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Title: Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française - Tome 2-Du 18 fructidor au 18 brumaire
Author: Daudet, Ernest, 1837-1921
Language: French
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HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION

PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE



TOME II

DU DIX-HUIT FRUCTIDOR AU DIX-HUIT BRUMAIRE



PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie 79,

BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1905

Droits de reproduction et de traduction réservés.



OUVRAGES DE M. ERNEST DAUDET

PUBLIÉS PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

  =Histoire de la Restauration.= Un volume in-16.          (_Épuisé._)

  =Histoire des conspirations royalistes dans le Midi.=
  Un volume in-16, broché.                                        3 50

  =Le Roman d'un Conventionnel.= HÉRAULT DE SÉCHELLES
  ET LES DAMES DE BELLEGARDE. Un volume in-16, broché.            3 50


  OUVRAGES POUR LA JEUNESSE

  =Robert Darnétal.= Un volume in-8{o}, illustré, broché.         4 "

  =Nini-la-Fauvette.= Un volume grand in-8{o}, illustré, broché.  7 "



HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION

PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE



LIVRE SEPTIÈME

LES ÉMIGRÉS ET LE XVIII FRUCTIDOR


I

REGARD EN ARRIÈRE[1]

         [Note 1: Depuis l'époque où a paru le premier volume de cet
         ouvrage et tandis que l'auteur préparait celui-ci, il a reçu
         communication de documents précieux, relatifs à l'émigration:
         les papiers de Louis XVIII de 1796 à 1814, ses manuscrits
         autographes, les registres de ses correspondances, les
         lettres des souverains, celles de sa famille, de ses agents.
         En examinant ces richesses documentaires qui, pour la
         plupart, n'étaient jamais sorties, depuis plus d'un siècle,
         du dépôt où elles sont conservées, il a eu la satisfaction de
         constater la rigoureuse exactitude de ses récits antérieurs.
         Mais elles lui ont imposé la nécessité de revenir,
         incidemment, pour les compléter, sur des épisodes qu'il a
         déjà racontés et sur des personnages à la physionomie
         desquels il y avait lieu d'ajouter quelques traits nouveaux.]


L'année 1797, qui vit le Directoire exécuter contre la majorité du
conseil des Anciens et du conseil des Cinq-Cents le coup de force que
rappelle la date du dix-huit fructidor, est celle de toute la période
révolutionnaire qui s'annonça comme la plus favorable aux entreprises
royalistes et au rétablissement de la monarchie. La réaction
formidable et trop souvent tragique qui avait suivi la chute de
Robespierre s'accusait et se développait. En dépit de ses efforts pour
renaître, le terrorisme semblait vaincu; ses principaux chefs avaient
péri, et quoique, avant de se séparer, la Convention, dans la cynique
pensée de se survivre, eût osé décréter que les deux tiers de ses
membres figureraient de droit dans l'assemblée nouvelle, qu'en vertu
de la Constitution le pays allait être appelé à élire, les électeurs,
qu'indignait, pour la plupart, cette décision arbitraire, avaient
choisi, pour former le nouveau tiers, des hommes notoirement connus
par leur hostilité au régime de sang qui venait de finir.

Tous ces élus n'étaient pas royalistes. Beaucoup d'entre eux avaient
même pactisé avec la Révolution à ses débuts. Mais, éclairés par ses
excès ou ressaisis par d'anciennes convictions, tous étaient affamés
de tranquillité et susceptibles de favoriser, sans trop regarder à la
forme et à l'étiquette, la formation d'un gouvernement qui, jaloux de
ne retomber ni dans les abus de l'ancien régime ni dans les forfaits
de la Terreur, assurerait à la France le repos et la prospérité dont
elle était depuis si longtemps sevrée.

Ils ne constituaient pas encore une majorité dans le conseil des
Cinq-Cents. Mais, leur rôle tendant de plus en plus à devenir
prépondérant, ils étaient autorisés à penser que les élections qui
devaient avoir lieu en cette même année 1797, pour le renouvellement
d'un tiers de l'assemblée, leur donneraient la supériorité du nombre
et les rendraient assez puissants pour secouer le joug du Directoire,
lui dicter à leur tour des lois et en chasser l'élément
révolutionnaire qui s'y était introduit dès le premier jour.

Peut-être alors et si le prétendant entrait dans leurs vues,
verrait-on se coaliser pour créer un gouvernement représentatif, comme
en Angleterre, les constitutionnels, les républicains désabusés, voire
les orléanistes, qui ne pouvaient plus compter sur les princes
d'Orléans passés en Amérique. Que les royalistes purs leur
apportassent un concours actif, désintéressé, et la restauration de la
monarchie résulterait sûrement de cet accord. Afin de le préparer,
d'en discuter les conditions et d'en établir les bases, le parti dont
nous parlons n'attendait qu'un appel du roi pour lui envoyer un
émissaire chargé de lui exposer ses désirs.

Tandis que les royalistes du dedans se livraient à ces espérances sans
parvenir toujours à se mettre d'accord sur les moyens de les réaliser,
ceux du dehors, c'est-à-dire les émigrés, plus divisés encore, s'y
associaient avec ardeur et s'efforçaient de s'emparer de la direction
des mouvements de l'intérieur ou d'en provoquer de nouveaux pour les
faire tourner les uns et les autres au profit de la royauté légitime.
En Angleterre, en Suisse, en Allemagne, en Russie, en Suède, partout
où l'on tolérait encore leur présence, ils intriguaient, entretenant
secrètement des relations avec leur pays, y envoyant leurs agents,
s'efforçant de ranimer le zèle expirant de la Vendée qu'avait frappée
au coeur le désastre de Quiberon; fomentant des insurrections à Lyon,
dans le Midi, dans l'Est; tentant de rallier à leur cause les généraux
les plus fameux de la République, voire les membres du Directoire; ne
se lassant jamais dans cette tâche en dépit des échecs successifs de
leurs tentatives et ne désespérant pas de voir se reformer la
coalition des grandes puissances, bien que la Prusse et l'Espagne s'en
fussent détachées pour conclure la paix avec la République et que
l'Autriche, épuisée par ses luttes sur le Rhin et en Italie, parût
disposée à les imiter.

Le prince de Condé, avec sa petite armée, campait dans le pays de
Bade, parmi les Autrichiens qui d'ailleurs le tenaient en défiance,
affectaient de ne pas l'employer et manifestaient si visiblement
l'intention de ne pas garder ses troupes à leur solde, s'ils étaient
contraints de faire la paix avec la France, qu'il se décidait à
négocier avec l'empereur de Russie Paul Ier, afin d'obtenir qu'il les
prît à son service;--négociation qui allait, en aboutissant, faire
passer en Wolhynie dans la Pologne russe, revêtus de l'uniforme
moscovite, quelques milliers de Français émigrés et, avec eux, le
prince de Condé, son petit-fils le duc d'Enghien et les deux fils du
comte d'Artois, le duc d'Angoulême et le duc de Berry.

Le comte d'Artois, à ce moment, résidait en Angleterre ou plutôt en
Écosse, dans le château d'Holy Rood, aux portes d'Édimbourg. Le
gouverneur britannique l'avait en quelque sorte interné là à son
retour de l'île d'Yeu en 1795, alors qu'il venait de manquer maintes
occasions de passer en Bretagne et de tenir ainsi la parole donnée par
lui à Charette. Le ministre anglais jugeait sa présence impossible à
Londres, où il eût été d'ailleurs difficile de le soustraire aux
poursuites de ses créanciers. C'est d'Édimbourg qu'il s'efforçait
encore, mais en vain, d'exercer son influence sur les affaires de
l'émigration.

Plus libre et plus heureux que lui, le duc de Bourbon, fils unique de
Condé et père du duc d'Enghien, avait pu se fixer dans la capitale de
l'Angleterre. On le disait disposé à faire ce que n'avait pas fait le
comte d'Artois, à se jeter en France pour y prendre le commandement de
quelque mouvement insurrectionnel; il n'attendait, prétendait-on, que
les ordres du roi. Mais ces ordres n'arrivaient pas, soit que le roi
considérât que l'heure n'était pas revenue où la présence d'un prince
en France apporterait une force à son parti; soit, ce qui apparaît
plus visiblement encore dans sa correspondance, qu'il craignît que la
maison de Condé n'acquît trop de popularité en se mettant toujours en
avant et qu'il préférât être représenté dans son royaume, au moment
opportun, par un prince plus rapproché du trône, tel que le duc de
Berry, le plus jeune et le plus entreprenant des fils de son frère.

Le comte d'Artois à Édimbourg et le duc de Bourbon à Londres se
jalousaient et se dénigraient. Dans l'entourage du second, on
reprochait au premier de n'avoir pas osé passer en Bretagne, malgré
les appels réitérés des chefs vendéens; dans l'entourage du premier,
on accusait le second de ne rester à Londres que pour ne pas
s'éloigner de la comtesse de Vaudreuil, jeune femme d'un vieux mari, à
laquelle il était passionnément dévoué.

Le roi était à Blanckenberg, dans le duché de Brunswick en Allemagne.
Il avait auprès de lui, en qualité de premier et unique ministre, le
duc de La Vauguyon et le comte d'Avaray, auquel l'attachait une
reconnaissante amitié dont, un peu plus loin, nous expliquerons les
causes. Le duc de la Vauguyon, pair de France et jadis représentant du
roi très chrétien en Hollande, était ambassadeur en Espagne quand la
Révolution avait éclaté. Elle ne le maintint pas longtemps à son
poste, qu'il dut abandonner en 1791. Mais il ne s'éloigna pas de
Madrid, ou plutôt il y revint après en être parti, s'efforçant d'y
rendre à son souverain captif et aux princes émigrés les services d'un
serviteur fidèle.

Au mois de juin 1795, après la mort de Louis XVII, Monsieur comte de
Provence, qui résidait alors à Vérone, s'étant déclaré roi sous le nom
de Louis XVIII, avait résolu de se donner deux conseillers en titre,
au lieu et place du maréchal de Castries, qui, depuis la mort de son
frère, dirigeait sa diplomatie. Ce n'est pas qu'il eût cessé
d'apprécier à sa vraie valeur le dévouement de ce vieux et loyal
soldat. Mais il s'était un peu lassé de sa dure franchise, de sa
disposition à tout critiquer. Sans vouloir renoncer à ses services, il
préférait les utiliser de loin que de près. Le désir du maréchal était
conforme au sien. Après s'être appliqué à remplir sa fonction, éloigné
des princes, il n'était venu à Vérone qu'à son corps défendant.
Froissé par le spectacle des petites rivalités de l'entourage, il
souhaitait d'en partir, afin d'aller s'établir à Wolfenbuttel en
Allemagne, d'où il continuerait à s'occuper des affaires du roi.

Le choix de celui-ci pour le remplacer s'était déjà porté sur le comte
de Saint-Priest, qui avait été ministre de son frère, et sur le duc de
La Vauguyon, qui possédait à ses yeux le triple mérite d'être le fils
de son ancien gouverneur, de s'être consacré au salut de la monarchie
durant les heures périlleuses et de jouir, comme diplomate, d'une
réputation universelle. Il les avait mandés auprès de lui.
Saint-Priest, que des missions à Saint-Pétersbourg et à Vienne
retenaient loin de Vérone, devait rester deux ans encore sans pouvoir
se rendre à cet appel. Mais La Vauguyon s'y était rendu au
commencement de 1796. En attendant l'arrivée de son collègue, dont il
était alors impossible de préciser la date, il fut seul investi par le
roi des pouvoirs nécessaires pour diriger sous son autorité, tant dans
l'intérieur de la France qu'à l'extérieur, les affaires de la
monarchie.

La petite cour de Vérone, quand il y arriva, se composait du comte
d'Avaray, du duc de Villequier, du duc de Fleury, du marquis de
Jaucourt, du baron de Flaschlanden, du comte de Cossé et de quelques
autres gentilshommes, auxquels se joignirent successivement le duc de
Guiche et le duc de Grammont, revêtus comme eux des charges qu'à son
avènement le roi avait rétablies ainsi qu'il l'aurait fait s'il eût
été dans son royaume et en possession de sa couronne. Un chapelain,
l'abbé Fleuriel; un secrétaire, Courvoisier,--celui qui fut ministre
sous la Restauration;--deux ou trois employés de bureau, complétaient
la maison royale.

D'Avaray, à l'époque où des relations se créèrent entre le duc de La
Vauguyon et lui, ne siégeait pas dans le conseil du roi, formé alors
du maréchal de Castries, du marquis de Jaucourt et du baron de
Flaschlanden. Il avait toujours refusé d'y siéger, encore qu'il y fût
à tout instant invité par son maître. Il résistait, pour ne pas
discréditer ou dénaturer les délibérations, pour n'en pas altérer la
sincérité en y jetant une opinion à laquelle tout le monde, qu'elle
fût bonne ou mauvaise, aurait dû souscrire d'avance, parce qu'on
savait qu'il eût suffi qu'elle fût émise par lui pour que le roi s'y
ralliât. Sa résistance fait honneur à sa délicatesse. Mais on est
tenté de la considérer comme une comédie un peu puérile, quand on
constate que le roi ne prenait aucune décision sans le consulter. En
réalité, il y avait à Vérone, et il y eut à Blanckenberg, quand le roi
vint s'y établir, une véritable Éminence grise dont l'influence depuis
longtemps établie battait en brèche, sans se montrer, les opinions qui
lui déplaisaient.

À peine en possession de son poste, quand il eut vu de quoi il
retournait, La Vauguyon s'efforça de la paralyser, sinon de la
détruire. Pour se délivrer d'une opposition qui agissait en se
dissimulant et pour la contraindre à s'exercer ouvertement, il imagina
de pousser d'Avaray à satisfaire au désir du roi de le voir prendre
part aux délibérations du conseil. D'Avaray se fit encore prier; puis
il céda. La Vauguyon entreprit alors d'annihiler son influence en
feignant de ne vouloir rien décider que d'accord avec lui. Il lui
proposa dans ce but une sorte d'alliance; il espérait ainsi faire
prévaloir son opinion, quitte à persuader au roi et à d'Avaray, ce
qu'il supposait facile, qu'il s'inspirait de la leur pour déterminer
la sienne. Ce fut cette finasserie par trop diplomatique, qui ouvrit
les yeux à d'Avaray; rapidement, elle le mit en défiance contre le
nouveau venu, en créant entre eux une rivalité dont les suites
funestes ne révélèrent que trop les divisions qui régnaient dans
l'entourage du roi.

Il était aisé de prévoir, dès ce moment, qu'en ces luttes intimes la
victoire resterait à d'Avaray. C'était la conséquence des sentiments
que le roi avait conçus pour lui. Aussi convient-il, avant d'aller
plus loin, de dessiner le portrait de ce fidèle partisan de sa cause,
celui des courtisans de son exil qui lui a prodigué le plus de zèle
désintéressé, celui aussi qu'il a jusqu'au bout préféré à tous les
autres, aimant à être guidé, conseillé, approuvé par lui, ne lui
marchandant ni sa confiance ni son affection.

Depuis qu'ensemble ils s'étaient enfuis de Paris dans la nuit du 20 au
21 juin 1791[2], ils ne s'étaient jamais séparés. À toutes les étapes
de l'exil, l'inlassable dévouement de ce rare serviteur avait revêtu
un caractère héroïque. Le considérant comme un autre lui-même, ne lui
cachant ni ses craintes ni ses espérances, ni ses regrets ni ses
ambitions, ayant pris l'habitude de ne rien faire sans le consulter,
Monsieur s'était promis, si jamais il devenait roi, non seulement de
lui maintenir toute sa confiance, mais encore de la rendre éclatante
en honorant d'Avaray de fonctions qui la légitimeraient.

         [Note 2: Ils ont raconté l'un et l'autre les péripéties de
         leur fuite. La relation du roi a été imprimée et figure dans
         les _Mémoires de l'Émigration_ (Paris, Firmin Didot). Celle
         de d'Avaray n'a jamais été publiée. Elle n'est guère
         d'ailleurs que la répétition de la précédente. J'y reviendrai
         en publiant ultérieurement les écrits de Louis XVIII.]

Ainsi, allait se développer et devenir toute-puissante sur les
affaires de l'émigration l'influence de ce gentilhomme originaire du
Béarn, fils d'un maréchal de camp que la noblesse de l'Orléanais avait
envoyé aux États généraux et à qui, aux beaux jours de Versailles, le
comte de Provence avait accordé son amitié. Cette influence, on la
verra, pendant quinze ans, s'exercer sans relâche en toutes les
occasions importantes. Jusqu'au jour de sa mort, survenue à Madère en
1811, d'Avaray sera, on peut le dire, l'âme même de son prince, et,
pas plus que lui, il ne désespérera jamais de la restauration, malgré
les catastrophes et les revers.

Au conseil, c'est toujours son opinion qui finit par l'emporter, parce
que c'est toujours à elle que se rallie le roi. Chaque matin, quand
il n'est pas retenu au loin par quelque mission de confiance, c'est
lui qui ouvre toutes les lettres. Après les avoir lues, il envoie au
roi, dans la cassette qui les contient, le projet résumé des réponses
qu'elles nécessitent ainsi que des annotations jetées en hâte sur des
bouts de papier où il appelle son prince «mon cher maître», et sur
lesquels celui-ci réplique par des observations ou des réflexions
familières que lui ont suggérées les dires de «son ami». Chaque soir,
avant de se mettre au lit, le roi va passer une heure chez d'Avaray.
Ils causent ensemble des événements de la journée, des résolutions à
prendre pour le lendemain, des moyens d'y rallier les conseillers qui
seront, dans leur réunion quotidienne, sous la présidence du roi,
appelés à les discuter.

Ceux-ci jalousent et redoutent d'Avaray. Mais tous rendent hommage à
son dévouement; ils sont sensibles aux formes déférentes et courtoises
dont il enveloppe ses idées. Ils le savent homme d'honneur et de
loyauté, ennemi de l'intrigue, incapable d'une bassesse. Ils savent de
même qu'on ne saurait longtemps lui résister sans encourir la disgrâce
du maître. Comment douteraient-ils de la puissance du favori quand ils
sont les témoins journaliers des traits de la confiance que le roi lui
accorde, des services par lesquels d'Avaray se l'assure ou la
justifie, comme, par exemple, lorsqu'il lui sauve l'honneur en le
séparant de l'artificieuse comtesse de Balbi[3]? Ne savent-ils pas que
le jour, 21 juin 1795, où le comte de Provence,--monseigneur le
Régent, comme l'appelaient alors les émigrés,--a appris, par une
communication du prince de Condé, la mort de Louis XVII, cette mort
qui lui a valu la couronne, c'est à d'Avaray qu'il est allé d'abord en
apporter la nouvelle?

         [Note 3: La disgrâce de Mme de Balbi est un épisode d'ordre
         intime, qui forme, comme quelques autres, une sorte de
         hors-d'oeuvre dans l'histoire de l'Émigration. Il figurera à
         ce titre dans une publication spéciale.]

«Le Régent descend chez moi précédé du comte de Cossé, écrit
d'Avaray, dans ses notes quotidiennes[4]; leur visage m'effraye; je
cherchais des forces contre quelque nouveau malheur que je ne pouvais
prévoir, lorsque le Régent me dit après un moment de silence:

         [Note 4: Pour se conformer aux désirs du roi, le comte
         d'Avaray, qui vivait auprès de lui, rédigeait fréquemment et
         lui remettait des rapports très circonstanciés sur les
         événements qui se déroulaient sous leurs yeux et qui les
         intéressaient, voire sur ceux auxquels ils avaient été mêlés
         ensemble autrefois. Ces rapports confidentiels, destinés à
         n'être lus que par le roi, et conservés parmi ses papiers,
         constituent une source abondante de renseignements pour
         l'histoire de l'Émigration. On verra que j'y ai largement
         puisé.]

«--Le roi est mort.»

«Je reste sans parole, sans mouvement; puis, tout à coup, je me
précipite sur sa main. Le comte de Cossé en fait autant. Mon maître
nous serre dans ses bras. Je lui prédis alors sans hésiter que les
malheurs et les crimes s'arrêteront à lui et qu'il sera le
restaurateur de la France.»

Il est donc certain que la faveur de d'Avaray est bâtie à chaux et à
sable; qu'à essayer de l'ébranler, on se briserait. Les courtisans du
roi dans son exil en sont convaincus; ils se soumettent. Seul d'entre
eux, La Vauguyon, pour avoir voulu y résister, sera chassé.

Il n'est pas sûr que d'Avaray possède toutes les qualités nécessaires
au grand rôle que Louis XVIII lui destine. Dans un corps chétif,
frêle, affaibli par la maladie de poitrine qui le ronge sans altérer
son énergie morale, il porte une âme impressionnable, capable
d'inspirations fortes, mais hors d'état de les réaliser jusqu'au bout.
Il est prompt à prendre feu, enclin à la défiance, facilement
soupçonneux, quoique extraordinairement crédule. Dans une situation où
d'autres pensent qu'il faut regarder plus encore aux résultats qu'aux
instruments et moyens à employer pour les atteindre, il répugne trop
souvent à se servir des agents étourdis, légers ou sans scrupules,
prêts à tout, bons à tout, que les hasards de l'existence misérable
des émigrés ont fait surgir de toutes parts et mis au service de la
cause royale.

Homme d'ancien régime, il est intransigeant sur les principes; il
n'accepte aucun changement dans les institutions de la monarchie; il
ne rêve que châtiments inexorables contre ceux qui les ont détruites.
Lorsque Louis XVIII, en succédant à son neveu, prépare pour «son
peuple» un manifeste, c'est d'Avaray qui inspirera le langage de son
maître et lui donnera une physionomie menaçante et vengeresse. Dans
le conseil tenu à Vérone, le 30 juin 1795, afin de discuter le projet
de déclaration qu'a rédigé le secrétaire Courvoisier, c'est encore lui
d'Avaray, qui, faisant litière des raisons politiques invoquées par le
comte de Las Casas, ambassadeur d'Espagne, par d'Antraigues et par les
personnages qu'a réunis le roi en vue de cette délibération
solennelle, s'écriera avec véhémence:

--La première parole du roi ne peut être que pour appeler le glaive de
la justice sur la tête des assassins de son frère.

Et aussitôt son opinion, bien que ses contradicteurs en démontrent les
dangers et insistent sur la nécessité de paroles moins provocatrices,
deviendra celle du roi, qui l'exprimera à son tour.

--Mon frère, mon neveu, ma famille, mes sujets demandent vengeance. Ne
voyez-vous pas, messieurs, la calomnie qui me poursuit! Si je me
montrais indulgent, on ne manquerait pas de dire: Lisez, voyez la joie
qui perce et l'ambition qui jouit.

Ce qu'est d'Avaray ce jour-là, il le sera toujours. Cette soif de
vengeance qu'il vient de trahir, c'est si bien lui qui en entretient
les ardeurs dans l'esprit de son maître que celui-ci, malgré sa
sagesse relative, n'y renoncera complètement qu'en 1811, lorsque la
mort l'aura délivré du joug d'une amitié aussi nuisible à sa politique
qu'elle fut précieuse et bienfaisante à son coeur.

Voilà, certes, des violences d'opinion singulièrement dangereuses dans
un homme dont le roi a fait son principal et toujours écouté
conseiller. Mais d'Avaray en atténue les effets par sa droiture, par
de fréquents retours de prévoyance, par ce dévouement sans bornes qui
permet de saluer en lui un admirable chien de garde, incessamment
attentif à la sûreté du maître, la sentinelle vigilante de l'honneur
de la couronne et du monarque que malheureusement, par sa manière
d'être, il ne parvient pas toujours à faire aimer de ceux auprès de
qui il le défend.

C'est le jugement qu'en 1811, tandis que d'Avaray agonise à Madère,
Joseph de Maistre, qui l'a beaucoup connu, beaucoup pratiqué, portera
sur lui. «Je regrette bien, mande-t-il le 3 juillet au comte de
Blacas, que l'air de Madère n'ait point encore pu rétablir le digne
comte d'Avaray. Vous m'accusez de ne point lui rendre justice.
N'est-ce point vous, au contraire, mon cher Comte, qui ne me la rendez
pas? Quel homme dans le monde entier estime plus votre ami comme
particulier, comme Français et comme sujet? Qui peut rendre plus de
justice que moi à son attachement sans réserve, à son dévouement
héroïque, à son inébranlable fidélité? Mais si vous le considérez
comme un instrument politique, c'est une autre chose. Je vous dis que
celui qui n'a pu dans aucun pays aborder aucun homme public sans
l'aliéner n'est pas fait pour les affaires. Ce génie est un génie à
part, comme celui de la poésie et des mathématiques. On l'a ou on ne
l'a pas. _Il était nécessaire ici_, me dites-vous. Oui, sans doute,
_ici_, dans la chambre, ou tout au plus dans la maison où j'écris;
mais hors de là, je crois que c'est tout le contraire. Feuilletez
d'ailleurs l'histoire universelle, et dites-moi le nom d'un _favori_
proprement dit qui ait réussi dans la guerre ou dans la politique[5].»

         [Note 5: Correspondance inédite de Joseph de Maistre avec le
         comte de Blacas.]

Cette démonstration ne convaincra pas Blacas. Destiné à remplacer
d'Avaray dans ses fonctions auprès du roi, il le défend contre Joseph
de Maistre: «Je suis persuadé, mon cher Comte, que vous regrettez mon
malheureux ami, qui a trouvé la mort où il allait chercher la santé.
Je crois qu'une femme à grand nez vous a donné sur lui, sur sa volonté
d'être, tant de fausses préventions. Je sais que l'on en dit autant de
moi, quoique l'on ne m'honore pas encore d'un titre (celui de favori)
que j'espère ne jamais mériter, parce que je le regarde comme
humiliant pour celui qui le porte et insultant pour celui qui le fait
porter. Croyez, mon cher Comte, que s'il n'a pu, comme vous le dites,
dans aucun pays aborder aucun homme public sans l'aliéner, ce n'est
pas qu'il ne fût fait pour les affaires. Mais en voici la raison;
c'est de vous-même que je l'emprunte. Tout souverain malheureux est
repoussé par les autres, et, dès que les souverains ont méconnu leur
maître légitime, leur intérêt est de l'écraser absolument et de le
faire disparaître parce que son existence seule les accuse et les
offense. C'est ce désir, c'est cette volonté, qu'il a trouvée partout
et que partout il a voulu combattre, qui lui avait attiré la haine
honorable dont vous me parlez.»

Qu'en cette circonstance Blacas ait vu plus juste que de Maistre, ou
que ce soit au contraire celui-ci qui ait eu raison, il n'en est pas
moins certain que d'Avaray n'a pas toujours été habile à créer des
partisans au prince et à la cause qu'il chérissait, et pour lesquels
il eût volontiers fait le sacrifice de sa vie.



II

LE PARTI ROYALISTE EN 1796-1797


Quoique, depuis six ans, toutes les tentatives faites en vue de
renverser le gouvernement révolutionnaire et de restaurer la monarchie
eussent successivement avorté, le roi s'employait, avec la même ardeur
qu'au premier jour, à mettre en oeuvre les moyens à l'aide desquels il
comptait faire triompher sa cause.

Ces moyens, dans sa pensée, étaient encore multiples. Louis XVIII
croyait à la possibilité de replacer la Prusse et l'Espagne sous les
armes, d'empêcher l'Autriche de conclure la paix avec la République,
d'amener l'Angleterre à reformer la coalition et d'obtenir de la
Russie qu'elle y prît une part prépondérante. Il avait peu de
confiance dans le cabinet de Vienne, qu'il soupçonnait non sans raison
de vouloir démembrer son royaume. Mais il était convaincu que si
l'empereur Paul Ier, successeur de la grande Catherine, entrait dans
la coalition, il y exercerait promptement assez d'autorité pour
contenir les ambitions de ses alliés.

Le roi proscrit connaissait le désintéressement du tsar. Ce souverain,
le seul qui eût consenti à le reconnaître en qualité de roi,
souhaitait sincèrement le rétablissement des Bourbons sur leur trône.
S'il se décidait à la guerre, ce serait uniquement dans ce but. Louis
XVIII ne désespérait pas d'obtenir de lui ce que les autres
puissances lui avaient toujours refusé ainsi qu'à son frère: le droit
de marcher avec les Français que commandait le prince de Condé, à la
tête des armées étrangères, lorsqu'elles entreraient en France. Il
comptait sur Paul Ier pour arriver à se montrer à ses sujets les armes
à la main, pour prouver à ceux de ses partisans qui lui reprochaient
son inaction qu'il ne méritait pas leurs reproches, et que, s'il était
resté si longtemps inactif, c'est que, ne pouvant rien sans le secours
des puissances étrangères, il avait été la victime de leur
indifférence pour les Bourbons comme de leurs vues de conquêtes sur la
France.

Du gouvernement britannique, et à supposer même que la coalition ne se
renouât pas, il attendait plus encore. Il ne désespérait pas d'obtenir
que ce gouvernement favorisât un nouveau coup de main contre la
République, soit sur les côtes de l'Océan, dont il croyait les
populations toujours animées du désir de combattre pour Dieu et pour
le roi; soit sur la frontière suisse, où la haine soulevée contre le
gouvernement français parmi les habitants de l'Helvétie, ces antiques
alliés des Bourbons, ferait, à l'approche d'un corps expéditionnaire,
surgir du sol de vaillants soldats qui viendraient le grossir. Ce
projet flattait tout spécialement ses ambitions parce qu'il y voyait
une place pour lui, une occasion de se rouvrir les portes de son
royaume, ou, comme il le disait «d'y trouver son tombeau.» Mais, pour
l'exécuter, l'or anglais était indispensable; ses efforts, du côté de
l'Angleterre, avaient surtout pour but de se faire allouer de nouveaux
subsides, qu'elle persistait à ne pas donner aussi importants qu'il
aurait voulu, en alléguant l'énormité des sacrifices déjà consentis
par elle et bien en pure perte, puisqu'après tout, la République
n'avait pas été détruite.

Cependant, cette fois, à l'appui de ses sollicitations succédant à
tant d'autres qu'on n'avait jamais exaucées qu'incomplètement, ce dont
il ne cessait de se plaindre, il pouvait invoquer pour les justifier
des arguments propres à frapper le cabinet anglais. Ces arguments, il
les tirait des informations qui lui venaient de France. Elles lui
montraient ses partisans plus actifs que jamais et plus résolus, leur
nombre s'augmentant incessamment, grâce à la propagande inlassable à
laquelle se livraient les émigrés rentrés depuis le neuf thermidor.

Longtemps opprimées et décimées par le terrorisme triomphant, les
populations, de toutes parts, demandaient justice et vengeance. En
beaucoup d'endroits, à Lyon, dans le Languedoc, en Provence, dans les
Cévennes, elles n'avaient pas attendu que des lois nouvelles leur
donnassent satisfaction; elles se faisaient justice elles-mêmes et
frappaient çà et là les hommes qui naguère étaient pour elles des
oppresseurs et des bourreaux. Des bandes s'étaient formées sous les
ordres de chefs énergiques et impitoyables, parcouraient les
campagnes, agitaient les villes et, sous des noms divers,--chauffeurs,
barbets, compagnons de Jésus,--exerçaient de terribles représailles
contre les anciens terroristes, les acheteurs de biens nationaux, les
prêtres assermentés.

Dans le Midi surtout et notamment à Marseille, à Nîmes, à Aix, à
Toulouse, au Puy, à Tarascon, ces représailles, dès le lendemain de la
chute de Robespierre, avaient donné lieu à d'effroyables massacres.
Elles avaient dégénéré depuis en scènes de brigandages, dont les
acteurs, affamés de vengeances et pervertis par l'excès de leurs
souffrances, tuaient, volaient, attaquaient même des citoyens
inoffensifs ou arrêtaient les diligences pour dépouiller les voyageurs
et s'approprier les fonds du trésor public dont elles opéraient le
transport.

Dans les massifs montagneux de la Haute-Loire et du Vivarais, il y
avait pour commander ces mouvements insurrectionnels des chefs
intrépides[6], mais non moins violents qu'imprudents et téméraires: le
marquis de Bésignan, véritable énergumène, bavard, agité, qui avait
entrepris de soulever Lyon et de former une ligue qui s'étendrait de
la Franche-Comté à la vallée du Rhône, pour faciliter l'invasion des
Autrichiens par les frontières de l'Est; le baron de Saint-Christol,
gentilhomme du Comtat, qui rêvait de s'emparer des grandes villes du
Midi; le chevalier de Lamothe, ancien officier, qui attendait, en se
livrant à une guerre d'escarmouches, une prise d'armes générale; le
chevalier Durrieu, surnommé le chevalier de la Lune; Pellamourgue,
comte de Cassaniouze, qui voulait rentrer dans ses propriétés
confisquées comme biens d'émigrés; le marquis de Surville, ancien
officier au régiment de Picardie, poète à ses heures, nature
chevaleresque, moralement supérieur à tout ce qui l'entourait;
Dominique Allier, frère de l'ancien prieur de Chambonas, fusillé avec
Charrier à la suite des premières insurrections cévenoles; d'autres
encore, plus humbles, moins raffinés dans leurs goûts comme dans la
manière d'affirmer leurs opinions.

         [Note 6: Je dois passer ici sur l'état des provinces
         méridionales et sur leurs rapports avec les émigrés. On en
         trouvera un tableau plus complet dans mon livre: _La
         Conjuration de Pichegru._--Paris, Plon, Nourrit et Cie.]

Ces hommes, royalistes dans l'âme mais rebelles à toute discipline,
mêlés aux révoltes antérieures du Midi, imbus de tous les préjugés de
l'émigration, communiquaient avec les émigrés. Ils sollicitaient des
ordres, et, quoique peu disposés à y obéir, ils allaient les chercher
tour à tour en Angleterre auprès du comte d'Artois, en Suisse auprès
du prince de Condé, à Vérone d'abord et à Blanckenberg, ensuite auprès
du roi lui-même. Ils recevaient des fonds de Wickham, agent de
l'Angleterre installé à Lausanne, d'où il communiquait avec le général
de Précy, l'organisateur de l'insurrection des Lyonnais en 1795; avec
le comte de Vezet, jadis président du Parlement de Besançon; avec
Imbert-Colomès, ancien maire de Lyon, élu depuis député aux
Cinq-Cents, et en un mot avec les innombrables agents à qui le roi
confiait l'exécution des plans qu'il avait approuvés entre tous ceux
qui lui étaient quotidiennement soumis.

D'autre part, la foi religieuse sur toute l'étendue du territoire
renaissait avec d'autant plus de violence qu'elle avait été plus
durement contenue. Le peuple réclamait le rétablissement de son culte,
le relèvement de ses autels, le retour des prêtres qui, pour avoir
refusé de prêter le serment constitutionnel, avaient dû se cacher ou
s'enfuir. Telles étaient ses exigences, que la Convention avant de se
séparer, et le conseil des Cinq-Cents dès les débuts de sa réunion,
avaient dû abroger en partie les lois de proscription décrétées
naguère contre le clergé, autoriser la réouverture des temples,
renoncer à sévir lorsque les fidèles, pressés de s'y prosterner comme
autrefois, trouvant qu'on mettait trop de lenteur à les leur rendre,
en forçaient les portes et faisaient retentir de leurs prières et de
leurs chants les vieilles voûtes si longtemps silencieuses. Ainsi,
avec un irrésistible élan, s'affirmait de toutes parts la volonté de
la France de faire succéder, aux saturnales sanglantes qu'avaient
expiées et expiaient encore les terroristes, une ère nouvelle qui
verrait s'opérer la pacification du pays sous l'égide d'un
gouvernement réparateur.

Ce gouvernement, Louis XVIII prétendait être le seul qui pût le donner
à la France. Bien que l'unanimité des Français n'en fût pas convaincue
au même degré que lui, il n'en était pas moins autorisé à croire que
si le Directoire, où l'élément révolutionnaire représenté par les
thermidoriens demeurait encore tout-puissant, était épuré, et que si
les armées étrangères rouvraient aux Bourbons le royaume en des
conditions qui feraient éclater leur désintéressement, c'est-à-dire
leur renoncement à toute idée de conquête, une foule immense de ses
sujets se lèverait pour l'acclamer, se rallier à son drapeau, se
soumettre à ses lois.

Il pouvait fournir maintes preuves à l'appui de sa conviction: les
informations que lui envoyaient les membres de l'agence qu'il
entretenait à Paris; les protestations de fidélité qui lui arrivaient
de toutes parts; les dispositions de la Vendée qui, malgré les
défaites récentes et les tentatives de pacification commencées par le
Directoire, semblait prête à reprendre les armes; l'agitation continue
des provinces méridionales; la certitude où l'on était que les
élections prochaines donneraient la victoire au parti modéré, et
enfin, ce qu'on lui rapportait du désir secret de généraux populaires
dans l'armée, tels que Pichegru, Hoche, Moreau, Kellermann, Willot, de
se rallier à lui.

Sur ce dernier point, les renseignements qu'il recueillait, exagérés
ou faux pour la plupart, le faisaient se leurrer de beaucoup
d'illusions. Tout cependant n'était pas mensonge dans ces rapports, et
notamment en ce qui touchait Pichegru. Ce général, au mois de
septembre 1795, alors qu'il commandait l'armée de Rhin et Moselle,
était entré en relations avec le prince de Condé, qui campait non loin
de lui parmi les troupes autrichiennes, qui menaçaient l'Alsace. Un
aventurier politique, Roques de Montgaillard, dont le nom allait
obtenir bientôt un certain retentissement, était le metteur en oeuvre
de cette intrigue, à laquelle Condé s'était prêté avec une candeur et
une crédulité invraisemblables. Assisté d'un libraire de Neufchâtel,
nommé Fauche-Borel, illettré, panier percé, exalté, vénal, menteur et,
pour tout dire, véritable acteur de comédie, Montgaillard, par
l'intermédiaire de ce personnage, avait fait offrir à Pichegru des
avantages mirifiques s'il voulait faire arborer le drapeau blanc par
son armée, la réunir à celle de Condé pour marcher ensemble sur Paris
et livrer à ce prince Strasbourg et Huningue. À l'en croire, les
Autrichiens favoriseraient ce mouvement, dont le succès n'était pas
douteux et ouvrirait à Louis XVIII son royaume.

Pichegru avait eu le tort, non seulement de ne pas faire arrêter le
porteur de ces propositions criminelles, mais encore de le charger de
dire au prince de Condé que, bien que ces plans fussent inacceptables,
d'abord parce qu'il n'était pas assez sûr de son armée et ensuite
parce qu'ils ne pouvaient s'exécuter qu'au moyen d'une grossière
violation de ses devoirs militaires, il ne se refusait pas à servir la
cause du roi quand l'occasion s'en présenterait, par des moyens qu'il
ferait connaître ultérieurement.

Cette réponse était digne d'un politicien qui s'efforce de ne rien
compromettre et de ménager tout le monde, mais indigne d'un soldat
commandant une armée en présence de l'ennemi. Tout au moins ne
constituait-elle pas une promesse. C'est cependant comme un engagement
formel d'abandonner la République et de passer à la monarchie que
Montgaillard l'avait présentée au prince de Condé, demandant en
échange des fonds destinés à Pichegru pour faciliter sa trahison.

Ces fonds, fournis par l'agent anglais Wickham, n'étaient pas plus
arrivés au général que ceux qui, par la suite, furent demandés en son
nom. Montgaillard, Fauche-Borel et la nuée de complices dont ils
s'étaient entourés se les appropriaient au fur et à mesure qu'ils les
recevaient. Condé ne s'en doutait pas. Il acceptait comme parole
d'Évangile les propos qu'on lui apportait de Pichegru; dans ses
lettres, il en entretenait le roi, dont la confiance en ce général
devint alors et demeura entière, même lorsque, ultérieurement, la
conduite suspecte du comte d'Antraigues, son agent à Venise, eut livré
à Bonaparte, qui commandait alors en Italie, le secret de ces
négociations manifestement dénaturées par Montgaillard et par
Fauche-Borel pour tromper le prince de Condé et lui extorquer des
fonds.

En dépit du dénouement de cette escroquerie et bien qu'avant qu'elle
ne se dénouât, Pichegru se fût démis de son commandement et fût allé
se fixer à Arbois, sa ville natale, dans le Jura, le roi resta
persuadé que ce général lui était acquis et saisirait, comme il
l'avait promis, toutes les occasions propices pour rendre effectif son
dévouement. Aussi lorsque, aux élections pour les Cinq-Cents, Pichegru
fut choisi par ses compatriotes pour les représenter; lorsque
l'Assemblée l'eut appelé à l'honneur de la présider, et enfin lorsque
ses propos et sa conduite eurent démontré qu'il était hostile au
Directoire, le roi se fortifia dans la conviction qu'il pouvait
compter désormais l'illustre soldat parmi ses partisans.

C'est de l'ensemble des faits que nous résumons qu'il s'inspirait plus
spécialement depuis son arrivée à Blanckenberg pour multiplier ses
démarches auprès des cours, pour généraliser les mouvements
insurrectionnels de l'intérieur, pour prendre, avec le concours de ses
partisans restés en France ou qui y étaient rentrés depuis deux ans,
des mesures décisives à l'effet de porter à la République un coup tel
qu'il espérait qu'elle ne s'en relèverait pas.

Pour assurer l'exécution de ses ordres et indépendamment des
représentants secrètement accrédités par lui auprès de la plupart des
cours, Louis XVIII, depuis son avènement platonique à un trône
ensanglanté, que ses efforts tendaient à reconquérir, avait institué
deux agences: l'une en Suisse, qui devait bientôt se transporter en
Souabe; l'autre à Paris.

La première, dite agence de Souabe, se composait de trois hommes d'un
dévouement éprouvé: M. de Vezet, ancien président du Parlement de
Besançon; le général de Précy, le défenseur de Lyon, et
Imbert-Colomès, jadis maire de cette ville, qu'il représentait
maintenant au conseil des Cinq-Cents. Vivant des fonds anglais que lui
versaient Wickham et Crawford, commissaires du cabinet britannique
installés en Suisse, et placée sous les ordres du prince de Condé
campé encore sur les bords du Rhin avec les armées autrichiennes,
l'agence de Souabe avait reçu pour mission de provoquer et de
seconder les mouvements royalistes de l'Est et du Midi. Elle exerçait
plus spécialement son action en Alsace, en Franche-Comté, dans le
Lyonnais, le Velay, le Languedoc et la Provence.

L'agence de Paris opérait dans le reste de la France et surtout dans
l'Ouest. Instituée en 1794, sur le conseil du comte d'Antraigues, pour
être en France l'organe des princes émigrés et pour assurer
l'exécution de leurs ordres, elle se composait, au lendemain de sa
création, de quatre personnes: les abbés Le Maître et Brottier, le
chevalier Despomelles, colonel démissionnaire, et Duverne de Praile,
ancien capitaine de frégate.

À ses débuts, elle s'inspirait des opinions de ce qu'on appelait la
faction espagnole, dont d'Antraigues était le représentant.
Notoirement hostile à l'Angleterre, la faction ne comptait pour le
rétablissement de la monarchie que sur le concours de l'Espagne. Il en
résultait que maintes fois l'agence s'était trouvée en contradiction
avec les vues et les projets des princes, voire du comte de Provence,
bien qu'il se fût proclamé régent du royaume après la mort de son
frère, et qu'à ce titre, le jeune roi étant captif au Temple, il fût
le véritable souverain. Sous divers prétextes, elle avait alors
affecté de se montrer indépendante de lui, de lui taire ses plans, de
ne pas tenir compte de ses ordres qu'elle déclarait inexécutables.

Mais, lorsque la couronne était échue à ce prince et surtout après la
journée de Vendémiaire, où deux des membres de l'agence avaient été
compromis et l'un d'eux, Le Maître, condamné à mort et exécuté, ce
malheureux ayant été remplacé par un ancien magistrat, M. de La
Villeheurnoy, elle avait cessé de marchander sa soumission au roi. La
conclusion de la paix entre la République et l'Espagne l'avait rejetée
du côté de l'Angleterre, où, plus volontiers qu'autrefois, elle allait
chercher maintenant ses inspirations et soumettre ses plans quand leur
exécution nécessitait des fonds que le gouvernement britannique seul
était en état de lui fournir. Elle entretenait des relations suivies à
Londres avec les ministres anglais par l'intermédiaire de Dutheil,
trésorier des princes, et en Suisse avec Wickham.

Dans les circonstances graves, elle appelait à ses délibérations
l'ancien constituant baron d'André et l'ancien maire de Lyon
Imbert-Colomès, élus l'un et l'autre au conseil des Cinq-Cents et bien
placés, par conséquent, pour faire parmi les députés, leurs collègues,
une active propagande en faveur du royalisme. En tout ce qui
concernait les affaires du roi, celles du moins qu'on ne leur
dissimulait pas, leur opinion exerçait sur les délibérations des
agents une influence décisive.

Indépendamment des correspondants que l'agence comptait dans les
provinces, il y avait autour d'elle plusieurs personnages qui allaient
et venaient entre Paris et les divers points d'où s'exerçait peu ou
prou l'action royaliste: Londres, source principale des subsides; la
Suisse, où résidait Wickham; Blanckenberg, où le roi s'était établi;
la Normandie et la Bretagne, où les insurrections ne désarmaient pas
ou semblaient toujours prêtes à renaître quand elles avaient désarmé.

Parmi ceux de ces personnages qu'à raison de leur nom, de leur
activité, de leurs services, on considérait comme les plus importants,
il faut citer le prince Louis de la Trémoïlle, le comte de Rochecot,
le comte de Bourmont, que les guerres des chouans avaient mis tous les
trois en lumière; le prince de Carency, fils aîné du duc de La
Vauguyon, à qui les fonctions de confiance que remplissait son père
auprès du roi donnaient un crédit et une autorité dont les désordres
de sa vie privée et ses vices trop cyniquement étalés auraient dû le
faire déclarer indigne; le comte Louis de Frotté, l'héroïque
instigateur des insurrections normandes; Sourdat, émigré rentré,
ancien lieutenant de police à Troyes, devenu publiciste et que
quelques écrits avaient désigné au roi comme un partisan dévoué, bon à
employer dans des missions délicates; un jeune homme du nom de Bayard,
que le général de Précy avait présenté à Wickham pour servir
d'intermédiaire entre ce dernier et l'agence de Paris et à qui l'on
reprochait d'être devenu beaucoup plus l'homme des Anglais que l'homme
du roi; un sieur Bénard, employé dans les bureaux du Directoire, qui
s'était offert pour conquérir le directeur Barras à la cause royale;
Fauche-Borel, le fameux libraire neufchâtelois, singulier mélange de
sottise et de vénalité, tout gonflé de son importance depuis qu'il
avait été chargé par Montgaillard de négocier avec Pichegru, et qui
rêvait peut-être déjà de greffer sur les démarches de Bénard ses
propres démarches pour convertir Barras et se donner le mérite et les
profits de cette prétendue conversion, et enfin l'abbé André, dit de
La Marre, dont nous parlons plus bas. Seul peut-être, parmi ce
personnel de conspirateurs, il pouvait se flatter d'être dans
l'entière possession de la confiance du roi et de d'Avaray.

La puissance d'action de ces agents ne saurait être jugée d'après leur
nombre. À l'exception de très peu d'entre eux, ils étaient hors d'état
de rendre d'importants services. On ne pouvait, en fait de services,
attendre de leur part que ceux qu'il est donné à d'obscurs agitateurs,
de rendre accidentellement. Se sachant surveillés, exposés à toutes
les indiscrétions comme à toutes les curiosités, n'osant combattre
ouvertement, condamnés à comploter avec et par de petits moyens,
toujours à la poursuite de fonds, soit pour la cause, soit pour leurs
besoins personnels, dupes de l'Angleterre, victimes de sa versatilité,
ils passaient leur temps à élaborer des plans que toujours quelque
incident inattendu venait détruire au moment où ils se croyaient en
état de les exécuter.

Par surcroît d'infortune, il existait entre eux une cause irréparable
de faiblesse: leurs divisions. Ils se défiaient les uns des autres, se
jalousaient, se suspectaient, s'accusaient réciproquement d'imprudents
bavardages, d'ambitions cachées, de défaut de zèle, de basses
convoitises, de désobéissance aux ordres du roi et même de trahison.
Tel était l'état des choses à l'aube de cette année 1797, dont nous
racontons les incidents. Ces divisions des agents de Paris, plus ou
moins dissimulées, plus ou moins contenues, tendaient à s'envenimer,
se préparaient à éclater dans des circonstances quasi tragiques, alors
que l'intérêt bien entendu de la cause royale eût exigé entre ceux qui
aspiraient à l'honneur de la servir une union étroite et durable.



III

L'ABBÉ DE LA MARRE ET LE MARQUIS DE BÉSIGNAN


Entre ces divers acteurs du drame de l'Émigration, il y a lieu de
distinguer ceux dont le langage et la conduite ont révélé une haute
raison et un dévouement aussi désintéressé que sincère: tel par
exemple l'abbé André, que, sous le nom de de La Marre et à partir de
1796, on voit, pendant six années, remplir les missions les plus
difficiles, sans cesse sur les chemins pour porter à Paris et à
Londres les ordres du roi, en surveiller l'exécution, et qui, pour
dissimuler sa personnalité, pour se dérober aux recherches de la
police consulaire, se fait appeler tour à tour Falike, l'abbé de
Bellecombe ou David Pachoud, négociant à Lausanne.

Une curieuse figure que celle de ce prêtre de Savoie, dans la force
de l'âge, actif, entreprenant, toujours disposé à courir les
aventures, à braver les pires dangers, assez habile pour y échapper,
assez fin pour découvrir sous les fausses apparences les zèles
intéressés et simulés, assez courageux pour les démasquer, trop
prévoyant pour ne pas comprendre l'inefficacité des complots et des
soulèvements partiels, et pour ne pas leur préférer les procédés de
propagande et de persuasion. «Trouver le moyen, écrira-t-il en 1800,
de concilier le pouvoir qu'on doit accorder au roi après tant de
révolutions avec la portion de liberté dont la nation doit jouir et
avec les intérêts de tous, voilà le problème.» Et il ajoute que le
meilleur moyen de faire au royalisme des prosélytes, «c'est de ne
décourager personne,» entendant par là qu'il faut convertir plutôt
que frapper. L'homme qui raisonne ainsi, alors que tant d'autres,
malgré les leçons antérieures, persistent à conseiller au roi les
moyens révolutionnaires, les châtiments, les vengeances, n'est pas
le premier venu.

De même que nous manquons de renseignements sur les origines de l'abbé
André dit de La Marre, de même nous ignorons par suite de quelles
circonstances, il avait été conduit à proposer ses services à Louis
XVIII, ou celui-ci à les lui demander. Ce qui est certain, c'est que,
dès les derniers mois de 1796, il était l'agent de confiance du roi,
le négociateur préféré, l'homme des missions difficiles. Justement, il
venait d'arriver à Blanckenberg après un séjour à Paris et à Londres,
durant lequel, mêlé aux royalistes et aux émigrés, il avait beaucoup
vu, beaucoup entendu, beaucoup observé; il croyait remplir un devoir
en apportant à son souverain prescrit le résultat de ses observations.

En ce moment, à ne regarder qu'aux apparences, le parti des Bourbons
dans l'intérieur était entièrement disloqué. La journée de Vendémiaire
avait détruit dans Paris les espérances qui s'y étaient réveillées le
neuf thermidor. Depuis le désastre de Quiberon, un profond
découragement régnait en Bretagne et en Vendée. Aux grandes guerres
auxquelles avait pris part tout un peuple, succédaient peu à peu des
insurrections isolées dont les victimes périssaient en pure perte,
sans profit pour la cause royale. Les tentatives du Directoire à
l'effet de pacifier ces pays paraissaient devoir aboutir; déjà des
chefs chouans faisaient leur soumission. Les complots ourdis dans
l'Est par l'agence de Souabe, et qui devaient, à en croire
Imbert-Colomès, faire surgir du sol, entre Besançon et Lyon, quarante
mille royalistes, le fusil à la main, aussitôt que l'armée de Condé
soutenue par les Autrichiens aurait franchi la frontière, avaient
échoué. Le général Pichegru n'avait tenu aucune des promesses
présentées par des agents menteurs et infidèles comme formulées par
lui; il avait quitté le commandement de l'armée de Rhin et Moselle
pour se faire élire par ses concitoyens du Jura député au conseil des
Cinq-Cents, qu'il présidait maintenant sans laisser deviner, bien que
notoirement hostile au Directoire, ses intentions pour l'avenir. Enfin
les insurrections du Midi, mal conçues, mal préparées, mal conduites,
avaient subi le même sort que les complots de l'Est, sans rien
produire de ce qu'on en attendait. De tant de résultats douloureux, on
devait donc conclure que la cause royale était irréparablement
compromise.

Il n'en était rien cependant. Du sombre tableau que nous venons de
décrire ne résultait pas la preuve que les moyens de la défendre et de
lui assurer le succès étaient épuisés, mais cette autre preuve plus
rassurante qu'il fallait renoncer à ceux dont on s'était servi
jusque-là, ou tout au moins qu'on ne devait y recourir de nouveau
qu'après avoir essayé d'en employer d'autres, c'est-à-dire ces
procédés de propagande et de persuasion dont de La Marre se déclarait
un partisan résolu.

Le roi n'avait pas attendu de l'entendre exprimer cette opinion pour
être disposé à l'accueillir et à la partager. Avant même que cet agent
sagace et fidèle parût à Blanckenberg, Louis XVIII était préparé à se
rallier à ses vues par les rapports de ses agents de Paris. Depuis que
la Convention s'était séparée pour faire place au Directoire et aux
conseils des Anciens et des Cinq-Cents, ces agents, prenant texte des
votes des électeurs, favorables à la politique modérée précédemment
proscrite par les Jacobins, parlaient sans cesse de la possibilité de
former dans les deux assemblées un parti royaliste. On n'y réussirait
peut-être pas du premier coup, la Convention dissoute comptant encore
trop de membres aux Anciens et aux Cinq-Cents. Mais, le Corps
législatif étant tous les ans renouvelable par tiers, on pouvait
espérer qu'il s'améliorerait d'année en année et que le parti du roi y
deviendrait promptement majorité. C'est à ce résultat qu'il fallait
travailler, soit en agissant directement sur les élus, soit en se
livrant parmi les électeurs à une active propagande en faveur de la
monarchie. Les agents de Paris se flattaient de trouver pour les
seconder des auxiliaires précieux parmi les membres même des conseils
qu'ils disaient désireux de mettra fin au régime révolutionnaire en
hâtant la restauration du souverain légitime.

«Il n'est pas impossible d'avoir Boissy d'Anglas, est-il dit dans un
rapport présenté au roi par l'abbé de La Marre. Il a un grand parti,
quatre enfants, peu de fortune et une femme folle en aristocratie. Il
disait naguère:

«--Croyez-vous qu'on me recevrait de l'autre côté?»

«On ne risque rien à le tenter[7].»

         [Note 7: À propos de Boissy d'Anglas, le roi rédige la
         curieuse note que voici: «Ses liaisons avec La Harpe sont une
         chose excellente, et celui-ci pourra aider puissamment à sa
         conversion. Il faut d'ailleurs lui dire que sa conduite, en
         qualité de président de la Convention, le jour de
         l'assassinat de Féraud, lui a conquis plus que mon estime,
         mais de plus que je ne puis oublier: 1º le langage qu'il me
         tint le 15 juillet 1789 au moment où le roi mon frère sortait
         de l'Assemblée, et, depuis ce temps-là, regrettant de le voir
         entraîné, je l'ai toujours regardé comme royaliste dans le
         coeur; 2º que le 22 février 1791, ce fut lui qui me donna le
         premier avis de l'insulte que les jacobins me firent faire ce
         même jour, à l'occasion du départ de mes tantes. Il ne doit
         pas avoir oublié ces deux faits. En tous cas, j'ai un
         véritable plaisir à les lui rappeler, et ils doivent lui
         être garants de l'accueil qu'il doit attendre de moi.»]

Boissy d'Anglas n'était pas le seul qu'on pût espérer rallier à la
cause royale. Pastoret, Dubois, Tronchet, Tronson du Coudray, Dumas,
Henri Larivière, Barbé-Marbois, Vaublanc, Siméon, Portalis et combien
d'autres étaient considérés, sinon comme tous convertis au royalisme,
mais comme disposés à s'y convertir. «On peut compter aussi sur l'abbé
de Damas et, par lui, on aura l'abbé de Montesquiou, qui a eu le tort
de ne pas encore écrire au roi, mais qui réparera ce tort.» Le même
rapport ajoute: «On peut attendre beaucoup des généraux Pichegru,
Willot et Dumouriez. Les armées ne sont point aussi favorables au
gouvernement qu'on pourrait le croire. Le moment où les partis sentent
leur faiblesse est celui où le parti du roi acquiert le plus de
force.» On voit poindre là l'illusion commune à beaucoup de royalistes
et qu'avait encouragée chez le roi et dans son entourage ce qui se
racontait, sur la foi des dires de Fauche-Borel, des dispositions de
Pichegru.

C'est la même illusion qui dictera, quelques mois plus tard, à un
correspondant inconnu cette remarque qui ne repose que sur des
commérages: «Un voyageur venu de Milan dit que l'armée de Bonaparte
n'est plus reconnaissable, qu'elle est purgée de tous les Jacobins,
que Bonaparte lui-même est devenu bon.» Si Bonaparte est devenu bon,
il n'est pas téméraire de supposer que les membres du Directoire, et
notamment Barras et Carnot, le deviendront aussi et que, si dans les
Conseils annuellement renouvelables par tiers, se forme un parti
favorable au roi, ils se laisseront glisser eux aussi sur la même
pente, d'autant qu'ils se rendent bien compte de la fragilité de leur
pouvoir, résultant de leur passé révolutionnaire. Ce passé, ils auront
à coeur de le réparer. Dans ce but, peut-être voudront-ils prendre la
tête du mouvement au lieu de se laisser entraîner par lui.

Voilà quelles espérances avait apportées à Blanckenberg l'abbé de La
Marre, tout en étant d'avis qu'il ne fallait ni s'y livrer trop vite
ni mettre trop de prudence dans ce qu'on entreprendrait afin de les
réaliser. Il considérait en effet comme essentiel de ne pas heurter
l'opinion publique en se donnant l'air de vouloir la violenter:

«Elle n'est vraiment prononcée que sur un seul point: le rapport des
lois révolutionnaires. Quelques fous voudront aller au delà. C'est
alors qu'ils rencontreront une résistance qu'ils ne calculent pas. Le
gouvernement se renforcera de toutes les craintes, de toutes les
passions, de toutes les espérances.»

Les conseils que dictent à de La Marre les informations qu'il rapporte
d'Angleterre et de France ne sont pas pour déplaire à Louis XVIII. Il
y trouve la confirmation de ceux que lui a déjà fait parvenir le baron
d'André.

«La nation est dans une telle apathie, a écrit cet agent royaliste,
qu'on ne peut se promettre un mouvement général; il n'y a rien à faire
en ce moment (août 1796); c'est des autorités qui seront établies par
les nouvelles élections qu'il faut tout attendre... Il serait à
désirer que le roi se prononçât de manière à faire connaître qu'il est
disposé à ne poursuivre personne, à accueillir ceux qui se
rapprocheront de lui et qu'il ne tient pas à l'ancien régime dans
toute son étendue.»

Quelques jours plus tard, nouveaux avis conçus dans le même sens:

«L'opinion est bonne en général; mais chacun songe à soi; point
d'énergie ni d'ensemble, ni de désir de sortir de l'état où l'on est
par des mouvements violents. Il n'y a donc rien à attendre que du
temps. Puisque l'opinion fait tout, il faut chercher à la former. On
peut se flatter de diriger les prochaines élections de manière à avoir
une grande majorité dans le Corps législatif et les principales
autorités constituées... Un comité dans l'Assemblée s'occupe à
préparer les voix à de bonnes élections. Il faut l'y aider, et
l'essentiel est que la nation en masse se rende aux assemblées
primaires. Les moyens à employer sont: 1º de bons écrits, 2º des
voyageurs courageux et instruits, 3º et surtout des prêtres.»

Un tel langage, celui de l'abbé de La Marre ont suffi à éclairer le
roi sur l'inefficacité comme sur le prix des mouvements
insurrectionnels, quand ils se produisent isolément. L'expérience
douloureuse qu'on en a faite depuis le commencement de la Révolution
est décisive. Ils ne pourront réussir qu'à la condition d'éclater
partout à la fois et d'éclater à l'heure même où les armées étrangères
entreraient en France; et encore faudrait-il qu'à l'avant-garde de la
coalition marchât un prince de la maison de Bourbon, dont la présence
rassurerait les Français sur les suites de l'invasion, ou que, tout au
moins, on eût à l'avance facilité son entrée dans le royaume, en le
mettant à même de prendre le commandement des royalistes armés.

La conviction de Louis XVIII sur ce point date des premiers jours de
son émigration. Elle a inspiré sa conduite depuis cinq ans, ses
incessantes demandes aux puissances, ses multiples efforts pour
rejoindre ses sujets fidèles, les protestations qu'il n'a cessé de
faire entendre toutes les fois que le mauvais vouloir de l'Autriche,
de l'Angleterre et de la Prusse a mis obstacle à l'exécution de ses
projets. Cet impérieux désir de se montrer aux Français les armes à la
main, il n'a laissé perdre aucune occasion, soit comme régent, soit
comme roi, de le formuler avec énergie. Lors de la campagne de 1792,
quand ensuite Lyon et Toulon se sont insurgés; puis à l'heure où
l'expédition de Quiberon se préparait, et enfin lorsque, expulsé de
Vérone, il s'est porté à l'armée de Condé, il a toujours affirmé son
droit de ne pas laisser à son frère seul, à ses neveux, aux trois
Condé, l'honneur de combattre; il a proclamé qu'il voulait aller
chercher dans le royaume son trône ou son tombeau.

Paralysé par les vues intéressées des puissances, il les a dénoncées;
il a réclamé, il a protesté; il s'est plaint de son inaction forcée.
Lorsque au commencement de 1797, l'abbé de La Marre vient lui apporter
à Blanckenberg des conseils qui excluent toute idée de soulèvements
isolés et lui apprend que l'Angleterre n'a pas renoncé à l'espoir de
soulever à nouveau les Vendéens, il dicte lui-même la réponse qu'il
conviendra de faire à ce gouvernement égoïste et intéressé: «Nous
sommes las de combattre pour un être invisible et peut-être indigne du
sang qui l'a fait naître, devra-t-on dire aux Anglais. Que Louis XVIII
vienne se mettre au milieu de nous, nous prouver qu'il est vraiment le
petit-fils d'Henri IV. Alors, s'il le faut, nous mourrons tous pour
lui. Nous combattrons pour vous qui nous sollicitez de reprendre les
armes en sa faveur. Mais, s'il reste dans une inaction à laquelle vous
le réduisez sans doute, nous ne voyons plus de roi, nous ne sommes
plus que Français et nous irons défendre la patrie contre de perfides
étrangers qui ne veulent que nous asservir et la ruiner.»

En tenant ce langage, Louis XVIII n'espère pas qu'il sera entendu.
L'expérience ne lui laisse plus d'illusions sur l'égoïsme des
puissances et leurs vues ambitieuses. La Prusse et l'Espagne ont
conclu la paix avec la France; l'Angleterre négocie dans le même but;
la Russie, quoique favorable aux Bourbons, ne s'est pas décidée à
prendre les armes. Si l'Autriche ne les a pas encore déposées, ce
n'est pas qu'elle veuille concourir au rétablissement de la monarchie
française, c'est qu'elle ne renonce pas au projet de démembrer la
France. Le roi ne peut donc compter pour conquérir son trône que sur
le dévouement de ses sujets et sa propre habileté. Aussi
accueille-t-il avec faveur les avis de l'abbé de La Marre et
entreprennent-ils ensemble, de concert avec le comte d'Avaray, l'étude
des moyens qui peuvent être utilement employés pour tirer parti des
dispositions qu'on affirme être celles de certains membres du
Directoire et des conseils des Anciens et des Cinq-Cents.

Il ne faudrait pas croire, cependant, qu'en ce qui touche ceux de ces
personnages qui ont participé, comme Barras et Carnot par exemple, aux
pires excès de la Terreur et prononcé notamment la condamnation à mort
de Louis XVI, le roi entreprend cette étude avec confiance et sans
répugnance. Une note de d'Avaray, écrite au cours de ces tentatives de
négociation, trahit clairement l'état d'âme de ce serviteur passionné
de la monarchie, dont l'influence sur Louis XVIII s'exerce trop
puissamment pour qu'on puisse mettre en doute que sa pensée sera tôt
ou tard, si elle ne l'est déjà, celle du prince qu'il sert avec un
inlassable dévouement.

«J'ai toujours eu, écrit-il, la plus grande horreur à voir le roi
entrer en négociation même indirecte avec le Directoire ou
quelques-uns de ses membres. Traiter avec des assassins de Louis XVI
est avilissant; traiter avec des hommes odieux à la France est
dangereux. La sincérité de ces hommes est nulle hors du crime, et je
nie leurs moyens pour servir une cause contraire à celle qu'ils ont
embrassée. La prudence exige cependant qu'on écoute, même sans y
croire, les propositions qui seraient faites par un intermédiaire, et,
puisque tous les avis sans distinction poussent le roi vers ces tyrans
ensanglantés, je ne dois pas m'exposer, par une raideur inutile à la
gloire de mon maître, à faire dire que, pour avoir refusé d'écouter
des propositions qui ne pouvaient rien compromettre, le roi a repoussé
loin de sa tête la couronne de ses pères.»

Voilà qui est clair. Le roi négociera si l'occasion s'en présente,
mais sans illusion, sans enthousiasme. Si la négociation n'aboutit
pas, en même temps qu'il n'aura rien à se reprocher, il ne sera pas
déçu.

L'abbé de La Marre se trouvait à Blanckenberg depuis quelques semaines
lorsque, au commencement de janvier, s'y présenta à l'improviste un
gentilhomme français précédemment employé par le prince de Condé dans
ses rapports avec les royalistes de France et dont la conduite, bien
que souvent imprudente, n'était pas parvenue à rendre suspect son
dévouement. C'était le marquis de Bésignan, dont le nom a été prononcé
plus haut. Son château, depuis longtemps possédé par sa famille, était
situé aux environs de Nyons dans la Drôme. Avant la Révolution, il
avait eu de fréquentes querelles avec ses vassaux. Ils lui
reprochaient d'abuser de ses droits de seigneur. Au lendemain de la
prise de la Bastille, poursuivi de leurs vengeances, il avait
transformé sa demeure en forteresse, armé ses domestiques et proclamé
sans ménagement ni prudence ses opinions royalistes, en ajoutant que,
s'il était attaqué, il résisterait jusqu'à la mort.

Pour qui connaissait son caractère fougueux et l'exaltation de son
royalisme, que partageait sa femme, le langage qu'il tenait n'était
point une vaine bravade. Ce qu'il promettait de faire, personne, parmi
ses voisins, ne doutait qu'il ne le fît s'il y était contraint. De la
crainte qu'il inspirait non moins que des ressentiments qu'il avait
encourus, naquit l'exaspération qui s'empara de ses anciens vassaux.
Après avoir inutilement tenté d'envahir son château, s'étant vus
repoussés à coups de fusils, ils portèrent plainte au Directoire
départemental. Leur démarche eut pour conséquence de décider le
général d'Albignac, commandant en chef de l'armée de réserve du Midi,
à envoyer un corps de troupes, appuyé de cinq pièces d'artillerie,
pour avoir raison de ce citoyen rebelle. Durant trente-six heures,
Bésignan et ses huit domestiques ou métayers tinrent tête à la
fusillade et à la mitraille. Ce ne fut que lorsque les boulets eurent
ouvert une brèche dans le mur et allumé un incendie, qu'il se décida a
céder aux puissantes exhortations du général d'Albignac, qui l'avait
fait secrètement avertir qu'il lui accordait trois heures pour
disparaître. Ceci se passait le 28 août 1792. À la fin du même jour,
le marquis de Bésignan avait disparu.

Il est singulièrement difficile de le suivre après ce désastre, dans
les innombrables péripéties de sa vie errante. Pendant les années qui
suivent, on le voit tour à tour à l'armée de Condé, où il ne fait que
passer, «sans faire ni bien ni mal,» mais où il parvient à inspirer
confiance au vieux prince, qui se défendra plus tard, bien à tort
d'ailleurs, d'avoir encouragé ses imprudents projets; à Rome, où il
est allé supplier le pape Pie VI de lever des troupes et de s'unir à
la coalition, «comme intéressé à rentrer dans la propriété du comtat
Venaissin;» à Lyon, où il devient un des agents les plus actifs et les
plus violents de la réaction thermidorienne; dans les montagnes du
Velay et du Forez, où, à la tête de soixante ou quatre-vingts
vagabonds, il se livre à tous les actes de la plus basse chouannerie.
C'est à cette époque qu'Imbert-Colomès, de Lausanne où il est réfugié,
et supposant que Bésignan est en France, écrit au prince de Condé: «Si
le Directoire exécutif avait été jaloux de le faire arrêter, ç'aurait
été chose facile, ce qui ferait présumer Bésignan capable de trahison
puisqu'il est encore libre.»

La mémoire de notre aventureux personnage mérite très probablement
d'être lavée du soupçon qu'exprimait Imbert-Colomès, car le fait
inspirateur de ce soupçon se peut expliquer par l'imprudence non moins
que par la trahison. D'ailleurs, Bésignan avait trop de comptes à
rendre aux tribunaux de la République pour que, à moins d'être devenu
fou, il pût se flatter de se faire pardonner ses méfaits et de sauver
sa tête au prix même d'une délation. Les dires d'Imbert-Colomès
avaient cependant une apparence de vérité. Ce qu'il reprochait à
Bésignan, c'était d'avoir surpris dans les milieux royalistes, durant
son séjour en Suisse, le projet d'un soulèvement des contrées de
l'Est, longuement préparé par l'agence de Souabe, avec le concours de
Wickham, de s'en être approprié les plans comme son oeuvre et d'avoir
ensuite laissé saisir à la frontière franc-comtoise tous les papiers
relatifs à ce complot, ce qui avait eu pour conséquence l'arrestation
d'un grand nombre d'associés de l'intérieur.

Il y avait dans ces précédents plus de motifs qu'il n'en fallait pour
justifier les insinuations d'Imbert-Colomès et pour attirer sur
Bésignan la disgrâce du prince de Condé, et par contre-coup, celle du
roi. Mais, en un temps où quiconque se consacrait au service de la
cause royale devait faire par avance le sacrifice de sa vie, on
n'avait pas le droit d'être difficile dans le choix des hommes bons à
employer. Il suffisait que par leur conduite, leur constance et leur
courage, ils eussent donné des preuves éclatantes de dévouement, pour
qu'on ne leur tînt pas longtemps rigueur de leurs étourderies, de
leurs imprudences ni même des défaillances de leur zèle, lorsque
surtout, par quelque nouveau trait d'initiative, ils s'efforçaient de
les racheter. Sans doute, on se défiait d'eux; mais on se résignait
encore à les employer faute de mieux.

On ne saurait expliquer autrement les circonstances qui amenaient, au
début de cette année 1797, le marquis de Bésignan à Blanckenberg.
Avant d'y venir, il s'était rendu auprès du prince de Condé; il lui
avait exposé le but de son voyage; c'est après l'avoir entendu que
Condé le renvoyait au roi. Le roi seul, en effet, pouvait prononcer
sur la proposition qu'apportait Bésignan et décider de la suite qu'il
convenait d'y donner. Pour la reconstituer, nous avons sous les yeux
le compte rendu qu'à la date du 12 janvier, après un long entretien
avec Bésignan, rédigea d'Avaray en vue du conseil royal qui devait se
réunir le lendemain.

Le marquis de Bésignan, à l'en croire, était intimement lié avec le
comte de Grabianka, noble Polonais établi depuis quatorze ans à
Avignon, le premier partage de la Pologne l'ayant déterminé à quitter
sa patrie. Depuis le commencement de la Révolution, Grabianka avait
rendu d'éminents services aux royalistes, au prix même de sa fortune
dont une partie s'était perdue au service de leur cause. Pour les
mieux servir, il avait entretenu et entretenait toujours des relations
avec certains chefs du parti révolutionnaire: Carnot, La Révellière,
Letourneur de la Manche, Isnard, Rovère, d'autres encore. Mais, loin
de les flatter, il leur avait toujours dit qu'ils se perdraient
eux-mêmes après avoir perdu la France, et que leur dernière ressource
serait de se jeter dans les bras de l'autorité légitime qui les
repousserait hors de France ou plutôt fermerait les yeux sur leur
retraite dès qu'ils auraient rendu les services qu'on pouvait attendre
d'eux. Les principaux membres du Directoire, et plus particulièrement
Barras et Carnot, paraissaient enfin vouloir prendre ce parti. Mais,
retenus par une fausse honte ou par un faux orgueil, ils se refusaient
à faire directement des offres au roi. Leur défiance envers les agents
royalistes de Paris était telle, qu'ils ne voulaient s'adresser à eux
ni traiter avec eux. Le seigneur polonais était le seul intermédiaire
qui pût leur être agréable, le seul qui pût conduire à bien une
négociation entre le roi et le Directoire.

Il avait donc envoyé le marquis de Bésignan, son ami, au prince de
Condé, lequel à son tour le renvoyait au roi, que cet ambassadeur
vraiment extraordinaire devait supplier de dépêcher au comte de
Grabianka une personne de confiance munie de pouvoirs pour entendre
les propositions qui seraient faites par les membres du Directoire ou
des Conseils à l'effet de leur assurer le pardon, ou même les grâces
qu'eux et ceux qu'ils imploreraient mériteraient par leurs services,
et enfin pour concerter avec eux les moyens les plus propres à
rétablir la monarchie et le roi. Bésignan déclarait en outre que la
personne que le roi chargerait de cette négociation trouverait à
Lausanne tous les passeports et les titres nécessaires pour sa
sûreté, et que lorsqu'elle serait parvenue à sa destination, le
seigneur polonais se chargerait de toutes les démarches à faire.

Le comte d'Avaray, naturellement défiant, devait l'être plus encore
envers un homme à qui l'on reprochait beaucoup d'incartades. Il lui
objecta son étonnement de le voir arriver sans aucune preuve de la
vérité de ses dires, sans aucun témoignage du repentir des individus
que le comte de Grabianka prétendait être disposés à contribuer à une
restauration. Il ne comprenait pas davantage qu'ils refusassent de
traiter avec les agents de Paris, dépositaires permanents des pouvoirs
du roi et en possession de sa confiance. Il fit remarquer qu'il était
impossible de négocier à leur insu; car, d'une manière ou d'une autre,
ils finiraient par avoir connaissance de la négociation, et alors de
deux choses l'une: ou ils la regarderaient comme entamée sans la
participation du roi, et dans ce cas ils ne s'occuperaient que d'y
apporter des entraves; ou ils sauraient que le roi l'avait autorisée,
et le secret qu'on en aurait fait leur inspirerait un mécontentement
funeste à la cause royale.

«D'ailleurs, ajoutait-il, si ce projet n'est pas une chimère, il
deviendra l'opération principale; toutes les autres devront ou cesser
ou, plutôt, céder au mouvement qu'elle leur imprimera et concourir à
son succès. Dès lors, comment la céler aux agents de Paris?»

On doit supposer qu'à ces graves objections Bésignan ne trouva rien à
répondre ou répondit imparfaitement, puisqu'au bas du rapport dicté à
un secrétaire, d'où sont tirés ces détails, d'Avaray consigne de sa
main l'opinion qu'il a conçue de ce projet extravagant et indique la
seule solution qu'il lui semble possible d'y donner.

«Bésignan est un fol qui compromettrait le Père éternel. Il est venu
dans l'espoir de rentrer en grâce en donnant un grand témoignage de
zèle. Toute cette affaire est un roman dont les personnages seuls
existent. Bésignan espère qu'on lui remettra des pouvoirs. Il m'a déjà
parlé d'un projet de contre-révolution au cas inattendu où l'affaire
ne réussirait pas.» Conclusion: il fallait le congédier avec beaucoup
de politesse, le renvoyer au prince de Condé avec une lettre du roi
indiquant que Sa Majesté allait prendre les moyens nécessaires pour
s'éclairer sur la vérité des faits. Bésignan, après avoir remis cette
lettre au prince de Condé, retournerait auprès de son Polonais afin de
lui demander les passeports qu'il avait annoncés et de les mettre à la
disposition du roi. En même temps, on instruirait les agents de Paris
de cette affaire; on ne leur enverrait un pouvoir que s'il y avait
lieu. Quant à Bésignan, sans oublier qu'un sot peut ouvrir parfois un
avis important, on le tiendrait autant que possible en dehors de la
négociation.

C'est en ces termes et avec ces conclusions que le lendemain, 13
janvier, l'affaire fut soumise au conseil du roi. Le duc de La
Vauguyon combattit l'opinion de d'Avaray. Il était rare qu'ils ne
fussent pas en désaccord. Il pensait que le secret devait être gardé
même vis-à-vis des agents de Paris et le roi se mettre en relations
directes avec le Polonais par l'intermédiaire d'un homme de confiance.
Il proposa même l'abbé de Chaffoy comme le plus capable de remplir
cette mission. Ce jeune prêtre, qui fut plus tard évêque de Nîmes,
était alors attaché à l'agence de Souabe; il opérait en Franche-Comté,
et le président de Vezet, qui l'avait maintes fois employé, vantait
sans cesse ses mérites, son courage, son habileté. Mais, d'Avaray
ayant objecté que ce vaillant royaliste était trop nécessaire à son
poste pour qu'il fût sage de le lui faire quitter, la proposition de
La Vauguyon fut abandonnée, et la sienne prévalut.

Bésignan partit aussitôt pour aller chercher à Lausanne les passeports
promis par le comte de Grabianka. L'abbé de La Marre, qui devait
bientôt retourner en France, fut chargé d'avertir les agents de Paris
de ce qui s'était passé et de se concerter avec eux quant aux moyens à
prendre pour tirer parti des prétendues bonnes dispositions du
Directoire. Sur sa demande et sur l'observation qu'il avait faite que
les membres du gouvernement ne persévéreraient dans les intentions
qu'à tort ou à raison on leur attribuait que s'ils étaient assurés du
pardon du roi, celui-ci rédigea l'acte suivant qui révèle l'état de
son âme par rapport aux régicides. La pensée qui a inspiré cette
déclaration se retrouvera dans toutes celles qu'il sera par la suite
amené à faire en ce qui touche les personnages auxquels il impute les
crimes de la Révolution:

«Je suis instruit que plusieurs de ceux que ma déclaration du mois de
juillet 1795[8] exclut formellement des avantages qu'elle assure à
tous les autres Français, désireraient remettre entre mes mains les
rênes du gouvernement, mais que, si je ne consens à les assurer qu'ils
n'auront rien à craindre de moi, ils ne voient d'autre ressource pour
eux que de rétablir en France ce régime de sang et de terreur, appelé
gouvernement révolutionnaire. L'horreur que m'inspire la seule idée de
voir de nouveau mon peuple en proie à ce fléau me ferme les yeux sur
toute autre considération, et je donne ma parole royale que ceux dont
les noms seront portés sur la liste qui me sera donnée par la personne
à qui ils ont fait connaître leur voeu et qui auront, pour le
rétablissement de la monarchie, employé les moyens que mon agent
auprès de cette même personne lui fera connaître, pourront, sans rien
craindre de ma part, sortir de mon royaume et emporter leur fortune.
Je promets de plus que je ne les poursuivrai ni directement ni
indirectement dans les asiles qu'ils auront choisis hors de mon
royaume.»

         [Note 8: Le manifeste qu'il publia en prenant la couronne, et
         où il menaçait des plus rigoureux châtiments les assassins de
         son frère.]

Cette déclaration ne laisse pas d'être surprenante sous la plume du
prince qui, jusqu'à ce jour, avait paru animé de sentiments de
vengeance. Elle laisse percer en lui le souverain qui, en 1814, se
souviendra de la parole de son aïeul Henri IV: «Paris vaut bien une
messe,» et se prêtera à tous les accommodements propres à faciliter sa
restauration. Mais sa conversion n'est pas encore complète. S'il cède
sur un point capital, c'est avec des réticences, des arrière-pensées
de proscription, qui affaiblissent singulièrement les effets de sa
clémence. Il est vrai que lui-même est proscrit, qu'il est hanté par
des souvenirs poignants et irritants; il peut croire que les mânes des
victimes de la Terreur ne sont pas apaisées. Lui en demander plus, ce
serait lui demander trop, et assurément la déclaration qu'on vient de
lire a dû lui coûter. Il l'a faite contraint et forcé, et, jaloux de
se justifier par avance, redoutant déjà qu'on ne l'accuse un jour
d'avoir cédé, en sa la laissant arracher, à des motifs uniquement
tirés de son intérêt personnel et de ses ambitions, il expose dans
une note explicative, toute vibrante de l'émotion qui la lui inspire,
ceux auxquels il a obéi. Cette note résume les arguments que devront
employer ses défenseurs, s'il est accusé par la postérité d'avoir
oublié son devoir, en consentant à traiter avec les assassins de son
frère; elle plaidera pour lui.

«J'ai quarante et un ans passés; j'en ai vécu trente-trois assez près
de la couronne pour juger de son poids sans me laisser éblouir par son
éclat, et assez loin pour goûter les charmes de la vie privée. Rien ne
me rendra ce temps où, sous l'empire du meilleur des rois, entouré,
chéri d'une famille nombreuse et tendrement aimée, j'étais libre du
poids des affaires, mais à portée de dire mon avis, lorsque la
nécessité m'y engageait. Une vaine grandeur ne me le ferait pas
oublier. Quels attraits peut avoir à mes yeux un trône teint du sang
de ce que j'avais de plus cher au monde? Quel supplice d'habiter ces
lieux jadis si beaux pour moi, mais auxquels je redemanderais en vain
ce roi si bon, ce frère tant aimé, cette reine si méconnue, cette
soeur, ange céleste, dont Dieu n'a sans doute permis la mort que parce
qu'elle était mûre pour le ciel! Malheur à qui la couronne, à ce prix,
serait autre chose qu'un fardeau! Mais la Providence l'ordonne, je la
porterai. Ce ne peut donc pas être pour en devenir possesseur que
j'accorde sûreté à ceux que j'avais formellement exceptés dans ma
déclaration du mois de juillet 1795; mais je vois l'affreux terrorisme
prêt à renaître; je vois le sang des Français prêt à couler de nouveau
sous la hache aiguisée par Robespierre; j'entends le dernier voeu de
mon malheureux frère. C'est à ce voeu, c'est à son amour, c'est au
mien pour les Français que j'immole, non seulement le plus juste des
ressentiments, mais aussi le premier devoir des rois: la justice. Mais
en faisant ce grand sacrifice, je veux que mon peuple en recueille les
fruits; je veux être certain qu'un parti différent de celui qui
m'offre en ce moment de me remettre les rênes du gouvernement ne
rétablira pas ce régime exécrable, dont l'effroi l'emporte en moi sur
toute autre considération. C'est pour cela que je veux que ce grand
changement s'exécute par les moyens que j'indique et qui seuls
m'offrent une réussite assez certaine pour me déterminer à ce que je
fais.

«C'est en vain que ceux à qui j'accorde ce qu'ils n'espèrent
peut-être pas eux-mêmes, prétendraient qu'ils me donnent plus qu'ils
ne reçoivent de moi. Je me plais à croire qu'ils ont horreur des
moyens auxquels ils déclarent qu'ils seraient forcés de recourir si je
rejetais leurs offres. Mais ces moyens, ils en sentent eux-mêmes la
faiblesse. Ils savent qu'ils exerceraient peut-être pendant quelque
temps un empire absolu, mais qu'ils seraient toujours tourmentés,
toujours effrayés par les remords de leur conscience et par l'exemple
de Robespierre, et qu'après avoir traîné une vie plus cruelle encore
pour eux que pour ceux qu'ils sacrifieraient à leurs soupçons, ils
périraient d'une mort affreuse. Ce motif ne leur permet pas de
balancer à me satisfaire, et, s'ils osaient douter de la foi de mes
promesses, je leur en donne un garant plus certain que tous les
serments: la victime même qu'ils ont immolée.»

La déclaration accompagnée de ce commentaire fut expédiée au président
de Vezet; elle devait rester dans ses mains jusqu'au jour où les
négociations qu'elle visait exigeraient qu'elle fût produite. Ce
jour-là, mais ce jour-là seulement, il devait, sur la demande du
négociateur, la lui faire parvenir.



IV

LE PLAN DES AGENTS DE PARIS


Avant le départ du marquis de Bésignan et en attendant les passeports
dont il avait annoncé l'envoi, le roi, d'Avaray et l'abbé de La Marre
reprirent les entretiens que son séjour à Blanckenberg avait
interrompus. Le roi souhaitait que l'abbé rentrât en France et y
travaillât activement «à soutenir le système» que, sur ses conseils,
il avait adopté. «Arrêter tous les mouvements partiels, ramener
l'ordre par de grandes mesures sagement combinées et dirigées avec
prudence, régler l'opinion, la pousser vers le retour de l'ordre,
connaître et rallier tous les amis d'un bon gouvernement, les faire
nommer aux fonctions publiques, les engager à les accepter, enfin
détourner l'orage révolutionnaire qui a ravagé une partie de l'Europe
et qui menace le reste,» telle était la mission que le roi voulait
confier à l'abbé de La Marre et en vue de laquelle il s'occupait, de
concert avec lui et d'Avaray, à réunir les moyens de la rendre
efficace.

L'essentiel était de la faire se concilier avec les mesures déjà
préparées par les agents de Paris, résumées dans un mémoire qu'un
émissaire envoyé par eux, M. de La Barberie, «homme âgé, prudent,
sage,» avait apportées de leur part à Blanckenberg à la mi-novembre.
Ce mémoire, en date du 5 de ce mois, énumère les projets formés à
cette époque par l'agence royaliste. Elle se vantait d'avoir
commencé l'organisation d'une société de propagande: l'Institut
philanthropique, laquelle étendait ses ramifications dans tous les
départements et dont le but était de favoriser l'élection des
royalistes et «de les porter aux places».

Les agents exposaient aussi qu'ils avaient formé à Paris deux
compagnies qui, pour agir, n'attendaient que leurs ordres. «Le motif
de cette institution, c'est la politique ambiguë de la cour de Madrid,
la crainte qu'elle ne favorise le parti d'Orléans, la nécessité où ils
peuvent se trouver de détruire les chefs de ce parti tels que Tallien,
Sieyès, etc. etc.» Grâce à leurs intelligences dans le gouvernement,
ils se disaient en droit d'affirmer que des cinq membres du
Directoire, deux, Carnot et Barras, étaient jacobins, «les trois
autres républicains ou retenus par la peur. Le ministre de la guerre
est dévoué au roi, à qui on espère ramener celui de la police.»

En s'en tenant aux moyens que poursuivaient les agents, on pourrait
exercer sur les électeurs une heureuse influence, réussir avec le
temps et sans secousse à rétablir la monarchie. Mais le but poursuivi
serait bien long à atteindre; peut-être le roi se verrait-il contraint
d'accepter des conditions contraires à ses vues et aux intérêts de la
France. Mieux valait hâter la restauration par un coup de force et de
surprise, qui le rétablirait promptement dans la plénitude de son
autorité et le rendrait maître de choisir entre les amendements qui
seraient proposés à la constitution, d'accepter les uns, de repousser
les autres.

L'action des agents ne s'en était pas tenue là. Sur leur invitation,
un chef chouan, le comte de Rochecot, avait entrepris de tirer
avantage du mécontentement qui régnait dans l'armée républicaine de
l'Ouest, commandée encore par Hoche. Il avait gagné la confiance du
commandant en second de cette armée, le général Beauregard. «Ce
général offre de faire déclarer quinze mille hommes de troupes, dont
il est sûr: ce sont des prisonniers de guerre, renvoyés sous la
condition qu'ils ne serviraient pas contre les puissances alliées. Il
s'engage à faire reconnaître par ces troupes M. de Rochecot ou tout
autre chef royaliste désigné par Sa Majesté, à l'exception toutefois
du comte de Puisaye qui, depuis Quiberon, a perdu toute autorité en
Bretagne et ne possède plus la confiance de personne.»

Beauregard se disait sûr d'exécuter son plan, dès qu'il aurait reçu
les ordres du roi «et l'argent nécessaire pour la première solde». Il
mandait que Hoche serait prochainement destitué et que lui-même le
remplacerait, «ce qui lui donnera beaucoup plus de moyens.» En
prévision de cette conjuration militaire, les agents avaient invité
Rochecot à prendre le commandement provisoire de l'armée transfuge dès
qu'elle se serait prononcée, et même à s'assurer de la personne du
comte de Puisaye, le chef malheureux de l'expédition de Quiberon, si
ce chef, revenu en Bretagne, se fondant sur ses pouvoirs et son grade,
revendiquait ce commandement pour lui-même.

Pour prévenir la mesure qu'ils ordonnaient contre Puisaye, il n'était,
d'après eux, qu'un moyen. Il consistait à envoyer un prince en France,
le duc de Bourbon, par exemple, qui se trouvait à Londres, et, à
défaut d'un prince, un officier général connu et distingué, qui se
tiendrait caché jusqu'au moment d'agir et dont ils garantissaient
d'ailleurs la sûreté. En terminant ce rapport, ils insistaient pour
obtenir que le duc de Bourbon ou le comte d'Autichamp vînt se mettre à
la tête des royalistes. «M. Duverne de Praile offre d'être le guide de
l'un ou de l'autre. Mais, comme l'on peut rencontrer des obstacles de
la part du gouvernement anglais, il pense qu'il serait à propos que Sa
Majesté chargeât ses agents à Londres de faire des démarches à ce
sujet auprès des ministres.»

En parlant des obstacles toujours à craindre de la part du cabinet
britannique, l'auteur du rapport ne voulait pas dire qu'il y eût lieu
de les appréhender sous la forme d'une opposition positive au départ
des personnes qu'il désignait. Elles n'étaient pas prisonnières des
Anglais; les portes de la Grande-Bretagne leur restaient toujours
ouvertes, sinon pour entrer, du moins pour sortir. Ses craintes se
fondaient sur l'hypothèse d'une désapprobation du plan qu'il venait
d'exposer et d'un refus des fonds nécessaires pour en assurer
l'exécution. La démarche à faire à Londres, dont il suggérait l'idée
au roi, consistait donc principalement à arracher à l'Angleterre de
nouveaux moyens financiers, spécialement destinés au mouvement en vue
duquel les agents de Paris déclaraient avoir pris toutes leurs
dispositions. Du reste, sans attendre la réponse du roi qu'on ne
pouvait recevoir qu'au bout de plusieurs semaines, vu surtout les
difficultés de la navigation en cette saison d'hiver, l'un des agents,
Duverne de Praile, venait de partir pour Londres. Ses collègues
l'avaient désigné d'un commun accord pour aller, de l'autre côté du
détroit, exposer leur plan, en montrer les avantages, solliciter les
moyens de le faire aboutir.

En résumé, La Barberie était chargé d'insister pour obtenir l'envoi en
France d'un membre de la famille royale, la nomination comme maréchal
de camp de l'agent Despomelles, afin de lui donner autorité sur les
chefs des agences départementales, et enfin la révocation de Puisaye,
que la faiblesse du comte d'Artois laissait en Bretagne à la tête d'un
corps de chouans, bien qu'il n'inspirât plus confiance à personne.

La Barberie avait en outre mission de rapporter au roi sous le sceau
du secret que les agents étaient entrés en rapport avec le colonel
Malo, colonel du 21e dragons, caserné à l'École militaire et préposé
au commandement de la place de Paris. Cet officier, ayant sous ses
ordres directs, outre son régiment, les grenadiers du Corps
législatif, jouissait de la confiance du Directoire, de celle du
ministre Cochon, et avait seul la garde de la capitale. «_Il
disposera_ des cinq directeurs et de soixante-quinze députés; il
forcera les autres à se retirer dans leur famille; il exécutera son
plan en une seule nuit et par ses seuls moyens. Les agents, à leur
tour, sont sûrs du commandant de l'artillerie et du commandant de La
Fère. Ainsi, ils contiendront Paris. Les commandants dans les
provinces de leur agence ont assez de force pour les contenir aussi,
et, par leur secours, les agents approvisionneront la capitale.»

Entre les divers objets dont La Barberie était chargé d'entretenir le
roi, ce qui fixa surtout l'attention de celui-ci, ce fut la
proposition relative à l'envoi d'un prince en France, dont la présence
à la tête d'un mouvement royaliste en assurerait le succès et, du même
coup, celui des opérations électorales qui devaient avoir lieu au mois
de mai. Il avait trop regretté que son frère eût renoncé à se jeter en
Bretagne; il regrettait trop de ne pouvoir lui-même aller se mettre à
la tête des partisans qu'il comptait en France pour ne pas souscrire
avec enthousiasme au projet qu'on lui soumettait maintenant et qui
réaliserait dans une certaine mesure le désir si cher à son coeur, de
voir un Bourbon conduire à la conquête du royaume les Français
fidèles.

Toutefois, éclairé par les fautes du passé, lesquelles avaient fait
échouer des plans qui semblaient devoir réussir, il ne voulait rien
décider ni donner son approbation définitive avant qu'une personne de
confiance,--c'est l'abbé de La Marre qu'il désignait ainsi,--eût été
mise à même de regarder de près aux moyens dont prétendait disposer
l'agence de Paris et se fût convaincu, après une enquête scrupuleuse,
que les agents ne s'illusionnaient pas lorsqu'ils se disaient certains
d'une victoire prochaine. Ce qu'ils racontaient des dispositions du
colonel Malo, commandant la place de Paris, de celles du général
Beauregard, commandant en second l'armée de l'Ouest, promettait cette
victoire. Mais c'était, à première vue, bien romanesque. «C'est une
raison de plus, écrivait le comte d'Avaray, dans une note destinée à
son maître, pour s'assurer si la facilité de se livrer aux apparences
n'a pas séduit les agents de Sa Majesté dans toutes les espérances
qu'ils ont conçues.»

Quant au prince qui serait désigné pour aller en France, les agents,
on l'a vu, pensaient unanimement que ce devait être le duc de Bourbon
qui résidait à Londres et qu'avec plus d'assurance que d'exactitude,
ils prétendaient ardemment désireux d'être remis en activité. Sur ce
point encore, le roi ne dit pas non. Mais il confia à d'Avaray, que,
s'il était contraint de dire oui, ce serait à regret. Les trois Condé,
le grand-père, le père et le fils, avaient été jusque-là les seuls
combattants de la famille royale que les événements eussent mis en
évidence, en tant que soldats. Le plus vieux et le plus jeune surtout
venaient de déployer, dans l'armée autrichienne, de brillantes
qualités militaires. Il en était résulté pour leur maison un regain de
popularité, d'autant plus vif que la conduite du comte d'Artois avait
paru moins héroïque. À cette popularité, le roi pensait qu'il ne
fallait rien ajouter. Il souhaitait en faire rejaillir une toute
pareille sur un prince plus rapproché du trône. Il feignit, avec La
Barberie, d'être disposé à désigner le duc de Bourbon. Mais, déjà, il
était résolu à désigner le duc de Berry, le plus jeune des fils de son
frère, qui faisait en ce moment ses premières armes à l'armée de
Condé. Son choix ne se porta pas sur l'aîné, le duc d'Angoulême,
héritier présomptif de la couronne, parce que celui-ci venait d'être
fiancé à Madame Royale, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette. On
ne pouvait s'exposer, en l'envoyant en France, à faire avorter un
mariage considéré, dès ce moment, comme devant produire, au point de
vue politique, les plus heureux effets.

Le duc de Berry avait alors dix-neuf ans. Aimable et séduisant quand
il voulait se donner la peine de l'être, mais trop souvent violent et
emporté; doué d'une grande droiture de coeur, relevée encore par un
rare courage, mais aimant trop le plaisir et dépourvu de culture
intellectuelle, ce qui était la conséquence de la vie aventureuse
qu'il menait depuis qu'en 1789 il avait émigré avec ses parents, on
peut dire de lui que ses qualités égalaient ses défauts, très
différent en cela de son frère, nature plus souple, plus docile, plus
facile à diriger. Ce qu'ils avaient en commun, c'était la vaillance de
leur race, la probité, la noblesse des sentiments, et malheureusement
beaucoup d'ignorance, une notion plus haute des droits qu'ils tenaient
de leur naissance que des devoirs qu'elle leur imposait. Plus tard, le
duc d'Angoulême, sous l'influence de sa noble compagne, se corrigera.
On le verra se livrer à l'étude, acquérir l'instruction qui lui
manque, se pénétrer de ses devoirs, s'efforcer de les remplir. Mais
il n'en sera pas de même du duc de Berry; sa transformation sera
lente. Jusqu'à son mariage, l'amour du plaisir le dominera; il le
subira au point de lui sacrifier inconsciemment des dispositions
naturelles qui permettaient de mieux augurer de lui et qui ne
prendront tout leur essor qu'après son mariage, si peu de temps avant
l'heure où le poignard de Louvet le couchera dans la tombe.

On ne saurait d'ailleurs méconnaître qu'à l'époque où nous le
rencontrons sur notre chemin, sa jeunesse constituait une excuse à ses
défauts que, du reste, sa mobilité naturelle et la bonté de son coeur
contribuaient souvent à faire oublier. Ce qu'en ces temps lointains on
est le plus en droit de lui reprocher, c'est, avec une prétention
présomptueuse à imposer ses jugements sur les hommes et les choses,
une intransigeance en politique qui, laissant bien loin derrière elle
celle du comte d'Artois lui-même, n'est égalée que par celle du prince
de Condé et qui contraste avec la modération des opinions de son
frère, lequel incline de plus en plus aux accommodements. Aux yeux du
duc de Berry, ceux qui croient que la restauration ne se peut faire
qu'au prix de concessions, de modifications dans les lois
constitutionnelles de l'ancien régime, qu'en reconnaissant les droits
des acheteurs de biens nationaux quitte à indemniser les anciens
propriétaires que la Révolution a dépouillés, tous ceux-là sont des
révoltés contre l'autorité royale. Il le dit en toute occasion et
quelquefois avec une véhémence offensante pour ses auditeurs.

Pendant l'été de 1798, se trouvant à Londres, il s'exprime à cet égard
sans retenue. Ses déclarations, applaudies par les intransigeants,
font scandale parmi les modérés. Les échos de ces dires furibonds et
imprudents passent la mer, traversent l'Allemagne, où on les commente,
arrivent au roi, qui est à Mitau. Le 15 juillet, il mande au père de
ce jeune exalté:

«.... C'est une chose assez singulière que la conduite que nous avons
à tenir à l'égard de vos enfants. Si l'un incline trop vers la
tolérance en matière politique, l'autre est trop intolérant, et je
sais qu'il s'est expliqué trop clairement à ce sujet à Londres. Nous
ne pouvons pas au fond lui en savoir mauvais gré, mais cependant cela
peut être dangereux, car _on ne prend pas les mouches avec du
vinaigre_. Je lui écris sur cela la lettre ci-jointe à cachet volant;
je crois qu'elle peut être bonne à faire connaître, et, si vous pensez
comme moi, rien n'est plus aisé. Il suffit que Berry la laisse lire à
deux ou trois personnes bien discrètes; car, en fait de secret, le
proverbe dit avec raison: _Un et un font onze_: vous m'entendez.»

La lettre du roi au duc de Berry est un modèle de sagesse; on ne peut
que regretter que lui-même n'ait pas toujours conformé sa propre
conduite aux avis qu'il y donne, aux principes qu'il y pose. La voici
dans son intégralité:

«Je vous ai donné de tout mon coeur, mon cher enfant, les éloges que
mérite votre conduite à Londres, et depuis lors j'en ai appris des
détails qui ont encore augmenté ma satisfaction. Mais il est bien
simple qu'à votre âge, où les sentiments surtout ceux de l'honneur
agissent si fortement, on se laisse quelquefois entraîner par leur
impulsion au delà de ses justes bornes, et c'est à ma tendresse plus
expérimentée à vous y ramener.

«À peine sorti de l'enfance, vous avez porté les armes pour délivrer
notre patrie du joug qui l'opprime; il est aisé que la gloire même que
vous y avez acquise[9] ait augmenté votre juste horreur pour une
révolution qui nous a coûté tant de sang et tant de larmes, et, plus
accoutumé à signaler votre valeur qu'à discuter des objets politiques,
vous avez pu facilement vous habituer à confondre la scélératesse et
le crime réfléchi avec des erreurs et des fautes qui souvent n'ont eu
leur principe que dans un sentiment pur, mais mal réglé. Je sais que
vous avez témoigné assez hautement cette façon de penser pendant votre
séjour à Londres. C'est un tort, mon cher enfant. Retenez bien ceci:
il ne doit plus y avoir, il n'y a plus que deux classes de Français,
les bons et les mauvais; et certes, tout ce qui travaille au
rétablissement de l'autel et du trône doit être rangé dans la
première et traité en conséquence. Je suis convaincu de cette vérité;
tout ce que j'ai écrit en porte l'empreinte, et, pour peu que vous y
réfléchissiez, vous en serez persuadé; vous y conformerez votre
conduite et vous sentirez que, par des principes différents, vous
serviriez nos ennemis dont le but est de tromper mon peuple en lui
faisant accroire que mes paroles ne sont pas d'accord avec mes
sentiments.

         [Note 9: Le roi, que sa sensibilité naturelle n'empêchait pas
         de railler doucement à ses heures, dut sourire en parlant de
         la gloire acquise par le duc de Berry. Le prince en était à
         ses débuts dans la carrière des armes, et, quoiqu'il eut
         révélé sous les drapeaux d'excellentes aptitudes militaires,
         il n'avait encore guère vu le feu que de loin. Les louanges
         qu'on trouve ici sous la plume royale ne sont qu'une
         précaution destinée à rendre moins amer au duc de Berry le
         blâme formel qui les suit.]

«Je viens de vous parler comme père de tous les Français; j'ajouterai
un mot comme le vôtre. Vous avez su conquérir l'estime de tout le
monde; sachez en conquérir aussi l'amour.»

À la lumière de la correspondance dont nous détachons ces passages
révélateurs du sens politique dont témoigne Louis XVIII, toutes les
fois qu'échappant aux influences ambiantes, il suit sa propre
impulsion, on peut juger du fort et du faible du duc de Berry et en
conclure, qu'au poste périlleux où le roi rêvait de le mettre, il se
montrerait digne, malgré sa jeunesse, de la confiance flatteuse dont
il était l'objet.

Quoique le roi eût pris sa résolution en ce qui touchait l'envoi en
France de son neveu, elle ne pouvait devenir définitive qu'autant que,
d'une part, les agents de Paris n'auraient pas d'objection à y faire
et que, d'autre part, le comte d'Artois, père du duc de Berry, y
donnerait son consentement. Avant de s'adresser au comte d'Artois, il
y avait lieu de consulter les agents. C'est eux qui demandaient un
prince pour faciliter l'exécution de leurs projets; c'était bien le
moins qu'on les mît à même, avant toute autre confidence, de déclarer
si celui sur lequel s'était fixé le choix du roi était, à leur avis,
en état de remplir le rôle qu'il s'agissait de lui confier.

Mais consulter quatre personnes, les mettre toutes à la fois dans la
confidence d'un choix qu'il convenait de tenir secret, c'était le
livrer à toutes les indiscrétions et, par conséquent, à la publicité.
Or, en de nombreuses circonstances, la publicité résultant
d'imprudents bavardages avait été si fatale aux affaires de la
monarchie, qu'on ne pouvait, cette fois, prendre trop de précautions
pour éviter que le secret ne fût divulgué. S'il l'eût été, le duc de
Bourbon, qui se croyait destiné à passer en France, se serait offensé
en apprenant qu'on lui préférait le duc de Berry, et de même on
pouvait craindre que le gouvernement français, instruit par cette
divulgation, de la prochaine arrivée du prince sur le territoire de la
République, ne prît des mesures pour le faire arrêter à son
débarquement. Le mystère s'imposait donc et de toute nécessité.

D'accord sur ce point, le roi, d'Avaray et de La Marre, après être
convenus de ne s'ouvrir du projet à aucun des personnages qui les
entouraient et formaient le conseil royal, pas même au duc de La
Vauguyon, bien qu'il fût en réalité un premier ministre, et pas
davantage à La Barberie, convinrent également de ne mettre dans la
confidence que deux des agents de Paris, les deux qui leur inspiraient
le plus de confiance: Despomelles et Duverne de Praile. De leurs deux
collègues, l'un, l'abbé Brottier, passait pour bavard et brouillon;
l'autre, La Villeheurnoy, était un nouveau venu dans l'agence. Il y
avait remplacé le malheureux Le Maître, mis à mort après la journée de
Vendémiaire, et on le connaissait trop peu à Blanckenberg pour se
livrer entièrement à lui. Duverne de Praile et Despomelles, au
contraire, avaient fait preuve de discrétion, d'initiative et d'esprit
d'à-propos. Ces considérations les désignèrent à la confiance du roi.

Le premier venait de quitter Paris pour aller à Londres remplir la
mission dont l'avaient chargé ses collègues, et qui consistait à tout
préparer pour le passage en France du duc de Bourbon. Il devait
conférer avec ce prince, avec le comte d'Artois et, quand tout serait
décidé entre eux, s'efforcer d'obtenir des subsides du gouvernement
anglais et surtout de le décider à rompre les négociations qui
venaient de s'ouvrir à Paris entre son représentant lord Malmesbury et
le Directoire en vue de la conclusion de la paix. Duverne de Praile
devait s'attacher à prouver aux ministres britanniques, qu'en se
prêtant à ces négociations, le Directoire tendait un piège, qu'il ne
voulait pas conclure la paix, mais seulement se donner le temps de
prendre ses dispositions pour frapper un grand coup contre
l'Angleterre en jetant une armée en Irlande.

C'est donc à Duverne de Praile que, par ordre du roi, d'Avaray
écrivit, le 21 novembre 1796, en lui recommandant le secret le plus
rigoureux. Il l'autorisait à communiquer sa lettre à Despomelles et à
le consulter. Mais, en dehors de celui-ci, le plan ne devait être
confié à qui que ce fût, ni aux ministres anglais, ni même au duc de
Bourbon, auquel il fallait jusqu'au bout laisser croire que le choix
du roi s'était porté sur lui. En aucun cas, le nom du duc de Berry ne
devait être prononcé. Duverne de Praile n'était pas tenu à la même
discrétion vis-à-vis du comte d'Artois, puisqu'on ne pouvait disposer
de son fils sans son assentiment. Mais, s'il était amené à mettre le
prince au courant des choses, il devait lui dire aussi qu'il recevrait
en temps opportun une communication directe du roi.

La correspondance de Duverne de Praile ne nous laisse rien ignorer de
cette négociation mystérieuse. Le 20 décembre, en réponse à d'Avaray,
il approuve le remplacement du duc de Bourbon par le duc de Berry; à
l'en croire, il le désirait depuis longtemps. Il promet que, tout en
persuadant au duc de Bourbon que le voeu des agents de Paris est de le
voir à la tête des royalistes, il lui fournira assez de prétextes pour
qu'il se croie dispensé de céder aux invitations qui lui ont été
faites par le comte d'Artois et à celles qui lui seraient faites par
le roi lui-même.

Quant au duc de Berry, Duverne de Praile déclare que, si le voyage du
jeune prince n'est connu que de lui, il l'établira dans une maison si
sûre, qu'il répond de sa tête comme de la sienne. Mais, pour
dissimuler sa présence, que de précautions à prendre! Beaucoup de
royalistes savent que Duverne de Praile est allé à Londres pour en
ramener le duc de Bourbon. On s'attend à les voir revenir ensemble,
et, que ce soit le duc de Bourbon qu'il ramène ou le duc de Berry,
comment cacher son arrivée? Il n'est qu'un moyen. Il faut, avant tout,
faire répandre que les projets sont changés; qu'on n'aura pas un
prince, au moins en ce moment. Ce moyen présente le double avantage,
de déguiser à tous les yeux la présence du duc de Berry lorsqu'il se
rendra en France et d'y retarder sa venue jusqu'au moment où il y sera
véritablement nécessaire,--moment qui peut être encore éloigné, car
Duverne de Praile, convaincu comme ses collègues qu'il existe tous les
éléments nécessaires pour rétablir la monarchie, ne pense pas comme
eux, au moment où il écrit, que ces éléments soient prêts à être mis
en oeuvre. Il faut encore bien des préparatifs avant qu'une grande
explosion puisse se produire avec succès, et il est inutile que le
duc de Berry arrive trop longtemps avant l'époque où elle se produira.
En résumé, Duverne de Praile approuve le projet. Mais il veut en être
seul dépositaire, dans l'intérêt de la sûreté du prince. Il en répond,
s'il est son seul guide, son seul compagnon de route, le seul qui
partage son asile. S'il doit y avoir un tiers, il décline toute
responsabilité.

Quelques jours plus tard, dans une seconde lettre, il fait part des
précautions qu'il avait prises pour assurer le passage du duc de
Bourbon en France et pour garantir sa personne quand il y aurait été
rendu. Renonçant à le faire débarquer sur quelque point des côtes
bretonne ou normande, ce qui eût présenté plus d'un péril, il l'aurait
conduit en Hollande à l'aide de passeports qu'il était sûr de se
procurer. Delft, Rotterdam, Anvers, Ostende, Dunkerque, Saint-Omer,
Paris: tel aurait été l'itinéraire suivi. On eût franchi la frontière
sans difficulté, les postes français ne faisant guère attention à ce
qui venait de la Hollande. Aux portes de Paris, Duverne de Praile
aurait laissé le prince; pénétrant seul dans la capitale, il serait
allé lui quérir la carte de sûreté d'un de ses amis pour faciliter son
entrée. Une fois en ville, il n'aurait eu, pour le cacher, que
l'embarras du choix entre vingt maisons. Il pouvait également disposer
de plusieurs asiles dans le Maine et dans l'Anjou. Il se proposait, en
retournant en France, de passer par la voie qu'il venait d'indiquer
afin d'en faire l'expérience et de revenir ensuite en Hollande
chercher le duc de Berry, qu'il conseillait de faire partir de
Blanckenberg sans l'obliger à passer par Édimbourg. «N'oubliez pas,
ajoutait-il en finissant, que nous aurons besoin d'un prince quinze
jours avant les élections.»

Ces réponses donnaient entière satisfaction au roi et à d'Avaray. Le
compte que leur rendait Duverne de Praile de ses démarches auprès des
ministres anglais ne leur en causa pas moins. Le 12 janvier 1797, à la
veille de retourner en France, il racontait à d'Avaray tous les
détails de sa mission et la présentait comme couronnée d'un plein
succès.

À son arrivée à Londres, il n'a pu que difficilement approcher les
ministres et s'est vu réduit à leur présenter un mémoire où, sauf le
projet concernant le duc de Berry, étaient exposés tous ceux de
l'agence royaliste de Paris. À ce mémoire, il n'a pu être fait de
réponse. Les négociations entre le gouvernement anglais et le
Directoire se continuant, les membres du cabinet étaient tenus à
beaucoup de réserve et répugnaient à s'entretenir d'objets qui
devraient être entièrement abandonnés si la paix était conclue.
Duverne a donc dû en attendre la fin dans une complète inactivité.
Mais elles se sont rompues: lord Malmesbury a quitté Paris; tout le
monde est convaincu que c'est désormais une guerre à mort entre les
deux pays. Les ministres ont alors reconnu la nécessité pour eux
d'appuyer le parti royaliste, et ils ont prêté l'oreille aux
sollicitations de Duverne de Praile.

Ils les ont même exaucées, puisqu'à l'issue de deux conférences, l'une
avec Pitt et lord Grenville, l'autre avec celui-ci seul, il a pu
mander à d'Avaray «qu'il a vu se terminer son affaire». Les ministres
anglais, après un long débat où il a victorieusement répondu à leurs
objections, se sont engagés à verser, dès maintenant et jusqu'à
l'époque des élections, vingt mille livres sterling par mois, plus
sept mille cinq cents livres sterling destinées à habiller les troupes
royales, mais seulement, dans le cas qui ne semble pas devoir se
produire, où le parti royaliste prendrait les armes avant la période
électorale; ils ont en outre fait espérer qu'après les élections, ils
verseront encore trente mille livres sterling si les votes révèlent un
sérieux retour à l'idée de royauté.

La seule condition mise à ces secours, c'est le secret le plus absolu
et l'engagement pris par Duverne de Praile de ne tenter ni mouvement
partiel ni mouvement général avant les élections, à moins qu'il ne
soit justifié par une attaque du gouvernement. Les fonds seront versés
moitié à l'agent de Londres Dutheil, qui les fera parvenir à l'agence
de Paris, et moitié à Wickham pour l'agence du midi, qui a son siège
en Suisse et que dirige Précy. Aucun secours ne sera fourni à qui que
ce soit, si ce n'est par l'une de ces deux voies. Le comte de Puisaye
commandant en Bretagne et le comte de Frotté commandant en Normandie,
qui recevaient leurs subsides directement du Trésor britannique, les
recevront désormais par l'agence de Paris.

En même temps que cette aide matérielle, Duverne de Praile a tenté
d'obtenir une aide politique, c'est-à-dire la reconnaissance du roi et
l'autorisation pour l'armée de Condé d'entrer en France. Mais, dès ses
premières paroles, lord Grenville l'a arrêté. Reconnaître Louis XVIII,
ce serait l'imposer en quelque sorte aux Français et se donner l'air
d'intervenir dans leurs affaires intérieures autrement que pour
détruire la Révolution, ce que le Parlement britannique ne tolérerait
pas. Et comme Duverne de Praile insinue que ce refus justifie les
dires de ceux qui reprochent aux ministres anglais de soutenir la
faction d'Orléans, lord Grenville proteste:

--Ceux qui nous le reprochent, s'écrie-t-il, devraient bien nous
montrer quel intérêt nous aurions à nous conduire ainsi. Les Jacobins
et les factieux nous sont aussi odieux qu'à vous-mêmes. C'est autant
pour vous que pour nous, c'est pour l'Europe entière que nous
souhaitons le rétablissement de votre roi légitime. Mais nous serions
renversés si nous nous avisions d'y prêter les mains ouvertement, en
le reconnaissant alors que les Français ne l'ont point reconnu.

Devant ces raisons, Duverne de Praile n'a pu que s'incliner et
exprimer l'espoir que le prochain mariage du duc d'Angoulême avec
Madame Royale, qu'approuvent les cours de Londres et de Vienne,
produira un aussi heureux effet que la reconnaissance du roi, en ce
sens qu'il dissipera les inquiétudes que beaucoup de royalistes
nourrissent encore quant aux dispositions de ces deux cours.

Sur ce point, lord Grenville a gardé le silence; mais il a de nouveau
protesté de la bonne foi du cabinet dont il fait partie. Quant à
l'envoi d'un prince en France, il a refusé de se prononcer, parce que
c'est une question qui ne peut être résolue que par le roi d'accord
avec les royalistes de l'intérieur. Il a seulement demandé à Duverne
de Praile s'il avait vu le duc de Bourbon.

--J'ai vu Son Altesse, a répondu l'envoyé de l'agence de Paris. Il
fera ce que le roi jugera convenable.

Naturellement, le nom du duc de Berry n'a pas été prononcé.

Le rapport qui reproduit cet entretien, expédié par Duverne de Praile,
le jour même où il quittait Londres pour rentrer en France, arriva à
Blanckenberg le 25 janvier. Il ne pouvait que fortifier le roi dans
ses desseins. Par son ordre, d'Avaray les exposa sans délai au comte
d'Artois dans une longue note qui constitue en réalité l'historique de
l'affaire, en lui demandant s'il les approuvait. Comptant sur cette
approbation, d'Avaray traçait par le menu la véritable comédie qu'il
s'agissait de jouer afin de laisser croire à tout le monde que le duc
de Bourbon était désigné pour se rendre en France, et de lui
substituer au dernier moment le duc de Berry sans que personne pût se
douter de cette substitution.

Le roi écrirait au duc de Bourbon, et, après un résumé du projet qui
se préparait à Paris, il lui dirait en substance: «Quoique je juge
utile à mon service que vous vous rendiez en France sans délai,
quoique j'aie lieu de compter sur la sagesse des mesures qui ont été
prises pour votre sûreté, je ne puis pas cependant vous en donner
l'ordre avant que vous ayez pris vous-même des informations précises
sur le véritable état des choses. Je vous engage donc à envoyer à
Paris un homme qui aura votre confiance et qui sera accompagné par une
personne qui aura la mienne, et, sur la foi des renseignements qu'ils
nous rapporteront, nous serons plus en état de prendre une résolution
sage.»

Tandis que le duc de Bourbon serait entretenu ainsi dans l'idée de son
prochain départ pour la France, le duc de Berry, qui se trouvait à
l'armée de Condé et au moment de la suivre en Pologne, serait mandé à
Blanckenberg. Après avoir passé quelques jours auprès du roi, il irait
embrasser son père à Édimbourg. Une note répandue à profusion dans les
gazettes allemandes et anglaises accréditerait le bruit qu'après
l'accomplissement de ce devoir filial, il devait rejoindre le prince
de Condé; on le lui laisserait croire à lui-même jusqu'au dernier
moment. Il ne connaîtrait le rôle qu'on lui destinait qu'à la veille
d'aller le remplir sous la garde de Duverne de Praile.

La lettre au comte d'Artois une fois envoyée, et en attendant une
réponse qui allait arriver promptement et favorable, le roi, pour
donner le change aux membres de son conseil, mit en délibération la
demande des agents de Paris sans communiquer toutefois le rapport de
Duverne de Praile.

«Le roi assembla son conseil, raconte d'Avaray à la date du 3
février. C'était jouer la comédie et perdre du temps, mais cette ruse
était nécessaire pour couvrir un secret qui doit être impénétrable.
Ces messieurs raisonnèrent longtemps. L'un voulait envoyer M. le
prince de Condé, l'autre M. le duc d'Enghien. M. le duc de Berry ne se
présenta à l'idée d'aucun d'eux. On dirait qu'aucun d'eux ne s'occupe
de la gloire de la maison régnante. Le roi, qui ne voulait pas faire
soupçonner qu'il ne les consultait qu'après avoir pris son parti, nous
laissa tous parler, et on se sépara, ce jour-là, sans avoir rien
décidé.»

Trois jours plus tard, la délibération ayant été reprise, l'accord se
fit sur le nom du duc de Bourbon. La ruse fut poussée si loin, que La
Vauguyon reçut mandat de rédiger les instructions destinées à ce
prince et que, sur sa proposition, le roi promit d'écrire au général
d'Autichamp pour l'inviter à se joindre au duc de Bourbon. La
rédaction de ces instructions et de ces messages fut bientôt terminée.
Le 15 février, ils étaient prêts à être expédiés à Londres. On verra
bientôt quelles circonstances en empêchèrent l'expédition.



V

LA CATASTROPHE DU 31 JANVIER 1797


Les communications faites au roi par l'agent La Barberie ne portaient
pas uniquement sur les objets dont il vient d'être parlé. Il lui en
avait fait une autre plus confidentielle encore, de l'ordre le plus
intime et d'une nature si délicate qu'elle n'avait pu être transmise
par correspondance. Elle concernait le prince de Carency, ce fils du
duc de La Vauguyon dont nous avons déjà parlé. Ce jeune homme, étant
venu voir son père à Blanckenberg, avait surpris, durant son séjour
auprès de lui, quelques secrets d'importance. À son retour en France,
il avait tenu d'imprudents propos, commis des indiscrétions, prouvé
trop visiblement qu'il était au courant de beaucoup de choses, et les
agents de Paris avaient considéré comme instant de faire exprimer au
roi par La Barberie «le chagrin» qu'ils éprouvaient de voir les
affaires les plus graves du parti royaliste au pouvoir d'un homme
notoirement déconsidéré par son inconduite et duquel on pouvait tout
craindre.

Le prince de Carency, descendant dégénéré d'une des grandes familles
de la noblesse française, ne figure dans l'histoire de l'émigration
que durant une période assez brève. Mais il était de ceux à qui
beaucoup de temps n'est pas nécessaire pour accomplir beaucoup de mal,
et tel fut le mal qu'il fit, si funestes au parti royaliste les
conséquences de sa trahison, qu'il mérite l'honneur, fort peu enviable
en la circonstance, d'avoir son portrait dans ces récits et de fixer
un moment l'attention de ceux qui les lisent.

L'époque où il vécut offre un assez grand nombre d'âmes basses et
viles à l'image de la sienne, des spécimens variés de ce que peuvent
pour démoraliser et pervertir les hommes les grandes perturbations
politiques et sociales, les catastrophes publiques qu'elles causent,
les malheurs privés qu'elles engendrent, les périls auxquels elles
exposent leurs témoins comme leurs acteurs, la volonté de s'enrichir
des ruines d'autrui et l'impérieux besoin de faire parler de soi. En
ces temps troublés, où l'on voit la conscience des êtres si facilement
s'oblitérer et se dégrader, foisonnent les escrocs, les traîtres, les
pêcheurs en eau trouble, toujours prêts à tirer pied ou aile des gens
qu'ils trompent et des dupes qu'ils font. Leur physionomie apparaît
d'autant plus repoussante que les prodiges d'héroïsme et de courage
qui s'accomplissent autour d'eux en font mieux ressortir l'abjection.

Dans ce personnel qui s'étage aux divers degrés du crime, Carency
occupe une place élevée quoique très obscure. Aucun des personnages
louches qui forment cette bande n'a rien à lui envier. Pour nous
éclairer sur sa moralité, nous sommes pourvus de documents nombreux et
décisifs: les mémoires de Barras, ceux de Fauche-Borel et d'édifiantes
pièces de police, qui ne sauraient être acceptées sans contrôle, mais
dont les dires s'accordent trop bien avec des renseignements plus
désintéressés et moins suspects venus d'ailleurs, pour qu'on puisse
hésiter à en conclure qu'elles contiennent une large part de vérité.

Barras déclare qu'il doit à Carency d'avoir connu les projets des
royalistes et les individus chargés de les exécuter. S'il a pu deviner
ce qui se tramait à Blanckenberg, à Londres, à l'armée de Condé à la
fin de 1796; s'il a découvert l'existence de l'agence de Paris et pu
faire arrêter au commencement de 1797 trois des agents; si enfin il a
eu dans les mains, lors du dix-huit fructidor, assez d'informations
pour justifier, au regard de l'opinion, ce coup de force, c'est grâce
à Carency.

Celui-ci n'a pas été seul à trahir. Roques de Montgaillard,
d'Antraigues peut-être et d'autres informateurs moins connus ont eu
leur part dans cette infamie. D'Antraigues, arrêté en Vénétie par
ordre de Bonaparte, se laisse enlever ses papiers, que la plus
élémentaire prudence lui commandait de détruire; on y trouve une note
résumant les dénonciations de Montgaillard contre le général Pichegru
et le prince de Condé. Avoir conservé une telle preuve de leurs
rapports constitue de la part de d'Antraigues une imprudence tellement
grossière, qu'il est bien difficile de croire qu'elle n'a pas été
voulue et que cette pièce si compromettante n'a pas été gardée d'une
part pour tenir en respect le roi et Condé, d'autre part pour devenir
entre ses mains, si besoin en était, un titre à l'indulgence de
Bonaparte. Ce qui autorise ces suppositions, qu'à Blanckenberg on
tient pour des réalités et dont Louis XVIII s'inspire pour cesser de
correspondre avec cet agent secret, surnommé par l'honnête d'Avaray
«la fleur des drôles», c'est qu'il recouvra bientôt sa liberté, alors
qu'au moment de son arrestation tout indiquait qu'il serait mis à
mort.

En apprenant la divulgation des secrets qu'il avait confiés à
d'Antraigues, Montgaillard, qui se sent perdu, cherche non seulement à
se sauver, mais encore à se faire rayer de la liste des émigrés en
offrant au Directoire de compléter ses premières révélations, de faire
imprimer sa correspondance avec Condé.

--Trouvez un moyen d'assurer ma tranquillité personnelle, dira-t-il au
ministre de la République à Hambourg, et je vous livre tous les
papiers dont je suis dépositaire. Je les accompagnerai même d'un
mémoire et de notes qui feront connaître les princes et les turpitudes
de leurs ministres.

Et, comme premier gage de ses intentions, il dénonce en passant un
certain Fontbrune, jadis employé par Louis XVI à des missions
secrètes, maintenant aux gages de la Russie qui l'a envoyé à plusieurs
reprises en Espagne et en Angleterre, et qui, de Hambourg où il est
actuellement, correspond avec les agents du roi en Angleterre, en
France et en Suisse. Encore quelques jours, et ces dénonciations
n'épargneront plus personne.

Un traître de moindre envergure, mais non moins actif, c'est un
ancien marin qui dit se nommer de Grandpré. Au commencement de 1798,
il se présentera lui aussi chez le diplomate républicain et lui
prouvera, en lui présentant une lettre surprise par ruse à d'Avaray,
le 30 novembre précédent, qu'il est dans la confiance du roi. Comme
pour fournir à Barras des motifs propres à le justifier d'avoir
conçu et exécuté le coup d'État de fructidor, il livrera, sous la
promesse d'être employé par la République, «toute l'organisation de
l'Institut philanthropique» et les ordres signés du roi qui divisent
la France en deux commandements généraux: Paris et Lyon. «La
Trémoïlle est l'agent général pour celui de Paris, Précy pour celui
de Lyon.» Chaque département, d'après les dires de Grandpré, forme
une brigade. Autant de brigades, autant de chefs. Il les désigne:
Despomelles, Bourmont, Suzannet, Chatillon, Bayard, Frotté, de
Bellegarde, Malois et autres. Lui-même doit se rendre à Paris, où le
commandement de l'artillerie lui est réservé.

On pourrait citer encore plusieurs personnages louches qui méritent
qu'on les soupçonne d'avoir participé à de basses manoeuvres
et, parmi eux, des femmes qui n'ont pas reculé,--telle la
Riflon-Bonneuil[10],--devant le métier de délatrices. Mais, en
parcourant les révélations de ces misérables et en en examinant la
date, on constate que tous n'ont parlé que lorsque la journée du
dix-huit fructidor est accomplie et quand leurs dires ne présentent
plus qu'un intérêt rétrospectif. Les délations de Carency, au
contraire, datent d'avant le coup d'État, et nul ne saurait lui
contester l'honneur «d'avoir été le premier à trahir». Cela résulte
positivement des dires de Barras, qui précise le jour où le traître
a apporté ses révélations et où il l'a présenté aux membres du
Directoire.

         [Note 10: J'ai raconté l'incroyable odyssée de cette
         aventurière, dont j'aurai d'ailleurs l'occasion de reparler.
         Voir mon livre: _Conspirateurs et Comédiennes._ Paris, F.
         Juven, éditeur.]

Fauche-Borel n'est pas moins explicite. S'il ment souvent, il est
visible qu'en cette circonstance, où il n'a aucun intérêt à mentir, il
n'a pas menti. Le 10 juin 1795, il s'en allait du camp de Riégel, où
se trouvait le roi, faire une visite à l'agent anglais Wickham qui
résidait à Lausanne. L'objet de cette visite était de solliciter des
fonds en vue de l'affaire Pichegru. Pour donner plus d'autorité à la
démarche, c'est le duc de La Vauguyon que le roi en avait spécialement
chargé. Fauche-Borel n'était là qu'en sa qualité d'instigateur de la
prétendue trahison du général et pour servir à l'envoyé royal
d'introducteur auprès du représentant du ministère britannique.

En arrivant à Berne et à peine descendu à l'hôtel de la Couronne, la
première chose qu'apprend le duc de La Vauguyon, c'est que son fils,
le prince de Carency, poursuivi pour dettes, lui dit-on, n'osant lui
avouer que c'est pour escroquerie, est venu s'échouer à Berne et s'y
tient caché, craignant d'être arrêté. «Ce jeune seigneur, rempli de
moyens, écrit Fauche-Borel, mais avide et très ingénieux, changeait,
tel que Protée, de figure, d'organe, d'habillement et de rôle à
volonté. Il se procurait ainsi des ressources pour se livrer sans
retenue aux jouissances du luxe et à tous les plaisirs... Il avait
déjà fait plusieurs fredaines soit en Allemagne, soit à Bâle, avec
succès. Mais celle dont le résultat le menaçait de la perte de sa
liberté présentait malheureusement le caractère d'une intrigue
effrontée et peu délicate.»

Cette intrigue, qu'en la caractérisant ainsi, Fauche-Borel ne jugeait
pas avec assez de sévérité, avait consisté de la part de Carency à se
faire passer, en traversant Francfort, pour l'ambassadeur d'Espagne en
Allemagne se rendant à Vienne. Il contrefaisait si bien l'allure, le
costume, le langage et l'équipage de ce diplomate; il déployait tant
d'adresse et se montra si grand comédien, qu'il parvint à se faire
verser par le banquier chez qui l'ambassadeur avait un crédit ouvert
une somme considérable. Le vol bientôt constaté, ordre avait été lancé
dans toutes les directions pour arrêter le voleur, et c'est ainsi
qu'il se cachait à Berne, où il s'était réfugié son crime accompli.

Le duc de La Vauguyon éperdu vient se jeter dans les bras de
Fauche-Borel, où il épanche ses douleurs. Si son fils est arrêté, si
la nouvelle de cette arrestation parvient aux oreilles de Wickham, la
mission qu'on remplit auprès de lui sera singulièrement compromise.
Convaincu de cette vérité, touché du chagrin du père, Fauche-Borel va
trouver le fils réduit en peu de jours à un état si misérable, que
«les effets qui lui restent tiennent dans son mouchoir», le fait
monter en voiture, y monte avec lui, le conduit à Neufchâtel dans sa
propre maison et, après l'y avoir caché dix jours durant lesquels le
duc de La Vauguyon parvient à étouffer cette scandaleuse aventure, il
le fait passer à Genève. «Malheureusement, ce fut alors que ce trop
séduisant jeune homme prit connaissance d'une partie de nos affaires
secrètes, dont il abusa depuis d'une manière si condamnable.»

Ce n'est pas seulement par ce moyen que Carency recueillait les
informations qu'il livra bientôt après au Directoire. On a vu qu'à
Blanckenberg, où il s'était rendu après son aventure de Francfort, il
avait mis son temps à profit pour se documenter. Du moins, l'en
accusait-on. Déjà d'Avaray, disposé à se défier du père qu'il
soupçonnait de pactiser avec les constitutionnels qui siégeaient aux
Anciens et aux Cinq-Cents et de travailler pour eux, tenait le fils en
suspicion. Mais il ne pouvait les empêcher de se voir, de causer
ensemble, ni le fils de prêter une oreille attentive à ce que disait
le père accoutumé à penser tout haut devant lui. De ce chef, Carency
fut mis au courant de beaucoup de choses qu'il eût mieux valu lui
laisser ignorer. Plus tard, quand eurent éclaté les effets de ses
démarches auprès de Barras et alors que le duc de La Vauguyon avait
encouru déjà la disgrâce du roi, d'Avaray ne craignit pas de laisser
entendre que les informations dont avait ainsi abusé le fils, il les
tenait de son père, lequel ne pouvait se méprendre cependant à l'usage
qu'il en ferait. Mais, à l'appui de cette insinuation, d'Avaray ne
fournit aucune preuve, et, quand on sait que sa haine contre La
Vauguyon tenait surtout à leurs divergences politiques, on ne peut
qu'incliner à penser que, dans l'entraînement de sa passion, il a
inconsciemment dénaturé les faits sur lesquels il se base pour
accuser.

