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Title: Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre
Author: Duret, Théodore
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre" ***


(This file was produced from images generously made
Bibliothèque Nationale de France/Gallica)



  Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par
  le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été
  conservée et n'a pas été harmonisée.



  HISTOIRE

  DE

  ÉDOUARD MANET

  ET DE SON OEUVRE



DU MÊME AUTEUR

  Critique d'Avant-garde.--Salon de 1870.--Les peintres
     impressionnistes.--Claude Monet.--Renoir.--Édouard
     Manet.--L'Art japonais.--Hokousaï.--James Whistler.--Sir
     Joshua Reynolds et Gainsborough.--Richard Wagner.--Arthur
     Schopenhauer.--Herbert Spencer.

  G. CHARPENTIER, éditeur. In-12. 1885.


Bibliothèque nationale.--Département des Estampes. Livres et Albums
illustrés du Japon catalogués.

  ERNEST LEROUX, éditeur. In-8º (illustré). 1900.


Histoire de James Mc N. Whistler et de son oeuvre.

  H. FLOURY, éditeur. In-4º (illustré). 1904.


_Il a été tiré de cet ouvrage 30 exemplaires numérotés sur papier du
Japon._


Paris.--L. MARETHEUX, imp., 1, r. Cassette.--11606.

[Illustration: PORTRAIT D'ÉDOUARD MANET, PAR ALPHONSE LEGROS (1863)]



  THÉODORE DURET

  HISTOIRE

  DE

  ÉDOUARD MANET

  ET DE SON OEUVRE

  AVEC DOUZE ILLUSTRATIONS

  PARIS
  LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1906
  Tous droits réservés.



ANNÉES DE JEUNESSE



I

ANNÉES DE JEUNESSE


Édouard Manet naquit à Paris le 23 janvier 1832, au nº 5 de la rue des
Petits-Augustins, aujourd'hui rue Bonaparte, et fut baptisé le 2
février de la même année en l'église Saint-Germain-des-Prés. Il devait
être l'aîné de trois frères. Leur père, magistrat, avait de la
fortune. Il appartenait à cette bourgeoisie qui s'épanouissait et
atteignait à la domination sous le règne de Louis-Philippe. Leur mère,
née Fournier, appartenait à la même classe de vieille et riche
bourgeoisie. Son père, agent diplomatique, avait pris part aux
négociations ayant porté le maréchal Bernadotte au trône de Suède.
Elle avait un frère dans l'armée, qui devait devenir colonel.

La bourgeoisie, avant la révolution de 1848, qui lui a enlevé le
pouvoir, et la survenue du suffrage universel, qui l'a plus ou moins
mêlée avec le peuple, formait une véritable classe distincte. Après
avoir combattu et renversé la noblesse, elle s'était elle-même triée
et mise à part. Au milieu d'elle, les familles qui se consacraient au
barreau et à la magistrature gardaient des traditions et des habitudes
propres, venues des anciens parlements. Elles avaient une culture
d'esprit particulière, une instruction classique soignée, le culte de
la rhétorique qui prévalait au Palais. Dans ce milieu, les hommes qui
s'élevaient aux postes de la magistrature prenaient une sorte
d'ascendant et s'assuraient une considération certaine. La
magistrature à cette époque exerçait encore comme un sacerdoce. Elle
gardait la dignité de sa fonction, elle jouissait au dehors d'un
respect général. Le père d'Édouard Manet, juge au tribunal de la
Seine, personnifiait toutes les particularités de sa classe, la
bourgeoisie, et, dans sa classe, de son monde spécial, la
magistrature.

Manet est donc né dans une condition sociale qu'on peut appeler
élevée, il a grandi dans un milieu de vieilles traditions. Les traits
de moeurs et de caractère dus à la naissance devaient persister chez
lui toute la vie, parallèlement à ses propensions d'artiste. Il
resterait essentiellement un homme du monde, d'une politesse parfaite,
d'un grand raffinement de manières, se plaisant en société, aimant à
fréquenter les salons, où sa verve et son esprit de saillie le
distinguaient et le faisaient goûter.

Il fallait que chez un homme d'une telle manière d'être, l'impulsion
vers la vie artistique fût grande, pour que les penchants de l'artiste
finissent par l'emporter sur tous les autres. En effet, on peut dire
de Manet que la nature l'avait réellement créé pour être peintre,
qu'elle l'avait doué d'une vision et de sensations telles, qu'il ne
pouvait trouver l'emploi de sa vie qu'en s'adonnant à la peinture.
Dans ces circonstances, la vocation devait se révéler chez lui de très
bonne heure et le mettre sûrement en désaccord avec sa famille.

La carrière qui l'attendait, dans la pensée des siens, était celle du
barreau, de la magistrature ou des fonctions publiques. Il recevrait
l'enseignement classique qui, à cette époque de monopole
universitaire, se donnait dans les collèges de l'État, il y prendrait
le grade de bachelier ès lettres, ferait ensuite son droit et
passerait ces examens qui lui conféreraient la qualité d'avocat.
C'était la voie toute naturelle que devait suivre son frère le plus
jeune, Gustave, qui, après être devenu avocat, sans exercer assidûment
sa profession, devait se servir de ses avantages de culture, pour
s'ouvrir une carrière à côté, d'abord comme conseiller municipal de
Paris, puis comme fonctionnaire de l'État, inspecteur général des
prisons.

Mais Manet n'éprouva aucune envie de suivre la voie traditionnelle où
son frère devait s'engager. Il avait été confié, dans sa première
jeunesse, à l'abbé Poiloup, qui tenait une institution à Vaugirard.
Puis il avait été mis, pour continuer ses études, au collège Rollin.
Son oncle, le colonel Fournier, le frère de sa mère, faisait des
dessins dans ses loisirs et c'est auprès de lui, que, tout jeune
garçon, il a d'abord senti naître le goût du dessin et de la peinture,
que les circonstances développent ensuite jusqu'à en faire une
irrésistible passion. Toujours est-il que vers les seize ans, il avait
senti l'appel de la vocation d'une manière si puissante, qu'il exprima
sa volonté d'embrasser la carrière d'artiste.

Un fils aîné, à cette époque, venant, dans une famille de vieilles
traditions bourgeoises, annoncer pareille détermination, y portait le
désespoir. Un artiste ne pouvait être qu'un déclassé, qu'un dévoyé. On
entreprit donc de l'amener à d'autres desseins. Comme il arrive en
cas de vocation contrariée, Manet entre alors en révolte ouverte. Il
se cabre tellement, qu'il devient impossible à ses parents de le
maintenir dans la voie qu'ils voulaient lui imposer. Mais consentir
aux désirs du jeune homme ne pouvait venir à leur pensée, et puisqu'il
se refusait à étudier le droit et qu'eux-mêmes lui fermaient la
carrière de l'art, pour sortir de l'impasse et par coup de tête, il
déclara qu'il serait marin. Ses parents préférèrent le voir partir,
plutôt que de le laisser entrer dans un atelier. Son père l'accompagna
au Havre, où il s'embarqua comme novice sur un navire de commerce _La
Guadeloupe_, faisant voile pour Rio-de-Janeiro.

Il alla ainsi au Brésil et en revint, sans autre aventure qu'une
occasion qu'il eut d'exercer pour la première fois son talent de
peintre. La cargaison du navire comprenait des fromages de Hollande,
dont l'eau de mer avait terni la couleur. Le capitaine, qui
connaissait les dispositions de son novice, le choisit de préférence à
tous autres pour les remettre en état. Et Manet aimait à raconter que,
muni d'un pinceau et d'un pot de couleur convenable, il les avait en
effet peints de manière à donner pleine satisfaction.

Lorsqu'il fut revenu du Brésil, ses parents, qui avaient sans doute
pensé que le voyage l'assouplirait et qu'ils pourraient au retour
l'amener à leurs idées, le trouvèrent tout aussi rebelle
qu'auparavant. Ils se résignèrent alors à l'inévitable, en lui
laissant embrasser la carrière d'artiste.



DANS L'ATELIER DE COUTURE



II

DANS L'ATELIER DE COUTURE


Manet ayant vaincu la résistance de sa famille et obtenu d'elle de
suivre sa vocation, choisit, d'accord avec son père, Thomas Couture
pour maître et entra dans son atelier.

Personne comme peintre n'a plus étudié que Manet pour acquérir le
métier. On comprendra donc qu'enfin entré dans un atelier, il se soit
mis à travailler et qu'il ait, au commencement, cherché à utiliser
l'enseignement à y recevoir. Mais doué d'un tempérament personnel,
soumis à ce travail des natures originales qui cherchent à s'ouvrir
leur voie, l'effort même auquel il se livrait pour dégager son talent
ne pouvait manquer d'en faire un élève fort peu soumis et en heurt
continuel avec son maître, car ils étaient tous les deux de caractères
fort différents. M. Antonin Proust, qui après avoir été l'ami de Manet
au collège Rollin était devenu son camarade d'atelier chez Couture, a
raconté dans la _Revue Blanche_ les rapports entre le maître et
l'élève, qui ne sont qu'une longue suite de heurts, de fâcheries
suivies de raccommodements, mais qui, venant d'une divergence
fondamentale, ne pouvaient manquer de se reproduire jusqu'à la
brouille définitive. En effet, le jeune homme que Couture avait reçu
dans son atelier était destiné, plus que tout autre, à saper l'art,
fait de traditions, dont il était un des apôtres. C'était le loup
auquel, en prenant Manet, il avait ouvert les portes de la bergerie.
Les deux hommes ne pouvaient donc éviter la rupture irrémédiable,
puisque ce que l'un défendait, l'autre d'instinct le combattait et, à
mesure que son jugement se fortifierait et prendrait conscience de
soi, devait s'appliquer à le détruire.

Couture, au moment où, vers 1850, Manet entrait dans son atelier,
était un artiste renommé. Il tenait une place parmi les maîtres de la
peinture d'histoire, considérée alors comme formant l'essence de ce
qu'on appelait le grand art. Son esthétique était faite du respect de
certaines traditions, du culte de règles fixes et de l'observance de
procédés transmis. Il croyait, avec la majorité des artistes de son
temps, en l'excellence d'un idéal fixe, opposé à ce que l'on appelait
avec horreur le réalisme. Certains sujets seuls étaient alors crus
dignes de l'art; les scènes de l'antiquité, la représentation des
Grecs et des Romains jouissaient des préférences, comme nobles par
elles-mêmes; les hommes du temps présent, avec leurs redingotes et
leurs vêtements usuels, étaient au contraire à fuir, comme n'offrant
que des motifs réalistes, anti-artistiques; les sujets religieux
faisaient encore partie du grand art, cependant le nu en était avant
tout _et principium et fons_; puis, à un rang moins élevé mais encore
acceptable, venaient les compositions tirées des pays que
l'imagination entourait d'un prestige supérieur, l'Orient par exemple;
un paysage d'Egypte était par lui-même digne de l'art, un artiste
épris de l'idéal pouvait peindre les sables du désert, mais il fût
tombé dans le réalisme, et se fut abaissé, en peignant un pâturage de
Normandie, avec des vaches et des pommiers. Couture se tenait avec
ferveur dans les traditions de ce grand art. Il s'était mis surtout en
vue par un tableau d'énormes dimensions, exposé au Salon de 1847, où
il avait obtenu un succès éclatant: les _Romains de la décadence_. Le
tableau est au Louvre; en l'étudiant, on peut se rendre compte de ce
que valait ce grand art, tel que Couture et les contemporains le
cultivaient.

Les Romains de la décadence! Voilà certes un sujet qui prête à
l'imagination et peut exercer la pensée. Mais Couture n'a conçu la
décadence romaine, qui a été en réalité la transformation d'une
société passant d'un état à un autre, que sous la forme d'un
affaiblissement physique. Ses Romains de la décadence sont des êtres
étiolés, des demi-eunuques pâles, consumés par l'orgie. Acceptons
après tout cette donnée, un artiste n'est pas obligé de se rendre un
compte philosophique de l'histoire. Cependant, ce que nous ne pouvons
lui passer, ce qui nous empêche d'admirer son oeuvre, c'est que ses
Romains ne sont en aucune façon des hommes antiques, soit qu'on
veuille rétablir, par l'étude précise des monuments figurés, le type
exact des vieux Romains, soit que, par la puissance de l'imagination,
on cherche à évoquer, pour représenter l'antiquité, des formes
différentes de celles de notre temps.

Nicolas Poussin s'est livré, lui, à un travail de ce genre dans son
_Enlèvement des Sabines_. Il a réalisé une évocation du passé, il a
créé des hommes d'une certaine manière d'être, qui ne sont peut-être
pas tels que l'étaient les vrais Romains primitifs, pourtant qui sont
dus à une conception originale et nous transportent dans un monde
imaginé différent du nôtre. Mais les Romains de Couture n'offrent
rien de semblable, ils ne révèlent aucun travail de reconstitution, ce
sont des hommes très modernes, de simples modèles, que l'artiste a
fait poser et dont il a reproduit les traits, sans pouvoir les
transformer. Et alors ils sont disposés selon les préceptes légués et
les conventions acceptées; un groupe central en pleine lumière, puis
des groupes accessoires à droite et à gauche, tel personnage
s'équilibrant avec son pendant ou l'un faisant repoussoir à l'autre,
les ombres et les lumières factices et artificielles. Aucun lien ne
tient les personnages ensemble dans une action commune, ils restent
séparés, on sent l'effort qui les a posés à côté les uns des autres.
Nulle émotion ne se dégage donc de cette toile immense.

Si on retourne à l'_Enlèvement des Sabines_, on voit au contraire que
Poussin a su faire concourir chaque être à un effet d'ensemble. La
foule en mouvement remue tout d'un souffle; aussi la vie, l'intérêt,
la terreur, naissent-ils de l'action. Les personnages petits
linéairement donnent une vraie sensation de force et d'ampleur, qui
manque aux êtres dont Couture a vainement agrandi les proportions.
C'est-à-dire que pour faire de la vraie peinture d'histoire, il faut
être d'un certain temps, que pour recréer effectivement l'antiquité,
il faut vivre, comme au XVIIe siècle, à une époque où la pensée se
meut naturellement dans une sphère de traditions littéraires et, par
surcroît, avoir du génie, comme Nicolas Poussin. Mais lorsque, toutes
les conditions changées, on veut perpétuer l'invention initiale, par
des procédés d'école, on n'obtient que des oeuvres pauvres, où
manquent le souffle et la vie. Tout l'effort de Couture n'a pu le
mener au but. Sa toile, dans son genre, est évidemment meilleure que
d'autres. Il a fallu après tout du talent pour agencer, même
imparfaitement, une aussi vaste composition, l'homme qui l'a exécutée
y montre, on ne saurait le nier, certaines qualités de peintre. Mais
toute la sueur et toute la peine n'ont pu réaliser, en dehors du temps
voulu et en l'absence du génie évocateur, la vision recherchée du
monde antique.

L'art fait de traditions dont Couture était un des coryphées était
arrivé de son temps à la décrépitude; l'étude de ses oeuvres et de
celles des contemporains révèle son épuisement. Au moment où Manet
apparaissait, il y avait donc conflit entre les artistes en renom,
obstinés à continuer une tradition épuisée, et ces élèves cherchant
inconsciemment la vie et aspirant à créer des formes d'art,
appropriées aux besoins nouveaux. Couture était de ceux qui voulaient
maintenir indéfiniment les formules du passé, Manet était au premier
rang des jeunes, travaillés par l'esprit novateur. Les heurts et les
froissements survenus entre le maître et l'élève n'étaient donc que la
manifestation, sous forme de conflit personnel, de la lutte plus
profonde qui s'engageait entre des formes de pensée dissemblables et
des conceptions d'art antagonistes.

On voit, en effet, par les souvenirs de M. Antonin Proust, que Manet
se prend d'une répulsion de plus en plus vive pour le genre que son
maître cultive et qu'il veut lui transmettre, la peinture d'histoire,
et qu'alors il se porte, à mesure qu'il prend conscience de son propre
talent, vers l'observation de la vie réelle. Couture qui découvre que
son élève lui échappe, pour aller vers ce que lui-même abhorre et
qualifie du nom méprisant de réalisme, croit lui fermer tout grand
avenir, en lui disant un jour: «Allez, mon garçon! vous ne serez
jamais que le Daumier de votre temps.» Prétendre ravaler quelqu'un
parce qu'on en fait un Daumier cause aujourd'hui de l'étonnement.
C'est que les temps sont changés! Daumier méprisé par les partisans de
la peinture d'histoire dominant de son vivant, comme un simple
caricaturiste et réaliste, est aujourd'hui admiré comme un des grands
artistes du passé. Couture, entêté dans l'ornière d'une forme d'art
décrépite, est au contraire maintenant dédaigné et son oeuvre tombe
dans l'oubli.

Cette répulsion qui se développe chez Manet pour l'art de la tradition
se manifeste surtout par le mépris qu'il témoigne aux modèles posant
dans l'atelier et à l'étude du nu, telle qu'elle était alors conduite.
Le culte de l'antique, comme on le comprenait dans la première moitié
du XIXe siècle parmi les peintres, avait amené la recherche de modèles
spéciaux. On leur demandait des formes pleines. Les hommes en
particulier devaient avoir une poitrine large et bombée, un torse
puissant, des membres musclés. Les individus doués des qualités
requises, qui posaient alors dans les ateliers, s'étaient habitués à
prendre des attitudes prétendues expressives et héroïques, mais
toujours tendues et conventionnelles, d'où l'imprévu était banni.
Manet porté vers le naturel et épris de recherches s'irritait de ces
poses d'un type fixe et toujours les mêmes. Aussi faisait-il très
mauvais ménage avec les modèles. Il cherchait à en obtenir des poses
contraires à leurs habitudes, auxquelles ils se refusaient. Les
modèles connus, qui avaient vu les morceaux faits d'après leurs torses
conduire certains élèves à l'Ecole de Rome, alors la suprême
récompense, et qui, dans leur orgueil, s'attribuaient presque une part
du succès, se révoltaient de voir un tout jeune homme ne leur
témoigner aucun respect. Il paraît que fatigué de l'éternelle étude du
nu, Manet aurait essayé de draper et même d'habiller les modèles, ce
qui aurait causé parmi eux une véritable indignation.

Manet en quittant définitivement Couture, vers 1856[1], était donc
très mal avec lui et en révolte ouverte contre son enseignement. Il
avait pris en horreur la peinture d'histoire et celle du nu, d'après
les modèles professionnels.

  [1] Un reçu conservé, daté de février 1856, montre qu'à cette
  époque, Couture percevait encore la cotisation d'atelier de
  Manet.



LES PREMIÈRES OEUVRES



III

LES PREMIÈRES OEUVRES


Manet livré à lui-même alla s'établir dans un atelier de la rue
Lavoisier. Qu'allait-il faire? un point était clair à ses yeux. Il
délaisserait la tradition académique, les procédés conventionnels, le
prétendu idéal classique, dont il avait pris l'aversion dans l'atelier
de Couture, pour peindre la vie autour de lui. Ses modèles ne seraient
plus des êtres spéciaux professionnels, il les choisirait parmi les
hommes et les femmes variés d'aspect, que la multiplicité des types
humains peut offrir. Cependant entre cette première vue abstraite et
une réalisation, il y avait toute la distance qui sépare une
conception sans lignes arrêtées, de la création fixée dans des formes
précises. Il était à ce point de départ des novateurs qui se sentent
tourmentés par le démon de l'invention, mais qui, devant tirer de leur
fond des oeuvres neuves, entrent dans cette période de recherches où
il leur faut se découvrir eux-mêmes.

Il continua à travailler, à regarder, à s'instruire. Il fréquenta le
Louvre et fit des voyages à l'étranger. Il visita la Hollande, où il
s'éprit de Frans Hals, et l'Allemagne, pour voir les musées de Dresde
et de Munich. Puis il alla en Italie, attiré surtout par les
Vénitiens. A cette époque appartiennent des copies faites de la façon
la plus serrée. Il copia un Rembrandt à Munich et rapporta de Florence
une tête de Philippo Lippi. Il copia aussi au Louvre les _Petits
cavaliers_ de Velasquez, la _Vierge au lapin blanc_, du Titien et le
_Portrait de Tintoret_ par lui-même. Il avait une admiration toute
particulière pour ce dernier maître; lorsqu'il allait au Louvre il ne
manquait point de s'arrêter devant son portrait, qu'il déclarait être
un des plus beaux du monde.

En même temps il commençait à peindre d'après l'esthétique qu'il
s'était faite, en prenant ses modèles dans le monde vivant, autour
de lui. Une de ses premières oeuvres originales a été l'_Enfant aux
cerises_; un jeune garçon, coiffé d'une toque rouge, tient
devant lui une corbeille de cerises. Une oeuvre plus importante de
la même époque fut le _Buveur d'absinthe_, en 1859. Le buveur de
grandeur naturelle, coiffé d'un chapeau à haute forme, assis
enveloppé d'un manteau couleur brune, est d'aspect, lugubre. Il
donne bien l'idée de la ruine physique et morale où peut conduire
l'abus de l'absinthe. Ce tableau est certes caractéristique, mais
s'il révèle la personnalité de son auteur, il ne la montre cependant
pas encore dégagée de tout alliage et de toute réminiscence. Il fait
souvenir de l'atelier par où le peintre a passé. Il n'est que la
continuation plus accentée des morceaux produits chez Couture, qui,
par leur franchise et leur qualité de palette, avaient excité
l'approbation des autres élèves, mais qui, tout en étant déjà
puissants, gardaient encore la marque du lieu d'origine. Car il
n'est pas dans la nature des choses que le jeune homme entrant dans
la vie, quelle que soit son originalité native, puisse ne pas
prendre d'abord l'empreinte du milieu où il survient et du maître
dont il reçoit les premières leçons.

[Illustration: LE TORERO MORT]

Postérieure au _Buveur d'absinthe_ est la _Nymphe surprise_. Elle se
replie sur elle-même, en se couvrant en partie d'une draperie. C'est
un beau morceau de nu, mais où l'on sent encore le travail de l'homme
qui se cherche. On y découvre l'influence des Vénitiens. Le titre
aussi mythologique, qui apparaît comme une exception, dans la
nomenclature de ses tableaux et qu'il ne devait plus reprendre, montre
qu'en ce moment, Manet a vécu parmi les artistes de la Renaissance et
que, dans son admiration, il a emprunté à leur vocabulaire.

S'il avait admiré les Vénitiens, il devait aussi s'éprendre des
Espagnols, Velasquez, le Greco et Goya. A cette époque des débuts, se
placent donc ses premiers motifs espagnols. Il ne faut cependant pas
croire que les tableaux où il a introduit des personnages espagnols
lui aient été inspirés surtout par la fréquentation de Velasquez et de
Goya. S'il était allé tout de suite visiter les musées de Hollande et
d'Allemagne, et étudier les Italiens chez eux, il ne devait aller voir
les Espagnols à Madrid qu'en 1865, alors que sa personnalité serait
pleinement développée. Les premiers tableaux consacrés à des sujets
espagnols lui ont été suggérés par la vue de chanteurs et de danseurs,
venus en troupe à Paris. Séduit par leur originalité, il avait
ressenti l'envie de les peindre.

Parmi les tout premiers tableaux exécutés dans ces dispositions est le
_Ballet espagnol_, une toile où les personnages sont alignés les uns à
côté des autres, debout, ou assis. Là se révèle le don de Manet de
peindre en pleine lumière et d'associer, sans heurt, les tons les plus
variés. Puis, en 1862, il peint la danseuse _Lola de Valence_. Les
fleurs multicolores du jupon, le voile blanc et le fichu bleu qui
entourent la tête et les épaules de la jeune femme, sont rendus, avec
une extrême franchise. Le visage et les yeux si vivants présentent,
comme un type étrange, cette sorte de sauvagerie raffinée, apportée et
laissée sur le rivage de Valence par les Arabes.

Manet n'avait à ce moment, où il était encore inconnu, que le poète
Baudelaire pour le fréquenter dans son atelier, le comprendre et
l'approuver. Baudelaire qui se piquait de ne reculer devant aucune
audace, pour qui personne n'était assez osé, qui faisait depuis
longtemps de la critique d'art, qu'il voulait tenir en dehors des
voies battues, avait découvert en Manet l'homme hardi, capable
d'innover. Il l'encourageait donc, il défendait ses oeuvres les plus
attaquées. Il ressentit une grande admiration pour Lola de Valence
peinte, et il composa en son honneur le quatrain suivant:

    Entre tant de beautés que partout on peut voir,
    Je comprends bien, amis, que le désir balance;
    Mais on voit scintiller dans Lola de Valence,
    Le charme inattendu d'un bijou rose et noir.

Cependant à celle époque, le Salon était le lieu obligé où tout
artiste devait se produire. L'entrée au Salon marquait le moment où le
débutant, sorti de la période d'études, se sentait assez sûr de lui
pour appeler le public à juger ses oeuvres. Manet chercha, pour la
première fois, à y pénétrer, en 1859, avec le _Buveur d'absinthe_. Le
jury d'examen le refusa. A cette époque les Salons n'avaient lieu que
tous les deux ans. Ils ne devaient devenir annuels qu'à partir de
1863. Il n'y en eut donc point en 1860, et Manet ne put revenir à la
charge qu'en 1861. Il présenta cette année-là à l'examen du jury les
_Portraits de M. et Mme M..._, (son père et sa mère) et l'_Espagnol
jouant de la guitare_, aussi connu comme le _Chanteur espagnol_, ou
encore, comme le _Guitarero_. Les deux tableaux cette fois-ci furent
admis. L'année 1861 marque ainsi le moment où Manet entre, pour la
première fois, en contact avec le public. Les portraits de son père et
de sa mère en buste, réunis sur une même toile, sont peints dans cette
manière un peu dure et d'opposition de noirs et de blancs, à laquelle
il s'abandonne dans certains de ses tableaux du début, par exemple
l'_Angélina_ de la collection Caillebotte, au Musée du Luxembourg. On
y voit apparaître en outre ce goût qu'il devait dégager plus tard,
mais qui alors se révélait inconsciemment, de peindre les natures
mortes. La mère tient une corbeille, où sont placés des pelotons de
laine multicolores, qui cependant s'harmonisent avec l'ensemble. Ces
portraits de dimensions réduites n'attiraient pas beaucoup les
regards et c'était l'autre oeuvre plus importante, où un Chanteur
espagnol était peint de grandeur naturelle, qui devait recueillir le
succès.

Le chanteur avait été pris dans cette troupe de musiciens et de
danseurs, qui lui fournissait aussi le _Ballet espagnol_ et _Lola de
Valence_. Il avait donc le mérite d'être un véritable Espagnol. Il
offrait un de ces êtres cherchés dans la vie et hors des modèles
d'atelier, vers lesquels Manet se sentait, en opposition à
l'enseignement de Couture, définitivement porté. Il est assis sur un
banc vert, coiffé d'un sombrero, la tête par-dessous enveloppée d'un
mouchoir, veste noire, pantalon gris et espadrilles de lisière. Il
chante en pinçant de sa guitare. Théophile Gautier, dans sa critique
hebdomadaire du _Moniteur Universel_, a dit de lui: «Comme il braille
de bon courage en raclant le jambon!» Ce qui est à la fois vrai et
imaginé. Le _Chanteur espagnol_, appartenant à la période d'essais,
marque un pas en avant. Il laisse voir la poussée profonde qui se
produit chez l'artiste et va le conduire bientôt à l'épanouissement
complet de son originalité. Il est beaucoup plus dégagé des procédés
et des réminiscences d'atelier que le _Buveur d'absinthe_ présenté au
Salon en 1859; il est peint d'une manière plus franche et plus
personnelle.

En somme, c'était un morceau où se montraient déjà les traits
particuliers de l'auteur. Cependant cette même originalité, qui devait
bientôt après, développée tout à fait, soulever de si violentes
tempêtes, n'en occasionna point à cette première apparition. Le
tableau était peint dans une gamme de tons gris et noirs, qui ne
heurtait pas trop l'oeil des spectateurs; quoique conçu dans la donnée
réaliste qu'on abhorrait alors, il demeurait hors de la réalité
ambiante, puisque le modèle, en sa qualité d'Espagnol, portait un
costume à part, qu'on pouvait juger fantaisiste, si bien que l'oeuvre
du débutant, sans attirer spécialement les regards du public, fut
remarquée des peintres et de certains critiques. Le jury lui décerna
une mention honorable et Théophile Gautier put conclure, en en
parlant: «Il y a beaucoup de talent dans cette figure de grandeur
naturelle, peinte en pleine pâte, d'une brosse vaillante et d'une
couleur vraie.»

En 1862, il ne devait pas y avoir de Salon et ce n'est qu'en 1863 que
Manet put se présenter de nouveau, pour être encore une fois refusé.
Mais n'anticipons pas. Avant d'arriver à cette péripétie, qui devait
être décisive dans sa vie et le lancer en pleine carrière, il nous
faut jeter un dernier regard sur ses oeuvres de début. Parmi elles se
remarque la _Musique aux Tuileries_ de l'année 1861. A cette époque
le château des Tuileries, où l'Empereur tenait sa cour, était un
centre de vie luxueuse qui s'étendait au jardin. La musique qu'on y
faisait deux fois par semaine attirait une foule mondaine et élégante.
Le tableau de Manet a donc pour nous l'avantage de représenter les
moeurs et les costumes d'une époque disparue. Il est rendu encore plus
intéressant par les portraits qu'on y voit, le sien et ceux de
contemporains connus ou célèbres, tels que Baudelaire et Théophile
Gautier. Manet après avoir peint un sujet mondain, dans la _Musique
aux Tuileries_, en peignait un de l'ordre populaire, dans la
_Chanteuse des rues_. Le tableau est exécuté dans une tonalité
générale de gris, où le gris de la robe forme la note dominante. La
chanteuse debout tient sa guitare sous le bras, et mange les cerises.
L'ensemble aurait pu rester vulgaire, mais l'artiste a su l'embellir
par la qualité de la peinture en soi.

Il peignait encore alors l'_Enfant à l'épée_. Un jeune garçon debout
et en marche tient, dans ses bras, une lourde épée. Cette toile d'une
gamme sobre devait être une des premières qui serait goûtée. Elle a
pris place au Musée de New-York. Avant de peindre l'_Enfant à l'épée_,
il avait déjà peint le _Gamin au chien_, un tableau très réussi, où un
jeune garçon est également le personnage.

De l'année 1862 est le _Vieux musicien_, l'oeuvre la plus importante,
par les dimensions, de sa période des débuts. Le Vieux musicien au
entre de la toile sert de raison première à l'existence de l'ensemble.
Il est assis en plein air, son violon d'une main, l'archet de l'autre,
prêt à jouer. Les personnages autour attendent, pour l'écouter.
D'abord à gauche, une petite fille debout et de profil, un poupon dans
ses bras. Manet aimait beaucoup cette figure, il l'a reproduite à part
dans une eau-forte. A côté sont placés deux jeunes garçons, de face et
debout. Puis, dans le fond, apparaît, repris, le _Buveur d'absinthe_.
Enfin à droite, à moitié coupé par le cadre, se voit un Oriental, avec
turban et longue robe. La réunion de ces personnages si dissemblables
surprend d'abord, on est là en pleine fantaisie. Je ne sache pas que
Manet ait eu d'autre intention, en peignant ce tableau, que d'y mettre
des êtres divers, qui lui plaisaient et dont il voulait conserver
l'image.

En cherchant à dégager l'idée qu'on peut se former de Manet pendant
ces années de début, on voit un homme qui, porté d'instinct vers des
voies originales, se soustrait à l'esthétique dominatrice autour de
lui et aux règles fixes observées dans les ateliers. Il cherche à
dégager sa personnalité, alors l'esprit en éveil et les yeux ouverts,
multiplie les études et regarde de divers côtés. Dans ses voyages, il
va vers des vieux maîtres, pour lesquels ils se sent de l'affinité.
Frans Hals en Hollande, les Vénitiens en Italie. Il étudie Velasquez
et Goya d'après les tableaux qui s'offrent d'abord d'eux en France.
Dans ces conditions, ses premières oeuvres portent la marque
d'influences et de reflets divers. Il y a celles du tout jeune homme
qui, produites dans l'atelier de Couture ou aussitôt après la sortie,
se rapprochent du premier maître. D'autres laissent voir la
fréquentation des Vénitiens ou une manière de parenté avec les maîtres
espagnols. Cependant les formes d'emprunt ne sont, en définitive, que
de surface. Elles ne pénètrent pas suffisamment les oeuvres pour qu'on
puisse trouver entre elles de caractères réellement dissemblables. Au
contraire, en les rangeant chronologiquement, on voit une personnalité
bien caractérisée, qui se montre dès la première, se retrouve ensuite
dans toutes les autres et se développe d'une manière constante.

On se sent surtout tout de suite en présence d'un homme que la nature
a doué, dans le grand sens du mot. L'instinct qui avait poussé Manet à
vouloir être peintre ne l'avait pas trompé. En y cédant, il ne faisait
qu'obéir à la voix mystérieuse de la nature qui, en créant certains
êtres pour accomplir certaines besognes, leur donne la faculté de se
reconnaître et la force de vaincre les résistances à rencontrer. Tout
ce que Manet a exécuté, du jour où il a mis de la couleur sur une
toile, était oeuvre de peintre. Ses productions de début ont déjà
l'intensité de vie, la valeur de facture, le mérite de matière,
l'éclat de lumière, qui constituent les qualités picturales et
permettent seules de réaliser, par le pinceau, des créations
puissantes et durables.



LE DÉJEUNER SUR L'HERBE



IV

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE


En 1863 Manet avait trente et un ans. Le travail auquel il se livrait
pour se frayer sa voie, se découvrir lui-même, qui l'avait conduit à
produire des oeuvres de plus en plus personnelles, aboutit alors à la
réussite cherchée, dans une création où le novateur se trouve enfin
complet, le _Déjeuner sur l'herbe_.

Ce tableau peint au commencement de 1863 qui, par ses dimensions,
dépassait toutes ses productions antérieures et sur lequel il avait
compté pour attirer l'attention, présenté au Salon, fut refusé par le
jury d'examen. Manet se voyait donc, en 1863, comme en 1859, condamné
par le jury. Mais cette année-là les refus multipliés vinrent frapper
un nombre inaccoutumé de jeunes artistes; les réclamations qui
s'élevèrent de tous côtés, les influences variées que les victimes
surent mettre en oeuvre, amenèrent une intervention de l'Empereur.
L'administration des Beaux-Arts continua à trouver bonnes les
éliminations du jury, mais, sur un ordre de l'empereur Napoléon III,
il fut permis aux refusés de se montrer au public. On leur accorda au
Palais de l'Industrie, le lieu même où se tenait le Salon, un certain
emplacement pour exposer leurs tableaux. A côté du Salon officiel,
l'année 1863 devait ainsi, par exception, en connaître un autre que
l'on appela des refusés. Ce salon est resté célèbre. On y voyait
Bracquemont, Cals, Cazin, Chintreuil, Fantin-Latour, Harpignies,
Jongkind, Jean-Paul Laurens, Legros, Manet, Pissarro, Vollon,
Whistler. Le _Déjeuner sur l'herbe_[2] par ses proportions y tenait
une grande place, de telle sorte qu'il devait être presque aussi vu
que s'il eût été au Salon officiel. Il attira en effet l'attention
mais d'une façon violente, en soulevant une véritable clameur de
réprobation. C'est qu'il différait réellement, comme facture et comme
procédés, comme choix de sujet et comme esthétique, de tout ce que la
tradition tenait alors pour bon et pour digne de louanges.

  [2] Le _Déjeuner sur l'herbe_, dans le catalogue du Salon annexe
  ou des refusés de 1863, est appelé le _Bain_, d'après la femme
  qui, au second plan, se tient dans l'eau. Mais le tableau fut
  alors partout désigné sous le titre: le _Déjeuner sur l'herbe_,
  qui a définitivement prévalu.

Avec ce tableau se révélait une manière de peindre en dehors de la
manière courante, due à une vision propre et originale. On se trouvait
en face d'un nouveau venu, qui juxtaposait les tons divers sans
transition, ce que personne n'eût imaginé de faire à cette époque. On
voyait un homme venant renier la pratique reçue. Il supprimait la
combinaison alors universellement respectée de l'ombre et de la
lumière, conçues comme des oppositions fixes, pour la remplacer par
des oppositions de tons variables. Ce que l'on enseignait dans les
ateliers, que les peintres pratiquaient, était que, pour établir les
plans, modeler les contours, faire valoir certaines parties, il
fallait se servir de combinaisons d'ombre et de lumière. On pensait
surtout que plusieurs tons vifs ne pouvaient être mis côte à côte sans
transition et que le passage des parties claires aux autres devait se
faire par gradations, de façon à ce que des ombres vinssent adoucir
les heurts et fondre l'ensemble. Mais voici où cette technique,
générale dans les ateliers, avait conduit! Comme rien n'est plus rare
que l'artiste qui peut réellement peindre dans la lumière, mettre de
la vraie clarté sur une toile, quels que soient les moyens ou le
procédé, cette technique d'opposition constante d'ombre et de
soi-disant lumière avait amené la production d'oeuvres d'où, en
réalité, toute lumière avait disparu, et où l'ombre subsistait seule.
Les parties prétendues en clair, sans vigueur, ne se dégageaient plus
sur le noir des ombres. Presque tous les tableaux du temps se
présentaient à l'état sombre. L'éclat des tons clairs, des couleurs
joyeuses, la sensation du plein air et de la nature riante, en avaient
disparu. Le public s'était habitué à cette forme éteinte de la
peinture. Il s'y complaisait. Il n'en demandait pas d'autre. Il ne
soupçonnait même pas qu'il put y eu avoir d'autre.

Tout à coup le _Déjeuner sur l'herbe_ lui mettait sous les yeux une
oeuvre peinte d'après des procédés différents. Il n'y avait plus à
proprement parler d'ombre dans le tableau. L'éternel mariage de la
lumière avec l'ombre, tenues pour choses fixes, ne s'y retrouvait pas.
La surface entière était pour ainsi dire peinte en clair, tout
l'ensemble était coloré. Les parties que les autres eussent mises dans
l'ombre laissaient voir des tons moins clairs mais cependant toujours
colorés et en valeur. Aussi ce _Déjeuner sur l'herbe_ venait-il faire
comme une énorme tache. Il donnait la sensation de quelque chose
d'outré. Il heurtait la vision. Il produisait, sur les yeux du public
de ce temps, l'effet de la pleine lumière sur les yeux du hibou. On
n'y découvrait que du «bariolage». Le mot avait été dit par un des
critiques les plus autorisés du temps, Paul Mantz, qui, dans la
_Gazette des Beaux-Arts_, ayant parlé des oeuvres de Manet, à
l'occasion d'une exposition particulière tenue chez Martinet, sur le
boulevard des Italiens, quelques semaines avant l'ouverture même du
Salon, les avait réprouvées comme «des tableaux qui, dans leur
bariolage rouge, bleu, jaune et noir, sont la caricature de la couleur
et non la couleur elle-même». Ce jugement correspondait pleinement à
la sensation que le public éprouvait, mis au Salon des refusés, devant
l'oeuvre de Manet. Pour lui, il n'y avait là qu'une débauche de
couleur.

Si le _Déjeuner sur l'herbe_ heurtait par son système de coloris et
les procédés de facture, il soulevait une indignation encore plus
grande, s'il se peut, par le choix du sujet et la façon dont les
personnages étaient traités. A cette époque, en effet il n'y avait pas
seulement une manière de peindre et d'observer les règles
traditionnelles, que le public après les artistes avait acceptée et
qu'il jugeait seule bonne; il existait également toute une esthétique,
seule admise dans les ateliers et à laquelle le public s'était aussi
rangé. On honorait ce qu'on appelait l'idéal. On concevait le grand
art comme tenu dans une sphère jugée élevée, embrassant la peinture
d'histoire, la peinture religieuse, la représentation de l'antiquité
classique et de la mythologie. C'était seulement à cette forme d'art,
qui paraissait épurée et d'un caractère noble, que tous, artistes,
critiques et public, s'intéressaient. On s'inquiétait à chaque Salon
de son niveau, on se demandait si elle était en décadence ou en
progrès. Les artistes qui y brillaient, les débutants qui s'y
produisaient et promettaient d'y remplacer les vieux maîtres,
attiraient les yeux de tous. A eux allaient les encouragements, les
louanges, les récompenses. Ce grand art était devenu l'objet d'un
culte national. C'était un honneur pour la France de le perpétuer.
Elle y montrait sa supériorité sur les autres nations qui, dans les
voies de l'art compris de la sorte, lui étaient inférieures et
demeuraient en arrière. Ainsi l'amour des traditions, la poursuite de
ce qu'on appelait l'idéal, le souci de la gloire nationale, se
combinaient pour faire de l'art transmis l'objet d'un respect unanime.

Or Manet, par le choix et le traitement de son sujet, venait attaquer
tous les sentiments que les autres respectaient, il venait renier le
grand art, honneur de la nation. Sur une toile de ces dimensions,
qu'on réservait seules alors aux motifs soi-disant à idéaliser, il
peignait, lui, une scène de réalisme, un _Déjeuner sur l'herbe_. Les
personnages de grandeur naturelle, répudiant toute pose héroïque,
étaient couchés ou assis sous des arbres, en train de festoyer; même à
côté d'eux s'étalaient, dans un absolu abandon, un tas d'accessoires,
des petits pains, une corbeille de fruits, un chapeau de paille, des
vêtements de femmes multicolores. Et comment les personnages
étaient-ils vêtus? Les deux hommes représentés ne portaient aucun de
ces costumes anciens ou étrangers qui, par leur dissemblance d'avec
les habits en usage, eussent au moins permis au public de reconnaître
une recherche du pittoresque et une manière d'embellissement, telles
que Manet les avait lui-même pratiquées dans son _Chanteur espagnol_.
Non, cette fois, on était en présence de gens en costumes bourgeois,
d'une coupe commune, pris chez le tailleur du coin. C'est-à-dire que
pour le public il y avait là comme une sorte de défi, une véritable
provocation, la montre audacieuse de ce que tous honnissaient alors
sous le nom de grossier réalisme.

