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Title: Histoire anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Premier - Théâtre-Français, Opéra, Opéra-Comique, Théâtre-Italien, - Vaudeville, Théâtres forains, etc...
Author: Du Casse, Albert, 1813-1893
Language: French
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(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par
  le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été
  conservée et n'a pas été harmonisée.



  HISTOIRE ANECDOTIQUE

  DE

  L'ANCIEN THÉATRE

  EN FRANCE

  THÉATRE-FRANÇAIS, OPÉRA, OPÉRA-COMIQUE, THÉATRE-ITALIEN
    VAUDEVILLE, THÉATRES FORAINS, ETC.

  PAR

  A. DU CASSE

  AUTEUR DES MÉMOIRES DU ROI JOSEPH, DU PRINCE EUGÈNE, ETC.

  TOME PREMIER

  [Illustration]

  PARIS

  E. DENTU, ÉDITEUR

  LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRE

  PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS

  1864

  Tous droits réservés.



  HISTOIRE ANECDOTIQUE

  DE

  L'ANCIEN THÉATRE EN FRANCE



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

MÉMOIRES DU ROI JOSEPH, 10 vol. in-8º.

HISTOIRE DES NÉGOCIATIONS RELATIVES AUX TRAITÉS DE MORFONTAINE, DE
  LUNÉVILLE ET D'AMIENS, faisant suite aux _Mémoires du roi Joseph_, 3
  vol. in-8º.

ALBUM DES MÉMOIRES DU ROI JOSEPH, grand in-folio.

PRÉCIS HISTORIQUE DES OPÉRATIONS DE L'ARMÉE DE LYON EN 1814, 1 vol.
  in-8º.

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE LA CAMPAGNE DE 1812, 1 vol. in
8º.

OPÉRATIONS DU NEUVIÈME CORPS DE LA GRANDE-ARMÉE EN 1806 ET EN 1807, 2
  vol. in-8º avec atlas.

PRÉCIS DES OPÉRATION DE L'ARMÉE D'ORIENT DE MARS 1854 À OCTOBRE 1855,
  1 vol. in-8º.

LE DUC DE RAGUSE DEVANT L'HISTOIRE, 1 vol. in-8º.

LES ERREURS MILITAIRES DE M. DE LAMARTINE, 1 vol. in-8º.

MÉMOIRES DU PRINCE EUGÈNE, 10 vol. in-8º.

LA MORALE DU SOLDAT, 1 vol. in-18.

SOUVENIRS D'UN OFFICIER DU 2e DE ZOUAVES, 1 vol. in-18.


ROMANS

QUATORZE DE DAMES, 1 vol. in-18.

RAMBURES, 1 vol. in-8º.

DU SOIR AU MATIN, 1 vol. in-8º.

LES DEUX BELLES-SOEURS, 1 vol. in-8º.

LE MARQUIS DE PAZAVAL, 1 vol. in-18.  { En collaboration
                                      { avec
LE CONSCRIT DE L'AN VII, 1 vol. in-18.{ M. VALVIS.

Paris, imp. de L. TINTERLIN, rue Neuve-des-Bons-Enfants, 3.



PRÉFACE


Lecteur, ma Préface ne vous fatiguera pas. J'ai composé ce livre en
_bouquinant_. C'est du neuf fait avec du vieux. S'il vous intéresse
autant à lire qu'il m'a plu à écrire, nous serons satisfaits l'un et
l'autre.



HISTOIRE ANECDOTIQUE

DE

L'ANCIEN THÉATRE EN FRANCE



I

ORIGINE DU THÉATRE EN FRANCE.--LES DEUX PREMIÈRES PÉRIODES.

DE 1402 A 1588.

  Origine du théâtre en France.--Théâtre à
    Saint-Maur.--Lettres-patentes de 1402.--Confrères de la
    Passion.--Origine du droit pour les hôpitaux.--_Les
    mystères_.--Analyse d'une de ces pièces.--Anecdote relative au
    mystère de la Passion.--Bon mot d'un peintre.--_Les
    moralités_.--Origine de la petite pièce.--Analyse d'une
    moralité.--Personnages habituels des mystères et des
    moralités.--Origine de ce dicton, _faire le diable à
    quatre_.--Origine du prologue.--Principaux auteurs des
    mystères et des moralités pendant le quinzième siècle et la
    moitié du seizième.--Mystères joués dans les églises au
    treizième siècle.--Influence sur le théâtre, des fêtes données
    à Isabeau de Bavière, en 1385.--Modifications apportées aux
    représentations par les pièces connues sous le nom de
    _farces_.--_Les sottises_.--Révolution dans le théâtre en
    1548.--Édit du Parlement.--Les Confrères de la Passion à
    l'Hôtel de Bourgogne.--Transition entre le genre sacré et le
    genre profane, un peu avant 1548.--Modification du goût en
    France.--LAZARE BAÏF et JEAN DE LA TAILLE.--Principaux auteurs
    et principales compositions dramatiques, de 1548 à
    1588.--JODELLE.--La tragédie des anciens remise sur la scène
    française.--_Cléopâtre, Didon._--Les comédies de Jodelle (de
    1552 à 1558).--JEAN DE LA RIVEY.--Ses comédies.--Ses
    innovations.--Comédie des _Esprits_, représentée en 1576.--Les
    farces.--FRANÇOIS VILLON, auteur de celle de l'_Avocat
    Pathelin_.--Anecdote relative à la pièce de la Passion, de
    Villon.--Succès de l'_Avocat Pathelin_, au commencement du
    seizième siècle.


L'origine du théâtre en France ne remonte pas au delà du commencement
du quinzième siècle. Toute tradition de l'art dramatique qui, chez les
anciens, avait fait briller la littérature d'un si vif éclat, semblait
entièrement perdue, lorsque, poussés par une pensée pieuse, quelque
bourgeois de Paris eurent l'idée de former une société, d'élever un
théâtre, et d'y représenter les _Mystères de la Passion_.

C'est le bourg de Saint-Maur, près Vincennes, qu'ils choisirent pour y
dresser leurs tréteaux. Le choix de Saint-Maur fut déterminé par deux
raisons. La première, c'est que la société dramatique craignait, et
elle n'avait pas tort, de ne pouvoir obtenir d'exercer dans
l'intérieur de la ville; la seconde, c'est que les quartiers
avoisinant la place Royale étaient alors la partie la mieux habitée de
Paris, et que le bourg où ils s'étaient fixés se trouvait peu éloigné
des grands hôtels.

Le prévôt de la cité mit d'abord des obstacles aux représentations;
mais, en 1402, la troupe de Saint-Maur eut la bonne aubaine de jouer
devant Charles VI quelques pièces qui firent plaisir à cet infortuné
monarque, et les acteurs obtinrent des lettres-patentes pour leur
établissement dans la capitale.

C'est donc à l'année 1402 qu'il faut faire remonter la création du
premier théâtre à Paris. La troupe prit le nom de _Confrères de la
Passion_, nom qui rappelait les sujets des pièces, toutes tirées de
l'Ancien, du Nouveau-Testament ou de la Vie des Saints. La salle de
spectacle fut tout simplement une salle de l'hôpital de la Trinité,
rue Saint-Denis.

Pendant un siècle et demi, le théâtre des Confrères de la Passion
subsista sans rival et sans grande amélioration, il était fort couru
cependant, puisqu'en 1541, un arrêt du Parlement obligea la société à
payer 800 livres parisis par an, au profit des pauvres, _pour les
indemniser_ de la diminution que l'on remarquait dans les aumônes qui
leur étaient faites depuis les représentations théâtrales. C'est à cet
édit qu'on doit, sans nul doute, faire remonter la taxe pour les
hôpitaux, droit qui s'est perpétué jusqu'à nous et qui subsiste
encore.

L'espèce de poëme dramatique qu'on appelait _Mystère_, était un
_factum_ presque toujours long, grossier et absurde, tiré de
l'Écriture sainte et de la Legende des saints, et où Dieu et le diable
étaient souvent en scène. Ceux qui obtinrent le plus grand succès
furent: _le Mystère des Actes des Apôtres_, par Arnoul et Simon Gréban
(représenté en 1450); _le Mystère de la Passion_, par Jean Michel (en
1490); _le Mystère du_ VIEIL _Testament_, par Jean Petit (en 1506);
_le Mystère de la Conception et Nativité de la glorieuse Marie vierge
avec le mariage d'icelle_, etc., par Joseph de Marnef (en 1507); _le
Mystère et beau miracle de Saint-Nicolas_, avec quatre-vingt-quatre
personnages, par Pierre Sergent (en 1544).

On aura une idée de ce qu'étaient ces sortes de pièces, par l'analyse
de l'une d'elles, _le Mystère du_ VIEIL _Testament_. Dieu, irrité des
crimes qui se commettent à Sodome et à Gomorrhe, se décide à lancer le
feu du ciel sur ces deux villes. Un personnage ayant nom
_Miséricorde_, veut intercéder pour les habitants des cités
condamnées; Dieu répond naïvement:

     Leur péché si fort me déplaît,
     Vu qu'il n'y a ni raison ni rime,
     Qu'ils descendront tous en abîme.

_Le Mystère de la Passion_, qui fut représenté en Suède, sous le règne
de Jean II, devint la cause d'une véritable et épouvantable tragédie.
L'acteur ayant le rôle du soldat qui perce le Christ de sa lance, mit
tant d'action dans son jeu, qu'il enfonça réellement le fer de son
arme dans le côté de celui qui était sur la croix. Ce dernier tomba
mort et écrasa dans sa chute l'actrice qui représentait Marie. Jean
II, indigné de la brutalité de l'acteur qui a donné le coup de lance,
se précipite sur la scène, et d'un coup de sabre fait voler sa tête.
Le public, à son tour, exaspéré de la mort d'un homme qui lui plaît,
envahit le théâtre et décapite le roi.

Les représentations des Mystères servaient aussi souvent pour les
fêtes et les solennités, telles que les mariages des princes, leurs
entrées dans la capitale.

Les idées les plus absurdes trouvaient place dans ces sortes de poëmes
dramatiques. Ainsi, dans l'un d'eux, Jésus-Christ en perruque et le
diable en bonnet à deux cornes, se disputent, se battent à coups de
poing et finissent par danser ensemble.

Un peintre, fort amoureux de son talent, disait à ceux qui
l'entouraient en regardant _un paradis_ qu'il venait de terminer pour
la représentation d'un Mystère.

--«Voilà bien le plus beau paradis que vous vîtes jamais, ni que vous
verrez.»

Le public finit par se lasser des Mystères. Un nouveau genre de pièces
théâtrales, auxquelles on donna le singulier nom de _Moralités_,
partagea d'abord avec les Mystères les faveurs de la scène, puis leur
succéda.

Ce fut sous Louis XII, vers la fin du quinzième siècle, que les
_Moralités_ eurent les honneurs du théâtre. Dans le principe, une
Moralité n'était qu'une petite pièce qu'on jouait après le Mystère,
pour faire rire les spectateurs, de là vient l'usage de terminer les
représentations par ce qu'on nommait, il n'y a pas encore longtemps,
_la petite pièce_, et par ce qu'on appelle aujourd'hui _une fin de
rideau_.

JEAN BOUCHET, procureur à Poitiers, est un des premiers qui ait
introduit les Moralités au théâtre. Au commencement du règne de Louis
XII, il en fit représenter une intitulée le _Nouveau-Monde_, qui eut
un grand succès. Cette pièce contenait un trait de satire très-vif
contre l'avarice du roi. Ce dernier, qui avait autorisé les poëtes à
critiquer les défauts de toutes les personnes de son royaume, sans
exception, fut le premier à en rire.

Analysons rapidement le sujet d'une des Moralités les plus admirées du
théâtre de cette époque.

La pièce est intitulée _le Mirouer et l'exemple des enfants ingrats_.
Un père et une mère marient leur fils unique et lui abandonnent tous
leurs biens. Ils tombent dans la misère et ont recours à leur enfant.
Celui-ci feint de ne pas les reconnaître et les chasse. A son repas,
il se fait servir un pâté de venaison. Du pâté s'élance un crapaud qui
s'attache à son nez et que rien ne peut en arracher. Pensant que ce
doit être une punition divine, il s'adresse au curé. Le curé le
renvoie à l'évêque, l'évêque au pape, et ce n'est qu'au moment où il
obtient l'absolution du Saint-Père que le crapaud tombe de son nez.

Si le bon Dieu et les saints faisaient habituellement les frais des
Mystères, Satan avait d'ordinaire la plus large part dans les
Moralités. On voyait souvent plusieurs diables sur la scène. Les
représentations prenaient le nom de _Petite Vie ou Grande Diablerie_,
suivant qu'il y avait moins ou plus de quatre diables sur le théâtre;
d'où est venu le proverbe de _faire le diable à quatre_.

Il est juste de dire que malgré les défauts de toute nature dont ces
sortes de pièces fourmillaient, on y trouvait cependant parfois des
idées morales et des mots spirituels.

Une Moralité jouée dès le commencement du seizième siècle, nous offre
une nouveauté dont les auteurs modernes du boulevart abusent bien
souvent: le prologue. L'auteur de la diablerie dont il est ici
question, fait connaître de la manière suivante, à son public, le but
de sa pièce:--Un jour, dit-il, j'étais couché seul dans ma chambre, je
me sentis tout à coup transporté aux portes de l'enfer. J'entendis
Satan causant avec Lucifer. Il lui racontait les moyens qu'il
employait pour tenter les chrétiens. Quant aux hérétiques,
ajoutait-il, et aux infidèles, comme ils me sont acquis, je ne m'en
inquiète guère. Le diable, prétendait plaisamment l'auteur, croyant
n'être entendu de personne, découvrait à son maître toutes ses ruses,
sans réticence, sans déguisement; aussi, lorsque je fus de retour chez
moi, je m'empressai de prendre la plume et d'écrire tout ce que
j'avais entendu ou du moins tout ce que j'avais pu retenir, afin de
faire connaître aux chrétiens les principaux tours de Satan. Ils
pourront ainsi les prévenir et les éviter.»

Aux auteurs des Mystères et des Moralités que nous avons cités plus
haut, nous pouvons encore en ajouter quelques-uns. BARTHÉLEMY ANNEAU,
principal au collége de Lyon en 1542, qui, vers cette époque, fit
représenter _les Mystères de la Nativité par personnages_. Anneau eut
une fin tragique. Le 21 juin 1565, au moment où la procession passait
devant le collége, une grosse pierre fut lancée d'une des fenêtres sur
le Saint-Sacrement et sur le prêtre qui le portait. Le peuple,
furieux, se précipita dans l'établissement et massacra sans pitié le
principal, qui avait du reste une fort mauvaise réputation.

JEAN ABUNDANCE, notaire au Pont-Saint-Esprit, qui composa plusieurs
Mystères et les fit jouer vers 1544. _Moralité et figure sur la
Passion_; _le joyeux Mystère des Trois Rois_; _le Couvert
d'humanité_; _le Monde qui tourne le dos à chacun_; _Plusieurs qui
n'ont pas de conscience_.

JEAN ALLAIS[1], maître et chef des joueurs de Moralités et de Farces,
et qui mourut vers la fin du seizième siècle après avoir fait
représenter quelques pièces.

  [1] _Jean_ Allais, ou plutôt _Pont_-Allais, contemporain et
  camarade de Gringoire, l'auteur de la Sottie intitulée: _Le Jeu
  du Prince des sots_, était bossu et avait de l'esprit. On le
  recevait chez les grands personnages de l'époque, ce qui lui
  donnait de l'audace. Rencontrant un jour un cardinal contrefait,
  il vint se mettre bosse à bosse avec lui, en s'écriant:
  «Monseigneur, que l'on dise maintenant que deux montagnes ne
  peuvent se rencontrer?» L'Éminence trouva la plaisanterie d'assez
  mauvais goût.

  Avant qu'on n'affichât les pièces qu'on devait jouer, on était
  dans l'usage de les annoncer par les rues et les carrefours, au
  son du tambourin. Un dimanche matin, Pont-Allais eut l'audace de
  faire battre le tambourin près l'église Saint Eustache. Le curé
  était en chaire. Ses paroissiens sortant de l'église pour entendre
  l'annonce du spectacle, le curé se précipite vers l'entrepreneur
  de Mystères par représentations, en lui disant: «Qui vous a fait
  si hardi de tambouriner pendant que je prêche?--Et vous, reprend
  aussitôt _Pont-Allais_, qui vous a fait si hardi de prêcher quand
  je tambourine?»

  Cette incartade valut six mois de prison à Pont-Allais.

BONFONS, le plus ancien des auteurs dramatiques français connus. Il
fit jouer une pièce sous le titre de _Griselidis_ ou _la marquise de
Salus_, histoire mise par personnages et rimes, l'an 1395.

JEAN BOUCHET, procureur à Poitiers, auteur d'une pièce à huit
personnages, intitulée _Sottie_, et d'une moralité qui fait allusion à
la pragmatique qui, sous Louis XII, divisait la France.

SIMON BOURGOIN, valet de chambre de Louis XII, auteur d'une Moralité
ayant pour titre: l'_Homme juste et l'Homme mondain_.

JEAN PARMENTIER, marchand de Dieppe, qui fit jouer en 1527 dans sa
ville natale: la _Moralité très-excellente_, en l'honneur de la
glorieuse assomption de Notre-Dame.

Cette circonstance prouve que vers le seizième siècle, Paris n'était
plus seul en possession d'un théâtre, et que le goût des
représentations dramatiques avait gagné la province.

Au treizième siècle, près de deux cents ans avant la fondation du
théâtre des Confrères de la Passion, à Saint-Maur, on jouait déjà des
espèces de tragédies rimées ou plutôt _rimaillées_, et, chose plus
singulière, en détestable latin. Ces pièces, qui avaient la prétention
d'offrir un cachet religieux, parce qu'elles avaient pour personnages
Dieu, le diable et les saints, étaient représentées _dans les
églises_. Elles différaient des Mystères qu'on introduisit plus tard
au théâtre, en ce que les paroles étaient notées en plain-chant. C'est
là certainement la plus ancienne origine des pièces chantées, et la
première et grossière image des opéras. Avant la révolution de 1789,
beaucoup d'abbayes possédaient encore dans leurs archives, des
manuscrits contenant des sortes de drames de cette espèce, joués dans
les églises avec chant, déclamation et gestes.

Il y a tout lieu de croire que bien avant les Confrères de la Passion,
d'autres sociétés théâtrales tentèrent de se fonder en France, dans le
but de _bénéficier_ plutôt que dans celui de _moraliser_; car
Philippe-Auguste chassa les comédiens de son royaume, en disant: Que
le théâtre du monde fournissait assez de comédiens en original, sans
s'amuser à les copier et sans s'arrêter à leurs fictions; intention
morale, sans doute, mais qui heureusement ne fut pas longtemps suivie.

En 1385, quelques années avant la fondation du théâtre de Saint-Maur,
lors de l'entrée à Paris de la belle Isabeau de Bavière, femme de
Charles VI, on établit sur les places publiques des théâtres en plein
vent, où se trouvaient des choeurs de musique, des orgues, et sur
plusieurs desquels des jeunes gens représentèrent _diverses histoires
de l'Ancien-Testament_.

Au moyen de machines ingénieuses, probablement dans le genre de ce
qu'on appelle aujourd'hui au théâtre _des trucs_, on fit descendre des
édifices plusieurs enfants vêtus comme on a coutume de représenter les
anges. Ils posèrent des couronnes sur la tête de la reine. Un homme,
se laissant couler sur une corde tendue depuis le haut des tours de
Notre-Dame jusqu'à l'un des ponts par où passait le cortége, vint
également déposer une couronne sur le front d'Isabeau. Comme la nuit
était close quand l'audacieux équilibriste exécuta ce tour périlleux,
il prit à la main un flambeau allumé, afin qu'on le pût bien
apercevoir.

Dans cette grande représentation ou mise en scène de l'entrée de la
reine Isabeau à Paris, on peut donc retrouver la trace, peut-être même
l'origine, du drame proprement dit, du drame avec musique ou opéra, du
drame avec mise en scène, machines, trucs ou pièce féerique. C'est à
cette époque qu'il est permis de reporter les premiers essais de
l'art de l'équilibriste.

Vers la fin du quinzième siècle, sous le règne de Louis XII, le goût
du public pour le genre des représentations théâtrales se modifia. Aux
Mystères et aux Moralités vinrent s'adjoindre des petites pièces en un
acte, fort courtes pour la plupart, et qu'on nomma _Farces_.

Ces Farces, qui étaient d'un degré au-dessous des Moralités, ne
manquaient pas d'originalité et d'esprit, et bien des auteurs y
puisèrent, par la suite, une partie de leurs idées et de leurs bons
mots. Sans vouloir leur attribuer un mérite trop grand, on peut dire
que plusieurs approchaient du comique de bon aloi. Il serait
impossible de donner l'énumération, même approximative, de ces pièces.
Beaucoup n'étaient jouées que sur des tréteaux, par deux ou trois
troupes ou réunions plutôt tolérées qu'autorisées, et auxquelles le
public donnait les noms: d'_Enfants Sans-Souci, d'Histrions ou Clercs
de la Bazoche_. Les théâtres portatifs sur lesquels on représentaient
d'habitude les Farces, finirent par inquiéter les acteurs qui avaient
remplacé les Confrères de la Passion, et l'on verra les réclamations
qui furent portées par eux, sous Louis XIII[2]. Disons aussi, en
passant, qu'une de ces Farces eut un succès prodigieux, un peu avant
le règne de François Ier. Elle fait pour ainsi dire école, c'est
celle de _l'avocat Pathelin_, du poëte VILLON, remise à la scène deux
siècles après, par Brueys. Nous en parlerons avec quelques détails, un
peu plus loin.

  [2] Dans les _Confrères de la Passion_, on doit voir l'origine
  première de la troupe du Théâtre-Français; dans les _Enfants
  Sans-Souci, Clercs de la Bazoche_, est l'origine première des
  troupes des théâtres forains, théâtres qui engendrèrent plus tard
  l'opéra, l'opéra-comique, le vaudeville, et même le drame.

Outre les pièces appelées Farces, on en fit encore d'autres d'un genre
analogue qu'on nomma les _Sottises_, et qui, moitié sérieuses, moitié
bouffonnes, finirent par donner lieu sur la scène, à des plaisanteries
telles que le public en fut scandalisé.

Telle fut la filière par laquelle les représentations théâtrales et le
genre dramatique passèrent en France, depuis leur origine jusqu'à
l'année 1548.

Alors eut lieu toute une révolution dans le théâtre. On ôta aux
Confrères de la Passion la maison de la Trinité, qui rentra dans sa
destination première et redevint un hôpital. Puis, comme le goût
s'était un peu épuré et que la mise en scène du bon Dieu et du diable
avait fini par paraître quelque chose d'assez inconvenant, on permit
aux Confrères de construire une salle de spectacle et d'y donner des
représentations, mais sous la condition expresse, _par arrêt du
Parlement_, que l'on ne jouerait que des pièces à _sujets profanes,
licites et honnêtes_.

Les Confrères de la Passion avaient fait des gains considérables
pendant les cent quarante-six ans qu'ils avaient exercé de père en
fils, leur profession lucrative. La société étant fort riche, acheta
l'ancien hôtel des ducs de Bourgogne, tombé alors en ruine. Elle éleva
des constructions fort belles, et pendant quarante ans encore
(jusqu'en 1588), elle continua à donner des représentations. Elle
était assez désappointée, du reste, d'être obligée de renoncer aux
Mystères et d'aborder des pièces profanes, elle dont les membres
faisaient profession de piété.

Bien que les pièces à sujets religieux n'aient été abandonnées
qu'après l'édit de 1548, on doit signaler cependant trois drames ou
tragédies qui, représentés par les Confrères de la Passion sur leur
ancien théâtre avant leur venue à l'hôtel de Bourgogne, semblent la
transition du genre sacré au genre profane. Deux de ces pièces sont de
LAZARE BAÏF: 1º _Electre, tragédie contenant la vengeance de
l'inhumaine et très-piteuse mort d'Agamemnon, roi de Mycène la grande,
faite par sa femme Clytemnestre et de son adultère Egyptus, traduit du
grec de Sophocle, ligne pour ligne, vers pour vers, en rimes
françaises_. 2º HECUBA. Toutes deux furent représentées en 1537. La
troisième pièce, _la Destruction de Troie_, jouée en 1544, est de
CHOPINEL.

Voilà donc trois tragédies, sortant du genre des Mystères, qui font
leur apparition sur le théâtre avant l'édit de 1548.

Elles semblent l'aurore d'un nouveau jour pour la littérature
dramatique. C'est qu'en effet, depuis 1402, le goût s'était étendu et
épuré; l'imprimerie avait été inventée; les lettres avaient eu leur
renaissance sous François Ier; les livres, devenus moins rares,
ramenaient les idées vers le théâtre des anciens. On pensa donc
d'abord à traduire les auteurs grecs et romains, puis à les imiter,
puis enfin, on s'enhardit jusqu'à créer des pièces à sujets non encore
traités.

Lazare Baïf, qu'on peut considérer comme étant un des premiers qui
aient songé à faire revivre, sur la scène française, les tragédies des
anciens, fut abbé, conseiller au Parlement, maître des requêtes, et
enfin ambassadeur à Venise en 1538. C'était pour cette époque, un
littérateur des plus distingués. Si Lazare Baïf fut en quelque sorte
le régénérateur de la tragédie, JEAN DE LA TAILLE DE BONDAROY fut le
régénérateur de la comédie. Né près de Pithiviers, gentilhomme de la
Bauce, Jean de la Taille donna au théâtre, outre plusieurs tragédies
(dont une avec choeur, la _Famine_), trois comédies en prose: les
_Corrivaux_ en 1562[3]; _Négromant_ en 1568 et le _Combat de Fortune
et de Pauvreté_ en 1578. La première de ces comédies, tirée de
l'Arioste, a un prologue très-significatif; il commence ainsi: «Il
semble, Messieurs, à vous voir assemblés en ce lieu, que vous y soyez
venus pour ouïr une comédie. Vraiment, vous ne serez point déçus de
votre intention. Une comédie, pour certain, vous y verrez, non point
une farce, ni une moralité. Nous ne nous amusons point en chose, ni si
basse, ni si sotte, et qui ne montre qu'une pure ignorance de nos
vieux Français. Vous y verrez jouer une comédie faite au patron, à la
mode et au portrait des anciens Grecs et Latins; une comédie, dis-je,
qui vous agréera plus que toutes (je le dis hardiment) les farces, les
moralités qui furent onc jouées en France. Aussi, avons-nous grand
désir de bannir de ce royaume telles badineries et sottises qui, comme
amères épiceries, ne font que corrompre le goût de notre langue.»

  [3] C'est la première comédie en cinq actes qui ait été écrite en
  prose, si nous en exceptons celle de _Plutus_, traduite
  d'Aristophane, par Ronsard, le père de la poésie française, et
  représentée en 1539, à Paris, au collége de Coquerel.

Comme on le voit, le prologue est tout un programme. C'est l'acte de
rupture de l'ancien théâtre avec le nouveau. C'est le goût cherchant à
supplanter le ridicule.

Les principaux écrivains qui travaillèrent en France pour le théâtre,
de 1548 à 1588, époque de transition, sont:

FONTENY, ancien confrère de la Passion, qui fit paraître, en 1587, _le
Beau Pasteur_, _la Chaste Bergère_ et _Galathée_, assez ennuyeuses
pastorales.

GUERSENS, avocat au Parlement de Bretagne, puis sénéchal de Rennes,
lequel composa, vers 1583, quelques pastorales.

MONTREUX, auteur de plusieurs tragédies, entre autres celle
d'_Isabelle_, tirée du poëme de _l'Arioste_, où l'on trouve le
dialogue suivant entre Rodomont et Isabelle, dialogue qui fera juger
de la convenance des pièces de cette époque:

     RODOMONT.

     Je veux avoir de vous, ce que la loi de Mars
     Me permet de ravir, seule loi des soudars.

     ISABELLE.

     Un plaisir si léger vous sera peu durable.

     RODOMONT.

     Nul plaisir n'est léger, qui nous est secourable.

     ISABELLE.

     Est-ce bien que forcer une simple femelle?

     RODOMONT.

     Oui bien, quand on ne peut vivre sans jouir d'elle.

MATHIEU, principal du collége de Vercel, puis historiographe, et qui
donna au théâtre, en 1580, la tragédie de _Clytemnestre_, celle de
_Vasthi répudiée_, en 1588, et beaucoup plus tard, en 1601, _la
Guisarde ou le triomphe de la Ligue_, à laquelle Racine, dans
_Athalie_, emprunta plus d'une pensée.

JACQUES DE BOYS, auteur de _Comédie et Réjouissance de Paris_, poëme
dramatique représenté en 1559, composé à l'occasion du mariage du roi
d'Espagne et du prince de Piémont avec Élisabeth et Marguerite de
France, à la fin duquel poëme ces princesses chantent des épithalames.

DESMAZURES, capitaine d'une troupe de cavalerie sous Henri II, qui
composa, en 1566, les tragédies de _Josias_, de _David combattant_,
_David fugitif_ et _David triomphant_.

LEBRETON, auteur de plusieurs tragédies, entre autres _Adonis_,
_Dorothée_, jouées en 1579.

LE DEVIN, qui fit les tragédies d'_Esther_, de _Judith_ et de
_Suzanne_, de 1570 à 1576.

Trois autres auteurs méritent une étude toute particulière, car tous
les trois font époque et même école. JODELLE, pour la tragédie; LA
RIVEY, pour la comédie; VILLON, pour les pièces dénommées farces.
Nous leur consacrerons quelques lignes; mais nous ne devons pas
oublier de citer GÉRARD DE VIVRE, qui fit jouer, en 1577, _les Amours
de Thésée et de Déjanire_. Cette pièce se termine par le mariage de
Thésée et de Déjanire, ce qui est très-moral; mais ce qui est moins
convenable, ce sont les dernières paroles de l'acteur au
public:--«Messieurs, n'attendez pas que les noces se fassent ici, vu
que le reste se fera là dedans.»

JODELLE passe pour le premier qui essaya de ressusciter l'ancienne
tragédie. Il ne put suivre que d'un peu loin les grands modèles de
l'antiquité; mais il eut le courage de les prendre pour guides, ce
qui, à cette époque, était beaucoup. Il rendit par là un immense
service à l'art dramatique en France, car il trouva bientôt des
imitateurs[4]. Ce poëte, qui eut une grande réputation, et qui fut
honoré de la protection des rois Henri II et Charles IX, était encore
fort jeune quand il donna au théâtre sa première tragédie,
_Cléopâtre_, en 1552. Cette pièce eut des partisans et des
adversaires; mais elle fit tant de plaisir à Henri II que ce prince
fit compter à Jodelle cinq cents écus d'or; chose fort rare. Le succès
du poëte faillit lui coûter bien cher. Les applaudissements dont on
l'accabla échauffèrent la tête de quelques-uns de ses amis. Dans une
partie de carnaval faite à Auteuil près Paris, Ronsard et les autres
poëtes formant ce qu'on appelait la _pléiade_ française, eurent
l'idée bouffonne de sacrifier un bouc à Jodelle, en imitation d'une
des anciennes fêtes à Bacchus. Des couplets furent chantés, il
s'ensuivit une espèce de baccanale qui, de nos jours, paraîtrait fort
innocente, et qui parut alors un attentat à la religion. Ce fut à
grand'peine que les auteurs de cette scène _renouvelée des Grecs_
purent échapper aux châtiments des impies et des athées.

  [4] Il est juste de dire, comme nous l'avons prouvé précédemment,
  qu'il eut un prédécesseur, Lazare Baïf.

Jodelle fit représenter également, en 1552, sa tragédie de _Didon se
sacrifiant_. Comme dans sa _Cléopâtre_, il y eut des choeurs, ainsi que
c'était l'usage chez les anciens. Outre plusieurs autres pièces moins
importantes, le poëte de Henri II et de Charles IX composa des comédies
qui sont plus remarquables par les licences de pensées et de style, par
les obscénités même, que par un mérite littéraire. La première de ces
comédies, jouée en 1552, est _Eugène ou la Rencontre_, pièce en cinq
actes en vers de huit syllabes avec prologue. Puis vint _la Mascarade_,
_Momerie ou Muette_, _pantomime ou pièce dramatique_, qui fut exécutée à
l'Hôtel-de-Ville, en 1558, en présence de Henri II.

Jodelle eut le grand mérite de comprendre ce que valaient les anciens,
assez de force de volonté pour suivre leurs traces, assez de talent pour
faire quelques pas dans la même carrière. Il y avait une sorte
d'élévation dans sa pensée; et si la langue lui eût prêté plus de
charmes peut-être eût-il été un grand poëte dramatique? Nul, avant lui,
à son époque, et longtemps encore après lui, ne comprit aussi bien la
vraie marche du poëme destiné au théâtre. Il est permis de dire: que
c'était un habile architecte réduit à construire avec de mauvais
matériaux.

JEAN DE LA RIVEY, qui a laissé plusieurs comédies au théâtre, vivait
vers le milieu du seizième siècle. Il est le premier qui ait osé
composer des pièces de pure invention et des comédies en prose[5].

  [5] Un essai en prose avait eu lieu déjà quelques années avant
  l'apparition des pièces de La Rivey, ainsi que nous l'avons fait
  remarquer.

A ce double point de vue, il mérite d'être cité; car si Jodelle fit
faire un pas immense à la tragédie, il fit faire également un grand pas
à la comédie qu'il dégagea des premières entraves. On a de lui, _le
Jaloux_, comédie en un acte et en prose avec prologue, tirée de
_l'Eunuque_ et de _l'Andrienne_; _le Laquais_, comédie en cinq actes et
en prose, représenté en 1578 comme la précédente; _le Morfondu_, _les
Écoliers_, _la Veuve_, comédies en cinq actes et en prose, jouées en
1579 toutes les trois. La première des comédies de La Rivey, _les
Esprits_ (en cinq actes et en prose), fut représentée en 1576. Elle
offre une particularité qui mérite d'être signalée. Dans une scène fort
jolie, on fait croire à un vieillard que les esprits malins se sont
emparés de sa maison. Cette idée fut reproduite dans le _Retour imprévu_
de Regnard, joué aux Français en 1700. Puis, dans une autre scène, on
trouve un monologue d'un avare à qui l'on a pris son argent, monologue
dont Molière a fait grandement son profit dans le quatrième acte de sa
pièce de _l'Avare_, ainsi qu'il est facile de le prouver. Voici ce que
dit le personnage de la comédie de La Rivey:

   SEVERIN, _regardant sa bourse_:

   «Jésus, qu'elle est légère! Vierge Marie, qu'est-ce qu'on a mis
   dedans? hélas! je suis perdu, je suis détruit, je suis ruiné. Au
   voleur! au larron! prenez-le. Arrêtez tous ceux qui passent.
   Fermez les portes, les huis, les fenêtres. Misérable que je suis!
   où cours-je? à qui le dis-je? Je ne sais où je suis, que je fais
   ni où je vais. (_Aux spectateurs._) Hélas! mes amis, je me
   recommande à vous tous; secourez-moi, je vous prie; je suis mort,
   je suis perdu. Enseignez-moi qui m'a dérobé mon âme, ma vie, mon
   coeur et toute mon espérance? Que n'ai-je un licol pour me
   pendre? car j'aime mieux mourir que de vivre ainsi. Hélas! elle
   est toute vuide, vrai Dieu! Quel est ce cruel qui tout à coup m'a
   ravi mes biens, mon honneur et ma vie? Ah! chétif que je suis:
   que ce jour m'a été malencontreux! A quoi veux-je plus vivre,
   puisque j'ai perdu mes écus que j'avais si soigneusement amassés,
   et que j'aimais et tenais plus chers que mes propres yeux? Mes
   écus que j'avais épargnés, retirant le pain de ma bouche, n'osant
   manger mon saoûl, et qu'un autre jouit maintenant de mon mal et
   de mon dommage!»

Les petites pièces qu'on appela du nom de _Farces_, firent leur
apparition au théâtre un peu avant l'époque où les Mystères cédèrent
le pas aux Moralités. Les Farces sont assez dans le goût du peuple
français, ce sont elles qui, selon toute probabilité, peuvent être
considérées comme ayant donné naissance au vaudeville. Bien peu ont eu
les honneurs de l'impression. L'une d'elles cependant obtint un succès
véritable et un retentissement qui la maintint plus d'un siècle au
théâtre: c'est celle de _l'Avocat Pathelin_ du poëte Villon. Bien
plus, après avoir été jouée pendant cent ans, cette pièce fut refaite
au goût de l'époque en 1706, par Brueys, et se trouve encore, de nos
jours, au répertoire du Théâtre-Français.

FRANÇOIS CORBEUIL, dit _Villon_, poëte qui vivait au commencement du
seizième siècle et qui passe pour l'auteur de l'_Avocat Pathelin_, se
retira, dit-on, sur ses vieux jours en Poitou, chez un de ses amis,
abbé à Saint-Maixent. Ce fut là, prétend Rabelais, que pour s'égayer
dans sa retraite, et aussi dans le but de divertir les habitants du
lieu, il entreprit de faire jouer en langue poitevine la Passion de
Notre-Seigneur, puis la farce de _Maître Pierre Pathelin_. La première
de ces deux pièces fut la cause d'un petit scandale qui amusa le pays
plus peut-être que le mystère représenté. Tout étant prêt pour jouer
la Passion, on s'aperçut qu'on n'avait pas de vêtements assez beaux
pour l'acteur chargé du rôle du Père Éternel. Villon s'adressa au
sacristain d'un couvent de Cordeliers dans l'établissement desquels
existait une chape magnifique. Le sacristain refusa de la prêter,
faisant fi des acteurs. Ces derniers, pour se venger de lui, furent
l'attendre sur la route, un jour de quête. Déguisés en diables, armés
d'instruments de toute espèce, ils donnèrent au pauvre sacristain un
charivari des mieux conditionnés, lui criant: «Hé! le vilain! hé! le
vilain! qui n'a pas voulu prêter à Dieu le Père une pauvre chape.» Les
déguisements effrayèrent le malheureux, le bruit effraya sa mule, la
mule se débarrassa de lui, lui resta demi-mort sur le champ de
bataille et les charivaristes se retirèrent en riant aux éclats.

Mais revenons à l'_Avocat Pathelin_. Cette farce fut reçue du public
avec des applaudissements frénétiques. Le fait est, que comme _farce_,
elle l'emporte de beaucoup sur tout ce qui a été composé dans ce
genre. Le but de l'auteur était de mettre en action ce vieux proverbe:
_A trompeur, trompeur et demi_[6].

  [6] Nous devons dire que si l'on attribue généralement la _farce_
  de l'_Avocat Pathelin_ à Villon, il est quelques auteurs qui
  prétendent qu'elle fut faite par Pierre Blanchet, né à Poitiers,
  en 1459, et mort dans cette ville, en 1519.



II

TROISIÈME PÉRIODE DRAMATIQUE.

DE 1588 A 1630.

  Troisième période de l'art dramatique en France, de 1588 à
    1630.--Les Confrères de la Passion cèdent leur théâtre de
    l'Hôtel de Bourgogne, 1588.--La troupe se scinde en deux
    parties en 1600.--La seconde troupe s'établit au
    Marais.--ROBERT GARNIER.--Les principales tragédies, de 1568 à
    1588.--Anecdotes relatives aux représentations de _Bradamante_
    et de _Hippolyte_.--ALEXANDRE HARDY, de 1601 à 1630.--Sa
    fécondité.--Ses principales productions dramatiques.--_La
    Force du sang_, et _Théagène et Chariclée_.--Prix des places
    aux théâtres.--Différents usages.--Entr'actes.--Choeurs.
    --Orchestre.--Droits d'auteur.--L'art dramatique pendant les
    trente premières années du dix-septième siècle.--NICOLAS
    CHRÉTIEN, ses pastorales et ses tragédies.--Celle
    d'ALBOIN.--RAISSIGNER.--L'_Aminte du Tasse_.--Les _Amours
    d'Astrée_.--PIERRE BRINON, auteur de la _Calomnie_ et de
    _l'Éphésienne_.--Beaux vers qu'on trouve dans ces deux
    tragédies.--Les dernières _moralités_, en 1606 et 1624, de
    SORET.--Le roman de l'_Astrée_, de DURFÉ et de BARO.--Pastorale
    de Baro.--Anecdote plaisante relative à celle de _Cloreste_.
    --PIERRE DU RYER.--Ses oeuvres dramatiques.--Beaux vers qui
    s'y rencontrent.--Sa _Lucrèce_.--Singulières licences des
    poëtes de cette époque.


La première période de l'art théâtral en France peut être considérée
comme embrassant l'espace qui s'écoule de la fin du quatorzième
siècle au milieu du seizième; la seconde période, les quarante années
de 1548 à 1588. De 1402 à 1548, le théâtre, dans l'enfance, se traîne
péniblement sans faire de progrès; pendant la seconde époque, quelques
hommes de goût, amis de la littérature ancienne, le font sortir de ses
langes; secouant les vieilles coutumes reçues, admises sur la scène
par un public ignorant, ils arrivent à un commencement de pièces
dramatiques et littéraires qui doivent aboutir aux grandes écoles de
Corneille, de Racine et de Molière.

Nous avons dit que les Confrères de la Passion voyaient avec peine les
Mystères et les Moralités remplacés peu à peu, sur leur théâtre, par
des drames profanes, ainsi que le voulait l'édit de 1548. Ils ne
pouvaient se faire à l'idée du Père Éternel, de son Fils, de la Sainte
Vierge et du diable, cédant le pas à Priam, à Cléopâtre, à Didon, à
Marc-Antoine et autres personnages des histoires grecque ou romaine.
Leur découragement devint tel, qu'après avoir exploité, avec d'assez
bons profits toutefois, leur théâtre de l'hôtel de Bourgogne, pendant
quarante années, ils le cédèrent ou plutôt le louèrent à une troupe de
comédiens qui se constitua à Paris, avec l'autorisation du roi. Cette
troupe peut être considérée, en quelque sorte, comme formant la souche
de celle de la Comédie-Française, bien que la fondation du
Théâtre-Français tel qu'il est encore de nos jours, date du 21 octobre
1680, seulement sept ans après la mort de Molière.

La troisième période théâtrale s'étend de 1588 à 1630, époque où
Corneille commença à se produire. Sans avoir encore une grande valeur
littéraire et dramatique, sans briller surtout par un goût bien pur,
les pièces données à la scène pendant ces quarante-deux années sont
supérieures, en tout point, à ce qui avait été écrit jusqu'alors.

En 1600, l'affluence du public était devenue telle aux
représentations, qu'un seul théâtre parut insuffisant. La troupe de
l'hôtel de Bourgogne se scinda. Une partie forma une nouvelle société,
qui fut s'établir au Marais et l'autre conserva son ancien
emplacement: il y eut donc alors deux scènes françaises à Paris.
Cinquante ans après, ainsi que nous l'expliquerons plus loin, Molière
forma une troisième troupe.

L'auteur qui occupe en première ligne la période théâtrale de 1588 à
1630 est ALEXANDRE HARDY. Il mérite d'être étudié; mais avant de
parler de lui, disons un mot de ROBERT GARNIER, qui parut après
Jodelle et fut comme le trait d'union entre ces deux poëtes
dramatiques.

Né à la Ferté-Bernard en 1534, et mort en 1590, Robert Garnier occupa
des charges importantes, mais son goût le portant vers l'étude des
anciens, il travailla pour le théâtre, s'efforçant surtout d'imiter
Sénèque.

Il ne faut pas chercher, dans les tragédies, en assez grand nombre,
qu'il fit représenter, un style facile, des pensées bien élevées, ni
des situations bien naturelles; cependant, son rang est marqué parmi
les bons poëtes tragiques de la seconde période. Ses pièces sont comme
une source de poésies de toute nature. Ainsi, il n'est pas rare de
trouver dans ses choeurs, des stances dignes de l'ode; dans les scènes
familières, des traits propres à l'épître. Son style est ampoulé, cela
est vrai; mais ainsi le voulait le goût de l'époque. Si la langue fut
un obstacle pour Jodelle, Garnier sut vaincre cet obstacle en forgeant
au besoin des mots qu'il tirait du latin. Ses figures sont outrées,
ses conceptions bizarres, mais sa muse est ardente et désintéressée.
Vivant sous l'empire des idées poussées au fanatisme religieux le plus
déplorable, il ne sacrifie pas aux passions du jour. Tous les sujets
de ses tragédies sont choisis de façon à inspirer à son public une
juste horreur des dissensions intestines. Il montre à la France ses
malheurs dans ceux de Rome succombant sous les blessures que lui font
ses propres enfants. Il combat avec force, avec talent: l'orgueil,
l'envie, la cruauté. Défenseur des droits de la société, Garnier est
non-seulement un poëte patriote, mais encore un moraliste éclairé. Si
dans son _Hippolyte_, on voit une _Phèdre_ sans pudeur bien différente
de la Phèdre de Racine, on doit ne pas oublier que Garnier vivait sous
Henri II et sous Charles IX, Racine sous Louis XIV.

Les principales productions dramatiques de Robert Garnier sont:
_Cornely_, _Hippolyte_, _Marc-Antoine_, _Porcie_, _la Troade_,
_Antigone_, _Bradamante_ et _Sédécias_, tragédies en choeurs,
représentées de 1568 à 1588.

Lors de la première représentation de _Bradamante_, en 1582, l'acteur
jouant le rôle de Laroque avait à dire ces deux vers:

     Monsieur, entrez dedans, je crains que vous tombiez,
     Vous n'êtes pas trop bien assuré _sur vos piés_.

Jamais il ne put terminer le second vers qu'en remplaçant le mot
_piés_ par _jambes_, ce qui amusa beaucoup le public. Ceci rappelle
cet autre acteur qui ayant à prononcer ces mots:

--_C'en est fait, il est mort,_ disait habituellement: _C'en est mort,
il est fait_.

Dans l'_Hippolyte_ de Garnier, représenté en 1568, on ne peut
s'empêcher de remarquer la naïveté de Thésée interrompant, tout en
larmes, le pathétique récit de la mort de son fils pour demander à
celui qui la lui raconte, _quelle figure avait le monstre_.

HARDY, le plus fécond des poëtes dramatiques, puisque, dit-on, le
nombre de ses pièces dépasse _sept cents_, naquit à Paris et commença
à travailler pour le théâtre en 1601. Il mourut en 1630. Ainsi, dans
l'espace de vingt-neuf ans, il inonda la scène de ses productions. Il
fournissait aux comédiens la pièce qu'ils demandaient, et cela au bout
de cinq à six jours. Il ne s'astreignait pas, comme ses prédécesseurs,
à observer l'unité de lieu, de temps, etc. Son drame embrassait
souvent la vie d'un homme. Trente à quarante des compositions de cet
auteur sont parvenues jusqu'à nous, les autres, ou n'ont pas été
imprimées, ou sont tombées dans un tel oubli que personne n'a pris le
soin de les recueillir. Il n'est pas une seule de celles connues qui
supporte aujourd'hui la lecture, depuis un bout jusqu'à l'autre, mais
il n'en est pas non plus, qui ne contienne des traits agréables, des
vers heureux. Les caractères des personnages sont, en général, bien
soutenus; les situations presque toujours intéressantes. Hardy a tous
les défauts de son temps; la plupart de ses pièces sont grossières,
indécentes même, pourtant elles affectent la morale. Le dialogue est
rapide, pressé, il y a des scènes bien conduites, où l'intérêt va sans
cesse en croissant; mais son style est dur, ampoulé, son dialogue
froid, malgré sa brièveté.

Nous ne nous astreindrons pas à citer toutes les pièces connues
d'Alexandre Hardy, la liste en est trop longue; nous dirons un mot
seulement de deux d'entre elles, parce que cela donnera l'idée des
licences (dans le genre appelé de nos jours _romantique_) auxquelles
cet auteur n'hésitait pas à se livrer.

En 1612, il fit représenter une tragi-comédie intitulée _la Force du
sang_, tirée d'une nouvelle de Cervantes; or, voici la contexture de
cette production curieuse. Au premier acte, Léocadie, qui en est
l'héroïne, est enlevée par Don Alphonse, qui la viole. Au commencement
du deuxième acte, elle est renvoyée, et, deux scènes plus loin, elle
sent les symptômes certains de grossesse. Le troisième acte débute par
son accouchement. Elle met au jour un enfant qui, à la fin de ce même
troisième acte, est déjà un garçon de huit à dix ans. Au quatrième
acte, Don Alphonse, le ravisseur, reconnaît son fils; au cinquième, il
épouse Léocadie.

On voit, d'après cela, qu'unité de temps, de lieu et autres règles
auxquelles les anciens, et, après les anciens, les grands maîtres de
l'art dramatique, depuis Louis XIII, s'astreignirent jusqu'à la venue
de l'école romantique, étaient loin d'être observées par Alexandre
Hardy. Ce poëte fit mieux encore. La première pièce qu'il donna au
théâtre, en 1601, sa tragédie de _Théagène et Chariclée_, est
distribuée en _huit journées de cinq actes chacune_.

La longueur de ses compositions fit dire qu'avec lui le public en
avait pour son argent. On pouvait l'affirmer d'autant mieux, qu'à
cette époque on ne payait, pour l'entrée au théâtre, que cinq sous au
parterre et dix sous aux galeries et aux loges. Lorsque, pour des
pièces nouvelles, il y avait lieu de faire des frais extraordinaires,
le lieutenant civil du Châtelet fixait le prix des entrées; mais ce
n'était jamais que quelques sous au delà du tarif habituel. Combien
les temps sont changés et les tarifs modifiés pour les théâtres! Que
diraient nos pères s'ils voyaient payer habituellement quarante
francs, dans les petits théâtres de Paris, une loge de cinq places où
quatre chiens de chasse un peu forts ne tiendraient pas à l'aise, et
offrir quelquefois dix louis de la même _niche_ pour un jour de
première représentation?...

A la fin du dix-septième siècle, en 1699, on augmenta le prix des
places d'_un sou_ pour le parterre, de _deux sous_ pour les loges.
Dix-sept ans après, en 1716, le tarif fut porté à un neuvième en sus
au profit de l'Hôtel-Dieu de Paris.

Aux premiers temps des théâtres, les salles, qui étaient plus vastes
et plus commodes peut-être, mais bien moins ornées que celles
actuelles, étaient fermées le soir. Les représentations avaient lieu
le jour. En 1609, époque de la plus grande vogue d'Alexandre Hardy,
une ordonnance de police enjoignit aux comédiens de l'hôtel de
Bourgogne et à ceux du Marais d'ouvrir leurs portes à une heure après
midi, et de commencer à deux heures précises leurs représentations,
pour que leur jeu fût fini avant quatre heures et demie. Ce règlement
avait lieu depuis la Saint-Martin jusqu'au 15 février. C'était chose
prudente. On dînait alors à midi; il n'y avait point de lanternes dans
Paris, peu de carrosses, beaucoup de boue et encore plus de voleurs.

On comprend combien les représentations devaient être pressées et
combien les entr'actes étaient courts, ce qui ne laissait pas que
d'avoir un certain charme; car de nos jours l'ennui que l'on éprouve
dans l'intervalle qui s'écoule entre les différentes pièces ou entre
les actes d'une même pièce, ôte bien souvent une grande partie de
l'agrément qu'on éprouve. Il est juste de dire que dans les premiers
temps de l'art dramatique et même pendant des siècles encore, il n'y
avait ni changement de décors au théâtre, ni changement de costume
pour les acteurs. Comme cependant on voulait laisser à ces derniers le
temps de reprendre haleine, il fallait des entr'actes. Afin que le
public ne prît point trop d'ennui, des choeurs, à l'imitation des
anciens, chantaient pendant cet intervalle. Introduits au théâtre par
Jodelle, ils furent scrupuleusement conservés par les auteurs
dramatiques qui vinrent après lui, jusqu'à l'année 1630. Ces choeurs
récitaient habituellement des strophes morales ayant rapport à la
pièce qu'on représentait. Ils n'avaient aucun accompagnement, attendu
que la musique instrumentale n'était pas encore en usage à la comédie.
Cela dura jusqu'en 1630. Alors eut lieu une modification dans cette
partie des représentations théâtrales. Les choeurs causant trop
d'embarras et de dépenses, on les remplaça par des joueurs
d'instruments que l'on plaça d'abord sur les côtés de la salle. Avant
que la pièce ne commençât et ainsi que cela a lieu encore de nos
jours, l'orchestre exécutait quelques morceaux. Il en était de même
pendant les entr'actes, ce qui n'est plus dans les usages actuels, et
c'est peut-être un tort. Les musiciens, installés sur les ailes du
théâtre, furent relégués ensuite tout au fond, derrière les troisièmes
loges, puis derrière les secondes, et enfin on leur ménagea un certain
espace entre la scène et le parterre. C'est celui qu'ils occupent
encore aujourd'hui.

A l'époque des Jodelle, des Garnier, des Hardy, les droits d'auteur
n'étaient pas fort élevés et ne pouvaient, comme actuellement, faire
la fortune des poëtes dramatiques. Dans le principe, les pièces de
théâtre appartenaient à ceux qui les voulaient jouer; plus tard, les
comédiens achetèrent les pièces en débattant le prix avec les auteurs;
puis enfin, à la suite d'une circonstance assez singulière, (dont nous
parlerons en temps et lieu) vers la fin du dix-septième siècle, on
fixa les droits:

1º Au neuvième du _produit_ de la recette pour une tragédie et pour
une comédie en cinq actes, _le quart des pauvres ainsi que la dépense
journalière de la comédie prélevés;_

2º Au dix-huitième pour les pièces d'un acte à trois, toujours après
les mêmes _prélèvements_ effectués.

D'après ce que nous avons dit plus haut du prix des places au théâtre,
et en raison des prélèvements, on peut juger de ce qui restait acquis
aux auteurs n'ayant droit qu'aux neuvième et dix-huitième non pas de
la _recette_, mais des _produits_.

Les trente premières années du dix-septième siècle, années de
transition entre la fin de la vieille école théâtrale et la nouvelle
inaugurée par Pierre Corneille, produisit des auteurs dont les oeuvres
dramatiques se rapprochaient ou s'éloignaient plus ou moins des pièces
de la troisième période. Dans les uns on trouvait encore le goût des
premières époques, tandis que les autres s'élevaient à une certaine
hauteur qui permettait d'entrevoir une nouvelle façon d'écrire pour le
théâtre. Le public transformait peu à peu son goût, soit qu'il
dirigeât les auteurs, soit qu'il se laissât diriger par eux. De temps
à autre, pendant ces trente années, quelques tragédies, quelques
comédies se produisirent sur la scène, comme des éclaircies de beau
temps à travers un ciel encore nuageux.

Les auteurs qui remplissent cette période transitoire, aussi bien que
leurs oeuvres, sont curieux à observer.

NICOLAS CHRÉTIEN, poëte normand, l'un de ceux qui se rapprochent de la
façon primitive, donna plusieurs pastorales fort longues et deux
tragédies d'un ridicule achevé. Ses personnages chrétiens parlent en
païens, la fable et le christianisme sont confondus avec un
sans-façon incroyable. Ainsi, dans _Alboin ou la Vengeance trahie_,
représentée en 1608, la veuve d'Alboin, forcée d'épouser le meurtrier
de son mari, empoisonne la coupe nuptiale et la présente au tyran qui,
après avoir pris le breuvage, fait tout haut cette réflexion:

--Ce vin-là n'est pas bon.--C'est donc que votre goût volontiers est
changé, reprend la reine.--Eh! comme cela bout dans mon faible
estomac, continue le roi.--Cela n'est pas étrange, ajoute la tendre
veuve, c'est le mal qui sitôt pour votre bien se change.--Hélas! c'est
du poison!--Que dites-vous, grands dieux!--Je suis empoisonné!--Vous
êtes furieux, voyez-vous bien cela?--Si tu ne bois le reste, je le
crois. Mais la reine n'est pas si niaise et dit tranquillement: Je
n'ai soif.--O dangereuse _peste_ (il faut bien pardonner un langage
peu élevé à un roi empoisonné), tu le boiras soudain.--J'ai bu vous
l'apportant, et ma soif est éteinte.--Il faut boire pourtant, çà, çà,
méchante louve, ouvre ta bouche infâme.

     Malheureux est celui qui se fie à sa femme.

Ce dernier vers semble la morale de la pièce.

Un peu plus tard, et presque au moment où Corneille fit jouer sa
première tragédie, RAISSIGNER, avocat languedocien, protégé du duc de
Montmorency et amant malheureux, lança sur la scène plusieurs
pastorales de mauvais goût et qui peignaient la douleur de son âme
méconnue. Le style de ses oeuvres est assez pur, mais hérissé de
pointes et d'antithèses. Dans l'une de ses pièces, l'_Aminte du
Tasse_, se trouvent les vers suivants qui soulevèrent contre l'auteur
la colère de toutes les femmes...

           Le respect près des dames,
     Ne soulage jamais les amoureuses flammes;
     Et qui veut en amour tant soit peu s'avancer,
     Qu'il entreprenne tout, sans crainte d'offenser.

Dans une autre pastorale de Raissigner, les _Amours d'Astrée et de
Céladon_, Céladon, dédaigné par Astrée, se jette de désespoir dans le
Lignon;

     Mais le Dieu du Lignon, pour lui trop pitoyable,
     Contre sa volonté le jette sur le sable,
     De peur que la grandeur du _feu de son amour_
     Ne changeât en guérets son humide séjour.

Voilà certes une pensée d'une audace peu commune; on en retrouve
d'autres du même genre dans les pastorales de cet auteur dramatique.
Comme on lui faisait observer que cette pièce des _Amours d'Astrée_
était un peu longue, il expliqua dans la préface qu'on devait lui
savoir gré d'avoir restreint en deux mille vers une histoire pour
laquelle il avait fallu cinq gros volumes.

BRINON (Pierre), conseiller au Parlement de Normandie, auteur vivant à
la même époque que les deux précédents, montra plus de goût.

Il donna au théâtre deux pièces seulement; mais dans l'une et dans
l'autre on trouve de beaux vers, des pensées justes et élevées, comme
celle-ci de _Baptiste ou la Calomnie_, tragédie traduite du latin et
représentée en 1613:

     Par moi le peuple obéirait aux rois,
     Les rois à Dieu, si je faisais les lois.

Dans l'autre de ses pièces, _l'Éphésienne_, tragi-comédie avec
choeurs, jouée l'année suivante, on lit ces vers, dignes de l'école
qui tendait à se fonder:

     Voilà de mes labeurs la belle récompense!
     Et puis, suivez la cour, faites service aux grands,
     Donnez à leur plaisir votre force et vos ans,
     Embrassez leurs desseins avec un zèle extrême,
     Méprisez vos amis, méprisez-vous vous-même;
     Courez mille hasards pour leur ambition,
     A la première humeur, la moindre impression
     Qu'ils prendront contre vous, vous voilà hors de grâce,
     Et cela seulement tous vos bienfaits efface.
     Bienheureux celui-là qui, loin du bruit des gens,
     Sans connaître au besoin, ni palais, ni sergents,
     Ni princes, ni seigneurs, d'une tranquille vie,
     Le bien de ses parents ménage sans envie.

De loin en loin on faisait encore représenter, et surtout par les
écoliers, des espèces de tragi-comédies avec choeurs dans le goût des
anciennes _Moralités_. Ainsi en 1606 et même en 1624, NICOLAS SORET
fit jouer en province, à Reims, _le Martyre sanglant de sainte Cécile,
et l'élection divine de saint Nicolas à l'archevêché de Myre_. C'était
une réminiscence de l'art primitif, comme le dernier et pâle reflet
d'un feu qui s'éteint pour faire place à une lumière plus vive.

Quelque temps aussi, les pièces qui n'étaient pas des tragédies
portèrent le nom de pastorales, et jusqu'au milieu du dix-septième
siècle, beaucoup de vieux habitués du théâtre ne purent se faire à les
appeler autrement; cependant ces pastorales étaient souvent de
véritables comédies, et en reçurent enfin le titre. Pendant plus d'un
siècle, on les tira presque toutes de _l'Astrée_, roman célèbre et
fort long de DURFÉ[7] et de BARO. Durfé en fit les quatre premières
parties et mourut, Baro son secrétaire le termina.

  [7] Durfé, né à Marseille eu 1567, mourut en 1625.

Un des auteurs du dix-septième siècle qui composa le plus de
_pastorales_ d'après le roman de Durfé, est sans contredit ce
Balthasar Baro, qui avait du reste le droit d'en agir ainsi, puisqu'il
avait contribué à l'achèvement de cette oeuvre volumineuse, oeuvre qui
trouva, à cette époque, tant d'admirateurs[8]. Parmi les nombreuses
pastorales, toutes assez médiocres, de Baro, mort en 1650,
académicien et trésorier de France à Montpellier, s'en trouve une,
_Cloreste ou les Comédiens rivaux_, qui ne vaut certainement pas mieux
que les autres, mais à laquelle se rattache une plaisante anecdote:

A l'époque de la plus grande vogue de cette pièce, vivait un cadet de
famille, _Cyrano_, né à Bergerac, auteur à qui son esprit et son
bouillant caractère, plus encore que ses compositions dramatiques,
acquirent bientôt une certaine célébrité. Entré au régiment des gardes
étant encore fort jeune, il ne tarda pas à devenir la terreur des
duellistes de son temps. Il n'y avait pas de jour qu'il ne se battît
plus souvent pour les autres que pour son propre compte. Voyant un
beau soir une centaine d'individus attroupés près de la porte de Nesle
et insultant une personne de sa connaissance, il mit l'épée à la main,
en blessa sept, en tua deux et délivra son protégé. Ayant reçu deux
blessures au siège de Mouzon et à celui d'Arras, il quitta le service
et se fit auteur. Il voyait habituellement l'acteur Montfleury, et
s'étant pris un matin de querelle avec lui, il lui défendit
très-sérieusement, de son autorité privée, de paraître au théâtre.--Je
t'interdis pour un mois, lui dit-il. Deux jours plus tard, Cyrano
étant à la comédie, voit paraître Montfleury en scène dans la pièce de
_Cloreste_. Il se lève du milieu du parterre et lui crie de se retirer
ou qu'il va lui couper les oreilles. Montfleury obéit et se
retire.--Ce coquin-là est si gros, disait plaisamment Cyrano, qu'il
abuse de ce qu'on ne peut le bâtonner tout entier en un jour.

  [8] Dans une pastorale de Baro, Clorise, qu'il ne faut pas
  confondre avec sa _Cloreste_, il met en scène le berger Philidor
  et la bergère Éliante.

Philidor ôte le mouchoir d'Éliante en lui disant:

     Si de ce que j'ai dit, ta rigueur trop connue,
     Cherche la vérité, la voilà toute nue.

Éliante répond:

     --Que fais-tu, Philidor?
                        --C'est que je veux au moins
     Te convaincre d'erreur avec deux beaux témoins.
     --Causeur, rends ce mouchoir, ou de tant de malices
     Je saurai châtier l'auteur et les complices.
     --Pourquoi les caches-tu?
                         --Parce que j'ai raison,
     Puisqu'ils sont faux témoins, de les mettre en prison.
     --..... Ta pensée est aimable et gentille,
     Il me semble les voir à travers une grille.

PIERRE DU RYER, d'une famille noble, reçu à l'Académie en 1646, se fit,
pendant la première partie du dix-septième siècle, un nom assez célèbre
au théâtre. Il produisit beaucoup, et ses oeuvres dramatiques, bien
qu'entachées de grands défauts, ne manquent pas de valeur. On a de lui
plus de vingt tragédies, dans quelques-unes desquelles on a trouvé de
jolis vers et de belles pensées.

Par exemple, à la première scène du premier acte de _Cléomédon_,
ceux-ci:

     Et comme un jeune coeur est bientôt enflammé,
     Il me vit, il m'aima; je le vis, je l'aimai.

Puis ceux-ci du combat de l'honneur et de l'amour:

     Pour obtenir un bien si grand, si précieux,
     J'ai fait la guerre aux rois, je l'eusse faite aux dieux.

On prétend que le prince de Condé, interrogé par un de ses amis sur ce
qui l'avait porté à combattre Louis XIV pendant la minorité de ce
prince, répondit par ces deux vers de Du Ryer, faisant allusion à Mme de
Châtillon dont il avait été amoureux fou, et qui avait exigé de lui de
se jeter dans le parti contraire à celui de la cour.

Dans l'_Esther_ de ce même Du Ryer, il y a encore ces beaux vers:

     Car enfin quelle flamme et quels malheurs éclatent
     Quand deux religions dans un État combattent!
     Quel sang épargne-t-on, ignoble ou glorieux,
     Quand on croit le verser pour la gloire des dieux?
     Alors tout est permis, tout semble légitime;
     Du nom de piété l'on couronne le crime;
     Et, comme on pense faire un sacrifice aux dieux,
     Qui verse plus de sang paraît le plus pieux.

A côté de ces preuves de bon goût, on trouve chez Du Ryer de fâcheuses
tendances à sacrifier aux exigences de l'époque; ainsi il donna au
théâtre _une Lucrèce_, tragédie dans laquelle on voit un Sextus, le
poignard à la main, demandant à la jeune Romaine de lui sacrifier son
honneur. Lucrèce se défend, gagne la coulisse, on entend ses cris, elle
reparaît en désordre et apprend elle-même aux spectateurs qu'elle vient
_d'être violée_. Cette scène est un reste de la crudité, de la barbarie
des premiers temps du théâtre.

On jouait vers la même époque (en 1613) une pièce intitulée: _Dialogue
en_ RYTHME _française et savoisienne_, en quatre actes, en vers de huit
syllabes, etc., qui contient bien d'autres licences de pensées et
d'expression! Voici le dialogue entre une servante et un valet, son
amant. Ils sont brouillés, la servante dit au valet: «Va-t-en un po
grater le cu. Le valet répond avec galanterie! Madame pour gratter le
vôtre, je quitterais bientôt le nôtre. La belle, loin d'être désarmée,
répond par une expression encore plus décolletée et que nous n'osons
reproduire.

Un peu plus tard, en 1628, on représentait à Béziers une pièce à six
personnages, _Les Aventures de Gazette_, en vers gascons, dans laquelle
une vieille femme, pour prouver combien sa fille aime le travail,
s'écrie: Que per non perdre tems, ben souven on s'aviso qu'elle pissa en
marchan san leva le camiso.

Du Ryer était un fort honnête homme, qui devint, vers la fin de sa vie,
historiographe de France. Sa fortune ayant été dérangée par un mariage
peu avantageux, il s'était mis à faire d'abord des traductions, puis
bientôt après des pièces dramatiques, pour aider sa famille. On prétend
que son libraire lui donnait un petit écu par feuille de traduction,
quatre livres par cent _grands_ vers et quarante sous par cent _petits_
vers. On comprend qu'à ce taux, il fallait que le pauvre poëte abattît
beaucoup de lignes et de vers, aussi ses oeuvres sont-elles plus
volumineuses que soignées.



III

FARCES ET TURLUPINADES.

DE 1583 A 1634.

  Cynisme d'expressions au théâtre avant la venue du grand
    Corneille.--La _Sylvie_, de MAIRET, en 1627.--_Le Duc
    d'Ossonne et Silvanire_, du même.--Qualités et défauts de
    Mairet.--Les _Bergeries_, de RACAN, en 1616. Les tragédies
    sacrées de NANCEL, en 1606.--SCUDÉRY, en 1625.--Sa
    tragi-comédie de _Ligdamon et Lidias_.--Singulière
    préface.--TROTEREL.--CLAUDE BILLARD.--Sa tragédie d'_Henri
    IV._--MAINFRAY.--Sa tragédie d'_Aman._--_Borée._--_La
    Guisade_, de Pierre _Mathieu_,--BOISSIN DE GATTERDON.--DESPANNEY
    et son _Adaminte_, 1600.--THULLIN et _Les Amours de la
    Guimbarde_, 1629.--Les _Farces_ remplacées par les
    _Turlupinades_, en 1583.--GROS-GUILLAUME, GAUTHIER-GARGUILLE
    et TURLUPIN.--Leur théâtre des Fossés-de-l'Estrapade.--Histoire
    de ce trio.--Vogue qu'il obtient.--Plaintes des acteurs de
    l'Hôtel de Bourgogne.--Le cardinal de Richelieu les fait
    venir.--Ils jouent devant lui une _Turlupinade_.--Le cardinal
    les incorpore dans la troupe de l'Hôtel de Bourgogne.--Mort
    de Gros-Guillaume.--Désespoir des deux autres amis; leur
    mort.--Fin des turlupinades, en 1634.--Récit d'une _Farce_
    sous Charles IX.--Titre singulier d'une autre farce, en 1558.


Jusqu'à ce que le grand Corneille fût venu apporter un changement
total, opérer une véritable révolution dans l'art dramatique et poser
les bases du goût et de la convenance, les auteurs donnaient accès
dans leurs pièces à des vers d'une crudité d'expression, d'un cynisme
de situation que le spectateur admettait sans y trouver rien à redire.

Nous avons déjà parlé de la scène où Lucrèce, les vêtements en
désordre, vient faire part de son déshonneur, des vers savoisiens et
gascons de deux autres pièces.

Dans la _Sylvie_ de Mairet, représentée en 1627, la bergère Sylvie
saute au cou de son amant, en s'écriant: Cher prince, vous voyez mon
âme toute nue; et le prince lui répond avec la plus exquise galanterie
en l'embrassant: Ah! j'aimerais mieux te voir le _corps tout nu_. On
n'est pas plus naïf et plus sans façon. Cela vaut les deux vers de
Lucelle à son amant Ascagne dans la tragi-comédie de ce nom de
Duhamel:

     Ascagne, approchez-vous, mettez-vous dans les draps,
     Le serein n'est pas bon pour un homme en chemise.

Dans le _Duc d'Ossone_ de Mairet, joué en 1627, le duc couche avec sa
maîtresse en plein théâtre; et cependant cela ne fit nullement
scandale, les plus honnêtes femmes allaient voir cette comédie.

Le même auteur dans sa _Silvanire_, jouée en 1625, nous offre un
exemple frappant du jargon sentimental que le spectateur non-seulement
souffrait mais préférait à tout autre, depuis l'apparition des longs
et sots romans d'amour.

Silvanire exposant la lutte de son amour et de son devoir, s'écrie:

     Ah! si comme le front, ce coeur était visible,
     Ce coeur qu'injustement tu nommes insensible,
     Voyant en mes froideurs et mes soupirs ardents,
     La Scythie en dehors, et l'Afrique en dedans,
     Tu dirais que l'honneur et l'amour l'ont placée
     Sous la zone torride et la zone glacée.