Du reste, presqu'au même moment, Carency avait découvert et utilisait
une autre source de renseignements que semblait alimenter à plaisir
l'émissaire Bayard, ce jeune conspirateur royaliste que l'agence de
Paris avait accrédité auprès de Wickham pour faciliter les relations
qu'elle entretenait avec lui. Nous n'avons pu découvrir si c'est à
Vérone, ou à Riégel, ou à Blanckenberg, ou à Paris, que Carency et
Bayard se connurent. Mais il est probable que c'est l'amour du plaisir
qui les fit se lier. Ils étaient à peu près du même âge,--environ
trente ans,--et tous deux avaient le goût du jeu et des femmes.
Bayard, dont les documents où il est question de lui parlent ainsi que
d'un homme probe et loyal, ne soupçonnait probablement pas combien
Carency, au moins sous ce rapport, différait de lui. Il se laissa
prendre aux dons de surface que l'on voyait briller dans ce comédien
retors et roué, sur son visage et jusque dans ses paroles. Ils
devinrent de la sorte amis réciproquement dévoués et compagnons
inséparables.

À Paris, Bayard, quand il y venait, descendait chez une femme nommée
Catherine Mayerberg dite Meyer, autrefois comédienne, et à laquelle,
quand il s'était enrôlé sans le lui avouer parmi les conspirateurs
royalistes, il avait acheté au prix de vingt mille francs un petit
restaurant dans la rue de la Loi, autant pour lui assurer des moyens
d'existence que pour se ménager à lui-même un lieu de rendez-vous ou
il pourrait recevoir ses amis et conférer avec eux sans éveiller les
soupçons de la police. Naturellement, Carency, rentré à Paris, vint en
cet endroit pour voir son ami Bayard, que la Meyer croyait s'appeler
Vincent. Lui-même y fut bientôt connu sous le nom de Julien. Bien
qu'en dépit de l'amitié que lui témoignait Bayard, il fût déjà suspect
aux agents royalistes et que, plus ou moins, ils se défiassent de lui,
ils ne purent lui cacher leurs réunions. Il sut quels personnages y
figuraient. C'étaient le député d'André, affublé lui aussi d'un faux
nom: Kilien; le banquier Audéoud, correspondant de la banque Martin
de Genève, par laquelle Wickham faisait passer les fonds qu'il
envoyait à Paris; Jouve, chef de bureau au ministère de l'intérieur,
acquis au parti royaliste; un certain Déléon, se disant médecin, mais
en réalité sans moyens d'existence; le chevalier Despomelles, membre
de l'agence royaliste; d'autres encore dont le rôle est si peu défini,
qu'on doit supposer qu'ils ne venaient là que pour arracher quelque
argent à Bayard, l'homme de Wickham, dépositaire et distributeur des
fonds anglais.

La Meyer crut pendant un certain temps que son amant et les amis de
son amant s'occupaient d'affaires commerciales. Elle voyait dans leurs
mains des lettres de change que d'André endossait du nom de Southers,
et dont Bayard allait encaisser le montant chez Audéoud. Puis, elle
entendit des discussions et des querelles. Audéoud, qui croyait lui
aussi avoir affaire à des gens de commerce, avait reçu de Genève
l'ordre d'ouvrir à Bayard un crédit qui s'éleva parfois jusqu'à quatre
mille louis. Il s'étonnait de verser tant d'argent sans pouvoir en
deviner l'emploi. Il flairait quelque intrigue compromettante,
demandait des explications, exigeait qu'on lui fît connaître à quel
genre de commerce on se livrait. Finalement, il cessa de venir, après
avoir invité Martin de Genève à se chercher un autre correspondant.

Cet incident, des mots surpris, des airs de mystère, c'en fut assez
pour suggérer des craintes à la Meyer. Elle commençait à soupçonner
que son restaurant servait de lieu de rendez-vous à des conspirateurs.
Quand elle s'en convainquit,--c'était pendant l'hiver de
1796-1797,--son amant venait de partir pour quelques semaines sans lui
dire ni le véritable objet ni le véritable but de son voyage. Elle le
croyait parti pour son commerce, alors qu'en réalité il s'était rendu
en Suisse, auprès de Wickham. C'est Carency qui le lui apprit. En
l'absence de Bayard et tandis que les gens accoutumés à le rencontrer
chez la Meyer espaçaient leurs visites, Carency continuait à y venir,
attiré par les beaux yeux de l'ancienne comédienne. Elle n'était pas
femme à s'effaroucher de ses attentions. Beau, élégant, paré de toutes
les séductions de la jeunesse, encouragé par l'absence de son ami, il
devait plaire à la Meyer. D'après les rapports policiers, elle lui
aurait alors prouvé qu'elle ne se piquait pas de fidélité. En tous
cas, elle connut par lui et le nom de Bayard et la nature de ses
occupations.

Il poussa plus loin ses confidences. Il lui révéla que la police la
surveillait; il donna le même avis aux amis de Bayard. Il était
d'autant mieux autorisé à le leur donner, que c'est lui-même qui avait
mis Barras en éveil en livrant tout ce qu'il avait pu surprendre dans
les réunions auxquelles il avait assisté. Il jouait, on le voit,
double jeu et cherchait surtout à se procurer des ressources. Il
n'avait prévenu Barras qu'après s'être assuré que les gens qu'il
dénonçait ne se réunissaient plus en l'endroit où il avait surpris
leurs secrets et qu'ils ne pouvaient être convaincus de
conspiration,--ce qui prouve bien qu'il voulait non leur nuire, mais
s'assurer à lui-même, avec de l'argent, la bienveillance de Barras,
pour le cas où son nom, ses rapports avec eux, le rendraient suspect.
En même temps, il les prévenait aussi afin de gagner leur confiance,
qu'il se promettait bien de trahir quand il serait mieux instruit de
leurs desseins.

Ses confidences à la Meyer eurent pour effet d'inspirer à cette femme
un effroi salutaire. Craignant d'être recherchée et inquiétée, elle
disparut avant que la police eût réuni des preuves de sa culpabilité,
propres à justifier son arrestation. Du fond de sa retraite, où
Carency semble avoir continué à la voir, elle écrivit à Bayard pour
lui faire connaître qu'elle était au courant de tout et pour lui
demander ou de l'avertir quand il devrait rentrer à Paris, afin
qu'elle allât à sa rencontre, ou, si la crainte d'être poursuivi
l'empêchait de revenir, de lui fixer un lieu de rendez-vous où elle
pourrait le rejoindre.

Ainsi s'était assez rapidement échafaudée la trahison de Carency, dont
on va voir éclater les effets et dont, avant de les décrire, il y
avait lieu de raconter les préliminaires, moins encore pour préparer
le lecteur à un coup de théâtre que pour prouver combien les agents de
Paris, encore qu'ils ne pussent le prévoir tel qu'il allait se
produire, étaient autorisés à faire part au roi, par l'intermédiaire
de leur envoyé La Barberie, des défiances que leur inspirait, dès ce
moment, l'indigne fils du duc de La Vauguyon.

Dès le 15 février, nous l'avons dit, les réponses que leur avait
faites Louis XVIII étaient prêtes à partir. La Barberie, qui devait
les leur apporter, hâtait les préparatifs de son retour en France,
lorsque, le lendemain, arriva de Paris à Blanckenberg une terrible
nouvelle. Dans la matinée du 31 janvier, trois des membres de
l'agence: l'abbé Brottier, La Villeheurnois et Duverne de Praile,
dénoncés à la police, avaient été mis en arrestation, incarcérés et,
après un interrogatoire sommaire, déférés à un conseil de guerre.

Une lettre écrite, le 16 février, par Louis XVIII au comte d'Artois
nous révèle en même temps le désarroi que l'événement produisit à
Blanckenberg et la rapidité avec laquelle le roi, surmontant sa
première émotion, recouvra son sang-froid et, loin de se laisser
abattre, se raffermit dans ses espérances.

«Juge, mon ami, de la secousse que j'ai éprouvée hier matin. Je reçois
à neuf heures ta bonne et touchante lettre du 31 et, une demi-heure
après, la nouvelle de l'arrestation de nos trois malheureux. Il ne
faut plus en ce moment songer au passage de Jean de Bry[11], et je ne
peux plus sentir autre chose que l'attendrissement de la confiance
sans réserve que tu m'as témoignée en cette occasion et une sorte de
sentiment doux que je ne peux bien définir. J'avais soumis cette
grande affaire à ton seul jugement, tandis que tu la soumettais au
mien. Mais gardons-nous de nous laisser abattre par ce cruel revers.
Nous perdons des serviteurs fidèles et éprouvés; je les regretterai
toute ma vie, et toi aussi sûrement. Mais on peut bien dire: _Uno
avulso, non deficit alter._ Il s'en formera d'autres, n'en doutons
pas, et, si quelque chose peut nous consoler, c'est que notre secret
à l'égard de notre enfant reste intact[12]. C'est un article bien
important que celui-là, car tôt ou tard l'occasion reviendra où il
faudra passer secrètement en France, et alors nous aurons l'avantage
d'être restés maîtres de notre secret.

         [Note 11: C'est sous ce nom qu'est fréquemment désigné le duc
         de Berry dans la correspondance royale.]

         [Note 12: Le procès intenté aux agents loyalistes ne le
         révéla pas. Dans les dénonciations que fit ultérieurement,
         contre ses complices et pour sauver sa tête, Duverne de
         Praile qu'avait démoralisé la crainte de la mort, il n'est
         question ni du duc de Berry ni du duc de Bourbon. Il n'y est
         fait qu'une brève allusion au projet de faire passer un
         prince en France.

         Du reste, ces incidents demeurent enveloppés d'un mystère que
         je n'ai pu entièrement éclaircir. Sur le moment, on voit
         Louis XVIII indigné de ce qu'il appelle la trahison de
         Duverne de Praile. Bientôt après, les jugements du roi
         deviennent moins sévères. Il semble excuser son agent et ne
         se souvenir que des services qu'il en a reçus.

         Il est juste enfin de faire remarquer que, sous la
         Restauration, Duverne de Praile, que la Révolution avait
         trouvé lieutenant de vaisseau, fut mis à la retraite comme
         capitaine de frégate et créé chevalier de Saint-Louis; d'où
         il semble résulter qu'il était parvenu à se justifier.]

«Ta tendresse balançait entre tes deux enfants. La succession pour eux
est égale, et, s'il ne fallait que verser la moitié de mon sang sur
chacun d'eux pour les combler de gloire et de bonheur, cela serait
bientôt fait, et il n'en irait pas une goutte de plus à droite qu'à
gauche. Mais j'ai dû jeter les yeux de préférence sur le cadet: 1º
parce que je le vois bien plus facile à faire disparaître, 2º parce
qu'en embarquant l'aîné dans cette grande affaire, il fallait ajourner
indéfiniment le mariage qui, selon moi, ne saurait au contraire être
trop hâté. Le caractère ni la santé du petit ne m'effrayaient pas. Je
suis bien sûr qu'en l'endoctrinant bien moi-même, le crédit que j'ai
peut-être plus que personne sur son esprit l'aurait rendu souple à
tout ce que j'aurais exigé de lui; et, quant à la santé, il y a des
cas où il faut se mettre au-dessus de cet obstacle. J'avais prévu
aussi le danger politique dont tu me parles[13]. Mais je l'ai regardé
comme nul parce que c'était au milieu de vrais royalistes que Jean de
Bry aurait été, et si le malheur avait voulu qu'ensuite de faux
royalistes s'en fussent emparés, je le connais assez pour être bien
sûr qu'il aurait dit comme le troisième fils de Jacques Ier: _I will
rather be torn in pieces_[14]. Il va venir, du moins je n'en doute
pas, et je me garderai bien de donner un contre-ordre; je ne lui
parlerai de rien. Mais, en tout état de cause, j'aime mieux qu'il soit
avec moi qu'à l'armée pendant le quartier d'hiver.»

         [Note 13: Ce danger résultait, selon le comte d'Artois, de la
         popularité que pourrait acquérir le duc de Berry une fois en
         France, au détriment de son frère le duc d'Angoulême,
         héritier présomptif de la couronne.]

         [Note 14: «Plutôt être mis en pièces.»]

Au moment où le roi donnait à son frère, en dépit de ce malheur,
l'exemple d'une invincible confiance dans l'avenir, il ignorait encore
les circonstances de l'arrestation de trois de ses agents et ce qui
était advenu du quatrième, le chevalier Despomelles, ainsi que du
nombreux personnel qui s'agitait autour de l'agence. Mais ces détails
ne tardèrent pas à lui parvenir. Despomelles, demeuré libre, bien
qu'il fût activement recherché, fut le premier à lui en envoyer le 14
février, ce qu'il n'avait pu faire plus tôt, «faute des fonds
nécessaires pour faire partir un courrier.» Bientôt il en arriva
d'autres, et on put à Blanckenberg, malgré les contradictions et les
obscurités de ces récits, reconstituer l'événement tel qu'il s'était
passé.

L'arrestation avait eu lieu le 31 janvier à onze heures du matin, à
l'École militaire où habitait le colonel Malo. Il y avait donné
rendez-vous ce jour-là à l'abbé Brottier et à La Villeheurnois, pour
conférer avec eux au sujet des propositions qu'ils lui avaient faites
et auxquelles il s'était montré disposé à souscrire. Duverne de
Praile, arrivé de Londres depuis quelques heures et désireux de
prendre part à cette conférence, s'était joint à eux. Arrivés à
l'École militaire, où casernaient cinq ou six cents dragons, ces
pauvres trois naïfs avaient été mis brusquement en arrestation, sans
pouvoir tenter de résister, victimes de leur crédulité, de leur
confiance dans la bonne foi de Malo, qui, après leur avoir, à maintes
reprises, prêté une oreille complaisante, s'était décidé au dernier
moment à aller faire part au Directoire du complot auquel il avait
paru s'associer. Un autre officier, Ramel, commandant la garde
particulière des Cinq-Cents qu'ils avaient également voulu corrompre,
était venu ensuite à la rescousse, et ces malheureux, devant le
commissaire de police qui d'abord les interrogea, virent se dresser à
l'encontre de leurs protestations les témoignages accablants des deux
hommes qu'ils se croyaient autorisés à considérer comme leurs
complices.

Du reste, ils n'étaient pas seulement victimes de leur imprudence; ils
l'étaient encore des indiscrétions commises dans les milieux
royalistes, des propos irréfléchis de Bayard, qui, en sa qualité
d'agent accrédité auprès de Wickham, s'en allait partout faire montre
des pouvoirs qu'à ce titre, il tenait du roi et se vantait de les
opposer à ceux que possédaient les membres de l'agence; des intrigues
du prince de Carency, qu'on voyait tour à tour dans tous les camps, et
notamment «parmi les séides de la faction d'Orléans», espionnant,
dénigrant, calomniant, s'efforçant de surprendre des secrets pour
aller ensuite les livrer à Barras. Ils étaient enfin victimes des
divisions du parti et de leurs propres dissentiments. Il y avait alors
dans ce parti le clan du roi, le clan du comte d'Artois, le clan du
prince de Condé, le clan de Wickham. Chacun d'eux ne trouvait bons que
les plans des chefs de qui il dépendait. Duverne de Praile,
Despomelles, l'abbé Brottier se défiaient l'un de l'autre, se
reprochaient réciproquement de se cacher des choses essentielles. Ces
querelles avaient transpiré dans le public; des journaux en avaient
parlé; ils avaient reproduit des dires tenus à Paris, à Londres, à
Blanckenberg, tendant à prouver que plusieurs membres du Directoire
étaient vendus au royalisme.

Secondée ouvertement par les dénonciations de Malo et de Ramel,
secrètement par celles de Carency, la police n'avait eu aucune peine à
trouver parmi tant de bruyants incidents tous les éléments d'une
accusation en bonne et due forme, et à lui donner plus de corps quand
elle eut mis la main sur les papiers des prisonniers. Il s'en fallait
qu'elle les eût tous. Ceux de l'abbé Brottier notamment, déposés chez
Mme Henry Larivière, femme du député aux Cinq-Cents, avaient été pour
la plupart brûlés par Despomelles et par Sourdat, le jour même de
l'arrestation à cinq heures, dès qu'elle leur avait été connue, ou
cachés en lieu sûr. Mais ceux dont la police avait pu s'emparer, et
parmi lesquels se trouvait la correspondance du duc de La Vauguyon,
étaient terriblement accusateurs.

Le Directoire, nous l'avons dit, avait livré ces pièces à la publicité
en plusieurs brochures qui prétendaient les contenir toutes.
Despomelles, en mandant ces détails au roi, faisait remarquer que
toutes n'y étaient pas. Le Directoire n'avait pas voulu rendre
publiques celles qui manquaient, parce qu'elles eussent témoigné aux
yeux de la France, et encore mieux que divers documents dont
l'impression avait été ordonnée; de la bonté du roi et de ses
intentions paternelles.

«Votre Majesté ne se figure pas, disait encore Despomelles en parlant
de ces brochures, du merveilleux effet qu'a produit sa proclamation et
toutes les pièces trouvées sur Brottier. Cela lui a conquis une foule
de partisans, et les orléanistes grincent des dents. Pour propager cet
effet, Sourdat et moi, nous faisons imprimer quinze cents exemplaires
pour les répandre à profusion.»

Il y avait du vrai dans cette appréciation. Bien que le manifeste
royal saisi sur Brottier ne respirât pas uniquement pardon, clémence
et oubli, il témoignait d'une modération relative. La comparaison
qu'on en pouvait faire au même moment avec les pièces du complot
anarchiste de Babeuf, qui venaient aussi d'être publiées et révélaient
chez les conspirateurs les intentions les plus violentes, tournaient à
l'avantage du royalisme. Mais Despomelles était moins près de la
vérité en incriminant les orléanistes. Les hommes qu'il désignait sous
ce nom, et qu'on accusait de vouloir donner la couronne à la branche
cadette de la maison de Bourbon, étaient avant tout des partisans du
gouvernement représentatif. À leurs yeux, Louis XVIII n'avait que le
tort de tenir à l'ancien régime; ils voulaient, avant de se déclarer
pour lui, qu'il y renonçât, et encore, à cette heure, ils ne
désespéraient pas de l'y faire renoncer; ils ne méritaient donc pas
d'être traités en ennemis. Ils le méritaient d'autant moins que le duc
d'Orléans, à supposer qu'ils eussent rêvé de le faire roi, n'était
plus sous leur main. Parti d'Europe l'année précédente avec ses jeunes
frères le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, après avoir
refusé de se rendre auprès de Louis XVIII qui l'appelait[15], il
résidait maintenant en Amérique, et si peu disposé à devenir
l'instrument de la faction dite orléaniste, qu'il songeait déjà à
faire solennellement sa soumission au roi,--dessein qu'il réalisa
l'année suivante à son retour en Europe.

         [Note 15: Voir tome I, pages 365 et suivantes.]

Despomelles racontait encore que Mme Duverne de Praile avait fait,
malheureusement en vain, une double tentative pour arracher les
détenus de la prison du Temple et pour supprimer une preuve de
culpabilité qu'à son retour d'Angleterre son mari avait laissée entre
les mains du maire de Calais, affilié au parti royaliste. Cette preuve
consistait en un portefeuille contenant des lettres de change d'une
valeur de quatre mille louis et une correspondance importante. À la
prière de Mme Duverne de Praile, un jeune homme, le fils de Sourdat,
était parti en poste pour Calais afin d'aller chercher ce
portefeuille. Mais déjà une lettre du maire, saisie sur l'abbé
Brottier, avait fait connaître à la police ce dépôt. Elle s'en était
emparée. À son arrivée à Calais, le messager avait été jeté en prison,
tandis qu'on invitait le maire à aller à Paris pour se justifier s'il
le pouvait. Les mesures prises pour l'évasion des détenus n'avaient
pas mieux réussi, leurs gardiens ayant constaté que l'ordre de les
mettre en liberté adressé au geôlier du Temple avait été fabriqué et
revêtu d'une fausse signature. Ce double échec avait eu pour
conséquence de rendre plus étroite leur captivité.

«Mes malheureux collègues, ajoutait Despomelles, oublient dans les
fers leur danger pour ne penser qu'à la cause sacrée à laquelle ils se
sont dévoués. Brottier surtout, entièrement résigné à la mort,
n'espère qu'à la rendre utile à la bonne cause. Il se prépare à faire
de sa défense une espèce de plaidoyer public en faveur du roi et de la
royauté.» Malgré tout cependant, on ne désespérait pas de sauver ces
dévoués serviteurs de la bonne cause. On «travaillait» la commission
militaire devant laquelle ils étaient renvoyés, afin qu'elle se
déclarât incompétente, ce qui ferait gagner du temps et faciliterait
les démarches à entreprendre en leur faveur. «Nous avons de fortes
indices pour croire que nous sommes puissamment aidés sous main par un
membre du Directoire; on nous fait même assurer qu'on sauvera leur
vie.»

Le zèle déployé par Despomelles devait lui faire supposer qu'il en
serait payé par la reconnaissance de ses collègues captifs, alors
surtout que, demeuré seul en liberté, il restait seul aussi
dépositaire des pouvoirs royaux qui leur étaient communs. Il fut donc
mortellement offensé,--il ne le cachait pas dans les lettres et
rapports que nous résumons,--en apprenant que, se faisant forts de
disposer de ces pouvoirs du fond de leur prison, Brottier, Duverne de
Praile et La Villeheurnoy avaient désigné pour les exercer, au mépris
de ses droits, l'abbé d'Esgrigny, grand vicaire du diocèse d'Arras et
directeur de l'agence royaliste du Pas-de-Calais. En attendant
l'arrivée à Paris de cet ecclésiastique, ils chargeaient le comte de
Rochecot, l'un des chefs chouans, de la direction entière de l'agence
de Paris par intérim. Rochecot s'était empressé d'écrire à
Blanckenberg pour prévenir de cet arrangement. Il s'adressait en même
temps à Despomelles afin d'obtenir de lui le texte des pouvoirs et des
instructions royales, comme aussi les renseignements qui lui
permettraient de réclamer les services des correspondants de l'agence.
Naturellement, Despomelles, appuyé par plusieurs membres du parti
royaliste, et notamment par Bayard, avait refusé de se dessaisir et de
donner sa démission. Il ne voulait le faire que sur les ordres du roi.
En les attendant, après les avoir sollicités, il s'était mis à
l'écart. Encouragé par cette bouderie, Rochecot était entré en
fonctions; il les conserva jusqu'au 22 février, date de l'arrivée à
Paris de l'abbé d'Esgrigny. Le 18, il écrivait au duc de La Vauguyon
que «rien n'était désespéré», mais qu'il convenait d'ajourner toute
action nouvelle, jusqu'à ce que un peu plus de lumière fût venue
éclairer les événements et montrer le parti qu'on en pourrait tirer.

Cette recommandation dissimulait à peine l'embarras dans lequel le
jetait la division des agents du roi: d'un côté, les détenus, qui,
ayant pu, sans qu'on sache comment, assurer leurs communications avec
le dehors, prétendaient imposer leurs décisions; de l'autre côté,
Despomelles, qui s'était enfui, non pour se mettre à l'écart, comme il
l'avait dit d'abord, mais pour sauver sa tête et aller intriguer
auprès de Wickham. L'abbé d'Esgrigny venu à Paris, ignorant encore
pourquoi on l'avait appelé, tomba dans ces querelles. Sa présence ne
les fit pas cesser, bien au contraire. Elles ne tardèrent pas à
s'envenimer par suite de rivalités, du défaut absolu de ressources et
du désaccord qui se créa quand on voulut tenter de s'en procurer.
Puis, ce furent les dénonciations de Duverne de Praile, l'attitude
louche de Brottier, les plaintes de La Villeheurnoy, et enfin le
procès qui se dénoua par la condamnation des prévenus à la réclusion.
Ce qu'il mit surtout en lumière, ce fut leur imprévoyance et leur
légèreté. Il fut une déception pour le public auquel on avait promis
des révélations sensationnelles qui manquèrent à ces débats.

Ces incidents ne nous apparaissent que confus et obscurs à travers une
correspondance incomplète, pleine de récriminations, où figurent les
noms de La Trémoïlle, de Bourmont, de Rochecot, de Bayard, de Sourdat,
de l'abbé Ratel, de Mallet, gendre de Wickham, de Juglard, de
Suzannet, d'une comtesse d'Esson, de Mme Duverne de Praile, d'autres
encore sans qu'il soit possible de préciser le rôle de ces
personnages. On y voit que Duverne de Praile et Brottier sont accusés
«d'avoir changé l'attitude noble qu'ils avaient gardée dans leur
défense, pour en prendre une qu'on ne saurait même excuser à la
faiblesse, parce qu'elle est contraire à l'idée qu'ils nous avaient
donnée de l'honneur»; que l'abbé d'Esgrigny se vante d'avoir contribué
à faire élire Barthélemy membre du Directoire, se plaint qu'on oublie
ses services, qu'on ait l'air maintenant de regretter de l'avoir
appelé; on y voit encore, qu'impuissant à servir la cause royale, il
se décide à donner sa démission. C'est en un mot le désarroi complet,
la dislocation de l'agence et l'impossibilité momentanée pour le roi
de faire répandre dans le royaume ses instructions et ses ordres.

Il n'y a pas lieu de s'arrêter longuement à ces discussions et à ces
querelles. Elles ont fait couler des flots d'encre. Les lettres sont
innombrables, où elles se manifestent violentes, haineuses,
réciproquement accusatrices, ne reculant même pas devant les
insinuations les plus perfides, révélant l'imprévoyance et
l'étourderie de quelques-uns de leurs auteurs, et surtout leur
vénalité. Mais, lue à distance des incidents qui l'ont dictée, cette
correspondance n'apparaît plus que comme un fatras dépourvu d'intérêt,
bon tout au plus à nous faire comprendre comment et pourquoi la cause
royale s'est perdue en un moment où le pays lassé du joug
révolutionnaire semblait conspirer pour elle.



VI

LA DISGRÂCE DU DUC DE LA VAUGUYON


L'arrestation des agents de Paris eut une autre conséquence: elle
précipita la disgrâce du duc de La Vauguyon. Si l'événement, au lieu
de s'accomplir dans une cour d'exilés, livrée à toutes les misères, à
toutes les humiliations de l'exil, obligée de dissimuler son existence
dans les asiles où elle vivait sous la menace incessante de
l'expulsion, où on ne la tolérait qu'à la condition qu'elle ne fît pas
parler d'elle; si cet événement se fût accompli à Versailles ou aux
Tuileries, il aurait eu le même retentissement que d'autres disgrâces
fameuses, celles par exemple du duc de Villeroy sous la Régence, du
duc de Choiseul sous Louis XV, du duc d'Aiguillon sous Louis XVI.
Mais, en 1797, la France en proie aux convulsions révolutionnaires,
l'Europe en armes avaient mieux à faire que de s'émouvoir du renvoi
d'un ministre, victime de ses intrigues et de son ambition. Sa
disgrâce ne mériterait même pas de retenir un moment l'attention de
l'histoire si les circonstances en lesquelles elle se produisit
n'étaient révélatrices au plus haut degré des passions qui divisaient
les émigrés, des rivalités qui s'exerçaient dans l'entourage royal et
des causes qui empêchèrent d'aboutir tant de tentatives faites pour
rétablir la royauté.

Nous avons montré à leur origine les dissentiments qui s'étaient
élevés entre le comte d'Avaray et le duc de La Vauguyon, dès l'arrivée
de celui-ci à Vérone. Depuis, ils n'avaient fait que s'envenimer.
Lorsque le prince de Carency, fils du duc de La Vauguyon, était venu
voir son père à Vérone une première fois, à Blanckenberg ensuite, et
bien qu'il eût fait étalage à la servir, il avait déplu par ses
raisonnements, ses allures, ses indiscrétions. C'est en tremblant que
d'Avaray avait entendu La Vauguyon parler librement devant son fils
d'affaires qu'il importait de tenir secrètes et l'avait vu lui
confier, au moment de son départ, des commissions importantes pour les
agents du roi à Paris, De là naquit le premier grief sérieux de
d'Avaray contre La Vauguyon.

Il fut bientôt à même de lui en imputer un autre, qu'il considéra
comme beaucoup plus grave. Il ne tarda pas à découvrir que La
Vauguyon, en prenant possession de son emploi, s'était tracé un plan
de conduite politique, diamétralement opposé à celui que le roi
s'efforçait de faire réussir et que personne ne pouvait ignorer,
puisqu'il était solennellement exposé dans la proclamation royale
adressée par Louis XVIII à son peuple, au lendemain de son avènement.
Ce plan, résultat de longues conférences avec d'Avaray lui-même,
consistait en un retour pur et simple à l'antique constitution du
royaume, c'est-à-dire à l'ancien régime, lequel, à la condition d'en
réformer les abus, devait dans la pensée du roi suffire à tout: la
religion catholique, religion du royaume; les autres cultes simplement
reconnus; hérédité du pouvoir; maintien des trois ordres; États
généraux dont le consentement était nécessaire pour l'établissement de
nouvelles contributions ou l'augmentation des anciennes et qui
pouvaient formuler des voeux, mais que le roi, de son côté, pouvait, à
son gré, convoquer ou dissoudre; pouvoir législatif et exécutif
concentré dans ses mains, et enfin le parlement dépositaire et gardien
des lois.

Cet idéal de gouvernement, les premiers émigrés n'avaient cessé de le
défendre. À Coblentz, à Hamm, à Vérone, à Londres, à l'armée de Condé,
à Blanckenberg enfin, il avait été, il était encore pour eux l'arche
sainte. Pour avoir voulu y porter la main, pour avoir osé y préférer
la constitution d'un gouvernement représentatif comme en Angleterre,
pour avoir enfin dès ce moment démontré la nécessité d'un changement
auquel Louis XVIII devait consentir lui-même en 1814, et dont il lui
était réservé de démontrer par la pratique les avantages, de fidèles
serviteurs de la monarchie, qui ne lui avaient marchandé ni leur
dévouement ni leurs services, s'étaient vus comparés à des malfaiteurs
par les intraitables partisans de l'ancien état de choses. Affublés
par ces intransigeants de noms divers: monarchiens, constitutionnels,
orléanistes, constitutionnaires, ils s'étaient vus insultés,
calomniés, traînés dans la boue, assimilés aux jacobins, considérés
même comme plus dangereux. Loin d'être apaisée, la querelle durait
encore en 1796. Il semble même qu'à cette heure, malgré les tentatives
d'accord que nous avons indiquées, elle fût le principal obstacle au
rétablissement de la monarchie et que, si elle se fût dénouée par une
entente sur les bases d'un changement que les royalistes restés en
France jugeaient pour la plupart nécessaire, Louis XVIII eût été, dès
ce moment, appelé par les Français et serait monté sur le trône.

On ne saurait refuser à La Vauguyon le mérite d'avoir pressenti cette
éventualité. De sa mission auprès des États généraux de Hollande, son
début dans la carrière diplomatique, il conservait le goût des idées
libérales dont la France avait favorisé par les armes l'établissement
en Amérique, et, si les désastres causés par la Révolution, son séjour
en Espagne, son dévouement aux Bourbons avaient affaibli ce goût en
lui, il le sentait se réveiller alors que la restauration ne
paraissait possible qu'à la condition de demander à ces idées la force
de s'imposer et de durer. Il eut le tort de ne pas assez le dissimuler
en exerçant ses fonctions, et ce tort, d'Avaray, lorsqu'il se fut
convaincu que c'est justement qu'on le lui imputait, ne le lui
pardonna pas.

Il le lui pardonna d'autant moins, que la vanité de La Vauguyon le
rendait plus sensible. Le ministre tranchait de haut, raillait
volontiers ceux qui ne pensaient pas comme lui, se donnait des airs
d'infaillibilité, parlait sans cesse de ses «vingt ans d'expérience»,
croyant ainsi réduire au silence ses contradicteurs, trahissait à
toute heure non seulement la volonté d'être premier ministre, mais
encore seul ministre, de tout dominer dans le conseil: Jaucourt,
«qu'il avait accaparé;» Flachslanden, «qu'il avait écrasé;» d'Avaray,
«foutriquet,» comme il s'était permis de le surnommer, «qu'il espérait
tromper,» et le roi lui-même.

Si maintenant l'on veut se rappeler que d'Avaray tient énergiquement
pour l'ancien régime; qu'il ne veut ni clémence pour les régicides,
ni respect pour les acquéreurs de biens nationaux; qu'il croit les
châtiments, les vengeances, les réparations rigoureusement nécessaires
à l'autorité du roi; qu'il est dévoué à la maison de France jusqu'à la
passion la plus exaltée, on comprendra sans peine qu'il n'ait pas
tardé à voir dans La Vauguyon un ennemi et que, peu à peu, ait succédé
en lui contre le ministre, à l'instinctive défiance des premiers
moments, un sentiment plus vif, plus accusé, que sa nature généreuse
et loyale ne permet peut-être pas d'assimiler à de la haine, mais qui
toutefois lui ressemble bien. Au surplus, quel que fût le caractère
précis de ce sentiment, il inspira au favori envers son adversaire des
procédés qu'on ne saurait trouver qu'indignes de lui si le désir de
protéger son maître «contre un vil intrigant» ne les excusait dans une
certaine mesure.

Il faut reconnaître, d'ailleurs, que les circonstances étaient graves.
C'était le moment où l'on attendait à Blanckenberg ce délégué des
royalistes du Corps législatif, qui devait y venir pour conférer avec
le roi sur les bases d'une restauration. Naturellement, c'est à La
Vauguyon, en sa qualité de ministre, qu'incomberait la tâche de
délibérer avec cet envoyé en vue d'une entente. Le roi, toujours très
respectueux des formes, n'eût pas trouvé convenable, puisqu'il lui
accordait sa confiance, de lui ravir une de ses attributions
essentielles et de confier à un autre la tâche qui lui revenait de
droit. Or c'est là justement ce qui effrayait d'Avaray. Convaincu,
quant à lui, que le roi devait rester sur ses positions et ne rien
concéder aux exigences des constitutionnels que si le rétablissement
de la monarchie était à ce prix, il redoutait que La Vauguyon, en se
trouvant en présence d'un homme dont les opinions se rapprochaient des
siennes, se montrât plus soucieux de les faire triompher que de
défendre celles de son maître et trop coulant quant aux concessions à
faire. C'est ainsi qu'en prévision d'une entrevue d'où pouvaient
résulter des conséquences décisives pour l'avenir de la royauté, il
fut conduit à vouloir s'enquérir secrètement des véritables principes
de La Vauguyon, qui jusqu'à ce moment avait évité de les exprimer tels
qu'il les professait, se réservant de les soumettre en temps utile au
conseil.

La Vauguyon employait comme secrétaire l'abbé Fleuriel, chapelain du
roi, «homme franc, droit, peu éclairé, mais plein d'honneur et de
dévouement.» Ce prêtre avait remarqué, dans les lettres qu'expédiait
le ministre, bien des choses faites «pour éveiller au moins les
soupçons». Il s'en était ouvert à son collègue Courvoisier en le
priant d'avertir d'Avaray. Ce fut pour celui-ci une occasion toute
naturelle de les inviter à surveiller La Vauguyon.

On était au commencement du mois d'octobre 1796. D'Avaray allait
partir pour Leipzig, où il devait se rencontrer avec le baron de
Grimm, agent financier de l'empereur de Russie, et c'est au moment de
se mettre en route qu'il leur confia cette mission d'espionnage.
Lorsqu'il revint quinze jours plus tard, Courvoisier lui remit deux
rapports, qui précisent avec une rare exactitude le caractère de cette
intrigue de cour et permettent de suivre en ses détails les plus
infimes la rivalité du ministre et du favori. On y trouve notamment le
programme du gouvernement royal qu'avait dressé La Vauguyon pour le
soumettre à l'envoyé des Cinq-Cents. La pièce est curieuse et résume
la doctrine politique que les constitutionnels, autrement dit les
royalistes libéraux, opposaient à celle des royalistes purs, partisans
de l'ancien régime.

«1º Les anciennes provinces du royaume demeureront anéanties, et la
France divisée, comme elle l'est aujourd'hui, en départements,
diocèses, districts, cures, cantons et municipalités.

«2º Les parlements, les bailliages et tous les corps en général,
resteront supprimés, et la justice sera rendue par des tribunaux
semblables à ceux qui existent actuellement.

«3º L'administration publique sera confiée, comme elle l'est depuis
1789, à des collèges établis dans chaque département, dans chaque
district et dans chaque canton.

«4º Les officiers municipaux seront nommés par le roi, mais sur la
présentation des assemblées primaires, qui laisseront à Sa Majesté le
choix entre trois sujets qu'elles auront elles-mêmes choisis.

«5º Le roi nommera également tous les administrateurs et les juges,
mais il devra les prendre dans le nombre des officiers municipaux.

«6º Le domaine de la couronne sera vendu, à l'exception des parties
qui dépendent des maisons royales, et une liste civile fixée au roi.

«7º Tous les ordres religieux seront supprimés, excepté ceux que l'on
destinera à l'éducation publique.

«8º Le clergé séculier sera réduit à un évêque par département, à un
curé par canton, à douze chanoines formant le chapitre de l'église
cathédrale et à quelques vicaires.

«9º Les biens du clergé régulier seront confisqués au profit de
l'État; le clergé séculier conservera les siens, à charge d'acquitter,
en tout ou en partie, la dette publique. S'il s'y refuse, le
gouvernement s'emparera de ses possessions, et payera une portion
congrue aux évêques, aux curés et aux vicaires; s'il fait des
réclamations, le gouvernement prendra tous les biens, déclarera la
liberté du culte et n'en soudoiera aucun.

«10º Le mode des impositions, directes et indirectes, sera conservé à
l'avenir tel qu'il existe à présent, sauf à en diminuer les taux dans
les premières années, pour l'augmenter graduellement dans la suite.

«11º Les départements seront chargés de leurs dépenses particulières;
celles de la guerre, de la marine, des affaires étrangères, de la
maison du roi, resteront pour le compte du gouvernement; mais les
sommes destinées à y fournir seront versées directement par le
receveur de chaque département dans la caisse d'un trésorier général,
qui emploiera les fonds de son autorité propre, selon leur
destination.

«12º Plus d'ordre de clergé, ni de noblesse, mais assemblée composée
de trois chambres: l'une de tous les pairs, les deux autres de clercs
et de laïques, de nobles et de roturiers, indifféremment.»

En prenant connaissance de ce programme si diamétralement contraire à
celui hors duquel il n'était pas de salut, d'Avaray fut indigné, le
roi non moins que lui. Le renvoi de La Vauguyon fut résolu; on
n'attendit plus que l'occasion d'y donner un prétexte plausible. Rien
cependant dans l'attitude du roi ni dans celle de d'Avaray ne révéla à
La Vauguyon que leurs dispositions à son égard étaient changées,
qu'ils le tenaient en suspicion, ni qu'ils avaient attaché à ses pas
deux argus chargés d'exercer sur lui une surveillance rigoureuse. Il
arriva même que, lorsque, dans le conseil, les divergences entre le
ministre et le favori s'accusaient, le roi feignait de n'y point
prêter d'attention ou que, s'il jugeait bon de s'entremettre pour
rétablir l'accord, il le faisait de manière à prouver à La Vauguyon
qu'il l'honorait toujours de sa confiance. C'était une ruse nécessaire
pour prévenir les soupçons du ministre et les effets du ressentiment
qu'il n'eût pas manqué de concevoir s'il s'était douté qu'il avait
cessé d'être agréable, qu'on cherchait un prétexte pour se débarrasser
de lui ou tout au moins pour réduire à rien son rôle ministériel, et
qu'en attendant, on dérobait à sa connaissance certaines résolutions,
celle par exemple d'envoyer en France, au moment des élections, non le
duc de Bourbon, antérieurement désigné pour aller relever dans l'Ouest
le drapeau blanc, mais le duc de Berry.

Quant à la conférence qui devait avoir lieu entre La Vauguyon et
l'envoyé des royalistes du conseil des Cinq-Cents, le roi avait résolu
que d'Avaray se rendrait avec La Vauguyon pour y porter la parole en
son nom et conjurer les effets de la trahison qu'on redoutait de la
part du ministre. Remarquons en passant que cette conférence ne devait
pas avoir lieu. L'arrestation, à la fin de janvier, de trois membres
de l'agence de Paris la fit ajourner, et plus tard, le coup d'État de
fructidor mit à néant les projets qu'on se proposait d'y discuter.
Mais, à la fin de 1796, on était loin de prévoir ces événements
désastreux; on se leurrait d'espérances qui ne semblaient pas sans
fondement, et c'est en vue même du succès qu'il attendait à brève
échéance, que le roi se cachait maintenant de La Vauguyon, n'osant le
renvoyer de peur de le jeter, à la veille de la bataille, dans les
rangs ennemis avec les armes que lui avait données la pratique des
affaires royales. Mieux valait recourir à d'autres moyens pour
paralyser son influence.

Entre ces moyens, le plus efficace consistait à lui donner un collègue
dont l'action balancerait la sienne. Ce collègue, déjà désigné,
n'était autre que le comte de Saint-Priest, retenu encore à Vienne
pour le service de son maître. Le 28 janvier 1797, le roi lui écrivit
pour l'inviter à presser son arrivée. Il chargea La Vauguyon de
joindre sa lettre à d'autres qui devaient être expédiées à
Saint-Priest. La Vauguyon, l'ayant lue, en prit ombrage. Désireux de
retarder la venue du collègue qu'on voulait lui imposer, il ne trouva
rien de plus simple que de ne pas faire partir le message royal, se
réservant de dire au besoin qu'il s'était égaré en chemin. Ce
manquement si grave à son devoir resta d'abord ignoré et ne fut
découvert que lorsque, quinze jours plus tard, le roi s'inquiétant de
ne pas recevoir une réponse de Saint-Priest, une circonstance fortuite
vint lui faire soupçonner pourquoi il ne l'avait pas reçue.

Un matin, travaillant avec lui, La Vauguyon lui donna lecture du
projet d'une lettre qu'il destinait au prince de Condé. Le roi refusa
son visa, non qu'il eût lieu de désapprouver les instructions que le
ministre donnait au prince, mais parce qu'il préférait les lui donner
lui-même. «Par convenance et par sentiment,» il s'était réservé de
tenir seul la correspondance avec Condé. Il défendit à La Vauguyon
d'envoyer cette lettre. Le même soir, La Vauguyon la fit porter à la
poste. D'Avaray le sut par Courvoisier, à qui l'abbé Fleuriel était
venu le raconter. C'en fut assez pour lui donner l'éveil quant à la
lettre destinée à Saint-Priest. Une enquête immédiate, à laquelle par
son ordre procédèrent ses deux confidents, le mit promptement en
possession de la vérité. Il fut prouvé que cette lettre n'avait pas
été envoyée.

Ces constatations dévoilaient «dans toute son horreur» l'infidélité du
ministre et commandaient promptement des résolutions énergiques. Le
plus grave des inconvénients qu'elles eussent présentés quelques
semaines plus tôt n'était plus à redouter par suite de l'arrestation
des agents de Paris et de la saisie de leurs papiers, qu'on venait
d'apprendre à Blanckenberg. Toutefois, avant de rien décider, le roi
voulut consulter le maréchal de Castries, qui résidait, comme nous
l'avons dit, à Wolfenbuttel, et, à cet effet, il fit partir d'Avaray,
le 19 février, en lui remettant la lettre qui suit:

«L'objet du voyage de M. d'Avaray auprès de vous, mon cher Maréchal,
est devenu bien plus important que je ne le croyais lorsque je vous
l'ai annoncé; je n'entre sur cela dans aucun détail, les faits
parleront d'eux-mêmes. Indigné, comme vous pouvez le penser, mais
très neuf en pareille matière et me méfiant de mon inexpérience et de
mon imagination même, j'ai recours à votre amitié et à votre loyauté,
pour me donner un bon conseil, bien sûr que je ne puis mieux
m'adresser qu'à elles. Adieu, mon cher Maréchal, vous connaissez toute
mon amitié pour vous.»

Il n'y avait pas une heure que d'Avaray était parti, lorsque La
Vauguyon, qui ignorait son départ, lui fit porter une lettre que,
disait-il, il venait de trouver dans son courrier et qu'il avait
ouverte par erreur. Courvoisier, à qui fut remis ce message, déclara
qu'en l'absence de d'Avaray il ne pouvait recevoir un pli décacheté et
le refusa. La Vauguyon s'obstina, le lui renvoya par l'abbé Fleuriel.
L'abbé était tout acquis à d'Avaray; il confia à Courvoisier que cette
lettre, signée du président de Vezet, l'un des directeurs de l'agence
de Souabe, ne venait pas d'arriver comme le prétendait La Vauguyon,
mais qu'elle était dans ses mains depuis huit jours. Le roi fut
immédiatement prévenu. L'incident, qui venait se greffer sur les deux
autres, lui parut si grave, qu'il ordonna à Courvoisier de faire
partir sur-le-champ un courrier pour en avertir d'Avaray.

Le lendemain, lui-même prenait la plume et racontait à son ami ce qui
s'était passé dans la journée entre lui et La Vauguyon:

«C'est une affreuse chose qu'un scélérat!

«Il est arrivé à son ordinaire, et, après m'a voir montré des papiers
assez indifférents, il m'a dit avec un embarras mal déguisé:

«--Il m'est arrivé aujourd'hui une chose assez extraordinaire, on m'a
apporté une lettre du président de Vezet, je l'ai ouverte sans y
regarder et j'ai trouvé aux premiers mots «M. le chevalier[16]»; cela
m'a fait voir qu'elle était pour d'Avaray; je la lui ai tout de suite
envoyée, il était parti; je l'ai renvoyée à Courvoisier, qui a refusé
de la prendre puisqu'elle était décachetée; je l'ai remise dans une
enveloppe, et je l'ai renvoyée avec un petit billet.

         [Note 16: Les lettres qu'envoyait à d'Avaray l'agence de
         Souabe lui étaient adressées sous le nom de chevalier de
         Cérys.]

«Pendant ce récit, j'ai senti un froid que je n'avais pas eu à
Dillingen[17]; j'ai éprouvé combien j'avais eu tort de désirer qu'il
poussât l'audace jusqu'à ce point. Cependant je me suis maîtrisé, j'ai
donné des éloges à la délicatesse de Courvoisier et j'ai dit que quant
à la lettre, apparemment, on vous l'enverrait, ou qu'on vous la
donnerait à votre retour. Il m'a dit:

         [Note 17: On se rappelle qu'il y avait été l'objet d'une
         tentative d'assassinat.]

«--Si Votre Majesté veut la voir.

«--Non, ai-je interrompu, je n'ouvre point les lettres.

«--Oh! m'a-t-il répondu, je crois qu'il n'a pas plus de secrets pour
Votre Majesté que moi.

«--Cela ne fait rien, ai-je dit.

«--J'imagine bien, a-t-il repris, qu'il ne croira pas que...

«--Fi donc!» ai-je encore interrompu.

«L'entretien en est resté là; il m'a encore donné d'autres lettres à
lire, et enfin il est sorti.

«Il en était temps, car ma bouche se séchait et mes jambes
flageolaient sous moi; je suis resté saisi d'horreur, le dîner ne l'a
point dissipée, et je doute qu'elle se passe de sitôt.

«Mon Dieu, que c'est une affreuse chose que le vice tout à découvert!
Quelle position que celle d'un honnête homme qui voit un gueux faire
une chose abominable et qui ne peut pas lui dire: Monstre, tu viens de
te découvrir, sors de ma présence et que je ne te revoie jamais! La
prudence me le défendait, j'ai tout renfermé au dedans de moi-même;
mais j'en ai souffert et j'en souffre encore bien plus que je ne puis
l'exprimer; aussi n'ai-je pas pu attendre à demain pour déposer tous
ces détails sur le papier. Mon ami, il n'y a plus moyen d'y tenir; je
crois qu'il faut, sans perdre un instant, mander à M. de Saint-Priest
de charger l'évêque de Nancy des affaires et de venir. Je ne veux
cependant rien faire sans votre avis et celui du maréchal.
Apprenez-lui tous ces détails: son âme vertueuse en frémira
d'indignation, mais il jugera avec plus de sang-froid que moi, parce
qu'il n'était pas témoin de cette véritable scène de Tartuffe. Je ne
puis cependant rien faire avant votre retour; je souffrirai beaucoup,
mais le plus difficile est fait. Je ne fermerai ma lettre que demain
matin après l'avoir relue.

«Adieu, mon ami, mon cher, mon bon, mon vertueux ami, la pensée de
notre amitié m'est bien nécessaire en ce moment; je vous aime et vous
embrasse de tout mon coeur.»

D'Avaray était de retour, le 25 février, de son voyage auprès du
maréchal de Castries. Le même jour, il rend compte au roi de sa
mission, des réponses du maréchal. Le maréchal de Castries a reconnu
qu'il est impossible au roi de garder un tel ministre, qu'il faut
absolument le congédier; il pense toutefois qu'il faut ajourner la
mesure; mais, à cet ajournement, ni le roi ni d'Avaray ne veulent
consentir. Le renvoi doit être immédiat. La décision du roi étant
prise, il n'y a plus qu'à l'exécuter. Pour cela il faut mettre La
Vauguyon en présence de l'accusation et en demeure de s'expliquer. Le
1er mars, jour des Cendres, d'Avaray la précise en ces termes:

«Il est de mon devoir d'éclairer le roi sur des faits importants qui
intéressent son service. Ils sont de nature à devoir être révélés tout
haut; je me tairais si je ne trouvais en ce moment le moyen de les
publier avec éclat.

«Le roi m'a fait l'honneur de me dire que M. de La Vauguyon lui ayant
lu, le 14 février, une lettre qu'il écrivait à Mgr le prince de Condé
et dont M. de La Marre, parti le 15, devait être porteur, Sa Majesté
lui défendit de l'envoyer. Le roi trouvera ci-joint une pièce qui
prouve que M. de La Vauguyon fit partir par la poste, le 14 février,
la lettre que le roi lui avait défendu d'écrire.

«Le roi, depuis quelque temps, témoignait beaucoup d'inquiétude sur le
sort d'une lettre qu'il écrivit à M. le comte de Saint-Priest vers le
20 de janvier, pour lui annoncer que Sa Majesté l'appellerait dans peu
auprès d'elle, lettre qu'il remit à M. le duc de La Vauguyon pour la
joindre à ses paquets. Les paquets, partis à cette époque, ont été
reçus exactement par M. le comte de Saint-Priest; la seule lettre du
roi s'est perdue, et M. l'abbé Fleuriel déclare que, dans les
différentes dépêches qu'il a expédiées pour M. le comte de
Saint-Priest depuis le 15 février jusqu'à présent, soit par la voie de
Blanckenberg ou par celle de Leipzig, il est sûr de n'avoir inséré
aucune lettre du roi, dont il connaît parfaitement l'écriture.

«M. le président de Vezet, l'un des principaux agents de Sa Majesté
et qui réunit tant de titres à sa confiance, ayant témoigné un
découragement qui pouvait devenir funeste aux intérêts du roi, Sa
Majesté me chargea de lui écrire pour le rassurer sur les entreprises
et le caractère de son ministre; la lettre que M. de Vezet me répondit
pour être transmise au roi est tombée entre les mains de M. de La
Vauguyon. Le paquet cacheté que j'ai remis en dépôt à M. le marquis de
Jaucourt, qui me l'a rendu ce matin avant la messe, dira le reste. Je
prie le roi de vouloir bien vérifier les cachets, l'ouvrir et faire
connaître ce qu'il renferme.--Le comte d'Avaray.»

Nanti de cette déclaration, le roi, au sortir de la messe, mande par
devers lui La Vauguyon. L'entretien dure peu. Il se dénoue par l'ordre
formel que donne le maître à l'homme qui, dès ce moment, a cessé
d'être son ministre, de quitter sur-le-champ Blanckenberg. La Vauguyon
part quelques heures après, sans avoir revu d'Avaray. En partant, il
laisse cette lettre à la porte du roi:

«Sire, je suis profondément affligé de la disgrâce de Votre Majesté;
je respecte ses ordres et je me retire. Je la supplie d'être persuadée
que je n'ai jamais cessé d'être pénétré pour sa personne du zèle et du
dévouement le plus pur, que je conserverai jusqu'au dernier instant de
ma vie.»

Quant au roi, sans attendre que les gazettes proclament l'événement,
il le fait connaître sur-le-champ à son frère, au prince de Condé, au
maréchal de Castries, en les chargeant de le répandre et de
l'expliquer. Chacune de ces lettres est en quelque sorte la répétition
des autres, et il suffira de reproduire celle qui est adressée au
maréchal.

«Je viens, mon cher Maréchal, de prendre un parti qui rend votre
présence auprès de moi plus nécessaire que jamais. M. de La Vauguyon a
été accusé et convaincu: 1º d'avoir envoyé une lettre que je lui avais
expressément défendu de faire partir; 2º d'en avoir ouvert et
déchiffré une autre au secret de laquelle j'attachais beaucoup
d'importance, de l'avoir gardée plusieurs jours et de m'en avoir
ensuite imposé en me disant qu'il venait de la recevoir, qu'il l'avait
ouverte par mégarde et qu'il s'empressait de réparer son erreur, en
l'envoyant sans l'avoir lue à sa véritable adresse. Il est, de plus,
violemment soupçonné d'avoir supprimé une lettre que je l'avais chargé
de faire parvenir à M. de Saint-Priest, et dans laquelle je mandais à
ce dernier de hâter son arrivée auprès de moi. Interrogé par moi sur
ces faits, la faiblesse, ou pour mieux dire la nullité de sa défense,
qui n'a consisté que dans la dénégation des choses les plus clairement
prouvées, aurait suffi pour le convaincre, quand je n'aurais pas eu
d'autres preuves contre lui. Je lui ai ordonné de se retirer, et je me
suis fait remettre tous les papiers relatifs à mes affaires, qui
étaient entre ses mains.

«J'ai mandé à M. de Saint-Priest de venir sans délai, et j'attends de
votre zèle et de votre amitié, que vous allez vous rendre aussi auprès
de moi; vous sentez, sans que j'aie besoin de vous le dire, le besoin
que j'ai de vous dans cette conjoncture.

«Adieu, mon cher Maréchal, vous connaissez toute mon amitié pour vous,
et vous jugez facilement combien j'ai d'impatience de vous voir
arriver.»

On regrette de voir en ces circonstances le chevaleresque d'Avaray,
non content de triompher, le faire railleusement et sans générosité.
Il écrit: «Le renvoi de M. le duc de La Vauguyon offre une anecdote
assez piquante. Il eut lieu le jour des Cendres, immédiatement après
la messe, où le célébrant venait de prononcer à cet homme, si fier de
sa grandesse d'Espagne et de sa pairie de France, la formule: _Memento
homo quia pulvis es, et in pulverem reverteris_, et celui qui lui
donnait cet avertissement si terrible, mais si utile pour les grands
de la terre, est un ecclésiastique vertueux et fidèle qui avait le
plus contribué à découvrir ses projets funestes et ses sourdes menées,
et prévenu d'ailleurs de la catastrophe qui le menaçait. Lorsqu'il lui
dit: «Souvenez-vous que vous êtes poussière,» il pouvait donner à ces
mots plus d'une signification; lorsqu'il ajouta «et que vous rentrerez
dans la poussière», il savait que cet oracle ne tarderait pas à
s'accomplir.»

Le 7 mars, le duc de La Vauguyon était à Hambourg, où son arrivée
faisait sensation, depuis surtout qu'on avait appris qu'elle résultait
de sa disgrâce. Les notes de l'agent du roi dans cette ville, M. de
Thauvenay, trop longues pour être reproduites ici[18], révèlent la
tristesse, l'abattement et pour tout dire le désarroi de l'ancien
ministre, mais aussi l'énergie avec laquelle, sans d'ailleurs perdre
le respect, il protestait contre le traitement dont il avait été
l'objet et s'efforçait de se justifier. Il le fit en écrivant au roi à
plusieurs reprises, et en lui faisant écrire par son cousin l'évêque
de Chalon-sur-Saône, à qui fut adressée une réponse sèche et hautaine.

         [Note 18: Nous avons dû renoncer pour la même cause à insérer
         dans ce récit plusieurs notes que le roi rédigea au cours de
         cette affaire. Mais on les trouvera dans le recueil de ses
         écrits.]

Mais Louis XVIII, loin de regretter de s'être montré impitoyable
envers La Vauguyon, se félicitait malgré tout de sa conduite en cette
circonstance. Le 4 avril, en écrivant à son frère, il lui donnait ses
raisons avec une force qui prouve surabondamment qu'il n'en éprouvait
aucun repentir.

«Tu me parais craindre les inconvénients qui peuvent résulter de la
publicité du renvoi de M. de La V... Avant de te rassurer sur ce
point, permets-moi de te peindre ceux qui seraient résultés de sa
clandestinité. J'ai trouvé des gens qui pensaient que j'aurais dû
l'envoyer chercher et lui dire tête à tête: «Voilà les preuves de vos
infidélités; allez-vous-en et ne parlez pas, ou je parle moi-même.» Je
leur ai répondu: «Pensez-vous que son renvoi eût été ignoré pour cela?
Une fois su, et ses motifs restant secrets, lui-même et ses amis
n'auraient pas manqué de l'attribuer à légèreté ou faiblesse de ma
part: légèreté, si je l'avais renvoyé parce que j'en avais assez de
lui; faiblesse, si j'avais cédé a l'intrigue. J'aurais fait reprocher
à M. de la Vauguyon qu'il manquait à la loi du silence que je lui
avais imposée; il aurait répondu qu'il l'avait observée, mais qu'il ne
pouvait pas être responsable de l'opinion et des discours du public.
Alors, n'ayant pas des preuves en mains qu'il m'eût désobéi, j'aurais
pu me faire quelque scrupule de publier les faits, ou il aurait passé
par-dessus. Je ne suis nullement sûr que j'eusse persuadé le public.
Si je ne l'avais pas persuadé, quel tort tout cela n'eût-il pas fait à
ma considération? Un homme léger ou faible ne peut jamais en espérer,
et ma considération personnelle est la meilleure de toutes mes armes.
La publicité de l'affaire me garantit de ces dangers....

«.... Quant à ceux que tu crains de la vengeance de cet homme, en
supposant qu'il eût l'âme atroce, ce que je ne crois pas, car il y a
loin d'un lâche coquin à un scélérat dans le grand genre, tout le mal
qu'il aurait pu faire l'a été par le traître Malo[19]. Il ne peut,
heureusement ou malheureusement, plus compromettre personne. Je dis
malheureusement, parce que tous ceux qu'il connaissait sont arrêtés;
je dis heureusement, parce qu'il n'a pu avoir connaissance de la
besogne dont je viens de te parler. Je ne doute pas qu'il ne griffonne
et que nous ne soyons bientôt harcelés de sa prose. Mais je l'attends,
armé de son épître et de ma petite correspondance amicale avec
l'évêque de Chalon. Je n'ai point répondu à sa lettre, et je suis bien
aise que son sot de cousin m'ait donné l'occasion d'y répondre
indirectement. Quant à toi, si j'étais à ta place, je ne lui
répondrais pas non plus. Que pourrais-tu lui dire sinon: Je savais que
vous étiez un coquin; votre lettre au roi me prouve que vous êtes une
bête, sur quoi, etc... etc....»

         [Note 19: Le colonel Malo, commandant la place de Paris, dont
         les dénonciations avaient fait arrêter les agents
         royalistes.]

Au même moment La Vauguyon faisait imprimer et répandre de tous côtés,
en Allemagne, en Angleterre et même en France, les lettres qu'il avait
écrites pour sa défense à Louis XVIII. Dans les journaux de Paris se
glissèrent, par les soins du prince de Carency, divers échos de cette
disgrâce, venimeusement présentée comme un témoignage de l'indignité
du prince qui aspirait à régner sur les Français et de son ingratitude
envers ses plus fidèles serviteurs. Lorsqu'aujourd'hui, après plus de
cent ans écoulés, on regarde à cet obscur épisode de l'émigration, on
est obligé de reconnaître qu'il eût été plus habile au roi de suivre
le conseil du maréchal de Castries, de différer la mesure, d'y mettre
moins de hâte et de colère, de paraître plus dédaigneux des incidents
qui la lui dictaient et de se montrer moins empressé à donner
satisfaction aux rancunes de d'Avaray.



VII

BARRAS ET SOURDAT


En apprenant l'arrestation de ses agents de Paris, le roi avait
commencé par commettre à la défense de ses intérêts menacés en France
les membres de son agence de Souabe. Outre qu'ils étaient parvenus à
nouer avec l'intérieur du royaume des relations suivies, la prudence
du président de Vezet, le dévouement du général de Précy, la téméraire
activité d'Imbert-Colomès, qui, sous le nom de Philibert et quoique
inscrit encore sur la liste des émigrés, faisait de fréquents voyages
à Lyon, nourrissant même le dessein de se faire élire député aux
Cinq-Cents, les rendaient dignes de la plus entière confiance. Les
charger des intérêts de la cause royale, c'était mettre ces intérêts
en des mains sûres. Ce ne pouvait être là, cependant, qu'un
arrangement provisoire. Il était nécessaire que le roi eût dans Paris
des agents à poste fixe.

De cette nécessité reconnue résulta le dessein de former dans la
capitale un conseil royal composé de ce qu'on pourrait réunir des
membres de l'ancienne agence et de quelques personnages à qui leur
situation sociale pourrait donner barre sur l'opinion. Ce dessein, de
La Marre, consulté, non seulement l'approuva, mais encore il se
chargea de porter à Paris le règlement rédigé par le roi en
quarante-trois articles, qui devait être la loi des agents dans
l'exercice de leurs fonctions, et les instructions longues et
minutieuses dont étaient tenus de s'inspirer leurs actes et leur
langage. Il est toutefois visible que dans ces instructions et ce
règlement, qui témoignent du désir du roi de garder de l'ancien régime
ce que la Révolution a eu le plus à coeur de détruire, et notamment la
réintégration de la noblesse et du clergé dans l'intégralité de leurs
droits séculaires, l'abbé de La Marre n'a pas également tout approuvé.

Ce qu'il leur reproche surtout, c'est de déterminer par avance les
formes à donner à la royauté restaurée quand il ne faudrait parler que
de la royauté elle-même; c'est aussi d'être plus propres à un état de
choses calme et régulier qu'à une situation profondément troublée et
toujours menaçante; c'est de ne rien laisser à l'initiative des
agents, de les considérer comme des mandataires demeurés libres
d'exécuter à la lettre le mandat qu'ils ont reçu; c'est aussi de ne
pas tenir compte des dangers qu'ils courent, de la nécessité où ils
peuvent subitement se trouver, étant à une si grande distance de la
source de leurs ordres, de ne s'inspirer que des circonstances pour
résoudre une difficulté subite, et, en un mot, pour avoir voulu tout
prévoir, de n'avoir pas prévu l'imprévu qui, dans les temps de
révolutions, tient tant de place dans les choses humaines. Néanmoins,
soit que ces objections, qui se produiront ultérieurement avec plus de
force quand l'événement leur aura donné raison, ne se soient produites
à ce moment qu'avec timidité, soit qu'elles n'aient pas frappé
l'esprit du roi, il n'en est pas tenu compte. De La Marre n'insiste
pas et se tient pour exaucé d'avoir reçu satisfaction sur un point
essentiel, c'est-à-dire d'avoir obtenu que le système des mouvements
insurrectionnels serait abandonné et que tout l'effort royaliste se
porterait à conquérir l'opinion sans coup férir.

Quant au roi, ce qu'il promet en ce moment, il est résolu à le tenir.
C'est avec confiance qu'il adopte une marche nouvelle très différente
de celle qu'il a suivie jusque-là. Nous en trouvons la preuve dans une
lettre que, quelques jours plus tard, le 7 avril, il écrira au prince
de Condé en lui envoyant les instructions qu'il a édictées pour son
conseil royal.

«Ce moment-ci est terrible, mandera-t-il à son cousin. Les nouveaux
succès de Bonaparte, je ne dirai plus en Italie, mais dans le coeur
des États héréditaires, et l'état des finances de l'Angleterre nous
menacent d'une paix prochaine. Mais, en portant nos regards au delà de
cette crise si pénible, je vois plutôt des sujets d'espérance que de
découragement. Vous savez que je ne suis pas illusionnaire, et je
suis persuadé que vous penserez comme moi quand vous aurez raisonné un
peu à fond avec M. Wells.[20]»

         [Note 20: Ce nom revient souvent dans la correspondance
         royale, et les lettres du personnage qui le porte sont
         nombreuses à l'époque de la formation du conseil royal. Mais
         nous n'y avons rien trouvé qui pût nous éclairer sur sa
         personnalité. Il apparaît, d'après ces lettres, et sans qu'il
         soit possible de rien préciser, qu'il fut adjoint à l'abbé
         André dit de La Marre, pour l'aider dans l'accomplissement de
         sa mission, et que c'est en se rendant à Paris par une autre
         route que son collègue qu'il passa par le camp de Condé. Je
         dois faire remarquer, d'ailleurs, que les agents employés par
         le roi sont, pour la plupart, enveloppés d'une obscurité
         déconcertante. Les uns figurent dans la correspondance sous
         leur nom véritable, les autres sous un nom d'emprunt;
         quelques-uns sont désignés simplement par un numéro. Il
         arrive aussi que le même agent, dans la même lettre, est
         désigné sous plusieurs noms. La clef du chiffre royal ne m'a
         pas toujours également permis de deviner, sous le masque qui
         les cache, quels étaient ces personnages.]

La formation du conseil décidée, il s'agissait maintenant d'en
désigner les membres. Il y en avait cinq déjà tout indiqués; ceux de
l'ancienne agence: Duverne de Praile, l'abbé Brottier et de La
Villeheurnoy encore incarcérés, Despomelles et Sourdat. Dans l'espoir
que les premiers sortiraient sains et saufs de leur triste aventure,
et comme, d'autre part, on ignorait encore à Blanckenberg que l'un
d'entre eux avait fait des révélations accablantes pour ses complices,
le roi tint à leur donner un témoignage de sympathie et de confiance
en les maintenant tous les trois dans son conseil au même titre que
leurs deux collègues demeurés en liberté.

Quant aux hommes nouveaux à leur adjoindre, plusieurs noms s'étaient
déjà présentés à son esprit: le prince de La Trémoïlle, qu'on avait vu
en Vendée aux heures les plus périlleuses et qui venait, après un long
séjour en Angleterre, d'obtenir sa radiation de la liste des émigrés;
l'abbé de Dampierre, ancien constituant, émigré rentré lui aussi;
l'abbé d'Esgrigny, cet ancien vicaire général du Pas-de-Calais, à qui,
du fond de leur prison, les agents arrêtés avaient confié la direction
de l'agence en dépit des protestations de Despomelles et de Sourdat;
le chef chouan, marquis de Rochecot, désigné au même titre que l'abbé
d'Esgrigny, dans les mêmes conditions et en vue du même objet.

Ces quatre noms étaient ceux de royalistes fidèles. Mais encore
fallait-il savoir s'ils se jugeraient en état d'occuper le poste où
les appelait la confiance de leur maître. La nécessité de les
consulter, la difficulté de leur trouver des collègues décidèrent le
roi à ne nommer définitivement personne et à laisser à l'abbé de La
Marre le soin de choisir. Il se contenta de stipuler que le conseil
royal, dès qu'il compterait sept à huit membres, élirait lui-même les
autres jusqu'à concurrence de douze. Comme il se croyait assuré du
consentement du prince de La Trémoïlle, il le désigna comme président
et, à défaut de lui, le général Pichegru, laissant toutefois à son
envoyé le droit d'en désigner un autre si celui de son choix refusait.
En vue de sa mission, de La Marre fut nanti de pouvoirs en blanc, les
uns instituant les membres du conseil royal, les autres les autorisant
à négocier avec les membres du Corps législatif, conseil des Anciens
et conseil des Cinq-Cents, ou destinés à ceux de ces députés qui, se
ralliant à la cause royale, voudraient se livrer parmi leurs collègues
à une active propagande.

Un autre point restait à régler. Des fonds étaient indispensables au
conseil royal pour entreprendre et poursuivre des opérations
efficaces. Ces fonds, l'Angleterre pouvait seule les fournir. Pour les
obtenir, il fallait recourir à Wickham. L'agent Wells, qu'on a vu
porter une lettre au prince de Condé, avait été chargé de l'inviter à
s'entremettre auprès du commissaire anglais dont les relations avec
lui étaient de tous les instants. Le président de Vezet et le général
de Précy, qui résidaient dans le voisinage de Wickham, devaient agir
aussi dans le même but. Pour assurer à Londres un bon accueil aux
demandes du roi, on comptait sur le prince de La Trémoïlle, qui n'en
était pas encore parti et qu'une lettre de l'abbé de La Marre allait
avertir de ce qu'on attendait de lui. Toutes les pièces relatives à
ces négociations portent la date du 5 avril 1797. C'est à cette même
date que de La Marre quitta Blanckenberg pour se rendre en France.

Cependant, on attendait toujours des nouvelles du marquis de Bésignan.
Il devait, on s'en souvient, trouver à Lausanne les passeports promis
par le comte de Grabianka et nécessaires aux personnes que le roi
enverrait à Paris pour négocier avec le Directoire. Les passeports
n'arrivant pas, on dut supposer que le Polonais n'avait pu se les
procurer; on sut bientôt que telle était la vérité. Le roi n'en fut ni
déçu, ni surpris. Tout comme d'Avaray, il n'avait guère cru aux belles
promesses de ce fou de Bésignan. L'arrestation des agents de Paris
n'avait pu que fortifier son incrédulité. Il semblait peu probable, en
effet, que si le Directoire songeait à entrer en pourparlers avec le
souverain légitime de la France, il y eût préludé en mettant sous les
verrous trois royalistes et en dénonçant avec fracas leurs manoeuvres.
L'affaire était donc manquée, et sans doute l'occasion de la renouer
ne se présenterait plus.

À Blanckenberg, on était d'autant plus payé pour le croire qu'une
autre aventure du même genre venait de se dénouer piteusement. Vers la
fin de mars, était arrivée au roi une lettre signée Deville et portant
à côté de cette signature le timbre officiel du Directoire exécutif.
L'auteur, qui se disait employé dans les bureaux du gouvernement,
offrait son entremise, soit pour faire parvenir aux directeurs les
propositions du roi, soit pour fournir à ce dernier des renseignements
sur leurs intentions véritables. Quoique le correspondant eût avoué
qu'il ne donnait pas son nom et demandé qu'on lui répondit poste
restante à Genève sous un nom supposé, le roi n'avait pas cru devoir
jeter la lettre au panier. Il en avait, au contraire, envoyé une à
l'adresse indiquée:

«Votre lettre du 22 février, disait-il, m'est arrivée en mains
propres; mais elle a été retenue un mois à Leipzig; sans cela j'y
aurais répondu sur-le-champ, car c'est un besoin pour mon coeur de
retrouver des serviteurs fidèles et de leur exprimer mes sentiments.
Si vous êtes dans de pareilles dispositions, faites-vous connaître
sans crainte; votre secret sera le mien. En attendant, cherchez avec
soin, et vous trouverez à qui parler.»

Cette réponse n'avait pas eu le temps de parvenir à son destinataire,
quand on reçut, à Blanckenberg, une nouvelle lettre de lui, revêtue,
comme la première, du timbre directorial. Le correspondant anonyme
s'étonnait du silence gardé à son égard, se montrait impatient de
recevoir une réponse, mais déclarait qu'il ne se ferait connaître et
ne fournirait de plus amples explications que s'il recevait, au
préalable, une somme de trente louis, qui lui était nécessaire pour
mettre en mouvement les instruments qu'il comptait employer. Cette
fois, le roi flairant une escroquerie fut tenté de ne pas répondre.
Finalement, il envoya l'argent, dont il ne lui fut même pas accusé
réception. Cet incident ne mériterait pas de figurer dans ce récit
s'il ne contribuait à prouver, plus encore que l'affaire Bésignan,
combien précaires étaient les moyens dont disposait le monarque émigré
alors pour communiquer avec les membres du Directoire. Il dut
reconnaître que si, malgré tout, cette communication était possible,
ce ne pouvait être que par l'intermédiaire de son conseil royal, muni
des instructions et des pouvoirs confiés à de La Marre.

Les choses en étaient là, lorsque, quarante-huit heures après le
départ de celui-ci, une lettre de Sourdat vint brusquement ranimer des
espérances singulièrement refroidies par les aventures Bésignan et
Deville. Sourdat racontait avoir noué des relations avec un haut
fonctionnaire du Directoire, qu'il désignait sous le nom de Bénard,
et, par son intermédiaire, avec Barras lui-même. Barras s'était montré
favorable au rétablissement de la monarchie, disposé à y travailler,
ne réclamant pour lui qu'indemnité et sûreté. Sourdat demandait des
pouvoirs pour traiter.

Ces pouvoirs, on se le rappelle, étaient déjà aux mains de l'abbé de
La Marre. Mais celui-ci, parti plusieurs jours après Wells, ne devait
être à Paris qu'à la fin de mai. Wells, au contraire, allait s'y
rendre, sans délai en quittant le quartier général du prince de Condé,
établi à Mulheim, dans le duché de Bade. Comme il s'y trouvait encore,
le roi lui envoya les pouvoirs que réclamait Sourdat. Ils étaient
ainsi conçus:

«Nous autorisons M. Sourdat à entrer en pourparlers avec les membres
du gouvernement qui voudront nous servir, à entendre les propositions
qui seront faites par eux, soit pour les services qu'ils s'engageront
à nous rendre, soit pour les récompenses qu'ils demanderont, à charge
par le sieur Sourdat de nous rendre compte de tout, afin que nous
puissions, en conséquence, lui transmettre de nouveaux pouvoirs et de
nouveaux ordres.»

À cette pièce, le roi fit joindre une copie de la déclaration qu'à
propos de l'affaire Bésignan, il avait confiée au président de Vezet.
La copie comme l'original était de son écriture et signée de lui.
Enfin, par son ordre, le comte d'Avaray écrivit à Sourdat, le même
jour 7 avril, pour l'autoriser à promettre à Barras «sûreté, liberté
de dénaturer et d'emporter ailleurs sa fortune, inaction et silence
des tribunaux, avantages présents et futurs pour ses proches, tout
l'argent enfin dont il pourrait compenser la perte par les services
signalés qui lui auraient été spécifiés impérativement».

Dans une autre lettre adressée, le 13 avril, à de La Marre pour le
mettre au courant de la négociation qui allait s'ouvrir, d'Avaray
disait encore: «L'alliance des royalistes avec un parti qui pourrait
culbuter la faction des Constitutionnels serait sans doute un
chef-d'oeuvre de politique; mais le portrait qu'on nous trace de
Barras me donne lieu de craindre qu'il n'exige plus que le roi ne peut
accorder, et qu'il ne promette plus qu'il ne pourra tenir. J'ai
marqué, dans ma lettre du 7 août, les bornes qu'il est impossible au
roi de passer, et il les a confirmées de sa main. Conviendront-elles à
un homme ambitieux? N'est-il pas même à craindre qu'elles l'irritent?
Mais attendons ce qu'il dira et ensuite ce qu'il saura faire.»

Les réflexions de d'Avaray révèlent un esprit judicieux et prouvent
qu'il voyait sans confiance commencer cette négociation. Ce n'était
déjà que trop puéril d'admettre même un moment, d'une part que la
monarchie pourrait être rétablie par l'accord des révolutionnaires et
des royalistes d'ancien régime, à l'exclusion des royalistes
constitutionnels, et d'autre part que les membres du Directoire
accepteraient comme prix de leur participation au rappel du roi la
proscription et l'exil.

Telles ne sont pas cependant les seules raisons, qu'en réponse à
d'Avaray, invoqua l'abbé de La Marre pour le mettre en garde contre
les illusions et les espoirs prématurés. Pas plus que lui, il ne
croyait que les membres du Directoire fussent en état de tenir les
engagements qu'on leur supposait l'intention de prendre. Mais, de
plus, il était convaincu que leurs promesses cachaient un piège. Ils
ne pouvaient se soutenir que par la guerre. Celle du dehors touchant à
sa fin, ils cherchaient à la rallumer au dedans. «L'opinion les
poursuit à outrance; il leur faut donc une diversion puissante qui
justifie toutes les rigueurs.» Néanmoins, il convenait de s'aboucher
avec eux, mais uniquement pour les entendre, quitte à formuler des
conditions s'ils semblaient disposés à en accepter.

Ces conditions, Sourdat les connaissait déjà; il était autorisé à en
faire usage au cours de la négociation. Il devait demander d'abord que
le Directoire n'apportât aucun obstacle à l'établissement du roi dans
une principauté plus rapprochée du Rhin que ne l'était le duché de
Brunswick, et ensuite qu'il versât aux représentants de Sa Majesté les
quelques millions nécessaires à l'exécution du projet. «Ils les ont
promis, disait d'Avaray, et la suite qu'ils donneront à cette promesse
sera la mesure de leur volonté et de leurs moyens, car on ne peut trop
répéter que c'est à eux à faire tous les frais.»--«Vous savez,
ajoutait-il dans une lettre à de La Marre, que je ne mets aucune
importance à l'affaire des régicides, et que le roi l'a en horreur.
Votre sagesse le rassure autant que la précision des instructions que
vous avez reçues. Allez donc la sonde à la main, et, si vous y trouvez
jour, sondez le malade un peu trop avant. Si ces messieurs n'ont que
la guerre civile à nous offrir, ce n'est pas la peine d'entrer en
marché; car, tôt ou tard, nous l'aurons pour rien.»

C'est le 18 mai qu'il s'exprimait en ces termes. À ce moment, à en
croire une lettre de Sourdat, reçue à Blanckenberg le lendemain, la
négociation était en train depuis le 3, date de l'arrivée de Wells à
Paris. Mis par lui au courant des volontés du roi, Sourdat s'était
empressé de dépêcher Bénard à Barras; dès le 5, il rendait compte des
résultats de cette première démarche.

«Bénard a déployé sur-le-champ tout le zèle dont il est animé pour le
service de Votre Majesté. Barras a manifesté toute l'étendue de sa
joie à la vue du nom de Votre Majesté, et il s'est livré à toute
l'effusion d'un coeur frappé de remords et qui brûle du désir
impatient, sinon de réparer, car il reconnaît que cela est impossible,
mais d'employer, d'épuiser toutes ses facultés à servir efficacement
Votre Majesté. Il est un second directeur, Carnot, qui est également
instruit de l'accès que Votre Majesté veut bien accorder au repentir;
il ne montre pas moins de zèle. Barras veut que dans trois mois tout
soit fini. Si ce voeu peut paraître présomptueux, au moins est-ce un
élan. Nous allons sans délai travailler à fixer des points de contact
qui puissent être mis sous les yeux de Votre Majesté: ils lui seront
incessamment portés.»

Il ne semble pas, qu'en lisant ce récit qui respire une confiance
enthousiaste, Louis XVIII ait mis en doute ni la réalité de
l'entretien de Bénard avec Barras, ni celle des dispositions
attribuées à ce directeur et à son collègue Carnot. Il est d'ailleurs
assez difficile de n'y pas croire, étant donné d'une part le
dévouement et la bonne foi de Sourdat, dont nous possédons maints
témoignages, et le désintéressement de Bénard, qu'on ne voit à aucun
moment de la négociation stipuler pour lui des avantages personnels.
C'est tout autrement qu'avaient agi Fauche-Borel et Montgaillard en
nouant l'intrigue Pichegru. Ils avaient exigé des promesses de
récompenses pécuniaires et autres. C'est tout autrement aussi qu'agira
David Monnier, lorsqu'au lendemain du dix-huit fructidor, il se
prétendra en situation d'assurer à la cause royale l'appui de ce même
Barras; il multipliera les demandes d'argent et trouvera dans
Fauche-Borel, à l'effet de les appuyer, un avocat intéressé. Rien de
pareil dans l'attitude de Bénard; il ne réclame, Sourdat le déclare,
que l'honneur de servir le roi. De La Marre lui-même, qui bientôt
démontrera le vide et le peu de consistance de la négociation, ne
suspectera pas la bonne foi des négociations et n'accusera que leur
sottise et leur crédulité. Quant à Louis XVIII et à d'Avaray, s'ils
sont convaincus de la bonne foi de Bénard et de Sourdat, ils ne le
sont pas de celle de Barras. En commentant le récit qui nous inspire
ces réflexions, d'Avaray exprime à de La Marre la crainte que Sourdat
ne témoigne trop d'empressement et ne soit trop prompt «à se livrer
aux espérances peut-être trompeuses» qu'on lui a inspirées. Aussi
insiste-t-il sur la nécessité pour les négociateurs de ne pas
s'écarter de la ligne qu'il leur a tracée et de mettre à l'épreuve les
moyens de Barras.

De La Marre, quand ces recommandations lui parvinrent, venait
d'arriver à Paris, avec la double mission de mettre sur pied le
conseil royal et de suivre de près la négociation engagée par Sourdat
avec le Directoire.

En ce qui touche le conseil royal, au spectacle des rivalités et des
intrigues suscitées à l'annonce de sa prochaine formation dans le
parti royaliste, il avait reconnu promptement l'impossibilité de le
former. Wickham, le commissaire anglais, mécontent d'en voir la
présidence confiée au prince de La Trémoïlle, prétendait la faire
remettre au baron d'André, qui était à sa dévotion. Il avait envoyé à
Paris son homme de confiance, le jeune Bayard, en le munissant des
moyens nécessaires pour apporter des entraves à l'exécution du plan du
roi. Bayard n'avait rien trouvé de mieux que d'exciter les uns contre
les autres les membres de l'ancienne agence, les uns encore détenus,
mais ayant conservé des communications avec le dehors, les autres
poursuivis, mais non arrêtés. Ceux-ci avaient cessé tous rapports avec
ceux-là. Tous s'accusaient réciproquement. Ils entendaient exercer la
suprématie dans le prochain conseil; ils essayaient de perdre La
Trémoïlle dans l'esprit du roi, en alléguant, ce qui était vrai, qu'il
n'avait pu obtenir du gouvernement anglais les fonds indispensables à
la réorganisation de l'agence. Ils invoquaient aussi la nécessité de
ne pas offenser Wickham en refusant son candidat d'André, mais en même
temps le péril qu'il y aurait à nommer celui-ci «qui n'était pas sûr».

Effrayés et découragés par ces lamentables querelles, l'abbé de
Dampierre et l'abbé d'Esgrigny se dérobaient sous de vains prétextes à
la confiance du roi. Finalement, de La Marre en trouvait pour former
le nouveau conseil que des hommes décriés, compromis par leurs
légèretés et leurs imprudences, et desquels on ne pouvait attendre des
services efficaces. Dans sa correspondance avec d'Avaray, il dressait
le triste tableau de ces divisions. Il avoue qu'il n'y a rien à faire
pour le moment, qu'il faut renoncer à l'établissement du conseil
royal, se contenter d'avoir à Paris deux agents, l'un pour
l'extérieur, l'autre pour l'intérieur, tous les deux sûrs, tous les
deux habiles, tous les deux ne figurant pas ou ne figurant plus sur la
liste des émigrés et socialement placés pour avoir accès dans le Corps
législatif. À défaut du général Pichegru, à qui ses fonctions de
président des Cinq-Cents ne permettent pas de servir directement la
cause royale, il propose au choix du roi le prince de La Trémoïlle et
le baron d'André, l'homme de Wickham qu'il importe de ménager.

Il n'est pas plus rassurant relativement à la négociation Barras. Ses
observations l'ont convaincu que Sourdat et Bénard sont dupes de leur
crédulité, et que Barras les a joués. «Il n'y a personne à voir,
personne à tenter; dans l'état où sont les choses, personne ne vaut
d'être acheté.» À l'heure où, avec une netteté excessive, il manifeste
son opinion, Sourdat, dans la correspondance que nous possédons de
lui, tient un tout autre langage. Il fait part des propositions de
Barras à l'agent La Barberie, qui répond «qu'elles ne doivent pas être
négligées, mais avec bien de la discrétion.» Il écrit à l'agent
Valdené, qui réside en Suisse et qui transmet aussitôt sa lettre à
Blanckenberg: «Je laisse à M. de La Marre à vous dire dans le temps,
de quelle manière s'effectuera ce que j'ai annoncé de la part des
directeurs. Il vous dira de même de quelles précautions nous avons
fait usage pour ne pas exposer le secret de cette négociation, que
nous avons fait regarder comme manquée à Wells lui-même pour
l'ensevelir dans le plus profond mystère; car la moindre connaissance
en perdrait les auteurs et ruinerait les affaires du roi, qui par ce
moyen peuvent devenir très brillantes en dépit de tous les envieux.»

Sans se douter que ce que de La Marre mande au même moment à
Blanckenberg ne cadre guère avec ces assurances, et ne remarquant pas
ce qu'il y a de contradictoire entre le soin qu'il a pris de détourner
Wells de la trace du secret et la confidence qu'il en a faite à La
Barberie et à Valdené, Sourdat, en écrivant au roi, est plus
affirmatif encore. D'après lui, Barras nourrit toujours les mêmes
intentions. Si de La Marre n'a pu forcer sa porte, ni lui arracher un
engagement, il ne faut pas s'en étonner: «Barras sent le danger de se
compromettre et la nécessité du secret. Mais l'intermédiaire que de La
Marre a vu plusieurs fois est bien moins un agent des directeurs qu'un
fidèle et zélé serviteur du roi, et la confiance que l'on doit à cet
intermédiaire, dont je suis assuré, doit en inspirer dans les
personnes au nom desquelles il agit.»

À l'appui de ses dires, Sourdat envoie un aperçu du plan qu'ont
élaboré ensemble Barras et Carnot. Ce plan consiste à mettre en
mouvement cent dix mille hommes choisis dans les armées républicaines
et commandés par les meilleurs généraux. Un décret autoriserait à les
tenir en armes après la paix, et on les choisirait de manière à être
sûr de leur docilité. Trente mille seront mis en garnison dans deux
places fortes, vingt mille dans Paris, cinquante mille dispersés dans
les provinces pour servir de noyau aux royalistes qui viendront se
joindre à eux au moment décisif, dix mille enfin tiendront la campagne
et formeront une armée d'exécution. C'est par elle qu'on fera
proclamer le roi. Le Directoire et les conseils feindront de se rendre
à son voeu, et une députation sera alors envoyée au roi pour le prier
de venir reprendre le gouvernement du royaume.

Les auteurs du plan se chargent de tout, ne demandent au roi que de
les laisser faire, n'exigent qu'une promesse leur garantissant sûreté
et indemnité, et assurant aux officiers qui se seront distingués au
rétablissement du trône que leurs grades leur seront conservés. Les
directeurs ne peuvent fournir l'argent nécessaire à l'exécution de ce
plan; ils désirent que le roi travaille à leur en procurer; ils
offrent d'ailleurs de lui en faciliter les moyens.

Ces vastes projets présentaient si peu de vraisemblance, et leur mise
en train tant de difficultés; il était si extraordinaire qu'après
avoir promis des fonds, Barras et Carnot, maîtres de la France, se
fussent adressés au roi pour s'en procurer, que celui-ci, déjà mis en
défiance, eût été tenté de croire à la fourberie de ses agents si la
note envoyée par Sourdat n'eût été revêtue d'initiales et d'un paraphe
que Bénard déclarait être ceux de Barras. Il demeura donc en proie à
l'incertitude, partagé entre la crainte de perdre une occasion de
recouvrer sa couronne et celle d'être la dupe soit de Barras, soit de
Bénard.

Qui disait vrai, de l'abbé de La Marre ou de Sourdat, et ce dernier
était-il autorisé à persévérer dans sa confiance, à présenter Barras
comme très mécontent du retard qu'on mettait à lui répondre et comme
disposé à s'adresser à Monsieur, comte d'Artois, «dont il espère être
accueilli plus favorablement?» Sans doute, la combinaison qu'il
proposait prouvait la puissance du Directoire, puisqu'il s'agissait
d'entraîner une armée de plus de cent mille hommes à arborer la
cocarde blanche aux cris de «Vive le roi»! Mais ne pouvait-on redouter
que ce même Directoire n'employât cette armée à neutraliser en les
écrasant d'un seul coup les royalistes, qui, trompés par de
fallacieuses promesses, viendraient se joindre à elle?

Cependant, à la date du 26 juin, d'Avaray s'étonnait encore que
l'importante communication dont il vient d'être parlé n'eût été suivie
d'aucune autre; mais c'est le 17 août seulement qu'en réponse à une
lettre de l'abbé de La Marre, il déclarait que ses précédents soupçons
et ceux de son maître s'étaient changés en certitude. «Vous voilà plus
convaincu que jamais que cette prétendue négociation avec Barras n'est
qu'un conte bleu. Il faut rompre absolument cette intrigue, dont
l'odieux, si elle venait à percer, retomberait sur le roi et non sur
les petits bavards qui l'ont ourdie.»

À prendre à la lettre ce langage accusateur, on ne saurait méconnaître
qu'il est plus accablant pour Sourdat et Bénard que pour Barras. Il
est cependant remarquable que l'incident ne met pas fin à la faveur
dont jouit Sourdat à Blanckenberg. Il reste le correspondant du roi et
de d'Avaray; ils continuent à accueillir avec confiance les
informations qu'il envoie sur l'état du parti royaliste; ils recourent
souvent encore à son dévouement et à son zèle. De La Marre lui-même,
qui le soupçonne un moment de l'avoir dénoncé au Directoire, se
rétracte bientôt; car, au dix-huit fructidor, il lui doit son salut;
il rend hommage à sa loyauté tout en conservant des doutes sur son
habileté. Ce qui d'ailleurs Sourdat place au-dessus du soupçon, c'est
que, lorsque du fond de la prison du Temple, où sont encore détenus
Duverne de Praile, l'abbé Brottier et La Villeheurnoy, sortent les
dénonciations arrachées au premier de ces malheureux par la crainte de
la mort, Sourdat figure parmi les agents royalistes que le
dénonciateur désigne comme d'actifs artisans des complots ourdis
contre le Directoire.

On peut supposer, il est vrai, qu'il a été la dupe non de Barras, mais
de Bénard, et que celui-ci a forgé de toutes pièces les intentions et
les projets qu'il a présentés comme étant ceux du tout-puissant
directeur. Mais comme, d'autre part, il est acquis qu'il n'a rien
demandé au roi pour prix du service qu'il offrait de lui rendre, et
que son intérêt personnel n'a pas été en jeu, la supposition qui
l'accuse, loin de prouver que Barras a ignoré les offres faites en son
nom, tendrait à établir au contraire qu'il les a suggérées. Si Bénard,
son subordonné, a joué une comédie dont on ne voit pas le but
puisqu'il la jouait gratuitement, il est plus que vraisemblable qu'il
ne l'a jouée qu'avec son consentement, pour le documenter sur les
projets des royalistes. Que Bénard, en cette circonstance, ait été
l'homme du roi ou qu'il ait été l'homme de Barras, tout autorise à
affirmer que celui-ci s'est prêté à ces entretiens. Le fait qu'il n'en
a pas parlé dans ses mémoires, bien qu'on puisse y voir la preuve
qu'il ne les a pas connus, peut plus justement encore être interprété
comme un témoignage de son impuissance à établir qu'on le calomnie en
le montrant à un jour donné comme disposé à rétablir les Bourbons.

Sans insister plus longtemps sur ces considérations, il suffira de
constater une fois pour toutes que, quelle que fut la défiance du roi
et de d'Avaray à l'égard de Barras, ils ne renoncèrent pas entièrement
à l'espoir d'une entente avec lui, quoique les premières tentatives
eussent échoué et que le coup de force du dix-huit fructidor exécuté
dans l'intervalle eût démontré que Barras n'entendait céder le pouvoir
à personne. Au mois de juillet 1798, Louis XVIII, expulsé de
Blanckenberg par le gouvernement prussien, venait de s'installer à
Mitau, lorsque Sourdat lui fit savoir que Barras était toujours occupé
des mêmes vues; que bientôt tous ses plans seraient arrêtés, et
qu'alors un agent de confiance viendrait de sa part les communiquer au
roi. Il semble qu'après ce qui s'était déjà passé, ces ouvertures
nouvelles eussent dû être dédaigneusement écartées et que le roi eût
dû déclarer qu'il ne voulait pas être plus longtemps la dupe de Barras
ou de ceux qui parlaient en son nom. La réponse que, par son ordre,
expédia le comte d'Avaray ne trahit ni soupçon ni défiance. «Le roi
désire vivement voir arriver la personne que vous annoncez, dans
l'espérance de recevoir par elle des preuves positives et matérielles
des dispositions, du travail et des succès du principal personnage.»
Naturellement, on attendit en vain l'envoyé de Barras; et ce fut le
dénouement de la négociation.



VIII

LE COUP D'ÉTAT DU DIRECTOIRE


Au cours de ces événements, l'abbé de La Marre, bien qu'appelé à deux
reprises à Blanckenberg, avait fait de fréquents séjours en France.
Inscrit sur la liste des émigrés sous son nom réel: l'abbé André, il
était parvenu à en être rayé. Dès lors, arrivé à Paris sous ce même
nom, il avait pu sans être inquiété y demeurer, se mettre en rapport
avec les agents du roi et poser même sa candidature, en Savoie, aux
élections de 1797, pour le renouvellement d'un tiers du conseil des
Cinq-Cents. Il n'avait pas été élu. Mais, par ses soins, plusieurs
royalistes l'avaient été. Lorsqu'après son échec, il était réapparu
dans les milieux politiques, il avait retrouvé les députés qui lui
devaient leur succès. Par leur entremise, il s'était créé de
nombreuses relations parmi les membres des deux conseils.

La correspondance qui est sous nos yeux le montre activement employé
aux affaires du roi. Ce n'est pas seulement de la réorganisation du
conseil royal qu'il est chargé, ni de s'efforcer de mettre fin aux
dissentiments, aux querelles, aux brouilles qui divisent en ce moment
les royalistes ou de suivre la négociation Barras. En dépit des
paroles rassurantes de Sourdat et de Bénard, il a promptement reconnu
que cette négociation n'est qu'un leurre; il a été impuissant à
réconcilier entre eux les agents du roi, à mettre fin à leurs
rivalités, à leurs intrigues, à détruire chez Wickham la conviction
que Louis XVIII doit renoncer à toute initiative, se tenir à l'écart
de tout ce qu'on entreprendra pour lui faire restituer sa couronne.

Vainement, secondé par La Trémoïlle, qui pense en tout comme lui, il a
prêché aux royalistes la nécessité de se réconcilier et de s'unir;
vainement il a essayé de dompter l'incompréhensible résistance de
Wickham aux objurgations de Louis XVIII, qui revendique son droit
d'être mis en avant, de jouer un rôle plus actif; vainement il a
chapitré d'André et Bayard, qui se sont faits les hommes liges du
commissaire anglais; ses efforts se sont brisés contre la rancune et
les ambitions des uns, contre le mauvais vouloir et l'entêtement des
autres; il n'a pu mettre sur pied le conseil royal; il a dû avouer au
roi que, dans l'état actuel des choses, il était impossible de le
former; et, pour en finir, il a proposé d'y substituer deux agents,
qui provisoirement suffiront à la besogne. En ce qui touche ces divers
points, sa mission n'a donc plus d'objet, et ce n'est que par hasard,
accidentellement, qu'il revient à des incidents révélateurs de la
misère matérielle et morale à laquelle, en face d'adversaires
puissants et résolus, d'inépuisables ressentiments ont livré le parti
royaliste.

Mais cette mission avait d'autres buts, et il n'a pas cessé de les
poursuivre. Ses instructions lui prescrivaient de pousser vers le
retour de l'ordre les électeurs et les élus, de réunir tous les
éléments modérés dispersés dans les conseils, de grouper contre le
Directoire tous les amis d'un bon gouvernement et de rallier au parti
du roi les hommes influents par la pureté de leur passé, leur fortune
ou leur situation sociale. En arrivant, il croyait à la possibilité de
réaliser ce plan. Ne lui avait-on pas dit qu'à Paris, un parti s'était
formé pour le rétablissement de la royauté; que ce parti avait des
ramifications dans les départements? Quelle n'a pas été sa surprise et
combien douloureuse en constatant «que tout cela n'était que sur le
papier»! À l'exception des départements de l'Ouest, rien n'est fait. À
Paris même, il n'y a aucun ensemble, aucune combinaison.

Cependant il ne s'est pas découragé; il y a de nombreux mécontents;
les républicains deviennent de plus en plus rares; les dernières
élections ont prouvé que l'opinion est bonne, que les Français ne
demandent qu'à être tirés de leur torpeur, comme de l'esclavage où la
terreur les a plongés, où, malgré tout, le Directoire menace toujours
de les tenir. Il acquiert bientôt la conviction que pour briser ce
joug, quand l'occasion s'en présentera, il y aura dans le conseil des
Cinq-Cents et dans celui des Anciens, même tels qu'ils sont composés,
une majorité.

Le malheur est que cette majorité n'est pas, tant s'en faut, toute
royaliste, ni toute dans les mêmes principes. Le groupe des royalistes
n'y est pas le plus fort; on y compte en plus grand nombre des
constitutionnels et des républicains de bonne foi. Ils croient à la
possibilité de réformer le gouvernement sans le détruire; ils ne
songent qu'à rétablir l'ordre. Ainsi les trois groupes sont d'accord
pour mettre fin au régime révolutionnaire et au pouvoir excessif du
Directoire. Mais il y a beaucoup à travailler pour les unir en vue du
rétablissement de la monarchie. C'est à cette tâche que de La Marre
consacre son dévouement, son activité, tous ses efforts.

Parmi les membres de l'ancienne agence, qu'il a vainement adjurés
d'oublier leurs griefs réciproques, il en est un, l'ancien chef de
brigade Despomelles, qui lui inspire moins de défiance que les autres.
Sous le nom d'Institut philanthropique, Despomelles a conçu le plan
d'une vaste association s'étendant à toute la France, ayant un comité
dans tous les chefs-lieux de départements, des sous-comités dans les
localités importantes et dirigée par un comité central résidant à
Paris. Les bases de cette association existent déjà. De La Marre
mesure d'un coup d'oeil le parti qu'on en pourra tirer; il s'attache à
la développer par l'envoi d'émissaires porteurs de ses instructions.
En moins de six semaines, l'Institut a jeté des racines dans soixante
départements. Dans quelques-uns, tels que les Bouches-du-Rhône,
Vaucluse, Gironde, Ardèche, Seine-Inférieure, il est solidement
établi. Grâce à cet instrument qui va sans cesse s'améliorer, on peut
espérer que les élections de 1798 seront entièrement favorables au
royalisme.

On est alors au lendemain de celles de 1797. Les nouveaux députés sont
venus occuper leur poste. À mesure qu'ils arrivaient, de La Marre a
cherché à les connaître, à les réunir, à choisir parmi eux les plus
habiles et les plus forts. Il s'est mis en même temps en rapport avec
les membres les plus influents des conseils et, entre autres, les
généraux Pichegru et Willot, auprès desquels il est accrédité par le
roi. Mais, sauf Willot, qui croit à la possibilité d'une action rapide
et décisive contre le Directoire, il ne trouve pas chez les hommes
avec qui il s'entretient la force de caractère, le courage, les
lumières qu'il en espérait. Pichegru lui-même le déconcerte par sa
réserve, sa modestie, son désintéressement, son défaut d'ambition; le
général est profondément dégoûté; le dégoût le maintient dans une
sorte d'apathie; il ne voit pas tout ce qu'il peut[21], et qu'il
dépendrait de lui d'entraîner là où il voudrait la conduire la
majorité de l'assemblée qu'il préside.

         [Note 21: C'est le jugement que porte sur lui le comte de
         Vaublanc dans ses mémoires.]

Faute d'un chef influent, énergique et résolu, cette majorité dans les
deux conseils demeure en proie à une indécision douloureuse, en dépit
des efforts de quelques hommes tels que l'amiral Villaret-Joyeuse,
Vaublanc, d'André, Imbert-Colomès et autres, pour l'en faire sortir.
Il est cependant visible que, dans le Directoire, il y a rivalité
entre le parti jacobin et le parti modéré. Barras, La Révellière,
Rewbell, convaincus qu'ils ne peuvent se maintenir que par les moyens
révolutionnaires, se sont ligués contre Carnot et Barthélemy, qui
pensent comme la majorité des conseils. Les adversaires se tiennent
mutuellement en respect: les trois directeurs jacobins décidés à une
défense désespérée pour conserver le pouvoir, les deux autres
affaiblis par leur défaut de résolution. Des tentatives ont été faites
secrètement auprès de Carnot pour le convaincre de s'allier à la
majorité des conseils. Mais il prévoit que, si cette majorité
triomphe, son succès entraînera la restauration de la monarchie; il
craint d'être en ce cas l'objet des vengeances royalistes; au lieu de
prendre une décision, il tergiverse; lorsqu'il la prendra, ce sera
trop tard. Quant à Barthélemy, c'est le plus indécis des hommes; il ne
se résout à rien.

Convaincus par le spectacle des conflits qui se multiplient et
s'aggravent que le Corps législatif est menacé, de La Marre et La
Trémoïlle s'occupent alors des moyens de le défendre. À la demande de
quelques députés, «dans l'espoir que l'apparence d'une force armée
donnera du courage à quelques autres,» et malgré leur répugnance «à
tout ce qui est enrôlement, mesure dont l'expérience a démontré
l'inutilité», ils se décident à organiser une légion. Cinq ou six
cents hommes de bonne volonté sont promptement recrutés parmi
d'anciens soldats connus pour leur dévouement à la cause de l'ordre;
un nombre égal de jeunes gens, dits «les collets noirs», une
cinquantaine d'émigrés se joignent à eux. Dans une réunion à laquelle
assistent les chefs chouans présents à Paris, on prononce, sur la
proposition de La Trémoïlle, que, pour fortifier cette troupe, on
appellera une élite des combattants de Bretagne et de Vendée.

Dans la même réunion et dans celles qui suivent, on concerte tout un
plan, aux termes duquel un député aux Cinq-Cents proposerait le
rétablissement de la garde nationale telle qu'elle existait en
vendémiaire, c'est-à-dire «qu'on pourrait la réunir par une impulsion
brusque, par le tambour et le tocsin». Si cette proposition n'est pas
portée à la tribune, ce dont de La Marre ne se console pas, c'est
qu'elle est contraire à la Constitution. Pour y suppléer, on se livre
à une active propagande dans la garnison de Paris. Quatorze maréchaux
des logis, trois cent cinquante dragons du 21e régiment, deux
sergents-majors d'artillerie, quarante canonniers, cinquante chasseurs
à cheval, cent soldats de la 19e demi-brigade signent l'engagement de
combattre pour le Corps législatif, de grossir sa garde spéciale et la
légion de douze cents volontaires qu'on a recrutés parmi les civils.
Les dépôts de cavalerie de Saint-Germain et de Versailles ont aussi
promis leur concours, et «Wisson, ancien officier de la chambre du roi
ou de la reine, s'est flatté de faire marcher toute la halle».

Pourvu de ces moyens, de La Marre va plus loin encore. Dans
l'atmosphère embrasée où il vit, pressé par les périls qui naissent de
toutes parts et au contact des chefs chouans, il s'est exalté, oublie
toute prudence, perd le sang-froid. Il voit rouge et ne recule pas
devant l'éventualité de faire arrêter les députés jacobins,
d'épouvanter le _ventre_ et d'anéantir les opposants dans l'assemblée
même. Il supplie les députés royalistes d'adopter ces mesures, de
mettre le Directoire hors la loi.

--Il faut que le Corps législatif sorte en masse, leur dit-il, les
généraux à cheval à la tête de vos grenadiers, la générale battue dans
tout Paris et la proclamation, dans tous les carrefours, de la mise
hors la loi. Vous arriverez au Directoire avec une suite de cent mille
hommes, qu'il n'osera faire mitrailler, conduite qu'elle sera par la
première autorité de la nation.

Mais, en dépit de ses efforts pour entraîner ceux auxquels il
s'adresse, ils résistent, ergotent, tergiversent. Ils redoutent les
défections, les lâchetés, les trahisons. L'audacieuse initiative qu'on
les met en demeure de prendre les effraye plus encore que les dangers
qu'elle conjurerait. Ils en sont d'autant plus effrayés, que la lutte
est devenue plus aiguë entre le Directoire et les Conseils. Le
triumvirat, tenu par la police au courant de ces projets désordonnés,
a jeté le masque. À la fin de juillet, Cochon de Lapparent et
Benezech, les deux seuls ministres favorables aux vues de la majorité,
ont été chassés du gouvernement. Leurs successeurs sont les hommes de
Barras. À la demande de celui-ci, Hoche a fait avancer sur Paris des
troupes détachées du Rhin; elles ont franchi la limite du rayon
constitutionnel et n'ont rebroussé chemin que sur la réclamation
formelle du Corps législatif, prêtes à revenir au premier signal. Des
adresses enthousiastes de l'armée d'Italie sont parvenues au
Directoire; pour organiser sa défense, Bonaparte lui a envoyé le
général Augereau, le plus jacobin de ses lieutenants. Ordre est donné
aux officiers suspects de quitter la capitale. On y voit arriver en
foule des terroristes de province, des gradés réformés qui attendent
leur pain du Directoire.

Tant de symptômes du terrible événement qui se prépare ne dissipent
pas les hésitations de la majorité du Corps législatif. Les
républicains restent dans leur apathie; les constitutionnels ne
montrent «que pédantisme et lâcheté»; c'est à peine si les inspecteurs
de la salle des Cinq-Cents prennent quelques mesures de sûreté.
Cependant, les projets du Directoire ne sont plus un mystère pour
personne. On en parle chez Barras, chez Mme de Staël, chez Merlin de
Douai; on désigne tout haut les hommes dont le triumvirat veut se
débarrasser, Pichegru en tête, les membres du club de Clichy, tout ce
que les Conseils contiennent de plus éminent et de plus modéré. Malgré
les incompréhensibles et aveugles résistances que lui opposent les
«incurables» de la majorité, le petit clan royaliste qu'elles
exaspèrent et dont de La Marre est l'âme ne désespère pas de sauver le
Corps législatif malgré lui; on arrive ainsi à la soirée du 17
fructidor (3 septembre).

«À neuf heures du soir, raconte de La Marre dans la relation inédite
d'où sont tirés ces détails, un député qui nous servait en qualité
d'intermédiaire avec les inspecteurs vint chez moi. Il nous assura
qu'il n'y avait rien à craindre pour ce soir. Je lui demandai quelles
précautions on avait prises. Il nous dit qu'on s'était assuré du
tocsin des Tuileries, et qu'à la moindre alarme on le sonnerait. Nous
restâmes ensemble jusqu'à onze heures et demie. Aucun des affidés
n'étant revenu, je pensai aussi qu'il n'y avait rien à craindre; nous
nous séparâmes; nous ne nous sommes plus réunis. Dans cette nuit
cruelle, toutes nos espérances se sont évanouies, nos plans détruits,
nos projets renversés.»

Rien de plus vrai. Le coup de force, préparé par le triumvirat,
exécuté par Barras avec le concours d'Augereau, avait réussi. Dès
l'aube, les Parisiens, réveillés par le bruit du canon, apprenaient
que de dramatiques événements s'étaient accomplis durant la nuit. Le
Directoire exécutif avait déclaré la République en danger, décrété
d'arrestation les adversaires qu'il comptait dans le conseil des
Anciens, dans celui des Cinq-Cents et même dans le Gouvernement: les
directeurs Barthélemy et Carnot, Barbé-Marbois et Pichegru, présidents
des deux Assemblées, cinquante et un membres de la représentation
nationale, des fonctionnaires suspects, des journalistes compromis,
d'autres individus accusés comme eux d'avoir conspiré contre l'État.
Ces rigoureuses mesures, qu'allaient rendre à jamais odieuses
l'absence de toute procédure légale et le caractère barbare de la
répression, étaient exécutées déjà ou en train de s'exécuter, quand
Paris en eut connaissance.

Des affiches posées sur les murs énuméraient les motifs auxquels avait
obéi le Directoire, dévoilaient un complot royaliste, dénonçaient les
conspirateurs, mettaient à prix la tête des «criminels», assez habiles
pour s'être dérobés aux poursuites dirigées contre eux. Vers la fin de
la journée, les directeurs victorieux adressaient un message au Corps
législatif décimé, expliquaient leur conduite, s'efforçaient de la
justifier, sollicitaient ou, pour mieux dire, exigeaient une
approbation sans réserve et le vote d'une loi d'exception, qui permît
de punir les coupables sans les juger.

Pendant vingt-quatre heures, Paris offrit la physionomie d'une ville
conquise. Des troupes nombreuses et résolues campaient dans les rues,
sur les places, au long des quais, à la tête des ponts, aux abords des
monuments publics. En l'absence de Bonaparte, retenu à l'armée
d'Italie, Augereau les commandait. Elles donnaient la chasse aux
attroupements interdits, contenaient les passants brusquement arrêtés
sur le passage des voitures qui, tout à coup, apparaissaient,
escortées par des cavaliers armés jusqu'aux dents, conduisant au
Temple les personnages tombés aux mains de la police.

Parfois, derrière les vitres des portières, on reconnaissait certains
d'entre eux; on les désignait, leur nom volait de bouche en bouche, à
demi-voix, sous l'empire d'une terreur que personne ne cherchait à
dissimuler. Vers huit heures, sur le Pont-Neuf passa le général
Willot, qui venait d'être pris. Il y eut une poussée autour de sa
voiture. L'escorte la dégagea vivement. Elle disparut bientôt dans
l'une des étroites rues qui avoisinent l'Hôtel de ville.

Au reste, jamais révolution ne fut moins populaire ni plus
silencieusement accueillie. Ce que fut Paris durant cette journée
fameuse est à l'image de ce que fut la France. Aucun mouvement; dans
les rues, moins de monde qu'à l'ordinaire; l'étonnement sur tous les
visages; peu d'empressement à lire les affiches directoriales qui
couvraient les murs; point d'approbation; de rares démentis; l'espoir
à peine exprimé que le Corps législatif allait protester, mettre le
Directoire hors la loi; aucun zèle pour défendre la Constitution
outrageusement violée; beaucoup d'indifférence; quelque pitié pour les
victimes, tempérée par la conviction qu'elles ne devaient leur malheur
qu'à leur faiblesse, et, pour conclure, une disposition générale à
laisser les vainqueurs se dévorer entre eux: tel est le tableau que
trace de La Marre du lendemain du coup d'État. Il ajoute que
l'ambition, la soif de célébrité, la cupidité des uns, la nullité des
autres, la pusillanimité de tous, leurs prétentions, leurs indécisions
ont tout perdu. «Il faudra du temps pour se relever et surtout de la
prudence.» Il reconnaissait d'ailleurs qu'il fallait rompre avec tous
les hommes qui avaient été employés jusque-là. «Ce ne sera pas chose
aisée de former une agence nouvelle. Mais, dût-on y mettre dix mois,
que cela vaudrait mieux que de faire à l'avance des choix douteux.»

C'est de Suisse, où il s'était réfugié en quittant la France, qu'au
moment de retourner à Blanckenberg pour y conférer avec le roi, il s'y
faisait précéder de ces recommandations. Il ne croyait plus,--il n'y
avait cru qu'accidentellement,--à la possibilité de négocier avec
Barras. Du reste, en dépit des apparences, il doutait de la durée de
la puissance du Directoire, un fruit pourri qui tomberait bientôt de
l'arbre. Barras ne pourrait plus, le voulût-il, se faire l'instrument
d'une restauration. Mais il y avait d'autres hommes, un surtout, que
ses victoires avaient mis en lumière. De La Marre y songeait. Le 29
septembre, moins d'un mois après l'effondrement du parti royaliste
consommé dans la journée du dix-huit fructidor, il écrivait à
Blanckenberg sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant. «Il y a longtemps que
je me creuse la tête pour trouver le moyen d'arriver à Bonaparte. Je
n'en vois qu'un: ce serait de trouver un Polonais digne de votre
confiance et assez adroit pour tenter l'aventure.» C'était le grain
jeté sur un sol propice; il allait faire germer de nouveaux espoirs et
alimenter pour un temps l'activité de Louis XVIII, attaché plus
énergiquement que jamais, malgré tant d'épreuves et de revers, à la
conquête de sa couronne.



IX

LES DÉBUTS D'UNE INTRIGUE


Au milieu des péripéties de la matinée de fructidor, entre en scène un
acteur qu'on a déjà vu figurer dans les récits qui précèdent et auquel
nous serons contraint de faire une place dans ceux qui suivent. C'est
le libraire Fauche-Borel. Nous le rencontrons parmi les personnages
qui, désignés par le Directoire à la rigueur des lois, s'efforçaient
de quitter Paris. Une note de police nous le représente comme un homme
de haute taille, de forte corpulence, aux cheveux ébouriffés et
grisonnants sur une tête massive, bien qu'il ne parût pas âgé de plus
de quarante ans. Avec ses toute lourds et communs, ses gros yeux
clairs à fleur de tête, sans expression, ses mains à la peau rude, ses
vêtements de couleur sombre et d'une raideur d'uniforme, ce personnage
pouvait passer tout aussi bien pour un officier de grade inférieur que
pour un artisan aisé, accoutumé aux dures fatigues, celles des camps
ou celles de l'atelier. Arrivé à Paris vers la mi-août, il était
descendu rue de Richelieu, à l'hôtel du Nord. Il s'y était fait
inscrire sous le nom de Frédéric Borelly, sans ajouter aucune
indication qui pût fixer sur son véritable état les gens parmi
lesquels il allait vivre.

Nul n'avait cherché à en savoir plus long qu'il n'en voulait dire. Les
temps étaient loin déjà où la police, à l'instigation du Comité de
salut public, exerçait sur les voyageurs la plus rigoureuse
surveillance. Après le neuf thermidor, cette surveillance s'était
relâchée, depuis l'avènement du Directoire surtout. Maintenant entrait
et séjournait dans Paris qui voulait. Émigrés et conspirateurs,
espions étrangers et agents de Blanckenberg allaient et venaient
librement, sans que le pouvoir exécutif laissât deviner ses soupçons
ni ses inquiétudes, bien qu'il ne fût question que de complots
royalistes, auxquels, depuis les élections du mois de mai, l'opinion
publique associait ouvertement des membres du gouvernement et des deux
Conseils. Les démarches de Frédéric Borelly n'offraient, au reste,
rien de suspect. Il sortait tous les matins, ne recevait qu'un petit
nombre de personnes, quelques lettres de l'étranger, et paraissait
s'appliquer à vivre inaperçu, sans faire parler de lui.

À une époque moins troublée que celle que traversait alors la France,
avec une police mieux organisée et plus fidèle que celle du
Directoire, les précautions dont s'entourait notre personnage à
l'effet de ne pas attirer l'attention, auraient eu pour résultat de le
désigner à celle des espions de Barras. Ils n'auraient pas tardé à
découvrir que le nom qu'il se donnait n'était pas le sien; que ce qui
motivait sa présence à Paris, c'était uniquement sa participation à
l'un de ces complots dont tout le monde parlait, bien qu'on n'en eût
encore surpris nulle part une preuve décisive.

Établi comme éditeur à Neufchâtel, vivant au milieu des émigrés, il
n'avait pas tardé à partager leurs illusions et leurs espérances.
Présenté à Louis XVIII, il était parvenu à le convaincre de sa bonne
foi, de la sincérité de son zèle, à faire agréer ses services. Une
fois en possession de la confiance du roi, il lui avait été aisé
d'être employé aux missions les plus difficiles. En 1795, lorsque
Pichegru commandait l'armée du Rhin, l'espion Montgaillard s'étant
avisé d'ouvrir une négociation avec lui au nom du prince de Condé,
pour l'attirer dans le parti royaliste, c'est Fauche-Borel qu'il y
avait employé en se l'adjoignant comme collaborateur.

La négociation, on le sait, n'avait pas abouti. Mais Pichegru ayant
été élu député et président du conseil des Cinq-Cents, Fauche-Borel,
dans l'espoir de la reprendre, était venu à Paris afin de se
rapprocher de lui. Au milieu des intrigues du moment, parmi cette
population d'agents et d'espions, pour la plupart couverts de dettes,
dépourvus de ressources, affamés d'argent, vendus ou à vendre au plus
offrant, la place de Fauche-Borel était marquée. Un incessant besoin
de jouer un rôle, l'appât du gain, son existence nomade et désordonnée
l'avaient, plus encore que ses convictions, préparé au métier de
conspirateur. Pendant les vingt jours qui précèdent le dix-huit
fructidor, on le voit entretenir avec les émigrés rentrés, avec les
émissaires de Louis XVIII et ceux du comte d'Artois, des relations de
toutes les heures, se flatter de vivre dans l'intimité de Pichegru,
s'entourer de tant de mystère et de prudence que, bien que la police
n'ignore pas qu'il se trouve dans la capitale, elle n'a pu découvrir
ni sous quel nom, ni en quel lieu il se cache.

Mêlé aux machinations ourdies en vue de renverser le pouvoir exécutif,
plein de confiance, il attendait le succès d'un avenir prochain,
encouragé par les bruyantes rivalités qui, dans le Directoire et les
deux Assemblées, se sont accentuées, depuis quelques semaines, d'une
manière inquiétante pour la paix publique, lorsque, durant cette
matinée du dix-huit fructidor, brusquement, ses espérances viennent
d'être brisées par l'arrestation de Pichegru, de Willot, d'autres
encore, gagnés à la cause du roi. Tout n'est peut-être pas perdu; mais
tout assurément est à recommencer.

De ces combinaisons à trouver et à étudier, Fauche-Borel ne peut
s'occuper encore. Il ne saurait avoir, à cette heure, d'autre souci
que celui de sauver sa vie. Durant sa promenade matinale à travers
Paris bouleversé, il a vu son nom inscrit en grosses lettres sur les
affiches directoriales, parmi les noms de ceux dont la tête est mise à
prix. Ces placards menaçants le désignent comme le plus dangereux
agent de Louis XVIII et de Pitt. Son signalement est donné. Il ne sait
si parmi cette foule dont il traverse les flots tumultueux, quelqu'un
ne va pas le reconnaître et l'arrêter; il ne songe qu'à fuir. Il
arrive par des rues détournées à la porte de Montrouge. Elle est
gardée, et là il apprend que le Directoire a fait fermer toutes les
barrières. Il revient anxieusement sur ses pas, se demandant en quels
lieux il trouvera un refuge. Le long de sa route, il s'arrête au seuil
de maisons où sa personne et son nom sont connus. On refuse de l'y
recevoir; c'est déjà beaucoup qu'on ne le dénonce pas. Aux environs du
Palais-Royal, il rencontre un commis du libraire Panckoucko, à qui il
expose sa détresse. Ce brave homme est pris de pitié, le présente à sa
famille. Mais celle-ci, dès qu'elle apprend quelles charges pèsent sur
lui, jette les hauts cris, lui trace l'émouvant tableau des périls
auxquels la présence d'un conspirateur expose des innocents et le
supplie de s'éloigner.

Les heures s'écoulent ainsi en démarches vaines. Le jour décline
lorsque, à bout de forces, Fauche-Borel est conduit par un ami,
confident de son angoisse, chez David Monnier, un homme qu'il connaît
à peine et qui ne le connaît pas, mais qui l'accueille sans lui
demander son nom, en apprenant qu'il est proscrit. David Monnier a été
journaliste; il rédigeait le Courrier de Paris; il est maintenant
imprimeur. Locataire de l'hôtel de Luynes, situé rue Saint-Dominique
et devenu propriété nationale, il y habite avec sa nombreuse famille.
Il installe Fauche-Borel dans une des chambres de sa maison, lui
découvre une porte cachée sous les tentures, qu'un ressort fait
mouvoir et par laquelle on peut au besoin gagner une partie du jardin
où des anneaux scellés dans un arbre permettent de franchir le mur
d'enceinte et de s'évader. Fauche-Borel reprend confiance; il se
devine en sûreté. Le soir venu, il s'assied à la table de son
sauveur; il lui avoue que ce qu'il désire, c'est un passeport pour
quitter la France. David Monnier répond qu'il s'efforcera de le lui
procurer.

Après le repas, on annonce Bottot, le secrétaire de Barras, ami du
maître de la maison. Celui-ci présente Frédéric Borelly comme un de
ses correspondants étrangers, surpris dans Paris par les événements et
désireux d'en sortir. Bottot laisse espérer un passeport. L'entretien
s'engage ensuite sur les dramatiques incidents de la journée. Bottot
en parle librement; il est presque tenté de les regretter. Il eût
préféré que la situation se dénouât par un rapprochement entre la
majorité du Directoire et les membres les plus modérés des deux
conseils. Fauche-Borel parle peu; mais il écoute et approuve.
Intérieurement, il se rend cette justice qu'à diverses reprises il a
conseillé à Pichegru de se réconcilier avec Barras. Que ne l'a-t-on
écouté? La cause royale ne serait pas compromise.

Dans le langage de Bottot, il retrouve un écho de ses propres
sentiments. Ce langage et l'influence que semble exercer sur celui qui
le tient David Monnier, lui suggèrent peu à peu un grand dessein, le
dessein de tenter d'acheter Barras et d'en faire l'instrument de la
restauration du roi. Par David Monnier, il séduira le secrétaire du
tout-puissant directeur, et par ce secrétaire, le directeur lui-même.
Il s'enthousiasme pour ce beau projet. Quand Bottot est parti, il
s'ouvre sans hésiter à David Monnier, poussant si loin la confiance et
l'imprudence, qu'il lui révèle son nom et son état.

David Monnier s'est montré hospitalier et généreux; mais c'est un
habile; c'est surtout un besoigneux. Il gagne péniblement le pain de
ses enfants; souvent, il est réduit aux expédients. Aux premières
ouvertures de Fauche-Borel, il mesure d'un coup d'oeil tout le parti
qu'il pourra tirer des desseins qu'on lui confie. Sa fortune est faite
si le roi de France est aussi naïf, aussi crédule que son agent. Il
feint d'entrer dans les vues de ce dernier. Jusqu'à une heure avancée
de la nuit, ils examinent par quels moyens on peut engager la
négociation. Ils s'en entretiennent encore le lendemain et les jours
suivants.

Le 22 fructidor, David Monnier, qui est sorti dès le matin, rentre
très ému. Il raconte à Fauche-Borel qu'il a ouvert le feu; que Bottot,
mis au courant de tout, a accepté la mission de conquérir Barras. Il
vient de partir pour le quartier général de Bonaparte, chargé
d'exposer au glorieux soldat devant qui tremble le Directoire les
causes, les circonstances et les incidents de la journée du dix-huit
fructidor. Mais, avant de partir, il a entamé l'affaire avec Barras,
qui l'a écouté complaisamment. Dès son retour, il la reprendra avec le
zèle et le dévouement d'un homme décidé à passer au roi. À l'appui de
ses affirmations, David Monnier tire de sa poche et présente à
Fauche-Borel un passeport libellé au nom de Frédéric Borelly, et qui,
dit-il, a été délivré par Barras à la demande de Bottot.

Le même soir, grâce à ce passeport, Fauche-Borel sort de Paris par la
barrière de Charenton, après avoir compté à David Monnier trois cents
louis, à titre d'avance sur les frais de la négociation et s'être
entendu avec lui pour établir un sûr moyen de correspondre.

Et c'est ainsi qu'au lendemain des événements de Fructidor, après ce
coup de force du Directoire, qui vient de mettre à néant les chances
de la monarchie, de déjouer les plans de l'Europe, d'isoler
l'Angleterre en acculant l'Autriche à la paix, dans cet effondrement
du parti royaliste, commence une intrigue qui se prolongera durant
deux années, et dont nous aurons à raconter ultérieurement les
incidents mouvementés.



X

LE LENDEMAIN DE FRUCTIDOR


Plus on regarde à la triste odyssée du roi Louis XVIII pendant la
durée de son exil, plus on est frappé par l'indicible ténacité qu'il a
toujours opposée à ses malheurs. Successivement, toutes ses
entreprises avortent. Ses illusions, une fausse conception des effets
que la Révolution a produits en France, la pénurie des moyens dont il
dispose pour exercer ses droits, les indiscrétions et les imprudences
de l'entourage de son frère, la légèreté de ses agents, l'insuffisance
des uns, la mauvaise foi et les trahisons des autres, la résignation
de ses sujets aux maux qui les accablent, la duplicité des puissances,
leurs défaites, tout conspire pour l'accabler. De Coblentz où il est
arrivé en 1791, à Mitau où il arrivera en 1798, sa vie aventureuse se
résume en une longue suite de déceptions propres à le décourager.
Chacune d'elles cependant le fait rebondir. Vaincu sur un point, il se
reporte sur un autre, en quête de combinaisons nouvelles et de moyens
pour les mettre en oeuvre.

Après le dix-huit fructidor, ses plans si longuement élaborés ne sont
plus que cendres. Les événements de cette journée ont brisé les
instruments qu'il avait réunis. Les hommes sur le concours desquels il
a fondé ses plus solides espérances sont tombés aux mains du
Directoire, qui les livre en pâture aux rivages malsains de la Guyane;
des députés, au nombre d'une quarantaine, desquels il pouvait attendre
des votes favorables à sa cause, ont dû s'enfuir de Paris et se sont
réfugiés en Suisse; le Directoire a fait annuler l'élection de divers
autres dont le roi s'était flatté d'obtenir les services. Non
seulement il n'y a plus de royalistes dans les conseils représentatifs
de la nation, mais encore les députés qui les composent ne sont plus
que les créatures serviles du triumvirat victorieux, à qui l'armée
tout entière prodigue de son côté des félicitations adulatrices et des
témoignages de dévouement.

Comme pour accroître l'horreur de ces désastres, l'Autriche vaincue
par Bonaparte est au moment de grossir le nombre des pays, la Prusse
et l'Espagne, qui ont conclu la paix avec la République. Il semble
donc que jamais une partie témérairement engagée ne fut plus
complètement perdue. Néanmoins, Louis XVIII conserve tout son courage
et toutes ses espérances. L'intrépidité de son âme, son indomptable
confiance en ses droits le hissent plus haut que ses infortunes. Il
les domine, songe sur l'heure à les réparer; c'est animé de la foi la
plus vive dans la victoire finale que nous le révèle sa
correspondance.

Le 14 septembre, sur la nouvelle encore vague de l'événement de
Paris, il mande à son frère: «J'ai reçu hier l'avis de la victoire des
triumvirs sur le conseil des Anciens, et, quoique cela ne soit pas
certain, cela est trop vraisemblable par les antécédents et par les
détails qu'on en rapporte pour que je n'y croie pas. Je gémis
profondément des nouvelles plaies que la victoire des scélérats sur
les honnêtes gens va faire à notre malheureuse patrie. Mais, pour ce
qui nous regarde dans cet événement, je le supporte comme les autres
et je suis bien sûr que votre fermeté n'en sera pas plus ébranlée que
la mienne.»

Quelques jours plus tard, dans une nouvelle lettre au comte d'Artois,
il est plus explicite encore. Parmi les plaintes que lui arrache la
trahison de celui de ses agents en qui il avait le plus confiance, une
phrase nous révèle son énergie.

«Vous savez sûrement aujourd'hui, et peut-être les avez-vous sus
plutôt, les détails de ce qui s'est passé à Paris. _Les malheurs de la
chose publique m'affligent sans m'ébranler._ Ceux des individus
m'affligent et m'affectent encore plus. Mais ce qui m'est le plus
sensible, ce sont les trahisons. Qu'un malheureux pressé par la
crainte de la mort fasse une bassesse, je le conçois; la nature
humaine ne comporte pas toujours la fermeté qui serait nécessaire dans
certains cas; mais, pour l'excuser, je veux au moins que ses aveux
portent, pour ainsi dire, l'empreinte de la torture; je veux qu'il y
règne une sorte de désordre qui, tout en décelant la frayeur, prouve
cependant qu'il ne s'est pas rendu sans combattre. Mais, lorsque je
vois qu'il veut au contraire faire parade de courage, lorsqu'il dit
que ses aveux seront peut-être la cause de sa mort, mais qu'il les
doit à ceux mêmes qu'il servait, je ne vois plus en lui qu'un traître
de propos délibéré, et, sans me reprocher les bontés que je puis avoir
eues pour lui, je souffre cruellement de les voir ainsi récompensées.
Après ce préambule, je n'ai pas besoin de nommer celui que je veux
dire.»

La même fermeté se trahit dans la correspondance avec le prince de
Condé:

«Je suis plus affligé que surpris de ce qui vient de se passer à
Paris. Nous avons toujours vu les scélérats fort alertes et les
honnêtes gens très peu sur leurs gardes. Nul doute qu'il ne faille
nier tout ce qui regarde Pichegru. Mais, si véritablement il a écrit
de sa main la lettre qu'on lui impute, cela sera difficile. Je ne
crois pourtant pas à cette lettre[22], car il me semble que Pichegru
n'a jamais rien donné par écrit. Je ne crois pas non plus que, fausse
ou vraie, elle se soit trouvée dans le portefeuille de d'Antraigues.
Je crois que tout ceci est une infamie de l'infâme Pinault.

         [Note 22: Le roi ne se trompait pas sur ce point. Cette
         lettre n'avait pas été écrite par Pichegru. Mais il se
         trompait quand il croyait que les révélations calomnieuses
         qu'elle contenait n'avaient pas été trouvées dans le
         portefeuille de d'Antraigues. C'est bien là qu'elles avaient
         été découvertes. Il ne tarda pas à le savoir, ce qui entraîna
         la disgrâce de d'Antraigues. Pinault, dont il parle plus
         loin, n'était autre que Roques de Montgaillard, dont j'ai
         dévoilé le rôle abominable.--Voir mon livre: _La Conspiration
         de Pichegru._]

«... Au reste, si les triumvirs en reviennent au régime de terreur,
alors il faudra profiter de l'indignation générale pour faire
reprendre les armes aux provinces qui les ont posées. Dans ce cas,
vous sentez combien l'éloignement de mon armée et le vôtre seraient
fâcheux. C'est bien quelque chose d'avoir obtenu de passer l'hiver en
Podolie[23]; mais ce n'est pas tout, et il faudrait obtenir que mon
armée ne partît pas avant que la paix de l'Empereur d'Allemagne fût
faite. Nous aurions plus que le temps de savoir à quoi nous en tenir
sur les mesures que vont prendre les triumvirs.»

         [Note 23: De la solde de l'Autriche, l'armée de Condé venait
         de passer à celle de la Russie et devait prendre ses
         quartiers d'hiver dans les provinces polonaises.]

On voit que le roi ne désarme pas, qu'il tient tête à l'orage, qu'il
cherche les moyens de tirer parti des circonstances qui pourront se
présenter. Parmi les éventualités qu'il prévoit, il en est une dont il
appelle et espère la réalisation: c'est la rupture des négociations
qui se poursuivent au même moment entre l'Autriche et la France. Rien
n'est moins sûr en effet que la conclusion de la paix, car on peut
supposer qu'encouragé par la brusque cessation des pourparlers que le
Directoire avait engagés avec l'Angleterre, le cabinet de Vienne
repoussera les conditions qu'on veut lui imposer. Dans sa
correspondance avec Condé, le roi expose ce qu'il y aura lieu de faire
si cette hypothèse se réalise; là encore s'affirme son courage.

«Je crois, si les puissances ne sont pas tout à fait frappées
d'aveuglement, qu'elles ne sont pas à sentir la cause de leurs revers.
L'Empereur, nommément, ne peut pas avoir oublié que je lui ai écrit au
mois de juin 1793: _Si Votre Majesté prend Valenciennes et Condé au
nom du roi, mon neveu, elle aura autant d'alliés qu'il y a de Français
fidèles à leurs devoirs; mais, si elle les prend en son propre nom,
elle aura autant d'ennemis que la France renferme en ce moment
d'habitants._ Assurément jamais prédiction n'a été mieux justifiée par
l'événement.

