque
toujours seule avec elle, ou n'ayant que l'Anglais avec nous,
il s'est accoutumé à venir tous les jours. Ces deux hommes se
conviennent et se plaisent. Tous deux sont instruits, tous
deux ont de la délicatesse dans l'esprit, du discernement et
du goût, de la politesse et de la douceur. Mon parent est
indolent, paresseux: il n'est plus si triste d'être marié,
parce qu'il oublie qu'il le soit. L'autre est doucement triste
et rêveur. Dès le premier jour ils ont été ensemble comme
s'ils s'étaient toujours vus; mais mon parent me semble chaque
jour plus occupé de Cécile. Hier, pendant qu'ils parlaient de
l'Amérique, de la guerre, Cécile me dit tout bas: Maman, l'un
de ces hommes est amoureux de vous. -- Et l'autre de vous, lui
ai-je répondu. Là-dessus elle s'est mise à le considérer en
souriant. Il est d'une figure si noble et si élégante, que
sans le petit lord je serais bien fâchée d'avoir dit vrai. Je
devrais ne pas laisser d'en être fâchée à présent; mais on ne
saurait prendre vivement à coeur tant de choses. Mon parent et
sa femme s'en tireront comme ils pourront. Il n'a pas remarqué
le jeune lord, qui n'est pas établi ici comme son parent, tant
s'en faut, mais qui, au retour de son collège et de ses
leçons, quand il ne le trouve pas chez lui, vient le chercher
chez moi. C'est ce qu'il fit avant-hier; et sachant que nous
devions aller le soir chez cette parente chez qui il était en
pension, il me supplia de l'y mener, disant qu'il ne pouvait
souffrir, après les bontés qu'on avait eues pour lui dans
cette maison, l'air à demi-brouillé qu'il y avait entr'eux. Je
dis que je le voulais bien. Les deux piliers de ma cheminée
vinrent aussi avec nous. Ma cousine la professeuse, persuadée
que dans les jeux d'esprit son fils brillait toujours par-dessus
tout le monde, a voulu qu'on remplît des bouts rimés,
qu'on fît des discours sur huit mots, que chacun écrivît une
question sur une carte. On mêle les cartes, chacun en tire une
au hasard, et écrit une réponse sous la question. On remêle,
on écrit jusqu'à ce que les cartes soient remplies. Ce fut moi
qu'on chargea de lire. Il y avait des choses fort plates, et
d'autres fort jolies. Il faut vous dire qu'on barbouille et
griffonne de manière à rendre l'écriture méconnaissable. Sur
une des cartes on avait écrit: _A qui doit-on sa première
éducation? A sa nourrice_, était la réponse. Sous la réponse on
avait écrit: _Et la seconde?_ Réponse: _Au hasard. Et la
troisième? A l'amour_. -- C'est vous qui avez écrit cela, me dit
quelqu'un de la compagnie. -- Je consens, dis-je, qu'on le
croie, car cela est joli. M. de *** regarda Cécile. -- Celle
qui l'a écrit, dit-il, doit déjà beaucoup à sa troisième
éducation. Cécile rougit comme jamais elle n'avait rougi. -- Je
voudrais savoir qui c'est, dit le petit lord. -- Ne serait-ce
point vous-même? lui dis-je. Pourquoi veut-on que ce soit une
femme? Les hommes n'ont-ils pas besoin de cette éducation tout
comme nous? C'est peut-être mon cousin le ministre. -- Dis
donc, Jeannot, dit sa mère; je le croirais assez, puisque cela
est si joli. -- Oh non, dit Jeannot, j'ai fini mon éducation à
Bâle. Cela fit rire, et le jeu en resta là. En rentrant chez
moi, Cécile me dit: Ce n'est pas moi, maman, qui ai écrit la
réponse. -- Et pourquoi donc tant rougir? lui dis-je. -- Parce
que je pensais.. parce que, maman, parce que... Je n'en
appris, ou du moins elle ne m'en dit pas davantage.



LETTRE XI

Vous voulez savoir si Cécile a deviné juste sur le compte de
mon ami l'Anglais. Je ne le sais pas, je n'y pense pas, je
n'ai pas le temps d'y prendre garde.

Nous fûmes hier dans une grande assemblée au château. Un neveu
du baillif, arrivé la veille, fut présenté par lui aux femmes
qu'on voulait distinguer. Je n'ai jamais vu un homme de
meilleure mine. Il sert dans le même régiment que mon parent.
Ils sont amis; et, le voyant causer avec Cécile et moi, il se
joignit à la conversation. En vérité, j'en fus extrêmement
contente. On ne saurait être plus poli, parler mieux, avoir un
meilleur accent ni un meilleur air, ni des manières plus
nobles. Cette fois le petit lord pouvait être en peine à son
tour. Il ne paraissait plus qu'un joli enfant sans
conséquence. Je ne sais s'il fut en peine, mais il se tenait
bien près de nous. Dès qu'il fut question de se mettre au jeu,
il me demanda s'il serait convenable de jouer aux dames chez
M. le baillif comme ailleurs, et me supplia, supposé que je ne
le trouvasse pas bon, de faire en sorte qu'il pût jouer au
reversis avec Cécile. Il prétendit ne connaître qu'elle parmi
tout ce monde, et jouer si mal qu'il ne ferait qu'ennuyer
mortellement les femmes avec qui on le mettrait. A mesure que
les deux hommes les plus remarquables de l'assemblée
paraissaient plus occupés de ma fille, il paraissait plus ravi
de sa liaison avec elle. Il faisait réellement plus de cas
d'elle. Il me sembla qu'elle s'en apercevait; mais au lieu de
se moquer de lui, comme il l'aurait mérité, elle m'en parut
bien aise. Heureuse de faire une impression favorable sur son
amant, elle en aimait la cause quelle qu'elle fût.

Vous êtes étonnée que Cécile sorte seule, et puisse recevoir
sans moi de jeunes hommes et de jeunes femmes; je vois même
que vous me blâmez à cet égard, mais vous avez tort. Pourquoi
ne la pas laisser jouir d'une liberté que nos usages
autorisent, et dont elle est si peu tentée d'abuser? car les
circonstances l'ayant séparée des compagnes qu'elle eut dans
son enfance, Cécile n'a d'amie intime que sa mère, et la
quitte le moins qu'elle peut. Nous avons des mères qui, par
prudence ou par vanité, élèvent leurs filles comme on élève
les filles de qualité à Paris; mais je ne vois pas ce qu'elles
y gagnent, et haïssant les entraves inutiles, haïssant
l'orgueil, je n'ai garde de les imiter. Cécile est parente des
parents de ma mère, aussi bien que des parents de mon mari,
elle a des cousins et des cousines dans tous les quartiers de
notre ville, et je trouve bon qu'elle vive avec tous, à la
manière de tous, et qu'elle soit chère à tous (1) [(1) A
Lausanne, il y a des quartiers où le beau monde ne se loge
pas.]. En France, je ferais comme on fait en France: ici, vous
feriez comme moi. Ah! mon Dieu, qu'une petite personne fière,
dédaigneuse, qui mesure son abord, son ton, sa révérence sur
le relief qui accompagne les gens qu'elle rencontre, me paraît
odieuse et ridicule! Cette humble vanité, qui consiste à avoir
si grande peur de se compromettre, qu'il semble qu'on avoue
qu'un rien suffirait pour nous faire déchoir de notre rang,
n'est pas rare dans nos petites villes; et j'en ai assez vu
pour m'en bien dégoûter (2) [(2) Quelques personnes ont trouvé
mauvais que ces Lettres ne donnassent pas une idée exacte des
moeurs des gens les plus distingués de Lausanne; mais, outre
que Madame de *** n'était pas une étrangère qui dût regarder
ces moeurs comme un objet d'observation, en quoi pouvaient-elles
intéresser sa cousine? Les gens de la première classe se
ressemblent partout; et, si elle eût dit quelque chose qui fût
particulier à ceux de Lausanne, nous pardonnerait-on de le
publier? Quand on ne loue qu'autant qu'on le doit, on flatte
peu, et même souvent on offense.].



LETTRE XII

Si vous ne me pressiez pas avec tant de bonté et d'instance de
continuer mes lettres, j'hésiterais beaucoup aujourd'hui.
Jusqu'ici j'avais du plaisir, et je me reposais en les
écrivant. Aujourd'hui je crains que ce ne soit le contraire.
D'ailleurs, pour faire une narration bien exacte, il faudrait
une lettre que je ne pourrais écrire de tête... Ah! la voilà
dans un coin de mon secrétaire. Cécile, qui est sortie, aura
eu peur sans doute qu'elle ne tombât de ses poches. Je pourrai
la copier, car je n'oserais vous l'envoyer. Peut-être
voudra-t-elle un jour la relire. Cette fois-ci vous pourrez me
remercier. Je m'impose une assez pénible tâche.

Depuis le moment de jalousie que je vous ai raconté, soit
qu'elle eût de l'humeur quelquefois, et qu'elle eût conservé
des soupçons, soit qu'ayant vu plus clair dans son coeur elle
se fût condamnée à plus de réserve, Cécile ne voulait plus
jouer aux dames en compagnie. Elle travaillait en me regardant
jouer. Mais chez moi, une fois ou deux, on y avait joué, et le
jeune homme s'était mis à lui apprendre la marche des échecs,
l'autre soir, après souper, pendant que son parent et le mien,
j'entends l'officier de ***, jouaient ensemble au piquet.
Assise entre les deux tables, je travaillais et regardais
jouer, tantôt les deux hommes, tantôt ces deux enfants, qui ce
soir-là avaient l'air d'enfants beaucoup plus qu'à
l'ordinaire; car ma fille se méprenant sans cesse sur le nom
et la marche des échecs, cela donnait lieu à des plaisanteries
aussi gaies que peu spirituelles. Une fois le petit lord
s'impatienta de son inattention, et Cécile se fâcha de son
impatience. Je tournai la tête. Je vis qu'ils boudaient l'un
et l'autre. Je haussai les épaules. Un instant après, ne les
entendant pas parler, je les regarde. La main de Cécile était
immobile sur l'échiquier. Sa tête était penchée en avant et
baissée. Le jeune homme, aussi baissé vers elle, semblait la
dévorer des yeux. C'était l'oubli de tout, l'extase,
l'abandon. -- Cécile, lui dis-je doucement, car je ne voulais
pourtant pas l'effrayer, Cécile, à quoi pensez-vous? -- A rien,
dit-elle en cachant son visage avec ses mains, et reculant
brusquement sa chaise. Je crois que ces misérables échecs me
fatiguent. Depuis quelques moments, Milord, je les distingue
encore moins qu'auparavant, et vous auriez toujours plus de
sujet de vous plaindre de votre écolière; ainsi quittons-les.
Elle se leva en effet, sortit, et ne rentra que quand je fus
seule. Elle se mit à genoux, appuya sa tête sur moi, et,
prenant mes deux mains, elle les mouilla de larmes. -- Qu'est-ce,
ma Cécile, lui dis-je, qu'est-ce? -- C'est moi qui vous le
demande, maman, me dit-elle. Qu'est-ce qui se passe en moi?
Qu'est-ce que j'ai éprouvé? De quoi suis-je honteuse? De quoi
est-ce que je pleure? -- S'est-il aperçu de votre trouble? lui
dis-je. -- Je ne le crois pas, maman, me répondit-elle. Fâché
peut-être de son impatience, il a serré et baisé la main avec
laquelle je voulais relever un pion tombé. J'ai retiré ma
main; mais je me suis sentie si contente de ce que notre
bouderie ne durait plus! ses yeux m'ont paru si tendres! j'ai
été si émue! Dans ce même moment vous avez dit doucement:
Cécile, Cécile! Il aura peut-être cru que je boudais encore,
car je ne le regardais pas. -- Je le souhaite, lui dis-je. -- Je
le souhaite aussi, dit-elle. Mais, maman, pourquoi le
souhaitez-vous? -- Ignorez-vous, ma chère Cécile, lui dis-je,
combien les hommes sont enclins à mal penser et à mal parler
des femmes! -- Mais, dit Cécile, s'il y a ici de quoi penser et
dire du mal, il ne pourrait m'accuser sans s'accuser encore
plus lui-même. N'a-t-il pas baisé ma main, et n'a-t-il pas été
aussi troublé que moi? -- Peut-être, Cécile; mais il ne se
souviendra pas de son impression comme de la vôtre. Il verra
dans la vôtre une espèce de sensibilité ou de faiblesse qui
peut vous entraîner fort loin, et faire votre sort. La sienne
ne lui est pas nouvelle sans doute, et n'est pas d'une si
grande conséquence pour lui. Rempli encore de votre image,
s'il a rencontré dans la rue une fille facile... -- Ah maman! --
Oui, Cécile, il ne faut pas vous faire illusion: un homme
cherche à inspirer, pour lui seul, à chaque femme un sentiment
qu'il n'a le plus souvent que pour l'espèce. Trouvant partout
à satisfaire son penchant, ce qui est trop souvent la grande
affaire de notre vie n'est presque rien pour lui. -- La grande
affaire de notre vie! Quoi! il arrive à des femmes de
s'occuper beaucoup d'un homme qui s'occupe peu d'elles! -- Oui,
cela arrive. Il arrive aussi à quelques femmes de s'occuper
malgré elles des hommes en général. Soit qu'elles
s'abandonnent, soit qu'elles résistent à leur penchant, c'est
aussi la grande, la seule affaire de ces malheureuses femmes-là.
Cécile, dans vos leçons de religion on vous a dit qu'il
fallait être chaste et pure: aviez-vous attaché quelque sens à
ces mots? -- Non, maman. -- Eh bien! le moment est venu de
pratiquer une vertu, de vous abstenir d'un vice dont vous ne
pouviez avoir aucune idée. Si cette vertu vient à vous
paraître difficile, pensez aussi que c'est la seule que vous
ayez à vous prescrire rigoureusement, à pratiquer avec
vigilance, avec une attention scrupuleuse sur vous-même. -- La
seule! -- Examinez-vous, et lisez le Décalogue. Aurez-vous
besoin de veiller sur vous pour ne pas tuer, pour ne pas
dérober, pour ne pas calomnier? Vous ne vous êtes sûrement
jamais souvenue que tout cela vous fût défendu. Vous n'aurez
pas besoin de vous en souvenir; et si vous avez jamais du
penchant à convoiter quelque chose, ce sera aussi l'amant ou
le mari d'une autre femme, ou bien les avantages qui peuvent
donner à une autre le mari ou l'amant que vous désireriez pour
vous. Ce qu'on appelle _vertu_ chez les femmes sera presque la
seule que vous puissiez ne pas avoir, la seule que vous
pratiquiez en tant que vertu, et la seule dont vous puissiez
dire en la pratiquant: J'obéis aux préceptes qu'on m'a dit
être les lois de Dieu, et que j'ai reçues comme telles. --
Mais, maman, les hommes n'ont-ils pas reçu les mêmes lois?
pourquoi se permettent-ils d'y manquer, et de nous en rendre
l'observation difficile? -- Je ne saurais trop, Cécile, que
vous répondre; mais cela ne nous regarde pas. Je n'ai point de
fils. Je ne sais ce que je dirais à mon fils. Je n'ai pensé
qu'à la fille que j'ai, et que j'aime par dessus toute chose.
Ce que je puis vous dire, c'est que la société, qui dispense
les hommes et ne dispense pas les femmes d'une loi que la
religion paraît avoir donnée également à tous, impose aux
hommes d'autres lois qui ne sont peut-être pas d'une
observation plus facile. Elle exige d'eux, dans le désordre
même, de la retenue, de la délicatesse, de la discrétion, du
courage; et s'ils oublient ces lois, ils sont déshonorés, on
les fuit, on craint leur approche, ils trouvent partout un
accueil qui leur dit: _On vous avait donné assez de privilèges,
vous ne vous en êtes pas contentés; la société effraiera, par
votre exemple, ceux qui seraient tentés de vous imiter, et
qui, en vous imitant, troubleraient tout, renverseraient tout,
ôteraient du monde toute sécurité, toute confiance_. Et ces
hommes, punis plus rigoureusement que ne le sont jamais les
femmes, n'ont été coupables bien souvent que d'imprudence, de
faiblesse ou d'un moment de frénésie; car les vicieux
déterminés, les véritables méchants sont aussi rares que les
hommes parfaits et les femmes parfaites. On ne voit guère tout
cela que dans des fictions mal imaginées. Je ne trouve pas, je
le répète, que la condition des hommes soit, même à cet égard,
si extrêmement différente de celle des femmes. Et puis,
combien d'autres obligations pénibles la société ne leur
impose-t-elle pas! Croyez-vous, par exemple, que, si la guerre
se déclare, il soit bien agréable à votre cousin de nous
quitter au mois de mars pour aller s'exposer à être tué ou
estropié, à prendre, couché sur la terre humide et vivant
parmi des prisonniers malades, les germes d'une maladie dont
il ne guérira peut-être jamais? -- Mais, maman, c'est son
devoir, c'est sa profession; il se l'est choisie. Il est payé
pour tout ce que vous venez de dire; et, s'il se distingue, il
acquiert de l'honneur, de la gloire même. Il sera avancé, on
l'honorera partout où il ira, en Hollande, en France, en
Suisse et chez les ennemis mêmes qu'il aura combattus. -- Eh
bien, Cécile, c'est le devoir, c'est la profession de toute
femme que d'être sage. Elle ne se l'est pas choisie, mais la
plupart des hommes n'ont pas choisi la leur. Leurs parents,
les circonstances ont fait ce choix pour eux avant qu'ils
fussent en âge de connaître et de choisir. Une femme aussi est
payée de cela seul qu'elle est femme. Ne nous dispense-t-on
pas presque partout des travaux pénibles? N'est-ce pas nous
que les hommes garantissent du chaud, du froid, de la fatigue?
En est-il d'assez peu honnêtes pour ne vous pas céder le
meilleur pavé, le sentier le moins raboteux, la place la plus
commode? Si une femme ne laisse porter aucune atteinte à ses
moeurs ni à sa réputation, il faudrait qu'elle fût à d'autres
égards bien odieuse, bien désagréable, pour ne pas trouver
partout des égards; et puis, n'est-ce rien, après s'être
attaché un honnête homme, de le fixer, de pouvoir être choisie
par lui et par ses parents pour être sa compagne? Les filles
peu sages plaisent encore plus que les autres; mais il est
rare que le délire aille jusqu'à les épouser: encore plus rare
qu'après les avoir épousées, un repentir humiliant ne les
punisse pas d'avoir été trop séduisantes. Ma chère Cécile, un
moment de cette sensibilité, à laquelle je voudrais que vous
ne cédassiez plus, a souvent fait manquer à des filles
aimables, et qui n'étaient pas vicieuses, un établissement
avantageux, la main de l'homme qu'elles aimaient et qui les
aimait. -- Quoi! cette sensibilité qu'ils inspirent, qu'ils
cherchent à inspirer, les éloigne? -- Elle les effraie. Cécile;
jusqu'au moment où il sera question du mariage, on voudra que
sa maîtresse soit sensible, on se plaindra si elle ne l'est
pas assez. Mais quand il est question de l'épouser, supposé
que la tête n'ait pas tourné entièrement, on juge déjà comme
si on était mari, et un mari est une chose si différente d'un
amant, que l'un ne juge de rien comme en avait jugé l'autre.
On se rappelle les refus avec plaisir; on se rappelle les
faveurs avec inquiétude. La confiance qu'a témoignée une fille
trop tendre ne paraît plus qu'une imprudence qu'elle peut
avoir vis-à-vis de tous ceux qui l'y inviteront. L'impression
trop vive qu'elle aura reçue des marques d'amour de son amant
ne paraît plus qu'une disposition à aimer tous les hommes.
Jugez du déplaisir, de la jalousie, du chagrin de son mari;
car le désir d'une propriété exclusive est le sentiment le
plus vif qui lui reste. Il se consolera d'être peu aimé,
pourvu que personne ne puisse l'être. Il est jaloux encore
lorsqu'il n'aime plus, et son inquiétude n'est pas aussi
absurde, aussi injuste que vous pourriez à présent vous
l'imaginer. Je trouve souvent les hommes odieux dans ce qu'ils
exigent, et dans leur manière d'exiger des femmes; mais je ne
trouve pas qu'ils se trompent si fort de craindre ce qu'ils
craignent. Une fille imprudente est rarement une femme
prudente et sage. Celle qui n'a pas résisté à son amant avant
le mariage lui est rarement fidèle après. Souvent elle ne voit
plus son amant dans son mari. L'un est aussi négligent que
l'autre était empressé. L'un trouvait tout bien, l'autre
trouve presque tout mal. A peine se croit-elle obligée de
tenir au second ce qu'elle avait juré au premier. Son
imagination aussi lui promettait des plaisirs qu'elle n'a pas
trouvés, ou qu'elle ne trouve plus. Elle espère les trouver
ailleurs que dans le mariage; et si elle n'a pas résisté à ses
penchants étant fille, elle ne leur résistera pas étant femme.
L'habitude de la faiblesse sera prise, le devoir et la pudeur
sont déjà accoutumés à céder. Ce que je dis est si vrai, qu'on
admire autant dans le monde la sagesse d'une belle femme
courtisée par beaucoup d'hommes, que la retenue d'une fille
qui est dans le même cas. On reconnaît que la tentation est à
peu près la même et la résistance aussi difficile. J'ai vu des
femmes se marier avec la plus violente passion, et avoir un
amant deux ans après leur mariage, ensuite un autre, et puis
encore un autre, jusqu'à ce que méprisées, avilies... -- Ah!
maman, s'écria Cécile en se levant, ai-je mérité tout cela? --
Vous voulez dire: Ai-je besoin de tout cela? lui dis-je en
l'asseyant sur mes genoux et en essuyant avec mon visage les
larmes qui coulaient sur le sien. Non, Cécile, je ne crois pas
que vous eussiez besoin d'un aussi effrayant tableau, et quand
vous en auriez besoin, en seriez-vous plus coupable, en
seriez-vous moins estimable, moins aimable? m'en seriez-vous
moins chère ou moins précieuse? Mais allez vous coucher, ma
fille; allez, songez que je ne vous ai blâmée de rien, et
qu'il fallait bien vous avertir. Cette seule fois je vous
aurai avertie. Allez -- et elle s'en alla. Je m'approchai de
mon bureau, et j'écrivis. "Ma Cécile, ma chère fille, je vous
l'ai promis, cette seule fois vous aurez été tourmentée par la
sollicitude d'une mère qui vous aime plus que sa vie: ensuite,
sachant sur ce sujet tout ce que je sais, tout ce que j'ai
jamais pensé, ma fille jugera pour elle-même. Je pourrai lui
rappeler quelquefois ce que je lui aurai dit aujourd'hui; mais
je ne le lui répéterai jamais. Permettez donc que j'achève,
Cécile, et soyez attentive jusqu'au bout. Je ne vous dirai pas
ce que je dirais à tant d'autres: que, si vous manquez de
sagesse, vous renoncerez à toutes les vertus; que, jalouse,
dissimulée, coquette, inconstante, n'aimant bientôt que vous,
vous ne serez plus ni fille, ni amie, ni amante. Je vous dirai
au contraire que les qualités précieuses qui sont en vous, et
que vous ne sauriez perdre, rendront la perte de celle-ci plus
fâcheuse, en augmenteront le malheur et les inconvénients. Il
est des femmes dont les défauts réparent en quelque sorte et
couvrent les vices. Elles conservent dans le désordre un
extérieur décent et imposant. Leur hypocrisie les sauve d'un
mépris qui aurait rejailli sur leurs alentours. Impérieuses et
fières, elles font peser sur les autres un joug qu'elles ont
secoué. Elles établissent et maintiennent la règle; elles font
trembler celles qui les imitent. A les entendre juger et
médire, on ne peut se persuader qu'elles ne soient pas des
Lucrèces. Leurs maris, pour peu que le hasard les ait servies,
les croient des Lucrèces; et leurs enfants, loin de rougir
d'elles, les citent comme des exemples d'austérité. Mais vous,
qu'oseriez-vous dire à vos enfants? Comment oseriez-vous
réprimer vos domestiques? Qui oseriez-vous blâmer? Hésitant,
vous interrompant, rougissant à chaque mot, votre indulgence
pour les fautes d'autrui décèlerait les vôtres. Sincère,
humble, équitable, vous n'en déshonoreriez que plus sûrement
ceux dont l'honneur dépendrait de votre vertu. Le désordre
s'établirait autour de vous. Si votre mari avait une
maîtresse, vous vous trouveriez heureuse de partager avec elle
une maison sur laquelle vous ne vous croiriez plus de droits,
et peut-être laisseriez-vous partager à ses enfants le
patrimoine des vôtres. Soyez sage, ma Cécile, pour que vous
puissiez jouir de vos aimables qualités. Soyez sage; vous vous
exposeriez, en ne l'étant pas, à devenir trop malheureuse. Je
ne vous dis pas tout ce que je pourrais dire. Je ne vous peins
pas le regret d'avoir trop aimé ce qui méritait peu de l'être,
le désespoir de rougir de son amant encore plus que de ses
faiblesses, de s'étonner, en le voyant de sang-froid, qu'on
ait pu devenir coupable pour lui. Mais j'en ai dit assez. J'ai
fini, Cécile. Profitez, s'il est possible, de mes conseils;
mais, si vous ne les suivez pas, ne vous cachez jamais d'une
mère qui vous adore. Que craindriez-vous? Des reproches? -- Je
ne vous en ferai point; ils m'affligeraient plus que vous. --
La perte de mon attachement? -- Je ne vous en aimerais peut-être
que plus, quand vous seriez à plaindre, et que vous
courriez risque d'être abandonnée de tout le monde. -- De me
faire mourir de chagrin? -- Non, je vivrais, je tâcherais de
vivre, de prolonger ma vie pour adoucir les malheurs de la
vôtre, et pour vous obliger à vous estimer vous-même malgré
des faiblesses qui vous laisseraient mille vertus et à mes
yeux mille charmes."

Cécile, en s'éveillant, lut ce que j'avais écrit. Je fis venir
des ouvrières dont nous avions besoin. Je tâchai d'occuper et
de distraire Cécile et moi, et j'y réussis. Mais après le
dîner, comme nous travaillions ensemble et avec les ouvrières,
elle interrompit le silence général. -- Un mot, maman. Si les
maris sont comme vous les avez peints, si le mariage sert à si
peu de chose, serait-ce une grande perte?... -- Oui, Cécile:
vous voyez combien il est doux d'être mère. D'ailleurs il y a
des exceptions, et chaque fille croyant que son amant et elle
auraient été une exception, regrettera de n'avoir pu
l'épouser, comme si c'était un grand malheur, quand même ce
n'en serait pas un. Un mot, ma fille, à mon tour. Il y a une
heure que je pense à ce que je vais vous dire. Vous avez
entendu louer, et peut-être avait-on tort de les louer en
votre présence, des femmes connues par leurs mauvaises moeurs;
mais c'étaient des femmes qui n'auraient pu faire ce qu'on
admire en elles si elles avaient été sages. La Le Couvreur
n'aurait pu envoyer au maréchal de Saxe le prix de ses
diamants si on ne les lui avait donnés, et elle n'aurait eu
aucune relation avec lui si elle n'avait été sa maîtresse.
Agnès Sorel n'aurait pas sauvé la France, si elle n'avait été
celle de Charles VII. Mais ne serions-nous pas fâchées
d'apprendre que la mère des Gracques, Octavie, femme
d'Antoine, ou Porcie, fille de Caton, ait eu des amants? Mon
érudition fit rire Cécile. -- On voit bien, maman, dit-elle,
que vous avez pensé d'avance à ce que vous venez de dire, et
il vous a fallu remonter bien haut... -- Il est vrai,
interrompis-je, que je n'ai rien trouvé dans l'histoire
moderne; mais nous mettrons, si vous voulez, à la place de ces
Romaines madame Tr., Mlle des M. et Mlles de S.

Le jeune lord nous vint voir de meilleure heure que de
coutume. Cécile leva à peine les yeux de dessus son ouvrage.
Elle lui fit des excuses de son inattention de la veille,
trouva fort naturel qu'il s'en fût impatienté, et se blâma
d'avoir montré de l'humeur. Elle le pria, après m'en avoir
demandé la permission, de revenir le lendemain lui donner une
leçon dont elle profiterait sûrement beaucoup mieux. -- Quoi!
c'est de cela que vous vous souvenez! lui dit-il en
s'approchant d'elle et faisant semblant de regarder son
ouvrage. -- Oui, dit-elle, c'est de cela. -- Je me flatte, dit-il,
que vous n'avez pas été en colère contre moi. -- Point en
colère du tout, lui répondit-elle. Il sortit désabusé,
c'est-à-dire, abusé. Cécile écrivit sur une carte: "Je l'ai trompé,
cela n'est pourtant pas bien agréable à faire." J'écrivis:
"Non, mais cela était nécessaire, et vous avez bien fait. Je
suis intéressée, Cécile. Je voudrais qu'il ne tînt qu'à vous
d'épouser ce petit lord. Ses parents ne le trouveraient pas
trop bon, mais comme ils auraient tort, peu m'importe. Pour
cela, il faut tâcher de le tromper. Si vous réussissez à le
tromper, il pourra dire: C'est une fille aimable, bonne, peu
sensible de cette sensibilité à craindre pour un mari; elle
sera sage, je l'aime, je l'épouserai. Si vous ne réussissez
pas, s'il voit à travers de votre réserve, il peut dire: Elle
sait se vaincre, elle est sage, je l'aime, je l'estime, je
l'épouserai". Cécile me rendit les deux cartes en souriant.
J'écrivis sur une troisième: "Au reste, je ne dis _tromper_ que
pour avoir plus tôt fait. Si je suis curieuse de lire une
lettre qui m'est confiée, au point d'être tentée quelquefois
de l'ouvrir, est-ce tromper que de ne l'ouvrir pas et de ne
pas dire sans nécessité que j'en aie eu la tentation? Pourvu
que je sois toujours discrète, la confiance des autres sera
aussi méritée qu'avantageuse". -- Maman, me dit Cécile, dites-moi
tout ce que vous voudrez; mais, quant à me rappeler ce que
vous m'avez dit ou écrit, il n'en est pas besoin: je ne puis
l'oublier. Je n'ai pas tout compris, mais les paroles sont
gravées dans ma tête. J'expliquerai ce que vous m'avez dit par
les choses que je verrai, que je lirai, par celles que j'ai
déjà vues et lues, et ces choses-là je les expliquerai par
celles que vous m'avez dites. Tout cela s'éclaircira
mutuellement. Aidez-moi quelquefois, maman, à faire des
applications comme autrefois quand vous me disiez: "Voyez
cette petite fille, c'est cela qu'on appelle être propre et
soigneuse; voyez celle-là, c'est cela qu'on appelle être
négligente. Celle-ci est agréable à voir, l'autre déplaît et
dégoûte." Faites-en autant sur ce nouveau chapitre. C'est tout
ce dont je crois avoir besoin, et à présent je ne veux
m'occuper que de mon ouvrage.