Et qu'on ne s'y trompe pas, Mairet non-seulement n'était pas le seul
qui usât aussi largement et d'une façon aussi ridicule du galimatias
sentimental, mais encore c'était un poëte d'un certain mérite.

Le théâtre de cette époque lui doit une douzaine de tragédies ou de
tragi-comédies dont plusieurs ont de la valeur. Bien qu'il se soit cru
obligé de sacrifier à quelques usages de son siècle, il sut aussi en
réformer plusieurs. Il y a de ses ouvrages dramatiques qui sont dans
toute la rigueur des règles. De belles pensées, des vers quelquefois
heureux, en recommandent d'autres à la bienveillance. Mairet, s'il eût
vécu à une autre époque, eût pu atteindre à une sorte d'élévation.
Toutefois il eût mieux peint les passions terribles, telles que la
vengeance, la fureur, que la tendresse et l'amour. Lorsqu'il se jette
dans le sentiment, il tombe dans le lascif ou dans le pédantesque[9].
L'amant appellera sa maîtresse son _soleil_, et elle, soutiendra
qu'elle est sa _lune_ parce qu'elle tire de lui tout son éclat; puis
tous les deux, sur la scène, se livreront aux ébats de leur mutuelle
affection. Mais il est un point pour lequel Mairet fait école, c'est
l'habileté de la mise en scène, et l'effet calculé de situations
neuves et pleines d'intérêt. Son esprit était inventif, et quoique ses
pièces ne soient pas restées longtemps au théâtre et ne lui aient
guère survécu, son nom ne saurait être passé sous silence.

  [9] Voici un exemple frappant de ce que nous avançons: dans sa
  pastorale de _Silvie_, le berger dit à la bergère:

     O Dieu! soyez témoin que je souffre un martyre
     Qui fait fendre le tronc de ce chêne endurci?

  Silvie lui répond:

     Il faut croire plutôt qu'il s'éclate de rire,
     Oyant les sots discours que tu me fais ici.

Avant lui, bien qu'il n'ait composé qu'une longue pastorale avec
prologue, _les Bergères_, RACAN acquit une véritable célébrité, tant
cette pastorale eut de succès et de retentissement. Ce fut en 1616 qu'on
donna cette pièce pour la première fois; elle conquit la plus
prodigieuse admiration du public, et cependant le style et les pensées
brillent par leur naïveté plutôt que par tout autre mérite: qu'on en
juge. Sa bergère, racontant les premières impressions de l'amour,
s'écrie:

     Je n'avais pas douze ans, quand la première flamme
     Des beaux yeux d'Alidor s'alluma dans mon âme;
     Mais ignorant le feu qui depuis me brûla,
     Je ne pouvais juger d'où me venait cela.
     Soit que, dans la prairie, il vît ses brebis paître;
     Soit que sa bonne grâce au bal le fit paraître,
     Je le suivais partout de l'esprit et des yeux.
     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     Il m'appelait ma soeur, je l'appelais mon frère,
     Nous mangions même pain au logis de mon père.
     Cependant qu'il y fût, nous vécûmes ainsi.
     Tout ce que je voulais, il le voulait aussi.
     Il m'ouvrait ses pensers jusqu'au fond de son âme;
     De baisers innocents il nourrissait ma flamme;
     Mais dans ces privautés dont l'Amour nous masquait,
     Je me doutais toujours de celle qui manquait.

En 1606 PIERRE NANCEL avait fait jouer dans la même année trois
tragédies, _Débora_, _Dina_ et _Josué_, tirées toutes les trois de
l'Histoire sainte. Cette réminiscence des anciens mystères a ceci de
remarquable que ce sont les premières pièces où l'on voit, en France,
des combats, des batailles livrées sur la scène. Après la révolution de
1789, sous le premier Empire et surtout depuis, ce genre dramatique que
l'on appelle à _grand spectacle_ a pris un accroissement considérable;
mais alors c'était une innovation, que du reste aucun auteur ne voulut
imiter.

Un auteur dramatique dont la grande fécondité n'était pas le seul
mérite, quoi qu'en dise le satirique Boileau, commença vers l'année 1625
à donner des ouvrages au théâtre. Nous voulons parler de SCUDÉRY, qui
composa et fit jouer plus de trente pièces presque toutes assez longues.
Né en 1601 au Havre, dont son père était gouverneur, Scudéry, d'une
famille noble originaire de Naples, voyagea longtemps, puis entra au
régiment des gardes, obtint le gouvernement de Notre-Dame à Marseille et
mourut académicien. Ayant une imagination vive, ardente, élevée mais
trop féconde, il se livrait aveuglément à sa facilité d'écrire. Aussi
ses oeuvres sont-elles entachées de nombreux défauts que rachètent
quelques qualités, telles que de l'esprit, des tours pleins de
hardiesse, des situations heureuses, variées à l'infini, intéressantes.
Son style est décent et ses personnages sont toujours convenables, ce
qui était bien rare à cette époque, comme nous l'avons fait remarquer
déjà. Scudéry ayant beaucoup voyagé, avait la mémoire ornée d'une foule
d'aventures romanesques, d'histoires singulières, de traits bizarres,
d'idées amusantes, de telles sortes que les intrigues étaient pour lui
tout ce qu'il y avait de plus facile à nouer et à dénouer. Au
commencement du dix-septième siècle, ce n'était pas là un défaut, au
contraire, aussi a-t-il eu parmi ses contemporains de nombreux
admirateurs.

La première pièce donnée par Scudéry, _Ligdamon et Lidias_ (1629),
tragi-comédie tirée, comme bien d'autres, de l'éternel roman _d'Astrée_,
a une préface trop singulière pour que nous n'en parlions pas. L'auteur
se donne pour un homme _au poil et à la plume_ et dit: «J'ai passé plus
d'années parmi les armes que d'heures dans mon cabinet, et beaucoup plus
usé de mèches en arquebuse qu'en chandelle, de sorte que je sais mieux
ranger les soldats que les paroles, et mieux quarrer les bataillons que
les périodes.»

Il faut avouer qu'il eût bien mérité que le public le renvoyât à ses
mèches d'arquebuse et à ses bataillons, surtout lorsque Sylvie la
bergère, refusant le don du coeur qu'on lui offre, répond, en vraie
gourgandine:

     Qu'il garde ce beau don, pour moi je le renvoie:
     Je ne veux point passer pour un oiseau de proie.
     Qui se nourrit de coeurs, et ce n'est mon dessein
     De ressembler un monstre ayant deux _coeurs au sein_.

On en conviendra, Sylvie la bergère a un langage de soldat aux gardes.
Il est vrai de dire que l'amoureux Ligdamon s'y prend d'une façon
singulière pour se faire adorer, voilà sa déclaration à la bergère:

     Lorsque le temps vengeur, qui vole diligent,
     Changera ton poil d'or en des filons d'argent,
     Que l'humide et le chaud manquant à ta poitrine,
     Accroupie au foyer t'arrêteront chagrine;
     Que ton front plus ridé que Neptune en courroux,
     Que tes yeux enfoncés n'auront plus rien de doux,
     Et que, si dedans eux quelque splendeur éclate,
     Elle prendra son être en leur bord d'écarlate;
     Que tes lèvres d'ébène et tes dents de charbon,
     N'auront plus rien de beau, ne sentiront plus bon;
     Que ta taille si droite et si bien ajustée,
     Se verra comme un temple en arcade voûtée;
     Que tes jambes seront grêles comme roseau;
     Que tes bras deviendront ainsi que des fuseaux;
     Que dents, teint et cheveux restant sur la toilette,
     Tu ne mettras au lit qu'un décharné squelette;
     Alors, certes, alors, plus laide qu'un démon,
     Il te ressouviendra du pauvre Ligdamon.

Parmi les auteurs dramatiques de la même époque, nous citerons:
TROTEREL, qui fit quelques pastorales et deux tragédies dont le succès
dura peu de temps; CLAUDE BILLARD, sieur de Courgenay, d'abord page de
la duchesse de Retz, qui écrivit ensuite pour le théâtre et laissa les
médiocres tragédies de _Gaston de Foix_, de _Méroué_, de _Polixène_, de
_Panthée_, de _Saül d'Alban_, de _Genèvre_ et de _Henri IV_. Dans cette
dernière composition, le dauphin, suivi des seigneurs de la cour, se
révolte de ce qu'on le trouve trop jeune pour accompagner le roi son
père. Ses amis l'approuvent et le choeur des courtisans reprend:

     Je ne puis mettre dans ma tête,
     Ce malheureux latin étranger
     Qui met mes _fesses_ en danger.

MAINFRAY, auteur d'_Hercule_, d'_Astiage_, de _Cyrus triomphant_, de la
_Rhodienne_, tragédie, et de la _Chasse royale_, comédie en quatre actes
et en vers, jouée en 1625 et contenant, dit le titre, _la subtilité dont
usa une chasseresse envers un satyre qui la poursuivait d'amour_.

Dans une de ses tragédies, intitulée _la Perfidie d'Aman mignon et
favori d'Assuérus_, on trouve le singulier dialogue suivant.

Aman se plaint ainsi de Mardochée qui refuse de lui rendre hommage:

     Un certain Mardochée en tous lieux me courrouce.
     Il se moque de moi et bien loin me repousse
     Comme homme de néant Je lui ferai sentir,
     En dedans peu de jours, un triste repentir.
     Le gibet est tout prêt; il faut qu'il y demeure,
     Et qu'il y soit pendu avant qu'il y soit une heure.

Mardochée arrive, et Aman lui dit:

     Ah! te voici, coquin! qui te fait si hardi
     D'entrer en cette place? Es-tu pas étourdi?

     MARDOCHÉE.

     Que veut dire aujourd'hui cet homme épouvantable?
     Qui croit m'épouvanter de sa voix effroyable?
     As-tu bu trop d'un coup? Tu es bien furieux!
     Nul homme n'ose-t-il se montrer à tes yeux?

     AMAN.

     Oui, mais ne sais-tu pas ce que le roi commande,
     Que le peuple m'adore, autrement qu'on le pende?
     Et encore oses-tu te montrer devant moi?
     Je t'apprendrai bientôt à mépriser le roi.

     MARDOCHÉE.

     O le grand personnage! Adorer un tel homme!
     J'adorerais plutôt la plus petite pomme,
     Et ne fait-il pas beau qu'un petit raboteur,
     Qu'un homme roturier reçoive un tel honneur?
     Tu devrais te cacher, etc.

BORÉE composa _Clorise_, _Achille_, _Bevalde_, _la Justice d'amour_,
_Rhodes subjuguée_, _Tomyris_, tragédies aussi ennuyeuses que longues,
se rapprochant des temps barbares du théâtre, mais dans lesquelles on
trouve cependant quelques scènes bien dialoguées.

PIERRE MATHIEU, historiographe de France, donna _la Guisarde, ou le
triomphe de la Ligue_, tragédie dans laquelle on lit ces vers:

     Je redoute mon Dieu, c'est lui seul que je crains;
     On n'est point délaissé quand on a Dieu pour père.
     Il ouvre à tous la main, il nourrit les corbeaux,
     Il donne la pâture aux jeunes passereaux, etc.

Évidemment c'est cette pensée que Racine reproduit dans un langage plus
élevé et plus noble au commencement d'_Athalie_.

Nous terminerons cette étude sur les auteurs dramatiques des premières
années du dix-septième siècle, par un mot sur BOISSIN DE GATTARDON, qui
composa d'abord des pièces saintes, telles que le _Martyre de sainte
Catherine_, _de saint Eustache et de saint Vincent_, et fit ensuite les
pièces profanes de _Andromède_, _Méléagre_ et les _Urnes vivantes_, _ou
les Amours de Pholimor et de Polibelle_.

Ce poëte est un des plus barbares qui ait jamais existé. On ne comprend
pas même aujourd'hui qu'il se soit trouvé dans aucun temps, un public
pour accepter et laisser représenter des monstruosités semblables. Les
héros de la fable, dans ses tragédies ou ce qu'il décore de ce nom,
_citent_ Démosthène, Cicéron, Pline. Les martyres des saints sont des
rapsodies dégoûtantes, et n'ont pas même le plaisant de la farce.

Nous n'avons cité que les principaux auteurs du commencement du
dix-septième siècle. Le nombre en est beaucoup plus considérable.
Quelques-unes des pièces de ceux dont nous n'avons pas prononcé le nom,
méritent encore par leur bizarrerie, d'être mentionnées dans cette étude
anecdotique.

En 1600, DESPANNEY fit jouer une tragi-comédie intitulée _Adamantine, ou
le Désespoir_, dans laquelle se trouve la scène suivante qui parut aux
spectateurs de cette époque, la chose du monde la plus simple et la plus
morale.

Un chevalier français, épris d'une princesse étrangère, se jette à ses
pieds et parvient à l'émouvoir. Elle lui dit:

     --Qui peut à vos douleurs donner de l'allégeance?
     --Je n'en puis espérer que par la jouissance.
     --Vous voulez, je le crois, de l'honneur abuser?
     --Non, mais bien, s'il vous plaît, ce soir vous épouser.

Alors la confidente de la princesse intervient et les fait s'embrasser,
puis elle leur dit:

     C'est assez, mes amis; sans plus de cavillage,
     Donnez-vous, comme époux, la foi du mariage.
     Vous êtes mariés; ne reste que la nuit
     Pour éteindre vos feux.

Voilà certes une façon commode et des plus lestes de s'unir par les
liens du mariage, c'est encore plus expéditif que d'avoir recours au
fameux forgeron anglais. Au moyen de quatre vers et d'un jeu de mots, la
confidente tranche toute difficulté.

THULIN, en 1629, fit représenter une pièce en un acte sous ce singulier
titre: _les Amours de la Guimbarde, toute en chanson et en vers
gascons_. C'est à Béziers que se donna cette oeuvre bizarre, l'une des
treize comédies insérées dans un livre fort rare aujourd'hui et
intitulé: _l'Antiquité du Triomphe de Béziers un jour de l'Ascension_.
Voici, du reste, quelle fut l'origine de ce livre et de ces pièces. La
ville de Béziers, assiégée il y a plusieurs siècles, avait été délivrée
le jour de l'Ascension. En souvenir de cet heureux événement et pour en
conserver la mémoire, on avait institué une fête anniversaire. Ce
jour-là, les habitants des environs se rendaient à la procession, et des
drames étaient représentés en l'honneur d'un certain capitaine Pépesuc,
dont la statue de pierre existait alors dans la ville, et auquel on
attribuait en partie la délivrance de Béziers.

Dans _Bisatic_, tragédie de MAGARIT PAGEAU, jouée eu 1600, la fille du
roi des Massiliens, éprise de Crassus et désolée de ne pas l'avoir suivi
à Rome, s'écrie:

     Je te pouvais aider de petite servante,
     Sous ton commandement volontiers fléchissante,
     Ou bien pour tes rabats blanchement affiner,
     Ou bien, en reposant, ton lit encourtiner.

Les autres comédies ou pastorales dont nous pourrions parler, sont en
général tellement ennuyeuses ou tellement décolletées par le fond et par
la forme, que nous croyons devoir borner là nos citations, d'autant que
nous en avons dit assez pour faire comprendre quel était le goût des
premières époques dramatiques et les tendances vers la nouvelle. Nous
allons voir bientôt le théâtre et le public modifier complétement leur
façon d'être, sous la salutaire influence de quelques grands auteurs;
mais avant, qu'on nous permette un mot d'adieu aux vieilles _Farces_ qui
réjouissaient tant nos pères.

Nous avons salué, dans une de nos études précédentes, l'avènement sur la
scène des petites pièces qui remplaçaient ce qui était le vaudeville de
la première période théâtrale. Trois honnêtes Parisiens,
GAUTHIER-GARGUILLE, GROS-GUILLAUME et TURLUPIN, acquirent, vers la fin
du seizième siècle et dans les trente premières années du dix-septième,
une réputation telle, dans la parodie et la _farce_, que leurs pièces
prirent insensiblement le nom de l'un d'eux et furent appelées
_Turlupinades_. Les trois quarts du temps ces turlupinades n'étaient
que de mauvais jeux de mots, des pointes et des équivoques accommodées
au gros sel; mais elles avaient le don de faire courir tout Paris. Du
reste, cela n'est pas bien étonnant, puisque aujourd'hui, en France, il
n'y a pas de tréteaux de saltimbanques devant lesquels les paillasses et
les jocrisses, turlupins modernes, n'attirent, dans les foires, un
nombreux public.

La trinité Garguille, Guillaume et Turlupin ne descendait pas de la
cuisse de Jupiter, ils étaient tout simplement garçons boulangers au
faubourg Saint-Laurent, à Paris, en l'an de grâce 1583, lorsque l'idée
leur vint qu'ils avaient des talents transcendants comme acteurs. Une
irrésistible passion les poussant vers les planches, ils abandonnèrent
le pétrin pour les tréteaux. Ils se mirent à composer des pièces ou
fragments de pièces d'un comique à eux. Le public (peuple et bourgeois
de Paris) accueillit par un gros rire ces grosses facéties, et bientôt,
leur réputation s'étant étendue, ce fut à qui, dans la ville, se
précipiterait aux _turlupinades_ des trois amis. Ils prirent des
costumes en rapport avec leur caractère et leur physique.

Gauthier-Garguille, selon le sujet de leurs farces, représentait soit le
maître d'école, soit un savant, débitant d'un air bien bête les chansons
composées par lui.

Gros-Guillaume, d'une corpulence telle qu'il était toujours garotté par
deux ceintures, ce qui le faisait ressembler à un tonneau cerclé;
Gros-Guillaume, disons-nous, avait adopté les rôles de l'homme
sentencieux. Il ne portait point de masque, comme c'était encore
l'usage à cette époque, mais il se couvrait la figure de farine si
adroitement ménagée, qu'en remuant un peu les lèvres il blanchissait
tout à coup ceux auxquels il parlait. Par une bizarrerie singulière, ce
malheureux était affecté d'une cruelle infirmité, et cette infirmité
contribuait souvent à son succès. Il avait la pierre; il entrait
quelquefois en scène, souffrant le martyre et son visage accusant la
douleur; sa contenance triste, ses yeux baignés de larmes contrastant
avec ses rôles plaisants et ses lazzis, réjouissaient outre mesure les
nombreux spectateurs dont pas un ne soupçonnait la vérité. Il vécut
jusqu'à quatre-vingts ans, malgré cette infernale maladie, et sa mort,
dont nous parlerons plus loin, eut une cause à peu près accidentelle.

Turlupin, tantôt valet, tantôt intrigant et filou, jouait avec feu comme
on eût dit de nos jours; en argot de théâtre, il brûlait la planche. Il
lançait à tout instant des pointes et des bons mots; bref, c'était le
paillasse de la troupe, et l'on sait que pour être un amusant paillasse,
il faut avoir non-seulement de l'entrain, mais de l'esprit.

Ces trois hommes louèrent un petit jeu de paume à la porte
Saint-Jacques, à l'entrée de ce qui était alors le fossé de l'Estrapade.
Ils se firent un théâtre portatif dans le genre, mais sur une plus
grande échelle, de celui du fameux Guignol de nos jours, ils y
adaptèrent des toiles de bateaux peintes en guise de décorations; puis,
deux fois dans les vingt-quatre heures, dans l'après-midi et le soir,
ils jouaient, moyennant une redevance de 12 deniers par spectateurs.

La vogue devint telle à leur théâtre, que les acteurs de l'hôtel de
Bourgogne en conçurent de la jalousie, puis finirent par se plaindre au
cardinal de Richelieu, prétendant que ces trois bateleurs, comme ils les
appelaient, allaient sur leurs brisées et leur causaient un véritable
préjudice.

Richelieu, qui aimait beaucoup le théâtre et que dévorait la manie
d'être lui-même auteur dramatique, fut bien aise d'avoir un prétexte
pour assister à une _turlupinade_. Il déclara qu'il voulait juger du
différend en connaissance de cause, et fit venir les trois amis au
Palais-Royal, alors Palais-Cardinal. On leur donna l'ordre de jouer dans
une alcôve. Ils imaginèrent une scène comique dans laquelle
Gros-Guillaume, en femme, cherche à apaiser la colère de Turlupin, son
mari. Ce dernier, le sabre à la main, va couper la tête à sa malheureuse
moitié, lorsqu'elle s'avise de l'adjurer par la soupe aux choux qu'elle
lui a fait manger la veille. A ce souvenir, le sabre tombe des mains du
mari offensé, qui s'écrie: «Ah! la carogne, elle m'a pris par mon
faible, la graisse m'en fige encore sur le coeur.» Cette scène, qui dura
une heure, et dans laquelle les deux pauvres diables se surpassèrent,
amusa tellement Richelieu, le fit rire à tel point, qu'il prit leur
parti contre les acteurs de l'hôtel de Bourgogne et qu'il ordonna à ces
derniers de s'associer les trois amis, disant qu'on sortait toujours
triste de leur théâtre et qu'avec le secours de ces braves gens il n'en
serait plus de même.

Voici une autre des principales _turlupinades_ de cette époque.
Gauthier-Garguille déblatère contre les servantes; il est obligé,
dit-il, d'en changer tous les huit jours. Il termine la nomenclature de
leurs défauts par le chapitre de la malpropreté et prétend qu'il a
trouvé les siennes se peignant au-dessus de la marmite. Turlupin répond
qu'il n'est pas étonnant alors qu'il y ait toujours des cheveux dans sa
soupe, puis il ajoute qu'il en a une à lui donner qui est un vrai
phénix, car elle ne se peigne jamais qu'à la cave.

Ces deux citations peuvent faire comprendre que les _Turlupinades_
avaient bien de l'analogie avec les scènes de paillasse dont les masses
populaires sont encore avides pendant les fêtes et dans les foires.

Le facétieux trio de boulangers devenus artistes, entra donc, par ordre
de Son Éminence le Grand Cardinal, au théâtre de l'hôtel de Bourgogne;
mais ce fut là sa perte. Un beau jour, Gros-Guillaume eut la hardiesse
de contrefaire un magistrat affligé d'un tic très-désagréable. Il eut
l'adresse, ou si l'on veut, la maladresse de le si bien contrefaire,
qu'il était impossible de s'y méprendre. Personne ne s'y méprit, en
effet, le public rit beaucoup; mais les magistrats ne trouvèrent pas la
chose plaisante, et le pauvre artiste fut décrété de prise de corps
ainsi que ses deux compagnons en _Turlupinades_. Cette arrestation
tourna au tragique, Garguille et Turlupin s'évadèrent; mais
Gros-Guillaume fut arrêté, mis au cachot. Il eut un tel saisissement
qu'il en mourut. La douleur que ressentirent les deux autres membres de
l'inséparable trio fut si grande, lorsqu'ils apprirent la mort de leur
ami, que, dans la même semaine, l'un et l'autre descendirent au tombeau.
Ils n'avaient pas fait d'élèves. Avec eux s'éteignirent, en 1634, les
_Turlupinades_ du vrai Turlupin; mais le nom subsista et les farces ne
sont pas prêtes à disparaître en France. Pour un Gros-Guillaume, un
Garguille, un Turlupin du dix-septième siècle, il y a, au dix-neuvième,
des milliers de paillasses qui n'ont cessé de continuer leur genre sur
tous les théâtres ambulants du monde.

Terminons cet exposé de ce qu'on appelait la _Farce_ dans les premières
périodes théâtrales, par le récit suivant de l'une d'elles, récit
emprunté à un auteur qui vivait au temps de Charles IX:

«En l'an 1550, au mois d'août, un avocat tomba en telle mélancolie et
aliénation d'entendement, qu'il disait et croyait être mort. A cause de
quoi il ne voulut plus parler, rire, ni manger, ni même cheminer, mais
se tenait couché. Enfin il devint si débile, qu'on attendait d'heure à
heure qu'il dût expirer; lorsque voici arriver un neveu de la femme du
malade, qui, après avoir tâché de persuader son oncle de manger, ne
l'ayant pu faire, se délibéra d'y apporter quelque artifice pour sa
guérison. Par quoi il se fit envelopper, en une autre chambre, d'un
linceul à la façon qu'on agence ceux qui sont décédés, pour les inhumer,
sauf qu'il avait le visage découvert, et se fit porter sur la table de
la chambre où était son oncle, et se fit mettre quatre cierges allumés
autour de lui. Somme, la chose fut si bien exécutée, qu'il n'y eut
personne qui eût pu se contenir de rire: même la femme du malade,
combien qu'elle fût fort affligée, ne s'en put tenir, ni le jeune homme
inventeur de cette affaire; apercevant aucuns de ceux qui étaient autour
de lui, faire laides grimaces, se prit à rire. Le patient, pour qui tout
cela se faisait, demanda à sa femme qui c'était qui était sur la table,
laquelle répondit que c'était le corps de son neveu décédé; mais,
répliqua le malade, comment serait-il mort, vu qu'il vient de rire à
gorge déployée? La femme répond que les morts riaient. Le malade en veut
faire l'expérience sur soi, et, pour ce, se fait donner un miroir, puis
s'efforça de rire, et connaissant qu'il riait, se persuada que les morts
avaient cette faculté, qui fut le commencement de sa guérison. Cependant
le jeune homme, après avoir demeuré environ trois heures sur cette table
étendu, demanda à manger quelque chose de bon. On lui présenta un chapon
qu'il dévora avec une pinte de bon vin; ce qui fut remarqué du malade,
qui demanda si les morts mangeaient. On l'assura que oui; alors il
demanda de la viande qu'on lui apporta, dont il mangea de bon appétit.
Et somme, il continua à faire toutes actions d'homme de bon jugement, et
peu à peu cette cogitation mélancolique lui passa. Cette histoire fut
réduite en _Farce_ imprimée, laquelle fut jouée un soir devant le roi
Charles IX, moi y étant.»

Voici le singulier titre d'une farce représentée en 1558: les _Femmes
Salées_, en un acte, en vers, à cinq personnages, par un anonyme, jouée
par les Enfants Sans Souci, imprimée en caractères gothiques, ou
_discours facétieux des hommes qui font saler leurs femmes à cause
qu'elles sont trop douces_.



IV

COMÉDIE-FRANÇAISE.

DE 1600 A 1789.

  Le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne et celui du Marais, en
    1600.--Les deux théâtres du Palais-Cardinal.--Celui du jeu de
    paume de la rue Michel-le-Comte (1633).--_Mélite_, première
    comédie de Corneille (1625).--Rotrou, de 1609 à
    1650.--Caractère de son talent.--Ses compositions
    dramatiques.--_Les Occasions perdues_ (1631).--_Venceslas_
    (1648).--Anecdote relative à cette tragédie.--L'acteur
    Baron.--_Cosroës_ retouché par M. d'Ussé.--Emprunt fait à
    Rotrou par plusieurs auteurs dramatiques.--Transformations
    diverses subies par les théâtres de l'Hôtel de Bourgogne et du
    Marais, depuis 1600.--Deux troupes françaises à Paris jusqu'en
    1641.--L'_illustre_ théâtre de Molière.--Troisième troupe,
    celle de Molière à la salle du Petit-Bourbon, en 1642, sous le
    nom de troupe de _Monsieur_. Elle devient troupe du _Roi_ en
    1665.--Elle s'installe à la salle du Palais-Royal.--Trois
    troupes françaises jusqu'en 1673, à la mort de Molière.--Fusion
    de la troupe de Molière, partie dans celle de l'Hôtel de
    Bourgogne, partie dans celle du Marais.--La troupe du
    Marais dans la rue Guénégaud.--Réunion des deux troupes
    françaises, le 21 octobre 1680, et formation de la troupe de
    la Comédie-Française ou troupe _du Roi_.--Elle est installée
    d'abord dans la rue Guénégaud, puis au jeu de Paume de la rue
    Saint-Germain-des-Prés.--Ouverture de cette salle, le 18 avril
    1689.--Période de 1689 à 1770.--Lutte avec les théâtres
    forains.--Anecdotes.--Dancourt, directeur de la Comédie, fait
    valoir les priviléges exclusifs de la troupe et obtient divers
    décrets contre les théâtres forains (1710).--Règlement du 18
    juin 1757.--La Comédie-Française, de 1770 à 1782, aux
    Tuileries.--De  1782 à 1799 à l'Odéon.--Depuis 1799, à la
    salle de Richelieu.--Modifications dans le costume
    théâtral.--Réflexions.--Suppression des banquettes sur la
    scène, 1760.--Réflexions.


Plus les compositions dramatiques s'épuraient et plus le goût du
théâtre s'étendait. Le public se pressait en foule aux représentations
théâtrales, et le nombre des auteurs augmentait dans une proportion
notable. Il résulta de ce penchant déclaré du Parisien, et nous
pourrions dire des habitants de la France entière, que bientôt, malgré
les bateleurs ambulants et les _turlupins_, malgré la Comédie
italienne, dont nous parlerons plus loin, on reconnut que la seule
troupe de l'Hôtel de Bourgogne n'était pas suffisante à Paris.

En conséquence, en 1600, cette troupe se partagea. Une partie des
comédiens conserva son premier théâtre, l'autre en éleva un second au
Marais; il y eut donc, dès le commencement du dix-septième siècle,
deux salles de spectacle à Paris, sans compter, comme nous l'avons
dit, les tréteaux et le théâtre nomade de la troupe italienne, qui
jouait assez habituellement à l'Hôtel du Petit-Bourbon depuis 1577.
Cette dernière troupe subit des vicissitudes sans nombre que nous
raconterons.

A la même époque, Richelieu, possédé de la fureur des représentations
théâtrales, fit construire dans son propre palais, deux salles: une
petite, pouvant contenir six cents personnes et où l'on jouait les
pièces représentées au Marais; et une autre, d'apparat, pouvant
recevoir deux mille spectateurs et qui plus tard fut donnée à la
troupe de Molière. Mais ces deux salles n'étaient pas ouvertes au
public.

En 1625, une aventure bien ordinaire, bien banale, faillit doter Paris
d'un troisième théâtre permanent, et dota la scène française du plus
grand génie qui se fût encore révélé au point de vue de l'art
dramatique. Un jeune homme de Rouen avait un ami, il le mène chez une
jeune personne dont il est fort épris. La jeune personne trouve l'ami
à son goût et repousse le pauvre amoureux. L'ami se nommait Pierre
Corneille. L'aventure lui paraît fort agréable, et si plaisante, qu'il
en fait une charmante comédie. Il la met au théâtre sous le nom de
_Mélite_ (nom qui fut donné plus tard à la jeune personne, cause
première de la première étincelle du génie du grand Corneille). La
comédie a un succès fou, si bel et bien que la salle ne pouvant
suffire au public, une nouvelle troupe de comédiens s'organise,
demande et obtient du lieutenant civil la permission de s'entendre
avec le propriétaire du Jeu de paume de la Fontaine, rue
Michel-le-Comte, pour louer son établissement et y organiser une salle
de spectacle. La permission était accordée pour deux ans; mais à peine
la nouvelle troupe eut-elle ouvert son théâtre, qu'une affluence telle
se porta aux représentations de la _Mélite_ de Corneille, que la rue
Michel-le-Comte, alors composée de vingt-quatre hôtels, rue courte et
étroite, fut pour ainsi dire interceptée pendant la majeure partie du
jour. De là les réclamations des habitants affirmant que souvent ils
ne pouvaient rentrer que de nuit chez eux, se plaignant de rester en
butte aux sots propos des laquais et aux entreprises plus dangereuses
des filous. Bref, l'affaire fut déférée au Parlement qui, par arrêt du
22 mars 1633, fit défendre aux comédiens du Jeu de paume de la
Fontaine, de représenter aucune pièce, _jusqu'à ce qu'autrement en fût
ordonné_; or il n'en fut pas autrement ordonné, et le troisième
théâtre de Paris mourut en naissant.

Avant de parler du grand Corneille, un mot de celui qu'il appelait son
père en art dramatique, de Rotrou, dont les leçons lui furent fort
utiles et qui, presque seul des poëtes du temps de Richelieu, eut la
loyauté et le courage de refuser de condamner _le Cid_ (ce
chef-d'oeuvre de la tragédie à cette époque), malgré les ordres
injustes du cardinal-ministre. C'est de Rotrou que Corneille disait
plus tard: «Lui et moi, nous ferions subsister des saltimbanques,»
voulant exprimer que, jouées par de mauvais acteurs, leurs pièces
auraient encore du succès, et il avait raison.

Rotrou mérite une étude spéciale, car il est le trait d'union entre la
tragédie primitive dégrossie à la fin du seizième siècle, et la
tragédie digne de ce nom, inaugurée par Corneille et continuée par
Racine et par Voltaire.

Né à Dreux en 1609, Rotrou, doué d'une facilité prodigieuse, se
distingua très-vite, par ses oeuvres dramatiques, des poëtes qui
l'avaient précédé. Le cardinal de Richelieu, en quête de littérateurs
de talent pour les confisquer au profit de sa gloire (ce à quoi il n'a
guère réussi), le choisit, bien qu'il fût encore fort jeune, pour se
l'attacher, et s'il ne le fit pas admettre à l'Académie française,
c'est que l'on n'y recevait que les hommes ayant leur résidence fixe à
Paris, et que Rotrou refusa toujours de quitter Dreux, où il mourut à
l'âge de quarante et un ans.

Rotrou fit représenter plus de trente-cinq pièces au théâtre, en
vingt-deux années, puisque sa première, la _Bague de l'oubli_, est de
1628, et sa dernière _don Lopez de Cardone_, est de 1650. Corneille
avait en grande estime les oeuvres de ce poëte dramatique, et, en
effet, le premier, il a rendu la tragédie à sa véritable
signification; le premier, il a introduit dans sa composition la
régularité. Surpassé et bien distancé par Corneille, il a prouvé par
plusieurs productions pleines de goût et d'intérêt, qu'il eût pu
approcher beaucoup de celui qui se disait son fils, si sa trop grande
facilité ne l'eût pas rendu trop coulant dans le choix de ses sujets.
Une autre cause de la faiblesse d'un grand nombre de ses oeuvres, fut
la passion du jeu, qui le mettait souvent dans l'embarras. Pour se
tirer des fausses positions où il se trouvait tout à coup, il fallait
une comédie nouvelle. Eu quelques jours, la comédie faisait son entrée
au théâtre et réparait les pertes du jeu; mais le travail se
ressentait forcément de la rapidité du poëte et de la préoccupation du
joueur. Rotrou, comme les maîtres qui vinrent après lui, Corneille,
Racine, Molière, puisa aux sources pures des Grecs et des Romains. Les
théâtres italiens et espagnols lui fournirent aussi des comédies
agréables. Si ses tragi-comédies se ressentent du goût de l'époque et
ne sont guère, comme toutes les pièces de ce genre, que des romans
dialogués, mal construits et surchargés de personnages épisodiques
inutiles au sujet, il y a du moins plusieurs de ses comédies qui sont
bien conduites. Ses tragédies de _Venceslas_, d'_Antigone_, d'_Hercule
mourant_, de _Bélisaire_, d'_Iphigénie_ et de _Cosroës_ ont du mérite,
même à côté de celles de Pierre Corneille. Si l'on trouve dans ses
compositions des vers secs, durs, allant quelquefois jusqu'au barbare
et au burlesque (ce qui ne déplaisait pas encore au public d'alors),
on y rencontre aussi des vers aisés, naturels, coulants, exprimant de
belles pensées.

Dans les _Occasions perdues_, représentée en 1631, il y a une scène de
bonne comédie qui ne serait pas déplacée de nos jours.

La reine de Naples éprise de _Cloriman_, mais ne voulant voir ce
dernier que par l'entremise d'_Isabelle_ sa confidente, la charge de
le séduire pour elle, et lui dit:

     --Feins de brûler pour lui d'une ardeur sans seconde
     --Mais en feignant, Madame, un feu si véhément,
     Il faut donc me résoudre à perdre mon amant?
     --Simple, qui ne sait pas qu'à la fille avisée,
     Abuser tous les coeurs est une chose aisée.
     Telle en trahit un cent, et se fait aimer d'eux;
     Et tu n'espères pas d'en pouvoir tromper deux?

Isabelle s'empresse d'expliquer à la reine comment elle s'y prendra
pour toucher le coeur de Cloriman:

     Mes yeux, pour commencer, apprendront de ma glace,
     Avec quels mouvements ils auront plus de grace.
     Par quels ris je pourrai m'acquérir plus de voeux,
     Et par quelle frisure embellir mes cheveux.
     Pour rendre à mes désirs son âme résignée,
     S'il vous plaît, j'emploierai le fard et la saignée.
     Mes mains emprunteront la blancheur des onguents:
     Je veux, pour les polir, avoir au lit des gants.
     Je consens qu'un tailleur inventif et fidèle,
     Pour me rendre le port et la taille plus belle
     N'épargne en mes habits ni baleine, ni fer,
     Et me serre le corps jusques à m'étouffer.
     Je parlerai toujours de soupirs et de flamme
     A ce jeune étranger qui vous a ravi l'âme.
     Je n'épargnerai point les pas de cent valets,
     Et mille coeurs navrés empliront mes poulets.
     Je m'y qualifierai du nom de prisonnière;
     Lui, du nom de mon tout, de ma seule lumière.
     Ce ne seront qu'amours, que soupirs et que voeux;
     Je les cachetterai de mes propres cheveux.
     Je verserai des pleurs; il me verra malade,
     Si quelqu'autre en obtient seulement une oeillade.
     --Ma mignonne, tout beau: c'est trop bien m'obéir.
     En pensant m'obliger, tu pourrais me trahir.

Le chef-d'oeuvre de Rotrou est sa tragédie de _Venceslas_, jouée en
1648, deux ans avant sa mort, retouchée en 1759, plus d'un siècle
après lui, par M. Marmontel, et donnée la seconde fois à la scène avec
beaucoup moins de succès que la première. Rotrou venait à peine de
terminer le dernier acte de son _Venceslas_, dont il était, avec
raison, fort satisfait, qu'il fut se livrer à sa passion du jeu. La
chance lui étant défavorable, il perdit une somme assez peu élevée,
mais enfin qu'il ne put payer de suite. On l'arrêta, on le conduisit
en prison. Le malheureux poëte ne savait où donner de la tête,
lorsqu'il songea à son _Venceslas_.

Il envoya chercher les comédiens et leur offrit sa tragédie pour
_vingt pistoles_. Ce n'était pas cher; on s'empressa d'accepter, il
sortit de prison, et la pièce eut un succès tel que les acteurs lui
firent un beau présent. C'est par le rôle de Venceslas que Baron, le
célèbre comédien, fit sa seconde rentrée au théâtre, trente ans après
l'avoir abandonné, et c'est par ce même rôle qu'il quitta la scène
pour n'y plus paraître. Il était temps, car il ne put achever son
rôle. Il avait à peine déclamé ce vers:

     Si proche du cercueil où je me vois descendre.

que son asthme l'empêcha de continuer.

Plus d'un poëte venu longtemps après Rotrou, lui emprunta des pensées,
des vers et même des scènes et des pièces. Ainsi, outre son
_Venceslas_ repris par Marmontel, Regnard, en 1705, se servit de ses
_Ménechmes_, joués en 1632; Racine utilisa, dans sa _Thébaïde_,
l'_Antigone_ représentée en 1638; Tristan retoucha son _Amarillis_; M.
d'Ussé fit de même en 1704, pour _Cosroës_ donné au théâtre en 1648.
Il est vrai de dire que dans cette dernière tragédie, les plus beaux
vers sont du second auteur, comme, par exemple, ceux-ci dans une scène
du quatrième acte:

     Fatale illusion, fantôme de grandeur,
     Éblouissant éclat dont brille une couronne!
     Pourquoi, malgré moi-même, embrasez-vous mon coeur?
     Que ne me quittez-vous quand je vous abandonne.
       Cessez, honneur, de me donner des lois;
         Votre grandeur n'est qu'un passage
         Que le Destin, toujours volage,
         Abat et relève à son choix;
         Et la pompe qui suit les rois
         N'est rien qu'un brillant esclavage.

Enfin, l'_Amphitryon_ de Molière, joué en 1668, a, on n'en saurait
disconvenir, un grand air de famille avec les _Sosies_ de Rotrou,
représentés trente ans plus tôt.

Rotrou, qui aimait beaucoup Corneille et qui appréciait le génie de ce
grand homme, imagina une singulière façon de faire l'éloge de l'auteur
de _Cinna_. Dans sa tragédie de _Saint-Genest_, Dioclétien, après
avoir loué sur ses talents, le plus grand comédien de son époque, lui
demande quelles? sont les pièces qui ont le plus de succès. L'acteur
répond:

     Nos plus nouveaux sujets, les plus dignes de Rome,
     Et les plus grands efforts des veilles d'un grand homme,
     A qui les rares fruits que la Muse produit,
     Ont acquis sur la scène un légitime bruit,
     _Et de qui certes l'art, comme l'estime, est juste,_
     Portent les noms fameux de _Pompée et d'Auguste_.
     Les poëmes sans prix, où son illustre main,
     D'un pinceau sans pareil a peint l'esprit romain
     Rendront de leurs beautés votre oreille idolâtre,
     Et sont aujourd'hui l'âme et l'amour du théâtre.

Nous avons expliqué, dans un de nos chapitres précédents, comment la
foule qui se pressait aux représentations dramatiques, avait amené les
comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, en 1600, à se séparer en deux
troupes, ce qui avait donné naissance à une seconde scène élevée au
Marais. Nous avons dit également qu'au commencement du dix-septième
siècle, le cardinal de Richelieu, emporté par sa passion pour le
théâtre, avait fait construire dans son propre palais deux salles de
spectacle, une grande et une petite.

En 1641, Molière, ou plutôt Poquelin (car c'était son véritable nom),
entra dans une des nombreuses sociétés particulières qui, à cette
époque, se faisaient un divertissement domestique de jouer la comédie.
Cette société acquit bientôt une certaine célébrité sous le nom de
_l'Illustre Théâtre_. Beaucoup de princes et de grands personnages la
faisaient venir dans leurs hôtels. Après avoir parcouru quelque temps
la province avec cette _Société_, ou si l'on veut avec cette _troupe_,
Molière revint à Paris, fut assez heureux pour avoir accès auprès de
Monsieur, qui le présenta au Roi et à la Reine-Mère, et pour être
appelé à jouer en présence de Leurs Majestés dans la salle des gardes
du vieux Louvre. Bientôt Louis XIV, fort satisfait des talents de la
troupe de Molière et des comédies composées par son chef, accorda à
ces acteurs la salle du Petit-Bourbon, pour y fonder une troisième
troupe dramatique sous le nom de troupe de _Monsieur_. En 1665, les
comédiens de _Monsieur_ devinrent comédiens _du Roi_, avec 7,000
livres de pension, et ils s'établirent à la salle du Palais-Royal.

Les trois théâtres, c'est-à-dire: celui de l'Hôtel de Bourgogne, le
plus ancien de tous; celui du Marais, _fondé_, ou si l'on veut
_détaché_ du premier en 1600; et enfin celui du Palais-Royal de
création récente, subsistèrent et jouèrent séparément jusqu'à la mort
de Molière en février 1673. Les acteurs de l'Hôtel de Bourgogne et du
Marais interprétaient de préférence la tragédie, ceux du Palais-Royal
la comédie.

Lorsque la troupe de Molière eut perdu son chef, c'est-à-dire l'âme de
la société, elle ne put se soutenir et se divisa. Une partie du
personnel s'unit à l'Hôtel de Bourgogne, l'autre se joignit au théâtre
du Marais. Il n'y eut donc plus à Paris que deux théâtres où étaient
représentées les tragédies et les comédies françaises.

La troupe du Marais quitta bientôt son établissement pour en fonder un
autre rue Guénégaud. Louis XIV ordonna d'y transporter les loges, les
décorations et tout le matériel encore dans la salle du Palais-Royal
et ayant servi à la troupe de Molière.

La troupe de l'Hôtel de Bourgogne et celle du théâtre Guénégaud
restèrent distinctes et séparées jusqu'au 21 octobre 1680. Ce jour-là,
elles furent réunies par ordre de Louis XIV, en sorte qu'à dater de ce
moment, il n'y eut plus qu'une troupe, celle de la Comédie-Française,
dite _troupe du Roi_, qui fut seule chargée de représenter les
comédies et les tragédies. Le nombre des acteurs fut déterminé, les
bénéfices distribués au _prorata_ des talents. Les artistes obtinrent
certains priviléges. Les uns furent dispensés du service, les autres
eurent des pensions. Une ordonnance royale affecta 12,000 livres à
cette nouvelle société, dont toute l'administration fut réglée par
ordonnance royale.

C'est donc du 21 octobre 1680 que date réellement la
Comédie-Française; cependant elle fut organisée sur de nouvelles
bases, près d'un siècle plus tard, après avoir passé par diverses
phases.

La Comédie-Française fut d'abord installée au théâtre de la rue
Guénégaud; mais la proximité du collége Mazarin étant chose gênante et
pour le collége et pour le théâtre, Louis XIV prescrivit aux acteurs
d'abandonner cette salle et de chercher un autre emplacement pour
leurs représentations. La société fit l'acquisition du jeu de paume de
la rue Saint-Germain-des-Prés et de deux maisons voisines. Sur les
dessins de François d'Orbay, architecte, jouissant d'une réputation
méritée, on bâtit l'hôtel dit des Comédiens du roi. Ces derniers en
firent l'ouverture le 18 avril 1689, lundi de pâques, par la tragédie
de _Phèdre_ de Racine. La dernière représentation donnée sur ce
théâtre eut lieu en 1770. On y joua dans cette soirée _Béverley_ et
_le Sicilien_. L'acteur d'Allainval annonça au public le changement
qui allait s'opérer par la petite allocution suivante:

   «Le Théâtre-Français touche enfin à l'époque la plus flatteuse
   qu'il pouvait espérer. Le gouvernement daigne fixer un moment son
   attention sur lui, et s'occupe des moyens de faire élever un
   monument digne des chefs-d'oeuvre des hommes de génie qui vous
   ont fait l'hommage de leurs veilles. La scène lyrique vient
   d'offrir à vos yeux les ressources de l'architecture; vous avez
   rendu justice au travail de l'artiste célèbre qui a eu le courage
   de s'écarter des routes d'une imitation servile, et qui a été
   assez heureux de vous plaire, en osant innover. Il est temps que
   les mânes de Corneille, de Racine et de Molière viennent
   contempler les changements dont le théâtre est susceptible, et
   nous dire: «Voilà le temple où nous aurons à être honorés. Il est
   temps enfin de faire cesser les reproches très-fondés des autres
   nations jalouses de la gloire de la nôtre.» Accoutumés depuis
   longtemps à votre bienveillance, nous ne cesserons jamais de vous
   donner des preuves de notre empressement à vous offrir des
   productions dignes de vos suffrages. C'est dans ces sentiments
   que nous quittons un théâtre où vous avez tant de fois secondé
   nos efforts. Pénétrés de la plus vive reconnaissance pour les
   bontés dont vous daignez nous honorer, nous osons vous en
   demander la continuation sur la nouvelle scène que nous allons
   occuper.»

Pendant la période de 1689 à 1770, la Comédie-Française eut à
supporter quelques vicissitudes, malgré la protection dont elle était
l'objet de la part du gouvernement royal. Ainsi, vers le commencement
du dix-huitième siècle, le peu d'empressement que les Comédiens
mettaient à plaire au public, leurs négligences, leurs discussions
intestines, la pauvreté des ouvrages qu'ils acceptaient d'auteurs
médiocres, après les grandes et belles productions de Corneille, de
Racine, de Molière, avaient fait tomber leur théâtre dans un discrédit
dont il ne semblait pas devoir se relever facilement. Leur spectacle
était entièrement désert et, par contre, le public, même les grands
seigneurs et la cour, se pressaient aux spectacles forains. La
Comédie-Italienne avait pris le dessus sur la Comédie-Française.
Quelques parodies, quelques pièces légères, quelques vaudevilles
amusants, joués aux Italiens, avaient fait entièrement déserter la
première scène française. Les choses étaient en cet état en 1710 et la
scène des Italiens abondait en critiques plus ou moins spirituelles
sur l'état d'abandon dans lequel on laissait la Comédie-Française, ce
n'étaient que quolibets, que pointes épigrammatiques, que parodies du
répertoire de la troupe du roi, quand le directeur de la
Comédie-Française, Dancourt, voulut essayer de ramener les Parisiens
dans sa salle. Mais au lieu de comprendre que la scène française ne
doit briller et attirer les gens d'esprit que par des compositions
dramatiques de bon aloi, par des tragédies ou par des comédies
d'auteurs de mérite, de poëtes de talent, Dancourt imagina de
sacrifier au goût du jour. Il résolut de faire représenter un
divertissement dans lequel on verrait _Arlequin_ et _Scaramouche_. Il
proposa le rôle d'Arlequin à La Thorillière. Longtemps cet excellent
acteur refusa de condescendre à ce qui lui semblait être une véritable
platitude. Pressé par Dancourt, il finit cependant par accepter le
rôle de Mezzetin[10]. On se détermina à travailler au divertissement.
Le sujet fut tiré de la situation même dans laquelle se trouvait alors
la Comédie-Française. On l'intitula la _Comédie des Comédies_.
Dancourt composa la pièce, fit faire quelques airs par Gilliers, et on
l'offrit aux Parisiens. Les Parisiens montrèrent plus d'intelligence
que les Comédiens, en ne faisant pas fête à ce spectacle de mauvais
goût[11].

  [10] Mezzetin, nom d'un rôle de la Comédie-Italienne dont le
  caractère est à peu près celui de _Scapin_.

  [11] On en était arrivé à ce point, à la Comédie-Française, que
  l'on vit la célèbre Desmares, pour plaire aux Parisiens, parmi
  lesquels le bilboquet était alors fort à la mode, jouer à ce jeu
  dans la pièce de l'_Amour vengé_.

Par opposition, le théâtre de la foire Saint-Laurent fit représenter
une espèce de prologue de Lesage, Fuzelier et d'Orneval, intitulé les
_Comédiens Corsaires_. Dans cette petite pièce, les comédiens de la
foire se plaignaient de ce qu'on leur enlevait leurs chants et leurs
danses. Un des personnages de cette farce était une actrice de la
Comédie-Italienne arrivant en scène et chantant ce couplet:

     Au mépris de notre gloire,
     Ces petits esprits follets
     Ne demandent que couplets,
     Que musique, vraiment voire!
     Ils feraient, ces Messieurs-là,
     Si on voulait les en croire,
     Ils feraient, ces Messieurs-là,
     Danser et Phèdre et Cinna.

Alors un acteur de la troupe du roi paraissait et, pour justifier le
nouveau genre adopté par la Comédie-Française, il déclamait:

     Depuis qu'aux Tabarins les foires sont ouvertes,
     Nous voyons le préau s'enrichir de nos pertes;
     Et là, les spectateurs, de couplets altérés,
     Gobent les mirlitons qui les ont attirés:
     Ils y courent en foule entendre des sornettes;
     Nous, pendant ce temps-là, nous grossissons nos dettes.
     Molière, et les auteurs qui l'ont suivi de près,
     De nos tables jadis ont soutenu les frais;
     Mais vous le savez tous, notre noble comique
     Présentement n'est plus qu'un beau garde-boutique;
     Lorsque nous le jouons, quels sont nos spectateurs?
     Trente contemporains de ces fameux auteurs...
     Ainsi donc, nous devons, sans tarder davantage,
     Pour rappeler Paris, donner du batelage.
     Si vous me demandez où nous l'irons chercher;
     Amis c'est aux forains que nous devons marcher.

Voyant que la Comédie-Française n'avait pas même le privilége, avec de
mauvaises pièces faites à la mode, de lutter contre les lazzis des
théâtres forains, Dancourt trouva un autre expédient, celui de faire
valoir le _privilége exclusif_ de la troupe et d'en demander la
stricte exécution en justice.

Plusieurs sentences et divers arrêts furent en effet rendus dans ce
sens, mais sans être exécutés. Enfin le Parlement se mêla du procès et
fit défense aux théâtres de la foire de faire servir leurs
établissements à d'_autres usages qu'à ceux de leur profession_,
permettant, en cas de contravention, de démolir leurs salles de
spectacles. Les petits théâtres voulurent encore lutter et les
comédiens du roi firent abattre plusieurs salles. Un nouvel arrêt du
conseil en date du 17 mars 1710 confirma celui du Parlement.

Le 18 juin 1757, un règlement pour la Comédie-Française fut promulgué,
lequel annulait tout ce qui avait été décrété jusqu'alors concernant
ce théâtre, _formé en France_, dit le préambule royal, _par les
talents des plus grands auteurs_.

Quarante articles réglaient tout ce qui avait rapport: 1º A
l'administration, aux parts bénéficiaires des acteurs, à leurs
devoirs, à leurs droits, à leurs pensions de retraite; 2º aux
retenues pour l'Hôpital général, pour l'Hôtel-Dieu, pour le traitement
des employés; 3º à la tenue des archives; 4º à la composition du
conseil de la troupe, et enfin à tout ce qui concernait l'organisation
complète de cette société.

La Comédie-Française était à la disposition du roi. Elle jouait
habituellement à la cour depuis la Saint-Martin jusqu'au jeudi d'avant
la Passion, et lorsque la famille royale allait à Fontainebleau, une
partie de la troupe s'y rendait également. Chaque sujet avait un
supplément. Une assemblée générale avait lieu tous les lundis à
l'hôtel de la Comédie, et c'était alors que les auteurs présentaient
leurs pièces, qui devaient être examinées par l'assemblée.

En 1770, les comédiens ordinaires du roi s'établirent dans la salle
des Tuileries où ils jouèrent jusqu'à l'année 1782, pendant que l'on
construisait pour eux le théâtre de l'Odéon où ils restèrent de 1782 à
1799.

La salle de l'Odéon, bâtie par ordre de Louis XVI, d'après les plans
des architectes Peyre, Lainé et Vailly, fut incendiée en 1799 et la
Comédie-Française s'installa, à la suite de cet événement, au théâtre
de la rue Richelieu, où elle se trouve encore aujourd'hui. Cette salle
de la rue Richelieu avait été commencée en 1787, aux frais du duc
d'Orléans. Terminée au bout de trois ans, la troupe des
_Variétés-Amusantes_ l'avait occupée en 1790, pour la céder, en 1799,
aux comédiens français. L'Odéon, brûlé en 1799, reconstruit sur ses
anciennes fondations par décision du Premier Consul, servit à la
troupe de M. Picard. Le feu détruisit une seconde fois cette belle
salle le 20 mars 1818. Louis XVIII la fit encore rebâtir et annexa la
troupe qui en exploitait le privilége à la Comédie-Française,
l'autorisant à y représenter les tragédies, les drames et les comédies
données sur la scène française.

Pendant la période de 1710 à 1799, la Comédie-Française, devenue la
première scène du monde, introduisit d'importantes et très-utiles
améliorations dans ses habitudes intérieures. Elle arriva
successivement, ainsi que nous allons le raconter, à la réforme
complète des costumes, à leur appropriation à l'époque, de façon à ce
que les paroles ne fussent plus un anachronisme _chronique_ avec les
vêtements. Elle obtint (à grand'peine, il est vrai), mais enfin, elle
obtint la liberté de l'emplacement sur lequel est représentée la pièce
jouée par les acteurs.

Jusqu'en l'année 1727, les acteurs et actrices disaient leurs rôles
vêtus comme ils l'étaient dans la vie habituelle. On comprend combien
cela nuisait à l'illusion, et quel ridicule en fût même résulté, si
les yeux n'eussent été depuis longtemps façonnés par l'usage à cette
bizarre disparate. A l'une des reprises de la tragédie de Campistron,
_Tiridate_, en 1727, Mlle Lecouvreur, excellente actrice et femme de
goût, commença une petite réforme dans le costume; mais comme les
choses, même les plus simples et les plus naturelles, ne se modifient
pas en un jour, au lieu d'adopter pour elle et pour ses camarades de
théâtre le vêtement spécial à l'oeuvre dramatique représentée, elle ne
fit que changer le costume de ville en costume de cour, c'est-à-dire
qu'elle parut sur la scène en robe à queue traînante et à paniers,
comme en portaient les grandes dames au commencement du dix-huitième
siècle. Cette nouveauté fut approuvée du public.

Il n'en est pas moins vrai que pendant plus de trente années encore,
on vit à la Comédie-Française les femmes des consuls romains et des
héros grecs en robes bouffantes, la tête surmontée d'énormes coiffures
inventées souvent par le mauvais goût de l'actrice. Les artistes de
l'époque pensaient avoir bien mérité de la patrie et des beaux-arts en
représentant les reines ou les princesses de la plus haute antiquité
déguisées en marquises de la cour de Louis XV. Les acteurs étaient
tout aussi ridicules. Avec la cuirasse antique, avec le cothurne, le
Romain ou le héros grec de la Comédie-Française se coiffait d'un
chapeau à plumes surmonté d'un panache. On applaudissait un Ajax, un
Ulysse, un Agamemnon en perruque de magistrat, ayant au-dessus de
cette perruque un casque plus ou moins grec ou troyen. Le bon roi
Priam traînait sur la scène une casaque de marchand arménien, et
toutes ces absurdes bigarrures de costume, loin d'être l'objet de
plaisanteries dans le public, étaient souvent applaudies et admirées.

C'est donc ainsi _attiffés_ que parurent sur la scène française les
héros de Rotrou, de Corneille, de Racine. Le _Cid_ et _Cinna_ eurent
pour interprètes des acteurs en fraise plate, en hauts-de-chausses à
dentelle, en juste-au-corps à petites basques; des actrices en corsage
court et rond, avec le sein découvert, la jupe à queue, les talons
élevés, les cheveux crêpés et bouffants. Auguste avait une couronne de
laurier par dessus sa perruque à la Louis XIV.

Racine avait plusieurs fois senti le ridicule de l'habillement adopté
au théâtre. Il voulut s'y opposer, obtenir des modifications, l'usage
fut plus fort que sa logique. Baron, le grand Baron lui-même, qui
avait su réformer la diction ampoulée de ses prédécesseurs, ne comprit
pas l'harmonie du costume. Sur la fin de sa carrière dramatique, il
joua le jeune Misaël des _Machabées_, vêtu en bourgeois de Paris, avec
un toquet d'enfant et des manches pendantes.

Sorel, dans _la Maison des jeux_, raconte que le rôle d'Hercule était
interprété par un acteur en vêtements ordinaires, mais en manches
retroussées, qui le faisaient ressembler à un cuisinier en fonction.
Il portait sur l'épaule, en guise de massue, une petite bûche. Apollon
avait l'habitude de mettre derrière son oreille une plaque jaune
destinée à représenter le soleil.

En 1747, une jolie comédie en trois actes, de Lachaussée, _l'Amour
castillan_, fut donnée aux Italiens avec des costumes espagnols. Cette
nouveauté étonna beaucoup, mais ne produisit pas d'autre sensation.

En 1753, madame Favart fit un rôle de paysanne, sans robe à paniers,
sans gants, sans coiffure; mais comme une fille de village, en jupon
de serge, les cheveux plats, la croix d'or au cou, les bras nus et
enfin chaussée de sabots, ce qui déplut aux élégants de l'époque.

En 1755, Lekain et mademoiselle Clairon, guidés par le bon goût et par
l'amour de l'art dramatique, sentirent enfin le ridicule du costume et
la nécessité d'arriver à une réforme devenue indispensable. Grâce à
ces deux grands artistes, les paniers, les chapeaux à plumes
disparurent de la tragédie; les habits furent coupés à la mode
antique; les représentations théâtrales devinrent plus pompeuses. Les
décors furent rendus plus semblables à la réalité, le nombre des
gardes et des soldats qui environnent les rois fut augmenté. Les
changements à vue eurent une plus grande précision. En un mot, tout
s'améliora dans ce que l'on appelle la mise en scène.

Toutefois, ni Lekain ni mademoiselle Clairon n'eurent assez de
puissance encore, pour faire adopter complétement le costume vrai de
l'époque dans chaque oeuvre dramatique. Les Scythes et les Sarmates
portèrent la peau de tigre, les Turcs le turban et le sabre recourbé;
mais pour bien des rôles l'habit français resta toujours de mise. Il
fallut que Talma vînt donner le coup de grâce aux oripeaux que l'on
adaptait au vêtement de tous les jours, pour faire disparaître enfin
ce reste de barbarie. Il introduisit le costume exact. Le premier
exemple qu'il donna fut dans _Charles IX_. Bientôt _Virginie_, de La
Harpe, _les Gracques_, d'André Chénier, furent joués avec
l'habillement de l'époque; puis les acteurs et les actrices, Romains
ou Grecs, à la scène, se vêtirent en Romains et en Grecs: puis enfin,
en dernière analyse, à partir du commencement de ce siècle, on devint
au théâtre d'une rigidité extrême pour l'exactitude du costume.

Aujourd'hui, nous rions en songeant à ces bévues, à ces usages
extravagants si longtemps maintenus au théâtre. Nous sommes souvent
tentés d'accuser nos bons ancêtres de folie, et nous ne pouvons
comprendre qu'ils aient pu supporter d'entendre un vers héroïque
sortir de la bouche d'un homme habillé en bourgeois de son temps?
Avons-nous bien raison, et si nous nous donnions la peine de regarder
un peu autour de nous, ne verrions-nous pas des choses tout aussi
ridicules? D'abord, chaque jour, à l'Opéra, n'assistons-nous pas à des
fêtes de village, dont toutes les villageoises en crinoline, sont
ornées de diamants en plus ou moins grande quantité, selon que le leur
permettent leurs appointements ou leurs ressources de toute nature?
N'en est-il pas de même pour les jolies soubrettes de la
Comédie-Française et des autres théâtres? Quelle est la paysanne qui
n'entre en scène les bras nus, les épaules (pour ne pas dire plus)
très-décolletées, chaussée d'un délicieux petit soulier verni, avec un
bas de soie à jour, bien tiré, dessinant la jambe? Quel est le
militaire de théâtre, arrivant à franc étrier, d'après son rôle, qui
ne se présente en culotte irréprochable, en bottes sans une
moucheture, en gants paille du dernier blanc? Tout ce qui sort de la
coulisse n'est-il pas à l'état de pastel vivant?

On le voit, il y aurait bien quelques réformes à faire encore au
costume. Ces réformes cependant ne nous paraissent pas urgentes. De
même que les dandys de Louis XV, nous ne serions peut-être pas
charmés à l'aspect d'une soubrette de théâtre malpropre comme une
fille d'auberge, ou d'une paysanne déguenillée comme elles le sont
dans nos campagnes. Nous acceptons volontiers le soldat couvert de
gloire et de laurier, arrivant du combat comme s'il venait à la
parade. Nous le trouverions peut-être fort désagréable s'il se
montrait à nous, dans un ballet de l'Opéra, en uniforme poudreux ou
déchiré.

Soyons donc charitables pour nos pères, ne nous moquons pas trop
d'eux; car s'ils revenaient en ce monde, ils pourraient bien, à leur
tour, nous rendre au centuple nos plaisanteries, en voyant les sots
lazzis qui font la fortune des théâtres depuis quelques années; en
entendant le jargon de mauvais goût, les scènes obscènes et sans
esprit, les gestes déplacés, inconvenants, qu'on applaudit à outrance.
Avec quelle stupéfaction eux, qui avaient l'habitude de n'admettre les
acteurs à l'honneur de leur parler qu'avec une politesse rigide, avec
quelle stupéfaction ne verraient-ils pas le sans-gêne, le sans-façon,
la manière d'être des _artistes_ du dix-neuvième siècle vis-à-vis leur
public?

Non, non, ne rions pas trop. Le théâtre des siècles de Louis XIV et de
Louis XV, s'il avait ses défauts, avait aussi de grandes qualités. On
y sifflait les mauvaises pièces, on y applaudissait les bonnes.
Aujourd'hui on rit trop souvent de sottises indécentes et platement
ridicules. Si on mettait en parallèle les qualités de l'ancienne scène
française et ses défectuosités avec les vertus et les vices de la
nôtre, il est fort probable que cette dernière n'aurait pas
l'avantage aux yeux de la morale, de l'esprit et du bon goût.

Après la révolution du costume théâtral, il restait encore à opérer un
changement plus important peut-être, celui de la liberté de la scène,
si longtemps désirée, demandée, réclamée par les auteurs et les
acteurs. On ne put l'obtenir qu'en 1760; jusqu'à cette année, la
partie du théâtre qui forme la scène sur laquelle agissent les
acteurs, était encombrée par les bancs où de grands personnages, les
élégants, les lions de l'époque venaient prendre place, nuisant au jeu
des machines et des artistes, détruisant toute illusion, et mêlant
souvent leurs réflexions aux paroles de la pièce. Qu'on se figure les
conversations des avant-scènes d'aujourd'hui ayant lieu sur le théâtre
même, à côté ou derrière les acteurs, tandis que ces derniers disent
leur rôle, et on aura une idée de l'espèce de cacophonie qui devait
régner sur la scène. Ces places, très-recherchées dans le grand monde
d'alors, se payaient fort cher, et c'était un revenu important pour la
troupe; cependant la Comédie-Française renonça volontiers au produit
considérable qui en résultait pour elle afin de détruire cet abus.

Alors donc, on put voir ouvrir la scène d'une manière imposante.
L'illusion fut permise. Le jeu des comédiens, si utile au succès des
pièces, n'étant plus entravé, prit un développement naturel. L'art
dramatique eut devant lui une porte nouvelle. Les décors purent être
placés et enlevés avec facilité. On ne vit plus un temple là où il
fallait un salon; un cabinet à où il fallait un vestibule ou une place
publique.

C'est au comte de Lauraguais qu'on dut ce changement radical dans les
habitudes du théâtre. Il donna, pour indemniser les comédiens, douze
mille francs de sa bourse.

Jusqu'en 1782, le public du parterre fut debout; à cette époque on
commença à lui donner des siéges, et il ne fut plus un flot sans cesse
agité. C'est pour la salle de l'Odéon que cette dernière modification
fut d'abord admise.



V

QUATRIÈME PÉRIODE DRAMATIQUE.--LES DEUX CORNEILLE. DE 1630 A 1674.

  PIERRE CORNEILLE.--Considérations générales sur ses oeuvres
    dramatiques.--Son portrait peint par lui-même.--Sa difficulté
    d'énonciation.--Anecdotes sur sa vie.--Ses différentes
    productions, dans l'ordre où elles ont été données au
    théâtre.--_Mélite_ (1630).--Anecdotes.--_Clitandre_
    (1630).--_La Veuve et la Galerie du Palais_
    (1634).--Innovation due à cette dernière comédie.--_La
    Suivante_ (1634).--_La Place Royale_ (1635).--Lettre de
    Claveret.--_Médée_ (1635), première tragédie de Pierre
    Corneille.--Son peu de succès.--_L'Illusion_ (1635).--_Le Cid_
    (1636).--Réflexions.--Anecdotes.--Le cardinal de
    Richelieu.--L'Académie.--Boileau.--L'acteur Baron.--_Les
    Horaces et Cinna_ (1639).--_Polyeucte_ (1640).--Anecdotes.
    --Épîtres à la Montauron.--Le maréchal de La Feuillade.
    --Dufresne.--_La Mort de Pompée_ (1641).--Le comte de
    Choiseul.--Ninon de Lenclos.--Pécourt.--_Le Menteur_
    et _La Suite du Menteur_ (1642).--_Rodogune_
    (1646).--Réflexions.--Anecdotes.--_Théodore_, tragédie
    (1645).--Anecdote.--_Héraclius_ (1647).--_Andromède_
    (1650).--Anecdote du cheval.--Succès de cette pièce.--_Don
    Sanche d'Aragon_ (1651).--_Nicomède_ (1652).--_Pertharite_
    (1653).--Premier échec grave de Pierre Corneille.--Il veut
    abandonner le théâtre et mettre l'_Imitation_ en
    vers.--_Oedipe_ (1659).--Tragi-comédie de _la Toison d'Or_
    (1660).--_Sertorius_, tragédie (1662).--Mot de
    Turenne.--_Sophonisbe._--_Othon_ (1664).--Épigramme de
    Boileau.--_Agésilas_, _Attila_ (1666 et 1667).--_Tite et
    Bérénice_ (1670).--Galimatias double.--Baron, Molière et
    Corneille.--Anecdote.--_Pulchérie_ (1672).--_Surena_, tragédie
    (1674).--_Psyché_, en collaboration avec
    Molière.--Anecdote.--Hommages  rendus au grand Corneille
    pendant sa vie et après sa mort.--Son petit-neveu.--Premier
    exemple de représentation à bénéfice.--Deuxième édition des
    oeuvres de Pierre Corneille, donnée en dot par Voltaire à la
    petite-nièce de l'auteur du _Cid_.--THOMAS
    CORNEILLE.--Considérations sur cet auteur.--Impromptu à propos
    de son portrait.--Ses principales productions
    dramatiques.--L'_Ariane_.--Mlle Duclos.--Anecdote.--_Le Comte
    d'Essex._--_Le Festin de Pierre_ (1665), en collaboration avec
    Molière.--Origine de cette pièce.--_L'Inconnu._--Chanson
    paysanne.--Le _Ballet de Louis XIV_.--_La Devineresse_,
    comédie dont le succès fut dû à l'actualité.--_Timocrate_
    (1656).--Anecdote à la quatre-vingtième représentation de
    cette pièce.--_Commode_ (1658).--_Camma_ (1661).--Succès de
    ces trois dernières tragédies.--_Laodice_ (1668).--Bon mot au
    sujet de cette pièce.--_Achille._--Anecdote d'un peintre à
    propos de cette tragédie.


Nous avons dit par suite de quelle circonstance bien simple, Corneille
avait eu la révélation de son talent poétique et de son aptitude pour
le théâtre. Il n'avait alors que dix-neuf ans. Sa comédie de _Mélite_
fut le premier des anneaux qui devaient lui conquérir une gloire
littéraire immortelle. Pendant cinquante-trois années, ce grand génie
dota la scène française des plus belles productions et fixa
définitivement les règles du beau et du sublime. En vain chercha-t-on
à le surpasser, il se produisit sans doute des talents de premier
ordre qui illustrèrent leur nom, mais aucun n'a encore, dans le genre
tragique, atteint à sa hauteur. Racine peut être préféré par beaucoup
d'hommes de mérite pour la pureté de son style; mais ses oeuvres, à
notre avis, n'ont pas les éclats de mâle vigueur qu'on retrouve dans
celles de Corneille.

