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Title: Mon frère et moi - Souvenirs d'enfance et de jeunesse
Author: Daudet, Ernest, 1837-1921
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mon frère et moi - Souvenirs d'enfance et de jeunesse" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



MON FRÈRE ET MOI

SOUVENIRS D'ENFANCE ET DE JEUNESSE

PAR

ERNEST DAUDET

PARIS

E. PLON et Cie

1882



_AU LECTEUR

Alphonse Daudet, à qui sont consacrés ces souvenirs, est aujourd'hui
dans la plénitude de sa renommée. Ses oeuvres, qu'éditeurs et journaux se
disputent, sont traduites dans toutes les langues, populaires à Londres
comme à Paris, à Vienne comme à Berlin, à New-York comme à
Saint-Pétersbourg. Si les notes intimes et personnelles qu'on va lire
avaient besoin d'une justification, je n'en voudrais pas invoquer
d'autre que cette légitime notoriété si bien faite pour les expliquer.

Quant à l'attrait particulier qu'elles peuvent offrir résultant de la
parenté qui unit à celui qui en est l'objet celui qui les a écrites, je
n'en dirai qu'un mot. Depuis qu'Alphonse Daudet est venu au monde, la
vie ne nous a guère séparés. Je reste convaincu que personne ne saurait
parler de l'homme et de l'écrivain avec plus d'exactitude que moi, si ce
n'est lui; et j'ai en outre l'avantage de pouvoir en dire ce
qu'assurément il n'oserait pas en dire lui-même.

Longtemps mon esprit a été obsédé par la tentation d'écrire ce récit, de
fixer, de préciser des souvenirs dont Alphonse Daudet lui-même s'est
inspiré souvent dans ses romans et dans ses études. Je me disais qu'en
un temps où le roman tend de plus en plus à ne s'alimenter que de
vérité, où le besoin de sincérité s'impose impérieusement à quiconque
tient une plume, ces notes vraies sur un passé déjà lointain n'avaient
pas moins chance de plaire qu'une oeuvre de fiction qui ne doit son
succès qu'à l'effort de l'auteur pour reproduire exactement l'homme et
la vie.

C'est sous cette forme que l'obsession dont je parle a longtemps hanté
mon esprit. Peut-être l'aurais-je dominée et n'eût-elle jamais eu raison
de mes scrupules, sans l'effort de quelques amis qui se sont attachés à
me démontrer que je devais à l'histoire littéraire de ce temps ces
documents sur mon frère, et que j'étais tenu d'écrire mon récit,
dussé-je en ajourner indéfiniment la publication.

Je le commençai donc, ainsi qu'un travail destiné à ne pas sortir du
cercle de l'intimité. Mais le destin en avait décidé autrement; il
n'était pas encore achevé qu'une affectueuse violence le livrait à la
publicité, sous ce titre: «Alphonse Daudet, par Ernest Daudet.»

On m'accordera la liberté de dire que le succès en fut très-vif auprès
des lecteurs de la_ Nouvelle Revue. _En revanche, mon frère, que je
n'avais pu consulter, car nous étions alors éloignés l'un de l'autre,
lui en Suisse, moi en Normandie, s'émut un peu de se voir traité «comme
on ne traite que les morts». Il m'écrivait: «Je suis vivant et bien
vivant, et tu me fais entrer trop tôt dans l'histoire. J'en sais qui
diront que je me suis fait faire une réclame par mon frère.»

Fondée ou non, l'objection venait tardivement. Le livre était lancé; il
n'y avait plus qu'à le laisser aller. C'est ce que j'ai fait d'accord
avec Alphonse Daudet, après avoir, sur son désir, supprimé des
appréciations élogieuses de son talent, sans autorité sous ma plume
amicale, et modifié le titre primitif qu'il jugeait trop bruyant. Il m'a
conseillé celui qui figure en tête de ce volume, et quoique j'aie
toujours professé la profonde horreur du «moi», j'avais tant à me faire
pardonner pour ma tentative audacieuse, que j'ai accédé sans discussion
à son désir.

Telle est la courte histoire de mon livre. Je la devais au public, à la
bienveillance duquel je le confie. Je n'y ajouterai qu'un mot. On me
pardonnera si je me mets en scène à côté de mon frère. Nos existences
ont été si étroitement unies que je ne pouvais parler de lui sans parler
aussi de moi. Je me suis efforcé de le faire discrètement, ces pages
étant inspirées avant tout par une grande tendresse fraternelle et une
non moins grande admiration._

     E. D.



I


Le nom de Daudet est assez répandu dans le Languedoc. Quelques-unes des
familles qui le portent en ont supprimé la dernière lettre: Daudé
d'Alzon, Daudé de Lavalette, Daudé de Labarthe. On le trouve fréquemment
dans la Lozère, à Mende et à Marvejols, sous sa double orthographe. Au
dix-huitième siècle, un graveur, un critique d'art, un ingénieur, deux
théologiens protestants le firent connaître; un chevalier Daudet écrivit
et fit imprimer la relation d'un voyage de Louis XV à Strasbourg.

Ces Daudé ou Daudet, tous originaires des Cévennes, ont-ils eu un
berceau commun? On peut le supposer. Ce qui est plus certain, c'est que
la branche de laquelle nous sommes issus, Alphonse et moi, a poussé dans
un petit village nommé Concoules, à quelques lieues de Villefort, dans
la Lozère, au point où ce département se réunit à ceux de l'Ardèche et
du Gard.

Au commencement de la Révolution, notre grand-père, simple paysan à
l'esprit plus ouvert que cultivé, était descendu de ces montagnes
sauvages avec son frère pour se fixer à Nîmes et y exercer la profession
de taffetassier (tisseur de soie). Il s'appelait Jacques; son frère,
Claude. Royaliste exalté, Claude périt massacré en 1790, pendant les
sanglantes journées de la «Bagarre». Peu s'en fallut que Jacques aussi
trouvât la mort dans des conditions non moins tragiques.

C'était en pleine Terreur. L'échafaud restait en permanence sur
l'esplanade de Nîmes. On y fit monter en un seul jour trente habitants
de Beaucaire, prévenus de complicité avec les conspirateurs royalistes
du Vivarais, artisans pour la plupart, car il est à remarquer que dans
le Midi, c'est parmi le peuple que les jacobins semblaient recruter de
préférence leurs victimes. Ces malheureux allèrent au supplice en
chantant le _Miserere_. Arrivé depuis peu de ses montagnes, Jacques
Daudet se trouva sur leur passage. Son âme s'ouvrit à la pitié, ses yeux
s'emplirent de larmes.

--_Ah! li paouri gent!_ (Ah! les pauvres gens!) s'écria-t-il.

Il fut aussitôt entouré d'individus appartenant à l'escorte des
condamnés, qui le maltraitèrent en le poussant dans le lugubre cortége,
en le menaçant de l'exécuter sans jugement. Par bonheur, l'un d'eux,
moins exalté que les autres, le pressa de fuir et favorisa sa fuite.
Notre Cévenol se hâta de disparaître et profita de la leçon, car on ne
l'entendit plus jamais manifester ses sentiments dans les rues.

Le temps emporta ces sombres années. Sous le Consulat, on retrouve
Jacques Daudet à la tête d'un important atelier de tissage, que les
grands fabricants de la ville ne laissaient guère chômer. L'industrie
des tissus de soie était alors florissante dans Nîmes; elle fournissait
à la consommation des cravates, des robes, des foulards, ces belles
étoffes brochées qui égalaient en perfection les plus fins produits de
la fabrique lyonnaise. Elle alimentait dans la ville et dans les
communes voisines des centaines de métiers; elle faisait brillante
figure à côté de cette énorme production de tapis, de châles, de lacets,
qui portait la renommée du commerce nîmois jusque dans l'Orient.

Jacques Daudet se lassa bientôt de n'être qu'un ouvrier. Il fonda une
maison de vente et ne tarda pas à acquérir une petite fortune. Dans
l'intervalle, il s'était marié; de son mariage étaient nés deux fils et
trois filles. C'est son quatrième enfant, Vincent, qui fut le père
d'Alphonse Daudet et le mien.

Un joli homme à vingt ans que ce Vincent, avec sa tête bourbonienne, ses
cheveux noirs, son teint rosé, ses yeux à fleur de tête, serré dans une
étroite redingote et cravaté de blanc, connue un magistrat,--habitude
qu'il conserva toute sa vie. Son instruction n'avait pas dépassé le
rudiment du latin, son père l'ayant «attelé aux affaires» dès l'âge de
seize ans. Mais il avait couru le monde, la Normandie, la Vendée, la
Bretagne,--en ce temps-là, c'était le monde,--conduisant lui-même une
voiture toute pleine des produits de la maison paternelle, qu'il vendait
dans les villes aux grands négociants de ces contrées, voyageant nuit et
jour, hiver comme été, deux pistolets dans un petit sac vert pour se
défendre contre les malandrins.

Ces moeurs commerciales d'une époque qui ne connaissait ni le télégraphe
ni les chemins de fer se sont transformées aujourd'hui. Mais elles
avaient vite fait de former un homme au contact des difficultés, des
aventures, des responsabilités qu'elles engendraient. À vingt ans donc,
Vincent Daudet était un gaillard tout feu, tout flamme, prudent,
rangé,--catholique et royaliste, il n'est pas besoin de le dire,--digne
en tout des braves gens qui l'avaient mis au monde; en outre, tout à
fait séduisant, ce qui ne gâte rien.



II


En ce temps-là,--vers 1829,--la maison Daudet était en relations suivies
d'affaires avec la maison Reynaud, à qui elle achetait les soies en fil,
nécessaires à la fabrication des tissus. Une fameuse race aussi que
celle des Reynaud, comme on va le voir. Son berceau se trouve encore
dans les montagnes de l'Ardèche,--une vieille et confortable maison,
appelée «la Vignasse», plantée sur des amas de roches brisées, parmi les
châtaigniers et les mûriers, et dominant la vallée de Jalès où eurent
lieu, de 1790 à 1792, les rassemblements royalistes provoqués par l'abbé
Claude Allier et le comte de Saillans, agents des princes émigrés.

La Vignasse avait été achetée le 10 juin 1645 par Jean Reynaud, fils de
Sébastien Reynaud, de Boisseron. C'était alors un petit domaine où vint
s'établir Jean Reynaud après son mariage, et sur lequel il construisit
l'habitation qui appartient encore à sa descendance. De 1752 à 1773,
l'un de ses héritiers, notre bisaïeul, eut six fils et trois filles.
Deux de celles-ci se marièrent; la troisième se fit religieuse au
monastère de Notre-Dame de Largentière, dont sa grand'tante maternelle,
Catherine de Tavernos, était alors supérieure. Quant aux six garçons,
dont l'un fut notre grand-père, ils eurent pour la plupart des aventures
qui méritent d'être signalées ici.

L'aîné, Jean, resta dans la maison paternelle, y fit souche de braves
gens; son petit-fils, Arsène Reynaud, y réside encore, plein de vie et
de santé, malgré son grand âge, honoré, estimé et donnant autour de lui
l'exemple des plus mâles vertus.

Le second, Guillaume, «l'oncle le Russe», se rendit à Londres sous la
Révolution et y fonda un grand commerce d'articles de Paris. Les émigrés
français ayant été expulsés d'Angleterre, il partit pour Hambourg, d'où
il gagna la Russie, en transportant son commerce à Saint-Pétersbourg. À
force d'adresse, il parvint à se faire nommer fournisseur de la cour et
eut vite gagné une fortune estimée à trois cent mille francs, chiffre
considérable pour le temps.

Par quelles circonstances se trouva-t-il mêlé à la première conspiration
contre Paul Ier? Nous ne l'avons jamais bien su. Cette conspiration
ayant échoué, l'oncle Guillaume entendit prononcer contre lui une
sentence qui confisquait ses biens et ordonnait sa déportation en
Sibérie. Il y fut conduit à pied, enchaîné, avec la plupart de ses
complices. D'abord plus heureux qu'eux, il parvint à s'échapper, en se
mêlant à la suite d'un ambassadeur que le gouvernement russe envoyait en
Chine. Malheureusement, il fut reconnu au moment de franchir la
frontière et renvoyé en Sibérie. Il y serait probablement mort, si le
succès de la seconde conspiration contre le czar Paul, étranglé, on s'en
souvient, en 1801, n'eût mis un terme à son exil. Alexandre Ier signa sa
grâce et lui restitua sa fortune.

L'oncle le Russe rentra en France sous la Restauration et se fixa à
Paris, où il mourut en 1819, en léguant son héritage à sa gouvernante,
une certaine Catherine Dropski, qui vivait près de lui depuis vingt ans
et qui disparut, sans laisser le temps à la famille dépouillée de lui
adresser des réclamations.

Le troisième fils de Jean Reynaud se nommait François. C'est celui que
nous désignons encore sous le nom de «l'oncle l'abbé». Un beau type de
prêtre et de citoyen que cet abbé Reynaud, dont ses petits-neveux ont le
droit de parler avec quelque fierté. Rarement un homme réunit en lui
plus de dons. Ceux qui l'ont connu ne prononcent son nom qu'avec une
admiration respectueuse.

Désireux d'entrer dans les ordres, il fit ses premières études aux
Oratoriens d'Aix, avec le dessein de rester dans cette célèbre
congrégation et de se vouer à l'enseignement; mais, rappelé bientôt par
son évêque, qui tenait à le garder dans son clergé diocésain, il les
continua au séminaire de Valence, d'où il alla, en 1789, occuper une
modeste cure dans le Vivarais. Ayant refusé d'adhérer à la constitution
civile du clergé, mais ne voulant prendre aucune part aux complots qui
s'ourdissaient autour de lui, il partit pour Paris sous un déguisement,
avec la pensée d'y vivre auprès de son frère Baptiste, dont je parlerai
tout à l'heure.

Peu après son arrivée à Paris, il assistait à la séance de la Convention
dans laquelle furent votées des mesures rigoureuses pour empêcher les
suspects de quitter la capitale. Sans attendre la fin de cette séance,
il alla prendre le coche de Rouen. Quelques jours plus tard, il était à
Londres, où il attira son frère Guillaume.

Pendant le long séjour qu'il fit en Angleterre, l'oncle l'abbé vécut
loin de la société des émigrés, dont il désavoua toujours l'attitude et
les menées. Ayant épuisé ses ressources, et devenu professeur, il était
entré à ce titre chez un savant qui élevait un petit nombre de jeunes
gens appartenant à l'aristocratie britannique. Là, il donna à ses
propres études, le complément qui leur manquait; il étudia spécialement
la langue anglaise; elle lui devint bientôt si familière qu'il put
l'enseigner à Londres même. Durant ce séjour, il fut le héros d'une
aventure dont il ne parlait plus tard qu'avec une émotion profonde.

Il avait cru devoir cacher sa qualité de prêtre aux personnes avec qui
il entretenait des relations. Dans une des familles où il était reçu, se
trouvait une jeune fille, belle, distinguée et riche. Elle s'éprit de
cet exilé, touchée par sa grâce naturelle, son doux regard et surtout
par la dignité de sa vie. Comme il ne paraissait pas comprendre les
sentiments qu'il avait inspirés, elle pria son père de lui en faire
l'aveu, offrant de le suivre en France le jour où il y retournerait.
Tout ce qu'on pouvait présenter de plus flatteur à l'imagination d'un
jeune homme, les perspectives d'un brillant avenir, les joies d'un
profond amour, fut mis en oeuvre pour séduire François. Mais sa
conscience lui dictait d'autres devoirs, et sans trahir son secret, il
refusa le bonheur qu'on lui offrait. N'y a-t-il pas dans ce simple
épisode un adorable sujet de roman?

Enfin l'exil prit fin. L'abbé Reynaud fut rayé, sous le Consulat, de la
liste des émigrés. Il rentra en France, décidé à continuer cette
carrière de l'enseignement que l'exil lui avait ouverte. Appelé à la
direction du collége d'Aubenas, il y passa peu de temps. En 1811, il
était nommé principal du collége d'Alais. C'est là qu'il vécut jusqu'au
jour de sa mort, c'est-à-dire pendant vingt-quatre ans, universitaire
passionné, attaché à ce collége qu'il avait réorganisé et rendu
florissant, refusant, pour ne pas le quitter, les plus hautes positions,
l'épiscopat même, faisant revivre, a dit un de ses biographes, l'image
du bon abbé Rollin.

C'était la mansuétude en action. Sa tolérance égalait son libéralisme,
et dans un pays où les dissidences religieuses ont engendré tant de
maux, il pratiquait cette maxime: qu'en matière de foi, la contrainte ne
saurait produire que des fruits amers.

Sous le ministère Villèle, il eut à soutenir une longue lutte contre les
Jésuites. Ceux-ci voulaient lui prendre son collége. Ils recoururent aux
plus blâmables manoeuvres pour l'en faire sortir. Mais son indomptable
énergie fut à la hauteur de leurs efforts; la victoire lui resta.

À une telle vie, il fallait une fin héroïque. Le 1er juillet 1835,
éclata dans Alais l'épidémie du choléra. Elle devint si violente, que le
collége dut être fermé. L'abbé Reynaud avait alors soixante et onze ans.
Avant de partir, les professeurs firent auprès de lui une démarche pour
l'engager à quitter Alais.

--Je dois rester à mon poste de prêtre, répondit-il, là où il y a des
affligés à consoler et des malheureux à secourir; si je m'éloignais, je
ne me déshonorerais pas moins qu'un officier qui, à la veille d'une
bataille, abandonne son drapeau et ses soldats.

Dès le lendemain, il allait s'installer à l'hôpital, où, pendant plus de
deux mois, il se prodigua avec le plus admirable dévouement. Le 10
septembre, il fut à son tour brusquement atteint, et mourut le
surlendemain, victime d'un devoir que son grand âge aurait pu le
dispenser de remplir avec une si périlleuse ardeur.

Le nom de l'abbé Reynaud est resté populaire à Alais, et si je me suis
étendu sur les causes de cette popularité, c'est que ce fut le souvenir
de cet homme de bien qui ouvrit les portes du collége à son petit-neveu,
Alphonse Daudet, lorsque longtemps après, à peine âgé de seize ans,
obligé de gagner sa vie, il alla y solliciter une place de maître
d'étude. Relisez le récit des souffrances du «Petit Chose» devenu «pion»
au collége de Sarlande.

Il me reste à parler encore de trois des fils Reynaud; je le ferai
brièvement.

L'un d'eux, Baptiste, était parti de bonne heure pour Paris. Entré comme
commis chez le chapelier de la cour, le fameux Lemoine, son intelligence
et sa bonne mine le firent désigner pour «le dehors». C'est lui qui
allait aux Tuileries essayer les chapeaux de la reine et des princesses;
il allait de même chez les femmes à la mode, chez les élégants du jour.
À ce métier, il acquit rapidement les connaissances les plus variées; il
fut vite au courant des commérages de la société d'alors. Aussi, que de
souvenirs sa mémoire avait gardés de ce temps!

«L'oncle Baptiste» est le seul de nos grands-oncles qu'Alphonse et moi
ayons connu. C'était déjà un vieillard, resté propret, frais et rose,
comme aux jours de sa belle jeunesse, mais parlant peu de son passé
devant nous qui n'étions que des enfants. Ce que nous en savons, il
l'avait raconté à sa famille. Il aimait à l'entretenir de son séjour à
Paris, des personnages avec qui il avait été lié, Collin d'Harleville
entre autres, et de ses campagnes comme volontaire dans l'armée de
Dumouriez.

Dans le _Petit Chose_, il est question d'un oncle Baptiste. Mais ce
personnage de roman n'a de commun avec notre aïeul que le nom. Alphonse
Daudet l'a créé de pièces et de morceaux, c'est-à-dire de divers traits
empruntés à d'autres membres de la famille.

Les deux jeunes frères de Baptiste, qui se nommaient Louis et Antoine,
furent loin d'avoir une destinée aussi aventureuse que leurs aînés. Ils
s'étaient mariés tous deux en Vivarais, dans le voisinage de la maison
paternelle. Louis y demeura; Antoine, celui qui fut notre grand-père
maternel, étant devenu veuf, quitta le pays vers la fin du siècle, afin
d'aller s'établir à Nîmes, où il créa un important établissement pour
l'achat et la revente des soies.

À cette époque, les éleveurs de vers à soie des Cévennes et du Vivarais,
les petits filateurs, venaient à Nîmes apporter leurs produits. On les
voyait, pendant plusieurs jours, circuler dans la ville, avec leur habit
de bourrette à pans très-courts, leurs bas de laine noire, leurs gros
souliers ferrés, les cheveux en queue, créant les cours sur ce marché
improvisé. Là, toutes les opérations se faisaient au comptant, en belles
espèces sonnantes, et comme un kilogramme de soie valait de cinquante à
quatre-vingts francs, c'était, pendant cette période, dans les magasins
où les montagnards écoulaient leurs marchandises, un roulement d'écus à
faire se pâmer d'aise Harpagon. Puis, les ventes finies, ces braves
gens, pliant sous le poids de leur sacoche, s'en retournaient chez eux,
qui au Vigan, qui à Largentière, qui à Villefort.

Cette industrie, qui a longtemps enrichi le Languedoc, la Provence et le
Comtat, est morte aujourd'hui, tuée par la maladie des vers à soie. La
crise qui a ruiné le Midi a commencé par là. Puis sont venues les
découvertes chimiques qui ont arrêté la production de la garance, si
florissante dans le département de Vaucluse. Le philloxera, enfin, a été
le dernier coup. Les fortunes les mieux assises n'y ont pas résisté.
Mais, au temps dont nous parlons, on était bien loin de prévoir ces
catastrophes, et, comme toute la France, le Midi se laissait emporter
par le fécond mouvement commercial qui atteignit son plus grand
développement sous la Restauration.

Antoine Reynaud fut de ceux qui dans Nîmes surent le mieux en profiter.
Il était devenu l'un des plus importants acquéreurs des soies du Midi.
Il les revendait ensuite aux grands tisseurs de Nîmes, d'Avignon, de
Lyon, soutenant sur ces divers marchés la concurrence contre les
produits similaires de Lombardie et du Piémont. Il fit à ce métier une
belle fortune, aidé par ma grand'mère, car, vers 1798, il s'était
remarié avec une jeune femme originaire comme lui du Vivarais, qu'il y
avait rencontrée en allant embrasser son frère aîné à la Vignasse.



III


Notre grand'mère était morte plusieurs années avant ma naissance; mais
j'ai entendu assez souvent parler d'elle pour affirmer que ce n'était
point une âme ordinaire. Plébéienne au sang chaud, royaliste convaincue,
trempée dans les rudes épreuves de la Terreur, elle rappelait par sa
beauté, ses formes sculpturales, ses yeux largement fendus, quelques-uns
des portraits du peintre David.

Lorsque Antoine Reynaud la connut, elle avait vingt ans; elle était
veuve d'un premier mari, mort fusillé dans l'une de ces échauffourées de
la Lozère contre lesquelles la Convention envoya un de ses membres,
Châteauneuf-Randon.

De ce mariage, un fils lui restait. Elle avait couru avec lui les plus
effroyables périls. Décrétée d'accusation en même temps que son mari,
elle s'était réfugiée à Nîmes, où résidait une partie de sa famille,
tandis que lui-même fuyait d'un autre côté. Là, elle vivait obscure et
cachée, attendant la fin des mauvais jours. Un matin, elle commit
l'imprudence de sortir, son enfant dans les bras. La fatalité la plaça
sur le passage de la déesse Raison, qu'on promenait processionnellement
dans les rues, et voulut que la citoyenne à qui était échue cette haute
et passagère dignité connût notre grand'mère. Du plus loin qu'elle
l'aperçut, elle l'interpella, en criant:

--Françoise! à genoux!

Ma grand'mère avait à peine dix-sept ans, la repartie prompte et
l'ironie facile. Elle répondit à cet ordre par un geste de gamin. La
foule se précipita sur elle: «Zou! zou!» Elle prit sa course à travers
la ville, pressant son enfant contre son sein, atteignit un faubourg et
put rentrer chez elle par le jardin, en passant sur l'étroite margelle
d'un puits, au risque de s'y laisser choir. Elle disait plus tard:

--Un chat n'aurait pas fait ce que j'ai fait ce jour-là.

Elle était sauvée momentanément; mais trop de périls menaçaient sa
sûreté pour qu'il lui fût possible de rester à Nîmes. Elle partit le
même soir pour le Vivarais.

Elle dut faire une partie de la route à pied, voyageant à petites
journées, logeant à la fin de ses longues marches dans une ferme ou chez
des curés constitutionnels à qui de bonnes âmes l'avaient recommandée.
Ce fut pendant ce voyage, traversé par les plus cruelles angoisses,
qu'elle apprit la mort de son mari.

Elle était arrivée la veille dans un pauvre village nommé Les Mages.
Logée au presbytère, elle fut douloureusement impressionnée en entrant
dans la chambre qui lui était destinée. Le cimetière s'étendait sous ses
croisées; la lune dessinait dans la nuit les croix des tombes. Il lui
fut impossible de s'endormir.

Puis, ce fut l'enfant qu'elle allaitait qui parut à son tour saisi de
terreur. Rouge et les yeux hagards, le pauvre petit être cria et pleura
toute la nuit, se débattant dans les bras de sa mère qui s'efforçait en
vain de l'apaiser.

Quelques heures plus tard, ma grand'mère apprenait que son mari était
mort, non loin de là, fusillé, au petit jour. Elle ne cessa jamais de
croire que son fils avait eu durant cette affreuse nuit la vision du
supplice de son père.

À la suite de ces émotions, elle perdit son lait. L'enfant, confié à ses
grands parents, fut nourri par une chèvre. Quant à ma grand'mère, son
signalement était donné de tous côtés dans le pays, la gendarmerie à sa
poursuite. Elle eut alors l'existence vagabonde d'une fugitive, rôdant
de toutes parts sous des déguisements, ne rentrant chez elle qu'à la
nuit noire pour y dormir.

Par une circonstance singulière, la seule personne qui connût le secret
de sa retraite était une ardente patriote, maîtresse de l'un des
conventionnels en mission dans le Vivarais et le Gévaudan. Cette femme
s'était prise de sympathie et de pitié pour la proscrite. Elle la tenait
au courant des mesures ordonnées contre elle, et chaque matin ma
grand'mère pouvait s'éloigner des lieux où sa liberté était plus
particulièrement menacée.

Un jour, cependant, que brisée de fatigue et vêtue comme une pauvre
gardeuse de vaches, elle s'était assise au bord d'un chemin, elle vit
apparaître deux gendarmes qui lui demandèrent si elle n'avait pas vu
passer «la nommée Françoise Robert»,--c'était son nom. Comme on pense,
elle répondit négativement. Les gendarmes l'ayant interrogée pour savoir
en quel endroit elle se rendait, elle nomma au hasard un village des
environs.

--C'est justement là que nous allons, reprit l'un d'eux en tordant sa
moustache de l'air le plus galant. Monte derrière moi, nous t'y
conduirons.

Elle protesta en pleurant qu'elle était honnête fille, et les gendarmes
attendris s'éloignèrent après lui avoir fait des excuses.

Une autre fois, les ayant aperçus à l'extrémité du chemin qu'elle
suivait, elle se jeta dans une prairie où un berger faisait paître ses
moutons. Elle lui mit un écu dans la main, puis lui prit vivement son
chapeau et son manteau, se coiffa de l'un, se drapa dans l'autre, en
disant:

--Brave homme, ne me perdez pas; je suis votre goujat.

Le berger garda le silence, et les gendarmes passèrent sans se douter
que ce pauvre petit bergerot, dont un feutre couvrait le visage et les
cheveux, et qui s'appuyait tout ensommeillé sur un bâton, n'était autre
que cette Françoise Robert qu'ils cherchaient vainement depuis tant de
jours.

Quatre années s'étaient écoulées après ces événements, lorsque Antoine
Reynaud rencontra Françoise. Il s'éprit d'elle, l'épousa en adoptant son
fils et la ramena à Nîmes. Notre grand'mère possédait une rare
intelligence et une extraordinaire intrépidité d'âme. Dans la maison de
son mari, ces qualités se développèrent et portèrent les plus heureux
fruits. Elle s'éleva en même temps que lui, et dans aucune circonstance
ne se trouva au-dessous de l'état social qu'il s'était peu à peu créé.
Elle fut une compagne aimante et fidèle, une collaboratrice discrète et
sûre. Elle contribua pour une bonne part au fondement d'une fortune qui
ne devait pas lui survivre longtemps, mais qu'elle avait eu le mérite
d'édifier pour une bonne part.

On ferait un gros volume avec les traits les plus intéressants de la vie
de notre grand'mère: le courage qu'elle déploya, un certain soir où son
mari fut victime d'une tentative d'assassinat; les manifestations de sa
haine contre Napoléon; sa joie au retour des Bourbons, tous ces épisodes
d'une vie de bourgeoise honnête et énergique. Et avec cela un entrain de
tous les diables, un esprit de décision peu commun chez les femmes, une
singulière habileté pour vaincre les obstacles, des témérités d'homme,
un tempérament vigoureux, une santé florissante malgré les fatigues de
ses grossesses successives.

Ce fut sous la Restauration que la fortune de nos grands parents
atteignit à son apogée. Ils avaient alors six enfants, y compris celui
du premier lit, assimilé aux autres: trois garçons et trois filles. Tout
ce petit monde grandissait dans l'aisance. Le commerce, prudemment
conduit, faisait couler le Pactole dans la maison. Madame Reynaud
occupait une grande place dans la société, où son opinion faisait loi.
Elle avait sa loge au théâtre, une belle propriété à quelques lieues de
la ville. Elle était de toutes les fêtes, et plus particulièrement de
celles qui suivirent le retour des Bourbons. Vers 1829, à l'époque où
les Daudet entretenaient avec les Reynaud d'étroites relations
d'affaires, cette prospérité n'avait fait que s'accroître; il ne
semblait pas que l'essor pût en être arrêté.

