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Title: Anselme Adorne - Sire de Corthuy
Author: Coste, E. de la
Language: French
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Note de transcription:

      Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
      corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas
      été harmonisée. Les lettres entourées d'accolades, comme
      XV{me} par exemple, sont imprimées en exposant dans l'original.

      [i] La citation de Dante:

      «combien est rude sentier le monter et le descendre par
      l'escalier d'autrui, et combien goûte le sel, le pain de
      l'étranger!»

      telle qu'elle se trouve ici semble avoir été tronquée ou mal
      retranscrite. De notre temps, elle est souvent traduite ainsi:

      Et combien est amer, pour celui qui le goûte,
      Le pain de l'étranger, et tout ce qu'il en coûte
      De monter et descendre à l'escalier d'autrui...



ANSELME ADORNE,

SIRE DE CORTHUY.


BRUXELLES.--TYP. DE J. VANBUGGENHOUDT.
Rue de Schaerbeek, 12.



ANSELME ADORNE,

SIRE DE CORTHUY,

PÈLERIN DE TERRE-SAINTE:

SA FAMILLE, SA VIE, SES VOYAGES ET SON TEMPS,

RÉCIT HISTORIQUE,

PAR M. E. DE LA COSTE.

Ce voyage mériterait d'être publié.
(BARON J. DE ST-GÉNOIS, _les Voyageurs
Belges_.)



BRUXELLES,
CHARLES MUQUARDT, ÉDITEUR,
Place Royale, 11.
MÊME MAISON A GAND ET LEIPZIG.

1855



INTRODUCTION.


Si le nom de Louis XI éveille de sombres souvenirs, la période
qu'embrasse la vie de ce prince n'en est pas moins l'une des plus
remarquables de l'histoire. Tandis que son esprit inquiet trouble les
dernières années de Charles VII, ou que sa cruelle habileté fonde, en
France, le pouvoir royal, on voit la lutte des deux Roses, la grandeur
et la fin de la maison de Bourgogne, les Médicis à Florence, la chûte
de l'Empire grec et, autour de ce fait qui partage les temps, se
groupe toute une pléiade de noms illustres: Constantin Dragozès,
Scanderbeg, Huniade, Hassan-al-Thouil, Mahomet II.

Contraste frappant avec notre âge! la puissance ottomane s'avance,
semant l'effroi par ses progrès; l'Europe, liguée pour l'arrêter,
cherche des alliés jusque dans l'islamisme, et c'est à peine si l'on
distingue la Moscovie qui se dégage, sous Iwan III, du joug tartare.
Cependant on observe le passage d'une grande époque à une autre: le
moyen âge déploie encore ses bannières, fait reluire ses armures dans
les combats et dans la lice; l'ardeur attiédie des croisades jette ses
dernières étincelles; mais les bandes d'ordonnance prenant place
auprès des milices féodales, l'imprimerie armée des caractères
mobiles, Colomb, rêvant à son entreprise, préparent une ère nouvelle.

Voici un contemporain de Louis XI: nés à quelques mois de distance,
ils sont morts dans la même année. La vie du sire de Corthuy est un
fil qui conduit de pays en pays et d'événement en événement, à travers
des temps si pleins de mouvement et d'éclat. Lui-même il appartient à
trois contrées qui n'eurent pas une faible part à ces agitations ou à
ce lustre. Il tient, par son origine, à l'Italie où sa famille jouait
un rôle important, à la Flandre par la naissance, à l'Écosse par
l'influence qu'exerça sur la destinée de ce Brugeois l'un des plus
attachants épisodes racontés par Walter Scott.

Jeune, il se signale dans les tournois, joute avec _Jaquet de Lalain_,
le bon chevalier, dont Georges Chastelain a célébré les _appertises
d'armes_, et enlève, à la pointe de la lance, le casque de Corneille
de Bourgogne. Dans l'âge mûr, dévot et chevaleresque pèlerin, voyageur
curieux, diplomate accrédité auprès de différentes cours, il part pour
la Terre-Sainte: il parcourt l'Italie, touche aux grandes îles de la
Méditerranée, visite la Barbarie, l'Arabie, la Syrie, la Grèce, et
revient par le Tyrol, la Suisse et le Rhin. Il voit à Milan Galéas, à
Rome Paul II, à Tunis et au Caire Hutmen ou Othman et Caïet-Bei, le
dernier roi des Maures et le dernier soudan des Mameluks, dont le
règne fut long et prospère. Son vaisseau cinglait en vue du
Péloponèse, tandis que le fils d'Amurat, après un siége mémorable,
plantait le croissant sur les tours de l'antique Chalcis. A Rama, un
généreux émir lui sauve la vie, ou du moins la liberté. Il trouve dans
l'île de Chypre Lusignan près d'épouser la fille adoptive de
Saint-Marc, la belle Catherine Cornaro; à Rhodes, le grand maître
Orsini, attendant, l'épée au poing, l'assaut du vainqueur de Byzance.
Après s'être rencontré, à Venise, avec l'ambassadeur persan, il
confère, en Tyrol, avec Sigismond d'Autriche, si fatal à la puissance
de Bourgogne. Au retour, Charles le Téméraire l'envoie en ambassade
auprès de cet Hassan-al-Thouil ou Ussum-Cassan que Haller a choisi
pour héros d'une nouvelle Cyropédie.

Bien que, par une coïncidence assez singulière, Anselme Adorne joignît
aux fonctions diplomatiques que lui confiait le duc de Bourgogne, les
titres de baron d'Écosse et de conseiller de Jacques III, on le voit
porter encore ceux de bourgmestre de Bruges, puis de capitaine de la
duchesse Marie. Mais tout change, pour lui, de face: la fortune qui
avait abandonné les deux souverains auxquels il dut surtout des
dignités et des honneurs, semble s'armer contre lui de tout ce qu'il
tenait d'elle: échappé, par dix fois, aux tempêtes, aux forbans, aux
Arabes, il rencontre des périls plus grands. S'il ne subit point dans
son pays les plus terribles conséquences d'une réaction populaire,
c'est pour trouver dans un autre, au milieu d'une aristocratie non
moins orageuse, une fin prématurée et tragique.

Son nom se rattache aux traditions de Bruges, célèbre alors par ses
splendeurs et de nobles souvenirs, ainsi qu'à l'un des monuments que
l'on y montre aux étrangers: c'est une petite église construite par la
famille d'Adorne et qu'on nomme Jérusalem. Au centre s'élève le
mausolée du voyageur; près de l'église, on voit encore l'antique
demeure où, pendant deux années, il donna asile à une Stuart.

Les aventures de cet homme distingué, mais malheureux sur la fin de sa
carrière, ne sont guère connues que par une analyse de ses voyages,
dans l'ouvrage qui nous a fourni notre épigraphe, et de courtes
notices trop souvent inexactes. Le hasard, ou plutôt la bienveillante
obligeance d'un savant bibliographe[1], de regrettable mémoire, mit,
il y a des années, entre nos mains l'itinéraire manuscrit d'Anselme,
écrit en latin par son fils[2]. Nous en avions fait des extraits pour
notre usage; nous avons depuis consacré des heures qui auraient été
bien lentes, si elles fussent restées inoccupées, à traduire et à
coordonner ces extraits, à les compléter par d'autres renseignements,
successivement recueillis, enfin à réunir les uns et les autres sous
la forme d'un récit que, sans rien ôter à sa fidélité, nous avons
cherché à animer d'un peu de vie.

  [1] M. Van Praet, alors conservateur de la Bibliothèque de la rue
  Richelieu, à Paris.

  [2] L'exemplaire qui nous a été confié par le savant Van Praet, et
  qu'il qualifiait d'unique, portait à la première page, le titre
  suivant:

                      Anselmi Adurni
    Equitis hierosolymitani, ordinis scotici et cyprii
    Jacobi III Scotorum Regis et Caroli Burgundiæ ducis
    Consiliarii, Baronis in Corthuy et Tiletine, domini
                  in Ronsele et Ghentbrugge,
         Itinerarium hierosolymitanum et sinaicum
                           1470
         Joannes Adurnus V. Illustris F. conscripsit
         et Jacobo III Scotorum Regi dedicavit.

  Après l'épitre dédicatoire et la table, on lit un second titre
  ainsi conçu:

  «Iter hierosolymitanum et Montis Sinay Anselmi Adurni, institutum
  anno nostræ salutis septuagesimo supra millesimum
  quadringentesimum, scriptore Joanne Adurno, Anselmi filio,
  itineris comite.»

C'est une restauration d'une figure trouvée sur un vieux tombeau, dont
nous n'avons fait que rapprocher les fragments et raviver les
contours, ou, si on l'aime mieux, ce sont les mémoires d'un chevalier
flamand qui vécut sous les règnes de Philippe le Bon, de Charles le
Téméraire et de Marie de Bourgogne. Rédigés principalement sur pièces
originales et inédites, ou de vieilles chroniques, ils n'offriront
néanmoins, sans doute, rien de bien neuf ou de bien important quant
aux faits généraux, qui ne sont ignorés de personne; mais, du moins,
ils les rappelleront et pourront aider à la connaissance intime de
l'époque. On y trouvera quelques peintures d'usages et de moeurs,
certains détails curieux ou bizarres, des scènes parfois émouvantes,
des données qui ne seront pas, nous l'espérons, sans utilité pour les
études historiques, cultivées de nos jours avec tant d'ardeur, de
patience et de succès.

L'oeuvre à laquelle concourent, à l'envi, tant de savants
esprits, ressemble à ces tertres qu'un peuple en marche laissa jadis
sur son passage, et qu'on retrouve dans quelques contrées: chaque
guerrier de la nation vidait, croit-on, son casque, plein de terre, au
lieu où le monument devait s'élever; le dernier des soldats y venait
jeter sa poignée de sable.



ANSELME ADORNE,

SIRE DE CORTHUY.

PREMIÈRE PARTIE.



I

Italie et Flandre.

  Les Adorne à Gênes et à Bruges.--Antoniotto.--Obizzo et Guy de
  Dampierre.--Bataille des Éperons.--L'étendard déchiré.--Les comtes
  ou marquis de Flandre, princes par la clémence de Dieu.--Baudouin
  de Fer et Baudouin à la Hache.--_Les États et les Trois
  Membres._--Les _Poorters_.--Les _Métiers_.


Au temps où la croix de Saint-Georges et le lion de Saint-Marc se
disputaient l'empire de la Méditerranée et de l'Euxin, lorsque Gênes
commandait à la Corse, protégeait les rois de Chypre et les empereurs
grecs, et jetait ses colonies jusque sur les côtes de Crimée, à la
tête des familles qui étaient en possession de donner, dans cette cité
puissante, des chefs à l'État, on nommait les Adorno. «Ils étaient,
dit l'historien des maisons célèbres d'Italie, _en odeur_ de
principauté[3].» Le plus fameux d'entre eux fut cet Antoniotto
qui, de son trône ducal, convoqua la chevalerie à une sorte de
croisade, enleva aux Maures l'île de Gerbi, près de la côte d'Afrique,
et assiégea _le roi de Thune_, comme l'appelle Froissart, dans sa
capitale; entreprise à laquelle saint Louis avait succombé et qui
attendait Charles-Quint. «S'il eût été roi,» dit encore Litta, «ses
actions l'eussent immortalisé.»

  [3] «Avevano fetore di principato.»--Litta, Famiglie celebri.

A l'époque de l'expédition de saint Louis, arrivait à Gand, sous les
auspices, selon les uns, du comte de Flandre Guy de Dampierre, suivant
d'autres, de Robert de Béthune, fils du comte, revenant d'Orient, le
frère d'un aïeul d'Antoniotto, Obizzo (Opice), dont un descendant
assistait, environ trois siècles après, à l'abdication de
Charles-Quint, parmi les bannerets de Flandre.

Cet Adorno, d'après d'anciens titres[4], fut en grande faveur auprès
de Guy; sa postérité, connue sous le nom d'_Adournes_ ou Adorne, ne
demeura pas à Gand; elle prit sa résidence à Bruges où nous la
retrouverons plus tard.

  [4] Lettres de l'empereur Maximilien de 1511 et 1512. Selon un
  vieux manuscrit, Opice épousa Agnès de Axpoele, fille d'un des
  chevaliers qui partagèrent la captivité du comte.

C'était l'âge héroïque de la Flandre, comme de l'Écosse et de la
Suisse; les journées des Eperons, de Bannock-Burn, de Morgarten,
tiennent dans un espace de cinq années; mais la première des trois fut
la plus surprenante, car les Flamands n'avaient ni le rempart des
Alpes, ni les défilés de la Calédonie.

Un gros d'intrépides artisans s'étaient jetés dans la mêlée
et en avaient rapporté les dépouilles des chevaliers. A
Mons-en-Pevèle, le sort fut plus indécis, la valeur plus brillante
peut-être. Philippe le Bel en fut témoin lui-même; couvert à la hâte
d'un manteau d'emprunt, il vit sa bannière déchirée par ces mains
rudes et sanglantes.

Bruges avait donné le signal du mouvement, il faut le dire, par un
massacre: deux mots sauvaient ceux qui pouvaient les prononcer et
condamnaient le reste. Les Flamands combattaient pour leur langue,
leurs franchises, l'indépendance relative qu'admettait le système
féodal et leur vieux comte captif et dépouillé, ce même Guy dont nous
venons de parler. Rien, dans les nombreux soulèvements qui suivirent,
n'effaça l'éclat guerrier de celui-ci.

Nous devons dire maintenant quelque chose de l'organisation politique
de la Flandre et des changements qu'elle subit vers ce temps.
Les premiers comtes ou marquis de Flandre, princes par la clémence
de Dieu, alliés au sang de Charlemagne, régissaient leur
_monarchie_--cette expression se rencontre dans de vieux écrits--avec
l'aide et le concours des principaux du clergé et de la noblesse. La
race forte et puissante des Baudouin _de Fer_ et _à la Hache_, alla
finir sur le trône de Constantinople. Elle était représentée
maintenant par de faibles descendants en ligne féminine. La noblesse,
au milieu des agitations populaires, perdait chaque jour de son
influence. Gand, Bruges et Ypres, à l'apogée de leur merveilleuse
splendeur, rangeant sous leur bannière les milices des villes
secondaires et des châtellenies, se partageant, en quelque sorte, la
Flandre et prenant en main ses intérêts, eurent place aux _états_ et
les effacèrent bientôt, sous la célèbre dénomination des _trois
membres_.

Là était désormais la puissance. Plusieurs familles nobles, et même
des plus distinguées, vinrent l'y chercher, s'inscrivant parmi les
_Poorters_, ou appartenaient, dès l'origine des villes, à cet antique
noyau de la population. Après venaient les _métiers_, renfermant les
principaux du commerce et de l'industrie, mais encadrant aussi la
partie la plus nombreuse et la plus mobile de la population,
démocratie redoutable et principale force militaire.

Les _Poorters_ avaient des capitaines; les _métiers_, leurs doyens.
Des échevins rendaient la justice; un conseil représentait la commune.
Le couronnement de l'édifice était formé, à Bruges, de deux
bourgmestres annuels, chefs suprêmes de la cité, intermédiaires entre
le prince et le peuple, mais souvent en butte à la colère de celui-ci,
dans ses mécontentements. Ces places n'en étaient pas moins fort
relevées et fort ambitionnées; on les vit remplies par des Ghistelles,
des Halewyn, des d'Ognies, qui étaient des premiers en Flandre et
atteignirent un rang princier.

Les _trois membres_ s'entendaient sur la direction des affaires; nul
d'entre eux, cependant, n'était lié par les résolutions des autres;
leur mutuelle indépendance était un corollaire de leurs libertés.

La grandeur de ces institutions ne doit point faire illusion sur leurs
inconvénients; il s'en rencontre dans toutes les formes politiques.
Les législateurs, et même le plus puissant de tous, qui est le temps,
n'ont sous la main qu'une étoffe, et c'est l'homme. Ici il manquait
surtout l'unité. Il faut l'avouer, d'ailleurs, cette milice
ouvrière des grandes villes, pesant, du poids du nombre et de ses
armes, sur les résolutions et jusque sur l'administration de la
justice et la conduite de la guerre, si elle apportait un contingent
puissant d'ardeur et d'énergie, devait amener aussi des résultats
moins heureux, dont la suite de cet ouvrage offrira de tristes
exemples.



II

Les Artevelde.

  Les tisserands.--Les deux colonnes d'or de Bruges.--Édouard
  III.--La loi salique et la laine anglaise.--Jacques van
  Artevelde.--Louis de Male.--Les Chaperons-Blancs.--Philippe van
  Artevelde.--Beverhout.--Massacre des Brugeois.--La cour du
  Ruart.--Rosebecque.--Les trois Gantois.--Flandre au Lion!--Pierre
  Adorne, capitaine des Brugeois.--Le bourgmestre et le
  doge.--Naissance d'Anselme.


Qui pourrait passer devant les Artevelde et ne pas s'arrêter un moment
à contempler ces grandes figures historiques? Nous devons cependant
ajouter, auparavant, quelques traits à l'esquisse que nous venons de
tracer.

Avec des intérêts communs à toutes, les trois villes en avaient de
distincts et même d'opposés, des prétentions ou des droits rivaux,
gardés avec un soin jaloux. Leur industrie principale était
celle du tissage de la laine, qui, dans certains degrés de la
fabrication, leur était exclusivement réservée. Elle enrichissait
Ypres, elle dominait à Gand; à Bruges, elle était balancée par un
puissant commerce. C'étaient là, selon l'expression d'un comte de
Flandre, les deux colonnes d'or de cette ville dont Æneas Sylvius,
Commines et de Thou ont célébré, comme à l'envi, l'opulence et la
beauté. Gand, de son côté, s'élevant parmi les méandres de l'Escaut et
de la Lys, réclamait la suprématie sur la navigation intérieure.

Trente ans environ après la bataille de Mons-en-Pevèle, Édouard III
revendiquait le trône des Valois. Pour se créer un point d'appui en
Flandre, il arrête la sortie de la laine anglaise: c'était la ruine
des tisserands; ce fut pour Jacques d'Artevelde, qui détermina les
Gantois à s'unir aux Anglais, le fondement de sa puissance.

Elle rencontra à Bruges une opposition dont il triompha. Ses moyens se
sentaient de la rudesse du temps: ses adversaires avaient voulu le
poignarder; à son tour, il les perçait de son épée, ou les faisait
lancer, par les fenêtres, sur les piques de ses partisans. Si sa main
était prompte, sa parole était éloquente, sa politique habile et
hardie; ses manières parurent égales au rang auquel il s'éleva.
Gouvernée, sous son influence, par les _trois membres_, traitant, par
son entremise, avec l'Angleterre et la France, la Flandre eut un grand
poids dans la balance, évita les désastres d'autres insurrections, et
obtint des avantages qu'elle eût vainement attendus de son comte,
retenu par le lien féodal.

La fin d'Artevelde, pourtant, fut cruelle: le peuple le
massacra. Le comte était mort à Crécy, sous la bannière des lis.
Édouard, survivant à son fils, le glorieux prince Noir, et à ses plus
vaillants capitaines, dépouillé d'une partie de ses conquêtes,
abandonné, pillé, à son agonie, par sa maîtresse et ses serviteurs,
laissa la couronne d'Angleterre à un enfant qui ne devait point la
conserver.

Louis de Male, fils du dernier comte, put alors ressaisir le pouvoir
dont il ne restait qu'un nom, encore cher aux Flamands. Ceux-ci
continuaient, toutefois, à pencher pour les Anglais qu'il appelait,
lui, les meurtriers de son père; mais la restitution promise de Lille,
Douai et Orchies, gagna la Flandre au mariage de l'héritière du comte
avec un fils du roi Jean. C'est la maison de Bourgogne qui se fonde.

Croyant sa puissance affermie, Louis s'abandonna sans contrainte à ses
plaisirs et à ses prodigalités. Ce fut, à la cour et dans toute la
Flandre, un débordement de moeurs, qui, selon les vieux
chroniqueurs, devait armer la vengeance du ciel. Le comte sembla
l'appeler. Né au château de Male, près de Bruges, affectionnant le
séjour de cette cité brillante et polie, et la trouvant plus facile
que Gand à concourir à ses dépenses, il irrite les Gantois par sa
préférence pour la ville rivale et les pousse à bout par la concession
d'un canal qui, ouvrant une communication directe entre la Lys et
Bruges, y eût amené les blés de l'Artois, libres de droits d'étapes
envers Gand.

Les Gantois courent aux armes, dispersent les travailleurs et prennent
pour signe de ralliement le célèbre chaperon blanc. La Flandre et
Bruges même se partagent. Les nobles se rangeaient sous la bannière de
leur _naturel et droiturier seigneur_. A Bruges, on comptait, dans un
parti, les marchands, les armateurs, les pelletiers; dans l'autre, les
tisserands. Serrés de près par les forces du comte, les Gantois se
souviennent du nom d'Artevelde; ils placent à leur tête son fils,
marié à une dame de la noble maison de Halewyn. Tiré, malgré lui, de
la retraite, il parut né pour commander.

Au retour des conférences de Tournay, le Ruart[5] déclarant aux
Gantois qu'il ne leur reste que ces trois partis: ou de s'enfermer
dans les églises pour y attendre la mort, ou d'aller humblement crier
merci à leur seigneur, ou, enfin, de venir le chercher à Bruges pour
le combattre; ce peuple, affamé et épuisé, abandonnant le choix à
Philippe d'Artevelde lui-même; celui-ci, sortant à la tête de 5,000
braves, qui portaient chacun, brodée sur une manche, cette pieuse
devise: _Dieu aide!_ annonçant à ses compagnons, lorsqu'il leur
distribue les derniers vivres, qu'ils n'en doivent désormais attendre
que de leur valeur, balayant devant lui d'imprudents adversaires
surpris au milieu d'une fête, et pénétrant dans Bruges, sur leurs pas:
changez là quelques mots, vous diriez de l'histoire de Sparte!

  [5] _Rewaert_ ou _Ruwart_, gouverneur ou protecteur.

Cette victoire, dans laquelle Froissart loue la modération des
Gantois, n'en était pas moins, pour Bruges, un épouvantable désastre.
Le sang des métiers hostiles aux tisserands coule par flots, mêlé au
sang patricien; les sépultures manquaient aux cadavres; il fallut
creuser, exprès, de grandes fosses pour les y entasser. Ce n'était
point assez de ces victimes et de nombreux otages pour assurer la
domination des vainqueurs; ils font tomber une partie des portes et
des murailles, marques et garants de l'indépendance communale. Bruges,
ville ouverte, n'était plus un _membre_ de Flandre, c'était la
conquête de Gand.

La Flandre s'unissait, mais sous de funèbres auspices. L'Angleterre où
régnait, de nom, le jeune Richard, ne tenait plus la France en échec.
Salué du titre de père de la patrie, richement vêtu d'écarlate et
tenant cour de prince, le Ruart occupait une hauteur glissante, entre
la tombe de son père et la sienne.

Alors, à la lueur de l'incendie des villes, on voit s'avancer une
armée toute brillante d'acier, d'armoiries, de bannières, au milieu
desquelles ondoyaient les plis de l'oriflamme: c'était le duc de
Bourgogne avec le jeune Charles VI, son neveu, et toute la chevalerie
de France. Les Flamands auraient dû garder leurs positions et s'y
retrancher; mais ils savaient mieux mourir qu'obéir. Impuissant à
contenir leur imprudente ardeur, Artevelde tombe écrasé dans la mêlée.

Par un de ces enchaînements bizarres qui déjouent les calculs, le
triomphe de Philippe le Hardi inaugurait une puissance longtemps
rivale de la France. Un Gantois, comme les Artevelde, mais sorti du
vainqueur, devait achever de rompre le noeud féodal entre ce royaume
et la Flandre. Il devait dans Madrid, l'une des capitales de son
empire sur lequel, disait-on, le soleil ne se couchait point, faire
consacrer la limite que les Flamands tracèrent pendant quatre
siècles, avec leur sang, de Bavichove[6] à Guinegate[7].

  [6] En 1071.

  [7] En 1479.

C'était une triste victoire que celle de Rosebecque pour Louis de Male
qui la devait à des armes étrangères. Pour les Brugeois, vaincus à
côté des Gantois, la défaite était presque une délivrance; ils
relèvent les étendards du comte sur leurs murailles mutilées. La
guerre n'était point finie: Anglais, Bretons, ceux-ci, sauvages
auxiliaires de Louis de Male, ceux-là, alliés de Gand ou croisés pour
le pape Urbain contre les Clémentistes, qu'ils s'obstinent à trouver
en Flandre, ravagent à l'envi cette terre glorieuse et désolée.

Parmi les capitaines qui conduisaient à la défense des murs, à peine
rétablis et de nouveau menacés, l'élite de la population brugeoise, on
remarque un arrière-petit-fils d'Obizzo. C'était Pierre Adorne,
personnage considérable à qui Philippe le Hardi confia la
surintendance de ses domaines en Flandre et en Artois, qui fut deux
fois bourgmestre de la commune et remplit les fonctions de premier
bourgmestre, l'année même où Antoniotto dirigeait contre Tunis une
flotte commandée par son frère Raphaël et portant, outre l'armée
génoise, un corps de chevaliers et d'écuyers, sous la conduite du duc
de Bourbon (1388).

Parmi ces nobles _pèlerins_, plusieurs appartenaient à la Flandre[8];
en sorte que l'_emprise_ n'y eut pas peu de retentissement, et
l'éclat qu'elle répandait sur le nom d'Adorne était partagé par la
branche flamande. Aussi tenait-elle à honneur, comme on le voit dans
Sanderus, d'être _ex præclara ducum Genuensium prosapia_, de
l'illustre maison des ducs[9] de Gênes.

  [8] Il y en avait aussi du Hainaut. Froissart nomme, parmi
  ceux-ci, trois cousins: messire Henri d'Antoin, le sire d'Hanrech
  ou Havret et Jehan, sire de Ligne, qui fut armé chevalier, dans
  l'expédition, par le sire d'Autoin. La première enceinte de la
  place fut emportée d'assaut, et le roi de Tunis s'obligea à
  délivrer les esclaves chrétiens, à payer les frais de la guerre et
  à mettre un frein au brigandage de ses sujets. (V. Froissart et
  Folieta, historien génois.)

  [9] Doges.

Un fils de Pierre Adorne et dont le prénom était pareil, chevalier,
suivant le même auteur, épousa Élisabeth Braderickx, fille du seigneur
de Vive, d'une maison flamande, noble et ancienne. C'est de ce mariage
que naquit Anselme, le 8 décembre 1424.



III

Jérusalem.

  L'hospice et l'église.--Le Saint-Sépulcre à Bruges.--Le
  double voyage d'Orient.--Eugène IV.--Le luxe des vieux
  temps.--L'éducation des faits.--Siége de Calais.--Politique
  de Philippe le Bon.


Si la famille d'Anselme était évidemment de celles qui penchaient pour
l'élément monarchique de nos vieilles institutions, elle ne laissait
pas d'être populaire par ses services et le noble usage quelle fit de
sa fortune. Bruges lui dut des fondations utiles et l'église dont nous
avons parlé. Construite par l'aïeul, le père et un oncle de notre
voyageur, à l'imitation de celle du Saint-Sépulcre de Jérusalem, elle
en retrace les parties principales. Elle est remarquable par
le globe teint de vermillon qui couronne sa tour flanquée de deux
minces tourelles, sa disposition intérieure, ses belles verrières[10],
ses monuments funéraires, et surtout par la représentation du divin
tombeau, que renferme l'une des tourelles.

  [10] Il est fâcheux que, précisément, celle qui représente Anselme
  Adorne se trouve maintenant cachée.

Le père d'Anselme, dans un voyage de Terre-Sainte, dont il revint avec
le titre de chevalier du Saint-Sépulcre, plus considérable alors qu'il
ne fut depuis, avait pris lui-même les dimensions du monument sacré
avec une exactitude extrême: il le pensait du moins. Voilà pourtant
que, dans le cours des travaux, l'on se trouve arrêté par un doute; on
ne sait trop quel détail manquait ou laissait quelque incertitude.
C'était, après tout, peu de chose; disons mieux, ce n'était presque
rien. Pour Pierre Adorne c'était beaucoup trop. Son parti est aussitôt
pris; il embrasse et bénit son fils, qui demandait à le suivre, et le
voilà de nouveau en route pour l'Orient. Après avoir bravé une seconde
fois les fatigues, les flots, les outrages des infidèles, il revient,
apportant comme un pieux trophée la mesure attendue pour terminer
l'ouvrage.

Ainsi le veut la tradition, et de graves témoignages la confirment;
mais quand on n'y verrait qu'une de ces légendes, qu'enfante la
poétique imagination du peuple, elle attesterait encore le vif intérêt
que les contemporains prenaient à ces travaux. Ce fut vers l'an 1435
qu'ils furent achevés. Une bulle du pape Eugène IV vint mettre le
sceau à la sainte entreprise, en érigeant en paroisse la Jérusalem
brugeoise, qui comprenait, outre l'église, un hospice et le
manoir de famille. Tel était le luxe des vieux temps: on ne craignait
pas de s'entourer des misères pour les secourir, et des sérieuses
images de la religion et de la mort, car cette église devait aussi
servir à la sépulture des Adorne.

On trouve ailleurs des monuments de ce genre; mais peu importait aux
Brugeois. Il semblait que la tombe sacrée, objet de tant de voeux,
de tant de gigantesques expéditions, de tant de regrets, aperçue
jusque-là dans un lointain mystérieux, fût transportée soudain dans
les murs de Bruges, ainsi qu'on montre ailleurs de saints édifices
apportés par la main des anges.

Chacun comprendra quelle part Anselme, alors dans sa douzième année,
dut prendre à la publique émotion. Les constructions qui préoccupaient
si vivement sa famille, leur achèvement, toutes les circonstances, en
un mot, qui s'y rattachaient, furent pour son enfance des événements.
En même temps, les récits des voyages de son père, de ses aventures,
de ses périls, enflammaient l'imagination du jeune homme; il brûlait
dès lors d'embrasser, suivant l'expression de son itinéraire, _d'un
regard ferme et tenace_, ces mers lointaines, tour à tour riantes ou
orageuses, ces contrées habitées par des peuples si différents de ceux
qu'il connaissait, ces lieux saints et célèbres, ces rochers, ces
palmiers, ces monuments, dont la description le ravissait.

Les exemples et les discours de ceux qu'on doit respecter seront
toujours la principale partie de l'éducation. On ne négligea point,
toutefois, d'initier Anselme à la connaissance de la langue et des
lettres latines et aux exercices chevaleresques fort en vogue à cette
époque. Ses progrès étaient rapides, sans qu'il montrât pourtant la
précocité, plus que merveilleuse, que lui prêtent certains auteurs qui
ont trop peu consulté les dates, comme nous le verrons bientôt.

Au moment où Philippe le Bon, à force de gracieuses paroles, obtenait
l'aide des Flamands pour déloger de Calais les Anglais, leurs anciens
alliés et naguère les siens, deux questions s'agitaient entre lui et
les Brugeois: l'une était un vieux litige au sujet de l'Écluse, poste
important pour lui, qu'ils revendiquaient comme leur port et une de
leurs villes subalternes; l'autre concernait le territoire appelé _le
Franc_.

Philippe songeait à l'ériger en quatrième _membre_; il se prêtait
ainsi aux désirs de la noblesse du Franc, ajoutait un élément nouveau
et plus flexible à la triade flamande, convertie en tétrarchie, et
divisait pour l'assouplir une de ces masses compactes et puissantes
dont l'éclat le rendait fier, mais qu'il cherchait à rendre plus
maniables.

Telle fut la double origine d'un différend qui allait changer Bruges
en un sanglant théâtre de confusion et de désordre.



IV

Philippe le Bon et les Brugeois.

  Retour de Calais.--Irritation des milices brugeoises.--Elles
  enfoncent les portes de l'Ecluse.--Massacre de l'Écoutète.--Les
  larmes de Charles le Téméraire et celles d'Alexandre.--L'homme
  d'État précoce.--Les assemblées du peuple.--Mort des
  Varssenaere.--Danger de Jacques Adorne.--Jacques et Pierre Adorne
  bourgmestres.--Éloge de Bruges.--Entrée de Philippe le Bon.--Début
  d'Anselme.


Ce n'était pas sans peine qu'on avait déterminé les milices brugeoises
au départ. Lorsque le duc eut été contraint de lever le siége de
Calais, elles revinrent humiliées et aigries encore par le mauvais
succès.

Après une expédition contre les Anglais qui dévastaient impunément le
pays, elles se présentent devant l'Ecluse et en enfoncent les portes;
puis elles rentrent dans Bruges, s'emparent des clefs de la ville,
ainsi que de son artillerie, dont elles font d'effroyables décharges.
L'Écoutète, officier du prince, chargé de la police, tombe égorgé. La
duchesse de Bourgogne, qui affectionnait le séjour de Bruges,
s'éloigne avec un enfant qui criait et versait des larmes. C'étaient
celles d'un autre Alexandre[11], par le sang qu'il devait faire couler
à son tour; il avait nom Charles: les Belges l'ont appelé _le Hardi_,
et les étrangers _le Téméraire_.

  [11] On se rappelle l'exclamation de Rousseau: «Pleurs cruels! que
  de sang vous fîtes répandre!»

«Dans cette crise terrible,» disent quelques auteurs, «Anselme se
comporta avec tant de droiture, avec tant de prudence et de
circonspection, qu'il sut se concilier le respect et l'attachement du
peuple sans perdre les bonnes grâces de son souverain.» Magnifique
éloge sans doute; mais ce qui le rend surprenant, c'est que ceci se
passait de 1436 à 1437. Ce grand citoyen, ce prudent homme d'État
n'avait donc guère que douze ans. Laissons-lui son enfance, il aura
plus tard bien assez de la politique!

Le rôle propre à son âge était celui de spectateur curieux. S'il se
glissait à quelque croisée de l'un des édifices qui avaient vue sur la
place, un frappant spectacle s'offrait à ses yeux. Devant la sombre
masse des Halles, droit en face du Beffroi, deux drapeaux flottaient,
plantés entre les pavés: sur l'un on distinguait le lion de Flandre;
sur l'autre, celui de Bruges. A gauche de cette bannière, paraissait
une belle troupe: c'étaient les _Poorters_, avec leurs six capitaines
portant, chacun, à la main, le gonfanon de leur quartier. Les
_métiers_, partagés en huit groupes, étaient rangés, partie du même
côté, partie à droite de l'étendard de Flandre et tout le long de
l'entrepôt fameux[12] appelé _Waterhalle_. C'étaient, d'une part, les
_quatre métiers_, ou la puissante industrie lainière les _bouchers_,
souvent mal d'accord avec eux, accompagnés des poissonniers, le
_cuir_, l'_aiguille_: de l'autre, les _dix-sept métiers_, le
_marteau_, les _boulangers_, les _courtiers_, modeste dénomination
sous laquelle on comprenait les représentants du commerce et de la
navigation, propres à la ville. Les marchands étrangers n'avaient,
naturellement, point de part à ces assemblées civiques.

  [12] Il a été remplacé par un bâtiment qui fait aujourd'hui partie
  de l'hôtel du gouvernement provincial.

A l'extrémité du côté du marché où étaient placés les quatre groupes
de métiers que nous avons nommés les premiers, on voyait les
arbalétriers, sous la belliqueuse enseigne du céleste chevalier saint
Georges. Les villes subalternes et les paroisses du Franc avaient
aussi leur place marquée. Une couronne de roses récompensait les
premiers arrivés: une colonne mobile de trois cents hommes, à la solde
de la ville, avait charge de réveiller le zèle des retardataires.
Néanmoins, en ce moment, des vides se faisaient remarquer, car la
noblesse du Franc s'efforçait d'empêcher les habitants de se rendre
aux sommations des Brugeois.

Tous ces rangs étaient hérissés de piques: de distance en distance, on
voyait des bannières déployées, laissant, dans leurs replis,
distinguer de saintes images, ou les emblèmes dorés d'un métier, qui
brillaient au soleil, au bout d'une hampe peinte de couleur
éclatante, ou couverte d'une riche étoffe.

Ainsi délibérait le peuple en différend avec son prince, l'un des plus
puissants de l'époque. Si, dans ces assemblées, les nobles et les
notables figuraient parmi les _Poorters_ et s'ils exerçaient un
certain ascendant d'habitude et de déférence, leur autorité
faiblissait dans les temps d'orage. Le nombre et souvent la passion
prenaient alors le dessus. Ce n'était donc pas seulement de la
curiosité qu'éprouvait Anselme en contemplant ce spectacle:
réfléchissant, comme il arrive, les impressions de sa classe et de sa
famille, il sentait un secret serrement de coeur qu'allaient
justifier des scènes cruelles.

Deux frères Varssenaere, dont l'un était premier bourgmestre et
l'autre capitaine, furent massacrés; un oncle d'Anselme, Jacques
Adorne, qui exerçait également ces dernières fonctions et avait voulu
se jeter sur les meurtriers, ne fut soustrait qu'avec peine à un sort
pareil. Les Adorne quittèrent Bruges, où il n'y avait plus pour eux de
sûreté.

Philippe, après avoir cherché à se rendre maître de cette ville par un
coup de main fatal au sire de l'Ile-Adam, et qui faillit l'être au duc
lui-même, réussit mieux dans ses desseins en coupant les vivres aux
Brugeois. Jacques et Pierre Adorne furent alors successivement revêtus
des fonctions de bourgmestre de la commune, que leur père avait
exercées, aussi bien que celles de premier bourgmestre, et qui
devaient l'être un jour par Anselme, comme si c'eût été une partie de
l'héritage de famille.

Au retour de l'exil qu'il avait partagé avec son oncle et son
père, il s'était retrouvé dans les murs de Bruges avec transport, car
il aimait vivement «la si douce province de Flandre,» mais surtout sa
ville natale. Il n'est parlé, dans son itinéraire, qu'avec
enthousiasme de «cette illustre cité, de cette noble ville.» Tantôt,
«sa beauté, son urbanité, ses agréments infinis, son opulence et son
éclat, l'abondance inouïe de richesses qu'elle renferme, sont passés
sous silence parce que la renommée les fait assez connaître et que
l'auteur, en les vantant, serait suspect;» tantôt, c'est «la ville la
plus polie du monde, ville vraiment digne de ce nom par l'urbanité
dont elle est pleine.» La paix maintenant lui était rendue, paix, il
est vrai, chèrement achetée; mais Bruges en recueillait du moins les
fruits: avec l'ordre, la prospérité renaissait. Les navires des
Osterlins[13], les grandes caraques génoises et les galères de Venise
apportaient de nouveau, à l'émule de Londres et de Novogorod, les
fourrures du Nord, les riches tissus de l'Italie et les trésors de
l'Inde.

  [13] Anséates.

Après plusieurs années d'absence, la cour de Bourgogne revint étaler
sa magnificence à Bruges; ce fut en 1440 que Philippe le Bon y fit son
entrée avec le duc d'Orléans qu'il venait de marier à une de ses
nièces. Les magistrats, dans l'humble appareil réclamé par les usages
du temps, pieds et tête nus, vêtus de robes noires sans ceinture,
présentent, à genoux, les clefs à leur redouté seigneur, en lui
demandant merci. Il hésite, ou feint d'hésiter, et semble se rendre à
l'intercession de son hôte illustre. Le peuple crie _noël_!
les fanfares éclatent; le clergé psalmodiant des hymnes, les marchands
étrangers, richement vêtus de brocart ou de velours, escortent les
deux princes jusqu'au palais. Chaque nation qui commerçait à Bruges
formait un corps brillant de cavaliers, ou marchait en bon ordre;
l'étoffe et la couleur de la robe, des écussons portés devant les
rangs par des hérauts, distinguaient les diverses contrées. Dans les
rues, ce n'étaient qu'arcs de triomphe, chars ou échafauds chargés de
personnages de la mythologie ou de la Bible.

Ces pompes devaient charmer un jeune homme. Anselme Adorne vit surtout
avec joie les tournois par lesquels les chevaliers, armés de toute
pièce et sur de hautes selles de guerre, célébrèrent l'arrivée du duc
de Bourgogne et du duc d'Orléans, ainsi que celle du comte de
Charolois, qui fit son entrée quelques jours après, avec sa femme
encore enfant, fille de Charles VII. Bientôt Anselme allait lui-même
signaler son courage et son adresse dans ces jeux, l'image et l'école
de la guerre.

Il parut à dix-sept ans dans la lice. Un si précoce début, suivi
bientôt de succès, annonce un heureux assemblage de hardiesse et de
sang-froid, de force et de souplesse, qui présente à la pensée l'image
d'un cavalier de bonne mine et qui n'était point fait pour déplaire.



V

Un tournoi de l'Ours Blanc.

  La duchesse Isabelle et le comte de Charolois.--Les dames
  brugeoises dans leurs atours.--Le forestier armé chevalier
  sur le champ de bataille.--Que diable est-ce ceci?--La
  _Vesprée_.--Louis de la Gruthuse.--Metteneye.--Jean Breydel.--Adam
  de Haveskerque.--Le tournoi.--Anselme gagne le cor.--Marguerite.--Le
  court roman.--Anselme Adorne Forestier.--Les acclamations et les
  cris de mort.


Comme les romanciers, mais sans réclamer leurs autres privilèges, nous
ferons franchir au lecteur un espace de quelques années et nous le
conduirons, un certain jour de l'an 1444, qui était le 27 avril, sur
le marché de Bruges.

Raconter l'histoire de ce _forum_ flamand, ce serait faire celle de la
ville. Nous avons vu le peuple s'y rassembler, sous les armes, pour
exercer son orageuse souveraineté; nous verrons s'y dresser
l'échafaud: maintenant une fête y attirait les curieux dont les flots
pressés débouchaient de tous côtés. Un espace entouré de barrières,
que gardaient des valets et des hérauts, restait seul libre au milieu.
Les fenêtres et jusqu'aux toits des bâtiments étaient pleins
de spectateurs. Les regards se tournaient tantôt vers le
_Cranenburch_[14], où la duchesse vint prendre place avec son fils,
aux applaudissements de la foule, tantôt vers une grande hôtellerie, à
l'enseigne de la _Lune_, qui contenait l'élite des dames brugeoises,
dans tout l'éclat de leur beauté proverbiale et d'atours si riches,
qu'une reine jalouse les avait comparées à autant de reines.

  [14] Maison sur la place.

Les douze croisées gothiques de l'édifice, ornées de draperies
flottantes, encadraient des groupes variés de jeunes femmes et de
demoiselles rivalisant entre elles d'élégance et de luxe. Là, vous
eussiez aperçu ces coiffures de velours en fer à cheval, ces belles
chevelures relevées en tresses, ou nattées, ces voiles transparents et
légers, ces robes serrant à la taille, de velours vert, ponceau ou de
quelque autre couleur éclatante, ces corsages d'hermine, ces manteaux
de brocart rehaussé d'or, qu'on retrouve dans les tableaux de
l'époque.

Parmi ces belles Brugeoises, l'une de celles pour lesquelles la
journée préparait le plus d'émotions--et l'on verra bientôt à quel
titre--portait le nom de Marguerite, alors fort en vogue, sans doute
parce qu'il désigne une _perle_ ou une _fleur_. L'étymologie, cette
fois, n'était point en guerre avec la réalité, comme il arrive
à quelques _Blanche_ et à plus d'une _Rose_. Marguerite avait les
qualités qui attirent et fixent l'affection: c'était, au surplus, une
jeune orpheline, fille d'Olivier Van der Bank. Par sa mère, elle
tenait aux de Baenst et aux Utenhove, qui possédèrent de beaux
domaines et ont fourni plusieurs chevaliers[15]. Quelques mois,
à peine, s'étaient écoulés depuis qu'Anselme Adorne, âgé de moins de
vingt ans, l'avait conduite à l'autel.

  [15] Les de Baenst étaient surtout richement possessionnés en
  Zélande. On trouve ces deux noms dans la liste, publiée par M.
  Gachart, des seigneurs flamands qui assistaient à l'abdication de
  Charles-Quint, et que nous allons transcrire; c'étaient:

  Lamoral d'Egmont, prince de Gavre, comte d'Egmont, chevalier de
  l'ordre.

  Maximilien de Bourgogne, seigneur de Beveren, id.

  Charles, comte de Lalaing, seigneur d'Escornaix, id.

  Pierre, seigneur de Werchin, sénéchal de Hainaut, seigneur de
  Herzelles, id.

  Philippe de Montmorency, comte de Hornes, seigneur de Nevele.

  Maximilien de Melun, vicomte de Gand.

  Charles, seigneur de Trazegnies et de Tamise, chevalier.

  Maximilien Vilain, écuyer, seigneur de Rassenghien.

  Louis de Ghistelles, chevalier, seigneur de la Motte.

  Philippe de Liedekerke, chevalier, seigneur d'Eversbeke.

  Jacques de Claeroult, chevalier, seigneur de Puttem.

  Jacques de Thiennes, écuyer, seigneur de Castre.

  Thomas de Thiennes, écuyer, seigneur de Rumbeke.

  Charles Hannart, chevalier, seigneur de Liedekerke.

  Joseph de Baenst, chevalier, seigneur de Melissant.

  Jérôme Adournes, chevalier, seigneur de Nieuwenhove.

  François de Halewin, chevalier, seigneur de Zweveghem.

  Jacques de Lalaing, écuyer, seigneur de la Monillerie et de
  Sandtberg.

  Josse, seigneur de Courtewille et de Vorst, écuyer.

  Ferry de Gros, écuyer, seigneur de Beaudemers.

  François Massier, écuyer, seigneur de Bussche.

  Charles Uutenhove, écuyer, seigneur de Sequedin.

  Pierre, seigneur du Bois, écuyer.

  Jacques de Eyeghem, écuyer, seigneur de Hembisze.

Ce qui attirait Marguerite et tout ce concours, c'était le tournoi
annuel de la Société de l'Ours-Blanc. Il ne se donnait point, à
Bruges, de fête qui excitât plus d'intérêt. On trouve, dans les
chroniques, au milieu d'annotations relatives aux troubles, aux
guerres, aux plus grands événements, le retour périodique de ces jeux,
soigneusement indiqué, en même temps que les noms des vainqueurs. Des
prix étaient offerts à ceux-ci: c'était une lance, un cor, l'ours,
souvenir d'un vieux récit et symbole de la Société; on ajoutait
quelquefois un diamant.

Le combattant qui gagnait la lance prenait le titre de Forestier, en
mémoire d'anciens princes dont l'existence est contestée, mais qui
brillent dans les légendes. Il présidait au tournoi de l'année
suivante; il soutenait son titre de primauté dans la lice et même dans
les combats. C'est ainsi que près de Guinegate, Louis de Baenst,
Forestier de Bruges, fut armé chevalier sur le champ de bataille.

Les tournois de l'Ours-Blanc remontent à l'année 1320, époque voisine
des plus éclatants faits d'armes des Brugeois; mais depuis, le malheur
des temps ayant interrompu ces chevaleresques exercices, ils furent
rétablis, en 1417, par une commune résolution des magistrats, de la
noblesse et des plus notables habitants.

Les principaux seigneurs aimaient à y paraître, et même les ducs de
Bourgogne. Maximilien d'Autriche y reçut un si bon coup de lance,
d'un aïeul de l'historien Despars, dont le casque figurait une
tête de démon, que, ployant en arrière, le futur empereur s'écria:
«_Que diable est-ce ceci!_»

Deux jours avant la joute, un officier du Forestier, précédé d'un
héraut et accompagné des quatre plus jeunes membres de la Société,
parcourait la ville, s'arrêtant aux hôtels des dames les plus
distinguées, pour les inviter à la fête. Le lendemain elles
assistaient à la _Vesprée_: une collation leur était offerte, et ainsi
réunies, elles voyaient arriver les combattants étrangers. Lorsque,
après s'être présentés avec les formalités d'usage, ils s'étaient
retirés, le Forestier montait à cheval avec ses compagnons, et allait,
en pompe, au bruit des instruments, souhaiter la bienvenue à ces
hôtes, chacun en leur logis, leur offrant courtoisement armures et
destriers.

Ces préliminaires avaient été remplis et le grand jour était venu. Les
membres de la Société de l'Ours-Blanc, qui devaient prendre part à la
lutte, se rassemblaient dans l'enceinte de l'abbaye d'Eechoute. Un
soudain mouvement de la foule annonce leur approche: couverts
d'armures brillantes et magnifiquement vêtus d'étoffe pareille, ils
s'avancent, montés chacun sur un de ces chevaux de bataille que
fournissait la Flandre, alors les plus renommés de l'univers; de
riches caparaçons et des housses de soie, couvraient presque
entièrement les robustes coursiers qui piaffaient et rongeaient le
frein.

Parmi les confrères de l'Ours-Blanc, on remarquait Louis de Bruges,
sire de la Gruthuse, qui fut prince de Steenhuse, comte de Wincester,
chevalier de la Toison d'or et, dont nous aurons plus d'une fois
l'occasion de parler; Pierre Metteneye ou de Mattinée, aussi distingué
dans les armes que dans les tournois, qui porta la bannière de Bruges
à la bataille de Brusthem et fut chevalier, seigneur de Marque,
conseiller et chambellan du duc de Bourgogne; Jean Breydel qui devait
ajouter à l'éclat d'un nom illustré, près de deux siècles auparavant,
à la bataille des Éperons, par la valeur qu'il déploya lui-même devant
Bude, sous l'héroïque bannière de Huniade; enfin l'époux de
Marguerite, à son second début. Adam de Haveskerque était du nombre
des combattants du dehors.

Tous avaient pris leur place, et l'on attendait impatiemment le
signal. Il est donné: les coursiers s'élancent! Qui ne retrouve, dans
sa pensée, une image de ce spectacle? Ces hommes couverts de fer, qui
fondent l'un sur l'autre, ces montures puissantes, plus acharnées
qu'eux au combat, les naseaux fumants, la crinière hérissée, faisant
retentir le sol sous leurs pieds; ces nuages de poussière, à travers
laquelle étincellent l'or et l'acier; ces lances qui se brisent et
volent en éclats: tout cela a été vingt fois décrit. Parmi les
spectateurs, la curiosité, l'attention étaient vives; quelquefois, un
cri s'élevait de toutes les poitrines. Les dames, suivant des yeux les
cavaliers dans leurs courses rapides, laissaient voir sur leurs traits
mobiles les sentiments dont elles étaient agitées, les alternatives de
crainte et d'espoir. Sur le jeune front de Marguerite vous eussiez lu
toutes les phases du combat où Anselme était engagé. Enfin elle
respire: mille voix proclament les vainqueurs. Anselme avait gagné le
cor qu'il reçut des mains de la duchesse; la lance échut à
Breydel; l'ours à d'Haveskerque.

Trois ans après, le futur baron de Corthuy conquit, à son tour, la
lance, aux acclamations de la foule, dont, sur cette même place, les
cris de mort devaient, un jour, l'accueillir. Ah! si l'avenir nous
était connu, sous quel poids nous marcherions courbés!



VI

Le bon chevalier.

  Banquet de l'hôtel de ville.--La lance conquise.--Isabelle
  de Portugal et le comte de Charolois à la maison de
  Jérusalem.--Combat.--Le sire de Ravesteyn.--Joute de l'étang de
  Male.--Prouesses et portrait de Jacques de Lalain, le bon
  chevalier.--Corneille de Bourgogne.--Le casque enlevé.--Nouveau
  succès.--L'écu du Forestier.--Naissance de Jean Adorne.--Le
  parrain.--André Doria, prince de Melfi.--L'Arioste.--Les
  vingt-huit _alberghi_ de Gênes.--L'hospitalité.


Il fallait d'autres épreuves pour montrer à tous que le jeune
Forestier était digne de l'honneur qu'il avait conquis; mais d'abord
des festins devaient célébrer sa victoire: il n'est guère de solennité
où ils n'entrent pour quelque chose. Le premier fut donné le soir même
par les magistrats, à l'hôtel de ville, élégant édifice construit
sous les auspices de Louis de Male. Après le festin, on reconduisit
Anselme, en grande pompe, à son logis; devant lui marchait un héraut,
et il tenait à la main la lance, prix de sa prouesse, ornée d'une
draperie aux couleurs du Forestier qu'il remplaçait.

Le lendemain, il donna le banquet chez lui; la duchesse de Bourgogne,
son fils et tout ce que Bruges avait de plus grand, y assistaient.
Nous pourrions assez facilement décrire les dressoirs, les entremets,
les _hanaps_: il y a, pour ces occasions, un mobilier où chacun est
libre de se pourvoir; mais nous craindrions de l'user. Il nous suffira
de dire qu'après avoir fait à ses illustres hôtes les honneurs de sa
table, Anselme revêtit de nouveau ses armes et parut en lice avec cinq
cavaliers qui portaient, chacun, leurs couleurs sur leur écu. Ainsi
accompagné, il jouta contre Adolphe de Clèves, sire de Ravesteyn et
quelques autres.

Le 1er mai fut signalé par un combat plus remarquable encore par le
renom des chevaliers qui vinrent y rompre des lances. La lice était
placée près de l'étang de Male. Le premier champion qui s'offrit fut
le même Ravesteyn; puis parut un jeune seigneur qui réalisait l'idéal
des romans de chevalerie. Choisi pour écuyer par le duc de Clèves, il
n'avait pas tardé à signaler sa vaillance et avait emporté «le nom et
le los pour le mieux faisant de tous ceux qui joutèrent à l'encontre
de lui.» Il avait parcouru la France, l'Espagne et le Portugal,
défiant les plus experts en fait d'armes, «non pour envie, haine, ne
malveillance d'aucun, mais pour exaulcer et augmenter le noble estat
de chevalerie et pour soi occuper.» Sa chevelure blonde, ses yeux
bleus et riants, son teint frais et coloré, son menton sans barbe,
n'annonçaient pas un si terrible combattant; mais la renommée, le
précédant en tout lieu, proclamait le nom de Jacques de Lalain, le bon
chevalier!

Anselme, impatient de se mesurer avec lui, se montra digne d'un tel
adversaire; cependant, c'est surtout en joutant contre un troisième
concurrent qu'il se distingua: celui-ci portait l'écu fleurdelisé de
Bourgogne, traversé d'une barre. C'était, au dire d'Olivier de la
Marche, «l'un des plus gentilshommes d'armes et un vaillant, sage et
véritable capitaine.» Pour décrire cette rencontre, nous ne saurions
mieux faire que d'emprunter quelques lignes au biographe de Jacques de
Lalain, qui raconte de son héros une aventure semblable.

Corneille de Bourgogne, aurait dit Georges Chastelain dans son vieux
langage, voyant notre Forestier «estre prêt, baissa sa lance et,
autant que cheval peut courre, le laissa aller, et, d'autre part,
_Anselme_ férit son bon destrier de l'esperon, qui allait courant de
si grande force que la terre sur quoy il marchoit, alloit tout
tombissant: si s'acconsuivirent touts deux ès lumières des heaumes, et
n'y eut celuy d'eux qui ne rompît sa lance, tant furent les coups
grands et démésurez: mais celui que _Corneille de Bourgogne_ reçut
d'_Anselme_ fut si merveilleux que, nettement, sans quelque blessure,
il lui osta et porta le heaume dehors la teste et demeura à chef nud
devant le hourt des dames, moult esbahy, comme celuy qui à grand peine
sçavoit ce qui lui estoit advenu.»

On regarda comme un miracle que le bâtard de Bourgogne ne fut
pas mortellement atteint. Si, suivant Chastelain, _Jaquet de Lalain_
acquit «un si grand bruit» d'un coup semblable «que partout hérauts
poursuivants, trompettes et plusieurs autres crioient _Lalain!_ à
haute voix,» ce ne dut pas être un médiocre honneur pour le jeune
Adorne de reproduire ce coup célèbre sous les yeux du bon
chevalier[16].

  [16] Chastelain ne fait pas mention de cette joute, mais elle est
  d'écrite par Despars dont il n'y a aucun motif de suspecter le
  témoignage.

La même année, il jouta encore à Bruxelles, où il fit admirer sa
prouesse, et à Lille où il demeura vainqueur. Un grand festin qu'à son
retour il donna à la société de l'Ours-Blanc, servit à célébrer ce
nouveau triomphe. Son temps d'exercice fut clos, à l'ordinaire, par le
retour de la fête de l'Ours-Blanc, à laquelle il présida. Un mois
après, un héraut à cheval, précédé d'une bande de musique, se rendait
en pompe à l'hôtel de ville. Il y venait appendre, en souvenir du
jeune et vaillant Forestier, l'écu armorié de trois bandes d'échiquier
en champ d'or, avec la pieuse devise qu'on voit répétée sur les
vitraux de Jérusalem:

    PARA TUTUM DEO.

On a dit des exercices guerriers dont nous venons d'entretenir le
lecteur, que c'était trop pour un jeu et pas assez pour tout de bon;
ils l'emportaient cependant sur nos courses, parfois tout aussi
périlleuses, mais qui mettent en jeu des qualités moins relevées; car
celles d'un cavalier habile, et même téméraire, n'égalent point, il
faut l'avouer, une hardiesse, une adresse et une vigueur peu
différentes de ce qu'exigeait le champ de bataille.

Anselme, néanmoins, satisfait d'avoir fait ses preuves, ne parut plus
que rarement dans la lice. D'autres soins l'occupaient; ceux de la
famille se multipliaient pour lui avec les années. Déjà, lorsqu'il
gagnait la lance, jeune époux, brillant champion, il était père. Ce
fut en effet le 16 août 1444 qu'il reçut dans ses bras son premier né,
qui devait être le compagnon et l'historien de ses voyages. Pour
parrain, il choisit, entre tous, un Doria, tandis que dans le siècle
suivant, un Doria proscrivit jusqu'au nom d'Adorno.

Ceux qui ont lu l'Arioste se rappelleront ces beaux vers:

    Veggio che 'l premio che di ciò riporta
    Non tien per se, ma fa alla patria darlo;
    Con preghi ottien, che in libertà la metta
    Dove altri a se l'avrià forse sojetta
    .......................................
    Questi ed ogn'altro che la patria tenta
    Di libera far serva, si arrossisca,
    Ne dove il nome d'Andrea Doria senta
    Di levar gli occhi, in viso d'uomo ardisca[17].

  [17] _Orl. fur._, canto XV.

«Le prix de sa valeur, il ne le garde pas pour soi; il en fait jouir
sa patrie; il la fait mettre en liberté, quand bien d'autres, à sa
place, l'eussent asservie. Qu'à ce nom d'André Doria, quiconque, de
libre, voulut rendre son pays esclave, rougisse et n'ose plus lever
les yeux.»

La liberté dont André Doria dota Gênes était une savante et singulière
combinaison d'éléments aristocratiques de toute origine, répartis
entre vingt-huit maisons (alberghi), parmi lesquelles les Doria ne
pouvaient être oubliés. André, lui-même, créé par Charles-Quint prince
de Melfi, le fut plus encore dans sa patrie, par son mérite, ses
services à l'appui des Espagnols. Pour les Adorno, leur puissance même
faisait leur ostracisme, qui, pourtant, ne dura pas; mais leur branche
alors la plus considérable, celle des comtes de Renda, demeura
étrangère à Gênes.

Lors de la naissance de Jean Adorne, les relations des deux familles
étaient bien différentes. Les Adorno et les Doria étaient ensemble en
fort bons termes, et les derniers avaient, avec les Adorne de Flandre,
des rapports réciproques d'hospitalité; cette vertu antique, qui a
fort décliné depuis, eut le pas sur les liens du sang.



VII

Charles le Hardi.

  Gand et Constantinople.--Daniel Sersanders.--Mort de
  Corneille de Bourgogne et de Jacques de Lalain.--Le boucher
  Sneyssone.--Bataille de Gavre.--Mahomet II.--La croisade.--Pie
  II.--Louis XI et Charles le Téméraire.--Ligue du _Bien
  public_.--Bataille de Montlhéry.--Les deux chartreux.--Dernier
  voyage de Pierre Adorne.--Position d'Anselme à la cour.--Mariage
  du duc de Bourgogne et de Marguerite d'York.--La duchesse de
  Norfolk.--Les entremets mouvants.--Le pas d'armes de l'arbre
  d'or.--Portrait et costume de Charles de Bourgogne.--L'étrangère.


On trouverait ici une nouvelle lacune, que nous ne pourrions remplir
que par des détails peu importants ou des conjectures, si nous
n'avions à planter çà et là quelques jalons sur la route des
événements.

Nous voyons, aux deux bouts de l'Europe, deux grandes villes
aux prises, chacune, avec un puissant adversaire: l'une, jeune, fière
de sa prospérité et de son exubérance de vie et de force; l'autre,
vaste, magnifique, mais courbée sous le poids des années et qui
n'était plus que l'ombre d'un grand nom, _nominis umbra_. Nous voulons
parler de Gand et de Constantinople.

Le siége de Calais, tumultueusement levé par les Gantois, avait
laissé, entre eux et Philippe le Bon, des ferments d'aigreur. C'était
un feu qui, à Bruges, avait promptement éclaté; à Gand, il couvait
sous la cendre. Une demande d'impôt alluma l'incendie. Daniel
Sersanders, d'une des quatre familles principales du patriciat
gantois[18], connue plus tard sous le titre de marquis de Luna, fut
accusé d'avoir excité la résistance de ses compatriotes et condamné au
bannissement. Il tenait de près à Anselme Adorne dont il venait
d'épouser la soeur.

  [18] Les trois autres étaient les Bette, marquis de Lede, les
  Triest et les Borlut, nom célèbre par la part que prit l'un d'eux
  à la bataille des Éperons.

Vainement Sersanders chercha-t-il, lui-même, à calmer l'effervescence
populaire; la guerre éclate, guerre fatale à de nobles coeurs.
Corneille de Bourgogne y périt, ainsi que Jacques de Lalain, et, dans
les rangs opposés, un adversaire digne de tous deux, ce vaillant
boucher de Gand, qui, blessé aux jambes, combattait les genoux en
terre, défendant toujours sa bannière, jusqu'à ce qu'ils tombassent
ensemble, également sanglants et déchirés.

Le mouvement brugeois et le mouvement gantois furent, l'un et
l'autre, isolés; s'ils eussent été combinés, Philippe le Bon,
brouillé avec l'Angleterre et toujours suspect au suzerain, eût eu
fort à faire. Ce fut une résistance locale, que le duc eut soin de ne
provoquer que successivement. Le peuple s'émut néanmoins chaque fois,
dans les deux villes; mais les magistrats et les principaux purent le
contenir, dans celle qui n'était pas en cause. Une colonne gantoise se
présentant devant Bruges, en trouva les portes fermées. Philippe dut
surtout ce résultat, si important pour lui, à La Gruthuse, capitaine
de la ville, qui alla ensuite rejoindre l'armée ducale. Il faut lire,
dans le bel ouvrage de M. Kervyn de Lettenhove, le récit de cette
lutte cruelle, terminée par le désastre de Gavre. Là, 16,000 Gantois
jonchent le champ de bataille de leurs cadavres, ou en comblent
l'Escaut. Impuissants à faire triompher leur cause, ils l'entouraient
de leur mort, comme d'un dernier rempart qui étonnait encore la
victoire.