Comme si ce n'eût été assez de ces causes pour soulever l'indignation
contre le tableau, la pudeur s'y voyait encore, au jugement du public,
offensée. Manet y avait en effet groupé, au premier plan, deux hommes
vêtus avec une femme nue, assise repliée sur elle-même, et mis encore,
au second plan, une femme au bain. Manet qui sortait de l'atelier de
Couture où tout l'enseignement avait porté sur la peinture du nu, qui
voyait tout autour de lui le nu cultivé et honoré comme constituant
l'essence même du grand art, n'avait pas encore pu s'en déprendre
lui-même et, tout en voulant peindre une scène de la vie réelle, il y
avait introduit une femme nue. La blancheur des chairs lui fournissait
un de ces contrastes tels qu'il les aimait, avec les hommes en
costumes noirs, et mettait une note claire tranchée, au milieu de la
toile. L'idée d'associer ainsi, dans une scène de plein air, une femme
nue avec des hommes vêtus, lui était venue de sa fréquentation avec
les Vénitiens. C'est le _Concert_ de Giorgione, au Musée du Louvre, où
deux femmes nues se tiennent avec deux hommes habillés, dans un
paysage, qui lui avait suggéré sa combinaison, et c'est de très bonne
foi que lorsqu'il fut violemment attaqué, il demandait pourquoi on
blâmait chez lui ce que l'on ne pensait nullement à reprocher à
Giorgione. Mais, aux yeux du public, entre le nu de Manet et celui des
Vénitiens de la Renaissance, il y avait des abîmes. L'un était, au
moins le croyait-on, idéalisé, l'autre était du pur réalisme et comme
tel offensait la pudeur. Cette femme nue vint donc s'ajouter comme un
surcroît aux autres éléments de réprobation que présentait ce
_Déjeuner sur l'herbe_.

Alors le tableau excita une immense raillerie. Il devint l'oeuvre, à
sa manière, la plus célèbre des deux Salons. Il procura à son auteur
une notoriété éclatante. Manet devint du coup le peintre dont on parla
le plus dans Paris. Il avait compté sur cette toile pour obtenir la
renommée. Il y avait réussi et beaucoup plus qu'il n'eût osé
l'espérer; son nom était sur toute les lèvres. Mais le genre de
réputation qui lui venait n'était cependant pas celui après lequel il
avait soupiré. Il avait pensé que son originalité de forme et de fond,
se produisant dans une grande oeuvre, lui attirerait, avec les regards
du public, la reconnaissance du talent qu'il se sentait, qu'on verrait
en lui un maître à ses débuts, qu'on le saluerait comme un novateur,
qu'il entrerait ainsi dans la voie du succès et de la faveur publique.
Ce qui lui venait était un renom de révolté, d'excentrique. Il passait
à l'état de réprouvé.

Il s'établissait ainsi entre le public et lui une séparation profonde,
qui devait le maintenir toute sa vie dans une bataille sans fin.



L'OLYMPIA



V

L'OLYMPIA


Manet envoya au Salon de 1864 deux toiles, les _Anges au tombeau du
Christ_ et _Episode d'un combat de taureaux_, qui furent reçues. Elles
étaient plus ou moins dans la manière déjà vue, aussi ne
donnèrent-elles lieu à aucun jugement particulier. Elles laissèrent
leur auteur, auprès du public, dans l'état de condamnation où l'avait
mis le _Déjeuner sur l'herbe_ de l'année précédente.

En 1865, il envoya une oeuvre sur laquelle il comptait pour frapper
une seconde fois l'attention et se produire de nouveau, dans tout le
développement de sa personnalité, l'_Olympia_, à laquelle il joignit
un _Jésus insulté par les soldats_. L'_Olympia_ avait été peinte en
1863, la même année que le _Déjeuner sur l'herbe_, après, comme une
sorte de complément. Depuis que pur ses rigueurs, en 1863, le jury
d'admission au Salon s'était attiré de l'Empereur une remontrance, par
la faveur accordée aux artistes refusés d'exposer non loin des autres,
il se montrait moins draconien. Relâché dans sa sévérité, il admettait
maintenait des oeuvres qu'il eût auparavant condamnées. C'est ce qui
explique que Manet repoussé aux Salons de 1859 et de 1863 ait pu faire
accepter en 1865 l'_Olympia_ et le _Jésus insulté_, où il se
produisait sous sa forme la plus personnelle.

Les deux tableaux au Salon ameutèrent immédiatement le public. La
tempête de railleries et d'insultes que le _Déjeuner sur l'herbe_
avait soulevée se déchaîna de nouveau, pour aller sans cesse
grandissant. Les particularités qui, chez Manet, avaient amené la
désapprobation, avaient, en 1863, pris par surprise. Le public avait
pu se demander s'il n'y avait pas là, après tout, l'outrance voulue
d'un débutant, désireux d'attirer l'attention. Mais voilà que deux ans
après, cette fois dans le lieu solennel du Salon officiel, le même
Manet réapparaissait avec la même physionomie, remettant ses mêmes
procédés sous les veux du public. Les traits insolites qu'on avait
d'abord contemplés avec horreur dans le _Déjeuner sur l'herbe_, on les
retrouvait accentués dans l'_Olympia_.

Le tableau était peint dans une note lumineuse générale. En contraste
avec les oeuvres sombres et éteintes de l'époque, il ressortait comme
une tache offensant les yeux. Les plans étaient établis sans
repoussoir ou enveloppe d'ombre, clair sur clair; les couleurs les
plus tranchées se trouvaient juxtaposées, sans demi-tons ou
adoucissements. Certes, dans tout le Salon, seul Manet peignait de la
sorte, et comme personne ne pouvait penser qu'un débutant, un nouveau
venu, différant de tous les autres, des maîtres connus et respectés,
pût avoir raison contre eux, on le condamnait sans rémission, on le
rabaissait unanimement à la position d'outrancier, de révolté,
d'ignorant, de barbare. Les connaisseurs, ou prétendus tels, ne
trouvaient aucune expression assez forte pour rendre le mépris que ses
procédés leur inspiraient.

C'était là l'opinion sur la forme; sur le fond elle était au moins
aussi sévère. _Olympia_, le sujet du tableau, était peinte nue,
étendue sur un lit, le bras droit appuyé sur un coussin. Son corps
reposait sur une sorte de châle de l'Inde à tons jaunes, semé de
légères fleurs; derrière le lit, une négresse apportait à sa maîtresse
un énorme bouquet, où l'audace des tons vifs juxtaposés se donnait
libre cours. L'ensemble était complété par un chat noir, placé sur le
lit contre la négresse, et faisant le gros dos. C'est-à-dire qu'on
avait un nu pris dans la vie, conçu et traité de cette façon toute
moderne que Manet avait adoptée définitivement, mais aussi un nu, aux
yeux du public, offensant la pudeur et heurtant toute la tradition
respectée et respectable du grand art. Si donc avec le _Déjeuner sur
l'herbe_ il avait déjà soulevé tout le monde contre lui, en portant
atteinte au grand art de la tradition, avec l'_Olympia_ il amenait un
soulèvement encore plus grand, car il récidivait son attentat. Il
l'aggravait, en manquant au respect que tous voulaient conserver pour
ce qui faisait l'essence même du grand art, ce qui en constituait la
part la plus élevée, le nu déclaré idéalisé et maintenu dans des
formes épurées.

Le nu comme on en concevait alors l'application était employé au rendu
de la fable, de la mythologie et de l'histoire antique. Il donnait
lieu à la production de tableaux laborieux. Lorsqu'il s'agissait des
formes féminines, ses apôtres s'abstenaient plus spécialement de toute
étude réelle de la vie, pour se tenir à des contours venus, par
imitation ininterrompue, de la renaissance italienne. Il faut aussi se
représenter qu'à cette époque, dans les musées, ce que l'on appelait
la troisième manière de Raphaël et les oeuvres de Guido Reni et des
Carraches occupaient la première place et étaient regardées comme
offrant le summum de l'art italien à son apogée. Dans un temps où l'on
entretenait de pareilles idées sur l'école qui avait servi de point de
départ au grand art traditionnel national dont on était fier,
n'importe quel pastiche ou quelle répétition des formes admises
pouvait satisfaire le sens esthétique. Un point essentiel, auquel on
ne faillissait pas, était d'emprunter les appellations à la
nomenclature mythologique, et le nombre des Vénus, des nymphes, des
divinités grecques et romaines peintes en France, dans les deux
premiers tiers du XIXe siècle, est incalculable.

[Illustration: RECHERCHE POUR L'OLYMPIA]

Voilà que dans ce monde des déesses aux formes conventionnelles, Manet
prétendait introduire une Parisienne moderne, une Olympia étendue sur
un lit. Du reste il n'avait rien fait pour amoindrir le choc que son
oeuvre devait causer, il avait au contraire choisi un modèle à peindre
d'un type aussi éloigné que possible du type admis et traditionnel. On
sent ici l'homme qui, dans sa lutte pour se découvrir, avait pris en
telle aversion les formes répétées par les autres, qu'il leur en
opposait de tout à fait dissemblables. _Olympia_ offrait l'image d'une
jeune femme maigrelette, les jambes un peu osseuses, les épaules
carrées. Quand on la regarde aujourd'hui, on la trouve aussi chaste
que n'importe quelle nymphe mythologique, son corps fluet et singulier
plaît par sa saveur, la tête est dessinée avec la précision d'un
Holbein. Mais en 1865 personne n'était dans des dispositions à juger
l'oeuvre et à voir ce que l'artiste y avait mis. Olympia faisait
simplement l'effet d'une créature venue on ne sait d'où, pour
s'introduire dans la société des déesses. Le public indigné se
soulevait contre l'intruse, et la malheureuse a été l'objet d'autant
de railleries que le peintre même auquel elle devait le jour.

Mais ce qui paraît maintenant réellement étonnant, ce qu'on ne
voudrait croire, si le fait n'était certain, c'est qu'un être tout à
fait épisodique, dû à une fantaisie d'artiste, le chat noir, devenait
lui aussi l'objet d'invectives particulières, venant s'ajouter, pour
faire repousser l'oeuvre, à toutes les autres. Manet, qui aimait
beaucoup les chats, avait introduit son chat dans le tableau par
fantaisie, pour le pittoresque et aussi pour avoir un ton noir
tranché, qui rehaussât, par le contraste, les tons blancs et roses
dominant par ailleurs. Il a, à d'autres reprises, peint des chats:
dans son tableau de la _Jeune femme couchée en costume espagnol_, où
il a mis un petit chat gris, qui joue sur le plancher avec une orange,
puis encore dans son _Déjeuner_ du Salon de 1869, où un chat noir se
pelotonne sur lui-même, en bas, devant la servante tenant la
cafetière. Il a aussi, pour annoncer le livre des _Chats_ de
Champfleury, fait une gouache et une lithographie, où une chatte
blanche et un chat noir s'ébattent sur les toits. Le chat de
l'_Olympia_ eût donc pu être accepté, comme une de ces fantaisies dont
les artistes sont coutumiers. Mais le public était tellement irrité
par ce qui venait de Manet, qu'il ne voulait rien lui passer. On se
demande ce qui serait advenu de tant de toiles, où les artistes ont
introduit des détails fantaisistes ou risqués, si les princes, qui
autrefois étaient les seuls patrons de l'art, s'étaient montrés, à la
Renaissance et depuis, aussi incapables de compréhension que les
Parisiens de 1865.

Je n'ai jamais pu penser à l'indignation soulevée par le chat de
l'_Olympia_, sans me reporter au _Couronnement de la reine Marie de
Médicis_. Là Rubens a pris une bien autre licence. Il a mis deux gros
chiens de chasse sur le devant du tableau, dans la cathédrale, contre
le maître-autel, où évêques et cardinaux officient. Henri IV au fond
est relégué dans une galerie, tout juste visible, pendant que les deux
bêtes se prélassent, sur le premier plan, comme d'importants
personnages. Je me figure que ce sont ses propres chiens qu'Henri IV
avait donné à peindre, qu'ils ont été mis là pour lui montrer des
amis. Si un roi de France avait trouvé bon que des chiens fussent
introduits dans une cathédrale au couronnement de la reine, les
bourgeois parisiens trouvaient eux fort mauvais qu'un chat fût placé
sur le lit d'une femme. Le chat noir de l'_Olympia_ fut bientôt connu
et honni de toute la ville. La caricature s'en empara et son gros dos
et sa longue queue ont longtemps fourni matière aux rires et aux
lazzis.

Les deux tableaux de Manet attiraient les visiteurs au Salon par une
sorte de fascination violente, comme le rouge les taureaux ou le
miroir les alouettes. Tout le monde allait les voir. Devant eux il y
avait foule ou plutôt attroupement. Ce n'étaient point en effet de
paisibles spectateurs regardant, comme d'habitude, avec plus un moins
d'intérêt, des oeuvres dignes, à un titre quelconque, d'attention.
C'étaient des gens qui exprimaient à haute voix leur horreur et
éprouvaient le besoin de se communiquer les uns les autres leur
colère, comme il arrive sur la place publique, lorsqu'au moment des
grandes émotions, les passants s'attroupent et vocifèrent ensemble.
Pas une parole d'approbation ou de simple tolérance ne s'élevait.
L'hostilité était générale. Les uns riaient, haussaient les épaules et
ne voyaient surtout là sujet qu'à un méprisant dédain, mais d'autres
s'indignaient, montraient le poing et eussent voulu crever les toiles.
Il fallut les protéger; des gardiens furent spécialement préposés à
leur surveillance.

Manet éprouvait le sort commun aux peintres originaux du siècle, venus
rompre, avant lui, avec la routine et la tradition. Tous les
autres--tous les grands--avaient eu également à subir la
méconnaissance, les railleries et les insultes. C'est ainsi qu'on
avait, au commencement du siècle, tenu dans l'ombre Ingres, soupçonné
de subir l'influence des primitifs italiens, alors profondément
méprisés. Puis on avait couvert d'injures Delacroix qui, disait-on, se
livrait à des débauches de couleur et violait toutes les lois du
dessin. Puis on avait longtemps ri des deux grands paysagistes
Rousseau et Corot, apportant des formules nouvelles. Enfin on avait
traîné dans la boue, accusé de laideur absolue, Courbet, qui cherchait
dans la vie autour de lui les motifs de ses tableaux. Manet apparu en
dernier semblait condenser sur lui, encore accrues, l'opposition et
les attaques qu'avaient ensemble supportées tous les autres.

Un changement s'était, en effet, opéré dans les années précédant sa
venue. Le public qui s'intéressait aux choses d'art et prétendait
juger les peintres s'était énormément accru. Antérieurement,
jusqu'alors, la peinture ne s'était adressée qu'à un public restreint,
composé d'artistes, de connaisseurs, de gens de lettres et de gens du
monde. Les Salons ne s'étaient d'abord tenus qu'à d'assez longs
intervalles, dans des locaux étroits, comme le Salon carré du Louvre;
les tableaux exposés étaient peu nombreux et le nombre des visiteurs
limité. Dans ces conditions la survenue des novateurs n'avait ému
qu'un monde restreint; les luttes entre les écoles n'avaient point
touché directement le grand public. Elles ne l'avaient atteint que de
seconde main, comme bruit venu de loin. Mais depuis que l'immense
palais construit en 1855 aux Champs-Élysées pour une exposition
universelle avait été affecté à la tenue des Salons, depuis qu'à
partir de 1863 ils étaient devenus annuels, que le nombre des oeuvres
exposées s'était énormément accru, le grand public, le peuple tout
entier était entré en contact direct avec les peintres et prétendait
maintenant prononcer sur eux. Or, il s'est trouvé que le peuple dans
son ensemble, débutant comme juge des oeuvres d'art, s'est montré plus
épris du convenu, de la tradition, plus hostile aux nouveautés, moins
capable de revenir sur ses erreurs, que le monde restreint qui avait
été l'arbitre auparavant. Et Manet, le premier grand peintre original
apparu depuis que les foules étaient venues s'entasser aux Salons, a
dû subir une opposition, des mépris, des outrages dépassant, en
continuité et en violence, tout ce que les autres novateurs ses
devanciers avaient connu.

La clameur que soulevaient l'_Olympia_ et le _Jésus insulté_,
s'ajoutant an bruit précédemment fait par le _Déjeuner sur l'herbe_,
vint donner à Manet une notoriété telle qu'aucun peintre n'en avait
encore possédée. La caricature sous toutes les formes, les journaux de
toute opinion s'étant mis avec persistance à s'occuper de lui et de
ses tableaux, il acquit bientôt un renom universel. Degas pouvait
dire, sans exagérer, qu'il était aussi connu que Garibaldi. Lorsqu'il
sortait dans la rue, les passants se retournaient pour le regarder.
Quand il entrait dans un lieu public, son arrivée causait une rumeur,
on se le désignait de l'un à l'autre comme une bête curieuse. Un
débutant avait d'abord pu éprouver du contentement à se voir ainsi
remarqué, mais l'attention publique, par la forme qu'elle avait
décidément prise, avait bientôt détruit, chez celui qui en était
l'objet, la satisfaction qu'elle avait pu d'abord procurer. L'homme
ainsi mis particulièrement en vue n'arrivait à cette distinction, que
parce qu'on ne le considérait que comme un être hors de la saine
raison, que comme un barbare venant saccager le domaine de l'art et
fouler aux pieds les traditions, partie de la gloire nationale.
Personne ne daignait discuter ses oeuvres pour y chercher ce qu'il
avait voulu y mettre, pas une voix en crédit ne s'élevait, qui
reconnût sa puissance de novateur et la réputation éclatante qu'il
acquérait, ne se produisant que pour faire de lui un paria.

Lorsque le Salon fut fermé, au mois d'août, désireux de se soustraire
momentanément aux persécutions, il prit le chemin de Madrid, qu'il
projetait de visiter depuis si longtemps. Ce fut là que je fis sa
connaissance, d'une façon si singulière, et qui peint si bien son
caractère impulsif, que je crois devoir raconter l'aventure.

Je revenais du Portugal, que j'avais traversé en partie à cheval, et
étais arrivé le matin même de Badajoz, après avoir fait quarante
heures de diligence. On venait d'ouvrir à Madrid un nouvel hôtel à la
Puerta del Sol, sur le modèle des grands hôtels européens, chose
auparavant inconnue en Espagne. J'arrivais épuisé de fatigue et
mourant littéralement de faim. Aussi le nouvel hôtel où j'étais
descendu m'était-il apparu comme un lieu de délices, un véritable
Eden. Le déjeuner devant lequel je m'étais assis m'avait tout de suite
fait l'effet d'un festin de Lucullus. Je mangeais avec volupté. La
salle était vide; seul un monsieur, à une certaine distance, se
trouvait assis comme moi à la grande table. Il jugeait lui la cuisine
exécrable, il commandait à chaque instant quelque nouveau plat, qu'il
refusait ensuite irrité, comme immangeable. Chaque fois qu'il
renvoyait le garçon, je le faisais au contraire revenir et, dans mon
appétit famélique, reprenais indifféremment de tous les plats. Je
n'avais du reste prêté aucune attention à ce voisin si difficile,
lorsque, sur une nouvelle demande que je fis au garçon d'un plat qu'il
avait refusé, il se leva brusquement et, se plaçant près de ma chaise,
m'apostropha avec colère: «Ah çà! Monsieur, c'est pour me narguer,
pour vous f... de moi que vous prétendez trouver bonne cette horrible
cuisine et que chaque fois que je renvoie le garçon, vous le faites
revenir?» Le profond étonnement que je laissai voir, à cette attaque
imprévue, montra tout de suite à mon agresseur qu'il avait dû se
méprendre sur le mobile de ma conduite, car déjà radouci, il me dit:
«Vous me connaissez sans doute, vous savez qui je suis?» Encore plus
étonné, je lui répondis: «Je ne sais qui vous êtes. Comment vous
connaîtrais-je? J'arrive à l'instant du Portugal, où j'ai souffert de
la faim, et la cuisine de cet hôtel me semble réellement excellente.»
«Ah! vous arrivez du Portugal, dit-il, eh bien! moi, je viens de
Paris.» Là se trouvait l'explication de notre différence de jugement
sur la cuisine, qui prenait tout de suite un caractère comique. Aussi
mon homme se mit-il à rire de son emportement. Il me fit alors ses
excuses. Nous rapprochâmes nos chaises et finîmes de déjeuner
ensemble.

Après il se nomma. Il m'avoua qu'il avait cru découvrir en moi
quelqu'un qui, l'ayant reconnu, avait voulu lui faire une mauvaise
plaisanterie. L'idée de trouver à Madrid un commencement de ces
persécutions, qu'il avait pensé fuir en quittant Paris, l'avait tout
de suite exaspéré. La connaissance ainsi commencée se changea
promptement en intimité. Nous visitâmes ensemble Madrid. Nous allions
naturellement tous les jours faire une longue station devant les
Velasquez, au musée du Prado. A cette époque, Madrid avait conservé
son vieil aspect pittoresque. La Calle di Sevilla au centre de la
ville était encore remplie de cafés, dans d'anciennes maisons, qui
servaient de rendez-vous aux gens de la tauromachie, toreros,
afficionados et aux danseuses. Ou tirait de grandes toiles d'une
maison à l'autre, aux étages supérieurs, et la rue jouissait de
l'ombre et d'une fraîcheur relative dans l'après-midi. Peuplée de son
monde pittoresque, elle devint notre séjour préféré. Nous assistâmes
aux courses de taureaux et Manet y prit des croquis, qui devaient lui
servir à les peindre. Nous allâmes aussi à Tolède voir la cathédrale
et les tableaux du Greco.

Je n'ai pas besoin de dire combien Manet, qui avait si longtemps rêvé
de l'Espagne, était satisfait de ce qu'il y voyait. Une chose gâtait
cependant son plaisir, c'était la difficulté qu'il avait dès la
première heure éprouvée et qui avait précisément amené notre
rencontre, de se plier à la manière de vivre du lieu. Il ne pouvait
s'y faire. Il avait renoncé à manger. Il éprouvait une répulsion
invincible à l'odeur des plats qu'on lui apportait. C'était un
Parisien qui, en définitive, ne se trouvait bien qu'à Paris. Au bout
d'une dizaine de jours, réellement affamé et dépérissant, il dut
repartir. Nous revînmes ensemble. On demandait à cette époque les
passeports aux voyageurs, et à la gare d'Hendaye, le préposé aux
passeports se mit à le considérer avec étonnement. Il s'arrangea pour
faire venir sa femme et sa famille, afin qu'elles le vissent aussi.
Les autres voyageurs, ayant bientôt su qui il était, se mirent
également à le regarder. Ils se montraient tous très étonnés de voir
ce peintre, dont la réputation de monstruosité artistique leur était
parvenue, se présenter à eux sous les traits d'un homme du monde fort
correct et fort poli.

Rentré à Paris, il se remit au travail. Il avait à cette époque quitté
son premier atelier de la rue Lavoisier et, après être resté quelque
temps dans un autre rue de la Victoire, en avait définitivement pris
un, qu'il devait garder des années, rue Guyot, aux Batignolles,
derrière le parc Monceau.

Il s'était marié en 1863 avec Mlle Suzanne Leenhoff, une Hollandaise,
née à Delft. Elle appartenait à une famille adonnée aux arts. Un de
ses frères, Ferdinand Leenhoff, était sculpteur et graveur. Elle était
elle-même pianiste et, quoique ne jouant que dans l'intimité, elle
cultivait son art assidûment. Manet devait donc trouver en elle une
personne avec des goûts d'artiste, capable de le comprendre, et, de ce
côté, lui venaient l'encouragement et l'appui qui le réconfortaient et
lui permettaient de supporter les attaques du dehors. Son père était
mort en 1862, laissant à ses trois fils une fortune à se partager, qui
les mettait dans l'aisance. Manet se trouvait ainsi dans une position
privilégiée parmi les artistes. Il pouvait vivre sans vendre de
tableaux, que personne, dans ces premiers temps, n'eût voulu acheter,
à n'importe quel prix, et il disposait de ressources suffisantes pour
parer aux dépenses d'atelier et de modèles qu'exigeait la poursuite de
son art.

Après avoir habité, sa femme et lui, sur le boulevard des Batignolles,
ils vinrent vivre, avec Mme Manet mère, rue de Saint-Pétersbourg. Leur
appartement conservait le mobilier paternel, de cette forme froide et
rigide adoptée sous le règne de Louis-Philippe. On n'y découvrait
point de bibelots ou d'objets curieux, à peine deux ou trois tableaux
sur les murs, les portraits de son père et de sa mère peints par lui
et son portrait peint par Fantin-Latour. Sa mère laissait voir cette
distinction et cette aisance de manières des femmes du monde qui ont
tenu un salon. Les assidus, membres de la famille, étaient les deux
frères Eugène et Gustave. Depuis la mort du père, le conseil et comme
le guide de tous se trouvait être un vieux cousin, M. de Jouy, avocat
fort estimé du Palais. Manet devait peindre son portrait en 1879.

Manet ne tranchait point en apparence sur son milieu. Rien en lui ne
décelait spécialement l'artiste. Il était on ne peut plus correct dans
sa tenue. C'est même en partie à son exemple qu'est dû ce changement,
qui a conduit les artistes à répudier le genre fantaisiste qu'ils
affectaient autrefois, pour prendre la rectitude de vêtement et de
tenue des gens du monde.

Rien n'était plus singulier que le contraste qui existait entre Manet,
sa famille, son milieu et son rôle d'artiste rénovateur, venant
répudier les traditions suivies et l'esthétique alors respectée. Cet
homme contre lequel on se soulevait, dont on voulait faire un barbare,
peignant avec sauvagerie des scènes jugées d'un bas réalisme, que la
caricature, la raillerie, l'indignation de la foule poursuivaient
comme une manière de déclassé, était sorti d'une famille distinguée,
il vivait régulièrement avec sa femme et sa mère et devait conserver
toute sa vie les manières raffinées du monde spécial auquel par sa
naissance il appartenait.



L'EXPOSITION PARTICULIÈRE DE 1867



VI

L'EXPOSITION PARTICULIÈRE DE 1867


En 1866, Manet présenta au Salon deux tableaux, le _Fifre_, et
l'_Acteur tragique_. Ils furent refusés par le jury.

Ce refus se produisait comme la conséquence de l'indignation soulevée
par les oeuvres exposées l'année précédente. Le jury en 1865, encore
sous le coup de la rebuffade que son excessive rigueur lui avait
attirée en 1863 de l'Empereur, par l'établissement du Salon des
refusés, avait bien pu se montrer coulant en recevant l'_Olympia_ et
le _Jésus insulté_, mais maintenant, soutenu par l'opinion qui
s'élevait unanime contré Manet, il devait revenir à son ancienne
rigueur. C'est ce qu'il faisait en repoussant, on peut dire les yeux
fermés, les deux oeuvres qui lui étaient soumises. Elles étaient en
effet de celles que des juges non prévenus n'eussent pu qu'accepter,
en y reconnaissant des qualités de facture de premier ordre, alors
surtout que le choix et la disposition des sujets ne prêtaient point à
la critique, par une nouveauté bien grande. Il s'agissait de deux
personnages en pied, sur fonds neutres.

Le _Fifre_, un tout jeune soldat, joue de son instrument. Il vit et
ses yeux pétillent. Il est peint en pleine lumière. Le pantalon rouge,
le baudrier blanc, les galons jaunes du bonnet de police, le fond bleu
de la veste, juxtaposés sans ombre ou transition, présentent un
ensemble d'une harmonie étonnante. Seul un homme spécialement doué a
pu créer, avec des moyens aussi simples, une oeuvre d'une telle valeur
picturale. Mais aux yeux de la moyenne des peintres du temps,
habitués, comme le public, aux ombres opaques et aux tons éteints, ce
magnifique morceau de peinture heurtait la vue. Il semblait criard et
violent.

L'_Acteur tragique_ digne de son nom, sombre et farouche, se tenait
debout, vêtu de noir. C'était l'acteur Rouvière dans le rôle de
Hamlet. Il n'y avait point ici de couleurs diverses juxtaposées comme
dans le _Fifre_; le ton noir général des vêtements, en accord avec le
gris du fond, eût dû faire accepter le tableau à des gens dont les
yeux aimaient les ensembles fondus. Mais Manet, pour obtenir son effet
tragique, avait peint les traits d'une brosse hardie, par touches
puissantes, et il est supposable que c'est cette manière, considérée
comme brutale, qui a dû servir de prétexte au jury pour sa
condamnation.

Manet voyait donc le jury revenir envers lui à cette inimitié de parti
pris qui, pendant les premières années où il avait voulu se produire,
l'avait tenu écarté. Il subissait de nouveau l'ostracisme. D'ailleurs
il ne pouvait s'attendre à trouver au dehors la moindre commisération.
Dans l'état de soulèvement où le _Déjeuner sur l'herbe_ et l'_Olympia_
avaient mis le public entier contre lui, il se voyait repoussé
partout. Les artistes influents, les critiques, les connaisseurs, la
presse entière le flétrissaient. Il avait pensé atteindre à la
renommée par la production d'oeuvres où il avait mis toute son
originalité, il était, en effet, parvenu à une renommée extraordinaire
de condamné. Il était tombé dans un abîme de réprobation. Il avait
perdu, par surcroît, son unique défenseur fidèle de la première heure,
Baudelaire, entré l'esprit éteint dans une maison de santé. Il se
trouvait donc maintenant seul, son abandon paraissait irrévocable.

Cependant, à ce moment même, son originalité et son apport de
nouveauté avaient agi sur plusieurs. Le besoin d'émancipation qui se
manifestait chez lui ne pouvait être un fait isolé, il devait aussi
exister chez d'autres et alors le bruit éclatant dont il était cause,
en le mettant en vue, ne pouvait manquer de lui amener ceux-là. Cette
obscure germination qui s'accomplit partout, qui fait que les choses
neuves, croyances, doctrines, formes sociales, formes artistiques
commencent d'abord à se manifester difficilement chez des individus
isolés ou dans de petits groupes, pour s'étendre ensuite peu à peu,
devait s'accomplir aussi en faveur de l'esthétique qu'il venait
inaugurer. A l'heure même où il semblait à jamais repoussé de tous, il
avait ainsi conquis, par affinité, un certain nombre de jeunes gens,
qui allaient lui venir comme défenseurs, comme disciples ou comme
spectateurs bienveillants.

Il y avait alors à Paris deux jeunes hommes, liés par une amitié
d'enfance: Cézanne et Émile Zola. Le premier voulait être peintre et
débutait dans son art, le second s'était déjà produit brillamment dans
la littérature. Tous les deux dédaignaient les chemins battus. Aussi
ayant tout de suite remarqué l'oeuvre de Manet, avaient-ils ressenti
pour l'auteur cette sympathie de jeunes gens vaillants, entraînés,
d'instinct, à se ranger du côté d'un homme jeune comme eux, attaqué
brutalement. Leur sympathie devait se traduire en actes. Elle devait
conduire le peintre à adopter, après un certain temps, la technique
inaugurée par Manet, et, en effet, Cézanne, qui, au début, avait
d'abord subi l'influence romantique de Delacroix, puis l'influence
réaliste de Courbet, devait finir par se fixer définitivement à la
peinture des tons clairs, en pleine lumière et en plein air. Et elle
portait Zola l'écrivain, à se servir immédiatement de sa plume, pour
se faire, auprès du public, le défenseur du novateur attaqué.

M. de Villemessant dirigeait alors l'_Evénement_. C'était, avant la
création du _Figaro_ quotidien, le premier journal, paraissant tous
les jours, qui fût survenu, avec un caractère littéraire, rédigé par
des écrivains d'opinions libres et diverses. Aussi était-il très en
faveur sur le boulevard et parmi les gens de lettres, les gens du
monde et des théâtres. Zola avait été chargé par M. de Villemessant,
qui recherchait les nouveaux venus, d'y rendre compte du salon de
1866. Il s'était tout de suite signalé par l'éclat de son style et le
tour donné à sa critique. Ses articles étaient donc fort lus, lorsque
dans l'un, publié le 4 mai, on avait vu poindre avec étonnement une
théorie sur les artistes originaux, qui ne tendait à rien moins qu'à
placer Manet parmi les maîtres. Cet article n'était qu'une
préparation; en effet, le 7 mai, il en paraissait un autre très
étudié, du meilleur style de l'auteur, consacré à un éloge
enthousiaste de Manet et de ses oeuvres. Zola, prenant en main la
cause de l'artiste que le jury de cette année même repoussait du
Salon, le déclarait lui grand peintre, prédisait à ses tableaux, dans
l'avenir, une place au Louvre et de plus abîmait à ses pieds les
peintres de la tradition alors au pinacle et adulés du public.

L'article de Zola produisit sur le public du boulevard et de la rue la
même indignation que les tableaux de Manet avaient produite sur celui
du Salon. On n'en pouvait croire ses yeux! Dans un journal littéraire,
patronné par les raffinés, lire l'éloge de ce réprouvé de Manet, voir
qualifier d'oeuvres de maître des créations jugées barbares, d'un
affreux réalisme, qui avait rempli d'horreur les gens de goût et fait
rire la ville entière! Le soulèvement fut universel. M. de
Villemessant s'entendit dire que s'il ne se séparait de son critique
d'art, les lecteurs se sépareraient de son journal. Il prit d'abord un
moyen terme, en chargeant un second rédacteur de louer les artistes
que le premier avait attaqués. Une telle demi-mesure ne pouvait
suffire. On voulait que Zola se tût et lui-même, satisfait du coup
porté et se refusant à toute concession, interrompit brusquement son
Salon et abandonna le journal.

Son départ fut accueilli comme la juste réparation d'un acte
inqualifiable. Il avait agi de la façon la plus désintéressée, en
prenant en main la cause de Manet, avec lequel il n'avait eu
jusqu'alors aucune relation. Son acte lui avait été inspiré par une
sincère admiration, et c'était par vaillance, par puissance de
tempérament qu'il avait rompu de front avec l'opinion et pris le
public comme à la gorge. Mais on ne voulut point croire qu'il en fût
ainsi, on lui prêta les mobiles les plus bas. Il fut en butte aux
pires accusations. Et son courage lui valut de passer pour un homme de
mauvaise foi, manquant de respect à tout ce qui était respectable.

Quelque temps après, M. Arsène Houssaye, qui dirigeait une revue d'art
et de littérature, la _Revue du XIXe siècle_, où il voulait donner
place à des articles sensationnels, demanda à Zola une étude spéciale
sur Manet. Elle parut dans le numéro de janvier 1867. Zola cette
fois-ci avait abandonné la partie d'attaque contre les peintres de la
tradition, entrée dans les articles de l'_Evénement_, qui avait
soulevé une si grande colère. Son étude consacrée exclusivement à
Manet, relue aujourd'hui, ne paraît contenir que des vérités très
simples. Les jugements qu'il y porte ne pourraient plus soulever
d'opposition que chez ces retardataires, attachés aux formules tout à
fait mortes, mais, an moment où ils parurent, ils firent l'effet de
paradoxes. Il s'étendait surtout sur l'_Olympia_, il la louait sans
réserve. Cela suffisait pour que l'on jugeât qu'il devait être au fond
de mauvaise foi, ne pensant réellement pas un mot de ce qu'il
écrivait. Olympia et son chat noir avaient suscité une telle
réprobation, que la moindre défense en paraissait monstrueuse. Non
content de la publicité que ses articles avaient reçue dans
l'_Evénement_ et dans la _Revue du XIXe siècle_, Zola, pour leur
assurer la durée, les reproduisit en brochures. Après cette
obstination, dans ce qu'on prenait pour une erreur perverse, il fut
décidément considéré comme un homme dangereux et la presse entière
resta fermée à sa critique d'art.

Manet, sur le moment, ne se trouva avoir rien gagné au plaidoyer de
Zola, puisqu'en définitive le public, dans sa colère, les mettait tous
les deux au même rang de réprouvés. Mais cette défense retentissante
ne l'avait pas moins sorti de l'isolement absolu où il s'était un
moment trouvé. Elle allait encourager à venir vers lui les jeunes gens
qui déjà se sentaient certaines affinités et, cherchant des voies
nouvelles, le prendraient pour porte-drapeau. Il n'était plus seul,
Zola était venu comme le premier d'un groupe de combattants qui allait
se recruter.

[Illustration: LE JARDIN]

Manet s'était vu interdire le Salon de 1866. En 1867 devait se tenir
une exposition universelle où, à côté des produits de l'industrie, on
ferait une place aux oeuvres d'art. Cette exposition dépassait en
importance le Salon annuel. Les artistes de toutes nations mis à côté
les uns des autres et destinés à être jugés, outre le public parisien,
par des spectateurs du monde entier, devaient éprouver un intérêt
particulier à s'y montrer. Manet essaya donc de s'y faire recevoir.
Mais le jury appelé à désigner les oeuvres admissibles le repoussa. En
1867 comme en 1866, il allait ainsi être étouffé. Il ne lui restait
plus, dans cette extrémité, qu'à se produire quand même, en recourant
à une exposition particulière.

Il avait du reste déjà pratiqué une exposition de ce genre au
commencement de 1863. Elle avait eu lieu sur le boulevard des
Italiens, dans un local que l'on appelait _Chez Martinet_, du nom de
son propriétaire, un homme d'initiative, qui soutenait les jeunes
artistes inconnus ou discutés et prenait leurs tableaux pour les
mettre sous les yeux du public. Manet avait groupé chez lui quatorze
toiles, parmi lesquelles se voyaient la _Musique aux Tuileries_, le
_Vieux musicien_, le _Ballet espagnol_, la _Chanteuse des rues_, _Lola
de Valence_. Cet ensemble n'avait eu d'ailleurs aucun succès. Les
visiteurs n'y avaient découvert que du «bariolage», selon l'expression
employée à cette occasion par Paul Mantz dans la _Gazette des
Beaux-Arts_. On peut même dire que cette exposition, en indisposant
les esprits, avait contribué au refus que le jury du Salon faisait
quelques semaines après du _Déjeuner sur l'herbe_.

Mais Manet ne devait jamais se laisser rebuter; sa persistance à
vouloir exposer en tout lieu et à montrer ses tableaux en toute
circonstance devait être inébranlable. Il était convaincu que le
public, par habitude, arriverait à se familiariser avec ses formes et
ses procédés et qu'après s'en être d'abord offensé, il finirait par
les trouver bons. Il avait raison au fond; seulement ce changement
qu'il attendait tous les jours comme un accident heureux, susceptible
de le favoriser à chaque nouvelle exposition, ne devait réellement
avoir lieu qu'après une très longue bataille, continuée pendant des
années, et ne serait obtenu que par ses oeuvres accumulées tout
entières. Toujours est-il qu'avec la détermination de se montrer en
toutes circonstances, il ne pouvait se résigner à perdre l'occasion
d'une exposition universelle qui s'offrait en 1867, en se laissant
étouffer par le refus d'un jury. Il se résolut à montrer l'ensemble de
ses oeuvres et, à cet effet, il fit élever une construction en bois,
une sorte de baraque, près du pont de l'Alma. Il avait obtenu
l'autorisation de la placer sur une contre-allée de l'avenue qui longe
les Champs-Elysées, sur le bord de l'eau. L'autorisation d'en élever
une semblable avait été accordée à Courbet qui, de même que Manet,
s'était vu fermer les portes de l'Exposition universelle. Placés l'un
près de l'autre, ils allaient donc tous les deux soumettre leurs
oeuvres au public dans un local particulier.

L'exposition au pont de l'Alma s'ouvrit en mai 1867. Elle comptait
cinquante numéros, à peu près toute l'oeuvre de l'auteur. C'était un
magnifique ensemble de tableaux, qui sont pour la plupart maintenant
entrés dans les musées ou ont pris place dans les grandes collections
d'Europe ou d'Amérique. Mais le public ne voulut y voir qu'une réunion
de choses grossières. Il y retrouvait surtout le _Déjeuner sur
l'herbe_ et _l'Olympia_, qui l'avaient si profondément offensé, et le
temps écoulé depuis leur apparition était trop court pour qu'il pût
être amené à modifier son opinion. On ne faisait du reste aucun tri
entre les oeuvres, on les condamnait en bloc, comme conçues et
exécutées en dehors de toutes les règles du beau. La presse, la
caricature s'acharnèrent de nouveau contre Manet et son exposition ne
recueillit que railleries et réprobation.

Si on eût été à même de juger avec indépendance et capable de regarder
sans prévention, on eût cependant pu se laisser éclairer par la
préface du catalogue des oeuvres exposées. On eût pu reconnaître en
la lisant, que cette outrecuidance qu'on attribuait à Manet, d'homme
jaloux de renverser toutes les règles, pour peindre d'une manière non
encore essayée, n'existait que dans l'imagination des détracteurs. Il
avait en effet inséré en tête de son catalogue, sous le titre de
_Motifs d'une exposition particulière_, un appel au public. On y
trouve une vue si juste sur son caractère et sur celui de son oeuvre,
que nous le reproduisons en entier:

   «Depuis 1861, M. Manet expose ou tente d'exposer.

   «Cette année, il s'est décidé à montrer directement au public
   l'ensemble de ses travaux.

   «A ses débuts au Salon, M. Manet obtenait une mention. Mais
   ensuite il s'est vu trop souvent écarté par le jury, pour ne pas
   penser que si les tentatives d'art sont un combat, au moins
   faut-il lutter à armes égales, c'est-à-dire pouvoir montrer aussi
   ce qu'on a fait.

   «Sans cela, le peintre serait trop facilement enfermé dans un
   cercle dont on ne sort plus. On le forcerait à empiler ses toiles
   ou à les rouler dans un grenier.

   «L'admission, l'encouragement, les récompenses officielles sont
   en effet, dit-on, un brevet de talent aux yeux d'une partie du
   public, prévenue dès lors pour ou contre les oeuvres reçues ou
   refusées. Mais, d'un autre côté, on affirme au peintre que c'est
   l'impression spontanée de ce même public, qui motive le peu
   d'accueil que l'ont les divers jurys à ses toiles.

   «Dans cette situation, on a conseillé à l'artiste d'attendre.

   «Attendre quoi? Qu'il n'y ait plus de jury.

   «Il a mieux aimé trancher la question avec le public.

   «L'artiste ne dit pas aujourd'hui: Venez voir des oeuvres sans
   défauts; mais: Venez voir des oeuvres sincères.

