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Title: Vie de Jeanne d'Arc - Vol. 1 de 2
Author: France, Anatole, 1844-1924
Language: French
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Ainsi que dans le livre original, les références de quelques notes de
fin de page sont incomplètes.

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et n'ont été rajoutées que plus tard. De ce fait, la numérotation de
certaines notes de fin de pages n'est pas séquentielle (ex: 54, 54a,
etc.).]



ANATOLE FRANCE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE


VIE

DE

JEANNE D'ARC


I


PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3



_Published february fifth, copyright nineteen hundred and eight.
Privilege of copyright in the United States reserved under the Act
approved March third nineteen hundred and five by Manzi, Joyant et
Cie._


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y
compris la Hollande.



PRÉFACE


Mon premier devoir serait de faire connaître les sources de cette
histoire; mais L'Averdy, Buchon, J. Quicherat, Vallet de Viriville,
Siméon Luce, Boucher de Molandon, MM. Robillard de Beaurepaire, Lanéry
d'Arc, Henri Jadart, Alexandre Sorel, Germain Lefèvre-Pontalis, L.
Jarry et plusieurs autres savants, ont publié et illustré les
documents de toute sorte d'après lesquels on peut écrire la vie de
Jeanne d'Arc. Je m'en réfère à leurs travaux qui forment une opulente
bibliothèque[1] et, sans entreprendre une nouvelle étude littéraire de
ces documents, j'indiquerai seulement, d'une façon rapide et
générale, les raisons qui m'ont dirigé dans l'usage que j'ai cru
devoir en faire. Ces documents sont: 1º le procès de condamnation; 2º
les chroniques; 3º le procès de réhabilitation; 4º les lettres, actes
et autres pièces détachées.

[Note 1: Le P. Lelong, _Bibliothèque historique de la France_,
Paris, 1768 (5 vol. in fol.), II, n. 17172-17242.--Potthast,
_Bibliotheca medii oevi_, Berlin, 1895, in-8º, t. 1, pp. 643 et
suiv.--U. Chevalier, _Répertoire des sources historiques du Moyen
Âge_, Paris, in-8º, 1877, pp. 1247-1255; _Jeanne d'Arc,
biobibliographie_, Montbéliard, 1878 [Extrait]; _Supplément au
Répertoire_, Paris, 1883, pp. 2684-2686, in-8º.--Lanéry d'Arc, _Le
livre d'Or de Jeanne d'Arc, bibliographie raisonnée et analytique des
ouvrages relatifs à Jeanne d'Arc_, Paris, 1894, gr. in-8º et
supplément.--A. Molinier, _Les sources de l'histoire de France des
origines aux guerres d'Italie_, IV: _Les Valois_, 1328-1461, Paris,
1904, pp. 310-348.]

1º Le procès de condamnation[2] est un trésor pour l'historien. Les
questions des interrogateurs ne sauraient être étudiées avec trop de
soin: elles procèdent d'informations faites à Domremy et en divers
pays de France où Jeanne avait passé, et qui n'ont point été
conservées. Les juges de 1431, est-il besoin de le dire? ne
recherchaient en Jeanne que l'idolâtrie, l'hérésie, la sorcellerie et
les autres crimes contre l'Église; ils n'en examinèrent pas moins tout
ce qu'ils purent connaître de la vie de cette jeune fille, enclins,
comme ils l'étaient, à découvrir du mal dans chacun des actes et dans
chacune des paroles de celle qu'ils voulaient perdre pour déshonorer
son roi. Tout le monde sait le prix des réponses de la Pucelle; elles
sont d'une héroïque sincérité et, le plus souvent, d'une clarté
limpide. Cependant, il n'y faut pas tout prendre à la lettre. Jeanne,
qui ne regarda jamais l'évêque ni le promoteur comme ses juges,
n'était pas assez simple pour leur dire l'entière vérité. C'était
déjà, de sa part, beaucoup de candeur que de les avertir qu'ils ne
sauraient pas tout[3]. Il faut reconnaître aussi qu'elle manquait
étrangement de mémoire. Je sais bien qu'un greffier admirait qu'elle
se rappelât très exactement, au bout de quinze jours, ce qu'elle avait
répondu à l'interrogateur[4]. C'est possible, bien qu'elle variât
quelquefois dans ses dires. Il n'en est pas moins certain qu'il ne lui
restait, après un an, qu'un souvenir confus de certains faits
considérables de sa vie. Enfin, ses hallucinations perpétuelles la
mettaient le plus souvent hors d'état de distinguer le vrai du faux.

[Note 2: Jules Quicherat, _Procès de condamnation et de
réhabilitation de Jeanne d'Arc_, Paris, in-8º, 1841, t. I.]

[Note 3: _Procès_, t. I. p. 93 et _passim_.]

[Note 4: _Ibid._, t. III, pp. 89, 142, 161, 176, 178, 201.]

L'instrument du procès est suivi d'une information sur plusieurs
paroles dites par Jeanne _in articulo mortis_[5]. Cette information ne
porte pas la signature des greffiers. De ce fait la pièce est
irrégulière au point de vue de la procédure; elle n'en constitue pas
moins un document historique d'une authenticité certaine. Je crois que
les choses se sont passées à peu près comme ce procès-verbal
extra-judiciaire les rapporte. On y trouve exposée la seconde
rétractation de Jeanne et cette rétractation ne fait point de doute,
puisque Jeanne est morte administrée. Ceux mêmes qui ont, au procès de
réhabilitation, signalé l'irrégularité de cette pièce, n'en ont
nullement taxé le contenu de fausseté.

[Note 5: _Ibid._, t. I, pp. 478 et suiv.]

2º Les chroniqueurs d'alors, tant français que bourguignons, étaient
des chroniqueurs à gages. Tout grand seigneur avait le sien. Tringant
dit que son maître «ne donnoit point d'argent pour soy faire mettre ès
croniques»[6], et qu'il n'y fut pas mis à cause de cela. La plus
vieille chronique où il soit parlé de la Pucelle est celle de Perceval
de Cagny, serviteur de la maison d'Alençon, écuyer d'écurie du duc
Jean[7]. Elle fut rédigée en l'an 1436, c'est-à-dire six ans seulement
après la mort de Jeanne. Mais elle ne le fut pas par lui; il n'avait,
de son propre aveu, «le sens, mémoire, ne l'abillité de savoir faire
metre par escript ce, ne autre chose mendre de plus de la moitié[8]».
C'est l'ouvrage d'un clerc qui rédige avec soin. On n'est pas surpris
qu'un chroniqueur aux gages de la maison d'Alençon expose de la façon
la moins favorable au roi et à son conseil les différends qui
s'élevèrent entre le sire de la Trémouille et le duc d'Alençon au
sujet de la Pucelle. Mais on aurait attendu d'un scribe, qui est
censé écrire sous la dictée d'un domestique du duc Jean, un récit
moins inexact et moins vague des faits d'armes accomplis par la
Pucelle en compagnie de celui qu'elle appelait son beau duc. Bien que
cette chronique fût écrite à une époque où l'on n'imaginait pas que le
procès de 1431 pût être un jour révisé, la Pucelle y est considérée
comme opérant par des moyens surnaturels et ses actes y révèlent un
caractère hagiographique qui leur ôte toute vraisemblance. Au reste,
la portion de la chronique dite de Perceval de Cagny, qui traite de la
Pucelle, est brève: vingt-sept chapitres de quelques lignes chacun.
Quicherat croit que c'est la meilleure chronique qu'on ait sur Jeanne
d'Arc[9], et peut-être, en effet, que les autres valent moins encore.

[Note 6: Jean de Bueil, _le Jouvencel_, éd. C. Fabre et L.
Lecestre, Paris, 1887, in-8º, t. II, p. 283.]

[Note 7: Perceval de Cagny, _Chroniques_, publiées par H.
Moranvillé, Paris, 1902, in-8º.]

[Note 8: _Ibid._, p. 31.]

[Note 9: _Procès_, t. IV, p. 1.]

Gilles le Bouvier, roi d'armes du pays de Berry[10], qui avait
quarante-trois ans en 1429, est un peu plus judicieux que Perceval de
Cagny, et, bien qu'il brouille souvent les dates, mieux au fait des
opérations militaires. Mais il est trop sommaire pour nous apprendre
grand'chose.

[Note 10: _Ibid._, t. IV, pp. 40 à 50.--D. Godefroy, _Histoire de
Charles VII_, Paris, 1661, in-fol., pp. 369-474.]

Jean Chartier, chantre de Saint-Denys[11], exerçait l'office de
chroniqueur de France en 1449. C'est donc, comme on eût dit deux
siècles plus tard, un historiographe du roi. Il y paraît à la manière
dont il rapporte la fin de Jeanne d'Arc. Après avoir dit qu'elle fut
longtemps gardée en prison par les ordres de Jean de Luxembourg, il
ajoute: «Lequel Luxembourg la vendit aux Angloiz, qui la menèrent à
Rouen, où elle fut durement traictée; et tellement que, après grant
dillacion de temps, sans procez, maiz de leur voulenté indeue, la
firent ardoir en icelle ville de Rouen publiquement... qui fut bien
inhumainement fait, veu la vie et gouvernement dont elle vivoit, car
elle se confessoit et recepvoit par chacune sepmaine le corps de
Nostre Seigneur, comme bonne catholique[12].» Quand Jean Chartier dit
que les Anglais la brûlèrent sans procès, il entend apparemment que le
bailli de Rouen ne prononça pas de sentence. Pour ce qui est du procès
d'Église, pour ce qui est des deux causes de lapse et de relapse, il
n'en souffle mot, et c'est aux Anglais qu'il reproche d'avoir brûlé
sans jugement une bonne catholique. On voit, par cet exemple, dans
quel embarras la sentence de 1431 mettait le gouvernement du roi
Charles. Mais que penser d'un historien qui, gêné par le procès de
Jeanne, le supprime? Jean Chartier est un esprit extrêmement faible
et futile; il semble croire que l'épée de sainte Catherine était fée
et qu'en la rompant Jeanne perdit tout son pouvoir[13]; il recueille
les fables les plus puériles. Cependant le fait n'est pas sans intérêt
que le chroniqueur en titre des rois de France, écrivant vers 1450,
attribue à la Pucelle une grande part dans la délivrance d'Orléans, la
conquête des places sur la Loire et la victoire de Patay, rapporte que
le roi forma l'armée de Gien «par l'admonestement de ladite
Pucelle[14]», et dise expressément que Jeanne fut «cause» du
couronnement et du sacre[15]. C'était là sûrement l'opinion professée
à la cour de Charles VII, et il ne reste plus qu'à savoir si elle
était sincère et fondée en raison, ou si le roi de France ne jugeait
pas avantageux de devoir son royaume à la Pucelle, hérétique au regard
des chefs de l'Église universelle, mais de bonne mémoire pour le menu
peuple de France, plutôt qu'aux princes du sang et aux chefs de
guerre, dont il ne se souciait pas de vanter les services après la
révolte de 1440, cette praguerie, où l'on avait vu le duc de Bourbon,
le comte de Vendôme, le duc d'Alençon, que la Pucelle appelait son
beau duc, et jusqu'au prudent comte de Dunois, s'unir aux routiers
pour faire la guerre à leur souverain avec plus d'ardeur qu'ils ne
l'avaient jamais faite aux Anglais.

[Note 11: Jean Chartier, _Chronique de Charles VII, roi de
France_, publ. par Vallet de Viriville, Paris, 1858, 3 vol. in-18
(Bibliothèque Elzévirienne).]

[Note 12: Jean Chartier, _Chronique de Charles VII, roi de
France_, t. I, p. 122.]

[Note 13: Jean Chartier, _Chronique de Charles VII, roi de
France_, t. I, p. 121.]

[Note 14: _Ibid._, t. 1, p. 87.]

[Note 15: _Ibid._, t. I, p. 97.]

Le _Journal du siège_[16] fut sans doute tenu en 1428 et 1429, mais la
rédaction qui nous est parvenue date de 1467. Ce qui s'y rapporte à
Jeanne, antérieurement à sa venue à Orléans, est interpolé; et
l'interpolateur fut assez maladroit pour placer au mois de février
l'arrivée de Jeanne à Chinon, qui eut lieu le 6 mars, et pour assigner
la date du jeudi 10 mars au départ de Blois, qui ne s'effectua qu'à la
fin d'avril. Le journal, du 28 avril au 7 mai, est moins incertain
dans sa chronologie et les erreurs de calendrier qui s'y trouvent
encore peuvent être attribuées au copiste. Mais les faits rapportés à
ces dates, parfois en désaccord avec les pièces de comptabilité et
souvent empreints de merveilleux, témoignent d'un état avancé de la
légende. Il est impossible, par exemple, d'attribuer à un témoin du
siège l'erreur commise par le rédacteur relativement à la chute du
pont des Tourelles[17]. Ce qui est dit, à la page 97 de l'édition P.
Charpentier et C. Cuissart, des relations entretenues par les
habitants avec les hommes d'armes ne semble pas à sa place et pourrait
bien avoir été mis là pour effacer le souvenir des dissentiments
graves qui s'étaient produits dans la dernière semaine. À partir du 8
mai, le journal n'est plus du tout un journal; c'est une suite de
morceaux empruntés à Chartier, à Berry et au procès de réhabilitation.
L'épisode du grand et gros Anglais que maître Jean de Montesclère tue
au siège de Jargeau est visiblement tiré de la déposition que Jean
d'Aulon fit en 1456, et cet emprunt est fait au mépris de la vérité,
puisque Jean d'Aulon dit expressément que le grand et gros Anglais fut
tué aux Augustins[18].

[Note 16: _Journal du siège d'Orléans_ (1428-1429), publié par P.
Charpentier et C. Cuissart, Orléans, 1896, in-8º.]

[Note 17: _Ibid._, p. 81.--_Procès_, t. IV, p. 162, note.]

[Note 18: _Journal du siège_, p. 97.--_Procès_, t. III, p. 215.]

La chronique appelée _Chronique de la Pucelle_[19], comme si elle
était la chronique par excellence de l'héroïne, est extraite d'une
histoire intitulée _Geste des nobles François_, et qui remonte jusqu'à
Priam de Troye. Mais elle n'en fut pas tirée sans changements ni
additions. Ce travail fut opéré après 1467. Quand on aura démontré que
la _Chronique de la Pucelle_ est d'un Cousinot, enfermé dans Orléans
pendant le siège, ou même de deux Cousinot, oncle et neveu, selon les
uns, père et fils, selon les autres, il n'en restera pas moins vrai
qu'elle est en grande partie copiée du _Journal du siège_, de Jean
Chartier et du procès de réhabilitation. Cet ouvrage ne fait pas grand
honneur à son auteur, quel qu'il soit, car on ne peut pas beaucoup
vanter un faiseur d'histoires qui raconte deux fois les mêmes
événements avec des circonstances différentes et inconciliables, sans
paraître le moins du monde s'en apercevoir. La _Chronique de la
Pucelle_ s'arrête brusquement au retour du roi en Berry après l'échec
devant Paris.

[Note 19: _Chronique de la Pucelle_ ou _Chronique de Cousinot_,
publiée par Vallet de Viriville, Paris, 1859, in-16 (Bibliothèque
Gauloise).]

Il faut placer le _Mistère du siège_[20] parmi les chroniques. C'est,
en effet, une chronique dialoguée et rimée, qui présenterait un grand
intérêt, du moins pour son ancienneté, si l'on pouvait, comme on l'a
voulu, en faire remonter la composition à l'année 1435. Dans ce poème
de 20529 vers, les éditeurs et, à leur suite, plusieurs érudits ont
cru reconnaître «certain mistaire[21]» joué à Orléans lors du sixième
anniversaire de la délivrance. Mais de ce que le maréchal de Rais, qui
se plaisait à faire représenter magnifiquement des farces et des
mystères, soit demeuré du mois de septembre 1434 jusqu'au mois d'août
1435 dans la cité du duc Charles, faisant grande dépense[22], et que
la ville ait acheté de ses deniers, en 1439, «un estandart et bannière
qui furent à Monseigneur de Reys pour faire la manière de l'assault
comment les Tourelles furent prinses sur les Anglois[23]», on ne peut
tirer la preuve que, en 1435 ou en 1439, le 8 mai, une pièce de
théâtre fut représentée, ayant le Siège pour sujet et pour héroïne la
Pucelle. Si pourtant on veut faire de «la manière de l'assault comment
les Tourelles furent prises» un mystère, plutôt qu'une cavalcade ou
tout autre divertissement, et voir dans le «certain mistaire» de 1435
une représentation du Siège mis et levé par les Anglais, on obtiendra
de cette façon un mystère du siège. Encore faudra-t-il voir si c'est
celui dont nous possédons le texte.

[Note 20: _Mistère du siège d'Orléans_, publ. pour la première
fois d'après le manuscrit unique conservé à la bibliothèque du
Vatican, par MM. F. Guessard et E. de Certain, Paris, 1862,
in-4º.--Cf. _Étude sur le mystère du siège d'Orléans_, par H. Tivier,
Paris, 1868, in-8º.]

[Note 21: _Procès_, t. V, p. 309.]

[Note 22: L'abbé E. Bossard et de Maulde, _Gilles de Rais,
maréchal de France dit Barbe-Bleue_ (1404-1440), 2e édit., Paris,
1886, in-8º, pp. 94 à 113.]

[Note 23: _Mistère du siège_, p. viij.]

Comme parmi les cent quarante personnages parlants, de l'oeuvre qui
nous est parvenue, se trouve le maréchal de Rais, on a supposé que
l'ouvrage fut écrit et représenté antérieurement au procès qui se
termina par la sentence exécutée au-dessus des ponts de Nantes, le 20
octobre 1440. En effet, nous a-t-on dit, comment, après sa mort
ignominieuse, montrer aux Orléanais le vampire de Machecoul combattant
pour leur délivrance? Comment associer dans une action héroïque la
Pucelle et Barbe-Bleue? Il est embarrassant de répondre à une
semblable question, parce que nous ne savons pas ce que pouvait
supporter, en ce genre de choses, la rudesse des vieux âges. Notre
texte, convenablement interrogé, nous dira peut-être lui-même s'il est
antérieur ou postérieur à 1440.

Le bâtard d'Orléans fut fait comte de Dunois le 14 juillet 1439[24].
Les vers du _Mistère_, où on lui donne ce titre, ne peuvent donc être
plus anciens que cette date. Ils abondent et, par une singularité
qu'on n'explique pas, se trouvent tous dans le premier tiers de
l'ouvrage. Quand Dunois paraît ensuite, il redevient le Bâtard. De ce
fait, voilà cinq mille vers que les éditeurs de 1862 considèrent comme
ajoutés postérieurement au texte primitif, bien qu'ils ne se
distinguent des autres ni par la langue, ni par le style, ni par la
prosodie, ni par aucune qualité. Mais le reste du poème remonte-t-il à
1435 ou 39?

[Note 24: _Mistère du siège_, préface, p. X.]

Je n'en crois rien. Aux vers 12093 et 12094, la Pucelle annonce à
Talbot qu'il mourra par la main «des gens du roi». Cette prophétie n'a
pu être faite qu'après l'événement: elle constitue une manifeste
allusion à la fin de l'illustre capitaine, et ces vers sont sûrement
postérieurs à l'année 1453.

Un clerc Orléanais, six ans après le siège, n'aurait pas travesti
Jeanne en dame de haute naissance.

Aux vers 10199 et suivants du _Mistère du siège_ la Pucelle répond au
premier président du Parlement de Poitiers qui l'interroge sur sa
maison:

  Quant est de l'ostel de mon père,
  Il est en pays de Barois;
  Gentilhomme et de noble afaire
  Honneste et loyal François[25].

[Note 25: _Mistère du siège_, pp. 397-398.]

Pour qu'un clerc en arrivât à écrire de telles choses, il fallait que
la famille de Jeanne fût depuis très longtemps anoblie et la première
génération noble éteinte, ce qui advint en 1469; il fallait qu'il
pullulât des du Lys, dont on ménageait les prétentions ridicules. Ces
du Lys ne se contentaient point de remonter à leur tante; ils
rattachaient le bonhomme Jacquot d'Arc à la vieille noblesse barroise.

Bien que ces paroles de Jeanne sur «l'hôtel de son père» s'accordent
assez mal avec d'autres scènes du même mystère, ce long ouvrage paraît
être tout d'une venue.

Il fut vraisemblablement compilé sous le règne de Louis XI par un
orléanais qui possédait assez bien son sujet. Il y aurait intérêt à
étudier ses sources plus attentivement qu'on ne l'a fait jusqu'ici. Ce
poète semble avoir connu un _Journal du siège_ très différent de celui
que nous possédons.

Son mystère fut-il représenté dans les trente dernières années du
siècle, aux fêtes instituées en commémoration de la prise des
Tourelles? Le sujet, le ton, l'esprit, tout y est parfaitement
approprié. Il semble toutefois étrange qu'un poème fait pour célébrer
à la date du 8 mai la délivrance d'Orléans, place expressément cette
délivrance à la date du 9. C'est ce que fait l'auteur du _Mistère du
siège_, quand il met ces vers dans la bouche de la Pucelle:

  ..... Ayez en souvenance...
  Comment Orléans eult délivrance...
  L'an mil iiijc xxix;
  Faites en mémoire tous dis;
  Des jours de may ce fut le neuf[26].

[Note 26: _Mistère du siège_, vers 14375-14381, p. 559.]

Voilà les principaux chroniqueurs du parti français qui ont écrit sur
la Pucelle. Je puis me dispenser de citer les autres qui sont plus
tardifs ou qui, traitant seulement de quelques épisodes de la vie de
Jeanne, ne peuvent être examinés avec utilité qu'au moment où l'on
entre dans le détail des faits. Dès à présent, sans nous inquiéter de
ce qu'il peut y avoir à prendre dans la _Chronique de l'établissement
de la fête_[27], dans la _Relation_ du greffier de La Rochelle[28], et
dans quelques autres textes contemporains, nous sommes à même de nous
apercevoir que, si nous ne savions de Jeanne d'Arc que ce qu'ont dit
d'elle les chroniqueurs français, nous la connaîtrions à peu près
comme nous connaissons Çakia Mouni.

[Note 27: _Procès_, t. V, pp. 285 et suiv.]

[Note 28: _Relation inédite sur Jeanne d'Arc, extraite du livre
noir de l'hôtel de ville de La Rochelle_, publ. par J. Quicherat,
Orléans, 1879, in-8º, et _Revue Historique_, t. IV, 1877, pp.
329-344.]

Ce ne sont pas les chroniqueurs bourguignons qui nous la peuvent
expliquer. Mais on trouve chez eux quelques renseignements utiles. De
ces chroniqueurs du parti de Bourgogne, le premier en date est le
clerc picard auteur d'une Chronique anonyme dite _des Cordeliers_[29],
parce que l'unique manuscrit qui la renferme provient d'un couvent de
ces religieux, à Paris. C'est une cosmographie qui va de la création
du monde à l'année 1431. M. Pierre Champion[30] a établi que
Monstrelet s'en est servi. Ce clerc picard a connu diverses choses et
vu certaines pièces diplomatiques. Mais il brouille étrangement les
faits et les dates. Ses informations sur la vie militaire de la
Pucelle sont de source française et populaire. On lui a accordé
quelque crédit pour son récit du saut de Beaurevoir qui, s'il était
exact, écarterait toute idée que Jeanne s'est jetée du haut du donjon
dans un accès de désespoir ou de folie[31]. Toutefois, ce récit ne
peut se concilier avec les déclarations de Jeanne.

[Note 29: Bibl. nat. fr., 23.018.--J. Quicherat, _Supplément aux
témoignages contemporains sur Jeanne d'Arc_, dans _Revue Historique_,
t. XIX, mai-juin 1882, pp. 72-83.]

[Note 30: Pierre Champion, _Guillaume de Flavy_, Paris, 1906,
in-8º, pp. xj et xij.]

[Note 31: _Chronique d'Antonio Morosini_, introd. et comm., par
Germain Lefèvre-Pontalis, texte établi par Léon Dorez, t. III, 1901,
p. 302 et t. IV, annexe xxj.]

Monstrelet[32], «plus baveux que ung pot de moutarde[33]» est une
fontaine de sapience au regard de Jean Chartier. S'il se sert de la
_Chronique des Cordeliers_, il la redresse, et présente les faits avec
ordre. Ce qu'il savait de Jeanne se réduisait à peu de chose. Il
croyait de bonne foi qu'elle avait été servante d'auberge. Il n'a
qu'un mot sur les indécisions de la guerrière à Montépilloy, mais ce
mot, qui ne se trouve nulle part ailleurs, nous a été extrêmement
précieux. Il l'a vue au camp de Compiègne, malheureusement il n'a pas
su ou il n'a pas voulu dire quelle impression elle avait produite sur
lui.

[Note 32: Enguerran de Monstrelet, _Chronique_, publ. par
Doüet-d'Arcq, Paris, 1857-1861, 6 vol. in-8º.]

[Note 33: Rabelais, _Pantagruel_, t. III, ch. XXIV.]

Wavrin du Forestel[34], qui rédigea des additions à Froissart, à
Monstrelet et à Mathieu d'Escouchy, était à Patay; il n'y vit point
Jeanne. Il ne la connaît que par ouï-dire et très mal. Nous n'avons
donc pas à tenir grand compte de ce qu'il rapporte de messire Robert
de Baudricourt, lequel, à l'en croire, endoctrina la Pucelle et lui
enseigna la manière de paraître «inspirée de la Providence
divine[35]». Par contre, il donne des renseignements précieux sur les
faits militaires qui suivirent la délivrance d'Orléans.

[Note 34: Jehan de Wavrin, _Anchiennes croniques d'Engleterre_,
éd. de mademoiselle Dupont, Paris, 1858-1863, 3 vol. in-8º.]

[Note 35: Additions de Wavrin à Monstrelet, dans _Procès_, t. IV,
p. 407.]

Le Fèvre de Saint-Remy, conseiller du duc de Bourgogne et roi d'armes
de la Toison-d'Or[36], était peut-être à Compiègne quand Jeanne fut
prise et il a parlé d'elle comme d'une vaillante fille.

[Note 36: _Chronique de Jean Le Fèvre, seigneur de Saint-Remy_,
publ. par François Morand, Taris, 1876-81, 2 vol. in-8º.]

Georges Chastellain copie Le Fèvre de Saint-Remy[37].

[Note 37: _Chronique des ducs de Bourgogne_, Paris, 1827, 2 vol.
in-8º, t. XLII et XLIII de la _Collection des Chroniques françaises_
de Buchon.--_Oeuvres de Georges Chastellain_, publiées par Kervyn de
Lettenhove, Bruxelles, 1863, 8 vol. in-8º.]

L'auteur du _Journal_ dit _d'un bourgeois de Paris_[38], en qui l'on
reconnaît un clerc cabochien, n'avait entendu parler de Jeanne que par
les docteurs et maîtres de l'Université de Paris. Aussi était-il fort
mal renseigné. C'est regrettable. Cet homme est unique dans son temps
pour l'énergie des passions et du langage, pour la vigueur de la
colère et de la pitié, pour son sens profondément populaire.

[Note 38: _Journal d'un bourgeois de Paris_ (1405-1449), publié
par A. Tuetey, Paris, 1881, in-8º.]

Je dois signaler un écrit qui n'est ni français ni bourguignon, mais
italien. Je veux parler de la _Chronique d'Antonio Morosini_, publié
par M. Germain Lefèvre-Pontalis avec des notes d'une admirable
érudition. Cette chronique ou pour mieux dire les courriers qu'elle
renferme, sont singulièrement précieux pour l'historien, non parce que
les actions attribuées à la Pucelle y sont vraies, mais au contraire
parce qu'elles y sont fausses, parce qu'elles sont toutes imaginaires
et fabuleuses. On ne trouve pas dans la _Chronique de Morosini_[39] un
fait, un seul fait, concernant Jeanne, qui soit présenté dans son
véritable caractère et sous un jour naturel. Et cependant les
correspondants de Morosini sont des hommes d'affaires, des Vénitiens
subtils et avisés. Il apparaît à les lire que, sur la «demoiselle»,
comme ils la nomment, à la fois fameuse et inconnue, courent par tout
le monde chrétien d'innombrables fictions imitées tantôt des romans de
chevalerie, tantôt de la _Légende dorée_.

[Note 39: _Chronique d'Antonio Morosini_, publ. par Léon Dorez et
Germain Lefèvre-Pontalis, Paris, 1900-1902, 4 vol. in-8º.]

Un autre texte, publié aussi par M. Germain Lefèvre-Pontalis avec
autant de conscience que de talent, le _Journal_ d'un négociant
allemand, nommé Eberhard de Windecke[40], présente le même phénomène.
Rien de ce qui y est rapporté de la Pucelle n'est probable ni
vraisemblable. Dès qu'elle paraît, un cycle de contes populaires se
forme sur son nom; Eberhard se plaît visiblement à les conter. Nous
devons ainsi à d'honnêtes marchands étrangers de savoir que, à aucun
moment de son existence, Jeanne ne fut connue autrement que par des
fables et que, si elle remua les foules, ce fut par le bruit des
innombrables légendes qui naissaient sur ses pas et volaient devant
elle. Et il y a lieu de réfléchir sur cette éclatante obscurité qui
dès le début enveloppa la Pucelle, ces nuages radieux du mythe qui, en
la cachant, la faisaient apparaître.

[Note 40: G. Lefèvre-Pontalis, _Les sources allemandes de
l'histoire de Jeanne d'Arc_, Eberhard Windecke, Paris, 1903, in-8º.]

3º Avec ses mémoires, ses consultations et ses cent quarante
témoignages, fournis par cent vingt-trois témoins, le procès de
réhabilitation[41] offre un riche recueil de documents. M. Lanéry
d'Arc a fort bien fait de publier intégralement les mémoires des
docteurs ainsi que le traité de l'archevêque d'Embrun, les
propositions de maître Henri de Gorcum et la _Sibylla Francica_[42].
Le procès de 1431 nous apprend de reste ce que les théologiens du
parti de l'Angleterre pensaient de la Pucelle; sans les consultations
de Théodore de Leliis et de Paul Pontanus et les opinions insérées au
procès posthume on ignorerait l'idée que se faisaient d'elle les
docteurs d'Italie et de France; et il importe de connaître les
sentiments de l'Église tout entière sur une fille qu'elle a condamnée
vivante, durant la puissance anglaise, et réhabilitée morte, après les
victoires des Français.

[Note 41: _Procès_, t. II à III, 1844-45. (Les tomes V et VI,
1846-47, contiennent les témoignages.)]

[Note 42: Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations en faveur de
Jeanne d'Arc_, Paris, 1889, in-8º.]

Quant aux cent vingt-trois témoins qui furent entendus à Domremy, à
Vaucouleurs, à Toul, à Orléans, à Paris, à Rouen, à Lyon, gens
d'Église, princes, capitaines, bourgeois, paysans, artisans, ils
apportent sans doute des clartés sur une multitude de points. Mais,
nous sommes obligés de le reconnaître, ils ne satisfont pas, tant s'en
faut, toutes nos curiosités, et cela pour plusieurs raisons. D'abord
ils répondaient à un questionnaire dressé en vue d'établir un certain
nombre de faits dans l'ordre de la justice ecclésiastique. Le sacré
inquisiteur qui conduisait le procès était curieux; il ne l'était pas
de la même manière que nous. C'est une première raison de
l'insuffisance des témoignages à notre sens[43].

[Note 43: _Procès_, t. II, pp. 378-463.]

Il y en a d'autres. Les témoins se montrent, pour la plupart, simples
à l'excès et sans discernement. Dans cette foule de gens de tout âge
et de toute condition on est attristé de trouver si peu d'esprits
judicieux et lucides. Il semble que les âmes fussent alors baignées
dans un demi-jour où rien ne paraissait distinct. La pensée comme la
langue avait d'étranges puérilités. On ne peut pénétrer un peu avant
dans cet âge obscur sans se croire parmi des enfants. Au long
d'interminables guerres, la misère et l'ignorance avaient appauvri les
esprits et réduit l'homme à une extrême maigreur morale. Le costume
des nobles et des riches, étriqué, déchiqueté, ridicule, trahit la
gracilité absurde du goût et la faiblesse de la raison[44]. Un des
caractères les plus saisissants de ces petites intelligences, c'est la
légèreté: elles sont incapables d'attention; elles ne retiennent rien.
Il faudrait n'avoir pas lu les écrits du temps pour n'être pas frappé
de cette infirmité presque générale.

[Note 44: J. Quicherat, _Histoire du costume_, Paris, 1875, gr.
in-8º, _passim_.--G. Demay, _Le costume au moyen âge d'après les
sceaux_, Paris, 1880, p. 121, fig. 76 et 77.]