Vers ce temps, l'Europe, qui voyait sans beaucoup s'émouvoir les
progrès de la puissance ottomane, est tout à coup réveillée par une
effroyable nouvelle. Il y avait eu autrefois un État qu'on appelait un
_monde_[19], préservé par les Fabius, agrandi par les Scipions, changé
en empire par les Césars, et, tout ce qui en restait, tenait dans les
murs d'une ville, investie par Mahomet II, à la tête de 250,000
hommes. Il pénètre dans la place; le dernier des Constantin tombe en
combattant; le croissant brille sur le dôme de Sainte-Sophie et le
Turc a son siége en deçà du Bosphore[20]! On dit qu'à ce lamentable
récit, Nicolas V chancela, comme jadis Héli, sur le siége
pontifical, et qu'il mourut du coup dont elle l'avait frappé au
coeur.

  [19] Orbis romanus.

  [20] 1453.

L'émotion fut grande dans la chrétienté. La guerre sainte est prêchée;
Philippe s'y prépare: c'était encore, dans l'opinion publique, la plus
glorieuse des entreprises. Elle excitait vivement les esprits; mais
elle ne remuait plus les âmes dans leurs plus intimes profondeurs. Pie
II, de ses derniers regards, vit se dissiper cette croisade qu'il
avait en vain réchauffée du feu de son zèle et de son éloquence.

L'Occident avait d'autres soins. Louis XI était monté sur le trône[21]
et la lutte s'engageait entre lui et l'héritier de Philippe le Bon.
Rapprochés par l'asile que Louis avait trouvé, comme dauphin, dans les
États de la maison de Bourgogne, Charles et lui avaient appris, dès
lors, à se haïr l'un l'autre. Aussi était-il difficile de se montrer
plus différents par les qualités personnelles. Charles déploya celles
de l'homme de guerre, excepté la prudence. Il aimait en tout l'éclat
et s'irritait contre les obstacles. Juste, accessible, capable de bons
sentiments, il outrait jusqu'à ses vertus, et devenait cruel quand
l'orgueil et la colère l'emportaient. Louis savait montrer, à
l'occasion, du sang-froid et du courage; mais il n'envisageait que le
succès. Modeste dans son extérieur, rusé, narquois, il semblait
accepter l'outrage, mûrissait et savourait la vengeance. Indiscret
quelquefois, ou trop confiant dans sa propre finesse, il cédait à
propos, gagnait à tout prix ceux qui pouvaient le servir et attendait
son jour. Alors il agissait avec une vivacité qui allait
jusqu'à la pétulance.

  [21] 1461.

Lorsqu'il commença à régner, Philippe le Bon gouvernait encore.
Charles arrache son père vieillissant à l'influence des Croy, le fait
entrer dans la ligue du _Bien public_, conduit en France une armée et
débute, à Montlhéry, par une victoire douteuse, mais que confirment
les résultats; véritable mesure des succès militaires. (1465.)

Cette année, Anselme perdit l'oncle dont nous avons parlé, et il
portait encore le deuil de son père. Pierre Adorne, devenu veuf,
s'était retiré dans la chartreuse du Val-de-Grâce, près de Bruges, que
cette famille contribua à orner. Il y trouvait un de ses fils. Ce dut
être un assez touchant spectacle de voir le jeune homme accueillir le
vieillard au seuil de ce dernier asile, dont leur tombe, à tous deux,
ne serait qu'une continuation, ou plutôt une heureuse délivrance; car
ils ne voyaient dans la mort qu'une rayonnante immortalité. Au père
venant chercher la paix du cloître, le fils en pouvait enseigner les
austérités. Pierre en donna à son tour l'exemple et partit pour son
dernier voyage, avec la foi et la piété qui lui avaient inspiré les
deux autres.

Jusque vers ce temps, Anselme avait fréquemment rempli des fonctions
civiques, surtout celles de capitaine de l'un des six quartiers de
Bruges. Son nom ne reparaît plus ensuite dans les fastes communaux
pendant un laps de huit années; il fallait que d'autres occupations
lui fussent survenues. Nous avons vu la mère du comte de Charolois,
Isabelle de Portugal, le traiter avec une faveur marquée, et le jeune
prince associé à ces témoignages de bienveillance et de distinction;
lorsque Charles prit en main les rênes des affaires et qu'ensuite il
succéda à Philippe le Bon, en 1467, la carrière politique d'Adorne dut
s'en ressentir. Si le titre militaire qu'il portait sous la duchesse
Marie montre qu'il servit la maison de Bourgogne de son épée, les
négociations diplomatiques dont il allait être chargé, l'accueil qui
l'attendait dans plusieurs cours, font voir qu'il occupait, dès à
présent, un rang distingué à celle de Charles. Cette position lui
assignait une place dans les cérémonies et les fêtes auxquelles le
troisième mariage du duc donna lieu[22]. Ce prince épousait Marguerite
d'York, soeur d'Édouard IV, femme à l'âme virile, réservée à un rôle
politique important. Elle descendit à l'Écluse, et le mariage se fit à
Dam, deux endroits aussi solitaires et aussi paisibles aujourd'hui,
qu'ils furent alors pleins de bruit, de foule et d'éclat.

  [22] 1468.

Nous n'entreprendrons pas de décrire ce concours de grands et de «tant
d'autres chevaliers et nobles hommes,» ces pompes, ces magnificences,
après Olivier de la Marche qui dans sa lettre «à Gilles du Mas,
maistre d'hôtel de monsieur le duc de Bretaigne, a recueilly
grossement et» ajoute-t-il avec trop de modestie, «selon son lourd
entendement, ce qu'il a veu en cette dicte feste.» Que pourrions-nous
dire de plus ou de mieux que lui, de l'entrée de la duchesse à Bruges,
par la porte de Sainte-Croix, «de sa noble personne vestue d'un drap
d'or blanc, en habit nuptial,» des dames qui suivaient sa litière,
les unes sur de blanches haquenées, les autres dans de riches
chariots, et surtout de «la duchesse de Nolfolck qui estoit une moult
belle dame d'Angleterre?» Comment renfermer dans le cadre que nous
avons choisi, la vive peinture de ces banquets qui furent donnés dans
une salle construite exprès, tendue d'une tapisserie toute d'or,
d'argent, de soie, «où estoit compris l'avénement du mistère de la
Toison d'or;» des trois entremets mouvants: la licorne chargée d'un
léopard qui présenta au duc une fleur de Marguerite; le lion portant
une bergère; le dromadaire «enharnaché à la manière sarrasinoise;»
enfin du pas d'armes,[23] de l'arbre d'or, avec son nain, son géant
enchaîné, ses blasons, ses pavillons, ses emprises, ses grands coups?

  [23] Et non _passe d'armes_; ces expressions ont une signification
  toute différente.

Le duc se montra, à cette occasion, dans un appareil que nous allons
décrire, après avoir donné une idée de sa personne. Ce prince n'avait
point hérité de la taille élevée du fondateur de sa maison; mais il
était, comme lui, robuste et membru. Le sang méridional de sa mère
paraissait à la noire chevelure qu'il tenait d'elle; il avait les yeux
bruns, le nez aquilin, le menton légèrement proéminent. Il parut,
monté sur un cheval «harnaché de grosses sonnettes d'or, lui vestu
d'une longue robe d'orfaverie, à grandes manches ouvertes, la dicte
robe fourrée de moult bonnes martres.» C'est dans cet habillement
«moult princial et riche» qu'il se rendit, entouré de ses chevaliers
et gentilshommes, de ses archers et de ses pages, à l'hôtel où il
devait assister à la joute. Les spectateurs ne formaient pas la
partie la moins animée du spectacle; tels étaient leur nombre
et leur empressement, que non seulement le pourtour de la lice, mais
les maisons et les tours d'où l'on pouvait l'apercevoir, étaient
encombrés de curieux.

L'entrevue de Péronne, l'expédition contre Liége, et le désastre de
cette cité belliqueuse et infortunée, sont des faits historiques que
nous ne pouvons qu'indiquer; nous avons à en raconter un bien moins
important, mais qui devait avoir une tout autre influence sur l'avenir
d'Anselme.

Certain jour de l'année 1469, un long cortége s'arrête devant
Jérusalem: c'est ainsi qu'on nommait l'ensemble de bâtiments dont nous
avons déjà parlé plus haut. On voyait des écuyers, des serviteurs;
bientôt on aperçoit une jeune étrangère dont les traits nobles et doux
portaient une empreinte de fatigue et de tristesse; à ses côtés
paraissaient un vieillard et un chevalier, tous deux de mine haute et
fière.

Cette visite n'était pas inattendue: Anselme et Marguerite avaient
revêtu leurs habits de cour et s'empressent d'accueillir ces nobles
hôtes avec les égards dus à leur rang et à leur malheur. Pour trouver
l'explication de cet incident, il faut nous transporter dans une autre
contrée où nous verrons bientôt Anselme se rendre; c'est une époque
dans sa destinée.



DEUXIÈME PARTIE.



I

Marie Stuart, comtesse d'Arran.

  L'Écosse au XV{me} siècle.--Meurtre de Jacques Ier.--Exécution
  de Douglas et de son frère.--Alain Stuart et Thomas Boyd.--Un
  comte de Douglas poignardé par Jacques II.--Le roi tué devant
  Roxbourg.--Marie de Gueldre.--Minorité de Jacques III.--Kennedy,
  évêque de St-André.--Ligue entre les Boyd et d'autres
  seigneurs.--Lord Boyd, grand justicier, s'empare de la personne du
  roi.--Thomas Boyd et Marie Stuart.--L'Ile d'Arran érigée en
  comté.--Ambassade en Danemark.--Les Boyd cités au
  parlement.--Alexandre Boyd décapité.--Lord Boyd, le comte et la
  comtesse d'Arran se réfugient à Bruges.


Il est fâcheux que l'itinéraire d'Anselme Adorne soit si sobre de
détails sur les divers voyages qu'il fit en Écosse: ce n'était pas la
contrée la moins curieuse ni la moins sauvage de celles qu'il visita:
quelques plaines souvent dévastées par les incursions des Anglais et
les querelles des grands; des montagnes, des îles, où ne pénétraient
ni le costume, ni les moeurs de la civilisation; un peuple guerrier et
mobile, des chefs puissants et ambitieux, mélange de grandeur,
d'astuce et de férocité; un sol, pour ainsi dire, miné de haines,
d'embûches, de trahisons: tel est, en quelques traits, le tableau que
l'auteur nous eût laissé.

S'il eût voulu y jeter des groupes de figures, il eût pu montrer, sur
différents plans, Jacques Ier, assailli, dans son logis, par une
troupe de seigneurs et cruellement massacré sous les yeux de la reine;
Chricton, chancelier pendant le règne suivant, attirant à la table de
Jacques II, encore enfant, le jeune comte de Douglas avec son frère,
et les faisant traîner tous deux au supplice; Alain Stuart égorgé,
pour une vieille querelle, par Thomas Boyd; celui-ci assailli par le
frère d'Alain et périssant dans une vraie bataille; un autre Douglas
poignardé de la propre main du roi qu'il bravait, et achevé par les
courtisans: épisodes dont la mémoire était encore fraîche et qui
caractérisaient la contrée, ses moeurs, sa situation politique.

Le trône relevé par l'héroïque Robert Bruce, s'était ensuite comme
affaissé sous ses descendants; deux de ses successeurs avaient été
prisonniers des Anglais. Une branche cadette des Stuarts, issus de
Bruce par les femmes, avait usurpé le pouvoir sur la branche aînée de
cette maison. L'Écosse, livrée à l'anarchie féodale, était devenue,
suivant l'expression d'un contemporain, une caverne de brigands, quand
Jacques Ier, sortant de la tour de Londres, prit en main le pouvoir
et l'affermit avec une vigueur qui allait jusqu'à la barbarie. Comme
ce père assassiné, Jacques II, quand il fut en âge de régner, lutta,
et même, ainsi que nous l'avons vu, le poignard à la main, contre la
puissance des grands et travailla à affermir la sienne, ainsi qu'à
améliorer le triste sort de la nation; mais il mourut, dans sa
trentième année, devant Roxburg, atteint par un éclat d'une pièce
grossière d'artillerie qu'il voyait pointer[24].

  [24] En 1460.

Sa belle et courageuse veuve, Marie de Gueldre, releva, par sa
présence et ses discours, la valeur des assiégeants et emporta la
place. La couronne tombait, de nouveau, sur la tête d'un enfant,
Jacques III, prince faible, qu'on a sévèrement jugé, parce qu'il
poursuivit l'oeuvre de son aïeul et de son père avec moins de
résolution et d'énergie, et qu'il avait des goûts trop retirés et trop
délicats pour son rang, son pays et son temps.

Dans ses premières années, l'Écosse fut gouvernée, en paix et avec
prudence, par l'évêque de St-André, l'illustre Kennedy, allié au sang
royal, et l'un des hommes les plus pieux et les plus éclairés du
temps. Son frère, principalement commis à la garde du roi, partagea ce
soin avec sire Alexandre Boyd, que recommandaient son habileté dans
les armes et d'autres qualités chevaleresques. La santé du prélat
déclinant, lord Kennedy songea à s'affermir dans sa position en
s'unissant avec Boyd et le grand chambellan, lord Fleming, par un de
ces traités trop fréquents en Écosse, par lesquels des seigneurs se
liguaient pour pousser ou maintenir l'un d'eux au pouvoir, renverser
un rival, ou même répandre son sang. Dans cet acte secret, on nomme
parmi les adhérents des contractants, lord Hamilton et Patric Graham,
dont nous parlerons plus bas. Graham, demi-frère de l'évêque et son
successeur, était déjà titré de _Bisschop of Sanctander_[25], ce qui
fait présumer que Kennedy, voyant approcher sa fin, avait résigné
cette dignité. Ce dernier mourut l'année suivante (1466).

  [25] Il est singulier que cette remarque n'ait point été faite par
  Ch. Tytler qui a publié l'acte dont il s'agit.

Sûrs de ne pas rencontrer d'opposition sérieuse de la part des lords
Fleming et Kennedy, mais comptant surtout sur leur propre audace, les
Boyd, dont le chef était Robert, récemment élevé à la pairie et revêtu
des fonctions de justicier, se présentent à l'improviste, s'emparent
de la personne du roi, le conduisent à Édimbourg, où ils assemblent le
parlement, et persuadent au jeune monarque de ratifier publiquement le
coup hardi qui faisait de lui, désormais, un instrument de leur
grandeur.

Lord Boyd se fait nommer gouverneur du roi et des princes; ce n'était
point assez pour son ambition. Il avait un fils doué de qualités fort
distinguées; au témoignage d'un Anglais contemporain, Thomas Boyd
était non-seulement robuste, agile, excellent archer, mais noble dans
ses manières, bon, affable, généreux. Robert sut lui ménager des
entrevues avec la soeur aînée du roi, qui avait été auparavant
destinée à l'héritier de la couronne d'Angleterre. Marie Stuart--elle
portait ce nom qu'une reine, du même sang, devait rendre si
célèbre--joignait également, aux grâces de sa personne, les qualités
de l'esprit et un coeur fait pour s'attacher vivement. Les deux
jeunes gens conçurent une mutuelle affection. La puissance des Boyd
écarta les obstacles, et Thomas devint l'heureux époux de la princesse
qui lui apporta, comme apanage, outre de nombreux domaines, l'île
d'Arran, érigée à cette occasion en comté. Lord Boyd se fit encore
donner, à lui-même, la place de grand chambellan, qui était devenue
vacante et avait des attributions fiscales et lucratives.

Quelque temps après son mariage, le comte d'Arran partit, en
ambassade, pour Copenhague; il allait y terminer une négociation
relative au mariage de Jacques III avec Marguerite, fille du roi
Christiern, union qui mettait fin à des différents entre la Norwège et
l'Écosse, et assura à celle-ci la possession des Orcades et des îles
Shetland. Cette ambassade, utile au royaume, paraît avoir été funeste
aux Boyd. Les nobles voyaient avec jalousie tant d'honneurs, de
puissance, de richesses, s'accumuler dans une famille; parmi eux, lord
Hamilton devait être d'autant plus blessé du brillant mariage de
Thomas Boyd, qu'il avait espéré, lui-même, obtenir la main de la
princesse, sous le dernier règne. Le chancelier Evandale, homme habile
et prudent, était au fond peu flatté de se trouver réduit à un rôle
tout à fait secondaire, et, enfin, Jacques III, avançant en âge,
commençait à se lasser d'une tutelle qui ne lui laissait que le titre
de roi. On profita de l'absence de son beau-frère, pour pousser le
jeune monarque à une résolution que la présence du comte eût peut-être
prévenue.

Jacques convoque le Parlement, le 22 avril 1469, et y fait citer les
Boyd. Robert, affrontant l'orage, comparaît avec la fierté et
l'appareil d'un puissant vassal, escorté de ses partisans et d'hommes
d'armes; mais la bannière royale est déployée contre lui: on
l'abandonne, il fuit et gagne l'Angleterre. Son frère, retenu par une
maladie, est arrêté et périt sur l'échafaud. Lord Boyd et le comte
d'Arran sont condamnés par coutumace et leurs biens confisqués.

Ainsi, en un moment s'était écroulé tout cet édifice de grandeur et de
puissance, si hardiment élevé. Celui qui, pendant près de trois ans,
avait été le maître du royaume, n'était plus qu'un fugitif, et l'époux
de la princesse d'Écosse, un proscrit comme lui! Rang, fortune,
pouvoir, le comte a tout perdu; mais Marie Stuart n'est point changée:
elle revêt un déguisement, elle quitte furtivement la cour de son
frère, elle se jette dans une barque et rejoint son mari sur le
vaisseau qui le portait, ou sur la terre étrangère. Quelle entrevue et
qu'il serait difficile d'en exprimer l'amertume et le charme!

Avant même que la mort tragique de sire Alexandre n'eût mis le sceau à
leur infortune, lord Boyd, le comte et la comtesse arrivaient ensemble
à Bruges, y demander un asile au duc du Bourgogne[26]. C'était l'usage
que de tels hôtes fussent logés chez les plus considérables d'entre
les habitants. C'est ainsi qu'Anselme Adorne reçut à la maison
de Jérusalem les illustres exilés avec toute leur suite.

  [26] History of Scotland from 1423 until 1542, by William
  Drummond. London, 1655.

  Rerum Scoticarum historia, auct. Georgio Buchanano. Amsterodami, 1643.

  Histoire d'Écosse, par Robertson, traduite de l'anglais. Londres,
  1772.

  History of Scotland, by Patrick Fraser Tytler, Third Ed. Edinburg,
  1845, 3d vol.

  Tales of a Grand father by sir Walter Scott. Paris, 1828.

  Anselmi Adorni Itinerarium M. S.

  De ce dernier ouvrage il résulte que les exilés avaient déjà passé
  deux ans à Bruges à une époque qu'il faut placer entre le 4 avril et
  le 4 octobre 1471.

Ils trouvèrent, chez le gentilhomme brugeois, les prévenances les plus
obligeantes et les plus courtoises. Bientôt charmée de cet accueil et
des qualités de leur hôte, la princesse obtint, du duc de Bourgogne,
qu'Anselme se rendit en Écosse avec une mission relative à cet
incident. Telle est la tradition, et c'est aussi ce que l'on peut
conjecturer en le voyant, peu après, partir pour une contrée où
l'attendaient les faveurs les plus marquées et les dernières rigueurs
du sort.



II

Jacques III.

  Arrivée à Édimbourg.--Portrait de Jacques III.--Anselme créé baron
  de Corthuy, chevalier de St-André et conseiller du roi
  d'Écosse.--Le chancelier Evandale.--Négociation sans résultat
  possible.--Le roi veut séparer sa soeur du comte
  d'Arran.--Résistance de la princesse.


Arrivé à Édimbourg, Anselme ne tarda pas à être présenté à Jacques
III. Il vit un beau jeune prince, âgé seulement de dix-sept ans: sa
taille était élevée et bien prise; il avait les cheveux noirs, le
teint brun et, avec la face alongée des Stuart, une physionomie douce
et intelligente. Il se plaisait au luxe des vêtements, des armes, des
joyaux, et aimait avec passion l'architecture, la sculpture, la
musique. Ce goût pour des arts dédaignés de ses farouches vassaux
devint plus tard une des causes de ses revers.

Anselme le partageait; il venait d'une ville renommée pour son école
de peinture, d'une cour qui ne l'était pas moins pour sa politesse et
sa magnificence. Entre cette cour et celle d'Edimbourg, les relations
politiques n'étaient pas, il est vrai, bien intimes: les rois d'Écosse
cherchaient, d'ordinaire, dans une étroite alliance avec la France un
appui contre les intrigues et les entreprises des Anglais, et
s'étaient montrés plus favorables à la maison de Lancastre qu'à
l'autre Rose. Charles le Téméraire, au contraire, ligué avec Édouard
contre Louis XI, venait d'épouser Marguerite d'York; mais d'importants
rapports liaient, toutefois, l'une à l'autre l'Écosse et la Flandre,
et Jacques, par sa mère, Marie de Gueldre, tenait de prés au puissant
duc de Bourgogne.

A ces divers motifs de sympathie ou d'égards se joignaient les
qualités personnelles de l'envoyé et celle d'hôte d'une princesse
d'Écosse; sur ce point Jacques pensait en roi: il ne tarda pas à le
faire paraître. Son premier abord avait quelque chose de froid et de
contraint; mais le gentilhomme brugeois n'en reçut pas moins, de lui,
l'accueil le plus gracieux et le plus honorable. Quelque temps après,
on vit Édouard IV, en remontant sur le trône d'Angleterre, nommer
comte de Wincester le sire de la Gruthuse, chez lequel il avait été
logé à Bruges; Jacques, de son côté, voulut témoigner sa royale
gratitude de l'asile que sa soeur avait trouvé chez Anselme Adorne.

Celui ci est appelé de nouveau auprès du roi. On peut se représenter,
dans une salle majestueuse du palais de Holy-Rood, le jeune
prince, vêtu avec la magnificence qu'il affectionnait et environné de
ses frères, de ses principaux conseillers, d'une cour fière et
brillante. Anselme, un genou en terre, reçut des mains de Jacques III
les éperons, le baudrier, l'épée de chevalier. C'était ainsi que,
vingt ans auparavant, lorsqu'à l'occasion du mariage de Jacques II
avec la belle Marie de Gueldre, deux Lalain et le sire de Longueville
joutèrent contre deux Douglas et un parent du lord des Iles, le roi,
voulant faire honneur aux champions, leur conféra la chevalerie avant
le combat. Elle avait, en Écosse, tant de prix, qu'on la considérait
comme une condition essentielle du sacre des souverains; en Flandre,
elle donnait droit au préfixe de _M'her_ ou _Mer_, réputé si honorable
qu'il se plaçait quelquefois même devant le nom des princesses[27]. Les
femmes des chevaliers étaient appelées dames, tandis que celles des
simples gentilshommes étaient seulement demoiselles.

  [27] _Die eccellente cronike van Vlaenderen_ appelle Marie de
  Bourgogne _Mer joncfrauwe van Bourgoengien_.

Suivant l'intitulé de l'itinéraire et un manuscrit de famille, les
insignes que le nouveau chevalier reçut de la main du roi,
comprenaient le collier de son ordre, qui était celui de Saint-André,
ainsi qu'on le voit dans Lesley. Cet historien rapporte que Jacques V,
lorsque Charles-Quint, Henri VIII et François Ier lui eurent envoyé,
l'un, la Toison d'or, l'autre, la jarretière, le troisième, l'ordre de
Saint-Michel, fit représenter au-dessus de la porte de son palais les
armoiries de ces trois monarques, avec les colliers de leurs ordres et
de celui de Saint-André, propre à l'Écosse.

La bienveillance et la munificence du roi ne se bornèrent point,
envers Anselme Adorne, à l'élever au rang de ses chevaliers; il lui
donna en même temps l'investiture de la baronie de Corthuy, Corthvy ou
Cortwick, à laquelle l'intitulé de l'itinéraire joint celle de
Tiletine. Mais toutes ces faveurs, on ne le verra que trop, devaient
être chèrement payées. A la pompeuse cérémonie assistait un hôte non
invité, la fatalité des Stuart. Jacques III et ses deux frères
étaient, tous trois, réservés à une mort violente, aussi bien que le
nouveau chevalier. Le duc d'Albany devait périr dans un tournoi, le
comte de Mar, en captivité; le roi, ainsi qu'Anselme, sous le poignard
d'un assassin, et les auteurs futurs de ce double attentat étaient
rangés peut-être autour d'eux.

Anselme Adorne fut aussi conseiller du roi d'Écosse, circonstance
assez singulière, puisqu'il n'est pas moins avéré qu'il servit
également la maison de Bourgogne. Le système féodal admettait ces
complications; nous ignorons, toutefois, si ce titre ne fut pas
simplement honorifique et s'il fut conféré alors, ou dans une autre
occasion. On ne confondra pas ces marques de munificence royale avec
les faveurs trop légèrement prodiguées, dans la suite, par Jacques
III. Ce n'est qu'environ huit années après, quand il eut atteint sa
majorité de 25 ans, que, plus libre dans ses actions, il irrita les
esprits par la manière imprudente dont il plaçait sa bienveillance.
Maintenant, il était dirigé par lord Evandale et d'autres sages
conseillers et entouré de tout ce que l'Écosse avait d'illustre.

Il est encore à remarquer, à l'honneur du nouveau baron de Corthuy,
que, placé dans une situation délicate, entre la soeur et le
frère, il s'est conduit avec tant de loyauté et de prudence, qu'il
reçut constamment des marques d'estime de tous deux. Si néanmoins,
comme il y a lieu de le croire, il avait charge d'aplanir les voies au
retour de la princesse, avec son mari, il dut bientôt s'apercevoir de
l'inutilité de cette tentative. Le roi était entouré de ceux qui
avaient préparé la chute des Boyd, concouru à leur condamnation,
partagé leurs dépouilles, et qui auraient eu à redouter leur
vengeance; il se souvenait, lui-même, avec un sentiment pénible, de
l'espèce de contrainte morale qu'ils avaient exercée sur lui, du soin
qu'ils avaient pris de le tenir éloigné des affaires. Il lui avait
fallu, sans doute, un violent effort pour se décider à se soustraire à
leur ascendant et à renverser leur puissance; mais il n'avait point
fait ce pas pour reculer.

Le mariage de sa soeur, en particulier, arrangé dans l'intérêt de
cette famille, lorsqu'il était trop jeune pour y donner un
consentement sérieux, le blessait profondément. Il conservait de
rattachement pour Marie et la voyait, à regret, partager le sort d'un
proscrit; mais c'est en la détachant de celui-ci qu'il voulait la
rendre à une position plus digne d'elle. Le baron de Corthuy ne put
obtenir d'autre réponse sur ce point, que de pressantes instances pour
que la princesse revînt orner la cour de son frère, en abandonnant
Thomas Boyd à sa mauvaise fortune.

Il n'était point rare, en Écosse, de voir casser le mariage des grands
sous divers prétextes; c'est ainsi que le duc d'Albany, frère du roi,
répudia sa première femme pour épouser, en France, une fille du comte
de la Tour d'Auvergne et entra bientôt en négociation, pour la
remplacer éventuellement par une princesse anglaise. Rien, pourtant,
ne pouvait être alors plus loin de la pensée de Marie que de rompre
ses noeuds; l'idée seule en eût été, pour elle, plus douloureuse que
l'exil.

Nous verrons ailleurs l'issue de cette lutte entre le coeur d'une
femme et la volonté d'un roi.



III

Le départ.

  Nouvelles missions.--La consécration de la chevalerie.--Le Tasse
  et Alphonse d'Est.--Les compagnons de voyage.--Les adieux.--Les
  Visconti.--François Sforce.--La cognée du paysan.--Gabriel
  Adorno doge et vicaire impérial.--Usurpation violente de
  Dominique de Campo Fregoso.--Brillant gouvernement d'Antoniotto
  Adorno.--George, Raphaël et Barnabé Adorno, doges de
  Gênes.--Prosper Adorno et Paul Fregoso.--Attaque de René
  d'Anjou.--Gênes se soumet au duc de Milan.


De retour d'une ambassade dans laquelle l'ambassadeur avait été plus
goûté que l'objet de sa mission, le nouveau baron de Corthuy fut
pourtant jugé l'avoir remplie de manière à mériter que le duc de
Bourgogne lui en confiât d'autres. Ce fut à l'occasion d'une course
plus lointaine, objet des voeux et des rêves de la jeunesse d'Anselme,
et à laquelle l'invitait encore la chevalerie qu'il venait de
recevoir.

Le voyage de Terre Sainte, en effet, était une sorte de consécration
de cette dignité: les croisades avaient été des pèlerinages armés, la
visite aux lieux saints était une croisade sans armes, une
exploration, une reconnaissance chez les infidèles. La dédicace de
l'itinéraire assigne formellement ce but au voyage qu'Anselme allait
entreprendre, et renvoie à Jacques III l'honneur de diriger
l'expédition que les notions ainsi recueillies devaient servir à
préparer. En ceci, notre chevalier usait, sans doute, de courtoisie,
comme le chantre de Godefroid de Bouillon, lorsqu'il offrait à
Alphonse d'Est le commandement sur terre et sur mer[28]; dans la
réalité c'était plutôt Charles de Bourgogne qui se préoccupait des
affaires d'Orient. Le sire de Corthuy fut chargé, par ce prince, de
diverses négociations, et vraisemblablement aussi de recueillir des
données sur les forces et les dispositions de quelques États
musulmans.

  [28] 'E ben ragion......
       Ch'a te lo scettro in terra, o se ti piace,
       L'alto imperio de' Mari a te conceda.

                      (_Gerusalemme lib._ C. 1º.)

Anselme était, d'ailleurs, stimulé, à la fois, par un désir curieux de
voir et de connaître et surtout par la dévotion particulière de sa
famille pour le divin tombeau. Le départ fut fixé au 19 février 1470.
Le matin, la messe fut célébrée sur l'autel, orné des emblèmes du
sacrifice du Calvaire, devant lequel on voit le mausolée du voyageur.
Parmi les assistants, on remarquait deux Flamands d'honorables
familles, Lambert Van de Walle et Pierre Rephinc (Reyphins), ainsi que
Jean Gausin. C'était la suite du chevalier. Là se trouvaient aussi
Antoine Franqueville, chapelain du duc de Bourgogne, le père Odomaire,
moine de Furnes, et Daniel Colebrant, qui désiraient également faire
route avec lui. Heureux s'ils ne s'en étaient point séparés! Les sept
pèlerins de Palestine s'approchèrent ensemble de la table sainte dans
un profond recueillement. La présence des religieux du Val-de-Grâce,
auxquels appartenait la surintendance de la chapelle, ajoutait encore
au caractère grave et imposant de la pieuse cérémonie; lorsqu'elle fut
terminée, ils accompagnèrent Anselme jusqu'au seuil. Alors, se
tournant vers eux: «Mes pères,» leur dit-il, «priez pour l'heureux
succès de notre voyage et pour ceux que je vais quitter.»

Après avoir serré dans ses bras Marguerite, ses filles et ses fils, à
l'exception de l'aîné qu'il devait rencontrer chemin faisant, et pris
congé de ses hôtes, il monta à cheval, dans la cour du manoir, avec
ses compagnons. Il traversa, sans incident remarquable, l'Artois, la
Picardie, la Champagne, la Bourgogne et la Savoie, et arriva le 20
mars à Milan.

En ce moment, la Lombardie et la Ligurie obéissaient au même prince,
bien qu'à des titres différents. Par un jeu singulier de la fortune,
ces deux riches fleurons, tombés de la couronne impériale, dans la
lutte du sacerdoce et de l'Empire, étaient échus au petit-fils d'un
paysan de Cottignola.

A Milan, les Visconti s'étaient saisis, au XIIIe siècle, du pouvoir,
par la faveur du parti gibelin. Revêtus, par Adolphe de Nassau, du
titre de vicaire impérial, et par Wenceslas, de la dignité ducale, ils
avaient fini avec Philippe-Marie, dont la fille naturelle était mariée
à François Sforza, fils de Muzio, célèbre condottiere.

A la mort du dernier duc, Sforce, qui se trouvait alors au service de
Venise, passe sous la bannière milanaise, y ramène la victoire; puis,
appuyé par son armée, il se fait reconnaître pour successeur des
Visconti. C'était maintenant son fils qui régnait, et tous ces
événements avaient tremblé suspendus à une cognée que Muzio, dans sa
jeunesse, lança contre un arbre: «Si elle tombe,» se disait-il en
lui-même, «c'est que le sort me destine à demeurer au village; si elle
reste fixée dans le tronc, je me fais soldat!» Sa main ferme avait,
sans doute, aidé à l'oracle et mania bientôt l'épée.

Tandis que les Visconti établissaient leur autorité en Lombardie et
s'alliaient au sang des rois, Gênes fut gouvernée par des capitaines,
puis par des doges perpétuels, établis, en 1339, pour satisfaire le
peuple qui réclamait une magistrature protectrice.

A chacune de ces formes politiques répond une aristocratie également
fondée sur ce qui fait la base réelle de toute aristocratie:
l'exercice prolongé et comme héréditaire du pouvoir. L'une se composa
principalement des Grimaldi et des Fieschi, des Doria et des Spinola,
chefs, ceux-là des Guelfes, ceux-ci des Gibelins; dans l'autre, aucune
famille n'égala les Adorno en puissance, si ce n'est peut-être leurs
constants adversaires, les Campo-Fregoso.

Régulièrement parvenu à la première dignité de l'État, en 1363, et
revêtu de celle de vicaire impérial, Gabriel Adorno fut renversé par
Dominique de Campo-Fregoso, le fer et la flamme à la main; mais
Fregoso ayant été déposé à son tour, un parent de Gabriel parvint
quelques années après au trône ducal: c'était cet Antoniotto, fameux
par son expédition contre les Maures, l'un des personnages les plus
brillants et les plus distingués de l'histoire du temps. Parmi ses
successeurs, on trouve son frère Georges, ses neveux Raphaël et
Barnabé, Prosper et un second Antoniotto, tous deux comtes de Renda,
celui-ci dernier doge perpétuel de Gênes. Avec son gendre, Girolamo
Adorno, marquis de Pallaviccini et baron de Caprarica, l'un des héros
de Lépante, devait finir cette branche en Italie.

Prosper était fils du doge Barnabé et fut contemporain d'Anselme; sa
vie est pleine d'étranges vicissitudes. Quelquefois, pour mettre fin
aux dissensions intérieures ou parer à un danger pressant, les Génois,
au lieu d'un doge, prenaient un souverain étranger pour seigneur, en
se réservant leurs libertés et une certaine indépendance. Gênes était
ainsi tombée sous le protectorat de la France, lorsque, en 1461, un
soulèvement éclate. Les Adorno et les Fregoso, un moment d'accord, se
mettent à la tête du peuple. Les derniers avaient pour chef
l'archevêque Paul Fregoso, prélat ambitieux, plus fait pour les armes
que pour l'Église. Voyant les Adorno appuyés par toute la noblesse, il
dissimule ses desseins, et Prosper est élu doge sans opposition.

Bientôt René d'Anjou vient attaquer Gênes avec une flotte qui portait
six mille hommes d'élite. Les assaillants sont repoussés et taillés en
pièces par l'archevêque uni au doge; mais, le même jour, les partisans
des deux chefs se livrent une nouvelle bataille, et Prosper est forcé
de s'éloigner.

Au bout de quelque temps, cependant, la tyrannie de Paul Fregoso
devint si insupportable que Gênes, pour s'y soustraire, se soumit à
l'autorité de François Sforce, duc de Milan, qui transmit ce riche
héritage à son fils.

Prosper vivait, maintenant, retiré dans ses terres; mais il se
trouvait pourtant à Milan au moment où le sire de Corthuy arriva dans
cette capitale; peut-être cette rencontre avait-elle été concertée
entre eux.



IV

La Lombardie.

   Le comte de Renda.--Clémence Malaspina.--Galéas.--La cour
   de Milan.--Chasse au léopard.--Milan la Peuplée.--Les
   armuriers.--_Il Duomo._--Le Lazareth.--_I Promessi Sposi._--Le
   château.--Isgéric et Thomas de Portinari.--Le Père de la
   Patrie.--Pavie.--L'étudiant.--Les forts détachés.--La statue de
   Théodoric.--La châsse de Saint-Augustin.--La tour de Boëtius.--Le
   pont de marbre.--La Chartreuse.--Voghera.


C'était, pour le sire de Corthuy, une circonstance pleine d'intérêt
que la présence à Milan de Prosper Adorno. Venus, l'un des bords de la
mer du Nord, l'autre de ceux de la Méditerranée, ces deux hommes se
trouvaient amis et comme frères, sans s'être vus jusque-là. L'aïeul de
Prosper était petit-neveu d'Obizzo; les moeurs et les idées du temps
rendaient de tels liens bien plus étroits qu'ils ne le sont de nos
jours.

Descendu du trône ducal, Prosper n'en conservait pas moins, en Italie,
une haute position. Comte de Renda, dans le royaume de Naples,
seigneur d'Ovada et des deux Ronciglioni par investiture des ducs de
Milan, allié par son mariage et celui de sa fille à deux des plus
illustres maisons princières d'Italie, celles de Malespine et de
Final, toujours chef, quoique absent, d'un parti puissant dans sa
patrie, il eût pu goûter en paix _l'otium cum dignitate_, si vanté des
anciens, s'il n'était pas ordinaire de regretter l'autorité suprême
lorsqu'on en a été revêtu. Il n'avait garde pourtant de faire paraître
un tel sentiment. Ce fut lui qui servit à notre chevalier
d'introducteur auprès de Galéas, qu'il avait eu soin d'instruire des
relations de famille dont nous venons de parler.

Le très-illustre duc, comme l'appelle l'_Itinéraire_ de notre
voyageur, était un modèle achevé de rapacité, de luxure et de
perfidie; mais il savait cacher ses vices sous l'éclat d'une
magnificence royale, l'élégance et la dignité des manières,
l'éloquence de la parole. Il reçut le sire de Corthuy d'un visage
riant et l'entretint de la façon la plus gracieuse. Il lui présenta sa
cour[29], ajoute le même manuscrit, et lui accorda libre entrée auprès
de sa personne, comme si le gentilhomme brugeois eût été l'un de ses
officiers ou de ses chambellans. Plusieurs fois il le conduisit à ces
chasses curieuses dont parle un autre voyageur, et auxquelles on
employait des léopards; il voulut même défrayer entièrement Anselme
pendant son séjour à Milan. Par un accueil si distingué, Galéas,
ainsi que l'_Itinéraire_ nous l'apprend, avait en vue de faire honneur
à la fois au roi d'Écosse, au duc de Bourgogne et au nom d'Adorno. Il
ne tarda guère, néanmoins, à user, envers Prosper, de rigueur et de
perfidie; mais s'il y songeait déjà en ce moment, c'était un motif de
plus pour qu'il le comblât d'égards, ainsi que tout ce qui lui
appartenait.

  [29] _Curiam etiam Dmno Anselmo præsentavit._ Cette expression,
  d'une latinité barbare, n'offre pas un sens bien facile à saisir.

Anselme ne pouvait rencontrer des circonstances plus favorables à
l'accomplissement de la mission diplomatique que le duc de Bourgogne
lui avait confiée; il s'acquitta de ce qui lui était recommandé dans
ses instructions, et c'est tout ce que nous en savons.

Lors de la ligue du _Bien public_, Sforce avait prêté son appui à
Louis XI, et Galéas s'était allié à ce monarque en épousant Bonne de
Savoie; mais la duchesse de Savoie elle-même, propre soeur du roi de
France, était maintenant d'intelligence avec le duc de Bourgogne, qui,
sans doute, cherchait à attirer aussi le duc de Milan dans son
alliance.

La mission du baron de Corthuy devait avoir trait à ces relations
entre les deux cours ou à la ligue qui se formait contre les Turcs;
mais, adressant le récit de son voyage au roi d'Écosse, il ne pouvait
y révéler le secret de négociations étrangères au service de celui-ci.
Toute naturelle qu'elle est, cette réserve diplomatique est à
regretter pour l'histoire.

L'ex-doge ne se borna pas à produire son parent brugeois à la cour, il
lui servit encore de guide officieux dans Milan. Cette ville,
surnommée alors _la peuplée_, n'était point grande; mais elle avait de
vastes faubourgs. Ses rues fangeuses (elles ne furent pavées que
quelque temps après) fourmillaient d'habitants. Les artisans, surtout,
y étaient nombreux et l'on entendait de tous côtés retentir sur
l'enclume les marteaux employés à façonner les armes de guerre, les
heaumes, les cuirasses, dont la fabrication formait, en ces lieux, la
principale industrie.

Anselme et Prosper allèrent voir ensemble la belle cathédrale
gothique, en marbre blanc, «qui,» porte l'_Itinéraire_, «n'aurait
point sa pareille en Italie si elle était achevée.» (On sait qu'elle
ne l'est point encore.) Ils visitèrent aussi la vieille basilique de
Saint-Ambroise, où, comme le rapporte un autre Père avec des
circonstances intéressantes[30], l'illustre prélat échappa à la
persécution d'une impératrice, et dont il osa barrer l'entrée à un
empereur teint du sang de ses sujets; le fameux lazareth, construit
par François Sporza, auquel s'attache, pour notre génération, le
souvenir de Mansoni, qui l'a décrit dans ses _Promessi sposi_; enfin,
le château, élevé également par Sforce. Ce château en renfermait deux,
ornés de tours, de figures diverses: un homme à cheval pouvait monter,
partout, jusqu'au sommet des bâtiments.

  [30] Saint Augustin, dans ses _Confessions_.

A l'exemple de la cour, plusieurs des principaux habitants firent fête
à notre Flamand. Don Isgéric de Portinari, d'une honorable famille de
gonfaloniers, facteur de la maison de Médicis auprès du duc de Milan,
lui offrit un magnifique festin. Ces facteurs menaient de front la
politique et le commerce. Un frère d'Isgéric, don Thomas de Portinari,
fort lié avec Anselme Adorne, exerçait les mêmes fonctions auprès de
la cour de Bourgogne. Ce fut lui qui fournit à Charles le Téméraire
les 100,000 florins qui furent donnés à Sigismond d'Autriche sur le
nantissement du comté de Ferrette. L'_Itinéraire_ qualifie Isgéric de
facteur de Côme de Médicis. Le _Père de la Patrie_ était mort
cependant, mais son grand nom couvrait la jeunesse de Laurent et
Julien, ses petits-fils.

Malgré l'accueil qu'il recevait à Milan, Anselme avait hâte de partir.
Au bout de quatre jours, il se dirigea, par Benasco, vers Pavie; là,
sous le _statulum_, espèce de scapulaire à longs plis qui distinguait
les élèves des universités d'Italie, l'attendait, avec une bien vive
impatience, un jeune compagnon qui allait être chargé par lui de tenir
le journal de leur commun voyage et, au retour, d'en écrire la
relation.

C'était Jean, son fils aîné; après avoir pris ses degrés, à Paris,
dans la Faculté des arts, c'est-à-dire des lettres, il avait étudié le
droit à l'université de Pavie sous les maîtres les plus fameux,
pendant près de cinq années. Le lecteur trouvera en lui un jeune homme
d'un naturel heureux, d'un caractère facile, sensible aux beautés de
la nature, instruit pour son temps, ainsi que le montrent son goût
pour les recherches etnographiques et ses citations des poëtes: nous
ne sommes pas sûr qu'il n'y mêle point parfois les inspirations de sa
muse. Point de voyageur moins vantard, plus naïf même, lorsqu'il ne
s'agit que de lui, et pourtant, dans sa relation, son dévouement
filial éclate par quelques traits racontés avec une aimable
simplicité. Moins ambitieux qu'attaché à sa famille, il dut passer
loin d'elle la plus grande partie de ses belles années.

Il y avait bien longtemps déjà qu'il en était séparé; on peut juger
de la joie qu'éprouvèrent le père et le fils à se revoir! Jean en
ressentait une non moins vive d'être associé au voyage du sire de
Corthuy, et il en exprime sa gratitude en prose et en vers:

«Jamais,» écrivait-il, «je n'oublierai un tel bienfait joint à tous
ceux dont m'a comblé un si tendre père, et je m'écrie, dans un
transport de reconnaissance:

    «Tant que battra mon coeur et quand la main cruelle
    «Du sort aura brisé la trame de mes jours,
    «D'un si précieux don, la mémoire immortelle,
          «Dans mon âme, vivra toujours[31].»

  [31] Ipse dum vivam, et post dura fata sepultus,
          Serviet officio, spiritus ipse tuo.

Ces vers et leur traduction pourraient être meilleurs; mais ils
expriment des sentiments qui valent mieux que de beaux vers.

On pense bien que Pavie et son université ne sont pas oubliées dans la
relation rédigée par Jean Adorne: elle contient, à cet égard, des
détails qui ne sont point sans intérêt, mais qui ne peuvent entrer
dans le cadre que nous avons choisi. Nous nous bornerons à quelques
traits. La pureté de l'air, l'abondance d'une eau fraîche et limpide,
la propreté des rues, concouraient à faire de Pavie un séjour agréable
et sain. Son enceinte était défendue par des tours carrées, bâties en
brique; nos voyageurs jugèrent qu'on les avait fait si hautes et si
massives autant pour contenir les habitants que pour aider à la
défense. L'idée des forts détachés, ou du moins le reproche qu'on leur
adressait, date, comme on voit, de loin.

On remarquait encore, à Pavie, la cathédrale, d'antique architecture.
Devant le portail, au centre d'un parvis carré, s'élevait une statue
équestre, en bronze, emportée jadis de Ravenne comme un trophée. L'on
supposait qu'elle représentait Théodoric, roi des Goths. L'église du
monastère des Augustins, qui renfermait les restes du saint évêque
d'Hippone et ceux de Boëtius, la tour où cet homme célèbre fut enfermé
par ordre de Théodoric et où il écrivit le livre _de la consolation_,
attirèrent aussi l'attention du sire de Corthuy, sous la conduite de
son fils; mais ils tombèrent d'accord que les deux merveilles de Pavie
étaient un pont de marbre fort long et couvert, jeté sur le Tésin, et
un magnifique château construit par Galeas. «Il est carré, avec une
tour à chaque face,» est-il dit dans l'_Itinéraire_. «Un homme d'armes
peut parvenir, à cheval, jusqu'au sommet du bâtiment sans baisser sa
lance. En arrière du château, s'étend un vaste parc environné de
murailles et divisé, par d'autres murs, en compartiments dont chacun
est réservé à une espèce différente d'animaux sauvages et renferme un
bassin d'eau vive où ils viennent se désaltérer. La plus belle
chartreuse que nous ayons vue, soit en Italie, soit ailleurs, s'élève
au milieu des ombrages de cette royale solitude.»

Ce ne fut pas sans émotion que Jean Adorne quitta Pavie, où il avait
passé cinq années. Les professeurs et les élèves de l'université lui
firent un affectueux cortége jusqu'à un mille de distance. Là, sur les
bords du Pô, que le chevalier avait à franchir pour se rendre à
Gênes, son fils et les amis dont il se séparait, probablement pour
toujours, échangèrent leurs adieux.

Le soir du même jour, après avoir traversé Voghera, que le comte de
Verrina tenait en fief du duc de Milan, notre voyageur et ses
compagnons arrivèrent à Tortone.



V

Gênes-la-Superbe.

  Tortone.--Souvenir de Frédéric Barberousse.--Le château de
  Blaise d'Assereto.--L'épée d'Alphonse le Magnanime.--Bruges
  et Gênes.--Les montagnards de l'Apennin.--Saint Pierre
  d'Arena.--Les maisons de campagne.--Jacques Doria.--Fêtes
  et banquets.--Dîner de famille.--Les belles Vénitiennes.--Aspect
  de Gênes et de Damas.--Les môles.--Pourquoi Gênes est surnommée
  la _Superbe_.--Caractère des Génois.--Les trois classes
  d'habitants.--Causes de la supériorité de la marine génoise.--Une
  négociation délicate.--Les galères à vapeur.


Tortone avait un assez bon château. Sa cathédrale dressait son
campanille au sommet d'une montagne sur laquelle une partie de la
ville était bâtie; le reste occupait la plaine et avait été construit
par les ordres du duc de Milan pour réparer les désastres de guerres
de Lombardie, au temps de Frédéric Barberousse.

Près de Tortone coule la Scrivia. Anselme, après avoir passé cette
rivière, vint dîner à Serravalle où, comme ce nom l'indique, se
resserrent les gorges de l'Apennin. Sur le sommet d'une montagne
voisine de ce village qui s'étendait en longueur au fond de la vallée,
les tours crénelées d'un château fort annonçaient noblement aux deux
Adorne leur patrie d'origine, dont ils avaient atteint le territoire.
C'était le château de Blaise d'Assereto à qui Serravalle fut donné par
la République pour prix de ses exploits.

Le plus brillant fut la victoire navale de Ponza, remportée par les
Génois sur Alphonse Ier, roi d'Aragon. Le monarque lui-même, forcé de
rendre son épée, voulut la remettre à un Giustiniani, parce que le
titre de prince de Chio appartenait à cette maison génoise.

De tels souvenirs ne trouvaient pas notre chevalier indifférent. En
dépit des deux siècles qui s'étaient écoulés depuis l'établissement de
sa famille aux Pays-Bas, où elle s'était complétement naturalisée, il
associait encore, aussi bien que son fils, Gênes à Bruges et à la
Flandre dans ses affections. Ils confessent hautement leur attachement
pour la patrie de leur ancêtre Obizzo et ne savent même si ce
sentiment ne les aveugle point dans les jugements qu'ils portent sur
Gênes.

De Serravalle jusqu'à cette dernière ville, ce n'étaient que villages
suspendus au penchant des montagnes ou s'étendant à leurs pieds.
L'aspect de quelques-uns annonçait l'opulence; tous abondaient en
population. Nos voyageurs ne pouvaient se lasser d'admirer l'air
dispos et joyeux de ces montagnards, la beauté et la douceur de leurs
compagnes.

Parvenus à une longue rue bordée de hautes et somptueuses maisons de
marbre, ils demandèrent si c'était là Gênes. On leur répondit que ce
n'était qu'un village appelé Saint-Pierre d'Arena; il pouvait
cependant passer pour un faubourg, car une distance de trois milles
seulement le séparait de Gênes, et l'intervalle était rempli par
quantité de maisons de campagne qu'on voyait s'élever de tous côtés.

Ce n'était pas un des moindres ornements de Gênes que ces riches et
riantes demeures, semées sur les montagnes qui l'environnent, dans un
rayon de 3 à 4 milles. On eût moins dit des habitations de
particuliers que des palais et des châteaux. Tout autour s'étendaient
des jardins délicieux, pleins de fruits que les Génois débitaient dans
tous les pays du monde, ou des vignobles cultivés avec un art
particulier. Ces maisons de plaisance excédaient en nombre celles que
nos voyageurs virent près de Florence, dans la vallée de l'Arno. Les
premières, réunies, eussent formé une ville plus grande que Gênes, et
lorsqu'on était en mer et que l'on appercevait cet assemblage de
constructions où brillait un art merveilleux, on croyait contempler
une ville immense et magnifique.

Enfin Gênes s'offrit aux regards des deux Adorne, et ils se réjouirent
d'appartenir, par leurs ancêtres, à une si belle et si noble cité. En
arrivant, le baron de Corthuy envoya sa suite loger dans une
hôtellerie où furent également placés ses chevaux; pour lui, il
descendit, avec son fils, chez Jacques Doria. Ce seigneur leur fit
l'accueil le plus cordial et s'acquitta noblement envers eux des
devoirs de l'hospitalité qui unissait les deux familles. Cette grande
maison de Doria, les Spinola, les d'Oliva, les Adorno, s'empressèrent,
à l'envi, à fêter nos Flamands. Paul Doria, parrain de Jean Adorno,
Ambroise Spinola et d'autres membres de cette illustre maison, Antoine
d'Oliva, plusieurs Adorno, leur offrirent de somptueux festins. Une
magnifique argenterie couvrait les dressoirs et les tables; mais l'un
des Adorno avait entouré la sienne d'un plus gracieux ornement: toutes
les dames de sa maison s'y trouvaient réunies, et pour la bienvenue de
cousins arrivés de si loin, elles rivalisaient d'atours aussi riches
qu'élégants. Cette politesse nous rappelle celle dont Jérôme Adorno,
frère du second Antoniotto, fut l'objet, à son arrivée à Venise, de la
part de Paul Jove. Le célèbre écrivain s'empressa de le prier à dîner,
avec douze dames vénitiennes des plus renommées pour leur beauté.

Dominique Adorno, fils de celui qui avait donné au sire de Corthuy une
si aimable fête, et d'autres membres de la même maison servirent de
guides à nos voyageurs. On les fit monter à la tour qui s'élève sur un
rocher, à l'entrée du port. De là ils apercevaient Gênes s'étendant en
amphithéâtre sur le penchant de l'Apennin, le long du golfe que forme
en cet endroit la Méditerranée: «Nous ne nous souvenons pas,» dit leur
itinéraire, «d'avoir vu aucune ville, si ce n'est Damas en Syrie, qui,
du dehors, offre un plus agréable aspect.»

Toute cette description de Gênes est un morceau curieux, plein de
détails importants pour l'histoire. Nous devons nous borner à quelques
extraits:

«Gênes a deux enceintes qui datent d'époques différentes. Cette ville
renferme beaucoup de maisons de marbre, avec des perrons de même
matière et des portes de fer, ainsi que d'admirables églises. Il y a
dans chaque quartier une fontaine où l'eau est conduite par des
aqueducs construits avec art, pour se distribuer ensuite de tous côtés
par des tuyaux.»

«Le port est vaste et profond: les immenses caraques génoises,
semblables à des citadelles flottantes, peuvent s'y rassembler en
nombre presque infini et s'y placer jusque contre les môles qui les
protégent; formés d'arches nombreuses, ils offrent l'aspect de ponts
s'avançant dans les flots. On en compte trois, dont deux construits en
marbre et un en pierre. Le plus considérable est terminé par un
édifice en forme de portique, avec une tour qui fait face à celle dont
nous avons parlé: toutes deux servent, la nuit, de fanaux aux
navigateurs qui entrent dans le port ou qui en sortent.»

«Si quelque chose dépare une si belle cité, c'est le peu de largeur et
de régularité de ses rues; mais ce défaut n'est pas sans avantage: une
semblable disposition des rues, jointe à celle des maisons, qui sont
comme autant de châteaux, rend Gênes la ville d'Italie la plus
difficile à dompter, parce qu'elle ne peut être facilement _courue_ et
saccagée par les gens de guerre. De là ce surnom de _Superbe_ qui veut
dire fière et intrépide.»

«La population de Gênes est presque innombrable. Les habitants
sont graves, modestes, réservés, mais prompts de la main et sans
peur à l'occasion. Ils sont divisés en trois classes. La première
est celle des _Capellaires_ ou chefs de la cité, ainsi nommés parce
qu'ils ont accoutumé d'être les ducs de Gênes, les chefs et les
princes de l'État. Il y en a de quatre maisons: les _Adorno_, les
_Campo-Fregoso_, les _Guarco_ et les _Montaldo_[32]. Après viennent
les nobles qui sont en grand nombre, mais parmi lesquels les
_Spinola_, les _Doria_, les _Fieschi_ et les _Grimaldi_ tiennent le
premier rang. La troisième classe comprend tout le peuple, fort
nombreux et très-porté aux séditions.

  [32] On verra plus bas un Fregoso qualifié de noble génois. Les
  Adorno étaient seigneurs de divers domaines, comtes de Renda,
  etc.; l'un d'eux était déjà dignitaire de l'ordre de St-Jean du
  temps du doge Gabriel. Ces familles étaient nobles, mais, à un
  point de vue politique; elles formaient une classe distincte et
  dominante.

Dans un acte de Louis XII, notre voyageur est appelé Anseaulme _de
Adornes_. En italien, on disait souvent _Adorni_ au lieu d'_Adorno_.
En Flandre, ce nom s'écrivait _Adournes_. Nous avons suivi l'usage
moderne en employant les noms d'_Adorno_, _Adorne_.

«Tous les habitants d'un même lignage résident dans une même rue[33];
ils ont une église commune, ainsi qu'une loge, c'est-à-dire une
galerie, où ils se réunissent soit pour y converser, soit pour traiter
d'affaires.

  [33] Toute la rue Lomellini était anciennement formée du palais de
  la maison d'Adorno (Litta).

«La puissance des Génois vient surtout de leur marine. Aucune nation
ne l'emporte sur eux en ce point: les côtes, appelées les deux
rivières, leur fournissent d'excellents matelots, sobres, adroits,
habitués à la mer dès l'enfance, tandis que la plupart des autres
peuples emploient sur leurs vaisseaux des mercenaires étrangers, moins
prêts à agir de concert dans le moment du danger, moins alertes,
moins expérimentés.»

Ce point n'était point indifférent au baron de Corthuy; car, après
s'être rendu à Rome et y avoir obtenu l'autorisation requise alors
pour visiter le pays des infidèles, il comptait revenir s'embarquer à
Gênes et faire voile de là vers la Barbarie. Franqueville et les
autres qui s'étaient joints au chevalier, sans être proprement de sa
suite, s'effrayaient d'un aussi long circuit et se proposaient de
suivre la route ordinaire des pèlerins de Terre-Sainte, c'est-à-dire
de prendre place, à Venise, sur les galères qui en partaient tous les
ans pour cette destination, le jour de l'Ascension.

Ils regrettaient cependant vivement d'avoir à se séparer d'Anselme,
dont les qualités nobles et attachantes semblent avoir toujours
produit cet effet sur ses compagnons. Plus d'une fois ils avaient
porté la conversation sur les avantages de la voie qu'ils allaient
suivre et les périls qui attendaient le chevalier dans celle à
laquelle il donnait la préférence; voyant qu'ils ne parvenaient point
ainsi à ébranler sa résolution, ils eurent recours à un autre moyen.
Ils allèrent trouver le jeune étudiant de Pavie et le prièrent avec
instance de faire valoir leurs raisons auprès de son père. Jean eut
beau s'en défendre; pressé, obsédé par eux, il finit par promettre de
leur servir d'intermédiaire.

Il était fort embarrassé; car, au fond, il préférait de beaucoup voir,
chemin faisant, la Corse, la Sardaigne, la Barbarie, la Sicile,
l'Égypte. Cependant il fallait tenir parole. Son père le voit venir à
lui, de l'air un peu gêné d'un ambassadeur à son début: c'étaient les
premières armes du jeune homme dans la diplomatie: «Que veut dire
ceci? De quoi s'agit-il?» A cette question Jean répond par l'exposé le
plus consciencieux des motifs qu'il était chargé de faire valoir en
faveur de la direction de Venise. Le chevalier, comme c'était son
habitude, l'écoutait avec bonté. Quand le fils eut fini, le père, tout
en exprimant des regrets, eut bientôt expliqué qu'il ne pouvait
changer un plan mûri et arrêté dans sa pensée. Les périls
l'effrayaient peu: il était venu les chercher; ce sont eux qui forment
et instruisent les hommes[34].

  [34] Ut multarum rerum periculum, quo prudentiores sunt homines,
  sumeret. (Dédicace de l'_Itinéraire_.)

--«Ah! mon père,» s'écrie aussitôt l'étudiant de Pavie, dégagé de ses
devoirs de négociateur, «que vous me comblez de joie! Plus notre
course embrassera de pays divers, plus je serai heureux de vous
accompagner!»

Restait encore à choisir, pour le trajet, entre les grands vaisseaux
et les galères. Anselme consulta à cet égard les nobles Génois qui lui
témoignaient tant de bienveillance. «En hiver, lui dirent-ils, les
galères sont préférables; dans les gros temps, elles gagnent
facilement le port, tandis que les grands vaisseaux sont forcés de
tenir la pleine mer pour ne point se briser à la côte. En été, au
contraire, ceux-ci conviennent mieux, parce qu'ils offrent aux
passagers plus d'espace et de commodité.» En conséquence, le sire de
Corthuy retint sa place, pour lui et sa suite, sur une caraque du port
de quatorze mille canthares (quintaux), qui devait faire voile pour
Tunis dans les premiers jours de mai.

Jean, néanmoins, témoigne quelque regret de cette décision: il
n'était point à l'abri du mal de mer. Sur les galères, dit-il, on
ressent moins le mouvement des vagues. Nous y sommes revenus: l'on
voyage de nos jours sur des galères dont les rames sont mues par le
feu et l'eau, deux ennemis dont le génie de l'homme a fait deux
esclaves.



VI

De Gênes à Rome.

  La rivière du Levant.--Tableau de cette côte.--La maison du
  Bracco.--Les châtaigniers.--Ferramula.--Vins exquis.--La
  Spezzia.--Passage de la Magra.--Sarsana.--Antoniotto Adorno et
  Louis de Campo Fregoso.--Pise.--Les ponts de Bruges.--_Il
  duomo._--Images des villes sujettes.--Le baptistère.--La tour
  penchée.--_Il Campo Santo._--Rome.


Le sire de Corthuy quitta Gênes le 6 avril, dans l'après-dînée, et se
dirigea vers Pise par la rivière du Levant. On n'y trouvait point
alors ces excellentes routes sur lesquelles on est aujourd'hui si
légèrement emporté; le chemin était inégal et rocailleux. Les gros
chevaux de Flandre du chevalier et de sa suite gravissaient
péniblement des pentes si raides et si raboteuses. On arriva tard à
Recco.

Le lendemain, nos voyageurs, après avoir traversé Rapallo, vinrent
dîner à Chiavari, petite ville que son tribunal rendait florissante en
y attirant les marins de la côte et les habitants des montagnes. Ils
passèrent ensuite par Sestri, sur le rivage de la Méditerranée.

Toute cette route est riche en délicieux aspects. Là, ce sont des
montagnes dont les flancs, changés en terrasses qui s'élèvent par
étages, montrent aux yeux du voyageur la vigne, le figuier, le
citronnier, entremêlés dans une confusion charmante. Ici, l'on voit
des champs fertiles dont les clôtures sont formées d'aloès.
Quelquefois la vue plonge dans le creux de vallons tout plantés de
pâles oliviers au milieu desquels on distingue, çà et là, des
habitations à demi cachées parmi les arbres, ou des campanilles
champêtres qui en dominent les têtes arrondies. Plus loin, on découvre
la côte profondément découpée, tantôt s'enfonçant en golfes, tantôt
s'avançant en promontoires, et, sur quelques-uns de ceux-ci, les
blanches maisons d'un bourg se dessinant nettement sur le fond bleu de
la mer. En d'autres endroits, réfléchissant l'éclat du jour, elle
étale une surface éblouissante qui paraît s'étendre au delà des bornes
de la vue. De temps en temps, on voit poindre au loin une voile qui se
penche sous le souffle du vent. S'il vient à fraîchir, poussant devant
lui les nuages, on voit cette mer, si riante et si belle, se rembrunir
tout à coup, comme le front d'une femme aimée qui s'irrite, et des
bouillons d'écume parsèment le sombre azur.