Ce grand poëte donna d'abord dans les travers communs aux auteurs de
son époque. Il ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il faisait
fausse route, et il s'empressa d'en changer. Guidé par l'étude des
anciens, il entra résolument dans la vraie carrière dramatique,
entraînant sur ses pas, littérateurs, orateurs, philosophes et
artistes. Sans doute on peut reprocher à ce père du théâtre plus d'un
défaut. Son style est souvent inégal, il se met quelquefois au-dessus
des règles grammaticales; sans doute ses chefs-d'oeuvre eux-mêmes, _le
Cid_, _Cinna_, _Polyeucte_, _Rodogune_, ne sont pas exempts de tout
reproche; mais ses ouvrages ont des beautés qu'on ne retrouve dans
ceux d'aucun autre poëte. Ses compositions dramatiques, non-seulement
ne ressemblent pas à celles qui avaient paru jusqu'alors, mais nulle
des siennes n'a d'analogie avec celle qui l'a précédée ou qui l'a
suivie, tant son esprit était inventif, tant son génie avait de
ressources. Ses plans sont variés, ses caractères sont suivis, bien
développés, vigoureusement tracés. Si ses vers ne sont pas toujours de
la plus exacte pureté, que d'élévation dans les idées qu'ils
expriment! Si un vieux mot vient quelquefois choquer l'oreille, comme
la pensée qu'il exprime est forte et noble! On peut dire que nul ne
sut mieux que Corneille échauffer le spectateur et produire
l'enthousiasme.

Chose bizarre, cet homme si élevé, si sublime dans ses écrits, avait
la parole difficile, embarrassée. Il s'énonçait si mal qu'une
princesse, après l'avoir reçu et causé avec lui, disait: «Il ne faut
pas entendre M. Corneille ailleurs qu'à l'Hôtel de Bourgogne.» C'était
malheureusement très-vrai, et lorsqu'il récitait ses beaux vers, il
fatiguait tout son auditoire. A ce propos, Bois-Robert répondit
plaisamment un jour à Corneille qui lui reprochait d'avoir mal parlé
d'une de ses pièces, après l'avoir entendue sur le théâtre:--Comment
pourrais-je blâmer vos vers sur la scène, moi qui les ai trouvés
admirables quand vous les _barbouilliez_ vous-même?

Corneille sentait cette infériorité. Il envoya un jour son portrait à
Pélisson, avec les six vers que voici:

     En matière d'amour je suis fort inégal,
     J'en écris assez bien et le fais assez mal.
     J'ai la plume féconde et la bouche stérile,
     Bon galant au théâtre et fort mauvais en ville;
     Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui,
     Que quand je me produis par la bouche d'autrui.

Sur la fin de sa vie, son talent ne fut plus à la même hauteur; il
avait eu, comme tout ici-bas, son commencement et son apogée, il
touchait à son déclin. Le duc de Montpensier, son ami, voulant le lui
faire sentir, lui dit: «M. Corneille, quand j'étais jeune, je faisais
de jolis vers; à présent que je suis vieux, mon génie est éteint;
croyez-moi, laissons faire des vers à la jeunesse.» Corneille ne
profita pas de cette sage leçon, il travailla jusqu'à un âge fort
avancé et donna, dans ses dernières années, des comédies que son génie
eût repoussées dans ses belles années.

Voici, dans l'ordre où elles furent représentées au théâtre, et avec
quelques anecdotes, les pièces que l'on doit à Pierre Corneille.

Nous avons déjà raconté comment avait été composée _Mélite_, comédie
en cinq actes et en vers jouée en 1630; mais ce que nous n'avons pas
dit, c'est qu'il fallut plusieurs représentations pour faire sentir
la supériorité de cette composition dramatique sur celles du même
genre qui l'avaient précédée.

Hardy était à cette époque l'auteur le plus en renom au théâtre dont
il avait depuis longtemps le monopole, étant même associé avec les
comédiens pour les pièces auxquelles il était complètement étranger.
Il répondit, lorsqu'on lui apporta sa part du produit des
représentations de _Mélite: bonne farce_.

_Mélite_ avait paru trop simple au public, Corneille s'en aperçut et
composa sa tragi-comédie de _Clitandre_, où les incidents, les
aventures compliquent l'intrigue. On y supprima quelques expressions
un peu trop décolletées. Cette pièce, donnée en 1630, parut aux
spectateurs préférable à _Mélite_; mais Corneille ne fut nullement de
cet avis, il sentit qu'il retombait dans l'ornière dont il avait hâte
de sortir, il se promit de ne plus sacrifier à des usages de mauvais
goût et de revenir à la manière simple, naturelle et vraie. La comédie
de _Clitandre_ fut la première où la fameuse règle des vingt-quatre
heures, si dédaignée de nos jours, ait été observée. L'unité d'action
y est fort abandonnée.

Cette pièce fut suivie de _la Veuve_ (1634), en cinq actes et en vers,
puis quelques mois plus tard de _la Galerie du Palais_, comédie dans
le genre de la précédente, mais qui donna lieu à une innovation
heureuse, l'abolition du personnage de la nourrice. On conservait
avec soin ce rôle dans la plupart des comédies anciennes, parce
qu'on pouvait le faire remplir par un homme qui prenait le masque,
et qu'alors le nombre des actrices était assez restreint.
L'indispensable nourrice devint la non moins indispensable suivante,
soubrette, Lisette ou confidente qu'on retrouve dans les comédies
d'avant la révolution, et encore beaucoup aujourd'hui dans tous les
genres de compositions théâtrales.

Cette suppression de la nourrice et son remplacement par la suivante
fut probablement la cause première de la cinquième comédie de
Corneille. Elle porte ce nom de _Suivante_. Elle fut représentée à la
fin de la même année 1634, et eut, comme les précédentes, un succès
qui fixa tous les regards sur l'auteur d'oeuvres si différentes de
tout ce qu'on avait entendu jusqu'à ce moment à la scène.

En 1635, Corneille fit représenter une jolie comédie en cinq actes et
en vers, _la Place royale_, qui lui valut la lettre suivante de
Claveret, auteur d'une comédie non imprimée, donnée à Forges devant
Louis XIII et portant le même titre:

«Vous eussiez aussi bien appelé votre _Place Royale_ la _Place
Dauphine_ ou autrement, si vous eussiez pu perdre l'envie de me
choquer; pièce que vous résolûtes de faire, dès que vous sûtes que j'y
travaillais, ou pour satisfaire votre passion jalouse, ou pour
contenter celle des comédiens que vous serviez. Cela n'a pas empêché
que je n'aie reçu tout le contentement que j'en pouvais légitimement
attendre, et que les honnêtes gens qui se rendirent en foule à ses
représentations, n'aient honoré de quelques louanges l'invention de
mon esprit, etc.»

Bientôt après, parut la première tragédie de Corneille, _Médée_.
C'était la troisième fois que ce sujet était donné au théâtre; ce ne
devait pas être la dernière, puisque cinq autres _Médée_ furent
représentées sur la scène à différentes époques. La muse tragique ne
parut pas d'abord vouloir traiter aussi bien le poëte normand que la
muse de la comédie, et il fut si peu satisfait de l'impression
produite sur le public par sa tragédie, qu'il revint dès l'année
suivante à son genre favori, et qu'il fit représenter _l'Illusion_,
pièce assez médiocre et que lui-même avoua plus tard être une
_galanterie extravagante_. Heureusement le génie du grand poëte ne
devait pas être restreint à la comédie, bien qu'il lui eût donné des
formes autrement sages que n'était la tragi-comédie des siècles
précédents. L'auteur de _Médée_, cédant au conseil d'un vieux
serviteur de la reine Marie de Médicis, retiré à Rouen, se mit à
étudier le sujet du Cid dans le poëte espagnol _Guillin de Castro_. Il
y puisa l'immortelle tragédie qu'il mit au théâtre en 1636; tragédie
qui eut dans le public le plus immense succès, tragédie que Richelieu
combattit par jalousie, et que les quarante immortels dévoués au
ministre, critiquèrent par ordre, ne croyant pouvoir faire autrement
que d'obéir à celui auquel ils devaient tout. Des volumes ont été
écrits sur le _Cid_; mais, malgré les critiques qu'on en fit, malgré
l'opposition dont la pièce fut l'objet lors de son apparition, par
suite de la haute cabale qui s'éleva pour la faire tomber, cette
oeuvre eut un retentissement inconnu jusqu'alors. Elle fut traduite
dans chacune des langues de l'Europe, et pour tout dire en un mot,
_elle fit école_. En vain tous les poëtes, à l'exception de Rotrou,
tous les académiciens se liguèrent contre _le Cid_ et son auteur, la
pièce a survécu aux critiques, aux siècles, elle est encore de nos
jours au théâtre. Seule elle suffirait pour conquérir à Corneille le
premier rang parmi les poëtes dramatiques de tous les pays, de toutes
les époques, et cependant elle n'est pas exempte de défauts.

Richelieu, qui se montra si injustement acharné contre _le Cid_ et
contre Corneille, avait souhaité d'abord passer pour l'auteur de cette
tragédie. Si le grand poëte eût voulu y consentir, sa fortune était
faite; mais à l'argent il préférait la gloire, et son refus irrita le
ministre tout-puissant au point de lui faire commettre la plus haute
iniquité. Par son ordre, l'Académie dut faire l'examen de la pièce, ce
à quoi Corneille consentit, en disant à Bois-Robert: «Puisque vous
m'écrivez que Monseigneur serait bien aise de voir le jugement de
Messieurs de l'Académie sur _le Cid_, et que cela doit divertir son
Éminence, ils peuvent faire ce qui leur plaira.» Or, on sait que
d'après les statuts, il fallait ce consentement de l'auteur pour que
la pièce pût être jugée. Nous ne raconterons pas ici ce singulier
procès dramatique si connu et qui fit tant de bruit à cette époque.

Le cardinal, chose étrange, était le bienfaiteur de Corneille et
récompensait, comme ministre, le mérite dont il se montrait jaloux
comme poëte; aussi, après la mort de Richelieu, Corneille fit-il ces
quatre vers:

     Qu'on parle mal ou bien du fameux cardinal,
     Ma prose ni mes vers n'en diront jamais rien;
     Il m'a trop fait de bien pour en dire du mal;
     Il m'a trop fait de mal pour en dire du bien.

On connaît les vers de Boileau sur _le Cid_:

     En vain contre le _Cid_ un ministre se ligue,
     Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
     L'Académie en corps a beau le censurer
     Le public révolté s'obstine à l'admirer.

Aux premières représentations de cette tragédie, il y avait encore les
quatre vers suivants, qui furent supprimés comme contenant une morale
contraire à la religion et aux lois de l'État:

     Ces satisfactions n'apaisent point mon âme;
     Qui les reçoit n'a rien; qui les fait, se diffame;
     Et de tous ses accords, l'effet le plus commun,
     Est de perdre d'honneur deux hommes au lieu d'un.

Corneille se montra très-choqué d'une innocente plaisanterie de Racine
qui, parodiant le vers de Don Diègue, avait mis à peu près le même
dans la bouche d'un sergent, en lui faisant dire:

     Les rides sur son front gravaient tous ses exploits,

Une foule d'anecdotes se rapportent à la tragédie du _Cid_. En voici
deux entre mille:

Baron, père du fameux Baron et assez bon acteur, mais bien loin de
valoir son fils, mourut assez jeune pour avoir, dans le rôle de Don
Diègue, poussé du pied l'épée que le comte de Gomas lui fait tomber
des mains. Il se blessa légèrement, négligea cette blessure, la
gangrène s'y mit, et comme il refusa de se faire couper la jambe,
disant qu'un roi de théâtre se ferait huer avec une jambe de bois, il
succomba.

Son fils reprit le rôle; mais étant remonté à quatre-vingts ans sur le
théâtre qu'il avait abandonné pendant trente années, lorsque, dans le
rôle de Rodrigue, il prononça d'un ton nazillard ces deux fameux vers:

     _Je suis jeune, il est vrai_, mais aux âmes bien nées
     La valeur n'attend pas le nombre des années,

la salle entière retentit d'un immense éclat de rire. Un Rodrigue de
quatre-vingts ans était chose si amusante!

Baron recommença sa déclamation, et les rires éclatèrent de plus
belle; l'acteur s'avança et dit alors aux spectateurs:

«Messieurs, je m'en vais recommencer pour la troisième fois; mais je
vous avertis que si l'on rit encore, je quitte le théâtre.» Baron
était tellement aimé qu'on se tut; malheureusement, quand vint la
scène où Rodrigue se jette aux genoux de Chimène, Rodrigue-Baron tomba
bien aux pieds de sa belle maîtresse; mais en vain le pressa-t-elle de
se relever, il ne le put sans le secours de deux valets appelés de la
coulisse. L'illusion n'était plus possible, Baron abandonna le rôle à
plus jeune que lui.

Il semble que _le Cid_ ait ouvert à Corneille un filon de mine de
chefs-d'oeuvre, car on voit le grand poëte abandonner brusquement les
comédies légères qui avaient commencé sa réputation, pour jeter coup
sur coup à la scène: _les Horaces_ et _Cinna_ en 1639, _Polyeucte_ en
1640.

Lorsque la belle tragédie des _Horaces_ parut au théâtre, le bruit se
répandit que l'Académie ferait encore des observations et prononcerait
son jugement comme sur _le Cid_, ce qui fit dire: Horace fut condamné
par les duumvirs et absous par le peuple. L'acteur Baron, le Talma du
dix-septième siècle, fut à peu près le seul qui sut faire comprendre
le rôle si difficile d'Horace, et prononcer ce fameux vers:

     Albe vous a nommé, je ne vous connais plus,

de façon à bien indiquer la pensée de l'auteur. Corneille l'en
félicita et s'en montra fort satisfait. On raconte, à propos de cette
tragédie, que dans une représentation, l'actrice chargée du rôle de
Camille, au lieu de dire:

     Que l'un de vous me tue et que l'autre me venge,

s'étant trompée, s'écria:

     Que l'un de vous me tue et que l'autre me mange

ce qui mit le public tellement en belle humeur qu'on eut peine à
continuer la pièce. Dans une autre représentation, une circonstance
imprévue vint beaucoup embarrasser _Camille_. Les actrices jouaient
encore la tragédie et la comédie avec le costume, non _de l'époque de
leurs rôles_, mais dans celui de mode à leur époque à elles. Un jour
que Camille des _Horaces_, après avoir lancé son imprécation contre
Rome, fuyait vers la coulisse où elle doit être immolée, ses pieds
s'embarrassèrent dans la queue traînante de sa robe et elle tomba.
L'Horace de la scène, faisan aussitôt trêve à sa fureur, met le
chapeau à la main et avec la plus exquise galanterie, offre l'autre à
l'actrice pour la relever et la conduire dans la coulisse, puis se
coiffant brusquement, reprenant sa colère un instant interrompue et
rentrant dans son rôle, il s'élance le fer levé pour tuer brutalement
Camille. Jamais meurtre de comédie ne causa une si forte explosion
d'hilarité. Le grand Baron n'eût pas manqué de tuer Camille tombée à
ses pieds, dût-il ensuite lui offrir la main une fois la toile
abaissée.

On raconte qu'un révérend Père, prêchant un nouveau converti et
l'engageant à abandonner son affection pour une jeune fille de la
religion réformée, en eut pour réponse ces deux beaux vers des
_Horaces_:

     Rome, si tu te plains que c'est là te trahir,
     Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.

Après _les Horaces_, et dans la même année 1639, parut la magnifique
tragédie de _Cinna_. Deux chefs-d'oeuvre en moins d'un an, c'était de
la part du poëte s'élever à une hauteur inconnue jusqu'alors. Cinna
est, pour beaucoup d'hommes compétents, la plus admirable création de
Corneille, cependant ce dernier lui préférait _Rodogune_. On prétend
que Louis XIV dit un jour, en sortant du théâtre où il venait
d'entendre la fameuse scène de la clémence d'Auguste: «Si, après la
représentation de _Cinna_, on m'avait demandé la grâce du chevalier de
Rohan, je l'aurais accordée.» _Cinna_ devait être dédiée au cardinal
Mazarin; mais quelqu'un ayant fait observer à l'auteur que ce
ministre, aussi avare que son prédécesseur était généreux, ne lui
ferait aucun présent, Corneille l'adressa à M. de Montauron qui lui
envoya mille pistoles, de là vint le nom d'_épîtres à la Montauron_,
donné aux dédicaces lucratives. La tragédie de _Cinna_ fit une telle
impression sur le grand Condé, qu'on vit couler ses larmes. A l'une
des représentations, le vieux maréchal de La Feuillade fit une
observation très-fine. Il était sur le théâtre, comme c'était encore
l'usage, alors, pour beaucoup de grands personnages. _Auguste_ venait
de dire ces deux vers:

     Mais tu ferais pitié même à ceux qu'elle irrite,
     Si je t'abandonnais à ton peu de mérite.

--Ah! s'écria tout haut le maréchal, tu me gâtes le _soyons amis,
Cinna_.

Le pauvre comédien crut avoir mal joué et se montra tout interdit:
«Mais non, lui dit La Feuillade après la pièce; ce n'est pas vous qui
m'avez déplu, c'est Auguste qui raconte à Cinna qu'il n'a aucun mérite
et puis qui lui offre ensuite son amitié; si le roi m'en disait
autant, je le remercierais de cette amitié.»

Lorsque Baron prit le rôle de Cinna, le public était habitué à des
déclamations boursoufflées d'acteurs de mauvais goût mugissant les
beaux vers de Corneille, au lieu de les dire. La démarche noble,
simple, majestueuse du nouveau comédien ne fut pas goûtée d'abord;
mais lorsque dans le tableau de la conjuration, on le voit pâlir et
rougir rapidement, le feu et la vérité de son jeu enlevèrent tous les
suffrages.

Le rôle de Cinna fut tenu plus tard par un fort bon acteur, Dufresne,
mais dont le talent était loin d'égaler celui de Baron. Ce Dufresne
imagina un jour un singulier moyen, ou si l'on veut, une _singulière
ficelle_, pour produire de l'effet sur les spectateurs. Au moment où
il prononça ces deux vers:

     Ici le fils baigné dans le sang de son père,
     Et, sa tête à la main, demandant son salaire,

il mit tout à coup sous les yeux du public, et agita de sa main droite
jusqu'alors cachée derrière son dos, son casque surmonté d'une plume
rouge. Cela produisit un effet surprenant et on l'applaudit beaucoup.
Nous doutons fort qu'une pareille surprise fût aussi bien accueillie
de nos jours, et que semblable jonglerie produisît autre chose que des
rires, des huées et des coups de sifflet.

Deux ans après cette avalanche de chefs-d'oeuvre, en 1641, le grand
Corneille donna la belle tragédie de _la Mort de Pompée_. Une femme de
beaucoup d'esprit faisait la critique de cette pièce en disant qu'elle
ne lui reprochait qu'une chose, c'était le trop grand nombre de héros
qui s'y trouvaient, ce qui l'empêchait de fixer son choix. La fameuse
Ninon de Lenclos, poursuivie par le comte de Choiseul qui l'ennuyait
de son amour et de ses soupirs, lui répondit un jour plaisamment par
ce vers de la tragédie de _Pompée_:

     Ah! ciel, que de vertus vous me faites haïr.

On prétend que le futur maréchal avait alors pour rival préféré auprès
de Ninon, le danseur Pécourt. Ayant un jour trouvé chez Ninon,
Pécourt, vêtu d'un habit qui semblait un uniforme, il lui demanda dans
quel corps il servait:--«Monsieur, lui répondit Pécourt blessé du
persiflage, je commande à un corps où vous servez depuis longtemps.»

Ayant donné à la scène française quatre tragédies qui y sont encore
après plus de deux siècles et qui resteront tant que le goût du beau
se conservera dans notre pays, le grand Corneille sembla vouloir
reposer son génie et revenir pour se délasser à son genre primitif. Il
composa _le Menteur_, belle comédie en cinq actes qu'il tira de
l'Espagnol _Lopez de Vega_ et qu'il fit jouer en 1642.--Je donnerais,
disait-il un jour, mes deux meilleures pièces pour être l'auteur de la
comédie de Lopez. Public et acteurs firent fête à ce nouveau produit
du grand poëte qui donna l'année suivante (1643), une autre comédie
intitulée _la Suite du Menteur_. Elle eut moins de succès; cependant,
un peu plus tard, elle réussit assez bien sur le théâtre du Marais.

Après cinq années de repos, la muse tragique inspira à son grand poëte
_Rodogune_ (1646), composition pour laquelle l'auteur eut toujours un
faible et qu'il préférait à ses autres chefs-d'oeuvre, peut-être parce
qu'elle lui avait coûté plus de peine et de travail que les
précédentes. Il avouait avoir mis plus d'un an à faire le scenario.
Corneille avait déjà produit seize grandes compositions dramatiques,
il avait quarante ans, il était à l'apogée de son talent immortel. Il
devait encore donner au théâtre de bonnes tragédies, des comédies d'un
grand mérite; mais le temps des _Horaces_, des _Cinna_ commençait à
s'éloigner de lui. Sa muse n'avait plus la verdeur et la force de la
jeunesse. Sans doute elle ne pouvait l'entraîner au médiocre, mais
elle refroidissait peu à peu son génie. Le poëte, après être monté
jusqu'au faîte du sublime, redescendit lentement et une à une les
marches qui l'y avaient conduit.

Voici une anecdote assez plaisante relative à la tragédie de
_Rodogune_:

A l'une des premières représentations, un soldat en faction sur le
théâtre écoutait avec l'attention la plus soutenue. A plusieurs
reprises, il avait essayé par divers signes, de faire comprendre à
_Antiochus_ que le meurtrier de son frère était _Cléopâtre_. Enfin,
lorsque le prince s'écrie en s'adressant à Rodogune:

     . . . . . . . Une main qui nous fut chère...
     Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mère?
     Est-ce vous? etc...

le brave fantassin, n'y tenant plus, répondit très-haut, en désignant
_Cléopâtre_:

--C'est elle!

Le public se livra à de tels éclats de rire, et les acteurs en scène
eurent tant de peine à reprendre leur sérieux, que cet incident
faillit compromettre le succès de la pièce qu'on acheva
très-difficilement.

La tragédie de _Théodore_, que Corneille fit jouer quelque temps après
celle de _Rodogune_ est loin de valoir celle-ci. On raconte à propos
de celle pièce, que Fontenelle, en entendant les deux vers suivants:

     On la verrait offrir d'une âme résolue,
     A l'époux sans macule une épouse impolue.

s'écria: «Quel est donc le Ronsard qui a pu écrire ainsi?» Il fut
étonné d'apprendre que c'était son cher oncle, le grand Corneille.

La tragédie d'_Héraclius_ suivit en 1647 celle de _Théodore_. Elle ne
vaut guère mieux quoiqu'elle servît de modèle à beaucoup de copies.
L'abbé Pellegrin appelait cette pièce le désespoir de tous les auteurs
tragiques, et Boileau disait d'elle: C'est un logogryphe. Il lui fait
allusion, lorsqu'il écrit dans son _Art poétique_:

     Je me ris d'un auteur qui, lent à s'exprimer,
     De ce qu'il veut d'abord ne sait pas m'informer.
     Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
     D'un divertissement me fait une fatigue.

Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est que Corneille assistant à la
reprise de cet ouvrage, quelques années après qu'il l'eut composé,
avoua n'y plus rien du tout comprendre.

En 1650, l'auteur du _Cid_ fut sollicité pour faire une tragédie qui
pût prêter à une mise en scène splendide, avec machines et
décorations. On voulait amuser le jeune roi Louis XIV, alors dans sa
minorité. La reine-mère était décidée à ne rien épargner pour avoir un
spectacle dans le genre des opéras de Venise. La pièce fut faite, elle
porta le nom d'_Andromède_ et fut jouée à l'hôtel du Petit-Bourbon,
dont la salle, belle, grande, élevée, se prêtait admirablement à la
circonstance. L'ouvrage eut un immense succès, si bien que les acteurs
du Marais s'empressèrent de la reprendre et ils eurent raison, car
tout Paris y courut. Seulement ce ne fut plus, comme pour _Cinna_,
comme pour _Rodogune_, à de beaux vers que Corneille dut le
retentissement de sa pièce, mais à la première apparition sur la scène
d'un vrai cheval représentant Pégase. Jamais encore on n'avait osé
commettre semblable hardiesse. Ce qui prouve que si le théâtre du
Cirque fût inopinément tombé au milieu de Paris au dix-septième
siècle, avec ses chevaux caparaçonnés et sa brillante mise en scène,
il eût fait fureur. Du reste, les honneurs furent moins pour
_Andromède_ que pour le cheval qui jouait son rôle en acteur consommé.
Il marquait une ardeur guerrière, il poussait, au moment opportun, des
hennissements, il trépignait avec un tel naturel, que le public ne se
lassait point d'admirer sa haute intelligence. Il est vrai que ce bon
public français, toujours le même, ne pouvait voir dans la coulisse un
brave homme vannant de l'avoine, et qu'il ignorait aussi que le pauvre
animal, objet de son admiration, était à jeun et ne soupait qu'après
avoir fourni son emploi avec l'instinct que donnent à tout être vivant
la faim et la soif.

_Don Sanche d'Aragon_, comédie héroïque, parut en 1651, après
_Andromède_, ou si l'on veut, après le cheval d'_Andromède_. Cette
pièce eut d'abord un succès; mais le prince de Condé, dont le goût
faisait autorité, s'en étant montré fort peu enthousiaste, elle tomba
bien vite et fut reléguée longtemps sur les planches de province. On y
trouve de beaux vers, cependant, et de belles scènes, et on la reprit
plusieurs fois sur les théâtres de Paris.

Corneille, après ces quelques pièces qui ne manquent pas de beautés,
mais qui ne sont plus à la hauteur de ses belles conceptions, parut
vouloir se relever par la tragédie de _Nicomède_, jouée en 1652, et
qui eut un très-grand retentissement. Toutefois, disons-le, ce
retentissement fut en partie dû à cette circonstance, qu'à l'époque où
on représenta l'ouvrage, les princes sortaient de prison et que
plusieurs scènes semblaient une allusion à cet événement.

En 1653, parut _Pescharite, roi des Lombards_, tragédie qui n'eut
aucun succès, c'était le premier échec grave de Corneille sur la
scène. Il en fut si chagrin que le dégoût s'empara de lui. Il résolut
d'abandonner le théâtre, et se mit à traduire en vers français
l'_Imitation de Jésus-Christ_. Ce qui surtout avait fait tomber la
pièce, c'est que le public s'était montré indigné de voir un mari
racheter sa femme au prix de son royaume. La bouderie de Corneille
avec la muse tragique dura six ans. Son serment avait été un serment
de buveur, l'_Imitation_ resta inachevée sur sa table, et _Oedipe_,
avec les beaux vers qu'il renferme, parut radieux aux yeux du public
qui retrouva avec joie son grand poëte en 1659. Le sujet avait été
fourni à Corneille par Fouquet, désireux de rendre à l'art dramatique
l'homme de génie qui avait tant fait déjà pour la saine littérature.

L'année suivante, Corneille composa la tragi-comédie de _la Toison
d'or_, pour être représentée au château de Neubourg, chez le marquis
de Sourdeac, à l'occasion du mariage de Louis XIV et de la paix avec
l'Espagne, en 1661; la troupe du Marais la joua avec les danses et la
musique, mais elle ne resta pas longtemps au théâtre. Elle fut reprise
en 1683, avec un prologue de La Chapelle.

_Sertorius_ succéda à la _Toison d'or_ en 1662. _Sertorius_ a des
scènes d'une grande beauté, et on prétend que Turenne, après avoir
entendu cette tragédie, s'écria:--«Où donc Corneille a-t-il appris
l'art de la guerre?» Ainsi, on le voit, Corneille avait de temps à
autre, au déclin de sa vie et de son talent, comme des éclairs qui
brillaient d'un vif éclat, puis venant à s'éteindre, laissaient les
admirateurs de son immense talent dans un clair-obscur. C'est ce qui
arriva lorsqu'il voulut traiter le sujet de _Sophonisme_, déjà mis
cinq fois à la scène depuis un siècle, par Saint-Gelais, par Marmet,
par Mont-Chrétien, par Montreux, et enfin d'une façon assez brillante
par Mairet. La Grange-Chancel et Voltaire ont également fait leur
tragédie de _Sophonisme_. Celle de Corneille ne réussit pas, non plus
que la pièce d'_Othon_, donnée par lui en 1664, et qui manque
d'action. Boileau lui fait allusion, lorsqu'il dit dans son _Art
Poétique_:

     Vos froids raisonnements ne feront qu'attiédir
     Un spectateur toujours paresseux d'applaudir;
     Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
     Justement fatigué, s'endort ou vous critique.

Les deux tragédies d'_Agésilas_ et d'_Attila_, en 1666 et en 1667,
n'étaient pas faites pour venger Corneille de _Sophonisme_ et
d'_Othon_. Cependant, elles eurent Chapelain pour grand admirateur. On
connaît l'épigramme de Boileau:

     Après l'_Agésilas_
         Hélas!
     Mais après l'_Attila_
         Holà!

Corneille, ou se méprit ou voulut bien se méprendre sur le sens de
cette épigramme et la traduisit à son avantage. HÉLAS! d'après lui,
voulait dire que l'_Agésilas_ inspirait la pitié, qu'ainsi elle
remplissait le but de la tragédie, et le HOLAmis après l'_Attila_,
indiquait que c'était le _nec plus ultrà_ de l'art.

_Attila_ avait été composé par Corneille pour se venger des comédiens
de l'Hôtel de Bourgogne, qui commençaient à préférer le talent jeune
et pur de Racine au sien qui semblait fatigué. Il donna donc sa
tragédie nouvelle à la troupe du Palais-Royal, où le célèbre La
Thorillière lui prêta l'appui de sa belle diction. Malgré cela, cet
ouvrage ne resta pas au théâtre.

_Tite et Bérénice_, représenté en 1670, était de plusieurs degrés
au-dessous des deux précédentes tragédies, Boileau disait d'elle que
c'était du _galimatias double_, c'est-à-dire du galimatias que
non-seulement le public, mais même l'auteur ne comprend pas. Il avait
raison, et la preuve ressort de l'anecdote suivante:

Baron, chargé du principal rôle, se mit à l'étudier avec le soin qu'il
apportait toujours à se rendre compte des moindres intentions de
l'auteur; mais il trouva tellement d'obscurité dans les pensées et
dans les mots, qu'il pria Molière de lui expliquer cette tragédie.
Molière la lut, essaya; mais il finit par avouer qu'il n'y entendait
rien.--Attendez, dit-il à Baron, Corneille vient souper chez moi ce
soir, soyez des nôtres, vous lui demanderez l'explication. Baron
accepte, et dès que Corneille paraît, il lui saute au cou, l'embrasse
et le prie de lui expliquer plusieurs vers. Corneille, après les avoir
examinés quelque temps, dit à Baron: «Ma foi, je ne les entends pas
trop bien non plus; mais récitez-les toujours, tel qui ne les
comprendra pas, les admirera.»

_Pulchérie_, tragi-comédie, et _Surena_, tragédie, furent, en 1672 et
en 1674, les deux dernières pièces de Corneille, si nous en exceptons
la tragi-comédie-ballet de _Psyché_, faite en collaboration avec
Molière et Quinault pour les paroles, avec Lully pour la musique.

_Psyché_ fut une dernière galanterie de Corneille à Louis XIV. Déjà
bien vieux pour un poëte, puisqu'il avait soixante-cinq ans, il
consentit à plier son mâle génie que l'âge rendait sec et sévère,
jusqu'à composer un pastiche pour amuser un roi jeune encore et aimant
le plaisir. Molière fit le premier acte de cette espèce de pastorale,
et quelques scènes détachées ainsi que le prologue; Corneille
s'assujettit à broder sur le plan du grand comédien, Quinault composa
les paroles de la musique et le fameux Lully la partition.

Grâce à cette condescendance, le théâtre et la littérature furent
dotés d'un morceau qui a passé longtemps pour un des plus tendres et
des plus naturels qui soient à la scène, et qui, aujourd'hui encore,
excite l'admiration, c'est la déclaration de Psyché à l'Amour. Le
grand roi goûta fort cette jolie pièce. Les deux rôles principaux,
celui de l'Amour et celui de Psyché, furent remplis par le fils du
fameux Baron et par mademoiselle Desmares, quand la pièce fut mise à
la scène.

Baron, amoureux fou de la Desmares, joua avec tant de feu, que le duc
d'Orléans, dont l'actrice était la maîtresse, en conçut des soupçons
et de la jalousie. Il eut avec elle une explication orageuse qui se
termina par l'aveu de sa flamme pour son camarade et par sa rupture
avec l'altesse royale.

Le grand Corneille acquit une gloire immortelle; mais il ne fit pas
fortune ou du moins il n'en laissa guère après lui. Admiré des plus
grands princes, jalousé par un grand ministre, estimé des plus grands
hommes du siècle, il fut l'objet des hommages les plus spontanés et
les plus délicats de son vivant; sa mort fut un deuil général, et bien
longtemps après qu'il fut descendu dans la tombe, sa mémoire, ainsi
que nous allons le dire, fut honorée dans la personne de ses
descendants.

Sur la fin de ses jours, il parut au théâtre où on ne l'avait pas vu
depuis deux ans; à l'instant même les acteurs s'interrompent, le grand
Condé, le prince de Conti, tous les personnages alors sur la scène se
lèvent; les loges suivent leur exemple; le parterre applaudit; des
acclamations se font entendre de toutes parts, et malgré sa modestie,
il lui est impossible de se dérober à cette manifestation spontanée, à
cette véritable ovation.

A sa mort, Racine et l'abbé Delaveau se disputèrent l'honneur de lui
faire faire un service funèbre. Un acteur fit ces deux vers:

     Puisque _Corneille_ est mort, qui nous donnait du pain,
     Faut vivre de _Racine_, ou bien mourir de faim.

En 1750, près de soixante-dix années après la mort de Pierre
Corneille, il restait encore un de ses petits-neveux, et le descendant
du grand poëte n'était pas heureux. On le sut, et un des admirateurs
du _Cid_ eut l'idée de l'engager à solliciter des acteurs du
Théâtre-Français une représentation à son bénéfice. C'est peut-être le
premier exemple de cet usage depuis si fréquent. La Comédie-Française
mit à _ce bénéfice_ un empressement qui ne fut égalé que par celui du
public à répondre à cette pensée généreuse. On choisit pour la
représentation, _Rodogune_, la tragédie de prédilection de Corneille,
et _les Bourgeoises de qualité_, comédie dans laquelle presque toute
la troupe est en scène, et qui fut adoptée par cette raison, chacun
voulant contribuer à cette bonne oeuvre. La soirée fut des plus
brillantes, elle produisit plus de 5,000 francs. Longtemps après, il
parut une ode de Lebrun à Voltaire, pour appeler l'attention de ce
poëte riche, généreux et courant après la gloire, sur la fille du
petit-neveu de Corneille. Voltaire maria et dota cette jeune personne.
La dot fut le prix d'une belle édition des oeuvres de l'auteur des
_Horaces_, dont Voltaire voulut être lui-même l'éditeur et qui se fit
par souscription.

Ainsi voilà deux actes de bienfaisance pour les descendants du grand
poëte dramatique qui sont la cause première, peut-être, de deux
innovations heureuses pour les artistes et pour les lettres, les
représentations à bénéfice et les éditions par souscription.

Pierre Corneille eut, en 1625, un frère, Thomas Corneille, qui voulut
marcher sur ses traces et, se sentant la verve poétique, s'essaya de
bonne heure au théâtre. Il y réussit, et quoi qu'en dise le satirique
Boileau, si _Thomas_ n'avait pas été le frère de _Pierre_, son nom de
Corneille eût brillé d'un grand éclat. Il ne produisit pas des
chefs-d'oeuvre comme _Cinna_, _les Horaces_, _Rodogune_; mais il donna
de belles et de bonnes tragédies, de jolies comédies, bien conduites,
bien versifiées, et que le public de cette époque loua et applaudit.
Plusieurs sont restées à la scène, où elles sont encore de nos jours.
C'est à tort que l'auteur de _l'Art poétique_ prétend que Thomas
Corneille ne fit jamais rien de raisonnable et qu'il semble s'être
étudié à copier les défauts de son frère. Ce jugement est partial,
injuste, et la postérité comme les contemporains n'ont pas voulu le
ratifier. Un mauvais plaisant mit l'impromptu suivant sous le portrait
de cet auteur dramatique:

     Voyant le portrait de Corneille,
     Gardez-vous de crier merveille;
     Et dans vos transports n'allez pas
     Prendre ici _Pierre_ pour _Thomas_.

Thomas Corneille se montra observateur fidèle des règles de l'art. En
général, dans ses pièces, la partie théâtrale est bien entendue. Les
situations sont variées, naturellement amenées et habilement
conduites. Il travaillait avec facilité. Il reconnaissait avec plaisir
la supériorité de son aîné, qu'il appelait toujours le grand
Corneille, et ce dernier, à son tour, a souvent dit qu'il eût voulu
être l'auteur de plusieurs des comédies de celui que Boileau désignait
sous le nom de _cadet de Normandie_.

_Ariane_, jouée en 1672; _le Comte d'Essex_ (1678), _Camma_ (1661),
_Commode_ (1658), _Timocrate_ (1656) sont des tragédies qui ont de la
valeur et qui eurent du succès. _L'Inconnu_ (1675), _le Festin de
Pierre_ (1677) que l'on joue quelquefois, après deux siècles, sont des
comédies qui méritaient mieux que des critiques peu loyales. Était-ce
la faute de Thomas Corneille, si, avant lui et en même temps que lui,
les plus belles productions dramatiques qui aient encore paru, étaient
représentées sous le même nom que le sien?

Thomas Corneille mourut aux Andelys en 1709, vingt-cinq ans après son
frère, il avait alors quatre-vingt-quatre ans. Le plus bel éloge qu'on
puisse faire de lui, c'est que jamais il ne montra la moindre jalousie
à l'égard de son aîné. Bien plus, les deux frères épousèrent les deux
soeurs; ils vécurent toujours ensemble, dans la même maison, et, après
vingt-cinq ans de mariage, ils n'avaient pas encore songé à faire le
partage des biens de leurs femmes.

Thomas Corneille fit représenter trente-cinq ouvrages, tragédies,
tragi-comédies, comédies et même opéras; mais il ne réussit pas dans
ce dernier genre. Il avait une mémoire si prodigieuse, que lorsqu'on
lui demandait de déclamer une de ses pièces, comme c'était alors
l'usage dans les salons des grands personnages, il le faisait sans
avoir recours au manuscrit. A l'inverse de son frère, il avait une
diction facile et heureuse.

Madame de Sévigné parle dans ses lettres, de l'_Ariane_ de Thomas
Corneille, à propos de l'actrice chargée du principal rôle, la
Champmeslé, qu'elle appelait sa belle-fille, parce qu'elle était
entretenue par son fils, le marquis de Sévigné. Mademoiselle Duclos
prit le rôle longtemps après la Champmeslé et ce fut son triomphe.

Nous avons déjà dit qu'à cette époque, il y avait deux grands théâtres
à Paris, celui de l'Hôtel de Bourgogne et celui du Marais. Le premier
avait le pas sur le second, comme aujourd'hui le Théâtre-Français sur
l'Odéon. Beaucoup des pièces de Thomas Corneille étaient jouées sur le
théâtre du Marais.

Un jour que le public redemandait l'_Ariane_, l'acteur Dancourt
s'avança timidement sur le devant de la scène, fort embarrassé pour
expliquer d'une manière convenable qu'on ne pouvait donner cette
tragédie, vu la position, que nous appellerions aujourd'hui
_intéressante_, de mademoiselle Duclos. Enfin, il était parvenu, à
l'aide d'un geste assez significatif, à se faire comprendre, lorsque
l'actrice, qui le guettait des coulisses, s'élance sur le théâtre, lui
applique un superbe soufflet, et, se retournant vers le parterre:
«Messieurs, dit-elle, à _demain l'Ariane_.» Au commencement du règne
de Louis XV, la _Clairon_ joua aussi le rôle d'Ariane, elle y obtint
un grand succès.

_Le Comte d'Essex_, tragédie dans laquelle brilla la belle
mademoiselle Lecouvreur, fit dire, par un homme de beaucoup d'esprit:
«J'ai vu une reine parmi les comédiens.»

_Le Festin de Pierre_, comédie de Molière, fut jouée par sa troupe en
1665; mais alors cette pièce était en prose. Molière proposa à Thomas
Corneille de la mettre en vers, ce qu'il fit, et pour être agréable à
l'auteur de _Tartuffe_ et pour que cette condescendance lui devînt
profitable à lui-même. Ce fut en 1667 que cette comédie parut sur la
scène, écrite par Corneille. Le succès qu'eut en tout temps le sujet
de cette pièce, est prodigieux. Il fut apporté en France par les
comédiens italiens qui l'avaient pris au théâtre espagnol de _Tirso di
Molina_. Le titre primitif était _el Combibado de Pietra_, ce qui
signifie _le Convié de Pierre_, c'est-à-dire la statue de Pierre
_conviée à un repas_, dont on fit _le Repas_, _le Festin de Pierre_,
parce que la statue invitée était celle d'un commandeur appelé _Don
Pedro_. Il n'y a pas de théâtre, il n'y a pas de troupe dramatique qui
n'ait eu, sous un nom ou sous un autre, son _Festin de Pierre_.
Devillers en 1659, Dorimond en 1661, Rosimond en 1669, le donnèrent
sur diverses scènes, les uns pour les comédiens du Marais, les autres
pour ceux de l'Hôtel de Bourgogne; enfin, Molière et Thomas Corneille
pour ceux du Palais-Royal. Le premier de ces deux auteurs y avait
hasardé quelques traits un peu forts que le second a retranchés, entre
autres une scène où Don Juan dit à un pauvre qui lui demande l'aumône:
«Tu passes ta vie à prier Dieu, il te laisse mourir de faim! prends
cet argent, je te le donne pour l'amour de l'humanité.»

Corneille le jeune ne dédaignait aucun genre, son heureuse facilité et
son désir de se produire au théâtre, lui ont fait essayer depuis la
tragédie jusqu'à l'opéra où il ne réussit nullement, quoique Lully fût
son collaborateur pour la musique. En 1675, il livra à la scène une
comédie héroïque en cinq actes et en vers, avec prologue et
divertissements, le tout mêlé de musique et de danses. Cette pièce,
appelée _l'Inconnu_, eut un très-grand nombre de représentations, dont
trente-trois consécutives, ce qui était alors assez rare. Il la fit
avec _Visé_, qui travailla également à un autre ouvrage, _la
Devineresse_, donnée en 1679. A la reprise de _l'Inconnu_, Thomas
Corneille y ajouta, dans le divertissement du cinquième acte, une
chanson de paysanne qui fit fureur, la voici:

         Ne frippez poan mon bavolet;
           C'est aujordi dimanche.
           Je vous le dis tout net:
         J'ai des épingles sur une manche.
         Ma main pèse autant qu'all'est blanche,
         Et vous gagnerez un soufflet:
         Ne frippez poan mon bavolet;
           C'est aujordi dimanche.
       Attendez à demain que je vase à la ville,
           J'aurai mes vieux habits;
             Et les lundis,
         Je ne sis pas si difficile;
           Mais à présent, tout franc,
         Si vous faites l'impertinent,
         Si vous gâtez mon linge blanc,
       Je vous barrai comme il faut de la hâte;
       Je vous battrai, pincerai, piquerai;
       Je vous moudrai, grugerai, pilerai;
     Menu, menu, menu, comme la chair en pâte.
     Hom! voyez-vous, j'avons une terrible tâte,
       Que je cachons sous not' bonnet.
       Ne frippez poan mon bavolet;
         C'est aujordi dimanche.

Bien longtemps après la mort des deux auteurs, le roi Louis XV, encore
fort jeune, fit représenter cette comédie au palais des Tuileries.
Dans un ballet-intermède, il dansa, ainsi que tous les jeunes
seigneurs de la cour. Ce fut une des dernières fois qu'on sacrifia à
ce singulier usage, introduit par Louis XIV, et qui nous semblerait
aujourd'hui une monstruosité.

_La Devineresse_, dont nous venons de parler, est une comédie en
prose, en cinq actes, et assez médiocre. Elle eut une grande vogue
d'actualité. On parlait alors beaucoup dans le monde des
empoisonnements de la fameuse Brinvilliers et de la poudre de
succession; or, c'est à la Voisin qu'on fait allusion dans la pièce,
et cette empoisonneuse y est désignée sous le nom de madame _Jobin_.
Quoi qu'il en soit, _la Devineresse_ rapporta, dit-on, la somme énorme
de cinquante mille livres, quatre fois peut-être davantage que la plus
belle tragédie de Pierre Corneille.

Thomas fit ses trois meilleures tragédies en l'espace de cinq ans, et
étant encore assez jeune: ce sont _Timocrate_, en 1656; _Commode_, en
1658, et _Camma_, en 1661.

_Timocrate_ fut donnée quatre-vingts fois de suite et toujours avec un
égal succès et un succès tel, que Louis XIV, chose des plus rares,
vint exprès au théâtre du Marais, où l'on représentait les
compositions de Thomas Corneille, pour assister à l'une des
représentations. Les acteurs étaient excédés de jouer cette tragédie
que le public la demandait encore. Enfin, un beau jour, ils députèrent
un des leurs qui, s'avançant sur le bord de la scène, dit au parterre:
«Messieurs, vous ne vous lassez pas d'entendre _Timocrate_; pour nous,
nous sommes las de le jouer; nous courons risque d'oublier nos autres
pièces, trouvez bon que nous ne le représentions plus.» Les comédiens
de l'Hôtel de Bourgogne, de beaucoup supérieurs, par le talent, à ceux
du Marais, voulurent la jouer; mais ils furent tellement au-dessous de
leurs confrères du _second_ théâtre, qu'ils y renoncèrent.

La tragédie de _Commode_ eut également le privilége de faire déplacer
Louis XIV ainsi que toute la Cour qui vint mêler ses applaudissements
à ceux du public.

_Camma_ fut jouée à l'Hôtel de Bourgogne et l'affluence fut si
considérable, que la scène était littéralement envahie par les grands
personnages qu'on ne pouvait expulser. Les acteurs avaient de la peine
à se remuer et cette vogue les décida à jouer les jeudis, ce qu'ils ne
faisaient jamais, car alors, les représentations sur le grand théâtre
n'avaient lieu que trois fois par semaine, les dimanches, mardis et
vendredis. Le dénouement habile et imprévu imaginé par Thomas
Corneille pour cette tragédie, est un des principaux motifs du succès
qu'elle obtint. Quelques jeux de scène heureux, et qu'on appelle
aujourd'hui des _ficelles_ en langage vulgaire de théâtre,
contribuèrent également à la faire réussir.

_Laodice_, reine de Cappadoce, tragédie jouée en 1668, fut moins bien
traitée que les trois précédentes. A l'une des représentations de
cette pièce, l'auteur en expliquait le sujet à un grand seigneur qui
paraissait peu le comprendre. «La scène, lui disait-il, est en
Cappadoce, il faut se transporter dans ce pays-là et entrer dans le
génie de la nation.--Ah! très-bien, très-bien, reprit le courtisan, je
crois que votre pièce n'est bonne qu'à être jouée sur les lieux.»

Ainsi que bien d'autres auteurs, Thomas Corneille fit son _Achille_.
Un des acteurs qui tint le rôle du héros grec avait été menuisier de
son état. Se trouvant superbe sous son casque, il voulut avoir son
portrait dans son costume de théâtre. Il fit prix avec le peintre;
mais on prévint ce dernier que le comédien était un mauvais payeur. Le
rapin peignit le bouclier de son Achille en détrempe. Le portrait fut
trouvé d'une grande ressemblance, cependant l'Achille de comédie
refusa de payer le prix convenu. Le peintre feignit d'être
très-content de ce qu'on lui offrait et engagea l'acteur à passer
plusieurs fois sur le tableau une éponge imbibée de vinaigre, pour lui
donner plus d'éclat. Le conseil fut suivi, mais aussitôt l'image
d'Achille apparut en casque et en cuirasse un rabot à la main.

A l'instigation de Boileau et de Racine, Thomas Corneille essaya de
composer des opéras pour supplanter Quinault, alors fort en vogue pour
ce genre de pièces. Lully se prêta avec peine à ses désirs, et il
avait raison, car il échoua complétement. C'est ainsi qu'en 1678,
parut _Psyché_, composée pour Louis XIV, et fort peu appréciée, comme
on disait alors, de la Cour et de la ville.



VI

RICHELIEU ET SES COLLABORATEURS.

DE 1636 A 1652.

  RICHELIEU, poëte dramatique.--_La Comédie des Thuileries_
    (1635).--Colletet et de Saint-Sorlin.--Caractère de ce
    dernier.--Ses vers sur la violette.--Sa comédie
    d'_Aspasie_ (1636).--La comédie des _Visionnaires_
    (1637).--Anecdote.--_Roxane._--VOITURE.--Son épître à M. de
    Boutillier.--Anecdote relative à l'abbé D'AUBIGNAC.--_Mirame_,
    tragi-comédie (1639).--Efforts de Richelieu pour faire réussir
    cette pièce.--Peu de succès de _Mirame_ à la première
    représentation.--Anecdote.--Deuxième représentation.--Joie
    enfantine du cardinal de Richelieu.--Anecdote relative à
    BOIS-ROBERT.--_Europe_, tragi-comédie (1643).--Tribulations de
    Desmarets à l'occasion d'_Europe_.--Richelieu sollicite la
    critique de l'Académie.--Sa colère.--Le public préfère _le
    Cid_ à _Europe_.--Richelieu retire la pièce.--Le nombre des
    auteurs dramatiques tend à s'accroître au dix-septième
    siècle.--Les auteurs, les spectateurs de cette époque et ceux
    de l'époque actuelle.--Critique.--Les réclames.--Les premières
    représentations.--Les journaux.--Jodelet.--Première pièce
    faite en vue d'un acteur.--Auteurs contemporains de
    Corneille.--BOIS-ROBERT.--Ses pièces des _Apparences
    trompeuses_, de _l'Amant ridicule_ et des _Orontes_, en 1652
    et 1655.--Anecdote.--La cathédrale de Bois-Robert.--Ce qui
    donna lieu à la pièce des _Orontes_.--L'abbé BOYER, célèbre
    par ses revers au théâtre.--Épigramme sur une de ses
    pièces.--_Clotilde._--_Agamemnon._--Anecdote.--Sonnet sur cet
    te pièce.


L'humanité est ainsi faite que bien rarement ici-bas on se contente du
lot que la nature nous a dévolu en partage. Le grand homme de guerre
veut passer pour grand politique, le politique veut paraître poëte,
l'historien a des prétentions à être habile stratégiste. Et chacun est
plus flatté des éloges non mérités qu'on lui donnera sur la vertu
qu'il veut avoir et qu'il n'a pas, que de ceux qu'il méritera par les
qualités qu'il possède réellement. C'est ainsi que le cardinal de
Richelieu, l'habile et illustre ministre qui a tant fait pour l'unité
et la grandeur de la France, se souciait assez peu qu'on vantât ses
talents administratifs, sa haute capacité d'homme d'État, le génie
avec lequel il gouvernait le royaume; mais il ne pardonnait pas la
plus légère critique des tragédies médiocres dont il avait ou donné le
sujet ou barbouillé quelques scènes. Richelieu, le grand Richelieu,
voulait être avant tout un grand poëte, il ne jalousait pas le
ministre qui lui tenait tête dans les conseils de l'Europe, mais il ne
pouvait souffrir qu'on lui vantât les oeuvres dramatiques de
Corneille. Piqué de la muse tragique, il cherchait à se faire une
réputation littéraire, il s'entourait de beaux esprits, il suivait le
théâtre, il composait lui-même des pièces qu'il trouvait admirables et
qu'il ne pouvait réussir à faire admirer. Les travers des grands sont
quelquefois bons à quelque chose. Celui du ministre de Louis XIII
aboutit, entres autres mesures heureuses pour la France et pour les
lettres, à la création de l'Académie.

En 1635, Richelieu, aidé des cinq auteurs qu'il faisait travailler à
ses productions dramatiques, mit au monde une comédie en cinq actes
intitulée: _Les Thuileries_. Cette pièce fut représentée dans le
Palais-Cardinal avec une sollicitude toute paternelle. L'Éminence en
avait arrangé lui-même toutes les scènes. Corneille, un des auteurs,
plus docile à la muse poétique qu'aux volontés du ministre, avait cru
devoir faire quelques changements au troisième acte qui lui avait été
confié. Cela déplut à Richelieu qui lui dit:--Il faut avoir un esprit
de suite. Or, par _esprit de suite_, Son Éminence entendait une
soumission aveugle aux volontés du supérieur; ce que nous appellerions
de nos jours, en termes militaires, une obéissance passive.

Chapelain avait fait le prologue, et quand tout fut prêt, le
cardinal-ministre pria le poëte de lui prêter son nom, ajoutant qu'en
retour, il lui prêterait sa bourse en quelque autre occasion.

En outre les cinq auteurs furent nommés avec éloge dans le prologue,
ils eurent un banc spécial dans une des meilleures places de la salle,
et leurs pièces étaient toujours représentées devant le roi et devant
toute la cour. Ces avantages ne manquaient pas d'avoir pour eux
quelque agrément.

Colletet, un des cinq de la comédie de Son Éminence, ayant porté à
Richelieu le monologue dans lequel se trouve une description de la
pièce d'eau des Thuileries, le ministre admira beaucoup ces trois
vers:

     La cane s'humecter de la bourbe de l'eau;
     D'une voix enrouée et d'un battement d'aile,
     Animer le canard qui languit auprès d'elle.

Richelieu courut à son secrétaire, prit cinquante pistoles, les mit
dans la main de Colletet en lui disant que c'était seulement pour ces
vers qu'il trouvait très-bien; mais que le roi n'était pas assez riche
pour payer tout le reste.

Colletet, ravi, remercia par ces deux vers:

     Armand, qui pour six vers m'a donné six cents livres,
     Que ne puis-je, à ce prix, te vendre tous mes livres!

Ce Colletet, qui n'était certes pas un grand génie, quoiqu'il fût un
des quarante immortels, tenait quelquefois tête à Richelieu dans des
discussions littéraires. Un jour, un flatteur disait au ministre, que
rien ne pouvait lui résister.--Vous vous trompez, reprit le cardinal,
je trouve dans Paris même des personnes qui me résistent. Colletet,
qui a combattu hier avec moi sur un mot, ne se rend pas encore. Voilà
une grande lettre qu'il vient de m'écrire à ce sujet.

La seule production de Colletet est la tragédie-comédie de _Cymiade_,
jouée en 1642, écrite en prose par l'abbé d'Aubignac et mise en vers
par lui. On voit que son bagage littéraire n'a pu le charger beaucoup
pour aller à l'immortalité.

Parmi les écrivains d'un mérite relatif qu'il avait à sa dévotion, se
trouvait Jean Desmarets de Saint-Sorlin, né en 1595, qui dut à son
crédit auprès de lui, d'être contrôleur-général de l'extraordinaire
des guerres, secrétaire-général de la marine du Levant, et l'un des
premiers des _quarante immortels_.

Desmarets avait réellement beaucoup d'esprit et d'imagination, mais
une imagination déréglée qui n'enfantait habituellement que des
chimères. Il donna plusieurs pièces au théâtre, et comme l'une de ses
premières comédies porte ce titre: _les Visionnaires_, on dit de lui
qu'il était le plus bel esprit de tous les visionnaires, et le plus
visionnaire des beaux esprits. Il n'avait nullement de penchant pour
le métier de poëte, et s'il _enfourcha Pégase_, ce ne fut que pressé,
que contraint, en quelque sorte, par le cardinal, qui lui fournissait
lui-même ses sujets de compositions dramatiques, qui y travaillait
avec lui et le comblait de caresses et de faveurs. C'est Saint-Sorlin
qui fit les jolis vers sur la violette de la _Guirlande de Julie_:

     Modeste en ma couleur, modeste en mon séjour,
     Franche d'ambition, je me cache sous l'herbe;
     Mais si, sur voire front, je puis me voir un jour,
     La plus humble des fleurs sera la plus superbe.

_Aspasie_, comédie en cinq actes et en vers (1636), fut le coup
d'essai de Saint-Sorlin, et on peut dire qu'il en fut l'auteur bien
malgré lui; voici comment: Richelieu lui ayant reconnu beaucoup
d'intelligence, de facilité et d'esprit naturel, le pressa de composer
quelque pièce pour le théâtre. Desmarets résista longtemps, mais il
n'osa refuser au cardinal de chercher au moins un sujet convenable
pour la scène. Il composa le _scenario d'Aspasie_.

Richelieu trouva ce _scenario_ fort à son goût, lui donna de grands
éloges et finit par dire que celui qui l'avait imaginé était seul
capable de le traiter avec succès. Toutes les objections du pauvre
auteur, tous ses faux-fuyants furent inutiles, il dut se résigner à
devenir poëte de par Son Éminence. Il s'exécuta donc de la meilleure
grâce possible, et sa pièce, représentée devant le duc de Parme, fut
beaucoup applaudie _par ordre_ du ministre qui veilla à son succès.

Richelieu ne tint pas Desmarets quitte pour si peu, il lui demanda un
ouvrage du même genre tous les ans. Le malheureux poëte sans le
vouloir, pris au piége, prétexta le travail incessant que lui donnait
un grand poëme héroïque, _Clovis_, auquel il consacrait tous ses
moments, et qui devait faire la gloire du règne de Sa Majesté Louis
XIII. Cette occupation, disait-il, ne lui permettait pas de sacrifier
à la poésie dramatique.

Le cardinal ne prit pas le change, déclara qu'il n'avait pas assez de
temps à vivre pour voir la fin de _Clovis_, que le tracas des affaires
exigeait qu'il prît des distractions, que les représentations
théâtrales de bonnes pièces en vers étaient ses plus douces
distractions, que Desmarets étant né poëte et homme d'esprit,
Desmarets lui devait son talent et ses veilles. L'argument était sans
réplique, et lorsque le ministre tout-puissant du dix-septième siècle
parlait ainsi, tout refus devenait impossible. Desmarets devint donc
le collaborateur forcé de Son Éminence.

Tous deux se mirent à l'oeuvre, et en 1637 il vint au monde une
comédie en cinq actes, de leur façon, _les Visionnaires_, que Molière
et Boileau ont, par la suite, appelée un _détachement des petites
maisons_, mais qui eut, dans le principe, un très-grand succès. Il est
vrai de dire que la protection hautement déclarée du cardinal, alors
plus souverain que le roi de France, fut pour beaucoup dans les
éloges du public et dans les applaudissements du parterre. En
littérature comme en politique, la puissance du jour, tant qu'elle a
le dessus, peut à peu près tout ce qu'elle veut, puis vient la
réaction, puis vient le jugement de la postérité. On comprend que
Richelieu tenait à faire réussir cette comédie, puisqu'il en était en
grande partie l'auteur. C'est lui qui en avait tracé les caractères et
donné le sujet. Ce sujet était une allusion à l'époque. Ainsi, par une
des visionnaires, celle qui aime Alexandre, le cardinal avait voulu
désigner madame de Sablé, auprès de qui lui-même avait échoué, et pour
se venger de laquelle il voulait donner à la belle insensible le
ridicule de n'aimer que le héros de Macédoine. La coquette était
madame de Chavigny; la visionnaire qui ne se plaît qu'au théâtre,
était madame de Rambouillet. La quatrième, celle qui se croit adorée
de tous les hommes, est une autre grande dame de la cour. Ce dernier
rôle fut fort utile à Molière pour créer le caractère de _Bélise_ des
_Femmes savantes_. La comédie des _Visionnaires_ avait donc au moins
le mérite de l'actualité. Plus tard, on se permit de nombreuses
critiques sur cette pièce, Desmarets finit par en être choqué et mit
en tête de sa préface ces quatre vers:

     Ce n'est pas pour toi que j'écris,
     Indocte et stupide vulgaire;
     J'écris pour les nobles esprits,
     Je serais marri de te plaire.

Une fois qu'il fut admis dans le public que Richelieu travaillait
avec Saint-Sorlin, ce dernier ne put donner la moindre pièce sans
qu'on ne l'attribuât en grande partie au cardinal. Ainsi _Roxane_,
tragédie qui parut en 1640, fut, dit-on, écrite par son Éminence. A ce
compte-là, le grand ministre eût passé son temps à rimer tant bien que
mal. Quoi qu'il en soit, Voiture, dans le doute où il était sur la
paternité de _Roxane_, aima mieux l'admirer que la critiquer. Il en
fit un éloge pompeux, ridicule même, dans son épître latine à M. de
Boutillier de Chavigny, et il dut se féliciter de sa prudence,
lorsqu'il vit les portes de l'Académie française refusées à l'abbé
d'Aubignac qui avait commis le crime de trouver cet ouvrage médiocre.
Ce d'Aubignac (Hedelin) était un singulier personnage; chargé par
Richelieu de l'éducation du duc de Fronsac, et récompensé de ses soins
par deux abbayes; il avait du talent et de l'esprit. Tour à tour
grammairien, humaniste, poëte, antiquaire, prédicateur et romancier,
il possédait le caractère le plus hautain, le plus difficile, et
trouvait le moyen de se brouiller avec tout le monde. Ayant _commis_
un insipide roman, _Mascarisse_, dont Richelet ne fit pas à son gré un
assez grand éloge, il ne voulut plus voir son ami. Richelet lui
écrivit:

     Hedelin, c'est à tort que tu te plains de moi,
         N'ai-je pas loué ton ouvrage?
         Pouvais-je plus faire pour toi
         Que de rendre un faux témoignage?

Mais revenons au collaborateur du grand cardinal. En 1639 et en 1643,
il prêta son nom à deux tragi-comédies, _Mirame_ et _Europe_, qui
firent alors bien du bruit dans le monde des lettres et sur la scène
française. Pour ces deux ouvrages, Richelieu se remua si bel et si
bien, montra un tel amour, fit de telles dépenses, qu'il est difficile
de ne pas admettre qu'il en est réellement l'auteur. Du reste,
_Mirame_ et _Europe_ sont des pièces aussi mauvaises l'une que
l'autre.

_Mirame_ lui coûta cent mille écus; car il voulut, pour la faire
jouer, une salle de spectacle qu'il fit construire à grands frais dans
le Palais-Cardinal. Lors de la première représentation, il vint au
théâtre, et voyant que la pièce n'avait aucun succès, il partit au
désespoir et s'en fut cacher son dépit à Rueil, en faisant dire à
Saint-Sorlin de venir le trouver. Saint-Sorlin, assez peu désireux
d'affronter seul l'humeur du ministre, pria un de ses amis, homme de
ressource, de l'accompagner. Du plus loin que le cardinal les aperçut,
il leur cria:--«Eh bien! les Français n'auront jamais de goût; ils
n'ont point été charmés de _Mirame_.» Desmarets baissait l'oreille,
son ami se hâta de prendre la parole: «Monseigneur, dit-il, ce n'est
pas la faute de l'ouvrage ni du public, mais bien celle des comédiens.
Votre Éminence a dû s'apercevoir qu'ils ne savaient pas leurs rôles et
même qu'ils étaient ivres?--C'est vrai, reprit le cardinal, ils ont
tous joué d'une façon pitoyable.» Cette pensée consola Richelieu qui
devint d'une humeur charmante et les retint à souper pour parler
encore de _Mirame_. Dès que les deux amis furent libres, ils coururent
à la comédie prévenir les acteurs de ce qui venait de se passer à
Rueil, puis ils se mirent en quête de spectateurs de bonne volonté et
disposés à faire accueil à _Mirame_. A la seconde représentation, la
pièce fut applaudie à outrance, Richelieu était au comble du bonheur.
Il applaudissait lui-même, trépignait des pieds et des mains, se
levait dans sa loge, mettait la moitié du corps en dehors, imposait
silence pour faire mieux goûter les endroits qu'il jugeait sublimes,
enfin il témoignait la joie d'un enfant! Hélas! le grand homme d'État
ne put, malgré tous ses efforts, que sauver _Mirame_ d'un éternel
oubli, eu rendant cette tragi-comédie et celle d'_Europe_, célèbres,
non par les beaux vers qu'elles renferment, mais par le souvenir qui
se rattache à leur mise en scène. A l'une des représentations de
_Mirame_, Richelieu avait défendu de laisser entrer d'autres personnes
que celles qu'il désignerait. L'abbé de Bois-Robert, qui jouissait
d'un grand crédit près de Son Éminence, à cause de son esprit toujours
porté à la gaieté, introduisit dans la salle deux beautés d'une
réputation passablement équivoque. La duchesse d'Aiguillon, nièce de
Richelieu, le sut et le fit exiler. L'Académie, dont Bois-Robert était
membre, députa près du ministre pour demander son rappel, cette grâce
fut refusée. Le médecin du cardinal, Citois, fut plus heureux. Un jour
que son illustre malade était dans un de ses accès taciturnes, il lui
fit cette singulière ordonnance: _Recipe Bois-Robert_.

Le pauvre Desmarets n'avait pas eu tout à fait tort, lorsque, sous
prétexte d'un _Clovis_ infinissable, il refusait l'honneur de la
collaboration du grand ministre. Après les tribulations de _Mirame_,
vinrent celles d'_Europe_, autre tragi-comédie tout aussi ennuyeuse
que la première et jouée quatre ans plus tard.

Lorsque cette pièce fut terminée, Richelieu, la trouvant sublime,
l'envoya, par Bois-Robert, à Messieurs de l'Académie française, en les
priant de donner leur avis avec la plus scrupuleuse impartialité et la
plus entière bonne foi. Messieurs de l'Académie obéirent
ponctuellement et maladroitement. Le jugement fut des plus sévères, si
sévère même, que quelques vers échappèrent seuls à la critique.
Bois-Robert rapporta le manuscrit; l'infortuné cardinal-auteur, piqué
au vif, déchira et jeta de dépit sa pièce dans la cheminée.
Heureusement, ou malheureusement pour _Europe_, on était au printemps,
il n'y avait pas de feu. Son Éminence s'étant couchée là-dessus, est
mordue, au beau milieu de la nuit, d'un irrésistible sentiment de
tendresse paternelle pour son oeuvre. Elle se lève, ordonne d'appeler
son secrétaire Chevest, et l'envoie dans la lingerie demander aux
femmes de l'empois. Bientôt les voilà, l'un et l'autre, collant de
leur mieux chacune des pages du manuscrit sacrifié dans un moment
d'humeur. Le lendemain, _Europe_ était retapée, recopiée à peu près
telle qu'elle avait été faite, sauf quelques légères corrections, et
renvoyée à l'Académie par Bois-Robert, chargé d'observer aux Immortels
que l'on avait _profité_ de leurs lumières. Cette fois, Messieurs de
l'Académie comprirent; ils n'eurent garde de toucher à _Europe_, qui
sortit vierge de leurs mains, et de plus, approuvée, louée, acclamée
comme la plus belle fille qui ait jamais paru au théâtre. Hélas! le
chef-d'oeuvre, mis à la scène, eut le succès le plus négatif! Le
public, beaucoup moins dans les secrets du cardinal que Messieurs de
l'Académie, à l'inverse du savant aréopage, condamna _Europe_ et
applaudit le _Cid_.

_Europe_, tragi-comédie entièrement politique, était, en effet, peu
propre au théâtre. C'était un amalgame de scènes dans lesquelles les
grandes puissances exposaient, de la façon la plus fastidieuse, leurs
intérêts. Par suite d'une autre circonstance fâcheuse, cette pièce fut
donnée à l'Hôtel de Bourgogne en même temps que _le Cid_. Lorsque la
représentation de la pièce du cardinal fut terminée, un acteur
s'avança pour en faire un pompeux éloge et pour annoncer qu'elle
serait jouée le surlendemain. Ce n'était pas l'affaire des
spectateurs. Des huées, des murmures s'élevèrent de toutes les parties
de la salle, et tout le monde sembla s'entendre pour demander à la
place la tragédie de Corneille.

Richelieu, choqué au dernier point, retira sa pièce et résolut de se
venger sur _le Cid_ de la chute de son _Europe_. De là vint la ligue,
à l'Académie, contre l'un des chefs-d'oeuvre du grand Corneille, et la
fameuse critique qui restera comme un triste exemple de platitude et
une preuve de ce que peut, en France, même sur les beaux-arts, un
pouvoir despotique.

Au dix-septième siècle, le nombre des auteurs dramatiques s'était
considérablement accru et tendait à s'accroître. A cette époque,
quelques _noms_ n'avaient pas seuls, comme de nos jours, le monopole
du théâtre. Les acteurs des troupes de l'Hôtel de Bourgogne ou du
Marais, n'acceptaient pas les yeux fermés une tragédie ou une comédie,
parce qu'elle était signée de Monsieur un tel, et n'en refusaient pas
de propos délibéré une autre, parce que le nom du poëte ne s'était pas
encore fait connaître. Les grands et bons auteurs n'empêchaient
nullement leurs jeunes confrères de s'approcher du tabernacle; ils
encourageaient leurs efforts et applaudissaient à leurs succès. Un
homme qui se sentait la fibre dramatique, pouvait s'essayer à la
scène, sans crainte de se voir rejeter par un directeur, plus jaloux
de mettre sur ses affiches un nom connu du public que d'offrir à ce
public quelque bonne composition dramatique. Et puis, outre le
parterre qui existait encore et savait faire respecter les droits
_qu'à la porte il achète en entrant_, il y avait des juges compétents
dans la littérature, des juges n'ayant pas d'intérêt à porter de faux
témoignages, des juges dont le goût épuré n'était mis en doute par
personne et faisait loi. Il y avait enfin des spectateurs de toutes
les classes, qui voulaient être intéressés, qui applaudissaient
lorsqu'ils croyaient devoir applaudir et désapprouvaient
impitoyablement et hautement lorsqu'ils trouvaient le spectacle
mauvais[12]. On ne connaissait ni les intrépides _chevaliers du
lustre_, ni les réclames à tant la ligne, ni la mise en scène des
premières représentations, les loges données, les stalles offertes
pour le succès de la pièce. Le succès était fait par le public, qui
pouvait se tromper et se trompait quelquefois, sans doute, mais qui
ne se trompait pas avec connaissance de cause. Aujourd'hui, _que les
temps sont changés_ pour le théâtre! N'a-t-on pas vu des directeurs
commander des pièces à un auteur utile à ménager dans un but
quelconque? L'auteur, ou les auteurs (car ces Messieurs se réunissent
quelquefois jusqu'à trois ou quatre pour fabriquer un acte), se
mettent à l'oeuvre. L'acte, ou les actes bons ou mauvais, sont reçus,
appris, joués, entonnés (qu'on nous passe l'expression), de gré ou de
force au public, qui l'avale comme les boulettes dont on gave le
dindon à engraisser. La pièce a dix, vingt, trente représentations,
jusqu'à ce que tout Paris soit venu se prendre bêtement à la glu d'une
réclame bien stupide, commercialement acceptée par les journaux, et le
tour est joué. Il y a bien le critique, chargé de rendre compte des
nouvelles représentations, qui pourrait et devrait, dans les feuilles
hebdomadaires, charitablement prévenir ses lecteurs; mais les trois
quarts n'auraient garde, et le voulussent-ils, ils ne le pourraient
pas, les colonnes du journal leur seraient fermées, s'ils tentaient de
critiquer le théâtre qui envoie loges et billets, et s'ils essayaient
de louer le théâtre qui les refuse! D'un autre côté, comme au temps où
nous vivons, on ne va guère plus d'une fois entendre la même pièce, on
ne se donne pas volontiers la peine de l'applaudir ou de la siffler.
Si elle est bonne, on approuve tout bas, en disant du bout des lèvres
_bravo_ ou en frappant légèrement le parquet du bout de sa canne. Si
elle est mauvaise, on se contente de murmurer: _Dieu! que c'est bête!_
puis on sort en levant les épaules, bien décidé à laisser _voler_ les
autres comme on a été volé soi-même.