Telle était la famille dans laquelle le jeune Vincent Daudet rêvait
d'entrer. L'aînée des demoiselles Reynaud se nommait Adeline. C'était
une personne mince et frêle, avec un teint olivâtre et de grands yeux
tristes, dont une enfance maladive avait retardé le développement
physique; une nature rêveuse, romanesque, passionnée pour la lecture,
aimant mieux vivre avec les héros des histoires dont elle nourrissait
son imagination qu'avec les réalités de la vie; malgré cela, une âme de
sainte, d'une mansuétude infinie. C'est sur elle que Vincent Daudet
avait jeté son dévolu, sans redouter la distance qui les séparait.

Son projet parut d'abord ambitieux à ses parents eux-mêmes. Les Reynaud
tenaient la tête du commerce nîmois; l'aîné des fils venait de s'allier
aux Sabran de Lyon; le second dirigeait dans cette ville une importante
maison de commission. N'être que ce qu'était alors Vincent Daudet et
tenter de s'unir à eux dénotait beaucoup d'audace. Il formula cependant
sa demande; des amis intervinrent pour plaider sa cause et pour vaincre
une résistance fomentée surtout par les deux frères de mademoiselle
Adeline, établis à Lyon, et qui souhaitaient pour leur soeur une alliance
plus éclatante. Heureusement, mademoiselle Adeline, consultée, y coupa
court en déclarant qu'elle voulait bien.

Le mariage eut lieu au commencement de 1830, en même temps que Vincent
Daudet, devenu un personnage par son entrée dans la famille Reynaud,
s'associait avec son frère aîné pour la continuation du commerce
paternel.

Les premières années du nouveau ménage furent attristées par une longue
suite de malheurs domestiques. Mes parents perdirent successivement
leurs premiers enfants, à l'exception de l'aîné, dont la faible santé
leur causa mille tourments. Ma grand'mère Reynaud mourut presque
subitement, emportée par une fluxion de poitrine. L'un de ses fils
compromit à Lyon, dans des spéculations imprudentes, une partie de
l'actif commun confié à ses soins; enfin, mon père ne put s'entendre
longtemps avec son frère. Leur association fut rompue et remplacée par
une rivalité commerciale au cours de laquelle mon oncle, plus heureux ou
plus habile, édifia une fortune dont ses enfants ont paisiblement
hérité, tandis que mon père aventurait la sienne dans des essais de
fabrication qui donnèrent rarement de bons résultats.

Alphonse Daudet vint au monde tout juste dix ans après ce mariage, dont
j'ai cru nécessaire de raconter l'histoire et les débuts, en même temps
que l'histoire de notre famille.



IV


«Je suis né le 13 mai 18.., dans une ville du Languedoc où l'on trouve,
comme dans toutes les villes du Midi, beaucoup de soleil, pas mal de
poussière et deux ou trois monuments romains.» C'est en ces termes
qu'Alphonse Daudet raconte sa naissance, dès la première page du _Petit
Chose_, celui de ses romans où il a mis, au moins dans la première
partie, le plus de lui-même.

La ville qu'il décrit ainsi, c'est Nîmes. Il y est né le 13 mai 1840,
trois ans après moi, au deuxième étage de la maison Sabran, que nos
parents habitaient depuis leur mariage. Il était le troisième des
enfants vivants à ce moment.

L'aîné se nommait Henri: une jolie âme d'artiste, exaltée et mystique,
musicien jusqu'aux moelles, mort à vingt-quatre ans, professeur au
collége de l'Assomption de Nîmes, à la veille d'entrer dans les ordres.
Ce douloureux souvenir a inspiré une des pages les plus éloquentes du
_Petit Chose_, cet émouvant chapitre intitulé: «_Il est mort! Priez pour
lui!_»

Le cadet était celui qui écrit ce récit.

En 1848, la famille s'augmenta d'une fille, mariée aujourd'hui à M. Léon
Allard, frère de madame Alphonse Daudet, qui a signé dans divers
journaux des nouvelles d'une belle langue, révélatrice d'un fin talent
d'écrivain.

Cette maison Sabran, où nous sommes venus au monde, existe encore sur le
Petit-Cours, presque en face de l'église Saint-Charles, derrière
laquelle s'étend l'Enclos de Rey, ce terrible faubourg royaliste dont
les habitants, taffetassiers ou travailleurs de terre, ont fourni depuis
un siècle aux soulèvements de la vieille cité romaine un personnel
bruyant et grossier.

À l'une des extrémités du Petit-Cours se trouve la place des Carmes, à
l'autre la place Ballore.

Toute la vie politique de Nîmes, dans le passé, tient entre ces deux
points, propices aux rassemblements tumultueux, reliés par une large
voie, plantée d'une double rangée de platanes dont l'été saupoudre
chaque feuille d'une fine poussière blanchâtre et peuple de cigales les
branches craquantes, à l'écorce toute brûlée.

C'est sur le Petit-Cours que se déroulèrent les plus sanglants épisodes
de la Révolution, les plus tragiques scènes de la _Bagarre_.

C'est là qu'en 1815, au lendemain de Waterloo, le général Gilly, fuyant
Nîmes pour se jeter dans les Cévennes, défila à la tête de ses
chasseurs, la rage au coeur, la colère aux yeux, la bride aux dents,
pistolet dans une main, sabre dans l'autre, abandonnant les
bonapartistes aux fureurs d'une réaction criminelle trop facile à
expliquer par les traitements qu'avaient subis les catholiques pendant
les Cent-Jours.

C'est encore là qu'en 1831, ceux-ci s'attroupaient menaçants, quand on
«tomba les croix»,--souvenir mémorable, qui rappelle aux témoins de ces
temps lointains les exagérations méridionales dans toute leur violence,
le spectacle d'hommes au regard farouche, processionnellement rangés,
chantant les _Psaumes de la Pénitence_, en y mêlant force injures contre
«l'usurpateur»; de femmes échevelées, les bras sur la tête, poussant des
cris de détresse; de prêtres parcourant, avec des attitudes de martyrs,
ces rassemblements, prêchant du bout des lèvres la résignation et des
yeux la révolte, pendant que respectueusement, sous la protection de la
force armée, les autorités faisaient déposer dans les églises les croix
élevées sur les places publiques lors des missions qui eurent lieu sous
le ministère Villèle, quand la Congrégation était toute-puissante.

Les épisodes de l'histoire locale, à Nîmes, ont trouvé d'autres
théâtres, à l'Esplanade, au Cours-Neuf, aux Arènes, aux Carmes. Nulle
part ils n'ont revêtu une physionomie plus redoutable que sur ce
Petit-Cours, où l'Enclos de Rey vient déboucher par cinq ou six rues, et
où, plusieurs années après notre naissance, catholiques et protestants,
pendant les longues journées de juillet, se livraient encore bataille à
coups de pierres.

Que de fois, au temps de notre enfance, respirant l'air frais du soir
devant la maison, nous avons été brusquement ramenés par notre bonne,
tandis qu'autour de nous hommes et femmes fuyaient de toutes parts, et
qu'au loin s'élevait, poussé par des bouches au rude accent, le cri:
«Zou! zou!» signal ordinaire des échauffourées nîmoises! C'était le
combat qui commençait. Tout se résumait, d'ailleurs, en contusions, en
éraflures, en vitres brisées. La police laissait faire, et la lutte
finissait faute de lutteurs.

On n'ignore guère que mon frère a mis dans le _Petit Chose_, à côté de
beaucoup de vérité, beaucoup de fantaisie. Il est dans la fantaisie
lorsqu'il écrit: «Je fus la mauvaise étoile de mes parents. Du jour de
ma naissance, d'incroyables malheurs les assaillirent par vingt
endroits.»

Il serait plus exact de dire, au contraire, qu'à ce moment, il y eut un
répit dans les soucis de notre famille; les affaires s'annonçaient plus
prospères; les catastrophes nouvelles n'éclatèrent que plus tard, en
1846, 1847, 1848, époque où la ruine fut consommée. Nous ne connûmes
d'abord que l'aisance, nous grandîmes dans une atmosphère de tendresse,
côte à côte;--intimité de toutes les heures qui créa entre nous cette
indestructible amitié, toujours aussi vivace et pas un seul jour
démentie.

À cette époque, nos jeux remplissaient la vieille maison Sabran. Au
premier étage, se trouvaient les magasins de Vincent Daudet, et sur le
même palier ceux d'un cousin, fabricant de châles. Chez Vincent Daudet,
on bannissait sévèrement les enfants. S'ils montraient à la porte leur
mine rose et leurs cheveux blonds, un regard du père les obligeait à
fuir au plus vite. Chez le cousin, on était plus accueillant.

Il y avait là un vieux commis qui adorait les petits. Il nous faisait de
beaux chapeaux de papier tout empanachés; il nous fabriquait des
épaulettes avec des débris de franges de châles; il nous armait d'un
sabre de bois et dessinait au bouchon, au-dessus de nos lèvres, de
terribles moustaches. Nous remontions en cet équipage chez notre mère,
que nous trouvions le plus souvent plongée dans la lecture.

Ce goût passionné pour les livres, qu'elle nous a communiqué, a été une
des consolations de sa vie. Enfant, elle allait se réfugier au fond des
magasins de son père; elle se blottissait entre deux balles de soie pour
pouvoir lire sans être dérangée. Plus tard, c'est encore à la lecture
qu'elle consacrait tous ses loisirs. Il est indéniable que nous tenons
d'elle la vocation qui nous a jetés plus tard dans la vie littéraire.

Quand, interrogeant ma mémoire, je cherche à me souvenir de mon frère
enfant, je vois un beau petit garçon de trois ou quatre ans, avec de
larges yeux bruns, des cheveux châtains, un teint mat et des traits
d'une exquise délicatesse. Je me rappelle en même temps des colères
terribles, des révoltes quasi tragiques contre les corrections qu'elles
lui attiraient.

Un jour, à la suite de je ne sais quel méfait, on l'enferma seul dans
une chambre. Il s'y débattit avec une telle violence, qu'il fallut
ouvrir la porte de cette prison improvisée. Il en sortit tout
contusionné par les coups qu'il s'y était donnés volontairement, en se
jetant, la tête en avant, contre les murs.

Il tenait de nos grand'mères et surtout de notre père cette tendance aux
emportements, qu'il a dominée, en devenant homme, par un superbe effort
de volonté. Mais, enfant, elle était le trait dominant de son caractère.
Aussi fut-il assez difficile à élever. C'était le plus singulier mélange
de docilité et d'indiscipline, de bonté et d'entêtement; avec cela, une
soif inextinguible d'aventures et d'inconnu, dont une myopie que l'âge a
développée aggravait le péril.

Cette myopie a joué à mon frère les plus méchants tours; il s'est, tour
à tour, noyé, brûlé, empoisonné, fait écraser; elle l'oblige encore
aujourd'hui à solliciter un bras ami pour traverser le boulevard, à
l'heure de l'encombrement des voitures; elle a souvent fait croire, à
des gens à côté de qui il passait sans les voir, qu'il affectait, par
indifférence ou par dédain, de ne pas les saluer.

Mais, en même temps, elle lui a rendu un signalé service: elle lui a
imposé la nécessité de vivre en dedans; elle l'a doté de la faculté la
plus étrange et la plus précieuse, un don que je ne connais qu'à lui,
une sorte de regard intérieur, ou, si vous préférez, une intuition d'une
puissance extraordinaire, grâce à laquelle, s'il lui arrive de ne pas
voir avec ses yeux les traits de quiconque lui parle, il les devine et
devine en même temps la pensée de son interlocuteur. C'est une chose
inexplicable pour moi que cette intensité de vision chez ce myope. Il
est comme un aveugle dans la vie, et dans chacun de ses livres il fait
oeuvre d'observation minutieuse, attentive, presque à la loupe.

Ces qualités, qui se sont révélées chez l'adolescent, dormaient encore
chez l'enfant, dominées par une vivacité, une turbulence, une témérité
qui faisaient toujours trembler notre mère quand elle ne le sentait pas
accroché à ses jupes ou sous la surveillance de notre bonne. Mais, en
même temps, c'était la nature la plus droite, le coeur le plus généreux,
l'esprit le plus éveillé. Ah! le bon petit camarade que j'avais là!



V


Parmi les meilleures de nos joies de ce monde, il faut citer les
excursions du dimanche en famille, dans quelque village des environs, à
Marguerites, à Manduel, à Fons ou à Monfrin. C'était là qu'habitaient
nos nourriciers, braves gens, aisés pour la plupart, aimant tendrement
l'enfant allaité sous leur toit, et toujours heureux de le revoir en
compagnie de ses parents. Après la mort de ma grand'mère, la campagne
«Font du Roi» avait été vendue. Il fallait donc chercher ailleurs le
grand air des champs, et c'est pour cela qu'on nous conduisait chez nos
nourriciers, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre.

On partait le matin dans la vieille calèche où nous nous empilions,
grands et petits, avec une demi-douzaine d'oncles et de tantes, de
cousins et de cousines de notre âge; et après une belle journée sous le
soleil, sur les routes blanches de poussière, dans les vignes et sous
les oliviers, agrémentée de plantureux repas et de promenades, on
revenait le soir, au clair de lune, les enfants à moitié endormis,
bercés par les romances que les parents chantaient en choeur.

Un autre but de promenade, c'était «la Vigne», petite propriété située
aux portes de la ville, parmi les «mazets» épars dans les garrigues,
toute rôtie par le soleil et qui ne nous offrait d'autre abri qu'un
kiosque en treillage où nous avons soupé souvent en famille durant les
soirs d'été, après avoir passé de longues heures à manger des
raisins,--oeillades et clairettes,--que nos petites mains arrachaient aux
souches rampantes, toutes chargées de feuilles et de fruits, et
difficilement soulevées au-dessus de la terre durcie par les longues
sécheresses de cette saison.

Ce modeste domaine ne mesurait pas un hectare, mais il avait une porte
monumentale en fer, qui aidait à nous le faire paraître grand comme un
monde. Une allée bordée de buis et de rosiers rabougris le traversait; à
droite et à gauche s'étendaient les vignes; elles se partageaient le sol
avec les oliviers et les amandiers; au fond, un champ de luzerne où
notre père chassait les alouettes au miroir. Un mur en ruine
l'entourait, formé, comme tous ceux du pays, de pierres superposées et
non cimentées. Que de belles parties nous avons faites à la Vigne!

Au retour, on s'arrêtait à la fabrique où s'imprimaient les foulards que
la maison Daudet expédiait alors par toute la France, en Italie, en
Espagne et jusqu'en Algérie. À l'extrémité des ateliers se trouvait un
assez beau jardin. Nous y faisions une halte avant de rentrer en ville,
le temps de cueillir quelques fruits.

En résumant ces lointains souvenirs, je ne peux passer sous silence
l'époque de la foire de Beaucaire, qui revenait périodiquement chaque
année, et pendant laquelle la maison Daudet se transportait avec ses
marchandises et son personnel dans la petite ville, qui fut durant
plusieurs siècles un des plus importants marchés du monde. Dans _Numa
Roumestan_, on trouve une bien pittoresque description de cette foire de
Beaucaire:

«Dans nos provinces méridionales, elle était la férié de l'année, la
distraction de toutes ces existences racornies; on s'y préparait
longtemps à l'avance, et longtemps après on en causait. On la promettait
en récompense à la femme, aux enfants, leur rapportant toujours, si on
ne pouvait les emmener, une dentelle espagnole, un jouet qu'ils
trouvaient au fond de la malle. La foire de Beaucaire, c'était encore,
sous prétexte de commerce, quinze jours, un mois de la vie libre,
exubérante, imprévue, d'un campement bohémien. On couchait çà et là chez
l'habitant, dans les magasins sur les comptoirs, en pleine rue sous la
toile tendue des charrettes, à la chaude lumière des étoiles de juillet.
Oh! les affaires sans l'ennuyeux de la boutique, les affaires traitées
en dînant sur la porte, en bras de chemise, les baraques en file le long
du pré, au bord du Rhône, qui lui-même n'était qu'un mouvant champ de
foire, balançant ses bateaux de toutes formes, ses _lahuts_ aux voiles
latines, venus d'Arles, de Marseille, de Barcelone, des îles Baléares,
chargés de vins, d'anchois, de liége, d'oranges, parés d'oriflammes, de
banderoles qui claquaient au vent frais, se reflétaient dans l'eau
rapide! Et ces clameurs, cette foule bariolée d'Espagnols, de Sardes, de
Grecs en longues tuniques et babouches brodées, d'Arméniens en bonnets
fourrés, de Turcs avec leurs vestes galonnées, leurs éventails, leurs
larges pantalons de toile grise, se pressant aux restaurants en plein
vent, aux étalages de jouets d'enfants, de cannes, ombrelles,
argenterie, pastilles du sérail, casquettes...»

Quoique six lieues à peine séparent Nîmes de Beaucaire, on ne nous
emmenait pas en foire, nous les petits. On nous laissait à la maison.
Mais elle nous appartenait; nous y régnions souverainement, et Dieu sait
de quel bruit nous la remplissions. Puis, au retour, notre père nous
rapportait un souvenir qui était comme le couronnement de cette période
d'indiscipline, de gâterie et de libre allure: une cravache, une boîte
de géographie, un sabre, un clairon, des riens qui nous ravissaient.

Rarement enfants eurent plus de jouets que nous. Au cours de son enfance
maladive, notre aîné, Henri, en avait été comblé. Ses études commencées,
il nous les abandonna, et le tas se grossit de tous ceux qu'on nous
offrait à nous-mêmes.

Le grand-père Daudet était peu donneur. Rigoureusement économe sa vie
durant, ses générosités à ses petits-fils n'allaient guère au delà d'une
boîte de pastilles à la menthe, qu'il fourrait dans leur poche, au jour
de l'an, après le compliment d'usage.

Tout autre, le grand-père Reynaud. Il ne trouvait de joie qu'à nous
faire plaisir, qu'à jouir de notre surprise et de notre émotion. La
veille de Noël, le jour de l'An, le jour des Rois, autant de prétextes à
ripaille et à cadeaux.

Oh! les jours de l'an de notre enfance, quel souvenir! Les réunions chez
le grand-père, à midi, pour dîner; la fable si difficilement apprise,
bredouillée par nos lèvres impatientes, tandis que nos yeux s'égaraient
sur le large buffet tout chargé de friandises et de joujoux: pantins,
accordéons, chevaux de bois, moutons, poupées, que sais-je encore? la
distribution de ces présents dans le tumulte de nos envies violemment
surexcitées; le repas composé d'exquises gourmandises, croustades
fabriquées par la vieille Sophie, brandade de chez Cadet, «estevenons»
(gâteaux) de chez Villaret, nougats de chez Barthélémy, confiseries à
personnages, papillotes à pétard; puis nos sauteries dans le grand salon
bleu qui ne s'ouvrait guère que ce jour-là, tandis que les parents
continuaient à deviser entre eux.

Donc, grâce à notre aîné, grâce au grand-père Reynaud, nous possédions,
Alphonse et moi, des jouets à revendre. Avant qu'avec sa terrible manie
de savoir ce qu'il y avait dedans, il en eût vu la fin, on en avait
rempli toute une pièce, dans l'appartement de la maison de Vallongue, où
nous nous installâmes vers 1844.

Déjà, vers cette époque, nous montions des théâtres avec des personnages
en bois ou en papier découpé; nous improvisions des comédies. J'étais
très-habile à parer nos acteurs. Un jour que j'avais habillé en page une
petite poupée articulée, Alphonse, pour utiliser ce chef-d'oeuvre de mes
mains, arrangea une belle scène que je regrette bien de n'avoir pas
conservée. Ce fut son début dramatique.

Entre autres jouets que nous possédions, se trouvait tout un mobilier de
chapelle à notre taille. Autel, chandeliers, tabernacle, calice,
ciboire, ostensoir, rien n'y manquait. Notre mère avait taillé la nappe
de l'autel dans une vieille robe brodée, confectionné l'aube et le
surplis; un des oncles de Lyon avait envoyé une chasuble, une crosse et
une mitre.

Ce matériel de petite église était resté longtemps en réserve. Un beau
jour, on nous le livra. Ce ne furent alors que cérémonies religieuses,
saluts, bénédictions, processions dans les vastes greniers où notre père
avait installé l'atelier des ourdisseuses.

Ces ourdisseuses,--dévideuses de soie,--au nombre de cinq ou six,
étaient de bonnes filles, dévotes pour la plupart, qui prenaient plaisir
à nous en tendre chanter des cantiques. Souvent, nos cousines Emma et
Marie, leur frère Léonce, brave enfant tué en 1870 à Pont-Noyelles,
quelques amis venaient nous rejoindre et partager nos jeux. C'est en ce
temps que nous arriva ce que nous appelons encore dans la famille
l'histoire de la Sainte Vierge.

Ce jour-là, nous avions vêtu de l'aube blanche la cousine Emma, une
jolie brunette de notre âge; nous l'avions couronnée de roses, assise
dans une corbeille à bobines prêtée par les ourdisseuses, et nous la
transportions processionnellement comme la Vierge dans une châsse, à
travers la maison, en psalmodiant tous les refrains religieux dont notre
mémoire était remplie.

Nous nous étions partagé tous les autres ornements, portant qui la
chasuble, qui la mitre, qui la crosse. Vêtu de la soutane, Alphonse
faisait l'enfant de choeur, marchant en tête du cortége, une sonnette à
la main.

Le malheur voulut qu'au même moment, notre père reçût un gros client de
Lyon. Troublé par nos cris, il nous fit dire de nous taire; nous
négligeâmes de tenir compte de l'avertissement. La patience n'était pas
la vertu de Vincent Daudet; quand il entrait en colère, ce n'était pas
petite affaire. Il apparut tout à coup sur le seuil de l'atelier dans
lequel la procession allait prendre fin devant l'autel illuminé. D'un
revers de main, il envoya l'enfant de choeur et la sonnette rouler à
trois pas de là, puis, au milieu du sauve-qui-peut général, il retourna
la châsse comme une simple hotte, et, empoignant la Sainte Vierge à la
volée, il déchira du haut en bas l'aube blanche, en faisant sauter la
couronne. Le soir, il signifiait à notre mère, en l'absence de qui
s'était passée cette scène tragi-comique, qu'il avait assez des
cérémonies et des cantiques à domicile.

Les enfants retournèrent alors à la petite pièce qui contenait leurs
jouets, et y passèrent le temps des récréations. On les admit ensuite
dans une salle, à l'extrémité de l'appartement; là, sous la direction de
Henri, s'élevait un théâtre sur lequel, avec quelques camarades, il
répétait une comédie de Berquin. Quoiqu'ils fussent de simples mioches,
on utilisa leurs services. Nous eûmes notre part dans la représentation
de famille, donnée un jeudi et qui n'obtint d'ailleurs qu'un succès
d'estime.

Vers le même temps, notre cher père nous apporta un jour, en revenant de
la foire de Beaucaire, un _Robinson Crusoé_ en deux tomes illustrés, un
_Robinson suisse_ et la collection du _Journal des enfants_, dix grands
volumes remplis d'histoires signées Jules Janin, Frédéric Soulié, Louis
Desnoyers, Ernest Fouinet, Édouard Ourliac, Eugénie Foa. C'est là que
nous lûmes pour la première fois les _Aventures de Jean-Paul Chopart_,
puis les _Aventures de Robert, Robert et de son compagnon Toussaint
Lavenette_, le _Théâtre du seigneur Croquignole_, les _Mystères du
château de Pierrefitte_, _Léon et Léonie_, cent autres histoires écrites
pour les lecteurs de notre âge, véritables petits chefs-d'oeuvre pour la
plupart, qui ont laissé dans notre mémoire une trace ineffaçable et
exercé sur toute notre enfance une impression si vive, qu'encore
aujourd'hui, lorsqu'un de ces volumes, usés, dépareillés, nous tombe
sous la main, de ses pages déchirées montent en foule les souvenirs du
lointain passé.



VI


Au mois de septembre 1846, nos parents se déterminèrent à me faire
commencer mes études latines. Jusqu'à ce moment, nous avions été confiés
aux Frères de la Doctrine chrétienne, chez qui les familles les plus
aisées de la société catholique ne dédaignaient pas d'envoyer leurs
enfants,--pour l'exemple. Ils m'avaient appris à lire et à écrire, donné
quelques notions d'histoire sainte et d'instruction religieuse. On leur
laissa Alphonse pendant une année encore. Notre aîné achevait ses
classes chez un vieux professeur nommé Verdilhan, entré jadis dans
l'enseignement sous les auspices de «l'oncle l'abbé».

Pour moi, on se décida à m'envoyer comme externe au collége de
l'Assomption, que dirigeait un vicaire général du diocèse, qui depuis a
beaucoup fait parler de lui: l'abbé d'Alzon.

C'est là que je fis ma première communion, en 1848, le lendemain du jour
où l'archevêque de Paris fut tué sur les barricades, et que je vécus
deux années sous la direction de maîtres dont j'ai dû plus tard
désavouer quelquefois les opinions exaltées, mais qui presque tous
étaient des hommes éminents, affectueux, paternels, hautement habiles à
former l'esprit et l'âme des enfants confiés à leurs soins.

Ce qui avait déterminé mon père à m'envoyer à l'Assomption, c'était le
bon marché relatif de l'externat. Mais en 1848, sa fortune, qui depuis
deux ans subissait de graves atteintes, fut tout à coup compromise. Les
faillites successives de plusieurs de ses clients en emportèrent une
partie. Puis ce fut la crise commerciale, l'arrêt des affaires, qui
suivirent la révolution, et, pour couronner cette suite de catastrophes,
la mort du grand-père Reynaud.

Elle révéla l'existence du gouffre dans lequel ses fils avaient englouti
sa fortune. Nos parents comptaient sur cette succession pour faire face
à des difficultés devenues chaque jour plus inextricables. Ils n'en
retirèrent rien.

Ce fut le signal de longues et profondes divisions de famille. Une
tristesse noire planait sur notre maison. Notre chère maman ne cessait
de verser des larmes. Sous l'empire de ses soucis, mon père était devenu
susceptible, irritable; il voulait intenter un procès à ses beaux-frères
et s'emportait contre quiconque tentait de les défendre ou de prêcher la
conciliation.

Le plus clair de tout cela, c'est qu'il fallut se réduire, vivre
d'économie. On me retira de l'Assomption, et j'allai à mon tour chez le
père Verdilhan. Depuis plusieurs mois déjà, Alphonse était entré à
l'institution Canivet, établissement modeste, où il pénétrait peu à peu
dans les arcanes de la grammaire latine.

C'est une justice à rendre à notre excellent père, qu'en dépit de ses
malheurs, il ne songea jamais à réaliser des économies à nos dépens, ni
à interrompre nos études sous le prétexte qu'il n'en payait que
difficilement les frais. Un de nos parents, homme très-pratique,
grassement enrichi, dont il était le débiteur, mêlait force conseils à
ses incessantes réclamations. Il déclarait très-haut que cette ferme
volonté de nous donner, à défaut de la fortune, une solide instruction,
était le fait d'un ridicule orgueil. Il était d'avis qu'on devait nous
doter d'un bon état. Si on l'avait écouté, je serais probablement
serrurier aujourd'hui, et Alphonse manierait la varlope et la scie.

Mais Vincent Daudet ne l'entendait pas ainsi. Il persista à croire en
l'étoile de ses fils. C'est une de nos joies de n'avoir pas trahi cette
confiance. Il chercha donc d'un autre côté le moyen de réaliser des
économies. Nous quittâmes le bel appartement de la maison de Vallongue
pour aller habiter la fabrique, cette fabrique du chemin d'Avignon dont
le toujours vivant souvenir a dicté à Alphonse Daudet le premier
chapitre du _Petit Chose_.

Il y avait là de vastes pièces, de l'air, de l'espace; nous y étions
confortablement installés. Nous nous y retrouvions, chaque soir, avec
mon frère, au retour de l'école; nous y passions les jeudis et les
dimanches à courir dans les cours, sur lesquelles s'ouvraient les vastes
ateliers déserts, à nous faire des retraites mystérieuses dans la
machine à vapeur, réduite à l'immobilité, à nous rouler sur l'herbe du
jardin, sous les figuiers, derrière les grands lilas. Cousins et
cousines venaient y partager nos jeux; nos rires bruyants formaient un
étrange contraste avec les angoisses de nos parents, causées par ce
calme maladif de la vaste usine où l'arrêt subit de la vie hâtait la
ruine définitive de la famille.

Il y eut cependant quelques éclaircies dans ces tristesses. Ce fut
d'abord le mariage de notre plus jeune tante, qui, après la mort du
grand-père Reynaud, était venue vivre avec nous; puis la naissance de
notre soeur, qui fit luire sur toute la maisonnée un chaud rayon de
soleil, et enfin l'arrivée d'un des oncles de Lyon qui s'installa sous
notre toit.

Je ne sais par suite de quel arrangement il devait avoir la direction de
la fabrication et de la chambre des couleurs, le jour où les affaires
reprendraient leur essor. Ce que je sais bien, c'est qu'en attendant ce
réveil, qui ne vint jamais, il s'exerçait furieusement à ses futures
fonctions.