Le jeune lord est venu comme on l'en avait prié. La partie
d'échecs est fort bien allée. Milord me dit une fois pendant
la soirée: Vous me trouverez bien bizarre, Madame: je me
plaignais avant-hier de ce que Mademoiselle était trop peu
attentive, ce soir je trouve qu'elle l'est trop. A son tour,
il était distrait et rêveur. Cécile a paru ne rien voir et ne
rien entendre. Elle m'a priée de lui procurer Philidor. Si
cela continue, je l'admirerai. Adieu; je répète ce que j'ai
dit au commencement de ma lettre: cette fois-ci vous me devez
des remerciements. J'ai rempli ma tâche encore plus exactement
que je ne pensais; j'ai copié la lettre et les cartes. Je me
suis rappelé ce qui s'est dit presque mot à mot.



LETTRE XIII

Tout va assez bien. Cécile s'observe avec un soin extrême. Le
jeune homme la regarde quelquefois d'un air qui dit: Me
serais-je trompé, et vous serais-je tout à fait indifférent?
Il devient chaque jour plus attentif à lui plaire. Nous ne
voyons plus le jeune ministre mon parent, ni son ami des
montagnes. Le jeune Bernois, se sentant peut-être trop éclipsé
par son cousin, ne nous honore plus de ses visites. Mais ce
cousin vient nous voir très souvent, et me paraît toujours
très aimable. Quant aux deux autres hommes, je les appelle _mes
pénates_. Vos hommes m'ont bien fait rire. Celui qui est étonné
qu'une hérétique sache ce que c'est que le Décalogue, me
rappelle un Français qui disait à mon père: Monsieur, qu'on
soit huguenot pendant le jour, je le comprends; on s'étourdit,
on fait ses affaires, on ne pense à rien; mais le soir, en se
couchant, dans son lit, dans l'obscurité, on doit être bien
inquiet; car, au bout du compte, on pourrait mourir pendant la
nuit; -- et un autre qui lui disait: Je sais bien, Monsieur,
que vous autres huguenots, vous croyez en Dieu; je l'ai
toujours soutenu, je n'en doute pas; mais en Jésus-Christ?...
Quant au président, qui ne comprend pas comment une femme qui
a quelque instruction et quelque usage du monde ose encore
parler des dix Commandements, et en général de la religion, il
est encore plus plaisant ou plus pitoyable: il a voulu
raisonner; il dit, comme tant d'autres, que sans la religion
nous n'aurions pas moins de morale, et cite quelques athées
honnêtes gens. Répondez-lui que, pour en juger, il faudrait
trois ou quatre générations et un peuple entier d'athées; car,
si j'ai eu un père, une mère, des maîtres chrétiens ou
déistes, j'aurai contracté des habitudes de penser et d'agir
qui ne se perdront pas le reste de ma vie, quelque système que
j'adopte, et qui influeront sur mes enfants sans que je le
veuille ou le sache. De sorte que Diderot, s'il était honnête
homme, pouvait le devoir à une religion que, de bonne foi, il
soutenait être fausse. Vous n'aviez pas besoin de m'assurer
que vous ne disiez jamais rien de mes lettres qui pût avoir le
plus petit inconvénient. Les écrirais-je si je n'en étais
assurée? Je suis bien aise que vous soyez si contente de
Cécile. Vous me trouvez extrêmement indulgente, et vous ne
savez pas pourquoi; en vérité, ni moi non plus. Il n'y aurait
eu, ce me semble, ni justice ni prudence dans une conduite
plus rigoureuse. Comment se garantir d'une chose qu'on ne
connaît et n'imagine point, qu'on ne peut ni prévoir ni
craindre? Y a-t-il quelque loi naturelle ou révélée, humaine
ou divine, qui dise: La première fois que ton amant te baisera
la main, tu n'en seras point émue? Fallait-il la menacer
des chaudières bouillantes Où l'on plonge à jamais les femmes
mal-vivantes? Fallait-il, en la boudant, en lui montrant de
l'éloignement, l'inviter à dire, comme Télémaque: _O Milord!
si maman m'abandonne, il ne me reste plus que vous_.
Supposé que quelqu'un fût assez fou pour me dire: Oui, il le
fallait; je dirais que, n'ayant ni indignation, ni éloignement
dans le coeur, cette conduite, qui ne m'aurait paru ni juste ni
prudente, n'aurait pas non plus été possible



LETTRE XIV

Que direz-vous d'une scène qui nous bouleversa hier, ma fille
et moi, au point que nous n'avons presque pas ouvert la bouche
aujourd'hui, ne voulant pas en parler et ne pouvant parler
d'autre chose? Voilà du moins ce qui me ferme la bouche, et je
crois que c'est aussi ce qui la ferme à Cécile. Elle a l'air
encore tout effrayée. Pour la première fois de sa vie elle a
mal passé la nuit, et je la trouve très-pâle.

Hier, Milord et son parent dînant au château, je n'eus
l'après-dîné que mon cousin du régiment de ***. Ma fille le
pria de faire une pointe à son crayon. Il prit pour cela un
canif; le bois du crayon se trouva dur, son canif fort
tranchant. Il se coupa la main fort avant, et le sang coula
avec une telle abondance que j'en fus effrayée. Je courus
chercher du taffetas d'Angleterre, un bandage, de l'eau. C'est
singulier, dit-il en riant, et ridicule; j'ai mal au coeur. Il
était assis. Cécile dit qu'il pâlit extrêmement. Je criai de
la porte: Ma fille, vous avez de l'eau de Cologne. Elle en
mouilla vite son mouchoir; d'une main elle tenait ce mouchoir,
qui lui cachait le visage de M. de ***; de l'autre, elle
tâchait d'arrêter le sang avec son tablier. Elle le croyait
presque évanoui, dit-elle, quand elle sentit qu'il la tirait à
lui. Penchée, comme elle l'était, elle n'aurait pu résister;
mais l'effroi, la surprise lui en ôtèrent la pensée. Elle le
crut fou; elle crut qu'une convulsion lui faisait faire un
mouvement involontaire, ou plutôt elle ne crut rien, tant ses
idées furent rapides et confuses. Il lui disait: Chère Cécile!
charmante Cécile! Au moment où il lui donnait avec transport
un baiser sur le front, ou plutôt dans ses cheveux par la
manière dont elle était tombée sur lui, je rentre. Il se lève,
et l'assied à sa place. Son sang coulait toujours. J'appelle
Fanchon, je lui montre mon parent, je lui donne ce que je
tenais, et sans dire un seul mot j'emmène ma fille. Plus morte
que vive, elle me raconta ce que je viens de vous dire. --
Mais, maman, disait-elle, comment n'ai-je pas eu la pensée de
me jeter de côté, de détourner sa tête? J'avais deux mains; il
n'en avait qu'une. Je n'ai pas fait le moindre effort pour me
dégager du bras qui était autour de ma taille et qui me
tirait. J'ai toujours continué à tenir mon tablier autour de
la main blessée. Qu'importait qu'elle saignât un peu plus!
C'est lui qui doit se faire de moi une idée bien étrange!
N'est-il pas affreux de pouvoir perdre le jugement au moment
où l'on en aurait le plus de besoin? Je ne répondais rien.
Craignant également de graver dans son imagination d'une
manière trop fâcheuse une chose qui lui faisait tant de peine,
et de la lui faire envisager comme un évènement commun,
ordinaire et auquel il ne fallait point mettre d'importance,
je n'osais parler. Je n'osai même exprimer mon indignation
contre M. de ***. Je ne disais rien du tout. Je fis dire à ma
porte que Cécile était incommodée. Nous passâmes la soirée à
lire de l'anglais. Elle entend passablement Robertson.
L'histoire de la malheureuse reine Marie l'attacha un peu;
mais de temps en temps elle disait: Mais, maman, cela n'est-il
pas bien étrange? Etait-il donc fou? -- Quelque chose
d'approchant, lui répondais-je; mais lisez, ma fille, cela
vous distrait et moi aussi. -- Le voilà. Il ne s'est pas fait
annoncer, de peur sans doute qu'on ne le renvoyât. Je ne sais
comment lui parler, comment le regarder. Je continue d'écrire
pour me dispenser de l'un et de l'autre. Je vois Cécile lui
faire une grande révérence. Il est aussi pâle qu'elle, et ne
parait pas avoir mieux dormi. Je ne puis pas écrire plus
longtemps. Il ne faut pas laisser ma fille dans l'embarras.

Monsieur de *** s'est approché de moi quand il m'a vue poser
la plume. -- Me bannirez-vous de chez vous, Madame? m'a-t-il
dit. Je ne sais moi-même si j'ai mérité une aussi cruelle
punition. Je suis coupable, il est vrai, de l'oubli de moi-même
le plus impardonnable, le plus inconcevable, mais non
d'aucun mauvais dessein, d'aucun dessein. Ne savais-je pas que
vous alliez rentrer? J'aime Cécile; je le dis aujourd'hui
comme une excuse, et hier, en entrant chez vous, j'aurais cru
ne pouvoir jamais le dire sans crime. J'aime Cécile, et je
n'ai pu sentir sa main contre mon visage, ma main dans la
sienne, sans perdre pour un instant la raison. Dites à
présent, Madame, me bannissez-vous de chez vous? Mademoiselle,
me bannissez-vous, ou me pardonnez-vous généreusement l'une et
l'autre? Si vous ne me pardonnez pas, je quitte Lausanne dès
ce soir. Je dirai qu'un de mes amis me prie de venir tenir sa
place au régiment. Il me serait impossible de vivre ici si je
ne pouvais venir chez vous, ou d'y venir si j'y étais reçu
comme vous devez trouver que je le mérite. Je ne répondais
pas. Cécile m'a demandé la permission de répondre. J'ai dit
que je souscrivais d'avance à tout ce qu'elle dirait. -- Je
vous pardonne, Monsieur, a-t-elle dit, et je prie ma mère de
vous pardonner. Au fond, c'est ma faute. J'aurais dû être plus
circonspecte, vous donner mon mouchoir et ne le pas tenir,
détacher mon tablier après en avoir enveloppé votre main. Je
ne savais pas la conséquence de tout cela; me voici éclairée
pour le reste de ma vie. Mais, puisque vous m'avez fait un
aveu, je vous en ferai un aussi qui vous sera utile peut-être,
et qui vous fera comprendre pourquoi je ne crains pas de
continuer à vous voir. J'ai aussi de la préférence pour
quelqu'un. -- Quoi! s'écria-t-il, vous aimez! Cécile ne
répondit pas. De ma vie je n'ai été aussi émue. Je le croyais;
mais le savoir! savoir qu'elle aime assez pour le dire et de
cette manière! pour sentir que c'est un préservatif, que les
autres hommes ne sont point à craindre pour elle! M. de ***,
sur qui je jetai les yeux, me fit pitié dans ce moment, et je
lui pardonnai tout. -- L'homme que vous aimez, Mademoiselle,
lui dit-il d'une voix altérée, sait-il son bonheur? -- Je me
flatte qu'il n'a pas deviné mes sentiments, répondit Cécile
avec le son de voix le plus doux et une expression dans
l'accent la plus modeste qu'elle ait jamais eue. -- Mais
comment cela est-il possible? dit-il; car, vous aimant, il
doit étudier vos moindres paroles, vos moindres actions, et
alors ne doit-il pas démêler?... -- Je ne sais pas s'il m'aime,
interrompit Cécile, il ne me l'a pas dit, et il me semble que
je le verrais par la raison que vous me dites. -- Je voudrais
savoir, reprit-il, quel est cet homme assez heureux pour vous
plaire, assez aveugle pour l'ignorer. -- Et pourquoi voudriez-vous
le savoir? dit Cécile. -- Il semble, dit-il, que je ne lui
voudrais point de mal, et cela, parce que je ne le crois pas
aussi amoureux que moi. Je lui parlerais tant de vous, avec
tant de passion, qu'il ferait une plus grande attention à
vous, qu'il vous en apprécierait mieux, et qu'il mettrait son
sort entre vos mains; car je ne puis croire qu'il soit
malheureusement lié comme moi. J'aurais eu au moins le bonheur
de vous servir, et je trouverais quelque consolation à penser
qu'un autre ne saura pas être heureux autant que je le serais
à sa place. -- Vous êtes généreux et aimable, lui dis-je; je
vous pardonne aussi de tout mon coeur. Il pleura et moi aussi.
Cécile baissait la tête, et reprit son ouvrage. -- L'aviez-vous
dit à votre mère? lui dit-il. -- Non, lui dis-je, elle ne me
l'avait pas dit. -- Mais vous savez qui c'est. -- Oui, je le
devine. -- Et si vous cessiez de l'aimer, Mademoiselle? -- Ne le
souhaitez pas, lui dis-je, vous êtes trop aimable pour qu'en
ce cas-là je pusse ne vous pas bannir. Il me vint du monde, il
se sauva. Je dis à Cécile de rester le dos tourné à la
fenêtre, et je fis apporter du café que je la priai de me
servir, quoiqu'il ne fût guère l'heure d'en prendre. Tout cela
l'occupant et la cachant, elle essuya peu de questions sur sa
pâleur et sur son indisposition de la veille. Il n'y eut que
notre ami l'Anglais à qui rien n'échappa. -- J'ai rencontré
votre parent, me dit-il tout bas. Il m'aurait évité s'il
l'avait pu. Quel air je lui ai trouvé! Dix jours de maladie ne
l'auraient pas plus changé qu'il n'a changé depuis avant-hier.
Vous me trouvez bien pâle, m'a-t-il dit. Figurez-vous, en me
montrant sa main, qu'une piqûre, profonde à la vérité, m'a
changé de la sorte. Je lui ai demandé où il s'était fait cette
piqûre. Il m'a dit que c'était chez vous avec un canif, en
taillant un crayon; qu'il avait perdu beaucoup de sang et
s'était trouvé mal. Cela est si ridicule, a-t-il dit, que j'en
rougis. En effet, il a rougi, et n'en a été le moment d'après
que plus pâle. J'ai vu qu'il disait vrai, mais qu'il ne disait
pas tout. En entrant ici je vous trouve un air d'émotion et
d'attendrissement. Mademoiselle Cécile est pâle et abattue.
Permettez-moi de vous demander ce qui s'est passé. -- Parce que
vous avez été confident une fois, lui ai-je répondu en
souriant, vous voulez toujours l'être; mais il y a des choses
que l'on ne peut dire, -- et nous avons parlé d'autre chose. On
a travaillé, goûté, joué au piquet, au whist, aux échecs comme
à l'ordinaire. La partie d'échecs a été fort grave. Le Bernois
faisait jouer Cécile d'après Philidor que j'avais fait
chercher. Milord, que cela n'amusait guère, lui a cédé sa
place et demandé à faire un robber au whist. A la fin de la
soirée, la voyant travailler, il a dit à Cécile: -- Vous m'avez
refusé tout l'hiver; Mademoiselle, une bourse ou un
portefeuille. Il faudra bien pourtant, quand je partirai, que
j'emporte un souvenir de vous, et que vous me permettiez de
vous en laisser un de moi. -- Point du tout, Milord, répondit-elle;
si nous devons ne nous jamais revoir, nous ferons fort
bien de nous oublier. -- Vous avez bien de la fermeté,
Mademoiselle, dit-il, et vous prononcez _ne nous jamais revoir_
comme si vous ne disiez rien. Je me suis approchée, et j'ai
dit: Il y a de la fermeté dans son expression; mais vous,
Milord, il y en a eu dans votre pensée, ce qui est bien plus
beau. -- Moi, Madame! -- Oui, quand vous avez parlé de départ et
de souvenir, vous pensiez bien à une éternelle séparation. --
Cela est clair, a dit Cécile en s'efforçant pour la première
fois de sa vie à prendre un air de fierté et de détachement.
Au reste, je crois que si le détachement n'était que dans
l'air, la fierté était dans le coeur. Le ton dont il avait dit
_quand je partirai_ l'avait blessée. Il fut blessé à son tour.
N'est-il pas étrange qu'on ne se soucie d'être aimé que quand
on croit ne le pas être; qu'on sente tant la privation, et si
peu la jouissance; qu'on se joue du bien qu'on a, et qu'on
l'estime dès qu'on ne l'a plus; qu'on blesse sans réflexion,
et qu'on s'offense et s'afflige de l'effet de la blessure;
qu'on repousse ce qu'on voudrait ensuite retirer à soi? --
Quelle journée! me dit Cécile dès que nous fûmes seules.
M'est-il permis, maman, de vous demander ce qui vous a le plus
frappée? -- Ce sont ces mots: _J'ai aussi de la préférence pour
quelqu'un_. -- Je ne me suis donc pas trompée, reprit-elle en
m'embrassant; mais ne craignez rien, maman. Il me semble qu'il
n'y a rien à craindre. Je me trouve, comme il dit, de la
fermeté, et j'ai une envie si grande de ne pas vous donner de
chagrins! Ce matin vous savez que nous n'avons presque point
parlé. Eh bien! je me suis occupée pendant notre silence de la
manière dont il me conviendrait que vous voulussiez vivre
pendant quelque temps. Cela sera un peu gênant pour vous, et
bien triste pour moi; mais je sais que vous feriez des choses
beaucoup plus difficiles. -- Comment faudrait-il vivre, Cécile?
-- Il me semble qu'il faudrait moins rester chez nous, et que
ces trois ou quatre hommes nous trouvassent moins souvent
seules. La vie que nous menons est si douce pour moi et si
agréable pour eux; vous êtes si aimable, maman; on est trop
bien, rien ne gêne, on pense et on dit ce qu'on veut. Il
vaudra mieux, au risque de s'ennuyer, aller chercher le monde.
Vous m'ordonnerez d'apprendre à jouer, il ne sera plus
question d'échecs ni de dames. On se désaccoutumera un peu les
uns des autres. Si on aime, on pourra bien le montrer, et
enfin le dire. Si on n'aime pas, cela se verra plus
distinctement, et je ne pourrai plus m'y tromper. -- Je la
serrai dans mes bras. -- Que vous êtes aimable! que vous êtes
raisonnable! m'écriai-je. Que je suis contente et glorieuse de
vous! Oui, ma fille, nous ferons tout ce que vous voudrez.
Qu'on ne me reproche jamais ma faiblesse ni mon aveuglement.
Seriez-vous ce que vous êtes, si j'avais voulu que ma raison
fût votre raison, et qu'au lieu d'avoir une âme à vous, vous
n'eussiez que la mienne? Vous valez mieux que moi. Je vois en
vous ce que je croyais presqu'impossible de réunir, autant de
fermeté que de douceur, de discernement que de simplicité, de
prudence que de droiture. Puisse cette passion, qui a
développé des qualités si rares, ne vous pas faire payer trop
cher le bien qu'elle vous a fait! Puisse-t-elle s'éteindre ou
vous rendre heureuse! Cécile, qui était très fatiguée, me pria
de la déshabiller, de l'aider à se coucher et de souper auprès
de son lit. Au milieu de notre souper elle s'endormit. Il est
onze heures, elle n'est pas encore levée. Dès ce soir je
commencerai à exécuter le plan de Cécile, et je vous dirai
dans peu de jours comment il nous réussit.



LETTRE XV

Nous vivons comme Cécile l'a demandé; et j'admire qu'on nous
fasse accueil dans un monde que nous négligions beaucoup. Nous
y sommes une sorte de nouveauté. Cécile, qui a pris de la
contenance, assez d'aisance dans les manières, de la
prévenance, de l'honnêteté, est assurément une nouveauté très
agréable; et ce qui fait plus que tout cela, c'est que nous
rendons à la société quatre hommes qu'on n'est pas fâché
d'avoir. Les premières fois que Cécile a joué au whist, le
Bernois voulut être son maître comme aux échecs, et
l'assiduité qu'il a montrée auprès d'elle a un peu écarté le
jeune lord. Les gens ont aussi perdu la pensée qu'il fallût le
faire jouer constamment avec Cécile, comme ils l'avaient eue
au commencement de l'hiver. Nous avons eu dans un même jour
différentes scènes assez singulières, et des moments assez
plaisants. Cécile avait dîné chez une parente malade, et
j'étais seule à trois heures quand Milord et son parent
entrèrent chez moi. -- Il faut à présent venir de bien bonne
heure pour avoir l'espérance de vous trouver, dit Milord. Il y
a eu, avant ce changement, six semaines bien plus agréables
que n'ont été ces derniers huit ou dix jours. Me serait-il
permis de vous demander, Madame, qui, de vous ou de
Mademoiselle Cécile, a souhaité qu'on se mît à sortir tous les
jours? -- C'est ma fille, ai-je répondu. -- S'ennuyait-elle? dit
Milord. -- Je ne le crois pas, ai-je dit. -- Mais pourquoi donc,
a-t-il repris, quitter une façon de vivre si commode et si
agréable, pour en prendre une pénible et insipide? Il me
semble... -- Il me semble à moi, a interrompu son parent, que
Mademoiselle Cécile peut en avoir eu trois raisons, c'est-à-dire,
une raison entre trois, qui chacune lui ferait honneur.
-- Et quelles trois raisons? a dit le jeune homme. -- D'abord
elle peut avoir craint qu'on ne trouvât à redire à la façon de
vivre que nous regrettons, et que des femmes, fâchées de ne
plus voir ces deux dames parmi elles, et leur enviant les
empressements de tous les hommes qu'elles veulent bien
souffrir, ne fissent quelque remarque injuste et maligne; or,
une femme, et encore plus une jeune fille, ne peut prévenir
avec trop de soin les mauvais propos et la disposition qui les
fait tenir. -- Et votre seconde raison? voyons, dit Milord, si
je la trouverai meilleure que la première. -- Mademoiselle
Cécile peut avoir inspiré à quelqu'un de ceux qui venaient ici
un sentiment auquel elle n'a pas cru qu'il lui convînt de
répondre, et que, par conséquent, elle n'a pas voulu
encourager. -- Et la troisième? -- Il n'est pas impossible
qu'elle ne se soit senti elle-même un commencement de
préférence auquel elle n'a pas voulu se livrer. -- Les hommes
vous remercieront de la première et de la dernière conjecture,
a dit Milord. C'est dommage qu'elles soient si gratuites, et
que nous ayons si peu de raisons de croire que nous attirions
de l'envie sur ces dames, ou que nous donnions de l'amour. --
Mais, Milord, a dit en souriant son parent, puisque vous
voulez qu'on soit si modeste pour vous aussi bien que pour
soi, permettez-moi de vous dire qu'il vient deux hommes ici
qui sont plus aimables que nous. -- Voici Mademoiselle Cécile,
a dit Milord: je pense que vous ne seriez pas bien aise que je
lui rendisse compte de vos conjectures, quelqu'honorables que
vous les trouviez? -- Comme vous voudrez, lui a-t-on répondu.
Cécile était entrée. Le plaisir a brillé dans ses yeux. --
Voulons-nous faire encore une pauvre partie d'échecs sans que
personne s'en mêle? a dit Milord. -- Je le voudrais, a répondu
Cécile, mais cela n'est pas possible. Dans un quart-d'heure il
faut que j'aille me coiffer et m'habiller pour l'assemblée de
Madame de *** (c'était la femme de notre parent, chez qui nous
avions été invitées), et j'aime mieux causer un moment que de
jouer une demi-partie d'échecs. En effet, elle s'est mise à
causer avec nous d'un air si tranquille, si réfléchi, si
serein, que je ne l'avais jamais trouvée aussi aimable. Les
deux Anglais sont restés pendant qu'elle faisait sa toilette.
Elle est revenue simplement et agréablement vêtue; nous
l'avons tous un peu admirée, et nous sommes sortis. A la porte
de la maison où nous allions, le parent de Milord a dit qu'il
ne fallait pas entrer avec nous, et a voulu faire encore une
visite. -- Enviera-t-on aussi à ces dames, a dit Milord, le
bonheur d'avoir été accompagnées par nous? -- Non, a dit son
parent, mais on pourrait envier le nôtre, et je ne voudrais
faire de la peine à personne. Nous sommes entrées, ma fille et
moi. L'assemblée était nombreuse; Madame de *** avait mis
beaucoup de soin à une parure qui devait avoir l'air négligé.
Son mari n'est pas resté longtemps dans le salon, de sorte
qu'il n'y était plus quand on a présenté deux jeunes Français,
dont l'un avait l'air fort éveillé, l'autre fort taciturne. Je
n'ai fait qu'entrevoir le premier; il était partout. L'autre
est resté immobile à la place que le hasard lui avait d'abord
donnée. Nos Anglais sont venus. Ils ont demandé à Madame de
*** où était son mari. -- Demandez à Mademoiselle, a-t-elle
répondu d'un ton de plaisanterie en montrant ma fille: il n'a
parlé qu'à elle, et content d'avoir eu ce bonheur, il s'en est
allé aussitôt. Les Anglais se sont donc approchés de Cécile;
elle a dit, sans se déconcerter, que son cousin s'étant plaint
d'un grand mal de tête, il avait proposé au général d'A. de
faire une partie de piquet dans un cabinet éloigné du bruit.
Là-dessus, j'ai laissé Cécile sur sa bonne foi, et suis allée
trouver mon cousin, à qui j'ai demandé s'il avait aussi mal à
la tête que le prétendait Cécile, ou s'il avait trouvé sa
situation dans le salon trop embarrassante. -- Seriez-vous
assez barbare pour me plaisanter? a-t-il dit (il faut vous
dire en passant que le digne général d'A. est un peu sourd);
mais n'importe, je vous ferai ma confession. J'avais mal à la
tête, ma santé ne s'est pas remise de cette piqûre (il
montrait sa main); cela ne m'aurait pourtant pas obligé à me
retirer, mais j'ai senti que je serais très embarrassé; et
puis, j'ai toujours trouvé qu'un homme avait mauvaise grâce
chez lui dans une assemblée nombreuse, et j'ai eu la
coquetterie de ne pas vouloir que vous me vissiez promener
sottement ma figure de femme en femme, de table en table. Ces
sortes d'assemblées étant au contraire le triomphe des
maîtresses de maison, j'ai voulu laisser jouir Madame de ***
de ses avantages, et ne pas courir le risque de gâter son
plaisir en lui donnant de l'humeur. Je plaisantais de tout ce
raffinement, quand l'un des Français est venu mettre sa tête
dans le cabinet. Ouvrant tout-à-fait la porte dès qu'il m'a
aperçue: Je parierais, Madame, a-t-il dit en me saluant, que
vous êtes la soeur, la tante, ou la mère d'une jolie personne
que je viens de voir là-dedans. -- Laquelle? ai-je dit. -- Ah!
vous le savez bien, Madame, m'a-t-il répondu. J'ai dit: Eh
bien! je suis sa mère; mais à quoi l'avez-vous deviné? -- Ce
n'est pas à ses traits, m'a-t-il dit, c'est à sa contenance et
à sa physionomie; mais comment pouvez-vous la laisser en butte
aux fureurs vengeresses de la maîtresse du logis? Je l'ai
suppliée de ne pas boire une tasse de thé qu'elle lui donnait,
et de dire qu'elle y avait vu tomber une araignée; mais
Mademoiselle votre fille a haussé les épaules et a bu. Elle
est courageuse, ou bien elle croit à la vertu comme Alexandre;
mais moi je crois à la jalousie de Madame de ***. Certainement
elle lui a enlevé son mari ou son amant; mais je pense que
c'est son mari, car la dame a l'air plus vaine que tendre. Je
voudrais bien le voir. Je suis sûr qu'il est très aimable et
très amoureux. D'ailleurs, j'ai ouï dire ici, et dans la ville
où son régiment est en garnison, qu'il était le plus aimable
comme le plus brave cavalier du monde. Mais, Madame, ce n'est
pas la seule situation intéressante que Mademoiselle votre
fille donne lieu aux spectateurs de considérer. Elle a auprès
d'elle deux Bernois, un Allemand et un lord anglais, qui est
le seul à qui elle ne dise pas grand chose. Il a l'air d'en
être consterné. Il n'est guère fin, à mon avis. Il me semble
qu'à sa place j'en serais flatté. Cette distinction en vaut
bien une autre. -- Vos tableaux me paraissent être
d'imagination, lui ai-je dit en souriant; mais j'étais au fond
très peinée. Allons voir tout cela. J'ai fermé la porte du
cabinet après en être sortie. -- Savez-vous bien, Monsieur, ai-je
dit, que vous avez parlé devant le maître de la maison,
celui qui joue? -- Quoi, lui! Je suis au désespoir. Je ne le
croyais pas si jeune. Et r'ouvrant aussitôt la porte et me
ramenant à la partie de piquet: Que faut-il, Monsieur, a-t-il
dit à mon parent, que fasse un jeune écervelé vis-à-vis d'un
galant homme qui a bien voulu faire semblant de ne pas
entendre les sottises qui lui sont échappées? Ce que vous
faites, Monsieur, a dit M. de *** en se levant. Et serrant de
bonne grâce la main que lui présentait le jeune étranger, il a
avancé une chaise, et nous a priés de nous asseoir. Ensuite il
a demandé des nouvelles de plusieurs officiers de son régiment
et d'autres personnes que le jeune homme avait vues après lui.
A mon tour, je l'ai questionné. Il est parent de votre mari;
il vous a vue et votre fille, mais seulement en passant, de
sorte que je n'ai pu en tirer grand chose sur cet intéressant
sujet. Il est plus proche parent de l'évêque de B., que nous
avons vu ici encore abbé de Th., et il a un peu de sa fine et
vive physionomie. Je lui ai demandé ce qu'était son frère. --
Officier d'artillerie, m'a-t-il dit, rempli de talents et
d'application; mais aussi il n'est que cela. -- Et vous? lui
ai-je dit. -- Un étourdi, un espiègle, et je ne suis aussi que
cela. J'avais cru que cette profession me suffirait jusqu'à
vingt ans; mais, quoique je n'en aie que dix-sept, j'ai envie
d'abdiquer tout de suite. Encore serait-ce trop tard d'un
jour. -- Et laquelle prendrez-vous à la place? -- Je m'étais
toujours promis, m'a-t-il répondu, d'être un héros en cessant
d'être un fou. A vingt ans je veux être un héros. J'ai envie
d'employer ces trois ans d'intervalle à me préparer à ce
métier, mieux que je n'aurais pu faire si je n'avais quitté
l'autre dès à présent. -- Je vous remercie, lui ai-je dit, et
suis très contente de vous et de vos réponses. Allons voir ce
que fait ma fille. Je prie l'apprenti héros de penser que la
loyauté, la prudence, la discrétion envers les dames faisaient
partie de la profession de ses devanciers les plus célèbres,
ceux dont les troubadours de son pays chantaient les amours et
les exploits. Je le prie de ne pas dire un mot de ma fille qui
ne soit digne du preux chevalier le plus discret. -- Je vous le
promets, non pas en plaisantant, mais tout de bon, m'a-t-il
dit. Je ne saurais me taire trop scrupuleusement après
l'extravagance avec laquelle j'ai parlé. Nous étions alors
dans le salon. Ma fille jouait au whist avec des enfants,
princes à la vérité, mais qui n'en étaient pas moins les
petits ours les plus mal léchés du monde. -- Voyez, m'a dit le
Français; le lord anglais et le beau Bernois ont été placés à
l'autre extrémité de la chambre. -- Point de remarques, lui ai-je
dit. -- M'est-il donc permis de vous montrer mon frère qui,
assis à la même place où nous l'avons laissé, bombarde et
canonne encore la même ville; Gibraltar, par exemple? Cette
table est la forteresse, ou bien c'est Maëstricht qu'il s'agit
de défendre. Ce babil n'aurait jamais fini, ni je n'eusse prié
qu'on me fît jouer. Je finissais ma partie quand mon cousin
est rentré dans le salon. Il s'est approché de moi. -- Faut-il,
m'a-t-il dit, que ce petit étourdi ait vu en un instant ce que
je n'ai su voir malgré toute mon application! Faut-il qu'il
soit venu me tirer d'une incertitude dont à présent je connais
tout le prix! Il s'assit tristement à mes côtés, n'osant
s'approcher de ma fille, ne pouvant se résoudre à s'approcher
de sa femme ni de Milord. -- Je vous laisse croire, lui dis-je;
vous porteriez vos soupçons sur quelqu'autre, et ils seraient
peut-être encore plus fâcheux; car cet enfant ne me paraît pas
d'une figure ni d'un esprit bien distingués. Demandez-vous
pourtant s'il est bien raisonnable d'ajouter tant de foi aux
observations qu'a pu faire en un demi-quart d'heure un jeune
étourdi. -- Cet étourdi, m'a-t-il répondu, n'a-t-il pas deviné
ma femme? Nous nous retirâmes: je laissai mon cousin plongé
dans la tristesse. Les Anglais nous ramenèrent, et Milord me
pria si instamment de permettre qu'on portât leur souper chez
moi, que je ne pus le refuser. Ils me racontèrent tous les
mots piquants, les regards malveillants de notre parente.
C'était l'explication de cette tasse de thé que le Français ne
voulait pas que ma fille bût. On parla de la partie qu'on lui
avait fait faire. A tout cela Cécile ne disait pas un mot; et
me tirant à part: Ne nous plaignons pas, maman, me dit-elle,
et ne nous moquons pas: à sa place, j'en ferais peut-être tout
autant. -- Non pas, lui dis-je, comme elle par amour-propre. Le
souper fut gai. Le petit lord me parut fort aise de n'avoir
point de Bernois, point de Français, point de concurrents
autour de lui. En s'en allant, il me dit que cette fois-ci il
adopterait les ménagements de son cousin, et ne dirait mot du
souper, de peur de se faire porter envie. Je ne lui aurais pas
demandé le secret, mais je ne suis pas fâchée que de lui-même
il le garde. Mon cousin me fait tout de bon pitié. Les
Français repartent demain. Ils ont fait grande sensation ici;
mais, en admirant l'application et les talents de l'aîné, on
regrettait qu'il ne parlât pas un peu plus, qu'il ne fût pas
comme un autre; et, en admirant la vivacité d'esprit et la
gentillesse du cadet, on aurait voulu qu'il parlât moins,
qu'il fût circonspect et modeste, sans penser qu'il n'y aurait
alors plus rien à admirer non plus qu'à critiquer chez aucun
des deux. On ne voit point assez que, chez nous autres
humains, le revers de la médaille est de son essence aussi
bien que le beau côté. Changez quelque chose, vous changez
tout. Dans l'équilibre des facultés vous trouverez la
médiocrité comme la sagesse. Adieu. Je vous enverrai, par les
parents de votre mari, la silhouette de ma fille.