Nos Flamands admiraient ces tableaux variés et nouveaux. Le soir ils
arrivèrent à Casa di Labracco (del ou dello Bracco), hameau formé de
quelques pauvres cabanes où les châtaigniers des environs leur
fournirent le pain qu'ils mangèrent à leur repas et la litière de
leurs chevaux.

Le 8, ils rencontrèrent près de Matarana une montagne escarpée dont il
fallait franchir les sept sommets, également âpres et sauvages. Un
petit village, placé au bas de la montée, annonçait, par son nom de
_Ferra mula_, la précaution qu'il fallait prendre avant de commencer
l'ascension. Nos Brugeois ne furent pas peu surpris d'apprendre qu'aux
pieds de ces montagnes, qui semblaient si arides, on recueillait des
vins célèbres alors dans tout l'univers par leur douceur et leur
parfum.

Le chevalier dîna ce jour-là à Borghetto et vint passer la nuit à la
Spezzia. Il espérait continuer sa route le lendemain matin; mais les
pluies qui régnaient depuis quelques jours avaient tellement enflé la
_Magra_, qui sépare la Ligurie de la Toscane, qu'il craignit d'abord
d'être arrêté au bord de cette rivière. Il la franchit néanmoins, dans
l'après-dînée, sur une barque et traversa Sarsana, patrie de Nicolas V
dont nous avons raconté la fin. Cette ville, annexée au duché de Gênes
par Antoniotto Adorno, avait été donnée, par le duc de Milan, à Louis
de Campo Fregoso qui la vendit pour 37,000 florins à la République de
Florence. Anselme, après avoir passé par Massa et Lavanza, et couché à
Pietra Santa, arriva pour dîner à Pise, où il donna deux jours de
repos à ses chevaux fatigués.

Nos voyageurs eurent ainsi le temps de parcourir la ville. L'Arno y
est large et profond; on le traversait sur plusieurs magnifiques ponts
de marbre, «voûtés,» dit l'_Itinéraire_, «_comme ceux de Bruges_.»
Ils trouvèrent les rues de Pise spacieuses et agréables, et les
maisons qui les bordaient élevées et assez belles; mais c'est surtout
la cathédrale et le _Campo Santo_ qui attirèrent leur attention.

Dans l'église, ils remarquèrent des châteaux en bois, artistement
sculptés et peints, suspendus aux voûtes de la nef. Ils représentaient
autant de villes, autrefois sujettes de Pise; à son tour, elle l'était
devenue de Florence, et ce trophée d'une ancienne puissance n'était
plus qu'un monument de l'instabilité des choses humaines.

Le chevalier et ses compagnons admirèrent fort les colonnes de marbre
torses ou curieusement sculptées, et de diverses couleurs, qui ornent
extérieurement cette cathédrale, ainsi que ses portes de bronze et une
figure de la Vierge, en marbre blanc, qui en surmonte la façade
occidentale. Ils trouvèrent le campanille fort agréable à voir; mais
l'_Itinéraire_ ne parle pas de son inclinaison[35] qui probablement
n'était point alors aussi apparente qu'aujourd'hui. Dans le
baptistère, ce qui les frappa, ce furent les fonts en porphire, la
statue de bronze doré de Saint-Jean et les pavés en mosaïques où sont
représentées d'admirables histoires. Le _Campo Santo_ leur parut
semblable aux cloîtres d'Italie, formés d'une galerie qui entoure un
vaste préau. «Tant d'histoires merveilleuses y sont peintes ou
sculptées,» dit Jean Adorne dans l'_Itinéraire_ de son père, «qu'il
nous eût fallu des jours entiers pour voir en détail tout ce que ces
lieux offrent de curieux.» Le jeune écrivain compare entre eux le
_Campo Santo_ de Pise et ceux de Paris, de Rome et de Jérusalem, qu'il
avait également visités, et donne la palme au monument toscan.

  [35] Il est à la rigueur possible que nos extraits offrent à cet
  égard une lacune qui n'existerait pas dans le manuscrit.

Anselme quitta Pise le 12 avril après midi. Il alla rejoindre à
_Poggio Bonzi_, que l'_Itinéraire_ appelle _Pungebuns_, la route
directe de la Lombardie vers Rome, passant par Sienne et Viterbe[36].
Enfin, le mercredi de la semaine sainte, 18 avril, il aperçut à
l'horizon, parmi les ondulations du terrain, une longue ligne de
clochers et de grands édifices... C'était Rome!

  [36] Voici leur _Itinéraire_:

  Santo Cascino (Cascina).
  Castel Florentio (Florentino).
  Ettage.
  Pungebuns (Poggio Bonzi).
  Sienne.
  Buon Convento.
  San Quirico.
  Recours (Ricorsi).
  Paglia.
  Aquapendente.
  San Lorenzo.
  Borchero (Bolsena).
  Montflascon (Montefiascone).
  Rousellon (Ronciglione).
  Sutri.
  Monterosi.
  Tourbacha (Baccano).



VII

Paul II.

  Rome ancienne et Rome moderne.--Charles-Quint et les
  Barberini.--L'audience du pape.--Pierre des Barbi.--Ligue contre
  les Turcs.--Borso d'Est.--Office du jeudi saint.--Les sept
  églises.--Le banquet.--Le cardinal de St-Marc.--Cortége du jour de
  Pâques.--Le sire de Corthuy délégué pour porter le dais.--Les
  grandeurs déchues et les ruines.--Les despotes de Morée.--La reine
  de Bosnie.--Alexandre Sforce.--Le sénateur de Rome.--Anselme
  Scott.--Messe pontificale.--_Viva Papa Paolo!_--Deuxième
  audience.--Départ.


La Rome qu'Anselme visita n'était point celle que l'on voit
aujourd'hui. De la nouvelle église de Saint-Pierre, la tribune seule
(l'abside) commençait à s'élever de quelques pieds au-dessus du sol.
Saint-Jean-de-Latran attendait son portique, le _Corso_ ses palais, le
Vatican Raphaël; la _Trinità di Monti_ n'était point commencée; le
vieux Capitole portait déjà l'église de Sainte-Marie (_Ara Coeli_) et
le palais sénatorial, construit par Boniface IX; mais il n'avait ni
ses degrés, ni ses colonnes, ni ses trophées. En un mot, la Rome de
Léon X et de Jules II n'était pas encore venue se placer à côté de la
Rome antique.

Celle-ci, au contraire, avait moins subi l'outrage du temps, des
guerres et des architectes. L'artillerie de Charles-Quint et les
Barberini n'avaient point hâté l'oeuvre des siècles, et des
restaurations nécessaires, mais cruelles, n'avaient encore ni étayé de
murs neufs l'Arc de Titus ou l'Amphithéâtre Flave, ni arraché des
flancs du vieux géant les arbres et les buissons qui le ceignaient de
leur verdure.

Le baron de Corthuy et le jeune Adorne, tout plein encore de souvenirs
classiques, furent saisis d'admiration à la vue de «ces ruines
colossales, de ces étonnants débris d'édifices écroulés, qui font voir
assez quelle fut la splendeur dont ils ne sont que de faibles restes,
et remplissent l'âme d'étonnement et de regrets.»

Toutefois, ils avaient sous les yeux un spectacle plus merveilleux que
celui de l'ancienne grandeur romaine: un vieillard, assis sur ces
ruines, impuissant par les armes, faible comme prince, envoyant, au
loin, des ordres non moins respectés que ceux qu'appuyaient autrefois
les légions. Aussi nos voyageurs répétaient-ils avec un poëte
chrétien:

    Rome, qui mis jadis les peuples sous ta loi,
    Ton empire est plus grand: tu règnes par la foi[37].

  [37] Roma, caput fidei, mundi quæ regna subegit,
       Nunc nostræ summus religionis honos.

Dès le lendemain de son arrivée, Anselme, accompagné de son fils, fut
admis auprès du souverain pontife, dont ils baisèrent tous deux le
pied; mais aussitôt que le chevalier se fut acquitté de ce pieux
devoir, le saint-père lui tendit la main qu'il baisa également[38]. Ce
pape était Pierre des Barbi, de Venise, connu, depuis son avénement,
sous le nom de Paul II.

  [38] On dit maintenant embrasser. Nous n'avons jamais pu
  comprendre qu'on embrassât une main ou un pied; ce sont là de
  fausses délicatesses qui n'ont pas une source bien pure.

Son premier soin fut de chercher à réaliser le projet de guerre sacrée
auquel Calixte III (Alphonse Borgia) et Pie II (Æneas Sylvius, de la
maison de Piccolomini) avaient vainement consacré leurs efforts. On
lui reproche de s'être laissé distraire de cette vaste entreprise par
les intérêts particuliers du saint-siége; mais les progrès toujours
croissants des Turcs, qui envahirent, en 1469, la Croatie et
assiégeaient Négrepont, vinrent remplir l'Italie d'effroi. Paul,
alors, s'appliqua à la pacifier et à la réunir dans une ligue générale
qui fut, en effet, conclue par l'entremise de Borso d'Est, duc de
Modène et de Reggio, et publiée le 23 décembre 1470. Le pape
s'occupait également à exciter à la défense de la chrétienté
l'Allemagne et son indolent empereur, Frédéric III. Le roi d'Aragon et
le grand maître de Rhodes devaient s'unir aux confédérés, et, du fond
de la Perse, Hassan-al-Thouil ou Ussum Cassan tendait la main à
l'Occident.

Le duc de Bourgogne avait une part dans ces négociations. Sa
politique, du reste, s'accordait assez avec celle du pontife, s'il
faut en juger par la conduite de celui-ci dans les affaires d'Espagne
et de Gueldre; Paul, en effet, déjoua les plans de Louis XI par une
bulle qui reconnaissait les droits d'Isabelle au trône de Castille, et
concourut à armer Charles contre Adolphe de Gueldre qui avait détrôné
son père.

Ces objets, et surtout les négociations avec la Perse, ne furent pas
étrangers, sans doute, aux entretiens qu'eut le souverain pontife avec
le baron de Corthuy. Paul II l'accueillit avec une distinction
particulière. Dans cette première entrevue, Sa Sainteté lui accorda,
pour lui-même et sa famille, d'amples faveurs spirituelles. Elle lui
annonça ensuite qu'elle voulait avoir avec lui un plus long entretien
et lui assigna, à cet effet, une seconde audience pour le jour de
Pâques.

C'est le jeudi saint que la première avait eu lieu; ce jour-là, le
baron et Jean Adorne assistèrent aux offices célébrés par le pape, les
cardinaux, les archevêques, les évêques et tout le clergé. Ils virent
aussi le souverain pontife laver les pieds à douze pauvres, vêtus de
blanc, et les servir à table, avec les cardinaux.

Le lendemain, nos Flamands visitèrent les sept églises de Rome,
c'est-à-dire les quatre basiliques majeures: Saint-Jean-de-Latran,
Saint-Pierre-du-Vatican, Saint-Paul et Sainte-Marie-Majeure,
et les trois basiliques mineures, qui sont: Saint-Sébastien,
Sainte-Croix-en-Jérusalem et Saint-Laurent.

Le samedi saint, ils se rendirent, à cheval, au palais pontifical, où
Anselme entendit la messe célébrée par le souverain pontife; après
quoi, le cardinal de Saint-Marc le conduisit, ainsi que son fils, à un
repas auquel Sa Sainteté les avait fait inviter. «Ce cardinal,» porte
l'_Itinéraire_ «est fort aimé du pape et à juste titre; car, outre
qu'il est également de la maison de Barbi, c'est un prêtre pieux et
d'une vie très-sainte.»

Le jour de Pâques, Anselme se rendit de nouveau au palais pontifical;
il venait grossir le pompeux cortége de princes et de grands qui
devaient escorter le pape jusqu'à Saint-Pierre. Comme ambassadeur du
duc de Bourgogne, il était délégué par ce prince pour porter le dais
de Sa Sainteté; sept autres seigneurs lui étaient associés dans cet
office.

Paul II était âgé d'un peu plus de cinquante ans; mais il conservait
des traces de la noblesse et de la beauté qui avaient distingué ses
traits: il s'avançait majestueusement sous le dais, escorté de
cardinaux, d'archevêques, de prélats et d'autres personnages éminents.
Ce qui, au point de vue historique, donnait surtout de l'intérêt à ce
cortége, ce sont les grandeurs déchues qu'on y voyait réunies, débris
refoulés dans la ville des ruines par le cimeterre de Mahomet II.

C'est ainsi qu'on remarquait là, selon l'_Itinéraire_, les deux frères
du brave et malheureux Constantin, qui portaient le titre de Despotes
de Morée. Suivant plusieurs auteurs, l'aîné, Thomas Paléologue, était
mort en 1465, laissant deux fils et une fille, d'une grande beauté,
qui épousa un grand-duc de Russie. Pourtant, c'est un témoignage _de
visu_ que celui de nos voyageurs. Près de ces princes paraissait avec
son fils la reine de Bosnie, autre objet de controverse sous un autre
rapport; car, d'après une inscription donnée par Ciacconius[39], elle
était veuve de Thomas, roi de Bosnie, tandis que Sismondi la fait
veuve de l'infortuné Étienne que le sultan avait fait décapiter ou,
selon d'autres, écorcher vif, après l'avoir engagé, par de perfides
promesses, à lui livrer ses forteresses. Le cortége comprenait encore
deux ducs allemands et Alexandre Sforce, oncle de Galéas et seigneur
de Pesaro.

  [39] _Res Gestæ Pontificum_ Romæ, 1677, t. III, p. 41.

  Nous ne faisons qu'indiquer ces questions dont la discussion nous
  conduirait trop loin.

Après avoir raffermi par la victoire de Troja le trône de Ferdinand,
roi de Naples, exercé la charge de lieutenant général de ce souverain,
puis de grand connétable du royaume, et porté le titre de duc de Sora,
il était maintenant général des troupes pontificales ou capitaine de
l'Église romaine. A ses côtés marchait le sénateur de Rome, de la
maison de Gonzague, fils de Jean-François II du nom, créé marquis de
Mantoue par l'empereur Sigismond; puis venaient don Louis de
Campo-Fregoso, noble Génois, revêtu à trois reprises de la dignité
ducale, mais forcé autant de fois à descendre du trône, par sa propre
famille et sa faction, enfin les ambassadeurs de quantité de princes,
notamment celui du roi d'Écosse. Ce seigneur portait un nom auquel, de
nos jours, les lettres ont prêté plus d'éclat que n'en peuvent donner
les dignités: il s'appelait Scott; son prénom était Anselme.

A la messe, qui fut célébrée par le pape, le chevalier brugeois fut
admis, avec tous ces personnages illustres, à la communion sous les
deux espèces. Ils reçurent, chacun, l'hostie des mains de Sa Sainteté
qui leur fit ensuite présenter le calice par un cardinal. Après avoir
bu le vin consacré, chacun donnait à ce prince de l'Église le baiser
de paix, sur la joue gauche. La messe terminée, le souverain pontife
fut porté sur le portique de Saint-Pierre, du haut duquel il bénit le
peuple assemblé, après avoir fait proclamer une bulle d'indulgence. On
annonça en même temps que, dorénavant, l'année du jubilé reviendrait
de vingt-cinq en vingt-cinq ans et qu'ainsi il aurait lieu en 1475. Le
peuple accueillit cette publication avec une grande joie et fit
retentir l'air du cri de: _Viva papa Paolo!_

Le pape retourna ensuite, avec son cortége, au palais. Arrivé devant
la porte de sa chambre, il fit signe de la main à Anselme Adorne
d'approcher. Lorsque celui-ci eut obéi, Paul II lui donna sa
bénédiction et la permission de visiter les lieux saints et les terres
des infidèles outre mer; puis, prenant un riche _agnus Dei_, tout
brillant de pierreries, il le passa de ses mains autour du cou du
chevalier.

La permission qu'Anselme venait d'obtenir, était requise sous peine
d'excommunication. En 1302, Clément V avait même interdit tout
commerce avec les infidèles.

A peine nos voyageurs étaient-ils arrivés à Rome, qu'il fallut songer
au départ. La caraque génoise sur laquelle ils avaient arrêté leurs
places devait sous peu avoir complété sa cargaison, et alors au
premier vent favorable, ces navires mettaient à la voile sans attendre
les passagers. Tout retard, chaque _jour de planche_, comme on le dit
maintenant, eût été pour les armateurs une perte trop considérable.

L'ambassadeur d'Écosse, qui, pendant le séjour du baron de Corthuy à
Rome, s'était montré pour lui plein de prévenances, avait aussi le
dessein de se rendre en Palestine et désirait vivement accomplir avec
lui ce voyage; mais ayant encore quelques apprêts à faire, il crut
pouvoir, sans inconvénient, différer son départ de peu de jours. Le
chevalier ne voulant pas mettre au hasard l'exécution de son plan,
quitta Rome avec sa suite, le lundi de Pâques.

Une nombreuse troupe d'amis escorta les deux Adorne jusqu'à trois
milles hors de Rome. Là, on se sépara, Anselme Scott, Franqueville,
Odomaire, ainsi que le sire de Corthuy et son fils, mêlant à leurs
adieux le voeu de se retrouver dans leur voyage. Vains souhaits!
L'ambassadeur d'Écosse, arrivé à Gênes deux jours après le départ de
la caraque, prit la route de Venise. Il monta, avec Franqueville,
Odomaire et Colebrant, sur les galères des pèlerins, où des gens de
tous pays, entassés dans un étroit espace, s'infectaient mutuellement
de leur haleine. Là, ils prirent le germe de l'affreuse contagion à
laquelle ils succombèrent tous quatre.

Ainsi, la constance d'Anselme Adorne dans ses desseins et son mépris
pour les dangers lui épargnaient l'un des plus redoutables de ceux
auxquels son entreprise l'exposait en un temps où l'on était loin de
voyager avec la facilité et la sécurité qu'on rencontre, de nos
jours, dans des courses bien plus lointaines.



VIII

Corse et Sardaigne.

  La barque de Martino.--St-Pierre-_in-Gradus_.--L'agrafe et
  l'étoile.--Porto Venere.--Le mal de mer.--Les provisions de
  voyage.--Relâche forcée.--Conserves et dragées.--La caraque
  d'Ingisberto.--Les Corses.--Jean de Rocca.--Bonifacio.--Le roi
  d'Aragon et la chaîne du port.--Jacques Benesia.--La
  Sardaigne.--Algeri.--Les belles juives.--Les doubles
  prunelles.--Les forbans.--Aristagno. L'île de Semolo.--Le cap de
  Carthage.--La Goulette.--Télégraphie moresque.


En repassant par Pise, notre chevalier laissa ses chevaux à un
marchand de Florence, qu'il chargea de les vendre: ils étaient
tellement harassés qu'en peu de jours, sur cinq, il en mourut trois.

Anselme loua, à Pise, une petite barque dont tout l'équipage se
composait du patron, nommé Martino, qui était de Rappallo, avec un
jeune garçon pour surcroît. Le chevalier se proposait de descendre
l'Arno et de suivre ensuite la côte jusqu'à Gênes. Une tempête le
retint deux jours à Livourne. Pour mettre son temps à profit, il alla
voir, à deux milles de là, une grande et belle église appelée
Saint-Pierre-_in-Gradus_. Suivant la tradition, elle aurait été fondée
par le saint en personne, lorsqu'il vint d'Antioche avec ses
disciples, et consacrée par saint Clément. On y remarquait une antique
image de la Vierge, peinte sur mur: la robe de la sainte se rattachait
sur la poitrine au moyen d'une agrafe semblable «à une pierre
précieuse de la grosseur d'une fève, et dont l'éclat était si vif
qu'on eût cru en voir jaillir une étincelle aussi brillante qu'une
étoile.» Il n'est pas rare, en Italie, de voir des pierres précieuses
orner d'anciennes peintures, et c'est sans doute ainsi que s'explique
ce passage de l'_Itinéraire_.

Quoique la mer continuât à être bien agitée, Anselme, craignant de
manquer l'occasion du départ pour la Barbarie, se décida à braver le
gros temps. Rien n'est charmant comme de voguer, dans un frêle esquif,
sur la surface unie de la Méditerranée, observant la transparence de
son eau azurée et les roches poétiques de ses rives; mais la chose est
tout autre quand le flot bondit et fouette le voyageur de son écume.
Notre chevalier et ses compagnons ne laissèrent pas de remarquer, sur
la côte qu'ils longeaient, diverses villes et divers ports, surtout
_Porto Venere_, à propos duquel l'_Itinéraire_ cite, sur l'embouchure
de la Magra et l'ancien port de Luna, des vers de Lucain et de Perse;
mais c'est sans doute au retour qu'ils sont revenus en mémoire au
jeune écrivain, car il avoue qu'il était fort maltraité par le mal de
mer, et rien ne s'accorde moins avec la poésie.

Les autres Flamands ne furent pas exempts de cette triste incommodité
(nous voulons parler du mal de mer), et il faut dire que peu de
personnes y échappent constamment et dans toute occasion. Les amples
provisions dont le prudent Martino s'était muni pour ses passagers
seraient restées intactes, s'il n'y avait fait honneur lui-même avec
son second. Arrivé au point du jour à Rapallo, on fut forcé d'y
chercher un abri; mais, enfin, après avoir encore relâché à Recco, le
chevalier arriva à Gênes, le 2 mai, au bout de trois jours d'une
pénible navigation.

Pendant ce nouveau séjour dans sa patrie d'origine, le sire de Corthuy
continua à s'y voir comblé de prévenances par les hommes les plus
distingués de Gênes. C'était à qui enverrait pour son usage, à bord de
la caraque, l'un d'excellents vins, l'autre des conserves liquides,
bonnes contre le mal de mer, celui-ci de la dragée et des confitures
sèches, celui-là des bougies. Bref, de tout ce qui pouvait être utile
à des navigateurs, ou même seulement contribuer à rendre le trajet
plus agréable, rien ne fut oublié par leur prévoyante bonté, honorable
à la fois pour eux et pour celui qui en faisait l'objet. Le vaisseau
était, au surplus, muni de bombardes, d'arcs, de traits, de cottes de
mailles, de cuirasses, monté de 110 hommes et commandé par un brave
capitaine génois, Louis Ingisberto. On verra que les moyens de défense
qu'il avait préparés ne devaient pas être inutiles.

Le 7 mai, tout était prêt pour le départ. Après avoir pris congé des
nobles génois dont ils avaient reçu tant de marques de considération
et de bienveillance, Anselme et son fils montèrent à bord avec la
petite suite du chevalier. C'était une de ces belles soirées dans
lesquelles la Méditerranée semble appeler les navigateurs. On déploya
les voiles, et au bruit des salves d'artillerie, au retentissement des
trompettes, le vaisseau quitta le port.

En cinglant vers Tunis, la caraque côtoya ces deux îles placées entre
l'Europe et l'Afrique comme les débris d'une colossale jetée, oeuvre
des Titans: la Corse et la Sardaigne. On ne prévoyait guère les
destinées de la première, ni que la France, s'emparant de ses âpres
rivages, en recevrait des empereurs. Providence, ce sont là de tes
coups! Désormais, ami ou ennemi, censeur ou admirateur passionné,
quiconque verra poindre à l'horizon ces montagnes, y lira un nom livré
à des jugements contraires, mais qui ne doit point périr.

Notre auteur, qui n'était pas dans de tels secrets, parle assez
légèrement des habitants de cette île à jamais fameuse. C'est, dit-il,
un peuple fier, sauvage, indomptable, retraçant, dans sa langue et ses
moeurs, les Romains dont il descend: ils y exilaient des criminels et
des malfaiteurs, et les Corses en imitent trop souvent les exemples.
Le sire de Corthuy vit dans cette île, à 25 milles l'un de l'autre,
les ports de Calvi et de Simarca; près de celui-ci s'élevait, à
quelque distance de la mer, le château d'un Corse appelé Sigas, qui,
«avec la valeur et la férocité propres à sa nation, dominait au loin
sur des paysans et des marins répandus dans les montagnes, qu'il était
presque impossible de dompter.» Plus loin, s'ouvrait le vaste golfe
d'Ajaccio, dont l'entrée offre des rochers appelés sanguinaires par
les marins. «Il y a,» ajoute l'_Itinéraire_, «plusieurs autres ports,
mal habités, avec des territoires et beaucoup de demeures rustiques
qui obéissent à un Corse nommé Jean de Rocca, le plus insigne forban
qui infeste la mer.»

Il faut se souvenir que nos deux voyageurs étaient originaires de
Gênes et puisaient leurs renseignements et leurs inspirations à la
même source. En ce temps, la Méditerranée et ses îles appartenaient,
sauf quelques exceptions, aux nations maritimes de ses rives, telles
que les Catalans, sujets du roi d'Aragon, les Vénitiens, les Génois.
Ceux-ci possédaient, en Corse, Bonifacio, «la plus grande ville de
l'île, ceinte de bonnes murailles, avec une forte citadelle et un
excellent port.»--«Souvent,» ajoute notre manuscrit, les princes
voisins se liguèrent pour la leur arracher; mais tous leurs efforts
vinrent échouer contre la valeur génoise.»

L'_Itinéraire_ en cite, avec complaisance, un exemple: «Il y a environ
cinquante ans, le roi d'Aragon, Alphonse, fit le siége de Bonifacio,
par terre et par mer, avec des forces considérables. Les habitants, en
proie aux horreurs de la famine, implorent des secours à Gênes. On
leur envoie, en effet, sept grands vaisseaux chargés d'armes et de
vivres; mais lorsque l'escadre arrive à l'entrée du port, elle la
trouve barrée au moyen d'une forte chaîne de fer. L'amiral génois, par
une inspiration héroïque, prend le vent et revient, toutes voiles
dehors, donner contre la chaîne avec tant d'impétuosité qu'elle se
brise. Entré ainsi dans le port, il força le roi d'Aragon à la
retraite. Nous vîmes à Gênes un fragment de cette chaîne que l'on
conserve comme un monument et un trophée d'un exploit si merveilleux.»

Ce fait, dont Sismondi ne parle pas, est confirmé par Petrus Cyrneus
(_de Rebus corsicis_, lib. III). Selon lui, c'est Jacques Benesia qui
rompit la chaîne: l'amiral était Jean de Campo-Fregoso, frère du doge
Thomas que le baron de Corthuy venait de rencontrer à Rome.

La Sardaigne parut à nos voyageurs fertile en froment, riche en bétail
et en chevaux excellents, habitée, enfin, par un peuple robuste, fier
et courageux; mais le vin, l'air et l'eau y étaient également
malsains. Après avoir longé quelque temps la côte occidentale de
l'île, la caraque jeta l'ancre dans la rade d'Algeri, à cinq milles de
cette ville.

On mit à la mer une chaloupe, où nos Flamands s'empressèrent de
descendre pour aller visiter Algeri. C'était une petite ville, avec de
bonnes murailles, peuplée principalement de Catalans qui s'adonnaient
à la pêche du corail. Il y avait aussi beaucoup de juifs. Le chevalier
et son fils allèrent voir le quartier de ceux-ci: il était clos de
murs et muni de portes qui se fermaient chaque soir sur ses habitants.
Parmi eux, nos voyageurs aperçurent quelques femmes dont la beauté les
frappa. Le maintien de ces filles d'Israël était plein de noblesse et
de décence, et l'éclat de leurs charmes était encore rehaussé par un
costume aussi riche qu'élégant.

Il paraît qu'en les contemplant, l'auteur de l'_Itinéraire_ ne
craignait pas de rencontrer ces doubles prunelles dont on lui assura
que des femmes sardes étaient pourvues, et qui, lorsqu'elles
s'irritaient, d'un regard pouvaient donner la mort. En rapportant
cette fable, Jean Adorne a soin d'avertir qu'il n'a vu aucune de ces
femmes, et il ajoute naïvement qu'il se souciait peu d'en voir.

Anselme, après avoir parcouru la ville, s'apprêtait à rentrer dans la
chaloupe; mais il découvrit, entre le rivage et la caraque, une barque
pleine d'hommes armés qui semblait épier son retour. C'étaient des
pirates qui étaient entrés dans le port pour s'emparer de lui et de
ses compagnons. Pensant trouver protection auprès des magistrats, il
alla leur demander main-forte; ce fut en vain, ils ne voulaient pas se
commettre avec ces brigands. Notre chevalier ne savait à quel parti
s'arrêter, quand d'autres embarcations paraissent.

Ingisberto avait aperçu la sinistre barque; se doutant de l'embarras
des voyageurs, il avait mis à la mer deux grandes chaloupes, les avait
munies de bombardes et y avait fait descendre quatre-vingts hommes
bien armés. A l'approche de ce renfort, le sire de Corthuy quitte le
rivage. Le clairon donne, des deux parts, le signal du combat.
L'artillerie retentit au milieu de nuages de fumée. Enfin, les forbans
sont mis en fuite, et nos Flamands remontent, comme en triomphe, sur
leur vaisseau.

La conduite d'Anselme Adorne pendant l'action, son sang-froid, son
courage, les félicitations mutuelles au retour, ses remercîments au
capitaine, ses éloges aux braves qui venaient de combattre, ce sont
là autant de circonstances sur lesquelles on pourrait s'étendre, mais
qu'il faudrait deviner. Le plus souvent, dans l'_Itinéraire_ écrit
sous ses yeux, il s'efface, il s'oublie, ou ne paraît que pour
exprimer, en peu de mots, un sentiment de confiance et de gratitude
envers les puissances célestes. Un peu plus, chez lui, de
préoccupation de soi-même et de cette forfanterie qui fait rarement
défaut aux voyageurs, nous eût fourni des traits et des couleurs qui
auraient animé notre esquisse.

Anselme quitta avec joie ce port inhospitalier. Il vit ensuite, sur la
même côte, Bosa, puis Aristagno, la plus grande ville de l'île, avec
un port très-fréquenté: elle appartenait à un marquis puissant,
toujours en guerre avec le roi d'Aragon auquel obéissait la Sardaigne.
C'était sans doute un successeur de Hugues Bassi, juge d'Arborée, dont
il est question dans l'_histoire des Républiques italiennes_.

Après avoir passé devant la petite île montueuse de Semolo, où le roi
d'Aragon se proposait de construire un château pour tenir en bride les
barbaresques, la caraque arriva le 25 mai en vue du cap où fut
Carthage.

A l'est s'ouvre un golfe, séparé par une langue de terre d'un lac avec
lequel il communique par un étroit canal percé au travers de cette
digue et qu'on nomme _la Goulette_. C'est au fond du lac qu'a été
bâtie l'importante ville de Tunis, alors le siége principal de la
puissance arabe.

A l'entrée du canal on voyait de vastes bâtiments, des châteaux et des
tours élevées, construits par les Maures pour la défense de l'Afrique.
Redoutant sans cesse quelque entreprise des chrétiens, ils tenaient
constamment en cet endroit une garnison d'au moins dix mille hommes,
qui faisait bonne garde. Dès qu'un navire entrait dans le golfe, un
signal répété de château en château en portait rapidement la nouvelle
jusqu'à Tunis.

La caraque d'Ingisberto ne manqua pas d'être signalée de la sorte.
Aussitôt qu'elle eut jeté l'ancre, Anselme Adorne se rendit à terre,
empressé de faire connaissance avec ce monde nouveau qu'ouvrait devant
lui l'islamisme.



TROISIÈME PARTIE.



I

Hutmen ou Othman II.

  Le Fondaco des Génois.--Conteurs et bateleurs.--L'arsenal.--_El
  Almoxarife major._--L'empire arabe.--Mahomet.--Les Ommiades et
  les Abassides.--Les Fatimites.--Les _Morabeth_ et les
  _Mohaweddin_.--Almanzor.--Abdul-Hedi et les Arabes.--La
  Casbah.--L'audience du roi maure.--Portrait d'Othman ou
  Hutmen.--Maison moresque.


A son arrivée à Tunis, le baron de Corthuy alla loger, avec son fils
et sa suite, au Fontigue (Fondaco) des Génois, situé, comme ceux des
Vénitiens, des Pisans, des Florentins et des Catalans, hors de la
ville, près de la porte orientale. C'étaient des espaces carrés, clos
de murs, n'ayant qu'une porte d'entrée chacun, mais renfermant divers
bâtiments où les négociants résidaient et exerçaient leur commerce.
Les _Fondachi_ des Vénitiens et des Génois étaient fort beaux; ils
avaient tous leur église, et celle de Saint-Laurent, dans le Fondaco
de Gênes, excita l'admiration de nos voyageurs.

Près de là était une vaste plaine où ils furent fréquemment témoins
d'un spectacle curieux. Chaque jour, deux heures environ avant le
coucher du soleil, les habitants de Tunis se rendaient en foule en ce
lieu, les uns à pied, les autres à cheval, suivant la condition de
chacun. Bientôt des groupes nombreux parsemaient l'esplanade. Au
milieu de quelques-uns l'on voyait un homme qui, debout et tenant à la
main une longue verge, racontait des histoires en les accompagnant de
gestes analogues au récit. Les assistants exprimaient, par leur
attitude, l'attention et l'intérêt avec lesquels ils écoutaient, «à
peu près,» dit l'_Itinéraire_, «comme on voit, dans nos églises, les
fidèles assemblés autour de la chaire, les yeux fixés sur le
prédicateur, recueillir avidement ses paroles.» Dans d'autres
endroits, des chanteurs se faisaient entendre, et chacun était escorté
de deux hommes qui battaient des mains et recueillaient, dans leurs
babouches, placées devant eux, les offrandes des auditeurs. Ailleurs
c'étaient des musiciens; ils jouaient de la cornemuse et tiraient un
son sourd de grands tambours fort larges. Il y avait des danseurs qui,
moyennant une rétribution qu'ils payaient aux musiciens, se livraient,
au bruit des instruments, à toutes sortes de gambades et de
contorsions. On voyait encore des faiseurs de tours de force, experts
dans leur art; car les Maures y étaient maîtres, comme à l'escrime, à
la natation, aux échecs. Enfin, de jeunes garçons, de dix à douze
ans, portaient en équilibre sur leur tête des cruches placées l'une
sur l'autre, jusqu'au nombre de huit ou neuf.

Aux approches de la nuit, toute cette foule s'écoulait pour revenir le
lendemain avec la même affluence.

A l'extrémité de cette plaine se trouvaient l'arsenal des galères et
autres bâtiments de la marine royale. Il était environné de murs, avec
deux portes, l'une du côté de la ville, l'autre donnant sur le lac.

Du Fondaco, les deux Adorne se rendirent chez le _saab_ (seigneur),
chargé de la levée des droits de douane sur les marchandises
étrangères. Quoique Del Marmol Carvajal, dans sa _Descripcion de
Africa_, n'attribue à ce dignitaire, qu'il appelle _el Almoxarife
major_, que le huitième rang dans les _officios principales de Corte_,
aucun des alcades ou officiers du roi n'avait, en ce temps-là plus de
crédit. Le droit d'un dixième qu'il prélevait, mettait dans les
coffres de son maître 170,000 doublons par an. Il avait, en outre, la
police des étrangers.

Il passait pour user assez volontiers de ce pouvoir aux dépens de leur
bourse; mais notre chevalier était si bien recommandé qu'il ne
rencontra chez le saab que l'accueil le plus obligeant. Ce seigneur
fit montrer à nos voyageurs sa maison qui était l'une des plus
somptueuses. Toutes celles des personnages considérables consistaient
en de grands édifices quadrangulaires, construits en marbre blanc,
avec des toits en terrasse. Au centre était une cour entourée d'une
galerie. Ces bâtiments présentaient, au dehors, un aspect triste et
uniforme: tout le luxe d'architecture et de décoration était réservé
pour l'intérieur.

De chez le grand almoxarif, nos voyageurs furent conduits chez le roi
«le plus puissant, le plus riche et le plus élevé en dignité d'entre
les princes maures.»

Son royaume, en effet, était le plus important débris, gouverné encore
par des Arabes, de l'empire qu'avait fondé Mahomet, moins en
subjuguant leur foi qu'en enflammant leur ardeur guerrière en même
temps que leurs sens. Ce n'était pas la modeste et féconde semence
destinée à devenir un grand arbre; ce fut une flamme qui s'étendit en
peu de temps, d'un côté, dans les profondeurs de l'Inde, de l'autre,
jusque dans la péninsule Ibérique. Une domination si vaste devait se
diviser; le signal en fut donné par la lutte entre deux dynasties qui
tenaient, l'une et l'autre, à la famille de Mahomet: les Ommiades et
les Abassides. A l'avènement de ceux-ci, un rejeton de l'autre branche
se réfugia en Afrique et de là en Espagne, où il fonda un État
indépendant. Plusieurs chefs l'imitèrent en Barbarie: la postérité de
l'un d'eux, Mahadi, qui se prétendait issu de Fatime, fille du
prophète, conquit l'Égypte. Un gouverneur de Kérouan s'empara
également de la souveraineté et prit Tunis pour capitale.

Deux siècles et demi plus tard, des réformateurs qui se faisaient
appeler saints (_Morabeth_) fondèrent un empire dont Maroc fut le
siége et dont Tunis reconnut la suzeraineté; mais après avoir étendu
leur domination sur l'Espagne, ils furent renversés par les
_Mohaweddin_[40], autres sectaires et fondateurs d'une dynastie
nouvelle. A celle-ci appartenait Almanzor qui transporta à Tunis le
siége de sa puissance; cette ville, sous l'un de ses successeurs,
étant tombée entre les mains des Arabes indépendants, un alcade du roi
maure, nommé Abdul-Hedi, parvint à leur faire abandonner leur proie en
leur payant tribut, et sa postérité régna dans la ville qu'il avait
rachetée.

  [40] Communément appelés _Almoades_.

Le roi auquel Anselme Adorne allait être présenté et que son
itinéraire désigne sous le nom d'Ottoman, tandis que Del Marmol
l'appelle Hutmen II, descendait d'Abdul-Hedi et fut l'un des monarques
les plus puissants et les plus sages de sa race.

Son autorité était reconnue depuis le royaume de Tlemescen, qu'il
avait soumis cinq ans auparavant, jusque près d'Alexandrie, où
commençaient les États du soudan d'Égypte. Il possédait l'île de
Gerbi, autrefois conquise par Antoniotto Adorno, mais retombée depuis
au pouvoir des Maures; elle avait 100,000 habitants et rapportait au
roi de Tunis 20,000 ducats par an. Les revenus de ce prince étaient
évalués à un million de doublons ou ducats.

Il habitait, pendant la plus grande partie de l'année, un magnifique
château situé dans la partie occidentale de la ville, et appelé, dans
l'_Itinéraire_, _Casabé_ (Casbah). C'est, sans doute, _le Bardo_ des
voyageurs modernes, que le prince de Pukler-Muscan décrit comme une
petite ville entourée d'un carré de remparts élevés dont les angles
sont flanqués de tours et d'ouvrages avancés. C'est là que le
chevalier brugeois fut admis à l'audience du monarque africain.

Ottoman[41] ou Hutmen était d'une taille élevée et d'une figure
noble. Son teint était brun, sa barbe épaisse; mais ses traits
n'avaient rien de dur: ils exprimaient la bonté et l'intelligence. Il
écoutait attentivement, parlait peu et avec sagesse.

  [41] Ou plutôt Othman.

On disait qu'il observait scrupuleusement la loi de Mahomet et qu'il
rendait la justice avec une grande impartialité. Telle était la
régularité qui présidait à la distribution de son temps, qu'il avait
assigné un emploi à chaque jour de la semaine et ne s'écartait jamais
de cet ordre. Fils d'une Andalouse enlevée à ses parents qui
habitaient Valence, il ne haïssait point autant les chrétiens que la
plupart des gens de sa secte et de sa nation. Lui-même, il avait une
épouse née dans la religion chrétienne, outre les six cents concubines
qui peuplaient son sérail.

Lorsque le roi eut congédié Anselme et Jean Adorne, ils furent
présentés à ses fils, famille qu'attendait une tragique destinée; car
l'assassinat est la voie sanglante par laquelle deux petits-fils
d'Hutmen montèrent successivement au trône, qu'il laissa à l'un de ses
fils.

Après leur visite au palais, nos voyageurs furent conduits, par ordre
du saab, dans toute la ville; peu d'étrangers ont eu l'occasion de la
voir à cette époque avec autant de détail.



II

Tunis.

  Bazars.--Mosquées.--Les restes de sainte Oliva.--Le faubourg
  appelé _Rabat_.--La garde chrétienne.--La ville des tombeaux.--Ce
  qui rend les femmes belles.--Le manchot, écrivain public.--Le
  sauf-conduit.--Carthage.--Dangers de la pêche.--Visite au camp
  arabe.--Fêtes du Baïram.--Peste et brigands.


Tunis avait une enceinte carrée, de fortes murailles, avec six portes
et des tours fort rapprochées l'une de l'autre. Autour de la ville
s'étendaient de vastes faubourgs qui, ne laissant point de vide entre
eux, lui donnaient en réalité une étendue bien plus grande.

Un lieu particulier était assigné à chaque métier, et chaque sorte de
marchandise se vendait dans un marché spécialement désigné à cet
effet. On portait le nombre des mosquées à deux cent soixante, toutes
à peu près de même forme. Elles étaient carrées, laissant au milieu un
espace à ciel ouvert qu'entourait une galerie, avec un rang de
colonnes en dedans: de chaque mosquée s'élevait d'ordinaire une tour
haute et très effilée.

Les chrétiens ne pouvaient pénétrer dans ces temples; mais ils se
racontaient que dans le principal on voyait encore une grande cloche
apportée dans les anciens temps, et qu'au sommet d'une autre mosquée
plus petite, que nos voyageurs virent près de là, on conservait les
restes de sainte Oliva. Les Maures, ajoutait-on, n'osaient y toucher,
car quelques-uns, s'y étant hasardés, leur main impie s'était à
l'instant desséchée.

Voici maintenant d'autres détails assez curieux: La partie de la ville
la plus agréable, la plus ouverte et où se trouvaient les plus belles
habitations, était un faubourg qui s'étendait à l'ouest du palais. Là,
sur la droite, non loin de la résidence royale, plusieurs quartiers
environnés de murs et munis de portes formaient un assemblage qu'on
appelait _Rabat_. Ils étaient habités par des chrétiens: pour la
langue, l'aspect, les manières, vous eussiez dit des Maures;
transportés dans le pays depuis longtemps, ils en avaient pris les
habitudes sans abandonner leur foi.

De grands priviléges leur étaient assurés. Leur église avait cloches
et carillon. Ils ne payaient aucun tribut. Loin qu'on osât les
insulter, ils commandaient aux autres. Trois d'entre eux portaient le
titre d'alcades et avaient sous leur dépendance, non seulement
d'autres chrétiens, mais des bourgs et des villages habités par les
Maures.

Ces chrétiens, appelés de _Rabat_, du lieu de leur résidence,
composaient la garde du roi. On les voyait toujours rangés autour de
lui dans ses courses et ses expéditions, et personne, pas même ses
fils, n'avait un plus libre accès auprès de lui.

Pour se distinguer des musulmans, ils portaient, au lieu de turban, un
capuchon à la manière allemande. Leurs femmes avaient adopté en tout
le costume mauresque et assistaient aux fêtes de la cour. Le roi,
trouvant en elles une modestie qui manquait, dans ce pays, au reste de
leur sexe, leur témoignait des égards particuliers.

Ces chrétiens avaient été amenés à Tunis par Jacob Almanzor;
Charles-Quint les y trouva. Tous le suivirent en Europe: «Se passaron
todos a Europa y se derrimaron per muchas partes donde el Emperador le
dio algunos entretenimientos.» (_Descripcion de Africa_, t. III, fol.
240 et seq.)

Il s'en fallait que les juifs fussent traités aussi favorablement
qu'eux: ils étaient accablés d'impôts, et on les eût lapidés s'ils
avaient osé prendre le costume des Maures.

Au nord de Tunis s'élève une montagne que l'_Itinéraire_ du chevalier
appelle _Sillogt_. En l'apercevant, il pensa d'abord découvrir près de
la capitale de la Barbarie une autre cité considérable. Ce qui
produisait cette illusion, c'était une multitude de tombeaux dont le
penchant de la montagne était couvert. La ville en était entourée;
mais c'était de ce côté surtout que les Maures qui jouissaient de
quelque fortune faisaient construire des sépultures en forme de petits
pavillons et ornées de coupoles.

Nos voyageurs, pendant leur séjour à Tunis, eurent l'occasion de
remarquer l'estime dans laquelle les habitants tiennent l'embonpoint
des femmes: «C'est à ne pas y croire,» dit Jean Adorne dans
l'_Itinéraire_, «mais nous l'avons vu de nos yeux: quand un Maure
prend femme, il la tient renfermée dans une chambre pour la faire
convenablement engraisser. Ce régime réussit tellement à
quelques-unes, que c'est à grand'peine si, à leur sortie, elles
peuvent passer par la porte.»

Un autre fait étrange attira l'attention de nos Flamands: ils virent
un chérif, ou descendant de Mahomet, dont la profession était d'écrire
des placets pour tous ceux qui avaient besoin d'en adresser au roi:
or, cet infatigable écrivain était né sans mains et les bras même lui
manquaient. Il faut supposer qu'il écrivait avec le pied.

Le saab ne se borna point à fournir à Anselme et à ses compagnons les
moyens de voir librement Tunis, il lui procura encore un sauf conduit
du roi, qui, comme on le verra, leur fut à tous d'un grand secours; il
était écrit en langue mauresque sur un papier satiné et conçu en ces
termes:

    «_Louange à Dieu!_

«A nos alcades de terre et de mer, qui notre présent haut mandement
verront, salut!

«Faisons savoir qu'ils aient à respecter la Noblesse du chevalier
militaire du roi des Écossais, Anselme Adorne de Flandre, arrivé sur
le vaisseau de Louis Ingisberto; à l'honorer dans sa personne, ses
biens, ses actions et tout ce qui lui appartient, en sorte qu'on voie
l'effet de la présente recommandation et que chacun s'efforce de lui
faire produire son fruit. Quiconque oserait en agir autrement, qu'il
songe à quels châtiments il s'expose. Salut à vous tous!»

«Écrit par haut commandement, le 5e jour du jubilé de l'an 874.»

«Ce qui est écrit ci-dessus est vrai; la main du roi l'a voulu.»

Cette lettre fut écrite par le chancelier et signée par Hutmen au
moyen d'un caractère tracé à la plume, de sa main; mais on n'y apposa
point son sceau, la coutume des Maures différant en cela de celle des
princes chrétiens.

Muni d'un si précieux document, le sire de Corthuy commença à visiter,
avec ses compagnons, les environs de Tunis.

Ils allèrent admirer les débris de Carthage et surtout les ruines du
gigantesque aqueduc qui conduisait à cette ville célèbre l'eau douce
dont elle manquait. «On se refuserait à croire,» dit l'_Itinéraire_,
«que des hommes aient entrepris de tels travaux, si l'on ne voyait
encore aujourd'hui, sur une longueur de plus de trente milles, les
restes de ces murs élevés, de ces arches colossales.»

Un autre intérêt, plus vulgaire, attirait encore nos Flamands sur
cette plage où chaque caillou est un fragment de l'antiquité: c'était
le plaisir de la pêche, qui pensa leur devenir fatal. Un jour qu'ils
s'y livraient en compagnie du patron de leur caraque, ils voient tout
à coup cingler vers eux, à force de rames, une barque pleine de
Maures armés jusqu'aux dents. Le péril était grand, la résistance
vaine: la perspective la plus riante qui se présentât aux chrétiens
ainsi surpris à l'improviste, était de ramer, le reste de leurs jours,
sur les galères des mécréants. Heureusement, un cavalier de la suite
du roi vient à passer sur le rivage. Le sire de Corthuy lui montre le
sauf-conduit. Le cavalier, qui devait être un personnage considérable,
lit avec respect, ordonne aux Maures de se retirer, et la barque
s'éloigne, laissant les chrétiens étonnés de leur délivrance, tant
tout cela s'était passé rapidement.

Enhardi plutôt que rebuté par cette aventure, dont pourtant le
dénoûment eût pu être bien différent, Anselme étendit ses excursions
jusque dans un rayon de vingt milles autour de Tunis. Il se hasarda
même dans les campements des Arabes, à la solde du roi. «Ce sont,»
porte l'_Itinéraire_, «des hommes intrépides et d'excellents soldats;
mais, tout en recherchant et en achetant leur alliance, on redoute
leur mobilité et leur soif du pillage, en sorte qu'on se garde bien de
les admettre dans la ville. La politique du roi est de contenir les
Arabes les uns par les autres; s'ils s'unissaient, c'en serait fait de
sa puissance.» C'est encore ainsi que se soutient aujourd'hui celle
des princes musulmans dans le nord de l'Afrique. Lorsqu'ils ont
repoussé l'attaque de tribus hostiles, la grande affaire est de hâter
le départ des auxiliaires auxquels la victoire est due[42].

  [42] _Voyage à Tripoli_, par Maccarthy; Paris, 1819.

Dans l'intervalle des promenades curieuses auxquelles nos voyageurs
se livraient, leur bonne fortune voulut qu'ils pussent assister à une
grande fête des Maures, celle d'Abraham dans son camp, ou plutôt du
Baïram. Le roi y présida en personne, et elle fut solennisée avec
beaucoup de pompe et d'éclat.

Le plan du sire de Corthuy était, en quittant Tunis, de se rendre par
terre en Égypte, afin de traverser toute la contrée qui obéissait à
Hutmen II; mais on lui représenta si vivement les dangers d'une
semblable entreprise, qu'il dut y renoncer. Le pays était tellement
infesté d'Arabes maraudeurs et d'autres brigands, que les Maures
eux-mêmes n'osaient y voyager, et, pour surcroît, la peste étendait de
tous côtés ses ravages. Ainsi, quoique à regret, il se décida à
reprendre la mer, après un séjour de trois semaines à Tunis, pendant
lequel il avait vu ce que la Barbarie offrait de plus remarquable.



III

Les Turcs.

  Trois religions sur un vaisseau.--Susa.--Les regards
  dangereux.--Monastir.--Un miracle des _Morabeth_.--La
  barque changée en rocher.--La flotte de saint Louis.--La
  Sicile.--Jugement sur les habitants.--Palerme.--Le palais.--Vêpres
  Siciliennes.--Bourrasque.--Le _sancte parole_.--Malte.--La
  Morée.--Siége de Négrepont.--Les Turcs sont plus près qu'on ne
  pense.--Les janissaires.--L'île de Candie.--Les faucons.--Encore
  une tempête.--Dangers que courent les voyageurs.


La caraque d'Ingisberto ne se dirigeait point vers le Levant. Anselme
prit place sur un bâtiment plus considérable, commandé par Côme de
Negri, qui leva l'ancre le 17 juin.

Il y avait à bord une centaine de Maures, des deux sexes. Les uns
étaient des marchands auxquels appartenait une partie de la cargaison,
d'autres des pèlerins qui se rendaient à la Mecque. Parmi ces Maures
était un Grenadin qu'Anselme retrouva en Égypte et prit pour
interprète; mais il n'eut guère à s'en louer. Le bâtiment portait
aussi des juifs. Trois cultes ennemis voguaient ainsi paisiblement
ensemble, à l'ombre du pavillon génois, et trois jours fériés étaient
successivement solennisés sur le même navire: le vendredi par les
musulmans, le samedi par les juifs, et le dimanche par les chrétiens.

Le vaisseau relâchant à Susa, l'ancienne _Adrumetum_, selon Falbe, on
conduisit Anselme et ses compagnons hors des portes de la ville, voir
diverses ruines et notamment celles de sept grandes citernes
auxquelles ils trouvèrent un aspect imposant. Dans la ville même, on
leur montra des voûtes sous lesquelles les Génois salaient le thon;
ils en avaient affermé la pêche dans tout le royaume.

Dans cette excursion, nos Flamands ne furent pas peu surpris de voir
les femmes les regarder à visage découvert, tandis qu'à l'approche
d'un Maure, elles se voilaient précipitamment. Les Génois établis à
Suse attribuaient cette conduite différente à une cause bizarre que
nous rapportons ici à ce titre: ces femmes, prétendaient-ils,
craignaient que les regards des musulmans ne les rendissent mères, et
elles n'attribuaient pas tant de puissance aux yeux des chrétiens. Un
voyageur de la fin du dernier siècle[43] remarque que les Grecques
prenaient le voile des femmes turques lorsqu'elles allaient dans les
quartiers des musulmans. Les chrétiens n'attachant pas à l'usage du
voile les mêmes idées de décence que ceux-ci, les femmes de cette
partie de la Barbarie croyaient, sans doute, ne point blesser la
modestie en se laissant voir des premiers.

  [43] M. Guy, _Voyage littéraire en Grèce_, Paris 1783, t. Ier, p.
  79.

A dix milles de Suse, Anselme vit Monastir, petite ville en grande
vénération chez les Maures, parce qu'elle était presque toute peuplée
de saints (Morabeth). Près des murs s'élèvent deux rochers qui
attestent leur puissance.

Un jour entrèrent dans le port deux barques pleines de pirates bien
armés. Déjà les habitants s'attendaient à voir leurs richesses livrées
au pillage, leurs femmes et leurs filles arrachées de leurs bras, à
tomber eux-mêmes sous le cimeterre ou à être traînés en captivité. Au
milieu de la consternation générale, les Morabeth paraissent; ils
s'avancent sans armes sur le rivage, ils étendent les mains vers les
barques. A l'instant celles-ci demeurent immobiles et se changent en
ces masses de pierre, dont la forme retrace encore celle des bâtiments
qu'elles ont remplacés.

Telle est la légende à laquelle la configuration singulière de ces
rochers avait donné naissance. Suivant une description du prince de
Pükler Muscau, qui semble s'y rapporter, ils ont été percés, on ne
sait dans quel but, d'une foule de grottes et de passages qui les font
ressembler à des ruches. Il y a sur la côte d'Égypte, près
d'Alexandrie, des excavations de ce genre où les habitants du pays
viennent chercher la fraîcheur: peut-être les grottes dont il est ici
question ont-elles été pratiquées, jadis, pour le même usage.

Poursuivant sa course, le vaisseau de Côme de Negri toucha encore à
cette île riante de Pantanalea ou Pantanaria, qui arrêta la flotte de
saint Louis par le charme de ses jardins délicieux.

Le sire de Corthuy fit voile ensuite pour la Sicile: on lui en
dépeignait les habitants sous des couleurs peu flatteuses. «Les
insulaires,» lui disait-on, «ne valent jamais rien, mais les Siciliens
sont les pires.» Anselme ne trouva pas qu'une accusation si générale
fût fondée: ayant abordé à Palerme, il lia connaissance avec plusieurs
Siciliens qu'il trouva d'une probité, d'une délicatesse au-dessus de
tout soupçon, et qui joignaient à la noblesse des traits, à une taille
assez élevée, la douceur des moeurs et l'agrément des manières.

C'est à Palerme que les anciens rois de Sicile, d'origine normande,
tenaient leur cour. L'on voit encore dans cette ancienne capitale
leurs tombeaux, ainsi que leurs ordonnances inscrites sur des colonnes
byzantines, en grec et en arabe; monument curieux du mélange des races
comme des vicissitudes politiques. Au temps où Anselme visita cette
ville, le palais n'était déjà plus habité que par un vice-roi. Comme
la Sardaigne conquise par Alphonse IV, comme Semolo, Pantanaria,
Malte, l'île appartenait aux rois d'Aragon. Elle s'était donnée à
Pierre III, lorsque des vêpres sanglantes, vengeant le malheureux
Conradin, ou plutôt punissant la licence des Français, eurent sonné,
en Sicile, la fin de la courte domination de la maison d'Anjou. Le roi
actuel s'appelait Jean; il était fils d'Alphonse V, surnommé le
Magnanime, l'un des plus brillants personnages de l'histoire du temps.

Près de la Sicile, nos voyageurs éprouvèrent une affreuse tempête:
après les avoir fait tournoyer, par trois fois, autour de Pantanaria,
elle finit par les pousser en pleine mer. On n'apercevait plus la
côte; les marins ne savaient où l'on était ni ce qu'on allait devenir.
Ils invoquaient tous les saints, et n'oubliaient, dans leurs voeux,
aucun des lieux accoutumés de pèlerinage. Le soir, un chant religieux,
s'élevant du navire, se mêlait au bruit des flots et de l'orage:
c'était un cantique que les matelots génois entonnaient en choeur et
qu'ils appelaient _le sancte parole_[44].

  [44] _Sancte_, au lieu de _sante_; ce mot est ainsi écrit dans le
  manuscrit.

On erra ainsi au hasard pendant six jours. Enfin la mer se calma.
Après avoir touché Malte, on passa en vue de la Morée que le lion de
St-Marc disputait encore au croissant.

Nous avons déjà noté le démembrement de l'empire arabe sous les
Abassides. L'invasion des Mogols, conduite par Dschengis-Khan (roi des
rois), en compléta la ruine: Houlakou, petit-fils du conquérant, foula
aux pieds de ses chevaux le dernier calife de Bagdad. Fuyant le joug
des vainqueurs, des Turcomans s'étaient dirigés vers l'Asie Mineure.
Othman les rassembla, sut rallumer leur fanatisme et leur ardeur
guerrière, et fonda, à Pruse en Bythinie, un État que ses successeurs
étendirent rapidement jusqu'aux bords du Danube.

Ébranlé, en 1402, par une nouvelle invasion de Tartares, que
conduisait Timur ou Tamerlan, il se raffermit sous Morad ou Amurat II,
et devint plus formidable que jamais sous son fils, Mahomet II, qui
mit fin à l'empire d'Orient par la prise de Constantinople,
en 1453.

Dix ans après, cependant, les Vénitiens, grâce à la supériorité de
leur marine, avaient arraché aux Turcs la Morée et avaient coupé
l'isthme par un retranchement; il ne fallait que le défendre pour
conserver cette belle presqu'île aussi longtemps que Venise demeurait
maîtresse de la mer. Un lâche général abandonna, avant même qu'il ne
fût attaqué, le mur qui protégeait la Morée, pour chercher ceux d'une
forteresse derrière lesquels il se croyait plus en sûreté. Les
Vénitiens ne conservèrent que quelques places dans le Péloponèse,
outre plusieurs îles qu'ils possédaient avant leur récente invasion.

Parmi ces îles, l'une des plus considérables était celle de Négrepont,
voisine de l'Attique et qui leur servait de place d'armes. Furieux du
dégât qu'ils portaient de là sur le territoire conquis par les Turcs,
Mahomet II jura de se venger. Sa volonté créa une flotte. Lui-même, il
vint en personne attaquer Négrepont, à la tête d'une formidable armée,
en même temps que ses vaisseaux couvraient la mer.

Pendant que le chevalier brugeois passait près du théâtre de ces
événements, la croix flottait encore sur les murs de l'ancienne
Chalcis. Trois assauts furieux avaient été vaillamment repoussés. Une
flotte puissante, que la république avait rassemblée à la hâte, avait
forcé l'Euripe. La brave garnison, qui n'avait d'alternative que la
victoire ou la mort, puisait une énergie nouvelle dans la vue de ces
vaisseaux libérateurs.

    .... si quæ fata aspera sinant!

Victor Pisani, Charles Zeno, Lazare Moncenigo, François Morosini, que
n'étiez-vous sur cette flotte!.... C'était Nicolas Canale qui la
commandait.

Le moment était plein d'émotion pour la chrétienté; on comprendra
facilement celle de nos voyageurs. Elle se révèle par la vivacité avec
laquelle la prise de Corinthe et le siége de Négrepont sont racontés
dans l'_Itinéraire_. Après avoir amèrement déploré la perte du
Péloponèse, Jean Adorne, qui exprimait autant les sentiments de son
père que les siens, semble accuser la torpeur de l'Europe. «Songeons,»
dit-il, «que par un bon vent un jour de navigation conduit du
promontoire de Tarente au Péloponèse: les Turcs sont plus près qu'on
ne pense! Qu'attendons-nous pour unir nos efforts afin de refouler ces
barbares avec une énergie égale à leur fureur?»

La réflexion était fort opportune et montrait une perspicacité qui
manquait à bien des hommes d'État de l'époque: dix ans n'étaient pas
écoulés, que les Turcs emportaient et saccageaient Otrante, au grand
effroi de l'Italie et à l'ébahissement de tout le monde.

Ce qui peut surprendre aujourd'hui, c'est que les progrès des Turcs
étaient dus, en grande partie, à leur «discipline. Il y a surtout dans
leur armée,» dit notre auteur, «un corps spécial de vingt à trente
mille hommes exercés à tous les stratagèmes de guerre. C'est dans
l'ombre et le silence qu'ils agissent souvent et portent les coups les
plus sûrs.» Cette description doit se rapporter aux janissaires,
quoique, dans l'origine, ce corps, formé par Amurat Ier de jeunes
captifs chrétiens, ne fût que de 12,000 hommes. Après avoir été la
force et les maîtres de l'État, ces janissaires sont tombés, non sous
les balles de ses ennemis, mais sous les coups d'un sultan. Il a
déposé le turban; la Turquie fait contre-poids dans l'équilibre
européen, et les fils des croisés teignent de leur sang, pour la
défense de ce chancelant empire, les promontoires de Crimée.

Vers la pointe méridionale de la Morée est l'île de Sapienza, où les
vaisseaux venaient d'ordinaire se ravitailler et prendre un pilote.
Côme de Négri crut pouvoir s'en dispenser, ce qui faillit avoir pour
nos voyageurs les conséquences les plus fatales.

Le 12 juillet, ils touchèrent à l'île de Candie; elle appartenait
encore aux Vénitiens, jusqu'à ce que les infidèles la leur vinssent
arracher. Échue au marquis de Montferrat, lors du partage de l'empire
grec, après la prise de Constantinople par les Latins, elle avait été
cédée par lui à la République. Cette île fournissait des cyprès pour
la construction des navires. La sauge y était tellement abondante
qu'on en chauffait les fours. On y récoltait encore d'excellents vins,
appelés de _Malvoisie_, des blés et les plus beaux fruits. Outre
Candie, capitale de l'île, mais plus riche que grande, il y avait bon
nombre d'autres villes et de châteaux. La population, composée surtout
de Grecs et, en partie, de Vénitiens, était considérable.

Au sud de l'île de Candie sont celles de Gosa et d'Antigosa, célèbres
alors pour leurs faucons; les rois et les princes étaient jaloux de
s'en fournir.