  [12] C'est seulement on 1686, lors de la représentation du _Baron
  de Fondrières_, comédie _attribuée_ à Thomas Corneille, que
  l'usage des sifflets commença à se généraliser parmi les
  spectateurs du parterre.

Enfin et pour terminer ce tableau critique, contre lequel nous ne
craignons pas qu'on s'inscrive en faux, nous ajouterons qu'au temps
des Corneille, des Racine, des Molière, l'acteur était fait pour les
pièces et non les pièces pour l'acteur. On ne composait pas une
comédie pour que, dans son rôle, mademoiselle A pût écraser tous ses
camarades en brillant aux dépens du reste de la troupe; pour que le
nez du comédien B, son ton de voix nasillard ou tel autre défaut
naturel, mis en évidence, pût amuser le public. A l'exception du poëte
Scarron, qui fit pour l'acteur _Jodelet_ plusieurs pièces comiques,
jamais encore on n'avait songé à mettre en scène l'individualité d'un
acteur. L'auteur composait son oeuvre sans se préoccuper de ceux qui
devaient l'interpréter. Il est vrai d'ajouter aussi qu'alors Paris
possédait deux ou trois scènes sérieuses, et qu'aujourd'hui Paris a
deux ou trois douzaines de théâtres qu'on alimente avec toute espèce
de produits plus ou moins frelatés.

Mais revenons au dix-septième siècle, au siècle de Richelieu et de
Corneille. Quelques auteurs dramatiques contemporains du grand poëte,
obtenaient au théâtre, en même temps que lui, de temps à autre, des
succès. Parmi eux, nous citerons l'âme damnée du cardinal, l'abbé de
BOIS-ROBERT, né en 1592, qui dut à son esprit jovial d'être en grande
faveur auprès du ministre de Louis XIII. Richelieu ne pouvait se
passer de Bois-Robert, dont il fit un conseiller d'État et un membre
de l'Académie. Autant pour complaire au maître que pour sa propre
satisfaction, l'abbé composa et fit jouer une vingtaine de pièces de
divers genres, assez médiocres en général. Il en est trois cependant:
_les Apparences trompeuses_, _l'Amant ridicule_ et _les Trois
Orontes_, qui lui acquirent une sorte de réputation.

Bois-Robert n'était pas un abbé des plus orthodoxes, ce qui lui attira
maintes fois des aventures. Le jour où l'on devait donner la première
représentation de sa comédie des _Apparences trompeuses_ (1655),
il était aux Minimes de la Place-Royale, à genou, un énorme livre
de messe devant lui. Quelqu'un demanda à un ecclésiastique quel
était cet abbé de si bonne mine: «C'est l'abbé Mondory, répondit
l'ecclésiastique, il doit prêcher cet après-midi à l'_Hôtel de
Bourgogne_, et il prie pour le succès de son _sermon_.» Après la
représentation de sa pièce, qui fut, en effet, bien accueillie par le
public, Bois-Robert, s'en revenant à pied, fut rencontré par un
de ses amis qui lui demanda ce qu'il avait fait de son carrosse.
«Figurez-vous, lui dit l'abbé, qu'on me l'a enlevé pendant que j'étais
à la comédie.--Quoi, s'écria plaisamment l'ami, à la porte de votre
_cathédrale_. Ah! ce n'est pas supportable.»--Un jour que le familier
de Richelieu passait dans une rue, on l'appela pour confesser un
pauvre diable prêt à mourir. Bois-Robert s'approcha de lui:--«Mon ami,
lui dit-il, pensez à Dieu et récitez votre _Benedicite_.»

On prétend que l'une des disgrâces qu'il éprouva fut due à une
aventure assez scandaleuse, parvenue aux oreilles de Richelieu. Comme
il cherchait à se disculper en affirmant que la personne au sujet de
laquelle on l'accusait était affreuse:--«Si elle est laide, reprit
Beautru, vous n'en êtes que plus coupable.»

Pour compléter le tableau des vertus évangéliques de Bois-Robert, nous
ajouterons qu'il était joueur enragé. Il perdit un jour dix mille écus
contre le duc de Roquelaure. Pour payer, il vendit tout ce qu'il
possédait, ce dont il eut quatorze mille francs. Quant aux seize mille
autres, comme il ne pouvait les faire, son ami Beautru fut trouver le
duc, lui remit la somme réalisée et lui promit une ode à sa louange
par Bois-Robert, disant: «Quand on saura dans le monde que M. le duc a
fait présent de seize mille francs pour une méchante pièce de vers, on
s'écriera: Que n'eût-il pas fait pour une bonne?»

Bois-Robert s'empara d'une aventure plaisante pour en faire le sujet
d'une de ses comédies, _les Trois Orontes_, représentés en 1652. Une
demoiselle de Gournay avait un désir extrême de connaître Racan. Deux
amis de ce poëte s'entendirent et se firent annoncer l'un après
l'autre chez elle; mademoiselle de Gournay fut charmante pour le
premier faux Racan. Elle déplora avec le second l'impudence du
premier; mais lorsqu'on vint lui annoncer un troisième Racan qui,
cette fois, était le vrai Racan, elle se mit dans un état de fureur
tel que, prenant sa pantoufle, elle le poussa à la porte en
l'accablant de coups et sans lui permettre de dire un mot. Plus tard
on fit sur le même sujet _les Trois Gascons_.

_L'Amant ridicule_, comédie en un acte et en prose de Bois-Robert,
resta quelque temps au théâtre. On représenta cette pièce avec le
ballet des _Plaisirs_, de Benserade, dans lequel Louis XIV dansa.

Il est un autre abbé de cette époque, BOYER, dont nous ne devons pas
oublier la figure. C'est à lui qu'on eût pu dire: _Honneur au courage
malheureux_. Ce pauvre poëte montra une ténacité, une ardeur pour le
théâtre que rien ne put rebuter. A l'inverse de Corneille, de Molière,
il courut de défaite en défaite, de chute en chute, et cependant il ne
se lassa pas de composer pour celui qu'il eût pu justement appeler
_son ingrat public_. Évidemment ce malheureux était né sous une
mauvaise étoile, puisqu'il se rejeta sur le théâtre après avoir échoué
comme prédicateur et qu'il ne fut ni plus compris ni plus apprécié sur
la scène que du haut de la chaire. Pendant cinquante années, il
laboura péniblement le champ pour lui stérile de la poésie dramatique,
et, bien que ne manquant pas d'esprit, il fut toujours ridicule par
l'enflure de son langage, l'incorrection de ses vers et son manque
absolu de goût et de sens commun. Il fut membre de l'Académie en 1666
et mourut en 1698. Jusqu'à quatre-vingts ans, il conserva sa vivacité
et son accent gascon. Il se vengeait de l'injustice de ses
contemporains par l'amour-propre le plus excessif. Boileau et Racine
se sont, on peut dire, acharnés après les ouvrages dramatiques de ce
poëte, qu'ils eussent volontiers salué du titre de _Roi du
galimatias_.

A la suite d'une des nombreuses chutes de ses nombreuses pièces, on
fit plusieurs épigrammes, l'une suivit la représentation de
_Clotilde_, la voici:

       Quand les pièces représentées,
       De Boyer sont peu fréquentées,
     Chagrin qu'il est d'y voir peu d'assistants,
       Voici comment il tourne la chose:
       Vendredi, la pluie en est cause,
       Et le dimanche, le beau temps.

Comme nous l'avons dit, Boyer travailla pendant cinquante ans pour le
théâtre et ne vit jamais réussir aucun de ses ouvrages. Pour éprouver
si leur chute ne devait pas être imputée au mauvais vouloir du
parterre à son égard, il fit afficher la tragédie d'_Agamemnon_ sous
le nom de Pader d'Affezan, jeune homme nouvellement arrivé à Paris. La
pièce fut généralement applaudie. Racine même, le plus grand fléau de
Boyer, se déclara pour le nouvel auteur. Boyer s'écria du milieu du
parterre: «Elle est pourtant de Boyer, malgré M. de Racine.»

Le lendemain, cette même tragédie fut sifflée, et l'on en fit une
analyse peu favorable dans un sonnet que voici:

     On dit qu'_Agamemnon_ est mort,
     Il court un bruit de son naufrage,
     Et Clytemnestre tout d'abord
     Célèbre un second mariage.

     Le roi revient, et n'a pas tort
     D'enrager de ce beau ménage;
     Il aime une nonne bien fort,
     Et prêche à son fils d'être sage.

     De bons morceaux par-ci, par-là,
     Adoucissent un peu cela;
     Bien des gens ont crié merveilles.
     J'ai fort crié de mon côté;
     Mais comment faire? En vérité,
     Les vers m'écorchaient les oreilles.



VII

CONTEMPORAINS DE PIERRE CORNEILLE.

  Singulier hommage rendu à Corneille par Mlle Beaupré.
    --Réflexions.--Contemporains du grand poëte.--TRISTAN.--Sa
    tragédie de _Marianne_ (1626).--Anecdote de Mondory et de l'abbé
    Boyer, chez Richelieu.--_Panthée_ (1637).--_Phaéton_
    (1637).--Singulier portrait des Destinées.--_Osman_ (1656).--_Le
    Parasite_.--Qualités et défauts de Tristan.--Son
    épitaphe.--CLAVERET, ami puis rival de Corneille.--Ses productions
    dramatiques.--LA CALPRENÈDE, auteur gascon.--Anecdote.--Ses
    tragédies de _Mithridate_ (1638), du _Comte d'Essex_, de _la Mort
    des Enfants de Brute_ (1647).--Son style.--BENSERADE.--Anecdotes.
    --Ses tragédies de _Cléopâtre_ (1636), de _Méléagre_ (1640).
    --Citation.--Petite vanité de Benserade.--Anecdote.--Vers
    au bas de son portrait.--URBAIN CHEVREAU, poëte poitevin.--Son
    instruction.--Singulier anachronisme dans sa tragédie de
    _Lucrèce_ (1637).--_Coriolan_ (1638).--Citation.--GUÉRIN DE
    BOUSCAL.--Son esprit.--Ses qualités.--_La Mort de Brute_,
    tragédie (1637).--_La Mort d'Agis_ (1642).--Ses comédies sur
    _Don Quichotte_ et _Sancho Pança_.--LA MESNARDIÈRE et LA
    SERRE.--Anecdotes sur ces deux auteurs.--Réflexions.
    --Tragédies en prose de La Serre.--_Pandoste_.--_Thomas Morus_
    et _le Sac de Carthage_.--Anecdote.--L'auteur du _Parnasse
    Réformé_.--LECLERC, de l'Académie Française.--Sa modestie.--_Iphigénie_
    (1645).--Épigramme de Racine.--MAGNON.--Sa vanité
    présomptueuse.--Son livre de la _Science universelle_.--Ses
    principales productions dramatiques (1645).--_Zénobie._--Anecdote.
    --GOMBAULT, un des fondateurs  de la Société savante qui
    fuy la base de l'Académie.--Sa tragédie des _Danaïdes_
    (1646).--GILBERT.--Notice sur ce poëte, un des plus
    féconds de l'époque.--Ses tragédies.--_Hippolyte_
    (1646).--Anecdote.--_Rodogune_ (1646).--Gilbert, plagiaire de
    Corneille.--_Sémiramis_ (1646).-- _Les Amours de Diane et
    d'Endymion_, tragédie (1659).--Épigramme.--_Cresphonte_
    (1659).--Anecdote.--_Arie et Petus_ (1659).--Pastorales
    de Gilbert.--La tragi-comédie du _Courtisan_
    (1668).--Citation.--Qualités et défauts de
    Gilbert.--MONTAUBAN.--Ses deux tragédies.--Sa pastorale des
    _Charmes de Félicie_ (1651).--Citation.--L'ABBÉ DE PURE, rendu
    célèbre par Boileau.--Mme DE VILLEDIEU et MILLOTET.--_Manlius
    Torquatus_ (1662).--_Nitetis_ (1663).--Citation.--Millotet et son
    extravagante tragédie de _Sainte-Reine_ (1660).--QUINAULT,
    considéré comme poëte tragique.--Notice sur cet auteur.--La Cour
    des Comptes.--Voltaire venge Quinault des satires de
    Boileau.--Nature de son talent.--Ses tragédies.--_Les Rivales_
    (1653).--Anecdote.--Origine des droits d'auteur.--_Cyrus_
    (1656).--_Agrippa_ (1661).--_Astrate_ (1663).


Mademoiselle Beaupré, une des premières actrices qui parut sur la
scène (car pendant longtemps les hommes tinrent l'emploi des femmes au
théâtre), rendait, sans s'en douter, un bien grand hommage à
Corneille: «Il nous a fait tort, disait-elle; nous avions avant lui
des pièces pour _trois_ écus et nous gagnions beaucoup, aujourd'hui
les pièces sont fort cher et nous gagnons peu. Il est vrai que les
premières étaient misérables et que maintenant elles sont excellentes;
mais bah! le public était accoutumé aux mauvaises, il ne s'en trouvait
pas plus mal et le talent des comédiens les faisait passer.»

La preuve de la régénération complète de l'ancien théâtre, en France,
est dans ce mot de mademoiselle Beaupré. En exhalant cette plainte,
l'actrice prononçait un jugement très-vrai.

Corneille, par ses compositions dramatiques, modifia le goût et fixa
irrévocablement les règles de l'art. On put encore s'écarter plus ou
moins du beau ou approcher plus ou moins du maître; mais au bout de
quelques années, il ne fut plus permis à personne de retomber dans les
anciens errements, sous peine de chutes éclatantes. Aussi voyons-nous
beaucoup des auteurs tragiques contemporains de Corneille que le génie
du grand poëte ne dégoûta pas de la scène, faire les plus louables
efforts pour marcher sur ses traces. Nul ne put atteindre à sa
hauteur; mais quelques-uns récoltèrent encore quelques palmes sur la
route où lui-même en avait fait si ample moisson.

TRISTAN, l'un d'eux, donna sa première tragédie de _Marianne_ en 1626,
très-peu d'années avant que le grand poëte de l'époque ne fît son
apparition au théâtre, et quoique les productions de son esprit
eussent à soutenir avec celles de Corneille une concurrence
redoutable, il obtint cependant des succès.

Né en 1601, au château de Souliers, dans la Marche, Tristan, surnommé
l'_Hermite_, parce qu'il comptait, parmi ses aïeux, le promoteur
fameux de la première croisade, eut le malheur, très-jeune encore,
d'avoir un duel et de tuer son adversaire. Forcé de passer en
Angleterre, il revint ensuite en Poitou et fut accueilli par Scevole
de Sainte-Marthe[13] chez lequel il commença à puiser le goût des
lettres. Gracié par Louis XIII, protégé par le maréchal d'Humières,
nommé gentilhomme de Gaston d'Orléans, Tristan, qui partageait ses
loisirs entre le jeu, les femmes et la poésie, fit d'abord paraître
en 1626 une tragédie de _Marianne_ qui produisit à cette époque une
véritable sensation. Le célèbre comédien Mondory, chargé du principal
rôle dans cette oeuvre dramatique, l'interpréta avec talent et
contribua beaucoup au succès de l'ouvrage. Le bruit de cette tragédie
parvint aux oreilles de Richelieu qui fut curieux de l'entendre et
manda l'acteur au Palais-Cardinal. Le comédien se surpassa;
l'Éminence, qui n'avait pas un coeur des plus tendres, laissa échapper
quelques larmes, aussitôt l'abbé Bois-Robert de prétendre qu'il
s'acquitterait encore mieux du rôle que Mondory, Mondory fût-il
présent. Le jour fut convenu pour cette espèce de défi. Bois-Robert
déclama avec âme, si bien que l'acteur lui-même s'avoua vaincu. Cette
aventure valut au favori de Richelieu le surnom d'abbé Mondory. Pour
en revenir à la _Marianne_ de Tristan, nous dirons que non-seulement
cette tragédie fut longtemps maintenue au théâtre, mais que Rousseau
s'en occupa pour y introduire quelques corrections.

  [13] Auteur distingué auquel on doit la première tragédie de
  _Médée_.

Tristan, qui s'était révélé avec tant d'éclat, resta plusieurs années
sans rien produire. En 1637, il donna _Panthée_, où l'on trouve ces
deux beaux vers:

     Et lorsqu'il est tombé sanglant sur la poussière,
     Les mains de la Victoire ont fermé sa paupière.

A peu près vers la même époque, il fit paraître la _Chute de Phaéton_,
qui n'eut pas le succès de _Marianne_, d'autant que Pierre Corneille
était alors entré en ligne, au théâtre. C'est dans cette tragédie de
_Phaéton_ que l'on trouve le très-singulier portrait suivant des
_Destinées_:

     Ces juges souverains de la terre et de l'onde,
     Ont toujours dans leurs mains le gouvernail du monde.
     C'est eux qui, de Thétis, règlent tous les efforts,
     L'empêchent de passer au delà de ses bords.
     C'est eux qui, des enfers, établissent les bornes;
     C'est eux qui, des _cocus_, _font paraître les cornes_.

On voit par ce dernier vers que le goût n'était pas encore fort épuré,
puisque cette tirade n'excita pas les murmures et parut toute
naturelle. _La Folie du Sage_, tragi-comédie, _la Mort de Crispe_, et
_la Mort du grand Osman_, les deux premières pièces jouées en 1644 et
1645, la dernière après la mort de l'auteur en 1656, composent, avec
les tragédies citées plus haut, le bagage dramatique de Tristan. Nous
devons encore y ajouter deux comédies: l'_Amarillis_ de Rotrou,
retouchée par lui en 1650, et _le Parasite_, représenté au théâtre de
l'Hôtel de Bourgogne en 1654.

Tristan mourut fort pauvre, si pauvre même que Boileau a dit de lui:
qu'il passait l'été sans linge et l'hiver sans manteau. Après sa mort,
Quinault, son élève, fit jouer par reconnaissance la tragédie
d'_Osman_, dans laquelle on trouve de fort beaux vers, tels que
ceux-ci:

     . . . . . . Ne t'imagine pas
     Que ta grandeur passée eut pour moi des appas.
     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     J'aimais Osman lui-même et non pas l'Empereur.

     Si les décrets du ciel, si l'ordre du destin,
     Avaient mis sous mes lois les climats du matin,
     Et si, par des progrès où ta valeur aspire,
     Le Danube et le Rhin coulaient sous mon empire,
     Osman dans mes États serait maître aujourd'hui;
     Il n'aurait qu'à m'aimer, et tout serait à lui.
     Ne fût-il qu'un soldat vêtu d'une cuirasse,
     N'eût-il rien que son coeur, son esprit et sa grâce;
     Et mon âme serait encore en désespoir,
     De n'avoir rien de plus pour mettre en son pouvoir.

Dans sa comédie du _Parasite_, on lit ces quatre vers d'une crudité
par trop hardie. Le parasite, toujours affamé, dit à une servante avec
laquelle il est seul:

     Que ton nez aussi bien n'est-il un pied de veau?
     Je serais fort habile à _torcher_ ton museau.
     Si tes deux yeux étaient deux pâtés de raquête,
     Je ficherais bientôt mes deux yeux dans ta tête.

La scène française, après Corneille et Racine, s'est enrichie de trop
de chefs-d'oeuvre pour que les tragédies de Tristan n'aient pas été
oubliées, cependant _Marianne_ et _la Mort de Crispe_ ont un mérite
réel. Tristan a su éviter bien des écueils. Il n'a pas sacrifié au
jargon galant et ennuyeux dont bien des auteurs de l'époque n'ont pas
osé débarrasser leurs oeuvres. Sous sa plume, la passion prend des
couleurs fortes et tragiques. Ses vers sont harmonieux, ses récits
sont pompeux. La partie dramatique est traitée avec suite et
régularité, les événements sont naturels, bien amenés et
vraisemblables.

Tristan, du reste, fut reçu en 1648 à l'Académie, il mourut en 1655 à
l'hôtel de Guise, ayant composé lui-même et pour lui la bizarre et
misanthropique épitaphe que voici:

     Ébloui de l'éclat de la splendeur mondaine,
     Je me flattai toujours d'une espérance vaine,
     Faisant le chien couchant auprès d'un grand seigneur,
     Je me vis toujours pauvre et tâchai de paraître;
     Je vécus dans la peine attendant le bonheur,
     Et mourus sur un coffre en attendant mon maître.

Nous avons déjà eu occasion de parler de CLAVERET, autre poëte de la
même époque, d'abord l'ami et bientôt après le rival assez ridicule de
Corneille. Claveret composa plusieurs comédies et une tragédie, _le
Ravissement de Proserpine_ (1639). Le poëte eut une singulière idée à
propos de cette pièce. Ne sachant comment faire pour observer l'unité
de lieu, il imagina de prévenir le public que la scène se passant au
_ciel_, en _Sicile_ et aux _enfers_, et ces trois endroits se trouvant
sur une ligne perpendiculaire tirée du céleste au sombre séjour, la
règle pouvait être considérée comme étant observée. Parmi les comédies
qu'on doit à cet auteur, nous citerons celle de _l'Écuyer_ ou _les
Faux Nobles_, en cinq actes et en vers (1666). Cette pièce fut
inspirée par une mesure prise à cette époque pour la recherche des
individus qui prenaient des titres de noblesse sans en avoir le droit.
On voit que rien n'est nouveau sur la surface du globe et que les
travers du dix-neuvième siècle étaient déjà ceux du dix-septième.

Un troisième contemporain du grand Corneille, LA CALPRENÈde,
gentilhomme gascon, fit parler de lui à la même époque que les deux
précédents, et son nom fût passé à la postérité, même à défaut de ses
oeuvres, grâce à ces deux vers de Boileau:

     Tout est humeur gasconne en un auteur gascon,
     Calprenède et Juba parlent du même ton.

Homme d'un certain mérite, La Calprenède était bien, en effet, des
bords de la Garonne, dans toute l'acception qu'on donne à cette
phrase; ainsi, Richelieu lui disant un jour, après avoir entendu une
de ses tragédies, que la pièce n'était pas mauvaise, mais que les vers
en étaient _lâches_: «Cadedis! s'écria le Gascon, il n'y a rien de
lâche dans la maison de La Calprenède.» Il était, du reste, d'une
bonne famille. Son grand talent de conteur plein de verve lui fit
accorder par la reine, qu'il avait amusée en lui disant son roman de
_Silvandre_, une pension assez ronde. Avec cet argent il se fit
faire un habit et répétait avec orgueil en montrant la belle étoffe de
son pourpoint: _C'est du Silvandre_.

Il fit paraître en 1635, _Mithridate_, tragédie dont la première
représentation tomba le jour des Rois, en 1638, _le Comte d'Essex_, la
meilleure pièce de son répertoire, en 1647, _la Mort des enfants de
Brute_ où l'on trouve quelques beaux vers, tels que ceux de Brutus,
après avoir condamné ses fils:

     Laisse-moi soupirer, tyrannique vertu;
     Je t'ai donné mes fils, Rome que me veux-tu?
     J'ai donné tout mon sang à tes moindres alarmes;
     Souffre qu'à tout mon sang je donne quelques larmes.

     JUNIE.

     Qu'as-tu fait de ton sang, Brutus?

     BRUTUS.

                                      Je l'ai versé.
     Femme, viens achever ce que j'ai commencé.

     JUNIE.

     Rends-moi mes fils, cruel?

     BRUTUS.

                               Ils ont perdu la vie.
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     Fuis de moi, femme, fuis; et, cachant tes douleurs,
     Souviens-toi qu'un Romain punit jusques aux pleurs?
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     Souffre que mes neveux adorent ma mémoire;
     Et qu'ils disent de moi, voyant ce que je fis:
     Il fut père de Rome, et plus que de ses fils.

La Calprenède a fait représenter encore quatre ou cinq tragédies plus
ou moins médiocres, mais dont aucune ne vaut ses romans de _Silvandre_
et de _Cléopâtre_, genre dans lequel il excellait. Les personnages de
ses tragédies parlent beaucoup en héros de romans; ils ont sans cesse
à la bouche des pointes, des phrases à effet et à sentiment exagéré.

BENSERADE, dont le nom eut du retentissement au commencement du
dix-septième siècle, naquit en Normandie en 1602. Fils d'un procureur
de Gisors, il eut le travers de prétendre à la noblesse. Destiné
d'abord à l'autel, il jeta bien vite le froc aux orties afin d'être
tout à sa passion pour l'une des plus charmantes actrices de cette
époque, la Belle-Rose. Son esprit fit sa fortune. La Cour l'accueillit
avec faveur, la reine, le cardinal Mazarin le comblèrent de bienfaits,
en sorte qu'il vécut toujours dans l'abondance. On aimait alors
beaucoup les ballets, il s'attacha à composer ce genre de pièce; il y
réussit, et pendant vingt années il exploita presque seul cette
littérature facile et productive. Il est vrai de dire qu'il changea
totalement la composition de ces ballets et les rendit à peu près
supportables. Il écrivit six tragédies qui n'ont pas relativement la
valeur de ses autres productions littéraires, mais qui, cependant, ne
sont pas dénuées d'un certain mérite. La première, _Cléopâtre_, donnée
en 1636, lui fut inspirée par la Belle-Rose. Le public accueillit
favorablement cette pièce. Il fit ensuite _Iphis_, puis _la mort
d'Achille_, _Gustave_ (1637), _la Pucelle d'Orléans_ et enfin
_Méléagre_ (1640).

Voici quelques vers de cette dernière pièce. Ils sont propres à donner
une idée du _faire_ tragique de Benserade. Déjanire s'étonne
qu'Atalante coure au danger comme un homme et lui dit:

     DÉJANIRE.

     Après tout, mon souci, dans l'état où nous sommes
     Ne devons-nous pas vivre autrement que les hommes?
     Nos maux sont différents, de même que nos biens,
     Ce sexe a ses plaisirs, et le nôtre a les siens;
     Encore qu'ils semblent nés pour se faire la guerre,
     Nous ne le sommes pas pour dépeupler la terre.

     ATALANTE.

     Pour vous, vous êtes fille, et fille infiniment:
     Et moi, si je la suis, c'est de corps seulement.

Après tout, on voit que Corneille n'avait rien à craindre d'un pareil
rival. Benserade avait une grande vanité; il fit placer sur sa petite
maison de Gentilly, où il se retira vers la fin de ses jours, des
armes et une couronne de _comte_: «C'est aux poëtes à en faire,» dit
plaisamment un bel esprit. Il mourut à quatre-vingts ans, ayant mis en
rondeaux les _Métamorphoses d'Ovide_ et ayant composé outre ses
tragédies, vingt-un ballets. Senecé écrivit au bas de son portrait:

       Ce bel esprit eut trois talents divers,
       Qui trouveront l'avenir peu crédule:
     De plaisanter les grands, il ne fit point scrupule,
       Sans qu'ils le prissent de travers.
     Il fut vieux et galant, sans être ridicule,
       Et s'enrichit à composer des vers.

A l'époque où Benserade commença à se faire connaître, un autre poëte
donna également quelques tragédies et trois comédies. Ce poëte, URBAIN
CHEVREAU, fils d'un avocat du Poitou, était fort instruit. Les langues
grecque, latine, arabe, italienne et espagnole, et même la langue
hébraïque, lui étaient familières. Il passa la première partie de sa
vie en voyages, dans l'un desquels il vint à Stockholm où la reine
Christine le retint quelque temps. Elle le nomma même secrétaire de
ses commandements. Précepteur du duc du Maine, il écrivit une
_Histoire du Monde_, plusieurs romans, des voyages de philosophie et
enfin quelques pièces dramatiques qui obtinrent du succès sur la scène
française. Chose bizarre, cet homme, qui avait rédigé une _histoire
universelle_, donne à _Tarquin_, dans sa première tragédie de
_Lucrèce_, représentée en 1637, le titre d'_empereur de Rome_. Après
_Lucrèce_ vinrent: _La vraie suite du Cid_ en 1638, et la même année
_Coriolan_. Voici un échantillon de la versification de cette pièce:
Virginie, en voyant son époux assassiné par les Volsques, lui dit:

     Mon cher Coriolan, si tu n'as rendu l'âme,
     Pousse au moins pour me plaire, un petit trait de flamme;
     Reprends un peu tes sens. Ah! discours superflus?
     La vie est une mer qui n'a point de reflux.
     Nos jours sont des ruisseaux que les Parques retiennent;
     Qui s'écoulent toujours et jamais ne reviennent;
     Et depuis que la mort en arrête le cours,
     Tous les dieux n'y sauraient apporter du secours.

Et deux années auparavant, Pierre Corneille avait donné _le Cid_!...
Mais il fallait quelque temps pour que le génie du grand poëte pût
développer dans l'âme des spectateurs l'amour de la bonne et saine
littérature, et pour que les auteurs consentissent à abandonner les
niaiseries sentimentales, les expressions ridicules, les pensées
barbares et révoltantes, pour adopter franchement le langage noble et
élevé que Racine allait bientôt _polir_ encore, en lui faisant
atteindre un dernier degré de pureté.

GUÉRIN DE BOUSCAIL, poëte contemporain des précédents, fournit
quelques bonnes compositions à la scène française au milieu du
dix-septième siècle. C'était un poëte ayant, à défaut de génie, de
l'esprit et de l'âme. Il eut l'intelligence de comprendre qu'il
fallait jeter de côté toutes les vieilleries admises jusqu'alors au
théâtre. Ses pièces sont remarquables par une absence presque complète
du ridicule et même, disons-le, de l'extravagance qu'on est en droit
de reprocher à la plupart des bons auteurs de cette époque. Nous avons
dit à dessein une absence presque complète; car, dans sa première
tragédie, _la Mort de Brute et de Porcie_, jouée en 1637, au milieu de
très-beaux vers, on trouve cette description pitoyable d'une bataille:

     Ce fut lors que l'Enfer fit voir en abrégé,
     Ce qu'il a de plus noir et de plus enragé.
     Ce fut lors, qu'on craignit que le ciel en colère
     Voulût noyer de sang l'un et l'autre hémisphère;
     Et que Bellone même, hérissant ses cheveux,
     Arrêta sa fureur pour recourir aux voeux.
     L'Assurance et la Peur, à travers la fumée,
     Repassèrent cent fois de l'une à l'autre armée:
     Et la Victoire errante, en ce danger mortel,
     Douta qui resterait pour lui faire un autel.

Dans _la Mort d'Agis_ (1642) au contraire, le poëte a fait une belle
peinture des moeurs grecques au temps où fleurissaient les lois de
Lycurgue:

     La morale régnait dedans tous les esprits.
     Le bienfait de lui-même était l'unique prix.
     Chacun de la vertu recherchait les caresses.
     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     Le soldat négligeait le butin pour l'honneur.
     Au bonheur du pays consistait son bonheur.
     Il ne savait point l'art d'aller faire la guerre,
     Plutôt pour ravager, que pour sauver la terre.
     Les orateurs parlaient avec sincérité.
     La Justice régnait avec égalité;
     Et jamais les présents n'avaient eu la puissance
     De faire lâchement trébucher la balance.
     Les trônes de leurs rois n'étaient point revêtus
     Des ornements de l'or, mais de ceux des vertus, etc.

On est induit à penser que Guérin fut un grand admirateur du roman de
Cervantes, car il en fit le sujet de trois comédies en vers,
intitulées: _Don Quichotte 1re et 2e partie_, _Sancho Pança_ (1638,
1639 et 1644). Dancourt, quatre-vingts ans plus tard, s'empara si bel
et si bien de cette dernière pièce, qu'on fut sur le point, au
Théâtre-Français, de lui refuser ses droits d'auteur.

Guérin de Bouscail avait compris, sans les écrire, les règles de l'art
dramatique. LA MESNARDIÈRE, médecin du frère de Louis XIII, écrivit
ces règles et ne put les appliquer. Richelieu, auquel il plut
beaucoup, fit recevoir La Mesnardière à l'Académie, en 1655, et cet
auteur, qui rédigea une _poétique_ fort bien pensée, ne put faire
réussir ni la tragédie d'_Alinde_ (1642), ni celle de _la Pucelle
d'Orléans_ de la même époque, et qu'on attribue aussi à l'abbé
d'Aubignac.

Un autre poëte, LA SERRE, collègue de La Mesnardière, puisqu'il était,
comme ce dernier, employé dans la maison de Monsieur, frère de Louis
XIII, ne put jamais ni comprendre, ni appliquer les règles
dramatiques, ce qui ne l'empêcha pas d'écrire et même d'écrire
beaucoup et très-vite. Il se vantait, en outre, de gagner de l'argent,
et c'était vrai. Du reste, il se faisait si peu illusion, qu'ayant
entendu un détestable discours, il alla embrasser l'orateur en
s'écriant: «Ah! Monsieur, que je vous ai d'obligations; depuis
vingt-cinq ans, j'ai bien débité du _galimatias_, mais vous venez d'en
dire plus en une heure que j'en ai écrit en toute ma vie.» La Serre se
plaisait à répéter avec une sorte de cynisme, qu'il avait sur les
autres auteurs un avantage immense, celui de tirer de mauvais ouvrages
plus qu'ils ne tiraient de bonnes productions. On lui reprochait
souvent le peu de soin qu'il mettait à ses travaux, et sa promptitude.
«Je suis toujours pressé, répondait-il, quand il s'agit de gagner de
l'argent, et je préfère les pistoles qui me font vivre à la chimère
d'une vaine gloire avec laquelle on meurt de faim.» Si La Serre vivait
aujourd'hui, que d'auteurs il trouverait pour le comprendre! C'est à
des écrivains de cette trempe que le siècle doit être redevable de
l'annonce et de la réclame qui sont en si grand honneur de nos jours,
et sans lesquelles le bon public rejette impitoyablement tout ouvrage.
Glu de l'époque à laquelle chacun se laisse piper.

Une des productions de ce singulier poëte, est la tragédie de
_Pandoste ou la Princesse malheureuse_, en quatre journées, chacune
de cinq actes. Probablement La Serre avait imaginé ce nouveau genre
pour être sûr de tenir plus longtemps son public. Il avait dédié cette
oeuvre à une Uranie (nom supposé) dont il exalte les qualités
_extérieures_, ajoutant ensuite: «Le reste de votre corps est une
huitième merveille dont on ne parle point parce qu'elle n'a pas de nom
propre.»

Trouvant sans doute que des tragédies en vers prenaient trop de temps
à confectionner, La Serre, _le premier et bien avant Lamotte_, inventa
la tragédie en prose. Il donna dans cette forme, celle du _Sac de
Carthage_ en 1642. Le comédien Montfleury la mit plus tard en vers et
la fit paraître sous le titre de _la Mort d'Esdrubal_.

En 1642, on joua une nouvelle tragédie en prose de La Serre, _Thomas
Morus ou le Triomphe de la Foi et de la Constance_.

L'auteur du _Parnasse réformé, ou Apollon à l'École_ (jolie petite
pièce jouée dans les colléges), fait parler ainsi La Serre au sujet de
sa tragédie de _Thomas Morus_:

«On sait que mon _Thomas Morus_ s'est acquis une réputation que toutes
les autres comédies du temps n'avaient jamais eue. M. le cardinal de
Richelieu a pleuré dans toutes les représentations qu'il a vues de
cette pièce. Il lui a donné des témoignages publics de son estime, et
toute la Cour ne lui a pas été moins favorable que Son Éminence. Le
Palais-Royal était trop petit pour contenir ceux que la curiosité
attirait à cette tragédie. On y suait au mois de décembre, et l'on
tua quatre portiers, de compte fait, la première fois qu'elle fut
jouée. Voilà ce qu'on appelle de bonnes pièces; M. Corneille n'a point
de preuves si puissantes de l'excellence des siennes; et je lui
céderai volontiers le pas, quand il aura fait tuer cinq portiers en un
seul jour.»

Si nous continuons l'étude des poëtes tragiques contemporains de
Corneille, nous trouvons MICHEL LECLERD de l'Académie Française,
auteur plein de feu et d'imagination qui, certainement, eût donné au
Théâtre des oeuvres remarquables, s'il se fût occupé davantage de
l'art dramatique. Mais au moment où il fit paraître sa première pièce:
_Iphigénie_, Corneille était dans toute la splendeur de sa gloire. Il
n'osa joûter contre ce terrible rival et se voua tout entier au
barreau.--_Iphigénie_, quoique fort passable, n'eut que cinq
représentations. Coras, ami de Leclerc, en revendiqua la
collaboration, ce qui donna lieu à Racine de lancer cette charmante
épigramme:

     Entre Leclerc et son ami Coras,
     Tous deux auteurs, rimant de compagnie,
     N'a pas longtemps sourdirent grands débats
     Sur le propos de leur _Iphigénie_.
     Coras lui dit: «La pièce est de mon cru.»
     Leclerc répond: «Elle est mienne et non vôtre.»
     Mais aussitôt que l'ouvrage eut paru,
     Plus n'ont voulu l'avoir fait l'un ni l'autre.

Deux autres tragédies: _Virginie_ et _Oreste_, sont encore attribuées
à Leclerc.

JEAN MAGNON, poëte, né à Tournus, avait le défaut diamétralement
opposé à celui de Leclerc. Autant le second était modeste et réservé,
autant le premier était présomptueux et plein de vanité. L'un était
toujours en défiance de lui-même, l'autre disait à qui voulait
l'entendre, qu'il avait pour la poésie les plus heureuses
dispositions. Ses tragédies, prétendait-il, lui coûtaient moins de
temps et de peine à écrire qu'elles n'en demandaient pour êtres lues
et jouées. Il affirmait avoir composé en dix heures les sept cent
cinquante vers d'un ouvrage sur l'_Entrée du Roi et de la Reine à
Paris_; enfin il eut l'aplomb de raconter qu'il travaillait à une
_Science universelle_ en deux cent mille vers, et qu'en ayant fait
déjà cent mille, il aurait bientôt mis la dernière main à cette
encyclopédie digne de son génie immense. Un beau jour, il prétendit
que la poésie dramatique était au-dessous de ses talents et qu'il
abandonnait le théâtre pour s'adonner à des compositions d'un ordre
plus élevé. Malheureusement chez ce poëte, qui aurait dû naître sur
les bords de la Garonne plutôt que sur les rives de la Saône, les
actions étaient peu en rapport avec le langage. _La Science
Universelle_ ne parut jamais; le monde fut déshérité de ce
chef-d'oeuvre, et les pièces qu'il donna, au nombre de huit à dix,
tragédies ou comédies, sont assez médiocres, bien qu'il ne manquât ni
d'esprit, ni d'imagination, ni de facilité. _Artaxerce_ paru en 1645,
_Josaphat_ et _Séjames_ en 1646, _Jeanne de Naples_ en 1654, sont loin
de passer pour des oeuvres de mérite.

Magnon eut l'idée assez malheureuse de mettre en vers une tragédie
faite en prose par l'abbé d'Aubignac. Cette pièce, intitulée
_Zénobie_, ne réussit ni en vers, ni en prose. Son premier auteur
l'avait composée, disait-il, comme modèle des préceptes suivis par
Aristote.--«Parbleu! s'écria le prince de Condé, à qui l'on racontait
cela, je sais bon gré à d'Aubignac d'avoir si bien observé les règles
d'Aristote; mais je ne pardonne pas aux règles d'Aristote d'avoir fait
faire à ce pauvre d'Aubignac une si déplorable tragédie.»

Nous ne parlerions pas de GOMBAULT, gentilhomme calviniste de la
Saintonge, qui donna au théâtre deux comédies et la tragédie des
_Danaïdes_ en 1646, si nous ne voulions rappeler ici que cet estimable
auteur, homme d'esprit et de mérite, fut un des fondateurs de la
petite Société savante qui se réunissait chez Conrad, Société qui fut
le principe de l'Académie Française.

De tous les émules, car nous ne pouvons dire les rivaux de Corneille,
l'un des contemporains qui eut le plus de succès et par son esprit et
par ses compositions dramatiques et par son extrême fécondité, fut
GILBERT, d'abord secrétaire de la duchesse de Rohan, puis résident en
France, de Christine de Suède. Malgré les occupations que lui donnait
cette dernière place, Gilbert travailla toujours avec la plus louable
ardeur pour le Théâtre. Outre un grand nombre de tragédies et de
comédies, il composa en vers et en prose un assez grand nombre
d'ouvrages de divers genres. Malgré tout cela, Gilbert mourut fort
pauvre, les dernières années de sa vie se fussent même écoulées dans
la misère, s'il n'eût trouvé sur son chemin Hervard, protecteur des
gens de lettres de cette époque, qui lui donna asile. Les premières
productions dramatiques de Gilbert sont: _Marguerite de France_ et
_Téléphonte_ (1641), qui eurent un succès médiocre. Il fut ensuite
cinq ans avant de rien donner à la scène; enfin, en 1646, il se décida
à faire paraître une tragédie d'_Hippolyte_ à laquelle plus tard
Racine ne dédaigna pas de faire quelques emprunts. Ainsi, dans la
pièce de Gilbert, lorsque Thésée exile son fils, Hippolyte répond:

     Si je suis exilé pour un crime si noir,
     Hélas! qui des mortels voudra me recevoir!
     Je serai redoutable à toutes les familles,
     Aux frères pour leurs soeurs, aux pères pour leurs filles.
     Où sera ma retraite en sortant de ces lieux?

     THÉSÉE.

     Va chez les scélérats, les ennemis des Dieux,
     Chez ces monstres cruels, assassins de leurs mères,
     Ceux qui se sont souillés d'incestes, d'adultères;
     Ceux-là te recevront.

Racine fait dire aux deux mêmes personnages:

     HIPPOLYTE.

     Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,
     Quels amis me plaindront, quand vous m'abandonnez?

     THÉSÉE.

     Va chercher des amis dont l'estime funeste
     Honore l'adultère, applaudisse à l'inceste;
     Des traîtres, des ingrats, sans honneur et sans foi,
     Dignes de protéger des méchants tels que toi.

Voici maintenant les adieux de l'_Hippolyte_ de Gilbert:

     Adieu, chers compagnons, mes fidèles amis,
     En qui mes jeunes ans ont trouvé tant de charmes.
     Mais ne m'accusez point, en répandant des larmes,
     Quand on n'est point coupable on n'est pas malheureux.
     Comme je suis constant, montrez-vous généreux.
     Que je sorte d'ici, non de votre mémoire.
     Et toi, qui fus toujours compagne de ma gloire,
     Vertu, qui vois qu'à tort les miens m'ont accusé,
     Suis-moi dans mon exil, puisque tu l'as causé.

Encouragé par le succès d'_Hippolyte_, le poëte donna la même année
(1646) une tragédie de _Rodogune_; mais il commit une mauvaise action.
Un ami commun de lui et de Corneille, auquel ce dernier avait confié
son projet de composer _Rodogune_, trahit le grand poëte et communiqua
son plan à Gilbert, qui s'empressa de faire paraître sa tragédie.
Corneille, dont l'âme était pleine d'élévation et de noblesse, sut
taire ce procédé. L'immense succès de sa tragédie le vengea en faisant
tomber celle de son rival. Que de Gilbert, de nos jours, se font
plagiaires sans scrupules!...

L'année 1646 fut bien employée par Gilbert, car il donna encore à la
scène une _Sémiramis_ en cinq actes.

Pendant près de onze ans, on ne vit plus rien de lui. Il se trouvait à
Rome, en mission de la reine de Suède, lorsque, par ordre de
Christine, il fit jouer dans la capitale du monde chrétien une
tragédie _des Amours de Diane et d'Endymion_, laquelle vint ensuite en
1657 sur la scène française. Cette pièce a du mérite et eut du succès,
ce qui n'empêcha pas la _Gazette Burlesque_, le _Charivari_ de cette
époque, d'en rendre compte ainsi qu'il suit:

     L'histoire d'Endymion,
     Qui, selon mon opinion,
     Est celle de tout le monde,
     En plusieurs beaux traits est féconde,
     Et fait juger Monsieur Gilbert
     Écrivain tout à fait expert.

_Chrisphonte ou le retour des Héraclides_, joué la même année (1657),
faillit être un revers pour l'auteur, malgré le mérite de la pièce,
parce qu'au dénouement, le confident ayant dit à Mérope:

     Madame, c'en est fait, la bataille est donnée,
     La fortune répond à vos justes souhaits;
     Le vainqueur qui vous plaît vous donnera la paix.
     C'est de ces deux rivaux le plus digne de gloire.
     C'est...

Mérope l'interrompt brusquement:

     Je sais le vainqueur, conte-moi la victoire.

_Arie et Petus_, en 1659, fut une des dernières tragédies de Gilbert.
Il ne fit plus, à partir de cette époque, que des comédies ou des
pastorales, si l'on en exempte _Léandre et Héro_ (1667), qui ne fut
pas imprimé. _Les Amours d'Ovide_, _les Amours d'Angélique et de
Médor_, _les Intrigues Amoureuses_, _les Peines et les Plaisirs de
l'Amour_, sont des pastorales qui furent bien reçues du public, mais
qui ne peuvent être mises en parallèle avec les compositions sérieuses
de Gilbert.

Nous ne devons pas, avant de terminer, oublier la tragi-comédie du
_Courtisan Parfait_ (1668), pièce originale qui en renferme _deux_, la
seconde commençant au troisième acte. Joconde, un des personnages,
énumérant les qualités que doit posséder le parfait courtisan,
s'exprime ainsi:

     Il faut qu'il soit beau fils et malin de nature,
     D'esprit fort corrompu, mais fort bien fait de corps;
     Haïssable au dedans, et charmant au dehors;
     Qu'il n'ait de la vertu rien que les apparences,
     Et qu'il mêle aux beaux mots les belles révérences;
     Qu'il promette beaucoup et qu'il ne tienne rien.

Gilbert, comme auteur dramatique, a des qualités et des défauts. Il
sut choisir avec art ses sujets, mais il les traita quelquefois avec
assez peu de goût. Ses tragédies, sans être bonnes, présentent des
situations heureuses et la versification en est facile. Ses comédies
et ses pastorales ont des scènes de bon aloi. On ne peut reprocher à
ses compositions, comme à celles de ses contemporains, de sortir des
bornes du naturel; au contraire, tout y est bien et sagement réglé;
aussi, ne trouve-t-on pas dans ses oeuvres de grands défauts; et même
à côté des productions de Corneille, son théâtre mérite d'être lu.

MONTAUBAN fit jouer les deux tragédies de _Zénobie_ et de _Seleucus_
en 1650 et 1652, mais il est plus connu par ses comédies, dont une
surtout: _les Charmes de Félicie_, représentée pour la première fois
en 1651, eut un tel succès qu'elle resta trente ans entiers à la
scène.

On trouve dans cette jolie pastorale en cinq actes et en vers, un
caractère de bergère coquette traité avec habileté. Ismène trace à son
amant jaloux la ligne de conduite qu'elle veut lui voir tenir:

     Je suis libre, Timante, et ne veux point de maître.
     Je ne prétends jamais dépendre que de moi.
     Eh! t'avais-je promis de ne parler qu'à toi?
     Penses-tu que tu sois l'amant seul qui me serve?
     N'en ai-je pas encore qu'il faut que je conserve?
     Et de tous les bergers dont j'ai reçu la foi,
     Si je n'ouvre la bouche et les yeux que pour toi,
     Et que l'un de ces jours je cesse de te plaire,
     Ou que je change aussi, comme tout se peut faire,
     Tous les autres, jaloux de ces bons traitements,
     Quand je t'aurai perdu, seraient-ils mes amants?
     Et si ma liberté pour tous n'était soufferte,
     Qui d'entre eux me voudrait consoler de ta perte?
     Je songe à l'avenir, dont tu n'es pas garant:
     Du moins si l'un me quitte, un autre me reprend.
     Vois si l'humeur te plaît, ou si, sans jalousie,
     Tu pourras me servir ainsi toute ma vie?
     Et si cela se peut, espère quelque jour,
     Et la bouche et la main, pour flatter ton amour:
     Et peut-être le coeur, si mon humeur me change, etc.

Montauban, ami de Boileau, de Chapelle et de Racine, et que l'on
prétend même avoir travaillé aux _Plaideurs_ de ce dernier, était un
auteur ayant de l'esprit et de la facilité. Avocat distingué, il se
fit plus de renom au palais qu'au théâtre.

Nous ne citerions pas ici l'abbé DE PURE, si les Satires de Boileau ne
l'avaient rendu célèbre. L'abbé de Pure était un homme fort agréable,
mais d'une figure peu avantageuse; aussi le grand critique a-t-il
écrit satiriquement:

     Quand je veux d'un galant dépeindre la figure,
     Ma plume, pour rimer, trouve l'abbé de Pure.

Une tragédie: _Ostorices_, et une comédie: _Les Précieuses_, pièces
jouées l'une et l'autre en 1659, constituent tout le bagage dramatique
de l'abbé de Pure, dont le nom ne fût pas arrivé sans doute jusqu'à
nous, sans l'acharnement de Despréaux à le décrier. A quelque chose
malheur est bon!

Il nous reste, pour compléter la série des poëtes tragiques
contemporains de Corneille et ayant joui d'une certaine célébrité, à
parler de Madame de VILLEDIEU et de MILLOTET, auteur de la tragédie de
_Sainte-Reine_.

Madame Desjardin de Villedieu, femme d'un capitaine du régiment de
Dauphin, avait beaucoup d'esprit. Ayant obtenu la cassation de son
mariage, elle épousa un M. de Challe, le perdit et se maria de
nouveau, mais sans quitter le nom de son premier époux. Ses romans
l'ont fait plus connaître que son _Manlius Torquatus_, joué cependant
avec succès en 1662. On prétendit, dans le temps, que l'abbé
d'Aubignac n'était pas étranger au plan de cette pièce; mais l'abbé
s'en est toujours défendu. _Nitetis_, tragédie représentée en 1663,
fut également bien accueillie du public. Dans cette pièce, _Nitetis_,
surprise par son mari avec son amant, lui dit sans se troubler et avec
un cynisme qui ne passerait pas au théâtre de nos jours:

     Bien que tes cruautés augmentent chaque jour,
     La loi fait dans mon coeur l'office de l'amour.
     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     Le même sentiment me force à t'avertir,
     Que c'est au nom d'époux que mon amour se donne;
     Qu'en t'aimant comme tel, j'abhorre ta personne;
     Et que, si dans sa place un monstre avait ma foi,
     Il aurait dans mon coeur le même rang que toi.

MILLOTET, chanoine de Flavigny, au lieu d'appliquer le peu de talents
qu'il pouvait avoir à composer de bonnes tragédies, s'appliqua à faire
un véritable tour de force. Il _fabriqua: Sainte Reine ou le Chariot
du triomphe tiré par deux aigles, de la glorieuse, noble et illustre
Sainte Reine d'Alise, vierge et martyre_. Toutes les scènes commencent
par chacune des lettres de ces cinq mots: _Sainte Reine, priez pour
nous_. Mais ce qu'il y a de plus bizarre, c'est que l'auteur a eu
l'incroyable patience de faire en sorte que tous les acteurs et
actrices qui représentaient cette tragédie, eussent leur acrostiche
dans leurs paroles, par chaque lettre de leurs noms, ou de leurs
surnoms. On comprend le ridicule d'une pièce faite pour vaincre une
difficulté de cette espèce.

Peut-être a-t-il existé encore quelques auteurs tragiques
contemporains de Pierre Corneille; mais nous croyons avoir passé en
revue ceux d'entre eux dont les oeuvres, au point de vue littéraire ou
anecdotique peuvent offrir quelque intérêt aux lecteurs de l'époque
actuelle. Quant à ceux qui se sont plus spécialement adonnés à la
comédie ou aux pastorales, fort en vogue sous Louis XIII et sous Louis
XIV, nous les avons réservés pour faire escorte au père de la bonne
comédie, à Molière, autour duquel nous les grouperons à leur tour. Il
est un homme cependant dont le nom ne saurait être passé sous silence,
c'est QUINAULT; mais comme en lui se trouvent deux poëtes en la même
personne, le poëte tragique et comique et le poëte lyrique, nous ne
parlerons ici que du Quinault, auteur de plusieurs tragédies et d'un
certain nombre de comédies, mettant de côté, pour l'instant, le
Quinault qui charma son siècle par les productions littéraires dont il
gratifia la scène de l'Opéra Français.

Occupons-nous donc de l'auteur de: _la Mort de Cyrus_, de
_Stratonice_, d'_Agrippine_ et de bien d'autres oeuvres dramatiques.
Nous dirons d'abord que Quinault occupe un rang élevé dans les
lettres, beaucoup moins grâce à ses tragédies, que grâce aux pièces
légères si bien mises en relief par la musique de Lully. Poëte
lyrique, Quinault est en tête de la pléïade, poëte tragique, Quinault
est sur le second plan.

C'était du reste un homme des plus aimables, plein d'esprit et
d'aménité que Quinault. Son premier état fut celui de clerc d'un
avocat au Conseil. Fort jeune encore, et se sentant de la verve et du
goût pour la scène, il composa quelques pièces. Un marchand passionné
pour le théâtre, fit sa connaissance et le supplia de prendre un
appartement dans sa maison. Quinault ne se fit pas prier; le marchand
mourut et son hôte épousa la veuve, qui lui apporta une fort jolie
fortune. Ceci se passait en 1671. Le poëte, ne se trouvant plus assez
grand seigneur, imagina d'être quelque chose dans l'État. Il acheta à
beaux deniers une charge d'auditeur des comptes. Mais ce qu'il n'avait
pas prévu, c'est l'opposition de Messieurs de la Chambre des comptes,
qui trouvèrent peu digne d'admettre dans un corps aussi recommandable
par sa gravité, un homme de théâtre. Ce débat eut pour résultat la
plaisanterie suivante en quatre vers, d'un anonyme:

         Quinault, le plus grand des auteurs,
     Dans votre corps, Messieurs, a dessein de paraître;
         Puisqu'il a fait tant d'_auditeurs_,
         Pourquoi l'empêchez-vous de l'être?

Les histoires de son temps le font fils d'un boulanger et domestique
de l'acteur Mondory. Qu'il ait été d'une famille obscure, qu'il ait
servi les autres, le fait positif, c'est que, comme Rousseau et bien
des hommes de talent, il est l'enfant de ses oeuvres. Modeste,
sociable, d'une grande douceur de caractère, il alliait à beaucoup de
bonnes qualités de véritables talents. En vain le satirique Boileau
lui a-t-il lancé les traits les plus acérés; ces traits ont fini par
faire plus de tort à l'auteur de l'_Art poétique_ qu'à Quinault. On
connaît les vers de l'épître sur la calomnie, de Voltaire:

     O dur Boileau, dont la muse sévère,
     Au doux Quinault envia l'art de plaire.
     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     Chacun maudit ta satire inhumaine.
     N'entends-tu pas nos applaudissements
     Venger Quinault quatre fois par semaine.

Le fait est qu'il a fallu du temps pour fixer la réputation de cet
auteur. On ne s'est déterminé que fort tard à lui rendre justice.
Pendant près de cent ans on applaudit ses opéras, et ce ne fut qu'à la
fin du dix-huitième siècle qu'on voulut bien lui reconnaître quelque
mérite. Ce préjugé, l'ingénieux et satirique Despréaux l'avait fait
admettre, et les jugements du critique parurent longtemps sans appel.
On ne les contrôlait même pas, on s'inquiétait peu de savoir si
Quinault était la victime d'un mauvais vouloir et si les productions
de son esprit étaient, oui ou non, aussi médiocres que le prétendait
son détracteur. Ce qu'il y a de plus original dans cette singulière
condamnation, c'est que les juges allaient chaque soir applaudir leur
victime dans ses plus gracieuses compositions, lui donnant ainsi gain
de cause contre eux-mêmes.

Parmi les nombreuses tragédies de Quinault, nous citerons: _les
Rivales_ (1653), pièce copiée de Rotrou et à laquelle se rattache une
anecdote assez curieuse et un usage qui a prévalu depuis lors. Jusqu'à
cette époque, il était d'usage que les comédiens achetassent des
auteurs, à prix débattu, leurs compositions dramatiques et restassent
maîtres de la recette entière. Il en résultait que, souvent, de bonnes
choses étaient payées fort mal et de mauvaises au-dessus de leur
valeur. On payait enfin le _nom_ de l'auteur, ainsi que cela se
pratique encore aujourd'hui par les éditeurs[14]. Tristan avait pour
élève Quinault. Voulant lui être utile, il se chargea de lire _les
Rivales_ aux comédiens qui firent grand éloge de la pièce,
l'acceptèrent, fixant le prix à cent écus. Tristan leur apprit que
cette tragi-comédie n'était pas de lui, mais d'un jeune homme de
talent. Aussitôt les comédiens de se récrier et de diminuer de moitié
les honoraires de l'auteur. Tristan insiste sur la première évaluation
et il parvient, par une habile transaction, à obtenir que le neuvième
de la recette sera alloué à Quinault. Ce moyen parut si ingénieux et
si équitable, qu'à partir de ce moment, il devint une règle toujours
suivie. Pour les pièces en un acte et en trois actes, les droits
furent fixés au douzième et au dix-huitième de la recette.

  [14] Ceci nous rappelle une anecdote contemporaine dont nous
  avons été témoin. Un de nos amis porte à un éditeur en renom un
  fort joli roman, le priant de le lire et de le lui éditer, s'il
  le trouve digne de l'impression. «Volontiers, lui dit l'éditeur,
  sans même prendre connaissance du titre de l'ouvrage; si cela
  forme un volume, c'est 1,000 francs; deux volumes, 1,500 francs
  que cela vous coûtera.» Le jeune homme se récrie. Alors, avec une
  franchise tant soit peu cynique, le vendeur de livres reprend:
  «Monsieur, votre nom n'est pas connu; votre roman serait-il
  excellent, je ne ferais pas les frais de l'édition; mais
  apportez-moi le _factum_ le plus stupide signé d'un des grands
  noms de la littérature moderne, et je vous compte à l'instant
  1,500 francs. Votre excellent ouvrage, signé de vous, je ne le
  vendrai pas; la rapsodie signée d'un grand nom, je l'écoulerai de
  suite; c'est comme cela.» A qui la faute? A l'éditeur ou au
  public?--Au public, selon nous, qui ne mord qu'à l'hameçon de la
  réclame et du charlatanisme, se souciant fort peu du talent.

Quinault donna, en 1656, la tragédie de _Cyrus_, dans laquelle il fait
dire à la reine Thomiris:

     Que l'on cherche partout _mes tablettes_ perdues,
     Et que, sans les ouvrir, elles me soient rendues.

Le public accueillit favorablement la pièce et ne s'aperçut pas du
ridicule anachronisme de ces deux vers; mais Boileau n'était pas homme
à les laisser passer sans critique. _Amalazonte_, _le Feint Alcibiade_
(1658), _Stratonice_ (1660), se succédèrent rapidement.

En 1661, Quinault fit jouer sa tragédie d'_Agrippa ou le Faux
Tibérius_. Elle réussit, malgré l'absurdité de la donnée sur laquelle
elle repose, donnée inacceptable, car comment admettre que la
ressemblance de _Tibérius_ et d'_Agrippa_ est telle, au physique et au
moral, que la maîtresse d'_Agrippa_, après avoir été longtemps avec
l'un, continue à le prendre pour l'autre? Deux ans plus tard, en 1663,
parut _Astrate_, très-bien reçue du public et très-prônée dans le
_Journal des Savants_ de cette époque, tandis que Boileau, dans sa
troisième satire, se plaît à _l'abîmer_, selon l'expression consacrée
de nos jours. Cette tragédie, si elle a des défauts, a cependant du
mérite, et il n'en est pas moins positif qu'elle resta près d'un
siècle au théâtre.

En 1666 et 1670, Quinault écrivit encore deux tragédies: _Pausanias_
et _Bellérophon_; mais, comme nous l'avons dit en commençant à parler
de cet auteur célèbre, c'est comme poëte lyrique qu'il faut
l'envisager, si l'on veut rendre hommage à son véritable talent[15].

  [15] Nous parlerons des opéras de Quinault à l'article où il sera
  question du genre lyrique.



VIII

RACINE.

DE 1666 A 1690.

  RACINE.--Parallèle avec Corneille.--Talent comparé de ces deux
    grands poëtes.--Qualités de Racine.--Notice.--Sa tragédie de
    la _Thébaïde_, en 1664.--Anecdote.--Jugement de Corneille sur
    Racine.--Tragédie d'_Alexandre_ (1666).--Son peu de succès
    dans le principe.--On l'ôte à la troupe de Molière pour la
    donner à la troupe de l'Hôtel de Bourgogne.--Son
    succès.--Plaisante anecdote à ce sujet.--Le _Dialogue des
    Morts_, de Boileau, et l'_Alexandre_, de Racine.--_Andromaque_
    (1667).--La Champmeslé et la Desoeillets.--Mot judicieux de
    Louis XIV.--Boutade d'un spectateur.--Première parodie.--Chagrin
    de Racine.--_Les Plaideurs_ (1668).--Histoire anecdotique
    de cette jolie comédie.--_Britannicus_ (1669).--Dénouement,
    critiqué par Boileau.--Effet produit sur Louis XIV par
    quelques vers de cette tragédie.--Anecdote.--_Bérénice_
    (1671).--Sujet donné par Henriette d'Angleterre.--Parodie.--Mot
    de Chapelle.--Mlle de Mancini.--Le Grand Condé.--Anecdote de
    la sentinelle et de Mlle Gaussin.--Vers à ce sujet.--_Bajazet_
    (1672).--Racine, poëte satirique, de par Boileau.--_Mithridate_
    (1673).--Anecdotes relatives à cette tragédie.--_Iphigénie_
    (1674), donnée à Versailles au retour de la campagne de la
    Franche-Comté.--Vers de Boileau à cette occasion.--Anecdote de
    Lully.--Singulière annonce à propos d'_Iphigénie_.--Mlle
    Gaussin, dans le rôle d'_Iphigénie_.--Vers qu'on lui
    adresse.--_Phèdre_ (1677).--Ce qui donna l'idée première de
    cette tragédie à Racine.--La Champmeslé.--Cabale contre cette
    pièce.--La _Phèdre_ de Pradon.--Mme Deshoulières, la duchesse
    de Bouillon et le duc de Nevers.--Les trois sonnets.--Grande
    querelle.--Frayeur  de Racine et de Boileau.--Le fils du
    Grand Condé les rassure.--Les tribulations essuyées par le
    tendre Racine, à propos de cette tragédie, le font renoncer au
    théâtre, à l'âge de trente-huit ans, malgré Boileau.--_Esther_
    (1689).--Anecdotes relatives à cette pièce.--_Athalie_
    (1690).--Cette pièce, mal jugée, est comprise par Louis XIV et
    défendue par Boileau.--Mme de Maintenon la fait jouer en
    présence du roi.--En 1702, après la mort de Racine, Louis XIV
    la fait représenter à Versailles.--Les principaux personnages
    de la cour y prennent des rôles.--En 1716, le Régent donne
    l'ordre aux Comédiens de la mettre au théâtre.--Le public
    commence enfin à admirer ce dernier chef-d'oeuvre de
    Racine.--Succès de cette pièce.--Son actualité pendant la
    Régence.


Après les belles tragédies de Pierre Corneille, on était loin de
penser qu'un auteur dramatique pût égaler le maître; c'est cependant
ce qui arriva quand parut RACINE.

Plus heureux que Corneille, Racine sut s'arrêter dans un âge et à un
moment où sa réputation n'ayant fait que grandir, on pouvait affirmer
que ce poëte était à l'apogée de sa gloire.--Ces deux hommes ont
également contribué à élever l'art dramatique en France, l'un en
faisant justice des pièces absurdes qui, jusqu'à sa venue, occupaient
despotiquement la scène et en fixant les règles dont il n'était plus
permis de s'écarter; l'autre en rectifiant la langue et en lui donnant
une douceur qu'elle a conservée depuis les belles compositions de son
génie. Le théâtre de Corneille, comme celui de Sophocle, brille par la
vigueur des pensées. Racine, comme Euripide, a su donner au sien la
tendresse des sentiments. On peut dire que la tragédie chez l'un prend
les formes d'une statue qui frappe par la fierté, la hardiesse de ses
proportions; que chez l'autre, c'est un tableau dont l'expression
tendre, délicate, naturelle, animée, charme les yeux et touche le
coeur. Corneille, c'est le torrent qui grossit avec violence et brise
ses digues pour faire une irruption; Racine, c'est le fleuve
majestueux qui, dans son paisible cours, répand la fertilité dans les
lieux qu'il arrose. Corneille enfin va au coeur par l'esprit, Racine
trouve le chemin de l'esprit par le coeur. Ils marchent parallèlement
sur deux lignes à la hauteur l'un de l'autre, immortels l'un et
l'autre et dignes l'un comme l'autre de la gloire dont ils jouiront
dans le monde, tant qu'il y aura des hommes capables d'apprécier le
beau et de comprendre le sublime. Boileau disait: le _pompeux_
Corneille et le _tendre_ Racine, et il avait raison.

Conduit par un goût qui ne faisait jamais fausse route, Racine
choisissait avec un tact parfait tous les sujets de ses grandes
compositions. Il aimait mieux devoir beaucoup à la bonté du sujet que
de compromettre le succès d'une pièce en cherchant à vaincre une
situation difficile. Son esprit fin, délicat, plein de noblesse et
d'élévation, saisissait avec un grand bonheur les nuances du
sentiment. Il savait, en peignant la nature sous ses plus riants
aspects, l'embellir encore sans la déguiser. Les grandes passions
avaient en lui un interprète sage, tendre et qui sut, de prime-abord,
débarrasser la scène des fadaises dont on se croyait obligé de
surcharger le langage, surtout lorsque l'on voulait exprimer le
sentiment si naturel de l'amour. Dans ses belles et suaves
compositions, Racine intéresse et fait passer l'âme du spectateur ou
du lecteur par toutes les péripéties du drame intime. Faiblesse,
inquiétude, emportements, détours cachés, secrets passionnés, on
comprend tout avec lui, au besoin on excuserait tout. Le style est
d'une douceur, d'une noblesse, d'une élégance dont rien jusqu'à lui
n'avait donné l'idée. On peut affirmer que Racine est le poëte de
l'intelligence; car l'oreille, l'esprit et le coeur, en l'écoutant,
sont satisfaits. Aussi, jamais auteur n'eut un succès plus réel, plus
soutenu et plus durable. Aujourd'hui encore, après deux siècles, il
fait loi.

Né, en 1639, à la Ferté-Milon, où son père était contrôleur du grenier
à sel, Racine fut trésorier en la généralité de Moulins, secrétaire du
roi, gentilhomme ordinaire de la Chambre, membre de l'Académie
française et désigné par Louis XIV pour être l'historiographe de son
règne. Il mourut à Paris, en 1699, et, selon son désir, il fut enterré
à Port-Royal-des-Champs, où il avait été élevé dans sa jeunesse. Ami
de Corneille, de Molière, avec lequel il fut par la suite en froid, il
fut surtout très-lié avec Boileau, dont les utiles conseils aidèrent
au développement de son talent admirable. Aussi disait-il avec la
franchise d'un beau caractère, qu'il était plus redevable des succès
de la plupart de ses pièces aux sages avis du judicieux et célèbre
critique, qu'à l'étude des préceptes d'Horace et d'Aristote.

Racine fit son entrée dans le monde des lettres par la tragédie de _la
Thébaïde ou les Frères Ennemis_, en 1664. On prétend que le sujet lui
en fut donné par Molière et que dans la pièce, telle qu'elle fut jouée
d'abord, des scènes entières étaient puisées presque littéralement
dans l'_Antigone_ de Rotrou. Quoi qu'il en soit, lorsque cette
tragédie, qui commença sa réputation, fut imprimée, les plagiats,
s'ils ont existé, avaient disparu.

Sa seconde composition dramatique fut _Alexandre_, en 1666. Il la lut
à Corneille avant que de la faire jouer, et Corneille, qui n'était mu
par aucun sentiment de jalousie, lui dit: «Cette pièce me fait voir en
vous de grands talents pour la poésie, mais ces talents ne sont point
pour le tragique.» Corneille préférait Lucain à Virgile. Ce jugement
parvint aux oreilles de Boileau, qui écrivit plus tard:

     Tel excelle à rimer, qui juge sottement,
     Tel s'est fait par ses vers admirer dans la ville,
     Qui jamais, de Lucain, n'a distingué Virgile.

Les amis de Racine ne furent pas de l'avis de Corneille; ils
trouvèrent la pièce d'_Alexandre_ fort belle et fort bonne, et le
rassurèrent complétement. L'ouvrage fut livré à la troupe de Molière,
dont les acteurs, excellents pour le genre comique, n'entendaient rien
à la tragédie. Elle tomba. Le jeune auteur se plaignit du mauvais
conseil qu'on lui avait donné: «Votre pièce est excellente, lui
dit-on; mais il faut des gens qui sachent l'interpréter; faites-la
jouer à l'Hôtel de Bourgogne.» Racine adopta l'idée, et son
_Alexandre_ eut un succès immense. Cette détermination causa une
petite révolution intérieure dans la troupe de Molière; mademoiselle
Duparc, la meilleure actrice du théâtre de _Monsieur_, passa à l'Hôtel
de Bourgogne. Molière en fut mortifié, et cela jeta entre Racine et
lui un froid qui subsista toujours depuis, quoiqu'ils se rendissent
justice l'un à l'autre en toute circonstance.

On raconte, à propos de ce fait, une plaisante histoire. Un abbé était
au sermon, faisant d'épouvantables contorsions et répétant sans cesse
ces mots: «O Racine! ô Racine!»--Mon Dieu, lui dit un de ses amis,
l'abbé, qu'avez-vous donc à prononcer le nom de Racine?--Eh! mon cher,
répondit l'autre, vous ne voyez donc pas l'identité de ma position
avec celle de l'auteur d'_Alexandre_?--Comment cela?--C'est moi qui ai
fait le sermon que vous venez d'entendre; il est admirable; mais ce
bourreau le débite comme les acteurs de Molière ont débité la pièce de
Racine; si je l'avais donné à un autre, mon sermon eût eu le succès
qu'a eu l'_Alexandre_ à l'Hôtel de Bourgogne.