Aussi tout n'est-il pas bien sérieux dans ces cent quarante
témoignages. La fille de Jacques Boucher, argentier du duc d'Orléans,
dépose en ces termes: «La nuit je couchais seule avec Jeanne. Je n'ai
jamais remarqué en elle rien de mal ni dans ses paroles ni dans ses
actes. Tout y était simplicité, humilité, chasteté[45].» Cette
demoiselle avait neuf ans lorsqu'elle s'aperçut, avec un discernement
précoce, que sa compagne de lit était simple, humble et chaste.

[Note 45: _Procès_, t. III, p. 34.]

Cela est sans conséquence. Mais pour montrer combien on est déçu
quelquefois par les témoins sur lesquels on devait compter le plus, je
citerai frère Pasquerel[46]. Frère Pasquerel est le chapelain de
Jeanne. Vous vous attendez à ce qu'il parle en homme qui a vu et qui
sait. Frère Pasquerel met l'examen de Poitiers avant l'audience que
donna le roi à la Pucelle dans le château de Chinon[47]. Oubliant que
l'armée de secours se trouvait tout entière dans Orléans depuis le 4
mai, il suppose que, dans la soirée du vendredi 6, on l'attendait
encore[48]. On peut juger par là de l'ordre qui règne dans la tête de
ce religieux. Le pis est qu'il invente des miracles; il veut faire
croire au monde que, lors de l'arrivée du convoi de vivres sous
Orléans, survint, par l'intervention de la Pucelle, pour renflouer les
chalands, une crue soudaine de la Loire, que personne n'a remarquée,
excepté lui[49].

[Note 46: _Procès_, t. III, p. 100.]

[Note 47: Il convient toutefois de remarquer que frère Pasquerel,
qui n'était ni à Chinon, ni à Poitiers, prend soin de dire qu'il ne
sait du séjour de Jeanne dans ces deux villes que ce qu'elle-même lui
a appris. Or, nous voyons, non sans surprise, qu'elle mettait aussi
l'examen de Poitiers avant l'audience de Chinon, puisqu'elle a dit
dans son procès, que, à Chinon, ayant montré un signe à son roi, les
clercs cessèrent de «l'arguer» (_Procès_, t. I, p. 146).]

[Note 48: _Expectando succursum regis_ (_Procès_, t. III, p.
109).]

[Note 49: _Procès_, t. III, p. 105.]

La déposition de Dunois[50] cause aussi quelque déception. On sait que
Dunois était un des hommes les plus intelligents et les plus avisés
de son temps et qu'il passait pour beau parleur. Il avait défendu, non
sans habileté, la ville d'Orléans et fait toute la campagne du sacre.
Il faut que sa déposition ait été bien maltraitée par le traducteur et
par les scribes. Sans cela on serait obligé de croire que le prudent
seigneur la fit faire par son chapelain. Il y parle du «grand nombre
des ennemis» en des termes plus convenables à un chanoine de la
cathédrale ou à un marchand drapier, qu'au capitaine chargé d'assurer
la défense et tenu de connaître les forces réelles des assiégeants.
Tout ce qui, dans cette pièce, a trait au transport des vivres, le 28
avril, est à peu près inintelligible. Et Dunois n'a pas pu dire que la
première étape de l'armée de Gien avait été Troyes. Rapportant un
propos que lui tint la Pucelle après le sacre, il la fait parler comme
si ses frères l'attendaient à Domremy, tandis qu'ils chevauchaient
près d'elle en France. Par une étrange maladresse, pour prouver que
Jeanne avait des visions, il conte une historiette qui, tout au
contraire, laisserait croire que cette jeune paysanne était une
simulatrice habile et donnait, à la demande des seigneurs, le
spectacle de l'extase, comme l'Esther du regretté docteur Luys[51].

[Note 50: _Ibid._, t. III, pp. 2 et suiv.]

[Note 51: _Procès_, t. III, p. 12.]

J'ai dit, dans cet ouvrage, à propos du procès de réhabilitation, ce
qu'il faut penser des dépositions des greffiers, de l'huissier
Massieu, du frère Isambard de la Pierre, du frère Martin Ladvenu[52]
et de tous ces brûleurs de sorcières et vengeurs de Dieu, qui
travaillèrent à la réhabilitation d'aussi bon coeur qu'ils avaient
travaillé à la condamnation.

[Note 52: _Procès_, t. II, pp. 15, 161, 329; t. III, pp. 41 et
_passim_.]

Dans bien des cas, au sujet d'événements considérables, les témoins
parlent tout à fait à l'encontre de la réalité. Un marchand drapier
d'Orléans, nommé Jean Luillier, vient devant les commissaires, hardi
comme l'archer de Bagnolet, et déclare que les habitants ni la
garnison ne pouvaient résister contre les ennemis assemblés en si
grand nombre[53]. Or, sur ce point important il est démenti par les
documents les plus sûrs, qui établissent que les Anglais étaient au
contraire bien faibles et bien dénués autour d'Orléans[54].

[Note 53: _Ibid._, t. III, p. 23.]

[Note 54: L. Jarry, _Le compte de l'armée anglaise au siège
d'Orléans_ (1428-1429). Orléans, 1892, in-8º.]

Si les témoignages du second procès sentent souvent l'artifice et
l'apprêt, s'ils sont parfois hors de toute vérité, ce n'est pas
seulement le tort de ceux qui les portèrent; c'est aussi le tort de
ceux qui les reçurent. Ceux-ci les avaient sollicités avec trop d'art.
Ces témoignages valent ce que valent les témoignages dans un procès
d'inquisition. Ils représentent en certains endroits la pensée des
juges autant, peut-être, que celle des témoins.

Ce que, en l'espèce, les juges s'efforçaient surtout d'établir,
c'était que Jeanne n'avait rien compris quand on lui avait parlé de
l'Église et du pape, et qu'elle avait refusé d'obéir à l'Église
militante parce qu'elle croyait que l'Église militante c'était messire
Cauchon et ses assesseurs. Enfin il fallait la montrer à peu près
idiote. C'était là un très utile expédient de procédure
ecclésiastique. Et il y avait encore une autre raison, une raison très
forte, de la faire passer pour une fille dénuée d'intelligence, une
innocente. Ce second procès, comme le premier, répondait à des
intentions politiques; il avait pour objet de faire connaître que
Jeanne était venue au secours du roi de France, non par suggestion
diabolique, mais par inspiration céleste. En conséquence, on s'efforça
de montrer qu'elle n'avait pas d'esprit, pour que l'Esprit Saint fût
plus manifeste en elle. Les interrogateurs s'y appliquèrent
constamment. Ils surent amener les témoins à dire à tout propos
qu'elle était simple, très simple. _Una simplex bergereta_[55], dit
l'un. _Erat multum simplex et ignorans_[56], dit l'autre.

Et puisque cette innocente était envoyée de Dieu pour délivrer ou
prendre des villes, pour conduire des gens d'armes, il fallait
qu'ignorante du reste, elle eût la science infuse de la guerre et
montrât dans les batailles la force et le conseil qu'elle tenait d'En
Haut. On dut donc obtenir des dépositions établissant qu'elle était
plus habile à guerroyer qu'aucun homme au monde.

Demoiselle Marguerite la Touroulde l'affirme[54a]. Le duc d'Alençon
déclare que la Pucelle était très experte tant à manier la lance qu'à
former une armée, à ordonner une bataille et à préparer l'artillerie,
et qu'elle étonnait les vieux capitaines par son art à mettre les
canons en place[54b]. Ce seigneur entend bien que c'était par miracle
et qu'il en faut rendre grâce à Dieu seul. Car, s'il eût fallu
rapporter le mérite des victoires à Jeanne elle-même, il n'en eût pas
tant dit.

[Note 54a: _Procès_, t. III, p. 85.]

[Note 54b: _Ibid._, t. III, p. 100.--Voir, par contre, la
déposition de Dunois (t. III, p. 16) «_licet dicta Johanna
aliquotiens jocose loqueretur de facto armorum, pro animante
armatos... tamen quando loquebatur seriose de guerra... nunquam
affirmative asserebat nisi quod erat missa ad levandum obsidionem
Aurelianensem._]

Et, puisque le Seigneur avait choisi la Pucelle pour accomplir un si
grand ouvrage, c'était donc qu'il avait reconnu en elle la vertu qu'il
préfère en ses vierges. Dès lors il ne suffisait pas qu'elle eût été
chaste; il était nécessaire qu'elle l'eût été miraculeusement; il
était nécessaire qu'elle eût poussé la chasteté et la sobriété dans le
boire et le manger jusqu'à la sainteté. Aussi les témoins viennent-ils
publier à l'envi: _Erat casta, erat castissima. Ille loquens non
credit aliquam mulierem plus esse castam quam ista Puella erat. Erat
sobria in potu et cibo. Erat sobria in cibo et potu_[54c].

[Note 54c: _Procès_, t. II, pp. 438, 457; t. III, pp. 100, 219.]

Il fallait enfin qu'une telle pureté manifestât par des privilèges
singuliers sa céleste origine. À cette nécessité répondent de nombreux
témoignages. De rudes hommes d'armes, Jean de Novelompont, Bertrand de
Poulengy, Jean d'Aulon, de hauts seigneurs, le comte de Dunois et le
duc d'Alençon, viennent affirmer, sur la foi du serment, que Jeanne ne
leur inspirait pas de désirs charnels. Ces vieux capitaines s'en
étonnent; ils vantent leur vigueur passée et s'émerveillent que leurs
jeunes ardeurs aient été une fois endormies par une pucelle. Cela ne
leur semble pas naturel, cela ne leur paraît pas humainement possible.
À les entendre décrire les effets que Jeanne produisait sur eux, on
croit voir sainte Marthe enchaînant la Tarasque. Dunois, très occupé
dans sa déposition de noter les miracles, ne manque pas de signaler
celui-là comme un des plus propres à confondre la raison. S'il n'a ni
convoité ni sollicité cette jeune fille, il ne voit qu'une explication
à ce fait unique, c'est que Jeanne était sacrée, _res divina_. Pour
exprimer leur soudaine continence, Jean de Novelompont et Bertrand de
Poulengy emploient l'un et l'autre identiquement les mêmes formes de
langage, affectées et contournées. Et voici qu'un écuyer de l'écurie
du roi, Gobert Thibaut, vient déclarer qu'on parlait beaucoup dans
l'armée de cette grâce divine spécialement dévolue aux Armagnacs[57]
et refusée aux Anglais et aux Bourguignons, si l'on en juge par les
entreprises amoureuses d'un gentilhomme de Picardie et de Jeannotin,
tailleur à Rouen[58].

[Note 55: _Procès_, t. III, p. 20.]

[Note 56: _Ibid._, t. III, p. 87.]

[Note 57: _Procès_, t. II, p. 438; t. III, pp. 15, 76, 100, 219 et
457.]

[Note 58: _Ibid._, t. III, pp. 89 et 121.]

Tout cela, comme on voit, répond à la pensée des juges, et ce sont, si
je puis dire, des vérités théologiques, plutôt que des vérités
naturelles.

Les dépositions, qui, comme celles de Jean de Novelompont et de
Bertrand de Poulengy, contiennent des passages rédigés en termes
identiques, abondent d'ordinaire dans les enquêtes inquisitoriales.
Elles sont rares, je dois le dire, dans le procès de réhabilitation,
peut-être parce que les témoins ont été entendus à de longs
intervalles de temps, dans diverses contrées, et sans doute aussi
parce que la cause de la Pucelle n'exigeait pas de grands efforts de
procédure, la partie adverse ayant fait défaut.

Il est fâcheux que toutes les dépositions recueillies dans cette
enquête, hors celle de Jean d'Aulon, aient été traduites en latin;
elles y ont perdu l'accent original et les nuances fines de la pensée.

Parfois le greffier se contente de dire que le témoin dépose comme le
précédent. C'est ainsi que tous les bourgeois déposent sur la
délivrance de la ville d'Orléans, comme le marchand drapier qui,
précisément, n'était pas très au fait des circonstances dans
lesquelles sa ville avait été délivrée. C'est ainsi encore que le sire
de Gaucourt, après une brève déclaration, dépose comme Dunois, qui
pourtant avait dit des choses bien particulières pour être ainsi
communes à deux témoins[59].

[Note 59: _Procès_, t. III, pp. 2 et 35.]

Certains témoignages, à ce qu'il semble, ont été tronqués. Celui de
frère Pasquerel s'arrête court à Paris, et l'on croirait que le bon
frère a quitté la Pucelle immédiatement après l'attaque de la Porte
Saint-Honoré, si l'on n'avait pas sa signature au bas de la lettre
latine aux Hussites. Ce n'est pas par hasard assurément, que, dans une
si longue suite de questions et de réponses, il n'est pas dit un mot
du départ de Sully ni de la campagne qui commença à Lagny et finit à
Compiègne[60].

[Note 60: _Ibid._, t. III, pp. 100 et suiv.]

On voit que cette abondante enquête doit être consultée avec prudence,
et qu'il ne faut pas s'attendre à y trouver des éclaircissements sur
toutes les circonstances de la vie de Jeanne.

4º Les livres de comptes, lettres, actes et autres pièces authentiques
de l'époque donnent seuls sur bien des points quelque précision à
l'histoire de la Pucelle. C'est par les pièces d'archives que publia
Siméon Luce et par le bail du château de l'Île que nous savons dans
quelles circonstances Jeanne a grandi[61]. Ni les deux procès, ni les
chroniques ne nous avaient révélé la situation horrible où se trouvait
le village de Domremy de 1412 à 1425.

[Note 61: Siméon Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy, recherches
critiques sur les origines de la mission de la Pucelle_, Paris, 1886,
in-8º; _La France pendant la guerre de cent ans: épisodes historiques
et vie privée aux XIVe et XVe siècles_, Paris, 1890, in-12.]

C'est par les comptes de forteresse tenus à Orléans[62] et par les
endentures de l'administration anglaise[63] que nous pouvons estimer
approximativement les forces respectives des défenseurs et des
assiégeants et rectifier à cet égard les assertions des chroniqueurs
et des témoins de la réhabilitation.

[Note 62: D. Lottin, _Recherches sur la ville d'Orléans_, Orléans,
7 vol. in-8º.--Boucher de Molandon, _Les comptes de ville d'Orléans
des XIVe et XVe siècles_, Orléans, 1880, in-8º.--Jules Loiseleur,
_Compte des dépenses faites par Charles VII pour secourir Orléans
pendant le siège de 1428_, Orléans, 1808, in-8º.--Louis Jarry, _Le
compte de l'armée anglaise au siège d'Orléans_, Orléans, 1892,
in-8º.--Couret, _Un fragment inédit des anciens registres de la
prévôté d'Orléans, relatif au règlement des frais du siège de
1428-1429_, Orléans, 1897, in-8º (extrait des _Mémoires de l'Académie
de Sainte Croix_).]

[Note 63: Rymer, _Foedera, conventiones..._ éd. tercia, Hagæ
Comitis, 1739-1745, 10 vol. in-fol.--Delpit, _Collection de documents
français qui se trouvent en Angleterre_, Paris, 1847, in-4º.--J.
Stevenson, _Letters and papers illustrative of the wars of the English
in France during the reign of Henry VI_, 1861-1864, 3 part., en 2 vol.
in-8º.--Charles Gross, _The sources and literature of English
history_, 1900, in-8º.]

C'est par les lettres qu'au XVIIe siècle copia Rogier dans les
archives de Reims que nous pouvons savoir comment Troyes, Châlons et
Reims se rendirent au roi et nous apercevoir que Jean Chartier ne
rapporte pas exactement, tant s'en faut, la capitulation de Troyes et
que Dunois est, à cet égard, pour un témoin tel que lui, d'une
insuffisance étrange[64].

[Note 64: Varin, _Archives législatives de la ville de Reims_, 2e
partie, _Statuts_, t. I, p. 596.--_Procès_, t. IV, pp. 284 et suiv.]

C'est à la faveur de quatre ou cinq documents d'archives que nous
discernons, çà et là, quelques vagues lueurs dans l'obscurité profonde
qui recouvre la malheureuse campagne de l'Aisne et de l'Oise.

C'est par les registres capitulaires de Rouen, les testaments des
chanoines et diverses autres pièces, que M. Robillard de Beaurepaire
sut trouver dans les archives de la Seine-Inférieure, qu'on peut
rectifier plusieurs erreurs des deux procès[65].

[Note 65: E. Robillard de Beaurepaire, _Recherches sur le procès
de condamnation de Jeanne d'Arc_, Rouen, 1869, in-8º; [_Précis des
travaux de l'Académie de Rouen_, 1867-1868, pp. 321-448]; _Notes sur
les juges et les assesseurs du procès de condamnation de Jeanne
d'Arc_, Rouen, 1890, in-8º; [_Précis des travaux de l'Académie de
Rouen_, 1888-89, pp. 375-504].]

Que d'autres pièces volantes je pourrais encore noter comme
précieuses à l'historien! Raison de plus pour se défier des pièces
fausses ou falsifiées, comme, par exemple, les lettres d'anoblissement
de Guy de Cailly[66].

[Note 66: _Procès_, t. V, pp. 342 et suiv.]

Si rapide qu'ait été cet examen des sources, je crois avoir dit
l'essentiel. En résumé, la Pucelle, de son vivant même, ne fut guère
connue que par des fables. Ses plus anciens chroniqueurs, bien
incapables de faire oeuvre de critiques, rapportèrent comme des
réalités les légendes de la première heure.

C'est dans le procès de Rouen et dans quelques pièces de comptabilité,
quelques lettres missives, quelques actes privés ou publics, que nous
trouverons le plus de vérité. Le procès de réhabilitation sera aussi
d'un grand secours pour l'histoire, à la condition qu'on n'oublie
jamais comment et pourquoi ce procès fut fait.

Au moyen de ces documents on peut se représenter, en somme, assez
précisément Jeanne d'Arc dans son caractère et dans sa vie.

Ce qui ressort surtout des textes, c'est qu'elle fut une sainte. Elle
fut une sainte avec tous les attributs de la sainteté au XVe siècle.
Elle eut des visions, et ces visions ne furent ni feintes ni
contrefaites; elle crut réellement entendre des voix qui lui parlaient
et qui ne sortaient pas d'une bouche humaine. Ces voix l'entretenaient
le plus souvent d'une façon distincte et intelligible pour elle. C'était
dans les bois qu'elle les entendait le mieux, ou quand sonnaient les
cloches. Elle voyait des figures en manière, a-t-elle dit, de choses
multiples et minimes, comme des étincelles perçues dans un
éblouissement. Sans nul doute, elle avait aussi des visions d'une autre
nature, puisque nous tenons d'elle qu'elle voyait saint Michel sous les
apparences d'un prud'homme, c'est-à-dire d'un bon chevalier, sainte
Catherine et sainte Marguerite, le front ceint d'une couronne. Elle les
voyait qui lui faisaient la révérence; elle les embrassait par les
jambes et sentait leur bonne odeur.

Qu'est-ce à dire sinon qu'elle avait des hallucinations de l'ouïe, de
la vue, du toucher et de l'odorat? Chez elle, de tous les sens, le
plus affecté c'est l'ouïe: elle dit que ses voix lui apparaissent;
elle les nomme parfois aussi son conseil; elle les entend très bien à
moins qu'on ne fasse du bruit autour d'elle. Le plus souvent elle leur
obéit; quelquefois elle leur résiste. Il est douteux que ses visions
fussent aussi distinctes. Soit qu'elle ne le voulût pas, soit qu'elle
ne le pût pas, elle n'en donna jamais aux juges de Rouen une
description bien nette ni bien précise. Ce qu'elle sut peindre le
mieux ce furent encore les anges porte-couronne qu'elle avoua ensuite
n'avoir jamais vus que dans son imagination.

À quel âge ces troubles lui vinrent-ils? On ne peut pas le dire avec
précision. Mais ce fut très probablement au sortir de l'enfance, et
nous sommes avertis par le témoignage de Jean d'Aulon, que Jeanne ne
sortit jamais tout à fait de l'enfance[67].

[Note 67: _Procès_, t. III, p. 219.]

Bien que, le plus souvent, il soit hasardeux de tirer d'une donnée
historique les éléments d'une étude clinique, plusieurs savants ont
tenté de définir l'état pathologique qui rendait cette jeune fille
apte à subir de fausses perceptions de l'ouïe et de la vue[68]. Comme
la psychiatrie a fait en ces dernières années de rapides progrès, je
me suis adressé à un savant éminent qui connaît l'état actuel de cette
science, à laquelle il a apporté lui-même d'importantes contributions.
J'ai demandé au docteur Georges Dumas, professeur à la Sorbonne, si la
science dispose d'éléments suffisants pour établir rétrospectivement
le diagnostic de Jeanne. Il m'a envoyé en réponse une lettre qu'on
lira dans l'appendice I de cet ouvrage[69].

[Note 68: Brière de Boismont, _De l'hallucination historique, ou
étude médico-psychique sur les voix et les révélations de Jeanne
d'Arc_, 1861, in-8º.--Le vicomte de Mouchy, _Jeanne d'Arc, étude
historique et psychologique_, Montpellier, 1868, in-8º, 67 p.]

[Note 69: T. II.]

Je n'ai pas qualité pour aborder ce sujet. Du moins puis-je, sans
sortir de ma compétence, présenter, relativement aux hallucinations de
Jeanne d'Arc, une observation qui m'a été suggérée par l'étude des
textes. Cette observation est d'une conséquence infinie; je la
contiendrai rigoureusement dans les limites que me tracent la nature
et l'objet de cet ouvrage.

Les visionnaires qui se croient investis d'une mission divine se
distinguent des autres illuminés par des caractères singuliers. Si
l'on étudie les mystiques de ce genre, si on les rapproche les uns des
autres, on s'apercevra qu'ils présentent entre eux des traits de
ressemblance qu'on peut suivre jusque dans des détails très menus,
qu'ils se répètent tous dans certaines de leurs paroles et dans
certains de leurs actes, et peut-être, en reconnaissant le
déterminisme étroit auquel sont soumis les mouvements de ces
hallucinés, éprouve-t-on quelque surprise à voir la machine humaine
fonctionner, sous l'action d'un même agent mystérieux, avec cette
uniformité fatale. Jeanne appartient à ce groupe religieux, et il est
intéressant de la comparer à cet égard à sainte Catherine de
Sienne[70], à sainte Colette de Corbie[71], à Yves Nicolazic, le
paysan de Kernanna[72], à Suzette Labrousse, l'inspirée de l'Église
constitutionnelle[73] et à tant d'autres voyants et voyantes de cet
ordre qui ont entre eux un air de famille. Trois visionnaires surtout
sont étroitement apparentés avec Jeanne. Le premier en date est un
vavasseur de Champagne, qui avait mission de parler au roi Jean. J'ai
suffisamment fait connaître ce saint homme dans le présent ouvrage. Le
second est un maréchal ferrant de Salon, qui avait mission de parler à
Louis XIV; le troisième, un paysan de Gallardon, nommé Martin, qui
avait mission de parler à Louis XVIII. On trouvera en appendice, des
notices sur ce maréchal et sur ce laboureur, qui tous deux eurent des
apparitions et montrèrent un signe au roi[74]. Les ressemblances que
ces trois hommes, malgré la contrariété des sexes, présentent avec
Jeanne d'Arc sont intimes et profondes, elles tiennent à leur nature
même; et les différences, qui semblent au premier aspect séparer si
largement Jeanne de ces visionnaires, sont d'ordre esthétique,
social, historique, par conséquent extérieures et contingentes. Sans
doute il y a d'eux à elle contraste d'apparence et de fortune; ils
présentent autant de disgrâce qu'elle exerce de charme et c'est un
fait qu'ils échouèrent misérablement tandis qu'elle grandit en force
et fleurit en légende. Mais c'est le propre de l'esprit scientifique
de reconnaître dans le plus bel individu et dans le plus misérable
avorton d'une même espèce des caractères communs, attestant l'identité
d'origine.

[Note 70: _Acta Sanctorum_, 1675, Avril, III, 851.]

[Note 71: _Ibid._, Mars, I, 532.]

[Note 72: Le Père Hugues de Saint-François, _Les grandeurs de sainte
Anne_, Rennes, 1657, in-8º.--L'abbé Max Nicol, _Sainte-Anne-d'Auray_,
Paris, Bruxelles, s. d. in-8º, pp. 37 et suiv.--M. le docteur G. de
Closmadeuc a bien voulu me communiquer son précieux travail inédit sur
Yves Nicolazic, dans lequel on retrouve la sûreté d'information et de
critique qui caractérise ses études d'histoire locale.]

[Note 73: _Recueil des ouvrages de la célèbre mademoiselle
Labrousse, du Bourg de Vauxains, en Périgord, canton de Ribeirac,
département de la Dordogne, actuellement prisonnière au château
Saint-Ange, à Rome_, Bordeaux, 1797, in-8º.--E. Lairtullier, _Les
femmes célèbres de 1789 à 1795_, Paris, 1842, in-8º, t. I, pp. 212 et
suiv.--Abbé Chr. Moreau, _Une mystique révolutionnaire, Suzette
Labrousse_, Paris, 1886, in-8º.--A. France, _Suzette Labrousse_,
Paris, 1907, in-12.]

[Note 74: T. II, appendices II et III.]

De notre temps, les libres penseurs, empreints pour la plupart de
spiritualisme, se refusent à reconnaître en Jeanne non seulement cet
automatisme qui détermine les actes d'une voyante comme elle, non
seulement les influences d'une hallucination perpétuelle, mais
jusqu'aux suggestions de l'esprit religieux. Ce qu'elle faisait par
sainteté et dévotion, ils veulent qu'elle l'ait fait par enthousiasme
raisonné. De telles dispositions se remarquent chez l'honnête et
savant Quicherat qui met, à son insu, beaucoup de philosophie
éclectique dans la piété de la Pucelle. Cette façon de voir ne fut pas
sans inconvénients. Elle amena les historiens de libre pensée à
exagérer jusqu'à l'absurde les facultés intellectuelles de cette
enfant, à lui attribuer ridiculement des talents militaires et à
substituer à la naïve merveille du XVe siècle un phénomène
polytechnique. Les historiens catholiques de notre temps sont plus
dans la nature et dans la vérité quand ils font de la Pucelle une
sainte. Par malheur, l'idée de la sainteté s'est beaucoup affadie dans
l'Église depuis le concile de Trente, et les historiens orthodoxes
sont peu disposés à rechercher les variations de l'Église catholique à
travers les âges. Aussi nous la rendent-ils béate et moderne. Si bien
que, pour trouver la plus étrangement travestie de toutes les Jeanne
d'Arc, on hésiterait entre leur miraculeuse protectrice de la France
chrétienne, patronne des officiers et des sous-officiers, modèle
inimitable des élèves de Saint-Cyr, et la druidesse romantique, la
garde nationale inspirée, la canonnière patriote des républicains,
s'il ne s'était trouvé un Père jésuite pour faire une Jeanne d'Arc
ultramontaine[75].

[Note 75: Le P. Ayroles, _La vraie Jeanne d'Arc_, 5 vol. grand
in-8º, Paris, 1894-1902. En parlant de ce livre dans une étude sur
l'_Abjuration de Jeanne d'Arc_ (Paris, 1902, pp. 7 et 8, note), le
chanoine Ulysse Chevalier, auteur d'un précieux _Répertoire des
sources du moyen âge_, s'exprime avec beaucoup de sens et de fermeté.
«Par les dimensions de ses cinq volumes, dit-il, cet ouvrage pourrait
faire l'illusion d'être la plus ample histoire de Jeanne d'Arc; il
n'en est rien. C'est un chaos de mémoires traduits ou mis en français
de notre temps, de réflexions et de controverses contre la libre
pensée, représentée par Michelet, H. Martin, Quicherat, Vallet de
Viriville, Sim. Luce et Jos. Fabre. Deux titres suffiront pour donner
une idée du ton. «Les pseudo-théologiens bourreaux de Jeanne d'Arc,
bourreaux de la Papauté» (t. I, p. 87). «L'Université de Paris et le
brigandage de Rouen» (p. 149). L'auteur juge trop souvent le XVe
siècle d'après les préoccupations du XIXe. Est-il sûr que, membre de
l'Université de Paris, en 1431, il eût pensé et jugé en faveur de
Jeanne d'Arc, à l'encontre de ses collègues?».]

Je n'ai pas soulevé de doutes sur la sincérité de Jeanne. On ne peut
la soupçonner de mensonge: elle crut fermement recevoir sa mission de
ses voix. Il est plus difficile de savoir si elle ne fut pas dirigée à
son insu. Ce que nous connaissons d'elle avant son arrivée à Chinon se
réduit à très peu de chose. On est porté à croire qu'elle avait subi
certaines influences; c'est le cas de toutes les visionnaires: un
directeur, qu'on ne voit pas, les mène. Il en dut être ainsi de
Jeanne. On l'entendit qui disait, à Vaucouleurs, que le dauphin avait
le royaume en _commende_[76]. Ce n'était pas les gens de son village
qui lui avaient appris ce terme. Elle récitait une prophétie qu'elle
n'avait pas inventée et qui, visiblement, avait été fabriquée pour
elle.

[Note 76: _Procès_, t. II, p. 456.]

Elle dut fréquenter des prêtres fidèles à la cause du dauphin Charles
et qui surtout souhaitaient la fin de la guerre. Les abbayes étaient
incendiées, les églises pillées, le service divin aboli[77]. Ces
pieuses gens qui soupiraient après la paix, voyant que le traité de
Troyes ne l'avait pu donner, l'attendaient seulement de l'expulsion
des Anglais. Et ce qu'il y eut de rare, d'extraordinaire et comme
d'ecclésiastique et de religieux en cette jeune paysanne, ce n'est pas
qu'elle se crût appelée à chevaucher et à guerroyer, c'est que dans
«sa grande pitié», elle annonçât la fin prochaine de la guerre, par la
victoire et le sacre du roi, alors que les seigneurs des deux pays et
les gens d'armes des deux partis n'avaient ni soupçon ni désir que la
guerre finît jamais.

[Note 77: Le P. Denifle, _La désolation des églises, monastères,
hôpitaux en France vers le milieu du XVe siècle_, Mâcon, 1897, in-8º.]

La mission dont elle se croyait chargée par l'ange et à laquelle elle
consacrait sa vie, était extraordinaire, sans doute, étonnante,
inouïe; mais non toutefois au-dessus de ce que des saints et des
saintes avaient déjà tenté dans l'ordre des affaires humaines. Jeanne
d'Arc fleurit au déclin des grands âges catholiques, alors que la
sainteté, qui s'accompagnait volontiers de toutes sortes de
bizarreries, d'illusions et de folies, était encore souverainement
puissante sur les âmes. Et de quels miracles n était-elle pas capable
quand elle agissait par la force du coeur et par les grâces de
l'esprit? Du XIIIe au XVe siècle, les serviteurs de Dieu accomplissent
des travaux merveilleux. Saint Dominique, pris d'une fureur sacrée,
extermine l'hérésie par le fer et le feu; saint François d'Assise
institue, pour un jour, la pauvreté sur le monde; saint Antoine de
Padoue défend les artisans et les marchands contre l'avarice et la
cruauté des seigneurs et des évêques; sainte Catherine ramène le Pape
à Rome. Était-il donc impossible à une sainte fille, avec l'aide de
Dieu, de rétablir dans le malheureux royaume de France le pouvoir
royal institué par Notre-Seigneur lui-même et de faire sacrer le
nouveau Joas échappé à la mort pour le salut du peuple saint?

C'est ainsi que les Français pieux, en 1428, concevaient la mission de
la Pucelle. Elle se donnait pour une dévote fille, inspirée de Dieu.
Il n'y avait rien d'incroyable à cela. En annonçant qu'elle avait
révélations de monseigneur saint Michel sur le fait de la guerre, elle
inspirait aux gens d'armes armagnacs et aux bourgeois d'Orléans autant
de confiance que pouvait en communiquer aux mobiles de la Loire, dans
l'hiver de 1871, un ingénieur républicain, inventeur d'une poudre sans
fumée ou d'un canon perfectionné. Ce qu'on attendait de la science en
1871 on l'attendait de la religion en 1428, de sorte que le Bâtard
d'Orléans put songer à employer Jeanne aussi naturellement que
Gambetta pensa à recourir aux connaissances techniques de M. de
Freycinet.

Ce qu'on ne remarque pas assez, c'est que le parti français la mit en
oeuvre très adroitement. Les clercs de Poitiers, tout en l'examinant
avec lenteur sur ses moeurs et sa foi, la faisaient valoir. Ces clercs
de Poitiers n'étaient pas des religieux étrangers au monde, c'était le
Parlement du roi légitime, c'étaient les exilés de l'Université, des
hommes très engagés dans les affaires du royaume, très compromis dans
les révolutions, dépouillés et ruinés, et fort impatients de rentrer
dans leurs biens; et le plus habile homme du Conseil, l'archevêque duc
de Reims, chancelier du royaume, les dirigeait. Par la durée et la
solennité de leurs interrogatoires, ils attiraient sur Jeanne la
curiosité, l'intérêt, l'espoir des âmes émerveillées[78].