«Mais, depuis cette époque, soit l'ambition qui se flatte toujours,
soit la fausse honte de revenir sur leurs pas, ont toujours empêché
les cours de Vienne et de Londres de profiter de la funeste expérience
qu'elles ont faite de leur pernicieux système. Aujourd'hui (je n'ai
pas besoin de vous avertir que je raisonne dans l'hypothèse du
renouvellement des hostilités), aujourd'hui, dis-je, une circonstance
toute neuve autorise de nouvelles mesures; mais il est important de la
saisir, car si elle échappe, l'amour-propre forcera encore la raison
au silence.

«Le but du Directoire est évident: il veut renverser tous les trônes,
parce qu'il sent bien que jamais aucun roi ne sera sincèrement ami
d'une République fondée sur les principes de notre Révolution. Pour y
parvenir, il croit que la guerre est le meilleur moyen, et, bravant la
haine publique qu'il aurait pu apaiser en faisant la paix, il rompt
les négociations[24]. Cette mesure violente ne lui ramènera pas
l'opinion, qui était si prononcée avant la dernière catastrophe et
qui, pour être comprimée aujourd'hui, n'est pas éteinte. Mais cette
opinion a besoin d'appui, et, dans ce moment, elle n'en peut trouver
d'autres que celui des puissances belligérantes. Que celles-ci
renoncent à leur système machiavélique; qu'elles cessent de confondre
la France avec la Pologne et de croire à la possibilité de sa
conquête; qu'elles déclarent que, forcées à reprendre les armes, ce ne
sera désormais plus contre la France, mais pour la monarchie
française qu'elles les porteront; qu'elles abjurent solennellement
toute idée de conquêtes et qu'elles reconnaissent le roi légitime,
appellent à lui tous les bons Français et ne se montrent que comme ses
auxiliaires; que cette déclaration soit appuyée par de l'argent donné
sans parcimonie, et les méfiances s'évanouiront, et la fierté
nationale ne sera plus intéressée dans la guerre, et les fautes et les
malheurs de six campagnes pourront être réparés dans une seule. Mais,
si le système contraire continue à prévaloir, les mêmes fautes et les
mêmes malheurs recommenceront, et l'Empereur sera peut-être bien
heureux de signer sous les murs de Presbourg une paix mille fois plus
dure et plus honteuse que celle qu'il a signée à Léoben.

         [Note 24: Allusion à la rupture des Conférences de Lille, où
         Lord Malmesbury s'était rendu au nom de l'Angleterre.]

«Ces vérités, je les écris à Pétersbourg, et je ne suis pas embarrassé
de les faire entendre à Londres. Mais il est bien difficile de les
faire parvenir à Vienne. L'évêque de Nancy, qui me sert avec zèle,
n'est pas en état de se faire écouter. Il me faudrait là un homme dont
le mérite, universellement reconnu et plus recommandable peut-être aux
yeux de l'Empereur que de tout autre souverain, le forçât à lui prêter
attention. Mais quand j'aurais beaucoup de ces hommes à ma
disposition, il resterait encore une difficulté presque insurmontable,
celle de franchir les barrières dont l'Autriche est entourée et de
pénétrer jusqu'à Vienne.

«Je rends grâces au ciel de ce que cet homme unique existe, de ce que
son zèle pour l'État et, j'ose ajouter, son amitié pour moi, égalent
sa juste réputation, et de ce qu'il est impossible que l'Empereur lui
ferme l'accès auprès de lui. _Tu es ille vir._ Vous seul, mon cher
cousin, pouvez remplir mes vues, et si après vous avoir entendu parler
avec cette force que donne la vérité, avec cette autorité, je puis me
servir du mot, qui vous est si bien acquise, avec cette mesure qui
vous est propre, l'Empereur persiste dans son premier système, nous
aurons au moins la consolation de nous dire que nous avons fait tout
ce qui dépendait de nous pour servir notre patrie et sauver l'Europe.»

En même temps qu'il envisageait ainsi l'emploi des moyens coercitifs,
Louis XVIII entendait bien n'en user qu'avec prudence ou même en
ajourner l'emploi, si les circonstances n'y étaient pas favorables.
Au lendemain de Fructidor, il croyait à l'efficacité des
insurrections. Mais, lorsqu'au mois de décembre la signature de la
paix avec l'Autriche vient rendre au gouvernement de la République la
libre disposition de ses armées et qu'on le voit prendre des mesures
qui ne menacent pas moins les royalistes de l'Ouest que les côtes
d'Angleterre ou celles d'Irlande, le roi écrit à La Trémoïlle:

«Je serais coupable à mes propres yeux si, dans ce moment,
j'ordonnais, ou seulement si je permettais des mouvements dont le
résultat inévitable serait de faire couler en pure perte le sang de
mes braves et fidèles sujets. Leurs chefs doivent donc se borner
actuellement à entretenir et à propager le bon esprit qui règne parmi
eux; mais ils doivent en même temps modérer leur zèle, et les engager
à le renfermer soigneusement, jusqu'au jour, que les fureurs mêmes de
leurs tyrans ne peuvent que hâter, où une levée en masse (pour me
servir de leurs expressions), plus imposante que celle qui pourrait
s'opérer aujourd'hui, et que nous aurons sagement et généralement
combinée, viendra prêter à l'opinion une force capable de la faire
triompher. J'ai des raisons de craindre qu'un homme, en qui je n'ai
nulle espèce de confiance[25], ne cherche à influencer vos amis; je
m'en rapporte à vous pour les en détourner.»

         [Note 25: C'est le comte de Puisaye que le roi désigne ici.
         Quoique Puisaye eût déclaré vouloir abandonner tout
         commandement en Bretagne, il y exerçait encore son influence,
         grâce à la faiblesse du comte d'Artois et contrairement à la
         volonté de Louis XVIII.]

Le pressant conseil qu'envoyait le roi au prince de La Trémoïlle
venait à son heure; car, au même moment, une fermentation dangereuse
renaissait en Bretagne et en Vendée. À Londres, le comte de Frotté
remuait ciel et terre pour obtenir des fonds à l'effet de provoquer en
Normandie de nouveaux soulèvements[26]; dans le Midi, des bandes
d'insurgés continuaient à répandre la terreur dans les campagnes en
prétendant s'être armées pour le relèvement du trône et de l'autel.
Maintenant que la guerre extérieure avait cessé, le roi comprenait la
nécessité de contenir ces agitations jusqu'à ce qu'il fût possible de
les faire concorder ensemble, ce qui arriverait infailliblement si la
coalition se reformait. Jusque-là, il fallait recourir de préférence à
ces moyens de propagande et de persuasion que n'avait cessé de prêcher
de La Marre, tâcher de conquérir l'opinion par des procédés qui
écarteraient toute idée de violence et de guerre civile. Moyens et
procédés étaient multiples; il s'agissait de choisir les plus
efficaces et, après les avoir choisis, d'y persévérer.

         [Note 26: Le 16 février 1797, le roi lui avait écrit: «Je
         n'ai pas cessé d'avoir les yeux ouverts sur vous, depuis que
         vous vous êtes fait si avantageusement connaître. Votre
         courage ne m'étonne pas; mais votre prudence, la justesse de
         votre coup d'oeil, qualités bien rares à votre âge,
         m'inspirent la plus juste confiance. Je ne puis vous en
         donner une meilleure preuve que le pouvoir que je joins à
         cette lettre. Le malheur qui vient d'arriver (l'arrestation
         des agents de Paris) peut en rendre l'usage difficile en ce
         moment. Mais je ne puis mieux faire que de m'en rapporter sur
         cela à vôtre sagesse.»]

Il en est un qui apparaissait promptement à l'esprit du roi comme le
meilleur à employer. Il consistait à organiser dans le royaume des
missions religieuses avec l'aide des ecclésiastiques qui s'y
trouvaient. Convaincu que la monarchie ne sortirait de ses ruines
qu'avec l'appui de l'opinion publique, il considérait que ces missions
auraient pour effet d'agir sur celle-ci, de la fortifier, de prévenir
le découragement. C'est dans ce sens qu'étaient conçues les
instructions que, dès le 10 octobre, il envoyait aux évêques émigrés,
restés fidèles à sa cause:

«Je désire que les ecclésiastiques soutiennent parmi mes sujets
l'esprit monarchique en même temps que l'esprit religieux, qu'ils les
pénètrent de la connexion intime qui existe entre l'autel et le trône
et de la nécessité qu'ils ont l'un et l'autre de leur appui mutuel.
Qu'ils leur disent bien que l'Église catholique, sa discipline, sa
hiérarchie, cet ordre merveilleux qui, pendant tant de siècles, l'ont
conservée pure de toutes erreurs, ne se lie bien qu'à la monarchie et
ne peut exister longtemps sans elle; enfin qu'ils leur démontrent que,
comme sans la religion, ils ne peuvent compter sur le bonheur dans
l'autre vie, de même, sans la monarchie, ils ne peuvent en espérer
aucun dans celle-ci.»

Le but que poursuivait Louis XVIII apparaît plus nettement encore dans
ce passage d'une lettre qu'il écrivait à son frère:

«_Pour toi seul..._ Tu penses bien que je veux tirer des missionnaires
religieux une utilité politique. Mais, confier ce secret à tous les
évêques de France ce serait une folie. J'ai divisé, dans ma tête, le
royaume en cinq divisions, et j'ai résolu de confier celle du levant à
l'archevêque de Reims, celle du midi à celui de Toulouse, du centre à
l'évêque de Clermont, du couchant à celui de Saint-Pol-de-Léon, et du
nord à celui de Boulogne. Dans cette division, se trouve l'évêché
d'Arras; mais, en rendant justice aux bonnes qualités de l'évêque[27],
tu sais qu'il lui en manque une absolument essentielle: c'est la
discrétion. Il est donc simple, par ce motif et par beaucoup d'autres,
que j'aie préféré l'évêque de Boulogne; et je ne confierai pas
inutilement un secret qui doit être ignoré de tout le monde, surtout
du gouvernement britannique; car, outre l'utilité de la chose
elle-même, j'y trouve encore l'avantage d'avoir une agence à moi tout
seul qui pourra, à mon gré, seconder ou contrebalancer les opérations
de celle que je ne gouvernerai que par indivis avec le cabinet de
Saint-James. Qui que ce soit dans la nature, excepté les prélats
ci-dessus, ceux que je me réserve d'y ajouter, comme tu le verras par
la lettre d'envoi, et toi, ne saura le secret; car le prince de Condé,
qui sera ici vendredi, l'ignorera entièrement. Je te recommande à
toi-même de l'oublier s'il est possible. Tu sens surtout combien il
importe que l'évêque d'Arras ne s'en doute pas. Évitons-lui ce petit
chagrin, et à nous les dangers qui ne manqueraient pas d'en résulter.»

         [Note 27: Mgr de Conziè, évêque d'Arras, un des agents les
         plus actifs de l'émigration. Il était alors en Angleterre
         avec le comte d'Artois.]

Il n'y a pas lieu de rechercher, cette étude ayant un tout autre
objet, si la doctrine dont s'inspirait le roi était conforme à celle
qu'avait toujours professée la cour de Rome dans ses rapports avec les
gouvernements, ni de s'attarder aux débats que les instructions
royales déchaînèrent parmi les prélats auxquels elles furent
communiquées. Ce qui importe, c'est de démontrer, en les rappelant,
qu'alors que sa cause semblait perdue, Louis XVIII, avec une ténacité
digne d'un meilleur destin, redoublait d'efforts pour porter dans
l'âme de ses partisans la conviction contraire.

Sous l'empire de cette préoccupation, il s'efforçait de tirer parti
de la présence en Suisse des députés fructidorisés, qui s'y étaient
réfugiés. Parmi eux se trouvait Imbert-Colomès, l'ancien maire de
Lyon. Royaliste ardent, désigné comme tel et compris dans les édits de
déportation, il avait pu se dérober aux limiers de Barras. Il fut le
premier à qui le roi écrivit:

«Vous pouvez penser, Monsieur, lui disait-il, quelles ont été mes
inquiétudes lorsque j'ai appris la catastrophe qui vous a mis dans un
si grand danger. Elles ne peuvent se comparer qu'à la satisfaction que
j'ai ressentie en vous sachant enfin en sûreté. Comme roi, comme père
de mes sujets, je ne puis que gémir d'un événement qui retarde la fin
des malheurs de ma patrie. Mais, pour vous, Monsieur, mes sentiments
sont bien différents, et je suis plus porté à vous féliciter qu'à
m'affliger avec vous d'un acte de violence qui met vos sentiments dans
un jour plus éclatant, s'il est possible, qu'ils n'y étaient déjà, et
par lequel vos persécuteurs eux-mêmes vous couvrent de gloire. Je
voudrais que tous ceux qui, comme vous, ont mérité l'honneur de la
proscription, y eussent échappé comme vous; mais vous êtes jusqu'à
présent le seul sur qui je sois rassuré. Si vous connaissez les lieux
où quelques-uns de vos dignes collègues se sont retirés, soyez mon
interprète auprès d'eux; dites-leur qu'ils partagent les sentiments
que je viens de vous exprimer.

«Faites savoir, si vous le pouvez sans vous compromettre, aux
habitants de ma bonne ville de Lyon, que je n'oublierai jamais la
marque d'attachement qu'ils m'ont donnée en plaçant M. Camille Jordan
et vous dans une assemblée dont les démarches, depuis que vous en
aviez déterminé la majorité, ne tendaient plus qu'à faire oublier à
l'univers les crimes de celle qui l'ont précédée. Ajoutez-leur que ce
nouveau revers n'abat point ma constance, immuable comme ma tendre
bienveillance pour eux, et que j'ai la douce et ferme confiance que
leur courageux attachement aux vrais principes de la monarchie n'en
sera pas plus ébranlé.»

Quelque éloquente et persuasive que fût cette lettre, et bien que le
roi feignît de croire que tous les députés sortis de France à la suite
du dix-huit fructidor appartenaient au parti royaliste, il n'ignorait
pas qu'il y avait parmi eux non seulement des républicains modérés,
mais aussi des constitutionnels, en lesquels, jusqu'à ce jour, il
s'était refusé à voir des partisans sincères de la royauté légitime.
Il n'en comptait pas moins sur le ressentiment de ces dissidents
contre les jacobins victorieux pour les rallier à sa cause. Il
espérait obtenir d'eux, comme des royalistes purs, une déclaration
solennelle et publique, attestant qu'ils étaient convaincus que le
gouvernement républicain n'était propre qu'à perpétuer les malheurs de
la France, qu'à consommer sa ruine; qu'en conséquence ils
reconnaissaient pour leur roi «Louis XVIII, successeur de Louis XVII,
son neveu», dont leur voeu personnel comme celui de leurs commettants
réclamait le rétablissement.

Pour organiser les missions religieuses dans l'intérieur du royaume,
le roi avait eu recours à divers évêques qui résidaient en Allemagne
et dont il se croyait sûr. Pour obtenir la déclaration des députés
dispersés en Suisse, il projetait de recourir au commissaire anglais
Wickham. Afin de le persuader de l'utilité pratique de son projet, il
allait lui envoyer un homme dont il avait, depuis les débuts de la
Révolution, éprouvé le dévouement: l'émigré Jacques-Antoine-Marie de
Cazalès, l'intrépide champion de la royauté aux États généraux, venu à
Blanckenberg pour protester de sa fidélité.

«Je ne te cache pas que j'ai trouvé la matière un peu délicate,
mandait-il à son frère en lui exposant la mission qu'il venait de
confier à Cazalès. Je veux bien que le voeu de mes sujets me _rende_
ma couronne; mais je ne veux pas qu'il me la _donne_. Tu sens bien la
distinction et pourquoi j'ai mis Louis XVIII, successeur de Louis
XVII. Ces numéros sont des actes conservatoires. Mais, en supposant
que cela se passe ainsi, encore faudrait-il de l'adresse et un profond
secret, car il est bien essentiel que la déclaration des proscrits
paraisse spontanée et qu'ils ne semblent influencés ni par moi ni par
l'Angleterre, quoique, si nous parvenons à ce but, je compte bien y
être puissamment aidé par M. Wickham, auquel en conséquence j'ai tâché
de remettre le coeur au ventre, tant par la mission de Cazalès auprès
de lui que par la lettre dont la copie est ci-jointe.»

De cette lettre à Wickham, il n'y a qu'un passage à retenir: c'est
celui qui trahit une fois de plus que la journée de fructidor n'a pas
altéré, dans l'âme de Louis XVIII, son énergique confiance dans le
triomphe final de ses droits. «L'événement est cruel. Mais les
ressources sont grondes. Nous sortirons avec honneur de ce pas
difficile, et les triumvirs, qui ont cru vous compromettre en vous
nommant avec tant d'éclat, n'auront fait que vous faire jouir un peu
plus tôt de la gloire qu'un si bel ouvrage heureusement achevé doit
attacher à votre nom.»

Toutefois pour achever cet ouvrage, comme disait le roi, pour que
l'opinion conquise ne fût pas étouffée par la violence, il fallait
gagner les armées, les détacher du Directoire, les ramener à l'idée de
royauté. Les missionnaires religieux étaient impropres à cette tâche.
Ils auraient eu dans les camps et dans les casernes trop de dangers à
courir. Seuls, des laïques pouvaient éclairer les officiers et les
soldats «sur leurs véritables intérêts», leur promettre des grâces
proportionnées à leurs services; le roi adjurait ses agents en France,
en Angleterre, en Italie, en Suisse, de lui indiquer des sujets assez
courageux pour accepter une telle mission, assez adroits pour la
remplir.

D'autre part, il ne se dissimulait pas que le meilleur argument pour
séduire une armée et surtout une armée mal payée, mal vêtue, manquant
de tout, c'est de l'argent. À trois reprises, depuis le commencement
de cette année 1797, il avait chargé le duc d'Harcourt d'en solliciter
du gouvernement anglais. Le cabinet de Londres en avait toujours
promis pour cet usage, mais n'en avait jamais donné. Maintenant qu'on
devait le supposer convaincu de l'impossibilité de conclure avec le
Directoire une paix même honteuse, il serait sans doute plus disposé à
tenir ses promesses. Il y avait donc lieu de renouveler les instances
déjà prescrites au duc d'Harcourt, et le roi se décidait à leur donner
pour interprète l'abbé de La Marre, dont il attendait la venue.

Il se pouvait cependant que ces mesures hâtives ne portassent pas les
fruits qu'on en attendait. Il fallait le prévoir; le roi le prévoyait,
et, jaloux de n'avoir rien à se reprocher, il avisait aux moyens de
gagner à sa cause, par des négociations directes et secrètes, un ou
plusieurs des chefs les plus populaires de l'année.

L'idée n'était pas nouvelle. Depuis l'abolition de la royauté, le
souvenir de Monk, le restaurateur des Stuarts en Angleterre, hantait
les cervelles royalistes. Tour à tour, Pichegru, Hoche, Moreau,
Kellermann, d'autres moins illustres, avaient été l'objet d'offres
tentatrices. On voulait obtenir d'eux de faire arborer la cocarde
blanche à leurs soldats, de livrer des places ou, s'ils remportaient
des victoires sur les armées alliées, d'obliger les souverains à
reconnaître le roi de France et à favoriser son retour dans son
royaume. Mais, à l'exception du premier de ces généraux, aucun de ceux
que leur influence sur l'armée rendait susceptibles de jouer un grand
rôle ne s'était prêté à ce qu'on espérait de lui. Pichegru lui-même,
le seul qui eût ouvert l'oreille aux propositions des agents du roi,
avait refusé de trahir ses devoirs militaires et ajourné ses
résolutions définitives jusqu'à ce que survînt une occasion d'en
prendre d'efficaces. Du reste, maintenant, il figurait parmi les
vaincus; il était déporté; on ne pouvait plus compter sur lui. Mais si
piètre que fût le résultat de tant de démarches antérieures, on ne
courait aucun risque à en entreprendre de nouvelles. Ce qu'on n'avait
pu obtenir une première fois, peut-être l'obtiendrait-on maintenant.
Au moment où parvenait à Blanckenberg une lettre de l'abbé de La
Marre, ne le précédant que de quelques jours et ouvrant la perspective
d'une négociation avec Bonaparte, le roi était déjà disposé à
accueillir avec faveur cette ouverture qui répondait à ses propres
vues.

Par une coïncidence remarquable, il en recevait en même temps, d'un
autre côté, une toute pareille. Elle lui venait d'un émigré, le comte
de Vernègues, qui résidait en Italie et qu'il avait employé déjà à des
missions de confiance. Vernègues racontait que, se trouvant à Milan,
il s'y était lié avec un riche négociant de Marseille nommé Nicolas
Clary, émigré comme lui, dont la soeur avait épousé Joseph Bonaparte,
frère aîné du conquérant de l'Italie et ambassadeur de la République à
Rome. Supposant avec raison que, grâce à ce mariage, Clary avait
accès auprès du général, Vernègues l'avait entretenu de la
possibilité de rattacher ce dernier à la cause des Bourbons. Clary ne
s'était pas dérobé à cet entretien; il avait même promis d'en faire
part à Joseph et l'en avait entretenu en effet. À en croire les
informations envoyées au roi par Vernègues, Bonaparte lui-même était
averti par Joseph. Flatté des offres dont il était l'objet, il avait
promis d'agir quand il en serait temps. En attendant, il demandait à
prendre connaissance des pouvoirs signés de la main du roi, que
Vernègues avait annoncés, pour le cas où il serait conduit à traiter.

Sans trop s'attarder à rechercher dans quelle mesure cette
communication méritait confiance, le roi fit expédier ces pouvoirs et
attendit une réponse. Il ne devait apprendre que l'année suivante
qu'ils n'avaient pu être utilisés. Le jour même (27 septembre 1797),
où Vernègues, après les avoir montrés à Clary, devait les placer sous
les yeux de Joseph, le général Duphot avait été assassiné dans Rome.
Cet événement ayant empêché l'audience, il ne fut pas donné suite à la
négociation. Mais à la date où de La Marre s'annonçait à Blanckenberg,
on croyait fermement qu'elle se continuait. On ne désespérait pas de
la voir aboutir. C'est ce qui explique sans doute pourquoi, durant
plusieurs mois, les choses restèrent en l'état, sans que le roi
renonçât à traiter avec Bonaparte et sans qu'il négligeât d'ailleurs
de mettre en action d'autres moyens de rentrer dans son royaume.

Il ne croyait pas à la durée de la paix. Il s'attendait à voir
l'Autriche reprendre les armes et la coalition de 1792 se reformer. Il
jugeait qu'en ce cas, l'intérêt des puissances devait les pousser à
favoriser les mouvements insurrectionnels de l'Est, du Lyonnais et du
Midi, «à les lier au système de défense que les cantons suisses
paraissaient devoir adopter et à combiner cette double opération avec
le plan qui devait être arrêté pour les provinces de l'Ouest sur la
demande de Monsieur.» À l'effet d'exposer ces vues au cabinet anglais
et de les faire prévaloir, l'abbé de La Marre, à peine débarqué à
Blanckenberg, se voyait contraint de repartir muni d'instructions
écrites et détaillées. Il devait se rendre à Londres et revenir en
toute hâte auprès du roi pour rendre compte de sa mission, mais non
sans avoir passé par Paris afin d'y étudier la situation générale et
de décider si, oui ou non, une entente avec Bonaparte était
réalisable.

Comme il n'était pas impossible qu'une chance heureuse de hâter cette
entente s'offrît à l'ambassadeur, le roi avait tenu à ce qu'il fût
pourvu d'une autorisation signée de sa main, qui lui permettrait
d'agir auprès du général soit directement, soit par intermédiaire. Il
la lui avait donnée, et l'abbé de La Marre, en se remettant en route,
emportait un écrit ainsi conçu, daté du 29 janvier 1798: «J'autorise
les porteurs du présent billet à entrer en mon nom en négociation avec
le général Bonaparte.»

Il y avait dix jours que l'abbé de La Marre était reparti, lorsque sur
le projet à l'exécution duquel il allait travailler vint s'en greffer
un autre. Les documents qui sont sous nos yeux n'en expliquent pas
l'origine, ce qui permet de supposer qu'il fut conçu spontanément par
Louis XVIII. Il consistait à ramener au parti du roi le général
Berthier, qui était alors en Suisse, à l'armée de Masséna.

Le nom de ce général, qu'un avenir prochain allait conduire à la plus
haute fortune militaire, ne rappelait au roi que des souvenirs propres
à lui donner confiance en l'homme qui le portait. Mme Berthier, la
mère, avait été attachée au service du comte de Provence quand il
était enfant. À Versailles, durant les tragiques journées d'octobre
1789, Berthier, qui était alors major de la garde nationale, sous les
ordres du comte d'Estaing, commandant en chef, et du baron de
Gouvernet, commandant en second, s'était conduit en sujet fidèle, «ce
qui est d'autant plus remarquable, écrivait le roi au moment de faire
appel à ses sentiments royalistes, qu'il n'y eut guère de tout ce qui
composait la garde nationale, que M. de Gouvernet et lui qu'on pût
citer avec éloge.» En 1791, le 29 février, devenu commandant après la
retraite de ses deux chefs, Berthier avait marché de lui-même au
secours de Mesdames, tantes du roi, que le peuple de Paris menaçait
d'empêcher de partir du château de Bellevue, et, par son attitude
décidée, assuré leur départ. En se rappelant ce passé, en constatant
que Berthier n'avait participé à aucun des forfaits révolutionnaires,
le roi supposait que sous l'uniforme de ce général républicain
battait un coeur de royaliste. De cette supposition était né l'espoir
de s'assurer ses services.

Un gentilhomme émigré, le comte d'Hautefort, ami personnel du comte de
Provence, jadis attaché à sa maison et maintenant pourvu d'un
commandement dans l'armée de Condé, se trouvait alors à Blanckenberg.
À la veille du départ de Louis XVIII pour la Russie, il était venu lui
faire ses adieux. C'est lui que le roi chargea de se rendre auprès de
Berthier. Les instructions qu'il lui donna sont trop longues pour être
reproduites ici. Elles s'inspiraient de l'espoir que si Berthier,
comme c'était probable, recevait l'ordre de marcher contre les
rebelles de l'Est et du Lyonnais, il consentirait, au lieu de les
combattre, à passer de leur côté; que l'armée républicaine, à son
instigation, se prononcerait pour eux et acclamerait le duc de Berry,
que le roi se proposait de «nicher» à cette armée, sous la garde de
Berthier. Pour prix de sa conduite, celui-ci recevrait le cordon
rouge, qui lui serait apporté par le jeune prince, le grade de
lieutenant-général et toutes les récompenses qu'il pourrait demander
pour lui et ses officiers.

Le comte d'Hautefort n'ayant pu aborder Berthier, ces instructions
restèrent sans effet. Elles n'en témoignent pas moins et de la
singulière opinion qu'avaient des généraux de la République les
princes émigrés, et du caractère illusoire des résolutions que cette
opinion leur suggérait. N'était-ce pas une illusion, en effet, de
penser qu'un soldat tel que Berthier consentirait à passer à l'ennemi,
et que, dût-il y consentir, il adopterait, pour trahir ses devoirs
militaires, le procédé maladroit et brutal qu'on lui conseillait? N'en
était-ce pas une plus grande encore de penser qu'il exercerait assez
d'action sur ses troupes pour les entraîner dans sa désertion et ne
pas craindre de les voir se révolter s'il osait leur proposer de
suivre son exemple? Pareille tentative avait été faite deux ans avant
auprès de Pichegru par le prince de Condé; mais elle avait échoué, et
il est au moins étonnant que ce souvenir n'ait pas empêché le roi de
la renouveler presque dans la même forme auprès d'un autre général.

De tant de démarches fécondes en déceptions, ressort du moins la
preuve que les succès du Directoire ne l'avaient pas abattu et qu'il
ne restait pas inactif. Lorsqu'au mois de mars 1798, chassé de
Blanckenberg par la Prusse, il s'installait à Mitau, l'abbé de La
Marre à Londres, Cazalès en Suisse, d'Hautefort envoyé à Berthier,
travaillaient au profit de sa cause par les voies que nous avons
indiquées. Mais, comme s'il eût prévu qu'aucun d'eux ne devait
réussir, ce à quoi il attachait le plus de prix, c'était la mission
confiée à de La Marre qui devait, en quittant l'Angleterre, se rendre
à Paris et tenter de se rapprocher de Bonaparte.



LIVRE HUITIÈME

LOUIS XVIII ET MADAME ROYALE[28]

         [Note 28: Une communication, dont mes lecteurs apprécieront
         le prix, ayant mis dans mes mains la correspondance du roi
         avec sa nièce, de 1795 à 1799, je n'ai pas cru qu'elle dût
         être perdue pour l'histoire, et c'est ainsi que ce huitième
         livre est fait, en grande partie, de ces lettres révélatrices
         de l'âme charmante de Madame Royale.]


I

LA DÉLIVRANCE


Au cours des dramatiques événements qui viennent d'être racontés, un
projet d'ordre plus intime avait maintes fois captivé la sollicitude
de Louis XVIII. Ce projet consistait à marier sa nièce, Madame Royale,
fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, avec son neveu, le duc
d'Angoulême, fils aîné de M. le comte d'Artois et de Marie-Thérèse de
Savoie. Conçu au moment où la jeune princesse allait quitter la prison
du Temple, il devait, durant quatre années, occuper le premier rang
dans les préoccupations quotidiennes du roi. Aussi peut-on dire que
l'affaire du mariage, si féconde pour lui en consolations et en soucis
de toutes les heures, constitue un des plus importants épisodes de
l'émigration, le plus important peut-être. Il domine tous les autres,
parfois même les explique ou les complète en jetant, dans l'ensemble
sévère et douloureux, qu'ils forment, une note plus touchante et plus
émue. Il y a donc lieu de lui faire, dans ces pages consacrées à la
triste odyssée des émigrés, une place égale à celle qu'il a tenue dans
la réalité, et, afin qu'aucun détail n'en soit perdu pour cette
histoire, de revenir sur nos pas jusqu'à ce mois de juin 1795, qui vit
mourir Louis XVII, sa soeur sortir de son cachot et Louis XVIII
ceindre la couronne.

Au lendemain de la mort du petit roi, l'Empereur d'Autriche, François
II, avait demandé au gouvernement de la République de remettre entre
ses mains la soeur du défunt, sa cousine, Marie-Thérèse-Charlotte de
France, alors âgée de dix-sept ans, encore détenue au Temple et seule
survivante des membres de la famille royale, avec qui elle y avait été
enfermée le 10 août 1792. En échange de cette princesse, l'Empereur
offrait de mettre en liberté le général de Beurnonville, ancien
ministre de la guerre, et les représentants du peuple livrés avec lui
à l'Autriche par Dumouriez au moment de sa défection. La Convention,
saisie de ces offres par le général Pichegru, à qui elles avaient été
faites, s'était empressée de les accepter. Le 12 messidor (30 juin),
elle invitait le Comité de Salut public à négocier avec les
représentants de l'Empereur. La négociation promettait d'aboutir, et
la délivrance de la captive, Madame Royale, n'était plus qu'une
affaire de jours.

Presque en même temps, des lettres de Paris venaient apprendre au roi
que sa nièce était dans sa prison l'objet de traitements plus humains.
Elle pouvait recevoir quelques visites sous la surveillance de ses
gardiens; elle était mieux nourrie; on lui confectionnait un
trousseau[29] en vue de son prochain départ, et on lui avait donné,
pour égayer sa solitude, une compagne aimable et distinguée, Mme de
Chanterenne, personne de condition, qui promptement avait gagné sa
confiance.

         [Note 29: «Le trousseau de Madame Royale est fait; il est
         vraiment magnifique, sans être riche par les diamants et
         l'or. Mais les dentelles, les toiles et les étoffes ont été
         prises dans ce qu'il y a de plus beau.»--_Lettre sans
         signature, écrite de Paris, le 11 avril 1795, et envoyée à
         Vérone par un agent de Turin._--Il est dit, dans plusieurs
         mémoires, qu'à la frontière, la princesse abandonna ce
         trousseau. Nous n'avons pas trouvé trace de ce fait dans sa
         correspondance avec son oncle.]

Parmi ces lettres, il y en avait une de la marquise, plus tard
duchesse de Tourzel, ancienne gouvernante des Enfants de France,
incarcérée avec sa fille pendant la Terreur et délivrée après la chute
de Robespierre; une autre de Hue, longtemps au service du Dauphin, en
qualité de premier valet de chambre. Tous deux avaient été autorisés à
voir Madame Royale et offraient leurs bons offices pour lui
communiquer les messages que le roi désirerait lui faire parvenir.
L'occasion était propice autant qu'inespérée. Louis XVIII s'empressa
d'en profiter. Le 8 juillet, il envoyait à la duchesse de Tourzel, par
la voie de ses agents de Paris, une lettre en chiffres pour être
remise à Madame Royale après qu'ils l'auraient déchiffrée. À Vérone,
dans l'entourage du roi, le comte d'Avaray fut le seul à en recevoir
communication. C'est lui, du reste, qui eut mission de l'expédier.

«Je hasarde cette lettre, ma chère nièce, sans savoir si elle pourra
vous parvenir; mais ma tendresse pour vous ne peut plus se taire dans
un moment aussi cruel. Rien ne peut réparer les affreuses pertes que
nous avons faites; mais permettez-moi d'essayer d'en adoucir
l'amertume. Regardez-moi, je vous en conjure, comme votre père, et
soyez bien sûre que je vous aime et vous aimerai toujours aussi
tendrement que si vous étiez ma propre fille. Si ceux qui vous feront
arriver cette lettre vous donnent en même temps les moyens d'y
répondre avec sûreté, je serai ravi d'apprendre que votre coeur
accepte les offres du mien. Mais, au nom de Dieu, point d'imprudence,
et songez bien que votre sûreté est bien préférable à ma satisfaction.
Adieu, ma chère nièce, je vous aime et vous embrasse de tout mon
coeur.»

La réponse ne se fit pas attendre. On la reçut à Vérone le 18
septembre. Elle était datée de la tour du Temple le 5 du même mois. En
la transmettant au roi par l'intermédiaire de Hue, Mme de Tourzel
racontait que, toujours surveillée, Madame Royale «avait eu bien de la
peine à l'écrire». Elle suppliait Sa Majesté de brûler ces missives
après les avoir lues. «Il y va de ma vie et peut-être de la liberté de
Madame Royale si l'on parvient à découvrir qu'elle a écrit... Je l'ai
trouvée grandie, bien portante, pleine de noblesse et de dignité.»
Hue ajoutait: «Le coeur bon et sensible de Votre Majesté jugera
beaucoup mieux que je ne le lui peindrais ce que cette douce réunion a
offert de touchant. Je lui dirai seulement que Madame Royale, qui
connaît toutes ses pertes, les supporte avec un courage et une énergie
dignes du sang de son auguste famille.»

Quant à la jeune princesse, elle avait tracé en hâte et fiévreusement
ces quelques lignes: «Mon cher oncle, je suis on ne peut plus touchée
des sentiments que vous daignez marquer à une malheureuse orpheline en
voulant l'adopter pour fille. Le premier moment de joie que je goûte
depuis trois ans est celui où vous m'assurez de votre bienveillance.
Je vous aime toujours bien et désire pouvoir un jour vous assurer de
vive voix de ma reconnaissance et de mon amitié pour vous. Je suis
bien inquiète de votre santé et de savoir ce que vous devenez depuis
trois ans que je n'ai eu le bonheur de vous voir. J'espère que vous
vous portez bien. Je le demande tous les jours au ciel, ainsi que de
prolonger tous vos jours, afin que vous puissiez être heureux, ce qui
n'arrivera peut-être que dans longtemps. Adieu, je vous prie d'être
persuadé que, quelque chose qui arrive, jusqu'à mon dernier soupir je
vous serai attachée.--MARIE-THÉRÈSE-CHARLOTTE[30].»

         [Note 30: Il n'est fait mention d'aucune de ces lettres dans
         les Mémoires de la duchesse de Tourzel.]

Cette lettre, en arrivant à Vérone, fut pour le monarque proscrit un
rayon de lumière réchauffante. La fille de son frère avait toujours
été sa préférée. Il parlait souvent d'elle; il aimait à rappeler qu'au
cours des cruelles épreuves qui avaient assombri déjà sa jeunesse,
elle s'était toujours montrée digne d'admiration par son intrépidité
devant tous les périls, par sa résignation devant le malheur et
surtout par l'ingéniosité de la tendresse qu'elle prodiguait à ses
parents durant les heures les plus affreuses, comme si elle eût voulu
leur en adoucir l'amertume.

Les sentiments qu'elle lui inspirait, il les avait exprimés naguère
avec une vivacité dont le témoignage est sous nos yeux. Un jour, à
Coblentz, lisant le récit de son évasion de Paris, dans la nuit du 20
au 21 juin 1791, rédigé, à sa demande, par le comte d'Avaray comme
complément de celui qu'il en avait tracé lui-même, et s'attardant à un
passage où le narrateur rappelait la journée de Saint-Cloud, premier
épisode de la captivité de Louis XVI[31], il avait écrit en marge de
cette relation:

         [Note 31: 18 avril 1791.--«Le Roi avait été sérieusement
         malade; d'un autre côté, il désirait soustraire le service de
         sa chapelle aux fureurs dont les prêtres fidèles étaient
         menacés. Les médecins prononcèrent que Sa Majesté avait
         besoin de l'air de la campagne, et l'on pensait assez
         généralement qu'Elle pourrait aller à Saint-Cloud comme
         l'année précédente. Le 18 avril, jour fixé pour le départ, Sa
         Majesté et la famille royale étaient en voiture vers midi et
         déjà sur le Carrousel, lorsque d'accord avec la populace et
         les poissardes, au mépris des Droits de l'Homme verbeusement
         et inutilement invoqués par leur premier auteur (le général
         de La Fayette), la garde nationale, en couvrant d'injures le
         roi et son auguste famille, dont, à plusieurs reprises, la
         voiture fut couchée en joue, maltraitant de coups ses
         serviteurs et ne paraissant prolonger ces infâmes débats que
         pour en aggraver les outrages, força Sa Majesté à renoncer à
         son voyage. Et c'était pourtant ce même homme, ce Washington
         de la Foire, qui, peu auparavant, disait à un haut personnage
         de qui je tiens cette impudente niaiserie: «J'ai abaissé le
         trône de quelques marches; je ne souffrirai pas qu'on y
         touche.»--_Annotation de d'Avaray sur son manuscrit._]

«Ce fut là, il m'est doux d'en consacrer ici le souvenir, que, pour la
première fois, je vis ma nièce telle qu'elle est. Tout ce que la
solidité d'âme, le courage, la piété avaient donné de forces au roi, à
la reine, à ma soeur, semblait épuisé. Assis chacun dans notre coin,
nous nous regardions tous les cinq dans un morne silence. Ma nièce,
âgée de douze ans, seule debout au milieu de ce cercle d'infortunés,
annonçant par ses regards qu'elle sentait et surmontait sa position,
allait de son père à sa mère, à ses tantes; les larmes étaient dans
ses yeux, le sourire sur ses lèvres. Ses innocentes caresses, ses
tendres soins, ses mots consolateurs versaient du baume sur toutes les
plaies. Elle vint à moi:

«--Ô mon enfant, lui dis-je en la serrant dans mes bras, puisse le
ciel faire pleuvoir sur vous tout le bonheur qu'il refuse à vos
malheureux parents!»

Et c'était cette vaillante jeune fille qui maintenant, à peine libre
de laisser parler son coeur, poussait vers lui un cri de tendresse, de
soumission et de dévouement! Il en fut tout réconforté, et le désir de
la fixer auprès de sa personne, dès qu'il serait en possession d'un
asile plus sûr que n'était l'Italie, s'empara de son âme avec une
violence que quatre années d'attente ne devaient pas apaiser.

La lettre que du fond de sa prison, en réponse à celle de son oncle,
Madame Royale lui avait écrite le 5 septembre, était arrivée à Vérone,
nous l'avons dit, le 18 du même mois. Ce jour-là, jusqu'à une heure
avancée de la soirée, le roi et d'Avaray restèrent en conférence,
s'entretenant de l'événement qui promettait d'éclairer la morne
solitude de l'exil de la présence d'une jeune princesse pure et
charmante, ennoblie par ses malheurs. Hue avait écrit qu'elle ne
tarderait pas à quitter Paris. Sur le territoire de Bâle, elle devait
trouver les envoyés autrichiens, chargés de la recevoir et de la
conduire à Vienne. Si donc le roi, empêché de se porter sur son
passage, voulait communiquer avec elle, il n'y avait pas une minute à
perdre. Il était tenu de désigner immédiatement ses messagers, et
ceux-ci de se mettre en route dès qu'aurait été fixée la date à
laquelle prendrait fin la captivité de Madame Royale.

Le choix des messagers ne fut ni long ni difficile.

--C'est vous que je choisis, mon ami, dit le roi à d'Avaray, le prince
de Condé et vous.

Le prince de Condé était aux bords du Rhin. D'Avaray irait lui faire
connaître les ordres du roi, et, ensemble, ils décideraient sur quel
point de l'itinéraire suivi par la princesse pour aller de la
frontière à Vienne, il leur serait le plus aisé de la rencontrer. Il
fut en outre décidé que d'Avaray emporterait deux lettres de son
maître, l'une toute de sentiment destinée à Madame Royale, l'autre
destinée à Mme de Tourzel qui, sans doute, serait autorisée à
accompagner la voyageuse. Le roi comptait sur l'ancienne gouvernante
des Enfants de France pour faire entendre à sa nièce des conseils
qu'il jugeait nécessaires en vue de son séjour à la cour de Vienne,
auprès de l'Empereur son cousin.

Ces lettres furent écrites le lendemain. Le retard apporté au voyage
de Madame Royale allait les rendre sans objet, et elles ne purent être
utilisées. Elles méritent cependant de trouver place dans ce récit,
parce qu'elles trahissent, d'une part, la vive affection qui
s'éveillait déjà dans le coeur de Louis XVIII pour la future duchesse
d'Angoulême, et d'autre part, les soupçons que lui inspirait
l'empressement qu'avait déployé le gouvernement autrichien, la période
de la Terreur une fois close, pour se faire remettre la fille de
Marie-Antoinette.

«Je puis donc enfin, ma chère nièce, mandait-il à Madame Royale, vous
parler en liberté de ma tendresse pour vous. C'est un bonheur dont je
ne me flattais plus, et qui ne m'en est que plus sensible. Si j'avais
été le maître de suivre les mouvements de mon coeur, je ne vous aurais
pas écrit; j'aurais volé moi-même à votre rencontre; mais, du moins,
je cherche à m'en dédommager par les personnes que je charge de me
remplacer. L'un est M. le prince de Condé, la gloire de notre nom et
l'appui de ma couronne; l'autre est le comte d'Avaray, mon libérateur
et mon ami. J'espère cependant que je ne serai pas longtemps privé du
bonheur de vous voir, et de recueillir de votre propre bouche des
paroles et des volontés dont vous seule avez pu être dépositaire, et
qui me sont aussi précieuses que sacrées. Mais, en attendant que je
puisse jouir de cette consolation, vous pourrez confier ces secrets à
M. le prince de Condé et à M. d'Avaray: c'est comme si vous me les
disiez à moi-même.

«Je souhaite avec passion pouvoir adoucir des maux que rien ne peut
réparer, et je ne le peux qu'en vous offrant des soins et une
tendresse paternelle qui depuis longtemps est gravée pour vous dans
mon coeur. Acceptez-moi donc, je vous en prie, pour votre père, et
regardez-vous comme ma fille. J'ose dire qu'après nos malheurs
communs, c'est une consolation que nous nous devons l'un à l'autre. Je
n'ai pas besoin de vous parler de la reconnaissance que vous devez à
l'Empereur. Vous n'oublierez sûrement jamais que c'est à sa généreuse
amitié que vous devez votre liberté, comme je me souviendrai toujours
que c'est à lui que je dois de ne plus trembler pour vous.

«Adieu, ma chère nièce; adieu, ma chère fille, si vous me permettez un
nom si doux. Je vous aime et vous embrasse de tout mon coeur.»

À Mme de Tourzel, après l'avoir félicitée de sa sortie de prison et
lui avoir exprimé son admiration et sa reconnaissance, il avouait
qu'il ne serait pas sans inquiétude, en voyant sa nièce entre les
mains de l'Empereur:

«Il m'est fort difficile de croire au parfait désintéressement de le
cour de Vienne, et je ne puis pas m'empêcher, sous son apparente
générosité, de soupçonner des vues éloignées et le projet formé de me
faire un jour acheter bien cher la liberté de ma nièce. D'ailleurs,
après tout ce qu'elle a souffert en France, il ne doit pas être
difficile de lui inspirer une aversion insurmontable pour un pays qui
est et que je souhaite, par-dessus toute chose, qu'il reste toujours
le sien. Il n'est que trop vraisemblable que c'est ce qui lui
arriverait à Vienne. Je ne m'explique pas davantage ici parce que
c'est M. d'Avaray qui vous remettra cette lettre. Vous savez ce que je
lui dois: vous savez qu'il est mon ami et le confident de toutes mes
pensées. Ainsi, vous sentez que ce qu'il vous dira, c'est comme si je
vous le disais moi-même. J'ajouterai seulement que je compte plus sur
vos soins que sur toute autre chose pour parvenir au but que je me
propose. Mais je vous prie en même temps, Madame, d'être bien
persuadée que rien ne peut ajouter aux sentiments que je vous ai voués
et qui dureront autant que ma vie[32].»

         [Note 32: Toutes les lettres du roi sont signées: Louis.]

Les motifs de l'inquiétude que le roi confiait à Mme de Tourzel ne
pouvaient que le déterminer à tout faire pour que sa nièce n'allât pas
à Vienne. Aussi, dès qu'il avait eu connaissance des intentions de
l'Empereur, s'était-il empressé de lui demander qu'elle lui fût
confiée. Son dessein était de l'envoyer à Rome auprès de ses tantes,
Madame Adélaïde et Madame Victoire, filles de Louis XV, jusqu'au jour
où il lui serait possible de l'appeler auprès de lui. Mais, des
premières réponses de la cour impériale, on pouvait conclure que, si
juste que fût cette requête, elle l'écarterait par quelque fin de
non-recevoir, qu'elle voudrait garder la princesse et peut-être la
marier à l'un des archiducs, frère de l'Empereur. On désignait déjà
l'un d'eux, le plus jeune, l'archiduc Charles[33], «esprit borné et
santé déplorable,» comme destiné à devenir son époux.

Tel fut l'objet des entretiens du roi et de d'Avaray durant les
quelques jours qui s'écoulèrent dans l'attente des nouvelles de
Paris, d'Avaray se tenant prêt à partir pour exécuter les ordres de
son maître. Le roi était résolu à ne laisser à personne le soin
d'établir sa nièce et surtout à ne pas consentir à ce qu'elle épousât
un prince étranger. De ses conversations intimes avec le «confident de
ses pensées», naquit le projet de la marier au fils aîné de Monsieur
comte d'Artois, le duc d'Angoulême qui venait d'entrer dans sa
vingtième année.

         [Note 33: L'archiduc Charles, troisième fils de Léopold II,
         qui s'illustra bientôt à la guerre. En 1795, il avait
         vingt-quatre ans.]

En 1789, ce prince avait suivi son père et sa mère à Turin. Par les
soins de son grand-père, le roi de Sardaigne, il y avait terminé son
éducation militaire commencée à Paris par son gouverneur, le maréchal
de camp comte de Sérent. Il exerçait maintenant un commandement à
l'armée de Condé, où se trouvait aussi son cadet, le duc de Berry. Le
fils de Louis XVI étant mort, Louis XVIII n'ayant pas d'enfants, et
l'âge du comte d'Artois ne permettant pas de supposer qu'en admettant
qu'il survécût à son frère, il régnerait longtemps, le duc d'Angoulême
était considéré parmi les Bourbons comme le futur roi de France. En
lui donnant pour femme la noble princesse que la pitié populaire
surnommait déjà «l'orpheline du Temple», on ajouterait à la couronne
un nouveau fleuron. Non moins que la gloire ancestrale, les malheurs
immérités sont aussi une parure. Ceux de Madame Royale devaient à son
sexe, à sa jeunesse, à son innocence, d'avoir excité partout une
commisération respectueuse, dont son mariage avec l'héritier du trône
ferait sans doute, aussitôt qu'il serait accompli, rejaillir les
effets sur toute la maison de France. Ce mariage, dans la pensée du
roi et de d'Avaray, n'était donc pas seulement commandé par des
convenances de famille; il l'était aussi par la raison d'État.

Dès qu'ils en furent convaincus, le roi jugea nécessaire d'écrire une
nouvelle lettre à Mme de Tourzel. La première destinée à lui être
remise à sa sortie de France n'en disait pas assez, et, puisqu'elle
n'avait pas été expédiée, il convenait d'en préciser les termes et de
donner aux motifs qui l'avaient dictée plus de développements. C'est
ce que fit le roi dans la seconde, qu'il espérait lui faire parvenir
avant qu'elle n'eût quitté Paris. À ce qu'il avait écrit déjà, il
ajouta, le 29 septembre, de concert avec d'Avaray, des instances plus
pressantes et la confidence de ses projets.

«C'est sur vous que je compte pour déjouer les projets que la cour de
Vienne peut avoir, pour rappeler sans cesse à ma nièce que, sans
oublier la reconnaissance qu'elle doit à l'Empereur, elle doit
toujours penser qu'elle est Française, qu'elle est de mon sang,
qu'elle n'a d'autre père que moi, qu'elle doit partager, ainsi que le
reste de ma famille, mon sort heureux ou malheureux, et surtout
qu'elle ne doit former de liens ni même prendre d'engagements que de
mon aveu et sous mon autorité. Je vous dirai plus; j'ai pensé à son
bonheur futur, à celui de toute ma famille, au mien, et je n'ai pas
trouvé de moyen plus sûr pour atteindre ces divers buts que de la
marier au duc d'Angoulême, mon neveu. J'ai la certitude que le roi et
la reine, quand ils n'avaient pas d'autre enfant qu'elle, désiraient
ce mariage. À la vérité, lorsqu'ils eurent des garçons, mon neveu
cessa d'être un parti pour elle, et ils changèrent d'avis. Mais je
suis bien sûr que, s'ils vivaient et qu'ils eussent perdu leurs
garçons, ils reviendraient à leur première intention. Ainsi je ne fais
que la suivre.»

On voit poindre ici l'innocente supercherie à laquelle, à
l'instigation de d'Avaray et en prévision d'un refus possible de sa
nièce, allait recourir Louis XVIII pour la convaincre de la nécessité
du mariage qu'il souhaitait, en le lui présentant comme un projet
conçu et préparé par ses parents. Craignant qu'on ne découvrît ce
petit artifice, et après avoir invité Mme de Tourzel à communiquer au
plus vite ses désirs à Madame Royale, «bien que l'article soit délicat
vis-à-vis d'une jeune personne,» il ajoutait: «Je vous prie de traiter
ma lettre comme j'ai traité la vôtre; car, quoique les dangers ne
soient pas les mêmes, vous sentez bien qu'il y aurait aussi quelque
inconvénient pour moi à ce qu'une lettre aussi confidentielle vînt à
être connue.»

Celle-ci ne parvint pas à Mme de Tourzel. Ce qui permet de l'affirmer,
c'est que nous l'avons retrouvée sous son enveloppe dans les papiers
du roi, et que, dans ces papiers, il en existe une autre, en minute,
conçue presque dans les mêmes termes et écrite le 3 janvier 1796. À
cette date, Madame Royale était hors de France depuis sept jours, et
Mme de Tourzel n'avait pas été autorisée à l'accompagner. Mais on
l'ignorait à Vérone. On n'y savait qu'une chose, c'est qu'une jeune
femme, Mme de Soucy, digne de cette mission par son éducation et sa
naissance, et qui comptait des amis dans le gouvernement, avait été
désignée par le Directoire, d'accord avec l'Autriche, comme compagne
de route de la princesse, ce qui ne voulait pas dire d'ailleurs que
Mme de Tourzel eût été exclue du voyage.

C'est à d'Avaray qu'on devait ce renseignement. Parti au mois de
novembre pour se rendre au camp de Condé et aviser avec le prince aux
moyens d'approcher Madame Royale, il était revenu à Vérone sans avoir
atteint son but. Il n'avait pas poussé plus loin qu'Inspruck, averti
là par les autorités autrichiennes que ni lui, ni le prince de Condé,
ni aucun Français ne serait admis auprès de l'auguste voyageuse. Après
avoir tenté en vain de fléchir ces ordres rigoureux, prévenu aussi que
la date du départ de Madame Royale n'était pas encore fixée, il
n'avait pu que confier son indignation, ses regrets et les intentions
du roi à un gentilhomme bourguignon, M. de Rancy, descendu dans la
même auberge que lui. M. de Rancy avait promptement gagné sa confiance
en lui apprenant qu'il était le cousin de Mme de Soucy et en s'offrant
pour faire parvenir à Madame Royale, par l'intermédiaire de sa
cousine, auprès de laquelle il espérait arriver, les communications
que le roi destinait à sa nièce.

D'autre part, d'Avaray avait rédigé pour les agents de Paris une note,
qui ne leur parvint qu'après le départ de Madame Royale et dont, par
conséquent, ils ne purent faire usage.

«Comme il paraît, y était-il dit, que le projet d'échange se soutient
et que l'exécution n'en est que retardée, il importe d'inspirer à la
jeune princesse la plus grande aversion pour Vienne en lui laissant
entrevoir que l'intention est de la marier à un archiduc, qui, outre
la disconvenance d'un pareil parti pour elle, lui donnerait un époux
qui tombe du haut mal. Il sera bien aisé de la séduire par la
comparaison en lui faisant tel qu'il est le portrait de M. le duc
d'Angoulême, que le roi lui destine avec l'expectative de la couronne.
On pourra lui faire sentir que ce jeune prince, choisi autrefois par
le feu roi et la reine lorsqu'ils n'avaient pas d'enfants mâles,
choisi maintenant par le roi pour assurer son bonheur, est le seul
parti dans l'Europe, dût-il même être longtemps malheureux, qui
convienne à une princesse du sang de France qui n'a à porter pour dot
à tout autre que son infortune ou le prétexte à de nouvelles intrigues
pour déchirer de nouveau sa patrie.

«La jeune princesse écoutera d'autant plus volontiers ces insinuations
qu'elle est noble, fière et très mal disposée pour l'Autriche et ses
tantes autrichiennes dont elle craint la tutelle. On pourra donc
facilement parvenir, au cas où l'échange aurait lieu, à lui faire
demander à grands cris de voir le roi et d'être conduite à Rome auprès
de ses tantes françaises. Elle le pourra même en gardant la nuance de
sensibilité et de reconnaissance envers l'Empereur qui lui rend la
liberté. Si elle passait à portée de M. le prince de Condé, il serait
désirable aussi qu'elle témoignât la volonté de le voir.»

Ni cette note ni les lettres adressées à Mme de Tourzel n'étant, comme
nous l'avons dit, parvenues à leur destination en temps utile, il en
résulte positivement que lorsque Madame Royale était partie de Paris,
personne n'avait pu l'entretenir des intentions de Louis XVIII,
puisque personne ne les connaissait. Mme de Tourzel n'en raconte pas
moins dans ses Mémoires qu'elle l'en entretint au cours de ses visites
dans la prison du Temple, et qu'elle les appuya en révélant à la
princesse qu'elles étaient conformes à la volonté de ses parents, dont
elle déclare tenir la confidence de Marie-Antoinette elle-même. Si
respectables que soient ces dires rédigés de longues années après les
événements qu'ils relatent, l'invraisemblance en est trop frappante
pour qu'il y ait lieu d'y ajouter foi. Ils sont d'ailleurs
formellement contredits par la lettre du roi, en date du 29 septembre,
citée plus haut, où Louis XVIII, en réduisant à ce qu'elles valent les
intentions hypothétiques des souverains défunts, avoue la part
d'invention qu'il se propose d'y ajouter et précise, en lui donnant
son véritable caractère, ce que Mme de Tourzel appelle «le voeu bien
prononcé» de Louis XVI et de Marie-Antoinette. En réalité, il y avait
déjà près d'une semaine que Madame Royale s'était mise en route
lorsque, ainsi que l'établit la correspondance qui nous sert de guide,
elle entendit parler pour la première fois de son futur mariage avec
son cousin, le duc d'Angoulême. On remarquera aussi qu'elle avait
consenti, sans protester, à se rendre à Vienne; qu'elle n'avait pas
demandé à être conduite à Rome, et qu'elle n'exprima pas le désir de
voir le prince de Condé, ce qui achève de démontrer que ni les agents
de Paris, ni Mme de Tourzel n'avaient pu lui communiquer les
instructions du roi son oncle.

Le 26 décembre, le prince de Gavre, envoyé de l'Empereur, venu
jusqu'aux environs de Bâle à la rencontre de Madame Royale, l'avait
reçue des mains des autorités françaises. C'est lui qui devait la
conduire à Vienne. Le 30, elle arrivait à Füessen, dans le Tyrol, non
loin d'Inspruck. Outre ses domestiques, elle avait avec elle Mme de
Soucy, la compagne que lui avait donnée le Directoire, et Hue, dont le
dévouement à ses parents n'avait été égalé que par celui de Cléry. À
Füessen, elle prit un repos de vingt-quatre heures. Là, comme aux
différentes étapes de sa route, plusieurs de ses compatriotes se
présentèrent pour lui offrir leurs hommages. Mais elle n'eut pas la
liberté de les recevoir. La porte de son appartement, rigoureusement
surveillée par la police autrichienne et fermée à tout ce qui était
Français, ne s'ouvrit que pour son grand-oncle, l'électeur de Trèves,
et la soeur de celui-ci, la princesse Cunégonde. Assurée de leur
affectueuse complicité, Madame Royale, pour la première fois depuis
son départ de Paris, put écrire au roi une lettre que la princesse
Cunégonde se chargea de faire parvenir à Vérone.

«Sire, j'attends avec impatience les ordres que mon roi et mon oncle
voudra me donner sur ma conduite future. Je désirerais extrêmement
d'être dans vos bras, et de pouvoir vous dire combien je vous aime et
l'attachement que j'ai pour vous, qui ne changera jamais. Je vais à
Vienne, où je montrerai à l'Empereur toute la reconnaissance que je
lui dois pour le service qu'il m'a rendu en me donnant ma liberté.
Mais j'assure mon oncle que, quelque chose qui arrive, jamais je ne
disposerai de mon sort sans vous en avertir et avoir votre
consentement, et comptez sur votre nièce qui, comme son père, aimera
toujours les Français et sa famille.

«Je demande pardon à mon oncle pour les Français égarés, et je le prie
de leur pardonner, et j'apporte à ses pieds les voeux et le respect de
tous les bons Français.

«J'ai vu ce soir à Füessen l'électeur de Trèves, mon oncle, et la
princesse Cunégonde, sa soeur. Cette dernière m'ayant surtout témoigné
beaucoup d'amitié, je l'ai priée de vouloir bien faire rendre cette
lettre à Votre Majesté, me méfiant de toutes les personnes qui sont
près de moi. Mme de Soucy me prie de présenter son profond respect aux
pieds de son roi. Elle est ici près de moi. J'arriverai à Vienne le 3
janvier, où j'attendrai les ordres de mon oncle; je le prie de compter
sur mon attachement.--MARIE-THÉRÈSE-CHARLOTTE DE FRANCE.»

En recevant cet acte de soumission où Madame Royale n'avait pu faire
allusion à des projets qu'elle ignorait encore, le roi, qui l'en
supposait instruite, fut aussi déçu qu'étonné. Il eut cependant
l'esprit de n'en rien laisser voir et de feindre dans sa réponse de
mettre le silence de la princesse au compte de sa timidité.

«Votre fermeté m'enchante, lui mandait-il; je ne m'y méprends pas, je
vois bien que votre modestie, qualité bien louable, vous empêche de
vous expliquer tout à fait sur un article bien intéressant, et je ne
vous cache pas que je vais faire passer une copie de votre lettre à
mon frère et à mon neveu, qui, depuis longtemps, ont déposé dans mon
sein leurs voeux et leurs espérances à votre égard[34]. Mon frère ne
s'y trompera pas, il verra bien ce que vous voulez dire; mais
permettez-moi de plaider la cause de mon neveu, qui, plus timide et
moins expérimenté que son père et moi, ne verra peut-être pas aussi
clairement que nous l'engagement que vous prenez dans votre lettre. Je
vous prie donc, en répondant à celle-ci, de me dire quelque chose que
je puisse lui faire voir et qui prouve que ce sera sans répugnance que
vous accepterez l'époux que votre père et votre mère vous avaient
choisi, lorsqu'il était à leur égard à peu près dans la même position
où il se trouve à présent au mien, et qu'ils vous choisiraient encore,
si nous étions assez heureux pour qu'ils fussent à ma place. Les
choses sont bien changées depuis ce premier choix; c'était un trône
qu'ils vous assuraient; aujourd'hui, c'est un trône ou une chaumière,
il n'y a pas de milieu. Le premier est plus brillant, l'autre n'est
pas moins noble, et, avec une âme comme la vôtre, l'alternative est
indifférente.

         [Note 34: Il n'en existe pas trace dans leur
         correspondance.]

«Je ne peux pas me persuader que l'Empereur, qui ne peut ignorer le
voeu de vos parents, ni toutes les raisons de convenance qui semblent
avoir écrit dans le ciel même votre mariage avec le duc d'Angoulême,
et qui ne m'a pas fait la moindre ouverture à ce sujet, veuille vous
proposer un autre mariage. Cependant, quand je songe au refus réitéré
qu'il m'a fait de vous rendre à ma tendresse; quand je réfléchis que
M. le prince de Condé, s'il avait encore été aux environs de Bâle,
n'aurait pas eu la permission de vous voir à votre passage en mon nom
ni au sien; que M. d'Avaray, mon ami, que j'avais envoyé à Inspruck
vous porter les assurances de ma tendresse et de mon bonheur de vous
savoir libre et en sûreté, s'est vu forcé de sacrifier à la prudence
et à la nécessité d'éviter un refus public, qui serait devenu une
scène scandaleuse, l'espoir de vous présenter, avec la lettre dont je
l'avais chargé, l'hommage de son respect et de son attachement; quand
je réfléchis, dis-je, à toutes ces circonstances, il m'est impossible
d'écarter tout soupçon, et je crois vous devoir des conseils à cet
égard.

«Si l'on ne vous fait que des propositions indirectes et par des voies
subalternes, il est au-dessous de vous de paraître y faire attention;
mais si l'on vous en faisait de directes, voici la réponse que je
désire que vous y fassiez: _Je fus engagée avec mon cousin le duc
d'Angoulême par mon propre voeu et par la volonté du roi mon oncle,
entre les mains duquel j'ai déposé mon engagement._ Cette réponse,
soyez-en sûre, vous débarrassera de toute proposition ultérieure.

«J'ai été touché jusqu'aux larmes de la bonté de votre coeur envers
les Français égarés, et, si j'en trouve le moyen, je ferai connaître
ce trait en France; je n'en connais pas de plus propre à ouvrir les
yeux des plus aveugles. Le pardon que vous me demandez pour eux est
écrit dans mon coeur; je ne suis pas frère de votre père pour rien, et
je me trouve heureux d'avoir ce trait de ressemblance avec lui. Je
vous remercie des voeux que vous m'apportez de la part des bons
Français; je me rends auprès de vous l'interprète et le garant des
leurs pour vous, et particulièrement de ceux qui m'approchent de plus
près.»

Peut être sera-t-on surpris du dernier paragraphe de cette lettre
répondant à une prière qu'à quelques jours de là, Madame Royale allait
renouveler avec plus d'insistance. Il n'exprime pas entièrement, en
effet, l'opinion du roi, et moins encore celle de d'Avaray qu'on avait
entendu maintes fois la proclamer avec tant de fougue. Mais il
importait avant tout de ménager le coeur jeune et sensible qu'on
voulait conquérir; il fallait lui donner sans marchander les
satisfactions qu'il sollicitait. À cette nécessité dont le roi se
sentait aussi pénétré qu'il était désireux de marier sa nièce au duc
d'Angoulême, il eût, en ce moment, volontiers sacrifié les vengeances
futures que d'Avaray lui présentait comme un moyen politique qu'à sa
rentrée dans le royaume, exigerait l'intérêt de la couronne.



II

LE CONSENTEMENT DE MADAME ROYALE


L'affectueuse mise en demeure adressée par Louis XVIII à Madame Royale
à l'effet d'obtenir d'elle une déclaration précise de ses intentions
était partie de Vérone le 9 janvier 1796. Le roi et d'Avaray en
espéraient d'heureux effets. Mais la distance, la difficulté des
communications, les condamnaient à une longue attente qui devait
rendre plus pénible encore l'anxiété qui les dévorait. Les réflexions
qu'ils échangeaient journellement les ramenaient sans cesse à la
question de savoir si la princesse, en ne parlant pas du duc
d'Angoulême, avait voulu marquer qu'elle n'était pas disposée à
l'épouser, ou si, au contraire, sa résolution prise conformément aux
voeux de son oncle, elle se réservait de la lui faire connaître par
une voie sûre.

L'arrivée de M. de Rancy à Vérone, le 12, loin d'alléger leurs
inquiétudes, les accrut. Il avait pu causer avec sa cousine, Mme de
Soucy, à son passage à Inspruck, et, quoiqu'on l'eût tenue presque
prisonnière dans l'appartement de Madame Royale, s'acquitter du
message dont il était chargé. Il rapportait même un billet de la
princesse. Mais, outre que ce billet tracé en hâte se taisait sur
l'objet essentiel, les propos de Mme de Soucy ne pouvaient
qu'accroître les craintes du roi et de son ami.

À en croire cette précieuse informatrice, Madame Royale, bien que
disposée à suivre les indications que son oncle voudrait lui donner,
ne protestait pas contre le projet certain et devenu public de lui
faire épouser l'archiduc Charles. Dès sa sortie de France, on lui
avait parlé de cette union; on la lui présentait comme devant lui
assurer une couronne. «La princesse, avait dit encore Mme de Soucy, a
beaucoup de courage et de vertu; elle y joint une tête vive et un
coeur sensible. Mais on est parvenu en France à lui donner de
mauvaises impressions contre ses oncles. On lui a laissé lire des
romans. À côté de beaucoup d'espérances de lui voir soutenir le rôle
qui lui est tracé, il y a bien des écueils à éviter.» Ces propos,
s'ils n'apprenaient rien au roi ni à d'Avaray, en ce qui concernait la
«vile intrigue de Vienne», confirmaient du moins tous leurs soupçons,
lesquels n'étaient que trop justifiés par les procédés antérieurs de
la cour d'Autriche.

Depuis les débuts de l'émigration, elle témoignait avec persistance
aux frères de Louis XVI antipathie et mauvais vouloir. Lors de la
campagne de 1792, c'est elle qui s'était opposée à ce qu'ils prissent
la tête des armées alliées. Ils demandaient alors une déclaration
portant que ces armées opéreraient au nom du roi de France. Les
diplomates autrichiens avaient fait écarter leur demande. Lorsque,
après le supplice de Louis XVI, le comte de Provence s'était proclamé
Régent, l'Autriche avait décidé l'Europe à ne pas le reconnaître en
cette qualité. Depuis la mort de Louis XVII, elle manoeuvrait de
manière à empêcher les puissances de donner à son successeur le titre
royal qui lui était légitimement dû. Enfin, toutes les fois que Louis
XVIII avait manifesté le dessein d'entrer en action, elle était
intervenue pour paralyser ses mouvements. Encore à cette heure, elle
lui fermait la route du Rhin, où se trouvait l'armée de Condé, et le
tenait enchaîné à Vérone dans une oisiveté humiliante et douloureuse.
Que conclure de cette longue malveillance, sinon qu'elle cachait des
calculs, des arrière-pensées et, pour tout dire, le dessein de
profiter des malheurs de la France pour s'agrandir à ses dépens?

Cette conclusion, Louis XVIII n'était pas seul à la tirer de
l'attitude de l'Autriche. Le prince de Condé qui vivait dans
l'intimité des généraux autrichiens, les émigrés qui résidaient à
Vienne, ceux qui recueillaient les échos de cette capitale à Londres,
à Berlin, à Madrid, ne raisonnaient pas autrement que le roi. Ils
étaient tous également convaincus que le cabinet de Vienne voulait
annexer l'Alsace à l'empire d'Allemagne, peut-être même la Lorraine et
la Franche-Comté, et qu'en prévision des conquêtes qu'il convoitait,
il s'était mis d'accord avec la Prusse sur la part qu'il conviendrait
de lui en rétrocéder.

D'Avaray allait plus loin encore; il soupçonnait l'Empereur de
vouloir, en mariant son frère à la fille de Louis XVI, faire d'un
Habsbourg un souverain qui régnerait en France sous le nom de sa
femme. Ne racontait-on pas à Vérone qu'il existait à Paris un parti
qui rêvait la couronne pour cette princesse? Telles étaient les
conjectures dont s'alimentait l'irritation du roi et de d'Avaray
contre cette cour d'Autriche, «qui avait poussé l'impudeur jusqu'à
proposer à Madame Royale un mariage sur lequel on n'avait fait à son
oncle aucune ouverture, parce qu'on prévoyait sans doute qu'il n'y
consentirait jamais.»

Mais s'irriter, s'emporter, protester même ne conjurerait pas le péril
qui résulterait de cette abominable ruse, si Madame Royale, pour qui
son cousin, le duc d'Angoulême, éloigné d'elle depuis six ans, était
presque un inconnu, se laissait circonvenir par sa famille de Vienne,
et si son autre cousin, l'archiduc Charles, qui aurait sur son rival
l'avantage de vivre auprès d'elle, parvenait à lui plaire. Il avait
vingt-quatre ans et s'était déjà si brillamment conduit à la guerre,
que les témoins de sa vaillance prédisaient qu'il deviendrait
promptement un grand capitaine. Ne pouvait-on craindre que la
princesse fût éblouie par la perspective de ses lauriers? Il fallait
donc agir sans retard pour déjouer les menées ténébreuses de la cour
d'Autriche.

C'est alors que d'Avaray, convaincu de la nécessité d'armer
invinciblement la princesse contre les séductions perfides dont sans
doute on va l'entourer et de la disposer en faveur de son cousin, en
lui faisant croire que, depuis longtemps, elle est aimée, conçoit et
fait approuver par le roi tout un plan romanesque, une comédie
idyllique, dont il trace les grandes lignes et distribue les rôles.

«Mgr le duc d'Angoulême depuis longtemps éprouve le plus tendre
intérêt en voyant l'horrible captivité de sa cousine. Le dernier
retard à la conclusion de l'échange, en l'alarmant plus que jamais sur
son sort, a développé cet intérêt jusqu'à lui faire sentir vivement
qu'il n'était pour lui ni bonheur ni repos tant que _sa chère Thérèse_
ne serait pas hors de France, quel que soit le danger qui en résultât
pour son voeu le plus cher. Il n'ignore pas qu'on n'a pas en honte de
lui parler de son mariage avec l'archiduc Charles au moment où, à
peine, elle est hors des mains de ses assassins. Il se tairait, ne
proférerait pas un voeu, ne laisserait pas percer le plus faible rayon
d'espoir fondé sans doute sur les droits les plus sacrés, s'il ne
savait que la noblesse et l'élévation d'âme de Madame Thérèse lui
tiendront compte de sa constance comme aussi de sa fermeté à un poste
si loin d'elle, mais en même temps si honorable. Il supplierait son
père de le laisser se rapprocher de l'objet de sa tendresse, dont la
nouvelle captivité est si cruellement démontrée par la conduite qu'on
tient envers elle et le soin qu'on prend d'éloigner d'elle tout
Français.»

Il faut aussi «tâcher de monter la tête autant que possible au duc
d'Angoulême, ce qui ne sera pas chose aisée», le jeune prince étant
d'un caractère et d'un tempérament naturellement froids. Ce sera
l'affaire de son père, Monsieur comte d'Artois, et de Sa Majesté. Il
leur appartient de lui écrire, de l'échauffer et d'obtenir de lui des
réponses qui passeront sous les yeux de sa cousine et, sans qu'elle
s'en doute, agiront sur son âme pure et sensible.

«Il faut ici du roman, s'écrie d'Avaray en terminant cette note. Je ne
sais où me conduira mon entreprise. Mais, s'il arrivait que je
succombasse, je n'aurais pas à me reprocher de n'avoir pas fait tout
ce qui dépendait de ma position pour la gloire de mon maître, la
confusion de la maison d'Autriche et le salut de ma patrie.»

Sans négliger ce qu'il peut y avoir d'utilisable dans l'ingénieuse
invention de d'Avaray, le roi, supposant que sa nièce n'a pas reçu ou
ne recevra pas ses précédentes lettres, lui en expédie une nouvelle:

«Aussitôt que j'ai su votre sortie de France, ma chère nièce, je vous
ai exprimé la joie que je ressentais de vous savoir enfin soustraite
au poignard des assassins. Aujourd'hui, je dois vous parler d'un autre
objet auquel ma tendresse vraiment paternelle pour vous me fait songer
sans cesse: c'est de votre établissement, et le parti que je vous
propose est mon neveu, le duc d'Angoulême. Je le connais bien, j'ai
bien étudié son caractère et je suis sûr qu'il rendra sa femme
heureuse. Dans un autre temps, on pourrait croire que je cherche à
vous éblouir par l'éclat d'une couronne puisqu'il doit naturellement
être mon héritier. Mais vous n'ignorez pas que c'est ou un trône ou la
misère et l'exil dont je vous offre le partage. Votre âme est trop
élevée pour que je craigne de vous dire ces dures vérités. Je ne dois
pas vous dissimuler que ce n'est pas votre bonheur seul qui m'occupe,
c'est aussi celui de mon neveu à qui je ne puis faire un plus beau
présent; c'est celui de toute ma famille, c'est le mien propre; c'est
celui de mes vieux jours que cette union assurera. Adieu, ma chère
nièce, avec quelle impatience j'attends votre réponse! je vous aime et
vous embrasse de tout mon coeur.»

Cette lettre porte la date du 17 janvier. Le même jour, le roi vit
apparaître Cléry, le fidèle serviteur de feu son frère. À Wels, dans
la Haute-Autriche, où il était venu de Vienne attendre Madame Royale,
Cléry a eu le bonheur de la rencontrer et de communiquer avec elle. À
ce moment, instruite par Mme de Soucy des desseins du roi son oncle et
de ceux de l'Empereur par l'archiduchesse Élisabeth qui se trouvait
sur son passage à Inspruck, ayant réfléchi, trois jours durant, à ces
propositions contradictoires, elle a fait son choix conformément aux
voeux de sa famille française. Pressée d'en avertir son oncle, elle
lui a aussitôt envoyé Cléry, porteur de l'admirable lettre qu'on va
lire, bien propre à faire rougir le roi et d'Avaray d'avoir douté
d'elle, et de s'être livrés, pour emporter sa décision, à tant de
prières, à tant d'efforts d'imagination, à tant de combinaisons
mesquines et romanesques.

«Sire, je vais arriver à Vienne où j'attendrai les ordres de Votre
Majesté. Mais je la préviens que, quelque désir que j'aie d'apprendre
de ses nouvelles, je crains de ne pouvoir pas lui écrire souvent,
parce que je serai sûrement bien observée. Déjà dans mon voyage, on
m'a empêché de voir des Français, l'Empereur voulant me voir le
premier, et craignant que je n'apprisse ses projets. Je les sais
depuis longtemps, et je déclare positivement à mon oncle que je lui
resterai toujours fidèlement attachée ainsi qu'aux volontés de mon
père et de ma mère pour mon mariage, et que je rejetterai toutes les
propositions de l'Empereur pour son frère. Je n'en veux pas. Le voeu
de mes parents y est contraire, et je prétends suivre en tout les
ordres de mon oncle. Je voudrais bien être avec vous à Vérone; mais je
ferai tout mon possible pour vous faire savoir la conversation que
l'Empereur aura avec moi.

«Mon oncle, depuis longtemps vous me connaissez; mais j'espère que
vous ne douterez jamais de moi. Ma position est bien difficile et
délicate; mais j'ai confiance en ce Dieu qui déjà m'a secourue, et
fait sortir de tant de périls. Il ne me fera jamais démentir le sang
illustre dont je sors. J'aime mieux être malheureuse avec mes parents,
tout le temps qu'ils le seront, que d'être à la cour d'un prince
ennemi de ma famille et de ma patrie. Je suis bien reçue dans ses
États, mais tout cela ne m'éblouit pas. J'ai autour de moi de bonnes
personnes, mais j'en ai aussi de méchantes, car l'Empereur m'a donné
une maison dont le prince de Gavre est le Grand Maître; il aime
beaucoup son Empereur, et exécute ponctuellement ses ordres pour que
je ne voie personne.

«J'ai une grâce à demander à mon oncle, c'est de pardonner aux
Français et de faire la paix. Oui, mon oncle, c'est moi dont ils ont
fait périr le père, la mère et la tante, qui vous demande à genoux
leur grâce et la paix. C'est pour votre bien. Jamais vous ne pourrez
remonter sur le trône par la voie des armes; ce n'est que par la
douceur, ce qui fait que je vous supplie de faire cesser les guerres
qui désolent votre malheureux royaume. Hélas! si la guerre durait
longtemps, vous ne pourriez régner que sur des monceaux de morts. Les
esprits changent beaucoup, mais la paix leur est nécessaire, et quand
ils sauront que c'est à mon oncle qu'ils la doivent, alors ils
reviendront entièrement et ils vous adoreront. Mon oncle, vous avez le
coeur si bon! pardonnez-leur, faites cesser la guerre. Hélas! si mon
vertueux père vivait, je suis sûre qu'il le ferait.

«Je vous supplie aussi de faire un nouveau manifeste; le premier a
fait grand bien. Dans Paris, on meurt de faim, et on murmure aussi
contre le gouvernement. Dans les provinces, on ne veut plus
d'assignats; on déteste ce qui vient de Paris et on se vante tout haut
d'être aristocrate. Les esprits sont très changés; mais on déteste les
étrangers avec raison et on est encore aveuglé sur son prince, quand
on le voit les armes à la main contre ses sujets.

«Le Directoire exécutif est très mal composé; mais M. Benezech,
ministre de l'intérieur, celui qui m'a fait sortir du Temple, m'a prié
de mettre son respect aux pieds de mon oncle. C'est très vrai; cet
homme est ambitieux, mais au fond aristocrate. Il m'a dit qu'il était
ami intime de M. d'Avaray le père.

«En un mot, mon oncle, les esprits changent beaucoup; on déteste le
sang, on meurt de faim, et votre coeur est trop bon pour laisser
mourir de faim les Français, quand il est en votre pouvoir de leur
donner la vie, et de vous en faire aimer en donnant la paix à ma
malheureuse patrie. C'est au nom du ciel et de mes vertueux et
malheureux parents que je vous prie de pardonner aux Français et de
leur donner la paix.

«Je vous envoie Cléry: certainement cela fera grand plaisir à mon
oncle de voir la personne qui est restée avec mon père jusqu'à sa
mort. M. Hue est avec moi. Je prie mon oncle de me faire dire s'il a
reçu cette lettre. Je l'embrasse de tout mon coeur, et fais mille
voeux pour le voir et pour qu'il soit heureux.»

Si l'on veut se rappeler que la jeune fille qui tient ce noble langage
achève à peine sa dix-septième année, on reconnaîtra que Louis XVIII
est en droit de tirer quelque orgueil des liens qui l'unissent à elle.

«Nous restâmes confondus de respect et d'admiration, les yeux remplis
de larmes, avoue d'Avaray. Nous lûmes et relûmes ce chef-d'oeuvre de
l'âme et du coeur de Madame Thérèse. Honteux, rougissant des
petitesses dont je m'occupais si gravement la veille, je ne me sentais
même pas digne de tomber aux pieds de cette adorable princesse.»

Quant au roi, son sentiment éclate dans ce passage de la réponse qu'il
adresse le surlendemain à sa nièce.

«Si ma tendresse pour vous me fait souffrir de vous voir dans une
pareille position, cette même tendresse jouit aussi de l'honneur que
cette dure épreuve va vous faire. C'est une enfant, une orpheline,
livrée à elle-même, forte de ses seuls malheurs, qui va confondre les
vues d'un souverain puissant, les ruses d'un cabinet fameux par son
astuce et faire reconnaître, à l'Europe étonnée, de quelle source
vient le sang qui coule dans ses veines. Je vous ai donné des
conseils, pardonnez-les-moi. Je ne connaissais pas encore bien votre
âme!»

Et après l'avoir remerciée du consentement tacite qu'elle donnait à
son mariage avec son cousin; après lui avoir révélé que les émigrés,
redoutant qu'elle n'eût fait que changer de captivité, réclamaient à
grands cris leur duchesse d'Angoulême: «c'est ainsi qu'ils vous
nomment déjà,» il terminait par ce douloureux aveu:

«Vous me demandez de rendre la paix à mes malheureux sujets. Hélas! ma
chère nièce, elle est dans mon âme, elle n'est pas dans mes mains...
La politique infernale de Vienne me tient enfermé à Vérone, loin de
mes fidèles sujets qui m'appellent, comme vous l'êtes à Vienne, loin
de vos parents qui vous tendent les bras... Ah! mon enfant, nous avons
besoin de toute notre énergie et de toute notre constance. Si jamais
mon âme pouvait fléchir, la vôtre deviendrait mon modèle. Mais qu'il
nous suffise de marcher sur les traces l'un de l'autre.»

Dès le 18 janvier, Cléry repart pour Vienne emportant des valeurs pour
cinq cents louis. Ces fonds, qu'on n'a pu réunir qu'en faisant une
large brèche au trésor royal, sont destinés à la princesse. Pour les
lui envoyer, le roi s'est mis à la gêne; mais, en ces circonstances,
cela importe peu. Ce qui surtout importe, c'est que sa nièce soit en
état de refuser des secours d'argent de sa famille autrichienne.

Pour le cas où celle-ci tenterait d'exercer une pression sur sa
volonté, Cléry devra lui conseiller de la part du roi de se présenter
un jour à l'audience impériale et de déclarer publiquement en présence
des ministres étrangers que, pénétrée de reconnaissance envers son
libérateur, elle entend néanmoins ne se conduire que d'après les
conseils de son oncle. En même temps, un des plus fidèles serviteurs
du roi, le bailli de Crussol, est invité à se tenir prêt à partir pour
Vienne. C'est lui qui sera chargé d'y prendre la princesse et de la
conduire à Rome, où elle résidera auprès de ses grand'tantes jusqu'au
moment de son mariage.

Un autre objet s'impose à la sollicitude de Louis XVIII. Madame Royale
et le duc d'Angoulême étant du même sang, leur mariage n'est possible
qu'autant que le Souverain Pontife y consentira. Il y a donc lieu
d'obtenir de lui des dispenses, et il faut y mettre d'autant plus de
hâte qu'on doit s'attendre à voir l'Empereur d'Autriche procéder à
Rome à une démarche analogue en faveur de son frère, qui, lui aussi,
est le cousin de Madame Royale. Soucieux d'arriver premier, Louis
XVIII s'adresse au roi d'Espagne qui est un Bourbon. Il lui demande
d'autoriser son ambassadeur auprès du Saint-Siège, le chevalier
d'Azara, à prendre en main cette négociation.

«L'Empereur sera aussi obligé de recourir au Pape, parce que son frère
est cousin germain de ma nièce, tout comme mon neveu. Il est donc bien
nécessaire de le gagner de vitesse. Il ne l'est pas moins de tenir
secrètes les démarches pour obtenir la dispense elle-même; car, si
l'Empereur venait à en être instruit avant le temps où il faudra bien
qu'il le soit, cela pourrait lui donner le moyen d'y susciter des
difficultés que la prudence ordonne d'éviter. Le Pape éluderait
peut-être ma demande; il ne se refusera pas à celle de Votre Majesté.»

Non content de recourir aux bons offices du pusillanime Charles IV, et
bien qu'il soit loin de supposer que ce prince, craignant de déplaire
à l'Empereur, refusera d'intervenir, le roi écrit au chevalier d'Azara
pour l'avertir de ce qu'il attend de lui. Plus explicite avec cet
ambassadeur qu'il ne l'a été avec le roi d'Espagne, Louis XVIII lui
expose les motifs pour lesquels il ne veut pas que sa nièce épouse
l'archiduc Charles et veut qu'elle épouse le duc d'Angoulême:

«Premièrement, un peu de fierté peut-être, mais qui vous paraîtra
sûrement placée, me fait regarder le second frère de l'Empereur,
prince sans état, sans espérances d'en avoir puisque ses deux frères
aînés ont des enfants, comme un parti peu convenable pour ma nièce,
pour la fille unique du feu roi mon frère.

«Secondement, je ne veux pas donner mon consentement à un mariage qui
serait sans nul doute considéré en France comme un moyen, comme un
premier acheminement vers le démembrement de mon royaume, chose pour
laquelle mes sujets, tant bons que mauvais, ont une répugnance aussi
naturelle qu'invincible.

«Troisièmement, les longs malheurs de ma nièce, son courage, ses
vertus ont rassemblé sur elle un intérêt, lui ont valu un amour de la
part des Français, dont il m'est bien essentiel de tirer parti et de
me les approprier en la mariant à mon héritier naturel.»

Bien en prend au roi de s'être adressé directement à l'ambassadeur. À
peine en possession de cette lettre, le chevalier d'Azara, sans
attendre les ordres de sa cour, entame la négociation avec le
Saint-Siège, obtient sans peine les dispenses, ne perd pas une minute
pour en prévenir le roi de France, et celui-ci, en même temps qu'il
lit la lettre de Charles IV, lettre confuse, embarrassée et finalement
négative, apprend, par celle du chevalier d'Azara, que les dispenses
sont accordées.

Sur ces entrefaites, le duc de Villequier, que Louis XVIII, à son
avènement, a nommé premier gentilhomme de la chambre, débarque à
Vérone pour prendre son service. C'est par lui qu'est confirmée la
nouvelle de l'arrivée de Madame Royale à Vienne, le 9 janvier. Il est
donc vrai qu'elle n'a échappé au despotisme des meurtriers de son père
que pour tomber au pouvoir des ennemis de sa patrie. Les premiers
menaçaient sa vie, les seconds vont menacer son honneur en s'efforçant
de la faire servir à leurs méchants desseins contre la France.

Ils ont déjà éloigné d'elle Mme de Soucy. Cette compagne de route,
malgré ses protestations, a été invitée à rentrer en France. On l'a
remplacée par Mme de Chanclos, une Flamande, sujette de l'Empereur,
qui a élevé sa première femme et qu'on doit supposer, par conséquent,
toute dévouée à la famille impériale. Autorisés à rester à Vienne, si
tel est leur désir, Hue et Cléry ne sont plus admis que par grâce en
présence de la princesse. L'évêque de Nancy, La Fare, qui représente
encore à Vienne le roi de France en attendant l'arrivée du comte de
Choiseul-Gouffier qui vient de Saint-Pétersbourg pour le remplacer, ne
peut lui-même communiquer avec Madame Royale. On lui fait sentir qu'il
a cessé de plaire. Chargé par son maître d'apporter à la princesse une
lettre, on lui refuse l'audience qu'il a sollicitée, et c'est entre
les mains de l'Empereur qu'il est tenu de déposer son message que ce
prince promet de faire parvenir à son adresse. Il est évident qu'une
nouvelle captivité commence pour Madame Royale, et qu'en persistant à
écarter d'elle tout ce qui est Français, ainsi qu'on l'a fait pendant
son voyage, on entend la rendre plus accessible aux moyens qu'on se
propose d'employer pour «l'autrichienniser». Quelles que soient ses
résolutions, l'astuce de ceux qui l'entourent n'en aura-t-elle pas
raison?

Ces douloureuses perspectives émeuvent jusqu'à la fureur le sensible
d'Avaray. Son patriotisme s'exalte. Dans l'entraînement de sa douleur
et de sa rage, le chant de la _Marseillaise_ monte à ses lèvres:
_Allons, enfants de la patrie!_ Il appelle le moment où «tous les
Français réunis autour du trône» pourront chanter: _Le jour de gloire
est arrivé._ «Ô génie de la France, veille sur cet enfant précieux,
sur cette princesse adorée, la fille de tant de rois, et que tu as
conservée pour donner le jour à la race glorieuse que tu destines à
régner sur les races futures.»

Mais bientôt le sang-froid lui revient. En prévision de la venue à
Vienne du comte de Saint-Priest, que la cour d'Autriche déclare
préférer, comme agent du roi, à Choiseul-Gouffier désigné déjà comme
successeur de La Fare, il lui écrit pour l'intéresser à «la chose» et
le faire concourir à déjouer les vues de l'Autriche. Il le prévient
que les dispenses sont obtenues, qu'il faut hâter autant que possible
«le moment d'une union qui à une autre époque devrait être environnée
d'éclat et dont aujourd'hui le sentiment, les larmes, la fierté et la
misère doivent faire tous les frais, d'une célébration qui autrefois
eût frappé tous les yeux et qui aujourd'hui touchera tous les coeurs».
Pour hâter ce moment, il faut qu'avant tout, la princesse soit remise
entre les mains de son oncle sans mécontentement ni récrimination de
la part de l'Empereur, et qu'on dispose celui-ci à recevoir sans
colère une lettre du roi qui, en lui annonçant le mariage, lui fera
sentir qu'on ne peut le célébrer que là où résidera Louis XVIII. Si ce
but est impossible à atteindre, il faudrait que le roi en fût
promptement instruit, «afin qu'il puisse aviser aux moyens de
soustraire la fille de son frère aux mains qui s'en sont saisies.»

On devine à ces traits combien la situation est tendue, au moment où
les inquiétudes de la cour de Vérone arrachent aux âmes enfiévrées des
paroles aussi comminatoires. Brusquement, tout change et s'apaise,
grâce à de nouvelles lettres de Madame Royale. Le 3 mars, la poste en
apporte trois à la fois, écrites à des dates différentes. La plus
ancienne remonte au 30 janvier. Elle contient un engagement formel et
décisif.

«Mon oncle, je suis extrêmement touchée de la bonté que vous avez de
vous occuper de mon établissement. Vous m'avez choisi le duc
d'Angoulême pour mari; je l'accepte de tout mon coeur et je préfère
cet établissement à tout, même à la couronne impériale si elle m'était
offerte. L'éclat d'un trône ne m'éblouit pas, et j'aime mieux avoir
une conscience pure et mener une vie tranquille et retirée au sein de
ma famille que tous les trésors du monde. J'accepte donc avec grande
joie mon cousin d'Angoulême; vous ne pouviez faire un choix qui me
plût davantage; je désire beaucoup que ce mariage se fasse bientôt.»

«Il s'est passé bien des choses depuis ma dernière lettre, dit dans
une autre Madame Royale. Mme de Soucy, avant son départ de Vienne, a
absolument voulu voir l'Empereur en particulier. Elle a dit à Sa
Majesté Impériale que mes parents ont voulu me marier à mon cousin
d'Angoulême. L'Empereur a répondu que ce n'était pas un secret, que
tout le monde le savait et le trouvait tout simple; que pour lui en
particulier, il l'approuvait fort et le trouvait fort juste, mais
qu'il ne croyait pas que ce fût le temps pour ce mariage, qu'il
fallait attendre les circonstances; que cependant, si je voulais le
faire tout de suite, j'en étais la maîtresse.»

En narrant ces détails à son oncle, Madame Royale ne dissimule pas la
surprise et le mécontentement que lui a causés l'initiative prise par
Mme de Soucy, qui n'avait reçu de personne la mission de parler à
l'Empereur. Elle blâme «le bavardage et l'importance que cette dame a
voulu se donner». Elle proteste enfin contre le bruit qu'on a eu
l'impudeur de faire courir à Vienne qu'il existait en France un parti
pour elle et qu'elle aspirait à la couronne.

«Quelle indignité et quelle extravagance! Dans les temps les plus
affreux, j'ai été fidèle à mes parents et à mes souverains, et je leur
serai attachée jusqu'à la mort. Je suis absolument bien loin de
désirer un trône dont on a renversé mon père. Je vous serai, mon
oncle, toujours bien attaché et bien fidèle. Mais on veut me brouiller
avec vous. J'espère qu'on n'y parviendra jamais. Je ne sais qu'aimer
mon oncle, rendre au roi tout ce que je lui dois et remercier aussi
l'Empereur du fond du coeur de ma liberté et de la manière dont il me
traite. Tout ce qu'on a dit n'a pas un mot de vrai. Tout est su, tout
est éclairé. L'Empereur sait la volonté de mes parents et l'approuve
beaucoup. Jamais il n'a eu d'idées contre les vôtres. Il approuve
tout. Mais il croit que cela n'est pas le temps.»

La vivacité que met Madame Royale à se disculper des desseins
ambitieux qu'on lui a faussement attribués suggère au roi et à
d'Avaray la pensée que le cabinet de Vienne, voyant son plan déjoué
par leur habileté comme par la loyauté de la princesse, affecte
maintenant de ne l'avoir jamais conçu, mais qu'en fait, il s'était
efforcé de le faire aboutir, en affaiblissant dans Madame Royale le
sentiment de son devoir envers sa famille française. Maintenant, on
peut croire qu'il y renonce. Toutefois, il convient de se tenir en
garde contre quelqu'une de ces ruses familières aux ministres de
l'Empereur, et que permet encore de soupçonner l'insistance qu'a mise
ce souverain à convaincre sa cousine que son mariage avec le duc
d'Angoulême ne saurait avoir lieu en ce moment. N'est-ce pas un moyen
de la retenir à Vienne et de la disposer à contracter une autre union?
Bien qu'on devine ces craintes dans les notes de d'Avaray, elles
n'apparaissent pas dans la réponse du roi à sa nièce.

«Je vous regarde comme l'ange que Dieu a suscité pour adoucir les maux
dont sa Providence a permis que nous fussions accablés, et je suis sûr
que ce sera l'effet de votre union avec mon neveu qui, de son côté,
j'en réponds, mérite le bonheur qui lui est destiné. Le suffrage de
l'Empereur me fait plaisir, mais il ne m'étonne pas. Ce prince est
trop éclairé pour blâmer une union si naturelle, et vous avez vu le
peu de foi que j'ajoutais à des calomnies inventées sans doute par nos
perfides ennemis. Quant au moment du mariage, j'attends très
incessamment des nouvelles qui me détermineront sur la direction que
je dois donner à mon neveu.»

On voit que la première colère du roi contre l'Empereur est tombée.
Mais Madame Royale n'en sait rien encore. Elle le croit toujours
irrité. Le désir de le calmer la pousse à confirmer avec de nouveaux
détails ce qu'elle lui a écrit déjà trop brièvement à son gré, n'osant
s'expliquer plus clairement alors qu'elle était obligée de recourir à
la poste. Le 12 mars, elle peut lui écrire par une voie plus sûre et
elle parle sans réticences:

«Je vous prie de regarder tout ce que je vais vous dire comme la
vérité et une justice que je dois à l'Empereur; mais, malgré cela,
vous savez que je vous préfère et toute ma famille française à celle
de ce pays-ci, quelque amitié qu'ils me témoignent. Vous avez encore
peur des discours qu'on a tenus à Inspruck. Je vous ai déjà assuré, et
je vous le répète encore, qu'il n'y en a pas un mot de vrai:
l'Empereur ne pense pas du tout à ce mariage, et je vous prie de ne
pas écouter les bruits que ses ennemis ou ceux qui ne le connaissent
pas font courir contre lui. J'espère que vous avez assez de confiance
en moi pour savoir que je rejetterais les propositions de l'Empereur
s'il m'en faisait là-dessus; mais, loin d'y penser, il sait la volonté
de mes parents pour mon cousin d'Angoulême, et il la respecte, et je
suis sûre qu'il ne désire pas autre chose.

«On se plaint que je suis captive parce que je ne vois personne; mais
c'est moi qui ai demandé d'être seule; il ne me convenait pas, étant
en grand deuil et dans ma position, de voir du monde. À présent que
mon deuil va finir à Pâques, je verrai un peu de monde; mais tout ceci
c'est ma volonté, l'Empereur ne fait que ce que je désire. Vous vous
plaignez de ce que l'évêque de Nancy n'a pas pu me remettre une lettre
de votre part; si fait, il me les a toutes fait passer, et je l'ai vu
lui-même, il y a quelques jours, une heure en particulier.

«Vous vous plaignez de ce qu'on a renvoyé Mme de Soucy; l'Empereur a
cru par là faire quelque chose qui vous serait agréable. Pouvait-il
garder une femme qui demandait à s'en aller, une femme que la
République avait chargée de me suivre?» Pouvait-il garder une femme
qui a un monstre pour frère? Elle pouvait penser bien, mais tout était
contre elle et même les propos qu'elle a tenus ici. Quand elle est
venue me voir, on a été bien loin de compter les minutes, et c'est
elle qui a demandé à s'en aller la première.

«J'ai vu Hue et Cléry; mais à présent qu'ils n'ont rien à me dire, il
n'est pas nécessaire que je les voie. L'Empereur, à ma prière, leur a
fait un sort, et je désire qu'ils soient heureux, et je ferai mon
possible pour que cela soit.

«Je reçois tous les jours des lettres de Français émigrés, et j'ai
chargé l'évêque de Nancy de leur répondre pour moi. Je vous écris
aussi tant que je veux, et je vous jure que mes lettres ni les vôtres
ne sont jamais lues excepté à la poste; mais c'est nécessaire en temps
de guerre. Voilà ce qui se passe, et cela doit vous prouver que je ne
suis pas captive. Je vous supplie de ne pas écouter tous ces bruits
qui ne servent qu'à vous rendre plus malheureux et moi aussi, car
votre lettre m'a extrêmement peinée. Je vous prie d'envoyer toujours
vos lettres pour moi à l'évêque de Nancy, qui me les fera remettre.
Mme de Guiche s'est servie l'autre jour de moyens qui ne me
conviennent pas; quand on fait le bien, on ne doit pas se cacher. On
trouve extrêmement juste que vous m'écriviez, et je vous jure qu'on ne
lit jamais vos lettres ni les miennes. Je suis obligée de vous
prévenir que la lettre que Mme de Guiche m'a remise était tout
ouverte.

«Je suis ici aussi heureuse que je puis l'être; j'ai des maîtres pour
m'occuper. Je vois très souvent les archiduchesses qui sont de mon
âge; c'est une très agréable société, et je vous réponds qu'il n'y a
pas de jours que je ne pense à vous, et j'en parle souvent avec les
archiduchesses, ainsi que de toute ma famille française, que j'aime et
chéris beaucoup et que j'espère bien revoir cette année. Je ne doute
pas que l'Empereur ne me laisse partir quand je le demanderai; mais,
au nom du ciel, je vous supplie de vous calmer et d'être bien persuadé
que je ne suis pas captive; si je l'étais, je le dirais tout de suite,
et je ne resterais pas un moment tranquille; mais cela n'est pas vrai
et je vous supplie de ne pas écouter ce que de malheureuses têtes,
peut-être un peu trop vives, pourront dire là-dessus. Je vous réponds
de vous dire toujours l'exacte vérité. Je vous prie aussi d'être bien
persuadé de mes sentiments pour vous, et que je n'ai eu d'autre
intention, dans cette lettre, que de dire la vérité et de rendre
justice à qui le mérite. Vous me parlez de mon caractère, et je vous
réponds qu'il ne se démentira jamais, et si je reste ici à présent, je
crois que c'est nécessaire pour quelques mois; mais je ne perds jamais
de vue le dessein de me réunir à ma famille, et ce dessein, s'il plaît
à Dieu, s'exécutera cet été. Adieu, mon cher oncle, calmez-vous et
comptez toujours sur moi tant que je vivrai.

«L'archiduc Charles est parti ce matin pour l'armée, cela doit vous
rassurer. Quand il reviendra, assurément je ne serai plus ici; vous
voyez bien qu'on n'a aucun dessein, et Joseph est en Hongrie et ne
compte pas venir ici de sitôt. Donc, vous voyez qu'il n'y a rien à
craindre. Les cinq autres sont des enfants.

«Mme de Soucy m'accable de lettres. Elle fait un train affreux de ce
que Hue et Cléry sont restés à Vienne et qu'elle est partie. Je ne
sais si vous êtes content d'elle, mais pour moi je trouve qu'elle
aurait bien mieux fait de se tenir tranquille; elle n'a pas d'esprit
du tout, et elle dit du mal de beaucoup de monde.

«On espère la paix cette année. Je désirerais bien que toutes les
choses se remettent en France et je n'en désespère pas; la clémence
que vous avez doit vous gagner tous les coeurs. Je voudrais bien que
vous écriviez encore un manifeste; le premier a fait grand effet, et
ce peuple est si malheureux à présent à Paris qu'il faut peu de chose
pour lui faire secouer le joug des monstres qui le gouvernent.

«Mme de Chanclos est une excellente personne; elle est Flamande et
elle a beaucoup de mérite; elle a connu ma mère dans ce pays-ci; elle
est attachée à l'Empereur dont elle a élevé la première femme, mais
elle est bonne, juste et intègre. Elle a vu l'autre jour les moyens
dont Mme de Guiche s'est servie pour me rendre votre lettre; elle n'en
a rien dit à l'Empereur. Elle m'est très attachée, et on peut vraiment
compter sur elle et jamais les lettres ne sont ouvertes. L'Empereur
même est peut-être plus de vos amis que vous ne croyez; tout le monde
ici vous appelle le roi, on vous respecte ainsi que vos malheurs, et
on désire votre bonheur; enfin vraiment je n'ai qu'à me louer de ce
pays.»

Dans ces explications révélatrices d'une haute raison et d'une volonté
ferme, tout n'était pas de nature à charmer Louis XVIII. La crédulité
de Madame Royale, en ce qui touchait les sentiments que l'Empereur
professait pour lui, dut le faire sourire; il savait à quoi s'en
tenir. D'autre part, sa nièce l'inquiétait en lui déclarant qu'elle
était aussi heureuse à Vienne qu'elle pouvait l'être. Dans les
attentions dont elle se montrait si reconnaissante, il voyait une
continuation des efforts de sa famille d'Autriche pour lui faire
préférer ce pays à la France. Du moins, il était désormais convaincu
qu'elle ne tomberait pas dans ce piège. Il ne doutait ni de sa bonne
foi ni de la sincérité de ses résolutions, et il ne lui restait qu'à
hâter le moment où il pourrait enfin goûter le bonheur qu'il attendait
de la présence auprès de lui de la fille qu'il venait de se donner.

Dans ce but, il écrivait à l'Empereur. Après l'avoir remercié des
«procédés généreux et des soins délicats prodigués à sa nièce», il lui
faisait part officiellement du mariage projeté et lui demandait ses
bons offices pour en faciliter la réalisation.

«Tous les sentiments, toutes les convenances, le voeu du feu roi mon
frère et de la reine, celui des parents qui me restent, je puis dire
celui que les tyrans de la France l'empêchent seuls de manifester,
tout enfin en presse la conclusion. Le Pape a accordé à ma demande les
dispenses nécessaires; ma nièce a déposé entre mes mains l'expression
d'un sentiment et d'une volonté conformes à celle de tous les siens;
mon neveu, impatient d'assurer son bonheur pour retourner promptement
au poste qui lui est assigné, me laisse à peine l'espoir de lui voir
attendre mes ordres pour se rendre auprès de moi; son père est
également impatient de me l'envoyer. Je dois donc m'occuper sans
retard à prendre, de concert avec Votre Majesté, les moyens de hâter
la célébration d'un mariage qui m'offrira, ainsi qu'à tous les miens,
le seul bonheur dont nous soyons encore susceptibles. Cette enfant,
précieux et touchant modèle des vertus et des grandes qualités que
nous pleurons, est maintenant un lien de plus entre nous; elle doit à
Votre Majesté la liberté et peut-être la vie; elle va me devoir un
époux qui en assurera le bonheur. En travaillant de concert au prompt
accomplissement de cette union, nous parviendrons peut-être à la
dédommager des soins paternels qu'elle a perdus, et cette action
commune sera le garant de l'accord, de l'union et des sentiments que
je désire voir régner à jamais entre Votre Majesté et moi.»

Cette lettre devait rester longtemps sans réponse. Le 22 mai, la
princesse mande à son oncle: «Vous me chargez de parler à l'Empereur
pour mon mariage. Je croyais que ce prince vous avait écrit. Mais,
puisqu'il ne l'a pas fait, je vous dirai qu'il n'a rien du tout contre
ce mariage qu'il trouve très juste; mais je doute qu'il s'en mêle. Je
ne peux pas moi-même lui en parler que quand je saurai vos volontés à
ce sujet, quand et comment vous voulez qu'il se fasse. Quand je saurai
vos volontés, alors je les lui ferai connaître.»

Ainsi tombaient devant l'évidence les derniers soupçons du roi. Il
n'avait plus à craindre les intrigues de Vienne. Il restait libre de
fixer au jour et à l'heure qui lui conviendraient la célébration du
mariage. Par malheur, au moment où il en recevait de sa nièce
l'assurance positive, un grave incident venait une fois de plus de
troubler sa vie et de rouvrir pour lui l'ère des aventures. Dans la
journée du 14 avril, le gouvernement vénitien, à l'instigation du
Directoire, lui avait intimé l'ordre de quitter Vérone[35]. Il
décidait aussitôt de braver les défenses de l'Autriche et de se rendre
au camp de Condé, où il arriva le 28 avril.

         [Note 35: Voir le 1er volume, pages 350, 363 et suivantes.]

En même temps que les journaux faisaient connaître à Vienne son
arrivée, Madame Royale recevait de lui une lettre qui lui en
confirmait la nouvelle et lui demandait de s'entremettre auprès de
l'Empereur afin d'obtenir qu'il fût autorisé à rester à l'armée.
C'était là une mission bien grave pour une jeune fille de dix-huit
ans. Madame Royale ne la déclina pas. Mais elle était tenue
d'attendre, pour la remplir, que l'Empereur fût revenu de la campagne,
où il devait rester un mois encore. «Dans ce temps, les choses seront
sûrement arrangées d'une manière stable à votre égard. Mais croyez, je
vous prie, que je ferai toujours ce qui dépendra de moi pour vous
servir.»

Du reste, s'associant sans enthousiasme aux espérances dont on s'était
leurré au camp de Condé en y voyant apparaître le roi, sa jeune et
précoce raison, non moins que le souvenir de ses infortunes,
contribuaient à la rendre défiante. Elle ne croyait pas à de prochains
bonheurs. «J'avoue que nous avons été si souvent trompés par des
lueurs d'espérances, que je n'ose m'y fier à présent.» Elle était
cependant heureuse que son oncle eût été bien reçu à l'armée et que
les républicains «accourus pour le voir eussent été touchés de ce
qu'il leur avait dit».--«Puissent-ils se lasser d'une guerre qu'ils
font si injustement! Je désire de tout mon coeur que votre présence à
l'armée rappelle ces malheureux Français à leur devoir. C'est une
chose affreuse que cette invasion. Je suis charmée que vous ne soyez
plus à Vérone, car à présent que les républicains sont maîtres du nord
de l'Italie, je serais dans de grandes inquiétudes pour vous.
Heureusement que vous n'y êtes plus et que vous êtes en sûreté au
milieu d'une armée qui vous défendrait bien si on venait vous
attaquer. La seule chose que j'ose vous demander, c'est de ne pas trop
vous exposer d'un côté de la frontière, car on ne peut pas être
tranquille avec ces républicains.»

Quand il reçut ce témoignage de tendre sollicitude, le roi n'était
plus exposé aux périls que la princesse redoutait pour lui. Mais il
venait d'en courir un non moins grave et d'y échapper presque
miraculeusement. Arrivé à Dillingen, où l'avait conduit la retraite de
l'armée royale, il s'y trouvait encore dans une pauvre auberge, le 19
juillet. Le soir venu, fatigué par la chaleur, et d'Avaray l'ayant
quitté pour rentrer chez lui, il s'était mis, vers dix heures, à la
fenêtre de sa chambre, le duc de Fleury et le duc de Guiche à ses
côtés. Il y était depuis dix minutes, lorsqu'un coup de carabine
partit d'une arcade voisine. La balle l'atteignit au sommet de la
tête, frappa le mur et tomba dans la chambre. Au mouvement qu'il fit,
les deux gentilshommes poussèrent des cris, appelèrent du secours.
D'Avaray revint sur ses pas. En voyant leur maître inondé de sang,
ils le crurent mortellement blessé. Il les rassura.

--Ce n'est rien du tout; vous voyez bien que je suis resté debout,
quoique le coup fût à la tête.

--Ô mon maître, gémit d'Avaray, si le malheureux eût frappé une ligne
plus bas!

--Eh bien! mon ami, le roi de France se nommerait maintenant Charles
X.»

La blessure était légère, et les soins des chirurgiens la guérirent en
peu de jours. Les recherches auxquelles procédèrent les autorités de
Dillingen pour découvrir l'assassin furent vaines et n'aboutirent qu'à
établir qu'il était étranger au pays. «Il a pu croire son crime
accompli, écrit d'Avaray, et est allé en recevoir le salaire.» Il
soupçonnait cet inconnu d'avoir été soudoyé par Bassal et Poteratz,
les agents du Directoire dont il est parlé plus haut. Il est certain
qu'à Bâle, ces deux personnages intriguaient et s'agitaient contre les
princes et les émigrés. Mais il n'y a pas lieu de s'arrêter à ces
incidents obscurs et confus. Il suffira de constater que la blessure
du roi le retint durant une semaine à Dillingen. Il la passa dans
l'attente des événements. Lorsque, étant rétabli, il eut acquis la
certitude que la retraite des Autrichiens était définitive, il se
détermina à laisser au prince de Condé le soin de remplir envers
l'Empereur les engagements du corps qu'il commandait et qui était
encore à la solde de l'Autriche. Ce corps étant menacé dans son
existence par le mauvais vouloir de la cour de Vienne, Louis XVIII ne
voulait pas, en y restant, exposer le roi de France à être licencié
par l'empereur François II. Il s'éloigna donc, «conséquent avec
lui-même, montrant qu'il était venu sur le Rhin faute d'avoir pu
atteindre la Vendée et prouvant à son peuple que sa volonté était de
lui porter l'olivier de la paix, et non de verser le sang français
pour des intérêts qui n'étaient pas ceux de la France.»

Il ne savait encore en quels lieux il se réfugierait. Les hasards de
sa marche l'ayant conduit à Blanckenberg, il résolut de s'y fixer
provisoirement, autorisé par le duc régnant de Brunswick. Mais cette
principauté, enclavée dans les États prussiens et protégée par le roi
de Prusse, ne pouvait lui offrir qu'un asile temporaire. Il le savait
et, bien que son séjour dût s'y prolonger quinze mois, il comptait,
en y arrivant, n'y rester que le temps de recevoir des réponses du
tsar Paul Ier à qui, avant même de quitter Riégel, il s'était adressé
pour obtenir un asile plus stable et plus sûr. Ce n'est donc pas à
Blanckenberg qu'il pouvait songer à appeler sa nièce et moins encore à
procéder à son mariage. Son existence demeurait toujours trop
incertaine, et c'eût été cruauté de jeter une jeune fille dans les
aventures qu'il était exposé à courir. Aussi, dès ce moment,
renonçait-il même à l'envoyer à Rome, comme il en avait précédemment
le dessein. Puisqu'elle déclarait être heureuse à Vienne et désirer
attendre là le moment de son mariage, il se décidait à l'y laisser
sous la protection de l'Empereur.



III

L'ABBÉ EDGEWORTH À BLANCKENBERG


En mandant à sa nièce, après son arrivée à Blanckenberg, cette
résolution, le roi entrait dans quelques détails sur les douloureux
événements auxquels il avait été mêlé depuis sa sortie de Paris. Ils
lui valurent cette réponse, singulièrement émouvante en sa simplicité
et qui constitue un poignant tableau rétrospectif de la captivité de
Madame Royale au Temple.

«J'ai reçu votre dernière lettre et j'ai lu avec grand intérêt les
détails que vous me donnez sur votre position, durant ces trois
malheureuses années. Je n'en avais rien su. Depuis le 10 août 1792
jusqu'au mois d'août 1795, je n'ai rien appris de ce qui concernait ma
famille, ni de ce qui regardait les affaires politiques; nous n'avons
entendu que les injures dont on nous accablait. Vous n'avez pas d'idée
de la dureté de notre prison; les personnes qui n'ont pas tout vu de
leurs propres yeux ne peuvent pas se le représenter. Moi-même qui en
ai tant souffert, j'ai presque de la peine à le croire. Ma mère
ignorait l'existence de mon frère, qui logeait au-dessous d'elle. Ma
tante et moi nous ignorions le transport de ma mère à la Conciergerie
et ensuite sa mort. Je ne l'ai apprise qu'en 95. Ma tante me fut
arrachée pour être conduite au supplice. En vain je demandai pourquoi
on nous séparait. On ferme la porte et les verrous sans me répondre.
Mon frère meurt dans la chambre au-dessous de moi; on me le laisse de
même ignorer. Enfin le juste supplice de Robespierre, qui a tant fait
de bruit dans le monde, je ne l'ai appris qu'un an après. J'ai entendu
plusieurs fois sonner le tocsin, battre la générale, sans que mes
gardiens me disent pourquoi. On ne peut pas se faire l'idée de la
cruauté de ces gens-là. Il faut cependant convenir, mon cher oncle,
qu'après la mort de ce monstre, mon frère et moi nous avons été mieux
traités. On nous a donné le nécessaire, mais sans nous informer de ce
qui se passait, et ce n'est qu'après la mort de mon frère que j'ai
appris toutes les horreurs et cruautés qui s'étaient commises pendant
ces trois années.

«Au mois d'août 1795, j'ai pu voir Mme de Tourzel, qui m'a informée
que vous étiez à Vérone. J'ai appris par la femme qu'on m'avait donnée
pour me servir la mort de mes vertueux et malheureux parents, et qu'on
parlait de ma liberté. J'avoue que dans ce temps j'avais commencé à
perdre tout à fait l'espoir, et je craignais de passer toute ma vie
enfermée. Étant demeurée seule dans ma chambre durant une année
entière, j'avais eu le temps de faire mes réflexions, et je ne
soupçonnais que trop le sort de mes infortunés parents; mais, comme
les malheureux aiment à se flatter, il y avait des moments où
j'espérais encore. Mme de Tourzel n'est venue au Temple que pendant
deux ou trois mois, au bout desquels on a découvert la correspondance
qu'elle avait avec vous, et on l'a empêchée de venir me voir; on m'a
resserrée et interrogée à son sujet, et elle a été enfermée pendant
deux jours.

«Voilà une lettre qui est un peu longue; je crains de vous avoir
ennuyé; je vous demande pardon de m'être si fort étendue.»

Ce n'est pas seulement par cette voie que le roi recueillait peu à peu
des détails propres à lui révéler combien avaient été cruels et
barbares les traitements infligés à la famille royale au Temple.
Cléry, en venant à Vérone au mois de janvier, lui en avait apporté
et, sur son conseil, rassemblait ses souvenirs afin de les publier.
Puis, ce fut l'abbé Edgeworth de Firmon, le confesseur de Louis XVI,
qui, dans les dernières semaines de 1796, arriva à Blanckenberg. Après
avoir longtemps vécu, caché, en France, il avait pu passer à
l'étranger. Au delà de la frontière, il avait reçu cette lettre du roi
datée du 19 septembre:

«J'ai appris, Monsieur, avec une extrême satisfaction, que vous êtes
enfin échappé à tous les dangers auxquels votre sublime dévouement
vous a exposé. Je remercie sincèrement la divine Providence d'avoir
daigné conserver en vous un de ses plus fidèles ministres et l'unique
confident des dernières pensées d'un frère dont je pleurerai sans
cesse la perte, d'un roi dont tous les bons Français béniront à jamais
la mémoire, d'un martyr dont vous avez le premier proclamé le triomphe
et dont j'espère que l'Église consacrera un jour les vertus. Le
miracle de votre conservation me fait espérer que Dieu n'a pas encore
abandonné la France; il veut sans doute qu'un témoin irréprochable
atteste à tous les Français l'amour dont leur roi fut sans cesse animé
pour eux, afin que, connaissant bien toute l'étendue de leur perte,
ils ne se bornent pas à de stériles regrets, mais qu'ils cherchent, en
se jetant dans les bras d'un père qui les leur tend, le seul
adoucissement que leur juste douleur puisse recevoir. Je vous exhorte
donc, monsieur, ou plutôt je vous demande avec instance, de recueillir
et de publier tout ce que votre saint ministère ne vous ordonne pas de
taire; c'est le plus beau monument que je puisse ériger au meilleur
des rois et au plus cher des frères.

«Je voudrais pouvoir, Monsieur, vous donner des preuves efficaces de
ma profonde estime; mais je ne puis vous offrir que mon admiration et
ma reconnaissance. Ce sont les sentiments les plus dignes de vous.»

L'abbé Edgeworth, au lieu d'écrire la relation qui lui était demandée,
préféra la faire verbalement. Bientôt après il débarquait à
Blanckenberg, et, se présentant à d'Avaray, l'avertissait qu'il
attendait les ordres du roi. D'Avaray s'empressait d'en prévenir
celui-ci par un de ces billets qu'ils avaient coutume d'échanger
journellement.

«Ce n'est point à M. l'abbé Edgeworth à prendre mes ordres, répondait
aussitôt le roi par la même voie: c'est à moi à être aux siens. Il ne
peut douter de l'empressement que j'ai de le voir. L'heure qui lui
sera la plus commode sera celle qui me conviendra le mieux.» Sur le
bout de papier où nous relevons ces lignes, d'Avaray fait observer
«qu'on pourrait envoyer le duc de Villequier pour le chercher», et
au-dessus de l'écriture de son ami, le roi écrit en hâte: «J'avais
déjà écrit à Villequier d'y aller avant le déjeuner. Mais, sur votre
billet, je lui mande de n'y aller qu'après et de l'amener tout de
suite. Ne ferais-je pas bien de le prier à dîner?»

L'abbé Edgeworth dîna donc ce jour-là avec le roi. La soirée fut
consacrée par lui à raconter les douloureux souvenirs des 20 et 21
janvier 1793, et par le roi à les entendre tandis que ses larmes ne
cessaient de couler. Le lendemain, il entretenait sa nièce de cette
touchante entrevue; il l'invitait à écrire à l'abbé Edgeworth une
lettre de reconnaissance, destinée à être rendue publique et en la
datant du jour où elle avait recouvré sa liberté. Madame Royale ne se
rendit pas à cet avis et donna en cette circonstance, pour la première
fois, une preuve de la forte volonté dont elle devait, au cours de sa
vie, fournir tant de preuves:

«La persuasion où je suis, mon très cher oncle, répondait-elle le 23
janvier 1797, que rien ne convient mieux à ma position que de ne pas
occuper le public de moi n'est pas le seul motif de mon refus d'écrire
en ce moment à M. Edgeworth. Je suis fondée à croire que l'Empereur
désapprouverait une telle démarche, et je ne puis penser que vous
insistiez à me la prescrire au risque de déplaire à mon libérateur.
D'ailleurs, je ne vous dissimulerai pas que d'antidater ma lettre me
ferait de la peine. Cela peut se pratiquer par des personnes plus
âgées et pour des affaires qui l'exigent. Mais il est de mon âge et de
mon caractère d'être simple et exacte comme la vérité. J'espère, mon
très cher oncle, que vous me pardonnerez cette petite résistance en
faveur des raisons qui la motivent.»

Quoi que le roi eût pensé de cette réponse et de la leçon qu'elle
contenait, elle mettait trop en relief la loyauté de sa nièce pour
qu'il pût lui en garder rancune. La crainte de lui déplaire en
insistant le fit même hésiter sur la conduite qu'il devait tenir. Un
billet de lui, transmis à d'Avaray par la cassette, nous dévoile ses
perplexités: «Avant d'écrire à ma nièce, j'ai relu sa lettre, et je
prie mon ami d'en faire autant. J'avoue que son refus d'écrire à
l'abbé Edgeworth m'a paru beaucoup plus net qu'à la première lecture,
si bien que j'hésite un peu à insister. Je prie mon ami d'y réfléchir
et de me dire son avis.» L'avis de d'Avaray fut conforme à la pensée
du roi, qui de nouveau exprima son désir. Mais la princesse maintint
sa première décision. La publicité donnée à la lettre que son oncle
avait écrite à l'abbé Edgeworth quand celui-ci était sorti de France
lui faisait craindre que la sienne ne fût publiée aussi; elle ne
voulait pas se prêter à cette divulgation de ses sentiments intimes.
«Je n'aimerais pas la publicité. Votre lettre a été dans les journaux.
C'est juste; elle était superbe. Mais, pour moi, je ne sais pas écrire
aussi bien que vous. Aussi je me refuserai le plaisir de lui écrire,
parce que je ne veux pas qu'elle soit publiée.» Le roi se le tint pour
dit. Il se contenta de manifester le regret que son conseil n'eût pas
été suivi. «Le respectable abbé Edgeworth est ici, et j'aurais eu un
bien grand plaisir à jouir du bonheur que votre lettre lui aurait fait
éprouver.»--«Je vous prie de lui dire verbalement de ma part, répliqua
la princesse, tous les sentiments dont mon coeur est rempli pour lui
et que je m'estimerais heureuse de pouvoir les lui témoigner un jour
de vive voix.»

Quelques jours après, le 1er mai, elle y revenait:

«J'envie bien le bonheur que vous avez de parler de mon père avec son
respectable confesseur. Si j'osais vous prier de m'en parler aussi et
de me raconter ce qu'il aura dit à ce sujet, ce serait une consolation
pour moi de savoir encore des détails sur ses derniers moments. Il est
impossible de l'aimer plus que je ne l'aimais; il me témoignait aussi
tant de tendresse que j'aurais été bien ingrate de ne pas chérir le
meilleur de tous les pères. Sa mort a été une perte irréparable pour
moi, et toute ma vie je ne cesserai de le regretter. Je veux finir et
ne pas vous ennuyer par mes regrets; mais je ne doute pas que vous ne
les partagiez aussi bien vivement.»

Le roi se rendit avec effusion à la prière de sa nièce. «...
Pouvez-vous imaginer un seul instant que qui que ce soit au monde
puisse être ennuyé de vos regrets, ou me croyez-vous ce monstre unique
dans l'univers? Si vous aviez réellement cette opinion, ce serait la
plus sensible de mes peines. Mais je n'y puis croire. Non, vous me
connaissez mieux; vous savez combien je respectais mon roi, combien
j'aimais mon frère, combien j'aime en vous cette touchante piété
filiale. J'ai souvent parlé de votre père avec l'abbé Edgeworth, et,
tout en renouvelant ma douleur, ces entretiens m'ont donné de plus en
plus la consolante idée que nous avons en lui un intercesseur de plus
dans le ciel.

«Persuadé, comme ces monstres le disaient souvent eux-mêmes, qu'ils ne
l'assassinaient que pour cimenter leur tyrannie dans son sang, il
était loin de prévoir les crimes qui ont suivi sa mort. Son âme pure
ne concevait même pas l'idée d'un forfait inutile. Aussi, déchiré de
la pensée de quitter votre mère, ma soeur et vous, il était du moins
sans inquiétude sur votre sort. Quant à lui, son propre sacrifice
était fait depuis longtemps. Le sentiment intime d'avoir toujours
conservé sa foi intacte le soutenait, le consolait. Il en parlait avec
une sorte de joie à l'abbé Edgeworth.

«Celui-ci lui proposa de recevoir le saint Sacrement. Il lui dit que
c'était le plus ardent de ses désirs, mais qu'il n'osait pas se
flatter que cela fût possible. Alors l'abbé Edgeworth alla en faire la
proposition à ses geôliers. Ceux-ci délibérèrent longtemps,
témoignèrent craindre que l'hostie ne fût empoisonnée, exigèrent que
l'abbé Edgeworth en fît la demande par écrit; enfin ils y
consentirent. Dans le moment où l'abbé lui présenta le corps de
Notre-Seigneur, il crut voir un être jouissant déjà de la gloire
céleste, et il m'a dit que dans tout le temps qu'il avait passé avec
lui, ses discours, ses actions, jusqu'à ses moindres gestes avaient
une grâce pour ainsi dire surnaturelle. Dans l'horrible trajet du
Temple à la place, tout entier au sacrifice qu'il allait consommer, il
ne détourna pas les yeux du bréviaire que l'abbé Edgeworth avait mis
entre ses mains.

«N'en exigez pas plus de moi, ma chère enfant, je crains d'en avoir
déjà trop dit, et par ce que je souffre en écrivant, je juge de ce que
vous souffrirez en me lisant. Lisez plutôt la Passion de
Notre-Seigneur, et dites-vous bien qu'autant que la terre peut
ressembler au ciel, votre père a retracé notre divin modèle. Il y a
cependant un fait bien antérieur à sa mort que je savais longtemps
avant d'avoir vu l'abbé Edgeworth, que vous savez peut-être aussi,
mais que je ne saurais m'empêcher de vous redire. Vous savez quelle
était sa sérénité dans sa prison. Mais le 19 décembre, il se rappela
que c'était le jour de votre naissance.

«--Aujourd'hui, dit-il, ma fille a quatorze ans. Ô ma pauvre fille!»

«Et pour la première fois depuis qu'il n'était plus entouré que de ses
bourreaux, des larmes vinrent mouiller ses paupières... Je ne vous le
rendrai pas, je le sais; mais je n'y épargnerai rien.»

Lorsque le roi écrivait ainsi à sa nièce, il avait déjà décidé que
l'abbé Edgeworth ne le quitterait plus. Il le mandait à son grand
aumônier, le cardinal de Montmorency.

«Mon cousin, vous êtes instruit du bonheur que j'ai de posséder depuis
quelque temps auprès de moi M. l'abbé de Firmon. Il a des droits
sacrés à la tendre vénération de tout bon Français; combien n'en
a-t-il pas à la mienne! Mais ce n'est pas assez pour moi de rendre à
ses vertus et à son généreux dévouement l'hommage qui leur est dû; je
ne fais que remplir un devoir. Il faut plus pour satisfaire mon âme.
Celui qui a été le témoin de la mort de mon frère, et qui, sur
l'échafaud, a proclamé son martyre, doit être mon soutien. Le courage
religieux, dont il pourra à chaque instant me retracer l'image, me
donnera la force de soutenir les épreuves que Dieu m'envoie, et
d'imiter les vertus dont ma malheureuse famille m'a donné les si
grands exemples. Il restera donc auprès de moi, et sa présence, ne
pouvant augmenter le sentiment des cruelles pertes que j'ai faites,
mêlera à ce douloureux souvenir le seul adoucissement dont il est
susceptible. Je n'ai plus qu'à donner à cet arrangement la forme
convenable, et je vous connais trop pour n'être pas sûr du plaisir que
je vous fais, en vous disant de prendre mes ordres pour donner à M.
l'abbé de Firmon la place d'un de mes aumôniers.»

Entre temps, on recevait à Blanckenberg de nouvelles questions de
Madame Royale. Sa légitime curiosité, loin d'être satisfaite par les
détails que lui avait envoyés son oncle, était encore plus excitée.
Elle voulait savoir si son père n'avait pas laissé à l'abbé Edgeworth
des instructions secrètes par écrit ou même des écrits sur ce qui
s'était passé durant sa captivité, et enfin comment le courageux abbé
s'était enfui de Paris.

«... Je conçois fort bien que ces affreux détails vous attachent, lui
répondait le roi, et pour vous satisfaire, j'y vais revenir. Votre
malheureux père n'a rien laissé par écrit à l'abbé Edgeworth, et cela
n'est pas étonnant. Résigné depuis longtemps à la mort, il ne se
flattait pas d'avoir le secours d'un prêtre catholique, vous l'avez
certainement su. D'ailleurs, la preuve en est dans son testament.
D'après cette triste idée, il avait fait des dispositions dont je vais
vous parler tout à l'heure, et lorsqu'il obtint de voir l'abbé
Edgeworth, il n'eut plus à l'entretenir que de son salut éternel. Ce
qui regardait le monde, il le confia à M. de Malesherbes. En voici la
preuve dans l'extrait littéral d'une lettre que ce dernier m'écrivit
peu de temps après:

«J'ai vu le roi dans les derniers jours de sa vie; c'est même moi qui
ai eu la douloureuse fonction de lui annoncer le jugement qui venait
d'être rendu en ma présence.

«Là, j'ai vu sa grande âme tout entière, le sang-froid inaltérable
avec lequel il a écouté mon récit et m'a interrogé sur quelques
circonstances, comme sur celles d'une affaire qui lui serait
étrangère, la résignation avec laquelle il a fait le sacrifice de sa
vie, et en même temps sa vive sensibilité sur le malheur de ceux qui
sont condamnés à lui survivre, sa reconnaissance pour ceux à qui il
croyait en devoir, et en même temps son indulgence pour les erreurs de
ceux qui ont de grands reproches à se faire, ce que Monseigneur aura
aussi vu dans son testament.

«Je le vis encore le soir de ce jour-là; car ce ne fut que le
lendemain que l'entrée de la prison me fut interdite. J'admirai encore
la présence d'esprit avec laquelle il discutait tout et prévoyait
tout. Il me fit même dépositaire de quelques-uns de ses sentiments et
de ses volontés... DE MALESHERBES, le 10 mars 1793.»

«Vous voyez clairement par cette lettre qu'il ne faut pas confondre
les sentiments et les volontés dont M. de Malesherbes parle, avec le
testament qu'il cite lui-même un peu plus haut. Reste à savoir si ce
précieux dépôt n'a pas péri avec celui qui en était chargé. J'aime à
me flatter que non. Quoique le reste de la lettre prouve qu'il ne
s'attendait pas au sort qui lui était réservé, il ne pouvait se
dissimuler les dangers qu'il courait, et puisqu'il a pu sortir de
Paris et aller habiter chez lui, nous pouvons espérer aussi qu'il a pu
mettre son dépôt en sûreté. Je dois dire cependant que je n'en ai eu
depuis aucune autre connaissance. Mais cela ne m'effraye pas beaucoup.
De sa famille, tout ce qui habitait la France et avait alors l'âge de
raison, a péri avec lui. Ainsi personne n'a rien pu dire; mais il
avait sûrement d'autres confidents dans la classe subalterne, et c'est
sur eux que je compte pour tout retrouver un jour.

«Quant à l'abbé Edgeworth, il ne fut pas d'abord persécuté; mais
environ six mois après, une lettre qu'il écrivit à M. l'Archevêque de
Paris ayant été interceptée, il se vit obligé de quitter Paris. Il se
réfugia en Normandie chez un gentilhomme de ses amis. Là, il a vécu
près de trois ans, ignoré et tranquille, jusqu'au moment où, grâces à
Dieu, il s'est déterminé à passer en Angleterre, ce qu'il a exécuté
sans aucune difficulté.

«Après ces choses si douloureuses et si intéressantes, comment vous
parler de la joie que votre lettre m'a causée? J'en ai pourtant
besoin, car mon coeur a peine à la contenir. Je vous avouerai que je
commençais à trouver qu'il y avait bien longtemps que je n'avais eu de
vos nouvelles; mais j'en ai été bien dédommagé en lisant que vous
enviez mon neveu d'être auprès de moi, et que vous désirez y être
bientôt. Il est certain que vous ne pourriez être nulle part où vous
fussiez plus tendrement aimée, et pour ma part, ma cabane serait un
palais, si mes enfants y étaient réunis autour de moi. Espérons
toujours que ce moment n'est pas éloigné; mais, en l'attendant,
écrivez-moi souvent sur le même ton; je suis bien sûr que c'est votre
coeur qui dicte ces expressions qui causent au mien la plus sensible
des consolations.»