Racine disait à Boileau, en lui parlant de cette pièce, qu'il se
sentait une surprenante facilité pour faire les vers. «Moi, lui dit le
grand critique, je veux vous apprendre à faire avec peine des vers
faciles, et vous avez assez de talent pour le savoir bientôt.»

On eut, à cette époque, l'idée maligne et fort plaisante d'attribuer à
Boileau la pensée d'avoir eu en vue la tragédie d'_Alexandre,_ dans un
de ses _Dialogues des Morts_. Pour cela, on avait adroitement
intercalé quelques-uns des vers doucereux mis dans la bouche du
conquérant par Racine, au milieu de ce dialogue.

Voici le morceau tel qu'on le publiait:

  PLUTON.

  Mais qui est ce jeune étourdi qui s'avance d'un air moitié sérieux
  et moitié badin? Le voilà bien échauffé!

  DIOGÈNE.

  Je crois que c'est Alexandre. Qu'il est changé! J'ai peine à le
  reconnaître. Sa physionomie n'est ni grecque, ni barbare: c'est un
  guerrier petit-maître; apparemment que ses longs voyages l'ont un
  peu gâté. C'est pourtant Alexandre, je le reconnais encore.

  PLUTON.

  Oh! pour le coup, nous avons un véritable héros et non pas un fade
  doucereux. Il n'a jamais soupiré que pour la gloire. Il s'est même
  si peu piqué de galanterie, que, dans sept ans, il n'a visité
  qu'une fois la femme et les filles de Darius, bien qu'elles
  fussent les plus belles princesses du monde et ses prisonnières.
  Je jurerais qu'il s'est garanti du mauvais air que les autres ont
  respiré, et qu'ayant entendu parler de révolte, il se hâte de la
  venir apaiser. Approchez, généreux vainqueur de l'Asie, approchez.
  Il s'agit de combattre. Le roi des enfers a besoin de votre bras.

  ALEXANDRE.

     Je suis venu. L'Amour a combattu pour moi.
     La Victoire elle-même a dégagé ma foi.
     Tout cède autour de vous. C'est à vous à vous rendre.
     Votre coeur l'a promis, voudra-t-il s'en défendre?
     Et lui seul pourrait-il échapper aujourd'hui
     A l'ardeur d'un vainqueur qui ne cherche que lui.

  DIOGÈNE.

  Ne l'avais-je pas bien dit, qu'il s'était gâté dans ses voyages?
  Alexandre le Grand est devenu conteur de fleurettes.

  PLUTON.

  Quel diable de jargon nous vient-il parler? Quoi! Alexandre, qui
  ne respirait que les combats, s'oublie auprès d'une maîtresse!

  ALEXANDRE.

     Que vous connaissez mal les violents désirs
     D'un amour qui, vers vous, porte tous mes soupirs!
     J'avouerai qu'autrefois, au milieu d'une armée,
     Mon coeur ne soupirait que pour la renommée.
     Mais, hélas! que vos yeux, ces aimables tyrans,
     Ont produit sur mon coeur des effets différents!
     Ce grand nom de vainqueur n'est plus ce qu'il souhaite.

  DIOGÈNE.

  Il faut l'envoyer auprès du grand Cyrus.

  ALEXANDRE.

     Hé quoi! vous croyez donc qu'à moi-même barbare,
     J'abandonne en ces lieux une beauté si rare?

  PLUTON.

  Peste soit de l'extravagant et de sa tendresse mal imaginée? Il
  est, ma foi! tout aussi fou que les autres. On avait bien raison,
  là-haut, de plaindre la Macédoine de n'avoir pas eu de
  Petites-Maisons pour le renfermer. Si, pendant sa vie, on l'avait
  traité en fou, il serait venu plus sage ici. Qu'on l'enferme donc
  au plus vite.

Boileau vantait le portrait d'Alexandre, fait par Racine dans les vers
suivants:

     Quelle étrange valeur, qui, ne cherchant qu'à nuire,
     Embrase tout, sitôt qu'elle commence à luire;
     Qui n'a que son orgueil pour règle et pour raison;
     Qui veut que l'univers ne soit qu'une prison;
     Et que, maître absolu de tous tant que nous sommes,
     Les esclaves en nombre égalent tous les hommes!

«Il est, disait-il, de la main d'un poëte héroïque, et celui que j'ai
fait est de la main d'un poëte satirique.»

Voici celui de Boileau:

     L'enragé qu'il était, né roi d'une province
     Qu'il pouvait gouverner en bon et sage prince,
     S'en alla follement, et pensant être dieu,
     Courir comme un bandit qui n'a ni feu ni lieu,
     Et traînant avec soi les horreurs de la guerre,
     De sa vaste folie emplit toute la terre.

En 1667 parut _Andromaque_, un des chefs-d'oeuvre de Racine. Cette
tragédie eut un succès immense, mademoiselle Champmeslé y fit ses
débuts par le rôle d'Hermione, au grand désespoir de l'auteur, qui fut
bientôt rassuré en voyant le beau talent de la nouvelle actrice. Dans
le principe, le rôle d'Hermione avait été tenu par mademoiselle
Desoeillets qui, ayant voulu assister au début de la Champmeslé, ne
put s'empêcher de dire en sortant du théâtre: «Il n'y a plus de
Desoeillets.» Cependant, il paraît que si la débutante avait plus de
feu dans les trois derniers actes, l'autre était meilleure dans les
deux premiers, ce qui fit dire très-judicieusement à Louis XIV: «Il
faudrait que la Desoeillets jouât les deux premiers actes
d'_Andromaque_ et la Champmeslé les trois derniers.»

Cette tragédie causa la mort de Montfleury, qui tomba malade par suite
de ses efforts pour représenter les fureurs d'Oreste. Mondory était
mort de la même façon, après la _Marianne_ de Tristan. Aussi un bel
esprit de l'époque disait-il: «Il n'y aura plus désormais un poëte qui
ne veuille avoir l'honneur de crever un comédien dans sa vie.»

Une débutante au Théâtre-Français, dont les talents étaient médiocres
et la figure désagréable, jouait un soir le rôle d'Andromaque, et le
jouait mal. Un des spectateurs du parterre, grand admirateur de
Racine, souffrait d'entendre estropier les vers de son poëte favori;
n'y tenant plus, lorsque l'actrice prononce ce vers d'Andromaque à
Pyrrhus:

     Seigneur, que faites-vous? et que dira la Grèce?

il s'écrie tout haut:

     Que vous êtes, Madame, une laide bougresse!

puis il se lève et sort au milieu des rires, des battements de mains
de la salle, laissant la malheureuse actrice toute décontenancée.

_Andromaque_ fut la première tragédie qui donna lieu à une comédie
critique ou _parodie_. On l'intitula _la Folle querelle_. L'auteur
était Subligny; mais on l'attribua à Molière, ce qui brouilla encore
davantage les cartes entre Racine et lui.

De cette parodie date en France ce genre bâtard qui prête aux lazzis
et qui va du reste assez bien à l'esprit de la nation. Depuis, il est
peu de pièces d'une certaine importance qui n'aient eu leur parodie,
parce qu'il est toujours facile de trouver ou de faire naître un côté
plaisant et même grotesque, à propos de l'oeuvre dramatique la plus
belle. La tragédie, l'opéra, la comédie même, sont en effet des
oeuvres soumises à des règles de convention. De nos jours, il n'est
pas un petit théâtre qui ne donne la parodie de la grande pièce en
vogue. Ce qui peut paraître étonnant, c'est que Racine se montra
très-affecté de _la Folle querelle_. Au lieu d'en rire, comme font les
auteurs modernes, dont plusieurs sont les premiers à aider à la
parodie de leur pièce, le grand poëte ressentit de cette aventure un
chagrin véritable.

Racine, qui ne pardonnait pas l'innocente plaisanterie dont son
_Andromaque_ avait été l'objet, fut entraîné lui-même, en 1668, à
composer une comédie qui est restée au théâtre comme type de comique
de bon aloi, _les Plaideurs_, et qu'on peut considérer comme la
parodie de tous les talents et de tous les originaux du parquet et du
barreau de cette époque. L'auteur d'_Alexandre_ avait un oncle, brave
religieux, dont le plus vif désir était d'arracher son neveu au
théâtre, et qui, pour cela, avait imaginé de lui laisser un prieuré de
son ordre, sous la condition expresse qu'il en prendrait l'habit.
Racine accepta le bénéfice, mais ne se pressa pas de se faire moine.
Un régulier lui disputa le prieuré, il s'ensuivit un procès qui fut à
l'avantage du religieux, et ce n'était que justice. Un jour que
Racine, en compagnie de Despréaux, de Lafontaine, de Chapelle, de
Furetière, en un mot, de tous les beaux esprits et les élégants de
l'époque, se trouvait chez un traiteur fameux, à l'enseigne du
_Mouton_, il raconta son aventure. Les cafés n'existaient pas encore,
et encore bien moins les clubs; mais, par le fait, cette réunion était
un petit club de gens d'esprit, puisqu'ils avaient chez ledit traiteur
un salon réservé spécialement pour leur société. Or donc, l'histoire
du procès ayant égayé la joyeuse compagnie, il fut proposé, séance
tenante, de faire une comédie où seraient mis en relief tous les
travers de messieurs de la Cour et de messieurs du barreau. Ainsi fut
dit, ainsi fut fait. Mille propos joyeux servirent de fond à la pièce
future, pour laquelle un conseiller au Parlement, de Brilhac, apprit à
Racine les termes de la chicane. Cette jolie pièce, si spirituelle et
si gaie, n'eut aucun succès aux premières représentations. Molière,
alors en assez mauvais termes avec Racine, ne se trompa point sur la
valeur de l'ouvrage, et après l'avoir lu un jour, il dit que ceux qui
s'en moquaient étaient des sots qui méritaient qu'on se moquât d'eux.
On la joua à la Cour, un mois après son apparition au théâtre. Le roi
en rit beaucoup, et son entourage s'empressa naturellement de
l'imiter. C'était un succès inouï. La représentation à peine terminée,
les comédiens partent de Saint-Germain dans trois voitures, à onze
heures du soir, et viennent porter cette bonne nouvelle à Racine. Tout
le quartier est réveillé par le bruit des carrosses et des acteurs; on
se met aux fenêtres, on s'enquiert, on cherche à savoir ce qui produit
cette rumeur inusitée. On entend répéter le mot _Plaideurs_, il n'en
faut pas davantage pour que la nouvelle se répande que l'on est venu
enlever Racine et le conduire en prison, parce qu'il a mal parlé des
juges. Il est vrai qu'un vieux conseiller des requêtes avait fait
grand bruit au palais de cette charmante comédie; mais cela n'avait
abouti qu'à la mettre en vogue, dès que le roi et la Cour avaient
_daigné_ s'en amuser.

La plupart des avocats du temps étaient parodiés dans _les Plaideurs_,
et les différents tons sur lesquels l'_Intimé_ déclame, sont autant de
copies de différents tons des avocats de l'époque. L'exorde est un
ridicule donné à une célébrité du barreau qui avait employé le même
pour la cause d'un boulanger de ses clients; la scène de Chicaneau et
de la comtesse eut lieu en original chez le greffier Boileau, frère
aîné de Despréaux. Un président, neveu de Boileau, et la comtesse de
Crissée, vieille et enragée plaideuse, étaient les deux originaux
d'après lesquels la scène avait été imaginée. Cette comtesse de
Crissée avait tellement fatigué la Cour de ses procès, que le
Parlement de Paris lui fit défendre d'en intenter à l'avenir, sans
l'avis par écrit de deux avocats désignés _ad hoc_. Cette interdiction
mit la plaideuse dans une fureur et un désespoir dont rien ne saurait
donner l'idée. Elle s'adressa aux juges, aux avocats, à son procureur,
et enfin elle alla renouveler ses plaintes au greffier Boileau, chez
lequel se trouvait alors, par hasard, le neveu de Despréaux, qui crut
se rendre utile en donnant des conseils à la plaideuse. Elle les
écouta d'abord avec avidité, puis, par suite d'un malentendu, croyant
qu'on voulait l'insulter, elle accabla le président d'injures, Ce vers
de Dandin à Petit-Jean:

     Et vous, venez au fait, un mot du fait,

est une allusion à une anecdote du palais, du temps de Racine. Un
avocat, chargé de plaider pour un homme sur le compte duquel on
voulait mettre un enfant, se jetait à dessein dans des digressions
étrangères à la cause. Le juge ne cessait de lui dire: «Au fait, venez
au fait.» Impatienté, l'avocat termine brusquement son plaidoyer, en
s'écriant: «Le fait est un enfant fait; celui qu'on dit l'avoir fait,
nie le fait, voilà le fait.» Enfin, la femme du lieutenant-criminel
d'alors fournit à Racine le caractère de la femme de Perrin-Dandin.
C'est d'elle qu'il dit:

     Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
     Plutôt que de rentrer chez elle les mains nettes.

Elle avait effectivement pris quelques serviettes chez le buvetier du
palais. _Les Plaideurs_ sont un hors-d'oeuvre dans les compositions
sérieuses de Racine. En 1669, il continua le cours de ses études
dramatiques par la tragédie de _Britannicus_. Quoique cette pièce fût
fort belle, elle tomba à la huitième représentation. L'auteur était
très-sensible à un revers; il composa contre ses critiques une préface
un peu vive et dans laquelle il semblait diriger quelques attaques
contre Corneille. Dans la suite, il la supprima. Boileau lui-même,
l'ami sincère et l'admirateur de Racine, critiquait le dénouement de
_Britannicus_. Il trouvait avec raison que Junie entre chez les
Vestales, après la mort de son amant, un peu comme on entrait, sous
Louis XIV, au couvent des Ursulines.

Cette tragédie produisit une petite révolution dans les coutumes de la
Cour. On sait que, dans la pièce, Narcisse dit à Néron:

     Pour toute ambition, pour vertu singulière,
     Il excelle à conduire un char dans la carrière,
     A disputer des prix indignes de ses mains,
     A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
     A venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
     A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre.

Louis XIV crut voir une critique de sa conduite dans ce tableau, ou du
moins cette peinture admirable le fit réfléchir, sans doute; car, à
partir de ce moment, il cessa de danser dans les ballets où il
figurait souvent.

Boileau, tout en critiquant quelques détails du _Britannicus_ de son
ami, trouvait cependant cette tragédie admirable, et le voyant un jour
tout chagrin du peu de succès qu'elle avait obtenu, il courut à lui,
l'embrassa avec transport en lui disant que c'était son chef-d'oeuvre.

On raconte qu'une actrice, au lieu de ce vers du rôle d'Agrippine:

     Mit _Claude_ dans mon lit et _Rome_ à mes genoux,

se trompa et fit éclater de rire le public, en disant:

     Mit _Rome_ dans mon lit et _Claude_ à mes genoux.

_Bérénice_ parut deux ans après _Britannicus_, en 1671, à l'époque où
Corneille, arrivé à la fin de sa carrière littéraire, abandonnait,
trop tard déjà, le théâtre. Le sujet de _Bérénice_ fut donné à Racine
par Henriette d'Angleterre, belle-soeur de Louis XIV, qui fit demander
également à Corneille de traiter les _Adieux de Titus et de Bérénice_.
Elle espérait voir une allusion aux sentiments qu'elle et Louis XIV
avaient eus l'un pour l'autre. Racine fut courtisan, s'engagea, et fit
une admirable pièce que l'on parodia avec assez d'esprit.

Racine avait une grande susceptibilité de sentiments; il ne pouvait
pardonner les critiques que l'on faisait de ses oeuvres.

Il se montra très-chagrin des vers suivants, qui se trouvent dans la
parodie de _Bérénice_:

     COLOMBINE _dit à Arlequin, en le tirant par la manche_.

     Répondez donc.

     ARLEQUIN.

                    Hélas! que vous me déchirez!

     COLOMBINE.

     Vous êtes Empereur, seigneur, et vous pleurez?

     ARLEQUIN.

     Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,
     Je frémis; mais enfin, quand j'acceptai l'Empire,
     Quand j'acceptai l'Empire, on me vit empereur.

Racine fut encore plus sensible au mot de Chapelle. Tous ses amis
vantaient le talent avec lequel il avait traité le sujet; Chapelle
gardait le silence. «Dites-moi franchement votre sentiment, lui dit
Racine. Que pensez-vous de _Bérénice_?--Ce que je pense, répond
Chapelle: _Marion pleure, Marion crie, Marion veut qu'on la marie_.»

»

Mademoiselle de Mancini avait dit à Louis XIV, en partant: «Vous
m'aimez, vous êtes roi, vous pleurez et je pars.» Racine s'est souvenu
de ces mots pour Bérénice:

     Vous m'aimez, vous me soutenez,
       Et cependant je pars.

mais les paroles de mademoiselle de Mancini sont empreintes d'un
sentiment bien autrement énergique.

On raconte que Louis XIV, rencontrant son médecin au sortir de la
représentation de cette tragédie, lui dit avec beaucoup d'esprit et
d'à-propos: «J'ai été sur le point de vous envoyer chercher pour
secourir une princesse qui voulait mourir sans savoir comment.»

Le grand Condé fit un compliment très-délicat à Racine, à propos de
cette pièce. On lui demandait son avis, il répondit par ces deux vers
de Titus à Bérénice:

     Depuis deux ans entiers, chaque jour je la vois,
     Et crois toujours la voir pour la première fois.

A l'une des représentations, dont le rôle principal était joué par
mademoiselle Gaussin, une des sentinelles, fondant en larmes, laissa
tomber son fusil. Cela donna lieu aux vers suivants:

     Quel spectacle louchant a frappé mes regards,
         Quand sous le nom de Bérénice,
     Gaussin de son amant déplorait l'injustice!
     J'ai vu des flots de pleurs couler de toutes parts,
       Et jusqu'aux fiers soldats en larmes,
     Oubliant leurs emplois, laisser aller leurs armes.
     Quel contraste divers, quand sous le même nom,
     L'orgueilleuse Montrose a paru sur la scène!
     Aucun coeur n'a senti la moindre émotion;
     Aucun n'a retrouvé, dans sa froide action,
         Bérénice, ni Melpomène.
     Aussi dans ces adieux, si tristes pour Titus,
     Le public, trop charmé de sa fuite soudaine,
     Lui répondait: Partez et ne revenez plus:
         O Racine, ombre révérée,
     De quel ravissement ne dois-tu pas jouir,
     Lorsque tu vois, du haut de l'Empyrée,
         La tendre Gaussin embellir
         Les chefs-d'oeuvre de ton génie.
     Répandre sur tes vers les grâces et la vie
       D'un sentiment aimable et délicat;
     Surpasser Lecouvreur, étonner Melpomène,
         Et remontrer sur notre scène
         Bérénice avec plus d'éclat,
     Que tu n'en sus prêter aux pleurs de cette reine.

Les tragédies de Racine se succédaient pour ainsi dire régulièrement,
soit chaque année, soit de deux en deux ans, et pas une n'était
entachée de médiocrité.

En 1672 vint _Bajazet_, dont il est question dans les lettres de
madame de Sévigné. Cette pièce réussit à merveille. Corneille, qui
assistait à la première représentation, se penchant à l'oreille de M.
Segrais, lui dit: «Les personnages de cette tragédie ont, sous des
habits turcs, des sentiments trop français; je n'avoue cela qu'à vous,
d'autres croiraient que la jalousie me fait parler.» Cette critique
était fort juste. Boileau concluait des quatre vers suivants:

     L'imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,
     Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance,
     Indigne également de vivre et de mourir,
     On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir;

concluait, disons-nous, de ces vers, que Racine avait, plus encore que
lui, le génie satirique.

La belle tragédie de _Mithridate_, donnée en 1673, marque l'époque où
Racine est dans toute la splendeur de son immense talent et où le
talent de Corneille est entièrement à son déclin; car c'est à cette
époque que le grand nom de l'auteur du _Cid_ ne put préserver
_Pulchérie_ d'une chute complète.

De ce jour on vit s'accroître le parti de Racine et s'affaiblir celui
de Corneille. Ce jour-là, ce dernier eût pu se dire à lui-même, comme
jadis Pompée à Scylla: «Ne sais-tu pas que tous les yeux se tournent
vers le soleil levant?»

_Mithridate_ eut un grand succès. De toutes les tragédies que Charles
XII, de Suède, lut pendant les loisirs de sa captivité, c'était celle
qui l'avait le plus fortement impressionné, et il en avait, dit-on,
retenu les endroits les plus saillants. Beaubourg, Baron, La
Thorillière, tous les grands acteurs ont joué le rôle de Mithridate,
et beaucoup d'entre eux ont voulu débuter à la scène par cette pièce.

Beaubourg, dont nous venons de prononcer le nom, était fort laid.
Mademoiselle Lecouvreur, qui jouait Monime, lui ayant dit ce vers de
_Mithridate_:

     Ah! Seigneur, vous changez de visage,

on cria du parterre: «_Laissez-le faire_,» ce qui jeta un moment le
trouble dans la représentation.

Bannières, qu'on appelait le Toulousain, débuta en 1729 par
_Mithridate_. Il joua le rôle avec un emportement qui excita un rire
universel. A la fin de la pièce, cet acteur, qui était un homme
d'esprit, comprenant la faute qu'il avait faite, vint plaisamment
supplier le public de vouloir bien _revenir_ à la représentation
suivante, pour juger s'il avait profité de sa leçon. En effet, il
joua, à son second début, avec tant d'intelligence, qu'on l'applaudit
du parterre et des loges.

Un autre acteur, Rousselet, après avoir débuté aux Français, en 1740,
passa à l'Opéra-Comique, puis revint quelques années plus tard au
premier théâtre.

Un jour, qu'il jouait _Mithridate_ et avait été mal accueilli du
public, il s'avança vers la rampe pour parler; mais un plaisant ne lui
en laissa pas le temps, et, s'adressant, du parterre, au Mithridate de
la scène, il lui débita avec beaucoup d'à-propos ces deux vers du rôle
qu'il venait de jouer:

     Prince, quelques raisons que vous puissiez nous dire,
     Votre devoir ici n'a point dû vous conduire.

Les comédiens annoncèrent un jour _Mithridate_. Dans l'intervalle, les
premiers sujets reçurent l'ordre de se rendre à Saint-Germain, où
était la Cour, pour y jouer devant le roi. On fut obligé de donner les
_doublures_ au peuple de Paris. Ces doublures débitèrent si mal le
premier acte, qu'il y eut un _tolle_ général. La salle était comble,
les malheureux n'osaient rentrer en scène et opinaient pour rendre
l'argent. «Mais non! mais non! s'écrie Legrand, la recette est bonne,
ce serait folie que de s'en dessaisir; laissez-moi faire, je vais
conjurer l'orage.» Alors, il s'avance sur le devant du théâtre, et
s'adressant au parterre, il lui dit d'un air fort humble:

«Messieurs, mademoiselle Duclos, M. Beaubourg, MM. Ponteuil et Baron
ont été obligés d'aller remplir leurs devoirs et de jouer à la Cour;
nous sommes au désespoir de n'avoir pas leur talent et de ne pouvoir
les remplacer; nous n'avons pu, pour ne pas fermer notre théâtre
aujourd'hui, vous donner que _Mithridate_. Nous vous avouons qu'il est
et sera joué par les plus mauvais acteurs; vous ne les avez même pas
encore tous vus; car je ne vous cacherai point que c'est moi qui joue
le rôle de Mithridate.» Sur cela, grands éclats de rire,
applaudissements de toute la salle, et la représentation put
continuer.

Quinault l'aîné, frère de Quinault de Fresne, avait beaucoup d'esprit.
Dînant un jour avec Crébillon et trois P. Jésuites, la conversation
tourna en une grave dissertation sur le genre masculin ou féminin du
mot _amour_ d'un vers du _Mithridate_ de Racine. Quinault soutenait
que le mot est du genre féminin. Les Révérends prouvaient, par nombre
d'exemples puisés aux meilleures sources, qu'il était du genre
masculin. Après une discussion à n'en plus finir, Quinault, s'écrie
tout à coup: «Allons, Messieurs, un peu de complaisance, passons
l'amour masculin en faveur de la société, et qu'il n'en soit plus
question.»

A son retour de la campagne de la Franche-Comté, Louis XIV voulut
offrir des divertissements splendides à toute la Cour. Un grand
théâtre avait été dressé à cette occasion dans le parc de Versailles.
Le monarque vainqueur fit choix, pour y être représentée, d'une
tragédie nouvelle de Racine, _Iphigénie_, jouée pour la première fois
en 1674, et qui avait eu un beau et légitime succès. Ce chef-d'oeuvre
fut applaudi à la Cour comme à la ville, tout le brillant auditoire
laissait couler ses larmes, ce qui inspira à Despréaux ces quatre
vers:

     Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
     N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée;
     Que dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé,
     En a fait, sous son nom, verser la Champmeslé.

Une anecdote qui prouve bien la puissance du génie musical de Lully,
se rattache à cette pièce. Dans une soirée, les amis du célèbre
compositeur lui firent un reproche que déjà ses ennemis lui avaient
adressé, celui de ne pouvoir mettre en musique que des vers faibles
comme ceux que lui fabriquait Quinault, ajoutant qu'il aurait bien
autrement de peine si on lui donnait des vers pleins d'énergie. Lully,
animé par cette plaisanterie, court à un clavecin, et, après avoir
promené un instant ses mains sur les touches, il chante tout à coup
ces quatre vers d'_Iphigénie_:

     Un prêtre, environné d'une foule cruelle,
     Portera sur ma fille une main criminelle,
     Déchirera son sein, et d'un oeil curieux,
     Dans son coeur palpitant consultera les dieux!

Un des témoins de cette scène racontait, longtemps encore après, que
tous ceux qui y assistèrent croyaient voir commencer l'odieux
sacrifice, et que la musique expressive dont Lully accompagna les vers
de Racine, lui fit dresser les cheveux sur la tête.

En 1718, les Comédiens Français, voulant sans doute attirer beaucoup
de monde et ne sachant comment faire concurrence aux autres théâtres,
pour lesquels on délaissait le leur, eurent recours à un moyen que
l'on a bien perfectionné, embelli, augmenté, et dont on a usé et abusé
depuis cette époque, _l'annonce_ et _la réclame_. Ils affichèrent qu'à
la représentation du 9 septembre, on verrait dans _Iphigénie_, de M.
Racine, quelque chose d'extraordinaire. Tout Paris courut au théâtre,
on excita l'impatience du public jusqu'au quatrième acte; enfin, on
vit paraître le vieux Poisson en Achille, et le jeune et beau La
Thorillière en Agamemnon. Cette singulière et ridicule mascarade fit
d'abord rire un instant; mais bientôt le bon sens prenant le dessus,
on trouva cette charge de mauvais goût, et les huées commencèrent. On
fut obligé de baisser le rideau.

Mademoiselle Gaussin, jouant le rôle d'Iphigénie, était ravissante. On
lui adressa les vers suivants:

     Les Grecs, Agamemnon, Chalcas et les dieux même,
     Ne sauraient m'effrayer pour ses jours précieux.
         Les efforts d'Achille amoureux,
         Pour se conserver ce qu'il aime,
     Ne sont point mon espoir, et je le fonde mieux
         Sur l'attendrissement des dieux.
     Osez les regarder, aimable Iphigénie;
         Vers le ciel, levez vos beaux yeux,
     Leur douceur me répond d'une si belle vie.

Une grande dame de l'époque avait la prétention d'être un fin
connaisseur en peinture. Elle possédait beaucoup de tableaux de grands
maîtres, mais il y en avait un dont elle ne pouvait parvenir à
comprendre le sujet. Elle le montra un jour à plusieurs artistes de
talent, qui lui dirent: «Ce tableau, c'est le sacrifice d'Iphigénie en
Aulide.--Quelle bonne folie, reprend en riant la maîtresse de la
maison, voilà plus d'un siècle que ce tableau est dans ma famille, et
il n'y a pas dix ans que M. Racine a fait sa tragédie!»

_Phèdre_, qui parut en 1677, laissa trois années d'intervalle entre
elle et _Iphigénie_. On assure que l'auteur de ce chef-d'oeuvre fut
singulièrement conduit à traiter ce sujet, un des plus difficiles
qu'on puisse mettre à la scène. Il se trouva un jour amené, par la
conversation, à soutenir qu'un bon poëte peut faire excuser les plus
grands crimes et même inspirer de la compassion pour les criminels.
Racine, en soutenant cette thèse, ajoutait avec feu qu'il ne fallait,
pour cela, que de la fécondité, de la délicatesse, et surtout de la
justesse d'esprit, prétendant qu'il n'était nullement impossible, par
exemple, de rendre aimables Médée ou Phèdre. Personne ne fut de son
avis, et l'on affirma que tout le monde échouerait dans une entreprise
pareille. Cela piqua au jeu l'habile poëte tragique, et ne voulant pas
avoir le démenti de son opinion, il se mit à travailler _Phèdre_. On
sait comment il réussit à jeter, sur les crimes de la belle-mère, un
sentiment de pitié qu'on accorde à peine au vertueux Hippolyte.

La Champmeslé avait prié l'auteur de lui créer un rôle dans lequel
seraient développées toutes les passions. Celui de Phèdre parut
parfaitement convenable pour cela, et Racine le traça de façon à faire
valoir les rares qualités et toutes les belles facultés de l'actrice.

_Phèdre_ fut la première tragédie contre laquelle on vit s'organiser
une cabale partie de haut et qui prit des proportions considérables.
La chose faillit dégénérer en dispute de prince, et elle eut pour la
scène française et pour la littérature une bien autre et bien triste
portée; elle causa tant de chagrin à Racine, qu'elle le détermina à
abandonner le théâtre. En vain Boileau le supplia de n'en rien faire,
sa résolution fut inébranlable, et ce ne fut que mû par un sentiment
de piété qu'il composa, quelques années avant sa mort, les deux
tragédies d'_Esther_ et d'_Athalie_. Mais revenons à _Phèdre_ et à la
cabale qu'elle engendra.

Lorsqu'on sut que Racine travaillait à cette tragédie et allait la
faire paraître, la célèbre madame Deshoulières, qui n'aimait ni
Boileau, ni Racine, noua une intrigue pour faire éprouver une chute
complète au poëte favori de la cour et de la ville. Elle s'adjoignit
la duchesse de Bouillon, son frère le duc de Nevers, et plusieurs
personnages haut placés. Ce petit aréopage imagina d'opposer à la
_Phèdre_ de Racine, une autre _Phèdre_. Pradon fut mis du complot et
chargé de produire une oeuvre ayant le même titre.

Dès que la coterie Deshoulières connut les jours de la représentation
des deux _Phèdre_, elle fit retenir, à prix d'or, toutes les premières
loges aux deux théâtres, pour les cinq premières représentations. On
se rendit en foule à la _Phèdre_ de Pradon, qu'on applaudit, qu'on
vanta, qu'on porta aux nues, bien qu'elle fût détestable et que le
public dût en faire bientôt justice. Au contraire, on laissa les loges
vides pour la _Phèdre_ de Racine. Il en résulta naturellement une
certaine froideur, et de la part du public et même dans le jeu des
acteurs.

Madame Deshoulières, qui avait trop d'esprit pour ne pas sentir la
supériorité de la pièce de Racine sur celle de Pradon, revint
cependant de l'Hôtel de Bourgogne rejoindre sa petite société, en
faisant, avec Pradon, des gorges-chaudes sur le chef-d'oeuvre de
Racine. Pendant tout le temps du souper, il ne fut question que de
cette déplorable, de cette détestable tragédie, qui coulait à tout
jamais son auteur, le reléguant au second rang; puis, séance tenante,
la Deshoulières composa le fameux sonnet-parodie que nous allons
donner:

     Dans un fauteuil doré, Phèdre, tremblante et blême,
     Dit des vers où d'abord personne n'entend rien.
     Sa nourrice lui fait un sermon fort chrétien,
     Contre l'affreux dessein d'attenter sur soi-même.

     Hippolyte la hait presque autant qu'elle l'aime;
     Rien ne change son coeur ni son chaste maintien.
     La nourrice l'accuse; elle s'en punit bien.
     Thésée a pour son fils une rigueur extrême.

     Une grosse Aricie, au teint rouge, aux crins blonds,
     N'est là que pour montrer deux énormes tétons,
     Que, malgré sa froideur, Hippolyte idolâtre.

     Il meurt enfin, traîné par ses coursiers ingrats.
     Et Phèdre, après avoir pris de la mort aux rats,
     Vient, en se confessant, mourir sur le théâtre.

Les amis de Racine attribuèrent cette satire, fort méchante, mais
spirituelle, au duc de Nevers, qui se mêlait quelquefois _d'enfourcher
Pégase_, comme on disait alors, et qui le montait assez mal.
Indignés, et ne faisant pas à Pradon l'honneur de le croire l'auteur
du sonnet, ils répondirent par un autre, composé sur une forme
identique et dirigé contre le duc. Le voici:

     Dans un palais doré, Damon, jaloux et blême,
     Fait des vers où jamais personne n'entend rien.
     Il n'est ni courtisan, ni guerrier, ni chrétien,
     Et souvent, pour rimer, il s'enferme lui-même.

     La Muse, par malheur, le hait autant qu'il l'aime.
     Il a d'un franc poëte et l'air et le maintien.
     Il veut juger de tout et ne juge pas bien.
     Il a pour le Phoebus une tendresse extrême.

     Une soeur vagabonde, aux crins plus noirs que blonds,
     Va partout l'univers promener deux tétons,
     Dont, malgré son pays, Damon est idolâtre.

     Il se tue à rimer pour des lecteurs ingrats;
     L'_Énéide_, à son goût, est de la mort aux rats;
     Et, selon lui, Pradon est le roi du théâtre.

Le second sonnet fit fureur et eut autrement de succès dans le monde
des lettres et dans le monde de la cour, que celui dont on attribuait
la paternité au duc de Nevers. Tout le monde désigna Racine et Boileau
comme en étant les auteurs. Or, comme il était des plus méchants,
comme il attaquait en quelque sorte les moeurs et l'honneur d'un fort
grand seigneur de l'époque, la chose devint grave, et les deux poëtes
commencèrent à avoir des craintes sérieuses. Le duc de Nevers, pour
les effrayer encore davantage, cassa les vitres par un troisième
sonnet:

     Racine et Despréaux, l'un triste et l'autre blême,
     Viennent demander grâce, et ne confessent rien.
     Il faut leur pardonner, parce qu'on est chrétien;
     Mais on sait ce qu'on doit au public, à soi-même.

     Damon, pour l'intérêt de cette soeur qu'il aime,
     Doit de ces scélérats châtier le maintien;
     Car il serait blâmé de tous les gens de bien,
     S'il ne punissait pas leur insolence extrême.

     Ce fut une furie, aux crins plus noirs que blonds,
     Qui leur pressa du pus de ses affreux tétons
     Ce sonnet qu'en secret leur cabale idolâtre.

     Vous en serez punis, satiriques ingrats,
     Non pas en trahison, par de la mort aux rats,
     Mais à coups de bâton donnés en plein théâtre.

Le duc fit aussi répandre le bruit qu'il avait donné ordre de chercher
partout Racine et Boileau pour les faire assassiner. Or, comme la
bravoure n'était pas le côté brillant des deux amis, la peur commença
à les galoper de la belle manière. Ils désavouèrent hautement le
deuxième sonnet; heureusement pour eux, ils trouvèrent un protecteur
puissant dans le fils du grand Condé, le duc Henri-Jules, qui leur
dit: «Si vous n'avez pas fait le sonnet, venez à l'hôtel de Condé, où
M. le prince saura bien vous garantir de ces menaces, puisque vous
êtes innocents; et si vous l'avez fait, ajouta-t-il, venez aussi à
l'hôtel de Condé, et M. le prince vous prendra de même sous sa
protection, parce que le sonnet est très-plaisant et plein d'esprit.»

Le duc de Nevers se borna aux menaces contenues dans ses vers, et il
eut raison de ne pas pousser les choses plus loin; Racine et Boileau
étaient déjà fort bien en Cour, le grand roi allait, quelques mois
après cette aventure, les choisir l'un et l'autre pour les nommer
historiographes de son règne. En venir aux voies de fait envers eux,
c'était risquer toute la colère du monarque, colère qu'on ne bravait
pas volontiers. D'ailleurs, le grand Condé, dès qu'il eut connaissance
du troisième sonnet, fit dire en termes assez durs au duc de Nevers,
qu'il vengerait, comme faites à lui-même, les injures dont on se
permettrait de se rendre coupable envers deux hommes d'esprit qu'il
aimait et qu'il prenait sous sa protection.

Le public, mieux encore que le grand Condé, vengea Racine. Sa _Phèdre_
fut comprise. On l'admira, on l'applaudit et on plaignit l'auteur
d'avoir été mis en parallèle avec un adversaire aussi méprisable que
Pradon. Enfin, le poëte Lamotte, pour exprimer l'ascendant des femmes
sur les hommes, ne trouva rien de plus fort que ce joli mot:--«Elles
seraient capables de faire rechercher la _Phèdre_ de Pradon et
abandonner celle de Racine.»

Malgré tout cela, l'auteur de tant de chefs-d'oeuvre ne voulut plus
entendre parler de théâtre. Il s'arrêta court dans sa brillante
carrière dramatique, abreuvé de dégoût, et résistant à toutes les
supplications de ses meilleurs amis. Peut-être est-ce une grande
perte pour la littérature française, car Racine n'avait alors que
trente-huit ans; peut-être aussi est-ce une chose heureuse, parce
qu'il n'eût pu s'élever davantage. _Esther_ et _Athalie_ devaient
fermer la couronne littéraire dont les premiers fleurons avaient été
_la Thébaïde_ et _Alexandre_. En treize ans, le poëte du grand siècle
avait donné à la scène neuf tragédies admirables et une charmante
comédie.

Dix années avant sa mort, en 1689, et après avoir laissé dormir douze
années sa muse, Racine, mu par un sentiment religieux et par la
reconnaissance qu'il devait au roi et à madame de Maintenon, se
décida, un peu à contre-coeur, à céder aux désirs presque souverains
de la femme de Louis XIV. On raconte que madame de Maintenon, qui
voulait développer le goût de la belle poésie chez les jeunes élèves
de Saint-Cyr, se trouva un jour dégoûtée des mauvaises pièces que
mademoiselle de Brinon, première supérieure de ce grand établissement,
faisait représenter aux jeunes filles. En outre, elle fut scandalisée
de la manière trop passionnée avec laquelle on leur avait laissé jouer
_Andromaque_. Elle pria donc Racine de lui composer un poëme moral ou
historique, dont l'amour fût entièrement banni. La tâche n'était pas
facile. Écrire une oeuvre _dramatique_ en enlevant du drame le
sentiment le plus _dramatique_, parut d'abord à Racine un tour de
force dont il ne se sentait pas capable. En outre, il craignait de
réveiller la haine de ses ennemis et de compromettre sa réputation.
C'étaient bien des difficultés à vaincre, bien des écueils à éviter.
Toutefois, ayant eu le bonheur de trouver le sujet d'Esther, il se
mit au travail, encouragé par Boileau qui, d'abord, avait cherché à le
détourner de répondre aux vues de madame de Maintenon.

_Esther_ fut donc représentée à Saint-Cyr pendant le carnaval de 1689.
Racine se chargea de former lui-même à la déclamation les jeunes
personnes chargées des rôles dans sa nouvelle tragédie. Madame de
Caylus, sortie depuis peu de l'établissement, ayant assisté à une
répétition, fut prise d'un tel désir d'avoir un rôle, que, pour la
satisfaire, l'auteur ajouta un prologue et le lui donna. _Esther_ fut
jouée devant la Cour et fut applaudie plus que n'avaient jamais été
les grandes tragédies du poëte, aux plus beaux jours de ses triomphes.
Courtisans, dévots, prélats, jésuites, c'est à qui put obtenir ses
entrées au théâtre de Saint-Cyr. Singulière et modeste éducation pour
des jeunes personnes, on en conviendra! Mais il fallait, avant tout,
amuser le Grand Roi, qui ne s'amusait plus de beaucoup de choses, et
il fallait l'amuser _saintement_, ce qui était bien plus difficile
encore. Louis XIV y mena Jacques II, roi d'Angleterre, et sa femme. On
se disait bien bas à l'oreille que la pièce était allégorique.
Assuérus était le Roi; l'altière Vasthy, madame de Montespan; Esther,
madame de Maintenon; Aman, M. de Louvois.

Il parut, à propos de cette tragédie, une ode, dans laquelle chacun
des personnages anciens était désigné sous le nom du personnage de
l'époque; mais le poëte établissait une différence entre la conduite
de la femme d'Assuérus et celle de Louis XIV, et ce n'était pas en
faveur de la favorite du dix-septième siècle. L'une, disait-il, avait
servi la nation juive, sa nation à elle, tandis que l'autre, loin
d'empêcher la proscription des huguenots, ses frères, les avait
poursuivis de sa haine en excitant le roi contre eux. Il est vrai,
ajoutait-il, que les juifs n'avaient pour ennemis, ni _jésuites_, ni
_bigots_.

Madame de Sévigné, dans une de ses lettres, raconte à sa fille la
représentation d'_Esther_, à laquelle elle a assisté, et sa
conversation (du reste parfaitement banale, mais qui lui fit bien des
envieux) avec le vieux roi.

La tragédie d'_Esther_ ne fut imprimée et donnée au théâtre que bien
longtemps après son apparition à Saint-Cyr. Le public ne ratifia pas
le succès immense qu'elle avait obtenu. M. de La Feuillade appelait
l'impression de cette pièce _une requête civile contre l'approbation
publique_.

_Athalie_, un des chefs-d'oeuvre du maître, et sa dernière tragédie,
ne fut pas représentée à Saint-Cyr, comme on le croit généralement.
Vers la fin de 1690, l'auteur se disposait à la faire jouer par la
jolie troupe qui avait interprété _Esther_, lorsque madame de
Maintenon, soit par suite des avis nombreux qu'elle reçut, soit
éclairée par la raison et réfléchissant aux inconvénients qu'il y
avait réellement à mettre en scène, devant la Cour, ses jeunes et
jolies pensionnaires, coupa court aux représentations théâtrales et
les défendit. On a pensé que les ennemis de Racine étaient pour
quelque chose dans cette défense; la chose n'est point impossible.
Cependant, comme tout était prêt pour les représentations d'_Athalie_,
madame de Maintenon ne voulut pas se priver du plaisir de voir
exécuter cette pièce avec tous les choeurs. Elle fit venir deux fois à
Versailles les jeunes actrices qui avaient dû remplir les rôles à
Saint-Cyr, et se fit déclamer la tragédie en présence du roi, dans une
chambre du théâtre, mais sans apparat, sans costumes. L'impression que
cette représentation, ou plutôt ce récit, produisit sur Louis XIV, fut
des plus vives, et cela valut à Racine la charge de gentilhomme
ordinaire de la chambre. Le roi, qui avait le goût du beau, ne
partageait pas l'avis de beaucoup de gens, qui répandaient partout que
cette tragédie était plus que médiocre. On prétend même qu'à cette
époque il était de bon ton de la décrier. On fit une méchante
épigramme qui se terminait par ces deux vers:

     Pour avoir fait pis qu'_Esther_,
     Comment diable a-t-il pu faire?

Quelques Parisiens se trouvaient à la campagne quand _Athalie_ venait
d'être imprimée, et on la leur avait envoyée. Le soir, en jouant aux
petits jeux à gages, on infligea pour pénitence, à un des hommes de la
joyeuse société, de lire tout seul le premier acte de la dernière
tragédie de Racine. Il se récria contre la sévérité de la punition;
mais, obligé de s'exécuter, il se retira dans sa chambre et prit en
tremblant le livre. Tout à coup il fut saisi d'admiration, et, le
lendemain, il déclara qu'_Athalie_ était le chef-d'oeuvre du grand
poëte; on crut qu'il voulait plaisanter; il affirma qu'il parlait
sérieusement et demanda la permission de lire tout haut la pièce
entière. L'ouvrage qu'on avait traité avec tant de mépris fut trouvé
admirable.

Racine ne croyait pas cette tragédie supérieure à ses autres pièces;
il donnait la préférence sur toutes à _Phèdre_. Boileau fut le seul
qui maintint, envers et contre tous, son opinion. «Je m'y connais
bien, disait-il, on y reviendra; _Athalie_ est un chef-d'oeuvre.»

Ce fut en 1716, longtemps après la mort de Racine, que la tragédie
d'_Athalie_ fut mise à la scène. La Cour avait toujours conservé pour
elle une prédilection marquée. C'est au point qu'en 1702, Louis XIV
voulut la voir représenter à Versailles. La duchesse de Bourgogne se
chargea du rôle de Josabeth; ceux d'Abner, d'Athalie, de Joas, de
Zacharie, furent remplis par le duc d'Orléans, la présidente de
Chailly, le comte de l'Esparre, second fils du comte de la Guiche, et
M. de Champeron. Baron père eut le rôle de Joad; le comte d'Ayen, plus
tard maréchal de Noailles, et sa femme, nièce de madame de Maintenon,
y remplirent également des rôles secondaires. Trois fois cette
admirable tragédie fut jouée à la Cour par ces grands personnages.
Comme ces représentations n'avaient qu'un nombre restreint de
spectateurs, elle n'en acquit pas plus de célébrité. On continua, dans
le public, à la croire détestable, et ce ne fut qu'après son
interprétation par les comédiens de Paris, qui durent affronter
l'orage d'un public mal disposé, que ce public comprit enfin qu'il
avait fait fausse route et revint franchement sur son opinion
erronée. C'est le duc d'Orléans, régent de France, qui, sur le compte
que lui en firent des hommes d'esprit, voulut juger par lui-même de
l'effet produit à la scène par _Athalie_. Il ordonna aux acteurs du
Théâtre-Français de l'apprendre, malgré la clause insérée dans le
privilége et qui leur défendait de la représenter. Par une suite de
circonstances politiques, _Athalie_ avait à cette époque une sorte de
mérite d'actualité qui servit encore à la faire valoir. Louis XV avait
l'âge du Joas de Racine; ce prince, comme le Joas de l'histoire juive,
restait seul d'une famille nombreuse éteinte par la mort. Le public de
Paris, si prompt à saisir les à-propos, applaudit avec force ces vers:

     Voilà donc votre roi, votre unique espérance?
     J'ai pris soin jusqu'ici de vous le conserver,
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     Du fidèle David c'est le précieux reste,
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
     Songez qu'en cet enfant tout Israël réside,
     .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Nous allons grouper autour de Racine, comme nous avons groupé autour
de Corneille, les principaux auteurs tragiques dont les pièces furent
mises au théâtre pendant la période qui s'étend de la fin du
dix-septième siècle au milieu du dix-huitième, époque à laquelle nous
aurons à parler d'un autre grand poëte, Arouet de Voltaire. Nous
aborderons ensuite la comédie avant, pendant et après Molière.

«Racine, dit un homme d'esprit, forma, sans le savoir, une école,
comme les grands peintres; mais ce fut un Raphaël qui ne fit point de
Jules Romain.»



IX

CONTEMPORAINS DE RACINE.

  Examen anecdotique des contemporains de Racine.--PRADON.--Son
    genre de talent.--_Starita._--Anecdote.--_Tamerlan_ (1676).--Mot
    de Pradon au prince de Conti.--_La Troade_ (1679).--Sonnet-parodie
    de Racine au sujet de cette pièce.--_Scipion_ (1697).--Épigramme
    de Gacon.--_Germanicus_ (1694).--Épigramme.--Anecdote du quatorze
    de dames.--_Régulus_ (1688).--Le manteau de Régulus.--Épigramme de
    Rousseau.--Épitaphe de Pradon.--Mme DESHOULIÈRES.--_Genseric_
    (1680).--Analyse-épigrammatique de cette tragédie.--LA
    CHAPELLE.--Il cherche à imiter Racine.--Ses tragédies de _Zaïde_,
    de _Cléopâtre_, de _Téléphonte_ et d'_Ajax_, de 1681 à
    1684.--Anecdotes.--CAMPISTRON, élève de Racine.--Auteur
    fécond.--Son genre de talent.--_Virginie_
    (1683).--_Arminius._--Succès de son _Andronic_
    (1685).--Anecdote.--_Alcibiade_ (1685), et _Phraate_
    (1686).--_Phocion_ (1688).--La bague de Péchantré.--_Adrien_
    (1690), tragédie chrétienne.--Citation.--_Alcide_
    (1693).--Quatrain sur cette pièce.--PÉCHANTRÉ.--Histoire
    de la paternité de _Géta_, première tragédie de
    Péchantré.--_Jugurtha._--_La Mort de Néron_
    (1703).--Anecdote.--ABEILLE.--Ses tragédies d'_Argélie_,
    de _Coriolan_, de _Lyncée_, de _Soliman_ (de 1673 à
    1680).--Anecdotes.--Épitaphe d'Abeille.--Épigramme.
    --LAGRANGE-CHANCEL, dernier élève de Racine.--Sa
    prodigieuse facilité.--Sa première pièce faite quand
    il avait _neuf ans_.--Sa tragédie de _Jugurtha_.--Sa lettre à
    propos de cette pièce.--_Oreste et Pilade_ (1697).--_Méléagre_
    (1699).--_Athénaïs_, _Amadis_, _Alceste_, _Ino_, _Sophonisbe_
    (de 1700 à 1716).--Anecdotes.--Ses autres pièces.--Ses
    aventures romanesques.--FERRIER, GENEST, LONGEPIERRE,
    RIUPEROUX autres contemporains  de Racine.--Leurs
    tragédies.--Anecdotes.--BOURSAULT.--Son éducation négligée.--Ses
    principales productions dramatiques.--Sa tragédie de _Germanicus_
    (1679).--De _Marie Stuart_ (1683).--De _Méléagre_
    (1694).--Anecdotes.--Comédies.--_Ésope à la Cour_ (1701).--Vers
    retranchés.--_Ésope à la Ville_ (1690), première pièce à
    tiroir.--Quatrain de Boursault.--_Le Mercure Galant_ (1679),
    première pièce dans laquelle un acteur fait plusieurs
    rôles.--Anecdotes sur Visé.--_Phaëton_ (1691).--_Les Mots à la
    mode_ (1694).--Brochures chez Barbin, le Dentu du dix-septième
    siècle.--Autres ouvrages de Boursault.--Jugement sur cet
    auteur.--FONTENELLE.--Mérite de ses oeuvres.--Sa tragédie
    d'_Aspar_ (1680).--Épigramme.--Couplets.--Ses opéras.--_Thétis
    et Pelée_ (1689).--Anecdotes.--_Énée et Lavinie_
    (1690).--_Bellérophon_ (1719).--Anecdotes curieuses.--_Endymion_
    (1731).--Couplets.


Le grand Corneille avait eu point ou peu de rivaux, en ce sens qu'on
n'avait fait l'honneur à personne de le comparer à lui. Racine en eut
plusieurs. Cela provenait sans doute de ce que Corneille était entré
tout à coup avec une supériorité telle dans la carrière dramatique,
que Richelieu seul avait osé lui faire une opposition qui,
littérairement parlant, n'avait pu être sérieuse, et qui, aujourd'hui,
ne semble que ridicule. Lorsque Racine parut, au contraire, la route
était déblayée, tracée déjà, et l'art débarrassé de ses entraves; la
carrière étant plus facile à parcourir, plus d'hommes d'esprit
pouvaient se mettre sur les rangs et aspirer à cueillir les palmes
poétiques. Toutefois, aucun de ceux que l'opinion, ou plutôt la
coterie, posèrent au dix-septième siècle en rivaux de Racine, ne peut
soutenir le moindre parallèle avec lui. Aujourd'hui que deux siècles,
en passant sur les cendres de l'auteur de _Phèdre_ et d'_Athalie_, ont
enlevé jusqu'aux moindres traces des passions des contemporains,
aujourd'hui qu'on n'est plus que juste pour les littérateurs du grand
règne, personne ne songe à lui opposer une bannière rivale. L'histoire
et la postérité finissent tôt ou tard par juger en dernier ressort, et
leur jugement est sans appel.

Commençons l'examen anecdotique des contemporains de Racine, par ceux
que les passions de l'époque lui firent opposer comme rivaux, honneur
bien grand et qu'ils étaient loin de mériter pour la plupart. En tête,
nous trouvons celui que la coterie Deshoulières avait choisi pour
composer une _Phèdre_ dont nous avons raconté l'histoire.

PRADON, né à Rouen, n'était pas un poëte sans valeur, il s'en faut de
beaucoup. Il avait de l'esprit, de l'imagination, de la facilité, une
connaissance exacte des règles du théâtre, du goût pour la saine
littérature, et il est hors de doute que, si au lieu de se laisser
sottement poser en rival d'un homme qu'il eût dû considérer comme un
maître, il se fût borné à prendre cet homme pour modèle, il se fût
épargné beaucoup de critiques souvent injustes, mais fort
spirituelles, et eût été mieux apprécié de ses contemporains.
Longtemps Pradon resta sans pouvoir se relever, courbé sous les
pointes acérées de Boileau; longtemps son nom fut pour le public le
nom d'un poëte ridicule, et aujourd'hui même il est plutôt connu par
les épigrammes et les satires auxquelles il donna lieu, que par ses
oeuvres dramatiques. Encore une fois cependant, Pradon a fait de beaux
vers et de bonnes tragédies. Il savait ménager les incidents, placer
çà et là, dans ses pièces, des traits heureux, des situations
intéressantes, des mouvements forts et véhéments. Nous le répétons, il
s'est perdu par la vanité ridicule avec laquelle il a voulu se
comparer à Racine. Si Pradon eût été un poëte modeste, il eût eu la
réputation d'un poëte de mérite.

Une des tragédies de Pradon, _Starita_, faillit lui coûter fort cher.
A la première représentation, il s'en va, le nez dans son manteau,
avec un ami, se glisser au parterre pour jouir, incognito, des
applaudissements qu'on ne peut manquer de donner à sa pièce. Mais, dès
le premier acte, les sifflets se font entendre; Pradon perd
contenance; son ami lui conseille de faire comme tout le monde et de
siffler à son tour. Le conseil lui paraît bon; il se met de la partie.
Un mousquetaire trouve mauvais cette musique, pousse le coude de
Pradon en lui disant que la tragédie est fort belle, que l'auteur est
bien en cour et qu'il l'engage à se taire. Pradon, un peu vif,
repousse le mousquetaire. Ce dernier jette sur le théâtre la perruque
et le chapeau du poëte; celui-ci allonge un soufflet au militaire,
qui, mettant l'épée à la main, lui fait deux estafilades sur la joue.
Le malheureux auteur, sifflé, battu, blessé pour l'amour de lui-même,
n'a que le temps de sortir pour aller se faire panser, jurant qu'on ne
le prendra jamais à défendre un poëte méconnu. _Starita_, donnée en
1679, était cependant une de ses bonnes pièces.

Sa seconde tragédie, _Tamerlan_, jouée en 1676, eut plus de succès.
Elle fut fort applaudie; aussi disait-on, plaisamment: «L'heureux
_Tamerlan_ du malheureux Pradon.» En sortant du théâtre, le prince de
Conti fit observer à l'auteur qu'il avait transporté en Europe une
ville qui est en Asie. «Je prie Votre Altesse de m'excuser, dit le
poëte, je ne sais pas la _chronologie_.»

       *       *       *       *       *

_La Troade_, représentée en 1679, fut parodiée de la manière suivante,
dans un sonnet de Racine:

     D'un crêpe noir, Hécube embéguinée,
     Lamente, pleure et grimace toujours;
     Dames en deuil courent à son secours;
     Oncques ne fut plus lugubre journée.

     Ulysse vient, fait nargue à l'hyménée,
     Le coeur fera de nouvelles amours.
     Pyrrhus et lui font de vaillants discours;
     Mais aux discours leur vaillance est bornée.

     Après cela, plus que confusion;
     Tant il n'en fut dans la grande Ilion,
     Lors de la nuit aux Troyens si fatale.

     En vain Baron attend le brouhaha;
     Point n'oserait en faire la cabale;
     Un chacun bâille, et s'endort ou s'en va.

En outre, on fit sur le même sujet cette épigramme:

     Quand j'ai vu de Pradon la pièce détestable,
     Admirant du destin le caprice fatal,
     Pour te perdre, ai-je dit, Ilion déplorable,
         Pallas a toujours un cheval.

En 1697, il fit paraître _Scipion_, et son nouveau héros n'eut pas
plus de chance que les autres grands hommes qu'il avait patronés.
_Scipion_ fut horriblement sifflé, et comme cette tragédie avait été
jouée en carême, le poëte Gacon lança cette épigramme:

         Dans sa pièce de _Scipion_,
         Pradon fait voir ce capitaine
     Prêt à se marier avec une Africaine;
         D'Annibal il fait un poltron;
     Ses héros sont enfin si différents d'eux-mêmes,
     Qu'un quidam, les voyant plus masqués qu'en un bal,
     Dit que Pradon donnait, au milieu du carême,
         Une pièce de carnaval.

Chaque tragédie nouvelle du _malheureux_ Pradon, comme on affectait de
l'appeler, semblait destinée à faire éclore les plus amusantes et les
plus spirituelles épigrammes; il est vrai de dire que le pauvre auteur
de la _Phèdre_, rivale de celle de Racine, s'était donné bien
maladroitement deux rudes adversaires, contre lesquels il n'était pas
de force à lutter. C'était à qui, des deux grands poëtes du siècle,
l'accablerait de traits d'autant plus redoutables qu'ils étaient
pleins de finesse. _Germanicus_ n'eut pas plus tôt paru, en 1694,
qu'on vit poindre l'inévitable épigramme. Elle était encore de la
façon de Racine:

     Que je plains le destin du grand Germanicus!
       Quel fut le prix de ses rares vertus?
       Persécuté par le cruel Tibère,
       Empoisonné par le traître Pison;
       Il ne lui restait plus, pour dernière misère,
         Que d'être chanté par Pradon.

Il se produisit un fait assez plaisant à la première représentation de
cette pièce. Dans les deux premiers actes il ne paraît pas de femmes;
aussi commençait-on à dire, dans le public, que c'était là, vraiment,
une tragédie de collége, lorsqu'au troisième acte on voit tout à coup,
au fond du théâtre, deux reines et deux confidentes. «Quatorze de
dames _sont-ils bons_?» s'écrie une voix perçante et gasconne. Le mot
fit fortune, et _Germanicus_ ne put ramener le sérieux sur le visage
des spectateurs.

_Régulus_, une des bonnes tragédies de Pradon, jouée en 1688, eut
cependant du succès; et comme _Tamerlan_ en avait eu beaucoup moins,
un plaisant dit au poëte, qui portait un mauvais habit sous un beau
manteau: «Voilà le manteau de Régulus sur le juste-au-corps de
Tamerlan.»

Un jour, l'auteur de tant de tragédies sifflées, le _plastron_ de
Racine et de Boileau, le but de tant d'épigrammes, l'objet de tant de
satires, voulut se venger à son tour, et il lança une pièce de vers,
une satire contre Boileau. Hélas! il avait à peine parlé, qu'un nouvel
et terrible adversaire entrait en ligne contre lui. Rousseau prenait
la plume pour lui dire:

     Au nom des dieux, Pradon, pourquoi ce grand courroux,
     Qui, contre Despréaux, exhale tant d'injures?
         Il m'a berné, me direz-vous:
     Je veux le diffamer chez les races futures.
         Eh! croyez-moi, restez en paix,
     En vain tenteriez-vous de ternir sa mémoire.
     Vous n'avancerez rien pour votre propre gloire,
     Et le grand Scipion sera toujours mauvais.

Enfin, la mort ne le débarrassa pas de ses ennemis. On lui fit cette
épitaphe:

       Ci-gît le poëte Pradon,
     Qui, quarante ans, d'une ardeur sans pareille,
       Fit, à la barbe d'Apollon,
       Le même métier que Corneille.

Pradon adressa un jour quatre vers charmants à une jeune personne fort
spirituelle, dont il était très-épris, et qui entretenait avec lui un
commerce épistolaire, mais qui n'avait pas une bien grande passion
pour le poëte. Voici ces vers:

     Vous n'écrivez que pour écrire,
     C'est pour vous un amusement;
     Moi qui vous aime tendrement
     Je n'écris que pour vous le dire.

Nous ne parlerions pas de madame DESHOULIÈRES, qui composa beaucoup de
bonnes et jolies poésies, mais qui ne donna au théâtre que deux
mauvaises pièces, si madame Deshoulières ne s'était déclarée assez
maladroitement contre Racine et n'avait été l'âme de la cabale à la
suite de laquelle l'auteur de _Phèdre_ renonça à la scène. Elle
parlait plusieurs langues. C'était un bel esprit dans toute
l'acception du mot. Un jour, malheureusement, elle eut l'idée fâcheuse
de faire jouer une tragédie. Elle composa _Genseric_ (1680), qui fut
fort mal accueilli du public. On lui donna le conseil charitable de
retourner à ses moutons (allusion à une de ses plus spirituelles
idylles); cette tragédie fut en outre le sujet de cette analyse
épigrammatique, attribuée à Racine:

     La jeune Eudoxe est une bonne enfant,
     La vieille Eudoxe une franche diablesse,
     Et Genséric un roi fourbe et méchant,
     Digne héros d'une méchante pièce.
     Pour Trasimond, c'est un pauvre innocent:
     Et Sophronie en vain pour lui s'empresse;
     Genseric est un homme indifférent,
     Qui, comme on veut, et la prend et la laisse.
     Et sur le tout le sujet est traité
     Dieu sait comment! Auteur de qualité,
     Vous vous cachez en donnant cet ouvrage.
     C'est fort bien fait de se cacher ainsi:
     Mais pour agir en personne bien sage,
     Il nous fallait cacher la pièce aussi.

LA CHAPELLE, membre de l'Académie française, né à Bourges, en 1655, ne
se posa pas en rival de Racine, mais il chercha à l'imiter. _Il fut de
son école._ Ses pièces, bien qu'elles soient fort au-dessous de leur
modèle, eurent pourtant quelques succès, car elles n'étaient pas sans
valeur. Elles sont au nombre de quatre: _Zaïde_, _Cléopâtre_,
_Téléphonte_ et _Ajax_, de 1681 à 1684.

La pièce de _Cléopâtre_ (1681), faillit devenir une tragédie
véritable. Voici à quelle occasion La Chapelle aimait beaucoup
l'acteur Baron et avait toujours soin de lui composer des rôles qui le
missent en relief. Un comédien, nommé Dauvilliers, jaloux du mérite de
son camarade, eut l'infamie de présenter à ce dernier, dans
_Cléopâtre_, une épée véritable, que Baron fut prêt à s'enfoncer dans
la poitrine. Du reste, ce Dauvilliers devint fou par la suite.

Voici maintenant un élève véritable de Racine, car Racine guida ses
pas dans la carrière des lettres, CAMPISTRON. Ce poëte fut un des
auteurs les plus féconds de la fin du dix-septième siècle. Il a
non-seulement donné au théâtre un grand nombre de tragédies, mais
aussi quelques comédies et divers opéras.

Campistron, marquis de Penango, né à Toulouse, en 1656, montra, dès sa
jeunesse, d'heureuses dispositions pour les lettres. Il reçut une
brillante éducation, et son goût pour la poésie ne tarda pas à
l'amener dans la capitale de la France, alors déjà le centre des
beaux-arts. Il chercha à imiter Racine, son maître, et s'il est loin
de lui pour les beautés de détail et la versification, il s'en
approche du moins pour la conduite des pièces.

Racine fut non-seulement le guide, mais le bienfaiteur de Campistron,
car il le désigna au duc de Vendôme lorsque ce dernier voulut faire
composer et représenter, à son château d'Anet, une pastorale héroïque.
A partir de ce moment, le duc, satisfait des talents et du caractère
du jeune poëte, le nomma secrétaire de ses commandements, puis
secrétaire-général des galères.

Campistron écrivait beaucoup, facilement et vite, aussi ses pièces
ont-elles les qualités et les défauts d'oeuvres faites par un homme
d'esprit, mais faites trop rapidement. On y trouve des peintures
brillantes, des traits frappants, des situations intéressantes, des
incidents heureux, puis à côté de cela, des longueurs, des
irrégularités, des écarts qui ralentissent la marche de l'action et
nuisent au développement des caractères. Il y a plus d'esprit que
d'art, et peu de cette verve, de ce pathétique qui enlève le
spectateur, le passionne pour les personnages et pour l'action. Le
talent de Campistron consistait principalement à donner de jolies
descriptions, des peintures de moeurs attrayantes. Ses monologues, ses
tirades sont souvent fort beaux, mais il en abuse; aussi fit-il des
morceaux bien écrits plutôt que des tragédies remarquables.

Campistron commença sa carrière dramatique à peu près à l'époque où
Racine finit la sienne. Sa première pièce, _Virginie_, parut en 1683.
Elle fut assez bien accueillie du public. Malheureusement pour lui, au
même moment où l'on représentait cette tragédie, on représentait
également le _Téléphonte_ de La Chapelle, et madame de Bouillon, alors
arbitre quasi-souverain pour les succès littéraires, protégeait La
Chapelle. Campistron comprit que s'il voulait réussir, il fallait
s'assurer le suffrage de la puissante duchesse, il lui dédia sa
seconde pièce, _Arminius_, qui eut du succès et le mit en bonne
position. En 1685, Campistron eut un véritable triomphe, lorsque parut
son _Andronic_. Les comédiens furent obligés de doubler le prix des
places, principalement dans le but de ménager la scène qui était
toujours encombrée, et sur laquelle les acteurs avaient peine à se
mouvoir. Trente ans plus tard, en 1715, on reprit cette tragédie; les
rôles étaient si mal distribués que le public ne put tenir son sérieux
pendant tout le temps de la pièce. Lorsqu'elle fut terminée, l'acteur
Legrand vint, selon l'usage, annoncer la représentation du lendemain
en ces termes: «Messieurs, nous aurons l'honneur de vous donner
demain _le Joueur_ et _le Grondeur_. Je souhaite que la petite pièce
que vous allez voir, vous fasse rire autant que vous avez ri à la
grande.» Cette saillie fut applaudie de toute la salle;
malheureusement le souhait de Legrand ne fut pas accompli, la petite
pièce, intitulée _la Fausse veuve_, ennuya le public sans le faire
rire.

_Alcibiade_ parut également en 1685, et _Phraate_ en 1686. Cette
dernière pièce n'eut que trois représentations. Il s'y trouvait des
allusions politiques qui faillirent faire mettre Campistron à la
Bastille, et il ne fallut rien moins que le crédit de Madame la
Dauphine pour sauver l'auteur et faire cesser les représentations.
_Phocion_, jouée en 1688, n'eut ni succès politique, ni succès
dramatique, ni succès littéraire. Campistron, voyant au doigt de
Péchantré, auteur de plusieurs pièces de théâtre, une bague dont ce
dernier voulait se défaire, lui dit: «On va jouer ma tragédie
nouvelle, et je m'en accommoderai.» A quelques jours de là, Péchantré
trouve l'auteur de _Phocion_ derrière un pilier des troisièmes loges à
la comédie, on sifflait à outrance. «Veux-tu ma bague, dit-il à
Campistron, je te l'ai gardée.»

Racine avait fait _Esther_ et _Athalie_, Campistron à son tour, voulut
composer sa tragédie chrétienne. En 1690, il donna à la scène
_Adrien_, dans laquelle on trouve de beaux vers, ceux que nous allons
citer, entre autres, dont Voltaire a pris la pensée pour son _Alzire_:

     A ma religion, vous préférez la vôtre.
     Une fois seulement, comparez l'une à l'autre:
     La vôtre n'eut jamais que de barbares lois;
     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     Elle ne se soutient que par la violence;
     La mienne par la paix et par l'obéissance.
     La vôtre vous prescrit l'ordre de me punir,
     Moi, que des noeuds sacrés à vous doivent unir,
     Moi qui, dès le berceau, sujet toujours fidèle,
     Par des soins assidus vous ai prouvé mon zèle;
     La mienne, quand je suis accablé de vos coups,
     Me défend de penser à me venger de vous.
     Que dis-je? Elle m'impose une loi souveraine,
     De m'offrir, avec joie, aux traits de votre haine,
     De dissiper la nuit de vos yeux aveuglés:
     Enfin, de vous aimer lorsque vous m'immolez.

_Pompeïa_, qui n'a pas été imprimée et dont on n'a rien conservé,
_Tiridate_, et enfin _Alcide_ ou _le Triomphe d'Hercule_, en 1693,
complètent le répertoire tragique de Campistron. Après la
représentation de cette dernière pièce on fit ce quatrain:

     A force de forger, on devient forgeron;
     Il n'en est pas ainsi du pauvre Campistron;
       Au lieu d'avancer, il recule,
             Voyez _Hercule_

Son Théâtre, un de ceux qui ont été le plus souvent réimprimés, après
les oeuvres de Corneille, de Racine, de Crébillon, et, plus tard, de
Voltaire, comprend encore les comédies: du _Jaloux désabusé_, de
_l'Amante amant_, et les opéras d'_Acis et Galathée_, d'_Achille et
Polixène_. La comédie de _l'Amante amant_, jouée en 1684, et que
Campistron a toujours désavouée, bien qu'elle soit de lui, offre
cette particularité, que c'est la première où une actrice parut sur la
scène vêtue en homme. On était déjà loin du temps où les rôles de
femmes avaient des hommes masqués pour interprètes. Quoi qu'il en
soit, cela eut un grand succès, et la pièce, fort médiocre cependant,
fut applaudie.

Campistron avait pour protecteur M. de Vendôme. Lors d'une maladie
grave, qui mit en danger les jours de Louis XIV, le roi, voyant les
intrigues s'ourdir autour de lui et ne voulant pas qu'on le crût aussi
mal, pria M. de Vendôme de donner au Dauphin une grande fête. Lully
fut chargé de composer tout exprès la musique d'une pastorale
héroïque, et on lui imposa Campistron pour le _libretto_. Lully obéit
à contre-coeur. L'opéra d'_Acis et Galathée_ fut fait et joué devant
le Dauphin, au château d'Anet, en 1686. M. de Vendôme dépensa plus de
100,000 francs dans cette circonstance, tant il fit bien les choses.
Il fut tellement satisfait des paroles de l'opéra, qu'il envoya cent
louis à Campistron, somme énorme pour l'époque. Cependant, d'après les
conseils de la Champmeslé et de Raisin, Campistron renvoya ces cent
louis au prince. Vendôme crut que son protégé agissait ainsi par
désintéressement. Telle n'avait pas été la pensée du poëte, qui avait
tout simplement espéré recevoir davantage. Touché de ce qu'il croyait
être la suite d'une grande noblesse de sentiments, Vendôme prit
Campistron pour secrétaire des commandements. Du reste, le choix était
bon. On ne reprochait à l'auteur d'_Acis et Galathée_ qu'une
négligence un peu forte à répondre aux lettres. Un jour, M. de Vendôme
le voyant brûler des papiers, dit plaisamment à ceux qui
l'entouraient: «Tenez, voilà Campistron occupé à faire sa
correspondance.»