Il avait apporté avec lui un grand nombre de volumes, illustrés pour la
plupart. Il consacrait tout son temps à en colorier les illustrations.
C'était une manie; il coloriait tout ce qui lui tombait sous la main; il
coloria même une grammaire espagnole.

Ce brave homme adorait mon frère, se prêtait à toutes ses fantaisies; il
poussait la faiblesse jusqu'à se faire le complice de ses fredaines, en
l'aidant à les cacher, et même en m'en accusant. Un beau matin, las de
colorier, il disparut, et nous ne le revîmes plus. Je crois bien qu'il a
posé à son insu pour l'un des personnages du _Nabab_. Il y a dans ce
roman un certain caissier de la «Caisse territoriale» qui lui ressemble
terriblement.



VII


Un autre de nos souvenirs de cette époque, c'est celui des clubs. Notre
père s'était toujours occupé de politique, en théorie bien entendu, sans
l'ombre d'une ambition personnelle, encore qu'il eût pu, tout comme
d'autres, obtenir un mandat de député. De tout temps, pendant les repas,
quand le chapitre affaires était épuisé, la politique formait le sujet
ordinaire de ses entretiens avec notre mère, ou, pour parler plus
exactement, de ses monologues. Il la jugeait au point de vue de sa
passion royaliste et n'admettait guère qu'on lui tînt tête.

Au petit cercle Cornand, où il allait tous les jours, il trouvait de
braves gens pénétrés des mêmes idées que lui, un vieux magistrat
surtout, qui exerçait sur son esprit une grande influence, parleur
éloquent, expliquant les événements avec assez d'ingéniosité et
s'exerçant à les prévoir.

C'est lui qui, profitant du passage à Nîmes d'un des fils du roi, alla
déposer à son hôtel une carte sur laquelle il avait écrit ces vers:

      Prince, ne croyez pas que le Français oublie
      Les bienfaits dont il fut redevable à ses rois;
      Ils sont, quoiqu'exilés, présents à la patrie
      Plus que l'usurpateur qui lui dicte des lois!

Et l'excellent homme était fier de ce qu'il considérait comme un acte de
courageuse audace. Notez qu'il était magistrat inamovible. De tels
traits peignent une race.

Notre père nous revenait du cercle tout plein de ce qu'il y avait
entendu. Il nous le répétait, en y mêlant ses réflexions personnelles.
Toute sa politique d'ailleurs se résumait en ceci: la révolution de 1830
avait été un crime; la France serait malheureuse tant que les Bourbons
n'auraient pas reconquis leur trône. Il fallait donc souhaiter et hâter
la restauration du roi légitime.

À l'exposé de cette politique, il ajoutait ordinairement quelques dures
vérités pour «ces révolutionnaires», à qui il se plaisait à attribuer sa
ruine. Du plus loin qu'il nous souvienne, nous avons entendu parler de
Genoude, de Lourdoueix, de Madier-Montjau, celui qui «avait demandé
pardon à Dieu et aux hommes» de sa conduite en 1830, de Guizot, de
Thiers, d'Odilon Barrot, et Dieu sait avec quelle amertume pour certains
d'entre eux. C'est dans ces idées que nous avons été élevés.

Quand la révolution de 1848 eut créé à notre père des loisirs forcés, la
politique l'absorba; elle était devenue l'unique préoccupation de tous
les Français. Échauffourées locales, revues de la garde nationale,
patrouilles nocturnes, anxiétés causées par les émeutes de Paris,
incertitudes du lendemain, on ne parlait pas d'autre chose autour de
nous.

Notre père fréquentait les chefs du parti royaliste. À l'approche des
élections, ils lui demandèrent d'ouvrir ses ateliers à des réunions dans
lesquelles leurs candidats viendraient se faire entendre. Il se prêta à
leur désir. Pendant plusieurs soirs, en jouant dans le jardin, nous
eûmes le spectacle de ces bruyantes assemblées dont nous ne nous
expliquions ni la cause ni le but, et qui se résumaient pour nous en
discussions tumultueuses, en interruptions passionnées, en vitres
brisées surtout.

Après les élections, il fallut faire remettre aux fenêtres une centaine
de carreaux. Il est vrai que la liste royaliste avait passé. Tout
retomba ensuite dans le silence, et notre vie reprit sa physionomie
accoutumée. Ce fut pour peu de temps.

À quelques semaines de là, la fabrique fut vendue à une communauté de
carmélites, qui s'y établit et y réside encore aujourd'hui.

«Ce fut un coup terrible, a écrit mon frère... Dieu, que je pleurai! Je
n'avais plus le coeur à jouer, vous pensez, oh! non!... J'allais
m'asseoir dans tous les coins, et regardant tous les objets autour de
moi, je leur parlais comme à des personnes; je disais aux
platanes:--Adieu, mes chers amis;--et aux bassins:--C'est fini, nous ne
nous verrons plus.»

La part faite à l'imagination du romancier évoquant, devenu homme, les
souvenirs de ses jeunes années, ce qui est sincère dans ceux-ci, c'est
l'expression de tristesse qui s'y trouve. Nous eûmes un amer chagrin en
quittant les lieux où s'était écoulé, heureux et paisible, le meilleur
de notre enfance. Nous allâmes habiter un petit appartement rue Séguier,
tandis que notre père partait pour Lyon, où il voulait tenter la
fortune.

Rue Séguier, nous eûmes vite fait de reconstituer notre existence de la
fabrique. Là encore, nous avions un jardin, un vrai jardin avec des
arbres, des fleurs, une serre abandonnée. Alphonse y retrouva sa cabane,
ses grottes, son île de Robinson; une petite amie, fille du
propriétaire, lui tint lieu de Vendredi. D'ailleurs, il commençait à ne
plus prendre le même plaisir à ces jeux. Il leur préférait les bruyantes
récréations de l'école Canivet, les gamineries avec les camarades, les
niches faites aux voisins.

Parmi ceux-ci, se trouvait un vieux bonhomme qui vivait seul en sauvage
dans une maison de mine mystérieuse, toujours close. Mon frère et l'un
de ses compagnons trouvèrent drôle d'aller à la nuit, au retour de
l'école, tirer la sonnette du solitaire pour disparaître ensuite, de
telle sorte qu'en venant ouvrir, il ne trouvait personne.

Ce manége dura huit jours. Le neuvième, notre homme exaspéré se mit aux
aguets; quand, le soir, les petits se présentèrent comme d'habitude pour
tirer la sonnette, il ouvrit la porte, leur apparut terrible, et bondit
sur eux, le sang au visage, aveuglé par la fureur. Ils prirent la fuite
à toutes jambes, se jetèrent dans l'allée de notre maison, que la nuit
remplissait d'ombre; grimpant vivement l'escalier, ils vinrent se
réfugier chez nous, affolés par la peur.

L'homme les avait suivis dans l'allée obscure; mais il en ignorait les
êtres; il s'engagea à droite, au lieu de s'engager à gauche, et
dégringola, avec des cris de détresse, sur les marches qui conduisaient
dans les caves. On accourut, on le releva à demi écloppé, on le
reconduisit chez lui.

L'affaire n'eut pas de suites; mais on peut croire que dès ce jour la
sonnette fut laissée en repos. J'avais été le témoin des angoisses et
des terreurs de mon frère; je devins ainsi le confident de ses fredaines
d'écolier, que je l'aidais à dissimuler à nos parents.

Cet épisode est le dernier de cette période de notre enfance. Au
printemps de 1849, nous partîmes pour Lyon, où notre père avait trouvé
une position lucrative.

Ma mère ne put se séparer de sa famille et de son cher Nîmes sans un
profond déchirement. Sa douleur jeta sur tout le voyage un voile de
mélancolie, à travers lequel j'en revois encore les diverses
circonstances, si propres à impressionner des enfants de notre âge: le
trajet en diligence jusqu'à Valence, la monotone montée du Rhône en
bateau à vapeur, l'arrivée à Lyon, notre course en fiacre sur les quais
aux maisons hautes et noires, notre installation à un quatrième étage de
la rue Lafont... Je peux, comme le Petit Chose, m'écrier aussi: «Ô
choses de mon enfance, quelle impression vous m'avez laissée!»



VIII


Lorsque aujourd'hui, séparé du temps que je raconte par près de trente
années laborieusement remplies, embrassant du regard de ma mémoire cette
longue période, je me demande quelle a été l'époque la plus triste de ma
vie, tout mon passé déclare que ce fut celle de notre séjour à Lyon.
C'est bien la même impression que je retrouve dans ce passage d'une
étude de mon frère: «Je me rappelle un ciel bas, couleur de suie, une
brume perpétuelle montant des deux rivières. Il ne pleut pas, il
brouillasse; et dans l'affadissement d'une atmosphère molle, les murs
pleurent, le pavé suinte, les rampes d'escalier collent aux doigts.
L'aspect de la population, son allure, son langage, se ressentent de
l'humidité de l'air.»

À côté de ces causes purement physiques de la tristesse qui s'éveille en
moi au souvenir de Lyon, il en est d'autres, toutes morales, tout
intimes, et qu'il me serait malaisé de taire ici.

J'allais vers mon adolescence. Mon esprit, mûri de bonne heure par le
spectacle des malheurs de mes parents, s'était, pour me servir du seul
mot qui rende exactement ma pensée, précocement virilisé et en même
temps mélancolisé. Les perplexités de mon père, les larmes de ma mère,
en tombant sur mon coeur, le disposaient mal aux récréations de mon âge.

Elles développèrent en moi une sensibilité maladive, dont je tenais le
germe de ma mère. Je pleurais à propos de tout, pour le plus petit
reproche, pour une question à laquelle j'étais embarrassé de répondre.

Personne n'y comprenait rien; je n'y comprenais rien moi-même, et
j'eusse été bien entrepris pour expliquer le motif de mes larmes.
Lorsque, dans le _Petit Chose_, mon frère a tracé le touchant portrait
de Jacques, il s'est souvenu de ce trait de ma nature. C'est par là
surtout que le pauvre Jacques me ressemble, bien plus que par les
diverses aventures, de pure imagination pour la plupart, à travers
lesquelles mon frère l'a fait se mouvoir, en s'attachant, avec
l'éloquence d'un coeur reconnaissant, à dépeindre la sollicitude d'un
aîné pour son plus jeune. Je dirai cependant, pour n'y plus revenir,
qu'entre toutes ces aventures, il en est une rigoureusement vraie: «la
scène de la cruche».

Nous étions si malheureux, nos entreprises réussissaient si mal, qu'on
ne songeait guère à nous procurer des plaisirs. Les seuls qui nous
fussent permis, parce qu'ils étaient à la portée de notre bourse quasi
vide, consistaient en quelques excursions dans les environs de Lyon, aux
Charpennes, à la Tête-d'Or, dans les bois de la Pape.

Ces bois, que je n'ai pas revus et qu'une ligne ferrée a détruits, me
dit-on, étageaient sur les rives du Rhône leurs vertes splendeurs et
nous révélaient, à nous petits Méridionaux grandis sous un soleil
brûlant, dans des campagnes jamais arrosées, calcinées par ses feux, les
beautés des prés, des eaux et des bois. Nous faisions à deux, Alphonse
et moi, ces lointaines promenades; nous y puisions, dans des sensations
de nature, cet amour des champs que nous avons également gardé.

Le dimanche, j'accompagnais mon frère aîné à Notre-Dame de Fourvières.
Il m'avait communiqué quelque chose de sa ferveur religieuse; il
m'entraînait à toutes sortes de pieux exercices chez les Jésuites, chez
les Capucins; il me poussait vers le cloître. Nous ne nous entretenions
guère que de la vie des bienheureux, de leurs mortifications, de leurs
vertus, en gravissant les chemins escarpés de la colline sainte.

Nous nous arrêtions aux étalages des marchands d'objets de piété, où,
sur des lits d'ouate, les crucifix d'ivoire, les médailles d'or et
d'argent, les chapelets étaient entassés à côté des scapulaires, des
livres d'heures, de mille brochures étranges, fruit d'un illuminisme
maladif.

Au long des devantures, des couronnes d'immortelles et de jais, des
cierges en faisceau se balançaient au vent, heurtant les murailles
tapissées d'estampes grossièrement enluminées. Ces estampes
représentaient des scènes du Nouveau Testament, des portraits de saints,
des allégories mystiques; la collection de tous les champignons connus,
vénéneux ou non; un tableau de tous les accidents possibles, brûlures,
piqûres, empoisonnements, complété par le moyen d'y porter remède; le
«Miroir de l'âme occupée par le péché», ce qui s'exprimait par un coeur
au centre duquel un diable se tenait assis sur un trône, sceptre en
main, avec des porcs à ses pieds.

Arrivés à la chapelle, aux nefs de laquelle étaient suspendus des
milliers d'ex-voto bizarres, peintures grotesques, jambes et bras en
cire blanche, nous assistions aux offices; nous allions ensuite, tout
pénétrés d'attendrissement extatique, nous asseoir sur la terrasse, d'où
l'on découvre le plus imposant panorama: les cent clochers de Lyon; la
place Bellecour et son square dominé par le monumental Louis XIV de
Coustou; la Saône déroulant ses sinuosités entre les quais superbes,
dominés d'un côté par les coteaux de Sainte-Foy, de l'autre par le
rocher des Chartreux, premier contre-fort de la Croix-Rousse; puis, le
populeux faubourg, avec l'empilement de ses maisons aux façades sombres,
percées de mille fenêtres, encadrant les armatures des métiers à tisser
et béantes comme des crevasses ouvertes sur des abîmes de misère; le
Rhône, avec son flot jaunâtre, qui semblait entraîner dans sa rapide
course, jusqu'à la Mulatière, où il reçoit la Saône dans son lit, tout
un monde de pontons, plates et bateaux; les poutres enchevêtrées et
vermoulues du pont Morand, les piles en forme d'obélisque de la
passerelle du Collége, les arches noirâtres et massives du pont de la
Guillotière; au delà du fleuve, de vastes plaines tour à tour nues et
boisées, habitées et désertes, coupées çà et là par la masse des forts
armés de canons, ou par les longs rideaux de peupliers au-dessus des
routes vertes; et enfin, aux limites du paysage, une chaîne de petites
collines servant d'assise aux montagnes plus hautes du Dauphiné, dont
les crêtes neigeuses, noyées dans les vapeurs dorées du soleil couchant,
rayaient l'horizon d'un zigzag d'argent.

Quelques mois après notre arrivée à Lyon, sur le conseil de mon frère
aîné, qui allait commencer ses études ecclésiastiques au séminaire
d'Allix, on nous fit entrer à la manécanterie de Saint-Pierre. À la
condition de remplir l'office d'enfants de choeur, nous pouvions suivre
là nos classes de grec et de latin. Mon pauvre père n'avait pas trouvé
de moyen plus pratique pour nous faire continuer nos études sans bourse
délier. Ce fut du temps perdu. Les cérémonies religieuses prenaient
toutes nos heures; les études étaient reléguées au second plan.

Nous eûmes là toutes sortes d'aventures désastreuses; c'est l'époque de
ma vie où j'ai le plus pleuré. J'étais d'une maladresse!... Je ne pus
jamais apprendre à servir la messe du grand côté; un jour que je la
servais tout seul, je m'empêtrai tellement dans le cérémonial, que je
sonnai le _Sanctus_ à l'Évangile, déroutant tous les fidèles.

Alphonse eut aussi ses malheurs: «Une fois, à la messe, en changeant les
Évangiles de place, le gros livre était si lourd qu'il m'entraîna. Je
tombai de tout mon long sur les marches de l'autel. Le pupitre fut
brisé, le service interrompu. C'était un jour de Pentecôte. Quel
scandale!»

Le pis est que, dans le désarroi de cette étrange existence, mon frère
devenait un petit bonhomme terriblement indiscipliné. Ne s'avisa-t-il
pas un jour de creuser une mine dans l'armoire aux soutanes, et d'y
fourrer de la poudre! L'explosion fut formidable. Ce fut miracle qu'il
n'y eut pas d'accident...

Peu de temps après, nos parents, ayant constaté que nous n'apprenions
rien qui vaille, se décidèrent à nous mettre au lycée. Nous fûmes
présentés au proviseur, et après un court examen, mon frère fut admis en
sixième, tandis que moi-même j'allai en cinquième.



IX


Peut-être trouves-tu, lecteur, que je m'attarde à ces souvenirs de notre
enfance. Il faut cependant que tu te résignes à en parcourir encore avec
moi le mélancolique domaine. C'est le seul moyen pour toi de connaître
dans quelles circonstances sont écloses la vocation littéraire de mon
frère et la mienne.

Ces circonstances nous étaient toutes défavorables. Nous n'entendions
jamais faire allusion aux choses d'art ou de littérature; la politique,
des récits du passé, les mille incidents de notre existence, les
affaires, les projets auxquels elles donnaient lieu, les soucis qu'elles
engendraient, formaient le sujet ordinaire de nos entretiens de famille.
Ma mère gardait pour elle les impressions de ses lectures, comme si elle
n'eût osé nous faire l'aveu du plaisir qu'elle leur devait, l'unique
plaisir qu'au milieu de ses maux il lui fût donné de goûter.

Ce n'est donc pas le milieu où nous avons vécu enfants, qui a déterminé
notre vocation; il ne pouvait même qu'en comprimer les manifestations
précoces et accidentelles. Mais il est probable que l'influence de ce
milieu a été combattue et dominée par l'influence d'une mystérieuse
hérédité; il est probable que nous tenions de quelqu'un de nos grands
parents, Reynaud ou Daudet, cette soif de sensations intellectuelles, ce
besoin de les exprimer par la plume qui nous était commun; que mon frère
avait reçu de là ce don d'observation qui caractérise son talent, la
délicatesse, la sensibilité, cet art d'écrire, de donner à sa plume la
puissance du pinceau.

Ce trésor fécond, dont il a eu la pleine possession le jour même où,
pour la première fois, il a fait acte d'écrivain, quelqu'un de ceux de
qui nous descendons l'a-t-il possédé de même dans le passé? S'est-il
formé, au contraire, par les apports partiels et successifs de plusieurs
d'entre eux? Je l'ignore; ce qui est indéniable, c'est que les qualités
que nul ne songe à contester à Alphonse Daudet, il les a eues tout à
coup, en une fois, comme si, par une chance heureuse, il les avait
trouvées dans les dentelles de son berceau.

Développées plus tard par un labeur incessant, acharné, elles sont déjà
dans les oeuvres de sa jeunesse, avec moins de grandeur sans doute que
dans celles de sa virilité; mais elles y sont; elles existent même dans
l'unique roman de lui qui n'ait jamais été publié,--il avait quinze ans
quand il l'écrivit,--et sur lequel je reviendrai tout à l'heure.

La vie de collége ne nous ouvrit pas des perspectives plus souriantes
que celles qui, jusqu'à ce jour, avaient borné notre horizon: «Ce qui me
frappa d'abord à mon arrivée au collége, a écrit le Petit Chose, c'est
que j'étais seul avec une blouse. À Lyon, les fils de riches ne portent
pas de blouse; il n'y a que les enfants de la rue, les _gones_, comme on
dit. Moi, j'en avais une, une petite blouse à carreaux qui datait de la
fabrique; j'avais une blouse, j'avais l'air d'un gone...»

Ce fut bien là notre première sensation, notre premier supplice, en
entrant dans la vaste cour du lycée, tels que nous étions arrivés de
notre Midi, vêtus comme étaient alors vêtus à Nîmes, ville un peu
arriérée, les enfants de notre âge et de notre condition. Nous fûmes
classés tout de suite parmi les pauvres diables dont les parents se
saignent aux quatre veines pour payer les frais de leurs études. Les
plus élégants de nos camarades dédaignèrent de frayer avec les nouveaux
venus, affectèrent envers nous des airs hautains ou protecteurs. Un peu
plus tard, on nous donna des costumes moins humiliants; mais l'effet
avait été produit, et l'impression resta. Mon frère la combattit
victorieusement, en gagnant pour ses débuts les premières places; et,
dès ce moment, il fut un des plus brillants élèves du lycée.

Un singulier élève, par exemple! Au bout de quelques mois, l'école
buissonnière était devenue pour lui une habitude. Nous avions dix
classes par semaine; il était bien rare qu'il n'en manquât pas cinq ou
six; et cela dura plusieurs années. Il en vint à ne paraître au lycée
qu'aux jours de composition; ce qui ne l'empêchait pas d'être toujours
classé parmi les premiers, surtout au fur et à mesure qu'il avança vers
les hautes études.

Son intelligence émerveillait ses professeurs. Dès la troisième, il
traitait en vers les sujets de discours français. Un jour même, il fut
mis hors concours avec éloges. Son professeur ayant demandé une apologie
d'Homère, il lui remit, au bout de deux heures, une ode qui fut un
événement. En voici la conclusion,--j'ai oublié le reste:

      Et dans quatre mille ans,
      Au milieu des tombeaux et des peuples croulants,
      Comme un sphinx endormi, colosse fait de pierre,
      Tu pourras soulever lentement ta paupière,
      Regarder le chaos et dire avec orgueil:
      Au vieil Homère il faut un monde pour cercueil!

L'année suivante, il s'essayait dans un autre genre:

      Rito, beau capitaine au service du doge,
      Était un gai luron, l'oeil bleu, le poil blondin,
      Qui lorgnait gentiment une belle en sa loge,
      Et qui portait toujours des gants en peau de daim.
      Mainte fois, il avait tiré l'épée, et même
      Il avait fait, dit-on, gras pendant le carême.
      Dieu sait si les maris le redoutaient. Rito
      Leur rendait fort souvent visite incognito.

Je crois bien que ce poëme, dont le début fut écrit, pendant la classe,
en sténographie, pour le dérober au professeur, n'a jamais été achevé.

Je ne peux encore m'expliquer comment, étant donné l'existence
désordonnée que mon frère menait alors, il a pu franchir avec tant
d'éclat les étapes de ses études.

À de fréquents intervalles, un avis imprimé, signé du censeur, était
déposé chez notre portier, à l'effet d'avertir M. Vincent Daudet que
l'élève Alphonse Daudet, son fils, n'avait pas paru à la classe de tel
jour. Grâce à mes précautions, ces avis m'étaient fidèlement remis. J'en
atténuais les effets par des excuses bien senties, que je signais
audacieusement du nom de notre père.

En ai-je rédigé, de ces excuses, en ce temps-là, afin d'éviter à mon
frère des reproches mérités!

Ces reproches, j'essayais d'y suppléer par quelques timides conseils,
auxquels il répondait en me promettant de ne plus recommencer.

Le malheur, c'est qu'il recommençait toujours. Il était pris dans
l'engrenage d'une vie tout au dehors, quasi sans surveillance et sans
entraves.

C'étaient des parties de canot sur la Saône, des fugues dans les vertes
campagnes qui environnent Lyon, des haltes au cabaret, que sais-je
encore? mille aventures propres à révéler son extraordinaire précocité.
Inconsciemment, il récoltait là les ineffaçables impressions à l'aide
desquelles il devait écrire plus tard des récits d'un vécu si pénétrant.

Il nous revenait moulu, pâle, les traits tirés, ivre de fatigue, de
grand air, les yeux pleins de visions d'eaux tourbillonnantes dans le
brouillard du matin. Comme il rentrait toujours en retard, je veillais
anxieusement du côté de la porte, guettant son retour pour la lui ouvrir
sans bruit, pour l'aider à fournir une explication à nos parents. Dès
qu'il apparaissait, je l'avertissais à demi-voix de l'effet produit sur
eux par son absence; il savait ainsi s'ils en étaient irrités ou si elle
avait passé inaperçue, et nous improvisions à la hâte, selon la gravité
des cas, un prétexte acceptable.

Un jour, il arriva fiévreux, chancelant, le regard troublé; on lui avait
fait boire de l'absinthe. Terrifié, je l'adossai au mur de
l'antichambre; les yeux dans les yeux, je lui dis:

--Prends garde, papa est là!

Il parvint à se dominer et fit bonne contenance devant nos parents. Il
allégua, pour justifier sa rentrée tardive, qu'il avait été retenu au
lycée par la visite d'un inspecteur général de l'Université.

--Mais tu dois mourir de faim, mon pauvre enfant, lui dit ma mère.

Mon père, attendri, observa qu'on faisait trop travailler ces jeunes
gens. Pendant ce temps, vite nous dressions un couvert sur un coin de
table, et, quoique écoeuré, malade, n'en pouvant plus, le pauvre garçon
dut feindre un appétit vorace, manger et boire tout ce qu'on lui servit,
tandis que nos parents, assis à son côté, le regardaient d'un air de
pitié, épiaient ses mouvements avec sollicitude.

Jeté, ayant treize ans à peine, dans une telle vie, avec des enfants de
son âge dont l'influence et l'exemple l'entraînaient, comment n'y a-t-il
pas laissé ses belles qualités intellectuelles et morales, la vivacité
de son intelligence, la fraîcheur de son âme, la délicatesse de son
esprit, sa droiture native, la fleur de son honnêteté? Presque tous les
autres s'y seraient perdus. Pour lui, l'épreuve que, d'ailleurs, je ne
conseillerais à aucun père de tenter pour son fils, a donné des
résultats contraires à ceux qu'il était logique de redouter.

Le même phénomène s'est encore reproduit, quelques années plus tard,
lorsqu'à dix-sept ans, libre et sans frein sur le pavé de Paris, il est
descendu dans tous les antres de la bohème, parmi les paresseux et les
impuissants, vagabonds de l'art, dont tout l'effort consiste à grossir
leur nombre pour trouver chez autrui la justification de leur propre
honte; bons, tout au plus, à calomnier le talent consciencieux et
fécond, à se venger sur lui, en plates injures, des humiliations que
leur vaut un incurable besoin de se vautrer dans une abjecte oisiveté.

Par deux fois, cette expérience, pour mon frère, a donné les mêmes
fruits. De ce qu'il y avait de bon en lui, il n'est rien resté aux
ronces des dangereuses routes qu'il parcourait. Il n'est même pas
téméraire d'affirmer que, dans une large mesure, son talent a profité de
ses découvertes et de ses sensations. Elles en ont hâté l'éclosion; loin
de l'émousser, elles l'ont affiné, sensibilisé, jusqu'à lui donner la
nervosité d'une corde de violon.

C'est en se reportant à ces années de misères désespérées, d'escapades
périlleuses, de distractions maladives, revues, ainsi que dans un
miroir, à travers le temps disparu, qu'il placera plus tard comme
épigraphe, en tête de l'un de ses livres, cette phrase de madame de
Sévigné: «C'est un de mes maux que les souvenirs que me donnent les
lieux; j'en suis frappée au delà de la raison.» Il exprimera ainsi la
douloureuse impressionnabilité à laquelle il a dû de conserver,
robustement imprimés en lui, les moindres épisodes de son passé
d'enfant, les plus tristes, plus vivants encore que les autres.

De ce qu'il a victorieusement affronté tant d'expériences redoutables,
on aurait tort de conclure que les incidents de sa vie à la diable me
laissaient sans appréhension. À côté de l'angoisse de l'attente, qui
s'emparait de moi quand il ne revenait pas à l'heure de la sortie du
lycée, il y avait la crainte des accidents. Il était si téméraire, si
dédaigneux du danger; puis sa myopie aggravait les risques.

Plus d'une fois, il lui arriva de jeter son canot sous les roues d'un
bateau à vapeur, et comme au retour j'étais le confident de ses
émotions, au moindre retard je le voyais toujours précipité dans cette
Saône maudite, dont le lit, à travers Lyon, a tout le mouvement d'une
rue populeuse.

C'était aussi la peur des voitures, des coups reçus dans quelque
querelle... Ah! les tristes heures! En l'apercevant, j'oubliais tout;
pourvu que nos parents ignorassent la vérité, je ne songeais qu'au
bonheur de le retrouver sain et sauf. Je n'avais même pas le courage de
le gronder. Si péniblement monotone était notre existence, que je
comprenais qu'il cherchât au dehors des distractions.

Il est vrai qu'elles tournaient quelquefois en véritables gamineries. Il
y avait parmi nos camarades un garçon bien élevé, d'un caractère un peu
faible, qui se laissait entraîner comme lui dans les équipées que je
viens de raconter. C'était le fils d'un honorable avoué de Lyon. Il nous
était sympathique à tous, et depuis il a fait bravement son chemin dans
le monde, sans que le souvenir des misères dont, enfant, il avait été
victime, ait laissé aucune amertume dans son coeur; mais à cette époque,
une taille qui n'en finissait pas, un long nez, de gros yeux ronds, un
défaut de prononciation, et en même temps sa naïveté, en faisaient un
objet d'impitoyable raillerie pour ceux dont il était devenu le
compagnon.

Participant à toutes leurs fredaines, il était rare qu'il n'en portât
pas seul la responsabilité. Après une escapade trop bruyante pour que
les parents n'en eussent pas un écho, fallait-il trouver un coupable,
c'est lui qu'on accusait, ou, pour mieux dire, qui s'accusait
inconsciemment, sans le vouloir. Quand les circonstances innocentaient
tous les autres, elles tournaient contre lui; quand tous s'échappaient,
lui seul se faisait prendre.

Puis, ce fut bien pis. Ses camarades organisèrent une véritable
conspiration contre son père, et trouvèrent plaisant de l'y associer.
Décidément, cet âge est sans pitié. Un matin, l'honorable avoué vit
arriver dans sa cuisine, située sur le même palier que son étude, une
longue procession de petits marmitons, apportant chacun un vol-au-vent.
Les uns venaient du voisinage, les autres des quartiers excentriques.
Ils se heurtaient dans l'escalier, se bousculaient, s'injuriaient,
surpris de s'y trouver si nombreux. La cuisinière avait accepté le
premier vol-au-vent, bien qu'elle ne l'eût pas commandé, puis deux, puis
trois; mais devant ce débordement de vestes blanches, elle alla quérir
son maître. On voit la scène.