   «C'est l'effet de la sincérité de donner aux oeuvres un caractère
   qui les fait ressembler à une protestation, alors que le peintre
   n'a songé qu'à rendre son impression.

   «M. Manet n'a jamais voulu protester. C'est contre lui, qui ne
   s'y attendait pas, qu'on a protesté au contraire, parce qu'il y a
   un enseignement traditionnel de formes, de moyens, d'aspects de
   peinture et que ceux qui ont été élevés dans de tels principes
   n'en admettent plus d'autres. Ils y puisent une naïve
   intolérance. En dehors de leurs formules, rien ne peut valoir, et
   ils se font non seulement critiques, mais adversaires actifs.

   «Montrer est la question vitale, le _sine qua non_ pour
   l'artiste, car il arrive, après quelques contemplations, qu'on
   se familiarise avec ce qui surprenait, et, si l'on veut,
   choquait. Peu à peu on le comprend et on l'admet.

   «Le temps lui-même agit sur les tableaux avec un insensible
   polissoir et en fond les rudesses primitives.

   «Montrer, c'est trouver des amis et des alliés pour la lutte.

   «M. Manet a toujours reconnu le talent là où il se trouve et n'a
   prétendu ni renverser une ancienne peinture, ni en créer une
   nouvelle. Il a cherché simplement à être lui-même et non un
   autre.

   «D'ailleurs M. Manet a rencontré d'importantes sympathies et il a
   pu s'apercevoir combien les jugements des hommes d'un vrai talent
   lui deviennent de jour en jour plus favorables.

   «Il ne s'agit donc plus, pour le peintre, que de se concilier le
   public dont on lui a fait un soi-disant ennemi.»

    Mai, 1867.

Quand Manet disait: «M. Manet n'a jamais voulu protester. C'est contre
lui, _qui ne s'y attendait pas_, qu'on a protesté au contraire.» Quand
il disait encore: «M. Manet a toujours reconnu le talent là où il se
trouve et n'a prétendu ni renverser une ancienne peinture, ni en
créer une nouvelle. Il a cherché simplement à être lui-même et non un
autre», il exprimait de bonne foi une parfaite vérité. L'idée de
révolte personnelle, pour se soustraire aux préceptes des ateliers et
à une tradition qu'il jugeait vieillie, lui était certes venue et lui
appartenait, mais non celle qu'on lui prêtait, de chercher, avec
outrance, à heurter les règles de tout temps observées. Rien n'était
plus éloigné de son esprit. Jamais il n'avait entendu protester, de
manière à froisser le public et à se l'aliéner. La situation de
réprouvé qu'on lui faisait lui était au contraire odieuse. Il ne
demandait qu'à conquérir le public, il avait toujours pensé qu'il y
parviendrait. Il ne pouvait même s'expliquer comment les oeuvres qu'il
produisait, selon sa pente naturelle, pouvaient être répulsives et
pourquoi on s'indignait à leur vue. Aussi s'attendait-il toujours à
voir le public revenir à de meilleurs sentiments à son égard. Chaque
fois qu'un défenseur, un disciple parmi les jeunes ou un simple
spectateur bienveillant se déclarait, il accueillait ces marques
isolées avec une satisfaction hors de leur importance, croyant y voir
le point de départ de ce changement envers lui, sur lequel il comptait
toujours.

Jamais en effet personne n'a peint avec plus de sincérité et, pour une
part, avec plus de naïveté que Manet; jamais personne n'a, le pinceau
à la main, absorbé par le sujet, cherché à le rendre plus fidèlement.
Le dissentiment survenu entre le public et lui provenait donc d'une
différence de vision. Manet et les autres ne voyaient pas de la même
manière, leurs yeux ne percevaient pas de semblables images. Or, dans
ce désaccord, c'était le peintre qui avait raison. Quand on disait:
«Ce nouveau venu ne peut cependant être dans le vrai contre le peuple
entier, qui le condamne et qui serait, lui, dans l'erreur», c'était
bien réellement le nouveau venu qui avait raison contre tous les
autres, qui avaient tort, qui voyaient et jugeaient mal.

Les autres ne promenaient autour d'eux que des yeux éteints, tandis
que Manet possédait une vision éclatante. Les choses lui
apparaissaient en pleine lumière, avec une splendeur exceptionnelle.
La nature l'avait réellement doué d'une manière spéciale et, par là,
l'avait créé pour être peintre, dans le grand sens du mot. C'est ce
que Zola avait tout d'abord reconnu et qu'il criait à la foule, en lui
disant: «Manet possède un tempérament à part, il est doué d'une vision
inattendue. L'exception qui vous le rend antipathique est la raison
même de sa supériorité. Elle doit le faire prédominer sur les artistes
de cette tradition banale et de ces pastiches courants, que vous
admirez, parce qu'ils sont à l'unisson de votre platitude, mais qui,
dépourvus d'originalité et d'invention, ne sauraient vivre».

La faculté de voir à part ne venait, chez Manet, ni d'un acte
raisonné, ni d'un effort de volonté, ni du travail. Elle était le seul
fait de la nature. Elle était le don. Elle correspondait chez lui
peintre, à la supériorité qui chez l'écrivain crée le poète, l'homme à
part, exceptionnellement inspiré. On peut apprendre le métier de la
peinture et parvenir à peindre, on peut apprendre la versification et
réussir à faire des vers, mais cela ne permettra à personne, qui n'a
été spécialement doué, de se dire peintre ou poète, au sens élevé du
mot. Manet avait été doué par la nature pour être peintre. Il voyait
les choses dans un éclat de lumière, que les autres n'y découvraient
pas, il fixait sur la toile les sensations qui avaient frappé son
oeil. En le faisant il agissait inconsciemment, puisque ce qu'il
voyait lui venait de son organisation. Rien n'était donc plus faux que
de l'accuser de s'adonner à la soi-disant peinture bariolée, de propos
délibéré, et par pur désir d'attirer l'attention.

Pour une part, l'originalité qui soulevait le public contre lui était
donc l'effet d'une manière d'être organique, à laquelle il obéissait
sans y pouvoir rien changer; mais pour l'autre, elle venait de
l'esthétique particulière qui le guidait, et qui alors était le
résultat d'une préférence. Aussi bien le choix lui en avait été dicté,
en partie, par l'étude des devanciers, avec lesquels ses penchants
l'avaient fait entrer plus spécialement en contact. Cet homme, accusé
d'ignorance, avait étudié, comparé, copié dans les musées. Il avait
fait des voyages pour connaître les maîtres étrangers. Ses affinités
l'avaient porté vers Frans Hals parmi les Hollandais, les Vénitiens
parmi les Italiens, Velasquez et Goya parmi les Espagnols. Or
l'esthétique qui était sienne avait aussi été la leur.

Tous ceux-là en effet avaient étudié la vie autour d'eux, s'étaient
tenus dans le monde de leur temps, avaient peint les hommes de leur
milieu, avec les costumes qu'ils portaient. Ce grossier réalisme que
le public prétendait trouver chez Manet, pour lequel il l'accablait
d'injures, n'était, sous une forme adaptée à des conditions nouvelles,
que la peinture du monde vivant, telle que l'avaient connue les
Hollandais, les Vénitiens et les Espagnols. Whistler a très bien dit,
dans son _Ten o'clock_, que tous ceux-là avaient su reconnaître la
beauté, dans les conditions de vie les plus diverses: «Comme Rembrandt
quand il découvrait une grandeur pittoresque et une noble dignité au
quartier juif d'Amsterdam, sans regretter que ses habitants ne fussent
pas des Grecs. Comme Tintoret et Paul Véronèse parmi les Vénitiens,
ne s'arrêtant pas à changer leurs brocarts de soie pour les draperies
classiques d'Athènes. Comme Velasquez à la cour de Philippe, dont les
Infantes, habillées de jupons inesthétiques, sont artistiquement de la
même valeur que les marbres d'Elgin.» Ainsi cette accusation élevée
contre Manet, de violer toutes les règles jusqu'à ce jour admises, ne
venait que de la médiocrité de vision du public, que de son étroitesse
de jugement, que de son ignorance du passé, que de son amour de la
routine et de sa complaisance pour la banalité.

Manet n'avait jamais connu cette révolte contre les règles et contre
les maîtres qu'on lui prêtait. Personne n'admirait plus que lui les
vrais maîtres modernes, Ingres, Delacroix, Courbet. Personne n'avait
plus étudié que lui les maîtres anciens pour lesquels il se sentait de
l'affinité. Il tenait d'ailleurs à proclamer lui-même, en toutes
circonstances, le respect qu'il ressentait pour les grands artistes
ses devanciers. Il n'était pas plus en dehors des réelles données de
l'art que Wagner, qui a subi, en partie, les mêmes reproches que lui.
Tout le monde voit aujourd'hui que Wagner n'a fait que développer la
musique allemande, que loin d'être en contradiction avec le passé, il
s'appuie en partie sur lui. Il a repris, par la liaison étroite du
drame écrit et de la musique, le système de Glück et, pour
l'orchestration et la polyphonie, s'est d'abord inspiré des dernières
oeuvres de Beethoven. Wagner n'a été en révolte que contre la
banalité, la platitude et les formules triviales de son temps. Il en a
été de même de Manet, il était en révolte contre le soi-disant grand
art traditionnel et un prétendu idéal, qu'il jugeait décrépits et sans
avenir. Il s'était personnellement mis à rechercher un renouveau, en
s'appuyant sur l'observation du monde vivant. Par là il continuait
l'école française et, à la suite des vrais maîtres qui, dans ce
siècle, l'ont développée, lui faisait faire un pas en avant.

On voit très bien cela maintenant, mais au moment, en 1867, où le
public avait sous les yeux un ensemble d'oeuvres qui lui eût déjà
permis de le voir, ses préjugés et son ignorance l'en empêchaient, et
il continuait et devait continuer longtemps à poursuivre Manet de ses
railleries et de ses insultes.



DE 1868 A 1871



VII

DE 1868 A 1871


Manet, au cours des neuf années où, depuis 1859, il avait présenté des
tableaux aux Salons ou expositions officielles, les avait vu repousser
quatre fois et accepter seulement trois. Mais sa persistance à vouloir
se montrer, sa décision, à l'occasion de l'Exposition universelle, de
mettre sa production entière sous les yeux du public, le bruit énorme
fait autour de son nom, lui avaient créé une importance assez grande,
pour qu'il devînt à peu près impossible de le proscrire plus
longtemps. En outre certains, tout en condamnant d'avance ses oeuvres,
exprimaient cependant le désir de les voir. D'autres, par pure
générosité et esprit de justice, frappés de la persévérance d'un
homme obstinément sur la brèche, eussent sûrement protesté contre les
rigueurs du jury, si elles se fussent renouvelées. Toutes ces causes
devaient donc amener, en faveur de Manet, un changement dans la
conduite des jurys, tellement qu'après avoir vu ses tableaux refusés
systématiquement aux Salons, il devait maintenant les voir, comme
règle, admis, et les refus qui pourraient encore l'atteindre ne
surviendraient plus que comme des exceptions. En 1868, il présente au
Salon deux tableaux: le _Portrait d'Émile Zola_, et _Une jeune Femme_,
qui sont donc reçus.

Le _Portrait d'Emile Zola_ était comme le _Fifre_ de l'année
précédente, un de ces puissants morceaux de peinture qui n'eussent pu
manquer d'être admirés, par des spectateurs en état de juger
sainement. Il souleva de nécessité cette sorte d'opposition qui
accueillait les oeuvres de son auteur, cependant les critiques se
trouvèrent accompagnées de réserve. On ne put s'empêcher de remarquer
la tête pleine de vie et de fermeté, où se révélait la force de
caractère du modèle. La facture de diverses parties, d'une superbe
pâte, ne pouvait non plus manquer de frapper certains artistes, plus
ouverts que les autres. Ceux-là reconnaissaient que Manet possédait
des qualités natives de peintre, mais après avoir autrefois déclaré
qu'il en faisait un usage absolument détestable, ils commençaient à
concéder que l'usage devenait moins mauvais. En somme le portrait ne
souleva qu'une opposition mitigée.

Toutefois, comme on ne faisait ces concessions qu'à contre-coeur,
ayant devant soi deux tableaux à juger, on se dédommageait sur
l'autre, que l'on condamnait alors sans réserve. Il s'agissait d'une
jeune femme en pied, de grandeur naturelle, vêtue d'un peignoir rose.
Le visage laissait voir ce type spécial qui apparaissait sur les têtes
peintes par Manet, comme une marque de famille, mais qui constituait
précisément une de ces particularités ayant le don d'exaspérer. A côté
de la femme était placé un perroquet sur un perchoir. Une telle
fantaisie ne pouvait manquer non plus d'irriter, aussi la jeune femme
fut-elle fort mal traitée par le public, qui la dénomma impoliment la
_Femme au perroquet_.

En 1869, Manet envoya au Salon le _Balcon_ et le _Déjeuner_. Le
_Balcon_ souleva le mépris du public, à un tel point qu'on put croire
que son auteur n'avait fait aucun progrès auprès de lui. Ce n'était
plus cette colère qu'avaient vue le _Déjeuner sur l'herbe_ et
l'_Olympia_, le sujet ne la comportait pas, mais de la pure raillerie.
On éprouvait le besoin de rire, aussi une gaieté bruyante régnait-elle
dans l'attroupement formé en permanence devant le tableau. Il
représentait deux jeunes femmes, l'une assise, l'autre debout, sur un
balcon, avec un jeune homme debout par derrière, au second plan. Le
balcon était peint en vert et aux pieds des femmes se trouvait un
petit chien. Il semble étrange qu'une telle scène pût causer, à
première vue, de l'hilarité. L'intérêt à y prendre résidait évidemment
dans la valeur en soi de la peinture et dans les particularités de
facture. Mais ce sont là des points qui échappent au public, à peu
près en tout temps, et qui échappaient entièrement au public de cette
époque, en présence de Manet.

Il ne venait à l'esprit de personne non plus de se demander pourquoi,
chaque année, on retournait devant ses tableaux et on les choisissait
de préférence à tous autres pour se rencontrer. On eût pu se dire,
avec un peu de réflexion, que cette singularité de composition et de
facture, que cette lumière éclatante qui les faisaient ressortir et
attiraient le public, étaient précisément la preuve chez l'artiste de
ces facultés exceptionnelles, que seuls possèdent les vrais maîtres.
Mais le public subissait l'attraction sans s'inquiéter d'en chercher
la cause et une fois devant les oeuvres, il se mettait d'abord à
railler. Le balcon vert cette fois-ci lui paraissait une horreur.
Avait-on jamais vu un balcon vert! Les deux femmes étaient,
disait-on, désagréables de figure et mal fagotées et le chien, à leurs
pieds, devenait un petit monstre, aussi en dehors du bon sens que le
chat de l'_Olympia_.

C'est que le public le prenait de haut avec Manet. Il le traitait en
fort petit garçon. Il entendait le relever de ses erreurs et lui
enseigner les règles de son art, qu'évidemment il ignorait. Pensez
donc! avec lui on avait affaire à un homme qui méprisait le grand art
traditionnel, considéré seul comme de l'art véritable. C'étaient des
scènes de la vie de chaque jour qu'il s'acharnait à peindre. Il ne
pouvait dès lors en imposer. Ah! en présence des oeuvres du grand art,
il en était autrement. Là le respect régnait. On entrait dans l'ordre
des choses qu'on disait idéalisées. Or le public se rendait assez
compte de son infirmité, pour savoir qu'il était, lui, incapable
d'idéalisation. Il respectait donc de confiance les oeuvres crues
idéalisées comme supérieures. Puis les sujets mythologiques ou
historiques, les costumes et les draperies prises hors des formes
familières, le tenaient encore sur la réserve et l'empêchaient de se
croire juge. Il passait ainsi devant les tableaux du soi-disant grand
art traditionnel, aux formes soi-disant idéalisées, sans trop savoir
s'il se plaisait ou non à les regarder, mais respectueux et admirant
de confiance. Alors il arrivait devant les toiles de Manet et son
attitude changeait. Il n'était plus retenu ici en rien, de manifester
son opinion. Il ne s'agissait plus de dieux et de héros, on avait sous
les yeux des hommes ordinaires, vêtus nomme le commun des mortels.
Aussi le public se croyait-il apte à prononcer en toute sûreté et il
s'en donnait à coeur joie. C'étaient des femmes, et toutes les femmes
se prenaient à regarder comment étaient façonnées leurs robes,
qu'elles déclaraient affreuses, et les hommes clamaient que ces femmes
n'étaient point jolies et désirables, puis on passait aux accessoires,
pour les trouver ridicules, et au petit chien, pour le juger comique.
Aller rire devant le _Balcon_ était devenu un des plaisirs du Salon.

Le _Balcon_ attirait tellement l'attention que le _Déjeuner_ demeurait
comme négligé. Un jeune homme vêtu d'un veston de velours s'y trouvait
placé sur le devant, appuyé contre une table encore servie, tandis
qu'un homme assis et une servante debout se voyaient au second plan.
C'était son beau-frère Léon Leenhoff, qui avait posé pour le jeune
homme en veston de velours. Le tableau était peint dans une donnée
générale de tons gris et noirs harmonieux, que le public eût pu être
plus particulièrement porté à accepter. Il est même probable que,
comme le portrait de Zola de l'année précédente, il eût rencontré une
certaine faveur, si le soulèvement causé par le _Balcon_ n'eût été
tellement violent, qu'il s'étendait à lui.

Cependant, maintenant que Manet, ayant comme forcé l'entrée des
Salons, s'était pendant deux ans remis en vue, il devenait
définitivement l'homme qui personnifiait le mouvement de révolte
contre la tradition et la routine des ateliers. Il voyait donc venir
vers lui, en admirateurs, ces artistes possédés eux aussi du besoin de
l'originalité et à la recherche de voies nouvelles.

Une des adhésions qu'il recueillit alors fut celle de Mlle Berthe
Morisot. Née à Bourges en 1841, elle appartenait à une famille de
vieille bourgeoisie. Une vocation décidée l'avait portée vers la
peinture. Son premier maître avait été Guichard, puis elle avait
profité des conseils de Corot. Elle avait exposé aux Salons de 1864,
65, 66, 67 des tableaux remarqués de certains critiques. Tout en
venant se rattacher à Manet, il ne faudrait point la donner comme
devenue véritablement son élève. Manet qui avait en aversion la
tradition des ateliers, qui était l'indépendance même, n'eût pu se
prêter à enseigner régulièrement; mais par la montre de sa peinture
aux Salons d'abord, puis pur ses conseils et sa sûreté de jugement, il
devait, sans se transformer en professeur, agir sur un grand nombre
d'artistes, en voie de se former ou déjà formés. Mlle Morisot était
du nombre. Elle devait subir son influence dans toute sa plénitude,
pour arriver à peindre comme lui dans les tons clairs, sans
l'intervention des ombres traditionnelles. Mais tout en se
transformant de manière que ses oeuvres doivent être rangées comme
parenté, tout à côté de celles de l'initiateur, elle a toujours su
garder son originalité. C'était une femme distinguée, d'un grand
charme et d'une exquise sensibilité. Ses qualités féminines se
retrouvent dans sa peinture, qui est raffinée et cependant sans ce
maniérisme et cette sécheresse qu'on peut reprocher généralement aux
artistes de son sexe. Elle allait se placer au premier rang dans
l'école née sous l'influence de Manet, qui devait prendre le nom
d'Impressionniste.

Une grande intimité s'établit entre la famille de la jeune femme et
celle du peintre, et quelques années après, elle épousa son frère
cadet Eugène. Tout en lui donnant des conseils, Manet toujours à la
recherche de modèles variés et caractéristiques s'était emparé d'elle
pour la placer dans ses tableaux. Elle lui avait donné ainsi la femme
assise dans le _Balcon_, qui excitait précisément au Salon de 1869 une
telle raillerie. Il peignit encore d'elle en 1870 un grand portrait en
pied, exposé au Salon de 1873 sous le titre le _Repos_ et en outre
plusieurs portraits, à diverses époques, en buste ou en tête.

Un des tout premiers à se rallier à l'art de Manet et à comprendre la
valeur de son système de peindre en tons clairs juxtaposés avait été
Camille Pissarro. Né en 1830, il avait présenté aux Salons des
tableaux dès 1859 et avait été reçu cette année-là. Depuis il s'était
vu plusieurs fois repoussé, en particulier au Salon de 1863, et
s'était alors trouvé le compagnon de Manet au Salon des refusés. Il
prenait tout de suite la défense du _Déjeuner sur l'herbe_ et de
l'_Olympia_, parmi les jeunes artistes et les hommes de sa
connaissance s'intéressant aux choses d'art. A l'écart des voies
battues, il ne pouvait manquer d'accueillir avec joie la manifestation
de formules nouvelles. Il fit personnellement la connaissance de Manet
en 1866 et entra alors avec lui en relations amicales suivies. Il se
sentait surtout porté vers la peinture de paysage; il devait s'y faire
une place de maître par la sincérité de l'observation, le sentiment de
la nature agreste et le charme rustique, que laisseraient voir ses
oeuvres.

En 1862 quatre jeunes gens, Claude Monet, Renoir, Bazille, Sisley, se
rencontraient dans l'atelier de Gleyre et s'y liaient d'amitié. Ils
devaient après cela subir les mêmes influences, se faire une même
esthétique et se développer concurremment. Au moment où ils
cherchaient encore leur voie, Manet était en pleine production; aussi
sa manière de peindre en clair devait-elle avoir sur eux une
influence décisive.

Claude Monet en particulier, étant allé voir l'exposition faite chez
Martinet en 1863 d'un ensemble d'oeuvres de Manet, en avait reçu une
véritable commotion. Il avait tout de suite reconnu que là étaient ses
affinités. Il s'était donc mis à peindre en tons clairs et, comme il
était porté vers la peinture de paysage, il s'était mis, en même
temps, à peindre en plein air. L'adoption des tons clairs et de la
pratique du plein air étaient alors des particularités assez neuves,
pour ne pouvoir manquer d'attirer l'attention. Aussi lorsque Claude
Monet apparut pour la première fois au Salon, en 1865, avec deux
marines, fut-il remarqué. C'était l'année même où Manet faisait un si
grand bruit avec son _Olympia_. Il avait complètement ignoré
l'existence de Monet, plus jeune que lui de huit ans et resté
jusqu'alors inconnu. Il découvrit au Salon les deux marines; les
voyant signées d'un nom si semblable au sien, il crut à une sorte de
plagiat et s'éleva d'abord contre leur auteur, en demandant avec
humeur, autour de lui: «Quel est ce Monet qui a l'air de prendre mon
nom et qui vient ainsi profiter du bruit que je fais?» Monet, au su de
ces interrogations, prit grand soin d'accoler, en toutes
circonstances, son prénom de Claude à son nom patronymique, pour se
bien distinguer et empêcher toute confusion avec le quasi-homonyme.

[Illustration: TÊTE D'ÉTUDE]

Les deux hommes restèrent après cela près d'un an sans se rapprocher,
lorsqu'en 1866 Monet, conduit par Zacharie Astruc, alla voir Manet
dans son atelier et, à partir de ce moment, les relations les plus
amicales s'établirent entre eux. A cette époque, Renoir, Bazille et
Sisley entraient également en rapports avec Manet et ainsi le groupe
des quatre amis, d'abord formé dans l'atelier de Gleyre, se trouva
tout entier uni à lui.

Pissarro, Claude Monet, Renoir, Berthe Morisot, Cézanne, Sisley,
étaient des peintres qui devaient partir du point de départ de la
peinture claire, dont ils auraient reçu l'exemple de Manet, pour aller
en avant dans une voie qui devait les conduire à ce que l'on
appellerait l'Impressionnisme, mais Manet, sans les influencer d'une
manière aussi directe, par son initiative de peindre les scènes du
monde vivant, devait cependant agir sur certains autres artistes qui,
le voyant entrer dans des voies nouvelles, allaient sentir qu'il leur
conviendrait à eux aussi de s'y engager. Tel était Degas, de deux ans
environ plus jeune que lui, doué d'une puissante originalité et d'une
manière d'être très tranchée. Si Manet devait être surtout peintre,
Degas devait être surtout dessinateur. Il avait été élève de Lamothe
et de l'École des Beaux-Arts. Sous l'influence du premier
enseignement, il semblait devoir se tenir à la rigide tradition
classique. Parmi ses productions de jeunesse, se trouvent des dessins
exécutés selon les procédés d'Ingres. Il avait aussi, de bonne heure,
fait une copie de l'_Enlèvement des Sabines_ du Poussin qui, par sa
fidélité et sa précision, avait révélé ses dons naturels de
dessinateur. Puis, commençant à produire des oeuvres personnelles, il
avait peint un tableau d'histoire, où Sémiramis avait formé le sujet.
Tout paraissait donc indiquer qu'il se consacrerait aux sujets
classiques, à la peinture d'histoire. Mais il avait l'esprit trop
ouvert pour ne pas reconnaître que la tradition classique était
épuisée. Il voyait en même temps apparaître, avec l'art de Manet, une
esthétique nouvelle, appropriée aux besoins nouveaux. Aussi,
délaissant la voie de la tradition où il était d'abord entré,
s'engageait-il lui aussi, sans esprit de retour, dans celle de
l'observation du monde vivant.

Une grande amitié s'était établie entre Manet et Fantin-Latour,
quoiqu'ils différassent profondément. Manet se montrait surtout vif
dans ses allures, homme d'impulsion et de saillie, Fantin-Latour
demeurait au contraire replié sur lui-même, porté à la rêverie et à la
mélancolie. Les deux hommes s'étaient probablement sentis attirés
l'un vers l'autre, par le contraste même qui existait entre eux. Leur
liaison datait de 1857. Elle s'était nouée au Louvre où Fantin
travaillait assidûment, persuadé que les meilleures leçons étaient à
trouver auprès des vieux maîtres. Ils s'étaient d'abord rencontrés
copiant les mêmes tableaux des Vénitiens, vers lesquels une commune
admiration les avait portés. L'amitié ainsi commencée s'était
resserrée à l'occasion du Salon de 1861, où ils avaient été reçus
ensemble, et à l'occasion de celui de 1863, où ils avaient été tous
les deux refusés. Fantin-Latour devait garder son originalité en face
de Manet. Il peignait dans des tons gris qui lui étaient propres. Il
avait exécuté, sous le titre d'_Hommage à Delacroix_, une composition
mise au Salon de 1864, où un certain nombre de jeunes artistes étaient
assemblés autour d'un portrait de Delacroix, et il y avait fait
figurer Manet au premier plan. Il peignait aussi un portrait de son
ami, exposé au Salon de 1867.

C'était un groupement qui se formait d'hommes pénétrés du besoin
d'émancipation et unis par un même désir de trouver des voies
nouvelles. Manet, par la renommée qu'on lui avait faite de révolté,
devenait celui vers lequel les autres convergeaient. Il servait à les
rallier et à les tenir ensemble. Le café Guerbois, aux Batignolles, à
l'entrée de l'avenue de Clichy, devint le lieu choisi pour se réunir.
Manet, qui habitait dans le voisinage, y venait fréquemment le soir.
Le vendredi était le jour spécial, où l'on se rencontrait plus
volontiers. A côté des peintres se voyaient des graveurs, Desboutins,
Belot, un sculpteur poète Zacharie Astruc. Aux artistes se joignaient
des hommes de lettres; Duranty, romancier et critique de l'école dite
alors réaliste, y était fort assidu; on y trouvait aussi Zola, Cladel,
Philippe Burty, Vignaux, Babou. D'autres, en assez grand nombre, y
apparaissaient visiteurs irréguliers, plus ou moins liés d'amitié ou
d'opinion avec les assidus du lieu.

Ces hommes se trouvaient là groupés, sur la hauteur de la place
Clichy, comme sur une sorte de mont Aventin. La grande ville
au-dessous d'eux leur était hostile, elle semblait vouloir à jamais
leur rester fermée. Mais ils possédaient la force de la jeunesse, ils
avaient foi en l'avenir, ils se sentaient au-dessus du mépris et des
railleries. L'isolement ne les effrayait point. Manet avait l'habitude
de dire: «Il faut être mille ou seul.» Ils portaient véritablement en
eux des éléments de renouveau et des germes de vie, et ils devaient à
la longue réaliser leur rêve de conquérir la grande ville, qui
maintenant les repoussait.

En 1870, Manet exposa au Salon deux tableaux, la _Leçon de Musique_
et le _Portrait de Mlle E. V._ (Eva Gonzalès).

La _Leçon de Musique_ présentait un sujet très simple, une scène à
deux personnages de grandeur naturelle. Le maître qui donne la leçon,
un jeune homme, est assis sur un divan. Il pince de la guitare pour
accompagner l'élève, une jeune femme, placée près de lui, suivant du
doigt, sur un cahier de musique, l'air qu'elle chante. Manet, selon
son habitude de renouveler constamment ses modèles et de les choisir à
physionomie tranchée, avait fait poser Zacharie Astruc pour le maître
de musique. Il avait déjà peint un portrait de lui en 1863. Zacharie
Astruc alors mêlé, en la double qualité de sculpteur et de poète, aux
luttes du groupe rassemblé autour de Manet, possédait une tête
caractéristique de Méridional et était un modèle toujours prêt. Manet,
l'introduisait donc dans sa _Leçon de Musique_. Ce jeune homme et
cette jeune femme assis simplement l'un près de l'autre ne pouvaient
donner lieu à de bien vifs commentaires. Aussi le tableau ne
souleva-t-il point la tempête et les railleries, comme le _Balcon_ du
Salon précédent; d'ailleurs il ne plut à personne et ne reçut qu'un
accueil froidement méprisant.

Entre les deux tableaux exposés annuellement par Manet, il y en avait
toujours un qui attirait plus spécialement les regards, devant lequel
la foule se tenait plus compacte, et cette année-ci ce fut le
_Portrait de Mlle E. V._ (Eva Gonzalès). Manet a peint en Mlle
Gonzalès la seule élève qu'il ait réellement eue et qu'il ait à peu
près entièrement formée. Je dis à peu près, parce que la jeune fille,
avant de se mettre sous sa direction, avait déjà reçu certaines leçons
du peintre Chaplin. C'était une personne d'une beauté éclatante, à la
Marie-Thérèse, fille d'Emmanuel Gonzalès, romancier et secrétaire de
la Société des gens de lettres. Elle devait épouser le graveur Guérard
et mourir toute jeune de suites de couches. Elle était parvenue assez
rapidement, sous la direction de Manet, à peindre d'une manière
vigoureuse, mais elle n'a pu produire que quelques oeuvres avant de
mourir.

Eva Gonzalès avait été représentée par Manet de grandeur naturelle,
assise devant un chevalet, peignant un bouquet de fleurs, vêtue d'une
robe blanche: le fond était en gris clair et par terre s'étendait un
tapis bleu azur. Le tableau se trouvait donc exécuté en pleine clarté,
les couleurs diverses s'y trouvaient juxtaposées, comme toujours, sans
transition et sans atténuation de demi-tons. Aussi cet arrangement
offusquait-il; les visiteurs le déclaraient brutal et criard. Il
fallait vraiment que le public, habitué depuis de longues années aux
ombres opaques, que les peintres étendaient sur leurs toiles, se fût
fait des yeux d'oiseau de nuit, pour que ce portrait d'Eva Gonzalès
lui déplût. Si véritablement le tableau était peint tout en clair, il
n'offrait cependant rien de heurté et de violent; l'ensemble était
d'une grande tenue. On me permettra de reproduire le jugement qu'il me
suggérait dans le moment, que publiait l'_Électeur libre_ du 9 juin
1870: «Nous déclarons, en face de ce portrait, qu'il nous est
absolument impossible de comprendre ce qui peut exciter ce parti pris
de dénigrement de tout ou partie du public. Le ton de l'ensemble n'est
nullement cru ou criard; tout au contraire la robe blanche de la jeune
fille, d'un ton éteint, se marie harmonieusement avec le tapis d'un
bleu azuré et avec le fond gris du tableau; la pose est naturelle, le
corps plein de mouvement et quant aux traits du visage, si on leur
retrouve le type d'une saveur si particulière qui est celui de M.
Manet, ce type est au moins cette fois-ci plein de vie et ne manque
pas d'élégance.»

Ces réflexions, maintenant que le tableau revu n'excite plus de
désapprobation, peuvent sembler banales, mais lorsqu'elles parurent,
dans un journal grave, elles firent l'effet de paradoxes. C'est du
reste avec une peine extrême que je les avais fait accepter et je
raconterai comment j'y étais parvenu, ce qui me donnera l'occasion de
faire connaître la conduite que la presse tenait alors à l'égard de
Manet. Tous les ans, lorsque le Salon s'ouvrait, les journaux
illustrés et les feuilles de la caricature, avant d'avoir rien
examiné, se livraient à un débordement de charges et de dessins
grotesques, aussi offensants que possible. Manet était traité comme le
dernier des rapins, produisant des oeuvres simplement bouffonnes. Les
grands journaux se taisaient, passaient son exposition sous silence
ou, s'ils en parlaient, c'était pour montrer leur supériorité, pour
faire la leçon au peintre et lui enseigner les règles de son art,
qu'évidemment il ignorait. On voulait bien quelquefois lui reconnaître
des dons naturels, mais pour déclarer aussitôt qu'il en faisait le
plus mauvais usage. Telle était l'attitude des grands journaux, qui se
respectaient encore assez pour ne pas trop s'abandonner aux injures.
Mais dans les autres d'ordre secondaire, où la critique du Salon était
confiée à des écrivains de rencontre ou aux premiers venus, on se
livrait aux attaques les plus grossières. Le pire des malfaiteurs eût
pu à peine exciter une poursuite aussi féroce, répétée d'année en
année.

Parmi les amis de Manet, cette conduite de la presse causait une
colère sans mélange. Le public, on n'en parlait pas, on ressentait
pour sa stupidité un tel mépris. Mais ces journalistes, qui faisaient
la leçon aux autres, qui se targuaient auprès de leurs lecteurs de
lumières spéciales et qui, incapables de compréhension, n'étayaient
leurs critiques que sur des insultes! Ceux-là étaient de purs
criminels. Cependant, que faire! Depuis la réprobation que Zola avait
soulevée par ses articles, la presse entière demeurait fermée. Les
directeurs de journaux faisaient bonne garde et tous les projets
nourris autour de Manet pour s'insinuer dans certaines feuilles
restaient vains.

J'étais alors lié d'amitié avec les frères Picard. Ernest Picard, le
député, avait fondé avec un groupe de parlementaires un journal,
l'_Électeur libre_, dont son frère Arthur était devenu rédacteur en
chef. J'allai trouver ce dernier et je convins avec lui de faire, pour
son journal, le compte rendu du Salon de 1870. Ma collaboration serait
gratuite, ce qui m'assurerait la liberté entière de mes jugements. Il
ne se doutait point que mon intention fût de défendre Manet. Deux
articles avaient paru, dont il s'était montré satisfait, mais avant
que je n'eusse écrit le troisième, quelqu'un était allé lui dire qu'il
pouvait s'attendre à ce qu'étant l'ami de Manet, j'entreprisse son
éloge. Un matin, je vois entrer chez moi Arthur Picard tout effaré,
qui me demande si j'avais réellement l'intention, comme on le
croyait, de louer Manet, dans un journal aussi respectable que le
sien, s'adressant à des lecteurs aussi choisis, etc, etc. Je lui
répondis qu'en effet je me proposais d'écrire un article spécial sur
Manet, où, selon la convention qui m'assurait la liberté de mes
jugements, je dirais de ses oeuvres le bien que j'en pensais. Mon
visiteur abasourdi me déclara alors, que quand nous avions conclu
notre arrangement, il n'avait été question de rien de semblable, que
Manet et sa peinture étaient des choses à part et qu'il n'avait jamais
pu venir à son esprit que, dans un journal tel que le sien, qui que ce
soit chercherait à en faire l'éloge. Il se refuserait donc à publier
un article qui soulèverait l'indignation de ses lecteurs. Après
altercation, aucun de nous ne voulant céder, je lui dis que je
renonçais à continuer la critique du Salon et qu'il eût à en charger
qui bon lui semblerait. Quand il vit que le Salon commencé allait
rester interrompu, après deux articles qui annonçaient une suite, il
fut obligé de se radoucir. Bref, nous transigeâmes. Il accepterait
l'éloge, à condition qu'il fût tellement atténué et enveloppé de
circonlocutions que les lecteurs n'en fussent pas trop offensés.
J'écrivis mon article sur ces données et il l'inséra dans son journal.

Le Salon de 1870 contenait un tableau important que Fantin-Latour
exposait sous le titre d'_Un atelier aux Batignolles_. C'était un de
ces arrangements, tels qu'il en avait déjà peints, comme son _Hommage
à Delacroix_, où se trouvaient réunis des hommes pénétrés de goûts
communs. L'_Atelier aux Batignolles_ représentait donc Manet assis
devant un chevalet, en train de peindre et, groupés autour de lui, les
artistes et écrivains qui avaient subi son influence ou étaient
devenus ses défenseurs. On y voyait figurer Emile Zola, Claude Monet,
Renoir, Bazille, Zacharie Astruc, Maître et Scholderer. Le tableau
attira particulièrement l'attention. Il était peint dans une note
générale grise et dans cette donnée réaliste, qui se produisant alors
comme des choses neuves, eussent suffi à le faire remarquer. En outre,
il venait offrir au public l'image de ces hommes révoltés qui
l'intriguaient et il éprouvait du plaisir à pouvoir enfin les
connaître. On avait appris vaguement, par les révélations de la
presse, que dans un certain café des Batignolles, un groupe d'hommes
se réunissait autour de Manet. Or, pour le public, il ne pouvait se
dire et se préparer dans de telles réunions que des choses bizarres.
Les Batignolles avaient d'ailleurs paru aux Parisiens, de la ville en
bas, un lieu fort bien adapté à pareille société, car habiter ou
fréquenter ce quartier entraînait presque une idée de ridicule et
donnait matière aux plaisanteries. Le tableau de Fantin venant
représenter Manet et son groupe dans un atelier aux Batignolles
offrait au public et aux journalistes le qualificatif qu'ils
attendaient en quelque sorte et qui répondait tout juste à leurs
idées. Aussi Manet et ses amis furent-ils désignés généralement à ce
moment et pendant quelques années après, comme formant l'école des
Batignolles.

Il n'y a jamais eu d'école des Batignolles. Cette désignation ne s'est
produite et ne s'est appliquée qu'à faux. Au moment où elle naissait
et trouvait cours, Manet et ses amis ne formaient pas encore d'école.
Manet était en train de produire, selon la pente de sa nature. Autour
de lui s'étaient réunis des jeunes gens, qui subissaient son influence
et s'appropriaient sa manière de peindre en clair et par tons
tranchés, mais sans pour cela devenir ses élèves. Ces débutants en
étaient eux-mêmes alors à la période des essais et ce n'est que plus
tard, que développés d'après des tendances communes, ils se
distingueraient assez pour qu'on eût besoin de leur trouver un nom
spécial et alors on les appellerait les Impressionnistes. Mais en
attendant Manet et eux n'étaient reliés par aucun lien de maître et
d'élèves; ce qui les avait mis et les tenait ensemble était un commun
besoin d'indépendance et de nouveauté.

Il ne faudrait pas croire non plus, en regardant le tableau de
Fantin, que les amis de Manet eussent l'habitude de s'assembler dans
son atelier tels qu'ils y sont représentés. C'était par une licence
d'artiste, pour parvenir à les montrer tous ensemble, que Fantin avait
conçu son groupement, qui n'a jamais existé que sur la toile. Manet
avait bien son atelier aux Batignolles, mais ce n'était point un lieu
de rencontre. Il était situé dans une maison assez pauvre de la rue
Guyot, une rue écartée, derrière le parc Monceau. La maison, qui
n'existe plus, était entourée de chantiers, de dépôts de toute sorte,
avec des cours et de grands espaces vides. Ce quartier, alors peu
habité, a été depuis entièrement transformé.

L'atelier consistait en une grande pièce, presque délabrée. On n'y
voyait que les tableaux produits, disposés en piles contre la
muraille, avec ou sans cadres. Comme Manet n'avait encore vendu qu'une
ou deux toiles, son oeuvre se trouvait là tout entière accumulée. Il
demeurait fort à l'écart. Il ne recevait la visite que des amis
intimes. Il se trouvait donc dans les meilleures conditions pour
travailler, aussi a-t-il à ce moment beaucoup produit. Outre les
tableaux exposés aux Salons, il a encore peint les deux toiles des
_Philosophes_, des hommes en pied, enveloppés de manteaux et d'une
figure assez résignée pour avoir suggéré le titre. Dans la même
donnée, il peignit encore le _Mendiant_, un véritable chiffonnier,
qu'il avait rencontré et fait venir à son atelier. Il a tiré de ce
sujet si pauvre en lui-même une de ces harmonies qui lui étaient
propres, en argentant le gris de la blouse et le bleu du pantalon. Il
y peignit aussi la _Joueuse de guitare_, une jeune femme vêtue de rose
et de blanc, qui pince de la guitare et dont la physionomie est d'une
saveur particulière. Les _Bulles de savon_, un morceau d'une touche
sobre et puissante; un jeune garçon la tête relevée, un vase d'eau de
savon à la main, souffle des bulles dans l'air.

En 1867 et 1868, il peignit l'_Exécution de Maximilien_ qui, avec les
généraux Méjia et Miramon, avait été fusillé à Queretaro, au Mexique,
le 19 juin 1867. Cette composition de grande dimension tient une place
importante dans son oeuvre. Elle est unique en son genre. Elle est la
seule qui donne une scène peinte sans avoir été vue. Elle constitue
presque une création de cet ordre, auquel Manet avait voué une si
grande aversion dans l'atelier de Couture, la peinture d'histoire.
L'arrangement l'occupa pendant des mois. Il s'enquit d'abord des
circonstances et des détails du drame. C'est ainsi que, selon ce qui a
réellement eu lieu, les trois fusillés sont placés à une distance
exceptionnellement rapprochée du peloton d'exécution. Lorsqu'il se
crut sûr de son effet, il se mit à peindre le tableau, en faisant
poser une escouade de soldats, qu'on lui prêta d'une caserne, pour
représenter le peloton d'exécution. Il fit aussi poser deux de ses
amis, en transformant cependant leurs visages, pour figurer les
généraux Méjia et Miramon. La tête de Maximilien seule a été peinte
d'une manière conventionnelle, d'après une photographie. Une première
composition et même une seconde ne lui ayant pas paru conformes aux
renseignements précis qu'il avait fini par recueillir, il repeignit
l'oeuvre une troisième fois, sous une forme arrêtée et définitive.