Le succès de l'opéra d'_Acis_ engagea son auteur à cultiver ce genre
de littérature dramatique. En 1687, il fit jouer _Achille et
Polyxène_, opéra sur lequel on fit plusieurs épigrammes.

En voici deux assez spirituelles:

         Entre Campistron et Colasse[16],
         Grand débat s'émut au Parnasse,
     Sur ce que l'opéra n'a pas un sort heureux.
     De son mauvais succès nul ne se croit coupable;
     L'un dit que la musique est plate et détestable;
     L'autre, que la conduite et les vers sont affreux.
     Et le grand Apollon, toujours juge équitable,
         Trouve qu'ils ont raison tous deux.

     Lully près du trépas, Quinault sur le retour,
     Abjurent l'opéra, renoncent à l'amour,
     Pressés de la frayeur que le remords leur donne
         D'avoir gâté de jeunes coeurs
     Avec des vers touchants et des sons enchanteurs;
     Colasse et Campistron ne gâteront personne.

  [16] Colasse avait fait la musique de l'opéra d'_Achille_.

M. de Saint-Gilles fit sur le même opéra une chanson fort jolie, qu'on
attribua à madame Deshoulières, et qu'il revendiqua dans une autre
pièce de vers se terminant ainsi:

     Restituez donc à Saint-Gilles
     Le faible honneur de ses chansons;
     Contentez-vous de vos idylles
     Et retournez à vos moutons.

Comme la plupart des auteurs de mérite Campistron eut des admirateurs
outrés et des détracteurs de mauvaise foi. Les uns ont prétendu qu'il
avait seul pu faire oublier la retraite de Racine; les autres ont
trouvé détestables les vers les plus remarquables de son répertoire.
Il y a sottise à tomber dans l'un ou l'autre de ces jugements. Ce que
l'on peut dire, c'est que Campistron, poëte estimable, a une belle
place parmi les dramatiques de second ordre, et que longtemps il a
occupé la scène française avec distinction.

PÉCHANTRÉ, dont nous avons prononcé le nom plus haut, à propos d'une
des tragédies de Campistron, était fils d'un chirurgien de Toulouse.
Après avoir été couronné plusieurs fois aux Jeux-Floraux, il vint à
Paris dans le but de travailler pour le théâtre. En effet, il donna,
en 1687, la tragédie de _Géta_, dont la paternité fut disputée par
beaucoup de poëtes. D'abord, l'acteur Baron, qui avait la monomanie de
vouloir être auteur, et qui, de ce que plusieurs poëtes ont mis leurs
pièces sous son nom, s'est figuré être réellement le _père des
enfants_ qu'il avait pour ainsi dire tenus simplement sur les fonts
baptismaux, l'acteur Baron voulut faire croire que _Géta_ lui devait
la vie. Or, voici ce qui avait eu lieu. Péchantré, assez pauvre diable
de poëte, ayant montré sa pièce à Baron, ce dernier la trouva bien et
lui en offrit vingt pistoles, en affirmant qu'elle était détestable.
Le malheureux poëte rafalé, homme fort simple, accepta l'offre et
livra pour ces quelques sous sa première tragédie. Que de Péchantré en
ce moment à Paris! Que d'auteurs à vingt pistoles, dont les pièces,
sous d'autres noms, sous d'autres parrains, font la fortune des
théâtres et des pères d'adoption? Malheureusement pour Baron,
Champmeslé ayant eu vent de la conversation et du trafic, lut la
pièce, la trouva fort belle, et prêta à Péchantré vingt pistoles pour
la retirer des mains de l'acteur. Voici pour le premier père. Un
second fut le nommé Dambelot, cousin de Palaprat, et qui, au dire de
quelques chroniqueurs, aurait ébauché cette tragédie de _Géta_ et
serait mort avant de l'avoir terminée. Péchantré l'aurait obtenue de
la veuve de Dambelot. Enfin, si on en croit encore d'autres versions,
la pièce aurait été _composée_ par Dambelot, _corrigée_ par Péchantré,
_achevée_ par Baron. Ce qu'il y a de positif et de plus clair, c'est
qu'elle eut un grand succès. La seconde tragédie de Péchantré,
_Jugurtha_, fut moins bien reçue du public. Sa troisième, jouée en
1703, et intitulée _Mort de Néron_, coûta à son auteur juste autant
d'années qu'il faut de mois à une femme pour mettre au monde un
enfant. Il courut alors une histoire ou un conte au sujet de cette
tragédie. Péchantré avait laissé sur la table d'une auberge un papier
sur lequel il y avait quelques chiffres, au-dessus desquels étaient
ces paroles: _Ici le roi sera tué_. L'hôte, qui avait déjà été frappé
de la physionomie et de la distraction de notre poëte, crut devoir
porter cet écrit au commissaire du quartier, qui lui dit que si
l'inconnu revenait manger chez lui, il ne manquât pas de le faire
avertir. Péchantré revint en effet quelques jours après, et à peine
avait-il commencé son dîner, qu'il se vit environné d'une troupe
d'archers. Le commissaire lui montra son papier pour le convaincre de
son crime. «Ah! Monsieur, dit le poëte, que j'ai de joie de retrouver
cet écrit! je le cherche depuis plusieurs jours: c'est la scène où
j'ai dessein de placer la mort de Néron, dans une tragédie à laquelle
je travaille.» Le commissaire renvoya ses archers, et quelque temps
après Péchantré fit jouer sa pièce. .

ABEILLE, autre poëte dramatique de la même époque, plus tard abbé du
prieuré de Notre-Dame de la Mercy et membre de l'Académie française,
composa quelques tragédies qu'il fit paraître sous divers noms, en
sorte que plusieurs de ses poésies ont longtemps passé pour avoir été
l'oeuvre d'autres auteurs. Cet abbé Abeille eut une assez singulière
destinée. C'était un homme d'esprit, fort laid et très-amusant dans le
monde. Il vint à Paris assez jeune, fut pris comme secrétaire par le
maréchal de Luxembourg, et acquit une sorte de célébrité plus encore
par ses bons mots et sa facilité d'élocution que par ses écrits.

Il fit les tragédies d'_Argélie_, de _Coriolan_, de _Lyncée_ et de
_Soliman_, en 1673, 1676, 1678 et 1680. En outre, on lui attribue
celles de _Hercule_, de _Caton_ et de _Silanus_, parues sous le nom
d'un acteur nommé La Thuillerie.

La première tragédie que fit représenter l'abbé Abeille, donna lieu à
une plaisanterie qui, dit-on, le dégoûta longtemps de mettre son nom à
ses ouvrages. Deux princesses entrent en scène, la première dit à
l'autre:

     Vous souvient-il, ma soeur, du feu roi notre père?

L'actrice qui devait donner la réplique, au lieu de le faire de suite,
resta muette. Un plaisant du parterre répondit pour elle:

     Ma foi, s'il m'en souvient, il ne m'en souvient guère.

Cet à-propos jeta la salle dans une gaîté folle; il fut impossible de
continuer la pièce, et ce diable de vers poursuivit Abeille
jusqu'après sa mort, car on le rappela dans son épitaphe:

         Ci-gît un auteur peu fêté,
     Qui veut aller tout droit à l'immortalité.
     Mais sa gloire et son corps n'ont qu'une même bière;
         Et lorsqu'Abeille on nommera,
         Dame postérité dira:
     _Ma, foi, s'il m'en souvient, il ne m'en souvient guère._

On n'avait pas attendu sa mort pour faire des épigrammes sur lui. En
voici une fort jolie qu'on attribue à Racine:

     Abeille, arrivant à Paris,
     D'abord, pour vivre, vous chantâtes
     Quelques messes à juste prix;
     Puis au théâtre vous lassâtes
     Les sifflets par vous renchéris.
     Quelque temps après fatiguâtes
     De Mars l'un des grands favoris,
     Chez qui pourtant vous engraissâtes.
     Enfin, digne aspirant, entrâtes
     Chez les Quarante beaux-esprits,
     Et sur eux-mêmes l'emportâtes
     A forger d'ennuyeux écrits.

Un poëte dramatique, que l'on peut appeler le dernier élève de Racine,
LAGRANGE-CHANCEL, est un des hommes de cette époque dont la vie tient
le plus du roman, par les aventures nombreuses et singulières dont
elle est semée.

Lagrange-Chancel naquit au château d'Antoniac, près de Périgueux, en
1676. La nature lui avait donné en partage un talent des plus
extraordinaires pour la poésie. Nul doute que si la science de la
phrénologie eût été connue de son temps, on n'eût découvert sur son
crâne _la bosse poétique_ la plus proéminente. Il disait
spirituellement lui-même, et de lui, qu'il savait rimer avant que
d'avoir eu le temps d'apprendre à lire. Évidemment il était né poëte,
comme d'autres sont nés mathématiciens, peintres ou sculpteurs. A
peine sut-il lire qu'il ne quitta plus les oeuvres de Corneille et les
romans de La Calprenède. A sept ans, on le fit entrer au collége de
Périgueux, où il fut considéré comme un petit prodige; et, en effet,
il rimait déjà fort bien et _corrigeait les vers médiocres de ses
propres maîtres_. Il passa au collége de Bordeaux et ayant eu occasion
d'aller au théâtre, il fut pris d'une irrésistible démangeaison de
fabriquer à son tour une comédie. Il la composa en prenant pour sujet
une aventure récente et connue. Sa mère, se prêtant aux fantaisies de
son enfant, fit construire un petit théâtre; les rôles furent
distribués par Lagrange à six de ses jeunes camarades et la
représentation eut lieu. Une pièce en vers écrite par un enfant de
neuf ans, jouée par des collégiens de même âge, il y avait là de quoi
piquer la curiosité. Toute la ville voulut jouir de ce spectacle
extraordinaire à tant de titres, et l'on applaudit beaucoup
l'enfant-poëte et sa petite troupe. A quatorze ans, Lagrange-Chancel
sortit du collége pour se rendre à Paris, où, piqué par la muse
poétique, il s'empressa de composer une tragédie. Ce fut celle de
_Jugurtha_. Voici ce qu'il dit à propos de cette pièce, représentée en
1694, dans les dernières années de la vie de Racine:

   «Quand je crus avoir mis la dernière main à ma tragédie, dit
   l'auteur, je me hasardai de la présenter à madame la princesse de
   Conti. Malgré tous les défauts dont cette pièce était remplie, la
   princesse y trouva assez de choses dignes de son attention pour
   envoyer chercher le célèbre Racine et le prier, avec bonté, de
   lire cet essai d'un gentilhomme qui était son page, pour lui en
   dire son avis sans aucun déguisement. Racine garda la pièce huit
   jours, après lesquels il se rendit chez la princesse, et lui dit
   qu'il avait lu ma tragédie avec étonnement, qu'à la vérité elle
   était défectueuse en plusieurs endroits, mais que si Son Altesse
   «agréait que j'allasse quelquefois chez lui pour y recevoir ses
   avis, il la mettrait, dans peu de temps, en état d'être jouée
   avec succès. Je ne manquai pas de m'y rendre tous les jours, et
   je puis dire que les leçons qu'il me donnait m'en ont plus appris
   que tous les livres que j'ai lus. Il se faisait quelquefois un
   plaisir de m'entretenir des différents sujets qui lui avaient
   passé dans l'esprit. Il n'y en a presque pas, soit dans la fable,
   soit dans l'histoire, sur lesquels il n'eût promené ses idées et
   trouvé des situations intéressantes, dont il avait la bonté de me
   faire part. Ma tragédie étant achevée, je la présentai aux
   comédiens qui la reçurent. Il fut résolu qu'on la donnerait sous
   le titre d'_Adherbal_, au lieu de celui de _Jugurtha_, parce
   qu'il n'y avait pas longtemps que Péchantré en avait donné une
   sous le même titre, qui n'avait pas été reçue favorablement du
   public. Mon _Adherbal_ fut représenté. Le prince de Conti, qui
   voulut bien assister à la première représentation, voulut aussi
   que je me misse auprès de lui, sur les bancs du théâtre, en
   disant que mon âge fermerait la bouche aux censeurs. Racine, à
   qui la dévotion ou la politique ne permettait plus de fréquenter
   les spectacles depuis que le roi s'en était privé, vint à cette
   première représentation, et parut prendre un plaisir extrême à
   tous les applaudissements que je reçus.»

Lagrange avait alors dix-huit ans à peine; son jeune âge intéressa le
public en sa faveur, ainsi que sa position de page à l'hôtel de Conti;
on applaudit son _Roi de Numidie_. Encouragé par ce succès, il
composa _Oreste et Pilade_, en 1697, tragédie à laquelle on a prétendu
que Racine avait travaillé à la prière de la princesse de Conti et
dont les représentations fructueuses ne furent interrompues que par la
maladie et la mort de la Champmeslé. Deux ans plus tard, en 1699, il
donna _Méléagre_, puis successivement _Athénaïs_, _Amasis_, _Alceste_,
_Ino_, _Sophonisbe_ de 1700 à 1716. Alors les aventures dont nous
allons parler sommairement arrêtèrent jusqu'en 1736, c'est-à-dire
pendant vingt ans, sa prodigieuse fécondité; mais d'abord quelques
anecdotes concernant ses premières tragédies:

_Athénaïs_ ayant paru, une allusion fut faite à cette pièce dans une
lettre que Lagrange-Chancel crut être de Le Noble; aussitôt l'auteur
courroucé lança les vers suivants qui sont du dernier sanglant:

     Esprit bas et rampant, auteur du dernier ordre,
         Mauvais plaisant, fade Pasquin,
         Qui fais d'Ésope un Tabarin:
         Vraiment, c'est bien à toi de mordre
         Sur des ouvrages applaudis!
         Malgré la fureur qui t'anime,
         Tu feras sur les arts et sur _Athénaïs_,
         Ce que fit autrefois le serpent sur la lime.

Il faut dire que Le Noble prêtait, par sa conduite, par ses aventures
et par ses ouvrages, à ces injures. Cependant, elles sont un peu trop
fortes.

_Amasis_, jouée en 1701, fut assez bien analysée par les quelques mots
suivants de l'abbé Desfontaines:

«Je viens de voir, écrivait-il en sortant de la première
représentation, un tableau dont le dessin est bizarre et les couleurs
horribles et mal assorties; une maison où il y a quelque architecture
singulière, mais où toutes les pierres ne sont ni bien taillées ni
bien posées. C'est un édifice qui n'est passable que de très-loin. Si
vous le regardez de près, tout y est gothique et sans goût.»

Dans _Sophonisbe_, représentée en 1716, mais non imprimée, il se
trouvait quatre vers remarquables, les seuls qui aient été sauvés de
l'oubli. Asdrubal, parlant à sa fille Sophonisbe, de Massinissé, dont
elle est aimée et à qui il veut qu'elle demande une grâce, lui dit:

     Songez qu'il est des temps où tout est légitime,
     Et que, si la patrie avait besoin d'un crime
     Qui pût seul relever son espoir abattu,
     Il ne serait plus crime et deviendrait vertu.

Lagrange-Chancel fit paraître, de 1706 à 1740, _Érigone_,
tragi-comédie en cinq actes et en prose; _Cassius_, tragédie en vers;
_les Jeux olympiques_, comédie héroïque; _la Fille supposée_, comédie
en trois actes et en vers; _Pyrame et Thisbé_, opéra; _le Crime puni_,
opéra, imitation du _Festin de Pierre_. En outre, Louis XIV ayant
demandé à Racine, à Quinault et à Molière, une pièce dans laquelle on
pût utiliser une décoration des enfers, décoration fort belle et que
l'on conservait avec soin dans le garde-meuble, Lagrange-Chancel
traita dans ce but le sujet d'Orphée, dont il fit une tragédie en cinq
actes, avec prologue et choeurs. Cette pièce, imprimée en 1736, fut
jouée au mariage de Louis XV. Lagrange avait été amené à composer
_Orphée_, parce qu'il avait entendu dire souvent à Racine que c'était
le sujet le plus apte à un grand spectacle.

Si quelque chose est plus extraordinaire que la facilité et la
fécondité poétique de Lagrange, c'est sa vie toute barriolée
d'aventures qui tiennent du roman.

Sous le Régent, il eut la malheureuse pensée de faire paraître les
_Philippiques_, moins par animosité personnelle que pour être agréable
à quelques ennemis du duc d'Orléans. On donna l'ordre de l'arrêter; il
fut assez heureux pour échapper aux poursuites et se réfugia chez M.
de Gonteris, archevêque et vice-légat d'Avignon. Il se trouvait dans
cette ville, lorsque, trahi par un officier réfugié, et attiré hors
des limites, il fut saisi et mené aux îles Sainte-Marguerite et mis en
prison pendant une année entière. Il ne crut pouvoir mieux faire, pour
attendrir le Régent, que de lui avouer humblement sa faute, en lui
adressant une ode fort bien tournée. On se relâcha de la rigueur qu'on
avait eue à son égard. La promenade lui fut accordée pendant quelques
heures chaque jour, et il en profita habilement pour reconquérir sa
liberté. Il gagna ses gardes, se procura une barque, et pendant une
violente tempête il ne craignit pas de se rendre au port de
Villefranche. Malgré une rigoureuse quarantaine, Lagrange obtint du
roi de Sardaigne, par une épître en vers, d'être admis à Nice. Le
prince, en outre, fit toucher au poëte, d'une façon très-délicate,
une forte somme. De Nice, Lagrange se rendit à Gênes, avec le projet
de passer en Espagne. L'offre de M. Doria de résider dans son palais
ne put le séduire; il s'embarqua sur-le-champ. Très-bien reçu à la
cour de Madrid, il refusa un régiment, fut en butte aux tentatives
plusieurs fois réitérées de spadassins contre lesquels il tira l'épée
à maintes reprises. Sur les plaintes de l'ambassadeur de France,
Lagrange-Chancel fut prévenu qu'il n'y avait plus de sûreté pour lui
dans les États de Sa Majesté Catholique. Il s'embarqua à Bilbao pour
Amsterdam, où il obtint d'être reçu comme bourgeois de la ville.
Enfin, les malheurs de l'exil finirent pour lui; à la mort du Régent,
ses liaisons à l'étranger lui fournirent les moyens d'être utile au
pays; il obtint son rappel. Il revint donc en France, se remit à la
poésie et au théâtre, consacra sa vie à l'étude des muses, et versifia
jusqu'à l'âge de quatre-vingt-deux ans.

Lagrange-Chancel, un des auteurs les plus féconds de la fin du
dix-septième et du commencement du dix-huitième siècle, est un poëte
dramatique de mérite, quoiqu'il y ait, dans ses oeuvres, de grands
défauts. On peut dire que la facilité avec laquelle il composait,
nuisit beaucoup à son talent, en lui faisant produire des vers peu
exacts, obscurs, prosaïques, quoique empreints d'énergie et de pensées
spirituelles.

FERRIER, GENEST, LONGEPIERRE, BOURSAULT, RIUPEROUX, autres
contemporains de Racine, ont donné à la scène française quelques
pièces dont plusieurs ne manquent pas d'un certain mérite.

Ferrier, dont on a les deux tragédies d'_Anne de Bretagne_ jouée en
1678, et de _Montezume_ de la même époque, débuta mal dans la carrière
poétique. Ayant _commis_ ce vers, dans _les Préceptes galants_:

     L'amour, pour les mortels, est le souverain bien.

il fut traîné devant l'Inquisition d'Avignon, sa patrie, et eut
beaucoup de peine à sortir de ce mauvais pas. Il put enfin se tirer
des griffes du Saint-Office et se retirer à Paris, où il devint
précepteur des fils du duc de Saint-Aignan. Ses deux tragédies sont
faibles de versification et de style, quoiqu'on y trouve du naturel et
de l'esprit. La première, _Anne de Bretagne_, eut du succès, grâce à
la protection de la Cour, protection que l'auteur sut s'attirer par
une allusion aux grandes qualités de Louis XIV, lequel, comme tous les
hommes et surtout les souverains, se laissait prendre facilement à la
glu de la flatterie.

Voici comment Ferrier peint Charles VIII pour en faire le portrait de
Louis XIV:

     L'exemple du plus sage et du plus grand des rois,
     Fait autant de héros que l'on voit de François.
     C'est ce roi dont le nom remplit la terre et l'onde,
     A qui le ciel promet la conquête du monde;
     Dont la gloire et les ans ont le même progrès,
     Et qui compte par eux le nombre de ses faits.
     Tout l'univers le craint, toute la France l'aime,
     Tous ses sujets en lui ne cherchent que lui-même;
     Il charme également et les coeurs et les yeux.

Certes, jamais portrait ne ressembla moins que celui-ci au roi
Charles VIII, qui n'avait guère de marine, que l'univers était loin de
redouter, et auquel le ciel ne promit jamais la conquête de l'univers.
_Montezume_ réussit également, grâce à un grand luxe de décors et de
costumes.

Genest, abbé de Saint-Vilmer, aumônier de madame la duchesse
d'Orléans, membre de l'Académie française, dut aussi le succès de ses
deux principales tragédies, _Pénélope_ et _Joseph_, à la protection de
quelques grands personnages. Ces deux pièces, représentées d'abord au
château de Clagny près Versailles, avaient eues pour interprètes: la
duchesse du Maine, Baron, M. de Malezieu, ses enfants, le marquis de
Roquelaure et enfin le marquis de Gondrin. _Joseph_ surtout fit
fureur; mais quand les tragédies de Genest, auxquelles il faut ajouter
_Zéloïde_ et _Polymnestor_, arrivèrent à la Comédie-Française, elles
ne furent nullement applaudies. C'était justice; car à part l'amour de
la vertu qui règne dans les oeuvres de l'abbé de Saint-Vilmer, on n'y
trouve que défectuosités dans le plan et dans la versification.

Longepierre, comme les deux auteurs dont nous venons de parler et avec
eux, peut être relégué au troisième rang des poëtes dramatiques de
l'époque; mais s'il donna quelques pièces médiocres au théâtre, il a
du moins une excuse, c'est celle assez singulière de l'obéissance
passive aux volontés paternelles. En effet, en rimant, Longepierre ne
fit qu'obéir aux ordres de son père, et on pourrait l'appeler avec
raison _le Poëte malgré lui_. Il composa et fit jouer: _Médée_ en
1694, _Sésostris_ en 1695 et _Electre_ un peu plus tard. Ces trois
tragédies sont dans le genre de Sophocle et Euripide, que l'auteur
connaissait à fond et étudiait sans cesse. Malheureusement, il ne put
approcher de ses modèles, et quand parut son _Electre_, on dit que
c'était une statue de Praxitèle défigurée par un moderne.

Rousseau fit sur lui cette épigramme:

     Longepierre le translateur,
     De l'antiquité zélateur,
     Ressemble à ces premiers fidèles
     Qui combattaient jusqu'au trépas,
     Pour des vérités immortelles
     Qu'eux-mêmes ne comprenaient pas.

Racine qui, cependant, avait quelques obligations à Longepierre,
puisque ce dernier, dans un parallèle entre lui et Corneille, lui
avait donné de grands éloges, Racine lui-même fit, à propos du
_Sésostris_, l'épigramme suivante:

     Ce fameux conquérant, ce vaillant Sésostris,
     Qui jadis en Égypte, au gré des Destinées,
         _Véquit_ de si longues années,
         N'a vécu qu'un jour à Paris.

RIUPEROUX, né à Montauban en 1664, bien qu'ayant donné fort jeune de
grandes espérances par sa tragédie de _Méléagre_, par son poëme de
_l'Ame des Bêtes_ et par son _Traité des Médailles_, n'occupe pas dans
la littérature dramatique une place meilleure que les auteurs
précédents. Ses tragédies d'_Annibal_, de _Valeria_, d'_Agrippa_,
d'_Hipermestre_ ne sont pas restées au théâtre.

Riuperoux, d'abord protestant, mené par M. de Foucault à Paris, et
présenté au Père de La Chaise, confesseur de Louis XIV, abjura le
calvinisme et obtint un canonicat; mais le ministre Barbezieux, dans
un dîner, lui enleva l'habit ecclésiastique et lui donna, à la place,
un commissariat des guerres avec un bon traitement. Riuperoux se
laissa faire, ce qui lui valut du poëte Gacon les six vers ci-dessous:

       Certain abbé, las de passer sa vie,
         Et sans verre et sans abbaye,
     Brigue, obtient dans l'épée un poste bien renté:
         Et Barbezieux, par cette grâce,
     Délivre en même temps l'Église et le Parnasse
         D'une grande incommodité.

On voit qu'au siècle du grand roi tout était sujet à épigramme et que
cette vengeance littéraire, souvent fort méchante, était pratiquée sur
une grande échelle par tous les beaux-esprits et même par tous les
grands poëtes.

BOURSAULT, qui vécut de 1638 à 1701, ne doit pas être confondu avec
les auteurs précédents, bien qu'il soit un poëte comique plus encore
peut-être qu'un poëte dramatique; il s'est placé à un rang beaucoup
plus élevé.

Sans avoir fait d'études sérieuses, sans avoir jamais appris le latin,
Boursault, venu de Bourgogne à Paris en 1651, fut bientôt en état de
parler et d'écrire très-élégamment, grâce à la lecture de bons
ouvrages et à ses dispositions naturelles. Son ignorance des langues
anciennes l'empêcha seule d'être nommé par Louis XIV, sous-précepteur
du Dauphin. Il avait rédigé avec beaucoup de talent un ouvrage
intitulé: _De la Véritable Étude des Souverains_, qui avait plu au
roi. On l'engagea à essayer une gazette en vers. Elle parut tous les
huit jours et lui fit obtenir une pension de 2,000 livres. Louis XIV
et la Cour s'en amusaient; mais l'auteur s'étant laissé entraîner à
quelques traits satiriques contre les Franciscains et surtout contre
les Capucins, le confesseur de la reine, cordelier espagnol, obtint la
suppression de la gazette et de la pension. Boursault faillit expier
son _crime_ à la Bastille.

Il donna au théâtre plusieurs comédies, puis les tragédies de
_Germanicus_, en 1679; de _Marie Stuart_, en 1683, et de _Méléagre_,
en 1694.

_Germanicus_, d'abord représenté sans succès sous le titre de _la
Princesse de Clèves_, fut ensuite applaudi et devint la cause d'un
grand froid entre Corneille et Racine, le premier ayant laissé
échapper ce jugement à l'Académie, sur la pièce de Boursault: _Il ne
lui manque que le nom de M. Racine pour être achevée. Marie Stuart_,
moins applaudie, fut plus profitable à son auteur, ce dernier ayant eu
la pensée de la dédier au duc de Saint-Aignan, qui lui fit présent de
cent louis.

Parmi les bonnes comédies de Boursault, nous citerons _Ésope à la
Cour_, jouée en 1701, après la mort de l'auteur, dont on retrancha
maladroitement, dans la crainte d'application, ces quatre beaux vers:

     Par là je m'aperçois, ou du moins je soupçonne,
     Qu'on encense la place autant que la personne;
     Que c'est au diadème un tribut que l'on rend,
     Et que le roi qui règne est toujours le plus grand.

_Ésope à la Ville_ avait précédé _Ésope à la Cour_ de onze ans. Cette
comédie, ainsi que l'autre, en cinq actes et en vers, eut un immense
succès. Elle fût peut-être tombée à la première représentation, sans
la présence d'esprit de l'acteur chargé du principal rôle. Raisin le
cadet, entendant des murmures dans le parterre, à la troisième fable
qu'il débitait, s'avance au bord de la scène, et s'adressant au
public, lui dit hardiment: Que l'auteur a cru devoir faire parler
Ésope par apologues, que si la répétition des fables fatigue le
parterre, il est inutile d'aller plus loin puisqu'il a encore, lui,
douze fables à réciter dans le courant de la pièce. Raisin fut
applaudi, la comédie continua; elle fut acclamée et elle est restée
longtemps au théâtre.

Cette pièce a cela de remarquable qu'elle fait époque, attendu qu'elle
est la mère de toutes celles à scènes épisodiques ou à tiroir dont on
a depuis usé et abusé d'une manière si fâcheuse.

Le mauvais accueil que reçut d'abord _Ésope à la Ville_ inspira à
l'auteur la fable du _Dogue et du Boeuf_, dont voici le quatrain
final:

     A tant d'honnêtes gens qui sont devant vos yeux,
     Laissez la liberté d'applaudir ce mélange;
     Et ne ressemblez pas à ce dogue envieux,
     Qui ne veut pas manger, ni souffrir que l'on mange.

D'une autre comédie de Boursault, _le Mercure galant, ou la Comédie
sans titre_, jolie critique du journal de Visé, jouée en 1679, date
une autre innovation souvent imitée depuis, celle de faire remplir
plusieurs rôles par le même acteur dans une même pièce. Préville y
faisait six personnages, avec un talent, un entrain qui ne
contribuèrent pas peu au succès.

Visé, auteur du _Mercure_, se plaignit à la Cour de la comédie de
Boursault, disant qu'elle tournait sa feuille en ridicule. La Cour
renvoya l'affaire au lieutenant-général de police; alors M. de La
Reynie, homme de beaucoup d'esprit, qui voulut lire le corps du délit
avant de prononcer. Il trouva _le Mercure galant_ si spirituel, qu'il
défendit de supprimer la pièce, ordonnant qu'on l'appellerait
désormais _La Comédie sans titre_.

_Phaéton_, comédie en cinq actes et en vers libres, représentée en
1691, eut aussi un grand succès. «Au moment où je sortais de la
comédie, écrit Boursault dans le temps qu'on jouait son _Phaéton_, un
des gardes me donna un billet cacheté où étaient ces vers:

     Plus je vois ton ouvrage et plus j'en suis avide.
         C'est ainsi qu'au temps ancien
         Écrivait le galant Ovide
         Et l'ingénieux Lucien.»

Ce quatrain est de Thomas Corneille.

Du temps du Grand Roi, on faisait déjà des brochures politiques ou
littéraires, mais surtout _littéraires_, et pour cause, ni plus ni
moins qu'au milieu du dix-neuvième siècle. Le libraire Barbin, le
_Dentu_ de l'époque, en avait le monopole, absolument comme le
spirituel éditeur actuel du Palais-Royal. Une de ces brochures, _Les
Mots à la mode_, inspira à Boursault une jolie petite comédie en un
acte et en vers, laquelle parut en 1694, sous le même titre. C'est une
critique des plus amusantes des manières affectées, du langage
ridicule et des modes outrées. Sous ce dernier rapport, il est fâcheux
que Boursault ne vive pas de nos jours, il eût pu facilement doubler
sa pièce.

L'auteur de ces oeuvres dramatiques et comiques ne se borna pas au
théâtre; il publia plusieurs romans fort bien écrits, et une série de
lettres pleines d'esprit, sous le nom de _Lettres à Babet_.

Cet auteur, dont l'heureuse facilité se pliait à tous les genres,
obtint des succès dans tous. Ses tragédies décèlent une âme ferme,
élevée, apte à comprendre et à exprimer noblement les grandes
passions. Ses comédies sont une critique agréable des ridicules de son
siècle. Il sait, sans jamais s'égarer, sans transiger avec le bon
goût, passer du sérieux au comique, du comique au moral. Il est bien
entendu que nous ne parlons ici que de ses bonnes pièces, de celles
qu'il fit représenter lorsque, sa première jeunesse étant passée, il
eut pu réparer, par l'étude, le vice de son éducation première.

Chose digne de remarque, Boursault, arrivé à Paris, ne parlant que le
patois languedocien, sut en peu de temps se poser comme un des
législateurs de la langue française, qu'il maniait avec une correction
allant jusqu'au scrupule sans toucher à l'affectation.

Quoique FONTENELLE ne soit pas précisément un des contemporains de
Racine, puisqu'il vécut bien longtemps encore après le grand poëte,
comme il donna plusieurs pièces pendant la vie de l'auteur de
_Rodogune_, et comme ce dernier fit même quelques épigrammes à leur
occasion, nous allons dire un mot de ce poëte, homme d'un très-grand
mérite, qui enrichit la scène ou plutôt les scènes françaises, de
beaucoup de bonnes productions.

Neveu de Corneille, l'un des quarante de l'Académie, membre de celle
des belles-lettres, Fontenelle naquit à Rouen en 1657 et mourut à
Paris en 1757. Pendant un siècle, il sut soutenir sa réputation. Ses
oeuvres dramatiques sont empreintes d'une finesse et sont écrites avec
une pureté de style qui les rendent aussi agréables à la lecture qu'à
la scène. Partout, Fontenelle est ingénieux, séduisant. Il charme par
sa manière de dire, et quelquefois l'on a peine à reconnaître les
défauts nombreux qui l'empêchent de prendre place au premier rang des
auteurs de cette époque, cependant ses ouvrages n'en sont pas exempts.
Ainsi, lorsqu'il faudrait de l'énergie, on ne trouve chez lui que des
agréments; la finesse est souvent plus dans l'expression que dans la
pensée; la délicatesse du sentiment est rendue de telle sorte, que
cela frise l'afféterie. Enfin, il semble affecter de s'éloigner du
langage adopté par les autres grands poëtes.

Fontenelle commença à se produire au théâtre, en 1680, par la tragédie
d'_Aspar_, qui réussit peu. Racine fit, à propos de cette pièce, la
charmante épigramme que voici:

     Ces jours passés, chez un vieil histrion,
     Un chroniqueur émit la question:
     Quand, à Paris, commença la méthode
     De ces sifflets qui sont tant à la mode?
     Ce fut, dit l'un, aux pièces de Boyer.
     Gens, pour Pradon, voulurent parier.
     --Non, dit l'acteur, je sais toute l'histoire
     Qu'en peu de mots je vais vous débrouiller;
     Boyer apprit au parterre à bâiller;
     Quant à Pradon, si j'ai bonne mémoire,
     Pommes sur lui volèrent largement;
     Mais quand sifflets prirent commencement,
     C'est (j'y jouais, j'en suis témoin fidèle),
     C'est à l'_Aspar_ du sieur de Fontenelle.

On attribue encore à Racine quelques couplets sur cette pièce. En
voici deux. C'est Fontenelle qui parle en quittant Paris pour
retourner à Rouen, sa patrie:

     Adieu, ville peu courtoise,
     Où je crus être adoré;
     Aspar est désespéré.
     Le poulailler de Pontoise
     Me doit ramener demain,
     Voir ma famille bourgeoise;
     Me doit ramener demain,
     Un bâton blanc à la main.

     Mon aventure est étrange,
     On m'adorait à Rouen;
     Dans le _Mercure galant_
     J'avais plus d'esprit qu'un ange.
     Cependant, je pars demain,
     Sans argent et sans louange;
     Cependant, je pars demain,
     Un bâton blanc à la main.

En 1689, Fontenelle donna la comédie du _Comte de Gabalis_, en un
acte, tirée du livre singulier de l'abbé de Villars, puisé lui-même
dans un roman italien. Nous ne parlerons pas des autres tragédies et
comédies de Fontenelle, qui n'offrent que peu d'intérêt anecdotique;
mais nous dirons un mot de quelques-uns de ses opéras, auxquels se
rattachent des aventures et des épigrammes assez curieuses.

En 1689, il fit jouer la tragédie-opéra de _Thétis et Pelée_, dont la
musique est de Colasse. Le 29 novembre 1750, c'est-à-dire _soixante et
un_ ans plus tard, à la reprise de cette pièce, Fontenelle occupait à
l'amphithéâtre la même place qu'il avait à la première représentation.
Il soupa, comme en 1689, à l'hôtel du Plessis-Châtillon, chez le
petit-fils de M. de Nonant dont le grand'père lui avait donné à souper
plus d'un demi-siècle auparavant. A cette même reprise, les directeurs
de l'Opéra prièrent l'auteur de juger une difficulté, à savoir si les
prêtres qui paraissent dans la pièce devaient danser ou marcher.--«Je
veux que mes prêtres _marchent_, dit Fontenelle, faites danser les
autres si vous voulez.» Le mot avait de l'à-propos; car, à cette
époque, le clergé de France était mal avec la Cour, qui voulait le
forcer à faire la déclaration de ses biens.

_Énée et Lavinie_, autre opéra en cinq actes, musique de Colasse, joué
en 1690, fut l'objet de très-jolies critiques en vers. M. de
Saint-Gilles fit une chanson spirituelle dans laquelle il parodie la
pièce acte par acte, en la suivant pas à pas. Soixante années plus
tard, on voulut en refaire la musique; on en parla à Fontenelle, qui
répondit avec esprit et modestie: «On me fait beaucoup d'honneur; mais
quand cet opéra fut représenté pour la première fois, il tomba, et
personne ne me dit alors que ce fût la faute du musicien.» Toutefois,
M. Dauvergne, à qui s'adressaient ces mots, changea la musique d'_Énée
et Lavinie_, remit la pièce à la scène en 1758, et obtint un beau
succès.

N'ayant encore que vingt-deux ans, Fontenelle fut choisi par Thomas
Corneille pour composer la tragédie-opéra de _Bellérophon_, dont Lully
fit la musique, qui fut représentée en 1679 et eut un immense succès,
puisqu'on la donna pendant quinze mois sans interruption. Il paraît
que Lully, fatigué de l'acharnement de Boileau et de ses amis contre
Quinault, abandonna ce poëte et pria Thomas Corneille de lui fournir
un poëme. Thomas, assez embarrassé et n'aimant pas ce genre de
travail, le confia à Fontenelle, alors à Rouen et très-jeune.
Fontenelle le fit, broda sur le canevas qu'on lui avait envoyé,
expédia acte par acte, et quand, plus tard, il vit attribuer cette
pièce à Despréaux, il la revendiqua avec raison comme de lui, par une
lettre adressée aux auteurs du _Journal des Savants_. Quinault était
protégé par M. de Seignelay. Ce dernier, sachant que Boileau semblait
être pour quelque chose dans le _Bellérophon_ de Lully, l'invita à
dîner avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et avec Racine.
A la fin du repas, il lui poussa quelques critiques amères sur la
pièce, le mettant au défi de les rétorquer. Boileau, voyant le ton de
persiflage de son hôte, ce qui était d'assez mauvais goût de la part
de M. de Seignelay, lui répondit: «Si vous voulez que je me fasse
comprendre de vous, il faut d'abord que je passe au moins trois jours
à vous instruire.» Cette réponse mit les convives du parti de l'auteur
de l'_Art poétique_, et en sortant, Racine s'écria: «Le brave homme
que vous êtes, Achille en personne n'aurait pas mieux combattu que
vous.»

A propos de cet opéra, Boileau disait: «Tous ces faiseurs d'opéra font
des voeux pour Quinault; Quinault est leur modèle: c'est le plus grand
parleur d'amour qu'il y ait eu, mais il n'est point amoureux. Le
choeur de l'opéra prêche toujours une morale lubrique; vous n'y
entendez autre chose, sinon:

         Il faut aimer,
       Il faut s'enflammer;
         La sagesse
       De la jeunesse
     C'est de savoir jouir de ses appas.

«C'est un scandale public, ajoutait-il, qu'il soit permis à des
chrétiens de prostituer leurs voix pour persuader aux filles qu'il est
honteux de ne pas s'abandonner dans le bel âge; ce n'est pas du tout
le langage de la passion, c'est celui de la débauche.»

Illustre critique du grand siècle littéraire, que n'es-tu de ce monde,
pour passer une ou deux soirées au théâtre du Palais-Royal ou à l'un
de ceux du _Boulevard du Crime_!

_Endymion_, pastorale héroïque, musique de Colin de Blamont, joué en
1731, à l'Opéra, fut le sujet d'une spirituelle chanson de Roy. Voici
deux des nombreux couplets de cette critique:

     Fontenelle, le vieux bedeau
       Du temple de Cythère,
     Fait remonter sur le tréteau
       Sa muse douairière.
     Si de ce ballet avorté,
     Vous daignez faire une critique,
         Cher Dominique,
       Je dis qu'en vérité
     Vous avez bien de la bonté.

     Puisque chaque âge a ses hochets,
       Comme a dit Fontenelle,
     Passons tous les colifichets
       A sa jeune cervelle.
     Mais que, décrépit et voûté,
     Sur la scène encore il gigotte,
         Une calotte,
       Messieurs, en vérité,
     Ne l'aurait-il pas mérité?

Au nombre des pièces que l'on trouve dans l'édition des _Oeuvres de
Fontenelle_, on peut remarquer la tragédie en _prose_ et en cinq actes
d'_Idalie_, véritable drame dans le genre de ceux qui font fureur, de
nos jours, sur les scènes des boulevards.



X

DE RACINE A VOLTAIRE.

DE LA FIN DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE A 1718.

  Époque de transition entre Racine et Voltaire.--De la fin du
    dix-septième siècle à 1718.--LAFOSSE, DANCHET, DUCHÉ,
    PELLEGRIN et NADAL.--CRÉBILLON.--Lafosse, ses quatre
    tragédies.--_Polixène_ (1696).--_Manlius_ (1698).--_Thésée_
    (1700).--_Corisus_ (1703).--Danchet, ses qualités.--_Hésione_
    (1700).--Anecdote.--_Tancrède_ (1702).--LA MAUPIN. Aventures
    singulières de cette actrice.--_Aréthuse_ (1701).--Bon
    mot.--_Achille et Deidamie_ (1735).--Bon mot de
    Voltaire.--Duché de Vancy.--Son aventure avec le ministre
    Pontchartrain.--Ses trois tragédies sacrées: _Débora_,
    _Absalon_ et _Jonathas_, 1706, 1712, 1714.--Pellegrin
    protégé de Mme de Maintenon.--Ses aventures.--Ses
    belles qualités.--_Pélopée_ (1733).--_Polidor_
    (1703).--Anecdotes.--Sa comédie du _Nouveau-Monde_
    (1722).--Anecdote.--Nadal.--Sa tragédie de _Saül_
    (1704).--Crébillon.--Son genre de talent.--Ses débuts dans
    l'art dramatique.--Le procureur Prieur.--_Idoménée_
    (1705).--_Atrée et Thyeste_ (1707).--Anecdote.--_Electre_
    (1708).--Son succès.--Épigramme.--_Rhadamiste et Zénobie_
    (1711).--Anecdote.--Jugement partial de Boileau.--_Sémiramis_
    (1717).--Epigramme contre Voltaire, à propos de la
    tragédie de _Sémiramis_.--_Pyrrhus_ (1726).--_Catilina_
    (1748).--Anecdotes.--Mme de Pompadour.--Vers
    supprimés.--Horreur de Crébillon pour les moyens
    factices d'obtenir un succès.--Crébillon et son
    médecin.--CHATEAU-BRUN.--Sa tragédie de _Mahomet II_ (1714),
    et des _Troyennes_ (1754).


La nature n'enfante pas coup sur coup des hommes comme Corneille et
Racine. Après ce dernier poëte dramatique, quelques années se
passèrent sans qu'aucun auteur d'un mérite transcendant vînt occuper
la scène tragique.

Racine avait cessé en 1689 de travailler pour le théâtre; ce ne fut
qu'en 1705 et en 1718 qu'on vit paraître deux talents approchant du
sien, Crébillon d'abord et Voltaire ensuite.

L'espace qui s'écoule entre Racine et Crébillon est occupé, pour le
genre dramatique, par Lafosse, Danchet, Duché, Pellegrin et Nadal.
Entre Crébillon et Voltaire, nous ne trouvons que Château-Brun. Il est
clair que nous ne parlons ici que des auteurs du théâtre français
ayant marqué dans la littérature dramatique.

LAFOSSE, dont la première tragédie est de 1696, prit pour modèle le
grand Corneille. Préférant, comme lui, l'expression des sentiments
forts aux sentiments tendres, il va chercher ses héros sous les murs
de Troie, sur le Capitole, plus jaloux d'exciter chez le spectateur
l'admiration pour une pensée ou pour une action énergique, que les
larmes pour une situation pathétique. Nourri de la lecture des
tragiques grecs et des grands historiens de l'antiquité, il sut
profiter habilement de cet inappréciable avantage. Le plus sérieux
reproche qu'on puisse lui faire, c'est de donner trop au récit,
quelquefois au détriment de l'action. Son style est ferme, élevé,
nourri, pompeux même, propre, en un mot, à exprimer les passions
violentes. Ses vers sont peut-être un peu durs, un peu travaillés,
cela vient de ce qu'il avait peine à bien rendre toute l'énergie de
ses pensées. Lafosse n'a malheureusement donné au théâtre que quatre
tragédies, soit qu'il ait craint le mauvais accueil d'un public
quelquefois mal disposé et injuste, soit qu'il ait préféré la
tranquillité à la gloire. Du reste, le poëte parut dans de favorables
circonstances, Racine avait cessé de travailler, Campistron venait de
se retirer, et Crébillon était encore inconnu. Aussi dit-on de
Lafosse, après sa tragédie de _Polixène_, qu'il allait consoler le
public de la retraite de Campistron.

Lafosse, véritable philosophe, peu désireux de la fortune, faisant sa
principale occupation de la poésie, était d'une distraction
incroyable. Un trait entre mille. Invité un jour à dîner pour midi
chez M. du Tillet avec des gens de lettres, il n'y arriva qu'à quatre
heures du soir. Il était très-fatigué, s'excusa d'être venu si tard,
expliquant que parti à onze heures du matin de la rue de Jouy pour se
rendre dans l'île Saint-Louis, où demeurait son amphitryon, il s'était
trouvé, sans savoir comment, à deux heures, au beau milieu de la
plaine d'Ivy, où la faim s'était fait sentir à lui d'une façon
irrésistible. Jusqu'alors il avait voyagé en pensée avec _l'Iliade_,
dont il voulait faire une belle traduction.

La tragédie de Lafosse, _Polixène_, qu'il fit représenter en 1696, fut
la première pièce de théâtre à laquelle ait assisté le Dauphin, fils
de Louis XIV, qui se montra très-généreux pour les acteurs. Le même
sujet de Polixène avait été traité en 1720 par _Molière_, surnommé le
tragique.

Lafosse donna en 1798 _Manlius_, qui eut du succès. C'est la meilleure
pièce de son répertoire. En 1700 et en 1703, il fit représenter
_Thésée et Corésus_, qui réussirent également.

DANCHET, son contemporain, dont on disait qu'il avait toutes les
qualités d'un homme de lettres sans en avoir les défauts, composa des
_drames-lyriques_ plutôt encore que des tragédies. Membre des
Académies française et des inscriptions, bibliothécaire du roi, il eut
la sage modération de ne jamais se permettre contre personne une
épigramme, à l'époque où ce genre de poésie-_caustique_ était à la
mode. Une seule fois, ayant été désigné dans une satire sanglante, il
envoya à l'auteur une pièce de vers non moins sanglante et plus
spirituelle, déclarant en même temps à ce rival que personne ne
verrait cet écrit, et qu'il le lui avait adressé seulement pour lui
prouver combien il était facile et honteux de manier l'arme de la
satire.

Dans le genre lyrique, qui était son véritable talent, Danchet n'eut
de supérieur que Quinault, d'égal que Lamotte et peut-être Roy. Il
savait, dans ses compositions, placer des situations intéressantes, y
répandre des traits tendres et touchants. Ce poëte dramatique mérite
une place distinguée parmi les auteurs du second rang.

En 1700, il donna la tragédie-opéra d'_Hésione_, musique de Campra,
qui eut un très-grand et très-légitime succès, mais qui faillit coûter
fort cher à son auteur. Lorsqu'on joua cette pièce, Danchet était
précepteur de deux élèves dont la mère, en mourant, lui avait laissé
une pension viagère, sous la condition qu'il terminerait leur
éducation. Les parents de ses élèves, gens d'une dévotion mal
entendue, croyant impossible d'instruire chrétiennement la jeunesse
quand on était assez possédé du diable pour travailler au théâtre,
voulurent exiger de Danchet qu'il renonçât à tout ouvrage de ce genre.
Sur son refus, ils lui ôtèrent ses jeunes gens et lui refusèrent la
pension. Un arrêt du Parlement décida qu'on pouvait faire une bonne
pièce de théâtre sans cesser d'être un bon précepteur; en conséquence,
la pension lui fut rendue sans ses élèves.

_Tancrède_, deuxième tragédie-opéra de Danchet, représenté en 1702,
eut une vogue immense, non-seulement grâce à la musique de Campra et
au _libretto_, mais aussi grâce à l'admirable voix, au jeu hardi de la
Maupin, pour qui avait été créé le rôle de Clorinde. Cette célèbre
actrice, dont les singulières aventures ont fait le sujet, tout
récemment, d'une jolie comédie au Gymnase, mérite, par sa figure
exceptionnelle, quelques mots de notre part. Née en 1673, fille du
sieur d'Aubigny, mariée au nommé Maupin, elle ne tarda pas à oublier
son tendre époux. Elle avait une voix admirable et un goût prononcé
pour l'exercice des armes. Ayant fait connaissance avec un prévôt de
salle qui avait lui-même une belle voix, elle s'en fut avec lui à
Marseille. Sans ressources l'un et l'autre, ils se firent admettre au
théâtre de cette ville et y furent appréciés. Malheureusement pour la
Maupin, elle conçut de l'affection pour une jeune Marseillaise auprès
de qui elle se faisait passer pour un homme. Les parents de la jeune
fille la mirent au couvent; la Maupin découvrit sa retraite et s'y
fit recevoir. Une religieuse étant venue à mourir, la Maupin la
déterra, la porta dans le lit de son amie, mit le feu au lit, à la
chambre, et pendant le tumulte enleva sa compagne. Son procès fut
instruit; on la condamna au feu par contumace, car elle s'était
évadée.

Toujours vêtue en homme, grande, belle, bien faite, ayant une figure
accentuée, noble et régulière, la Maupin eut les aventures les plus
bizarres. Elle maniait l'épée de façon à ne pas craindre le plus
habile maître d'armes.

Ennuyée de la province, elle vint à Paris, prit les habits de son
sexe, se fit recevoir à l'Opéra, fut applaudie et beaucoup admirée. Un
jour, Dumesnil, un de ses camarades de théâtre, l'insulte; elle
l'attend le soir sur la place des Victoires, vêtue en homme, et veut
l'obliger à mettre flamberge au vent. Dumesnil, assez poltron, refuse,
elle lui donne une volée de coups de canne, lui prend sa tabatière et
sa montre, sans être reconnue de l'acteur. Le lendemain, Dumesnil
raconte son aventure, se vantant d'avoir été attaqué par trois voleurs
qu'il a mis en fuite, mais qui lui ont dérobé sa montre et sa
tabatière. La Maupin le laisse dire, et quand il a fini, elle se lève
en lui tendant sa montre et sa tabatière, et en lui criant: «Tu as
menti, tu n'es qu'un lâche, qu'un poltron; c'est moi seule qui ai fait
le coup, et la preuve la voilà.» Un autre acteur, Thévenard, qui
l'avait aussi offensée, fut contraint de se cacher trois semaines au
Palais-Royal, puis de lui demander pardon.

A un bal de _Monsieur_, frère du roi, où elle était venue en homme et
sans être connue, elle fit la cour à une femme d'une façon qui parut
blessante. Trois des amis de la dame l'appelèrent sur le terrain, elle
les jeta tous les trois sur le carreau, rentra dans le bal, et,
s'étant fait connaître à _Monsieur_, obtint sa grâce.

Ayant quitté l'Opéra pour aller à Bruxelles, la Maupin, qu'on pourrait
nommer la Lola-Montès du dix-septième siècle, devint la maîtresse de
l'électeur de Bavière. Ce dernier la quitta pour la comtesse d'Arcos,
lui envoya une bourse de quarante mille francs, et chargea M. d'Arcos
lui-même de la lui porter. La Maupin le reçut comme un valet, lui jeta
la bourse au nez, en lui disant que cette récompense était bonne pour
un homme de son espèce; puis elle revint à Paris, rentra à l'Opéra, se
raccommoda avec le comte d'Albert, un de ses anciens amants, et vécut
ainsi quelques années.

En 1705, elle fit tout à coup sa conversion, se retira du théâtre,
rappela son mari, et mena une vie aussi régulière qu'elle en avait
menée une extravagante et licencieuse.

       *       *       *       *       *

Revenons à Danchet.

En 1701, il fit jouer _Aréthuse_, ballet avec prologue.--Cet opéra
réussit peu. On cherchait le moyen de le soutenir.--Je n'en connais
qu'un, dit un homme d'esprit, allongez les danses du ballet et
raccourcissez les jupons des danseuses.

Sur la fin de leur vie, Danchet et son fidèle Campra, composèrent la
tragédie-opéra de _Achille et Deidamie_ (1735). L'âge avancé des
deux auteurs fit dire à Voltaire: «Peste, ce ne sont pas là des jeux
d'enfants!»

Danchet donna au théâtre plusieurs autres tragédies-opéras. A sa mort
on grava son portrait avec ces vers:

     Si l'honneur de briller au théâtre lyrique,
     Si des succès heureux sur la scène tragique,
     Danchet, affranchissaient de l'éternelle nuit,
     On te verrait jouir encore de la vie
     Et joindre le bon coeur avec le bel esprit,
     Qui ne se trouvent pas toujours de compagnie.

DUCHÉ DE VANCY, autre poëte tragique de la même époque, accueilli avec
distinction par madame de Maintenon qui avait lu quelques vers de lui,
eut à son débotté à Paris une aventure plaisante. La favorite, ou
plutôt la femme de Louis XIV, choisit Duché pour composer quelques
poésies à l'usage des élèves de Saint-Cyr. Fort satisfaite, elle le
recommanda en termes des plus chaleureux à M. de Pontchartrain, alors
ministre. Ce dernier ne crut pouvoir mieux témoigner son désir de
plaire, qu'en allant, en grande pompe, rendre visite à Duché. Duché
voyant entrer chez lui un secrétaire d'État et ne comprenant pas ce
qu'un pauvre diable de poëte de son espèce peut avoir à débrouiller
avec un personnage comme Pontchartrain, croit qu'on va le mettre à la
Bastille, qu'il est criminel d'État. Ce n'est qu'à grand'peine que le
ministre parvient à le rassurer.

Le protégé de la célèbre marquise composa trois tragédies sacrées
pour Saint-Cyr, _Débora_, _Absalon_ et _Jonathas_, qui furent
représentées à Paris en 1706, 1712, 1714, longtemps après la mort de
leur auteur, arrivée en 1702. Il fit aussi plusieurs opéras qui furent
bien accueillis du public.

Un autre protégé de madame de Maintenon, l'abbé PELLEGRIN, se fit,
dans le même temps, un nom distingué dans les lettres. Entré dans
l'ordre des religieux Servites, puis ennuyé de son genre de vie, il
s'embarqua à bord d'un vaisseau de guerre en qualité d'aumônier, et
fit quelques voyages. De retour à Paris, il composa une épître qui fut
couronnée par l'Académie. En outre, il avait eu l'idée assez plaisante
d'envoyer en même temps une ode qui balança les suffrages de la docte
assemblée, en sorte qu'il se trouva le rival de lui-même. Cette
singularité, quand elle fut dévoilée, le fit encore plus connaître que
ses deux pièces de vers. On obtint un bref de transaction pour l'ordre
de Cluny; mais comme il n'avait pas de fortune et qu'il faut d'abord
vivre, il songea à utiliser ses talents pour la poésie. Il imagina de
monter une espèce de fabrique d'esprit, une manufacture d'épigrammes,
de madrigaux, d'épithalames, de compliments à tant le _vers_ ou la
_pièce_. En outre, il travailla pour divers théâtres, surtout pour
l'Opéra-Comique. Le cardinal de Noailles, informé de cette singulière
existence _de bohème_, le mit en demeure d'opter pour _la messe_ ou
_l'Opéra_. Pellegrin, ne pouvant vivre de la messe, opta pour l'Opéra.
Le cardinal l'interdit. Il obtint une pension sur _le Mercure_,
journal de l'époque, dans lequel il eut les articles sur les théâtres.
On doit dire à sa louange qu'une grande partie de ce qu'il gagnait
passait à sa famille encore plus pauvre que lui, et pour laquelle il
se refusait souvent le nécessaire. L'abbé Pellegrin était un excellent
homme, un poëte de mérite et un noble coeur. Outre ses oeuvres
dramatiques dont nous allons parler, il traduisit assez mal les
oeuvres d'Horace, ce qui lui valut cette charmante épigramme de La
Monnoye:

         On devrait, soi dit entre nous,
     A deux divinités offrir tes deux Horaces;
     Le latin à Vénus, la déesse des Grâces,
         Et le français à son époux.

Il mourut à quatre-vingt-deux ans, en 1745. On lui fit plusieurs
épitaphes. Voici une des plus spirituelles:

     Poëte, prêtre et Provençal[17],
     Avec une plume féconde,
     N'avoir ni dit, ni fait de mal,
     Tel fut l'auteur du _Nouveau-Monde_.

  [17] Il était de Marseille.

Ses tragédies sont _Polidor_, en 1703, et _Pélopée_, en 1733; ses
tragédies-opéras: _Hippolyte et Aricie_, _Médée et Jason_; plusieurs
comédies, un grand nombre d'opéras et d'opéras-comiques complètent son
bagage littéraire.

Quelques jours après la représentation de sa _Pélopée_, qui avait
réussi, Pellegrin se promenait avec un de ses amis au Luxembourg.
L'ami ramassa une feuille de papier sur laquelle était une suite de P.
«Devinez ce que c'est que cela? dit-il--Mais, répond l'abbé, ce ne
peut être que la leçon donnée par un maître d'écriture à son élève.
Vous n'y êtes pas; ce sont des abréviations dont voici le sens:
_Pélopée, pièce pitoyable, par Pellegrin, poëte, pauvre prêtre
provençal_.»

Pellegrin rit beaucoup de cette interprétation donnée à la page
d'écriture.

Sa comédie du _Nouveau-Monde_ (1720), lui fit honneur, ainsi que son
opéra de _Jephté_. Sa _Princesse d'Élide_, opéra-ballet, représentée
en 1728, donna lieu à un fort joli mot. Un auteur de beaucoup
d'esprit, Autreau, avait fait, sur un des airs de cet opéra, de
charmants couplets. Un élégant du jour, homme fort nul, se les était
attribués et en recevait des compliments. Un ami d'Autreau lui dit:
«Voilà Monsieur qui se prétend l'auteur de tels couplets.--Eh bien!
répondit Autreau avec le plus grand sang-froid, pourquoi Monsieur ne
les aurait-il pas faits, je les ai bien faits, moi?» Puis il s'éloigna
au milieu des rires des témoins de la scène.

NADAL, contemporain et ami de Pellegrin, mort comme lui dans un âge
fort avancé, vers 1741, composa plusieurs tragédies. L'une d'elles,
_Saül_, jouée en 1704, avait une scène d'un effet terrible, lorsque
Saül quitte le camp pour aller consulter la Pythonisse et que l'on
croit voir à chaque instant sortir de terre le fantôme évoqué par la
magicienne. Une autre des pièces de Nadal, son _Hérode_, donna lieu à
des applications politiques. Lors de la première représentation, en
1709, à ces deux vers:

     Esclave d'une femme indigne de ta foi,
     Jamais la vérité ne parvint jusqu'à toi,

un spectateur dit tout haut que ces vers étaient bien hardis.

«--Ce n'est pas dans les vers que se trouve la hardiesse, repartit
aussitôt avec beaucoup d'esprit et d'à-propos le duc d'Aumont,
protecteur de Nadal, c'est dans l'application que vous venez d'en
faire.»

Pour tenter de marcher de pair avec Corneille et Racine, de s'élever
jusqu'à ces deux grands poëtes, il fallait un travail assidu, une
volonté de fer capable de briser tous les obstacles, mais surtout, et
avant tout, une conviction intime et profonde qu'on était né avec le
génie dramatique. Ces vérités, CRÉBILLON les comprit; il ne se fit
aucune illusion, et cependant il essaya. Peut-être agit-il moins par
choix que par impulsion; toujours est-il qu'à vingt-six ans il se
décida à faire sa carrière de la carrière dramatique. On lui demandait
un jour pourquoi ses tragédies étaient si terribles. «Corneille,
répondit-il, a brillé dans le grand, Racine dans le tendre, je n'avais
que l'horrible à choisir.»

En effet, Crébillon fit revivre sur la scène tout le tragique
d'Eschyle, mais il mit de plus dans ses oeuvres une régularité
qu'Eschyle ne connut jamais. Son style n'a pas l'élévation de celui de
Corneille, n'a pas l'élégante pureté de celui de Racine, mais il est
nerveux. Les images, il les sacrifie aux pensées; ses vers ont plus de
force et d'harmonie, et son pinceau cherche, de préférence à tout, les
objets terribles. Il se plaît dans le sang et dans le carnage. Dans
beaucoup de ses pièces, une partie de ses héros meurent en scène. Dans
_Xerxès_ même, qui n'eut qu'une représentation, presque tous ses
personnages succombaient. Une fort jolie actrice, qui avait, à tort ou
à raison, la réputation d'avoir causé certain _préjudice_ à plus d'un
de ses nombreux amants, voulant se moquer du poëte, lui demanda la
liste des morts. «Volontiers, Mademoiselle, lui répondit Crébillon;
mais vous me donnerez la liste de tous ceux que vous avez blessés.» Du
reste, après la représentation de _Xerxès_, Crébillon demanda aux
acteurs leurs rôles, les jeta au feu devant tout le monde en disant:
«Je me suis trompé, le public m'a éclairé.»

Cet auteur tragique avait une mémoire prodigieuse; aussi sa façon de
composer ses pièces était-elle des plus originales. Jamais il ne les
écrivait que pour les donner au théâtre. Il les récitait de mémoire,
et, chose plus extraordinaire, lui faisait-on faire une correction, ce
qu'il avait composé d'abord et qui devait disparaître, s'effaçait
complètement de son cerveau. Jamais il n'a fait un plan, si l'on en
excepte celui de la tragédie de _Xerxès_, sa plus mauvaise. Il ne
fallait pas d'entraves à son génie. Toute méthode lui était
antipathique.

On attribuait, dans le principe, les tragédies de Crébillon à un
Chartreux. Un jour, on lui demandait quel était son meilleur ouvrage.
«Je n'en sais rien, dit-il, mais je suis sûr que voilà le plus
mauvais.» Et il montrait son fils. «C'est qu'il n'est pas du
Chartreux,» reprit en riant le fils.

_Idoménée_, en 1705, fut la première tragédie _jouée_ de Crébillon.
Elle réussit; mais le cinquième acte n'ayant pas été approuvé,
l'auteur en fit un autre qui fut composé et appris en cinq jours. A la
première représentation, Boileau dit que cette pièce semblait avoir
été composée par Racine ivre.

Nous avons dit à dessein qu'_Idoménée_ avait été la première tragédie
_jouée_ de Crébillon, car il en avait fait une autre, _la Mort des
Enfants de Brutus_, qui fut refusée par la Comédie-Française. A cette
pièce se rattache le commencement de la carrière dramatique de ce
poëte célèbre. Son père le destinait à la carrière du barreau et
l'avait envoyé à Paris, chez un procureur nommé Prieur, homme d'esprit
et grand partisan du théâtre. Crébillon, dont les passions étaient
vives et qui déjà sentait son goût pour la scène, se souciait fort peu
de son procureur, qu'il ne voyait même pas. Un jour, il s'était
habillé pour aller au bal. Survint une pluie affreuse et un manque
total de voitures; cela avait lieu au commencement du dix-huitième
siècle, car on était aux premières années de 1700, absolument comme de
nos jours. Nous avons oublié de dire que Crébillon, né à Dijon, en
1674, avait alors de vingt-six à vingt-sept ans. Or donc, il n'y avait
pas moyen de se rendre au bal. Prieur, témoin du dépit de son
pensionnaire, se prit à rire, puis à lui proposer d'ôter sa toilette,
de se mettre à son aise et de causer avec lui.

Crébillon hésita d'abord, croyant son procureur un fâcheux, incapable
de parler autre chose que procès et chicane; mais, nécessité fait loi;
il craignit de s'ennuyer encore davantage s'il restait seul, et il
finit par accepter. Prieur, qui savait que le jeune homme allait
très-souvent au théâtre, tourna la conversation sur ce sujet. Il fut
aussi étonné des idées poétiques de son pensionnaire, que ce dernier
le fut de l'esprit de son procureur. Prieur, frappé de la façon dont
il entendait analyser les pièces, de la justesse, de la logique, de la
force des raisonnements de Crébillon, fut intimement convaincu que ce
jeune homme n'était nullement fait pour le barreau, mais qu'il
recélait en lui, sans s'en douter encore, le génie d'un grand poëte
dramatique. Il lui conseilla de composer une tragédie. Crébillon crut
que Prieur voulait se moquer de lui, bientôt il fut convaincu du
contraire. Alors il se défendit de pareille entreprise. Le procureur
insista et finit par le décider. Il lui indiqua même le sujet de _la
Mort des enfants de Brutus_. La pièce faite, Crébillon la fit porter
aux comédiens. Les comédiens la rejetèrent sans même donner
d'encouragement au jeune homme. Crébillon revint au logis, furieux,
désespéré de l'affront qu'il croyait avoir reçu, se plaignant avec
amertume au pauvre Prieur de l'école qu'il avait faite par ses
conseils, jurant de ne plus tenter la muse. Prieur essuya bravement le
premier feu, le raisonna, le chapitra et finit par le décider à
entreprendre une autre composition dramatique. Cette pièce fut
_Idoménée_, bientôt suivie d'_Atrée et Thyeste_ (1707). Lorsqu'on joua
_Atrée_, le bon procureur, quoique fort malade, se fit porter au
théâtre. A la fin du spectacle, l'auteur vint le voir, Prieur
l'embrassa en lui disant:--Je meurs content; je vous ai fait poëte: je
laisse un homme à la nation.

Cette tragédie d'_Atrée_ était si terrible, sortait tellement de ce
qu'on avait entendu jusqu'alors à la scène, surtout depuis l'école de
Racine, que le parterre s'en fut sans oser siffler ni applaudir, mais
comme frappé de stupeur. Crébillon fut au café Procope, le café
_divan_ ou Lepelletier de l'époque. Un Anglais se jeta à son cou en
lui faisant mille compliments sur sa pièce, ajoutant qu'elle n'était
pas faite pour le théâtre de Paris, mais pour celui de Londres; qu'en
Angleterre elle eût été acclamée. «La coupe d'Atrée, ajouta-t-il, m'a
pourtant fait frémir, tout Anglais que je suis.»

L'année suivante, en 1708, Crébillon donna _Électre_, tragédie qui fut
applaudie; mais à laquelle on reproche les trois descriptions
pompeuses déclamées par Tydée, ce qui donna lieu à cette épigramme:

     Quel est ce tragique nouveau,
     Dont l'épique nous assassine?
       Il me semble voir Racine
     Avec un transport au cerveau.

_Rhadamiste et Zénobie_ suivit les premières pièces de Crébillon en
1711. Nous avons dit que cet auteur composait toujours de tête et sans
écrire. Afin d'être plus isolé, il avait obtenu une clef du
Jardin-du-Roi, dont il aimait la solitude. Un jour qu'il travaillait à
son _Rhadamiste_, par une chaleur tropicale, il avait ôté son habit et
parcourait le jardin réservé en faisant de grands gestes et en
poussant de temps à autres d'effroyables cris. Un jardinier, qui
l'observait, convaincu qu'il avait devant lui un assassin ou un fou,
courut chercher Duvernet, le célèbre anatomiste de qui Crébillon
tenait la clef du jardin. Duvernet arrivant effrayé, ne put retenir un
éclat de rire en reconnaissant Crébillon en pleine composition
dramatique.

_Rhadamiste_ eut un grand succès. Quand on le donna, Boileau était
malade. On lui lut cette tragédie.--«Qu'on m'ôte ce galimatias!
s'écria-t-il, les Pradons étaient des aigles, en comparaison de ces
gens-ci; je crois que c'est la lecture de cette tragédie qui a
augmenté mon mal.»

Boileau jugeait souvent d'une façon partiale. C'est ce qui eut lieu
pour _Rhadamiste_, tragédie qui, malgré quelques défauts, est restée
un des chefs-d'oeuvre de l'ancien théâtre et la pièce qui caractérise
le mieux le génie de Crébillon.

Le succès de _Rhadamiste_ eut sur la vie de son auteur une influence
fâcheuse. A partir de ce moment, il se jeta dans la dissipation,
montrant peu de goût pour son art, à tel point que le bruit, propagé
sans doute par des rivaux,--que ses tragédies n'étaient pas de lui, se
répandit de toute part. On prétendit qu'elles devaient le jour à un
Chartreux, son proche parent. Or, Crébillon n'avait ni parents ni amis
aux Chartreux. Il ne fut pas moins fort affecté de ce bruit ridicule.

A propos de _Rhadamiste_, on raconte que, dans une représentation de
cette pièce sur un théâtre de province, l'acteur ayant prononcé ce
vers:

     De quel front osez-vous, soldats de CORBULON,

un des spectateurs cria tout haut: «C'est de _Crébillon_ qu'il faut
dire. Ces comédiens de province sont d'une ignorance inconcevable.»

_Sémiramis_, donnée à la scène en 1717, quatrième tragédie du même nom
depuis celle de Desfontaines, en 1637, ne fut pas la dernière sur le
même sujet. Voltaire en fit jouer une autre en 1748, dont nous
parlerons plus loin. On n'approuva pas dans le public des lettres, la
monomanie du philosophe de Ferney, de puiser toujours ses compositions
dramatiques dans le répertoire des autres auteurs. Piron se rendit
l'interprète de ce sentiment public par l'épigramme que voici:

     N'en doutez pas; oui, si le premier homme
     Eût eu le tic de ce faiseur de vers,
     Il eût fait pis que de mordre à la pomme;
     Et c'est ici un bien autre travers.
     Du grand auteur de la nature humaine,
     Il eût voulu refaire l'univers,
     Et le refaire en moins d'une semaine.

Le poëte Roy fut plus violent pour Voltaire:

     Si Quinault vivait encor,
     Loin d'oser toucher sa lyre,
     Je ne me ferais pas dire
     De prendre ailleurs mon essor.
     Usurpateur de la scène,
     Petit bâtard d'Apollon,
     Attendez que Melpomène
     Soit veuve de Crébillon.