À cette époque, nous avions quitté l'appartement de la rue Lafont, à
cause de l'excessive cherté du loyer. Nous habitions au deuxième étage
d'une vieille maison de la rue Pas-Étroit, une rue mal pavée, débouchant
sur les quais du Rhône, au long de laquelle le lycée élevait ses
murailles noirâtres, en nous enlevant la lumière.

L'escalier était obscur et humide. Toutes les fois que le fleuve
débordait, il arrivait dans notre rue, envahissait nos marches à une
hauteur de plus d'un mètre; pendant trois jours, nous ne pouvions plus
sortir de chez nous qu'en bateau. La façade de la maison gardait, dans
sa partie basse, la trace de ces inondations fréquentes;--nous en eûmes
deux en trois ans. La porte d'entrée était couverte de moisissures;
l'allée avait des tons verdâtres; les plâtres s'effritaient partout.

C'était bien une maison faite pour de pauvres gens, malheureux comme
nous l'étions alors. L'appartement était décent, spacieux et commode,
mais le propriétaire le louait à bas pris, à cause de la physionomie
lamentable de l'immeuble.

C'est là que nous logions quand éclata le coup d'État. Nous étions trop
jeunes pour prévoir toutes les conséquences de l'événement. Nous ne le
jugeâmes qu'au point vue des distractions qu'il nous apportait. La foule
s'attroupait autour des affiches blanches contenant les proclamations et
les décrets du prince président. En général, elle se montrait sobre de
réflexions. L'heure n'était pas bonne pour les critiques. Le maréchal de
Castellane, qui commandait à Lyon, avait mis la ville en état de siége.
De nombreuses arrestations avaient été opérées. Les troupes campaient
dans les rues, devant de grands feux, le long des quais du Rhône. À la
tête des ponts, les canons étaient dressés en batterie. On attendait de
ce côté une armée de «voraces», arrivant de Suisse; on s'apprêtait à les
combattre.

La saison était déjà rigoureuse; les soldats grelottaient, la nuit
venue, autour de leur bivouac; et comme, après tout, la population
voyait en eux des défenseurs contre les dangers qu'on nous annonçait,
elle les traitait en amis, s'ingéniait pour ajouter quelque douceur à
leur ordinaire. Chez nous, on prépara tout exprès, pour le détachement
de chasseurs de Vincennes qui campait devant la passerelle du collége,
un gigot aux haricots que nous allâmes fièrement lui porter, Alphonse et
moi, avec quelques bouteilles de vin, et qui fut reçu avec une joyeuse
reconnaissance.

Le coup d'État fut pour notre père une rude déconvenue. Jusqu'à ce
moment, il caressait l'espérance du prochain retour du roi.

Peu de temps avant, appelé à Paris par ses affaires, il avait été
présenté aux chefs du parti royaliste. L'un d'eux, investi des pouvoirs
de «Monseigneur», avait gravement recueilli sur ses tablettes le nom de
Vincent Daudet, celui de ses fils, lui promettant, en récompense de sa
longue fidélité, une position pour lui et pour eux, quand aurait sonné
l'heure des légitimes revendications.

Un peu plus tard, un souvenir nous était arrivé de Frohsdorf; sur une
feuille de papier blanc, un cachet à la cire rouge, formé de trois
fleurs de lis, avec ces mots en exergue: «_Fides, spes_», et au-dessous,
cette simple mention: «Donné à M. Daudet. HENRI.» Il fallut renoncer au
brillant avenir que permettaient d'attendre tant de promesses.

Un matin, dans le courrier, nous trouvâmes une protestation autographiée
du comte de Chambord, qui commençait ainsi: «Français, on vous trompe!»
Je la lus, d'une voix frémissante, à mon père encore au lit. Ma mère
versa quelques larmes, larmes stériles! Nous avions franchi le seuil de
l'Empire.



X


À cet appartement de la rue Pas-Étroit est associé le souvenir de
quelques-unes de nos plus cruelles infortunes. Après la déception que je
viens de raconter, ce fut une longue maladie de mon père, puis le départ
d'Annette, une brave fille à notre service depuis plusieurs années, et
qui nous adorait. Elle était dans le secret de nos détresses et
travaillait avec un héroïque courage pour nous les rendre moins amères,
en économisant nos ressources. Elle nous avait suivis à Lyon pour ne pas
se séparer de nous, et quoique le climat fût meurtrier pour sa santé,
elle nous demeurait fidèle. Pendant sa maladie, mon père la prit en
grippe. Il fallut la faire partir. Après sa guérison, il déplora son
injustice et voulut rappeler Annette. Mais elle avait revu le ciel de
son pays et ne revint pas.

Deux ans auparavant, ne faisant rien qui vaille sur les bancs de
l'école, tourmenté de je ne sais quel désir d'indépendance et
d'émancipation, poussé par une forte volonté vers un travail lucratif,
j'avais demandé à quitter le lycée pour apprendre le commerce, et obtenu
de mes parents qu'ils exauçassent ma demande. Mon père, ayant besoin
d'un aide, me garda près de lui; je fis mon apprentissage sous sa
direction.

Continuant la fabrication des foulards, il avait établi son magasin de
vente dans la pièce la plus vaste de notre appartement. Je la vois
encore, cette pièce sombre où j'ai vécu si tristement pendant de longs
mois.

À droite et à gauche, de larges planches sur des tréteaux; comme bureau,
une tablette en chêne scellée sous la croisée; accrochées au plafond, de
gigantesques balances pour peser la soie; le long des murs, quatre
chaises, des étagères en bois blanc, où s'empilaient les pièces de
foulards; dans un coin, un vieux coffre-fort en fer, tout bardé de
grosses têtes de clous, reste des splendeurs passées; à cela se
réduisait cette installation un peu primitive.

Que d'heures j'ai passées là à plier la marchandise, à écrire des
lettres, à dresser des factures, à faire des emballages! Nous peinions,
mon père et moi, comme deux manoeuvres. À moins de descendre les colis
sur notre dos, je ne vois pas ce que nous laissions à faire au
commissionnaire qui nous servait d'aide. Nous ne songions ni l'un ni
l'autre à nous plaindre cependant; nous étions payés quand apparaissait
un client.

Les clients n'auraient pas manqué, car les produits de la maison avaient
la réputation d'être beaux, «soignés et pas cher». Ce qui manquait,
c'était l'argent, la mise de fonds, la possibilité de pourvoir aux
avances que nécessitait notre industrie. À tout instant, il fallait
restreindre la fabrication quand il eût été nécessaire de l'étendre.
D'autres fois, quand on avait fait effort pour remplir les rayons, la
vente s'arrêtait tout à coup, sous l'empire d'une crise accidentelle, et
l'on restait sans rien recevoir, après avoir épuisé en avances toutes
les ressources.

Que de soucis cuisants dans cette marche cahotée entre la faillite et le
protêts! Et les jours d'échéance, comment en raconter les angoisses? Ils
arrivaient toujours trop tôt. Le petit carnet sur lequel étaient
inscrits les billets à payer nous les rappelait sans cesse. On les
voyait approcher, le coeur serré, comptant pour y faire face sur un
acheteur qui ne venait pas. Ils nous prenaient souvent au dépourvu.
Alors on jetait en hâte dans une caisse cent ou deux cents pièces de
foulards, un commissionnaire chargeait le tout sur son dos, et l'on s'en
allait chez des marchands dont toute l'industrie consistait à exploiter
la gêne des fabricants aux abois. La honte au front, la rage au coeur, on
leur vendait à vil prix de quoi faire face à l'échéance du jour. On ne
s'enrichit guère à pareil métier.

Lorsque tant de ruineuses opérations eurent creusé le gouffre où nous
allions sombrer, vinrent les protêts, les protêts et leurs humiliantes
suites. Un matin,--je m'en souviens comme si c'était d'hier,--vers sept
heures, entrèrent dans le magasin trois hommes à mine obséquieuse.
C'étaient un huissier et ses aides. À la suite d'un jugement prononcé
par le tribunal de commerce, pour une traite impayée, ils venaient
opérer une saisie.

Ma mère, souffrante ce jour-là, dormait encore; mon père se rasait
devant la croisée du magasin; j'écrivais une lettre, et mon frère
mettait la dernière main à ses devoirs avant de partir pour le lycée. On
devine, sans qu'il soit nécessaire de le décrire, l'effet produit par
l'apparition des recors dans notre intérieur, si paisible en sa
monotonie.

Ce jour-là, pour la première fois, j'eus une initiative virile. Tandis
que mon pauvre père, tout pâle, la moitié de la face couverte de savon,
parlementait, son rasoir à la main, pour défendre son foyer menacé, je
partis comme un trait pour aller chercher du secours.

Parmi les négociants de Lyon avec qui nous entretenions des relations,
il en était un qui nous avait connus dans des temps plus fortunés. Nos
malheurs ne nous avaient pas aliéné sa sympathie. Son nom s'était
présenté tout à coup à ma pensée. J'arrivai chez lui, affolé.

--Monsieur, lui dis-je, venez chez nous tout de suite.

J'étais si bouleversé, si pâle, qu'il ne m'interrogea pas. Il prit son
chapeau et me suivit. En route, je lui racontai ce qui nous arrivait, je
lui dis ce que nous attendions de lui; il était l'ami de notre
créancier; son intervention pouvait nous sauver.

En arrivant à la maison, il renvoya les huissiers, qui avaient, au grand
désespoir de ma mère, commencé le récolement de notre mobilier, puis
s'entretint avec mon père. Au bout d'une heure, nous recevions
l'assurance que les poursuites ne seraient pas continuées, notre
créancier consentant à nous accorder du temps pour nous libérer.

L'honnête homme à qui j'avais fait appel nous rendit ce service avec une
simplicité discrète qui en accrut le prix. Il nous garda le secret, même
vis-à-vis des siens. Bien des années après, en janvier 1871, traversant
Genève, au lendemain de l'armistice, au moment où l'armée de l'Est
venait de se jeter en Suisse, je rencontrai dans les rues de cette ville
un pauvre petit lignard, hâve, déguenillé, traînant avec peine ses pieds
meurtris. Il me reconnut et m'appela en se nommant. C'était le fils de
notre sauveur. Je l'emmenai à mon hôtel; je lui donnai les soins que
nécessitait son état, et le cher garçon ne se douta guère qu'au bonheur
de secourir un soldat français se joignait pour moi la satisfaction de
payer une dette sacrée.

Si, du moins, nos infortunes se fussent bornées à ces émouvantes
épreuves! Mais elles allaient se compliquer, se prolonger encore, et le
chapitre en est vraiment inépuisable.

Après le départ de la bonne Annette, renvoyée dans le Midi, comme je
l'ai raconté, on l'avait remplacée par une laborieuse et solide
Auvergnate. Mais si modique que fût la dépense qu'elle entraînait, il
fallut y renoncer. Alors on prit une femme de ménage pour la grosse
besogne; notre chère maman aventura ses blanches mains dans la cuisine
et m'institua pourvoyeur.

Chaque matin, après une rapide conférence avec elle, je m'en allais aux
provisions, un panier sous le bras, un peu humilié de mon rôle,
cherchant à me donner l'air d'un petit riche qui aurait joué au
domestique. Il paraît que j'achetais très-bien. Au moment de partir,
j'allais au coffre-fort pour prendre de l'argent.

Oh! ce coffre-fort, je le revois toujours! Il pouvait contenir en ses
larges flancs une fortune, et, par une âpre ironie du destin, il était
toujours vide. La clef restait sur la serrure, on négligeait même d'en
fermer la porte. Sur l'une des tablettes dont il était intérieurement
revêtu, mon père déposait de temps en temps une pile d'écus. Je tirais
de là, tout perplexe; une sueur froide baignait mon front au fur et à
mesure que s'abaissait le fragile édifice.

Un jour, le dernier écu de la dernière pile ne fut pas remplacé. Il
fallut recourir aux expédients, au mont-de-piété, où je portai
successivement la vieille argenterie, les bijoux de ma mère, tout ce que
nous avions arraché aux précédents naufrages. Dès ma première visite
chez un commissionnaire au mont-de-piété, je l'avais intéressé à nos
malheurs, en insistant fièrement, contre toute vérité, sur le caractère
momentané de notre gêne. J'obtins ainsi d'être autorisé à entrer chez
lui par une porte réservée, d'attendre dans une petite pièce, sans être
mêlé à la foule des malheureux qui se pressaient à son guichet.

Ah! jours de noire misère, quel sillon vous avez creusé dans notre
souvenir! de quelle maturité précoce vous avez revêtu notre esprit! Oui,
à vivre avec l'adversité, nous sommes de bonne heure devenus des hommes.
On le deviendrait à moins! Une âme d'enfant se trempe vite dans de si
dures épreuves.

Mais l'expérience achetée à ce prix, par le sacrifice des illusions et
des joies de la jeunesse, est si douloureuse que je ne souhaite à
personne de l'acquérir si chèrement. Les soucis et les larmes de ce
qu'on aime, la poursuite désespérée après l'argent, la détresse profonde
et non avouée, la honte des sollicitations importunes, les courses
matinales chez le curé de la paroisse, le premier et le seul à qui on
ose tout dire, l'angoisse de l'attente succédant aux demandes, les
réponses qui n'arrivent pas, l'incertitude du lendemain, l'horizon sans
éclaircie... Lecteur, Dieu te garde de ces épreuves!

De cet acharnement de la mauvaise fortune, il fallut conclure qu'il n'y
avait pas place pour moi dans le commerce paternel, qu'il était prudent
de me laisser libre de gagner ma vie d'un autre côté. Je fus donc
autorisé à chercher un emploi. J'en trouvai un d'abord au mont-de-piété
de Lyon.

Il nous devait bien cela. J'y gagnais, comme surnuméraire, à raison de
trois francs par jour, le pain que je mangeais chez mes parents. Assis
entre deux préposés aux expertises, derrière un guichet, je remplissais
sur leurs indications des reconnaissances. Que de regards navrés, que de
figures allongées, que de pauvres mains amaigries, tendant honteusement
un mince paquet de pauvres hardes, j'ai vus par l'ouverture carrée de la
cloison qui nous séparait du public!

Le soir du jour où, pour la première fois, j'avais assisté à ce
lamentable spectacle, je dis à notre mère:

--Il en est de plus malheureux que nous.

Au bout de quelques mois, je quittai le mont-de-piété, malade, quasi
empoisonné par l'air empesté que j'avais respiré, entre ces murailles
imprégnées de toutes les odeurs malsaines qui se dégageaient des
nantissements. Une position plus lucrative s'était offerte, une place de
commis chez Descours, entrepreneur de roulage. On me mit pour mes débuts
au service des lettres de voiture. J'en ai noirci des centaines, de ces
feuilles revêtues du timbre impérial, en tête desquelles on lisait,
imprimée en taille-douce, la vieille formule: «À la garde de Dieu, et
sous la conduite de (un tel), voiturier...»

La tâche était dure; elle me retenait souvent jusqu'à une heure avancée
de la nuit. Mais, du moins, la rémunération était proportionnée à
l'ouvrage, le milieu plus humain, plus sain, moins triste que celui du
mont-de-piété. M. Descours, un excellent homme, me témoignait des
égards; mes collègues me traitaient comme un être supérieur à ma
condition, accidentellement jeté parmi eux, destiné à les quitter un
jour pour monter plus haut.



XI


Mon frère avait alors quinze ans;--moi, j'en avais dix-huit;--il
finissait ses humanités. Tous les loisirs que lui laissait sa vie
d'écolier, à la fois agitée et laborieuse, tous ceux que me laissait mon
bureau, étaient absorbés par nos rêves littéraires.

Nous ne nous étions encore dit ni l'un ni l'autre que nous donnerions
notre vie aux lettres. Mais il est remarquable que plus les
circonstances s'acharnaient à nous éloigner de la carrière que nous
avons ensuite embrassée, plus une vocation mystérieuse s'éveillait en
nous et nous y préparait.

Cela datait déjà de notre arrivée rue Pas-Étroit. Là, sur le même palier
que nous, habitait avec ses parents un jeune garçon de notre âge. Nous
le connûmes au lycée avant de savoir qu'il était notre voisin. Quand
nous nous fûmes liés, il nous avoua qu'il était poëte. Il avait composé
déjà quelques centaines de vers. Il les collectionnait précieusement,
copiés en belle anglaise sur un album à tranches dorées, à couverture de
maroquin noir. Nourri de la lecture des _Orientales_ et des _Odes et
Ballades_, ses oeuvres ne consistaient guère qu'en imitations plus ou
moins réussies de Victor Hugo. Notre admiration ne fut pas refroidie
pour si peu. Ses vers, nous les savions par coeur; nous les récitions
avec lui:

       En avant! en avant! Déjà la blonde aurore
       A, de ses doigts rosés, entr'ouvert l'Orient!
       En avant! en avant! Le ciel qui se colore,
       De ses premiers rayons déjà jaunit et dore
       Le faîte ardoisé du couvent.

Mon frère avait déjà fait des vers. Encouragé par l'exemple du voisin,
il continua à en faire. On peut en lire encore, qui datent de cette
époque, dans les _Amoureuses_, où, trois ans après, il les a jugés
dignes de figurer. J'y vins aussi. Sous l'empire de mes aspirations
mystiques, qui laissèrent longtemps en moi une trace profonde,
j'ébauchai un poëme sur la religion. L'unique strophe que j'en aie
écrite figure tout au long dans le _Petit Chose_; elle y est si
aimablement raillée que j'ai acquis le droit d'en parler sans rire.

Puis, après avoir dévoré les poëmes d'Ossian et les tragédies de Ducis,
d'après Shakespeare, je voulus aussi écrire une tragédie. J'en composai
le plan. Cela commençait dans une forêt de Cornouailles, le soir d'un
combat. Mon frère me donna le premier vers:

     Du sang! Partout du sang! Chaque arbre, chaque feuille...

Je ne pus jamais trouver le second. La tragédie en resta là; je laissai
les vers, et j'allai à la prose. Alphonse y alla de même, mais sans
abandonner les rimes. C'est alors qu'il composa la _Vierge à la Crèche_:

       Dans ses langes blancs, fraîchement cousus,
       La Vierge berçait son enfant Jésus;
       Lui gazouillait comme un nid de mésanges;
       Elle le berçait et chantait tout bas
       Ce que nous chantons à ces petits anges!
       Mais l'enfant Jésus ne s'endormait pas!
       Estonné, ravi de ce qu'il entend,
       Il rit dans sa crèche, et s'en va chantant;
       Comme un saint lévite et comme un choriste,
       Il bat la mesure avec ses deux bras,
       Et la Sainte Vierge est triste, bien triste,
       De voir son Jésus qui ne s'endort pas.

De la même époque datent aussi les _Petits Enfants_:

       Enfants d'un jour, ô nouveau-nés!
       Petites bouches, petits nez,
       Petites lèvres demi-closes,
       Membres tremblants,
       Si frais, si blancs,
       Si roses!

       Enfants d'un jour, ô nouveau-nés!
       Pour le bonheur que vous donnez
       À vous voir dormir dans vos langes,
       Espoir des nids,
       Soyez bénis,
       Chers anges!

       Pour tout ce que vous gazouillez,
       Soyez bénis, baisés, choyés.
       Gais rossignols, blanches fauvettes,
       Que d'amoureux
       Et que d'heureux
       Vous faites!

C'est ainsi que mon frère préludait à tant de pages écrites depuis dans
le tumulte des ardentes luttes engagées pour l'existence et pour la
gloire, en plein Paris, en pleine modernité.

Il trouvait ces choses au retour d'une course en canot, au sortir de
classe, ou encore, après quelque soirée fiévreuse, dans une chambre
secrètement louée en commun avec ses camarades, afin d'essayer à Lyon
l'apprentissage du quartier latin.

Pour la renommée de leur auteur, elles ont survécu au temps qui les vit
naître. Mais où sont ceux qui furent avec moi les premiers à les
entendre? Où sont-ils, ces compagnons des jeunes années, ces témoins de
l'éclosion d'une âme de poëte, du déchaînement de nos passions
naissantes, surexcitées par le travail précoce et maladif de nos
imaginations d'adolescents, emportées vers le plus séduisant idéal? Nous
en avons retrouvé quelques-uns. Mais les autres, sont-ils morts?
Sont-ils vivants? Et s'ils vivent, ont-ils gardé mémoire de notre
fantaisiste préparation à l'accomplissement des graves devoirs de la
vie?

Antérieurement à cette envolée vers la littérature, le goût des livres
que nous avions tout enfants, comme l'avait eu notre mère, s'était
développé en nous avec une rare puissance.

À la fabrique, au premier éveil de son intelligence, mon frère ne
fermait guère son _Robinson Crusoé_ que pour ressusciter dans ses jeux
l'aventureuse épopée de son héros. Le souvenir d'un _Robinson suisse_,
lu et relu bien souvent, inspirait aussi nos imaginations. La pièce de
gazon devenait alors une île déserte, les pêches et les figues de
l'espalier se transformaient en goyaves et en bananes, notre chien Lotan
devenait un lion affamé et féroce. Toutes nos lectures furent de même
mises en action, et notre esprit s'accoutuma ainsi à tout absorber, à
tout retenir. En commençant à écrire, nous ne renonçâmes pas à lire,
bien au contraire. Seulement, du _Collége incendié_, des _Petits
Béarnais_, du _Journal des Enfants_, nous passâmes à _Han d'Islande_,
aux _Mystères de Paris_, aux _Burgraves_.

Il y avait alors, sur le quai de Retz, dans les bâtiments du lycée, au
fond d'une boutique étroite, un bouquiniste nommé Daspet. Nous nous
arrêtions chez lui de longues heures, debout devant les rayons tout
chargés de volumes usés et poussiéreux. Il y en avait de tous les temps,
des anciens et des modernes, des bons et des mauvais, les vieux
classiques, les auteurs libertins du dix-huitième siècle, des romans,
des livres de médecine, de science; nous feuilletions tout, debout, à la
hâte, tournant rapidement le feuillet, cherchant des yeux le passage
intéressant.

Puis nous fîmes quelques achats, des échanges, tout un trafic de
librairie, qui nous procurait tour à tour Buffon, l'Arioste,
Shakespeare, Boccace, Piron, l'abbé de Chaulieu, le vicomte
d'Arlincourt, Lamartine, Chateaubriand, Pigault-Lebrun, les ouvrages les
plus divers, dévorés plutôt que lus au gré de nos curiosités
d'adolescents avides de pénétrer les secrets que ne nous avaient pas
livrés nos études. Plus tard, quand mon frère m'eut quitté, comme je le
raconterai bientôt, je continuai à lire, à acheter des livres, à l'aide
d'économies laborieusement amassées, les oeuvres des auteurs modernes, en
livraisons illustrées par Bertall, Riou, Janet-Lange, Philippoteaux,
Gustave Doré qui débutait à vingt ans, et cent autres. Je connus ainsi
Balzac, George Sand, Frédéric Soulié, Eugène Sue, Léon Gozlan, Méry,
Charles de Bernard, Alphonse Karr, Henry Murger. Puis ce fut le _Journal
pour tous_. Il me révéla les romans anglais, Dickens et Thackeray, que
mon frère ne devait connaître à Paris que plus tard; avec Champfleury,
il m'initia aux procédés du réalisme, précurseur peu modeste du
naturalisme et non moins bruyant que lui.

Enfin, avec la _Revue des Deux Mondes_ et la _Revue de Paris_,
communiquées par le cabinet de lecture, je connus Octave Feuillet,
Amédée Achard, Louis Ulbach, et le maître, Gustave Flaubert, en même
temps que Sainte-Beuve, Gustave Planche, Armand de Pontmartin,
Fiorentino, Jules Janin, fixaient, au milieu d'indécisions et de
tâtonnements, mes idées littéraires.

Pour compléter cette préparation inconsciente à notre entrée dans les
lettres, les biographies d'Eugène de Mirecourt, dont le succès fut si
vif en province, m'introduisaient dans le monde des écrivains, et,
malgré ce qu'elles contenaient d'inexact ou de calomnieux, meublaient ma
mémoire de mille traits propres à me familiariser avec la personnalité
de ceux dont nous admirions les oeuvres.

Que n'avons-nous pas lu en ces années lointaines! Le soir, quand tout
reposait autour de nous, une lampe éclairait nos longues veilles, posée
près du lit que nous partagions fraternellement. On nous croyait
endormis; de sa chambre, notre mère nous interpellait à plusieurs
reprises, afin de s'assurer que notre lumière était éteinte. Nous nous
gardions de répondre; nous retenions notre haleine, nous tournions sans
bruit les feuillets, et grâce à nos précautions, nous nous enfoncions
librement, au lieu de dormir, dans les affabulations qui provoquaient
peu à peu la fécondité de notre esprit.

Les relations politiques de notre père nous avaient ouvert les bureaux
de la _Gazette de Lyon_. Ce journal, consacré à la défense de la
légitimité, était dirigé par Théodore Mayery, un journaliste sans grande
culture intellectuelle, mais d'un ardent et âpre tempérament. Il
écrivait en un style cahoté, rugueux, tourmenté, chargé de scories,
fruste comme son esprit, des articles à l'emporte-pièce, remplis
d'aperçus neufs, d'une rare originalité.

Il avait sous ses ordres Paul Beurtheret, un aimable et bruyant
Franc-Comtois, aussi lettré que lui-même l'était peu, cachant sous une
gouaillerie de bon aloi une nature délicate, un coeur droit, une fière
indépendance, une énergique sincérité de conviction.

Appelé à la direction de la _France centrale_ de Blois, Paul Beurtheret
vint plus tard à Paris, attiré par Villemessant, qui l'employa comme
secrétaire de la rédaction du _Figaro_. Mais ses goûts de libre vie
s'accommodèrent mal des nécessités du journalisme parisien, des
exigences d'un métier assujettissant. Il avait la nostalgie de la
province. Il partit et alla à Tours fonder l'_Union libérale_, un des
plus brillants organes de l'opposition à la fin de l'Empire. Il fut tué
dans cette ville pendant la guerre, le jour de l'entrée des Allemands,
la tête emportée par un éclat d'obus. C'était pour nous un ami fidèle.
Il avait deviné le talent naissant de mon frère et en ressentait quelque
orgueil.

Autour de la _Gazette de Lyon_ se pressaient les notabilités du parti
royaliste: Léopold de Gaillard, que l'Assemblée nationale fit conseiller
d'État; Charles de Saint-Priest, l'ami et l'agent du comte de Chambord;
Pierre de Valous, conservateur de la bibliothèque du palais
Saint-Pierre; les deux Penin, le père et le fils, tous deux ciseleurs et
graveurs sur cuivre; le statuaire Fabisch.

Là nous rencontrions aussi Claudius Hébrard, un Lyonnais transplanté à
Paris, où il était devenu le poëte attitré des réunions catholiques
d'ouvriers. Barde unique de son espèce, envers qui le parti s'est montré
ingrat, il allait dans les assemblées religieuses réciter des vers qu'il
improvisait avec trop de facilité, et qui n'ont pas survécu aux
circonstances qui les inspirèrent.

Quoique habitant Paris, Claudius Hébrard dirigeait un recueil mensuel
qui paraissait à Lyon sous le titre de _Journal des Bons Exemples_.
C'est ce qui l'attirait souvent dans sa ville natale. Il était alors
dans tout l'éclat de son éphémère notoriété. Par suite de notre
ignorance des degrés et des classements littéraires, il réalisait à nos
yeux le type de l'écrivain arrivé.

Nous lui savions gré de sa bonne grâce naturelle, qui le faisait nous
traiter en camarades, nous jeunets, timides et obscurs. Il nous
apportait une odeur de Paris que nous respirions avec délices.



XII


Introduits dans ce milieu, nous y trouvâmes un accueil sympathique, des
encouragements, comme si nous allions devenir un des espoirs du parti.
Chez Descours, j'avais écrit quelques articles de critique littéraire à
la dérobée, par fragments, entre deux lettres de voiture. La _Gazette_
les reçut et les imprima. Je fus dès lors tout à fait de la maison. Sur
le conseil de Claudius Hébrard, je composai de même un roman dont j'ai
tout oublié, jusqu'au sujet. Je l'envoyai au _Journal des Bons
Exemples_, qui ne le publia pas et négligea de me le rendre. En dépit de
ces essais, ma famille ne croyait guère à ma vocation. Durant les rares
loisirs que me laissait mon bureau, j'entendais mon père et ma mère me
dire à tout instant: «Fais des chiffres.» Oh! les chiffres!

Plus heureux, mon frère, sous prétexte d'études, pouvait se livrer
librement à ses penchants. Il en profita pour écrire à son tour un
roman. Son oeuvre était intitulée: _Léo et Chrétienne Fleury_. C'était
l'histoire d'un jeune soldat jeté par un impérieux dévouement à sa
famille dans une aventure considérée par ses chefs comme un criminel
manquement à la discipline. Il périssait fusillé, presque sous les yeux
de sa mère et de sa soeur, arrivées trop tard pour le sauver.

Le récit débutait par une douzaine de lettres échangées entre le frère
et la soeur. Tout ce qu'Alphonse Daudet avait de grâce, d'esprit, de
fraîcheur de coeur, d'originalité de style, se retrouvait dans cette
correspondance. Le récit qui formait la seconde partie était tout
imprégné d'émotion, tout embaumé d'un suave parfum de jeunesse et
d'attendrissement.