Dans ce même atelier de la rue Guyot, il peignit encore mon portrait,
en 1868. J'eus ainsi l'occasion de saisir sur le fait les propensions
et les habitudes qui le guidaient dans son travail. Le petit portrait
devait représenter l'original debout, la main gauche placée dans la
poche du gilet, la droite appuyée sur une canne. Le costume est un
«complet» gris, se détachant sur fond gris. Le tableau était donc tout
entier dans les gris. Mais lorsqu'il eut été peint, que je le
considérais comme terminé d'une manière heureuse, je vis cependant que
Manet n'en n'était pas satisfait. Il cherchait à y ajouter quelque
chose. Un jour que je revins, il me fit remettre dans la pose où il
m'avait d'abord tenu, et plaça près de moi un tabouret, qu'il se mit
à peindre, avec son dessus d'étoffe couleur grenat. Puis il eut l'idée
de prendre un volume broché, qu'il jeta sous le tabouret et peignit de
sa couleur vert clair. Il plaça encore, par-dessus le tabouret, un
plateau de laque avec une carafe, un verre et un couteau. Tous ces
objets constituèrent une addition de nature morte, de tons variés,
dans un angle du tableau, qui n'avait aucunement été prévue et que je
n'avais pu soupçonner. Mais après il ajouta un objet encore plus
inattendu, un citron sur le verre du petit plateau.

Je l'avais regardé faire ces additions successives assez étonné,
lorsque me demandant quelle en pouvait être la cause, je compris que
j'avais en exercice, devant moi, sa manière instinctive et comme
organique de voir et de sentir. Évidemment, le tableau tout entier
gris et monochrome ne lui plaisait pas. Il lui manquait les couleurs,
qui pussent contenter son oeil, et ne les ayant pas mises d'abord, il
les avait ajoutées ensuite sous la forme de nature morte. Ainsi cette
pratique des tons clairs juxtaposés, des «taches» lumineuses qu'on lui
reprochait comme un «bariolage», qu'on l'accusait d'avoir adoptée
délibérément pour se distinguer quand même de tous les autres, était,
dans les profondeurs de l'être, l'instinct le plus franc, la manière
la plus naturelle de sentir. Mon portrait n'avait été fait que pour
lui et pour moi, je n'avais aucune idée de l'exposer et, en le
peignant tel qu'il l'avait successivement complété, je puis certifier
qu'il n'avait pensé qu'à se satisfaire lui-même, sans aucun souci de
ce qu'on pourrait en dire.

En examinant depuis ses tableaux, à la lueur que le complément apporté
à mon portrait m'avait donnée, j'ai retrouvé partout cette même
pratique d'addition de parties claires, où il surélève, pour ainsi
dire, la note du coloris, à l'aide de quelques tons tranchés et à part
des autres. C'est ainsi que dans le _Déjeuner sur l'herbe_, se
trouvent répandus sur le sol les accessoires multicolores. C'est ainsi
que dans l'_Olympia_, il a mis le gros bouquet de fleurs variées et le
chat noir contre les blancs du lit. C'est ainsi que dans son tableau
l'_Artiste_, conçu précisément dans une note générale grise, comme mon
petit portrait, il a peint, par derrière le personnage debout, un
chien dons les tons clairs et en lumière. Par là s'explique son goût
pour les natures mortes, qu'il place, comme accessoires ou comme fond,
dans des oeuvres où il semble que d'autres n'eussent point pensé à les
mettre: dans le _Portrait d'Émile Zola_, dans le _Déjeuner_, dans le
_Bar aux Folies-Bergère_. Elles lui offraient le moyen d'introduire
ces juxtapositions de couleurs vives, qui étaient la joie de son
oeil. De même dans le _Balcon_, le balcon vert au premier plan, et,
dans l'_Argenteuil_, le bleu éclatant du fond, lui fournissent
l'occasion qu'il recherche, d'avoir une note surélevée de couleur,
venant se superposer à la gamme déjà claire de l'ensemble.

On comprend dès lors l'opposition que ses oeuvres devaient rencontrer.
Elles révélaient une pratique diamétralement opposée à celle que les
autres suivaient, enseignée et recommandée dans les ateliers. Les
autres atténuaient l'éclat du coloris, fondaient les tons,
enveloppaient les contours d'ombre. Lui supprimait les ombres, mettait
tout en clair, juxtaposait les tons tranchés et, par-dessus
l'ensemble, plaçait encore quelque note accentuée de couleur.
L'habitude de Manet, en exécutant une oeuvre, était donc d'aller, dans
une voie ascensionnelle, vers le coloris de plus en plus éclatant et
les tons de plus en plus clairs. Mais il y avait si bien là le jeu
d'une propension naturelle, que ce qu'il faisait dans les cas
particuliers, il l'a fait, d'ensemble, à travers le temps. L'effort
qui apparaît dans chaque tableau pour y mettre plus de clarté s'est
retrouvé dans le développement graduel de l'oeuvre. On y reconnaît la
volonté constante d'obtenir un surcroît de clarté; ce qu'il a en effet
réalisé, puisque des débuts à la fin, ses productions rangées
chronologiquement laissent voir une marche ininterrompue vers un
éclat de plus en plus grand et une lumière de plus en plus vive.

S'il avait rejeté la manière traditionnelle de distribuer l'ombre et
la lumière, pour suivre un système de coloris propre, il agissait avec
la même indépendance en procédant à la facture du tableau. Il se
comportait alors avec une telle hardiesse, qu'on peut dire qu'il
entrait dans son travail une grande part d'impulsion et qu'il ne
connaissait point le métier fixe. Les peintres, en général, ont leur
chemin tracé. Les sujets qu'ils abordent sont strictement définis. Ils
en écartent ce qui sort des limites marquées. Ils peignent dans leurs
ateliers, où l'arrangement des lumières leur est connu. Ils savent
quelle pose ils donneront à leurs modèles ou, s'ils se permettent un
arrangement nouveau, ils en scrutent d'abord les parties par des
dessins ou des études, de manière à s'assurer que les difficultés ne
seront pas trop grandes ou, s'ils en découvrent de telles, de manière
à les éliminer. Ainsi précautionnés, ils se mettent à l'oeuvre et,
comme ils ont d'ailleurs pour la plupart un métier convenable et une
pratique transmise, ils exécutent sans difficulté et font l'admiration
de ceux qui les regardent peindre, à coup sûr et avec une réussite
certaine.

Manet lui, n'avait pas de cercle circonscrit, il peignait
indifféremment tout ce que les yeux peuvent voir: les êtres humains
sous tous les aspects, dans les arrangements les plus divers, le
paysage, les marines, les natures mortes, les fleurs, les animaux, en
plein air ou dans l'atelier. Variant sans cesse, il ne se tenait point
à un sujet une fois réussi pour le répéter. L'innovation, la recherche
perpétuelle formaient le fond de son esthétique. Son moyen principal
était la peinture à l'huile, mais il usait aussi de l'aquarelle, du
crayon, de la plume, du pastel et, comme graveur, de l'eau-forte et de
la lithographie.

Avec ce système de tout peindre, d'employer les procédés les plus
divers, de ne point répéter une oeuvre une fois faite, il ne
connaissait pas, lui, les facilités du chemin battu. Il ne pouvait
arriver à l'exécution semblable et se maintenir dans la régulière
tenue. Pour donner une idée de sa manière hardie opposée à celles des
autres, il faut le comparer à ce cavalier qui, dans la chasse à
courre, se jette à travers champs, aborde, pour les sauter, tous les
obstacles, haies, murs, rivières et précipices, pendant que les autres
se limitent prudemment à sauter les moindres et, ensuite, passent par
les barrières ouvertes et finissent sur la grand'route. Évidemment le
premier cavalier, en arrivant au but, pourra avoir son chapeau
bosselé, ses habits foulés, il se sera éclaboussé au saut des
rivières, peut-être même aura-t-il vidé un instant les étriers,
pendant que les autres demeureront corrects, sans avoir subi de
déconvenue. Mais c'est celui qui s'est lancé à travers champs qui est
le grand cavalier, et c'était Manet qui, avec son système d'aborder
n'importe où, n'importe comment, n'importe quel sujet, était, parmi
les autres, le véritable, le grand artiste.

C'est ce que ne savaient point reconnaître le public et la plupart des
critiques qui, gardant leur admiration pour les peintres sages de la
tradition, ne voyaient en Manet qu'un artiste sans méthode et déréglé.
Un des critiques célèbres du temps, Albert Wolff, le chroniqueur du
_Figaro_, entretenait, en particulier, de telles pensées et il lui
arriva, à quelques années du moment où nous sommes, un accident qui
peut servir à montrer avec quelle légèreté et quelle incompétence les
journalistes formaient leurs jugements.

Wolff passait son temps, comme tant d'autres, à recommander à
l'admiration publique de ces médiocres, qui n'ont rien laissé et dont
le nom est déjà oublié, et alors que, par fortune, il rencontrait en
Manet l'homme si rare qui crée et qui invente, il n'avait pour lui que
du dédain. Ayant cependant fait sa connaissance, il était allé le voir
dans son atelier. Manet lui avait proposé de peindre son portrait. Il
avait accepté. Manet l'avait alors fait asseoir comme à la renverse,
dans un fauteuil recourbé, à balançoire. La pose offrait des
difficultés d'exécution à prévoir, entraînant à des longueurs qui
eussent peut-être porté d'autres à l'écarter. Mais Manet n'éprouvait
jamais de tels soucis. Après avoir conçu un arrangement quel qu'il
fût, il se mettait à l'oeuvre. Il avait donc commencé à peindre Wolff
et, selon sa manière hardie d'attaquer le morceau, il avait jeté par
places sur la toile les plaques et les taches de couleur, pour revenir
de nouveau sur chaque partie et, par additions successives, mener
l'ensemble au point d'achèvement qu'il jugerait convenable. Mais Wolff
n'avait probablement jamais vu peindre de la sorte et comme à la
troisième ou quatrième séance le portrait, loin d'être achevé,
conservait de ces parties tout juste indiquées, il exprima à ses amis,
par la ville, son étonnement que Manet, qu'il avait cru devoir
produire ses oeuvres avec facilité, de premier jet, fût, au contraire,
un homme qui tâtonnait et auquel l'achèvement d'un tableau demandait
beaucoup de temps. Ce n'était donc, comme il l'avait toujours pensé,
qu'un artiste fort incomplet, ignorant, à vrai dire, son métier.

Manet auquel ces propos furent rapportés en fut très mécontent. Le
portrait ne fut point continué. Retrouvé après la mort de Manet dans
l'atelier, il fut remis par la famille à Wolff. Il subsiste, il a
fait partie de la vente de Wolff après décès. Il est en effet inachevé
et, par places, n'est qu'indiqué. Mais tel quel, il révèle le maître.
Seul un homme connaissant toutes les ressources de son art a pu mettre
ainsi, du premier jet, toutes les parties à leur place et fixer, dès
l'état d'esquisse, une tête aussi vivante et aussi superbe
d'expression. Cette oeuvre vient de la sorte nous révéler le peu de
valeur d'Albert Wolff comme critique d'art.

Le Salon de 1870 était récemment fermé quand éclata la guerre
franco-allemande, suivie de l'invasion et du siège de Paris. Le groupe
d'hommes formé autour de Manet, qui se réunissait au café Guerbois, se
dispersa. Les uns s'en allèrent avec leur famille en province,
d'autres devinrent soldats, comme Bazille, que Fantin-Latour avait
placé au premier plan de son _Atelier aux Batignolles_ et qui devait
être tué à la bataille de Beaune-la-Rollande. Ceux qui restèrent à
Paris entrèrent, à divers titres, dans la garde nationale ou dans ces
fonctions que les besoins nouveaux nés du siège faisaient créer. Il ne
fut plus question pour personne de poursuites littéraires ou
artistiques. Manet ferma son atelier aux Batignolles, qu'on supposait
pouvoir être atteint par le bombardement. Il déménagea ses tableaux.
Il devint officier d'état-major de la garde nationale. Dépourvu de
connaissances militaires, il n'était désigné par aucune aptitude
spéciale pour tenir un poste quelconque. Mais il faisait comme tout le
monde, acte de dévouement, il revêtait l'uniforme, et quoique son
service ne fût généralement que nominal, il assista à la bataille de
Champigny et y porta des ordres dans le rayon du feu.

Devenu officier d'état major, il avait pour chef Meissonier, colonel
dans le corps de l'état-major. Il n'y avait jamais eu entre eux la
moindre relation, placés qu'ils étaient aux deux pôles de l'art. Voilà
que le service militaire les rapprochait tout à coup, et mettait l'un,
artiste jeune et combattu, sous les ordres de l'autre, en pleine
gloire et supérieur par l'âge et le grade. Manet qui avait la vieille
urbanité française dans les moelles et était extrêmement sensible aux
procédés fut très froissé de la manière dont Meissonier le traita,
affectant, à son égard, une sorte de formalisme poli, mais d'où toute
idée de confraternité était bannie. Meissonier ne parut jamais savoir
qu'il fût peintre. Manet devait se souvenir de ce traitement, et
quelques années après il y répondit. Meissonier exposait chez Petit,
rue Saint-Georges, son tableau de la _Charge des cuirassiers_, qu'il
venait de peindre. Manet alla le voir. Sa venue excita tout de suite
l'attention des visiteurs, qui se groupèrent autour de lui, curieux de
savoir ce qu'il pourrait dire. Il donna, alors son opinion. «C'est
très bien, c'est vraiment très bien. Tout est en acier, excepté les
cuirasses.» Le mot courut Paris.

Dans beaucoup de familles, on avait, avant l'investissement de Paris,
fait partir les femmes, les enfants et les vieillards pour diminuer
d'autant les bouches à nourrir, les hommes valides étaient seuls
restés. La mère et la femme de Manet s'étaient ainsi réfugiées à
Oloron, dans les Pyrénées. Après le siège, il alla les rejoindre. Il
reprit ses pinceaux, dont il ne s'était pas servi depuis des mois,
pour peindre diverses vues à Oloron et à Arcachon et le _Port de
Bordeaux_. Il a très bien rendu dans ce dernier tableau le fouillis
des navires à l'ancre et donné l'aspect d'un grand port.

Rentré à Paris avant la fin de la Commune, il put assister à la
bataille qui s'engagea dans les rues entre l'armée de Versailles et
des gardes nationaux fédérés. Il a comme synthétisé, dans une
lithographie, la _Guerre civile_, l'horreur de cette lutte et de la
répression qui la suivit.



LE BON BOCK



VIII

LE BON BOCK


Le siège de Paris et l'insurrection de la Commune, qui n'avait été
vaincue qu'à la fin de mai, avaient amené une telle perturbation dans
l'existence nationale, qu'en 1871 il ne put y avoir de Salon. Mais
lorsque la paix à l'extérieur comme à l'intérieur fut rétablie, une
sorte d'émulation générale porta tout le monde à se remettre au
travail et aux affaires, afin de se relever des désastres. Manet vit
venir à ce moment, pour la première fois, un acheteur important. Il
avait prié Alfred Stevens de l'aider à placer quelques tableaux et lui
en avait remis deux à cet effet, une nature morte et une marine.
Stevens les avait montrés à M. Durand-Ruel qui, comme marchand,
commençait à acheter les productions de la nouvelle école. C'était un
connaisseur capable d'apprécier les oeuvres d'après leur mérite
intrinsèque, il avait donc pris les deux tableaux. Puis, satisfait de
cette première affaire, il était allé presque aussitôt trouver Manet
et, faisant chez lui un nouveau choix, avait ainsi acquis, en janvier
1872, un total de vingt-huit toiles, pour 38.600 francs. Cette vente
devait réjouir Manet et enthousiasmer les jeunes peintres ses amis. Il
semblait qu'un vent favorable fût venu tout à coup enfler les voiles
et que le temps des difficultés fût passé. Ce n'étaient là que des
illusions.

M. Durand-Ruel avait fait un coup d'audace, un acte téméraire, en
achetant les oeuvres d'un peintre aussi généralement réprouvé que
Manet. Rien ne lui servit de vouloir en forcer la vente. Elles lui
restèrent sur les bras. En se faisant l'introducteur et le
représentant d'une école nouvelle honnie de presque tous, il souleva
contre lui le plus grand nombre des collectionneurs, les autres
marchands et même les critiques et la presse. A partir de ce moment,
il dut cesser d'être neutre, pour devenir partisan, multiplier les
achats et prendre part ainsi, comme bailleur de fonds, au combat que
Manet et ses amis poursuivaient pour se faire accepter. Il eut à
connaître lui aussi ces déceptions qui, à chaque occasion où il
croyait toucher au succès, le lui montraient, s'évanouissant, pour
devenir d'une réalisation de plus en plus problématique. Et ce ne fut
qu'après de longues années de sacrifices pécuniaires, l'ayant fait
passer par de véritables crises d'argent, qu'il devait enfin pouvoir
obtenir la juste rémunération de ses longs efforts et de sa mise de
fonds.

1872 vit reprendre la tenue des Salons annuels, interrompue en 1871.
Le Salon de cette année attira d'autant plus l'attention que beaucoup
y apparaissaient avec des envois qui portaient la marque de l'époque
tragique que l'on venait de traverser. Cependant, Manet ne se trouva
point prêt à exposer des oeuvres nouvelles. Il envoya un tableau peint
en 1866, mais alors représentant une action militaire, qui, après la
terrible guerre dont on sortait, prenait comme un caractère
d'actualité. C'était le _Combat du Kearsage et de l'Alabama_. Le
_Kearsage_ de la marine des États-Unis avait coulé en 1864, en vue de
Cherbourg, le corsaire des États Confédérés du Sud: l'_Alabama_.
L'_Alabama_ s'était longtemps tenu réfugié à Cherbourg pour éviter
d'être pris ou détruit par le _Kearsage_, beaucoup plus fort que lui,
mais enfin le capitaine Semmes, qui le commandait, lassé de rester
bloqué, s'était résolu à se mesurer avec l'adversaire, quels que
fussent les risques. Le combat avait eu cette particularité,
qu'annoncé d'avance, il avait pu se livrer en présence d'un certain
nombre de navires et de bateaux tenus à portée. Manet, informé à
temps, venu à Cherbourg, en avait été lui-même spectateur sur un
bateau pilote. C'était donc une scène vue qu'il avait représentée. Il
connaissait très bien la mer, pour avoir été quelque temps marin dans
sa jeunesse et, lorsqu'il l'a peinte, il l'a généralement montrée
comme une plaine qui s'élève vers l'horizon, ce qui est bien en effet
l'apparence qu'elle prend, quand on la regarde des grèves ou d'un
bateau, à raz l'eau.

Manet avait représenté, dans son _Combat du Kearsage et de l'Alabama_,
la plaine liquide montant vers l'horizon, où les deux navires
enveloppés d'un nuage de fumée se combattaient; l'_Alabama_ vaincu
s'abîmait sous l'eau. Cette façon de peindre une marine avait, au
Salon, déconcerté le public qui, habitué à censurer Manet, s'était une
fois de plus mis à l'accuser d'excentricité voulue. Cependant le
tableau, très simple de facture, d'un ton presque uniforme, n'avait
point trop excité l'hostilité. Plusieurs critiques et un certain
nombre de connaisseurs avaient même trouvé à la scène un caractère de
grandeur. Ce tableau était apparu après une interruption d'une année,
où le public n'avait point eu l'occasion d'examiner des productions de
son auteur, il ne causait aucun soulèvement particulier. Une sorte
d'accalmie se faisait donc alors sur le nom de Manet. Les
circonstances se trouvaient ainsi rendues favorables pour une
péripétie qui allait se produire en sa faveur, au Salon de 1873: il
devait y voir une de ses oeuvres séduire le public et recueillir une
louange quasi universelle.

[Illustration: LA PARISIENNE (PREMIER ÉTAT)]

Il avait envoyé deux tableaux, le _Repos_ et le _Bon Bock_. A cette
époque, le jour qui précédait l'ouverture du Salon au public, que l'on
appelait du «vernissage», était réservé à une élite d'artistes, de
critiques, de connaisseurs, de gens de lettres et de gens du monde.
Ces visiteurs triés, étant allés, comme toujours, voir les tableaux de
Manet, avaient été séduits, à première vue, par le _Bon Bock_. Ils
l'avaient tout de suite tenu pour une oeuvre excellente. A la fin de
la journée du «vernissage», les artistes, les critiques, les amis des
peintres avaient coutume de se grouper dans le jardin du Palais de
l'Industrie, réservé à l'exposition de la sculpture. Là on se
communiquait les uns les autres ses premières impressions et, à la
sortie, il s'était prononcé des jugements, qui se répandaient au loin
et devaient être reproduits par la presse. Dans cette sorte
d'aréopage, on avait ratifié l'opinion favorable, d'abord formée sur
le _Bon Bock_ à travers les salles, on était convenu que Manet venait
de peindre un très bon tableau. Ce jugement du public d'élite,
propagé par la presse, fut accepté et partagé ensuite par le grand
public des jours suivants, et les visiteurs, jusqu'à la clôture du
Salon, éprouvèrent un grand plaisir à regarder ce _Bon Bock_. Ils
déclaraient que Manet venait enfin de s'amender et de produire une
oeuvre que l'on pût louer.

Le tableau ainsi goûté était un portrait du graveur Belot, naguère
assidu au café Guerbois. Il était représenté en buste, de face, de
grandeur naturelle, sa pipe à la bouche, qu'il tenait d'une main,
pendant que dans l'autre, il avait un verre de bière, un bon bock.
Belot, doué d'une mine fleurie, semblait sourire, sur la toile, à ceux
qui venaient le regarder. Dès qu'on arrivait devant, on se sentait
agréablement pris par ce gros réjoui, et on lui rendait son bon
accueil en cordialité. Captivés ainsi d'abord, il n'y avait ensuite
aucune particularité de facture qui pût offusquer. Le personnage se
détachant sur un fond gris, coiffé d'une sorte de bonnet de loutre,
vêtu de gris, n'offrait aucune de ces juxtapositions de couleurs
vives, capables d'irriter. C'est ainsi que l'élite, la presse, le
grand public, saisis d'abord par le côté attrayant du sujet et n'y
trouvant ensuite aucune de ces particularités qui pussent les heurter,
se déclaraient cette fois-ci pleinement satisfaits d'une oeuvre de
Manet.

La popularité du _Bon Bock_, assurée dès le premier jour, ne fit
ensuite que s'accroître. Le tableau fut reproduit de toutes les
manières, les revues de théâtre, à la fin de l'année, en firent un de
leurs épisodes sensationnels et un dîner, créé sous son nom par des
artistes et des gens de lettres, d'abord présidé par l'original, par
Belot, devait durer après sa mort.

Cette survenue d'un tableau que l'on vantait permit à la presse et au
public de revenir momentanément, envers Manet, à de meilleurs
sentiments. Des critiques firent l'aveu que, dans leurs violences et
leurs mépris, ils s'étaient peut-être laissé entraîner trop loin. Mais
critiques et public étaient surtout d'accord pour se féliciter
eux-mêmes d'avoir longtemps pensé et dit, que toutes ces violences, ce
choix de motifs singuliers, ce «bariolage», dont Manet les avait
offensés, n'étaient de sa part qu'un dévergondage de jeunesse, qu'un
moyen violent d'attirer l'attention, et qu'enfin viendrait un moment
où il se mettrait à peindre selon les règles, comme les autres. Ils
voyaient le changement attendu se produire avec le _Bon Bock_, et le
tableau leur plaisait d'autant plus, qu'ils les laissait contents
d'eux-mêmes, pour avoir montré de la sagacité. Ce jugement des
critiques et du public n'était que le produit de la pure imagination.
Manet, en peignant son _Bon Bock_, avait agi avec sa naïveté de
facture et sa franchise ordinaires. Si le tableau se trouvait
favorablement accueilli au contraire des autres, la rencontre ne
venait que de circonstances fortuites. Il ne s'était nullement douté
qu'il produisait, en l'exécutant, une oeuvre qu'on jugerait adoucie,
qui plairait par exception, et il demeurait tout surpris du succès.

Parmi ceux qui louaient le _Bon Bock_, il y avait aussi certains
connaisseurs, qui expliquaient que les qualités du tableau étaient
dues à l'influence de Frans Hals. Manet était allé, en 1872, faire un
voyage en Hollande, il avait revu les Frans Hals de Harlem, qui
l'avaient si vivement frappé dans sa jeunesse. De retour à Paris,
l'idée lui était venue, en souvenir, de peindre Belot, un verre de
bière à la main, et la pose du personnage coupé à mi-corps et contenu
dans un cadre restreint, une manière qui ne lui appartenait pas
précisément, avait pu lui venir aussi comme réminiscence.

Il était donc certain qu'un connaisseur, devant le _Bon Bock_, pouvait
penser à Frans Hals. Mais les ressemblances ne consistaient qu'en
rapports de surface, qu'en imitations de pose. Comme facture et comme
touche, l'oeuvre était aussi personnellement de Manet que n'importe
quelle autre qu'il eût peinte. Cette volonté d'appuyer sur les
ressemblances qui pouvaient exister entre le _Bon Bock_ et les
buveurs de Frans Hals pour les signaler au public n'était, de la part
de plusieurs, qu'une manière détournée de continuer à combattre Manet,
en donnant à entendre qu'il ne savait peindre une oeuvre acceptable
qu'en s'inspirant d'un autre. Alfred Stevens s'était fait comme le
truchement de ceux-là, en disant de Belot, le verre à la main: «Il
boit de la bière de Harlem.» Le mot fut colporté. Stevens et Manet
étaient depuis longtemps liés ensemble. Ils ne s'influençaient point
comme artistes, leurs talents différaient, mais ils se voyaient
presque chaque jour au café Tortoni. Manet, froissé d'être ainsi
desservi par un ami, trouva l'occasion de lui rendre la monnaie de sa
pièce. Stevens, à quelque temps de là, exposait, chez un marchand de
la rue Laffitte, un tableau qu'il venait de peindre. Une jeune dame en
costume de ville s'avançait le long d'un rideau qu'elle semblait
vouloir entr'ouvrir, pour entrer par derrière dans un appartement.
Stevens avait peint, par fantaisie, à côté d'elle, sur le tapis, un
plumeau à épousseter. Manet dit alors de la dame, à la vue du plumeau:
«Tiens! elle a donc un rendez-vous avec le valet de chambre?» Stevens
fut encore plus froissé du mot de Manet que celui-ci ne l'avait été du
sien. Ils restèrent après cela assez longtemps en froid.

Cependant, il y avait au Salon de 1873 un autre tableau de Manet, le
_Repos_, exposé en même temps que le _Bon Bock_, mais celui-là ne
rencontrait aucune faveur. Il était au contraire traité avec
l'habituelle raillerie qui accueillait les oeuvres de son auteur. Le
_Repos_ représentait une jeune femme vêtue de mousseline blanche, en
partie assise, en partie étendue sur un divan, les deux bras jetés de
chaque côté d'elle sur les coussins. Il avait été peint en 1870 et
Mlle Berthe Morisot avait servi de modèle. L'originalité de Manet s'y
déployait sans réserve. Dans un temps où l'on parlait toujours
d'idéal, où l'on prétendait qu'une création artistique devait être
idéalisée, c'était une oeuvre qui renfermait une part certaine
d'idéalisation. La jeune femme avec son visage mélancolique et ses
yeux profonds, avec son corps souple et élancé, à la fois chaste et
voluptueux, donnait la représentation idéalisée de la femme moderne,
de la Française et de la Parisienne. Mais le public et les critiques
étaient alors incapables de découvrir l'idéal lorsqu'il se rencontrait
allié à la personnalité, car, à leurs yeux, il ne pouvait exister que
sous des formes convenues et déterminées.

C'est-à-dire que, dans le culte voué à la Renaissance italienne, on en
était arrivé à croire que la beauté, l'idéal, l'art lui-même
dépendaient de certaines observances et étaient liés à des types
particuliers. Dans ces idées on croyait pouvoir conserver
indéfiniment, par l'étude, la valeur que certaines formes avaient
reçue à l'origine d'artistes réellement inventeurs. Alors les uns
après les autres, de maîtres en élèves, on s'imaginait que parce qu'on
saurait dessiner les mêmes contours et peindre des figures analogues,
on perpétuerait les créations initiales. Il eût suffi, dans ce cas, de
posséder la faculté d'assimilation, d'être habile à imiter, pour
parvenir au génie et se hausser à son niveau. Mais ces formes de l'art
traditionnel, où l'on prétendait maintenir l'idéal, sous la répétition
d'hommes médiocres, avaient à la fin perdu toute valeur. Elles
n'avaient plus ni souffle, ni vie, et à plus forte raison ni poésie,
ni idéal, car la poésie et l'idéal, comme le parfum de la fleur, ne
peuvent être séparés de la vie. Ils ne sont attachés à aucune forme
particulière, ils ne dépendent d'aucune esthétique spéciale, mais
peuvent apparaître dans les conditions les plus diverses. Il leur faut
seulement, pour se manifester, l'intermédiaire du véritable artiste,
de l'homme heureusement doué, de l'inspiré, du sensitif qui, devant
les choses, voit se former en lui des images qui acquièrent des formes
embellies, des contours annoblis, un coloris plus éclatant, toute une
parure d'idéalisation.

La tradition, quel qu'ait été le génie initial, ne peut rien
transmettre de grand. Les écoles traditionnelles finissent toutes
immanquablement par le pastiche et l'anémie. L'artiste qui pourra
produire des formes annoblies, des types véritablement idéalisés, sera
seul celui qui se remettra en face de la nature et de la vie, pour les
rendre à nouveau, d'une manière originale. Manet regardait les hommes
de son temps, les êtres vivants autour de lui, il leur trouvait leur
beauté propre et la faisait ressortir. Quand il peignait un gros
buveur, il lui donnait la gaîté, la face réjouie, les yeux noyés, que
comportait sa nature; quand il peignait une jeune femme distinguée, il
la douait du charme et de la grâce, qui sont l'apanage de son sexe,
Mais ce qui est bien fait pour montrer combien le public et avec lui
les critiques de la presse au jour le jour, sont incapables de
jugements suivis et d'appréciations sérieuses, c'est qu'eux tous qui,
depuis dix ans, poursuivaient Manet d'outrages, comme une sorte de
barbare contempteur de tout idéal, voué à un grossier réalisme, se
prenaient tout à coup à louer une de ses oeuvres, le _Bon Bock_, qui,
selon leur esthétique et d'après leurs dires, était, de toutes, celle
qu'ils auraient surtout dû repousser: un buveur rubicond, avec une
large panse, fumant sa pipe, le verre à la main. Et pendant qu'ils
admiraient cette oeuvre particulière, que leurs déclarations
antérieures eussent dû les amener à flétrir, ils raillaient et
bafouaient, en continuation de leur ancienne pratique, le _Repos_, une
jeune femme distinguée, élégante, aux yeux pleins d'un charme profond,
un type féminin véritablement idéalisé.

En somme, ce qui se produisait à l'occasion de Manet était d'ordre
naturel; la conduite que l'on tenait envers lui est celle que l'on a
partout tenue envers les novateurs, qui viennent s'opposer aux modes
transmis pour leur en substituer d'autres. On commençait par
l'injurier, par repousser ses productions en bloc, comme venues d'une
esthétique monstrueuse et d'un travail grossier, mais tout en les
méprisant, on allait les regarder chaque année, on stationnait devant,
on se familiarisait de la sorte inconsciemment avec elles. Les traits
par lesquels elles se rapprochaient le plus des autres se faisaient
alors peu à peu accepter.

C'est de là que venait le succès du _Bon Bock_. Le tableau ne
comportant pas, par son arrangement, ces côtés d'originalité
absolue contre lesquels on se soulevait, on se laissait aller
exceptionnellement à le louer. Selon la règle, on se prenait d'abord à
goûter l'art de Manet, par celle de ses oeuvres où le caractère propre
était mitigé, où l'audace manquait par hasard ou bien se trouvait
voilée. La grande originalité n'est jamais admise qu'à la longue. Que
se passe-t-il lorsqu'un peintre se développe? Les oeuvres du début
qui, à leur apparition, ont été critiquées et méprisées, dix ans
après, quand leur auteur a accentué sa manière, sont déclarées
excellentes, pour servir à attaquer les nouvelles, qu'on ne louera à
leur tour que beaucoup plus tard.

Le temps est un intermédiaire essentiel. Combien parmi les plus
grands, ont travaillé et produit toute leur vie, sans être réellement
appréciés et dont les oeuvres capitales n'ont obtenu la reconnaissance
que longtemps après leur mort! Rembrandt a vu vendre son mobilier et
ses collections à l'encan, pour procurer quelques milliers de florins
à ses créanciers, que son travail ne pouvait leur obtenir. Il est mort
ensuite obscurément, si bien que les derniers temps de sa vie sont
entourés d'incertitude. Et en France, à Paris, parmi les toiles que
l'on possédait de lui, se trouvait un _Saint-Mathieu_, puissant au
suprême degré et qui par là même déplaisait. On le laissait dans
l'ombre, pour lui préférer des oeuvres plus douces; les critiques qui
écrivaient des livres sur le maître, il n'y a encore que quelques
années, en parlaient sous réserves. On y est venu à ce _Saint-Mathieu_
et à l'ange qui l'inspire, on a enfin su les apprécier, on les a mis à
une place d'honneur au Louvre, mais alors que depuis deux cent trente
ans celui qui les avait peints était mort.

Manet, quelque temps après le siège, avait dû abandonner son atelier
de la rue Guyot, la maison ayant été démolie. Il était alors venu
s'établir dans une vaste pièce, une sorte de grand salon, à
l'entresol, 4, rue de Saint-Pétersbourg, près de la place de l'Europe.
Il ne se trouvait plus là à l'écart, mais en plein Paris. Aussi la
solitude dans laquelle il avait précédemment vécu et travaillé
prit-elle fin. Il reçut les visites plus rapprochées de ses amis. Il
fut aussi fréquenté par un certain nombre de femmes et d'hommes
faisant partie du Tout-Paris, qui, attirés par son renom et l'agrément
de sa société, venaient le voir et, à l'occasion, consentaient à lui
servir de modèles. Avec son désir de rendre la vie sous tous ses
aspects, il put alors aborder des sujets absolument parisiens, qui lui
étaient interdits dans son isolement de la rue Guyot. C'est ainsi
qu'il peignit en 1873 son _Bal masqué_ ou _Bal de l'Opéra_, un tableau
de petite dimension, qui lui prit beaucoup de temps. A proprement
parler, ce n'est pas le bal de l'Opéra qui est montré, puisque la
scène ne se passe pas dans la salle, lieu de la danse, mais dans le
pourtour derrière les loges. Les personnages sont surtout des hommes
en habit et en chapeaux à haute forme, assemblés avec des femmes en
domino noir. Le ton du tableau est donc d'un noir presque uniforme et
il a fallu une singulière sûreté de coup d'oeil pour empêcher
l'absorption des détails par le fond monochrome. Sur l'ensemble des
costumes noirs, se détachent cependant quelques femmes travesties et,
par elles, des couleurs vives viennent mettre des notes d'éclat et
écarter la monotonie.

Selon son habitude de choisir ses modèles dans la classe même des gens
à représenter, les personnages de son _Bal de l'Opéra_ furent pris
parmi les hommes du monde ses amis. Ils durent venir, par groupes de
deux ou trois ou isolément, en habit noir et en cravate blanche, poser
dans son atelier. Il fit entrer ainsi dans son assemblage: Chabrier le
compositeur de musique, Roudier un ami de collège, Albert Hecht un des
premiers amateurs qui eût acheté de sa peinture, Guillaudin et André
deux jeunes peintres, un colonel en retraite, etc. Il tenait à
s'assurer des types divers et à ce que, dans leur variété, ils
conservassent leur physionomie et leurs allures propres. Les hommes,
par exemple, ont leurs chapeaux placés sur la tête de la façon la plus
diverse. Ce n'est point là le résultat d'un arrangement fantaisiste,
mais bien de la manière dont tous ces hommes se coiffaient réellement.
Il leur disait en effet: «Comment mettez-vous votre chapeau, sans y
penser et dans vos moments d'abandon? eh bien! en posant, mettez-le
ainsi et non pas avec apprêt.» Il poussait si loin le désir de serrer
la vie, de ne rien peindre de _chic_, qu'il variait ses modèles, même
pour les figurants de second plan, dont on ne devait voir qu'un détail
de la tête ou une épaule. Il m'utilisa personnellement, en me prenant
une part du chapeau, une oreille et une joue avec de la barbe. Celle
moitié de visage ne pourrait être aujourd'hui reconnue et recevoir un
nom, mais, au moment où il la peignait, il trouvait qu'elle animait la
scène pour sa part et qu'elle était très ressemblante.

Il peignit, à peu près dans le même temps que le _Bal de l'Opéra_, la
_Dame aux éventails_. C'est encore là un tableau parisien. La femme
qui a posé était très connue, pour son originalité de caractère et de
visage. Elle est étendue sur un canapé, vêtue d'un costume de
fantaisie, et autour d'elle, sur la muraille, sont placés des
éventails. Dans le _Monde nouveau_, en mars 1874, une revue d'art et
de littérature dirigée par Charles Cros, qui n'a eu que trois numéros,
a paru, sous le titre la _Parisienne_, un bois dessiné par Manet,
gravé par Prunaire, pour lequel avait posé la même femme peinte comme
la _Dame aux éventails_.

Manet vit venir vers lui en 1873 le poète Stéphane Mallarmé. La
connaissance conduisit promptement à une vive amitié. Mallarmé devint
un de ses constants visiteurs. Manet devait illustrer plusieurs de ses
ouvrages, le _Corbeau_, traduit d'Edgar Poe en 1875, l'_Après-midi
d'un Faune_ en 1876 et peindre son portrait même en 1877. Le café
Guerbois était à ce moment-là abandonné. Les réunions qui s'y tenaient
avant la guerre n'avaient point été reprises après. Les assidus du
lieu, dispersés, vivaient maintenant trop loin les uns des autres pour
pouvoir se retrouver fréquemment ensemble. Cependant comme Manet avait
besoin de se rencontrer avec ses amis, il avait choisi, pour y venir
le soir, le café de la Nouvelle-Athènes sur la place Pigalle,
fréquenté par un monde mélangé d'hommes de lettres et d'artistes, et
là, pendant quelques années, les anciens habitués du café Guerbois
surent se revoir à l'occasion.

En 1874, Manet envoya au Salon deux tableaux, le _Chemin de fer_ et le
_Polichinelle_, mais sans retrouver le succès que le _Bon Bock_ lui
avait valu l'année précédente. Avec son système de peindre chaque fois
devant la nature des scènes nouvelles, il ne pouvait profiter d'un
succès acquis, pour en obtenir à coup sûr un second. Cet avantage, que
tant d'autres savent s'assurer, lui était, de par son esthétique,
interdit. La plupart, lorsque certains sujets leur ont gagné la faveur
publique, s'y cantonnent et n'en sortent plus. On a vu ainsi de tout
temps des peintres qui, en se répétant, ont trouvé les louanges et la
fortune. Il leur suffit, pour ne pas lasser, de varier quelque peu les
détails. Public et critiques acceptent volontiers cette pratique. Ils
n'ont aucune peine à prendre pour suivre l'artiste, qui ne se
renouvelle point. La connaissance, une fois liée avec lui, peut se
poursuivre indéfiniment sur le même pied. Le public ne se doutant
point que la répétition, l'imitation de soi-même sont en art odieuses,
puisqu'elles ne peuvent conduire qu'à l'affaiblissement des effets
d'abord produits en mieux, trouve agréable de n'avoir point à faire
cet effort d'attention, que demande l'examen de sujets sans cesse
renouvelés, comme forme et comme fond. C'est ainsi que les artistes
sages, s'adaptant au goût moyen, cheminent contents d'eux-mêmes, sûrs
du succès, pendant que les vrais créateurs, tourmentés du besoin de se
renouveler, passent leur vie à combattre et reçoivent les horions.

Manet en faisait l'expérience en 1874; après avoir vu son _Bon Bock_,
l'année précédente, devenir populaire et lui attirer les louanges, il
voyait maintenant son _Chemin de fer_ ramener les vieilles railleries.
Ce tableau marquait une nouveauté parmi ses envois au Salon, celle de
la peinture en plein air. Il l'avait exécuté dans un jardinet placé
derrière une maison de la rue de Rome. Le public et la presse ne
s'étaient pas bien rendu compte, pour en raisonner, qu'il s'agissait
d'une oeuvre produite directement en plein air. Ils avaient tout
simplement, comme d'habitude, été offensés par l'apparition des
couleurs vives, mises côte à côte, sans interposition de demi-tons ou
d'ombres conventionnelles.

Au reproche d'être peint dans une gamme trop vive qu'on faisait au
tableau, s'ajoutait celui de présenter un sujet «incompréhensible». Il
n'y avait en effet, à proprement parler, pas de sujet sur la toile,
les deux êtres qui y figuraient ne se livraient à aucune action
significative ou amusante. Car le public ne cherche et ne regarde
presque jamais dans une oeuvre, que l'anecdote qui peut s'y laisser
voir. Le mérite intrinsèque de la peinture, la valeur d'art due à la
beauté des lignes ou à la qualité de la couleur, choses essentielles
pour l'artiste ou le vrai connaisseur, restent incompris et ignorés
des passants. Or, Manet avait mis dans son _Chemin de fer_ deux
personnes sur la toile, pour qu'elles y fussent simplement
représentées vivantes. Il agissait ainsi en véritable peintre et eût
pu se recommander des maîtres hollandais, qui ont si souvent tenu
leurs personnages oisifs, ne se livrant à aucune action précise. Il
avait représenté une jeune femme vêtue de bleu, assise contre une
grille et tournée vers le spectateur, pendant que près d'elle, debout,
une petite fille en blanc se tenait des deux mains aux barreaux. Cette
grille servait de clôture à un jardinet, dominant la profonde
tranchée où passe le chemin de fer de l'Ouest, près de la gare
Saint-Lazare. Par derrière les deux femmes, se voyaient des rails et
la vapeur de locomotives, d'où le titre du tableau.