En 1726 parut _Pyrrhus_; en 1748, _Catilina_.

Crébillon mit plus de vingt-cinq ans à composer cette dernière pièce,
ce qui fit dire: _Quousque tandem abutere patientia nostra, Catilina._
C'est à soixante-dix ans que l'auteur mit la dernière main à sa
tragédie, dont il avait récité des passages à l'Académie française. On
admira beaucoup les trois premiers actes, mais on fut généralement
peiné d'entendre Cicéron dire de sa fille Tullie:

     Employons sur son coeur[18] le pouvoir de Tullie,
     Puisqu'il faut que le mien jusque-là s'humilie.

  [18] Celui de Catilina.

A l'Académie surtout, on fut choqué de ce rôle fait à Cicéron.
Crébillon s'aperçut du mauvais effet produit par cette scène, et,
s'adressant à l'un des immortels qui secouait la tête:--Je vois bien,
lui dit-il, que cela vous déplaît.--Point du tout, reprit
l'académicien, cet endroit est digne du reste, et j'ai beaucoup de
plaisir à voir Cicéron le Mercure de sa fille.

Madame de Pompadour, la favorite du jour, fit pour cette pièce la
dépense de tous les habits des acteurs. Elle obtint en outre, du Roi,
l'impression, au profit de Crébillon, des oeuvres complètes du poëte
par l'imprimerie royale.

L'auteur de _Catilina_, en reconnaissance de tant de bienfaits, se
crut obligé de supprimer quelques passages qui pouvaient être
considérés comme des allusions, celui-ci entre autres:

     Car vous n'aimez jamais. Votre coeur insolent,
     Tend bien moins à l'amour qu'à subjuguer l'amant.
     Qu'on vous laisse régner, tout vous paraîtra juste;
     Et vous mépriseriez l'amant le plus auguste,
     S'il ne sacrifiait au pouvoir de vos yeux,
     La justice, les lois, sa patrie et ses dieux.

Crébillon n'était ni jaloux ni envieux. Il méprisait les moyens
détournés pour arriver au succès d'une pièce. Le triomphe moyennant
coterie lui était odieux. S'il eût vécu de nos jours, il eût rejeté la
réclame et la claque, dont on fait un usage si large et si déplorable.
Le matin de la première représentation de _Catilina_, persécuté par
des amis et des parents pour leur donner des billets, il n'y consentit
qu'à la condition formelle, expresse, qu'ils ne se croiraient pas
obligés d'épargner sa pièce.

Comme nous l'avons dit, _Catilina_ avait été vingt-cinq ans sur le
métier. Le fils de Crébillon en plaisantait à table devant Collé.
Collé, impatienté de ce persiflage, lui dit: «Osez-vous, petit
griffonneur de prose, petit r'habilleur de vieux contes de fées,
osez-vous comparer vos frivoles rapsodies aux productions immortelles
de votre père? Certes, il a fait en votre personne un assez mauvais
ouvrage; mais n'a-t-il pas fait aussi _Atrée_, _Électre_,
_Rhadamiste_, _Catilina_, oui, _Catilina, qu'il a fait, qu'il fait et
qu'il fera toujours_.» Cette péroraison fit éclater de rire tous les
convives.

Crébillon avait des créanciers qui voulurent, pour se payer, saisir le
produit des recettes de _Catilina_. Le Conseil d'État du Roi décida:
_que les productions de l'esprit ne sont point au nombre des effets
saisissables._

Quelques années avant que cette tragédie ne fût achevée, Crébillon
tomba si sérieusement malade, que son médecin, Hermant, désespérant de
lui, le pria de lui faire présent des deux premiers actes de
_Catilina_. Crébillon répondit par ce vers de _Rhadamiste_:

     Ah! doit-on hériter de ceux qu'on assassine?

A quatre-vingts ans, il fit jouer une dernière pièce, _le Triumvirat_.
Le public la reçut avec faveur et reconnaissance.

Il fut enterré avec pompe, aux frais de la Comédie-Française, à
Saint-Gervais, où le roi voulut lui faire élever un monument funèbre.
Il avait été admis à l'Académie en 1731.

Entre Crébillon et Voltaire, les deux plus grands poëtes tragiques du
dix-huitième siècle, parut CHATEAU-BRUN, auteur des deux tragédies de
_Mahomet II_ et des _Troyennes_.

Château-Brun, membre de l'Académie en 1753, était maître-d'hôtel du
duc d'Orléans. Dans la crainte de déplaire à son prince, il garda
quarante ans, sans la faire jouer, sa première tragédie. Elle parut en
1714.

Sa seconde ne vit le jour qu'en 1754. Dans le second acte des
_Troyennes_, un homme vient se jeter aux genoux du vainqueur, expose
la misère du peuple et demande du pain. «J'aurais été bien surpris,
dit un plaisant du parterre, si on n'eût pas parlé de manger dans une
pièce faite par un maître-d'hôtel?» Ce mot fit changer le trait.

C'est par cette pièce que la Comédie-Française rouvrit son théâtre, le
31 mars 1769, rentrée de laquelle date le fameux changement de la
suppression des banquettes ridicules qui obstruaient le théâtre. On
avait à dessein choisi _les Troyennes_, où il y a beaucoup d'acteurs
en scène, pour faire comprendre au public les avantages résultant de
cette disposition nouvelle.



XI

VOLTAIRE.

DE 1718 A 1773.

  VOLTAIRE.--Il résume tous les genres dramatiques.--Son caractère
    littéraire.--Sa tendance au plagiat.--Mot de
    Fontenelle.--Anecdote de pâté à propos de _Zaïre_.--_Oedipe_
    (1718).--Son succès.--Anecdotes et bons mots.--_Artémise_
    (1720).--Transformations successives de cette
    tragédie.--Anecdotes.--Épigramme.--Origine des différends de
    Voltaire et de Rousseau.--_Brutus et Éryphile_ (1730 et
    1732).--Anecdote de la _Calotte_.--_Zaïre_ (1732).--Vers à
    Mlle Gaussin et à Dufrêne.--_Adélaïde Duguesclin_ (1734).--Sa
    transformation.--Anecdote.--Epigramme.--_Alzire_ (1736). Le
    Franc de Pompignan.--Critique d'_Alzire_.--Comédie de
    _l'Enfant prodigue_ (1736).--_Zulime_ (1740).--Jugement de
    Voltaire sur cette tragédie.--_La Mort de César_
    (1741).--_Mahomet_ (1742).--Anecdotes.--Apogée des succès pour
    Voltaire.--_Le Temple de la Gloire_, opéra (1743). Joli mot de
    Voisenon.--_Sémiramis_ (1748).--_Oreste_ (1750).--_Mérope_
    (1743).--Anecdotes.--Usage de demander l'auteur.--Un
    Anglais.--Parodie de _Mérope_ au théâtre des
    Marionnettes.--Pellegrin.--Anecdotes et critique sur
    _Sémiramis_.--Le tonnerre de Mlle Dumesnil.--Anecdote sur
    _Oreste_.--_Rome sauvée_ (1752).--_Le Paysan
    Normand._--_Tancrède_.--_L'Écueil du Sage_ (1762).--_Les
    Scythes_ (1767), et _les Triumvirs_ (1764).--Anecdotes.--Mot
    piquant de Voltaire à une actrice.


Le 30 novembre 1694, dix ans après la mort de Corneille, cinq ans
avant celle de Racine, naquit à Paris AROUET DE VOLTAIRE, l'écrivain,
l'auteur, le poëte qui devait résumer en lui seul tout le dix-huitième
siècle littéraire. Cet homme, le plus extraordinaire qui ait jamais
paru dans la spécialité des lettres, vécut de longues années
travaillant toujours, produisant sans cesse, s'essayant à tous les
genres, échouant d'abord dans plusieurs, réussissant ensuite, et
finissant par mériter de ses contemporains le nom de _Poëte-Roi_, nom
que la postérité lui a conservé.

Lorsque Voltaire entra dans la carrière dramatique, tous les genres
semblaient portés à leur apogée: le sublime pour Corneille, le
touchant pour Racine, le terrible pour Crébillon. Il fallait donc se
frayer une nouvelle route, si on ne voulait pas suivre l'ornière déjà
si profondément creusée.--Il osa le tenter et il réussit, non sans
éprouver de fréquentes chutes; il réussit en réunissant en un seul les
trois genres qui avaient chacun, isolément, illustré le nom de trois
grands hommes. Il y ajouta une harmonie, un coloris jusqu'alors
inconnus et une sorte de philosophie encore plus ignorée sur la scène.
On s'était borné à jeter l'odieux sur les grands crimes, Voltaire fit
plus, il rendit la vertu aimable. Chacun de ses drames, même les plus
médiocres, est un plaidoyer en faveur de l'humanité. Ce genre, qui les
réunit tous en ajoutant à leur perfection, manquait au théâtre. Il
pouvait seul assurer à son auteur une gloire immortelle.

Avant de raconter les nombreuses anecdotes qui se rattachent aux
oeuvres dramatiques de Voltaire, nous constaterons chez lui une
tendance fâcheuse à s'emparer des sujets déjà traités par d'autres
auteurs. Ainsi: il tenta de refaire _l'Electre_, la _Sémiramis_, le
_Catilina_, le _Triumvir_, l'_Atrée_ de Crébillon, la _Marianne_ de
Tristan, l'_Oedipe_ de Corneille. Du moins prit-il les titres de ces
pièces déjà célèbres au théâtre. Ce procédé lui fut reproché par ses
contemporains, on le trouva peu digne d'un grand génie.

Voltaire n'aimait pas à perdre le fruit de son travail. Lorsqu'une de
ses pièces avait échoué sous un titre, il lui en donnait un autre, la
remaniait et la remettait hardiment à la scène quelques années plus
tard. Cette méthode lui a souvent réussi. Il ne demandait pas mieux
que de faire les corrections que le goût du public lui indiquait après
les premières représentations, aussi Fontenelle disait-il: «Ce
monsieur de Voltaire est un auteur bien singulier; il compose ses
pièces pendant _leurs représentations_.» Ces corrections, quelquefois
très-nombreuses, n'étaient pas habituellement du goût des acteurs, qui
trouvaient fort dur, après avoir appris des rôles longs et difficiles,
d'en _désapprendre_ une partie pour _réapprendre_ de nouveaux vers.
L'un des artistes de la Comédie-Française qui se montrait le plus
indocile à ces changements, était Dufrêne. Après le succès de _Zaïre_,
des corrections ayant été indiquées à Voltaire, corrections sages et
qui ne pouvaient que donner à ce chef-d'oeuvre une perfection rare, le
poëte s'empressa de faire les modifications qui lui étaient demandées.
Dufrêne refusa net de les apprendre. Chaque jour Voltaire était à la
porte de l'acteur pour le supplier de concourir, par un peu de
complaisance, à un succès plus grand de la pièce. Dufrêne faisait ce
qu'on fait en pareil cas pour ne pas voir un importun. Quand son
cauchemar venait, il était toujours sorti. L'auteur ne se rebutait
pas, il montait et introduisait par la serrure de petits papiers
couverts des fatales corrections. Dufrêne n'y avait nul égard. Alors
Voltaire eut recours à un expédient de bon goût et fort original pour
forcer son bourreau jusque dans ses derniers retranchements et pour le
mettre au pied du mur. Sachant que le comédien doit donner un grand
dîner, il lui envoie un magnifique pâté de douze perdreaux, avec
injonction à celui qui le porte de ne pas dire de quelle part il
vient.

Le pâté, plus heureux que les vers de _Zaïre_, est fort bien
accueilli, on lui fait fête et on dîne; on l'ouvre, décidé à boire à
la santé de l'aimable anonyme. On soulève la croûte de dessus avec
précaution, et l'on aperçoit avec étonnement douze beaux volatiles,
cuits à point et portant au bec un petit papier. Les papiers dépliés,
on lit sur chacun d'eux les corrections au rôle de Dufrêne. Il n'y
avait pas moyen d'hésiter davantage, les perdreaux furent mangés par
les convives, et les corrections apprises par l'acteur. Le public ne
tarda pas à s'apercevoir qu'on avait eu égard à ses remarques, il s'en
montra reconnaissant; mais il ignora longtemps que _Zaïre_ devait une
partie de son succès à un pâté de perdrix.

Voltaire, qui fournit à la scène française tant de bonnes tragédies,
débuta d'une façon brillante et qui fixa sur lui tous les regards. En
1718, il donna _Oedipe_. Tandis qu'on applaudissait sa première
pièce, lui-même était à la Bastille, par ordre du Régent; il avait
vingt-quatre ans à peine. Le duc d'Orléans entendit parler de cette
belle composition dramatique, il voulut la voir, et il en fut si
charmé qu'il rendit la liberté au prisonnier. Voltaire vint
sur-le-champ remercier le prince, qui lui dit:--«Soyez sage, et
j'aurai soin de vous.»--«Je vous suis infiniment obligé, répondit le
poëte; mais je supplie Votre Altesse de ne plus se charger de mon
logement et de ma nourriture.» Le Régent s'amusa beaucoup de cette
spirituelle saillie. Voltaire n'eut pas moins d'esprit dans deux
autres circonstances qui se rattachent aux représentations d'_Oedipe_.
Le maréchal de Villars, en sortant du théâtre, lui ayant dit que la
nation lui avait bien de l'obligation de ce qu'il lui consacrait ainsi
ses veilles.--«Elle m'en aurait davantage, Monseigneur, lui répondit
le jeune Arouet, si je savais écrire comme vous savez parler et agir.»

A la sortie d'une autre représentation, un homme de la Cour donnait le
bras à une jeune et jolie femme qui semblait encore tout émue de la
tragédie d'_Oedipe_.--«Voici deux beaux yeux, dit-il à l'auteur,
auxquels vous avez fait répandre des larmes.»--«Ils s'en vengeront sur
bien d'autres, répliqua Voltaire.»

_Oedipe_ eut beaucoup de peine à être reçu des acteurs de la
Comédie-Française, ce qui prouve que déjà, à cette époque, il fallait
un nom pour être admis sans peine.

Un auteur de mérite, contemporain de Voltaire, et dont nous parlerons
plus loin, La Motte, qui soutenait cette thèse: que la prose pouvait
s'élever aux idées poëtiques, dit un jour à Voltaire: «_Oedipe_ est le
plus beau sujet du monde, il faut que je le mette en prose.»--«Faites
cela, répondit Voltaire, et je mettrai votre _Inès_ en vers.

La seconde tragédie d'Arouet, _Artémise_ (1720), ne répondit pas à ce
qu'on attendait de l'auteur d'_Oedipe_. Il s'empressa de la retirer et
la remit à la scène quatre ans plus tard, en 1724, sous le nom de
_Marianne_. Elle n'eut pas meilleur succès. Deux mauvaises
plaisanteries des spectateurs du parterre avaient contribué à sa
chute. Lorsque l'actrice qui remplissait le rôle de Marianne porta la
coupe empoisonnée à sa bouche, un individu s'écria: «_La reine boit._»
Il s'ensuivit des rires, un tumulte défavorable à la pièce, sur le
mérite de laquelle, cependant, le public flottait incertain, lorsque,
la toile baissée, on vint annoncer que l'on allait donner la comédie
intitulée _le Deuil_.--«Est-ce le deuil de la pièce nouvelle?» cria un
autre quidam. Ce mot décida la chute de _Marianne_. Voltaire ne voulut
pas en avoir le démenti; sans se rebuter, il travailla de nouveau, et
l'année suivante, en 1725, il la fit jouer sous le titre d'_Hérode et
Marianne_. Elle eut alors beaucoup de succès. On comprend que les
épigrammes et les parodies ne furent pas épargnées à la tragédie de
Voltaire. Dans une pièce de l'Opéra-Comique, _Momus censeur des
Théâtres_, Momus dit de Marianne:

     Le public ne doit qu'au latin,
     Ses beautés, ses délicatesses;
     Ainsi qu'un habit d'arlequin,
     Elle est faite de toutes pièces.

Rousseau, dans une longue lettre, analyse cette tragédie et termine
ainsi: «Voilà, Monsieur, le précis de ce chef-d'oeuvre, qui, comme
vous voyez, ne semble pas moins fait contre la raison que contre la
rime, à laquelle le poëte en veut furieusement.» Une copie de cette
épître tomba entre les mains de Voltaire; ce fut la source de ses
querelles avec Rousseau.

Voltaire, voulant s'essayer à la comédie, fit la jolie petite pièce en
un acte et en vers de _l'Indiscret_; mais il revint bien vite au genre
tragique, dans lequel son _Oedipe_ lui assurait une supériorité
marquée. En 1730 et en 1732, il donna _Brutus et Éryphile_. Il eut
deux chutes. En entendant ces deux vers:

     Je suis fils de Brutus, et je porte en mon coeur
     La liberté gravée et les rois en horreur.

le public, peu habitué à des expressions et à des pensées de ce genre
pour tout ce qui touchait la royauté, le public du parterre témoigna
son indignation. Rousseau écrivait de cette tragédie: «J'ai lu le
_Brutus_, et j'ai été bien surpris de voir ce grand homme condamner
son fils à la mort pour une simple pensée, qui ne passerait pas même
pour une tentation chez nos casuistes les plus rigides: si celui de
l'ancienne Rome eût été si sévère, il eût été dépeint, dans
l'histoire, comme un extravagant.»

On raconte une anecdote assez plaisante comme ayant eu lieu à la
représentation de cette tragédie. C'était du temps des satires
auxquelles on avait donné le nom de _Calottes_. Un abbé était dans une
loge, devant des femmes. Apostrophé par le parterre, qui lui cria:
«_Place aux dames! A bas la calotte!_» il répondit en lançant son
petit bonnet noir au milieu du public et en disant: «_Tiens, la voilà,
parterre! tu la mérites bien!_» On prétend que ce trait énergique
imposa silence. Cela prouve que le public du dix-huitième siècle était
plus endurant que celui du dix-neuvième; ajoutons, il est vrai, que
celui du dix-neuvième s'inquiète assez peu de savoir si les hommes
sont ou non devant les femmes au théâtre, ce qu'on appelait la vieille
galanterie française ayant, depuis longtemps déjà, franchi les
Pyrénées, le Rhin et les Alpes. Quant aux abbés, on n'en voit plus,
grâce au ciel, dans nos salles de spectacle. Notre clergé, pieux sans
affectation et convenable en tout, a laissé ce ridicule usage aux
_monsignor_ de la dévote Italie.

Le sort d'_Éryphile_ ne fut pas plus heureux que celui de _Brutus_.
Tous deux restèrent sur le carreau. L'abbé Desfontaines, à qui
Voltaire avait lu _Éryphile_, lui avait prédit son sort. Voltaire
traita Desfontaines d'âne, d'ignorant, d'homme sans goût, de pédant,
et ne lui pardonna jamais d'avoir été si bon prophète.

_Artémise_, sous la plume habile de son auteur, s'était changée en
_Marianne_, puis en _Hérode et Marianne_; _Éryphile_ se métamorphosa
en _Sémiramis_ seize ans plus tard! Un succès éclatant devait venger,
cette même année 1732, l'auteur fécond alors encore à l'aurore de sa
vie littéraire: _Zaïre_ parut et conquit tous les suffrages. Voltaire,
très-vain de sa nature, publia qu'il ne lui avait fallu que trois
semaines pour composer et écrire ce chef-d'oeuvre. Le public lui
répondit en disant que la pièce n'était pas de lui, qu'il l'avait
achetée à un abbé Macarti, quittant la France pour aller prendre le
turban à Constantinople. Ce bruit tomba de lui-même. Un riche Anglais,
nommé M. Boud, fut pris d'un tel enthousiasme en entendant _Zaïre_,
qu'il dépensa, en véritable insulaire, sa fortune et sa vie pour cette
pièce. Voici comment. Il voulut absolument qu'elle fût traduite et
jouée à Londres. N'ayant pu réussir à mettre au théâtre une traduction
qui lui avait coûté fort cher, il la fit jouer chez lui. Il fit pour
cela des frais énormes, prit, malgré son âge, le rôle de Lusignan, et
tomba mort, et réellement _mort_, d'émotion, au beau milieu de l'une
des scènes les plus pathétiques.

_Zaïre_ fut l'époque de la grande réputation de mademoiselle Gaussin.
Voltaire lui adressa des vers charmants pour la remercier d'avoir, par
son talent, si puissamment contribué au succès de sa tragédie.
Dufrêne, l'acteur au pâté, répandit également un grand charme sur le
rôle d'Orosmane; de là ce joli quatrain:

     Quand Dufrêne ou Gaussin, d'une voix attendrie,
     Font parler Orosmane, Alzire, Zénobie,
     Le spectateur charmé, qu'un beau trait vient saisir,
     Laisse couler des pleurs, enfants de son plaisir.

Pendant deux années, Arouet de Voltaire ne donna rien au théâtre après
_Zaïre_, son chef-d'oeuvre. Enfin, il fit paraître _Adélaïde du
Guesclin_, en 1734, qu'il remit ensuite au théâtre sous le nom du _Duc
de Foix_, en 1752, parce qu'elle n'avait pas réussi avec son premier
titre. A quoi tient souvent le succès ou la chute d'une oeuvre
dramatique. Il y avait dans _Adélaïde_ le personnage de Coucy. A la
fin d'une tirade, un personnage lui dit:

     Es-tu content, Coucy?

Le parterre reprit en choeur: _Couci, couci_, et cette mauvaise
plaisanterie arrêta quelque temps la représentation.

Rousseau, l'éternel adversaire du poëte-roi, fit sur son _Adélaïde_,
métamorphosée en _Duc de Foix_, cette sanglante épigramme:

     Par le démon de la dramaturgie,
     Ce fanatique au théâtre agrégé,
     Que l'ignorance, avec tant d'énergie,
     Avait sans honte, en Corneille érigé,
     De désespoir s'est noyé dans l'histoire.
     Sa tragédie a pourtant eu la gloire
     De voir deux yeux de larmes l'honorer,
     Car, s'il n'a fait pleurer son auditoire,
     Son auditoire au moins l'a fait pleurer.

_Alzire_, en 1736, deux ans après _Adélaïde_, vengea Voltaire du peu
de succès de cette dernière pièce. _Alzire_ réussit et méritait de
réussir. Comme pour _Zaïre_, on fit courir le bruit que cette pièce
n'était pas de lui. On le disait devant un homme fort spirituel, qui
s'écria: «Je le souhaiterais beaucoup!--Et pourquoi, lui
demanda-t-on?--Parce que nous aurions deux bons poëtes au lieu d'un.»
_Alzire_ donna lieu à un conflit entre Voltaire et Le Franc de
Pompignan, qui prétendit avoir remis cette tragédie entièrement faite
entre les mains du premier. Voltaire écrivit dans le même sens pour se
plaindre de ce que Le Franc lui avait, à la suite d'une indiscrétion,
dérobé son sujet. Sans donner tort ni raison à l'un ou à l'autre, nous
rappellerons que le grand Voltaire avait le naturel littéraire assez
pillard.

Voici la critique d'_Alzire_, faite à l'époque où parut cette
tragédie, sur l'air du _Menuet d'Exaudet_:

         Pour Montez,
         Alvarez
         Est en peine:
     Car son fils, fier et brutal,
       Traite horriblement mal
         La race américaine.
         Vers pompeux,
         Deux à deux,
         Il débite:
     D'ailleurs tout manque au sujet:
       Clarté, vraisemblance et
         Conduite.

     Tendre Alzire, tu déplores
     Ton triste hymen, quand Zamore
         Sort d'un trou;
         Mais par où?
         On l'ignore.
     Mis au cachot, il arma
     Dans les bois mille ma
         Tamore.

         En amour,
         C'est un tour
         Trop précoce,
     Qu'aller, loin de son époux,
       Courir le guille doux
       La nuit même des noces.
         Mal en prend
         A Gusman,
         Qui, pour preuve
     De foi chrétienne en sa fin,
     Lègue à son assassin,
         Sa veuve.

En 1736, Voltaire fit jouer la comédie de l'_Enfant prodigue_, en cinq
actes et en vers de dix syllabes. Le roi fut tellement satisfait du
talent des acteurs de la Comédie-Française, qu'il augmenta de mille
livres la pension qu'il faisait à trois d'entre eux.

Il semblait écrit que l'auteur de _Zaïre_ ne pourrait avoir deux
succès coup sur coup. En 1740, il donna _Zulime_, qui tomba à plat,
malgré la réputation si justement acquise du poëte. Lui-même, du
reste, dans une lettre curieuse, avoue sa faute. Voici ce qu'il écrit:

«_Sic vos non vobis_. Dans le nombre immense de tragédies, comédies,
opéras-comiques, discours moraux et facéties, au nombre d'environ cinq
cent mille, qui font l'honneur éternel de la France, on vient
d'imprimer une tragédie sous mon nom, intitulée _Zulime_. La scène est
en Afrique. Il est bien vrai qu'ayant été autrefois avec _Alzire_ en
Amérique, je fis un petit tour en Afrique avec _Zulime_, avant que
d'aller voir _Idamé_ à la Chine; mais mon voyage d'Afrique ne me
réussit pas. Presque personne, dans le parterre, ne connaissait la
ville d'Arsenie, qui était le lieu de la scène; c'est pourtant une
colonie romaine, nommée _Arsenaria_, et c'est encore par cette raison
qu'on ne la connaissait pas. Trémizène est un nom bien sonore; c'est
un joli petit royaume; mais on n'en avait aucune idée. La pièce ne
donne nulle envie de s'informer du gisement de ses côtes. Je retirai
prudemment ma flotte. Des corsaires se sont enfin saisis de la pièce
et l'on fait imprimer; mais, par droit de conquête, ils ont supprimé
deux ou trois cents vers de ma façon et en ont mis autant de la leur.
Je crois qu'ils ont très-bien fait: je ne veux pas leur voler leur
gloire, comme ils m'ont volé mon ouvrage. J'avoue que le dénouement
leur appartient et qu'il est aussi mauvais que l'était le mien. Les
rieurs auront beau jeu, car au lieu d'avoir une pièce à siffler, ils
en auront deux, etc.»

Jusqu'alors, chez Voltaire, une bonne tragédie en avait appelé une
mauvaise; une mauvaise en avait appelé une bonne. A _Zulime_ succéda
_la Mort de César_, en 1741; _Mahomet_, en 1742. _La Mort de César_,
pièce sans femme et sans amour, faite pour les colléges d'Harcourt et
de Mazarin, fut représentée pour la première fois à l'hôtel de
Sassenage. Elle n'était pas faite pour la scène française. _Mahomet_
eut un autre sort; acclamée par le public, elle fut retirée par
l'auteur au bout de trois représentations, parce qu'il fut averti que
le procureur-général dénoncerait la pièce au Parlement, si on la
jouait encore. A cette époque, Crébillon était censeur de la police.
Il avait refusé son approbation. Voltaire, par son crédit, ayant
obtenu une lettre du cardinal Fleury, premier ministre, ordre avait
été donné de la laisser paraître. Cependant la crainte du
procureur-général arrêta le cours du succès prodigieux de cette
tragédie. Le 3 juin 1751, neuf années après sa première apparition au
théâtre, Voltaire tenta de la faire reprendre. Cette seconde fois
encore, on demanda l'approbation de M. de Crébillon, qui la refusa de
nouveau. M. d'Argenson, alors ministre, nomma pour censeur de cette
tragédie, d'Alembert, qui l'approuva et offrit même à Crébillon de
réfuter ses raisons, s'il voulait les faire imprimer. Enfin, _Mahomet_
reparut avec éclat et continua à rester au répertoire du
Théâtre-Français.

Voltaire demandait un jour au vieux Fontenelle ce qu'il pensait de son
_Mahomet_.--«Il est _horriblement beau_,» lui répondit le bel-esprit
nonagénaire.

L'époque de _Mahomet_ marque, dans la vie littéraire du philosophe de
Ferney, l'apogée, sinon de la gloire, du moins du succès dramatique;
car il donne coup sur coup au théâtre, trois tragédies, _Mérope_,
1743, _Sémiramis_ (ancienne _Eryphile_), 1748, _Oreste_, 1750, une
comédie, _Nanine_, 1749, et une comédie-ballet, _la Princesse de
Navarre_, 1765, qui toutes eurent une grande vogue et établirent la
réputation de leur auteur de la façon la plus solide. En effet, il y
avait dans ces cinq pièces, composées en sept années, de quoi
illustrer le nom d'un homme, Un seul petit revers vint troubler la
quiétude du poëte. Il avait eu l'idée malheureuse de tenter un opéra
dont Rameau fil la musique, _le Temple de la Gloire_, 1743. Voltaire
voulait être universel et régner en despote dans la république des
lettres. C'était un de ses travers. Après son opéra, il dit à l'abbé
de Voisenon:--Avez-vous vu _le Temple de la Gloire_.--J'y suis allé,
répondit l'abbé, _elle_ n'y était pas; je me suis fait inscrire.
Voltaire reconnut sa méprise: «J'ai fait une grande sottise,
écrivait-il à un ami, de composer un opéra; mais l'envie de travailler
avec un homme comme Rameau, m'avait emporté. Je ne songeais qu'à son
génie, et je ne m'apercevais pas que le mien, si tant il est que j'en
aie un, n'est point fait du tout pour le genre lyrique, etc.»

A _Mérope_, jouée en 1743, se rattache, comme à _Alzire_, une petite
histoire de plagiat. Un certain Clément, de Genève, affirma qu'il
avait fait représenter une tragédie semblable à celle de Voltaire, et
du nom de _Mérope_; que Voltaire avait usé _de manége_ pour empêcher
qu'on ne la jouât. Du reste, ce sujet avait déjà été traité plus de
quatre fois par divers auteurs et à différentes époques.

C'est de _Mérope_, dit-on, que date l'usage de crier: l'auteur!
Depuis, à chaque pièce nouvelle, le parterre le demandait, soit pour
l'applaudir, soit pour le bafouer. Cette espèce de servitude dura
jusqu'en 1775. Les spectateurs des théâtres de Londres voulurent
également introduire cet usage chez eux; mais il tomba presque de
suite. Un auteur ayant cru devoir paraître pour faire cesser le
tumulte qui s'était élevé dans une occasion de ce genre, dit au
public:--«Je vous remercie de l'honneur que vous me faites en
accueillant mon faible essai; mais, par reconnaissance, vous auriez
bien dû m'épargner la peine de me donner en spectacle, d'autant plus
qu'il y a quelque différence entre l'ouvrage et l'auteur. La
destination de l'un pourrait être de vous amuser quelque temps; mais
je n'ai jamais pensé que ce dût être celle de l'autre.»

Une rapsodie grotesque de _Mérope_ passa au théâtre des Marionnettes,
à la foire de Saint-Germain. Polichinelle causant avec son compère,
celui-ci lui dit.--Eh bien, vas-tu nous donner quelque pièce
nouvelle?--Si elle est nouvelle, elle ne vaudra pas grand'chose, tu
sais que je suis épuisé.--Bon, tu es inépuisable, donne toujours.--Tu
le veux donc? Je le veux aussi, et je t'avouerai même que j'en meurs
d'envie. Mais... tous mes amis sont là-bas? Alors, déboutonnant sa
culotte et faisant sa révérence _à posteriori_, il lâche une pétarade
au parterre. Immédiatement on entend crier: _l'auteur, l'auteur!_

Un bel-esprit, après avoir entendu _Mérope_, entra au café Procope en
disant:--«En vérité, Voltaire est le roi des poëtes.--Et moi, dit en
se levant d'un air piqué, l'abbé Pellegrin, que suis-je donc?--Vous,
vous en êtes le doyen,» reprit le bel-esprit.

Un autre usage prend date de cette pièce; celui que fit admettre
mademoiselle Dumesnil, que, même dans les tragédies, il est telle
circonstance où il est permis de marcher sur le théâtre autrement que
d'un pas grave et cadencé, ce que jusqu'alors on n'avait pas voulu
reconnaître. On la vit dans _Mérope_ traverser rapidement la scène en
criant: _Arrête... c'est mon fils_. Ce mouvement si naturel fut
applaudi.

Un nouvel acteur de la Comédie-Française, protégé de Voltaire, obtint
l'honneur insigne d'avoir un rôle dans _Mérope_. Il s'en acquittait
médiocrement.--Ah çà! pourquoi avez-vous donné le rôle d'un usurpateur
à ce jeune homme? dit-on à Voltaire.--C'est, répondit-il, un tyran que
j'élève à la brochette.

Nous n'en finirions pas, si nous voulions raconter toutes les
anecdotes qui se rattachent à cette belle tragédie. Il est temps que
nous passions à _Nanine_, comédie en trois actes, tirée du roman de
_Paméla_. En sortant de la représentation, où de grands
applaudissements avaient été donnés à sa pièce, Voltaire dit à Piron:
Qu'en pensez-vous?--Je pense, répondit celui-ci, que vous voudriez
bien que ce fût Piron qui l'eût faite.--Pourquoi, reprit Voltaire, on
n'a pas sifflé.--Peut-on siffler quand on bâille?

On voit que les grands auteurs de cette époque ne se rendaient pas
toujours justice entre eux, et qu'alors, comme de nos jours, ils
sacrifiaient difficilement un bon mot.

La _Sémiramis_ est une des pièces de Voltaire qui, depuis son
apparition au théâtre, a le plus excité l'admiration. Elle n'eut point
un très-grand succès aux premières représentations. Le 10 mars 1749,
l'auteur la fit reprendre avec des corrections, et elle enleva tous
les suffrages. Elle est, en effet, versifiée très-fortement, c'est ce
qui voile un peu les défauts du plan, de la marche et des caractères.
Piron fit un couplet, qu'il appelait _l'inventaire_ de tout ce qui se
trouve dans cette tragédie. Le voici:

       Que n'a-t-on pas mis
       Dans _Sémiramis_?
       Que dites-vous, amis,
       De tout ce salmis?
       Blasphêmes nouveaux,
       Vieux dictons dévots,
       Hapelourdes, pavots,
       Et brides à veaux:
         Mauvais rêve,
         Sacré glaive;
       Billet, calotte et bandeau;
         Vieux oracle,
         Faux miracle,
         Prêtres et bedeau,
         Chapelles et tombeau.
       Que n'a-t-on pas mis, etc.

       Tous les diables en l'air,
       Une nuit, un éclair;
     Le fantôme du _Festin de Pierre_,
         Cris sous terre,
         Grand tonnerre,
       Foudres et carreaux,
       Etats-Généraux.

       Reconnaissance au bout,
       Amphigouris pour tout,
     Inceste, mort aux rats, homicide,
         Parricide,
         Matricide,
       Beaux imbroglios,
       Charmants quiproquos.
       Que n'a-t-on pas mis, etc.

Au troisième acte de cette pièce, il y avait un tonnerre dans une
scène où mademoiselle Dumesnil jouait le grand rôle, et un autre au
cinquième acte, pendant que mademoiselle Clairon seule était en scène.
A la répétition générale, le machiniste qui avait le département de la
foudre, étant prêt à lancer le tonnerre dans la scène de mademoiselle
Clairon, et ne sachant s'il devait frapper un coup sec et brusque ou
faire durer le bruit, s'écria du haut du ciel, à l'actrice:
«Voulez-vous le coup long?--Comme celui de mademoiselle Dumesnil,
répondit-elle.»

Les comédiens italiens étaient prêts à donner, à Fontainebleau, une
parodie de _Sémiramis_. Voltaire l'apprit, en témoigna le chagrin le
plus vif, et écrivit à la reine une longue et suppliante lettre, pour
demander la suppression de cette parodie. Il réussit à empêcher la
représentation.

_Oreste_ fut l'objet d'une plaisante anecdote. Voltaire voulait lutter
contre l'_Électre_ de Crébillon; il fit imprimer, sur les billets de
parterre les lettres initiales de ce vers d'Horace:

     _Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci.
      O.   T.    P.       Q.  M.      U.    D._

Un mauvais plaisant traduisit ainsi ces initiales.

   _Oreste_, Tragédie Pitoyable, Que Monsieur Voltaire Donne.

_Rome sauvée_ vint après _Oreste_, en 1752; puis la comédie de
_l'Écossaise_, en 1760. On y trouve ce joli mot: «_Je ne le parierais
pas, mais j'en jurerais_,» tiré de cette scène entre deux Normands:

     --Fable! à d'autres! tu veux rire?
     --Non, parbleu! foi de chrétien!
     Vrai, comme je suis de Vire.
     --En jurerais-tu?--Très-bien.
     --Encore n'en croirai-je rien,
     Qu'un louis il ne m'en coûte;
     Le voisin pâlit.--Écoute,
     Je te l'avouerai tout bas:
     J'en jurerais bien, sans doute;
     Mais je ne parierai pas.

Dès que Voltaire connut la suppression des banquettes qui obstruaient
la scène, il fit son _Tancrède_, tragédie à grand spectacle, qui eut
du succès.

_L'Écueil du Sage_, comédie en cinq actes, jouée en 1762, eût été pour
le philosophe de Ferney un véritable écueil, si le public ne se fût
souvenu qu'il devait à l'auteur une foule de belles et bonnes pièces.
Il en fut de même d'_Olympie_, tragédie représentée en 1764. Bien
évidemment, Voltaire était au déclin de son talent; il imitait
Corneille, qui n'avait pas su quitter à temps la scène, ainsi que
l'avait fait Racine.

_Les Scythes_, 1767, _les Triumvirs_, 1764, furent encore deux erreurs
pour le poëte qui avait composé _Oedipe_, _Zaïre_, _Mahomet_, etc.
Maladroitement, Voltaire se vanta d'avoir écrit _les Scythes_ en douze
jours; les comédiens lui retournèrent la pièce en le priant
_humblement_ de mettre _douze_ mois à la corriger. Ces défaites, coup
sur coup, rendirent plus sage leur auteur. Il abandonna à peu près le
théâtre. Il avait alors soixante-treize ans. Il était plus que temps.
Pour terminer, un mot du _grand poëte_ et du caustique écrivain, un
mot qui n'est qu'un assez mauvais calembour, et qui a dû trouver
depuis longtemps sa place dans les petites pièces de nos petits
théâtres. Sous le péristyle de la Comédie-Française, Voltaire
rencontre une actrice fort maigre et qui venait de jouer son rôle avec
beaucoup de sentiment. Il lui prend la main et la lui serrant avec
effusion: «Oh! lui dit-il, Mademoiselle, quel _pathétique_! (patte
étique..)»



XII

PENDANT ET APRÈS VOLTAIRE.

DEPUIS 1718.

  Principaux tragiques contemporains de Voltaire.--PIRON.--Ses
    tragédies.--_Callisthène_ (1730).--Anecdote.--L'acteur
    Sarrazin.--L'abbé Desfontaines et Piron.--_Fernand Cortez_
    (1744).--Anecdotes.--MONSIEUR ANDRÉ, perruquier et poëte, le
    Jasmin du dix-huitième siècle.--Sa tragédie du _Tremblement de
    terre de Lisbonne_.--Histoire littéraire de Monsieur André et
    de sa tragédie.--LE PRÉSIDENT DUPUIS et la tragédie de
    _Tibère_ (1726).--Epigramme.--DE MORAND.--Ses infortunes.--Son
    inaltérable gaieté, même au moment de la mort.--Ses tragédies
    de _Teglis_ (1735).--_Childéric_ (1736).--_Mégare_
    (1748).--Anecdotes.--Sa comédie de _l'Esprit du Divorce_
    (1736).--Sujet de cette pièce.--Anecdotes plaisantes.--LE
    FRANC DE POMPIGNAN.--Ses tragédies de _Didon_ et de _Zoraïde_
    (1745 et 1734).--Vers supprimés dans _Didon_.--Vers à
    mademoiselle Dufresne.--_Les Adieux de Mars_ (1735).--Vers
    supprimés.--LAMOTTE-HOUDARD.--Son projet d'introduire des
    tragédies en prose au théâtre.--_Les Machabées_
    (1721).--Succès de cette pièce.--On l'attribue à
    Racine.--Anecdote.--_Romulus_ (1722).--_Inès de Castro_
    (1723).--Spirituelle critique.--_Oedipe_ (1726). Genre
    de talent de Lamotte.--LA NOUE, acteur et auteur de
    mérite.--Son histoire.--_Zélisca._--_La Coquette corrigée_
    (1756).--Vers sur lui.--Vers que lui adresse Voltaire à
    propos de la tragédie de _Mahomet II_.--MARMONTEL.--_Denys
    le Tyran_ (1748).--_Aristomène_ (1749).--Anecdote.--_Cléopâtre_
    (1750).--L'aspic.--_Acante et Céphise_ (1751).--PORTELANCE.--Sa
    tragédie prônée _d'Antipater_.--DORAT.--Ses  tragédies de
    _Zulica_, de _Régulus_ de 1760 à 1773.--Anecdotes.--Critiques.--LE
    MIERRE.--De 1758 à 1766, il donne plusieurs belles tragédies à
    la scène.--Celles d'_Idoménée_ et de _Guillaume
    Tell_.--Anecdotes.--DE BELLOT, poëte national.--Sa tragédie de
    _Titus_ (1759).--_Zelmire_ (1762).--_Le Siége de Calais_
    (1765).--Nombreuses anecdotes sur cette pièce.--Origine et
    historique des représentations dites _gratis_.--Anecdotes.


Les poëtes tragiques contemporains de Voltaire sont nombreux, et il y
aurait parmi eux un grand choix à faire. Quelques-uns ont marqué dans
la littérature dramatique. Un de ceux dont le nom est le plus connu
est le célèbre Piron, à qui ses comédies et ses poésies légères,
_très-légères_ même, beaucoup plus encore que ses pièces sérieuses,
ont acquis une grande réputation.

PIRON, né en 1689, à Dijon, fit ses études dans le collége des
jésuites de cette ville. Si les révérends pères eurent l'espoir de
l'attirer dans leur ordre, ainsi qu'ils l'essaient volontiers
lorsqu'ils rencontrent un sujet de mérite, ils se trompèrent
grandement. A peine hors de la férule classique, Piron, qui se sentait
pour la poésie, la folie, les chansons et l'amour, un irrésistible
attrait, abandonna Dijon pour venir à Paris. Son entrain, sa facilité
à composer des poésies grivoises et pleines d'esprit, le firent
rechercher et admettre dans les sociétés les plus gaies, auxquelles il
payait lui-même le plus aimable tribut. Ses bons mots, spirituels sans
être méchants, ses saillies, où ne perçait jamais l'envie de nuire,
furent bientôt cités, colportés, et son nom devint connu même à Paris,
où il faut si longtemps pour se faire connaître.

Prédécesseur de Béranger, il commença sa carrière dramatique en
composant tantôt seul, tantôt en collaboration avec Lesage et
d'Orneval, des parodies, des opéras comiques qu'il donnait aux
théâtres forains.

Nous parlerons plus loin de ses compositions d'un ordre secondaire,
quand nous aborderons les théâtres de la Foire; aujourd'hui nous
n'avons à apprécier que Piron auteur tragique, Piron, poëte grave et
sérieux.

En 1730, il donna à la scène des Français la tragédie de
_Callisthène_, qui eut du succès et faillit tomber par suite d'une
circonstance assez plaisante. A la première représentation de cette
pièce, le poignard qu'on remet à Callisthène pour qu'il se perce le
sein, se trouva en si mauvais état, qu'en passant de la main de
Lysimaque dans la sienne, le manche, la poignée, la garde, la lame,
tout se disjoignit, se sépara de façon que l'acteur dut recevoir son
arme pièce à pièce. Obligé de tenir tous les morceaux le mieux
possible, à pleine main, et ce qui devait être moins facile, de garder
son sérieux, forcé de continuer son rôle et de gesticuler en déclamant
pompeusement bon nombre de vers avant de se poignarder, le pauvre
acteur était dans un embarras qui n'échappait point aux spectateurs et
qui amusait beaucoup le parterre. Aussi, lorsqu'à l'instant fatal,
Callisthène fut contraint, sous prétexte d'un coup de poignard, de se
donner un coup de poing dans la poitrine, jetant ensuite les diverses
parties de l'arme dont il avait été censé se servir pour accomplir son
suicide, un rire général éclata dans la salle et faillit nuire à la
pièce de Piron.

Trois ans plus tard, en 1733, cet auteur, qui prenait goût aux oeuvres
tragiques, fit représenter _Gustave Vasa_. Les Italiens s'en
emparèrent et en firent une spirituelle critique, _les Étrennes_. On
trouve dans cette parodie:

     Lorsque du fond du Nord un héros sortira,
     Il effacera tout par sa clarté suprême;
         Le grand Gustave étonnera
       Par ses beautés et par ses défauts même;
     Jusques à son habit, tout en lui charmera.
       Grands dieux! quelle riche abondance
     De situations contre la vraisemblance!
     Et que de lieux communs heureusement cousus
     A des événements qu'on n'aura jamais vus!
         Un songe, une reconnaissance,
         Des monologues tant et plus;
         Une longue oraison funèbre
         D'un prince vivant qu'on célèbre;
     Des travestissements, des conspirations,
     Des emprisonnements et des proscriptions;
         Une sédition subite,
     Qui change tout à coup les décorations:
         Un enlèvement, une fuite,
     Un combat sur la glace, où, faisant le plongeon,
     Par un prodige heureux, la fille de Sténon
       Disparaîtra sous l'eau, tout habillée,
       Puis reviendra sur l'horizon,
     Pour nous en informer, sans paraître mouillée;
     Et, par un dernier trait digne d'être vanté,
       Après tant de périls, de fracas, de furie,
     Qui tiendront en suspens le public agité,
     Sa pièce finira dans la tranquillité;
     Et, hors un confident qui seul perdra la vie,
         Les acteurs de la tragédie
       Se retireront tous en bonne santé.

Un jour qu'on donnait cette tragédie aux Français, Sarrasin, jadis
abbé, alors acteur, était en scène, lorsque Piron, mécontent de son
jeu, cria du milieu de l'amphithéâtre, où il se trouvait: «Cet homme,
qui n'a pas mérité d'être sacré à vingt-quatre ans, n'est pas digne
d'être excommunié à soixante.» Le mot est joli, mais il n'était pas
juste; Sarrasin était un bon comédien.

L'abbé Desfontaines rencontrant au théâtre, à la première
représentation, Piron, vêtu trop somptueusement à son avis, lui dit:
«Mon pauvre Piron, en vérité cet habit n'est guère fait pour
vous.--C'est possible, reprit aussitôt le poëte; mais convenez que
vous n'êtes guère fait pour le vôtre?»

En 1744, Piron donna une troisième tragédie, _Fernand Cortez_. Cette
pièce parut trop longue aux comédiens. Ils députèrent l'un d'eux
auprès de l'auteur, pour le prier de faire des coupures. L'envoyé, mal
reçu, fit observer que M. de Voltaire lui-même ne refusait jamais de
corriger ses pièces au gré du public. «C'est possible! s'écria avec
assez peu de modestie le spirituel Piron; mais Voltaire travaille en
marqueterie, moi je jette en bronze.»

On ne se montra pas favorable à la tragédie de _Fernand Cortez_. En
sortant de la première représentation, Piron fit un faux pas; une
personne s'empressa de lui venir en aide. «C'est ma pièce, Monsieur,
qu'il fallait soutenir, et non pas moi,» lui dit moitié sérieusement
l'auteur, mécontent de son public.

Nous reviendrons sur ce poëte d'esprit et de mérite, dans le volume
suivant.

Nous avons déjà fait observer quelque part, que rien n'est nouveau
sous la calotte des cieux, ni les choses ni les hommes. Le fameux
poëte-coiffeur d'Agen, JASMIN, dont la réputation est européenne, qui
rase des clients dans son échoppe de la promenade de sa ville natale
et vend ses propres ouvrages, poésies méridionales fort appréciées,
Jasmin, le grand Jasmin, n'est pas le premier perruquier de son espèce
qui ait paru dans le monde littéraire. Un siècle avant lui, en 1722,
naquit à Langres, Charles ANDRÉ, coiffeur, qui vint s'établir à Paris,
et, la plume d'une main, les ciseaux de l'autre, composa la tragédie
du _Tremblement de terre de Lisbonne_.

Voici comment lui-même, dans la préface de sa pièce, fait en quelques
mots l'histoire de sa vie:

«On m'avait mis au collége, dit-il, mais ayant malheureusement été
_créé_ sans biens, j'ai été contraint de quitter mes études et
d'embrasser l'état de la perruque, qui était celui, disait-on, qui me
convenait le mieux... Je m'appliquais, dans ma jeunesse, à faire des
petites rimes satiriques et des chansons, qui n'ont pas laissé de
m'attirer quelques bons coups de bâton, ce qui ne m'a pas empêché de
continuer toujours à composer quelques petits ouvrages, mais moins
satiriques, mais qui n'ont pas paru... Comme je suis assez positif de
mon naturel, il me venait souvent des idées qui me faisaient tenir le
fer à friser d'une main et la plume de l'autre. M'étant trouvé
plusieurs fois à accommoder des personnes de goût et d'esprit, et me
voyant penser, ils m'ont si fort questionné, _qu'ils_ m'ont forcé à
leur avouer que je pensais toujours à composer quelques vers; leur
ayant fait voir quelqu'un de mes petits ouvrages, ils m'ont persuadé
que j'avais du talent pour le genre poétique, ce qui m'a déterminé à
composer ma tragédie.»

Les occupations de _Monsieur_ André étaient si nombreuses, sa
clientèle était si belle, il rasait et coiffait avec tant d'adresse,
qu'il ne lui restait nul loisir pour cultiver les Muses. C'était là
son grand chagrin. Il ne pouvait arriver à mettre la dernière main à
sa magnifique tragédie à grand et terrible spectacle; il désespérait
de la pouvoir finir. «Mais ayant été, dit-il, interrompu sur la fin de
septembre, pendant deux nuits consécutives, par ces sortes de gens
qui, par leurs odeurs, sont capables _d'empestiférer_ le genre humain,
j'ai tâché de dissiper leurs _odorats_ en m'appliquant d'un grand zèle
à ma tragédie. C'est ce qui m'a occasionné, mon cher lecteur, à vous
la mettre plus tôt au jour.»

Heureux lecteur de M. André!

M. André porta l'ouvrage aux Comédiens du Roi, qui furent enchantés,
ravis, de cette lecture, tant la chose leur parut singulière et
plaisante, mais qui furent unanimes pour dire à l'auteur que,
malheureusement la mise en scène dépasserait leurs moyens, et que pour
faire abîmer, écrouler le théâtre au dernier acte et trembler toute la
salle, il fallait une somme qui n'était pas à leur disposition. Du
temps de M. André, l'art du machiniste n'avait pas dit son dernier
mot.

M. André se rendit à de si bonnes raisons. Il reprit en soupirant ses
vers, rasoirs et ciseaux; mais il ne voulut pas que le public, que son
siècle et la postérité fussent privés de son oeuvre. Il la fit
imprimer et la débita lui-même dans sa boutique, entre le cosmétique
qui fait pousser les cheveux et la pâte qui fait tomber la barbe. La
chose parut originale; la première édition fut épuisée en peu de
jours. Cinquante carrosses stationnaient sans cesse à sa porte; M.
André était passé à l'état d'homme célèbre. Tout Paris voulut se
procurer la satisfaction de posséder un exemplaire de ce chef-d'oeuvre
de l'amour-propre et du ridicule; on voulut connaître, voir, toucher
l'auteur de cette superbe tragédie. Chacun vint dans sa boutique le
féliciter, vanter son mérite, et, comme dirait de nos jours le
troupier, se procurer l'agrément de _raser le raseur_. Lui,
l'excellent Monsieur André, reçut tous les compliments avec une
modestie pleine de noblesse et de gravité. De tous côtés on lui
adressa des lettres de compliments. Un Anglais lui demanda sa pièce
pour la faire traduire et la faire jouer à Londres. André, plastron
sans s'en douter de la grande ville, fit insérer dans sa préface du
_Tremblement de Lisbonne_, la lettre de l'enfant d'Albion, et une
épître dédicatoire adressée à M. de Voltaire, épître dans laquelle il
traite d'égal à égal avec Arouet et l'appelle son cher confrère. M.
André vécut heureux et fier de son succès.

       *       *       *       *       *

Nous ne dirions rien du président Dupuis qui, à proprement parler,
n'est point un auteur, si à son nom ne se rattachait une tragédie de
_Tibère_, représentée en 1726, laquelle tragédie a pour histoire un
vrai roman que voici:

Le P. Folard, jésuite, professeur de rhétorique, composait des pièces
pour le collége de Lyon. Il prenait volontiers les avis d'un homme de
beaucoup d'esprit, procureur du collége, et auquel il les lisait. Il
lui confia un jour son _Tibère_; puis, en ayant eu besoin, il lui fit
demander quelques jours plus tard de lui renvoyer cette tragédie. Le
procureur ne l'ayant pas sous la main, dit au domestique de revenir à
telle heure. Un filou entend la conversation, et, pensant que les
_papiers_ réclamés d'un procureur des jésuites ne peuvent être que des
lettres de change, il prend la résolution de les enlever adroitement.
Le lendemain, un peu avant l'heure fixée, le voleur, déguisé en
domestique, se présente chez l'ami du P. Folard et n'a pas de peine à
obtenir la remise des papiers précieux. En reconnaissant une tragédie,
le filou se dit à lui-même qu'il a été volé, et il laisse le manuscrit
dans une de ses poches. A trois jours de là il est arrêté ayant encore
sur lui le _Tibère_ du révérend père Folard. Conduit chez M. Hérault,
interrogé par le magistrat, il raconte son aventure. La pièce est
remise au président Dupuis, chargé de juger le coupable. Le président
Dupuis trouve fort plaisant de faire jouer _Tibère_ sous son nom. Une
difficulté se présente cependant, l'auteur véritable, destinant son
oeuvre à un collége, n'y avait pas mis de rôle de femme. Comment
faire? Dupuis envoie chercher l'abbé Pellegrin et le prie d'introduire
une reine ou une princesse dans sa tragédie. Pellegrin demande au
président, pour cela, _six cents francs_.--«Six cents francs pour une
femme! répond Dupuis, vous vous moquez.--Mais, Monsieur, réplique
l'abbé, cette femme, je ne puis pas la laisser seule, il faut que je
lui donne au moins une suivante.--Ta, ta, ta! pourquoi faire une
suivante? s'écrie le président; après cela, mettez-en une, mettez-en
deux, mettez-en dix, n'en mettez pas du tout, peu m'importe, je vous
offre dix écus pour votre travail.» Pellegrin accepte le marché. Les
rôles de la reine et sa compagne sont _bâclés_ en deux jours, la pièce
est donnée, reçue, apprise, jouée et sifflée. Les journaux en
parlèrent beaucoup et en donnèrent des extraits, des comptes rendus,
le P. Folard y reconnut son ouvrage.

On fit sur ce _Tibère_, qui avait tant couru le monde et avait eu de
si singulières aventures, l'épigramme suivante:

     Pourquoi vouloir, de ce _Tibère_,
     Blâmer le président Dupuis?
     Si, sous son nom, il n'a pu plaire,
     Aurait-il plus plu sous celui
     De celui qui, pour le lui faire,
     A reçu dix écus de lui?

Une des plus singulières figures littéraires de cette époque fertile
en écrivains de mérite, est celle de PIERRE MORAND, né à Arles, en
1701, d'une famille noble, et qui, malheureux en tout et pour tout, en
dépit et malgré tous ses revers, toutes ses infortunes non mérités,
conserva jusqu'au moment suprême de la mort la plus inaltérable bonne
humeur, la plus inconcevable gaieté.

Homme d'esprit et de talent, poëte de certain mérite, MORAND fit de
bonnes tragédies qui ne furent pas appréciées; se maria, tomba dans la
maison d'une belle-mère qui était une véritable furie, joua et perdit
toujours; eut des bonnes _fortunes_ qui pouvaient passer pour de
très-mauvaises fortunes, puisqu'elles le menèrent aux portes de la
tombe; vécut pauvre jusqu'au moment où il mourut, puis qu'ayant un
petit bien dont il n'avait jamais pu toucher les revenus à cause de
ses dettes, il allait en recevoir le premier quartier le lendemain du
jour où il rendit le dernier soupir.

Comme on dirait aujourd'hui, dans le langage vulgaire et imagé de
l'époque actuelle: _Il n'avait pas de chance._

Dans les derniers jours de juillet 1757, n'ayant encore que
cinquante-six ans, il tomba malade et on lui fit une opération
cruelle; il la soutint avec la plus héroïque bonne humeur. On n'eut
pas besoin d'user de détours pour lui annoncer que sa fin était
proche; il fit venir le prêtre et se confessa; il fit aussi venir un
notaire, et, parodiant avec la plus incroyable gaieté le testament de
Crispin dans _le Légataire universel_, il força tous les assistants à
rire. Ces devoirs accomplis, comme s'il s'agissait pour lui de la
chose la plus plaisante, il s'entretint avec ses amis de vers, de
littérature, d'ouvrages, des nouvelles du jour. A ce moment on lui
apprit la victoire remportée le 26 juillet sur les Anglais du duc de
Cumberland, par le maréchal d'Estrées, aussitôt il s'écria avec
Mithridate:

     Et mes derniers regards ont vu fuir les Anglais.

Il mourut quelques heures après, avec cet enjouement philosophique.
Ses tragédies sont _Téglis_, en 1755, _Childéric_, en 1736, et
_Mégare_, en 1748. Il composa aussi _l'Esprit du divorce_, comédie
jouée en 1738.

La tragédie de _Childéric_, très-compliquée mais pleine de traits de
force et de génie, dans le genre de celle d'_Héraclius_, eut à passer
par une foule d'épreuves, à essuyer une série de contre-temps fâcheux.
Lors de la première représentation, sept à huit jeunes gens qui ne
connaissaient pas l'auteur, qui n'avaient nul intérêt à siffler cette
pièce, imaginèrent dans un joyeux de dîner la faire tomber. Ils
avaient invité à leur repas un moine de leur âge et de leurs amis.
L'ayant bien fait boire, ils le déguisèrent puis l'amenèrent au
théâtre. Là ils l'excitèrent si bien, que dans une scène où un des
personnages apporte une lettre, voyant que l'acteur avait de la peine
à se faire jour au travers des spectateurs de haut rang qui
encombraient la scène, le jeune moine s'écria: «_Place au facteur!_»
L'éclat de rire qui résulta de cette mauvaise plaisanterie coupa tout
l'intérêt de la scène. On arrêta le moine, on le conduisit à son
supérieur, qui lui infligea une punition; mais la pièce de Morand
reçut de cette aventure un rude échec.

A cette même représentation, on raconte qu'un monsieur à l'oreille
dure, voyant de grands applaudissements retentir à la suite de ce
vers:

     Tenter est des mortels, réussir est des dieux,

et ayant demandé à son voisin quelle était la phrase qui avait excité
un tel enthousiasme, je crois, lui répondit l'autre, qu'on a dit:

     Enterrer les mortels, ressusciter les dieux.

Dans une autre représentation de cette même tragédie, l'excellent
acteur Dufrêne disait son rôle d'un ton de voix trop bas, on lui cria
du parterre: «_Plus haut!_» Et vous, _plus bas!_ reprit-il vivement,
se croyant sans doute le prince qu'il représentait. Comme, à cette
époque, le public ne plaisantait pas pour ces sortes d'algarades, des
huées accueillirent la riposte de l'acteur; le spectacle fut
interrompu, et Dufrêne, quoiqu'il fût fort aimé, dut venir faire ses
excuses sur le bord de la scène.--«Messieurs, dit-il, je n'ai jamais
mieux senti la bassesse de mon état, que par la démarche que je fais
aujourd'hui.» On l'empêcha de terminer de crainte de l'humilier
davantage, et il put reprendre son rôle.

Deux ans après son _Childéric_, en 1736, Morand donna à la scène la
charmante comédie de _l'Esprit du divorce_. Plusieurs anecdotes assez
plaisantes se rattachent à cette jolie pièce.

Morand était brouillé avec sa belle-mère qui, sous le nom de sa
fille, lui avait intenté un procès en Provence, exigeant des avocats
que son gendre fût décrié de toute façon. Morand donna ordre
d'accorder ce que voudrait sa belle-mère, se réservant de composer à
son tour un _factum_ dans lequel ladite belle-mère serait arrangée de
main de maître et selon ses mérites. Ce _factum_ fut la comédie de
_l'Esprit du divorce_. La belle-mère, sous le nom de madame Orgon,
cherche à détruire partout la bonne harmonie. Séparée de son mari,
elle oblige sa fille à agir de même avec le sien. Elle chasse un
domestique parce que ce domestique vit en bonne intelligence avec sa
femme de chambre, Laurette, qu'il a épousée. Elle finit par être
punie; sa fille la quitte pour suivre son époux et Laurette pour
rejoindre le sien.

La pièce, malgré les ennemis assez nombreux de Morand, fut bien
accueillie. L'auteur descendait même déjà des troisièmes loges pour
venir au foyer recevoir les compliments lorsqu'il entendit faire une
critique assez vive du caractère de la belle-mère, qu'on disait chargé
et hors nature. Ce jugement l'effraya; n'écoutant que son inquiétude
paternelle, n'obéissant qu'à sa nature méridionale, il s'avance sur la
scène, et dit au public:--«Messieurs, il me revient de tous côtés
qu'on trouve que le principal caractère de la pièce que vous venez de
voir n'est point dans la vraisemblance qu'exige le théâtre. Tout ce
que je puis avoir l'honneur de vous assurer, c'est qu'il m'a fallu
beaucoup diminuer de la vérité pour le rendre tel que je l'ai
représenté.» Cette sortie donna matière à bien des questions qui
firent connaître l'intention de l'auteur. Tout allait bien; mais à la
fin du spectacle, quand Arlequin vint annoncer pour le jour suivant
_l'Esprit du divorce_, un plaisant cria du parterre:--«_Avec le
compliment de l'auteur!_» Morand, furieux, se croyant insulté, jeta
son chapeau au milieu des spectateurs, en disant:--«Celui qui veut
voir l'auteur, n'a qu'à lui rapporter son chapeau.»--«Bah! reprit un
autre, l'auteur ayant perdu la tête, n'a plus besoin de chapeau.»
Cette saillie fut applaudie; un exempt vint poliment arrêter le poëte
et le conduisit chez le lieutenant de police, qui ne put d'abord
s'empêcher de rire de toute cette scène; mais qui, ensuite, interdit
le théâtre pour deux mois à M. Morand. Ce dernier retira sa comédie.
Cela fit du bruit et servit de réclame à la pièce. Quelques jours
après on la redemanda, on fit des démarches auprès de l'auteur, et
elle fut reprise avec le plus grand succès. Seulement, le public garda
rancune à Morand de sa vivacité, et la tragédie de _Mégare_ ayant
paru, il se fit un malin plaisir de la siffler.

LE FRANC DE POMPIGNAN, ancien président de la Cour des aides de
Montauban, auteur de mérite auquel on doit plusieurs jolies comédies,
et, malheureusement, seulement deux tragédies, celles de _Didon_ et de
_Zoraïde_, vivait en même temps que Voltaire. En lisant ses oeuvres
dramatiques, on reconnaît qu'il a su puiser aux bonnes sources. Sa
_Didon_ renferme de véritables beautés, les caractères y sont fort
habilement tracés. Imitateur de Racine, il parvint, au moment où
Crébillon se faisait applaudir en terrifiant ses spectateurs par la
cruelle énergie de ses compositions, à conquérir tous les suffrages
des hommes de goût, en faisant vibrer dans les âmes sensibles les
cordes des sentiments tendres et délicats. La pitié, l'amour, sont les
moyens qu'il emploie, vengeant ainsi l'immortel Racine de ceux qui,
pendant le règne de Crébillon, _le poëte noir_, prétendaient que
l'auteur d'_Athalie_ n'eût pas eu de succès au milieu du dix-huitième
siècle.

Le Franc de Pompignan mourut très-vieux. En 1745, onze ans après la
première apparition de _Didon_ à la scène (1734), il fit plusieurs
changements à sa tragédie, il refondit presque entièrement le
cinquième acte, et elle obtint un beau succès. La police retrancha
malheureusement quatre beaux vers, les suivants:

     S'il fallait remonter jusques aux premiers titres
     Qui du sort des humains rendent les rois arbitres,
     Chacun pourrait prétendre à ce sublime honneur:
     Et le premier des rois fut un usurpateur.

Voltaire, qui avait connaissance de ces vers, et qui _chapardait_[19]
volontiers partout, s'empara de la pensée, et dit beaucoup mieux dans
_Mérope_:

     Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.

A la suite de la représentation de _Didon_, Le Franc fit pour
mademoiselle Dufresne, chargée du principal rôle dans sa pièce, ce
joli compliment:

       Reine crédule, infortunée amante,
       Virgile en vain, des plus vives couleurs,
         Nous peint ta beauté séduisante.
     Que n'avais-tu les yeux de l'actrice charmante
       Qui sous ton nom fait verser tant de pleurs?
         Malgré l'inconstance fatale
     Attachée aux amours de son héros pieux,
         Enée aurait laissé ses dieux,
     Et Carthage jamais n'aurait eu de rivale.

  [19] _Chaparder_, butiner, marauder, verbe qui semble presque
  avoir obtenu ses lettres de grande naturalisation, depuis que nos
  braves zouaves l'emploient en paroles et en actions.

Mademoiselle Clairon, jouant pour la première fois le rôle de Didon,
parut sur la scène, au cinquième acte, les cheveux épars et comme une
femme qui sort précipitamment de son lit. On n'approuva pas
généralement cette innovation. Le temps de la vérité scénique et de la
rigidité du costume n'était pas encore arrivé.

_Zoraïde_, également de M. Le Franc, ne fut pas représentée. Cet
auteur donna une jolie comédie, _les Adieux de Mars_, et plusieurs
opéras et ballets.

En 1735, lorsqu'on joua _les Adieux de Mars_, un ordre de la Cour fit
supprimer les vers qu'on va lire, vers que Mars disait à Vulcain en
lui commandant un bouclier:

     Qu'un burin immortel y trace l'Ausonie
     Expirante aux genoux d'un maître impérieux:
     Vers les climats français qu'elle tourne les yeux;
     Qu'un soleil bienfaisant la rappelle à la vie.
     Que de ses protecteurs les bataillons nombreux
     Conduits par le secret, la prudence et l'audace,
         Malgré des montagnes de glace,
     Volent à son secours et reçoivent ses voeux.
     Qu'elle ouvre à son aspect ses villes consternées,
     Et bénisse le jour qui vit nos étendards
     Briser, franchir les eaux par l'hiver enchaînées,
     Et du sommet glacé des Alpes étonnées,
     Du superbe Germain effrayer les regards.
     Que bientôt l'Eridan, témoin de tant de gloire,
     D'un peuple redoutable admire les exploits;
     Et que les flots soumis à de nouvelles lois
     Reconnaissent la France en voyant la victoire.
         Portez ailleurs vos yeux surpris,
     Et qu'un nouveau spectacle enchante les esprits;
         Peignez la fière Germanie;
     Aux armes du vainqueur à son tour asservie;
     Que du Rhin mutiné le dieu présomptueux
     Répande loin des bords ses flots impétueux;
     Qu'aussitôt à sa voix les vents et les nuages
     Excitent dans les airs la foudre et les orages;
     Que l'on voie, au milieu des plus affreux hasards,
     Dans le noble désir de venger la patrie,
     Malgré l'airain en feu, tonnant de toutes parts,
     Des bataillons français l'invincible furie,
     Braver des éléments la force réunie.
     Le fleuve consterné murmurer sur ses bords
     Du malheureux succès de ses faibles efforts.
     Les murs et les remparts tomber réduits en poudre,
     Et l'aigle en frémissant abandonner la foudre.

Ces vers ne furent ni déclamés ni imprimés.

L'un des auteurs tragiques les plus singuliers parmi les contemporains
de Voltaire, fut LAMOTTE-HOUDARD, qui débuta au théâtre par la
tragédie des _Machabées_, en 1721. Né à Paris, en 1674, fils d'un
riche marchand chapelier, cet auteur essaya de la carrière du barreau;
puis, entraîné par son goût pour la poësie et pour le théâtre, il se
livra à la carrière dramatique, dans laquelle il eut quelques succès
et où il marqua surtout par son originalité. Fort jeune encore, il
s'était retiré à la Trappe. L'abbé de Rancé, le trouvant trop faible
pour soutenir les austérités de la règle, le renvoya au bout de trois
mois. Jetant alors le froc aux orties, Lamotte travailla pour l'Opéra,
et c'est le genre qu'il a le mieux réussi.

A quarante ans il était aveugle. Après avoir passé la première partie
de son existence à faire des vers, il essaya pendant la seconde de
décrier ce genre de littérature, comparant les plus grands
versificateurs à d'habiles prestidigitateurs, qui font passer des
graines de millet par le trou d'une aiguille sans avoir d'autre mérite
que celui de la difficulté vaincue. Pour populariser ses idées; il fit
un _Oedipe_ en prose, le mettant en parallèle avec son _Oedipe_ en
vers. Ces tentatives absurdes donnèrent naissance à une foule
d'épigrammes dont il se consolait en philosophe. Son esprit, son
aménité, sa conversation pleine d'une douce gaieté, son caractère
bienveillant, le firent rechercher et entourer jusqu'à ses derniers
jours. On ne connaît pas de lui la moindre satire, pas la plus légère
épigramme.

La scène dramatique lui doit quatre tragédies, parmi lesquelles celle
des _Machabées_, en 1721, qui fut assez remarquable pour être imputée
à Racine. L'auteur ayant gardé l'incognito, on prétendit pendant
quelques jours que _les Machabées_ étaient une oeuvre posthume du
grand poëte. C'est dans cette pièce que le fameux Baron, âgé de près
de quatre-vingts ans, parut en Misaël. Le parterre garda assez bien
son sang-froid, en voyant son cher artiste octogénaire affublé d'un
rôle de jeune amoureux; mais, quand Antiochus, faisant arrêter les
deux amants, prononça ces deux vers:

     Gardes, conduisez-les dans cet appartement,
     Et qu'ils y soient, tous deux, gardés séparément.

le mot _séparément_ réveilla une idée folle dans quelques têtes, et le
rire qu'elle excita faillit nuire à l'ouvrage.

_Romulus_, seconde tragédie de Lamotte, fut très-bien reçue du public
en 1722. A cette pièce remonte l'usage de donner une comédie après les
pièces nouvelles. Jusqu'alors les pièces nouvelles avaient été jouées
seules, on n'y joignait les petites pièces qu'après les dix ou douze
premières représentations, ce qui laissait à penser que la vogue
commençait à s'affaiblir. Lamotte fit jouer une comédie avec son
_Romulus_, et l'exemple fut suivi par les autres auteurs dramatiques.
On fit plusieurs parodies de _Romulus_, une seule réussit au théâtre
des Marionnettes de la foire Saint-Germain. Elle était, dans le
principe, destinée à l'Opéra-Comique. Le Sage et Fuzelier l'avaient
composée pour ce théâtre; mais les acteurs ayant reçu défense de
_parler_ ni de _chanter_, ils furent contraints de la donner aux
artistes en bois de M. Brioché.