Mon frère lut ce roman, un soir, devant la famille assemblée. Nous
pleurâmes tous en l'écoutant. Enthousiasmé, j'allai porter le manuscrit
à Mayery. Il tomba des nues. Quoi! un lycéen de quinze ans avait écrit
ces pages exquises! C'était à n'y pas croire. Il dut se rendre à
l'évidence cependant et promit de publier le roman dans la _Gazette de
Lyon_, aussitôt que l'auteur aurait fait un léger changement qu'il
jugeait nécessaire à l'intérêt du récit.

À dater de ce moment, qu'advint-il du chef-d'oeuvre? Je l'ai oublié. Sans
doute, Mayery le garda dans ses cartons, et comme nous fûmes empêchés de
le lui réclamer par des incidents qui allaient hâter le cours de notre
destinée, comme la _Gazette_ fut ensuite supprimée, il est probable
qu'il l'égara.

Quoique vingt-cinq ans se soient écoulés depuis, l'impression laissée
dans ma mémoire par _Léo et Chrétienne Fleury_ est restée assez vivante
pour me donner le droit de dire que ce roman, s'il avait été publié, ne
déparerait pas la collection des oeuvres de mon frère. Le fait mérite
d'être signalé. Il confirme tout ce qu'on sait du talent d'Alphonse
Daudet, aux qualités duquel, lorsqu'on en étudie les origines et les
premières manifestations, il convient d'ajouter une rare précocité. On
peut voir dans ses livres d'autres études, vers ou prose, qui datent du
même temps. À ne considérer que l'époque où elles furent écrites, elles
sont d'un enfant; mais à les juger intrinsèquement, elles sont d'un
habile ouvrier qui a acquis, sans effort, la science de son métier, et
la possède, en quelque sorte, comme un don naturel.

Ce privilége, mon frère s'en est montré digne par l'ardeur de son
incessant effort vers le mieux, par une défiance de lui-même qui le
pousse à creuser, à ciseler ses inspirations avec une patiente ténacité,
par un respect de son lecteur et de son talent qui le rend assez maître
de lui pour qu'une page ne sorte de ses mains que lorsqu'il y a épuisé
sa force de perfectionnement. Aussi n'a-t-il rien à regretter de ce
qu'il a écrit. L'édition définitive de son oeuvre, dont la publication
vient d'être commencée sous une forme rarement employée par les
écrivains encore vivants, contiendra tout ce qu'il a publié, tout sans
exception. Lorsqu'il l'a préparée, il n'a rien eu à élaguer. Tout a été
jugé bon pour y figurer. En ce temps de productions hâtives, improvisées
sous l'empire de la nécessité, combien en est-il parmi nous dont les
travaux pourraient subir cette épreuve?

Combien en est-il, je parle des plus renommés entre ceux dont la vogue a
couronné le talent et consacré les succès, qui n'aient dans leur passé
des livres trop vite conçus, trop vite achevés, qu'ils voudraient
effacer de la liste de leurs ouvrages?

Combien en est-il qui ne s'attachent à ne compter leur oeuvre qu'à partir
d'une date relativement récente, antérieurement à laquelle ils avaient
écrit des volumes qu'ils n'osent plus avouer et qu'ils ne consentiraient
pas à réimprimer aujourd'hui? Le nombre est rare de ceux qui, servis par
une heureuse fortune ou prévoyants dès le début de leur carrière, ont su
conjurer ces périls. Alphonse Daudet est du nombre.

Et ce n'est point là le seul exemple de l'heureuse chance qui protégea
son berceau littéraire. Il n'a pas eu de «premier livre», c'est-à-dire
le livre à l'aide duquel, en rappelant son succès, la critique écrase
ceux que publie ultérieurement le même écrivain.

Comme romanciers, les Goncourt, si grands déjà par leur oeuvre
historique, sont restés les auteurs de _Germinie Lacerteux_. Tant
d'autres beaux romans sortis de leur plume audacieuse et novatrice n'ont
pas égalé le souvenir de celui-là, rappelé sans cesse dans la
qualification attachée à leur nom.

Émile Zola pourra bien faire des chefs-d'oeuvre; on lui objectera
toujours l'_Assommoir_, le livre qui a fait sa réputation, caractérisé
sa manière, épuisé ses procédés, et après lequel il ne pourra plus
étonner personne.

Gustave Flaubert est mort, littérairement écrasé sous le fardeau du
légitime succès de _Madame Bovary_. Ce fut même la grande douleur de la
fin de sa vie. Il en était arrivé à s'irriter quand on lui parlait de
son retentissant début. Après la publication de la _Tentation de saint
Antoine_, Ernest Renan lui ayant adressé au sujet de ce livre une longue
et éloquente lettre, en l'autorisant à la communiquer à un journal, il
négligea de la livrer à la publicité, uniquement parce qu'elle se
terminait par le voeu de le voir revenir au genre et au procédé auxquels
il devait la gloire. Comme Renan s'étonnait de sa susceptibilité: «Mon
cher, lui répondit-il, je n'aime pas les mauvaises plaisanteries. On me
l'a déjà trop faite, celle-là Toujours _Madame Bovary_!»

«Celle-là», comme disait le pauvre Flaubert, «on ne l'a jamais faite, on
ne la fera jamais» à Alphonse Daudet. Toutes les pages qu'il a écrites
se partagent également la faveur du grand public. Ceux, qui, tout en
rendant hommage à son talent, contestaient sa puissance, sa fécondité,
lorsqu'il n'avait encore publié que les _Lettres de mon moulin_ ou les
_Contes du lundi_, mettent maintenant sur le même rang, quelles que
soient leurs préférences, le _Petit Chose_, _Tartarin de Tarascon_,
_Fromont jeune et Risler aîné_, _Jack_, le _Nabab_, les _Rois en exil_,
_Numa Roumestan_. Ils ne songent pas à déprécier l'un par l'autre ces
livres si divers d'inspiration, mais dont la succession révèle chez
l'auteur un effort nouveau, un progrès constant.

Cette conscience littéraire, si forte, si sévère pour elle-même, s'est
éveillée chez mon frère en même temps que le talent. Elle explique ses
procédés, son acharnement à perfectionner l'expression de sa pensée, ses
luttes de toutes les heures avec les mots qu'il triture, qu'il pétrit,
qu'il assouplit au gré de sa fantaisie.

«Le style embaume les oeuvres», a-t-il écrit un jour. Aussi chacun de ses
livres représente-t-il un travail quasi surhumain. Il est telle page
facile, harmonieuse, où la phrase s'avance majestueuse, ainsi qu'un
fleuve qui roulerait dans son lit des paillettes d'or, où ne reste
aucune trace de l'effort qu'elle a coûté, et sur laquelle cet artiste
admirablement doué, jamais satisfait, a sué, pâli, peiné jusqu'à
demeurer brisé plusieurs jours par l'excès de cet effort.

Qu'on ne s'étonne donc pas s'il a conquis la fortune et la gloire. Elles
représentent la récompense méritée par ce grand travailleur, qui a eu le
courage, à ses débuts, de repousser les gains aisés à obtenir, de ne
jamais sacrifier à l'improvisation, même quand, encore adolescent, il se
débattait avec les difficultés matérielles de l'existence, et qui peut,
à quarante ans, se flatter d'avoir fait du culte des lettres le but
supérieur de sa vie.



XIII


Ainsi, l'amour inné des lettres déchirait notre sombre horizon; il y
ouvrait une éclaircie lumineuse; il dorait le seuil de notre jeunesse et
nous tenait lieu de toutes les joies dont nous étions privés. Ce n'était
pas trop pour nous dédommager des angoisses que nous subissions dès que
la famille nous reprenait.

De ce côté, les choses chaque jour allaient de mal en pis. Dans le
courant de 1856, notre père dut abandonner les entreprises commencées.
Après sept années d'un labeur sans trêve, elles n'avaient eu d'autre
résultat que de créer un déficit qui nous écrasait. Étreints par les
dettes, nous avions fait ressource de tout. Après avoir lutté
désespérément contre la mauvaise fortune, Vincent Daudet était à bout.
La gêne le paralysait. Il eut un moment l'espoir de trouver un bailleur
de fonds qui l'eût aidé à continuer son commerce; mais ses recherches
furent vaines: il y renonça.

Un matin, il vendit en bloc les marchandises qui restaient en magasin,
apura ses comptes, demanda à ses créanciers et obtint d'eux des délais.
Puis, il entra comme intéressé dans une maison de vins, où il eût
abondamment gagné le pain des siens, s'il avait su se plier aux
exigences de sa situation nouvelle. Mais une longue habitude de
commander la lui rendit bientôt intolérable. La résignation ne tarda pas
à lui faire défaut. Il partit alors pour Paris, où on lui faisait
espérer une position plus conforme à ses goûts.

De ce moment jusqu'au jour où il fut permis à ses fils de lui assurer un
repos cruellement et laborieusement gagné, à travers des infortunes
imméritées, le pauvre père fut comme une hirondelle voltigeant éperdue
dans les limites imposées à son essor, qui fatigue ses ailes et son
regard à se heurter contre les murailles au delà desquelles elle sent le
grand air, l'espace libre, et finit par tomber et mourir épuisée de son
effort désespéré. Il essaya dix affaires, chercha des emplois dans le
commerce, dans l'administration; il crut un moment tenir la fortune,
avec une découverte industrielle qui depuis en a enrichi d'autres; puis
ses espérances s'évanouirent, ses forces s'usèrent à porter le fardeau
de sa détresse. Le découragement s'empara de lui; il dut se décharger
sur nous du soin de rebâtir son foyer détruit. Il a goûté la joie de le
voir réédifié. Ses dernières années ont été sereines, paisibles,
embellies, malgré la longue maladie qui nous l'a ravi, par le bonheur de
ses enfants, devenu son propre bonheur.

Lorsqu'il eut décidé d'abandonner son commerce, nous quittâmes la triste
maison de la rue Pas-Étroit pour nous installer dans un modeste
entre-sol de la rue de Castries, au centre d'un quartier aéré, riant,
entre la place Bellecour et les allées Perrache. Nous étions en ce
moment, Alphonse et moi, en pleine effervescence littéraire, tout
heureux de commencer à donner libre carrière à nos aspirations.

Dans notre nouvel appartement, débarrassé du voisinage du magasin, des
ballots de tissus, des piles de foulards, de tout ce qui nous eût
rappelé les causes de notre ruine, il nous sembla que nous recouvrions
quelque indépendance. D'un vigoureux effort, mon frère terminait ses
études; moi, j'avais entrepris de compléter les miennes, en y consacrant
tous les loisirs que me laissait mon bureau.

Nous avons alors joliment bûché tous les deux, heureux à ce point de
notre travail volontaire, qu'en dépit du lamentable dénoûment de notre
séjour à Lyon, ce temps nous paraît moins triste quand nous le revoyons
à travers les souvenirs de la rue de Castries.

C'est là cependant que nous apprîmes la mort de notre aîné Henri.

J'ai dit plus haut qu'il voulait entrer dans les ordres et avait
commencé ses études ecclésiastiques au séminaire d'Allix. Il y était
resté peu de temps. En touchant au sous-diaconat, au moment de prononcer
des voeux définitifs, son âme maladive, troublée par les excès d'une
dévotion sans mesure, avait conçu des scrupules, des doutes sur la
sincérité de sa vocation. Il nous était revenu, au grand dépit de mon
père, qui ne comprenait rien à ses hésitations.

Pendant quelques mois, il avait vécu près de nous, cherchant à donner
des leçons de piano, tenant accidentellement les orgues dans une des
paroisses de Lyon. Puis, las de cette vie sans but, il était parti pour
Nîmes, où l'abbé d'Alzon lui offrait une place parmi le personnel
enseignant du collége de l'Assomption. J'ai conservé la plupart des
lettres que notre pauvre Henri nous écrivait à cette époque. Elles sont
pleines de tendres conseils pour Alphonse et pour moi. Elles révèlent
une grande inexpérience de la vie, une manière de l'envisager à travers
un mysticisme un peu étroit, qui cadrait mal avec les inexorables
exigences qu'elle allait nous imposer dans un avenir prochain, mais
aussi une âme d'une infinie bonté, toute pénétrée d'idéal.

J'ai toujours pensé que si mon frère aîné avait vécu, son esprit, en se
virilisant, aurait secoué les préjugés et les doutes qui
l'affaiblissaient, qu'il aurait laissé là ses velléités sacerdotales, et
que son réel talent de musicien et de pianiste, en se développant,
l'aurait aidé à trouver sa vraie voie, celle de l'art.

Un jour, une lettre de l'Assomption nous annonça brusquement qu'il était
atteint d'une fièvre cérébrale. Ma mère partit sur-le-champ; mais elle
arriva trop tard pour trouver son fils vivant. Elle eut pour unique et
suprême consolation d'embrasser cette tête de jeune lévite, transfigurée
par la mort, reposant toute blanche sur l'oreiller, dans un flot de
cheveux noirs. Elle avait déjà tant souffert que cette catastrophe ne
trouva pas place dans son coeur pour une plaie nouvelle. Celles qui
depuis longtemps y saignaient se creusèrent un peu plus, et ce fut tout.
_Mater dolorosa!_

La nouvelle de ce malheur fut apportée par une dépêche que mon père et
Alphonse reçurent un soir, à la tombée de la nuit, et dont j'eus
connaissance quelques instants après en revenant de mon bureau. Nous
pleurâmes ensemble jusqu'à une heure avancée. Puis notre mère revint, et
la vie nous reprit un peu plus tristes, un peu plus meurtris.

Notre unique distraction consistait alors à aller, durant les beaux
jours, entendre la musique au square de Bellecour. Nous y trouvions
Mayery, Beurtheret, Ludovic Penin. Nous nous promenions ensemble, déjà
graves et attentifs, causant le plus souvent de littérature et d'art,
pénétrés d'un sentiment de fierté, avec un précoce reflet d'hommes de
lettres, qui n'était pas sans nous donner quelque orgueil. Depuis _Léo
et Chrétienne Fleury_, Alphonse était considéré dans ce milieu. Quand il
nous quittait pour rejoindre des camarades de son âge, on parlait de ses
vers, de son talent; on attachait à son avenir de brillantes espérances;
et nos parents sentaient leurs peines un moment allégées quand je leur
répétais ce que nos amis disaient de leur jeune fils.

À propos de Lyon et de Bellecour, il m'est impossible de ne pas dire un
mot du maréchal de Castellane, une des plus vives impressions de notre
jeunesse. C'est «à l'heure de la musique» qu'il se montrait aux
Lyonnais. On citait mille traits de sa vie présente et passée, qui
déchaînaient autour de lui une curiosité poussée jusqu'à la fureur. Il
était une des attractions de la promenade. Nous entendions tout à coup
le tambour battre aux champs; le poste de Bellecour se mettait sous les
armes, tandis que le maréchal descendait de cheval au coin de la rue
Bourbon, toujours en grand uniforme, portant en bataille le chapeau à
plumes blanches. Après avoir salué le poste, il se mêlait aux
promeneurs, un lorgnon incrusté dans l'oeil. Il avait des côtés
singulièrement excentriques. Mais quel admirable soldat, et quelle belle
vie de militaire que la sienne!

Mon frère quitta le lycée au mois d'août de cette année, n'ayant plus
qu'à se présenter aux examens du baccalauréat. Malheureusement, de ce
côté allait surgir une difficulté trop prévue, et l'impossibilité de la
résoudre devait déterminer nos parents à prendre, en ce qui touchait mon
pauvre Alphonse, une grave résolution.

Les frais d'examen représentaient à cette époque une somme relativement
importante. Mon père aurait eu beau se saigner, il ne serait pas parvenu
à se la procurer, encore moins à la distraire de son budget si
rigoureusement limité aux plus pressantes nécessités de notre vie à
tous. Il est vrai que son fils était encore assez jeune pour pouvoir
attendre et retarder d'une année son examen. Mais jusque-là qu'allait-il
faire?

Dans ces circonstances, arriva du Midi une singulière proposition. Un de
nos parents conseillait à notre père de solliciter l'admission
d'Alphonse au collége d'Alais, comme maître d'étude. Il s'était assuré
que les portes de ce collége s'ouvriraient toutes grandes devant le
petit-neveu de l'abbé Reynaud, et que sa jeunesse ne serait pas un
obstacle. L'enfant,--car c'était un enfant;--pourrait préparer là ses
examens, vivre une année sans rien coûter à sa famille, et même réaliser
quelques économies, quelle que fût la modicité de ses appointements.

En d'autres temps, mon père et ma mère auraient écarté résolument cette
proposition, bouleversés à la pensée de se séparer de leur plus jeune
fils, de le livrer aux duretés d'une profession humble et quasi
méprisée. Mais, au point où nous en étions, notre avenir les préoccupait
moins que les exigences immédiates de notre vie au jour le jour.

Après tout, c'était une entrée comme une autre dans l'enseignement! À ce
collége d'Alais étaient attachés les plus doux souvenirs de la jeunesse
de ma mère. Elle le revoyait toujours, tel qu'elle l'avait vu jadis,
quand l'intelligente et paternelle direction de «l'oncle l'abbé» le
rendait florissant, en faisait un séjour aimable.

Ces considérations, jointes à la nécessité, décidèrent du sort de mon
frère. Son départ fut résolu. Il accepta courageusement sa destinée
nouvelle, heureux de venir en aide aux siens, enchanté d'abord de son
premier voyage dans un inconnu dont il était bien loin de soupçonner les
aventures.

Pour moi, cette résolution me consterna, encore que j'en comprisse la
sagesse. L'idée de me séparer de mon frère déchirait mon coeur. Je le
voyais si jeune, si pauvre d'expérience, si mal armé pour les épreuves
qu'il allait subir!

Seize ans, une âme tendre, une imagination délicate, la faiblesse de son
âge, une insigne maladresse devant les difficultés matérielles, une
myopie désespérante, comment se tirerait-il d'affaire? Mais, hélas! mon
impuissance égalait ma peine; il fallut bien se résigner.

«On commençait à être fait au malheur dans cette maison-là. Le lendemain
de ce jour mémorable, toute la famille accompagna le Petit Chose au
bateau... Tout à coup, la cloche sonna. Il fallait partir. Le Petit
Chose, s'arrachant aux étreintes de ses amis, franchit bravement la
passerelle.

«--Sois sérieux! lui cria son père.

«--Ne sois pas malade, dit madame Eyssette.

«Jacques voulait parler, mais il ne put pas; il pleurait trop.»

Oui, Jacques pleurait; mais ce n'étaient plus les larmes maladives de
son enfance; c'étaient les larmes fécondes de sa précoce maturité,
arrachées à ses yeux par le grand chagrin de cette séparation, le plus
grand chagrin dont il eût encore souffert. À travers ses pleurs, il
voyait l'avenir; et plus était douloureuse l'heure présente, plus il se
rattachait à cet avenir avec confiance, formant, sous les coups mêmes de
la défaite, des projets en vue de la revanche, auxquels était
étroitement associé le compagnon que le rapide flot du Rhône emportait
au loin.

«Le Petit Chose ne pleurait pas, lui. Comme j'ai eu l'honneur de vous le
dire, c'était un grand philosophe, et positivement les philosophes ne
doivent pas s'attendrir... Et pourtant, Dieu sait s'il les aimait, ces
chères créatures qu'il laissait derrière lui, dans le brouillard. Dieu
sait s'il aurait donné volontiers pour elles tout son sang et toute sa
chair. Mais, que voulez-vous? la joie de quitter Lyon, le mouvement du
bateau, l'ivresse du voyage, l'orgueil de se sentir homme,--homme libre,
homme fait, voyageant seul et gagnant sa vie,--tout cela grisait le
Petit Chose et l'empêchait de songer, comme il aurait dû, aux trois
êtres chéris qui sanglotaient là-bas, debout sur les quais du Rhône.»



XIV


Le départ de mon frère nous fit un peu plus tristes. Quelques mois
s'écoulèrent sans nous apporter autre chose que les aggravations
successives de notre infortune, les incessants témoignages de la rigueur
avec laquelle nous frappait l'adversité. Les nuages qui depuis si
longtemps s'amoncelaient sur notre horizon s'assombrissaient de jour en
jour; une catastrophe devenait imminente. Je la sentais approcher, et je
m'y préparais.

Après tout, dans la situation déplorable où nous nous trouvions, ne
valait-il pas mieux que le sort épuisât sur nous ses fureurs en un
dernier orage? Quand il nous aurait définitivement abattus, quand il
aurait dispersé les débris de notre foyer, il irait sans doute frapper
ailleurs, en nous laissant libres de rebâtir ce qu'il aurait détruit.

Et puis, un désastre suprême nous arracherait aux incertitudes cruelles
dans lesquelles nous nous débattions. Il faudrait alors prendre un
parti; je pourrais aller à Paris, ce Paris inconnu, où tant d'autres
avant nous étaient arrivés obscurs, malheureux, déshérités, et avaient
vu la fin de leur misère. Résolu à les imiter, j'entretenais fréquemment
ma mère de mon dessein. Mais elle doutait de moi, ayant perdu jusqu'à la
force de concevoir une espérance. Qu'irais-je faire à Paris? Si encore
j'avais un emploi assuré!

--J'entrerai dans les télégraphes, lui dis-je un jour, en me rappelant
que nous comptions dans cette administration un vieil ami de notre
famille.

Sur ces mots, elle envisagea plus tranquillement mon projet. Elle en
entretint mon père pendant l'un des rares séjours qu'il faisait alors à
Lyon.

--Il n'y a qu'à le laisser libre de suivre ses inspirations,
répondit-il.

Dès ce moment, je ne songeai plus qu'à ce voyage et surtout aux moyens
de l'effectuer, car c'était justement le côté le plus lamentable de
notre état, de ne pouvoir exécuter un projet, quelque avantageux qu'il
pût être, s'il exigeait une avance d'argent, même modique.
Heureusement,--c'est bien à dessein que j'emploie ce mot,--la
catastrophe éclata et me permit de réaliser l'idée que je caressais avec
persévérance.

Depuis un an que nous habitions la rue de Castries, le propriétaire ne
connaissait pas encore, comme on dit vulgairement, la couleur de notre
argent. Il avait commencé par montrer beaucoup de patience. Ce qu'il
savait de nous l'avait intéressé à notre sort, et lorsque, à plusieurs
reprises, les quittances présentées par le portier lui étaient revenues
impayées, il s'était contenté d'adresser à mon père une réclamation
courtoise.

Mais cette patience ne pouvait durer toujours. Maintenant, nous lui
devions trois termes, et l'échéance du quatrième approchait. Par son
ordre, son régisseur vint les réclamer. Il entoura cette réclamation des
formes les plus polies; mais, sous le gant, on sentait la main, sous la
parole de l'homme du monde, l'exigence du créancier. Il avait été
heureux de nous accorder des délais, parce que nous étions d'honnêtes
gens, surtout parce qu'il croyait que notre gêne était accidentelle.
Mais il ne pouvait attendre plus longtemps le payement de la dette
contractée dans le passé, ni davantage nous laisser dans l'appartement
si notre impuissance à en acquitter le loyer se prolongeait.

Cette mise en demeure nous trouva sans ressource. Lorsque, en l'absence
de mon père, je recherchai avec ma mère comment nous pourrions y faire
face, nous fûmes d'accord pour reconnaître que cela ne se pouvait que
par la vente de notre mobilier. Le mobilier vendu, les dettes les plus
pressantes payées, ma mère partirait avec sa fille pour le Midi, où
l'une de ses soeurs lui offrirait asile. Moi, j'irais tenter la fortune à
Paris et hâter notre réunion.

J'avais dans mon étoile, dans celle de mon frère, une foi si vive,
j'exprimais mes espérances avec tant de conviction, que la chère femme
ne put s'empêcher de les partager et y trouva quelque allégement à
l'amertume de ces heures si cruelles. À peine conçu et approuvé par mon
père, à qui une longue lettre en avait donné connaissance, ce projet
héroïque fut mis à exécution. J'avertis Descours de mon prochain départ.
Je lui annonçai gravement que j'allais faire de la littérature à Paris.

--J'avais toujours pensé que vous finiriez par là, me répondit cet
excellent homme; bonne chance!

J'allai ensuite trouver le régisseur de notre maison. Je lui fis part de
nos résolutions, en le priant de nous épargner des poursuites
judiciaires et de laisser à la vente de notre mobilier un caractère
amiable. Il entra dans mes vues. Nous fîmes ensemble l'inventaire des
objets qui garnissaient notre appartement. Il me permit d'en enlever un
certain nombre, dont la dispersion eût déchiré le coeur de la pauvre
maman, déjà en route pour le Midi. Je passai trois jours à les emballer
afin de les lui expédier, exécutant cette besogne, la joie au coeur, un
refrain sur les lèvres, convaincu que ce mauvais moment nous rapprochait
de jours plus heureux.

La vente eut lieu. Elle dura toute une journée, dispersant en quelques
heures les meubles au milieu desquels nous avions grandi, témoins
insensibles de notre triste vie, à la plupart desquels était attaché un
pieux souvenir.

Ainsi fut consommée la dispersion des ruines de notre foyer. Cette fois,
c'en était bien fait de la maison familiale; il n'y avait plus qu'à la
reconstruire ailleurs. Le soir de ce jour, les comptes furent réglés, et
quand eurent été mises de côté la part des créanciers, celle de ma mère,
il me resta quelques écus qui, ceux-là, ne devaient rien à personne et
qui me permirent d'arriver à Paris, huit jours après, avec cinquante
francs dans ma poche.

Durant la dernière semaine de mon séjour à Lyon, je vécus chez Paul
Beurtheret, qui m'avait offert fraternellement la moitié de sa chambre.

Cette semaine fut consacrée aux préparatifs de mon départ. On m'avait
dit souvent que, pour réussir à Paris, il était nécessaire de se montrer
bien vêtu, de ne trahir sur soi aucune trace de misère. «Faites-vous
envier, me répétait Beurtheret; ne vous faites jamais plaindre.» Obsédé
par ce conseil, j'avais commandé toute une garde-robe à mon tailleur,
car, malgré ma pénurie d'argent, j'avais un tailleur, non pas un pauvre
diable de portier, taillant du neuf dans du vieux, mais un tailleur
élégant, hors de prix, réputé dans la fashion lyonnaise, qui m'avait
ouvert un crédit sur ma bonne mine, en me promettant de nous le
continuer à mon frère et à moi aussi longtemps que nous en aurions
besoin.

La spéculation avait ses périls, car si nous étions morts en route, je
ne sais trop par qui et comment ce brave homme eût été payé. Il n'a eu
cependant qu'à se louer d'avoir cru en nous. Quand nous fûmes en état
d'acquitter ses factures, il ne fut pas question, on le devine, d'opérer
le moindre rabais. Grâce à sa confiance, nous avions pu, à peine arrivés
à Paris, n'ayant encore ni sou ni maille, nous présenter dans des salons
où commença la réputation d'Alphonse Daudet, où moi-même je contractai
de précieuses amitiés.

On ne saurait payer trop cher de si réels services. Mais n'est-ce pas un
trait de moeurs bien moderne que celui de ce fournisseur audacieux,
jouant à pile ou face un gros sac sur l'avenir de deux petits inconnus,
encore mineurs l'un et l'autre, n'ayant aucun patrimoine à attendre et
aussi obscurs que nous l'étions alors?

Et maintenant, c'en est fait de ce douloureux séjour de Lyon. Nous n'en
parlerons plus, si vous le voulez bien. Tristesses, humiliations,
déceptions, larmes, sont restées là-bas, ensevelies dans le brouillard
du Rhône, entre les hautes maisons qui font les rues étroites, profondes
comme des puits. Désormais notre ciel va s'éclairer d'une ardente lueur
d'espérance, les voies vont s'élargir devant nous, et nos longs efforts
porter leurs premiers fruits.



XV


Après un fatigant voyage en troisième classe, j'arrivai à Paris, le 1er
septembre 1857, à cinq heures du matin. Descendu dans un horrible petit
hôtel du quartier de la Bourse, j'arpentais le boulevard dès huit
heures, en frac, en cravate blanche et en escarpins vernis, fringant
comme un nouveau marié le jour de ses noces. Je déjeunai chez Tortoni.
L'étude de l'addition me ramena à des idées plus modestes; j'observai
aussi que personne ne portait d'habit à cette heure matinale, et, dès le
lendemain, je profitai du double enseignement de ma première journée
dans Paris.

Je devais une visite à Claudius Hébrard. Il habitait rue de Tournon un
élégant appartement de garçon. Justement, il partait le même soir pour
Lyon, où il comptait rester tout un mois. Après m'avoir promené dans
Paris, il m'offrit de m'installer dans sa demeure jusqu'à son retour.
Grâce à lui, je vécus pendant la durée de son absence confortablement
établi, comme un jeune fils de famille.

J'avais apporté deux lettres de recommandation: l'une de Paul Beurtheret
pour son compatriote Armand Barthet, l'auteur du _Moineau de Lesbie_;
l'autre de Léopold de Gaillard pour Armand de Pontmartin, dont j'avais
déjà présenté les livres aux lecteurs de la _Gazette de Lyon_.