[Note 78: O. Raguenet, _Les juges de Jeanne d'Arc à Poitiers,
membres du Parlement ou gens d'Église?_ dans _Lettres et mémoires de
l'Académie de Sainte-Croix d'Orléans_, VII, 1894, pp. 399-442.--D.
Lacombe, _L'hôte de Jeanne d'Arc à Poitiers, maître Jean Rabateau,
président au Parlement de Poitiers_, dans _Revue du Bas-Poitou_, 1891,
pp. 46-66.]

La ville d'Orléans avait, pour se défendre, des murs, des fossés, des
canons, des gens d'armes et de l'argent. Les Anglais n'avaient pu ni
l'enlever d'assaut ni l'investir. Entre leurs bastilles passaient des
convois, des compagnies. On fit entrer Jeanne dans la ville avec une
belle armée de secours. Elle amenait des troupeaux de boeufs, de
moutons et de porcs. Les habitants crurent recevoir un ange du
Seigneur. Cependant les assiégeants étaient épuisés d'hommes et
d'argent. Ils avaient perdu tous leurs chevaux. Loin de pouvoir tenter
désormais une nouvelle attaque, ils n'avaient pas la force de tenir
longtemps dans leurs bastilles. À la fin d'avril, il y avait quatre
mille Anglais devant Orléans, et peut-être moins, car il s'en partait,
comme on disait, tous les jours; et les déserteurs allaient par
troupes piller les villages. Dans le même temps, la ville était
défendue par six mille gens d'armes et gens de trait et plus de trois
mille hommes des milices bourgeoises. À Saint-Loup, il y eut quinze
cents Français contre quatre cents Anglais; aux Tourelles, cinq mille
Français contre quatre ou cinq cents Anglais. En se retirant, les
Godons abandonnaient à leur sort les petites garnisons de Jargeau, de
Meung et de Beaugency. On peut juger de l'état de l'armée anglaise par
la bataille de Patay, qui ne fut point une bataille, mais un massacre,
et où Jeanne n'arriva que pour gémir sur la cruauté des vainqueurs.
Néanmoins, les lettres du roi aux bonnes villes lui attribuèrent une
part de la victoire. C'était donc que le Conseil royal faisait
étendard de sa sainte Pucelle.

Au fond, que pensaient d'elle ceux qui l'employaient, les Regnault de
Chartres, les Robert Le Maçon, les Gérard Machet? Sans doute, ils
n'étaient pas en état de discerner l'origine des illusions dont elle
était enveloppée. Et, bien qu'il se trouvât alors des athées parmi les
gens d'Église, l'apparition de saint Michel archange n'était pas pour
étonner la plupart d'entre eux. Rien alors ne paraissait plus naturel
qu'un miracle. Mais de près les miracles ne se voient pas. Ils avaient
cette jeune fille sous les yeux; ils s'apercevaient que, pour sainte
et bonne qu'elle fût, elle n'exerçait point un pouvoir surhumain.

Tandis que les gens d'armes et tout le commun peuple l'accueillaient
comme la Pucelle de Dieu et l'ange envoyé du ciel pour le salut du
royaume, ces bons seigneurs ne songeaient qu'à profiter des sentiments
de confiance qu'elle inspirait et qu'ils ne partageaient guère. La
voyant ignorante au possible et la jugeant, sans doute, moins
intelligente qu'elle n'était, ils entendaient la conduire à leur idée.
Ils durent bientôt s'apercevoir que ce n'était pas toujours facile.
Elle était une sainte; les saintes sont intraitables. Quels furent au
vrai les rapports du Conseil royal avec la Pucelle? Nous l'ignorons et
c'est un secret qui ne sera jamais pénétré. Les juges de Rouen
croyaient savoir qu'elle recevait des lettres de saint Michel[79]. Il
est possible qu'on ait abusé quelquefois de sa simplicité. Nous avons
des raisons de croire que la marche sur Reims ne lui fut pas suggérée
en France; mais il est certain que le chancelier du royaume, messire
Regnault de Chartres, archevêque de Reims, avait grande envie d'être
rétabli sur le siège du bienheureux Remi et de jouir de ses bénéfices.

[Note 79: _Procès_, t. I, p. 146.]

Dans le fait, cette campagne du sacre ne fut qu'une suite de
négociations appuyées par des lances. On voulut montrer aux bonnes
villes un roi saint et pacifique. Si l'on avait eu envie de se
battre, on serait allé sur Paris ou en Normandie.

Cinq ou six témoins, capitaines, magistrats, ecclésiastiques et une
honnête veuve déposèrent à l'enquête de 1456 que Jeanne était entendue
au fait de guerre. Ils s'accordèrent à dire qu'elle montait à cheval
et maniait la lance mieux que personne. Un maître des requêtes révéla
qu'elle émerveillait l'armée par la longueur du temps qu'elle pouvait
rester en selle. Ce sont là des mérites qu'on ne saurait lui refuser
et l'on ne contestera pas non plus cette diligence, cette ardeur, que
Dunois vante en elle à l'occasion d'une démonstration faite, la nuit,
devant Troyes. Quant à l'opinion, que cette jeune fille était très
habile à rassembler et à conduire une armée et s'entendait surtout à
diriger l'artillerie, elle est plus difficile à partager et il en
faudrait un autre garant que ce pauvre duc d'Alençon qui ne passa
jamais pour un homme raisonnable[80]. Ce que nous venons de dire du
procès de réhabilitation fait suffisamment comprendre ces étranges
appréciations. Il était entendu que Jeanne recevait de Dieu ses
inspirations militaires. On ne craignait plus dès lors de les admirer
trop et on les vantait un peu à tort et à travers.

[Note 80: _Procès_, t. III, pp. 2 et suiv., p. 96.]

Le duc d'Alençon fut après tout bien modéré en faisant de la Pucelle un
artilleur distingué. Dès l'année 1429 un humaniste du parti de Charles
VII disait dans la langue de Cicéron qu'elle égalait et surpassait, pour
la gloire des armes, Hector, Alexandre, Hannibal et César. «_Non Hectore
reminiscat et gaudeat Troja, exultet Graecia Alexandro, Annibale Africa,
Italia Caesare et Romanis ducibus omnibus glorietur, Gallia etsi ex
pristinis multos habeat, hac tamen una Puella contenta, audebit se
gloriari et laude bellica caeteris nationibus se comparare, verum
quoque, si expediet, se anteponere_[81].»

[Note 81: Lettre d'Alain Chartier dans _Procès_, t. V, pp. 135,
136.--Capitaine P. Marin, _Jeanne d'Arc tacticien et stratégiste_,
Paris, 1889, 4 vol. in-12.--Le général Canonge, _Jeanne d'Arc
guerrière_, Paris, 1907, in-8º.]

Jeanne, toujours en prières et en extase, n'observait pas l'ennemi,
elle ne connaissait pas les chemins, elle ne tenait aucun compte des
effectifs engagés, ne se souciait ni de la hauteur des murs ni de la
largeur des fossés. On entend aujourd'hui des officiers discuter le
génie tactique de la Pucelle[82]. Elle n'avait qu'une tactique,
c'était d'empêcher les hommes de blasphémer le Seigneur et de mener
avec eux des ribaudes; elle croyait qu'ils seraient détruits pour
leurs péchés mais que, s'ils combattaient en état de grâce, ils
auraient la victoire. C'était là toute sa science militaire, hors
toutefois qu'elle ne craignait pas le danger. Elle montrait le plus
doux et le plus fier courage; elle était plus vaillante, plus
constante, plus généreuse que les hommes et digne en cela de les
conduire. Et n'est-ce pas une chose admirable et rare que de voir tant
d'héroïsme uni à tant d'innocence?

[Note 82: _Rossel et la légende de Jeanne d'Arc_, dans la _Petite
République_ du 15 juillet 1896.--_Jeanne d'Arc soldat_, par Art Roë,
dans le _Temps_ du 8 mai 1907.--Voyez aussi les ouvrages du capitaine
Marin, si recommandables d'ailleurs par le soin et la bonne foi.]

À vrai dire, certains chefs et notamment les princes du sang royal
n'en savaient pas beaucoup plus qu'elle. Pour faire la guerre, en ce
temps-là, il suffisait de monter à cheval. Il n'existait point de
cartes. On n'avait nulle idée de marches sur plusieurs lignes,
d'opérations d'ensemble, d'une campagne méthodiquement combinée, d'un
effort prolongé en vue de grands résultats. L'art militaire se
réduisait à quelques ruses de paysans et à certaines règles de
chevalerie. Les routiers, partisans et capitaines d'aventure, savaient
tous les tours du métier; mais ils ne connaissaient ni amis ni ennemis
et n'avaient de coeur qu'à piller. Les nobles montraient grand vouloir
d'acquérir honneur et louange; en fait, ils songeaient au gain. Alain
Chartier disait d'eux: «Ils crient aux armes, mais ils courent à
l'argent[83].»

[Note 83: Alain Chartier, _Oeuvres_, éd. André du Chesne, p. 412.]

La guerre devant durer autant que la vie, on la menait doucement. Les
gens d'armes, cavaliers et piétons, archers, arbalétriers, tant
Armagnacs qu'Anglais et Bourguignons se battaient sans beaucoup
d'ardeur. Ils étaient braves assurément; ils étaient prudents aussi et
l'avouaient sans nulle honte. Jean Chartier, chantre de Saint-Denys,
chroniqueur des rois de France, conte comment les Français
rencontrèrent une fois les Anglais près de Lagny et il ajoute: «Et y
ot très dure et aspre besongne, car les François n'estoient guères
plus que les Englois[84].» Ces gens simples avouaient qu'il est
chanceux de se battre un contre un, attendu qu'un homme en vaut un
autre. Ce n'étaient pas des esprits nourris de Plutarque comme les
hommes de la Révolution et de l'Empire. Et ils n'avaient pour leur
hausser le coeur ni les carmagnoles de Barrère, ni les hymnes de
Marie-Joseph Chénier, ni les bulletins de la grande armée. On se
demande bonnement pourquoi ces capitaines, ces gens d'armes allaient
se battre ici plutôt que là? Pour trouver à manger.

[Note 84: Jean Chartier, _Chronique de Charles VII_, t. I, p.
121.]

Ces guerres perpétuelles étaient peu meurtrières. Durant ce qu'on
appela la mission de Jeanne d'Arc, d'Orléans à Compiègne, les Français
perdirent à peine quelques centaines d'hommes. Les Anglais furent
beaucoup plus abîmés, parce qu'ils fuyaient et que c'était l'habitude
des vainqueurs de tuer dans les déroutes tout ce qui ne valait pas la
peine d'être pris à rançon. Mais les batailles étaient rares, partant
les défaites, et le nombre des combattants petit. Il n'y avait en
France qu'une poignée d'Anglais. On ne se battait, autant dire, que
pour piller. Ceux qui souffraient de la guerre, c'étaient ceux qui ne
la faisaient pas, les bourgeois, les religieux, les paysans. Les
paysans enduraient les maux les plus cruels, et il est concevable
qu'une paysanne ait tenu la campagne avec une fermeté, une
obstination, une ardeur inconnues à toute la chevalerie.

Ce n'est pas Jeanne qui a chassé les Anglais de France; si elle a
contribué à sauver Orléans, elle a plutôt retardé la délivrance en
faisant manquer, par la marche du Sacre, l'occasion de recouvrer la
Normandie. La mauvaise fortune des Anglais à partir de 1428 s'explique
très naturellement: tandis que dans la paisible Guyenne, où ils
faisaient la culture, le négoce, la navigation et administraient
habilement les finances, le pays, qu'ils rendaient prospère, leur
était très attaché; au contraire, sur les bords de la Seine et de la
Loire, ils ne prenaient pas pied; ils n'avaient jamais pu s'y
implanter, y mettre du monde en suffisance, y faire de solides
établissements. Enfermés dans les forteresses et les châteaux, ils ne
cultivaient pas assez le sol pour le conquérir: car on ne s'empare
vraiment de la terre que par le labour; ils la laissaient en friche et
l'abandonnaient aux partisans qui les harcelaient et les épuisaient.
Leurs garnisons ridiculement petites se trouvaient prisonnières dans
le pays de conquête. Ils avaient les dents longues; mais un brochet
n'avale pas un boeuf. On avait bien vu après Crécy, après Poitiers,
qu'ils étaient trop petits et la France trop grande. Pouvaient-ils
mieux réussir après Verneuil, sous le règne troublé d'un enfant, au
milieu des discordes civiles, manquant d'hommes et d'argent et quand
il leur fallait encore contenir le pays de Galles, l'Irlande et
l'Écosse? En 1428, ils n'étaient qu'une poignée en France et ne s'y
maintenaient que par le duc de Bourgogne qui dès lors les exécrait et
leur voulait tout le mal possible.

Les moyens leur manquaient également et de prendre de nouvelles
provinces et de pacifier celles qu'ils avaient prises. Le caractère
même de la souveraineté que revendiquaient leurs princes, la nature
des droits qu'ils faisaient valoir et qui reposaient entièrement sur
les institutions communes aux deux pays leur rendaient difficile
l'organisation de leur conquête sans le consentement et même, on peut
le dire, sans le concours loyal et l'amitié des vaincus. Le traité de
Troyes ne soumettait pas la France à l'Angleterre; il les réunissait
l'une à l'autre. Cette réunion inspirait bien des inquiétudes à
Londres; les gens des communes laissaient voir la crainte que la
vieille Angleterre ne devînt qu'une province écartée du nouveau
royaume[85]. De son côté la France ne se sentait pas réunie. Il était
trop tard. Depuis le temps qu'on guerroyait contre ces Coués
l'habitude était prise de les haïr. Et peut-être y avait-il déjà un
caractère anglais et un caractère français qui ne s'accordaient pas.
Même à Paris, où les Armagnacs faisaient autant de peur que les
Sarrasins, on supportait les Godons avec grand déplaisir. Ce dont on
peut être surpris, ce n'est pas que les Anglais aient été chassés de
France, c'est qu'ils l'aient été si lentement. Est-ce à dire que la
jeune sainte n'eut point de part dans l'oeuvre de la délivrance? Non,
certes! Elle eut la part la plus belle: celle du sacrifice; elle donna
l'exemple du plus haut courage et montra l'héroïsme sous une forme
imprévue et charmante. La cause du roi, qui était en vérité la cause
nationale, elle la servit de deux manières: en donnant confiance aux
gens d'armes de son parti, qui la croyaient chanceuse, et en faisant
peur aux Anglais qui s'imaginaient qu'elle était le diable.

[Note 85: Voir la délibération des communes du 2 décembre 1421,
dans Bréquigny, _Lettres des rois, reines et autres personnages des
cours de France et d'Angleterre_, Paris, 1847 (2 vol. in-4º), t. II,
pp. 393 et suiv.]

Nos meilleurs archivistes ne pardonnent pas aux ministres et aux
capitaines de 1428 de n'avoir pas aveuglément obéi à la Pucelle. Ce
n'est point tout à fait le conseil que l'archevêque d'Embrun donnait,
sur le moment, au roi Charles; il lui recommandait au contraire de ne
point se départir des moyens inspirés par la prudence humaine[86].

[Note 86: Le R. P. M. Fornier, _Histoire des Alpes-Maritimes_,
Paris, 1890, in-8º, t. II. p. 324.--Lanéry d'Arc, _Mémoires et
consultations_, pp. 565 et suiv.]

On a beaucoup répété que les seigneurs et capitaines, particulièrement
le vieux Gaucourt[87], étaient jaloux d'elle. Il faut, pour le croire,
ignorer profondément la nature humaine. Ils étaient envieux les uns
des autres, et c'est cette envie, au contraire, qui, mieux que tout
autre sentiment, leur fit souffrir que la Pucelle se dît chef de
guerre.

[Note 87: Marquis de Gaucourt, _Le sire de Gaucourt_, Orléans,
1855, in-8º.]

J'avoue qu'il m'a été impossible de découvrir les sourdes intrigues
des conseillers du roi et des capitaines conjurés pour perdre la
sainte. Elles éclatent aux yeux de plusieurs historiens; pour moi,
j'ai beau faire: je ne les discerne pas. Le chambellan, sire de la
Trémouille, n'était pas une belle âme et le chancelier Regnault de
Chartres avait le coeur très sec; mais ce qui m'apparaît, c'est que le
sire de la Trémouille refusa de céder cette précieuse fille au duc
d'Alençon qui la lui demandait et que le chancelier la garda pour s'en
servir. Je ne crois pas du tout que Jeanne fut prisonnière à Sully;
je crois qu'elle en sortit avec bannière et trompettes quand elle alla
rejoindre le chancelier qui l'employa jusqu'au moment où elle fut
prise par les Bourguignons. Après la petite sainte, il mit en oeuvre
un petit saint, un berger, qui avait reçu les stigmates. C'est donc
qu'il ne regrettait pas de s'être servi d'une personne de dévotion
pour combattre les ennemis du roi et recouvrer son archevêché.

L'honnête Quicherat et le généreux Henri Martin sont très durs pour le
gouvernement de 1428. À leur sens, c'est un gouvernement de trahison.
En fait, ce qu'ils reprochent à Charles VII et à ses conseillers c'est
de n'avoir pas compris la Pucelle comme ils la comprennent eux-mêmes.
Mais il a fallu quatre cents ans pour cela. Pour avoir sur Jeanne
d'Arc les illuminations d'un Quicherat et d'un Henri Martin, il a
fallu trois siècles de monarchie absolue, la Réforme, la Révolution,
les guerres de la République et de l'Empire, et le néo-catholicisme
sentimental des hommes de 48. C'est à travers tant de prismes
brillants, sous tant de teintes superposées que les historiens
romantiques et les paléographes généreux ont découvert la figure de
Jeanne d'Arc, et c'est trop demander à ce pauvre dauphin Charles, à La
Trémouille, à Regnault de Chartres, au seigneur de Trêves, au vieux
Gaucourt, que de vouloir qu'ils aient vu Jeanne telle que les siècles
l'ont faite et achevée[88].

[Note 88: H. Martin, _Jeanne d'Arc_, Paris, 1856, in-12.--J.
Quicherat, _Nouvelles preuves des trahisons essuyées par la Pucelle_
dans _Revue de Normandie_, t. VI (1866), pp. 396-401.]

Il reste toutefois ceci, que le Conseil royal, après avoir tant usé
d'elle, ne fit rien pour la sauver.

La honte de cette abstention doit-elle retomber sur le Conseil tout
entier et sur le Conseil seul? Qui donc, au juste, devait intervenir?
Et comment? Que devait faire le roi Charles? Offrir de racheter la
Pucelle? On ne la lui aurait cédée à aucun prix. Quant à la ravoir par
la force, c'était un rêve d'enfant. Seraient-ils entrés à Rouen, les
Français ne l'y auraient point trouvée: Warwick aurait toujours eu le
temps de la mettre en sûreté ou de la noyer dans la rivière. Pour la
reprendre, ni l'argent ni les armes ne valaient rien. Ce n'est point à
dire qu'on dût se croiser les bras. On pouvait agir sur ceux qui
faisaient le procès. Sans doute ils étaient tous, ceux-là, du parti
des Godons; ce vieux cabochien de Pierre Cauchon s'y trouvait surtout
très engagé; il exécrait les Français; les clercs de l'obéissance de
Henri VI étaient naturellement enclins à plaire au grand conseil
d'Angleterre d'où coulaient les bénéfices; les docteurs et maîtres de
l'Université de Paris avaient grand'peur et grande haine des
Armagnacs; pourtant les juges du procès n'étaient pas tous des
prévaricateurs infâmes; le chapitre de Rouen ne manquait ni de courage
ni d'indépendance[89]; il y avait parmi les universitaires, si
violents contre Jeanne, des hommes estimés pour la doctrine et le
caractère; ils pensaient, la plupart, procéder vraiment en matière de
foi; à force de rechercher les sorcières, ils en voyaient partout; ils
faisaient brûler de ces femelles, comme ils disaient, tous les jours,
et n'en recevaient que des compliments; autant que Jeanne, ils
croyaient à la possibilité des apparitions dont elle se disait
favorisée, seulement ils étaient persuadés ou qu'elle mentait ou
qu'elle voyait des diables; l'évêque, le vice-inquisiteur et les
assesseurs, au nombre de plus de quarante, furent unanimes à la
déclarer hérétique et diabolique. Plusieurs sans doute s'imaginaient,
par leur sentence, maintenir, contre les fauteurs du schisme et de
l'hérésie, l'orthodoxie catholique et l'unité d'obédience; ils
voulaient bien juger. Et même les plus scélérats et les plus
audacieux, l'évêque et le promoteur, n'auraient pas osé, pour
contenter les Anglais, enfreindre trop ouvertement les règles de la
justice ecclésiastique. C'étaient des prêtres; ils en avaient
l'orgueil et le respect des formes. Par les formes on pouvait les
atteindre; on pouvait, au moyen d'une vigoureuse procédure,
contrarier, arrêter, peut-être, la leur et prévenir la sentence
funeste. Si l'archevêque de Reims, métropolitain de l'évêque de
Beauvais, était intervenu dans le procès, s'il avait suspendu son
suffragant pour abus ou pour toute autre cause, Pierre Cauchon aurait
été fort embarrassé; si, comme il se décida à le faire plus tard, le
roi Charles VII avait fait intervenir la mère et les frères de la
Pucelle; si Jacques d'Arc et la Romée avaient protesté dans les formes
contre une action judiciaire d'une partialité manifeste; si le
registre de Poitiers[90] avait été versé au dossier; si les plus hauts
prélats de l'obéissance de Charles VII avaient demandé un sauf-conduit
pour venir témoigner à Rouen, en faveur de Jeanne; si enfin le roi,
son conseil et toute l'Église de France avaient réclamé l'appel au
pape et au Concile, qui était de droit, le procès pouvait prendre une
autre issue.

[Note 89: Même à considérer seulement ceux des chanoines qui
siégèrent au procès. Cf. Ch. de Beaurepaire, _Recherches sur le procès
de condamnation de Jeanne d'Arc_, Rouen, 1869, in-8º.]

[Note 90: Ou du moins les conclusions des docteurs qui nous sont
parvenues. Quant au registre, il ne devait pas contenir grand'chose.
On voit, par les témoignages du procès de réhabilitation, que les
clercs de Poitiers ne tenaient pas beaucoup à ce qu'on parlât de leur
enquête.]

Mais on eut peur de l'Université de Paris. On craignit que vraiment
Jeanne, comme tant de savants docteurs le soutenaient, ne fût
hérétique, mal croyante, séduite par le prince des ténèbres. Satan se
transforme en ange de lumière et il est difficile de discerner les
faux prophètes des vrais. La malheureuse Pucelle fut abandonnée par le
clergé dont les croix naguère marchaient devant elle; entre tous les
maîtres de Poitiers il ne s'en trouva pas un seul pour s'offrir à
témoigner dans le château de Rouen de cette innocence qu'ils avaient
reconnue doctoralement dix-huit mois auparavant.

Il y aurait grand intérêt à suivre la mémoire de la Pucelle à travers
les âges. Mais ce serait tout un livre. J'indiquerai seulement les
révolutions les plus étonnantes du sentiment public à son sujet. Les
humanistes de la Renaissance ne s'intéressèrent pas beaucoup à elle:
elle était trop gothique pour eux. Les réformés, qui trouvaient
qu'elle sentait l'idolâtrie, ne pouvaient la voir en peinture[91].
Chose qui semble étrange aujourd'hui, mais qui n'en est pas moins
certaine et conforme à tout ce que nous savons des sentiments des
Français pour leurs rois, ce fut la mémoire de Charles VII qui, sous
la monarchie, soutint et sauva la mémoire de Jeanne d'Arc[92]. Le
respect dû au prince empêcha le plus souvent ses sujets fidèles de
soumettre à une critique trop sévère les légendes de Jeanne ainsi que
celles de la Sainte Ampoule, de la guérison des écrouelles, de
l'oriflamme et toutes autres traditions populaires relatives aux
antiquités et illustrations de la maison de France. Quand, en 1609,
dans un collège de Paris, la Pucelle fut le sujet d'exercices
littéraires où elle était traitée sans faveur[93], un homme de robe,
Jean Hordal, qui se glorifiait d'être du sang de l'héroïne, se
plaignit de ces disputes d'école comme d'une offense à la majesté
royale. «Je m'estonne grandement, dit-il, qu'en France... on tolère
que publiquement déclamations se fassent contre l'honneur de la
France, du roi Charles VII et de son Conseil[94].» Si Jeanne n'avait
pas appartenu si étroitement à la royauté, son souvenir eût été fort
négligé par les beaux esprits du XVIIe siècle. Ses apparitions lui
faisaient du tort auprès des savants qui, protestants et catholiques,
traitaient la vie de sainte Marguerite de cafarderie[95]. Alors les
Sorbonagres eux-mêmes retranchaient beaucoup sur le martyrologe et
les légendes des saints. Un de ceux-là, Edmond Richer, champenois
comme Jeanne, censeur de l'Université en 1600, et zélé gallican,
composa un livre apologétique sur celle qui avait soutenu de son épée
la couronne de Charles VII[96]. Bien qu'attaché aux libertés de
l'église de France, Edmond Richer était bon catholique. Il avait de la
doctrine et de la piété; il croyait fermement aux anges, mais il ne
croyait ni à sainte Catherine ni à sainte Marguerite, et leur
apparition à la Pucelle l'embarrassait beaucoup. Il se tira de cette
difficulté en supposant que des anges s'étaient donnés à la jeune
fille pour les deux saintes à qui, dans son ignorance, elle avait une
grande dévotion. L'hypothèse lui parut satisfaisante, «d'autant,
disait-il, que l'Esprit de Dieu, qui gouverne l'Église, s'accommode à
notre infirmité». Trente ou quarante ans plus tard, un autre docteur
en Sorbonne, Jean de Launoy, le dénicheur de saints, acheva de ruiner
la légende de sainte Catherine[97]. Les voix de Domremy devenaient
terriblement suspectes.

[Note 91: Aug. Vallet, _Observation sur l'ancien monument érigé à
Orléans_, Paris, 1858, in-8º.]

[Note 92: Voir un curieux projet de décoration du terre-plein du
Pont-Neuf adressé à Louis XIV (B. N., V p{zz} 338, in-fol.). Un sieur
Dupuis, aide des Cérémonies, y propose l'érection de statues «à ces
grands et illustres capitaines qui de règne en règne ont vaillamment
soutenu la dignité de la couronne... Artus de Bretagne, connestable,
Jean, comte de Dunois, Jeanne Dark, pucelle d'Orléans, Roger de
Gramont, comte de Guiche, Guillaume, comte de Chaumont, Amaury de
Severac, Vignoles dit La Hire...». (Communications de M. Paul Lacombe,
_Bulletin de la Société de l'Histoire de Paris_, 1894, p. 115; 11 juin
1907, _Ibid._).]

[Note 93: _Puellæ Aureliensis causa adversariis orationibus
disceptata auctore Jacobo Jolio_, Parisiis, apud Julianum Bertaut,
1609.]

[Note 94: Jean Hordal, _Heroinæ nobilissimæ Ioannæ Darc Lotharingæ
vulgo aurelianensis puellæ historia..._ Ponti-Mussi, 1612, in-8º.]

[Note 95: Rabelais, _Gargantua_, chap. VI.--Abbé Thiers, _Traité
des superstitions selon l'Écriture sainte_, Paris, 1697, t. I, p.
109.]

[Note 96: Edmond Richer, _Histoire de la Pucelle d'Orléans en 4
livres_, ms., Biblioth. Nat, f. fr., 10448, fol. 12{20}.]

[Note 97: «La vie de sainte Catherine, vierge et martyre, est
toute fabuleuse depuis le commencement jusqu'à la fin.» _Valesiana_,
p. 48.--«M. de Launoy, docteur en théologie, avait rayé de son
calendrier sainte Catherine, vierge et martyre. Il disait que sa vie
était une fable, et, pour montrer qu'il n'y ajoutait aucune foi, tous
les ans, au jour de la fête de cette sainte, il disait une messe de
_Requiem_. C'est de lui-même que je tiens cette particularité.»
_Ibidem_, p. 36.]

Regardez Chapelain, dont le poème fut publié pour la première fois en
1656. Chapelain est burlesque avec gravité; c'est un Scarron sans le
savoir. Nous n'en avons pas moins profit à apprendre de lui qu'il n'a
vu dans son sujet qu'une occasion de célébrer le Bâtard d'Orléans. Il
dit expressivement en sa préface: «Je ne l'ai pas tant regardée [la
Pucelle] comme le principal héros du poème, qui à proprement parler
est le comte de Dunois.» Chapelain était aux gages du duc de
Longueville, descendant de Dunois[98]; c'est Dunois qu'il chante;
«l'illustre bergère» vient lui fournir à propos le merveilleux, et
selon l'expression du bonhomme, les machines nécessaires à l'épopée.
Les saintes Catherine et Marguerite, trop vulgaires, sont exclues de
ces machines. Chapelain nous avertit qu'il prit un soin particulier de
conduire son poème «de telle sorte que tout ce qu'il y fait faire par
la puissance divine s'y puisse croire fait par la seule force humaine
élevée au plus haut point où la nature est capable de monter». On voit
poindre ici l'esprit moderne.

[Note 98: Jean Chapelain, _La Pucelle ou la France délivrée_,
Paris, 1656, in-fº.]

Bossuet aussi se garde bien de parler de sainte Catherine et de sainte
Marguerite. Les quatre ou cinq pages in-4º qu'il consacre à Jeanne
d'Arc dans son _Abrégé de l'Histoire de France pour l'instruction du
Dauphin_[99] sont bien curieuses, non pour l'exposé des faits qui y
est inexact et confus[100], mais par le soin que prend l'auteur de ne
présenter que d'une manière incidente et dubitative les faits
miraculeux attribués à la Pucelle. Au sentiment de Bossuet, comme à
celui de Jean Gerson, ces choses sont d'édification, non de foi.
Bossuet qui écrit pour l'instruction d'un prince est tenu à beaucoup
abréger; mais il abrège trop quand, présentant la condamnation de
Jeanne comme l'oeuvre de l'évêque de Beauvais, il oublie de dire que
l'évêque de Beauvais rendit cette sentence sur l'avis unanime de
l'Université de Paris et conjointement avec le vice-inquisiteur[101].

[Note 99: _Oeuvres de messire Jacques-Bénigne Bossuet_, Paris,
in-4º, tome XI, 1749, feuillets chiffrés; tome XII, pp. 234 et
suiv.--Cf. Ce qu'il nous dit des inspirées dans l'_Instruction sur les
états d'oraison_, Paris, 1697, in-8º.]

[Note 100: «Cette fille nommée Jeanne d'Arq... avoit été servante
dans une hôtellerie.» _Loc. cit._, p. 233.]

[Note 101: Il ne faut pas juger trop sévèrement les cahiers d'un
précepteur; mais Bossuet, qui place la réhabilitation sous la rubrique
de 1431, ne nous avertit pas qu'elle ne fut prononcée que vingt-cinq
ans plus tard. Bien au contraire, il ne tient qu'à lui qu'on la croie
antérieure à la délivrance de Compiègne. Voici son texte: «En
exécution de cette sentence, elle fut brûlée toute vive à Rouen en
1431. Les Anglois firent courir le bruit qu'elle avoit enfin reconnu
que les révélations dont elle s'étoit vantée étaient fausses. Mais le
Pape, quelque temps après, nomma des commissaires. Son procès fut revu
solemnellement, et sa conduite approuvée par un dernier jugement que
le Pape lui-même confirma. Les Bourguignons furent contraints de lever
le siège de Compiègne» (_Loc. cit._, p. 236).

Mézeray est plus crédule que Bossuet; il nomme «les saintes Catherine
et Marguerite, qui purifioient son âme par des conversations célestes,
à cause qu'elle les vénéroit d'une particulière dévotion». Comme
Bossuet, en exposant le procès, il passe sous silence le
vice-inquisiteur (_Histoire de France_, t. II, 1746, in-folio, pp. 11
et suiv.).]

Les philosophes ne sont pas tombés en France, au XVIIIe siècle, comme
une pluie de sauterelles: ils sortaient de deux siècles d'esprit
critique. S'ils trouvaient dans l'histoire de Jeanne d'Arc plus de
capucinades que leur goût n'en souffrait, c'est qu'ils avaient été
instruits dans l'histoire ecclésiastique par les Baillet et les
Tillemont, hommes pieux, sans doute, mais grands destructeurs de
légendes. Voltaire railla sur Jeanne les moines fripons et leurs
dupes. Si l'on rappelle les petits vers de _la Pucelle_, pourquoi ne
pas rappeler aussi l'article[102] du _Dictionnaire Philosophique_, qui
renferme en trois pages plus de vérités solides et de pensées
généreuses que certains gros ouvrages modernes où Voltaire est insulté
en jargon de sacristie?