LETTRE XVI

Je vais vite copier une lettre du Bernois que mon cousin vient
de m'envoyer.

"Ta parente, Cécile de ***, est la première femme que j'aie
jamais désiré d'appeler mienne. Elle et sa mère sont les
premières femmes avec qui j'aie pu croire que je serais
heureux de passer ma vie. Dis-moi, mon cher ami, toi qui les
connais, si je me suis trompé dans le jugement parfaitement
avantageux que j'ai porté d'elles? Dis-moi encore (car c'est
une seconde question), dis, sans te croire obligé de détailler
tes motifs, si tu me conseilles de m'attacher à Cécile et de
la demander à sa mère?"

Plus bas, mon cousin a écrit: "A ta première question je
réponds sans hésiter: oui, et cependant je réponds non à la
seconde. Si ce qui me fait dire _non_ vient à changer, ou si mon
opinion à cet égard change, je t'en avertirai tout de suite."

Il a écrit dans l'enveloppe: "Faites-moi la grâce, Madame, de
me faire savoir si vous et Mlle Cécile approuvez ma réponse.
Supposé que vous ne l'approuviez pas, je garderai ceci, et
ferai la réponse que vous me dicterez."

Cécile est sortie, je l'attends pour répondre.

Elle approuve la réponse. Je lui ai dit: Pensez-y bien, ma
chère enfant! -- J'y pense bien, m'a-t-elle répondu. -- Ne te
fâche pas de ma question, lui ai-je dit. Trouves-tu ton
Anglais plus aimable? Elle m'a dit que non. -- Le crois-tu plus
honnête, plus tendre, plus doux? -- Non. -- Le trouves-tu d'une
plus belle figure? -- Non. -- Tu vivrais, du moins en été, dans
le Pays-de-Vaud. Aimerais-tu mieux vivre dans un pays inconnu?
-- J'aimerais cent fois mieux vivre ici, et j'aimerais mieux
vivre à Berne qu'à Londres. -- Te serait-il indifférent
d'entrer dans une famille où l'on ne te verrait pas avec
plaisir? -- Non, cela me paraîtrait très fâcheux. _S'il est des
noeuds secrets, s'il est des sympathies_, en est-il ici, ma
chère enfant? -- Non, maman. Je ne l'occupe tout au plus que
quand il me voit, et je ne pense pas qu'il me préfère à son
cheval, à ses bottes neuves, ni à son fouet anglais. Elle
souriait tristement, et deux larmes brillaient dans ses yeux.
-- Ne vous paraît-il pas possible, ma fille, d'oublier un
pareil amant? lui ai-je dit. -- Cela me paraît possible; mais
je ne sais si cela arrivera. -- Est-il bien sûr que tu te
consolasses de rester fille? -- Cela n'est pas bien sûr, c'est
encore une de ces choses dont il me semble qu'on ne peut juger
d'avance. -- Et cependant la réponse? -- La réponse est bonne,
maman, et je vous prie d'écrire à mon cousin de l'envoyer. --
Ecris toi-même, ai-je dit. Elle a fait une enveloppe à la
lettre et a écrit en dedans: "La réponse est bonne, Monsieur,
et je vous en remercie. Cécile de *** ".

La lettre envoyée, ma fille m'a donné mon ouvrage et a pris le
sien. -- Vous m'avez demandé, maman, m'a-t-elle dit, si je me
consolerais de ne pas me marier. Il me semble que ce serait
selon le genre de vie que je pourrais mener. J'ai pensé déjà
plusieurs fois que si je n'avais rien à faire que d'être une
demoiselle, au milieu de gens qui auraient des maris, des
amants, des femmes, des maîtresses, des enfants, je pourrais
trouver cela bien triste, et convoiter quelquefois, comme vous
disiez l'autre jour, le mari ou l'amant de mon prochain; mais
si vous trouviez bon que nous allassions en Hollande ou en
Angleterre tenir une boutique ou établir une pension, je crois
qu'étant toujours avec vous et occupée, et n'ayant pas le
temps d'aller dans le monde ni de lire des romans, je ne
convoiterais et ne regretterais rien, et que ma vie pourrait
être très douce. Ce qui manquerait à la réalité, je l'aurais
en espérance. Je me flatterais de devenir assez riche pour
acheter une maison entourée d'un champ, d'un verger, d'un
jardin, entre Lausanne et Rolle, ou bien entre Vevey et
Villeneuve, et d'y passer avec vous le reste de ma vie. -- Cela
serait bon, lui ai-je dit, si nous étions soeurs jumelles;
mais, Cécile, je vous remercie: votre projet me plaît et me
touche. S'il était encore plus raisonnable il me toucherait
moins. -- On meurt à tout âge, a-t-elle dit, et peut-être
aurez-vous l'ennui de me survivre. -- Oui, lui ai-je répondu;
mais il est un âge où l'on ne peut plus vivre, et cet âge
viendra dix-neuf ans plus tôt pour moi que pour vous... Nos
paroles ont fini là, mais non pas nos pensées. Six heures ont
sonné, et nous sommes sorties, car nous ne passons plus de
soirées à la maison, à moins que nous n'ayons véritablement du
monde, c'est-à-dire des femmes aussi bien que des hommes.
Jamais je n'étais moins sortie de chez moi que pendant le mois
passé, et jamais je ne suis tant sortie que ce mois-ci. La
retraite était une affaire de hasard et de penchant; la
dissipation est une tâche assez pénible. Si je n'étais pas la
moitié du temps très inquiète dans le monde, je m'y ennuyerais
mortellement. Les intervalles d'inquiétude sont remplis par
l'ennui. Quelquefois je me repose et me remonte en faisant un
tour de promenade avec ma fille, ou bien, comme aujourd'hui,
en m'asseyant seule vis-à-vis d'une fenêtre ouverte qui donne
sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de
tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, Auteur
de tout ce que je vois, d'avoir voulu que ces choses fussent
si agréables à voir. Elles ont un autre but que de me plaire.
Des lois auxquelles tient la conservation de l'univers font
tomber cette neige, et luire ce soleil. En la fondant, il
produira des torrents, des cascades, et il colorera ces
cascades comme un arc-en-ciel. Ces choses sont les mêmes là où
il n'y a point d'yeux pour les voir; mais, en même temps
qu'elles sont nécessaires, elles sont belles. Leur variété
aussi est nécessaire; mais elle n'en est pas moins agréable,
et n'en prolonge pas moins mon plaisir. Beautés frappantes et
aimables de la nature, tous les jours mes yeux vous admirent,
tous les jours vous vous faites sentir à mon coeur!



LETTRE XVII

Ma chère amie, vous m'avez fait encore plus de plaisir que
vous ne croyez, en me disant que la silhouette de Cécile vous
plaisait si fort, et que les récits du chevalier de *** vous
avaient donné tant d'envie de voir la fille et de revoir la
mère. Eh bien, il ne tient qu'à vous de les voir. Ma fille
perd sa gaieté dans la contrainte qu'elle s'impose. Si cela
durait plus longtemps, je craindrais qu'elle ne perdît sa
fraîcheur, peut-être sa santé. Depuis quelques jours je
méditais sur les moyens de prévenir un malheur qu'il m'est
affreux de craindre, et qu'il me serait impossible de
supporter. On ne me félicitait plus sur sa bonne grâce, on ne
me louait plus sur son éducation, sans me donner une envie de
pleurer que je ne surmontais pas toujours, et tout le temps
que j'étais seule, je le passais à imaginer un moyen de
distraire ma fille, de lui rendre le bonheur, de lui conserver
la santé et la vie; car mes craintes n'avaient point de
bornes. Je ne trouvais rien qui me satisfît. Il est de trop
bonne heure pour aller à la campagne. Si j'en avais loué une
dans cette saison, et que j'y fusse allée, quel propos
n'aurais-je pas fait tenir? Et même plus tard, si je l'avais
prise près de Lausanne, outre que c'aurait été bien cher, cela
n'aurait pas assez changé la scène; et plus loin, dans nos
montagnes ou dans la vallée du lac de Joux, ma fille, n'étant
plus sous les yeux du public, aurait été exposée aux
conjectures les plus injustes et les plus affligeantes. Votre
lettre est venue: toute incertitude a cessé. J'ai dit mon
dessein à ma fille. Elle accepte courageusement. Nous irons
donc vous voir, à moins que vous ne nous le défendiez; mais je
suis si persuadée que vous ne nous le défendrez pas, que je
vais annoncer notre départ, et louer ma maison à des étrangers
qui en cherchent une. Le régiment de *** est dans votre
voisinage. Je ne saurais en être fâchée pour mon cousin, parce
que lui-même en sera très aise, et j'en suis bien aise à cause
du Bernois. Si le jeune lord nous laisse partir sans rien
dire; si du moins, après notre départ, sentant ce qu'il a
perdu, il ne court pas sur nos pas, ne m'écrit point, ne
demande point à ses parents la permission de leur donner
Cécile pour belle fille, je me flatte que Cécile oubliera un
enfant si peu digne de sa tendresse, et qu'elle rendra justice
à un homme qui lui est supérieur à tous égards.

_Fin de la première partie_.



LETTRES
ECRITES DE LAUSANNE

SECONDE PARTIE.



LETTRE XVIII

Nous attendons votre réponse dans une jolie maison, à trois
quarts de lieue de Lausanne, que l'on m'a prêtée. Les
étrangers qui demandaient à louer la mienne, et qui l'ont
louée, étaient pressés d'y entrer. J'y ai laissé tous mes
meubles, de sorte que nous n'avons eu ni fatigue ni embarras.
Il serait possible que la neige ne se fondant pas, ou se
fondant tout-à-coup, nous ne puissions partir aussitôt que
nous le voudrions. A présent cela m'est assez égal; mais au
moment où nous quittâmes Lausanne, j'aurais voulu avoir plus
loin à aller, et des objets plus nouveaux à présenter aux yeux
et à l'imagination de ma fille; quelque tendresse qu'on ait
pour une mère, il me semblait que se trouver toute seule avec
elle, au mois de mars, pouvait paraître un peu triste. C'eût
été la première fois que j'aurais vu Cécile s'ennuyer avec
moi, et désirer que notre tête-à-tête fût interrompu. Je vous
avoue que, redoutant cette mortification, j'avais fait tout ce
que j'avais pu pour me l'épargner. Un portefeuille d'estampes
que m'avait prêté M. d'Ey**, les _Mille et une Nuits_, _Gil Blas;_
les _Contes_ d'Hamilton et _Zadig_ avaient pris les devants avec
un piano-forté et une provision d'ouvrage. D'autres choses qui
n'étaient pas dues à mes soins ont plus fait que mes soins.
Milord, son parent, un malheureux chien, un pauvre nègre...
Mais je veux reprendre toute notre histoire de plus haut.

Après vous avoir écrit, je me disposai à aller dans une maison
où je devais trouver tout le beau monde de Lausanne. Je
conseillai à Cécile de n'y venir qu'une demi-heure après moi,
quand j'aurais offert ma maison et annoncé notre départ; mais
elle me dit qu'elle était intéressée à voir l'impression que
je ferais. -- Vous la verrez, lui dis-je; il n'y aura que la
première surprise et les premières questions que mon
arrangement vous épargnera. -- Non, maman, dit-elle, laissez-moi
voir l'impression tout entière; que j'en aie tout le
plaisir ou tout le chagrin. A vos côtés, appuyée contre votre
chaise, touchant votre bras, ou seulement votre robe, je me
sentirai forte de la plus puissante comme de la plus aimable
protection. Vous savez bien, maman, combien vous m'aimez, mais
non pas combien je vous aime, et que vous ayant, vous, je
pourrais supporter de tout perdre et renoncer à tout. Allons,
maman, vous êtes trop poltronne, et vous me croyez bien plus
faible que je ne suis. Est-il besoin, mon amie, de vous dire
que j'embrassai Cécile, que je pleurai, que je la serrai
contre mon sein; qu'en marchant dans la rue je m'appuyai sur
son bras avec encore plus de plaisir et de tendresse qu'à
l'ordinaire; qu'en entrant dans la salle, j'eus soin avant
tout qu'une chaise fût placée pour elle un peu derrière la
mienne? Ah! sans doute, vous imaginez, vous voyez tout cela;
mais voyez-vous aussi mon pauvre cousin et son ami l'Anglais
venir à nous d'un air inquiet, cherchant dans nos yeux
l'explication de je ne sais quoi qu'ils y voient de nouveau et
d'étrange? Mon cousin, surtout, me regardait, regardait
Cécile, semblait désirer et craindre à la fois que je ne
parlasse; et l'autre, qui voyait cette agitation, partageait
son intérêt entre lui et nous, et tantôt passait machinalement
le bras autour de M***, tantôt mettait la main sur son épaule,
comme pour lui dire: Je deviens véritablement votre ami; si on
vous apprend quelque chose de fâcheux, vous trouverez un ami
dans un étranger chez qui vous n'avez vu jusqu'ici que de la
sympathie, un certain rapport de caractère ou de
circonstances. Moi, qui n'avais songé tout le jour à votre
lettre et à ma réponse que relativement à ma fille, qui
n'avais songé qu'à elle et à ses impressions, je fus si
touchée de ce que je voyais de la passion de l'un de ces
hommes, de la tendre compassion de l'autre, du sentiment et de
l'habitude qui s'étaient établis entre eux et nous, et de
l'espèce d'adieu qu'il fallait leur dire, que je me mis à
pleurer. Jugez si cela les rassura, et si ma fille fut
surprise!

Notre silence n'était plus supportable: l'inquiétude
augmentait, mon parent pâlissait, Cécile pressait mon bras et
me disait tout bas: Mais maman, qu'est-ce donc? qu'avez-vous?
-- Je suis folle, leur dis-je enfin. De quoi s'agit-il? d'un
voyage qui ne nous mène pas hors du monde, pas même au bout du
monde. Le Languedoc n'est pas bien loin. Vous, Monsieur, vous
voyagez, je puis espérer de vous revoir; et vous, mon cousin,
vous allez du même côté que moi. Nous avons envie d'aller voir
une parente fort aimable et qui m'est fort chère. Cette
parente a aussi envie de nous voir: rien ne s'y oppose, et je
suis résolue à partir bientôt. Allez, mon cousin, dire à
monsieur et madame *** que ma maison est à louer pour six
mois.

Il le leur dit. L'Anglais s'assit. Les tuteurs de ma fille et
leurs femmes accoururent: Milord, nous voyant occupées à leur
répondre, s'appuya contre la cheminée, regardant de loin. Le
Bernois vint nous témoigner sa joie de ce qu'il passerait
l'été plus à portée de nous qu'il ne l'aurait cru. Ensuite
vinrent les étrangers, qui louèrent sur le champ ma maison. Il
ne restait que l'embarras de nous loger en attendant votre
réponse. On nous offrit un logement dans une maison de
campagne que des Anglais ont quittée en automne. J'acceptai
avec empressement, de sorte que tout fut arrangé, et devint
public en un quart d'heure; mais la surprise, les questions,
les exclamations durèrent toute la soirée. Les plus intéressés
à notre départ en parlèrent le moins. Milord se contenta de
s'informer de la distance de l'habitation qu'on nous donnait,
et nous assura que de longtemps la route de Lyon ne serait
praticable pour des femmes: il demanda ensuite à son parent
si, au lieu de commencer par Berne, Bâle, Strasbourg, Nanci,
Metz, Paris, ils ne pourraient pas commencer leur tour de
France par Lyon, Marseille et Toulouse. -- Vous serait-il plus
aisé alors, lui dit-on, de quitter Toulouse qu'à présent de
n'y pas aller? -- Je ne sais, dit Milord plus faiblement et
d'un air moins signifiant que je n'aurais voulu. -- Après avoir
été six semaines à Paris, lui dit son parent, vous irez où
vous voudrez.

Cécile me pria de l'associer à mon jeu, disant qu'elle avait
son voyage dans la tête, de manière qu'elle ne jouerait rien
qui vaille. Après le jeu, je demandai à M. d'Ey*** qu'il nous
prêtât des estampes et des livres; mon parent m'offrit son
piano-forté: je l'acceptai; sa femme n'est pas musicienne. Le
Bernois, qui a ici son carrosse et ses chevaux, me pria de les
prendre pour me conduire à la campagne, et de permettre que
son cocher pût savoir tous les matins d'une laitière qui vient
en ville si je voulais me servir de lui pendant la journée. --
Ce sera moi, dit Milord, qui, toutes les fois qu'il fera un
temps passable, irai demander les ordres de ces dames et qui
vous les porterai. -- Cela est juste, dit son parent: de
pauvres étrangers n'ont à offrir que leur zèle. Le Bernois
nous dit ensuite qu'il n'aurait pas longtemps le plaisir de
nous être bon à quelque chose, puisqu'il allait à Berne pour
tâcher de se faire élire du Deux-Cents, ayant obtenu pour cela
une prolongation de semestre. Comme son père est mort et qu'il
n'a point d'oncle qui soit conseiller, on lui demanda s'il
épouserait une fille à baretly. Le Deux-Cents est le Conseil
souverain de Berne; le baretly est le chapeau avec lequel on
va en Deux-Cents, et on appelle fille à baretly celle dont le
père peut donner une place dans le Deux-Cents à l'homme
qu'elle épouse. -- Non assurément, dit-il; je n'ai pas un coeur
à donner en échange d'un baretly, et je ne voudrais pas
recevoir sans donner. On parla des élections. On s'étonna que
M. de *** eût déjà vingt-neuf ans. Il en a trente. Le baillif
parla du sénat et des sénateurs de Berne. -- Sénat, sénateurs,
mon oncle! s'écria le neveu. Mais pourquoi non? On m'a dit que
les bourgmestres d'Amsterdam étaient quelquefois appelés
consuls par leurs clients et par eux-mêmes. Et vous, mon cher
oncle, ne seriez-vous point le pro-consul d'Asie, résidant à
Athènes? -- Mon neveu, mon neveu, dit la baillive, qui a de
l'esprit, avec ces plaisanteries-là, il vous faudrait épouser
deux ou trois baretly pour être sûr de votre élection. Madame
de ***, la femme de mon parent, voyant tout le monde autour de
nous, s'approcha à la fin, et s'adressant à son mari: Et vous,
Monsieur, puisque ces dames partent, vous pourrez enfin vous
résoudre à partir; vous cesserez d'avoir tous les jours des
lettres à écrire, des prétextes à imaginer. Il y a huit jours,
a-t-elle ajouté en affectant de rire, que ses malles sont
attachées sur sa voiture. Tout le monde se taisait. -- Mais
tout de bon, Monsieur, reprit-elle, quand partirez-vous? --
Demain, Madame, ou ce soir, dit-il en pâlissant. Et, courant
vers la porte, après avoir serré la main à son ami, il sortit
de la salle et de la maison. En effet, il partit cette nuit
même, éclairé par la lune et la neige.

Le lendemain, qui était lundi, et le surlendemain, je fus en
affaire, et ne voulus voir personne; et mercredi dernier, à
midi, nous étions en carrosse, Cécile, Fanchon, Philax et moi,
sur le chemin de Renens. On avait bien donné l'ordre d'ouvrir
notre appartement, de faire du feu dans la salle à manger, et
nous comptions faire notre dîner d'une soupe au lait et de
quelques oeufs. Mais, en approchant de la maison, nous fûmes
surprises de voir du mouvement, un air de vie, toutes les
fenêtres ouvertes, de grands feux dans toutes les chambres qui
le disputaient au soleil pour sécher et réchauffer l'air et
les meubles. Arrivées à la porte, Milord et son parent nous
aidèrent à descendre de carrosse, et portèrent dans la maison
les boîtes et les paquets. La table était mise, le piano-forté
accordé, un air favori ouvert sur le pupitre; un coussin pour
le chien auprès du feu, des fleurs dans des vases sur la
cheminée: rien ne pouvait être plus galant ni mieux entendu.
On nous servit le meilleur dîner; nous bûmes du punch; on nous
laissa des provisions, un pâté, des citrons, du rhum, et on
nous supplia de permettre qu'on vînt une fois ou deux chaque
semaine dîner avec nous. -- Quant à prendre le thé, Madame, dit
Milord, je n'en demande pas la permission, vous ne refuseriez
cela à personne. A cinq heures, on leur amena des chevaux; ils
les laissèrent à leurs domestiques, et comme le temps était
beau, quoique très froid, nous les reconduisîmes jusqu'au
grand chemin. Au moment où ils allaient nous quitter, voilà un
beau chien danois qui vient à nous rasant de son museau la
terre couverte de neige; c'était un dernier effort, un monceau
de neige l'arrête; il cherche d'un air inquiet, chancelle, et
vient tomber aux pieds de Cécile. Elle se baisse. Milord
s'écrie et veut la retenir; mais Cécile, lui soutenant que ce
n'est pas un chien enragé, mais un chien qui a perdu son
maître, un pauvre chien à moitié mort de fatigue, de faim et
de froid, s'obstine à le caresser. Les laquais sont envoyés à
la maison pour chercher du lait, du pain, tout ce qu'on pourra
trouver. On apporte; le chien boit et mange, et lèche les
mains de sa bienfaitrice. Cécile pleurait de plaisir et de
pitié. Attentive, en le ramenant avec elle, à mesurer ses pas
sur ceux de l'animal fatigué, à peine regarde-t-elle son amant
qui s'éloigne; toute la soirée fut employée à réchauffer, à
consoler cet hôte nouveau, à lui chercher un nom, à faire des
conjectures sur ses malheurs, à prévenir le chagrin et la
jalousie de Philax. En se couchant, ma fille lui fit un lit de
tous les habits qu'elle ôtait, et cet infortuné est devenu le
plus heureux chien de la terre. Au lieu de raisonner, au lieu
de moraliser, donnez à aimer à quelqu'un qui aime; si aimer
fait son danger, aimer sera sa sauvegarde; si aimer fait son
malheur, aimer sera sa consolation; pour qui sait aimer, c'est
la seule occupation, la seule distraction, le seul plaisir de
la vie.

Voilà le mercredi passé; nous voilà établies dans notre
retraite, et Cécile n'a pas l'air de pouvoir s'y ennuyer; elle
n'a pas eu recours encore à la moitié de ses ressources: les
livres, l'ouvrage, les estampes sont restés dans un tiroir.

Le jeudi vient; les fleurs, le chien, le piano, suffisent à sa
matinée. L'après-dîner, elle va voir le fermier qui occupe une
partie de la maison; elle caresse ses enfants, cause avec sa
femme; elle voit porter du lait hors de la cuisine, et elle
apprend que c'est à un malade qu'on le porte, à un nègre
mourant de consomption, que des Anglais dont il était le
domestique ont laissé dans cette maison. Ils l'ont beaucoup
recommandé au fermier et à la fermière, et ont laissé à un
banquier de Lausanne l'ordre de leur payer toutes les
semaines, tant qu'il sera en vie, une pension plus que
suffisante pour les mettre en état de le bien soigner. Cécile
vint me trouver avec cette information, et me supplia d'aller
avec elle auprès du nègre, de lui parler anglais, de savoir de
lui si nous ne pouvions rien lui donner qui lui fût agréable.
-- On m'a dit, maman, qu'il ne savait pas le français; qui
sait, dit-elle, si ces gens, malgré toute leur bonne volonté,
devinent ses besoins? Nous y allâmes. Cécile lui dit les
premiers mots d'anglais qu'elle eût jamais prononcés: ce que
l'amour avait fait acquérir, l'humanité en fit usage. Il parut
les entendre avec quelque plaisir. Il ne souffrait pas, mais
il avait à peine quelque reste de vie. Doux, patient,
tranquille, il ne paraissait pas qu'il souhaitât ou regrettât
rien: il était jeune cependant. Cécile et Fanchon ne l'ont
presque pas quitté. Nous lui donnions tantôt un peu de vin,
tantôt un peu de soupe. J'étais assise auprès de lui avec ma
fille, dimanche matin, quand il expira. Nous restâmes
longtemps sans changer de place.

-- C'est donc ainsi qu'on finit, maman, dit Cécile, et que ce
qui sent et parle et se remue, cesse de sentir, d'entendre, de
pouvoir se remuer? Quel étrange sort! naître en Guinée, être
vendu par ses parents, cultiver du sucre à la Jamaïque, servir
des Anglais à Londres, mourir près de Lausanne! Nous avons
répandu quelque douceur sur ses deniers jours. Je ne suis,
maman, ni riche ni habile, je ne ferai jamais beaucoup de
bien; mais puissé-je faire un peu de bien partout où le sort
me conduira, assez seulement pour que moi et les autres
puissions croire que c'est un bien plutôt qu'un mal que j'y
sois venue! Ce pauvre nègre! mais pourquoi dire: ce pauvre
nègre! Mourir dans son pays ou ailleurs, avoir vécu longtemps
ou peu de temps, avoir eu un peu plus ou un peu moins de peine
ou de plaisir, il vient un moment où cela est bien égal: le
roi de France sera un jour comme ce nègre. -- Et moi aussi,
interrompis-je, et toi.... et Milord. -- Oui, dit-elle, c'est
vrai; mais sortons à présent d'ici. Je vois Fanchon qui
revient de l'église, je le lui dirai. Elle alla à la rencontre
de Fanchon, et l'embrassa, et pleura, et revint caresser ses
chiens en pleurant. On enterre aujourd'hui le nègre. Nous
avons vu dans cette occasion la mort toute seule, sans rien de
plus: rien d'effrayant, rien de solennel, rien de pathétique.
Point de parents, point de deuil, point de regrets feints ou
sincères: aussi ma fille n'a-t-elle reçu aucune impression
lugubre. Elle est retournée auprès du corps deux ou trois fois
tous les jours; elle a obtenu qu'on le laissât couvert et dans
son lit sans le toucher, et que l'on continuât à chauffer la
chambre. Elle y a lu et travaillé, et il m'a fallu être aussi
raisonnable qu'elle. Ah! que je suis contente de voir qu'elle
n'a pas cette sensibilité qui fait qu'on fuit les morts, les
mourants, les malheureux! Au reste, je ne lui vois pas non
plus l'activité qui les cherche, et j'avoue que j'en suis bien
aise aussi. Je ne l'aimerais que chez une Madeleine pénitente:
les Madeleines pécheresses elles-mêmes ne devraient faire du
bien qu'à petit bruit; autrement elles ont l'air d'acheter du
monde comme de Dieu, non des pardons, mais des indulgences....
Je me tais! je me tais! et j'en ai déjà trop dit. Qu'importe
aux pauvres qu'on soulage l'air qu'on a en les soulageant? Si
quelqu'une des femmes dont je parle devait lire ceci, je
dirais: Ne faites aucune attention à mes imprudentes paroles,
ou donnez leur une attention entière; continuez à faire du
bien, ne vous privez pas des bénédictions des malheureux, et
n'attirez pas sur moi leurs malédictions, ni la condamnation
de celui qui vous a dit que la charité couvre une multitude de
péchés. Je vous ai exhortées à faire l'aumône en secret: c'est
l'aumône secrète qui est la plus agréable à Dieu, et la plus
satisfaisante pour notre coeur, parce que le motif en est plus
simple, plus pur, plus doux, moins mêlé de cet amour-propre
qui tourmente la vie; mais ici l'action est plus importante
que le motif, et peut-être que la bonne action rendra les
motifs meilleurs, parce que la vue du pauvre souffrant et
affligé, la vue du pauvre soulagé et reconnaissant pourra
attendrir votre coeur et le changer.