Barthet me reçut comme un vieil ami, m'engagea à le voir souvent et
m'autorisa à profiter de ses entrées à l'Odéon, où il n'allait jamais.
Je dois cet aveu à M. de la Rounat, alors comme aujourd'hui directeur de
ce théâtre: durant tout un hiver, j'ai assisté aux représentations, en
jetant fièrement au contrôle le nom d'un auteur dont la grande Rachel
avait déjà joué l'oeuvre au Théâtre-Français. Ce qu'il y a de plus
extraordinaire, c'est que mon extrême jeunesse ne surprit pas MM. les
contrôleurs, et que lorsque, deux ans plus tard, j'obtins mes entrées
pour moi-même, ils ne s'étonnèrent pas de me voir devenir Ernest Daudet,
après avoir été si longtemps Armand Barthet.

Le comte de Pontmartin, ayant lu la lettre de Léopold de Gaillard, passa
son bras sous le mien et me conduisit rue Bergère, au journal _le
Spectateur_, feuille orléaniste qui avait remplacé l'_Assemblée
nationale_ précédemment supprimée. Présenté au brillant Mallac,
directeur du _Spectateur_, je crus rêver quand il m'apprit qu'à la
demande de Pontmartin, il m'engageait parmi ses rédacteurs, avec des
appointements fixes de deux cents francs par mois. Deux cents francs!
c'était mon pain assuré, c'était la certitude de pouvoir venir en aide à
notre mère; c'était aussi la possibilité d'appeler Alphonse à Paris!

Et tout cela, dès le second jour de mon arrivée! N'avais-je pas raison
de croire en notre étoile? Je pris possession de mon emploi quelques
semaines plus tard. On me mit aux faits divers. Ma tâche était assez
douce; elle me laissait des loisirs que je consacrais entièrement à
l'étude. J'avais tant à apprendre!

Au bout d'un mois, le retour de Claudius Hébrard m'obligea à chercher un
logement. Dans cette même rue de Tournon, se trouvait une maison
meublée, vaste caserne d'étudiants, désignée sous le nom pompeux de
«_Grand Hôtel du Sénat_». C'est là que je louai, au cinquième étage, une
misérable petite chambre, en mansarde: quinze francs par mois; ce
chiffre a son éloquence. Une couchette en fer, une mauvaise commode
servant de table de toilette, un secrétaire, deux chaises, un poêle en
faïence tout ébréché, un lambeau de tapis sur les carreaux rouges, voilà
mon ameublement. Par mon unique croisée, je ne voyais que toits,
cheminées, lucarnes, et, dressant sur mon étroit horizon leur banale
architecture, les tours rondes de Saint-Sulpice.

Lorsque pour la première fois, par un triste soir d'octobre, je me
trouvai seul dans ce logement de pauvre, en quittant le moelleux
appartement de Claudius Hébrard, la transition fut si cruelle, si
profond le sentiment de ma misère, que ma jeunesse prit peur, affaiblie
par l'isolement, par la tension de mon esprit, par l'excès du travail.
Le père sans position, la mère si loin, dans une maison qui n'était pas
sa maison, mon frère malheureux dans son collége, autant de visions
douloureuses, brusquement ramenées devant mes yeux par l'aspect sinistre
de ces murs, sur lesquels le papier peint, destiné à en cacher la
nudité, flottait en longues déchirures. Je fus épouvanté par l'étendue
de ma tâche, par le poids de ma responsabilité, et silencieusement je
pleurai.

L'impression fut passagère, et ce fut le souvenir de mon frère, du bon
compagnon dont je connaissais le talent, en qui j'avais foi comme en
moi-même, ce fut ce souvenir qui la dissipa.

À la même heure, il souffrait bien autrement que moi. En quittant Lyon,
il était allé passer quelques jours dans notre famille, à Nîmes d'abord,
où des coeurs fraternels l'avaient tendrement accueilli; puis aux
environs du Vigan, tout au fond des Cévennes du Gard, chez des cousines
jeunes et belles.

Notre poëte de seize ans, qui dès cette heure chantait la beauté, la
nature et l'amour, vit arriver trop vite, au gré de ses désirs, le terme
de ses courtes vacances. Il fallut partir pour Alais.

Quand il vint frapper à la porte du collége, il était si petit, si
timide, si frêle, qu'on le prit d'abord pour un élève. Le principal fut
même au moment de le renvoyer.

«--Mais c'est un enfant! s'écria-t-il en bondissant sur son fauteuil.
Que veut-on que je fasse d'un enfant?

«Pour le coup, le Petit Chose eut une peur terrible; il se voyait déjà
dans la rue sans ressource. Il eut à peine la force de balbutier deux ou
trois mots et de remettre au principal la lettre d'introduction qu'il
avait pour lui.»

Cette lettre fit merveille. Le souvenir de «l'oncle l'abbé» protégeait
mon frère; on le garda. C'est ainsi qu'il commença à gagner son pain,
pain bien amer, souvent trempé de larmes d'humiliation et de colère.

En des pages devenues populaires, il a raconté ses cuisantes douleurs.
Ouvrez le _Petit Chose_. Le Petit Chose, c'est lui; Sarlande, c'est
Alais; et dans toute cette partie de son roman, où son imagination a
incrusté des perles fines sur un fond de vérité, il n'a eu qu'à se
rappeler la lointaine réalité pour parer son récit d'une émotion sincère
et forte.

Ses élèves, fils de paysans pour la plupart, ou gentillâtres mal élevés,
prirent en haine ce petit «pion», si distingué, si fin, si fier, beau
comme un jeune dieu, dont le regard disait l'intelligence, comme tous
ses gestes révélaient sous des vêtements étriqués son élégance native.
Sa délicatesse choquait leur grossièreté; leur brutalité raillait sa
faiblesse. Il eût volontiers partagé leurs jeux; il ne demandait qu'à
les traiter en camarades; ils l'exaspéraient par leur malice.

Ah! les méchants enfants! Un jour, ne s'avisèrent-ils pas de traîner au
travers de l'escalier une vieille malle tout hérissée de clous. Il n'y
voyait pas et se laissa choir, au risque de se tuer. Une autre fois, en
promenade, il dut se colleter avec l'un d'eux, robuste gaillard qui
s'était révolté contre son autorité. Le pire est qu'après ces algarades,
le principal lui donnait toujours tort; il tenait à conserver ses
élèves, et un «pion», cela se remplace.

Mon frère n'échappait à ces infortunes quotidiennes que pour tomber dans
un humble milieu de province, malsain, envieux, perverti, grotesquement
sceptique, joueurs de billard, culotteurs de pipes, piliers d'estaminet,
bohème inintelligente et sotte, où à tout instant quelque piége était
tendu à sa naïveté.

À quelles résolutions désespérées n'eût-il pas été conduit, si ce
supplice avait duré! La nouvelle de mon départ de Lyon en atténua la
cruauté. Mon frère comprit qu'il n'avait plus longtemps à souffrir. Il
tourna ses regards vers Paris. C'est de là qu'il attendait la délivrance
et le salut.

Un jour, en réponse à une lettre plus navrée que les autres, je lui
écrivis: «Viens!» Et, tout meurtri, l'oiselet prit son vol pour venir
chercher un refuge près de moi.



XVI

[Arrivé à ce point de mon récit, je dois me rappeler que ce que j'ai
voulu dire de la vie de mon frère, c'est ce qui nous est commun. Pour ce
qui lui est personnel, je suis tenu d'être bref, afin de ne point
devancer le récit qu'il en doit faire lui-même, soit dans ses mémoires,
soit dans l'histoire de ses livres. Je n'en dirai donc plus que ce que
je considère comme le couronnement nécessaire de ce que j'avais
entrepris de faire revivre, ce qui doit montrer, après l'enfant timide
dont mon fraternel crayon a tracé la physionomie fine et fière,
l'écrivain en pleine possession de sa virilité.]


À deux reprises, Alphonse Daudet a raconté son arrivée à Paris: une
première fois dans le _Petit Chose_; une seconde fois dans le _Nouveau
Temps_, journal de Saint-Pétersbourg, qui a fait connaître ses oeuvres à
la Russie, et auquel il a donné, entre autres travaux, quelques-uns des
épisodes de sa vie d'écrivain, écrits sous la forme autobiographique.
Sauf en un petit nombre de détails, les deux récits ne diffèrent guère
l'un de l'autre. Celui qui ressuscite en des pages émues la réalité tout
entière, n'est pas moins attachant que celui qui n'a fait que s'en
inspirer, en lui empruntant divers traits propres à figurer dans un
roman.

Dans les deux, c'est la même scène: un enfant de dix-sept ans,
malheureux et délicat, arrivant à Paris, estomac vide et bourse plate,
curieux, avide d'inconnu, affamé de sensations nouvelles, tout plein de
pressentiments d'avenir, mais rendu timide par l'excès de sa misère, au
point de se défier de lui-même, de n'oser croire en son étoile, trop
jeune encore, trop pauvre d'expérience pour mesurer la richesse du
trésor intellectuel qu'il porte en soi.

Comme cadre à ce tableau, les premiers froids d'un rude hiver,--c'était
le 1er novembre 1857,--deux nuits sur la dure banquette d'un wagon de
troisième classe, l'atmosphère empestée de ce wagon, tout imprégnée
d'odeurs d'eau-de-vie et de tabac; puis l'entrée dans Paris au petit
jour, la réconfortante étreinte fraternelle, la course dans les rues de
la ville qui s'éveille, les cahots du fiacre sur le pavé, et succédant
aux impressions si profondes de cette arrivée, le saisissement causé par
l'aspect de la petite chambre où désormais on vivra à deux de
privations, de travail et d'espérance.

Je ne tenterai pas de refaire ce récit, encore que le souvenir de ces
choses soit à jamais gravé dans ma mémoire. Je n'en veux retenir qu'un
trait, le lamentable état dans lequel m'arriva mon frère.

Je le vois encore, exténué de fatigue et de besoin, mourant de froid,
enveloppé dans un vieux pardessus usé, défraîchi, démodé, et pour donner
à son équipement une physionomie tout à fait originale, chaussé, sur ses
bas de coton bleu, de socques en caoutchouc,--ces caoutchoucs qui ont
conquis quelque notoriété dans le monde depuis qu'ils ont inspiré l'un
des chapitres du _Petit Chose_.

Heureusement, le tailleur de Lyon était là. Grâce à lui, Alphonse Daudet
fut bientôt métamorphosé, ainsi qu'il convient à un jeune poëte qui ne
croit pas que des haillons et des bottes éculées soient nécessaires pour
marcher à la conquête de la renommée.

À cette époque déjà, il était beau, d'une beauté tout à fait
invraisemblable: «Une tête merveilleusement charmante, écrivait quelques
années plus tard Théodore de Banville dans ses _Camées parisiens_; la
peau d'une pâleur chaude et couleur d'ambre, les sourcis droits et
soyeux; l'oeil, enflammé, noyé, à la fois humide et brûlant, perdu dans
la rêverie, n'y voit pas, mais est délicieux à voir; la bouche
voluptueuse, songeuse, empourprée de sang, la barbe douce et enfantine,
l'abondante chevelure brune, l'oreille petite et délicate, concourent à
un ensemble fièrement viril, malgré la grâce féminine.»

Maintenant, qu'on se figure cet enfant de dix-sept ans, libre dans
Paris, livré à lui-même, en butte à tous les périls qui dans une grande
ville se dressent devant les jeunes, périls aggravés pour celui dont je
parle par l'ignorance des moeurs qui se révélaient à lui, où tout
devenait sujet de surprise, d'inquiétude et d'embarras!

Je partais tous les matins pour mon journal; nous ne nous retrouvions
guère que le soir, et bien que vers ce temps quelques-uns de nos
nouveaux amis, au courant des détails de notre existence commune,
m'eussent surnommé «la mère», ma sollicitude était impuissante à le
protéger autant que je l'aurais voulu.

Des premières semaines de son séjour à Paris, il a parlé dans les pages
déjà publiées de ses Mémoires, avec une pénétrante mélancolie: «À part
mon frère, je ne connaissais personne. Myope et maladroit, d'une
timidité farouche, j'allais, aussitôt sorti de ma chambre, autour de
l'Odéon, sous les galeries, heureux à la fois et effrayé d'y coudoyer
des hommes de lettres.»

Cette solitude douloureuse ne dura pas. Il eut bientôt des camarades
dans le quartier latin. Quelques-uns devinrent plus tard ses amis: M.
Gambetta, qui faisait alors son droit et habitait le même hôtel que
nous; Amédée Rolland, Jean du Boys, Bataille, Louis Bouilhet,
Castagnary, Pierre Véron, Emmanuel des Essarts; d'autres encore, et
parmi eux Thérion, le philosophe Thérion, qu'on rencontrait à toute
heure avec un bouquin sous le bras, lisant tout, sachant tout, discutant
de tout, gesticulant à propos de tout, savant rare, esprit troublé, âme
fière, type inoubliable qui devait devenir plus tard l'Élysée Méraut des
_Rois en exil_.

C'est avec plusieurs de ceux-là que mon frère fut jeté dans la bohème
artistique et littéraire de ce temps, troisième génération de cette race
si brillante après 1830, avec Théophile Gautier, Gérard de Nerval,
Arsène Houssaye, les deux Johannot; déjà précipitée de ce piédestal vers
1850, quand Henry Murger en racontait la décadence, et définitivement
déchue, ayant perdu toute poésie et tout attrait, à l'époque où nous
arrivâmes à Paris.

Elle a eu depuis deux historiens. M. Jules Vallès y a puisé le sujet de
ce livre saisissant: _les Réfractaires_. Mon frère y a connu les «ratés»
décrits dans _Jack_. Personne n'a dit et ne dira comme lui ce qu'il y
avait d'impuissance, de jalousie, d'étroitesse de vues, d'inconsciente
perversité parmi ces pauvres diables que la paresse a vaincus sans
combat. Qu'il ait passé au milieu d'eux sans rien perdre de son talent,
sans y laisser la fleur de sa jeunesse, la fraîcheur de son esprit, la
droiture de son coeur, cela tient du prodige, je l'ai déjà dit, surtout
si l'on songe qu'il avait vingt ans.

Il a partagé souvent leur détresse, jamais leurs instincts désordonnés;
toujours assez maître de lui pour étudier les causes de leur destinée,
pour se défendre d'y succomber, visitant la caverne profonde sans cesser
de tenir le fil conducteur qui devait le ramener vers la lumière, et,
contrairement à ce qu'on pouvait craindre, rapportant de ce voyage des
forces nouvelles ou, jusque-là, non révélées.

Dès l'hiver qui suivit notre installation à Paris, nous comptions déjà
des relations dans d'autres milieux. Claudius Hébrard nous avait menés
chez l'un des conservateurs de la bibliothèque de l'Arsenal, Eugène
Loudun, écrivain du parti catholique, qui réunissait chez lui, une fois
par semaine, quelques amis. Tous les arts et toutes les opinions étaient
représentés dans ce salon, empli dès neuf heures du soir par la fumée
des cigares qui montait le long des rayons chargés de livres, et où le
temps se passait en bruyants entretiens, entièrement consacrés aux
choses de l'esprit.

Il affectait même des airs de cénacle, ce modeste salon d'où les femmes
étaient absentes, ceux qui le fréquentaient se flattant d'être unis par
une solidarité fondée sur des sympathies mutuelles, sur un désir commun
de monter haut.

Là, nous rencontrions Amédée Pommier, poëte de grande race, déjà
vieillard, débris des batailles littéraires de 1830; Vital Dubray, un
statuaire de talent, qui expie sous la République les faveurs dont
l'Empire l'avait accablé; Jules Duvaux, peintre militaire; Augustin
Largent, âme tendre, un peu naïve, devenu depuis Oratorien; les deux
Sirouy, dont l'un a peint, voici quelques années, les fresques du palais
de la Légion d'honneur; Develay, «auteur dramatique», qui se faisait
gloire de n'avoir jamais trouvé un directeur assez hardi pour jouer ses
oeuvres, bien qu'il eût déposé dans les théâtres de Paris plus de trente
drames en vers, dont il nous débitait des fragments avec une fougueuse
emphase; Henri de Bornier, timide et obscur, portant déjà dans son
cerveau la _Fille de Roland_, son oeuvre maîtresse; j'en oublie. Entre
ces hommes, tous plus âgés que nous, nous étions des enfants; mon frère
surtout, que son visage imberbe faisait paraître plus jeune encore qu'il
n'était. Il préparait alors son premier volume: _les Amoureuses_.

C'est à l'Arsenal que nous pûmes juger de l'effet qu'allait produire ce
début de poëte et d'écrivain. C'est là aussi que nous connûmes notre
voisin, le libraire Jules Tardieu, poëte lui-même, qui voulut être
l'éditeur du volume; là encore nous entrevîmes un soir Édouard Thierry,
qui présenta un peu plus tard l'oeuvre de mon frère aux lecteurs du
_Moniteur officiel_.

Le salon d'Eugène Loudun nous en ouvrit d'autres. Chez madame Ancelot,
chez madame Mélanie Waldor, chez madame Olympe Chodsko, chez madame
Perrière-Pilté, qui s'exerçait au rôle de grande mondaine protectrice
des lettres, mon frère disait les _Prunes_, les _Cerises_, _Trois Jours
de vendange_, des prologues de comédie, vidant généreusement son écrin,
sans cesse enrichi, devant les belles dames qui raffolaient de sa bonne
grâce, de sa brillante jeunesse, de sa chaude voix de Méridional et de
sa séduisante beauté. La publication des _Amoureuses_ ne démentit pas
cette impression. Ce joli livre, lancé par Jules Tardieu, sous une fine
couverture blanche, imprimée en rouge, acquit sur-le-champ à Alphonse
Daudet l'estime des lettrés et des délicats. Il fut rangé, du soir au
matin, parmi ces débutants desquels on dit: «C'est quelqu'un.» Édouard
Thierry, dans son feuilleton littéraire, lui consacra tout un long
passage élogieux et éloquent. «Alfred de Musset, en mourant, disait-il,
a laissé deux plumes au service de qui pourra les prendre: la plume de
la prose et la plume des vers. Octave Feuillet avait hérité de l'une,
Alphonse Daudet vient d'hériter de l'autre.»

L'excellent Édouard Thierry ne se doutait guère qu'il aurait à compléter
plus tard cette flatteuse appréciation dont je reproduis l'esprit, sinon
le texte, et qu'Alphonse Daudet deviendrait un des premiers prosateurs
de son temps.

Cependant, cette brillante entrée dans les lettres ne nous apportait pas
la fortune. Elle éclairait l'avenir d'un rayon d'espérance, sans alléger
les soucis du présent. Nous faisions belle figure dans le monde; chez
Augustine Brohan, où mon frère avait été invité un soir, on l'avait
pris, la maîtresse de la maison elle-même, pour un prince valaque. Mais
nous vivions toujours comme des étudiants besoigneux, n'ayant guère,
pour nous suffire, que ce que je gagnais au journal.

Nous n'avions quitté notre mansarde de l'_Hôtel du Sénat_ que pour
remonter dans une autre et, grâce à la confiance d'un tapissier, nous
mettre «dans nos meubles» sous les combles d'une vaste maison de la rue
Bonaparte adossée contre Saint-Germain des Prés, de telle sorte qu'il
nous était permis de nous faire illusion et de croire que nous habitions
dans le clocher. Nous pouvions redouter d'être réduits longtemps encore
à vivre de privations, et nous étions si jeunes, qu'en vérité, la
perspective n'avait rien de trop décourageant.

Mais un brusque changement allait s'opérer dans notre existence, et je
dois dire maintenant dans quelles conditions nouvelles il devait me
trouver.



XVII


Le 14 janvier 1858, j'étais depuis plus de deux mois, on s'en souvient,
attaché à la rédaction du _Spectateur_, quand eut lieu l'attentat de
l'Opéra contre l'empereur. Le soir de ce jour, notre directeur
politique, Mallac, envoya à l'imprimerie, pour le numéro du lendemain,
un article appréciant ce grave événement et dans lequel il développait
la thèse que voici: Ce n'est que sous les gouvernements despotiques
qu'on pouvait voir des crimes tels que celui qui venait d'être commis
par Orsini. Le despotisme appelle et provoque la révolution. Protégés
par leur droit héréditaire et l'amour de leurs sujets, les souverains
légitimes, placés à la tête d'un pouvoir rigoureusement constitutionnel,
n'ont pas à craindre les assassins.

Le double inconvénient de cette thèse éclate à tous les yeux. Elle est
contraire à la vérité historique, et dans la circonstance, elle exposait
le journal au moins à un avertissement, sinon à une suppression
immédiate.

Les collaborateurs de Mallac lui en firent l'observation; mais il ne
voulut rien entendre. Le gérant, représentant la propriété, ne fut pas
plus heureux. Après avoir soutenu contre lui une discussion d'une
extrême violence, Mallac passa une partie de la nuit à l'imprimerie,
afin d'être assuré que son article serait publié.

Le lendemain, en arrivant au journal à l'heure ordinaire, j'y trouvai la
rédaction au grand complet, les membres du comité, les actionnaires,
tout ce monde, la mine consternée. Un décret impérial, portant
approbation d'un rapport du ministre de l'intérieur Billault, prononçait
la suppression du _Spectateur_, en même temps que celle de la _Revue de
Paris_, que dirigeaient alors Laurent Pichat, Louis Ulbach et Maxime Du
Camp.

C'était un rude coup pour la politique fusionniste que représentait le
_Spectateur_; mais c'était un désastre véritable pour mon frère et moi.
Justement, j'avais obtenu qu'on essayerait de lui pour la chronique, et
je ne sais même plus si son premier article n'était pas déjà fait.

Heureusement, le désastre fut bientôt en partie conjuré: l'_Union_
héritait des abonnés et des rédacteurs du journal supprimé. Je fus ainsi
versé dans la feuille légitimiste, avec des appointements, il est vrai,
notablement diminués.--«Nous sommes pauvres», m'avait-on dit,--mais
suffisants encore pour nous donner du pain.

Je restai là quelques mois; puis on me demanda d'aller à Blois remplacer
provisoirement le rédacteur en chef de la _France centrale_. Quand je
revins, ma place était prise; on ne me la rendit pas. J'en éprouvai une
vive indignation. J'avais vingt-deux ans, beaucoup d'ambition,
l'énergique volonté de contribuer à reconstruire le foyer détruit, et ce
n'est pas en mourant de faim au service d'un parti qui ne savait même
pas retenir les jeunes, ou en écrivant les Mémoires d'un vieux
gentilhomme de la chambre de Charles X, dont j'étais devenu le
secrétaire, que je pouvais réaliser mes desseins. L'Empire était en
pleine prospérité; il ne m'inspirait aucune répugnance. N'ayant pas
connu les horreurs du coup d'État, je ne pouvais partager les rancunes
des vaincus. Toute une génération, qui depuis a cruellement expié son
erreur et son inexpérience, a pensé vers ce temps ce que je pensais
moi-même.

C'est ainsi que j'allai frapper à la porte du vicomte de la Guéronnière,
qui dirigeait alors le service de la presse au ministère de l'intérieur.
Cet aimable homme, qui aurait laissé dans l'histoire de son pays une
trace profonde, si son caractère eût été à l'égal de son talent, me
reçut à merveille. Je lui contai mon cas, et quelques jours après, il
m'envoyait à Privas pour y prendre la rédaction en chef de l'_Écho de
l'Ardèche_, en me promettant de me rappeler bientôt.

Privas après Paris, une humble feuille de province après un des grands
organes de la presse française, quelle chute! Et puis, quitter mon
frère, quelle tristesse! Il fallut se résigner cependant. Je partis,
soutenu par l'espoir de revenir, consolé aussi parce que cet éloignement
de Paris me rapprochait de ma mère, toujours à Nîmes, et d'un autre être
cher à mon coeur, qui allait, à peu de temps de là, porter mon nom.

C'est à Privas que j'appris les débuts d'Alphonse Daudet au _Figaro_.
J'avais connu Villemessant pendant mon court séjour à Blois, où il
venait souvent. Invité à passer deux jours dans sa belle propriété de
Chambon, je lui avais parlé de mon frère, qu'il connut bientôt et dont
il prisa vite les qualités. Ce fut une grande joie. Le _Figaro_, c'était
pour un écrivain comme une consécration, un brevet de talent, la porte
des éditeurs ouverte.

Mon frère a commencé là sa réputation, d'abord avec des chroniques en
vers, des études en prose, des scènes dialoguées: _le Roman du Chaperon
Rouge_, _les Rossignols de cimetière_, _l'Amour Trompette_; puis avec
ces récits continués, là et ailleurs, pendant plusieurs années,
empreints d'un charme si doux dans leur brièveté, qui lui ont créé,
avant même qu'il songeât à écrire des oeuvres de longue haleine, un rang
à part dans la littérature contemporaine.

Ces fins morceaux, dignes de figurer dans un recueil classique, on peut
les relire aujourd'hui dans les _Lettres de mon moulin_, dans les
_Contes du lundi_, dans _Robert Helmont_, dans les _Femmes d'artistes_,
dans les _Lettres à un absent_. Tenant à la fois de la fantaisie et de
l'histoire, ils portent au plus haut degré la marque révélatrice de
l'état de son esprit à l'heure où il les écrivit.

Tantôt il y laisse son imagination folâtrer à travers champs, butiner au
gré de son caprice, sous le soleil, dans l'air tiède du Midi, tout
embaumé de l'odeur des pins pignons, qu'il écoute chanter sur les
sauvages rochers de Provence; tantôt il ressuscite les souvenirs de ses
voyages, durant lesquels il a vu hommes et choses, avec le regard
mystérieux et sûr de son esprit habile à les interroger et à les
observer; tantôt enfin, au spectacle des malheurs de son pays, il laisse
éclater son âme déchirée par une angoisse patriotique ou gonflée d'une
sainte indignation. Rires et pleurs, la gamme est complète sur cet
harmonieux clavier; toutes les notes y sont.

Là aussi, sont en germe quelques-unes des oeuvres qu'il écrira plus tard:
_l'Arlésienne_, _le Nabab_, _Jack_; on les y trouve en mille traits
épars, sous leur forme première et résumée, telles qu'il les avait vues
d'abord, avant que le travail de son esprit en eût tracé les lignes et
classé les développements.

Le succès de ces études, qui n'ont guère d'analogue dans les lettres
françaises, fut très-vif. Les échos m'en arrivèrent dans mon lointain
exil, où mon frère me les confirma ensuite, en venant passer quelques
semaines auprès de moi, et où, comme pour me prouver que la vie allait
commencer à nous sourire, il m'apporta une grande nouvelle. Ayant eu
l'occasion de rencontrer le comte de Morny, ce personnage, le plus
puissant entre les puissants du jour, séduit par son talent, lui avait
promis un emploi dans les bureaux de la présidence du Corps législatif,
un de ces emplois que les grands seigneurs créaient jadis pour les gens
de lettres pauvres, et qui permettaient à ceux-ci de travailler
librement, dégagés des préoccupations de l'existence matérielle. Mon
frère devait en prendre possession dès sa rentrée à Paris.

--Je suis légitimiste, avait-il objecté fièrement aux offres
bienveillantes de son nouveau protecteur.

Et celui-ci de répondre en riant:

--L'impératrice l'est plus que vous.

C'est tout ce que je dirai des relations d'Alphonse Daudet avec M. de
Morny, ne voulant par déflorer la partie de ses Mémoires qu'il y
consacrera. La certitude d'être protégés par lui alluma nos espérances
et nous fit voir l'avenir sous un jour tout rose. Le séjour de mon frère
à Privas se ressentit de cette confiance. Nous passâmes là de belles
vacances; nous fîmes ensemble de longues excursions dans les montagnes.
Puis il me quitta pour aller à Nîmes, d'où il se rendit en Provence,
dans l'hospitalière maison de Fontvieille, d'où pourrait être datée la
première des _Lettres de mon moulin_.

C'est pendant ce voyage qu'il connut Frédéric Mistral, Théodore Aubanel,
Roumanille, tous les félibres, et se lia avec eux d'une amitié que le
temps n'a pas ébranlée. En rentrant à Paris, il alla prendre sa place au
cabinet du président du Corps législatif.

Dès ce moment, mes regards se tournèrent avec persévérance vers le
Palais-Bourbon. Je périssais d'ennui à Privas; j'étais résolu à n'y pas
prolonger mon séjour, et mon frère m'avait promis de m'aider à en
abréger la durée. Justement, une occasion s'offrit bientôt à lui de
tenir sa promesse; il s'en empara.

Le gouvernement impérial préparait alors les grandes réformes qui
reçurent leur application au commencement de 1861: une liberté relative
allait être rendue aux Chambres. M. de Morny, comme président du Corps
législatif, s'occupait d'augmenter le personnel des secrétaires chargés
de la rédaction des comptes rendus des débats. Il y avait deux emplois à
donner. Pour l'un, il avait déjà fait choix de Ludovic Halévy, qui
préludait, par de modestes essais, à sa brillante carrière d'auteur
dramatique; mon frère me proposa pour l'autre et me fit accepter, au
moment où, sans attendre qu'il m'appelât, je venais d'arriver à Paris,
poussé par le pressentiment de ma bonne fortune.

--Le président veut te connaître, me dit-il un soir; il te recevra
demain matin à sept heures.

Vous pensez si je fus exact. À sept heures, un fiacre me déposait devant
le perron de la présidence. Convaincu qu'on n'approche les grands de ce
monde qu'en habit noir et en cravate blanche, je m'étais vêtu comme au
jour de ma première course à travers Paris. On était en novembre; il ne
faisait pas encore très-clair; ma tenue ne produisit aucun effet dans
les antichambres présidentielles; ou plutôt elle en produisit un
déplorable, car ce ne fut qu'après que j'eus déclaré mon nom que les
huissiers daignèrent se montrer polis. L'un d'eux me conduisit dans le
«salon chinois» et me pria d'attendre.