Le dernier paragraphe de cette lettre nous apprend qu'au moment où
elle fut écrite, le duc d'Angoulême était à Blanckenberg. Il y était
arrivé le 27 avril. Son frère, le duc de Berry, s'y trouvait depuis
le 1er mars. Leur présence faisait heureusement diversion au violent
déplaisir qu'avaient causé au roi l'infidélité de son ministre, le duc
de La Vauguyon, qu'il venait de renvoyer, et l'arrestation de ses
agents de Paris. C'est son frère qui fut le premier confident de la
joie qu'il avait ressentie en voyant ses neveux réunis autour de lui.

«Je n'entreprendrai certes pas, mon très cher frère, de vous décrire
la scène touchante dont j'ai été témoin et un peu acteur hier; il ne
me manquait que vous pour rendre mon bonheur complet. Votre fils est
arrivé très bien portant, après avoir eu cependant une traversée plus
que médiocre, car il a été neuf jours en mer. Mais j'imagine qu'il
vous aura donné de ses nouvelles en arrivant à Cuxhaven; ainsi je ne
vous parlerai pas de son voyage. Je ne l'ai pas trouvé changé du tout,
ni au physique ni au moral, toujours le même, bon, sensible,
affectueux. Son frère aurait pu, s'il était moins bon, être mécontent
de moi, car j'ai appelé du secours pour être à armes égales, et j'ai
remis une lettre et un portrait qui ont été fort bien reçus. J'ai joui
de leur bonheur, de celui de les serrer tous deux ensemble dans mes
bras. Mais je vous avouerai que je ne puis encore me défendre d'un
sentiment un peu pénible. Il n'y avait pas trois ans qu'ils étaient
séparés, et il y en a près de quatre que nous le sommes! Enfin notre
tour viendra, je l'espère.»

Leur tour ne devait venir qu'à sept ans de là[36]. Mais le roi ne
pouvait prévoir que leur séparation dût se prolonger si longtemps. Et
puis, en attendant leur réunion, que, malgré tout, il persistait à
croire prochaine, il avait en perspective, pour lui faire prendre
patience, le mariage de «ses enfants», auquel il ne supposait plus
d'obstacles, maintenant qu'il avait auprès de lui ce jeune duc
d'Angoulême qu'on vient de voir entrer en scène.

         [Note 36: À Calmar en Suède, en 1804.]



IV

FIANÇAILLES D'EXIL


Fils aîné du comte d'Artois, le duc d'Angoulême, que le roi destinait
pour époux à Madame Thérèse de France, avait maintenant vingt-deux
ans, c'est-à-dire trois ans de plus qu'elle. Depuis les débuts de
l'émigration, il avait partagé le sort des membres de sa famille qui
étaient sortis de France: en 1789, à Turin, chez le roi de Sardaigne,
son aïeul maternel; en 1791, à Coblentz, où il avait fait son
apprentissage militaire dans l'état-major de l'armée royale, avec son
jeune frère, le duc de Berry; en 1793, à Hamm en Westphalie, où il
était resté auprès de son père pour l'accompagner ensuite aux diverses
étapes de sa vie errante dans les Pays-Bas, en Angleterre et
finalement en Écosse. Trop jeune pour sentir vivement les épreuves de
l'exil, elles avaient glissé sur lui sans modifier sa nature
indolente. Longtemps il était resté enfant apathique, sans entrain,
dépourvu d'initiative, d'une froideur de glacier et si différent en
cela du duc de Berry, qui de plus en plus se révélait fougueux,
violent, emporté, aimant le plaisir et soldat des pieds à la tête,
que, quoiqu'il fût considéré comme l'héritier présomptif de la
couronne, c'est à son cadet qu'était allée toute la faveur de l'armée.

Ceux-là seuls qui vivaient dans son intimité rendaient hommage à ses
qualités de coeur: la droiture, la bonté, une générosité naturelle
doublée d'un courage qu'il avait dans le sang et qui ne demandait
qu'une occasion pour se manifester. Mais ils regrettaient qu'elles ne
fussent pas égalées par ces dons de séduction qui, chez le duc de
Berry, rachetaient des défauts bien autrement graves que ceux de son
aîné. Ce qui caractérisait les deux frères et les faisait, au moins
sur ce point, se ressembler, c'était une paresse d'esprit et une
absence totale de goût pour l'étude, qui leur attiraient à tous deux,
de la part du roi, les mêmes reproches.

Le roi les aimait tendrement. Ayant fondé sur eux de grandes
espérances, il s'inquiétait de leur légèreté encore que leur jeunesse
et leur existence si troublée pussent à la rigueur l'expliquer et y
servir d'excuse. Lorsqu'il avait conçu le projet de marier Madame
Royale au duc d'Angoulême, il n'avait pu se dissimuler, en lisant les
lettres de sa nièce, qu'elle était, et de beaucoup, moralement
supérieure au mari qu'il venait de lui choisir. Mais ce n'était pas un
motif pour renoncer à une union où toutes les convenances semblaient
réunies. Et puis, il se flattait de l'espoir qu'avec le temps,
l'intelligence du jeune prince se développerait, que son esprit
mûrirait. Il se promettait de travailler lui-même à cette oeuvre
d'amélioration. À cet effet, ayant fait connaître à son neveu par le
comte d'Artois dans quelles conditions il disposait de sa personne et
de son avenir, en préparant son mariage avec sa cousine, il avait
manifesté le désir de le voir arriver auprès de lui aussitôt que les
circonstances le permettraient.

On ne nous croirait pas, après ce que nous avons déjà raconté, si nous
affirmions que la décision royale, quand elle parvint au duc
d'Angoulême, à Édimbourg où elle était allée le trouver, eut pour
effet de réveiller dans son coeur, en faveur de cette cousine dont il
était séparé depuis des années, de vieux sentiments endormis. Le roman
imaginé par d'Avaray pour convaincre Madame Royale que la compassion
inspirée à son cousin par son infortune s'était transformée en un bel
amour d'adolescent, était aussi touchant qu'ingénieux et ne pouvait
manquer de vraisemblance aux yeux d'une orpheline que sa captivité
solitaire avait rendue avide de tendresse. Mais ce n'était qu'un
roman, et, s'il est vrai que le duc d'Angoulême eût ressenti pour la
fille de Louis XVI, au cours de ses malheurs, une pitié qu'éprouvaient
alors pour elle toutes les âmes sensibles, il n'est pas moins vrai que
cette pitié attendît, pour se transformer en un sincère désir de lui
consacrer sa vie, que le roi eût annoncé sa décision.

L'appel qu'il adressait à son neveu arrivait à celui-ci en un moment
opportun. À Édimbourg, le prince se morfondait et périssait d'ennui. À
plusieurs reprises, il avait demandé à son père l'autorisation de
rejoindre l'armée de Condé, ou le duc de Berry, plus heureux que lui,
était en train de gagner ses éperons. Mais, tantôt pour une cause,
tantôt pour une autre, son départ était sans cesse ajourné. Il en
gémissait, se considérait comme sacrifié et se demandait s'il serait
longtemps encore condamné à une existence inactive et morose. Il
accueillit donc avec tout l'enthousiasme dont il était susceptible,
l'importante nouvelle que son père lui communiqua au printemps de
1796; il donna en toute liberté un consentement, que d'ailleurs il ne
lui serait pas venu à la pensée de refuser, puisque le roi avait
parlé, et il attendit avec impatience l'ordre de se mettre en route
pour le rejoindre. Le roi ayant été chassé de Vérone et obligé de
chercher un autre asile, l'exécution de sa volonté fut différée
jusqu'au moment où il se fut établi à Blanckenberg.

Entre temps, le duc d'Angoulême avait été autorisé à écrire à sa
cousine; elle-même lui avait répondu. De leur correspondance, il ne
nous reste rien ou presque rien: deux lettres du prince et c'est tout,
ce qui ne saurait surprendre quand on connaît le caractère de Madame
Royale. Elle n'était pas femme à conserver pour les historiens de ses
malheurs les aveux qu'elle avait reçus de son cousin, ni ceux qu'elle
lui avait faits, et, très probablement, les lettres échangées entre
eux au cours de leurs longues fiançailles furent détruites après le
mariage. Les deux qui nous restent ne peuvent que faire regretter la
destruction des autres. Elles attestent chez le duc d'Angoulême une
rare délicatesse de sentiments et prouvent que, sous son apparente
froideur constatée par d'Avaray, battait un coeur prompt à s'enflammer
et qui, dès ce moment, s'était définitivement donné.

Écrites d'Édimbourg, l'une est datée du 3 septembre 1796, l'autre du
27 février 1797.

«Ma très chère cousine, disait la première, vous m'avez autorisé à
vous écrire souvent, et c'est une permission qui m'est trop précieuse
pour que je n'en profite pas. Si je ne consultais que moi, j'en ferais
mon occupation de tous les jours.

«Les sentiments que mon aimable et bien chère cousine m'inspire sont
tout à la fois mon bonheur et mon tourment. Je ne peux voir sans une
peine bien vive tant de retardement dans l'espoir qui m'occupe sans
cesse. Il me semble que c'est m'arracher des jours que je voudrais
pouvoir consacrer à votre bonheur.

«Le ciel, en préservant aussi miraculeusement les jours de notre oncle
de l'effroyable danger qu'il a couru[37], nous donne l'espérance que
la Providence veut enfin mettre un terme aux rigueurs qu'elle a si
terriblement exercées contre nous. Je vous laisse à penser, mon
aimable cousine, à qui dans cet espoir général, j'adresse celui
particulier que j'en conçois pour moi.

         [Note 37: Allusion à l'attentat de Dillingen.]

«Adieu, ma bien chère cousine, je voudrais bien que votre coeur pût
lire dans le mien le tendre hommage et l'attachement éternel de votre
bien affectionné cousin.»

Ce langage est encore bien réservé, bien timide. On devine les
tâtonnements du jeune prince qui s'essaye au métier d'amoureux et qui
craint également de déplaire en disant trop ou en ne disant pas assez.
Dans la seconde lettre, il est plus maître de lui et plus audacieux
aussi. Il s'exprime franchement, sans détour, encouragé sans doute par
sa fiancée.

«Ma très chère cousine, si j'avais quelque influence sur la direction
des postes, celle de Vienne ne serait pas aussi longtemps à
transmettre vos lettres jusqu'ici. Je viens seulement de recevoir
celle du 26 décembre. Il me serait assez difficile de vous dépeindre
tout ce que votre aimable bonté me fait éprouver de bonheur. Il faut,
ma bien chère cousine, que j'aie la bouche collée sur les lignes que
votre main a tracées, pour que ce sentiment passager du bonheur arrive
jusqu'à moi. Puis-je en espérer un véritable, tant que ma cruelle
inaction durera, tant que je serai séparé de celle qui occupe toutes
mes pensées?

«M. de Rivière, en vous parlant de moi, ne vous a pas, à beaucoup
près, rendu un compte fidèle, s'il ne vous a pas dit combien cette vie
inutile m'est insupportable. La gloire et mon aimable cousine sont les
seules puissances capables d'animer mon existence: tout est mort pour
moi hors de là. Je commence à espérer cependant que le sort, fatigué
de mettre obstacle à tous mes voeux, va rompre enfin une partie de ma
chaîne. Mon père, le roi qui veut bien être aussi pour moi le meilleur
des pères, me donnent l'espoir que je pourrai bientôt rejoindre
l'armée de Condé. Je serai sur le continent où respire ma cousine, et
combattrai pour elle; et si je suis assez heureux pour conquérir
quelque gloire, avec quel bonheur alors n'en irai-je pas porter
l'hommage à ses pieds! Recevez avec bonté, ma bien chère cousine,
celui de ma vive tendresse et de tous les sentiments qui remplissent
le coeur de votre plus affectionné cousin.»

Il résulte de cette lettre que le roi avait résolu d'envoyer son neveu
à l'armée de Condé et de l'y laisser jusqu'au moment où le mariage
pourrait être célébré. Mais il considérait comme essentiel qu'avant
tout, une rencontre eût lieu entre les fiancés; qu'il leur fût donné
de se revoir, de renouer connaissance et, pour tout dire, de
s'entretenir ensemble. C'était là son souci le plus pressant. Le duc
d'Angoulême étant arrivé à Blanckenberg le 26 avril, le roi, dès le
1er mai, prenait ses dispositions pour l'expédier à Prague où venait
d'arriver Madame Royale. Les Français menaçant Vienne, l'Empereur
avait voulu mettre en sûreté les plus jeunes de ses soeurs et de ses
frères. Il les avait fait partir pour la Bohême, et Madame Royale avec
eux. C'est donc à Prague que le duc d'Angoulême allait retrouver sa
cousine après une longue séparation, si toutefois l'Empereur ne
s'opposait pas à leur rapprochement. Peut-être eût-il été prudent de
s'enquérir de ses dispositions à cet égard, avant que le duc
d'Angoulême ne se mît en route. Mais le roi ne s'illusionnait pas
quant au mauvais vouloir de la cour d'Autriche; il craignait qu'elle
n'entravât ses projets, et il pensait que le plus sûr moyen de déjouer
une malveillance toujours à craindre, c'était de brusquer les choses
en faisant partir son neveu sans s'attarder à solliciter
l'autorisation impériale. Elle eût été peut-être refusée, tandis que,
le duc d'Angoulême se trouvant à Prague, on n'oserait sans doute
l'empêcher de voir sa cousine.

Son départ avait été fixé au 3 mai. Le duc de Berry, qui retournait à
l'armée, devait voyager avec lui jusqu'à Leipzig. Dans cette ville,
les deux frères se sépareraient. Le cadet et les gentilshommes qui
l'accompagnaient se rendraient en droiture à l'armée, tandis que
l'aîné, suivi du comte de Damas, se dirigerait vers Prague, en gardant
«le plus strict incognito». Le comte de Damas devait emporter, avec
une lettre du comte de Saint-Priest pour Mme de Chanclos, compagne de
la princesse, des instructions écrites par le roi, lesquelles
prévoyaient toutes les difficultés qui pourraient se produire à
Prague, et même un refus de Mme de Chanclos d'autoriser l'entrevue
sans avoir pris les ordres de l'Empereur:

«Arrivés dans cette ville, M. le comte de Damas ira trouver Mme la
comtesse de Chanclos, lui remettra la lettre de M. de Saint-Priest,
lui annoncera mon neveu et prendra avec elle les arrangements
nécessaires pour que l'entrevue ait lieu le plus tôt possible. Dans le
cas très invraisemblable où Mme de Chanclos s'y refuserait, M. de
Damas tâcherait de se procurer un refus par écrit.»

Il devait en outre s'informer si les hostilités entre la France et
l'Autriche étaient recommencées, si l'armistice durait encore ou si la
paix était faite. Dans le premier cas, après une seule entrevue avec
Madame Royale, il conduirait en toute diligence le duc d'Angoulême à
l'armée; dans le second, le prince passerait un jour à Prague, verrait
sa cousine le plus qu'il pourrait, ainsi que les membres de la famille
impériale qui s'y trouvaient avec elle; dans le troisième cas,
c'est-à-dire si la paix était faite, le comte de Damas ramènerait le
prince à Blanckenberg.

Ces dispositions étaient définitivement arrêtées et les apprêts du
voyage s'achevaient, lorsque le 3 mai, le jour même où les deux
princes devaient quitter Blanckenberg, arriva la nouvelle de la
conclusion de la paix, ou plutôt, de ses préliminaires entre
l'Empereur et la République. L'événement obligeait le roi à modifier
ses projets. Il n'y avait plus lieu d'envoyer le duc d'Angoulême à
l'armée.

«Il serait ridicule qu'il y arrivât la paix faite, écrivait-il à son
frère, cela pourrait même faire tenir des sots propos. Il a fait acte
de bonne volonté en partant d'Édimbourg au moment où il l'a pu,
lorsqu'on croyait bien plus à la guerre qu'à la paix; c'en est assez;
plus serait trop. Mais si l'Angleterre sauve l'armée d'un licenciement
et lui redonne de l'activité, je ne retiendrai pas notre enfant; vous
pouvez vous en fier à mon amour pour lui... Quant à Berry, j'ai pensé
que cet événement ne faisait que lui imposer plus strictement le
devoir d'aller rejoindre ses compagnons d'armes, et il est parti cette
nuit avec le comte de Damas, que j'ai pensé qu'il lui serait bien plus
nécessaire à l'armée qu'à son frère, qui reste ici entre l'abbé Marie
et moi. Cette séparation des deux frères a cruellement amorti la joie
que m'avait causée leur réunion dans mes bras... J'ai demandé que ma
nièce restât à Prague pour lui épargner l'aspect de républicains, et
je crois qu'il est temps de songer plus sérieusement que jamais au
mariage. Vous sentez bien que j'ai dû rompre le voyage de mon neveu
auprès d'elle.»

Ainsi, non seulement l'occasion de reparaître à l'armée qu'avait si
vivement souhaitée le duc d'Angoulême lui échappait, mais encore il
était privé du bonheur de revoir sa cousine. Si ce fut une déception
pour lui, ce n'en fut pas une pour elle; elle n'avait pas été prévenue
de la visite dont le roi voulait lui faire la surprise, et on eut soin
de ne lui en pas parler. En revanche, le roi lui exprima le désir de
la voir résider à Prague plutôt qu'à Vienne, où la conclusion de la
paix allait rouvrir aux diplomates français la ville et la cour:

«Ma tendresse pour vous m'a sur-le-champ fait penser à votre position.
Je pense qu'il serait aussi inconvenant en soi-même que douloureux
pour vous de vous trouver à Vienne, au moment où ceux qui, s'ils ne
sont pas les meurtriers de vos parents, sont au moins leurs agents,
vont pour la première fois y être publiquement admis. En conséquence,
je fais demander à l'Empereur de vous laisser, jusqu'à ce que votre
sort futur puisse être réglé, à Prague auprès de Mme l'archiduchesse
Marianne, et je lui fais cette demande d'autant plus volontiers que je
sais combien cette vertueuse princesse mérite votre tendresse par
celle qu'elle a pour vous et par toutes ses belles qualités. Je crois
que vous ne pouvez mieux faire que d'appuyer cette demande, et je vous
y invite. Je n'ose pas, avant que l'Empereur se soit décidé, écrire à
Mme l'archiduchesse Marianne pour lui demander de nouveau son amitié
pour vous; mais, comme vous lui communiquerez sûrement cette idée, je
vous prie de lui dire que ce sera un grand bonheur pour moi de vous
savoir auprès d'elle, et de lui parler de tous les sentiments qu'elle
m'inspire.»

On a vu une première fois Madame Royale n'être pas de l'avis de son
oncle, refuser d'écrire à l'abbé Edgeworth une lettre destinée à être
répandue en France et dire au roi en toute franchise pour quelles
raisons elle ne croyait pas devoir souscrire à son désir. De nouveau
cette fois, elle n'approuva pas le conseil qu'il lui donnait et ne
craignit pas de le lui confesser. Elle lui était reconnaissante de la
bonté qu'il avait eue de penser à sa situation. Mais cette même bonté
la portait à lui parler toujours avec confiance.

«Vous désirez que je reste à Prague auprès de l'archiduchesse
Marie-Anne pour ne pas voir les Français qui peuvent venir à Vienne.
Vous avez raison. Je serais au désespoir de voir ces gens-là; mais
cependant j'ose vous représenter que, si je retourne à Vienne, ce
n'est pas pour rester en ville, mais pour aller à la campagne, où je
ne vois personne et encore moins ces gens-là; il me paraît donc qu'il
n'y aurait aucun inconvénient à cela. Je vous dirai encore que vous
voulez bien vous intéresser à ce que l'Empereur fasse quelque chose
pour moi, pour mon avenir. Là, étant près de lui, il y a plus de
moyens qu'il y pense. Éloigné, on oublie souvent les gens, je pourrais
bien être de ce nombre; voilà la raison que j'ose vous alléguer pour
mon retour.

«Quant à rester à Prague, je sens vivement tout le prix de la bonté
qui vous fait désirer que j'y reste; mais vous ne connaissez pas ma
position ici. Je sais que vous ne voulez que mon bien, vous m'en
donnez des preuves, ainsi je ne crains pas de vous déplaire en vous
parlant avec liberté.

«J'aime assurément bien ma cousine Marie-Anne, mais je ne sais si vous
savez l'état où elle est. Elle a la poitrine attaquée, est malade
depuis plusieurs années, enfin est réduite à prendre le lait de femme.
J'avoue que, si je reste ici, je dois être continuellement avec elle,
et d'être avec une personne qui est dans cet état, je suis sûre que
cela me ferait du mal; je sens que c'est une faiblesse de craindre
cette maladie, mais je ne peux pas me vaincre là-dessus, et tout le
monde ici trouve mon appréhension bien fondée; du reste, ma cousine me
témoigne beaucoup d'amitié; mais si je restais ici, je serais obligée
de vivre à ses frais, je ne sais si cela lui conviendrait. Je vous
ajouterai encore que Mme de Chanclos est obligée de retourner à Vienne
avec l'archiduchesse Amélie; je craindrais même qu'elle ne revienne
plus; ce serait un grand chagrin pour moi de perdre la seule personne
ici qui a ma confiance et à qui je dois beaucoup: voilà toutes les
réflexions que j'ose vous faire, j'espère que vous les agréerez. Je
finis par vous déclarer encore que je déteste tous ces Français, que
je serais bien fâchée d'en voir un seul, mais que, cependant, je
désire extrêmement de retourner à Vienne à la campagne et rester
tranquille sans voir personne, que de rester ici par toutes les
raisons que je vous ai alléguées, seulement jusqu'à ce que mon sort
soit décidé. Je me fie, mon très cher oncle, à l'amitié que vous
voulez bien me témoigner et au désir que vous avez de me rendre
heureuse, et ne doute pas par ces raisons que vous n'écoutiez avec
bonté les réflexions que j'ai pris la liberté de vous faire.»

Le roi reconnut le bien fondé des motifs allégués par sa nièce et s'y
rendit sans hésiter:

«Je suis touché de la confiance que vous me témoignez: c'est une
preuve de votre tendresse pour moi, et vous savez que je n'ai pas de
plus douce consolation au monde. Lorsque j'ai pensé que le séjour de
Prague vous serait plus agréable que celui de Vienne, j'ignorais
entièrement l'état de la santé de Mme l'archiduchesse Marie-Anne. À
Dieu ne plaise que je ne vous expose jamais sciemment à aucun danger,
et je suis plus payé qu'un autre pour craindre pour vous celui du mal
de poitrine, puisque j'en ai vu mourir successivement sous mes yeux
l'aîné de mes frères, mon père, ma mère et ma grand-mère. J'abandonne
donc entièrement cette idée. Fasse le ciel que l'asile de Schoenbrunn
soit respecté, et que vous n'y aperceviez jamais aucun de ceux que
vous redoutez avec tant de raison de voir! Je vous avoue que, tout en
cédant à vos raisons, je ne suis pas tout à fait tranquille sur ce
point; mais ce sera pour moi un motif de plus, dont à la vérité je
n'avais aucun besoin de hâter l'instant qui doit combler tous mes
voeux. Pour y parvenir plus vite, je travaille à faire régler vos
intérêts. Sans doute, la présence de la personne pour qui l'on traite
est en général un grand moyen de succès; mais pouvez-vous craindre
d'être rangée dans la classe des absents? Ce n'est pas parce que vous
êtes mon enfant, parce que je vois en vous l'unique reste des biens
que j'ai perdus, parce que le ciel me semble vous avoir privée de vos
parents que pour me faire devenir père; me fussiez-vous étrangère, je
verrais encore en vous la personne la plus intéressante de l'univers,
et l'Empereur vous a donné des marques trop touchantes de son amitié,
pour que je puisse jamais craindre qu'il les démente.

«Après vous avoir rassurée sur ce point, je dois vous avouer que j'ai
été véritablement peiné de ne pas trouver dans votre lettre un billet
pour votre cousin; je sens bien que vous étiez pressée de faire partir
l'estafette, mais quelques lignes sont bientôt écrites. La retenue est
sans contredit la première vertu de votre sexe et de votre âge. Mais
tout doit avoir ses bornes, et, aux termes où vous êtes, la froideur
ne peut que l'affliger hors de propos. J'espère que cet oubli ou cette
négligence sera bientôt réparé. Songez que voici plus que jamais le
moment de jeter les fondements de votre bonheur futur, qu'il est juste
de payer un peu les tendres sentiments que vous inspirez si
légitimement, et soyez sûre que vous vous trouverez bien de suivre les
conseils que mon âge, ma tendresse et nos malheurs me mettent en droit
de vous donner.»

Madame Royale s'empressa de reconnaître ses torts.

«Vous avez raison de me dire que j'aurais dû écrire à mon cousin. Je
l'ai trouvé ensuite moi-même. Mais j'avoue que j'étais si pressée de
vous envoyer l'estafette, que je ne me suis donnée que le temps de
vous écrire. Aujourd'hui, je joins avec bien de l'empressement une
lettre pour lui.»

Le roi fut ravi de la lettre, des témoignages affectueux qui
l'accompagnaient et surtout de la joie qu'elle avait causée à son
neveu. «Cette joie si vive et si vraie m'a rajeuni de vingt ans,»
écrivait-il à son frère. Il remercia sa nièce avec effusion. «Vous
m'avez donné hier, ma chère enfant, un moment bien délicieux. Mon
neveu était chez moi quand j'ai reçu votre lettre, et je n'ai pas
perdu un instant pour lui donner celle qui était pour lui. Il ne
m'appartient pas de vous décrire sa joie; il s'en acquitte bien mieux
que je ne le pourrais faire. Je me borne à vous dire que si jamais
j'avais pu douter de votre bonheur futur à tous les deux, je n'en
pourrais plus douter aujourd'hui. Jugez donc combien j'ai été heureux
moi-même; mais croyez que le plaisir que j'ai ressenti par rapport à
mes enfants n'a nui en rien à celui que votre lettre à moi m'a causé.
J'ai besoin d'aimer et d'être aimé, et la tendresse, la confiance que
vous me témoignez, remplissent mes voeux. Souvenez-vous toujours que
je suis votre père, et rappelez-moi souvent que vous êtes ma fille.»

En même temps qu'il se prodiguait ainsi en preuves verbales de sa
tendresse pour Madame Royale, le roi, jaloux de la lui prouver aussi
par des actes, se préoccupait de hâter le mariage et de se procurer
dans ce but un asile plus sûr que ne l'était Blanckenberg, d'où le roi
de Prusse pouvait à tout instant l'expulser. Il s'était adressé au
tsar Paul Ier, dont il connaissait l'intérêt pour sa cause, pour y
avoir déjà recouru avec succès, et, des pourparlers engagés entre ce
souverain et lui, allait sortir l'offre qui lui fut faite quelques
jours plus tard, de la ville de Yever, en Westphalie. Mais cette offre
ne lui était pas encore parvenue à la date du 21 juin, et la lettre
que ce même jour il écrivait au comte d'Artois témoigne de ses
anxiétés quant à la question de savoir où il se réfugierait s'il était
contraint de quitter Blanckenberg.

«... Je réponds actuellement à la grande question _ubi_ relativement
au mariage de nos enfants. Ce ne peut certainement pas être ici: la
seule idée d'un pareil forfait ferait évanouir le très poli, mais
encore plus craintif souverain qui ferme les yeux sur mon séjour dans
ses États, et cependant je n'ai pas d'autre asile, et si un événement
quelconque m'obligeait d'en sortir, je ne sais, à la lettre, pas où je
pourrais reposer ma tête, encore bien moins où je pourrais dresser un
lit nuptial. _Ubi igitur?_ me demanderas-tu donc encore. Je ne puis
franchement te donner en réponse que des aperçus. Ce ne seront point
les belles phrases de l'hospitalité, de la générosité, jargon qu'on
n'entend plus, quoiqu'il frappe encore les oreilles; voici ce que je
puis te dire, et que je suis bien loin de regarder encore comme
positif.

«Sans mettre Paul sur la même ligne que sa mère, il faut pourtant
convenir que de tous les souverains, c'est le seul qui ait conservé de
l'honneur. Il a de la fierté et de la sensibilité. L'une l'a porté à
me traiter de roi, l'autre a ému son âme en faveur d'une union que je
dirais encore, n'y fussions-nous pour rien, qui sera la plus
intéressante qu'on ait jamais vue. C'est sur lui que porte ma petite
espérance pour avoir un asile.

«D'un autre côté, l'évêque de Nancy mande qu'il sait de bonne part que
l'Empereur travaille de lui-même à m'en faire avoir un; c'est _un
écoute s'il pleut,_ et, si on me l'offrait, il faudrait encore me
dire: _Timeo Danaos._ Cependant il est possible que ce grillon ait par
hasard un mouvement de pudeur, et il faut le voir venir. Mais je
compte plus sur ce qui pourra venir de Russie, que sur ce qui
viendrait de Vienne.»

En attendant une solution sur un point aussi important pour lui, le
roi ne renonçait pas à procurer à son neveu et à sa nièce l'occasion
de se voir. L'entrevue qu'il souhaitait n'ayant pu avoir lieu à
Prague, il espérait qu'elle aurait lieu à Vienne. Saint-Priest l'avait
écrit à Mme de Chanclos, et la réponse de celle-ci n'était pas pour
décourager l'espoir du roi, qui lui-même en avait fait part à Madame
Royale. Le comte d'Artois lui ayant envoyé une lettre pour sa future
bru en le priant de le faire parvenir, il saisit cette occasion
d'insister auprès d'elle.

«Je m'acquitte avec plaisir, ma chère enfant, de la commission que mon
frère m'a donnée, en vous faisant passer sa lettre ci-jointe. Il l'a
mise à cachet volant; j'en ai conclu que son intention était que je la
lusse, et, tout sûr que j'étais de sa tendresse pour vous, j'ai été
charmé d'en trouver les expressions. Je voudrais bien, comme lui, que
son fils pût en être le porteur, qu'il pût vous parler un instant du
sentiment dont il m'entretient toute la journée. Je le désire pour
lui, à qui ce moment heureux donnerait plus de forces pour attendre
celui qui fait l'objet de tous ses voeux et des miens. Je le désire
aussi pour vous-même, qui verriez que je vous dis vrai, lorsque je
vous parle de votre bonheur futur. J'espère que ce n'est pas tout à
fait un rêve, et que l'occasion perdue à Prague se retrouvera bientôt.

«Mon frère désire que je vous parle de sa position; elle est toujours
la même. Toujours fixé au poste où il est plus à portée de servir nos
communs intérêts, il se console de cette espèce d'exil, en songeant
qu'il est où son devoir lui commande d'être. Mais, comme vous le voyez
par sa lettre, il porte, ainsi que moi, sa pensée dans l'avenir. Il
voit s'avancer le jour heureux où nous serons tous réunis, et,
quoiqu'il n'ait pas vu, comme moi, ces moments horribles où votre
caractère s'est développé de si bonne heure d'une manière à la fois si
grande et si touchante, il n'en ignore aucun détail, et,
indépendamment de sa tendresse pour vous, il s'enorgueillit d'être
destiné à vous appeler sa fille. Il me rend en ce moment un service,
en me donnant une occasion de plus de vous parler aussi de mon amour
paternel, et de recevoir des témoignages de votre amitié. C'est la
plus grande consolation que je puisse recevoir, et je ne vous cache
pas que je ne vois jamais arriver la poste de Vienne, sans une émotion
douce ou triste suivant qu'elle m'apporte ou qu'elle ne m'apporte pas
de vos nouvelles.»

Lorsque le roi mettait tant de chaleureuse persistance à marquer à sa
nièce combien sa famille française avait hâte de la revoir et tout le
prix qu'il attachait lui-même à une entrevue prochaine entre elle et
le duc d'Angoulême, il ne pouvait supposer qu'elle ne se montrerait
pas aussi impatiente que lui d'un rapprochement avec son cousin. C'est
cependant ce qui arriva. À peine avertie des desseins de son oncle,
s'inspirant de l'esprit de décision qui la caractérisait, elle lui
exposa sans ambages les inconvénients que présenterait à son avis la
visite du duc d'Angoulême.

«... Vous désirez que mon cousin vienne incognito; c'est bien
difficile, pour ne pas dire impossible. À la cour rien n'est mystère,
et on sait toutes les personnes qui viennent me voir. D'un autre côté,
si l'on sait qui il est, et que l'Empereur ne le traite pas avec les
honneurs qui lui sont dus, il commet une grossièreté, et la faute
retombe sur moi, qui en suis cependant la cause innocente. Et puis, si
j'ose le dire, il me paraît encore que, quand on se voit comme cela,
il faut que le mariage soit bien prochain, et je crois que vous ne
pensez pas au mien avant que la paix soit faite et toutes les affaires
arrangées, ce qui sûrement durera jusqu'à l'hiver. Toute réflexion
faite, il me paraît, quelque désir et empressement que j'aie de voir
mon cousin, qu'il vaut mieux rester tranquille et attendre comment les
choses s'arrangeront. Si l'Empereur s'intéresse à nous, il doit
s'occuper de vous dans sa paix, et, si j'ose le dire, de moi aussi. Si
la paix vraiment est faite, elle doit être bientôt déclarée. Si elle
n'est pas faite, je crois que votre dessein est d'envoyer mon cousin à
l'armée de Condé. Que nous servirait alors de nous connaître? Je suis
persuadée de tout le bien que vous en dites; mais je crois qu'il faut
attendre encore avec patience; la position actuelle ne peut durer
longtemps. Les affaires doivent bientôt s'éclaircir tant en France
qu'ici. Alors, quand j'aurai le bonheur de vous être réunie, j'aurai
celui aussi de renouveler la connaissance de mon cousin, dont je me
souviens encore quoiqu'il y ait près de huit ans que je ne l'ai vu. Je
ne doute pas que depuis, l'école du malheur et la bonne éducation
qu'il a reçue de M. de Sérent n'aient contribué à le rendre aussi bien
qu'on le dit.

«Je vous demande pardon, mon très cher oncle, de toutes ces
réflexions; mais la tendresse que j'ai pour vous et pour ma famille me
font parler avec franchise quand il s'agit de leurs intérêts.»

Malgré ces raisons, et encore qu'il en eût reconnu la sagesse et ne
pût les désapprouver, le roi ne se tint pas pour battu. «Ce n'est plus
de moi qu'il dépend, répondit-il, que votre cousin aille vous faire
une visite... Cela dépend entièrement de la volonté de l'Empereur. Si
Sa Majesté Impériale y trouve de l'inconvénient, nous abandonnerons
cette espérance comme nous en avons abandonné beaucoup d'autres, non
plus flatteuses, mais qui paraissaient plus prochaines. Mais, si ce
prince y donnait son consentement, quelque charmé que je sois de votre
réponse, je sens qu'il me serait impossible de me refuser à la juste
impatience de mon neveu, et je suis bien sûr que personne n'y pourrait
trouver à redire.»

La question restait donc en suspens, confiée au zèle de Mme de
Chanclos, qui promettait d'en entretenir l'Empereur dès son retour à
Vienne. Disons, pour n'y plus revenir, que l'Empereur, qui ne rentra
dans sa capitale qu'à la fin de septembre, approuva d'autant moins le
projet du roi que l'événement qui s'était accompli le dix-huit
fructidor à Paris lui commandait plus de circonspection dans toutes
les circonstances susceptibles d'attirer l'attention du Directoire, et
qu'il considérait comme impossible que le duc d'Angoulême arrivât et
séjournât à Vienne incognito. En transmettant sa réponse au roi,
Madame Royale répéta ce qu'elle avait déjà dit. Le moment n'était pas
favorable. Il convenait d'attendre les événements. «Je me perds quand
je veux découvrir dans l'avenir. Il me paraît que tout va toujours
plus mal, et à peine a-t-on un moment d'espoir que, tout de suite, les
choses redeviennent plus mal comme à présent, car il y avait bien de
quoi espérer. Les émigrés et les prêtres rentrant en France, tout
paraissait aller bien. À présent, je crois qu'on y est plus mal que
jamais. C'est une chose terrible.»

Le roi ne pouvait que se résigner. Mais, sans rendre sa nièce
responsable de la réponse de l'Empereur, il s'inquiéta de
l'empressement qu'elle mettait à approuver la décision impériale, et
le soupçon qu'à Vienne, on n'eût pas renoncé à «autrichienniser»
Madame Royale, de nouveau s'empara de lui et de d'Avaray.



V

DISSENTIMENTS PASSAGERS


Au cours de ces incidents, le roi ne perd pas de vue les intérêts
matériels de sa nièce et les dispositions à prendre pour assurer des
ressources au futur ménage. Pour faciliter l'union qu'il désire si
vivement, il a le droit de compter sur l'Autriche. Il voudrait espérer
que la cour impériale ne refusera pas de venir en aide à la fille de
Marie-Antoinette. Mais il connaît l'égoïsme de cette cour; il la sait
intéressée et avide; il se demande s'il pourra obtenir d'elle tout ce
qu'il en attend, c'est-à-dire une pension annuelle et une avance pour
payer les frais d'établissement, sans parler de la restitution des
diamants de la feue reine, qu'elle a pu expédier hors de France avant
son incarcération, et de diverses sommes qui lui étaient encore dues,
au moment de sa mort, sur la succession de sa mère. Toutefois, quel
que doive être le résultat des démarches dont est chargé son
représentant à Vienne, Mgr de La Fare, évêque de Nancy, il n'y
subordonne pas l'union de ses enfants. Il ne négligera rien pour que
le succès couronne ses demandes, pour obtenir aussi de nouveaux
secours des Bourbons d'Espagne et des Bourbons de Naples en faveur des
époux. Mais qu'il y réussisse ou qu'il y échoue, le mariage se fera,
car il faut qu'il se fasse, et s'il ne peut offrir à sa nièce que la
misère et l'exil, il la connaît trop bien pour supposer qu'elle s'en
effrayera.

«Je suis très persuadé, lui écrit-il le 28 juillet, que nos parents
s'occuperont de pourvoir à votre existence en attendant un temps plus
heureux. Je croirais même leur faire une injure mortelle en me
permettant un doute à cet égard. Mais j'ignore ce que leurs moyens
leur permettront de faire et du plus ou moins, j'y suis parfaitement
résigné. Il y a longtemps que je ne sais plus même ce que c'est que
l'aisance. Je ne la regretterais que par rapport à mes enfants. Mais
mon neveu est accoutumé à la même vie que moi, et vous, ma chère
enfant, puis-je oublier celle que les bourreaux de votre famille vous
ont fait mener depuis si longtemps? Mon plus grand regret est de ne
pouvoir fixer l'époque de notre bonheur à tous. Mais j'espère avoir
bientôt un asile fixe, et, quel qu'il soit, il sera toujours
préférable à la Tour du Temple, et la tendresse que nous vous portons
vous dédommagera des vingt mois que vous avez passés seule dans cet
affreux séjour.»

La résignation qu'atteste cette lettre et le pessimisme qu'elle trahit
sont plus apparents que réels, car le roi est à ce moment convaincu
qu'à défaut de ses parents, le tsar lui viendra en aide. Assuré déjà
d'un asile à Yever, en Westphalie, il ne doute pas que ce prince
généreux ne lui procure aussi des ressources pour y vivre décemment
avec sa famille. Il suffira, le roi le croit, de demander pour
obtenir, et en ce même mois de juillet, Saint-Priest part pour la
Russie[38], chargé de diverses requêtes pour le souverain moscovite,
parmi lesquelles la plus recommandée au messager qui doit les
présenter est celle qui a trait aux moyens de faciliter le mariage de
Madame Royale avec son cousin. Ces moyens, dans la pensée du roi,
doivent résulter d'une entente entre le cabinet de Vienne et celui de
Saint-Pétersbourg, et cette entente se fera si le tsar le veut.

         [Note 38: Voir pour cette mission de Saint-Priest le 1er
         volume, p. 395 et suivantes.]

Les choses en sont là lorsqu'il lui revient, par une voie détournée,
qu'à Vienne sa nièce s'inquiète de voir qu'en négociant la paix avec
la France, le gouvernement autrichien ne songe pas à stipuler une
indemnité pour elle. Il s'étonne,--et il le lui dit,--qu'elle puisse
penser à recevoir quoi que ce soit des bourreaux de ses parents. Elle
ne doit désirer que le bouleversement de la République.

«Qui peut en douter, réplique-t-elle, que je ne désire autre chose que
la ruine de cette puissance usurpatrice? Assurément je la déteste par
toutes ses horreurs, et mon intérêt même, si je n'avais pas d'autre
sentiment que celui-là, me force de désirer sa ruine. Quant à être
comprise dans le traité, j'avoue que je désire que l'Empereur fasse
quelque chose pour moi, pour pouvoir vivre indépendante de la
République surtout, et même d'aucunes puissances quelconques. Je
n'aime pas à être à charge, et je trouve que dans ce moment-ci, on ne
peut compter sur aucun de ses alliés. Je crois même que vous n'avez
pas à vous louer de ceux d'Espagne. Voilà pourquoi je trouve que, ne
pouvant compter sur personne, il vaut mieux vivre indépendante. Voilà
les raisons qui me font souhaiter que l'Empereur fasse quelque chose
pour moi, dans son traité avec la France. Mais, de la République, je
n'attends rien au monde; je la déteste autant que je le dois.»

«J'ai reçu, ma chère enfant, votre lettre du 25 juillet, lui répond
son oncle, et, pour aller tout de suite à l'article le plus
intéressant pour mon coeur, Dieu me garde de supposer que vous
puissiez jamais vous abaisser jusqu'à consentir à recevoir la moindre
chose de ces monstres; je connais trop bien l'élévation de votre âme.
Mais j'ai dû vous dire ce que je vous ai dit, parce que je connais la
méchanceté des hommes et que d'autres que moi auraient pu faire cette
odieuse supposition. Mais personne ne désire plus vivement que moi que
l'Empereur s'occupe de vos intérêts dans le traité qu'il va conclure,
et je reconnais avec un plaisir que je ne saurais vous exprimer, la
justesse de votre esprit dans les réflexions que vous me faites sur la
nécessité de vivre indépendants. Quant à l'habitation, ce que nous
pouvions désirer de mieux était de la tenir de l'Empereur de Russie.
L'asile qu'il m'offre est la principauté de Yever, en Westphalie, à la
rive gauche et pas bien loin de l'embouchure du Weser, à quelques
lieues de Bremen. Vous imaginez bien que je l'ai acceptée avec
reconnaissance; cependant je ne puis pas y aller encore, cela serait
imprudent tant que les patriotes auront des troupes à la rive droite
du Rhin et même en Hollande; mais, quand ces pays seront libres, je ne
pourrai moi-même l'être davantage que chez le digne fils de Catherine
II.

«Vous me dites que vous imaginez que mon neveu m'y suivra; sans doute;
mais pensez-vous que, lorsque la paix générale, ou du moins notre sort
assuré, me permettra de prendre une habitation fixe, en attendant des
moments plus heureux, je puisse n'y pas rassembler autour de moi tout
ce qui m'est cher? J'ignore si le séjour de Yever est agréable; mais
je sais qu'avec mes enfants tout sera pour moi le paradis terrestre,
et je serais trop malheureux si je croyais que vous ne pensassiez pas
de même. Mais ce serait chercher à se tourmenter inutilement que de
concevoir de pareilles idées, et, si je désire que vous me rassuriez
contre elles, ce n'est que pour avoir un témoignage de plus d'une
tendresse à laquelle mon bonheur est attaché.»

Pour achever de calmer sa nièce, il redouble d'attentions et de
prévenances. Le 1er août, elle reçoit de lui, par l'entremise de La
Fare, «un charmant habit de linon brodé. Ce n'est pas l'ouvrage,
quoiqu'il soit très joli, qui me fait plaisir, mais c'est qu'il vient
de votre part.» Puis, il lui fait espérer un portrait de
Marie-Antoinette; il lui promet le sien, celui du duc d'Angoulême,
qu'elle attend avec d'autant plus d'impatience qu'elle pose en ce
moment devant un peintre viennois afin que son fiancé possède son
image. Du reste, le désir qu'elle exprime à cet égard ne signifie
nullement qu'elle soit pressée de se marier. Elle a déjà dit qu'elle
préfère attendre. La lettre dans laquelle son oncle lui a rappelé les
cruels souvenirs de la Tour du Temple lui fournit l'occasion de le
répéter.

«Il ne suffit pas, mon très cher oncle, d'être dans la Tour du Temple
pour être malheureuse. Assurément, il n'y a rien de pire qu'une
prison. Mais les pertes que j'ai faites suffisent pour me rendre
toujours malheureuse, surtout si je devais y joindre le juste reproche
avec le temps de faire encore des malheureux. C'est ce qui me persuade
que vous ne voulez pas songer à mon mariage avant que la paix ne soit
faite définitivement et que toutes les affaires ne soient arrangées,
et que l'on sache positivement ce que les miens et moi-même avons à
craindre ou espérer. Voilà ma façon de penser. Je suis persuadée que
c'est la vôtre. Vous êtes trop juste et trop raisonnable pour regarder
les choses à un autre point de vue que celui-là.»

Cette expression nouvelle d'une volonté que, à plusieurs reprises
déjà, le roi a vue se dresser devant la sienne, ne laisse pas de lui
déplaire; mais il aime trop sa nièce et tient trop à la ménager pour
laisser percer son mécontentement. Sa réponse est affectueuse, quoique
brève.

«Je sais très bien, ma chère enfant, que ce ne sont pas les murs d'une
prison qui font le malheur: j'ai recouvré ma liberté, et les plaies de
mon coeur n'en sont pas moins vives; mais séjour pour séjour, il n'y
en a pas qui ne soit préférable à une prison. Je ne crois pas que vous
puissiez concevoir l'idée que je veuille vous rendre malheureuse, ni
par vous-même, ni par d'autres êtres qui ne me sont pas moins chers
qu'à vous: cette idée serait trop offensante pour moi. C'est au
contraire votre bonheur qui est le principal objet de mes voeux.
Fiez-vous à ma tendresse pour fixer l'époque de ce qui doit le plus y
contribuer. Si je n'avais écouté que le désir de mon coeur, cette
époque serait déjà arrivée. Mais s'il ne dépend pas tout à fait de moi
de la hâter, du moins mes souhaits les plus ardents, et je puis dire
aussi ceux de tous les bons Français, ne cesseront de l'appeler.»

Bien que ce langage donnât toute satisfaction à Madame Royale, elle
n'en conserva pas moins l'impression qu'on avait cherché à peser sur
sa volonté pour précipiter la conclusion d'un mariage auquel elle
était plus résolue que préparée, et qu'elle entendait ajourner encore.
Ce fut le premier nuage qui s'éleva entre elle et le roi, le premier
et, hâtons-nous de le dire, le seul. Il allait être promptement
dissipé. Mais, en attendant, il eut pour effet d'éveiller l'attention
de la princesse sur diverses circonstances qui ne l'avaient pas encore
frappée et qui maintenant, en se groupant dans sa pensée,
constituaient à ses yeux une preuve de négligence envers elle.

Elle n'accusait ni le roi, ni le duc d'Angoulême, ni la reine, qui
était alors à Budweiss, en Bohême, ni ses grand'tantes réfugiées à
Naples: ceux-là lui écrivaient régulièrement. Mais, en dix-huit
mois, elle n'avait reçu qu'une seule lettre du comte d'Artois,
aucune de la comtesse d'Artois qui résidait à Turin, ni du duc de
Berry et pas davantage de ses cousins d'Espagne. La reine de Naples
était restée longtemps aussi avant de lui donner une marque
d'intérêt et de souvenir. Elle en concluait qu'elle était, de la
part d'une partie de sa famille, l'objet d'une indifférence
blessante. Ce qui contribuait encore à le lui prouver, c'est qu'on
ne l'informait qu'accidentellement des événements qui pouvaient
l'intéresser; elle n'était tenue au courant de rien. Le plus
souvent, c'est par les gazettes ou par des visiteurs qu'elle
apprenait les détails qui regardaient ses proches, et en se le
rappelant, elle y puisait la crainte d'être comptée pour peu de
chose.

À ces griefs, que ses parents d'Autriche, loin de les combattre, se
plaisaient à grossir, vint s'en joindre un autre qui acheva de la
mécontenter. Le 22 août, le duc d'Angoulême, se promenant autour de
Blanckenberg, tomba de cheval et se cassa la clavicule. Elle l'apprit
à peu de jours de là en lisant un journal. Elle fut profondément
blessée de n'avoir pas été avertie par le roi, ce qu'elle considérait
comme un manque d'égards, et d'autant plus humiliée que la famille
impériale ne manqua pas de le lui faire sentir. En réalité, il n'y
avait de coupable que la poste, car le roi avait écrit à sa nièce
quelques heures après l'accident. Mais elle ne put s'en convaincre que
lorsque la lettre de son oncle lui parvint, avec un retard de
plusieurs jours, le 2 septembre, et lui apporta des nouvelles du
blessé.

«J'ai reçu hier, ma chère enfant, votre lettre du 12, et j'ai remis à
mon neveu celle qui était pour lui. Jugez de la douleur qu'il éprouve
d'être obligé de se remettre à moi pour répondre à une lettre si
aimable; mais il y est forcé. Ce matin, une chute de cheval, qui
aurait pu être beaucoup plus dangereuse, lui a cassé la clavicule. Cet
accident ne l'a pas empêché de faire à pied une lieue, et, comme son
bon coeur ne se dément jamais, au lieu d'aller chez lui se faire
panser, il est venu lui-même m'en apporter la nouvelle, afin que,
l'ayant vu avant de savoir ce qui lui était arrivé, mon inquiétude fût
moindre. Mon chirurgien, qui est très bon, l'a pansé d'abord après; la
fracture est simple, et j'espère que la guérison n'en sera pas bien
longue: mais l'opération ne pouvait pas ne pas être douloureuse. Je
n'ai pas eu le courage d'assister au moment le plus douloureux. Je
suis arrivé à la fin du pansement, et son courage simple et calme
aurait pu, si je n'avais rien su d'ailleurs, me faire croire qu'il
était tout uniquement à sa toilette. On l'a saigné par précaution, et
il est aussi bien que son état peut le comporter.

«Mais si son physique est en mauvais état, son moral est, grâce à
votre lettre, dans un état bien différent, et son seul regret est de
ne pas vous exprimer lui-même son bonheur.

«--Peignez bien, mon cher oncle, m'a-t-il dit, peignez bien à mon
aimable cousine tous les sentiments dont j'ose à peine l'entretenir.
Elle veut bien désirer de contribuer à ma félicité; elle ne sait pas
combien elle y réussit par ce seul désir. C'est à moi de désirer de
contribuer à la sienne, et tous mes jours, tous mes instants y seront
consacrés sans réserve. Je sens bien vivement, j'ose même interpréter
en ma faveur ce qu'elle me dit de votre amitié pour moi. Les cruels
exemples qu'elle a eus sous les yeux ont sans doute contribué à
redoubler son courage; mais si le mien faiblissait jamais, ce serait
auprès d'elle que j'irais chercher un modèle, et le désir d'être
toujours digne d'elle suffirait pour me faire bannir toute pensée
indigne de moi.

«Voilà, mot pour mot, ce que j'ai entendu de sa bouche, il n'y a pas
une heure; mais je voudrais vous peindre l'expression avec laquelle
ces paroles m'ont été dites: elles vous feraient la même impression.»

Quelle que fût très probablement la part de l'éloquence coutumière du
roi dans la tirade passionnée de son neveu, elle était bien faite pour
dissiper les griefs de Madame Royale et apaiser son ressentiment. Sa
réponse démontre qu'elle en avait fait aussitôt litière. Elle
remerciait son oncle de lui avoir écrit «tout de suite», et son cousin
d'avoir «au milieu de ses douleurs» pensé à elle. «Mais j'oserai vous
prier, mon très cher oncle, de lui défendre de m'écrire jusqu'à ce
qu'il soit complètement rétabli, la tranquillité lui étant absolument
nécessaire. Je suis charmée du courage et de la tendresse qu'il vous a
marqués, faisant encore une lieue après cet accident, pour aller vous
trouver; je compatis bien aux douleurs qu'il doit ressentir et espère
qu'il sera bientôt guéri.»

Il semble bien, à lire ces propos, qu'ils eussent dissipé le nuage.
Mais un peu de négligence du côté de Blanckenberg à transmettre des
nouvelles ultérieures le ramena. On l'aperçoit dans une lettre
qu'écrivait la princesse quinze jours plus tard, en réponse à celle
qu'elle venait de recevoir de son oncle au retour d'un pèlerinage
qu'elle avait fait à un sanctuaire à la Vierge, situé «à neuf postes»
de Schoenbrunn: «Je commençais à être inquiète ne recevant pas de
nouvelles; j'ai même demandé à l'évêque si vous ne lui aviez rien
mandé à ce sujet. Mais il m'a paru très surpris quand je lui ai dit
cela, et ne m'a pas paru instruit de l'accident.»

Au bout de peu de temps, le duc d'Angoulême fut entièrement rétabli.
Un mot du roi glissé dans une lettre en prévint la fiancée, mais avec
si peu de détails qu'elle soupçonna qu'on ne lui disait pas toute la
vérité. Elle craignait que son cousin ne fût resté estropié. Elle
n'osa cependant faire part au roi de ses craintes. Il n'en est pas
moins vrai que, durant la période dont nous racontons les incidents,
il s'inquiéta plus vivement qu'il ne l'avait fait jusque-là des
dispositions de sa nièce. Il ne trouvait plus dans ses lettres «le
style d'une résolution aussi fixe et aussi déterminée qu'elle semblait
l'être à sa sortie de France». Confident de ses inquiétudes, d'Avaray,
qui les partageait, fut d'avis de tout faire pour savoir si elles
étaient ou non fondées.

Un brillant gentilhomme français, le marquis de Bonnay, jadis
familier de la cour de France, maintenant émigré et souvent employé
par les princes à des missions de confiance, se trouvait alors à
Blanckenberg. Il s'y était arrêté en allant en Autriche, afin de
présenter ses hommages à son maître et de prendre ses ordres pour
Vienne. Sur le conseil de d'Avaray, le roi résolut de se confier à lui
et d'utiliser son zèle pour pénétrer le véritable état d'âme de Madame
Royale[39].

         [Note 39: Ces détails et les suivants sont extraits du
         rapport dans lequel, le 24 décembre, le marquis de Bonnay
         rendait compte de sa mission. Ce rapport, adressé au comte
         d'Avaray, était destiné à passer sous les yeux du roi.]

--J'ai une plaie qui me ronge, mon cher marquis, lui dit-il. Les
lettres de ma nièce me font craindre qu'on ne soit parvenu à
l'autrichienniser. Il me semble que ses résolutions ne sont plus aussi
fermes, et l'on m'affirme que les Français admis à lui faire leur cour
ne trouvent plus auprès d'elle l'accueil qu'ils sont en droit d'en
attendre. Je ne doute pas de son obéissance si j'en venais à lui
ordonner de se rendre auprès de moi pour accomplir le voeu de ses
parents. Mais n'a-t-on pas cherché à lui inspirer et n'a-t-elle pas
fini par concevoir de l'éloignement pour l'état de médiocrité
momentanée où pourrait la condamner son mariage avec mon neveu? Voilà
ce qui me préoccupe. Vous allez à Vienne, vous la verrez; tâchez de
savoir ce qu'elle pense et de la rattacher, s'il y a lieu, à l'idée de
cette union, à lui en inspirer le désir; appliquez-vous enfin à
seconder mes voeux qui sont aussi ceux du duc d'Angoulême et ceux de
la France.

Bonnay commença par se récuser. Il manquait de moyens à Vienne pour
remplir les intentions du roi. Mais celui-ci insista. Il connaissait
le dévouement et l'habileté de ce royaliste fidèle, son esprit de
pénétration, et ne lui demandait après tout qu'à se rendre utile dans
la mesure où il le pourrait. Bonnay finit par céder et promit tous ses
efforts pour donner satisfaction à son prince.

En arrivant à Vienne et après avoir été reçu par Madame Royale de
laquelle il n'eut qu'à se louer, il put d'abord constater que, si
l'Empereur avait espéré, en traitant pour la liberté de sa cousine, la
faire contribuer à l'agrandissement de sa maison, il y avait ensuite
renoncé devant la résistance opposée par elle à ses suggestions. Cette
résistance, on la devait surtout à Mme de Soucy. C'est elle qui
s'était attachée à armer Madame Royale et à la mettre en garde contre
les voeux de la cour de Vienne, ne craignant pas, «pour ajouter l'arme
du dégoût à toutes les autres,» de lui faire sur la personne et la
santé de l'archiduc Charles des confidences très intimes; c'est elle
aussi qui lui avait conseillé d'écrire au roi, dès sa sortie de France
et avant d'arriver à Vienne.

Ainsi prévenue, peu accoutumée à dissimuler, la princesse, au lieu de
se livrer aux caresses de sa famille, avait manifesté tant de froideur
et si mal répondu aux avances de l'Empereur, que celui-ci, au bout de
quarante-huit heures, s'était cru obligé de provoquer une explication.
Elle avait eu lieu, et il en était résulté une promesse solennelle
faite par François II de ne pas contrarier le désir de Madame Royale.
Depuis, la situation n'avait pas changé, et il n'était pas exact de
prétendre que la fille de Louis XVI eût été «autrichiennisée», à moins
qu'on n'entendît par là qu'elle n'avait pas dû, dans les lieux qu'elle
habitait, apprendre à connaître et à apprécier les Français.

«En général, nous ne sommes guère aimés chez les étrangers, déclarait
Bonnay en rendant compte à d'Avaray. Nous le sommes moins à Vienne
qu'ailleurs; nous le sommes moins encore dans le palais impérial que
dans les autres classes de la société. Il n'y a pas six semaines que
l'impératrice, pour ravaler Mgr le duc d'Enghien, disait de lui:

«--Oh! pour celui-là, il est bien Français!»

Madame avait donc dû recueillir sur sa famille et ses compatriotes
plus de traits satiriques que d'éloges. Mais cela ne l'avait pas
empêchée de bien recevoir tous ceux d'entre eux qu'elle jugeait dignes
de son estime et de sa confiance. À cet égard, les exemples étaient
nombreux: le duc d'Enghien, ses officiers, le comte d'Albignac, le
comte du Cayla, le marquis de Bonnay lui-même et tant d'autres. Très
pieuse, dévote même, elle ne s'était montrée froide et réservée que
pour les gens dont elle avait ouï dire que leur conduite était peu
régulière.

Quant aux craintes conçues par le roi en ce qui touchait les
intentions de sa nièce, craintes résultant de ce que «son style
n'était plus aussi prononcé» qu'au moment de sa sortie de France,
Bonnay, ses informations prises, jugea qu'elles n'étaient pas fondées.
Lorsqu'elle avait été mise en liberté, Madame Royale avait «la tête
montée» et par les insinuations de Mme de Soucy, et par le
mécontentement que lui causait ce qu'on lui avait dit des intentions
de l'Empereur. À peine hors de sa prison, mise au courant des voeux de
ses parents et résolue à y obéir, elle n'avait pas cru pouvoir mettre
trop de force à le déclarer. De là, le ton énergique des lettres
qu'elle écrivait alors, à l'effet de ne laisser planer aucun doute sur
sa volonté. Mais deux années s'étaient écoulées depuis. Cette volonté
était connue, acceptée; personne ne songeait à la contrarier; il
n'était donc pas utile qu'elle se manifestât avec autant de chaleur
qu'à l'époque où la cour de Vienne paraissait y mettre obstacle.

Bonnay ne méconnaissait pas cependant que, si les résolutions de la
princesse étaient ralenties, ce pouvait bien être aussi parce que son
coeur et son amour-propre avaient été blessés du peu de soin déployé
pour lui plaire, pour l'attacher et pour s'en faire aimer, ou encore
parce qu'on avait voulu hâter son mariage sans sa participation et
contre ses idées. Sur ce point, il s'exprimait sans réticences dans le
rapport qui nous guide. Pouvait-on croire qu'à moins d'une disposition
romanesque, que son éducation ni les circonstances de sa vie n'avaient
pu lui donner, Madame Thérèse aimât son cousin avec assez de passion
pour tout braver afin d'accélérer le moment de son mariage?

«Non, Monsieur le comte, Madame Thérèse n'est point passionnée; elle
est essentiellement raisonnable; elle voit et juge les choses de
sang-froid. Elle voit que le roi n'a eu jusqu'ici, et n'a encore même,
qu'un asile précaire et incertain. Elle en a fait elle-même la
remarque. Où aurait-elle pu se réunir à lui? Est-ce à Vérone, d'où on
l'a contraint de s'éloigner? Est-ce à l'armée de Condé, où il n'a pu
rester? Est-ce à Blanckenberg, d'où un simple signe du roi de Prusse,
d'où la seule arrivée de Madame peut-être l'aurait obligé de partir,
et où il est douteux qu'il pût demeurer si l'invasion du pays de
Hanovre avait lieu? Voilà ce que Madame a pensé, ce qu'elle a dit et
ce qui l'a éloignée jusqu'ici des désirs et de l'idée de terminer une
affaire qui ne lui semble pas devoir péricliter pour être un peu
différée.

«... Elle se croit libre, elle veut être libre, et toute idée de
contrainte ne peut que l'effaroucher. C'est à la gagner et non à
presser sa décision qu'il faut porter toutes ses vues; il serait à
craindre, si l'on en usait autrement, non pas peut-être qu'elle prît
un autre engagement, sa religion et ses principes l'en défendraient,
mais qu'elle différât, qu'elle éludât de remplir celui qu'elle a
contracté, tout sacré qu'il lui paraisse encore aujourd'hui... Avec
son caractère, si une fois elle se portait à un acte de résistance ou,
si l'on veut, de désobéissance, il serait à craindre qu'elle n'en
revînt jamais, et on ne peut douter qu'elle n'y fût appuyée par cette
cour. Enfin, si elle se forçait à l'obéissance et que cette obéissance
fût un sacrifice, Mgr le duc d'Angoulême pourrait-il être flatté,
pourrait-il être heureux d'un acquiescement que la coeur de Madame
n'aurait pas ratifié?»

Pour conjurer les tristes conséquences qu'il venait d'envisager sans y
croire, il n'était qu'un moyen, disait le marquis de Bonnay, c'était
de tout faire pour prouver à Madame Thérèse qu'elle était aimée. Mais
ce moyen n'était pas à Vienne, où elle vivait seule, retirée,
surveillée, ne recevant que de rares visites, toujours en présence de
Mme de Chanclos ou de sa nièce, Mlle de Roisin, «jeune personne fort
aimable, d'un rare mérite et dont le mariage est arrêté avec le fils
d'un comte Esterhazy, frère de celui qui est ministre à Naples.» Ce
moyen était à Blanckenberg, dans les mains du roi et du duc
d'Angoulême. À eux seuls, il appartenait de ne pas se faire oublier et
de prouver qu'ils n'oubliaient pas. Essayer d'en convaincre Madame
Thérèse par l'intermédiaire des Français résidant à Vienne serait
peine perdue. Les communications «de bouche à bouche ou même par
écrit», outre qu'elles étaient à peu près impossibles, vu l'entourage
de la princesse, composé de personnes toutes dévouées à l'Empereur et
en qui néanmoins elle avait toute confiance, tourneraient contre ceux
qui s'en seraient chargés et «gâteraient infailliblement les
affaires».

«Il faudrait des lettres fréquentes et des lettres de toutes les
personnes de la famille royale. Monsieur, qui se trouve plus en retard
que tout autre, devrait écrire, écrire avec amitié et écrire souvent.
Il devrait envoyer son portrait; le roi, le duc d'Angoulême, les
autres princes et princesses devraient en faire autant. Sans entrer
dans aucune affaire politique, on devrait aussi parler à Madame avec
détail de sa famille, de sa situation, de ses déplacements, en un mot
la tenir au courant de tout et lui prouver en toute occasion qu'on
l'associe au présent et à l'avenir.

«... Il est de petits détails sur la vie intérieure de Mgr le duc
d'Angoulême qui, transmis à propos et avec adresse, ne pourraient
manquer de produire un bon effet. Par exemple, Monseigneur a de la
religion et en remplit les devoirs. J'ai su qu'à son départ
d'Édimbourg, et de lui-même, il avait demandé à faire ses dévotions et
les avait faites. Madame Thérèse, qui est extrêmement pieuse, aurait
appris ce fait avec un extrême plaisir, et M. l'évêque de Nancy a eu
beaucoup de regrets de l'avoir ignoré. Vous connaissez, Monsieur le
comte, ce que peut auprès des femmes en général,--et pourquoi pas
auprès des princesses?--l'art de faire valoir les hommes que l'on
cherche à leur faire aimer; il faut que tous vos ressorts soient
tendus pour faire valoir Mgr le duc d'Angoulême auprès de Madame, pour
le faire valoir en toute occasion et surtout sous les rapports qui
sont plus du ressort et du genre de cette princesse.

«... Courageuse, pieuse et éprouvée comme elle l'est, Madame Thérèse
qui a langui deux ans et demi dans les horreurs d'une affreuse prison,
Madame Thérèse qui a épuisé presque toute la coupe du malheur presque
avant d'avoir bu dans celle de la vie, ne sera jamais arrêtée par des
considérations secondaires, telles que les inconvénients d'un sort
malheureusement trop au-dessous de celui auquel elle est en droit de
prétendre. Mais, si le spectacle d'une malaisance honorable ou la
crainte d'avoir des enfants qui ne jouiraient pas d'un rang digne de
leur naissance pouvaient jamais balancer en elle le sentiment de son
devoir et ébranler sa résolution, ce serait une raison de plus pour
essayer d'intéresser d'avance son coeur en faveur du parti qu'on
attend d'elle.»

Gagner ce jeune coeur par tous les moyens, tel était donc le conseil
par lequel l'auteur de ce rapport couronnait les curieuses confidences
et les piquantes réflexions auxquelles il venait de se livrer. Pour
finir, il y ajoutait cette dernière information qui achève d'éclairer
la situation délicate en laquelle Madame Royale se trouvait à la cour
d'Autriche:

«Le bruit de Vienne a été et est même encore que l'impératrice n'aime
pas Madame Thérèse, ou plutôt qu'elle en est jalouse. Les uns croient
qu'elle a craint l'effet de ses charmes sur l'Empereur; les autres, en
plus grand nombre, pensent qu'elle a redouté le crédit ou l'influence
qu'elle pourrait prendre. J'ose être d'un avis à part et croire que
l'impératrice, si elle éprouve réellement le sentiment qu'on lui
prête, est jalouse de l'amour du peuple, qui lui est généralement
refusée et qui est universellement acquis à Madame Thérèse... Quoi
qu'il en soit et à quelque cause que soit dû le petit éloignement que
l'on a cru remarquer, il n'a point influé sur les égards et les
procédés de décence, et, s'il faut même dire tout ce que j'en pense,
je trouve qu'il ne peut que servir à merveille les vues du roi et les
intérêts de Mgr le duc d'Angoulême.»

Le rapport que nous venons d'analyser porte la date du 24 décembre
1797. Lorsqu'au commencement de l'année suivante, le roi en prit
connaissance, les révélations et les conseils qu'il y lisait avaient
perdu beaucoup de leur utilité; il s'était convaincu de l'exagération
de ses craintes relativement à sa nièce, et cette conviction, il
l'avait puisée dans le spectacle de l'élan généreux avec lequel elle
s'associait dès ce moment à deux nouvelles épreuves qu'il venait de
subir: l'une à Paris dans la journée du dix-huit fructidor (5
septembre), l'autre à Blanckenberg même, où le duc de Brunswick avait
dû lui faire signifier un ordre du roi de Prusse, qui le mettait en
demeure de quitter cet asile.



VI

LE ROI CHASSÉ DE BLANCKENBERG


La nouvelle des événements de Paris était arrivée à Vienne le 23
septembre. Madame Royale se hâta d'écrire à son oncle, sans attendre
d'avoir été avertie par lui.

«J'ai appris par les journaux avec bien de la peine ce qui vient de
se passer en France. Mon Dieu! si ce qu'ils disent est vrai, vous y
êtes compromis avec bien du monde. Il est heureux au moins que,
jusqu'à présent, il n'y ait pas eu de sang répandu; mais je crains
bien que cela n'arrive; le bruit même court ici que Pichegru a été tué
ainsi que Carnot. Je ne les connais ni l'un ni l'autre, mais il me
paraît qu'ils étaient de la bonne cause. La personne qui me fait le
plus de pitié dans tout cela c'est la pauvre duchesse d'Orléans, à qui
on avait rendu ses biens et qu'on expatrie à présent, je crois, en
Afrique. Celle-là au moins a toujours été vertueuse et malheureuse. Il
paraît que ce sont les jacobins qui triomphent à présent. C'est ce qui
pouvait arriver de plus mauvais. Je suis bien curieuse de savoir à
présent si la paix aura lieu, et si ceux-ci la voudront encore. Je
crains que non, parce qu'ils auront peur de leurs armées qui sont
mécontentes et qui, rentrant dans la France, y amèneraient le
mécontentement. D'un autre côté, cependant, je crois qu'ils ne peuvent
pas continuer la guerre, car ils ne doivent plus avoir d'argent. Je
suis curieuse et empressée de savoir comment les choses s'arrangeront.
J'attends avec bien de l'impatience des nouvelles de Paris pour savoir
ce qui s'y passe.»

Le roi répondit: «... J'ai bien reconnu la bonté de votre coeur dans
ce que vous me mandez au sujet de ce qui vient de se passer à Paris.
C'est sûrement un grand bonheur que cette crise n'ait pas fait verser
de sang, mais je crois qu'il faut l'attribuer moins à la modération
des triumvirs qu'à la conscience de leur faiblesse. Je gémis
profondément avec vous sur le sort de ceux qui ont été dans cette
occasion les victimes de leur zèle pour le bien de notre patrie; mais
notre courage n'en doit pas être ébranlé; il ne sera pas arrêté. Quant
à moi, peu m'importe que mon nom soit prononcé dans cette affaire; mes
sujets fidèles n'avaient pas besoin de ce qui vient de se passer pour
savoir que la première de mes occupations est de leur rendre le
bonheur, ni les usurpateurs de mon autorité, pour croire que je me
tiendrai en repos tandis qu'ils tyranniseront ma patrie.»

Quelques jours plus tard, Madame Royale ayant exprimé les alarmes
qu'excitait en elle la confusion tragique des événements qui se
déroulaient de toutes parts et terriblement gros de complications
nouvelles, le roi reprenait:

«... L'avenir est en effet, comme vous le dites fort bien, environné
d'un voile épais, et le passé ne nous engage pas à croire que ce voile
cache rien de bon. Cependant, on peut en soulever un coin, et la
perspective que je découvre n'est pas si effrayante qu'on pourrait se
le figurer. Les prêtres et les émigrés sont, j'en conviens, persécutés
en ce moment; mais les uns et les autres seront rappelés par l'opinion
publique, et sa tendance vers la religion et la monarchie est toujours
la même. Elle est comprimée, il est vrai; mais elle ne peut l'être
longtemps que par le régime révolutionnaire, et la preuve que les
tyrans actuels n'osent en revenir à cet effroyable régime, c'est
qu'ils n'ont pas osé faire exécuter, quoiqu'elle ne soit pas abrogée,
la loi de sang qui condamne à la mort tout émigré rentré. Un
gouvernement usurpateur et monstrueux, ne peut se soutenir que par la
violence, et toute demi-mesure de ce genre ne fait que déceler sa
faiblesse et irriter les sujets. Tel est l'état de la France, et,
quoique le moment soit dur à passer, cet état offre de grandes
espérances pour l'avenir. Plût à Dieu qu'il fût possible d'y voir
aussi clair sur la grande question de la paix ou de la guerre!»

La paix fut signée peu après entre la France et l'Autriche: «... Je
savais la nouvelle de la paix, écrit Madame Royale, mais je ne suis
pas plus instruite que vous sur les conditions; elles sont bien
importantes. Quant aux événements, un nuage épais les couvre, et bien
habile serait celui qui pourrait percer ce nuage et découvrir
l'avenir. C'est un grand problème que de savoir si la paix est un
bonheur ou un malheur pour nous, c'est-à-dire pour la France, car ces
mots sont synonymes; le temps en donnera la solution, et je me trompe
fort ou cette solution ne se fera pas attendre longtemps.»

En fait de solution, il n'en existait qu'une qui pût plaire au roi:
celle qui lui rouvrirait son royaume, en prouvant aux Français, rendus
à eux-mêmes grâce à la paix, que l'unique remède à leurs maux c'était
la restauration de leur légitime souverain. On lui disait de toutes
parts que cette opinion se répandait de plus en plus en France, que le
parti royaliste ne cessait de se grossir, que les voeux des bons
citoyens étaient en faveur du roi. Mais était-ce vrai? Ne le
trompait-on pas? L'avenir seul pouvait le lui apprendre. En attendant,
rien ne lui réussissait; tous les événements semblaient tourner
contre lui, et la gloire de Bonaparte se préparait à retarder de
dix-sept ans le retour des Bourbons dans leur patrie. Quiconque eût
alors prédit à leur chef que son exil devait durer si longtemps
encore, eût sûrement provoqué ses énergiques dénégations; il ne
pouvait croire, il ne croyait pas que son triomphe fût si lointain.
Cependant les événements se prononçaient au rebours de ses voeux.
Quoiqu'il vînt de s'installer à Blanckenberg dans une maison plus
commode et plus vaste que celle qu'il avait habitée jusque-là, il se
savait toujours exposé à être chassé de cette pauvre bourgade, n'osait
plus compter sur l'asile qu'il avait espéré en Westphalie et se voyait
au moment d'être contraint d'accepter l'hospitalité que le tsar lui
offrait à Mitau.

À ce même moment, l'armée de Condé,--sa dernière
ressource,--s'acheminait vers la Pologne, tournant le dos à la France.
Quelques semaines avant, l'Europe avait appris avec stupéfaction que
Paul Ier la prenait à son service pour ne pas laisser sans ressources
ces quelques milliers de Français, que l'Angleterre et l'Autriche
venaient d'abandonner, et qu'il leur donnait le choix entre des
emplois dans l'armée russe ou des terres en Crimée[40]. Au
commencement de l'hiver de 1797, tandis que le prince de Condé était
appelé à Saint-Pétersbourg et y recevait un accueil digne de son nom
et de son rang, on avait vu cette petite armée s'embarquer en Bavière
pour gagner la Pologne, sous la conduite de commissaires russes,
chargés de lui assurer partout protection, respect et bon accueil; on
l'avait vu traverser une partie de l'Allemagne, les officiers sur des
bateaux couverts, les soldats sur des radeaux brillamment pavoisés,
débarquant le soir dans les petites villes pour coucher chez
l'habitant, naviguant le jour aux sons d'une musique militaire, que
les populations riveraines saluaient au passage de leurs cris
enthousiastes; puis, le voyage se continuant par voie de terre, coupé
par de nombreuses et reposantes étapes en Moravie, en Silésie, en
Gallicie, elle était arrivée en Volhynie, où elle devait séjourner
jusqu'au printemps, confortablement installée autour de Dubno, siège
du quartier général des princes, et fraternellement accueillie par la
noblesse polonaise, aux foyers de laquelle les gentilshommes français
retrouvaient dans les moeurs, dans les habitudes, dans les entretiens,
plus d'un souvenir de la patrie absente.

         [Note 40: C'est quelques jours avant le dix-huit fructidor
         que l'Autriche et l'Angleterre abandonnèrent l'armée de
         Condé, et peu de temps après que le tsar la prit à son
         service. La négociation eut lieu, sur des ordres venus de
         Saint-Pétersbourg, entre le prince de Condé et M. d'Alopeus,
         ministre russe à Dresde. Lorsque l'armée dut se mettre en
         route pour la Pologne, le tsar envoya au prince de Condé,
         pour diriger et protéger sa marche, un de ses aides de camp,
         le prince Basile Gortschakof. L'armée de Condé resta en
         Pologne jusqu'à la formation de la seconde coalition. Elle
         fut alors dirigée vers la Suisse, où elle n'arriva qu'après
         la bataille de Zurich, trop tard pour prendre part aux
         opérations. Le tsar ne se montrait pas disposé à la conserver
         après qu'il se fut séparé de ses alliés. Au commencement de
         1800, Condé obtint, par l'intermédiaire de Wickham, qu'elle
         repasserait à la solde de l'Angleterre. On la verra, dans la
         suite de ce récit, finir misérablement son existence.]

Au spectacle de tant de braves gens exilés, le roi se demandait si
lui-même devrait bientôt les suivre, aller encore plus loin qu'eux,
jusque dans ces contrées perdues de la Courlande, où l'accueil qu'on
lui réservait, si flatteur qu'il fût, ne le consolerait pas d'être si
loin de son frère, si loin des Tuileries et de Versailles, si loin des
frontières françaises et des villes de l'étranger, où s'agitaient ses
partisans. Ces douloureuses perspectives n'ébranlaient cependant ni
son courage ni sa confiance; elles n'altéraient en rien non plus la
tendresse qu'il avait vouée à sa nièce, et qui semblait s'augmenter au
fur et à mesure qu'il pouvait craindre davantage de voir s'élargir la
distance qui le séparait de son pays. Elle s'exprimait toujours plus
vive et plus ardente, comme s'il eût déjà prévu tout ce que lui
verserait de consolation et de bonheur au fond de son exil la
vaillante fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, devenue sa fille
d'adoption.

Les lettres qu'il échange alors avec elle accusent, de part et
d'autre, un redoublement d'affection, un plus pressant besoin de
s'unir pour mieux résister aux coups de l'adversité. Au commencement
de novembre, le duc d'Enghien, allant vers la Pologne avec l'armée de
son grand-père, fait un crochet par Vienne afin de voir sa cousine.
Elle se hâte de le mander au roi:

«Je vous demande pardon de ne pas vous avoir écrit la poste passée,
mais c'est que j'étais dans l'attente du duc d'Enghien, et je ne
voulais vous écrire que quand je l'aurais vu. On l'attend ici depuis
dimanche, et il n'est arrivé que mardi soir. Je l'ai vu hier. Mon
Dieu, cela m'a fait grand effet de revoir enfin quelqu'un de ma
famille. C'est extraordinaire que le sort fasse que je revoie celui-là
le premier, qui cependant m'est le parent le plus éloigné. Je regrette
toujours beaucoup que le prince de Condé ne soit pas venu ici;
j'aurais tant désiré de le voir pour l'admirer et lui témoigner la
reconnaissance que j'ai pour tout ce qu'il fait pour la bonne cause.
Ne le voyant pas, j'ai bien chargé son petit-fils de le lui dire. Le
duc d'Enghien mérite aussi bien des éloges; car, à son âge, il s'est
déjà bien signalé. Je ne me ressouvenais plus du tout de lui ni de sa
figure; cependant je l'ai reconnu aisément à son air noble et
malheureux.

«Il y a ici assez de Français, presque tous de l'armée de Condé.
Aujourd'hui je les verrai tous, du moins ceux qui sont à Vienne. C'est
une chose qui me déchire l'âme que de voir ces malheureuses gens qui
vont par cette saison-ci dans un pays tel que la Russie, et qui les
éloigne si fort de leur patrie, des vieillards qu'on mène sur des
chariots par le froid, et pourquoi? Pour vivre dans des déserts, car
on dit que les pays où ils vont ne sont presque pas habités que par
des Cosaques. Là ils seront seuls, sans savoir à peine des nouvelles
de ce qui se passe. Je sais ce que c'est que d'ignorer ce qui se
passe, quand surtout cela vous intéresse. J'ai été deux ans entiers
sans rien savoir du tout, ni de mes parents qui sont morts en France,
ni de ma famille, ni de la guerre, ni de ce qui se passait même à
Paris. Il n'y a rien de pis que cette position. Ainsi je compatis bien
sincèrement à celle des autres. Ces pauvres gens qui vont en Russie
ont peut-être encore une famille en France. Là, ils en ignoreront
totalement les nouvelles. C'est une chose qui me fait une peine
affreuse à penser. Il est vrai que cela vaut mieux que de mourir de
faim; c'est une triste existence que celle-là. Je ne veux plus parler
de tout cela, cela m'afflige trop, et je suis persuadée du chagrin que
vous en ressentez aussi.»

Ces témoignages de la pitié de sa nièce vont au coeur du roi; la
sienne s'excite au spectacle du sincère chagrin qu'inspire à Madame
Thérèse le sort de ces pauvres exilés, et il s'attache à lui prouver
que celui qu'elle a subi fut encore plus cruel:

«L'effet que la visite de M. le duc d'Enghien vous a fait m'a touché
jusqu'au fond du coeur. Je l'envie de vous avoir vue. Mais, quand je
songe que ce n'a été qu'un moment, j'en suis moins jaloux. Je payerais
sans doute bien cher un pareil moment; mais il ne me suffirait pas;
car ce n'est pas seulement vous parler de ma tendresse que je désire,
c'est vous la prouver en contribuant de tout mon pouvoir à vous rendre
heureuse.

«Je ne suis pas moins touché des sentiments que l'armée de Condé
excite en vous; mais pensez que tous ceux qui la composent sont
soutenus par l'honneur, et qu'avec un pareil appui, on peut tout
braver. D'ailleurs, leur sort en Pologne ne saurait être comparé au
vôtre pendant cette cruelle captivité. La plus grande difficulté
qu'ils éprouveront pour avoir des nouvelles de ce qui leur est cher
existait déjà en Allemagne: c'est celle de franchir la frontière. Cet
obstacle une fois levé, il n'y a plus que des retards, au lieu que
vous, dans l'horrible séjour que vous avez habité plus de trois ans,
une porte vous séparait de tout, et vous sentiez que c'était une
barrière insurmontable. Je ne veux pas ramener plus longtemps votre
imagination sur les maux que vous avez soufferts; mais soyez sûre
qu'ils vous rendent plus chère à mon coeur.»

Quatre jours plus tard, et comme pour lui prouver que ce ne sont point
là de vaines paroles, le roi envoie à sa nièce un souvenir qu'il lui
promettait depuis longtemps et qu'il avait été empêché de lui faire
passer:

«J'ai enfin trouvé, ma chère enfant, l'occasion que j'attendais depuis
si longtemps pour vous transmettre le précieux dépôt dont je me suis
chargé pour vous. J'espère que vous serez contente de la ressemblance,
quoique votre malheureuse mère fût bien plus jeune, lorsque cette
pierre a été gravée, que lorsque vous avez pu la connaître. Celle qui
vous en fait l'hommage, et dont je n'ai pas voulu confier le nom à la
poste, parce qu'elle est en France, est Mme de Champcenetz qui, toute
née à Clèves qu'elle est, n'en est pas moins bonne Française, et a
par devers elle plusieurs traits aussi courageux que touchants de
secours envers nos pauvres émigrés. Je n'ai dans ceci d'autre mérite
que d'être le canal par lequel elle vous transmet cette preuve
certaine de son attachement; mais je n'en jouis pas moins du plaisir
douloureux que vous éprouverez, et il me semble qu'en vous faisant
passer l'image de votre mère, j'acquiers un droit de plus à votre
tendresse, que cette bague est un lien de plus entre nous, et vous
pouvez juger de l'empressement avec lequel je saisis cette idée.»

Le 19 novembre, la princesse annonce la mort du roi de Prusse qu'elle
vient d'apprendre:

«On dit ici que le roi de Prusse est mort. Je ne sais si dans ce
moment-ci cet événement est heureux ou malheureux. Son fils, je crois,
est peu disposé pour les émigrés français; on dit même qu'il en fait
arrêter déjà deux. C'est un mauvais commencement. Je crois cependant
que nous n'avons pas lieu de beaucoup regretter l'autre. La campagne
de Champagne qu'il a faite et sa malheureuse réussite est une chose
que je ne peux pas comprendre. Dans le temps, j'ai toujours cru qu'on
nous faisait des histoires quand on nous disait que le roi de Prusse
reculait; c'était une chose qui me paraissait impossible, étant si
près de Paris. Enfin il faut oublier tout ce qui s'est passé, car on
n'y voit que choses tristes et affligeantes.»

Le roi est bien de cet avis. Mais il ne résiste pas au désir de
prouver que ces douloureux souvenirs ne se sont pas effacés de sa
mémoire. «... La mort du roi de Prusse vous a rappelé une bien cruelle
époque. Jugez de ce que je souffrais de notre fatale retraite! Nous
n'étions plus qu'à vingt-cinq lieues de vous, je voyais vos bras
tendus vers nous, et il fallut s'éloigner. J'aurais supporté de
quitter une seconde fois ma patrie; mais je sentais tout ce que vous
deviez éprouver, et la certitude que vous sentiez aussi ce que
j'éprouvais moi-même rendait encore ma peine plus aiguë. Adorons la
Providence, ma chère enfant; c'est la seule ressource qui reste dans
des pensées aussi douloureuses.»

Enfin, le 19 décembre, l'anniversaire de la naissance de sa nièce lui
fournit l'occasion de résumer, sous une forme en quelque sorte plus
solennelle, les tendres engagements que, depuis plus de deux ans, il
n'a cessé de prendre envers elle, et cette occasion, il se garde bien
de la laisser échapper.

«... Il y a aujourd'hui dix-neuf ans que vous êtes née; je n'ai besoin
d'aucune époque pour penser à vous; mais celle-ci semble appeler
davantage mon attention. Je me rappelle les souhaits que je formais
pour vous en vous présentant à l'autel; je les renouvelle avec plus
d'ardeur aujourd'hui. J'étais loin de prévoir les malheurs qui
devaient sitôt nous accabler, et les engagements que je prenais, en
représentant votre parrain, j'y serai fidèle, et si je n'ai ni pu, ni
même dû donner mes soins à votre enfance, je les donnerai à votre
jeunesse. Le premier, le plus important, comme le plus doux, sera
d'assurer le bonheur du reste de votre vie, et j'espère, comme je vous
l'ai dit, que ce sera un des premiers fruits de la paix.»

Sur ce point, le roi ne se trompait pas. La paix devait avoir pour
conséquence, en effet, de rendre possible le mariage de sa nièce.
Quand il traçait les lignes qui précèdent, il le croyait prochain.
Mais il restait toujours dans l'incertitude quant à la question de
savoir où il pourrait le célébrer. Sans doute, le tsar lui avait
assuré un asile en Westphalie. Mais, dans ce pays voisin de la
Hollande, ne serait-il pas exposé à quelque coup de main des
républicains? Il jugeait, en tous cas, imprudent de s'y rendre.
Voudrait-on le recevoir ailleurs où il eût été en sûreté, dans la
Lusace ou dans le Mecklembourg? Il n'avait que trop de raisons d'en
douter. Lui restaient, il est vrai, la Russie et Mitau, où Paul Ier
offrait généreusement de le recevoir. Mais ce ne pouvait être qu'un
pis aller: plus que jamais, il tenait à ne s'éloigner ni des
frontières de son royaume, ni surtout de la Suisse d'où, depuis
quelque temps, il espérait un secours.

Les cantons helvétiques, ces anciens alliés de sa couronne, poussés à
bout par les excès de la domination française, menaçaient de se
soulever; du moins, il le croyait. Confiant «dans leur antique
énergie», attendant d'eux «les mêmes services que leurs pères
rendirent jadis à Henri IV», il avait proposé à l'Angleterre, si elle
voulait fournir aux Suisses les subsides qui leur étaient nécessaires,
«d'aller se mettre à leur tête, et, aidé de ses fidèles sujets, de
chercher avec eux, au sein de sa patrie, son trône ou son tombeau.» Ce
n'était donc plus le cas de songer à s'ensevelir sous les neiges
moscovites, et, pour le moment, il s'en tenait à souhaiter que le
nouveau roi de Prusse, à l'exemple de son père, et quoiqu'il vécût en
paix avec la République, tolérât sa présence à Blanckenberg.

Pressé de connaître les dispositions de ce prince, et n'osant, de peur
de l'embarrasser, lui écrire directement, ni à lui, ni à ses
ministres, il avait, sur le conseil de d'Avaray, recouru à
l'intermédiaire d'un gentilhomme français, le comte de Moustier,
employé déjà en Angleterre[41], qui habitait aux environs de Potsdam,
et duquel il comptait faire son agent à la cour prussienne, quand il
pourrait en avoir un à Berlin. Il lui avait adressé une lettre toute
de sentiment, exprimant des regrets sur le roi défunt et formulant des
voeux pour le règne de son successeur. «Vous chercherez sans doute à
mettre cette lettre sous les yeux de Sa Majesté,» avait écrit d'Avaray
à Moustier en la lui envoyant.

         [Note 41: 1er volume, p. 268.]

Moustier s'était empressé de faire ce qu'on attendait de lui. Il y
avait apporté tant d'habileté que bientôt après, le 5 décembre, il
recevait du roi de Prusse la lettre la plus flatteuse pour le roi de
France. Sentiments affectueux pour sa personne et voeux fervents pour
sa prospérité, rien n'y manquait. Moustier y était en outre invité à
s'en faire l'organe «dans les termes les plus propres à en désigner la
force et la sincérité». La lettre finissait par ces mots: «Ne craignez
point surtout de leur prêter trop d'énergie par celle de vos
expressions.» En la lisant, Louis XVIII crut y reconnaître «tous les
caractères de la franchise, de la loyauté, d'un sentiment profond et
vrai». Il en ressentit une joie depuis longtemps inconnue à son coeur;
c'est d'Avaray qui l'affirme dans son rapport. Il ne se doutait point,
hélas! que de la même source dût lui venir bientôt un nouveau sujet
d'afflictions. C'est cependant ce dont il était menacé.

Dans le courant de décembre, Cailhard, ministre de la République à
Berlin, se présentait chez le ministre des affaires étrangères de
Prusse et lui représentait vivement «qu'une ville comprise dans la
ligne de neutralité ne devait pas être l'asile du plus implacable
ennemi du gouvernement français; que la présence du prétendant à
Blanckenberg était l'une des circonstances qui contribuaient le plus à
entretenir en Europe, et au coeur même de la République, l'espoir du
retour de l'ancien régime en France». En conséquence, Cailhard, armé
d'une dépêche signée Talleyrand, demandait l'intervention du roi de
Prusse auprès du duc de Brunswick «pour qu'il fît éloigner de ses
États des hôtes dont le séjour pourrait, tôt ou tard, devenir
dangereux».

Si l'on veut songer qu'on prêtait alors au Directoire l'intention de
s'emparer du Hanovre, de l'embouchure de l'Elbe et des villes
hanséatiques, pour couper toute communication entre l'Allemagne et
l'Angleterre, on comprendra de quel effroi fut saisi le roi de Prusse
en recevant la demande du ministre républicain. Malgré les efforts du
duc de Brunswick et du comte de Panin, ministre de Russie à Berlin,
qui tous deux étaient d'avis d'y résister, la crainte de voir envahir
la Basse-Allemagne décida le roi de Prusse à céder. Une lettre que le
duc de Brunswick exigea pour dégager sa responsabilité, le mit en
demeure de faire connaître «au comte de Provence» les motifs, les
conjonctures et les périls qui s'opposaient à a prolongation
ultérieure de son séjour dans la ligne de neutralité, où d'ailleurs il
risquerait fort de n'être bientôt plus personnellement en sûreté. Les
moyens, les délais, les mesures d'humanité, étaient laissés au
jugement du duc de Brunswick. Mais il devait engager ce prince à
quitter Blanckenberg et éloigner de ses États les émigrés français.

N'osant faire lui-même cette communication au souverain proscrit, le
duc de Brunswick la lui fit par l'entremise du maréchal de Castries,
qui alla tout exprès de Leipzig à Blanckenberg, porteur d'une copie de
la lettre du roi de Prusse et de celle qu'en la lui envoyant, le duc
régnant lui avait écrite lui-même. «J'écarte les réflexions qui se
présentent en foule, Monsieur le maréchal. Je me borne à vous prier
avec instance de faire l'usage le plus prompt et le plus convenable de
cette lettre vis-à-vis des personnes respectables qu'elle concerne. La
diction et la teneur de cette lettre sont également pressantes, et
vous m'obligerez sensiblement, Monsieur, en me mettant dans le cas de
pouvoir répondre sans aucun délai à Sa Majesté prussienne.»

Les lettres écrites par le roi au sujet du pénible incident que nous
racontons témoignent de sa surprise et de son chagrin. Mais il ne s'y
mêla aucune irritation contre le roi de Prusse, dont la récente
missive au comte de Moustier ne lui permettait pas de mettre en doute
le bon vouloir:

«Il cède aux circonstances, écrivait-il au comte de Panin, et à ce
qu'il juge que le bien de ses États exige... Je vous prie de lui
peindre ma situation, et de l'engager, par tout ce qu'elle peut
suggérer à une âme comme la vôtre, à autoriser la prolongation de mon
séjour ici, ou, si cela paraissait impossible, de me procurer une
habitation provisoire, car il est impossible, surtout dans la saison
où nous sommes, de se mettre en route sans aucune direction ni aucun
but déterminé; et il est suffisamment démontré que je ne peux me
rendre à Yever, non seulement avec sûreté, mais, ce qui est pour moi
un motif d'un tout autre intérêt, sans manquer d'égards pour le
généreux souverain qui ne m'a offert cette partie de ses États que
parce qu'il devait la croire à l'abri de toute insulte.»

Il n'avait pas à songer à lui seul. Il était encore tenu de se
préoccuper des émigrés réfugiés dans le duché de Brunswick. «Je
réclame aussi son humanité pour ceux de mes malheureux et fidèles
sujets qui vont être obligés de s'expatrier encore; je puis me servir
de cette expression après les bontés que le duc de Brunswick a eues
pour eux; leurs peines seront bien plus grandes que les miennes, et je
les sens vivement.» Le résultat de ces démarches fut que, sous la
promesse formelle d'un prochain départ propre à faire prendre patience
au gouvernement français, le roi de Prusse ferma les yeux ou tout au
moins les détourna de Blanckenberg. Louis XVIII eut la faculté d'y
attendre une réponse à la lettre que, par l'intermédiaire de Panin, il
avait adressée à Paul Ier pour lui peindre sa triste situation. Il
avait écrit aussi au prince de Condé, qui se trouvait alors à
Saint-Pétersbourg. Il lui demandait d'appuyer ses démarches, non
seulement pour ce qui lui était personnel, mais encore et surtout pour
le détachement de ses gardes du corps, déjà revêtus de l'uniforme
russe, et qui, par ordre du tsar, étaient allés l'attendre à Yever. Il
insistait pour qu'on les rappelât à l'armée de Condé déjà en route
pour la Russie, et qu'on les dérobât au danger de recevoir les
insultes du Directoire.

Il consacra les semaines qui suivirent, encore qu'il ne sût où il
irait, à prendre ses dispositions en vue de son départ. Une somme de
six mille francs fut distribuée par ses soins aux plus nécessiteux des
émigrés réfugiés dans le duché. Il envoya ses instructions à ses
agents de France, à ceux qu'il entretenait auprès des diverses cours.
Il correspondit également avec les membres de sa famille, et notamment
avec son frère, auquel il faisait part de ce qu'il avait décidé pour
ses deux neveux, le duc d'Angoulême et le duc de Berry. Le premier ne
devait pas le quitter et le suivrait en quelque endroit qu'il allât.
Le second partirait de Blanckenberg le même jour que lui pour aller à
Cuxhaven, s'embarquer pour l'Écosse. Après avoir embrassé son père, il
se remettrait en chemin pour rejoindre en Volhynie l'armée de Condé,
puisque, comme elle, il était à la solde russe.

Ces occupations trompèrent les longueurs de l'incertitude du roi
jusqu'au 26 janvier. À cette date, lui arrivèrent des nouvelles de
Suisse; elles étaient désastreuses. L'espoir qu'il avait fondé sur ce
pays s'évanouissait; il le voyait «subissant le sort de Venise et de
Gênes». Ce projet, auquel il s'était un moment arrêté et qui lui
faisait attacher tant de prix à ne jamais s'éloigner de son royaume,
n'était plus que cendres. C'est sans doute l'état d'âme en lequel on
doit le supposer qui le décida à accepter sur-le-champ l'offre du
château de Mitau que lui apporta le même jour, de la part de
l'empereur de Russie, le colonel de Lawrof, aide de camp de ce prince.



VII

EN ROUTE POUR MITAU


L'invitation adressée au roi par le tsar était le résultat des actives
démarches du comte Panin, ambassadeur de Russie à Berlin, et des
pressantes sollicitations du prince de Condé. Panin jouissait à sa
cour du plus grand crédit. En y faisant connaître la répugnance
qu'inspirait à Louis XVIII le séjour de Yever, il avait suggéré l'idée
de lui offrir le château des anciens grands-ducs de Courlande à Mitau.

De son côté, Condé avait agi. Depuis le mois de novembre, il résidait
dans la capitale russe, où, comme on l'a vu, le tsar l'avait appelé.
«L'Empereur l'avait reçu comme un héros digne de son estime et de son
admiration. Le comblant de grâces et de faveurs, il lui donna l'un des
plus beaux palais de sa capitale, une habitation de campagne charmante
à proximité, et lui monta la maison la plus brillante. Poussant la
générosité jusqu'à la délicatesse la plus raffinée, il fit mettre les
armes de M. le prince de Condé sur les voitures et l'argenterie dont
il lui avait fait présent. Tous les domestiques que trouva M. le
prince de Condé en arrivant dans son palais étaient à sa livrée.
L'Empereur le décora du premier de ses ordres, l'ordre de Saint-André;
enfin il le traita, tant en public qu'en particulier, avec la
distinction la plus marquée[42].»

         [Note 42: Mémoires inédits du marquis de
         Bouthellier-Chavigny.]

Cette faveur ne devait pas durer[43]. Mais, à ce moment, elle se
traduisait avec une rare générosité, par une véritable prodigalité
d'argent, d'attentions et de soins. Il fut donc aisé à Condé de
seconder les efforts de Panin. Le tsar y répondit en offrant le
château de Mitau et en autorisant Louis XVIII à s'y établir avec la
reine, avec les gentilshommes qui formaient sa cour et ses gardes du
corps. Il entendait qu'il y fût traité en roi, ainsi que cela avait
été convenu avec Saint-Priest, alors qu'il s'agissait de fixer à Yever
la résidence de la maison de Bourbon. À toutes les demandes formulées
par Panin, il était fait droit. Il n'y avait donc plus qu'à savoir si
Louis XVIII adhérait à ces arrangements. Son adhésion arriva à
Saint-Pétersbourg au commencement de 1798, au moment où l'armée de
Condé, partie d'Uberlingen, le 10 octobre, venait d'entrer dans la
Pologne russe et d'établir à Dubno son quartier général. Les offres
impériales étaient acceptées par lui avec reconnaissance. Le tsar lui
écrivit aussitôt pour l'inviter officiellement à se rendre en Russie,
et le roi, au reçu de sa lettre, se décida à fixer au 10 février la
date de son départ.

         [Note 43: À son arrivée, Condé reçut vingt mille roubles «en
         argent blanc» et une rente annuelle de soixante-dix mille
         pour sa famille et pour lui. Woronzow affirme dans sa
         correspondance que le prince, après avoir tant reçu, «eut le
         front de demander si c'était tout et qu'on ne devait pas
         oublier qu'il était un Bourbon.» L'Empereur lui répondit
         assez durement. «Mais, ajoute Woronzow, comme c'est une
         espèce d'aventurier, héros et Français, il saura se
         remettre.» De son côté, la princesse de Lieven racontait que,
         dans sa jeunesse, au couvent de Smolnoï où elle avait été
         élevée, il lui était arrivé de jouer au volant avec
         l'Empereur et le prince de Condé. Au mois de mai, Condé et le
         duc d'Enghien qui était venu le rejoindre, subirent les
         effets de la bizarre humeur de Paul Ier. Soit qu'ils eussent
         alarmé la jalousie des courtisans, soit que le tsar eût pris
         ombrage de l'intimité qui s'était formée entre eux et divers
         membres de la famille impériale, ils furent l'objet d'une
         éclatante disgrâce. Elle dégénéra en taquineries qui les
         décidèrent à partir et à rejoindre leur petite armée à
         Dubno.]

«Dans ces circonstances, écrivait-il à Paul, je n'attendrai pas la
réponse de Votre Majesté Impériale[44]; j'accepte l'offre qu'elle me
fait, avec autant de reconnaissance qu'elle y met de générosité, et je
ne profite même pas de tout le délai que le comte Panin m'a procuré.
Quinze jours me seront suffisants pour tout ce que j'ai à régler avant
mon départ, et pour n'avoir aucun doute sur le sort de la Suisse, et
malgré la douleur que cet éloignement va causer à mes fidèles et
malheureux sujets, dont le cri retentit déjà dans mon coeur, je me
mettrai en route le 10 du mois prochain avec mon neveu le duc
d'Angoulême. Quant au duc de Berry, Votre Majesté Impériale a approuvé
qu'il allât embrasser son père, dont il est séparé depuis près de
quatre ans, avant de se rendre dans ses États. Il partira donc pour
l'Écosse en même temps que je partirai pour Mitau et viendra me
rejoindre au printemps.

         [Note 44: Cette qualification n'avait jamais été employée par
         la cour de France. Bien que, dès le début de son règne,
         Catherine eût demandé qu'on l'appelât «Majesté Impériale»,
         Louis XV et Choiseul s'obstinèrent à ne pas lui donner ce
         titre, en déclarant à son ambassadeur Galitzin que la langue
         française ne comportait pas l'assemblage de ces deux mots.
         Catherine exprima son mécontentement, en rappelant son
         représentant et en le frappant d'une disgrâce qui durait
         encore quatorze ans après, en 1782.]

«Mais en arrivant dans les États de Votre Majesté Impériale, il me
sera impossible de ne pas éprouver le désir d'aller la voir, la
remercier de ses bienfaits, resserrer s'il est possible les liens
d'amitié qui nous unissent, lui exposer, bien mieux que je ne le puis
par lettres, la situation de mes affaires et lui demander ses
conseils. Je la prie donc de permettre que je ne m'arrête pas à Mitau,
mais que je continue mon voyage avec mon neveu, auquel je ne puis
donner de meilleures leçons du rôle important qu'il doit jouer un
jour, qu'en lui faisant voir un si grand exemple, et les deux ou trois
personnes qui feront la route avec moi, et que j'aille passer quinze
jours à Pétersbourg auprès de Votre Majesté. Si elle y consent, autant
que je l'espère et que je le souhaite, je la prie de trouver bon que,
pour ne pas lui être à charge, je conserve à la cour le même incognito
que dans les États du roi de Prusse. Je calcule que, vu l'époque de
mon départ et le temps qu'un courrier gagne sur un voyageur ordinaire,
peut-être même la nécessité où les circonstances pourraient me mettre
de voyager lentement, je pourrais facilement recevoir la réponse de
Votre Majesté Impériale en arrivant à Mitau; je lui laisse à penser
l'empressement avec lequel j'ouvrirai une lettre si intéressante pour
moi.»

Cette lettre fut écrite le 27 janvier, le jour même où était arrivé à
Blanckenberg le colonel de Lawrof, porteur de celle de l'Empereur. Cet
officier repartit sur-le-champ avec la réponse du roi. Après son
départ, on commença tristement les préparatifs de ce long et pénible
voyage de Russie. Des avis expédiés à la reine de France, alors à
Budweiss en Bohême, au comte d'Artois[45], aux représentants de Louis
XVIII, allèrent leur apprendre quels généreux secours ce prince
recevait du tsar. Ordre fut donné aux divers agents, dans leurs
communications avec l'intérieur, de faire valoir la protection
accordée au roi par le plus puissant monarque du continent. On renonça
à avertir ceux de Paris. On ignorait encore s'ils avaient échappé aux
proscriptions fructidoriennes. Enfin le roi se rappela au souvenir de
Saint-Priest retenu à Stockholm: «J'attends de votre attachement, lui
mandait-il, je dirai plus, de votre amitié, que vous viendrez me
joindre à Mitau[46].»

         [Note 45: La comtesse d'Artois était à Klagenfurth en
         Carinthie (pays autrichien).]

         [Note 46: Saint-Priest répondait de Stockholm le 17 février:
         «Sire, j'ai reçu la lettre dont Votre Majesté m'a honoré de
         sa main, le 27 du mois dernier. Elle doit bien être persuadée
         que la seule impossibilité physique pourrait m'arrêter
         lorsque ses ordres daignent m'appeler auprès d'elle. Je
         partirai dès qu'il y aura moyen de passer le bras de mer qui
         sépare la Suède de la Finlande, et j'espère que ce sera sous
         peu de jours. J'apprendrai à Pétersbourg la marche de Votre
         Majesté, soit pour l'y attendre, soit pour aller la rejoindre
         à Mitau; car, quoique assez près de cette ville par mer, la
         distance est plus que quadruple par terre, et le plus court
         chemin est par Pétersbourg.»]

Restaient encore à désigner les personnages dont le roi s'entourerait
à Mitau. Indépendamment de ceux qui l'avaient suivi depuis Vérone, il
en était d'autres qu'il désirait posséder dans sa petite cour. Ils
vivaient dispersés de divers côtés. Ils furent invités à se rendre en
Russie pour se réunir à leur maître. Le cardinal de Montmorency, le
duc de Piennes, le duc d'Aumont, le comte des Cars, d'autres encore,
durent s'apprêter à remplacer les fidèles serviteurs que, pour des
causes diverses, Louis XVIII laissait derrière soi. Le maréchal de
Castries fut de ceux qui ne l'accompagnèrent pas. Son âge le
condamnait au repos.

La maison royale fut bientôt prête à se mettre en route. Il était
convenu que le roi, le duc d'Angoulême et le comte d'Avaray
voyageraient ensemble. Les autres personnes de sa suite devaient
marcher de leur côté par petits groupes, de façon à ne pas attirer
l'attention dans les pays qu'elles avaient à traverser. C'est dans ces
conditions que les gardes du corps, détachés de l'armée de Condé dont
ils avaient fait partie en attendant de pouvoir être rendus à leur
premier emploi, s'étaient dirigés vers Mitau, précédant le roi.

Le départ avait été fixé au 10 février. Trois jours avant, on vit
arriver à Blanckenberg un nouvel envoyé du tsar. C'était le comte
Schouvalof. Poussant jusqu'aux prévenances les plus délicates sa
sollicitude pour le prince à qui il offrait l'hospitalité, Paul avait
voulu l'entourer, dès ce moment, de sa protection. Le comte Schouvalof
était chargé de l'accompagner jusqu'à Mitau, de faciliter son voyage,
de pourvoir à toutes ses dépenses.

Dès le 30 janvier, le roi avait annoncé son prochain départ à Madame
Royale.

«J'ai reçu, ma chère enfant, votre lettre par Cléry; je l'ai revu
lui-même avec ce tendre intérêt qu'il est toujours sûr d'inspirer à
tout bon Français, et j'ai lu son déchirant journal. Il m'a fait
d'autant plus souffrir que j'y ai appris des particularités que
j'ignorais sur la barbarie de vos infâmes geôliers. Mais je ne pouvais
m'arracher de cette lecture. Tout ce qui me rappelle ce que nous avons
perdu, même dans l'état le plus déplorable, me sera toujours cher. Je
lisais en même temps votre lettre. Le désir que vous m'exprimez d'une
manière si touchante d'être auprès de moi, adoucissait ma peine; mais
je me disais en même temps:--Qui suis-je pour tenir lieu de tant et de
si cruelles pertes? Je n'ai pour moi que ma tendresse pour vous; mais
aussi, ma chère enfant, vous la possédez tout entière. Puisse ce
faible dédommagement suffire à votre âme sensible!

«Cette tendresse ne m'a cependant pas garanti d'un tort envers vous.
Il y a six semaines que je ne vous ai écrit; mais j'ai passé tout ce
temps dans une incertitude complète sur ce que j'allais devenir,
certain de ne pas rester longtemps ici, mais ne sachant ni quand j'en
partirais, ni où j'irais, et croyant à chaque moment que j'allais en
être éclairci. Cette situation était pénible; je craignais de vous la
faire partager en vous la faisant connaître, et je me disais à chaque
courrier:--Ne l'affligeons pas aujourd'hui; je pourrai lui dire
quelque chose de plus positif la première fois.

«Je suis bien plus coupable encore, car le même motif m'a empêché de
vous envoyer trois lettres du duc d'Angoulême, et une de son frère,
que je joins ici. Enfin mon sort est éclairci depuis deux jours.
L'Empereur de Russie, avec cette grâce et cette générosité qui
caractérisent toutes ses actions, m'a offert un asile dans son château
de Mitau en Courlande, et je pars le 10 du mois prochain, pour m'y
rendre avec le duc d'Angoulême. Son frère partira en même temps, si ce
n'est avant, pour l'Écosse, et reviendra au printemps en Russie. Je
vous prie de faire part de tous ces détails à l'évêque de Nancy,
auquel je n'ai le temps d'écrire que quatre mots.

«Ce n'est pas sans un regret extrême que je m'éloigne encore davantage
de ma patrie; mais j'entrevois dans cet asile très solide et dans
l'amitié de Paul le premier acheminement véritable vers l'objet de mes
voeux les plus ardents; cet espoir me console et me soutient.»

Ce langage, on le reconnaîtra, n'est pas d'un homme que trouble et
déconcerte l'excès de ses infortunes. Il est celui d'un homme ferme
qui ne doute ni de son bon droit ni de son étoile, qui croit que
l'éternelle justice le remettra tôt ou tard à la place qui lui est due
et qui, fort de cette confiance indomptable, conserve son sang-froid,
sa sérénité, toute sa liberté d'esprit, même aux heures les plus
douloureuses de sa vie. Celui dont nous parlons, et que tant de
lettres de lui publiées pour la première fois montrent sans cesse
animé de la même espérance, eût été excusable de plier sous le fardeau
des dures épreuves au moment où il allait quitter le duché de
Brunswick. À la suite de tant d'autres qu'elle devait nécessairement
lui rappeler, celle-ci lui prouvait que le destin acharné contre lui
ne désarmait pas et qu'il n'en avait pas épuisé les rigueurs. Mais ce
fut son mérite, à toutes les étapes de son exil, d'être toujours plus
haut que son infortune, «d'être soutenu par une voix intérieure qui
lui disait que ses malheurs auraient leur terme.» Les dernières
lettres qu'il data de Blanckenberg le dépeignent tel qu'on l'avait vu
à Coblentz, à Hamm, à Vérone, à Riégel, partout enfin où ses efforts
avaient rencontré une volonté plus forte que la sienne: calme,
courageux et résigné.

Dans la matinée du 10 février, par un froid rigoureux, le roi se mit
en chemin. Il avait eu d'abord la pensée de s'arrêter quelques jours à
Francfort-sur-l'Oder; mais il changea d'avis. C'est à Kustrin, petite
ville à une courte distance de Berlin, qu'eut lieu la première halte.
Le comte de Panin, et avec lui les rares émigrés dont la Prusse
tolérait la présence dans sa capitale, vinrent le saluer. Triste fut
cette entrevue. Quelque optimisme que manifestât le roi, la nécessité
qu'il subissait de s'éloigner des frontières de son royaume ne pouvait
être interprétée autrement que comme une défaite nouvelle de sa cause.
Il prodigua cependant des encouragements, se montra confiant et non
désespéré.

Six jours plus tard, après une halte à Leipzick, d'où il donna de ses
nouvelles à sa nièce, il était à Bromberg, dans le bassin de la
Vistule. C'est de là qu'il écrivit au tsar, au sujet de la course
qu'il se proposait de faire à Saint-Pétersbourg: «En demandant à Votre
Majesté de me rendre auprès d'elle, j'ai cédé au désir d'être plus à
portée de lui exprimer moi-même les sentiments dont mon coeur est
rempli. Je n'avais pas réfléchi aux embarras qui pourraient en
résulter pour Elle et pour moi, lorsque tout à coup j'en ai été
frappé. En effet, si Votre Majesté cédait à mon empressement, je me
trouverais en route ou à Pétersbourg dans un temps consacré à des
exercices de piété auxquels un chrétien se doit tout entier. Je me
hâte de faire part de cette réflexion un peu tardive à Votre Majesté
Impériale, et je la prie, si, comme je l'espère, elle approuve ma
course à Pétersbourg, de trouver bon que cette course n'ait lieu
qu'après la fête de Pâques.»

La route se continua sans autres accidents que ceux qui résultaient de
la rigueur du froid, du mauvais état des chemins, du débordement des
rivières, et surtout de la pauvreté des gîtes où l'on s'arrêtait au
soir de chaque journée, pour passer la nuit[47]. C'est ainsi que de
Koenigsberg, où le roi se trouvait dès les premiers jours de mars, il
ne put se rendre ni à Memel, ni à Tilsitt. Il en fut empêché par la
crue des eaux du Niémen. Un difficultueux et long détour le conduisit
à Kowno en Lithuanie, à mi-chemin entre Grodno et Mitau. Il fallut
traverser en barque le Niémen démesurément gonflé; les voitures du roi
ne purent être transportées de l'autre côté du fleuve. Heureusement, à
Kowno, on était sur le territoire de l'Empereur de Russie; il fut aisé
à Schouvalof de se procurer les moyens d'arriver au terme du voyage.
Dans cette ville, Louis XVIII fut reçu par le général de Sacken.
«J'aurais désiré voir la parade de son régiment, mandait-il au tsar;
le temps ne l'a pas permis. Mais j'ai du moins vu relever la garde ce
matin, et j'ai ressenti une joie bien vive en songeant que de
pareilles troupes sont celles de Votre Majesté.»

         [Note 47: «Je ne vous parle pas des roues et des essieux
         cassés, du soir où il a fallu que des hommes portassent ma
         voiture à bras; ce ne sont là que des roses. J'arrive à une
         lieue d'ici; impossible de pénétrer jusqu'à l'endroit où on
         passe ordinairement le Niémen. Je le traverse dans un bateau.
         M. le général de Sacken, des attentions duquel je ne saurais
         trop me louer, m'envoie des voitures, et j'arrive ici
         avant-hier à bon port. Mais, quand on veut mettre ma voiture
         sur le bateau, il est prêt à couler bas. On en amène un
         second, on les attache tant bien que mal; on vent partir:
         même accident; la nuit vient, il faut rester là. Hier, voilà
         la débâcle du haut qui se fait, la rivière charrie, monte de
         huit pieds; encore vingt-quatre heures de perdues. Pendant ce
         temps-là, la Willia n'était pas plus passable que le Niémen
         et il a bien fallu me dire que j'étais sur terre russe pour
         ne pas regretter le Strand et Tilsitt.--_Le roi au prince de
         Condé._--_Kowno_, 19 mars 1798.»]

Enfin, le 13 mars, après trente et un jours de route, le roi de France
faisait son entrée dans Mitau. Les principaux membres de la noblesse
courlandaise, conduits par le gouverneur militaire, le général de
Fersen, étaient venus à sa rencontre jusqu'aux portes de la ville. Ils
le conduisirent au château ducal. Là, se tenaient sous les armes, en
l'attendant, ses gardes du corps. Il ressentit, à leur aspect, une
émotion d'une infinie douceur; elle suffit à le payer des fatigues de
son long voyage. Le général de Fersen lui remit deux lettres de Paul
Ier, qui attendaient son arrivée. Malheureusement, elles ne
répondaient pas à ses requêtes ainsi qu'il l'eût souhaité.

«J'apprends avec bien du plaisir l'arrivée de Votre Majesté à Mitau,
était-il dit dans l'une d'elles, et je jouirai réellement de la savoir
enfin dans une parfaite sécurité. Je désire que le séjour dans mes
États lui devienne agréable, et que sa santé se repose de toutes les
fatigues et désagréments qu'elle a essuyés.

«Quant au voyage qu'elle désire faire jusqu'à Pétersbourg, en gardant
même l'incognito, je suis bien fâché de devoir m'y opposer, malgré le
désir bien vif que j'ai de voir Votre Majesté et de lui dire de bouche
tout ce que je lui ai si souvent écrit. Les circonstances rendent le
projet de son voyage impossible à exécuter en ce moment, et je la prie
de s'arrêter à Mitau, où je tâcherai de lui procurer toutes les
aisances et les services d'amitié qui dépendront de moi.»

Ce refus, dont la dureté était à peine tempérée par les formules de
politesse, affecta sensiblement le coeur de Louis XVIII. Mais il
importait de n'en rien laisser paraître; il importait surtout de ne
pas se mettre en révolte contre les ordres de Paul Ier, quelque
humiliants qu'ils fussent. Le roi se résigna donc. Dès le lendemain,
il répondait à la lettre qu'on vient de lire:

«Je suis enfin arrivé hier dans l'asile que Votre Majesté Impériale
m'a donné; il m'est bien moins cher, je la prie d'en être persuadée,
par les avantages et les agréments qu'il réunit, que parce que je le
tiens de son amitié. J'en ai éprouvé les effets le long de ma route,
où le zèle et l'activité de ses sujets m'a fait surmonter, avec une
facilité qui tient du miracle, les obstacles multipliés que la saison
opposait à mon passage.

«M. le général de Fersen m'a remis les deux lettres de Votre Majesté
Impériale des 4 février et 5 de ce mois. Le désir ardent que j'ai de
la voir et de lui témoigner moi-même toute l'amitié, toute la
reconnaissance dont mon coeur est rempli pour elle, est le moindre
motif qui me fait souhaiter une entrevue avec elle; je regarde comme
un devoir indispensable de l'entretenir à fond sur la Révolution
française, sur ses dangers, sur ses conséquences, et personne ne peut
en cela me remplacer. Cependant, je respecte les motifs qui engagent
Votre Majesté à se refuser en ce moment à mon empressement; mais je ne
cesserai de hâter par mes voeux celui où elle croira pouvoir y céder.

«Je ne saurais terminer cette lettre sans peindre à Votre Majesté
Impériale la douce émotion que j'ai éprouvée hier en me voyant entouré
des gardes du corps qu'elle a réunis près de moi, et surtout en
songeant que c'était à elle que je devais ce moment heureux. Ces
respectables vieillards sont presque tous arrivés, et ils ont soutenu
la fatigue du voyage, bien mieux que leur âge et la saison ne
semblaient le comporter.»

Le même jour, il recevait une lettre de sa nièce:

«Mon très cher oncle, j'ai eu un plaisir infini de recevoir enfin de
vos nouvelles, car j'en sentais vivement la privation, et ces six
semaines m'ont paru bien longues; mais c'est par bonté que vous m'avez
privée de vos lettres, aussi je ne puis que vous en remercier. J'avais
déjà appris que vous deviez partir de Blanckenberg, ce qui est le cas,
et je ne vous ai pas écrit aussi de bien longtemps, ne sachant où vous
adresser mes lettres. Enfin l'évêque de Nancy vient de m'en procurer
le moyen que je saisis avec empressement pour m'informer de vos
nouvelles. J'espère que votre voyage se sera continué heureusement. Il
est bien triste d'avoir été obligé de vous éloigner si loin; il faut
espérer qu'enfin vous serez tranquille du moins à Mitau. J'ai partagé
bien vivement toutes les inquiétudes que vous avez dû souffrir; mais,
en même temps, je ne peux assez admirer l'Empereur de Russie: il se
distingue entre tous les souverains, et sa manière d'agir lui fait
bien de l'honneur.

«Vous êtes trop bon, mon très cher oncle, de m'avoir encore écrit en
chemin à Leipzick; cela m'a fait le plus grand plaisir, et je ne doute
pas que votre voyage ne se soit continué aussi heureusement; du moins,
je fais bien des voeux pour cela. Je vous remercie des lettres de mon
cousin. Il est impossible d'être plus attentif qu'il n'est, et me fait
toujours grand plaisir quand il me donne de vos nouvelles. Je me
flatte cependant que, malgré l'éloignement de Mitau, je recevrai
quelquefois de vos nouvelles; ce sera une de mes plus grandes
consolations.»

Ainsi, au moment où de douloureuses circonstances les éloignaient
encore davantage l'un de l'autre, le roi et sa nièce ne doutaient plus
des sentiments dont les témoignages remplissaient leurs lettres. À la
faveur de la longue correspondance où ils avaient appris à se
connaître, ils étaient étroitement unis. Ils l'étaient par la
reconnaissance réciproque que leur inspirait la volonté, visible chez
chacun d'eux, de remplir tout son devoir envers l'autre: lui son
devoir de père et de roi, elle son devoir de fille de la maison de
France; ils l'étaient aussi par la communauté du malheur; ils
l'étaient enfin par l'affection qu'ils portaient à ce jeune duc
d'Angoulême, objet des espérances de la monarchie, et à qui, pour
cette cause, Madame Royale s'était promise volontairement, sans même
se demander si son coeur, qu'un passé tragique avait pour toujours
assombri, pourrait jamais s'ouvrir à l'amour.



LIVRE NEUVIÈME

AGITATIONS ET INTRIGUES


I

LE ROI À MITAU


La journée du dix-huit fructidor devait avoir sur les destinées de la
France et, par contre-coup, sur celles de l'Europe, une influence
décisive. Au dedans, elle livrait le pouvoir aux hommes de la
Convention; elle allait, par la démonstration de leurs divisions et de
leur incapacité, jeter le pays dans les bras d'un maître. Au dehors,
elle allait précipiter l'écrasement de la première coalition, déjà
frappée au coeur par la défection de l'Espagne et de la Prusse.

Soutenue par l'or anglais, l'Autriche était restée en armes.
Quoiqu'elle eût signé les préliminaires de Léoben dans un affolement
de terreur, elle caressait encore l'espoir de se dérober aux dures
conditions que mettait le Directoire à la conclusion de la paix[48];
elle traînait les négociations en longueur, y suscitait chaque jour de
nouveaux obstacles, convaincue que le fragile gouvernement dont le
général Bonaparte lui signifiait les volontés, serait renversé avant
d'avoir pu les lui imposer, ou que tout au moins la Russie, dont au
même moment elle sollicitait l'appui, viendrait à son secours. Mais,
après l'éclatante victoire remportée à Paris sur les modérés par la
faction que menait Barras, il fallut se résigner, devant
l'indifférence apparente de Paul Ier. Le cabinet de Vienne consentit à
subir la loi du vainqueur, redoutant, comme l'écrivait Thugut à
Colloredo, que les jacobins, remis en possession du pouvoir en France,
ne se montrassent «diaboliques et trop ardents à démocratiser toute
l'Europe».

         [Note 48: Les préliminaires avaient été signés le 18 avril.
         Déjà, le 7 de ce mois, l'Empereur d'Autriche, François II,
         écrivait au tsar Paul Ier:

         «Il ne s'agit plus d'une guerre sur les frontières de mes
         États, ni de la perte de quelques provinces éloignées; c'est
         au sein de ma monarchie que je suis menacé; l'armée française
         est à quelques journées de Vienne; mes troupes, découragées
         par les revers de la campagne d'Italie, ne suffisent plus
         pour arrêter l'ennemi; des levées faites à la hâte ne
         présentent plus qu'une impuissante barrière, et l'opinion, si
         facile aujourd'hui à égarer, met encore des obstacles à mes
         efforts. Dans quelques jours, je serai forcé probablement de
         quitter ma capitale, pour aller rassembler dans les provinces
         les troupes et les moyens de résistance que pourront encore
         m'offrir des sujets fidèles; mais ce ne sera pas sans
         amertume et sans anxiété, exposé, comme je le serai, aux
         suites fatales que peut entraîner la conjoncture et livré
         même à toutes les craintes de voir corrompre, par des
         opinions dangereuses, l'antique fidélité de mes sujets.»
         (VIVENOT.--_Correspondance de Thugut._)]

À vrai dire, cette humiliante paix n'était, ne pouvait être qu'une
trêve. Le traité qui la consacrait contenait de trop nombreux
prétextes de rupture. Et puis, l'Angleterre ne l'avait pas approuvé;
il n'était que trop probable qu'elle s'efforcerait d'en abréger la
durée, et qu'au Congrès qui allait s'ouvrir à Rastadt pour la fixation
des possessions et des limites de l'Empire allemand, l'influence de la
Grande-Bretagne s'exercerait dans ce sens, encore que ses diplomates
ne dussent pas y prendre part. Enfin les prétentions du Directoire,
ses visées ambitieuses, les grands desseins de Bonaparte, élevaient
trop de menaces redoutables contre l'équilibre continental pour que le
repos, en apparence assuré à l'Europe par le traité de Campo-Formio,
pût être considéré comme durable.

Le royaume de Naples, le Piémont, Rome, les Pays-Bas, la Suisse
étaient sous le coup d'une invasion. De toutes parts, la République
étendait le champ de ses conquêtes, sans se préoccuper des alarmes
qu'elle causait même aux puissances réconciliées avec elle. Les maux
qu'avaient semés par le monde six années de guerres sanglantes et
ruineuses semblaient toucher à peine à leur terme, qu'on pouvait en
prévoir déjà de plus douloureux. Les hommes avisés ne se trompaient
pas, lorsqu'à l'heure même où était dissoute la première coalition de
l'Europe contre la France, ils voyaient nettement apparaître les
symptômes de la seconde.

C'est qu'en effet, si la Prusse et l'Espagne avaient à coeur de
maintenir leurs bonnes relations avec la France, si la Russie se
recueillait, si l'Autriche s'était résignée à courber le front,
l'Angleterre, elle, ne désarmait pas. Elle tenait tête à la
République; seule, elle se montrait résolue à combattre encore. Sur
les mers, ses flottes donnaient la chasse aux bâtiments français; dans
toutes les cours, elle intriguait. L'Autriche venait à peine d'apposer
sa signature sur le traité de paix, qu'elle était incitée déjà à
recommencer la guerre. Le représentant britannique en Russie, lord
Withworth, avait ordre de pousser le tsar contre la France. À Londres,
le comte de Woronzof, ambassadeur moscovite, était assiégé par les
ministres anglais, Pitt et Grenville, qui lui demandaient avec
instance de travailler en vue du même but. À Londres comme en Suisse,
l'Angleterre ouvrait l'oreille avec une complaisance mêlée de quelque
dédain aux propos des royalistes.

Si ferme était sa confiance dans l'avenir, si prépondérante son
influence en Europe, si savante son habileté; elle possédait même dans
son isolement momentané de si puissants moyens d'action, que son
dessein de ne pas désarmer suffisait à rassurer Louis XVIII. Il ne
croyait pas à la durée de cette paix imposée par le vainqueur, pas
plus qu'il ne croyait que le Directoire dût tirer de durables effets
du coup de force de fructidor et de sa victoire sur les royalistes. Il
croyait que, tôt ou tard, Paul Ier se montrerait d'autant plus ardent
à renouer la coalition et à y tenir une place, qu'il se montrait
maintenant plus indifférent à ce qui s'accomplissait dans le monde et
moins disposé à empêcher les événements de suivre leur cours. Le roi
ne perdait donc pas courage même quand il voyait s'effondrer, un à un,
les projets qu'il avait conçus et longuement caressés. Depuis six ans,
combien de ces projets avaient avorté sans rien produire de ce qu'on
en attendait! Que de beaux rêves envolés! que d'illusions évanouies!
Le désastre de Quiberon, le treize vendémiaire, le dix-huit fructidor
avaient noyé, dans le sang royaliste, tant d'ardentes espérances! À
celles-là, d'autres avaient succédé. Elles avaient eu le même sort,
sans détruire la foi de Louis XVIII dans le triomphe final de sa
cause. Elle était aussi entière à son arrivée en Russie qu'à l'heure
déjà lointaine où, ne portant pas encore la couronne, il était sorti
de France.

Le palais de Mitau, où la générosité de Paul Ier lui offrait un
refuge, est l'ancienne résidence des grands-ducs de Courlande[49]. En
1798, c'était, comme aujourd'hui, une vaste et somptueuse
construction, élevée par l'un d'eux, sur l'emplacement du vieux
château ducal, aux bords de l'Aa. Des bosquets et des étangs
l'entouraient. Ses proportions monumentales, ses pièces spacieuses, sa
physionomie architecturale rappelant Versailles, en faisaient une
demeure digne d'un roi. Par les hautes croisées, le regard embrassait
un immense horizon de dunes grisâtres, coupé ça et là de terres
fertiles et de forêts, borné au loin par la mer Baltique. Plus près,
s'étendait la ville, une petite ville avec des rues spacieuses, des
maisons en bois pour la plupart, habitées par une population formée en
partie de nobles familles russes et de juifs allemands.

         [Note 49: Surnommée jadis par ses habitants «petite contrée
         de Dieu», la Courlande, une des provinces baltiques, fait
         partie de l'empire russe depuis le règne de Catherine II,
         après avoir vécu longtemps indépendante sous le gouvernement
         des grands-ducs de Biren. Ces Biren étaient des gentillâtres
         polonais à qui la protection de la Russie valut la puissance
         souveraine sur cette province. L'un d'eux, le Régent, est
         enterré à Mitau, où on peut le voir dans les caveaux du
         palais, embaumé, vêtu de ses plus beaux habits, chamarré de
         ses croix, étendu dans son cercueil ouvert, le visage
         grimaçant sous une perruque blanche. Son fils, le duc Pierre,
         abdiqua en 1795, cédant son petit état à la Russie. Il mourut
         en Silésie. Son château de plaisance, Ruhental, fut donné par
         Catherine à Platon Zoubof. Il passa ultérieurement par
         héritage au neveu du puissant favori. Quand ce neveu y vint
         pour la première fois, il fit remarquer que ce bel édifice
         était passablement délabré: «Votre oncle a toujours aimé les
         ruines!» objecta gravement un de ses auditeurs.]

Mitau renfermait une société cultivée, savante, aimant les arts, au
courant du mouvement intellectuel de l'Europe. Elle devait ce
privilège à ses longues relations avec la Pologne, et surtout à son
contact permanent avec les voyageurs venus du midi de l'Europe, qui,
pour arriver dans la capitale russe, devaient nécessairement passer
par Mitau. De toutes les résidences qu'avait occupées le roi depuis
son départ de Paris, nulle autre ne pouvait mieux convenir à ses
goûts.

Malheureusement, il s'y trouvait, plus que jamais, éloigné des
hommes et des choses qui l'intéressaient, à deux journées de
Saint-Pétersbourg, à douze ou quinze de Hambourg, le seul endroit
par où il lui fût possible de recevoir des nouvelles de France.
C'était l'exil, l'exil rigoureux, assombri par les longs hivers, par
les neiges, par les boues, aggravé par les tracasseries d'une police
qui exerçait aux frontières, sur les correspondances et les
voyageurs, une surveillance sévère et méticuleuse.

La première impression fut mauvaise. Il semblait au roi qu'il venait
d'élever entre ses partisans et lui une infranchissable barrière, de
se constituer prisonnier de Paul Ier. Le refus du tsar de le recevoir
à Saint-Pétersbourg rendit cette impression plus cruelle. Il
comprenait qu'il avait cessé d'être libre, que l'hospitalité qu'il
recevait n'irait pas sans entraves. Il le comprit dès les premiers
jours qui suivirent son installation.

Le gouverneur militaire de la ville avait reçu l'ordre de caserner les
gardes du corps, de les soumettre à la discipline des armées russes.
Le roi protesta. Il demandait que ses vieux serviteurs fussent
autorisés à se loger à leur gré chez les habitants, à n'obéir qu'à
lui. Comme prix de cette faveur, il offrait de leur confier la police
de la ville. On répondit de Pétersbourg en confirmant brutalement les
premiers ordres. Il fallut négocier. Le roi se plaignit de ces
rigueurs inattendues: «Me sera-t-il permis d'ouvrir ici mon coeur tout
entier à Votre Majesté? Je suis affligé que dans une chose qui me
touche de si près, l'amitié dont Elle m'a donné des preuves si
positives ne l'ait pas portée à s'en ouvrir avec moi. Ma sensibilité à
l'épanchement de la confiance aurait adouci l'amertume que je
ressens.» L'intervention du général de Fersen aplanit ces premières
difficultés; mais le roi en garda le souvenir ineffaçable. Ce fut,
jusqu'à la fin de son séjour en Russie, une cause de pénible défiance
et de réserve incessante. Lorsque la bienveillance du tsar se
manifestait avec suite, Louis XVIII était disposé à se demander avec
anxiété quelle en serait la durée.