LETTRE XIX

Monsieur,

Vous paraissiez si triste hier, que je ne puis m'empêcher de
vous demander quel sujet de chagrin vous avez. Vous refuserez
peut-être de le dire, mais vous ne pourrez pas me savoir
mauvais gré de l'avoir demandé: je n'ai depuis hier que votre
image dans l'esprit. Milord vient nous voir presque tous les
jours. Il est vrai qu'il ne reste d'ordinaire qu'un moment.
Vous paraît-il qu'on y fasse attention à Lausanne, et qu'on
puisse me blâmer de le recevoir? Vous le connaissez autant
qu'un jeune homme est connaissable; vous connaissez ses
parents, et leur façon de penser. Je ne doute pas que vous
n'ayez lu dans le coeur de Cécile: dites-moi comment je dois me
conduire. Je suis, Monsieur, votre très humble et très
obéissante servante.



LETTRE XX

Madame,

Il est vrai que je suis fort triste. Je suis si éloigné de
vous savoir mauvais gré de votre question, que j'avais déjà
résolu de vous faire mon histoire; mais je l'écrirai: ce sera
une sorte d'occupation et de distraction, et la seule dont je
sois susceptible. Tout ce que je puis vous dire, Madame,
touchant Milord, c'est que je ne lui connais aucun vice. Je ne
sais s'il aime mademoiselle Cécile autant qu'elle le mérite;
mais je suis presque sûr qu'il ne regarde aucune autre femme
avec intérêt, et qu'il n'a aucune liaison d'une autre espèce.
Il y a deux mois que j'écrivis à son père qu'il paraissait
s'attacher à une fille sans fortune, mais dont la naissance,
l'éducation, le caractère et la figure ne laissaient rien à
désirer, et je lui demandais s'il voulait que, sous quelque
prétexte, je fisse quitter Lausanne à son fils; car chercher à
l'éloigner de vous, Madame, et de votre fille, c'eût été lui
dire: Il y a quelque chose de mieux que la beauté, la bonté,
les grâces et l'esprit. J'avais plus de raisons qu'un autre de
ne me pas charger de cet odieux et absurde soin. Le père et la
mère m'ont écrit tous deux que, pourvu que leur fils aimât et
fût aimé, qu'il épousât par amour, non par honneur, après que
l'amour serait passé, ils seraient très contents, et que de la
façon dont je parlais de celle à laquelle il s'attachait, et
de sa mère, il n'y avait rien de pareil à craindre. Ils
avaient bien raison, sans doute; cependant j'ai peint au jeune
homme la honte, le désespoir qu'on sentirait en se voyant
obligé à acquitter de sang-froid un engagement qu'on aurait
pris dans un moment d'ivresse totale; car, de manquer à un
pareil engagement, je n'ai pas voulu supposer que cela fût
possible.

Je ne crois pas, Madame, qu'on trouve rien d'étrange à ses
visites; il les avait annoncées avant votre départ devant tout
le monde. On le voit assidu à ses leçons, et presque tous les
soirs en compagnie de femmes. J'ai reçu de Lyon des nouvelles
de votre parent: il ne lui était rien arrivé de fâcheux,
quoiqu'il fût allé nuit et jour, et que les chemins soient
couverts de neige comme ils ne l'ont jamais été dans cette
saison. Il n'est pas heureux.

Je me mettrai à écrire dès ce soir peut-être. J'ai l'honneur
d'être, Madame, etc., etc., William ***.



LETTRE XXI

Mon histoire est romanesque, Madame, autant que triste, et
vous allez être désagréablement surprise en voyant des
circonstances à peine vraisemblables ne produire qu'un homme
ordinaire.

Un frère que j'avais et moi naquîmes presqu'en même temps, et
notre naissance donna la mort à ma mère. L'extrême affliction
de mon père, et le trouble qui régna pendant quelques instants
dans toute notre maison, fit confondre les deux enfants qui
venaient de naître. On n'a jamais su lequel de nous deux était
l'aîné. Une de nos parentes a toujours cru que c'était mon
frère, mais sans en être sûre, et son témoignage, n'étant
appuyé ni contredit par personne, a produit une sorte de
présomption, et rien de plus; car l'opinion qu'on avait conçue
s'évanouissait toutes les fois qu'on en voulait examiner le
fondement. Elle fit une légère impression sur moi, mais n'en
fit jamais aucune sur mon frère. Il se promit de n'avoir rien
qu'en commun avec moi; de ne se point marier si je me mariais.
Je me fis et à lui la même promesse; de sorte que n'ayant
qu'une famille entre nous deux, ne pouvant avoir que les mêmes
héritiers, jamais la loi n'aurait eu à décider sur nos droits
ou nos prétentions.

Si le sort avait mis entre nous toute l'égalité possible, il
n'avait fait en cela qu'imiter la nature; l'éducation vint
encore augmenter et affermir ces rapports. Nous nous
ressemblions pour la figure et pour l'humeur, nos goûts
étaient les mêmes, nos occupations nous étaient communes ainsi
que nos jeux; l'un ne faisait rien sans l'autre, et l'amitié
entre nous était plutôt de notre nature que de notre choix, de
sorte qu'à peine nous nous en apercevions; c'étaient les
autres qui en parlaient, et nous ne la reconnûmes bien que
quand il fut question de nous séparer. Mon frère fut destiné à
avoir une place dans le parlement, et moi à servir dans
l'armée: on voulut l'envoyer à Oxford, et me mettre en pension
chez un ingénieur; mais, le moment de la séparation venu,
notre tristesse et nos prières obtinrent que je le suivrais à
l'université, et j'y partageai toutes ses études comme lui
toutes les miennes. J'appris avec lui le droit et l'histoire,
et il apprit avec moi les mathématiques et le génie; nous
aimions tous deux la littérature et les beaux-arts. Ce fut
alors que nous appréciâmes avec enthousiasme le sentiment qui
nous liait; et si cet enthousiasme ne rendit pas notre amitié
plus forte ni plus tendre, il la rendit plus productive
d'actions, de sentiments, de pensées; de sorte qu'en étant
plus occupés, nous en jouissions davantage. Castor et Pollux,
Oreste et Pilade, Achille et Patrocle, Nisus et Euryale, David
et Jonathan furent nos héros. Nous nous persuadâmes qu'on ne
pouvait être lâche ni vicieux ayant un ami, car la faute d'un
ami rejaillirait sur l'autre; il aurait à rougir, il
souffrirait; et puis quel motif pourrait nous entraîner à une
mauvaise action? Sûrs l'un de l'autre, quelles richesses,
quelle ambition, quelle maîtresse pourraient nous tenter assez
pour nous faire devenir coupables? Dans l'histoire, dans la
fable, partout nous cherchions l'amitié, et elle nous
paraissait la vertu et le bonheur.

Trois ans s'étaient écoulés; la guerre avait commencé en
Amérique: on y envoya le régiment dont je portais depuis
longtemps l'uniforme. Mon frère vint me l'apprendre, et,
parlant du départ et du voyage, je fus surpris de lui entendre
dire _nous_ au lieu de _toi;_ je le regardai. -- Avais-tu cru que
je te laisserais partir seul? me dit-il. Et voyant que je
voulais parler: Ne m'objecte rien, s'écria-t-il, ce serait le
premier chagrin que tu m'aurais fait, épargne-le-moi. Nous
allâmes passer quelques jours chez mon père, qui, de concert
avec tous nos parents, pressa mon frère de quitter son bizarre
projet. Il fut inébranlable, et nous partîmes. La première
campagne n'eut rien que d'agréable et d'honorable pour nous.
Un sous-lieutenant de la compagnie où je servais ayant été
tué, mon frère demanda et obtint sa place. Habillés de même,
de même taille, ayant presque les mêmes cheveux et les mêmes
traits, on nous confondait sans cesse, quoiqu'on nous vît
toujours à côté l'un de l'autre. Pendant l'hiver, nous
trouvâmes le moyen de continuer nos études, de lever des
plans, de dessiner des cartes, de jouer de la harpe, du luth
et du violon, tandis que nos camarades perdaient leur temps au
jeu et avec des filles. Je ne les condamne pas: qui est-ce qui
peut ne rien faire et n'être avec personne?

Au commencement de la seconde campagne.... Mais à quoi bon
vous détailler ce qui amena pour moi le plus affreux des
malheurs? Il fut blessé à mes côtés: Pauvre William, dit-il,
pendant que nous l'emportions, que deviendrez-vous? Trois
jours je vécus entre la crainte et l'espérance; trois jours je
fus témoin des douleurs les plus vives et les plus patiemment
souffertes. Enfin, le soir du troisième jour, voyant son état
empirer de moment en moment: Fais un miracle, ô Dieu, rends-le
moi! m'écriai-je. -- Daigne toi-même le consoler, dit mon frère
d'une voix presque éteinte. Il me serre faiblement la main et
expire.

Je ne me souviens pas distinctement de ce qui se passa dans le
temps qui suivit sa mort. Je me retrouvai en Angleterre; on me
mena à Bristol et à Bath. J'étais une ombre errante, et
j'attirais des regards de surprise et de compassion sur cette
pauvre, inutile moitié d'existence qui me restait. Un jour,
j'étais assis sur l'un des bancs de la promenade, tantôt
ouvrant un livre que j'avais apporté, tantôt le reposant à
côté de moi. Une femme, que je me souvins d'avoir déjà vue,
vint s'asseoir à l'autre extrémité du même banc; nous restâmes
longtemps sans rien dire, je la remarquais à peine; je tournai
enfin les yeux de son côté, et je répondis à quelques
questions qu'elle m'adressa d'une voix douce et discrète. Je
crus ne la ramener chez elle, quelques moments après, que par
reconnaissance et politesse; mais le lendemain et les jours
suivants je cherchai à la revoir, et sa douce conversation,
ses attentions caressantes me la firent bientôt préférer à mes
tristes rêveries, qui étaient pourtant mon seul plaisir.
Caliste (c'est le nom qui lui était resté du rôle qu'elle
avait joué avec le plus grand applaudissement la première et
unique fois qu'elle avait paru sur le théâtre), Caliste était
d'une extraction honnête, et tenait à des gens riches; mais
une mère dépravée et tombée dans la misère, voulant tirer
parti de sa figure, de ses talents et du plus beau son de voix
qui ait jamais frappé une oreille sensible, l'avait vouée de
bonne heure au métier de comédienne, et on la fit débuter par
le rôle de Caliste, dans _The fair penitent_. Au sortir de la
comédie, un homme considérable l'alla demander à sa mère,
l'acheta pour ainsi dire, et dès le lendemain partit avec elle
pour le continent. Elle fut mise à Paris, malgré sa religion,
dans une abbaye distinguée, sous le seul nom de Caliste, fille
de condition, mais dont on cachait le nom de famille par des
raisons importantes.

Elle fut adorée des religieuses et de ses compagnes, et le ton
qu'elle aurait pu contracter avec sa mère la décelait si peu,
qu'on la crut fille du feu duc de Cumberland, et cousine par
conséquent de notre roi; et, quand on lui en parlait, la
rougeur que lui donnait le sentiment de son véritable état
fortifiait le soupçon au lieu de le détruire. Elle fit bientôt
tous les ouvrages de femme avec une adresse étonnante. Elle
commença à dessiner et à peindre; elle dansait déjà assez bien
pour que sa mère eût pensé à en faire une danseuse; elle se
perfectionna dans cet art si séduisant; elle prit aussi des
leçons de chant et de clavecin. J'ai toujours trouvé qu'elle
jouait et chantait comme on parle où comme on devrait parler,
et comme elle parlait elle-même: je veux dire qu'elle jouait
et chantait, tantôt de génie, tantôt de souvenir, tout ce
qu'on lui demandait, tout ce qu'on lui présentait, se laissant
interrompre et recommençant mille fois, se livrant rarement à
ses propres impressions, et prenant surtout plaisir à faire
briller le talent des autres. Jamais il ne fut une plus
aimable musicienne, jamais talent ne para tant la personne.
Mais ce degré de perfection et de facilité, ce ne fut pas à
Paris qu'elle l'acquit, ce fut en Italie, où son amant passa
deux mois avec elle, uniquement occupé d'elle, de son
instruction et de son plaisir. Après quatre ans de voyages, il
la ramena en Angleterre, et demeurant avec elle, tantôt chez
lui à la campagne, tantôt à Londres chez le général D**, son
oncle, il eut encore quatre ans de vie et de bonheur; mais le
bonheur et l'amour ne fléchissent pas la mort: une
inflammation de poitrine l'emporta. -- Je ne lui laisse rien,
dit-il à son oncle un moment avant de mourir, parce que je
n'ai plus rien; mais vous vivez, vous êtes riche, et ce
qu'elle tiendra de vous lui sera plus honorable que ce qu'elle
tiendrait de moi: à cet égard je ne regrette rien, et je meurs
tranquille.

L'oncle, au bout de quelques mois, lui donna, avec une rente
de quatre cent pièces, cette maison à Bath, où je la voyais.
Il y venait passer quelques semaines toutes les années, et,
quand il avait la goutte, il la faisait venir chez lui. Elle
vous ressemble, Madame, ou elle vous ressemblait, je ne sais
lequel des deux il faut dire. Dans ses pensées, dans ses
jugements, dans ses manières, elle avait comme vous je ne sais
quoi qui négligeait les petites considérations pour aller
droit aux grands intérêts, à ce qui caractérise les gens et
les choses. Son âme et ses discours, son ton et sa pensée
étaient toujours d'accord; ce qui n'était qu'ingénieux ne
l'intéressait point, la prudence seule ne la détermina jamais,
et elle disait ne savoir pas bien ce que c'était que la
raison; mais elle devenait ingénieuse pour obliger, prudente
pour épargner du chagrin aux autres, et elle paraissait la
raison même quand il fallait amortir des impressions fâcheuses
et ramener le calme dans un coeur tourmenté ou dans un esprit
qui s'égarait. Vous êtes souvent gaie et quelquefois
impétueuse; elle n'était jamais ni l'un ni l'autre.
Dépendante, quoique adorée, dédaignée par les uns tandis
qu'elle était servie à genoux par d'autres, elle avait
contracté je ne sais quelle réserve triste qui tenait tout
ensemble de la fierté et de l'effroi; et, si elle eût été
moins aimante, elle eût pu paraître sauvage et farouche. Un
jour, la voyant s'éloigner de gens qui l'avaient abordée avec
empressement, et la considéraient avec admiration, je lui en
demandai la raison. -- Rapprochons-nous d'eux, me dit-elle; ils
ont demandé qui je suis, vous verrez de quel air ils me
regarderont! Nous fîmes l'essai: elle n'avait deviné que trop
juste, une larme accompagna le sourire et le regard par lequel
elle me le fit remarquer. -- Que vous importe? lui dis-je. -- Un
jour peut-être cela m'importera, me dit-elle en rougissant. Je
ne l'entendis que longtemps après. Je me souviens qu'une autre
fois, invitée chez une femme chez qui je devais aller, elle
refusa. -- Mais pourquoi? lui dis-je. Cette femme, et tous ceux
que vous verrez chez elle, ont de l'esprit et vous admirent. --
Ah! dit-elle, ce ne sont pas les dédains marqués que je crains
le plus, j'ai trop dans mon coeur et dans ceux qui me
dédaignent de quoi me mettre à leur niveau; c'est la
complaisance, le soin de ne pas parler d'une comédienne, d'une
fille entretenue, de Milord, de son oncle. Quand je vois la
bonté et le mérite souffrir pour moi, et obligés de se
contraindre ou de s'étourdir, je souffre moi-même. Du vivant
de Milord, la reconnaissance me rendait plus sociable; je
tâchais de gagner les coeurs pour qu'on n'affligeât pas le
sien. Si ses domestiques ne m'eussent pas respectée, si ses
parents ou ses amis m'avaient repoussée, ou que je les eusse
fuis, il se serait brouillé avec tout le monde. Les gens qui
venaient chez lui s'étaient si bien accoutumés à moi, que
souvent, sans y penser, ils disaient devant moi les choses les
plus offensantes. Mille fois j'ai fait signe à Milord en
souriant de les laisser dire; tantôt j'étais bien aise qu'on
oubliât ce que j'étais, tantôt flattée qu'on me regardât comme
une exception parmi celles de ma sorte, et en effet ce qu'on
disait de leur effronterie, de leur manège, de leur avidité,
ne me regardait assurément pas. -- Pourquoi ne vous a-t-il pas
épousée? lui demandai-je. -- Il ne m'en a parlé qu'une seule
fois, me répondit-elle; alors il me dit: Le mariage entre nous
ne serait qu'une vaine cérémonie qui n'ajouterait rien à mon
respect pour vous, ni à l'inviolable attachement que je vous
ai voué; cependant, si j'avais un trône à vous donner ou
seulement une fortune passable, je n'hésiterais pas; mais je
suis presque ruiné, vous êtes beaucoup plus jeune que moi; que
servirait de vous laisser une veuve titrée sans bien? Ou je
connais mal le public, ou celle qui n'a rien gagné à être ma
compagne que le plaisir de rendre l'homme qui l'adorait le
plus heureux de mortels, en sera plus respectée que celle à
qui on laisserait un nom et un titre (1) [(1) Il connaissait
mal le public et raisonnait mal.].

Vous êtes étonnée peut-être, Madame, de l'exactitude de ma
mémoire, ou peut-être me soupçonnerez-vous de suppléer et
d'embellir. Ah! quand j'aurai achevé de vous faire connaître
celle de qui je rapporte les paroles, vous ne le croirez pas,
et vous ne serez pas surprise non plus que je me souvienne si
bien des premières conversations que nous avons eues ensemble.
Depuis quelque temps surtout elles me reviennent avec un
détail étonnant; je vois l'endroit où elle parlait, et je
crois l'entendre encore. Je reviens, pour vous la peindre
mieux, aux comparaisons que je n'ai cessé de faire depuis le
premier moment où j'ai eu le bonheur de vous voir. Plus
silencieuse que vous avec les indifférents, aussi aimante que
vous, et n'ayant pas une Cécile, elle était plus caressante,
plus attentive, plus insinuante encore avec les gens qu'elle
aimait; son esprit n'était pas aussi hardi que le vôtre, mais
il était plus adroit; son expression était moins vive, mais
plus douce. Dans un pays où les arts tiennent lieu d'une
nature pittoresque, qui frappe les sens et parle au coeur, elle
avait la même sensibilité pour les uns que vous pour l'autre.
Votre maison est simple et noble, on est chez une femme de
condition peu riche; la sienne était ornée avec goût et avec
économie; elle épargnait tout ce quelle pouvait de son revenu
pour de pauvres filles qu'elle faisait élever; mais elle
travaillait comme les fées, et chaque jour ses amis trouvaient
chez elle quelque chose de nouveau à admirer, ou dont on
jouissait. Tantôt c'était un meuble commode qu'elle avait fait
elle-même; tantôt un vase dont elle avait donné le dessin, et
qui faisait la fortune de l'ouvrier. Elle copiait des
portraits pour ses amis, pour elle même des tableaux des
meilleurs maîtres. Quel talent, quel moyen de plaire cette
aimable fille n'avait-elle pas!

Soigné, amusé par elle, ma santé revint; la vie ne me parut
plus un fardeau si pesant, si insipide à porter; je pleurai
enfin mon frère, je pus enfin parler de lui; j'en parlais sans
cesse. Je pleurais et je la faisais pleurer. -- Je vois, dit-elle
un jour, pourquoi vous êtes tendre, doux, et pourtant un
homme. La plupart des hommes qui n'ont eu que des camarades
ordinaires et de leur sexe, ont peu de délicatesse et
d'aménité, et ceux qui ont beaucoup vécu avec des femmes, plus
aimables d'abord que les autres, mais moins adroits, moins
hardis aux exercices des hommes, deviennent sédentaires, et
avec le temps pusillanimes, exigeants, égoïstes et vaporeux
comme nous. Vos courses, vos jeux, vos exercices avec votre
frère vous ont rendu robuste et adroit, et avec lui votre coeur
naturellement sensible est devenu délicat et tendre. Qu'il
était heureux, s'écria-t-elle un jour que, le coeur plein de
mon frère, j'en avais longtemps parlé; heureuse la femme qui
remplacera ce frère chéri! -- Et qui m'aimerait comme il
m'aimait? lui dis-je. -- Ce n'est pas cela qu'il serait
difficile de trouver, me répondit-elle en rougissant. Vous
n'aimerez pas une femme autant que vous l'aimiez; mais si vous
aviez seulement cette tendresse que vous pouvez encore avoir,
si on se croyait ce que vous aimez le mieux à présent que vous
n'avez plus votre frère... Je la regarde, des larmes coulaient
de ses yeux. Je me mets à ses pieds, je baise ses mains. --
N'aviez-vous point vu, dit-elle, que je vous aimais? -- Non,
lui dis-je, et vous êtes la première femme qui me fasse
entendre ces mots si doux. -- Je me suis dédommagée, dit-elle
en m'obligeant à m'asseoir, d'une longue contrainte et du
chagrin de n'être pas devinée; je vous ai aimé dès le premier
moment que je vous ai vu; avant vous, j'avais connu la
reconnaissance et non point l'amour; je le connais à présent
qu'il est trop tard. Quelle situation que la mienne! moins je
mérite d'être respectée, plus j'ai besoin de l'être. Je
verrais une insulte dans ce qui aurait été des marques
d'amour; au moindre oubli de la plus sévère décence, effrayée,
humiliée, je me rappellerais avec horreur ce que j'ai été, ce
qui me rend indigne de vous à mes yeux et sans doute aux
vôtres, ce que je ne veux, ce que je ne dois jamais redevenir.
Ah! je n'ai connu le prix d'une vie et d'une réputation sans
tache que depuis que je vous connais. Combien de fois j'ai
pleuré en voyant une fille, la fille la plus pauvre, mais
chaste, ou seulement encore innocente! A sa place, je me
serais allée donner à vous, je vous aurais consacré ma vie, je
vous aurais servi à tel titre, à telle condition que vous
auriez voulu; je n'aurais été connue que de vous, vous auriez
pu vous marier, j'aurais servi votre femme et vos enfants, et
je me serais enorgueillie d'être si complètement votre
esclave, de tout faire et de tout souffrir pour vous. Mais
moi, que puis-je faire? que puis-je offrir? Connue et avilie,
je ne puis devenir ni votre égale, ni votre servante. Vous
voyez que j'ai pensé à tout; depuis si longtemps je ne pense
qu'à vous aimer, au malheur et au plaisir de vous aimer. Mille
fois j'ai voulu me soustraire à tous les maux que je prévois;
mais qui peut échapper à sa destinée? Du moins, en vous disant
combien je vous aime, me suis-je donné un moment de bonheur. --
Ne prévoyons point de maux, lui dis-je, pour moi je ne prévois
rien; je vous vois, vous m'aimez. Le présent est trop
délicieux pour que je puisse me tourmenter de l'avenir. Et, en
lui parlant, je la serrais dans mes bras. Elle s'en arracha. --
Je ne parlerai donc plus de l'avenir, dit-elle: je ne saurais
me résoudre à tourmenter ce que j'aime. Allez à présent,
laissez-moi reprendre mes esprits; et vous, réfléchissez à
vous et à moi: peut-être serez-vous plus sage que moi, et ne
voudrez-vous pas vous engager dans une liaison qui promet si
peu de bonheur. Croire que vous pourrez toujours me quitter et
ne pas être malheureux, ce serait vous tromper vous-même; mais
aujourd'hui vous pouvez me quitter sans être cruel. Je ne m'en
consolerai point, mais vous n'aurez aucun reproche à vous
faire. Votre santé est rétablie, vous pouvez quitter cet
endroit. Si vous revenez demain, ce sera me dire que vous avez
accepté mon coeur, et vous ne pourrez plus, sans éprouver des
remords, me rendre tout-à-fait malheureuse. Pensez-y, dit-elle
en me serrant la main, encore une fois vous pouvez partir,
votre santé est rétablie. -- Oui, dis-je, mais c'est à vous que
je la dois. Et je m'en allai.

Je ne délibérai, ni ne balançai, ni ne combattis, et
cependant, comme si quelque chose m'avait retenu, je ne sortis
de chez moi que fort tard le lendemain. Le soir fort tard je
me retrouvai à la porte de Caliste, sans que je puisse dire
que j'eusse pris le parti d'y retourner. Ciel! quelle joie je
vis briller dans ses yeux! -- Vous revenez, vous revenez!
s'écria-t-elle. -- Qui pourrait, lui dis-je, se dérober à tant
de félicité! Après une longue nuit, l'aurore du bonheur se
remontre à peine; pourrai-je m'y dérober et me replonger dans
cette nuit lugubre! Elle me regardait, et assise vis-à-vis de
moi, levant les yeux au ciel, joignant les mains, pleurant et
souriant à la fois avec une expression céleste, elle répétait:
Il est revenu! Ah! il est revenu! la fin, dit-elle, ne sera
pas heureuse. Je n'ose au moins l'espérer, mais elle est
éloignée peut-être. Peut-être mourrai-je avant de devenir
misérable. Ne me promettez rien, mais recevez le serment que
je fais de vous aimer toujours. Je suis sûre de vous aimer
toujours; quand même vous ne m'aimeriez plus, je ne cesserais
pas de vous aimer. Que le moment où vous aurez à vous plaindre
de mon coeur soit le dernier de ma vie! Venez avec moi, venez
vous asseoir sur ce même banc où je vous parlai pour la
première fois. Vingt fois déjà je m'étais approchée de vous;
je n'avais osé vous parler. Ce jour-là je fus plus hardie.
Béni soit ce jour! bénie soit ma hardiesse! béni soit le banc
et l'endroit où il fut posé! J'y planterai un rosier, du
chèvrefeuille et du jasmin. En effet, elle les y planta. Ils
croissent, ils prospèrent, c'est tout ce qui reste d'heureux
de cette liaison si douce.

Que ne puis-je, Madame, vous peindre toute sa douceur, et le
charme inexprimable de cette aimable fille! Que ne puis-je
vous peindre avec quelle tendresse, quelle délicatesse, quelle
adresse elle opposa si longtemps l'amour à l'amour; maîtrisant
les sens par le coeur, mettant des plaisirs plus doux à la
place de plaisirs plus vifs, me faisant oublier sa personne à
force de me faire admirer ses grâces, son esprit et ses
talents! Quelquefois je me plaignais de sa retenue, que
j'appelais dureté et indifférence: alors elle me disait que
mon père me permettrait peut-être de l'épouser; et quand je
voulais partir pour demander le consentement de mon père: Tant
que vous ne l'avez pas demandé, disait-elle, nous avons le
plaisir de croire qu'on vous l'accorderait. Bercé par l'amour
et l'espérance, je vivais aussi heureux qu'on peut l'être hors
du calme, et quand tout notre coeur est rempli d'une passion
qu'on avait longtemps regardée comme indigne d'occuper le coeur
d'un homme. -- O mon frère! mon frère! que diriez-vous?
m'écriais-je quelquefois; mais je ne vous ai plus, et qui
était plus digne qu'elle de vous remplacer?

Mes jours ne s'écoulaient pourtant pas dans une oisiveté
entière. Le régiment où je servais ayant été enveloppé dans la
disgrâce de Saratoga, il eût fallu, si on eût voulu me
renvoyer en Amérique, me faire entrer dans un autre corps;
mais mon père, d'autant plus désolé d'y avoir perdu un fils
qu'il n'approuvait pas cette guerre, jura que l'autre n'y
retournerait jamais, et, profitant de cette circonstance de la
capitulation de Saratoga, il prétendit que, ma mauvaise santé
seule m'ayant séparé de mon régiment, je devais être regardé
comme appartenant encore à une armée qui ne pouvait plus
servir contre les Américains; de sorte qu'ayant en quelque
façon quitté le service, quoique je n'eusse pas encore quitté
l'uniforme ni rendu mon brevet, je me préparais à la carrière
du parlement et des emplois, et, pour y jouer un rôle
honorable, je résolus, en même temps que j'étudierais les lois
et l'histoire de mon pays, d'apprendre à me bien exprimer dans
ma langue. Je définissais l'éloquence le pouvoir d'entraîner
quand on ne peut pas convaincre, et ce pouvoir me paraissait
nécessaire avec tant de gens, et dans tant d'occasions, que je
crus ne pouvoir pas me donner trop de peine pour l'acquérir. A
l'exemple du fameux lord Chatham, je me mis à traduire Cicéron
et surtout Démosthène, brûlant ma traduction et la
recommençant mille fois. Caliste m'aidait à trouver les mots
et les tournures, quoiqu'elle n'entendît ni le grec ni le
latin; mais, après lui avoir traduit littéralement mon auteur,
je lui voyais saisir sa pensée souvent beaucoup mieux que moi,
et quand je traduisais Pascal ou Bossuet, elle m'était encore
d'un plus grand secours.