Le _Chemin de fer_, le plus important par les dimensions, était, des
deux envois au Salon, celui qui attirait surtout les regards. L'autre,
le _Polichinelle_, dans un tout petit cadre, passait presque inaperçu.
Cependant il plaisait assez à ceux qui venaient le regarder et il
devait plaire tout particulièrement à quelqu'un. Mme Martinet,
appartenant à la riche bourgeoisie parisienne, était liée avec Manet,
qu'elle recevait assez souvent à dîner. C'était une fête pour elle que
cette venue d'un homme dont la vivacité et la conversation brillante
l'enchantaient. Elle l'avait en véritable amitié et elle eût bien
voulu la lui témoigner, en lui prenant quelques tableaux. Mais la
bonne dame ne s'y connaissait pas plus que les autres; elle partageait
le sentiment commun sur les oeuvres de Manet, elle les trouvait
désagréables. Elle disait, comme beaucoup de ceux qui rencontraient le
peintre dans le monde: comment peut-il se faire qu'un homme si
distingué peigne d'une manière si barbare? Enfin, en 1874, arrive le
_Polichinelle_ qui la séduit. Le petit personnage, le chapeau sur
l'oreille, la figure goguenarde, lui paraît charmant. Elle s'empresse
ne l'acquérir et satisfait ainsi l'envie qu'elle éprouvait de faire
plaisir à son ami Manet, en lui montrant chez elle une de ses oeuvres.



LE PLEIN AIR



IX

LE PLEIN AIR


Cependant les artistes que Manet avait attirés vers lui par son esprit
d'innovation s'étaient à ce moment, en 1874, pleinement développés.
Ils avaient formé un groupe produisant d'après des données assez
neuves, pour qu'on eût senti le besoin de leur trouver un nom. On les
avait alors appelés les Impressionnistes.

Les Impressionnistes, qui étaient surtout des paysagistes, se
distinguaient par deux particularités. Ils peignaient en tons clairs
et systématiquement, en plein air, devant la nature. Ils avaient reçu
de Manet l'exemple de la peinture en tons clairs et ils s'étaient mis
à travailler en plein air, comme adoptant une pratique déjà connue au
moment où ils survenaient. On ne saurait dire, en effet, que l'idée de
peindre devant la nature puisse être spécialement revendiquée par
quelqu'un. Il est des procédés qui ont surgi d'une façon en quelque
sorte spontanée et que l'on voit ensuite s'être généralisés, sans que
l'on puisse trop savoir comment la chose s'est faite. Mais enfin, s'il
fallait absolument citer des noms, on pourrait faire honneur à
Constable en Angleterre, à Corot et à Courbet en France, de la coutume
de peindre directement en plein air. Je me rappelle personnellement
avoir vu ces deux derniers, assis l'un près de l'autre dans un champ
et peignant chacun une vue de la ville de Saintes, ma ville natale.
Seulement ils se restreignaient, en plein air, à des tableaux de
petites dimensions, que l'on n'appelait pas même des tableaux, mais
des études, et leurs oeuvres importantes s'exécutaient à l'atelier.

Les paysagistes du groupe impressionniste, allant plus loin que leurs
devanciers, avaient généralisé le procédé de peindre en plein air, en
en faisant une règle absolue. Avec eux, il n'y eut plus de paysage
produit dans l'atelier. Tout paysage, quelle que fût son importance,
ou le temps demandé pour son exécution, dut être mené à terme
directement devant le site à représenter. Les Impressionnistes sont
arrivés de la sorte à obtenir des effets nouveaux et inattendus.
Placés en tous temps, obstinément devant la nature, ils ont pu saisir,
pour les rendre, ces aspects fugitifs, qui avaient échappé aux autres,
retenus dans l'atelier. Ils ont observé ces différences considérées
par les autres comme négligeables mais, pour eux, devenues
essentielles, qui existent dans l'aspect d'une même campagne, par un
temps gris ou le plein soleil, par la pluie ou le brouillard, et aux
diverses heures de la journée. Ils ont recherché les apparences
changeantes que la végétation revêt selon les saisons. L'eau s'est
nuancée, sur leurs toiles, des tons infiniment variés, que le limon
qu'elle entraîne, les bords qu'elle reflète, l'angle sous lequel le
soleil la frappe, peuvent lui faire prendre.

Le groupe des premiers Impressionnistes comprenait Pissarro, Claude
Monet, Renoir, Sisley. Ils étaient animés de pensées communes et, se
tenant très près les uns des autres, ont tous contribué à
l'épanouissement du système et à la découverte des règles à appliquer.
Cependant s'il en est un qui ait plus particulièrement dégagé les
traits propres de l'impressionnisme, c'est Claude Monet. Plus que tout
autre, en effet, il a su donner à l'aspect fugitif de l'heure, à
l'enveloppe ambiante de lumière, aux colorations éphémères des
saisons l'importance décisive dans le rendu de la scène vue. Tellement
qu'avec lui les impressions passagères sont devenues assez
caractéristiques et distinctes pour former, par elles-mêmes et en
elles-mêmes, le vrai motif du tableau. Personne n'avait donc, avant
lui, poussé aussi loin l'étude des variations que l'apparence d'une
scène naturelle peut offrir. Aussi, portant sa manière à l'extrême
limite de ce qu'elle peut donner, devait-il peindre les mêmes meules
dans un champ, ou la même façade de cathédrale à Rouen, un nombre de
fois indéterminé, douze ou quinze fois, sans changer de place et sans
modifier les lignes de fond du sujet, et cependant en exécutant bien
réellement chaque fois un tableau nouveau. Il s'appliquait seulement à
fixer chaque fois sur la toile un des aspects modifiés, que les
changements de l'heure ou de l'atmosphère avaient fait prendre au
sujet. L'impression ressentie variait dans chaque cas, et elle était
saisie et rendue si effectivement que, dans chaque cas, elle lui
permettait de produire un tableau différent.

Les Impressionnistes sortis de la période d'essais étaient arrivés, en
1874, à la pleine conscience d'eux-mêmes. Ils avaient fait cette
année-là, sur le boulevard des Capucines, une première exposition
d'ensemble de leurs oeuvres, qui avait attiré l'attention de la
critique et du public. Mais la notoriété ainsi acquise n'avait eu
d'autre résultat, que de soulever contre eux un immense mouvement de
railleries et d'insultes. L'hostilité témoignée à Manet, à ses débuts,
se reportait maintenant sur les Impressionnistes. Le peintre
impressionniste devenait à son tour une sorte de paria, contre qui
toute attaque paraissait licite.

[Illustration: LA PARISIENNE (DEUXIÈME ÉTAT)]

Manet, qui, alors qu'il était universellement méprisé, avait trouvé
des amis dans les hommes devenus maintenant les Impressionnistes,
n'avait cessé de les suivre et de les encourager. Son intérêt s'était
accru, lorsqu'il avait vu la manière de peindre en clair, la sienne
d'abord, s'étendre sous leur pratique à de nouveaux domaines et donner
naissance, surtout dans le paysage, à une forme d'art originale. Aussi
rencontraient-ils en lui un ardent défenseur. Alors qu'il était encore
lui-même violemment attaqué et qu'il avait beaucoup de peine à
surmonter les difficultés qui l'assaillaient, il lui restait du temps
et de l'énergie pour s'occuper d'eux et les aider. Il se trouvait à
court d'argent, il dépensait réellement plus que la fortune paternelle
le lui permettait et il lui fallait compter, comme supplément, sur la
vente de ses oeuvres, mais qui ne survenait qu'accidentellement et
encore ne lui procurait que des sommes minimes. Il était donc dans une
situation à ne pouvoir réellement se permettre la moindre largesse;
cependant sa générosité naturelle et son amitié l'emportaient. Il
s'ingéniait à aider ses amis, même de sa bourse. Il était allé en 1875
voir Claude Monet qui habitait Argenteuil et qui se voyait tellement
combattu et méprisé, qu'il ne pouvait arriver que très difficilement à
vivre de son travail; alors, à la recherche de combinaisons pour venir
à son aide, il m'écrivait:

    «Mercredi.»

    «Mon cher Duret,

«Je suis allé voir Monet hier. Je l'ai trouvé navré et tout à fait à
la côte.

«Il m'a demandé de lui trouver quelqu'un qui lui prendrait, _au
choix_, de dix à vingt tableaux, à raison de 100 francs. Voulez-vous
que nous fassions l'affaire à nous deux, soit 500 francs pour chacun?

«Bien entendu personne, et lui le premier, ignorera que c'est nous qui
faisons l'affaire. J'avais pensé à un marchand ou à un amateur
quelconque, mais j'entrevois la possibilité d'un refus.

«Il faut malheureusement s'y connaître comme nous, pour faire, malgré
la répugnance qu'on pourrait avoir, une excellente affaire et en même
temps rendre service à un homme de talent. Répondez-moi le plus tôt
possible ou assignez-moi un rendez-vous.

    «Amitiés.

    «E. MANET.»

Il semblera peut-être étrange que donner mille francs à un peintre
impressionniste pour dix de ses tableaux ait jamais pu être un acte
désintéressé. Mais tout est relatif et au moment où Manet écrivait
cette lettre, il était plus difficile d'arracher cent francs pour un
tableau de Claude Monet, qu'il ne l'est devenu depuis d'en obtenir dix
mille. L'aversion, l'horreur,--je ne sais quel mot trouver qui soit
assez fort pour exprimer le sentiment du public,--étaient alors
telles, qu'en dehors d'une demi-douzaine de partisans, gens de goût,
mais disposant de peu de ressources, considérés d'ailleurs comme des
fous, personne ne voulait avoir de cette peinture, personne ne voulait
se donner la peine de la regarder ou, si, par extraordinaire,
quelqu'un la regardait, ce n'était que pour en rire. Les amateurs qui
achetaient des tableaux n'eussent pas même consenti à recevoir en
don une oeuvre des Impressionnistes, invités à la mettre chez eux.
Ils se fussent considérés ainsi comme dépréciant leurs collections et
comme perdant leur renom d'hommes de goût. M. Durand-Ruel, le seul
marchand qui eût encore acheté des oeuvres si décriées, allait tellement
contre le goût général, qu'il ne pouvait en vendre à n'importe quel
prix. Après avoir longtemps persisté à faire des avances aux
Impressionnistes, envers lesquels il se conduisait non plus en homme
d'affaires, mais en ami dévoué, il avait empilé de leurs toiles et
épuisé sa caisse, à un point qui le mettait dans l'impossibilité
momentanée de les soutenir. Dans ces circonstances, l'aide que Manet
concevait se produisait bien comme un acte de désintéressement.

Manet cherchait, de toutes manières, à trouver des acheteurs aux
Impressionnistes. Il gardait de leurs oeuvres dans son atelier, qu'il
s'efforçait de faire prendre aux personnes qui venaient le visiter, et
il les vantait dans les termes les plus louangeurs. Claude Monet était
de tous celui vers lequel il se sentait le plus vivement porté. Il
admirait surtout son art de peindre l'eau, sous les apparences les
plus diverses. Monet, disait-il, est le Raphaël de l'eau. Il le
considérait comme tout à fait maître dans sa sphère. Un hiver il
voulut peindre un effet de neige; j'en possédais précisément un de
Monet qu'il vint voir; il dit, après l'avoir examiné: «Cela est
parfait, on ne saurait faire mieux», et il renonça à peindre de la
neige. Il s'établit ainsi entre eux une grande amitié et des rapports
suivis, qui se sont toujours traduits par un échange de bons procédés.

Manet fut amené à peindre Claude Monet et les siens plusieurs fois. Il
le peignit, une première fois en 1874, dans son bateau sur la Seine.
Monet, qui travaillait directement devant la nature, s'était aménagé
un bateau, à l'époque où il habitait Argenteuil, pour y exécuter à
l'aise ses vues de la Seine. Il l'avait disposé d'une façon
particulière avec une petite cabine au fond, où se réfugier en cas de
mauvais temps, et une tente par devant, sous laquelle il pouvait se
tenir au soleil. Manet avait représenté Monet peignant sous la tente
de son bateau et Mme Monet, par derrière, assise dans la cabine. Il
avait lui-même donné pour titre au tableau: _Monet dans son atelier_,
en disant plaisamment: «Monet! son atelier, c'est son bateau.» Il a
peint encore une fois Monet et sa famille en plein air, toujours en
1874, cette fois dans leur jardin. La femme et le fils sont assis sous
des arbres, pendant que le père, contre une haie, s'occupe à jardiner.

Manet avait été lui-même, dès ses débuts, un partisan de la peinture
en plein air, que les Impressionnistes étaient venus adopter
systématiquement. Avec ses idées de ne peindre que des choses vues, il
avait commencé à faire des études de plein air dès 1854, alors qu'il
fréquentait encore l'atelier de Couture. En 1859, il a peint un
paysage à Saint-Ouen qui s'est appelé la _Pêche_, où on voit la Seine
avec ses rives et un pêcheur dans un bateau. Il devait ensuite avoir
la fantaisie de placer sur cette toile son portrait et celui de sa
femme, tous les deux vêtus de costumes à la Rubens, ce qui a fait
prendre à l'oeuvre un air composite assez singulier. Il peignit en
1861 des études dans le jardin des Tuileries, qui devaient lui servir
à composer son tableau de la _Musique aux Tuileries_. Son paysage du
_Déjeuner sur l'herbe_ a été peint en 1863, d'après des études faites
à l'île de Saint-Ouen. A son exposition de 1867 ont figuré diverses
marines, des paysages, une course de chevaux, exécutés en plein air
les années précédentes. En 1867, il peint, sur une toile de dimensions
importantes, une _Vue de l'Exposition universelle_. La vue, prise du
Trocadéro, s'étend sur le Champ de Mars, où cette année-là
l'exposition était concentrée. Mais à ce moment le plein air était un
des sujets les plus discutés, dans les réunions du café Guerbois,
entre Manet et ses amis. Il s'adonnera donc désormais, d'une manière
toute spéciale, à la peinture de plein air; il lui fera une part de
plus en plus grande dans sa production.

En 1868 et 1869 il passe une partie de l'été à Boulogne; il y peint
des marines et des vues du port. L'une d'elles, connue sous le titre
du _Clair de lune_ ou du _Port de Boulogne_, a été prise d'une fenêtre
de l'hôtel de Folkestone, sur le quai de Boulogne. Elle rend bien la
magie de la nuit et l'apparence fantastique des nuages, emportés
devant la lune. Deux toiles ont été consacrées au départ du bateau à
vapeur, faisant le service entre Boulogne et Folkestone. En 1870,
avant la guerre, il peint dans un jardin de Passy le petit tableau qui
s'est appelé le _Jardin_, où l'on voit une jeune femme en blanc,
assise près de son enfant placé dans une petite voiture et un jeune
homme à côté, étendu sur l'herbe. En 1871 il peint le _Bassin
d'Arcachon_, à son retour des Pyrénées, et le _Port de Bordeaux_, des
fenêtres d'une maison située sur le quai des Chartrons. En 1872 il
peint en Hollande, où il est allé, une marine. En 1873 ses tableaux de
plein air sont particulièrement nombreux. Il passe une partie de l'été
à Berck-sur-Mer; il y peint les _Hirondelles_. Sa mère et sa femme ont
posé pour les dames représentées. Il les a réduites à des proportions
tellement restreintes, que le tableau demeure presque un paysage pur.
Le titre est venu de quelques hirondelles, qui volent par-dessus le
terrain couvert de gazon. Il peint encore à Berck une vue de mer avec
personnages. Sa femme est assise au premier plan; à côté d'elle Eugène
Manet est étendu sur le sable et, au fond, la mer bleue s'élève vers
l'horizon. Ce tableau s'est appelé _Sur la Plage_. Il peint, toujours
à Berck, les _Pêcheurs en mer_; embarqué avec eux, il les a saisis sur
le vif, à leur travail, pendant que l'embrun de la mer venait mouiller
sa toile. Les longues années passées à terre sans naviguer lui avaient
fait perdre le pied marin, acquis au cours de son voyage au Brésil,
car il racontait que le mal de mer l'avait fort incommodé sur la
barque de pêche. Il peint en outre, en plein air, en 1873, la _Partie
de crocket_, et enfin le _Chemin de fer_, qu'il expose au Salon de
1874.

Dans ses oeuvres de plein air, Manet devait marquer sa manière
personnelle, en face de ses amis les Impressionnistes. Eux, qui
étaient principalement des paysagistes, peignaient surtout en plein
air des paysages purs, où ils introduisaient accessoirement des
figures humaines; tandis que lui, qui jusqu'à ce jour avait surtout
peint des tableaux de figures, maintenant qu'il abordait plus
particulièrement le plein air, se maintenait cependant dans sa
véritable manière, en donnant à ses figures une grande importance, de
telle sorte que le paysage ne formât le plus souvent autour d'elles
que le cadre ou le fond de la scène.

Dans ces idées Manet se résolut à frapper un coup. Jusqu'alors ses
tableaux de plein air avaient été de dimensions assez restreintes. Le
premier qu'il eût envoyé au Salon en 1874, le _Chemin de fer_, se
trouvant de cet ordre, n'avait guère été reconnu pour ce qu'il était.
Maintenant il en peindrait un où les personnages atteindraient la
grandeur naturelle et qui serait tellement caractéristique, qu'on ne
pourrait se méprendre à son sujet. Dans l'été de 1874, il s'assure une
femme appropriée et obtient de son beau-frère Rudolph Leenhoff de
venir poser. Il les emmène à Argenteuil. Là il les place l'un contre
l'autre, dans un bateau, assis sur un banc, avec l'eau bleue, comme
fond, et une des berges de la Seine, pour clore l'horizon. Il se met à
les peindre, en plein soleil, sur une toile d'un mètre cinquante de
haut et un mètre quinze de large. Peindre ainsi deux personnages de
grandeur naturelle, en maintenant à chaque être et au paysage
l'intensité de coloris que l'éclat du plein air leur donnait, était
une tentative d'une extrême hardiesse. Il fallait pour la mener à bien
un homme, doué d'abord d'une vision particulière, puis habitué à
réaliser sur la toile la juxtaposition des tons les plus tranchés.

L'oeuvre terminée fut exposée, comme unique envoi, au Salon de 1875,
sous le titre d'_Argenteuil_. Il s'était proposé de frapper un coup
avec ce tableau. Il devait pleinement y réussir, mais non pas de la
manière qu'il eût désirée. Quand il cherchait à attirer l'attention,
c'était toujours avec l'espérance de captiver le public et la presse.
Les déceptions ne le décourageaient point; après tant d'oeuvres
montrées sans trouver le succès recherché, il pensait toujours qu'il
en produirait d'autres qui le lui obtiendraient. Il lui était arrivé
une chance de ce genre avec le _Bon Bock_, mais par un concours
exceptionnel de circonstances heureuses. Maintenant qu'avec son
_Argenteuil_, il se proposait de frapper un coup d'éclat, en mettant
dans une oeuvre, comme il l'avait déjà fait, la marque de sa pleine
originalité, la tentative, loin d'avoir le résultat favorable qu'il
entrevoyait toujours, ne pouvait que soulever de nouveau l'hostilité
que ses oeuvres antérieures, produites dans les mêmes données, avaient
fait naître. C'est ce qui allait en effet avoir lieu. L'_Argenteuil_
devait être, avec le _Déjeuner sur l'herbe_, l'_Olympia_ et le
_Balcon_, celui de ses tableaux qui rencontrerait la désapprobation la
plus violente et la plus universelle.

Une des particularités qui avaient le plus déplu chez Manet avait été
sa manière de peindre en tons clairs juxtaposés. On n'avait vu tout
d'abord dans cette pratique qu'un «bariolage», et l'oeil habitué aux
tableaux enveloppés d'ombre en avait été offensé. Cependant, depuis
plus de dix ans qu'il persistait à se produire aux Salons, et qu'il y
revenait toujours le même, on avait fini par le tolérer. On avait
même été jusqu'à accepter celles de ses oeuvres conçues dans une gamme
de couleurs moins vive que les autres. En outre, sans qu'on s'en
rendît compte, par la seule puissance du vrai sur le convenu, du naïf
sur l'artificiel, cette manière tant abhorrée d'appliquer les tons
clairs sans ombres intermédiaires exerçait son influence et l'école
française commençait à supprimer les ombres opaques, pour aller vers
le clair. Ainsi l'accoutumance venue d'une part, et de l'autre un
changement général se produisant, il se trouvait que l'art de Manet ne
frappait plus par un air d'absolue étrangeté, qu'il n'était plus
considéré comme entièrement en dehors des règles. Si on n'allait point
encore jusqu'à l'accepter tout à fait, au moins on s'y habituait, dans
une certaine limite. Mais voilà qu'avec cet _Argenteuil_ peint en
plein air, Manet accentuait tellement sa manière, qu'il se remettait
vis-à-vis des autres dans l'état de séparation absolue, où il s'était
trouvé à l'origine. L'éclat des tons se trouvait porté, par le fait
d'un tableau peint en plein air, à un tel degré d'acuité, qu'il
dépassait de beaucoup tout ce que les tableaux peints dans la lumière
atténuée de l'atelier avaient laissé voir. Le gain que Manet avait pu
faire, par l'accoutumance où l'on était entré avec ses tableaux
d'atelier, était donc perdu pour ceux du plein air.

Aussi revoyait-on devant l'_Argenteuil_ ces attroupements bruyants qui
s'étaient produits devant le _Déjeuner sur l'herbe_ et l'_Olympia_.
L'éclat du plein air offusquait. Les spectateurs le trouvaient
intolérable. Leurs yeux ne pouvaient le supporter. Un effet exaspérait
par-dessus tout: l'eau de la Seine peinte d'un bleu intense. Il est
pourtant certain que l'eau limpide et profonde d'une rivière, frappée,
dans certaines conditions, par le soleil, laissera voir des tons d'un
tel bleu, que la palette la plus riche ne pourra pleinement les
rendre. Manet ayant peint la Seine à Argenteuil par un soleil ardent
avait eu beau s'efforcer, l'eau bleue de son tableau avait dû rester,
comme éclat, au-dessous de la réalité. Mais le public et les critiques
n'étaient à même d'entrer dans aucune de ces considérations. Cette eau
bleue leur causait une sorte de souffrance physique, elle les
aveuglait. Devant le _Balcon_ de 1869, tout le monde s'était récrié.
Avait-on jamais vu un balcon vert! Maintenant tout le monde se
soulevait contre l'eau de l'_Argenteuil_. Avait-on jamais vu de l'eau
bleue dans une rivière!

Il était vrai qu'on n'avait jamais vu apparaître, dans un tableau du
Salon et même dans aucun autre tableau n'importe où, de l'eau bleue,
peinte avec une telle intensité de coloris, puisque personne, excepté
les Impressionnistes, ne s'était encore avisé d'aller peindre en
plein soleil, directement devant la nature. Manet s'étant livré à une
tentative originale et ayant travaillé dans des conditions encore
inconnues devait par cela même produire une oeuvre douée de caractères
qui la différencieraient de toutes les autres. C'est précisément parce
qu'il en était ainsi qu'elle eût dû être louée ou au moins prise en
considération, comme hors de la banalité et du pastiche, qui sont la
mort de l'art. Mais au contraire le public en art, comme en toutes
choses, n'aime que les voies battues, commodes à sa nonchalance. Il
est d'instinct l'ennemi des nouveautés. Cet _Argenteuil_, vu au Salon
comme une oeuvre sans précédent, déplaisait donc par cela même à tout
le monde.

Le tableau qui, par sa tonalité générale, soulevait l'hostilité, ne
gagnait rien, lorsque les deux personnages qui y figuraient étaient
considérés à part. D'abord on les déclarait laids et vulgaires. Et
puis! que faisaient-ils assis sur un banc, dans ce bateau? Ils
manquaient peut-être de raffinement, mais les canotiers qui vont, les
hommes en tricot, les femmes en robes multicolores, s'amuser sur
l'eau, n'ont jamais appartenu à l'élite sociale. D'ailleurs ils
étaient assis dans le bateau, pour n'y rien faire autre chose que d'y
être assis. C'était la question posée, à l'occasion du _Chemin de
fer_, l'année précédente, où une femme et une petite fille avaient
été représentées sans se livrer à aucune mimique particulière,
simplement pour offrir deux figures à peindre. Le public insensible
aux arrangements picturaux en eux-mêmes, qui demande toujours aux
personnages d'un tableau d'accomplir une action bien déterminée, avait
trouvé, en 1874, les femmes du _Chemin de fer_ «incompréhensibles», et
il jugeait, en 1875, étranges et méprisables les canotiers de
l'_Argenteuil_, dans la simplicité de leur pose et de leur
habillement.

En peignant son _Argenteuil_, Manet avait représenté un côté de la vie
parisienne, qui a presque entièrement disparu. Avant que la bicyclette
ne fût connue, le canotage, les jours fériés, dans la belle saison,
formait l'amusement d'une partie de la jeunesse. Argenteuil, Asnières,
Bougival, voyaient accourir des bandes de jeunes gens des deux sexes
qui, après avoir prodigué leurs forces à ramer sur l'eau, finissaient
la journée par un festin au cabaret et un bal champêtre. La bicyclette
a mis fin à ces divertissements; ceux qui s'y fussent autrefois
adonnés se dispersent maintenant sur les routes. Les canotiers
venaient de mondes différents, mais les femmes qu'ils emmenaient avec
eux n'appartenaient qu'à la classe des femmes de plaisir de moyenne
condition. Celle de l'_Argenteuil_ est de cet ordre. Or comme Manet,
serrant la vie d'aussi près que possible, ne mettait jamais sur le
visage d'un être autre chose que ce que sa nature comportait, il a
représenté cette femme du canotage, avec sa ligure banale, assise
oisive et paresseuse. Il a bien rendu la grue que l'observation de la
vie lui offrait. Il a encore peint un type analogue dans son tableau
la _Prune_. Une femme, de celles qui attendent dans les cafés la
rencontre à venir, accoudée sur une table, regarde l'oeil vague,
devant elle, dans le néant de sa pensée.

Après avoir peint dans l'_Argenteuil_ la vie à peu près disparue du
canotage, Manet devait peindre, dans la _Servante de Bocks_, la vie,
qui survenait alors et qui s'est depuis fort développée, du cabaret à
chansons. On avait ouvert, sur le boulevard de Clichy, un
établissement de cet ordre, appelé le Reichshoffen, où la bière était
apportée par des servantes. Manet avait remarqué le mouvement des
servantes qui, en posant d'une main un bock sur la table, devant le
consommateur, savaient en tenir plusieurs de l'autre, sans laisser
tomber la bière. Voulant peindre une de ces filles à l'oeuvre, il
s'interdit de prendre, pour poser, un modèle quelconque, il lui
fallait la fille même. Il est de ces mouvements que seule une longue
pratique a pu enseigner. Millet a peint une enfourneuse, une
villageoise introduisant une miche dans un four, et il l'a peinte en
indiquant avec justesse la saccade des deux bras et du dos qu'elle
fait, pour détacher sa miche de la pelle qui la supporte et l'enfoncer
dans le four. Tous les modèles de la terre n'auraient pu donner à
Millet son enfourneuse. Il lui a fallu pour l'obtenir trouver une
villageoise d'entre les villageoises, qui eût, toute sa vie, pétri et
enfourné du pain. Désireux de peindre une servante de bocks, dans
l'exercice si l'on peut dire de sa virtuosité, Manet s'adressa à celle
du café qui lui parut la plus experte. Cette fille flairant l'aubaine
affecta des scrupules et déclara qu'elle n'irait poser dans son
atelier qu'accompagnée d'un «protecteur». Il dut en passer par là et
les payer grassement tous les deux pendant qu'il exécutait son
tableau. Le protecteur se trouva être un grand diable en blouse. Il
l'a représenté, accoudé sur une table, la pipe à la bouche, tandis que
la servante pose un bock près de lui, de son geste particulier.

Le soulèvement causé au Salon de 1875 par l'_Argenteuil_ avait été si
violent, qu'il était presque venu remettre Manet dans la situation de
réprouvé du début. Il conservait, il est vrai, pour le défendre, un
groupe d'artistes, d'hommes de lettres, d'amis et de partisans qui lui
avaient manqué autrefois. Mais leur voix qui pouvait être entendue,
lorsque la réprobation faiblissait ou cessait même, comme à
l'occasion du _Bon Bock_, était étouffée lorsque, comme dans le cas de
l'_Argenteuil_, elle se déchaînait en tempête. Alors les ennemis
avaient beau jeu et c'était par fortune qu'un ami comme M. Jules de
Marthold parvenait à présenter une vigoureuse défense de l'art de
Manet, dans un journal où il était rédacteur. La presse autrement ne
s'ouvrait qu'aux railleries, aux caricatures, aux insultes et Manet,
qui avait pensé qu'avec son essai de plein air, il parviendrait
peut-être à captiver le public, se voyait de nouveau déçu et rejeté en
plein combat.

Il ne se décourageait jamais. L'insuccès de l'_Argenteuil_, loin de le
faire renoncer à la peinture de plein air, ne fut qu'un stimulant pour
l'y attacher. Il lui donnera donc maintenant, jusqu'à la fin, une
place tout à fait régulière dans son oeuvre. Il l'entremêlera
systématiquement avec celle de l'atelier. Il avait, en même temps que
l'_Argenteuil_, peint un autre tableau de plein air, _En bateau_,
qu'il devait exposer au Salon de 1879, et étant allé en 1875 faire un
voyage à Venise, il en rapporta deux toiles de plein air. Le motif lui
avait été fourni par les poteaux de couleurs vives, placés sur les
canaux, devant la porte d'eau de certains palais.

En 1875, l'été, il peint dans un jardin le _Linge_, pour l'exposer
comme suite à l'_Argenteuil_. Il l'envoie, en effet, avec un autre
tableau, l'_Artiste_, peint à l'atelier, au Salon de 1876, mais le
Jury les refusa. Voilà donc que, tout à coup, après huit ans, le jury
revenait à son ancienne rigueur et se remettait à frapper Manet
d'ostracisme. Le refus du jury, en 1876, se produisait comme la
conséquence du soulèvement du public et de la presse contre
l'_Argenteuil_ de 1875, de même que le refus du jury, en 1866, avait
été la conséquence du soulèvement de l'opinion contre l'_Olympia_ de
1865. Le jury était fondamentalement hostile à Manet; les peintres qui
le composaient, alors ancrés dans la tradition et l'observance des
vieilles règles, ne voyaient en lui qu'un révolté, à frapper le plus
possible. Du moment qu'on ne voulait point admettre que le Salon fût
un lieu, où l'originalité, comme suprême condition de tout art vivant,
dût être la bienvenue, qu'on considérait au contraire qu'on ne devait
y être reçu qu'en se soumettant aux préceptes inculqués, le jury ne
pouvait que traiter Manet en réprouvé. Ses membres mettaient donc à
profit, pour l'exclure, l'insuccès de son _Argenteuil_ et ils le
faisaient d'autant mieux que cette apparition de la peinture en plein
air leur semblait devoir renverser tout ce qui restait encore debout
du grand art traditionnel, tel qu'ils le concevaient.

Comment auraient-ils pu se refuser la satisfaction de frapper Manet!
Mais cet homme, à leurs yeux, était un monstre qui, alors qu'on lui
faisait des concessions, qu'on commençait à tolérer ses déportements,
loin de s'assagir, repartait de plus belle et se déchaînait aux
extrêmes. Il était d'abord venu comme saccager le grand art du nu avec
son _Déjeuner sur l'herbe_ et son _Olympia_; il avait rejeté les
règles enseignées de marier l'ombre avec les clairs, pour peindre par
tons vifs juxtaposés. Voilà que depuis dix ans, cette manière,
réapparaissant, commençait à agir sur les jeunes peintres, pour les
débaucher, les éloigner de la sage tradition et par surcroît son
auteur en arrivait maintenant, avec la peinture du plein air, à des
outrances non soupçonnées, des scènes fixées directement devant la
nature, le soleil ardent, l'eau bleue, les arbres verts, les
multicolores habillements mis côte à côte, pour aveugler les gens et
leur faire sans doute bientôt considérer les autres toiles du Salon,
avec leurs ombres traditionnelles, comme des productions du Tartare.
Il avait, en outre, engendré d'autres monstres, les Impressionnistes,
qui rapportaient de la campagne des tableaux, où chaque jour ils
surhaussaient l'éclat des tons. Enfin, la réprobation de la presse et
du public s'étant produite en 1875 comme pour les soutenir, ils
reprenaient leur rôle de défenseurs de la tradition et de protecteurs
des règles, en fermant de nouveau le Salon à Manet.

Les deux tableaux refusés, le _Linge_ et l'_Artiste_, étaient des
oeuvres puissantes. Le _Linge_ représentait une femme au milieu d'un
jardin, vêtue d'une robe bleue. Elle était occupée à laver du linge
dans un baquet, sur lequel un enfant debout s'appuyait des mains. Les
effets de coloris étaient produits par la robe bleue de la femme, les
grandes plantes vertes du jardin et des linges blancs, tendus sur des
cordes. C'est dans cet assemblage que Manet avait réalisé la
juxtaposition de tons vifs, demandée aux extrêmes ressources de sa
palette, qui, analogues aux audaces de l'_Argenteuil_, avaient fait
refuser le tableau.

Mais pour que le jury étendît ses rigueurs à l'autre, à l'_Artiste_,
il fallait qu'il fût réellement désireux de montrer toute sa colère,
car celui-là, peint dans l'atelier, restait conforme à la donnée
ordinaire de Manet, que les jurys, en recevant depuis des années ses
tableaux, avaient par là même comme acceptée. C'était un portrait en
pied du graveur Desboutins, vu de face, bourrant sa pipe, peint tout
entier dans les gris, sans l'introduction de ces couleurs variées,
capables d'offusquer. Il était plein d'air et de lumière et si, dans
l'exécution de certaines parties, on voyait les touches et les
indications sans fini précieux propres à Manet, ces particularités
semblaient au moins à leur place, dans une oeuvre de grandes
dimensions, où le personnage se détachait comme un bloc.

[Illustration: LES BOTTINES]

Manet, exclu du Salon, résolut de montrer ses tableaux dans son
atelier. Il adressa des lettres à la presse, aux artistes, aux
amateurs, aux hommes du monde, pour qu'ils vinssent les voir et les
juger. Il plaça près d'eux un registre où les visiteurs purent écrire.
Les remarques et les observations les plus diverses y furent
consignées, quelques-unes saugrenues, beaucoup d'autres, où les gens,
gardant naturellement l'anonyme, laissaient voir, par des
grossièretés, combien était encore profonde l'hostilité contre
l'artiste. Mais les amis et les partisans purent exprimer de leur côté
leur approbation et leurs louanges. Manet était si connu, ses
productions soulevaient d'abord une telle curiosité, on était si bien
habitué à s'échauffer à son sujet, que l'exposition particulière de
ses tableaux fit du bruit. Elle devint un événement parisien. Il fut
de mode de visiter son atelier. De telle sorte que le refus du jury
n'atteignit pas le résultat d'étouffement que ses auteurs s'en étaient
promis. Les oeuvres refusées, si elles échappèrent à la foule qui se
bouscule aux Salons, furent en définitive vues de l'élite, qui
s'intéresse aux choses d'art.

La presse, il faut lui rendre cette justice, prit d'ailleurs presque
entièrement parti pour Manet contre le jury. Ces journalistes mêmes
qui, au précédent Salon, avaient témoigné de leur mépris pour
l'_Argenteuil_ et qui maintenant encore, en présence des oeuvres
montrées dans l'atelier, n'avaient que des critiques à exprimer,
s'élevaient cependant contre l'ostracisme dont leur auteur était
l'objet. On trouvait qu'un homme depuis si longtemps sur la brèche,
déployant une telle volonté de travail, devait avoir le droit de se
produire. Le jury abusait, pensait-on, de ses pouvoirs en le mettant
en interdit. Qu'on le laissât donc exposer! Ce serait ensuite à la
presse et au public à faire justice de ses erreurs. Tous s'étaient du
reste acquittés de cette mission, en le poursuivant sans relâche de
leurs sévérités. C'est pourquoi, après l'avoir si longtemps malmené,
c'eût été un manque de générosité, que de venir maintenant approuver
qu'on lui fermât le Salon. De telle sorte que le soulèvement causé par
l'_Argenteuil_, sur lequel le jury s'était comme appuyé pour frapper
Manet, n'amenait point l'approbation de son acte qu'il s'était
promise. Et puis, comme on se dérangeait pour aller voir les tableaux
dans l'atelier, le jury, moralement blâmé pour sa sévérité, n'en
obtenait même pas l'avantage de pouvoir soustraire aux regards les
audaces jugées démoralisantes du peintre.

Manet se sentit donc assez défendu pour croire que les refus subis en
1876 ne se renouvelleraient pas en 1877. Malgré cela, pour se rouvrir
avec certitude le Salon, il tint un certain compte des répulsions du
jury, en ne présentant point cette fois-ci d'oeuvre de plein air, mais
en envoyant deux tableaux peints dans l'atelier. Le jury ne pouvait
dès lors songer à renouveler ses refus et les tableaux furent déclarés
admis. L'un d'eux fut cependant ensuite éliminé, à cause du sujet
considéré comme trop libre.

Le tableau éliminé avait pour titre _Nana_, d'après le roman d'Émile
Zola. Il représentait une jeune femme à sa toilette, en corset et en
jupon, à même de se pomponner. Jusque-là il n'offrait rien qui pût
effaroucher et c'était un personnage accessoire qui, en lui donnant sa
signification, avait amené le jury à l'exclure. Manet avait peint, sur
un côté de la toile, contemplant la toilette de la jeune femme, un
monsieur en habit noir, assis le chapeau sur la tête. Par ce
personnage et le détail du chapeau, la femme était déterminée; sans
qu'on eût besoin d'explications, on voyait qu'on avait affaire à une
courtisane. Manet qui voulait peindre la vie sous tous ses aspects,
qui cherchait à la rendre la plus vraie possible, avait trouvé moyen,
par l'introduction auprès d'une femme d'un personnage masculin
d'ailleurs inactif, d'établir un intérieur de courtisane. C'était un
des côtés de la vie de plaisir qu'il rendait, mais à l'aide d'un
artifice si simple et si tranquille, que l'ensemble n'avait rien
d'offensant.

On avait devant soi une oeuvre d'art à juger uniquement comme telle et
à ceux qui eussent voulu la considérer d'un autre point de vue, on
pouvait dire: Honni soit qui mal y pense. Car jamais Manet n'a fait
autre chose que de peindre, sans sous-entendu, les scènes conçues
franchement, pour exister comme oeuvres d'art. Quand on a voulu
trouver dans son _Déjeuner sur l'herbe_, dans son _Olympia_ ou dans sa
_Nana_ certaines intentions, ce sont simplement les accusateurs qui
tiraient d'eux l'idée malsaine qu'il n'avait jamais eue. Lorsqu'on
compare en particulier cette _Nana_ aux nombreuses représentations de
Joseph et de Putiphar, de Suzanne et des vieillards, de Nymphes et de
Satyres, peintes par les grands maîtres et placées dans les musées, on
reconnaît qu'elle est à côté d'une réserve parfaite. Mais le temps est
encore ici un élément essentiel. Après la mort de leurs auteurs, les
audaces s'apaisent et se font accepter, tandis que l'exposition
tranquille de simples réalités, au moment où elle se produit, paraît
offensante. Toujours est-il que le jury du Salon de 1877 se refusait à
montrer une courtisane, qu'on eût pu prendre pour une vertu, en
comparaison de certaines dames tenues dans les musées. Il est
présumable aussi que le Jury, qui tant de fois avait repoussé Manet,
n'y regardait pas de si près et que _Nana_ lui offrant un motif de
refus à faire valoir, il s'empressait de le saisir, pour bannir un de
ses tableaux de plus. L'autre envoi au Salon et celui-là exposé était
le _Portrait de M. Faure, dans le rôle d'Hamlet_.

M. Faure, baryton, était alors le chanteur le plus en renom du
Grand-Opéra. Il avait noué des relations d'amitié avec Manet. Il
fréquentait son atelier et, grand collectionneur, était devenu, après
M. Durand-Ruel, le principal acheteur de ses tableaux. Manet l'avait
représenté dans le rôle d'Hamlet, de l'opéra du même nom d'Ambroise
Thomas. C'était la seconde fois qu'il peignait un Hamlet. Les deux
n'ont aucune ressemblance. On est surpris d'abord, qu'un même rôle
puisse fournir deux types aussi dissemblables. Mais lorsqu'on observe
directement la vie on découvre une grande multiplicité d'aspects, sous
des formes où l'on aurait d'abord pu soupçonner l'uniformité. Les
Hamlet peints pur Manet, personnifiés par deux acteurs différents,
engagés dans des genres différents, n'ont donc pu se ressembler. Le
premier, peint en 1866, sous le nom de l'_Acteur tragique_,
représentait Rouvière qui, en effet, acteur tragique, faisant surtout
ressortir dans ses rôles le côté farouche, avait amené Manet à peindre
un Hamlet ténébreux, porté à la vengeance. Le second, celui de cette
année, représentait au contraire Faure, qui, ayant à chanter la
musique d'Ambroise Thomas et à se faire entendre dans une immense
salle d'Opéra, s'offrait sans caractère dramatique saillant et ne
pouvait donner, ce que Manet avait en effet mis sur la toile, qu'un
Hamlet à l'aspect de virtuose.