Cependant, malgré tout, il conserve ses immuables espoirs; et, même
au jour où un caprice du despote moscovite le chassera brutalement et
le livrera à toutes les horreurs de la proscription, il se retrouvera
debout, vaillant, défiant d'un ferme regard la fortune adverse qui ne
se lasse pas de le frapper de ses coups. Au moment où il s'établissait
à Mitau, il ne pouvait prévoir que les infortunes qui l'y avaient
conduit seraient un jour dépassées; il croyait prochain son retour en
France; il espérait que son séjour en Russie ne serait qu'une courte
halte, et qu'avant peu, soit avec l'aide des armées alliées, qui se
reformeraient à l'appel de la Russie, soit par le voeu de ses sujets
énergiquement formulé, il prendrait possession de son trône.

Telle était à cet égard sa conviction, que la lenteur des négociations
confiées à de La Marre, à d'Hautefort et à Cazalès ne parvenait pas à
l'ébranler. Il est vrai que l'abbé de La Marre, en lui faisant part
des obstacles que rencontraient à Londres ses démarches, à l'effet
d'obtenir des fonds pour soudoyer les armées républicaines,
l'entretenait avec confiance des moyens d'arriver à Bonaparte. On lui
en avait suggéré un notamment, auquel il s'était empressé de se
rallier et qu'il soumettait à l'agrément du roi, en le sollicitant de
l'aider à le faire aboutir. Il s'agissait d'agir sur le général par
l'intermédiaire de sa femme, Joséphine, la veuve de Beauharnais, avec
qui beaucoup de royalistes étaient liés. On ne pouvait douter qu'elle
ne fût elle-même royaliste dans l'âme. Ce qu'on disait de son
influence permettait d'espérer que son concours serait efficace.

Cette proposition fut trouvée merveilleuse par le roi et par d'Avaray;
ils l'adoptèrent avec enthousiasme. Mais ils n'en avaient pas encore
achevé l'examen, quand une nouvelle très inattendue vint, à
l'improviste, reculer à une échéance lointaine le profit qu'ils
comptaient en retirer. Le général Bonaparte s'était embarqué pour
l'Égypte, à la tête d'une expédition qu'il avait voulu conduire
lui-même à la conquête de ce pays, pour frapper au coeur la puissance
anglaise.

Cette nouvelle aurait dû décourager le roi, puisqu'elle ajournait
indéfiniment la négociation projetée. Elle fut cependant accueillie à
Mitau sans mécontentement, mais aussi sans satisfaction. L'absence de
Bonaparte allait accroître l'anarchie qui régnait dans le
gouvernement. S'il ne revenait pas, cette anarchie, à laquelle seul il
pouvait mettre un terme, consommerait la perte du parti républicain;
elle ramènerait les Français à leur roi légitime. S'il revenait, il
serait accueilli comme un libérateur, son influence et son pouvoir
deviendraient immenses, et, si le rôle de Monk le tentait, il pourrait
le jouer avec la certitude de la victoire. Le projet dont il était,
dans la pensée du roi, l'instrument nécessaire ne fut donc pas
abandonné, quoique nécessairement ralenti par son absence, qui devait,
on le sait, durer près de dix-huit mois[50].

         [Note 50: Il s'était embarqué à Toulon le 30 floréal de l'an
         VI (19 mai 1798), et débarqua à Fréjus le 17 vendémiaire de
         l'an VIII (9 octobre 1799).]

À travers les graves événements qui se déroulèrent pendant qu'il était
en Égypte, et dont les échos, en arrivant à Mitau, entretenaient les
espérances de Louis XVIII, on voit ce prince hanté sans cesse par
l'image «du Corse». Bien qu'il n'ait pas renoncé au dessein de le
séduire, il flaire en lui un ennemi; il le voudrait vaincu; il
souhaite que l'Orient qui l'a pris ne le rende pas. Mais il est
également hanté par la crainte de son retour.

Cette crainte se précise au fur et à mesure que les nouvelles d'Égypte
annoncent les victoires de Bonaparte. Au mois d'août 1799, d'Avaray
écrira à de La Marre: «Je ne vous parle pas de Bonaparte. Mais
n'oubliez pas que, tandis qu'ignoré, caché et conjurant sa perte, vous
serez occupé à compter vos partisans, il peut s'élever jusqu'aux nues.
Cela est peu probable, et il faut espérer que lui et les siens
serviront d'exemple à la postérité, et non d'encouragement à la
scélératesse et au crime.» Mais, s'il s'élève jusqu'aux nues, s'il est
acclamé par les Français, c'est de lui seul que le roi pourra tenir sa
couronne. C'est là l'objet essentiel, celui qu'à Mitau on n'a pas
perdu de vue.

On l'a d'autant moins oublié qu'à tout instant on reçoit des
propositions de gens connus et inconnus, qui s'offrent pour porter à
Bonaparte des propositions du roi. Un jour, c'est un comte Fénis de La
Prade qui se présente à cet effet. On ne sait rien de lui, sinon que,
se trouvant à Hambourg, il est allé trouver M. de Thauvenay, agent du
roi dans cette ville, et s'est donné confidentiellement comme un ami
du général, capable, par conséquent, de lui porter les paroles qu'on
voudra lui faire entendre. Il demande des pouvoirs pour traiter.
D'abord, on les lui refuse; puis, lorsqu'à la fin de 1799 on les lui
accordera, quoique une malencontreuse demande d'argent qu'il a faite,
après en avoir promis, ait excité contre lui de justes défiances, on
stipulera qu'ils resteront entre les mains de Thauvenay, jusqu'à ce
qu'il soit démontré que Fénis de La Prade est en état de les
utiliser[51].

         [Note 51: Cette affaire Fénis de La Prade, qui ne mérite pas
         qu'on s'attarde à en narrer plus longuement les détails,
         donna lieu à de nombreuses lettres. Quoique, dès le premier
         moment, on eût douté de la puissance des moyens que cet
         émigré prétendait avoir pour arriver à Bonaparte, on ne le
         croyait que présomptueux. Une demande de douze louis,
         succédant à des offres de prêt considérables, éveilla les
         défiances de d'Avaray, qui le soupçonna de ne chercher à
         emprunter «que pour aller au cabaret voisin». Le personnage
         acheva de se perdre en se réclamant du maréchal de Castries,
         qui déclara ne pas le connaître, et surtout en prétendant
         qu'il avait eu «des rapports intimes avec M. de Favras et
         autres personnes vivant dans l'intimité de Monsieur». À cette
         affirmation, d'Avaray oppose un démenti formel, dont
         l'importance historique, en ce qui touche Favras, n'échappera
         pas à nos lecteurs: «Je réponds à cela que M. de Favras ayant
         été un moment dans les Cent Suisses de Monsieur (le roi
         actuel), qu'il a quittés en 1775, n'a jamais connu ce prince,
         et n'a jamais eu le moindre rapport direct avec lui; que,
         sans vouloir me permettre d'aller interroger les cinq ou six
         personnes vivant dans l'intimité du roi, je crois pouvoir
         affirmer que le fait des rapports avec des personnes de
         l'intimité du roi est faux et très imprudemment avancé.»]

Un autre jour, c'est un sieur Barbé, venu on ne sait d'où, qui apporte
des offres analogues, et qu'on écarte dédaigneusement, parce que tout
en lui dénote un aventurier. Il sollicitait au préalable un petit
secours. Le roi a craint de voir se renouveler l'escroquerie de ce
soi-disant employé du Directoire qui, au cours des négociations
Sourdat-Barras, «lui a escamoté trente louis.»

Le baron d'Amécourt, un bon royaliste celui-là, se met aussi de la
partie. Il ne se fait pas fort d'aborder directement Bonaparte. Mais
il connaît, parmi les relations familières du général, un homme qui
occupe une place importante et qu'il prétend disposé à s'entremettre,
si toutefois il est assuré que la monarchie restaurée ne lui fera pas
expier la part qu'il a prise à la Révolution. Des offres du baron
d'Amécourt, le roi ne retient que l'occasion qui lui est procurée de
répandre, par l'entremise de ce serviteur fidèle, les résolutions
qu'il a prises sur le point délicat qui lui est soumis. Dans une
lettre dont il convient de citer un passage, il lui répète ce qu'il a
déjà proclamé maintes fois.

«S'il est de mon devoir de mettre des bornes à ma clémence, il n'en
est pas moins de prendre les moyens les plus prompts et les plus
efficaces pour terminer les malheurs de la France. Heureusement, la
juste confiance que m'inspirent vos vertus et vos lumières me donne la
possibilité de concilier ces deux devoirs en apparence si opposés. Je
vous autorise donc, si vous jugez que la personne en question ait le
pouvoir et le désir réel de coopérer efficacement au rétablissement de
la monarchie, à l'assurer en mon nom que, quelle qu'ait été la nature
de ses fautes ou de ses crimes, un service aussi signalé lui en
obtiendra l'entier oubli, ainsi que la tranquillité future de son
existence. Vous pouvez lui en donner ma parole royale; vous pouvez
même, si vous le jugez nécessaire, lui montrer ma lettre pour garant
de ce que vous lui transmettrez de ma part.»

À Fénis de La Prade, à Barbé, au baron d'Amécourt, succéderont
ultérieurement d'autres négociateurs ou d'autres gens s'offrant à
prendre ce rôle: Cazalès, à qui Bonaparte a fait dire qu'il peut
rentrer sans crainte à Paris; un M. de Néville, dont les offres sont
agréées parce qu'il présente toutes les garanties désirables
d'honorabilité; la marquise de Pracomtal, amie du consul Lebrun; le
chevalier de Coigny, qui a pour lui d'être des familiers de Mme
Bonaparte; Mme de Coigny, liée elle aussi avec la femme du premier
consul; la belle duchesse de Guiche, amie du comte d'Artois, qui
réside en Angleterre et dont l'intervention projetée ou suivie
d'effets n'apparaît qu'à travers un voile d'obscurité qui ne permet
pas d'en préciser le caractère; le comte de Monlosier, l'ancien
constituant, émigré depuis, qui part de Londres pour aller proposer à
Bonaparte de rendre la couronne aux Bourbons, lesquels en retour
l'aideront à se tailler un royaume en Italie, et que des ordres de
police empêchent de débarquer à Calais; Dumouriez enfin, dont le zèle
récent et intempestif pour la cause royale n'a pu vaincre les
défiances qu'excitent son passé, la légèreté de ses propos, son besoin
d'agitation, et qu'on récuse sous des formes courtoises, en alléguant
qu'il serait dangereux «d'entourer Bonaparte de trop de négociateurs».

En fait, on ne garde entièrement confiance qu'en l'abbé de La Marre.
C'est lui et lui seul qui, dans cette confusion de concours plus ou
moins sincères, sur lesquels on ne compte qu'à demi ou pas du tout, et
dont quelques-uns restent ignorés du roi, reste chargé de diriger
l'opération, de choisir le négociateur le plus digne et le plus
habile. S'il arrive qu'on lui en désigne un, c'est à simple titre
d'indication en le laissant libre de trouver mieux s'il le peut.

D'autres objets, au même moment, attiraient la sollicitude du roi,
qu'il mettait avant tous les autres, parce qu'ils intéressaient son
coeur: le mariage de sa nièce avec le duc d'Angoulême et
l'installation de la reine, sa femme, dans la même résidence que lui.

Marie-Joséphine-Louise de Savoie, depuis le début de l'émigration,
vivait séparée de son époux. Après un long séjour à Turin et un séjour
plus court à Passau, elle s'était récemment retirée à Budweiss, en
Bohême. Elle demeurait là, réduite à de faibles ressources, inconnue
et oubliée, sous la domination de sa lectrice, une Mme de Gourbillon,
personne astucieuse, intrigante, qui avait contribué, en 1791, à la
faire sortir de Paris et qui depuis lui imposait ses volontés, en
jouant la soumission et le dévouement[52]. Une santé perdue, l'esprit
le plus étroit gâtaient les qualités naturelles de la reine, la
faisaient excentrique, exaltée, d'humeur fantasque. C'était une
malade, que ses bizarreries rendaient tour à tour chère et
insupportable à ses plus dévoués serviteurs et dont l'influence de la
Gourbillon aggravait l'état. Seule, celle-ci avait raison de ses
caprices, s'en accommodait, trouvait profit à faire étalage de sa
patience, jouissait d'un crédit plus puissant que l'influence même du
roi. Les lettres que lui écrivait la reine, la correspondance des
deux époux révèlent cette situation invraisemblable autant
qu'humiliante, mais ne l'expliquent pas. Ce qu'elles en laissent
deviner suffit à faire comprendre pourquoi Louis XVIII, une fois
installé à Mitau, avait eu à coeur de rendre à la reine la dignité de
son rang, en l'appelant près de lui et en éloignant la Gourbillon.

         [Note 52: Les démêlés du roi avec la Gourbillon constituent
         un des épisodes les plus pénibles de l'émigration. Mais ils
         se rattachent surtout à l'histoire intime du roi. Aussi,
         comme on le verra plus loin, n'en avons-nous retenu dans ce
         récit consacré à l'histoire politique de l'émigration que
         l'indispensable.]

Par malheur, aux premières ouvertures qui lui étaient faites sur ce
sujet, la reine répondait par des récriminations et des plaintes.
Disposée à venir à Mitau, elle entendait y être accompagnée de «sa
fidèle amie». Elle menaçait d'en appeler au tsar de la décision qui,
sous des formes fermes quoique affectueuses, lui était signifiée.
Cette discussion, que les exigences pécuniaires de la reine venaient
encore aigrir, allait envenimer les rapports des deux époux pendant
l'année qui devait s'écouler avant qu'ils ne fussent réunis. Ainsi,
s'accentuait une querelle dont les éclats, bien que contenus
ordinairement entre les murs du palais de Mitau, devaient troubler
trop souvent le calme de la cour exilée, avoir des échos jusqu'à
Londres et à Vienne.

Infiniment plus douces, quoique traversées par mille craintes, les
préoccupations que causait au roi le mariage de Madame Royale avec le
duc d'Angoulême. Il avait hâte de le voir se réaliser. Mais de
multiples difficultés matérielles devaient avant tout être résolues,
qui ne pouvaient l'être, comme pour ce qui concernait la reine, que
par l'entremise de l'empereur de Russie auprès de la cour de Vienne.
C'étaient là de graves objets qui ne pouvaient être utilement traités
par correspondance. En outre, le roi ne renonçait pas au
renouvellement de la coalition. Il souhaitait qu'elle se reformât avec
la participation de la Russie, ou que, tout au moins, il fût mis
pécuniairement en état d'entretenir l'agitation royaliste en France.
Le comte de Saint-Priest venait d'arriver à Mitau et de reprendre ses
fonctions ministérielles. L'importance de la négociation à ouvrir avec
le tsar décida le roi à l'envoyer de nouveau à Saint-Pétersbourg.



II

SAINT-PRIEST À SAINT-PÉTERSBOURG


Saint-Priest, toujours prêt à se dévouer, quitta Mitau le 21 juin
1798, confiant dans l'issue de son voyage, convaincu qu'il
retrouverait chez l'Empereur les dispositions bienveillantes dont il
avait précédemment bénéficié. Cruelle devait être sa déception. Son
apparition à la cour de Russie parut surprendre, et sa présence
importuner. Le mécontentement devant lequel le prince de Condé et le
duc d'Enghien avaient dû se retirer durait encore. Il s'était même
aggravé par suite d'une imprudence du maréchal de Broglie, débarqué à
Riga, pour venir à Saint-Pétersbourg avec une suite de quarante
personnes.

--Se croit-on au Pérou ou vient-on au pillage? s'était écrié le tsar
en apprenant ce débarquement inattendu.

Et le maréchal avait dû reprendre la mer sans être même autorisé à
aller plus loin que Riga.

Enfin un bouleversement dans les personnes s'était produit. «Il paraît
que l'Empereur a pris une passion à Moscou qui lui a fait changer la
face de sa cour. Il est en querelle ouverte avec l'Impératrice. Il
prétend qu'elle a fait une clique pour lui enlever son autorité de
concert avec Mlle de Nélidof, la ci-devant favorite. Celle-ci est
partie pour Moscou. Le prince Kourakin, général procureur, place qui
revient à celle de surintendant des finances, a été renvoyé et
remplacé par le père de la nouvelle maîtresse nommée Lapoukine. Le
prince Bezborodko est plus puissant que jamais.» Lorsque Saint-Priest,
à la date du 15 août, constatait ces changements, il en avait ressenti
déjà les pénibles effets. Ce n'est pas que l'Empereur eût refusé de
s'occuper des objets que lui recommandait le roi. Mais, se dérobant à
tout entretien avec Saint-Priest, il l'avait dédaigneusement renvoyé
à ses ministres. Saint-Priest, inquiet, faisait part de ce mauvais
vouloir à Louis XVIII. En réponse à la lettre qui le révélait, il en
recevait une, humble et pressante, qu'il était chargé de remettre au
tsar. Elle était ainsi conçue:

«Monsieur mon frère et cousin, parmi les objets que j'ai chargé le
comte de Saint-Priest de mettre sous les yeux de Votre Majesté
Impériale, il en est un qui intéresse tellement mon bonheur et celui
de toute ma famille, que, malgré la mission que j'ai donnée à cet
égard à M. de Saint-Priest, ma confiance en lui et l'espoir que j'ai
que Votre Majesté l'écoutera avec bonté, je ne puis me refuser à lui
en écrire encore moi-même. Elle devinera facilement que je veux parler
du mariage de mon neveu avec ma nièce.

«Je ne répéterai point ici les raisons générales et particulières qui
me font désirer passionnément de former une union si chère; le coeur
de Votre Majesté Impériale les a senties, sa sagesse les a approuvées;
j'en ai pour garant ce qu'elle a bien voulu me marquer à ce sujet. Qui
croirait que, tuteur de ma nièce, agissant d'après le voeu des
infortunés auteurs de ses jours, son propre consentement et le désir
le plus ardent de mon frère, de ma belle-soeur, de mon neveu, de toute
ma famille, muni enfin des dispenses de Rome qui étaient nécessaires,
je puisse éprouver des obstacles? Cela n'est pourtant que trop vrai.
La cour de Vienne n'a pas, je crois, des vues personnelles sur ma
nièce. Elle a même dit vaguement quelle ne s'opposerait pas à ce
mariage; mais une triste expérience ne m'a que trop appris combien peu
je puis compter sur sa bonne volonté pour moi, et, lorsque j'ai
demandé à l'Empereur des Romains de me remettre ma nièce dès le moment
de sa sortie de France, il me l'a refusé.

«J'ajouterai à ces motifs d'inquiétude les liaisons qui se sont depuis
formées entre ce prince et la prétendue République française, et je
n'ai que trop lieu de craindre que si je renouvelais à moi seul la
demande que j'ai formée en 1795, je n'éprouvasse un nouveau refus.

«Telle est la position où je me trouve. Mais, si la fortune m'a ôté
les moyens de faire par moi-même valoir mes droits, la Providence m'a
donné l'amitié de Votre Majesté Impériale. C'est elle que je réclame
en ce moment; elle seule peut dissiper mes inquiétudes et embellir
encore l'asile que je tiens d'elle, par le spectacle touchant du
bonheur de mes enfants et de leur union formée sous ses auspices. Je
suis certain du succès, si Votre Majesté veut bien s'en charger et
ordonner à son ambassadeur de Vienne de faire à cet égard toutes les
démarches nécessaires. Je le lui demande comme la plus grande preuve
d'amitié que je puisse tenir d'Elle. J'ai vaincu, pour le fond de
l'affaire, la crainte d'importuner Votre Majesté Impériale; je ne
saurais en agir de même relativement aux détails. Si Elle veut bien le
permettre, le comte de Saint-Priest aura, de bouche ou par écrit,
l'honneur de les mettre sous ses yeux.»

Le capricieux autocrate qui régnait sur toutes les Russies ne voulut
pas recevoir cette lettre des mains de Saint-Priest. Il le fit inviter
à la confier au prince de Bezborodko. L'envoyé de Louis XVIII ne se
hâta pas de s'en dessaisir. Il négocia pour être autorisé à ne la
remettre qu'au tsar. Il recourut même au bienveillant intermédiaire de
l'impératrice. Mais l'impératrice était sans crédit depuis la disgrâce
de Mlle de Nélidof[53]. Saint-Priest dut se résigner à obéir et à
entamer avec le chancelier la négociation qui motivait sa présence à
Saint-Pétersbourg.

         [Note 53: Cette disgrâce ne dura pas plus que la faveur de
         Mlle Lapoukine, qui n'exerça d'ailleurs qu'une influence
         limitée. Mlle de Nélidof revint peu de mois après à
         Pétersbourg, et l'impératrice retrouva le coeur de son mari.]

Elle dura trois semaines. Tandis qu'elle se poursuivait, il se
montrait à la cour, se mettait sur le passage de l'Empereur avec
l'espoir d'être remarqué. Il n'obtint ni un mot, ni un témoignage
quelconque d'attention. Il lui arriva même une humiliante aventure. Un
soir qu'il assistait à un bal, à Pawlowski, il se trouva, au moment où
entrait l'Empereur, placé entre le prince de Bezborodko et le nonce du
pape. L'Empereur passa sans lui parler. Mais, le lendemain, il lui fit
dire qu'il avait été surpris et mécontent de le trouver au premier
rang du cercle diplomatique. Saint-Priest s'excusa, allégua son
ignorance des usages de la cour de Russie.

«Telle est au vrai, Sire, ma méprise, disait-il après s'être expliqué.
Je suis loin de toute prétention personnelle, et j'ose dire n'en
avoir jamais montré ni dans la prospérité, ni dans l'adversité.
D'ailleurs, comment un infortuné proscrit, capable de quelque retour
sur lui-même, songerait-il à en élever dans une cour hospitalière où
il n'est admis que par la généreuse bonté d'un auguste souverain dont
il a reçu tant de bienfaits? Non, Sire, je n'ai de rang dans cet
Empire que celui que donne la décoration éminente dont j'ai l'honneur
d'être revêtu depuis vingt ans, et je pense de plus que, dans un lieu
où se trouve Votre Majesté Impériale, toute place est honorable.»

Ces excuses ne rendirent pas à Saint-Priest sa faveur. Il continua à
négocier avec Bezborodko, sans être admis à s'entretenir avec
l'Empereur. Puis, brusquement, et comme il attendait le résultat de
ses demandes, il reçut l'ordre de quitter Saint-Pétersbourg. «Je
repars pour Mitau dans trois jours, étant ce qu'on peut appeler
renvoyé. Il est vrai que c'est avec les honneurs de la guerre, après
m'avoir accordé tout ce que j'étais venu demander. Mais M. le
chancelier ne m'a pas mâché que l'Empereur prenait ombrage de mon
séjour ici, et voulait que je retournasse près du roi. Comme je ne
demandais pas mieux, nous nous sommes trouvés d'accord, mais sans que
j'aie pénétré ces motifs d'ombrage. Ces choses-là sont si communes en
cette cour, qu'il n'en résulte aucune déconsidération pour qui
l'éprouve. Le fond est qu'on est las de ce que nous coûtons et à quoi
on n'avait pas regardé lorsqu'on nous a admis. Les gens du pays
jalousent et saisissent les occasions. Il faut se tenir coi le plus
possible et ne pas fatiguer de demandes particulières.»

Ce langage révélait la clairvoyance de celui qui le tenait. Mais il
n'eut pas pour effet de ralentir les demandes de la cour de Mitau, ni
de modérer ses exigences. Les demandes se continuèrent, les exigences
s'accrurent. Elles obligent à confesser que le séjour de Louis XVIII
et des émigrés français en Russie ne fut qu'une longue mendicité[54].

         [Note 54: Je renonce à publier les pétitions d'émigrés qui
         sont sous mes yeux, sollicitant la charité du tsar. Ces
         requêtes, signées des noms les plus illustres, arrivaient de
         tous les points de l'Europe. Elles révèlent que la plus
         profonde détresse avait étouffé toute dignité. Du reste, il
         est bien vrai de dire que le roi et les princes donnaient
         l'exemple et poussaient parfois l'importunité jusqu'à
         l'excès. Je n'en citerai qu'un trait. On lit dans une note
         remise par d'Avaray au prince de Bezborodko, le 10 mars 1799:
         «M. le duc de Berry a reçu avec une respectueuse
         reconnaissance le traitement de quatre mille six cents
         roubles que Sa Majesté Impériale a eu la bonté de lui faire.
         C'est avec une extrême circonspection que le roi observe que
         ce jeune prince, plein d'ardeur et de volonté, servant Sa
         Majesté Impériale avec le plus grand zèle, ne pourra se
         soutenir à l'armée avec ce traitement, et le roi ose espérer
         que Sa Majesté Impériale daignera le traiter aussi
         favorablement que Mgr le duc de Bourbon.» Il est dit dans la
         même note: «Les malheurs de l'émigration et la cherté de la
         vie en Courlande causant un embarras toujours croissant dans
         les finances du roi, Sa Majesté Impériale l'Empereur est
         suppliée d'exciter de nouveau par ses ambassadeurs les
         différentes puissances à imiter le noble exemple qu'il a
         donné à l'Europe. L'Angleterre, le Portugal et la Porte
         ottomane particulièrement ne se refuseront pas sans doute à
         soutenir dans l'infortune la famille royale, dont la
         principale partie va se trouver réunie à Mitau.»]

Quant à Saint-Priest, une déception nouvelle l'attendait à Mitau. En
prenant connaissance, avec le roi, des intentions définitives de Paul
Ier, quant aux objets qu'il lui avait soumis, il s'aperçut qu'il en
avait trop espéré. Le tsar consentait à s'entremettre pour aplanir les
difficultés qui s'opposaient au voyage de Madame Royale. À cet effet,
il envoyait des ordres à M. de Razomowski, son ambassadeur à Vienne.
Mais il ne voulait prendre à sa charge ni les frais du voyage de la
reine et de sa nièce, ni ceux de leur entretien à Mitau. Il laissait
au roi le soin d'y pourvoir.

Cette décision éloignait encore la réalisation des voeux de Louis
XVIII. L'infortuné prince se décidait alors à implorer l'assistance de
l'Empereur d'Autriche. Il ne recueillait qu'un refus. Après de longs
pourparlers, il parvenait enfin à faire décider par la cour de Vienne
qu'avant de partir, Madame Royale toucherait une partie des intérêts
qui lui seraient dus, au moment de son départ, par l'Empereur
dépositaire de sa fortune, et que ce premier versement aiderait à
défrayer son voyage. «Quant à la reine, écrivait Saint-Priest à
Thauvenay, je ne sais comment elle fera, car le roi n'a pas un sol à
envoyer pour la route. Si le banquier de Gênes ne fournit, elle sera
forcée de demeurer à Budweiss et y sera réduite aux expédients.» Par
suite de ces douloureux incidents et malgré ce que le tsar avait
promis, Louis XVIII allait soupirer durant de longs mois encore après
le bonheur de voir sa femme et sa nièce se réunir à lui. «En ce pays,
remarquait mélancoliquement Saint-Priest, les promesses sont rarement
ou lentement effectuées.»

Ce furent là les plus graves préoccupations de l'année 1798. En
s'écoulant, elle ne fit qu'accentuer les difficultés de la position du
roi. Saint-Priest les attribuait à l'absence de toute communication
politique avec l'Empereur de Russie. Cette communication n'existait
pas. «C'est en vain que j'ai cherché à l'établir à Saint-Pétersbourg.
Elle a inspiré tant de défiance, que, sans autre façon, on m'a dit que
ma présence faisait ombrage à l'Empereur, et qu'il serait bon que je
partisse pour Mitau.» Il semblait donc que le roi ne fût venu en
Russie que pour y subir des humiliations. S'il voulait s'occuper de
l'armée de Condé, il lui était objecté «que l'Empereur, qui a pris le
corps de Condé à son service, n'entend pas que le roi s'en mêle». Si
quelqu'un de ses partisans retenu longtemps loin de lui désirait le
voir, il fallait de laborieuses démarches auprès de la cour impériale
pour ouvrir au nouveau venu le territoire de l'Empire. La difficulté
d'en sortir n'était pas moindre que celle d'y entrer. Un passeport,
même quand le roi le sollicitait, ne s'obtenait qu'après des démarches
réitérées et quelquefois pas du tout. Non seulement le roi n'était pas
libre de recevoir qui bon lui semblait, mais il arrivait qu'à son
insu, presque en se cachant de lui, le tsar mandait quelque Français
recommandé par l'un des ambassadeurs de Russie à l'étranger comme
pouvant fournir d'utiles renseignements. C'est ainsi qu'un certain
chevalier de La Garde, se disant renseigné sur l'état des esprits en
Vendée, était appelé à Saint-Pétersbourg sans que le roi eût été
consulté, et revenait ensuite à Mitau, où on le connaissait peu,
imposé à la confiance de Louis XVIII par l'accueil même qu'il avait
reçu chez les ministres de l'Empereur.

Des procédés si choquants arrachaient-ils quelque plainte au proscrit,
on lui rappelait durement qu'il n'était qu'un monarque sans puissance,
accueilli par pitié, obligé, par conséquent, de subir en silence le
traitement qu'on jugeait bon de lui infliger. Il existe au dossier de
la correspondance générale une lettre, en date du 8 novembre 1798, qui
éclaire du jour le plus instructif la situation du roi de France à
cette époque, et révèle, en même temps que son état d'esprit, la
rigueur qu'apportait le tsar dans ses rapports avec lui. «Votre
Majesté Impériale me dit qu'elle a rempli ses engagements avec moi. Ma
reconnaissance ne se borne pas à lui rendre ce témoignage; je lui dis
à elle-même, je dirais à toute la terre qu'elle ne me devait rien,
qu'elle a tout fait pour moi et les miens. Mais j'ose ajouter qu'il
est de sa bienfaisance, de l'intérêt qu'elle a toujours pris aux
malheurs de mon royaume, à ceux de ma famille et aux miens, que je
puisse, dans l'asile qu'elle m'a donné, vaquer à mes affaires par des
communications libres et personnelles avec mes agents. Je réponds
d'eux et de leurs principes; ils seront toujours sous mes yeux, et ils
ne quitteront Mitau que pour sortir des États de Votre Majesté
Impériale.

«Dans un moment où la Providence semble ouvrir la voie à mon
rétablissement sur le trône de mes pères, lorsque j'en ai l'espoir le
plus plausible qui jamais se soit offert à mes yeux, je voudrais
déposer dans le sein de Votre Majesté Impériale le détail des motifs
qui fondent cet espoir; je voudrais demander son avis, et surtout ses
conseils. Je voudrais que cette communication de confiance d'une part,
de lumières et de puissance de l'autre, devînt à jamais la base d'une
alliance indissoluble entre nos deux couronnes, et que mes successeurs
puissent toujours se dire: Si la générosité de Paul Ier accueillit
Louis XVIII dans ses malheurs, ce furent ses conseils et son appui qui
en hâtèrent la fin.

«Mais comment entreprendre par écrit une pareille communication, dont
les détails seraient immenses? D'ailleurs, dois-je abuser par de trop
longues lettres du temps précieux de Votre Majesté? Cet inconvénient
n'existerait pas, si j'avais à Saint-Pétersbourg quelqu'un de capable
de rendre compte de tout à Votre Majesté Impériale; c'est encore un
avantage que j'ai à regretter, et si Votre Majesté m'en faisait jouir,
ce ne serait pas la moindre des obligations dont je lui serais
redevable.»

Cette lettre resta sans réponse. Le tsar ne voulait pas accorder ce
qui lui était demandé. Le roi rencontra les mêmes difficultés pour
obtenir des passeports, pour maintenir ses relations avec ses agents,
pour les faire voyager, pour correspondre avec eux. De même, la
communication politique avec la cour de Russie, que réclamait
Saint-Priest, ne fut pas établie. Louis XVIII demeura réduit à
formuler en de longues lettres ses réclamations et ses doléances, à
étaler sa royale misère, à supplier qu'on lui vînt en aide. À la fin
de 1798, repoussé par l'Europe, séparé de ses partisans, il se
trouvait à Mitau comme dans une prison, livré au caprice d'un despote
fantasque et mobile, dont les actes tour à tour se paraient des
apparences du génie, ou semblaient émaner d'un fou couronné[55].

         [Note 55: Voir mon livre: _Conspirateurs et Comédiennes._]



III

FAUCHE-BOREL À LONDRES


Il nous faut maintenant revenir à Fauche-Borel, que nous avons laissé
au moment où, quelques jours après le dix-huit fructidor, il venait de
s'enfuir de Paris. Le 13 septembre, il était à Neuchâtel. Sur la foi
des récits répandus en Suisse aussitôt après le dix-huit fructidor, sa
famille et ses amis le croyaient mort ou arrêté. On en disait autant,
d'ailleurs, de la plupart des hommes connus par la vivacité de leurs
attaques contre le Directoire. Heureusement, si un grand nombre
d'entre eux étaient tombés au pouvoir de Barras, beaucoup d'autres
avaient pu sauver leur liberté; ils s'étaient presque tous réfugiés en
Suisse.

Fauche-Borel les y retrouva. Il y eut entre eux des conférences. Le
général de Précy, le prince Louis de La Trémoïlle, le président de
Vezet, Imbert-Colomès, Camille Jordan, d'André, Berger, Conchery,
d'autres encore, députés proscrits ou agents royalistes, ardents et
résolus, y assistaient. Elles se ressentirent du trouble causé par les
événements de Paris et par le départ de l'Anglais Wickham, dont le
Directoire, qui le considérait avec raison comme son plus intraitable
ennemi, venait de demander au gouvernement helvétique l'expulsion
immédiate. Il n'y fut pris d'autre résolution que celle de maintenir à
Berne le centre des correspondances du parti du roi, d'attendre là les
ordres de Louis XVIII, les communications du comte d'Artois, celles du
gouvernement britannique.

Durant ces entretiens, au cours desquels chacun racontait comment il
avait échappé à la police du Directoire, Fauche-Borel se montra
discret et réservé. Il ne cacha point qu'il devait son salut à David
Monnier. Mais il évita toute confidence propre à divulguer ses projets
et ses espérances relativement à Barras. Il ne voulait partager avec
personne, au jour du triomphe, la gloire qui devait en rejaillir sur
lui, ni les profits qu'il espérait en recueillir. C'eût été, au reste,
une imprudence d'en parler même au roi, avant de savoir si David
Monnier avait pu renouer avec Bottot la négociation entamée au moment
où ce dernier quittait Paris, pour se rendre au quartier général de
Bonaparte. Tout commandait donc le silence à Fauche-Borel; il
l'observa rigoureusement, suivant les événements qui se déroulaient en
Europe. Avant que s'achevât cette tragique année 1797, les armées de
la République entraient en Suisse, pour délivrer la Confédération du
joug de l'aristocratie de Berne, disaient les proclamations du
Directoire, et non pour la conquérir. Il est vrai que cette oeuvre de
délivrance affectait des airs de conquête. Les libérateurs dictaient
des lois aussi despotiques que s'ils eussent été des vainqueurs. Les
émigrés fuyaient devant eux, se dispersaient, gagnant les uns Bâle,
les autres Hambourg, recommençant, à ces étapes nouvelles d'un exil
qu'ils avaient cru fini, leur vie de dures privations et d'âpres
misères. C'est vers la seconde de ces villes que Fauche-Borel se
dirigea, quand Neuchâtel fut à son tour menacé par l'invasion.

Hambourg, par sa situation géographique, semblait à l'abri des
entreprises françaises. En sa qualité de cité libre, elle offrait aux
proscrits un asile sûr. De Hambourg, ils pouvaient aisément gagner
l'Angleterre, où, sous la direction du comte d'Artois, et sous le
patronage d'un ministère qui n'avait cessé de combattre la Révolution,
l'Émigration tenait ses grandes assises et conspirait librement. De
là, ils pouvaient aussi communiquer avec la Russie, dont le fantasque
souverain, prodigue envers Louis XVIII des témoignages de sa
bienveillance, venait de lui ouvrir les portes de son Empire. Hambourg
continuait, d'autre part, à entretenir avec la République des
relations cordiales, quoique souvent troublées par les conflits qui
s'élevaient entre les Français républicains et les Français émigrés.
Ces relations y conduisaient les premiers en grand nombre,
fournissaient ainsi aux seconds de fréquentes occasions de se
renseigner sur les mouvements de l'opinion en France, d'en recevoir ou
d'y faire parvenir d'utiles communications, de précieux avis. En un
mot, Hambourg tendait à devenir, de plus en plus, le rendez-vous des
espions, des intrigants, des conspirateurs, de tous ceux qui
profitaient du trouble de l'Europe pour s'atteler à des oeuvres
louches et lucratives, étayées par la trahison.

À ces motifs d'ordre purement politique, si propres à motiver la
résolution de Fauche-Borel et des émigrés qui firent comme lui, s'en
joignit un autre tout personnel, qui fut d'un grand poids dans sa
conduite. Hambourg était la résidence de son frère, le libraire Pierre
Fauche, l'éditeur de Rivarol, qui avait, à son exemple, offert ses
services au roi de France et s'en faisait gloire. Fauche-Borel, en se
rendant à Hambourg, savait donc qu'il y trouverait un collaborateur
dévoué, tout aussi capable de prendre en main ses affaires
commerciales en détresse, depuis qu'il les négligeait pour se
consacrer tout entier au métier d'organisateur de complots, que de
seconder ses visées et ses ambitions. Cette considération aurait seule
suffi à le décider, alors même que d'autres ne lui eussent pas
commandé de se rendre à Hambourg.

En arrivant chez son frère, il y rencontra installé, à titre
d'associé, un gentilhomme français émigré, le marquis Descours de La
Maisonfort, ancien officier[56], qui était surtout un brouillon, un
agité, un touche-à-tout. Politique, poésie, industrie, tout lui était
bon. Imprimeur à Leipzick, libraire à Hambourg, journaliste, auteur
d'une tragédie sur Louis XVI, dont le manuscrit existe aux archives de
France, il conspirait par surcroît. Fauche-Borel l'avait connu, deux
ans avant, au moment où se nouait l'intrigue Condé-Pichegru, à
laquelle La Maisonfort s'était trouvé très incidemment initié. Depuis
cette époque, il l'avait perdu de vue. Mais, grâce au souvenir qu'il
en avait gardé, leurs rapports devinrent plus intimes, ne tardèrent
pas à revêtir toutes les formes de la plus étroite amitié. Toutefois,
il ne lui confia pas le projet conçu par lui d'acheter Barras. Il ne
l'entretint de David Monnier que pour se louer du dévouement que
celui-ci lui avait prodigué durant la soirée du dix-huit fructidor et
pour raconter comment il lui était redevable de la vie. À ce récit,
qui eut également Pierre Fauche pour auditeur, se bornèrent ses
confidences. Depuis son arrivée en Suisse, ses méditations et ses
calculs l'avaient décidé à en réserver la primeur au ministère
britannique. À Londres seulement, il comptait trouver les moyens
d'action qu'il jugeait indispensables au succès de ses combinaisons.
Cette conviction, fortifiée par le désarroi des royalistes qu'il
fréquentait à Hambourg, le détermina bientôt à partir.

         [Note 56: Il finit par se faire arrêter à Paris en 1802, sous
         l'accusation d'y être venu avec George Cadoudal pour
         assassiner le premier Consul. L'accusation ne fut pas
         établie. Néanmoins ses protecteurs, Mathieu-Dumas,
         Lespinasse, Fontenay, ne purent obtenir sa liberté. Il fut
         interné à l'île d'Elbe, d'où il s'évada. En 1812, la police
         impériale le cherchait encore quand une lettre de Blacas
         destinée à Londres, mais qu'une erreur d'adresse fit saisir à
         Hambourg, lui apprit qu'il s'était établi en Russie.]

Au printemps de 1798, il débarquait en Angleterre. En y arrivant, il
écrivit à David Monnier pour lui faire connaître sa résolution. Il lui
recommandait d'envoyer à Hambourg, chez le libraire Pierre Fauche, au
nom de Frédéric Borelly, toutes les informations relatives à la grande
affaire. Il croyait alors qu'il ne ferait en Angleterre qu'un très
court séjour, qu'il en reviendrait bientôt avec un plan de conduite,
approuvé par le gouvernement britannique et suffisamment mûri pour
être soumis à Louis XVIII. Comme, depuis le Dix-huit fructidor, la
correspondance entre Londres et Paris était devenue difficile, il ne
voulait exposer ni les lettres de David Monnier, ni les siennes, aux
investigations de la police du Directoire. De Hambourg, elles devaient
lui être expédiées à Londres, si son séjour s'y prolongeait.

Au lendemain de fructidor, l'Angleterre s'était résignée à attendre
une heure plus opportune pour rouvrir à l'improviste les hostilités.
Dès les premières semaines de 1798, sur la foi de récits venus de
Paris, qui révélaient des divisions renaissantes entre républicains,
elle reprenait espoir, s'attachait à ameuter de nouveau l'Europe
contre la France. Elle envoyait un agent, Talbot, sur les frontières
de la Suisse, avec l'ordre de provoquer un mouvement insurrectionnel
parmi les populations helvétiques, lesquelles, après avoir reçu les
soldats français comme des libérateurs, ne supportaient qu'avec
impatience un joug qui, sous prétexte d'assurer leur liberté, leur
enlevait toute initiative, les menaçait du sort de Venise et de Gênes.
Elle fomentait une sédition analogue en Hollande et en Belgique. À son
instigation, huit députés hollandais venaient à Londres au mois de
janvier, se présentaient au prince d'Orange, aux ministres
britanniques, demandaient douze mille hommes, des munitions, des
armes, promettaient à ce prix d'expulser les Français du territoire
des Pays-Bas. Le cabinet anglais prenait envers eux de formels
engagements. Il les invitait même à s'entendre avec les mécontents de
Belgique, à combiner un mouvement commun. Au mois de mars, un accueil
non moins encourageant était fait à des députés des provinces belges
attirés à Londres, ainsi que l'avaient été les Hollandais. Avec eux,
les ministres se montraient plus explicites encore: ils leur
promettaient une armée prussienne de quarante mille hommes, qui
entrerait en Hollande au moment où les Autrichiens commenceraient les
hostilités sur le Rhin. Enfin, quand ces députés s'en retournèrent,
des émissaires anglais étaient chargés de les accompagner jusqu'en
Belgique pour juger de ce qu'il convenait de faire.

L'Angleterre, dès ce moment, parlait et agissait comme si la coalition
eût été déjà reformée. C'était en apparence parler et agir
prématurément, car les négociations en vue de la renouer s'engageaient
à peine. Lord Grenville s'était adressé simultanément à la Prusse, à
l'Autriche, à la Russie. À Vienne, il trouvait à qui parler; on
ouvrait l'oreille à ses propositions, encore qu'on les accueillît avec
défiance et qu'elles donnassent lieu, entre les deux cabinets, à de
profonds dissentiments. Mais à Berlin, on semblait résolu à ne pas
l'entendre. Le gouvernement prussien ne considérait pas qu'une guerre
nouvelle pût lui procurer de plus sérieux avantages que ceux dont il
jouissait depuis la paix de Bâle, et qu'il espérait grossir encore au
congrès de Rastadt. Convaincu que la guerre profiterait surtout à
l'Autriche, toujours ardente à étendre son domaine d'Italie, il avait
à coeur de ne pas servir les intérêts de cette puissance, dont il
voyait avec satisfaction l'influence s'affaiblir en Allemagne. La
rivalité des deux États ne contribuait pas moins que le souci de ses
véritables intérêts et l'amitié que lui témoignait le gouvernement
français, à empêcher la Prusse de s'associer à la seconde coalition.

Pour d'autres causes, le tsar Paul Ier refusait énergiquement
d'appuyer à Berlin les démarches de l'Angleterre, auxquelles il
résistait lui-même, et dont son intervention aurait pu seule assurer
le succès, si ce succès eût été possible. Il ne croyait pas plus au
désintéressement de l'Autriche qu'à celui de l'Angleterre. Résolu déjà
à n'avoir d'autre objectif, s'il se décidait jamais à déclarer la
guerre à la France, que la chute définitive de la Révolution et le
rétablissement des Bourbons, il repoussait encore des alliés qu'il
supposait avec raison moins préoccupés de la détruire que de s'en
servir pour accroître, l'un son territoire en Europe, l'autre ses
possessions coloniales et sa puissance maritime. Il est vrai que
l'Angleterre ne se décourageait pas. Son ambassadeur en Russie, lord
Withworth, déployait à Saint-Pétersbourg des efforts aussi persistants
que ceux que déployaient à Londres les ministres britanniques pour
rallier à leurs vues le comte de Woronzof, ambassadeur de Paul Ier.
Lord Withworth cherchait à mettre en mouvement les cours du Nord; à
obtenir de Paul qu'en dépit de ses défiances contre l'Autriche, il
usât de son influence pour décider «l'Empereur des Romains» à
reprendre les armes.

Fauche-Borel dut à ces circonstances d'être favorablement accueilli à
Londres. Il y retrouva, occupant des fonctions élevées qui le
mettaient en rapports quotidiens avec les émigrés sur lesquels son
influence continuait à s'exercer, Wickham, qu'il avait connu en
Suisse. Comme lui, Wickham professait un goût passionné pour les
intrigues et les conspirations. La communauté de leurs penchants les
avait rapprochés trois ans avant. Elle rendit leurs relations
confiantes et affectueuses. Fauche-Borel fut au moment de s'ouvrir
sans réticence au diplomate anglais. Mais, lorsqu'au bout de quelques
jours, leurs entretiens, devenus plus intimes, semblaient lui offrir
l'occasion de s'exprimer en toute franchise, le langage que lui tint
spontanément son interlocuteur le ramena à ses invincibles défiances
et le rendit circonspect. Au lieu de parler, il écouta et eut vite
compris qu'entièrement absorbé par la négociation qu'il poursuivait à
Vienne et à Saint-Pétersbourg, le ministère dont Wickham était
l'organe n'entreprendrait rien, ne se prêterait à rien, ne seconderait
rien, tant qu'elle n'aurait pas abouti. Dès lors il devina que ses
confidences seraient au moins prématurées, peut-être inutiles; qu'au
lieu de le rapprocher du but qu'il voulait atteindre, elles ne
feraient que l'en éloigner. Il résolut donc de les ajourner. Il resta
à Londres; il allait y rester plusieurs mois, supportant avec
impatience son oisiveté, observant les événements dans l'attente de
nouvelles de David Monnier, dont le long silence commençait à
l'inquiéter.



IV

LES LETTRES PATENTES


Au mois d'août 1798, un voyageur arrivé à Hambourg vint à la librairie
Pierre Fauche demander Fauche-Borel, dont il se disait l'ami. Reçu par
le marquis de La Maisonfort, il apprit de lui que Fauche-Borel, parti
pour Londres depuis plusieurs semaines, n'en était pas revenu. Cette
nouvelle parut lui causer un vif désappointement. Comme La Maisonfort
s'offrait pour lui rendre les bons offices que lui aurait rendus
l'absent, il se nomma. C'était David Monnier. Ayant reçu à Paris la
lettre par laquelle Fauche-Borel lui annonçait son départ pour
l'Angleterre et après lui avoir, à diverses reprises, écrit à
Hambourg, inquiet du silence prolongé de son correspondant, il s'était
décidé à faire le voyage d'Allemagne, avec l'espoir de le rencontrer
et pressé de se rapprocher de lui. La Maisonfort connaissait déjà
David Monnier. Il savait que Fauche-Borel lui devait d'avoir pu se
dérober aux recherches de la police du Directoire, qu'il gardait de ce
signalé service un souvenir reconnaissant. David Monnier reçut donc de
lui, ainsi que de Pierre Fauche, un accueil affectueux. Mais leur
surprise fut grande quand, au cours de ce premier entretien, il leur
demanda si les lettres adressées à Fauche-Borel, sous le nom de
Frédéric Borelly, avaient été expédiées à Londres. Pour la première
fois, ils entendaient parler de cette correspondance. Les employés de
la librairie furent interrogés. On découvrit ainsi que, par la
négligence de l'un d'eux, les lettres, au lieu d'être envoyées à
Fauche-Borel, étaient restées oubliées au fond d'un tiroir. On les y
retrouva encore intactes.

Les regrets exprimés par David Monnier le furent en termes si vifs,
qu'ils éveillèrent la curiosité de La Maisonfort; ils lui suggérèrent
le désir de connaître le secret auquel David Monnier faisait allusion
et dont la vivacité de son mécontentement, comme son arrivée à
Hambourg, attestait l'importance. David Monnier n'était pas de force à
résister longtemps à un personnage aussi habile, aussi insinuant que
La Maisonfort. Celui-ci parlait des services qu'il avait déjà rendus à
la cause royale, de son dévouement passionné à Louis XVIII, de son
ardente volonté de le manifester en toutes circonstances. David
Monnier, se laissant prendre à ce beau langage, entra dans la voie des
confidences. En quelques instants, La Maisonfort fut initié aux
projets si soigneusement cachés à lui et à d'autres par Fauche-Borel.
David Monnier compléta ses premiers aveux, en racontant ce qui s'était
passé depuis que Fauche-Borel avait fui de Paris.

Au mois de mai précédent, Bottot lui ayant ménagé un court et
mystérieux tête-à-tête avec Barras, David Monnier avait formulé des
propositions en termes assez clairs pour être maintenant certain
qu'on ne les repousserait pas. Deux mois plus tard, alors qu'il se
croyait oublié, Bottot était venu l'engager, de la part du «maître», à
se procurer des pouvoirs suffisants pour traiter.

--Partez, lui avait-il dit, allez voir; mais souvenez-vous qu'avant
des engagements réciproques qui lient, Barras ne veut se mêler de
rien, pas même de vos passeports.

C'est alors que David Monnier s'était déterminé à aller à Hambourg,
afin de se concerter avec Fauche-Borel, qu'il croyait averti par ses
lettres des dispositions de «l'homme de Paris». Il ajoutait encore
que, l'avant-veille de son départ, il avait vu le directeur au bal,
dans un jardin, et obtenu de lui l'assurance que son concours ne
manquerait pas à ceux qui sauraient le payer. Et, pour couronner cette
confidence, il répétait les paroles qu'il affirmait avoir été
prononcées par Barras:

--Mes plans sont faits; j'en ai cinq, nous choisirons... Partez, je
m'expliquerai quand on se sera expliqué. Indemnité et sûreté, voilà ce
que je demande.

Ce que Barras entendait par ces mots: indemnité et sûreté, David
Monnier, décidé à ne rien céler à La Maisonfort, affirmait l'avoir
appris par Bottot. Sûreté, dans la pensée de Barras, voulait dire, à
en croire David Monnier, «l'entier oubli de sa conduite
révolutionnaire, l'engagement sacré du roi d'annuler, par son pouvoir
souverain, toutes recherches à cet égard.» Indemnité signifiait une
somme au moins équivalente à celle que devaient procurer au membre le
plus puissant, le plus retors et le plus cupide du Directoire, les
deux années qu'il comptait passer encore au pouvoir. Il évaluait cette
somme «à douze millions de livres tournois, y compris les deux
millions qu'il aurait à distribuer à ses coopérateurs». À valoir sur
ce prix de ses peines, il demandait une avance de quinze cent mille
francs, à payer au moment où seraient échangées les obligations
mutuelles. Il désirait enfin que le roi lui écrivît le premier et
l'autorisât à résider hors de France. À ces conditions, dont il
souhaitait que l'accomplissement lui fût garanti par une puissance
amie de Louis XVIII, il était disposé à prendre l'engagement de
proclamer la monarchie dans un délai de six mois.

Après avoir énuméré les prétendues exigences de Barras, David Monnier
n'eut garde de taire les siennes. Il jugeait indispensable qu'on lui
promît une somme suffisante à l'indemniser lui-même, à indemniser
Bottot de leurs déboursés et de leurs peines. Un billet souscrit par
le roi, ou en son nom, devait fixer le montant de cette indemnité.
Pour le service des avances, il entendait qu'un crédit d'une valeur
égale au chiffre stipulé lui fût ouvert chez un banquier de Hambourg.
C'était, on le voit, un homme prévoyant, pressé surtout de toucher
quelque argent; il n'avait rien oublié.

Tout homme de bonne foi et de haute raison devait être frappé par les
contradictions que, en admettant la véracité des dires de David
Monnier, offrait la conduite de Barras; par l'invraisemblance surtout
du dévouement qu'il apportait au roi au lendemain du dix-huit
fructidor. S'il inclinait vers une restauration monarchique, pourquoi,
dans cette dramatique journée et depuis, avait-il frappé sans pitié
les royalistes? Il est difficile de comprendre que cette considération
n'ait pas suffi à mettre La Maisonfort en garde contre les mensonges
de David Monnier. Ce qui est vrai, c'est qu'il se laissa entraîner
moins peut-être par la grandeur du but que lui montrait David Monnier,
que par l'importance du rôle qui lui était réservé, si le succès
couronnait ses efforts. Il se vit, dans un avenir prochain, glorifié
comme le véritable auteur du rétablissement de la monarchie, accablé
par les témoignages de la gratitude royale, comblé d'honneurs et de
richesses. Cette perspective excita son enthousiasme, le rendit même
insensible à ce que lui commandaient l'honnêteté et l'amitié. Il
n'hésita pas à se substituer à Fauche-Borel, à s'approprier ses plans,
à prendre en mains la direction de cette négociation indélicate et
puérile, résolu à en recueillir les profits.

Maître du secret d'autrui et au moment d'en trafiquer, la présence de
David Monnier ne pouvait que lui être importune et gêner son action.
Il lui conseilla de retourner à Paris, afin de veiller sur Barras,
dont il était impérieusement nécessaire d'entretenir les bonnes
intentions. Il lui promit de le rappeler en temps opportun,
c'est-à-dire dès que le roi aurait répondu aux propositions qui
allaient lui être transmises et fait connaître sa volonté. David
Monnier se laissa convaincre. Il partit pour la France dans le
courant de septembre, en s'engageant à revenir au commencement de
l'année suivante, s'il n'était mandé plus tôt.

Après son départ, le marquis de La Maisonfort écrivit à Louis XVIII.
En deux lettres successives, il présentait un exposé détaillé de
l'affaire. Il expliquait comment, en l'absence de Fauche-Borel, elle
était arrivée entre ses mains. Il ne dissimulait rien des exigences de
Barras. À l'appui des demandes personnelles de David Monnier, il
insistait longuement sur le zèle dont celui-ci avait fait preuve, sur
son habileté, sur l'utilité de son intervention. Son récit se
ressentait de l'enthousiasme dont il était lui-même animé et tendait à
le faire partager au roi comme à son entourage. Ces graves
communications ayant été expédiées à Mitau, La Maisonfort, désormais
assuré de conserver la direction de l'entreprise, se décida à en
entretenir le chargé d'affaires du roi, avec qui il vivait en bons
termes. Thauvenay ne se montra ni moins crédule, ni moins enthousiaste
que lui. Il écrivit, de son côté, à Saint-Priest, à l'effet d'appuyer
les démarches de La Maisonfort. Toutefois, à la fin d'octobre, ils
attendaient encore les réponses qu'ils avaient sollicitées.

Ce n'est pas qu'à Mitau on eût accueilli leurs propositions avec
indifférence. Mais elles y avaient causé plus d'étonnement que de
satisfaction. On se rappelait l'insuccès des démarches antérieures; on
redoutait de s'exposer à des déceptions nouvelles. Toutefois l'étude
approfondie des dires de La Maisonfort, en démontrant qu'il n'en
coûterait rien de seconder les vues de leur auteur, et que le pire qui
pût arriver était un échec dans lequel le roi ni ses amis ne pouvaient
être compromis, décida Louis XVIII à y répondre favorablement.
Cependant, au moment d'envoyer à La Maisonfort des pouvoirs pour
traiter, il se ravisa et se décida à les confier à un homme mieux
connu de lui, de la fidélité duquel il fût sûr.

Le 8 novembre, deux lettres adressées, l'une par le comte de
Saint-Priest à La Maisonfort, l'autre par d'Avaray à Thauvenay, leur
apportaient les remerciements de Louis XVIII et leur annonçaient la
prochaine visite d'une «personne de marque» qui devrait être mise en
communication avec David Monnier. D'Avaray, se référant à la
négociation Sourdat, rappelait que Barras savait depuis longtemps
qu'il pouvait compter sur indemnité et sûreté. Dans les explications
de La Maisonfort, une phrase avait surtout frappé le roi: «Barras veut
que vous soyez roi sans préambule, sans restriction.»--«C'est là le
point d'où il faut partir, répondait d'Avaray. Je vous recommande, au
nom de votre fidélité et de votre amour pour le roi, d'éviter, de
repousser toute discussion qui pourrait changer ou altérer le moins du
monde cette base invariable du traité. Qu'il ne soit donc question
dans les conférences ni de constitution, ni de gouvernement, ni
d'amnistie en ce qui concerne les assassins de Louis XVIII, ni rien
qui ait aucun rapport à ces objets étrangers au but de la négociation.
Dites tous que le roi veut faire le bonheur de son peuple, régner par
la justice et l'amour, réformer les abus; vous ne vous tromperez pas.
Ayez cependant sous les yeux pour votre propre instruction celles du
roi, et restez en deçà plutôt que d'aller au delà. Je voudrais même
que Barras, s'il est dans le cas de faire une proclamation, les citât
pour garants des sentiments personnels du roi, de la sagesse de ses
vues, de la modération de ses principes; et, comme il serait dangereux
de présenter aux yeux des Français sous les traits du despotisme le
roi qu'il veut leur rendre, je voudrais qu'il leur dît que ses vertus,
ses lumières, ses paroles, ses malheurs même, tout les assure qu'il
les fera jouir de toute la liberté compatible avec la tranquillité
publique.»

Ce langage ne témoigne pas seulement de la candeur dont faisait preuve
la cour de Mitau en supposant Barras capable de se sacrifier au roi
par l'abandon de son pouvoir, le désaveu de sa conduite antérieure et
l'acceptation volontaire de l'exil; il prouve aussi qu'on y prenait au
sérieux, sur la foi des récits transmis par La Maisonfort, des
affirmations dictées uniquement par la cupidité. Quelques jours plus
tard, une nouvelle lettre de Saint-Priest prévenait Thauvenay que «la
personne de marque», désignée par le roi, était le jeune duc de
Fleury, premier gentilhomme de la chambre, neveu du maréchal de
Castries. «Il a de l'esprit et de la capacité, et sa jeunesse n'est
point aux dépens de sa maturité. Nous espérons que son âge et son état
serviront à masquer sa commission. Sa Majesté compte beaucoup sur
vous pour l'aider de votre sagesse et de votre expérience, et il est
fort disposé à se consulter avec vous. Nous serions charmés que vos
occupations vous permissent d'assister aux séances et d'aider au
chiffrement pour éviter un nouveau confident. On dit que les espions
fourmillent à Hambourg. Mais vous saurez les déjouer par des
précautions qu'il ne faut pas épargner. Nous ne connaissons guère M.
de La Maisonfort que par ses écrits. On nous dit qu'il a été fort lié
avec les Lameth, et cela ne nous laisse pas sans inquiétude. Mais nous
ne l'avons pas choisi, et il faut bien le prendre tel qu'on nous l'a
donné.»

Le duc de Fleury, que le roi jetait tout à coup dans cette intrigue,
en lui sacrifiant un serviteur aussi dévoué que Thauvenay, des agents
aussi habiles que Fauche-Borel et La Maisonfort, ne possédait aucune
des qualités nécessaires à une telle négociation. C'était un brillant
et vaniteux gentilhomme, léger, pénétré de son importance, plus
présomptueux que clairvoyant. Un peu plus tard, d'Avaray gémira en
pensant que «de si grands intérêts sont en de telles mains», les mains
d'un homme qui «se noie dans un verre d'eau». Saint-Priest ne pensait
pas autrement. Mais, le roi ayant prononcé, il se conformait à sa
volonté, en disant du jeune négociateur tout ce qu'il fallait en dire
pour lui assurer la confiance des gens de Hambourg qui ne le
connaissaient pas.

À son départ de Mitau, on lui remit l'acte d'indemnité et de sûreté
exigé par Barras, les lettres patentes, comme on disait. «Cet acte est
écrit de la main de Sa Majesté. Nous aimerions assez qu'il demeurât à
Hambourg sans aller en France, n'ayant surtout aucun écrit de ce
directeur.» Le document n'était que l'énumération des demandes
qu'avait formulées, au nom de Barras, David Monnier. «Louis, par la
grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à notre amé et féal Paul,
vicomte de Barras, salut.» Suit un préambule explicatif, après lequel
il est stipulé: «À ces causes, nous vous avons nommé et nous vous
nommons, vous, vicomte de Barras, pour notre commissaire général à
l'effet de préparer et exécuter le rétablissement pur et simple de la
monarchie française.» Rien n'est oublié, ni l'engagement de la
rétablir dans six mois, ni les douze millions de livres tournois à
payer «en espèces sonnantes», ni l'oubli du passé. Le tout est «donné
à Mitau, sous notre petit scel». La date reste en blanc pour être mise
quand on croira le moment venu d'échanger les engagements réciproques.
Ce sera «le 10 may de l'an 1799 et de notre règne le quatrième».

Indépendamment des lettres patentes, le duc de Fleury fut muni
d'instructions écrites. Il devait s'y référer pour les réponses à
faire au cours des délibérations. David Monnier ayant demandé que le
roi écrivît le premier, Saint-Priest, rédacteur de ces instructions,
disait en parlant de Barras: «Je le crois trop gentilhomme pour
désirer que Sa Majesté lui fasse d'aussi basses avances. Ce n'est
assurément pas qu'Elle fût retenue par aucun _punctitio_. Mais encore
faudrait-il un puissant motif pour passer sur une telle disconvenance.
C'est à M. de Barras à écrire au roi d'après l'acte de sûreté et
d'indemnité qu'il en aura reçu, et Sa Majesté lui répondra ensuite, de
manière à le satisfaire. Mais encore faut-il préalablement qu'il se
soit expliqué directement. L'on ne met point en doute sa bonne foi. Il
a un intérêt si palpable à réussir dans son projet qu'on ne peut
raisonnablement craindre qu'il trahisse, et d'ailleurs, il ne veut
aucun coopérateur, et, par conséquent, personne d'attaché au roi ne
peut être compromis par lui. C'est d'un coup de main qu'il s'agit sans
doute, et il peut réussir, vu le discrédit où le Directoire et le
Corps législatif se trouvent en France, et les dispositions bien
connues du peuple à rappeler son roi.»

En prévision du succès de la contre-révolution, Saint-Priest
s'occupait ensuite du gouvernement intérimaire par qui devrait être
exercé le pouvoir, en attendant l'arrivée du roi ou de son frère,
lieutenant général du royaume. Il sollicitait sur ce point les idées
de Barras, et proposait à tout hasard un conseil de régence formé
d'une douzaine de membres du Corps législatif et présidé par le
directeur. Le premier acte de ce conseil devait être une proclamation
à l'armée, promettant à tous une amnistie, quelque part qu'ils eussent
prise aux événements, et aux officiers la conservation de leurs
grades.

Barras avait demandé à aller jouir hors de France de sa grande
fortune. «Oui, répondait Saint-Priest au nom du roi. Il faudrait même
qu'il n'y gardât plus d'immeubles. On les lui payerait en argent.»
Quant à la garantie d'une puissance exigée par lui, à qui la demander
puisque le secret auprès des cours était reconnu nécessaire? Il est
vrai qu'il se montrait moins strict à l'égard de l'Empereur de Russie.
«Mais il y a lieu de croire que l'Empereur ne se prêterait pas à cette
proposition, lui qui n'a point voulu laisser introduire dans ses États
l'ouvrage de M. Cléry (sur la captivité de Louis XVI), pour ne pas,
a-t-il dit, faire connaître à ses sujets quelles indignités un
souverain peut subir. Si Barras, cependant, ne voulait pas sortir de
France sans cette garantie, il pourrait demander le gouvernement de
l'île Bourbon, où il trouverait toutes les jouissances dont il est si
empressé.»

En ce qui concernait les avances à faire sur le prix de la
négociation, sans doute il n'y fallait pas regarder. «Mais _nemo dat
quod non habet_. S'il ne s'agit que de menues dépenses, et quoique le
roi ait à peine de quoi vivre, on tâcherait de les couvrir. Mais
peut-on penser que Barras et son agent soient à quelques milliers
d'écus près? Et s'ils demandent de grosses avances, ne serait-ce pas
le cas de se défier d'eux comme de gens cherchant à faire des dupes?»

Résumant enfin son opinion sur la manière de procéder à l'échange des
engagements, Saint-Priest conseillait qu'après avoir pris connaissance
de l'acte de sûreté et d'indemnité mis en dépôt à Hambourg, l'agent de
Barras allât à Paris lui dire qu'il pouvait se fier au roi, provoquer
l'explosion, instituer la régence en attendant Monsieur, et envoyer
l'adresse à l'armée. Sur cette manière de procéder, aucune difficulté
n'était à prévoir, puisque David Monnier avait, au dire de La
Maisonfort, spontanément proposé d'aller chercher à Paris, si l'on
s'entendait, une lettre de soumission au roi et l'exposé du plan avec
la ratification des conditions stipulées. Dans ce cas, le duc de
Fleury devait attendre à Hambourg le retour de l'émissaire, à moins
qu'il ne jugeât préférable de se rendre en France, pour s'aboucher
lui-même avec Barras et se concerter directement avec lui.



V

PICHEGRU RENTRE EN SCÈNE


À Londres, en 1798, le service des étrangers institué au ministère de
l'intérieur avait pris une extrême importance depuis le commencement
de l'émigration, l'Angleterre étant devenue l'asile d'un grand nombre
d'émigrés, le rendez-vous d'agents royalistes, le rendez-vous aussi
des espions qu'entretenait auprès d'eux le gouvernement français. À sa
direction était préposé Wickham, dont un long séjour en Suisse, au
milieu des royalistes proscrits, avait fait l'homme d'État britannique
le plus compétent pour ce qui concernait les affaires de France.
Depuis sa rentrée à Londres, à la fin de l'année précédente, le
cabinet l'avait chargé de la surveillance des émigrés. C'est à ce
bureau que, le 27 septembre 1798, quatre voyageurs arrivés à Londres
le même jour, se présentaient pour y faire viser leurs passeports et
solliciter le droit de séjour, conformément aux règlements de police.
Admis en présence de Wickham, les nouveaux venus déclinèrent leur nom,
leurs qualités. L'un d'eux était le général Pichegru. Il apprit à
Wickham que, le 3 juin précédent, avec sept de ses compagnons, il
s'était évadé de Cayenne, où le Directoire les avait déportés après le
dix-huit fructidor. Pour des causes diverses, quatre d'entre eux
étaient restés en route, notamment le général Willot, tombé malade
dans les colonies hollandaises. Les autres étaient parvenus à gagner
l'Europe.

Wickham se montra courtois et affable. Il déféra aux désirs des
fugitifs. Le général Pichegru, qu'il entoura plus particulièrement des
témoignages de son admiration, fut autorisé à résider à Londres ou
dans les environs. À tous, des offres de services furent faites avec
empressement et libéralité. Dans la soirée du même jour, la nouvelle
du retour de Pichegru se répandait dans les salons de Londres. Les
agents secrets du gouvernement français la transmettaient à Paris. Dès
le lendemain, les personnages les plus importants de l'émigration
française se présentaient pour voir Pichegru. Mais il refusa sa porte
à la plupart d'entre eux. Parmi ceux qu'il reçut, se trouvaient le
baron de Roll, qui lui apporta les félicitations du comte d'Artois, et
Dutheil, l'ancien chef de l'intendance de Louis XVI à Paris, agent
financier des princes. Dutheil ayant fait mine de sonder ses
intentions futures, il se déroba, alléguant sa fatigue morale et
physique, son ignorance des dispositions de la France, pour fuir tout
entretien sur la situation politique.

Dutheil ne se laissa pas démonter, devint plus pressant, insinua que,
si le général se rendait à Mitau, il y serait reçu comme un fidèle et
illustre sujet du roi. Pichegru se contenta de répondre qu'il
attendrait des instructions, mais qu'avant de prendre un parti, il
voulait savoir quel traitement réservait Louis XVIII aux officiers de
l'armée républicaine qui se déclareraient pour sa cause. Dutheil
n'insista pas. En quittant le général, il écrivit à Mitau, répéta dans
sa lettre ce qui venait de lui être dit, et même ce qu'il eût désiré
entendre, à savoir que le général Pichegru était disposé à aller
mettre ses hommages aux pieds du roi. L'information péchait par le
défaut d'exactitude. Pichegru, en débarquant en Angleterre, était
résolu à y séjourner et, pour échapper aux visites importunes, à se
retirer à la campagne. Il ne tarda pas à s'y fixer. Jusqu'à son départ
pour le continent, il ne revint à Londres qu'afin de se rendre aux
appels de Wickham, qui avait manifesté le désir de le revoir.

Le général Pichegru, à cette époque, n'était âgé que de trente-sept
ans. Mais ses longues campagnes, la rigoureuse captivité qu'il venait
de subir avaient usé son corps, découragé son âme, ébranlé son
énergie. Dans le premier entretien qu'il eut avec le diplomate
anglais, il parut d'abord animé du désir de rester inactif, de se
faire oublier; il ne manifesta d'autre ambition que celle du repos; il
prétendit qu'après les dures épreuves de la proscription et le
vigoureux effort qu'il avait dû faire pour y mettre fin, il était sous
le coup d'une accablante lassitude. Mais Wickham ayant, par d'adroites
flatteries, fait appel à son zèle pour la cause du roi, peu à peu les
dispositions de Pichegru se modifièrent. Il ne se refusa pas à des
pourparlers «sur les questions brûlantes». Pendant les jours suivants,
il se prêta à diverses conférences avec les ministres, leur révéla ses
idées, fit connaître les plans que, de concert avec le général Willot,
il avait conçus et étudiés durant les longues et cruelles heures de
leur captivité commune. En un mot, il donna clairement à entendre que
ce général et lui-même étaient acquis à la cause de la monarchie,
prêts à combattre pour elle.

Il n'y a pas lieu de s'attarder à préciser ici les gages, d'ailleurs
fort vagues, qu'antérieurement à la journée de fructidor, Pichegru
avait donnés à cette cause. Par ce qu'on en a dit plus haut, il est
aisé de juger des dispositions dans lesquelles il se trouvait en
arrivant à Londres, du ressentiment qui remplissait son coeur, et de
s'expliquer pourquoi, après n'avoir manifesté d'abord que
découragement et lassitude, il se montra plus confiant dès qu'il
entrevit la possibilité de tirer vengeance des hommes qu'il
considérait comme ses persécuteurs. Ce serait lui faire gratuitement
injure que de prétendre qu'il n'était animé d'aucun autre sentiment.
Encore que les contradictions de la conduite qu'il tint ultérieurement
ne permettent guère de préciser les mobiles auxquels il obéissait, on
ne saurait nier que des préoccupations patriotiques y eurent une part.
Quand il se jetait dans la coalition, c'était bien pour contribuer à
restaurer la monarchie, qui lui paraissait être l'unique solution
qu'il convînt de souhaiter à son pays, et non pour servir ses desseins
personnels et les vues particulières des puissances coalisées.

Dans ses conversations avec Wickham, il s'attachait à pénétrer les
arrière-pensées de son interlocuteur. Il voulait s'assurer que les
témoignages de courtoise sympathie qu'on lui prodiguait ne
dissimulaient pas le désir d'empêcher le rétablissement de l'autorité
de la France en Europe ou d'entamer l'intégrité de son territoire.
Wickham devinait ses préoccupations. Il déploya toute son habileté
pour le convaincre du désintéressement comme de la sincérité des
puissances. Il parla avec tant d'effusion et d'éloquence, que Pichegru
fut bientôt convaincu. Quand on arriva à l'examen des moyens d'action,
qui, le cas échéant, pourraient être employés efficacement, on se mit
d'accord sur la nécessité d'opérer d'abord en Suisse et de consacrer
tous les efforts à délivrer les populations helvétiques du joug
français. Elles étaient prêtes à se soulever. L'Angleterre s'était
engagée à seconder leur révolte. Si le général Pichegru entrait à ce
moment en Franche-Comté, s'il se mettait à la tête des mécontents; si
le général Willot, qu'il disait disposé à se porter en Provence,
provoquait à la même heure une bruyante agitation dans le Midi, la
révolte de la Suisse pouvait devenir le point de départ de la chute du
gouvernement républicain.

Pichegru approuva ces vues. On lui promit de le seconder s'il
parvenait dans l'Est. Il restait libre, d'ailleurs, d'agir à son heure
et à son gré, au mieux des intérêts qui lui seraient confiés.
L'Angleterre était résolue à ne pas entraver son action, mais
seulement à mettre à sa disposition, sans lui en demander compte, les
ressources pécuniaires dont il aurait besoin. Elle promettait
d'assister dans l'intérieur tout parti capable de résister ouvertement
et directement au gouvernement tyrannique de la France, ou de coopérer
avec les alliés dans le même sens. L'accord intervenu sur ces divers
points n'avait pas épuisé l'objet des négociations. Elles se
continuèrent sur d'autres non moins importants.

Pichegru, d'accord avec Louis XVIII sans l'avoir consulté, était
d'avis que les armées alliées devaient se faire précéder en France par
un manifeste portant expressément que la guerre n'avait pas la
conquête pour but, mais le rétablissement du roi légitime. Il pensait
également que, par ce manifeste, les puissances étaient tenues de
reconnaître Louis XVIII comme roi de France. Or c'est précisément sur
ces graves questions que les ministres anglais refusaient de se
prononcer. Ils protestaient du désintéressement de l'Angleterre.
L'idée de conquête n'entrait pour rien dans leurs résolutions. Mais
ils avaient trop souvent déclaré qu'ils ne faisaient pas la guerre à
la France dans l'intérêt des Bourbons pour revenir sur leurs
déclarations, procéder à la reconnaissance du roi et s'infliger à
eux-mêmes un démenti. Au surplus, ils ne pouvaient prendre aucune
décision à cet égard sans s'être concertés avec la Russie et
l'Autriche. Il convenait d'attendre le résultat des pourparlers qui
ne manqueraient pas de s'engager, et, pour leur part, ils
n'hésiteraient pas à suivre l'exemple qui leur serait donné par leurs
alliés.

Confiant dans l'issue des négociations annoncées, Pichegru se contenta
de ces réponses. Sa conviction, ainsi qu'on le verra, n'était pas
absolument faite quant à l'opportunité de la reconnaissance préalable
du roi par les alliés. Il croyait à ce moment cette reconnaissance
nécessaire. Un peu plus tard, il ne la considéra plus que comme une
démarche imprudente, qui devait être ajournée jusqu'après le
renversement du Directoire.

D'ailleurs, avant même qu'il conférât avec les ministres britanniques,
il avait reçu, à leur insu, une confidence dont l'objet prit bientôt
dans son esprit une grande place et relégua au second plan de ses
préoccupations la question de la reconnaissance de Louis XVIII par les
coalisés. Cette confidence lui fut faite par Fauche-Borel, admis des
premiers à le féliciter sur l'heureuse issue de ses tentatives
d'évasion. Ils se rencontrèrent chez Wickham, par les soins de ce
personnage. Dans cette première entrevue, Fauche-Borel acquit la
certitude que, loin d'ébranler les dispositions anciennes de Pichegru
en faveur des Bourbons, les souffrances de sa captivité avaient eu
pour effet de les fortifier. Il revenait, pressé de tirer vengeance de
ses persécuteurs, et plus encore de prêter aux efforts entrepris en
vue de renverser le Directoire l'appui de son illustre nom et de sa
vaillante épée.

Entre Pichegru et Fauche-Borel existait, on le sait, un de ces
souvenirs qui lient à jamais les hommes, le souvenir des démarches
faites par le second pour attirer le premier dans le parti du roi. Ces
démarches dataient, les unes de 1796 quand Pichegru commandait l'armée
de Rhin-et-Moselle, les autres de 1798 quand il présidait,
antérieurement au dix-huit fructidor, le conseil des Cinq-Cents, et
que, par les matinées du mois d'août, au petit jour, Fauche-Borel
allait--c'est lui du moins qui le raconte--le trouver mystérieusement
dans sa maison de Clichy pour conférer avec lui et Willot, qui s'y
rendait de son côté.

Dès cette époque, Fauche-Borel s'était fait, ce en quoi il se
trompait, la plus haute idée de la valeur politique de Pichegru, une
non moins haute idée que celle qu'il avait, à plus juste titre, de son
génie militaire. Ce Pichegru, maintenant oublié, persécuté, proscrit,
avait été le plus populaire des généraux. On le considérait alors
comme l'arbitre des destinées de la France. Ce qu'il était en ces
temps déjà lointains, il pouvait le redevenir. Fauche-Borel s'en
convainquit quand ils se retrouvèrent en l'entendant vanter les
avantages d'une restauration monarchique et en démontrer la
possibilité. Son parti fut pris aussitôt. Dans le vaillant soldat
miraculeusement rendu à la bonne cause, il devina l'homme le plus
capable de l'aider à mener à bien l'affaire Barras et à en tirer
parti. Il n'hésita pas à la lui confier, après avoir exigé de lui
l'engagement de garder le plus rigoureux secret.

Pichegru recueillit d'abord les confidences de son admirateur avec
autant de défiance que d'incrédulité. Il les traita de billevesées, de
rêves fous. Y avait-il apparence que «ce Barras», le moins probe des
hommes, fût de bonne foi? N'était-il pas trop coupable envers le roi
pour avoir conçu l'espoir d'obtenir son pardon? Ne tendait-il pas un
piège aux royalistes pour les mieux écraser? À supposer qu'il fût
sincère, en promettant de rétablir la monarchie, n'augurait-il pas
trop de sa puissance? Sa popularité n'était-elle pas compromise, son
crédit ébranlé? N'était-ce pas se payer de chimères que de le supposer
en état de ramener le roi?

Fauche-Borel ne se laissa pas désarçonner par ces objections. Encore
découragé quelques jours avant par le long silence de David Monnier,
l'arrivée de Pichegru lui avait rendu l'énergie et l'espoir. Il
soutint que Barras était assez puissant pour imposer sa volonté à un
pays déchiré par les factions et où les partisans du roi se trouvaient
assez nombreux pour rendre fécond un viril effort. Plus la France
était divisée, appauvrie dans le présent, menacée dans l'avenir, et
plus il serait aisé de lui rendre son roi qu'elle recevrait comme un
libérateur. L'homme dont le génie et les victoires l'avaient un moment
séduite et rassurée, le seul qui pût se jeter en travers des
tentatives de Barras, Bonaparte, était en Égypte, d'où ni lui ni son
armée ne reviendraient peut-être jamais. Son absence favorisait le
succès d'une contre-révolution, qui trouverait encore un appui dans la
coalition destinée, à l'instigation de l'Angleterre, à se reformer.

Ce tableau, tracé par une bouche éloquente, séduisit Pichegru. Avec la
mobilité naturelle de son esprit, il crut à la possibilité de ce qui
d'abord lui avait semblé irréalisable. Dès ce moment, son concours fut
acquis à Fauche-Borel. Il ne lui parlait de rien moins que de se
rendre dans l'Est, d'y lever une troupe de volontaires, de marcher
avec elle au-devant des armées qu'il avait jadis commandées, qui
l'acclameraient en le reconnaissant et se mettraient sous ses ordres
pour marcher sur Paris, au moment où Barras proclamerait le roi. C'est
ainsi qu'il se promit sans réserve. Il s'engagea, quand Fauche-Borel
allait quitter l'Angleterre, à reprendre à Hambourg ce très étrange
entretien. C'est dans cette ville qu'en se séparant à Paris,
Fauche-Borel et David Monnier s'étaient donné rendez-vous.
Fauche-Borel comptait y trouver des instructions du roi à qui il avait
écrit, et des pouvoirs pour négocier.

Il ne fallut pas de nombreuses conférences pour amener Pichegru à ces
résolutions. Sans en attendre le résultat, Fauche-Borel avait écrit à
Mitau que, quoique pressé de s'éloigner de Londres, il entendait y
rester autant qu'y resterait le général et s'attacher à lui, parce
qu'il en espérait de grandes choses. Puis, quand il eut atteint le but
qu'il poursuivait, c'est-à-dire fait partager à Pichegru sa propre
conviction, il écrivit de nouveau. Pour la première fois, dans sa
correspondance avec le cabinet du roi, on vit apparaître une allusion
à l'affaire Barras. Mais il n'en dit que ce qui devait permettre de
mesurer la part qu'y pourrait prendre Pichegru et d'apprécier
l'utilité de son intervention.

À Mitau, on savait déjà, par les lettres de La Maisonfort et de
Thauvenay, de quoi il retournait. L'allusion fut donc comprise. Mais
l'admission de Pichegru dans le secret ne laissa pas d'inquiéter. Le
15 octobre 1798, Saint-Priest écrit à Thauvenay: «D'un autre côté,
Fauche-Borel a écrit au roi et à M. le comte d'Avaray qu'il a joint
Pichegru et qu'il ne veut pas quitter ce général. Nous en serions fort
aises. Ce serait un confident de moins, et l'affaire serait plus
concentrée entre nous. Ce n'est pas de notre part qu'elle pourra être
divulguée. Le roi ne l'a pas même écrit à son frère. Ce nouvel
incident ne nous fournit pas matière à changer nos instructions. Nous
n'avons que des voeux à former pour qu'au lieu de nuire à la marche de
l'affaire, elle s'en fortifie davantage. Mais je crains bien que
Monnier et son principal coopérateur ne s'effarouchent d'un
coopérateur qui a tant à se plaindre d'un directeur. Il faut attendre
l'événement.»

Fauche-Borel maintenant avait hâte de quitter Londres, et Pichegru
tout autant que lui, encore qu'il se montrât moins impatient. Mais
Wickham, constant intermédiaire entre eux et le ministère,
s'appliquait à les retenir, non que son gouvernement fût déjà résolu à
les employer, mais parce qu'à tout hasard il préférait les garder sous
sa main. Si les démarches que l'Angleterre multipliait auprès des
cours du Nord, à l'effet de renouer la coalition, aboutissaient,
Pichegru pourrait servir à fomenter une insurrection dans l'est de la
France. Quant à Fauche-Borel, considéré comme un agent aussi dangereux
qu'utile, un brouillon bon à lâcher à l'aventure, à travers les
situations obscures et compliquées, s'il devenait nécessaire de les
obscurcir ou de les compliquer davantage, Wickham aimait mieux le
savoir près de lui que loin de lui, moins à cause de ce qu'il
attendait de ses services qu'en raison de ce qu'il en redoutait. Il
s'ingéniait donc à opposer des obstacles à leur départ.

Il avait en quelque sorte séquestré Pichegru aux environs de Londres,
et, sous prétexte de le dérober à toute influence, exigé qu'il y vécût
retiré. C'est en vain que le comte d'Artois se plaignait, qu'il
envoyait à Wickham le baron de Roll pour le presser de ne pas retenir
plus longtemps le général; c'est en vain que celui-ci arguait de la
nécessité de passer sur le continent pour étudier sur place les moyens
de soulever la Franche-Comté. On lui objectait que l'heure décisive
n'était pas encore sonnée[57]. On invoquait la même raison pour
calmer les impatiences de Fauche-Borel. À l'effet de gagner du temps
sans prendre aucun engagement, on lui parlait vaguement de l'envoyer
en Suisse pour exciter les populations à la révolte contre les
Français. Il feignait de se prêter aux vues de Wickham, uniquement
attaché à dissimuler les véritables causes de son empressement à
s'éloigner, tiraillé contre l'ardent désir de se mettre en relations
avec David Monnier et la préoccupation de ne pas s'aliéner les bonnes
grâces des Anglais, de qui il recevait une pension et attendait les
ressources nécessaires à son voyage.

         [Note 57: «Vous sentez bien, écrit Saint-Priest le 8 octobre
         à l'abbé de La Marre, que nous regardons cette séquestration
         comme uniquement dirigée contre nous et que nous ne sommes
         pas les dupes de l'exclusion que se donnent les ministres
         britanniques.» Et il accuse «M. Wickham qui cherche toujours
         à s'emparer exclusivement de nos affaires». La même idée
         revient dans une lettre adressée, le 28 octobre, à l'agence
         de Souabe: «L'objet spécial de la présente est de vous parler
         du général Pichegru. Vous connaissez ses anciennes et
         favorables dispositions pour le roi, et il serait bien à
         désirer que l'Angleterre voulût mettre ce général en oeuvre.
         Notre voeu serait qu'on l'employât avec le corps russe
         auxiliaire qu'a fourni l'empereur de Russie à celui
         d'Allemagne, et en le dirigeant par la Suisse en
         Franche-Comté. Vous chercherez sans doute les moyens
         d'approcher le général Pichegru et de vous mettre en
         intelligence avec lui. Nous ferons de notre côté tout ce que
         nous croirons pouvoir tendre à ce but, et nous attendons les
         indications que vous pourrez nous donner. Le ministre
         britannique l'a en quelques mots séquestré en Angleterre, où
         nous n'avons pu avoir avec lui des rapports directs. Mais ce
         sera plus facile, dès qu'il sera sur le continent.»]

À la demande de Wickham, le général persistait à se tenir éloigné des
émigrés. Vers la fin d'octobre, c'est-à-dire un mois après son arrivée
à Londres, ni les agents du roi, ni ceux du comte d'Artois, ni ce
prince lui-même, n'avaient obtenu de lui autre chose que des propos
vagues, non qu'il dissimulât entièrement ses intentions, mais parce
qu'il ne voulait pas dire dans quelle mesure l'Angleterre les
seconderait. Les ministres favorisaient sa réserve. Même en recevant
le duc d'Harcourt, lord Grenville s'abstenait de toute allusion aux
pourparlers engagés. Le 26 octobre, d'Harcourt, sur la foi des
renseignements qu'il avait pu recueillir, écrivait à Mitau: «Pichegru
est à la campagne entretenu aux frais du gouvernement qui d'abord
voulait le voir, et ensuite a voulu conserver la possibilité de donner
sa parole qu'il ne l'a pas vu, s'il en était question au parlement.
Pichegru s'offre pour les provinces de l'Est et demande que Willot
soit employé dans celles du Midi. Il croit pouvoir promettre cent
mille hommes des débris de son armée. Je n'ai pas parlé encore de ce
qui le concerne avec les ministres anglais pour ne pas les
embarrasser. Je le ferai quand il en sera temps.»

Six jours après, le 2 novembre, d'Harcourt jugea que l'heure était
venue d'en entretenir lord Grenville. La réponse du ministre fut aussi
mystérieuse que brève:

--Nous laisserons Pichegru à la campagne, dit-il; nous préférons le
tenir écarté. Puis, comme d'Harcourt, faisant allusion aux résultats
des négociations suivies à Saint-Pétersbourg pour reformer la
coalition, le félicitait sur les bons effets de son crédit en Russie
et lui demandait à quel moment Louis XVIII pourrait entrer en
activité, lord Grenville ajouta:--Nous ne sommes pas encore au moment
de nous occuper de Sa Majesté. Vous savez ma profession de foi pour
ses intérêts. Elle ne variera pas. Il ne tenait qu'à la cour de
Vienne, il y a quatre mois, et encore plus, il y a six mois, de
terminer par les armes les malheurs qui menacent l'Europe. Je ne sais
si elle en retrouvera les mêmes occasions, malgré les efforts de la
Russie et de la Porte.

Dans ce langage, pas un mot de Pichegru, ni de ses conférences avec
Wickham, ni du plan à l'étude duquel elles étaient consacrées. Quant à
Pichegru, ce fut seulement quand les grandes lignes de ce plan furent
arrêtées et trois jours avant son départ pour l'Allemagne, qu'il se
décida à entrer officiellement en relations avec les agents de Louis
XVIII. Le 30 novembre 1798, il se rencontra avec le duc d'Harcourt,
Cazalès, Dutheil, et leur confia ses projets sans leur parler
toutefois des confidences de Fauche-Borel et du parti qu'elles lui
avaient suggéré. Il leur confessa qu'il n'avait pas reçu du
gouvernement anglais de mission particulière, mais qu'on le faisait
partir avec la certitude que, lorsqu'il aurait choisi sa résidence, il
y formerait son parti, et l'assurance que, lorsqu'il aurait fait
connaître ses plans, on lui fournirait des moyens pécuniaires pour les
réaliser. Ses adhérents, ses officiers les plus sûrs, les corps
d'armée qu'il avait commandés étaient disséminés. Mais il espérait
bien renouer avec eux des rapports et y recruter des partisans.

Cazalès lui fit connaître les divers personnages qu'à Paris, en Souabe
et ailleurs, le roi employait à son service; il l'éclaira sur leur
capacité, leurs talents, leurs inconvénients, leur caractère; enfin il
le mit en défiance contre le ministère anglais, «qui songeait bien
plus à son intérêt qu'à celui du roi.» On parla aussi du concours
qu'on pouvait attendre des généraux que le Directoire avait proscrits.
On tomba d'accord qu'il ne fallait pas compter sur La Fayette. Les
représentants du roi croyaient au contraire que Carnot, alors réfugié
en Suisse, ne refuserait pas de tirer l'épée pour la cause royale.
Pichegru ne fut pas de cet avis.

--Carnot est en sûreté, dit-il; mais on ne peut rien en espérer pour
nous parce qu'il juge son crime envers le roi irrémissible. En
revanche, nous aurons Willot. Il viendra à Londres dès que sa santé le
lui permettra.

À l'issue de cette conférence, d'Harcourt écrivait à Mitau: «Pichegru
a beaucoup de mesure, de fermeté, de modestie. Il connaît la guerre.
Il était délicat de lui parler de ses succès. Il a moins cherché à les
faire valoir qu'à prouver le désir de les réparer.»

Cependant Dutheil n'était pas satisfait de cette entrevue, au cours de
laquelle Pichegru, à son avis, ne s'était pas suffisamment expliqué.
Il en provoqua une seconde. Il s'y rendit seul. Dans le tête-à-tête,
Pichegru s'exprima avec plus de précision et de clarté. Il se porta
fort pour le désintéressement et la sincérité du cabinet britannique;
il se félicita de la liberté qui lui était laissée.

--Aucun agent de l'Angleterre, dit-il à Dutheil, ne doit ni diriger,
ni influencer mes opérations. Je n'aurai de rapport avec celui ou ceux
à qui je serai adressé que pour recevoir d'eux les sommes nécessaires
à mes entreprises.

Il manifesta l'intention de faire tous ses efforts pour convaincre
l'Autriche que la guerre serait non seulement utile, mais funeste, si
elle n'était précédée par la reconnaissance du roi. Quant à
l'hypothèse d'une paix générale, elle ne l'effrayait pas.

«Il n'en est pas moins convaincu, écrivait Dutheil à Louis XVIII, que
Votre Majesté ne doit pas renoncer à l'espoir d'entrer bientôt dans
ses États. L'opinion du général à cet égard est fondée sur la promesse
qui lui a été faite par le gouvernement britannique de laisser à sa
disposition, cette paix ayant lieu, les moyens de faire la guerre à la
France, et sur l'espoir que le cabinet de Saint-James serait soutenu
par quelque vigoureuse résolution de l'Empereur de Russie. Le général
Pichegru m'a engagé de supplier Votre Majesté de ne point considérer
comme une assurance donnée de sa part avec légèreté la certitude qu'il
a que, malgré la paix, le retour de Votre Majesté en France ne serait
différé que de très peu de temps. Il désire aussi que Votre Majesté
sache qu'il lui a été fait la promesse qu'il serait remis pour le Midi
de la France au général Willot, qu'on attend à chaque instant en
Angleterre, les mêmes moyens que ceux qui lui sont confiés pour l'Est.
Dans le cas où Pichegru se trouverait forcé par les circonstances de
tirer quelques coups de canon constitutionnels de 1797, il ne doute
pas que Votre Majesté ne l'en croira pas moins le plus fidèle comme le
plus dévoué de ses sujets. Il a désiré que je n'oubliasse pas ces
expressions: _constitutionnels de 1797_, et il m'a témoigné mettre
beaucoup de prix à ce que ces expressions fussent connues de Votre
Majesté. Je vais envoyer à ce général le chiffre dont il doit se
servir pour écrire à Mitau[58].»

         [Note 58: Quoique le rapport d'où sont extraites ces
         citations ne porte pas de date, il est certain qu'il fut
         écrit le 1er ou le 2 décembre 1798. Pichegru avait exprimé le
         désir que le compte rendu de sa conversation fût transmis au
         roi de vive voix, quand Dutheil irait à Mitau. Mais le comte
         d'Artois, à qui Dutheil la répéta, voulut que son frère en
         eût connaissance sans retard. Dutheil, empêché de partir,
         écrivit.]

Ces explications données, Pichegru n'avait plus rien à faire à
Londres. Il en partit le 3 décembre[59]. Un navire de la marine
anglaise devait le conduire à Cuxhaven, petit port à l'embouchure de
l'Elbe, à vingt lieues de Hambourg. À la même date, d'Harcourt
annonçait au roi ce départ auquel étaient attachées tant d'espérances.
«Je sais positivement qu'il est content et que la manière dont il a
été reçu ici le confirme dans l'intention de réparer sa conduite
passée et de se venger de celle des factieux à son égard.»

         [Note 59: Il ne s'était montré en public qu'une seule fois.
         Il assista, le 20 novembre, à l'ouverture du Parlement et y
         fut l'objet de la curiosité générale.]

Fauche-Borel n'était déjà plus en Angleterre depuis plusieurs jours.
Quoiqu'il éprouvât quelque répugnance à se séparer de Pichegru, il s'y
était déterminé, dès qu'il l'avait pu, en apprenant que le général
serait libre de le rejoindre à bref délai. On ne leur avait confié ni
à l'un ni à l'autre aucune mission spéciale. À Fauche-Borel on avait
demandé d'observer, de rendre compte; à Pichegru, d'arrêter ses plans
d'après les circonstances. Fauche-Borel, obligé par ses fréquentes
relations avec les émigrés à en voir un grand nombre, avant de se
séparer d'eux, s'était appliqué à faire croire à tout le monde qu'on
l'envoyait en Suisse. Pichegru, depuis son arrivée en Angleterre,
vivait dans la retraite, et ne recevait que de rares visites. Personne
ne l'ayant interrogé, il n'avait pas eu à mentir. En prenant congé
l'un de l'autre, ils s'étaient donné rendez-vous en Allemagne à
quelques semaines de là.

Fauche-Borel arriva à Hambourg vers la fin de novembre. La Maisonfort,
s'attendant à le voir arriver, s'était préparé à le recevoir et à se
justifier auprès de lui de s'être emparé de l'affaire Barras. Les
explications qu'il lui donna, dès son retour, s'enveloppèrent de tant
de beaux airs de sincérité et d'ardentes formules de regrets, que
Fauche-Borel, quelque cruel que fût son désappointement, ne se crut
pas fondé à se plaindre. Il ne se plaignit pas. Il ne pouvait que se
résigner à ce qui s'était fait sans lui. Il en écouta patiemment le
récit. La Maisonfort, en présence de Thauvenay, lui communiqua la
copie des lettres envoyées à Mitau et les remerciements qu'il avait
reçus. Thauvenay, de son côté, lui annonça l'arrivée prochaine du duc
de Fleury.

Si quelque chose eût pu consoler Fauche-Borel de sa mésaventure, c'est
le mécontentement que la venue de l'envoyé du roi causait à La
Maisonfort. Celui-ci possédait trop de perspicacité pour ne pas
deviner qu'il aurait maintenant à disputer à deux adversaires la
négociation dont il s'était rendu maître. Mais, à tout prix, il
entendait en conserver la conduite. Il employa son habileté à conjurer
les effets des susceptibilités de Fauche-Borel, en lui démontrant
qu'ils étaient également intéressés à s'unir contre le rival que
venait de leur susciter la volonté du roi. Ce rival parut à Hambourg,
le 3 décembre, le jour même où Pichegru quittait l'Angleterre et où le
général Willot y arrivait, venant de Suisse.

Durant quatre mois, Willot était resté à Uberlingen, près de
Constance, vivant dans la retraite, uniquement appliqué à rétablir sa
santé, compromise par les rigueurs de sa déportation. Il trouva à
Londres l'accueil que devaient les émigrés à un partisan de la bonne
cause. Pichegru leur avait parlé de lui en termes flatteurs. Ils
n'ignoraient pas qu'en Vendée, où il avait servi sous les ordres de
Hoche, Willot, par sa modération, son humanité envers les royalistes
qu'il combattait, s'était attiré les soupçons du général en chef de
l'armée républicaine; qu'à Marseille, où l'avait envoyé le Directoire
au commencement de 1797, il s'était montré l'adversaire résolu des
jacobins. Ils savaient, en outre, qu'il possédait la confiance du
roi[60]. Enfin c'était un «fructidorisé»; cela seul lui eût constitué
un titre à leur faveur, si son voyage à Londres n'eût pas mieux prouvé
encore que, loin de vouloir demeurer inactif, il cherchait à se rendre
utile.

         [Note 60: Vers le milieu de l'année 1797, Louis XVIII
         écrivait à Précy, en prévision d'une tentative de
         débarquement en Provence: «Il paraît que le général Willot,
         qui commande en personne, est dans les bons principes. Il
         paraîtrait bien heureux de s'en assurer et d'employer à cet
         objet la bonne volonté de M. Wickham, que vous pourriez
         seconder par des espérances au nom du roi, que vous êtes déjà
         autorisé à donner à ceux qui se rendront utiles au
         rétablissement de la monarchie et du monarque légitime.»]

Dans les entretiens qu'il eut avec les émigrés, il fit étalage de son
zèle pour les intérêts du roi; il affirma «qu'il n'avait jamais cessé
d'avoir pour base de ses actions le rétablissement de la monarchie»;
il manifesta ses ressentiments contre les hommes qui gouvernaient la
France. Il parlait comme avait parlé Pichegru, avec plus d'énergie
encore. Son langage révélait un indomptable besoin d'agir. Le comte
d'Artois le présenta aux ministres anglais. Ils lui promirent de
l'employer. Ils lui demandèrent même comment il désirait l'être. Il
répondit qu'il lui serait aisé de se former un parti dans les
provinces méridionales: «le Béarn, les Pyrénées, le Dauphiné, la
Provence, lui étaient militairement connus. Il comptait sur les
officiers qui résidaient dans ces contrées.» Ils n'hésiteraient pas à
s'unir à lui; et, quand il se présenterait à leur tête aux
populations, elles se soulèveraient à sa voix. Il parlait avec tant
d'assurance, qu'on le crut sur parole. On reconnut que son plan
méritait d'être pris en considération; mais on lui objecta qu'il
fallait en ajourner l'exécution jusqu'au moment où la coalition,
étant définitivement renouée, on pourrait décider par quel côté ce
plan particulier serait rattaché au plan général, à l'effet de la
seconder.

Les objections faites à Willot renouvelaient, sous une autre forme,
celles qu'on avait faites à Pichegru quand il s'était avisé de
demander la reconnaissance préalable du roi. De nouveau se manifestait
l'intention du cabinet britannique, arrêtée d'accord avec l'Autriche,
de ne se servir des royalistes, pour rétablir la monarchie, que
lorsque le succès des alliés serait assuré, et s'il était démontré que
les Bourbons comptaient en France un puissant parti.

Pichegru avait pressenti cette intention; il était parti sans en être
alarmé. Il espérait la dissiper par la suite. Willot commença par
concevoir une espérance analogue. Il abandonna même l'idée de la
reconnaissance du roi, qu'il avait d'abord défendue. Mais, sous cette
réserve, il s'attacha à réfuter les raisons à l'aide desquelles on
essayait de justifier l'ajournement de ses projets. Il croyait qu'on
pouvait réussir par une entreprise subite et hardie. Peut-être même y
avait-il quelque exagération dans l'ardeur avec laquelle il défendait
sa conviction, essayait de la faire partager. «Ses paroles et ses
actes, a dit un de ses contemporains, prenaient trop l'empreinte de
ses espérances[61].» Ses efforts furent vains. Le cabinet britannique
ne voulait utiliser ses services qu'avec l'agrément du cabinet de
Vienne, en quelque sorte sous sa surveillance.

         [Note 61: Mémoires de Vaublanc.]

On s'était montré plus empressé quand il s'agissait de confier une
mission à Pichegru. Mais cette mission, par son caractère vague,
s'accordait avec les vues du gouvernement anglais: il pouvait
l'entraver, l'arrêter à son gré; il en tenait tous les fils et en
restait maître. Il n'avait donc pas hésité à laisser partir Pichegru.
Celle que sollicitait Willot reposait sur des bases plus précises, se
présentait dans des conditions plus nettes. Après y avoir adhéré, on
serait engagé, et peut-être au delà de ce qu'on voulait. C'est pour
cela qu'on ajournait l'exécution des plans proposés par ce général.

Bientôt, lassé de l'inutilité de ses tentatives, il dut se résigner à
attendre le bon vouloir de l'Angleterre. Il alla s'installer à Barnes,
près de Londres. Il y demeura, dévoré par l'impatience, suivant d'un
oeil anxieux les événements qui troublaient l'Europe. Les calculs de
l'Angleterre devaient l'y retenir plusieurs mois. En juillet 1799, il
s'y trouvait encore, pendant que le comte d'Artois, secondé par
d'Harcourt, Cazalès et Dutheil, s'efforçait d'amener le cabinet Pitt
aux solutions qu'il considérait comme seules conformes aux intérêts de
sa maison.



VI

DUMOURIEZ ROYALISTE


Tandis que Pichegru commençait ses pérégrinations à travers
l'Allemagne et la Suisse, tandis que Willot rongeait son frein, un
nouveau personnage entrait en scène, résolu à embrasser le parti du
roi. C'était le général Dumouriez.

Il y avait déjà quatre ans que Dumouriez vivait en proscrit, la
Convention ayant mis sa tête à prix et le Directoire ayant maintenu ce
rigoureux arrêt. Après d'innombrables pérégrinations, réfugié tour à
tour en Allemagne, en Belgique, en Suisse, dans les États de Venise,
chassé successivement de ces asiles par les victoires des armées
françaises, il n'avait trouvé de sécurité qu'aux portes de Hambourg, à
Altona dans le Holstein, possession danoise dont était gouverneur le
prince Charles de Hesse[62]. Ce brillant soldat, généralissime des
armées de Danemark, s'était fait l'ami de Dumouriez. Les premières
avances vinrent de lui. Il avertit Dumouriez qu'un émigré, nommé
Lansac, avait pris l'engagement de l'assassiner. Cet avertissement
causa à Dumouriez la plus vive émotion. Il voulut d'abord être initié
aux origines de ce complot, en connaître et en faire punir les
auteurs. Puis, sur le conseil du prince, il y renonça. Mais il demeura
reconnaissant de la sollicitude dont il avait été l'objet. Sa
reconnaissance engendra une amitié qui fut bientôt partagée. Il
persuada au prince que le Schleswig et le Holstein était remplis
d'agents du Directoire qui cherchaient à révolutionner ces provinces.
Il entreprit même de faire surveiller, à Hambourg et à Altona, les
représentants du gouvernement français, lesquels en furent prévenus
par les magistrats d'Altona. Le prince avait donné à Dumouriez, avec
une pension de deux mille livres, une maison toute meublée à Altona,
où le proscrit s'était installé, suivi dans cet exil par une femme
depuis longtemps attachée à sa vie, dont les malheurs n'avaient pas
ébranlé l'affection[63]. Plus que jamais, il caressait le projet de
prendre place parmi les royalistes.

         [Note 62: Les détails qui suivent sont tirés de la
         correspondance du prince de Hesse avec son neveu, le prince
         régent du Danemark, communiquée par la direction des Archives
         danoises.]

         [Note 63: Mme de Bauvert, soeur de Rivarol, réfugié lui-même
         à Hambourg. Dumouriez était marié. Il avait épousé une de ses
         cousines. Pendant quinze ans, le ménage vécut uni. En 1789,
         Mme Dumouriez découvrit que son mari la trompait. Après
         d'inutiles efforts pour le ramener, elle se réfugia dans un
         couvent à Coutances. Les lettres pleines de reproches et de
         plaintes, qu'elle lui adressait, existent aux Archives
         nationales.]

Ce projet datait de loin, avait dicté sa conduite antérieure. En 1795,
il osait, à la veille des élections, en faire publiquement l'aveu. Il
s'était adressé aux assemblées primaires pour expliquer l'adhésion que
déjà il songeait à donner à la cause royale. Mais, comme s'il eût
redouté que sa conversion, rapprochée des opinions qu'il avait naguère
professées, ne fût pas comprise, il prenait soin de la justifier en
indiquant, dans sa proclamation, à quelles conditions il se donnerait
au prétendant. «S'il avait le malheur, disait-il, de croire pouvoir se
faire roi par la force des armes ou par le secours des puissances
étrangères, je le regarderais comme l'ennemi de sa patrie. Son seul
titre, pour monter sur le trône de ses pères, est la volonté de la
nation, qui l'y appellera.»

Cette théorie de la souveraineté du peuple, encore dans l'enfance,
n'était pas faite pour disposer les émigrés à abdiquer leurs vieilles
haines envers Dumouriez, inspirées par son passé politique, ses
victoires sur la coalition, et, en dernier lieu, par ce qu'on savait
de son attachement à la famille d'Orléans. Ils l'accusaient même de
travailler pour elle, de vouloir substituer un prince de cette maison
au légitime héritier de la branche aînée. Mais ces accusations
n'étaient pas fondées. Dès ce moment, au contraire, Dumouriez avait
mérité la reconnaissance des émigrés.

Si, par quelques-uns de ses écrits, il avait, en de rares
circonstances, protesté contre l'intervention de l'étranger dans les
affaires de France, en fait, il s'était assez vite et assez résolument
résigné à cette intervention pour la provoquer et l'encourager. La
journée du dix-huit fructidor activa l'accentuation de ses sentiments;
l'influence du prince de Hesse lui apprit comment il devait les
manifester. Un voyage que, durant l'été de 1798, il fit à Copenhague,
dissipa toutes ses hésitations. De ses entretiens avec son protecteur,
sortit le plan qu'il faut maintenant exposer.

Jusqu'à ce moment, entre la France et la coalition, le gouvernement
danois était resté neutre. Cette neutralité créait au Danemark une
situation périlleuse. Si, d'une part, elle ne suffisait pas à le
protéger contre une invasion française, d'autre part elle excitait
contre lui les défiances des alliés. C'était un grave danger dont
Dumouriez, dès qu'il se sentit maître de la confiance du prince de
Hesse, sut habilement tirer parti. À son avis, le Danemark ne pouvait
s'y dérober qu'en entrant dans la coalition. Ce danger, le prince ne
le contestait pas. Mais, tout en reconnaissant les avantages que
trouverait à intervenir son gouvernement, il s'attachait à chercher
les moyens de réaliser l'intervention sans compromettre la neutralité.

--Nous ne pouvons intervenir que pour pratiquer la paix, disait-il.
Mais cette paix ne sera durable que si elle est conclue avec un autre
gouvernement que le gouvernement actuel. Or, le changement que nous
désirons n'est possible que si les Français qui le désirent sont
assurés d'être appuyés, au moment voulu, par un corps de neutres. Ce
corps de neutres lui-même devrait être soutenu par les alliés. Il
pourrait prendre alors l'initiative des propositions de paix,
lesquelles seraient les suivantes: 1º intégrité de l'ancien territoire
français; 2º démission du Directoire et nomination d'un conseil
provisoire; 3º réunion des assemblées primaires pour élire de
nouveaux représentants.

Comme conséquence de ces vues, le prince de Hesse estimait que le
Danemark était en état de former ce corps de neutres. Lorsque, pour la
première fois, il examina cette hypothèse avec Dumouriez, c'était au
mois de juillet 1798, dans son château de Louisenland, où il avait
invité le général à déjeuner. Ils cherchèrent ensemble par quel côté
le corps de neutres pourrait entrer en France. Dumouriez avait
commandé à Cherbourg. La côte normande lui était familière. Il voulut
démontrer que, par là, le débarquement serait facile. Avec un crayon,
il dessina le profil de l'île Saint-Marceau et de la presqu'île du
Cotentin.

--Pardieu! s'écria le prince Charles de Hesse, après avoir embrassé
d'un coup d'oeil le dessin, si j'étais le ministre Pitt, au lieu
d'attendre la descente de l'armée française en Angleterre, j'irais,
avec cent mille hommes, m'emparer de cette presqu'île, ayant les deux
flancs appuyés sur les îles des deux côtés. «Dumouriez se leva comme
une tempête, écrivait le prince au régent de Danemark, en lui
racontant l'incident, furieux de la pensée que je venais d'exprimer.
Je l'adoucis, en répondant vite que nous désirions le faire en union
avec l'Angleterre, et cela non pour conquérir la France, mais pour
établir un gouvernement raisonnable.»

Si le prince disait toute sa pensée, et la lecture de sa
correspondance permet de le supposer, il y avait de sa part quelque
naïveté à se figurer que de tels projets pourraient s'accomplir sans
que le Danemark sortît de sa neutralité, et que l'armée française, si
le territoire était envahi, ferait quelque différence entre le corps
de neutres et le corps de belligérants qui l'envahirait. Dumouriez,
sur ce point, ne se leurrait pas d'illusions. Aussi pensait-il que le
Danemark devait entrer dans la coalition au même titre que les autres
alliés, pourvu que l'invasion n'eût pas pour but la conquête. Il lui
avait été facile de comprendre que les offres danoises n'étaient pas
désintéressées. Pour prix de ses services, le Danemark entendait
obtenir de l'Angleterre un subside de huit cent mille livres sterling,
avec la promesse qu'à la conclusion de la paix, on lui céderait l'île
de Porto-Rico et Crab-Island, sous les deux garanties de l'Empereur
de Russie et du roi de France. La dernière ne devait être donnée
qu'après le rétablissement de ce prince sur son trône. À ces
conditions, le Danemark fournirait à l'Angleterre douze vaisseaux de
ligne et dix-huit mille hommes, dont trois mille cavaliers.

Après qu'on eut longuement délibéré, le prince de Hesse crut devoir,
au mois d'octobre, envoyer à Londres le plan sorti de ces
délibérations. Il le fit en son nom personnel, pour ne pas
compromettre son gouvernement. Ne pouvant, en tant que puissance
secondaire, prendre l'initiative d'une proposition, le Danemark en
était réduit à suggérer qu'on la lui fît, quand les conditions
seraient suffisamment débattues pour qu'il n'eût plus qu'à y donner
son adhésion[64].

         [Note 64: Plus tard, quand le plan parut abandonné, quelques
         indiscrétions le révélèrent, et le gouvernement danois s'en
         étant plaint au prince de Hesse, ce dernier se défendit de
         l'avoir conçu autrement que comme une idée toute personnelle,
         et surtout d'en avoir parlé: «Maintenant, à l'heure qu'il
         est, écrivait-il le 19 novembre 1799, il n'existe plus de
         plan; il faudrait le faire tout autre. L'Angleterre sera
         toujours obligée d'être reconnaissante qu'ici on ait été un
         peu disposé à s'allier à elle, et la France ne pourra jamais
         dire que le Danemark a voulu faire la guerre contre elle...
         Tout cela n'était que châteaux en Espagne. Peut-être
         Dumouriez en a-t-il parlé avec des amis, et ces amis avec
         d'autres. C'est possible. Il peut avoir parlé d'espérances et
         non de réalités. Quant a ce qui regarde ce plan, et surtout
         son exécution, personne ne le connaît. Il faut toujours dire
         avec Villars:--Si ma chemise connaissait mon plan, je la
         brûlerais.»]

Le ministère anglais jugea qu'il y avait lieu de tirer parti de ces
ouvertures, qui répondaient si bien à son désir de recommencer la
guerre contre la France. Il expédia aussitôt à Copenhague un officier
de confiance, le colonel Anstrutter, pour conférer avec le prince
Charles. Pendant ce temps, Dumouriez était revenu à Altona. Comblé de
présents et de faveurs par le généralissime danois, dévoré du désir de
jouer un grand rôle, assuré d'un puissant appui pour ses projets, il
consacrait les loisirs de son exil à les compléter, à les
perfectionner par une étude incessante. Il rêvait déjà de les réaliser
avec l'appui de la cour de Russie. C'est de cette époque que datent
ses tentatives pour se rapprocher de Louis XVIII, depuis quelques mois
installé à Mitau. La plus décisive eut lieu par l'intermédiaire d'un
émigré, son ami d'enfance, nommé Fonbrune, qui était parvenu à capter
la confiance de l'entourage du roi. Fonbrune fut secondé par un baron
d'Angély, émigré comme lui.

On doit, à défaut de preuves contraires, classer d'Angély parmi les
aventuriers que l'émigration comptait dans ses rangs, où ils vivaient
d'intrigues et d'espionnage. Il paraît avoir été employé par les
Anglais pour savoir ce qui se passait à Hambourg dans les cercles
républicains. Dumouriez, quoiqu'il le tînt en mépris, avait recouru à
ses bons offices pour surveiller les faits et gestes des agents de la
légation de France. Se croyant son obligé, il le subissait, bien loin
de se douter que, très probablement, d'Angély profitait de ses
relations avec lui pour surprendre ses secrets et les révéler à
l'envoyé du gouvernement français[65].

         [Note 65: D'Angély logeait à Hambourg, chez un baron de
         Butlow, espion à la solde de l'Angleterre. Il avait un fils,
         qu'il imposa à Dumouriez comme secrétaire ou aide de camp,
         lorsque le général fut appelé en Russie.]

Quant à Fonbrune, à tort ou à raison, il avait mauvais renom. On
l'accusait d'avoir, en 1789, porté à Vienne, à l'Empereur Joseph II,
de prétendues lettres de Marie-Antoinette, fabriquées par lui, en vue
d'obtenir des secours pécuniaires. Mais il était actif; il se montrait
dévoué. À Saint-Pétersbourg, où il s'était rendu l'année précédente,
il avait, en affirmant son dévouement au roi, conquis des protecteurs
par lesquels il s'était fait recommander à ce dernier. À Mitau, on le
jugeait peu sûr; on le soupçonnait de connivence avec les
révolutionnaires. Ses demandes d'argent étaient incessantes. Le
cabinet du roi écrivait à Thauvenay, son agent à Hambourg: «Vous
jugerez mieux que personne le parti qu'on peut tirer de la dextérité
de M. de Fonbrune et du plus ou moins de vraisemblance des imputations
dont on cherche à le noircir.» Et un peu plus tard, on ajoute:
«Fonbrune prête terriblement le flanc à votre vigilance. Ses variantes
nous ont suffisamment éclairé sur le fond et la forme de cette
prétendue négociation dont le fin mot est celui de sa demande
d'argent. Sa Majesté ne croit devoir faire aucune dépense pour aller
au-devant de ce général.»

Calomnié ou non, tel était le personnage que Dumouriez employa pour
opérer son rapprochement avec la cour de Mitau. Fonbrune avertit
Thauvenay des dispositions de Dumouriez. Thauvenay s'empressa d'écrire
à Saint-Priest. La réponse ne fut pas telle que la souhaitait le
général. Loin de l'accueillir comme un sauveur, on le prit de haut
avec lui. Quels que fussent ses projets qu'on ne connaissait pas
encore, on ne voulait en entreprendre l'examen qu'autant qu'il
demanderait l'agrément du roi «dans des formes convenables». C'était
la condition même de l'acceptation de ses services. «Son hommage,
disait Saint-Priest, le 20 janvier, sera agréé par Sa Majesté, qui
oubliera les torts que M. Dumouriez a pu avoir envers Elle par sa
conduite et ses écrits. Il pourra alors se regarder comme avoué pour
agir.»

Dumouriez espérait mieux que ce langage. Mais, loin de s'irriter ou de
se décourager, il attendit une occasion propice pour revenir à la
charge, s'employant à faire parvenir à Saint-Pétersbourg, par des
voies détournées, ses idées sur la nécessité d'employer le Danemark au
rétablissement de la monarchie française.



VII

LA SECONDE COALITION


À Mitau, on vivait dans une attente fiévreuse, tant il semblait
impossible que les événements dont, à la fin de 1798, l'Europe était
prête à devenir le théâtre ne tournassent pas au profit de la cause
royale. Les négociations engagées entre les puissances, à l'effet de
reformer la coalition, promettaient d'aboutir. Officieusement ouvertes
par les démarches de l'Angleterre, quelques semaines après la paix de
Campo-Formio, elles étaient d'abord restées stériles, par suite du peu
d'empressement des cabinets continentaux à s'y prêter. Le beau feu des
Anglais avait alors paru s'éteindre. Soit qu'ils espérassent arriver
à conclure, pour leur propre compte, une paix avantageuse avec la
France, soit qu'ils eussent intérêt à paraître rebutés par l'accueil
fait à leurs ouvertures, on les croyait refroidis. En réalité, ils
n'étaient que résignés à l'expectative.

Un peu plus tard, l'Autriche, épouvantée par les progrès de
l'influence française partout où flottait le drapeau tricolore, en
Suisse, en Italie, en Hollande, en Belgique, désespérant de dénouer à
son gré les débats diplomatiques engagés à Rastadt, s'était montrée
disposée à de nouveaux pourparlers; elle avait offert à lord Grenville
une occasion qu'il se hâtait de saisir. D'accord avec lui, elle se
faisait pressante auprès de la cour de Russie, sollicitait du tsar un
corps de seize mille hommes pour marcher en Suisse avec ses armées.
Elle espérait les augmenter de celles de la Prusse et de tous les
États allemands. En 1798, au mois de juillet, Thugut écrivait au
chargé d'affaires Dietrichstein, représentant de l'Empereur à
Saint-Pétersbourg, pendant une absence de Cobenzl: «Insistez, je vous
prie, monsieur le comte, qu'on se prononce clairement sur la question,
si l'on juge que nous devions consentir à l'état actuel des choses en
Suisse et en Italie, ou nous exposer aux risques d'une nouvelle
rupture; insistez aussi sur le prompt envoi du corps de seize mille
hommes». Le 9 août, le même Thugut se félicitait de ce que Paul Ier
«avait pris tout de bon le mors aux dents et paraissait être tout feu
pour la bonne cause».

Cependant les pourparlers traînaient encore en longueur. Ce n'est
qu'en décembre que le tsar «prenait feu tout de bon». Il signait avec
les Anglais un traité par lequel il s'engageait à envoyer en Suisse et
en Italie deux armées, non plus de seize mille hommes, mais de
quarante-cinq mille, entretenues par l'argent britannique[66]. Cet
arrangement, à peine conclu, était au moment de rester sans effet.
Après avoir énergiquement voulu, l'Autriche ne voulait plus, entraînée
par l'exemple de la Prusse qui s'obstinait à ne pas rompre la paix;
peut-être aussi parce que l'espoir que, malgré tout, elle fondait
encore sur le Congrès de Rastadt, hier affaibli, était maintenant en
train de se fortifier.

         [Note 66: Le gouvernement anglais s'engageait à payer une
         somme de deux cent vingt-cinq mille livres sterling, une fois
         donnée, et un subside mensuel de soixante et quinze mille
         livres, pendant toute la durée de la campagne.]

Sans se laisser arrêter par ces hésitations, lord Grenville envoyait à
Berlin son frère Thomas Grenville, avec la mission d'arracher la
Prusse à son parti pris de neutralité, par la promesse de payer son
concours d'un subside mensuel de quatre-vingt mille livres sterling.
Tout le monde s'en mêlait. Le duc de Brunswick adressait à
Frédéric-Guillaume mémoires sur mémoires, objurgations sur
objurgations, pour lui démontrer la nécessité de déclarer la guerre à
la République. Sieyès, ministre de France à Berlin, exprimait à Paris
les craintes que lui causaient ces démarches: «Le roi aime l'argent.
Ne se laissera-t-il pas séduire par la perspective des subsides qui
lui sont offerts?» Louis XVIII intervenait, persuadé qu'on
l'écouterait. Il intervenait, le pauvre prince sans influence et sans
couronne; ordre était donné au marquis de Moustier, son agent à
Berlin, d'appuyer les sollicitations de Thomas Grenville.

Enfin le tsar se déterminait à peser du poids de son influence dans
ces fiévreux échanges de vues. Un de ses favoris, le prince Repnin,
recevait la mission d'aller seconder l'ambassadeur Panin, à l'effet de
décider le cabinet prussien à dénoncer la paix de Bâle. L'envoyé
impérial devait parler haut, évoquer les périls auxquels s'exposerait
la Prusse si, par sa persistance à refuser d'entrer dans la coalition,
elle encourait le ressentiment des grandes cours. Le caractère de ces
périls, elle pouvait déjà l'apprécier; car le tsar menaçait, à ce
moment, des plus terribles représailles l'Électeur de Bavière, «cet
Électeur déloyal,» et le roi d'Espagne qui se dérobait aussi au devoir
de marcher à l'ennemi commun. En Wolhynie, où elle vivait triste et
oisive depuis plusieurs mois, exposée à toutes les duretés de la
discipline russe et aux tracasseries de la police[67], l'armée de
Condé avait été même invitée à rejoindre, à Brzesc sur le Bug, le
corps du prince Rimski-Korsakof, qui s'y rassemblait pour se porter
vers Munich. L'invitation, il est vrai, était retirée aussitôt que
donnée, parce que le corps de Condé ne pouvait avoir terminé ses
préparatifs en temps opportun. Mais l'irritation du tsar était extrême
contre ceux qui ne voulaient pas s'allier à lui. La Prusse avait tout
à en redouter.

         [Note 67: «Notre existence militaire était également assez
         tranquille malgré la frénésie,--le mot n'est pas trop
         énergique,--avec laquelle l'Empereur Paul s'occupait de tous
         les détails les plus minutieux de l'armée. Il ne connaissait
         pas d'autres manoeuvres que les grandes parades; elles
         étaient son unique distraction, son seul plaisir... Nous
         étions entourés d'espions russes qui tous, avec les formes du
         respect et l'apparente subordination établis en Russie,
         n'auraient pas manqué de rendre compte de nos omissions dans
         le service.»

         Le marquis de Bouthillier-Chavigny, dans les mémoires inédits
         d'où sont tirées ces lignes, cite plus d'un trait de cet
         espionnage. Il parle notamment d'officiers qui furent
         condamnés à la déportation en Sibérie pour avoir écrit à
         leurs amis des lettres où la situation de l'armée de Condé
         était appréciée en termes peu mesurés. La bizarre humeur de
         Paul Ier les sauva comme elle avait failli les perdre.]

En dépit de tant de multiples efforts, Frédéric-Guillaume et
d'Haugwiz, son ministre, influencés par Sieyès, résistaient aux
sollicitations qui les assaillaient. Ils n'entendaient ni rompre les
relations cordiales qu'ils entretenaient avec le Directoire, ni cesser
d'observer rigoureusement la neutralité, ni s'exposer à l'accusation
de l'avoir violée. Ils finissaient par refuser le territoire prussien
au passage des armées impériales.

À ce moment, la coalition semblait, quoique déjà en armes, condamnée
avant de s'être constituée, quand, tout à coup, la rupture des
négociations de Rastadt venait en précipiter la formation, jeter
l'Autriche dans la formidable alliance qui comprenait déjà la Russie,
l'Angleterre, la Turquie[68], le roi de Naples et le Piémont.
Maintenant la guerre était inévitable. Les troupes russes, commandées
par Souvarof et Korsakof, se dirigeaient vers l'Italie et la Suisse,
où les attendait l'archiduc Charles. L'Angleterre, depuis plusieurs
mois, entretenait dans les cantons helvétiques une ardente excitation
contre les Français. Elle y renvoyait cet habile et intrigant Wickham
pour tirer parti des efforts déjà tentés, et seconder par ses
manoeuvres les plans militaires des alliés. Au mois de juin, Wickham
passait par Hambourg. Il convoquait chez Breteuil les émigrés résidant
dans cette ville, faisait partir pour la même destination que lui tous
ceux qui voulaient servir. Bientôt l'armée de Condé, par l'ordre du
tsar, se mettait en route pour aller se réunir, en Suisse, au corps
que commandait Korsakof. Sur ces entrefaites, une lettre de Dutheil
apportait à Mitau la nouvelle de l'arrivée de Pichegru en Angleterre.
Le roi, acceptant les affirmations un peu risquées de Dutheil comme
l'expression très exacte de la vérité, s'était empressé d'avertir Paul
1er de l'événement, et de lui demander des passeports pour Pichegru.

         [Note 68: L'entrée de la Turquie dans la coalition ne fut pas
         un des événements les moins étranges de cette époque. Le
         sultan oublia ses griefs contre l'Angleterre et la Russie
         pour combattre avec elles la République, dont il affecta de
         traiter avec mépris les représentants.]

Puis, le 20 décembre, il dictait ce qui suit en réponse à Dutheil et à
d'Harcourt: «Le roi est résolu de conserver les emplois, grades et
soldes aux officiers républicains qui se déclareront pour son
établissement sur le trône, et le général Pichegru peut se regarder
lui-même comme lieutenant-général des armées de Sa Majesté, qui ne
désire rien davantage que d'être dans le cas de lui conférer des
récompenses plus distinguées... Le roi serait charmé du voyage du
général. Sa Majesté fera de nouveaux efforts pour lui obtenir des
passeports[69].

         [Note 69: Il est piquant de rapprocher de cette lettre celle
         qui avait été écrite antérieurement, le 6 décembre, à
         Thauvenay, au sujet du voyage de Pichegru: «Nous serions très
         embarrassés si son intention était de venir à Mitau.
         L'Empereur vient de refuser au roi, pour la seconde fois, un
         passeport pour le marquis de Duras, et Sa Majesté est décidée
         à ne plus en demander à Sa Majesté Impériale. Peut-être ce
         général pourrait-il entremettre la cour de Londres pour en
         obtenir un. Mais, au total, il vaut mieux qu'il renonce à
         cette course. Le roi ne peut que lui donner les assurances de
         sa bienveillance, et M. le duc de Fleury a déjà cette
         commission, de la part de Sa Majesté, pour Pichegru. Il
         serait convenable qu'il écrivît au roi, et je suppose qu'il
         s'en acquittera en arrivant sur le continent.»]

Après l'expédition de ces réponses, on avait attendu d'autres
nouvelles. Mais elles se faisaient désirer. C'était le moment où
Pichegru conférait avec le cabinet de Saint-James, se rendait presque
invisible pour les émigrés, condamnait les correspondants du roi à
garder le silence, à substituer des appréciations et des prévisions
plus ou moins fondées aux renseignements qui leur manquaient. Le roi
s'inquiétait du laconisme et de la rareté de leurs avis. Il
commençait à craindre que Pichegru ne refusât d'entrer à son service,
que l'espoir qu'en 1796, on avait édifié sur son concours, ne dût être
abandonné. Ces appréhensions ne devaient pas durer. Dans le courant du
mois de janvier 1799, les rapports des agents annonçaient
successivement les dispositions de Pichegru, ses accords avec les
Anglais, son départ pour l'Allemagne et son arrivée sur le continent.

À la même date, le gouvernement français en était également avisé. Le
4 janvier, le ministre de France à Hambourg faisait part à Talleyrand
des rumeurs qu'il avait recueillies à ce sujet; mais il les croyait
inexactes: «Toutes les recherches que j'ai pu faire sur la prétendue
arrivée de Pichegru et son passage à Hambourg, tendent à me persuader
que cette nouvelle a été inventée à plaisir par les agents anglais à
Cuxhaven.»

Le surlendemain, nouvelle lettre, signée cette fois du consul général
et mieux informée que la précédente: «Je m'empresse de vous instruire
que le débarquement de Pichegru à Cuxhaven vient de m'être confirmé.
Cependant je n'ai que des données vagues sur l'objet de sa mission, et
suis fondé à croire qu'il n'a pas pris la route de Berlin, parce que
l'on m'assure maintenant qu'il a pris celle de Brême. S'il en est
ainsi, rien de plus vraisemblable que sa destination pour le Brabant.
On m'assure, d'un autre côté, qu'il est venu à Hambourg, et qu'il loge
en ce moment à Altona... Cette assertion me paraît d'autant plus digne
d'attention qu'aucun républicain ne révoque en doute les intrigues qui
se tiennent chez la princesse de Lorraine à Altona.»

C'est la princesse de Vaudémont qu'on désigne ainsi. Le 22 janvier, un
rapport secret envoyé à Paris signale sa maison «comme un dangereux
centre d'émigrés». Puis le rédacteur ajoute: «On ne sait si Pichegru y
est allé, mais il est allé voir La Fayette à Ploen, dans le Holstein,
ou Dumouriez dans le Schleswig. Quoique divers de principes, La
Fayette et Dumouriez sont d'accord contre le gouvernement
français[70].»

         [Note 70: Les agents français n'étaient pas toujours aussi
         bien informés. Les notes de police, surtout, témoignent de
         l'ignorance de leurs auteurs. M. de Thauvenay est qualifié
         «un nommé Thouvenay»; le duc d'Havré, «un duc d'Avrai, qui
         était en Angleterre ce qu'on appelle un chef d'émigrés.»]

Bien qu'ils laissent planer une certaine obscurité sur les faits et
gestes de Pichegru à son arrivée sur le continent, les documents
permettent de rectifier ou de compléter les informations envoyées à
Paris. Pichegru avait débarqué à Cuxhaven le 24 décembre. Tout
autorise à supposer que son intention n'était pas de se rendre à
Hambourg, où sa présence ne pouvait rester longtemps ignorée. Mais, à
Cuxhaven, il trouva Fauche-Borel qui l'attendait en compagnie de La
Maisonfort. Il se laissa convaincre de la nécessité de conférer avec
le duc de Fleury. Après une courte excursion dans le duché de
Brunswick, où il alla porter ses hommages au prince régnant, il vint à
Altona et à Hambourg.

Le duc de Fleury, envoyé à Hambourg pour y suivre l'affaire Barras,
était en outre chargé d'offrir à Pichegru les assurances
bienveillantes de Louis XVIII. Il s'acquitta de ce devoir avec la
courtoisie qu'on pouvait attendre de son éducation, et le respectueux
enthousiasme qu'un jeune homme devait ressentir en présence d'un
glorieux soldat. Sa démarche fut d'abord froidement accueillie. Quand
il interrogea Pichegru sur les motifs de son voyage et sur l'objet de
sa mission, le général ne répondit qu'avec une réserve blessante[71].
Le duc de Fleury s'en offensa; il envoya ses plaintes à Mitau. Mais,
lorsque revint la réponse, Pichegru s'était déjà humanisé, grâce à
l'intervention de La Maisonfort, et prêté à divers entretiens avec
ceux qui lui parlaient au nom du roi.

         [Note 71: «On ne saurait être plus étonné que nous l'avons
         été de la froideur du général Pichegru envers M. de Fleury,
         et nous nous épuisons en vaines conjectures sur les motifs
         qu'il a pu avoir dans cette conduite si différente de tout ce
         que nous avions lieu d'attendre de lui d'après ce qu'on nous
         avait mandé de Londres. Peut-être la jeunesse de M. le duc
         l'aura mis en réserve. Nous espérons qu'après avoir eu la
         preuve de la confiance que le roi lui accorde, le général
         aura été plus ouvert avec lui. Il serait incroyable qu'il
         nous laissât ignorer la marche et les vues de l'Angleterre
         sur lui.» (Saint-Priest à Thauvenay, 13 janvier 1799.)]