De peur de négliger les occupations que je m'étais prescrites,
nous avions réglé l'emploi de ma journée, et quand, m'oubliant
auprès d'elle, j'en avais passé une dont je ne devais pas être
content, elle me faisait payer une amende au profit de ses
pauvres protégées. J'étais matineux: deux heures de ma matinée
étaient consacrées à me promener avec Caliste. Heures trop
courtes, promenades délicieuses où tout s'embellissait et
s'animait pour deux coeurs à l'unisson, pour deux coeurs à la
fois tranquilles et charmés; car la nature est un tiers que
des amants peuvent aimer, et qui partage leur admiration sans
les refroidir l'un pour l'autre! Le reste de mon temps
jusqu'au dîner était employé à l'étude. Je dînais chez moi,
mais j'allais prendre le café chez elle. Je la trouvais
habillée; je lui montrais ce que j'avais fait, et quand j'en
étais un peu content, après l'avoir corrigé avec elle, je le
copiais sous sa dictée. Ensuite, je lui lisais les nouveautés
qui avaient quelque réputation, ou, quand rien de nouveau
n'excitait notre curiosité, je lui lisais Rousseau, Voltaire,
Fénelon, Buffon, tout ce que votre langue a de meilleur et de
plus agréable. J'allais ensuite à la salle publique, de peur,
disait-elle, qu'on ne crût que, pour me garder mieux, elle ne
m'eût enterré. Après y avoir passé une heure ou deux, il
m'était permis de revenir et de ne la plus quitter. Alors,
selon la saison, nous nous promenions ou nous causions, et
nous faisions nonchalamment de la musique jusqu'au souper,
excepté deux jours dans la semaine, où nous avions un
véritable concert. J'y ai entendu les plus habiles musiciens
anglais et étrangers déployer tout leur art et se livrer à
tout leur génie. L'attention et la sensibilité de Caliste
excitaient leur émulation plus que l'or des grands. Elle n'y
invitait jamais personne, mais quelquefois des hommes de nos
premières familles obtenaient la permission d'y venir. Une
fois, des femmes firent demander la même permission; elle les
refusa. Une autre fois, de jeunes gens, entendant de la
musique, s'avisèrent d'entrer. Caliste leur dit qu'ils
s'étaient mépris sans doute, qu'ils pouvaient rester, pourvu
qu'ils observassent le plus grand silence, mais qu'elle les
priait de ne pas revenir sans l'en avoir prévenue. Vous voyez,
Madame, qu'elle savait se faire respecter, et son amant même
n'était que le plus soumis comme le plus enchanté de ses
admirateurs. O femmes! femmes! que vous êtes malheureuses,
quand celui que vous aimez se fait de votre amour un droit de
vous tyranniser, quand, au lieu de vous placer assez haut pour
s'honorer de votre préférence, il met son honneur à se faire
craindre et à vous voir ramper à ses pieds!

Après le concert, nous donnions un souper à nos musiciens et à
nos amateurs. Il m'était permis de faire les frais de ces
soupers, et c'était la seule permission de ce genre que
j'eusse. Jamais il n'y en eut de plus gais. Anglais,
Allemands, Italiens, tous nos virtuoses y mêlaient bizarrement
leur langage, leurs prétentions, leurs préjugés, leurs
habitudes, leurs saillies. Avec une autre que Caliste, ces
soupers eussent été froids, ou auraient dégénéré en orgies;
avec elle, ils étaient décents, gais, charmants.

Caliste, ayant trouvé que l'heure qui suivait le souper était,
quand nous étions seuls, la plus difficile à passer, à moins
que le clair de lune ne nous invitât à nous promener, ou
quelque livre bien piquant à en achever la lecture, imagina de
faire venir dans ces occasions-là un petit violoncelle,
ivrogne, crasseux, mais très habile. Un signe imperceptible
fait à son laquais évoquait ce petit gnome. Au moment où je le
voyais sortir comme de dessous terre, je commençais par le
maudire et je faisais mine de m'en aller; mais un regard ou un
sourire m'arrêtait, et souvent le chapeau sur la tête, et
appuyé contre la porte, je restais immobile à écouter les
choses charmantes que produisaient la voix et le clavecin de
Caliste avec l'instrument de mon mauvais génie. D'autres fois
je prenais en grondant ma harpe ou mon violon, et je jouais
jusqu'à ce que Caliste nous renvoyât l'un et l'autre. Ainsi se
passèrent des semaines, des mois, plus d'une année; et vous
voyez que le seul souvenir de ce temps délicieux a fait
briller encore une étincelle de gaieté dans un coeur navré de
tristesse.

A la fin, je reçus une lettre de mon père: on lui avait dit
que ma santé, parfaitement remise, ne demandait plus le séjour
de Bath; il me parlait de revenir chez lui et d'épouser une
jeune personne, dont la fortune, la naissance et l'éducation
étaient telles qu'on ne pouvait rien demander de mieux. Je
répondis qu'effectivement ma santé était remise, et après
avoir parlé de celle à qui j'en avais l'obligation, et que
j'appelai sans détour la maîtresse de feu lord L**, je lui dis
que je ne me marierais point à moins qu'il ne me permît de
l'épouser; et le suppliant de n'écouter pas un préjugé confus
qui pourrait faire rejeter ma demande, je le conjurai aussi de
s'informer à Londres, à Bath, partout, du caractère et des
moeurs de celle que je voulais lui donner pour fille. _Oui, de
ses moeurs_, répétais-je, et si vous apprenez qu'avant la mort
de son amant elle ait jamais manqué à la décence, ou qu'après
sa mort elle ait jamais donné lieu à la moindre témérité, si
vous entendez sortir d'aucune bouche autre chose qu'un éloge
ou une bénédiction, je renonce à mon espérance la plus chère,
au seul bien qui me fasse regarder comme un bonheur de vivre,
et d'avoir conservé ou recouvré la raison. Voici la réponse
que je reçus de mon père.

"Vous êtes majeur, mon fils, et vous pouvez vous marier sans
mon consentement: quant à mon approbation, vous ne l'aurez
jamais pour le mariage dont vous me parlez, et, si vous le
contractez, je ne vous reverrai jamais. Je n'ai point désiré
d'illustration, et vous savez que j'ai laissé la branche
cadette de notre famille solliciter et obtenir un titre, sans
faire la moindre tentative pour en procurer un à la mienne;
mais l'honneur m'est plus cher qu'à personne, et jamais de mon
consentement on ne portera atteinte à mon honneur ni à celui
de ma famille. Je frémis à l'idée d'une belle-fille devant qui
on n'oserait parler de chasteté, aux enfants de laquelle je ne
pourrais recommander la chasteté sans faire rougir leur mère.
Et ne rougiriez-vous pas aussi quand je les exhorterais à
préférer l'honneur à leurs passions, à ne pas se laisser
vaincre et subjuguer par leurs passions? Non, mon fils, je ne
donnerai pas la place d'une femme que j'adorais à cette belle-fille.
Vous pourrez lui donner son nom, et peut-être me ferez-vous
mourir de chagrin en le lui donnant, car mon sang frémit
à la seule idée; mais, tant que je vivrai, elle ne s'asseyera
pas à la place de votre mère. Vous savez que la naissance de
mes enfants m'a coûté leur mère; vous savez que l'amitié de
mes fils l'un pour l'autre m'a coûté l'un des deux; c'est à
vous à voir si vous voulez que le seul qui me reste me soit
ôté par une folle passion, car je n'aurai plus de fils, si ce
fils peut se donner une pareille femme."

Caliste, me voyant revenir chez elle plus tard qu'à
l'ordinaire, et avec un air triste et défait, devina tout de
suite la lettre; m'ayant forcé à la lui donner, elle la lut,
et je vis chaque mot entrer dans son coeur comme un poignard. --
Ne désespérons pas encore tout-à-fait, me dit-elle, permettez-moi
de lui écrire demain; à présent je ne pourrais. Et s'étant
assise sur le canapé, à côté de moi, elle se pencha sur moi,
et elle me caressait en pleurant avec un abandon qu'elle
n'avait jamais eu. Elle savait bien que j'étais trop affligé
pour en abuser. J'ai traduit de mon mieux la lettre de
Caliste; et je vais la transcrire.

"Souffrez, Monsieur, qu'une malheureuse femme en appelle de
votre jugement à vous-même, et ose plaider sa cause devant
vous. Je ne sens que trop la force de vos raisons; mais
daignez considérer, Monsieur, s'il n'y en point aussi qui
soient en ma faveur, et qu'on puisse opposer aux
considérations qui me réprouvent. Voyez d'abord si le
dévouement le plus entier, la tendresse la plus vive, la
reconnaissance la mieux sentie, ne pèsent rien dans la balance
que je voudrais que vous daignassiez encore tenir et consulter
dans cette occasion. Daignez vous demander si votre fils
pourrait attendre d'aucune femme ces sentiments au degré où je
les ai et les aurai toujours, et que votre imagination vous
peigne, s'il se peut, tout ce qu'ils me feraient faire et
supporter: considérez ensuite d'autres mariages, les mariages
qui paraissaient les mieux assortis et les plus avantageux,
et, supposé que vous voyiez dans presque tous des
inconvénients et des chagrins encore plus grands et plus
sensibles que ceux que vous redoutez dans celui que votre fils
désire, n'en supporterez-vous pas avec plus d'indulgence la
pensée de celui-ci, et n'en désirerez-vous pas moins vivement
un autre? Ah! s'il ne fallait qu'une naissance honorable, une
vie pure, une réputation intacte pour rendre votre fils
heureux; si avoir été sage était tout; si l'aimer
passionnément, uniquement, n'était rien, croyez que je serais
assez généreuse, ou plutôt que je l'aimerais assez pour faire
taire à jamais le seul désir, la seule ambition de mon coeur.

Vous me trouvez surtout indigne d'être la mère de vos petits-enfants.
Je me soumets en gémissant à votre opinion, fondée
sans doute sur celle du public. Si vous ne consultiez que
votre propre jugement, si vous daigniez me voir, me connaître,
votre arrêt serait peut-être moins sévère; vous verriez avec
quelle docilité je serais capable de leur répéter vos leçons,
des leçons que je n'ai pas suivies, mais qu'on ne m'avait pas
données; et, supposé qu'en passant par ma bouche elles
perdissent de leur force, vous verriez du moins que ma
conduite constante offrirait l'exemple de l'honnêteté. Tout
avilie que je vous parais, croyez, Monsieur, qu'aucune femme
de quelque rang, de quelqu'état qu'elle puisse être, n'a été
plus à l'abri que moi de rien voir ou entendre de licencieux.
Ah! Monsieur, vous serait-il difficile de vous former une idée
un peu avantageuse de celle qui a su s'attacher à votre fils
d'un amour si tendre? Je finis en vous jurant de ne consentir
jamais à rien que vous condamniez, quand même votre fils
pourrait en avoir la pensée; mais il ne peut l'avoir, il
n'oubliera pas un instant le respect qu'il vous doit. Daignez
permettre, Monsieur, que je partage au moins ce sentiment avec
lui, et n'en rejetez pas de ma part l'humble et sincère
assurance."

En attendant la réponse de mon père, toutes nos conversations
roulèrent sur les parents de Caliste, son éducation, ses
voyages, son histoire en un mot. Je lui fis des questions que
je ne lui avais jamais faites. J'avais écarté des souvenirs
qui pouvaient lui être fâcheux; elle m'ôta mes craintes et mes
ménagements. Je voulus tout approfondir, et, comme si cela eût
dû favoriser notre dessein, je me plaisais à voir combien elle
gagnait à être plus parfaitement connue. Hélas! ce n'était pas
moi qu'il fallait persuader. Elle me dit que, par un effet de
l'extrême délicatesse de son amant, personne, ni homme ni
femme, dans aucun pays, ne pouvait affirmer qu'elle eût été sa
maîtresse. Elle me dit n'avoir pas essuyé de sa part un seul
refus, un seul instant d'humeur ou de mécontentement, ou même
de négligence. Quelle femme que celle qu'un homme, son amant,
son bienfaiteur, son maître pour ainsi dire, peut traiter
pendant huit ans comme une divinité! Je lui demandai un jour
si jamais elle n'avait eu la pensée de le quitter. -- Oui, dit-elle,
je l'ai eue une fois, mais je fus si frappée de
l'ingratitude d'un pareil dessein, que je ne voulus pas y voir
de la sagesse: je me crus la dupe d'un fantôme qui s'appelait
la vertu, et qui était le vice, et je le repoussai avec
horreur.

Pendant trois jours que tarda la lettre de mon père, j'eus la
permission de laisser là mes livres et le public. Je venais
chez elle le matin; le chagrin nous avait rendus plus
familiers sans nous rendre moins sages. Le quatrième jour,
Caliste reçut cette réponse. Au lieu de la transcrire ou de la
traduire, Madame, je vous l'envoie, vous la traduirez, si vous
voulez que votre parent la lise un jour: je n'aurais pas la
force de la traduire.

Madame,

"Je suis fâché d'être forcé de dire des choses désagréables à
une personne de votre sexe, et j'ajouterai de votre mérite;
car, sans prendre des informations sur votre compte, ce qui
serait inutile, ne pouvant être déterminé par les choses que
j'apprendrais, j'ai entendu dire beaucoup de bien de vous.
Encore une fois, je suis fâché d'être obligé de vous dire des
choses désagréables; mais laisser votre lettre sans réponse
serait encore plus désobligeant que la réfuter. C'est donc ce
dernier parti que je me vois forcé de prendre. D'abord,
Madame, je pourrais vous dire que je n'ai d'autre preuve de
votre attachement pour mon fils que ce que vous en dites vous-même,
et une liaison qui ne prouve pas toujours un bien grand
attachement; mais, en le supposant aussi grand que vous le
dites, et j'avoue que je suis porté à vous en croire, pourquoi
ne penserais-je pas qu'une autre femme pourrait aimer mon fils
autant que vous l'aimez, et, supposé même qu'une autre femme
qu'il épouserait ne l'aimât pas avec la même tendresse ni avec
un si grand dévouement, est-il bien sûr que ce degré
d'attachement fût un grand bien pour lui, et trouvez-vous
apparent qu'il ait jamais besoin de fort grands sacrifices de
la part d'une femme? Mais je suppose que ce soit un grand
bien: est-ce tout que cet attachement? Vous me parlez des
chagrins qu'on voit dans la plupart des ménages; mais serait-ce
une bien bonne manière de raisonner que de se résoudre à
souffrir des inconvénients certains, parce qu'ailleurs il y en
a de vraisemblables? de passer par-dessus des inconvénients
qu'on voit distinctement, pour en éviter d'autres qu'on ne
peut encore prévoir, et de prendre un parti décidément
mauvais, parce qu'il y en aurait peut-être de pires? Vous me
demandez s'il me serait difficile de prendre bonne opinion de
celle qui aime mon fils; vous pouviez ajouter: et qui en est
aimée. Non, sans doute, et j'ai si bonne opinion de vous, que
je crois qu'en effet vous donneriez un bon exemple à vos
enfants, et que, loin de contredire les leçons qu'on pourrait
leur donner, vous leur donneriez les mêmes leçons, et
peut-être avec plus de zèle et de soins qu'une autre. Mais
pensez-vous que dans mille occasions je ne croirais pas que vous
souffrez de ce qu'on dirait ou ne dirait pas à vos enfants et
touchant vos enfants, et sur mille autres sujets? Et ne
pensez-vous pas aussi que plus vous m'intéresseriez par votre
bonté, votre honnêteté et vos qualités aimables, plus je
souffrirais de voir, d'imaginer que vous souffrez, et que vous
n'êtes pas aussi heureuse, aussi considérée que vous
mériteriez à beaucoup d'égards de l'être? En vérité, Madame,
je me saurais mauvais gré à moi-même de n'avoir pas pour vous
toute la considération et la tendresse imaginables, et
pourtant il me serait impossible de les avoir, si ce n'est
peut-être pour quelques moments, quand je ne me souviendrais
pas que cette femme belle, aimable et bonne est ma belle-fille;
mais, aussitôt que je vous entendrais nommer comme
j'entendais nommer ma femme et ma mère, pardonnez ma
sincérité, Madame, mon coeur se tournerait contre vous, et je
vous haïrais peut-être d'avoir été si aimable que mon fils
n'eût voulu aimer et épouser que vous; et, si dans ce moment
je croyais voir quelqu'un parler de mon fils ou de ses
enfants, je supposerais qu'on dit: C'est le mari d'une telle,
ce sont les enfants d'une telle. En vérité, Madame, cela
serait insupportable, car, à présent que cela n'a rien de
réel, l'idée m'en est insupportable. Ne croyez pourtant pas
que j'aie aucun mépris pour votre personne; il serait très
injuste d'en avoir, et je suis disposé à un sentiment tout
contraire. Je vous ai obligation, et c'est sans rougir de vous
avoir obligation, de la promesse que vous me faites à la fin
de votre lettre. Sans bien savoir pourquoi, j'y ai une foi
entière. Pour vous payer de votre honnêteté et du respect que
vous avez pour le sentiment qui lie un fils à son père, je
vous promets, ainsi qu'à mon fils, de ne rien tenter pour vous
séparer, et de ne lui jamais reparler le premier d'aucun
mariage, quand on me proposerait une princesse pour belle-fille,
mais à condition qu'il ne me reparle jamais non plus
que vous du mariage en question. Si je me laissais fléchir, je
sens que j'en aurais le regret le plus amer, et si je
résistais à de vives sollicitations, comme je ferais sûrement,
outre le déplaisir d'affliger un fils que j'aime tendrement et
qui le mérite, je me préparerais peut-être des regrets pour
l'avenir; car un père tendre se reproche quelquefois contre
toute raison de n'avoir pas cédé aux instances les plus
déraisonnables de son enfant. Croyez, Madame, que ce n'est
déjà pas sans douleur que je vous afflige aujourd'hui l'un et
l'autre."

Je trouvai Caliste assise à terre, la tête appuyée contre le
marbre de sa cheminée. -- C'est la vingtième place que j'ai
depuis une heure, me dit-elle; je m'en tiens à celle-ci parce
que ma tête brûle. Elle me montra du doigt la lettre de mon
père qui était ouverte sur le canapé. Je m'assis, et pendant
que je lisais, s'étant un peu tournée, elle appuya sa tête
contre mes genoux. Absorbé dans mes pensées, regrettant le
passé, déplorant l'avenir, et ne sachant comment disposer du
présent, je ne la voyais et ne la sentais presque pas. A la
fin je la soulevai et je la fis asseoir. Nos larmes se
confondirent. -- Soyons au moins l'un à l'autre autant que nous
y pouvons être, lui dis-je fort bas, et comme si j'avais
craint qu'elle ne m'entendît. Je pus douter qu'elle m'eût
entendu; je pus croire qu'elle consentait, elle ne me répondit
point, et ses yeux étaient fermés. -- Changeons, ma Caliste,
lui dis-je, ce moment si triste en un moment de bonheur. -- Ah!
dit-elle en rouvrant les yeux et jetant sur moi des regards de
douleur et d'effroi, il faut donc redevenir ce que j'étais. --
Non, lui dis-je après quelques moments de silence, il ne faut
rien, j'avais cru que vous m'aimiez. -- Et je ne vous aime donc
pas, dit-elle en passant à son tour ses bras autour de moi, je
ne vous aime donc pas! Peignez-vous, s'il se peut, Madame, ce
qui se passait dans mon coeur. A la fin je me mis à ses pieds,
j'embrassai ses genoux; je lui demandai pardon de mon
impétuosité. -- Je sais que vous m'aimez, lui dis-je, je vous
respecte, je vous adore, vous ne serez pour moi que ce que
vous voudrez. -- Ah! dit-elle, il faut, je le vois bien,
redevenir ce qu'il me serait affreux d'être, ou vous perdre,
ce qui serait mille fois plus affreux. -- Non, dis-je, vous
vous trompez, vous m'offensez: vous ne me perdrez point, je
vous aimerai toujours. -- Vous m'aimerez peut-être, reprit-elle,
mais je ne vous en perdrai pas moins. Et quel droit
aurais-je de vous conserver! Je vous perdrai, j'en suis sûre.
Et ses larmes étaient prêtes à la suffoquer; mais, de peur que
je n'appelasse du secours, de peur de n'être plus seule avec
moi, elle me promit de faire tous ses efforts pour se calmer,
et à la fin elle réussit. Depuis ce moment, Caliste ne fut
plus la même; inquiète quand elle ne me voyait pas, frémissant
quand je la quittais, comme si elle eût craint de ne me jamais
revoir; transportée de joie en me revoyant; craignant toujours
de me déplaire, et pleurant de plaisir quand quelque chose de
sa part m'avait plu, elle fut quelquefois bien plus aimable,
plus attendrissante, plus ravissante qu'elle n'avait encore
été; mais elle perdit cette sérénité, cette égalité, cet
à-propos dans toutes ses actions qui auparavant ne la quittait
pas, et qui l'avait si fort distinguée. Elle cherchait bien à
faire les mêmes choses, et c'étaient bien en effet les mêmes
choses qu'elle faisait; mais, faites tantôt avec distraction,
tantôt avec passion, tantôt avec ennui, toujours beaucoup
mieux ou moins bien qu'auparavant, elles ne produisaient plus
le même effet sur elle ni sur les autres. Ah ciel! combien je
la voyais tourmentée et combattue! Emue de mes moindres
caresses qu'elle cherchait plutôt qu'elle ne les évitait, et
toujours en garde contre son émotion, m'attirant par une sorte
de politique, et, de peur que je ne lui échappasse tout à
fait, se reprochant de m'avoir attiré, et me repoussant
doucement, fâchée le moment d'après de m'avoir repoussé;
l'effroi et la tendresse, la passion et la retenue se
succédaient dans ses mouvements et dans ses regards avec tant
de rapidité, qu'on croyait les y voir ensemble. Et moi, tour à
tour embrasé et glacé, irrité, charmé, attendri, le dépit,
l'admiration, la pitié m'émouvant tour à tour, me laissaient
dans un trouble inconcevable. -- Finissons, lui dis-je un jour,
transporté à la fois d'amour et de colère, en fermant sa porte
à la clef, et l'emportant de devant son clavecin. -- Vous ne me
ferez pas violence, me dit-elle doucement, car vous êtes le
maître. Cette voix, ce discours m'ôtèrent tout mon
emportement, et je ne pus plus que l'asseoir doucement sur mes
genoux, appuyer sa tête contre mon épaule, et mouiller de
larmes ses belles mains en lui demandant mille fois pardon; et
elle me remercia autant de fois d'une manière qui me prouva
combien elle avait réellement eu peur; et pourtant elle
m'aimait passionnément et souffrait autant que moi, et
pourtant elle aurait voulu être ma maîtresse. Un jour je lui
dis: Vous ne pouvez vous résoudre à vous donner, et vous
voudriez vous être donnée. -- Cela est vrai, dit-elle. Et cet
aveu ne me fit rien obtenir ni même rien entreprendre. Ne
croyez pourtant pas, Madame, que tous nos moments fussent
cruels, et que notre situation n'eût encore des charmes; elle
en avait qu'elle tirait de sa bizarrerie même et de nos
privations. Les plus petites marques d'amour conservèrent leur
prix. Jamais nous ne nous rendîmes qu'avec transport le plus
léger service. En demander un était le moyen d'expier une
offense, de faire oublier une querelle; nous y avions toujours
recours, et ce ne fut jamais inutilement. Ses caresses, à la
vérité, me faisaient plus de peur que de plaisir, mais la
familiarité qu'il y avait entre nous était délicieuse pour
l'un et pour l'autre. Traité quelquefois comme un frère, ou
plutôt comme une soeur, cette faveur m'était précieuse et
chère.

Caliste devint sujette, et cela ne vous surprendra pas, à des
insomnies cruelles. Je m'opposai à ce qu'elle prît des remèdes
qui eussent pu déranger entièrement sa santé, et je voulus que
tour à tour sa femme de chambre et moi nous lui procurassions
le sommeil en lui faisant quelque lecture. Quand nous la
voyions endormie, moi, tout aussi scrupuleusement que Fanny,
je me retirais le plus doucement possible, et le lendemain,
pour récompense, j'avais la permission de me coucher à ses
pieds, ayant pour chevet ses genoux, et de m'y endormir quand
je le pouvais. Une nuit je m'endormis en lisant à côté de son
lit, et Fanny, apportant comme à l'ordinaire le déjeûner de sa
maîtresse à la pointe du jour, -- on abrégeait les nuits le
plus qu'on le pouvait, -- s'avança doucement et ne me réveilla
pas tout de suite. Le jour devenu plus grand, j'ouvre enfin
les yeux, et je les vois me sourire. -- Vous voyez, dis-je à
Fanny, tout est bien resté comme vous l'avez laissé, la table,
la lampe, le livre tombé de ma main sur mes genoux. -- Oui,
c'est bien, me dit-elle, et, me voyant embarrassé de sortir de
la maison: Allez seulement, Monsieur, et, quand même les
voisins vous verraient, ne vous mettez pas en peine. Ils
savent que madame est malade, nous leur avons tant dit que
vous viviez comme frère et soeur, qu'à présent nous aurions
beau leur dire le contraire, ils ne nous croiraient pas. -- Et
ne se moquent-ils pas de moi? lui dis-je. -- Oh! non, Monsieur,
ils s'étonnent, et voilà tout. Vous êtes aimés et respectés
l'un et l'autre. -- Ils s'étonnent, Fanny, repris-je; ils ont
vraiment raison! Et quand nous les étonnerions moins,
cesseraient-ils pour cela de nous aimer? -- Ah! Monsieur, cela
deviendrait tout différent. -- Je ne puis le croire, Fanny, lui
dis-je, mais en tout cas, s'ils l'ignoraient... -- Ces choses-là,
Monsieur, me dit-elle naïvement, pour être bien cachées...
ne doivent pas être. -- Mais. -- Il n'y a point de _mais_,
Monsieur; vous ne pourriez vous cacher si bien de James et de
moi que nous ne vous devinassions. James ne dirait rien, mais
il ne servirait plus madame comme il la sert, comme la
première duchesse du royaume, ce prouve toujours qu'on
respecte sa maîtresse, et moi, je ne dirais rien, mais je ne
pourrais rester avec madame, car je penserais: si on le sait
un jour, cela me sera reproché tout le reste de ma vie; alors
les autres domestiques, qui m'ont toujours entendue louer
madame, soupçonneraient quelque chose, et les voisins, qui
savent combien madame est bonne et aimable, soupçonneraient
aussi, et puis il viendrait une autre femme de chambre qui
n'aimerait pas madame autant que je l'aime, et bientôt on
parlerait. Il y a tant de langues qui ne demandent qu'à
parler! Qu'elles louent ou blâment, c'est tout un, pourvu
qu'elles parlent. Il me semble que je les entends. _Vous voyez_,
diraient-ils. _Et puis fiez-vous aux apparences. C'était une si
belle réforme! Elle donnait aux pauvres, elle allait à
l'église_. Ce qu'on admire à présent serait peut-être alors
traité d'hypocrisie; mais, Monsieur, on vous pardonnerait
encore moins qu'à madame; car, voyant combien elle vous aime,
on trouve que vous devriez l'épouser, et l'on dirait toujours:
Que ne l'épousait-il! -- Ah! Fanny, Fanny, s'écria
douloureusement Caliste, vous ne dites que trop bien. Qu'ai-je
fait? dit-elle en français. Pourquoi lui ai-je laissé vous
prouver que je ne puis plus changer de conduite, quand même je
le voudrais! Je voulus répondre, mais elle me conjura de
sortir.

Un marchand du voisinage, plus matineux que les autres,
ouvrait déjà sa boutique. Je passai devant lui tout exprès
pour n'avoir pas l'air de me sauver. -- Comment se porte
madame? me dit-il. -- Elle ne dort toujours presque point, lui
répondis-je. Nous lisons tous les soirs, Fanny et moi, pendant
une heure ou deux avant de pouvoir l'endormir, et elle se
réveille avec l'aurore. Cette nuit j'ai lu si longtemps que je
me suis endormi moi-même. -- Et avez-vous déjeûné, Monsieur? me
dit-il. -- Non, lui répondis-je. Je comptais me jeter sur mon
lit pour essayer d'y dormir une heure ou deux. -- Ce serait
presque dommage, Monsieur, me dit-il. Il fait si beau temps,
et vous n'avez point l'air fatigué ni assoupi. Venez plutôt
déjeûner avec moi dans mon jardin. J'acceptai la proposition,
me flattant que cet homme-là serait le dernier de tous les
voisins à médire de Caliste, et il me parla d'elle, de tout le
bien qu'elle faisait et qu'elle me laissait ignorer, avec tant
de plaisir et d'admiration, que je fus bien payé de ma
complaisance. Ce jour-là même, Caliste reçut une lettre de
l'oncle de son amant, qui la priait de venir incessamment à
Londres. Je résolus de passer chez mon père le temps de son
absence, et nous partîmes en même temps. -- Vous reverrai-je?
me dit-elle. Est-il sûr que je vous revoie? -- Oui, lui dis-je,
et tout aussitôt que vous le souhaiterez, à moins que je ne
sois mort. Nous nous promîmes de nous écrire au moins deux
fois par semaine, et jamais promesse ne fut mieux tenue. L'un
ne pensant et ne voyant rien qu'il n'eût voulu le dire ou le
montrer à l'autre, nous avions de la peine à ne pas nous
écrire encore plus souvent.

Mon père m'aurait peut-être mal reçu, s'il n'eût été très
satisfait de la manière dont j'avais employé mon temps. Il en
était instruit par d'autres que par moi, et heureusement il se
trouva chez lui des gens capables, selon lui, de me juger, et
dont je gagnai le suffrage. On trouva que j'avais acquis des
connaissances et de la facilité à m'exprimer, et on me prédit
des succès qui flattèrent d'avance ce père tendre et disposé
pour moi à une partialité favorable. Je fis connaissance avec
la maison paternelle, que je n'avais revue qu'un moment depuis
mon départ pour l'Amérique, et dans un temps où je ne faisais
attention à rien. Je fis connaissance avec les amis et les
voisins de mon père. Je chassai et je courus avec eux, et
j'eus le bonheur de ne leur être pas désagréable. -- Je vous ai
vu à votre retour d'Amérique, me dit un des plus anciens amis
de notre famille; si votre père doit à une femme le plaisir de
vous revoir tel que vous êtes à présent, il devrait bien par
reconnaissance vous la laisser épouser. Les femmes que j'eus
occasion de voir me firent un accueil flatteur. Combien il
était plus aisé de réussir auprès de quelques unes de celles
que mon père honorait le plus, qu'auprès de cette fille si
dédaignée! Je l'avouerai, mon âme avait un si grand besoin de
repos que, dans certains moments, toute manière de m'en
procurer m'eût paru bonne, et Caliste s'était montrée si peu
disposée à la jalousie, que l'idée que je pourrais la
chagriner ne me serait peut-être pas venue. Je ne sentais pas
que toute distraction est une infidélité; et, ne voyant rien
qui lui fût comparable, il ne me vint jamais dans l'esprit que
je pusse lui devenir véritablement infidèle; mais je dirai
aussi que toutes les autres manières de me distraire me
paraissaient préférables à celles que m'offraient les femmes.
Il me tardait quelquefois de faire de mes facultés un plus
noble et plus utile usage que je n'avais fait jusqu'alors. Je
ne sentais pas encore que le projet du bien public n'est
qu'une noble chimère; que la fortune, les circonstances, des
événements que personne ne prévoit et n'amène, changent les
nations sans les améliorer ni les empirer, et que les
intentions du citoyen le plus vertueux n'ont presque jamais
influé sur le bien-être de sa patrie; je ne voyais pas que
l'esclave de l'ambition est encore plus puéril et plus
malheureux que l'esclave d'une femme. Mon père exigea que je
me présentasse pour une place dans le parlement à la première
élection, et, charmé de pouvoir une fois lui complaire, j'y
consentis avec joie. Caliste m'écrivait:

"Si je suis pour quelque chose dans vos projets, comme j'ose
encore m'en flatter, vous n'en pouvez pas moins entrer dans un
arrangement qui vous obligerait à vivre à Londres. Un oncle de
mon père, qui a voulu me voir, vient de me dire que je lui
avais donné plus de plaisir en huit jours que tous ses
collatéraux et leurs enfants en vingt ans, et qu'il me
laisserait sa maison et son bien; que je saurais réparer et
embellir l'une et faire un bon usage de l'autre, au lieu que
le reste de sa parenté ne ferait que démolir et dissiper
platement, ou épargner vilainement. Je vous rapporte tout cela
pour que vous ne me blâmiez pas de ne m'être point opposée à
sa bonne volonté; j'ai d'ailleurs autant de droit que personne
à cet héritage, et ceux qu'il pourrait regarder ne sont pas
dans le besoin. Mon parent est riche et fort vieux; sa maison
est très bien située près de Whitehall. Je vous avoue que
l'idée de vous y recevoir ou de vous la prêter m'a fait grand
plaisir. S'il vous venait quelque fantaisie dispendieuse, si
vous aviez envie d'un très beau cheval ou de quelque tableau,
je vous prie de la satisfaire, car le testament est fait, et
le testateur si opiniâtre qu'il n'en reviendra sûrement pas:
de sorte que je me compte pour riche dès à présent, et je
voudrais bien devenir votre créancière."