[Note 102: Voltaire, éd. Beuchot, t. XXVI.--Cf. aussi: _Essai sur
les moeurs_, chap. LXXX. «Enfin, accusée d'avoir repris une fois
l'habit d'homme qu'on lui avait laissé exprès pour la tenter, ses
juges... la déclarèrent hérétique relapse, et firent mourir par le feu
celle qui, ayant sauvé son roi, aurait eu des autels dans les temps
héroïques, où les hommes en élevaient à leurs libérateurs. Charles VII
rétablit depuis sa mémoire, assez honorée par son supplice même.»]

C'est précisément à la fin du XVIIIe siècle que Jeanne commença à être
mieux connue et plus justement estimée, d'abord par le petit livre que
l'abbé Lenglet du Fresnoy tira presque en entier de l'histoire inédite
du vieux Richer[103], puis par les savantes recherches de L'Averdy
sur les deux procès[104].

[Note 103: L'abbé Lenglet du Fresnoy, _Histoire de Jeanne d'Arc,
vierge, héroïne et martyre d'État suscitée par la Providence pour
rétablir la monarchie française, tirée des procès et pièces originales
du temps_. Paris, 1753-54, 3 vol. in-12.]

[Note 104: F. de L'Averdy, _Mémorial lu au comité des manuscrits
concernant la recherche à faire des minutes originales des différentes
affaires qui ont eu lieu par rapport à Jeanne d'Arc, appelée
communément la Pucelle d'Orléans_. Paris, Imprimerie Royale, 1787,
in-4º.--_Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque du roi,
lus au comité établi par sa Majesté dans l'Académie royale des
Inscriptions et Belles Lettres._ Paris, Imp. Royale, 1790, t. III.]

Toutefois l'humanisme et après l'humanisme la réforme, après la
réforme le cartésianisme, après le cartésianisme la philosophie
expérimentale, avaient détruit dans l'élite des esprits les vieilles
crédulités; le rosier des légendes gothiques, quand vint la
révolution, était depuis longtemps défleuri. Il semblait que la gloire
de Jeanne d'Arc, liée si étroitement aux traditions de la maison de
France, ne pût survivre à la monarchie et que la tempête qui dissipa
les cendres royales de Saint-Denys et le trésor de Reims dût emporter
aussi les frêles reliques et les images pieuses de la Sainte des
Valois. Le nouveau régime en effet refusa d'honorer une mémoire
inséparable de la royauté et de la religion; la fête orléanaise de
Jeanne d'Arc, dépouillée en 1791 des pompes de l'Église, fut cessée en
93. Alors l'histoire de la Pucelle paraissait un peu trop gothique
aux émigrés eux-mêmes: Chateaubriand, n'osa pas l'introduire dans son
_Génie du Christianisme_[105].

[Note 105: «Il n'y avait dans les temps modernes que deux beaux
sujets de poëme épique les _Croisades_ et la _Découverte du Nouveau
Monde_» (éd. de 1802, Paris, t. II, p. 7.)]

Mais le premier Consul, qui venait de conclure le Concordat et
songeait à restaurer les ornements du sacre, fit rétablir, en l'an XI,
les fêtes de la Pucelle et y rappela l'encens et les croix. Célébrée
jadis dans les lettres de Charles VII à ses bonnes villes, Jeanne fut
exaltée dans le _Moniteur_ par Bonaparte[106].

[Note 106: «L'illustre Jeanne d'Arc a prouvé qu'il n'est pas de
miracle que le génie français ne puisse produire dans les
circonstances où l'indépendance nationale est menacée» (_Moniteur_ du
10 pluviôse, an XI--30 janvier 1803).--Pour l'approbation du premier
Consul: Fac-similé dans A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc et la Normandie_,
p. 600 [Original tiré de la collection de Reiset].]

Les figures de la poésie et de l'histoire ne vivent dans la pensée des
peuples qu'à la condition de se transformer sans cesse. La foule
humaine ne saurait s'intéresser à un personnage des vieux âges si elle
ne lui prêtait pas ses propres sentiments et ses propres passions.
Après avoir été associée à la monarchie de droit divin, la mémoire de
Jeanne d'Arc fut rattachée à l'unité nationale que cette monarchie
avait préparée; elle devint, dans la France impériale et républicaine,
le symbole de la patrie. Certes, la fille d'Isabelle Romée n'avait pas
plus l'idée de la patrie telle qu'on la conçoit aujourd'hui, qu'elle
n'avait l'idée de la propriété foncière qui en est la base; elle ne se
figurait rien de semblable à ce que nous appelons la nation; c'est une
chose toute moderne; mais elle se figurait l'héritage des rois et le
domaine de la Maison de France. Et c'est bien là tout de même, dans ce
domaine et dans cet héritage, que les Français se réunirent avant de
se réunir dans la patrie.

Sous des influences qu'il nous est impossible d'indiquer précisément,
la pensée lui vint de rétablir le dauphin dans son héritage, et cette
pensée lui parut si grande et si belle, que, dans la simplicité de son
naïf et candide orgueil, elle crut que c'était des anges et des
saintes du Paradis qui la lui avaient apportée. Pour cette pensée elle
donna sa vie. C'est par là qu'elle survit à sa cause. Les plus hautes
entreprises périssent dans leur défaite et, plus sûrement encore, dans
leur victoire. Le dévouement qui les inspira demeure en immortel
exemple. Et, si l'illusion qui enveloppait ses sens la soutint, l'aida
à s'offrir tout entière, cette illusion ne fut-elle pas à son insu
l'ouvrage de son coeur? Sa folie fut plus sage que la sagesse, car ce
fut la folie du martyre, sans laquelle les hommes n'ont encore rien
fondé de grand et d'utile dans le monde. Cités, empires, républiques,
reposent sur le sacrifice. Ce n'est donc ni sans raison ni sans
justice que, transformée par les imaginations enthousiastes, elle
devint le symbole de la patrie armée.

Le Brun de Charmettes[107], royaliste jaloux des gloires impériales,
composa en 1817, avec talent, la première histoire patriotique de
Jeanne d'Arc, qui devait être suivie de tant d'autres, conçues dans le
même esprit, tracées sur le même plan, écrites dans le même style. De
1841 à 1849, Jules Quicherat, en publiant les deux procès et les
témoignages, ouvrit dignement une époque incomparable de recherches et
de découvertes. Au même moment, Michelet écrivit dans le cinquième
tome de son _Histoire de France_ des pages rapides et colorées, qui
resteront sans doute comme la plus belle expression de l'art
romantique appliqué à la Pucelle[108].

[Note 107: Le Brun de Charmettes, _Histoire de Jeanne d'Arc
surnommée la Pucelle d'Orléans_, Paris, 1817, 4 vol. in-8º.]

[Note 108: Michelet, _Histoire de France_, t. V.]

Mais, de toutes les histoires écrites de 1817 à 1870, ou du moins de
toutes celles que j'ai pu connaître, car je ne me suis pas attaché à
les lire toutes, la plus sagace, à mon avis, est celle qui forme le
livre IV de l'_Histoire de Charles VII_, par Vallet de Viriville, dans
laquelle se montre le souci de rattacher la Pucelle au groupe de
visionnaires auquel elle appartient réellement[109].

[Note 109: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II,
Paris, 1863, in-8º.]

Le livre de Wallon a été très répandu, sinon très lu; il doit sa
fortune à son exactitude confessionnelle[110]. C'est une oeuvre
consciencieuse, morne et d'un fanatisme modéré. Puisqu'il fallait une
_Jeanne d'Arc_ orthodoxe à l'usage des gens du monde, celle de M.
Marius Sepet avait, pour remplir cet office, autant d'exactitude et
plus de grâce[111].

[Note 110: H. Wallon, _Jeanne d'Arc_, Paris, 1860, 2 vol. in-8º.]

[Note 111: M. Sepet, _Jeanne d'Arc_, avec une introduction par
Léon Gauthier, Tours, 1869, in-8º.]

Après la guerre de 1871, sous la double influence de l'esprit
patriotique, exalté par la défaite, et du sentiment catholique
renaissant dans la bourgeoisie, le culte de la Pucelle redoubla de
ferveur. Les lettres et les arts achevèrent la transfiguration de
Jeanne.

Les catholiques, comme le docte chanoine Dunand[112], rivalisent de
zèle et d'enthousiasme avec les spiritualistes indépendants comme M.
Joseph Fabre[113]. Celui-ci, en donnant sous une forme très artiste
les deux procès en français et en discours direct, a vulgarisé l'image
la plus ancienne et la plus touchante de la Pucelle[114].

[Note 112: Chanoine Dunand, _Histoire de Jeanne d'Arc_, Toulouse,
1898-1899, 3 vol. in-8º.]

[Note 113: Joseph Fabre, _Jeanne d'Arc, libératrice de la France_,
n. éd., Paris, 1894, in-12.]

[Note 114: _Procès de condamnation de Jeanne d'Arc..._ traduction
avec éclaircissements, par J. Fabre, n. éd., Paris, 1895, in-18.]

De cette période datent des travaux d'érudition presque innombrables
parmi lesquels il faut signaler ceux de Siméon Luce de qui désormais
quiconque traite des commencements de Jeanne doit se reconnaître
tributaire[115].

[Note 115: _Jeanne d'Arc à Domremy_, _op. cit._--_La France
pendant la guerre de Cent Ans_, _op. cit._]

Nous sommes tenus à une égale reconnaissance envers M. Germain
Lefèvre-Pontalis pour ses belles éditions et ses pénétrantes études,
d'une érudition élégante et sûre.

Dans cette période d'exaltation romantique et néo-catholique, la
peinture et la sculpture multiplièrent les images de Jeanne, si rares
jusque-là; on vit en merveilleuse abondance Jeanne priant, Jeanne
armée et chevauchant, Jeanne captive, Jeanne martyre; de toutes ces
images exprimant de diverses manières et avec des mérites inégaux le
goût et le sentiment d'une époque, une seule oeuvre apparaît grande et
vraie, d'une beauté puissante: la Jeanne d'Arc hallucinée de
Rude[116].

[Note 116: Lanéry d'Arc, _Le Livre d'Or de Jeanne d'Arc_, n{os}
2080 à 2112.]

Le mot de patrie n'existait pas au temps de la Pucelle. On disait le
royaume de France[117]. Personne, pas même les légistes, n'en savaient
au juste les limites, qui changeaient sans cesse. La diversité des
lois et des coutumes y était infinie et les querelles entre seigneurs
s'élevaient à tout moment. Les hommes se sentaient pourtant au coeur
l'amour du pays natal et la haine de l'étranger. Si la guerre de Cent
Ans ne créa pas en France le sentiment national, elle le nourrit. Dans
son _Quadrilogue invectif_, Alain Chartier montre la France qui,
reconnaissable à sa robe somptueusement ornée des emblèmes de la
noblesse, du clergé et du tiers-état, mais lamentablement souillée et
déchirée, adjure les trois ordres de ne pas la laisser périr: «Après
le lien de foi catholique, leur dit-elle, Nature vous a devant toute
autre chose obligez au commun salut du pays de votre nativité et à la
défense de cette seigneurie sous laquelle Dieu vous a fait naître et
avoir vie[118].» Et ce ne sont pas là seulement les maximes d'un
humaniste instruit dans les vertus antiques. D'humbles Français
avaient cher de servir le pays de leur naissance. «Faut-il que le roi
soit chassé de son royaume et que nous soyons Anglais!» s'écriait en
1428 cet homme d'armes de Lorraine[119]. Les sujets des Fleurs de Lis
comme ceux du Léopard s'estimaient tenus à la loyauté envers leur
légitime seigneur. Mais si quelque changement advenait pour son
dommage à la seigneurie dont ils faisaient partie, ils s'en
accommodaient en somme aisément, parce qu'une seigneurie s'accroît ou
se rétrécit selon la puissance ou la fortune, selon le bon droit ou le
bon plaisir du possesseur et qu'elle peut être démembrée par mariages,
dons ou héritages, aliénée par divers contrats. En signe de
réjouissance, les habitants de Paris jonchèrent d'herbes et de fleurs
les rues de la ville, à l'occasion du traité de Brétigny, qui
diminuait beaucoup la seigneurie du roi Jean[120]. En fait, les
seigneurs changeaient d'obéissance tant qu'il était nécessaire.
Juvénal des Ursins rapporte dans son journal[121] que, lors de la
conquête de la Normandie par les Anglais, on vit une jeune veuve
quitter sa terre avec ses trois enfants pour ne pas rendre hommage au
roi d'outre-mer. Mais combien de seigneurs normands refusèrent comme
elle de se mettre aux mains des anciens ennemis du royaume? L'exemple
de la fidélité au roi ne venait pas toujours de sa famille. Le duc de
Bourbon, au nom de tous les princes du sang royal avec lui prisonniers
des Anglais, offrit à Henri V d'aller traiter en France la cession de
Harfleur, s'engageant, si le Conseil royal lui opposait un refus, à
reconnaître Henri V pour roi de France[122].

[Note 117: A. Thomas, _Le mot «Patrie» et Jeanne d'Arc_, dans
_Revue des Idées_, 15 juillet 1906.]

[Note 118: _Les oeuvres de Maistre Alain Chartier_, publ. par
André Duchesne, Paris, 1642, in-4º, p. 410.]

[Note 119: _Procès_, t. II, p. 436.]

[Note 120: Froissart, _Chroniques_, livre I, chap. 128.]

[Note 121: Jean Juvénal des Ursins dans Buchon, _Choix de
chroniques_, IV.]

[Note 122: Rymer, _Foedera_, t. IX, p. 427.]

Chacun songeait d'abord à soi. Quiconque avait terre se devait à sa
terre; son ennemi, c'était son voisin. Le bourgeois ne connaissait que
sa ville. Le paysan changeait de maître sans le savoir. Les trois
états du royaume n'étaient pas assez unis pour former, au sens moderne
du mot, un État.

Peu à peu, le pouvoir royal réunit les Français; cette réunion se fit
plus étroite à mesure que la royauté se faisait plus puissante. Au
XVIe et au XVIIe siècle, cette envie de penser et d'agir en commun qui
fait les grands peuples devint chez nous très ardente, tout au moins
dans les familles qui donnaient des officiers à la Couronne, et elle
se communiqua même aux gens d'un moindre état. Rabelais fait figurer
François Villon et le roi d'Angleterre dans une historiette si enflée
de gloriole militaire qu'un grenadier de Napoléon aurait pu la conter
devant un feu de bivouac, au style près[123]. Dans la préface du poème
que nous citions tout à l'heure, Chapelain parle des moments où «la
patrie, qui est une mère commune, a besoin de tous ses enfants». Le
vieux poète s'exprime déjà comme l'auteur de la _Marseillaise_[124].

[Note 123: _Pantagruel_, l. IV, ch. LXVII.]

[Note 124: _La Pucelle_, préface.]

On ne peut nier que le sentiment de la patrie existât sous l'ancien
régime. Ce que la Révolution y ajouta n'en fut pas moins immense.
Elle y ajouta l'idée de l'unité nationale et de l'intégrité du
territoire. Elle étendit à tous le droit de propriété réservé
jusque-là à un petit nombre, et de la sorte partagea, pour ainsi dire,
la patrie entre les citoyens. En donnant aux paysans la faculté de
posséder, le nouveau régime leur imposa du même coup l'obligation de
défendre leur bien effectif ou éventuel. Prendre les armes est une
nécessité commune à quiconque acquiert ou veut acquérir des terres. À
peine le Français jouissait-il des droits de l'homme et du citoyen,
avait-il ou pensait-il avoir pignon sur rue et champs au soleil, que
les armées de l'Europe coalisée vinrent pour le «rendre à l'antique
esclavage». Le patriote alors se fit soldat. Vingt-trois ans de
guerres, avec l'alternative fatale des victoires et des défaites,
affermirent nos pères dans l'amour de la patrie et la haine de
l'étranger.

Depuis lors, les progrès industriels ont suscité d'un pays à l'autre
des rivalités qui s'exercent chaque jour plus âprement. Les modes
actuels de la production, en multipliant entre les peuples les
antagonismes, ont créé l'impérialisme, l'expansion coloniale et la
paix armée.

Mais que de forces contraires s'exercent dans cette création
formidable d'un nouvel ordre de choses! La grande industrie a donné
naissance, dans tous les pays, à une classe nouvelle, qui, ne
possédant rien, n'ayant nul espoir de rien posséder, ne jouissant
d'aucun des biens de la vie, pas même de la lumière du jour, ne craint
point, comme le paysan et le bourgeois issu de la Révolution, que
l'ennemi du dehors ne la vienne dépouiller, et, faute de richesses à
défendre, regarde les peuples étrangers sans effroi ni haine. En même
temps, se sont élevées sur tous les marchés du monde des puissances
financières qui, bien qu'elles affectent souvent le respect des
vieilles traditions, sont, par leur fonction même, essentiellement
destructives de l'esprit patriotique et national. Le régime universel
du capital a créé en France, comme partout ailleurs, l'internationale
des travailleurs et le cosmopolitisme des financiers.

Aujourd'hui, comme il y a deux mille ans, pour discerner l'avenir, il
faut regarder non pas aux entreprises des puissants de la terre, mais
aux mouvements confus des masses laborieuses. Cette paix armée, si
lourde pour elles, les nations ne la supporteront pas indéfiniment.
Nous voyons s'organiser chaque jour la communauté du travail
universel.

Je crois à l'union future des peuples et je l'appelle avec cette
ardente charité du genre humain qui, formée dans la conscience latine
au temps d'Epictète et de Sénèque, et pour tant de siècles éteinte par
la barbarie européenne, s'est rallumée dans les coeurs les plus hauts
des âges modernes. Et l'on m'opposerait en vain que ce sont là les
illusions du rêve et du désir: c'est le désir qui crée la vie et
l'avenir prend soin de réaliser les rêves des philosophes. Mais que
nous soyons assurés dès à présent d'une paix que rien ne troublera, il
faudrait être insensé pour le prétendre. Les terribles rivalités
industrielles et commerciales qui grandissent autour de nous font
pressentir au contraire, de futurs conflits et rien ne nous assure que
la France ne se verra pas un jour enveloppée dans une conflagration
européenne ou mondiale. Et l'obligation où elle se trouve de pourvoir
à sa défense n'accroît pas peu les difficultés que lui cause un ordre
social profondément troublé par la concurrence de la production et
l'antagonisme des classes.

Un empire absolu se fait des défenseurs par la crainte; une démocratie
ne s'en assure qu'à force de bienfaits. On trouve la peur ou l'intérêt
à la racine de tous les dévouements. Pour que, au jour du péril, le
prolétaire français défende héroïquement la République, il faut qu'il
s'y trouve heureux ou espère le devenir. Et que sert de se flatter?
Aujourd'hui le sort de l'ouvrier n'est pas meilleur en France qu'en
Allemagne, et il est moins bon qu'en Angleterre et en Amérique.

Je n'ai pu me défendre d'exprimer sur ces importants sujets la vérité
telle qu'elle m'apparaît; c'est une grande satisfaction que de dire
ce qu'on croit utile et juste.

Il ne me reste plus qu'à soumettre au public quelques réflexions sur
l'art malaisé d'écrire l'histoire, et à m'expliquer sur certaines
particularités de forme et de langage qu'on trouvera dans cet ouvrage.

Pour sentir l'esprit d'un temps qui n'est plus, pour se faire
contemporain des hommes d'autrefois, une lente étude et des soins
affectueux sont nécessaires. Mais la difficulté n'est pas tant dans ce
qu'il faut savoir que dans ce qu'il faut ne plus savoir. Si vraiment
nous voulons vivre au XVe siècle, que de choses nous devons oublier:
sciences, méthodes, toutes les acquisitions qui font de nous des
modernes! Nous devons oublier que la terre est ronde et que les
étoiles sont des soleils, et non des lampes suspendues à une voûte de
cristal, oublier le système du monde de Laplace pour ne croire qu'à la
science de saint Thomas, de Dante et de ces cosmographes du moyen âge
qui nous enseignent la création en sept jours et la fondation des
royaumes par les fils de Priam, après la destruction de Troye la
Grande. Tel historien, tel paléographe est impuissant à nous faire
comprendre les contemporains de la Pucelle. Ce n'est pas le savoir qui
lui manque, c'est l'ignorance, l'ignorance de la guerre moderne, de la
politique moderne, de la religion moderne.

Mais lorsque nous aurons oublié, autant que possible, tout ce qui
s'est passé depuis la jeunesse de Charles VII, afin de penser comme un
clerc en exil à Poitiers ou un bourgeois d'Orléans de service sur les
remparts de sa ville, il nous faudra bientôt retrouver toutes nos
ressources intellectuelles pour embrasser l'ensemble des événements et
découvrir l'enchaînement des effets et des causes qui échappaient à ce
bourgeois et à ce clerc. «J'ai raccourci ma vue», dit le Chatterton
d'Alfred de Vigny quand il explique comment il ne voit rien de ce qui
s'est passé après les vieux Saxons. Mais Chatterton composait des
poèmes, de pseudo-chroniques, et non pas une histoire. L'historien
doit tour à tour allonger et raccourcir sa vue. S'il se mêle de conter
une vieille histoire, il lui faudra successivement et parfois à la
même minute la naïveté des foules humaines qu'il fait revivre et la
critique la mieux avertie. Il faut que, par un phénomène étrange de
dédoublement, il soit en même temps l'homme ancien et l'homme moderne
et vive sur deux plans différents, semblable à ce personnage étrange
d'un conte de J.-H. Wells, qui se meut et se sent dans une petite
ville d'Angleterre et qui cependant se voit au fond de l'Océan. J'ai
visité studieusement les villes, les champs, où se sont accomplis les
événements que je me proposais de raconter; j'ai vu la vallée de la
Meuse alors que le printemps la fleurissait et la parfumait, et je
l'ai revue sous un amoncellement de brumes et de nuées; j'ai parcouru
les bords illustres et riants de la Loire, la Beauce aux vastes
horizons que les nuages bordent de montagnes neigeuses,
l'Île-de-France où le ciel est si doux, la Champagne dont les coteaux
pierreux nourrissent encore les vignes basses qui, foulées par l'armée
du Sacre, se refirent feuilles et fruits, dit la légende, et
donnèrent, à la Saint-Martin, une tardive et riche vendange[125]; j'ai
hanté l'âpre Picardie, la baie de Somme si triste et nue sous le vol
des oiseaux de passage, la grasse Normandie, Rouen, ses clochers et
ses tours, ses vieux charniers, ses ruelles humides, ses dernières
maisons de bois aux pignons aigus. Je me suis figuré ces fleuves, ces
terres, ces châteaux et ces villes tels qu'ils étaient il y a cinq
cents ans.

[Note 125: Germain Lefèvre-Pontalis, _Les sources allemandes de
l'histoire de Jeanne d'Arc_, p. 93.]

J'ai accoutumé mes yeux aux formes qu'affectaient alors les êtres et
les choses. J'ai interrogé ce qui reste de pierre, de fer ou de bois
travaillé par la main de ces vieux artisans, plus libres et par cela
même plus ingénieux que les nôtres, et qui témoignent du besoin de
tout animer et de tout orner. J'ai étudié le mieux que j'ai pu les
images peintes et taillées, non précisément en France, car on n'y
ouvrait guère en ces jours de misère et de mort, mais en Flandre, en
Bourgogne, en Provence, oeuvres d'un style à la fois affecté et naïf,
souvent exquis. Les miniatures se sont animées sous mes yeux et j'y ai
vu revivre les seigneurs, dans la magnificence absurde des «étoffes à
tripes», les dames et les demoiselles un peu diablesses avec leurs
bonnets cornus et leurs pieds pointus; les clercs assis à leur
pupitre, les gens d'armes chevauchant leur coursier et les marchands
leur mule, les laboureurs accomplissant d'avril à mars les travaux du
calendrier rustique, les paysannes dont la grande coiffe est conservée
aujourd'hui par les religieuses. Je me suis rapproché de ces gens qui
furent nos semblables et qui pourtant différaient de nous par mille
nuances du sentiment et de la pensée; j'ai vécu de leur vie; j'ai lu
dans leurs âmes.

On ne trouve nulle part, ai-je besoin de le dire, une image
authentique de Jeanne. Ce qui, dans l'art du XVe siècle, avait trait à
elle, se réduisait à peu de chose: il ne nous en reste presque rien,
une petite tapisserie à bestions, une figurine tracée à la plume sur
un registre, quelques enluminures peintes dans des manuscrits sous les
règnes de Charles VII, de Louis XI, de Charles VIII, et c'est tout. Il
m'a fallu contribuer à l'iconographie si pauvre de Jeanne d'Arc, non
que j'eusse quelque chose à y ajouter, mais au contraire pour en
retrancher ce que les faussaires y ont introduit de ce temps. On
trouvera dans l'appendice IV, à la fin de cet ouvrage[126] la courte
notice où je signale des fraudes déjà anciennes, pour la plupart, et
qui n'avaient pas encore été dénoncées. J'ai limité mes recherches au
XVe siècle, laissant à d'autres le soin d'étudier ces peintures de la
Renaissance dans lesquelles la Pucelle apparaît équipée à l'allemande,
avec le chapeau à plumes et le pourpoint à crevées des reîtres saxons
et des suisses mercenaires[127]? Je ne saurais dire quel est le
prototype de ces portraits, mais ils ressemblent beaucoup à la femme
qui accompagne les soudoyers dans la _Danse des morts_ que Nicolas
Manuel peignit de 1515 à 1521 à Berne, sur le mur du couvent des
dominicains[128]. Au grand siècle, Jeanne d'Arc devient Clorinde,
Minerve, Bellone en costume de ballet[129].

[Note 126: T. II.]

[Note 127: Voir le tableau daté de 1581, conservé au musée
d'Orléans et reproduit dans la _Jeanne d'Arc_ de Wallon, p. 466.]

[Note 128: _La Danse des Morts_, peinte à Berne, dans les années
1515 à 1520, par Nicolas Manuel, lithographiée par Guillaume Stettler,
s. d. in-fº oblong, pl. XX.]

[Note 129: Lanéry d'Arc, _Le livre d'or de Jeanne d'Arc_,
Iconographie, n{os} 2080-2112.]

J'ai cru qu'un récit continu vaudrait mieux que toutes les
controverses et que toutes les discussions pour faire sentir la vie et
connaître la vérité. Il est certain que les textes relatifs à la
Pucelle ne se prêtent pas très bien à ce genre d'histoire: comme je
viens de le montrer, ils sont presque tous suspects à divers égards
et soulèvent à chaque instant des objections; mais je pense qu'en
faisant de ces textes un usage prudent et judicieux, on en peut tirer
encore des données suffisantes pour constituer une histoire positive
de quelque étendue. D'ailleurs, j'ai toujours indiqué mes sources;
chacun sera juge de l'autorité des garants que j'invoque.

Dans mon récit, j'ai rapporté un assez grand nombre de circonstances
qui, sans avoir directement trait à Jeanne, révèlent l'esprit, les
moeurs et les croyances du temps; ces circonstances sont pour la
plupart d'ordre religieux. C'est que l'histoire de Jeanne, je ne puis
assez le dire, est une histoire religieuse, une histoire de sainte,
tout comme celle de Colette de Corbie ou de Catherine de Sienne.

J'ai beaucoup accordé, j'ai peut-être trop accordé au désir de faire
vivre le lecteur au milieu des choses et parmi les hommes du XVe
siècle. Pour ne pas le distraire trop brusquement, j'ai évité de lui
présenter tout rapprochement avec d'autres époques, bien qu'il m'en
vînt un grand nombre à l'esprit.

J'ai nourri mon texte de la forme et de la substance des textes
anciens, mais je n'y ai, autant dire, jamais introduit de citations
littérales: je crois que, sans une certaine unité de langage, un livre
est illisible, et j'ai voulu être lu.

Ce n'est pas par affectation de style ni par goût artiste que j'ai
gardé le plus que j'ai pu le ton de l'époque et préféré les formes
archaïques de la langue toutes les fois que j'ai cru qu'elles seraient
intelligibles; c'est parce qu'on change les idées en changeant les
mots et qu'on ne peut substituer aux termes anciens des termes
modernes sans altérer les sentiments ou les caractères.

J'ai tâché de garder un ton simple et familier. On écrit trop souvent
l'histoire d'un ton noble qui la rend ennuyeuse et fausse.
S'imagine-t-on que les faits historiques sortent du train ordinaire
des choses et de la mesure commune de l'humanité?

Une tentation terrible pour l'historien d'une telle histoire, c'est de
se jeter dans la bataille. Il n'y a guère de moderne récit de ces
vieux assauts où l'on ne voie l'auteur, ecclésiastique ou professeur,
s'élancer, la plume à l'oreille, sous les flèches anglaises, au côté
de la Pucelle. Je crois qu'au risque de ne point montrer toute la
beauté de son coeur, il vaut mieux ne pas paraître dans les affaires
qu'on raconte.

J'ai écrit cette histoire avec un zèle ardent et tranquille; j'ai
cherché la vérité sans mollesse, je l'ai rencontrée sans peur. Alors
même qu'elle prenait un visage étrange, je ne me suis pas détourné
d'elle. On me reprochera mon audace jusqu'à ce qu'on me reproche ma
timidité.

Je suis heureux d'exprimer ma gratitude à mes illustres confrères, MM.
Paul Meyer et Ernest Lavisse, dont les conseils m'ont été précieux. Je
dois beaucoup à M. Petit-Dutaillis, qui a bien voulu me présenter des
observations dont j'ai tenu compte. J'ai grandement à me louer de
l'aide que m'ont prêté M. Henri Jadart, secrétaire de l'Académie de
Reims, M. E. Langlois, professeur à la Faculté des lettres de Lille,
M. Camille Bloch, l'ancien archiviste du Loiret, M. Noël Charavay,
expert en autographes, et M. Raoul Bonnet.

M. Pierre Champion, qui, très jeune encore, s'est fait connaître par
de beaux travaux historiques, a mis à ma disposition le résultat de
ses recherches avec un désintéressement que je ne saurais assez
reconnaître et il a bien voulu relire attentivement tout mon travail.
M. Jean Brousson m'a fait profiter des ressources de sa perspicacité
qui passent de beaucoup ce qu'on est en droit d'attendre d'un
secrétaire.

Au siècle que j'ai essayé de faire revivre en cet ouvrage, un démon
nommé Titivillus mettait chaque soir dans son sac toutes les lettres
omises ou changées par les copistes durant la journée et les portait
en enfer, pour que Saint-Michel, alors qu'il pèserait les âmes de ces
scribes négligents, mît la part de chacun dans le plateau des
iniquités. Je crois que ce diable, justement vétilleux, s'il a survécu
à la découverte de l'imprimerie, assume aujourd'hui la lourde tâche
de relever les coquilles semées dans les livres qui prétendent à
l'exactitude; car il serait bien naïf de s'occuper des autres. Je
pense qu'il met ces coquilles, selon le cas, à la charge du prote ou
de l'auteur. J'ai une infinie reconnaissance à mes éditeurs et amis
MM. Calmann-Lévy et à leurs excellents collaborateurs d'avoir, par
leurs soins et leur expérience, allégé de beaucoup le sac dont
Titivillus me chargera au jour du jugement.



VIE DE JEANNE D'ARC



CHAPITRE PREMIER

L'ENFANCE.


De Neufchâteau à Vaucouleurs la Meuse coule libre et pure entre les
trochées de saules et d'aulnes et les peupliers qu'elle arrose, se
joue tantôt en brusques détours, tantôt en longs circuits, et divise
et réunit sans cesse les glauques filets de ses eaux, qui parfois se
perdent tout à coup sous terre. L'été, ce n'est qu'un ruisseau
paresseux qui courbe en passant les roseaux du lit qu'il n'a presque
pas creusé; et, si l'on approche du bord, on voit la rivière, ralentie
par des îlots de joncs, couvrir à peine de ses moires un peu de sable
et de mousse. Mais dans la saison des pluies, grossie de torrents
soudains, plus lourde et plus rapide, elle laisse, en fuyant, une
rosée souterraine qui remonte çà et là, en flaques claires, à fleur
d'herbe, dans la vallée.

Cette vallée s'étend, toute unie, large d'une lieue à une lieue et
demie, entre des collines arrondies et basses, couronnées de chênes,
d'érables et de bouleaux. Bien que fleurie au printemps, elle est d'un
aspect austère et grave et prend parfois un caractère de tristesse.
L'herbe la revêt avec une monotonie égale à celle des eaux dormantes.
On y sent, même dans les beaux jours, la menace d'un climat rude et
froid. Le ciel y semble plus doux que la terre. Il l'enveloppe de son
sourire humide; il est le mouvement, la grâce et la volupté de ce
paysage tranquille et chaste. Puis, quand vient l'hiver, il se mêle à
la terre dans une apparence de chaos. Les brouillards y deviennent
épais et tenaces. Aux vapeurs blanches et légères qui flottaient, par
les matins tièdes, sur le fond de la vallée, succèdent des nuages
opaques et de sombres montagnes mouvantes, qu'un soleil rouge et froid
dissipe lentement. Et, le long des sentiers du haut pays, le passant
matinal a cru, comme les mystiques dans leurs ravissements, marcher
sur les nuées.