Par exception, les deux tableaux envoyés au Salon de 1877 montraient
des types empruntés à la littérature, l'un à une tragédie de
Shakespeare, l'autre à un roman de Zola. Mais avec eux Manet n'était
point remonté jusqu'à l'oeuvre littéraire, pour y chercher le
caractère original, que les auteurs avaient eux-mêmes voulu donner à
leurs héros. Il s'était arrêté en route, en prenant, pour les peindre,
des êtres vivants doués d'une physionomie propre. On voit par là que,
contrairement aux romantiques et en particulier à Delacroix, il ne
concevait point son art de la peinture comme devant se conformer à des
oeuvres littéraires, pour en devenir une explication ou une
illustration. Ses Hamlet ne sont donc point de Shakespeare, pas plus
que sa Nana n'est de Zola. Dans le cas de ses Hamlet, il ne s'est
point demandé quel était le type réellement créé par l'imagination de
Shakespeare pour le rendre, il a peint deux êtres spéciaux, que lui
offraient deux acteurs distincts, posant devant lui. De même que dans
sa Nana, il a peint le modèle qu'une courtisane réelle lui
fournissait, sans s'attacher à personnifier exactement la création du
roman, et aussi reconnaît-on que sa Nana et celle de Zola sont deux
femmes différentes.

En 1878 comme en 1867, il devait y avoir une Exposition universelle
où, à côté de l'Industrie, on ferait une place aux Beaux-Arts. Manet
cette année-là n'envoya rien au Salon, mais désireux d'apparaître à la
plus importante des expositions, il y présenta des oeuvres. Elles
furent refusées. En 1878, comme en 1867, il voyait donc l'Exposition
universelle se fermer pour lui. C'était un jury spécial qui
choisissait les tableaux à exposer, mais il se recrutait parmi les
mêmes peintres vieillis dans le respect des règles, qui formaient les
jurys des Salons annuels. Or tous ceux-là qui, pleins de la croyance
qu'ils devaient défendre la tradition, avaient autant que possible
fermé les portes des Salons à Manet, s'ils avaient enfin été
contraints par la force des choses de les lui ouvrir, se rejetaient
sur l'Exposition universelle, comme sur un exceptionnel retranchement,
pour l'en tenir à l'écart et l'empêcher de se produire.

Manet frappé ainsi, pour la seconde fois, dans une occasion
exceptionnelle, eut la pensée de recourir à une exposition
particulière, comme il l'avait fait en 1867. Il rechercha un local et
il rédigea même le catalogue des oeuvres à montrer, qui comprenait
cent numéros. Puis il renonça à son projet. Il fut sans doute amené à
s'abstenir ainsi, par la pensée qu'après l'énorme attention qui
s'était portée sur ses oeuvres aux Salons, elles étaient assez connues
pour qu'il pût se dispenser de les montrer à nouveau. Une autre cause,
qui aussi l'arrêta, fut les frais considérables qu'une exposition à
part eût amenés et qu'il ne pouvait encourir. Il continuait à ne
vendre de tableaux que de loin en loin, à des prix fort minimes, et
ses ressources limitées ne lui permettaient pas de répéter la dépense
d'une installation spéciale, analogue à celle de 1867.

Cependant le refus éprouvé par Manet en 1878 à l'Exposition
universelle, après celui de 1876 au Salon, avait soulevé de nombreuses
protestations dans la presse et chez les artistes. On pouvait
s'apercevoir ainsi que toujours méprisé par le public dans son
ensemble, il gagnait du terrain parmi une élite. Le nombre de ses
partisans et de ses défenseurs s'accroissait, de telle sorte que le
jury qui le condamnait avait à subir de fortes attaques et que même
ses membres se voyaient individuellement pris à partie et recevaient à
leur tour des injures. Aussi, se sentant de plus en plus soutenu,
renonça-t-il, en se présentant au Salon de 1879, à ces ménagements
qu'il avait cru devoir observer au Salon de 1877, après le refus de
1876. Il avait alors écarté les tableaux de plein air, qui
offusquaient particulièrement, pour n'envoyer que des toiles peintes
dans l'atelier. Mais en 1879 il revient à la charge sans faire de
concessions; il soumet au jury d'examen deux toiles, l'une _En
bateau_, un plein air, l'autre _Dans la serre_, qui tout en ayant été
peinte en lieu couvert, offrait cependant des tons très vifs. Les deux
furent reçues.

_En bateau_ avait été peint en 1874, avec l'_Argenteuil_, mais dans
une gamme de tons moins violente. On n'y trouvait pas de détail aussi
hardi que l'eau bleue, mise comme fond à l'_Argenteuil_. Le personnage
principal, un canotier, tenait le gouvernail du bateau, vêtu d'un
maillot blanc. Il s'harmonisait bien avec l'eau de la rivière d'un
gris azur. Le tableau, relativement calme, s'il ne parvenait à
recueillir l'approbation, passait au moins sans soulever une trop
grande hostilité. _Dans la serre_ déplaisait au même titre que toutes
les oeuvres de Manet, où se voyaient des tons variés et des couleurs
vives. Deux personnages, une jeune femme et un jeune homme, s'y
détachaient sur les plantes vertes d'une serre. La jeune femme était
assise, étendue sur un banc; le jeune homme, accoudé sur le dossier du
banc, causait tranquillement avec elle. La scène s'offrait pleine de
charme, mais comme le fond était formé par les plantes vertes peintes
dans tout leur éclat, le public, selon son habitude en semblable
circonstance, déclarait l'arrangement criard, et ses pauvres yeux s'en
trouvaient offusqués.

Manet avait fait poser, pour son couple, un jeune ménage, M. et Mme
Guillemet, amis de sa famille. La femme, une jolie personne très
élégante, était connue pour le bon goût de ses toilettes. Aussi
pouvant disposer d'un tel modèle avait-il su en profiter. On lui
reprochait de ne peindre que des femmes vulgaires, mal habillées, et
il ne pouvait oublier que son _Balcon_, de 1869, avait subi les
railleries impitoyables, parce qu'on avait jugé que les dames qui s'y
montraient étaient affreusement fagotées. Ayant à peindre cette
fois-ci une élégante, il s'est étudié à maintenir à la robe ses plis
rectilignes et sa coupe irréprochable, avec autant de soin que s'il
eût travaillé pour un journal de modes. Mme Guillemet portait des
chapeaux ravissants, qui excitaient d'autant plus la curiosité, qu'on
savait qu'elle les faisait elle-même. Manet s'est appliqué en ami sur
son chapeau, encore plus que sur sa robe. Il l'a rendu de telle sorte
qu'aucune femme ne saurait manquer de le trouver à son goût. Il a
repris l'arrangement de plantes vertes, mis comme fond à son tableau
_Dans la Serre_, pour l'introduire dans une composition où sa femme,
vêtue de gris, est représentée assise elle aussi sur un banc. Il a
encore peint, dans le même temps, se détachant sur un fond de plantes
vertes, mais cette fois assise dans un fauteuil, une jeune femme vêtue
de noir, qui tient un éventail déployé.

A ce moment, en 1879, Manet, au sommet de sa carrière, avait atteint
le genre de renom qui devait lui appartenir de son vivant. C'était un
des hommes les plus en vue de Paris. Tout le monde savait qui il
était. Mais dans la masse du peuple et même dans cette foule
restreinte qu'on appelle le _Tout Paris_, il demeurait incompris. On
ne voyait toujours en lui qu'un artiste outré, violent, sans les
qualités des vrais maîtres et, en définitive, il restait presque le
réprouvé qu'il avait été à ses débuts. Une élite d'écrivains, de
connaisseurs, d'artistes, de femmes distinguées, un noyau de disciples
lui étaient venus, qui, sachant l'apprécier, lui témoignaient la plus
vive amitié; il sentait que les jeunes artistes s'abandonnaient en
partie à son influence. Mais ces avantages, dans un cercle restreint,
ne le dédommageaient point du jugement que le peuple au dehors
continuait à élever contre lui. Il ne connaissait pas cette
philosophie qui porte les gens à se satisfaire eux-mêmes de leur
mérite, en méprisant l'opinion des contemporains. Il avait eu dès
l'abord conscience de sa valeur, il avait tout de suite vu qu'elle
devrait être un jour universellement reconnue et faire mettre son
oeuvre au premier rang. Mais cette reconnaissance qu'il se promettait
toujours de voir venir reculait sans cesse, et chaque fois qu'elle
s'évanouissait, il en éprouvait de la tristesse. Il comprenait la vie
d'artiste sous la forme des succès éclatants d'un Rubens. Les
honneurs, les postes officiels, les distinctions des académies,
l'entrée dans les Instituts, puisque ces choses existaient et étaient
acquises à d'autres, lui semblaient à lui aussi son dû. Il souffrait
de ne pouvoir les obtenir, alors que les autres s'en paraient sous ses
yeux.

Homme du monde, ayant le goût de la société, c'était pour lui un
perpétuel agacement de voir, dans les salons, les sourires et les
compliments des femmes, les hommages des hommes aller à ces artistes
en renom qui le combattaient, l'expulsaient des expositions,
accaparaient les honneurs, pendant que lui, traité en artiste
inférieur, n'était goûté que pour les manières distinguées et l'esprit
de conversation qu'on lui reconnaissait comme seule supériorité. Et
puis! pendant que les autres encore arrivaient à la richesse, il
continuait d'empiler les toiles dans son atelier et, s'il en vendait
de temps en temps, il n'en retirait que des sommes minimes, qui lui
permettaient tout juste de faire face aux dépenses de sa vie, tenue
sur un pied modeste. Lorsqu'il travaillait, lorsqu'il était avec ses
amis, son entrain naturel, son élasticité de tempérament le
maintenaient à l'état d'homme gai, mais lorsqu'il se retrouvait dans
le monde, lorsque les refus des jurys ou les injures et les railleries
de la presse se reproduisaient, il en ressentait une très grande
amertume. A mesure que les années s'écoulaient, il devenait cet homme
qui a eu certaines ambitions qu'il sait justifiées et qu'il croyait
réalisables, et qui, à mesure qu'il les voit s'évanouir, éprouve une
intime déception.

Manet était un Parisien qui personnifiait, portés à toute leur
puissance, les sentiments et les habitudes des Parisiens. Il
représentait, avec sa sensibilité d'artiste, ses penchants d'homme du
monde, son besoin de sociabilité, le Parisien par les côtés de
raffinement où il se distingue, mais aussi où il arrive à un genre de
vie presque artificiel. Il ne pouvait donc vivre qu'à Paris et, en
outre, il ne pouvait y vivre que d'une certaine manière. A l'époque où
il apparaissait, ce qu'on appelait le Boulevard, l'espace compris
entre la rue Richelieu et la Chaussée-d'Antin, était depuis longtemps
un lieu à part. Paris n'était point alors la ville envahie par les
provinciaux et les étrangers, que les chemins de fer y versent
aujourd'hui. Le Boulevard était encore libre de cohue, et, dans
l'après-midi, une élite de gens, plus Parisiens que les autres,
pouvait venir s'y rencontrer, s'y promener et y flâner. Il y a eu
trois ou quatre générations d'hommes de raffinement fixés au
Boulevard, par des liens aussi puissants que ceux qui peuvent attacher
certaines plantes au sol nécessaire à leur vie. Pour ces gens-là,
respirer l'air du Boulevard était un besoin et la nostalgie du
Boulevard, par suite d'éloignement, devenait une maladie. Manet aura
été un des derniers représentants de cette manière d'être; il sera
resté un de ceux pour qui la fréquentation du Boulevard aura été une
pratique de toute la vie.

Il y avait sur le Boulevard un coin comme nul autre, une maison
privilégiée, où les habitués étaient traditionnellement illustres, le
café Tortoni, à l'angle de la rue Taitbout. Sa réputation remontait au
premier empire, alors que Talleyrand l'avait choisi pour y dîner et
s'y retrouver avec ses amis. Ensuite Alfred de Musset l'avait adopté
et, quand il a montré dans Mardoche le jeune homme livré aux plaisirs
de Paris, il le promène naturellement sur le Boulevard et il désigne
le Boulevard en nommant Tortoni.

    Mardoche habit marron, en landau de louage,
    Pardevant Tortoni, passait en grand tapage.

Après Musset, étaient venus Rossini et Théophile Gautier. Manet, comme
enfant de Paris, était entré dans cette tradition. Dès l'origine, puis
alors qu'il était le plus honni et repoussé, il allait faire sa
visite quotidienne au Boulevard et sa station à Tortoni. On y était
hostile ou indifférent à son art. Aussi ne se trouvait-il point là
comme artiste et, entre lui et les gens avec lesquels s'étaient nouées
ces relations familières, qui naissent du coudoiement quotidien, il
n'était question ni de son esthétique, ni de ses succès ou insuccès.
Il revenait tous les jours, simplement comme Parisien, mû par le
besoin de fouler le sol d'élection du vrai Parisien.

Le Boulevard, lieu de promenade tranquille, n'existe plus, il est
devenu une grande rue cosmopolite. Les théâtres, les brasseries, les
banques, les maisons à spectacles, attirent les foules, qui ont noyé
les élégants et les raffinés. Le café Tortoni, soumis à la loi commune
du changement et ne pouvant survivre à la disparition de la société
dont il était le centre, s'est fermé. Il a été remplacé par une
vulgaire boutique. Mais la maison subsiste, et je ne passe jamais
auprès sans que Manet ne m'apparaisse. Je le revois assis devant le
perron ou dans la salle en bas, ou encore déjeunant avec ses amis, au
premier étage. Il reste ainsi dans le souvenir, comme un de ces
anciens Parisiens sociables par-dessus tout.



L'OEUVRE GRAVÉE



X

L'OEUVRE GRAVÉE


L'oeuvre gravée de Manet se compose principalement d'eaux-fortes et de
lithographies. Les eaux-fortes s'étendent de ses débuts à sa fin. Une
des premières, _Silentium_, marque son commencement; la dernière,
_Jeanne_, est de 1882. C'est entre les années 1862 et 1867 qu'il s'est
surtout montré fécond comme aquafortiste. Il est alors dans cette
période où il aime à faire poser des Espagnols, et un grand nombre de
ses eaux-fortes est consacré à des motifs espagnols.

Il apportait dans l'eau-forte cette coutume de ne point se répéter,
qui était le fondement de son art. Il innovait sans cesse, même quand
il mettait sous la forme gravée des sujets déjà peints. Plusieurs de
ses eaux-fortes reproduisent de ses tableaux à l'huile, mais d'une
manière très libre. On a ainsi deux eaux-fortes de l'_Olympia_, en
deux dimensions. Elles laissent voir entre elles des différences et
montrent également des variantes, sur le tableau original. La plus
petite a été faite pour illustrer l'article d'Emile Zola de la _Revue
du XIXe siècle_, réimprimé en brochure. Dans cette circonstance Manet,
jaloux de soutenir l'éloge que Zola présentait de lui et de son
_Olympia_, s'est appliqué à obtenir une grande précision de dessin et
un rare fini des traits de la pointe.

Les planches de ses eaux-fortes ont été laissées dans des états très
divers; quelques-unes ne présentent que des esquisses ou même des
indications de sujets cherchés, tandis que d'autres, comme _Lola de
Valence_, l'_Enfant à l'Épée_, ont été très travaillées. L'ensemble de
l'oeuvre comprend des reproductions de tableaux anciens, comme les
_Petits cavaliers_, l'_Infante Marguerite_, _Philippe IV_ de
Velasquez; des reproductions de ses propres tableaux, comme le _Buveur
d'absinthe_, le _Gamin au chien_, le _Chanteur espagnol_, _Lola de
Valence_, l'_Acteur tragique_, les _Bulles de savon_, _Mlle V*** en
costume d'espada_, le _Liseur_; des compositions originales, comme
_Silentium_, l'_Odalisque couchée_, la _Toilette_, la _Convalescente_;
des portraits, comme ceux de Baudelaire, d'Edgar Poe, de son père.

Une de ses eaux-fortes à laquelle on est particulièrement ramené par
le charme qui s'en dégage, _Lola de Valence_, montre combien, quand le
sujet l'y portait, il savait user des ressources les plus subtiles de
l'outil. Pendant longtemps ses oeuvres gravées n'ont pourtant pas
rencontré plus de faveur que ses tableaux. Elles étaient profondément
dédaignées. Manet n'était, disait-on, qu'un artiste incomplet,
dépourvu peut-être encore plus de science sur le terrain de la gravure
que sur celui de la peinture. Mais sur les deux, il avait au contraire
étudié les maîtres et savait ce qu'on peut apprendre. Il aimait, à
l'occasion, à disserter sur le mérite des aquafortistes ses
devanciers. Ceux qu'il goûtait le mieux, vers lesquels il s'était
surtout senti porté, étaient Canal et Goya. Dans l'eau-forte comme
dans la peinture, il était donc allé d'instinct vers Venise et
l'Espagne.

Ce n'est pas que ses sujets espagnols du début, pas plus que ceux qui
les ont suivis, aient été traités d'une manière qui rappelle les
procédés, soit de Canal, soit de Goya. Il était trop foncièrement
original pour avoir pu imiter les autres. Mais dans plusieurs de ses
eaux-fortes, comme dans certains de ses tableaux, il a aimé, de
propos délibéré, à faire apparaître la réminiscence des devanciers ses
favoris. C'est ainsi que sa _Femme à la mantille_ a été exécutée,
ouvertement, dans la manière de Goya. L'emprunt à un étranger était
d'ailleurs, dans ce cas, de circonstance, car il s'agissait
d'illustrer, sous une forme appropriée, un sonnet intitulé _Fleur
exotique_, inséré dans la collection des _Sonnets et Eaux-fortes_,
publiée par Alphonse Lemerre en 1869, à laquelle les principaux poètes
et artistes du temps avaient collaboré. L'eau-forte connue maintenant
comme la _Femme à la mantille_ s'est même d'abord appelée _Fleur
exotique_ et elle a été cataloguée sous ce titre à l'exposition
posthume de Manet, à l'École des Beaux-Arts, en 1884. Dans
quelques-unes de ses eaux-fortes, particulièrement dans le
_Philosophe_, il a introduit des traits en zigzag, rappelant la
manière de Canal, qu'il trouvait spécialement souple et charmante.

Les eaux-fortes détachées sont au nombre d'une cinquantaine. Il existe
dans les collections, en France et aux États-Unis, quelques pièces
ignorées et non décrites, et ce ne sera que lorsqu'on aura fait les
recherches nécessaires, qu'un catalogue définitif pourra être dressé.
Les différentes eaux-fortes se trouvent en tirages et en épreuves de
mérite fort divers, quelques-unes ont été très peu tirées et sont
très rares. Neuf pièces, tirées à cinquante exemplaires, avec
frontispice spécial,--guitare et chapeau,--ont paru en album chez
Cadart et Chevalier en 1874: le _Chanteur espagnol_, les _Gitanos_,
_Lola de Valence_, l'_Homme mort_, les _Petits cavaliers_, le _Gamin
au chien_, la _Petite fille_, la _Toilette_, l'_Infante Marguerite_.

Les lithographies sont moins nombreuses que les eaux-fortes, on n'en
compte pas plus de douze: _Lola de Valence_ et la _Plainte Moresque_,
comme frontispices à des oeuvres musicales, le _Gamin au chien_, le
_Rendez-vous de chats_, les deux _Portraits de Mlle Morisot_, _Course
à Longchamp_, le _Ballon_, l'_Exécution de Maximilien_, la _Guerre
civile_, la _Barricade_, _Polichinelle_. A ranger à la suite des
lithographies des dessins, reportés sur pierre et tirés comme
lithographies: deux pièces, _Au Café_, et une pièce, _Au Paradis_ (Des
spectateurs au théâtre).

Il a donné à une publication spéciale, l'_Autographe_, du 2 avril
1865, une page de croquis, où se voient le Buveur d'eau, un danseur et
une danseuse espagnols et la tête de Lola de Valence, et à la même
publication, en 1867, trois croquis, la tête du Buveur d'absinthe, la
malade et le torero mort.

La lithographie du _Rendez-vous de chats_, de grand format, a été
faite en 1868, pour être collée au milieu d'une affiche annonçant le
livre de Champfleury sur les chats. Avant de l'exécuter Manet avait
combiné son sujet, sous la forme d'une gouache, avec la pensée
d'arriver à frapper les passants. Il avait donc placé un chat noir à
côté d'une chatte blanche. Tous les deux déroulent une longue queue
dans l'espace; ils s'ébattent sur les toits; dans le fond, des tuyaux
de cheminée correspondent au chat noir et la lune blanche et
vermeille, à travers les nuages, forme une sorte de complément à la
chatte blanche. Il s'était fort diverti à cette fantaisie. Il avait
promis à Champfleury qu'elle attirerait les regards. Il ne l'avait pas
trompé. A cette époque l'affiche illustrée à personnages, qui s'est
tant répandue depuis, demeurait presque inconnue, l'affichage d'un
motif dessiné était une nouveauté. Les passants s'attroupèrent donc
devant ces chats. Ils les regardaient étonnés. Beaucoup se fâchaient,
persuadés que Manet avait voulu se moquer d'eux. On revoyait ainsi,
dans la rue, devant son affiche, le soulèvement qu'on avait vu aux
Salons devant certains de ses tableaux. Cette lithographie, tirée à de
nombreux exemplaires, s'est perdue sur les murailles; elle est devenue
comme introuvable, au grand désespoir des collectionneurs. Une gravure
sur bois, faite d'après le motif du _Rendez-vous de chats_, a été
introduite dans le livre même de Champfleury, les _Chats_.

Les portraits lithographiés de Mlle Morisot, sous deux formes
différentes, au trait et en plein, ont été exécutés d'après un tableau
à l'huile.

[Illustration: JEANNE]

La _Guerre civile_ et la _Barricade_ rappellent la bataille qui a eu
lieu dans les rues de Paris, à la fin de mai 1871, entre les gardes
nationaux fédérés et l'armée de Versailles. La _Guerre civile_ donne
en particulier l'image tragique d'un garde national mort, abandonné le
long d'une barricade démantelée. La scène n'a point été composée.
Manet l'avait réellement vue, à l'angle de la rue de l'Arcade et du
boulevard Malesherbes; il en avait pris un croquis sur place.

Le _Polichinelle_, avec variantes, est d'abord apparu en aquarelle,
puis dans le tableau à l'huile exposé au Salon de 1874. Il a enfin été
répété sous la forme de lithographie coloriée. Théodore de Banville
fit, pour cette dernière, un distique placé au bas:

    Féroce et rose, avec du feu dans sa prunelle
    Effronté, saoul, divin, c'est lui Polichinelle

Indépendamment des eaux-fortes et des lithographies à l'état de pièces
séparées, Manet a produit des séries d'eaux-fortes, de lithographies
et de dessins sur bois, pour illustrer divers ouvrages.

Il a ainsi illustré d'eaux-fortes le _Fleuve_, poésie de Charles Cros,
en 1874. Une libellule comme frontispice, un oiseau volant, en
cul-de-lampe, et six légères compositions, qui représentent les
divers aspects de la nature que voit le fleuve dans son cours, depuis
la montagne où il naît, jusqu'à la mer où il se perd.

Il a illustré de six dessins reportés sur pierre et tirés comme
lithographies le _Corbeau_ d'Edgar Poe, traduit par Stéphane Mallarmé,
chez Lesclide, 1875. Le premier dessin, en frontispice, est une tête
de corbeau, le dernier un _ex libris_, un corbeau volant. Les quatre
autres illustrent le texte. Ils sont d'une grande puissance et
atteignent au fantastique, où s'est élevé le poète lui-même. De
pareilles compositions étaient trop hardies pour plaire tout d'abord.
Les acheteurs furent si peu nombreux que l'éditeur s'abstint pour
longtemps, après l'avoir annoncée, de publier une nouvelle oeuvre
d'Edgar Poe, la _Cité en la Mer_, que Mallarmé et Manet avaient
également traduite et illustrée de concert.

Il a dessiné quatre petits bois pour l'illustration d'un tirage
spécial de l'_Après-midi d'un Faune_, de Stéphane Mallarmé, en 1876.

    Ces nymphes je les veux perpétuer.

Il les a perpétuées, s'ébattant légères au milieu des roseaux, et le
Faune les guette de loin. Ces quatre compositions sont d'un imprévu et
d'une technique qui les distinguent de cette gravure sur bois
généralement si banale au milieu de nous.

En outre des bois exécutés comme illustrations de l'_Après-midi d'un
Faune_, Manet a encore dessiné sur bois, pour la gravure: Une
_Olympia_, montrant des variantes d'avec le tableau à l'huile, les
eaux-fortes et l'aquarelle. Le _Chemin de fer_, reproduction de son
tableau du Salon de 1874. _La Parisienne_, en trois variantes, pour le
_Monde nouveau_, en 1874, dont deux, tirées comme épreuves, sont
restées inédites.

Il a donné au journal illustré la _Vie moderne_ des croquis et
dessins, reproduits dans les numéros des 10 et 17 avril et 8 mai 1880.

Il a dessiné un portrait de Courbet, pour figurer, reproduit par le
procédé du gillotage, en tête de l'étude de M. d'Ideville sur Courbet,
publiée en 1878. Courbet était mort à cette époque. Ce portrait si
plein de vie n'a cependant été fait que de souvenir, à l'aide d'une
photographie. Mais il a fait poser Claude Monet pour le portrait de
lui reproduit également par le gillotage, dans le journal illustré la
_Vie moderne_ du 12 juin 1880, et mis en tête du catalogue de
l'exposition des oeuvres de Claude Monet, faite en juin 1880, à la
_Vie moderne_, sur le boulevard des Italiens.

Cette exposition avait été organisée par Georges Charpentier,
l'éditeur, à qui appartenait le journal. Il avait pensé qu'elle
servirait utilement Claude Monet et l'art impressionniste, mais on ne
change pas tout à coup le goût du public et Monet était en 1880 si
généralement méprisé, que l'exposition de ses oeuvres tenue dans un
rez-de-chaussée, ouvert sur le boulevard, où l'on entrait
gratuitement, ne fut guère qu'un passage de gens venant rire et se
moquer. Charpentier avait fait imprimer un catalogue avec une notice
sur Monet, qu'il m'avait demandée, et, en tête, comme attrait spécial,
se trouvait le portrait de Monet par Manet. Il s'était imaginé que
cette plaquette illustrée se recommanderait au public. Il en avait
fixé le prix à cinquante centimes, mais les visiteurs se succédaient,
sans que pas un voulût dépenser une somme aussi énorme pour un tel
objet. Il en réduisit le prix à dix centimes. Le catalogue eut après
cela quelques acheteurs. On l'avait tiré à un grand nombre
d'exemplaires et, deux ou trois jours avant la fermeture de
l'exposition, il en restait encore beaucoup. Charpentier décida qu'on
les donnerait. En effet le gardien, d'un air engageant, en faisait
l'offre aux visiteurs. Quelques-uns, les plus sages, prenaient le
catalogue, c'était après tout du papier qui ne coûtait rien, mais la
plupart le refusaient en riant. Ils se jugeaient ainsi fort malins.
Cette exposition d'art impressionniste leur faisait l'effet d'une
farce et l'offre du catalogue n'en était, à leurs yeux, que le
couronnement. Ils croyaient donc prouver toute leur supériorité (à
farceur, farceur et demi) en refusant l'offre et en montrant ainsi
qu'ils n'étaient point dupes de la plaisanterie. Quand l'exposition se
ferma, il restait un gros paquet de catalogues, qu'on n'avait réussi à
faire prendre au public ni pour argent ni par amour.

Cependant en 1899 il m'est tombé sous la main le catalogue d'un
libraire, vendant des plaquettes curieuses, et j'y vis figurer celle
de l'exposition de la _Vie moderne_, marquée comme chose rare et cotée
un franc. Un franc! en 1899, le catalogue d'art impressionniste dont
on n'avait pas voulu pour rien en 1880. Quelle révolution cela
indiquait comme accomplie dans le goût du public!



LES DESSINS ET LES PASTELS



XI

LES DESSINS ET LES PASTELS


Les dessins de Manet confirmeraient, s'il en était besoin, le fait que
ses tableaux de jeunesse nous avaient déjà appris, qu'il avait
sérieusement étudié les vieux maîtres à ses débuts et au cours de ses
voyages. M. Auguste Pellerin, dans sa collection si riche et si variée
d'oeuvres de Manet, possède ses dessins du voyage d'Italie. Ils sont
nombreux et montrent, ce à quoi on ne se serait peut-être pas attendu,
qu'il ne s'était pas borné à étudier ces maîtres vers lesquels il se
sentait plus particulièrement porté, mais qu'il avait aussi pris une
réelle connaissance des autres. Beaucoup de ses croquis s'appliquent
à des sujets de l'école romaine et un dessin, parmi les plus
importants, reproduit une des figures principales de l'_Incendie du
Borgo_, par Raphaël, dans les chambres du Vatican.

Les dessins, chez Manet, demeurent généralement à l'état d'esquisses
ou de croquis. Ils ont été faits pour saisir un aspect fugitif, un
mouvement, un trait ou détail saillant. Dans cet ordre de travail, on
peut dire qu'il était toujours prêt. De tout temps, il a eu près de
lui, à l'atelier, des feuillets assemblés pour dessiner et, dans sa
poche, un calepin avec un crayon. Le moindre objet ou détail d'un
objet, qui intéressait ses regards, était immédiatement fixé sur le
papier. Ces croquis, ces légers dessins qu'on peut appeler des
instantanés, montrent avec quelle sûreté il saisissait le trait
caractéristique, le mouvement décisif à dégager. Je ne trouve à lui
comparer, dans cet ordre, qu'Hokousaï qui, dans les dessins de premier
jet de sa _Mangoua_, a su associer la simplification à un parfait
déterminisme du caractère. Aussi Manet admirait-il beaucoup ce qu'il
avait pu voir d'Hokousaï, et les volumes de la _Mangoua_ qui lui
étaient tombés sous la main étaient de sa part l'objet de louanges
sans restriction. Le dessin avait été en effet compris par Manet, de
même que par Hokousaï avant lui, comme surtout destiné à fixer
l'aspect saillant d'un être ou d'un objet, sans complications et
accessoires. Dans ces conditions, la sûreté de main doit correspondre
à la justesse de vision et le mérite de l'oeuvre légère réside dans sa
vérité. Le croquis tenu à sa forme sommaire, improvisée, doit
cependant rendre ce qu'il rend d'une manière assez saisissable pour
offrir une oeuvre vivante et intéressante dans sa fragilité. Or, les
croquis de Manet font bien réellement voir comme réalisé ce qu'ils ont
été appelés à représenter. M. de Saint-Albin a fourni le sujet de l'un
d'eux. Le petit personnage a juste quelques centimètres; il a été
crayonné d'un trait si rapide, que le contour en silhouette existe
seul, sans les détails du visage ou des vêtements. Mais que cet être
minuscule est donc ressemblant! On aurait pu multiplier les séances
sur un portait de grandeur naturelle, sans dépasser le résultat obtenu
ici du premier coup. M. de Saint-Albin était un homme aimable, un
collectionneur, un original, qu'on voyait apparaître sur le Boulevard
à une certaine heure de l'après-midi. Il personnifiait vers 1870 ce
Parisien légendaire, que l'on disait n'avoir jamais pu quitter Paris.
Manet l'a croqué regardant une estampe, avec son chapeau à larges
bords, sa grosse cravate, son lorgnon, sa démarche spéciale et, sur le
papier, il se trouve aussi saisissable, dans ses particularités, qu'il
a jamais pu l'être rencontré sur le Boulevard.

Il en est un autre que Manet a aussi pris sur le vif, le maréchal
Bazaine. Un jour, au cours du procès Bazaine, nous nous rendîmes,
Manet et moi, avec un groupe d'amis, à Trianon. C'était la première
fois que nous y allions et je me rappelle que longtemps, nous
contemplâmes, en silence, la scène imposante présentée par le conseil
de guerre. A la fin, Manet avait fixé les yeux sur l'accusé. Tout à
coup, tirant de sa poche le petit calepin qui ne le quittait jamais,
il se mit à crayonner. Il décrivait un trait en rond, qui représentait
la tête, et ajoutait deux ou trois points, pour la bouche et les yeux.
Il avait ainsi dessiné plusieurs croquis, lorsque se tournant de
droite et de gauche, il nous les montra, en disant: «Mais regardez
donc cette boule de billard!» L'expression était absolument juste, car
en examinant les croquis et en les comparant avec la tête de
l'original placée devant soi, on constatait que la ressemblance était
frappante. Un de ces croquis subsiste. Il a fait partie de la vente de
Manet, en 1884. C'est un document historique.

Il donne le vrai Bazaine, le Bazaine réel, en opposition aux deux ou
trois autres, qu'à des moments différents, l'imagination a créés. Il y
a eu d'abord le «glorieux» Bazaine, le général cru supérieur, en qui
la France avait mis follement son espoir. Puis, après la capitulation,
est venu le grand traître, le monstre qui ayant pu vaincre, ne l'a
pas voulu. L'un est né de l'espérance, l'autre du désespoir. Le vrai
était celui que Manet avait saisi et mis au point, l'être de petite
intelligence, au regard fuyant, n'ayant d'autre qualité que la
bravoure, incapable de diriger avec succès une grande armée, qui,
lorsqu'il s'est senti perdu dans Metz, s'est laissé entraîner à des
actes de félonie, pour lesquels il a été justement flétri et condamné.
Tout cela est dans le petit croquis fait à Trianon, se lit sur la tête
en «boule de billard».

Manet a eu de tout temps l'habitude de se servir rapidement du crayon;
on peut dire que son système de dessin n'a jamais varié. Mais à une
pratique fondamentale, sont venus se superposer des procédés, qui ont
changé avec les années. A ses débuts, il employait volontiers
l'aquarelle dans des études préliminaires, pour fixer les tons ou
l'arrangement de ses tableaux, ou même il reproduisait par ce moyen,
sous une nouvelle forme, ses oeuvres déjà peintes à l'huile. Il a
ainsi laissé un certain nombre d'aquarelles, consacrées au _Chanteur
espagnol_, au _Déjeuner sur l'Herbe_, à l'_Olympia_, au _Christ aux
Anges_, à la _Jeune femme couchée en costume espagnol_, aux _Courses_,
etc. Il s'est aussi souvent servi de l'aquarelle pour prendre des vues
en plein air ou s'assurer des indications de paysage. Mais en
avançant, il ne recourt plus qu'accessoirement à ce moyen, pour user
d'un nouveau, le pastel.

Son premier pastel date de 1874. C'est un portrait de sa femme,
étendue sur un canapé, exécuté dans une gamme de tons bleus-gris. A
partir de ce moment, il continue à se servir du pastel, surtout pour
les portraits de femme. Les productions de ce genre ont été
particulièrement nombreuses à la fin de sa vie, alors qu'il avait été
atteint par l'ataxie. Les oeuvres demandant une grande dépense de
force physique lui étaient devenues d'abord difficiles, puis lui
furent à la fin interdites, et le pastel lui permettait de se livrer à
un travail relativement facile, qui le distrayait, en lui obtenant la
société des femmes agréables qui venaient poser. Il a ainsi exécuté,
dans les dernières années de sa vie, les portraits de femmes
appartenant à des mondes divers: Mme Zola, Mme du Paty, Mme Guillemet,
Mlle Lemaire, Mlle Lemonnier, Mlle Eva Gonzalès, Mme Méry Laurent, Mme
Martin, Mlle Marie Colombier, etc. Quelques-uns des portraits les plus
caractéristiques sont restés anonymes ou n'ont été désignés que par
des titres fantaisistes: la _Femme au carlin_, la _Femme voilée_, la
_Femme à la fourrure_, la _Viennoise_, _Sur le banc_.

Il avait fini par prendre grand goût au pastel. Il y trouvait à la
fois le moyen de fixer la lumière, de juxtaposer les tons vifs et de
rendre des types variés. Aussi ses portraits au pastel offrent-ils un
ensemble où l'on peut voir la femme, telle qu'elle s'est présentée
dans la seconde moitié du XIXe siècle et, en addition, les
combinaisons de coloris les plus délicates ou les plus osées.

Il n'en a guère retiré avantage au point de vue pécuniaire. Il n'en a
vendu que très peu, à des prix fort minimes. La plupart étaient faits
pour des personnes amies, auxquelles il était heureux de plaire en les
leur offrant. Il exposa cependant au journal la _Vie Moderne_, en
avril 1880, une série d'oeuvres où les pastels tenaient la place
principale, et le plus grand nombre était à vendre. On lui en acheta
tout juste deux.

En outre de ses portraits de femmes, il a aussi fait au pastel des
portraits d'hommes, dont plusieurs sont des têtes à caractère. On a
ainsi de lui Constantin Guys, cet artiste qui fut le dessinateur de
l'_Illustrated London news_ lors de la guerre de Crimée, qui a produit
des dessins et des aquarelles, où il passe des femmes élégantes et
aristocratiques montrées dans de somptueux équipages, aux courtisanes
présentées sous les formes les plus réalistes. Cabaner, le musicien
incompris, en gestation perpétuelle d'oeuvres extraordinaires, qui se
dédommageait de sa déconvenue en faisant des mots singuliers,
reproduits par les petits journaux. Enfin le poète George Moore. Ce
dernier, au moment où Manet l'a fait poser, était à cette période de
la jeunesse où on se cherche une voie. Anglo-Irlandais il était venu à
Paris pour étudier la peinture et, en même temps qu'il fréquentait les
ateliers, il s'adonnait à la poésie. Il composait des vers même en
français. Il était alors plongé dans une sorte de raffinement
esthétique et de sentimentalisme quintessencié, qui lui donnait
passablement l'air d'un homme absent. C'est ce trait de physionomie
que Manet a saisi pour le fixer, en l'accentuant même, selon son
habitude, et c'est ce qui a donné à son George Moore l'aspect si
caractéristique, qui le distingue. Depuis l'original a délaissé le
sentimentalisme et la nébulosité. Il est entré dans une voie opposée,
en étudiant la vie réelle, il s'est fait sa place comme romancier de
moeurs. Sa figure s'est modifiée naturellement, en même temps que
changeaient son mode d'esprit et la tournure de ses pensées. Mais le
portrait demeure comme le témoin de la sûreté d'observation avec
laquelle son auteur savait saisir même ces traits de caractère, qui
pouvaient n'être, en partie, que transitoires.



LES DERNIÈRES ANNÉES



XII

LES DERNIÈRES ANNÉES


Manet, après avoir quitté son atelier de la rue de Saint-Pétersbourg,
en avait pris un, en 1879, au numéro 77 de la rue d'Amsterdam, où il
devait rester jusqu'à sa mort.

En 1880, il envoie au Salon _Chez le Père Lathuille_, un plein air, et
le _Portrait de M. Antonin Proust_, exécuté dans l'atelier. Le premier
de ces tableaux avait été peint dans le jardin du Père Lathuille, un
des restaurants les plus vieux et les plus connus de Paris, situé à
l'entrée de l'avenue de Clichy. Avant que les limites de la ville de
Paris n'eussent été portées aux fortifications, il avait été une ces
maisons, hors barrières, que les Parisiens fréquentaient le dimanche
et où ils aimaient à célébrer noces et festins. Horace Vernet, en
1820, l'avait donné comme fond à son tableau de bataille, le _Maréchal
Moncey à la barrière de Clichy en 1814_. La lithographie, en
popularisant le tableau, avait en même temps recommandé le restaurant
aux patriotes, alors épris d'Horace Vernet et de ses oeuvres. Manet,
qui habitait dans le voisinage, rue de Saint-Pétersbourg, allait y
déjeuner ou dîner de temps en temps. Il avait eu l'idée d'utiliser le
jardin, lieu tranquille, pour y peindre une scène de plein air: un
tout jeune homme y ferait la cour à une femme. En bon observateur, il
avait conçu sa scène, telle que la vie l'offre généralement, où les
tout jeunes gens s'éprennent de femmes plus âgées qu'eux. Le tableau
représente les amoureux assis à une table, où ils achèvent de
déjeuner. Le jouvenceau montre la plénitude de sa passion et laisse
deviner des demandes pressantes, tandis que la femme, une personne
dans les trente ans, fait la mijaurée devant lui et se tient sur la
réserve, pour le mieux captiver.

On ne pouvait reprocher à Manet, devant cette scène, comme on l'avait
fait devant d'autres, de peindre des gens dans des attitudes
«incompréhensibles», ne se livrant à aucune action déterminée. Les
amoureux du Père Lathuille jouaient si bien leur rôle, qu'on les
comprenait à première vue. Manet, qui peignait la vie en la serrant
toujours de près, pouvait trouver des motifs diversifiés à l'infini,
parce que la vie est ainsi diversifiée. Aux scènes où les personnages
simplement juxtaposés étaient tenus inactifs, telles que les yeux en
rencontrent partout, il savait en faire succéder d'autres, où ils
s'appliquaient à des actions caractéristiques. Il avait, du reste,
dans le cas actuel, obtenu son effet par des moyens décisifs quoique
très simples. Le jeune homme, dans sa franchise, vu de face, montre
par l'animation de ses traits la passion qui le possède, tandis que se
dissimulant presque et ne se présentant que d'un profil effacé, la
femme révèle d'autant mieux sa pruderie affectée et sa réserve
hypocrite.

_Chez le Père Lathuille_ est peut-être de tous les tableaux de Manet
celui qui laisse le mieux voir les particularités de la peinture en
plein air. L'ensemble est tout entier maintenu dans la lumière. Les
plans sont établis et les contours obtenus sans oppositions et sans
contraste. Les parties qu'on voudrait dire dans l'ombre sont élevées à
une telle intensité de clarté et de coloration, qu'elles ne se
différencient presque pas de celles que la lumière frappe directement.

L'autre tableau, le _Portrait de M. Antonin Proust_, avait été peint
dans l'atelier et dans les tons sobres. L'original debout, de grandeur
naturelle, arrêté aux genoux, est vêtu d'une redingote et coiffé d'un
chapeau à haute forme, une main appuyée sur une canne, l'autre posée
sur la hanche. C'est un morceau très ferme. La redingote boutonnée
serre bien le personnage; on sent réellement l'existence du corps.
Manet, lié d'amitié depuis le collège avec son modèle, l'avait peint
de manière à révéler tout son caractère. En lui donnant la gravité de
l'âge et de l'homme politique, il lui avait laissé la désinvolture et
l'aisance de l'homme du monde et même encore avait su indiquer en lui
l'élégant cavalier et le conquérant des débuts et de la jeunesse.

En 1881, Manet envoya au Salon le _Portrait de M. Pertuiset, le
chasseur de lions_, peint en plein air, et le _Portrait de M. Henri
Rochefort_, peint dans l'atelier.