Dans une autre lettre elle me disait:

"Tandis que je m'ennuie loin de vous, que tout ce que je fais
me paraît inutile et insipide, à moins que je ne puisse le
rapporter à vous d'une manière ou d'une autre, je vois que
vous vous reposez loin de moi. D'un côté, impatience et ennui;
de l'autre, satisfaction et repos, quelle différence! Je ne me
plains pas, cependant. Si je m'affligeais, je n'oserais le
dire. Supposé que je visse une femme entre vous et moi, je
m'affligerais bien plus, et cependant je ne devrais et
n'oserais jamais le dire."

Dans une autre lettre encore elle disait:

"Je crois avoir vu votre père. Frappée de ses traits, qui me
rappelaient les vôtres, je suis restée immobile à le
considérer. C'est sûrement lui, et il m'a aussi regardée."

En effet, mon père, comme il me l'a dit depuis, l'avait vue
par hasard dans une course qu'il avait faite à Londres. Je ne
sais où il la rencontra, mais il demanda qui était cette belle
femme. -- Quoi! lui dit quelqu'un, vous ne connaissez pas la
Caliste de lord L. et de votre fils! -- Sans ce premier nom, me
dit-il,... et il s'arrêta. Malheureux, pourquoi le
prononçâtes-vous?

Je commençais à être en peine de la manière dont je pourrais
retourner à Bath. Ma santé n'était plus une raison ni un
prétexte, et, quoique je n'eusse rien à faire ailleurs, il
devenait bizarre d'y commencer un nouveau séjour. Caliste le
sentit elle-même, et, dans la lettre par laquelle elle
m'annonça son départ de Londres, elle me témoigna son
inquiétude là-dessus. Dans cette même lettre, elle me parlait
de quelques nouvelles connaissances qu'elle avait faites chez
l'oncle de milord L. et qui toutes parlaient d'aller à Bath. --
Il serait affreux, ajouta-t-elle, d'y voir tout le monde,
excepté la seule personne du monde que je souhaite de voir.
Heureusement (alors du moins je croyais pouvoir dire que
c'était heureusement), mon père, curieux peut-être dans le
fond de l'âme de connaître celle qu'il rejetait, d'entendre
parler d'elle avec certitude et avec quelque détail, peut-être
aussi pour continuer à vivre avec moi sans qu'il m'en coûtât
aucun sacrifice, peut-être aussi pour rendre mon séjour à Bath
moins étrange, car tant de motifs peuvent se réunir dans une
seule intention, mon père, dis-je, annonça qu'il passerait
quelques mois à Bath. J'eus peine à lui cacher mon extrême
joie. Ah ciel! disais-je en moi-même, si je pouvais tout
réunir, mon père, mes devoirs, Caliste, son bonheur et le
mien! Mais à peine le projet de mon père fut-il connu, qu'une
femme, veuve depuis dix-huit mois d'un de nos parents, lui
écrivit que, désirant d'aller à Bath avec son fils, enfant de
neuf à dix ans, elle le priait de prendre une maison où ils
pussent demeurer ensemble. Les idées de mon père me parurent
dérangées par cette proposition, sans que je pusse démêler si
elle lui était agréable ou désagréable. Quoi qu'il en soit, il
ne pouvait que l'accepter, et je fus envoyé à Bath pour
arranger un logement pour mon père, pour cette cousine que je
ne connaissais pas, pour son fils et pour moi. Caliste y était
déjà revenue. Charmée de faire quelque chose avec moi, elle
dirigea et partagea mes soins avec un zèle digne d'un autre
objet, et, quand mon père et lady Betty B. arrivèrent, ils
admirèrent dans tout ce qu'ils voyaient autour d'eux une
élégance, un goût qu'ils n'avaient vu, disaient-ils, nulle
part, et me témoignèrent une reconnaissance qui ne m'était pas
due. Caliste, dans cette occasion, avait travaillé contre
elle; car certainement lady Betty, dès ce premier moment, me
supposa des vues que sa fortune, sa figure et son âge auraient
rendues fort naturelles. Elle s'était mariée très jeune, et
n'avait pas dix-sept ans lors de la naissance de sir Harry B.
son fils. Je ne lui reproche donc point les idées qu'elle se
forma, ni la conduite qui en fut la conséquence. Ce qui
m'étonne, c'est l'impression que me fit sa bonne volonté. Je
n'en fus pas bien flatté, mais j'en fus moins sensible à
l'attachement de Caliste. Elle m'en devint moins précieuse. Je
crus que toutes les femmes aimaient, et que le hasard, plus
qu'aucune autre chose, déterminait l'objet d'une passion à
laquelle toutes étaient disposées d'avance. Caliste ne tarda
pas à voir que j'étais changé... Changé! non, je ne l'étais
pas. Ce mot dit trop, et rien de ce que je viens d'exprimer
n'était distinctement dans ma pensée ni dans mon coeur.
Pourquoi, êtres mobiles et inconséquents que nous sommes,
essayons-nous de rendre compte de nous-mêmes? Je ne m'aperçus
point alors que j'eusse changé, et aujourd'hui, pour expliquer
mes distractions, ma sécurité, ma molle et faible conduite,
j'assigne une cause à un changement que je ne sentais pas.

Le fils de lady Betty, ce petit garçon d'environ dix ans,
était un enfant charmant, et il ressemblait à mon frère. Il me
le rappelait si vivement quelquefois, et les jeux de notre
enfance, que mes yeux se remplissaient de larmes en le
regardant. Il devint mon élève, mon camarade; je ne me
promenais plus sans lui, et je le menais presque tous les
jours chez Caliste.

Un jour que j'y étais allé seul, je trouvai chez elle un
gentilhomme campagnard de très bonne mine qui la regardait
dessiner. Je cachai ma surprise et mon déplaisir. Je voulus
rester après lui, mais cela fut impossible: il lui demanda à
souper. A onze heures, je prétendis que rien ne l'incommodait
tant que de se coucher tard, et j'obligeai mon rival, oui,
c'était mon rival, à se retirer aussi bien que moi. Pour la
première fois les heures m'avaient paru bien longues chez
Caliste. Le nom de cet homme ne m'était pas inconnu: c'était
un nom que personne de ceux qui l'avaient porté n'avait rendu
brillant; mais sa famille était ancienne et considérée depuis
longtemps dans une province du nord de l'Angleterre.
Connaissant l'oncle de lord L**, et ayant vu Caliste avec lui
à l'opéra, il avait souhaité de lui être présenté, et avait
demandé la permission de lui rendre visite. Il fut chez elle
deux ou trois fois, et crut voir en réalité les muses et les
grâces qu'il n'avait vues que dans ses livres classiques.
Après sa troisième visite, il vint demander au général des
informations sur Caliste, sa fortune et sa famille. On lui
répondit avec toute la vérité possible. -- Vous êtes un honnête
homme, Monsieur, dit alors l'admirateur de Caliste: me
conseillez-vous de l'épouser? -- Sans doute, lui fut-il
répondu, si vous pouvez l'obtenir. Je donnerais le même
conseil à mon fils, au fils de mon meilleur ami. Il y a un
imbécile qui l'aime depuis longtemps, et qui n'ose l'épouser,
parce que son père, qui n'ose la voir de peur de se laisser
gagner, ne veut pas y consentir. Ils s'en repentiront toute
leur vie; mais dépêchez-vous, car ils pourraient changer.

Voilà l'homme que j'avais trouvé chez Caliste. Le lendemain je
fus chez elle de très bonne heure; je lui exprimai mon
déplaisir et mon impatience de la veille. -- Quoi! dit-elle,
cela vous fait quelque peine? Autrefois je voyais bien que
vous ne pouviez souffrir de trouver qui que ce soit avec moi,
pas même un artisan ni une femme; mais depuis quelque temps
vous ne cessez de mener avec vous le petit chevalier, j'ai cru
que c'était exprès pour que nous ne fussions pas seuls
ensemble. -- Mais, dis-je, c'est un enfant. -- Il voit et entend
comme un autre, dit-elle. -- Et si je ne l'amène plus, repris-je,
cesserez-vous de recevoir l'homme qui m'importuna hier? --
Vous pouvez l'amener toujours, dit-elle, mais moi je ne puis
renvoyer l'autre, tant que personne n'aura sur moi des droits
plus grands que n'en a mon bienfaiteur, qui m'a fait faire
connaissance avec lui, et m'a priée de le bien recevoir. -- Il
est amoureux de vous, lui dis-je après m'être promené quelque
temps à grands pas dans la chambre, il n'a point de père, il
pourra.... Je ne pus achever. Caliste ne me répondit rien; on
annonça l'homme qui me tourmentait, et je sortis. Peu après je
revins. Je résolus de m'accoutumer à lui plutôt que de me
laisser bannir de chez moi, car c'était chez moi. J'y venais
encore plus souvent qu'à l'ordinaire, et j'y restais moins
longtemps. Quelquefois elle était seule, et c'était une bonne
fortune dont tout mon être était réjoui. Je n'amenais plus le
petit garçon, qui au bout de quelques jours s'en plaignit
amèrement. Un jour, en présence de lady Betty, il adressa ses
plaintes à mon père, et le supplia de le mener chez mistriss
Calista, puisque je ne l'y menais plus. Ce nom, la manière de
le dire, firent sourire mon père avec un mélange de
bienveillance et d'embarras. -- Je n'y vais pas moi-même,
dit-il à sir Harry. -- Est-ce que votre fils ne veut pas vous y
mener? reprit l'enfant. Ah! si vous y aviez été quelquefois,
vous y retourneriez tous les jours comme lui. Voyant mon père
ému et attendri, je fus sur le point de me jeter à ses pieds;
mais la présence de lady Betty ou ma mauvaise étoile, ou
plutôt ma maudite faiblesse, me retint. Oh! Caliste, combien
vous auriez été plus courageuse que moi! Vous auriez profité
de cette occasion précieuse; vous auriez tenté et réussi, et
nous aurions passé ensemble une vie que nous n'avons pu
apprendre à passer l'un sans l'autre. Pendant qu'incertain,
irrésolu, je laissais échapper ce moment unique, on vint de la
part de Caliste, à qui j'avais dit les plaintes de sir Harry,
demander à milady que son fils pût dîner chez elle. Le petit
garçon n'attendit pas la réponse, il courut se jeter au cou de
James et le pria de l'emmener. Le soir, le lendemain, les
jours suivants, il parla tant de ma maîtresse, qu'il
impatienta lady Betty et commença tout de bon à intéresser mon
père. Qui sait ce que n'aurait pas pu produire cette espèce
d'intercession? Mais mon père fut obligé d'aller passer
quelques jours chez lui pour des affaires pressantes, et ce
mouvement de bonne volonté une fois interrompu ne put plus
être redonné.

Sir Harry s'établit si bien chez Caliste, que je ne la
trouvais plus seule avec son nouvel amant. Il fut, je pense,
aussi importuné de l'enfant que je pouvais l'être de lui.
Caliste, dans cette occasion, déploya un art et des ressources
de génie, d'esprit et de bonté que j'étais bien éloigné de lui
connaître. L'habitant de Norfolk, ne pouvant l'entretenir,
voulait au moins qu'elle le charmât, comme à Londres, par sa
voix et son clavecin, et demandait des ariettes françaises,
italiennes, des morceaux d'opéra; mais Caliste, trouvant que
tout cela serait vieux pour moi et ennuyeux pour le petit
garçon, et que je me soucierais peu d'ailleurs d'aider à
l'effet en l'accompagnant comme à mon ordinaire, se mit à
imaginer des romances dont elle faisait la musique, dont elle
m'aidait à faire les paroles, qu'elle faisait chanter par
l'enfant et juger par mon rival. Elle chanta et joua et
parodia la charmante romance _Have you seen my Hanna_, de
manière à m'arracher vingt fois des larmes. Elle voulut aussi
que nous apprissions à dessiner à sir Harry, et, pour pouvoir
se refuser sans rudesse à cette musique perpétuelle, elle se
procura quelques-uns de ces tableaux de Rubens et de Snyders,
où des enfants se jouent avec des guirlandes de fleurs, et les
copiant à l'aide d'un pauvre peintre fort habile que le hasard
lui avait amené, et dont elle avait démêlé le talent, elle en
entoura sa chambre, laissant entre eux de l'espace pour des
consoles, sur lesquelles devaient être placées des lampes
d'une forme antique et des vases de porcelaine. Ce travail
nous occupait tous, et, si l'enfant seul était content, tout
le monde était amusé. Surpris moi-même de l'effet quand
l'appartement fut arrangé, et trouvant qu'elle n'avait jamais
eu autant d'activité ni d'invention, j'eus la cruauté de lui
demander si c'était pour rendre à M. M** sa maison plus
agréable. -- Ingrat! dit-elle. -- Oui, m'écriai-je, vous avez
raison, je suis un ingrat; mais aussi qui pourrait voir sans
humeur des talents, dont on ne jouit plus seul, se déployer
tous les jours d'une façon plus brillante? -- C'est bien, dit-elle,
de leur part le chant du cygne. On entendit heurter à la
porte. -- Préparez-vous à voir, dit le petit Harry, comme s'il
y avait entendu finesse, notre éternel monsieur de Norfolk.
C'était lui en effet.

Nous menâmes encore quelques jours la même vie, mais ce
n'était pas l'intention de mon rival de partager toujours
Caliste avec un enfant et moi. Il vint lui dire un matin que,
d'après ce qu'il avait appris d'elle par le général D. et le
public, mais surtout d'après ce qu'il en voyait lui-même, il
était résolu à suivre le penchant de son coeur et à lui offrir
sa main et sa fortune. -- Je vais, dit-il, prendre une
connaissance exacte de mes affaires, afin de pouvoir vous en
rendre compte. Je veux que votre ami, votre protecteur, à qui
je dois le bonheur de vous connaître, examine et juge avec
vous si mes offres sont dignes d'être acceptées; mais, quand
vous aurez tout examiné, vous êtes trop généreuse pour me
faire attendre une réponse décisive, et si je vous trouvais
ensemble, il ne faudrait que quelques moments pour décider de
mon sort. -- Je voudrais être moi-même plus digne de vos
offres, lui dit Caliste, aussi troublée que si elle ne s'était
pas attendue à sa déclaration; allez, Monsieur, je sens tout
l'honneur que vous me faites. J'examinerai avec moi-même si je
dois l'accepter, et, après votre retour, je serai bientôt
décidée. Sir Harry et moi la trouvâmes une heure après si
pâle, si changée, qu'elle nous effraya. Est-il croyable que je
ne me sois pas décidé alors? Je n'avais certainement qu'un mot
à dire. Je passai trois jours presque du matin au soir chez
Caliste à la regarder, à rêver, à hésiter, et je ne lui dis
rien. La veille du jour où son amant devait revenir, j'allais
chez elle l'après-dîner, je venais seul. Je savais que sa
femme de chambre était allée chez des parents à quelques
milles de Bath, et ne devait revenir que le lendemain matin.
Caliste tenait une cassette remplie de petits bijoux, de
pierres gravées, de miniatures qu'elle avait apportées
d'Italie, ou que milord lui avait données. Elle me les fit
regarder et observa lesquelles me plaisaient le plus. Elle me
mit au doigt une bague que milord avait toujours portée, et me
pria de la garder. Elle ne me disait presque rien. Elle
m'étonna et me parut différente d'elle-même. Elle était
caressante, et paraissait triste et résignée. -- Vous n'avez
rien promis à cet homme? lui dis-je. -- Rien, dit-elle et voilà
les seuls mots que j'aie pu me rappeler d'une soirée que je me
suis rappelée mille et mille fois. Mais je n'oublierai de ma
vie la manière dont nous nous séparâmes. Je regardai ma
montre. -- Quoi! dis-je, il est déjà neuf heures! et je voulus
m'en aller. -- Restez, me dit-elle. -- Il ne m'est pas possible,
lui dis-je; mon père et lady Betty m'attendent. -- Vous
souperez tant de fois encore avec eux! dit-elle. -- Mais, dis-je,
vous ne soupez plus? -- Je souperai. -- On m'a promis des
glaces. -- Je vous en donnerai (il faisait excessivement
chaud). Elle n'était presque pas habillée. Elle se mit devant
la porte vers laquelle je m'avançais; je l'embrassai en
l'ôtant un peu de devant la porte. -- Et vous ne laisserez donc
pas de passer, dit-elle. -- Vous êtes cruelle, lui dis-je, de
m'émouvoir de la sorte! -- Moi, je suis cruelle! J'ouvris la
porte, je sortis, elle me regarda sortir, et je lui entendis
dire en la refermant: _C'est fait_. Ces mots me poursuivirent.
Après les avoir mille fois entendus, je revins au bout d'une
demi-heure en demander l'explication. Je trouvai sa porte
fermée à la clef. Elle me cria d'un cabinet, qui était par
delà sa chambre, qu'elle s'était mise dans le bain, et qu'elle
ne pouvait m'ouvrir n'ayant personne avec elle. -- Mais,
dis-je, s'il vous arrivait quelque chose! -- Il ne m'arrivera rien,
me dit-elle. -- Est-il bien sûr, lui dis-je, que vous n'ayez
aucun dessein sinistre? -- Très sûr, me répondit-elle; y a-t-il
quelqu'autre monde où je vous retrouvasse? Mais je m'enroue,
et je ne puis plus parler. Je m'en retournai chez moi un peu
plus tranquille, mais _c'est fait_ ne put me sortir de l'esprit
et n'en sortira jamais, quoique j'aie revu Caliste. Le
lendemain matin, je retournai chez elle. Fanny me dit qu'elle
ne pouvait me voir; et, me suivant dans la rue: Qu'est-il donc
arrivé à ma maîtresse? me dit-elle. Quel chagrin lui avez-vous
fait? -- Aucun, lui dis-je, qui me soit connu. -- Je l'ai
trouvée, reprit-elle, dans un état incroyable. Elle ne s'est
pas couchée cette nuit... Mais je n'ose m'arrêter plus
longtemps. Si c'est votre faute, vous n'aurez point de repos
le reste de votre vie. Elle rentra, je me retirai très
inquiet; une heure après, je revins: Caliste était partie. On
me donna la cassette de la veille et une lettre, que voici:

"Quand j'ai voulu vous retenir hier, je n'ai pu y réussir.
Aujourd'hui je vous renvoie, et vous obéissez au premier mot.
Je pars pour vous épargner des cruautés qui empoisonneraient
le reste de votre vie si vous veniez un jour à les sentir. Je
m'épargne à moi le tourment de contempler en détail un malheur
et des pertes d'autant plus vivement senties, que je ne suis
en droit de les reprocher à personne. Gardez pour l'amour de
moi ces bagatelles que vous admirâtes hier; vous le pouvez
avec d'autant moins de scrupule que je suis résolue à me
réserver la propriété la plus entière de tout ce que je tiens
de milord ou de son oncle."

Comment vous rendre compte, Madame, du stupide abattement où
je restai plongé, et de toutes les puériles, ridicules, mais
peu distinctes considérations auxquelles se borna ma pensée,
comme si je fusse devenu incapable d'aucune vue saine, d'aucun
raisonnement? Ma léthargie fut-elle un retour du dérangement
qu'avait causé dans mon cerveau la mort de mon frère? Je
voudrais que vous le crussiez; autrement comment aurez-vous la
patience de continuer cette lecture? Je voudrais parvenir
surtout à le croire moi-même, ou que le souvenir de cette
journée pût s'anéantir. Il n'y avait pas une demi-heure
qu'elle était partie; pourquoi ne la pas suivre? qu'est-ce qui
me retint? S'il est des intelligences témoins de nos pensées,
qu'elles me disent ce qui me retint. Je m'assis à l'endroit où
Caliste avait écrit, je pris sa plume, je la baisai, je
pleurai; je crois que je voulais écrire; mais, bientôt
importuné du mouvement qu'on se donnait autour de moi pour
mettre en ordre les meubles et les hardes de ma maîtresse, je
sors de sa maison, je vais errer dans la campagne, je reviens
ensuite me renfermer chez moi. A une heure après minuit, je me
couche tout habillé; je m'endors; mon frère, Caliste, mille
fantômes lugubres viennent m'assaillir; je me réveille en
sursaut tout couvert de sueur; un peu remis, je pense que
j'irai dire à Caliste ce que j'ai souffert la veille, et la
frayeur que m'ont causée mes rêves. A Caliste? Elle est
partie; c'est son départ qui me met dans cet état affreux:
Caliste n'est plus à ma portée, elle n'est plus à moi, elle
est à un autre. Non, elle n'est pas encore à un autre, et en
même temps j'appelle, je cours, je demande des chevaux;
pendant qu'on les mettait à ma voiture, j'allai éveiller ses
gens et leur demander s'ils n'avaient rien appris de M. M**.
Ils me dirent qu'il était arrivé à huit heures du soir, et
qu'il avait pris à dix le chemin de Londres. A l'instant, ma
tête s'embarrassa, je voulus m'ôter la vie, je méconnus les
gens et les objets, je me persuadai que Caliste était morte;
une forte saignée suffit à peine pour me faire revenir à moi,
et je me retrouvai dans les bras de mon père, qui joignit aux
plus tendres soins pour ma santé celui de cacher le plus qu'il
fut possible l'état où j'avais été. Funeste précaution! Si on
l'avait su, il aurait effrayé peut-être, et personne n'eût
voulu s'associer à mon sort.

Le lendemain on m'apporta une lettre. Mon père, qui ne me
quittait pas, me pria de la lui laisser ouvrir. -- Que je voie
une fois, me dit-il, quoiqu'il soit trop tard, ce qu'était
cette femme. -- Lisez, lui dis-je, vous ne verrez certainement
rien qui ne lui fasse honneur.

"Il est bien sûr à présent que vous ne m'avez pas suivie. Il
n'y a que trois heures que j'espérais encore. A présent je me
trouve heureuse de penser qu'il n'est plus possible que vous
arriviez, car il ne pourrait en résulter que les choses les
plus funestes; mais je pourrais recevoir une lettre. Il y a
des instants où je m'en flatte encore. L'habitude était si
grande, et il est pourtant impossible que vous me haïssiez, ou
que je sois pour vous comme une autre. J'ai encore une heure
de liberté. Quoique tout soit prêt, je puis encore me dédire;
mais si je n'apprends rien de vous, je ne me dédirai pas. Vous
ne vouliez plus de moi, votre situation auprès de moi était
trop uniforme; il y a longtemps que vous en êtes fatigué. J'ai
fait une dernière tentative. J'avais presque cru que vous me
retiendriez ou que vous me suivriez. Je ne me ferai pas
honneur des autres motifs qui ont pu entrer dans ma
résolution, ils sont trop confus. C'est pourtant mon intention
de chercher mon repos et le bonheur d'autrui dans mon nouvel
état, et de me conduire de façon que vous ne rougissiez pas de
moi. Adieu, l'heure s'écoule, et dans un instant on viendra me
dire qu'elle est passée; adieu, vous pour qui je n'ai point de
nom, adieu pour la dernière fois." La lettre était tachée de
larmes, celles de mon père tombèrent sur les traces de celles
de Caliste, les miennes.... Je sais la lettre par coeur, mais
je ne puis plus la lire. Deux jours après, lady Betty, tenant
la gazette, lut à l'article des mariages: _Charles M*** of
Norfolk, with Maria Sophia ***_. Oui, elle lut ces mots, il
fallut les entendre. Ciel! avec _Maria Sophia!..._ Je ne puis
pas accuser lady Betty d'insensibilité dans cette occasion.
J'ai lieu de croire qu'elle regardait Caliste comme une fille
honnête pour son état, avec qui j'avais vécu, qui m'aimait
encore, quoique je ne l'aimasse plus, qui, voyant que je
m'étais détaché d'elle, et que je ne l'épouserais jamais,
prenait avec chagrin le parti de se marier, pour faire une fin
honorable. Certainement lady Betty n'attribuait ma tristesse
qu'à la pitié; car, loin de m'en savoir mauvais gré, elle en
eut meilleure opinion de mon coeur. Toute cette manière de
juger était fort naturelle et ne différait de la vérité que
par des nuances qu'elle ne pouvait deviner.

Huit jours se passèrent, pendant lesquels il me semblait que
je ne vivais pas. Inquiet, égaré, courant toujours comme si
j'avais cherché quelque chose, ne trouvant rien, ne cherchant
même rien, ne voulant que me fuir moi-même, et fuir
successivement tous les objets qui frappaient mes regards! Ah!
Madame, quel état! et faut-il que j'éprouve qu'il en est un
plus cruel encore! Un matin, pendant le déjeûner, sir Harry,
s'approchant de moi, me dit: Je vous vois si triste, j'ai
toujours peur que vous ne vous en alliez aussi. Il m'est venu
une idée. On parle quelquefois à maman de se remarier,
j'aimerais mieux que ce fût vous que tout autre qui devinssiez
mon père; alors vous resteriez auprès de moi; ou bien vous me
prendriez avec vous, si vous vous en alliez. Lady Betty
sourit. Elle eut l'air de penser que son fils ne faisait que
me mettre sur les voies de faire une proposition à laquelle
j'avais pensé depuis longtemps. Je ne répondis rien. Elle crut
que c'était par embarras, par timidité. Mais mon silence
devenait trop long. Mon père prit la parole: Vous avez là une
très bonne idée, mon ami Harry, dit-il, et je me flatte qu'une
fois ou l'autre tout le monde en jugera ainsi. -- Une fois ou
l'autre! dit lady Betty. Vous me croyez plus prude que je ne
suis. Il ne me faudrait pas tant de temps pour adopter une
idée qui vous serait agréable, ainsi qu'à votre fils et au
mien. Mon père me prit par la main, et me fit sortir. -- Ne me
punissez pas, me dit-il, de n'avoir pas su faire céder des
considérations qui me paraissaient victorieuses à celles que
je trouvais faibles. Je puis avoir été aveugle, mais je n'ai
pas cru être dur. Je n'ai rien dans le monde de si cher que
vous. Méritez jusqu'au bout ma tendresse: je voudrais n'avoir
point exigé ce sacrifice; mais, puisqu'il est fait, rendez-le
méritoire pour vous et utile à votre père; montrez-vous un
fils tendre et généreux en acceptant un mariage qui paraîtrait
avantageux à tout autre que vous, et donnez-moi des petits-fils
qui intéressent et amusent ma vieillesse, et me
dédommagent de votre mère, de votre frère et de vous, car vous
n'avez jamais été et ne serez peut-être jamais à vous, à moi,
ni à la raison.

Je rentrai dans la chambre. -- Pardonnez mon peu d'éloquence,
dis-je à milady, et croyez que je sens mieux que je ne
m'exprime. Si vous voulez me promettre le plus grand secret
sur cette affaire, et permettre que j'aille faire un tour à
Paris et en Hollande, je partirai dès demain, et reviendrai
dans quatre mois vous prier de réaliser des intentions qui me
sont si honorables et si avantageuses. -- Dans quatre mois! dit
milady; et il faudrait m'engager au plus profond secret?
Pourquoi ce secret, je vous prie? Serait-ce pour ménager la
sensibilité de cette femme? -- N'importe mes motifs, lui
dis-je, mais je ne m'engage qu'à cette condition. -- Ne soyez pas
fâché, dit sir Harry, maman ne connaît pas mistriss Calista. --
Je t'épouserai, toi, mon cher Harry, si j'épouse ta mère, lui
dis-je en l'embrassant. C'est bien aussi toi que j'épouse, et
je te jure tendresse et fidélité. -- Madame est trop
raisonnable, dit avec gravité mon père, pour ne pas consentir
au secret que vous voulez qu'on garde; mais pourquoi ne pas
vous marier secrètement avant que de partir? J'aurai du
plaisir à vous savoir marié; vous partirez aussitôt qu'il vous
plaira après la célébration. De cette manière on ne
soupçonnera rien, et, si l'on parlait de quelque chose, votre
départ détruirait ce bruit. Je comprends bien comment vous
avez envie de faire un voyage de garçon, c'est-à-dire sans
femme. Il fut question de vous envoyer voyager avec votre
frère au sortir de l'université, mais la guerre y mit
obstacle. Lady Betty fut si bien apaisée par le discours de
mon père, qu'elle consentit à tout ce qu'il voulait, et trouva
plaisant que nous fussions mariés avant un certain bal qui
devait se donner peu de jours après. L'erreur où nous verrions
tout le monde, disait-elle, nous amuserait, elle et moi. Avec
quelle rapidité je me vis entraîné! Je connaissais lady Betty
depuis environ cinq mois. Notre mariage fut proposé, traité et
conclu en une heure. Sir Harry était si aise, que j'eus peine
à me persuader qu'il pût être discret. Il me dit que quatre
mois étaient trop longs pour pouvoir se taire, mais qu'il se
tairait jusqu'à mon départ si je promettais de le prendre avec
moi.