L'affaire Barras en faisait seule, il est vrai, tous les frais. C'est
en vain que Fleury et Thauvenay essayaient d'arracher à Pichegru
quelque chose des instructions qu'il avait reçues du cabinet de
Saint-James. Ils s'étonnaient de son silence sans comprendre que,
s'il ne parlait pas, c'est qu'il n'avait rien à dire et que, ses
instructions ne prescrivant rien, ne précisant rien, il ne savait que
faire, dominé déjà par la crainte de ne pouvoir s'employer. C'est
cette crainte qui le jetait dans l'intrigue Barras contre le gré du
roi[72]; durant de longs mois, elle allait le faire errer, sans but et
sans utilité, à travers l'Allemagne et la Suisse, dupe des illusions
des uns, de la mauvaise foi des autres, empêtré dans sa trahison
qu'attendait le plus piteux avortement.

         [Note 72: Le 27 janvier 1799, Saint-Priest écrivait à
         Thauvenay: «L'imprudence d'amener Pichegru à Hambourg a eu le
         succès qu'on en pouvait attendre. Comme on nous avait mandé
         qu'un commissaire anglais devait le joindre, nous avons cru
         que le général venait au-devant de lui. Mais nos lettres de
         Londres, si retardées, ne font aucune mention de ce
         commissaire, et il nous reste à plein le chagrin que Pichegru
         ait cédé à l'extravagance de La Maisonfort. Nous savons à
         présent que ce général n'a point de mission précise et va
         seulement tâter le terrain. Je ne vois pas pourquoi il n'y
         procéderait pas tout de suite, au lieu d'aller de nouveau à
         Brunswick avec le projet d'en revenir pour l'affaire Monnier.
         Si elle a lieu, sa présence peut y nuire plutôt qu'y
         servir.»]

À Hambourg, diverses conférences eurent lieu chez Thauvenay, entre
Pichegru, le duc de Fleury, La Maisonfort et Fauche-Borel. Mais, en
l'absence de David Monnier, elles ne pouvaient produire des
résolutions immédiates. Elles ne firent que mettre en jeu les
rivalités naissantes. Les négociateurs s'observaient. Ils attendaient
avec impatience l'envoyé de Barras, pour lui communiquer les lettres
patentes du roi et arrêter définitivement avec lui les bases de la
soumission du tout-puissant directeur. Bientôt lassé d'une attente
vaine, Pichegru, que dissimulait mal, parmi la société de Hambourg, le
nom d'emprunt qu'il s'était donné,--il se faisait appeler le capitaine
Pictet,--et qui craignait d'être reconnu par les espions du
Directoire, alla s'installer à Zella, petite bourgade de la
principauté de Saxe-Gotha[73]. Quant à La Maisonfort, sans prendre
l'avis de ses collaborateurs, il poussa une pointe sur Berlin.

         [Note 73: On peut croire qu'il céda aussi aux conseils de
         Thauvenay, à qui Saint-Priest disait le 12 novembre: «Le roi
         est de votre avis d'éloigner d'Hambourg le général Pichegru.
         Il y serait bientôt dépisté et entouré d'espions même au
         risque de sa vie.»]

Dès le moment où l'affaire était arrivée entre ses mains, il avait
pensé qu'elle ne pouvait réussir qu'avec l'appui du tsar; que de ce
prince seul, on obtiendrait les garanties et les fonds exigés par
David Monnier. Il prenait sur lui d'aller tout confier au comte de
Panin, ambassadeur de Russie en Prusse. Quand il revint, plein
d'espoir dans les dispositions manifestées par ce diplomate,
Fauche-Borel, obéissant aux mêmes préoccupations que son associé,
avait tout raconté à M. de Mourawief, ministre russe à Hambourg et ami
personnel de Thauvenay. Ces indiscrétions, bientôt connues du duc de
Fleury et du roi, furent très sévèrement appréciées à Mitau.

Sous la date des 10, 17 et 27 janvier, la correspondance de
Saint-Priest contient la preuve du mécontentement causé au roi par la
légèreté des négociateurs. On blâme la démarche faite auprès de
Mourawief. «Il en rendra compte à sa cour, où tout ce qui regarde
Mitau est si observé qu'il en résulte des inquiétudes journalières
très importunes... Rien n'est assurément plus étrange que la conduite
de Louis Fauche et de La Maisonfort dans l'affaire dont ils se mêlent.
Les confidences se sont sûrement fort étendues, et c'en est assez pour
ruiner l'édifice, s'il existe réellement. Notre confiance en eux
diminue à chaque courrier, et nous n'attendons rien de bon à cet
égard. Mais on peut regretter d'avoir donné quelque crédit à d'assez
plausibles apparences... Quant au comte de Panin, il a donné à La
Maisonfort trop d'accès. Il en a rendu compte à l'Empereur, qui semble
avoir fait quelques fonds sur des assertions aussi vagues. Au reste,
tout cela tombera de soi-même, et il nous paraît inutile de revenir
sur cet article vis-à-vis le comte de Panin.»

On devine, au ton de ces lettres, que la cour de Mitau s'était
découragée aussi vite qu'elle avait pris feu. Son découragement tenait
à ce que le duc de Fleury ne parlait de David Monnier que pour se
lamenter sur son absence et ses retards. Il semble donc assez naturel
que Saint-Priest écrivît: «Je n'ai rien à ajouter relativement à
Monnier. Nos espérances sur cette affaire sont tellement affaiblies
que nous serions plus étonnés de la voir réussir qu'échouer.»

Ces dispositions toutefois étaient prématurées. Bientôt elles se
modifièrent; car, peu de jours après les avoir manifestées, on apprit
le retour de l'agent de Barras. Il était arrivé à Hambourg,
rapportant des réponses encourageantes et l'assurance que Barras
n'attendait pour agir que l'acte de sûreté et d'indemnité. Il ne
restait aux négociateurs qu'à se procurer les ressources jugées
indispensables à la mise en train de l'affaire.

La Maisonfort et Fauche-Borel conduisirent Monnier dans la retraite où
vivait Pichegru. Le général, en écoutant l'envoyé de Barras, ne douta
pas de la véracité de ses propos. Quoiqu'il pensât que Barras ne
saurait faire assez de bien «pour réparer tout le mal qu'il avait
fait», il se déclara prêt à le seconder. Se ralliant aux vues de La
Maisonfort et de Fauche-Borel, il reconnut que de Paul Ier seul on
pouvait espérer les moyens financiers, et qu'en conséquence, l'un
d'eux devait se rendre à Saint-Pétersbourg, en passant par Mitau, pour
les solliciter. La Maisonfort réclama spontanément l'honneur de cette
mission. Mais, Fauche-Borel l'ayant revendiquée pour lui, David
Monnier intervint à son tour pour établir qu'il y avait des droits
égaux. De ce débat, résulta la résolution prise par les trois associés
d'aller porter leur commun désir aux pieds du roi et prendre ses
ordres. Ils revinrent ensemble à Hambourg, afin de la communiquer au
duc de Fleury.

Le brillant gentilhomme, que la démarche annoncée menaçait de
déposséder du rôle qu'il tenait de la confiance royale, protesta. Il
fallut l'énergie déployée par La Maisonfort et Fauche-Borel pour qu'il
s'engageât à ne pas entraver leur voyage. Mais, en ce qui touchait
David Monnier, il refusa d'y consentir. Tout dans le personnage était
pour lui déplaire, et surtout sa tendance «à grappiller les petites
sommes». Cette tendance, déjà révélée lors du premier voyage de David
Monnier, venait de se manifester encore par une demande de trente-cinq
louis, formulée au début de son premier entretien avec le représentant
du roi. Trente-cinq louis, lorsqu'il s'agissait de si grands intérêts!
De telles sollicitations n'étaient-elles pas, ainsi que l'écrivait
Saint-Priest, «pour détruire toute confiance?» La confiance était
ébranlée, en effet: «S'il faut avancer plus de cinq à six cents louis,
il vaut mieux abandonner la chose.» Le duc de Fleury avait en outre
entrevu que David Monnier, qu'il s'obstinait à considérer comme le
fondé de pouvoirs de Barras auprès du roi, cherchait à se faire
déléguer les pouvoirs du roi pour le représenter auprès de Barras.

La querelle dura jusqu'au mois de mars, accentuant des rivalités et
des ambitions propres à «ruiner l'édifice». Enfin, le duc de Fleury
ayant formellement déclaré qu'il userait de toute son influence sur
Panin et Mourawief pour empêcher qu'un passeport à destination de
Russie fût délivré à David Monnier, ce dernier se résigna. Mais il
écrivit au roi pour lui exposer le différend, pour le supplier de
confier à La Maisonfort le soin d'aller soumettre le projet à
l'Empereur Paul. «Il est autant que moi l'homme nécessaire à
l'opération. Sa discrétion extrême, sa modestie l'ont empêché de vous
demander des pouvoirs. L'intérêt de Votre Majesté m'oblige de vous
supplier de les lui accorder. Non, sire, ne chargez point de vos
volontés auprès de moi des hommes qui ne m'entendent pas... Cet ami
n'a comme moi d'autre désir que de mériter sa place dans sa propre
estime et de fuir le champ de l'intrigue.»

Cette lettre, dictée par La Maisonfort à David Monnier, fut, à l'insu
du duc de Fleury, confiée à Panin. Mais, avant même de l'expédier à
Mitau, l'ambassadeur, à qui les trois complices, assistés de Pichegru,
allèrent exposer leurs vues, s'était intéressé à l'affaire. À l'issue
d'un entretien qu'ils eurent avec lui et auquel fut admis le général
anglais Stamfort, qui se trouvait à Berlin, Panin prit sur lui de
délivrer des passeports à La Maisonfort et à Fauche-Borel, en même
temps qu'il adressait au tsar un rapport explicatif.

À peu de jours de là, ils se mettaient en route pour Mitau,
accompagnés du duc de Fleury. Hors d'état de s'opposer à leur départ,
il s'était décidé à se joindre à eux. David Monnier avait promis
d'attendre à Hambourg les lettres patentes revues et approuvées par le
roi. Quant à Pichegru, il regagna sa retraite de Zella, où les avis de
ses associés devaient le tenir au courant de la marche de la
négociation qui allait s'ouvrir avec la cour de Russie.



VIII

LA MISSION DU COMTE D'AVARAY


Paul Ier s'était jeté avec enthousiasme dans cette guerre contre la
France. Pour y imprimer une impulsion plus énergique, il rappelait à
sa cour le feld-maréchal Souvarof, tenu en disgrâce depuis la mort de
Catherine. Il lui confiait le commandement suprême de ses armées, lui
donnait l'ordre de se rendre en Italie, d'y opérer sa jonction avec
les troupes autrichiennes commandées par Mélas, et, après en avoir
chassé les Français, de se porter en Suisse, où il se réunirait à
Korsakof, pour de là entrer en France par la Franche-Comté.

De nouveau, Louis XVIII se flattait de la certitude qu'il touchait au
terme de ses maux. Le désir de jouer un grand rôle se fortifiait dans
son coeur. Quelque inquiétude qu'il éprouvât, en constatant que les
énergiques décisions prises par Paul Ier l'avaient été à son insu, il
ne pouvait croire qu'elles seraient exécutées, sans qu'il fût appelé à
participer à leur exécution.

Dans sa pensée, pour assurer en France un favorable accueil aux armées
alliées, il importait qu'elles y fussent précédées d'une déclaration
des puissances, portant qu'elles répudiaient toute idée de conquête et
ne faisaient la guerre qu'à l'effet de rétablir le roi sur son trône.
Cette déclaration devait être appuyée par sa présence, par celle de
son drapeau à l'avant-garde de la coalition. À défaut de lui, un
prince de son sang devait le représenter. Il souhaitait encore qu'au
préalable, ses agents dans les capitales de l'étranger fussent
couverts par la protection des ambassadeurs et ministres de Russie,
afin qu'il ne pût exister aucun doute sur les vues du tsar. Comme il
semblait nécessaire que l'entrée des alliés sur le territoire français
fût facilitée par les insurrections de l'intérieur, le roi était
d'avis que les cabinets formant la coalition devaient accorder un
concours effectif aux tentatives des royalistes sur tous les points où
elles se produiraient et particulièrement en Vendée. Enfin, comme
suprême manifestation de la protection accordée par l'Empereur de
Russie à la maison de France, le roi voulait que le mariage de la
fille de Louis XVI avec le duc d'Angoulême fût célébré au moment même
où éclaterait la guerre, et que la nouvelle en fût répandue en France
par les soins des alliés.

Ces idées, loin d'être nouvelles, s'étaient déjà produites sous des
formes diverses. Les circonstances contraires avaient empêché qu'il y
fût donné suite. Elles reprenaient maintenant leur importance. La
résolution du tsar leur donnait une pressante actualité. Mais, pour
les exposer utilement à Saint-Pétersbourg, la correspondance était
insuffisante. Elles ne pouvaient être exposées et défendues que par un
personnage étroitement associé à la pensée du roi, Saint-Priest ou
d'Avaray.

Saint-Priest, rebuté par les déceptions de son précédent voyage,
refusa-t-il de se rendre à Saint-Pétersbourg? Allégua-t-il qu'après
trois missions remplies par lui près de la cour de Russie, il avait le
droit d'en décliner une quatrième? Est-ce d'Avaray, au contraire, qui,
redoutant l'insuffisance du crédit de Saint-Priest et confiant dans
ses propres talents, demanda la préférence au roi toujours empressé à
lui fournir l'occasion de se distinguer? C'est ce que le silence des
documents ne permet pas de préciser. Ce qu'ils établissent, c'est que
d'Avaray partit le 11 février, accompagné de l'abbé de La Marre,
accidentellement à Mitau. En présentant son favori au tsar dans une
lettre autographe qui le qualifiait «comte d'Avaray, maréchal de camp,
capitaine de mes gardes», le roi disait: «C'est lui qui m'a tiré de
captivité, et depuis ce temps, il n'a cessé, par son zèle et ses
autres bonnes qualités, de justifier l'amitié et la confiance que je
lui porte.»

Après la brutale expulsion qui, au commencement de 1801, par l'hiver
le plus rigoureux, jeta hors de Russie la famille royale réfugiée à
Mitau, il n'est pas dans l'histoire de l'émigration d'épisode plus
lamentable que ce voyage de d'Avaray. La correspondance permet d'en
suivre jour par jour les humiliantes péripéties.

Le 16 février, d'Avaray, arrivé à Saint-Pétersbourg, se présente chez
le comte Rostopchine, ministre des affaires étrangères, chez le prince
Kotschoubey, vice-chancelier. Il n'est reçu ni chez l'un ni chez
l'autre. À tous deux, il laisse un billet. «Le comte d'Avaray,
capitaine des gardes de Sa Majesté très chrétienne, est venu pour
avoir l'honneur de présenter son respect à M. de Kotschoubey. Il est
porteur d'une lettre du roi son maître pour Sa Majesté Impériale et
attend les ordres qu'elle daignera lui faire donner hôtel de Grodno.
Samedi 5/16 février.» Billet analogue laissé chez Rostopchine.
Kotschoubey ne répond pas. Rostopchine répond le lendemain. «Il le
prie de vouloir bien remettre la lettre dont il est le porteur à Mgr
le chancelier prince de Bezborodko. Sa Majesté Impériale l'Empereur ne
tardera pas à donner ses ordres relativement à la présentation de M.
le comte d'Avaray.» Quand d'Avaray se rend chez le chancelier, il est
froidement accueilli. Bezborodko reçoit la lettre du roi «Très
Chrétien», promet de la remettre à l'Empereur, mais ne prononce pas un
mot qui puisse donner au pauvre ambassadeur un encouragement ou une
espérance.

D'Avaray revient mélancoliquement «à son auberge». On l'y oublie
pendant cinq jours. La cour est tout entière aux préparatifs des fêtes
qui vont être données à l'occasion du mariage de l'archiduc Joseph
d'Autriche avec une fille du tsar. Ce jeune prince est arrivé à
Pétersbourg, sous le nom de comte de Burgau. Avec sa soeur, dite
comtesse de Rombeck, il est descendu chez l'ambassadeur autrichien, M.
de Cobenzl. Entre le palais impérial et l'hôtel de l'ambassade, ce ne
sont qu'allées et venues, échanges de visites, réceptions et dîners.
Dans ce joyeux mouvement, personne ne songe à d'Avaray. Il n'ose
quitter sa chambre; il s'y morfond, ne connaissant à Saint-Pétersbourg
que quelques rares Français. La Ferté, qui vient le voir, cherche
vainement à le rassurer, à calmer les susceptibilités d'une vanité
froissée.

Le 21 février, l'envoyé du roi se décide à se rappeler au souvenir de
Rostopchine. Il écrit une lettre bien humble, dont tous les termes
sont pesés. Il se met avec confiance sous la protection du ministre,
lui parle avec émotion de son malheureux maître. Rostopchine se laisse
toucher. Il envoie le même jour un avis officiel, portant que
d'Avaray sera reçu par l'Empereur le dimanche suivant. Il y joint un
mot de sa main: «Vous ne pouvez pas douter, Monsieur le comte, ni de
l'intérêt de Sa Majesté Impériale pour tout ce qui regarde le roi
votre maître, ni du plaisir qu'il aura de vous voir dimanche. Sa
Majesté l'Empereur désire que vous demandiez une heure à M. le
chancelier pour converser avec lui et lui exposer l'objet de votre
mission, qui doit être d'une très grande importance dans un moment où
les affaires prennent une tournure qui semble mettre une fin heureuse
aux malheurs de la France.»

Ce langage rend confiance à d'Avaray. Le dimanche, il se rend au
palais impérial. À peine distingué au milieu des courtisans, il est
présenté à l'Empereur par le chancelier. Il a préparé le discours
qu'il compte tenir; il n'a pas le temps de le prononcer. Paul Ier lui
adresse un compliment flatteur; par un retour sur l'époque où d'Avaray
contribua à faire sortir de Paris le comte de Provence, il rend
hommage à sa fidélité; puis il s'éloigne avant que d'Avaray ait pu
placer un mot. Sa physionomie a-t-elle déplu au tout-puissant et
bizarre monarque? On ne sait; mais il ne sera plus admis en sa
présence; c'est avec le chancelier qu'il lui est enjoint de conférer.
À l'exception du chancelier, aucun personnage de la cour ne le
recevra. Bezborodko lui-même ne lui accordera que deux audiences.
C'est au moyen de notes envoyées par d'Avaray, auxquelles il est
rarement répondu, que la négociation se poursuit.

Quant à Rostopchine, il se fait invisible. Vainement d'Avaray assiège
sa porte, s'ingénie à trouver les moyens de l'ouvrir; elle reste
close, «M. de Rostopchine ayant pour principe de ne voir pour affaires
que les personnes avec lesquelles il se trouve en relations par ordre
de Sa Majesté Impériale l'Empereur.» D'Avaray se plaint
respectueusement: «Comme homme du roi, honoré de sa confiance et
chargé d'une mission agréée par Sa Majesté Impériale, je vous ai
suffisamment marqué, Monsieur, le désir extrême de vous entretenir;
j'ai fait plus: comme individu et indépendamment des affaires qui
m'amènent, j'ai cherché avec empressement l'occasion de vous voir et
de faire ma cour à Mme de Rostopchine. Il m'a été facile de remarquer
que j'avais à respecter des motifs de circonspection et de prudence,
qui mettaient obstacle à mes voeux.»

Il renonce à arriver jusqu'à Rostopchine, mais non à l'intéresser à
ses démarches. Il parvient à obtenir que le ministre consente à
remettre ses notes à l'Empereur, à les appuyer auprès de Bezborodko;
mais c'est tout. Il continue à être consigné. Il ne reçoit que de
rares billets, les uns révélant la courtoisie, les autres affichant
l'impertinence. S'il écrit que «c'est une cruelle chose d'avoir
uniquement à traiter par écrit, et qu'il devient souvent impossible de
s'y soumettre», on lui marque, par le silence, qu'il a déplu. Si, pour
forcer la porte rigoureusement fermée, il transmet des rapports venus
de France que, de Mitau, le roi lui a envoyés pour faciliter ses
démarches, on objecte, en le remerciant, «que toutes ces nouvelles
sont déjà parvenues à la connaissance de Sa Majesté Impériale
l'Empereur, soit par ses ministres, soit par les employés dans les
pays étrangers.»

Ainsi, peu à peu, se remplit la coupe des amères humiliations. Une
dernière avanie est réservée à d'Avaray. Les ministres étrangers sont
invités à dîner chez l'ambassadeur d'Autriche, à la table du comte de
Burgau. Quelques Français, notamment l'abbé de Tressan, ont été admis
au même honneur. Le représentant du roi de France a la douleur de
n'être pas compris dans cette invitation. Ses compatriotes croient,
pour ce motif, devoir la décliner, soit qu'il leur présente son
exclusion comme une offense à leur commun souverain, soit qu'eux-mêmes
aient spontanément ressenti cette injure. Quant à lui, il demande
«comme une grâce la permission d'attendre, fût-ce dans l'antichambre,
le moment où il pourra être admis à faire sa cour à M. le comte de
Burgau». Mais le comte de Cobenzl l'accuse d'avoir provoqué le refus
des invités français, parce qu'il n'en faisait pas partie, et
accueille sa requête de telle sorte que d'Avaray se décide «à lui
sauver jusqu'à l'inquiétude de rencontrer à sa porte un Français
fidèle».

D'ailleurs, il ne se résigne pas sans bruit. Il écrit à la comtesse de
Rombeck, au prince d'Auersperg, qui a accompagné l'archiduc et sa
soeur à Saint-Pétersbourg. Ses lettres sont jugées offensantes pour le
prince autrichien. Elles font scandale. Alors d'Avaray écrit à
Rostopchine pour se justifier. Il lui raconte les faits, envoie copie
de ses lettres, le fait juge et non sans amertume. «Sous les yeux du
plus puissant souverain du monde, qui accueille et honore la fidélité
et la vertu malheureuses, il faudrait, au moins en apparence, leur
porter respect et particulièrement à une époque où tous les efforts
doivent se réunir pour mettre un frein au triomphe de la félonie et du
crime, ne pas couvrir de dédain ceux qui professent le plus haut de
nobles sentiments.» La lettre est longue; elle remplit plusieurs pages
d'une écriture fine, serrée, à peine lisible.

Rostopchine s'impatiente de ce verbiage. Il inflige une dure leçon au
prolixe représentant du roi de France: «Étant obligé par les affaires,
par le mauvais état de ma santé et par habitude, de rester la plus
grande partie du temps chez moi, je n'ai rien su des bruits que l'on a
fait courir sur votre compte et dont vous avez bien voulu me donner
connaissance. Il me serait impossible de prendre sur moi de censurer
la conduite de M. l'ambassadeur comte de Cobenzl, encore moins de la
lui prescrire. Je me borne uniquement à remplir la volonté de mon
maître, en évitant, avec le plus grand soin, toute occasion où je
pourrais être pour quelque chose sans être bon à rien.»

Ce laconique et railleur billet paraît avoir été le couronnement de la
mission de d'Avaray. Quelques jours après l'avoir reçu, il quittait
Saint-Pétersbourg, sans qu'il eût été répondu à ses demandes. Il
rentrait à Mitau, à la fin de mars, le coeur ulcéré, donnant à rire,
non à Saint-Priest, qui avait l'âme trop haute pour se réjouir de son
échec, mais aux envieux qu'il devait à sa longue faveur dans cette
petite cour, «où l'intrigue, la morgue et l'envie trouvaient le loisir
de s'exercer à défaut d'occupations plus nobles[74].» Il est vrai que
quelques jours plus tard, comme fiche de consolation, il recevait le
grand cordon de l'un des ordres impériaux avec une lettre du tsar qui
rendait hommage à son dévouement et à sa fidélité.

         [Note 74: Baron de Guilhermy, _Papiers d'un émigré_.]

Malgré le piètre résultat du voyage de d'Avaray, le roi ne renonça pas
à obtenir satisfaction sur les divers objets énumérés dans les notes
qu'avait inutilement présentées son envoyé. Il écrivit au tsar,
sollicitant avec instance une solution. La réponse qu'il reçut à cette
occasion se ressentait de la mauvaise humeur dont d'Avaray venait de
subir si durement les effets. Elle prouvait que Paul Ier commençait à
être las des exigences de l'exilé de Mitau. Elle révélait que, s'il
entendait contribuer à son rétablissement, c'était par ses propres
moyens, sans avoir à tenir compte de réclamations et de conseils qu'il
jugeait excessifs, inutiles et inconsidérés.

«Je n'ai pas besoin de donner à Votre Majesté, à cette occasion, de
nouvelles assurances de l'amitié et de l'intérêt que je lui porte. La
part que je prends dans la guerre actuelle, mes armées en mouvement,
les peines que je me donne pour armer l'Europe contre vos sujets,
ennemis de vos droits, tout doit vous prouver combien je m'occupe de
votre personne et combien doivent monter les frais de mes expéditions
par terre et par mer. L'Angleterre n'ayant rien fixé pour votre
traitement, il faudrait qu'elle vous l'assignât de son propre
mouvement ou d'après la lettre, que Votre Majesté m'a communiquée,
écrite par elle au roi d'Angleterre.»

Le roi dut se résigner et attendre les événements. La Maisonfort et
Fauche-Borel arrivèrent à Mitau, en compagnie du duc de Fleury[75]. Le
premier gentilhomme de la chambre, dépité par l'inutilité de ses
efforts pour les empêcher de se rendre auprès du roi, cherchait une
revanche. Il rêvait de se faire envoyer à Saint-Pétersbourg, au lieu
et place des deux rivaux qui se disputaient la faveur d'y porter à
Paul Ier le récit de la négociation entamée avec David Monnier et les
demandes qu'elle nécessitait. Pour mieux réussir dans ce rôle du
troisième larron, il avait écrit de Hambourg en des termes peu
favorables à ceux qu'il voulait supplanter.

         [Note 75: Quoiqu'ils entrassent en Russie, en vertu d'une
         autorisation du tsar, et fussent munis de passeports en
         règle, leurs papiers furent saisis à la douane de Polangen,
         cachetés, plombés et retenus. Il s'y trouvait de nombreuses
         lettres pour le roi. Le gouverneur de Mitau dut recourir à
         Kotschoubey pour les faire rendre.]

À Mitau, on était donc prévenu contre eux, contre La Maisonfort
surtout, moins connu du roi que Fauche-Borel, et sur lequel s'étaient
plus particulièrement exercées les critiques du duc de Fleury. Déjà,
en apprenant que Panin leur avait délivré des passeports pour la
Russie, Saint-Priest, dans une lettre à Thauvenay, n'avait pu
dissimuler son mécontentement, écho de celui du premier gentilhomme de
la chambre: «Lorsque je songe à la jactance de La Maisonfort sur ce
voyage et à l'effet qu'il fera peut-être à Saint-Pétersbourg, je ne
suis pas sans inquiétude.»

Les préventions que trahissait ce langage n'affaiblirent en rien la
cordialité de l'accueil que reçurent La Maisonfort et Fauche-Borel.
Mais lorsque s'ouvrit le débat sur la marche qu'il convenait d'y
imprimer, La Maisonfort l'emporta haut la main sur Fauche-Borel, et à
plus forte raison sur le duc de Fleury. Séduit par son éloquence, par
l'ardeur de ses protestations de dévouement, par la confiance qu'il
exprimait dans l'heureuse issue de ses démarches, le roi le désigna
pour aller à Saint-Pétersbourg soumettre au tsar les moyens
d'exécution du plan dont le fond venait d'être définitivement adopté.
Ainsi se réalisaient les ambitions de La Maisonfort. Il restait seul
maître de «l'affaire», après avoir semé en route les trois personnages
qui la lui disputaient.

Il fallait cependant panser la blessure faite à la vanité de
Fauche-Borel. On lui démontra la nécessité de rejoindre Pichegru, «qui
l'attendait avec impatience pour régler ses propres démarches,»
d'aller ensuite à Londres confier le secret aux ministres et
solliciter leur concours. On le chargea, en même temps, de porter à
David Monnier le projet des lettres patentes destinées à Barras. Ce
projet avait reçu sa forme définitive. David Monnier l'attendait à
Hambourg pour le communiquer au directeur, et, si ce dernier
l'approuvait, recevoir de lui l'acte écrit et signé de sa soumission
au roi, qui devait être échangé avec l'original des engagements
royaux. Fauche-Borel obtint en outre la promesse que les preuves
données par lui de son attachement à la cause royale, en cette
circonstance et en d'autres antérieures, seraient portées à la
connaissance du tsar, de qui il avait espéré un dédommagement à tant
de sacrifices. Il partit heureux et consolé.

Le roi, après le départ des négociateurs, attendit avec impatience le
retour de celui d'entre eux qui s'était rendu auprès du tsar. Cette
affaire Barras coïncidait avec la mise en marche des armées alliées,
avec les offres et les plans de Pichegru, de Dumouriez, de Willot. On
pouvait maintenant juger de l'effet du concours de ces généraux, de
l'appui qu'ils donneraient aux coalisés: Pichegru en pénétrant en
France par la frontière de l'Est, soutenu par les Russes, et en
prenant possession, au nom du roi, de la Franche-Comté, où la cause
des Bourbons comptait des défenseurs jusque parmi les officiers
supérieurs commandant la place de Besançon; Willot en entrant,
derrière les Autrichiens, par le Dauphiné et la Provence, tandis que
Précy soulèverait Lyon, le Puy, Rodez et Mende; Dumouriez, enfin, en
débarquant en Normandie à la tête du contingent danois, appuyé par les
Anglais. D'un si remarquable mouvement, on pouvait tout attendre,
surtout s'il était secondé par Barras, qu'on croyait disposé à tenir
les promesses faites en son nom.

Comment la cour de Mitau ne se serait-elle pas livrée à la joie et à
l'espérance, quand elle recevait des lettres comme celle-ci, écrite
par le tsar à Louis XVIII, le 14 mai? «Relativement au général
Pichegru et au projet de le revêtir du commandement d'une armée
française qui, préparée par Barras et ses agents, de républicaine
deviendrait royaliste, je suis persuadé, d'après ce qui m'est revenu
au sujet de ce général par le comte d'Avaray, qu'il se trouve muni
d'instructions et de moyens par l'Angleterre, et que celle-ci ne fera
sans doute aucune difficulté de pourvoir à des secours ultérieurs, dès
qu'elle verra qu'ils ne seront pas employés en vain.»

Les intentions que Paul Ier attribuait à l'Angleterre étaient, par
malheur, sans fondement, un écho des illusions de Louis XVIII,
encouragé par les bulletins qu'il recevait de l'intérieur de la
France. «Tout présage, disait l'un de ces bulletins, que le succès des
efforts qui se préparent sur tous les points de la France dépassera
les espérances des royalistes et les craintes des républicains,
surtout si les puissances indiquent le rétablissement de la monarchie
comme le but et le terme de la guerre.»

Cependant le roi s'étonnait du mutisme des personnages dont on lui
annonçait la soumission. Il se demandait si leur conversion avait été
sincère. Il trouvait inconcevable que Pichegru, au mois d'avril, fût
encore à Brunswick, pendant qu'on se «débattait» en Suisse. «Il y a
bien ridiculement perdu son temps, balloté par les gens qui
l'accaparent. Il ne paraît pas soutenir l'idée d'un grand caractère
qu'on lui donnait gratuitement... Au fond, il faut en revenir à l'aveu
de Dumouriez qu'ils n'ont, l'un et l'autre, ni troupes ni argent.» Le
5 mai, «cette permanence» de Pichegru en Westphalie inquiétait
vivement le roi. On dut enfin comprendre que le général entendait
subordonner ses démarches aux résultats de l'affaire Barras, de
laquelle on aurait voulu le tenir éloigné. Il fallut se résigner à
accepter sa collaboration sur ce terrain. Et, comme il persistait à ne
pas écrire, on se résigna à prendre les devants. C'est à Saint-Priest
qu'échut cette tâche. Il s'en acquitta le 11 mai.

«Je profite avec empressement, monsieur le général, de la circonstance
qui se présente pour entrer en correspondance avec vous. Honoré, comme
je le suis, de la confiance du roi, notre maître, pour ses affaires
politiques, c'est un devoir agréable à remplir pour moi de vous
assurer que tous les bons serviteurs de Sa Majesté verront avec
satisfaction, lorsqu'il en sera temps, que vous en augmentez et
illustrez le nombre. Je ne vous parlerai point de vos exploits, qui
appartiennent à l'histoire; mais je vous louerai d'avoir donné, dès
longtemps, le grand exemple d'un retour sincère à l'obéissance de
notre légitime souverain.

«M. Fauche part pour vous rejoindre, muni de toutes les pièces que
l'on désirait de nous. L'impossible d'accorder quelques points peu
importants se trouve justifié par des motifs si palpables, que nous ne
pouvons avoir de l'inquiétude que le succès des négociations en soit
arrêté. Elles sont remises en vos mains, monsieur le général, et c'est
pour le roi un plan de confiance, et pour nous un grand motif
d'espérer. Nous nous attendons que le sieur Monnier ne tardera pas à
revenir avec la lettre, qui doit être échangée contre les lettres
patentes. Vous connaissez l'écriture et ne pouvez vous y méprendre. Si
les circonstances exigeaient d'expédier quelqu'un à Paris et que votre
choix tombât sur le sieur Louis Fauche, le roi vous autorise à
l'employer à cet usage, à moins d'un danger imminent auquel le roi ne
voudrait pas exposer un si fidèle serviteur. Vous en jugerez dans
votre sagesse.» Ainsi, par cette lettre, on confiait à Pichegru la
direction de l'affaire Barras. Les instructions du roi, transmises par
Saint-Priest, allèrent le trouver à Brunswick[76]. Dans l'état
d'esprit où il était, elles achevaient de faire de lui un des agents
les plus actifs et les plus convaincus de cette négociation.

         [Note 76: Au mois de juin, un agent du Directoire écrit
         d'Altona à Paris: «Pichegru est toujours chez le duc de
         Brunswick avec Alopéus, ministre de Russie. Il y est en
         grande faveur.» Le 21 du même mois, Louis XVIII écrit à Paul
         Ier: «Par les dernières nouvelles que j'ai eues, le général
         Pichegru était à Brunswick, où il devait avoir une conférence
         avec une personne que j'ai accréditée près de lui, et c'est
         cet entretien qui, prenant pour base l'état présent des
         choses et la très grande latitude que j'ai cru devoir laisser
         au général, a dû décider s'il profiterait des bontés de Votre
         Majesté pour venir ici, ou si, comme cela est devenu
         probable, nos communications continueront à avoir lieu par
         des intermédiaires. Si cependant, contre mon attente, il
         arrivait, je devrais à Votre Majesté Impériale mes rapports
         personnels avec un homme dont la célébrité n'offre plus rien
         à son désavantage, puisque j'ai la certitude que lors même
         qu'il semblait avoir oublié ses devoirs, il les portait
         profondément gravés dans son coeur, et qu'enfin ses malheurs
         sont l'effet de ses sentiments qu'il n'a pu dérober à l'oeil
         inquiet des tyrans de la France.»]

C'est sous cette forme que, jusqu'au dix-huit brumaire, il
s'appliquera à réaliser les intentions du cabinet britannique et les
espérances que Louis XVIII fonde sur son concours. Il s'épuisera en
courses vaines, tour à tour en Suisse et en Allemagne, à Uberlingen, à
Rastadt, à Augsbourg, à Francfort; se concertant avec les agents
anglais, qui se jouent de lui; caressant des plans chimériques; se
débattant au milieu des brouilleries, des divisions, des rivalités de
l'agence de Souabe; dupe de ses illusions, découragé, désorienté;
déclarant un jour qu'en invitant les officiers des armées
républicaines à la trahison, «il ne faut point leur parler du roi pour
ne pas les effaroucher;» plaidant un autre jour auprès de Wickham la
nécessité de proclamer Louis XVIII; justifiant, en un mot, cette
parole de Saint-Priest: «Il ne semble pas fait pour soutenir l'idée
d'un grand caractère.»



IX

LA MAISONFORT À SAINT-PÉTERSBOURG


Le jour même où Fauche-Borel quittait Mitau, le marquis de La
Maisonfort se mettait en route pour Saint-Pétersbourg. Il était
porteur d'une lettre de Saint-Priest pour le vice-chancelier
Kotschoubey, à qui elle le présentait en ces termes: «M. le marquis de
La Maisonfort est sujet du roi. Il était officier de dragons sous
l'ancien régime de France. Il a perdu par l'émigration son état et sa
fortune personnelle. Votre Excellence lui trouvera des moyens et du
talent, et il est plus à même que personne de rendre bon compte de
cette affaire.» Dans la même lettre étaient rappelés les anciens
services rendus au parti du roi par Fauche-Borel, ainsi que «ses
grands sacrifices de temps et d'argent». La Maisonfort n'était pas
seulement chargé d'exposer à Paul Ier la négociation Barras. Au moment
où il allait recommencer la guerre, le roi, de plus en plus impatient
d'être associé aux événements qui se préparaient, avait voulu que son
agent sollicitât du tsar la reconnaissance formelle de ses droits,
que, depuis si longtemps, il réclamait des puissances.

Reçu par Kotschoubey, La Maisonfort n'eut qu'à se louer de sa
courtoisie. Le vice-chancelier était chargé de l'entendre; il devait
porter ensuite ses confidences à l'Empereur. La Maisonfort aurait
voulu être admis à les faire lui-même à Paul Ier; mais, avant de lui
accorder une audience, le tsar désirait connaître par le détail
l'objet de sa mission. Il n'y avait qu'à se conformer à ces ordres. La
Maisonfort se résigna. C'était vers le 15 mai. Ce premier entretien
fut consacré à l'examen de ce qui s'était passé entre Fauche-Borel,
David Monnier, Pichegru et La Maisonfort, ainsi que des diverses
résolutions du roi. Le négociateur communiqua les lettres patentes
rédigées par Louis XVIII. Il aborda la question qui dominait toutes
les autres, en exprimant l'espoir que le souverain russe s'entendrait
avec le cabinet de Londres, mis au courant de «l'affaire», pour
procurer au roi les sommes demandées par Barras et ses agents: dix
millions de livres tournois pour lui; deux millions pour ses
coopérateurs; quinze cent mille francs à lui verser par avance sur les
frais du mouvement à faire dans Paris; trois cent mille francs pour
Bottot et quinze cents ou deux mille louis pour ce pauvre David
Monnier qui, depuis huit mois, «avait suspendu les fonctions de son
état» afin de se consacrer entièrement à la négociation, et qui
réclamait à grands cris un acompte de onze cents louis, «pour lui
disposer tous les entours du directeur.»

La Maisonfort ajouta qu'il était disposé, «bien qu'il eût préféré le
voir en d'autres mains, à accepter l'emploi délicat de distribuer ces
sommes,» à s'en déclarer responsable, à en justifier l'emploi, «en
donnant pour garantie la bienveillance précieuse des deux souverains
et la fortune déjà acquise, qu'il devait aux bontés du duc de
Brunswick.» Il demanda encore un passeport pour sortir de Russie, soit
par mer, soit par terre, des lettres de crédit sur Hambourg ou sur
Londres, des recommandations propres à lui procurer l'entière
confiance du comte de Woronzof en Angleterre, et du général Korsakof
en Suisse. Aussitôt qu'il aurait été fait droit à ses demandes, il
partirait pour Hambourg et pour Essen, en Westphalie, où devaient se
réunir à lui David Monnier, revenu de Paris, Fauche-Borel, revenu de
Londres, et Pichegru, qui ferait alors passer à Barras le plan dont il
s'occupait «pour la suspension de tous les généraux suspects et la
réorganisation de l'armée». L'exécution de ce plan devait être assurée
ainsi à la fin d'août. «David Monnier a toujours dit qu'il considérait
le commencement de septembre comme l'époque la plus favorable.» À ce
moment, le roi serait arrivé au quartier général de Korsakof, où
Pichegru le rejoindrait. Au signal donné par Barras, il entrerait en
France par la Franche-Comté, à la tête des armées russes, et
marcherait sur Paris.

Kotschoubey écouta sans sourciller ce chef-d'oeuvre de haute
mystification. Il en fit part à ses collègues et en entretint
l'Empereur. Bien que la réponse définitive qu'emporta La Maisonfort
soit pour démontrer que la cour de Russie ne partageait pas sa foi
dans l'intrigue dont il était dupe ou complice, ses assurances
parurent assez plausibles pour être étudiées. Paul Ier s'intéressa à
ce fantastique projet. Il voulut en entendre l'exposé de la bouche de
La Maisonfort. Il le manda, le 18 mai, à Paulowski. La Maisonfort
redit sa chanson avec sa maestria ordinaire. Le souverain l'écouta
complaisamment. Puis, avant de répondre, il fut d'avis que l'air, pour
mieux être apprécié, méritait d'être écrit. Il demanda un mémoire
explicatif. La Maisonfort en rédigea deux, qu'il remit trois jours
après au vice-chancelier, en les faisant appuyer par Panin, qui venait
d'arriver à Saint-Pétersbourg.

Depuis qu'à Berlin il s'était fait le protecteur de «l'affaire», Panin
était sous le charme ou feignait de l'être. La Maisonfort s'attacha à
exciter son zèle, en lui communiquant des lettres de David Monnier
qu'il avait trouvées chez lui à son retour de Paulowski: «Je vous
avoue que ces lettres venant de l'agent dont je suis sûr, elles me
comblent de joie... On attend avec impatience à Paris des nouvelles de
ma négociation, et on y est prêt à tout... J'engage ma tête à présent
que, sérieusement, on nous sert, et à Paris, et en Italie même...
David Monnier insiste pour une somme à disposer dès ce moment. Ce
galant homme a fait deux voyages bien pénibles; il vient d'éprouver
une maladie cruelle. Je crois qu'il serait sage et très sage qu'on me
laissât disposer, moi ou tout autre, d'un crédit, à charge de rendre
compte.»

Le premier des mémoires rédigés par La Maisonfort avait trait
uniquement aux moyens considérés comme nécessaires pour assurer
l'exécution du plan. L'auteur ne faisait qu'y répéter ce qu'il avait
dit au tsar et à ses ministres, sans négliger d'insister sur les
avances d'argent à faire immédiatement à David Monnier. Dans le
second, il plaidait longuement l'obligation qui s'imposait aux
puissances alliées, de procéder avant tout à la reconnaissance du roi
de France. Après avoir passé en revue les forces de la coalition et
établi qu'elle ne pouvait manquer d'être victorieuse, il ajoutait:

«On ne peut se dissimuler cependant que l'issue de la guerre prête à
se rallumer et plus encore son utilité pour l'Europe dépendront
principalement de ses principes et de son but. La nation française est
puissante et belliqueuse; ses victoires l'ont remplie d'un indomptable
orgueil. Une fatale expérience l'a instruite à regarder l'anarchie
comme le pire de tous les maux, et la tyrannie qui l'opprime lui
paraîtrait encore préférable à une domination étrangère. Si elle
regarde les princes coalisés comme des ambitieux qui viennent chercher
des conquêtes, ou comme de perfides protecteurs qui ne veulent la
délivrer de l'oppression que pour la jeter dans de nouveaux désordres,
elle s'armera contre eux tout entière par la nécessité de défendre ses
foyers menacés ou de prévenir des maux plus grands que ceux qu'elle
endure, et un tel peuple uni, animé par un tel motif, ne serait pas
facile à subjuguer.»

Il fallait donc que les alliés se présentassent à la France comme des
libérateurs, sans d'autre projet que celui de rompre des chaînes et de
rendre le repos à l'Europe, en rétablissant la monarchie. «Si la
coalition s'obstine à méconnaître le roi et à le traiter comme un
souverain légitimement détrôné, les Français ne verront en elle que
ses ennemis et les leurs. Si elle affecte de l'éloigner de ses sujets,
elle n'aura aucun point de ralliement à leur indiquer. Veut-elle donc
leur donner un gage certain de sa loyauté? Qu'elle reconnaisse
solennellement le titre du roi. Veut-elle les attirer dans son parti
et se faire des alliés en France? Qu'elle leur montre Louis XVIII, non
pas, comme en 1796, obscur volontaire sous les drapeaux d'une
puissance qui le repoussait, mais entouré de sa dignité, et chef, pour
ainsi dire, d'une confédération armée en faveur de la monarchie
française et de son légitime souverain... Si le roi est reconnu, s'il
est à l'armée, les forces de l'intérieur, déterminées par la
confiance, deviendront l'appui le plus solide de la coalition. Si le
roi reste méconnu ou seulement éloigné, une trop juste méfiance
tournera contre la coalition toutes les forces de l'intérieur.»

Pour conclure, La Maisonfort, après avoir supplié les souverains
alliés de ne pas déférer aux Français le choix de leur gouvernement
et de se tenir en garde contre le «dogme funeste de la souveraineté
du peuple», sollicitait un manifeste de l'Empereur de Russie,
attestant lui-même la bonne foi de ses alliés, et demandait qu'une
armée russe guidée par le roi à travers la Suisse, sur les confins
de la Franche-Comté et de l'Alsace, lui ouvrît les portes de son
royaume. Les deux mémoires déposés entre les mains de Kotschoubey,
La Maisonfort se croyait condamné à attendre une réponse durant
plusieurs jours. Mais, dès le lendemain, il était appelé chez le
vice-chancelier. Il y vint confiant, assuré que son langage à
l'Empereur et aux ministres russes avait eu pour effet de les
rallier à ses vues, de dissiper leurs hésitations, d'y substituer un
enthousiasme égal au sien pour le plan qu'il s'était engagé à leur
soumettre. Mais tout autre fut la réalité.

Sous les formes les plus courtoises, ne se trouva autre chose qu'un
refus. Le diplomate moscovite l'enveloppa, il est vrai, de paroles
doucereuses. Le roi pouvait juger, par l'intérêt si vif que l'Empereur
avait toujours pris à son bien-être, combien Sa Majesté Impériale
était heureuse de le voir saisir toute occasion qui lui paraîtrait
propre à accélérer un changement favorable à sa cause. Oui, certes, il
devait accorder les lettres patentes qu'on lui demandait. La teneur en
était irréprochable. Cette mesure serait même agréable à l'Empereur,
comme toutes celles que le roi croirait utiles à ses intérêts. Mais
l'heure n'était pas venue de s'occuper de l'intégrité du territoire
français. Le roi devait être persuadé que l'Empereur n'avait jamais
songé à y porter atteinte, qu'il ne professait aucune idée contraire à
celles qu'avait exprimées La Maisonfort. Sa Majesté Impériale
supposait que les autres puissances intéressées à la guerre
participaient aux mêmes sentiments. Il serait, du reste, facile de
s'entendre sur cet objet quand les choses auraient acquis plus de
maturité, c'est-à-dire quand la guerre ou tout autre événement
permettrait de prévoir une issue favorable aux voeux des puissances et
du roi. Jusque-là, il convenait de réserver la question.

Habile dans l'art de répandre «l'eau bénite de cour», Kotschoubey
donnait à entendre que le roi recevrait en temps opportun toutes les
satisfactions qu'il souhaitait. Il atténuait, par cette assurance
donnée en vue de l'avenir, ce qu'offraient de vague dans le présent
des réponses qui n'engageaient personne. Mais son langage se fit
autrement net et précis quand on aborda la question des frais de la
négociation Barras et particulièrement de l'avance de quinze cent
mille francs nécessaire à sa mise en train. Il énuméra les grandes
dépenses que la guerre naissante imposait au trésor russe et conclut à
l'impossibilité de les grossir. La Maisonfort n'eut pas le temps de se
lamenter, Kotschoubey s'étant empressé d'ajouter qu'il avait reçu de
l'Empereur l'ordre de présenter l'envoyé du roi à l'ambassadeur
Withworth. Paul Ier était convaincu que l'Angleterre ne refuserait pas
les secours qu'il ne pouvait fournir. Il engageait donc La Maisonfort
à s'adresser à elle par l'intermédiaire du personnage qui la
représentait à Saint-Pétersbourg. Lui-même appuierait la requête et la
recommanderait à Londres par la voie du comte de Woronzof. Il ne
doutait pas que cette double démarche fût couronnée de succès, pour
peu que le cabinet anglais trouvât le plan vraisemblable. Ce faible
espoir constitua ce que La Maisonfort emporta de plus clair de son
entrevue avec Kotschoubey. On lui promit une lettre autographe de
l'Empereur pour le roi, résumant les réponses qu'il venait d'entendre,
et, sans doute afin de tempérer la rigueur du refus, on lui délivra
trois passeports pour lui et pour les auxiliaires éventuels qu'il
serait en cas de s'adjoindre.

À l'issue de cette conférence, Kotschoubey le conduisit chez lord
Withworth. Ce diplomate prêta une sympathique attention à ses
ouvertures. Il promit d'en référer à sa cour. Il insinua qu'elle
serait toujours disposée à résoudre les difficultés d'argent au mieux
des intérêts du roi. Ce langage rassura La Maisonfort. Il lui
permettait de dire que sa mission n'avait pas échoué. On lui remit, le
25 mai, la lettre impériale destinée à Louis XVIII. Il partit le même
jour pour retourner à Mitau. En y montrant la lettre impériale, il la
commenta en termes tels que le roi crut d'abord au succès de ses
démarches. La Maisonfort, en effet, se déclara sûr d'obtenir des
Anglais les sommes exigées par Barras, tant avaient été puissantes, à
ce qu'il prétendit, les recommandations du tsar a lord Withworth. Le
roi fut ou parut plus satisfait du résultat que ne l'était en réalité
le négociateur. C'est l'impression qui se reflète dans une lettre de
Saint-Priest, en date du 10 juin: «La Maisonfort est revenu de
Saint-Pétersbourg. Il a opéré utilement, ce qui n'a rien diminué de
son excessif amour-propre et de l'habitude de se faire valoir.»

Cette satisfaction, cependant, n'était pas exempte d'appréhensions. En
présentant à la même date ses remerciements à Paul Ier, Louis XVIII
exprimait ses craintes avec une singulière précision: «Beaucoup
d'espérances trompées m'ont appris à me méfier des plus belles
apparences, et la confiance dont M. de La Maisonfort est rempli ne
fait pas encore la mienne. J'ai tout à appréhender de la pénétration
de l'abbé Sieyès[77] et de l'influence qu'il va exercer sur le
Directoire. Je ne suis même pas tranquille sur les suites de quelques
indiscrétions qui ont été commises à Berlin, et si elles ont donné au
nouveau directeur des lumières sur le projet de Barras, ou s'il le
pénètre d'ailleurs, il est fort à craindre qu'il ne vienne à bout de
le faire échouer.

         [Note 77: Il venait d'être nommé membre du Directoire, en
         remplacement de Rewbell.]

«Cependant Votre Majesté Impériale est sans doute instruite que cet
homme, le plus vil, comme le plus dangereux de nos ennemis, paraît
retourné en France, avec la résolution de décider ses collègues à
acheter la paix à tout prix, et à faire même rentrer toutes les armées
françaises dans les anciennes limites du royaume. S'il parvenait à
faire illusion à certaines puissances sur les dangers de la paix, je
regarderais comme perdus les magnanimes efforts que Votre Majesté
Impériale a déjà faits pour le salut de la France et de l'Europe, car
je compte sur ses invincibles armées bien plus que sur les incertains
projets de Barras.»

Le séjour de La Maisonfort à Mitau fut de courte durée. Il avait hâte
d'en partir pour rejoindre en Westphalie Pichegru et Fauche-Borel, et
attendre avec eux David Monnier, qui ne pouvait tarder à revenir de
France, porteur de l'acte de soumission de Barras. Le 24 juin, La
Maisonfort était sur les bords du Rhin. Il y trouva les deux complices
à qui il y avait donné rendez-vous. Fauche-Borel, renonçant à se
rendre à Londres, ainsi qu'on en était d'abord convenu, n'avait pas
quitté l'Allemagne. Après avoir remis à David Monnier le projet des
lettres patentes, il avait attendu le retour de cet agent, ainsi que
celui de La Maisonfort, passant son temps en compagnie de Pichegru, le
suivant dans ses nombreuses excursions, notamment à Augsbourg, où
s'était rendu ce général à l'effet de concerter, avec l'agence de
Souabe et Wickham qui s'en était approprié la direction effective, un
plan de campagne et l'organisation d'un petit corps d'armée, qui, sous
le commandement du comte d'Artois, devait entrer en France, derrière
les alliés, par la Suisse et Besançon. Wickham, mis au courant de
l'affaire Barras, avait promis, au nom de son gouvernement, les
avances nécessaires, à la seule condition qu'elles fussent demandées
avec le consentement du tsar.

Dans ces circonstances, on n'avait plus qu'à attendre David Monnier.
Mais David Monnier n'arrivait pas, laissait ses associés sans
nouvelles. Son silence était d'autant plus alarmant qu'il coïncidait
avec les événements survenus à Paris le 30 prairial, dont les suites
restaient encore obscures. On savait que, ce jour-là, Barras,
s'appuyant sur la majorité des deux conseils, avait expulsé du
Directoire les membres qui lui étaient hostiles et consolidé de la
sorte son propre pouvoir. Mais Sieyès, qui venait de remplacer l'un
d'eux, témoignait d'une inquiétante ambition, se posait en rival de
Barras dont il menaçait l'influence. Comment se dénouerait cette
rivalité? N'était-il pas à craindre que le directeur, qu'on croyait si
favorablement disposé pour la cause du roi, se vît tout à coup privé
des moyens de le manifester?

Obsédé par ces cruelles préoccupations, dévoré par l'impatience,
Fauche-Borel songeait à se rendre à Paris, quand il reçut enfin une
lettre de David Monnier, en date du 23 juin. Mais, à sa grande
surprise, elle n'exprimait que découragement, le désir de laisser là
les intrigues politiques, de ne plus se mêler de négociations. «Me
voilà revenu du manège des affaires. Je regagne mon gîte, comme le
pigeon de la fable, demi-mort et demi-boiteux. Si vous m'aimez, et
j'ai lieu de le croire, ne me parlez plus de renouer; ne me parlez pas
de fortune. En tout cas, attendez-vous à n'avoir d'autre réponse que
celle de cet empereur romain qui avait abdiqué: Les belles laitues que
j'ai plantées dans mon jardin de Salone!»

La désertion de David Monnier, qu'il expliquait par l'impossibilité
de décider Barras à se prononcer et par l'accroissement des périls
auxquels il était lui-même exposé, portait le plus rude coup aux
espérances de La Maisonfort et de Fauche-Borel. Pichegru paraît avoir
compris en ce moment toute la folie de l'aventure dans laquelle il
s'était jeté, et s'être décidé à y renoncer pour se consacrer à des
plans qu'il croyait plus sérieux, et qui ne devaient pas avoir un plus
heureux destin. Si son nom apparaît encore dans cette intrigue
expirante, on n'y aperçoit plus qu'incidemment sa personne et son
action. Au reçu de la lettre de David Monnier, son parti fut pris. Il
refusa de suivre à Hambourg les deux compères par lesquels il s'était
laissé séduire. Ils avaient décidé de s'y rendre pour faire connaître
à Thauvenay les lamentables nouvelles venues de Paris. Ils partirent
donc sans lui. Mais, à Hambourg, les attendait, nouveau sujet
d'étonnement, une autre lettre de David Monnier, sans date celle-là,
et pouvant se résumer en quelques mots: «On délibère en ce moment;
espérez!»

À Mitau, où Thauvenay avait envoyé le récit de l'événement, on ne fut
qu'à demi surpris et non déçu. Le véritable caractère de cette
intrigue s'était déjà révélé à Saint-Priest. Des deux lettres de David
Monnier, l'une découragée, l'autre confiante, et malgré les efforts de
Fauche-Borel et de La Maisonfort pour atténuer l'effet de cette
contradiction, il ne voulut tenir que la première pour sincère et
vraie: «Fauche-Borel a beau dire, écrivait-il le 25 juillet, je crois
l'affaire manquée, soit par la baisse du Directoire, soit par manque
des véritables intentions de Barras.» Et trois jours après,
s'adressant à Thauvenay, il ajoutait: «Je tiens l'affaire en question
pour une affronterie qui se développe de plus en plus. C'est peut-être
plus de Bottot, que de Monnier dont on nous a donné quelque bonne
opinion, mais qui, peut-être désabusé aujourd'hui, n'écrit pas...
Quant aux réticences avec vous, elles sont une nouvelle preuve que
l'affaire cloche... Les Fauche et La Maisonfort la poursuivront
jusqu'à extinction, parce qu'ils tombent à plat avec elle.»

Jamais le secrétaire du cabinet du roi n'avait si bien dit, et plût à
Dieu qu'il eût toujours jugé avec une égale sagacité les hommes et les
choses sur lesquels il avait à se prononcer. Quant à Louis XVIII, au
reçu des nouvelles qui permettaient de prévoir l'avortement de toute
cette «affronterie», il se félicita de ne l'avoir jamais considérée
que comme un moyen secondaire, trop aléatoire pour qu'il fût prudent
d'y sacrifier les conceptions et les combinaisons antérieures. Mais il
songeait aux lettres patentes remises à La Maisonfort. Il s'inquiétait
de voir en de telles mains des documents aussi graves. Il voulut
qu'ils fussent remis à Pichegru, confiés à sa garde. Thauvenay reçut
cet ordre et dut en assurer l'exécution.

On touchait alors à la mi-juillet. À cette date, cette bizarre affaire
se compliquait à Londres d'un épisode tout à fait imprévu, dont le duc
d'Harcourt rendit compte au roi. D'Harcourt racontait qu'un inconnu,
se disant Français et émigré, s'était présenté chez le duc de
Portland, ministre de l'intérieur, sous le nom de Paradis. Après une
assez longue conférence avec cet homme d'État, il avait obtenu la
promesse d'être logé et nourri aux frais du gouvernement, à la
condition de vivre retiré, de ne voir personne sans l'assentiment des
autorités anglaises, de ne recevoir aucune correspondance et de n'en
pas envoyer. Ce n'est qu'au bout de quelques jours qu'il avait été
autorisé à entrer en relations avec d'Harcourt. Ce dernier l'ayant
reçu, en présence de Dutheil, l'inconnu s'était fait reconnaître pour
le marquis de Bésignan, qui n'était que trop fameux, on le sait, parmi
les royalistes[78]. Ce ne fut donc pas sans défiance qu'il entendit le
personnage lui déclarer qu'en vertu de ses instructions, il s'était
mis en rapport avec une parente de Barras et avait reçu d'elle
l'assurance que ce directeur, très disposé à rétablir la monarchie,
n'exigeait pour prix de ses services que le gouvernement d'une île
française. «M. Paradis, écrivait ironiquement d'Harcourt, demande
qu'il lui soit remis la légère somme d'un million pour la distribuer à
quatre officiers de l'état-major de Paris qui veulent, si le
Directoire n'est pas pour le roi, se tourner contre lui.»

         [Note 78: Voir plus haut, pages 22 et suivantes.]

D'Harcourt ayant objecté la détresse du trésor royal, Bésignan
répliqua, non sans désinvolture, que le payement qu'il demandait ne
constituait qu'une avance qu'il serait en état de rembourser au bout
de quinze jours, ce délai devant suffire aux conspirateurs pour
s'emparer des caisses publiques. Et comme il insistait, le
représentant du roi ne put l'éconduire et s'en débarrasser qu'en lui
répondant que d'autres agents s'occupaient déjà d'une négociation
analogue.

Mais Bésignan ne se tenait pas pour battu. La semaine suivante, il
écrivait au comte d'Artois pour demander la conservation des pouvoirs
qu'il tenait du roi, «les pouvoirs qu'il a d'organiser le Midi de la
France et de prendre toutes les mesures pour engager les fidèles
sujets du roi à s'armer pour renverser partout l'idole du crime, y
replacer les autels de la vraie religion et aller aux frontières
ouvrir le passage au souverain légitime.» Dans cette lettre, Bésignan
ajoutait: «Je ne demande pour Paris et pour y faire proclamer le roi
avec sûreté, après avoir renversé le trône de l'impie, que la somme de
quatre millions: savoir un million pour l'état-major et les trois
autres pour acheter la garde des deux conseils et payer sa solde
pendant trois mois.»

Le comte d'Artois ne prit pas plus au sérieux que ne l'avait fait
d'Harcourt les propositions et les requêtes du marquis de Bésignan.
Quand elles furent connues à Mitau, il n'en était déjà plus question à
Londres. Le roi resta convaincu que Bésignan, ayant surpris à Berlin
ou ailleurs quelque écho de l'affaire imaginée par Fauche-Borel,
s'était empressé de se l'approprier pour en tirer profit. Du reste, sa
foi dans cette combinaison allait en s'affaiblissant. Après avoir
fondé, durant quelques mois, sur le concours de Barras un sérieux
espoir, il ne comptait maintenant pour recouvrer sa couronne que sur
les victoires des alliés.



X

LA FIN D'UNE INTRIGUE


Cependant le dernier mot de cette intrigue n'était pas dit. Le 15 août
1799, arriva à Mitau un rapport de La Maisonfort, dans lequel étaient
analysées de récentes et importantes lettres de David Monnier. Il
résultait de ces lettres que les événements de prairial avaient mis
Barras dans l'impossibilité de donner suite à ses intentions et de se
prêter à l'échange des engagements: «Il a employé à se défendre toutes
les forces qu'il aurait mises à attaquer. La manière dont il est resté
en place vous est une preuve de sa vigueur, de son adresse et même de
sa fortune.» Donc l'opération s'était trouvée retardée pour ces
causes, peut-être aussi, à ce que donnait à entendre David Monnier,
par suite des exigences de Bottot. «Mais l'espoir du succès était
resté tout entier dans l'âme des différentes personnes qui
s'occupaient sans relâche de la reprendre.»

En écrivant ainsi,--et il tenait à la fois ce langage au roi et au
comte de Panin,--La Maisonfort oubliait certaine lettre de David
Monnier, où le rusé personnage, pris tout à coup d'un goût passionné
pour la belle nature et d'une invincible horreur pour les vains jeux
de la politique, ne rêvait rien autre chose que la culture paisible de
son jardin. Mais lui-même semblait avoir perdu le souvenir de ce
découragement d'un jour, et La Maisonfort, de nouveau rendu à
l'espérance, n'était pas tenu d'avoir plus de mémoire que lui. Une
aurore brillante se levait. Barras, dans l'entraînement de ses
convictions ressuscitées, était maintenant disposé à recevoir les
lettres patentes restées aux mains de Pichegru et à livrer en retour
l'acte écrit de sa soumission. David Monnier promettait d'être au
rendez-vous, muni de cette pièce décisive, avant la fin du mois
d'août. «Nous réparerons alors, au bord du Rhin, écrivait La
Maisonfort, le retard malheureux que nous avons éprouvé.»

Et comme s'il eût compris que ces bonnes nouvelles ne seraient
acceptées par ceux à qui il les expédiait que sous bénéfice
d'inventaire, et qu'elles n'auraient pas le pouvoir de rendre
confiance à des coeurs désabusés, il se défendait avec énergie d'être
découragé. Loin que le long silence de David Monnier fût considéré par
lui comme un motif d'incrédulité, il voyait «dans la manière dont la
correspondance venait de reprendre un sûr garant de la bonne volonté
des personnes de l'intérieur et du retour de leur crédit».

Plus prolixe envers le comte de Panin qu'à l'égard du roi, il
complétait la lettre destinée au diplomate russe par les abondantes
manifestations d'un lyrisme à outrance. «Le monarque qui a rendu à
toute l'Europe son énergie, notre Agamemnon enfin n'a eu qu'à dire un
mot, et l'Angleterre, déjà si bien disposée, a tout promis... On
parvient assez en France à lever des hommes, et, malgré la mauvaise
volonté des soldats, il est possible que l'orgueil national, un je ne
sais quoi qu'on ne peut définir, en fasse encore des braves. Mais il
n'y aura plus d'ensemble, plus de bons plans, peu de généraux,
beaucoup moins d'officiers et pas un sol pour faire agir tout cela.
Que l'invincible Souvarof avance donc, que les cabinets continuent de
s'entendre, que la discorde reste dans le camp ennemi, au Luxembourg,
dans leurs conseils; que toute l'Europe se livre à cette noble, à
cette chevaleresque et brillante impulsion que vient de lui donner
votre admirable souverain, et le génie du mal succombera. Quelle
carrière de gloire! Quel avenir pour ce monarque! Quel règne dans les
fastes de l'histoire et quel honneur pour tous les ministres de cet
Empereur qui, comme vous, l'auront bien servi dans ses vastes
desseins!»

Le silence des documents permet de supposer que cet éloquence
échevelée fut impuissante à ramener Panin sous le charme qu'il avait
si souvent subi et qu'avait dissipé l'échec du mois de juin. Quant au
roi, il est aisé de voir, par la lettre qu'il écrivit à l'Empereur de
Russie après avoir lu le rapport de son agent, ce qu'il pensait de la
négociation dont on lui annonçait si pompeusement la reprise:

«Quant à l'affaire B. sur laquelle j'attendais depuis longtemps un
rapport qui méritât d'être transmis à Votre Majesté Impériale, elle
n'offre rien de bien satisfaisant. Elle a déjà été rompue et renouée,
et cela, à ce qu'il paraît, d'après le sordide intérêt du secrétaire
de B. Un rendez-vous définitif pour l'échange des pièces paraît fixé
au 10 août, et ce n'est qu'à cette époque qu'il sera possible de voir
clair dans une négociation dont le succès repose sur la volonté
problématique d'un homme dont l'influence paraît au moins fort
affaiblie par les derniers événements. Je serais dans de continuelles
alarmes si je n'avais pris le parti de mettre mes lettres patentes
dans les mains du général Pichegru, chargé spécialement de l'affaire.
Il faut d'ailleurs voir jusqu'au bout; le rapport de ce qui se passera
au rendez-vous indiqué sera peut-être avantageux.

«Dans cet état de choses, je ne puis m'empêcher d'exprimer à Votre
Majesté Impériale que si je poursuis avec sollicitude une négociation
qui a obtenu son suffrage et qui m'offre un moyen de salut pour mon
peuple, je souffre de l'idée de devoir ma couronne à un assassin de
mon frère, quand je peux la tenir de la magnanimité du monarque le
plus puissant de l'Europe.

«Oui, c'est de Votre Majesté Impériale que je désire la tenir; je le
désire par sentiment pour elle, par amour pour sa gloire; je le désire
par raison, bien convaincu que de cette manière l'ouvrage sera plus
solide; je le désire enfin, parce que l'exemple d'un puissant monarque
qui, par générosité, par amour pour l'ordre, rend à un souverain son
trône, à des peuples nombreux leurs lois et le bonheur, est digne de
l'admiration de ses contemporains et de la reconnaissance de la
postérité.

«J'ai cru devoir fixer l'attention de Votre Majesté Impériale sur des
réflexions qui ne peuvent échapper à sa sagesse et à sa grandeur
d'âme, sans prétendre ralentir en rien une négociation qui peut
concourir au succès de ses armes.»

Est-il besoin de dire qu'à la date du 20 août, David Monnier ne parut
pas au rendez-vous donné par lui à Fauche-Borel et à La Maisonfort?
Ils l'attendaient encore à la fin du mois. De nouveau, il laissait
sans réponse les lettres qu'ils lui adressaient. Mais Fauche-Borel ne
se résignait pas à l'abandon de ses espérances. À l'heure où elles
semblaient détruites, il s'y attachait désespérément. Il est encore
vrai de dire que la fermeté de ses convictions _in extremis_ constitue
une preuve de sa bonne foi, la seule qui puisse être invoquée, en
présence de tant d'autres traits de sa conduite antérieure, propres à
faire douter de sa sincérité. Cette conviction était si vive que,
lorsque tout parut perdu, elle lui suggéra une idée aussi téméraire
que périlleuse. Il résolut de s'affranchir des intermédiaires et de
s'adresser directement à Barras.

Un matin du mois de septembre, vers dix heures, une lettre à l'adresse
de ce directeur, arrivée d'Allemagne à Paris, par un courrier de la
légation de Prusse, fut déposée chez le suisse du palais du Luxembourg
où siégeait le Directoire. Cette lettre était de Fauche-Borel. Il
annonçait à Barras qu'il avait une importante communication à lui
faire; il lui demandait d'envoyer à Wesel une personne digne de
confiance, Bottot par exemple, ou David Monnier, à laquelle il
révélerait ce qu'il ne pouvait dire que de vive voix à un homme sûr.

Les directeurs recevaient fréquemment des lettres de ce genre; mais
ordinairement elles étaient renvoyées à la police, et, le plus
souvent, on n'y répondait même pas. Barras, toutefois, prêta plus
d'attention à cette mystérieuse requête qu'il ne le faisait
ordinairement pour d'autres avis analogues. Il la communiqua à
Talleyrand. Celui-ci estima comme lui qu'il était de l'intérêt de
l'État de ne pas dédaigner l'avertissement de Fauche-Borel. À ce
moment, un agent du ministre des Affaires étrangères, nommé Eyriès,
allait se rendre à Clèves en mission secrète. On le chargea de pousser
jusqu'à Wesel et d'y recevoir les confidences promises à Barras. Il
partit aussitôt. Mais, quand il se trouva en présence de Fauche-Borel,
celui-ci, redoutant un piège, refusa de parler. Il ne voulait
s'expliquer qu'avec Bottot ou David Monnier. Eyriès revint à Paris
sans avoir pu deviner de quoi il s'agissait.

Peu de jours après sa rentrée, une nouvelle lettre fut remise à
Barras. Plus explicite que la première, sans les détails, elle
persistait à réclamer l'envoi d'un personnage muni de pleins pouvoirs
pour recevoir les communications et y répondre. Cette fois, Barras ne
crut pas devoir garder l'avis pour soi. Il commençait à comprendre
qu'on lui proposait de trahir la République. Il soumit l'affaire aux
directeurs ses collègues, en présence de Fouché, qui dirigeait, comme
ministre, la police du gouvernement. À cette heure, le Directoire,
inquiet des menées obscures des émigrés, quoiqu'il ne les connût
qu'imparfaitement, cherchait par tous les moyens à se renseigner pour
en définir le caractère. Considérant comme utile d'attirer à lui les
conspirateurs, dût-il, pour exciter leur confiance, feindre de se
faire leur complice et du même coup leur confident, il décida qu'un
nouvel émissaire dûment autorisé serait envoyé à Fauche-Borel.

On choisit pour cette mission un ministre plénipotentiaire, Tropez de
Guérin, ancien officier de marine. On lui remit une note autographe de
Barras, qui devait lui assurer l'entière confiance de Fauche-Borel.
Plus habile ou plus heureux que le premier envoyé, Tropez de Guérin
confessa le trop imaginatif libraire. On doit supposer qu'il tomba des
nues en apprenant que, depuis deux ans, se tramait une négociation à
laquelle se trouvaient mêlés Barras, Bottot, David Monnier, et qui
avait pour objet la restauration de la monarchie sur les ruines de la
République trahie et livrée par le principal de ses défenseurs. Il
transmit à Paris le récit qui venait de lui être fait, tel qu'on le
lui avait fait. Il envoya même une copie des fameuses lettres
patentes, que Fauche-Borel n'avait pas craint de lui communiquer.

Toutes ces pièces furent soumises au Directoire. Barras, et après lui
Bottot, n'eurent aucune peine à prouver qu'ils entendaient parler de
cette affaire pour la première fois. Mais les directeurs furent d'avis
qu'elle devait être suivie jusqu'au bout, percée à jour, de manière à
ce que les personnages qui s'y étaient associés pussent être connus et
poursuivis. On enjoignit à Tropez de Guérin d'exhorter Fauche-Borel à
la patience, de lui laisser croire que Barras était prêt à agir, en un
mot d'entretenir ses espérances, tout en lui arrachant, par la
persuasion, jusqu'au dernier de ses secrets.

En même temps, Fouché reçut l'ordre d'arrêter David Monnier. Devant le
ministre de la police, le fécond promoteur de cette aventure, accablé
par les preuves résultant de ses papiers saisis, n'essaya pas de se
défendre. Loin d'accuser ceux dont il s'était fait payer par
Fauche-Borel la prétendue complicité, il avoua que jamais il ne
s'était ouvert à eux du projet. Il n'avait eu en vue que de s'emparer
des fonds que les émigrés consacraient à des conspirations. En rendant
compte aux directeurs de son interrogatoire, Fouché disait: «Je n'ai
pu obtenir de ce misérable que des larmes abondantes et l'aveu d'avoir
concouru à une négociation qu'il ne croyait pas criminelle et dont,
sans en espérer le succès, il attendait les secours pour tirer sa
famille de l'indigence[79].»

         [Note 79: Mémoires de Barras.]

Tandis que se poursuivait cette enquête, par ailleurs, les événements,
se précipitant, venaient déjouer une fois de plus les espérances de
Louis XVIII. C'étaient, tour à tour, la soumission des Vendéens, les
victoires de Masséna et de Brune, la retraite de Souvarof, le brusque
retour de Bonaparte qui lui assurait la possession du pouvoir, qu'au
dix-huit brumaire il n'avait eu en quelque sorte qu'à cueillir. La
grandeur de ces événements, se succédant avec une fiévreuse rapidité,
semblait devoir emporter bien loin l'intrigue dont j'ai raconté les
péripéties. Cependant, treize jours avant Brumaire, le Directoire
n'avait pas encore renoncé à en pénétrer les secrets. Tropez de
Guérin, rappelé à Paris, repartait pour Francfort afin de s'aboucher à
nouveau avec Fauche-Borel. Ce dernier recevait de «bonnes nouvelles»
de David Monnier, qu'on s'était décidé à remettre en liberté, et qui,
rentrant effectivement en scène, osait se féliciter d'avoir souffert
pour la cause du roi et s'en faire un titre.

Vers le même temps, 6 octobre, on écrivait de Mitau à Thauvenay: «Nous
recevons des nouvelles de l'intérieur, qui semblent se rapporter à
quelque mouvement préparé par Barras et Beurnonville. Il est bien
singulier, si cette conjecture est vraie, que la conclusion de la
négociation de Fauche traîne si longtemps. Au reste, nous n'avons
aucune nouvelle ultérieure de Pichegru, et nous ignorons s'il
s'arrêtera auprès de l'archiduc ou s'il ira rejoindre Souvarof en
Suisse.» Et le 17 octobre: «Il n'y a pas moyen de raisonner sur cette
intrigue Barras, dont les contre-sens dérangent tous les calculs.
C'est d'ailleurs chose inutile. Le roi n'a jamais dérangé ses mesures
d'après cette fausse spéculation. Il faut la laisser se développer ou
se dissoudre. Elle a mal débuté, et probablement la fin y répondra.»

Ainsi, on n'y comptait plus guère. Ce ne fut, cependant, que le 12
décembre qu'on reçut de La Maisonfort l'aveu de sa défaite «et
l'abandon de ses espérances par la Révolution, au moment de se
réaliser». À cette date, le dix-huit brumaire était, depuis plus d'un
mois, un fait accompli. Bonaparte, mis au courant de l'intrigue, y
avait coupé court en rappelant brusquement Tropez de Guérin, par qui
il voulait en connaître les détails et auquel il dit en levant les
épaules, après l'avoir entendu:

--Tant que je serai le maître, les Bourbons ne rentreront pas en
France.

Selon le mot de Saint-Priest, Fauche-Borel et La Maisonfort «tombaient
à plat» avec l'aventure dont ils s'étaient servis pour leurrer
longtemps Louis XVIII du plus invraisemblable et du plus fol espoir.

Ainsi se dénoua cette intrigue. Connue seulement de ceux qui y prirent
part ou qui en découvrirent les origines et les moyens, elle serait
restée sans doute ignorée jusqu'à ce jour si, durant les premières
années de la Restauration, elle n'eût été divulguée par les récits de
Fauche-Borel. Accusé de s'être prêté à de mystérieux pourparlers,
Barras, qui vivait à Marseille, retiré et oublié, prit la parole pour
se défendre. Dans une lettre en date du 20 juin 1819, rendue publique,
il présenta sa justification: «Une proposition venue des pays
étrangers, écrivait-il, fut dans les temps apportée à l'un des membres
du Directoire. À l'instant même, tout le Directoire en eut
connaissance. Si le témoignage unanime de tous mes collègues qui
vivent encore ne suffisait pas sur ce fait historique, les archives du
Directoire, comme celles des ministères, feraient foi que tout ce qui
a pu avoir lieu en conséquence de cette proposition n'a existé que par
délibérations spéciales du Directoire, portées à ses registres
secrets.»

Les adversaires de Barras ne purent démentir cette si formelle
déclaration, confirmée par les documents et par les souvenirs des
contemporains. Mais ils alléguèrent que la communication faite au
Directoire ne l'avait été qu'après le 30 prairial de l'an VII, alors
que la négociation se poursuivait depuis les derniers jours de
fructidor de l'an V, et que si Barras s'était décidé à la révéler à
ses collègues, c'est que, menacé d'être découvert, il avait voulu, par
cette révélation tardive, s'assurer l'impunité. Mais ce n'est là
qu'une affirmation sans preuves. Il est, au contraire, démontré que
jusqu'au jour où il reçut la lettre de Fauche-Borel, Barras avait tout
ignoré.

Les aveux de David Monnier, les réticences de Fauche-Borel,
l'impossibilité de retrouver parmi les documents une pièce quelconque
engageant la responsabilité de Barras ou celle de Bottot, ou
établissant leur complicité, ne laissent aucun doute sur le caractère
véritable de cette affaire. Ce fut une simple escroquerie imaginée par
David Monnier, et dont le plan, après lui avoir été suggéré par la
sottise de Fauche-Borel, se développa, au mépris de toute
vraisemblance, à la faveur des circonstances. Il ne fallut rien moins
que la cupidité et l'audace des uns, la légèreté et la crédulité des
autres; il fallut surtout le trouble de l'Europe, le besoin de
machinations romanesques, qui travaillait toutes les cervelles, pour
donner à cette intrigue, pendant près de deux années, l'importance
qu'elle prit un moment à Hambourg, à Mitau, à Saint-Pétersbourg et à
Londres.



LIVRE DIXIÈME

À LA VEILLE ET AU LENDEMAIN DU DIX-HUIT BRUMAIRE


I

LE ROI ET SON NEVEU


Arrivé en Courlande, au printemps de 1798, Louis XVIII n'avait d'abord
pas trop souffert de sa solitude à une si grande distance de son
royaume. Des promenades aux environs de Mitau, que favorisait la
beauté de la saison; les attentions de son neveu et de d'Avaray; les
soucis que lui donna l'organisation de sa maison; l'arrivée de ses
gardes du corps; celle du comte de Saint-Priest, du duc de Villequier,
du duc et de la duchesse de Guiche, du cardinal de Montmorency et
d'autres Français qui vinrent successivement grossir sa petite cour;
l'espoir de voir bientôt la reine et Madame Royale se réunir à lui;
les visites que lui faisaient des personnages de marque qui passaient
par Mitau, et enfin les soins qu'exigeait la conduite de ses affaires
politiques, autant de raisons qui contribuaient à tromper pour lui et
son entourage le vide des journées et l'aidaient à prendre son mal en
patience. Mais, avec l'hiver, tout changea. Quand les premières neiges
eurent fait leur apparition et le froid sévissant avec rigueur, les
sorties devinrent plus difficiles, les distractions plus rares; il put
se croire alors séparé du reste du monde, et il fallut chercher
d'autres moyens pour occuper le temps.

Il les trouva dans l'étude; il l'avait toujours aimée, et la lecture,
depuis sa plus tendre enfance, avait été son plaisir favori. Il aimait
aussi à écrire. Nous en trouvons l'aveu dans une note de sa main,
tracée en marge d'un ouvrage, où il était question de lui, de son rôle
à la cour de Louis XVI, et où l'on prétendait qu'il avait alors
recueilli, au jour le jour, des souvenirs sur les événements dont il
était le témoin.

«Il est très vrai que j'ai toujours aimé la littérature, mais non pas
que j'ai composé des notes historiques, encore bien moins que je sois
historien. J'ai eu cependant, en 1772, la fantaisie d'écrire des
mémoires; j'en ai bien écrit une trentaine de pages, et il est
possible que je ne les aie pas brûlés avec mes autres papiers en 1789,
ni en 1791, à deux grandes revues que je fis. Si Monsieur S... a lu ce
fatras d'un enfant de dix-sept ans, il me juge avec beaucoup
d'indulgence. J'ai aussi fait pas mal de vers. Tous, à la réserve d'un
logogriphe dont le mot était _Pythagore_, qui a été mis sous un nom en
l'air dans le _Mercure_, et d'un madrigal que j'ai retenu, ont eu le
sort qu'ils méritaient, c'est-à-dire qu'ils ont passé, avant que
l'encre en fût sèche, de ma table dans mon feu. Le seul ouvrage un peu
considérable qui soit sorti de ma plume, c'est la traduction, qui n'a
jamais vu le jour, du livre de M. Horace Walpole, intitulé: _Doutes
historiques sur la vie et le règne de Richard III._»

Dans cette nomenclature, le roi oubliait le récit de sa fuite de
Paris, écrit à Coblentz en 1791, qui n'était pas encore publié, et le
journal de son voyage de Vérone à Riégel, que nous avons retrouvé
parmi ses papiers. Séquestré par l'hiver dans le château de Mitau, il
se remit à écrire. C'est de cet hiver 1798-1799, que sont datées les
_Réflexions historiques sur Marie-Antoinette_[80], celles que lui
suggéraient certaines de ses lectures, une dissertation sur Horace,
qui témoigne de sa science en latin, et, sans parler d'un conte
intitulé: _Galante aventure_, une intéressante étude sur les devoirs
d'un roi, en tête de laquelle il a mis en épigraphe ces quatre vers de
Ducis extraits de son adaptation d'Hamlet:

         [Note 80: Elles figureront dans le Recueil des écrits du
         roi.]

  Nos mains se sécheraient en touchant la couronne,
  Si nous savions, mon fils, à quel prix Dieu la donne.
  Vivant, du rang suprême on sent mal le fardeau,
  Mais qu'un sceptre est pesant quand on entre au tombeau!

Cette étude, il l'écrivit pour le duc d'Angoulême, dans des
circonstances que, conjointement à d'autres documents qui aident à
nous en révéler l'origine, elle nous permet d'éclaircir et de
raconter, en même temps qu'elle précise l'opinion que, si proche du
mariage de son neveu, le roi s'était faite de lui. Cette opinion, en
ce qui touche l'intellectualité du duc d'Angoulême, ne lui était pas
favorable. Lorsque le jeune prince était venu le rejoindre à
Blanckenberg, le roi avait constaté avec regret sa paresse d'esprit,
et il la lui avait affectueusement reprochée. Un an après, à Mitau, il
s'avouait à lui-même, avec douleur, que ses reproches étaient restés
sans effet. L'étude sur les devoirs, d'un roi résulta des
préoccupations que lui donnait son neveu. Elle eut encore une autre
cause. Le roi s'était aperçu «que le jeune homme» rapportait de son
séjour parmi les Anglais, non seulement leurs goûts, mais aussi leurs
opinions en matière politique. Sur «l'antique constitution du royaume»
notamment, que la cour de France était presque unanime à défendre
comme l'assise indispensable du pouvoir royal restauré, il différait
entièrement d'avis avec elle. À cette constitution, il préférait «le
régime représentatif» comme en Angleterre; autant dire qu'il
professait la même doctrine que ces royalistes désignés sous le nom
méprisé de monarchiens, et que, à Coblentz déjà, on déclarait plus
dangereux que les jacobins. Cette découverte surprit et affligea le
roi. Mais son regret fut atténué par cette pensée, que l'erreur
déplorable en laquelle était tombé son neveu prouvait du moins qu'il
était capable d'étudier et de réfléchir. Il fit part de sa découverte
à son frère, en lui annonçant qu'il allait s'attacher à ramener «le
jeune homme» à des opinions plus sages. D'Avaray prit la chose plus
au tragique. Il écrivit, lui aussi, au comte d'Artois. Après lui avoir
exprimé ses alarmes, il reproduisait trois questions que le duc
d'Angoulême avait osé poser au roi.

--S'il s'élevait dans le gouvernement républicain, avait-il demandé,
un parti assez puissant pour traiter avec le roi et imposer quelque
confiance, pourrait-on, devrait-on, commencer par renoncer au
renversement absolu de notre ancienne constitution?--Si l'on exigeait
du roi le sacrifice d'une grande partie des prérogatives royales et
des trois anciens ordres, et que ce double sacrifice fût présenté
comme indispensable pour le rétablissement de la monarchie, le roi
refuserait-il absolument d'y souscrire?--Des temps moins orageux ne
permettraient-ils pas d'assembler la nation et de la consulter sur son
voeu relativement à la constitution qui lui serait la plus
avantageuse!

Ces questions avaient fait bondir d'Avaray. Il déplorait «les
habitudes anglaises du jeune prince, l'esprit de système par lequel sa
raison s'est laissée séduire». Il gémissait de le voir constamment
occupé par un plan de constitution, qu'il amendait et corrigeait sans
cesse. «Où s'arrêtera-t-il dans cette carrière, qui devient ridicule
quand elle cesse d'être sanglante? Combien n'est-il pas effrayant de
voir l'héritier du trône agiter de pareilles matières! Est-ce donc une
tête royale qui doit s'incliner d'elle-même devant un joug que
personne ne cherche à lui imposer? Est-ce à celui qui doit porter un
jour la couronne qu'il convient d'en briser d'avance les fleurons?»

Le roi, cependant, entreprit la conversion de son neveu et rendait
compte à son frère de sa première tentative.

«Je vous ai mandé que j'allais entreprendre une grande besogne;
j'avoue que je ne l'ai pas entreprise sans quelque inquiétude,
d'autant plus que je ne pouvais douter que le papier que j'avais remis
dès l'année passée à notre enfant, et qui contenait tout le fonds de
l'affaire, avait absolument manqué son objet; mais le devoir et le
sentiment me défendaient de me tenir pour battu. J'ai trouvé, comme
les questions qu'il m'avait remises me le présageaient, un jeune homme
imbu des principes qu'il a malheureusement sucés pendant que vous
étiez à l'île d'Yeu. J'ai commencé par tâcher de le mettre à l'aise,
et pour cela je me suis appliqué à dissimuler la peine que
j'éprouvais, en me voyant réduit à convertir sur un point aussi
essentiel celui qui doit, après nous, porter la couronne de Henri IV.
Ce moyen m'a réussi, et l'enfant de son côté a vaincu sa timidité.
Alors je suis entré en matière...

«La partie de pur raisonnement a produit peu d'effet: je m'y
attendais; mais je l'avais jugée nécessaire, parce qu'il faut semer
d'avance pour recueillir longtemps après. Mais l'analyse a répondu à
mon espoir. Le jeune homme s'est trouvé dans un pays tout nouveau pour
lui, ses yeux se sont ouverts; il m'a avoué qu'il avait une idée toute
différente de notre constitution, et sa sincérité ne me permet pas de
douter qu'il ait commencé à l'aimer, puisqu'il m'a dit qu'il regardait
la nation française comme libre avec une pareille constitution, et
qu'il croyait que le gouvernement représentatif ne lui convenait pas.»

C'était une victoire d'avoir obtenu cet aveu. Mais, tout en le
faisant, le duc d'Angoulême persistait dans l'opinion que le roi, en
rentrant en France, devrait consulter son peuple sur la constitution
et s'assurer s'il voulait la maintenir intacte ou la modifier.

«J'ai cherché à démontrer les inconvénients, les dangers et
l'inutilité d'une pareille consultation. L'argument dont on s'est
servi a été qu'une nation se soumettait plus volontiers à une
constitution de son choix, et j'ai bien vu que l'opinion générale
était en faveur d'un gouvernement représentatif. Il était inutile
d'argumenter sur cette prétendue opinion générale; je n'y crois pas,
mais il y croit, et tous les raisonnements du monde ne sauraient
persuader sur un fait; aussi j'ai pris une autre forme.

«--Si vous pensez, lui ai-je dit, que le gouvernement représentatif ne
convienne pas à la France, croyez-vous que je puisse l'accorder, même
au désir mal entendu de la nation? Un père cède-t-il aux voeux de ses
enfants quand ils peuvent lui être nuisibles? Si vous me demandiez du
poison, vous en donnerais-je?

«Il s'est jeté dans mes bras; nos yeux se sont mouillés, et j'espère
que le sentiment a vaincu ce que la raison aurait peut-être eu bien de
la peine à vaincre. Voilà où nous en sommes. Vous voyez qu'on peut
espérer une heureuse conversion, d'autant plus que je sais par
l'excellent abbé Marie que la chose est en bon train.»

À quelques semaines de là, arrive la réponse du comte d'Artois
exprimant le même espoir.

«J'ai encore besoin, mon cher frère, de vous parler de ma vive et
sensible reconnaissance pour les soins que vous prenez de mon fils.
Ses principes ont toujours été bons et purs, et il revenait facilement
des erreurs qui pouvaient entrer dans sa tête. Mais les Anglais les
plus honnêtes ont tous plus ou moins des idées de liberté presque
indéfinie, qui sont toujours la base de leurs conversations, et mon
fils, étant obligé par politesse, et même pour notre intérêt, de vivre
beaucoup avec eux, j'avais remarqué et combattu des opinions fausses
qui se glissaient de temps en temps dans son esprit. Je n'en étais pas
effrayé par la connaissance que j'avais de son caractère; mais son
éloignement de ce pays-ci et l'excellente leçon que votre tendresse
pour lui vous a engagé à lui donner vont dissiper entièrement ces
nuages d'erreurs, et je crois pouvoir répondre qu'il sentira avec
force ce que ses destinées exigent de lui. Continuez, je vous prie,
comme vous avez commencé. Le bon abbé Marie vous secondera de tous ses
moyens, et vous achèverez de détruire des enfantillages qui auraient
pu, à la longue, présenter quelques dangers. Cet enfant est à vous
autant qu'à moi, et nous jouirons ensemble de notre ouvrage.»

Lorsqu'au mois de septembre, trois mois après sa tentative, le roi
prit connaissance des affectueuses explications de son frère, il était
contraint de reconnaître que tous deux s'étaient fait illusion quant à
la rapidité de la conversion du jeune homme. C'est alors que Louis
XVIII écrivit: _Les devoirs d'un roi_, sous forme de lettre, adressée
à son neveu, animé du double désir de combattre sa paresse et ses
opinions politiques.

«Vous êtes né, mon cher enfant, sur les premières marches du trône,
disait-il en guise d'introduction; mais vous avez dû longtemps croire
que vous n'y monteriez jamais, et je crains que, dans cette idée, vous
n'ayez pas assez réfléchi sur les devoirs d'un roi. Leur étude vous
est bien nécessaire aujourd'hui. C'est avec peine que je vais
commencer par vous affliger, mais je vous le dois. Je n'ai que
quarante-deux ans, votre père en a quarante. Avec la santé dont nous
avons toujours joui l'un et l'autre, nous devrions vous faire attendre
longtemps notre héritage; mais on n'éprouve pas impunément ce que nous
avons éprouvé. Je le sens par moi-même, les chagrins m'ont miné
sourdement. Il n'y a que quarante-deux ans que je suis né, et j'en ai
soixante. Votre père, dont l'âme est au moins aussi sensible que la
mienne, a sans doute reçu le même coup, et je serais fort trompé s'il
se passait un grand nombre d'années avant que la couronne vous fût
dévolue. Prosterné devant la divine Providence, j'adore ses décrets
qui, après m'avoir frappé dans ce que j'avais de plus cher, me
frapperont actuellement dans ma propre personne, et j'y serais encore
plus résigné si je pouvais me flatter que mon frère me survécût
longtemps, ou si je vous voyais vous élever à la hauteur de vos
destinées.

«Mais je ne me fais pas plus d'illusions sur ce dernier article que
sur l'autre. Vous avez naturellement le coeur bon, l'esprit juste, et
de l'aptitude au travail; la facilité avec laquelle vous avez appris
la géométrie, même transcendante, en est une preuve irréfragable. Par
quel malheur faut-il que ces heureuses dispositions soient perdues, et
que vous soyez encore, ou plutôt que vous soyez retombé dans
l'ignorance où je gémis de vous voir? La cause de ce malheur est
facile à trouver; c'est votre paresse d'esprit. Songez, mon cher
enfant, que cette paresse, qui est un défaut dans toutes les
situations, devient un crime dans la vôtre, et, pour vous en
convaincre, examinons ensemble quel est le but auquel vous devez
tendre, le chemin que vous avez à parcourir et les écueils qu'il vous
faut éviter. Dans tout le cours de cette discussion, je vous parlerai
comme si vous étiez déjà parvenu à la couronne, parce qu'il faut, dès
ce moment même, que vous pensiez comme si ce malheur vous était déjà
arrivé, afin d'agir en conséquence lorsqu'il le sera.»

Après ce préambule, le roi abordait l'examen des obligations auxquels
sont tenus les monarques envers Dieu et envers leurs sujets. Il
blâmait chez eux le goût du plaisir et l'excès des sévérités non moins
dangereux que celui des faiblesses. Il recommandait à son héritier le
respect des arrêts de justice et des droits de la nation, et la
fidélité à la parole donnée. Il le mettait en garde contre le goût
immodéré de la guerre et celui des constructions coûteuses, qui
avaient été fatales à Louis XIV. Il établissait comme un principe
indiscutable la nécessité dans l'État de quatre pouvoirs: pouvoir
législatif, pouvoir exécutif, pouvoir judiciaire et pouvoir
administratif. Ce dernier seul appartient sans partage au roi; les
autres, avec des limites. Ainsi étaient passées en revue toutes les
attributions royales, et l'examen en était accompagné des conseils
pressants et raisonnés.

«Le meilleur, le véritable moyen de plaire à la nation française,
c'est de paraître Français dans vos discours, dans vos actions, enfin
dans toutes vos manières. Le peuple fier et sensible s'attache
aisément à ses maîtres; mais il sait très bien les juger, et, s'il
leur donne des surnoms honorables, il ne leur épargne pas les
sobriquets quand ils les méritent, et, pour vous développer ma pensée
d'un seul mot, craignez d'être appelé Louis le Jockey.»

Enfin, en finissant, le roi ramenait la pensée de son neveu sur son
prochain mariage, sur les nouveaux devoirs qui de ce chef
s'imposeraient à lui, et, là, ses conseils se revêtaient d'une forme
plus émue et plus attendrie.

«Les mariages des princes sont toujours l'ouvrage de la politique; le
vôtre sera celui de la nature et de vos malheurs. Ils épousent des
princesses dont le caractère n'a pu se développer, et qui ne leur sont
connues que sur des rapports bien souvent trompeurs; celle qui doit
être la compagne de votre vie est, à dix-huit ans, l'objet du respect
et de l'admiration de l'Europe entière. À peine sortie de l'enfance,
elle a connu tous les genres d'infortune, et ils sont devenus pour
elle autant de titres de gloire. Sa piété filiale était la consolation
de ses malheureux parents. Sa fermeté en imposa à leurs assassins. Que
n'avez-vous été, comme moi, témoin de ce jour affreux, où une populace
effrénée acheva de faire une prison du palais de nos pères! Vous
auriez vu ce roi à qui Dieu avait donné la constance des martyrs,
cette reine dont le courage étonnait notre sexe, cet ange céleste qui,
avant de quitter le monde, devait y former un coeur à l'image du sien;
vous les auriez vus abreuvés d'amertume, accablés d'outrages,
retrouver dans les tendres caresses d'un enfant de douze ans cette
sérénité d'âme qui, pour la première fois, était prête à s'altérer.
Combien de devoirs ses malheurs vous imposent! N'oubliez jamais que
vous devez lui rendre tout ce qu'elle a perdu. En vous la donnant, je
continue la volonté de ses parents; je remplis le voeu des Français,
qui la verront avec des transports de repentir et d'amour, placée près
de vous sur les marches du trône. Vous trouverez en elle la vertu, la
raison, les grâces; qu'elle trouve en vous la solide estime, la tendre
amitié, les soins délicats! Enfin, mon cher enfant, elle fera votre
bonheur; pour achever mon ouvrage, faites le sien.»



II

DE LA COUPE AUX LÈVRES


Dans la situation douloureuse où se trouvaient les Bourbons de France,
le mariage du duc d'Angoulême avec Madame Royale ne pouvait devenir
une réalité, qu'autant que la maison d'Autriche consentirait à le
faciliter. Elle était dépositaire de la fortune de la princesse,
consistant en une somme de cinq cent quarante-neuf mille florins de
Vienne, qu'en juin 1791, à l'époque du voyage de Varennes,
Marie-Antoinette avait fait passer avec ses diamants à l'Empereur son
frère, par l'entremise du comte de Mercy. À ce capital, converti en
valeurs des Pays-Bas, s'ajoutaient les intérêts calculés à raison de 4
p. 100. De l'Empereur seul il dépendait que ces intérêts fussent
comptés du jour où la cour de Vienne avait reçu ce dépôt, ou seulement
du mois de juin 1794, date de la mort de la reine.

D'autre part, dans l'entourage du roi, on était convaincu que le
trésor autrichien était resté redevable de la dot de
Marie-Antoinette[81]. En ce cas, cette somme «deux cent mille écus
d'or au soleil» revenait à Madame Royale, grossie des intérêts
accumulés depuis 1770. Il y avait encore à réclamer l'inventaire des
diamants, à rechercher si l'Impératrice Marie-Thérèse et son époux
n'avaient pas, dans leurs dispositions testamentaires, avantagé leur
fille devenue reine de France, et obtenir enfin de l'Empereur que
les capitaux revenant à Madame Royale demeurassent placés dans les
fonds publics, et que les intérêts lui en fussent payés
régulièrement.

         [Note 81: Cette question ne fut pas résolue. L'Autriche se
         refusa à payer, prétendant que la dot avait été versée et
         produisant une quittance régulière à l'appui de cette
         affirmation. Du côté du roi, on prétendait que la quittance
         était fictive et n'avait été délivrée que pour tirer la cour
         d'Autriche d'une situation délicate, puisqu'alors elle était
         trop obérée pour s'acquitter. «Mais, dans la position où
         Madame Royale est réduite, observait d'Avaray, il n'y a ni
         noblesse, ni loyauté, ni justice même à se prévaloir d'un
         pareil titre, pour la frustrer d'un patrimoine que des
         malheurs inouïs ont rendu nécessaire à sa subsistance et à
         celle du prince qui va devenir son époux.»]

Le règlement de ces questions serait facile si la cour de Vienne y
mettait quelque bon vouloir. Mais d'elle, on le sait, Louis XVIII n'en
attendait aucun. L'Empereur n'avait-il pas déjà déclaré qu'il
n'autoriserait ni le mariage dans ses États, ni la résidence des
époux, «ne voulant pas s'exposer à les entretenir?» En recevant dans
sa famille Madame Royale, à sa sortie de France, n'avait-il pas
stipulé qu'elle paierait pour ses frais d'existence une somme
mensuelle de quinze cents florins, et ne s'était-il pas fait prier
pour promettre de prendre à sa charge, lorsqu'elle quitterait ses
États, les dépenses de son voyage jusqu'à la frontière? Y avait-il
lieu d'espérer que la cour de Vienne se montrerait «moins sordide à
l'égard des répétitions de Madame Royale» qu'elle ne l'avait été dans
ces circonstances? Louis XVIII demeurait, sur ce point, fort
sceptique, et c'est pour ce motif qu'il avait songé à employer
vis-à-vis de cette cour l'influence de Paul Ier.

Il aurait voulu aller la solliciter lui-même, et, on se rappellera
qu'avant de quitter Blanckenberg, il demandait au tsar à passer par
Saint-Pétersbourg en se rendant à Mitau. «Je n'ai pu me dispenser de
demander à l'Empereur de Russie d'aller par Saint-Pétersbourg. S'il y
consent, comme je le crois, j'espère que cette course sera avantageuse
à nos affaires. Mais, soit que j'y aille ou non, mon séjour à Mitau
aura un très grand avantage: celui de nous fournir un terrain solide
pour le mariage.» Contrairement à l'espoir dont il faisait part à son
frère, le tsar lui avait répondu par un refus: le moment n'était pas
opportun. Il ne s'en était ni offensé ni affligé, et La Fare à Vienne,
Saint-Priest envoyé à cet effet dans la capitale russe, avaient reçu
mission de négocier pour faire naître entre les deux cabinets une
entente à la faveur de laquelle toutes les difficultés pendantes
seraient réglées au mieux des intérêts de sa nièce.

Grâce aux proverbiales lenteurs diplomatiques, cette négociation
allait durer près d'une année. Mais, outre qu'il ne supposait pas
qu'elle dût être aussi longue, il était convaincu que le tsar, en
ordonnant au comte Razoumowski, son ambassadeur à Vienne, de l'ouvrir
en son nom, voulait fermement la voir aboutir. Il en pouvait d'autant
moins douter, que ce souverain, au mois de septembre précédent, tout
en se refusant à donner «des secours particuliers en vue du mariage»,
avait corrigé ce refus par la promesse de provoquer une sorte de
cotisation des cours de Madrid, Naples, Lisbonne, Vienne et Londres,
et, en attendant, par l'envoi d'une somme de deux cent mille roubles,
qui avait été vraiment de la manne tombée du ciel, à en juger par les
termes en lesquels le roi annonçait à son frère cette bonne aubaine:

«Sur cette somme, je prends mon strict nécessaire pour quelques mois,
ce qu'il y a bien longtemps que je n'ai eu devant moi, et je fais un
dépôt du surplus (c'est-à-dire d'environ les trois quarts de cette
somme). Ce dépôt est destiné à mettre, ou vous, ou moi, ou quelqu'un
de nos enfants en état de se transporter tout de suite en France, ce
que la disposition actuelle des esprits peut rendre nécessaire d'un
moment à l'autre, et ce qui nous aurait été totalement impossible sans
cette ressource. Si les démarches de Paul Ier ont du succès, nous
aurons probablement des autres cours un secours momentané, en
attendant l'arrangement définitif. Alors comme les secours de
l'Angleterre cesseront vraisemblablement, vous pourrez tirer sur moi,
et, lorsque l'arrangement définitif sera fait, nous ferons ce que
j'appelle une cote mal taillée, afin que chacun ait sa part assurée et
indépendante l'un de l'autre. Mais, dans ce moment, il est surtout
nécessaire de garder le secret, car je recommence depuis quelque temps
à être harcelé par des créanciers, et, s'ils flairaient une fois
l'argent, il me serait impossible de m'en défaire, et alors il
vaudrait mieux n'avoir rien reçu.»

L'invitation à se cotiser, adressée aux diverses cours par le tsar,
était restée sans effet. Mais le roi n'en mettait pas moins sa
confiance dans le prince, qui ne cessait de lui prodiguer des marques
d'amitié et auquel il devait un asile. Assurément Paul Ier déciderait
le cabinet autrichien à faciliter, dans la mesure où la solution
dépendait de lui, le mariage de Madame Royale. Cette confiance du roi,
un avenir prochain allait la justifier. Il était arrivé à Mitau le 25
mars. Dès le 24 juillet, la négociation commençait à prendre une si
heureuse tournure qu'il invitait le maréchal de Castries à se tenir
prêt à aller chercher Madame Royale à Vienne pour la lui amener. Le 31
avril, il lui réitérait l'invitation, en le prévenant que la reine,
qui résidait encore à Budweiss en Bohême, viendrait à Mitau en même
temps que la princesse, et qu'il les confiait l'une et l'autre à sa
garde pendant ce long voyage. Il était alors convaincu que toutes deux
pendant la route conserveraient l'incognito. «Vous recevrez de Vienne
une lettre que j'y ai envoyée, avec ordre à l'évêque de Nancy de vous
la faire passer dès que l'affaire sera décidée.»

Au commencement de septembre, un avis de La Fare vint modifier ce
projet. «Madame Thérèse est dans la résolution de se conformer aux
volontés du roi son oncle; la cour impériale ne veut y mettre aucun
obstacle, et toutes les difficultés paraissent devoir se concilier
très aimablement. J'ai lieu de croire que l'Empereur voudra que Madame
soit reconduite à la frontière extrême de ses états à ses frais, et à
peu près de la même manière dont elle a été amenée de Bâle à Vienne.
Cette hypothèse devra naturellement changer le premier plan de voyage
incognito.» Dans la même lettre, La Fare demandait pour Madame Royale
un double portrait du duc d'Angoulême: «un portrait en peinture et un
portrait moral.»

En attendant «le portrait en peinture», le roi commença par envoyer
«le portrait moral».

«Il y a aujourd'hui un an que mon neveu est auprès de moi; je l'ai
bien étudié, et j'ose croire qu'il est digne de l'épouse que la
Providence lui destine d'une façon si visible. Son coeur est droit et
pur; il a été assez heureux pour conserver sa religion intacte au
milieu d'un siècle bien corrompu. Son âme est sensible: j'en ai la
preuve par les soins qu'il vient de me rendre pendant mon incommodité.
Son caractère est courageux et doux; son humeur est égale. Je ne le
vante pas de la fermeté avec laquelle il a soutenu son accident de
l'année dernière; c'est une chose toute simple. Mais le traitement a
été ennuyeux et long, le voyage que nous venons de faire ne l'a pas
été moins, et, dans ces deux périodes de temps, je n'ai pas découvert
en lui le moindre mouvement, je ne dirai pas d'humeur, mais même
d'impatience.»

Quelques jours plus tard, La Fare écrivait de nouveau:

«J'aurais désiré que, dans cette circonstance, il eût été praticable
de renouveler la méthode si souvent usitée entre les personnes
royales, de se marier par procureur. Cette mesure décide l'union et
rassure l'imagination contre la crainte des événements. Ce n'est pas
que je croie que, dans le cas présent, il soit permis d'en concevoir.
Le caractère religieux et moral de Madame Thérèse, sa volonté
prononcée et la constance de ses résolutions sont des garants
irréfragables. Avec elle il faut s'abandonner avec confiance aux
délais inévitables que la saison aussi bien que le cours naturel de la
négociation entraînent. M. l'ambassadeur de Russie ne croit pas devoir
calculer, avant la fin de l'hiver, la conclusion de tous les
arrangements à prendre. Les motifs de son calcul sont la distance
extrême des lieux, l'obligation de référer de toutes ses démarches à
son souverain et la nécessité de concorder ensemble les deux cours
Impériales pour le départ de Madame Thérèse. La détermination de la
princesse s'est appuyée sur ce calcul ainsi que sur l'inconvénient du
froid et des mauvais gîtes pendant une route aussi longue. Mais, à
coup sûr, cette dernière considération affecte moins Madame pour
elle-même que pour les personnes qui l'accompagneront. Ajoutez à ces
motifs l'opinion où est M. l'ambassadeur de Russie que Madame ne doit
partir qu'après la conclusion définitive des arrangements relatifs aux
fonds qui lui appartiennent. Ainsi, le délai du départ de Madame
Thérèse est devenu, par le concours des circonstances, un malheur
inévitable. Il est à regretter que la cour de Russie n'ait pas pu
commencer deux mois plus tôt ses démarches ici.»

En dépit des lenteurs que laissait prévoir La Fare, en les expliquant,
le roi, constatant l'accord des deux cours impériales et que tous les
consentements étaient donnés, considéra l'affaire comme étant
définitivement terminée. La correspondance qui partit de Mitau le 11
septembre fut volumineuse. Le roi avait écrit à la reine sa femme, au
comte et à la comtesse d'Artois, à ses tantes, Mesdames Adélaïde et
Victoire, à sa soeur la reine de Sardaigne, à la reine de Naples, au
roi et à la reine d'Espagne, au prince de Condé, au duc de Berry, à
ses agents de France et du dehors et enfin au pape. Il leur annonçait
à tous que toutes les difficultés étaient levées «grâce à l'amitié de
l'Empereur de Russie et à la bonne volonté de celui d'Allemagne», et
il les invitait à s'en réjouir.

En transmettant la nouvelle au maréchal de Castries, il ajoutait:
«Mais le temps que prendront les articles qui restent encore à régler
m'empêche de vous dire quand se fera le mariage, et ce n'est pas
encore la plus grande contrariété que j'éprouve. L'évêque de Nancy me
mande que l'Empereur voudra sûrement faire reconduire ma nièce à la
frontière de ses États, comme elle est venue de France, c'est-à-dire
uniquement par des Allemands, et, comme les deux frontières impériales
se touchent, je ne puis douter qu'ils ne la déposent entre les mains
d'un commissaire envoyé pour cela de Pétersbourg, qui sera chargé de
me l'amener ici. Ainsi, je ne vois plus de possibilité à vous donner
une mission que j'attachais tant de prix à voir remplir par vous. Je
sens le regret que vous en aurez, mais je vous défie d'en avoir plus
que moi.»

Dans cette distribution de témoignages de gratitude, il n'avait oublié
ni le négociateur La Fare, ni Mme de Chanclos dont la bonne grâce et
le dévouement avaient gagné le coeur de Madame Royale. Il disait à
celle-ci: «Si votre amitié pour ma nièce souffre de voir approcher le
moment de votre séparation, il est impossible que cette même amitié ne
vous fasse pas éprouver une véritable satisfaction en songeant au
bonheur dont elle jouira avec un époux digne d'elle.» À l'évêque de
Nancy, il rendait hommage «pour la conduite qu'il avait tenue dans
cette importante affaire. La lettre de ma nièce m'a comblé de joie.
Ah! si ses parents vivaient, combien la leur serait vive! Elle ne le
serait pourtant pas plus que la mienne, car j'oserais défier leur
tendresse de surpasser celle dont mon coeur est rempli pour cette
adorable enfant».

La lettre de Madame Royale à laquelle le roi faisait allusion
répondait à celle qu'il lui avait expédiée en apprenant que le tsar
consentait à prendre l'initiative de la négociation avec la cour de
Vienne.

«Jamais, ma chère enfant, lui écrivait-il alors, je n'ai mieux senti
toute la tendresse vraiment paternelle dont mon coeur est rempli pour
vous, qu'en vous écrivant aujourd'hui; jamais aussi je n'ai plus
éprouvé le besoin de voir le vôtre y répondre par un sentiment pareil.
Depuis que nos malheurs vous ont réduite à n'avoir plus d'autre père
que moi, le soin de votre bonheur est devenu le premier de mes
devoirs, et la plus chère de mes pensées. Vous portiez alors des fers,
et je ne pouvais les briser! Un souverain généreux en a eu l'avantage:
je l'ai envié sans en être jaloux. Dès lors, vous réunir à vos
parents, vous donner l'époux que la Providence semble vous avoir
elle-même destiné, et qu'elle s'est plu à rendre digne de vous, a été
mon unique voeu. La volonté des auteurs de vos jours, votre
acquiescement à cette volonté, le désir de toute notre famille, la
précaution que j'avais prise, aussitôt que j'ai eu connu vos
sentiments, d'obtenir du Saint-Siège les dispenses nécessaires à votre
mariage avec votre cousin, tout semblait en hâter le moment; mais il
n'était pas encore arrivé. Chassé précipitamment des lieux que
j'habitais depuis deux ans, obligé d'errer ou de n'avoir qu'un asile
précaire, quel instant, quel lieu pouvait nous permettre d'accomplir
une union si chère? Enfin l'amitié de l'Empereur de Russie est venue à
mon secours. Il m'a donné un asile stable, décent et tranquille. Ses
soins généreux nous garantissent d'une misère qui, tout honorable
qu'en est la cause, n'en aura pas été moins pénible; il veut bien se
charger de traiter avec la cour de Vienne de tous les arrangements
nécessaires pour notre réunion, et de retirer le peu de fortune qui
vous appartient pour vous en mettre en jouissance.

«Cet instant si longtemps attendu semble donc enfin approcher: car ce
serait faire injure aux deux souverains qui vont traiter cette affaire
si importante pour nous, que de supposer qu'elle souffrira maintenant
de longs délais. J'éprouve le premier moment de douceur véritable que
j'aie goûté depuis nos malheurs. Rendez-la complète, ma chère enfant.
Dites-moi que votre coeur est touché des peines que je me suis données
pour assurer votre bonheur. Dites-moi que vous éprouverez quelque
consolation en vous retrouvant dans les bras d'un père, bien
différent, hélas! de celui que nous regretterons éternellement, mais
qui, du moins, lui ressemble par sa tendresse pour vous.»

C'est à cette adjuration que le 24 août avait répondu Madame Royale,
en renouvelant, pour se conformer au désir de son oncle, ses
engagements antérieurs, bien qu'elle les eût déjà maintes fois
proclamés de manière à ne laisser aucun doute sur sa volonté de les
tenir.

«Oui, mon cher oncle, les désirs de mes infortunés parents et les
vôtres sont les miens, et ma volonté est de m'y conformer, je vous en
ai donné l'assurance aussitôt que je l'ai pu. Ma résolution n'a jamais
varié, et je suis décidée à remplir mes engagements. Quand l'évêque de
Nancy m'a remis votre lettre, il m'a demandé quelle réponse je voulais
qu'il vous envoie; je n'ai pu que lui renouveler l'assurance de ma
docilité à vos vues. J'ai pensé que je ne devais rien prononcer sur
l'époque, les arrangements de mon départ, que vous ne me fixez pas
dans votre lettre, avant que d'en avoir communiqué à l'Empereur.
Trouvant que c'était mon devoir, je l'ai fait aussitôt. Sa Majesté m'a
répondu de la manière la plus amicale, m'assurant de l'intérêt qu'il
prend à mon sort, des voeux qu'il forme pour mon bonheur, et du vif
désir qu'il a d'y contribuer. Il m'a annoncé qu'il entrerait
volontiers en négociation avec la Russie sur les objets qui me
concernent. Ainsi, mon très cher oncle, loin de craindre que vos vues
éprouvent des obstacles de ce côté-ci, soyez persuadé qu'elles seront
vivement secondées.

«L'ambassadeur de Russie a exposé à l'Empereur les objets des
négociations dont il est chargé. La réponse qu'il a reçue, et dont il
m'a fait part, est conforme à celle que ce prince m'avait déjà faite.
L'ambassadeur va rendre compte présentement à sa cour de ses premières
démarches; il attendra pour la suite le développement de ses
instructions, ce qui, malgré ses soins, lui prendra bien du temps et
lui fait craindre que rien ne soit terminé avant l'hiver. Et je dois
vous avouer, avec la sincérité que vos bontés pour moi autorisent, que
j'aurais de la répugnance à entreprendre dans cette saison un voyage
aussi long que celui de la Courlande, et je craindrais, suivant ce
qu'on dit, d'être obligée d'attendre peut-être, dans un village, un
mois six semaines, que le temps et les chemins me permettent de
continuer mon voyage. Mon coeur sent très bien toutes les douceurs qui
m'attendent près de vous et au sein de ma famille paternelle; mais,
malgré tout cela, je ne peux, sans me rendre coupable d'ingratitude,
m'éloigner sans peine, peut-être pour toujours, d'un souverain, mon
libérateur, et d'une famille qui me témoigne tant d'amitié. Si vous
jugez comme moi, mon cher oncle, que la fin de l'hiver serait un terme
convenable à mon départ, j'aurais à coeur de profiter des quelques
mois qui me restent pour témoigner, encore mieux que ma position
passée ne me l'a permis, tant à l'Empereur qu'à sa famille et au
public, ma reconnaissance et mes sentiments. Il me semble que, dans la
position où je suis, je dois chercher à faire tout pour le mieux, et à
laisser ici le plus favorable souvenir. Je suis sûre que c'est un
moyen de vous plaire, et je m'y attache encore plus.

«Mais, après avoir exposé, mon cher oncle, mes réflexions et désirs à
ce sujet, je connais trop l'étendue de mes devoirs et le tendre
intérêt que vous me témoignez, pour ne pas subordonner ma volonté à la
vôtre et remettre à votre disposition l'époque de mon départ. Vous
avez la bonté de vous réserver d'entrer en détail avec moi sur les
arrangements relatifs à mon établissement futur, et sur les personnes
que vous voulez placer près de moi. J'oserai alors vous témoigner avec
toute confiance mes observations et désirs à ce sujet, ne doutant pas
qu'ils n'aient votre approbation, vu l'opinion que j'en ai pu
recueillir au sein de ma malheureuse famille, et que les circonstances
ont pu me procurer.

«Je vous prie, mon très cher oncle, d'être l'interprète de tous mes
sentiments pour mon cousin, comme vous avez été le sien auprès de moi.
C'est avec bien de la sincérité que j'ose vous répéter l'assurance que
mon coeur est touché au delà de toute expression des soins que vous
avez pris d'assurer mon bonheur futur, et que j'éprouverai la plus
douce consolation quand je pourrai vous en assurer de vive voix.»

Le roi eût voulu remercier l'Empereur François II, auquel, malgré
tout, il était redevable de la liberté de sa nièce, du repos dont elle
jouissait depuis sa sortie du Temple et du mariage rendu maintenant
possible. Mais, ce prince lui ayant fait l'injure de ne jamais
répondre à ses lettres, il renonça à lui écrire et chargea sa nièce de
ses remerciements. «Soyez, je vous prie, mon interprète. Dites-lui
qu'il n'y a pas un seul des sentiments qu'il a si bien mérités de
votre part, qui ne soit aussi profondément gravé dans mon âme que dans
la vôtre. Je vous connais trop pour n'être pas sûr que vous vous
attacherez à cultiver son amitié, même lorsque vous n'habiterez plus
le séjour que ses bontés ont embelli pour vous. Puissiez-vous ainsi
devenir un lien d'union et d'amitié entre votre généreux bienfaiteur
et moi!»

Enfin, pour achever de manifester sa joie, le roi autorisa son neveu à
reprendre, avec sa cousine, la correspondance interrompue depuis le 24
juillet, à la suite d'un incident qu'il y a lieu de noter au passage.

Ce jour-là, le duc d'Angoulême, prévenu que son oncle écrivait à
Madame Royale, avait écrit à sa fiancée, et était venu, comme il le
faisait toujours, soumettre au roi sa lettre en le priant de la
joindre à la sienne. La longue durée des fiançailles, loin de ralentir
les sentiments du prince, les avait excités malgré sa froideur
naturelle, il n'avait pas vingt ans pour rien; pour la première fois,
en les exprimant, il y mettait tant de chaleur que le roi en trouva la
forme trop passionnée. Il supprima la lettre et fit comprendre à son
neveu que la négociation définitive étant en train, il convenait
d'attendre, pour écrire en ces termes, qu'elle eût produit les
résultats qu'on en espérait. Il expliqua lui-même à sa nièce les
motifs de sa décision:

«Ne vous étonnez pas de ne pas recevoir aujourd'hui de lettre de mon
neveu, et ne vous en prenez qu'à moi. Il voulait vous exprimer tous
les sentiments que son âme a peine à contenir; je m'y suis opposé.

«--Tout légitimes qu'ils sont, lui ai-je dit, ils pourraient en ce
moment faire rougir celle que vous ne devez pas moins respecter
qu'aimer. C'est à moi seul à être votre interprète. Mais, lorsque ma
nièce, moins gênée vis-à-vis d'un père qu'elle ne le serait vis-à-vis
de vous, m'aura répondu, je ne mettrai plus d'obstacles à votre juste
empressement.

«Il n'a pas fallu moins que sa confiance et sa tendresse pour moi,
pour le faire céder à ces raisons. Mais il a exigé de moi de vous dire
que jamais sacrifice ne lui a tant coûté.»

Le 11 septembre, alors que le mariage était officiellement annoncé
pour une date prochaine quoique non encore fixée, il n'y avait plus
lieu de maintenir l'interdiction.

«J'ai, comme vous le pensez bien, levé la défense que j'ai faite à mon
neveu. Je ne vous parle point de l'excès de son bonheur, son âme se
peint tout entière dans la lettre qu'il vous écrit. J'ai essayé de
vous tracer son caractère dans une de mes précédentes lettres; il est
temps que je cède au plaisir que j'ai de vous faire connaître aussi sa
figure, dont il ne doit vous rester qu'une idée confuse. Il y a
longtemps que j'ai ce désir, et que je crois devoir le réprimer.
Actuellement, je me reprocherais de ne pas m'y livrer. L'heureux terme
où est l'affaire l'exige de moi. Je vais le faire peindre, et, dès que
le portrait sera fini, je vous l'enverrai.»

De toutes les citations qui précèdent, on peut conclure qu'à Mitau
tout était à la joie. Rien de plus vrai, et cette joie eût été sans
ombre si, dès ce moment, le roi avait pu fixer le mariage à une date
prochaine. Malheureusement, à cet égard, l'indécision ne semblait pas
près de cesser. Outre que les questions pécuniaires, qui ne pouvaient
être résolues que par la cour d'Autriche, n'étaient pas toutes
élucidées, Madame Royale, dans sa lettre, témoignait de sa répugnance
à faire le voyage de Russie, pendant l'hiver, et de son désir de ne se
mettre en route qu'au printemps. On ne pouvait lui refuser les délais
qu'elle demandait, alors surtout qu'elle se proposait de les
consacrer à mieux témoigner à la famille impériale, avant de la
quitter peut-être pour toujours, la reconnaissance qu'elle lui devait.
Il n'y avait donc qu'à s'y résigner, et à Mitau on s'y résigna, tout
en espérant que les sentiments de Madame Royale contribueraient à les
abréger.

«Ce moment n'arrivera jamais assez tôt pour moi, lui mande le roi;
mais je ne sens que trop combien les arrangements nécessaires à
prendre entre les deux cours qui s'occupent de nos intérêts,
s'opposent à ma juste impatience. Je suis touché, comme ami, de la
sincérité avec laquelle vous me parlez sur cet article; je ne le suis
pas moins, comme père, de la déférence que vous me témoignez: je n'en
abuserai pas. Lorsque tout sera réglé, qu'il n'y aura plus que
l'instant de votre départ à fixer, c'est à vous, à vous seule, que je
veux m'en rapporter pour le fixer. Je ne vous dirai point que les
voyages pendant l'hiver sont souvent moins pénibles qu'en automne ou
au printemps, parce que les chemins couverts de neige, ou du moins
gelés, offrent bien moins de difficultés que lorsqu'ils sont détrempés
par les pluies. Mais je vous dirai qu'un père, car je suis le vôtre,
et je le sens tous les jours davantage, qu'un époux, qui ne respirent
que pour vous, comptent les instants jusqu'à votre arrivée, et je suis
sûr que vous ne prolongerez pas notre attente.

«La manière dont vous voulez employer votre temps jusque-là est digne
de votre belle âme, et vous êtes bien certaine de mon approbation.
Oui, ma chère fille, témoignez votre reconnaissance; faites connaître
de plus en plus à vos bienfaiteurs, combien vous êtes digne de ce
qu'ils ont fait pour vous. Augmentez, s'il se peut, l'amitié dont vous
avez reçu tant de preuves. Je m'en réjouirai pour vous; je m'en
féliciterai pour moi-même; puissiez-vous être un lien d'union et
d'amitié entre l'Empereur, mon neveu et moi!»

Vers ce temps, Madame Royale reçut une lettre du comte d'Artois, datée
d'Édimbourg, le 3 août. Elle fut apportée à La Fare par Cléry, qui,
après avoir fait imprimer son journal à Londres[82], s'en retournait à
Vienne. C'était la première fois que le futur beau-père de Madame
Royale lui parlait à coeur ouvert. Jusqu'à ce jour ses lettres avaient
été si rares et si banales, qu'elle en éprouvait quelque peine. Il est
vrai qu'il avait une excuse. La poste n'était pas sûre, et les
occasions d'écrire avec certitude du secret ne se présentaient pas
fréquemment. Cependant, lorsqu'on lit les nombreuses lettres que le
comte d'Artois faisait parvenir à son frère, en y traitant les
questions les plus graves, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il
avait apporté quelque négligence dans ses rapports avec la fiancée de
son fils aîné. Cette fois, du moins, il se dédommagea, et Madame
Royale eut la satisfaction de constater qu'il ne souhaitait pas moins
vivement que le roi le mariage projeté.

         [Note 82: Le roi, à cette occasion, le nomma chevalier de
         Saint-Louis: «Il y a longtemps, mon cher Cléry, que je
         cherche, non le moyen de vous récompenser: des services comme
         les vôtres trouvent leur récompense en eux-mêmes; mais de me
         satisfaire en vous donnant une marque d'honneur qui puisse
         attester à la fois votre fidélité et ma reconnaissance. Je
         crois l'avoir trouvé. La devise de l'ordre de Saint-Louis
         fait assez connaître que Louis XIV l'institua pour être le
         prix de la valeur. S'il ne la destina qu'aux services
         militaires, c'est que les preuves les plus éclatantes de la
         vertu qu'il voulait honorer semblaient réservées à la
         profession des armes. Mais pouvait-il prévoir le sort qui
         attendait ses descendants?... Vous avez montré non moins de
         courage dans la prison du Temple que le guerrier qui brave la
         mort au champ de l'honneur, et, en vous accordant la
         décoration qui lui sert de récompense, je ne blesse point
         l'esprit de cette noble institution.--Louis,--15 juillet
         1798.»]

«Je profite avec bien de l'empressement, ma chère nièce, du départ du
fidèle Cléry, pour vous écrire aussi librement que je pourrais vous
parler. Il y avait bien longtemps que j'attendais une occasion aussi
sûre, et mon coeur en était vraiment impatient.

«Je ne retracerai point ici nos malheurs passés; ils sont gravés dans
nos âmes d'une manière ineffaçable. Nous éprouverons un jour quelque
adoucissement en nous rappelant les vertus des êtres qui causent nos
éternels regrets. Mais aujourd'hui, nous ne devons nous occuper que du
soin d'honorer leur mémoire, en accomplissant les devoirs dont ils
nous ont rendus dépositaires.

«Le roi, qui partage aussi ardemment que moi le juste désir de voir
conclure une union si intéressante pour tous nos sentiments et si
importante sous le rapport politique, m'a instruit de la démarche
décisive qu'il a dû faire à cet égard auprès de l'Empereur
d'Allemagne, de concert avec le tsar, et de la lettre qu'il vous a
écrite en conséquence.

«L'opinion que j'aie toujours eue du caractère moral de l'Empereur m'a
empêché d'ajouter aucune foi aux bruits que l'on a répandus dans le
monde sur les projets que l'on supposait à ce souverain, de profiter
de votre situation actuelle et de celle où se trouvent vos parents,
pour vous faire épouser un de ses frères. À Dieu ne plaise que j'aie
jamais cru l'Empereur capable de former un projet aussi injuste! Je ne
mets pas en doute que ses sentiments ne le portent à accéder sans
balancer à la demande qui lui sera faite au nom du roi et d'accord
avec le czar.

«Mais, ma chère enfant, malgré ma juste confiance dans les loyales
intentions de l'Empereur, il m'est malheureusement permis de prévoir
que, dans les circonstances actuelles, nous pourrons encore avoir des
obstacles à rencontrer, et il est de mon devoir de vous en prévenir.
Plus les bons et fidèles Français attachent de prix à voir promptement
serrer les noeuds qui doivent vous unir à mon fils, plus nos ennemis
redoutent cette époque, et plus ils feront d'efforts pour retarder une
pareille union, s'ils ne peuvent pas réussir à l'empêcher.

«Des calculs politiques aussi faux que dangereux et le désir mal conçu
d'obtenir la paix ayant placé momentanément le cabinet de Vienne dans
une liaison apparente avec les tyrans de la France, nous devons nous
attendre que le Directoire, profitant de l'espèce d'influence qu'il a
sur les ministres autrichiens, emploiera tous les moyens d'intrigue,
de promesses ou de menaces, pour demander, peut-être même pour exiger
de l'Empereur, qu'il s'oppose à la conclusion de votre mariage, et
qu'il en retarde l'époque à des temps indéfinis. On peut prévoir que
la même politique qui a fait admettre à Vienne un ministre
républicain, pourra combattre encore dans cette circonstance les
sentiments nobles et généreux qui distinguent le caractère de
l'Empereur, et si mes craintes viennent à se réaliser (comme cela
n'est que trop probable), je laisse à votre esprit et à votre raison à
calculer tous les dangers et tous les malheurs qui résulteraient de ce
nouveau triomphe des ennemis de Dieu et de l'humanité.

«Mais, si je vous confie mes inquiétudes, je dois vous ajouter
sur-le-champ que rien ne peut détruire, ni même altérer la solidité de
mes espérances, puisqu'elles sont fondées sur la sensibilité de votre
coeur et sur le courage de votre âme. Le sang qui coule dans vos
veines et la fermeté modeste dont vous avez déjà donné des preuves, me
répondent que votre noble fierté ne sera jamais ébranlée. Les volontés
dernières et sacrées de votre père et de votre mère sont et seront
sans cesse présentes à votre souvenir; elles dirigeront votre
conduite, elles ajouteront encore à votre énergie naturelle, et, en
accomplissant un devoir religieux, vous éprouverez ce charme intérieur
qui est toujours accordé par la Providence aux âmes pures et
sensibles.

«Je forme les voeux les plus ardents pour que la conduite de
l'Empereur, dans cette circonstance, ajoute encore à la juste
reconnaissance que je dois aux marques d'attention et d'amitié que
vous avez reçues de sa part et de celle de sa famille depuis votre
séjour à Vienne; mais, si les manoeuvres perfides de nos ennemis nous
réduisaient à l'extrémité que j'ai dû prévoir, je sens que le bonheur
précieux de vous nommer ma fille acquerrait encore un nouveau charme à
mes yeux, en pensant que je le dois uniquement à l'enfant d'un frère
et d'une soeur que j'aimais si tendrement, à la nièce chérie de cet
ange que je pleurerai toute ma vie, et que mon fils serait redevable
de sa félicité à la courageuse énergie de celle qui lui est destinée
pour compagne.

«D'après ce que je viens de dire, ma chère nièce, jugez vous-même
quelle est l'étendue de ma tendresse pour vous; combien il m'est
nécessaire de hâter le moment où je pourrai vous serrer dans mes bras,
et combien j'attacherai de bonheur à m'efforcer de remplacer près de
vous les êtres si chers et si précieux dont le Ciel nous a privés.

«Le fidèle Cléry, qui vous remettra ma lettre, est chargé en même
temps de vous porter le portrait que vous êtes assez aimable pour
désirer. Je connais trop bien vos bontés pour ce loyal et courageux
serviteur, pour vous le recommander de nouveau; mais je vous ajoute
avec plaisir que je le crois personnellement très digne de votre
confiance.

«Adieu, ma bien chère nièce, ma chère enfant. Tous les sentiments que
vous m'inspirez dureront autant que mon existence. Je vous embrasse
mille fois du plus tendre de mon coeur.--CHARLES-PHILIPPE.»

Cette lettre, qu'accompagnait «une robe des Indes», offerte par le
prince à sa nièce, révélait les sentiments les plus affectueux, mais
aussi cette légèreté qu'on a si souvent et si justement reprochée au
comte d'Artois. Elle avait deux torts: celui de l'inopportunité,
puisqu'elle arrivait à Vienne alors que l'Empereur ne méritait plus
les soupçons dont il y était l'objet, et celui bien autrement grave de
fournir à la cour d'Autriche un juste sujet d'offense si, par une de
ces imprudences dont est pleine l'histoire des émigrés, elle était lue
par l'entourage de Madame Royale. Celle-ci n'y vit ou feignit de n'y
voir qu'un témoignage de tendresse. Mais, lue par le roi, à qui La
Fare l'avait transmise, elle lui déplut, et il ne le cacha pas à son
frère.

«Je l'aurais mieux aimée tournée autrement, et ne parlant que de
tendresse et d'espérance. Ce n'est pas que les inquiétudes que vous y
témoignez ne pussent être fondées à l'époque où vous écriviez. Mais,
si cette lettre fut arrivée avant l'affaire finie, j'aurais craint
qu'elle ne produisît un effet tout contraire à celui que vous en
espériez, et surtout qu'elle ne donnât de l'humeur à une cour qui en
prend trop aisément, quels que soient les ménagements dont vous avez
usé en parlant d'elle. Je vous avouerai même que, si Cléry avait passé
par ici avant le retour de mon courrier, j'aurais fort bien pu retenir
la lettre, au moins jusqu'à ce que je susse à quoi m'en tenir.
Aujourd'hui, elle n'a pas les mêmes inconvénients, quoique je ne sois
nullement tranquille sur la communication qui pourra en être faite.»