Il avait choisi Pertuiset pour lui servir de modèle dans un plein air
d'ordre particulier. Les Impressionnistes, avec leur système de
travailler tout le temps devant la nature, étaient arrivés à en saisir
les multiples aspects et à fixer ainsi sur la toile des effets
inattendus. Ils avaient, par exemple, reconnu que l'hiver, au soleil,
les ombres portées sur la neige peuvent être bleues et ils avaient
peint de telles ombres bleues. Ils avaient encore découvert que,
l'été, la lumière sous les arbres colore les terrains de tons violets
et ils avaient peint des terrains sous bois violets. Renoir avait en
particulier peint un bal à Montmartre, sous le titre de _Moulin de la
galette_, et une _Balançoire_, où des personnages sont placés sous des
arbres éclairés par le soleil. Il avait fait tomber sur eux des
plaques de lumière à travers le feuillage, en colorant toute sa toile
d'un ton général violet. Les tableaux peints en 1876 avaient été
montrés en 1877, à l'exposition des Impressionnistes, rue Le Peletier.

Cette nouveauté d'ombres bleues et violettes avait excité une
indignation générale. Personne ne s'était sérieusement demandé si,
lorsqu'il fait soleil, les ombres sur la neige et sous le feuillage
pouvaient apparaître réellement colorées, telles que les
Impressionnistes les représentaient. Il suffisait que les effets
montrés n'eussent pas encore été vus, pour que l'esprit de routine
amenât les spectateurs à se soulever violemment. Mais Manet, pour qui
les Impressionnistes restaient de vieux amis, qui s'intéressait à
toutes leurs tentatives, avait été frappé par leur manière hardie de
peindre les ombres en plein air colorées. Il était allé regarder en
particulier les reflets que le soleil donne sous le feuillage et,
ayant trouvé qu'en effet les ombres prennent alors des tons où le
violet prédomine, l'envie lui vint d'exécuter lui-même un tableau
dans ces données.

Il fit poser Pertuiset en l'été de 1880, sous les arbres de l'Elysée
des Beaux-Arts, boulevard de Clichy. La lumière tamisée donne bien en
effet une ombre violette générale, qui recouvre le terrain et
enveloppe le modèle. Pertuiset était un chasseur émérite. Il avait été
l'ami de Jules Gérard, célèbre sous le second empire, comme le Tueur
de lions, et avait en partie hérité de sa renommée, pour avoir tué
lui-même plusieurs lions. Manet a eu l'idée de le placer un genou en
terre, comme à l'affût, la carabine à la main. C'est là une pose de
pure fantaisie, qui lui a été suggérée par la qualité de chasseur du
modèle, mais il ne faudrait pas en inférer qu'il ait voulu représenter
une chasse au lion. S'il eût eu pareille intention, d'après son
système de ne peindre que des scènes vues, il eût dû se transporter en
Algérie, dans une région fréquentée par des lions, et y placer son
modèle, ce qui n'était vraiment pas le cas, puisqu'il se contentait de
le mettre au milieu d'un jardin parisien.

A la fantaisie de montrer la pose d'un chasseur à l'affût, Manet avait
ajouté celle de peindre au second plan une peau de lion, pour obtenir
un ton tranchant sur l'uniformité du terrain. On a cru qu'il avait
voulu figurer ainsi un lion, que Pertuiset eût été censé avoir tué sur
le lieu même. Il n'en était rien. Son intention n'avait point été de
représenter une vraie carcasse de lion. Il avait simplement peint la
peau d'un lion, que Pertuiset avait tué près de Bône et qu'il
conservait dans son appartement, étendue sur le parquet. Mais le
tableau au Salon, avec son ton général violet, son chasseur à l'affût
et la peau de lion par derrière, excita la bonne mesure de railleries
qui attendait généralement les oeuvres de Manet. Comme d'habitude on
n'eut point d'yeux pour le mérite intrinsèque de la peinture, on ne
vit que l'originalité et la fantaisie auxquelles l'artiste s'était
laissé aller, et qui cette fois encore dépassaient la compréhension du
public.

Manet avait demandé à Henri Rochefort de le peindre, attiré par le
caractère de sa physionomie. Le portrait de Rochefort est un buste,
avec la tête de profil, un peu retournée, et les bras croisés. C'est
un morceau puissant, de nature à plaire à un connaisseur. Manet qui ne
l'avait exécuté que mû par un sentiment artistique, sans penser à en
tirer profit, l'offrit à l'original, et il eût été heureux de le lui
voir accepter. Mais Rochefort, qui n'a jamais aimé que la peinture
sèche et léchée, le trouvait déplaisant. Il n'en voulut pas et le
refusa. Quelque temps après, Manet le comprit dans un lot de toiles
vendu à M. Faure.

Les tableaux exposés en 1881 n'avaient pas eu en somme plus de succès
que ceux des précédents Salons. Cependant ils étaient cause d'une
chose extraordinaire, ils procuraient à leur auteur une récompense
officielle, ils lui obtenaient une médaille du jury. Cet octroi d'une
médaille, faveur banale en elle-même, puisque chaque année elle se
répétait au profit de peintres quelconques, devenait cependant, dans
la circonstance, un notable événement. Manet tant de fois repoussé des
Salons, écarté soigneusement des Expositions universelles et, par là,
désigné à l'animadversion des artistes, comme un homme de pernicieux
exemple, recevait tout à coup une récompense; mais le fait en lui-même
montrait un tel renversement de conduite et d'opinion, qu'on sentait
tout de suite qu'un changement profond avait dû s'accomplir quelque
part. Il en était bien réellement ainsi et cette simple médaille
marquait que les aspirations nouvelles, longtemps comprimées, venaient
enfin de prévaloir et de se manifester avec éclat.

Pour se rendre compte de l'évolution qui se produisait, il faut
connaître le régime auquel le Salon était traditionnellement soumis et
les règles données à la composition des jurys. Le Salon, comme
ancienne institution, remontant jusqu'au XVIIe siècle, avait acquis un
prestige très grand. Depuis, une société dissidente des Beaux-Arts
s'est formée, l'habitude d'expositions particulières s'est
généralisée, qui lui ont enlevé une partie de son importance, mais du
temps de Manet, il jouissait toujours, avec son monopole, de la pleine
faveur. Avoir la faculté de s'y produire devenait pour un artiste une
question vitale. Là seulement il pouvait se promettre d'attirer
d'abord l'attention, puis, s'il était parmi les heureux, d'obtenir la
renommée, la gloire et enfin, par elles, la richesse et les honneurs.
Or, d'après l'organisation en vigueur, le jury était le maître du
Salon. Il décidait, avant l'ouverture, quels seraient les admis et les
refusés, puis après, il décernait les récompenses, et elles étaient
ainsi combinées, qu'elles établissaient comme des grades et fixaient
le rang des artistes. En premier lieu, par l'octroi de mentions
honorables et de médailles, on tirait les sujets choisis de la plèbe
artistique et du milieu des débutants, pour les signaler à
l'attention; puis les médailles élevaient à un certain moment leurs
possesseurs à la position de Hors concours, c'est-à-dire que leurs
oeuvres, soustraites à l'examen du jury, étaient désormais admises
sans refus possible au Salon. Dans ces conditions les Hors concours
formaient comme une compagnie de privilégiés, avec des droits
supérieurs à ceux des autres artistes. En outre, les médaillés et
surtout les Hors concours étaient gratifiés de décorations par le
gouvernement. Or les médailles et les croix de la Légion d'honneur
entraînaient une telle présomption de talent, que les peintres qui les
obtenaient acquéraient la faveur de la clientèle riche, pour vendre
leurs tableaux, et le monopole des commandes officielles. De telle
sorte qu'entre les gens favorisés par les jurys et les autres, il y
avait la différence de condition existant entre les hommes qui se
voient ouvrir les chemins de la fortune et ceux qui se les voient
barrés et obstrués.

Si les jurys se fussent montrés impartiaux, enclins à aider les hommes
d'initiative, l'immense pouvoir qu'ils possédaient eût pu passer sans
soulever de protestations et exciter la haine, mais ils étaient loin
d'exercer leurs droits dans un esprit de tolérance et d'impartialité.
Ils se conduisaient au contraire en maîtres injustes, jaloux d'imposer
une certaine esthétique, aux dépens de toute autre, et de maintenir la
tradition avec rigueur. Sous la monarchie de Juillet, le jury avait
été réglementairement formé par les membres de l'Institut,
c'est-à-dire tout entier composé de peintres de la tradition, parvenus
aux honneurs, pleins de leur importance, qui regardaient
dédaigneusement ces nouveaux venus prétendant s'écarter des voies
battues et méconnaître leurs règles. Dans ces conditions les artistes,
pendant la première moitié du siècle, se sont trouvés former deux
peuples: d'un côté les peintres de la tradition, imbus des bons
principes, admis à plaisir aux Salons, y recevant médailles,
décorations, puis monopolisant les commandes officielles, et de
l'autre côté les novateurs, les indépendants, traités en révoltés, qui
voient se fermer les Salons ou qui, si on les leur ouvre, ne reçoivent
ni honneurs ni récompenses.

[Illustration: LE CORBEAU]

Sous la monarchie de Juillet, les Salons s'étaient donc fermés à tous
les artistes originaux successivement: Rousseau, Decamps, Courbet.
Cette partialité pour l'école traditionnelle, cette détermination de
méconnaître toute manifestation d'art nouvelle, avaient amassé de
telles haines qu'à la révolution de 1848 l'Institut fut dépouillé de
sa vieille prérogative, et cette année-là vit un Salon sans jury, où
tous les tableaux présentés furent admis indistinctement. L'absence
totale de contrôle parut cependant excessive et, en 1849 et en 1850,
les Salons connurent des jurys nommés par le suffrage de tous les
artistes exposants. L'Empire survenu jugea ce système trop libéral. Un
nouveau régime fut inauguré qui, avec des modifications de détail,
devait durer tout le temps de l'Empire et après cela se perpétuer sons
la troisième République. Les jurys furent composés, pour la plus
grande part, d'artistes élus par les exposants, mais par les seuls
exposants médaillés ou hors concours, et, pour l'autre part, de
membres désignés pur l'administration des Beaux-Arts. C'est à de tels
jurys que Manet devait d'être refusé aux Salons et exclu des
Expositions universelles.

Les jurys nommés pour une part par les artistes récompensés, et pour
l'autre par l'administration, avaient fini par soulever le même
reproche qu'avait autrefois fait naître le jury de l'Institut. Sous
une forme moins violente, ils se montraient au fond pénétrés du même
esprit de partialité pour l'école de la tradition. Ils continuaient
à ouvrir de préférence les portes du Salon à ces élèves qui
répétaient leur manière. L'addition, aux membres du jury nommés par
les artistes médaillés ou hors concours, de ces membres choisis par
l'administration, n'apportait aucun élément d'indépendance d'esprit et
de sympathie pour les novateurs, car l'administration des Beaux-Arts a
presque toujours été un centre de routine et d'absolue médiocrité de
jugement artistique. Les artistes indépendants, les novateurs, les
hommes à l'écart des ateliers en vogue, d'ailleurs de plus en plus
nombreux et soutenus au dehors par une élite grossissante de
connaisseurs et de critiques, se voyaient donc toujours sacrifiés aux
Salons. A la fin, il s'était formé un esprit de révolte contre la
composition du jury, contre sa manière partiale de distribuer les
récompenses, et enfin contre le système même de hiérarchie établi par
les récompenses entre les artistes. L'hostilité contre le jury et la
pratique des récompenses abaissait graduellement le prestige des
Salons. Il devait plus tard en résulter une scission parmi les
artistes, amenant la création d'une Société dissidente des Beaux-Arts,
qui abolirait dans son sein toute récompense, et par la coutume, chez
un grand nombre d'autres artistes, de se tenir à l'écart des Salons,
pour se contenter de paraître dans des expositions particulières. Mais
avant que le soulèvement des indépendants n'eût produit ces extrêmes
résultats, il avait été assez puissant pour amener la transformation
du Salon.

Le Salon, depuis sa création par Colbert sous Louis XIV, était resté
une institution d'État, placée sous le contrôle du gouvernement et en
recevant sa loi. En 1881, l'État fit abandon de ses droits
traditionnels. Les artistes réunis constituèrent légalement une
société, qui hérita sur les Salons de l'autorité à laquelle l'État
renonçait. La première conséquence du changement devait être
d'éliminer des jurys cette part de membres nommée par l'administration
des Beaux-Arts, qui s'y était trouvée si longtemps. Mais le
mécontentement soulevé par la conduite des jurys, nommés en partie par
l'administration et en partie par les artistes privilégiés, était
devenu tel qu'en 1881 les artistes, qui allaient être délivrés des
membres du jury nommés par l'administration, voulurent aussi se
délivrer des autres, élus par le suffrage restreint des privilégiés.
Le nouveau règlement, inauguré en 1881 par la Société des artistes
français se constituant, porta que le jury des Salons serait
entièrement formé de membres nommés par le suffrage de tous les
exposants sans distinction. Les artistes en société reprenaient donc
le système libéral d'élection du jury, appliqué par la seconde
République aux Salons de 1849 et de 1850.

Le jury du Salon de 1881, élu par le suffrage de tous les exposants,
se trouva tout autre que les précédents. Les indépendants, les
jeunes, qui, avec l'ancien système, n'avaient pu se faire élire
qu'exceptionnellement, s'y voyaient maintenant en nombre et le jury,
au lieu d'appartenir sans conteste, comme les précédents, aux
partisans de la tradition, fut divisé en deux partis de force à peu
près égale.

Les indépendants, les jeunes, voulurent tout de suite se compter,
faire essai de leur force, marquer par une action d'éclat leur rupture
d'avec les anciens errements, et pour cela, l'acte le plus
significatif qu'il pussent faire était de comprendre Manet parmi les
récompensés. Ils résolurent donc de lui donner une seconde médaille.
Ils crurent prudent de ne pas aller jusqu'à une première médaille, ce
qui eût accru l'opposition à prévoir sans avantage décisif; car Manet
ayant déjà été récompensé une première fois en 1861, par une mention
honorable, une deuxième récompense, qu'elle fût sous la forme d'une
seconde ou d'une première médaille, avait le même résultat de le
placer parmi les Hors concours, c'est-à-dire parmi ces privilégiés qui
voyaient leurs oeuvres admises de droit aux Salons, sans subir
l'examen des jurys. Or, pour ceux qui voulaient faire une
manifestation sur le nom de Manet, le grand point était précisément de
le sortir de l'état de paria, où on l'avait tenu si longtemps, en le
laissant sous le coup de la menace perpétuelle d'exclusion du Salon,
pour l'élever à la position privilégiée de Hors concours. Ce résultat
obtenu, la question de savoir sous quelle forme il l'avait été
devenait secondaire.

La coutume pour le jury était de passer d'abord à travers les salles
et, là, de faire un premier choix devant les tableaux mêmes, des
peintres, parmi lesquels on prendrait ensuite ceux qui, au vote
définitif, recevraient des récompenses. Lorsque le jury fut parvenu
devant le _Portrait de Pertuiset_, une discussion violente s'engagea,
entre ces membres qui voulaient le comprendre parmi les tableaux
capables d'obtenir une médaille à leur auteur, et les autres
déterminés à l'exclure. Au cours de la discussion Cabanel, le
président du jury, qui appartenait au parti de la tradition,
d'ailleurs homme de bonne foi et d'idées libérales, se laissa aller à
dire: «Messieurs, il n'y en a peut-être pas quatre ici, parmi nous,
qui pourraient peindre une tête comme celle-là.» Il montrait ainsi son
bon jugement, car Manet s'était appliqué sur la tête de Pertuiset,
pour la bien mettre dans l'air et la faire entrer dans le chapeau qui
la coiffait. A la désignation préliminaire, la majorité des voix
n'était pas requise, il ne fallait obtenir que le tiers à peu près, et
le _Portrait de Pertuiset_ recueillit plus que le nombre de suffrages
voulus pour être accepté. Lorsque le moment du choix définitif arriva,
pour lequel il fallait alors la majorité absolue des voix, les
partisans de Manet s'étant comptés ne parvenaient pas à l'emporter sur
l'autre parti, dont l'opposition persistait acharnée; il leur manquait
une ou deux voix. Ce fut Gervex, au dernier moment, qui obtint le
déplacement indispensable, en décidant Vollon et de Neuville, qui s'y
étaient jusque-là refusés, à donner leur vote. Cabanel malgré sa
louange relative, demeuré avec ses amis les peintres de la tradition,
avait voté contre.

L'octroi à Manet d'une médaille fit grand bruit, et amena au dehors,
parmi les artistes, une division analogue à celle dont il avait été
cause au jury du Salon. Les indépendants, les jeunes gens d'esprit
émancipé, témoignèrent de leur approbation, tandis que les hommes
restés fidèles aux traditions, les élèves soumis aux maîtres dans les
ateliers, s'indignèrent. Parmi ces derniers, on rédigea une
protestation violente où, après avoir cité les noms des membres du
jury favorables à Manet, on invitait les artistes à se souvenir d'eux,
pour ne plus jamais les renommer. Les membres qui avaient voté la
médaille étaient au nombre de dix-sept: Bin, Cazin, Carolus-Duran,
Duez, Feyen-Perrin, Gervex, Guillaumet, Guillemet, Henner, Lalanne,
Lansyer, Lavieille, Em. Lévy, de Neuville, Roll, Vollon, Vuillefroy.

La récompense décernée à Manet était une protestation contre les
anciens errements des jurys, et tout le monde, au dehors, lui avait
attribué ce caractère; mais cependant, parmi les membres du jury qui
l'avaient accordée, plusieurs avaient agi sans esprit de protestation,
mus par la seule idée de justice. Tous, en définitive, s'étaient
trouvés de l'opinion que Manet était un homme dont le talent et
l'apport méritaient d'être reconnus. A l'encontre du dédain que le
public, la presse en général, et les vieux peintres attachés à la
tradition, persistaient à lui manifester, ceux qui savaient observer
devaient reconnaître que son action sur les jeunes artistes était, en
réalité, énorme. Ce n'était plus, il est vrai, cette influence
immédiate exercée sur le groupe des audacieux devenus les
Impressionnistes. La pénétration, en étant moins éclatante, atteignait
cependant les mieux doués de la nouvelle génération. On savait par
exemple qu'à la vue des oeuvres de Manet, un des artistes les plus
réputés parmi les jeunes, Bastien-Lepage, délaissant l'art
traditionnel, s'était mis à peindre des scènes contemporaines. On
pouvait reconnaître que semblable évolution, due à la même influence,
s'opérait sous des formes diverses, chez la plupart des autres jeunes
gens, qui s'adonnaient à peindre, dans la manière de plus en plus
claire, des scènes prises de plus en plus à la vie réelle.

Pendant que le public et la presse revenaient chaque année au Salon se
livrer à leurs appréciations sans suite et à leurs critiques
d'occasion, les hommes capables de porter des jugements d'ensemble ne
pouvaient s'empêcher de voir que la peinture presque entière suivait
le mouvement inauguré par Manet. Si on eût pu placer côte à côte, pour
être vus simultanément, le Salon de 1861 où il débutait et celui de
1881, tout le monde eût constaté, avec stupéfaction, la profonde
transformation qui s'était opérée. On eût vu que le procédé
traditionnel d'association de l'ombre et de la lumière d'après des
règles fixes, qu'il avait d'abord répudié, pour peindre en tons clairs
juxtaposés, était maintenant plus ou moins abandonné par les jeunes
artistes, qui peignaient eux aussi en clair. On eût vu que le
réalisme, la peinture du monde vivant, qui avait soulevé une telle
horreur, se produisant d'abord avec lui, était devenu d'une pratique
générale. On eût vu que le prétendu grand art traditionnel de la
peinture d'histoire, de la mythologie et du nu soi-disant idéalisé,
qu'il avait d'abord délaissé, était maintenant presque entièrement
ignoré et ne restait plus cultivé que par les anciens, attachés aux
errements de leur jeunesse. En vingt ans, procédés, sujets,
esthétique, s'étaient transformés.

Certes de tels mouvements d'ensemble ne sauraient avoir pour cause
l'action individuelle d'un seul; ils viennent de besoins profonds et
nouveaux, arrivant à se manifester d'une façon générale. Mais quelle
que fût la profondeur du mouvement et quelqu'inéluctable qu'on veuille
le juger, Manet en avait été l'initiateur, il avait été celui qui
découvre la voie inexplorée et s'y engage le premier à ses risques et
périls, sans esprit de retour. Les peintres de la tradition, qui se
refusaient à innover, avaient tout de suite et justement reconnu en
lui leur ennemi; ils avaient tout fait pour l'étouffer et le
déconsidérer. Aussi, maintenant que les jeunes artistes, soustraits
aux vieilles pratiques et favorisés par les changements accomplis,
arrivaient à leur tour à l'influence et au pouvoir dans les jurys,
c'était de leur part un acte de simple justice que de tirer Manet de
la position de réprouvé, où les autres s'étaient appliqués à le
maintenir.

Une fois qu'un artiste était parvenu au rang de Hors concours, il
était comme de règle que le gouvernement lui conférât la décoration de
la Légion d'honneur. Cette distinction, dans de telles circonstances,
semblait toute naturelle et on ne connaissait point de cas où elle eût
été blâmée. Mais Manet était tellement à part, les deux partis qui se
combattaient sur son nom étaient si irréductibles, que lorsqu'au
nouvel an de 1882, M. Antonin Proust, ministre des Arts, vint le
décorer, l'acte étonna, fut jugé audacieux et souleva, dans le parti
de la tradition, le même mécontentement qu'avait suscité l'octroi de
la médaille elle-même. M. Antonin Proust, pour décerner la décoration
à Manet, avait commencé par se mettre à couvert des observations à
prévoir de ses collègues, en s'entendant avec le chef du cabinet,
Gambetta, aussi un ami de Manet, et en ne laissant par ailleurs rien
transpirer de ses intentions. L'habitude, pour chaque ministre, était
cependant de communiquer les promotions qu'il se proposait de faire
au Conseil des ministres, et lorsque M. Antonin Proust vint lire sa
liste, M. Grévy, le président de la République, prétendit mettre son
veto en disant: «Ah! Manet, non.» Mais Gambetta, avec l'autorité qui
lui appartenait, répondit: «Il est bien entendu, Monsieur le
Président, que chaque ministre garde le droit de désigner les
titulaires, dans la Légion d'honneur, des croix attribuées à son
ministère, et que le président de la République ne fait que
contresigner.» M. Grévy dut se rendre à cette sorte de rebuffade, et
ces ministres qui désapprouvaient, eux aussi, la mesure, n'osèrent
hasarder d'observations.

Manet éprouva une grande satisfaction des récompenses qui lui étaient
enfin décernées et qui, banales en elles-mêmes, acquéraient des
circonstances une valeur exceptionnelle. Cet homme, que depuis si
longtemps le public, la presse et la caricature foulaient aux pieds et
traînaient dans la boue, que les peintres en renom, chargés de
décorations et d'honneurs, affectaient de tenir à distance, entrait
enfin dans le cercle des privilégiés et des artistes mis à un rang
honoré. La séparation qu'on avait prétendu maintenir d'avec lui
s'était abaissée. Et puis! cette médaille donnée par les jeunes, après
tant de refus et d'expulsions de la part des autres, montrait qu'il
avait été pris des deux parts comme l'initiateur d'un art sur lequel
on s'était divisé et combattu. La médaille faisait présager le
triomphe de l'esthétique qu'il avait inaugurée, sur celle de la
tradition qu'il avait délaissée. Il était enfin reconnu; il voyait se
produire cette appréciation de ses oeuvres toujours attendue, qui
jusqu'alors l'avait fui, mais qui maintenant commençait à lui venir,
d'une manière certaine. Il était incapable de feinte, aussi
laissa-t-il voir autour de lui le plaisir que lui causaient les
témoignages d'approbation qu'on lui donnait enfin. Avec sa politesse
coutumière, il tint à porter ses remerciements aux membres du jury qui
s'étaient déclarés en sa faveur, il leur fit à chacun une visite.

Manet se trouvait donc parmi les récompensés au Salon de 1882. Sur les
cadres de ses tableaux se voyait l'écriteau, signe de respectabilité,
_Hors Concours_. Cela changeait évidemment sa situation auprès du
public. Aussi ne se permettait-on plus de le railler avec le sans-gêne
d'autrefois. D'ailleurs, l'accoutumance venue avec les années, on
avait fini par trouver naturelles chez lui les particularités qui
d'abord avaient paru intolérables. Mais quoique le public fût ainsi
amené à ne plus se soulever devant ses oeuvres, il était encore loin
de les comprendre et de les goûter. Leur originalité les tenait
toujours méconnues. Lorsque les masses populaires ont formé certains
jugements, elles en restent ensuite indéfiniment pénétrées, les
changements ne surviennent chez elles qu'après un long temps, ou même
ne se produisent qu'après l'arrivée de nouvelles générations. Si le
public, au Salon de 1882, ne témoignait plus à Manet le même mépris,
si la presse et la critique n'osaient plus se conduire envers lui en
pédagogues, venant lui enseigner les règles de son art, public, presse
et critique, n'appréciaient guère plus qu'autrefois ses tableaux, et
son principal envoi de l'année offrait un motif qu'on cherchait comme
d'habitude à s'expliquer.

C'était: _Un bar aux Folies-Bergère_. Au centre, vue de face, se
dressait la fille tenant le bar. Une glace par derrière la
représentait en conversation avec un monsieur, qui n'apparaissait,
lui, que reflété. C'est cette particularité de la glace, renvoyant
l'image des personnages et des objets, qui faisait déclarer
l'arrangement incompréhensible. Et puis cette fille ne se livrait
encore à aucun acte déterminé qui pût amuser. Elle n'était sur la
toile que pour y être telle quelle, dans l'attente du chaland. Il
l'avait peinte de cette manière déjà appliquée à des créatures du même
ordre, en lui laissant son oeil vague et sa figure placide. Le bar sur
lequel reposent les produits destinés aux consommateurs lui avait
permis d'introduire une de ces natures mortes qu'il aimait. Il s'était
plu à placer là, cote à côte, des flacons, des bouteilles de liqueur,
des fruits variés, choisis de telle sorte qu'ils lui offrissent les
tons les plus vifs et les plus opposés. Il les a peints en pleine
lumière, en les harmonisant cependant, et en les faisant entrer dans
une même gamme d'ensemble.

Le tableau exposé concurremment avec le _Bar aux Folies-Bergère_ avait
pour titre _Jeanne_. Il représentait une jeune femme à mi-corps, vêtue
d'une robe fleurie, coiffée d'un élégant chapeau, son ombrelle à la
main. Elle était charmante, aussi échappait-elle au dénigrement qui
accueillait, comme de règle, les êtres peints par Manet. Elle trouvait
auprès du public un accueil bienveillant.

Le Salon de 1882 était le dernier où Manet exposerait. Il ne devait
point voir le succès relatif, à la fin obtenu, se changer en victoire
définitive. Pour cela, il eût eu besoin de vivre encore longtemps et
de continuer à produire. Or, il touchait au terme de sa carrière. La
mort approchait. Dans l'automne de 1879, un jour qu'il sortait de son
atelier, il avait été saisi d'une douleur aiguë aux reins, accompagnée
d'une faiblesse des jambes, qui l'avait fait tomber sur le pavé.
C'était la paralysie d'un centre nerveux, l'ataxie, un mal incurable
qui se déclarait. Il allait encore vivre plus de trois ans avec la
paralysie, qui lui rendrait la marche de plus en plus difficile et le
tiendrait à la fin presque cloué sur sa chaise, mais elle resterait
tout le temps locale. Elle ne lui enlèverait que la faculté de la
locomotion, car la tête, ne devait être nullement atteinte et
l'intelligence devait garder, jusqu'au dernier jour, toute sa
lucidité. Ses facultés de peintre n'ont donc point été réduites par
son mal. Il a encore pu exécuter le _Portrait de Pertuiset_ et le _Bar
aux Folies-Bergère_. Si à la fin des oeuvres de telle dimension lui
sont interdites, s'il doit se restreindre à des sujets ne demandant
plus la même dépense de force physique, il peut toujours travailler
assidûment, et il produit un grand nombre de tableaux de fleurs, de
natures mortes, et des portraits au pastel.

Il exécute aussi, pendant les trois années de sa maladie, des tableaux
de plein air qui, par l'intensité de la lumière, marquent comme le
summum de sa peinture dans ce genre. Il ne s'éloigne plus beaucoup de
Paris, il passe les mois d'été dans le voisinage. En 1880, il est à
Bellevue, près d'un établissement d'hydrothérapie, où il suit un
traitement spécial. Le jardin de la maison qu'il habite lui fournit
les motifs de plusieurs toiles. Sur l'une de grande dimension, il fait
figurer une jeune femme amie de sa famille, assise, vêtue de bleu,
contre un bosquet. Le tableau, sous le titre de _Jeune fille dans un
jardin_, fera partie de sa vente, où il obtiendra du succès. En 1881,
il passe l'été à Versailles, avenue de Villeneuve-l'Etang. Il peint,
dans le jardin de la maison, une oeuvre vide d'êtres humains, où un
simple banc, se détachant contre le mur couvert de plantes vertes,
devient le personnage. Et ce tableau se distingue par l'éclat du
coloris et l'intensité de la lumière. Il peint encore à Versailles un
_Jeune taureau_ en plein air, au milieu d'un herbage, le seul tableau
de ce genre qu'il ait produit. Dans l'été de 1882, le dernier qu'il
eut à vivre, il occupe à Rueil la maison de campagne du dramaturge
Labiche, qui la lui loue. Là il peint, tout simplement la façade de la
maison. Elle est banale, moderne, carrée, avec des contrevents gris.
Il tire de ce pauvre motif des toiles lumineuses et séduisantes.

L'ataxie qui était venu le frapper se produirait comme la fin
naturelle que comportait son organisme, C'était un homme d'une
sensibilité excessive, d'une nervosité extrême. C'est à cela qu'il
devait son acuité de vision. Les images transmises par l'oeil, passant
à travers le cerveau, y prenaient cet éclat qui, fixé par le pinceau
sur la toile, heurtait la vision banale des autres hommes. Mais cette
faculté hors ligne, qui lui conférait sa supériorité d'artiste,
entraînait en même temps la fragilité physique, et sous le poids du
travail et de la terrible lutte qu'il avait toute sa vie soutenue,
contre sa famille et contre son maître Couture d'abord, puis contre
les jurys, contre la presse, contre le public, il succombait.
D'ailleurs sa nervosité extrême venait de famille, car ses frères la
partageaient, et, sous des formes accidentelles différentes, ils sont
tous les deux morts jeunes comme lui, d'épuisement nerveux.

Il eût pu cependant prolonger son existence, dans une certaine mesure,
au delà du terme qu'elle devait atteindre, s'il s'était résigné à
supporter son mal, sans essayer de vains remèdes. Sa femme, sa mère,
son beau-frère, Léon Leenhoff, lui prodiguaient les soins les plus
dévoués. Ses amis s'employaient de leur mieux à le distraire; mais cet
homme si plein d'entrain ne pouvait supporter l'arrêt du mouvement. Il
se confia à un médecin prétendant guérir les maladies nerveuses, qui
fit sur lui l'expérience de ses remèdes, des poisons. Il s'en trouva
momentanément bien, c'est-à-dire, qu'agissant, comme stimulant, ils
lui procuraient un retour d'activité temporaire. Il en continua
indéfiniment l'usage et abusa en particulier du seigle ergoté, qui
amena un empoisonnement du sang. Un jour, le bas de sa jambe gauche,
une partie du corps déjà malade et affaiblie par la paralysie, se
trouva tout à fait morte. Il s'alita. La gangrène se mit dans la
jambe. L'amputation dut être pratiquée. Il languit après cela dix-huit
jours, sans qu'on lui eût révélé la terrible opération et qu'il connût
la perte de son membre. Il était trop atteint pour pouvoir survivre.
Il mourut le 30 avril 1883 et fut inhumé au cimetière de Passy. Son
ami M. Antonin Proust fit entendre un dernier adieu sur sa tombe.

Manet offrait le type du parfait Français. J'ai entendu Fantin-Latour
dire: «Je l'ai mis dans mon hommage à Delacroix, avec sa tête de
Gaulois.» Les peintres jugent par les yeux, et Fantin de cette manière
jugeait bien. Il était blond, agile, de taille moyenne, le front
s'était découvert de bonne heure. D'une physionomie ouverte et
expressive, aucune feinte ne lui était possible, la mobilité de ses
traits indiquait immédiatement les sentiments qui l'animaient. Le
geste accompagnait chez lui la parole et une certaine mimique du
visage soulignait la pensée. Il était tout d'impulsion et de saillie.
Sa première vision comme peintre, son premier jugement comme homme
étaient d'une étonnante sûreté. L'intuition lui révélait ce que la
réflexion découvre aux autres. Il était fort spirituel, ses mots
pouvaient être acérés, et en même temps il laissait voir une grande
bonhomie et, dans certains cas, une véritable naïveté. Il se montrait
extrêmement sensible aux bons et aux mauvais procédés. Il n'a jamais
pu s'habituer aux insultes dont on l'abreuvait comme artiste, il en
souffrait à la fin de sa vie autant qu'au premier jour. Il s'emportait
d'abord contre ses détracteurs, quand leurs attaques se produisaient.
Dans ses rapports d'homme à homme, il apparaissait de même
susceptible. Il eut un duel avec Duranty, pour un échange de paroles
aigres ayant conduit à un soufflet. Mais, avec cette susceptibilité et
cette promptitude à relever les offenses, il ne gardait ensuite aucune
sorte de rancune. C'était en somme un homme d'autant de coeur que
d'esprit, et son commerce était aussi sûr que plein de charme.



APRÈS LA MORT



XIII

APRÈS LA MORT


La pensée vint tout de suite, aux amis de Manet mort, de faire une
exposition générale de son oeuvre. Dans une réunion préliminaire
formée de sa veuve, de ses frères, de M. Antonin Proust et de celui
qui écrit ces lignes, nous décidâmes de demander la salle de l'École
des Beaux-Arts, sur le quai Malaquais. L'espace dont on disposerait
serait suffisant et le prestige attaché à l'École donnerait à
l'exposition le caractère d'une sorte de triomphe posthume, que nous
recherchions précisément. Manet m'avait, dans son testament, prié
d'être son exécuteur testamentaire, et on jugea qu'il m'appartenait
de faire, auprès de qui de droit, une première démarche, pour obtenir
la salle de l'École des Beaux-Arts. J'expliquai qu'il faudrait
m'adresser à M. Kaempfen, directeur des Beaux-Arts, dont les idées
m'étaient assez connues pour que je pusse assurer d'avance que nous
subirions un refus. Mais on décida de passer outre à mon objection, de
suivre la filière, en voyant d'abord le directeur, sauf à s'adresser
ensuite au ministre.

J'allai donc trouver M. Kaempfen. C'était un vieil ami. Quand je lui
eus exposé ma demande, qui l'étonna fort, il me répondit qu'il ne
pouvait l'accueillir et, avec une bienveillante candeur, il me
reprocha de l'avoir mis dans l'obligation de m'opposer un refus, en
lui faisant visite pour un objet aussi extraordinaire. C'était à peu
près comme si j'eusse prétendu que le curé de Notre-Dame m'ouvrît sa
cathédrale pour glorifier Voltaire. J'étais préparé à la réponse de M.
Kaempfen, que, connaissant ses goûts, je trouvai toute naturelle, et
après lui avoir dit fort amicalement, de mon côté, que ma visite était
surtout due au désir d'observer les convenances, j'ajoutai que nous
allions porter notre demande au ministre.

[Illustration: LE FLEUVE (D'APRÈS L'EAU-FORTE)]

Lorsque j'eus fait connaître le refus éprouvé à la direction des
Beaux-Arts, il fut décidé qu'on irait maintenant trouver le ministre,
qui était Jules Ferry. J'étais lié aussi depuis longtemps avec
celui-ci, et ses préférences artistiques semblables à celles de M.
Kaempfen m'étaient assez connues, pour me convaincre que, si on
m'envoyait vers lui comme on m'avait envoyé vers son subordonné,
l'échec serait le même et cette fois sans recours. Ce fut donc M.
Antonin Proust, député et ancien ministre, qui dut faire la démarche
décisive. Il me prit avec lui et nous allâmes ensemble au ministère.
M. Proust, dans ses _Souvenirs sur Édouard Manet_, a dit que Jules
Ferry lui avait, par bienveillance pour Manet, accordé la salle de
l'École des Beaux-Arts. Je n'ai aucune raison d'être défavorable à
Jules Ferry, mais la vérité doit passer avant tout, et elle est que M.
Proust a perdu le souvenir des faits ou que, par délicatesse, il
cherche à laisser à un autre le mérite qui lui revient à lui-même. M.
Proust était à ce moment, non seulement un des députés faisant partie
de la majorité parlementaire qui soutenait le ministère, mais il était
de plus membre de la Commission du budget et spécialement rapporteur
du budget des Beaux-Arts, il avait été ministre des Arts dans le
cabinet Gambetta et, sur une question touchant aux arts, ses demandes
ne pouvaient qu'avoir une force irrésistible.

Lorsque nous fûmes reçus par Jules Ferry, M. Proust lui dit, en termes
exprès, qu'il demandait l'École des Beaux-Arts, pour une exposition
posthume de l'oeuvre de Manet. Je vois encore le soubresaut de Ferry,
fort contrarié, mais la question de jugement esthétique s'effaçait
devant la nécessité politique, et comme ministre il dut accorder sans
résistance la faveur que nous sollicitions. Je crus devoir alors lui
exprimer, au nom de la famille et des amis de Manet, tous nos
remerciements. Il m'arrêta, par un geste significatif et quelques
mots, en me donnant à comprendre que nous n'avions aucune gratitude
personnelle à lui témoigner, que sa bienveillance ne s'adressait qu'à
un homme politique, auquel il ne pouvait songer à déplaire. C'est donc
à l'influence possédée alors par M. Antonin Proust, que les amis de
Manet ont dû d'obtenir l'École des Beaux-Arts pour exposer ses
oeuvres.

M. Proust eut ensuite l'idée d'inviter le président de la République,
M. Jules Grévy, à venir visiter l'exposition projetée. Quelque temps
auparavant, il avait avec Castagnary fait une exposition posthume de
l'oeuvre de Courbet à l'École des Beaux-Arts, dans cette même salle
qui nous était maintenant accordée. Sur son invitation, le président
Grévy était venu la visiter. Il est probable qu'il ne s'y était rendu
qu'avec la pensée d'honorer l'oeuvre d'un concitoyen, d'un
Franc-Comtois comme lui, car son goût décidé pour l'art traditionnel
ne devait aucunement le porter vers un talent aussi original que
celui de Courbet. C'était donc trop prétendre, que de croire qu'il
viendrait visiter l'exposition d'un artiste comme Manet, tenu à cette
époque pour encore plus hors des règles que Courbet et n'ayant pas,
comme celui-ci, l'attache personnelle de la communauté de province. M.
Proust eût dû aussi se souvenir, que lorsqu'il avait naguère
communiqué au conseil des ministres sa détermination de décorer Manet,
M. Grévy avait hautement manifesté sa désapprobation, mais il pensait
qu'après avoir amené le président à l'exposition de Courbet, il
l'amènerait peut-être aussi à celle que nous projetions et qu'alors il
devait, par amitié pour Manet, essayer d'y parvenir. Il me prit donc
encore avec lui et nous nous rendîmes à l'Élysée.

M. Grévy nous remercia fort courtoisement de notre démarche. Il avait
beaucoup connu, alors qu'il était au barreau, M. et Mme Manet, les
père et mère de l'artiste, chez lesquels il avait fréquenté. Il nous
retint assez longtemps pour nous parler d'eux. Il nous raconta des
anecdotes sur M. Manet juge et sur ses collègues du tribunal, devant
lesquels il avait souvent plaidé. Je crois qu'il aurait eu plaisir à
se rendre à notre invitation, à faire honneur au fils, en souvenir des
parents qui avaient été ses amis; cependant il ne voulut prendre
aucun engagement. Je compris qu'à ses yeux, il était impossible qu'un
président de la République se commît, au point de visiter l'exposition
d'un artiste aussi attaqué que Manet. Il ne devait donc point y venir.
Nous avions ainsi rencontré, en remontant l'échelle administrative et
gouvernementale, du directeur des Beaux-Arts au ministre et au
président de la République, trois hommes également attachés au poncif,
à l'art traditionnel, et partageant cette opinion, encore dominante
chez la foule, que l'oeuvre de Manet ne méritait aucune reconnaissance
et aucune consécration.

L'École des Beaux-Arts ne nous ayant pas moins été accordée, nous
songeâmes à réaliser l'exposition. Un comité de patronage et
d'organisation fut formé, qui comprit: MM. Edmond Bazire, Marcel
Bernstein, Philippe Burty, Jules de Jouy, Charles Deudon, Durand-Ruel,
Fantin-Latour, J. Faure, de Fourcaud, Henri Gervex, Henri Guérard, A.
Guillemet, Albert Hecht, l'abbé Hurel, Ferd. Leenhoff, Eugène Manet,
Gustave Manet, de Nittis, Georges Petit, Léon Leenhoff, Roll, Alfred
Stevens, Albert Wolff, Émile Zola, Antonin Proust, Théodore Duret. On
décida de faire une exposition sans triage. On allait donc présenter
au public, réunies et groupées, les toiles qui avaient le plus excité
sa colère ou ses rires et celles que les jurys avaient refusées: le
_Buveur d'absinthe_, le _Déjeuner_ _sur l'herbe_, l'_Olympia_, le
_Fifre_, l'_Acteur tragique_, le _Balcon_, l'_Argenteuil_, le _Linge_,
l'_Artiste_. C'était l'homme non expurgé, tel qu'il s'était produit au
cours de sa carrière, qu'on montrerait. De telles expositions
posthumes sont la pierre de touche et l'épreuve décisive. Lorsqu'un
artiste meurt, il s'opère un changement immédiat dans la façon de voir
son oeuvre. L'amour ou la haine, la popularité ou la défaveur, le
manque ou la possession des honneurs attachés à la personne même et
capables d'influencer le jugement, ont disparu. L'homme n'est plus là,
et avec lui s'en est allé tout ce qui lui appartenait en propre. Les
oeuvres isolées vont maintenant commencer à être jugées pour
elles-mêmes. Or seules surmontent avantageusement pareille épreuve,
qui sont originales et puissantes.