Je fus donc marié, et il n'en transpira rien, quoique des
vents contraires et un temps très orageux retardassent mon
départ de quelques jours qu'il était plus naturel de passer à
Bath qu'à Harwich. Le vent ayant changé, je partis, laissant
lady Betty grosse. Je parcourus en quatre mois les principales
villes de la Hollande, de la Flandre et du Brabant; et en
France, outre Paris, je vis la Normandie et la Bretagne. Je ne
voyageai pas vite, à cause de mon petit compagnon de voyage;
mais je restai peu partout où je fus, et je ne regrettai nulle
part de ne pouvoir y rester plus longtemps. J'étais si mal
disposé pour la société, tout ce que j'apercevais de femmes me
faisait si peu espérer que je pourrais être distrait de mes
pertes, que partout je ne cherchai que les édifices, les
spectacles, les tableaux, les artistes. Quand je voyais ou
entendais quelque chose d'agréable, je cherchais autour de moi
celle avec qui j'avais si longtemps vu et entendu, celle avec
qui j'aurais voulu tout voir et tout entendre, qui m'aurait
aidé à juger, et m'aurait fait doublement sentir. Mille fois
je pris la plume pour lui écrire, mais je n'osai écrire; et
comment lui aurais-je fait parvenir une lettre telle que
j'eusse eu quelque plaisir à l'écrire, et elle à la recevoir!

Sans le petit Harry, je me serais trouvé seul dans les villes
les plus peuplées; avec lui je n'étais pas tout à fait isolé
dans les endroits les plus écartés. Il m'aimait, il ne me fut
jamais incommode, et j'avais mille moyens de le faire parler
de mistriss Calista, sans en parler moi-même. Nous retournâmes
en Angleterre, d'abord à Bath, de là chez mon père, et enfin à
Londres, où mon mariage devint public, lorsque lady Betty
jugea qu'il était temps de se faire présenter à la cour. On
avait parlé de moi et de mon frère comme d'un phénomène
d'amitié; on avait parlé de moi comme d'un jeune homme rendu
intéressant par la passion d'une femme aimable; les amis de
mon père avaient prétendu que je me distinguerais par mes
connaissances et mes talents. Les gens à talents avaient vanté
mon goût et ma sensibilité pour les arts qu'ils professaient.
A Londres, dans le monde, on ne vit plus rien qu'un homme
triste, silencieux. On s'étonna de la passion de Caliste et du
choix de lady Betty; et, supposé que les premiers jugements
portés sur moi n'eussent pas été tout-à-fait faux, je conviens
que les derniers étaient du moins parfaitement naturels, et
j'y étais peu sensible; mais lady Betty, s'apercevant du
jugement du public, l'adopta insensiblement, et, ne se
trouvant pas autant aimée qu'elle croyait le mériter, après
s'être plainte quelque temps avec beaucoup de vivacité,
chercha sa consolation dans une espèce de dédain qu'elle
nourrissait, et dont elle s'applaudissait. Je ne trouvais
aucune de ses impressions assez injuste pour pouvoir m'en
offenser ou la combattre. Je n'aurais su d'ailleurs comment
m'y prendre, et j'avoue que je n'y prenais pas un intérêt
assez vif pour devenir là-dessus bien clairvoyant ni bien
ingénieux, encore moins pour en avoir de l'humeur; de sorte
qu'elle fit tout ce qu'elle voulut, et elle voulut plaire et
briller dans le monde, ce que sa jolie figure, sa gentillesse
et cet esprit de repartie qui réussit toujours aux femmes, lui
rendaient fort aisé. D'une coquetterie générale, elle en vint
à une plus particulière, car je ne puis pas appeler autrement
ce qui la détermina pour l'homme du royaume avec lequel une
femme pouvait être le plus flattée d'être vue, mais le moins
fait, du moins à ce qu'il me sembla, pour prendre ou inspirer
une passion. Je parus ne rien voir et ne m'opposai à rien, et,
après la naissance de sa fille, lady Betty se livra sans
réserve à tous les amusements que la mode ou son goût lui
rendirent agréables. Pour le petit chevalier, il fut content
de moi, car je m'occupais de lui presque uniquement: aussi me
resta-t-il fidèle, et le seul véritable chagrin que m'ait fait
sa mère, c'est d'avoir voulu obstinément qu'il fût mis en
pension à Westminster, lorsqu'après ses couches nous allâmes à
la campagne.

Ce fut vers ce temps-là que mon père, m'ayant mené promener un
jour à quelque distance du château, me parla à coeur ouvert du
train de vie que prenait milady, et me demanda si je ne
pensais pas à m'y opposer avant qu'il devînt tout-à-fait
scandaleux. Je lui répondis qu'il ne m'était pas possible
d'ajouter à mes autres chagrins celui de tourmenter une
personne qui s'était donnée à moi avec plus d'avantages
apparents pour moi que pour elle, et qui, dans le fond, avait
à se plaindre. -- Il n'y a personne, lui dis-je, au coeur, à
l'amour-propre et à l'activité de qui il ne faille quelque
aliment. Les femmes du peuple ont leurs soins domestiques, et
leurs enfants, dont elles sont obligées de s'occuper beaucoup;
les femmes du monde, quand elles n'ont pas un mari dont elles
soient le tout, et qui soit tout pour elle, ont recours au
jeu, à la galanterie ou à la haute dévotion. Milady n'aime pas
le jeu, elle est d'ailleurs trop jeune encore pour jouer, elle
est jolie et agréable; ce qui arrive est trop naturel pour
devoir s'en plaindre, et ne me touche pas assez pour que je
veuille m'en plaindre. Je ne veux me donner ni l'humeur ni le
ridicule d'un mari jaloux; si elle était sensible, sérieuse,
capable, en un mot, de m'écouter et de me croire, s'il y avait
entre nous de véritables rapports de caractère, je me ferais
peut-être son ami, et je l'exhorterais à éviter l'éclat et
l'indécence pour s'épargner des chagrins et ne pas aliéner le
public; mais, comme elle ne m'écouterait pas, il vaut mieux
que je conserve plus de dignité, et que je laisse ignorer que
mon indulgence est réfléchie. Elle en fera quelques écarts de
moins si elle se flatte de me tromper. Je sais tout ce qu'on
pourrait me dire sur le tort qu'on a de tolérer le désordre;
mais je ne l'empêcherais pas, à moins de ne pas perdre ma
femme de vue. Or, quel casuiste assez sévère pour oser me
prescrire une pareille tâche? Si elle m'était prescrite, je
refuserais de m'y soumettre, je me laisserais condamner par
toutes les autorités, et j'inviterais l'homme qui pourrait
dire qu'il ne tolère aucun abus, soit dans la chose publique,
s'il y a quelque direction, soit dans sa maison, s'il en a
une, ou dans la conduite de ses enfants, s'il en a, soit enfin
dans la sienne propre, j'inviterais, dis-je, cet homme-là à me
jeter la première pierre.

Mon père, me voyant si déterminé, ne me répliqua rien. Il
entra dans mes intentions et vécut toujours bien avec lady
Betty; et, dans le peu de temps que nous fûmes encore
ensemble, il n'y eut point de jour qu'il ne me donnât quelque
preuve de son extrême tendresse pour moi. Je me souviens que
dans ce temps-là un évêque, parent de lady Betty, dînant chez
mon père avec beaucoup de monde, se mit à dire de ces lieux
communs, moitié plaisants, moitié moraux, sur le mariage,
l'autorité maritale, etc., etc., qu'on pourrait appeler
plaisanteries ecclésiastiques, qui sont de tous les temps, et
qui, dans cette occasion, pouvaient avoir un but particulier.
Après avoir laissé épuiser à neuf ce vieux sujet, je dis que
c'était à la loi et à la religion, ou à leurs ministres, à
contenir les femmes, et que, si on en chargeait les maris, il
faudrait au moins une dispense pour les gens occupés, qui
alors auraient trop à faire, et pour les gens doux et
indolents, qui seraient trop malheureux. -- Si on n'avait cette
bonté pour nous, dis-je avec une sorte d'emphase, le mariage
ne conviendrait plus qu'aux tracassiers et aux imbéciles, à
Argus et à ceux qui n'auraient point d'yeux. Lady Betty
rougit. Je crus voir dans sa surprise que depuis longtemps
elle ne me croyait pas assez d'esprit pour parler de la sorte.
Il ne m'aurait peut-être fallu, pour rentrer en faveur auprès
d'elle dans ce moment, que les préférences de quelque jolie
femme. Un malentendu, qu'il ne vaut pas la peine de rappeler,
me le fit présumer. Il faut que dans le fond, quoiqu'il n'y
paraisse pas toujours, les femmes aient une grande confiance
au jugement et au goût les unes des autres. Un homme est une
marchandise qui, en circulant entre leurs mains, hausse
quelque temps de prix, jusqu'à ce qu'elle tombe tout à coup
dans un décri total, qui n'est d'ordinaire que trop juste.

Vers la fin de septembre, je retournai à Londres pour voir sir
Harry. J'espérais aussi qu'y étant seul de notre famille dans
une saison où la ville est déserte, je pourrais aller partout
sans qu'on y prît garde, et trouver enfin dans quelque café,
dans quelque taverne, quelqu'un qui me donnerait des nouvelles
de Caliste. Il y avait un an et quelques jours que nous nous
étions séparés. Si aucune de ces tentatives ne m'avait réussi,
je serais allé chez le général D***, ou chez le vieux oncle
qui voulait lui laisser son bien. Je ne pouvais plus vivre
sans savoir ce qu'elle faisait, et le vide qu'elle m'avait
laissé se faisait sentir tous les jours d'une manière plus
cruelle. On a tort de penser que c'est dans les premiers temps
qu'une véritable perte est la plus douloureuse. Il semble
alors qu'on ne soit pas encore tout-à-fait sûr de son malheur.
On ne sait pas tout-à-fait qu'il est sans remède, et le
commencement de la plus cruelle séparation n'est que comme une
absence. Mais quand les jours, en se succédant, ne ramènent
jamais la personne dont on a besoin, il semble que notre
malheur nous soit confirmé sans cesse, et à tout moment l'on
se dit: C'est donc pour jamais!

Le lendemain de mon arrivée à Londres, après avoir passé le
jour avec mon petit ami, j'allai le soir seul à la comédie,
croyant y rêver plus à mon aise qu'ailleurs. Il y avait peu de
monde, même pour le temps de l'année, parce qu'il faisait très
chaud, et le ciel menaçait d'orage. J'entre dans une loge.
J'étais distrait, longtemps je m'y crois seul. Je vois enfin
une femme cachée par un grand chapeau, qui ne s'était pas
retournée lorsque j'étais entré, et qui paraissait ensevelie
dans la rêverie la plus profonde. Je ne sais quoi dans sa
figure me rappela Caliste; mais Caliste menée en Norfolkshire
par son mari, et dont personne à Londres n'avait parlé
jusqu'au milieu de l'été, devait être si loin de là, que je ne
m'occupai pas un instant de cette pensée. On commence la
pièce, il se trouve que c'est _The fair penitent_. Je fais une
espèce de cri de surprise. La femme se retourne: c'était
Caliste. Qu'on juge de notre étonnement, de notre émotion, de
notre joie! car tout autre sentiment céda dans l'instant même
à la joie de nous revoir. Je n'eus plus de torts, je n'eus
plus de regrets, je n'eus plus de femme, elle n'eut plus de
mari; nous nous retrouvions, et, quand ce n'eût été que pour
un quart-d'heure, nous ne pouvions sentir que cela. Elle me
parut un peu pâle et plus négligée, mais cependant plus belle
que je ne l'avais jamais vue. -- Quel sort, dit-elle, quel
bonheur! J'étais venue entendre cette même pièce, qui sur ce
même théâtre décida de ma vie. C'est la première fois que je
viens ici depuis ce jour-là. Je n'avais jamais en le courage
d'y revenir; à présent d'autres regrets m'ont rendue
insensible à cette espèce de honte. Je venais revoir mes
commencements, et méditer sur ma vie; et c'est vous que je
trouve ici, vous, le véritable, le seul intérêt de ma vie,
l'objet constant de ma pensée, de mes souvenirs, de mes
regrets, vous que je ne me flattais pas de jamais revoir. Je
fus longtemps sans lui répondre. Nous fûmes longtemps à nous
regarder, comme si chacun des deux eût voulu s'assurer que
c'était bien l'autre. -- Est-ce bien vous? lui dis-je enfin.
Quoi! c'est bien vous! Je venais ici sans intention, par
désoeuvrement; je me serais cru heureux d'apprendre seulement
de vos nouvelles après mille recherches que je me proposais de
faire, et je vous trouve vous-même, et seule, et nous aurons
encore au moins pendant quelques heures le plaisir que nous
avions autrefois à toute heure et tous les jours! Alors je la
priai de trouver bon que nous fissions tous deux l'histoire du
temps qui s'était passé depuis notre séparation, pour que nous
pussions ensuite nous mieux entendre et parler plus à notre
aise. Elle y consentit, me dit de commencer, et m'écouta sans
presque m'interrompre: seulement, quand je m'accusais, elle
m'excusait; quand je parlais d'elle, elle me souriait avec
attendrissement; quand elle me voyait malheureux, elle me
regardait avec pitié. Le peu de liaison qu'elle vit entre lady
Betty et moi ne parut point lui faire de plaisir, cependant
elle n'en affecta point de chagrin. -- Je vois, dit-elle, que
je n'ai jamais été entièrement dédaignée ni oubliée; c'est
tout ce que je pouvais demander. Je vous en remercie, et je
rends grâces au ciel de ce que j'ai pu le savoir. Je vais vous
faire aussi l'histoire de cette triste année. Je ne vous dirai
pas tout ce que j'éprouvai sur la route de Bath à Londres,
tressaillant au moindre bruit que j'entendais derrière moi,
n'osant regarder, de peur de m'assurer que ce n'était pas
vous; éclaircie ensuite malgré moi, me flattant de nouveau, de
nouveau désabusée..... C'est assez: si vous ne sentez pas tout
ce que je pourrais vous dire, vous ne le comprendriez jamais.
En arrivant à Londres, j'appris que l'oncle de mon père était
mort il y avait quelques jours, et qu'il m'avait laissé son
bien, qui, tous les legs payés, montait, outre sa maison, à
près de trente mille pièces.

Cet événement me frappa, quoique la mort d'un homme de
quatre-vingt-quatre ans soit dans tous les instants moins étonnante
que sa vie, et je sentis une espèce de chagrin dont je fus
quelque temps à démêler la cause. Je la démêlai pourtant.
J'avais une obligation de plus à ne pas rompre mon mariage.
Avoir écouté auparavant M. M**, et le rejeter au moment où
j'avais quelque chose à donner en échange d'un nom, d'un état
honnête, me parut presque impossible. Il en serait résulté
pour moi un genre de déshonneur auquel je n'étais pas encore
accoutumée. Il arriva le lendemain, me montra un état de son
bien, aussi clair que le bien même, et un contrat de mariage
tout dressé, par lequel il me donnait trois cents pièces par
an pour ma vie, et outre cela un douaire de cinq mille pièces.
Il ne savait rien de mon héritage; je le lui appris. Je
refusai la rente, mais je demandai que, supposé que le mariage
se fît, phrase que je répétais sans cesse, je conservasse la
jouissance et la propriété de tout ce que je tenais et
pourrais tenir encore des bienfaits de l'oncle de lord L., et
je priai qu'on me regardât comme absolument libre jusqu'au
moment où j'aurais prononcé oui à l'église. Vous voyez,
Monsieur, lui dis-je, combien je suis troublée; je veux que
jusque-là mes paroles soient pour ainsi dire comptées pour
rien, et que vous me donniez votre parole d'honneur de ne me
faire aucun reproche si je me dédis un moment avant que la
cérémonie s'achève. -- Je le jure, me répondit-il, au cas que
vous changiez de vous-même; mais, si un autre venait vous
faire changer, il aurait ma vie ou moi la sienne. Un homme qui
vous connaît depuis si longtemps, et n'a pas su faire ce que
je fais, ne mérite pas de m'être préféré. Après ce mot, ce que
j'avais tant souhaité jusqu'alors ne me parut plus que la
chose du monde la plus craindre. Il revint bientôt avec le
contrat changé comme je l'avais demandé; mais il m'y donnait
cinq mille guinées pour des bijoux, des meubles ou des
tableaux qui m'appartiendraient en toute propriété. Le
ministre était averti, la licence obtenue, les témoins
trouvés. Je demandai encore une heure de solitude et de
liberté. Je vous écrivis, je donnai ma lettre au fidèle James.
Il n'en vint point de vous. L'heure écoulée, nous allâmes à
l'église et on nous maria... Laissez-moi respirer un moment,
dit-elle, et elle parut écouter les acteurs et la Caliste du
théâtre, qui rendirent assez naturels les pleurs que nos
voisins lui voyaient verser. Ensuite elle reprit: Quelques
jours après, les affaires qui regardaient l'héritage étant
arrangées, et mon mari ayant été mis en possession du bien, il
me mena à sa terre; l'oncle de lord L. m'avait fait promettre,
quand je lui dis adieu, de venir le voir toutes les fois qu'il
le demanderait. Je fus parfaitement bien reçue dans le pays
que j'allais habiter. Domestiques, vassaux, amis, voisins,
même les plus fiers, ou ceux qui auraient eu le plus de droit
de l'être, s'empressèrent à me faire le meilleur accueil, et
il ne tint qu'à moi de croire qu'on ne me connaissait que par
des bruits avantageux. Pour la première fois je mis en doute
si votre père ne s'était pas trompé, et s'il était bien sûr
que je portasse avec moi le déshonneur. Moi, de mon côté, je
ne négligeai rien de ce qui pouvait donner du plaisir ou
compenser de la peine. Mon ancienne habitude d'arranger pour
les autres mes actions, mes paroles, ma voix, mes gestes,
jusqu'à ma physionomie, me revint, et me servit si bien que
j'ose assurer qu'en quatre mois M. M** n'eut pas un moment qui
fût désagréable. Je ne prononçais pas votre nom; les habits
que je portais, la musique que je jouais, ne furent plus les
mêmes qu'à Bath. J'étais deux personnes, dont l'une n'était
occupée qu'à faire taire l'autre et à la cacher. L'amour, car
mon mari avait pour moi une véritable passion, secondant mes
efforts par ses illusions, il parut croire que personne ne
m'avait été aussi cher que lui. Il méritait sans doute tout ce
que je faisais et tout ce que j'aurais pu faire pour son
bonheur pendant une longue vie, et son bonheur n'a duré que
quatre mois. Nous étions à table chez un de nos voisins. Un
homme arrivé de Londres parla d'un mariage célébré déjà depuis
longtemps, mais devenu public depuis quelques jours. Il ne se
rappela pas d'abord votre nom; il vous nomma enfin. Je ne dis
rien, mais je tombai évanouie, et je fus deux heures sans
aucune connaissance. Tous les accidents les plus effrayants se
succédèrent pendant quelques jours, et finirent par une
fausse-couche dont les suites me mirent vingt fois au bord du
tombeau. Je ne vis presque point M. M**. Une femme qui écouta
mon histoire, et plaignit ma situation, le tint éloigné de moi
pour que je ne visse pas son chagrin et n'entendisse pas ses
reproches; et dans le même temps elle ne négligea rien pour le
consoler ni pour l'apaiser: elle fit plus. Je m'étais mis dans
l'esprit que vous vous étiez marié secrètement avant que
j'eusse quitté Bath; que vous étiez déjà engagé avant d'y
revenir; que vous m'aviez trompée en me disant que vous ne
connaissiez pas lady Betty; que vous m'aviez laissé arranger
l'appartement de ma rivale, et que vous vous étiez servi de
moi, de mon zèle, de mon industrie, de mes soins pour lui
faire votre cour; que, lorsque vous m'aviez témoigné de
l'humeur de trouver chez moi M. M**, vous étiez déjà promis,
peut-être déjà marié. Cette femme, me voyant m'occuper sans
cesse de toutes ces douloureuses suppositions, et revenir
mille fois sur les plus déchirantes images, s'informa sans
m'en avertir de l'impression qu'avait faite sur vous mon
départ, de la conduite de votre père, du moment de votre
mariage, de celui de votre départ retardé par le mauvais
temps, de votre conduite pendant le voyage et à votre retour.
Elle sut tout approfondir, faire parler vos gens et sir Harry,
et ses informations ont été bien justes, car ce que vous venez
de me dire y répond parfaitement. Je fus soulagée, je la
remerciai mille fois en pleurant, en baisant ses mains que je
mouillais de larmes. Seule, la nuit, je me disais: Je n'ai pas
du moins à le mépriser, à le haïr; je n'ai pas été le jouet
d'un complot, d'une trahison préméditée. Il ne s'est pas fait
un jeu de mon amour et de mon aveuglement. Je fus soulagée. Je
me rétablis assez pour reprendre ma vie ordinaire, et
j'espérais de faire oublier à mon mari, à force de soins et de
prévenances, l'affreuse impression qu'il avait reçue. Je n'ai
pu en venir à bout. L'éloignement, si ce n'est la haine, avait
succédé à l'amour. Je l'intéressais pourtant encore, quand des
retours de mon indisposition semblaient menacer ma vie; mais,
dès que je me portais mieux, il fuyait sa maison, et quand, en
y rentrant, il retrouvait celle qui peu auparavant la lui
rendait délicieuse, je le voyais tressaillir. J'ai combattu
pendant trois mois cette malheureuse disposition, et cela bien
plus pour l'amour de lui que pour moi-même. Toujours seule, ou
avec cette femme qui m'avait secourue, travaillant sans cesse
pour lui ou pour sa maison, n'écrivant et ne recevant aucune
lettre, mon chagrin, mon humiliation, car ses amis m'avaient
tous abandonnée, me semblaient devoir le toucher; mais il
était aigri sans retour. Il ne lui échappa jamais un mot de
reproche; de sorte que je n'eus jamais l'occasion d'en dire un
seul d'excuse ni de justification. Une fois ou deux je voulus
parler, mais il me fut impossible de proférer une seule
parole. A la fin, ayant reçu une lettre du général, qui me
disait qu'il était malade, et qu'il me priait de le venir voir
seule, ou avec M. M**, je la mis devant lui. -- Vous pouvez
aller, Madame, me dit-il. Je partis dès le lendemain, et
laissant Fanny, pour n'avoir pas l'air de déserter la maison
ni d'en être bannie, je lui dis de laisser mes armoires et mes
cassettes ouvertes et à portée de l'examen de tout le monde;
mais je ne crois pas qu'on ait daigné regarder rien, ni faire
la moindre question sur mon compte. Voilà comme est revenue à
Londres celle que Mylord a tant aimée, et qu'une fois vous
aimiez; et aujourd'hui je me revois ici plus malheureuse et
plus délaissée que quand je vins jouer sur ce même théâtre, et
que je n'appartenais à personne qu'à une mère qui me donna
pour de l'argent.

Caliste ne pleura pas après avoir fini son récit; elle
semblait considérer sa destinée avec une sorte d'étonnement
mêlé d'horreur plutôt qu'avec tristesse. Moi, je restai abîmé
dans les plus noires réflexions. -- Ne vous affligez pas, me
dit-elle en souriant; je n'en vaux pas la peine. Je le savais
bien, que la fin ne serait pas heureuse, et j'ai eu des
moments si doux! Le plaisir de vous retrouver ici rachèterait
seul un siècle de peines. Que suis-je, au fond, qu'une fille
entretenue que vous avez trop honorée! Et d'une voix et d'un
air tranquilles, elle me demanda des nouvelles de sir Harry,
et s'il caressait sa petite soeur. Je lui parlai de sa propre
santé. -- Je ne suis point bien, me dit-elle, et je ne pense
pas que je me remette jamais; mais je sens que le chagrin aura
longtemps à faire pour tuer tout-à-fait une bonne
constitution. Nous parlâmes un peu de l'avenir. Ferait-elle
bien de chercher à retourner à Norfolk, où son devoir seul,
sans nul penchant, nul attrait, nulle espérance de bonheur, la
ferait aller? Devait-elle engager l'oncle de lord L. à la
mener passer l'hiver en France? Si elle et moi passions
l'hiver à Londres, pourrions-nous nous voir, pourrions-nous
consentir à ne nous point voir? La pièce finie, nous sortîmes
sans être convenus de rien, sans savoir où nous allions, sans
avoir pensé à nous séparer, à nous rejoindre, à rester
ensemble. La vue de James me tira de cet oubli de tout. -- Ah!
James, m'écriai-je. -- Ah! Monsieur, c'est vous! Par quel
hasard, par quel bonheur?... Attendez. J'appellerai un fiacre
au lieu de cette chaise. Ce fut James qui décida que je serais
encore quelques moments avec Caliste. -- Où voulez-vous qu'il
aille? lui dit-il. -- Au parc Saint James, dit-elle après
m'avoir regardé. Soyons encore un moment ensemble, personne ne
le saura. C'est le premier secret que James ait jamais eu à me
garder; je suis bien sûre qu'il ne le trahira pas, et, si vous
voulez qu'on n'en croie pas les rapports de ceux qui
pourraient nous avoir vus à la comédie, ou qu'on ne fasse
aucune attention à cette rencontre, retournez à la campagne
cette nuit ou demain; on croira qu'il vous a été bien égal de
me retrouver, puisque vous vous éloignez de moi tout de suite.
C'est ainsi qu'un peu de bonheur ramène l'amour de la décence,
le soin du repos d'autrui, dans une âme généreuse et noble.
Mais écrivez-moi, ajouta-t-elle, conseillez-moi, dites-moi vos
projets. Il n'y a point d'inconvénient à présent que je
reçoive de temps en temps de vos lettres. J'approuvai tout. Je
promis de partir et d'écrire. Nous arrivâmes à la porte du
parc. Il faisait fort obscur, et le tonnerre commençait à
gronder. -- N'avez-vous pas peur? lui dis-je. -- Qu'il ne tue
que moi, dit-elle, et tout sera bien. Mais s'il vaut mieux ne
pas nous éloigner de la porte et du fiacre, asseyons-nous ici
sur un banc; et, après avoir quelque temps considéré le ciel:
Assurément personne ne se promène, dit-elle, personne ne me
verra ni ne m'écoutera. Elle coupa presqu'à tâtons une touffe
de mes cheveux qu'elle mit dans son sein, et, passant ses deux
bras autour de moi, elle me dit: Que ferons-nous l'un sans
l'autre? Dans une demi-heure je serai comme il y a un an,
comme il y a six mois, comme ce matin: que ferai-je si j'ai
encore quelque temps à vivre? Voulez-vous que nous nous en
allions ensemble? N'avez-vous pas assez obéi à votre père?
N'avez-vous pas une femme de son choix et un enfant? Reprenons
nos véritables liens. A qui ferons-nous du mal? mon mari me
hait et ne veut plus vivre avec moi; votre femme ne vous aime
plus!... Ah! ne répondez pas, s'écria-t-elle en mettant sa
main sur ma bouche. Ne me refusez pas, et ne consentez pas non
plus. Jusqu'ici je n'ai été que malheureuse, que je ne
devienne pas coupable; je pourrais supporter mes propres
fautes, mais non les vôtres; je ne me pardonnerais jamais de
vous avoir dégradé! Ah! combien je suis malheureuse, et
combien je vous aime! Jamais homme ne fut aimé comme vous! Et,
me tenant étroitement embrassé, elle versait un torrent de
larmes. Je suis une ingrate, dit-elle un instant après, je
suis une ingrate de dire que je suis malheureuse; je ne
donnerais pour rien dans le monde le plaisir que j'ai eu
aujourd'hui, le plaisir que j'ai encore dans ce moment. Le
tonnerre était devenu effrayant, et le ciel était comme
embrasé: Caliste semblait ne rien voir et ne rien entendre;
mais James, accourant, lui cria: Au nom du ciel, Madame,
venez! voici la grêle. Vous avez été si malade! Et, la prenant
sous le bras dès qu'il put l'apercevoir, il l'entraîna vers le
fiacre, l'y fit entrer et ferma la portière. Je restai seul
dans l'obscurité; je ne l'ai jamais revue.

Le lendemain, de grand matin, je repartis pour la campagne.
Mon père, étonné de mon retour et du trouble où il me voyait,
me fit des questions avec amitié. Il s'était acquis des droits
à ma confiance, je lui contai tout. -- A votre place, dit-il,
mais ceci n'est pas parler en père, à votre place je ne sais
ce que je ferais. Reprenons, a-t-elle dit, nos véritables
liens. Aurait-elle raison? mais elle ne voudrait pas elle-même...
Ce n'a été qu'un moment d'égarement dont elle est
bientôt revenue... Je me promenais à grands pas dans la
galerie où nous étions. Mon père, penché sur une table, avait
sa tête appuyée sur ses deux mains; du monde que nous
entendîmes mit fin à cette étrange situation.

Milady revenait d'une partie de chasse; elle craignit
apparemment quelque chose de fâcheux de mon prompt retour, car
elle changea de couleur en me voyant; mais je passai à côté
d'elle et de ses amis sans leur rien dire. Je n'eus que le
temps de m'habiller avant le dîner, et je reparus à table avec
mon air accoutumé. Tout ce que je vis m'annonça que milady se
trouvait heureuse en mon absence, et que les retours
inattendus de son mari pouvaient ne lui point convenir du
tout. Mon père en fut si frappé, qu'au sortir de table, il me
dit, en me serrant la main avec autant d'amertume que de
compassion: Pourquoi faut-il que je vous aie ôté à Caliste!
Mais, vous, pourquoi ne me l'avez-vous pas fait connaître? qui
pouvait savoir, qui pouvait croire qu'il y eût tant de
différence entre une femme et une autre femme, et que celle-là
vous aimerait avec une si véritable et si constante passion?
Me voyant entrer dans ma chambre, il m'y suivit, et nous
restâmes longtemps assis l'un vis-à-vis de l'autre sans nous
rien dire. Un bruit de carrosse nous fit jeter les yeux sur
l'avenue. C'était milord ***, le père du jeune homme avec qui
vous me voyez. Il monta tout de suite chez moi, et me dit
aussitôt: Voyons si vous pourrez, si vous voudrez me rendre un
grand service. J'ai un fils unique que je voudrais faire
voyager. Il est très-jeune; je ne puis l'accompagner, parce
que ma femme ne peut quitter son père, et qu'elle mourrait
d'inquiétude et d'ennui s'il lui fallait être à la fois privée
de son fils et de son mari. Encore une fois, mon fils est très
jeune; cependant j'aime encore mieux l'envoyer voyager tout
seul que de le confier à qui que ce soit d'autre que vous.
Vous n'êtes pas trop bien avec votre femme, vous n'avez été
que quatre mois hors d'Angleterre; mon fils est un bon enfant,
les frais du voyage se paieront par moitié. Voyez. Puisque je
vous trouve avec votre père, je ne vous laisse à tous deux
qu'un quart-d'heure de réflexion. Je jette les yeux sur mon
père: il me tire à l'écart. -- Regardez ceci, mon fils, dit-il,
comme un secours de la Providence contre votre faiblesse et
contre la mienne. Celle qui est pour ainsi dire chassée de
chez son mari et qui fait à Londres les délices d'un
vieillard, son bienfaiteur, pourra rester à Londres. Je vous
perdrai, mais je l'ai mérité. Vous rendrez service à un autre
père et à un jeune homme dont on espère bien; ce sera une
consolation que je tâcherai de sentir. -- J'irai, dis-je en me
rapprochant de Milord, mais à deux conditions, que je vous
dirai quand j'aurai pris l'air un moment. -- J'y souscris
d'avance, dit-il en me serrant la main, et je vous remercie.
C'est une chose faite. Mes deux conditions étaient, l'une, que
nous commençassions par l'Italie, pour que je n'eusse encore
rien perdu de mon ascendant sur le jeune homme pendant le
séjour que nous y ferions; l'autre, qu'après une année,
content ou mécontent de lui, je pusse le quitter au moment où
je le voudrais sans désobliger ses parents. Cette nuit même
j'écrivis à Caliste tout ce qui s'était passé. J'exigeai
qu'elle me répondît, et je promis de continuer à lui écrire. --
Ne nous refusons pas, lui disais-je, un plaisir innocent, et
le seul qui nous reste.