C'est ainsi qu'après avoir laissé à sa gauche le plateau boisé du haut
duquel le château de Bourlémont domine le val de la Saônelle et à sa
droite Coussey avec sa vieille église, la rivière flexible passe entre
le Bois Chesnu au couchant et la côte de Julien au levant, rencontre,
sur sa rive occidentale, les villages de Domremy et de Greux, qui se
touchent, sépare Greux de Maxey-sur-Meuse, atteint, entre autres
hameaux blottis au creux des collines ou dressés sur les hautes
terres, Burey-la-Côte, Maxey-sur-Vaise et Burey-en-Vaux, et va baigner
les belles prairies de Vaucouleurs[130].

[Note 130: J. Ch. Chapellier, _Étude historique et géographique
sur Domremy, pays de Jeanne d'Arc_, Saint-Dié, 1890, in-8º.--E.
Hinzelin, _Chez Jeanne d'Arc_, Paris, 1894, in-18.]

Dans ce petit village de Domremy, situé à moins de trois lieues en aval
de Neufchâteau et à cinq lieues en amont de Vaucouleurs, une fille
naquit vers l'an 1410 ou 1412[131], destinée à l'existence la plus
singulière. Elle naissait pauvre. Jacques ou Jacquot d'Arc, son
père[132], originaire du village de Ceffonds en Champagne[133], vivait
d'un gagnage ou petite ferme, et menait les chevaux au labour. Ses
voisins et voisines le tenaient pour bon chrétien et vaillant à
l'ouvrage[134]. Sa femme était originaire de Vouthon, village situé à
une lieue et demie au nord-ouest de Domremy, par delà les bois de
Greux. Ayant nom Isabelle ou Zabillet, elle reçut, à une époque qu'on ne
saurait indiquer, le surnom de Romée[135]. On appelait ainsi ceux qui
étaient allés à Rome ou avaient fait quelque grand pèlerinage[136], et
l'on peut croire qu'Isabelle gagna son nom de Romée en prenant les
coquilles et le bourdon[137]. Un de ses frères était curé, un autre,
couvreur; un de ses neveux charpentier[138]. Elle avait déjà donné à son
mari trois enfants: Jacques ou Jacquemin, Catherine et Jean[139].

[Note 131: C'est ce qu'on peut induire de _Procès_, t. I, p. 46.
Mais Jeanne ne savait pas à quel âge elle avait quitté la maison de
son père (_Procès_, t. I, p. 51). Je n'ai pas fait usage de _Procès_,
t. V, p. 116, qui est tout à fait fabuleux.]

[Note 132: Darc (_Procès_, t. I, p. 191, t. II, p. 82); Dars
(Siméon Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. 360); Day (_Procès_, t. V,
p. 150); Daiz (communication de M. Pierre Champion), et cette graphie
paraît attester la prononciation de Jeanne d'Arc.--Sur l'orthographe
du nom de d'Arc, cf. Lanéry d'Arc, _Livre d'Or de Jeanne d'Arc_,
notices 647-657.]

[Note 133: _Procès_, t. I, pp. 46, 208.--E. de Bouteiller et G. de
Braux, _La famille de Jeanne d'Arc_, Paris, in-8º, 1878, p. 185;
_Nouvelles recherches sur la famille de Jeanne d'Arc_, Paris-Orléans,
1879, in-12, p. x et _passim_.--Boucher de Molandon, _Jacques d'Arc,
père de la Pucelle_, Orléans, 1885, in-8º.]

[Note 134: _Procès_, t. II, pp. 378 et suiv.]

[Note 135: _Procès_, t. I, pp. 191 et 208; t. II, p. 74, n.
1.--Armand Boucher de Crèvecoeur, _Les Romée et les de Perthes,
famille maternelle de Jeanne d'Arc_, Abbeville, 1891, in-8º.--Lanéry
d'Arc, _Livre d'Or_, notices 1278 à 1308.]

[Note 136: Du Cange, _Glossaire_, au mot: _Romeus_.--G. de Braux,
_Jeanne d'Arc à Saint-Nicolas_, Nancy, 1889, p. 8.--_Revue catholique
des Institutions et du Droit_, août 1886.--E. de Bouteiller,
_Nouvelles recherches_, p. XII.--Vallet de Viriville, _Histoire de
Charles VII_, t. II, p. 43.]

[Note 137: Très probablement avant la naissance de Jeanne: «J'ai
pour surnom d'Arc ou Romée» dit Jeanne (_Procès_, t. I, p. 191). On
voit qu'elle se donne indifféremment le surnom de son père ou celui de
sa mère, bien qu'elle dise (_Procès_, t. I, p. 191) que les filles,
dans son pays, portaient le surnom de leur mère.]

[Note 138: _Procès_, t. V, p. 252.--E. de Bouteiller et G. de
Braux, _Nouvelles recherches sur la famille de Jeanne d'Arc_, Paris,
1879, pp. 3 à 20.--Ch. du Lys, _Traité sommaire tant du nom et des
armes que de la naissance et parenté de la Pucelle d'Orléans et de ses
frères_, édit. Vallet de Viriville, Paris, 1857, p. 28.--E. Georges,
_Jeanne d'Arc considérée au point de vue Franco-Champenois_, Troyes,
1893, in-8º, p. 101.]

[Note 139: Rien de moins certain que l'ordre de naissance des
enfants de Jacques d'Arc (_Procès_, à la table, au mot: _Arc_).]

La maison de Jacques d'Arc touchait au pourpris de l'église
paroissiale, dédiée à saint Remi, apôtre des Gaules[140]. On n'eut que
le cimetière à traverser pour porter l'enfant sur les fonts. Les
formules d'exorcismes, que le prêtre récite à la cérémonie du baptême,
étaient, à cette époque, dans ces contrées, beaucoup plus longues,
dit-on, pour les filles que pour les garçons[141]. Sans savoir si
messire Jean Minet[142], curé de la paroisse, les prononça dans leur
teneur exacte sur la tête de l'enfant, nous rappelons cet usage comme
un des nombreux indices de l'invincible défiance qu'inspira toujours à
l'Église la nature féminine.

[Note 140: _Procès_, t. II, p. 393 et _passim_.--S. Luce, _Jeanne
d'Arc à Domremy_, XVI, p. 357.]

[Note 141: A. Monteil, _Histoire des Français_, 1853, in-18, t.
II, p. 194.]

[Note 142: _Procès_, t. I, p. 46, Jean Minet était originaire de
Neufchâteau.]

Selon la coutume d'alors, cette enfant eut plusieurs parrains et
marraines[143]. Les compères furent Jean Morel, de Greux, laboureur;
Jean Barrey, de Neufchâteau; Jean Le Langart ou Lingui et Jean
Rainguesson; les commères, Jeannette, femme de Thevenin le Royer, dit
Roze, de Domremy; Béatrix, femme d'Estellin, laboureur au même lieu;
Edite, femme de Jean Barrey, Jeanne, femme d'Aubrit, dit Jannet, qu'on
appela le maire Aubrit, quand il fut nommé officier de plume au
service des seigneurs de Bourlémont[144]; Jeannette, femme de
Thiesselin de Vittel, clerc à Neufchâteau, de toutes la plus savante,
car elle avait entendu lire des histoires dans des livres. On désigne
encore, parmi les commères, la femme de Nicolas d'Arc frère de
Jacques, ainsi que deux obscures chrétiennes nommées l'une Agnès,
l'autre Sibylle[145]. Il se rencontrait là nombre de Jean, de Jeanne
et de Jeannette, comme en toute assemblée de bons catholiques. Saint
Jean-Baptiste jouissait d'une très haute renommée; sa fête, célébrée
le 24 juin, était une grande date de l'année religieuse et civile;
elle servait de terme usuel pour baux, locations et contrats de toutes
sortes. Saint Jean l'Évangéliste, qui avait reposé la tête contre la
poitrine du Seigneur et qui devait revenir sur la terre à la
consommation des siècles, passait aux yeux de certains religieux, aux
yeux surtout des mendiants, pour le plus grand des saints du
Paradis[146]. C'est pourquoi, en l'honneur du Précurseur ou de
l'apôtre bien-aimé, on imposait très souvent, de préférence à tout
autre nom, les noms de Jean et de Jeanne aux nouveau-nés. Et, pour
mieux approprier ces saints noms à la petitesse de l'enfance et à
l'infimité promise à la plupart des destinées humaines, on les
diminuait en Jeannot et Jeannette. Les paysans des bords de la Meuse
avaient un goût particulier pour ces petits noms à la fois humbles et
caressants, Jacquot, Pierrollot, Zabillet, Mengette, Guillemette[147].
L'enfant reçut, de la femme du clerc Thiesselin, le nom de Jeannette.
Au village, elle ne porta que celui-là. Plus tard, en France, on
l'appela Jeanne[148].

[Note 143: J. Corblet, _Parrains et marraines_, dans _Revue de
l'Art chrétien_, 1881, t. XIV, pp. 336 et suiv.]

[Note 144: Siméon Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, LI, p. 98.]

[Note 145: Cf. _Procès_, à la table, aux articles: _parrains_ et
_marraines_.--Il n'est pas toujours possible du donner aux personnes
les noms et l'état qu'elles avaient précisément à la date où nous les
voyons intervenir.]

[Note 146: _Relation du greffier de La Rochelle_, dans _Revue
Historique_, t. IV, p. 342. Cf. Eustache Deschamps, ballade 354, t.
III, p. 83, éd. Queux de Saint-Hilaire.]

[Note 147: _Procès_, t. II, pp. 74-388; t. V, pp. 151, 220 et
_passim_.]

[Note 148: _Procès_, t. I, p. 46.--Henri Lepage, _Jeanne d'Arc
est-elle Lorraine?_ Nancy, 1852, pp. 57 à 79.]

Elle fut nourrie dans la maison paternelle. Pauvre demeure de
Jacques[149]! La façade était percée d'une ou deux fenêtres chiches de
lumière. Le toit de pierres plates, incliné sur un demi-pignon,
descendait presque à terre du côté du jardin. Sur le seuil, à la
coutume du pays, s'amassaient le fumier, les souches et les
instruments de labour, recouverts de rouille et de boue. Mais l'humble
jardin, à la fois verger et potager, était, au printemps, tout fleuri
de blanc et de rose[150].

[Note 149: _Procès_, t. V, pp. 244 et suiv.--La maison de Jacques
d'Arc était sans doute sur la route; les Du Lys, ou plutôt les
Thiesselin, la démolirent et bâtirent à la place une maison qui
n'existe plus. Les écus qui en ornaient la façade ont été appliqués
sur la porte de celle qu'on montre aujourd'hui comme la maison de
Jeanne. Ce qu'on donne pour la chambre de Jeanne est le fournil (É.
Hinzelin, _Chez Jeanne d'Arc_, p. 74. Voir un article de Henri Arsac,
dans l'_Écho de l'Est_, du 26 juillet 1890). Il y a sur ce sujet toute
une littérature (Lanéry d'Arc, _Livre d'Or_, pp. 330 et suiv.).]

[Note 150: Émile Hinzelin, _Chez Jeanne d'Arc_, _passim_.]

Ces bons chrétiens eurent encore un enfant, le dernier, Pierre qu'on
nommait Pierrelot[151].

[Note 151: _Procès_, t. V, pp. 151, 220.]

Jeanne grandit sur une terre avare, parmi des gens rudes et sobres,
nourris de vin rose et de pain bis, endurcis par une dure vie. Elle
grandit libre. Les enfants, chez les paysans laborieux, vivent le plus
souvent entre eux, hors du regard des parents. La fille d'Isabelle
semble s'être très bien accordée avec les enfants du village. Une
petite voisine, Hauviette, de trois ou quatre ans plus jeune qu'elle,
était sa compagne de tous les jours. Elles avaient plaisir à coucher
dans le même lit[152]. Mengette, dont les parents habitaient tout
contre, venait filer dans la maison de Jacques d'Arc. Elle s'y
acquittait avec Jeanne des soins du ménage[153]. Souvent aussi Jeanne,
emportant sa quenouille, allait faire la veillée chez un laboureur,
Jacquier, de Saint-Amance, qui avait une fille toute jeune[154]. Les
garçons, comme de raison, croissaient avec les filles. Jeanne et le
fils de Simonin Musnier, étant voisine et voisin, furent élevés
ensemble. En son enfance, le fils Musnier tomba malade; Jeanne l'alla
soigner[155].

[Note 152: _Procès_, t. II, p. 417.]

[Note 153: _Ibid._, t. II, p. 429.]

[Note 154: _Ibid._, t. II, p. 408.]

[Note 155: _Ibid._, t. II, p. 423.]

Il n'était pas sans exemple en ce temps-là que des villageoises
connussent leurs lettres. Maître Jean Gerson, peu d'années auparavant,
conseillait à ses soeurs, paysannes champenoises, d'apprendre à lire,
promettant, si elles y réussissaient, de leur donner des livres
d'édification[156]. Bien que nièce de curé, Jeanne n'étudia pas sa
Croix-de-Dieu, semblable en cela à plusieurs enfants de son village,
non pourtant à tous, car il y avait à Maxey une école où allaient les
garçons de Domremy[157].

[Note 156: E. Georges, _Jeanne d'Arc considérée au point de vue
Franco-Champenois_, p. 115.--De La Fons-Mélicocq, _Documents inédits
pour servir à l'histoire de l'instruction publique en France et à
l'histoire des moeurs au XVe siècle_, dans _Bulletin de la Société des
Antiquaires de la Morinie_, t. III, pp. 460 et suiv.]

[Note 157: _Procès_, t. I, pp. 65-66.--(_Item._, je donne à
Oudinot, à Richard et à Gérard, clercz enfantz du maistre de l'escole
de Marcey dessoubz Brixey, doubz escus pour priier pour mi et pour
dire les sept psaulmes.) Testament de Jean de Bourlémont, 23 octobre
1399, dans S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, preuve XIII.]

Elle apprit de sa mère _Notre Père_, _Je vous salue, Marie_, et _Je
crois en Dieu_[158]. Elle entendit conter quelques belles histoires de
saints et de saintes. Ce fut tout l'enseignement qu'elle reçut. Aux
jours fériés, dans la nef de l'église, elle se tenait sous la chaire,
assise sur les talons, à la manière des paysannes, tandis que les
hommes demeuraient debout contre le mur, et elle entendait le sermon
du curé[159].

[Note 158: _Procès_, t. I, pp. 46, 47.]

[Note 159: Voyez dans Montfaucon, _Monuments de la Monarchie
française_, t. III, la gravure de la seconde miniature des «Douze
périls d'enfer».]

Dès qu'elle en eut l'âge, elle travailla aux champs, sarclant, bêchant
et, comme font encore aujourd'hui les filles du pays lorrain,
accomplissant des tâches d'homme.

Les prairies, don du fleuve, étaient la principale richesse des
riverains de la Meuse. Quand la récolte des foins était faite, tous
les habitants de Domremy avaient droit de pâture dans les prairies du
village, et ils y pouvaient mettre des têtes de bétail en nombre
proportionnel à celui des fauchées de pré qu'ils possédaient en
propre. Chaque famille prenait à son tour la garde des troupeaux ainsi
rassemblés. Jacques d'Arc, qui avait un peu d'herbage, mettait ses
boeufs et ses chevaux avec les autres. Lorsque venait son tour de
garde, il s'en déchargeait sur sa fille Jeanne, qui allait au pré, sa
quenouille à la main[160].

[Note 160: _Procès_, t. I, pp. 51, 66.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à
Domremy_, p. lij.]

Mais elle aimait mieux vaquer aux soins du ménage, coudre et filer.
Elle était pieuse. Elle ne jurait ni Dieu ni les saints et, pour
affirmer qu'une chose était vraie, elle se contentait de dire: «Sans
faute»[161]. Quand les cloches sonnaient l'_Angelus_, elle se signait
et s'agenouillait[162]. Le samedi, jour de la Sainte Vierge,
gravissant le coteau d'herbes, de vignes et de vergers au pied duquel
s'appuie le village de Greux, elle gagnait le plateau boisé d'où l'on
découvre, à l'est, la verte vallée et les collines bleuissantes. Sur
la hauteur, à une petite lieue du village, dans un ravin plein d'ombre
et de murmures, la fontaine de Saint-Thiébault, dont l'eau très pure
guérit de la fièvre et cicatrise les plaies, jaillit sous les hêtres,
les frênes et les chênes. Au-dessus de la fontaine, s'élève la
chapelle de Notre-Dame de Bermont. Dans la belle saison, elle est
toute parfumée de l'odeur des prés et des bois. Et l'hiver enveloppe
ce haut lieu de tristesse et de silence. En ce temps-là, vêtue du
manteau royal et la couronne au front, dans ses bras son divin enfant,
Notre-Dame de Bermont recevait les prières et les offrandes des jeunes
garçons et des jeunes filles. Elle faisait des miracles. Jeanne
l'allait visiter en compagnie de sa soeur Catherine, de quelques
filles ou garçons du pays ou toute seule. Et le plus souvent qu'elle
pouvait, elle brûlait un cierge en l'honneur de cette céleste
dame[163].

[Note 161: _Ibid._, t. II, p. 404.]

[Note 162: _Ibid._, t. I, p. 423.]

[Note 163: _Procès_, table, au mot: _Bermont_.--Du Haldat, _Notice
sur la chapelle de Belmont_, dans les _Mémoires de l'Académie
Stanislas de Nancy_, 1833-1834, p. 96.--E. Hinzelin, _Chez Jeanne
d'Arc_, p. 95.--Lanéry d'Arc, _Livre d'Or_, p. 330.]

À une demi-lieue à l'est de Domremy, s'élevait une colline couverte
d'un bois épais où l'on ne s'aventurait guère de peur des sangliers et
des loups. Les loups étaient la terreur du pays. Les maires des
villages payaient des primes pour chaque tête de loup ou de louveteau
qu'on leur apportait[164]. Ce bois, que Jeanne voyait du seuil de sa
porte, c'était le Bois Chesnu, le bois de chênes, ce qu'on pouvait
entendre au sens de bois chenu, vieille forêt[165]. Nous verrons plus
tard comment à ce Bois Chesnu fut appliquée, en France, une prophétie
de Merlin l'Enchanteur.

[Note 164: Alexis Monteil, _Histoire des Français_, t. I, p. 91.]

[Note 165: _Procès_, table, au mot: _Bois Chesnu_.]

Au pied de la colline, du côté du village, était une fontaine[166] que
les groseilliers épineux, en recourbant leurs branches, bordaient de
leurs buissons grisâtres. On la nommait la Fontaine-aux-Groseilliers,
la Fontaine-aux-Nerpruns[167]. Si, comme le croyait un maître de
l'Université de Paris[168], Jeanne appelait cette fontaine la
Fontaine-aux-Bonnes-Fées-Notre-Seigneur, c'était assurément parce que
les gens du village la désignaient de même manière. Et il semblerait
que ces âmes rustiques eussent voulu, par ce nom, rendre chrétiennes
ces dames des bois et des eaux qui ne l'étaient guère, et en qui
certains docteurs reconnaissaient des démons autrefois adorés des
païens comme déesses[169].

[Note 166: _Ibid._, table, au mot: _Fontaine des Groseilliers_.]

[Note 167: _Procès_, t. I, pp. 67-210; t. II, pp. 391 et suiv.]

[Note 168: _Journal d'un bourgeois de Paris_, éd. Tuetey, p. 267.]

[Note 169: _Procès_, t. I, p. 209.]

Et c'était la vérité. Déesses vénérées et redoutées à l'égal des
Parques, elles s'étaient nommées les Fatales[170] et on leur avait
attribué un pouvoir sur les destinées des hommes. Mais, depuis
longtemps déchues de leur puissance et de leurs honneurs, ces fées de
village se faisaient aussi simples que les gens près desquels elles
vivaient. On les invitait aux baptêmes et l'on mettait leur couvert
dans la chambre attenante à celle de l'accouchée. À ces festins, elles
mangeaient seules, entraient, sortaient sans qu'on le sût; il ne
fallait pas trop les épier, de peur de leur déplaire. C'est l'usage
des personnes divines d'aller et de venir mystérieusement. Elles
faisaient des dons aux nouveau-nés. Il y en avait de très bonnes;
mais, pour la plupart, sans être méchantes, elles se montraient
irritables, capricieuses, jalouses, et, si on les offensait, même par
mégarde, elles jetaient des sorts. Elles laissaient voir parfois, à
d'inexplicables préférences, qu'elles étaient femmes. Plus d'une
prenait pour ami un chevalier ou un rustre; le plus souvent ces belles
amours finissaient mal. Enfin, terribles ou douces, elles étaient
encore les _Fatales_, elles étaient toujours les destinées[171].

[Note 170: _Ibid._, t. I, pp. 67, 187, 209; t. II, pp. 390, 404,
450.]

[Note 171: Wolf, _Mythologie des fées et des elfes_, 1828,
in-8º.--A. Maury, _Les fées au moyen âge_, 1843, in-18 et _Croyances
et légendes du moyen âge_, Paris, 1896, in-8º.]

Tout proche, à l'orée du bois, au-dessus du grand chemin de
Neufchâteau, s'élevait un hêtre très vieux qui répandait une belle et
grande ombre[172]. Il était vénéré presque à l'égal de ces arbres
tenus pour sacrés avant que les hommes apostoliques eussent évangélisé
les Gaules[173]. Ses branches, qu'aucune main n'osait toucher,
descendaient jusqu'à terre. «Les lis, disait un laboureur, ne sont pas
plus beaux[174].» Comme la fontaine, l'arbre avait plusieurs noms. On
l'appelait l'Arbre-des-Dames, l'Arbre-aux-Loges-les-Dames,
l'Arbre-des-Fées, l'Arbre-Charmine-Fée-de-Bourlémont, le
Beau-Mai[175].

[Note 172: Richer, _Histoire manuscrite de Jeanne d'Arc_, ms. fr.
10448, fol. 14-15.]

[Note 173: Sur le culte des arbres, voir l'étude de M. Henry
Carnoy dans _la Tradition_, du 15 mars 1889.]

[Note 174: _Procès_, t. II, p. 422.]

[Note 175: _Ibid._, à la table, au mot: _Arbre des Fées_.]

Qu'il fût des fées et qu'on en eût vu sous
l'Arbre-aux-Loges-les-Dames, tout le monde à Domremy le savait. Dans
les anciens jours, au temps où Berthe filait, un seigneur de
Bourlémont, nommé Pierre Granier[176], devenu le bel ami d'une fée,
l'allait trouver le soir sous le hêtre. Un roman traitait de leurs
amours. Et l'une des marraines de Jeanne, dont le mari était clerc à
Neufchâteau, avait entendu lire cette histoire qui ressemblait sans
doute à celle de Mélusine, tant connue en Lorraine[177]. Seulement on
doutait si les fées venaient encore sous le hêtre. Les uns croyaient
que non, les autres croyaient qu'oui. Béatrix, marraine aussi de
Jeanne, disait: «J'ai ouï conter que les fées venaient sous l'arbre
dans l'ancien temps. Mais, pour leurs péchés, elles n'y viennent
plus[178].»

[Note 176: _Procès_, t. II, p. 404.]

[Note 177: _Ibid._, t. II, p. 404 et _passim_.--_Simple crayon de
la noblesse des ducs de Lorraine et de Bar_ dans Le Brun des
Charmettes, _Histoire de Jeanne d'Arc_, t. I, p. 266.--Jules Baudot,
_Les princesses Yolande et les ducs de Bar de la famille des Valois_,
1re partie: _Mélusine_, Paris, 1901, in-8º, p. 121.]

[Note 178: _Propter eorum peccata_, dans _Procès_, t. II, p. 396.
Le sens n'est pas douteux.]

La simple créature entendait par là que ces dames fées étaient les
ennemies de Dieu, et que le curé les avait mises en fuite. Jean Morel,
parrain de Jeanne, pensait de même[179].

[Note 179: _Ibid._, t. II, p. 390.]

En effet, la veille de l'Ascension, aux Rogations ou Petites Litanies,
les croix étaient portées par les champs et le curé allait sous
l'Arbre-des-Fées chanter l'évangile de saint Jean. Il le chantait
encore à la Fontaine-aux-Groseilliers et aux autres fontaines de la
paroisse[180]. Et pour chasser les mauvais esprits, on ne connaissait
rien qui valût l'évangile de saint Jean[181].

[Note 180: _Procès_, t. II, p. 397.]

[Note 181: Bergier, _Dictionnaire de Théologie_, au mot:
_Conjuration_.]

Le seigneur Aubert d'Ourches estimait que les fées avaient disparu de
Domremy depuis vingt ou trente ans. Au rebours, plusieurs dans le
village croyaient savoir que les chrétiens allaient encore se promener
avec elles, et que le jeudi était le jour des rendez-vous[182].

[Note 182: _Procès_, t. II, p. 450.]

Une troisième marraine de Jeanne, la femme d'Aubery, le maire, avait
vu de ses yeux les fées autour de l'arbre. Elle l'avait dit à sa
filleule. Et la femme d'Aubery était réputée bonne et prude femme, non
devineresse ni sorcière[183].

[Note 183: _Ibid._, t. I, pp. 67, 209.]

Jeanne soupçonnait en tout cela quelque sortilège. Pour elle, elle
n'avait jamais rencontré les dames sous l'arbre. Mais qu'elle eût vu
des fées ailleurs, c'est ce qu'elle n'aurait pas su dire[184]. Les
fées ne sont pas comme les anges; elles ne se font pas toujours
connaître pour ce qu'elles sont[185].

[Note 184: _Ibid._, t. I, pp. 178, 209 et suiv.]

[Note 185: Sur les traditions relatives aux fées à Domremy et sur
ce qu'en pensait Jeanne: _Procès_, table, au mot: _Fées_.]

Chaque année, le quatrième dimanche de Carême, que l'Église nomme le
dimanche de _Lætare_, parce qu'on chante à la messe de ce jour
l'introït qui commence par ces mots: _Lætare Jerusalem_, les paysans
du Barrois célébraient une fête rustique et faisaient ce qu'ils
appelaient leurs Fontaines, c'est-à-dire qu'ils allaient en troupe
boire à quelque source et danser sur l'herbe. Ceux de Greux faisaient
leurs Fontaines à la chapelle de Notre-Dame de Bermont; ceux de
Domremy les faisaient à la Fontaine-des-Groseilliers et à
l'Arbre-des-Fées[186]. On se rappelait le temps où le seigneur et la
dame de Bourlémont y conduisaient eux-mêmes la jeunesse du village.
Mais Jeanne était encore dans les langes, quand Pierre de Bourlémont,
seigneur de Domremy et de Greux, mourut sans enfants, laissant ses
terres à sa nièce Jeanne de Joinville qui, mariée à un chambellan du
duc de Lorraine, vivait à Nancy[187].

[Note 186: Sur le dimanche et la fête des Fontaines à Domremy:
_Procès_, table, au mot: _Fontaine_.]

[Note 187: _Procès_, t. I, pp. 67, 212, 404 et suiv.--S. Luce,
_Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. xx à xxij.]

Le jour des Fontaines, les filles et les garçons de Domremy se
rendaient ensemble au vieux hêtre. Après y avoir suspendu des
guirlandes de fleurs, ils soupaient, sur une nappe étendue à terre, de
noix, d'oeufs durs et de petits pains d'une forme étrange, que les
ménagères avaient pétris tout exprès. Puis ils allaient boire à la
Fontaine-des-Groseilliers, dansaient des rondes et s'en retournaient
chacun chez soi à la tombée de la nuit.

Jeanne faisait ses Fontaines comme toutes les jouvencelles de la
contrée. Bien qu'elle fût de la partie de Domremy rattachée à Greux,
elle les faisait non pas à Notre-Dame de Bermont, mais à la
Fontaine-des-Groseilliers et à l'Arbre-des-Fées[188].

[Note 188: _Procès_, t. II, pp. 391-462.]

En son premier âge, elle dansait avec ses compagnes au pied de
l'arbre. Elle y tressait des guirlandes pour l'image de Notre-Dame de
Domremy, dont la chapelle s'élevait sur un coteau voisin. Les jeunes
filles avaient coutume de suspendre des guirlandes aux branches de
l'Arbre-des-Fées. Jeanne en suspendait, comme les autres, et, comme
les autres, tantôt elle les emportait, tantôt elle les laissait. On ne
savait ce qu'elles devenaient, et il paraît que la disparition de ces
fleurs était de nature à inquiéter les personnes scientifiques et
d'entendement. Ce qui est certain c'est que les malades, s'ils
buvaient à la fontaine et se promenaient ensuite sous l'arbre,
guérissaient de la fièvre[189].

[Note 189: _Ibid._, t. I, pp. 67, 209, 210.]

Pour fêter le printemps on faisait un homme de mai, un mannequin de
feuilles et de fleurs[190].

[Note 190: _Ibid._, t. II, p. 434.]

Près de l'Arbre-des-Dames, sous un coudrier, une mandragore promettait
les richesses à qui, n'ayant peur ni de l'entendre crier, ni de voir
le sang dégoutter de son petit corps humain et de ses pieds fourchus,
oserait, durant la nuit, selon les rites, l'arracher de terre[191].

[Note 191: _Atropa Mandragor_, mandragore femelle, main-de-gloire,
herbe-aux-magiciens: _Procès_, t. I, pp. 89 et 213.--_Journal d'un
bourgeois de Paris_, p. 236.]

L'arbre, la fontaine, la mandragore, rendaient les habitants de
Domremy suspects de commercer avec les mauvais esprits. Un savant
docteur a dit en propres termes que le pays était connu pour le grand
nombre de ses habitants qui usaient de maléfices[192].

[Note 192: _Procès_, t. I, p. 209.]

Jeanne, encore en sa prime jeunesse, fit plusieurs fois le voyage de
Sermaize en Champagne, où elle avait des parents. Le curé de la
paroisse, messire Henri de Vouthon, était son oncle maternel. Elle y
avait un cousin, Perrinet de Vouthon, qui y exerçait l'état de
couvreur avec son fils Henri[193].

[Note 193: Cela est probable, non certain.--_Procès_, t. II, pp.
74, 388; t. V, p. 252.--E. de Bouteiller et G. de Braux, _Nouvelles
recherches sur la famille de Jeanne d'Arc_, pp. XVIII et suiv.; 7, 8,
10 et _passim_.--C. Gilardoni, _Sermaize et son église_,
Vitry-le-François, 1893, in-8º.]

Domremy est séparé de Sermaize par quinze grandes lieues de forêts et
de landes. Jeanne, à ce qu'on peut croire, faisait le voyage en croupe
avec son frère sur la petite jument, la bâtière du gagnage[194]. À
chaque fois que l'enfant s'y rendait, elle passait plusieurs jours
dans la maison de Perrinet, son cousin[195].

[Note 194: Capitaine Champion, _Jeanne d'Arc écuyère_, Paris,
1901, in-12, p. 28.]

[Note 195: Boucher de Molandon, _La famille de Jeanne d'Arc_, p.
627.--E. de Bouteiller et G. de Braux, _Nouvelles recherches_, pp. 9
et 10.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. XLV et suiv.]

Le village de Domremy se divisait, selon le droit féodal, en deux
parties distinctes. Celle du midi, avec le château sur la Meuse et une
trentaine de feux, appartenait aux seigneurs de Bourlémont et
dépendait de la châtellenie de Gondrecourt, mouvant de la couronne de
France. C'était Lorraine et Barrois. La partie du nord, sur laquelle
s'élevait le moustier, relevait de la prévoté de Montéclaire et
Andelot au bailliage de Chaumont en Champagne[196]. On l'appelait
quelquefois Domremy de Greux, parce qu'elle ne faisait qu'un, pour
ainsi dire, avec le village de Greux tout proche sur la route, vers
Vaucouleurs[197]. Un ruisseau jailli à peu de distance, au couchant,
d'une triple source et qu'on nommait, dit-on, pour cela le ruisseau
des Trois-Fontaines, séparait les serfs de Bourlémont des hommes du
roi. Il passait humblement sous une pierre plate devant l'église, puis
se jetait par une pente rapide dans la Meuse, vis-à-vis de la maison
de Jacques d'Arc, qu'il avait laissée à gauche, en terre de Champagne
et de France[198]. Voilà ce qui paraîtrait le plus solidement établi;
mais craignons de savoir ces choses mieux qu'on ne les savait à
l'époque. En 1429, on ignorait dans le conseil du roi Charles, si
Jacques d'Arc était de condition libre ou serve[199]. Et sans doute,
Jacques d'Arc lui-même n'en savait rien. Lorrains ou Champenois, des
deux côtés du ruisseau c'était pareillement des paysans menant une
même vie de labeur et de peine. Pour ne point dépendre du même maître,
les uns et les autres n'en formaient pas moins une communauté
étroitement unie, une seule famille rustique. Intérêts, besoins et
sentiments, ils partageaient tout. Menacés des mêmes dangers, ils
avaient tous les mêmes inquiétudes.