En se dirigeant vers Alexandrie, nos voyageurs éprouvèrent une
nouvelle tourmente, plus terrible que celle à laquelle ils avaient
échappé. Jamais ils n'avaient vu la Méditerranée s'agiter avec tant de
furie. La nuit vint ajouter à l'horreur de leur situation. On ne
savait à quelle distance l'on était du port, et la côte d'Afrique
étant fort basse, on craignait d'y donner sans l'apercevoir. Si du
moins l'on s'était pourvu d'un pilote habitué à ces parages! Il ne
restait d'autre parti à prendre que de courir, à l'aventure, des
bordées. Ainsi ballottés sur une mer bouleversée et mugissante, nos
Flamands conservaient peu d'espoir de salut. Jean Adorne avoue
franchement qu'une froide sueur l'inondait, tant ils voyaient de près
la mort.



IV

Alexandrie.

  Entrée périlleuse.--Tristes réjouissances.--La visite du bord et
  les messagers ailés.--Sala-ed-din et Malek-el-Adel.--Le consul
  génois Pierre de Persi.--Les anges et la tortue.--Aspect extérieur
  de la ville.--Ravages du roi de Chypre.--Citernes.--Aiguilles
  dites de Cléopâtre.--Colonne de Dioclétien.--Les trois
  turbans.--Caravane de 20,000 chameaux.--La pomme du paradis
  terrestre--Disette.--Audience de l'émir.--Les Flamands rongés
  jusqu'à la moelle.


Enfin le jour paraît et vient éclairer la côte d'Égypte, mais la
tempête ne s'apaisait point. On délibéra s'il fallait gagner le large
ou tenter d'entrer dans le port d'Alexandrie; ce qui, par le gros
temps et à défaut d'un pilote expérimenté, ne présentait pas peu de
danger. «La fortune seconde le courage!» remarque notre auteur, et ce
fut, selon toute apparence, la réflexion du chevalier brugeois; elle
remporta sur de plus timides conseils.

Vers midi, le navire arrivait devant l'entrée du port: ce n'était
qu'une passe étroite et peu profonde, semée d'écueils et de débris.
Ceux-ci provenaient, disait on, d'antiques tours d'où jadis l'on
tendait une chaîne pour la défense du port; ils étaient si
considérables qu'ils formaient une petite île, et ce qui s'en laissait
voir à la surface n'était pas le plus dangereux. Deux fois le navire
heurta aux rochers ou à ces ruines: la secousse fut telle que nos
Flamands en furent renversés, et il n'y avait personne à bord qui ne
crût le vaisseau brisé.

Ce fut avec une joie bien vive qu'on vit paraître et s'approcher, à
force de rames, des chaloupes portant quelques matelots des caraques
génoises qui se trouvaient dans le port. Ils montèrent sur celle de
Côme de Negri pour aider à la diriger, à carguer les voiles, à tirer
les cordages, à jeter l'ancre. Après Dieu, ce fut à ces braves gens
que le sire de Corthuy et ses compagnons durent leur salut.

Le jour même de son arrivée, il apprit une triste nouvelle. Il y avait
à Alexandrie quelques vaisseaux turcs assez considérables; vers le
soir, on vit les infidèles qui les montaient se livrer à de grandes
réjouissances: ils mêlaient des cris de joie au son des trompettes et
au bruit de leur artillerie, et circulaient en triomphe, dans des
barques, pour narguer les chrétiens. Ces démonstrations d'allégresse
avaient pour motif la prise de Négrepont, dont les Turcs venaient
d'être informés par un bâtiment très-léger, poussé par un vent
favorable. L'événement était si récent, qu'on fut tenté de croire que
les puissances de l'enfer avaient aidé à la célérité du message.

Le navire de Côme de Negri ne tarda pas à recevoir la visite de
quelques officiers de l'émir, gouverneur d'Alexandrie. Ils se firent
donner, par écrit, le nom du capitaine et d'autres renseignements de
cette nature; ils attachèrent ensuite des billets contenant ces
détails sous les ailes de colombes qu'ils avaient apportées, et
donnèrent la volée à ces messagers aériens. Aussitôt on les voyait
s'élever et se diriger vers la maison de l'émir. Après avoir pris
connaissance du message, cet officier le faisait passer, de la même
manière, au Soudan qui résidait au Caire.

C'était le souverain de l'Égypte, ou plutôt le chef des Mamelucks
auxquels obéissait la contrée. Les Fatimites, dont nous avons raconté
l'établissement, ayant été renversés par le fameux Sela-eddin
(Saladin), l'Égypte avait été gouvernée, après lui, par la postérité
de son frère Malek-el-Adel. Cette dynastie avait pour force principale
des esclaves achetés pour le service militaire, qui finirent par
égorger leur maître et mirent l'un d'entre eux à sa place, l'an 1248.
Telle fut l'origine du singulier gouvernement auquel la terre des
Pharaons était soumise quand Anselme y aborda.

Le chevalier, le lendemain de son arrivée, envoya à terre les lettres
de recommandation que le sénat de Gênes lui avait fait remettre pour
les négociants génois d'Alexandrie, et principalement pour le consul
Don Pierre de Persi. C'était un vieillard circonspect et instruit, par
une longue expérience, à se ménager auprès des habitants du pays. Il
envoya un messager au baron de Corthuy pour l'inviter à venir loger au
fondaco des Génois, en s'excusant sur sa position vis-à-vis du Soudan,
de ce qu'il ne pouvait se rendre à bord lui-même; mais il offrait à
nos Flamands la plus gracieuse hospitalité.

Dans ces entrefaites, ceux-ci s'amusaient à voir les matelots génois
jeter leurs filets près du port; outre des poissons volants qu'on
appelait des anges, ils prirent une belle tortue dont l'écaille
fournit un bouclier assez grand pour tout homme d'armes.

Du navire, la ville, entourée de magnifiques murailles, avec de belles
portes, et renfermant quantité de mosquées dont les minarets
s'élevaient dans les airs, présentait un admirable aspect; mais au
dedans elle portait la trace des ravages qu'elle avait éprouvés,
notamment encore peu d'années auparavant, lorsqu'elle avait été
saccagée par Pierre de Lusignan, roi de Chypre. Quelques quartiers
avaient été épargnés, et l'on y voyait de belles maisons, entre autres
celle de l'émir. En général, pourtant, on était peu difficile, en
Égypte, en fait d'habitations. Il n'y avait guère que les mosquées et
les palais des grands qui fussent construits en pierre; le reste
l'était, d'ordinaire, en bois. Bien des gens même se passaient de
demeure et couchaient devant la porte des maisons.

La ville d'Alexandrie a été presque entièrement bâtie sur des citernes
destinées à recevoir l'eau du Nil, dans les crues de ce fleuve, et à
la conserver. Nos voyageurs en admirèrent surtout trois ou quatre
d'une grande profondeur et ornées de colonnes de marbre qui
supportaient de doubles voûtes. Près de la maison de l'émir, on leur
montra une pierre fort élevée, chargée de caractères antiques qu'ils
ne pouvaient déchiffrer et semblable à l'aiguille qu'ils avaient vue à
Rome, près de l'église Saint-Pierre. C'était, on le comprend, l'un des
obélisques connus sous le nom d'aiguilles de Cléopâtre, quoique bien
antérieurs à cette reine.

L'attention d'Anselme et de ses compagnons fut aussi appelée par une
colonne colossale qu'ils allèrent contempler hors des murs; on leur
dit qu'à son sommet avaient été déposés les restes d'Alexandre. C'est
le monument que l'on désigne sous le nom de _colonne de Pompée_, mais
qui en réalité fut élevé par Posidonius, préfet d'Alexandrie, en
l'honneur de Dioclétien.

Il y avait à Alexandrie des chrétiens schismatiques qui ne se
distinguaient des Maures que par la couleur de leur turban. Elle était
bleue pour les premiers et jaune pour les juifs. Les Maures en
portaient de blancs; mais ils ne pouvaient paraître à cheval dans la
ville: c'était un privilége réservé aux Mamelucks. Les Maures de
distinction montaient des mulets ou des ânes, les plus grands, suivant
l'_Itinéraire_, qui soient au monde. Le père de Géramb ne vante pas
seulement leur taille, mais encore leur allure et leur intelligence.

Malgré sa décadence et la tyrannie des Mamelucks, Alexandrie
continuait à être, grâce à sa position, l'un des principaux entrepôts
du commerce d'Orient. Le baron de Corthuy y vit arriver une caravane
qui ne comptait pas moins de 20,000 chameaux. Un navire indien,
portant des épiceries pour une valeur de 100,000 ducats, venait, à la
même époque, d'entrer dans le port de Suez.

Nos voyageurs trouvèrent à Alexandrie beaucoup d'autruches, d'oeufs de
ces oiseaux et de gazelles, ainsi que des fruits excellents, surtout
une sorte de banane d'une saveur chaude et d'un goût délicat, qui, en
quelque sens qu'on la coupe, présente l'image d'une croix.
Quelques-uns en faisaient la pomme du paradis terrestre.

Les fruits, du reste, n'étaient pas abondants: il régnait en ce temps
à Alexandrie une grande disette de blé et de vivres de toute espèce.
On était réduit souvent à se nourrir de viande de chameau; nos
Flamands eux-mêmes en mangèrent à leur insu.

A cela près, tout alla bien d'abord pour Anselme et ses compagnons.
Confondus avec les Génois, ils n'étaient pas plus inquiétés que
ceux-ci. Peu à peu cependant la nature et le but du voyage du
chevalier s'ébruitent. L'émir en est informé et mande Anselme et son
fils devant lui.

Ils obéissent à cet ordre. Le musulman alors leur signifie qu'ils ont
à se pourvoir d'un sauf-conduit, et en fixe le prix à une somme
exorbitante.

Le chevalier brugeois n'aimait pas à être pressuré, c'est un sentiment
naturel; mais, de plus, il fallait qu'il ménageât des ressources sur
lesquelles il avait comptées pour mener à bien son entreprise.
«Seigneur,» dit-il à l'émir, «daignez considérer que si l'on nous
dépouille de la sorte, les moyens d'accomplir notre dessein nous
feront défaut: que pourrions nous mieux faire alors que d'y renoncer
et de revenir sur nos pas?»

«--Ils parlent de fuir!» s'écrie le mécréant craignant qu'ils ne se
dérobassent à ses rapines. «Que les gardiens des portes veillent sur
eux et les empêchent de sortir.» Il fallut bien le satisfaire: encore,
si c'eût été tout! Mais les officiers de l'émir, à l'exemple de leur
chef, rongeaient, dit l'_Itinéraire_, nos Brugeois jusqu'à la moelle.
A chaque instant c'était quelque nouveau fonctionnaire demandant de
l'argent sous quelque nouveau prétexte, et quand ils avaient eu chacun
leur tour, arrivaient d'autres musulmans, sans aucun caractère public,
qui se donnaient pour des officiers de l'émir, afin d'avoir part au
butin. Tous regardaient les chrétiens comme des ennemis qu'il y aurait
eu conscience à ne point dépouiller.

«Maudite ville! ou plutôt maudite engeance!» s'écrie le jeune
Brugeois. «Nous n'avions plus d'autre désir que d'en être bien loin,
et nous hâtâmes de toutes nos forces le moment de notre départ.»



V

Le Nil.

  L'escorte.--Les jardins du Soudan.--Rosette.--Fouah.--Combat de
  bateliers.--Aventure de nuit.--Rencontre.--Piété filiale de Jean
  Adorne.--Excellence de l'eau du Nil.--Les Mamelucks préfèrent le
  vin.--Beautés des rives du fleuve.--Navigation pénible.--Attaque
  des Arabes.--Les guides officieux.--Cani-Bey.--Les poissons gras.


Le sire de Corthuy quitta enfin Alexandrie le 2 août, trois heures
avant le coucher du soleil. Lui, son fils, Van de Walle, Rephinc et
Gausin, étaient montés, les uns sur des mules, les autres sur des
ânes. Deux chameaux portaient les bagages et quelques provisions. Un
juif, nommé Isaac, suivait comme interprète, et un Mameluck devait
servir de guide jusqu'au Caire. Quatre autres Mamelucks, à cheval,
armés d'arcs et de flèches, formaient l'escorte.

A la sortie de la ville, Anselme traversa les jardins du Soudan et y
prit, avec sa suite, quelque nourriture. Pour échapper aux Bédouins
qui infestaient les environs, on chevaucha ensuite, sans s'arrêter,
toute la nuit et jusqu'au lendemain vers l'heure de midi, en suivant
presque toujours la côte formée d'une belle plage sablonneuse. Les
Mamelucks portaient souvent avec inquiétude leurs regards vers la mer,
car les pirates étaient autant à redouter que les Arabes.

On arriva néanmoins sans accident à Rosette, où le chevalier loua une
petite barque pour le transport de sept personnes seulement, son
escorte ne devant pas aller plus loin. Il remonta ainsi le Nil jusqu'à
Fua ou Foga (Fouah), admirant la beauté du fleuve dont les rives,
ornées de bosquets dune verdure fraîche et brillante, et semées de
nombreux villages, offraient l'image de la richesse et de la
fertilité.

Lorsque, après avoir visité Fouah, il rentre dans sa barque, une scène
étrange frappe ses regards. Des matelots inconnus viennent assaillir
les siens; les uns et les autres élèvent d'assourdissantes clameurs;
ils luttent, ils s'agitent, ils s'efforcent de se précipiter
mutuellement dans le fleuve. Enfin, au grand déplaisir du Chevalier,
la victoire demeure aux nouveaux venus. Poussant la barque loin de la
rive, ils se mettent aussitôt à ramer. La nuit régnait; l'interprète
gardait le silence; Anselme et ses compagnons ne savaient où on les
conduisait, ni ce qu'ils allaient devenir.

La lune se lève enfin, et, à sa clarté, ils distinguent un gros
vaisseau vers lequel leur embarcation se dirigeait. Elle l'atteint;
les matelots s'emparent de leurs effets, qu'ils transportent sur ce
bâtiment et contraignent nos voyageurs à y monter. Pour cette fois,
ils se croyaient vendus et livrés. Quelle fut leur surprise, en
arrivant à bord, d'y retrouver les négociants africains avec lesquels
ils avaient fait route sur la caraque de Côme de Negri! Ceux-ci
vinrent aussitôt au-devant du chevalier, et lisant sur le visage des
Flamands l'inquiétude qui les agitait: «Ne craignez rien,» leur
dirent-ils. «Ces mariniers n'en veulent ni à votre liberté, ni à vos
richesses. Ils prétendent seulement vous conduire au Caire, au même
prix qu'auraient reçu vos matelots; c'est un privilège qu'ils tiennent
du Soudan.

Malheureusement, le vaisseau était déjà tellement chargé que c'est à
peine si nos voyageurs y trouvèrent place. Il fallait d'ailleurs se
déranger pour le dernier d'entre les mécréants. Les deux Adorne se
trouvèrent relégués, avec Lambert Van de Walle, dans un espace à peine
suffisant pour une seule personne, et après avoir chevauché toute la
nuit précédente et ensuite, sous les rayons d'un soleil brûlant, la
moitié de la journée, le chevalier brugeois ne pouvait encore goûter
aucun repos. Jean souffrait plus de le voir dans cette situation que
de la gêne de la sienne. Il avait aperçu une chaloupe amarrée au
vaisseau; résolu de s'y retirer, quoiqu'elle fût, comme on va le voir,
en bien mauvais état, il fait un signe à Van de Walle. Tous deux se
lèvent doucement, abandonnent la place à Anselme et descendent dans la
chaloupe, où ils eurent de l'eau jusqu'à la ceinture.

Ils n'en éprouvèrent pourtant aucun mauvais effet, non plus que de la
quantité d'eau du Nil dont ils étanchèrent leur soif: l'_Itinéraire_
en fait honneur aux vertus merveilleuses de cette eau. «Un peu
trouble,» y est-il dit, «comme celle du Tibre, dès qu'on la laisse
reposer, elle devient claire comme du cristal... elle est nutritive,
digestive, si salubre qu'elle détruit tout vice intérieur.» Jean
Adorne termine cet éloge par déclarer qu'il n'est pas de breuvage
qu'il préfère.

Ce n'était point l'avis de quelques Mamelucks qui se trouvaient sur le
navire: durant la nuit, ils s'emparèrent du vin de Malvoisie dont le
chevalier s'était muni pour en faire usage lorsqu'il traverserait le
désert. Nos voyageurs voulurent réclamer: «Quelle audace,» s'écrient
en les menaçant ces larrons hypocrites, «d'oser transporter devant
nous du vin, pour en boire!»

Ces contrariétés étaient adoucies par les égards que témoignaient au
sire de Corthuy les Maures de distinction en compagnie desquels il
naviguait: les femmes surtout, avec la délicatesse de sentiments et la
bonté compatissante propres à leur sexe, cherchaient à encourager et à
consoler nos Flamands. Ils éprouvaient, du reste, un plaisir toujours
nouveau à contempler les rives du fleuve, qui, à mesure qu'ils
avançaient, se couvraient de bourgades de plus en plus nombreuses et
plus considérables. Chacune avait un moulin servant à puiser l'eau du
Nil pour l'irrigation des terres voisines, et mû par des boeufs dont
la beauté égalait la grosseur.

Le troisième jour, le vaisseau faillit sombrer avec tout ce qu'il
portait, tant il était chargé et délabré. Pour l'alléger, on fit, à
plusieurs reprises, descendre les passagers à terre. Il leur fallut
même suivre quelque temps le navire, marchant nu-pieds, à la manière
des Maures, sur une terre durcie par l'ardeur du soleil et pleine de
plantes épineuses, et sous un ciel brûlant. Plusieurs, pour échapper à
ce supplice, entraient dans l'eau jusqu'aux aisselles.

Plus loin, le bâtiment fut attaqué par un parti d'Arabes: l'engagement
fut vif, et ce ne fut pas sans efforts qu'on parvint à les repousser.
Qu'aurait-ce donc été si le chevalier les avait rencontrés, dans sa
petite barque? Il admira comment la Providence lui faisait trouver son
salut dans un incident qu'il avait d'abord envisagé sous un jour bien
différent.

Enfin le soir de cette journée aventureuse, qui était le 7 août, il
arriva au Caire, appelé, dans son _Itinéraire_, la nouvelle Babylone.
Il loua immédiatement des ânes pour se rendre chez Cani-Bey, trucheman
du Soudan, chez qui il devait loger, car les Francs n'avaient point en
cette ville de fondaco. Chemin faisant, il rencontra trois Maures qui
l'abordèrent poliment et lui firent comprendre qu'ils avaient charge
d'escorter les Francs ou Latins à leur arrivée dans la ville, afin de
les mettre à l'abri des insultes du peuple. Cette attention délicate,
dont il prévoyait le résultat le plus certain, lui parut un peu
suspecte. En effet, «ils mentaient, les drôles!» écrit avec une
amusante vivacité l'étudiant de Pavie: c'était encore là une
ingénieuse invention pour alléger l'escarcelle des voyageurs.

Tel était le mot d'ordre général; le Mameluck qui les avait
accompagnés depuis Alexandrie et le juif Isaac en étaient si pleins,
qu'ils coururent annoncer en ces termes au trucheman l'arrivée de ses
hôtes: «Voici! nous t'apportons des poissons bien gras; mange-les!»

Ce message rendit le bon Cani-Bey tout joyeux; il accueillit les
Flamands avec une tendresse qui témoignait du plaisir qu'il prendrait
à les dévorer. Ceux-ci se promirent cependant d'y mettre ordre, et il
dut se borner à les traiter en brebis qu'il avait à tondre de près.



VI

Le Caire.

  Les truchemans.--Zam-Beg.--La femme de Cani-Bey.--Le dîner
  maigre.--Visite à Naldarchos.--Ses inquiétudes au sujet des
  progrès des Turcs.--Les habitants du Caire.--20,000 morts par jour
  en temps de peste.--Maisons des principaux de la ville.--Chameaux,
  ânes et mulets.--Girafes.--Lions domestiques.--Éclairage. Le
  palais.--Les pyramides.--Matarieh.--Le baume.--Le sycomore.


Les truchemans étaient, au Caire, une espèce de magistrats chargés de
la police des étrangers. Ils avaient toutefois mission de les protéger
et de leur servir de guides et d'interprètes, et recevaient d'eux une
rétribution fixée d'ordinaire à 5 séraphs, monnaie d'or qui répondait
au ducat et valait 25 médines d'argent[45].

  [45] La monnaie de cuivre se prenait au poids.

Outre Cani-Bey, il y avait encore trois truchemans, qui ne tardèrent
pas à faire visite au chevalier. Heureusement, leur chef, nommé
Zam-Beg, connaissait la maison d'Adorne et en avait reçu de bons
offices lorsque Raphaël occupait le trône ducal. Il supplia Cani-Bey
de considérer nos Flamands non comme des Francs, mais comme ses amis
particuliers. Il se fit, de plus, un plaisir de leur faire voir ce que
le Caire offrait de remarquable et de leur fournir tous les
renseignements qu'ils pouvaient désirer.

Ces services, pourtant, ne furent pas gratuits. Zam-Beg reçut 20
ducats; Cani-Bey, de son côté, en exigea 7 ou 8, outre divers profits
qu'il savait se ménager. Du reste, il témoignait à ses hôtes toutes
sortes d'égards. Sa maison était égayée par une femme, jeune et belle,
qu'il avait et qui conversait librement avec eux.

Tout ce que les moeurs de ces chrétiens avaient, pour elle, d'étrange,
la divertissait extrêmement. Un vendredi, ils voulurent avoir du
poisson à leur repas. L'embarras était d'expliquer leur désir à la
gentille ménagère. Le jeune Adorne prit un papier et y traça, de son
mieux, la figure d'un poisson. Elle suivait des yeux, avec curiosité,
ce travail nouveau pour elle, et avant même qu'il ne fût terminé:
«Samphora!» s'écria-t-elle--c'était le nom d'une esclave qui parut
aussitôt et à qui elle ordonna d'aller acheter du poisson;--puis elle
s'empara du papier et elle le montrait à tout venant, surtout aux
amies qui lui rendaient visite, avec une joie et une admiration
naïves.

Cani-Bey conduisit le baron de Corthuy et ses compagnons chez l'un des
principaux officiers du Soudan. C'était une sorte de chancelier ou de
secrétaire, appelé Naldarchos. Après leur avoir demandé d'où ils
venaient et quel était le but de leur voyage, il les questionna
minutieusement sur les progrès de la puissance du Grand Seigneur,
laissant percer, à cet égard, tout autant d'inquiétude qu'on en
ressentait parmi les chrétiens. Naldarchos se fit ensuite présenter
les lettres de l'émir d'Alexandrie pour s'assurer du payement du
tribut; puis il congédia nos voyageurs.

Tantôt ils parcouraient la ville avec Zam-Beg, tantôt ils s'y
hasardaient seuls, nu-pieds et pauvrement vêtus du costume des
chrétiens d'Orient. Ce déguisement ne les mettait pas à l'abri des
insultes, ni même des mauvais traitements; pourtant ils se trouvèrent
plus en sûreté au Caire que dans le reste de l'Égypte: le peuple leur
parut, en général, plus doux et plus humain que partout ailleurs dans
ce pays; mais il n'y avait guère plus à se fier aux chrétiens dits de
la ceinture, ou d'autres sectes séparées de l'Église, qu'aux Maures.

Le Caire, suivant M. de Géramb, compte encore aujourd'hui environ cinq
cent mille habitants; c'était alors l'une des villes les plus grandes,
les plus riches et les plus peuplées du monde. Le sire de Corthuy
voulut savoir de Zam-Beg quelles étaient son étendue et sa population.
«Il y a vingt ans,» répondit-il, «que je suis au service du Soudan, et
pendant tout ce temps je n'ai cessé d'habiter cette ville; pourtant,
il m'arrive quelquefois de me trouver dans des quartiers qui me sont
tellement inconnus que, pour m'en retourner chez moi, il me faudrait
demander le chemin. Quant à la population, tout ce que j'en sais,
c'est que, l'été dernier, la peste enlevait, par jour, de vingt à
vingt-deux mille personnes.»

S'étant mis un jour en route deux heures avant le lever du soleil,
c'est à peine si vers midi nos voyageurs avaient traversé le Caire
dans toute sa longueur; encore couraient-ils plutôt qu'ils ne
marchaient, à côté du trucheman qui les accompagnait à cheval.

La ville était presque aussi large que longue; pourtant, sa plus
grande dimension était dans la direction du Nil, le long duquel elle
est bâtie. Sur la rive de ce fleuve s'élevaient les plus belles
maisons; mais c'était à l'intérieur surtout qu'elles étaient riches et
ornées. Les murs étaient revêtus de marbre; les pavés offraient
d'admirables mosaïques. Les salles basses n'étaient éclairées que par
une ouverture circulaire dans la voûte, et l'on y trouvait des bains
de marbre. Aux pièces supérieures, il y avait des fenêtres en saillie,
garnies de treillis en bois, peints de diverses couleurs. C'est là
que, comme suspendus dans l'air, les habitants se reposaient, dans les
chaleurs de l'été. Les maisons les plus somptueuses avaient même des
espèces de tours bâties en bois et terminées en terrasse, où l'on
allait prendre le frais.

La ville n'avait point d'enceinte; mais chaque quartier avait ses murs
et ses portes. Deux d'entre eux rappelèrent à nos voyageurs le
Châtelet et le Petit-Port de Paris.

Les mosquées étaient fort nombreuses, ornées de marbre poli et
accompagnées de hautes tours au sommet desquelles brillait le
croissant.

Six à sept mille chameaux étaient employés constamment à porter par
toute la ville l'eau du Nil, enfermée dans des outres. Dans chaque
quartier, on trouvait des ânes et des mulets, couverts de tapis et de
belles housses, que chacun pouvait louer. Les femmes les montaient à
califourchon, comme les hommes. Nos voyageurs virent au Caire des
girafes et plusieurs lions domestiques: ceux-ci se promenaient par les
rues sans qu'on y fit grande attention, tant la chose était ordinaire.

La nuit, le Caire était éclairé par des lampes qui brûlaient devant
les maisons des principaux habitants et les boutiques des
apothicaires.

Le château était bâti sur un rocher peu élevé. Renfermant le palais du
Soudan, qui était magnifique à l'intérieur, et les quartiers des
Mamelucks attachés particulièrement au service de ce souverain, il
présentait l'aspect d'une petite ville.

Après avoir vu tout ce que le Caire offrait de plus remarquable, le
chevalier fit, avec ses compagnons, quelques excursions dans les
environs. Ils allèrent d'abord visiter les ruines de Memphis, «en face
du Caire, sur l'autre rive du Nil, vers le désert qui sépare l'Égypte
de l'Afrique;» mais ce qui, entre ces restes de l'antiquité, attira le
plus leur attention, ce furent «des monuments de forme pyramidale,
parmi lesquels il y en a deux qui étonnent par leur hauteur, leur
masse et la dimension des pierres employées à leur construction.» Il
s'agit, on le comprend, des pyramides de Giseh et spécialement de
celles de Chéops et de Chephrem, hautes, l'une de 428 pieds 8 pouces,
l'autre de 398 pieds. On dit au sire de Corthuy que c'étaient là les
greniers de Pharaon; mais il jugea, avec plus de raison, que les
pyramides devaient avoir servi de tombeaux. Des vers latins qui y
avaient été tracés, mais que le temps avait effacés en partie, le
confirmèrent dans cette opinion.

Le 14 août, nos Flamands, montés sur des ânes et accompagnés de leur
trucheman, allèrent visiter un domaine du Soudan, nommé Matalea ou
Matarieh, l'ancienne Héliopolis. «C'est,» porte notre manuscrit, «le
lieu où Joseph se réfugia avec la Vierge sainte et Jésus, et dans
l'endroit qu'ils ont habité croît le baume: il découle naturellement
des feuilles d'un arbuste grêle et peu élevé.» Selon Breidenbach,
c'était un endroit enchanteur, tout parfumé de l'odeur des bananiers
et des fleurs, tout brillant de verdure et offrant à profusion les
plus beaux fruits. Là s'élevait un palais magnifique, des fenêtres
duquel on jouissait de la vue et des parfums de ces jardins délicieux.
Ils renfermaient un sycomore, encore existant aujourd'hui, sous
l'ombrage duquel la sainte famille se reposa, suivant la tradition;
près de cet arbre vénérable est une fontaine à laquelle on donne une
origine miraculeuse.

Peu d'années après la visite que le sire de Corthuy et Breidenbach,
son contemporain, firent à Matarieh, les bananiers périrent, le palais
fut négligé, et quand Pierre Martyr le vit, il commençait à tomber en
ruines. Aujourd'hui, l'ancienne Héliopolis est un mauvais village où
l'on ne voit que des masures et des débris.

Le chevalier se hâta de retourner au Caire, où il devait être témoin,
le même jour, d'une fête bien remarquable qui allait être célébrée
avec une pompe et une magnificence extraordinaires.



VII

Les Mamelucks.

  Les Soudans.--Le Calife du Caire.--Caiet-Bey.--Insolence des
  Mamelucks.--Leur caractère.--L'île de Rondah.--Le Mékias.--Portrait
  du Soudan.--Son cortége.--Costume des Mamelucks.--Signes de
  distinction parmi eux.--Gondole magnifique du Soudan.--Flottille
  de 1,200 barques.--Génuflexions.--Collation.--Signal de couper
  la digue.


Le Soudan d'Égypte, que nous allons voir paraître, passait encore pour
le plus grand des princes musulmans, quoique les progrès des Turcs
rendissent, de jour en jour, cette prééminence plus douteuse. Il
avait, selon notre manuscrit, de trente à quarante mille Mamelucks
sous ses ordres. La Syrie lui obéissait comme l'Égypte et il
entretenait toujours à Alep une puissante armée pour la défense de la
première de ces provinces.

«Il ne règne point,» est-il dit dans l'_Itinéraire_ du baron de
Corthuy, «par droit de naissance, mais à la manière des empereurs, par
élection et souvent par violence. Il est toujours pris parmi les
Mamelucks: le plus puissant d'entre eux est choisi, ou s'empare du
pouvoir. Ensuite il se fait reconnaître par le Calife, qui est comme
le pape des musulmans.»

En effet, lors de l'invasion des Mogols sous Dscingis-Khan et ses
successeurs, les Mamelucks en avaient arrêté le torrent, et ils
avaient accueilli un rejeton des Abassides qui porta au Caire l'ombre
du califat.

Le Soudan qui régnait à l'époque du voyage d'Adorne et que Breidenbach
trouva encore sur le trône, s'appelait Caiet-Bey, surnommé, selon
Macrisi, auteur arabe, al Malek, al Aschraf, al Mahmudi, al Daheri. Ce
souverain avait été esclave de Barsé-Bey.

Affranchi par le Soudan Malek-el-Daher, il fut choisi pour occuper la
même place, l'an 872 de l'hégire (1467). Son règne dura près de trente
ans. A sa mort, son autorité se trouva si bien affermie qu'il la
laissa à son fils âgé seulement de 16 ans; mais bientôt celui-ci fut
massacré, et le pouvoir passa de main en main, jusqu'à ce que Canso,
l'un de ceux qui en furent successivement revêtus, ligué avec
Schah-Ismaïl, souverain de la Perse, contre le sultan Sélim, ayant été
vaincu près d'Alep, en 1516, l'Égypte devint une province de l'empire
ottoman.

L'_Itinéraire_ donne des détails curieux sur les Mamelucks au temps
de leur puissance.

«Il gouvernent tout à leur volonté. Les Maures leur obéissent en
tremblant. Que de fois n'avons-nous pas vu cette soldatesque les
accabler de coups en pleine rue, soit pour ne pas avoir salué avec
assez de respect, soit pour d'autres motifs, et le plus souvent sans
motif! Ni leurs biens, ni leurs femmes ou leurs filles, ne sont à
l'abri de la convoitise des Mamelucks; ils séduisent facilement
celles-ci, car ce sont en général des hommes de belle taille et de
bonne mine. La plupart sont des renégats chrétiens, soit grecs, soit
russes, soit scytes, albanais ou esclavons.

«Leur adresse à cheval est admirable. Souvent, dans leur galop rapide,
nous leur vîmes ramasser à terre leurs flèches. Jamais ils ne
paraissent dans la campagne sans leurs arcs, leurs traits, leur épée,
et aucun Maure ne peut se montrer avec de telles armes qu'avec leur
congé.

«A une vie privée molle et voluptueuse, ils savent unir, au besoin,
une vie publique mâle et guerrière. Pour le surplus, ils ne songent
qu'à pressurer les Maures et les étrangers. Leurs paroles et leurs
manières sont douces et flatteuses; mais leurs actions n'y répondent
guère. Tous reçoivent du Soudan une solde proportionnée à leur rang.»

Tels étaient le monarque et les guerriers dont la présence devait
ajouter à l'éclat de la fête que nous allons décrire.

Dans une île du Nil, en face du Caire (l'île de Rondah), s'élevait un
vaste édifice, semblable à un château, bâti en partie sur la rive du
fleuve, en partie dans l'eau même qui la baigne. Là se voyait le
_Mékias_ ou _Nilomètre_, qu'un voyageur moderne décrit comme une
colonne octogone d'un seul bloc de marbre d'un blanc jaunâtre, avec un
chapiteau doré d'ordre corinthien. Cette colonne est divisée en
coudées d'Égypte, et elle est placée au milieu d'un puits ou bassin
carré dont le fond est de niveau avec le lit du Nil. Elle se trouvait
autrefois dans un temple de Sérapis; les musulmans la renfermèrent
dans une mosquée aujourd'hui en ruines. Le puits dans lequel elle est
maintenant est recouvert d'un dôme en bois chargé de peinture.
L'édifice décrit dans notre _Itinéraire_ devait être une construction
plus solide et plus imposante.

Lorsque le Mékias indiquait que le Nil avait atteint le terme de sa
crue, c'était l'usage que le Soudan ou son principal émir se rendit du
palais sur la rive du fleuve pour présider à la cérémonie dont nos
voyageurs furent témoins. Cette année le Soudan devait y assister en
personne, ce qui excitait encore l'empressement de la foule.

Elle affluait de la ville et des environs, à pied, à cheval, et dans
une multitude de barques dont le Nil était couvert. Après quelques
moments d'attente, on vit paraître Caiet-Bey et sa brillante escorte.
Il s'avançait à cheval avec beaucoup de dignité. C'était un homme de
haute stature et fort maigre. Quoique, parvenu seulement au trône
depuis trois ans, il ne fût pas d'un âge très-avancé, une barbe
blanche lui descendait sur la poitrine. On le disait digne de son rang
par ses qualités personnelles et courageux comme un lion.

Ses émirs l'entouraient. Une troupe nombreuse de Mamelucks les suivait
en bon ordre; tous montaient de magnifiques chevaux dont le frein et
la selle resplendissaient d'or et d'argent. Tant de fierté brillait
sur les traits des cavaliers, que cette pompe ressemblait à un
triomphe.

La richesse ordinaire du costume des Mamelucks prêtait au cortége son
éclat. Ce costume, en effet, était noble, imposant, magnifique.
C'était principalement par la coiffure qu'il différait de celui des
Maures. Elle consistait en un chapeau élevé et sans bords, d'une
étoffe rouge à longs poils, autour duquel des bandelettes blanches
étaient roulées en turban. Selon Pierre Martyr, cependant, le rouge
était remplacé pour les Mameluks attachés au service particulier du
Soudan, par le vert et le noir.

Chez le Soudan, son premier émir, le chef des truchemans et quelques
autres des principaux officiers, les bandelettes dont nous avons
parlé, formées d'une étoffe fine et souple, étaient disposées de
manière à présenter un certain nombre de plis onduleux, à peu près
comme si elles avaient été passées autour de chaque doigt d'une main
étendue en l'air. Le nombre de ces sortes de cornes indiquait le rang
de celui qui en était orné. Le Soudan seul en pouvait porter sept.

Quand il fut arrivé sur le bord du Nil, il descendit de cheval, ainsi
que ses principaux émirs, et ils entrèrent dans une barque qui les
attendait. Au milieu, on voyait un pavillon découvert, en bois
admirablement sculpté et doré, dans lequel on avait étendu des tapis
de soie, ornés de pierreries, pour servir de siéges à l'ancien esclave
de Barsé-Bey, aux émirs et aux seigneurs étrangers qui pourraient
l'accompagner. La voile était du plus beau drap d'or des Indes, les
cordages d'une matière non moins précieuse, et curieusement
travaillés, et tout le reste correspondait à cette magnificence.
D'autres barques élégantes, avec des voiles de soie, circulaient à
l'entour, portant les chefs des Mamelucks et les principaux habitants,
accompagnés de leurs femmes. Il y avait, en tout, de 1,100 à 1,200
embarcations; plusieurs étaient pleines de musiciens qui faisaient
retentir les rives des sons d'une musique barbare.

Toute la petite flotte vogua vers l'édifice que nous avons décrit.
Après qu'on eut constaté que le Nil avait atteint la hauteur requise,
on fit les génuflexions prescrites[46]. «On s'inclina vers le fleuve
en signe de reconnaissance,» dit l'_Itinéraire_. Ensuite le Soudan et
ses principaux officiers firent la collation dans l'édifice, au bruit
des instruments. Le repas fait, il rentra dans sa barque, et,
accompagné de toutes les autres, il suivit un bras du Nil traversé par
une digue. Arrivé à celle-ci, il s'inclina de nouveau; puis, d'un
mouchoir de toile très-fine et d'une blancheur éclatante, qu'il tenait
à la main, il donna le signal de couper la digue.

  [46] Sous la dynastie fatimite, le calife et le vizir faisaient
  chacun la prière et les génuflexions. (_Relations de l'Égypte_,
  par Abdallatif. Paris, 1810, aux notes.)

C'est de la sorte que, dans les courses de char, les magistrats
romains donnaient le signal du départ, ainsi que le représente une
belle mosaïque que nous avons vue à Lyon; mais ici la barrière
s'ouvrait à un fleuve dont les eaux allaient fertiliser l'Égypte.
Comme l'Usong de Haller[47], le chevalier flamand dut trouver quelque
chose d'imposant dans l'acte par lequel un homme commandait au pays la
fécondité.

  [47] Usong, 1{stes} Buch, 31. «Usong selbst fand etwas prägtiges in
  dem Befehle den ein Mensch gab das ein Reich fruchtbar werden
  sollte.»

La cérémonie terminée, Caiet-Bey remonta à cheval et retourna en pompe
au palais, au milieu des acclamations du peuple.



QUATRIÈME PARTIE.



I

La Caravane.

  Question de vie et de mort.--Abdallah.--Laurendio.--Station de
  Birket-el-Hadji.--Le mont Goubbé.--La mer Rouge.--Bateaux de
  bambou.--La fontaine de Moïse.--Campement de l'émir d'El Tor.--Les
  voyageurs se joignent à son cortége.--Les Bédouins.--Proclamations de
  l'émir.--Image vénérée par les musulmans.


Au Sinaï maintenant! La visite de ce mont fameux devait précéder celle
du Calvaire, comme la loi ancienne celle du Christ. Au moment
d'entreprendre un pareil voyage, il y avait, en ce temps, une question
de vie et de mort: c'était le choix d'un guide. Fort heureusement pour
nos voyageurs, quelques infidélités commises, dans l'achat de leurs
provisions, par le Maure Abdallah qu'Anselme Adorne avait retenu pour
cet emploi, obligèrent à le congédier. Il savait trop peu d'italien et
nos Flamands trop peu d'espagnol pour qu'ils pussent facilement
s'entendre mutuellement; son ignorance et sa mauvaise foi les eussent
exposés à périr misérablement dans le désert.

La Providence leur envoya à sa place précisément l'homme qu'il leur
fallait. Il se trouvait au Caire un gardien ou prieur du mont Sinaï,
qui avait auprès de lui son frère en qualité de procurateur du
monastère. C'était un Grec de Candie, appelé Lucas, mais qui, en
entrant au couvent, avait pris le nom de Laurendio: les Arabes lui
donnaient familièrement celui de _Logo_. Il parlait l'italien et
l'arabe, et s'exprimait même dans cette dernière langue avec une
facilité et une éloquence qui, jointes à son adresse et à sa prudence,
devaient faire passer heureusement le sire de Corthuy et sa suite à
travers mille dangers. C'était de plus un homme fidèle, intègre,
expérimenté et connaissant parfaitement le pays et ses habitants. Le
prieur le céda à notre chevalier pour le conduire, moyennant une
rétribution convenue, au mont Sinaï et de là à Jérusalem.

Le sire de Corthuy quitta le Caire le 15 août avec sa suite ordinaire,
Laurendio, trois Arabes et six chameaux chargés de bagages et de
provisions, telles que biscuits, fromage et autres victuailles qui
n'ont pas besoin de cuisson. Ces vivres étaient destinés non-seulement
à leur usage, mais à être distribués aux Arabes qu'on rencontrerait,
afin de les contenter et de prévenir ainsi leurs embûches.

Une semaine de repos avait fait oublier à nos voyageurs les fatigues
qu'ils avaient endurées; mais nul, parmi eux, ne montrait plus
d'ardeur et de curiosité que le Chevalier. Le 16, on remplit les
outres à Birché[48]. A quelques milles de là, des Arabes à pied et à
cheval entourèrent Anselme et sa petite troupe, demandant des séraphs
d'or; pourtant, ils se contentèrent d'une assez modique rançon.

  [48] Birket-el-Hadji, première station de la caravane de la
  Mecque, selon Burckardt.

Nos voyageurs traversèrent, jusqu'au coucher du soleil, une plaine
sablonneuse; après une halte, s'étant remis en route à la clarté de la
lune, ils atteignirent, le 17 au soir, la croupe d'une montagne
appelée Goubbé. Ils y passèrent la nuit sur un plateau parsemé
d'arbustes grêles que les chameaux broutaient avec avidité. Les
moucres[49] n'osèrent y allumer du feu, de peur de donner l'éveil à
des Arabes qui avaient laissé en ce lieu l'empreinte de leurs pas.

  [49] Conducteurs de chameaux.

Vers le milieu de la nuit, on se remit en route, et, au lever de
l'aurore, nos voyageurs aperçurent à leur droite la mer Rouge, tandis
qu'à leur gauche s'élevait le sommet du mont Goubbé. Après avoir
côtoyé cette mer pendant deux jours, ils virent le lieu où les enfants
d'Israël la franchirent à pied sec. Suivant l'_Itinéraire_, «elle peut
avoir en cet endroit cinq milles de largeur.»

Dans cette partie de leur route, nos Flamands virent quelques petits
vaisseaux dans la construction et le gréement desquels il n'entrait
aucune parcelle de fer. De grosses pierres tenaient lieu d'ancres. La
charpente était formée de grands roseaux des Indes, assemblés au
moyen de fils d'écorce et enduits d'huile de poisson. Les voiles
étaient faites de feuilles. Les grands vaisseaux indiens qui
naviguaient sur la mer Rouge, et dont quelques-uns portaient une
cargaison trois fois plus considérable que les plus fortes caraques de
Gênes, étaient également construits en bambous, avec des nattes pour
voiles.

Le baron de Corthuy s'arrêta près d'un édifice qui renfermait trois
citernes. L'eau en était noire et fétide; néanmoins les moucres et les
chameaux s'en abreuvèrent avidement. Ce bâtiment était habité par un
chef arabe chargé par le Soudan de protéger les voyageurs. Ceux-ci, en
retour, lui payaient un _gaphirage_[50] ou tribut. Il le fixait à sa
fantaisie pour les Francs, et n'épargna pas notre chevalier.

  [50] Caffar.

Dans la nuit, celui-ci arriva à la fontaine de Moïse, appelée dans
l'Écriture _Mara_: c'est celle dont le législateur des Hébreux rendit
les eaux douces en y plongeant un bois que Dieu lui indiqua[51]. Nos
voyageurs firent là une remarquable rencontre que Laurendio sut mettre
à profit pour rendre leur route plus sûre.

  [51] _Exode_, cap. X, v. 23, 24, 25.

Non loin de la fontaine était campée une caravane où l'on comptait
plus de 400 chameaux: c'était le cortége d'un émir, récemment nommé
gouverneur d'El Tor, ville située au sud de la presqu'île où s'élève
le mont Sinaï; celle-ci est formée par les deux bras principaux qui
terminent la mer Rouge au septentrion. L'émir, dans sa route pour
prendre possession de son gouvernement, faisait halte en cet endroit.

Aux premières lueurs du jour, on entendit le clairon retentir devant
la tente de ce chef. En un instant tout s'agite et bientôt la caravane
est en marche. Une troupe nombreuse d'hommes d'armes environnait
l'émir. Ses femmes et ses concubines raccompagnaient dans de belles
litières couvertes et portées à dos de chameau. De temps en temps des
musiciens faisaient retentir l'air du son des tambours, des fifres,
des clairons et d'autres instruments.

A la faveur des clartés douteuses de l'aube, le Chevalier et sa suite
s'étaient mêlés à cette caravane; cependant, lorsque le jour brilla
dans tout son éclat, l'émir s'aperçut de l'augmentation de son
cortége. Ayant fait appeler Laurendio: «Quels sont ces gens-là?» lui
demanda-t-il.--«De pauvres moines grecs de mon ordre,» répondit le
guide. L'émir se contenta de cette explication plus adroite que
sincère.

Chemin faisant, la caravane rencontra plusieurs partis d'Arabes. Peu
s'en fallut qu'une de leurs bandes n'en vînt aux mains avec les gens
de l'émir, et nul doute que si ces brigands avaient rencontré le
Chevalier brugeois, marchant isolément avec sa petite troupe, ils ne
l'eussent dépouillé. Toutefois, la suite de l'émir n'était guère mieux
disposée en faveur de ces chrétiens que les Bédouins eux-mêmes. Nos
voyageurs étaient livrés à de continuelles appréhensions et recevaient
des preuves nombreuses de mauvais vouloir.

On fit ainsi route tout le jour, et le soir on s'arrêta dans une
plaine sablonneuse. Le vent soulevait des nuages d'une poudre fine
qui, retombant sur tous les objets, eut bientôt entièrement couvert
les effets du sire du Corthuy. La caravane quitta ce campement à
minuit; elle atteignit vers midi des montagnes de sable couvertes
d'arbustes et d'où coulait une eau assez limpide. Le soir on fit halte
dans une vallée entourée de hautes montagnes. Là, l'émir fit à cheval
le tour du camp. On portait devant lui des lanternes allumées, au bout
de longs bâtons, et un héraut qui le précédait annonçait, à haute
voix, que l'émir étant arrivé à la limite de son territoire, punirait
quiconque se rendrait coupable de quelque crime.

Le lendemain, la caravane passa devant une caverne que tous les Arabes
allèrent visiter avec une grande dévotion: on y voyait l'image,
grossièrement sculptée, d'une jeune fille à laquelle un brutal
ravisseur avait ôté l'honneur et la vie, et qui était ensevelie dans
ce lieu. C'est chose assez étrange chez des musulmans, que cette
figure ainsi environnée de leurs hommages.

Un peu plus loin, Laurendio avertit secrètement le sire de Corthuy et
ses compagnons qu'on était arrivé au point où leur route et celle de
l'émir se séparaient. En conséquence, nos voyageurs ralentirent
insensiblement le pas, de manière à se laisser devancer par la
caravane, et lorsqu'ils la virent s'éloigner, ils prirent, sans bruit,
le chemin qui devait les conduire à leur destination.



II

Le mont Sinaï.

  Délicieuse vallée.--Les Gerboas.--Opinion des Arabes
  sur la manière de tuer le gibier.--Montagne écroulée.--Inscriptions
  latines.--Montée périlleuse.--Adorne sauvé par son fils.--Monastère
  de la Transfiguration.--Église.--Châsse de sainte Catherine.--Chapelle
  latine.--Puits de Moïse.--Jardins des religieux.--Monts de Moïse
  et de Sainte-Catherine.--Roche remarquable.--Traité entre les
  Caloyers et les Arabes.--Exigences de ceux-ci.--Souvenir de Laurendio.


Après une marche longue et pénible à travers des sables brûlants, le
sire de Corthuy se trouva avec délice dans une charmante vallée semée
de buissons verdoyants et de quelques beaux arbres. On y voyait courir
des lièvres et des rats de couleur fauve et blanche, avec les jambes
de derrière fort longues. Hasselquist[52] et Clarke[53] décrivent cet
animal qu'ils appellent _Gerboa_. Le second de ces auteurs admire la
hauteur des sauts d'un si petit quadrupède et la faculté qu'il a de
changer de direction quand il est en l'air. Les Arabes qui
accompagnaient Anselme Adorne prirent un de ces rats et le mangèrent
cru. Ils étaient plus difficiles sur la manière de tuer un animal,
pour s'en nourrir, que sur celle de l'apprêter. Un jour, avec le bâton
qu'ils portent d'ordinaire à la main, et quelquefois derrière le cou
pour y reposer leurs bras, l'un d'eux avait abattu une perdrix; il la
remit à un de nos Flamands qui s'empressa de tordre le cou à l'oiseau.
A cette vue, les Arabes jetèrent un cri d'horreur, et dès ce moment
ils ne voulurent plus prendre pour ces voyageurs ni perdrix, ni oiseau
d'aucune espèce: ils prétendaient qu'on n'ôtât la vie d'un animal
qu'avec un couteau, et autant que possible vers l'heure de midi.

  [52] Voyage dans le Levant.

  [53] Voyage en Russie, en Tartarie et en Turquie.

Poursuivant sa route, Anselme arriva le soir près d'une montagne qui
s'était écroulée et avait jonché le sol de masses gigantesques de
rocher. Sur un de ces blocs, nos voyageurs aperçurent des caractères
qu'on y avait tracés. Quelle fut leur joie en y lisant des paroles en
latin, cette langue commune de l'Occident et de la chrétienté! A leur
tour ils gravèrent leurs noms sur cette pierre.

Non loin de là, des sources nombreuses, sortant d'entre les rochers,
arrosaient un agréable bosquet de dattiers. C'est l'endroit décrit
dans ce passage de l'Écriture: «_Venerunt in Elim filii Israel, ubi_
_erant duodecim fontes aquarum et septuaginta palmæ_.[54]»

  [54] _Exod._, cap. XV, v. 27.

Après avoir traversé ensuite d'arides solitudes, le Chevalier
atteignit, le 24, des rochers escarpés qu'il fallait gravir pour
arriver au couvent. La distance était de huit à dix milles, le chemin
étroit, glissant et bordé de précipices. C'est probablement le même
que suivit M. de Géramb[55]. Tous les voyageurs mirent pied à terre, à
l'exception du Chevalier qui, se trouvant en ce moment atteint d'une
grave indisposition, demeura étendu dans une grande corbeille portée
par un chameau. Jean Adorne suivait, avec Gausin, observant d'un oeil
inquiet tantôt les profondeurs qui bordaient la route, tantôt les
mouvements de l'animal auquel un dépôt si précieux était confié. Tout
à coup le chameau chancelle! Le jeune homme pousse un cri d'effroi, et
accourant en même temps que Gausin, il a le bonheur d'empêcher son
père de rouler dans l'abîme.

  [55] T. III, p. 180.

Enfin, après une pénible montée, nos voyageurs aperçurent au pied du
mont Sinaï, dans une petite plaine environnée de trois côtés de
montagnes très-élevées, une enceinte carrée de hautes et fortes
murailles; ils y pénétrèrent par trois portes de fer, laissant dehors
les Arabes qui les accompagnaient, et furent surpris de voir une sorte
de petite ville: c'était le célèbre monastère de la Transfiguration.

Aujourd'hui, l'on y entre par une lucarne élevée de quarante pieds au
moins au-dessus du sol, au moyen d'une corde attachée à une poulie.
La porte est murée et ne s'ouvre que pour le patriarche de
Constantinople[56].

  [56] _Voyez_ de Géramb, p. 190, 191.

Au milieu de l'enceinte s'élève l'église bâtie en marbre et couverte
de plomb. Elle est divisée en trois nefs par deux rangs de colonnes.
Le sire de Corthuy admira le poli et le travail du marbre dont elles
sont formées et l'éclat des lampes qui éclairaient l'intérieur de
l'église. De sa partie occidentale, on le fit descendre par des degrés
de marbre dans un lieu voisin du choeur, où les restes de sainte
Catherine, transportés là, du haut de la montagne sur laquelle ils
furent trouvés, reposaient dans une tombe de marbre blanc. Les
gardiens lui montrèrent ces saints ossements avec une grande
solennité.

A peu de distance de ce sanctuaire, on lui indiqua la place où, lui
dit on, Moïse vit le buisson ardent.

Il y avait encore dans le monastère deux chapelles grecques et une
pour les Latins. Sur l'autel de celle-ci était ouvert le missel
romain; mais le père de Géramb nous apprend que les catholiques en ont
été dépouillés il y a un siècle et demi.

Suivant l'_Itinéraire_, on montrait dans le monastère la fontaine que
Moïse fit jaillir d'un rocher en le frappant de sa baguette: il semble
pourtant qu'il s'agissait plutôt du puits auprès duquel Moïse
rencontra les filles de Jéthro.

Autour du couvent, ce ne sont que rochers arides et déserts;
cependant, à force de patience et d'industrie, les frères avaient
créé dans des vallons où se trouvaient des fontaines, quatre ou cinq
jardins qui produisaient toutes sortes de fruits.

«Les montagnes qui entourent le couvent forment quatre chaînes qui
s'étendent au loin,» dit Jean Adorne dans l'_Itinéraire_ de son père.
«Je pense que toutes font partie du Sinaï; mais parmi ces montagnes,
il y en a deux qui l'emportent en sainteté et en célébrité: ce sont le
mont de Moïse et celui de Sainte-Catherine. Le premier est peu éloigné
du couvent; on y monte par un bel escalier de marbre.» Cet escalier
doit avoir été en grande partie détruit, puisque, suivant la relation
du trappiste voyageur, la montée ne se compose, pour ainsi dire, que
de quartiers de porphyre feuilleté et de fragments de roche aigus. A
moitié chemin est une chapelle qui rappelle le séjour du prophète Élie
sur la sainte montagne. On voit au sommet les ruines de deux églises
et une mosquée. Près de là on montre l'ouverture de rocher où Dieu fit
placer Moïse[57].

  [57] De Géramb, t. III, p. 207 et suiv.

Le mont de Sainte-Catherine, selon l'_Itinéraire_, est à peu près deux
fois plus élevé que celui de Moïse. Sa hauteur est de 8,452 pieds
au-dessus du niveau de la mer Rouge. On y voit un rocher sur lequel
est empreint, dit-on, le corps de la sainte qui y reposa pendant
plusieurs siècles[58].

  [58] _Ibid._ p. 215.

En s'avançant entre les montagnes, nos Flamands trouvèrent, au milieu
d'une plaine, une roche énorme que les fils d'Israël traînaient après
eux quand ils traversèrent le désert, sous la conduite de Moïse, et
d'où jaillissaient douze fontaines. «On en voit encore,» porte notre
manuscrit, «les marques et pour ainsi dire les cicatrices.» En effet,
ce bloc de granit, suivant un voyageur philosophe, laisse voir à sa
surface verticale une rigole d'environ dix pouces de largeur sur trois
pouces et demi de profondeur, traversée par dix ou douze stries ou
découpures de dix ponces environ de profondeur, qu'a formées le séjour
de l'eau. Ce sont bien là les cicatrices remarquées par Jean Adorne.

Il y avait dans le monastère, lorsqu'il le visita avec son père,
environ quarante-quatre moines du rite grec, appelés _Caloyers_. Entre
ceux-ci et les Arabes du voisinage, il existait une sorte de traité.
Chaque semaine les derniers recevaient du couvent un certain nombre de
pains, et ils devaient en revanche le respecter, eux-mêmes et le
protéger contre leurs compatriotes. Ces pains étaient distribués par
une fenêtre élevée et munie de barreaux de fer; mais les chefs étaient
admis entre la première et la seconde porte, et recevaient
non-seulement du pain, mais différents mets.

Tandis que le sire de Corthuy était au monastère, une guerre sanglante
et acharnée régnait entre les Arabes: leurs principaux chefs y avaient
succombé, et ils étaient tombés dans une complète anarchie. On les vit
bientôt accourir en foule, tous se prétendant en droit d'exiger un
tribut du Chevalier. Il fallut contenter les plus considérables,
tantôt par des présents, tantôt par des discours où Laurendio déploya,
avec le plus heureux succès, son éloquence insinuante.

Au bout de huit jours passés au couvent, Anselme Adorne ordonna à ses
moucres de se préparer à prendre le chemin de Gazara. Cette annonce
souleva de leur part de vives objections. Ils avaient remarqué, sur le
sable, les traces récentes du pas d'une troupe de 20 Bédouins: ils
pressèrent donc le Chevalier d'attendre un moment plus favorable et de
différer son départ; mais Anselme, mettant sa confiance en Dieu et
invoquant le secours de la sainte qu'on révère en ces lieux, n'eut
point égard à ces remontrances. Son fils, avant de quitter les frères
Caloyers, en obtint du papier pour continuer son journal. Laurendio y
écrivit en italien quelques lignes qui montraient combien il était
versé dans cette langue, et que Jean Adorne conserva comme un précieux
souvenir d'un homme auquel Anselme et ses compagnons eurent de si
vives obligations.



III

Les Arabes.

  Le guide brigand.--La tribu des Ben-Ety.--La précaution
  singulière.--Prétentions des moucres.--Les bons Arabes.--Ils
  attaquent les voyageurs.--Gazara.--Le patriarche.--Beau site
  de Berseber.--La terre sainte.--Sa fertilité.--Mauvais
  gîte.--Hébron.--Départ de Laurendio.--Jérusalem.--Les
  croisades.--Godefroy de Bouillon.--Le Tasse.


Lorsque le Chevalier quitta le monastère du Sinaï, sa suite s'était
grossie d'un personnage qui devait l'accompagner jusqu'à Gazara:
c'était un Arabe blanchi dans la ruse et le crime. Brigand des plus
insignes, il n'eût pas manqué de dépouiller nos voyageurs s'il les
avait rencontrés dans le désert; mais ces solitudes étaient alors
infestées par la tribu des Ben-Ety, dont le signe distinctif était
des bandelettes de toile qui enveloppaient leurs jambes. Pour se
mettre à couvert de leurs attaques, il fallait avoir, dans sa
compagnie, l'un d'entre eux, et c'est à ce titre que l'on s'était
entendu avec le vieux bandit. Connaissant tous ceux de l'Arabie, ainsi
que leurs repaires et les routes qu'ils suivaient, il pouvait, mieux
que personne, aider à les éviter. Ce nouveau guide usait d'une
singulière précaution et qui, au premier abord, ne semblait pas bien
propre à inspirer la confiance: chaque soir, avant qu'on se couchât,
il appelait à haute voix, par noms et surnoms, toutes les familles et
les tribus d'Arabes, surtout les plus connues par leurs exploits
contre les passants. Il les suppliait, si elles étaient cachées dans
les montagnes, de venir visiter la petite caravane.

«Voyez!» semblait-t-il dire, «nous vous connaissons, nous vous
appelons, nous sommes des vôtres.»

La crainte d'avoir affaire à ces brigands n'était pas la seule
préoccupation de nos voyageurs. Ils avaient continuellement à lutter
avec leurs propres moucres qui élevaient, à chaque instant, des
prétentions contraires aux conventions faites avec eux au départ.

Dès qu'on leur résistait, ils menaçaient d'abandonner les voyageurs.
C'était surtout aux vivres qu'ils en voulaient: on était forcé de
partager avec eux des provisions qui n'étaient que trop réduites par
les exigences des Arabes du désert.

Pour ne pas être dépouillés pendant leur sommeil, voici l'ordre que
nos voyageurs observaient: plaçant leurs bagages et leurs provisions
en un tas, ils se rangeaient à l'entour pour dormir, et leurs chameaux
formaient un cercle qui les environnait.

Ce fut huit jours après son départ du monastère, que le sire de
Corthuy commença, de nouveau, à rencontrer des Arabes. Il était occupé
à terminer son repas: surviennent deux cavaliers armés de lances et
d'épées. Après avoir rôdé quelque temps autour des voyageurs, ils
s'éloignent et vont rejoindre une bande d'une quinzaine d'Arabes dont
on apercevait de loin les tentes et les chameaux. Il fallait
nécessairement traverser le défilé qu'ils occupaient, ce qui ne
présentait rien de bien rassurant; mais les moucres répétèrent à nos
Flamands que c'étaient de bons, de très-bons Arabes.

On arrive près de ces bons Arabes, et aussitôt trois d'entre eux,
armés de longues lances, fondent sur Anselme et sa petite troupe,
tandis que d'autres l'enveloppent de toutes parts. Quelques-uns des
assaillants, tirant alors leurs épées, se précipitent, avec de grands
cris, sur un chameau et en jettent à terre la selle et la charge.
Heureusement, il y avait parmi ces brigands un vieillard, à barbe
blanche, que Laurendio connaissait. Ce guide fidèle fit si bien que,
gagné par ses discours et ses présents, le vieil Arabe devint le
protecteur de nos Flamands.

Pourquoi, se dira-t-on peut-être, dans tous ces périls que le
Chevalier rencontre chez les mécréants, ne lui voit-on pas tirer sa
bonne épée et pourfendre ceux qui osent l'attaquer? Don Quichotte,
sans doute, n'eût pas manqué, à sa place, de le tenter et s'en serait
tiré comme on sait; mais, au moins, il était armé de pied en cap,
tandis que nos voyageurs étaient réduits à cacher leur condition sous
l'extérieur le plus humble et le plus pacifique.

Enfin, ils arrivèrent à Gaza que leur _Itinéraire_ appelle aussi
Gazara. C'était une ville de médiocre étendue, qui avait quelques
belles mosquées et de fortes tours, mais point de murailles. Dans le
lieu où logea le chevalier, se trouvait un patriarche avec qui il fut
heureux de lier connaissance: c'était un homme éminent et tout divin.

Anselme Adorne se joignit, à Gaza, à une caravane. Après avoir passé
par quelques bourgs et plusieurs villages, et traversé divers
ruisseaux, il vit des montagnes assez élevées et fort pittoresques,
ombragées d'oliviers, d'amandiers et d'autres arbres chargés de
fruits. Au sommet de l'une d'elles paraissait un bourg appelé
Berseber[59], premier endroit qui, du côté du sud, appartienne à la
Terre Sainte.

  [59] Bersabée.

«La terre promise a beaucoup plus d'étendue en longueur qu'en largeur.
En effet, de Dan à Berseber, qui est sa plus grande longueur du nord
au sud, il y a 140 milles; tandis que sa largeur d'orient en occident,
depuis les confins de Jérico jusqu'à Joppé, n'est guère que de 40
milles. Ce n'est qu'une petite province; mais elle est la plus sainte,
la plus illustre et la plus fertile de la terre. Son sol produit
spontanément nombre de plantes que nous obtenons avec peine par la
culture, comme la sabine, la rue, les roses, le thym et bien
d'autres.»

Ce passage, que nous empruntons à notre manuscrit, n'est pas le seul
où la fertilité de la Terre Sainte y soit vantée. M. de Géramb ne la
retrouve que «dans les endroits déblayés de ronces et de pierres et
soumis à quelque culture.» Il semble donc y avoir, dans l'état de la
contrée, une progression d'abandon et d'indigence qui s'explique par
les guerres, les dévastations, le despotisme, misérable partage de
cette terre autrefois bénie.