Je fus d'avis que nous fissions le voyage par mer, pour avoir
cette expérience de plus. Nous nous embarquâmes à Plymouth;
nous débarquâmes à Lisbonne. De là nous allâmes par terre à
Cadix, puis par mer à Messine, où nous vîmes les affreux
vestiges du tremblement de terre. Je me souviens, Madame, de
vous avoir raconté cela avec détail, et vous savez comment,
après une année de séjour en Italie, passant le mont Saint-Gothard,
voyant dans le Valais les glaciers et les bains, au
sortir du Valais les salines, nous nous sommes trouvés au
commencement de l'hiver à Lausanne, où quelques traits de
ressemblance m'attachèrent à vous, où votre maison me fut un
asile, et vos bontés une consolation. Il me reste à vous
parler de la malheureuse Caliste.

Je reçus sa réponse à ma lettre un moment ayant de
m'embarquer. Elle plaignait son sort, mais elle approuvait ma
conduite, mon voyage, et faisait mille voeux pour qu'il fût
heureux. Elle écrivit aussi à mon père pour le remercier de sa
pitié, et lui demander pardon des peines dont elle était la
cause. L'hiver vint. L'oncle de lord L. ne se rétablissant pas
bien de sa goutte, elle se décida à rester à Londres. Il fut
même malade pendant quelque temps d'une manière assez
sérieuse, et elle passa souvent les jours et la moitié des
nuits à le soigner. Quand il se portait mieux, il voulait
l'amuser et s'égayer lui-même, en invitant chez lui la
meilleure compagnie de Londres en hommes. C'étaient de grands
dîners ou des soupers assez bruyants, après lesquels le jeu
durait souvent fort avant dans la nuit, et il aimait que
Caliste ornât la compagnie jusqu'à ce qu'elle se séparât.
D'autres fois il l'engageait à aller dans le monde, lui disant
qu'une retraite absolue lui donnerait l'air de s'être attiré
la disgrâce de son mari, et que lui-même jugerait d'elle plus
favorablement s'il apprenait qu'elle osait se montrer et
qu'elle était partout bien reçue. C'en était trop que toutes
ces différentes fatigues pour une personne dont la santé,
après avoir reçu une secousse violente, était sans cesse minée
par le chagrin (qu'on me pardonne de le dire avec une espèce
d'orgueil que je paye assez cher), par le chagrin, par le
regret continuel de vivre sans moi. Ses lettres, toujours
remplies du sentiment le plus tendre, ne me laissaient aucun
doute sur l'invariable constance de son attachement. Vers le
printemps elle m'en écrivit une qui me fit en même temps un
grand plaisir et la peine la plus sensible. "Je fus hier à la
comédie, me disait-elle; je m'étais assuré une place dans la
même loge du mois de septembre. Je crois que mon bon ange
habite cet endroit-là. A peine étais-je assise que j'entends
une jeune voix s'écrier: Ah! voici ma chère mistriss Calista!
Mais combien elle a maigri. Voyez-la à présent, Monsieur.
Votre fils ne vous a jamais mené chez elle, mais vous pouvez
la voir à présent. Celui à qui il parlait était votre père. Il
me salua avec un air qu'il ne faut pas que je cherche à vous
peindre, si je veux que mes yeux me servent à écrire; aussi
bien serait-il difficile de vous rendre tout ce que sa
physionomie me dit d'honnête, de tendre et de triste. -- Mais
qu'avez-vous fait pour être si maigre? me dit sir Harry. --
Tant de choses, mon ami! lui dis-je. Mais vous, vous avez
grandi, vous avez l'air d'avoir été toujours bien sage et bien
heureux. -- Je suis pourtant extrêmement fâché, m'a-t-il
répondu, de n'être pas avec notre ami en Italie, et il me
semble que j'avais plus de droit d'être avec lui que son
cousin; mais j'ai toujours soupçonné maman de ne l'avoir pas
voulu, car ce fut aussi elle qui voulut absolument que l'on me
mît à Westminster; pour lui, il m'aurait gardé volontiers, et
s'offrait à me faire faire toutes mes leçons, ce qui aurait
été plus agréable pour moi que l'école de Westminster, et nous
aurions souvent parlé de vous. Il y a si longtemps que je ne
vous ai vue, il faut que je vous parle à coeur ouvert! Tenez,
j'ai souvent cru que de vous avoir tant aimée, et d'avoir été
si triste de votre départ, ne m'avait pas fait grand bien dans
l'esprit de maman; mais je n'en dirai pas davantage, car elle
me regarde de la loge vis-à-vis, et elle pourrait deviner ce
que je dis à mon air. Vous jugez de l'effet de chacune de ces
paroles. Je n'osais, à cause des regards de lady Betty, avoir
recours à mon flacon, et je respirais avec peine. -- Mais vous
n'êtes pas pâle au moins, dit sir Harry, et je me flatte, à
cause de cela, que vous n'êtes pas malade. -- C'est que j'ai du
rouge, lui dis-je. -- Mais vous n'en mettiez point il y a dix-huit
mois. Enfin, votre père lui dit de me laisser un peu
tranquille, et, quelques moments après, me demanda si j'avais
de vos nouvelles, et me dit le contenu de vos dernières
lettres. Je pus rester à ma place jusqu'au premier entr'acte;
mais les regards de votre femme et de ceux qui
l'accompagnaient, toujours attachés sur moi, m'obligèrent
enfin à sortir. Sir Harry courut chercher ma chaise, et votre
père eut la bonté de m'y conduire."

Vers le mois de juin, on lui conseilla le lait d'ânesse. Le
général voulut que ce fût chez elle qu'elle le prît,
s'assurant qu'elle n'aurait qu'à se montrer à cet homme qu'il
avait vu si passionné pour elle, et qu'il reprendrait les
sentiments qu'elle méritait d'inspirer. -- C'est moi, dit-il,
en quelque sorte qui vous ai mariée, je vous ramènerai chez
vous, et nous verrons si on ose vous y mal recevoir. Caliste
obtint la permission d'en prévenir son mari, mais non celle
d'attendre sa réponse. En arrivant, elle trouva cette lettre:
"M. le général a parfaitement raison, Madame, et vous faites
très bien de venir chez vous. Tâchez d'y rétablir votre santé,
et soyez-y maîtresse absolue. J'ai donné à cet égard les
ordres les plus positifs, quoiqu'il n'en fût pas besoin, car
mes domestiques sont les vôtres. Je vous ai trop aimée, et je
vous estime trop pour ne pas me flatter de pouvoir vivre
encore heureux avec vous; mais dans ce moment l'impression du
chagrin que j'ai eu est trop vive encore, et malgré moi je
vous la laisserais trop voir. Je vais faire, pour tâcher de la
perdre entièrement, un voyage de quelques mois, dont j'espère
d'autant plus de succès que je ne suis jamais sorti de mon
pays. Vous ne pouvez m'écrire, ne sachant où m'adresser vos
lettres, mais je vous écrirai, et l'on verra que nous ne
sommes pas brouillés. Adieu, Madame; c'est bien sincèrement
que je vous souhaite une meilleure santé, et que je suis fâché
d'avoir témoigné tant de chagrin d'une chose involontaire, et
que vous avez fait tant d'efforts pour réparer; mais mon
chagrin alors était trop vif. Témoignez bien de l'amitié à
mistriss M***. Elle l'a bien mérité, et je lui rends à présent
justice. Je ne pouvais croire qu'il n'y eût point eu de
correspondance secrète, aucune relation entre vous et
l'heureux homme auquel votre coeur s'était donné; elle avait
beau dire que votre surprise en était la preuve, je n'écoutais
rien".

Le départ de M. M** ayant fait plus d'impression que ses
ordres, Caliste fut d'abord assez mal reçue; mais son
protecteur le prit sur un ton si haut, et elle montra tant de
douceur, elle fut si bonne, si charitable, si juste, si noble,
que bientôt tout fut à ses pieds, les voisins comme les gens
de la maison, et, ce qui n'est pas ordinaire chez des amis de
campagne, ils furent aussi discrets qu'empressés, de sorte
qu'elle prenait son lait avec tous les ménagements et la
tranquillité qui pouvaient dépendre des autres. Elle m'écrivit
qu'il lui faisait un peu de bien, et que l'on commençait à lui
trouver meilleur visage. Mais, au milieu de sa cure, le
général tomba malade de la longue maladie dont il est mort. Il
fallut retourner à Londres; et les peines, les veilles, le
chagrin portèrent à Caliste une trop forte et dernière
atteinte. Son constant ami, son constant protecteur et
bienfaiteur, lui donna en mourant le capital de six cents
pièces de rentes au trois pour cent, à prendre sur la partie
de son bien la moins casuelle, et d'après l'estimation qui en
serait faite par des gens de loi.

D'abord après sa mort elle alla habiter sa maison de
Whitehall, qu'elle s'était déjà amusée à réparer l'hiver
précédent. Elle continua à y recevoir les amis de lord L. et
de son oncle, et recommença à se donner chaque semaine le
plaisir d'entendre les meilleurs musiciens de Londres, et
c'est presque dire de l'Europe. Je sus tout cela par elle-même.
Elle m'écrivit aussi qu'elle avait retiré chez elle une
chanteuse de la comédie qui s'était dégoûtée du théâtre, et
lui avait donné de quoi épouser un musicien très honnête
homme. "Je tire parti de l'un et de l'autre, disait-elle, pour
faire apprendre un peu de musique à de petites orphelines à
qui j'enseigne moi-même à travailler, et qui apprennent chez
moi une profession. Quand on m'a dit que je les préparais au
métier de courtisane, j'ai fait remarquer que je les prenais
très pauvres et très jolies, ce qui, joint ensemble et dans
une ville comme Londres, mène à une perte presque sûre et
entière, sans que de savoir un peu chanter ajoute rien au
péril, et j'ai même osé dire qu'après tout il valait encore
mieux commencer et finir comme moi, qu'arpenter les rues et
périr dans un hôpital. Elles chantent les choeurs d'Esther et
d'Athalie que j'ai fait traduire, et pour lesquels on a fait
la plus belle musique; on travaille à me rendre le même
service pour les Psaumes cent trois et cent quatre. Cela
m'amuse, et elles n'ont point d'autre récréation." Tous ces
détails ne devaient pas, vous l'avouerez, Madame, me préparer
à l'affreuse lettre que je reçus il y a huit jours. Renvoyez-la-moi,
et qu'elle ne me quitte plus jusqu'à ma propre mort.

"C'est bien à présent, mon ami, que je puis vous dire _c'est
fait_. Oui, c'est fait pour toujours. Il faut vous dire un
éternel adieu. Je ne vous dirai pas par quels symptômes je
suis avertie d'une fin prochaine; ce serait me fatiguer à pure
perte, mais il est bien sûr que je ne vous trompe pas, et que
je ne me trompe pas moi-même. Votre père m'est venu voir hier:
je fus extrêmement touchée de cette bonté. Il me dit: Si au
printemps, Madame, si au printemps.... (il ne pouvait se
résoudre à ajouter) vous vivez encore, je vous mènerai moi
même en Provence, à Nice ou en Italie. Mon fils est à présent
en Suisse, je lui écrirai de venir au-devant de nous. -- Il est
trop tard, Monsieur, lui dis-je, mais je n'en suis pas moins
touchée de votre bonté. -- Il n'a rien ajouté, mais c'était par
ménagement, car il sentait bien des choses qu'il aurait eu du
penchant à dire. Je lui ai demandé des nouvelles de votre
fille, il m'a dit qu'elle se portait bien, et qu'il me
l'aurait déjà envoyée si elle vous ressemblait un peu; mais,
quoiqu'elle n'ait que dix-huit mois, on voit déjà qu'elle
ressemblera à sa mère. Je l'ai prié de m'envoyer sir Harry, et
lui ai dit que par ses mains je lui ferais un présent que je
n'osais lui faire moi-même. Il m'a dit qu'il recevrait avec
plaisir de ma main tout ce que je voudrais lui donner; là-dessus
je lui ai donné votre portrait, que vous m'avez envoyé
d'Italie; je donnerai à sir Harry la copie que j'en ai faite,
mais je garderai celui que vous m'avez donné le premier, et je
dirai qu'on vous le remette après ma mort.

"Je ne vous ai pas rendu heureux, et je vous laisse
malheureux, et moi je meurs; cependant je ne puis me résoudre
à souhaiter de ne vous avoir pas connu: supposé que je dusse
me faite des reproches, je ne le puis pas; mais le dernier
moment où je vous ai vu m'est quelquefois revenu dans
l'esprit, et j'ai craint qu'il n'y ait eu une certaine audace
impie dans cet oubli total du danger qui pouvait menacer vous
ou moi. C'est cela peut-être qu'on appelle braver le ciel;
mais un atome, un peu de poussière peut-il braver l'Etre
tout-puissant? peut-il en avoir la pensée? et, supposé que dans un
moment de délire on pût ne compter pour rien Dieu et ses
jugements, Dieu pourrait-il s'en irriter? Si pourtant je t'ai
offensé, père et maître du monde, je te demande pardon pour
moi et pour celui à qui j'inspirais le même oubli, la même
folle et téméraire sécurité. Adieu, mon ami; écrivez-moi que
vous avez reçu ma lettre. Rien que ce peu de mots; il y a peu
d'apparence qu'ils me trouvent encore en vie; mais, si je vis
assez pour les recevoir, j'aurai encore une fois le plaisir de
voir de votre écriture."

Depuis cette lettre, Madame, je n'ai rien reçu. C'est trop
tard, elle a dit: C'est trop tard. Ah! malheureux, j'ai
toujours attendu qu'il fût trop tard, et mon père a fait comme
moi. Que n'a-t-elle aimé un autre homme, et qui eût eu un
autre père? elle aurait vécu, elle ne mourrait pas de chagrin.



LETTRE XXII

Madame,

Je n'ai point encore reçu de lettres. Il y a des instants où
je crois pouvoir encore espérer. Mais non, cela n'est pas
vrai. Je n'espère plus. Je la regarde déjà comme morte, et je
me désole. Je m'étais accoutumé à sa maladie comme à sa
sagesse, comme à être son amant. Je ne croyais point qu'elle
se marierait; je n'ai point cru qu'elle pût mourir, et il faut
que je supporte ce que je n'avais pas eu le courage de
prévoir. Avant que le dernier coup soit porté, ou du moins
tandis que je l'ignore, je vais profiter d'un reste de
sang-froid pour vous dire une chose qui peut-être ne signifie rien,
mais qu'il me parait que je suis obligé de vous dire. Depuis
quelques jours, tout entier à mes souvenirs, que l'histoire
que je vous ai faite a rendus comme autant de choses
présentes, je ne parlais plus à personne, pas même à Milord.
Ce matin je lui ai serré la main quand il est venu demander si
j'avais dormi, et au lieu de répondre: Jeune homme, lui ai-je
dit, si jamais vous intéressez le coeur d'une femme vraiment
tendre et sensible, et que vous ne sentiez pas dans le vôtre
que vous pourrez payer toute sa tendresse, tous ses
sacrifices, éloignez-vous d'elle, faites-vous en oublier, ou
croyez que vous l'exposez à des malheurs sans nombre, et
vous-même à des regrets affreux et éternels. Il est resté pensif
auprès de moi, et une heure après, me rappelant ce que j'avais
dit un jour des différentes raisons que votre fille pouvait
avoir de ne plus vivre avec nous dans une espèce de retraite,
il m'a demandé si je croyais qu'elle eût du penchant pour
quelqu'un. Je lui ai répondu que je l'avais soupçonné. Il m'a
demandé si c'était pour lui. Je lui ai répondu que quelquefois
je l'avais cru. -- Si cela est, m'a-t-il dit, c'est bien
dommage que Mademoiselle Cécile soit une fille si bien née,
car de me marier à mon âge on n'y peut penser. Encore une fois
cela ne signifie rien. Je n'ai jamais rien dit ni rien pensé
de pareil; j'aurais en tout temps préféré Caliste à ma liberté
comme à une couronne; et cependant qu'ai-je fait pour elle!
Souvent on a tout fait pour celle pour laquelle on croyait
qu'on ne ferait rien.



LETTRE XXIII

Quel intérêt pouvez-vous prendre, Madame, au sort de l'homme
du monde le plus malheureux en effet, mais le plus digne de
son malheur! Je me revois sans cesse dans le passé, sans
pouvoir me comprendre. Je ne sais si tous les malheureux
déchus par degrés de la place où le sort les avait mis, sont
comme moi; en ce cas-là, je les plains bien. Jamais l'échafaud
sur lequel périt Charles Ier ne m'a donné autant de pitié pour
lui que la comparaison que j'ai faite aujourd'hui entre lui et
moi. Il me semble que je n'ai rien fait de ce qu'il aurait été
naturel de faire. J'aurais dû l'épouser sans demander un
consentement dont je n'avais pas besoin. J'aurais dû
l'empêcher de promettre qu'elle ne m'épouserait pas sans ce
consentement. Si mille efforts n'avaient pu fléchir mon père,
j'aurais dû en faire ma maîtresse, et pour elle et moi ma
femme, quand tout son coeur le demandait malgré elle, et que je
le voyais malgré ses paroles. J'aurais dû l'entendre,
lorsqu'ayant écarté tout le monde, elle voulut m'empêcher de
la quitter. Revenu chez elle, j'aurais dû briser sa porte; le
lendemain, la forcer à me revoir, ou du moins courir après
elle quand elle m'eut échappé. Je devais rester libre et ne
pas lui donner le chagrin de croire que j'avais donné sa place
d'avance, qu'elle avait été trahie, ou qu'elle était oubliée.
L'ayant retrouvée, j'aurais dû ne la plus quitter, être au
moins aussi prompt, aussi zélé que son fidèle James: peut-être
ne l'aurais-je pas laissée sortir seule de ce carrosse; peut-être
James m'aurait-il caché auprès d'elle; peut-être
l'aurais-je pu servir avec lui: j'étais inconnu à tout le
monde dans la maison de son bienfaiteur. Et cet automne
encore, et cet hiver... Je savais que son mari l'avait fuie;
que n'allais-je, au lieu de rêver à elle au coin de votre feu,
soigner avec elle son protecteur, soulager ses peines,
partager ses veilles; la faire vivre à force de caresses et de
soins, ou au moins, pour prix d'une passion si longue et si
tendre, lui donner le plaisir de me voir en mourant, de voir
qu'elle n'avait pas aimé un automate insensible, et que, si je
n'avais pas su l'aimer comme elle le méritait, je saurais la
pleurer? Mais c'est trop tard, mes regrets sont aussi venus
trop tard, et elle les ignore. Elles les a ignorés, faut-il
dire: il faut bien avoir enfin le courage de la croire morte;
s'il y avait eu quelque retour d'espérance, elle aurait voulu
adoucir l'impression de sa lettre; car elle, elle savait
aimer. Me voici donc seul sur la terre. Ce qui m'aimait n'est
plus. J'ai été sans courage pour prévenir cette perte; je suis
sans force pour la supporter.



LETTRE XXIV

Madame,

Ayant appris que vous comptez partir demain, je voulais avoir
l'honneur de vous aller voir aujourd'hui pour vous souhaiter,
ainsi qu'à Mademoiselle Cécile, un heureux voyage, et vous
dire que le chagrin de vous voir partir n'est adouci que par
la ferme espérance que j'ai de vous revoir l'une et l'autre;
mais je ne puis quitter mon parent: l'impression que lui a
faite une lettre arrivée ce matin a été si vive, que M. Tissot
m'a absolument défendu de le quitter, ainsi que son
domestique. Celui qui a apporté la lettre ne le quitte pas non
plus, mais il est presque aussi affligé que lui, et je crois
qu'il se tuerait lui-même plutôt qu'il ne l'empêcherait de se
tuer. Je vous supplie, Madame, de me conserver des bontés dont
j'ai senti le prix plus encore peut-être que vous ne l'avez
cru, et dont ma reconnaissance ne finira qu'avec ma vie.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Edouard ***



LETTRE XXV

Celle qui vous aimait tant est morte avant-hier au soir. Cette
manière de la désigner n'est pas un reproche que je lui fais:
il y avait longtemps que je lui avais pardonné, et dans le
fond elle ne m'avait pas offensé. Il est vrai qu'elle ne
m'avait pas ouvert son coeur: je ne sais si elle l'aurait dû,
et, quand elle me l'aurait ouvert, il n'est pas bien sûr que
je ne l'eusse pas épousée, car je l'aimais passionnément.
C'est la plus aimable, et je puis ajouter qu'à mes yeux, et
pour mon coeur, c'est la seule aimable femme que j'aie connue.
Si elle ne m'a pas averti, elle ne m'a pas non plus trompé,
mais je me suis trompé moi-même. Vous ne l'aviez pas épousée;
était-il croyable que, vous aimant, elle n'eût pas su ou voulu
vous déterminer à l'épouser? Vous savez sans doute combien je
fus cruellement désabusé; et quoiqu'à présent je me repente
d'avoir témoigné tant de ressentiment et de chagrin, je ne
puis même encore aujourd'hui m'étonner de ce que, perdant à la
fois la persuasion d'en être aimé et l'espérance d'avoir un
enfant dont elle aurait été la mère, j'aie manqué de
modération. Heureusement, il est bien sûr que ce n'est pas
cela qui l'a tuée. Ce n'est certainement pas moi qui suis
cause de sa mort, et, quoique j'aie été jaloux de vous, j'aime
encore mieux à présent être à ma place qu'à la vôtre. Rien ne
prouve cependant que vous ayez des reproches à vous faire, et
je vous prie de ne pas prendre mes paroles dans ce sens-là.
Vous me trouveriez, et avec raison, injuste et téméraire aussi
bien que cruel, car je vous suppose très-affligé.

Le même jour que Mistriss M*** vous écrivit sa dernière
lettre, elle m'écrivit pour me prier de la venir voir. Je vins
sans perdre un instant; je trouvai sa maison comme d'une
personne qui se porte bien, et elle-même assez bien en
apparence, excepté sa maigreur. Je fus bien aise de pouvoir
lui dire qu'elle ne paraissait pas aussi mal qu'elle le
croyait; mais elle dit en souriant que j'étais trompé par un
peu de rouge qu'elle mettait dès le matin, et qui avait déjà
épargné quelques larmes à Fanny et quelques soupirs à James.
Je vis le soir les petites filles qu'elle fait élever; elles
chantèrent, et elle les accompagna de l'orgue: c'était une
musique touchante, et telle à peu près que j'en ai entendu en
Italie dans quelques églises. Le lendemain matin elles
chantèrent d'autres hymnes du même genre; cette musique
finissait et commençait la journée. Ensuite Mistriss M*** me
lut son testament, me priant, si je voulais qu'elle y changeât
quelque chose, de le lui dire librement; mais je n'y trouvai
rien à changer. Elle donne son bien aux pauvres, de cette
manière. La moitié, qui est le capital de trois cents pièces
de rente, sera à perpétuité entre les mains des lords-maires
de Londres, pour faire apprendre à trois petits garçons, tirés
chaque année de l'hôpital des enfants trouvés, le métier de
pilote, de charpentier ou d'ébéniste. La première de ces
professions, dit-elle, sera choisie par les plus hardis, la
seconde par les plus robustes, la troisième par les plus
adroits. L'autre moitié de son bien sera entre les mains des
évêques de Londres, qui devront tirer chaque année deux filles
de l'hôpital de la Madeleine, et les associer à des marchandes
bien établies, en donnant à chacune cent cinquante pièces à
mettre dans le commerce auquel on les associera; elle
recommande cette fondation à la piété et à la bonté de
l'évêque, de sa femme et de ses parentes. Sur les cinq mille
pièces dont je lui avais fait présent, elle n'a voulu disposer
que de mille en faveur de Fanny, et de cinq cents en faveur de
James; cependant le bien de son oncle qu'elle m'a apporté en
mariage vaut au moins trente-cinq mille pièces.

Elle m'a prié de garder Fanny, disant que je lui ferais
honneur par là aussi bien qu'à une fille qui méritait cet
honneur, et qui, n'ayant jamais servi à rien que d'honnête, ne
devait pas être soupçonnée du contraire. Elle donne ses habits
et ses bijoux à mistriss ***, de Norfolk, sa maison de Bath,
et tout ce qu'il y a dedans, à sir Harry B. Elle veut que, ses
funérailles payées, son argent comptant et le reste de son
revenu de cette année soient distribués par égales portions
aux petites filles et aux domestiques qu'elle avait outre
James et Fanny. S'étant assurée qu'il n'y avait rien dans ce
testament qui me fît de la peine, ni qui fût contraire aux
lois, elle m'a fait promettre, ainsi qu'à deux ou trois amis
de lord L. et de son oncle, de faire en sorte qu'il fût
ponctuellement exécuté. Après cela elle a continué à mener sa
vie ordinaire, autant que ses forces, qui diminuaient tous les
jours, pouvaient le lui permettre, et nous avons plus causé
ensemble que nous n'avions jamais fait auparavant. En vérité,
Monsieur, j'aurais donné tout au monde pour la conserver, la
tenir en vie, fût-ce dans l'état où je la voyais, et passer le
reste de mes jours avec elle.

Beaucoup de gens ne voulaient pas la croire aussi malade
qu'elle l'était, et on continuait à lui envoyer, comme on
avait fait tout l'hiver, beaucoup de pièces en vers qui lui
étaient adressées, tantôt sous le nom de Caliste, tantôt sous
celui d'Aspasie; mais elle ne les lisait plus. Un jour je lui
parlais du plaisir qu'elle devait avoir en se voyant estimée
de tout le monde: elle m'assura qu'ayant été autrefois fort
sensible au mépris, elle ne l'était jamais devenue à l'estime.
-- Mes juges ne sont, dit-elle, que des hommes et des femmes,
c'est-à-dire ce que je suis moi-même, et je me connais bien
mieux qu'ils ne me connaissent. Les seuls éloges qui m'aient
fait plaisir sont ceux de l'oncle de lord L.. Il m'aimait sur
le pied d'une personne telle que, selon lui, on devait être,
et s'il avait eu à changer d'opinion, cela l'aurait fort
dérangé. J'en aurais été fâchée comme de mourir avant lui. Il
avait besoin en quelque sorte que je vécusse, et besoin de
m'estimer.

On ne l'a jamais veillée. J'aurais voulu coucher dans sa
chambre, mais elle me dit que cela la gênerait. Le lit de
Fanny n'était séparé du sien que par une cloison qui s'ouvrait
sans effort et sans bruit: au moindre mouvement, Fanny se
réveillait et donnait à boire à sa maîtresse. Les dernières
nuits, je pris sa place, non qu'elle se plaignît d'être trop
souvent réveillée, mais parce que la pauvre fille ne pouvait
plus entendre cette voix si affaiblie, cette haleine si
courte, sans fondre en larmes. Cela ne me faisait certainement
pas moins de peine qu'à elle; mais je me contraignais mieux.
Avant-hier, quoique Mistriss fût plus oppressée et plus agitée
qu'auparavant, elle voulut avoir son concert du mercredi comme
à l'ordinaire; mais elle ne put se mettre au clavecin. Elle
fit exécuter des morceaux du _Messiah_ de Hændel, d'un _Miserere_
qu'on lui avait envoyé d'Italie, et du _Stabat Mater_ de
Pergolèse. Dans un intervalle, elle ôta une bague de son
doigt, et elle me la donna. Ensuite elle fit appeler James,
lui donna une boîte qu'elle avait tirée de sa poche, et lui
dit: Portez-la lui vous-même, et, s'il se peut, restez à son
service: c'est la place, et dites-le lui, James, que j'ai
longtemps ambitionnée pour moi. Je m'en serais contentée.
Après avoir eu quelques moments les mains jointes et les yeux
levés au ciel, elle s'est enfoncée dans son fauteuil, et a
fermé les yeux. Je lui ai demandé, la voyant très faible, si
elle voulait que je fisse cesser la musique; elle m'a fait
signe que non, et a retrouvé encore des forces pour me
remercier de ce qu'elle appelait mes bontés. La pièce finie,
les musiciens sont sortis sur la pointe des pieds, croyant
qu'elle dormait; mais ses yeux étaient fermés pour toujours.

Ainsi a fini votre Caliste, les uns diront comme une païenne,
les autres comme une sainte; mais les cris de ses domestiques,
les pleurs des pauvres, la consternation de tout le voisinage,
et la douleur d'un mari qui croyait avoir à se plaindre,
disent mieux que des paroles ce qu'elle était.

En me forçant, monsieur, à vous faire ce récit si triste, j'ai
cru en quelque sorte lui complaire et lui obéir; par le même
motif, par le même tendre respect pour sa mémoire, si je ne
puis vous promettre de l'amitié, j'abjure au moins tout
sentiment de haine.

_FIN_



Erreurs typographiques corrigées silencieusement:

1ère partie lettre 1: =étoit presque sûr= remplacé par =était
presque sûr=

lettre 6: =oublions-là= remplacé par =oublions-la=

lettre 7: =apprit à jouer= remplacé par =apprît à jouer=

lettre 10: =ne plus l'être= remplacé par =ne le plus être=

lettre 12: =comme des exemple d'austérité= remplacé =par comme
des exemples d'austérité=

lettre 14: =rien à craindre,= remplacé par =rien à craindre.=

lettre 15: =Demandez à Mademoiselle.= remplacé par =Demandez à
Mademoiselle,=

2ème partie: lettre 21: =Mais. Il n'y a point= remplacé par
=Mais. -- Il n'y a point=

lettre 21: =comment se porte Madame= remplacé par =comment se
porte madame=

lettre 21: =Harry B. son fils..= remplacé par =Harry B. son
fils.=

lettre 21: =The fair pénitent= remplacé par =The fair penitent=

lettre 21: =moments avec Caliste. Où voulez-vous= remplacé par
=moments avec Caliste. -- Où voulez-vous=

lettre 21: =Ah! ne répondez-pas= remplacé par =Ah! ne répondez
pas=





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