La troisième tragédie de Lamotte, _Inès de Castro_, représentée en
1723, fut fabriquée, dit-on, d'une façon singulière. On prétend que
l'auteur commença par faire une composition dans laquelle il avait
aggloméré toutes les passions qui, toujours, ont produit le plus
d'effet au théâtre, qu'ensuite il avait prié plusieurs de ses amis de
lui trouver un sujet historique auquel on pût adapter tout ce
salmigondis. On ne put lui fournir qu'_Inès de Castro_.

Deux enfants paraissent dans cette tragédie. Cela fut trouvé fort
ridicule par le parterre. On prétend que mademoiselle Duclos, qui
jouait Inès, s'arrèta pour dire avec indignation: Ris donc, sot
parterre, à l'endroit le plus beau. Elle reprit son rôle, on
applaudit, les enfants furent acceptés et la pièce réussit. _Inès de
Castro_ se soutint longtemps au théâtre, et toujours avec le même
succès. Les critiques n'étaient cependant pas épargnées. Il en
pleuvait de toute part. Un jour, Lamotte était au café Procope dans un
cercle de jeunes gens qui, ne le connaissant pas, faisaient des gorges
chaudes sur sa tragédie. Lamotte les écouta longtemps, et quand ils
eurent terminé leurs plaisanteries, il se leva en disant à un de ses
amis:--Allons donc nous ennuyer à la _soixante-douzième
représentation_ de cette mauvaise pièce.

Voici une spirituelle parodie d'_Inès_:

     Combien, dans cette _Inès_ que l'on admire tant,
         Trouvez-vous d'acteurs inutiles?
     --J'en trouve dix.--Quoi! dix? C'en est trop!--Tout autant;
     --Je hais les spectateurs qui sont si difficiles.
         --De quel usage est don Fernand?
     --A vous dire le vrai, ce muet confident
         Pourrait rester dans la coulisse.
     --Que sert l'ambassadeur?--Sans lui faire injustice,
     On pourrait se passer de son froid compliment.
     --En voilà déjà deux; passons donc plus avant.
     A-t-on plus de besoin de Rodrigue et d'Henrique?
     --L'un est un faux amant, l'autre un faux politique.
         --Et les deux Grands de Portugal?
     --Ce sont les deux acteurs qui parlent le moins mal[20].
     --Parlons des deux enfants et de la gouvernante;
     Qu'en dites-vous?--La scène est fort intéressante;
     Mais on pourrait aussi les retrancher tous trois.
     --Quand nous serons à dix, nous ferons une croix.
     --Ce dixième à trouver sera plus difficile.
     --Et Constance, à la pièce est-elle plus utile?
         --On sait fort peu ce qu'elle y fait.
     Mais tout ce qu'elle dit, c'est le bien.--C'est le laid,
         Fût-on cent fois plus idolâtre
         Des ornements ambitieux.
     Tout auteur qui s'en sert pour fasciner les yeux,
         N'entendit jamais le théâtre;
     Et c'est bien insulter au goût des spectateurs,
         De leur offrir quatorze acteurs
     Que Corneille ou Racine auraient réduits à quatre.

  [20] Personnages muets.

_Oedipe_, quatrième tragédie de Lamotte, fut composée par son auteur
d'abord en _vers_, et jouée en 1726, sans succès, puis en _prose_,
mais sans être représentée. Une polémique, fort polie du reste et des
plus convenables, s'engagea entre Lamotte et Voltaire à propos du
projet d'introduire au théâtre des tragédies en prose. Lamotte n'était
en cela que l'imitateur de La Serre, qui avant lui avait donné la
tragédie de _Thomas Morus_, et de d'_Aubignac_, qui avait donné celle
de _Zénobie_, toutes deux en prose.

Lamotte, qui est loin des Corneille et des Racine, ne manquait
cependant pas de mérite. Il a essayé de tous les genres: le sublime
dans _les Machabées_, l'héroïque dans _Romulus_, le pathétique dans
Inès, et le simple dans _Oedipe_; mais où il a le mieux réussi, c'est
dans le genre lyrique. Il a fait seize opéras et huit comédies, dont
une, _le Magnifigue_, est longtemps restée à la scène. Comme auteur
lyrique, Quinault est le seul qui le surpassa.

Au commencement du dix-huitième siècle (1701), naquit à Meaux un homme
qui marqua au théâtre et comme acteur et comme auteur, JEAN SAUVÉ,
plus connu sous le nom de LA NOUE. Il fit une partie de ses études
sous la protection d'un cardinal, et vint les achever à Paris, au
collége d'Harcourt. Homme d'esprit et de moyens, bien doué par la
nature, il céda à son goût pour le théâtre et se fit comédien. Il
débuta à Lyon dans les premiers rôles, n'étant encore âgé que de vingt
ans. Il y fut parfaitement bien accueilli, et ne cessa jamais de
l'être sur les différents théâtres où il parut.

De Lyon il se rendit à Strasbourg. Les mêmes succès l'y attendaient.
Il y débuta dans un autre genre. Il donna pour son coup d'essai _les
Deux Bals_, amusement comique où l'on trouve de l'esprit et de la
gaieté. Plusieurs grands personnages l'engagèrent à venir à Paris; il
suivit le conseil et s'y fit connaître très-avantageusement l'année
suivante en y composant et jouant _le Retour de Mars_, qui eut le plus
grand succès. Tout dans ce petit drame est fin, vif, léger et
spirituel. C'est une des plus jolies pièces épisodiques du répertoire
de cette époque.

Les comédiens italiens désiraient que son auteur entrât parmi eux; le
duc de la Trémouille l'en pressait; mais La Noue avait d'autres vues.
Il organisait une troupe de comédiens pour le théâtre de Rouen, en
société avec mademoiselle Gauthier, qui en avait le privilége. Cette
troupe resta cinq ans dans la capitale de la Normandie. Pendant ce
temps, La Noue fit représenter à Paris sa tragédie de _Mahomet II_,
qu'il avait composée à Strasbourg. Elle eut un joli succès, on la
compte même parmi le nombre des pièces qui restèrent longtemps au
théâtre.

En couronnant son auteur, le public de Paris eût voulu jouir de tous
ses autres talents; mais, demandé par le roi de Prusse, La Noue fit
ses dispositions pour passer à Berlin. On lui promettait des avantages
importants. Ce fut néanmoins ce projet qui causa sa ruine. La guerre
qui survint en empêcha l'exécution, et il fallut que le pauvre
comédien-auteur payât et congédiât, à ses dépens, la troupe qui devait
le suivre. Alors il prit le parti de revenir à Paris. Il débuta à
Fontainebleau, en 1742, par le _Comte d'Essex_. L'intelligence et le
naturel de son jeu y furent goûtés. La reine dit elle-même qu'elle le
recevait. Il fut en effet admis le lendemain et avec distinction. Le
public de Paris ne se croit pas toujours obligé de souscrire, en
matière de goût, aux décisions de la Cour; mais, dans cette occasion,
la Cour et le public furent d'accord.

Bientôt même la Cour fournit à La Noue l'occasion de lui plaire dans
un autre genre. On le chargea de composer pour les fêtes du mariage de
Monseigneur le Dauphin, la comédie-ballet de _Zélisca_. C'était
entrer en concurrence avec M. de Voltaire, qui, dans le même temps et
pour le même sujet, écrivit _la Princesse de Navarre_. Il est rare que
des ouvrages de circonstance et de commande aient le mérite de ceux
que le génie entreprend à loisir et à son choix; cependant la petite
comédie de _Zélisca_, ingénieuse par le fond, agréable dans ses
détails, spirituellement écrite et composée, fut fort appréciée.
L'idée de deux rivaux mettant en jeu: l'un, tous les prestiges de
l'art, l'autre, toutes les ressources de la nature, établit un
contraste qui ne pouvait manquer de produire de l'effet à la scène.
Cette pièce et ses divertissements firent un plaisir universel, le Roi
lui-même fit connaître sa satisfaction à l'auteur; il le lui dit de sa
propre bouche.

Il y avait alors à la Cour ce qu'on appelait _les spectacles des
Petits appartements_; La Noue en fut nommé le répétiteur, avec mille
livres de pension. Il fut particulièrement redevable de cette faveur
au maréchal de Luxembourg. Le duc d'Orléans, qui l'aimait beaucoup,
lui donna également la direction de son théâtre de Saint-Cloud.

En 1756, La Noue couronna sa réputation dramatique par une comédie en
cinq actes et en vers. C'est _la Coquette corrigée_. Ce fut la
dernière production de l'auteur, du moins la dernière qu'il mit au
théâtre. Il songea même à renoncer à la scène comme acteur. Sa santé,
fort affaiblie, en était la principale cause. Il n'avait jamais été
robuste, le double travail de la scène et du cabinet commençait à
épuiser ses forces. Il se proposait d'achever à loisir les différents
ouvrages dont il avait déjà préparé les canevas; la mort ne lui en
laissa pas le temps. Elle l'enleva aux lettres le 15 novembre 1761. Il
venait d'atteindre soixante ans.

Outre les pièces dont nous venons de parler, on trouve dans son
répertoire une comédie intitulée _l'Obstinée_. Elle n'a paru sur aucun
theâtre; cependant elle offre plusieurs scènes d'un bon comique. On
peut ajouter aux drames de La Noue, les canevas de quelques tragédies
qui furent trouvés dans ses papiers. Le sujet de l'une est _la Mort de
Cléomène_, le sujet de l'autre, _la Mort de Thraséas_. On doit
d'autant plus les regretter que, dégagé pour toujours des travaux de
l'acteur, il aurait pu se livrer utilement à ceux du poëte. Ses
ouvrages décèlent un génie flexible. Il avait le goût sûr, le style
propre au sujet qu'il traitait et de l'aptitude à écrire pour tous les
genres. Auteur et acteur il avait du mérite. Dans l'exercice de ces
deux professions, il montra du tact et du talent. La nature avait peu
fait pour lui. Il était fort laid, il n'avait qu'un faible organe;
mais l'intelligence et le naturel exquis de son jeu enlevaient tous
les suffrages. A ses divers talents, La Noue joignait les moeurs les
plus pures et la plus exacte probité, vertus que les plus grands
talents ne supposent pas toujours, mais qu'ils ne remplacent jamais.

     Mon visage est ingrat pour exprimer la joie,

disait La Noue, dans _l'Époux par supercherie_, et il ne le disait
jamais qu'avec de grands applaudissements, parce qu'il affectait de
l'appliquer à sa figure, qui, en effet, n'annonçait rien moins que de
la gaîté, quoiqu'il sût d'ailleurs très-bien rendre tous les autres
sentiments de l'âme.

       On voit en La Noue un acteur
       Qui fait très-bien son personnage;
       A le lire, c'est un auteur
     Qui fait encor mieux un ouvrage.

Lorsque La Noue eut fait jouer son _Mahomet II_, Voltaire, qui avait
traité le même sujet, lui écrivit:

     Mon cher La Noue, illustre père
     De l'invincible Mahomet,
     Soyez le parrain d'un cadet
     Qui sans vous n'est point fait pour plaire.
     Votre fils fut un conquérant:
     Le mien a l'honneur d'être apôtre,
     Prêtre, filou, dévot, brigand,
     Faites-en l'aumônier du vôtre.

A l'époque où Voltaire faisait voir le jour à _Oedipe_, sa première
tragédie, la nature mettait au monde un homme qui devait marquer dans
la littérature du dix-huitième siècle, MARMONTEL, dont les _Contes
moraux_ ont fourni depuis des sujets de pièces à tous les théâtres.
Auteur dramatique de mérite, Marmontel a donné à la scène française,
de 1748 à 1770, une douzaine de tragédies, plusieurs comédies et même
quelques opéras.

_Denys le Tyran_, tragédie jouée en 1748, commença la réputation de
Marmontel, _Aristomène_ (1749) eut également un grand succès.
Malheureusement une maladie grave de l'acteur Roselli, qui faisait un
des principaux rôles, força d'interrompre le septième jour les
représentations de cette pièce. On raconte que son médecin voulut
profiter de cette circonstance pour engager Roselli, alors fort mal, à
abandonner le théâtre, et qu'il répondit par ce vers de _Catilina_:

     N'abusez point, Probus, de l'état où je suis.

La troisième tragédie de Marmontel, _Cléopâtre_ (1750), n'eut pas
autant de bonheur que ses deux aînées. A la fin du cinquième acte,
malgré la défense faite à cette époque de siffler au théâtre, un coup
de cet instrument, la terreur des auteurs et des comédiens, partit du
milieu de la salle. Aussitôt les gardes de chercher partout le
délinquant; mais en vain, il avait su, à la grande joie des
spectateurs, se dérober à la vindicte de l'autorité. Dans cette
tragédie, _Cléopâtre_, selon la tradition historique, prend un aspic
et l'approche de son sein pour se donner la mort. A ce moment, l'aspic
de la Comédie-Française sifflait avec bruit. Quelqu'un ayant demandé
en sortant du théâtre à un homme d'esprit ce qu'il pensait de la
pièce: «Eh! eh! reprit ce dernier, je suis de l'avis de l'aspic.»

Marmontel écrivit les _librettos_ de plusieurs opéras, entre autres de
celui d'_Acante et Céphise_, dont la musique était de Rameau.
Représentée en 1751, pour les fêtes du premier mariage du Dauphin,
cette pièce eut un succès prodigieux. Tout avait été employé, du
reste, pour qu'il en fût ainsi, mise en scène splendide, musique
excellente et dépenses considérables.

Au milieu du dix-huitième siècle, vivait à Paris un auteur qui a donné
plusieurs comédies en collaboration avec des hommes de lettres de
cette époque et deux pièces, une tragédie et une comédie qui firent
beaucoup de bruit avant leur apparition sur la scène. Cet auteur est
PORTELANCE, dont la tragédie d'_Antipater_, lue, relue dans vingt
salons de Paris, eut parmi les gens du grand monde un succès à nul
autre pareil. La chose était même devenue à la mode, on ne parlait que
de l'_Antipater_ de M. Portelance. Qui n'avait ouï la sublime tragédie
de M. Portelance n'avait jamais ouï quelque chose de beau,
d'incomparable. Pour un peu, ont eût porté son auteur en triomphe dans
les rues de la capitale en criant au miracle. On sait ce que valent
souvent les engouements de Paris, les réputations fausses. _Antipater_
tomba du premier coup au Théâtre-Français et jamais ne se releva.

Le même auteur prétendit avoir part à la spirituelle comédie des
_Adieux du goût_, qu'il aurait faite en collaboration avec M. Patu.

Dorat, ami du précédent auteur et dont le nom a acquis une certaine
célébrité, fit jouer la comédie de _Feinte par amour_, et bientôt
après, de 1760 à 1773, les tragédies de _Zulica_, de _Théagène et
Chariclée_, de _Régulus_ et d'_Adélaïde de Hongrie_.

_Zulica_ fut d'abord fort mal accueillie du public; l'auteur
s'empressa d'y faire d'importantes modifications, et cela en fort peu
de temps. Les acteurs, qui aimaient Dorat, firent un magnifique
effort, et, en huit jours, la tragédie, presque entièrement
renouvelée, fut apprise, répétée, jouée et applaudie avec fureur. Cela
n'empêcha pas la parodie de s'emparer de _Zulica_ et d'émettre dans
_le Procès des ariettes et des vaudevilles_ le jugement ci-dessous:

     Les demandeurs, dans leur requête,
     Ont exposé que _Zulica_,
     S'est parée des pieds à la tête
     D'ornements pris par-ci, par-là.
     Et quoique l'auteur se fatigue
     Pour se défendre là-dessus,
     Il appert qu'il doit son intrigue
     A _Phanazar_, à _Dardanus_.

_Phanazar_ était le titre d'une pièce de Morand.

_Régulus_, tragédie parue en 1773, imprimée longtemps avant que d'être
mise à la scène, eut du succès. Chose assez singulière, le même jour,
Dorat eut deux premières représentations aux Français: _Régulus_ et la
comédie de _Feinte par amour_; toutes les deux réussirent. Le parterre
le demanda avec acharnement; mais il ne voulut pas paraître. Cette
exhibition des auteurs était devenue une corvée des plus
désobligeantes, car ils étaient quelquefois exposés aux lazzis du
parterre, qui ne se gênait pas plus alors que ne se gênent de nos
jours les _titis_ des petits théâtres du boulevard.

Malgré le succès de _Régulus_ et de _Feinte par amour_, on fit sur ces
deux pièces ces quatre vers:

     Dorat, qui veut tout effleurer,
     Transporté d'un double délire,
     Voulut faire rire et pleurer,
     Et ne fit ni pleurer ni rire.

Ce qu'il y a de positif, c'est que cette spirituelle épigramme fit
rire Dorat.

LEMIERRE, un des bons auteurs des règnes de Louis XV et Louis XVI, fit
représenter plusieurs tragédies dans lesquelles on trouve de fort
beaux vers, de belles pensées et de belles scènes. De 1758 à 1766, il
donna aux Français les tragédies de _Hypermestre_ (1758), de _Tirtée_
(1761), d'_Idoménée_ (1764), de _Guillaume Tell_ (1766) et celles
d'_Artaxercès et de la Veuve du Malabar_. Il composa aussi un drame
tiré de l'histoire de Hollande, _Barnwell_, que l'ambassadeur du pays
empêcha de jouer, en faisant des représentations à la Cour.

A la tragédie d'_Idoménée_ se rattache une aventure assez plaisante; à
celle de _Guillaume Tell_, un joli mot.

Les trois premiers actes d'_Idoménée_ avaient été applaudis, et tout
allait bien, lorsque le grand-prêtre et la peste, arrivant au
quatrième, refroidissent les spectateurs. On avait affiché cette pièce
_Idoménée_ par un Y. La célèbre Clairon se plaignit de cette faute et
s'en prit à l'auteur, qui rejeta le crime sur l'imprimeur. Ce dernier,
mandé à la barre du tribunal des comédiens, s'excuse de son mieux,
disant que c'est le _semainier_ qui lui a dit d'afficher par un
Y.--C'est impossible, s'écrie la Clairon, il n'y a point de _comédien_
(de nos jours elle eût dit d'artiste) parmi nous qui ne sache
_orthographer_.--Pardon, pardon, Mademoiselle, reprend l'imprimeur, il
faudrait dire, pour bien faire, _orthographier_.

Après quelques représentations, _Guillaume Tell_, qui avait été fort
apprécié par les Suisses alors à Paris, n'eut plus le privilège
d'attirer grand monde au théâtre; seuls, les enfants des montagnes de
l'Helvétie restèrent fidèles à leur héros. La belle et spirituelle
Arnoult étant venue au théâtre, dit en plongeant ses regards dans la
salle: «Décidément, point d'argent point de Suisses est un faux
proverbe: ici, il y a plus de Suisses que d'argent. Voyez plutôt?»

Jusqu'au moment où parut M. DE BELLOY, les auteurs tragiques s'étaient
cru obligés de ne choisir leurs sujets dramatiques que dans les
histoires ancienne, grecque ou romaine, bien peu avaient tenté de
puiser dans l'histoire de France, si fertile cependant en héroïques
actions. Ni Corneille, ni Racine, ni Crébillon, ni Voltaire n'avaient
pensé à consacrer leurs veilles à la gloire de la patrie. M. de
Belloy, après s'être essayé à la scène par les deux pièces de _Titus_
et de _Zelmire_, ne voulut plus puiser ailleurs que dans les
glorieuses annales de la France. M. de Belloy mérite donc le beau
titre de poëte national.

Son premier pas dans la carrière dramatique ne fut pas heureux. Son
_Titus_, joué en 1759, n'eut qu'une représentation, ce qui fit mettre
dans une parodie ce vers fort spirituel:

     Titus perdit un jour; un jour perdit Titus.

Après _Zelmire_, représentée en 1762, et qui fut un peu mieux
accueillie que l'infortuné _Titus_, de Belloy composa son _Siége de
Calais_, qu'il donna en 1765. Cette belle tragédie est un des
événements remarquables qui font époque dans l'histoire de l'ancien
théâtre. Le roi Louis XV donna ordre de la faire représenter gratis,
afin que le peuple de Paris pût y venir puiser des idées grandes,
généreuses et patriotiques.

Puisque nous venons d'avoir l'occasion de parler des représentations
_gratis_, on nous permettra de donner ici un historique rapide de ce
genre de plaisir si apprécié par le public parisien.

Les représentations théâtrales gratis pour le peuple de Paris datent
de la fin du dix-septième siècle. L'initiative première en est due aux
administrations des théâtres. Plus tard, la ville de Paris, puis les
divers gouvernements, profitèrent de l'idée et accordèrent des
gratifications pour subvenir aux frais occasionnés par ces
représentations.

Ce fut en 1682, lors de la naissance du duc de Bourgogne, que le
peuple de Paris fut appelé, pour la première fois, à jouir de ce
privilége. A cette époque, la capitale et la France entière étaient
dans la joie: un héritier présomptif du trône venait de naître.

Le célèbre Lully, directeur de l'Opéra, et qui devait toute sa fortune
au grand roi Louis XIV, ne resta pas en arrière dans cette
circonstance. Il voulut que l'opéra de _Persée_, dont les paroles
étaient de Quinault et la musique de lui, fût choisi pour la
représentation tout exceptionnelle qu'il allait donner au public.

Ce tragi-opéra était alors fort en vogue dans le monde de la cour et
des grands seigneurs. Il avait été représenté devant le roi. Le
Dauphin et Leurs Altesses Royales avaient honoré la première
représentation de leur présence. Enfin, chose qui était dans les
moeurs de cette époque et qui semblerait bien singulière aujourd'hui,
un jeune prince avait dansé seul sur le théâtre une très-belle _entrée
de ballet_ (comme on disait alors). Il y avait montré une grâce
merveilleuse. Il avait paru sur la scène masqué, selon la coutume, et
magnifiquement vêtu, tenant l'emploi d'un des principaux maîtres.

Cet opéra de _Persée_ agitait, depuis son apparition sur le théâtre
lyrique, tous les beaux-esprits du temps. La question qu'il avait
soulevée était grave. On commentait les sentiments de Phinée, les uns
approuvant, les autres blâmant ces vers de la pièce:

     L'amour meurt dans mon coeur; la rage lui succède;
         J'aime mieux voir un monstre affreux
         Dévorer l'ingrate Andromède,
     Que la voir dans les bras de mon rival heureux.

Les _Mercures_ de l'époque étaient remplis de questions, de réponses,
de discussions en vers, en prose, et même en _galimatias_, comme eût
dit Boileau. Un poëte bel-esprit fit imprimer le jugement suivant:

     Voilà ce que Phinée a dit dans sa colère,
         Et ce que tout autre aurait dit.
     Qu'on ne s'y trompe pas, un amant qu'on trahit
     Est en droit de tout dire, est en droit de tout faire;
         Et sans crainte d'en user mal,
     Peut voir avec plaisir périr une infidelle;
     Ce n'est pas que cela se doive à cause d'elle,
     Mais seulement pour faire enrager son rival!

La représentation _gratis_ donnée à l'occasion de la naissance du
Dauphin, fut accueillie avec transport par les Parisiens. Ils ne
s'évertuèrent nullement à commenter les paroles de Phinée, et ne
s'inquiétèrent pas de décider s'il avait tort de vouloir faire
_manger_ son amante infidèle par le monstre pour jouer pièce au rival,
mais ils admirèrent avec beaucoup de tact et d'intelligence les
endroits les plus remarquables de la délicieuse musique de Lully, et
ils furent vivement impressionnés des décors magnifiques, des machines
merveilleuses mises en jeu dans la pièce. Du reste, Lully avait fait
les choses en grand seigneur. Un arc de triomphe avait été, par ses
ordres et aux frais de l'Opéra, élevé à l'entrée de la salle.

Lorsque la représentation fut terminée, cet arc de triomphe parut en
feu avec un soleil au-dessus et la fameuse devise du roi. Le soleil
était composé, dit la chronique du temps, _de plus de mille lumières
vives sans être couvertes_. On tira ensuite plus de _soixante fusées_
les unes après les autres, et l'on fit couler jusqu'à minuit une
fontaine de vin. Que diraient Lully et les Parisiens de 1682, s'ils
revenaient tout à coup dans la bonne ville de Napoléon III, un 15
août?...

L'usage des représentations gratuites fut adopté à partir de cette
époque, mais les théâtres n'eurent plus à en supporter les frais; le
gouvernement ou la ville de Paris leur accordèrent des subventions
pour les indemniser.

En 1744, un événement qui fut considéré comme un grand bonheur public,
la convalescence du roi, porta les acteurs du Théâtre-Italien à donner
deux magnifiques représentations gratuites, à quelques jours
d'intervalle. La première, qui eut lieu après le _Te Deum_ chanté en
actions de grâces, se composa de _l'Illumination_, de _la Noce de
village_ et des _Fêtes sincères_, trois petites pièces en un acte,
avec divertissement, composées pour la circonstance par Panard. L'une
de ces pièces, _les Fêtes sincères_, fut, plus tard, représentée
devant la Cour. C'est dans cette comédie, dédiée à la reine, que, pour
la première fois, Louis XV reçut le nom de _Bien-Aimé_.

Ce fut donc Panard qui donna à ce prince un surnom que la France
entière adopta alors avec enthousiasme.

Quelques jours après la représentation dont nous venons de parler, le
Théâtre-Italien en donna une autre gratuite, composée des _Paysans de
qualité_, du _Fleuve d'oubli_ et d'_Arlequin toujours Arlequin_.

Ces trois jolies pièces furent accueillies avec transport par le
public, auquel on ménageait encore une autre surprise. Les comédiens
avaient fait illuminer la façade du théâtre et placer sur le balcon
plusieurs pièces d'un fort bon vin qu'on ne cessa de faire couler
toute la nuit, en réjouissance de l'heureux rétablissement du
monarque. Sur le même balcon, après la représentation, et pendant
toute la soirée, l'excellent orchestre de la Comédie-Italienne fit
danser le peuple de Paris; mais ce qui excita surtout l'admiration
générale, ce fut une décoration pompeuse qui embrassait toute la
façade du théâtre, ou si l'on veut de l'_hôtel_ de messieurs les
Comédiens du Roi, comme on disait alors. Cette décoration, qui
pourrait paraître bien mesquine aujourd'hui, consistait en une vaste
toile à la détrempe représentant le temple d'Isis, de forme
circulaire, surmonté par un arc-en-ciel sur le point le plus élevé
duquel on voyait la déesse répandant la rosée pour féconder la terre.
Des arcades soutenaient une frise au-dessous de laquelle étaient
placées trois pyramides lumineuses. Enfin, au milieu du temple tout
illuminé, était le portrait de Louis XV sous la figure du soleil, avec
ses symboles ordinaires et cette inscription:

     _Post nubila Phoebus._

Cette décoration, qui avait cinquante-deux pieds de hauteur sur
cinquante de largeur, avait été dessinée et peinte par deux Italiens,
décorateurs ordinaires du théâtre. Elle excita une vive curiosité et
produisit une admiration universelle; jamais encore on n'avait rien vu
d'aussi beau dans ce genre.

En 1753, un siècle après le premier spectacle gratis, le
Théâtre-Français reçut ordre de la Cour de donner une représentation
extraordinaire au peuple de Paris, et voici à quelle occasion. M. de
Belloy avait fait pour la scène sa belle et patriotique tragédie du
_Siége de Calais_, cette tragédie, la première dans laquelle
l'histoire nationale n'est pas sottement travestie. Cette belle
tragédie, disons-nous, produisit une immense sensation, surtout à la
Cour, où elle avait été accueillie avec une sorte d'enthousiasme. Le
roi et la famille royale l'avaient vue plusieurs fois; l'auteur leur
avait été présenté, et le vieux et brave maréchal de Brissac,
gouverneur de Paris, s'était écrié après avoir entendu les vers de M.
de Belloy: «_Cette pièce est le brandevin de l'honneur._»

On racontait même que dans un moment d'enthousiasme, le brave maréchal
avait dit à Brizard, l'acteur chargé du principal rôle: «Mon cher
Brizard, tu peux être malade quand tu voudras, je jouerai ton rôle.»

Le roi, jugeant qu'une tragédie où étaient exprimés des sentiments
d'amour national, ne pouvait qu'être utile pour développer le
patriotisme des masses, voulut que cette peinture des vertus de nos
ancêtres fût offerte au peuple de sa bonne ville. En conséquence, le
Théâtre-Français ouvrit ses portes à deux battants. On remarqua avec
joie, mais non sans une certaine surprise, que le _populaire_
applaudissait précisément les passages, les vers qui avaient été
également applaudis par la Cour et qui avaient enlevé les suffrages
des connaisseurs. Preuve certaine qu'en France les sentiments nobles,
les paroles élevées, les beaux vers ont un écho dans le coeur du
citoyen, à quelque classe qu'il appartienne. Cette remarque, on l'a
faite bien souvent depuis, et l'on assure que nos grands artistes
lyriques, tragiques ou comiques préfèrent une salle composée d'hommes
et de femmes du peuple, qui ne restent jamais froids devant leurs
efforts, à ce public d'élite des premières représentations qui
applaudit ou murmure sourdement du bout des lèvres ou du bout de la
canne, systématiquement et en résistant à tout entraînement.

A cette représentation du _Siége de Calais_, les spectateurs
demandèrent à grands cris: _Monsieur l'auteur!_ De Belloy parut, et
aussitôt sa présence fut accueillie par un immense cri de: _Vive le
roi et monsieur de Belloy!_

Il serait impossible de rapporter tous les bons mots, vrais cris du
coeur, échappés à ce peuple si vivement ému; mais nous citerons celui
d'un des _titis_ du dix-huitième siècle, disant tout haut, en montrant
l'acteur qui jouait le rôle d'Eustache de Saint-Pierre: «Ce brave
bourgeois de Calais, il avait l'âme d'un bourgeois de Paris.»

La noble idée, exprimée si simplement et avec tant de franchise par
l'enfant du peuple de Paris, fut relevée à Calais. Les habitants de
cette ville en furent frappés, et ils décidèrent que M. de Belloy
serait leur concitoyen. Celui qui a peint si noblement l'âme
d'Eustache était digne d'être admis au nombre de ses successeurs. Tous
pensèrent que la plus belle récompense qui pût être offerte à un homme
auquel la ville de Calais était redevable de ce souvenir de gloire
nationale, c'était d'être associé à cette gloire par l'adoption même
de la cité. En conséquence, des lettres de citoyen de Calais furent
envoyées à l'auteur de la tragédie, dans une boîte en or sur laquelle
on grava les armes de la ville, entourées, d'un côté, par une branche
de laurier; d'un autre, par une branche de chêne avec cette
inscription: _Lauream tulit, civicam recipit._»

En outre, la ville de Calais fit exécuter le portrait en pied de M. de
Belloy, et ce portrait fut placé dans l'hôtel de ville parmi ceux des
bienfaiteurs de cette généreuse et noble cité.

La première République ordonna quatre représentations gratuites par an
pour le peuple, et on lit dans le _Moniteur_ de 1794 une décision qui
met une somme de cent mille francs à la disposition du ministre de
l'intérieur, pour être répartie entre les vingt théâtres de Paris,
selon leur importance, en compensation des quatre représentations que
chacun de ces théâtres devait donner gratis. Depuis lors, c'est le
jour de la fête du chef de l'État qui a été adopté pour ces spectacles
_gratuits_, auxquels le populaire se porte avec un avide empressement.

_Le Siége de Calais_ produisit l'émotion la plus profonde, la plus
générale et la plus utile, non-seulement à Paris mais dans la
province, où il fut joué, applaudi, redemandé. Presque partout on
donna des représentations gratuites au peuple et aux soldats des
garnisons. Les colonels en firent distribuer des exemplaires dans les
casernes et quartiers de leurs troupes. A Arras, dans le régiment de
la Couronne, on avait fait mettre en tête de la tragédie imprimée:
_Pour inspirer aux nouveaux soldats les sentiments des anciens._
L'auteur de cette belle et noble pièce reçut des lettres de la France
et des pays étrangers. Un caporal du régiment de Hainaut lui écrivit
au nom des hommes de sa compagnie. Le _Siége de Calais_ pénétra dans
nos colonies grâce au comte d'Estaing, gouverneur des possessions
françaises. Il fit imprimer à ses frais et distribuer gratis le petit
volume. Le corps des officiers envoya à M. de Belloy un des
exemplaires avec cette inscription en tête: _Première tragédie
imprimée dans l'Amérique française._

Il ne manquait plus à cette tragédie que le suffrage des Anglais: et
elle l'obtint, car ils estiment notre nation. La pièce fut imprimée à
Londres en français, et depuis elle fut traduite deux fois en anglais.
La _Gazette de Londres_ en fit le plus grand éloge.

Cette pièce fut la cause innocente d'une affligeante singularité, de
la retraite de mademoiselle Clairon et des torts qu'elle eut envers le
public. A la reprise que l'on devait donner du _Siége de Calais_, le
15 avril de l'année 1765, pour la rentrée après la quinzaine de
Pâques, les comédiens affichèrent cette tragédie; mais il s'éleva
entre Dubois, l'un d'eux, et ses camarades, une discussion qui empêcha
le spectacle d'avoir lieu. Voici à quel propos. Dubois avait un procès
avec son médecin, qui réclamait des honoraires que ce comédien
prétendait avoir payés. Dubois demandait en justice qu'il fût admis au
serment. Le médecin avait répondu en faisant imprimer un Mémoire dans
lequel il prétendait qu'un comédien ne pouvait être admis _à faire
serment, vu sa profession_. Les camarades de Dubois, piqués de ce que
celui-ci avait donné lieu à ce Mémoire insultant, et voulant terminer
cette affaire désagréable, demandèrent et obtinrent le renvoi de leur
camarade Dubois. Comme il avait un rôle dans la tragédie du _Siége de
Calais_, ce fut Bellecour qu'on en chargea. Mais mademoiselle Dubois,
fille de l'acteur renvoyé, fit de si fortes représentations à MM. les
gentilshommes de la Chambre, qu'elle obtint un sursis et un nouvel
ordre portant que Dubois jouerait son rôle jusqu'à ce que le roi ait
prononcé dans cette affaire. L'ordre fut signifié aux comédiens
quelques heures seulement avant la représentation, et ils n'eurent ni
le temps ni le pouvoir de le faire révoquer. Cependant l'heure du
spectacle arrive, Le Kain, Molé et Brizard font défaut. Mademoiselle
Clairon arrive, demande si ses camarades sont au théâtre; on lui
répond qu'on ne les a point vus. Elle les attend, ils ne paraissent
pas; alors elle s'en va chez elle. Tous les autres acteurs, qui
n'avaient point de rôle dans le _Siége de Calais_, étaient restés au
foyer, fort embarrassés de la manière dont ils annonceraient au public
que la représentation ne pouvait avoir lieu, d'autant plus qu'ils
savaient que mademoiselle Dubois avait des gens dans le parterre
disposés à mal accueillir tous les comédiens français. Enfin, un
d'entre eux se décide, il s'avance bravement au bord du théâtre, et
dit d'une voix tremblante: «Messieurs, nous sommes au désespoir...» Il
est interrompu. Une voix du parterre lui crie: «Point de désespoir, le
_Siége de Calais_!» Toute la salle répète en choeur: «_Calais,
Calais!_» L'orateur veut reprendre sa petite harangue, vingt fois il
la commence, vingt fois les mêmes cris redoublent avec plus de fureur,
accompagnés de sifflets. Il vient pourtant à bout de faire entendre
qu'il leur est impossible de donner le _Siège de Calais_, qu'ils vont
donner une représentation du _Joueur_, ou bien que l'on va rendre
l'argent, puis il se retire.

Loin de s'apaiser, le tumulte augmente; l'orchestre, l'amphithéâtre,
les loges même se joignent au parterre, pour demander à grands cris:
_Calais, Calais, Calais!_ Un quart d'heure après, et au milieu de ce
bruit infernal, qui continue toujours, Préville paraît, et se jette,
en robe de chambre, dans un fauteuil, pour commencer la première scène
du _Joueur_. Ce comédien, l'idole du public, qui n'a jamais paru que
pour en recevoir des applaudissements, en est mal accueilli. On crie;
les injures pleuvent sur mademoiselle Clairon. Mille invectives
grossières sont lancées contre elle, qui ne les méritait pas plus que
ses autres camarades. Cet effroyable bacchanal, qui dura plus d'une
heure, fût devenu, sans doute, une scène sanglante, sans la prudence
du maréchal de Biron, qui préféra laisser la colère du public s'user
elle-même et s'exhaler en injures contre le manque de respect des
comédiens, sans faire intervenir la troupe. Enfin on rendit l'argent.
On avait renvoyé les voitures. La moitié des spectateurs fut obligée
de les attendre; il y avait encore du monde à la comédie à dix heures
du soir. Le lendemain, le ressentiment du public n'était pas calmé, le
théâtre n'ouvrit point. Mademoiselle Clairon fut conduite au
Fort-l'Évêque; Brizard, Molé et Lekain y furent mis deux jours après,
on les y détint pendant vingt-quatre jours. Au bout de cinq jours,
mademoiselle Clairon, qui se dit malade, sortit de prison et demeura
chez elle aux arrêts pendant le reste du temps. Le mercredi suivant, à
l'ouverture du théâtre, Bellecour demanda pardon au public dans un
discours rempli d'expressions les plus respectueuses.

_Le Siége de Calais_, qu'un événement si bizarre avait fait
interrompre à la vingtième représentation, ne fut remis au théâtre
qu'au bout de quatre ans. Mais il reparut avec un tel éclat, que le
public demanda encore l'auteur, chose sans exemple à une reprise.
Après la dixième représentation, nouvelle interruption, nouvel
intervalle de quatre années. Enfin, en 1773, la Cour ayant désiré
revoir la pièce, on en donna de suite dix représentations à Paris.

Le Dauphin et la Dauphine, sur qui _le Siége de Calais_ avait produit
la plus vive impression à Versailles, le demandèrent pour le premier
jour où ils devaient honorer la Comédie-Française de leur présence. On
ne peut peindre la sensation que cette tragédie excita. Tous les
coeurs s'élevaient en ce moment vers le prince qui devait être
l'infortuné Louis XVI. On lui prodiguait les expressions énergiques
d'amour, de zèle et de fidélité que l'auteur a mises dans la bouche
des héros de Calais; et l'auguste prince y répondait en applaudissant
tout ce qui pouvait faire allusion à ses sentiments envers le peuple,
qui, vingt ans plus tard, faisait rouler sa tête sur l'échafaud!...

Ces deux vers:

     Le Français, dans son prince, aime à trouver un frère,
     Qui, né fils de l'État, en devienne le père.

furent accueillis avec enthousiasme.

De son côté, le Dauphin applaudit ceux-ci:

     Rendre heureux qui nous aime est un si doux devoir!
     Pour te faire adorer tu n'as qu'à le vouloir.

Jamais tragédie, dans aucun pays, n'avait offert un spectacle aussi
noble et aussi touchant. On remarqua que le Dauphin et madame la
Dauphine saisirent tous les traits qui développent la bienfaisance et
leur attachement pour le roi et la nation. L'auteur eut l'honneur de
leur être présenté après la représentation, et il reçut des deux
princes, des éloges et des témoignages de leur satisfaction,
récompense flatteuse et que méritait son oeuvre patriotique.

FIN DU PREMIER VOLUME.



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME.


I

ORIGINE DU THÉATRE EN FRANCE.--LES DEUX PREMIÈRES PÉRIODES.--DE 1402 A
1588.

  Origine du théâtre en France.--Théâtre à
   Saint-Maur.--Lettres-patentes de 1402.--Confrères de la
   Passion.--Origine du droit pour les hôpitaux.--_Les
   Mystères._--Analyse d'une de ces pièces.--Anecdote relative au
   Mystère de la Passion.--Bon mot d'un peintre.--_Les
   Moralités._--Origine de la petite pièce.--Analyse d'une
   moralité.--Personnages habituels des mystères et des
   moralités.--Origine de ce dicton, _faire le diable à
   quatre_.--Origine du prologue.--Principaux auteurs des mystères
   et des moralités pendant le quinzième siècle et la moitié du
   seizième.--Mystères joués dans les églises au treizième
   siècle.--Influence sur le théâtre, des fêtes données à Isabeau
   de Bavière en 1385.--Modifications apportées aux représentations
   par les pièces connues sous le nom de _Farces_.--_Les
   Sottises._--Révolution dans le théâtre en 1548.--Édit du
   Parlement.--Les Confrères de la Passion à l'Hôtel de
   Bourgogne.--Transition entre le genre sacré et le genre profane,
   un peu avant 1548.--Modification du goût en France.--LAZARE BAÏF
   ET JEAN DE LA TAILLE.--Principaux auteurs et principales
   compositions dramatiques, de 1548 à 1588.--JODELLE.--La tragédie
   des anciens remise sur la scène française.--_Cléopâtre_,
   _Didon_.--Les comédies de Jodelle (de 1552 à 1558).--JEAN DE LA
   RIVEY.--Ses comédies.--Ses innovations.--Comédie des _Esprits_,
   représentée en 1576.--Les Farces.--FRANÇOIS VILLON, auteur de
   celle de l'_Avocat Pathelin_.--Anecdote relative à la pièce de
   la Passion, de Villon.--Succès de l'_Avocat Pathelin_, au
   commencement du seizième siècle.                                    3

II

TROISIÈME PÉRIODE DRAMATIQUE. DE 1588 A 1630.

  Troisième période de l'art dramatique en France, de 1588 à
   1630.--Les  confrères de la Passion cèdent leur théâtre de
   l'Hôtel de Bourgogne, 1588.--La troupe se scinde en deux parties
   en 1600.--La seconde troupe s'établit au Marais.--ROBERT
   GARNIER.--Les principales tragédies, de 1568 à 1588.--Anecdotes
   relatives aux représentations de _Bradamante_ et de
   _Hippolyte_.--ALEXANDRE HARDY, de 1601 à 1630.--Sa
   fécondité.--Ses principales productions dramatiques.--_La Force
   du sang_, et _Théagène et Chariclée_.--Prix des places aux
   théâtres.--Différents usages.--Entr'actes.--Choeurs.--Orchestre.
   --Droits d'auteur.--L'art dramatique pendant les trente premières
   années du dix-septième siècle.--NICOLAS CHRÉTIEN, ses pastorales
   et ses tragédies.--Celle d'ALBOIN.--RAISSIGNER.--L'_Aminte du
   Tasse_.--Les _Amours d'Astrée_.--PIERRE BRINON, auteur de la
   _Calomnie_ et de _l'Éphésienne_.--Beaux vers qu'on trouve dans
   ces deux tragédies.--Les dernières _moralités_, en 1606 et 1624,
   de SORET.--Le roman de l'_Astrée_, de DURFÉ et de
   BARO.--Pastorale de Baro.--Anecdote plaisante relative à celle
   de _Cloreste_.--PIERRE DU RYER.--Ses oeuvres dramatiques.--Beaux
   vers qui s'y rencontrent.--Sa _Lucrèce_.--Singulières licences
   des poëtes de cette époque.                                        25

III

FARCES ET TURLUPINADES.

DE 1583 A 1634.

  Cynisme d'expressions au théâtre avant la venue du grand
   Corneille.--La _Sylvie_, de MAIRET, en 1627.--_Le Duc d'Ossonne_
   et _Silvanire_, du même.--Qualités et défauts de Mairet.--Les
   _Bergeries_, de RACAN, en 1616.--Les tragédies sacrées de
   NANCEL, en 1606.--SCUDÉRY, en 1625.--Sa tragi-comédie de
   _Ligdamon et Lidias_.--Singulière préface.--TROTEREL.--CLAUDE
   BILLARD.--Sa tragédie d'_Henri IV_.--MAINFRAY.--Sa tragédie
   d'_Aman_.--_Borée._--_La Guisade_, de Pierre _Mathieu_.--BOISSIN
   DE GATTERDON.--DESPANNEY et son _Adaminte_, 1600.--THULLIN et
   _Les Amours de la Guimbarde_, 1629.--Les _Farces_ remplacées par
   les _Turlupinades_, en 1583.--GROS-GUILLAUME, GAUTHIER-GARGUILLE
   et TURLUPIN.--Leur théâtre des Fossés-de-l'Estrapade.--Histoire
   de ce trio.--Vogue qu'il obtient.--Plaintes des acteurs de
   l'Hôtel de Bourgogne.--Le cardinal de Richelieu les fait
   venir.--Ils jouent devant lui une _Turlupinade_.--Le cardinal
   les incorpore dans la troupe de l'Hôtel de Bourgogne.--Mort de
   Gros-Guillaume.--Désespoir des deux autres amis; leur mort.--Fin
   des turlupinades, en 1634.--Récit d'une _Farce_ sous Charles
   IX.--Titre singulier d'une autre farce, en 1558.                    43

IV

COMÉDIE-FRANÇAISE.--DE 1600 A 1789.

  Le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne et celui du Marais, en
   1600.--Les deux théâtres du Palais-Cardinal.--Celui du jeu de
   paume de la rue Michel-le-Comte (1633).--_Mélite_, première
   comédie de Corneille (1625).--Rotrou, de 1609 à 1650.--Caractère
   de son talent.--Ses compositions dramatiques.--_Les Occasions
   perdues_ (1631).--_Venceslas_ (1648).--Anecdote relative à cette
   tragédie.--L'acteur Baron.--_Cosroës_ retouché par M.
   d'Ussé.--Emprunt fait à Rotrou par plusieurs auteurs
   dramatiques.--Transformations diverses subies par les théâtres
   de l'Hôtel de Bourgogne et du Marais, depuis 1600.--Deux troupes
   françaises à Paris jusqu'en 1641.--L'_illustre_ théâtre de
   Molière.--Troisième troupe, celle de Molière à la salle du
   Petit-Bourbon, en 1642, sous le nom de troupe de
   _Monsieur_.--Elle devient troupe du _Roi_ en 1665.--Elle
   s'installe à la salle du Palais-Royal.--Trois troupes françaises
   jusqu'en 1673, à la mort de Molière.--Fusion de la troupe de
   Molière, partie dans celle de l'Hôtel de Bourgogne, partie dans
   celle du Marais.--La troupe du Marais dans la rue
   Guénégaud.--Réunion des deux troupes françaises, le 21
   octobre 1680, et formation de la troupe de la Comédie-Française
   ou troupe _du Roi_.--Elle est installée d'abord dans
   la rue Guénégaud, puis au jeu de Paume de la rue
   Saint-Germain-des-Prés.--Ouverture de cette salle, le 18 avril
   1689.--Période de 1689 à 1770.--Lutte avec les théâtres
   forains.--Anecdotes.--Dancourt, directeur de la Comédie, fait
   valoir les priviléges exclusifs de la troupe et obtient divers
   décrets contre les théâtres forains (1710).--Règlement du 18
   juin 1757.--La Comédie-Française, de 1770 à 1782, aux
   Tuileries.--De 1782 à 1799 à l'Odéon.--Depuis 1799, à la salle
   de Richelieu.--Modifications dans le costume
   théâtral.--Réflexions.--Suppression des banquettes sur la scène,
   1760.--Réflexions.                                                 63

V

QUATRIÈME PÉRIODE DRAMATIQUE.--LES DEUX CORNEILLE. DE 1630 A 1674.

  PIERRE CORNEILLE.--Considérations générales sur ses oeuvres
   dramatiques.--Son portrait peint par lui-même.--Sa difficulté
   d'énonciation.--Anecdotes sur sa vie.--Ses différentes
   productions, dans l'ordre où elles ont été données au
   théâtre.--_Mélite_ (1630).--Anecdotes.--_Clitandre_ (1630).--_La
   Veuve et la Galerie du Palais_ (1634).--Innovation due à cette
   dernière comédie.--_La Suivante_ (1634).--_La Place Royale_
   (1635).--Lettre de Claveret.--_Médée_  (1635), première
   tragédie de Pierre Corneille.--Son peu de succès.--_L'Illusion_
   (1635).--_Le Cid_ (1636).--Réflexions.--Anecdotes.--Le
   cardinal de Richelieu.--L'Académie.--Boileau.--L'acteur
   Baron.--_Les Horaces_ et _Cinna_ (1639).--_Polyeucte_
   (1640).--Anecdotes.--Épîtres à la Montauron.--Le maréchal
   de La Feuillade.--Dufresne.--_La Mort de Pompée_ (1641).
   Le comte de Choiseul.--Ninon de Lenclos.--Pécourt.--_Le
   Menteur_ et _La Suite du Menteur_ (1642).--_Rodogune_
   (1646).--Réflexions.--Anecdotes.--_Théodore_, tragédie
   (1645).--Anecdote.--_Héraclius_ (1647).--_Andromède_
   (1650).--Anecdote du cheval.--Succès de cette pièce.--_Don
   Sanche d'Aragon_ (1651).--_Nicomède_ (1652).--_Pescharite_
   (1653).--Premier échec grave de Pierre Corneille.--Il veut
   abandonner le théâtre et mettre l'_Imitation_ en vers.--_Oedipe_
   (1659).--Tragi-comédie de _la Toison d'Or_ (1660).--_Sertorius_,
   tragédie (1662).--Mot de Turenne.--_Sophonisme._--_Othon_
   (1664).--Épigramme de Boileau.--_Agésilas_, _Attila_ (1666 et
   1667).--_Tite et Bérénice_ (1670).--Galimatias double.--Baron,
   Molière et Corneille.--Anecdote.--_Pulchérie_ (1672).--_Surena_,
   tragédie (1674).--_Psyché_, en collaboration avec
   Molière.--Anecdote.--Hommages rendus au grand Corneille pendant
   sa vie et après sa mort.--Son petit-neveu.--Premier exemple de
   représentation à bénéfice.--Deuxième édition des oeuvres de
   Pierre Corneille, donnée en dot par Voltaire à la petite-nièce
   de l'auteur du _Cid_.--THOMAS CORNEILLE.--Considérations sur cet
   auteur.--Impromptu à propos de son portrait.--Ses principales
   productions dramatiques.--L'_Ariane_.--Mlle
   Duclos.--Anecdote.--_Le Comte d'Essex._--_Le Festin de Pierre_
   (1665), en collaboration avec Molière.--Origine de cette
   pièce.--_L'Inconnu._--Chanson paysanne.--Le _Ballet de Louis
   XIV_.--_La Devineresse_, comédie dont le succès fut dû à
   l'actualité.--_Timocrate_ (1656).--Anecdote à la
   quatre-vingtième représentation de cette pièce.--_Commode_
   (1658).--_Camma_ (1661).--Succès de ces trois dernières
   tragédies.--_Laodice_ (1668).--Bon mot au sujet de cette
   pièce.--_Achille._--Anecdote d'un peintre à propos de cette
   tragédie.                                                          89

VI

RICHELIEU ET SES COLLABORATEURS.--DE 1636 A 1652.

  RICHELIEU, poëte dramatique.--_La Comédie des Thuileries_
   (1635).--Colletet et de Saint-Sorlin.--Caractère de
   ce dernier.--Ses vers sur la violette.--Sa comédie
   d'_Aspasie_ (1636).--La comédie des _Visionnaires_
   (1637).--Anecdote.--_Roxane._--VOITURE.--Son épître à M. de
   Boutillier.--Anecdote relative à l'abbé D'AUBIGNAC.--_Mirame_,
   tragi-comédie (1639).--Efforts de Richelieu  pour faire réussir
   cette pièce.--Peu de succès de _Mirame_ à la première
   représentation.--Anecdote.--Deuxième représentation.--Joie
   enfantine du cardinal de Richelieu.--Anecdote relative à
   BOIS-ROBERT.--_Europe_, tragi-comédie (1643).--Tribulations de
   Desmarets à l'occasion d'_Europe_.--Richelieu sollicite la
   critique de l'Académie.--Sa colère.--Le public préfère _le Cid à
   Europe_.--Richelieu retire la pièce.--Le nombre des auteurs
   dramatiques tend à s'accroître au dix-septième siècle.--Les
   auteurs, les spectateurs de cette époque et ceux de l'époque
   actuelle.--Critique.--Les réclames.--Les premières
   représentations.--Les journaux.--Jodelet.--Première pièce
   faite en vue d'un acteur.--Auteurs contemporains de
   Corneille.--BOIS-ROBERT.--Ses pièces des _Apparences
   trompeuses_, de _l'Amant ridicule_ et des _Orontes_, en 1652 et
   1655.--Anecdote.--La cathédrale de Bois-Robert.--Ce qui donna
   lieu à la pièce des _Orontes_.--L'abbé BOYER, célèbre par ses
   revers au théâtre.--Épigramme sur une de ses
   pièces.--_Clotilde._--_Agamemnon._--Anecdote.--Sonnet sur cette
   pièce.                                                            123

VII

CONTEMPORAINS DE PIERRE CORNEILLE.

  Singulier hommage rendu à Corneille par Mlle
   Beaupré.--Réflexions.--Contemporains du grand
   poëte.--TRISTAN.--Sa tragédie de _Marianne_ (1626).--Anecdote de
   Mondory et de l'abbé Boyer, chez Richelieu.--_Panthée_
   (1637).--_Phaéton_ (1637).--Singulier portrait des
   Destinées.--_Osman_ (1656).--_Le Parasite._--Qualités et défauts
   de Tristan.--Son épitaphe.--CLAVERET, ami puis rival de
   Corneille.--Ses productions dramatiques.--LA CALPRENÈDE, auteur
   gascon.--Anecdote.--Ses tragédies de _Mithridate_ (1638), du
   _Comte d'Essex_, de _la Mort des Enfants de Brute_ (1647).--Son
   style.--BENSERADE.--Anecdotes.--Ses tragédies de _Cléopâtre_
   (1636), de _Méléagre_ (1640).--Citation.--Petite vanité de
   Benserade.--Anecdote.--Vers au bas de son portrait.--URBAIN,
   CHEVREAU, poëte poitevin.--Son instruction.--Singulier
   anachronisme dans sa tragédie de _Lucrèce_ (1637).--_Coriolan_
   (1638).--Citation.--GUÉRIN DE BOUSCAL.--Son esprit.--Ses
   qualités.--_La Mort de Brute_, tragédie (1637).--_La Mort
   d'Agis_ (1642).--Ses comédies sur _Don Quichotte et Sancho
   Pança_.--LA MESNARDIÈRE et LA SERRE.--Anecdotes sur ces deux
   auteurs.--Réflexions.--Tragédies en prose de La
   Serre.--_Pandoste._--_Thomas Morus_ et _le Sac de
   Carthage_.--Anecdote.--L'auteur du _Parnasse Réformé_.--LECLERC,
   de l'Académie Française.--Sa modestie.--_Iphigénie_
   (1645).--Épigramme de Racine.--MAGNON.--Sa vanité
   présomptueuse.--Son livre de la  _Science universelle._--Ses
   principales productions dramatiques
   (1645).--_Zénobie._--Anecdote.--GOMBAULT, un des fondateurs de
   la Société savante qui fut la base de l'Académie.--Sa tragédie
   des _Danaïdes_ (1646).--GILBERT.--Notice sur ce poëte, un des
   plus féconds de l'époque.--Ses tragédies.--_Hippolyte_
   (1646).--Anecdote.--_Rodogune_ (1646).--Gilbert, plagiaire de
   Corneille.--_Sémiramis_ (1646).--_Les Amours de Diane et
   d'Endymion_, tragédie (1659).--Épigramme.--_Cresphonte_
   (1659).--Anecdote.--_Arie et Petus_ (1659).--Pastorales de
   Gilbert.--La tragi-comédie du _Courtisan_
   (1668).--Citation.--Qualités et défauts de
   Gilbert.--MONTAUBAN.--Ses deux tragédies.--Sa pastorale des
   _Charmes de Félicie_ (1651).--Citation.--L'ABBÉ DE PURE, rendu
   célèbre par Boileau.--Mme DE VILLEDIEU ET MILLOTET.--_Manlius
   Torquatus_ (1662).--_Nitetis_ (1663).--Citation.--Millotet et
   son extravagante tragédie de _Sainte-Reine_ (1660).--QUINAULT,
   considéré comme poëte tragique.--Notice sur cet auteur.--La Cour
   des Comptes.--Voltaire venge Quinault des satires de
   Boileau.--Nature de son talent.--Ses tragédies.--_Les Rivales_
   (1653).--Anecdote.--Origine des droits d'auteur.--_Cyrus_
   (1656).--_Agrippa_ (1661).--_Astrate_ (1663).                     143

VIII

RACINE.--DE 1666 A 1690.

  RACINE.--Parallèle avec Corneille.--Talent comparé de ces deux
   grands poëtes.--Qualités de Racine.--Notice.--Sa tragédie de la
   _Thébaïde_, en 1664.--Anecdote.--Jugement de Corneille sur
   Racine.--Tragédie d'_Alexandre_ (1666).--Son peu de succès dans
   le principe,--On l'ôte à la troupe de Molière pour la donner à
   la troupe de l'Hôtel de Bourgogne.--Son succès.--Plaisante
   anecdote à ce sujet.--Le _Dialogue des Morts_, de Boileau, et
   l'_Alexandre_, de Racine.--_Andromaque_ (1667).--La Champmeslé
   et la Desoeillets.--Mot judicieux de Louis XIV.--Boutade d'un
   spectateur.--Première parodie.--Chagrin de Racine.--_Les
   Plaideurs_ (1668).--Histoire anecdotique de cette jolie
   comédie.--_Britannicus_ (1669).--Dénouement, critiqué par
   Boileau.--Effet produit sur Louis XIV par quelques vers de cette
   tragédie.--Anecdote.--_Bérénice_ (1671).--Sujet donné par
   Henriette d'Angleterre.--Parodie.--Mot de Chapelle.--Mlle de
   Mancini.--Le Grand Condé.--Anecdote de la sentinelle et de Mlle
   Gaussin.--Vers à ce sujet.--_Bajazet_ (1672).--Racine, poëte
   satirique, de par Boileau.--_Mithridate_ (1673).--Anecdotes
   relatives à cette tragédie.--_Iphigénie_ (1674), donnée à
   Versailles au retour de la campagne de la Franche-Comté.--Vers
   de Boileau à cette occasion.--Anecdote de Lully.--Singulière
   annonce à propos d'_Iphigénie_.--Mlle Gaussin, dans le rôle
   d'Iphigénie.--Vers qu'on lui adresse.--_Phèdre_ (1677).--Ce qui
   donna l'idée première de cette tragédie à Racine.--La
   Champmeslé.--Cabale contre cette pièce.--La _Phèdre_ de
   Pradon.--Mme Deshoulières, la duchesse de Bouillon et le duc de
   Nevers.--Les trois sonnets.--Grande querelle.--Frayeur de Racine
   et de Boileau.--Le fils du Grand Condé les rassure.--Les
   tribulations essuyées par le tendre Racine, à propos de cette
   tragédie, le font renoncer au théâtre, à l'âge de trente-huit
   ans, malgré Boileau.--_Esther_ (1689).--Anecdotes relatives à
   cette pièce.--_Athalie_ (1690).--Cette pièce, mal jugée, est
   comprise par Louis XIV et défendue par Boileau.--Mme de
   Maintenon la fait jouer en présence du roi.--En 1702, après la
   mort de Racine, Louis XIV la fait représenter à Versailles.--Les
   principaux personnages de la cour y prennent des rôles.--En
   1716, le Régent donne l'ordre aux Comédiens de la mettre au
   théâtre.--Le public commence enfin à admirer ce dernier
   chef-d'oeuvre de Racine.--Succès de cette pièce.--Son actualité
   pendant la Régence.                                               175

IX

CONTEMPORAINS DE RACINE.

  Examen anecdotique des contemporains de Racine.--PRADON.--Son
   genre de talent.--_Starita._--Anecdote.--_Tamerlan_ (1676).--Mot
   de Pradon au prince de Conti.--_La Troade_
   (1679).--Sonnet-parodie de Racine au sujet de cette
   pièce.--_Scipion_ (1697).--Épigramme de Gacon.--_Germanicus_
   (1694).--Épigramme.--Anecdote du quatorze de dames.--_Régulus_
   (1688).--Le manteau de Régulus.--Épigramme de
   Rousseau.--Épitaphe de Pradon.--Mme DESHOULIÈRES--_Genseric_
   (1680).--Analyse-épigrammatique de cette tragédie.--LA
   CHAPELLE.--Il cherche à imiter Racine.--Ses tragédies de
   _Zaïde_, de _Cléopâtre_, de _Téléphonte_ et d'_Ajax_, de 1681 à
   1684.--Anecdotes.--CAMPISTRON, élève de Racine.--Auteur
   fécond.--Son genre de talent.--_Virginie_
   (1683).--_Arminius._--Succès de son _Andronic_
   (1685).--Anecdote.--_Alcibiade_ (1685), et _Phraate_
   (1686).--_Phocion_ (1688).--La bague de Péchantré.--_Adrien_
   (1690), tragédie chrétienne.--Citation.--_Alcide_
   (1693).--Quatrain sur cette pièce.--PÉCHANTRÉ.--Histoire
   de la paternité de _Géta_, première tragédie de
   Péchantré.--_Jugurtha_.--_La Mort de Néron_
   (1703).--Anecdote.--ABEILLE.--Ses tragédies d'_Argélie_, de
   _Coriolan_, de _Lyncée_, de _Soliman_ (de 1673 à
   1680).--Anecdotes.--Épitaphe d'Abeille.--Épigramme.--
   LAGRANGE-CHANCEL, dernier élève de Racine.--Sa prodigieuse
   facilité.--Sa première pièce faite quand il avait _neuf
   ans_.--Sa tragédie de _Jugurtha_.--Sa lettre à propos de cette
   pièce.--_Oreste et Pilade_ (1697).--_Méléagre_
   (1699).--_Athénaïs_, _Amadis_, _Alceste_, _Ino_, _Sophonisbe_
   (de 1700 à 1716).--Anecdotes.--Ses autres pièces.--Ses
   aventures romanesques.--FERRIER, GENEST, LONGEPIERRE,
   RIUPEROUX, autres contemporains de Racine.--Leurs
   tragédies.--Anecdotes.--BOURSAULT.--Son éducation négligée.--Ses
   principales productions dramatiques.--Sa tragédie de
   _Germanicus_ (1679).--De _Marie Stuart_ (1683).--De _Méléagre_
   (1694).--Anecdotes.--Comédies.--_Ésope à la Cour_ (1701).--Vers
   retranchés.--_Ésope à la Ville_ (1690), première pièce à
   tiroir.--Quatrain de Boursault.--_Le Mercure Galant_ (1679),
   première pièce dans laquelle un acteur fait plusieurs
   rôles.--Anecdotes sur Visé.--_Phaëton_ (1691).--_Les Mots à la
   mode_ (1694).--Brochures chez Barbin, le Dentu du dix-septième
   siècle.--Autres ouvrages de Boursault.--Jugement sur cet
   auteur.--FONTENELLE.--Mérite de ses oeuvres.--Sa tragédie
   d'_Aspar_ (1680).--Épigramme.--Couplets.--Ses opéras.--_Thétis
   et Pelée_ (1689).--Anecdotes.--_Énée et Lavinie_
   (1690).--_Bellérophon_ (1719).--Anecdotes curieuses.--_Endymion_
   (1731).--Couplets.                                                213

X

DE RACINE A VOLTAIRE.

DE LA FIN DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE A 1718.

  Époque de transition entre Racine et Voltaire.--De la fin du
   dix-septième siècle à 1718.--LAFOSSE, DANCHET, DUCHÉ,
   PELLEGRIN et NADAL.--CRÉBILLON.--Lafosse, ses quatre
   tragédies,--_Polixène_ (1696).--_Manlius_ (1698).--_Thésée_
   (1700).--_Corisus_ (1703).--Danchet, ses qualités.--_Hésione_
   (1700).--Anecdote.--_Tancrède_ (1702).--LA MAUPIN, Aventures
   singulières de cette actrice.--_Aréthuse_ (1701).--Bon
   mot.--_Achille et Deidamie_ (1735).--Bon mot de Voltaire.--Duché
   de Vancy.--Son aventure avec le ministre Pontchartrain.--Ses
   trois tragédies sacrées: _Débora_, _Absalon_ et _Jonathas_,
   1706, 1712, 1714.--Pellegrin protégé de Mme de Maintenon.--Ses
   aventures.--Ses belles qualités.--_Polidor_ (1703).--_Pélopée_
   (1733).--Anecdotes.--Sa comédie du _Nouveau-Monde_
   (1722).--Anecdote.--Nadal.--Sa tragédie de _Saül_
   (1704).--Crébillon.--Son genre de talent.--Ses débuts
   dans l'art dramatique.--Le procureur Prieur.--_Idoménée_
   (1705).--_Atrée et Thyeste_ (1707).--Anecdote.--_Electre_
   (1708).--Son succès.--Épigramme.--_Rhadamiste et Zénobie_
   (1711).--Anecdote.--Jugement partial de Boileau.--_Sémiramis_
   (1717).--Épigramme contre Voltaire, à propos de la
   tragédie de _Sémiramis_.--Pyrrhus (1726)--_Catilina_
   (1748).--Anecdotes.--Mme de Pompadour.--Vers supprimés.--Horreur
   de Crébillon pour les moyens factices d'obtenir un
   succès.--Crébillon  et son médecin.--CHATEAU-BRUN.--Sa tragédie
   de _Mahomet II_ (1714), et des _Troyennes_ (1754).                253

XI

VOLTAIRE.--DE 1718 A 1773.

  VOLTAIRE.--Il résume tous les genres dramatiques.--Son
    caractère littéraire.--Sa tendance au plagiat.--Mot
    de Fontenelle.--Anecdote de pâté à propos de
    _Zaïre_.--_Oedipe_ (1718).--Son succès.--Anecdotes
    et bons mots.--_Artémise_ (1720).--Transformations successives
    de cette tragédie.--Anecdotes.--Épigramme.--Origine
    des différends de Voltaire et de Rousseau.--_Brutus et
    Éryphile_ (1730 et 1732).--Anecdote de la
    _Calotte_.--_Zaïre_ (1732).--Vers à Mlle Gaussin et à
    Dufrêne.--_Adelaïde Duguesclin_ (1734).--Sa
    transformation.--Anecdote.--Epigramme.--_Alzire_
    (1736).--Le Franc de Pompignan.--Critique
    d'_Alzire_.--Comédie de _l'Enfant prodigue_
    (1736).--_Zulime_ (1740).--Jugement de Voltaire sur cette
    tragédie.--_La Mort de César_ (1741).--_Mahomet_
    (1742).--Anecdotes.--Apogée des succès pour Voltaire.--_Le
    Temple de la Gloire_, opéra (1743).--Joli mot de
    Voisenon.--_Sémiramis_ (1748).--_Oreste_ (1750).--_Mérope_
    (1743).--Anecdotes.--Usage de demander l'auteur.--Un
    Anglais.--Parodie de _Mérope_ au théâtre des
    Marionnettes.--Pellegrin.--Anecdotes et critique
    sur _Sémiramis_.--Le tonnerre de Mlle Dumesnil.--Anecdote
    sur _Oreste_.--_Rome sauvée_ (1752).--_Le Paysan
    Normand._--_Tancrède._--_L'Écueil du Sage_ (1762).--_Les
    Scythes_ (1767), et _les Triumvirs_ (1764).--Anecdotes.
    --Mot piquant de Voltaire à une actrice.                         275

XII

PENDANT ET APRÈS VOLTAIRE.--DEPUIS 1718.

  Principaux tragiques contemporains de Voltaire.--PIRON.--Ses
    tragédies.--_Callisthène_ (1730).--Anecdote.--L'acteur
    Sarrazin.--L'abbé Desfontaines et Piron.--_Fernand Cortez_
    (1744).--Anecdotes.--MONSIEUR ANDRÉ, perruquier et poëte, le
    Jasmin du dix-huitième siècle.--Sa tragédie du _Tremblement
    de terre de Lisbonne_.--Histoire littéraire de Monsieur André
    et de sa tragédie.--Le PRÉSIDENT DUPUIS et la tragédie de
    _Tibère_ (1726).--Épigramme.--DE MORAND.--Ses infortunes.--Son
    inaltérable gaieté, même au moment de la mort.--Ses
    tragédies de _Teglis_ (1735).--_Childéric_
    (1736).--_Mégare_ (1748).--Anecdotes.--Sa comédie de
    _l'Esprit du Divorce_ (1736).--Sujet de cette
    pièce.--Anecdotes plaisantes.--LE FRANC DE POMPIGNAN.--Ses
    tragédies de _Didon_ et de _Zoraïde_ (1745 et 1734).--Vers
    supprimés dans _Didon_.--Vers à mademoiselle
    Dufresne.--_Les Adieux de Mars_ (1735).--Vers
    supprimés.--LAMOTT-HOUDARD.--Son projet d'introduire des
    tragédies en prose au théâtre.--_Les Machabées_
    (1721).--Succès de cette pièce.--On l'attribue à
    Racine.--Anecdote.--_Romulus_ (1722).--_Inès de Castro_
    (1723).--Spirituelle critique.--_Oedipe_ (1726).--Genre de
    talent de Lamotte.--LA NOUE, acteur et auteur de mérite.--Son
    histoire.--_Zélisca_.--_La Coquette corrigée_ (1756).--Vers
    sur lui.--Vers que lui adresse Voltaire à propos de la
    tragédie de _Mahomet II_.--MARMONTEL.--_Denys le Tyran_
    (1748).--_Aristomène_ (1749).--Anecdote.--_Cléopâtre_
    (1750).--L'aspic.--_Acante et Céphise_
    (1751).--PORTELANCE.--Sa tragédie prônée
    d'_Antipater_.--DORAT.--Ses tragédies de _Zulica_, de
    _Régulus_ de 1760 à 1773.--Anecdotes.--Critiques.--LE MIERRE.--De
    1758 à 1766, il donne plusieurs belles tragédies à la
    scène.--Celles d'_Idoménée_ et de _Guillaume
    Tell_.--Anecdotes.--DE BELLOY, poëte national.--Sa tragédie
    de _Titus_ (1759).--_Zelmire_ (1762).--_Le Siége de Calais_
    (1765).--Nombreuses anecdotes sur cette pièce.--Origine et
    historique des représentations dites _gratis_.--Anecdotes.       297


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Premier - Théâtre-Français, Opéra, Opéra-Comique, Théâtre-Italien, - Vaudeville, Théâtres forains, etc..." ***

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