A Bersabée, le sire de Corthuy fut logé, pour la nuit, dans un grand
édifice carré, muni d'épaisses murailles. Ce bâtiment avait bonne
apparence et ressemblait à un château; mais il était nu à l'intérieur:
ses murs tombaient en ruine; ses salles étaient pleines de serpents et
d'autres reptiles venimeux. Le Chevalier alla coucher, avec son fils,
dans une galerie ouverte, attenante à l'édifice; mais ils ne purent
fermer l'oeil: à chaque instant les habitants du bourg inventaient
quelque nouvelle méchanceté pour troubler leur repos.

Le jour suivant, nos voyageurs virent Hébron, «ville assez
considérable, ornée de belles maisons de marbre et dont le site est
ravissant: ce ne sont à l'entour que collines fertiles et riantes,
entrecoupées de frais ruisseaux, et la douceur du climat concourt à
faire de ce lieu l'un des plus agréables du monde.»

N'étant plus qu'à peu de distance de Jérusalem, le Chevalier renvoya
ses Arabes et leurs chameaux et se sépara de Laurendio. Cette suite,
qui devenait superflue, fut remplacée par un Maure entièrement
étranger aux langues de l'Occident, d'ailleurs homme honnête et droit,
dont Anselme n'eut qu'à se louer.

Ce fut pourtant avec un sentiment pénible que notre voyageur vit
s'éloigner l'habile et courageux Caloyer auquel l'_Itinéraire_ rend ce
témoignage: «Si nous échappâmes aux périls multipliés de notre route,
c'est à frère Laurendio que nous le devons.»

Nos Flamands, maintenant, voyaient les montagnes s'élever et, au
milieu d'elles, s'ouvrir l'aride bassin décrit par M. de Chateaubriand
dans _les Martyrs_; leurs yeux y cherchaient avidement et y aperçurent
enfin cet amas vénéré de masures et de ruines: Jérusalem!

A ce nom, que de souvenirs se pressent dans la pensée! Les rois, le
temple, les prophètes; puis un gibet se dresse pour le Sauveur; puis
c'est Titus et ses légions vengeresses; puis devant l'instrument du
supplice s'inclinent les empereurs! Omar leur enlève la ville sainte.
Rattachée quelque temps de nouveau à l'empire d'Orient, elle est
reprise par les Fatimites. Les Turcs Seljoncides, de la Perse dont ils
s'étaient rendus maîtres, s'étendent dans la Syrie et la Palestine.
Effrayés des progrès de ces nouveaux conquérants, l'empereur grec
Michel Ducas et, après lui, Alexis Comnène, appellent le secours de
l'Occident. La croisade est prêchée et la foule émue s'écrie: _Diex le
volt!_

La multitude qui marche en désordre sous la bannière de Pierre
l'Hermite ou d'autres chefs, périt par milliers en Hongrie, en
Bulgarie, dans l'Asie Mineure, et lorsqu'une armée plus aguerrie eut
franchi le Bosphore, ces croisés, comme les soldats de Germanicus,
trouvèrent sur leur passage les ossements de leurs devanciers.

Cette armée renfermait tout ce que la chevalerie eut jamais de plus
illustre. Nicée est enlevée aux Seljoncides. Baudouin, frère de
Godefroy de Bouillon, fonde à Édesse une principauté qui devient le
boulevard des chrétiens; ils surprennent Antioche, ils assiégent
Jérusalem, dont le Soudan d'Égypte venait de s'emparer. Lethalde et
Englebert de Tournay s'élancent les premiers dans la cité sainte.
Godefroy, proclamé roi, garde 300 chevaliers pour la défense d'une
conquête qui avait coûté un million d'hommes à l'Occident (1098).

Au bout de moins d'un demi-siècle, une nouvelle puissance musulmane
menace les chrétiens amollis et divisés. Zengui, chef curde qui
prenait le titre d'Atta-Beck, (père des rois), s'empare d'Édesse;
Noureddin, son fils, de Damas. Sala-Eddin, neveu d'un des généraux de
celui-ci, remporte, en 1187, une victoire décisive, fait prisonnier
Lusignan, l'un des successeurs de Godefroy, prend Ptolémaïs et
plusieurs autres villes de la terre sainte; Jérusalem même tombe en
son pouvoir, et depuis, si l'on excepte l'équivoque apparition de
l'empereur Frédéric II, les chrétiens qui voulaient rendre hommage au
tombeau sacré n'entrèrent plus dans la capitale de la Judée qu'en
pèlerins, comme nos voyageurs.

Ceux-ci atteignaient enfin le but principal de leurs courses
périlleuses. Nous n'essayerons pas de décrire les sentiments qui les
agitaient: ils l'ont été par un voyageur moderne[60] qui en était
également pénétré, et, avant lui, dans les vers admirables où le Tasse
dépeint les guerriers chrétiens apercevant la cité sainte, se la
montrant les uns aux autres, la saluant de mille voix, puis se
prosternant dans la poussière avec des sanglots et des larmes.

  [60] Le père de Géramb.



IV

Jérusalem.

  Monastère de Sion.--La peste.--Le temple de Salomon.--La mosquée
  d'Omar, vue du mont des Oliviers.--L'église du Saint-Sépulcre.--Les
  gardiens du saint tombeau.--Fête de l'Exaltation de la
  Croix.--Office de diverses sectes.--Le jardin des Olives.--La vallée
  de Josaphat.--Les grottes de Saint-Saba.--Les montagnes de
  Judée.--Jérico.--Le Jourdain.--La mer Morte.


En arrivant dans le monastère de Sion où il venait loger, le Chevalier
apprit que peu de jours auparavant, il était mort de la peste, soit en
cet endroit, soit à Ramla et à Jaffa, non moins de 49 pèlerins, et,
parmi eux, les compagnons de voyage dont il s'était séparé à Rome.

A la douleur que lui causa cette triste nouvelle se joignait une
appréhension trop naturelle: il fallait passer une partie du jour et
reposer la nuit dans les lieux mêmes où la contagion venait de frapper
une partie de ces victimes; l'air y était, pour ainsi dire, encore
imprégné de leur haleine et comme mêlé à leur dernier soupir. Ces
remarques, Anselme Adorne les faisait sans doute; mais elles ne
changeaient point ses résolutions. Rien n'était plus loin de sa pensée
que de quitter Jérusalem avant d'avoir vu les nombreux objets que
cette ville et ses environs offraient à sa dévotion et à sa curiosité.

Parmi eux, il faut compter les vestiges du temple de Salomon, sur le
mont Moriah: c'étaient «des murs gigantesques, indiquant parfaitement
par leur disposition celle du saint édifice.» Ils étaient alors mieux
conservés qu'aujourd'hui, car le sultan Soliman paraît avoir employé,
en 1534, une partie de ces débris à la construction des murailles de
Jérusalem.

Sur l'emplacement de l'ancien temple, Omar fit élever la principale
mosquée. Convertie en église par les croisés, elle fut rendue à sa
première destination par Saladin. Un ancien voyageur, Mandeville,
l'appelle pourtant encore _le temple du Seigneur_. L'oeuvre du
lieutenant de Mahomet semblait ainsi se confondre, dans les esprits,
avec celle du fils de David et participer à la vénération due à un tel
souvenir.

C'est, suivant un voyageur moderne, un assemblage de plusieurs
mosquées et chapelles qui s'élèvent au milieu d'une vaste enceinte;
mais, parmi ces constructions, la plus remarquable est un bâtiment
octogone, surmonté d'un dôme et renfermant une roche à laquelle se
rapportent diverses traditions.

Nos voyageurs ne pouvaient essayer de pénétrer dans ces lieux
consacrés au culte musulman; ils durent se contenter d'une vue
lointaine et furtive. En face du mont Moriah s'élève le mont des
Oliviers, consacré par d'autres souvenirs. De là, l'oeil embrasse
toute la ville de Jérusalem; les vestiges aussi bien que l'emplacement
de l'ancien temple forment le premier plan de ce tableau imposant. Le
sire de Corthuy et ses compagnons, gravissant la sainte montagne aux
approches de la nuit, vers l'heure où les musulmans s'assemblent pour
la prière, découvrirent de là l'intérieur de la mosquée d'Omar, à la
lueur d'une infinité de lampes qui l'éclairaient.

Nous étant proposé de raconter les aventures du voyageur brugeois
plutôt que de décrire, en détail, tout ce qu'il a vu, nous devons
renoncer à énumérer tous les lieux consacrés qu'il visita. Nous
croyons rendre meilleur service au lecteur en le renvoyant à l'ouvrage
de Mgr. Mislin sur _les Saints Lieux_, où ce sujet est traité avec
l'étendue qu'il réclame et que nous regrettons de ne pouvoir lui
donner. On pense bien qu'Anselme et son fils étaient impatients,
surtout, de contempler l'église, célèbre dans toute la chrétienté, qui
était, pour leur famille, l'objet d'une vénération si particulière.
Voici l'idée qu'en donne leur relation.

«Sous le nom d'église du Saint-Sépulcre, on comprend deux églises
réunies sous un même toit. Celle du Saint-Sépulcre, proprement dite,
est vaste et de forme ronde. L'autre, celle du Golgotha, qui sert de
choeur à la première, est oblongue et un peu plus basse.»

«Ce temple, qui renferme plusieurs lieux sanctifiés par la passion du
Seigneur, est magnifiquement orné, à l'intérieur, de colonnes de
marbre; il a deux tours: l'une, à l'occident, bâtie en briques, est
carrée et fort haute; l'autre est ronde, large et peu élevée: celle-ci
est couverte en plomb.»

«Au milieu de la seconde église est l'endroit où le corps de Jésus fut
déposé, lavé et enduit de parfums.» (La pierre de l'onction.) «Près de
là s'élève le Calvaire où l'on monte par deux escaliers.»

«Au centre de la première église est un petit édifice quadrangulaire,
mais plus long que large: c'est le lieu de la sépulture de notre
Seigneur. La tour ronde (coupole) s'élève précisément au dessus.»

En comparant les descriptions des lieux saints que présentent divers
récits de voyages faits au moyen âge, nous trouvons entre elles
beaucoup de ressemblance; il semblerait même qu'elles eussent un type
commun dans quelque ouvrage usuel qui passait de main en main. On ne
doit guère s'attendre à y rencontrer l'expression vive, et pour ainsi
dire passionnée, de l'émotion que tout chrétien, et même tout homme
qui pense, éprouve à la vue de cette tombe, point de départ d'une ère
nouvelle de régénération morale et de civilisation plus humaine et
plus pure que l'ancienne; mais alors la foi avait un empire si peu
contesté, la religion tenait tant de place dans tous les actes de la
vie, qu'on ne songeait pas même à rendre des sentiments si bien
compris de chacun.

L'entrée de l'église du Saint-Sépulcre n'était point libre; il
fallait, pour y pénétrer, obtenir la permission du trucheman du Soudan
et payer un tribut d'environ 5 ducats par tête. Aujourd'hui, cette
permission s'accorde avec moins de difficulté. Après de si grands
changements dans la situation politique de l'Orient, malgré la
décadence de la puissance musulmane et l'ascendant de l'Europe, les
infidèles sont pourtant encore les gardiens de la tombe du Christ. Ne
semblerait-il pas que cette main cachée, qui, au témoignage d'Ammien
Marcelin, repoussa la tentative de Julien pour rebâtir le temple des
Juifs, ait aussi tantôt déjoué, tantôt paralysé les efforts des
chrétiens pour ressaisir le principal monument de leur foi? Peut-être
le fallait-il ainsi, pour laisser au saint tombeau la majesté de la
distance et le mettre à l'abri d'outrages que lui épargnent ses
barbares geôliers.

L'église du Saint-Sépulcre, néanmoins, s'ouvrait à tous les chrétiens
lors de certaines fêtes solennelles. Le sire de Corthuy se trouvait à
Jérusalem quand on célébrait celle de l'Exaltation de la Croix. Il fut
témoin, pendant la nuit, des offices des diverses sectes chrétiennes,
à chacune desquelles un emplacement déterminé est assigné dans
l'église du Saint-Sépulcre. «Il y avait des Grecs, tant Caloyers que
prêtres séculiers: c'était dans le choeur qu'ils célébraient le
service divin. Il y avait des Indiens ou Abyssins, des Jacobites, des
Arméniens, des Géorgiens, des Syriens, des Nestoriens, enfin des
Latins, parmi lesquels on comprend les Maronites depuis qu'ils sont
rentrés dans le sein de l'Église romaine.»

Ce passage et un autre que nous citerons, peuvent servir à éclaircir
la controverse qui s'est élevée au sujet de ces chrétiens, disciples,
selon les uns, d'un _Maron_ qui suivait l'erreur des Monothélites,
tandis que d'autres soutiennent qu'ils n'ont jamais cessé de
professer la religion catholique[61].

  [61] Voyez Bergeron, _Histoire des Tartans_, le P. de Géramb et
  _les Saints Lieux_ de Mgr Mislin.

A propos de ces diverses sectes, notre manuscrit entre dans quelques
détails au sujet des peuples qu'on vient de nommer: «Les chrétiens
syriens,» y est-il dit «forment le gros de la population de la terre
sainte. Ils sont, pour la plupart, doubles et sans foi comme les
Grecs; ils enferment leurs femmes comme les musulmans; ils célèbrent
solennellement l'office divin le samedi et mangent, ce jour-là, de la
viande, comme les Juifs. Quant aux Géorgiens, ce sont des hommes
belliqueux et intrépides; leur valeur les a rendus redoutables aux
Sarrasins: entre les Géorgiens et les Arméniens règne une haine
implacable.»

Nos voyageurs ne purent apercevoir qu'à travers une fenêtre le lieu de
la sépulture des rois de Jérusalem, dont les musulmans ont fait une
mosquée.

Le mont des Oliviers, d'où le sire de Corthuy et ses compagnons
avaient aperçu l'intérieur de la mosquée d'Omar, les attirait de
nouveau à des titres plus puissants. On y contemple encore les
oliviers sous lesquels le Seigneur vint prier avec ses disciples.
Cette montagne, la plus haute des environs, est séparée du mont Moriah
par la triste vallée de Josaphat. «Là,» porte notre manuscrit,
«_coulait autrefois_ le torrent de Cédron.» S'il s'exprime ainsi,
c'est que ce torrent est à sec. Dans cette vallée, nos Flamands
virent «un fort belle tour de marbre, peu élevée, qu'Absalon fit
construire pour sa sépulture.» Après avoir fait mention du champ du
pottier, sur le penchant de la sainte montagne, l'_Itinéraire_ ajoute:

«A deux jets de baliste, est la caverne du Lion, dans laquelle furent
ensevelis dix mille martyrs, morts pour le nom de Jésus-Christ, au
temps de Chosroës, roi de Perse. Près de là ont été creusées, dans le
rocher, plusieurs grottes destinées à servir de retraites ou
d'oratoires; l'aspect de ces lieux est aussi agréable que propre à
exciter un saint recueillement[62].»

  [62] Il s'agit du site montagneux où est situé le monastère de
  Saint-Saba.

Le sire de Corthuy et ses compagnons allèrent visiter, à quatre milles
de Jérusalem, la petite ville de Bethléem, dont ils trouvèrent le site
non moins admirable que celui d'Hébron. «Elle est entourée de vallées
profondes, fertiles et délicieuses, qui lui font des fortifications
naturelles et la rendent un des lieux les plus délicieux de la terre.»

«A l'endroit où naquit le Sauveur, a été bâtie une belle et vaste
église, consacrée à la Vierge, et bien faite pour animer la piété des
fidèles. Cette église est couverte en plomb et richement ornée de
marbres et de mosaïques qui figurent la généalogie du Christ. De
chaque côté de l'église, on voit des colonnes de marbre poli que
quatre hommes peuvent à peine embrasser. Le pavé est formé de marbre
resplendissant. Nulle part en Terre Sainte nous ne vîmes d'église plus
riche ou d'une architecture plus élégante; il est fâcheux, seulement,
que ses tours et ses murailles soient un peu délabrées.»

Ainsi s'exprime Jean Adorne dans l'_Itinéraire_ de son père. Le
délabrement qui commençait à se faire apercevoir alors, paraît,
d'après des relations plus modernes, avoir fait depuis de grands
progrès.

En revenant de Bethléem, nos voyageurs parcoururent les montagnes de
Judée, qu'on rencontre à cinq milles de Jérusalem. Ils virent Béthanie
à quinze stades de cette ville, au pied de la montagne des Oliviers;
le mont de la Quarantaine; Jérico dont il ne restait plus qu'un petit
édifice, probablement le château du gouverneur, tour carrée,
aujourd'hui tombant en ruine; enfin le Jourdain qui coule à moins d'un
mille de là. «En cet endroit, il n'est ni large ni profond, et son
fond est limoneux. Il nourrit d'excellents poissons; son eau est douce
et agréable.» Monument des vengeances divines, la mer Morte appelait à
son tour leur attention. Après ces diverses excursions, il ne restait
plus au Chevalier qu'à faire ses préparatifs de départ. Bientôt le
premier but d'un voyage si long et si périlleux, l'objet de tant de
voeux formés dès sa jeunesse, Jérusalem, ne devait plus être pour lui
qu'un souvenir.



V

L'émir Fakhr-Eddin.

  Le guide Hélie et le muletier Abas.--Ramla.--Tumulte.--Les
  corsaires.--L'émir généreux.--Interrogatoire.--Sage réponse du
  sire de Corthuy.--Nazareth.--La foire de Jefferkin.--Ce qu'on y
  vendait.--Les sauvages de Bruges.--La mer de Galilée.--Saphet et
  les Templiers.--Le puits de la Samaritaine.--Caverne de
  Mouchic.--Hospitalité des Turcomans.--Tombeaux antiques de
  Sibiate.--Arrivée à Damas.


Ce fut le 29 septembre que le sire de Corthuy quitta Jérusalem pour se
rendre à Damas et de là à Beyrouth. Quoique la route directe de Damas
ne passât point par Ramla, et malgré les ravages que la peste venait
d'y exercer, il voulut voir cette ville où l'on attendait d'ailleurs
une caravane à laquelle il comptait se joindre.

Deux moines qui allaient à Damas voyageaient dans sa compagnie; il
avait pour guide un chrétien de la ceinture, appelé Hélie, et pour
chef de ses muletiers le nommé Abas qui devait le pourvoir de mules et
payer les péages sans nombre dont la route était semée. L'accord
conclu à ce sujet avait été fait par écrit, et le père gardien du mont
de Sion, qui était de Plaisance, en avait remis à Anselme une
expédition en langue italienne[63].

  [63] En voici la teneur:

  »Dimanci li testimonij Acordo fato tra abasso mucaro con perigrini
  cuinque à sapere con Misser Anselmo Adurno, et suo filo Joanni et
  altri tri sui: et con dou fratri, el qual abasso promete a li
  predicti de verguer con loro con li sui muli et a sue fre
  perstamente da Hierusalem in Rama et de Rama fin Damasco. Et che
  li peregrini et fratri supradicti siano tegnuti a pagar in tuto al
  dicto Abasso li peregrini a 7 ducati per testa et fratri 6 ½
  ducati per testa et tute les spese che se ferano per la via in
  capharasi et in altri simile sia al conto del dicto abasso.»

En approchant de Rama ou Ramla, nos voyageurs furent charmés de
l'aspect de ce bourg, «petit, mais agréable et orné de belles tours.»
A peu de distance est Jaffa qui servait de port à Jérusalem. C'était
là qu'abordaient les galères et autres vaisseaux qui portaient
d'ordinaire les pèlerins chrétiens. A leur arrivée, ceux-ci étaient
enregistrés et déposés dans un souterrain en ruine, jusqu'à ce qu'on
fût convenu du tribut qu'ils avaient à payer.

Le Chevalier et sa suite furent logés à Ramla dans un grand bâtiment
acquis, ainsi que nous l'apprend Breidenbach, par Philippe le Bon pour
servir à héberger les pèlerins, et confié par ce prince aux frères du
mont de Sion. C'était un bel édifice; mais l'on y manquait de tout.

A peine nos voyageurs y étaient-ils entrés, qu'ils virent, non sans
une juste inquiétude, le peuple s'assembler, en tumulte, autour de ce
bâtiment. Cette agitation était produite par les ravages qu'exerçaient
sur la côte des pirates chrétiens montés sur deux galères; ils
capturaient les vaisseaux des Maures, enlevaient les habitants,
massacraient tout ce qui faisait résistance. La population de Rama,
exaspérée par ces violences, avait résolu d'en tirer vengeance sur les
Francs que le hasard mettait à sa merci: «Qu'ils meurent!»
vociféraient les uns. «Qu'on nous les livre!» disaient les plus
humains; «nous en ferons nos esclaves comme ces infidèles le font de
nos compatriotes.»

Déjà ils s'apprêtaient à mettre eux-mêmes leurs menaces à exécution,
lorsqu'un mouvement se fait dans la foule. Nos Flamands voient
paraître au milieu d'elle l'un des principaux seigneurs de la cour du
Soudan: c'était l'émir Fakhr-Eddin ou Faccardin, comme l'appelaient
les Latins, nom rendu célèbre par un chef des Druses, qui le porta
dans le siècle suivant. Ce dernier s'empara d'une partie de la
Palestine, dont il fut ensuite dépossédé par Ibrahim, pacha du
Caire[64].

  [64] _Voyez_ d'Herbelot, _Bibliothèque orientale_.

La similitude de noms autoriserait-elle à conjecturer que notre
Fakhr-Eddin fut le prédécesseur de l'autre? La singulière prétention
de cette famille d'être issue de Godefroy de Bouillon concourrait
alors à expliquer l'appui aussi opportun qu'inattendu et les égards
dont le Chevalier fut l'objet de la part d'un ennemi de sa foi.
Convenons-en, pourtant, ce serait une hypothèse élevée sur une base
bien fragile; nous aimons mieux, et cela est plus juste, faire honneur
de ce qui va suivre au noble caractère et aux généreuses sympathies de
l'émir.

Dès qu'il fut à portée de se faire entendre, imposant du geste le
silence et élevant la voix: «Arrêtez, mes amis!» s'écria-t il, «ces
gens sont innocents; vous allez en juger vous-mêmes: qu'on les amène
devant moi.»

Cet ordre ayant été promptement exécuté:

--«Que tardes-tu?» dit-il au chevalier brugeois, «Ignores-tu peut-être
que deux bonnes galères se trouvent à peu de distance, toutes prêtes à
te recevoir?»

--«Je me garderais bien de m'y présenter,» repartit sagement Anselme;
«ceux qui les montent ne sont pas seulement tes ennemis, ils le sont
de tout le monde. Ce sont des brigands et des écumeurs de mer, qui
excitent en tout lieu l'horreur comme ils exercent partout le
pillage.»

L'émir sembla ravi de cette réponse. Se tournant aussitôt vers le
peuple: «--De quoi, dit-il, ces pauvres gens sont-ils coupables? Ne le
voyez-vous pas? ils redoutent ces infâmes corsaires autant que vous.»
Ces paroles et l'autorité de celui qui les prononçait, apaisèrent le
tumulte, et la foule se dissipa.

Les galères dont le voisinage avait failli être si fatal à Anselme
Adorne, ne laissèrent pas de le forcer à changer quelque chose à son
plan. Il se vit contraint de s'éloigner de la côte. Il fit route avec
son libérateur qui était accompagné de ses fils déjà habitués à
manier les armes et de plusieurs Mamelucks dans leur brillant costume.
Cette belle troupe galopait joyeusement avec une insouciance
guerrière. On dîna dans un petit bourg, dont le principal magistrat
s'empressa, suivant l'usage, d'accueillir et de régaler de son mieux
l'émir. Pour nos voyageurs, ils se retirèrent à l'écart, près de leurs
mulets, pour s'asseoir à un modeste repas; mais bientôt des serviteurs
vinrent leur apporter, de la part de Fakhr-Eddin, des mets de sa
table, qu'il leur envoyait.

Il en agit de même le lendemain; et lorsqu'il se sépara du sire de
Corthuy, voulant continuer encore à veiller à la sûreté de celui-ci,
il lui donna un de ses Mamelucks pour le recommander au premier chef
qu'il devait rencontrer sur sa route.

Après avoir traversé Nazareth, simple groupe de cabanes éparses, et
contemplé l'aspect imposant du Thabor, notre Chevalier passa par le
bourg de Reyné[65], où la populace, non contente de l'avoir accablé
d'injures, le poursuivit lui et sa suite à coups de flèches.
L'interprète Hélie ne songea qu'à fuir; quant au Mameluck, il n'en est
plus parlé: il avait sans doute accompli sa mission et cessé
d'accompagner les voyageurs.

  [65] Raïneh (Arena).

A Jefferkin, l'antique Capharnaüm, quatre à cinq mille Sarrasins
étaient réunis pour une grande foire: on y faisait beaucoup
d'affaires, surtout en hommes et en femmes, qui étaient exposés en
vente, nus comme des animaux. Toute la multitude qui se trouvait
assemblée là se mit à entourer Anselme et ses compagnons, et à les
considérer bouche béante comme s'ils eussent été quelques monstres
bizarres, quelques sauvages amenés de pays inconnus. Heureusement,
l'attention de la foule était tellement absorbée par ce spectacle,
qu'on laissa passer les chrétiens sans songer à les inquiéter.

Le 11 octobre, ils atteignirent la mer de Galilée ou de Tibériade,
traversée par le Jourdain dont ils virent l'entrée et la sortie. Ce
lac, fort poissonneux, leur parut très-agréable à voir et ils en
trouvèrent l'eau excellente.

Au nord de la mer de Galilée est la ville de Saphet avec un château
bâti sur une montagne escarpée. Suivant notre manuscrit, c'était la
meilleure forteresse de la terre sainte; mais les Templiers qui en
avaient la garde se la laissèrent honteusement enlever par le
Soudan[66], au grand détriment de la chrétienté. Vertot vante, au
contraire, la valeur et la fidélité pour leur religion, dont les
Chevaliers du Temple auraient fait preuve lors du siége de Saphet.
«Après une longue défense,» dit-il dans son _Histoire de l'ordre de
Malte_ (tome I, livre 3), «le prieur du Temple, qui en était
gouverneur, voyant tous ses ouvrages ruinés, fut obligé de capituler.»
Mieux eût valu cependant, pour les défenseurs de la place, périr sur
la brèche; car ils n'eurent après que le choix entre l'apostasie et la
mort, que, suivant le même historien, ils subirent héroïquement.

  [66] En 1254.

Le soir, le baron de Corthuy atteignit Jebeheseph que son
_Itinéraire_ désigne comme l'antique Sichem ou Sicar; mais on
s'accorde à placer ce lieu où se trouve aujourd'hui Naplouse, que
notre voyageur avait dépassée avant de voir le Thabor, Nazareth et la
mer de Galilée. Il est peu probable qu'il eût ainsi rebroussé chemin.
Quoi qu'il en soit, il fut logé près de Jebeheseph, dans un fondaco
magnifiquement construit en marbre blanc. Devant la porte de
l'édifice, on voyait un puits revêtu de marbre et orné de sculptures,
qu'on disait être celui de Jacob et de la Samaritaine. Les Flamands
étaient empressés de le visiter; cependant ils ne purent le faire que
durant la nuit et en silence, car les musulmans qui avaient ce puits
en grande vénération, en défendaient l'accès aux chrétiens.

Une route, périlleuse par les précipices dont elle est bordée,
conduisit Anselme et ses compagnons, à travers de pittoresques
vallées, à Monchic, où il arriva vers l'heure de midi. Il fit halte,
hors de la ville, dans une vaste caverne assez semblable à celle du
mont Gargan près de Manfredonia, dans la Pouille, mais plus
considérable: elle pouvait contenir mille cavaliers avec leurs
montures. C'est là, assurait on, que se cacha David et qu'il coupa un
pan de la robe de Saül[67].

  [67] Il s'agit probablement d'une des cavernes d'Arbela. Mgr
  Mislin place la rencontre de David et de Saül dans la caverne
  d'Obdullam ou Adullam près d'Hébron.

On arriva le soir à Remiché: deux mille Turcomans, chargés par le
Soudan de protéger la contrée contre les incursions des Arabes,
campaient en cet endroit. Nos Flamands trouvèrent sous leurs tentes
la plus franche hospitalité: ces braves gens, à défaut de mets plus
délicats, leur offrirent du laitage et du pain frais, et ne voulurent
rien accepter en payement.

«Les Turcomans ou Turcs,» selon l'_Itinéraire_, «sont naturellement la
nation la plus humaine et la plus compatissante du monde. Ils ne
connaissent rien de plus agréable au ciel que d'accueillir un étranger
et de pourvoir à ses besoins. Aussi se disputent-ils entre eux cet
avantage: heureux qui peut approcher le premier du voyageur et le
conduire sous sa tente.»

Le Chevalier et ses compagnons ne furent pas reçus moins cordialement,
le lendemain, au village d'Albyre, chez des amis de leur muletier. On
les conduisit à une montagne voisine du village de Sibiate, qui leur
parut fort curieuse: c'était une masse énorme de rocher, semblable à
un grand édifice. On y avait taillé des chambres carrées de la hauteur
d'un homme et avec un petit portique orné de quelques colonnes. Il
sortait du rocher une source limpide dont on pouvait puiser l'eau en
entrant dans ces chambres.

Enfin, le 16 octobre au matin, le sire de Corthuy arriva de si bonne
heure à Damas, qu'il se trouva devant le fontigue des Vénitiens avant
que la porte en fût ouverte.



VI

L'embarquement.

  M. de Lamartine.--Aspect de Damas.--Jardins.--Bassins.--Bazars.--
  Mosquées.--Le père Griffon d'Ypres.--Les Maronites.--Leur
  patriarche, franciscain.--La montagne Noire.--Beyrouth.--L'émir.--La
  caution.--Honorable scrupule.--Le départ.


Personne n'a oublié l'admirable peinture de Damas, qu'on trouve dans
le voyage d'Orient du plus harmonieux des poëtes modernes. Jean Adorne
ne connaissait point cette magie du style qui rend les lieux présents
au lecteur et leur prête même quelquefois plus de charme qu'ils n'en
offrent aux regards. Nos voyageurs, cependant, savaient apprécier, un
beau site; ils furent enchantés de l'aspect de Damas.

«C'est une ville aussi belle et aussi opulente qu'elle est antique et
célèbre. L'art pourtant contribue à ses agréments plus encore que la
nature. Les vergers et les jardins qui l'entourent de tous côtés et
qui en rendent l'aspect si ravissant, doivent, en effet, leur belle
végétation à une multitude de canaux qui y amènent incessamment des
eaux courantes. Il ne nous souvient pas d'avoir joui d'un coup d'oeil
plus enchanteur que celui de cette ville, vue des montagnes qui la
dominent. Ce n'est qu'un immense et délicieux jardin, d'une admirable
verdure, du milieu de laquelle s'élèvent, çà et là, les tours des
mosquées, quelques palais et d'antres édifices.»

«On porte à 6,000 le nombre des jardins qui environnent Damas. Des
bassins d'eau vive non-seulement y servent de bains, mais ils sont
assez vastes pour que l'on s'y puisse livrer au plaisir de la
natation. On tient aussi dans ces beaux lieux des oiseaux de diverses
sortes, dont les chants ne sont pas même interrompus par l'hiver, en
de si doux climats.»

«Damas n'est pas moins propice au commerce qu'à l'agrément de la vie.
Chaque métier, chaque genre de négoce a son bazar particulier: c'est
une place couverte, en été, de voiles qui la protégent contre l'ardeur
du soleil, et pleine de boutiques où, en général, l'on ne vend qu'une
sorte de marchandise: il en est d'autres, pourtant, où des objets de
diverses natures sont admis.»

«La ville abonde en mosquées. La principale, qui surpasse toutes les
autres en beauté comme en grandeur, est de forme triangulaire et ornée
de trois tours fort élevées.»

Ainsi s'exprime l'_Itinéraire_ de notre chevalier.

Après s'être reposé dix jours à Damas, Anselme se rendit à Beyrouth,
qui est le port le plus voisin. Il y trouva un savant compatriote, le
père Griffon, de Courtray, religieux franciscain, accompagné de deux
moines de son ordre. Il parlait avec facilité l'italien et l'arabe, et
avait écrit dans la première de ces langues une cosmographie d'Asie,
que Jean Adorne trouva si intéressante qu'il se proposait de la
traduire en latin. Le père Griffon avait ramené à l'Église romaine
plusieurs Maronites, entre autres leur patriarche. Nos voyageurs
virent ce dignitaire à Beyrouth, revêtu de l'habit de Saint-François.

«Les Maronites,» est-il dit à cette occasion dans l'_Itinéraire_,
«habitent une partie du Liban appelée la _Montagne Noire_, près de
Tripoli.» (On sait que Liban, au contraire, veut dire _blanc_.) «Ils
possèdent plusieurs riches bourgs ou villages, dont le principal est
Acora» (peut-être Antoura). «Ce sont des hommes déterminés et
d'excellents archers. Les montagnes du Liban présentent les plus
ravissants points de vue. De jolis édifices s'élèvent entre les cèdres
et les cyprès; des ruisseaux bondissent du haut des rochers. La
population est nombreuse et les fruits abondants.»

Le baron de Corthuy fut enchanté de trouver à Beyrouth un bateau
vénitien de cent tonneaux, conduit par Stefano de Stefani, déjà tout
chargé et prêt à mettre à la voile. Il se hâta d'y retenir place pour
lui et les siens, heureux d'échapper enfin aux insultes et aux périls
qui étaient le partage des chrétiens chez les infidèles. Il semblait à
nos Flamands qu'un siècle se fût écoulé depuis qu'ils avaient mis le
pied sur le territoire de l'Islamisme. Toujours des inquiétudes,
toujours la mort devant les yeux, nul moment de repos ni de sécurité:
celui de respirer librement était donc à la fin arrivé!

Déjà ils approchaient de la chaloupe qui devait les conduire à leur
navire, lorsque, en sortant de la ville, ils aperçoivent l'émir qui en
avait le commandement, assis devant la porte, au milieu de ses
Mamelucks. A cette vue, un secret frémissement avertit les voyageurs
qu'ils n'étaient pas encore au bout de leurs épreuves. En effet,
l'émir, leur ayant commandé d'arrêter, leur demande caution «de ne
jamais léser la majesté du Soudan, de parole, de conseil ou d'action,
et de ne rien entreprendre contre la sûreté du prince ou de l'État.»

C'était plus que le Chevalier ne pouvait promettre. Rien, au
contraire, ne lui tenait plus à coeur que de concourir de tous ses
moyens à la délivrance de la Terre-Sainte et à la destruction du
pouvoir de ses maîtres. Arrêté par un honorable scrupule, Anselme
hésitait; heureusement, il fit réflexion qu'on ne lui demandait pas
d'engager sa parole, mais son argent, et que c'était tout simplement
une dernière exaction qu'il fallait subir. Il paya donc, et les
Flamands, entrant dans la chaloupe, s'éloignèrent avec autant de joie,
dit notre manuscrit, que l'animal traqué par des chiens acharnés,
lorsqu'enfin il leur a fait perdre la piste.

Le vent était favorable, et le sire de Corthuy atteignit bientôt l'île
de Chypre, où se préparaient de graves événements.



VII

Jacques de Lusignan.

  L'île de Chypre.--Les Génois et les Vénitiens.--Richard Coeur de
  Lion.--Guy de Lusignan.--La reine Charlotte.--Portrait du roi
  Jacques.--Anselme, chevalier du Glaive.--Ducs, comtes et barons
  _in partibus_.--Nicosie.--Port Salin.--Récolte du sel.--Le couvent
  des chats.--Zuallart, compagnon de Philippe de Mérode.--Golfe de
  Satalie.--Un corsaire donne la chasse au chevalier brugeois.


L'île de Chypre est une des plus grandes de la Méditerranée; sa
position, à proximité de la Syrie et de l'Asie Mineure, la rend
importante pour le commerce et les armes. C'était un royaume protégé
par les Génois, convoité par les Vénitiens, tantôt en guerre avec le
Soudan d'Égypte, tantôt tributaire du chef des Mamelucks.

Conquis, en 1191, par Richard Coeur de Lion, il avait été cédé par
lui à Guy de Lusignan, roi détrôné de Jérusalem[68]. Maintenant, les
descendants de Guy se disputaient son héritage. Son dernier rejeton en
ligne directe et légitime, Jean ou Janus II, étant mort en 1458, le
trône appartenait à la fille de celui-ci, la princesse Charlotte,
mariée d'abord à Jean de Portugal, puis à Louis de Savoie qui fut
couronné roi de Chypre, de Jérusalem et d'Arménie; mais Janus avait
laissé un fils naturel, nommé Jacques, qu'il destinait à l'archevêché
de Nicosie. Traversé, après la mort de son père, dans ses prétentions
à cette dignité, Jacques porta plus haut ses vues. Il implora le
secours du Soudan d'Égypte, et, avec l'aide des Mameluks, il s'empara
de la plus grande partie du royaume. C'est lui qui occupait le trône
quand le sire de Corthuy aborda à l'île de Chypre.

  [68] Guy avait dû la couronne à sa femme Sibille, issue de
  Foulques d'Anjou, qui, lui-même, tenait ses droits de son mariage
  avec la fille de Baudouin du Bourg, époux d'une nièce de Godefroi
  de Bouillon.

Notre voyageur fut reçu à la cour de ce souverain, que l'_Itinéraire_
représente comme un prince brave et bien fait de sa personne. Déjà
revêtu de l'ordre d'Écosse et admis à Jérusalem, avec les cérémonies
d'usage, parmi les chevaliers du Saint-Sépulcre, Anselme reçut encore
l'ordre du Glaive de Chypre. Il est toutefois douteux s'il lui fut
conféré alors par Jacques de Lusignan, ou dans une autre occasion, par
la soeur de celui-ci, que l'_Itinéraire_ qualifie de reine légitime.

Le parti de cette reine était soutenu par Paul II et l'ordre de
Saint-Jean, ainsi que par les Génois qui possédaient, dans l'île,
Famagouste et quelques autres places. Les Vénitiens, leurs rivaux,
firent épouser à Jacques, quelque temps après le passage d'Anselme
Adorne, la belle Catherine Cornaro, adoptée par la République comme
fille de Saint-Marc (1471). Deux ans après, le roi mourut, laissant
Catherine enceinte d'un fils qui devait vivre précisément assez pour
que les Vénitiens eussent le temps de s'emparer, dans l'île, de toute
l'autorité. La veuve de Jacques ne conserva, de sa qualité de reine,
que le titre et l'appareil.

L'_Itinéraire_ comprend une notice assez étendue sur l'île de Chypre:
les passages suivants nous ont paru mériter d'être transcrits:

«Cette île passe pour la principale de toute la Méditerranée. Ses rois
sont appelés très-chrétiens comme ceux de France. Ils se sont rendus
autrefois redoutables à la Syrie et à l'Égypte en y portant le ravage,
ainsi que l'attestent les ruines d'Alexandrie[69]. Ils prennent le
titre de rois de Jérusalem et créent les seigneurs de leur cour ducs,
comtes, barons de Tripoli, de Beyrouth, d'Acre, de Tyr et autres lieux
de Terre-Sainte, avec tout juste autant de pouvoir sur ces places et
leur territoire, qu'ils en conservent eux-mêmes dans le royaume; en un
mot, ce sont des titres pompeux et rien de plus.

  [69] Vertot raconte cette expédition faite, en commun, par
  Béranger grand maître de Rhodes, et le roi de Chypre. (_Hist. de
  l'ordre de Malte_, t. II, liv. 5.)

«L'île est fort agréable; rien ne manquerait à ses avantages, n'était
que l'air est épais et malsain pour ceux qui n'y sont point
accoutumés. En été surtout, il règne un vent dont les effets sont
aussi funestes que le sont, à Rome, ceux du vent qui vient de la mer.

«Nicosie est la résidence royale: cette ville était fort grande, comme
on le voit par les ruines de beaucoup d'édifices renversés. Elle est,
néanmoins, encore assez belle et assez florissante autour du palais du
roi. Son port est appelé Salin. Il y a près de là un lac dont les eaux
sont plus salées que celles de la mer. Chaque année, au mois d'août,
on dirait qu'une croûte de glace vient couvrir la surface de ce lac.
On recueille cette concrétion, on l'étend sur le sol, et après qu'elle
a été séchée au soleil, elle fournit un sel excellent.»

L'_Itinéraire_ rapporte encore, sur l'île de Chypre, un fait bizarre
raconté également, quoique avec des circonstances un peu différentes,
par Zuallart[70], d'après l'historien de l'île, frère Étienne de
Lusignan:

«Il y a dans cette île,» porte notre manuscrit, «un promontoire nommé
_Capo delle Gatte_, et près de là un monastère appelé le _Couvent des
Chats_. Les frères sont chargés, en effet, d'entretenir un millier de
ces animaux pour les employer à purger l'île de serpents. Cette
singulière armée marche, dans ses expéditions, au son de la trompette
dont les accents belliqueux la dirigent, sonnant pour elle la charge
et la retraite.»

  [70] Le compagnon de Philippe de Mérode.

Après que le vaisseau de Stefano eut quitté l'île de Chypre, un vent
impétueux, mais favorable, le poussa rapidement à travers le dangereux
golfe de Satalie. En poursuivant leur navigation, nos voyageurs
aperçurent deux rochers qui marquaient la place où une ville
florissante, appelée Carcana, s'était, leur dit on, abîmée tout à
coup dans les flots avec toute sa population. Ils virent ensuite une
petite île avec un château fort, appelé Ruben, qui appartenait au roi
de Naples. Au vent violent qui leur avait fait si promptement franchir
le golfe de Satalie, avait succédé le calme. On aperçut un gros
vaisseau de 1,200 tonneaux, au moins, qui manoeuvrait pour s'approcher
de celui sur lequel le Chevalier se trouvait. Le navire ennemi, car il
était facile de voir qu'il était monté par des mécréants, gagnait, de
moment en moment, sur la barque de Stefano. Il fallait une sorte de
miracle pour qu'elle échappât à cette poursuite; mais le vent se leva
de nouveau: le vénitien mit toutes voiles dehors. Bientôt se
montrèrent les tours qui défendent l'entrée du port de Rhodes, où
l'on ne tarda pas à jeter l'ancre.



VIII

Les chevaliers de Saint-Jean.

  L'île de Rhodes.--Les Hospitaliers.--Guillaume et Foulques de
  Villaret.--Jean-Baptiste Orsini.--Fausse alerte.--L'ambassade
  persane.--Description de la ville de Rhodes.--Les prêtres
  grecs.--Festin donné par le grand maître.--Cercle de cinquante
  chevaliers.


L'île de Rhodes était alors, comme le fut plus tard celle de Malte, un
poste avancé de la Chrétienté, la place d'armes de ses plus hardis
champions. Il n'est point de phénomène historique plus merveilleux que
celui qu'offre cette espèce de cloître guerrier, longtemps si
formidable à l'islamisme.

L'origine de l'ordre, on le sait, n'annonçait pas de telles
destinées: il commença par un hospice fondé, en 1048, à Jérusalem,
pour les pèlerins; mais ceux qui le desservaient, après s'être engagés
par des voeux monastiques, comprirent dans leurs obligations celle de
porter les armes pour la défense de la foi.

Les victoires de Saladin les ayant éloignés de la sainte cité, ils
finirent par trouver un asile à Limisso, dans l'île de Chypre, et
résolurent d'armer des vaisseaux pour escorter les pèlerins et
combattre sur mer les infidèles.

Le grand maître, Guillaume de Villaret, voulant rendre l'ordre plus
indépendant, conçut le projet de s'emparer de l'île de Rhodes, devenue
un repaire de brigands. Ce plan fut réalisé, en 1310, par Foulques,
frère et successeur de Guillaume, qui eut bientôt à soutenir une
attaque des Turcs, commandés par Othman.

Ce fut, pendant deux siècles, un beau spectacle de voir cette poignée
de chevaliers, tantôt faire face aux Mamelucks d'Égypte, tantôt lutter
avec la puissance ottomane qui, s'étendant de plus en plus, finit par
envelopper le siége de l'ordre de toutes parts.

Lorsque Mahomet II se fut rendu maître de Constantinople et eut créé
une marine, les chevaliers de Rhodes durent s'attendre à sa vengeance.

Tel était l'état des choses quand Jean-Baptiste Orsini ou des Ursins,
grand maître lorsqu'Anselme Adorne aborda à Rhodes, fut élevé à cette
dignité, en 1467.

Anselme trouva l'île dans une situation fort critique. Peu fertile en
elle-même, elle était alors, en partie, inculte et abandonnée. Les
laboureurs n'osaient se livrer à leurs travaux qu'autour des villes,
dans la crainte des incursions des Turcs qui ravageaient les champs,
pillaient les cabanes et enlevaient les habitants pour les réduire en
esclavage.

Le baron de Corthuy fut témoin, lui-même, des alarmes continuelles
dans lesquelles on vivait en ces lieux. Une nuit, au moment où le
calme est d'ordinaire le plus profond, Anselme est tout à coup
réveillé par de confuses clameurs. Les rues se remplissent de monde;
on court aux armes: «Voilà les Turcs!» criait-on, «les gardiens des
tours ont signalé toute une flotte de galères et de barques.» Ce
n'était qu'une fausse alerte. La flotte existait seulement dans
l'imagination de ceux qui veillaient sur les tours.

Le grand maître s'occupait de la défense de l'île avec résolution et
courage. Il ajouta aux fortifications de la ville de Rhodes et tailla
en pièces un corps d'infanterie turque qui était venu faire le dégât.
Il fit passer des secours aux Vénitiens, tout en écartant des
propositions qui eussent mis l'ordre dans la dépendance de cette
ambitieuse République. En même temps, il entrait dans une ligue avec
elle, le pape, les rois d'Aragon et de Naples et les Florentins, et
recevait avec magnificence une nombreuse ambassade persane qui venait
de quitter Rhodes quand notre chevalier y débarqua, et que celui-ci
rencontra ensuite à Venise.

Jean-Baptiste Orsini était d'une illustre maison d'Italie, à laquelle
appartenait le prince de Tarente, oncle de la reine de Naples.
Quoiqu'il ne portât que le titre modeste de grand maître, est-il dit
dans notre manuscrit, on pouvait, à bon droit, le compter parmi les
princes: il en avait le rang, la pompe et le pouvoir. Il accueillit le
sire de Corthuy avec la noble bienveillance d'un souverain. Par son
ordre, nos voyageurs eurent constamment, dans la ville et dans l'île,
des chevaliers pour guides et pour escorte.

La description que l'_Itinéraire_ donne de Rhodes tire un intérêt
particulier de ce quelle en fait connaître l'état, dix ans seulement
avant la mémorable défense de l'île par le grand maître Pierre
d'Aubusson, successeur d'Orsini.

La ville était petite, mais défendue par d'épaisses murailles
flanquées de tours très-fortes. Comme à chaque instant on s'attendait
à une attaque des Turcs, on voyait sur les murs des bombardes, des
amas de pierres destinées à être lancées contre les assaillants et
d'autres armes propres à la défense.

Le port se fermait au moyen d'une chaîne de fer attachée, par les deux
bouts, à deux tours qui en défendaient l'entrée: celle de droite était
appelée tour du duc de Bourgogne, parce qu'elle avait été construite
aux frais de ce prince.

La ville avait trois enceintes: entre la plus avancée et la seconde,
habitaient les artisans; derrière celle-ci, les frères de l'ordre;
enfin la muraille intérieure renfermait les bâtiments occupés par le
grand maître, avec les gens de sa maison, et les chevaliers.

Le peuple était principalement composé de Grecs. Leurs prêtres, qui
pouvaient se marier, mais une fois seulement et à une vierge,
portaient des bonnets arrondis par le haut, d'où pendaient des
ornements semblables à des étoles. Leurs rites différaient, en beaucoup
de points, de ceux de l'Église romaine: c'est à peine s'ils en
reconnaissaient l'autorité. Outre les Grecs, il y avait à Rhodes des
gens de toute nation, et même des Maures et des Turcs que probablement
on eût fait sortir, en cas de siége.

Les rues étaient assez larges[71], mais les maisons basses, avec des
toits en terrasse et des fenêtres ornées de colonnettes.

  [71] Eu égard aux usages d'Orient et relativement à celles
  d'autres villes de ces contrées.

La veille du jour où le baron de Corthuy devait quitter Rhodes, le
grand maître Orsini lui donna un magnifique festin. Aucun hôte,
quelqu'eût été son rang, n'eût pu être traité avec plus d'éclat et de
distinction. La table, dressée sous les voûtes de la grande salle du
palais, était fort longue; cependant quatre convives seulement y
prirent place, outre le grand maître. Il était assis au centre, avec
le chevalier brugeois à sa droite et, à sa gauche, son neveu le prieur
de Capoue. Après venaient, d'un côté, don Thomas Lomellino, son
trésorier, et, de l'autre, le jeune Adorne; mais des intervalles
séparaient les convives, en sorte que les deux derniers occupaient le
bas de la table. Elle fut servie avec magnificence. Si l'on veut avoir
une idée complette du tableau imposant qu'offrait ce banquet, il faut
encore se représenter, tout autour des convives, un cercle d'environ
cinquante chevaliers debout et couverts de leurs brillantes armures.
Peu de souverains déployaient un tel appareil, et il y en avait moins
encore qui eussent pu s'entourer d'un pareil rempart de nobles et
intrépides guerriers.

Ce fut peut-être pendant le séjour du baron de Corthuy à Rhodes,
qu'un des fils qu'il avait laissés à Bruges, alors dans sa
dix-septième année, fut reçu dans l'ordre ou, comme on le disait
alors, dans la religion de Saint-Jean. Anselme quitta l'île sur un
navire biscayen de 500 tonneaux, armé en course par le grand maître et
qui portait le prieur de Capoue avec plusieurs chevaliers. Ce bâtiment
allait prendre une cargaison de froment dans la Pouille, dont le neveu
d'Orsini était grand prieur; mais auparavant il devait traverser
l'Archipel et toucher à la Grèce.



CINQUIÈME PARTIE.



I

La Grèce.

  L'Archipel.--Le captif simien.--Le château de Saint-Pierre et ses
  gardiens.--Chio.--Le mastic.--Les Giustiniani et les
  Adorno.--Méthélin.--L'alun.--Trahison du commandant.--Modon.--Toits
  couverts de tuiles.--Le faux converti.--L'Albanie.--Scander-Beg.--
  L'Esclavonie.--Le héros hongrois.--Encore des tempêtes.--Le port
  de Brindes.


Voguant sur la mer semée des îles riches et célèbres dont se compose
l'Archipel, nos Flamands virent d'abord Simia, habitée par une race
farouche et énergique. Lorsqu'un Simien tombait entre les mains des
Turcs, il était rare qu'il ne parvint pas à s'échapper. Quoique l'île
soit séparée de la terre ferme par un canal de 5 à 6 milles de large,
l'intrépide captif se jetait dans les flots et regagnait, à la nage,
le rivage de sa patrie.

Simia, Épiscopia, Saint-Nicolas de Charri et Lango appartenaient aux
chevaliers de Rhodes. Ils possédaient, dans la dernière de ces îles,
quatre beaux châteaux, et près de là, sur la terre ferme, celui de
Saint-Pierre, où cinquante d'entre eux, choisis parmi les plus jeunes
et les plus braves, tenaient garnison. Ces guerriers d'élite avaient
sous leurs ordres, outre cent hommes d'armes, des auxiliaires d'une
autre espèce, mais d'un courage, d'une intelligence et d'une fidélité
à toute épreuve: c'étaient des chiens. Il y en avait de 14 à 15, d'une
taille et d'une force extraordinaires, et nombre de plus petits, sans
doute en qualité de troupe légère. La tâche des uns comme des autres
était de faire la ronde autour de la forteresse, dans un rayon de 2 à
3 milles. Rencontraient-ils un chrétien, leur férocité s'apaisait; ils
s'approchaient doucement, flattaient l'étranger et lui indiquaient, au
besoin, le chemin du château. Si, au contraire, un Turc s'offrait sur
leur passage, ils s'élançaient sur lui, le mettaient en pièces, ou,
s'ils avaient affaire à une force supérieure, ils couraient vers la
forteresse en poussant des hurlements et des cris furieux qui
donnaient l'éveil à ses défenseurs.

Non loin du château de Saint-Pierre étaient les ruines de l'antique
ville d'Halicarnasse.

Les îles de l'Archipel étonnèrent nos voyageurs par leur nombre: on
leur dit qu'il y en avait au moins trois mille. L'une des plus
importantes était celle de Chio, non par son étendue, mais par la
production du mastic qu'elle fournissait abondamment et qu'on ne
recueillait point ailleurs. Le monopole de cette marchandise était une
grande source de richesses pour les Génois, à qui l'île avait été
cédée par les empereurs grecs. Les habitants, pourtant, ayant résisté,
il avait fallu employer la force, et les chefs de l'expédition, parmi
lesquels se trouvait un Adorno, cousin du doge Gabriel, avaient
obtenu, en récompense, des droits presque souverains. Les Giustiniani
qui prenaient le titre de princes de Chio, y dominaient, conjointement
avec les Adorno.

Les principaux habitants résidaient dans le château d'une petite ville
que l'on appelait du même nom que l'île.

Si Chio produisait le mastic, l'alun faisait la richesse de Méthelin,
qui récemment encore appartenait à François Gattilusio, Génois suivant
l'_Itinéraire_, Grec suivant Vertot. Cette île venait de tomber entre
les mains des Turcs par la faiblesse ou la trahison d'un cousin de
Gattilusio, à qui il avait confié la défense de sa capitale.

Après avoir traversé l'Archipel, Anselme Adorne aborda à la côte du
Péloponèse. Les Vénitiens y conservaient encore quelques places. De ce
nombre était Modon, protégé par sa position, ses épaisses murailles et
ses tours, dont une surtout, remarquable par sa hauteur et sa masse,
aidait puissamment à la défense. C'est dans ce port que relâcha
d'abord le navire de nos voyageurs. Les toits des maisons de la ville
leur rappelèrent la patrie, comme avaient fait les ponts de Pise: ils
étaient couverts en tuiles, ainsi qu'on le voit souvent en Flandre.

Pendant leur séjour à Modon, un tragique dénoûment vint terminer
l'aventure assez singulière que nous allons raconter.

Le long de la côte soumise aux Turcs, croisaient des galères
vénitiennes. Un cavalier maure paraît, accourant vers le rivage d'un
galop si précipité que sa monture ruisselait de sueur. Il s'arrête; il
s'élance à terre, et au même moment, tirant sa dague, il étend son
cheval mort à ses pieds.

«Chrétiens!» s'écrie-t-il alors en tendant les bras vers les
Vénitiens, «je viens à vous; recevez-moi, votre foi sera la mienne.»
On s'empresse, on l'accueille avec joie, on le conduit sur le
territoire de Venise.

Le musulman se fait instruire: il reçoit le baptême; jamais néophyte
n'avait montré plus de zèle ni plus de ferveur. Aussi la confiance
qu'il inspirait était sans bornes. Il allait librement d'une contrée à
l'autre, édifiant les chrétiens par sa conduite exemplaire, et se
plaisait surtout à parcourir les provinces où flottait la bannière de
Saint-Marc.

Deux ans environ se passent ainsi. Cependant, on ne savait par quelle
fatalité, tous les plans des Vénitiens, le secret de tous leurs
préparatifs d'attaque ou de défense, étaient à point nommé connus des
infidèles. Il devait y avoir un traître. On aurait accusé tout le
monde avant le nouveau converti; peu à peu néanmoins quelques
circonstances viennent éveiller les soupçons. On l'observe, on épie
ses démarches. Enfin la vérité se découvre: toujours musulman dans le
coeur, il n'avait feint de changer de religion que pour mieux servir
la sienne et sa haine contre le nom chrétien.

Arrêté à Modon, ce malheureux, dont la perfidie n'était pas sans
mélange d'une sorte d'héroïsme, fut jugé et condamné. Il subit, à la
vue du chevalier et de ses compagnons, l'affreux supplice du pal, en
usage dans sa propre nation.

De Modon, le vaisseau du prieur fit voile vers Coron, ville plus
considérable et plus forte; ensuite il toucha à l'île de Corfou. De là
on pouvait apercevoir les sommets des monts de l'Albanie, «province
peu étendue et peu fertile,» dit l'_Itinéraire_, «habitée par un
peuple fort méchant, qui a sa langue particulière.» Les Albanais,
appelés _Arnautes_ par les Turcs et _Skipatars_ dans leur langue, en
ont une, en effet, qui leur est propre, quoique mêlée de slave, de
latin, de grec et de turc[72].

  [72] _Voyez_ le Mithridates d'Adelung et Vater, 2{tes} Th. S. 792.

Cette contrée venait d'être illustrée par le courage d'un héros. S'il
employa la ruse envers les perfides oppresseurs de sa famille et de sa
foi, nul ne montra plus que lui ce que peut l'énergie d'un seul homme.
Pris comme otage par Amurat II, Georges Castriot, surnommé par les
Turcs Scander-Beg, sut non-seulement s'échapper des mains du Sultan et
recouvrer les domaines de ses pères, mais tous les efforts de la
puissance ottomane vinrent échouer devant la ville de Croïa et dans
les défilés gardés par la valeur du glorieux champion de la
Chrétienté. A sa mort, l'Albanie devint la proie des Turcs, à
l'exception d'Alessio et de Scutari qui appartenaient aux Vénitiens et
de Croïa que Georges leur avait confiée. Suivant l'_Itinéraire_,
Scutari était presque imprenable: toutes ces places, pourtant,
tombèrent successivement au pouvoir des infidèles.

De même que nos voyageurs avaient aperçu l'Albanie, de Corfou, ils
virent, après avoir quitté cette île, l'Esclavonie, du tillac de leur
vaisseau. L'_Itinéraire_ en prend occasion pour s'occuper de cette
contrée, dans laquelle il comprend toutes les vastes régions qu'ont
peuplées les Slaves, et même la Hongrie où domine la race magyare. A
ce propos il rapporte d'un Hongrois un trait de dévouement qu'on nous
saura gré de transcrire.

Le roi de Hongrie conservait encore quelques petites villes en Bosnie.
Dans un assaut livré à l'une de celles-ci, un Turc de taille
colossale, une sorte de géant, renommé pour sa force extraordinaire,
avait escaladé le mur. Déjà il était debout sur le sommet, appelant du
geste ses compagnons, et la cité menacée n'avait en cet endroit qu'un
défenseur, ou plutôt elle n'en avait point, car il ne se trouvait là
qu'un pygmée, un Hongrois de la plus chétive apparence. Mais un grand
coeur animait ce corps débile. Il jette ses armes, il saisit dans ses
bras le Turc encore mal affermi et tous deux roulent ensemble,
également meurtris et brisés. Pendant ce temps, l'alarme est donnée,
on accourt, on garnit le mur. Le Hongrois expire, mais la ville est
sauvée!

Tandis qu'ils naviguaient sur l'Adriatique, nos voyageurs furent
encore plus ballottés par les vents qu'ils ne l'avaient été jusque-là.
Deux tempêtes, qu'ils essuyèrent coup sur coup, furent tellement
violentes qu'il semblait, chaque fois, ne leur rester aucune chance
de salut. Ils atteignirent pourtant sans accident la côte d'Italie;
leur vaisseau entra le 24 novembre dans le port de l'antique ville de
Brindes[73], à l'extrémité méridionale de la Péninsule.

  [73] Selon Strabon, Brindes [Grec: Brentesion] existait déjà
  et avait des princes particuliers lorsque Phalante conduisit une
  colonie lacédémonienne sur la côte où cette ville est située.



II

Naples.

  Alphonse V et Ferdinand.--Herman Van La Loo.--Manfredonia.--Mainfroi
  et Conradin.--Le mont Gargano.--Grotte servant de choeur.--Point de
  vue.--Le prince de Salerne.--Aspect de Bénévent.--Naples.--Beauté des
  Napolitaines.--Le _Vico Capuano_ et le _Lido_.--Château-Neuf, château
  de l'OEuf et _Castello Capuano_.--Velitri.--La cloche.--Le droit de
  pétition chez les Turcs.--Le roi des Gueux.--Retour à Rome.--Les
  voyages d'autrefois et ceux d'aujourd'hui.


Brindes est située dans la _terra di Otranto_ qui appartient au
royaume de Naples. Environ 30 ans avant le voyage d'Anselme Adorne, ce
royaume avait été enlevé à la maison d'Anjou par Alphonse V, roi
d'Aragon. En mourant, il sépara la couronne de Naples de celles qu'il
avait réunies sur sa tête avant cette conquête, et laissa la première
à son fils naturel, que le sire de Corthuy trouva sur le trône. Prince
avare et cruel, mais politique habile, Ferdinand maintint son autorité
avec vigueur pendant un long règne, malgré ses difficultés avec le
saint-siége, les tentatives de Jean, fils du roi René, qui prenait le
titre de duc de Calabre, les complots des barons napolitains et la
haine du peuple.

Plusieurs Génois qui se trouvaient à Brindes pour affaires de
commerce, notamment l'un d'eux, nommé Picco, offrirent à notre
chevalier de somptueux festins. Il dîna également, avec son fils, chez
don Barthélemy Orsini, chez lequel ils furent conduits par le prieur
de Capoue.

Poursuivant désormais leur route par terre, ils passèrent par
Monopoli, Polignano, Malfeta, Tremi, Bari, Barletto, tous lieux situés
sur l'Adriatique. A Barletto, une surprise agréable les attendait: ils
y trouvèrent un compatriote et même un parent, Herman Van La Loo[74],
qui s'y était marié et établi, et qui s'empressa de leur offrir des
fruits et d'autres rafraîchissements.

  [74] La terre de Leeuwerghem a appartenu à la famille de Laloo qui
  l'a portée dans celle de Lannoy.

De là, chevauchant sur la plage, le sire de Corthuy se rendit à
Manfredonia dont le nom rappelle celui de son fondateur, Manfrède ou
Mainfroi, fils naturel de Frédéric II. Investi de la régence pendant
la minorité de son neveu Conradin, il recouvra, à l'aide des Sarrasins
établis à Lucera, les provinces appelées aujourd'hui les
Deux-Siciles, dont Innocent IV avait presque entièrement dépouillé sa
maison; mais, usurpateur du trône qu'il avait relevé, il en fut
ensuite précipité par Charles d'Anjou. Nous avons vu ailleurs[75]
comment celui-ci à son tour perdit la Sicile. Pierre III, qui la lui
enleva, avait épousé Constance, fille de Manfrède.

  [75] 3e Partie, chap. 1er.