Le roi, lorsque, dans ses dissentiments avec son frère, il avait à
manifester son opinion ou sa volonté, s'appliquait toujours à
envelopper l'expression de formes cordiales. Mais la cordialité de la
forme n'enlevait rien à la netteté du fond, et ce qu'il tenait à dire,
il le disait toujours. En cette circonstance, il voulut que sa nièce
sût qu'il l'avait dit, et ce fut une occasion pour lui de rendre à sa
sagesse et à sa raison un nouvel hommage.

«Plus je relis votre lettre du 24 août, plus le sentiment et la raison
qui vous l'ont dictée augmentent, non pas ma tendresse pour vous, cela
était déjà impossible, mais mon estime. Ce mot peut vous paraître
froid: mais il est bien doux d'estimer ce qu'on aime. Je n'ai pu me
refuser à envoyer à mon frère copie de cette précieuse lettre, si
propre à lui faire sentir combien nous serons tous les deux heureux du
bonheur de nos enfants. S'il l'avait reçue deux mois plus tôt, sa
tendresse n'aurait pas conçu les alarmes qu'il vous a exprimées dans
celle que l'excellent Cléry vous a portée de sa part. Mais je ne sais
si je ne suis pas bien aise qu'il les ait éprouvées. Il en sentira
mieux le prix d'en être délivré, et, de votre côté, vous saurez mieux
combien il vous aime, et combien il attache de félicité à devenir
votre père. C'est un titre que je n'abandonnerai jamais, mais que je
partagerai de grand coeur avec lui. Je ne serai point jaloux non plus
de vous voir partager votre tendresse filiale entre nous: au
contraire, je jouirai de ce partage, et je sens qu'il doublera son
bonheur.»



III

LES PRÉPARATIFS


Une autre question se posait, qu'il importait de résoudre et dont la
solution dépendait uniquement de l'accord du roi, du comte d'Artois et
de Madame Royale. Le moment était venu en effet de désigner les
personnes qui formeraient la maison des futurs époux. On ne pouvait
songer à faire en exil ce qu'on eût fait à Versailles. Mais, puisqu'à
Mitau Louis XVIII était traité en roi, avait ses ministres, ses
gentilshommes, ses aumôniers avec le cardinal de Montmorency à leur
tête, et ses gardes du corps, il convenait que les princes et les
princesses qui vivaient auprès de lui fussent traités, eux aussi,
conformément à leur rang et aux usages de la cour, et que Madame
Royale, notamment, eût au moins une dame d'honneur, une dame pour
accompagner et un chevalier d'honneur. Lorsqu'elle était sortie de
France, le roi avait offert la première de ces fonctions à la marquise
d'Hautefort, femme du plus intime ami de d'Avaray, jadis familier de
Versailles, et dont le dévouement ne s'était jamais démenti. La
marquise résidait alors à Munich. Mais, la cour d'Autriche n'ayant pas
consenti à mettre des Français auprès de Madame Royale, le projet
avait été ajourné. Depuis, Mme d'Hautefort avait vieilli; elle était
infirme, et ni son état ni son âge ne permettaient plus de penser
qu'elle pourrait un jour occuper l'emploi précédemment accepté par
elle. Le roi avait alors songé à la princesse de Chalais.

«Mme la princesse de Chalais m'a paru celle qui convenait le mieux.
Son âge, qui se rapproche plus du vôtre quoiqu'elle ne soit pas dans
la première jeunesse, ses vertus, ses qualités aimables et solides
m'ont paru devoir vous être utiles et agréables, et c'était à elle que
je destinais la commission la plus flatteuse qu'il soit en mon pouvoir
de donner. Mais vous l'avouerai-je? Votre lettre a tellement surpassé
mes espérances sur l'excellence de votre jugement, que je ne sens plus
en mon pouvoir de donner auprès de vous, même une commission
passagère, à quelqu'un que je ne saurais pas d'avance qui vous plût.
Je vous prie donc, ma chère enfant, de vous ouvrir avec moi sans
réserve, tant sur Mme de Chalais que sur les autres personnes
auxquelles vous avez pu penser, ainsi que sur les choix d'un ordre
inférieur.

«Je vous ferai seulement deux observations à ce sujet: l'une, que la
position où nous sommes, et où je suis particulièrement, exige que
vous ayez peu de monde avec vous. Une dame faisant les fonctions de
dame d'honneur, et une autre, tout au plus, suffiront, et il en est de
même du service inférieur. La seconde est que les choix que je ferai
de concert avec vous, tout provisoires qu'ils seront, influeront
indubitablement sur ceux que mon frère fera définitivement. Je suis
trop sûr de sa confiance en moi, et surtout de sa tendresse pour vous,
pour en pouvoir douter. Je me trouve, en ce moment, comme votre père,
l'intermédiaire entre vous deux, ce rôle m'est bien doux a remplir;
mais il me tarde de le quitter.»

Avant que le roi eût été en situation de donner à sa nièce cette
marque de confiance, il avait reçu de son frère la liste des personnes
que celui-ci proposait à son agrément. Cette liste était longue; on
eût dit que le comte d'Artois, en la dressant, avait oublié que la
famille royale vivait dans l'exil, que le roi dépossédé de sa liste
civile, dépourvu de ressources, était obligé d'aller à l'économie, et
qu'il eût été bien impossible de donner à la duchesse d'Angoulême une
maison nombreuse et fastueuse. Comme dame d'honneur, et à défaut de
Mme d'Hautefort, à laquelle il semblait bien qu'on dût renoncer, il
proposait la duchesse de Sérent, femme de l'ancien gouverneur du duc
d'Angoulême, dont les fils avaient péri en Vendée. La duchesse était
rentrée en France après la chute de Robespierre; elle s'y trouvait
encore.

«Si elle se déterminait à sortir, je n'en désirerais pas d'autre,
répondait le roi à son frère. Femme de beaucoup d'esprit et de mérite,
Montmorency, femme du duc de Sérent, dame d'atours et amie de l'ange
que nous pleurons, lui ayant donné jusqu'à la fin des preuves
d'attachement avec un courage digne du maréchal de Luxembourg, mère de
deux fils qu'elle a perdus et des filles qui heureusement lui restent,
que de titres! que d'avantages! que de convenances! Je ne peux pas y
arrêter ma pensée, car je hais le désappointement. Si Mme d'Hautefort
nous manquait, et que ceci ne se pût pas, je voudrais la princesse de
Rohan ou la princesse de Chalais. Qu'en pensez-vous?»

Il approuvait de même les choix masculins, et particulièrement celui
de M. de La Charce ou de M. de Durfort. «Je n'ai connu le premier
qu'enfant. Son père vous est attaché depuis vingt-cinq ans; sa mère
s'est toujours parfaitement conduite auprès de Mme la duchesse
d'Orléans. Le second s'est fort distingué dans cette guerre et s'est
acquis un excellent renom.»

Pour les autres choix féminins portés sur la liste du comte d'Artois,
outre qu'il en blâmait l'abondance, il les désapprouvait en partie,
deux surtout, encore qu'un nom illustre et glorieux les justifiât en
apparence.

«Quant aux autres dames, je dis pour accompagner, car il ne nous faut
qu'un honneur, il n'est pas nécessaire d'en nommer beaucoup; cela
serait même d'un mauvais effet en ce moment-ci. Mais, quoique cette
observation soit importante, les choix le sont encore davantage.
Souvenez-vous à présent que c'est votre frère, votre plus ancien ami,
le père de votre belle-fille, le second père de votre fils qui vous
parle. Si nous étions encore à Versailles, nous pourrions, tout en
faisant mal, risquer de certaines choses,--car notre choix donnerait
quelque considération aux personnes peu recommandables sur lesquelles
il tomberait. Mais, aujourd'hui, c'est à nous-mêmes qu'il faut qu'il
en donne, et la naissance, les services de famille, les plus anciennes
liaisons d'amitié, l'amabilité, les grâces ne peuvent compenser la
réputation. Malheureusement, celle de Mme de G..., qui n'était pas
bonne en France, ne s'est pas raccommodée depuis. Songez que votre
belle-fille est et doit demeurer un ange de pureté; que, quel que soit
l'éclat d'un diamant, son entourage peut lui en faire perdre, et que
la faute en retombe sur le joaillier. Quelle déconsidération un choix
qui serait généralement blâmé, il ne faut pas vous faire illusion, ne
jetterait-il pas sur vous et, dans la position actuelle, sur moi!

«Si les raisons que je vous donne ne vous paraissent pas puissantes,
je vous demande comme une marque d'amitié, comme une grâce, de ne pas
faire un pareil choix. Vous m'avez dit que vous n'aviez pas
d'engagement positif; ainsi vous ne devez pas éprouver d'embarras.
Mais, si cela était, je m'offre à vous; jetez tout sur moi; l'amitié
me fera supporter tous les désagréments du rôle de victime
expiatoire... Réfléchissez bien, je vous prie, à Mme de V... Ses
qualités personnelles, auxquelles je rends avec un grand plaisir la
justice qui leur est due, n'empêchent pas que son nom, beau en
lui-même, bon à montrer aux ennemis de terre et de mer, ne puisse que
très imprudemment être, en ce moment, mis en évidence à la cour, et
bien moins à Mitau qu'à Versailles. Une autre considération bien
autrement forte est que son mari, que nous ne pourrions pas éloigner
d'elle, est un mauvais sujet, qui, d'après ce que j'ai ouï dire, avait
pris beaucoup trop d'ascendant sur notre jeune homme... Je viens de
remplir une tâche bien pénible; mais je vous devais franchise.»

Louis XVIII, en cette occasion, aurait pu parler en roi et ordonner;
il avait préféré parler en frère et presque supplier. Le comte
d'Artois ne lui en sut aucun gré. Depuis un certain temps déjà, le
roi refusait de lui accorder des grâces,--cordon bleu et
brevets,--destinées sans doute à reconnaître de nobles dévouements,
mais qu'il jugeait inopportuns. Récemment encore, une demande de
«brevet de dame pour accompagner» sollicitée par Monsieur en faveur
de Mlle de La Blache, la fiancée du comte de Sombreuil, fusillé au
lendemain de Quiberon, n'avait pas été accueillie pour des motifs
que le roi résumait en ces termes:

«Dans notre position, je pense qu'on peut et qu'on doit accorder des
récompenses, mais non pas des grâces. Si j'accordais ce brevet à Mlle
de La Blache, quelle raison aurais-je pour ne pas l'accorder à cent
autres peut-être, qui viendraient me le demander? Le pauvre Sombreuil,
me dites-vous. Cela aurait pu être vrai si, dans l'instant même de sa
mort, cette grâce eût été demandée, parce que c'eût été alors, pour
ainsi dire, jeter de l'eau bénite sur son cercueil. Mais, deux ans
après, ce n'est plus à ses mânes, c'est à Mlle de La Blache que je
l'accorderais. Dès lors, voilà la planche faite. Une demande en attire
une autre. Il faut, ou mécontenter beaucoup de monde, ou faire une
chose qui finirait par devenir ridicule. Il vaut donc mieux m'en tenir
à ne point accorder de grâces de la cour en ce moment, et à remettre à
des temps plus heureux l'examen de toutes les demandes de ce genre. Je
suis persuadé qu'en y réfléchissant bien vous serez de mon avis.»

Mécontent de cette réponse, le comte d'Artois dut se faire violence
pour ne pas récriminer. Mais, en recevant maintenant la lettre de son
frère, où les mérites qu'il attribuait à ses protégées étaient si
fortement discutés, il fut d'autant moins maître de soi, que ces
personnes jadis liées avec la duchesse de Polignac vivaient encore
dans l'intimité de sa maîtresse, la comtesse de Polastron, et qu'il
les considérait comme ses plus chères amies. Sous des formes
d'ailleurs déférentes, il insista, ne craignant pas d'insinuer que la
réponse du roi s'était inspirée du peu de goût qu'il avait toujours eu
pour les Polignac. Dépassant et dénaturant la pensée de son frère, il
trouva barbare et impolitique d'opprimer ceux qui ont joui de la
faveur de ceux qui nous ont précédés dans la carrière, par la seule
raison qu'ils en ont joui». Les droits des personnes pour qui il
plaidait, loin d'être affaiblis par le souvenir des faveurs dont le
roi Louis XVI les avait honorées, y devaient trouver, aux yeux de
Louis XVIII, une force plus grande et, dans la circonstance,
bénéficier de l'attachement que ces personnes avaient eu pour Mme de
Polignac, «cette victime de son dévouement à la reine.»

Le roi ne se laissa pas démonter par cette argumentation. Il ne
pensait pas qu'il faille hériter des sentiments privés comme de la
couronne; il croyait surtout qu'il est sage de peser l'opinion
publique, pour lui résister de tout son pouvoir si elle est injuste,
pour y céder si elle est bien fondée.

«Vous regardez la duchesse de Polignac comme une victime de son
dévouement à la malheureuse reine; le public n'en pense pas de même.
Demandez-lui qui a été victime de son dévouement? Il répondra: la
princesse de Lamballe. La duchesse de Polignac, dont peu de gens
connaissent les très bonnes qualités, parce que peu de gens ont été à
portée d'en juger, passe, pardonnez-moi, mon cher frère, cette pénible
assertion, pour avoir été une des causes de la Révolution, par
l'immense quantité de grâces qui ont été accumulées sur elle, sa
famille et ses amis, et par l'influence exercée sur les opérations du
gouvernement, à une époque qui touchait de si près celle de nos
désastres. Cette opinion est fâcheuse, peut-être même exagérée; mais
elle serait difficile à détruire, d'autant plus qu'il le serait de la
réfuter. J'appellerais y céder lâchement, d'enlever à la famille et
aux amis de la duchesse de Polignac les grâces dont ils jouissent, et
qui pourront survivre au bouleversement général; je suis loin d'être
de cette humeur, et vous devez vous rappeler ce que je vous ai mandé,
il y a déjà assez longtemps, au sujet du cordon bleu. Mais aussi ce
serait la braver imprudemment, que de leur accorder de nouvelles
grâces, et de prêter à dire que la Restauration ramènerait les anciens
abus, et que l'on verrait encore les mêmes personnes réunir toutes les
grâces, etc. etc., et cela dans un moment surtout où nous sommes à
peu près hors d'état d'en faire à personne.»

Pour ces motifs, le roi persévéra dans son opinion, regrettant de ne
pouvoir la sacrifier à celle de son frère. «Eussiez-vous exprimé dans
l'une et l'autre de vos lettres la volonté d'appeler vos enfants
auprès de vous, le tendre intérêt que je vous porte m'aurait donné la
force de vous tenir le même langage. Qu'est-ce donc si, comme je m'en
flatte, votre intention est de les laisser auprès de moi!...
D'ailleurs, de quoi discutons-nous? Vous ne voulez pas sans doute
nommer en ce moment toute la maison de votre belle-fille; cela serait
ridicule et impolitique. La duchesse de Sérent et sa fille peuvent
donc nous suffire.»

Cette fois, le comte d'Artois céda. La soumission lui fut rendue
facile par la nouvelle, reçue au cours de ce débat, de la prochaine
arrivée de la duchesse de Sérent auprès de Madame Royale. Elle était
prête à se mettre en route pour la rejoindre là où les ordres du roi
lui enjoindraient d'aller. Louis XVIII s'empressa de l'annoncer à sa
nièce, qui lui avait demandé à réfléchir avant de se prononcer sur un
nom ou sur un autre.

«Vous avez raison de prendre du temps pour réfléchir au choix que je
vous ai invitée à me proposer. Mais permettez-moi de vous donner à la
fois une preuve de ma confiance en votre discrétion, et du désir
extrême que j'ai de vous voir heureuse. Je sais que mon frère désire
que la duchesse de Sérent soit votre dame d'honneur. Je partage ce
désir, et, si c'était à moi de faire définitivement ce choix, je n'en
ferais pas un autre, bien sûr de n'en pouvoir pas faire un meilleur,
ni qui pût vous plaire davantage. Vous serez, en ce cas, étonnée que
je ne vous en aie pas parlé; mais je ne pouvais y songer la sachant en
France, au lieu que j'ai appris, depuis la dernière lettre que je vous
ai écrite, qu'elle est au moment d'en sortir. Je reviens actuellement
à ce que je voulais vous dire. Jugez combien il serait agréable à
votre beau-père et à votre mari, qui regarde Mme de Sérent comme sa
seconde mère, que vous exprimassiez le désir de l'avoir pour dame
d'honneur! Vous pourriez donc me mander: Si la duchesse de Sérent
était libre, je serais bien heureuse de l'avoir pour dame d'honneur.
Ce souhait, infiniment naturel de votre part, comblerait d'aise ceux
auxquels il vous est le plus essentiel de plaire.

«La petite ruse que je vous propose est assurément bien innocente. Je
ne serais pas embarrassé d'avouer que je vous eusse inspiré une
pareille idée; mais j'aimerais bien mieux qu'elle parût venir de vous,
et vous ne pourrez pas me donner une plus grande marque d'amitié que
de l'adopter.

«Il faut actuellement que je vous parle du plaisir que m'a fait votre
lettre à mon neveu; il est si doux pour un père de voir ainsi la
confiance s'établir entre ses enfants! Il m'a montré sa réponse: mais
je ne lui ai pas dit mon secret. La vie qu'il vous a décrite est celle
que je mène depuis la fin de 1792. C'est à peu près celle d'un couvent
de chartreux. Elle me convient, je crois, plus par habitude
qu'autrement. Mais elle pourrait fort bien ne pas vous convenir. Si
cela était, ma chère enfant, dites-le-moi franchement. Dites-moi les
changements que vous y désireriez. Je voudrais que ce fût un sacrifice
que de les adopter, ma tendresse m'en ferait un bonheur; mais, en
vérité, ce n'en serait même pas un; ainsi que rien ne vous gêne.»

Madame Royale s'empressa d'accéder au désir de son oncle.

«Le désir que vous me témoignez, mon cher oncle, de placer auprès de
moi Mme de Sérent est parfaitement conforme à mes souhaits. J'ai
toujours estimé extrêmement cette dame, et par sa manière de penser
dans toutes les occasions, et par l'attachement inviolable qu'elle a
témoigné à mes parents jusque dans leur captivité, et particulièrement
à ma tante Élisabeth, dont elle était au service et qui en faisait
grand cas. J'imagine même que vous aurez été instruit, mon cher oncle,
que j'avais demandé qu'elle me suive, quand je suis partie de France.
On me l'a refusé. Ainsi, sous tous les rapports, si la duchesse de
Sérent était libre, je serais bien heureuse de l'avoir pour dame
d'honneur et de la pouvoir trouver à Mitau à mon arrivée.

«Je vous remercie extrêmement, mon cher oncle, de m'avoir envoyé le
portrait de mon cousin; il m'a fait grand plaisir et me paraît bien
différent du premier. Quant à sa lettre dont vous me parlez, je ne
l'ai pas reçue, mais me flatte cependant qu'elle n'est pas perdue et
que vous l'aurez peut-être oubliée.»

On était en plein hiver quand la duchesse de Sérent fut définitivement
désignée pour remplir auprès de Madame Royale les fonctions de dame
d'honneur. Le roi savait que sa nièce n'arriverait pas à Mitau avant
le mois d'avril de l'année suivante, et, ainsi qu'il le mandait à son
frère, il s'était résigné à cette attente de cinq ou six mois. Pour en
tromper les longueurs, il s'occupait de tous les détails concernant la
future duchesse d'Angoulême et même des plus insignifiants en
apparence.

«J'ai été ces jours-ci voir l'appartement qui vous est destiné.
J'espère que vous en serez contente. J'ai cependant une inquiétude. Il
est exposé au midi, et j'ai entendu dire que vous craigniez la chaleur
dans les appartements. Si cela était, vous me feriez grand plaisir de
me le dire, parce qu'alors je proposerais à mon neveu, qui doit loger
dans le double, au nord, de troquer avec vous, et, quoiqu'il craigne
aussi le chaud, il sera heureux de vous faire ce léger sacrifice. Je
dois cependant vous dire une chose: c'est qu'à mon sens, l'appartement
du midi est plus joli que celui du nord, quoiqu'ils soient tous les
deux de la même grandeur; mais le premier me semble mieux distribué.
Je ne saurais vous exprimer le plaisir que je prends à vous parler de
ces arrangements de détail; ils me paraissent hâter l'instant
fortuné.»

Madame Royale ne pouvait qu'être très touchée par ces incessantes
attentions.

«J'ai été pénétrée de tous les détails dans lesquels vous voulez bien
entrer par rapport à mon logement. Celui que vous m'auriez destiné
m'aurait toujours convenu, mais je dois avouer que l'exposition du
midi me convient beaucoup. Je crois que la chaleur ne doit pas être
excessive dans ce climat, et le sud me paraît l'exposition la plus
saine; j'aurais été bien fâchée que mon cousin se gênât pour moi, et
je reconnais bien à cela sa manière de penser.»

Ainsi, tout nouveau bon procédé du roi provoquait chez Madame Royale
une manifestation nouvelle de reconnaissance, et, qu'il fût question
d'affaires importantes ou de choses secondaires, rien, ses lettres en
font foi, ne la laissait insensible ou indifférente. Il est vrai que
celles du roi témoignaient incessamment une tendresse plus grande.
Tout y était prétexte, comme, par exemple, lorsqu'il invitait sa nièce
à s'approprier un dépôt de diamants fait par lui, durant son séjour à
Coblentz, entre les mains de l'Électeur de Trèves, et lui envoyait,
pour qu'elle pût les retirer, le reçu qui lui en avait été donné. Il
craignait seulement que, parmi ces diamants, il y en eût à Madame
Élisabeth. «C'est une chose aisée à éclaircir, répondait Madame Royale
en le remerciant, car je sais qu'elle a fait un testament. Mais je
doute que ceux-ci soient à elle, puisque c'est un dépôt de 91, et elle
n'a appris le voyage de Varennes que quelques heures avant. Par
conséquent, je ne crois pas qu'elle ait eu la possibilité de les faire
passer dans ce moment.»

Le 30 décembre 1798, une affaire bien autrement grave fit prendre au
roi la plume:

«Je viens, ma chère enfant, d'apprendre que le Directoire, quittant
enfin le masque dont il s'est si longtemps couvert à l'égard du roi de
Sardaigne, vient de lui déclarer la guerre. Vous pouvez aisément juger
combien une pareille nouvelle m'afflige. Cette perfidie a été précédée
de tant d'autres, qu'à moins d'un miracle, ce malheureux prince est
perdu, s'il est réduit, pour se défendre, à ses seules forces. Je ne
doute pas que l'âme généreuse de l'Empereur, mon neveu et le sien,
n'ait senti sa cruelle position. Je ne sais que trop aussi combien il
s'est écoulé de temps depuis la déclaration de guerre, et combien il
doit déjà s'être passé d'événements. N'importe, je ne puis me taire,
et voir dans un si grand danger la seule soeur qui me reste, et toute
la famille de ma femme. Sans les raisons que je vous ai dites, ce ne
serait pas à vous que je m'adresserais, ce serait à l'Empereur
lui-même. Mais, en ce moment, je suis presque bien aise que mon
bonheur ait été retardé, puisque vous pouvez me suppléer dans une
occasion aussi intéressante. Je sais la réserve que vous vous êtes
imposée; je l'approuve en tout autre cas; mais dans celui-ci, il faut
vous mettre au-dessus. Imitez, s'il en est temps encore, l'exemple
d'Esther. Songez qu'il y va du salut ou de la perte de votre tante, de
toute une famille qui, bientôt, vous tiendra de si près. Pressez,
sollicitez, servez-vous du don de persuasion que la Providence vous a
si bien donné; obtenez les secours qui leur sont si indispensables.
Vous ne pourrez faire une meilleure action, ni me donner à moi-même
une plus touchante preuve de votre tendresse pour moi. Je vous le
demande par toute celle dont mon coeur est rempli pour vous.»

Avant que sa nièce eût pu recevoir cet appel, le roi lui écrivait de
nouveau:

«Je vous ai exprimé deux fois la semaine dernière la peine et
l'inquiétude que me causait l'état de ma soeur et de mes beaux-frères.
Je les ai ressenties encore plus vivement par le bruit qui s'est
répandu de leur translation à Chambéry. Enfin j'ai appris leur départ
pour la Sardaigne. Leur sort est encore bien déplorable; ils ont eu de
cruelles journées à passer, et je suis sûr que le souvenir de celles
dont vous avez eu le malheur d'être le témoin vous y aura rendue plus
sensible. Mais, du moins, nous n'avons plus à craindre pour leurs
personnes. Je vous avais, dans les premiers moments de ma douleur,
invoquée à leur secours; mais mes lettres ne vous arrivèrent, sûrement
que longtemps après que vous avez su l'état exact des choses, et vous
penserez, comme moi, qu'il n'y a rien à faire pour le moment, et que
leur sort changera, comme le nôtre, à une époque qui, j'ose l'espérer,
n'est pas bien éloignée.»

Lorsque ces lettres désolées arrivèrent à Madame Royale, elle
connaissait les douloureux événements qui les avaient dictées. Elle en
avait même fait part à son oncle, dont les informations s'étaient
croisées avec les siennes:

«Vous aurez sûrement appris, mon très cher oncle, tous les malheurs
qui sont arrivés à Turin: l'emprisonnement du roi et de toute sa
famille, et leur départ, dit-on, pour l'île de Sardaigne. Je suis bien
affligée de toutes ces horreurs, surtout par rapport à la reine, qui
est une sainte et avait déjà bien assez souffert de toute la cruauté
de ces gens-là. J'ai encore reçu une de ses lettres il y a peu. Il est
sûr que c'est terrible. Il ne me paraît pas que les affaires se
remettent; au contraire, je trouve que cela va toujours de pire en
pire. Quand est-ce donc qu'il y aura une fin à tant de malheurs?»

La semaine suivante, la princesse ajoutait qu'elle avait sollicité
l'Empereur. «Ce prince a répondu que, s'il était possible, il ferait
tout pour les sauver, et qu'il était même de son propre intérêt de les
soutenir. Je crains qu'on ne puisse pas faire beaucoup pour eux
présentement. Mais j'attends tout du temps. Au reste, les dernières
nouvelles étaient qu'ils étaient restés à Parme, et on espérait que
tout pourrait s'arranger pour le mieux.» Le roi fut particulièrement
heureux de la démarche de sa nièce. «J'y suis d'autant plus sensible,
que, lorsque vous avez reçu mes lettres à ce sujet, vous saviez, comme
je n'ai pas tardé à l'apprendre, après les avoir écrites, que tout
était perdu pour le moment. N'importe, ma tendresse pour vous s'en est
accrue, s'il est possible, et de plus, vous avez fait une oeuvre dont
celui devant qui il n'y en a aucunes de perdues vous récompensera.
J'ai appris, depuis la date de votre lettre, que ces infortunés ont
quitté Parme; mais je ne serai tout à fait tranquille pour eux que
lorsque je les saurai arrivés en Sardaigne.»

Dans l'intervalle le roi avait envoyé, à Madame Royale, son portrait
fait jadis par Mme Bonn. La princesse en possédait déjà un autre signé
de Mme Vigée-Lebrun. Elle le tenait de La Fare, qui lui-même devait à
un heureux hasard d'avoir pu le lui offrir. «Lorsque celui de Mme Bonn
a été peint, tant d'années et de malheurs n'avaient pas encore passé
sur ma tête. Ainsi, quoique ressemblant alors, il est bien flatté
aujourd'hui. Mais ni l'un ni l'autre ne vous diront, aussi bien que
j'espère avant peu vous le dire en personne, à quel point je vous
aime.

«J'espère que vous avez reçu la lettre de mon neveu sur la vie que
nous menons ici; mais n'oubliez pas que tout cet arrangement est
subordonné à ce qui pourra vous plaire, et parlez-moi, je vous prie,
avec une entière confiance sur ce sujet. Mon neveu m'a dit ce que vous
lui mandez au sujet de vos goûts. Je vous avouerai que j'avais déjà
tâché de les deviner; et j'espère que vous trouverez ici quelques
livres, de quoi dessiner et travailler. J'avais demandé aussi un
clavecin: mais comme je vois que vous n'aimez pas mieux la musique que
moi, je n'embarrasserai pas votre appartement d'un meuble inutile.»

Au milieu des préoccupations que trahit cette correspondance, commença
l'année 1799, attendue avec d'autant plus d'impatience par le roi,
que, d'une part, la coalition contre la France s'étant reformée avec
la participation de la Russie, il pouvait espérer pour le printemps
des résultats décisifs et que, d'autre part, il était convaincu que ce
même printemps verrait arriver sa nièce à Mitau. Mais, dès le début de
cette année, Madame Royale eut un gros chagrin; elle perdit la plus
fidèle de ses compagnes, l'archiduchesse Amélie, la plus jeune soeur
de l'Empereur, avec qui, à son arrivée à Vienne, elle s'était
étroitement liée. Dès le mois de décembre, elle prévoyait ce malheur.
«J'ai encore le chagrin ici de voir l'archiduchesse Amélie qui se
meurt. Elle est attaquée d'une maladie si forte qu'on craint bien
qu'elle n'en revienne pas. J'en serai inconsolable, vu l'amitié
qu'elle me témoigne et le malheur de la voir mourir si jeune. Il est
sûr que sa nature qui est forte peut la sauver. Mais je n'ose pas m'en
flatter.»

L'archiduchesse mourut dans la soirée du jour où Madame Royale avait
envoyé à son oncle ces nouvelles désespérées. «Je peux vous assurer
que j'en ressens une douleur extrême. Elle avait toutes les qualités
pour se faire aimer et me témoignait beaucoup d'amitié. C'est un
manque terrible pour moi; c'était ma seule et unique société; il ne se
passait pas de jour où je ne la visse. Même jusque dans sa maladie,
elle voulait que je vinsse passer un instant avec elle tous les jours.
Il est affreux de voir périr une jeune femme de son âge dans une
maladie si souffrante; c'est une perte irréparable pour toute sa
famille dont elle était adorée, et pour moi-même aussi!»

Les consolations du roi ne pouvaient faire défaut au désarroi moral
que subissait sa nièce par suite de cette mort prématurée; il les lui
versa avec son effusion coutumière. «Ce ne sont pas des inquiétudes
que je viens vous témoigner, ma chère enfant, c'est une véritable
douleur. L'amitié que vous aviez pour votre aimable cousine, celle
qu'elle vous portait, et dont elle vous a jusqu'au dernier moment
donné des preuves si touchantes, m'attachaient sincèrement à elle, et
me la font regretter comme si j'avais pu juger par moi-même de tout ce
qu'elle valait. Je connais trop cependant votre piété pour n'être pas
sûr de la consolation que vous éprouvez, en songeant au bonheur dont
une âme si pure doit jouir à présent. Après une telle pensée, que sont
toutes celles de la terre! Je vous prie pourtant de songer à ceux qui
vous aiment. Sans mon neveu, je me nommerais le premier; mais ce n'est
qu'à lui seul que je puis et que je veux céder sur ce point.»

La douleur de Madame Royale fut, au même moment, traversée par une
petite joie. Dans le dépôt restitué par l'Électeur de Trêves, elle
avait trouvé l'habit de son père. «C'est une vraie relique pour moi;
il m'a fait un grand plaisir. Il me paraît que le portrait de l'enfant
qui est dans le portefeuille est celui de mon frère aîné. Mais comme
j'avoue que je ne m'en souviens pas très bien, oserai-je vous prier de
me le dire?» Néanmoins la mort de l'archiduchesse, en augmentant
l'isolement dans lequel vivait Madame Royale, bien qu'elle eût quitté
le deuil, contribua à lui rendre plus pesant le séjour de Vienne. Soit
que les lettres de son fiancé eussent fini par toucher son coeur, soit
que la tendresse de son oncle l'eût entièrement et complètement
subjuguée, elle brûlait maintenant du désir de se réunir à eux, et
voyait avec joie approcher le moment où ce désir pourrait enfin se
réaliser.



IV

LE MARIAGE


Au commencement d'avril 1799, toutes les difficultés qui s'étaient
opposées jusque-là au voyage de la reine et de Madame Royale étaient
levées. Elles devaient arriver à Mitau l'une et l'autre au mois de
juin. Le roi avait pensé d'abord qu'elles pourraient voyager ensemble.
Mais Paul Ier en avait décidé autrement; un itinéraire était tracé à
chacune d'elles, qui n'assurerait leur réunion qu'au terme de leur
route.

Le roi, au moment où sa nièce allait se trouver au milieu de cette
famille de qui ses malheurs l'avaient séparée, et qu'elle ne
connaissait pas, jugea bon de la lui faire connaître. Dans sa lettre
du 17 avril, il la décrit en commençant par son neveu, comme s'il eût
voulu préparer la jeune fiancée aux qualités et aux défauts du prince
qui allait être son mari.

«Je vous ai déjà dépeint le caractère de mon neveu. J'espère que vous
avez été contente du portrait, et je suis certain que vous le
trouverez ressemblant. Il vous sera d'autant plus facile d'être
heureuse avec lui, que son coeur, gardé par sa vertu, ne s'est jamais
donné qu'à vous, et que ses principes, aidés par ce que vous valez,
vous garantissent que ce premier sentiment sera aussi le dernier. Mais
je vous connais mal, ou, non contente d'être heureuse dans votre
intérieur, vous voudrez aussi que votre mari réponde à ce que les
circonstances demandent de lui, et pour ma part, je vous avouerai que
je garde bien plus mes espérances à cet égard sur vous, que sur tout
ce que j'ai pu faire moi-même. La différence d'âge, l'habitude de
respecter et même de craindre un peu, font toujours voir à un jeune
homme un peu de pédanterie dans les leçons de ses parents, au lieu
que, dans la bouche d'une femme aimable et chérie autant qu'estimée,
la raison devient sentiment, et son empire, pour être plus doux, n'en
acquiert que plus de force.

«Né avec une grande facilité pour le travail, mon neveu a forcément
mené pendant longtemps une vie qui lui a fait perdre l'habitude et
même le goût de l'application. Je me suis efforcé de détruire ce
défaut, le seul véritable que je connaisse en lui; j'y ai réussi en
partie; c'est à vous d'achever l'ouvrage, et, lorsqu'il saura par
vous-même que le meilleur moyen de vous plaire est de se rendre en
tout digne de vous, les mauvaises habitudes disparaîtront bientôt;
vous en serez plus heureuse, vous ferez la joie de toute notre
famille, et la France vous devra un jour son bonheur. Ce que j'attends
là de vous ne vous donnera aucune peine. Tendrement aimée, vous
n'aurez qu'à le vouloir pour posséder la confiance d'un mari timide,
mais dont l'âme ouverte et loyale ne demande qu'à s'épancher dans la
vôtre.»

Après ces réflexions sur le duc d'Angoulême, le roi passait en revue
les autres membres de la famille des Bourbons de France.

«Ce serait vouloir vous donner des leçons, et, comme je vous l'ai
dit, je n'ai pas la présomption d'y prétendre, que de vous rappeler ce
que vous allez devoir à mon frère. Il connaît bien tous les droits
d'un père, mais il a le coeur excellent. Je ne vous aime pas plus que
lui: c'est tout dire, et trouvant en vous les égards et la soumission
qu'il a lieu d'espérer, jamais il ne se servira de ses droits que pour
contribuer à votre bonheur. Votre conduite vis-à-vis de ma belle-soeur
sera encore plus aisée. Délicate de santé, craignant le monde où elle
a réussi toutes les fois qu'elle l'a voulu, aimant la vie retirée, les
égards que vous lui devrez suffiront pour vous en faire adorer.

«La tendre amitié qui règne entre mes deux neveux vous répond du soin
que le duc de Berry mettra à vous plaire, et, sans doute, vous aurez
pour lui les sentiments qu'il mérite. Celui qui m'unissait à votre
mère m'a appris qu'un beau-frère devient facilement un véritable
frère. Je n'ai pas besoin de vous parler de ce que vous devez à l'âge
et aux vertus de mes tantes. La reine, que vous verrez dans les
premiers moments plus que tout le reste de la famille, vous a toujours
particulièrement aimée, et, plus vous la connaîtrez, plus vous verrez
combien elle est aimable et facile à vivre.

«Je n'ai rien à vous dire sur les personnes qui vous approcheront de
plus près. Vous savez tout ce que vaut la duchesse de Sérent; sa fille
est digne d'elle; et, quant au duc de Damas, qui est destiné à être
votre chevalier d'honneur, votre malheureux père, dont il avait été
menin, faisait de lui le plus grand cas.

«Enfin, il faut aussi, ma chère enfant, que je vous dise un mot de
moi-même. Je vais perdre sans regret mon autorité directe sur vous;
mais, jamais, je ne renoncerai à vous servir de père, et, comme tel,
j'ose espérer que je posséderai toujours votre confiance. Votre raison
sera toujours votre meilleur guide. Mais une longue expérience des
hommes et des choses peut vous être utile, et je serai toujours prêt à
vous donner des conseils, lorsque vous m'en demanderez. Si vous
éprouviez des peines et que vous veuillez les déposer dans mon sein,
je regarderai cet épanchement comme la preuve la plus certaine de
votre tendresse. De votre côté, je vous regarde comme destinée par la
Providence à remplacer ma pauvre soeur, à être, comme elle, le lien
de toute la famille, la confidente de tous, l'ange de paix pour
apaiser les petits différends qui naissent toujours de temps en temps
entre les meilleurs amis: ce rôle est celui qui peut le mieux vous
convenir pendant nos malheurs et lorsqu'ils seront finis.»

Cette lettre est l'avant-dernière que Madame Royale dût recevoir de
son oncle. Elle la trouva prête à se mettre en chemin. «C'est le voeu
et le désir empressé de son coeur,» écrivait l'évêque de Nancy. Toutes
les mesures étaient prises pour son départ. Le duc de Villequier était
venu la chercher à Vienne pour l'accompagner à Mitau. L'Empereur
d'Allemagne avait consenti à la faire conduire, sous la protection de
Mme de Chanclos, jusqu'à Thérèsepol sur la frontière russe. Là, des
ordres étaient déjà donnés par le tsar pour la protéger sur la route
et faciliter son voyage. Elle avait avec elle, comme dame de
compagnie, Mlle de Choisy, nièce du marquis d'Ourches, jadis
chambellan du comte de Provence, qu'à sa demande le roi avait attachée
à sa maison. La duchesse de Sérent et sa fille, sorties trop tard de
France pour la trouver à Vienne, devaient la rejoindre en Courlande.
Les deux valets de chambre, Hue et Cléry, trois femmes de service et
deux valets de pied, étaient aussi du voyage. Quand le roi connut ces
détails, Madame Royale avait déjà quitté Thérèsepol, d'où le 17 mai,
en y arrivant, elle avait expédié par estafette un court billet à son
oncle. Il le reçut le 23 mai. Ce même jour, d'Avaray consignait
l'événement dans son rapport au roi.

«Une estafette envoyée par M. le duc de Villequier nous a appris ce
matin que Madame Royale est enfin arrivée à Thérèsepol le 17, qu'elle
en devait partir le surlendemain, et qu'après treize jours de route,
elle sera rendue à Mitau.

«Monseigneur le duc d'Angoulême, au comble de ses voeux, est venu chez
moi me témoigner avec beaucoup de sensibilité et dans les termes les
plus obligeants qu'il n'oubliera jamais que c'est à mon zèle et à mes
soins qu'il doit le projet et le succès de son mariage.

«En lui témoignant de mon côté combien je suis heureux d'avoir pu
contribuer à son bonheur, j'ai saisi l'occasion de lui observer que la
politique seule préside ordinairement au mariage des princes, mais
que le sien réunit tout ce que le sentiment a de plus doux, et la
politique de plus intéressant, et que cette union eût été l'objet le
plus digne de ses voeux, dans le cas même où il serait paisiblement
assis sur les premières marches du trône. Je voulais par ces
réflexions graver plus profondément dans le coeur du jeune prince son
amour pour Mme Thérèse, et raffermir dans la résolution de s'occuper
constamment du bonheur de son épouse. J'ai lieu de croire qu'elles ont
produit leur effet.»

Le 29, le roi fit partir le duc de Guiche, en l'invitant à aller
devant soi jusqu'à ce qu'il rencontrât la voyageuse, et en le
chargeant pour elle de ce souhait de bienvenue: «C'est avec le
sentiment de la plus douce joie que je vous écris cette lettre, ma
chère enfant. Le moment où le duc de Guiche vous la remettra précédera
de bien peu celui où je vous recevrai après un si long espace de temps
et tant de malheurs communs. Je vous l'ai souvent dit: je n'ai pas la
présomption d'espérer vous les faire oublier; mais du moins ma
tendresse, mes soins ne négligeront rien pour vous en adoucir le
souvenir, et j'espère recevoir de vous le même soulagement. J'en
trouve le gage dans toutes vos lettres. Celle que vous m'avez écrite
de Thérèsepol me prouve votre confiance, et c'est de tous les
sentiments celui dont un père est le plus jaloux de la part de sa
fille. Les autres appartiendront bientôt à mon neveu; il les méritera
par les siens; et, plus je les verrai réciproques entre vous, plus je
croirai qu'il peut encore y avoir du bonheur pour moi.»

En même temps que Madame Royale se dirigeait vers Mitau, la reine y
arriva dans la soirée du 2 juin. Son voyage avait été l'objet de
longues négociations et donné lieu entre elle et son mari à de
pénibles débats. Au moment de quitter Budweiss, elle prétendait
voyager avec un somptueux état de maison, incompatible avec l'exiguïté
des ressources dont disposait le trésor royal. Il fallut de nombreuses
lettres, les cruels aveux et toute la volonté du roi pour la faire
renoncer à cette prétention. Elle avait dû se contenter d'un train
très modeste, dont la fixation arrachait au comte de Saint-Priest
cette réflexion douloureuse: «L'état que M. de Virieu a envoyé à M. de
Villequier serait assurément bien petit pour la reine de France; mais
les circonstances nous contraignent à le resserrer encore.»

Cette difficulté résolue, elle en avait soulevé une autre. Elle
voulait emmener avec elle sa lectrice, cette Mme de Gourbillon, dont
nous avons constaté la fâcheuse influence et dont Louis XVIII était
décidé à ne pas tolérer la présence à Mitau. L'entêtement de la reine,
la résistance du roi donnèrent lieu à une volumineuse correspondance.
Le 31 mai, le roi lui avait écrit: «Si mes instances et mon amitié ne
peuvent rien sur vous, si vous pouvez vous résoudre à me compromettre
vis-à-vis de l'Empereur de Russie, qui ne pourra, d'après cette
résistance, que prendre la plus étrange idée de nous deux, Mme
Gourbillon pourra arriver à Mitau. Mais je vous jure, pour ma part,
qu'elle ne mettra pas les pieds au château et que je ne réponds pas
des dispositions de l'Empereur à son égard.»

La reine ne s'était pas laissée convaincre par ce sévère
avertissement. Elle avait écrit au tsar pour obtenir que la présence
de la Gourbillon fût imposée au roi. Mais celui-ci agissait de son
côté et obtenait du tsar l'ordre de ne pas permettre à Mme de
Gourbillon de résider à Mitau et son internement dans une ville
frontière. Paul Ier ne répondit pas à la demande de la reine et la
renvoya au roi. Le 12 juillet, Louis XVIII le remerciait: «Je suis
sensiblement obligé à Votre Majesté Impériale de la communication
qu'elle veut bien me faire et la prie d'excuser une démarche
inconsidérée dont j'ai lieu d'être blessé. L'avis que Votre Majesté
Impériale me donne me servira, j'espère, à empêcher que pareille chose
n'arrive à l'avenir. En tout état de cause, je conjure son amitié de
supporter une importunité qu'il me coûte beaucoup de lui occasionner,
mais qui prévient des inconvénients importants pour mon intérieur, que
je ne détaille pas ici pour ne pas abuser de la patience de Votre
Majesté Impériale. Je la supplie donc de regarder comme non avenue
toute démarche ultérieure relative à la dame Gourbillon, qui se ferait
à mon insu, s'il m'était permis de supposer qu'il en survînt encore.»

Malgré les résolutions formelles dont témoignent ces lettres, la reine
avait passé outre. Mme de Gourbillon, à sa demande, l'avait
accompagnée et osa entrer à sa suite dans Mitau. Mal lui en prit.
Tandis que les voitures de la reine traversaient la ville pour se
rendre au château, on vit l'une d'elles se détourner et aller droit à
la maison du gouverneur. Dans cette voiture se trouvait la lectrice.
Chez le gouverneur, on lui signifia un ordre, en vertu duquel elle
devait être ramenée à la frontière. Elle poussa les hauts cris. Debout
sur le perron de l'hôtel du gouverneur, elle proférait contre le roi
de grossières injures. La foule s'était amassée, commentait avec
passion l'événement. Cette scène scandaleuse ne prit fin que par
l'incarcération de la Gourbillon, qui fut, dès la même nuit, conduite
à Vilna.

Pendant ce temps, au palais, la reine, encore vêtue de ses habits de
voyage, se livrait à un accès de violence et de larmes, refusant
d'entrer dans ses appartements, criant qu'elle voulait partir plutôt
que de rester séparée de celle à qui le roi faisait remonter à tort,
disait-elle, la responsabilité de la mésintelligence qui avait trop
longtemps régné entre eux. Il fallut pour l'apaiser que Louis XVIII,
faisant acte de volonté et d'énergie, déclarât qu'il ne la laisserait
pas repartir.

L'arrivée de Madame Royale, qui eut lieu le lendemain, effaça la
douloureuse impression causée par cet événement. La journée du 3 juin
peut être considérée comme la plus heureuse de toutes celles qu'avait
vécues Louis XVIII depuis sa sortie de France. La nuit avait porté
conseil à la reine; elle avait recouvré son calme, et, quoiqu'elle eût
longtemps vécu en mésintelligence avec son époux, ils se réjouissaient
de se trouver réunis en un moment aussi solennel. Ils allèrent
ensemble, au delà de la banlieue de Mitau, au-devant de leur nièce, le
duc d'Angoulême avec eux. La première, elle vit leur voiture, fit
arrêter la sienne, et, se précipitant au-devant du roi qui mettait
pied à terre aussi vite que le lui permettait son obésité, vint tomber
à genoux devant lui. Il la releva, la pressa contre son coeur, la
poussa contre la reine, qui, l'ayant embrassée, la céda au duc
d'Angoulême. Très ému, très pâle, «le jeune homme» ne put que
balbutier quelques mots en baisant la main de sa cousine, dont la
présence l'intimidait moins cependant que celle du roi, dont la
tendresse rayonnante se manifestait si bruyamment, que, s'il eût été
plus jeune, on aurait pu croire que c'était lui le fiancé. Plus encore
que le jeune prince, n'en avait-il pas tenu la place pendant ces
longues fiançailles?

Une heure plus tard, les gens restés au château entendirent sa voix
retentir sous les vieilles voûtes de l'ancienne demeure des ducs de
Courlande.

--La voilà! La voilà! criait-il.

Tous accoururent; ils furent admis à offrir leurs hommages à la
nouvelle venue, qui, dans ce morne exil, allait faire fleurir un peu
de bonheur. Le pressentiment qu'en avait le roi explique la joie qui
débordait de son regard et de sa bouche. Après quatre années
d'attente, il voyait enfin ses efforts couronnés et ses voeux les plus
ardents réalisés. Il avait voulu se donner une fille; il la possédait,
et combien digne de son amour!

Le mariage fut célébré le 10 juin, dans la chapelle du palais, en
présence de tous les Français présents à Mitau, des personnages
officiels russes et des délégués de la noblesse de Courlande. Le
cardinal de Montmorency, grand aumônier de la cour, officiait, assisté
des abbés Edgeworth et Marie, aumôniers ordinaires. La veille, dans le
cabinet du roi, à huit heures du soir, avait été signé le contrat:
contrat laconique, contrat d'exil, qui ajournait à des temps plus
heureux la constitution de l'apport des époux. Le comte de
Saint-Priest en donna lecture. «Lorsqu'il prononça les noms de Louis
XVI et de la feue reine, Mme Thérèse éprouva une vive émotion, qui fut
remarquée, mais qu'elle surmonta promptement.»

Le même jour, était arrivé un envoyé de Paul Ier, lui apportant un
collier en brillants et une lettre. «Vos malheurs, vos vertus et votre
courage héroïque, lui disait le tsar, vous assurent à jamais l'estime
et l'intérêt de tous les êtres bien pensants et sensibles. Soyez
heureuse au sein de votre famille qui vous chérit, et ne quittez mes
États que pour rentrer en France et n'y voir que le repentir d'une
nation qui pleure les crimes des scélérats qu'elle a eu le malheur de
produire.» Le tsar avait en outre accepté de signer au contrat et d'en
recevoir le dépôt dans les archives de l'Empire. Après la cérémonie
religieuse, le roi annonça officiellement le mariage à toutes les
cours et aux membres de sa famille.

«Les portraits que vous avez vus de notre fille, mandait-il à son
frère, ne peuvent vous en donner une idée exacte; ils ne sont point
ressemblants. Elle ressemble à la fois à son père et à sa mère au
point de les rappeler parfaitement, ensemble et chacun séparément,
suivant le point de vue où on l'envisage. Elle n'est point jolie au
premier coup d'oeil; mais elle s'embellit à mesure qu'on la regarde,
et surtout en parlant, parce qu'il n'y a pas un mouvement de sa figure
qui ne soit agréable. Elle est un peu moins grande que sa mère, et un
peu plus que notre pauvre soeur. Elle est bien faite, se tient bien,
porte la tête à merveille et marche avec aisance et grâce. Quand elle
parle de ses malheurs, ses larmes ne coulent pas facilement, par
l'habitude qu'elle a prise de les contraindre; afin de ne pas donner à
ses geôliers le barbare plaisir de lui en voir répandre. Mais ceux qui
l'écoutent pourraient difficilement retenir les leurs. Cependant, sa
gaieté naturelle n'est point détruite; ôtez-la de ce funeste chapitre,
elle rit de bon coeur et est très aimable. Elle est douce, bonne,
tendre; elle a, sans s'en douter, la raison d'une personne faite. Dans
le particulier, elle est avec moi comme notre pauvre Élisabeth aurait
pu être avec mon père; en public, elle a le maintien d'une princesse
accoutumée à tenir une cour. Non seulement elle dit des choses
obligeantes à tout le monde, mais elle dit à chacun ce qu'il convient
de lui dire. Elle est modeste, sans embarras, à l'aise sans
familiarité, innocente enfin comme le jour de sa naissance. J'en ai vu
la preuve positive dans la manière dont elle a été avec mon neveu
depuis mardi, jour de son arrivée ici. Enfin, pour achever, j'ai
reconnu en elle l'ange que nous pleurons.»

Après ce charmant portrait dont nous n'aurions eu garde de priver nos
lecteurs, le roi pavait un tribut d'éloges au duc d'Angoulême. «Six
jours à passer avec celle qui, le septième, devait être sa femme
étaient véritablement difficiles, et il a, dès le premier instant,
saisi la nuance juste, dont il ne s'est pas écarté une seconde,
toujours cherchant à plaire, galant et même tendre avec respect, mais
sans embarras. Nous avons été au-devant d'elle à trois verstes d'ici,
et le temps du retour a suffi à faire disparaître la timidité qui
était ce que je craignais le plus dans notre jeune homme.»

D'Avaray, dans une lettre adressée à une amie d'Italie, Mme de
Colonia, renchérit sur ces propos enthousiastes. «Mme la duchesse
d'Angoulême est, pour la figure, le maintien, les qualités, les
vertus, tout ce qu'un coeur vraiment français peut désirer. Le roi, ce
bon, cet excellent prince, qui, à travers tant d'écueils et de
difficultés, a su conduire à son terme cette intéressante union, est
rajeuni de dix ans et jouit pour la première fois d'un bonheur sans
mélange. Notre jeune prince est au comble de la satisfaction, et
nous-mêmes dans l'ivresse. On dirait enfin qu'il ne nous manque rien,
que nous n'avons rien perdu ou que nous avons tout retrouvé, et, si la
douce sensibilité de cette charmante princesse ne nous reportait
souvent sur la trace des malheurs inouïs de son auguste famille, on ne
verserait auprès d'elle que des larmes d'attendrissement et de joie.»

Le 31 juillet, le roi, écrivant à son frère, confirme ses premiers
éloges, «Ce que je vous ai dit de notre fille est l'exacte vérité; je
n'en ai dit ni trop ni trop peu. C'est au bout de sept semaines que je
vous le répète, et, s'il y avait eu un peu d'enthousiasme dans les
premiers moments, il serait apaisé aujourd'hui; mais j'ai toujours les
mêmes yeux. Il ne manque plus qu'un point à notre satisfaction; mais
ce point ne dépend pas de moi; là finit mon ministère. Ils sont jeunes
et bien portants tous les deux; ils s'aiment. Ainsi j'espère que ce
point ne se fera pas attendre longtemps et que nous nous verrons
renaître dans leurs enfants.»

C'est encore à son frère que, le 7 août suivant, il faisait la
piquante confidence que voici: «Figurez-vous que les gens de Vienne
affectent de plaindre votre belle-fille et de la représenter comme une
victime de son obéissance à ses parents. Je voudrais que ces
gaillards-là vissent les choses de leurs propres yeux, non pour être
convertis, mais pour crever de dépit et de rage: _virtutem videant,
intabescantque relicta_.»

Il le disait avec une légitime satisfaction. Du reste, à Mitau, tout
le monde croyait qu'en France, l'effet de cette union serait immense,
et qu'elle aurait pour résultat le rétablissement prochain de la
royauté. Cet espoir ne devait pas se réaliser. Mais, en ce moment,
sous le sourire de l'orpheline du Temple, il s'épanouissait dans le
coeur du roi avec autant de vigueur que si ce mariage si longtemps
attendu, au lieu d'être célébré au fond de la Russie, l'eût été aux
Tuileries ou à Versailles.



V

NOUVEL ESSAI DE RECOURS À BONAPARTE


Après ces heures de trêve, la politique promptement reprenait ses
droits. La seconde coalition avait remis l'Europe en feu. Paul Ier,
qui s'y était jeté avec ardeur après avoir hésité longtemps à y
entrer, se croyait assuré de la victoire; il la voyait éclatante à
travers les premiers succès de ses armes. Il s'adressait aux
puissances, les invitant à envoyer des plénipotentiaires à
Saint-Pétersbourg afin d'y former un congrès dans lequel on
délibérerait sur les moyens de rétablir l'équilibre européen et sur
les bases de ce rétablissement. Se passionnant pour cette idée,
qu'avec sa mobilité habituelle il abandonnait presque aussitôt après
l'avoir conçue, il la faisait connaître, le 16 juillet, à Louis XVIII.
«Le sort des États et celui de Votre Majesté n'y sera pas oublié,
ajoutait-il, car j'en ferai l'objet de ma sollicitude.»

Ce langage électrisait le roi. «Je remercie Votre Majesté Impériale de
l'ouverture qu'elle veut bien me faire au sujet du congrès qu'elle se
propose de former dans sa capitale. Dès qu'il y sera traité, sous ses
auspices, des intérêts de l'Europe et de ceux du roi de France, rien
n'est plus certain que la justice et la sûreté des stipulations qu'on
en doit attendre. J'en vois déjà le présage dans une lettre que le roi
d'Angleterre m'a écrite, en réponse à celle où je lui fais part du
mariage de mes enfants. Ce prince me donne, pour la première fois, le
titre qui m'appartient, mais que jusqu'à présent je n'avais encore
reçu que de Votre Majesté Impériale.»

Déjà, à la nouvelle de la signature du traité anglo-russe, Louis
XVIII s'était empressé de demander, le 28 mars, à Paul Ier une place à
la tête de son armée. «Votre Majesté Impériale tient entre ses mains
mon existence future, celle de ma patrie et de mes sujets. C'est
beaucoup sans doute, mais elle y tient aussi ma gloire. C'est encore
plus pour moi, et je la conjure de ne pas perdre de vue un intérêt qui
m'est si cher. Mon oisiveté, pendant que tant de puissances combattent
les tyrans usurpateurs de mon autorité, est une tache sur ma vie.
L'âme généreuse de Votre Majesté ne voudra pas qu'elle y demeure
longtemps, et je ne cesserai de réclamer avec confiance sa puissante
intervention pour arriver où l'honneur m'appelle.»

Cette lettre était partie depuis quelques jours à peine, que les
nouvelles des victoires par lesquelles les alliés ouvrirent la
campagne de 1799 arrivaient à Mitau. En Allemagne, Jourdan venait
d'être battu par l'archiduc Charles. En Italie, Scherer avait été
rejeté de l'Adige sur le Mincio. Moreau était désigné pour le
remplacer. Mais il allait, lui aussi, reculer devant les troupes de
Souvarof. Les défaites de Joubert à la Trebbia et à Novi, sa mort
prématurée devaient aggraver encore nos désastres, dont il était donné
à Masséna d'arrêter le cours en un seul combat.

Au bruit de ces victoires des alliés, favorables à sa cause, Louis
XVIII renouvelle sa demande: «Si j'en crois le marquis de Gallo, que
j'ai vu dimanche à son passage, le désir de la cour de Vienne est que
ce soient les troupes russes qui entrent les premières, tandis que
l'archiduc se tiendra à portée de les soutenir. Tel, Votre Majesté
Impériale le sait, fut toujours l'objet de tous mes voeux[83]. Fut-il
jamais un moment plus favorable pour réaliser les espérances qu'elle
m'a données? Je la prie, je la conjure d'en hâter l'accomplissement.
Que, placé au premier rang de ses troupes, j'entre le premier en
France. Ce sera la plus grande marque d'amitié qu'elle m'ait jamais
donnée.»

         [Note 83: Dans la pensée de Louis XVIII, la distance qui
         sépare la France de la Russie ne permettant aucune crainte
         quant à des projets d'agrandissement de l'une aux dépens de
         l'autre, les troupes russes devaient être accueillies plus
         favorablement que les troupes autrichiennes.]

À ces supplications réitérées, Paul Ier répond par le silence, ou,
s'il y fait allusion, c'est pour objecter qu'il ne saurait encore les
exaucer[84]. Le roi se résigne provisoirement à l'immobilité, ne
pouvant, hélas! faire mieux. Mais, comme il prévoit que cette guerre
nouvelle de laquelle on l'exclut, comme on l'a exclu des précédentes,
aura le même sort, il persévère dans le projet, si Bonaparte revient
d'Égypte, de traiter avec lui.

         [Note 84: Au moment même où le tsar répondait par des refus
         successifs aux demandes belliqueuses de Louis XVIII, un
         journal de Paris, _le Bulletin de l'Europe_, insérait sous la
         rubrique: Correspondance de Mitau, la note suivante
         communiquée sans doute par l'agence royaliste ou peut-être
         par la police de Fouché: «Paul Ier a fait déclarer à Sa
         Majesté très chrétienne qu'il désirait que, par sa présence
         sur le théâtre de la guerre, elle daignât sanctifier les
         efforts de la coalition et prouver à tous les Français que ce
         ne sont point des étrangers avides de conquêtes qui menacent
         leur territoire, mais que c'est un roi injustement dépouillé
         qui veut reprendre ses États, un petit-fils de Henri IV qui
         réclame son héritage envahi par des brigands.»]

Au commencement de juillet, la maison royale à Mitau s'augmente d'une
nouvelle venue, la femme de Hue, l'un des plus fidèles serviteurs du
roi. Hue était à Paris quand Madame Royale est sortie du Temple; il
l'a accompagnée en Autriche, d'où, au moment de la suivre à Mitau, il
a écrit à sa femme restée en France de venir le rejoindre dans cette
ville. En y arrivant, Mme Hue raconte que, pour parvenir à quitter
Paris, elle a dû recourir à l'amitié de Mme Bonaparte, qu'elle connaît
depuis longtemps. C'est à la recommandation de celle-ci qu'on lui a
délivré le passeport qu'on avait commencé par lui refuser. À l'appui
de ses dires, elle montre la copie qu'elle a prise et gardée du billet
que, à sa sollicitation et pour lui venir en aide, Joséphine a écrit
au ministre de la police. Il est ainsi conçu: «La citoyenne Hue, mon
ancienne amie, et que je désirerais vivement obliger, voudrait obtenir
les moyens de rejoindre son mari. Je vous aurai moi-même beaucoup
d'obligation de faire tout ce qui dépendra de vous pour qu'elle
jouisse de cette facilité, si, comme je le crois, il n'existe aucun
obstacle.»

Ces cinq lignes, sur le vu desquelles Mme Hue a obtenu son passeport,
attestent qu'elle n'exagère pas en parlant de l'amitié qui a existé
entre elle et la veuve du comte de Beauharnais avant que celle-ci ne
fût devenue Mme Bonaparte. D'Avaray, qui les a lues, est ainsi amené,
d'abord à interroger la voyageuse sur le caractère et les sentiments
de son amie, puis à s'ouvrir à elle du projet qu'on nourrit à Mitau.
Elle déclare que Mme Joséphine a toujours été royaliste; qu'adorée de
son mari, elle se flatte d'exercer sur lui une certaine influence,
mais qu'en tout cas, s'il est susceptible de prendre en mains les
intérêts du roi, elle seule pourra l'y décider. «Il est soupçonneux à
l'excès, fier, jaloux, ne se livrant point ou presque point, craignant
d'être deviné ou prévenu; mais, au lit, avec sa femme, il lui permet
quelquefois de lui parler d'affaires et de lire dans sa pensée.»

Au cours de cet entretien, Mme Hue offre spontanément de faire
connaître à son amie ce qu'on attend d'elle. Elle lui écrira, si l'on
veut, et comme dans sa lettre elle n'oserait préciser l'objet de la
commission, elle le confiera à une personne sûre, qui, introduite par
cette lettre chez Mme Bonaparte, lui dira de vive voix ce qu'il
importe qu'elle entende. Cette personne sûre est toute trouvée. C'est
un oncle de Mme Hue qui habite Paris. Il se nomme Brion. Âgé de
soixante-cinq ans, ancien membre du parlement, sage, réfléchi,
discret, pensant bien, il est des intimes de Mme Bonaparte chez qui il
va souvent et très en état, «par l'ascendant qu'il a sur elle, de la
déterminer à en parler à son mari.»

Les propositions de Mme Hue sont immédiatement adoptées. La suite
qu'elles comportent leur est donnée sur l'heure, car il importe que la
demande adressée à Mme Bonaparte lui soit présentée dès le retour du
général qui peut revenir à l'improviste. Elle restera jusque-là dans
les mains de M. Brion, qui l'utilisera quand il le jugera opportun.

«Si je ne suis pas, Madame, la première de vos meilleures amies à vous
féliciter sur le retour heureux de votre cher mari, écrit Mme Hue, je
suis certainement celle qui s'en réjouit le plus et qui attend de lui
le succès de mes voeux les plus ardents. Vous les connaissez. Je n'ose
espérer que vous les partagez encore. Mais, si ce changement pouvait
s'opérer et me rapprocher de vous, rien ne serait capable de vous
exprimer ma reconnaissance ni de m'acquitter de ce bienfait. C'est
l'honneur et la foi de mon meilleur ami qui vous seraient bientôt
offerts pour garant. La pureté de son coeur, sa loyauté leur
donneraient, j'espère, la force que vous êtes en droit d'exiger. Dans
tous les cas, Madame, je serai toujours sensible aux derniers effets
de votre amitié pour nous.

«Je suis loin, Madame, de me repentir du sacrifice que vous m'avez
aidé à faire, puisque ma présence a consolé le meilleur des hommes.
Son sort vous a trop intéressé, vous avez pris trop de part à ses
peines pour vous taire qu'elles sont allégées. Fanfan n'est plus avec
moi. Sans cela, il me prierait de le mettre à vos pieds ainsi qu'à
ceux de Mlle Hortense. À son âge, on est sans conséquence. Il se
permet d'embrasser Eugène.

«Celui qui vous remettra cette lettre connaît tous les sentiments qui
m'agitent. Lui seul a le secret de mon coeur. Vous pouvez, par lui
seul, alimenter ou détruire mon espoir. Encore un triste adieu,
Madame, en vous embrassant comme je vous aime; c'est de tout mon
coeur.»

Deux lettres adressées à l'oncle Brion, l'une par Mme Hue, l'autre par
son mari, complètent cet important message: «Je vous prie, mon cher
oncle, est-il dit dans la première, de remettre vous-même cette lettre
à ma belle et bonne amie. Il ne s'agit pas ici de lui faire des
chansons ou des bouts-rimés, mais de la bonne prose, de celle surtout
qui pourra la convaincre de la vérité, de la pureté, de la solidité de
mes intentions. Vous ne pouvez trop vous avancer envers elle, vous
attestant que vous serez fortement secondé dans l'offre de tout ce qui
pourrait être digne d'elle.»

Nous n'avons pu découvrir pour quelles causes ces lettres, qui portent
la date du 19 juillet 1799, ne furent pas expédiées sur-le-champ.
Jusqu'au mois de décembre, il n'en est plus question. À cette date,
Bonaparte était rentré en France; le coup d'état de Brumaire l'avait
rendu maître du pouvoir. C'est alors seulement qu'à Mitau, on revient
à l'idée d'employer Joséphine, mais, préférablement à elle, le général
Berthier, rentré d'Égypte avec le héros des Pyramides, et qui avait
été placé au ministère de la guerre. D'Avaray mandait à l'abbé de La
Marre, toujours retenu à Londres: «Je ne regarde pas comme facile de
parvenir à Bonaparte, moins encore de l'attacher à la cause du roi.
Il faut cependant le tenter, et je crois que, s'il est moyen d'y
réussir, c'est d'employer pour intermédiaire l'un des officiers en qui
il a le plus de confiance, Berthier par exemple, ou sa propre femme.»

Une note du même d'Avaray accuse plus visiblement encore ces
dispositions en indiquant comment on pourra leur donner une forme
pratique. Elle constate d'abord que Berthier possède depuis longtemps
la confiance de son général, vit dans son intimité, et vient d'être
fait par lui ministre de la guerre. Les renseignements recueillis sur
son compte ne le présentent pas comme un ennemi de la royauté ni du
roi, et il semble bien qu'on peut lui demander de remettre à Bonaparte
une lettre de Sa Majesté. D'Avaray déclare du même coup que la seule
démarche qui convienne au roi, c'est une lettre directe au Corse, dont
elle flatterait la vanité, et dont il ne serait pas impossible, en s'y
prenant en temps, de satisfaire les vues ambitieuses. «Certes, le roi
ne compromettrait pas sa gloire en écrivant à un homme que ses talents
militaires ont rendu célèbre, qu'aucun crime irrémissible n'a flétri
et qui exerce la toute-puissance. Henri IV disait que toute démarche
faite pour le salut de son peuple est honorable, et Charles II écrivit
à Monk.» Donc, une lettre à Bonaparte présentée par Berthier, voilà
l'instrument dont il faut user. Si Berthier se récuse, restera comme
dernière ressource l'entremise de Joséphine, à laquelle on s'adressera
à l'aide des moyens fournis par Mme Hue.

Tout ce plan est suivi de point en point. Le 19 décembre, les lettres
pour les deux généraux sont rédigées par le roi lui-même. Celle qu'il
adresse à Bonaparte, et que celui-ci ne lira jamais, est remarquable
par la forme éloquente et hautaine dont s'enveloppent les sentiments
qui l'ont inspirée. Tout y trahit la dignité royale. Les accents
qu'elle contient ne sont pas inférieurs à ceux qu'a trouvés Louis
XVIII dans toutes les circonstances de sa vie, où il lui fut donné de
revendiquer ses droits:

«Vous ne pouvez penser, Général, que j'ai appris avec indifférence les
graves événements qui viennent de se passer. Mais vous pouvez être en
doute sur le sentiment qu'ils ont excité en moi: c'est celui d'un
juste et ferme espoir. Dès longtemps mes yeux sont fixés sur vous; dès
longtemps je me suis dit: Le vainqueur de Lodi, de Castiglione,
d'Arcole, le conquérant de l'Italie et de l'Égypte, sera le sauveur de
la France; amant passionné de la gloire, il la voudra pure; il voudra
que nos derniers neveux bénissent ses triomphes. Mais, tant que je
vous ai vu n'être que le plus grand des généraux, tant que la
fantaisie d'un avocat a suffi pour changer vos lauriers en cyprès,
j'ai dû renfermer mes sentiments en moi-même. Aujourd'hui que vous
réunissez le pouvoir aux talents, il est temps que je m'explique, il
est temps que je vous montre les espérances que j'ai fondées sur vous.

«Général, vous n'avez plus qu'un choix à faire: il faut être César ou
Monk. Je sais que le destin du premier ne vous intimiderait pas. Mais
descendez dans votre coeur, et vous y verres que l'éclat des victoires
est obscurci par son usurpation, tandis que la réputation du second
est sans tache et ne pouvait être effacée que par celle qui vous
attend. Dites un mot, et ces mêmes royalistes que vous allez peut-être
combattre en les estimant seront vos soldats. Rendez-moi cette armée
toujours victorieuse sous vos ordres, et qu'avec un chef tel que vous,
tous désormais ne travaillent qu'au salut de la patrie. Je ne vous
parle pas de la reconnaissance de votre roi; celle de toutes les
générations futures vous sera assurée. Enfin, si je m'adressais à tout
autre qu'à Bonaparte, j'offrirais, je spécifierais des récompenses; un
grand homme doit lui-même fixer son sort, celui de ses amis; dites ce
que vous désirez pour vous, pour eux, et l'instant de ma restauration
sera celui où vos désirs seront accomplis.

«Je vous fais parvenir cette lettre par voie sûre, mais sans craindre
de me compromettre en l'écrivant. Une telle démarche ne peut
qu'honorer le prince qui la fait.

«Recevez, Général, l'assurance de tous mes sentiments si vous vous
ralliez à moi, et, si vous restez mon ennemi, celle du désir ardent
que j'ai de vous rencontrer bientôt dans les champs de l'honneur.»

De cette lettre il est fait deux expéditions, l'une qui sera adressée
au général Berthier, l'autre qui sera remise à M. Brion, si ce général
refuse de s'entremettre. Le paquet sera remis à l'abbé de La Marre
par le marquis de Rivière, qui est venu saluer le roi à Mitau et va
retourner à Londres. L'abbé ira à Paris déposer les lettres aux mains
des destinataires, et, s'il ne peut s'y rendre lui-même, se chargera
de les y faire parvenir. Celle que le roi fait passer par Berthier est
accompagnée de ce billet:

«La démarche que je fais en ce moment vous prouvera, Monsieur,
l'opinion que j'ai conçue à votre égard. Je veux amener au parti du
vrai honneur, à celui qui est le vôtre au fond de l'âme, le plus grand
des guerriers dont la France s'honore, et c'est sur vous, son ami, le
compagnon de ses travaux et de sa gloire, que je me repose du soin de
cette importante négociation. Remettez-lui cette lettre que je confie
à votre loyauté, et dont vous trouverez la copie ci-jointe. C'est avec
une véritable satisfaction, Monsieur, que je vous donne ce témoignage
de ma confiance. Elle vous est une garantie de mes sentiments pour
vous, et, si vous voulez juger quelle sera ma reconnaissance,
considérez que jamais roi, dans la position où je suis, n'a fait une
acquisition semblable à celle de Bonaparte.»

Les instructions destinées à de La Marre lui exposent avec les plus
minutieux détails les démarches que l'on confie à ses soins, soit
auprès de Berthier, soit auprès de Brion. On prévoit même le cas où il
trouverait une autre voie pour arriver à Bonaparte; on lui expédie un
pouvoir en blanc dont il pourra disposer à son gré.

«Je donne au porteur des présentes, que je n'indique pas autrement
dans la crainte de le compromettre, mais pour qui elles seront un
témoignage particulier de mon estime et de ma confiance, tout pouvoir
nécessaire pour traiter en mon nom avec le général Bonaparte.

«Je ne le charge point de proposer à ce général des conditions ni des
récompenses; il prononcera lui-même sur celles qu'il peut désirer. Le
fidèle interprète de mes sentiments lui donnera aussi l'assurance que
toutes les demandes qu'il fera pour ses amis seront accordées
immédiatement après ma restauration. Le salut de mon peuple sera le
garant de ma fidélité à remplir mes promesses.--Louis.»

D'autre part, ces instructions mettent de La Marre en garde contre la
duplicité du Corse. Tout en essayant de le séduire, il faut se défier
de lui, ne croire à ses engagements que s'il les formule par écrit. La
rumeur publique lui a attribué l'intention d'appeler au trône l'infant
d'Espagne, Charles-Isidore, âgé de onze ans. Fondé ou non, ce bruit
dont Louis XVIII s'est à ce point alarmé qu'il a cru devoir le
signaler à l'Empereur Paul en le suppliant de déjouer un tel projet,
prouve du moins que Bonaparte n'aime pas les Bourbons de France et que
si, convaincu de la fragilité de son propre pouvoir, il en est réduit
à restaurer la monarchie, il ne se résignera à rappeler le roi
légitime qu'après avoir tout essayé pour la faire sans lui.

Enfin, pour le cas où de La Marre ne pourrait aller lui-même à Paris
pour remplir cette mission, on l'invite à la faire remplir par
«Aubert» s'il l'y juge propre. On s'en remet à sa prudence pour que
ces pièces, dont il ne peut craindre en aucun cas la publicité, ne
servent pas cependant de trophée aux consuls. «Veillez aussi à ce
qu'il ne soit pas répandu de copies. Il serait très nuisible que
Bonaparte eût connaissance de la lettre que le roi lui écrit avant de
l'avoir reçue.»

Le nom d'Aubert qui figure dans ces instructions n'était pas le nom
véritable du personnage qu'il désignait. C'était un nom de guerre,
comme en prenaient alors pour leur sûreté les agents du roi restés en
France, dans leurs correspondances avec les émigrés. Il cachait un
jeune député connu pour ses opinions royalistes, représentant du
département de la Marne au conseil des Cinq-Cents, que son caractère,
son éloquence, ses études physiologiques, ses qualités d'homme d'État,
devaient mettre un jour au premier rang parmi les grands citoyens dont
s'honore la France. Il s'appelait, de son vrai nom: Royer-Collard[85].

         [Note 85: Au moment où Royer-Collard entre en scène, il nous
         paraît opportun de préciser d'après lui-même ce que fut son
         rôle pendant l'émigration. En 1820, écrivant à M. de Serre,
         garde des sceaux, pour refuser une pension de dix mille
         francs, il lui disait: «J'ai été pendant six années au péril
         de ma vie le serviteur du roi en France et son conseiller
         assidu.»

         Après la révolution de 1830, accusé d'avoir reçu pendant
         l'émigration, sous le nom de Rémi, une pension de Louis
         XVIII, il adressa au _Moniteur_ la déclaration suivante:

         «Je ne me suis point prévalu, durant les quinze dernières
         années, des relations que j'avais eues en d'autres temps avec
         le roi Louis XVIII; je suis loin de m'en défendre
         aujourd'hui. Voici la vérité, peu connue, sur ces relations.
         Elles ont commencé six mois après le 18 fructidor (1798);
         plusieurs fois interrompues, elles ont définitivement cessé
         vers le milieu de l'année 1803. Elles ont consisté en ce que
         j'ai fait, par le choix de Louis XVIII, partie d'un conseil
         politique, composé de quatre personnes, dont trois vivent
         encore. Tout ce que j'ai à dire de ce conseil, dissous avant
         l'Empire, c'est qu'il a communiqué directement avec le chef
         du gouvernement, alors le général Bonaparte; qu'il lui a
         remis les lettres de Louis XVIII, et qu'il a reçu de lui ses
         réponses autographes.

         «Nous avons droit de penser que toute autre explication de
         notre part, tout autre démenti seraient superflus; nous n'y
         descendrons jamais. Je puis cependant ajouter, pour ce qui me
         regarde, que je ne suis point _M. Remy_, et que je ne connais
         point le banquier dont on parle. Est-il besoin que j'affirme
         qu'en aucun temps je n'ai eu, soit avec lui, soit avec le
         roi, le genre de relations qui m'est attribué?»]



VI

À LA VEILLE DU DIX-HUIT BRUMAIRE


En attendant les effets de sa tentative pour entrer en rapport avec
Bonaparte, s'il revient d'Égypte, le roi suit des yeux les événements
qui se déroulent en Italie d'où Souvarof expulse les Français, en
Suisse où les Autrichiens sont entrés, où les Russes vont les
rejoindre; il emploie ce qu'on lui permet encore d'action à convaincre
les puissances de la nécessité de se faire précéder en France par un
manifeste. Ce manifeste était la grosse affaire du moment. Louis XVIII
désirait que l'Autriche, au moment où ses armées franchiraient la
frontière, lançât une proclamation portant que les puissances
coalisées ne se proposaient pas un démembrement de l'ancien
territoire, qu'elles ne poursuivaient d'autre but que la restauration
du légitime roi de France, «non dans l'intention d'imposer cette
condition comme un trophée de la victoire, mais par la conviction
intime que c'est le seul moyen de rendre la paix à l'Europe.»

C'est cette déclaration que Pichegru, dans ses conférences avec
Wickham, et, après lui, Willot, avaient demandée déjà au cabinet de
Saint-James. Après de longs pourparlers, ils s'étaient résignés à en
accepter l'ajournement. Ils avaient même fini par trouver sage et
prudent qu'on ne parlât du roi de France et qu'on n'arborât le drapeau
blanc qu'après la victoire définitive des alliés. Mais le roi estimait
au contraire et faisait écrire par Saint-Priest aux ministres du tsar
que la mesure qu'il réclamait aurait pour effet de réunir aux drapeaux
des armées impériales tous les Français bien pensants. «On a lieu de
croire qu'elles trouveraient alors en France plus de partisans que
d'ennemis.»

Paul Ier, à en juger par ses lettres au roi, partageait cette
conviction. Il lui écrivait le 2 juin: «Les cours de Vienne et de
Londres sont trop intéressées au rétablissement de la royauté en
France pour ne pas y contribuer de tout leur pouvoir. Il ne reste à
Votre Majesté qu'à faire des voeux pour le succès de nos armes, à
s'attendre à une fin heureuse qui produira le commencement de son
règne. On va s'entendre à Vienne pour dresser la proclamation au
peuple français, et elle vous sera communiquée. Au reste, je crois que
Votre Majesté peut se reposer sur moi du soin de ses intérêts et
attendre le résultat de nos efforts combinés.»

Le tsar espérait trop de la bonne volonté des deux cours et de son
influence sur elles. Il s'était jeté dans la coalition, convaincu de
la sincérité du gouvernement britannique et de son dévouement aux
Bourbons. En y entrant, il avait imposé silence à ses défiances contre
l'Autriche. Il devait, à brève échéance, voir sa perspicacité mise en
défaut par les menées des cabinets de Londres et de Vienne. Mais ces
menées, commencées déjà, lui échappaient encore. C'est de bonne foi
qu'il donnait au roi les assurances optimistes qui se retrouvent à
toutes les lignes de sa correspondance.

À Mitau, le roi proscrit saisissait mieux la réalité. Dans les
rapports qui lui arrivaient de Londres et de Vienne, il apercevait
clairement que les intérêts de sa dynastie étaient le moindre souci
des deux gouvernements dont Paul Ier lui garantissait le bon vouloir.
Le ministère britannique avait désavoué Talbot, l'agent qui remplaçait
Wickham en Suisse. Lui reprochant de s'être trop étroitement associé
aux complots ourdis par les royalistes pour renverser le Directoire,
il l'avait envoyé en Suède et remplacé d'abord par le colonel
Crawford, ensuite par Wickham lui-même. Wickham était venu reprendre
la direction des menées anglaises, précédemment exercée par lui, avec
l'ordre de tenir les royalistes au second rang, de leur faire
comprendre que, dans la conviction du gouvernement anglais, le succès
des ennemis extérieurs du gouvernement français pouvait seul ouvrir
une voie sûre à une insurrection heureuse à l'intérieur. Les émigrés,
aux termes des instructions données à Wickham, devaient être
considérés non comme des alliés, mais comme des protégés, dont il
convenait de ne se servir que si l'on jugeait leur concours
indispensable. En conséquence de cette appréciation justifiée par
l'impuissance et les divisions des partisans du roi, les sacrifices
d'argent devaient être réduits, limités au strict nécessaire.

En même temps qu'en Suisse se manifestait l'égoïsme de la politique
anglaise, elle éclatait ailleurs en d'autres traits. Willot, toujours
impatient, toujours plein de feu, pressé de passer sur le continent,
était retenu à Londres par les ajournements indéfinis et réitérés
qu'on opposait à ses requêtes, malgré les efforts du duc d'Harcourt,
de Cazalès, de Dutheil, du comte d'Artois lui-même.

La discussion sur les termes de la proclamation des alliés, qui se
poursuivait à Londres comme à Vienne, achevait de rendre évident ce
mauvais vouloir du ministère britannique. Le comte d'Artois, qui
résidait à Édimbourg, était venu à Londres, au mois de juin, pour la
suivre de plus près. Il se croyait sûr, à ce moment, de s'emparer de
Lorient et de Saint-Malo. Dès la première conférence qu'il eut avec
lord Grenville, il exposa le plan de l'expédition. On commença par lui
promettre des secours en hommes et en argent. Mais, la promesse
restant subordonnée à la possibilité de ce coup de main, dont les
Anglais entendaient se faire juges, elle ne les engageait pas. Il leur
suffisait, pour se dérober à son exécution, de contester cette
possibilité. Ils se montrèrent donc prodigues d'assurances sur ce
point.

Il n'en fut pas de même quand les vues de la coalition, étant mises
sur le tapis, on arriva au manifeste des alliés et à la
reconnaissance du roi, qui devait, dans l'opinion du comte d'Artois,
en être la base. Les Anglais protestèrent de la sincérité des
intentions de leur souverain, de la conformité de ses opinions avec
celles de l'Empereur de Russie. Mais ils se déclarèrent impuissants à
obtenir de l'Autriche la manifestation de sentiments analogues. À la
faveur de cette impuissance, ils opposèrent un formel refus à la
demande qui leur était faite, de rédiger une proclamation
satisfaisante pour Louis XVIII. C'est le principe même de la monarchie
légitime que le comte d'Artois dut défendre contre eux.

Dans un rapport reçu à Mitau le 16 juillet, se trouve le texte des
propositions qu'ils soumirent à l'agrément du prince. Les voici: 1º la
guerre a pour but de délivrer les Français du joug tyrannique sous
lequel ils gémissent; 2º les puissances n'ont aucun projet de
démembrer le territoire de la France, tel qu'il était avant la
Révolution; 3º les souverains coalisés considèrent la monarchie comme
un gouvernement plus propre qu'aucun autre à rétablir la tranquillité
en France et la paix en Europe; 4º cependant, ne voulant pas exiger
des Français de vivre sous tel ou tel régime, les puissances seraient
toujours disposées à traiter de la paix aussitôt que les Français
auraient un gouvernement stable et susceptible d'inspirer confiance et
sécurité.

Le comte d'Artois donna son approbation aux trois premiers de ces
articles, mais il protesta contre le quatrième. «J'ai fait remarquer,
écrivait-il, que cet article est capable de détruire les effets du
manifeste en ce qu'il ouvre la porte à toutes les ambitions, à tous
les systèmes, et que, loin de rassurer les Français, il ne peut que
les alarmer, puisqu'au lieu de leur rendre l'espoir de la paix, il
jettera parmi eux une nouvelle pomme de discorde; qu'enfin, il est
dangereux en lui-même pour tous les souverains, puisqu'il consacre le
premier de tous les principes révolutionnaires, savoir le droit des
peuples à l'insurrection pour changer la forme de leur gouvernement.»

Le comte d'Artois affirmait donc que les puissances devaient, dans
leur intérêt comme dans celui du roi, exprimer l'intention positive de
rétablir la monarchie et le «légitime monarque». Mais le cabinet
anglais, qui, malgré les assurances contraires, ne voulait pas
s'engager envers les Bourbons, objectait qu'il n'amènerait jamais
l'Autriche à un tel langage, et il soutenait sa formule comme la
meilleure. Le comte d'Artois ne parvint pas à en avoir raison[86].

         [Note 86: Il retourna à Édimbourg si découragé qu'au lieu
         d'envoyer à son frère la relation de son voyage, il se
         contenta de lui écrire qu'il la lui enverrait prochainement.
         Le roi se plaignit de ce qu'il appelait des réticences et
         demanda des explications qu'il reçut peu après.]

À Vienne, les démarches faites par l'agent du roi, La Fare, évêque de
Nancy, auprès du baron de Thugut, n'étaient pas couronnées de plus de
succès. Aux premières ouvertures de La Fare touchant la nécessité d'un
manifeste, le ministre impérial répondit durement «et même avec
humeur». Il mit en doute l'attachement des Français pour leur roi
légitime. Il déclara qu'une proclamation des alliés, loin de produire
l'effet qu'en attendait «M. le comte de l'Isle», fournirait aux
républicains l'occasion de lever une armée redoutable. Quant à la
reconnaissance du roi, elle ne pouvait résulter que d'une démarche de
l'Empereur de Russie auprès des cours. Et, comme La Fare objectait que
l'exemple donné par Paul Ier équivalait à la plus significative des
démarches, Thugut répliqua:

--Que Louis XVIII demande à l'Empereur Paul de le mettre à la tête
d'une armée imposante et lui permette de se présenter en cet état à la
France. Alors, il sera temps de le reconnaître; alors l'Empereur
François approuvera tout ce que l'Empereur Paul jugera à propos de
faire pour le roi. Voilà ma réponse et mes sentiments.

Dans ce langage éclatait une fois de plus la malveillance de
l'Autriche pour les Bourbons, cette malveillance dont elle leur avait
donné tant de preuves et à laquelle le roi suppliait le tsar d'en
imposer[87] par des témoignages éclatants de sa protection.

         [Note 87: Il y a lieu de rappeler que Thugut en fut
         l'instrument passionné. Un doute subsiste sur la question de
         savoir si cette passion fut désintéressée. Metternich, dans
         ses _Mémoires_, constate que Thugut fut soupçonné de s'être
         vendu au Directoire. Il ajoute, il est vrai, que, malgré
         tout, Thugut était au-dessus de la corruption. Mais il est
         obligé de reconnaître que personne n'a voulu affirmer que le
         ministre autrichien servit son pays avec désintéressement, et
         cela, dit-il, «est regrettable pour son nom et pour
         l'Autriche.»]

En dépit de ces échecs de sa diplomatie, Louis XVIII ne se
décourageait pas. Tout lui était prétexte pour revenir à son idée,
pour demander sa reconnaissance par les cours coalisées contre la
France et pour plaider la nécessité d'un manifeste signé d'elles. La
lettre suivante, adressée à Paul Ier le 24 juin, révèle avec une
intéressante précision tout ce qu'il attendait de ce prince et accuse
la persistance qu'il mettait à le supplier de se conformer à ses
désirs:

«Votre Majesté Impériale a sans doute observé, dans l'adresse du
prétendu Corps législatif aux Français, cette phrase bien remarquable:
«Il ne s'agit plus de savoir si vous resterez libres, mais si vous
continuerez à être Français.» La crainte semée avec art d'un
démembrement de la France, a toujours été la principale arme de mes
ennemis; elle leur a réussi en 1793; elle a fait leur succès dans les
campagnes suivantes, et, j'ose le dire à Votre Majesté Impériale, la
pureté, la noblesse bien connue de ses intentions n'empêcheraient pas
qu'elle ne leur réussît encore, si rien n'était employé pour en
détruire l'effet. Mais je ne lui cacherai pas les inquiétudes que
j'éprouve. La démarche que M. de Cobenzl fit l'année passée de venir
me voir à son passage par Mitau, des témoignages d'amitié que
l'Empereur des Romains m'avait fait donner par ma nièce pendant les
derniers mois de son séjour à Vienne, me faisaient espérer un
changement dans les dispositions de cette cour à mon égard, et, malgré
des discours reçus de M. le baron de Thugut, tenus à mon agent
lui-même, où il faisait une grande distinction entre la monarchie
française et le monarque, je crus les circonstances favorables pour
faire, de mon côté, une démarche plus marquante, et j'ordonnai au
comte de Saint-Priest d'écrire à M. de Thugut une lettre qui, par sa
franchise et le sentiment qui la dictait, méritait bien quelque
attention.

«Ce ministre s'est contenté de faire répondre verbalement quelques
phrases peut-être plus satisfaisantes que le langage qu'il avait tenu
précédemment, mais trop peu significatives pour suppléer à une réponse
par écrit, qu'il a déclinée. Votre Majesté Impériale conçoit ma
position, et elle ne laissera, j'espère, pas échapper l'instant
favorable de déjouer les manoeuvres de nos ennemis, en déclarant que
la question n'est pas de savoir si les Français resteront Français,
mais s'ils veulent continuer à vivre sous l'oppression de cinq tyrans
ou revenir à la monarchie modérée sous laquelle ils ont prospéré
depuis quinze cents ans, et à l'autorité légitime du chef de la maison
de Bourbon, dont le gouvernement paternel les rendait depuis si
longtemps heureux; s'ils veulent accepter les secours des souverains
généreux qui ne viennent pas pour envahir leur territoire dont ils
jurent de conserver l'intégrité, mais les aider à recouvrer leur
religion, leurs lois et leur liberté, et qui, prêts à poser les armes
le jour où l'ordre sera rétabli en France, sont en même temps résolus
à combattre sans relâche des principes et un état de choses
incompatibles avec le repos de l'Europe, la sûreté et le bonheur de
leurs propres sujets.

«Cette déclaration, non moins efficace que les éclatantes victoires du
maréchal de Souvarof et de l'archiduc, Votre Majesté Impériale
l'obtiendrait de la cour de Vienne; elle a sans doute acquis le droit
de l'exiger d'elle, et les discours des ministres britanniques, lors
des derniers débats du parlement d'Angleterre, donnent lieu de croire
que le cabinet de Saint-James ne ferait pas de difficulté d'y
adhérer.»

Ainsi, par tous les moyens, sous des formes diverses, Louis XVIII
manifestait l'inébranlable conviction que les rigueurs de son exil et
l'étendue de ses malheurs n'affaiblirent jamais. Non, l'Europe ne
pouvait se passer de lui. Il était la clef de voûte de l'équilibre
continental. Sans lui, en dehors de lui, il n'y avait ni paix durable,
ni ordre possible. Les puissances avaient autant besoin de lui qu'il
avait besoin d'elles.

C'est grâce à cette conviction qu'il résistait aux épreuves réitérées,
qu'il se gardait contre le découragement, et que les événements qui
auraient dû le briser le laissaient debout. Le mauvais vouloir de
l'Angleterre et de l'Autriche ne pouvait rien contre elle. Il suivait,
d'un esprit confiant, les succès des armées alliées, avec la certitude
que, quelque répugnance qu'on éprouvât à l'associer à ces succès,
c'est lui seul qui serait appelé à en profiter, parce que seul il
était en état de les féconder. Il se croyait si proche d'un dénouement
heureux, même lorsque de toutes parts il était averti que les
puissances songeaient à mettre un usurpateur sur son trône[88], qu'il
s'occupait de nouveau de la déclaration qu'il adresserait à son peuple
en entrant en France[89]:

         [Note 88: Les rumeurs qui circulaient à ce sujet étaient
         aussi fréquentes que variées. L'Autriche fut accusée d'avoir
         voulu donner la couronne de France à l'archiduc Charles; la
         Prusse, de préférer à ce dernier le duc de Brunswick. En
         septembre 1799, un rapport arrivé de Paris à Mitau raconte
         sérieusement que, dans un conseil tenu au Directoire, auquel
         assistaient des généraux et des députés, on avait reconnu
         l'impossibilité de maintenir la république et la nécessité de
         rétablir la monarchie. Tour à tour avaient été discutées les
         candidatures du duc d'Orléans, du duc d'York, du duc de
         Brunswick et d'un infant d'Espagne. Sieyès seul avait défendu
         le roi légitime, que soutenait Paul Ier. «La Prusse, disait
         le même rapport, tient pour le duc d'Orléans, qui, en montant
         sur le trône, épouserait une soeur du monarque prussien.» Il
         y a lieu de constater que le roi de Prusse n'avait pas de
         soeur. Pour l'honneur de la maison d'Orléans, nous devons
         ajouter que les princes de ce nom restaient étrangers à ces
         intrigues sans consistance, ainsi que le prouve leur
         soumission solennelle au roi, en février 1800, que nous
         raconterons dans le troisième volume de cet ouvrage.]

         [Note 89: C'était après Zurich et quand la Russie abandonnait
         la coalition. L'Angleterre et l'Autriche songèrent à tenter
         de débarquer une armée sur les côtes occidentales de la
         France. Le roi l'apprit par hasard, et Saint-Priest écrivait
         avec amertume: «Selon que cela s'est toujours passé depuis le
         commencement de cette guerre, on ne met jamais le roi au fait
         de rien.» Le projet fut d'ailleurs abandonné comme tant
         d'autres. Il avait été déjà question d'envoyer le comte
         d'Artois au quartier général de l'armée russe, afin qu'il pût
         se montrer sur la frontière avec les alliés. Wickham ayant
         fait part de ce projet aux membres de l'agence de Souabe,
         l'un d'eux, d'André, objecta que la présence de Louis XVIII
         serait d'un effet plus décisif que celle de son frère: «Sans
         doute, répliqua Wickham; mais, si c'est le roi qui se trouve
         sur les lieux et s'il fait des promesses, s'il prend des
         engagements, il faudra les tenir, tandis que si c'est le
         comte d'Artois, on pourra les éluder.»]

«Deux choses me paraissent nécessaires, écrivait-il au tsar dans la
seconde moitié de cette année 1799, si pleine de grands événements:
l'une, de rassurer mes sujets contre les projets de vengeance que mes
ennemis n'ont pas manqué de m'attribuer; l'autre, d'établir un ordre
quelconque qui me donne le temps d'examiner ce qu'il sera possible de
rétablir de l'ancien régime et même de conserver du nouveau. J'ai
pensé que le seul moyen de remplir ce second objet, était de laisser
provisoirement subsister l'ordre administratif et judiciaire sur le
pied où il sera, en supprimant tout ce qui sera contraire à la
religion et aux bonnes moeurs, et en substituant partout les formes
royales aux républicaines.

«Ma déclaration porterait donc: 1º ce provisoire; 2º le renouvellement
de la promesse que j'ai faite d'une amnistie. Sur cet article
important, je m'exprime ainsi dans les instructions qui sont dans les
mains de mon frère: Vous garantirez mes sujets que la publication
d'une amnistie générale leur annoncera mon retour et que, parmi les
auteurs des crimes qui sont exceptés par ma déclaration de 1795, ceux
qui mériteront que la France leur pardonne, n'auront plus à redouter
ma justice; 3º la promesse aux généraux, officiers et soldats qui
embrasseront ma cause, de leur conserver leurs grades et emplois et
même de leur donner des récompenses proportionnées à leurs services.»

Déjà, depuis le commencement de la guerre, comme avant le dix-huit
fructidor, il était surtout question dans ses conseils, des conditions
dans lesquelles se rétablirait son pouvoir et des réformes qu'il
apporterait au régime créé par la Révolution. À la fin du mois de
juillet, il écrivait à son frère une lettre qui constitue un programme
de gouvernement et révèle les dispositions personnelles où il se
trouvait près de deux années après le coup d'État du Directoire, et
trois mois avant le coup d'État de Bonaparte:

«En tendant au rétablissement de l'ordre ancien et à la réforme des
abus, disait-il, il y a deux points qu'il ne faut pas perdre de vue:
1º ce qu'il est possible de rétablir; 2º ce qui peut être bon à
conserver. Or ni vous, ni moi, ni peut-être personne, même en France,
ne peut apercevoir ces deux points bien distinctement. Il faut
cependant partir d'une base quelconque, car il n'est pas possible de
détruire sans réédifier, ni de réédifier sans savoir quoi. C'est ce
qui m'a déterminé à laisser provisoirement subsister la forme actuelle
d'administration civile et judiciaire avec ces restrictions: 1º que
tous les corps et individus, tant de l'une que de l'autre espèce, me
prêteront serment de fidélité; º qu'ils exerceront leurs fonctions en
mon nom. Mais cette détermination ne regarde que le temporel, et tout
ce qui tient au spirituel doit être _illico_ remis comme par le passé.
Ainsi les archevêques, évêques, curés, et, en un mot, tous les
pasteurs légitimes, doivent être réintégrés dans leurs diocèses et
paroisses, le culte divin rétabli, le nouveau calendrier aboli, la
discipline ecclésiastique remise en vigueur, les diocèses vacants
administrés par qui de droit.

«Quant aux biens usurpés, la question est délicate. La restitution est
de droit naturel, et ne pas l'annoncer serait en quelque sorte
participer à l'injustice de la spoliation. D'un autre côté, les
acquéreurs sont nombreux, et il est dangereux d'irriter cette classe
et de la réduire au désespoir. J'ai résolu, par cette raison, de
promettre aux possesseurs actuels un dédommagement conforme aux
circonstances. Ces expressions sont vagues, je le sais; mais elles en
remplissent mieux mon objet: 1º parce qu'elles me laissent le maître
de régler par la suite et la nature et la quotité des dédommagements;
2º parce qu'en rassurant les possesseurs sur la crainte d'être
renvoyés, le bâton blanc à la main, il leur offre en même temps la
chance d'obtenir, selon leur conduite, un meilleur ou moindre sort, et
d'en être punis par leur obstination dans la révolte.

«À l'égard des impositions, comme il n'est pas possible d'établir un
nouveau système avant de connaître les ressources et les besoins
réels, les impôts actuellement existants seront provisoirement perçus
avec toute la modération que peut exiger la situation des
contribuables.

«Quant à l'armée, il n'y a rien à changer à ce que je vous ai déjà
mandé en d'autres temps: conservation de grades et d'emplois aux
officiers de tous grades qui embrasseront le bon parti.

«Mes sentiments de clémence sont bien connus. Je leur ai posé des
limites dans ma déclaration de 1795. Mais il peut y avoir tels
services qui obligent à fermer les yeux sur les plus grands crimes.

«Tel est, mon cher frère, à ce dernier membre de phrase près, qui ne
peut être dit qu'avec beaucoup de circonspection et dans une
circonstance qui l'exigerait impérieusement, l'esprit de la
proclamation qu'il faudra que vous publiiez en entrant en France, si
vous y entrez. Je regrette qu'il ne soit pas en mon pouvoir de vous
déléguer celui de promulguer vous-même une amnistie. Mais il faudra
que vous annonciez l'intention où je suis de la promulguer aussitôt
que je serai en France. Le provisoire suffira pour faire aller la
machine jusqu'à mon arrivée, qui suivra de près la vôtre. J'ajouterai
comme saint Paul: _Cætera autem cum venero disponam._»

À l'heure où il écrivait en ces termes, les nouvelles que le roi
recevait de l'intérieur, alors que les alliés menaçaient de toutes
parts les frontières de la France, n'étaient pas pour ébranler sa
confiance dans un dénouement prochain. On lui rendait compte de
l'excellent esprit des troupes casernées dans Paris, de la puissante
organisation des forces royalistes sur divers points du territoire.
Les hommes sur lesquels on pouvait compter avaient été divisés en
trois catégories, comprenant: la première, les individus qui devaient
agir dans leur département; la seconde, ceux qui étaient assez jeunes
pour être incorporés dans une armée mobile; la troisième, les gens
d'élite, audacieux, déterminés, toujours prêts à un coup de main.
Trois cents hommes de la dernière catégorie étaient entrés dans Paris.
Ils attendaient, pour y provoquer un soulèvement, que la République
eût employé ses troupes contre les armées alliées et qu'en Bretagne,
en Vendée, en Alsace, en Franche-Comté, dans les provinces
méridionales, on fût prêt à les seconder. Partout, des chefs étaient
attendus; on les désignait déjà, car les agents royalistes avaient
parlé des offres faites au roi par Dumouriez, par Pichegru, par
Willot.

Les rapports assuraient encore que la garde du Directoire était à
vendre; que les conjurés étaient assurés du concours des mécontents de
Suisse, de Belgique et de Hollande. En Franche-Comté, on tenait
Besançon par la complicité des chefs qui y commandaient. L'action de
Précy s'étendait de Lyon jusque dans la Haute-Auvergne. Le mouvement
était imminent en Provence; il favoriserait les efforts des alliés en
Italie. Six mille hommes, répandus entre Digne, Gap et Sisteron,
attendaient des ordres. On leur annonçait une escadre anglaise, qui
devait débarquer, à Fréjus ou à Antibes, des munitions et de l'argent.
Dans le comtat d'Avignon, des soulèvements analogues se préparaient.
Ils avaient pour objectif la citadelle du Pont-Saint-Esprit.

«Depuis Schaffhausen jusqu'à Dusseldorf, on a placé à distance des
hommes adroits qui instruisent de tout et dont plusieurs se sont déjà
ménagé des accès auprès des états-majors; on fait circuler dans les
armées des pamphlets et des chansons contre les gouvernants. Dans
chaque département, il existe une association capable de s'emparer de
l'autorité au moment où de grands coups frappés aux frontières
assureront les moyens d'opérer une crise décisive à Paris.»

Pour une petite part de réalité, il y avait dans ces rapports une
grande part d'exagération. Inconsciemment ou à dessein, leurs auteurs
dénaturaient la vérité. De quelques faits isolés, ils tiraient des
considérations générales; par des accidents, ils jugeaient l'ensemble.
Parlant des insurrections partielles du Languedoc et de Provence, ils
montraient le Midi en armes. L'existence de quelques bandes de
déserteurs, brigands de grands chemins et chauffeurs, était
interprétée comme une preuve du refus de l'armée «de servir un
gouvernement régicide et oppresseur». À la faveur de plans qui
n'existaient que sur le papier, ils prédisaient la chute de la
République, le succès final du parti du roi[90].

         [Note 90: Tous n'étaient pas aussi confiants dans les
         dispositions des Français. En février 1798, le duc d'Havré,
         qui était à Madrid, bien placé par conséquent pour juger de
         l'état des esprits dans le Midi, écrivait avec plus de
         perspicacité qu'il n'en révélait d'ordinaire: «Quoiqu'on ne
         puisse douter ici des progrès de l'opinion en France, ni de
         l'étendue des moyens d'influence de Votre Majesté, on y
         regarde le royalisme accablé sous le régime de la Terreur et
         sans aucune énergie. On s'y méfie des agents de Votre
         Majesté, qu'on juge n'être exempts ni de jactance, ni
         d'indiscrétion, ni de précipitation, ni d'imprudence, qui ont
         contribué au triomphe de nos ennemis, à des insurrections
         prématurées, partielles, mal combinées, plus mal exécutées et
         confiées à des personnes jouissant de peu de crédit, qui,
         ayant compromis en pure perte, compromettraient également
         ceux qui les seconderaient.»]

Comment, à la distance où il se trouvait des événements, Louis
XVIII aurait-il discerné ce que contenaient d'inexact ou d'exagéré
les récits qui lui arrivaient de ses agents? Ces récits ne
concordaient-ils pas avec d'autres faits dont il ne pouvait mettre
en doute la réalité? N'était-il pas vrai que le gouvernement du
Directoire tombait en pourriture, et que le prétendant avait trouvé
un membre de ce gouvernement disposé à se vendre à lui? N'était-il
pas vrai que trois généraux, après avoir abandonné le service de la
République, travaillaient pour sa cause? N'était-il pas vrai que,
presque partout, les armées républicaines reculaient devant les
armées des puissances coalisées, que la Hollande et la Suisse
s'étaient insurgées, qu'en Italie, les soldats de la France
résistaient vainement à Souvarof et à Mélas, chaque jour rapprochés
des frontières?

Lorsque tant de faits semblaient annoncer un profond changement dans
les affaires de l'Europe, pourquoi Louis XVIII n'aurait-il pas ajouté
foi aux affirmations de ses agents? Elles répondaient à ses
indomptables espérances; elles apportaient un appui à sa foi dans une
meilleure destinée; il les acceptait comme l'expression rigoureuse de
la vérité.



VII

LES PLANS DE DUMOURIEZ ET DE WILLOT


Tandis que le mauvais vouloir des alliés transformait en déceptions
quotidiennes les espérances que Louis XVIII avait fondées sur le
succès de leurs armes, Dumouriez, retiré à Ottensen, dans le Holstein,
non loin d'Hambourg, attendait qu'on l'appelât à Mitau. Impatient et
anxieux, il se plaignait du silence du roi. Il s'était abstenu, il est
vrai, de lui écrire, malgré les conseils de Fonbrune. Il attendait,
pour le faire, que l'Angleterre eût donné son adhésion au plan danois,
qui lui avait été soumis, au mois d'octobre précédent, par le prince
Charles de Hesse. Mais il estimait que ses offres de service ne
méritaient pas un accueil moins favorable que celles de Pichegru et de
Willot. Il s'étonnait du peu d'empressement qu'on mettait à les
accepter. Il s'étonnait de même de l'indifférence des Anglais à son
égard. Le colonel Anstrutter, envoyé par eux au prince de Hesse afin
de conférer avec lui, était reparti après un séjour de trois mois en
Danemark et en Allemagne. Rentré à Londres en février, il n'avait plus
donné de ses nouvelles. En fait, la négociation était donc suspendue.
La confiance de Dumouriez dans l'efficacité de ses projets ne s'était
pas affaiblie pour cela; mais il se demandait s'ils se réaliseraient
jamais. C'est alors que lui fut fournie l'occasion de se rattacher à
une combinaison nouvelle, pour laquelle il s'enthousiasma comme il
s'était enthousiasmé pour la première[91].

         [Note 91: Son enthousiasme pour les propositions belges ne
         dura pas, ce qui fournit à Saint-Priest l'occasion de prendre
         acte de la mobilité du général et de manifester les défiances
         que la cour de Mitau ne cessa de nourrir contre lui, même
         quand elle écoutait ses offres et y paraissait sensible: «Le
         voilà déjà qui bat en retraite sur l'aveu de son repentir. Il
         abandonne tout aussi vite le généralat des Brabançons qui le
         désiraient tant selon Fonbrune, pour aller, dans le sud de la
         France, préparer une contre-révolution.» C'était une erreur,
         et Saint-Priest n'était que l'écho d'un propos sans
         consistance. Mais il ajoutait: «Nous avons lieu de croire que
         l'Angleterre a fait un autre choix (Willot), et la moralité
         du sujet qu'elle a en vue nous est moins suspecte que celle
         de Dumouriez.»]

Toujours désireux de secouer la domination française, les Belges
attendaient en vain les effets des promesses faites à leurs députés
par le cabinet de Saint-James, au commencement de 1798. On leur avait
promis des munitions, des armes, un corps de troupes, fourni par la
Prusse, la coopération des mécontents de Hollande. Aucun de ces
engagements n'était encore exécuté. Tout l'effort des Anglais semblait
être acquis aux Hollandais. Ils préparaient une expédition destinée à
délivrer les Pays-Bas. Un corps de vingt-trois mille hommes devait se
porter sur la Hollande, y être rejoint par dix-sept mille Russes.
Cette armée, sous le commandement du duc d'York, avait pour objectif
l'expulsion des Français.

Déçus, se croyant abandonnés, les Belges avaient déjà demandé à
Dumouriez, ils lui demandèrent de nouveau s'il consentirait à se
mettre à leur tête. Dumouriez ne répondit pas sur-le-champ à cette
proposition. Mais il en donna connaissance à Fonbrune. Ce dernier
n'avait cessé de plaider à Hambourg, auprès de Thauvenay, la cause de
Dumouriez, de supplier le roi de ne pas décliner les offres du
général. Il avait fait également connaître à Saint-Pétersbourg que
Dumouriez était l'auteur de plans grandioses, dont l'exécution
hâterait la fin des malheurs déchaînés sur l'Europe par la Révolution.
La démarche des Belges devint sous sa plume un thème facile, sur
lequel il renouvela les sollicitations qu'il avait adressées à
Thauvenay pour être transmises à Mitau. De son côté, Dumouriez se
décida à écrire à Saint-Priest. Soit que ses projets eussent été jugés
efficaces, soit qu'on craignît de le rebuter, il obtint une réponse.
Elle porte la date du 11 juin 1799 et la signature du comte de
Saint-Priest. En voici le texte:

«M. de Fonbrune, de son propre mouvement et sans aucune provocation, a
dit à M. de Thauvenay connaître, par ses rapports avec vous, votre
disposition sincère de revenir au roi et de le servir avec zèle. Il a
ajouté que vous étiez appelé par les Belges insurgés pour les
commander et qu'on pouvait compter sur vous. M. de Thauvenay en a
rendu compte, et le roi lui a ordonné de vous faire savoir, par le
même M. de Fonbrune, que Sa Majesté agréerait votre soumission dès que
vous la lui auriez faite directement. Voilà, Monsieur, le point auquel
nous sommes demeurés jusqu'à l'arrivée de la lettre que je viens de
recevoir de vous. Je n'ai point hésité à la mettre sous les yeux du
roi, qui accepte votre hommage, vos promesses. Il vous reste à en
remercier Sa Majesté, en les lui renouvelant directement par une
lettre.

«S'il s'agissait d'un concert entre le général Pichegru et vous, il
faudrait en avoir l'agrément du ministère britannique, parce que c'est
lui qui fait les frais des opérations de ce général. Au reste, s'il
agit en Suisse, vous serez bien peu à portée de vous concerter
ensemble, du moins jusqu'à ce que vos plans, qui ne sont pas connus,
aient acquis un certain développement.

«Le roi sait gré à M. de Fonbrune d'avoir servi à la manifestation de
vos sentiments; mais vous n'avez pas besoin d'intermédiaire, et notre
connaissance de trente-cinq ans autorise du reste un commerce direct
entre nous. Je ne dissimule pas ma véritable satisfaction de voir un
homme tel que vous embrasser la cause de son légitime souverain et se
dévouer à son service.»

Le langage de Saint-Priest comblait les voeux de Dumouriez. Certain,
maintenant, que ses offres étaient agréées en principe, il n'hésita
plus à s'adresser directement au roi, à lui envoyer l'hommage de sa
soumission et l'exposé de ses plans. Le roi lui répondit le 15
juillet: «J'ai reçu, Monsieur, les assurances de votre dévouement, non
seulement avec satisfaction, mais avec confiance, et je suis convaincu
que nous n'aurions pas tardé si longtemps à nous entendre, si j'avais
pu, au mois de septembre 1792, obtenir la permission ou, pour mieux
dire, l'avantage de vous attaquer, l'épée à la main, dans votre camp.
La cocarde blanche eût alors promptement remplacé celle que vous ne
portiez qu'à regret, et nous ne gémirions pas sur des erreurs et des
malheurs irréparables. Mais pourquoi rappeler des souvenirs trop
douloureux? Votre zèle, vos talents, peuvent du moins encore être fort
utiles à l'État, et je compte sur eux. J'espère aussi un bon succès de
la négociation que vous avez entreprise, et jusque-là j'approuve votre
réserve. Soyez persuadé, Monsieur, de tous mes sentiments pour vous.»

La lettre royale fut expédiée à Thauvenay avec l'ordre de la faire
tenir à Dumouriez. Thauvenay désirait se mettre en relation avec lui.
Par l'intermédiaire de Fonbrune, il lui demanda un rendez-vous,
quelque part où le secret de leur rencontre pût être gardé. Dumouriez
désigna la petite ville d'Elmshorn, sur les bords de l'Elbe, à une
égale distance de leurs résidences respectives. C'est là, dans une
auberge, qu'après divers contretemps, ils se rencontrèrent le 17 août
1799.

Les détails de leur entrevue sont conservés dans la lettre que
Thauvenay envoya à Mitau le lendemain. Chacun d'eux arriva de son
côté: Thauvenay seul, Dumouriez accompagné du chevalier de Gasp, un de
ses parents, émigré français au service du Danemark. Ils se firent
servir à déjeuner dans une chambre, et restèrent ensemble durant trois
heures. Dumouriez lut et relut «avec attendrissement» la lettre du
roi. Il fit le récit des circonstances qui, jusque-là, l'avaient
empêché d'agir d'après les sentiments de son coeur:

--Nous devrions avoir de grandes espérances, dit-il. Mais je crains
toujours que les puissances (et en particulier l'empereur de Russie)
n'aient pas les intentions que nous pourrions souhaiter.

--Moi, objecta Thauvenay, ce que je redoute le plus, ce sont les
factions de l'intérieur, et surtout la faction d'Orléans.

Il mettait brusquement le doigt sur la plaie en exprimant le grand
grief des émigrés contre Dumouriez. Mais celui-ci protesta avec
énergie:

--Soyez sûr, et assurez-en le roi de ma part, que la prétendue
faction d'Orléans n'existe pas, du moins dans le coeur du duc
d'Orléans, avec qui je continue à être en rapports. Quelques
intrigants subalternes abusent, à son insu, de son nom. Je conviens
que c'est un malheur. Aussi, j'ai un plan de rapprochement que je
proposerai au roi. Je suis convaincu que Sa Majesté répondra avec
bonté. Je rendrai publique cette réponse, dont la publicité écrasera
ce parti d'intrigants.

Il ajouta que lorsque le prince et ses deux frères reviendraient de la
Havane, «s'il les trouvait gâtés,» il les surveillerait, et qu'au
besoin il se battrait contre eux. Après cette boutade, il passa à ses
projets, en insistant surtout sur celui qui devait faire du Danemark
l'instrument des royalistes, et qu'il n'abandonnait pas, bien que le
prince de Hesse parût croire que les victoires des alliés enlevaient à
ce plan toute utilité. Il excita l'admiration du crédule et naïf
Thauvenay, en lui décrivant les mouvements d'un corps anglo-danois,
fort de quarante mille hommes, dont lui-même commanderait
l'avant-garde, qui débarquerait sur un point de la côte normande, non
loin de Cherbourg. Les Anglais devaient rester en Normandie, les
Danois marcher sur Paris.

--L'Angleterre est disposée à agir, dit-il encore. M. de Woronzof,
l'ambassadeur de Russie à Londres, pressenti par le ministre de
Danemark, fait espérer l'agrément du tsar. Il ne resterait alors qu'à
mettre la Prusse en mouvement, et sans doute ce ne serait pas
difficile, quoique cette puissance se soit rapprochée du gouvernement
de la République. Elle ne l'a fait que contre son gré. Il insista
aussi sur la nécessité, pour Louis XVIII, d'abandonner Mitau, de se
rapprocher du centre des opérations qui se préparaient.--Qu'il vienne
dans le Holstein, il sera bien reçu.

Cet entretien avait lieu à table. Mais Dumouriez, tout à son sujet, ne
mangeait pas. Thauvenay lui en fit l'observation.

--Il en est des grandes jouissances comme des grandes douleurs,
répondit-il; je ne puis manger.

Il se lança ensuite dans de longs discours qu'il se proposait de faire
entendre au roi. Enfin il demanda un chiffre pour communiquer
librement avec Mitau. Thauvenay lui promit de présenter sa requête à
Saint-Priest. Les deux hommes se séparèrent enchantés l'un de l'autre.

Quelques jours après, le général écrivit à l'agent du roi une lettre
consacrée uniquement à la défense du duc d'Orléans: «Je l'aime parce
qu'il est vertueux, brave et vrai. Il a vécu dans une honorable
pauvreté. Il a voyagé ignoré, inconnu, errant, par conséquent sans
relations, en Suisse, dans les montagnes des Grisons, en Danemark, en
Norvège, en Laponie, en Finlande et en Suède. De là, il est passé dans
les États-Unis d'Amérique, où il réside depuis un an. Quand, par qui,
avec qui, comment aurait-il pu, d'aussi loin et sans argent,
intriguer, comploter avec les scélérats de Paris, qui emploient son
nom peut-être[92]?»

         [Note 92: Le duc d'Orléans ne tarda pas à revenir sur le
         continent. Au commencement de 1800, il était à Londres. C'est
         de là qu'il écrivit à Louis XVIII une lettre, que ses frères,
         le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, signèrent
         avec lui et qui scella la réconciliation. Nous y reviendrons
         dans la suite de ces récits.]

Thauvenay, aussitôt après l'entrevue, s'était empressé d'en rendre
compte au roi. Cette fois, le prétendant ne mit plus en doute ni la
sincérité du repentir de Dumouriez et de sa soumission, ni
l'efficacité de ses projets.

Vers la fin de ce même mois d'août, le général Willot arrivait à
Hambourg venant d'Angleterre. Après avoir perdu son temps à Londres
pendant de longs mois, il avait obtenu enfin, du cabinet de
Saint-James, l'autorisation de passer sur le continent. Mais, de ses
nombreuses sollicitations, accueillies d'abord avec faveur, c'était la
seule à laquelle il eût été fait droit. Pour les autres, on était
resté sur la réserve. On l'avait engagé à s'entendre avec Pichegru, à
se mettre aux ordres de Wickham, à attendre que les circonstances, en
se modifiant, permissent d'utiliser ses talents. Mais les
circonstances seraient-elles jamais meilleures qu'à ce moment où la
marche victorieuse des alliés semblait si bien faite pour justifier et
seconder une insurrection à l'intérieur de la France? Willot ne le
pensait pas. Aussi, cherchant à vaincre les difficultés que lui
créaient les hésitations, les lenteurs de l'Angleterre, rêvait-il de
recourir aux bons offices de la Russie.

En arrivant à Hambourg, il écrivit à Mitau. Il demandait au roi
d'intervenir en sa faveur auprès du tsar. Le roi s'empressa d'accéder
à sa demande. Le 9 septembre, il s'adressait en ces termes à Paul Ier:
«Votre Majesté Impériale ne penserait-elle pas qu'il pourrait être
avantageux de permettre au général Willot, d'après son voeu, que je
connais plus particulièrement, d'aller s'offrir au prince italique
Souvarof[93], pour le moment où il pourra se rendre utile dans la
Provence et le Languedoc? Indépendamment de l'intérêt général que
Votre Majesté Impériale prend à tout mon royaume, le sort des
provinces méridionales, et en particulier de Marseille, ne peut être
indifférent au grand-maître de Malte. C'est spécialement à ce titre
que je lui demanderais de rapprocher de ces contrées le général
Willot, que les royalistes, qui y sont en grand nombre, connaissent
déjà avantageusement et désirent avec ardeur.»

         [Note 93: À la suite de ses victoires en Italie, Souvarof
         avait été créé prince Italijski.]

En attendant le résultat de ses demandes, Willot, à Hambourg, vivait
très retiré. Il voyait peu les émigrés. Dans ses rares rapports avec
Thauvenay, il témoignait d'une extrême retenue[94]. Seul le prince de
La Trémoïlle eut raison de sa discrétion. Louis de La Trémoïlle, venu
accidentellement à Hambourg, après avoir joué vingt fois sa vie pour
servir, dans Paris, les intérêts du roi, connaissait Willot. Leurs
relations dataient des journées antérieures au 18 fructidor, des
intrigues royalistes, dans lesquelles ils s'étaient rencontrés. Willot
s'ouvrit à lui avec abandon de ses perplexités, de ses craintes, de
ses espérances. À la suite de l'un de ces entretiens qu'ils avaient
fréquemment ensemble, La Trémoïlle lui offrit de le mettre en rapport
avec Dumouriez. Willot accepta[95].

         [Note 94: Thauvenay signala au roi la discrétion de Willot.
         Le 12 septembre, Saint-Priest lui répondait: «Je suis étonné
         que le général Willot ait usé de retenue avec vous. Le duc
         d'Harcourt, qui l'a vu à Londres, a été satisfait de son
         langage. J'ai regret de ne vous avoir pas prévenu. Vous
         auriez engrainé de là avec lui.»]

         [Note 95: Le 3 septembre, Dumouriez écrit à Thauvenay: «Le
         prince de La Trémoïlle, qui est lié avec le général Willot,
         vient de me mander qu'il est actuellement à Hambourg. J'écris
         au prince qu'il me l'amène ou me l'envoie sur-le-champ,
         puisqu'il se croit sûr de lui, pour que nous concertions
         ensemble quelles sont les ressources qu'il a dans le Midi, où
         il a commandé, et quelles sont les mesures à prendre pour y
         organiser un corps et former un plan qu'il puisse concerter
         ensuite avec les insurgés du Languedoc, des Cévennes et de
         Lyon. Je crois que Sa Majesté peut d'avance proposer à
         l'Empereur de Russie d'envoyer Willot à l'armée du général
         Souvarof.»]

Dès leur première entrevue, les deux généraux se confièrent les
opérations qu'ils préparaient l'un et l'autre. C'est ainsi que Willot
apprit qu'avant qu'il eût songé à recourir aux bons offices de la
Russie, Dumouriez les avait déjà sollicités. Quoiqu'il n'eût encore
reçu de Mitau aucune réponse à cet égard, il reconnut qu'il serait
sage de chercher d'un autre côté ses moyens d'action. Dumouriez
fortifia sa conviction en lui révélant le plan danois et ce que
lui-même attendait de la Russie pour la réussite de ce plan. L'idée de
s'adresser à l'Autriche sortit de ces conférences. Les armées
autrichiennes occupaient l'Italie du côté de Turin, de Gênes et de
Nice. Il leur était aisé de faciliter l'entrée de Willot dans le midi
de la France. Dumouriez et Willot pensaient que les Impériaux ne s'y
refuseraient pas, surtout si l'Angleterre appuyait les démarches de
Willot.

Le plan militaire de ce dernier fut soumis à un examen approfondi. La
brillante imagination de Dumouriez y ajouta, le modifia, le
transforma. Il fallait, selon Willot, profiter des dispositions des
provinces méridionales pour y former une armée insurrectionnelle.
Cette armée obligerait le Directoire à de nouveaux efforts,
accroîtrait ses embarras et ses dangers, l'obligerait à diviser son
attention et ses ressources, à éparpiller les forces militaires qu'il
rassemblait pour résister aux alliés. Dumouriez, qui reconnaissait à
Willot «de la probité, du talent, du courage», et qui le tenait «pour
un ennemi de Bonaparte», approuvait ses idées. Mais, à son avis, il
fallait un secours étranger.

--On eût hésité à l'accepter contre la République, disait-il; on
l'acceptera contre Bonaparte.

Il raisonnait dans l'hypothèse du prochain retour de ce général encore
en Égypte. Il prévoyait que les troupes royales et les alliés auraient
à se mesurer avec lui. À son avis, l'attaque devait se produire sur
les côtes de Provence, au moment où les Impériaux menaceraient les
frontières d'Italie. Tandis que Précy soulèverait les Lyonnais, Willot
apparaîtrait dans le Midi «avec de l'argent». Dès qu'il s'y serait
recruté des partisans, il y serait rejoint par six mille Basques qu'il
disait disposés à répondre à son appel et par trois mille soldats
étrangers placés sous le commandement d'un général français. Cette
petite armée débarquerait aux Martigues. Le long des côtes, une
flottille protégerait ses opérations. Le duc de Berry, parti de Naples
avec de l'artillerie légère et des munitions, viendrait occuper le
port de Cette pour assurer les communications avec l'Italie et
l'Espagne. Il débarquerait à son tour, unirait ses forces à celles de
Willot. Ils se porteraient sur le Pont-Saint-Esprit, où ils
s'empareraient de la citadelle, pousseraient ensuite jusqu'à
Saint-Étienne pour tendre la main aux Lyonnais. Alors on tiendrait
tout le Midi. Comme en même temps, le comte d'Artois se serait emparé
de Saint-Malo et de Lorient, Dumouriez de Cherbourg, Pichegru de
Besançon, le gouvernement républicain cerné de toutes parts serait
perdu.

Avec la précision de son esprit, son expérience des choses militaires,
Dumouriez voyait dans l'exécution de ce plan, savamment combiné, un
moyen certain d'en finir avec les ennemis du roi, de rétablir celui-ci
sur son trône et d'épargner à la France une invasion étrangère, car il
suffirait que les alliés restassent sur les frontières sans les
franchir, quoique sans cesser de les menacer, pour mettre les pouvoirs
républicains à la merci de l'insurrection royaliste.

À ces vues, Willot, encore qu'il les eût inspirées et qu'il les
partageât, présentait deux objections, l'une purement stratégique,
l'autre tirée de raisons d'une autre nature, dont l'expression était
comme un écho de son patriotisme affaibli ou aveuglé. Il ne voulait
pas opérer le débarquement aux Martigues, «une crapaudière sans
enceinte,» et Dumouriez lui conseillait alors de débarquer à Arles, où
lui, Willot, comptait des partisans. Puis il répugnait à admettre dans
sa petite armée autre chose que des Français:

--Mais, si vous n'avez que des Français, s'écriait Dumouriez, vous
recommencerez la chouannerie, et nous devons l'éviter, car c'est elle
qui a tout perdu.

Il n'en fallait pas davantage pour dissiper les répugnances de Willot.
Il se déclara prêt à combattre. Il ne s'occupa plus que de se ménager
l'appui de Wickham auprès de la cour d'Autriche. Il quitta Hambourg
pour se rapprocher de l'agent anglais, qui résidait en Suisse, et de
Pichegru avec lequel il voulait aussi se concerter.

En engageant Willot à rechercher le concours de l'Autriche plutôt que
celui de la Russie, Dumouriez avait eu surtout en vue d'écarter un
rival qui pouvait, en manoeuvrant sur le même terrain que lui,
entraver son action, lui susciter des difficultés. Mais il le poussait
dans une voie funeste et stérile. Le cabinet de Vienne, on l'a déjà
vu, se souciait peu des Bourbons. Sa politique avait pour base unique
le désir de conquérir l'Italie et de s'agrandir en Allemagne. Il avait
donné, il devait donner encore trop de preuves de son indifférence, en
ce qui touchait les intérêts de la dynastie de Louis XVIII, pour qu'il
fût politique de compter sur son appui.

Dumouriez raisonnait avec plus de sagesse quand il détournait Willot
de s'adresser à la Russie. Quoique animé de sentiments plus
bienveillants pour le roi légitime que l'Angleterre et l'Autriche, le
tsar ne croyait pas plus que ces deux puissances à l'opportunité d'une
intervention des royalistes avant la victoire des armées alliées. À
son avis, Louis XVIII devait entrer en France derrière ces armées et
non à leur tête. Pénétré de cette conviction, il résistait aux
instantes sollicitations du roi, qui rêvait d'imiter Henri IV et de
conquérir son royaume. Pour les mêmes causes, et bien qu'il eût été
averti des dispositions et des desseins de Dumouriez, il ne se
pressait pas d'en tirer parti. Il était encore moins disposé à
permettre au général Willot de rejoindre le corps de Souvarof. Son
silence en fournissait la preuve à Louis XVIII, dont la lettre en
faveur de Willot restait sans réponse.

Dumouriez n'en persistait pas moins dans l'espoir d'être traité
favorablement. Il activait ses démarches. Il avait supplié Louis XVIII
d'être auprès de Paul Ier l'interprète de son désir. Il s'était fait
présenter par Thauvenay au comte de Mouravief, ministre de Russie à
Hambourg. Il s'efforçait d'intéresser ce diplomate à sa cause. Il le
voyait fréquemment, l'entretenait de ses projets. Pour gagner sa
confiance, il lui communiquait les renseignements que, par Fonbrune ou
d'Angély, il recevait sur ce qui se passait chez Reinhart, le ministre
de la République française. Il employait encore d'autres influences.
Mme de Beauvert, qui vivait avec lui, écrivait à son frère Rivarol
pour obtenir qu'il contribuât «à tirer Dumouriez de son
obscurité[96]». Mais cette activité se déployait sans profit.

         [Note 96: La démarche eut peu de succès: «L'opinion a tué
         Dumouriez lorsqu'il a quitté la France, répondit Rivarol.
         Dites-lui donc en ami de faire le mort. C'est le seul rôle
         qu'il lui convienne de jouer. Plus il écrira qu'il vit, plus
         on s'obstinera à le croire mort.» (Voir l'intéressant volume
         de M. de Lescure sur Rivarol.)]

À la fin d'octobre, Dumouriez recevait de Saint-Priest une nouvelle
lettre datée du 6 du même mois, en réponse aux siennes et qui met en
lumière le véritable caractère des relations de Louis XVIII avec Paul
Ier.

«Il faut voir notre inconcevable position pour la comprendre, écrivait
Saint-Priest, et je ne pourrais sûrement vous dépeindre à quel point
nous sommes entravés ici. Mais croyez sur ma parole qu'on ne nous
communique de Pétersbourg que des vues générales, encore avec
parcimonie, parce qu'il ne nous est permis d'avoir personne sur les
lieux pour y parler de nos affaires[97], et que tout est borné à des
lettres directes entre les deux grands personnages, dont l'un doit
sacrifier des détails pour être lu et obtenir des réponses très
sommaires. Il est étonnant que, malgré tant de réticences, nous ne
puissions mettre en doute la bonne et sincère intention du tsar de
rétablir le roi sur son trône le plus tôt possible. Il y serait déjà
probablement, si la cour de Vienne n'avait préféré d'aller pied à pied
pour s'assurer de l'Italie et se mettre à l'abri d'un revers.
Actuellement qu'elle possède toute la partie septentrionale, elle veut
avoir le temps de pétrir la pâte qu'elle a sous la main, afin de
s'arrondir à sa guise en Italie, et probablement en Allemagne, en
revenant à l'échange de la Bavière contre les Pays-Bas. C'est en
conséquence, qu'elle voudrait remettre au printemps l'entrée en
France. Mais il faut espérer que Souvarof ira plus vite en Suisse
qu'elle ne le présume et que la saison se prêtera à ses efforts,
quoiqu'il y ait peu d'apparence de succès cette année. Dieu sait
comment Willot pourra pénétrer jusqu'au général russe. Nous avons
écrit à Saint-Pétersbourg, mais sans grand espoir qu'on y fasse
attention.»

         [Note 97: C'était avant que M. de Caraman eût été accrédité à
         Saint-Pétersbourg comme représentant du roi de France.]

Saint-Priest conseillait donc à Dumouriez d'écrire directement à
l'Empereur de Russie pour se mettre à ses ordres et de l'avertir qu'il
envoyait à Louis XVIII copie de sa lettre, ce qui permettrait à ce
dernier de l'appuyer: «Sans cela, ajoutait Saint-Priest, nous ne
pouvons pas nous servir de vous ouvertement, crainte qu'on le trouve
mauvais à Pétersbourg, car il faut que vous sachiez qu'on veut bien
s'occuper de nous, mais qu'on nous traite comme des enfants qu'on
soigne sans leur faire part des moyens ni les consulter sur le
choix... Je dois vous dire, pour ajouter à nos embarras, que celui du
manque d'argent n'est pas petit. Nous espérons à une ressource
prochaine, et elle viendrait à temps pour votre voyage de Russie, s'il
avait lieu. Mettez toute votre adresse à faire naître à l'Empereur
l'envie de vous voir, mais n'y mettez du nôtre que ce qu'il faut pour
montrer que vous êtes dévoué à la cause royale sans paraître entrer
dans nos vues d'opérations.»