Il est des peintres qui atteignent de leur vivant à un grand renom et
qui souvent n'ont produit, en les répétant, que deux ou trois
tableaux. L'étroitesse de la création échappe au public et à la
moyenne des critiques, jugeant au jour le jour et sans suite. Comme
ils ne voient les oeuvres envoyées aux Salons ou aux expositions
privées que successivement et de loin en loin, ils s'en montrent
satisfaits, sans reconnaître qu'ils n'ont devant eux que des choses
déjà vues et des répétitions de répétitions. Mais après la mort de
tels artistes, si on entreprend une exposition générale de ce qu'ils
laissent, la pauvreté en apparaît tout de suite et vient crever les
yeux. Les toiles accumulées se réduiront en définitive aux deux ou
trois que l'homme, comme arrangement et comme sujet, a seules eu le
pouvoir de trouver et le nombre n'aura d'autre résultat que de faire
éclater l'indigence de l'ensemble. L'exposition posthume des oeuvres
d'un peintre se produit donc comme une épreuve décisive qui, selon les
cas, confirmera ou cassera le jugement provisoire antérieurement
porté.

L'exposition de l'oeuvre de Manet eut lieu à l'École des Beaux-Arts,
en janvier 1884. Elle attira un grand concours de visiteurs et toute
la presse et les critiques lui donnèrent leur attention[3]. Dans les
années qui avaient précédé sa mort, Manet était devenu l'artiste sur
lequel on s'était divisé, les indépendants, les jeunes en faisant leur
porte-drapeau, et les hommes attachés à la tradition continuant à voir
en lui leur ennemi. Deux partis de force inégale, il est vrai,
s'étaient ainsi formés qui, du monde des artistes, s'étaient étendus à
celui des critiques et des amateurs, et maintenant ils allaient se
rencontrer à l'exposition posthume, avec la pensée de se confirmer,
l'un dans son approbation, l'autre dans son hostilité. Mais si les
partisans eurent tout de suite sujet d'accentuer leurs louanges, les
ennemis ne purent persévérer dans leur réprobation et leurs critiques
intransigeantes. Ils fléchissaient. On voyait ce spectacle curieux de
gens qui, se rappelant l'ancien mépris qu'ils avaient sincèrement
ressenti devant les oeuvres montrées pour la première fois aux Salons,
et venus maintenant à l'exposition d'ensemble, avec la pensée de le
retrouver et de le manifester à nouveau, quoi qu'ils en eussent, ne le
retrouvaient plus, et, à leur étonnement, se sentaient maintenant tout
autres. Les oeuvres étaient demeurées les mêmes, mais eux avaient
changé. Le monde ambiant s'était modifié. Les années, en s'écoulant,
avaient vu une esthétique nouvelle prévaloir, une vision différente se
former, et on ne pouvait nier que la transformation ne se fût
accomplie dans le sens indiqué par Manet et en suivant sa voie. Ce
réalisme, apparu avec ses oeuvres, jugé alors une chose grossière,
mais qui était simplement la peinture du monde vivant, maintenant
accepté, était devenu d'une pratique courante. Cette façon de
juxtaposer les tons clairs, d'abord condamnée chez lui comme une
révolte individuelle, s'était aussi généralisée. Elle avait presque
entièrement remplacé la manière de peindre sous des ombres épaisses.
Toute la peinture s'en était ainsi allée vers la clarté, et la
séparation, si profonde au début, constatée entre sa gamme de tons et
celle des autres, n'existait plus.

  [3] Une première étude suivie sur la vie et l'oeuvre de Manet a
  paru à ce moment: EDMOND BAZIRE. _Édouard Manet._ A. Quantin,
  Paris, 1884. In-8º illustré.

Il fallait donc bien reconnaître, devant son oeuvre exposée aux
Beaux-Arts, que Manet avait été un novateur fécond. Le ton général de
la presse et des critiques, les commentaires des connaisseurs,
montraient par suite un grand changement. On revenait des dédains
antérieurs, du dénigrement systématique. L'époque de méconnaissance
absolue était encore trop voisine, la période des insultes s'était
trop prolongée, pour qu'on pût généralement louer sans réserves, mais
tous en définitive admettaient maintenant que Manet avait été un
artiste doué de puissance et d'invention. Cette conclusion s'imposait
par l'évidence de ce que l'on voyait. Il n'existait point de
répétition dans l'oeuvre exposée. Contrairement à ces artistes qui,
lorsqu'ils ont trouvé une manière qui leur a valu la faveur publique,
s'y tiennent ensuite immuables, Manet, lui, n'avait cessé de se
renouveler. On pouvait constater qu'il était allé sans cesse vers plus
de clarté et plus de lumière. On reconnaissait qu'il avait varié ses
sujets et ses arrangements sans interruption. Dans les cent
soixante-dix-neuf numéros du catalogue, composés de peintures à
l'huile, d'aquarelles, de pastels, de dessins, d'eaux-fortes et de
lithographies, on découvrait une incessante diversité.

L'exposition de l'École des Beaux-Arts devait être suivie de la vente
de l'atelier et d'oeuvres diverses, dans l'intérêt de la veuve. Il en
résulterait une nouvelle épreuve, soutenue avec un nouveau public,
celui de la rue. Manet avait atteint une telle notoriété, que son nom
était descendu aux derniers rangs. Quand on le prononçait, n'importe
quel cocher, balayeur ou garçon de café pouvait dire: Ah! oui, Manet!
je connais, en se représentant tout de suite un artiste excentrique et
dévoyé. Dans ces milieux où la capacité manque pour se former une
opinion propre sur les choses d'art, les jugements ne peuvent venir
que du dehors et sont donnés par les couches supérieures et la presse.
Or la caricature, les insultes des journaux, le mépris des artistes en
renom et des critiques s'étaient si longtemps exercés contre Manet,
que le peuple en dessous en avait été empoisonné.

Quand la vente fut annoncée par les journaux et des affiches,
l'étonnement des passants fut donc grand. Une semblable tentative
était-elle vraiment réalisable? Certes on savait que Manet possédait
des défenseurs parmi les journalistes, les artistes et les amateurs,
mais tous ceux-là étaient considérés dans le peuple comme des
originaux, désireux de se signaler à tout prix et d'attirer n'importe
comment l'attention. Cependant, qu'il y eût des gens capables d'aller
jusqu'à donner leur argent, pour se distinguer des autres, paraissait
à la plupart invraisemblable. La vente devint donc un événement, qui
surexcitait la curiosité. Aussi l'exposition à l'Hôtel des ventes
attira-t-elle un très grand concours de ces promeneurs du dimanche
qui, à son intention, se détournaient du Boulevard, et le premier jour
des enchères, l'Hôtel de la rue Drouot fut-il littéralement envahi. La
vente avait lieu dans les salles du fond, 8 et 9, dont on avait enlevé
la cloison et qui réunies formaient un assez grand local; mais il se
trouva trop petit. La foule entassée dans le corridor et les pourtours
déborda, par une poussée formidable. Le commissaire-priseur et les
experts durent opérer dans un tout petit espace, au milieu de la
cohue. On avait fait précédemment des ventes d'Impressionnistes, où
les tableaux avaient été adjugés à des prix infimes, au milieu des
rires et des quolibets, et la foule était venue à la vente de Manet
dans de telles dispositions d'esprit qu'elle eût trouvé grand plaisir
à voir se reproduire les avanies déversées sur les Impressionnistes.

Les ventes des grands collectionneurs, des artistes célèbres après
décès, attirent un monde d'élite, de critiques, de collectionneurs,
d'hommes de goût en vue, qui s'y rendent, comme à des réunions où
leur présence est obligée. Ceux-là n'assistaient point à la vente de
Manet. Les grands marchands manquaient aussi. Les experts, M.
Durand-Ruel, M. Georges Petit, le commissaire-priseur, M. Paul
Chevalier, avaient fait de leur mieux pour parer à l'absence de leur
clientèle habituelle, en stimulant les amis et partisans de Manet
connus ou supposés tels. M. Durand-Ruel surtout s'était mis en
campagne, pour trouver des acheteurs. La vente, commencée dans des
conditions si précaires, prit tout de suite une allure de succès
inespérée. Sur toutes oeuvres on mettait des enchères, et beaucoup
parmi les acheteurs étaient des amateurs nouveaux et inattendus,
venant grossir le groupe des amis connus. On vendait, entre autres,
sept tableaux exposés aux Salons. Le _Bar aux Folies-Bergère_
réalisait 5.800 francs; _Chez le père Lathuille_, 5.000 francs; le
_Portrait de Faure en Hamlet_, 3.500 francs; la _Leçon de musique_,
4.400 francs; le _Balcon_, 3.000 francs. Puis ensuite le _Linge_
faisait 8.000 francs; _Nana_, 3.000 francs; la _Jeune fille dans les
fleurs_, 3.000 francs. L'_Olympia_ était retirée à 10.000 francs et
l'_Argenteuil_ à 12.000 francs. Ces prix semblaient, alors qu'on les
criait, extraordinaires. Ils déconcertaient absolument ces
spectateurs, venus pour assister à un insuccès et disposés à rire,
mais se tenant maintenant silencieux. Manet se vend! disait la foule
étonnée, à la sortie, et la nouvelle courut immédiatement tout Paris.
La vente, en deux vacations, les 4 et 5 février 1884, produisait
116.637 francs.

Les ventes sont devenues des épreuves, qui permettent de déterminer la
position des artistes. Il est certain que la valeur artistique et la
valeur marchande d'une oeuvre ne s'accordent d'abord généralement
point, qu'elles sont même le plus souvent en complète divergence.
Mais à la longue, l'intervalle tend à se combler. Les marchands,
les collectionneurs, qui possèdent certaines connaissances ou
tout au moins du flair, doivent finir par ne mettre de grosses
enchères que sur ces oeuvres laissant voir un mérite assez certain
pour les garantir d'une dépréciation de prix dans l'avenir. Le
succès aux enchères est donc devenu comme un criterium, qui sert
approximativement à fixer l'opinion sur le mérite d'un artiste. La
vente de l'atelier de Manet ayant réussi et les prix payés dépassant
ce qu'on avait pu supposer, le public en reçut l'impression qu'il
avait dû après tout se tromper, en plaçant Manet si bas, et qu'il
fallait revenir envers lui à un meilleur jugement. Et comme
l'exposition de son oeuvre à l'École des Beaux-Arts l'avait d'ailleurs
fait monter dans l'estime de l'élite, capable de se former une opinion
raisonnée, il se trouva que l'exposition des Beaux-Arts et la vente
combinées le laissaient fort agrandi et élevé dans l'opinion
générale.

Cinq ans s'écoulèrent après l'exposition de l'École des Beaux-Arts,
sans qu'une nouvelle occasion s'offrît de montrer un ensemble
d'oeuvres de Manet, lorsqu'en 1889, une Exposition universelle avait
lieu, où il serait représenté. Il allait ainsi obtenir réparation de
l'injure qu'on lui avait faite en l'excluant des Expositions
universelles de 1867 et de 1878. La réparation serait d'autant plus
éclatante que, par suite du règlement de la nouvelle exposition, il y
figurerait au milieu des maîtres du siècle entier. Les Expositions
universelles de 1867 et 1878 ne s'étaient ouvertes qu'à des tableaux
peints pendant la période décennale qui les avait précédées. Espacées
de dix ans en dix ans, elles n'avaient reçu que des oeuvres produites
dans l'intervalle de l'une à l'autre. Mais celle de 1889 devait, dans
la pensée de ses auteurs, servir à commémorer le centenaire de la
Révolution. Il fut donc décidé, par une innovation, qu'elle offrirait,
à côté d'une exposition décennale comme les autres, une exposition
dite centennale, qui s'étendrait aux peintres survenus entre les dates
de 1789 et de 1889. Manet mort en 1883 était du nombre.

L'exposition centennale était précisément aux mains de M. Antonin
Proust, directeur, secondé, pour le choix et le placement des
tableaux, par M. Roger Marx, inspecteur des Beaux-Arts. Tous les deux,
comme admirateurs de Manet, allaient placer ses oeuvres en vue, dans
le salon principal. C'était un redoutable honneur. Il lui faudrait
entrer dans le rang des maîtres du siècle entier et être jugé en
parallèle avec eux. Les oeuvres exposées étaient au nombre de
quatorze; au premier rang: l'_Olympia_, le _Fifre_, le _Bon Bock_,
l'_Argenteuil_, le _Portrait de M. Antonin Proust_, _Jeanne_. Ces
tableaux soutenaient avantageusement la comparaison avec ceux des plus
grands du siècle. Tout ce public spécial de peintres, de critiques, de
connaisseurs, de gens de goût devait maintenant reconnaître, sans
réserves, la maîtrise de l'homme qui les avait produits. L'Exposition
universelle amenait les étrangers, dont le jugement était encore plus
favorable. Les jeunes peintres du dehors faisaient tout spécialement
de ses oeuvres l'objet de leurs études et de leurs observations. Les
connaisseurs, en particulier des États-Unis et de l'Allemagne, s'en
déclaraient hautement admirateurs et s'étonnaient qu'en France, dans
le pays de leur production, elles eussent pu être si longtemps
méconnues. L'Exposition universelle de 1889 venait ainsi compléter le
travail favorable réalisé à l'École des Beaux-Arts. A son issue, il
n'y avait presque plus personne, parmi les gens capables de juger
réellement, qui se refusât à admettre que Manet était un maître, à
placer au premier rang des maîtres du siècle.

A la vente de l'atelier de Manet, en 1884, on avait fait retirer à sa
veuve l'_Olympia_ et l'_Argenteuil_. L'intention avait été de réserver
des oeuvres que, plus tard, on pourrait faire entrer dans les
collections publiques. L'_Olympia_ à l'Exposition universelle de 1889
avait tellement séduit un collectionneur américain, qu'il avait
exprimé sa détermination de l'acquérir. Le peintre Sargent en ayant eu
connaissance jugea fâcheux que l'oeuvre pût être perdue pour le public
et qu'au lieu de prendre place dans un musée ouvert à tous, elle fût
ensevelie au loin dans une collection particulière. Il crut qu'il y
aurait moyen de la retenir en France et, pour aviser aux mesures à
prendre, il fit part de ses craintes à Claude Monet. Celui-ci pensa
tout de suite qu'il fallait faire entrer le tableau dans un musée de
l'État, selon la prévision qu'on avait eue en amenant Mme Manet à le
garder. Il prit donc l'initiative d'une souscription. On réunirait
vingt mille francs à donner à Mme Manet, en échange de l'_Olympia_,
qui serait remise au musée du Luxembourg.

L'intention d'offrir l'_Olympia_ à l'État fut portée à la connaissance
du public par les journaux. Alors il apparut que Manet avait fait,
dans l'estime générale, assez de progrès pour qu'on admît l'idée de le
voir pénétrer dans les musées. Oui! on acceptait qu'une de ses oeuvres
entrât au Luxembourg, cependant on trouvait à redire au choix de
l'_Olympia_. On voulait bien un tableau de lui, mais pas celui-là. On
demandait un de ceux qui montraient ses qualités, sans ce qu'on
appelait ses défauts, par exemple le _Chanteur espagnol_, du Salon de
1861, récompensé par une mention honorable, ou le _Bon Bock_,
accueilli par la faveur publique, au Salon de 1873. Manet présenté
sous sa forme jugée sage eût convenu à tout le monde et si ses amis
avaient voulu se plier à la concession demandée, on était prêt à
accepter leur offre d'un tableau, à les en louer et à les en
remercier.

Mais les amis de Manet n'entendaient faire aucune concession. Ils
avaient précisément choisi l'_Olympia_ pour l'offrir à l'État, comme
une des oeuvres où l'originalité de l'artiste se manifestait dans sa
plénitude. C'était le tableau historique, qui rappelait l'universel
mépris, alors que seuls Baudelaire et Zola avaient osé affronter la
colère publique, en déclarant leur admiration. Manet, homme de combat,
n'avait jamais songé à faire de concessions; quand il avait envoyé aux
Salons des tableaux jugés sages, c'était par hasard, sans qu'il s'en
doutât. Mais l'_Olympia_ était demeurée comme l'enfant préféré de ses
créations. Après l'avoir une première fois montrée au Salon de 1865,
il l'avait encore produite à son exposition particulière de 1867 et
depuis l'avait toujours tenue en vue dans son atelier. Ses amis,
désireux de continuer la lutte après lui, jusqu'au triomphe définitif,
l'avaient reprise comme l'occasion de bataille par excellence. Ils
l'avaient fait figurer, au premier rang, à l'exposition de l'oeuvre
entière à l'École des Beaux-Arts en 1884, ils l'avaient comprise parmi
les toiles envoyées à l'Exposition universelle de 1889, et maintenant
ils la choisissaient, de préférence à toute autre, pour l'offrir à
l'État.

Il devint donc évident que c'était une revanche éclatante, le triomphe
pour Manet, que ses amis poursuivaient, par une souscription publique
faite en vue d'acheter l'_Olympia_. Mais alors les anciens
adversaires, les hommes dévoués à la tradition s'indignèrent de telles
prétentions, qu'ils trouvaient excessives. Comment! on voulait, sans
rien entendre, les forcer à recevoir le tableau qui les avait le plus
révoltés, qui continuait le plus à leur déplaire, dans lequel ils ne
voyaient toujours qu'un exemple corrupteur. Puisqu'il en était ainsi,
ils s'opposeraient à ce que l'offre qu'on ménageait fût acceptée. Ce
fut donc parmi les peintres de la tradition, dans les commissions des
musées, parmi les fonctionnaires des Beaux-Arts, parmi certains
critiques, un véritable soulèvement et la détermination de faire
repousser par l'État le tableau qu'on voulait lui offrir. Les amis de
Manet n'en persistèrent que davantage dans leur dessein. Alors on vit
les deux partis, qui avaient existé pour et contre Manet et qui
s'étaient longtemps tenus aux prises, se reformer et reprendre le
combat. Chacun mit en oeuvre ses moyens d'influence et la presse
servit de véhicule à des appels et à des lettres de toute sorte.

La bataille ainsi engagée se poursuivit, mais en se prolongeant, elle
amena à se ranger avec les amis de Manet tous ces artistes, hommes de
lettres ou connaisseurs qui, partisans de l'originalité en art, se
soulevaient contre la prétention des défenseurs de la tradition de
tenir les musées fermés, comme ils avaient autre fois essayé de faire
pour les Salons, aux oeuvres contraires à leurs formules et à leurs
règles. La souscription finit ainsi par recueillir l'adhésion d'un tel
nombre d'hommes célèbres ou en vue, qu'elle en prit un grand poids. En
outre Claude Monet, sachant qu'en 1884 on n'avait obtenu l'usage de
l'École des Beaux-Arts, pour l'exposition de l'oeuvre de Manet, qu'en
passant par-dessus les subordonnés pour s'adresser personnellement au
ministre avec l'appui d'un homme politique, était allé offrir
l'_Olympia_ directement au ministre des Beaux-Arts, M. Fallières,
présenté et soutenu par le député Camille Pelletan. Avant que le
ministre n'eût pris de détermination, un changement de cabinet amenait
le remplacement de M. Fallières par M. Bourgeois, et ce fut lui qui
eut à prendre la décision. Mais à ce moment la souscription, par
l'adhésion des noms éclatants recueillis, avait acquis une telle
importance, que les opposants dans les commissions des musées et les
bureaux des Beaux-Arts fléchissaient. M. Bourgeois, sous l'influence
de M. Camille Pelletan, un de ses amis personnels et un de ses
soutiens à la Chambre, intervenant alors pour l'acceptation, le
tableau fut définitivement reçu par la commission et les directeurs du
musée. Un arrêté ministériel, en date du 17 novembre 1890, l'acceptait
régulièrement, pour être placé au Luxembourg.

Claude Monet avait dû combattre pendant plus d'un an avant de
triompher, mais la résistance opposée n'avait servi qu'à mieux mettre
en relief son entreprise. Il avait réussi à forcer la porte du musée
et Manet y entrait, sous sa forme la plus caractéristique. Voici quels
avaient été les souscripteurs: Bracquemont, Philippe Burty, Albert
Besnard, Maurice Bouchor, Félix Bouchor, de Bellio, Jean Béraud,
Bérend, Marcel Bernstein, Bing, Léon Béclard, Edmond Bazire, Jacques
Blanche, Boldini, Blot, Bourdin, Paul Bonnetain, Brandon.

Cazin, Eugène Carrière, Jules Chéret, Emmanuel Chabrier, Clapisson,
Gustave Caillebotte, Carriès.

Degas, Desboutins, Dalou, Carolus Duran, Duez, Durand-Ruel, Dauphin,
Armand Dayot, Jean Dolent, Théodore Duret.

Fantin-Latour, Auguste Flameng.

Guérard, Mme Guérard-Gonzalès, Paul Gallimard, Gervex, Guillemet,
Gustave Geffroy.

J.-K. Huysmans, Maurice Hamel, Harrison, Helleu.

Jeanniot, Frantz-Jourdain, Roger-Jourdain.

Lhermitte, Lerolle, M. et Mme Leclanché, Lautrec, Sutter Laumann,
Stéphane Mallarmé, Octave Mirbeau, Roger Marx, Moreau-Nélaton,
Alexandre Millerand, Claude Monet, Marius Michel, Louis Mullem,
Oppenheim.

Puvis de Chavannes, Antonin Proust, Camille Pelletan, Camille
Pissarro, Portier, Georges Petit.

Rodin, Th. Ribot, Renoir, Raffaelli, Ary Renan, Roll, Robin, H.
Rouart, Félicien Rops, Antoine de la Rochefoucauld, J. Sargent, Mes de
Scey-Montbéliard.

Thorley.

De Vuillefroy, Van Cutsem.

L'_Olympia_ entrée depuis quelques années au Luxembourg s'y trouvait
toujours isolée, lorsqu'un événement inattendu vint l'entourer de
toute une famille. Le peintre Caillebotte mourait encore jeune, en
février 1894, léguant sa collection de tableaux au musée du
Luxembourg. Elle se composait exclusivement d'oeuvres de Manet, de
Degas et des Impressionnistes Renoir, Claude Monet, Pissarro, Cézanne
et Sisley. C'était toute cette partie de l'école moderne la plus
attaquée, qui venait prendre place dans le musée de l'État. Manet se
trouvait principalement représenté dans la collection par le _Balcon_,
du Salon de 1869. De telle sorte que le Luxembourg, après avoir été
contraint d'accepter avec l'_Olympia_ celui de ses tableaux qui avait
soulevé la plus violente colère, était maintenant appelé à recevoir
avec le _Balcon_ celui qui avait le plus excité les railleries. Il
semblait ainsi que le sort réservât à Manet la réparation de placer
d'abord, dans les musées de l'État, les deux oeuvres qui lui avaient
le plus attiré d'avanies aux Salons.

Le legs Caillebotte consterna le parti de la tradition. Les gens qui
s'étaient auparavant échauffés pour faire repousser l'_Olympia_
gémissaient. Ils prophétisaient la corruption du goût public. Ils
annonçaient une irrémédiable décadence de l'art. Mais cette fois ils
durent s'en tenir aux plaintes. Vaincus dans le combat livré pour
tenir la porte fermée à l'_Olympia_, ils ne se sentaient plus en
mesure de reprendre la lutte avec une chance quelconque de succès.
Comment, en effet, eût-on pu refuser un legs formé d'objets, certes
toujours décriés par beaucoup, mais que d'autres aussi prônaient? Qui
eût décidé dans la circonstance? Il ne put donc être question de faire
repousser la collection en bloc, mais l'hostilité se manifesta par la
prétention de ne point l'accepter tout entière. On y ferait un choix
restreint.

Le donateur, dont le testament remontait à 1876, à une époque où Manet
et les Impressionnistes étaient tellement décriés que leurs oeuvres
lui paraissaient avoir peu de chances d'être acceptées, au cas de sa
mort immédiate, avait eu la précaution de stipuler que les tableaux
seraient gardés par ses héritiers jusqu'au moment où les progrès du
goût public pourraient assurer leur acceptation par l'État. Il avait,
en outre, eu le soin d'exiger qu'ils ne fussent envoyés à aucun musée
de province, ni emmagasinés dans les greniers, mais fussent tous
placés et tenus en vue au musée du Luxembourg. Ce fut sur
l'impossibilité matérielle d'exécuter cette clause dans son
intégralité, en arguant du manque de place, que les représentants de
l'État s'appuyèrent pour arriver à faire un choix dans l'ensemble.

Ils se déclaraient prêts à prendre la collection tout entière, mais à
condition qu'on les laissât libres de n'exposer au Luxembourg que les
oeuvres ayant leurs préférences et pouvant y trouver place, alors que
les autres seraient envoyées aux palais de Compiègne et de
Fontainebleau. Les héritiers de Caillebotte et son exécuteur
testamentaire Renoir craignirent, s'ils laissaient entière liberté à
l'État, qu'il ne plaçât que très peu des tableaux au Luxembourg et
n'en envoyât le plus grand nombre à Compiègne et Fontainebleau, où ils
seraient perdus pour le public, et se trouveraient comme relégués dans
ces musées de province que le testateur avait prétendu écarter. Ils
préférèrent donc consentir à ce que l'État fît, avec eux, un choix
dans la collection, mais alors en s'imposant l'obligation de tenir
tous les tableaux choisis au Luxembourg.

L'État prit ainsi, pour les mettre au Luxembourg, deux tableaux de
Manet sur trois, le _Balcon_ et _Angelina_, en laissant la _Partie de
crocket_. Il prit six Renoir sur huit. Renoir était très bien
représenté dans la collection par son _Moulin de la Galette_ et sa
_Balançoire_, qui furent parmi les premiers agréés. On prit encore
huit Claude Monet sur seize; six Sisley sur neuf; sept Pissarro sur
dix-huit; tous les Degas, de petite dimension, au nombre de sept.
Devant les oeuvres de Cézanne, qui inspiraient encore à cette époque
un effroi général, les répugnances se manifestèrent très fortes.
Enfin la Commission des Musées se laissa aller à prendre, sur quatre
tableaux, les deux moindres, en abandonnant les plus caractéristiques,
des _Baigneurs_, de vrais géants, et un _Vase de fleurs_, plein de
grandeur.

L'art de Manet et des Impressionnistes introduit au musée de l'État
allait aussi prendre sa place aux ventes publiques. Aucune vente
importante n'était venue s'ajouter à celle de l'atelier en 1884,
lorsque, dix ans après, les circonstances m'obligèrent à me défaire de
la collection que j'avais formée d'oeuvres de Manet, de Degas et des
Impressionnistes. Cinq tableaux de Manet allaient entre autres être
soumis aux enchères. La vente qui eut lieu le 19 mars 1894, à la
galerie Petit, rue de Sèze, attira cette fois le public spécial
d'habitués, critiques, collectionneurs, marchands, qui suivent les
grandes ventes. On ne vit point cette invasion extraordinaire du
peuple de la rue, survenue, en 1884, à l'Hôtel Drouot. Personne ne
pensait plus, à ce moment, qu'une vente des oeuvres de Manet fût une
occasion de venir se moquer et s'ébahir. Les prix atteints montraient
une grande avance sur ceux de 1884. _Chez le père Lathuille_, du Salon
de 1880, était adjugé 8.000 francs; le _Repos_, du Salon de 1873,
11.000 francs; le _Torero saluant_, 10.500 francs; le _Port de
Bordeaux_, 6.300 francs; la _Jeune femme au_ _chapeau noir_, 5.100
francs. Les tableaux de Degas et des Impressionnistes réalisaient des
prix proportionnellement élevés. On voyait apparaître, pour la
première fois aux enchères, des oeuvres de Cézanne, celui des peintres
impressionnistes qui avait conservé le dernier la réputation de n'être
qu'un barbare, foulant aux pieds toutes les règles. Et ses oeuvres
trouvaient des acheteurs, qui se les disputaient devant le public
surpris, mais ne pensant nullement à manifester de désapprobation.

[Illustration: PORTRAIT DE M. MANET PÈRE (D'APRÈS L'EAU-FORTE)]

Les tableaux vendus allaient prendre place dans les grandes
collections de l'Europe et de l'Amérique ou dans les musées publics.
La _Conversation_ de Degas, devait, en effet, bientôt entrer à la
National-Galerie de Berlin, et la _Jeune femme au bal_, de Mlle Berthe
Morisot, était acquise, à la vente même, par le musée du Luxembourg.
Cet achat devait compléter la collection d'oeuvres de Manet et des
Impressionnistes, que le don de l'_Olympia_ et le legs Caillebotte
avaient fait entrer au Luxembourg. Le legs Caillebotte comprenait des
exemples de tous les Impressionnistes, sauf de la seule Mlle Morisot.
Lorsque ma vente survint, Stéphane Mallarmé, qui éprouvait pour Mlle
Morisot--Mme Eugène Manet--une vive amitié, et qui tenait son talent
en grande admiration, se mit en rapports avec M. Roujon, le directeur
des Beaux-Arts. Il lui représenta que la _Jeune femme au bal_ de ma
collection offrait un excellent exemple de son auteur, et que le musée
comblerait avec elle une lacune regrettable. M. Roujon, qui
connaissait le goût sûr et fin de Mallarmé, se laissa facilement
convaincre, et, d'accord avec M. Bénédite, le conservateur du musée du
Luxembourg, décida l'acquisition de l'oeuvre signalée.

A partir de 1889, on avait donc vu se succéder une série d'événements,
d'où Manet avait tiré une consécration qu'on pouvait dire définitive.
L'exposition universelle de 1889, le mettant en parallèle avec les
maîtres du siècle entier, avait universellement amené à reconnaître
qu'il allait de pair avec eux. La souscription de l'_Olympia_ et le
legs Caillebotte l'avaient fait entrer au musée du Luxembourg, où tout
le monde, sauf à discuter sur les oeuvres à choisir, avait concédé
qu'il avait sa place marquée. Et, comme complément, la vente de mars
1894 avait montré les collectionneurs venant acquérir ses oeuvres à
hauts prix, ainsi que celles des Impressionnistes. C'était la fin de
la terrible lutte engagée en 1859, alors que Manet avait envoyé le
_Buveur d'absinthe_ à un premier Salon. Il était mort avant d'avoir pu
assister au succès définitif, mais ses amis, poursuivant le combat,
l'avaient enfin obtenu. Il avait ainsi fallu lutter pendant
trente-cinq ans pour triompher d'une des plus formidables oppositions
que l'esprit de routine ait jamais élevées contre l'originalité et
l'invention. Après les derniers succès, il ne devait plus y avoir,
pour les amis de Manet, de véritable combat à livrer. Le calme s'était
donc fait, et on ne s'attendait plus à des incidents particuliers,
lorsqu'il s'en produisit un au loin.

La _National-galerie_, à Berlin, est un édifice récent inauguré en
1876. Il a été construit pour recevoir les oeuvres des peintres
allemands modernes; cependant les admissions se sont étendues aux
étrangers, et des peintres de toute nationalité ont fini par y être
représentés. Le directeur actuel, M. de Tschudi, a été un des
premiers, en Allemagne, à juger à leur valeur Manet et les
Impressionnistes, et, en homme convaincu, il voulut les faire figurer
eux aussi dans sa galerie[4]. Il se rendit d'ailleurs compte que ce
serait une chose trop risquée que de prétendre acheter de leurs
oeuvres avec les fonds mis à sa disposition par l'État, mais il sut
gagner des personnes riches et en obtint, en don, des sommes avec
lesquelles il acquit _Dans la serre_, du Salon de 1879, de Manet, la
_Conversation_, de Degas, deux _Vues de Vétheuil_, de Claude Monet, et
des paysages de Pissarro, de Cézanne et de Sisley.

  [4] M. de Tschudi a écrit une étude sur Manet. Bruno Cassirer,
  éditeur, Berlin, 1902, in-8 illustré.

M. de Tschudi, possesseur de cet ensemble, le groupa dans une des
salles, à la partie principale de la galerie, au premier étage. Cette
entrée de Manet, de Degas et des Impressionnistes dans un musée
national fit grand bruit à Berlin. Elle donna lieu aux commentaires
divers de la presse et des connaisseurs. L'empereur Guillaume II
voulut se rendre compte personnellement de quoi il s'agissait et venu,
sans l'apprentissage nécessaire, devant des artistes originaux et
nouveaux pour lui, il ne put apprécier leur art. Le mérite des oeuvres
lui échappant, il jugea qu'elles n'avaient point de raison d'être. Il
ordonna donc leur enlèvement et il les fit remplacer par d'autres.
Peut-être que dans des circonstances différentes, il les eût tout à
fait expulsées, mais eu égard à la manière dont elles étaient entrées
à la galerie, il borna son action à les faire sortir de la place
choisie où on les avait mises au premier étage, pour les tenir en un
lieu moins apparent, au second.



EN 1900



XIV

EN 1900


Sous la coupole de la _National gallery_ à Londres, consacrée aux
maîtres anciens, se lit l'inscription suivante: «_The works of those
who have stood the test of ages, have a claim to that respect and
veneration, to which no modern can pretend._» C'est là une belle
sentence, parfaitement appropriée, qui serait à sa place dans tous les
grands musées. En disant que les artistes qui ont supporté l'épreuve
des siècles ont droit à un respect et à une vénération auxquels les
modernes ne sauraient prétendre, elle indique que c'est le temps qui
est le grand arbitre et qui prononce en dernier ressort. Il n'y a pas
de jugement sûr et du classement définitif à se promettre, en dehors
de l'action du temps et quelquefois d'un long temps. Les contemporains
sont presque toujours incapables d'établir la vraie valeur des
artistes et des écrivains qu'ils ont sous les yeux.

Il s'opère tous les vingt ou trente ans, alors qu'une génération cède
la place à une autre, un travail, qui fait tomber dans l'oubli la
plupart des hommes prônés de leur vivant et jugés immortels.
Quelques-uns surnagent seuls dans le naufrage de tous les autres. Et
ce ne sont pas toujours ceux qu'admiraient le plus les contemporains,
qui acquièrent la survie. Les hommes d'abord méconnus, ou le plus
combattus, sont souvent mis à un haut rang par la postérité. Le
travail qui abaisse le plus grand nombre, et élève quelques-uns
s'opère naturellement. Il ne dépend pas de l'action réfléchie des
nouvelles générations. Ce n'est pas par un choix délibéré qu'elles
gardent seulement, pour se les approprier, certains hommes. La
décision faisant les condamnés et les élus vient du temps. Mais alors
pour lui ce sont, en dehors des considérations passagères, la valeur
réelle et le mérite intrinsèque, qui créent les titres. Il conserve
seuls les hommes doués de ces qualités puissantes, capables de
toucher à jamais. Les contemporains pouvaient ne pas les voir
ou les dédaigner, préférant admirer ces dons superficiels qui
correspondaient à leur goût du moment, mais aussitôt que la génération
éphémère a disparu, que le temps est survenu, ce sont véritablement
alors les qualités profondes et intrinsèques qui se dégagent, pour
luire mettre à leur vraie place définitive ceux qui les possèdent.

En 1900, l'Exposition universelle, avec ses sections décennales et
centennales des Beaux-Arts, a permis de se rendre compte du travail
accompli par le temps, dans le domaine de la peinture, pour élever ou
abaisser les morts du dernier demi-siècle. Manet a été reconnu comme
ayant grandi dans l'opinion et comme s'étant élevé, depuis
l'exposition précédente de 1889. M. Roger Marx, inspecteur des
Beaux-Arts, à qui avait été remis le choix des tableaux à exposer,
n'avait nullement pris, pour les montrer, ces toiles, jugées sages. Il
avait tenu, au contraire, à présenter Manet sous sa forme la plus
personnelle. Il avait donc mis au centre du panneau qui lui était
consacré le _Déjeuner sur l'herbe_, du Salon des refusés, en 1863, et
l'avait flanqué, d'un côté, de l'_Artiste_, refusé au Salon de 1876,
et de l'autre, du _Portrait d'Eva Gonzalès_ et du _Bar aux
Folies-Bergère_. Le tableau le plus en vue était donc celui-là même
qui, le premier, avait attiré à son auteur l'animadversion générale;
mais maintenant il n'inspirait plus de répulsion, on se plaisait, au
contraire, à en reconnaître la puissance et l'originalité. Trente-sept
ans s'étaient écoulés depuis que le tableau vu pour la première fois
avait semblé monstrueux, dix-sept ans s'étaient écoulés depuis que son
auteur était mort et le temps, opérant son travail, laissait
maintenant découvrir dans l'oeuvre les qualités profondes qui assurent
accès auprès de la postérité. Manet, à l'épreuve de 1900, a donc
définitivement pris place parmi ce petit nombre d'artistes que le
temps respecte, pour lesquels il travaille et qu'il élève.

En cherchant aujourd'hui à dégager ses qualités dominantes, on en
trouve surtout deux, d'abord la valeur de la peinture en soi, les
mérites de palette, qui font que la matière est chez lui supérieure,
puis le fait d'avoir rendu avec originalité le monde vivant autour de
lui. On comprend que ces avantages soient de nature à assurer la
durée, mais on s'explique aussi qu'ils ne puissent attirer tout
d'abord les louanges, car, l'histoire est là pour le prouver, ce sont
aussi ceux qui touchent le moins communément les contemporains et
demandent le plus long temps pour exercer la séduction. Ce que nous
appelons la valeur de la peinture en soi, les mérites de palette,
correspondent à l'originalité du style chez les écrivains. Or, si les
contemporains peuvent déjà errer en marquant les rangs entre les
hommes de plume et si souvent ils mettent sur le même pied les auteurs
de grand style et d'autres qui n'en ont pas, à plus forte raison
peuvent-ils se tromper dans leurs jugements sur les peintres en voie
de production, car l'art de la peinture est peut-être, de tous, celui
où il est d'abord le plus difficile de voir juste.

Si le mérite de la peinture en soi, les qualités de palette demandent
déjà pur elles-mêmes du temps pour se faire reconnaître, il semble que
quand elles se rencontrent, chez un artiste, comme elles se sont
rencontrées chez Manet, avec la particularité de peindre la vie autour
de soi, alors qu'elles forment la combinaison de toutes peut-être la
plus grande, elles forment aussi celle de toutes la plus longue à être
appréciée. On n'a qu'à voir quel a été le sort de Velasquez, de Frans
Hals et des Vénitiens, qui ont également, chacun à leur manière, peint
la vie et les hommes de leur temps. Ils triomphent aujourd'hui, mais
depuis peu seulement. En Espagne ce n'est pas Velasquez, c'est Murillo
qui était mis au premier rang. Au dix-huitième siècle et au
commencement du dix-neuvième, on payait très cher les Van der Werff
que l'on faisait entrer dans les collections, alors qu'on écartait les
Frans Hals, qu'on eût eus à vil prix. Et on peut encore se souvenir
d'avoir vu Guido Reni tenir les meilleures places dans les musées, au
détriment du Tintoret. Quand on constate que cette rencontre des
qualités de palette et de l'application à peindre la vie a pu exister
chez les plus grands, en les tenant cependant très longtemps méconnus,
on voit qu'elle a tout simplement amené Manet à subir le sort de ses
devanciers et que la même erreur de jugement qui avait régné ailleurs
est aussi venue régner en France. En observant combien lent a été le
mouvement, qui a fini par mettre les grands artistes à leur juste
place, on doit penser que le travail du temps en faveur de Manet n'est
pas terminé, et que l'avenir lui réserve un surcroît d'estime.

Mais, dès maintenant, au point d'appréciation où il est parvenu, on
peut préciser ce qu'il a personnellement apporté et ce qu'il a, par
son exemple, fait naître autour de lui. A un moment où une tradition
vieillie tenait l'art dans la routine, il est venu marquer le retour à
la fécondité, par l'étude de la vie. Doué d'une originalité et d'un
éclat de vision naturels, il a sorti la peinture des ombres
conventionnelles où on la plongeait, pour la ramener à ces tons
clairs, qui ont été le propre des grandes écoles à leurs moments
heureux. L'oeuvre qu'il a personnellement produite est puissante et
variée. Il a, en outre, ouvert la voie à des artistes féconds et
originaux. De telle sorte que l'initiateur et le groupe venu de son
exemple, Manet et les Impressionnistes, ne peuvent être séparés et
forment un ensemble caractéristique, venant compléter l'Ecole
française au XIXe siècle.

Le temps qui classe définitivement les oeuvres est éclectique. Il
donne la consécration aux écoles diverses. Il met souvent sur le même
pied réconciliés, les hommes qui, de leur vivant, s'étaient
anathémisés et avaient prétendu représenter des systèmes exclusifs. Ce
qui compte à ses yeux, ce sont la vie, l'originalité, l'invention,
mais alors les oeuvres qui possèdent ces mérites, de quelque manière
que ce soit, sont également reconnues par lui. Il ne bannit point ceux
qu'il a une fois admis, pour leur en substituer d'autres. Son
impartialité s'étend à toutes les révolutions de l'esthétique, et,
sans toucher aux maîtres qu'au cours des trois derniers siècles il a
consacrés, il tiendra Manet et les Impressionnistes au premier rang,
après eux, comme ayant su ajouter de nouvelles formes à celles qui ont
fait, en succession, l'éclat et la grandeur de la peinture française.



TABLE DES MATIÈRES


       I.--Années de jeunesse                                      3

      II.--Dans l'atelier de Couture                              11

     III.--Les premières oeuvres                                  23

      IV.--_Le Déjeuner sur l'herbe_                              37

       V.--_L'Olympia_                                            49

      VI.--L'Exposition particulière de 1867                      69

     VII.--De 1868 à 1871                                         91

    VIII.--_Le Bon Bock_                                         129

      IX.--Le plein air                                          153

       X.--L'oeuvre gravée                                       195

      XI.--Les dessins et les pastels                            209

     XII.--Les dernières années                                  219

    XIII.--Après la mort                                         251

     XIV.--En 1900                                               283


    Paris.--L. MARETHEUX, imp., 1, r. Cassette.--11607.





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