Manfredonia faisait un grand commerce de grains, qu'on y conservait
dans des silos. A quelque distance de cette ville s'élève le mont
Gargano, appelé aussi mont de Saint-Ange, du nom d'une petite ville
qui y est bâtie. L'église de celle-ci a pour choeur une grotte
naturelle: derrière l'autel jaillit une source abondante; au-dessus de
ce choeur surprenant croissaient des arbres d'une grosseur
extraordinaire. Comme le bois qu'ils formaient occupait le sommet de
la montagne, le chevalier et son fils jouirent sous leur ombrage du
coup d'oeil le plus ravissant: une immense étendue de pays s'offrait à
leur vue, en même temps qu'elle errait au loin sur les flots de
l'Adriatique.

Anselme Adorne, cessant maintenant de suivre la côte de ce golfe, se
dirigea vers Naples par Troïa et Bénévent. Il alla saluer, dans la
seconde de ces villes, un personnage remarquable de l'histoire du
temps, le prince de Salerne, qui s'y trouvait avec ses fils. Troïa
était un de ses domaines. Il était revêtu de la dignité de grand
amiral, et, suivant notre manuscrit, c'était le premier du royaume
après le roi. Il accueillit le chevalier brugeois avec beaucoup de
bienveillance. Quelques années après, Antoine de San-Severino, tel
était le nom du prince, fut contraint de se réfugier en France, où il
concourut à pousser Charles VIII à la conquête de Naples.

En arrivant à Bénévent, lieu près duquel s'est livrée en 1266 la
bataille fameuse qui mit Charles d'Anjou sur le trône et conduisit le
jeune Conradin à l'échafaud, Anselme et son fils furent frappés de
l'aspect noble et imposant de cette antique cité de l'Abruzze[76].
Elle appartenait au saint-siége, comme Ponte-Corvo et Terracine: la
restitution de ces places avait été le prix de la reconnaissance de
Ferdinand par Pie II.

  [76] C'est l'impression que la vue de Bénévent produit sur les
  voyageurs. _Voyez_ Travels in Europe by Maria Starke, Paris, 1822,
  p. 253.

Le 21 décembre, nos voyageurs entraient à Naples, qui, par la douceur
de son climat et les admirables aspects de son golfe, offre un si
délicieux séjour. Le peuple les y frappa par sa beauté, les femmes
surtout. «A leurs traits ravissants se joint une tournure charmante,
et leurs manières sont si agréables qu'on ne peut rien imaginer de
plus séduisant. Pour leur costume, il ressemble beaucoup à celui des
Catalanes.» Ainsi s'exprime l'_Itinéraire_ au sujet des Napolitaines.

Suivant le même manuscrit, le _Vico Capuano_ et le _Lido_ étaient les
plus beaux quartiers: plusieurs des maisons, dont ils se composaient,
pouvaient être plutôt appelées des palais. Naples était défendu par
trois châteaux très forts. Le Château-Neuf, auquel Alphonse V avait
mis la dernière main, surpassait tout ce qu'on admirait ailleurs en ce
génie, même le château de Milan. Celui de l'oeuf[77] se faisait
remarquer alors, comme aujourd'hui, par sa position au milieu des
flots; enfin, un troisième, appelé _Capuano_[78], servait de résidence
au fils aîné du roi Ferdinand, Alphonse, duc de Calabre, marié à
Hippolyte-Marie, fille de François Sforce. Par cette alliance de
famille, le duc de Milan et Alphonse avaient voulu cimenter leur union
contre la maison d'Anjou, encore redoutable à l'Italie, grâce à la
position qu'elle occupait en France. L'_Itinéraire_ ne parle pas du
château de Saint-Elme qui domine la ville et fut converti en citadelle
par Charles-Quint: il avait probablement auparavant peu d'importance.

  [77] Ancienne villa de Lucullus.

  [78] Sans doute _Capo di Monte_.

Il n'est pas besoin de dire que, pendant les quinze jours environ que
le baron de Corthuy passa dans la capitale du royaume de Naples, il
présenta ses hommages au roi Ferdinand et à la famille royale.

Le 4 janvier 1470, nos voyageurs quittèrent cette ville pour se rendre
à Rome. Ils traversèrent Aversa, Capoue, Mola, Gaëte, Fondi,
Terracine, Sermoneta et Velitri où quelques usages particuliers
attirèrent leur attention.

Les magistrats du lieu occupaient un palais au sommet d'une montagne.
Devant la porte était suspendue une cloche que chacun pouvait sonner
lorsqu'on venait demander justice. Aussitôt paraissaient des officiers
qui recueillaient la plainte. Suivant notre manuscrit, la même chose
se pratiquait en Turquie: une cloche semblable se trouvait devant le
palais du Grand Seigneur; permis au plus humble sujet de la mettre en
branle. Le Sultan, à ce bruit, envoyait querir le sonneur et lui
ordonnait d'exposer sa demande. On s'étonne de trouver un tel respect
pour ce que nous appelons le droit de pétition, à une telle époque et
jusque chez le Grand Turc. Le même usage a existé en Chine[79]. Nos
Flamands admiraient un moyen si simple d'assurer une égale justice au
pauvre comme au riche, au plus élevé en rang et au plus obscur. «A
combien d'exactions et de sourdes manoeuvres,» se disaient-ils entre
eux, «n'est-il pas ainsi porté remède!»

  [79] _L'empire chinois_, par M. Hue, ancien missionnaire
  apostolique, 2me édit., Paris, 1854, t. 1, p. 390.

Une autre coutume de Velitri était plus bizarre et fournit une
curieuse étymologie. Devant le même palais, on découvrait un monument
carré de marbre blanc; en s'approchant, nos voyageurs furent surpris
d'apercevoir, sur l'une de ses faces, la figure d'une bouteille et,
sur une autre, l'image d'une écuelle, que l'on y avait sculptées. Un
peu plus haut, était attachée une chaîne de fer. On expliqua au
chevalier brugeois les priviléges attachés à ce monument, ainsi que
son histoire. Quiconque s'asseyait là était en droit désormais de
paraître en tout lieu, l'écuelle et la bouteille à la ceinture; il
était enrôlé dans le corps des Ribauds, dont Velitri s'honorait d'être
la capitale et qui lui doivent le nom de _Bélitres_.

Un monument, si rare dans son espèce, avait été érigé pour éterniser
la mémoire du roi de tous les Gueux, qui furent, qui sont et qui
seront; de Nicolas, célèbre non-seulement par son habileté et ses
succès, qui lui avaient fait amasser d'immenses richesses, mais par
sa bienfaisance vraiment royale, car il avait fondé cinq hôpitaux pour
ses nombreux sujets.

La bonne foi avec laquelle l'_Itinéraire_ est écrit défend de traiter
ce récit de fable; il n'en est pas moins fort étrange.

Après avoir encore passé par Marino, l'un des domaines de l'illustre
maison de Colonna, le sire de Corthuy se trouva de retour, le 11
janvier 1471, dans la capitale du monde chrétien, qu'il avait quittée
le 23 avril de l'année précédente, ayant ainsi employé environ huit
mois et demi à visiter la Barbarie, l'Égypte, une partie de l'Arabie,
la Terre-Sainte, la Grèce, avec des fatigues et des dangers dont de
nos jours l'on ne peut se faire d'idée, car il n'y a plus maintenant
ni distances, ni flots, ni barbares: on voyage avec les ailes de la
vapeur et l'on est reçu par des Turcs en redingote, humbles vassaux
de notre civilisation.



III

Florence et Ferrare.

  Le camérier du pape.--L'archevêque d'Arles.--Les imprimeurs
  allemands.--Goûts littéraires du sire de Corthuy.--Université de
  Sienne.--Florence-la-Belle.--Divers palais.--La liberté et les
  Médicis.--Bologne.--Jean de Bentivoglio.--Ferrare _l'aimable_.--Les
  Ferraraises à la fenêtre.--La maison d'Este.--Le palais de
  _Scimonoglio_ et celui de _Belfiore_.--Benvenuto Cellini.--Son remède
  contre le mauvais air.


Le sire de Corthuy apportait à Rome les informations les plus fraîches
et les plus exactes sur la situation de l'Orient. Paul II l'accueillit
avec un nouvel intérêt et témoigna même le désir d'attacher à son
service Jean Adorne. Placé dans une telle position, avec ses talents
et ses connaissances, le jeune homme devait voir s'ouvrir devant lui
la carrière des légations, des prélatures, du cardinalat. Flatté de
cette perspective brillante, Anselme accepta pour son fils l'offre du
souverain pontife. Il fut convenu que Jean reviendrait à Rome après
avoir accompagné son père jusqu'à Bruges, dont il était depuis si
longtemps absent et qu'il désirait ardemment revoir.

Le cardinal de Saint-Marc témoigna au Chevalier sa bienveillance
accoutumée. Anselme et son fils rencontrèrent chez lui un savant
distingué: c'était l'archevêque d'Arles, appelé à Rome par le pape
pour revoir et corriger des manuscrits d'auteurs anciens, que ce
pontife faisait imprimer par des ouvriers allemands récemment arrivés
dans cette ville. On voit que Paul II encourageait les travaux
littéraires, quoique Sismondi l'accuse d'avoir persécuté ceux qui s'y
livraient.

Les deux Adorne trouvèrent également un accueil empressé chez
plusieurs seigneurs et deux négociants de Gênes: Clément de Ubenaldi
et Meliaduce.

Le sire de Corthuy n'était plus obligé cette fois de régler son séjour
sur les probabilités de départ d'une caraque. Il passa dix-huit jours
à Rome et en visita avec soin les monuments. Lui et son fils
recherchaient surtout les inscriptions qui rappellent la mémoire des
héros et des grands hommes. L'archevêque d'Arles, leur voyant ce goût,
leur donna des vers en l'honneur de Cicéron. Ces circonstances et
l'intimité qui s'établit entre le docte prélat et le chevalier
brugeois, prouvent que celui-ci avait de l'instruction et le goût des
lettres.

A son départ, il fut de nouveau escorté par une foule d'amis.
Quelques jours après il arrivait à Sienne, où florissaient une
université et un collége, appelé de la _Sapience_, fort loué dans
l'_Itinéraire_. «C'est là, ou bien à Pérouse,» y est-il dit, «que je
placerais des jeunes gens qui seraient confiés à mes soins, lorsqu'ils
auraient terminé avec succès leurs premières études.»

Nos voyageurs, en passant à Florence, trouvèrent cette ville digne de
l'épithète de _belle_ que lui donnent les Italiens. Aucune autre ne
renfermait plus d'églises et de couvents. On y admirait encore la
résidence particulière des Médicis, dans la _Via Lata_, les demeures
de Jacques des Pazzi, de plusieurs autres membres de cette famille et
d'autres seigneurs, enfin trois palais publics.

L'un de ceux-ci, qui était fort beau, était occupé par les neuf
magistrats appelés prieurs. Un second servait au jugement des affaires
civiles. Le troisième était celui du Podestat, qui prononçait, tant
dans certaines causes civiles que dans les affaires criminelles.

«Heureuse Florence, entre toutes les villes d'Italie!» s'écrie le
jeune Adorne, dans l'_Itinéraire_. «Malgré bien des agitations et des
vicissitudes, elle a gardé avec peu d'altération ses institutions
primitives et conserve encore, sous l'autorité du saint-siége, son
antique liberté.»

Celle ci, néanmoins, était fort menacée: gouvernée, dans l'origine,
par des familles gibelines, Florence l'avait été ensuite par une
aristocratie guelfe et populaire qui se divisa en deux factions. Celle
des _Blancs_ l'emporta. C'est ainsi que le Dante, qui appartenait à
celle des _Noirs_, apprit à connaître «combien est rude sentier le
monter et le descendre par l'escalier d'autrui, et combien goûte le
sel, le pain de l'étranger!»[i] (voir note de transcription au début
du fichier).

Les Abbizzi devinrent la principale des maisons dominantes, qui
s'appuyaient sur les _grands métiers_. Des familles gibelines, les
_Ricci_, les _Medici_, pour gouverner à leur tour, cherchèrent l'appui
des _petits métiers_. Ainsi se fonda le pouvoir de Côme de Médicis,
célèbre par son immense fortune, sa magnificence et son goût pour les
arts. Après lui, le pouvoir passa, même sans titre d'autorité, à son
fils Pierre, mort en 1469, puis aux fils de celui-ci, Laurent et
Julien. L'année où le baron de Corthuy traversa Florence, Laurent,
marié à Clarice Orsini, fille de Jacques, prince romain, reçut avec
une magnificence royale le duc de Milan et sa femme Bonne de Savoie.
Tant de splendeurs annonçaient à la République un maître plutôt qu'un
citoyen.

Le sire de Corthuy ne cherchait point le chemin le plus court pour
retourner en Flandre. De Florence, il se rendit à Bologne, que l'on
appelait _la mère des études et la fontaine du droit_. Jean
Bentivoglio[80] avait, dans cette ville, la principale autorité; il
voulut que son palais fût montré à nos voyageurs dans toutes ses
parties, et leur offrit de son vin.

  [80] L'usage était alors de franciser les noms étrangers:
  l'_Itinéraire_ dit: Jean de Bentevelze ou Bentivolio.

Ils virent ensuite Ferrare, qui leur plut beaucoup, surtout au jeune
auteur de l'_Itinéraire_: «Je ne sais,» dit-il, «si les Italiens ont
décoré cette ville d'un surnom comme Gênes, Florence et d'autres; pour
moi, je l'appellerais l'_aimable_. Le beau sexe y est d'humeur
agréable et douce, et à beaucoup de charmes il joint un enjouement qui
dériderait le front le plus austère. C'est plaisir de voir ces jolies
Ferraraises à leurs fenêtres, le cou tendu et le visage riant, suivant
les étrangers qui passent, d'un regard plein de douceur.» Ce dessin,
tracé d'après nature, a de la grâce; joint aux portraits, si
soigneusement tracés, des montagnardes génoises, des juives d'Algéri,
des belles Napolitaines, il complète un _keepsake_ qu'on ne
s'attendrait guère à rencontrer dans les bagages d'un futur camérier.

Tout le monde sait qu'à cette époque Ferrare obéissait à la maison
d'Este, sans contredit la plus ancienne et la plus illustre de celles
qui ont fondé en Italie des principautés. Elle remonte, selon Litta, à
Adalbert qui gouvernait la Lombardie et la Ligurie, et elle forma deux
branches principales dont l'une, alliée aux Guelfes d'Allemagne, donna
des ducs à la Bavière, puis à la Saxe, et devint la tige de la maison
de Brunswick qui a occupé le trône d'Angleterre et règne en Hanovre.

L'autre branche, après avoir obtenu, en 1208, la seigneurie de
Ferrare, par l'influence du parti guelfe dont Azzo IV, marquis d'Este,
était le chef dans la haute Italie, établit plus solidement son
autorité, en 1240, à l'aide d'une armée de croisés du même parti.

Nicolas III, marquis de Ferrare, Modène et Reggio, étant mort en 1441,
le gouvernement, avant de retourner à Hercule, l'aîné de ses fils
légitimes, passa successivement à deux de ses enfants naturels:
Lionnel et......

    . . . . . . . . . . . . il primo duce,
    Fama della sua età, l'inclito Borso;
    Che siede in pace, e più trionfo aduce
    Di quanti in altrui terre abbiano corso[81].

                 (ARIOSTO, _Orlando furioso_,
                 C. 3, st. XLV.)

  [81] «Le premier duc de cette maison, l'illustre Borso, honneur de
  son temps, qui règne en paix et conquiert ainsi plus de gloire que
  tous ceux qui ont porté le ravage sur le territoire étranger.»

L'Empereur, dont Modène et Reggio relevaient, les érigea en duché en
faveur de ce sage et illustre rejeton de la maison d'Este. Paul II en
fit de même de Ferrare qui relevait du saint-siége, en récompense des
efforts de Borso pour rétablir la paix de l'Italie et l'unir dans la
ligue contre les Turcs, publiée le 22 décembre 1470. L'investiture de
cette dignité fut conférée à Borso, avec une pompe extraordinaire, le
jour de Pâques, 14 avril 1471; mais le Duc ne devait pas jouir
longtemps de ces honneurs: il mourut le 10 août suivant. Hercule, son
successeur, fut le bisaïeul de cet Alphonse II que les vers et les
malheurs du Tasse ont immortalisé.

L'_Itinéraire_, à raison de la nouveauté du titre ducal dans la maison
d'Este, appelle Borso _le marquis ou duc_. Nos voyageurs admirèrent le
palais qu'il avait fait reconstruire à neuf et que l'on appelait
_Scimonoglio_: c'était le plus beau de la ville. Il y en avait encore
un, «nommé _Belle-Flour_,» suivant notre manuscrit, «et situé hors de
la porte du Vieux-Château.» C'est une des constructions du père de
Borso: il bâtit à Ferrare les palais de Belriguardo et Consandolo et
celui de Santa-Maria Belfiore, auquel était annexé un couvent.

Autour de la ville règnent des marais qui abondaient en gibier,
surtout en faisans; mais on ne pouvait leur donner la chasse, sous les
peines les plus graves. Le duc seul avait ce droit; sa cour en était
si bien fournie que les domestiques mêmes s'en régalaient. Benvenuto
Cellini, lorsqu'il fut loge à Belfiore, se permettait quelques
incursions sur la chasse ducale. Il nous apprend qu'il abattait des
paons à la sourdine, _con certa polvere_, _sema far rumore_, et il en
trouvait la chair un excellent remède contre le mauvais air.



IV

Venise.

  Les murs de Padoue.--Venise.--Place et église de Saint-Marc.--La
  Piazzetta.--Le comte de Carmagnola.--Le palais de la République.--Le
  sire de Corthuy assiste aux séances du sénat.--Fondation et progrès de
  Venise.--Henri Dandolo et Marino Faliero.--Le meilleur
  gouvernement.--Les deux Foscari.--Inquisiteurs d'État.--_La
  Prophétie._--Hospices pour les marins.--Azimamet.--Le carnaval.--La
  chartreuse de Montello.


Nos voyageurs, en traversant Padoue, qui avait une double enceinte,
remarquèrent la largeur du mur intérieur; on y pouvait commodément
chevaucher. Bientôt s'éleva devant eux, du milieu des eaux, une vision
magique, Venise, la merveille de l'Italie, par sa position, ses lois,
sa puissance.

Ils y arrivèrent le 18 février. Trois objets surtout y excitèrent
leur admiration: la place de Saint-Marc, le Trésor et l'Arsenal.

«L'un des côtés de la place,» lit-on dans l'_Itinéraire_, est formé
par la petite mais inestimable église de Saint Marc: on voit devant
ses portes les quatre chevaux dorés, trophée de la victoire des
Vénitiens sur Constantinople. A gauche de l'église s'élève le
magnifique palais de la République, et près de là est une petite place
ornée de deux colonnes.»

C'est là que, trente-neuf ans auparavant, Carmagnola, général de la
République, avait eu la tête tranchée, un bâillon dans la bouche.

«Le palais,» poursuit notre manuscrit, «est habité par le duc ou doge
et renferme deux belles salles où siégent le conseil des nobles et le
conseil secret.»

Le sire de Corthuy et son fils assistèrent plusieurs fois aux séances
du premier, dans lequel, ainsi que le remarque Jean Adorne, résidait
proprement la souveraineté.

L'histoire de ce singulier État ne pouvait manquer d'attirer leur
attention; leur _Itinéraire_ en donne un résumé assez exact, mais qui
apprendrait peu de chose au lecteur.

Les îlots des lagunes et quelques points de la côte, peuplés de
fugitifs lors des invasions d'Alaric et d'Attila; cette colonie
naissante, qui dépendait de Padoue, forcée bientôt, par les mêmes
circonstances, à élire des magistrats particuliers, se donnant en 697
un chef avec le titre de doge, dans la personne d'Anafeste, créant
ensuite des maîtres de milice, puis rétablissant la dignité ducale:
ce sont là des faits que tout le monde connaît.

Jusque-là, pourtant, c'est à peine si l'on peut dire que Venise
existât. Son véritable fondateur fut le doge Ange Participiato, qui en
810 fixa le siége de l'administration à Rialto, unit les îles voisines
par des ponts, construisit une cathédrale et un palais.

La décadence de l'empire d'Orient fut l'émancipation de Venise qui en
relevait. En 1203, elle aide à le renverser et en partage les lambeaux
avec les croisés. Le vieux doge aveugle, qui leur avait fait
reprendre, en passant, Zara, pour les Vénitiens, était l'âme de
l'expédition. Un siècle et demi après, l'un de ses successeurs, à
cheveux blancs, et vainqueur de Zara, comme lui, est décapité, pour
haute trahison, sur les degrés du palais ducal.

Entre Dandolo et Faliero, d'importants changements s'étaient opérés.
Le Grand Conseil substitué, en 1172, à l'assemblée des magistrats
appelés tribuns, s'était attribué à lui-même la désignation des 12
électeurs qui le choisissaient; il avait restreint ce choix aux
familles parmi lesquelles il avait été exercé précédemment; enfin,
après s'être complété jusqu'au nombre de 600 membres, il s'était
déclaré permanent et héréditaire. Pour comprimer les mécontents, on
créa le Conseil des Dix, rendu perpétuel en 1335.

C'est par ces degrés que fut fondé à Venise le gouvernement
aristocratique, «le meilleur,» selon notre manuscrit, «après la
monarchie.»

Ce jugement n'est pas facile à concilier avec celui que nous avons
rencontré dans le même écrit sur les institutions de Florence. Il ne
faut pas prendre ces diverses expressions dans un sens trop absolu.
Anselme et son fils ne pouvaient évidemment louer à la fois le pouvoir
illimité d'un seul et une démocratie sans contre-poids, tout en
préférant à celle-ci l'aristocratie la plus complète. Peut-être la
combinaison de ces trois éléments, se balançant et se tempérant
mutuellement, eût-elle mieux répondu à leur pensée, comme elle se
rapprochait davantage des institutions de leur pays.

Plus l'aristocratie s'affermissait, plus le pouvoir ducal était
restreint. Foscari, tandis qu'il en était revêtu, est réduit à voir,
sans oser se plaindre, son fils soumis à la torture et condamné à
l'exil. Pour adieu il ne put que lui dire: «Va, mon fils, obéis à
Venise et ne demande rien d'autre[82].»

  [82] Jacopo va e ubbidisci a quello che vuole la terra e non
  cercar più oltre.

Afin de se frayer un chemin au trône ducal, il avait été le promoteur
de guerres, quelquefois brillantes, toujours ruineuses. Voyant les
mécontentements soulevés, il offre d'abdiquer; on lui impose le
serment de garder le pouvoir, et ensuite le Conseil des Dix le dépose:
il meurt au son joyeux des cloches qui annonçaient l'élection de son
successeur.

Treize ans à peine s'étaient écoulés depuis ce règne de tragique
mémoire, lorsque le sire de Corthuy vint à Venise. C'était aussi alors
une institution encore récente que celle des trois inquisiteurs
d'État, ayant droit de vie et de mort, quand ils étaient d'accord.
Singulière et redoutable précaution de la classe dominante contre tous
et contre elle-même!

Parmi les choses curieuses que le baron de Corthuy vit à Venise, son
_Itinéraire_ fait mention d'un tableau placé dans l'église de
Saint-Julien: on l'appelait _la Prophétie_; mais il eût fallu le
désigner plutôt comme le rêve d'un cerveau malade. Ce qui semble
inexplicable, c'est qu'une oeuvre semblable fût conservée dans un
pareil lieu. Elle représentait le souverain pontife et le Grand Turc,
tendant, comme à l'envi, la main pour s'emparer d'un écrit; mais
l'infidèle, plus prompt que son compétiteur, avait saisi le document,
et voici ce qu'on y lisait:

«L'Église de Dieu sera réformée; elle obéira à Dieu, comme au temps de
Pierre, mon vicaire. La porte de la foi s'ouvrira devant les nations,
et elles domineront les chrétiens en vertus.»

Cette peinture était fort ancienne et même antérieure, à ce que l'on
prétendait, à l'époque où il avait commencé à être question des Turcs:
de là ce nom de _la Prophétie_. Il y en a qui s'accomplissent sous nos
yeux et que nous remarquons à peine, ainsi que d'autres fort avérées
dont on n'a que trop peu de souci: il faudrait un esprit bien mal fait
pour vouloir en trouver une ici. Peut-être était-ce une trace des
démêlés de Venise avec le saint-siége, ou un bizarre écho de ce voeu
de réforme de l'Église, dans son chef et dans ses membres, qui aboutit
au concile de Trente, d'une part, et, de l'autre, à Luther et à
Calvin.

Venise, puissance maritime, renfermait divers hospices où l'on
recueillait les marins dans leur vieillesse. Nos Flamands applaudirent
fort à cette institution et la trouvèrent aussi recommandable au point
de vue de la politique qu'à celui de l'humanité.

Ce n'était pas uniquement une curiosité de voyageur qui avait amené
le baron de Corthuy dans cette ville célèbre; il y trouvait
l'ambassade de Perse, qu'il avait suivie de près à Rhodes et qui en
était arrivée sur les galères de l'ordre.

Après la prise de Négrepont, les Vénitiens avaient dépêché Cetarino
Zeno à la cour de Perse; Hassan-al-Thouil, de son côté, leur avait
envoyé quatre seigneurs, dont Azimamet[83] était le plus considérable,
avec cent gentilshommes persans et une suite nombreuse. Il voulait
nouer des relations plus étroites avec les puissances chrétiennes qui
se liguaient contre le Sultan, s'assurer de leurs dispositions et de
leurs forces, et se procurer des artilleurs et des fondeurs.

  [83] Hadji-Mehemet.

Rien ne devait être plus utile au sire de Corthuy pour compléter les
notions qu'il avait recueillies, en Orient, sur le souverain de la
Perse et ses vues, que cette rencontre avec les ambassadeurs de Hassan
ou Ussum Cassan et les rapports directs ou indirects qu'Anselme put
avoir avec eux. Aussi ne passa-t-il pas moins de dix-huit jours à
Venise.

Il est vrai qu'il y trouvait beaucoup d'amis et l'accueil le plus
obligeant parmi les principaux de la noblesse. Laurent Bembo, Jean de
Bragadini, Antoine Dottore, Laurent Contarini, lui offrirent de
magnifiques festins. C'était le temps du carnaval, si brillant jadis à
Venise; les bals et les banquets publics, les repas chez les
particuliers, se succédaient sans interruption. Chaque jour avait ses
fêtes auxquelles nos voyageurs prenaient part.

Au sortir de ces divertissements, un pieux devoir les appelait dans
une sainte retraite. Parti le 6 mars de Venise, le sire de Corthuy se
rendit le lendemain à Montello pour visiter près de là une chartreuse,
appelée _lo Bosco_, où l'un de ses frères reposait, après y avoir
porté pendant deux années l'habit de religieux. On ignore pourquoi cet
Adorne avait été chercher si loin un cloître dont il ne manquait pas
en Flandre, et ce qu'on trouve partout, une tombe.

De Montello, notre chevalier se dirigea vers Trente. Son projet était
de traverser le Tyrol et de se rendre par Bâle à Strasbourg; ensuite
de descendre le Rhin jusqu'à Cologne: de là il comptait retourner à
Bruges, en passant par Aix-la-Chapelle, Maestricht et Anvers.



V

Le Rhin.

  Le Tyrol.--Mariaen.--Hélénora Stuart.--Mols.--Entretien de Sigismond
  d'Autriche avec le sire de Corthuy.--Bâle.--Strasbourg.--La
  cathédrale.--Le chevalier Harartbach.--Les reîtres.--Les portes de
  Worms.--Le cours du Rhin.--Cologne.--Aix-la-Chapelle--L'anneau
  magique.--Maestricht.--Anvers.--Accueil que font les Brugeois à
  Anselme Adorne.


Ce qu'offre de plus remarquable la partie du voyage d'Anselme Adorne,
qui nous reste à raconter, c'est l'entrevue de celui-ci avec Sigismond
d'Autriche.

Issu de Rodolphe de Hapsbourg, ce prince avait pour aïeul le valeureux
Leopold, tué à Sempach, et était cousin de l'empereur Frédéric III,
auquel, dit Æneas Sylvius, les princes allemands obéissaient quand
ils le voulaient; ce qui arrivait rarement.

Cette branche avait pour apanage le Tyrol et quelques autres États;
mais, selon notre manuscrit, Sigismond prenait, comme l'Empereur
régnant, les titres de duc d'Autriche, de Styrie, de Carinthie et de
Carniole. Il eut de longs démêlés avec les Suisses et y perdit le
Turgau. C'est pour subvenir aux frais de cette guerre, qu'il avait
récemment engagé au duc de Bourgogne le comté de Ferrette et plusieurs
villes d'Alsace et de Souabe.

Notre chevalier, après avoir passé par Trente et traversé une belle
vallée qu'arrose une large rivière, arriva à Marano ou Mariaen, petite
ville qui était la capitale du Tyrol. Néanmoins ce n'était pas là,
mais à Inspruck, que Sigismond faisait sa résidence ordinaire.

A Brixen, Anselme Adorne rencontra la duchesse, qu'il alla saluer,
avec d'autant plus d'empressement qu'elle tenait à la maison royale
d'Écosse. C'était Hélénora Stuart, soeur de Jacques II.

Comme le chevalier approchait de Mols, appelé aussi Sevenkirchen, il
aperçut à l'entrée de ce bourg une troupe nombreuse et brillante de
cavaliers. A leur tête était Sigismond avec qui il eut un long
entretien.

Le duc protesta de sa bonne volonté pour Charles le Téméraire. «Je
viendrais moi-même en personne lui amener du renfort,» dit-il,
«n'était-ce d'un petit démêlé que j'ai avec certains montagnards.»

L'_Itinéraire_ les nomme _Angelini_: ils vivaient en commun au nombre
d'environ seize cents, habitant une vallée resserrée entre des rochers
et à laquelle on n'avait d'accès que par un défilé fort étroit, ce qui
rendait cette peuplade très-difficile à réduire.

Le 20 mars, nos voyageurs atteignirent «la charmante ville de Bâle,
dont les maisons sont bâties avec autant d'élégance que de luxe.» Le
lendemain ils passèrent le Rhin en face de Strasbourg, sur un pont en
bois de plus de cent arches. Dans cette ville, ils ne manquèrent pas
d'aller contempler la cathédrale, l'une des plus belles églises qu'ils
eussent vues. Ils admirèrent surtout la flèche, fort haute et ornée de
diverses sculptures. Ils avaient vu des tours plus élevées, mais
aucune qui leur parût offrir un aspect plus agréable.

Le sire de Corthuy entra, pour descendre le Rhin, dans une barque
assez grande, puisqu'elle put contenir d'autres passagers, sa suite et
ses chevaux. Il s'y trouvait déjà un homme d'un visage mâle et ouvert,
accompagné d'une dame dont l'extérieur annonçait un rang élevé:
c'était un chevalier strasbourgeois, nommé Hans Harartbach, qui
voyageait avec sa femme. Cette société, outre qu'elle fut
très-agréable à Anselme, lui fut encore d'un grand secours.

Le village d'Ingelsheim, où l'on s'arrêta le soir, était infesté par
des reîtres qui y vivaient à discrétion et y commettaient toute sorte
de désordres et de violences. Nul moyen de s'y procurer des vivres. En
revanche, tout était à craindre de l'insolence de cette soldatesque.
Harartbach avait, heureusement, pris ses précautions contre ces deux
inconvénients. Non-seulement il s'était muni de provisions qu'il
partagea gaîment avec les Flamands, mais il avait fait venir, pour lui
servir d'escorte, des gens bien armés qui tinrent les reîtres en
respect.

Les deux chevaliers se séparèrent avec des témoignages réciproques de
considération, et le Brugeois poursuivit sa navigation; de Strasbourg
à Cologne, elle ne dura pas moins d'une semaine. Le 24 mars, il
comptait passer la nuit dans la petite mais forte ville de Worms;
mais, lorsqu'il y arriva, les portes étaient fermées et elles ne
s'ouvraient plus à cette heure. On ne voyait à l'entour aucune
habitation: il fallut coucher à la belle étoile. Par grâce, on fit
passer à travers une lucarne un pain de médiocre grandeur et quelque
peu de vivres pour le souper de nos voyageurs, ainsi que du pain pour
leurs chevaux.

Voilà les seuls incidents de leur trajet sur le Rhin. Ils furent
charmés de voir, sur ses bords, les châteaux et les villes, munis de
toits d'ardoises, ce qu'ils n'avaient pas rencontré dans le Midi.
L'_Itinéraire_ fait aussi mention des montagnes entre lesquelles le
Rhin commence à couler prés d'Openheim, et qui, en dessous de Mayence,
prêtent à son cours de si pittoresques aspects.

Le 28 mars, au lever du soleil, notre chevalier aborda à cette colonie
sainte (Cologne), «si justement appelée ainsi, à cause des martyrs qui
l'ont arrosée de leur sang.»

Pour se rendre à Aix-la-Chapelle, il fut obligé de se pourvoir d'une
escorte; elle fut changée au village de Berchem et à Juliers, sans
doute à cause des différentes dominations qu'il traversait.

Dans la ville de Charlemagne, renommée, alors comme aujourd'hui, pour
ses bains naturels d'eau chaude, on expliqua à nos voyageurs la
fondation de l'église de Notre-Dame, d'une manière qui leur parut un
peu difficile à croire; pourtant il en a été tenu note, sous toute
réserve, dans leur _Itinéraire_.

Cette légende y est racontée avec simplicité. Quoiqu'elle ait déjà été
recueillie dans plus d'un ouvrage moderne, comme il y a quelques
différences dans les détails, nous croyons qu'on nous saura gré de la
reproduire ici.

L'ANNEAU ENCHANTÉ.

Charlemagne, cet empereur qui remplit l'univers du bruit de ses
exploits et du renom de sa sagesse, s'éprit pourtant d'une
jouvencelle, et il l'aima si chèrement que, la jeune fille étant
morte, il menait son corps en tout lieu avec lui. Il comprenait
lui-même sa folie; mais, malgré son grand sens, il n'y pouvait trouver
remède.

Or, par grâce divine, un saint homme le vint trouver et lui dit:
«Sire! si vous êtes captif en de tels liens et comme ivre d'amour,
c'est par maléfice et sortilége. Un anneau enchanté cause votre
frénésie. Il faut, vous armant de courage, le saisir sous la langue de
celle que vous aimez, toute morte qu'elle est, et le lui tirer de la
bouche. A l'instant même le charme sera rompu.»

Charles crut à la parole du solitaire, trouva l'anneau, et irrité des
maux qu'avait causés ce talisman, il le jeta vivement loin de lui.
L'anneau tomba dans un marécage. Mais admirez ce nouveau prodige!
L'ardeur dont avait brûlé l'Empereur ne fit que changer de nature et
d'objet; son coeur s'enflamma saintement pour le lieu qui recélait le
gage mystérieux, et il voulut qu'une église s'y élevât en l'honneur de
la mère de Dieu.

Ce fut le 31 mars que le sire de Corthuy arriva à Maestricht, «ville
forte,» dit son _Itinéraire_, «située dans une agréable vallée. Elle
appartient au duc de Bourgogne; mais la contrée environnante dépend en
grande partie de la Cité Liégeoise, récemment saccagée et presque
détruite par le Duc.--«A Maestricht,» dit encore notre auteur, «le
peuple est gai et les femmes y sont jolies.» On voit qu'en général
elles n'ont point à se plaindre du jeune Adorne; il ne les oublie
guère et leur rend volontiers justice.

Le sire de Corthuy passa ensuite par Anvers, «l'une des plus belles
villes du Brabant,» qui devait bientôt enlever à Bruges la supériorité
commerciale. Comme il approchait de cette dernière ville, où l'annonce
de son arrivée était déjà parvenue, il découvre sur la route une
troupe nombreuse et animée qui venait avec empressement au-devant de
lui; bientôt il distingue des traits connus, il entend des voix
aimées, il se voit entouré d'amis et d'autres concitoyens qui le
félicitent à l'envi. C'est avec ce cortége, au milieu des acclamations
joyeuses, qu'il descendit, le 4 avril, à la Maison de Jérusalem.

Nous ne décrirons pas les transports avec lesquels Anselme,
Marguerite[84] et leurs enfants se virent de nouveau réunis, la
douceur de leurs embrassements, les questions se pressant, de part et
d'autre, sur leurs lèvres: un tel tableau se présente de lui-même à
l'esprit du lecteur. Chacun a rencontré, dans la vie, de ces haltes
heureuses qui semblent mettre un terme à nos travaux, à nos peines,
nous rendre enfin, et sans retour, à ce que nous aimons. Puis,
l'inconstance de notre esprit ou la mobilité des choses humaines nous
pousse de nouveau loin du port où nous venions d'aborder. Eût-on pu se
figurer que notre voyageur n'avait encore traversé que la moindre
partie des périls qui lui étaient destinés?

  [84] C'est à tort qu'on place sa mort en 1462; il résulte de
  l'_Itinéraire_ qu'elle vivait encore en 1471.



VI

Édouard IV à Bruges.

  Avénement et chute d'Édouard.--Warwick, le faiseur de rois.--La
  Gruthuse accueille Édouard fugitif.--Naissance d'un fils de la
  comtesse d'Arran.--L'Angleterre et l'Écosse à Bruges.--Le duc de
  Bourgogne cité en parlement.--Il assiége Amiens.--Trêve.--Anselme
  Adorne conseiller et chambellan du duc.--Édouard remonte sur le
  trône.--Le grand prieur de Saint-André.--Départ de la princesse.


Anselme, depuis son départ pour la Terre-Sainte, avait été absent de
Bruges pendant un peu plus de 13 mois; dans l'intervalle, cette ville
avait de nouveau reçu un fugitif de sang royal.

C'était Édouard IV, de la maison d'York. Il avait dû à l'appui du
puissant comte de Warwick la couronne d'Angleterre, qui, arrachée à
Richard II, fils du fameux prince Noir, par son cousin de Lancastre,
tomba, en 1461, du front du faible Henri VI; mais ensuite le _Faiseur
de rois_[85], mécontent de celui qu'il venait de placer sur le trône,
avait réussi à l'en faire descendre.

  [85] _Kingmaker_, surnom de Warwick.

Édouard, abandonné des siens, se jette dans un vaisseau hollandais.
Poursuivi par les Osterlins[86], il aborde au petit port d'Alkmaer,
dans le plus complet dénûment. Louis de la Gruthuse était gouverneur
de la Hollande; il accueille avec respect le prince détrôné,
beau-frère du duc de Bourgogne, lui donne plusieurs robes, le conduit
à la Haye et ensuite à Bruges.

  [86] Anséates.

Édouard fit son entrée dans cette ville le 14 janvier 1470 (1471). On
voyait chevaucher à côté de lui celui qui devait faire périr ses fils
dans la Tour de Londres: Richard, duc de Glocester. Les deux frères
allèrent loger à la Gruthuse: c'était le nom de la vaste habitation du
seigneur brugeois, attenante à l'église de Notre-Dame, et dans
laquelle le mont-de-piété est actuellement établi.

La princesse Marie était toujours à la Maison de Jérusalem: elle y
avait donné le jour à un fils qui fut baptisé à Saint-Donat. La
duchesse de Bourgogne fut la marraine, Ravesteyn le parrain. On voit
que la noble fugitive était traitée par la cour avec tous les égards
dus à son rang.

L'Angleterre et l'Écosse se retrouvaient à Bruges: un gendarme
d'Édouard et un écuyer du comte d'Arran pouvaient se reconnaître aux
cicatrices des coups qu'ils s'étaient portés dans quelque _raid_ ou
quelque _foray_[87]. Un montagnard, enveloppé dans son plaid, la
claymore au côté, la plume d'aigle sur sa toque, se rencontrait
peut-être avec un groupe de soldats nouvellement enrôlés pour le
service du roi d'Angleterre. On distinguait ceux-ci à leurs belles
casaques neuves, données par la duchesse de Bourgogne, et portant, par
devant et par derrière, la rose blanche d'York.

  [87] Chevauchée.

La chute d'Édouard servait à souhait la politique de Louis XI. Forcé,
pour dissiper la ligue du Bien public, à des concessions sur
lesquelles il s'était bien promis de revenir, enveloppé à Péronne dans
les filets de sa propre politique, puis conduit à Liége pour assister
au sac d'une cité qu'il avait concouru à soulever, il attendait depuis
longtemps une revanche et la voyait enfin s'approcher.

Non-seulement il était parvenu à détacher son frère et le duc de
Bretagne de l'alliance du duc de Bourgogne, mais il avait noué des
intrigues jusque dans la famille de Charles et espérait voir éclater
dans les États de celui-ci une insurrection générale. Enhardi par ces
dispositions et par une ligue qu'il avait faite avec les Suisses, il
convoque à Tours un simulacre d'états généraux et y fait autoriser des
poursuites contre Charles en parlement. Le duc reçut, à Gand, citation
par huissier à comparoir devant la cour. Le roi n'avait fait un tel
pas qu'avec la résolution d'employer des moyens plus actifs: il fait
avancer ses troupes et se rend maître de plusieurs places.

Charles, quoique averti, s'était laissé prendre au dépourvu; il
convoque l'arrière-ban de Flandre et de Hainaut et vient avec une
belle armée camper devant Amiens; puis, au bout de quelque temps, les
deux rivaux, s'apercevant que ce n'était point encore le moment de se
porter un coup décisif, traitent et concluent une trêve.

C'est alors que le baron de Corthuy vint rendre compte au duc de ses
missions et de ses voyages, en compagnie, dit-on, du patriarche
d'Antioche; mais nous ne trouvons, dans l'_Itinéraire_ de notre
voyageur, aucune trace de cette dernière circonstance. Le duc entendit
surtout avec intérêt les informations qu'Anselme lui donna sur les
forces et les dispositions de divers princes musulmans, et notamment
d'Hassan-al-Thouil ou Ussum Cassan, et il paraît que Charles conçut
dès lors l'idée de donner au sire de Corthuy une part plus directe
dans les négociations avec la Perse.

En attendant l'exécution de ce projet, il nomma Anselme Adorne son
conseiller et son chambellan. Ainsi le raconte un vieux manuscrit
que nous trouvons parmi les papiers de famille. En effet, le
sire de Corthuy est qualifié, dans des actes officiels presque
contemporains[88], d'_illustre chevalier, conseiller et chambelan de
Charles de Bourgogne_. Il semble toutefois qu'il devait déjà avoir ce
rang ou quelque autre équivalent lorsque Galeas le recevait à Milan
avec tant de distinction, _propter Burgundiæ ducem_, et lui donnait
les entrées comme à ses propres officiers.

  [88] Lettres de l'empereur Maximilien et du jeune Charles-Quint,
  de 1511 et 1512.

A peine le duc de Bourgogne avait-il traité avec son royal
antagoniste, qu'il apprit les succès de son beau-frère en Angleterre:
Édouard y était remonté sur le trône et son pouvoir se trouvait
affermi par la mort de Warwick sur le champ de bataille et de Henri VI
dans la Tour de Londres.

Cet événement, qui faisait regretter à Charles son empressement à
conclure, rendait, en même temps, l'Angleterre un asile plus sûr pour
les Boyd fatigués de l'exil et désireux de se rapprocher de l'Écosse,
dans l'espoir peut-être que Jacques III se laisserait à la fin fléchir
ou que d'autres circonstances leur permettraient de rentrer dans leur
patrie.

Un coup de la destinée les avait rapprochés, à Bruges, d'Édouard et de
Glocester, et Marguerite d'York, liée avec la comtesse d'Arran, par le
rang de toutes deux, était un intermédiaire naturel entre ces nobles
exilés. Marie Stuart se flattait encore d'apaiser son frère; elle
était mère et voulait du moins essayer de conserver un héritage à ses
enfants. Buchanan suppose que, par des lettres insidieuses, Jacques
III cherchait à persuader à la comtesse qu'en venant plaider elle-même
sa cause, elle réussirait mieux qu'elle ne l'avait fait, par
correspondance ou en employant des intermédiaires; mais cet auteur a
semé son récit de tant de circonstances inventées à plaisir, qu'il n'a
droit qu'à peu de confiance. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il y avait
en ce moment à Bruges un dignitaire écossais, le grand prieur de
Saint-André, qui, par ses discours et ses avis, put exercer de
l'influence sur les résolutions des exilés. Quoiqu'il en soit, une
péripétie inattendue dans la destinée de la comtesse d'Arran suivit,
au bout de quelques mois, le rétablissement de la maison d'York.

L'histoire de cette princesse a excité tant d'intérêt en Écosse et en
Angleterre, que les dates et les renseignements que notre _Itinéraire_
fournit à ce sujet, et notamment sur l'incident qui nous occupe en ce
moment, en acquièrent une importance réelle. On voit Marie, après
avoir fui la cour de son frère pour suivre son époux et avoir séjourné
près de deux ans à la Maison de Jérusalem, se décider à retourner sans
lui en Écosse; et ce qu'il y a de remarquable, c'est l'accord qui se
montre, à cet égard, entre elle et le comte, aussi bien que le père de
celui-ci, qui, l'un et l'autre, devaient l'accompagner jusqu'en
Angleterre. La même entente paraît entre Jacques III et le duc de
Bourgogne; car ce fut probablement ce prince qui, à la demande de la
princesse et avec l'agréation du roi, chargea le sire de Corthuy
d'escorter Marie Stuart. La femme du chevalier devait également
accompagner la princesse, et ce qui prouve combien cette compagnie
était du goût de Marie Stuart, c'est que, spontanément et d'une façon
toute gracieuse, elle invita Jean Adorne à être aussi du voyage.

D'un autre côté, le comte d'Arran eut, en Angleterre, une mission du
duc: il devait exciter Édouard contre Louis XI, allié de Jacques III;
négociations qui ont pu concourir à l'invasion de l'Écosse, dont nous
parlerons. Il semble donc que les Boyd, tout en s'associant à la
démarche de Marie, comptaient assez peu, pour eux-mêmes, sur le succès
de cette tentative et avaient d'autres vues.



VII

La séparation.

  Marie Stuart s'embarque au port de Calais.--Lord Boyd meurt à
  Alnwick.--Adieux du comte d'Arran et de Marie.--Le château de
  Kilmarnoc.--Annulation du mariage de Thomas Boyd avec la
  princesse.--Présentation à la cour.--Le donjon de Corthuy.--La
  dédicace de l'_Itinéraire_.--Fin de l'histoire de Thomas Boyd et de
  Marie Stuart.


Marie Stuart partit de Bruges avec lord Boyd, le comte d'Arran, le
baron et la dame de Corthuy, leur fils aîné et une nombreuse escorte,
et alla s'embarquer à Calais, le 4 octobre 1471. Voici comment Jean
Adorne, dans une notice autobiographique qu'il a placée à la suite de
l'_Itinéraire_ de son père, décrit ce départ:

«Là même, à Calais, sur le vaisseau prêt à appareiller, je fis mes
adieux à mes parents, et je saluai la noble princesse qui, de sa
grâce, m'avait invité à la suivre; mais je devais partir dans peu de
jours pour Rome. La chose était résolue et ainsi le voulait, sans
doute, ma destinée.

«Après avoir pris congé d'eux, je revins à Bruges assez triste, mais
supportant courageusement le chagrin que me causait ce prompt retour
en Italie, d'où je revenais. Il ne manquait pas d'amis qui me
conseillaient de rester, et des hommes puissants me promettaient leur
appui. Je partis néanmoins pour Rome, en compagnie du grand prieur de
Saint-André.»

On voit que le jeune Adorne eût préféré un voyage en Écosse, sous les
auspices de Marie Stuart, et que, par un sentiment bien ordinaire
parmi sa nation, il n'allait chercher au loin, qu'à regret, la
carrière que Paul II devait lui ouvrir.

Le sire de Corthuy débarqua avec sa femme et leurs nobles hôtes en
Angleterre. Les Boyd s'y arrêtèrent. Robert, se rapprochant, tant
qu'il pouvait, de la frontière d'Écosse, mourut peu après à Alnwick.
Anselme et Marguerite durent assister à une scène navrante: les adieux
du comte et de Marie. Leur route, à tous deux, se séparait; chacun
allait au-devant d'un avenir inconnu qui ne devait plus les réunir.
Les images de leur bonheur passé, de leurs espérances détruites,
venaient en foule assaillir leur pensée, et, en même temps, un nuage
froid et sombre semblait se placer entre eux. Quelle différence entre
cette entrevue et une autre, quoique mêlée aussi de douleurs, dans
laquelle, se revoyant après le coup qui les avait frappés, ils
s'étaient juré mille fois de ne jamais se quitter!

Arrivée à Édimbourg, la princesse fut, dit-on, froidement reçue par
son frère; on ajoute qu'il la confina dans le château de Kilmarnoc,
ancien domaine des Boyd; mais comme ils en étaient dépossédés, le
choix de ce séjour se comprend assez peu. Ce qui n'est pas douteux,
c'est que les supplications et les larmes de Marie n'eurent pas plus
de succès que n'en avaient eu les négociations d'Anselme Adorne.
Jacques ne voulait ni rendre à Thomas Boyd, proscrit, dépouillé,
ulcéré, sa position, ni en laisser une à la princesse, qui ne
convenait pas à son rang et à sa naissance. Le mariage fut cassé, on
ne sait sur quel fondement, mais probablement comme l'oeuvre de la
puissance usurpée des Boyd et manquant d'un consentement royal, libre
et régulier.

En revenant en Écosse, le sire de Corthuy trouvait le mariage du roi
accompli. La cour retentissait encore des magnificences qui avaient
été déployées pour célébrer cette union. Anselme vit la jeune reine,
belle, distinguée et modeste. La présentation de la dame de Corthuy,
la tournée qu'Adorne fit avec elle dans ses domaines, se devinent,
sans qu'on en trouve le récit: on eût aimé à y rencontrer la peinture
d'un paysage d'Écosse, dominé par le vieux donjon de Corthuy, avec son
fossé et sa double enceinte de murailles, ou surplombant, comme un nid
d'aigle, quelques roche presque inaccessible.

A Édimbourg, Adorne avait un devoir à remplir: pendant les six mois
qu'il venait de passer à Bruges, il avait fait rédiger, sous ses yeux,
par son fils aîné, la relation de leur commun voyage. Elle est écrite
en latin, mais d'un style familier, afin, comme le dit l'auteur, d'en
rendre la lecture plus facile. La narration, semée parfois, ainsi que
nous l'avons remarqué, de citations poétiques, y est interrompue et
coupée par des dissertations qui résument les observations
personnelles et les connaissances des deux voyageurs, relativement à
l'histoire, à la situation politique et aux moeurs des pays qu'ils ont
visités. Il règne, en général, dans tout cet écrit une simplicité et
un ton de bonne foi qui inspirent la confiance. Les descriptions qu'on
y rencontre témoignent d'un esprit d'observation uni à beaucoup
d'exactitude, en même temps que du sentiment des beautés de la nature.
On trouve aussi, en quelques endroits de ce manuscrit, des remarques
qui révèlent un goût, assez rare alors, pour les études philologiques
et etnographiques.

L'ouvrage est précédé d'une dédicace adressée au roi d'Écosse[89];
elle contient une analyse curieuse des principaux voyages qui avaient
précédé celui du sire de Corthuy. L'étudiant de Pavie y donne ensuite
carrière à son éloquence classique, pour célébrer, d'une manière
hyperbolique, la grandeur et la puissance du jeune souverain qui avait
témoigné au père de l'écrivain tant de considération et de gratitude.

  [89] Elle a été publiée par M. Le Glay.

Le baron de Corthuy remit lui-même le manuscrit à Jacques III, qui dut
être sensible à ce présent. Ses goûts n'étaient que trop studieux, et
il parcourut sans doute avec avidité un ouvrage qui a vieilli par la
forme et une partie de la matière, aussi bien que par la langue dans
laquelle il est écrit, mais qui présentait alors ce qu'on savait de
plus certain et de plus neuf au sujet de contrées qui ne cessaient
d'occuper l'attention générale.

C'est peut-être lors de cette apparition à la cour de Holyrood,
qu'Anselme Adorne fut nommé conseiller du roi d'Écosse, titre fort
honorable en ce temps, car l'État n'était pas conduit sans habileté ni
sans bonheur. Anselme et Marguerite, pourtant, ne tardèrent guère à
retourner en Flandre, après avoir assisté, il faut le supposer du
moins, aux réjouissances qui eurent lieu pour célébrer la naissance du
prince, depuis Jacques IV, réservé à devenir un jour, entre les mains
d'implacables ennemis, l'instrument de la ruine et de la mort de son
père.

Nous achèverons ici en quelques mots l'histoire du comte et de la
comtesse d'Arran. Le premier, comme nous l'avons dit, fut employé par
le duc de Bourgogne dans des négociations; on ajoute qu'il le servit
de son épée. Il mourut dans l'exil, et Buchanan raconte que Charles
lui fit élever, à Anvers, un magnifique mausolée avec une inscription
qui rappelait ses titres et ses exploits.

Nous devons dire que nous n'avons rencontré son nom ni parmi ceux des
principaux chefs employés par le duc de Bourgogne dans ses expéditions
militaires, ni dans les épitaphes anciennes des églises d'Anvers ou
de Bruges[90]. Nous ajoutons cette dernière ville à l'autre, parce que
l'auteur que nous venons de citer, semble constamment les confondre
ensemble. D'autres écrivains veulent que Thomas Boyd termina ses jours
en Italie, et désenchantent le roman de ses amours avec Marie en
ajoutant qu'il périt de la main d'un époux outragé.

  [90] Nous possédons un recueil manuscrit des épitaphes anciennes
  de Bruges, où nous avons fait, en vain, des recherches pour y
  trouver, soit les noms de Boyd ou d'Arran, soit leur traduction
  latine. Il se publie aussi un recueil des épitaphes d'Anvers, où
  ces noms ne paraissent pas, que nous sachions.

S'il en fut ainsi, elle était plus que quitte envers lui. Une
princesse, veuve ou séparée de son mari, se trouvait en Écosse, en
butte aux entreprises et aux outrages d'hommes audacieux, aussi peu
délicats sur le choix des moyens que peu retenus dans leurs sauvages
passions. Le roi exigea que sa soeur acceptât un protecteur en donnant
sa main à lord Hamilton qu'elle avait dû épouser autrefois. Parvenu
ainsi au but de son ambition, et créé à son tour comte d'Arran, il
devint le chef d'une maison puissante qui, sous le règne d'une autre
Marie Stuart, célèbre par sa beauté et ses malheurs, se trouva voisine
du trône chancelant de cette reine.

La comtesse d'Arran paraît encore une fois dans l'histoire: ce n'est
plus la jeune compagne d'un banni, c'est une mère qui intercède pour
son fils, et ce n'était point celui de Boyd. Ses pleurs, cette fois,
ne coulèrent du moins pas en vain: Jacques Hamilton, comte d'Arran,
s'était exposé à la vengeance du duc d'Albany[91], qui exerçait la
régence pendant la minorité de Jacques V; Marie sut les réconcilier.

  [91] Fils du frère de Jacques III et par conséquent neveu de la
  princesse.



VIII

L'ambassade de Perse.

  Mort de Marguerite.--Puissance du duc de Bourgogne.--Ses vues
  ambitieuses.--Sa participation aux affaires d'Orient.--Hassan al
  Thouil ou Ussum Cassan.--Le _Mouton Blanc_ et le _Mouton
  Noir_.--L'empereur de Trébisonde.--Hassan épouse Despoïna
  Comnène.--Ambassades vénitiennes.--Le patriarche d'Antioche.--Le sire
  de Corthuy part pour la Perse.--Hassan reçoit les ambassadeurs du duc
  de Bourgogne, de Venise et du grand-duc de Moscovie.--Ses succès et
  ses revers.--Prise de Caffa par les Turcs.--Anselme Adorne est
  rappelé.


Marguerite ne survécut pas longtemps au voyage d'Écosse. Anselme eut à
la pleurer, après environ trente années d'une heureuse union dont les
noeuds avaient encore été resserrés par la naissance de six fils et
d'autant de filles[92]. Celles-ci étaient bien jeunes lorsqu'elles
perdirent leur mère, et c'est une tâche difficile que de remplacer de
tels soins! Le sire de Corthuy cependant fut obligé, après y avoir
pourvu de son mieux, de s'éloigner encore une fois pour remplir une
nouvelle mission de duc de Bourgogne.

  [92] M. Gaillard nomme seulement cinq fils et quatre filles. L'une
  d'elles, Marie, épousa Josse de Baenst, chevalier, seigneur de
  Gapinghe; une seconde, Élisabeth, fut mariée à Wulfart de
  Lichtervelde; une troisième fut fille d'honneur de la douairière
  de Glocester, mais nous ne savons trop quelle est la princesse
  qu'on a voulu désigner ainsi.

Au milieu des nombreuses entreprises qui l'occupaient, ce prince
n'oubliait pas l'affaire de Perse.

Quoique la mort du duc de Guyenne lui eût enlevé un appui et qu'il eût
combattu de nouveau en France avec des fortunes diverses et un succès
douteux, il semblait à l'apogée de sa puissance. A la faveur d'une
nouvelle trêve, il se rend maître de la Gueldre qu'il avait acquise du
duc Arnout, tiré par lui de la prison où le tenait un fils dénaturé.
Ainsi se complétait successivement l'union des Pays-Bas sous la
domination du duc de Bourgogne. Liége et Utrecht subissaient son
protectorat. L'Artois, la Bourgogne, la Franche-Comté étaient un
ancien patrimoine de cette maison. En Alsace, Charles avait reçu en
nantissement, sinon acquis, le comté de Ferrette. Il convoitait la
Lorraine. René d'Anjou lui faisait espérer la Provence par testament.
Il attendait de l'Empereur la couronne royale. Par un traité avec
Édouard VI, il partageait la France. S'étendant déjà en idée au delà
des Alpes, il avait, dit Commines, de grandes fantaisies sur le
Milanais. Peut-être le diadème de l'empire d'Orient brillait-il de
loin à ses yeux, comme plus tard à ceux d'un autre Valois[93]. Du
moins, le rôle de champion de la Chrétienté tenait place dans ses
rêves de gloire et pouvait certes, en ce moment, tenter une noble
ambition.

  [93] Charles VIII.

Où s'arrêteraient les armes de Mahomet II? Nous avons vu leurs rapides
progrès. Plusieurs États chrétiens étaient envahis; l'Allemagne et
l'Italie étaient menacées. C'était comme une faveur inespérée de la
Providence, que, dans de telles conjonctures, le Sultan trouvât un
rival dans un prince musulman qui allait le prendre à revers, tandis
que l'Europe s'apprêterait à faire face au barbare conquérant.

Déjà, en 1461, Philippe le Bon, qui préparait alors une expédition
contre les infidèles, avait reçu une ambassade envoyée par des princes
de l'Orient, et l'un de ceux dont on lui promettait le concours était
le roi de Perse[94]. Nous ne pensons pas néanmoins que ce fut celui
dont il était maintenant question, appelé Assembei par l'historien
Bizaro et plusieurs contemporains, Usong par Haller, et enfin
Assan-Beg, vulgairement nommé Housson-Cassan dans notre _Itinéraire_.
Voici ce qu'on y lit à son sujet, et ce fut sans doute la substance
des entretiens que le sire de Corthuy eut avec le duc de Bourgogne sur
le prince musulman:

  [94] _Hist. de Fl._ par M. Kervyn de Lettenhove, t. V, p. 47.

«C'est surtout pour résister aux fréquentes attaques d'un si
redoutable voisin que le Soudan d'Égypte entretient à Alep un corps
considérable de Mamelucks. Assan-Beg égale presque en puissance le
Grand-Turc. Il y a peu d'années, il se rendit maître de la Perse et
vainquit, avec un grand carnage, Jansa, successeur du fameux Tamerlan.
La Chaldée où fut Babylone, la Silicie, la Mésopotamie, la Capadoce,
l'une et l'autre Perse, l'une et l'autre Arménie, la Médie jusqu'à la
Scythie ou Tartarie, lui obéissent. Il a épousé une fille[95] de
l'empereur de Trébisonde, et en conséquence il a plusieurs fois
réclamé ce pays, du Turc qui s'en est emparé. Cette demande n'étant
point écoutée, il se prépare à la guerre. Il a même envoyé un
ambassadeur que nous vîmes à Venise, tant à cette République qu'au
grand maître de Rhodes, pour contracter alliance et former une ligue.
Plaise au ciel que ce dessein s'accomplisse! C'est une voie qui
s'ouvre pour arrêter les progrès du Turc et renverser sa puissance.»

  [95] Une nièce, voir ci-après.

Quoique ces renseignements appellent quelques rectifications, ils sont
exacts en général, et lorsque l'on considère avec quelle difficulté
les informations étaient alors obtenues, l'on doit reconnaître que le
sire de Corthuy n'avait rien négligé pour s'en procurer de sûres et
avait mis soigneusement à profit les occasions qui s'en étaient
présentées à lui, soit dans le Levant, soit en Italie.

Suivant les orientalistes, le véritable nom du conquérant de la Perse
était Hassan, et il fut surnommé le Grand, en arabe _Al Thouil_ ou
_Al Thawil_, en turc, _Uzum_, soit à raison de sa taille, soit à cause
de ses exploits et de sa puissance. De là le nom d'Ussum Cassan, sous
lequel il est le plus généralement connu.

On lui trouvait une analogie de traits avec les Tartares, conquérants
de la Perse; cependant il appartenait à une dynastie de Turcomans,
dite du _Mouton Blanc_, qui gouvernait l'Arménie.

Ayant succédé, en 1467, à son frère Géhangir, il défit Géhan Schah,
sultan de la race du _Mouton Noir_, auquel il enleva les États que ce
souverain ou ses prédécesseurs avaient conquis dans la Mésopotamie, la
Chaldée et la Perse. Il vainquit ensuite le sultan Abu-Saïd, issu de
Tamerlan, et lui enleva le Khorassan et la Transoxane.

D'antique lignage, mais nouveau souverain, il crut ajouter à l'éclat
de sa puissance en épousant Despoïna, nièce d'un Comnène qui
gouvernait une partie de l'Asie Mineure avec le titre d'empereur de
Trébisonde, et cherchait, de son côté, un appui auprès de Hassan
contre les armes de Mahomet II.

Hassan, en vertu de cette alliance, ayant requis le Sultan d'éloigner
ses forces de Trébisonde et de la Cappadoce, la guerre s'allume entre
eux. Les États d'Italie, que la puissance ottomane menaçait de fort
près, sentent, à l'instant, le prix de cette diversion. Le pape et
Venise s'empressent d'exhorter Ussum Cassan à persévérer dans ses
desseins, et un échange d'ambassadeurs s'établit. Ce fut, de la part
des Vénitiens, d'abord Catarino Zeno, allié à la famille de la reine
Despoïna; ensuite, en 1471, Josaphat Barbaro, chargé de reconduire
l'ambassade persane dont parle notre manuscrit, avec de riches
présents, de l'artillerie, des artilleurs et des munitions de guerre.
En même temps, une flotte combinée, commandée par Pierre Moncenigo, se
dirigeait vers les côtes de l'Asie Mineure et y remportait quelques
avantages; mais Barbaro, ne voyant pas jour à pénétrer jusqu'auprès
d'Ussum Cassan avec les secours qu'envoyait la République, se jeta à
travers le pays, en compagnie d'Azimamet qui fut massacré en route, et
le Vénitien arriva, à grand'peine et presque seul, à Ecbatane, au mois
d'avril de l'année 1474.