[Note 196: E. Misset, _Jeanne d'Arc champenoise_, Paris, s. d.
(1894), in-8º.--Sur la nationalité de Jeanne d'Arc il y a toute une
littérature d'une richesse extrême dont il m'est impossible de donner
ici la bibliographie. Cf. Lanéry d'Arc, _Livre d'Or_, pp. 295 et
suiv.]

[Note 197: _Procès_, t. I, p. 208.]

[Note 198: P. Jollois, _Histoire abrégée de la vie et des exploits
de Jeanne d'Arc_, Paris, 1821, pl. I, p. 190.--A. Renard, _La patrie
de Jeanne d'Arc_, Langres, 1880, in-18, p. 6.--S. Luce, _Jeanne d'Arc
à Domremy_, Supplément aux preuves, pp. 281, 282.]

[Note 199: _Procès_, t. V, p. 152.]

Situé à la pointe sud de la châtellenie de Vaucouleurs, le village de
Domremy se trouvait pris entre le Barrois et la Champagne au levant,
la Lorraine au couchant[200]. Terribles voisins que ces ducs de
Lorraine et de Bar, ce comte de Vaudemont, ce damoiseau de Commercy,
ces seigneurs évêques de Metz, de Toul et de Verdun, toujours en
guerre entre eux. Querelles de princes. Le villageois les observait
comme la grenouille de la vieille fable regarde les taureaux combattre
dans la prairie. Pâle, tremblant, le pauvre Jacques se voyait déjà
piétiné par les féroces combattants. En un temps où la chrétienté tout
entière était au pillage, les hommes d'armes des Marches de Lorraine
avaient renommée des plus grands pillards du monde. Malheureusement
pour les laboureurs de la châtellenie de Vaucouleurs, tout contre ce
domaine, au nord, vivait de rapines Robert de Saarbruck, damoiseau de
Commercy, particulièrement prompt à dérober selon la coutume lorraine.
Il était de l'avis de ce roi d'Angleterre qui disait que guerre sans
incendie ne valait rien, non plus qu'andouilles sans moutarde[201]. Un
jour, assiégeant une petite place où les paysans s'étaient enfermés,
le damoiseau fit brûler pendant toute une nuit les moissons
d'alentour, pour y voir plus clair à prendre ses positions[202].

[Note 200: Colonel de Boureulle, _Le pays de Jeanne d'Arc_,
Saint-Dié, 1890, in-8º, 28 p. pl.--J.-Ch. Chappellier, _Étude
historique sur Domremy, pays de Jeanne d'Arc_, 2 plans.--C. Niobé, _Le
pays de Jeanne d'Arc_, dans _Mémoires de la Société académique de
l'Aube_, 1894, 3e série, t. XXXI, pp. 307 et suiv.]

[Note 201: Juvénal des Ursins, dans la _Collection Michaud et
Poujoulat_, col. 561.]

[Note 202: A. Tuetey, _Les écorcheurs sous Charles VII_,
Montbéliard, 1874, t. I, p. 87.]

En 1419, ce seigneur faisait la guerre aux frères Didier et Durand de
Saint-Dié. Il n'importe pour quelle raison. De cette guerre, ainsi que
des autres, les villageois faisaient les frais. Et comme les gens
d'armes se battaient sur toute la châtellenie de Vaucouleurs, les
habitants de Domremy avisèrent à leur sûreté. Voici de quelle manière.
Il y avait à Domremy un château qui s'élevait dans la prairie à la
pointe d'une île formée par deux bras de la rivière, dont l'un, le
bras oriental, est depuis longtemps comblé[203]. De ce château
dépendaient une chapelle de Notre-Dame, une cour munie d'ouvrages de
défense et un grand jardin entouré de fossés larges et profonds.
C'est ce qu'on nommait communément la forteresse de l'Île, ancienne
habitation des sires de Bourlémont. Le dernier de ces seigneurs étant
mort sans enfants, Jeanne de Joinville, sa nièce, hérita de ses biens.
Mais ayant épousé, peu de temps après la naissance de Jeanne, un
seigneur lorrain nommé Henri d'Ogiviller, elle le suivit dans le
château d'Ogiviller et à la cour ducale de Nancy. Depuis son départ,
la forteresse de l'Île restait inhabitée. Ceux du village la prirent à
loyer, pour y mettre à l'abri des pillards leurs outils et leurs
bêtes. La location fut adjugée sur enchères. Un nommé Jean Biget, de
Domremy, et Jacques d'Arc, le père de Jeanne, s'étant trouvés les plus
forts enchérisseurs et ayant fourni les garanties suffisantes, un bail
fut passé entre eux et les représentants de la dame d'Ogiviller. Pour
neuf années, à compter de la Saint-Jean-Baptiste de l'an 1419, et
moyennant un loyer annuel de quatorze livres tournois et de trois
imaux de blé[204], Jacques d'Arc et Jean Biget eurent la jouissance de
la forteresse, du jardin, de la cour, ainsi que des prés qui
dépendaient de ce domaine. Outre les deux locataires principaux, il y
eut cinq locataires subsidiaires, dont le premier en nom fut
Jacquemin, l'aîné des fils de Jacques d'Arc[205].

[Note 203: _Procès_, t. I, pp. 66, 215.]

[Note 204: «Imal, dit Le Trévoux, mesure de grains dont on se sert
à Nancy. La quarte fait deux imaux, et quatre quartes le réal qui
contient quinze boisseaux, mesure de Paris.»]

[Note 205: Archives départementales de la Meurthe-et-Moselle,
layette Ruppes, II, nº 28.--Le bail à ferme du 2 avril 1420 a été
publié pour la première fois par M. J.-Ch. Chappellier dans le
_Journal de la Société d'Archéologie lorraine_, janvier-février 1889,
et _Deux actes inédits du XVe siècle sur Domremy_, Nancy 1889, in-8º,
16 p.--S. Luce, _La France pendant la guerre de cent ans_, 1890,
in-18, pp. 274 et suiv.--Lefèvre-Pontalis, _Étude historique et
géographique sur Domremy, pays de Jeanne d'Arc_, dans _Bibliothèque de
l'École des Chartes_, t. LVI, pp. 154-168.]

La précaution n'était pas inutile. En cette même année 1419, Robert de
Saarbruck et sa compagnie se rencontrèrent avec les hommes des frères
Didier et Durand, au village de Maxey, qui étendait en face de Greux,
sur l'autre côté de la Meuse, au pied des collines boisées, ses toits
de chaume. Les deux partis se livrèrent en ce lieu un combat dans
lequel le damoiseau victorieux fit trente-cinq prisonniers, qu'ensuite
il rançonna très âprement, selon l'usage. Dans le nombre se trouvait
ce Thiesselin de Vittel, écuyer, dont la femme avait tenu sur les
fonts du baptême la seconde fille de Jacques d'Arc. Jeanne, qui avait
alors sept ans, et peut-être un peu plus, put voir, d'une des collines
de son village, le combat où fut pris le mari de sa marraine[206].

[Note 206: _Procès_, t. II, pp. 420-426.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à
Domremy_, p. lxiv.]

Cependant les affaires du royaume de France allaient au plus mal. On
le savait à Domremy, car le village était sur la route et les passants
apportaient les nouvelles[207]. C'est ainsi qu'on y avait appris le
meurtre du duc Jean de Bourgogne à qui les conseillers du dauphin
firent payer sur le pont de Montereau le sang versé rue Barbette et
qui en furent les mauvais marchands, cette mort ayant mis très bas
leur jeune prince. La guerre s'en était suivie entre Armagnacs et
Bourguignons. Et cette guerre n'avait que trop profité aux Anglais,
obstinés ennemis du royaume, qui depuis deux cents ans possédaient la
Guyenne et y faisaient un grand négoce[208]. Mais la Guyenne était
loin et peut-être ne savait-on pas à Domremy qu'elle avait été jadis
dans les appartenances des rois de France. Ce qu'on y savait très
bien, au contraire, c'est que durant les derniers troubles du royaume
les Anglais avaient repassé la mer et que monseigneur Philippe, fils
du feu duc Jean, leur avait tendu la main. Ils occupaient la
Normandie, le Maine, la Picardie, l'Île-de-France, Paris la grande
ville[209]. Or les Anglais étaient très haïs et très craints, en
France, pour leur grande réputation de cruauté. Non qu'ils fussent en
réalité beaucoup plus méchants que les autres peuples[210]. En
Normandie, leur roi Henri avait fait respecter les femmes et les biens
dans tous les lieux de son obéissance. Mais la guerre est cruelle en
soi et qui la porte chez un peuple devient justement odieux à ce
peuple. On les disait perfides et non toujours à tort, car la bonne
foi est rare parmi les hommes. On les tournait en dérision de
diverses manières. En jouant sur leur nom en latin et en français on
les nommait anges. Or, s'ils étaient des anges, c'étaient assurément
de mauvais anges. Ils reniaient Dieu et avaient sans cesse à la gorge
leur _Goddam_[211], tant qu'on les appelait les Godons. C'étaient des
diables. On disait qu'ils étaient coués, c'est-à-dire qu'ils avaient
une queue au derrière[212]. On eut deuil dans beaucoup de maisons
françaises, quand la reine Ysabeau, faisant des nobles fleurs de Lis
litière au léopard, livra le royaume de France aux coués[213]. Depuis
lors, le roi Henri V de Lancastre et le roi Charles VI de Valois, le
roi victorieux et le roi fol s'étaient suivis, à quelques jours de
distance, devant Dieu qui juge le bon et le mauvais, le juste et
l'injurieux, le faible et le puissant. La châtellenie de Vaucouleurs
était française[214]. Il s'y trouvait des clercs et des nobles pour
plaindre cet autre Joas arraché tout enfant à ses ennemis, orphelin
dépouillé de son héritage, en qui tout l'espoir du royaume était
renfermé. Mais croira-t-on que les pauvres laboureurs avaient loisir
de considérer ces choses? Croira-t-on que vraiment les paysans de
Domremy tenaient pour le dauphin Charles, leur droiturier seigneur,
tandis que les Lorrains de Maxey, suivant le parti de leur duc,
tenaient pour les Bourguignons?

[Note 207: Liénard, _Dictionnaire topographique de la Meuse_,
introduction, p. x.]

[Note 208: Dom Devienne, _Histoire de Bordeaux_, pp. 98 et
103.--L. Bachelier, _Histoire du commerce de Bordeaux_, Bordeaux,
1862, in-8º, p. 45.--D. Brissaud, _Les Anglais en Guyenne_, Paris,
1875, in-8º.]

[Note 209: Ch. de Beaurepaire, _De l'administration de la
Normandie sous la domination anglaise_, Caen, 1859, in-4º, et _États
de Normandie sous la domination anglaise_, Évreux, 1859, in-8º.--De
Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. V, pp. 40-56, pp. 261-286.]

[Note 210: Thomas Basin, _Histoire de Charles VII et de Louis XI_,
éd. Quicherat, t. I, p. 27.]

[Note 211: La Curne, aux mots: _Anglais_ et _Goddons_.]

[Note 212: Voragine, _La légende de Saint-Grégoire_.--Du Cange,
_Glossaire_, au mot: _Caudatus_.--Le Roux de Lincy, _Recueil de chants
historiques français_, Paris, 1851, t. I, pp. 300-301.--Cette injure
se trouve déjà couramment chez Eustache Deschamps; elle est encore
vivace au XVIIe siècle (_Sommaire tant du nom et des armes que de la
naissance et parenté de la Pucelle_, éd. Vallet de Viriville).]

[Note 213: Carlier, _Histoire du Valois_, t. II, pp. 441 et
suiv.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, ch. III.]

[Note 214: Dom Calmet, _Histoire de Lorraine_, t. II, col.
631.--Bonnabelle, _Notice sur la ville de Vaucouleurs_, Bar-le-Duc,
1879, in-8º de 75 pages.]

Maxey, sur la rive droite de la Meuse, n'était séparé de Domremy que
par la rivière. Les enfants de Domremy et de Greux y allaient à
l'école; des querelles s'élevaient entre eux; les petits Bourguignons
de Maxey et les petits Armagnacs de Domremy se livraient des
batailles. Plus d'une fois, le soir, à la tête du pont, Jeanne vit
revenir tout en sang les gars de son village[215]. Qu'une fillette
ardente comme elle ait épousé gravement ces querelles et en ait conçu
une haine profonde des Bourguignons, cela se conçoit. On aurait tort
pourtant de chercher dans ces jeux de vilains en bas âge un indice de
l'état des esprits. Les jeunes garnements de ces deux paroisses en
avaient pour des siècles à s'insulter et à se battre[216]. Partout et
toujours, quand les enfants vont en troupe et que ceux d'un village
rencontrent ceux du village voisin, les injures et les pierres volent.
Les paysans de Domremy, de Greux et de Maxey, se souciaient peu, sans
doute, des affaires des ducs et des rois. Ils avaient appris à
craindre les capitaines de leur alliance à l'égal des capitaines de
l'alliance contraire, et à ne point faire de différence entre les gens
de guerre amis et les gens de guerre ennemis.

[Note 215: _Procès_, t. I, pp. 65-66.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à
Domremy_, pp. 18 et suiv.]

[Note 216: N. Villiaumé, _Histoire de Jeanne d'Arc_, 1864, in-8º,
p. 52, note I.]

En l'an 1420, les Anglais occupèrent le bailliage de Chaumont et mirent
des garnisons dans plusieurs forteresses du Bassigny. Messire Robert,
seigneur de Baudricourt et de Blaise, fils de feu messire Liébault de
Baudricourt, était alors capitaine de Vaucouleurs et bailli de Chaumont
pour le dauphin Charles. Il pouvait être estimé grand pillard, même en
Lorraine. Au printemps de cette année 1420, le duc de Bourgogne ayant
envoyé des ambassadeurs au seigneur évêque de Verdun, sire Robert,
d'accord avec le damoiseau de Commercy, les fit prisonniers à leur
retour. Pour venger cette offense, le duc de Bourgogne déclara la guerre
au capitaine de Vaucouleurs et la châtellenie fut ravagée par des bandes
d'Anglais et de Bourguignons[217].

[Note 217: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, ch. III.]

En 1423, le duc de Lorraine était aux prises avec un terrible homme,
cet Étienne de Vignolles, routier gascon, déjà fameux sous le rude
sobriquet de La Hire[218], qu'il devait laisser après sa mort au valet
de coeur des jeux de cartes graissés par les doigts des soudards. La
Hire tenait le parti du dauphin Charles, mais, de fait, ne guerroyait
que pour son propre gain. À cette heure, il battait le Barrois au
couchant et au midi, brûlant les églises et détruisant les villages.

[Note 218: Pierre d'Alheim, _Le jargon jobelin_, Paris, 1892,
in-18, glossaire, au mot: HIRENALLE, p. 61, et communication verbale
de M. Marcel Schwob.--_Cronique Martiniane_, éd. P. Champion, p. 8,
note 3.--_Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 270.--De Montlezun,
_Histoire de Gascogne_, 1847, in-8º, p. 143.--A. Castaing, _La patrie
du valet de coeur_, dans _Revue de Gascogne_, 1869, X, 29-33.]

Comme il occupait Sermaize, dont l'église était fortifiée, Jean comte
de Salm, gouverneur du duché de Bar pour le duc de Lorraine, l'y vint
assiéger avec deux cents chevaux. Un coup de bombarde, tiré par les
canonniers lorrains, tua Collot Turlaut, marié depuis deux ans à
Mengette, fille de Jean de Vouthon et cousine germaine de Jeanne[219].

[Note 219: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. lxxiij et 87,
note 1.--E. de Bouteiller et G. de Braux, _Nouvelles recherches_, pp.
4-15.]

Jacques d'Arc était alors doyen de la communauté. Le doyen avait
beaucoup à faire, surtout dans les temps troublés. Il convoquait le
maire et les échevins à leurs réunions, faisait les cris des
ordonnances, commandait le guet de jour et de nuit, gardait les
prisonniers. Il était aussi chargé de la collecte des tailles, rentes
et redevances, office des plus pénibles à remplir dans un pays
ruiné[220].

[Note 220: Bonvalot, _Le tiers état d'après la charte de Beaumont
et ses filiales_, Paris, 1886, p. 412.]

Robert de Saarbruck, damoiseau de Commercy, qui, pour le moment, était
armagnac, pillait et rançonnait, sous couleur de protection et de
sauvegarde, les villages barrisiens de la rive gauche de la
Meuse[221]. Le 7 octobre 1423, Jacques d'Arc signa, comme doyen,
au-dessous du maire et de l'échevin, l'acte par lequel le damoiseau
extorquait à ces pauvres gens le paiement annuel de deux gros par feu
entier et d'un gros par feu de veuve, imposition qui ne montait pas à
moins de deux cent vingt écus d'or, que le doyen était chargé de
colliger pour la Saint-Martin d'hiver[222].

[Note 221: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. lxxi et suiv.]

[Note 222: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, preuve LI.]

L'année suivante fut très mauvaise au dauphin Charles, car les
chevaliers français et écossais de son parti furent aussi maltraités
que possible à Verneuil. Cette année-là, le damoiseau de Commercy se
tourna bourguignon et n'en valut ni plus ni moins pour cela[223]. Le
capitaine La Hire se battait encore dans le Barrois, mais cette fois
c'était contre le jeune fils de madame Yolande, le beau-frère du
dauphin Charles, René d'Anjou, nouvellement sorti de tutelle et
désormais investi du duché de Bar. Le capitaine La Hire réclamait, à
la pointe de la lance, certaines sommes d'argent que le cardinal duc
de Bar lui devait[224].

[Note 223: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, pp.
16-17.]

[Note 224: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, preuve LXII.]

En même temps Robert, sire de Baudricourt, était aux prises avec Jean
de Vergy, seigneur de Saint-Dizier, sénéchal de Bourgogne[225]. Ce fut
une belle guerre. Des deux parts on prenait pain, vin, argent,
vaisselle, habits, gros et menu bétail, et l'on brûlait ce que l'on ne
pouvait emporter. On mettait à rançon hommes, femmes, enfants. Dans
la plupart des villages du Bassigny, le labour fut abandonné, presque
tous les moulins furent détruits[226].

[Note 225: Du Chesne, _Généalogie de la maison de Vergy_, Paris,
1625, in-folio.--Nouvelle Biographie Générale, t. XLV, p. 1125.]

[Note 226: S. Luce, Domremy et Vaucouleurs, de 1412 à 1425, dans
_Jeanne d'Arc à Domremy_, ch. III.]

Dix, vingt, trente bandes de Bourguignons parcouraient la châtellenie
de Vaucouleurs et y mettaient tout à feu et à sang. Les paysans
cachaient leurs chevaux pendant le jour et se relevaient la nuit pour
les mener paître[227]. À Domremy on vivait dans une alarme
perpétuelle. Un veilleur à toute heure se tenait sur la tour carrée du
moustier. Chaque habitant, et, si l'on s'en rapporte à la coutume, le
curé lui-même, y faisant le guet à son tour, épiait, dans la
poussière, au soleil, sur le ruban pâle des routes, la lueur des
lances, scrutait du regard la profondeur effrayante des bois, et la
nuit, voyait avec terreur s'allumer à l'horizon les villages. À
l'approche des gens d'armes il lançait à toute volée ces cloches qui,
tour à tour, célébraient les naissances, pleuraient les morts,
appelaient le peuple à la prière, conjuraient la foudre et annonçaient
les périls. Les villageois réveillés sautaient demi-nus aux étables et
poussaient pêle-mêle les troupeaux vers le château qu'entouraient les
deux bras de la Meuse[228].

[Note 227: _Procès_, t. I, p. 66.]

[Note 228: _Ibid._, t. I, p. 66.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à
Domremy_, p. LXXXVI et preuve XIV, p. 20.]

En l'été de 1425, certain chef de bandes, qui faisait meurtres et
larcins sans nombre dans tout le pays, Henri d'Orly, dit de Savoie,
tomba un jour avec ses larrons sur les villages de Greux et de
Domremy. Cette fois le château de l'Île ne fut d'aucun secours aux
habitants. Le seigneur Henri de Savoie prit tout le bétail des deux
villages et le fit conduire à quinze ou vingt lieues de là, dans son
château de Doulevant. Il avait aussi dérobé beaucoup de meubles et de
biens, en sorte que, ne pouvant tout loger en un seul endroit, il en
fit porter une partie à Dommartin-le-Franc, village assez proche où il
y avait un château précédé d'une si grande cour, que ce lieu en prit
le nom de Dommartin-la-Cour. Les paysans, cruellement dépouillés,
étaient en voie de mourir de faim. Heureusement pour eux, à la
nouvelle de cette volerie, la dame d'Ogiviller envoya au comte de
Vaudemont, en son château de Joinville, un message pour se plaindre à
lui, comme à son bon parent, d'un tort fait à elle-même, puisqu'elle
était dame de Greux et de Domremy. Le comte de Vaudemont avait dans sa
mouvance immédiate le château de Doulevant. Dès qu'il eut reçu le
message de sa parente, il envoya un homme d'armes, avec sept ou huit
combattants, reprendre le bétail. Cet homme d'armes, nommé Barthélemy
de Clefmont, âgé de vingt ans à peine, était habile au fait de guerre.
Il trouva dans le château de Dommartin-le-Franc les animaux volés, les
prit et les conduisit à Joinville. En route il fut poursuivi et
attaqué par les gens du seigneur d'Orly, et mis en grand péril de
mort. Mais il se défendit si bien qu'il arriva sauf à Joinville,
ramenant le bétail, que le comte de Vaudemont fit reconduire dans les
prairies de Greux et de Domremy[229].

[Note 229: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. 275 et suiv.]

Bonheur inespéré! Le laboureur embrassa ses boeufs en pleurant. Mais
n'était-il pas exposé à les perdre sans retour le lendemain?

Jeanne avait alors treize ou quatorze ans. La guerre partout autour
d'elle, même dans les jeux des enfants; le mari d'une de ses marraines
pris et rançonné par les gens d'armes; le mari de sa cousine germaine
Mengette tué d'un coup de bombarde[230], le pays natal foulé par les
routiers, incendié, pillé, dévasté, tout le bétail emporté; des nuits
d'épouvante, des rêves affreux, voilà ce qu'elle connut dans son
enfance.

[Note 230: E. de Bouteiller et G. de Braux, _Nouvelles
recherches_, pp. 4-15.]



CHAPITRE II

LES VOIX.


Or, âgée d'environ treize ans, un jour d'été, à l'heure de midi, dans
le jardin de son père, elle entendit une voix qui lui fit grand'peur.
Cette voix parlait à la droite de l'enfant, vers l'église, et était
accompagnée d'une lumière qui se montrait du même côté; elle lui
disait:

--Je viens de Dieu pour t'aider à te bien conduire[231]. Jeannette,
sois bonne et Dieu t'aidera.

[Note 231: _Procès_, t. I, pp. 52, 72-73, 89, 170.]

Jeanne était à jeun, mais non pas épuisée d'inanition; elle avait
mangé la veille[232].

[Note 232: _Ibid._, t. I, p. 52.--Le manuscrit porte _non
jejunaverat die præcedenti_.]

Un autre jour, la voix se fit encore entendre et répéta:

--Jeannette, sois bonne!

L'enfant ignorait encore de qui venait la voix. Mais la troisième
fois, en l'écoutant, elle sut que c'était la voix d'un ange et même
elle reconnut que cet ange était saint Michel. Elle ne pouvait s'y
tromper, le connaissant bien: c'était le patron du duché de Bar[233].
Elle le voyait parfois contre quelque pilier d'église ou de chapelle,
sous l'aspect d'un beau chevalier, portant le heaume couronné, la
cotte d'armes et l'écu, et transperçant le démon de sa lance[234]. On
le représentait aussi tenant les balances dans lesquelles il pesait
les âmes, car il était prévôt du ciel et gardien du paradis[235], à la
fois le chef des milices célestes et l'ange du Jugement[236]. Il se
plaisait sur les hauts lieux[237]. C'est pourquoi on lui avait
consacré une chapelle en Lorraine sur le mont Sombar, au nord de la
ville de Toul. Apparu très anciennement à l'évêque d'Avranches, il lui
avait ordonné de construire une église, sur le mont Tombe, à l'endroit
où l'on trouverait un taureau que des voleurs y avaient caché, et
d'asseoir l'édifice sur toute l'aire foulée par les pieds du taureau.
Ce fut en observation de ce commandement que s'éleva l'abbaye du
Mont-Saint-Michel-au-Péril-de-la-Mer[238].

[Note 233: V. Servais, _Annales historiques du Barrois_,
Bar-le-Duc, 1865, t. I, planche 2.]

[Note 234: P.-Ch. Cahier, _Caractéristique des Saints dans l'art
populaire_, t. I, p. 363.--Quicherat, _Aperçus nouveaux_, p. 50.--S.
Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. XCV, XCVI et preuve XXIV, p. 74.]

[Note 235: _Mystère de Saint Remi_, Biblioth. de l'Arsenal, ms.
3.364, f{os} 4 et 108.]

[Note 236: «_Sed signifer Sanctus Michael representet eas [animas]
in lucem sanctam_». Offertoire de la messe des morts.]

[Note 237: A. Maury, _Croyances et légendes du moyen âge_, pp. 171
et suiv.--Barbier de Montault, _Traité d'Iconographie chrétienne_, t.
I, p. 191.]

[Note 238: AA. SS, 1672; t. III, I. pp. 85 et suiv.--Dom J.
Huynes, _Histoire générale de l'abbaye du Mont-Saint-Michel_, éd. R.
de Beaurepaire, Rouen, 1872, pp. 61 et suiv.--A. Forgeais. _Collection
de plombs historiés trouvés dans la Seine_, Paris, 1864, t. III, p.
197.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, ch. IV.--_Chronique du
Mont-Saint-Michel_ (1343-1468), éd. S. Luce, Paris, 1880-1886 (2 vol.
in-8º), t. I, pp. 26, 146, 163 et suiv.]

Vers le temps où l'enfant avait ces apparitions, les défenseurs du
Mont-Saint-Michel déconfirent les Anglais qui attaquaient la
forteresse par terre et par mer. Les Français attribuèrent cette
victoire à la toute-puissante intercession de l'archange[239]. Et
pourquoi n'eût-il pas favorisé les Français qui lui vouaient une
dévotion spéciale? Depuis que monseigneur saint Denys avait laissé
prendre son abbaye par les Anglais, monseigneur saint Michel, qui
gardait si bien la sienne, était en passe de devenir le véritable
patron du royaume[240]. Le dauphin Charles, en l'an 1419, avait fait
peindre des panonceaux à la ressemblance de saint Michel tout armé,
tenant une épée nue et faisant manière de tuer un serpent[241]. Mais
des miracles de monseigneur saint Michel en Normandie la fille de
Domremy ne savait pas grand'chose.

[Note 239: Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations en faveur de
Jeanne d'Arc_, p. 272 [Opinion de Jean Bochard, dit de Vaucelle,
évêque d'Avranches].--Dom. J. Huynes, _loc cit._, ch. VIII, p. 105.]

[Note 240: Dom Félibien, _Histoire de l'abbaye royale de
Saint-Denis..._, Paris, 1706, in-fol. p. 341.]

[Note 241: Richer, _Histoire manuscrite de la Pucelle_, ms. fr.
10448, fol. 13.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, preuve XXIV.]

Elle reconnut l'ange à ses armes, à sa courtoisie et aux belles
maximes qui sortaient de sa bouche[242].

[Note 242: _Procès_, t. I, pp. 72-73.]

Il lui dit un jour:

--Sainte Catherine et sainte Marguerite viendront à toi. Agis par
leurs conseils, car elles sont ordonnées pour te conduire et te
conseiller en ce que tu auras à faire, et tu les croiras en ce
qu'elles te diront. Et ces choses s'accomplissent par le commandement
de Notre-Seigneur[243].

[Note 243: _Procès_, t. I, p. 170.]

Cette promesse lui causa une grande joie, car elle les aimait bien
l'une et l'autre. Madame sainte Marguerite était grandement honorée
dans le royaume de France et elle y faisait beaucoup de grâces. Elle
assistait les femmes en couches[244] et protégeait les paysans au
labour. Elle était la patronne des liniers, des recommanderesses, des
mégissiers et des blanchisseurs de laine. On lui était dévot en
Champagne et en Lorraine autant qu'en aucun pays chrétien. Des
religieux y promenaient à dos de mulet, par les villes et les
villages, une châsse contenant ses précieuses reliques. Ils les
faisaient toucher et recevaient pour cela d'abondantes aumônes[245].
Jeanne avait vu maintes fois à l'église madame sainte Marguerite
peinte au naturel, un goupillon à la main, le pied sur la tête du
dragon[246]. Elle en savait l'histoire telle qu'on la contait alors et
à peu près de la manière que voici.

[Note 244: _La vierge Marguerite substituée à la Lucine antique_,
analyse d'un poème inédit du XVe siècle, Paris, 1885, in-8º, p.
2.--Rabelais, _Gargantua_, l. I, ch. VI.--L'abbé J.-B. Thiers, _Traité
des superstitions selon l'Écriture sainte_, Paris, 1697 (4 vol.
in-12), t. I, p. 109.]

[Note 245: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, preuve CCXXXIV, p.
272.]

[Note 246: Abbé Bourgaut, _Guide du pèlerin à Domremy_, Nancy,
1878, in-12, p. 60.--E. Hinzelin, _Chez Jeanne d'Arc_, pp. 65 et 72.]

La bienheureuse Marguerite naquit à Antioche. Son père, Théodose,
était prêtre des gentils. Elle fut mise en nourrice et baptisée
secrètement. Un jour de sa quinzième année, comme elle gardait les
brebis de sa nourrice, le gouverneur Olibrius la vit, et, frappé de sa
beauté, conçut pour elle une grande passion. C'est pourquoi il dit à
ses serviteurs: «Allez et amenez-moi cette fille, afin que je l'épouse
si elle est de condition libre, ou que je la prenne pour servante si
elle est esclave.»

Et lorsqu'elle lui fut amenée, il lui demanda son pays, son nom et sa
religion. Elle répondit qu'elle se nommait Marguerite et qu'elle était
chrétienne.

Et Olibrius lui dit:

--Comment une fille noble et belle comme toi peut-elle adorer Jésus le
crucifié?

Et parce qu'elle répondit que Jésus-Christ vivait éternellement, le
gouverneur irrité la fit mettre en prison.

Le lendemain il la manda à son tribunal et lui dit:

--Malheureuse fille, aie pitié de ta propre beauté, et adore nos dieux
afin d'en retirer avantage. Mais si tu persistes dans ton aveuglement,
je ferai déchirer ton corps.

Et Marguerite répondit:

--Jésus s'est livré à la mort pour moi, et moi, je désire mourir pour
lui.

Alors le gouverneur donna l'ordre de la suspendre sur le chevalet, de
la fouetter de verges et de lui déchirer les chairs avec des ongles
de fer. Et le sang coula du corps de la vierge comme d'une source très
pure.

Les assistants pleuraient et le gouverneur se couvrit le visage de son
manteau pour ne pas voir le sang. Et il ordonna de la détacher et de
la reconduire dans sa prison.

Elle y fut tentée par l'Esprit, et elle pria le Seigneur de lui faire
voir l'ennemi qu'elle avait à combattre. Et voici qu'un énorme dragon,
se montrant devant elle, s'élança pour la dévorer. Mais elle fit le
signe de la croix et il disparut. Alors le diable emprunta, pour la
séduire, l'aspect d'un homme. Il vint doucement à elle, lui prit les
mains et dit: «Marguerite, c'est assez de ce que tu as fait.» Mais
elle le saisit par les cheveux, le jeta à terre, lui mit le pied droit
sur la tête et s'écria: «Tremble, ennemi superbe, tu gis sous le pied
d'une femme!» Le lendemain, en présence du peuple, elle fut amenée
devant le juge, qui lui ordonna de sacrifier aux idoles. Et, comme
elle s'y refusa, il lui fit brûler le corps avec des torches ardentes,
mais elle semblait n'éprouver aucun mal. Et de peur que, frappé de ce
miracle, le peuple ne se convertît en foule, Olibrius ordonna de
décapiter la bienheureuse Marguerite. Elle dit au bourreau: «Frère,
prends ton glaive et frappe-moi.» Il lui abattit la tête d'un seul
coup. L'âme s'envola au ciel sous la forme d'une colombe[247].

[Note 247: _Legenda Sanctorum_, Bâle, Nicolas Kesler, in-fol.,
1486, lég. LXXXVIII.--Douhet, _Dictionnaire des légendes_, pp.
824-836.]