Une merveille, ce salon, avec ses collections: ivoires et jades
sculptés, bronzes ventrus, jonques et pagodes en miniature, chimères
monstrueuses, dieux accroupis, paravents à ramages d'or. Le malheur est
qu'on m'y oublia. À une heure, je n'avais pas été reçu. Mon estomac
criait famine; j'allais de la croisée à la cheminée, de la cheminée à la
croisée, dévoré d'impatience, moulu, le linge collé aux reins à force de
m'être traîné sur tous les meubles.

Vint un moment où, n'en pouvant plus, je me mis devant une glace pour
«réparer le désordre de ma toilette». J'étais en train de procéder à
cette opération délicate avec la liberté d'un homme qui sait qu'on ne se
souviendra plus de lui, quand soudain une porte s'ouvrit. Éperdu, je
croisai mon habit sur mon gilet déboutonné; mais déjà je me retrouvais
seul, après avoir vu passer un flot de soie, un profil de blonde et la
fumée d'une cigarette. Je sus ensuite que c'était madame de Morny. Elle
avertit son mari. Il entra brusquement, serré dans son veston de velours
bleu, sa calotte noire sur le crâne nu.

--Qui êtes-vous? Que faites-vous là?

Je me nommai.

--Ah! mon pauvre garçon, je vous ai oublié... Eh bien, votre frère m'a
parlé de vous; vous voulez être secrétaire-rédacteur; il paraît que les
questions politiques vous sont familières. Vous êtes nommé; allez voir
M. Valette, le secrétaire général; il vous présentera à M. Denis de
Lagarde, votre chef de service...

L'audience ne dura pas trois minutes. Mais je ne regrettai pas ma longue
attente; elle m'avait porté bonheur. Je n'eus qu'à descendre à
l'entre-sol pour rencontrer mon frère et lui annoncer la réussite de ses
efforts. Il vivait là, côte à côte avec Ernest l'Épine, qui dirigeait
alors le cabinet de M. de Morny et préparait dans ces graves
occupations, agréablement entrecoupées de passe-temps artistiques, les
futurs succès du très-spirituel Quatrelles. Il caressait à cette heure,
avec Alphonse Daudet, les projets de collaboration qui se sont
successivement réalisés avec la _Dernière Idole_, l'_OEillet blanc_, le
_Frère aîné_.

Quelques fruits qu'elle ait donnés, cette collaboration n'a pu cependant
convaincre Alphonse Daudet de l'efficacité du travail à deux, quand il
s'agit d'oeuvres littéraires. Il est resté persuadé qu'en dépit de la
conscience de deux écrivains attelés au même livre ou au même drame,
quand vient l'heure d'en recueillir le bénéfice moral, il y a un dupé,
et, depuis ce temps, il a renoncé à toute tentative de ce genre. Il a
recouru, il est vrai, aux bons offices de ses confrères, quand il a
voulu tirer une pièce de _Fromont jeune et Risler aîné_ d'abord, du
_Nabab_ ensuite; mais il ne s'agissait là que d'un classement de scènes
déjà faites, quelque chose comme un «dégrossissement», une mise au
point, où la part du collaborateur était trop réduite pour qu'il pût
s'élever un doute sur la véritable paternité du succès.

De mon entrée au Corps législatif, date ma véritable existence de
Parisien, d'homme de lettres et de journaliste. Les sessions étaient
brèves; elles duraient trois ou quatre mois, et me laissaient des
loisirs entièrement consacrés à des travaux de plume.

Je me propose de raconter un jour ce que j'ai retenu de ce voyage de
vingt années à travers le monde de la politique et de la presse. Je n'y
veux faire allusion ici que pour rappeler un épisode de ma vie, auquel
mon frère demeura étranger, et dont je ne parlerais pas, si plus tard on
ne l'y avait associé, à propos de son roman: _le Nabab_.

En 1863, j'étais au Corps législatif depuis deux ans. Correspondant de
deux grands journaux de province, j'appartenais aussi à la rédaction de
la _France_, dirigée alors par le vicomte de la Guéronnière, et où je
venais d'inaugurer les «Échos parlementaires». Déjà mon nom avait acquis
quelque notoriété; un bon vent enflait mes voiles; le foyer paternel
était reconstruit; le mien s'élevait; c'est un des plus heureux moments
de ma vie.

Au cours des élections générales qui eurent lieu cette année-là, je me
trouvais à Nîmes, en vacances. Un de mes amis me conduisit chez «le
Nabab», c'est-à-dire chez François Bravay. Il arrivait d'Égypte et se
présentait aux électeurs de l'une des circonscriptions du Gard. Pour
assurer le succès de sa candidature, il avait promis aux populations de
ces contrées un canal d'irrigation qui devait fertiliser leur sol,
stérilisé par le manque d'eau.

Cette promesse fut jugée plus tard par le Corps législatif comme une
manoeuvre électorale, dont le souvenir pesa toujours sur François Bravay,
même lorsque, après deux invalidations successives, élu pour la
troisième fois, il força les portes du Palais-Bourbon. Elle était
pourtant sincère. Il l'avait rendue effective en versant un million, en
belles espèces sonnantes, pour pourvoir aux dépenses des premiers
travaux. Il connaissait mes relations avec les journaux de Paris; il me
demanda de soutenir sa candidature.

Puis, quand il eut été élu, porté à la Chambre par l'enthousiasme des
populations qu'excitaient sa réputation de millionnaire et sa
générosité, servies par une parole chaude, fruste comme sa personne,
mais bien faite pour être comprise par des «ruraux», il me proposa de
devenir son secrétaire politique. J'acceptai et n'eus pas à m'en
repentir.

Je n'ai pas connu de plus honnête coeur. C'est un de mes regrets de
n'avoir pas possédé l'influence nécessaire pour lui imposer mes conseils
et lui faire comprendre combien valaient peu quelques-uns de ceux qui
l'entouraient. Ses fréquents voyages en Égypte, l'emballement de son
existence toujours tiraillée entre les solliciteurs et les besoins
d'argent créés par leurs exigences, faisaient le plus souvent de ma
fonction près de lui une véritable sinécure. Mais, tant qu'il est resté
député, il ne me l'a jamais rappelé; il s'est toujours souvenu de
l'ardeur avec laquelle j'avais embrassé ses intérêts.

Parmi mes amis, il est un de ceux à qui je me suis le plus passionnément
dévoué, et je n'ai jamais cessé de croire qu'il était digne d'inspirer
cette sympathie. Son malheur a été, parti de très-bas, de s'être enrichi
trop vite par des procédés familiers à tous ceux qui sont allés chercher
fortune en Orient, d'être revenu en France sans rien savoir de Paris ni
du milieu nouveau dans lequel il allait vivre, et où, pour cette cause,
il devait se ruiner aussi vite qu'il s'était enrichi là-bas.

Le portrait que mon frère a tracé de lui, dans un livre inoubliable, ne
me laisse rien autre à dire, si ce n'est qu'en parlant de l'exquise
bonté de cette âme toute naïve, en dépit des apparences contraires,
l'auteur du _Nabab_ n'a rien exagéré. Pour ceux qui ont connu et aimé
François Bravay, le roman dont il est le héros est l'oeuvre la mieux
faite pour rendre hommage à sa mémoire et la venger de calomnies
ineptes. Il suffit pour s'en convaincre de lire la dernière phrase: «Ses
lèvres remuèrent, et ses yeux dilatés, tournés vers de Géry,
retrouvèrent, avant la mort, une expression douloureuse, implorante et
révoltée, comme pour le prendre à témoin d'une des plus grandes, des
plus cruelles injustices que Paris ait jamais commises.»

Comment donc se peut-il qu'une malveillance calculée ait tenté de faire
accroire que tant de pages éloquentes constituaient une insulte à cette
mémoire, et qu'un moment les proches de François Bravay aient partagé
cet injuste sentiment? Je ne suis pas encore parvenu à le comprendre.

Mais ce qui est plus grave, c'est qu'ils aient voulu prouver que mon
frère avait commis un acte de noire ingratitude. À l'époque où il eut à
se défendre sur ce point, il me pria de ne pas intervenir. Cette
polémique toute personnelle, étrangère au mérite intrinsèque de son
oeuvre, blessait trop ses délicatesses littéraires pour qu'il voulût la
compliquer de mon intervention.

Mais, aujourd'hui, j'ai recouvré la liberté de dire qu'Alphonse Daudet
n'était engagé avec François Bravay par aucun souvenir qui entravât son
droit de romancier. C'est à peine s'il l'avait vu à deux ou trois
reprises, et encore que cette vision rapide lui eût suffi pour juger
l'homme et son milieu, complétée par ce qu'il en savait déjà ou ce qu'il
en apprit ensuite, elle ne pouvait être assimilée à un de ces services
qui condamnent au silence celui qui l'a reçu. Mon frère pouvait donc
écrire le _Nabab_, quand moi-même, si j'avais eu le talent pour le faire
tel, je l'aurais fait et signé sans croire manquer à un devoir.



XVIII


Pendant l'année 1861, la santé de mon frère, ébranlée par les violentes
secousses de la vie de Paris, fut assez sérieusement atteinte. Le
docteur Marchal de Calvi, grand ami des lettres et des écrivains, lui
donnait des soins. Il l'entourait de sollicitude et d'attentions, comme
fait un jardinier pour une fleur rare. À l'approche de l'hiver, il lui
déclara tout net qu'il fallait partir, aller chercher la vie au pays du
soleil, que c'était l'unique moyen de ne pas compromettre
irréparablement l'avenir. L'arrêt était formel. Mon frère obéit et
partit pour l'Algérie, où il passa plusieurs mois.

Il m'a bien souvent raconté les péripéties de ce voyage, qui a laissé
dans son esprit et dans ses oeuvres une empreinte profonde; son séjour à
Alger, ses excursions dans les provinces, ses visites chez les chefs
arabes, ses longues courses à travers les montagnes, à cheval sur une
mule, et portant, attaché aux épaules par une courroie, un bidon rempli
d'une certaine huile de foie de morue, qu'il était obligé de prendre à
fortes doses.

Du traitement qui lui était ordonné, il n'observa guère que cette
prescription. Quant à celle qui le condamnait au repos, il l'observa en
se surmenant, en se dépensant, en courant de droite et de gauche,
cherchant des sensations, heureux de ses découvertes, observant,
écrivant chaque soir ses impressions du jour sur les petits cahiers
qu'il collectionne depuis vingt ans et où se trouve en germe toute son
oeuvre passée et future.

«Sur ces cahiers, dit-il dans la préface de _Fromont jeune et Risler
aîné_, les remarques, les pensées n'ont parfois qu'une ligne serrée, de
quoi se rappeler un geste, une intonation, développés, agrandis plus
tard pour l'harmonie de l'oeuvre importante. À Paris, en voyage, à la
campagne, ces carnets se sont noircis sans y penser, sans penser même au
travail futur qui s'amassait là; des noms propres s'y rencontrent
quelquefois, que je n'ai pu changer, trouvant aux noms une physionomie,
l'empreinte ressemblante des gens qui les portent.»

Quand, au printemps, mon frère revint d'Algérie, sa santé, quoique
nécessitant encore des ménagements, ne nous inspirait plus
d'inquiétudes; les carnets s'étaient enrichis d'une multitude
d'indications précieuses. Une jolie étude sur Milianah, qui a trouvé
place dans les _Lettres de mon moulin_; un conte, _Kadour et Katel_,
dans _Robert Helmont_; _Un décoré du 15 août_, le petit Arabe Namoun, du
_Sacrifice_, et enfin l'immortel _Tartarin de Tarascon_, voilà ce
qu'Alphonse Daudet rapporta d'Algérie; riche butin, comme on voit, sans
compter des visions de soleil, de paysages et de ciels bleus, dont son
cerveau a gardé la féconde lumière.

En son absence, l'Odéon avait joué de lui la _Dernière Idole_, ce drame
en un acte écrit en collaboration avec Ernest L'Épine. Quand mon frère
était parti pour Alger, les répétitions de sa pièce allaient commencer;
son collaborateur devait les diriger; mais il tomba malade au même
moment, et j'eus la mission de les suivre. Tisserant, qui jouait le
principal rôle, s'était chargé de la mise en scène, Mademoiselle
Rousseil faisait ses débuts dans le personnage de la belle madame
Ambroy, et, quoiqu'il ne s'agît que d'un acte, le théâtre comptait sur
un succès.

Nos espérances communes ne furent pas trompées. Ceux qui assistaient à
la première peuvent s'en souvenir. Si j'invoque leur témoignage, c'est
pour prouver que je n'exagère en rien. Les vieux auteurs levaient la
tête en disant: «Ce n'est pas du théâtre!» mais ils applaudissaient tout
de même. Je vois encore Paul de Saint-Victor assis dans sa loge et
battant des mains.

La salle était des plus brillantes. On savait que M. de Morny
s'intéressait aux auteurs. Il était là, un peu surpris des chaleureuses
approbations du public, sans bien comprendre ces scènes toutes
d'émotions faites cependant pour arracher des larmes aux plus
sceptiques; mais sa femme, enthousiasmée, y brisa son éventail. Dès le
lendemain, j'expédiais à mon frère la nouvelle de son succès. Elle lui
parvint au fond de je ne sais quelle contrée lointaine. Il m'a dit
depuis qu'au milieu des péripéties de son splendide voyage, elle le
laissa tout à fait insensible, tant Paris lui semblait en ce moment
petit, éloigné et oublié.

L'année suivante, Marchal de Calvi exigea encore qu'il partît à
l'approche des froids. Cette fois, il alla en Corse. Là, d'autres
émotions l'attendaient. On en retrouve la trace dans ses contes;--lisez
_Marie Anto_, le _Phare des Sanguinaires_, l'_Agonie de la
Sémillante_,--et enfin le _Nabab_, où les souvenirs d'Ajaccio ont
manifestement inspiré les combinaisons financières du coquin Paganetti
et les scènes électorales racontées par Paul de Géry.

Après deux hivers passés ainsi loin de Paris, mon frère n'avait plus
qu'à reprendre son train de vie; l'air tiède du Midi ne lui était plus
indispensable. La prudence seule lui suggéra l'idée de s'éloigner de
nouveau à la fin de 1863; mais il s'arrêta en Provence. Le séjour qu'il
y fit fut laborieux. Il suffit de parcourir ses livres pour s'en
convaincre.

C'est surtout à partir de cette époque que le Midi et les Méridionaux
sont entrés dans son oeuvre. C'est à cette époque qu'il les a étudiés
dans les paysages, dans la vie sociale, dans les moeurs, complétant
l'observation quotidienne par le souvenir du passé, adaptant un trait
saisi sur le vif à quelque personnage entrevu là ou ailleurs, se faisant
l'historien des passions et des habitudes d'une race, comme d'autres se
font les historiens des événements d'un pays.

Avec son procédé de ne rien décrire que ce qu'il a vu, de ne rien
raconter que ce qui est arrivé, de tout emprunter à la réalité,
affabulations, descriptions, personnages, toute découverte nouvelle
faite par lui à travers les aventures des hommes, tout événement
intérieur qui se passe sous ses yeux, sont autant de filons qui tôt ou
tard enrichiront son domaine intellectuel. Je crois bien que c'est
surtout à l'époque de son séjour en Provence qu'il a mesuré la puissance
féconde de ce procédé, et qu'il s'est définitivement tracé la règle
qu'il a depuis observée avec rigueur.

Quelles richesses littéraires ne lui doit-il pas, à cette discipline
sévère de son esprit! Elle a donné à ses livres l'actualité, la
modernité, c'est-à-dire l'une des conditions du succès dans une société
emportée par la soif de jouir, brûlée par la fièvre, qui n'a plus le
temps de se recueillir, de revenir sur les jours qu'elle a déjà vécus,
et tourmentée cependant du désir de se voir revivre en des récits qui
traduiront ses passions, ses vertus et ses vices, qui lui apprendront à
se connaître, sans lui imposer l'obligation de s'étudier elle-même et
sur elle-même.

Il est vrai que, pour mettre ce système en pratique avec fruit, il
fallait une organisation spéciale, une flamme personnelle, un don de
nature que les plus laborieux efforts ne sauraient donner à qui ne l'a
pas trouvé dans son berceau. Émile Zola, appréciant le talent d'Alphonse
Daudet, écrivait naguère: «La nature bienveillante l'a mis à ce point
exquis où la poésie finit et où la réalité commence.» Voilà nettement
définie la cause principale de la fortune littéraire de mon frère.

Mais pour comprendre les enjambées qu'il a faites depuis vers la
renommée, il faut tenir compte de ce travail incessant de son esprit
dont j'ai parlé, de son ambition constamment tournée vers le mieux.
Malgré ses dons naturels, il aurait pu rester en chemin s'il ne les
avait sans cesse excités, développés, affinés avec une volonté tenace,
jamais lassée, toujours prête à s'affirmer pour rendre plus parfaite
l'oeuvre de ses mains.

Les événements de la fin de l'Empire, les angoisses du siége de Paris,
les tragédies de la Commune, tous ces épisodes émouvants qui semblent
faire partie de notre histoire personnelle, tant ils ont pesé sur la
destinée de chacun de nous, devaient inspirer et ont inspiré plus d'un
écrivain. Les romanciers et les poëtes se sont servis de ces péripéties,
les ont rappelées dans leurs vers ou encadrées dans les intrigues de
leurs récits. D'où vient que nulle part elles ne sont plus vivantes que
dans les pages que leur a consacrées Alphonse Daudet? C'est que
justement il les a racontées en réaliste et en poëte. Sa flamme a doré
la réalité, l'a parée non-seulement de toutes les grâces d'un style
original et pénétrant, mais encore d'un accent de tendresse infinie qui
provoque les larmes. Aussi le trait le plus ordinaire, serti par ce
maître ouvrier, devient un joyau rare.

Voulez-vous un exemple de l'effet qu'il produit par les moyens les plus
simples? Ouvrez les _Contes du lundi_ et relisez la _Dernière Classe_.
Nous sommes dans un pauvre village d'Alsace, le jour où, subissant la
conquête, cette province française va devenir allemande. Pour la
dernière fois, l'instituteur fait sa classe en français; il y a appelé
les parents de ses élèves afin de leur adresser ses adieux, les prenant
à témoin, à cette heure de deuil, de son ardent amour pour la patrie
vaincue, et afin de déposer dans leur âme, avant de se séparer d'eux, la
graine de patriotisme dont ils légueront la fleur à leurs enfants. Un
petit élève, venu à l'école ce jour-là comme tous les jours, raconte
cette scène. Et c'est tout, presque un fait divers que le journal de la
ville voisine a peut-être inséré dans la chronique locale.

Voyez maintenant ce qu'est devenu ce fait divers sous la plume
d'Alphonse Daudet. Sans y rien ajouter que l'émotion de son âme et la
magie du style, sans prononcer un mot retentissant, un de ces mots un
peu gros qui, dans les apostrophes du vaincu au vainqueur, sont comme la
menace éternelle des représailles à venir, et qu'il eût été bien
excusable d'employer en cette circonstance; sans dépasser le ton d'une
froide narration, il a écrit huit pages qui sont la protestation la plus
éloquente qu'on ait jamais élevée contre la loi barbare qui traite un
peuple comme un bétail.

Si l'on veut chercher à travers son oeuvre d'autres preuves de ce don si
personnel de faire revivre la réalité dans ses récits sans lui rien
faire perdre de sa puissance, en lui donnant au contraire, par l'art
d'arranger les mots, tout le relief de la vie, on les trouvera par
centaines.

Je prends la mort du duc de Morny. Mon frère était là; il a suivi, heure
par heure, ce drame intime, que la grande place tenue par le mourant
allait transformer en un drame historique. Il a vu la maladie entrer
dans le palais et la mort accrocher aux murailles les tentures noires.
Il a saisi sur le vif l'effarement des politiques et des faiseurs, aux
yeux de qui l'événement prenait les proportions d'une catastrophe. Il a
entendu les commentaires des valets, partagés entre l'orgueil d'avoir
servi un maître si puissant, le regret de le perdre et la hâte de se
faire un sort ailleurs. Il a aidé à détruire les papiers intimes, la
volumineuse correspondance, témoignage de la platitude humaine, que le
mort n'a pas voulu laisser après soi. Il est entré dans la chambre au
moment où l'embaumeur venait d'en sortir. Chacun de ces traits,
recueillis au passage, est allé grossir le dossier des notes du
romancier.

Maintenant, reprenez les pages du _Nabab_, dans lesquelles il a
reconstitué ce saisissant tableau, dont _Robert Helmont_ contient une
première ébauche. N'eussiez-vous ouvert le livre que comme une oeuvre de
pure imagination, fussiez-vous ignorant de l'histoire contemporaine au
point de ne pouvoir discerner ce qu'il contient de vérité, vous ne
sauriez lire ce chapitre où perce, entre le blanc des lignes, l'ironie
provoquée dans l'esprit du conteur par ces spectacles de la vanité et de
l'impuissance des hommes, sans deviner que la mort qu'il raconte était
le symptôme précurseur d'une grande chute, que ce n'était pas seulement
un duc impérial qui disparaissait, mais tout un immense édifice qui
commençait à s'écrouler. L'exactitude de cette reproduction des choses
vues, où ne se rencontre pas une seule allusion politique, la vie que
leur a donnée le peintre, l'art avec lequel il fait passer dans son
récit les angoisses dont il a surpris la trace sur les visages
bouleversés, ont suffi pour révéler tout ce qu'il ne dit pas. L'effet
reste saisissant, produit par des moyens si simples. Dans les oeuvres
d'art, c'est la vraie marque du talent, j'entends le talent qui assure
leur durée.



XIX


La mort du duc de Morny décida mon frère à réaliser un projet auquel il
songeait depuis longtemps, le projet de recouvrer sa liberté. Il était
trop véritablement homme de lettres pour persister, les premières
difficultés vaincues, à vivre autrement que de sa plume. Il quitta le
Corps législatif dès qu'il lui fut démontré que l'indépendance de ses
idées pouvait y être compromise.

Ai-je besoin d'ajouter que, durant le séjour qu'il venait d'y faire, il
n'avait ni écrit une ligne ni accompli un acte qui pussent être
considérés comme un sacrifice de cette indépendance aux exigences de sa
situation? Il a eu, sa vie durant, cette bonne fortune de vivre dégagé
de tout lien politique. «Je suis légitimiste», avait-il dit à M. de
Morny, en entrant pour la première fois dans son cabinet. Cette petite
fanfaronnade de Méridional était moins une vérité, même alors, qu'une
manifestation de fierté native et peut-être un hommage aux opinions
professées dans la maison paternelle. Mais ce mot, mon frère ne le
dirait plus aujourd'hui.

Ce n'est pas qu'il ait eu depuis le loisir ou la volonté de se faire un
sentiment bien net du régime qui convient le mieux à la France, c'est
mépris pour la politique. Ce mépris, il l'a exprimé un jour, en des
accents indignés, dans l'épilogue de _Robert Helmont_:

«Ô politique, je te hais! Je te hais parce que tu es grossière, injuste,
criarde et bavarde; parce que tu es l'ennemie de l'art, du travail;
parce que tu sers d'étiquette à toutes les sottises, à toutes les
ambitions, à toutes les paresses. Aveugle et passionnée, tu sépares de
braves coeurs faits pour être unis; tu lies, au contraire, des êtres tout
à fait dissemblables. Tu es le grand dissolvant des consciences, tu
donnes l'habitude du mensonge, du subterfuge, et, grâce à toi, on voit
des honnêtes gens devenir amis de coquins, pourvu qu'ils soient du même
parti. Je te hais surtout, ô politique, parce que tu en es arrivée à
tuer dans nos coeurs le sentiment, l'idée de la patrie...»

Après avoir lu cette virulente apostrophe, il paraîtra difficile de
classer mon frère dans un parti quelconque, quelles que soient
d'ailleurs les amitiés qu'il s'est faites à droite et à gauche, parmi
les admirateurs de son talent, ou de croire qu'il cherche à se classer
sous une étiquette. Il a eu trop souvent à se féliciter de cette
heureuse indépendance pour être disposé à l'abdiquer.

Il en est plus d'un qui regrette aujourd'hui de n'avoir pas suivi son
exemple. Sans professer comme lui pour la politique un mépris poussé
jusqu'à la haine, tout en reconnaissant que le malheur des Français a eu
surtout pour cause leur indifférence politique en d'autres temps, il
faut avouer que plus nous allons, et moins les lettrés et les délicats
auront à se louer de s'être jetés dans la mêlée de nos polémiques
quotidiennes. Vainqueur, on y récolte l'envie; vaincu, l'injustice. Les
ressentiments politiques sont les plus implacables.

J'en sais quelque chose, moi qui me considère comme un ami passionné de
la liberté, qui ne l'ai jamais trahie, et à qui certains hommes n'ont
cependant pas pardonné la modeste part que j'ai eue dans l'acte,
inopportun peut-être, mais rigoureusement légal, du Vingt-Quatre Mai.
J'ai eu beau, quand en 1876 le verdict électoral vint nous prouver que
nous nous étions trompés, abandonner volontairement les fonctions que
j'occupais; j'ai eu beau, sous le Seize Mai, quand mes amis m'invitaient
à les reprendre, m'y refuser; j'ai eu beau m'abstenir depuis de tout
dénigrement systématique contre un régime dont j'avais attaqué, en
d'autres circonstances, les défenseurs, les hommes dont je parle n'ont
pas désarmé, ont continué à me traiter en ennemi, encore que je ne
provoquasse ni leurs faveurs ni leur colère.

Ils n'ont même pas épargné mes travaux littéraires, à propos desquels
certains d'entre eux écrivaient, en parlant de moi: «Daudet!... pas
celui qui a du talent l'autre», croyant faire à mon amour propre une
blessure profonde par ce rappel malveillant des succès de mon frère. La
sérénité avec laquelle je m'en exprime aujourd'hui leur prouvera combien
ils se sont trompés; je n'y fais allusion que pour démontrer cette
implacabilité des ressentiments nés de la politique, à laquelle Alphonse
Daudet a échappé.

Une fois rendu à lui-même, il fut tout entier aux lettres. Alors a
commencé cette longue série de contes, de comédies, de drames, de
romans, qui ont consacré sa réputation, en marquant, étapes par étapes,
la persévérante ascension de son talent. Il publiait successivement les
_Lettres de mon moulin_, recueil composé de ses impressions
méridionales; le _Petit Chose_, inspiré en partie par notre enfance,
écrit en plein hiver dans une modeste propriété du Languedoc où, pendant
plusieurs semaines, il vécut seul, comme un ermite, ayant pour unique
compagnon un vieux Montaigne, dont la lecture le reposait de ses veilles
laborieuses; il faisait jouer aux Français l'_OEillet blanc_, à
l'Opéra-Comique les _Absents_, au Vaudeville le _Frère aîné_ et le
_Sacrifice_.

Durant ses haltes dans le monde des théâtres, il récoltait une riche
moisson de notes et d'observations sur les comédiens, mettant en grange
le grain fécond d'où devaient sortir plus tard le Delobelle de _Fromont
jeune et Risler aîné_ et les judicieuses appréciations qu'on peut relire
dans la collection de ses feuilletons dramatiques de l'_Officiel_, à
travers lesquels il a éparpillé les premiers chapitres d'une histoire de
la critique théâtrale.

À propos de cette partie de son oeuvre, j'ai souvent entendu des gens
s'étonner que ses pièces n'aient pas rencontré auprès du public la même
faveur que ses livres. Il est certain qu'il n'a jamais remporté une de
ces victoires scéniques qui sont une fortune pour un auteur ou pour un
théâtre. Je ne parle pas des pièces qu'il a tirées de ses romans.
Celles-là ne sont venues à la scène que protégées par le souvenir du
retentissement qu'elles avaient eu sous leur première forme; et encore
ce souvenir a-t-il quelquefois pesé sur elles, plus qu'il ne leur a
servi, surtout quand le public ne rencontrait plus au théâtre, dans leur
intégrité, dans leur cadre descriptif, les types qui l'avaient le plus
charmé. Quant aux autres, à l'exception peut-être de la _Dernière
Idole_, elles ont ordinairement apporté à leur auteur plus de déboires
que de satisfaction.

Je suis presque tenté de voir dans ce fait indéniable une preuve de sa
supériorité ou, si l'on préfère, de l'infériorité de l'art scénique.
C'est surtout aux détails que les livres d'Alphonse Daudet doivent leur
plus grand attrait, aux détails, aux descriptions, à l'analyse des
événements, à la composition des personnages, à je ne sais quoi de
personnel, d'original, de séduisant, que la convention théâtrale brise
impitoyablement. Ses qualités sont justement contraires à celles
qu'exige la scène moderne, où la langue est peu, où le fait ne vaut que
par la manière dont il saisit le regard et l'intérêt du spectateur.

En une seule circonstance, mon frère a tenté d'écrire un drame accommodé
au goût du jour, sous une forme qui ne laissait aucune place à ses
expansions de poëte. Il s'est laissé circonvenir par des gens de
théâtre: il a fait _Lise Tavernier_, et il a échoué. On peut objecter
que l'oeuvre était grotesquement montée. Nous étions en 1872, à l'Ambigu,
sous la direction Billion; c'est tout dire. Mais, même mise en scène par
un directeur plus soucieux de la dignité de l'art, je ne crois pas
qu'elle eût produit un meilleur résultat.