On attachait tant d'importance à ces relations, que, vers le même
temps, un troisième envoyé de Venise, aussi d'illustre famille,
Ambroise Contarini, se rendait en Perse, par la Pologne, la colonie
génoise de Caffa et l'Arménie; Iwan III, qui régnait en Russie et
avait affranchi cette contrée du joug tartare, avait aussi confié une
mission semblable à un seigneur moscovite, désigné sous le nom de Marc
Ruffus.

Il est probable que le duc de Bourgogne concourait, au moins de ses
deniers, aux armements du souverain pontife et de l'ordre de
Saint-Jean contre les Turcs. Toujours est-il qu'il intervenait dans
cette affaire et dans les négociations qui s'y rapportaient. Quoique
le pape eût déjà dépêché en Perse, au nom de ce prince, et sans doute
de concert avec lui, Louis de Bologne, religieux revêtu du titre de
patriarche d'Antioche. Le duc voulut, de son côté, choisir un
ambassadeur pour la même destination, et ce fut le sire de Corthuy,
familiarisé avec l'Orient par son voyage, déjà au fait de cette
affaire importante, et réunissant les conditions de sang-froid et de
courage que demandait une entreprise si difficile et si périlleuse.

Le chevalier partit de Bruges au mois de mars 1473 (vieux st.) avec
une suite nombreuse et brillante. Tandis qu'il luttait avec les
lenteurs et les difficultés qu'avaient rencontrées, avant lui, les
envoyés vénitiens, le patriarche arriva au camp d'Ussum Cassan,
escorté de cinq cavaliers. Le lendemain, il fut admis devant le roi.
Après qu'il eut décliné sa qualité et offert, en présent, à Hassan,
quelques robes de brocart d'or, de soie écarlate et de drap, il exposa
le sujet de sa mission et fit des offres de service au nom du duc de
Bourgogne. Au rapport de Contarini, présent à l'audience, les
promesses du patriarche furent magnifiques; mais le monarque persan ne
parut pas les prendre fort au sérieux. S'il n'entrait point dans cette
appréciation un peu de jalousie, on n'en comprendra que mieux que
Charles eût songé à se faire représenter en Perse par une ambassade
plus solennelle et qui répondît davantage à la renommée du grand duc
d'Occident.

La réception fut suivie d'un dîner auquel les ambassadeurs furent
invités. Le roi y montra son esprit en proposant des questions
auxquelles il répondait lui-même. C'était un vieillard de haute
taille, sec et nerveux, d'une physionomie agréable et fort ami de la
magnificence. Dans une seconde audience qu'il donna à Contarini et au
patriarche, à Ecbatane, il leur ordonna de retourner chacun dans son
pays pour annoncer à son souverain qu'il ne tarderait pas lui-même à
attaquer les Turcs. Enfin, le 17 juin, il donna aux ambassadeurs une
audience de congé. Après avoir distribué au patriarche et à
l'envoyé d'Iwan quelques présents, notamment un cimeterre et un
turban, que le moine reçut comme le Moscovite, il leur expliqua les
motifs pour lesquels il n'entrait pas immédiatement en campagne avec
toutes ses forces. A ses côtés se tenaient deux seigneurs persans qui
devaient se rendre en ambassade, l'un auprès de Charles, l'autre
auprès du prince russe.

Mais, dès lors, ces négociations n'avaient plus d'objet réel. Vers le
temps où Barbaro quittait ses vaisseaux, Hassan s'était avancé dans
l'Asie Mineure, avait vaincu les Turcs, puis dans une seconde bataille
fort contestée et fort sanglante, il avait vu son armée dispersée par
l'artillerie ottomane. L'opinion, en Italie, fut qu'il avait été mal
secondé. Il était d'autant moins disposé, maintenant, à reprendre
sérieusement l'offensive contre les Turcs, que la révolte de son fils
Ungermaumet lui donnait de grands embarras. C'est peut-être pourquoi
il montrait tant d'impatience de voir partir les ambassadeurs.

Contarini ne regagna l'Italie qu'avec des peines et des périls sans
nombre. Barbaro, pour qui Ussum Cassan avait beaucoup de
bienveillance, demeura en Perse, dans l'espoir que le roi tenterait
quelque entreprise contre Mahomet II; mais il vit bien qu'Ussum
Cassan, après s'être vaillamment mesuré avec ce redoutable ennemi,
était peu tenté de renouveler l'épreuve.

D'un autre côté, les progrès de la puissance ottomane rendaient les
communications de plus en plus difficiles entre l'Europe et la Perse.
Dans cette situation, le duc de Bourgogne n'avait rien de mieux à
faire que de rappeler son ambassadeur, en quelque endroit qu'il se
trouvât. Le sire de Corthuy revint donc en Flandre, où nous allons
bientôt le voir entrer dans la période la plus pénible de sa vie.



SIXIÈME PARTIE.



I

Jean Adorne.

  Mort de Paul II.--Barbe rasée.--Les chansons de Robinette.--L'hospice
  de Saint-Julien.--Patric Graham, primat d'Écosse.--Jean Adorne est
  attaché à l'ambassade du cardinal Hugonet.--Mission à Naples.--Le
  bâtard de Bourgogne.--Tournoi.--Siége de Neus.--Traité de
  Péquigny.--Les états généraux de 1475.--Commissaires au renouvellement
  des Magistrats de Bruges.--Le sire de Corthuy est nommé bourgmestre.


Que devenait cependant Jean Adorne? Nous l'avons laissé reprenant à
regret la route d'Italie, moins touché de l'éclat des dignités dont la
perspective s'ouvrait devant lui, que docile aux vues de son père.
Avant d'arriver à Rome, il apprit un événement bien fâcheux pour la
réalisation de ses brillantes espérances: Paul II était mort! Jean,
cependant, n'en poursuivit pas moins sa route. A défaut du pape, il
comptait trouver un protecteur dans le cardinal de Saint-Marc; mais
celui-ci était parti ou se disposait à partir pour une légation.

Le jeune Adorne, comme il nous l'apprend lui-même, arrivait à Rome, le
menton orné d'une barbe qu'il avait laissée croître et soigneusement
entretenue pendant deux ans. Peut-être l'usage était-il de la porter
longue dans les fonctions auxquelles Paul II l'appelait, il se la fit
raser et alla passer quelque temps à Gênes, dans la société des
parents et des amis qu'il y avait.

Il logeait chez un particulier nommée Julien Alamanni dont la femme
était d'Amiens: c'était pour le jeune homme presque un compatriote.
Robinette, tel était le nom de la dame, était vive, acorte et d'humeur
joyeuse. Pour le distraire de ses mécomptes, elle lui chantait des
chansons françaises qui le divertissaient fort.

Évidemment, il n'était point venu en Italie pour cela. Il quitta Gênes
et revint à Rome, où il descendit à l'hospice de Saint-Julien: là se
trouvaient, en ce moment, quelque Français, assez mauvais sujets, dont
il ne rechercha pas la connaissance. Une rencontre plus heureuse lui
était réservée dans la capitale du monde chrétien. Un prélat écossais,
aussi distingué par sa piété que par sa naissance, attendait à Rome,
dans une sorte d'exil, le moment de pouvoir retourner dans sa patrie:
c'était Patric Graham, dont nous avons déjà parlé.

Non-seulement le souverain pontife avait confirmé le choix que le
chapitre avait fait de Graham pour l'évêché de Saint-André, mais, à la
demande du prélat, il avait érigé ce siége en archevêché; et, écartant
les prétentions de l'archevêque d'York à exercer une juridiction sur
l'Écosse, il avait reconnu les droits de celui de Saint-André au titre
de primat du royaume; enfin il avait joint à cette dignité celle de
son légat en Écosse, avec la délicate mission d'y corriger la
discipline.

Les Boyd n'étaient point favorables, dit-on, à Graham; d'où il
faudrait conclure que, lorsqu'ils s'emparèrent de la personne du roi
et du pouvoir, ils rompaient ainsi avec les Kennedy. Quoi qu'il en
soit, après la chute des Boyd, la cour n'en demeura pas moins
contraire au primat, et il n'osait revenir en Écosse: les courtisans,
qui profitaient des abus, n'étaient point pressés de voir arriver un
réformateur. L'habile et intrigant Schevez, qui aspirait à remplacer
Graham, et s'était emparé de l'esprit du roi par son savoir et surtout
en flattant le goût de Jacques pour l'astrologie, ne cessait de
susciter des obstacles au rival qu'il finit par supplanter.

Le vénérable prélat, pendant son séjour à Rome, admit auprès de lui
Jean Adorne et se l'attacha; c'était une suite des relations de notre
chevalier avec l'Écosse et un honorable témoignage des sympathies que
ses qualités et sa conduite lui avaient méritées de la part de ce que
ce pays avait de plus élevé et de plus respectable.

Le primat se disposait, en dépit des difficultés qui l'attendaient, à
se rendre auprès de son troupeau, lorsqu'arriva Philibert Hugonet,
évêque de Metz, frère du chancelier de Bourgogne. Il était
spécialement chargé d'obtenir un chapeau de cardinal pour le
protonotaire de Clugny. Une promotion eut lieu le jour de Noël de
l'année 1473; Clugny n'y était pas compris, c'était l'ambassadeur. La
fureur du duc fut extrême. On adoucit pourtant l'esprit de ce prince
en lui représentant que le protonotaire rencontrait dans le sacré
collége une opposition qu'on n'espérait surmonter qu'à la longue. Le
cardinal demeura en Italie, comme ambassadeur de Charles auprès du
souverain pontife et du roi de Naples; le pape lui donna de plus une
légation dans les États-Romains: il fut aussi légat en Toscane.

Jean Adorne fut placé auprès de lui dans une position plus
diplomatique que d'Église, qui le rapprochait, non pas, il est vrai,
de sa patrie, mais du moins des affaires où elle était mêlée. Il passa
plusieurs années avec le cardinal, à Rome et dans les États-Romains.

En 1475, il fut dépêché à Naples, auprès du roi Ferdinand, avec des
lettres de créance qui portaient sur trois points ou articles. Il
avait aussi une mission pour Antoine, bâtard de Bourgogne, récemment
légitimé par le pape, et que Charles le Téméraire avait envoyé à la
cour de Naples.

Le prince bourguignon fut reçu avec de grands honneurs dont Jean
Adorne fut témoin; à cette occasion, celui-ci assista à un magnifique
tournoi auquel le duc de Calabre prit part en personne.

Le duc de Bourgogne, cependant, s'engageait de plus en plus dans de
vastes et périlleuses entreprises. En même temps qu'il traitait avec
Édouard, qui devait aborder en France avec une armée, il profite
d'une querelle entre deux prétendants à l'évêché de Cologne, pour
chercher à s'emparer de Neus. Il se met ainsi l'Empereur et
l'Allemagne à dos, et épuise vainement ses ressources. Les Anglais
débarquent à Calais, mais l'or de Louis XI les désarme. Le traité de
Péquigny enlève au duc son allié le plus puissant.

Louis XI, outre son habileté et sa souplesse, avait un grand avantage:
il disposait librement des ressources des provinces qui lui
obéissaient. Celles des Pays-Bas, les voyant chargées d'impôts et
tenues en grande crainte par les gens de guerre, n'étaient pas tentées
de se mettre en même position. Le duc s'irritait de cette différence.
Il ne cessait de demander aux états de ses _pays de par deçà_ ou aux
villes de Flandre, des hommes, des vivres, de l'argent. Tantôt il
rappelait à celles-ci leurs protestations de dévouement lors de son
avénement, les dangers que courait la Flandre et les sacrifices qu'il
s'imposait pour la défendre; tantôt il parlait en maître absolu et
semblait prêt à recourir aux dernières extrémités. Tout en maintenant
avec fermeté les priviléges de la Flandre, les magistrats cherchaient
à désarmer Charles par un langage respectueux et en lui accordant, du
moins, une partie de ses demandes[96].

  [96] Gachard, _Documents inédits concernant l'hist. de la
  Belgique_ t. I, p. 216, 249, 259, 267.

Les Flamands, on le sait, aiment les impôts aussi peu que peuple qui
soit au monde; ils ne prenaient qu'un faible intérêt à des guerres où
la Flandre n'était pas directement en jeu. Il existait de plus des
difficultés quant au service des fiefs et, ce qui touchait davantage
le peuple, quant à la valeur des monnaies. De tout cela naissait une
irritation, à peine contenue, et qui s'adressait aux hommes mêmes dont
les représentations et les délais excitaient la colère du duc. On en
verra plus loin les suites.

Charles ne put obtenir des états généraux, assemblés à Gand en 1475,
le sixième denier sur tous les biens: on lui refusa également un
armement général qu'il demandait; mais les Quatre Membres de Flandre
lui accordèrent pourtant d'importants subsides, dans lesquels, suivant
l'usage, chaque Membre avait à fournir son contingent. Celui de Bruges
était toujours le plus fort.

C'est au commencement de septembre qu'avait lieu, chaque année, dans
cette ville, le renouvellement du Magistrat: des commissaires nommés
par le duc y présidaient. Ce furent, cette fois, Guy de Brimeu, sire
d'Humbercourt, comte de Meghem, Guillaume de Clugny et le prévôt
d'Utrecht.

Le duc de Bourgogne, qui employait des Flamands en Hollande,
choisissait pour ses délégués en Flandre des personnages étrangers à
cette province. Une sorte de fusion monarchique s'opérait ainsi au
profit de son autorité. C'étaient, du reste, trois de ses principaux
et plus affidés conseillers, et l'on voit par là quelle importance il
attachait au choix qui allait avoir lieu. Il tomba sur le sire de
Corthuy pour les fonctions de bourgmestre de la commune, tandis que
celles de premier bourgmestre étaient conférées à Paul Van Overtveldt
ou Descamps, conseiller du duc, qui les avait déjà plusieurs fois
remplies et avait exercé celles de bailli.

Nous avons dit ailleurs combien les premières dignités municipales
des grandes villes de Flandre étaient ambitionnées et environnées de
considération; néanmoins, les funestes conjectures qui commençaient à
poindre à l'horizon et celles que nous venons d'indiquer, rendaient
alors ces honneurs peu enviables. Le plus sage, ou, du moins, le plus
heureux pour notre chevalier, eût été de s'y dérober; mais il n'était
point fait pour l'inaction: il jugeait probablement qu'il y a plus de
prudence que d'honneur à s'éloigner d'une cause lorsqu'on en voit
pâlir l'étoile; il aimait sa ville natale et pouvait se flatter de lui
être utile. En passant par des mains bienveillantes, le pouvoir
s'adoucit.



II

Une grand'mère.

  Nouveaux impôts.--Mécontentement du peuple.--Conquête de la
  Lorraine.--L'ombre du connétable.--Défaite du duc à Granson.--_Fortune
  lui tourne le dos._--Bataille de Morat.--Hemlink ou Memlink.--Mariage
  d'Arnout Adorne.--Agnès Adorne.--Renouvellement des Magistrats.


L'administration qui venait d'achever son terme léguait à celle dont
notre chevalier faisait partie une tâche fâcheuse. Des subsides
avaient été votés, il fallait y pourvoir par des taxes nouvelles. On
prit du moins une précaution qui pourrait sembler superflue, tant la
chose était naturelle, mais qui devait prévenir sinon des abus, au
moins d'injustes soupçons: il fut décidé que les particuliers chargés
de la recette ne pourraient être de la Loi. Le peuple n'en trouva pas
moins l'impôt peu de son goût et éclata en murmures.

C'était un bien pour Bruges, beaucoup plus que pour le sire de
Corthuy, à qui le souvenir de cette émotion a pu nuire, que les
fonctions de bourgmestre de la commune fussent alors exercées par un
homme qui pût faire servir son influence et la considération dont il
jouissait, à maintenir la tranquillité sans qu'il fût besoin de
recourir à des mesures sévères. Le calme fut bientôt rétabli et toute
l'attention se porta sur ce qui se passait au dehors.

Les événements se pressaient ainsi que dans les dernières scènes d'un
drame. Un moment la fortune paraît encore sourire au duc de Bourgogne
comme pour l'entraîner plus sûrement à sa perte: une trêve avec Louis
XI lui permet de se jeter sur la Lorraine et de s'en rendre maître.

Sur ces entrefaites, le connétable arrêté à Mons, où il s'était
réfugié, est livré au roi par ordre de Charles, qui devait partager
les dépouilles de Saint-Pol et recouvrer des places dont celui ci
s'était emparé. Voulant se ménager entre plus puissants que lui,
Saint-Pol avait leurré et déçu tout le monde; mais il était l'hôte de
Charles et un obstacle à l'ambition de son astucieux antagoniste.
Humbercourt et Hugonet, lorsque, à leur tour, ils montèrent à
l'échafaud, ne virent-ils point cette ombre qui marchait devant eux et
leur faisait signe de la suivre?

Cependant la catastrophe se préparait: le duc, dans une expédition
contre les Suisses, est mis en déroute par sa propre avant-garde qui,
en se repliant sur son armée, y jette la confusion. C'est alors que,
suivant une expression de son épitaphe, dont Napoléon Ier se fit
répéter la lecture, _fortune lui tourna le dos_! Son camp, son
artillerie, sa vaisselle, ses joyaux, tombent aux mains de l'ennemi.
Cet échec fut bientôt suivi, près de Morat, d'une défaite sanglante.

On peut juger quelle impression de telles nouvelles firent en Flandre,
et en particulier sur l'esprit de notre chevalier. Le bruit fut
d'abord que le duc était mort. En effet, sa vie, on peut le dire,
était finie; le reste ne fut plus que l'agonie de sa grandeur et de sa
fierté.

On place vers l'époque de ces désastres l'arrivée à Bruges d'un
artiste né dans cette ville, où l'on admire encore quelques uns de ses
chefs-d'oeuvre. Un peintre moderne a représenté Anselme Adorne,
bourgmestre de Bruges, allant visiter l'atelier de Memlink ou Hemlink,
car si l'on est d'accord sur son talent, on ne l'est pas sur son
nom[97]. Nous ignorons si quelque tradition locale a fourni ce sujet,
et nous croyons plutôt que l'on aura voulu unir ainsi deux souvenirs
chers aux Brugeois. L'épisode, s'il était d'accord avec les dates,
n'aurait pourtant rien d'invraisemblable. Anselme aimait les lettres,
soeurs des arts; dans ses voyages, les peintures attiraient son
attention. Parmi celles de Memlink, quelques-unes ont reproduit les
traits de personnes qui appartenaient ou tenaient d'assez près à la
famille du chevalier. Lui attribuer du goût pour les arts qui
remplissaient ainsi de leur influence l'atmosphère où il vivait, et de
la prédilection pour les talents du peintre brugeois, n'était point
dans ces circonstances une supposition forcée.

  [97] Le monogramme dont il signait ses oeuvres a été pris pour un
  H, tandis que de bons juges y voient un M.

Deux événements domestiques qui intéressaient notre chevalier, quoique
à des degrés différents, marquèrent l'époque de sa magistrature. A ses
baronnies d'Écosse et aux seigneuries de Vive et de Ronsele, que sa
famille possédait en Flandre, il joignit la terre de Ghendtbrugge qui
passa plus tard au plus jeune de ses fils. L'aîné, après Jean, épousa
vers le même temps Agnès de Nieuwenhove; elle appartenait à une
ancienne famille de chevaliers et porta la terre qui lui donnait son
nom et qui était une des bannières de Flandre, dans la descendance du
sire de Corthuy. Cette union était sous tous les rapports si bien
assortie, que lorsque Agnès eut cessé de vivre, Arnout Adorne, ne
trouvant plus rien qui l'attachât au monde, le quitta pour le cloître,
comme avait fait son aïeul; hérédité remarquable d'austère piété,
lorsque déjà la réformation frappait à la porte.

Ce mariage était pour Anselme une grande joie au milieu des
inquiétudes et des noirs pressentiments du moment; mais il eut lieu
sous de tristes auspices. La cérémonie se fit le 7 janvier, entre les
fatales journées de Granson et de Morat. La nouvelle du premier
désastre n'était sans doute pas encore parvenue en Flandre, ou l'on
jugea plus sage de ne point différer, soit pour ne point jeter
l'alarme, soit en vue même des incertitudes de l'avenir.

Vingt-trois ans plus tard, une jeune femme posait devant le grand
artiste brugeois; elle était vêtue d'une robe de brocart ou de drap
d'or, serrant à la taille, et presque entièrement cachée sous un
vêtement plus ample de velours d'une pourpre foncée, doublé d'hermine
et à manches larges et pendantes. Ses mains, petites et blanches
étaient ornées de joyaux, aussi bien que son cou. Elle portait en
outre une lourde chaîne d'orfèvrerie. Sa tête était couverte d'une
coiffe blanche et, par-dessus, d'une sorte de voile de velours noir
doublé d'une étoffe de soie jaune, qui retombait sur ses épaules. Ses
ajustements cachaient presque entièrement sa poitrine et formaient, de
part et d'autre du peu qu'elle en laissait voir, une sorte de collet
de velours noir avec une bordure blanche comme en ont les rabats des
prêtres. On n'apercevait point ses cheveux retroussés en arrière; mais
la transparence du teint, l'arc légèrement tracé des sourcils, le bleu
clair des yeux, annonçaient dans la dame qui se faisait peindre,
malgré son origine italienne, une blonde fille du Nord. Ses traits
avaient de la douceur, son maintien de la dignité; sa taille était
svelte et bien prise.

C'est ainsi qu'Agnès Adorne, seul fruit du mariage d'Arnout, a été
peinte par Memlink. Lorsque Anselme, père de six fils, la prenait,
enfant, dans ses bras, il ne devait point se douter qu'il y tenait le
dernier espoir de sa race. Moins de trente ans après lui, celle-ci
était près de s'éteindre. Les fils d'Agnès[98] furent adoptés dans la
maison d'Adorno par les comtes de Renda, et cet acte reçut la sanction
souveraine. L'une des deux branches que forma la descendance de cette
dame et de son second mari prit en effet le nom d'Adorne: le soin
qu'on mettait à le perpétuer était un hommage à la mémoire encore
fraîche de notre voyageur.

[98] Son premier mariage contracté lorsqu'elle n'avait que 13 ans
avait été stérile; demeurée veuve dans l'année, c'est à peine si elle
avait été femme, quand elle donna sa main, dans l'église de Jérusalem,
à un gentilhomme génois nomme Don André della Costa.

Son année d'exercice terminée (septembre 1476), il fut remplacé par un
autre chevalier de la maison de Halewyn. Un Nieuwenhove fut nommé
premier bourgmestre. C'est pendant leur magistrature que le dénoûment
attendu pour Louis XI avec une fiévreuse impatience, vint combler ses
voeux et tout remuer en Flandre.



III

Mort de Charles le Téméraire.

  Siége de Nancy.--Le comte de Campo Basso.--Ambassade
  écossaise.--Singulière prédiction.--Elle est confirmée par
  l'événement.--Le mauvais valet de chambre.--Réflexions.--Les états des
  provinces s'assemblent.--Les métiers de Gand.--Troubles à Bruges.--Le
  sire de Corthuy capitaine de la duchesse de Bourgogne.--Les trois
  chroniques.


Accablé de honte et de douleur, Charles, s'attachant néanmoins avec
une fatale persistance à ses entreprises, semblait jeter le défi à la
destinée. Avec une poignée de soldats mal armés, mal payés,
découragés, malades, il poursuivait le siége de Nancy. Une sombre
figure marchait à ses côtés, semblable à un esprit de ténèbres, qui ne
devait le quitter qu'après l'avoir précipité dans l'abîme: c'était le
comte de Campo Basso.

Sur ces entrefaites arrivait à Bruges une ambassade écossaise chargée
d'exposer au duc de Bourgogne les doléances du commerce au sujet de
certaines mesures que ce prince avait prises. Plusieurs des
personnages les plus distingués de la ville s'empressèrent de fêter
ces étrangers, et l'on pense bien que le sire de Corthuy ne fut point
des derniers. On pourrait placer chez lui le lieu d'une scène
singulière rapportée par Buchanan, si le récit même de cet auteur plus
élégant que fidèle, n'était vraisemblablement une fable. Voici ce
qu'il raconte: Dans un repas donné aux envoyés écossais, un certain
docteur en médecine, nommé André, qui se piquait d'astrologie, les
prenant à l'écart, leur dit mystérieusement: «Ne vous pressez pas de
vous rendre au camp du duc de Bourgogne: dans trois jours vous
apprendrez sa mort.» En effet, on sut bientôt qu'à la suite d'une
bagarre plutôt que d'un combat, Charles avait été enveloppé et
massacré le 5 janvier 1477.

Commines vit depuis, à Milan, un anneau où était gravée une pierre à
fusil et que le duc avait coutume de porter à son pourpoint: «Celuy
qui le lui ôta,» dit l'historien, «fut mauvais valet de chambre.»

On douta de la mort du Téméraire; le peuple ne voulait point croire
que de cet homme puissant qui avait agité la terre, il n'y restait
plus qu'un cadavre nu, la face prise dans la glace d'un fossé. C'est
ainsi qu'on le retrouva au bout de quelques jours.

L'épée qu'il avait portée, après Philippe le Bon, avait rivalisé avec
le sceptre des Valois, soumis la Hollande et la Frise, le Luxembourg,
la Gueldre, cruellement réprimé les Liégeois, dompté les communes
soulevées, conduit et contenu les grands; maintenant elle tombait,
brisée, aux mains d'une jeune orpheline aux prises avec les armes et
les intrigues de Louis XI: c'était une révolution.

Le 24 janvier, la duchesse, conjointement avec la veuve du Téméraire,
annonçait le tragique événement aux populations, en même temps que
l'intention d'aviser, de concert avec les princes de son sang, ses
conseillers et les «gens des Trois États des pays de par deçà,» qui
dans peu allaient s'assembler, à alléger les charges des sujets, à les
traiter avec douceur et justice, et à résister aux entreprises des
ennemis[99]. Il est triste de le dire: quand on est fort, on est peu
disposé à céder; quand on a cessé de l'être, les concessions
trahissent la faiblesse et ne désarment guère ceux qui les obtiennent.

  [99] _Bulletins de la commission d'histoire de l'Académie royale
  de Belgique,_ t. VII, 1er _Bulletin_, p. 64.

Les princes alliés à la maison de Bourgogne, les principaux seigneurs,
la noblesse, les états généraux de provinces, parmi lesquelles la
Flandre, le Brabant, la Hollande, le Hainaut, formaient chacune le
centre d'autant de groupes particuliers, se réunissent autour de
Marie, dans les murs de Gand, siége, en ce moment, du gouvernement et
centre de l'action nationale. Le sire de Corthuy ne tarda pas à s'y
rendre, et pendant quelque temps il put y observer, comme à leur
source, des événements qui ne devaient influer que trop sur sa
destinée.

Commines a injustement ravalé les hommes, étrangers jusque-là aux
affaires, qui dans cette crise furent amenés à y prendre part. Si
pourtant l'on se représente clairement la situation au dehors et au
dedans, un ennemi aussi peu scrupuleux que puissant, poussé par la
haine et la vengeance plus encore que par la politique, le pouvoir
ébranlé et chancelant, les États de Bourgogne composés de deux parties
presque étrangères l'une à l'autre, les provinces dites de par deçà
récemment ou faiblement unies entre elles, chacune formant un État
jaloux de ses droits et repoussant toute influence étrangère à son
territoire; chez les grands, des vues, des intérêts divers; des
institutions que d'autres pays enviaient, mais qui donnaient à la
multitude une action directe et, dans des moments semblables, presque
souveraine; la réaction d'autant plus violente, que la compression
avait été plus forte; si, disons nous, l'on se fait une idée vive et
nette d'un tel état de choses, on comprendra sans peine qu'il eût
presque fallu un prodige pour qu'il n'en sortit rien que de juste, de
sage et de régulier.

L'habitude d'obéir survit quelque temps au pouvoir; les conséquences
de la situation ne devaient se développer que successivement. Bientôt
pourtant un observateur attentif, dont le nom n'est point connu,
écrivait silencieusement, dans des notes qui sont parvenues jusqu'à
nous, que «le _commun peuple_ était maître.» Ces mots, nous ne les
transcrivons point avec un sentiment de dédain: Lazare[100] était du
commun peuple; mais Lazare ne gouvernait pas. L'infortuné! il eût
trouvé des flatteurs.

  [100] Dans la saisissante parabole du mauvais riche.

Les métiers de Gand s'arment et se font remettre en possession de
tous leurs priviléges. A ce signal, les Brugeois demandent une lecture
solennelle de ceux de leur ville. Le premier bourgmestre s'y oppose
avec plus de fierté que de prudence; le peuple s'assemble en tumulte.
A la vue du flot qui déborde et gronde, Nieuwenhove se trouble et
court à Gand avertir la duchesse de se qui se passait.

Quelques jours après, on voyait entrer à Bruges, par la porte de
Sainte-Croix, une petite troupe de cavaliers. Anselme Adorne en
faisait partie, aussi bien que le sire de la Gruthuse, Jean, son fils,
seigneur de Spiere ou des Pierres, et Jean Breydel. La duchesse, afin
de rétablir l'ordre dans cette ville, l'avait placée sous le
commandement des quatre capitaines que nous venons de nommer. Le reste
se composait de leur suite et de leur escorte.

Avant de faire connaître ce qu'ils firent et quelles en furent les
suites, nous devons dire quelque chose des sources où nous avons
principalement puisé:

On trouve la relation des troubles de Bruges, à l'époque de
l'avénement de Marie de Bourgogne, dans la Chronique de Flandre
d'Antoine de Roovere, qui fait partie de l'ouvrage publié à Anvers en
1531, par Guillaume Vorsterman, sous le titre de: _die exellente
Cronike van Vlaenderen_, ainsi que dans la Chronique de Despars,
terminée en 1562, et celle qui a été publiée à Bruges en 1727, par
André Wyts.

De ces trois ouvrages, le premier retrace le plus directement les
impressions du moment et les souvenirs contemporains; mais souvent il
rend ceux-ci d'une manière un peu confuse, et ils ont besoin d'être
débrouillés et éclaircis. L'auteur, qui était déjà mort quand on
imprimait son récit, fut musicien et homme de lettres, ou, suivant
l'expression du temps, rhétoricien. Vorsterman vante beaucoup ses
talents. De Roovere n'en donne pourtant pas de grandes preuves par ses
acrostiches qu'il appelle des _incarnations_, ni par la forme de son
récit: ses paragraphes commencent, d'ordinaire, par le mot _item_,
ainsi que les articles d'un compte ou d'un inventaire; mais personne
n'est plus au fait que lui de ce qui se passe dans les rues et sur le
marché de Bruges, et les détails qu'il donne sont précieux pour
l'intelligence des faits et leur appréciation.

Nicolas Despars ou d'Espars, gentilhomme et _Poorter_ de Bruges,
bachelier en droit, est déjà plus éloigné des événements; il a pris
soin pourtant de comparer ensemble toutes les chroniques de Flandre,
soit imprimées, soit inédites, écrites en latin, en français ou en
flamand, et les résume avec gravité et droiture.

André Wyts, imprimeur de la ville, a dédié au comté de Lalaing,
commissaire impérial en Flandre, et aux Magistrats de Bruges un
travail signé seulement des lettres N. D. et F. R., qui comprend
l'analyse de tous les priviléges de la province, des villes et
châtellenies, et le récit de ce qui s'est passé en Flandre de 1346 à
1482, tiré, selon que l'annonce le titre, des écrivains les plus
dignes de foi, de manuscrits et mémoires inédits, notamment d'écrits
contemporains des événements, rédigés en langue flamande. On peut
supposer que l'ouvrage de Despars a été mis à contribution dans cette
compilation, et lorsqu'elle s'en écarte, ce n'est souvent que pour
tomber dans quelque méprise.

Despars et les auteurs de la chronique éditée par Wyts résument,
acceptent ou rejettent, suivant l'opinion qu'ils se forment. Celle de
Despars, surtout, n'est point à dédaigner sans doute; mais De Roovere
raconte, quant au gouvernement de Marie de Bourgogne, ce dont il a pu
être témoin lui-même, ou, du moins, ce dont la mémoire était encore
fraîche au moment où il écrivait.

C'est surtout en comparant et en pesant les témoignages de ces auteurs
que nous avons pu nous rendre un compte exact des faits dont on va
lire le récit[101].

  [101] Nous avons tenté des recherches à la Bibliothèque et aux
  Archives de Bruges, mais sans résultat.



IV

Les capitaines de la duchesse.

  Objet de la mission des capitaines.--L'avenir de Bruges.--Le sire
  de la Gruthuse.--Jean de Bruges.--Jean Breydel et son
  escorte.--Transaction.--La Gruthuse au balcon de l'hôtel de
  ville.--Arrestation d'Hugonet et d'Humbercourt.--Exécutions à
  Gand.--Troubles à Bruges.--On demande la mise en jugement des anciens
  magistrats.--Caractère de la justice communale dans les temps de
  troubles.--Les partis et leurs accusations.


La mission qui était confiée au sire de Corthuy, conjointement avec
les autres personnages que nous venons de nommer, n'était pas moins
flatteuse que délicate; elle témoignait, à la fois, de l'estime que la
cour avait pour lui et de celle qu'il inspirait à ses concitoyens, car
il s'agissait de rétablir parmi eux l'ordre et le calme, non par des
mesures de rigueur auxquelles on ne pouvait même songer, mais par la
conciliation et par l'ascendant de la sagesse et de la considération
personnelle.

Parvenue au sommet de ses prospérités, dont il ne reste plus qu'un
souvenir et la misère qu'elles laissent trop souvent après elles,
Bruges rencontrait une pente fatale et devait rapidement la descendre.
Il semblait que la nature et les événements conspirassent ensemble sa
ruine. Le Zwyn[102] commençait à se fermer peu à peu à la navigation.
Les agitations politiques éloignèrent le commerce effrayé, et
lorsqu'il consentit à revenir, les avenues se fermaient devant lui.
Survint ensuite la réforme religieuse qui remua de nouveau le peuple
et troubla jusqu'à la paix des tombeaux. La peste, enfin, se chargea
de mettre la population de niveau avec sa fortune réduite. Jamais
Bruges ne se releva.

  [102] Petit golfe qui amenait les vaisseaux au port de l'Écluse.

Il n'était donné de l'arrêter dans cette voie, dont on ne découvrait
pas même les abîmes, ni au sire de Corthuy, ni aux autres délégués de
la duchesse. C'est beaucoup, quelquefois, de pourvoir aux besoins les
plus pressants du moment, et telle était la véritable tâche des
capitaines. La chronique publiée par André Wyts confond, ici, deux
qualités fort différentes désignées également par ce titre. Anselme
Adorne n'était point, en ce moment, capitaine de quartier (Hoofdman),
non plus que les trois autres. C'étaient des officiers de la maison de
Bourgogne, qui devaient se partager les importantes fonctions de
commandant ou gouverneur.

La Gruthuse les avait déjà remplies à Bruges, ainsi que nous l'avons
vu plus haut, et avait beaucoup contribué à maintenir cette ville dans
l'obéissance, lors du soulèvement des Gantois contre Philippe le Bon.

Proprement, c'était un Van der Aa, de la famille des seigneurs de
Grimberghe; il devait à des alliances le nom de Bruges et les titres
de sire de la Gruthuse et de prince de Steenhuse. Édouard IV l'avait
créé comte de Wincester. Il était marié à une dame de la maison de
Borsèle, fille du comte de Grand-Pré et d'une princesse d'Écosse. Sa
naissance et les services signalés qu'il avait rendus aux ducs de
Bourgogne lui avaient valu l'ordre de la Toison d'or, ainsi que la
lieutenance générale de Hollande, Zélande et Frise, que lui enlevaient
les circonstances présentes; ses qualités étaient dignes de son rang,
son caractère humain et affable: esprit sage et modéré, il savait
s'accommoder aux temps.

Son fils est connu principalement pour sa participation à quelques
opérations militaires. Après la mort de la duchesse, ayant pris parti,
aussi bien que la Gruthuse lui-même, contre Maximilien, il passa en
France quand ce prince l'eut emporté et fut gouverneur de la Picardie
et chevalier de Saint-Michel.

Breydel, au contraire, s'attacha à la cause du duc d'Autriche et paya
son zèle de sa tête. Nous avons parlé de ses exploits contre les
infidèles; il avait actuellement sous ses ordres des hommes d'armes
étrangers qu'il s'était attachés dans ses guerres lointaines, ou qui
formaient la force armée mise à la disposition des capitaines.

Ce n'était pourtant ni cet appareil guerrier, ni leur valeur
personnelle qui eussent pu suffire à contenir une population de deux
cent mille âmes, dans un moment où le pouvoir était sans force et
l'État en péril. Les capitaines s'appliquèrent à calmer les esprits.
Le soir même de leur arrivée, la Gruthuse et ses compagnons eurent une
conférence avec les doyens; il s'agissait de s'entendre sur les
conditions auxquelles les métiers consentiraient à déposer les armes.
Ceux-ci exigeaient l'abolition des nouveaux impôts, l'annulation des
contre-lettres qu'on gardait au château de Lille, ainsi que des
conditions imposées par Philippe le Bon, en 1437, enfin le
rétablissement de tous les priviléges. Celui de mettre en jugement les
magistrats et même les officiers de la duchesse qui exerçaient à
Bruges leurs fonctions, fut le point le plus contesté: c'était, en
effet, une arme bien dangereuse. On finit, cependant, par tout
accorder, et le sire de la Gruthuse s'employa vivement auprès de la
cour pour qu'elle ratifiât ces concessions.

Le 7 mars, un beau drap d'or couvrait le balcon de l'hôtel de ville;
la Gruthuse, revêtu des insignes de la Toison d'or, y parut entre
quatre religieux, savants en théologie; là, après avoir fait donner
lecture des actes dont on se plaignait, il les déchira de sa main, aux
acclamations de la foule qui jurait de vivre et de mourir avec la
jeune duchesse.

Tous les priviléges de la ville furent ensuite soumis à l'inspection
des chefs de la bourgeoisie, ainsi que des doyens. «De tout ceci,»
ajoute la chronique, «il revint au sire de la Gruthuse beaucoup
d'honneur et d'affection parmi le peuple.»

On voit ici la Gruthuse sur le premier plan et les trois autres
capitaines rester dans l'ombre; peut-être Breydel n'était-il même que
son lieutenant, et Jean de Bruges ne pouvait, à côté de son père,
jouer qu'un rôle secondaire. Le sire de Corthuy aurait eu ainsi, seul
entre les trois, une position indépendante; on ne saurait douter qu'il
n'inspirât à la duchesse et à son conseil une confiance particulière,
ce qui devait donner beaucoup de poids à son intervention. S'il paraît
moins en évidence que la Gruthuse, tout n'en porte pas moins à croire
qu'il le seconda loyalement. Il voyait avec joie le calme rétabli par
leurs soins communs: ce fut encore un beau jour dans sa vie publique
et peut-être le dernier. Bien souvent, il vient un temps où la
destinée change de cours: tout allait au-devant de nous, tout
s'éloigne ou s'assombrit. C'est moins un malheur, peut-être, qu'un
signal et un bienveillant avertissement. Quand tout ce qui nous a
ébloui, entraîné, charmé, ne nous offre plus que mécomptes et
amertume; quand les noeuds qui nous lient à la vie se détachent l'un
après l'autre, que toutes les clartés de la terre pâlissent ou
s'éteignent, n'est-ce pas pour qu'on la quitte sans regret et que,
d'avance, l'on regarde plus haut?

La situation politique, à Bruges, comme dans le reste de la Flandre,
avait toujours pour pivot ce qui se passait à Gand. Un drame lugubre
s'y préparait: Hugonet et Humbercourt avaient à porter le poids de
leur faveur passée et, plus encore, de celle qu'ils conservaient en
secret. Malgré leurs dispositions favorables, Louis XI ne les trouvait
pas assez souples et voulait tout brouiller; par des indiscrétions
calculées, il les compromet adroitement. Le duc de Clèves leur
devient hostile, en apprenant qu'ils voulaient le mariage du dauphin
avec la duchesse dont il ambitionnait la main pour son propre fils. Le
peuple de Gand avait peu besoin qu'on l'excitât contre ces étrangers;
il les fait jeter en prison. Les métiers s'arment de nouveau et font
arrêter encore plusieurs personnages dont quelques-uns sont
immédiatement mis à la question et exécutés.

C'est, dans le pays, un mouvement général. On voit accourir à Bruges
les gens du Franc qui lacèrent ou livrent aux flammes les actes par
lesquels ce territoire avait été érigé en quatrième Membre et traînent
leurs magistrats devant le bailli pour qu'il les fasse conduire au
Steen[103]. Peu après, les Brugeois font subir le même sort à quelques
habitants, et prétendent qu'on y joigne encore tous ceux qui avaient
rempli dans les dernières années les fonctions de bourgmestre ou de
trésorier de la ville, afin qu'ils eussent à rendre compte de leur
gestion.

  [103] Prison.

Le baron de Corthuy, qui venait de remplir une mission toute de
conciliation et de popularité, était du nombre des magistrats que
cette mesure aurait atteints; les libertés qu'il avait concouru à
rendre à ses concitoyens, se tournaient ainsi contre lui. Ce n'est pas
qu'il y eût eu quelque chose d'effrayant pour lui à rendre compte de
son administration devant des juges impartiaux et indépendants; mais
rien de redoutable, dans les moments d'émotion populaire, comme cette
juridiction communale que nous allons voir à l'oeuvre. C'était la
justice criminelle du temps, avec tous ses vices et l'intervention de
la multitude, avec tous ses entraînements; point d'appel ni de sursis,
la torture ou sa menace, aucune des garanties qui de nos jours
protégent les biens, l'honneur et la vie du dernier des citoyens.

Lorsqu'on parcourt d'ailleurs les chroniques du temps, on aperçoit
des partis en jeu, et l'on sait assez quelles sont leur équité et
leur modération. Selon les différentes phases de la politique,
on voit ceux qui partageaient la Flandre se poursuivre tour à
tour des plus déplorables accusations. Qui voudra croire que Jean
de Nieuwenhove[104], brave et renommé capitaine, l'un des héros de
Guinegate, où il fut armé chevalier, ait détourné à son profit les
fonds destinés à la solde des troupes; que Martin Lem ait machiné la
mort de Barbesan; que le fond de la politique de la Gruthuse ait été
de dégager ses revenus en spéculant sur les variations du tarif des
monnaies? Tout cela fut dit, accepté, par un parti ou par l'autre, et
la postérité le rejette avec mépris.

  [104] Il était frère d'Agnès de Nieuwenhove, mariée à Arnout
  Adorne et fils, ainsi qu'elle, de Nicolas de Nieuwenhove. Le
  bourgmestre s'appelait aussi Jean, mais il était fils de Michel.

Le baron de Corthuy pouvait être aussi en butte à la haine d'un parti
et en devait subir les conséquences. Les choses toutefois, à Bruges,
n'en étaient pas encore tout à fait là; le coup fut amorti: on
détourna la fureur populaire sur le bourgmestre fugitif qu'elle ne
pouvait atteindre. Une prime fut promise à qui le livrerait.

La famille et les amis d'Anselme respiraient en voyant l'orage
s'éloigner d'une tête vénérée; mais il devait éclater bientôt avec
plus de furie.



V

Marie de Bourgogne.

  Tâche pénible.--La gloire des nations.--Supplice d'Hugonet et
  d'Humbercourt.--Nobles larmes.--Adolphe de Gueldre et le duc de
  Clèves.--Entrée de la duchesse à Bruges.--Troubles.--Pillage.--L'échevin
  justifié et emprisonné.--Cris de mort.--Ambassade de l'empereur Frédéric
  III.--Renouvellement des magistrats.--Une plaisanterie de Louis
  XI.--Les Gantois entrent en campagne.--Revue des milices
  brugeoises.--Les seize.--Digression.--Les deux déserteurs.


Ce n'est pas, nous l'avouons, sans avoir hésité quelque temps que nous
poursuivons notre tâche: elle nous oblige à retracer avec détail des
scènes pénibles d'agitation et de désordre; mais tous les peuples,
toutes les formes de gouvernement, tous les états de la société ont
leur part d'erreurs et de fautes, et nous ne pensons pas que
l'historien ait charge de les couvrir d'un voile, ou, comme on l'a vu
ailleurs, d'un vernis séduisant. La gloire d'une nation dépend moins
du soin qu'on prendrait de pallier et de colorer ce qui a pu s'y
passer de moins digne d'éloge, que des grands hommes qu'elle a
produits et des grandes choses qu'elle a faites. Aucun pays n'efface
sous ce double rapport les provinces belges, et la Flandre a sa belle
et noble part dans de tels souvenirs. Nous pouvons donc être
tranquilles, et nous reprenons notre récit.

Assez d'autres sans nous ont exposé et discuté les griefs auxquels les
deux anciens conseillers de la maison de Bourgogne, détenus dans la
prison de Gand, étaient en butte; ce dont nous nous préoccupons
surtout, c'est de la relation que nous apercevons entre cette affaire
et l'ensemble de la situation.

L'histoire offre certains moments où toute une suite d'événements est
comme suspendue à la vie d'un homme, à l'existence d'un enfant, à un
siége qui se poursuit, à un procès qui se juge. Ainsi en était-il de
celui-ci. Hugonet et Humbercourt, l'homme d'État et le capitaine,
devant le tribunal auquel la duchesse avait été contrainte de livrer
leur sort, c'était le règne de Charles qu'un arrêt allait frapper, et
tout ce qui avait tenu à ce règne en devait sentir le contre-coup. La
procédure semblait trop lente; le peuple s'agite; enfin l'arrêt est
prononcé: les deux proscrits montent l'un après l'autre sur le même
échafaud, dont on prit soin de changer la décoration, selon l'état et
le rang de chacun.

Plus touchée de leur danger que ne le sont souvent les grands du
malheur de ceux qui les servent, Marie avait tenté d'arracher ces
victimes à la mort. Elle avait le doux éclat de la jeunesse, la
majesté du rang; son deuil triste et récent, ses supplications, ses
larmes, leur impuissance, rendent cet incident l'un des plus émouvants
de nos annales.

Avec Hugonet et Humbercourt, elle défendait la mémoire de son père.
Adolphe de Gueldre s'était saisi autrefois du sien, «à un soir, comme
il se voulait aller coucher, et l'avait amené à cinq lieues
d'Allemagne, à pied, sans chausse, par un temps très-froid, et le mit
au fond d'une tour, où il n'y avait de clarté que par une bien petite
lucarne.» Ce fils dont quelques circonstances semblent pourtant
atténuer les torts, sans pouvoir l'absoudre, était l'un des
prétendants à la main de l'héritière de Bourgogne et cherchait un
point d'appui dans le peuple qu'il séduisait par des qualités
brillantes.

Pour son parti, la mort d'Hugonet et d'Humbercourt était un triomphe.
Le duc de Clèves y avait concouru en donnant les mains à la
condamnation de tous deux. Voulant écarter un obstacle, il avait servi
un rival et précipité le cours des événements qu'il se flattait de
maîtriser. Il tente alors de rendre à la captivité Adolphe, l'idole de
la multitude, qui s'était inscrit parmi les orfèvres. Vain et débile
essai! Le duc de Clèves, chef du conseil, placé au sommet des
pouvoirs, échoue contre les priviléges d'un métier et la faveur du
peuple; il s'éloigne humilié et vaincu. Sa défaite devait donner au
mouvement une impulsion nouvelle. Sans comparer les causes, ni les
événements, on songe involontairement aux Girondins préparant la
domination de leurs implacables adversaires.

Sur ces entrefaites, la duchesse de Bourgogne se rend à Bruges pour en
jurer les priviléges. On la reçoit avec les honneurs dus à son rang.
Archers et arbalétriers, à pied, à cheval, défilaient en bon ordre, le
casque en tête, avec des casaques tailladées qui laissaient dessous
briller leur armure. Les métiers portaient des flambeaux. Les maisons
étaient ornées de draperies blanches, de drap d'or, de riches tapis.
Des jeunes filles, couronnées de roses, vinrent offrir à Marie un
chapeau des mêmes fleurs qu'elles lui présentèrent sur un plateau de
cristal. On voyait, sur des théâtres, Moïse sauvé des eaux, le roi
Priam et la reine Panthésilée, la jeune et belle Ara recevant la
bénédiction de son père. Une inscription qui accompagnait la dernière
représentation, renfermait cette allusion qui, en ce moment surtout,
dut toucher la princesse: _Nec fidem suam unquam mutavit ab eo_[105].

  [105] Jamais elle ne détacha, de lui, sa foi.

Mais tandis qu'elle s'avançait dans une litière couverte de velours
noir, au milieu des démonstrations de respect et de joie, un bruit se
répandait, parmi la foule, que, par des sacrifices pour la défense
commune, les magistrats du Franc avaient obtenu que ce territoire
demeurât séparé de la ville. Le soir même, les métiers s'assemblent;
plusieurs échevins sont arrêtés; la maison du bourgmestre est livrée
au pillage, arme trop ordinaire de nos discordes.

L'un des échevins demanda à se justifier: il monta dans une chaire,
sur la place, et donna des explications si claires et si précises,
qu'il ne restait aucun doute sur son innocence. On ne l'en reconduisit
pas moins en prison, car il ne fallait point fâcher le peuple: mais
les agitateurs n'étaient pas satisfaits: ils voulaient du sang. Pour
qu'il ne fut point versé, les doyens, disaient-ils, s'étaient fait
compter cent couronnes. «Tue! tue!» s'écrient quelques voix. Tout
était perdu sans le sang-froid du doyen des maréchaux: «A vos
bannières!» crie t-il à son tour d'une voix retentissante: on se
range; on endosse le harnais; chacun brandit ses armes. Pour produire
ce tumulte, il avait suffi de trois ou quatre misérables.

C'est au milieu de ce désordre qu'arrivèrent à Bruges les ambassadeurs
qui venaient demander la main de Marie pour Maximilien d'Autriche,
fils de l'empereur Frédéric III. Pendant que se traitait cette grande
affaire européenne autant que flamande, la duchesse put voir, des
croisées d'une hôtellerie où elle se transporta, les métiers rangés,
en armes, sur la place, les gens du Franc et des villes subalternes se
joignant à eux, et une députation de Gand qui venait offrir aux
Brugeois le concours de cette alliée puissante et redoutable.

Il fallait céder: aux concessions accueillies naguère avec tant
d'enthousiasme, Marie en ajouta de nouvelles et les confirma toutes
par ses serments.

Quoique les magistrats n'eussent pas fini leur temps d'exercice, ils
devaient être renouvelés au début d'un nouveau règne, et ils le furent
selon les priviléges qui venaient d'être accordés. Les sires de
Gaesbeck, Van der Gracht et d'Utkerque (Charles de Halewyn), tous
trois chevaliers, et le seigneur de Dadizeele, grand bailli de Gand,
procédèrent à cette opération, de concert avec les chefs de la
bourgeoisie et des métiers. On prit cinq échevins et autant de
conseillers parmi les _Poorters_, un échevin et un conseiller dans
chacun des huit autres Membres, c'est-à-dire des huit groupes que
formaient les métiers. Les échevins élurent ensuite le premier
bourgmestre, et le conseil, le bourgmestre de la commune.

Cette combinaison offrait l'avantage de ne laisser aucun des éléments
de la cité devenir étranger à la chose publique. Le gouvernement avait
une action par le choix des commissaires. La grande part, toutefois,
était dévolue aux métiers, et, en fait, la multitude avait la plus
forte, par sa masse, son ardeur, sa présence sur la place publique,
ses armes qui la faisaient craindre, et dont on avait grand besoin.

Les États de Marie étaient envahis. Louis XI, tout en y fomentant des
divisions, prenait des villes, les serrant vivement, payant bien la
défection et effrayant la fidélité par des supplices. C'est ainsi
qu'après avoir fait servir un bon souper aux députés qu'Arras envoyait
à la duchesse, il leur fit couper la tête. Celle de l'un d'eux, qui
était du parlement, fut exposée, avec un beau chaperon fourré, sur le
marché d'Hesdin, «là où il préside,» ajoutait, en goguenardant, le roi
qui aimait à raconter cette plaisante histoire.

Les Gantois entrent en campagne, sous la bannière que la jeune
duchesse, pour leur complaire, avait remise de ses mains à Adolphe de
Gueldre. Bruges, à son tour, se prépare à la guerre. Un corps soldé,
ayant chaperon rouge et casaque pareille, à la croix de Bourgogne,
sort des portes. Les milices accourent sur le marché pour y passer la
revue; mais une fatale pensée naît ou est semée dans leurs rangs.
Elles déclarent qu'elles ne partiront point, que l'on n'ait mis en
jugement tous les bourgmestres et trésoriers de la ville, de 1472 à
1475: ainsi, quatre premiers bourgmestres, autant de bourgmestres de
la commune, et huit trésoriers, en tout seize anciens magistrats. La
date de leurs fonctions suffisait aux poursuites; on saurait bien,
après, distinguer les innocents des coupables.

Le principe de cette mise en prévention, en bloc, était si absolu,
qu'il enveloppait à la fois les hommes dont les opinions s'accordaient
le moins. A côté de Van Overtveldt, conseiller du dernier duc, de Jean
de Raenst, seigneur de Saint-Georges, de Barbesan, comme eux du parti
de la cour, on trouvait, parmi les seize, l'un des chefs du parti
contraire, Jean de Nieuwenhove, dont il vient d'être parlé. Il y avait
encore Martin Lem et Pierre Metteneye, dont la conduite politique
marque bien les vicissitudes du temps et l'incertitude qui régnait
dans les esprits.

Ce fut à une époque postérieure à celle qui nous occupe en ce moment;
mais ces détails sont curieux et caractéristiques. Martin Lem fut
encore plusieurs fois premier bourgmestre; il se montrait entouré
d'une escorte, en sorte que le peuple, en le voyant passer, s'écriait:
«Voilà le petit comtin de Flandre!» ou bien: «Vive le comte Martin
sans Terre!» Maître d'hôtel de Maximilien, il lui donne un magnifique
banquet en sa maison de Richebourg. Bientôt les Trois Membres, en
lutte avec ce prince, confèrent à Lem les fonctions de bailli; mais
après, démissionné par eux, il va terminer ses jours dans l'exil.
Pour Metteneye, il était fils du chevalier du même nom, dont nous
avons parlé, et fut lui-même seigneur de Marque, Marquillies,
Poelvoorde, pannetier des ducs de Bourgogne et capitaine du château
d'Audenaerde. Lorsque Maximilien se trouvait à Bruges, déjà presque à
demi captif, ce gentilhomme fut nommé écoutète. Charles de Halewyn
était grand bailli: tous deux étaient agréables au peuple; mais
réduits, à mesure que les événements se déroulaient, à prêter leur
ministère à des actes qui les compromettaient et leur répugnaient, ils
annoncent une sortie contre l'ennemi, se font ouvrir une porte,
piquent des deux, et on les attend encore.

Tels étaient quelques-uns des compagnons d'infortune de notre
voyageur. Les différences que nous venons de noter en établissaient,
pour eux, dans le péril. Leur mise en jugement était, au surplus,
demandée, maintenant, sans distinction et d'une façon qui ne
permettait plus les hésitations ni les délais.



VI

Le Steen.

  Caractère d'Anselme Adorne.--Vices de la procédure.--Les seize sont
  conduits en prison.--Barbesan mis à la torture.--On dresse l'échafaud
  sans attendre le jugement.--Vues secrètes des échevins.--Leurs
  délais.--Les milices ne quittent pas la place.--On cherche les
  échevins qui se cachent.--Condamnation et mort de Barbesan.--Position
  dangereuse du sire de Corthuy.


Bien qu'on se livrât depuis quelque temps à un examen des comptes de
la ville pour s'assurer s'ils ne donnaient pas matière à reprendre, la
procédure, dans son ensemble, embrassant tous ceux qui avaient rempli
certaines fonctions pendant une certaine époque, ne dérivait pas de
griefs positifs et personnels, mais d'une suspicion vague, entretenue
par l'effervescence populaire et qui la nourrissait. Rien ne démontre
si, dans des cas spéciaux, la suspicion était fondée, ou dans quelle
mesure. On n'a pour se guider que des inductions, et il faut examiner
attentivement les circonstances soit générales, comme celles du temps,
la disposition des esprits, la régularité de l'instruction,
l'indépendance des juges, soit particulières, comme la moralité de
l'accusé.

Quant à Anselme Adorne, du moins, le lecteur a pu se faire de lui une
idée assez exacte. Du sang-froid, du courage, une piété sincère, une
vie pure, en un temps où la licence se cachait peu, un caractère loyal
et modéré, un ensemble de qualités qui le faisaient chérir et vénérer
de sa famille et lui attiraient la considération, l'affection même de
ceux qui avaient avec lui quelques rapports: tout cela se fait
apercevoir dans ce que nous avons eu à raconter de lui. En le voyant
enveloppé, sans qu'aucune accusation eût été formulée au préalable
contre lui, dans des poursuites dont la marche fera ressortir de plus
en plus leur caractère injuste et violent, nous n'aurons pas de peine
à former notre opinion en ce qui le concerne.

Au moment où les milices s'assemblaient, il se préparait peut-être
également à prendre part à la guerre. Il se trouvait pourtant encore à
la Maison de Jérusalem, au milieu de ses enfants. Un de ses fils
n'avait alors que seize ans; les filles étaient en dessous de cet âge:
ces jeunes têtes entourant le foyer auprès duquel il s'asseyait lui
même, le front déjà semé de quelques frimas, formaient la couronne de
son âge vieillissant.

Ce cercle aimé, il faut le quitter; il faut se dégager de ces chères
étreintes! Les suppôts du bailli ont frappé à la porte qui s'ouvrit
autrefois pour la duchesse Isabelle, Charles de Bourgogne et Marie
Stuart. Anselme suit les agents de la justice; il est conduit au
_Steen_, lugubre séjour dont la Gruthuse devait, quelques années
après, habiter à son tour les tristes réduits. Ce fut sur l'ordre de
Maximilien. Maintenant, c'était le peuple qui commandait, ou plutôt
cette partie active et ardente du peuple qui entraînait le reste.

On tire d'abord de prison l'un des seize, qu'une vieille chronique
flamande désigne seulement par ces mots: _un riche_: c'était Barbesan.
On le tortura cruellement, et tandis que l'affaire s'instruisait de la
sorte, on entendait retentir les marteaux des charpentiers qui
dressaient pour lui l'échafaud en face du Beffroi. Une déposition
assez suspecte vint accabler le malheureux; il convint, lui même, dans
les tourments, de tout ce qu'on voulut. C'était l'ordinaire; mais ce
qu'il importe de remarquer, c'est la conduite des échevins qui
formaient le tribunal appelé à le juger. Quoique choisis récemment
sous la pression des événements, ils n'avaient prêté la main à ces
cruels préliminaires que pour satisfaire le peuple; aussi ne se
pressaient-ils point de prononcer l'arrêt, espérant que ce qui s'était
fait déjà suffirait pour déterminer les milices à s'éloigner. Les
métiers pourtant demeuraient sur la place, rangés sous leurs
enseignes, et la nuit même ne put les séparer: on voulait voir jouer
la hache; on s'étonnait que l'exécution n'eût point lieu.

Quelle position que celle de cet homme, de ce père, attendu par le
bourreau, brisé par la torture, qu'on ne voulait point condamner, mais
qu'on n'osait absoudre! Excepté dans les rangs tumultueux de la
foule, la crainte glaçait les coeurs. Quelques-uns des principaux de
la ville étaient menacés d'un sort pareil à celui de Barbesan.
L'honnête bourgeoisie, incertaine, intimidée, se renfermait
prudemment, ou n'osait manifester sa pensée. Les plus habiles
acceptaient les faits, quels qu'ils fussent. Plusieurs composaient
leur visage et réglaient leurs paroles suivant les gens qu'ils
rencontraient.

La Gruthuse n'hésita point à compromettre sa popularité pour tenter de
sauver un infortuné; escorté d'ecclésiastiques, ainsi que nous l'avons
vu paraître au balcon de l'hôtel de ville, il vient supplier le peuple
d'épargner cette victime. Les marchands étrangers exerçaient une haute
influence par le rang de quelques-uns d'entre eux, leurs richesses, la
part qu'ils avaient à la merveilleuse prospérité de Bruges; la
neutralité de leur position les appelait assez souvent à l'office de
médiateurs: à leur tour, ils viennent intercéder en faveur de
l'accusé. Bientôt un plus touchant spectacle s'offre aux regards: on
voit s'avancer, craintives et tout en larmes, deux douces petites
innocentes: c'étaient ses filles. S'agenouillant l'une près de
l'autre, devant le peuple: «Grâce pour sa vie!» disent-elles d'une
voix enfantine, entrecoupée de sanglots; «prenez tout son bien: qu'il
ne nous reste rien sur la terre; si notre bon père vit, nous serons
bien contentes!» Un tel silence régnait, depuis qu'on les avait vues
paraître, que cette prière fut entendue de tous: les pleurs coulaient;
un murmure favorable, mais faible, commençait à circuler: soudain des
voix rudes le dominent et l'étouffent. «Justice!» crient celles-ci;
«il nous faut justice, nous ne nous payons point de paroles.»

On ne voyait pas cependant procéder au supplice, et le jour
s'avançait, quand ce cri sort de la foule: «Amis! voulez-vous que tout
aille bien, demeurons unis et suivez-moi!» On applaudit. L'homme qui
avait dit ces mots prend à la main une bannière et s'élance vers
l'hôtel de ville; tous se précipitent sur ses pas, emportant les
enseignes des métiers, et, avec une telle furie, qu'ils se culbutaient
les uns les autres. Ils s'étaient munis de coulevrines toutes chargées
et prêtes à faire feu.

Quand ils furent arrivés à l'hôtel de ville, les échevins avaient
disparu: on les cherche; on fouille jusqu'aux cloîtres, pour trouver
ces juges contumax. «Le peuple n'en veut point à leur vie,»
proclame-t-on; «mais il faut justice sur l'heure, ou l'on va voir de
grands désastres.» N'osant résister plus longtemps, ils sortent de
leurs cachettes; ils s'assemblent: le jugement attendu tombe de leur
bouche, et la tête de Barbesan a bondi sur l'échafaud.

Il était huit heures du soir, et l'on était au milieu du mois de mai,
en sorte que cette scène lugubre se terminait vers la tombée de la
nuit. Bientôt, dans le demi-jour du crépuscule brillent des torches
que portait une double file de religieux; ils conduisirent le cadavre
à Saint-Jacques, où il fut inhumé.

C'était devant ces juges, ce peuple, dans ces fatales circonstances,
qu'Anselme Adorne aurait à comparaître. La prison où il attendait son
sort était un reste d'un ancien palais des comtes de Flandre; elle
était proche de l'hôtel de ville, où la foule était accourue pour y
chercher les échevins. Le bruit, les cris de mort étaient venus
frapper l'oreille du chevalier. Il avait pu saisir de loin le murmure
confus du flot vivant qui inondait la place et, peut-être, quelque
sourd retentissement du coup fatal.