Cette histoire avait été mise en chansons et en mystères[248]. Elle
était si connue, que le nom du gouverneur, avili par la raillerie,
devenu tout à fait ridicule, se donnait communément aux fanfarons et
aux glorieux et qu'on disait d'un sot qui fait le méchant garçon:
«C'est un olibrius[249].»

[Note 248: Gaston Paris, _La littérature française au moyen âge_,
1890, in-16, p. 212.]

[Note 249: La Curne, _Dictionnaire de l'ancien langage français_,
au mot: _Olibrius_. Olibrius se trouve aussi dans la légende de sainte
Reine où il est gouverneur des Gaules. La légende de sainte Reine
n'est qu'une variante assez ancienne de la légende de sainte
Marguerite.]

Madame sainte Catherine, que l'ange avait annoncée à Jeanne en même
temps que madame sainte Marguerite, gardait sous sa protection
spéciale les jeunes filles, et particulièrement les servantes et les
fileuses. Les orateurs et les philosophes avaient pris aussi pour
patronne la vierge qui avait confondu les cinquante docteurs et
triomphé des mages de l'Orient. On lui faisait dans la vallée de la
Meuse des oraisons en rimes, comme celle-ci:

  _Ave_, très sainte Catherine,
  Vierge pucelle nette et fine[250].

[Note 250: Bibliothèque Mazarine, manuscrit 515. _Recueil, de
prières_, fº 55. Ce manuscrit est précisément originaire des bords de
la Meuse.]

Elle n'était pas non plus pour Jeanne une étrangère cette belle dame
qui avait son église à Maxey, sur l'autre bord de la rivière et dont
le nom était porté par la fille aînée d'Isabelle Romée[251].

[Note 251: S. Luce, _loc. cit._, preuve XIII, p. 19, note 2.--E.
de Bouteiller et G. de Braux, _Nouvelles recherches sur la famille de
Jeanne d'Arc_, pp. XVI et 62.--_Guide et souvenir du pèlerin à
Domremy_, Nancy, 1878, in-18, p. 60.]

Jeanne assurément ne connaissait pas l'histoire de madame sainte
Catherine telle que la savaient les grands clercs, telle, par exemple,
que la mettait en écrit, vers ce temps-là, messire Jean Miélot,
secrétaire du duc de Bourgogne. Jean Miélot disait comment la vierge
d'Alexandrie réprouva les subtils arguments d'Homère, les syllogismes
d'Aristote, les très sages raisons d'Esculape et de Gallien, médecins
renommés, pratiqua les sept arts libéraux et disputa selon les règles
de la dialectique[252]. La fille de Jacques d'Arc n'entendait rien à
cela; elle connaissait madame sainte Catherine par des récits tirés de
quelque histoire en langue vulgaire comme il en courait tant à cette
époque, en prose ou en rimes[253].

[Note 252: J. Miélot, _Vie de sainte Catherine_, texte revu par
Marius Sepet, 1881, gr. in-8º.]

[Note 253: Gaston Paris, _La littérature française au moyen âge_,
pp. 82, 213.]

Fille du roi Costus et de la reine Sabinelle, Catherine, au sortir de
l'enfance, était versée dans l'étude des arts, et habile à broder la
soie. La beauté de son corps resplendissait, mais son âme demeurait
plongée dans les ténèbres de l'idolâtrie. Plusieurs barons de l'empire
la recherchaient en mariage; elle les dédaignait et disait:
«Trouvez-moi un époux qui soit sage, beau, noble et riche.» Or,
pendant son sommeil, elle eut une vision. La Vierge Marie lui apparut
tenant l'Enfant Jésus dans ses bras et dit:

--Catherine, veux-tu prendre celui-ci pour ton époux? Et vous, mon
très doux fils, voulez-vous avoir cette vierge pour épouse?

L'Enfant Jésus répondit:

--Ma mère, je ne la veux point; éloignez-la plutôt de vous, parce
qu'elle est idolâtre. Mais si elle consent à se faire baptiser, je lui
promets de mettre à son doigt l'anneau nuptial.

Désireuse d'épouser le Roi des cieux, Catherine alla demander le saint
baptême à l'ermite Ananias, qui vivait en Arménie, dans la montagne
Nègre. Peu de jours après, comme elle priait dans sa chambre, elle vit
venir Jésus-Christ au milieu d'un choeur nombreux d'anges, de saints
et de saintes. Il s'approcha d'elle et lui mit au doigt son anneau. Et
Catherine connut seulement alors que ces noces étaient des noces
spirituelles.

En ce temps-là, Maxence était empereur des Romains. Il ordonna aux
habitants d'Alexandrie d'offrir aux idoles de grands sacrifices.
Catherine, qui priait dans son oratoire, entendit les chants des
prêtres et les mugissements des victimes. Aussitôt elle se rendit sur
la place publique et, ayant vu Maxence à la porte du temple, elle lui
dit:

--Comment es-tu assez insensé pour ordonner à cette foule de rendre
hommage à des idoles? Tu admires ce temple que tu as élevé par la
main des ouvriers. Tu admires ces ornements précieux qui ne sont que
de la poussière qu'emporte le vent. Tu devrais plutôt admirer le ciel
et la terre, et la mer, et tout ce qui y est contenu. Tu devrais
admirer les ornements des cieux, le soleil, la lune et les étoiles; tu
devrais admirer les cercles de ces astres qui, depuis le commencement
du monde, courent vers l'Occident et reviennent à l'Orient, et ne se
fatiguent jamais. Et quand tu auras remarqué toutes ces choses,
interroge et apprends quel en est l'auteur. C'est notre Dieu, le
Seigneur des Dominations et le Dieu des dieux.

--Femme, répondit l'empereur, laisse-nous achever le sacrifice;
ensuite nous te ferons réponse.

Et il ordonna que Catherine fût conduite au palais et gardée avec
soin; et comme il admirait la grande sagesse et la merveilleuse beauté
de cette vierge, il manda cinquante docteurs versés dans la science
des Égyptiens et dans les arts libéraux, et, les ayant assemblés, il
leur dit:

--Une fille d'un esprit subtil affirme que nos dieux ne sont que des
démons. J'aurais pu la contraindre à sacrifier ou la faire punir; mais
j'ai jugé plus convenable qu'elle fût confondue par la force de vos
arguments. Si vous triomphez d'elle, vous retournerez chez vous
chargés d'honneurs.

Et les sages répondirent:

-Qu'on l'amène, afin que sa témérité se manifeste et qu'elle avoue
n'avoir jamais jusqu'ici rencontré de sages!

Et quand elle apprit qu'elle devait disputer avec les sages, Catherine
craignit de ne pouvoir défendre dignement contre eux la vérité de
Jésus-Christ. Mais un ange lui apparut et lui dit:

--Je suis l'archange saint Michel, envoyé par Dieu pour t'annoncer que
tu sortiras de ce combat victorieuse, et digne d'obtenir notre
Seigneur Jésus-Christ, espoir et couronne de ceux qui combattent pour
lui.

Et la vierge disputa avec les docteurs. Ceux-ci ayant soutenu qu'il
était impossible qu'un Dieu se fît homme et connût la douleur,
Catherine montra que la naissance et la passion de Jésus-Christ
avaient été annoncées par les gentils eux-mêmes et proclamées par
Platon et la Sibylle.

Les docteurs ne purent rien opposer à des arguments si solides. C'est
pourquoi le principal d'entre eux dit à l'empereur:

--Tu sais que personne jusqu'ici n'a pu disputer avec nous sans être
aussitôt confondu. Mais cette jeune fille, dans laquelle parle
l'esprit de Dieu, nous remplit d'admiration, et nous ne savons ni
n'osons dire quelque chose contre le Christ. Et nous avouons hardiment
que, si tu n'as pas de meilleures raisons à donner en faveur des dieux
que nous avons adorés jusqu'à présent, nous nous convertissons tous à
la foi chrétienne.

En entendant ces paroles, le tyran fut transporté d'une telle rage,
qu'il fit brûler les cinquante docteurs au milieu de la ville. Mais en
signe de ce qu'ils mouraient pour la vérité, ni leurs vêtements, ni
leurs cheveux ne furent atteints par le feu.

Maxence dit ensuite à Catherine:

--Ô vierge issue de noble lignée, et digne de la pourpre impériale,
prends conseil de ta jeunesse et sacrifie à nos dieux. Si tu le veux
faire, tu tiendras dans mon palais le premier rang après
l'impératrice, et ton image, placée au milieu de la ville, sera adorée
de tout le peuple comme celle d'une déesse.

Mais Catherine répondit:

--Cesse de parler de telles choses. C'est un crime d'y penser
seulement. Jésus-Christ m'a prise pour épouse. Il est tout mon amour,
toute ma gloire et toutes mes délices.

Voyant qu'il ne pouvait la flatter par des caresses, le tyran espéra
la réduire par la peur; c'est pourquoi il la menaça de mort.

Le courage de Catherine n'en fut point ébranlé:

--Jésus-Christ, dit-elle, s'est offert pour moi en sacrifice à son
Père; ce m'est une grande joie que je puisse être offerte à la gloire
de son nom comme une hostie agréable.

Alors Maxence ordonna qu'elle fût fouettée de verges et que, traînée
ensuite dans un cachot ténébreux, on l'y laissât sans nourriture. Et,
appelé par diverses affaires pressantes, il partit pour une province
éloignée.

Or, l'impératrice, qui était païenne, eut une vision, et sainte
Catherine lui apparut environnée d'une clarté inestimable. Des anges
vêtus de blanc se tenaient auprès d'elle et l'on ne pouvait voir leurs
visages pour la très grande lumière qui en sortait. Et Catherine dit à
l'impératrice d'approcher. Et prenant une couronne de la main d'un des
anges qui étaient là, elle la mit sur la tête de l'impératrice en
disant:

--Voici une couronne qui t'est envoyée du ciel, au nom de
Jésus-Christ, mon Dieu et mon Seigneur.

L'impératrice fut troublée en son coeur par ce songe admirable. C'est
pourquoi, accompagnée de Porphyre, lequel était chevalier et chef de
l'armée, elle se rendit à la première heure de la nuit dans la prison
où Catherine était enfermée. Dans cette prison une colombe lui
apportait une nourriture céleste, et des anges pansaient les plaies de
la vierge. L'impératrice et Porphyre trouvèrent le cachot baigné d'une
clarté dont ils furent si épouvantés qu'ils tombèrent prosternés sur
la pierre. Mais une odeur merveilleusement suave se répandit aussitôt,
qui les réconforta et leur donna meilleur espoir.

--Levez-vous, leur dit Catherine, et ne soyez pas épouvantés, car
Jésus-Christ vous appelle.

Ils se levèrent et virent Catherine au milieu d'un choeur d'anges. La
sainte prit des mains de l'un de ceux qui étaient là une couronne très
belle, brillant comme l'or, et elle la mit sur la tête de
l'impératrice. Et cette couronne était le signe du martyre. Et en
effet cette reine et le chevalier Porphyre étaient déjà inscrits au
livre des récompenses éternelles.

Quand il fut de retour, Maxence donna l'ordre qu'on lui amenât
Catherine, et lui dit:

--Choisis de ces deux choses: ou de sacrifier et vivre, ou de périr
dans les tourments.

Et Catherine répondit:

--Je désire offrir ma chair et mon sang à Jésus-Christ. Il est mon
amant, mon pasteur et mon époux.

Alors le prévôt de la cité d'Alexandrie, qui avait nom Chursates, fit
faire quatre roues garnies de dents de fer très aiguës, afin que sur
ces roues la bienheureuse Catherine pérît d'une misérable et très
cruelle mort. Mais un ange brisa cette machine et la fit éclater avec
tant de force, que les débris tuèrent un grand nombre de gentils. Et
l'impératrice, qui, du haut de sa tour, voyait ces choses, descendit
et reprocha à l'empereur sa cruauté. Maxence, plein de rage, ordonna à
l'impératrice de sacrifier, et, comme elle s'y refusait, il commanda
de lui arracher les mamelles et de lui couper la tête. Et tandis qu'on
la menait au supplice, Catherine l'exhortait, disant:

--Va, réjouis-toi, reine aimée de Dieu, car aujourd'hui tu échangeras
ton royaume périssable en un éternel empire et un époux mortel en un
immortel amant.

Et l'impératrice fut conduite hors des murs pour y souffrir la mort.
Porphyre enleva le corps et le fit ensevelir honorablement, comme
celui d'une servante de Jésus-Christ. C'est pourquoi Maxence fit
mettre Porphyre à mort et jeter son cadavre aux chiens. Puis, faisant
venir Catherine, il lui dit:

--Puisque, par tes arts magiques, tu as fait périr l'impératrice, si
tu te repens, tu seras maintenant la première dans mon palais.
Aujourd'hui donc, sacrifie aux dieux, ou tu auras la tête coupée.

Elle répondit:

--Fais ce que tu as résolu, afin que je prenne place dans la troupe
virginale qui accompagne l'Agneau de Dieu.

L'empereur la condamna à être décapitée. Et lorsqu'on l'eut menée hors
de la cité d'Alexandrie, au lieu du supplice, elle leva les yeux au
ciel et dit:

--Jésus, espoir et salut des fidèles, gloire et beauté des vierges, je
te prie d'accorder que quiconque m'invoquera en souvenir de mon
martyre sera exaucé, soit au moment de sa mort, soit dans les périls
où il pourra se trouver.

Et une voix du ciel lui répondit:

--Viens, mon épouse chérie; la porte du ciel t'est ouverte. Je promets
les secours d'en haut à ceux qui m'invoqueront par ton intercession.

Du col tranché de la vierge il coula du lait au lieu de sang.

Ainsi madame sainte Catherine trépassa de ce monde au bonheur
céleste, le vingt-cinquième jour du mois de novembre, qui était un
vendredi[254].

[Note 254: Voragine, _La légende dorée_, 1846, pp.
789-797.--Douhet, _Dictionnaire des légendes_, 1855, p. 282.]

Monseigneur saint Michel, archange, n'avait pas fait une fausse
promesse: mesdames sainte Catherine et sainte Marguerite vinrent comme
il avait dit. Dès leur première visite, la jeune paysanne fit voeu
entre leurs mains de garder sa virginité tant qu'il plairait à
Dieu[255]. Si cette promesse avait un sens, il fallait que Jeanne,
quelque âge qu'elle eût alors, ne fût plus tout à fait une enfant. Et
il semble bien aussi qu'elle vit l'ange et les saintes au moment de
devenir femme, si tant est qu'elle le devint jamais[256]. Les saintes
nouèrent bientôt avec elle des relations familières[257]. Elles
venaient tous les jours au village et souvent plusieurs fois le jour.
En les voyant paraître dans cette clarté qu'elles apportaient du ciel,
charmantes, en habit de reines, le front ceint d'une couronne d'or et
de pierreries bien riche et bien précieuse, la villageoise se signait
dévotement et leur faisait une profonde révérence[258]. Et comme elles
étaient des dames bien nées, elles lui rendaient son salut. Chacune
avait sa façon particulière de saluer, et sans doute parce que leur
visage trop éblouissant ne pouvait être regardé en face, c'était
surtout à leur manière de faire la révérence que Jeanne les
distinguait l'une de l'autre. Elles se laissaient toucher volontiers
par leur amie terrestre, qui embrassait leurs genoux, baisait le bas
de leur robe et s'enivrait de la bonne odeur qu'elles exhalaient[259].
Elles parlaient d'une voix humble[260], à ce qu'il semblait à Jeanne.
Elles appelaient la pauvre fille: fille de Dieu. Elles lui
enseignaient à se bien conduire et à fréquenter l'église. Sans avoir
toujours des choses très nouvelles à lui dire, puisqu'elles venaient à
tout moment, elles lui tenaient des propos qui la remplissaient de
joie et, après qu'elles avaient disparu, Jeanne pressait ardemment de
ses lèvres la terre où leurs pieds s'étaient posés[261].

[Note 255: _Procès_, t. I, p. 128.--Hinzelin, _Chez Jeanne d'Arc_,
p. 29.--Nous examinerons, au moment du procès, s'il est possible de
concilier les assertions de Jeanne relativement à ce voeu.]

[Note 256: _Procès_, t. I, p. 128; t. III, p. 219.]

[Note 257: _Ibid._, table, aux mots: _Voix_, _Catherine_ et
_Marguerite_.]

[Note 258: _Ibid._, t. I, pp. 71-85; 167 et suiv.; 186 et suiv.]

[Note 259: _Procès_, t. I, pp. 185-186.]

[Note 260: Humblement n'exprime dans la langue ancienne qu'un
sentiment affable. On trouve dans Froissart (cité par La Curne): «Li
contes de Hainaut rechut ces seigneurs d'Engleterre, l'un après
l'autre, moult humblement.»]

[Note 261: _Procès_, t. I, p. 130.]

Elle recevait souvent les Dames du ciel dans son petit jardin, contigu
au pourpris de l'église. Elle les rencontrait près de la fontaine;
souvent même elles se montraient à leur petite bien-aimée au milieu
des compagnies. «Car, disait la fille d'Isabelle, les anges viennent
bien des fois entre les chrétiens, et on ne les voit pas. Mais moi, je
les vois[262].» C'était dans les bois, au bruit léger du feuillage et
surtout pendant que les cloches sonnaient matines ou complies qu'elle
entendait le plus distinctement les douces paroles. Aussi aimait-elle
cette voix des cloches dans laquelle se mêlaient ses Voix. Et quand, à
neuf heures du soir, Perrin le Drapier, marguillier de la paroisse,
manquait à sonner les complies, elle le reprenait de sa négligence et
le grondait, disant que ce n'était pas bien fait. Elle lui promettait
des gâteaux si, à l'avenir, il sonnait exactement[263].

[Note 262: _Ibid._, t. I, p. 130.]

[Note 263: _Procès_, t. II, p. 413 et note 2.]

Elle ne révéla rien de ces choses à son curé, en quoi elle fut
grandement répréhensible selon de bons docteurs et tout à fait
irréprochable de l'avis de certains autres docteurs excellents. Car,
si d'une part nous devons, en matière de foi, consulter nos supérieurs
ecclésiastiques, d'autre part là où souffle l'Esprit, là règne la
liberté[264].

[Note 264: _Ibid._, t. I, p. 52, glose marginale du ms. d'Urfé:
_Celavit visiones curato, patri et matri et cuicumque_, dans _Procès_,
t. I, p. 128, note.--Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations en
faveur de Jeanne d'Arc_, p. 471.]

Depuis que les deux saintes fréquentaient Jeanne, monseigneur saint
Michel se montrait moins assidu auprès d'elle; mais il ne l'avait
point abandonnée. Une heure vint où il lui conta la pitié qui était au
royaume de France, la pitié qu'elle avait au coeur[265].

[Note 265: _Ibid._, t. I, p. 171: «Et luy racontet l'angle la
pitié qui estoit ou royaume de France». _Pitié_ sujet de tendresse et
d'amour: L'ange pense spécialement au Dauphin. Pour le sens et
l'emploi de ce mot, comparez _Monstrelet_, t. III. p. 74: «... et le
peuple plorant de pitié et de joie qu'ils avoient à regarder leur
seigneur». Gérard de Nevers dans La Curne: «Pitié estoit de voir
festoyer leur seigneur; on ne pourrait retenir ses larmes en voyant la
joie qu'ils marquoient de recevoir leur seigneur.»]

Et les saintes visiteuses, dont la voix se faisait plus ardente et
plus ferme, à mesure que la jeune fille prenait une âme plus héroïque
et plus sainte, lui révélèrent sa mission:

--Fille de Dieu, lui dirent-elles, il faut que tu quittes ton village
et que tu ailles en France[266].

[Note 266: _Procès_, t. I, p. 53.]

Cette idée d'une mission sainte et guerrière, dont Jeanne prit
conscience par ses Voix, s'était-elle formée en son esprit
spontanément, sans l'intervention d'aucune volonté étrangère, ou lui
fut-elle suggérée par quelque personne dont elle subissait
l'influence? C'est ce qu'il serait impossible de discerner, si un
faible indice ne nous mettait sur la voie. Jeanne eut connaissance, à
Domremy, d'une prophétie qui disait que la France serait désolée par
une femme et puis rétablie par une pucelle[267]. Elle en fut
étrangement frappée et il lui arriva, par la suite, d'en parler d'une
manière qui prouve que non seulement elle y ajoutait foi, mais encore
qu'elle croyait être la pucelle annoncée[268]. Qui la lui apprit?
Quelque paysan? On a lieu de croire que les paysans l'ignoraient[269]
et qu'elle courait parmi les personnes de dévotion[270]. D'ailleurs,
pour être édifié à cet égard, il suffit de remarquer que Jeanne connut
de cette prophétie une version spéciale, visiblement arrangée pour
elle, puisqu'il y était spécifié que la pucelle réparatrice sortirait
des Marches de Lorraine. Cette addition topique ne peut être le fait
d'un conducteur de boeufs et décèle un esprit habile à gouverner les
âmes, à susciter les actes. Le doute n'est plus possible, la prophétie
ainsi complétée et dirigée part d'un clerc dont les intentions se
laissent facilement voir. Dès lors on surprend une pensée qui agit et
pèse sur la jeune visionnaire. Cet homme d'Église des bords de la
Meuse qui, dans l'humilité des champs, songeait au sort du pauvre
peuple et, pour tourner les visions de Jeanne au bien du royaume et à
la conclusion de la paix, poussait l'ardeur de son zèle pieux jusqu'à
recueillir des prophéties sur le salut du Lis de France et à les
compléter avec une précision utile à ses desseins, il faut le chercher
parmi ces prêtres, ces religieux lorrains ou champenois qui
souffraient cruellement des malheurs publics[271]. Les marchands et
les artisans, écrasés d'impôts et de tailles, ruinés par les
changements des monnaies[272], les paysans, dont les maisons, les
granges, les moulins étaient détruits, les champs ravagés, cessaient
de contribuer aux frais du culte[273]. Chanoines et religieux, qui ne
recevaient plus ni les redevances de leurs feudataires, ni les
contributions des fidèles, quittaient le monastère et s'en allaient à
travers le siècle mendier leur pain, laissant au cloître deux ou trois
vieux moines et quelques enfants. Les abbayes fortifiées attiraient
les capitaines et les soldats des deux partis, qui s'y retranchaient,
les pillaient et les brûlaient, et si quelqu'une de ces saintes
maisons échappait aux flammes, les villageois errants s'y réfugiaient
et l'on ne pouvait empêcher les femmes d'envahir les réfectoires et
les dortoirs[274]. C'est dans la multitude obscure des âmes troublées
par l'affliction et les scandales de l'Église que se devine le
prophète et l'initiateur de la Pucelle.

[Note 267: _Ibid._, t. II, p. 444.]

[Note 268: «Nonne alios dictum fuit quod Francia per mulierem
desolaretur, et postea per Virginem restaurari debebat» Déposition de
Durand Lassois dans _Procès_, t. II, p. 444.]

[Note 269: _Procès_, t. II, p. 447.]

[Note 270: _Ibid._, t. III, p 83.--Morosini, t. IV, annexe XVI.]

[Note 271: Monstrelet, t. III, p. 180.--Jean Chartier, _Chronique
latine_, éd. Vallet de Viriville, t. I, p. 13.--Th. Basin, _Histoire
de Charles VII et de Louis XI_, t. I, p. 44 et suiv.]

[Note 272: Alain Chartier, _Quadriloge invectif_, éd. André
Duchesne, Paris, 1617, pp. 440 et suiv.--_Ordonnances_, t. XI, pp. 101
et suiv.--Vuitry, _Les monnaies sous les trois premiers Valois_,
Paris, 1881, in-8º, _passim_.--De Beaucourt, _Histoire de Charles
VII_, t. I, ch. XI.]

[Note 273: Juvénal des Ursins et _Journal d'un bourgeois de
Paris_, _passim_.--Lettre de Nicolas de Clemangis à Gerson, dans
_Clemangis opera omnia_, 1613, in-4º, II, pp. 159 et suiv.]

[Note 274: Le P. Denifle, _La désolation des églises,
monastères..._, Mâcon, 1897, in-8º, introduction.]

On ne sera pas tenté de le reconnaître en messire Guillaume Frontey,
curé de Domremy: le successeur de messire Jean Minet, à le juger par
ses propos, qui nous ont été conservés, était aussi simple que ses
ouailles[275]. Jeanne fréquentait beaucoup de prêtres et de moines.
Elle visitait son oncle le curé de Sermaize, et voyait son cousin,
jeune religieux profès en l'abbaye de Cheminon[276], qui devait
bientôt la suivre en France. Elle se trouvait en relation avec nombre
de personnes ecclésiastiques très aptes à reconnaître sa piété
singulière et le don qu'elle avait reçu de voir des choses invisibles
au commun des chrétiens. Ils lui tenaient des propos qui, s'ils nous
étaient conservés, nous ouvriraient sans doute une des sources de
cette extraordinaire vocation. L'un d'eux, dont le nom ne sera jamais
connu, prépara au roi et au royaume de France un angélique défenseur.

[Note 275: _Procès_, t. II, pp 402, 434.]

[Note 276: Toutefois ces deux personnages ne nous sont connus que
par des documents généalogiques très suspects. _Procès_, t. V, p.
252--Boucher de Molandon, _La famille de Jeanne d'Arc_, p. 127.--G. de
Braux et E. de Bouteiller, _Nouvelles recherches_, pp. 7 et suiv.]

Cependant Jeanne vivait en pleine illusion. Entièrement ignorante des
influences qu'elle subissait, incapable de reconnaître en ses Voix
l'écho d'une voix humaine ou la propre voix de son coeur, elle
répondit avec crainte aux saintes qui lui ordonnaient d'aller en
France:

--Je suis une pauvre fille ne sachant ni chevaucher ni guerroyer[277].

[Note 277: _Procès_, t. I, pp. 52, 53.]

Dès qu'elle eut ces révélations, elle renonça aux jeux et aux
promenades. Elle ne dansa plus guère au pied de l'arbre des fées et
seulement pour faire sauter les petits enfants[278]; elle prit aussi en
dégoût, à ce qu'il semble, les travaux des champs, et surtout le soin
des troupeaux. Dès l'enfance, elle avait donné des signes de piété. Elle
se livrait maintenant aux pratiques d'une dévotion singulière; elle se
confessait souvent et communiait avec une extraordinaire ferveur; elle
entendait chaque jour la messe de son curé. On la trouvait à toute heure
dans l'église, tantôt prosternée de son long sur la pierre, tantôt les
mains jointes, le visage et les yeux levés vers Notre-Seigneur ou
Notre-Dame. Elle n'attendait pas toujours le samedi pour aller à la
chapelle de Bermont. Parfois, tandis que ses parents la croyaient à
garder les bêtes, elle était aux pieds de la Vierge miraculeuse. Le curé
du village, messire Guillaume Frontey, ne pouvait que louer la plus
innocente de ses paroissiennes[279]. Il appréciait les sentiments de
cette bonne fille. Un jour, il lui échappa de dire avec un soupir de
regret:

[Note 278: _Procès_, t. II, pp. 404, 407, 409, 411, 414, 416 et
_passim_.]

[Note 279: _Ibid._, t. II, pp. 402, 434.]

--Si Jeannette avait de l'argent, elle me donnerait pour dire des
messes[280].

[Note 280: _Ibid._, t. II, p. 402.--Sur les pratiques religieuses
de Jeanne, _Procès_, à la table, aux mots: _Messe_, _Vierge_,
_Cloche_.]

Quant au bonhomme Jacques d'Arc, il est croyable qu'il se plaignait
parfois de ces pèlerinages, contemplations et autres pratiques
contraires à l'économie rurale. Jeanne paraissait à tout le monde
étrange et bizarre. La voyant si pieuse, Mengette et ses compagnes
disaient qu'elle l'était trop[281]. Elles la grondaient de ne point
danser avec elles. Isabellette, entre autres, la jeune femme de
Gérardin d'Épinal, la mère de ce petit Nicolas, filleul de Jeanne,
blasonnait rustiquement une fille si peu dansante[282]. Colin, fils de
Jean Colin, avec tous les gars du village, se moquaient d'elle à cause
de sa dévotion. Ses extases faisaient sourire; elle passait pour un
peu folle. Poursuivie de railleries, elle en souffrait[283]. Mais elle
voyait des yeux de son corps les habitants du Paradis. Et, quand ils
s'éloignaient d'elle, elle pleurait et elle aurait bien voulu qu'ils
l'eussent emportée avec eux.

[Note 281: _Procès_, t. II, p. 429.]

[Note 282: _Ibid._, t. II, p. 426.]

[Note 283: _Ibid._, t. II, p. 432.]

--Fille de Dieu, il faut que tu quittes ton village et que tu ailles
en France[284].

[Note 284: _Ibid._, t. I, pp. 52-53.]

Et mesdames sainte Catherine et sainte Marguerite disaient encore:

--Prends l'étendard de par le Roi du ciel, prends-le hardiment et Dieu
t'aidera.

En écoutant les dames aux belles couronnes parler ainsi, Jeanne
brûlait du désir des longues chevauchées et de ces batailles où les
anges passent sur le front des guerriers. Mais comment aller en
France? Comment aller parmi les gens d'armes? Les Voix, qu'elle
entendait, ignorantes et généreuses comme elle, ne lui révélaient que
son âme et la laissaient dans un trouble douloureux:

--Je suis une pauvre fille, ne sachant ni chevaucher ni guerroyer.

Le village natal de Jeanne portait le nom du bienheureux Remi[285];
l'église paroissiale était sous le vocable du grand apôtre des Gaules
qui, en baptisant le roi Clovis, avait oint de l'huile sainte le
premier prince chrétien de la noble Maison de France, issue du noble
roi Priam de Troie.

[Note 285: _Procès_, t. II, pp. 393, 400 et _passim_.]

Voici de quelle manière les clercs rapportaient la légende de
Saint-Remi:

En ce temps-là, le pieux ermite Montan, qui vivait au pays de Laon,
vit le choeur des anges et l'assemblée des saints et il entendit une
voix grande et douce qui disait: «Le Seigneur a regardé la terre. Il a
entendu les gémissements de ceux qui sont enchaînés; il a vu les fils
de ceux qui ont péri, et il brisera leurs fers, afin que son nom soit
annoncé parmi les nations et que les peuples et les rois se réunissent
ensemble pour le servir. Et Cilinie enfantera un fils pour le salut du
peuple.»

Or Cilinie était vieille et son mari Émilius était aveugle. Mais
Cilinie, ayant conçu, mit au monde un fils et du lait dont elle
nourrissait l'enfant elle frotta les yeux du père aveugle, qui revit
aussitôt la lumière.

Cet enfant, annoncé par les anges, fut nommé Remi, qui veut dire rame,
car il devait, par sa doctrine, comme avec une rame bien taillée,
diriger l'Église de Dieu et spécialement l'Église de Reims sur la mer
agitée de cette vie, et, par ses mérites et ses prières, la conduire
vers le port du salut éternel.

Le fils de Cilinie passa sa pieuse jeunesse à Laon, dans la retraite
et les exercices d'une sainte et chrétienne conversation. Il entrait à
peine dans sa vingt-deuxième année, quand le siège épiscopal de Reims
vint à vaquer par la mort du bienheureux évêque Bennade. Un immense
concours de peuple désigna Remi à la garde des fidèles. Il refusait
une charge trop pesante, disait-il, pour la faiblesse de son âge; mais
un rayon d'une céleste lumière descendit tout à coup sur son front, et
une liqueur divine se répandit sur sa chevelure qu'elle embauma d'un
parfum inconnu. C'est pourquoi, sans plus tarder, les évêques de la
province de Reims, d'un consentement unanime, lui donnèrent la
consécration épiscopale. Assis dans le siège de saint Sixte, le
bienheureux Remi s'y montra libéral en aumônes, assidu dans sa
vigilance, fervent en ses oraisons, parfait en charité, merveilleux en
doctrine et saint en tous ses propos. Il attirait sur lui l'admiration
des hommes, comme la cité bâtie sur le sommet d'une montagne.

En ce temps-là, Clovis, roi de France, était païen avec toute sa
chevalerie. Mais ayant remporté, par l'invocation du nom de
Jésus-Christ, une grande victoire sur les Allemands, il résolut, à la
prière de la sainte reine Clotilde, sa femme, de demander le baptême
au bienheureux évêque de Reims. Instruit de ce pieux désir, saint Remi
enseigna au roi et au peuple comment, en renonçant à Satan, à ses
oeuvres et à ses pompes, on doit croire en Dieu et en Jésus-Christ son
fils. Et, la solennité de Pâques approchant, il leur ordonna le jeûne
selon la coutume des fidèles.