La vieille expérience de Saint-Priest donnait à ses avis une autorité
à laquelle Dumouriez se serait rendu sans hésiter, si déjà, obéissant
à sa propre inspiration, il ne les avait devancés. Quand il reçut la
lettre que l'on vient de lire, il en avait remis une à Mouravief à
l'adresse du tsar. Mouravief s'était empressé de l'expédier à
Saint-Pétersbourg. Le roi, qui en avait reçu copie, l'appuya dans les
termes suivants:

«Le général Dumouriez m'a fait passer, comme il l'annonce à Votre
Majesté Impériale, copie de la lettre qu'il a pris la liberté de lui
écrire. C'est à la sagesse de Votre Majesté Impériale à juger si la
proposition qu'il fait d'aller se mettre à ses pieds est convenable,
et si son accès auprès de la cour de Danemark, ses liaisons avec le
prince Charles de Hesse, ses connaissances militaires et politiques en
général, celles qu'il possède en particulier sur le théâtre de la
guerre actuelle, et les partisans que sa réputation est en état de lui
faire, peuvent le rendre utile au succès de la cause que Votre Majesté
Impériale défend avec tant de grandeur d'âme. Mais je ne puis me
refuser à lui rendre le témoignage qu'il invoque. Je crois son retour
à ses devoirs d'autant plus sincère qu'il a été volontaire et
nullement provoqué. J'en ai consigné la preuve dans la lettre qu'il
cite avec beaucoup trop d'éloges; je l'ai mandé dans le temps à Votre
Majesté Impériale, et je le lui répète bien volontiers aujourd'hui.»

Malheureusement pour la cause du roi, ces lettres arrivèrent à
Saint-Pétersbourg en même temps que de très graves nouvelles du
théâtre de la guerre. Dans la journée du 19 septembre, le général
Brune, chargé de défendre la Hollande contre les quarante mille
Anglo-Russes que commandait le duc d'York, les avait chassés de leur
position d'Alkmaer, en leur faisant subir de terribles pertes, bloqués
dans les dunes et si rigoureusement enserrés de toutes parts, qu'il ne
leur restait d'autre issue qu'une capitulation[98].

         [Note 98: Elle fut signée le 18 octobre.]

Six jours plus tard, le 26 septembre, sur un autre point de l'Europe,
à Zurich, Masséna mettait en déroute les armées de Russie et
d'Autriche, placées sous les ordres de Korsakof. Puis, tirant
admirablement parti de ces avantages, il s'était porté à la rencontre
de Souvarof, qui arrivait d'Italie; il lui avait infligé une sanglante
défaite, vengeant ainsi les récents échecs de nos armes à la Trebia et
à Novi, et changeant la face de la guerre.

Douloureusement surpris par ces revers inattendus, Paul Ier, qui
croyait Souvarof invincible, les avait attribués à la mauvaise foi de
ses alliés autrichiens. Sous l'empire de sa colère, il s'était
brusquement décidé à rappeler ses armées, à déserter la coalition. Ses
ordres venaient de partir quand lui parvinrent la lettre de Dumouriez
et celle du roi. Il ne pouvait être en ce moment question d'y
répondre. Loin d'accorder sa protection aux généraux de Louis XVIII,
il ne cherchait qu'à se désintéresser des hostilités engagées contre
la France. «J'ai fait la guerre pour l'honneur et pour la bonne cause,
écrivait-il le 21 octobre au prince de Condé, en lui ordonnant de
ramener ses troupes en Wolhynie. Mais je cesse dès que je m'aperçois
que mes efforts, au lieu de rétablir le repos et la paix,
produiraient de nouveaux malheurs, en favorisant les desseins d'un
allié ambitieux et insatiable. Mais, pour abandonner à son mauvais
sort la maison d'Autriche, je n'en reste pas moins l'ami et l'allié
fidèle du roi d'Angleterre. Je prévois d'avance combien le contenu de
cette lettre fera de la peine à Votre Altesse Sérénissime. Mais, en
servant la cause des souverains, je ne dois pas perdre de vue la
sûreté et le bonheur de l'empire que je gouverne, dont je saurai
rendre compte à Dieu et à tous mes sujets.»

Les dispositions que révélait cette lettre n'étaient pas faites pour
laisser croire que le tsar donnerait suite aux ouvertures de
Dumouriez. S'il retirait à la coalition son influence et l'appui de
ses armes, ce n'était pas, on devait le supposer, pour favoriser des
conspirations ou des intrigues, ni pour abaisser son intraitable
orgueil jusqu'à servir par des moyens cachés, presque honteux, la
cause qu'il abandonnait avec éclat. Sa décision constituait donc pour
cette cause un désastre non moins redoutable que celui des armées
impériales. Elle enlevait au roi son appui le plus sûr, le plus loyal,
le plus désintéressé. Elle donnait carrière aux ambitions des autres
alliés. Elle rendait à brève échéance la paix inévitable.

Il est au moins étonnant que Louis XVIII, en ce moment critique, alors
que tout semblait irréparablement compromis, ait puisé dans ses
appréhensions mêmes l'énergie d'une suprême tentative en faveur de
Dumouriez. Il la fit cependant. Une nouvelle lettre de lui alla porter
à Paul Ier la preuve de ses irréductibles espérances; et ce qui n'est
pas moins fait pour surprendre, c'est qu'à cette démarche, au succès
de laquelle le roi ne croyait peut-être pas, Paul fit droit aussitôt.
Il donna l'ordre de mander Dumouriez à Saint-Pétersbourg, et d'en
avertir Louis XVIII, à qui cet avis rendit courage. On le devine dans
la lettre, touchante à force d'être naïve, qui manifestait sa
reconnaissance: «L'attention que Votre Majesté Impériale veut bien
donner au projet du général Dumouriez réveille mes espérances, puisque
ce projet ouvre un nouveau champ aux généreuses intentions de Votre
Majesté Impériale, et ce qui vient de se passer à Paris ne fait que me
donner une nouvelle ardeur de me montrer digne de la décoration qui
nous est commune. Je laisse à la sagesse de Votre Majesté à juger s'il
ne serait pas à propos de mettre son frère d'armes Louis XVIII en
présence du consul Bonaparte.»

Paul Ier n'exauça pas plus la prière nouvelle de «son frère et cousin»
qu'il n'avait exaucé les précédentes sur le même objet. Le roi,
dépouillé de toute initiative, de tout moyen d'action, n'osant plus
compter sur la réalisation des plans de Willot, se résigna à attendre
les effets du voyage de Dumouriez et ceux de la mission de l'abbé de
La Marre et de Royer-Collard auprès du général Bonaparte, dont, au
même moment, on venait d'apprendre le retour d'Égypte; il avait, à
l'improviste, débarqué le 9 octobre à Fréjus, et, le 16 du même mois,
il était arrivé à Paris. Quoique le roi n'accordât qu'une médiocre
confiance aux pourparlers qu'il espérait voir ses agents engager avec
lui, il y attachait encore quelque prix. Il n'y renoncerait qu'après
s'être assuré que le héros des Pyramides était irréductible.

Peut-être aussi, se flattait-il encore que le tsar n'abandonnerait pas
la coalition où l'Autriche s'efforçait de le retenir. C'est le 13
novembre que l'ambassadeur autrichien en Russie, le comte de Cobenlz,
avait fait connaître à sa cour la décision de Paul Ier. Il recevait
aussitôt l'ordre d'agir pour modifier la volonté du tsar. Mais ce
dernier, excité par les plaintes de Souvarof contre les généraux
autrichiens, résistait à toutes les tentatives de Cobenzl. Dans ses
lettres à Colloredo, Cobenzl déplorait les maladresses commises par
ces généraux. Il demandait à son gouvernement de se prêter aux
fantaisies et aux caprices du tsar. Le 10 décembre, il écrivait: «À
présent, sa grande marotte est l'ordre de Malte. Quelque ridicule,
quelque illégal que soit tout ce qui s'est passé ici à cet égard, je
crois qu'il n'y a pas à hésiter un instant pour nous d'y adhérer
complètement, et de nous faire même un mérite de notre complaisance.
Il est surtout essentiel d'éviter avec le plus grand soin qu'il ne se
passe rien, ni dans les pays héréditaires, ni partout où nous pouvons
avoir de l'influence, de contraire aux intentions maltaises de
Russie.» En même temps, sur le conseil de Cobenzl, l'Autriche hâtait
le mariage d'un de ses archiducs avec une des filles de Paul, pour
rétablir l'alliance politique compromise. Mais ces efforts furent
vains. Cobenzl usa son influence sans profit. En moins de six
semaines, il ne lui restait rien de la faveur dont il avait joui
auprès du tsar, et sa situation devenait si précaire, qu'il demanda
son rappel en disant: «La vie que je mène tient d'un exilé, d'un
prisonnier ou d'un proscrit.»

Il n'y avait donc rien à attendre de ce côté. Mais Louis XVIII s'en
était pas positivement averti, et ses espérances, quoique bien
ébranlées, s'alimentaient encore de tout ce que pouvait produire
d'imprévu la situation compliquée et confuse dont, à la distance où il
se trouvait des événements, il ne pouvait se rendre compte que d'une
manière imparfaite. Un nouvel événement allait tout à coup détruire de
fond en comble ses dernières illusions. Dans les derniers jours de
novembre 1799, on apprenait à Mitau que le 9 du même mois (dix-huit
brumaire), Bonaparte avait vengé les victimes du dix-huit fructidor,
en arrachant le pouvoir aux mains débiles qui le détenaient, et en
fondant, sur les ruines du Directoire et du Corps législatif, un
gouvernement dont il s'était proclamé le chef.



VIII

LE CONSEIL ROYAL ET SA MISSION


Chargé du paquet qu'il devait remettre à l'abbé de La Marre, le
marquis de Rivière avait quitté Mitau le 20 décembre pour se rendre en
Angleterre. Mais, quand il était arrivé à Londres, de La Marre ne s'y
trouvait plus. Reconnaissant l'impossibilité de s'occuper utilement
dans cette capitale des affaires du roi, il avait pris le parti de
passer en France. Rivière n'avait donc pu s'acquitter de son message;
il avait même dû renoncer à le faire parvenir à son destinataire,
ayant appris qu'après un séjour de quelques semaines à Paris, celui-ci
s'était mis en route pour la Russie. Par suite de ce contretemps, les
lettres, les instructions et les pouvoirs élaborés avec tant de soins
se trouvaient sans emploi immédiat. En fait, on n'en parla plus, la
course de l'abbé de La Marre auprès du roi les ayant, comme on va le
voir, rendus inutiles.

C'est à la fin de janvier 1800 qu'il débarquait à Mitau, où il avait
fait une apparition au mois de février de la précédente année. Il y
revenait pour soumettre au roi de nouveaux projets dont ses passages
en Angleterre et en France, ses conversations avec des royalistes, ses
observations personnelles, lui avaient démontré la nécessité.

En Angleterre, il avait constaté de nouveau l'incapacité et
l'étourderie des entours de Monsieur, leur morgue, leur vanité, leurs
indiscrétions, leurs rivalités, leurs défiances envers les meilleurs
serviteurs du roi, leur incessant besoin de tout savoir, de tout
absorber, de tout diriger; leur prétention à imposer leur volonté à
tous les émigrés résidant en Angleterre, à imposer une défense absolue
à ceux qui songeaient à rentrer en France; leur dédain pour l'autorité
royale, qu'au fond de la Russie, le roi, disaient-ils, ne pouvait
exercer et qu'il devait abandonner entièrement à son frère.

Parmi les plus agités et les plus dangereux de ces personnages, il
citait Mgr de Conzié, évêque d'Arras, dont les propos, révélateurs de
son imprévoyance, des folles ardeurs de son royalisme, compromettaient
à tout instant Monsieur, qui lui avait accordé sa confiance. Il
confirmait ce que l'on ne savait que trop à Mitau, c'est qu'il
existait à Londres, grâce à la faiblesse de Monsieur et sous son
patronage, un parti d'opposition toujours appliqué à contrecarrer les
vues personnelles du roi, à dénigrer ses agents, à entraver les
mesures qu'il ordonnait de son propre mouvement, sans avoir pris au
préalable l'avis de son frère. C'est ainsi qu'au moment où le roi
négociait en Russie pour être autorisé à marcher à la tête de l'armée
de Souvarof, qui devait opérer en Suisse, Monsieur, dans le but de s'y
faire envoyer, négociait de son côté avec l'Angleterre, bien qu'il eût
été antérieurement convenu que c'est dans les provinces françaises de
l'Ouest qu'il s'efforcerait d'aller.

Quand de La Marre était arrivé à Londres, il avait constaté avec
surprise et regret que le secret du projet concernant Bonaparte, et
dont Monsieur seul avait reçu la confidence avec l'instante prière de
ne le communiquer à personne, était soupçonné et naturellement blâmé
pour cet unique motif qu'il n'avait pas été préparé à Londres.
L'évêque d'Arras prétendait qu'on n'y pouvait donner suite sans
prévenir les ministres anglais, lesquels étaient, selon lui, «les
véritables ministres de Louis XVIII.» Du reste, il désapprouvait ces
tentatives. Un gentilhomme émigré, lié d'ancienne date avec
Talleyrand, ayant écrit à ce ministre républicain pour essayer de le
gagner au roi, et ayant commis l'imprudence de confesser cette
démarche à Monsieur, Mgr de Conzié, averti par le prince, était
intervenu pour contrecarrer et décourager le négociateur, auquel il
avait reproché de vouloir se faire «recruteur de Bonaparte». L'abbé de
La Marre s'était attristé de ces nouveaux témoignages de la division
du parti royaliste. Mais il n'avait pu qu'en gémir avec son ami
Cazalès, revenu à Londres après l'échec de sa mission en Suisse.

Heureusement, le spectacle plus rassurant qui s'était offert aux yeux
de l'infatigable abbé, à son arrivée à Paris, avait atténué les
fâcheuses impressions qu'il rapportait d'Angleterre. À Paris, il
semblait bien que, depuis brumaire, les royalistes fussent devenus
plus prudents et plus sages. Les agents royalistes, employés avant et
après le dix-huit fructidor, avaient disparu. De ce personnel dont le
roi avait eu tant à se plaindre, il ne restait guère en activité que
Sourdat et Valdèné, auxquels leur zèle persévérant avait fait
pardonner leurs imprudences, et encore n'allaient-ils plus être
employés qu'à de minces besognes. La Villeheurnoy et l'abbé Brottier
avaient payé de la déportation l'honneur d'avoir servi le roi. Le
reste s'était dispersé. La force des choses, les circonstances, une
chance heureuse, avaient mis les affaires de la monarchie entre les
mains d'hommes honorables, appartenant à l'élite sociale, qui s'en
occupaient avec le plus pur désintéressement et avec d'autant plus de
profit pour la cause, qu'ils ne s'étaient pas compromis dans les
intrigues royalistes.

Mis en rapport avec eux par l'intermédiaire de Royer-Collard dit
Aubert, l'abbé de La Marre s'était promptement convaincu que leur
situation dans le monde les rendait dignes, non moins que leurs
qualités morales, de l'entière confiance du roi. Persuadé maintenant
que les maux du pays ne pourraient être réparés que par la
restauration des Bourbons, ils avaient, de concert avec l'envoyé de
Louis XVIII, examiné et discuté les moyens d'y disposer la France; ils
étaient tombés d'accord sur la nécessité d'organiser à Paris un
conseil royal composé seulement de trois ou quatre membres qui ne
seraient connus que du roi, et sur l'opportunité de démarches à
tenter, non seulement auprès de Bonaparte, mais encore auprès de
certains personnages occupant des places importantes dans la
République consulaire. Royer-Collard s'était chargé de rédiger ces
projets, de manière qu'ils pussent être soumis à Louis XVIII, et
l'abbé de La Marre d'aller à Mitau les lui communiquer.

Néanmoins, toujours circonspect et tenant à prouver au roi qu'ils
n'émanaient pas de lui seul, il avait exigé qu'un délégué spécial lui
fût adjoint, qui l'accompagnerait en Russie et y parlerait au nom de
ceux auxquels il convenait d'en laisser l'initiative. Ce délégué des
royalistes de Paris se nommait Mézières. Son rôle, dans la pratique,
n'apparaît pas bien clairement. Néanmoins les documents, quoiqu'ils
parlent peu de lui, le désignent. Ils établissent qu'il se présenta à
Mitau en même temps que de La Marre. Par l'un ou par l'autre,
probablement par tous les deux, le roi fut bientôt au courant du plan
des personnages qu'il appelait déjà «ses agents de Paris».

Avec son ministre le comte de Saint-Priest, et son ami le comte
d'Avaray, il consacra plusieurs jours à l'examen des papiers apportés
par l'abbé. Les motifs qui nécessitaient la formation du conseil
royal, les objets dont ce conseil aurait à s'occuper, les conditions
en lesquelles il s'en occuperait, y étaient longuement exposés et
développés.

«Il faut renverser le gouvernement et lui substituer le gouvernement
monarchique. Après avoir fait proclamer le roi, il faut gouverner
jusqu'à son arrivée. Les hommes qui travaillent à la restauration ne
suffiront pas à gouverner. Il faut donc un conseil pour le moment
présent et un conseil pour le moment à venir. Il faut également des
pouvoirs relatifs au changement qu'on veut opérer; il en faut qui se
rapportent au moment où ce changement aura été effectué. Deux
pouvoirs nécessitent deux instructions aussi distinctes que le double
but qu'on se propose d'atteindre. Les premiers doivent renfermer tout
ce qui est nécessaire pour négocier dignement et utilement; les
seconds, tout ce qui sera utile pour gouverner provisoirement. Il y
aurait trop de dangers et nulle espèce d'avantages à tout confondre.»

Ce qui suivait, c'était la constitution du premier de ces conseils. Il
eût été sans doute préférable qu'un seul homme eût pu réunir toutes
les qualités nécessaires pour mériter et obtenir les pouvoirs du roi;
on se serait rapproché davantage des formes monarchiques, on eût évité
les dissentiments et les indiscrétions. «Mais, après avoir longtemps
cherché, il a fallu renoncer à cette idée simple. Nous avons cru, du
moins (c'est Royer-Collard qui parle), que le nombre de trois était
suffisant, et que, soit qu'il s'agît de conspirer, soit qu'il s'agît
de négocier, il serait dangereux de l'excéder. Le premier doit être un
homme considérable, le second réunir la naissance aux talents; le
troisième pourra suppléer à l'illustration par de grands moyens et une
bonne réputation.»

Le maréchal de camp, marquis de Clermont-Gallerande, émigré rentré,
l'un des défenseurs des Tuileries au 10 août, connu par son dévouement
à la monarchie, semble tout indiqué pour présider le conseil; il
conviendrait mieux à ce poste que le duc de Rohan-Chabot, dont le nom
a été prononcé. Clermont-Gallerande compte de plus nombreuses
relations dans Paris; il a un salon très fréquenté. Pour occuper la
seconde place à côté de lui, on pourrait désigner, soit l'ancien
avocat général au parlement, Dambray, soit le capitaine de vaisseau,
comte de Fleurieu, qui fut ministre de la marine en 1790, et, pour
occuper la troisième, André Jourdan, député des Bouches-du-Rhône aux
Cinq-Cents, ou le savant Quatremère de Quincy, qui a fait partie de la
même assemblée, et qui n'échappa que par miracle, comme son collègue,
aux proscriptions de fructidor. Les hommes que recommande
Royer-Collard ont tous donné des gages à la monarchie. Quant à lui, il
se réserve pour la place de secrétaire du conseil, dirigera les
correspondances, rapportera les affaires et se fera le centre où tout
viendra aboutir.

Il dresse en même temps une liste de personnes qui s'occupent
activement des affaires du roi, et qu'il considère comme de précieux
collaborateurs. Sur cette liste figurent: Peuchet, employé jadis par
le comte de Montmorin, «homme à expédients, auteur d'un dictionnaire
du commerce qui deviendra classique;»--Béquei, premier procureur
général syndic dans la Haute-Marne, député à la Législative, où il
siégeait au côté droit, honoré de la confiance de Louis XVI et de Mme
Élisabeth, «ami du consul Le Brun;»--Beugnot, premier procureur
général syndic dans l'Aube, ayant, lui aussi, fait partie de la droite
dans la Législative. «On lui a fait refuser la légation de Berlin. Il
est conseiller d'État, fort lié avec Beurnonville, Macdonald et
Talleyrand. Il regarde Macdonald comme très propre à jouer un grand
rôle et croit l'y amener;»--l'écrivain Fievée, auteur de divers écrits
qui ont fait sensation, «excellent esprit, président de la section du
Théâtre français en vendémiaire;»--les frères Chéron: l'aîné, membre
du côté droit de la Législative, le cadet, aussi dévoué et plus
capable; «par eux, on a l'abbé Morellet; d'André les regarde comme des
hommes supérieurs;»--Brousse des Faucherets, officier municipal de
Paris, «homme très répandu et très influent;»--Turot, secrétaire
général de la police, républicain converti qui a déjà rendu des
services aux royalistes, appelé probablement à de grands emplois,
«consent à être nommé au roi, ne doit pas être jugé par ce qu'il fera
ou ce que pourront dire de lui les journaux; très lié avec l'évêque
d'Autan, Mme de Staël et Bonaparte; a refusé la place de commissaire
pacificateur dans la Vendée;»--Le Vacher du Plessis et Cayet, membres
de la municipalité de 1791: le premier, président de la section de
l'Arsenal en vendémiaire; le second, accusateur public avant le
dix-huit fructidor; et enfin Desportes, ancien maître des requêtes,
constamment occupé du service de Sa Majesté. On espère aussi se
renforcer du baron de Partz, de l'Assemblée législative, «qu'on dit
extrêmement capable et très influent.»

Tels étaient les concours que Royer-Collard offrait à Louis XVIII. Il
demandait, en même temps qu'un témoignage de confiance pour lui, un
témoignage de satisfaction pour eux. Il faisait remarquer qu'ils
s'offenseraient si on leur offrait un traitement. Tous ou presque tous
avaient figuré dans la Révolution. Mais, loin que ce pût être un
inconvénient, c'était un avantage; les gens du pouvoir se défieraient
moins d'eux que s'ils affichaient des relations trop intimes avec des
royalistes marquants. Aucun d'eux ne voulait être connu, surtout en
Angleterre.

Sur ce point spécial, Royer-Collard écrivait encore:

«Je suis chargé de déclarer expressément que nous ne voulons rien
avoir à faire avec les agents du roi, quels qu'ils soient, qui
résideraient en Angleterre. Nous avons une extrême confiance en M. de
Cazalès. Mais, si Sa Majesté jugeait convenable de le charger de ses
affaires ou de l'adjoindre à ceux qui en sont chargés, nous ne
communiquerions point avec lui tant qu'il serait à Londres.

«Deux motifs nous font une loi de cette déclaration. D'abord, nos
principes: nous ne pouvons croire à la bonne foi des Anglais; nous
voyons que dans toutes les missions qu'ils donnent, ils n'emploient
que des gens incapables, indiscrets et qui n'ont que de l'intrigue
pour tout mérite. En second lieu, nous nuirions essentiellement au
service de Sa Majesté, parce que tout ce qui vient par l'Angleterre
est suspect à Paris et qu'il suffit, pour se discréditer, de paraître
avoir des relations avec les ministres de la Grande-Bretagne. Nous
déclarons que nous ne voulons même pas être amalgamés avec les agents
qui pourraient être nommés par les personnes qui ont la confiance du
roi en Angleterre. Enfin, nous demandons expressément de ne leur être
nommés ni même indiqués en aucune manière.»

Bien que personne plus que le roi ne fût en situation de comprendre et
de partager les défiances exprimées dans cette lettre, elles lui
parurent d'abord excessives. Telle n'eût pas été son opinion s'il
avait eu déjà connaissance d'un événement survenu à Paris à la veille
du dix-huit brumaire, mais qu'il ignorait encore au moment où il
conférait avec l'abbé de La Marre, et dont ce dernier n'avait pu
l'entretenir puisqu'il l'ignorait aussi. À la fin de 1798 ou dans le
courant de 1799, trois royalistes qui se trouvaient en France: le
chevalier de Coigny, le baron Hyde de Neuville et le comte de
Crénolles, avaient entrevu la possibilité de prendre la revanche du
dix-huit fructidor, en renversant le Directoire. À cet effet, ils
avaient élaboré tout un plan basé surtout sur la certitude qu'ils
croyaient fondée, de la complicité de plusieurs ministres, de divers
membres des Anciens et des Cinq-Cents, voire d'une partie de la
garnison de Paris. Ce plan réalisé, ils auraient jugé, d'après les
circonstances, si l'on pouvait proclamer sur-le-champ la royauté ou
s'il était plus sage de conserver provisoirement les apparences
républicaines. En ce cas, ils eussent composé de royalistes le
Directoire, les assemblées, les administrations. Pichegru, auquel, à
son insu, ils destinaient le premier rôle dans cette opération eût été
mis à la tête du Directoire. Bientôt après, on eût rappelé le roi.

Quand les auteurs de ce complot, analogue à celui qu'avait déjoué le
coup de force de fructidor, l'eurent mis sur pied, deux d'entre eux,
Hyde de Neuville et Crénolles, partirent pour Londres afin de
soumettre leur projet à Monsieur, et de lui demander les pouvoirs les
plus étendus, les fonds nécessaires au succès de leur entreprise,
ainsi que le concours de quelques centaines de chouans. Monsieur
communiqua le projet au cabinet anglais. Pitt et lord Grenville
l'approuvèrent, consentirent à verser vingt mille livres sterling,
avec promesse d'en donner encore autant.

À ce moment, Monsieur, tenu par voie indirecte au courant des
premières tentatives auxquelles se livraient, sans prendre conseil de
lui, Royer-Collard et ses amis, voyait avec regret se former à Paris
un nouveau groupe royaliste qui déclarait ne vouloir obéir qu'au roi.
Jaloux de conserver l'influence qu'on lui disputait au profit de son
frère, il trouva, dans le consentement donné par les ministres anglais
au projet Coigny, une occasion favorable pour la ressaisir. À sa
demande, et sous prétexte de veiller à l'emploi des fonds, Coigny et
Hyde de Neuville furent autorisés à former avec des hommes de leur
choix un comité, dit Comité anglais, qui ne relèverait que de Monsieur
ou du commissaire Wickham. Le 12 novembre, Hyde de Neuville et
Crénolles repartaient pour la France, abondamment pourvus d'argent et
de pouvoirs. Mais, pendant qu'ils négociaient à Londres, Bonaparte
avait fait ce qu'ils voulaient faire. Lorsque les agents débarquèrent
en Normandie, le Directoire et les conseils n'existaient plus; les
plans de Coigny se trouvaient anéantis. Ne restait debout que celui du
Comité anglais, qui allait se constituer avec la mission de tirer,
sous la surveillance du gouvernement britannique, le meilleur parti
possible des événements qui venaient de s'accomplir.

Ces intrigues avaient échappé à la perspicacité de Royer-Collard,
comme à celle de l'abbé de La Marre durant son séjour à Paris. C'est
sur des faits antérieurs et non sur celui-ci que se fondait leur
défiance envers tout ce qui venait de Londres. De La Marre n'avait
donc pu parler au roi ni du projet Coigny ni du Comité anglais. Le roi
n'en savait pas davantage, son frère ayant jusque-là négligé de
l'avertir. C'est, en effet, le 15 novembre seulement, que le comte
d'Artois se décida à lui écrire et à lui raconter ce qui s'était
passé. Sa lettre fut confiée au capitaine Popham, que le gouvernement
anglais envoyait en courrier à Saint-Pétersbourg. Mais, forcé par les
glaces de l'Elbe à faire un immense détour par la Norvège, Popham
n'arriva en Russie qu'au commencement de mars, et le roi ne fut
instruit du projet qui avait pour but de le remettre sur le trône que
quatre mois après les événements qui en avaient rendu l'exécution
impossible.

Très mécontent de n'avoir pas été averti plus tôt, il le fut plus
encore d'apprendre l'existence de ce comité anglais formé sans son
aveu. Son mécontentement était d'autant plus légitime qu'alors qu'il
ne pouvait obtenir pour ses propres agents de subsides de
l'Angleterre, elle en comblait les agents de Monsieur ou ceux qui
avaient, comme le général de Précy, la faveur du commissaire Wickham.
En vue d'un soulèvement de la ville de Lyon, qui devait coïncider avec
l'expédition du général Willot dans le midi, Précy avait reçu
cinquante-six mille louis, et on venait de verser vingt mille livres
sterling au Comité anglais; seuls, les agents nommés par le roi
n'obtenaient rien. C'était toujours le même système, ce système contre
lequel le roi ne cessait de protester et qui consistait à lui rendre
son trône sans lui permettre de travailler à le conquérir, pour se
réserver sans doute la possibilité de ne l'y laisser remonter qu'au
prix de conditions onéreuses et humiliantes.

Il convient d'ailleurs de mentionner dès maintenant, pour n'avoir
plus à y revenir, que le Comité anglais, durant sa très brève
existence, ne fit rien qui vaille, gaspilla une part des fonds qui lui
avaient été remis, dut rembourser le reste, et, après avoir envenimé
les dissentiments du parti royaliste, ne servit en réalité que de
pièce à conviction contre les agents qui furent arrêtés plus tard,
encore que tous ces malheureux n'en eussent pas fait partie.

On ne le voit se manifester qu'en une circonstance, quelques semaines
après le dix-huit brumaire. Par ses soins, le 21 janvier 1800, un drap
mortuaire fut étalé durant la nuit sur la façade de la Madeleine; on y
avait attaché une affiche imprimée contenant le testament de Louis
XVI, et au-dessous une déclaration de Monsieur, portant qu'il prenait
pour règle de conduite les sentiments exprimés dans le dernier écrit
de son frère. À propos de cette «pasquinade», que les gazettes
apportèrent à Mitau, d'Avaray écrivait avec amertume:

«Qu'est-ce qu'une pareille démarche--des souvenirs aussi
poignants--quand le résultat n'est qu'un vain spectacle pour quelques
badauds que vingt dragons dissipent? Encore, ne puis-je m'empêcher de
craindre que la farce du drap mortuaire ne serve de prétexte à la
dilapidation de l'argent donné par l'Angleterre pour un meilleur
usage. Tant pour le velours, tant pour le satin, tant pour
l'imprimeur, tant pour les placardeurs; total: vingt mille livres
sterling. Ce n'est pas le premier compte de cette nature que les
agents choisis par l'Angleterre lui auront rendu.»

Nous nous sommes attardés à ces incidents parce qu'ils aideront à
comprendre pourquoi, si Louis XVIII avait d'abord considéré comme un
peu exagérées les défiances manifestées par Royer-Collard à l'égard de
l'Angleterre, il eut lieu ensuite de se féliciter de s'être
formellement engagé à ne faire connaître ni à son frère, ni au
gouvernement anglais, le nom des membres de son conseil royal, ne
faisant exception que pour le président, et pourquoi, ayant pris cet
engagement, il se fit un point d'honneur de le tenir. Ayant, dans ses
conférences avec l'abbé de La Marre, cédé sur ce point essentiel, il
devait, à plus forte raison, céder sans difficulté sur tous les
autres.

Il consentit à accorder à ses nouveaux agents tous les pouvoirs qu'on
lui demandait pour eux. Il reconnut qu'ils ne devaient élever ni
laisser s'élever aucune discussion sur la forme de la monarchie, mais
qu'il fallait les laisser libres d'adhérer aux conditions «résultant
des idées qui dominaient en France depuis vingt ans», et qui leur
paraîtraient compatibles avec son honneur «comme avec les lois
fondamentales sur lesquelles reposent son autorité et le bonheur de
son peuple». En s'en référant simplement à ces lois fondamentales, le
roi ne se liait en aucun sens. Royer-Collard lui avait écrit que cette
disposition, qu'il considérait comme nécessaire, s'appliquait bien
plus aux temps qui précéderaient la restauration qu'à ceux qui la
suivraient. «Quelques engagements que le roi contracte avec la volonté
de les tenir, il est bien vraisemblable qu'ils seront rompus par la
force des choses.»

Le roi adhérait aussi à ce qu'on proclamât en son nom qu'il ne
distinguerait point entre ses serviteurs du dehors et ceux du dedans,
et que, loin de permettre que les places occupées pendant la
Révolution devinssent un sujet de reproche, elles seraient plutôt un
titre de faveur lorsqu'elles auraient été acceptées dans l'intention
de le servir et de diminuer la rigueur des lois révolutionnaires.

Il résulte de cet ensemble de concessions qu'il était de plus en plus
disposé à sacrifier aux circonstances les déclarations comminatoires
qu'il avait faites jadis. C'était, en réalité, un blanc-seing qu'il
donnait à Royer-Collard. Il y ajouta le droit de recruter pour le
mieux, de concert avec de La Marre, les membres de son conseil, en en
maintenant toutefois la présidence au marquis de Clermont-Gallerande,
s'il consentait à l'accepter. Une autre question se posait. Encore
qu'il fût convenu que les membres du conseil royal de Paris ne
seraient pas nommés à Londres, il était nécessaire d'établir un lien
entre lui et Monsieur, afin de le mettre à même de recourir, le cas
échéant, aux bons offices de ce prince auprès du gouvernement
britannique. Royer-Collard proposait de désigner pour cette fonction
le baron d'André. Réfugié en Allemagne depuis le dix-huit fructidor,
d'André formait, avec le président de Vezet et le général de Précy,
l'agence de Souabe où siégeait à l'occasion l'abbé de La Marre. Entre
les membres de l'agence et Royer-Collard régnait la plus étroite
union; il les considérait comme des hommes graves, prudents et sûrs.
Le président de Vezet était déjà dans le secret; il n'y avait aucun
inconvénient à y mettre d'André, en lui confiant la mission d'être le
porte-paroles du conseil royal de Paris auprès de Monsieur. Le roi
souscrivit sans hésiter à cette proposition.

Quant aux ressources pécuniaires à créer au nouveau conseil, à défaut
des subsides anglais sur lesquels il eût été téméraire de compter, il
était autorisé, si ces subsides étaient définitivement refusés, à
contracter un emprunt de deux millions au taux de cinq pour cent,
remboursable deux ans après la restauration. Le banquier Baboin
s'était engagé à trouver des prêteurs. Enfin, achevant d'exaucer les
demandes de Royer-Collard et de l'abbé de La Marre, le roi consentait
à les mettre en état de négocier, en écrivant lui-même à Bonaparte et
à divers hommes influents, ou, si la négociation échouait, de
provoquer un vaste soulèvement intérieur. À cet effet, il octroyait
des pouvoirs au général Pichegru, au général Willot, qui s'étaient
formellement déclarés pour lui, aux chefs de l'Ouest, de l'Est et du
Midi.

Les écrits rédigés à la requête de de La Marre forment un gros volume.
On y trouve les instructions les plus détaillées, des pouvoirs
positifs ou éventuels, des lettres pour Bonaparte, le consul Le Brun,
le général Moreau, le marquis de Clermont-Gallerande, de Fleurieu,
Benezech, l'ancien ministre de l'intérieur, le baron d'André, la
marquise de Pracomtal, amie de Le Brun. On la remercie de s'être
offerte pour parler à son ami. À Clermont-Gallerande et à Fleurieu, on
demande de faire partie du conseil, au premier de le présider.

La lettre de Bonaparte donna lieu à quelques discussions. Le roi
proposait d'utiliser celle qu'il avait envoyée par le marquis de
Rivière à l'adresse de Berthier. Mais de La Marre, à qui la minute en
fut communiquée, la trouva trop longue. Le roi y substitua celle-ci:

«Depuis longtemps, Général, vous devez savoir que mon estime vous est
acquise. Si vous doutiez que je fusse susceptible de reconnaissance,
marquez votre place; fixez le sort de vos amis. Quant à mes principes,
je suis Français; clément par caractère, je le serais encore par
raison.

«Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione et d'Arcole, le conquérant
de l'Italie et de l'Égypte ne peut pas préférer à la gloire une vaine
célébrité. Cependant, vous perdez un temps précieux. Nous pouvons
assurer la gloire de la France. Je dis nous, parce que j'aurai besoin
de Bonaparte pour cela, et qu'il ne le pourrait pas sans moi.

«Général, l'Europe vous observe, la gloire attend, et je suis
impatient de rendre la paix à mon peuple[99].»

         [Note 99: Cette lettre et la suivante, datées l'une et
         l'autre du 20 février 1800, figurent dans l'ouvrage de Thiers
         (tome II, pages 200 et 201). De la manière dont il les
         présente, résulte la preuve qu'il a ignoré que la seconde
         était adressée à Le Brun, et qu'il a supposé que toutes deux
         étaient adressées à Bonaparte. Il eut dû cependant être
         frappé de ce double fait qu'elles portent la même date, et
         que, dans l'une, le destinataire est appelé _Monsieur_,
         tandis que dans l'autre, il est appelé _Général_. En tous
         cas, il a tourné la difficulté en imaginant qu'elles ont été
         écrites à quelque intervalle l'une de l'autre pour le même
         personnage. Afin qu'on ne le contestât pas, il a supprimé la
         date de l'une d'elles, ce qui lui permet de raconter que
         Louis XVIII, après avoir écrit _une première fois_, se choqua
         d'être sans réponse, et, «impatient comme un émigré, écrivit
         une seconde lettre encore plus empreinte de la crédulité de
         son parti, encore plus regrettable pour sa dignité.» La
         vérité, c'est que la lettre que Thiers publie la première
         avec sa date était pour Le Brun, dont nous donnons plus loin
         la réponse, et la seconde, où la date a été supprimée, pour
         Bonaparte.]

Au consul Le Brun, le roi écrit:

«Quelle que soit leur conduite apparente, des hommes tels que vous,
Monsieur, n'inspirent jamais d'inquiétude. Vous avez accepté une place
éminente, et je vous en sais gré. Mieux que personne, vous savez ce
qu'il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d'une grande
nation. Sauvez la France de ses propres fureurs; vous aurez rempli le
premier voeu de mon coeur; rendez-lui son roi, et les générations
futures béniront votre mémoire. Vous serez toujours trop nécessaire à
l'État pour que je songe à acquitter par des places importantes la
dette de mon aïeul et la mienne.»

La lettre à Moreau prouve que c'est à ses services militaires que le
roi fait appel et qu'il a prévu le cas où Bonaparte refuserait de
jouer le rôle de Monck.

«Général, vos talents militaires vous ont acquis mon estime. Votre
conduite généreuse envers les défenseurs d'une cause qui, au fond du
coeur, est la vôtre, ne vous a pas donné moins de droits à ma
confiance. Elle ne sera pas trompée, j'en suis certain. Vous
n'oublierez pas que, de tous les partis de la France, c'est votre
parti qui a le mieux mérité de son roi. C'est au nom de la gloire que
je vous parle. Mais vous ne pouvez douter de ma reconnaissance aux
importants services que j'attends de vous.»

Suivent d'autres lettres sans nom de destinataire, destinées soit à
des généraux, soit à des fonctionnaires civils. C'est la même langage
que dans les précédentes. Les agents du roi les utiliseront, s'il y a
lieu, en les remettant à qui ils voudront. Celle qui est adressée à
Royer-Collard clôt la série; elle est bien faite pour le payer de ses
peines.

«Je trouve enfin un moyen sûr de vous faire parvenir, Monsieur, les
témoignages de ma satisfaction pour le zèle et le dévouement sans
bornes avec lequel vous me servez. La première récompense que je
puisse vous en donner est de vous fournir les moyens de me servir
encore plus utilement, et je crois atteindre ce but par la place
importante à laquelle je vous destine. Je charge le comte de
Saint-Priest de transmettre par votre organe la liste que m'a remise
de votre part l'abbé André, avec lequel je vous recommande un accord
plus intime que jamais.»

Une lettre adressée au duc de Berry compléta le travail auquel, durant
plusieurs jours, s'était consacré le roi, secondé par ses fidèles
collaborateurs. Le jeune prince était encore à l'armée de Condé. Mais
il gémissait de son inaction, brûlait de combattre en quelque poste
périlleux. La lettre de son oncle allait le combler de joie, en lui
révélant, sous le sceau du secret, qu'il était destiné à figurer en
tête de l'expédition, qu'avec le concours de l'Angleterre, le général
Willot préparait dans le midi de la France: «Je lui envoie aujourd'hui
les pouvoirs militaires pour commander en mon nom; je lui adjoins en
même temps un commissaire civil avec mes pouvoirs sur cette partie.
Mais tous ces moyens sont peu de chose, et le principal ressort
manquerait si l'un de nous ne lui imprimait la vie et le mouvement.
Willot le sent et vous désire pour chef de l'entreprise. Je suis bien
sûr, mon cher enfant, que vous en ressentirez autant de joie que
moi-même.»

Des pouvoirs, des lettres et des diverses instructions que l'abbé de
La Marre emportait en quittant Mitau, le 23 février 1800, il résulte
que c'est un vaste plan d'ensemble, qu'avec l'aide de Royer-Collard,
il était chargé de mettre sur pied, et que ce plan avait pour but
principal la formation, à Paris, d'un conseil pourvu de tous les
moyens pour négocier, soit avec Bonaparte, soit avec des personnages
importants, en vue du rétablissement de la monarchie, ou pour
renverser par les armes le gouvernement consulaire, proclamer le roi
et gouverner jusqu'à son arrivée.

Il ne semble pas toutefois qu'à Mitau, on se soit illusionné sur ce
qu'on pouvait attendre du jeune général qui captivait en ce moment
l'attention admirative de l'Europe. En confiant à l'abbé de La Marre
la lettre que Louis XVIII envoyait à Bonaparte, d'Avaray lui dit
mélancoliquement:

--C'est un billet très cher, joué à une loterie de fort peu
d'espérance.

Quant au roi, lorsque son courageux messager vient prendre congé de
lui, il le charge tout spécialement de recommander à ses agents la
prudence et couronne l'entretien par ces mots:

--Qu'ils n'oublient pas que dans les conditions où ils vont se
trouver, il faut aller à la vague.

Du reste, il ne devait jamais regretter sa démarche. Plus tard, après
l'échec, lorsque la victoire de Marengo d'une part, et d'autre part
l'attentat de nivôse, auront détruit le terrain sur lequel reposaient
ses fragiles espérances, il écrira: «Je fis ce que je devais en
écrivant au Corse. Un nouveau Monck pouvait être caché derrière un
soldat de la Révolution, et Bonaparte n'était pas souillé des derniers
crimes.»

L'abbé de La Marre était parti le 23 février. Dans le courant de mars,
le roi reçut de son frère le compte rendu de l'affaire Coigny-Hyde de
Neuville. Comme dans ce compte rendu Monsieur faisait à peine allusion
au comité anglais formé par ses soins, et déclarait que les pouvoirs
et l'argent qu'il avait remis à Hyde de Neuville n'étaient destinés
qu'à organiser, contre le Directoire, d'après le plan du chevalier de
Coigny, une contre-partie du dix-huit fructidor, le roi ne trouva dans
la lettre de son frère d'autre motif de regrets que l'insuccès de ce
plan. Tout en le déplorant, il sut gré à ce gentilhomme d'avoir tenté
de le remettre sur son trône; il lui pardonna de ne l'avoir pas
consulté, et d'autant mieux qu'au dire de Monsieur, cet insuccès ne
l'avait pas découragé. «Je connaissais sa façon de penser et ses
relations constantes avec notre malheureux frère, mandait-il au comte
d'Artois. Mais je ne croyais pas que par caractère, il fût porté à se
mettre en avant. N'importe, il mérite notre confiance; il ne s'agit
plus que de concilier ce que vous avez fait depuis quatre mois avec ce
que j'ai fait depuis.»

Le roi partait de là pour révéler à son frère la formation du Conseil
royal, en lui avouant qu'il avait choisi pour le présider le marquis
de Clermont-Gallerande, sans savoir d'ailleurs si celui-ci accepterait
cet honneur. S'il le refusait, Coigny était un président tout trouvé;
si Clermont-Gallerande acceptait, il serait toujours possible
d'introduire Coigny dans le conseil, ou, tout au moins, de faire
savoir aux agents qu'il possédait toute la confiance du roi. «Voilà ce
que j'ai trouvé de mieux pour tirer parti de deux bonnes choses.»

En finissant, le roi faisait allusion à l'aventure du drap mortuaire,
étalé sur la façade de la Madeleine; il la jugeait aussi sévèrement
que d'Avaray: «Il est fâcheux qu'une arme aussi puissante que celle
que vous aviez donnée ait été aussi faiblement et aussi inutilement
employée qu'elle l'a été le 21 janvier dernier: si la harangue
d'Antoine n'eût pas fait brûler les maisons des conjurés, la mort de
César eût affermi la République.»

Cette lettre porte la date du 6 avril. Mais déjà, le 23 mars, au reçu
de celle de son frère, Louis XVIII avait fait écrire par d'Avaray à
l'abbé de La Marre, afin de lui faire part de ses intentions
relativement au chevalier de Coigny, et de l'engager à remplir de son
nom l'un des blancs laissés sur la liste du Conseil royal. D'Avaray
insistait sur ce point, que le chevalier de Coigny, outre qu'il était
muni des pouvoirs de Monsieur et de la confiance actuelle de Sa
Majesté, avait joui de celle de Louis XVI, et que son séjour
continuel à Paris pouvait le mettre en état de servir utilement. En
exécutant les ordres du roi qu'il lui avait lui-même suggérés, le
fidèle mais trop impatient d'Avaray ne prévoyait pas l'explosion de
colère qu'ils allaient provoquer parmi les agents de Paris, qui se
voyaient invités, à peine en fonctions, à admettre parmi eux un agent
de Monsieur, au mépris de la promesse formelle qui leur avait été
faite de ne dévoiler sous aucun prétexte leur mission aux émigrés
d'Angleterre.



IX

AUTOUR DE BONAPARTE


En quittant Mitau, l'abbé de La Marre avait fait diligence. Quoiqu'il
eût dû s'arrêter à Augsbourg, en Souabe, pour conférer avec le
président de Vezet et le baron d'André, il était à Paris au
commencement d'avril. Dès son arrivée, il s'occupa de la formation du
Conseil royal. Grâce au travail préparatoire auquel, en son absence,
s'était livré Royer-Collard, il ne fallut que quelques jours pour
mettre ce conseil sur pied. Le marquis de Clermont-Gallerande, cédant
comme à un ordre, au désir exprimé par le roi, accepta la présidence.
Il avait été question de lui adjoindre, nous l'avons dit, l'ancien
avocat général Dambray, ou M. de Fleurieu. Mais Dambray relevant à
peine d'une grave maladie, Fleurieu ne possédant pas les qualités
nécessaires à l'emploi qu'il s'agissait de remplir, Royer-Collard
avait renoncé à recourir à eux. Pour les remplacer, il s'était assuré
du concours de l'abbé de Montesquiou, qui ne figurait pas sur la liste
soumise au roi, mais que son nom, ses opinions, son rôle aux États
généraux, la grande situation qu'il occupait parmi le clergé de
France, rendaient dignes d'y figurer. Faute de pouvoir trouver
aisément un troisième membre, Royer-Collard, qui ne s'était en
principe réservé que d'être secrétaire, avait consenti à siéger
effectivement.

Le conseil se trouva donc rapidement au complet, composé de trois
hommes également dévoués au roi, qui se connaissaient, s'estimaient et
n'auraient aucun mal à marcher d'accord. On sait que, dans la
correspondance avec Mitau, Royer-Collard était déjà désigné sous le
nom d'Aubert; Clermont-Gallerande y entra sous le nom de Saint-Pierre,
et Montesquiou, sous celui de Prudent. Le baron d'André y est appelé
Kilien. Chargé, depuis la fondation de l'agence de Souabe, d'être son
organe auprès de Monsieur et de Wickham, le grand distributeur des
subsides anglais, il devait être aussi l'organe du Conseil royal, sous
la seule réserve de n'en nommer les membres sous aucun prétexte.

À la fin d'avril, ces diverses mesures étaient arrêtées. Le nouveau
conseil, à peine en fonctions, prenait connaissance des volumineuses
instructions du roi, lorsque, dans la matinée du 2 mai, la lettre de
d'Avaray, en date du 23 mars, et relative à l'affaire Coigny, fut
remise à l'abbé de La Marre. Elle excita en lui autant d'irritation
que de surprise. Il y voyait un manquement grave aux engagements du
roi, la preuve que la promesse de garder rigoureusement le secret du
conseil royal était violée. Il courut chez ses collaborateurs; ils ne
furent pas moins indignés que lui de la révélation de sa présence à
Paris, faite si légèrement à Coigny et à Mme d'Anjou, et de
l'invitation qui leur était adressée d'admettre au milieu d'eux «un
homme de l'Angleterre». Ils crurent que leurs noms étaient déjà livrés
à Monsieur, à d'autres peut-être. Ils se trompaient. Le roi n'avait
nommé à son frère que le marquis de Clermont-Gallerande, ce qui
d'ailleurs était déjà trop. Mais ils ne le surent que quelques jours
plus tard. Sur le premier moment, ils déclarèrent d'une voix unanime
qu'ils déclinaient la tâche qu'on leur avait confiée. La réflexion les
ramena au calme; ils résolurent alors d'attendre les ordres du roi
pour se séparer. Mais ils lui envoyèrent leur démission «en forme,
quoique dans les termes les plus respectueux». Elle arriva à Mitau au
lendemain de la victoire de Marengo, qui n'était pas pour avancer les
affaires du roi. La résolution de ses agents lui causa «une peine
profonde». Elle le privait des services d'hommes aussi dévoués que
courageux. «En vain ai-je voulu la regarder comme non avenue, en vain
ai-je même répondu en conséquence, les lettres du courrier suivant
n'ont fait que confirmer et motiver leur démarche, et les succès de
l'usurpateur, d'accord avec nos propres fautes, laissent à celui-ci le
champ libre pour longtemps.»

La réponse de l'abbé de La Marre à d'Avaray ne garde pas la même
mesure que celle des agents. Elle est fiévreuse et irritée.
L'indiscrétion dont il se plaignait l'avait décidé à quitter Paris
sur-le-champ. Il partait le même jour à minuit. Il partait parce qu'il
ne voulait pas rester plus longtemps «entre l'enclume et le marteau»,
ni s'exposer aux questions de Coigny ou aux visites de cette Mme
d'Anjou, dont il entendait parler pour la première fois. Il était las
d'être sans cesse présenté à Monsieur comme un homme dangereux, dont
l'unique but était de contrarier ses volontés; il était las d'être mis
toujours en opposition avec toutes les ambitions et toutes les
intrigues. «N'étant plus ici, il n'y aura plus personne à qui Coigny
ait le droit de demander compte de ce qui s'est fait. Peut-être
m'arrivera-t-il dans huit jours une lettre qui m'ordonnera de le voir.
Ne voulant pas désobéir au roi, je ne veux pas non plus trahir ses
intérêts.» En partant, il conjurait ce double danger.

Il ajoutait que Coigny, qu'on voulait adjoindre au conseil royal,
était bavard, indiscret; vivait «entouré de femmes, pour lesquelles il
n'a pas de secrets»; se donnait publiquement, non comme l'agent de
Monsieur, mais comme celui de Louis XVIII, tirait vanité d'avoir
figuré à ce titre dans les journaux, et cela par ordre de Bonaparte.
Il était l'ami d'un abbé Ratel, homme déconsidéré; de Hyde de
Neuville, de «quelques autres misérables», sans probité, sans
influence, subalternes jadis «de l'abbé Brottier et compagnie,
inscrits en conséquence à la police» et protégés par Dutheil, l'agent
français du roi en Angleterre, un vil intrigant, «à qui il faut des
hommes à projets, qui fassent circuler l'argent, qui le consultent,
lui obéissent, ne lui demandent jamais de compte et le traitent
d'Excellence. Que sont devenus tous les millions qui ont passé par les
mains de ce Dutheil? Que sont devenus les fonds considérables qui ont
été faits à M. de Coigny? Il n'y a pas un homme ici qui ait pu
soupçonner qu'il existât des ressources de ce genre.»

Les «personnages distingués» désignés à la confiance du roi
pouvaient-ils frayer avec cette bande? Pouvaient-ils se compromettre
dans une association qui ne présentait ni sûreté, ni utilité, ni
dignité? «Ces qualifications ne tombent pas sur M. de Coigny, mais sur
les hommes qui ont besoin de son nom, et qui, par lui, seraient
présents à tous nos conseils, à toutes nos délibérations.»

Les colères que révèle cette lettre devaient s'apaiser à la faveur du
temps que nécessitèrent les explications qui furent échangées entre
Mitau et Paris, à la suite de ces incidents. Les membres du Conseil
royal avaient promis de ne se retirer que si le roi les y autorisait;
c'était l'essentiel. Ils apprirent un peu plus tard, qu'après avoir
commis l'imprudence de nommer à son frère le marquis de
Clermont-Gallerande, il s'était renfermé dans un silence rigoureux.
Rassurés de ce côté, le chevalier de Coigny n'ayant pas tenté de se
rapprocher d'eux, et de La Marre, parti de Paris pour retourner à
Augsbourg, n'étant plus exposé à le rencontrer, ils conservèrent leurs
fonctions, tandis que Monsieur, mécontent du mystère qu'on lui faisait
de leur existence, se dépensait en efforts pour le pénétrer.

Au mois de juin, il invita le baron d'André à venir le trouver à
Édimbourg. Après avoir pris les ordres du roi, d'André se rendit à cet
appel. Monsieur commença par lui démontrer la nécessité de transporter
de Paris à Londres l'agence que présidait Clermont-Gallerande. Il
tenait à l'avoir sous la main; il exigea en même temps que les noms
des agents lui fussent livrés. D'André résista; ni prières, ni
récriminations ne purent lui arracher le secret. Monsieur se plaignit
à son frère de ce défaut de confiance. Mais le roi donna raison à
d'André.

«Je lui ai prescrit deux choses: 1º de ne faire qu'une course en
Angleterre et de n'y point transplanter l'agence, ayant double raison
pour cela: la certitude que j'ai du mauvais effet que cette
translation produirait en France et l'impossibilité de soumettre ma
correspondance avec l'agence, qui ne saurait être trop journalière, au
caprice des saisons; 2º de ne point nommer les agents de l'intérieur,
cet ordre étant même de surérogation, puisque l'honneur le lui
prescrit ainsi qu'à moi, à moins qu'eux-mêmes n'y consentent; et, sur
ce point si délicat, vous m'entendez parfaitement, mon cher frère,
quand je vous dirai que, fussé-je entre le trône et l'échafaud, je
dois garder le secret que j'ai promis à ceux qui ont mis ce prix à
leur service.»

Le roi rappelait ensuite à son frère qu'il lui avait nommé, quand il
était encore libre de le faire, la personne à qui il avait offert la
présidence de son conseil, mais qu'il ne pouvait aller au delà, quoi
qu'il pût lui en coûter. Le baron d'André n'avait fait que se
conformer à ses ordres. Il ne se dissimulait pas que cette résistance
de ses agents de l'intérieur déplairait au ministère britannique, dont
elle contrariait les vues, et peut-être à son frère. C'est cependant
sur lui qu'il comptait particulièrement «pour faire sentir qu'un refus
dicté par la probité ne pouvait offenser que ceux qui ne portent pas
ce sentiment dans le coeur», et que les plus grands malheurs
résulteraient du conflit de deux agences, «l'une qui aurait à sa
disposition tout l'argent sans pouvoirs du roi, l'autre ces pouvoirs
sans autres moyens, pour tirer parti des circonstances, que son
courage et son dévouement.»

Monsieur se le tint pour dit et cessa d'insister. Il promit même de
s'entremettre auprès des ministres anglais, à l'effet de faire verser
à d'André des fonds pour le Conseil royal. Mais, soit que l'offense
qu'il ressentait paralysât sa volonté apparente ou sincère, soit que
le gouvernement anglais se fût lui-même choqué du refus, d'André fut
renvoyé à Wickham. Le commissaire britannique, toujours plein de
mauvais vouloir, ne lui accorda rien pour les agents de Paris, tandis
que ceux d'Angleterre étaient gorgés.

Telles furent les suites de l'imprudence qu'avait commise le roi, en
nommant Clermont-Gallerande à Monsieur. Ce n'était pas la seule. Il en
avait commis une autre en engageant Mme d'Anjou à se mettre en rapport
avec l'abbé de La Marre. Bien qu'elle n'ait pas eu des conséquences
aussi graves que la première, il convient de s'y arrêter un moment,
parce que, outre qu'elle met en scène sur ce théâtre si mouvementé de
l'Émigration des acteurs intéressants, elle montre à quelles sources,
dans l'exil lointain auquel les circonstances l'avaient condamné,
Louis XVIII était réduit à puiser les informations qui servaient
ensuite de base à ses jugements et à sa conduite.

Parmi les gardes du corps du prince, qui l'avaient accompagné à Mitau,
il en était un, nommé le chevalier d'Anjou, qui recevait fréquemment
des lettres de France. Elles lui étaient adressées par sa belle-soeur,
Henriette d'Anjou, veuve d'un gentilhomme royaliste tué à l'armée de
Condé, originaire de Normandie, fixée à Avranches avant la Révolution.
Cette jeune femme, dès le début de la guerre vendéenne, s'était jetée
dans le parti du roi et dans les tumultueuses aventures qui se
déroulaient autour d'elle. Les chefs chouans lui devaient, pour la
plupart, d'innombrables services. En les leur rendant, aux dépens de
sa fortune et aux risques de sa vie, elle avait conquis leur amitié.
Louis de Frotté, pour qui elle avait conçu une admiration passionnée,
son lieutenant Henri de Brulard, le comte de Bourmont, lui étaient
ardemment dévoués. La pacification de l'Ouest laissant son zèle sans
objet dans les centres où elle l'exerçait, elle était venue à Paris,
avec le dessein de l'exercer encore, sous le nom de Mme Blondel, qui
était celui qu'avait adopté Frotté pour se mieux dissimuler.

Promptement mêlée aux milieux royalistes de la capitale, habile à
capter la confiance, sachant voir, observer et retenir, elle envoyait
fréquemment à son beau-frère, à Mitau, les résultats de ses
observations, les nouvelles, tout ce qui peut intéresser des exilés.
Le chevalier d'Anjou ayant communiqué ses lettres à d'Avaray, celui-ci
comprit aussitôt que la femme qui les écrivait était femme d'esprit et
de ressources, et qu'on avait tout intérêt à s'assurer son concours.
Dès ce moment, fin de 1799, jusqu'à la fin de l'année suivante[100],
sa correspondance avec d'Avaray est ininterrompue. Par toutes les
occasions et plusieurs fois par mois, elle lui envoie de longs
rapports écrits à l'encre blanche ou au bleu de Prusse «dont l'eau
forte est le réactif». Les desseins des royalistes y sont dévoilés,
les propos du gouvernement répétés. Ce que font et disent Bonaparte,
Fouché, Talleyrand; les entretiens de Bourmont avec eux, la douleur et
la colère qu'excite en ce coeur de femme la mort de l'héroïque Frotté,
les espérances pour la cause du roi, des regrets, des découragements,
des récriminations, des conseils, il y a tout cela dans ces lettres,
où, dans des flots d'inutiles verbiages, apparaissent, par lueurs, des
informations précieuses et des jugements tour à tour désordonnés et
emplis de sagesse.

         [Note 100: Elle fut arrêtée au mois de novembre 1800. Il y
         avait deux ans que la police la recherchait comme
         «correspondante à Paris de tous les centres
         révolutionnaires». Des rares pièces conservées d'elle aux
         Archives, et qui ne nous disent pas ce qu'il advint d'elle
         après son arrestation, il résulte qu'on avait été amené à la
         soupçonner de conspiration en recherchant le sieur La
         Chapelle, émigré, trente ans, originaire du Berry, accusé
         d'avoir participé à des arrestations de diligences. «Elle
         déménage tous les trois mois pour dépister la police.» À la
         nouvelle de son arrestation, qui fut annoncée à Mitau par la
         lettre d'un sieur Nicole, chirurgien, le roi écrivit lui-même
         à d'André pour recommander de ne rien épargner pour la
         délivrer.]

Telle qu'elle était, cette correspondance attira particulièrement
l'attention du roi, et provoqua parfois son admiration; il y attachait
le plus grand prix[101]. Quant à d'Avaray, c'est de l'enthousiasme que
trahissent ses réponses à la chère, à l'admirable, à la divine
Henriette. Il lui croyait «de si grands moyens», qu'après le départ de
l'abbé de La Marre pour Paris, il regretta de ne l'avoir pas engagé à
se mettre en rapport avec elle et lui avait écrit, le 23 mars, la
lettre dont il a été parlé plus haut, par laquelle le voyageur apprit
que ce n'était pas seulement au chevalier de Coigny que sa présence à
Paris avait été annoncée, mais aussi à une femme qu'il ne connaissait
pas.

         [Note 101: Les preuves en abondent dans la correspondance
         elle-même. Nous n'en citerons ici qu'une seule. À la mort de
         Frotté et de ses compagnons, Mme d'Anjou avait écrit à Mitau
         une lettre toute vibrante de colère et de douleur. D'Avaray y
         répondit avec effusion en s'associant aux regrets qu'elle
         exprimait, et en formulant les siens sous des formes assez
         mystérieuses, employées à dessein pour dépister la police
         consulaire. «Leur faillite est glorieuse, disait-il pour
         finir, et vous pouvez recueillir pour eux des hommages et des
         larmes, bien sincères. Quant à vous, chère Henriette, mon
         respect et mon intérêt vous sont acquis pour toujours.» À
         cette réponse, le roi ajoute en post-scriptum: «J'enlève la
         plume à mon ami pour dire à notre chère Henriette, que je
         partage bien vivement et avec bien de l'amertume les
         sentiments de M. Guérin (d'Avaray) pour elle et pour ses
         amis. Henriette ne connaît peut-être pas ma main; mais je me
         flatte qu'elle ne méconnaîtra pas mon coeur.»]

Elle le fut encore à un troisième personnage, Cazalès, qui, du moins,
était, celui-là, un ami de l'abbé de La Marre. L'indiscrétion n'en fut
pas moins fâcheuse, puisque Royer-Collard avait formellement déclaré
«que, si Sa Majesté jugeait convenable de charger M. de Cazalès de ses
affaires, ou de l'adjoindre à ceux qui en étaient chargés, ils ne
communiqueraient point avec lui tant qu'il serait à Londres». Elle fut
d'ailleurs provoquée par Cazalès lui-même.

Un de ses amis, lié avec Bonaparte, lui avait écrit à Londres, au mois
de décembre 1799, de la part du premier consul, que, si ses affaires
exigeaient sa présence à Paris, il pouvait y venir sans crainte et
qu'un passeport serait mis à sa disposition. Cazalès ne désirait pas
rentrer. Ses biens étant confisqués, il eût été en France sans moyens
d'existence, tandis qu'en Angleterre il recevait, comme émigré, une
pension du gouvernement anglais. Il n'avait donc pas répondu à son
ami. Mais, celui-ci ayant insisté, il s'était décidé à consulter le
roi. Dans sa lettre, il exposait les motifs qui le retenaient à
Londres. Il ajoutait que, si son passage à Paris était utile à la
cause, il n'hésiterait pas à partir. Supposant qu'un grand dessein se
cachait sous l'offre que lui faisait faire Bonaparte, il reconnaissait
qu'il serait un «canal sûr» pour la correspondance qu'on jugerait
utile d'ouvrir avec le premier consul. «Je n'ai aucun doute sur la
confiance entière que le roi aurait en ma loyauté, et mon caractère
bien connu me fait croire que Bonaparte me regarderait au moins comme
un homme dont il n'a à craindre aucune trahison.»

Ceci posé, Cazalès ne dissimulait pas son peu de confiance dans
l'issue d'une négociation, quel que fût le négociateur. Il rappelait
que personne n'avait d'influence sur Bonaparte, qu'il paraissait peu
sensible à l'amour et à l'amitié; que tel qu'il était, entier de
caractère, défiant, s'enveloppant du plus profond secret, sa femme
elle-même ne changerait pas ses résolutions. «La femme et la fille
favorite de Cromwell étaient royalistes zélées, et leurs prières les
plus ferventes ne purent sauver Charles Ier de l'échafaud. L'histoire
dit que sa fille en mourut de douleur, et cette fille tendrement
chérie, couchée sur son lit de mort, ne put obtenir de son père ni un
regret, ni un pas rétrograde vers son légitime souverain.» Cazalès
n'en demeurait pas moins à l'entière disposition du roi; il partirait
si l'on souhaitait qu'il partît.

Le 15 avril, le roi approuva son voyage: «Je ne saurais avoir un
organe plus digne de ma confiance auprès de quiconque a les moyens et
peut avoir la volonté de me servir. Je me réfère au surplus à ce que
d'Avaray vous mande par cette même occasion.» Ce que mandait d'Avaray
se résume en deux mots. Il invite Cazalès à se mettre en relations
avec de La Marre et le prévient qu'il en avertit celui-ci. À ce
moment, comme nous l'avons dit, les offres d'agir sur Bonaparte
pleuvent à Mitau. Il en vient de toutes parts. «On dirait, observe
d'Avaray, qu'il est accessible de tous côtés.» Le roi, partagé entre
la crainte de compromettre la négociation en multipliant les
négociateurs, et celle de paralyser un instrument efficace auquel il
pourrait être bon de recourir si la démarche de ses agents de Paris
échouait, refuse des pouvoirs, mais promet de les donner s'il lui est
prouvé que les individus qui les lui demandent ne se sont pas vantés à
tort en parlant de leurs moyens d'action.

De cette abondance d'offres de services, qu'elle fût l'effet des
indiscrétions commises ou qu'elle les eût favorisées, résulte la
preuve qu'au mois de juillet 1800, la tentative de Louis XVIII auprès
de Bonaparte était, sinon positivement connue, du moins soupçonnée. À
cette époque, la lettre royale n'avait pas encore été remise à son
destinataire, parti pour l'Italie. Elle était toujours entre les mains
de l'abbé de Montesquiou, considéré par ses deux collègues comme mieux
en état qu'eux-mêmes de la faire parvenir grâce à ses relations avec
des hommes du gouvernement: Lebrun, troisième consul de la République,
jadis son collègue aux États généraux, et l'ancien évêque d'Autun,
Talleyrand, maintenant ministre des affaires étrangères, qui avait,
comme lui, appartenu au clergé. Montesquiou attendait, tergiversait,
ne voulait la remettre qu'avec la certitude qu'elle arriverait
opportunément et qu'elle serait lue avec intérêt, sans humeur. Mais,
dans les salons de Paris, aux armées et jusque dans l'entourage de
Bonaparte, on commençait à en parler. On racontait qu'il en avait ri,
qu'il raillait volontiers la candeur de ce roi détrôné, qui se
flattait d'obtenir de lui sa couronne sans avoir combattu pour la
conquérir. Ces railleries et ces reproches, dont l'écho parvenait à
Louis XVIII, le faisaient bondir de colère, arrachaient à sa plume
indignée cette protestation:

«Qu'est-ce qu'un roi détrôné? L'être du monde le plus respectable,
s'il travaille avec constance et courage à recouvrer ses droits; le
plus méprisable, s'il languit dans une honteuse oisiveté. Buonaparte a
voulu me ranger dans cette seconde classe. Je sais bien que je ne
mérite pas les reproches de mon ennemi, que ma déplorable inaction ne
vient pas de moi. Mais, si la probité peut se contenter du témoignage
de la conscience, il n'en est pas de même de l'honneur. Que disent mes
contemporains, que dira la postérité qui ne sera pas instruite des
entraves que la politique met constamment à ma volonté, ou qui croira
que j'ai pu les surmonter? Elle me mettra au-dessous de Jacques II
qui, du moins, paya de sa personne en Irlande. Cette idée m'est
insupportable, et mon sang bout dans mes veines, toutes les fois
qu'elle se présente à mon esprit. La vie est un passage, la honte ou
la gloire durent toujours. Quelle est donc cette politique qui me
condamne à vivre dans la honte, plutôt qu'à mourir, s'il le faut, au
champ de l'honneur? Croit-on que le sang d'un roi de France soit si
précieux, qu'il vaille mieux tout perdre que d'en hasarder quelques
gouttes? Sans prétendre à un pareil intérêt, je rappellerai que nous
sommes à présent dix appelés à la couronne, et tous en état de la
défendre, et si nous devions tous y périr, quelle maison n'envierait
pas à la nôtre l'honneur d'une si belle fin?

«Mais si l'honneur, le souvenir de mes aïeux, tout ce qui peut agir
sur l'âme d'un homme qui se sent, me font un tourment de mon oisiveté,
la politique même, la saine raison ne me prescrivent pas moins
impérieusement d'en sortir. Jamais roi n'aura eu plus besoin de
considération que celui qui portera la couronne de France après la
Révolution, et certes! c'est un étrange moyen d'en acquérir que de se
laisser passivement replacer sur le trône, ou par les armes
victorieuses des souverains étrangers, ou par la lassitude que les
sujets éprouveront de tant de malheurs, ou même par les efforts de
sujets plus courageux que leur roi. Ce n'est pas ainsi que Henri IV a
mérité le nom de Grand; son seul panache blanc l'a mieux conduit au
trône que ses talents militaires, et l'y a mieux affermi que ses
talents politiques. Et c'est à cinq cents lieues de mes États que je
fais ces réflexions[102].»

         [Note 102: Lettre au comte de Panin, 8 avril 1800.]

Les propos contre lesquels protestait, en ces termes, Louis XVIII,
n'étaient pas les seuls qu'on attribuât à Bonaparte. On lui en prêtait
de moins malveillants, ceux-ci par exemple:

--Je pourrais bien rappeler le roi et le faire monter sur le trône.
J'y parviendrais en six mois. Mais à quoi cela servirait-il? La
difficulté n'est pas de rétablir le roi, mais la monarchie.

On prétendait enfin que, disposé à rendre la couronne aux Bourbons,
c'est au duc d'Angoulême qu'il la destinait, après avoir renoncé à la
donner à un infant d'Espagne, et qu'en cela il nourrissait les mêmes
desseins que l'Autriche.

Fondés ou non, ces commérages auxquels on n'ajoutait foi qu'à Londres
et à Mitau, et qu'on y commentait avec passion, ne hâtaient pas la
solution qu'attendait avec impatience Louis XVIII. Il s'étonnait du
retard apporté par ses agents de Paris dans l'accomplissement de leur
mission. «Comment expliquer leur conduite en cette occasion? se
demandera-t-il plus tard. Le malheur prolongé, les espérances toujours
déçues, sont souvent l'écueil de la constance... Au lieu de faire
immédiatement usage de la lettre ou de l'annuler, ils la gardèrent six
ou sept mois en portefeuille. Pendant ce temps, tout fut paralysé pour
les intérêts de l'héritier du trône, tout mis en action pour ceux de
l'héritier de la Révolution. Les puissances étrangères, Paul Ier
lui-même, en entraînant Louis XVIII à Mitau, semblaient concourir aux
vues ambitieuses de Buonaparte, de telle sorte que les agents, qui ne
s'expliquaient pas plus sur le motif de leur inaction que sur celui de
leur résolution tardive, après avoir fait parvenir la lettre du roi,
n'eurent à transmettre qu'une réponse astucieuse et tardive.»

Il y a, dans ces récriminations, une large part d'injustice. L'abbé de
Montesquiou retardait la remise de la lettre sur le conseil des
personnes en rapport avec Bonaparte, dont les récits, en lui révélant
les dispositions du premier consul, lui donnaient à penser qu'elle
serait mal reçue. L'une d'elles était Mme de Champcenetz, veuve de
l'écrivain, collaborateur accidentel de Rivarol, guillotiné sous la
Terreur. Très dévouée au roi, se flattant de posséder la confiance et
l'amitié de Mme Bonaparte, liée avec Montesquiou, cette femme
intrigante et spirituelle ne cessait de lui répéter que ce n'était pas
le moment, qu'il fallait d'abord préparer les voies, se servir à cet
effet de Joséphine, dont elle disait les opinions conformes aux
siennes. Elle lui prêchait la patience; pour donner plus de poids à
son discours, elle lui répétait des propos tenus dans l'intérieur de
Bonaparte par lui ou par sa femme.

Montesquiou apprenait ainsi qu'un matin, le premier consul, en tiers
avec Volney et Cambacérès, leur avait dit:

--Je crois que je serais bien malheureux si j'avais voté la mort d'un
aussi honnête homme que Louis XVI.

En répétant cette réflexion à Mme de Champcenetz, Mme Bonaparte
appuyait sur ce point: «que c'était là le fruit d'un livre sur la
Révolution, qu'elle avait lu à son mari pour la lui faire connaître.»

--Vous n'imaginez pas, ajoutait-elle, combien cette histoire lui est
étrangère, combien il en ignore les anecdotes criminelles. Employé aux
armées, il en a peu suivi les détails. C'est cette ignorance qui a le
plus contribué à l'égarer dans ses choix. Tel homme lui a été vanté
comme homme de talent pour telle partie; il l'a pris sans examen de
son opinion ou de sa conduite antérieure.

Mme de Champcenetz concluait de ce langage que Joséphine était
royaliste, qu'on pouvait compter sur elle, mais qu'il fallait lui
laisser le temps de disposer son mari aux résolutions qu'elle
souhaitait de lui voir prendre. À la faveur de ces raisons,
Montesquiou restait inactif; les membres du Conseil royal laissaient
passer le temps sans donner de leurs nouvelles au roi.

À Mitau, on s'inquiétait de leur silence, des victoires de Bonaparte
et de Moreau, de la paix qui semblait devoir en être la suite, de
l'attitude de Paul Ier, qui, tout en continuant à combler le roi
d'attentions personnelles, persévérait dans le système qu'il avait
adopté, à l'exemple de l'Angleterre et de l'Autriche, et que Louis
XVIII, en le leur reprochant ou en en gémissant, résumait en ces mots:
«Tout pour le roi; rien par lui.» Alors à son impatience succédait
l'irritation, une irritation qu'envenimaient à toute heure les
témoignages de sa détresse financière, son impuissance à secourir ces
émigrés réduits eux aussi à la misère, leurs demandes de secours
pleines d'aveux cruels et humiliants et auxquelles, le plus souvent,
il était contraint de répondre par une fin de non-recevoir. Il
s'exaltait, s'exaspérait, adjurait le tsar de le laisser aller en
Bretagne à la tête d'un corps d'armée russe, composé de seize mille
hommes, qui, depuis la dernière guerre, se trouvait à Jersey;
acceptait de Dumouriez le projet d'une descente en Normandie, dont ce
général était allé entretenir Paul Ier à Saint-Pétersbourg;
encourageait celui de Willot sur le Midi; rêvait de quitter
subrepticement la Russie pour se rapprocher de son royaume; n'y
renonçait que parce que d'Avaray lui objectait qu'il ne serait pas
digne du roi de France de s'en aller au hasard, d'errer par les
chemins, de s'exposer à n'avoir pour asile que des cabarets borgnes,
et enfin projetait de conquérir l'opinion par des publications contre
Bonaparte.

Mallet du Pan venait de mourir. Le roi, qui ne l'aimait pas parce
qu'il le trouvait trop indépendant, trop complaisant pour les
constitutionnels, et souvent trop sévère pour l'Émigration, jetait
alors les yeux sur Rivarol pour défendre la monarchie par la plume.
Rivarol avait émigré «plus par ennui que par peur»; il résidait aux
environs de Hambourg. Il voyait souvent Dumouriez, dont sa soeur était
la maîtresse. Celui-ci, armé de ses confidences, s'était porté garant
de son dévouement à la cause royale. Sur l'ordre du roi, d'Avaray
écrivait à l'illustre publiciste: «En apprenant la mort de Mallet du
Pan, dont le style rocailleux n'eût fait que bruire devant vous, le
roi, qui connaissait les dispositions où vous êtes, rédigea rapidement
une note dont il m'a permis de faire l'usage que je voudrais. Je la
remets entre vos mains, monsieur le comte; c'est votre propriété.»

Cette note précise ce que Louis XVIII attend de Rivarol:

«Voilà Mallet du Pan mort. Tout le monde, à mon avis, peut regretter
sa plume, et personne ne le doit, car le bien et le mal qu'elle a
fait se balancent. Mallet du Pan était pour la royauté à peu près
comme Jean-Jacques pour la religion. Son recto était la profession de
foi du plus pur royaliste; son verso semblait être l'oeuvre d'un des
auteurs de la Constitution de 1791, et, ce qu'il y a de plus
singulier, c'est la constance de sa versatilité. J'écris ceci, ayant
sous les yeux les derniers numéros de son _Mercure britannique_, et je
pensai la même chose, il y a dix ans, en lisant la partie politique du
_Mercure de France_. Quoi qu'il en soit, la littérature politique
éprouve un vide bien difficile à remplir. Mais, surtout, qu'il ne le
soit pas par un de ces petits écrivains

  «Soldats sous Alexandre et rois après sa mort.

«Je suis tranquille à cet égard si je vois franchement rentrer dans la
lice celui qui peut seul fixer l'opinion publique. Depuis trop
longtemps, M. de Rivarol gardait le silence. J'ignore s'il travaille
encore à son _dictionnaire_; mais je sais que quand je lui ai vu
entreprendre cette patience qui convient si peu au génie, je me suis
figuré Hercule saisissant les fuseaux d'Omphale. Sans doute, notre
langue aura de nouveau besoin d'être fixée; mais, aujourd'hui, c'est
en l'employant à guérir les maux de la patrie que M. de Rivarol doit
l'enseigner. Royalisme pur, logique serrée, métaphysique profonde,
style clair et élégant, critique fine, plaisanterie agréable et de bon
goût, il a tous les moyens pour réussir dans cette grande entreprise;
j'apprends qu'il veut s'y consacrer; je ne pouvais recevoir une
nouvelle plus agréable. Déjà je crois voir sa plume, bien supérieure à
celle qui écrivit _la Satire Ménippée_, en renouveler les succès,
heureux si, de mon côté, je peux enfin faire sortir l'épée de Henri IV
du fourreau où la plus fausse des politiques la tient enchaînée.»

L'écrit du roi enthousiasma Rivarol et parut devoir exciter sa verve.
Il demanda, du même coup, quelque argent qui, malgré la détresse du
trésor royal, lui fut immédiatement compté. Il proposait de lancer,
pour commencer, un pamphlet contre Bonaparte, ne voulant toutefois le
faire qu'avec l'agrément du roi, de peur «de déranger des
combinaisons». On lui répondit en l'invitant à ne pas se laisser
retenir par cette crainte. On pensait à Mitau que des attaques propres
à ébranler le pouvoir de Bonaparte pouvaient seules le conduire au
parti du roi[103].

         [Note 103: Rivarol avait promis beaucoup et donna peu ou même
         rien. Le 4 septembre 1800, d'Avaray écrit à Thauvenay,
         l'agent royal à Hambourg: «Je suis vivement affligé de voir
         M. de Rivarol manquer du courage le plus nécessaire à sa
         situation et à la nôtre, et je ne vois que trop que, s'il
         s'éloigne de vous, nous courrons grand risque de n'entendre
         plus parler ni de lui ni de sa plume. Faut-il donc qu'un
         homme qui a tant de talent ait si peu de caractère et de
         bonne volonté! J'espère que, parmi les moyens que vous aurez
         employés pour le déterminer, vous aurez fait une attaque à sa
         délicatesse. En effet, il est peu digne d'un homme qui aurait
         des sentiments de se faire donner de l'argent, et d'oublier
         aussitôt des engagements pris en conséquence.» Le 18
         septembre, nouvelle lettre. Pour combattre la paresse de
         Rivarol, on lui a donné un secrétaire, M. des Entelles, à qui
         il a dicté un prospectus très alléchant annonçant un journal.
         Il veut faire imprimer ce prospectus à Berlin. D'Avaray juge
         que ce n'est là qu'une attrape, «un os très sec à ronger.» Il
         soupçonne Rivarol de n'aller à Berlin que pour toucher la
         pension due aux académiciens qui s'y sont établis. «Ce n'est
         pas là notre compte. Je ne vois pas qu'il ait fait imprimer
         et répandre son prospectus; il aurait pris un engagement
         solennel envers le public. L'amour-propre et l'honneur se
         ligueraient contre sa paresse, et c'est ce qu'il veut éviter.
         Tout l'ensemble de cette conduite est peu noble, peu délicat,
         sent la plume et non l'épée.» Enfin, huit jours plus tard,
         d'Avaray déclare que, si le silence de l'écrivain se
         prolonge, il ne s'en étonnera pas, puisqu'il y est préparé.
         Les historiens de Rivarol, même le plus complet d'entre eux,
         M. de Lescure, ont ignoré ces incidents.]

Tout le monde n'était pas de cet avis. Les correspondants de Louis
XVIII pensaient, pour la plupart, que mieux vaut douceur que violence;
qu'il fallait, non attaquer le premier consul, mais le flatter, le
convaincre que seule la monarchie, restaurée par ses soins, lui
assurerait les avantages auxquels il pouvait prétendre. L'un d'eux, le
prince Charles de Hesse, persuadé que Bonaparte ne consentirait jamais
à céder le pouvoir souverain qu'il exerçait en France s'il ne recevait
un équivalent au dehors, conseillait de le nommer «grand-duc de Milan
et de Gênes», de lui donner en France «le premier rang après le
Dauphin avec le titre d'Altesse Royale et de premier allié». On
conjurerait ainsi le péril que causerait incessamment sa présence en
France à la suite du roi.

C'est la même idée qu'on retrouve dans une note que Bourmont, alors à
Paris où il entretenait avec Fouché des rapports quotidiens, faisait
tenir à Mitau, par l'intermédiaire de Mme d'Anjou. Convaincu, lui
aussi, que Bonaparte «ne voudrait pas être sujet», il était d'avis
qu'on lui préparât un établissement en Italie. Bonaparte voulait de la
gloire, de la puissance et de la sécurité. Il réunirait ces trois
avantages si, par un traité, l'Empereur d'Allemagne cédait le Milanais
au roi de Sardaigne, la Savoie, le comté de Nice et le territoire de
Gênes jusqu'à Savone restant à la France. Avec Parme, Modène et l'État
de Gênes à l'est de Savone, on formerait une république, qui serait
d'abord occupée par des garnisons françaises comme l'avait été d'abord
la République Batave. Ce traité signé, Bonaparte proclamerait le roi à
Paris. Le roi, de son côté, le reconnaîtrait comme souverain de la
nouvelle République. Elle deviendrait ainsi monarchie sans coup férir,
et Bonaparte aurait un apanage pour lui et pour sa famille.

Un avenir prochain allait déjouer ces calculs fantaisistes et prouver
qu'ils ne reposaient que sur des chimères. Mais, à Mitau, qu'on les
prît ou non au sérieux, on les examinait, on les discutait; leur étude
remplissait souvent le vide des journées. En regard des vastes
conceptions dont s'inspirait déjà Bonaparte et qu'il réalisa bientôt,
ce n'est pas un banal spectacle à évoquer, que celui de Louis XVIII et
de d'Avaray, penchés, un crayon à la main, sur des cartes
géographiques, appliqués à lui tailler un royaume en Italie, bien
qu'ils ne se dissimulassent pas sans doute le caractère platonique de
cette opération.

Ils fondaient peu d'espoir, on l'a vu, sur les démarches en vue
desquelles l'abbé de La Marre avait emporté des pouvoirs et des
instructions. D'autre part, la tentative faite auprès de Moreau venait
d'échouer. Le 18 septembre, le roi le mandait au prince de Condé.
«Elle était en très bonnes mains. Mais, d'après les réponses qu'il a
faites, je crois que le succès était impossible. Quand l'erreur est
dans le coeur et que la tête reste froide, il n'y a pas de remède...
Au reste, les hommes sont de circonstance dans les révolutions.» La
tentative auprès de Bonaparte réussirait-elle mieux? On en doutait
chaque jour à Mitau, tandis qu'à Paris, l'abbé de Montesquiou, après
avoir longtemps erré dans les entours de Bonaparte, la lettre royale
dans sa poche, venait enfin, à la fin de juillet on au commencement
d'août, encouragé par Talleyrand, de se décider à la faire remettre au
consul Le Brun, en même temps que celle qui lui était destinée.



X

LES DESSOUS D'UNE NÉGOCIATION


Ce qui se passa entre le premier consul Bonaparte et son collègue Le
Brun, quand ils lurent les lettres que leur avait adressées Louis
XVIII, n'a pas été livré à l'histoire. De ces incidents assez confus,
ne restent d'autres témoignages que les réponses qu'ils firent l'un et
l'autre aux propositions dont ils étaient saisis. Nous ignorons
également pourquoi ces réponses, qui portent la date du 20 fructidor
de l'an VIII (7 août 1800), ne furent remises à Montesquiou qu'au
commencement d'octobre. C'est à cette date seulement qu'un matin, Le
Brun le fit appeler pour les lui remettre[104].

         [Note 104: Ces détails et ceux qui suivent nous sont fournis
         par les lettres qu'adressaient au roi l'abbé de Montesquiou,
         Clermont-Gallerande et Royer-Collard.]

--Vos lettres ont été reçues et lues, lui dit-il. Le général lit tout
ce qu'on lui adresse, répond à tout. Voici sa réponse et la mienne.
Et, tendant les deux lettres à Montesquiou, il ajouta non sans
humeur:--Puisque vous savez comment on arrive de Mitau, vous savez
aussi sans doute comment on y envoie.

Connaissant Le Brun de longue date, se rappelant qu'ils avaient
autrefois servi ensemble la monarchie, Montesquiou s'était attendu à
un accueil plus cordial. Il ne cacha pas sa déception.

--Pourquoi cette amertume? demanda-t-il. Qu'est-ce qui peut vous
déplaire dans une négociation où il est tenu si grand compte de vos
intérêts, de ceux de vos amis? Ne nous attrapons pas, mon cher Le
Brun; j'ai pu plaider autrefois la cause de l'aristocratie; mais je
sais qu'elle est perdue, et, quand je considère ce qui en reste, je ne
me dissimule pas que les affaires, en passant dans vos mains, y ont
passé sans retour.

--Mais alors? interrogea Le Brun.

--Ce que je fais ici? poursuivit Montesquiou avec chaleur. Je plaide
la cause de mon pays et la vôtre. Que je ne cesse donc pas d'être pour
vous un objet d'intérêt, alors que je cherche à rendre plus solides
votre existence et votre fortune.

L'humeur de Le Brun se dissipait. Ce fut plus amicalement qu'il
reprit:

--La France ne pense pas à changer de maître. Elle ne soupire qu'après
la paix, et la paix, nous l'aurons. Cependant la personne du prince
est digne de sollicitude. Si l'on peut adoucir sa position, on sera
charmé d'en saisir les moyens. S'il pouvait rassembler assez d'émigrés
pour se jeter sur certaine partie de l'Europe, on l'aiderait à y
former un établissement solide; s'il préférait les objets dont nous
pouvons disposer, on lui donnerait le choix; enfin, si une condition
privée est plus à son gré, Bonaparte serait heureux de la lui rendre
la plus douce possible. En un mot, vous pouvez tout demander pour sa
personne, et l'on vous en verra chargé avec plaisir. Mais il n'y a
rien à faire en France, et je vous donne le conseil de ne pas vous en
mêler.

Déconcerté par ce langage qui fermait la porte à toute espérance,
Montesquiou parvint à dissimuler. Mais, désireux de savoir ce que
contenaient de pratique les offres vagues qui lui étaient faites au
nom du premier consul, il provoqua des explications en feignant
d'entrer dans ses vues. Alors Le Brun les précisa. Bonaparte
considérait comme possible la reconstitution du royaume de Pologne; il
était prêt à mettre Louis XVIII et ses héritiers à même d'y régner. Si
ce prince préférait une condition privée, on avait l'assurance que le
roi d'Espagne, cousin des Bourbons français, les recevrait avec
empressement en leur donnant le rang et le titre d'infants. Ils
pourraient donc se fixer là, pensionnés par le gouvernement français.

En écoutant ces offres éventuelles, Montesquiou se demandait si Le
Brun parlait sérieusement ou s'il raillait. Il n'osa toutefois,
craignant de le blesser, le lui demander à lui-même. Il fit simplement
remarquer que le projet sur la Pologne n'était réalisable qu'au prix
d'une guerre qui ferait du roi «un perturbateur et un brouillon».

--Ce n'est pas ainsi, continua-t-il, que vous mettrez un terme au
cruel état d'incertitude en lequel vit la France. Vous vous flattez
d'avoir bientôt la paix. Quel bien nous fera-t-elle si elle doit
enfermer dans notre intérieur tous ces germes de discorde, que la
guerre avait au moins portés au dehors? Je comparerai, si vous le
voulez, Bonaparte à César. Mais doit-il nous laisser le même héritage?
Ne voyez-vous pas toute l'Europe d'accord sur le principe de
l'hérédité? La France voudra-t-elle seule vivre en viager sur une
seule tête?

--Bonaparte peut se donner un successeur, observa Le Brun.

--La succession au trône n'est utile qu'autant qu'elle est immuable,
et combien de siècles ne faut-il pas pour la rendre telle!

Dans les dispositions où était Le Brun, cette objection de Montesquiou
ne pouvait modifier ses idées:

--Rien n'est impossible avec tant de dévouement et tant de gloire,
fit-il. Bonaparte est jeune. Il peut vivre assez longtemps pour rendre
sa succession aussi tranquille que son gouvernement. D'ailleurs, il ne
s'agit pas de ce qui arrivera, mais de ce qui existe. Aujourd'hui,
vous demandez, mon cher, ce qu'on ne veut pas donner; nous offrons ce
que vous paraissez ne pas vouloir accepter. Il me reste à vous prier
de faire parvenir au roi les sentiments d'estime et de respect que
l'on doit à sa personne et à ses malheurs.

Le Brun, en parlant ainsi, ramenait son visiteur. Celui-ci, les
lettres à la main, se laissait reconduire, soucieux de se ménager une
occasion de reprendre cet entretien.

--Et moi, il me reste à espérer, dit-il, qu'un prince qui, dans la
situation la plus cruelle, a pu conserver assez de considération pour
vous faire convenir qu'il est digne de sa race, pourra détruire les
obstacles qui s'opposent encore à son retour. Les inquiétudes
s'effaceront devant ce caractère de bonté qui ne demande qu'à faire du
bien à tous. Laissons donc cette grande affaire au temps, qui sera
plus habile que moi.

--Désabusez-vous, s'écria vivement Le Brun. Occupez-vous de sa
personne, qui mérite un grand intérêt, et oubliez des droits qui sont
trop surannés.

Ce fut son dernier mot. Quelques instants après, Montesquiou rendait
compte à Clermont-Gallerande et à Royer-Collard de cette visite
inutile. Ensemble, ils prenaient connaissance des lettres qu'il
s'était chargé d'envoyer à Mitau. Celle de Bonaparte était écrite sur
du papier aux armes de la République, celle de Le Brun sur du papier
ordinaire.

«J'ai reçu, Monsieur, votre lettre, mandait Bonaparte à Louis XVIII.
Je vous remercie des choses honnêtes que vous m'y dites. Vous ne
devez plus souhaiter votre retour en France. Il vous faudrait
marcher sur cent mille cadavres[105]. Sacrifiez votre intérêt au
repos et au bonheur de la France. L'histoire vous en tiendra compte.
Je ne suis point insensible aux malheurs de votre famille. Je
contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre
retraite.--BONAPARTE.»

         [Note 105: Dans le texte que donne Thiers, il y a: _cinq cent
         mille cadavres._ Nous avons préféré le texte de Montesquiou,
         qui avait sous les yeux la lettre originale de Bonaparte, en
         en traçant la copie qu'il envoya au roi. Quant à celle de Le
         Brun, nous rappelons que Thiers ne l'a probablement pas
         connue, et qu'en tous cas il ne l'a pas publiée.]

Le Brun, de son côté, écrivait:

«Monsieur, vous rendez justice à mes sentiments et à mes principes.
Servir ma patrie fut toujours le plus cher de mes voeux, comme le
premier de mes devoirs. C'est pour aider à la sauver que j'ai accepté
la place que j'occupe. Mais il faut vous le dire, et je vous crois le
courage de l'entendre: ce n'est pas en lui rendant un roi qu'on peut
la sauver aujourd'hui; si j'eusse pensé autrement, vous seriez sur le
trône ou je serais dans la retraite. Les circonstances vous condamnent
à une vie privée. Mais soyez sûr que le premier consul a la vertu
aussi bien que le courage d'un héros, et que sa jouissance la plus
douce est de donner des consolations à vos malheurs. Pour moi,
Monsieur, je conserverai toujours pour votre personne les sentiments
que me permet l'intérêt de la patrie.--LE BRUN.»

Après avoir lu ces réponses décourageantes, et bien faites, dans leur
forme même, pour blesser le destinataire, les membres du conseil
furent d'avis qu'il y avait lieu d'en ajourner l'envoi, jusqu'à ce que
Montesquiou eût pu en causer avec Talleyrand, dont le langage, si
différent de celui de Le Brun, l'avait encouragé à faire usage des
lettres royales. Il importait de savoir pour quelles causes le
troisième consul, en recevant Montesquiou, s'était appliqué à détruire
les espérances données par le ministre des affaires étrangères. Ces
causes qu'avaient fait soupçonner au négociateur sa conversation avec
Le Brun lui furent confirmées avant qu'il eût pu se rencontrer avec
Talleyrand. Lucien, frère du premier consul, placé au ministère de
l'intérieur à la suite du coup d'État de brumaire, venait d'en être
renvoyé et nommé ambassadeur en Espagne. Son secrétaire, Duquesnoy,
enveloppé dans sa disgrâce, ayant reçu la visite de Royer-Collard, lui
avait parlé avec indignation de «la lâcheté» de Bonaparte.

--On a voulu mettre la couronne sur sa tête, lui avait-il dit; les
généraux étaient gagnés, sans excepter Moreau. Une brochure où on
cherche à établir un parallèle entre lui, César et Cromwell, a été
lancée pour préparer l'opinion à ce grand changement. Mais, au dernier
moment, il a reculé, effrayé par l'image du successeur qu'il eût été
tenu de désigner en prenant possession du pouvoir. On lui a fait
sentir que le successeur d'un homme de trente ans se lasserait
d'attendre, serait l'appui de toutes les factions, et que ce qu'on
pourrait en espérer de plus heureux, c'est qu'il consentît à laisser
vivre son prédécesseur à condition de partager sa puissance. Bonaparte
a donc reculé, mais il y reviendra.

Cette révélation n'expliquait que trop l'attitude de Le Brun et les
lettres des deux consuls. Néanmoins, Montesquiou persévéra dans son
dessein de s'entretenir avec Talleyrand avant de les expédier à Mitau.
Ayant appris, quinze jours plus tard, que «l'évêque» dînait chez la
duchesse de Luynes, il s'y rendit. L'accueil de Talleyrand fut
gracieux. Lorsqu'après le repas les tables de jeu eurent été dressées
et occupées, il entraîna l'abbé dans un autre salon. Mme Grant, avec
qui il vivait et qu'il devait plus tard épouser, les y suivit, à la
grande satisfaction de Montesquiou; il savait qu'elle avait dit au
frère de Talleyrand:

--Je voudrais le savoir toujours avec cet homme-là.

Les trois personnages une fois seuls, l'entretien s'engagea en ces
termes:

--Eh bien, comment a-t-on trouvé à Mitau le style de Bonaparte?
interrogea le ministre.

--Ni bien, ni mal, répondit Montesquiou; elles sont encore chez moi.

--Comment! Elles ne sont pas parties?

--Pas encore. Pourquoi ajouter aux chagrins de ce malheureux prince?
Il saura toujours assez tôt que vous ne voulez rien faire pour lui.

Un haussement d'épaules, un sourire ironique, témoignèrent du peu de
prix qu'attachait Talleyrand à l'échec des démarches déjà faites par
son interlocuteur.

--Quoi! Une lettre de protocole vous effraye! objecta-t-il. Les cent
mille hommes à égorger et la postérité à laquelle il vous renvoie vous
paraissent-ils sans réplique? Et, ramené à plus de gravité, il
ajouta:--Vous n'avez pas prétendu finir en un jour. Vous êtes sûr
aujourd'hui que si les Bourbons sont rappelés, ce ne sera que dans la
personne de Louis XVIII. Bonaparte lui croit de la capacité, de la
sagesse. N'est-ce donc rien que cela? Croyez-moi, expédiez les lettres
et ne craignez pas de vous charger des réponses.

Quoique ces propos fussent pour rendre confiance à Montesquiou, il ne
put s'empêcher de faire remarquer qu'ils s'accordaient bien peu avec
ce que l'on disait des ambitions de Bonaparte et de la tentative faite
si peu de jours avant pour les réaliser. Talleyrand protesta en
raillant de nouveau:

--Allez-vous croire à toutes les sottises qu'on débite dans votre
société?

Et ce fut un débordement de plaisanteries et d'épigrammes sur le monde
royaliste, sa candeur, sa crédulité, ses petites intrigues.
Montesquiou arrêta ce flot de paroles par une autre question. Ne
jugeant pas bon d'avouer qu'il était muni de pouvoirs du roi pour
traiter avec Bonaparte, et voulant convaincre Talleyrand que son rôle
se réduisait à celui de messager, il affecta de le consulter sur le
point de savoir à qui ces pouvoirs pouvaient le plus utilement être
confiés.

La physionomie du ministre redevint sérieuse. D'une voix assurée, il
répondit:

--À Bonaparte; oui, à Bonaparte, ajouta-t-il avec force. C'est de lui
que vous devez tout attendre. Si je le connais bien, un blanc-seing
signé de Louis XVIII, avec une lettre comme ce prince sait les écrire,
serait la chose la plus habile pour ses intérêts.

Montesquiou contint l'objection que cet avis inattendu lui suggérait.
Donner un blanc-seing à Bonaparte lui semblait trop dangereux. Ne s'en
servirait-il pas pour imposer au roi une abdication en la présentant
comme volontaire? Il était résolu à ne pas conseiller à son maître un
tel expédient. Mais, trop fin diplomate pour rompre avec Talleyrand,
il se garda bien de lui laisser voir qu'il tenait cette insinuation
pour inacceptable.

À ce moment, on appela le ministre dans le salon de jeu. Il sortit,
emmenant Mme Grant, qui avait assisté silencieuse à cet entretien.
Mais il revint presque aussitôt. S'approchant de Montesquiou, il
résuma rapidement, sous une forme plus pressante, les conseils qu'il
venait de lui faire entendre.

--Je vous parle franchement, vous devez le voir. Vos lettres sont loin
d'être désespérantes. L'avenir est trop obscur pour s'y confier. Mais,
en un temps de révolution, une position qui s'améliore ne doit pas
être abandonnée. Tout ce qui revient de Louis XVIII est bon; tout ce
qu'il a écrit est parfait. Ce qu'on lui répond engage plus la question
qu'il ne la termine. Maintenez-vous donc dans cette ligne. Seulement,
ne passez plus par Le Brun, qui a des manières trop subordonnées. Il
faut trouver un moyen de remettre vous-même à Bonaparte les lettres
dont vous serez chargé pour lui. Il est bon que vous puissiez causer
ensemble. Il suffira que vous lui demandiez un rendez-vous. Il m'en
parlera. Mais allez toujours directement à lui.

--Parlons franchement, interrompit Montesquiou. Sommes-nous mieux que
nous n'étions?

--Oui pour l'avenir, non pour le présent. Bonaparte ne songe point à
quitter sa place; il ne cherche point non plus à l'assurer. Il ne se
la laisserait point ravir; mais il n'est pas effrayé de la céder. Il
veut la paix, mais c'est bien plus pour améliorer le gouvernement que
pour s'y conserver; il est, en un mot, d'un caractère indépendant,
plus jaloux de la gloire que des grandeurs, et à qui toutes les choses
élevées doivent plaire. Jugez ce caractère et travaillez pour
l'avenir.

L'éloge du premier consul auquel se livra Montesquiou dans l'espoir
qu'on le lui répéterait, celui de Louis XVIII par lequel Talleyrand
crut devoir répondre, couronnèrent ses étranges confidences.
Étaient-elles sincères? On peut en douter quand on se rappelle
l'attitude résolument hostile aux Bourbons qu'il allait prendre à si
peu de temps de là. Elles permettent tout au moins de supposer qu'au
moment de son entretien avec Montesquiou, n'ayant pas encore formé sa
conviction quant à la durée du pouvoir de Bonaparte, il avait évité à
dessein de se montrer comme un homme entièrement à lui, et voulu
prouver à son interlocuteur que, si la monarchie recouvrait ses
chances, il ne serait pas le dernier à se rallier à elle. Peut-être
aussi, en témoignant de son respect pour le proscrit de Mitau et en
déclarant que, si les Bourbons étaient rappelés, ce ne serait que dans
la personne de ce prince, n'avait-il eu pour but que de dire le
contraire de son ennemi et collègue Fouché, qui, lorsqu'il faisait
allusion à l'éventualité d'une restauration, laissait entendre qu'il
préférerait à Louis XVIII, et la France comme lui, «un prince
guerrier» tel que le duc de Berry ou le duc d'Enghien.

Quoi qu'il en soit, Montesquiou, qu'on a vu découragé par les propos
de Le Brun, avait repris confiance en écoutant Talleyrand. Il
emportait de cette audience la conviction que le premier consul et son
entourage rendaient plus de justice à la personne du roi, que
l'hypothèse d'une restauration n'était plus invraisemblable et que la
partie, considérée la veille encore comme perdue, présentait
maintenant quelques chances de succès. Ce fut aussi l'avis de ses deux
collègues du Conseil royal, dont un autre incident ranimait au même
moment les espoirs.

Mme de Champcenetz, dont nous avons déjà parlé comme d'une femme
passionnément dévouée à la cause du roi, et comme ayant entrepris d'y
rallier Mme Bonaparte, poursuivait cette tâche avec persévérance. Le
marquis de Clermont-Gallerande se trouvant un jour chez elle, seul
avec elle, elle lui avait communiqué une lettre qui lui était parvenue
de Londres plusieurs semaines avant, signée d'un de ses amis émigrés,
le comte de Vaudreuil, un des familiers de Monsieur, comte d'Artois.
Vaudreuil lui écrivait que, par suite du mauvais vouloir des
puissances étrangères, la cause royale n'ayant plus de ressources que
dans l'intérieur, «son dévouement devait la porter à mettre en usage
ses moyens et son esprit pour arriver à Bonaparte par sa femme et
l'engager à traiter avec le roi par l'intermédiaire de Monsieur.»
Cette lettre n'était pas nécessaire pour échauffer le zèle de Mme de
Champcenetz. Ce que Vaudreuil lui conseillait d'entreprendre, elle
l'avait entrepris déjà. Néanmoins, elle avait montré la lettre à Mme
Bonaparte et obtenu d'elle cet aveu que le premier consul n'était pas
éloigné de traiter, mais qu'il était retenu par la perspective des
périls auxquels il s'exposerait en se livrant sans garantie pour sa
fortune et son existence future. La réponse de Mme de Champcenetz,
inspirée par ce qu'elle savait des intentions du roi, n'ayant pas
détruit les craintes dont elle était la confidente, elle avait proposé
de faire venir à Paris le comte de Vaudreuil pour négocier. L'offre
ayant été acceptée, elle avait écrit à son ami. Mais, par suite de la
difficulté des communications avec l'Angleterre, elle était sans
réponse, ce dont elle s'inquiétait.

En recevant cette confidence, Clermont-Gallerande sentit la nécessité
de ne pas laisser cette négociation tomber aux mains de Monsieur.
L'intérêt du roi commandait de la conserver au Conseil royal, qui seul
en était chargé. En conséquence, il crut pouvoir avouer à Mme de
Champcenetz que Louis XVIII avait à Paris une personne de confiance,
munie de ses pouvoirs, et qu'il trouverait mauvais qu'une affaire
aussi grave fût confiée à d'autres. Mme de Champcenetz comprit,
écrivit de nouveau à Vaudreuil pour lui déconseiller de venir, mit au
service de Clermont-Gallerande son dévouement et son zèle, en
demandant toutefois, pour en activer les effets, que le roi écrivît à
Mme Bonaparte. Par suite de ces circonstances, le Conseil royal était
désormais assuré d'avoir accès auprès de celle-ci, et si la
négociation, comme il l'espérait, pouvait être reprise, d'être averti
quand serait arrivé le moment de la reprendre.

Les agents du roi, en lui envoyant à la fin de décembre une copie des
réponses de Bonaparte et de Le Brun, dont ils n'avaient pas voulu
confier à la poste les originaux, lui donnaient tous ces détails. En
plusieurs lettres successives, ils s'efforçaient de lui faire partager
la confiance dont ils étaient eux-mêmes animés. Comme preuve des
dispositions favorables de Joséphine, et de ce qu'on pouvait attendre
de Bonaparte, ils racontaient le fait suivant qu'ils tenaient de Mme
de Champcenetz.

Le général russe de Sprengporten, venu à Paris en ambassadeur de
l'Empereur Paul Ier pour recevoir, des mains du gouvernement français,
les soldats, ses compatriotes, faits prisonniers au cours de la
dernière guerre, que le premier consul renvoyait généreusement dans
leur pays, s'était présenté chez Mme Bonaparte pour lui offrir ses
hommages et les compliments de son souverain. Dans la conversation, il
fit valoir que c'était le tsar qui avait donné asile au chef de la
maison des Bourbons.

--Ah! monsieur, répondit Joséphine n'écoutant que son coeur, c'est le
plus beau trait de la vie de votre maître, et nous lui en conserverons
une éternelle reconnaissance.

En répétant à Mme de Champcenetz ces paroles qui témoignaient de plus
de générosité que de prudence, Joséphine lui avait confessé qu'après
les avoir prononcées, elle s'était inquiétée de ce qu'en penserait son
mari, et que c'est en redoutant d'être blâmée qu'elle lui en avait
fait l'aveu. Mais, loin de la blâmer, il s'était écrié en lui prenant
la main:

--Vous avez très bien fait, très bien.

De ces faits et de divers autres, les agents du roi tiraient cette
conclusion «que la restauration était la véritable pensée de
Bonaparte». Ils ajoutaient: «Mme de Champcenetz, dont l'esprit est
aussi pénétrant que les yeux, juge Mme Bonaparte de bonne foi avec
elle. Mme Bonaparte n'a aucun intérêt à la tromper, de même que le
premier consul n'a aucun intérêt à tromper sa femme jusque dans son
intérieur le plus intime.» Aussi considéraient-ils que la négociation
ne devait pas être abandonnée. Le roi ferait bien de suivre le
conseil de Talleyrand, d'écrire de nouveau à Bonaparte en prenant pour
texte «les cent mille cadavres»; il pourrait se laisser aller à toute
la bonté et à toute la générosité de son coeur, se montrer animé du
désir de mettre fin aux malheurs de la France, et de porter son
bonheur aussi haut que sa renommée.

«Surtout, lui mandait Montesquiou, que Votre Majesté continue de
parler dans cette communauté de travaux et d'intérêts qu'elle a si
bien marquée dans sa première lettre, car nous avons su que Bonaparte
en avait été flatté. Un mot d'estime pour l'armée ajouterait à sa
confiance, et une phrase sur les révolutions, présentées comme maux
inévitables qu'on ne peut guérir que par l'oubli, produirait de
l'effet sur ses confidents; car Votre Majesté ne se dissimule pas
qu'elle trouve autant d'obstacles dans ce qui entoure Bonaparte que
dans sa personne même. Nous ne pouvons l'assurer s'il est réellement
occupé de ce défaut de garantie dont parle sa femme, car l'évêque
d'Autun s'en est moqué comme d'une sottise qui ne pouvait pas
l'atteindre. Mais, si Votre Majesté croit devoir en dire un mot, ce
sera avec assez de noblesse pour que ce nouveau Warwick[106] n'en soit
pas choqué. Enfin, Sire, Votre Majesté doit regarder ses lettres comme
notre grande ressource, et elle est si habile dans l'art de
s'exprimer, que nous sommes heureux de voir dans ses mains ce qu'il y
a d'essentiel dans notre négociation. Mais, quelque fondée que puisse
être la confiance de Votre Majesté, nous ne croyons pas qu'elle puisse
jamais donner ce blanc-seing dont m'a parlé l'évêque d'Autun. Qui sait
ce qu'on en pourrait faire? Peut-être une abdication. Enfin la
générosité a ses risques en convenant même que c'est la vertu dont
Votre Majesté connaît le mieux l'usage.

         [Note 106: Le comte de Warwick, un des personnages les plus
         fameux de l'histoire d'Angleterre au XVe siècle, lors de la
         lutte entre les York et les Lancastre. Il avait enlevé la
         couronne à Henri VI pour la donner au fils du duc d'York, qui
         régna par sa protection sous le nom d'Edouard IV, et la
         reprit à ce dernier pour la rendre à celui qu'il en avait
         dépouillé.]

«Nous ne sommes pas assez indiscrets pour demander à Votre Majesté
d'écrire à l'évêque d'Autun. Nous la prions d'examiner si, dans une
lettre qu'elle me ferait l'honneur de m'écrire, elle ne pourrait pas
paraître instruite de ces bonnes intentions et dispositions. Nous
concevons la répugnance de Votre Majesté. Mais elle jugera peut-être
qu'il est bien nécessaire aujourd'hui d'éloigner ce personnage; car,
du caractère dont je le connais, je peux assurer que son amour-propre
blessé ne pardonnera jamais.

«La lettre que demande le marquis de Clermont-Gallerande pour Mme
Bonaparte sera sans doute moins pénible à Votre Majesté. Il est digne
de ses sentiments personnels et de ce caractère indélébile de la
royauté d'oublier ses propres malheurs pour ceux de son peuple en
témoignant quelque reconnaissance à un ange de bonté qui a si bien
secondé ses voeux.»

En constatant les illusions dont ces extraits d'une volumineuse
correspondance nous livrent les témoignages, on croit rêver. Qu'à
Mitau, si loin de la France, dans les douloureux loisirs de l'exil où
l'on ne recueillait l'écho des événements que lorsqu'ils étaient
depuis longtemps accomplis et sans pouvoir calculer avec justesse
leurs conséquences logiques, on se trompât sur les desseins de
Bonaparte et sur les voeux des Français, il n'est que trop aisé de le
comprendre; on croit plus communément à ce que l'on espère qu'à ce que
l'on redoute.

Mais qu'à Paris, si près du grand spectacle qui s'y déroulait alors,
sans tenir compte du langage si ferme et si net de Le Brun, des hommes
comme Montesquiou, Royer-Collard, Clermont-Gallerande, rompus aux
affaires, les ayant longtemps pratiquées, témoins incessants des
efforts de Bonaparte pour consolider sa puissance naissante, pour se
rendre populaire, pour gagner la confiance publique, aient pu croire
que, devenu le maître, en se couvrant d'une gloire qui rejaillissait
sur le pays tout entier, il céderait le pouvoir dont il s'était emparé
au risque de sa vie; qu'ils aient pris au sérieux les encouragements
ironiques de Talleyrand, les bavardages de Mme de Champcenetz,
l'extraordinaire langage qu'à tort ou à raison elle attribuait à
Joséphine, voilà ce qui dépasse et ne se peut expliquer que par leur
dévouement au roi. Ce dévouement les aveuglait. Il obscurcissait leur
mémoire, leur faisait oublier qu'un an avant, Bonaparte, recevant au
Luxembourg les chefs chouans, s'était écrié, répondant à l'un d'eux:

--Rétablir les Bourbons, jamais!



XI

PARTIE PERDUE


Lorsqu'arrivèrent à Mitau les réponses de Bonaparte et de Le Brun,
avec les détails et les commentaires qu'y avait ajoutés Montesquiou,
tout dans la maison royale était confusion, trouble, désarroi. En des
circonstances que fera connaître la suite de cette histoire, Louis
XVIII venait de recevoir de l'Empereur de Russie (14 janvier 1801)
l'ordre de quitter l'asile où, durant trois années, il jouissait
paisiblement de l'hospitalité que lui accordait «son bienfaiteur».
L'ordre était impérieux, brutal; son exécution devait être immédiate,
et le roi, toujours courageux, toujours résigné, préparait son départ
qui eut lieu six jours après. En ces cruelles circonstances, l'étendue
de son malheur présent devait le rendre peu sensible à l'échec de la
tentative faite à Paris par ses agents. Du reste, cet échec ne pouvait
le surprendre; il avait eu peu de foi dans le succès.

En lisant ce qu'on lui disait des dispositions de l'Espagne empressée
à le recevoir, s'il préférait à l'éclat d'un trône une retraite
paisible, et à lui accorder pour lui et sa famille, avec le titre
d'infants, les prérogatives attachées à ce rang, il leva les épaules.
Depuis que Louis XIV avait placé sur le trône de Charles-Quint un
prince de sa maison, les Bourbons de France n'étaient-ils pas de droit
infants en Espagne? On ne lui offrait donc que ce qui lui appartenait,
et les prétendues bonnes dispositions de ce cousin espagnol, qui,
depuis si longtemps, lui refusait un asile par peur de déplaire au
gouvernement français, ne méritaient que le dédain. Mais il n'en fut
pas de même de l'offre du trône de Pologne. Une note de sa main,
écrite au moment où il allait quitter Mitau, nous livre sa pensée.
Elle nous le montre indigné, manifestant sa colère en des formes
vibrantes et hautaines.

«Pour répondre à l'ouverture qui m'est faite, il faut d'abord me
posséder, car mon premier mouvement est l'indignation. Quelle idée
Bonaparte a-t-il donc de moi pour me faire une pareille proposition?
Qu'il apprenne à me connaître. Huit siècles ont assuré à ma famille la
couronne de France. La puissance des Anglais, les ruses de l'Autriche,
le fanatisme de la Ligue n'ont pu l'en déposséder. La Révolution même,
qui a abattu le trône de saint Louis, le relève... Héritier de
trente-trois rois, mon droit, ou plutôt mon devoir, est d'occuper ce
trône sanglant. Je dois y travailler sans relâche. C'est à moi de
réparer les maux faits à la religion et à l'État. Rien ne me fera
abandonner mon droit, trahir mon devoir. Le poignard de Ravaillac, la
balle qui a été si près de trancher mes jours, ne m'intimident point.
Destiné à mourir, je veux descendre au tombeau quitte envers l'honneur
et envers mes sujets. Mais je n'ai aucune ambition. La couronne de
France m'appartient; nulle autre n'a de prix à mes yeux. Je dis plus:
j'aime à faire des heureux. Si, placé sur un trône étranger, je
l'étais assez moi-même pour m'en voir entouré, ma joie ne serait pas
pure. Je dirais: Ce ne sont pas là mes enfants. Une telle proposition
n'a donc rien qui puisse me tenter.

«Faut-il après cela parler de ce que celle-ci a de honteux,
d'offensant; de la démence qu'il y aurait à y prêter l'oreille?
J'accepterais un sceptre étranger des mains du Corse qui insulte au
trône et au palais de mes pères! Je sanctionnerais donc la Révolution!
Je signerais l'arrêt de mort de mon frère, de mon maître!
J'appellerais sur ma tête le sang de tous les miens, d'un million de
Français! Je ne puis m'arrêter plus longtemps à cette pensée; tout mon
sang se soulève contre elle.

«Et quelle couronne m'offre-t-on? Celle d'un pays possédé par les
trois plus puissants souverains de l'Europe, dont un est mon
bienfaiteur. Tenter de le leur enlever, ce serait à la fois une folie
et une ingratitude. Mais j'admets que ce fussent eux-mêmes qui me la
cédassent: peut-on oublier que pendant tout le siècle que cette année
termine, la Pologne fut plutôt une province qu'un État indépendant,
que ses derniers efforts pour conserver sa liberté ont été souillés
par le jacobinisme? C'est assurément un sort digne d'envie que de
régner sur un peuple esclave ou fanatique!

«Je ne pousserai pas plus loin ce raisonnement; c'est de la
proposition elle-même que je veux parler. Elle est, et je crois
l'avoir démontré, extravagante si elle est faite de bonne foi. Mais
peut-on la supposer telle? Bonaparte voudrait aujourd'hui me proclamer
roi héréditaire de Pologne; il désire que je fasse moi-même quelque
ouverture à ce sujet. Si jamais le _timeo Danaos et dona ferentes_ fut
applicable, c'est assurément ici. L'usurpateur m'invite à faire une
première ouverture, sans dire même à qui, et il promet de l'appuyer de
toutes ses forces. Mais comment ne verrais-je pas, en me supposant
d'accord avec lui pour mon propre avilissement, que le premier, le
subit, l'inévitable effet de toute démarche de ce genre serait de me
perdre sans ressource dans l'esprit de l'Empereur de Russie? C'est ce
que Bonaparte voudrait, et en ce moment plus que jamais. En effet,
considérons que Malte a capitulé le 7 septembre[107] et que la lettre
en question est du 14 octobre. Bonaparte, étourdi d'une nouvelle qui
dérangeait les mesures qu'il avait prises envers Paul Ier, craignant
le ressentiment du prince qui pouvait très bien s'offenser de l'offre
vaine qui lui avait été faite, a voulu m'ôter un appui qui, de
nouveau, lui paraissait redoutable. Heureusement, le piège est
grossier.

         [Note 107: En route pour l'Égypte, Bonaparte, en 1798, avait
         occupé l'île de Malte, où, depuis, des troupes tenaient
         garnison. En 1800, désireux de se rapprocher de la Russie et
         voulant disposer favorablement le tsar, il lui offrit cette
         possession. Mais, avant que son offre aussitôt acceptée eût
         pu être suivie d'effet, les Anglais avaient mis le siège
         devant Malte. Après une héroïque défense, la garnison dut
         capituler.]

«Je conclus que le silence et le dédain doivent seuls répondre à une
insolente et insidieuse proposition, et j'ajoute que si je pouvais
croire un moment à sa sincérité, le seul usage qu'on m'en verrait
faire serait de la dénoncer à Paul Ier.»

Cette note rédigée, nous l'avons dit, au milieu d'un brusque départ,
ne fut pas expédiée. Elle resta dans les papiers du roi comme un
témoignage de son état d'âme au moment où il l'avait écrite. Elle ne
touchait d'ailleurs qu'à l'un des points qui nécessitaient ses
résolutions. Il en était un autre sur lequel il n'était pas moins tenu
de se prononcer. Devait-il, comme le lui conseillait Montesquiou,
écrire une nouvelle lettre à Bonaparte, ou considérer celle qu'il
avait reçue comme une fin de non-recevoir définitive? La question
méritait qu'il y réfléchît longuement. Il espérait que des avis
postérieurs de ses agents le mettraient mieux en état de la résoudre.
Il quitta Mitau sans avoir rien décidé.

Il partait sans savoir encore en quel lieu il se fixerait. Son
ministre à Saint-Pétersbourg, le comte de Caraman, chassé comme lui de
Russie, avait pris les devants. Il se dirigeait vers Berlin, où, par
ordre de son maître, il devait solliciter pour lui un asile à
Varsovie. Mais le roi de Prusse accueillerait-il cette prière? Dans le
doute où il était à cet égard, Louis XVIII ne se hâtait pas.
Accompagné de la duchesse d'Angoulême et du comte d'Avaray, il
voyageait à petites journées, contrarié, par surcroît, dans sa marche
par les rigueurs de l'hiver moscovite, qui rendaient la route aussi
pénible que longue.

C'est au cours de ce lamentable voyage, et probablement à Koenigsberg,
où il fit un séjour d'une semaine, qu'en même temps qu'il recevait
l'autorisation de s'établir à Varsovie sous le nom de comte de l'Isle,
en gardant le plus strict incognito, il apprit l'attentat commis à
Paris, rue Saint-Nicaise, contre la personne du premier consul, dans
la soirée du 24 décembre. Quoique les premiers récits de cette
tentative criminelle fussent unanimes à l'attribuer au parti jacobin,
le roi fut convaincu qu'elle rendait impossible toute négociation
ultérieure, et qu'en conséquence, une réponse à la lettre de Bonaparte
serait sans objet. Mais celles qu'il trouva à Varsovie, en y arrivant
le 22 février, ébranlèrent son opinion. Il y en avait une de
Clermont-Gallerande qui, tout en confirmant la nouvelle de l'attentat,
donnait à entendre que cet événement, dont les jacobins portaient
seuls encore la responsabilité, loin d'éloigner de l'esprit de
Bonaparte l'idée d'une entente avec le roi, l'y rendait plus
accessible en l'éclairant sur les périls dont son gouvernement était
et resterait entouré; qu'en conséquence, il ne fallait pas perdre
espoir. Malheureusement, un post-scriptum tracé en hâte par
Royer-Collard, au bas de cette lettre, en affaiblissait singulièrement
l'argumentation.

«Depuis que la lettre de Saint-Pierre est écrite, et pendant que je
la transcrivais, le gouvernement a acquis la certitude que la
conspiration du 24 décembre et la machine infernale appartiennent aux
chouans et non aux jacobins, comme il l'avait cru avec tout le public.
M. de Bourmont, et tous les chouans amnistiés qui se trouvaient à
Paris, sont arrêtés. L'homme qui en conduisait les chevaux se nomme
Carbon, dit le petit François. Il a été trouvé chez des religieuses
réunies dans une maison de la rue Notre-Dame-des-Champs. Mme Duchesne,
leur abbesse, est aussi arrêtée. Les serviteurs de Votre Majesté sont
profondément affligés de cette découverte.»

Il semble que cette information, qu'allaient confirmer et aggraver les
recherches de la police, aurait dû détruire, dans l'âme de Louis
XVIII, les vagues espoirs qu'avait ranimés la lettre de
Clermont-Gallerande, et le détourner du projet de renouer la
négociation. Il n'en fut rien. Une nouvelle note de sa main nous
prouve que, sans se rendre entièrement à l'avis de ses agents, il ne
croyait plus avec autant de certitude qu'à son départ de Koenigsberg,
à l'absolue impossibilité de traiter.

«C'est une terrible question à résoudre que celle-ci. Que valait-il
mieux endurer de mon sujet, un silence impertinent, ou une réponse
insolente? Mettons à part, pour l'examiner, le juste sentiment de la
dignité blessée, et voyons quelles conjectures nous aurions pu tirer
d'une de ces deux hypothèses, et quelles sont celles que nous
fournissent les faits.

«Si Bonaparte n'avait pas répondu du tout, nous pourrions l'attribuer
à trois causes: orgueil, embarras, prudence. La première est dans le
caractère de l'homme qui, tout le monde le sait, est pétri de vanité;
cela était mauvais, mais n'avait rien de surprenant. La seconde aurait
annoncé de la pudeur et, par conséquent, eût mieux valu. Pour la
troisième, il eût fallu avoir l'âme et les projets de Monck. Je ne
crois pas qu'on pût en tirer une quatrième induction; mais il est
inutile de pousser plus loin l'analyse d'une hypothèse qui n'existe
pas.

«Bonaparte a répondu, me déclare que je ne dois plus songer à rentrer
en France, parce qu'il faudrait marcher sur cent mille cadavres, et
finit par m'offrir assez poliment sa protection. J'ai déjà dit que je
ne m'arrêtais pas à la forme; mais il y a deux manières d'envisager
le fond. Bonaparte a-t-il exprimé celui de sa pensée? N'a-t-il voulu
que voir si j'étais susceptible d'être intimidé par le commencement de
sa lettre et peut-être alléché par la fin? L'ordre dans lequel la
lettre est écrite me ferait pencher vers la première opinion. L'image
des cadavres peut être placée là pour effrayer véritablement celui
dont les discours et la conduite ont prouvé combien il est avare du
sang français, et il est également possible que Bonaparte, persuadé
qu'il me détournera par là de rien entreprendre désormais, soit de
très bonne foi dans les offres, consolantes pour qui se résignerait,
qui terminent la lettre. Si cela est ainsi, il vaudrait beaucoup mieux
qu'il n'eût point écrit, non que je croie Bonaparte assez affermi pour
n'être pas obligé d'en revenir, peut-être trop tard, à moi, mais parce
que, dans la disposition où je le suppose, sa lettre est une insolence
et le familiarise de plus en plus avec l'idée de voir, dans son
souverain, tout au plus son égal.

«La seconde opinion se fonde sur la conduite et les dispositions de
l'évêque d'Autun. Lorsqu'il a demandé à Prudent comment on trouvait à
Mitau le style de Bonaparte, ce pouvait n'être qu'une insultante
raillerie; mais ce qu'il a ajouté me semble le justifier sur ce point.
Si Bonaparte pense ce qu'il écrit, une réplique de ma part ne peut que
l'irriter, et, en ce cas, l'évêque, qui n'a certainement pas envie de
lui donner de l'humeur, loin d'encourager une pareille correspondance,
eût abondé dans le sens du consul et eût tâché de faire sentir à
Prudent que je n'ai rien de mieux à faire que d'accepter ses offres.
Or, si la lettre n'a été écrite que pour m'éprouver, ou, ce qui serait
encore mieux, pour ne pas laisser tomber la correspondance, il vaut
mieux qu'il ait écrit.

«À l'opinion que l'évêque laisse apercevoir, on peut opposer celle que
Le Brun articule nettement. Cet ancien secrétaire du chancelier
Maupeou n'ose pas prendre le ton aussi familier que son collègue, ni
mettre «Monsieur» dans le corps de la lettre; il le place en vedette.
Mais cette inconséquence, car c'en est une au troisième consul
d'employer des formes respectueuses avec moi, n'empêche pas qu'il ne
me conseille la vie privée de bonne foi, ou, du moins, je le crois, et
le rêve de Pologne coïncide avec les offres de Bonaparte, de telle
sorte qu'il est difficile de juger si c'est le roman d'un homme qui a
de grandes idées, ou une sottise de celui qui ne connaît les royaumes
que par la géographie.

«Mais aussi Le Brun est un pauvre homme; il a pu prendre pour bon ce
qui cachait une arrière-pensée, et les questions de l'autre, qui
connaît bien mieux Bonaparte que lui, étant fort postérieures, il se
peut bien que le consul, étonné de mon silence, ait lâché l'apostat
pour rengrainer[108].

         [Note 108: C'est-à-dire pour se ménager un moyen de renouer
         la négociation.]

«Sa cruauté à l'égard des chefs des royalistes ne prouve rien; elle
est dans son caractère, et si, en effet, ce que je ne puis croire, ils
sont les auteurs de la machine infernale, ou si Fouché est parvenu à
le persuader au Consul, il peut les assassiner sans renoncer à la
restauration. Mais, ce qui est difficile à expliquer, c'est comment
cent mille écus de pension peuvent former l'amalgame d'un _ange de
bonté_ avec un tigre bien connu pour tel.

«Il faut pourtant conclure. Si nous étions sûrs que la lettre fût
véritablement la pensée de Bonaparte, il faudrait rompre une
correspondance qui ne pourrait que m'avilir. Si nous l'étions, au
contraire, qu'il a voulu m'éprouver, ou bien qu'il n'a pas cru pouvoir
entretenir autrement la correspondance, il ne serait pas difficile de
lui faire voir que j'ai l'horreur du sang français, mais que, loin de
l'épargner, l'abandon de mes droits en ferait couler mille fois
davantage; que, s'il en est vraiment avare lui-même, il doit plutôt
ambitionner un rang distingué auprès du trône, que ce trône même, où
il ne peut se soutenir qu'en immolant et jacobins et royalistes; que,
si je le lui cédais, la postérité me traiterait de lâche; que, s'il me
le rend, elle élèvera son nom fort au-dessus de celui de Monck, parce
que le sacrifice sera plus grand; enfin, que je ne sais pas vendre mes
droits.

«Dans l'incertitude où nous sommes, je pense qu'il faut adresser au
Conseil royal ce que, dans la seconde hypothèse, j'adressais à
Bonaparte lui-même. Peut-être faut-il ajouter en peu de mots que je
crois les royalistes incapables d'un lâche forfait, mais que j'en
anathématise l'auteur, quel qu'il soit.»

Le projet éventuel qui apparaît dans cette note ne fut pas exécuté,
faute de moyens pour y donner suite. L'attentat de la rue
Saint-Nicaise avait excité les défiances de Bonaparte contre tout ce
qui était royaliste. La police exerçait une rigoureuse surveillance
sur les partisans du roi, suspectait leur conduite, leurs actes. Les
chefs, pour la plupart, étaient incarcérés, expulsés de Paris,
internés dans des villes lointaines. Qui aurait osé, en de telles
conditions, aller parler des Bourbons à Bonaparte? Les membres du
Conseil royal, menacés dans leur liberté, se dispersaient après avoir
envoyé leur démission. Clermont-Gallerande et Royer-Collard jugeaient
prudent de disparaître. De La Marre se décidait à prolonger son séjour
en Allemagne, en attendant que le roi l'appelât à Varsovie. Enfin,
Montesquiou lui-même, bien qu'il eût refusé, convaincu qu'il n'en
pourrait rien faire, les pouvoirs que Louis XVIII aurait voulu lui
maintenir, portait ombrage à Bonaparte, et, quoiqu'il fût difficile de
voir en lui un conspirateur, était exilé à Menton. Personne n'aurait
donc pu prendre la parole au nom de Louis XVIII, et tout espoir de
négociations nouvelles fut abandonné. La cause royale était pour
longtemps condamnée.

Maintenant, c'est en vain que Louis XVIII tentera de nouveau de
soulever ses sujets fidèles; c'est en vain que Pichegru, Dumouriez et
Willot formeront des projets, se concerteront pour les exécuter; c'est
en vain que l'Angleterre, loin de se laisser décourager par la
défection de Paul Ier, s'engagera plus avant contre la France,
refusera la paix que Bonaparte lui fait offrir, autorisera Wickham à
renouer ses relations avec les royalistes de l'intérieur, les chances
de la royauté n'en seront pas moins anéanties. Et entre tant de faits
dignes de surprise dont fourmille cette histoire, ce ne serait pas le
moins surprenant de voir le roi proscrit conserver l'espoir qu'elles
renaîtront, si l'on ne savait déjà de quelle invincible foi dans le
triomphe définitif de ses droits il était animé.

FIN DU DEUXIÈME VOLUME



TABLE DES MATIÈRES


LIVRE SEPTIÈME

LES ÉMIGRÉS ET LE XVIII FRUCTIDOR


     I.--Regard en arrière.                                1
    II.--Le parti royaliste en 1796-1797.                 12
   III.--L'abbé de La Marre et le marquis de Bésignan.    22
    IV.--Le plan des agents de Paris.                     37
     V.--La catastrophe du 31 janvier 1797.               52
    VI.--La disgrâce du duc de La Vauguyon.               69
   VII.--Barras et Sourdat.                               84
  VIII.--Le coup d'État du Directoire.                    98
    IX.--Les débuts d'une intrigue.                      106
     X.--Le lendemain de fructidor.                      111


LIVRE HUITIÈME

LOUIS XVIII ET MADAME ROYALE

     I.--La délivrance.                                  128
    II.--Le consentement de Madame Royale.               143
   III.--L'abbé Edgeworth à Blanckenberg.                163
    IV.--Fiançailles d'exil.                             173
     V.--Dissentiments passagers.                        187
    VI.--Le roi chassé de Blanckenberg.                  200
   VII.--En route pour Mitau.                            212


LIVRE NEUVIÈME

AGITATIONS ET INTRIGUES

     I.--Le roi à Mitau.                                 223
    II.--Saint-Priest à Saint-Pétersbourg.               234
   III.--Fauche-Borel à Londres.                         241
    IV.--Les lettres patentes.                           247
     V.--Pichegru rentre en scène.                       256
    VI.--Dumouriez royaliste.                            271
   VII.--La seconde coalition.                           277
  VIII.--La mission du comte d'Avaray.                   288
    IX.--La Maisonfort à Saint-Pétersbourg.              299
     X.--La fin d'une intrigue.                          310


LIVRE DIXIÈME

À LA VEILLE ET AU LENDEMAIN DU DIX-HUIT BRUMAIRE

     I.--Le roi et son neveu.                            318
    II.--De la coupe aux lèvres.                         326
   III.--Les préparatifs.                                342
    IV.--Le mariage.                                     355
     V.--Nouvel essai de recours à Bonaparte.            365
    VI.--À la veille du dix-huit brumaire.               374
   VII.--Les plans de Dumouriez et de Willot.            386
  VIII.--Le Conseil royal et sa mission.                 402
    IX.--Autour de Bonaparte.                            417
     X.--Les dessous d'une négociation.                  433
    XI.--Partie perdue.                                  445





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française - Tome 2-Du 18 fructidor au 18 brumaire" ***

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