À la fin de cette année, Alphonse Daudet a donné la mesure de ce qu'il
peut au théâtre, avec l'_Arlésienne_. Il a vêtu cette idylle tragique
des plus brillantes parures; il en a caressé les périodes avec amour,
comme les stances d'une pastorale; dans un décor de Provence, il a fait
résonner tout le clavier de la passion; du jour où il a commencé cette
oeuvre, il a eu la fièvre; cette fièvre n'est tombée que le soir de la
première, dans la lassitude et la déception d'une victoire douteuse; les
perles les plus fines de son écrin, il les avait répandues à profusion
dans chaque phrase; il a écrit là des pages qu'on ne peut lire sans
qu'une poignante émotion vous étreigne l'âme.

Cependant, au théâtre, l'effet n'a pas répondu à son attente. Est-ce que
l'action était trop locale? Est-ce que _Mireille_ avait épuisé l'intérêt
des Parisiens pour les choses de Provence? Est-ce que sur une autre
scène que le Vaudeville, dans un autre milieu que ce coin de la Chaussée
d'Antin, si férocement blagueur, l'_Arlésienne_ aurait eu une autre
destinée? Je suis assez disposé à le croire, car il s'en est fallu de
bien peu que ce succès incertain, suffisant, tel qu'il fut, à honorer
une carrière d'écrivain, se transformât en un triomphe incontesté.



XX


Je rédige ces notes au hasard de la plume, comme elles viennent à mon
esprit, sans tenir compte de l'ordre chronologique des événements tout
intimes que je résume ici plus que je ne les raconte. On ne sera donc
pas surpris, si après avoir parlé, afin de n'y plus revenir, des pièces
jouées en 1872, je fais un retour en arrière pour retrouver Alphonse
Daudet là où nous l'avons laissé, c'est-à-dire au moment où il venait de
quitter l'unique emploi qu'il ait jamais occupé.

En ce temps, il vivait à la campagne la plus grande partie de l'année.
Il aimait les bois qui entourent Paris, reportant sur eux la tendresse
qu'il a toujours eue pour les choses de nature, eaux, forêts, montagnes,
tendresse qui, brusquement, le faisait partir de quelque village perdu
au fond de la vallée de Chevreuse pour parcourir à pied les Vosges et
l'Alsace.

Il a toujours avidement cherché les sensations que causent les objets
extérieurs. Dans la préface de _Fromont jeune et Risler aîné_, il
raconte comment il dut au hasard, qui l'avait installé dans le Marais,
le choix du milieu dans lequel il a encadré l'action de son roman. Des
circonstances analogues ont exercé une égale influence sur la
composition de ses autres livres; cela est vrai surtout pour _Jack_,
dont tant de pages ont recueilli les souvenirs de ses longues excursions
dans les environs de Paris, sur les rives de la Seine, du côté de
Corbeil, où son mariage allait le conduire et le fixer tous les ans,
durant plusieurs mois.

Ce mariage eut lieu au commencement de 1867. Durant l'été précédent,
nous étions installés en famille à Ville-d'Avray. Mon frère, souffrant,
était resté à Paris. Une épidémie de choléra l'en chassa; il vint
s'établir chez nous. Un jour, des amis qui habitaient dans le voisinage,
étant venus nous voir, amenèrent avec eux une de leurs parentes, une
jeune fille charmante, instruite, supérieurement élevée, mademoiselle
Julia Allard. Elle avait eu le bonheur de grandir dans une atmosphère de
tendresse et de poésie, entre un père et une mère passionnément épris
des choses intellectuelles, poëtes eux-mêmes. À quelques mois de là,
elle portait le nom d'Alphonse Daudet.

Quoiqu'elle ait fait acte d'écrivain, en publiant des _Impressions de
nature et d'art_ où l'on peut lire l'enfance d'une Parisienne, des notes
détachées, des impressions qui rappellent les choses entrevues, une
douzaine d'études sur les dernières lectures, je n'en parlerais pas,
sachant combien l'effarouche le bruit qui se fait autour d'elle, si mon
frère n'avait rendu lui-même publiquement hommage à l'influence qu'elle
a exercée sur ses oeuvres.

Tel que nous connaissions Alphonse Daudet, la compagne qu'il s'est
donnée pouvait, s'il s'était trompé dans son choix, éteindre la pure
flamme de son esprit et tuer son talent. La peur de ce péril l'avait
toujours dominé, éloigné du mariage. On en trouve l'expression, rendue
après coup, dans les _Femmes d'artistes_ et plus particulièrement dans
le récit qui ouvre ce volume: _Madame Heurtebise_. Cette peur, nous le
ressentions tous pour lui. Mais sa femme a été la sérénité de son foyer,
la régulatrice de son travail, la conseillère discrète de son
inspiration.

«Elle est tellement artiste elle-même, elle a pris une telle part à tout
ce que j'ai écrit! Pas une page qu'elle n'ait revue, retouchée, où elle
n'ait jeté un peu de sa belle poudre azur et or. Et si modeste, si
simple, si peu femme de lettres! J'avais exprimé un jour tout cela et le
témoignage d'une tendre collaboration infatigable dans la dédicace du
_Nabab_; ma femme n'a pas permis que cette dédicace parût, et je l'ai
conservée seulement sur une dizaine d'exemplaires d'amis.»

Je ne sais rien de plus éloquent que ce simple hommage, non moins à
l'éloge de celui qui l'a rendu que de celle qui l'a mérité.

Au moment où ma belle-soeur venait, cédant aux sollicitations de son
mari, de publier son recueil d'impressions, un soir, après quelques
heures passées entre elle et mon frère, tout pénétré par le bonheur de
leur maison, j'écrivis, en rentrant chez moi, prenant prétexte de ce
livre, quelques lignes qui me semblent à leur place dans cette étude.
Elles sont comme le tableau définitif de cet intérieur fortuné, où l'art
est dieu, et dont le rayonnement forme avec les âpres débuts que j'ai
racontés un saisissant et consolant contraste:

«La salle de travail est vaste et haute. Devant la table chargée de
papiers et de livres, sous le blanc rayon de la lampe, dont un abat-jour
en papier découpé adoucit la clarté, le maître du logis est assis,
écrivant l'oeuvre nouvelle promise au public, annoncée par les journaux,
attendue par les traducteurs et les éditeurs. Entre chaque phrase, après
en avoir choisi tous les mots, ciselé toutes les lignes, il s'arrête,
écoutant l'imagination qui lui parle, mais la disciplinant pour la
maintenir dans les limites de la vérité, ou l'y ramener quand elle est
tentée d'en sortir. Les personnages dont il décrit les aventures, dont
il nous montre l'âme, les instincts et les passions, passent devant ses
yeux.

«Avec la précision d'un peintre de la vie, il les reproduit tels qu'il
les a connus; il s'attache à les rendre aussi vrais que nature,
déployant dans cette lutte pour la recherche de l'expression, pour
l'élévation de la pensée, pour la description du décor, pour la pureté
du style, la vigueur, la grâce, la fantaisie, toutes ces qualités
maîtresses qui sont en lui et dont il pare les fils de ses rêves avec le
plus ardent effort de conscience, ne se déclarant satisfait que
lorsqu'il a épuisé toutes les formes de cet effort, et affirmant ainsi
le respect qu'il a du public et le respect qu'il a de lui-même.

«En face de lui, à l'autre extrémité de la table, après avoir veillé sur
le coucher des enfants et baisé leur front, la femme est venue s'asseoir
doucement. L'heure est exquise, propice au tranquille labeur qui enfante
les belles oeuvres. Les bruits de la rue semblent éteints, la maison
s'est endormie. Ce grand silence est salutaire. Une bûche se consume
dans l'âtre en chantant; la flamme qui la dévore danse sur les cendres
embrasées, accroche des étincelles rougeâtres aux cadres dorés des
tableaux et aux cuivres des vases où s'étalent les plantes vertes.
Jamais l'intimité de ce bonheur domestique, jamais la sérénité de ce
foyer familial, visité par la gloire, n'avaient revêtu une plus suave
éloquence.

«La jeune femme se laisse bercer au gré de ses rêves; elle savoure le
présent, cherche à deviner l'avenir, et, par un involontaire besoin de
comparer avec ce qu'elle a connu jadis ce que maintenant elle possède et
ce qu'elle espère, elle se laisse entraîner vers le passé. Elle revoit
son enfance, elle est transportée dans une autre maison, chaude aussi,
pleine de caresses, confortable et paisible; elle voit les jours
lointains. Ici, elle commande; là-bas, elle obéissait, et c'était encore
bien doux. Elle ne regrette rien de ce passé, mais elle le revoit avec
joie, sa mémoire lui en dit les échos, lui en rappelle les souvenirs.

«Alors, à cette table heureuse, où le talent est contagieux, en face de
cet homme qui est tout pour elle et dont la plume écrit des
chefs-d'oeuvre, elle se sent prise aussi d'une sorte de nostalgie, et,
sur la page blanche étalée sous sa main, elle laisse tomber en stances
harmonieuses, prose ou vers, ses souvenirs tout à coup ressuscités. Ces
soirs heureux fréquemment se renouvellent. Ils se complètent, l'été
venu, par les adorables journées de villégiature, dans la maison des
champs adossée à la forêt et dont les pampres à couleur d'émeraude et
les glycines à fleurs bleues se mirent dans la rivière.»



XXI


Jusqu'en 1873, Alphonse Daudet s'était montré réfractaire aux oeuvres de
longue haleine. Il avait écrit deux romans: _le Petit Chose_ et
_Tartarin de Tarascon_. Mais c'étaient là des oeuvres de début, remontant
déjà haut; il ne semblait guère disposé à en reprendre la série
interrompue. Après la guerre, il avait porté son principal effort vers
le théâtre, tandis que, d'autre part, il recueillait ses souvenirs de la
fin de l'Empire, du siége et de la Commune, en courtes études, histoire
ou fantaisie, à la manière des _Lettres de mon moulin_. Il ne fallut pas
moins de trois volumes pour les épuiser: les _Lettres à un absent_, les
_Contes du lundi_, _Robert Helmont_.

Il est vrai que, durant cette période, il avait vu de près les hommes et
les choses. Déjà, dès le commencement de 1870, il se laissait détourner
de ses préoccupations, jusque-là purement, exclusivement littéraires,
par les symptômes précurseurs de la bourrasque. Il suivait en
observateur les manifestations populaires, les incidents de la
politique.

Je me souviens qu'un soir, peu de jours avant le plébiscite, il voulut
m'entraîner à travers le faubourg du Temple tout plein d'agitations et
de menaces, dans une réunion électorale. Des groupes tumultueux,
difficilement contenus par un énorme déploiement de force armée, nous
empêchèrent d'arriver au but de notre course. Déjà la lutte s'engageait
entre les Parisiens et les Bonaparte.

Un autre soir, quelques heures après l'assassinat de Victor Noir, nous
allâmes au ministère de la justice, chez Émile Ollivier, qu'il ne
connaissait pas encore. Puis ce fut le Quatre-Septembre, le siége,
durant lequel il était resté dans Paris, volontairement enrôlé dans la
garde nationale, malgré sa myopie, grand coureur d'avant-postes,
intrépide chercheur de sensations, bravant le danger pour se donner la
satisfaction de tout voir, d'allonger, à la fin de ces émouvantes
journées, les pages de notes déjà couvertes de son écriture menue et
serrée.

Pendant près de deux années, ses conceptions ne se sont alimentées que
de ces souvenirs. Il a accroché ainsi dans son oeuvre, comme dans une
galerie, une centaine de tableaux qui, par l'exactitude et la vérité de
l'observation, ont toute la valeur d'un document historique.

Nulle part, peut-être, sa puissante faculté de vision ne s'est affirmée
au même degré que dans ces courts récits, pénétrés encore de l'émotion
qui faisait trembler sa plume, quand à la hâte, et pour ne pas
l'oublier, il notait d'un mot l'impression maîtresse, résumant toutes
les autres. Souvent, le trait qui l'a frappé a duré quelques minutes;
souvent, il n'a fait qu'entrevoir son modèle; mais cela lui a suffi pour
le peindre, sans trahir la ressemblance. La même observation peut
s'appliquer à toute son oeuvre.

La Commune l'obligea à fuir Paris. Lorsqu'il y rentra et put se remettre
au travail, il ne songea qu'aux livres où seraient gravés, comme ils
l'étaient dans sa mémoire, les événements auxquels il venait d'assister.

En même temps, je l'ai dit, il travaillait pour le théâtre. La chute de
_Lise Tavernier_, la déception de l'_Arlésienne_, arrêtèrent son essor
de ce côté. Pendant une représentation de cette dernière pièce, l'idée
lui vint de faire un roman parisien. Il écrivit _Fromont jeune et Risler
aîné_ en 1873, sans pressentir l'immense succès que lui préparait ce
livre, dont la publication dans le _Bien public_ n'avait pu cependant
passer inaperçue.

C'est avec ce roman que l'éditeur Charpentier est entré dans la série
des volumes à grands tirages. Quelques semaines suffirent pour répandre
celui-là dans le monde entier. On le lisait à l'étranger comme en
France, dans le texte ou dans des traductions.

Cette vogue des premiers jours n'en a pas épuisé la propagation. Encore
à l'heure où j'écris, on en tire tous les ans plusieurs milliers
d'exemplaires. L'Académie française elle-même voulut s'associer à la
manifestation qui se faisait autour du nom d'Alphonse Daudet: elle
décerna à son livre le plus littéraire des prix dont elle dispose
annuellement.

Par la force des choses, cette étude a tellement pris peu à peu le
caractère d'une apologie, que j'éprouve quelque embarras maintenant à
dire ce que je pense de _Fromont jeune et Risler aîné_.

En parlant d'Alphonse Daudet, j'ai pu faire connaître l'homme par le
simple récit des événements de sa vie, comme on révèle un épisode
historique à l'aide de documents authentiques. Mais je ne saurais juger
son oeuvre que par l'expression d'une opinion personnelle où l'admiration
tient la plus grande place. Mon jugement serait donc suspect et
conséquemment sans valeur. Il n'ajouterait rien à l'autorité de ce
chapitre d'histoire littéraire. Je renonce à le formuler.

Ce que j'ai le droit de constater, c'est que la vérité des personnages
et le _vécu_ des événements ont été la cause déterminante de la fortune
du premier grand roman d'Alphonse Daudet. On ne s'est pas occupé de
rechercher si la donnée était bien neuve, si, de près ou de loin, elle
ne se rattachait pas à quelque autre exploitée déjà dans des livres plus
ou moins répandus. Ce que le lecteur a vu surtout, ce qui l'a ému,
séduit, charmé, c'est moins l'affabulation d'un récit qui met aux prises
l'honneur commercial et l'honneur domestique, que la simplicité de
l'intrigue, la vérité des personnages, la poésie et l'émotion jetées à
profusion dans ces pages toutes charmantes.

Nos aînés dans les lettres nous ont souvent raconté combien, en d'autres
temps, toute une génération s'était passionnée pour des héros de roman,
Monte Cristo, Fleur-de-Marie, d'Artagnan, dont l'invraisemblance a fini
par lasser l'intérêt des êtres vivants pour des êtres fictifs. Depuis
longtemps, ces manifestations provoquées par un livre s'étaient
apaisées. On les a vues renaître à l'apparition de _Fromont jeune et
Risler aîné_. La petite Chèbe, Désirée la boiteuse, sont populaires.
Delobelle est devenu classique. Son nom restera comme une épithète
propre à qualifier tous ceux de son métier qui vont dans la vie,
façonnés à son image et à sa ressemblance. On dit: «C'est un Delobelle»,
comme on dit: «C'est un Harpagon.»

Après ce roman, Alphonse Daudet écrivit _Jack_. Là encore le point de
départ était une simple histoire venue à sa connaissance, et des
péripéties de laquelle des hasards de voisinage l'avaient rendu témoin
ou confident. Elle constitua la base de son oeuvre. Fidèle à son système
habituel, autour de cette histoire vraie, il amena successivement des
personnages qui, dans la réalité, n'y avaient joué aucun rôle, mais qui
cependant avaient vécu et, à leur insu, posé devant lui. Ces personnages
eux-mêmes furent complétés par des traits, des mots qui appartenaient à
d'autres, mais qui s'adaptaient à leur caractère, à leur nature.

Ce travail d'adaptation, de recomposition, est au fond de tous les
romans d'Alphonse Daudet. Si ce n'est dans le _Nabab_, où il a
transporté, sans rien modifier de leur physionomie historique, deux
personnages, les deux principaux, je n'en sais pas un seul qu'il ait mis
dans ses oeuvres sans l'avoir composé ainsi de pièces et de morceaux.
Après les _Rois en exil_, il y a eu un véritable affolement de
curiosité, provoqué par le besoin de lever les masques, de savoir quels
vivants mon frère avait visés et pourtraicturés. Or, il n'est pas un des
types de ce livre qui soit personnellement, intégralement réel. Il en a
fallu plusieurs pour en composer un seul.

Cela est vrai encore de _Numa Roumestan_. Quand ce roman commençait à
paraître, mon compatriote le sénateur Numa Baragnon, après avoir lu la
superbe description des Arènes un jour de fête populaire, m'écrivait, à
la fin d'une de ses lettres: «J'ai bien envie de signer cette lettre:
Numa Roumestan, puisqu'on prétend que c'est moi que votre frère a voulu
peindre. Mais, hélas! il y a longtemps qu'on ne dételle plus ma
voiture!»

D'autre part, plusieurs personnages que je pourrais désigner
s'agitaient, un peu inquiets, convaincus qu'Alphonse Daudet avait
entrepris de les livrer tout vivants à la curiosité contemporaine. Ils
se trompaient les uns et les autres; la suite du roman a dû le leur
prouver. L'auteur leur a pris à tous quelque chose, comme c'était son
droit. Il n'en est pas un qui ait posé entier devant lui. Il suffit de
connaître le personnel politique de nos jours pour discerner ce qui
appartient à l'un de ce qui appartient à l'autre.

J'en reviens à _Jack_. Mon frère m'avait longuement entretenu de ce
roman avant de l'écrire. Appelé à la direction des journaux officiels,
je le lui demandai pour le _Bulletin français_ que nous venions de
fonder, moi, représentant le ministre de l'intérieur, avec Émile de
Girardin et Wittersheim, en remplacement du _Petit Journal officiel_,
disparu avec l'Empire. Il était déjà chargé de la revue dramatique dans
le grand _Officiel_. Je la lui avais confiée, prévoyant avec raison que
son talent justifierait trop bien le choix que je faisais pour qu'on pût
m'accuser de népotisme. Le désir de donner un fructueux éclat au journal
naissant, placé sous ma direction, devait justifier de même la
publication dans ce journal d'un roman signé Alphonse Daudet.

Mais quand il me l'apporta, je fus un peu effrayé de la mise en scène,
dès le début, d'un établissement de Jésuites. Le caractère officiel de
nos deux journaux m'avait déjà créé certains embarras et devait m'en
créer d'autres, tous nés de la difficulté de laisser aux écrivains leur
liberté sans engager la responsabilité du gouvernement. Il est des
députés qui épluchaient toute la partie non officielle, les articles
d'art, les articles de littérature, jusqu'aux faits divers, d'où j'avais
dû bannir tout récit de crime, de suicide ou d'attentat, et qui
portaient plainte au ministre pour toute ligne qui leur déplaisait. Les
journaux de ce temps sont pleins de critiques et d'attaques ayant pour
origine «les libertés» de la rédaction des feuilles gouvernementales.

Je me souviens notamment d'une circonstance qui, dans notre modeste
milieu de rédacteurs unis par une étroite solidarité, prit les
proportions d'un événement. Dans un article consacré à un livre de
médecine, mon savant collaborateur Bouchut, faisant allusion à je ne
sais quelles maladies nerveuses, avait timidement insinué qu'il serait
aisé d'expliquer physiologiquement les extases de sainte Thérèse. Dans
cette assertion si simple et si vraie, l'honorable M. Keller vit la
négation des miracles. Il me le dit pendant une séance à Versailles, et,
après avoir vainement tenté de m'arracher la promesse d'une
rectification, il alla signaler l'article à M. Buffet, président du
conseil et ministre de l'intérieur depuis quelques heures seulement.

Quoique M. Buffet soit certes incapable d'exiger d'un honnête homme un
acte attentatoire à la dignité professionnelle, dans le premier moment,
il insista pour obtenir que je désavouasse mon collaborateur. On devine
ma réponse. Insistance d'une part, résistance de l'autre: l'incident
dura deux jours; je n'y coupai court qu'en déclarant qu'on pouvait bien
me révoquer, mais que je ne désavouerais pas mon collaborateur.
Bienveillance ou faiblesse, M. Buffet répugnait aux mesures extrêmes, et
l'affaire se dénoua par une lettre que m'écrivit le docteur Bouchut,
dans laquelle il prouva, avec beaucoup d'esprit, que nous étions l'un et
l'autre au-dessus de notre mésaventure.

Je n'ai raconté ce trait de nos moeurs politiques que pour expliquer les
causes qui me firent hésiter à publier _Jack_. Mon frère, au courant de
mes ennuis, renonça à discuter mes objections. Il porta son roman dans
cette hospitalière maison du _Moniteur_, toute pleine de grands
souvenirs et de traditions littéraires. Paul Dalloz s'empressa de
l'accepter.

En librairie, ce livre ne rencontra pas la vogue du précédent; cela ne
peut s'expliquer que par la nécessité où se trouva Dentu de l'éditer en
deux volumes et d'en élever le prix, car jamais les qualités de
l'écrivain et du poëte ne s'étaient affirmées avec plus d'éclat; jamais
il n'avait au même degré exprimé son amour pour les petits et les
humbles, ni révélé ce don d'émouvoir les autres au contact de sa propre
émotion, de manier l'ironie, de décrire le décor où il fait vivre ses
héros.

Qu'il mette à nu la cervelle d'oiseau d'Ida de Barancy; qu'il nous
montre d'Argenton, le plus important des ratés, si fièrement campé dans
sa nullité et sa sottise; qu'il nous mène à la suite du pauvre Jack,
fuyant le gymnase Moronval, s'égarant dans les champs enveloppés
d'ombre, dominé par la terreur du noir, du silence et de l'inconnu;
qu'il nous raconte le martyre du petit roi nègre; qu'il nous décrive les
tranquilles paysages des bords de la Seine; qu'il nous conduise à Indret
pour nous faire rire avec Bélisaire et pleurer avec Jack; qu'il nous
ouvre le calme intérieur des Rivais; qu'il nous fasse assister aux
dernières heures de la victime de d'Argenton, partout son talent s'est
manifesté avec une rare puissance, et quoiqu'on ait prétendu, en lui en
faisant tour à tour un tort et un mérite, qu'il manquait d'imagination,
il a donné, par l'arrangement et l'accumulation logique d'événements
peut-être arrivés, toute l'illusion de l'invention complète et
personnelle.

Puis, dans la féerie des descriptions, les types se pressent, nombreux,
multiples, originaux, avec de la chair sur les os, des muscles sous la
peau, du sang dans les veines, toutes les forces de la vie.

Dégagé comme _Fromont jeune et Risler aîné_ de la préoccupation
d'actualité, visible dans le _Nabab_, les _Rois en exil_ et _Numa
Roumestan_, _Jack_, à le considérer isolément, reste cependant comme une
étude de moeurs révélatrice et rigoureusement exacte, traversée par un
vif sentiment de modernité. Vue dans l'ensemble, l'oeuvre m'apparaît
comme un livre de transition, après lequel Alphonse Daudet allait créer
un moule nouveau pour le roman moderne, en y introduisant, avec des
personnages vivants, notre histoire sociale et politique, inaugurer ce
que j'appellerai sa seconde manière, caractérisée par la préoccupation
d'actualité dont je viens de parler.

Cette préoccupation procède elle-même d'un constant souci de vérité.
Elle devait naturellement compléter la faculté maîtresse de ce talent,
qui de la plume fait un pinceau, donne au style le relief de la
peinture, de l'arrangement des mots fait jaillir la couleur et amène
devant les yeux, fixés sur une page imprimée, les hommes et les choses,
dans une vision aussi intense, aussi saisissable en ses contours que la
vie elle-même.

C'est ici le cas d'ajouter que ce qui constitue la valeur spéciale des
livres d'Alphonse Daudet, ce qui leur assure de sérieuses chances de
durée, c'est qu'ils sont dans leur ensemble un exact reflet de son
temps. Contes, romans, et même études intimes comme celles dont se
compose ce volume: _les Femmes d'artistes_, un des moins connus, que je
recommande aux gourmets, tous renferment un côté documentaire qui en
relève singulièrement le prix.

Tel récit des _Lettres à un absent_, tel épisode des _Rois en exil_, est
une page d'histoire que devront lire, avant de se mettre à l'oeuvre, ceux
qui dans l'avenir entreprendront de nous étudier, nous leurs devanciers,
dans les événements, dans la famille, dans les hommes. La mort et les
funérailles du duc de Mora, la visite du bey de Tunis au château du
Nabab, l'atelier de Félicia Ruys, l'agence Lévis, la veillée des armes,
le voyage dans sa ville natale de Numa Roumestan ministre, voilà de
l'histoire au meilleur sens du mot; non l'histoire officielle des faits,
mais cette histoire des passions, des appétits, des aspirations qui
aident à les comprendre. Mérimée avait raison quand il se disait prêt à
donner tout Thucydide pour une page des Mémoires d'Aspasie. Il n'en faut
pas davantage pour éclairer d'un jour lumineux une civilisation
disparue.

En commentant l'histoire de cette façon, en s'emparant ainsi des hommes
et des choses, le roman moderne a fait une conquête glorieuse. Il a, de
plus, imposé à la science historique des conditions nouvelles. Parmi les
jeunes, tous ceux qui s'occupent de cette science ont compris que
puisque le roman leur prenait quelque chose, l'histoire devait aussi
prendre quelque chose au roman. Elle lui a pris sa forme, ses analyses,
ses descriptions et jusqu'à ses dialogues.

Naguère encore, à de rares exceptions près, les historiens, même les
plus illustres, auraient cru manquer aux règles de leur art, à la
majesté du passé, aux grandes mémoires; ils auraient cru rapetisser les
événements en se départissant d'un style froid et compassé, en campant
leurs personnages dans un cadre descriptif, en nous montrant leurs
traits, en ramenant leurs actes aux proportions de l'existence
quotidienne, en les faisant agir et parler ainsi que nous agissons et
parlons nous-mêmes.

L'école moderne a modifié, transformé le procédé; elle le modifiera, le
transformera plus encore, et cette révolution pacifique aura été
déterminée par la transformation du roman, qui s'est opérée elle-même
sous l'empire du goût public. Car, c'est là ce que ne doivent pas
oublier ceux d'entre nous qui ont quelque souci de ne pas sombrer dans
l'indifférence générale, ce que la génération contemporaine demande aux
artistes, c'est la réalité, c'est la vie. Le roman pour lui-même,
c'est-à-dire la fiction, est mort, bien mort. Dans les livres qui
sollicitent son attention, ce que le lecteur entend trouver, c'est
lui-même, ses vices, ses vertus, sa propre image, tout ce que seul il ne
sait pas voir. L'art du romancier, comme l'art du peintre, comme l'art
de l'historien, consiste à le lui bien montrer sous les diverses formes
que comporte chacun de ces genres.

C'est là, à peu de chose près, je le sais, la doctrine de l'école
naturaliste. L'esprit de décision avec lequel elle s'est approprié ces
vérités, en essayant de s'assurer la personnalité d'Alphonse Daudet, n'a
pas moins fait pour son succès que le vigoureux tempérament du plus
célèbre de ses apôtres. Mais quelles que soient les formules
scientifiques, un peu puériles, dont il les a vêtues pour en parer comme
d'un mérite spécial et personnel la conception de ses romans, on ne
saurait admettre que ces vérités sont de son invention, que ces règles
sont exclusivement siennes.

Elles avaient cours avant qu'il les inscrivît sur son drapeau et entrât
en campagne en leur nom. Sans remonter à Balzac, il est bien difficile,
lorsqu'on songe au chemin qu'elles ont fait depuis, à la part qu'elles
ont dans nos préoccupations, de ne pas attribuer la principale cause de
leur progrès à Edmond et Jules de Goncourt. Voilà les vrais pères du
roman naturaliste; l'_Assommoir_ a eu son aïeul, _Germinie Lacerteux_;
les principes de l'école sont là, mis en pratique dans cette
manifestation d'un viril talent qui n'a jamais cherché ni à les
professer dogmatiquement, ni à les imposer, et qui n'a voulu en
démontrer la puissance que par l'emploi qu'il en faisait. Si donc il
n'est pas permis au plus illustre servant du naturalisme de se proclamer
inventeur sans commettre une lourde injustice, il lui est plus aisé de
rattacher les Goncourt à son école, qui est la leur.

Mais il ne saurait de même y faire entrer Alphonse Daudet, dont les
qualités de poëte et d'écrivain, les exquises délicatesses, les
tendresses profondes, les répugnances pour tout ce qui est trivial ou
grossier, protestent contre l'usage qu'on voudrait faire de son nom dans
un parti qui ne doit ses victoires qu'à ses chefs, qui n'a rien fondé
encore, et qui disparaîtrait brusquement s'il les perdait.

Non, Alphonse Daudet ne peut être enrégimenté ni dans ces rangs, ni dans
d'autres; il est trop peu homme d'école et de dogme, trop contraire à
tout ostracisme, trop fièrement indépendant et, pour tout résumer, trop
complétement artiste! Quelque effort qu'on fasse pour lui imposer une
étiquette, cet effort restera vain. Alphonse Daudet est lui-même. C'est
là l'essence de son originalité native, la marque personnelle de son
oeuvre.

     Petites-Dalles (Seine-Inférieure),
     août-septembre 1881.





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