Sa conscience, du moins, était tranquille. Le banal et odieux soupçon
d'avoir fait tort aux finances de la ville, qui excitait surtout la
colère du peuple, ne pouvait l'atteindre; en qualité de bourgmestre de
la commune, il n'avait pas même eu maniement de deniers: c'est Despars
qui en fait la remarque. Mais il avait eu part à la faveur de Charles;
Humbercourt et le chancelier prisaient sa personne et ses services.
Qu'attendre d'une multitude ivre de sa puissance et sourdement
excitée, de juges effrayés qui s'étaient cachés pour ne point
condamner Barbesan et l'avaient ensuite livré au bourreau?



VII

Le jugement.

  Le peuple va chercher le banc de torture.--Interrogatoire de Van
  Overtveldt.--Le seigneur de Saint-Georges et le baron de Corthuy sont
  conduits aux Halles.--Aspect du tribunal.--Intervention
  inattendue.--Messes solennelles.--Jugement de Van Overtveldt et de de
  Baenst.--Ce qui est résolu pour Anselme Adorne.--Caractère de cette
  décision.--Motifs de consolation du chevalier.--Les autres détenus mis
  à composition.--Les milices sortent sous la conduite de Ghistelles et
  de Metteneye.--Prise du château de Chin.--Mort d'Adolphe de
  Gueldre.--Le camp brugeois.--_Nous sommes trahis!_--Réflexions.


Cette tête jetée à la fureur populaire l'avait-elle du moins assouvie?
Hélas! il n'en était rien. Le jour suivant, qui était un dimanche,
s'annonçait sous des auspices sombres et menaçants. Dès le matin, la
foule court, avec d'effrayantes clameurs, chercher les instruments de
torture et les porte aux Halles: il y aurait ainsi moins de chemin de
la question au supplice! Il fallait, disait-on, _expédier_ encore
quelques-uns des détenus.

Le conseiller van Overtveldt subit d'abord un long et sévère
interrogatoire qui prit la plus grande partie de la journée. Sur le
soir, on vint prendre au _Steen_ le seigneur de Saint-Georges,
chevalier, de la puissante maison des de Baenst; mais rien ne paraît
avoir fait une sensation plus profonde sur les spectateurs que de voir
conduire avec lui, devant le tribunal, messire Anselme Adorne, sire de
Corthuy en Écosse, ainsi qu'on appelait, avec une sorte d'emphase,
notre voyageur.

Il fallait traverser la place, où l'on ne distinguait déjà plus
qu'imparfaitement les objets: au centre, l'échafaud se dressait sombre
et morne; tout autour, c'était une masse ondoyante, un fourmillement
confus; çà et là le fer d'une pique étincelant dans l'ombre; au fond,
les Halles se dessinant sur les dernières clartés du ciel que
cherchent volontiers les regards en de tels moments. Vers la tour du
Beffroi, on remarquait, dans cette masse obscure, quelques vides
lumineux.

C'étaient les croisées de la salle où siégeaient les juges. Des lampes
et des torches y promenaient leurs lueurs sur les voûtes noircies,
faisaient reluire les ferrures du chevalet, des tenailles, et
illuminaient le visage pâle des échevins. Près de ceux-ci on
remarquait les _Hoofdmannen_ et les doyens, placés là comme pour les
surveiller et répondre au peuple de leur docilité.

L'heure, le lieu, ces apprêts, cet auditoire, le sang qui fumait
encore: tout, il le faut avouer, était fait pour étonner les courages.
Van Overtveldt et de Baents, jugeant toute défense vaine, firent,
comme naguère Barbesan, on ne sait quels aveux. Le baron de Corthuy
n'en avait point à faire; calme, ainsi qu'à Rama, il attendait que la
vérité se fit jour. Mais où était le généreux Fakhr-eddin pour la
faire éclater et l'arracher lui-même au péril?

La Gruthuse eût sans doute essayé de jouer ce noble rôle, si
l'impuissance de son intervention n'avait déjà trop paru. Le secours
devait venir encore cette fois du côté où on l'attendait le moins. En
voyant des hommes de ce rang en une telle détresse, leur vie même ne
tenant plus qu'à un fil, les doyens se sentirent émus; des larmes
coulent de leurs yeux. «Non!» s'écrient-ils, «vous ne périrez point!
Dieu aidant, nous fléchirons ces barbares gens de métiers.» Au milieu
de scènes auxquelles tous les pays ont servi, parfois, de théâtre, on
aime à rencontrer, dans les chefs du peuple, travaillés peut-être
eux-mêmes par les ressentiments, les préventions qui l'agitaient,
cette sensibilité courageuse. C'est là que se montre vraiment le
caractère de la nation: vous diriez de ces murs antiques qu'aux lieux
bouleversés par un volcan, on retrouve sous la lave.

La nuit étant déjà fort avancée, le prononcé fut remis au jour qui
allait bientôt paraître. Les honnêtes doyens ne perdirent pas un
instant pour se répandre parmi le peuple, conférer avec les principaux
des métiers, tout tenter, en un mot, pour apaiser la multitude. Ce
qu'il y avait, dans Bruges, de plus respectable secondait leurs
efforts, ou en attendait avec anxiété le résultat. Il semblait que la
ville fût menacée de quelque grande catastrophe. On eut recours au
pouvoir et à l'appareil de la religion: dès le matin, les cloches et
le carillon retentissent dans les airs; l'orgue ébranle les voûtes des
églises; les chants sacrés s'élèvent vers le ciel, afin d'obtenir de
sa clémence qu'il éclairât les juges et fit descendre la paix sur les
esprits troublés.

Tant d'efforts et de voeux ne devaient pas demeurer inutiles: le
tribunal, voyant les choses ainsi disposées, s'enhardit jusqu'à
laisser la vie aux trois accusés, mais pour Van Overtveldt et de
Baenst, à des conditions presque aussi dures que la mort: la
confiscation générale, la réclusion perpétuelle dans un couvent,
enfin, l'amende honorable, dans le plus humiliant appareil; «grande et
lourde pénitence,» dit l'_eccellente Cronike_, «pour de si hauts et si
puissants seigneurs!»

Ainsi avaient paru les magistrats de Gand devant Charles de Bourgogne,
à son orgueilleux triomphe; les rôles maintenant étaient changés: «le
_commun peuple_ était maître» et réclamait les mêmes hommages. Il
fallait que les dignités communales eussent bien de quoi tenter
l'ambition, pour que des hommes considérables s'exposassent, en les
acceptant, à donner de semblables spectacles. Paul Van Overtveldt et
Jean de Baenst n'avaient point mérité cet indigne traitement. Rien, du
moins, n'autorise à l'affirmer. On n'aperçoit clairement qu'une chose:
c'est que les juges n'étaient point libres. Ils voulaient frapper les
esprits et contenter une foule menaçante. Excepté la triste cérémonie,
rançon d'un sang qui avait été près de couler, l'arrêt n'était guère
destiné à être exécuté: c'était un de ces jugements que les événements
dictent ou effacent, dans leur mobilité.

Si l'on inclinait, néanmoins, à douter que Van Overtveldt et de Baenst
fussent tout à fait à l'abri des reproches, il faudrait avouer que ce
serait sans preuve, et le doute même doit profiter aux accusés. Quant
au sire de Corthuy, ce n'est point un doute qui parle en sa faveur:
les griefs contre lui étaient sans portée, rien n'était venu les
confirmer; ses fonctions n'y donnaient point de prise, sa vie le
défendait, et il avait fallu un de ces revirements qu'amènent les
révolutions, pour que du rôle de pacificateur il descendit soudain à
celui de prévenu. Lui, du moins, obtiendra-t-il la réparation d'une
justice éclatante? La réponse s'offre malheureusement d'elle-même.
C'était le samedi que les juges, tremblant pour leur propre vie,
avaient signé, malgré eux, un arrêt de mort; le dimanche, sans
l'humanité et le courage des doyens, d'autres victimes eussent été
frappées, et l'on n'était encore qu'au lundi! Le tribunal se tira
d'embarras par une formule évasive[106], constatant implicitement que
rien n'était acquis au procès à charge du noble accusé; mais par une
inconséquence que les circonstances n'expliquent que trop, il lui
fermait néanmoins, à tout hasard, l'accès aux dignités communales;
ostracisme politique que les circonstances prononçaient assez et qui
devait durer autant qu'elles. Quelques-uns veulent, mais les
témoignages varient et le fait est douteux, que pour obtenir du
peuple, qui était le véritable juge, la sanction de cet acquittement
timide et déguisé, Anselme dut se présenter, en robe de deuil, devant
lui.

  [106] «_Si l'on venait à trouver_ qu'il eût en façon quelconque
  tiré induement avantage du bien de la ville, il serait tenu à
  réparer le tort au quadruple.»

Quoiqu'il en soit de cette circonstance qui importe peu dans une telle
procédure, l'arrêt eût été trop doux pour un coupable; l'innocence en
était accablée. Plus le baron de Corthuy trouvait dans son âme de
droiture, d'intégrité, d'attachement à son pays et à sa ville natale,
plus il se sentait abreuvé d'amertume. Heureusement, il lui restait
des consolations puissantes. C'est un beau spectacle, a dit un sage,
que celui de l'homme de bien aux prises avec l'adversité. Anselme
avait lu Sénèque: pourtant il n'y songeait guère en ce moment; mais
peut-être, lorsqu'il quittait la place, ses regards, à l'angle d'une
rue, derrière une lampe fumeuse, rencontrèrent-ils un de ces tableaux
où quelque artiste populaire avait figuré un captif, le front saignant
des épines tressées autour de sa tête, les épaules couvertes d'un
manteau dérisoire, avec cette inscription au-dessous de l'oeuvre:
_Voilà l'homme!_ En écartant ces symboles, a-t-on songé à ceux qui
souffrent?

La hache n'avait frappé, à Bruges, qu'une victime; néanmoins la
rigueur affectée des derniers arrêts et le rang de ceux qu'ils
atteignaient, avaient fait une vive impression: les milices
consentirent au départ. Parmi les autres détenus, plusieurs furent mis
à composition, avec interdiction des fonctions communales; mais,
l'émotion passée, ce fut lettre morte: ceux qu'on accusait d'avoir été
les instigateurs des poursuites, et le bourgmestre qui présidait les
échevins lorsque cette affaire avait été portée devant ceux-ci,
furent, à leur tour, inquiétés et rançonnés. C'était une autre
réaction en sens contraire, qui eut également son temps. Le malheureux
Barbesan n'en était pas moins frappé et attendait au tribunal suprême
ses accusateurs et ses juges.

Les Brugeois allèrent se joindre aux Gantois, sous la conduite d'un
noble et brave chevalier, Jacques de Ghistelles, qui devait aussi, un
jour, monter à l'échafaud, sur le marché de Bruges, et de Pierre
Metteneye, qui venait d'être compris dans la procédure. L'un portait
l'étendard de Flandre, l'autre celui de la ville. La prise du château
de Chin signala d abord l'expédition; on se préparait à assiéger
Tournay, où Louis XI avait jeté des forces, quand tout à coup l'ennemi
sort des portes. Adolphe de Gueldre, enveloppé et dédaignant de fuir,
meurt en combattant. Privés de leur commandant, les Gantois se
retirent. Ceux de Bruges restent seuls: sourds aux conseils de leurs
chefs, ils négligeaient toutes les précautions. Le désordre était dans
leur camp qui avait l'air d'une foire. Quelques-uns y avaient fait
venir chacun leur femme et, ajoute le chroniqueur, leurs matelas. Il y
avait plusieurs d'entre eux qui tiraient une solde de 12 gros. On les
entendait chanter en choquant leurs verres:

    Douze gros et casaque neuve:
    Dieu nous préserve de la paix!

Au milieu de ces passe-temps, la cavalerie française, les chargeant à
l'improviste, en fit un grand carnage. Le bailli de Bruges, Jacques de
Halewyn, et le capitaine des chaperons rouges furent faits
prisonniers, avec beaucoup de gens de métiers et de menu peuple. Le
reste, laissant bannières, artillerie, tentes et bagages, revint en
désordre, au cri de: _Nous sommes trahis!_

On rassembla à Bruges de nouvelles forces; mais Ghistelles refusa de
les commander, jurant par sa chevalerie qu'il n'entrerait plus en
campagne avec des soldats si mal disciplinés.

On souffre d'avoir à raconter ces faits qui s'enchaînent à ceux dont
nous nous occupons plus spécialement: tumultes, pillages, jugements
sans liberté, guerre sans gloire; tristes tableaux, effets d'une même
cause! Il ne manquait certes, en Flandre, ni talents, ni valeur, ni
patriotisme; il manquait cette force mystérieuse qui enfante l'ordre
et l'unité. Les mêmes hommes que nous venons de voir paraître dans ces
déplorables scènes allaient se montrer des héros.



VIII

Blangy.

  Harangue de Maximilien.--Il arme des chevaliers.--Les _Pater_ et
  les _Avé_.--Bataille perdue et regagnée.--La Gruthuse
  prisonnier.--Retour de Jean Adorne.--Mort de Galéas.--Prosper
  Adorno remonte sur le trône ducal.--Il se sauve à la
  nage.--Caractère de Maximilien.--Mort de Marie et fin de la maison
  de Bourgogne.--Régence contestée.--Les colonnes d'or
  renversées.--Adieux suprêmes.


Deux ans s'étaient écoulés, et l'honneur des armes flamandes s'était
déjà relevé par plus d'une glorieuse revanche. Marie de Bourgogne
avait épousé le jeune duc d'Autriche. En déjouant les ambitions, ce
mariage avait calmé, pour un temps, les partis: le pays s'unissait
avec enthousiasme sous les mêmes étendards.

A la tête de 22,000 hommes, Maximilien vint mettre le siége devant
Terouane. Une armée ennemie s'avance pour dégager la place. Les
Flamands prennent position sur les hauteurs de Guinegate, près de
Vieuxville et de Blangy.

Le soleil d'août, qui montait glorieusement à l'horizon, brillait sur
la longue ligne de casques et de piques de nos milices. «Le noble duc
Maximilien,» raconte une chronique flamande, «range tout son monde en
bonne ordonnance et adresse aux soldats quelques mots faits pour
enflammer leur courage. «Flamands, renommés dans l'histoire,» leur
dit-il, «soyez braves et sans peur, comme de fidèles enfants; je vous
serai bon et loyal seigneur, tant que je vivrai.» Alors il descend de
cheval et arme plusieurs chevaliers[107]; puis il ordonne que chaque
combattant, mettant les deux genoux en terre, dise cinq _Pater_ et
cinq _Avé_: cela fait, il remonte à cheval et recommande aux Flamands
de marcher les rangs serrés et les piques en avant.

  [107] Selon Despars, ce fut après la bataille.

«La victoire parut un moment près de leur échapper; mais enfin elle
leur demeura. Le principal honneur en revint aux piquiers flamands, et
Maximilien lui-même recueillit, dans cette journée, beaucoup de
gloire.

«Après la bataille, lorsque ces braves se furent un peu réconfortés en
prenant quelques rafraîchissements, le duc revint gaîment auprès
d'eux, les remerciant avec une vive effusion de reconnaissance. Il les
pria de s'agenouiller de nouveau et de dire encore cinq _Pater_ et
cinq _Avé_ en l'honneur de Dieu qui leur avait donné la victoire.
Tous le firent de grand coeur, et lui-même avec eux.» Nous aimons ces
naïfs détails qui sont peut-être au-dessous de la majesté de
l'histoire, mais qui peignent les temps et en révèlent l'esprit.

La Gruthuse avait été fait prisonnier dans l'action. Le sire de
Corthuy, que nous avons vu remplir avec lui les fonctions de
capitaine, combattait-il à ses côtés et partagea-t-il son sort?
Toujours est-il qu'il était absent de Bruges lorsque son fils aîné y
arriva, de retour d'Italie, le 21 avril 1480.

Jean alla loger chez son frère Arnout, et ne rentra à la maison
paternelle que quelques mois après, sans doute parce qu'alors Anselme
y était revenu.

Les moyens de communication et de publicité étaient encore bien
imparfaits. Le baron de Corthuy savait probablement cependant que son
parent italien, si plein, à Milan, de prévenances pour lui, avait été
arrêté, par ordre de Galéas, et enfermé au château de Crémone. Anselme
se réjouit en apprenant qu'après que le duc fut tombé sous les
poignards des conjurés, le comte de Renda avait non-seulement été
remis en liberté, mais que la régente l'avait placé à la tête du
gouvernement de Gênes. Lorsque ensuite Jean Adorne raconta encore à
son père comment Prosper, devenu de nouveau suspect à la cour de Milan
et cédant aux instances du roi de Naples, avait repris le titre ducal;
comment, mal servi par la sévérité qu'il déploya lui-même contre ses
ennemis, trahi par l'épée vénale d'Obietto Fieschi, faiblement secondé
par Ferdinand, il s'était vu réduit à gagner, à la nage, une galère
aragonaise, Anselme dut se rappeler la devise des Adorno et des
grandeurs humaines: _Tout passe[108]!_

  [108] La devise des Adorno n'était pas la même que celle de la
  branche flamande; c'était: «_Omnia prætereunt._»

Ces étranges vicissitudes, ces péripéties rapides, furent entre le
père et le fils un fréquent sujet d'entretien; mais les affaires de
leur propre pays attiraient encore, à plus juste titre, leur
attention.

La situation de la Flandre ne répondait pas aux brillantes espérances
que Maximilien avait données à son début. Ce n'est point qu'il manquât
de qualités dignes d'un prince et faites pour le relever. D'illustre
race, jeune, de bonne mine, brave, ami des lettres, qu'il cultivait
lui-même, et des sciences, qui lui durent beaucoup en Allemagne, il
avait, dans l'esprit et l'imagination, du poëte et du chevalier, mais
trop peu de suite dans les idées et jamais d'argent dans ses coffres.
Les _Trois Membres_ se montraient mal disposés à les remplir; la
guerre avec Louis XI, quelquefois interrompue par des trêves, ou
reprise avec des chances diverses, fatiguait la Flandre. Deux partis
s'y disputaient la prépondérance: l'un, qui avait pris le dessus après
la mort de Charles le Hardi et défendait les concessions obtenues ou
arrachées alors, avait son siége principal à Gand; l'autre, qui
voulait fortifier l'autorité du prince, dominait à Bruges. Les
rivalités allaient au point que Jean de Dadizeele, grand bailli de
Gand, que nous avons également nommé plus haut, fut lâchement
assassiné, à l'instigation de Josse de Lalain.

On est heureux de vivre en un temps où les passions sont mieux
contenues et où règnent les lois, l'ordre et la justice. Il faut en
convenir pourtant, la courte période dont nous parlons ici ne pouvait
faire regretter aux hommes paisibles la domination tumultueuse et
sanglante des métiers. Ces jours allaient revenir.

La duchesse Marie portait, dans les exercices de corps, quelque chose
de l'ardeur que son père déployait à la guerre. L'hiver, elle glissait
sur la glace. En tout temps, elle lançait impétueusement son cheval,
peu soucieuse du péril ou des obstacles. Un jour qu'elle chassait au
faucon, sa monture se renverse sur elle; une blessure qu'elle cache
s'envenime: elle meurt à l'âge de 25 ans, le 28 mars 1482[109].

  [109] La même année, mourut Marguerite d'Anjou, et l'année
  d'après, Louis XI et Édouard IV.

Ainsi finissait, un siècle après la journée de Rosebecque, la
puissante maison de Bourgogne, et une suite de combats entre les
princes de cette race et les grandes communes avait comme jalonné
l'intervalle. Chose étrange! au sortir de ces luttes entre deux causes
qui employaient, l'une et l'autre, les armes et les supplices, le nom
de Bourgogne conserva dans nos contrées un caractère de grandeur
imposante qui lui faisait une sorte de popularité.

L'étendard symbolique de cette maison semblait un drapeau national;
nous l'avons vue, nous-même, plus d'une fois se déployer dans les
réunions et les jeux des villageois, dépositaires des traditions qui
s'effacent et dont ils ne pourraient expliquer l'origine. Quand la
dernière trace de ces impressions aura disparu avec la dernière de ces
vieilles bannières, l'histoire, tout en notant l'altière ambition et
les représailles cruelles de nos princes de la dynastie de Valois,
n'en constatera pas moins que c'est autour de la croix de Bourgogne
que les provinces belges formèrent, au quinzième siècle, leur
brillante constellation.

Par le mariage de Marie avec Maximilien, l'oeuvre des ducs de
Bourgogne passait à la maison d'Autriche, dont le nom, à côté de celui
d'un Philippe II, rappelle pour les armes, les arts et la paix, ceux
de Charles-Quint, d'Albert et d'Isabelle et de Marie-Thérèse.
Malheureusement, Maximilien n'avait pas montré assez de sagesse et de
modération pour que son autorité fût acceptée sans lutte pendant la
minorité de son fils. La Flandre eut la paix avec la France, mais elle
eut à la fois, dans son propre sein, la guerre étrangère et la guerre
civile. Il n'est point dans nos annales de plus triste époque: la
licence des corps armés et l'effervescence de la multitude, les
vengeances répondant aux vengeances, de toutes parts, les ravages, les
divisions, les supplices, laissent au moins douter si la régence
incontestée de Maximilien eût pu être plus funeste. Bruges reçut le
coup fatal, et après les convulsions de l'agonie, tomba épuisée et
pantelante sur les tronçons de ses colonnes d'or.

Le sire de Corthuy ne fut pas témoin de ces maux que Jean son fils,
dans les notes qu'il a laissées, appelle tantôt un châtiment du ciel,
tantôt des inventions de l'enfer[110]. Le père était retourné en
Écosse, où nous allons bientôt le suivre. Quand il embrassa ses
enfants au départ, quelque secret avertissement ne vint-il point
obscurcir son front? Ne le vit-on pas jeter sur tout ce qui
l'environnait un plus long regard que de coutume, comme si c'était
pour la dernière fois et qu'il voulût, du moins, emporter cette chère
empreinte dans sa pensée? De telles préoccupations, on le verra
bientôt, n'eussent été que trop naturelles.

  [110] ... Propter seditionem, heu! iniquam, quæ in patria erat ob
  peccata nostra, ibi Gandavum ubi erat statuum congregatio, ut
  inceptis seditionibus et diabolicis inventionibus finis salubris
  imponeretur.»

  Jean Adorne n'était point personnellement en cause dans cette
  commotion, et il avait des parents et des amis dans les deux
  partis: il exprime l'opinion des hommes paisibles qui voyaient
  avec douleur les malheurs de leur ville et de leur pays.



IX

La dernière traversée.

  Jacques III à 25 ans.--Favoris et artistes.--L'architecte Cochran
  et le musicien Rogiers.--Le duc d'Albany et le comte de Mar.--Mort
  du second.--Préparatifs de guerre.--Honteux traité du duc
  d'Albany.--Jacques convoque ses vassaux.--Conspiration de
  Lauder.--_Bell-the-Cat._--Massacre des favoris du roi.--Il
  est détenu au château d'Édinbourg.--Glocester envahit
  l'Écosse.--Albany lieutenant-général.--Sa condamnation.--Arrivée
  du sire de Corthuy.--Conduite équivoque du comte de
  Huntley.--Fatal dénoûment.--Conclusion.


Lorsque Anselme Adorne avait paru, pour la première fois, à la cour
d'Édimbourg, il n'y venait point chercher fortune. Sa position dans
son pays et la perspective qui s'y offrait à lui, pouvaient suffire à
son ambition. S'il rencontra en Écosse des honneurs et des dignités,
c'était une marque de royale gratitude pour l'hospitalité que
trouvait chez lui une Stuart.

Nous ne l'avons vu faire, dans ce royaume, que de courtes apparitions,
l'une avant, l'autre après son voyage d'Orient, et les dates, à cet
égard, sont précises; nous l'apercevons, ensuite, en route vers la
Perse; puis nous le retrouvons en Flandre, revêtu de fonctions
publiques, et enveloppé, quelque temps après, dans les poursuites
dirigées contre d'anciens magistrats; enfin, nous avons tout lieu de
croire qu'il se rencontra avec son fils à la Maison de Jérusalem,
depuis le retour de celui-ci. Il n'est donc pas à supposer qu'il eût
pris jusqu'ici une part active au maniement des affaires, en Écosse.
Le moment était pourtant arrivé où il allait devenir victime de la
direction qu'elles avaient reçue pendant sa longue absence, ou de
l'état voisin de l'anarchie dans lequel cette contrée se trouvait
plongée.

Pour un roi d'Écosse et pour un roi mineur, Jacques III avait eu
d'abord, à tout prendre, un règne paisible, aux débuts duquel l'Écosse
devait même Roxbourg, Berwick et la possession incontestée des Orcades
et des îles Shetland; mais lorsqu'il eut atteint l'âge de 25 ans, qui
lui donnait la plénitude de son autorité, diverses causes concoururent
à la miner et amenèrent, enfin, de plus déplorables événements.

Rien n'était pourtant changé aux rouages principaux du gouvernement:
lord Evandale conservait les fonctions de chancelier; les évêques, à
qui leur influence et leurs lumières donnaient une grande part aux
affaires, continuaient à être consultés; mais le roi, au lieu de
dominer les grands, comme son père et son aïeul, par une indomptable
énergie, ou de les captiver et de les entraîner, comme son fils sut le
faire après lui, les laissa se retirer dans leurs donjons et leurs
forteresses, où ils vivaient plus en souverains qu'en sujets, et admit
dans sa familiarité, outre quelques gentilshommes à qui, pour faire
souche de grandes maisons, il manqua un protecteur plus heureux,
Cochran, architecte éminent, Rogiers, qui fonda en Écosse une école
renommée de musiciens, et d'autres artistes moins connus. Ces habitués
du palais ne pouvaient manquer d'obtenir du crédit et souvent d'en
abuser[111].

  [111] Nous devons beaucoup, pour les faits résumés dans ce
  chapitre, à M. Tyller (_History of Scotland_), que nous avons
  pourtant eu soin de comparer avec divers autres historiens de
  l'Écosse.

La conduite du roi était surtout peu sage dans un pays où l'on
n'estimait que les armes: elle poussa jusqu'à la fureur l'irritation
des grands, qui se voyaient dédaignés; les deux frères du roi, plus
mâles et plus résolus que lui, devinrent le point de ralliement de
tous les mécontents.

Tous deux furent arrêtés. Le duc d'Albany s'évada; le comte de Mar,
accusé d'avoir conféré avec de prétendues magiciennes sur les moyens
d'abréger les jours du roi, périt durant sa captivité. Selon les
historiens hostiles à Jacques, ce fut par son ordre; d'autres, qui
regardent cette mort comme accidentelle, s'appuient, en particulier,
sur ce qu'elle ne lui fut point reprochée par ceux qui tramaient sa
perte.

L'influence de Cochran ne fit que grandir. L'administration des
domaines confisqués sur le comte de Mar passa entre les mains de cet
homme ambitieux et habile; Jacques lui donna même la direction de son
artillerie. Les Écossais, pour la plupart, s'y entendaient mal, et
l'on vit, jusqu'en Italie, où l'art militaire était plus avancé, un
illustre architecte diriger la défense de Florence[112].

  [112] Michel Ange.

C'était, du moins, pour la tranquillité intérieure du royaume, une
circonstance heureuse, que la paix avec les Anglais: elle avait même
été cimentée par des arrangements matrimoniaux, depuis que Louis XI
avait traité avec Édouard IV et qu'ils étaient convenus, entre eux, du
mariage du dauphin avec la fille du roi d'Angleterre; mais Louis ayant
rompu ses engagements, pour un autre projet qui n'eut pas plus de
résultat, celui d'une union entre l'héritier de la couronne de France
et Marguerite, fille de Maximilien d'Autriche et de Marie de
Bourgogne, et voulant occuper Édouard chez lui, afin qu'il ne tentât
rien contre la France, pousse Jacques à armer contre l'Angleterre. Ce
roi fidèle à une politique qui fut presque toujours celle des
monarques de sa race, cède à ces conseils intéressés qui allaient lui
devenir bien funestes.

Entre Édouard, menacé d'une invasion et qui en méditait une lui même,
Albany[113] ambitieux et fugitif, des grands irrités et fatigués du
repos, il s'ouvrit de ténébreuses négociations. Le duc s'engage à
faire hommage au roi d'Angleterre de la couronne qu'il voulait
arracher à son frère et promet, pour prix du concours des ennemis de
son pays, de leur abandonner des places importantes et de riches
territoires. En signant ce honteux traité[114], il prenait d'avance le
titre de roi, dont il se montrait bien peu digne, quoique le
traitement qu'il avait éprouvé, ainsi que le comte de Mar, offre
quelque atténuation de sa conduite.

  [113] Nous conservons partout le mot original sans le traduire,
  parce qu'en le remplaçant par celui d'Albanie, comme l'a fait le
  traducteur de Robertson, on donne lieu à une certaine confusion
  que nous avons voulu éviter.

  [114] 10 juin 1482.

Jacques III convoque les milices féodales, sous la bannière de leurs
chefs. C'était réunir bien des mécontents et rapprocher des
conspirateurs. La cherté des denrées, une monnaie de bas aloi, dont
l'émission était attribuée aux avis de Cochran, les richesses que
celui-ci devait à la libéralité du roi, la pompe qu'il affectait, son
orgueil, exaspéraient les esprits. Plusieurs seigneurs, notamment le
comte de Huntley, dont nous n'aurons que trop occasion de parler
encore, le comte de Lennox et le comte d'Angus, surnommé depuis _Bell
the Cat_, parce qu'il s'était écrié que ce serait lui qui attacherait
le grelot, s'unissent dans l'église de Lauder, par une conjuration
nocturne, assez semblable aux contrats sanglants qui préparèrent les
meurtres de David Riccio, secrétaire de Marie Stuart, et de Darnley,
époux de cette reine. Ils s'emparent de Cochran, pénètrent en armes
auprès du roi, se saisissent de tous ceux qui se trouvent autour de
lui et les font égorger à l'exception du jeune Ramsay, créé depuis
comte de Bothwell, qui avait couru se réfugier dans les bras de
Jacques. Après cette exécution sauvage, ils renferment le roi lui-même
dans le château d'Édimbourg[115] et laissent l'armée se débander,
ouvrant ainsi leur pays aux Anglais, conduits par Glocester, et au
duc d'Albany qui s'empare du pouvoir, sans oser cependant porter la
main sur la couronne, objet de ses convoitises.

  [115] 22 juillet 1482.

Jacques conservait des partisans, et l'histoire d'Écosse, plus
qu'aucune autre, offre de singuliers retours. Le pouvoir des rois y
avait, à la fois, une incroyable faiblesse et une immense portée;
disposant des fiefs et des principaux offices, ils élevaient ou
ruinaient, en un moment, les familles, excitaient la crainte et
l'ambition, trouvaient des parlements dociles au plus fort; mais
venait-on à s'emparer par un coup de main de la personne du souverain,
ou à former contre lui une ligue redoutable, il n'était plus qu'un
instrument passif, ou un ennemi public, jusqu'à ce qu'une nouvelle
péripétie lui rendît la liberté ou la prépondérance.

Après le départ de Glocester, une réconciliation apparente rapprocha
le roi captif et son frère qui ne se trouvait point assez affermi.
Jacques sortit de prison, mais non de la tutelle du duc d'Albany.
Celui-ci, comblé d'éloges, qu'il dictait lui-même, pour la générosité
de sa conduite, se fit donner le titre de lieutenant général du
royaume, le comté de Mar et d'autres domaines. Tout en feignant
d'armer contre les Anglais, il se ligue de nouveau, en secret, avec
eux. Soit, alors, qu'il craignît quelque tentative du parti royaliste,
ou qu'il voulût en finir, il accuse hautement son frère de conspirer
pour l'empoisonner, cherche à mettre la main sur lui, manque ce coup,
et dans une assemblée du parlement, tenue à la fin de l'année 1482, il
est dépouillé de son office. Ses principaux partisans, le sont
également de leurs fonctions et de leurs dignités.

Lorsqu'Albany avait pris en main le pouvoir, lord Evandale avait perdu
la place de chancelier; le duc d'Argyle et d'autres seigneurs
s'étaient réfugiés précipitamment dans leurs terres. Il se peut que,
dans cette commotion, les intérêts du sire de Corthuy eussent été
compromis. La tournure que prenaient les affaires, en Flandre, n'était
point faite pour l'y retenir; instruit de la détresse où se trouvait
Jacques III, qui l'avait fait chevalier et comblé de témoignages de
haute bienveillance, il dut naturellement se joindre à ceux qui
aspiraient à tirer ce malheureux prince d'une position si triste et à
rétablir son autorité.

Tels furent, sans doute, les motifs qui déterminèrent Anselme à se
rendre en Écosse, au milieu de tant de misères, de complots, de
dangers. Lorsque Jacques eut recouvré le pouvoir, ceux qui, teints du
sang de ses conseillers, l'avaient tenu captif lui-même, ne pouvaient
guère revenir à lui franchement, ni savoir beaucoup de gré à ses plus
dévoués serviteurs. La faveur du roi et la qualité d'étranger étaient,
pour le sire de Corthuy, un double titre à leurs ombrages.

Parmi les acteurs principaux du sombre drame de Lauder, qui depuis
s'étaient rapprochés, au moins extérieurement, du souverain, si
cruellement traité dans ses favoris, nous retrouvons le comte de
Huntley (Alexandre de Seton Gordon). Le roi lui confia les fonctions
de justicier dans le nord de l'Écosse. Plus tard, on le vit se ranger
sous la bannière royale, lors de la rébellion qui mit fin au règne et
à la vie de Jacques, intervenir entre les partis comme conciliateur,
commander à l'avant-garde et se replier, avec précipitation et en
désordre, enfin, lorsque l'insurrection eut triomphé, garder son rang
et son influence, comme s'il eût été du nombre des vainqueurs.

Quelle qu'en fût plus particulièrement la cause, le comte paraît
n'avoir pas vu de bon oeil la présence du sire de Corthuy à la cour.
De tels sentiments étaient bien redoutables en Écosse, de la part d'un
homme puissant qui avait montré déjà qu'il ne reculait pas devant les
moyens les plus violents. Tout à coup, une sinistre nouvelle parvient
à Bruges. On apprend que, le 25 janvier 1483 (1482 vieux style),
Anselme Adorne avait été «fort traîtreusement conduit de vie à trépas
par _Sander Gardin_;» c'est ainsi que le nom d'Alexandre Gordon est
défiguré dans nos chroniques. Elles ajoutent «qu'en sa vie il avait
bien dépêché trente personnes par de semblables moyens et qu'il finit
néanmoins tranquillement dans son lit, ce qui crie vengeance au ciel.»
Ces dernières paroles, qu'elles fissent allusion au massacre de
Lauder, antérieur seulement d'une demi-année, ou à d'autres faits
moins connus, attestent, par leur vivacité, les regrets douloureux et
indignés qu'excita une mort si cruelle, dont les détails demeurent
couverts d'un voile mystérieux et lugubre; seulement, quand on examine
avec attention, sur le mausolée du sire de Corthuy, la figure qui le
représente, on y aperçoit vers le sein droit une large ouverture,
souvenir, sans doute, de l'empreinte qu'un poignard ou une dague avait
laissée sur la poitrine du chevalier brugeois.

Il expirait à un âge encore peu avancé[116], loin de ses enfants et
«de la si douce province de Flandre.» Ses restes, du moins, y furent
rapportés; on les déposa auprès de ceux de Marguerite dans l'église de
Jérusalem. C'est là que, attendant un jugement plus imposant que ceux
des hommes[117], le pieux voyageur se repose des fatigues, des
traverses, des joies, des amertumes de sa vie agitée.

  [116] 58 ans.

  [117] _Expectans judicium_, expression d'anciennes épitaphes.


FIN.



TABLE DES MATIÈRES.


                                                                  Pages.

  Introduction                                                         5


  PREMIÈRE PARTIE.


  I

  ITALIE ET FLANDRE.

  Les Adorne à Gênes et à Bruges.--Antoniotto.--Obizzo et Guy de
    Dampierre.--Bataille des Éperons.--L'étendard déchiré.--Les
    comtes ou marquis de Flandre, princes par la clémence de
    Dieu.--Baudouin de Fer et Baudouin à la Hache.--_Les États
    et les Trois Membres._--Les _Poorters_.--Les _Métiers_.           13


  II

  LES ARTEVELDE.

  Les tisserands.--Les deux colonnes d'or de Bruges.--Édouard
    III.--La loi salique et la laine anglaise.--Jacques van
    Artevelde.--Louis de Male.--Les Chaperons-Blancs.--Philippe
    van Artevelde.--Beverhout.--Massacre des Brugeois.--La cour
    du Ruart.--Rosebecque.--Les trois Gantois.--Flandre au
    Lion!--Pierre Adorne, capitaine des Brugeois.--Le bourgmestre
    et le doge.--Naissance d'Anselme.                                 19


  III

  JÉRUSALEM.

  L'hospice et l'église.--Le Saint-Sépulcre à Bruges.--Le
    double voyage d'Orient.--Eugène IV.--Le luxe des vieux
    temps.--L'éducation des faits.--Siége de Calais.--Politique
    de Philippe le Bon.                                               27


  IV

  PHILIPPE LE BON ET LES BRUGEOIS.

  Retour de Calais.--Irritation des milices brugeoises.--Elles
    enfoncent les portes de l'Ecluse.--Massacre de l'Écoutète.--Les
    larmes de Charles le Téméraire et celles d'Alexandre.--L'homme
    d'État précoce.--Les assemblées du peuple.--Mort des
    Varssenaere.--Danger de Jacques Adorne.--Jacques et Pierre
    Adorne bourgmestres.--Éloge de Bruges.--Entrée de Philippe
    le Bon.--Début d'Anselme.                                         31


  V

  UN TOURNOI DE L'OURS BLANC.

    La duchesse Isabelle et le comte de Charolois.--Les dames
    brugeoises dans leurs atours.--Le forestier armé chevalier
    sur le champ de bataille.--Que diable est-ce ceci?--La
    _Vesprée_.--Louis de la Gruthuse.--Metteneye.--Jean
    Breydel.--Adam de Haveskerque.--Le tournoi.--Anselme
    gagne le cor.--Marguerite.--Le court roman.--Anselme
    Adorne forestier.--Les acclamations et les cris de mort.          37


  VI

  LE BON CHEVALIER.

  Banquet de l'hôtel de ville.--La lance conquise.--Isabelle
    de Portugal et le comte de Charolois à la maison de
    Jérusalem.--Combat.--Le sire de Ravesteyn.--Joute de l'étang
    de Male.--Prouesses et portrait de Jacques de Lalain, le bon
    chevalier.--Corneille de Bourgogne.--Le casque enlevé.--Nouveau
    succès.--L'écu du forestier.--Naissance de Jean Adorne.--Le
    parrain.--André Doria, prince de Melfi.--L'Arioste.--Les
    vingt-huit _alberghi_ de Gênes.--L'hospitalité.                   45


  VII

  CHARLES LE HARDI.

  Gand et Constantinople.--Daniel Sersanders.--Mort de
    Corneille de Bourgogne et de Jacques de Lalain.--Le boucher
    Sneyssone.--Bataille de Gavre.--Mahomet II.--La croisade.--Pie
    II.--Louis XI et Charles le Téméraire.--Ligue du _Bien
    public_.--Bataille de Montlhéry.--Les deux chartreux.--Dernier
    voyage de Pierre Adorne.--Position d'Anselme à la cour.--Mariage
    du duc de Bourgogne et de Marguerite d'York.--La duchesse
    de Norfolk.--Les entremets mouvants.--Le pas d'armes
    de l'arbre d'or.--Portrait et costume de Charles de
    Bourgogne.--L'étrangère.                                          51


  DEUXIÈME PARTIE.


  I

  MARIE STUART, COMTESSE D'ARRAN.

  L'Écosse au XV{me} siècle.--Meurtre de Jacques Ier.--Exécution
    de Douglas et de son frère.--Alain Stuart et Thomas Boyd.--Un
    comte de Douglas poignardé par Jacques II.--Le roi tué devant
    Roxbourg.--Marie de Gueldre.--Minorité de Jacques III.--Kennedy,
    évêque de St-André.--Ligue entre les Boyd et d'autres
    seigneurs.--Lord Boyd, grand justicier, s'empare de la
    personne du roi.--Thomas Boyd et Marie Stuart.--L'île d'Arran
    érigée en comté.--Ambassade en Danemark.--Les Boyd cités au
    parlement.--Alexandre Boyd décapité.--Lord Boyd, le comte et
    la comtesse d'Arran se réfugient à Bruges.                        61


  II

  JACQUES III.

  Arrivée à Édimbourg.--Portrait de Jacques III.--Anselme créé
    baron de Corthuy, chevalier de St-André et conseiller du
    roi d'Écosse.--Le chancelier Evandale.--Négociation sans
    résultat possible.--Le roi veut séparer sa soeur du comte
    d'Arran.--Résistance de la princesse.                             69


  III

  LE DÉPART.

  Nouvelles missions.--La consécration de la chevalerie.--Le
    Tasse et Alphonse d'Est.--Les compagnons de voyage.--Les
    adieux.--Les Visconti.--François Sforce.--La cognée du
    paysan.--Gabriel Adorno doge et vicaire impérial.--Usurpation
    violente de Dominique de Campo Fregoso.--Brillant gouvernement
    d'Antoniotto Adorno.--George, Raphaël et Barnabé Adorno,
    doges de Gênes.--Prosper Adorno et Paul Fregoso.--Attaque
    de René d'Anjou.--Gênes se soumet au duc de Milan.                73


  IV

  LA LOMDARDIE.

  Le comte de Renda.--Clémence Malaspina.--Galéas.--La cour
    de Milan.--Chasse au léopard.--Milan la Peuplée.--Les
    armuriers.--_Il Duomo._--Le Lazareth.--_I Promessi Sposi._--Le
    château.--Isgéric et Thomas de Portinari.--Le Père de la
    Patrie.--Pavie.--L'étudiant.--Les forts détachés.--La statue
    de Théodoric.--La châsse de saint Augustin.--La tour de
    Boëtius.--Le pont de marbre.--La Chartreuse.--Voghera.            81


  V

  GÊNES-LA-SUPERBE.

  Tortone.--Souvenir de Frédéric Barberousse.--Le château de
    Blaise d'Assereto.--L'épée d'Alphonse le Magnanime--Bruges
    et Gênes.--Les montagnards de l'Apennin.--Saint Pierre
    d'Arena.--Les maisons de campagne.--Jacques Doria.--Fêtes
    et banquets.--Dîner de famille.--Les belles Vénitiennes.--Aspect
    de Gênes et de Damas.--Les môles.--Pourquoi Gênes est
    surnommée la _Superbe_.--Caractère des Génois.--Les trois
    classes d'habitants.--Causes de la supériorité de la marine
    génoise.--Une négociation délicate.--Les galères à vapeur.        89


  VI

  DE GÊNES A ROME.

  La rivière du Levant.--Tableau de cette côte.--La maison
    du Bracco.--Les châtaigniers.--Ferramula.--Vins exquis.--La
    Spezzia.--Passage de la Magra.--Sarsana.--Antoniotto Adorno
    et Louis de Campo Fregoso.--Pise.--Les ponts de Bruges.--_Il
    Duomo._--Images des villes sujettes.--Le baptistère.--La tour
    penchée.--_Il Campo Santo._--Rome.                                99


  VII

  PAUL II.

  Rome ancienne et Rome moderne.--Charles-Quint et les
    Barberini.--L'audience du pape.--Pierre des Barbi.--Ligue
    contre les Turcs.--Borso d'Est.--Office du jeudi saint.--Les
    sept églises.--Le banquet.--Le cardinal de St-Marc.--Cortége
    du jour de Pâques.--Le sire de Corthuy délégué pour porter
    le dais.--Les grandeurs déchues et les ruines.--Les despotes
    de Morée.--La reine de Bosnie.--Alexandre Sforce.--Le sénateur
    de Rome.--Anselme Scott.--Messe pontificale.--_Viva Papa
    Paolo!_--Deuxième audience.--Départ.                             105


  VIII

  CORSE ET SARDAIGNE.

  La barque de Martino.--St-Pierre-_in-Gradus_.--L'agrafe et
    l'étoile.--Porto Venere.--Le mal de mer.--Les provisions de
    voyage.--Relâche forcée.--Conserves et dragées.--La caraque
    d'Ingisberto.--Les Corses.--Jean de Rocca.--Bonifacio.--Le
    roi d'Aragon et la chaîne du port.--Jacques Benesia.--La
    Sardaigne.--Algeri.--Les belles juives.--Les doubles
    prunelles.--Les forbans.--Aristagno. L'île de Semolo.--Le
    cap de Carthage.--La Goulette.--Télégraphie moresque.            113


  TROISIÈME PARTIE.


  I

  HUTMEN OU OTHMAN II.

  Le Fondaco des Génois.--Conteurs et bateleurs.--L'arsenal.--_El
    Almoxarife major._--L'empire arabe.--Mahomet.--Les Ommiades
    et les Abassides.--Les Fatimites.--Les _Morabeth_ et les
    _Mohaweddin_.--Almanzor.--Abdul-Hedi et les Arabes.--La
    Casbah.--L'audience du roi maure.--Portrait d'Othman ou
    Hutmen.--Maison moresque.                                        125


  II

  TUNIS.

  Bazars.--Mosquées.--Les restes de sainte Oliva.--Le faubourg
    appelé _Rabat_.--La garde chrétienne.--La ville des
    tombeaux.--Ce qui rend les femmes belles.--Le manchot,
    écrivain public.--Le sauf-conduit.--Carthage.--Dangers
    de la pêche.--Visite au camp arabe.--Fêtes du Baïram.--Peste
    et brigands.                                                     131


  III

  LES TURCS.

  Trois religions sur un vaisseau.--Susa.--Les regards
    dangereux.--Monastir.--Un miracle des _Morabeth_.--La
    barque changée en rocher.--La flotte de saint Louis.--La
    Sicile.--Jugement sur les habitants.--Palerme.--Le
    palais.--Vêpres Siciliennes.--Bourrasque.--Le _sancte
    parole_.--Malte.--La Morée.--Siége de Négrepont.--Les Turcs
    sont plus près qu'on ne pense.--Les janissaires.--L'île
    de Candie.--Les faucons.--Encore une tempête.--Dangers que
    courent les voyageurs.                                           139


  IV

  ALEXANDRIE.

  Entrée périlleuse.--Tristes réjouissances.--La visite du bord
    et les messagers ailés.--Sala-ed-din et Malek-el-Adel.--Le consul
    génois Pierre de Persi.--Les anges et la tortue.--Aspect extérieur
    de la ville.--Ravages du roi de Chypre.--Citernes.--Aiguilles
    dites de Cléopâtre.--Colonne de Dioclétien.--Les trois
    turbans.--Caravane de 20,000 chameaux.--La pomme du paradis
    terrestre.--Disette.--Audience de l'émir.--Les Flamands rongés
    jusqu'à la moelle.                                               149


  V

  LE NIL.

  L'escorte.--Les jardins du Soudan.--Rosette.--Fouah.--Combat de
    bateliers.--Aventure de nuit.--Rencontre.--Piété filiale de Jean
    Adorne.--Excellence de l'eau du Nil.--Les Mameluks préfèrent le
    vin.--Beautés des rives du fleuve.--Navigation pénible.--Attaque
    des Arabes.--Les guides officieux.--Cani-Bey.--Les poissons
    gras.                                                            156


  VI

  LE CAIRE.

  Les truchemans.--Zam-Beg.--La femme de Cani-Bey.--Le dîner
    maigre.--Visite à Naldarchos.--Ses inquiétudes au sujet des
    progrès des Turcs.--Les habitants du Caire.--20,000 morts par jour
    en temps de peste.--Maisons des principaux de la ville.--Chameaux,
    ânes et mulets.--Girafes.--Lions domestiques.--Éclairage.--Le
    palais.--Les pyramides.--Matarieh.--Le baume.--Le sycomore.      163


  VII

  LES MAMELUKS.

  Les Soudans.--Le Calife du Caire.--Caiet-Bey.--Insolence des
    Mameluks.--Leur caractère.--L'île de Rondah.--Le Mékias.--Portrait
    du Soudan.--Son cortége.--Costume des Mameluks.--Signes de
    distinction parmi eux.--Gondole magnifique du Soudan.--Flottille
    de 1,200 barques.--Génuflexions.--Collation.--Signal de couper
    la digue.                                                        171


  QUATRIÈME PARTIE.


  I

  LA CARAVANE.

  Question de vie et de mort.--Abdallah.--Laurendio.--Station
    de Birket-el-Hadji.--Le mont Goubbé.--La mer Rouge.--Bateaux
    de bambou.--La fontaine de Moïse.--Campement de l'émir
    d'El Tor.--Les voyageurs se joignent à son cortége.--Les
    Bédouins.--Proclamations de l'émir.--Image vénérée par
    les musulmans.                                                   181


  II

  LE MONT SINAI.

  Délicieuse vallée.--Les Gerboas.--Opinion des Arabes sur la
    manière de tuer le gibier.--Montagne écroulée.--Inscriptions
    latines.--Montée périlleuse.--Adorne sauvé par son
    fils.--Monastère de la Transfiguration.--Église.--Châsse de
    sainte Catherine.--Chapelle latine.--Puits de Moïse.--Jardins
    des religieux.--Monts de Moïse et de Sainte-Catherine.--Roche
    remarquable.--Traité entre les Caloyers et les Arabes.--Exigences
    de ceux-ci.--Souvenir de Laurendio.                              187


  III

  LES ARABES.

  Le guide brigand.--La tribu des Ben-Ety.--La précaution
    singulière.--Prétentions des moucres.--Les bons Arabes.--Ils
    attaquent les voyageurs.--Gazara.--Le patriarche.--Beau site
    de Berseber.--La Terre-Sainte.--Sa fertilité.--Mauvais
    gîte.--Hébron.--Départ de Laurendio.--Jérusalem.--Les
    croisades.--Godefroy de Bouillon.--Le Tasse.                     195


  IV

  JÉRUSALEM.

  Monastère de Sion.--La peste.--Le temple de Salomon.--La
    mosquée d'Omar, vue du mont des Oliviers.--L'église du
    Saint-Sépulcre.--Les gardiens du saint tombeau.--Fête de
    l'Exaltation de la Croix.--Office des diverses sectes.--Le
    jardin des Olives.--La vallée de Josaphat.--Les grottes
    de Saint-Saba.--Les montagnes de Judée.--Jérico.--Le
    Jourdain.--La mer Morte.                                         203


  V

  L'ÉMIR FAKHR-EDDIN.

  Le guide Hélie et le muletier Abas.--Ramla.--Tumulte.--Les
    corsaires.--L'émir généreux.--Interrogatoire.--Sage
    réponse du sire de Corthuy.--Nazareth.--La foire de
    Jefferkin.--Ce qu'on y vendait.--Les sauvages de Bruges.--La
    mer de Galilée.--Saphet et les Templiers.--Le puits de la
    Samaritaine.--Caverne de Mouchic.--Hospitalité des
    Turcomans.--Tombeaux antique de Sibiate.--Arrivée à Damas.       211


  VI

  L'EMBARQUEMENT.

  M. de Lamartine.--Aspect de Damas.--Jardins.--Bassins.--
    Bazars.--Mosquées.--Le père Griffon d'Ypres.--Les
    Maronites.--Leur patriarche, franciscain.--La montagne
    Noire.--Beyrouth.--L'émir.--La caution.--Honorable scrupule.--Le
    départ.                                                          219


  VII

  JACQUES DE LUSIGNAN.

  L'île de Chypre.--Les Génois et les Vénitiens.--Richard Coeur
    de Lion.--Guy de Lusignan.--La reine Charlotte.--Portrait du
    roi Jacques.--Anselme, chevalier du Glaive.--Ducs, comtes et
    barons _in partibus_.--Nicosie.--Port Salin.--Récolte du
    sel.--Le couvent des Chats.--Zuallart, compagnon de Philippe
    de Mérode.--Golfe de Satalie.--Un corsaire donne la chasse
    au chevalier brugeois.                                           223


  VIII

  LES CHEVALIERS DE SAINT-JEAN.

  L'île de Rhodes.--Les Hospitaliers.--Guillaume et Foulques de
    Villaret.--Jean-Baptiste Orsini.--Fausse alerte.--L'ambassade
    persane.--Description de la ville de Rhodes.--Les prêtres
    grecs.--Festin donné par le grand maître.--Cercle de cinquante
    chevaliers.                                                      229


  CINQUIÈME PARTIE.


  I

  LA GRÈCE.

  L'Archipel.--Le captif simien.--Le château de Saint-Pierre
    et ses gardiens.--Chio.--Le mastic.--Les Giustiniani
    et les Adorno.--Méthélin.--L'alun.--Trahison du
    commandant.--Modon.--Toits couverts de tuiles.--Le faux
    converti.--L'Albanie.--Scander-Beg.--L'Esclavonie.--Le
    héros hongrois.--Encore des tempêtes.--Le port de Brindes.       237


  II

  NAPLES.

  Alphonse V et Ferdinand.--Herman Van La Loo.--Manfredonia.--
    Mainfroi et Conradin.--Le mont Gargano.--Grotte servant
    de choeur.--Point de vue.--Le prince de Salerne.--Aspect
    de Bénévent.--Naples.--Beauté des Napolitaines.--Le _Vico
    Capuano_ et le _Lido_.--Château-Neuf, château de l'OEuf et
    _Castello Capuano_.--Velitri.--La cloche.--Le droit de
    pétition chez les Turcs.--Le roi des Gueux.--Retour à
    Rome.--Les voyages d'autrefois et ceux d'aujourd'hui.            245


  III

  FLORENCE ET FERRARE.

  Le camérier du pape.--L'archevêque d'Arles.--Les
    imprimeurs allemands.--Goûts littéraires du sire de
    Corthuy.--Université de Sienne.--Florence-la-Belle.--Divers
    palais.--La liberté et les Médicis.--Bologne.--Jean de
    Bentivoglio.--Ferrare _l'Aimable_.--Les Ferraraises à la
    fenêtre.--La maison d'Este.--Le palais de _Scimonoglio_ et
    celui de _Belfiore_.--Benvenuto Cellini.--Son remède contre
    le mauvais air.                                                  253


  IV.

  VENISE.

  Les murs de Padoue.--Venise.--Place et église de Saint-Marc.--La
    Piazzetta.--Le comte de Carmagnola.--Le palais de la
    République.--Le sire de Corthuy assiste aux séances du
    sénat.--Fondation et progrès de Venise.--Henri Dandolo et
    Marino Faliero.--Le meilleur gouvernement.--Les deux
    Foscari.--Inquisiteurs d'État.--_La Prophétie._--Hospices
    pour les marins.--Azimamet.--Le carnaval.--La chartreuse de
    Montello.                                                        261


  V

  LE RHIN.

  Le Tyrol.--Mariaen.--Hélénora Stuart.--Mols.--Entretien de
    Sigismond d'Autriche avec le sire de Corthuy.--Bâle.--
    Strasbourg.--La cathédrale.--Le chevalier Harartbach.--Les
    reitres.--Les portes de Worms.--Le cours du Rhin.--Cologne.--
    Aix-la-Chapelle.--L'anneau magique.--Maestricht.--Anvers.--Accueil
    que font les Brugeois à Anselme Adorne.                          269


  VI

  ÉDOUARD IV, A BRUGES.

  Avénement et chute d'Édouard.--Warwick, le faiseur de
    rois.--La Gruthuse accueille Édouard fugitif.--Naissance
    d'un fils de la comtesse d'Arran.--L'Angleterre et
    l'Écosse à Bruges.--Le duc de Bourgogne cité en
    parlement.--Il assiége Amiens.--Trêve.--Anselme Adorne
    conseiller et chambellan du duc.--Édouard remonte sur le
    trône.--Le grand prieur de Saint-André.--Départ de la
    princesse.                                                       277


  VII

  LA SÉPARATION.

  Marie Stuart s'embarque au port de Calais.--Lord Boyd
    meurt à Alnwick.--Adieux du comte d'Arran et de Marie.--Le
    château de Kilmarnoc.--Annulation du mariage de Thomas
    Boyd avec la princesse.--Présentation à la cour.--Le
    donjon de Corthuy.--La dédicace de l'_Itinéraire_.--Fin de
    l'histoire de Thomas Boyd et de Marie Stuart.                    283


  VIII

  L'AMBASSADE DE PERSE.

  Mort de Marguerite.--Puissance du duc de Bourgogne.--Ses
    vues ambitieuses.--Sa participation aux affaires
    d'Orient.--Hassan al Thouil ou Ussum Cassan.--Le
    _Mouton Blanc_ et le _Mouton Noir_.--L'empereur de
    Trébisonde.--Hassan épouse Despoïna Comnène.--Ambassades
    vénitiennes.--Le patriarche d'Antioche.--Le sire de
    Corthuy part pour la Perse.--Hassan reçoit les
    ambassadeurs du duc de Bourgogne, de Venise et du
    grand-duc de Moscovie.--Ses succès et ses revers.--Prise
    de Caffa par les Turcs.--Anselme Adorne est rappelé.             289


  SIXIÈME PARTIE.


  I

  JEAN ADORNE.

  Mort de Paul II.--Barbe rasée.--Les chansons de
    Robinette.--L'hospice de Saint-Julien.--Patric Graham,
    primat d'Écosse.--Jean Adorne est attaché à l'ambassade
    du cardinal Hugonet.--Mission à Naples.--Le bâtard de
    Bourgogne.--Tournoi.--Siége de Neus.--Traité de
    Péquigny.--Les états généraux de 1475.--Commissaires au
    renouvellement des Magistrats de Bruges.--Le sire de
    Corthuy est nommé bourgmestre.                                   301


  II

  UNE GRAND'MÈRE.

  Nouveaux impôts.--Mécontentement du peuple.--Conquête de
    la Lorraine.--L'ombre du connétable.--Défaite du duc à
    Granson.--_Fortune lui tourne le dos._--Bataille de
    Morat.--Hemlink ou Memlink.--Mariage d'Arnout
    Adorne.--Agnès Adorne.--Renouvellement des Magistrats.           309


  III

  MORT DE CHARLES LE TÉMÉRAIRE.

  Siége de Nancy.--Le comte de Campo Basso.--Ambassade
    écossaise.--Singulière prédiction.--Elle est
    confirmée par l'événement.--Le mauvais valet de
    chambre.--Réflexions.--Les états des provinces
    s'assemblent.--Les métiers de Gand.--Troubles à
    Bruges.--Le sire de Corthuy capitaine de la duchesse
    de Bourgogne.--Les trois chroniques.                             315


  IV

  LES CAPITAINES DE LA DUCHESSE.

  Objet de la mission des capitaines.--L'avenir de
    Bruges.--Le sire de la Gruthuse.--Jean de Bruges.--Jean
    Breydel et son escorte.--Transaction.--La Gruthuse au
    balcon de l'hôtel de ville.--Arrestation d'Hugonet et
    d'Humbercourt.--Exécutions à Gand.--Troubles à Bruges.--On
    demande la mise en jugement des anciens
    magistrats.--Caractère de la justice communale dans les
    temps de troubles.--Les partis et leurs accusations.             323


  V

  MARIE DE BOURGOGNE.

  Tâche pénible.--La gloire des nations.--Supplice
    d'Hugonet et d'Humbercourt.--Nobles larmes.--Adolphe
    de Gueldre et le duc de Clèves.--Entrée de la duchesse
    à Bruges.--Troubles.--Pillage.--L'échevin justifié et
    emprisonné.--Cris de mort.--Ambassade de l'empereur
    Frédéric III.--Renouvellement des magistrats.--Une
    plaisanterie de Louis XI.--Les Gantois entrent en
    campagne.--Revue des milices brugeoises.--Les
    seize.--Digression.--Les deux déserteurs.                        331


  VI

  LE STEEN

  Caractère d'Anselme Adorne.--Vices de la procédure.--Les
    seize sont conduits en prison.--Barbesan mis à la
    torture.--On dresse l'échafaud sans attendre le
    jugement.--Vues secrètes des échevins. Leurs délais.--Les
    milices ne quittent pas la place.--On cherche les échevins
    qui se cachent.--Condamnation et mort de
    Barbesan.--Position dangereuse du sire de Corthuy.               339


  VII

  LE JUGEMENT.

  Le peuple va chercher le banc de torture.--Interrogatoire
    de Van Overtveldt.--Le seigneur de Saint-Georges et le
    baron de Corthuy sont conduits aux Halles.--Aspect du
    tribunal.--Intervention inattendue.--Messes
    solennelles.--Jugement de Van Overtveldt et de Baenst.--Ce
    qui est résolu pour Anselme Adorne.--Caractère de cette
    décision.--Motifs de consolation du chevalier.--Les autres
    détenus mis à composition.--Les milices sortent sous la
    conduite de Ghistelles et de Metteneye.--Prise du château
    de Chin.--Mort d'Adolphe de Gueldre.--Le camp
    brugeois.--_Nous sommes trahis!_--Réflexions.                    345


  VIII

  BLANGY.

  Harangue de Maximilien.--Il arme des chevaliers.--Les
    _Pater_ et les _Avé_.--Bataille perdue et regagnée.--La
    Gruthuse prisonnier.--Retour de Jean Adorne.--Mort de
    Galéas.--Prosper Adorno remonte sur le trône ducal.--Il se
    sauve à la nage.--Caractère de Maximilien--Mort de Marie
    et fin de la maison de Bourgogne.--Régence contestée.--Les
    colonnes d'or renversées.--Adieux suprêmes.                      353


  IX

  LA DERNIÈRE TRAVERSÉE.

  Jacques III à 25 ans.--Favoris et artistes.--L'architecte
    Cochran et le musicien Rogiers.--Le duc d'Albany et
    le comte de Mar.--Mort du second.--Préparatifs de
    guerre.--Honteux traité du duc d'Albany.--Jacques
    convoque ses vassaux.--Conspiration de Lauder.--
    _Bell-the-Cat._--Massacre des favoris du roi.--Il
    est détenu au château d'Édinbourg.--Glocester envahit
    l'Écosse.--Albany lieutenant-général.--Sa condamnation.--Arrivée
    du sire de Corthuy.--Conduite équivoque du comte de
    Huntley.--Fatal dénoûment.--Conclusion.                          361


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.



      *      *      *      *      *      *



ERRATA.


   Page 46, ligne 15, au lieu de: cinq cavaliers qui portaient,
   chacun, _leurs couleurs_ sur leur écu
   LISEZ: _ses couleurs_.

   Page 168, lignes 19 et 30, au lieu de: _bananiers_
   LISEZ: _baumiers_.

   Page 343, ligne 13, au lieu de: pour trouver ces juges _contumax_
   LISEZ: _contumaces_.





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