Le jour de la Passion de Notre-Seigneur, veille du jour où Clovis
devait être baptisé avec ses barons, l'évêque alla trouver le roi et
la reine dès le matin et les conduisit dans un oratoire consacré au
bienheureux Pierre, prince des apôtres. La chapelle fut tout à coup
remplie d'une lumière si brillante qu'elle effaçait l'éclat du soleil,
et du milieu de cette lumière sortit une voix qui disait: «La paix
soit avec vous; c'est moi, ne craignez point, et demeurez en mon
amour.» Après ces paroles la lumière disparut, mais il resta dans la
chapelle une odeur d'une suavité ineffable. Alors, resplendissant
comme Moïse par l'éclat du visage et illuminé au dedans d'une clarté
divine, le saint évêque prophétisa et dit: «Clovis et Clotilde, vos
descendants reculeront les limites du royaume. Ils élèveront l'Église
de Jésus-Christ et triompheront des nations étrangères, pourvu que, ne
dégénérant pas de la vertu, ils ne s'écartent jamais des voies du
salut, ne s'engageant pas dans la route du péché, et ne se laissant
pas tomber dans les pièges de ces vices mortels qui renversent les
empires et transportent la domination d'une nation à l'autre.»

Cependant on prépare le chemin depuis le palais du roi jusqu'au
baptistère; on suspend des voiles, des tapis précieux; on tend les
maisons de chaque côté des rues; on pare l'église, on couvre le
baptistère de baume et de toutes sortes de parfums. Comblé des grâces
du Seigneur, le peuple croit déjà respirer les délices du paradis. Le
cortège part du palais; le clergé ouvre la marche avec les saints
évangiles, les croix et les bannières, chantant des hymnes et des
cantiques spirituels; vient ensuite l'évêque, conduisant le roi par la
main; enfin la reine suit avec le peuple. Chemin faisant, le roi
demanda à l'évêque si c'était là le royaume de Dieu qu'il lui avait
promis: «Non, répondit le bienheureux Remi, mais c'est l'entrée de la
route qui y conduit.» Quand ils furent parvenus au baptistère, le
prêtre qui portait le saint chrême, arrêté par la foule, ne put
atteindre jusqu'aux saints fonts; en sorte qu'à la bénédiction des
fonts, le chrême manqua par un exprès dessein du Seigneur. Alors le
pontife lève les yeux vers le ciel, et prie en silence et avec des
larmes. Aussitôt descend une colombe, blanche comme la neige, portant
dans son bec une ampoule pleine d'un chrême envoyé du ciel. Une odeur
délicieuse s'en exhale, qui enivre les assistants d'un plaisir bien
au-dessus de tout ce qu'ils avaient senti jusque-là. Le saint évêque
prend l'ampoule, asperge de chrême l'eau baptismale et incontinent la
colombe disparaît.

Transporté de joie à la vue d'un si grand miracle de la grâce, le roi
renonce à Satan, à ses pompes et à ses oeuvres, demande avec instance
le baptême et s'incline sur la fontaine de vie[286].

[Note 286: Grégoire de Tours, _Le livre des miracles_, éd.
Bordier, 1864, in-8º, t. II, pp. 27, 31.--Hincmar, _Vita sancti
Remigii_, dans la _Patrologie de Migne_, t. CXXV, pp. 1130 et
suiv.--H. Jadart, _Bibliographie des ouvrages concernant la vie et le
culte de saint Remi, évêque de Reims_, Reims, 1891, in-8º.]

Et depuis lors les rois de France sont sacrés de l'onction divine
apportée du ciel par la colombe. La sainte ampoule qui la contient est
gardée dans l'église Saint-Remi de Reims. Et avec la permission de
Dieu, cette ampoule, au jour du sacre, se trouve toujours pleine[287].

[Note 287: Froissart, l. II, ch. LXXIV.--Le doyen de
Saint-Thibaud, p. 328.--Vertot, _Dissertation au sujet de la sainte
ampoule conservée à Reims_, dans _Mémoires de l'Acad. des Inscr. et
Belles-Lettres_, 1736, t. II, pp. 619-33; t. IV, pp. 1350-65.--Leber,
_Des cérémonies du sacre ou recherches historiques et critiques sur
les moeurs, les coutumes dans l'ancienne monarchie_, Paris, Reims,
1825, in-8º, pp. 255 et suiv.]

Voilà ce que disaient les clercs; et sans doute les paysans de
Domremy, sur un ton plus humble, en eussent pu dire autant et même
davantage. Comme on peut croire, ils chantaient la complainte de saint
Remi. Tous les ans, quand le premier jour d'octobre ramenait la fête
patronale, le curé devait faire, selon l'usage, le panégyrique du
saint[288].

[Note 288: A. Monteil, _Histoire des Français_, 1853, t. II, p.
194.]

Vers cette époque, un mystère se jouait à Reims, où les miracles de
l'apôtre des Gaules étaient amplement représentés[289]. Et il y en
avait de bien propres à toucher des âmes villageoises. En sa vie
mortelle, monseigneur saint Remi guérit un aveugle démoniaque. Un
homme ayant donné, pour le salut de son âme, ses biens au chapitre de
Reims, mourut; dix ans après sa mort, monseigneur saint Remi le
ressuscita et lui fit déclarer sa donation. Hébergé par des gens qui
n'avaient pas de quoi boire, le saint remplit leur tonneau d'un vin
miraculeux. Ayant reçu du roi Clovis un moulin en présent, comme le
meunier refusait de le lui abandonner, monseigneur saint Remi, avec
l'aide de Dieu, abîma le moulin dans les entrailles de la terre. Une
nuit que le Saint se trouvait seul dans sa chapelle, tandis que tous
ses clercs dormaient, les glorieux apôtres Pierre et Paul descendirent
du paradis pour chanter avec lui les matines.

[Note 289: _Mystère de saint Remi_, bibliothèque de l'Arsenal,
3.364. Ce mystère date du XVe siècle, du temps des guerres en
Champagne.

Voici des vers qui s'y rapportent aux malheurs du royaume:

SAINT-ESTIENNE.

  Ô Jhesucrist, qui les sains cieulx
  As de lumière environnez,
  Soleil et lune enluminés,
  Et ordonnez à ta plaisance;
  Pour le très doulz païs de France
  Les martirs, non pas un mais tous,
  À jointes mains et à genoux
  Te requièrent que tu effaces
  La grant doleur de France; et faces
  Par ta sainte digne vertu
  Qu'ilz aient paix; adfin que tu,
  Ta doulce mère et tous les sains,
  Et ceulx qui sont de pechiez sains,
  Devotement servis y soient!...

SAINT-NICOLAS...

  Dieu tout puissant fay tant qu'il ysse
  Hors du doulz païs sans amer
  Que toutes gens doivent amer
  C'est France, où sont les bons Chrestiens
  S'on les confort; si les soustiens
  Car l'engin de leur adversaire
  Et son faulx art les tire à faire
  Contre ta sainte voulenté.
  Ayez pitié de Crestienté
  Beau sire Dieux
  Tant en France qu'en autres lieux!
  Ce seroit Pitié à oultrance
  Que si noble roiaume, comme France,
  Fust par male temptacion
  Mis du tout à perdicion...

Fol. 3, verso.]

Qui mieux que les gens de Domremy pouvait connaître le baptême du roi
Clovis de France et savoir qu'au chant du _Veni Creator Spiritus_ le
Saint-Esprit était descendu tenant en son bec la sainte Ampoule,
pleine du chrême bénit par Notre-Seigneur[290]? Qui mieux qu'eux
entendait les paroles adressées au roi très chrétien, par monseigneur
saint Remi, non sans doute en latin d'église, mais en bonne langue
vulgaire, et revenant à ceci:

«Or, Sire, ayez connaissance de servir Dieu dévotement et de garder la
justice, pour que florisse votre royaume. Car lorsque justice y
périra, ce royaume courra grand péril[291].»

[Note 290: _Mystère de saint Remi_, Bibliothèque de l'Arsenal,
ms., nº 3.364, fol. 69, verso.]

[Note 291: _Mystère de saint Remi_, fol. 71, verso.]

Enfin, d'une manière ou d'une autre, soit par les clercs qui la
gouvernaient, soit par les paysans au milieu desquels elle vivait,
Jeanne avait connaissance du bon archevêque Remi, qui aimait tant le
sang royal de la sainte Ampoule de Reims et du sacre des rois très
chrétiens[292].

[Note 292:

  Le bon archevesque Remy
  Qui tant aime le sang royal,
  Qui tant a son conseil loyal,
  Qui tant aime Dieu et l'Église.

_Mystère de saint Remi_, fol. 77.]

Et l'ange lui apparut et lui dit:

--Fille de Dieu, tu conduiras le dauphin à Reims, afin qu'il y reçoive
son digne sacre[293].

[Note 293: _Procès_, t. I, p. 130.]

La jeune fille entendait. Les voiles tombaient; une lumière éclatante
se faisait dans son esprit. Voilà donc pourquoi Dieu l'avait choisie.
C'était par elle que le dauphin Charles devait être sacré à Reims. La
colombe blanche, autrefois envoyée au bienheureux Remi, devait
redescendre à l'appel d'une vierge. Dieu, qui aime les Français,
marque leur roi d'un signe, et, quand ce signe manque, la puissance
royale n'est point. C'est le sacre qui fait seul le roi, et messire
Charles de Valois n'est pas sacré. Bien que le père soit couché, la
couronne au front, le sceptre à la main, dans la basilique de
Saint-Denys en France, le fils n'est que dauphin, et il ne
recueillera son saint héritage que le jour où l'huile de l'ampoule
inépuisable coulera sur son front. Et c'est elle, la jeune paysanne,
ignorante que Dieu a choisie pour le conduire, à travers ses ennemis,
jusqu'à Reims où il recevra l'onction que reçut saint Louis. Desseins
impénétrables de Dieu! L'humble fille qui ne sait ni chevaucher ni
guerroyer est élue pour donner à Notre-Seigneur son vicaire temporel
dans la France chrétienne.

Désormais Jeanne connaissait les grandes choses qu'elle avait à faire.
Mais elle ne découvrait pas encore les voies par lesquelles elle
devait les accomplir.

--Il faut que tu ailles en France, lui disaient madame sainte
Catherine et madame sainte Marguerite.

--Fille de Dieu, tu conduiras le dauphin à Reims[294], afin qu'il y
reçoive son digne sacre, lui disait monseigneur saint Michel,
archange.

[Note 294: _Procès_, t. I, p. 130; t. II, p. 456; t. III, p. 3 et
_passim_.]

Il était nécessaire de leur obéir. Mais comment? S'il ne se trouva
pas, à ce moment, quelque personne de dévotion pour la diriger, un
fait très particulier et de peu d'importance, qui se passait alors
dans la maison paternelle, peut suffire à mettre la jeune sainte sur
la voie.

Principal locataire du château de l'Île en 1419 et doyen de la
communauté en 1423, Jacques d'Arc était un des notables de Domremy.
Les gens du village, qui l'estimaient, le chargeaient volontiers de
besognes difficiles. Ils l'envoyèrent, à la fin de mars 1427, à
Vaucouleurs, comme leur procureur fondé dans un procès qu'ils avaient
à soutenir par-devant Robert de Baudricourt. Il s'agissait d'une
réparation de dommages que réclamait un certain Guyot Poignant, de
Montigny-le-Roi, et pour lesquels il avait assigné concurremment le
seigneur et les habitants de Greux et de Domremy. Ces dommages
remontaient à quatre années en çà, quand le damoiseau de Commercy
avait frappé Greux et Domremy d'un droit de sauvegarde qui s'élevait à
deux cent vingt écus d'or.

Guyot Poignant se porta garant de cette somme qui ne fut point payée
au terme fixé. Le damoiseau saisit chez Poignant bois, foin et
chevaux, pour cent vingt écus d'or, dont ledit Poignant réclama le
paiement aux seigneurs et aux vilains de Greux et de Domremy.
L'affaire était pendante encore en 1427, quand la communauté désigna,
pour son procureur fondé, Jacques d'Arc, et l'envoya à Vaucouleurs. On
ignore comment le différend se termina; mais il suffit de savoir que
le père de Jeanne vit sire Robert, l'approcha, lui parla[295].

[Note 295: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. CLIV, CLV, CLVI,
97, 359 et suiv.; _La France pendant la guerre de cent ans_, p. 287.]

De retour dans sa maison, il dut plus d'une fois conter ces entrevues,
rapporter d'un si grand personnage diverses façons et paroles. Et sans
doute Jeanne en entendit maintes choses. Assurément ses oreilles
étaient rebattues du nom de Baudricourt. C'est alors que l'archange
chevalier, l'éblouissant ami, vint une fois encore lui révéler la
pensée obscure qui naissait en elle:

--Fille de Dieu, lui dit-il, tu iras vers le capitaine Robert de
Baudricourt, en la ville de Vaucouleurs, afin qu'il te donne des gens
pour te conduire auprès du gentil dauphin[296].

[Note 296: _Procès_, t. I, 53.]

Résolue à fidèlement accomplir le vouloir de son archange, qui était
son propre vouloir, Jeanne prévoyait bien que sa mère, quoique pieuse,
ne l'aiderait point dans ses projets et que son père s'y opposerait
énergiquement. Aussi se garda-t-elle de leur en rien confier[297].

[Note 297: _Ibid._, t. I, p. 128.]

Elle pensa que Durand Lassois était homme à lui assurer l'aide dont
elle avait besoin. Elle l'appelait son oncle, en considération de son
âge: il avait seize ans de plus qu'elle. Leur parenté résultait de ce
que Lassois avait épousé une Jeanne, fille d'un Le Vauseul, laboureur,
et d'Aveline, soeur d'Isabelle de Vouthon, et par conséquent cousine
germaine de la fille d'Isabelle[298].

[Note 298: _Ibid._, t. II, p. 443.--Boucher de Molandon, _La
famille de Jeanne d'Arc_, p. 146.--E. de Bouteiller et G. de Braux,
_Nouvelles recherches sur la famille de Jeanne d'Arc_, introduction,
pp. XXI, XXII.]

Lassois habitait, avec sa femme, son beau-père et sa belle-mère, un
hameau de quelques feux, Burey-en-Vaulx, sur la rive gauche de la
Meuse, dans la verte vallée, à deux lieues de Domremy et à moins d'une
lieue de Vaucouleurs[299].

[Note 299: _Procès_, t. II, pp. 411, 431, 439.--S. Luce, _Jeanne
d'Arc à Domremy_, p. CLXI.--Hinzelin, _Chez Jeanne d'Arc_, p. 92.]

Jeanne l'alla trouver, lui fit part de ses projets et lui représenta
qu'elle avait besoin de voir sire Robert de Baudricourt. Pour que son
bon parent lui donnât plus de créance elle lui cita une bien étrange
prophétie, dont nous avons déjà parlé:

--N'a-t-il pas été su autrefois, fit-elle, qu'une femme ruinerait le
royaume de France et qu'une femme le rétablirait[300]?

[Note 300: _Procès_, t. II, pp. 443, 444.]

Cette pronostication, paraît-il, rendit Durand Lassois pensif. Des
deux choses qui s'y trouvaient annoncées, la première, qui était
mauvaise, s'était accomplie dans la ville de Troyes, quand madame
Ysabeau avait donné le royaume des Lis et madame Catherine de France
au roi d'Angleterre. Il ne restait donc plus qu'à souhaiter que la
seconde chose, qui était bonne, s'accomplît aussi. Tel était le désir
de Durand Lassois, si toutefois il se sentait porté d'amour pour le
dauphin Charles, ce que l'histoire ne dit pas.

Jeanne en ce séjour chez sa cousine ne voyait pas seulement ses
parents les Vouthon et leurs enfants. Elle fréquentait aussi chez un
jeune gentilhomme nommé Geoffroy de Foug, qui habitait sur la paroisse
de Maxey-sur-Vayse dont le hameau de Burey faisait partie. Elle lui
confia qu'elle voulait aller en France. Le seigneur Geoffroy ne
connaissait pas beaucoup les parents de Jeanne; il ne savait pas leurs
noms. Mais la jeune fille lui parut bonne, simple, pieuse, et il
l'encouragea dans sa merveilleuse entreprise[301]. Une huitaine de
jours après son arrivée à Burey, elle en vint à ses fins: Durand
Lassois consentit à la mener à Vaucouleurs[302].

[Note 301: _Procès_, t. II, p. 442.]

[Note 302: _Ibid._, t. I, p, 33, 221; t. II, pp. 443.]

Avant de partir, elle fit une requête à sa tante Aveline, qui était
grosse; elle lui dit:

--Si l'enfant que vous attendez est une fille, nommez-la Catherine en
mémoire de ma soeur défunte.

Catherine, qui avait épousé Colin de Greux, venait de mourir[303].

[Note 303: Enquête généalogique du bailli de Chaumont sur Jehan
Royer (8 octobre 1555) dans E. de Bouteiller et G. de Braux,
_Nouvelles recherches sur la famille de Jeanne d'Arc_, p. 62.
(Document assez suspect.)]



CHAPITRE III

PREMIER SÉJOUR À VAUCOULEURS.--FUITE À NEUFCHÂTEAU.--VOYAGE À
TOUL.--SECOND SÉJOUR À VAUCOULEURS.


Robert de Baudricourt, alors capitaine de la ville de Vaucouleurs pour
le dauphin Charles, était fils de Liébault de Baudricourt, en son
vivant chambellan de Robert duc de Bar, gouverneur de Pont-à-Mousson,
et de Marguerite d'Aunoy, dame de Blaise en Bassigny. Quatorze ou
quinze ans auparavant, il avait succédé à ses deux oncles, Guillaume
Bâtard de Poitiers et Jean d'Aunoy, comme bailli de Chaumont et
capitaine de Vaucouleurs. Il s'était marié une première fois à une
riche veuve; devenu veuf il avait épousé, en 1425, une veuve aussi
riche que la première, madame Alarde de Chambley. Et c'est un fait que
les bergers d'Urusse et de Gibeaumex volèrent la charrette qui portait
les gâteaux commandés pour le festin de noces. Sire Robert ressemblait
à tous les hommes de guerre de son temps et de son pays: il était
avide et madré; il avait beaucoup d'amis parmi ses ennemis et beaucoup
d'ennemis parmi ses amis, se battait parfois pour son parti, parfois
contre et toujours à son profit. Au reste, pas plus malfaisant qu'un
autre, et des moins sots[304].

[Note 304: _Chronique de la Pucelle_, p. 271.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 67.--Le R. P. Benoît, _Histoire ecclésiastique
et politique de la ville et du diocèse de Toul_, Toul, 1707, p.
529.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. CLXII-CLXIII.--Léon
Mougenot, _Jeanne d'Arc, le Duc de Lorraine et le Sire de
Baudricourt_, 1895, in-8º.--G. de Braux et E. de Bouteiller,
_Nouvelles recherches_, p. XVIII.--C. Nioré, _Le pays de Jeanne
d'Arc_, dans _Mémoires de la Société académique de l'Aube_, 1894, t.
XXXI, pp. 307-320.--De Pange, _Le pays de Jeanne d'Arc. Le fief et
l'arrière-fief. Les Baudricourt_, Paris, 1903, in-8º.]

Vêtue d'une pauvre robe rouge toute rapiécée[305], mais le coeur
illuminé d'un mystique amour, Jeanne gravit la colline qui domine la
ville et la vallée, pénétra dans le château sans difficulté, car on y
entrait comme au moulin, et fut introduite dans une salle où sire
Robert se tenait parmi les gens d'armes. Elle entendit la Voix qui lui
disait: «Le voilà[306]!» et aussitôt elle alla droit à lui, et lui
parla sans crainte, commençant par ce qu'elle croyait, sans doute, le
plus pressé:

--Je suis venue à vous, lui dit-elle, de la part de Messire, pour que
vous mandiez au dauphin de se bien tenir et de ne pas assigner
bataille à ses ennemis[307].

[Note 305: _Procès_, t. II, p. 436.]

[Note 306: _Ibid._, t. II, p. 456.]

[Note 307: _Ibid._, t. II, p. 456.]

Assurément elle parlait de la sorte sur un nouveau mandement de ses
Voix. Et, chose digne de remarque, elle répétait mot pour mot ce
qu'avait dit soixante-quinze ans en çà, non loin de Vaucouleurs, un
paysan champenois qui était vavasseur, c'est-à-dire homme franc.
L'aventure de ce paysan avait commencé comme celle de Jeanne, pour
finir, il est vrai, beaucoup plus court. La fille de Jacques d'Arc
n'était pas la première à dire qu'elle avait des révélations sur le
fait de la guerre. Les personnes inspirées se montrent surtout dans
les époques de grandes misères. C'est ainsi qu'au temps de la peste et
du Prince Noir, le vavasseur de Champagne avait, lui aussi, entendu
une voix dans une lumière.

Tandis qu'il travaillait aux champs, la voix lui avait dit: «Va
avertir le roi de France Jean de ne combattre contre nul de ses
ennemis.» C'était quelques jours avant la bataille de Poitiers[308].

[Note 308: _Chronique des quatre premiers Valois_, éd. S. Luce,
Paris, 1861, in-8º, pp. 46-48.]

Alors le conseil était bon; au mois de mai de l'an 1428, il semblait
moins utile et même il ne répondait pas très bien à la réalité des
choses. Depuis la malheureuse journée de Verneuil, les Français ne se
sentaient pas en état d'assigner bataille à leurs ennemis; ils n'y
songeaient point. On prenait, on perdait des villes, on faisait des
escarmouches et des rescousses; on n'assignait point de bataille aux
ennemis. Il n'était nul besoin de contenir le dauphin Charles qui, de
nature et de fortune, était pour lors très contenu[309]. Environ le
temps où Jeanne tenait ce propos à sire Robert, les Anglais
préparaient une expédition en France et hésitaient encore, ne sachant
s'ils marcheraient sur Angers ou sur Orléans[310].

[Note 309: P. de Fénin, _Mémoires_, éd. de mademoiselle Dupont,
Paris, 1837, pp. 195, 222, 223.]

[Note 310: L. Jarry, _Le compte de l'armée anglaise au siège
d'Orléans_, Orléans, 1892, in-8º, pp. 75-76.]

Jeanne parlait sur l'avis de son archange et de ses saintes qui,
touchant le fait de la guerre et l'état du royaume, n'en savaient ni
plus ni moins qu'elle. Mais il n'est pas surprenant que ceux qui se
croient envoyés de Dieu demandent qu'on les attende. Et puis il y
avait tout le gros bon sens du peuple dans cette crainte de la jeune
fille, que la chevalerie française ne livrât encore une bataille à sa
façon. On savait trop bien comment ces gens-là s'y prenaient.

Sans se troubler, Jeanne poursuivit et fit une prophétie concernant le
dauphin:

--Avant la mi-carême, Messire lui donnera secours.

Et elle ajouta aussitôt:

--De fait le royaume n'appartient pas au dauphin. Mais Messire veut
que le dauphin soit fait roi et qu'il ait le royaume en commande.
Malgré ses ennemis, le dauphin sera fait roi; et c'est moi qui le
conduirai à son sacre.

Sans doute que le nom de Messire, dans le sens où elle l'employait,
avait quelque chose d'étrange et d'obscur, puisque sire Robert, ne le
comprenant pas, demanda:

--Qui est Messire?

--Le Roi du ciel, répondit la jeune fille.

Elle venait d'employer un autre terme sur lequel sire Robert ne fit
pas de réflexion, qu'on sache, et qui pourtant donne à penser[311].

[Note 311: _Procès_, t. II, p. 456.]

Ce mot de commande, usité en matières bénéficiales, signifiait
dépôt[312]. Quand le roi recevrait le royaume en commande il n'en
serait que le dépositaire. Ce que la jeune fille disait là
correspondait aux idées des hommes les plus pieux sur le gouvernement
des royaumes par Notre-Seigneur. Elle n'avait pu trouver elle-même ni
le mot ni la chose; elle était visiblement endoctrinée par quelqu'un
de ces hommes d'Église dont nous avons déjà senti l'influence à
l'occasion d'une prophétie lorraine et dont toute trace est à jamais
perdue.

[Note 312: Voir La Curne et Godefroy au mot: _commande_.]

Jeanne était en conversations spirituelles avec plusieurs prêtres;
entre autres avec Messire Arnolin, de Gondrecourt-le-Château, et
Messire Dominique Jacob, curé de Moutier-sur-Saulx, qui l'entendaient
en confession[313]. Il est dommage qu'on ne sache pas ce qu'ils
pensaient de l'insatiable cruauté de la gent anglaise, de l'orgueil de
Monseigneur le duc de Bourgogne, des malheurs du dauphin, et s'ils
n'espéraient pas que Notre-Seigneur Jésus-Christ daignerait un jour,
à la prière du commun peuple, donner le royaume en commande à Charles,
fils de Charles. C'est peut-être de quelqu'un de ceux-là que Jeanne
tenait sa politique sacrée[314].

[Note 313: _Procès_, t. II, p. 392, 393, 458, 459.]

[Note 314: Quant à Nicolas de Vouthon, religieux de l'abbaye de
Cheminon, ce qui est dit de lui dans l'information des 2 et 3 novembre
1476 semble peu vraisemblable. _Procès_, t. V, p. 252.--E. de
Bouteiller et G. de Braux, _Nouvelles recherches sur la famille de
Jeanne d'Arc_, pp. XVIII et suiv., p. 9.]

Au moment où elle parlait à sire Robert, se trouvait auprès du
capitaine, et non pas, sans doute, par pur hasard, un gentilhomme
lorrain nommé Bertrand de Poulengy, qui avait une terre près de
Gondrecourt et remplissait un office dans la prévôté de
Vaucouleurs[315]. Il était alors âgé d'environ trente-six ans. C'était
un homme qui fréquentait les clercs; du moins entendait-il fort bien
le langage des personnes de dévotion[316]. Peut-être voyait-il Jeanne
pour la première fois, mais assurément il avait beaucoup entendu
parler d'elle, la savait pieuse et de sage conduite; il avait
fréquenté à Domremy une douzaine d'années avant cette époque,
connaissait les aîtres, s'était assis sous l'arbre des Dames, était
allé plusieurs fois chez Jacques d'Arc et la Romée, qu'il tenait pour
d'honnêtes cultivateurs[317].

[Note 315: _Procès_, t. II, p. 475.--Servais, dans _Mémoires de la
Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc_, t. VI, p.
139.--E. de Bouteiller et G. de Braux, _Nouvelles recherches_, p.
XXVIII.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, preuve XCV, p. 143, et
note 3.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p. 204.]

[Note 316: Cela apparaît à la manière dont il rapporte les paroles
de Jeanne.]

[Note 317: _Procès_, t. II, pp. 451, 458.]

Il se peut que Bertrand de Poulengy fut touché du maintien et du
langage de la jeune fille; il est plus croyable encore que ce
gentilhomme était en relation avec les personnes d'Église, inconnues
de nous, qui instruisaient la paysanne visionnaire afin de la rendre
plus capable de servir le royaume de France et l'Église. De toute
manière elle avait en Bertrand un ami qui devait lui apporter plus
tard l'appui le plus utile.

Pour cette fois, si nous sommes bien informés, il ne tenta rien ni ne
souffla mot. Peut-être jugeait-il qu'il fallait attendre que le
capitaine de la ville fût mieux préparé à accueillir la demande de la
sainte. Sire Robert ne comprenait rien à toute cette affaire et ce
point seul lui paraissait clair, que Jeanne ferait une belle ribaude
et que ce serait un friand morceau pour les gens d'armes[318].

[Note 318: _Procès_, t. III, p. 85.--_Chronique de la Pucelle_, p.
72.--_Journal du siège_, p. 35.]

En renvoyant le vilain qui la lui avait amenée, il lui fit une
recommandation tout à fait conforme à la sagesse du temps sur le
castoiement des filles:

--Reconduis-la à son père avec de bons soufflets.

Et sire Robert estimait la méthode excellente, car il invita plusieurs
fois l'oncle Lassois à ramener au logis Jeannette bien souffletée[319].

[Note 319: _Procès_, t. II, p. 444.--L. Mougenot, _Jeanne d'Arc,
le Duc de Lorraine et le Sire de Baudricourt_, Nancy, 1895, in-8º.]

Après huit jours d'absence, elle revint au village. Le mépris du
capitaine et les outrages de la garnison ne l'avaient ni humiliée, ni
découragée; elle les tenait au contraire comme des preuves de la
vérité de sa mission, s'imaginant que ses Voix les lui avaient
annoncées[320]. Comme ceux qui marchent en dormant, elle était douce à
l'obstacle et d'une obstination paisible. À la maison, au courtil, aux
prés, elle continuait ce sommeil merveilleux, plein des images du
dauphin, de sa chevalerie, et des batailles sur lesquelles flottaient
des anges.

[Note 320: _Procès_, t. II, p. 53.]

Elle ne pouvait se taire; son secret lui échappait de toutes parts.
Sans cesse elle prophétisait, mais on ne la croyait pas. La veille de
la Saint-Jean-Baptiste, environ un mois après son retour, elle dit
sentencieusement à Michel Lebuin, laboureur à Burey, qui était un tout
jeune garçon:

--Il y a entre Coussey et Vaucouleurs une fille qui, avant un an
d'ici, fera sacrer le roi de France[321].

[Note 321: _Ibid._, t. II, p. 440.]

Un jour même, avisant Gérardin d'Épinal, qui seul à Domremy n'était
pas du parti du dauphin, et à qui, de son aveu, elle eût volontiers
coupé la tête, encore qu'elle fût la marraine de son fils, elle ne put
se tenir de lui faire à mots couverts l'annonce du mystère qu'il y
avait entre elle et Dieu:

--Compère, si vous n'étiez Bourguignon, je vous dirais quelque
chose[322].

[Note 322: _Ibid._, t. II, p. 423.]

Le bonhomme crut qu'il s'agissait de fiançailles prochaines, et que la
fille de Jacques d'Arc épouserait bientôt quelqu'un des garçons avec
qui elle avait mangé des petits pains sous l'arbre des Fées et bu
l'eau de la fontaine des Groseilliers.

Hélas! Jacques d'Arc eût bien voulu que le secret de sa fille fût de
cette sorte. Cet homme de sens droit, très ferme et soucieux de la
bonne conduite de ses enfants, s'inquiétait des allures que prenait
Jeanne. Il ne savait pas qu'elle entendait des Voix; il ne se doutait
pas que c'était, dans son jardin, toute la journée une descente du
Paradis, que du Ciel à sa maison allaient et venaient sans cesse plus
d'anges que n'en avait porté l'échelle de Jacob et qu'enfin, pour
Jeannette seule, sans qu'on n'en vît rien, un mystère se jouait, plus
riche et plus beau mille fois que ceux qu'on représentait sur un
échafaud, aux jours de fête, dans des villes comme Toul ou Nancy. Il
était à cent lieues de soupçonner ces incroyables merveilles. Mais il
voyait bien que sa fille était hors de sens, qu'elle avait l'esprit
égaré, qu'elle disait des folies. Il s'apercevait bien qu'elle n'avait
en tête que chevauchées et batailles; il ne pouvait ignorer tout à
fait l'équipée de Vaucouleurs. Il craignait vivement qu'un jour cette
malheureuse enfant ne partît pour tout de bon et n'allât courir le
monde. Cette pénible inquiétude le poursuivait jusque dans son
sommeil. Il rêva, une nuit, qu'il la voyait s'enfuyant avec des hommes
d'armes; et l'impression de ce rêve fut si forte qu'elle lui resta
encore à son réveil. Durant plusieurs jours il dit et répéta à ses
fils Jean et Pierre:

--Si je croyais vraiment qu'advînt cette chose que j'ai songée de ma
fille, je voudrais qu'elle fût noyée par vous; et si vous ne le
faisiez, je la noierais moi-même[323].

[Note 323: _Procès_, t. I, pp. 131-132 et 219.]

Isabelle répéta le propos à sa fille, pour l'effrayer et la corriger.
Tout dévote qu'elle était, elle partageait les craintes du père.
C'était une chose cruelle à penser pour ces braves gens, que leur
enfant pût devenir une ribaude. En ces temps de guerre, il y avait
foison de ces folles femmes que les gens d'armes menaient en croupe;
chacun avait la sienne.

Par l'étrangeté de leurs actions, fréquemment les saintes, en leur
jeunesse, prêtent à de pareils soupçons. Et Jeanne donnait des signes
de sainteté. Elle était la fable du village. On la montrait au doigt
en disant par moquerie: «Voilà celle qui relèvera la France et le sang
royal[324].»

[Note 324: _Ibid._, t. II, p. 421.]

Voyant le mal qui tenait cette fille, les gens du pays n'étaient pas
embarrassés pour en trouver la cause. Ils l'attribuaient à quelque
sortilège. Elle avait été vue sous le beau Mai, elle y avait suspendu
des guirlandes. On savait que le vieux hêtre était hanté, de même que
la fontaine voisine. Et c'était une chose bien connue que les fées
jetaient des sorts. Certains découvrirent que Jeanne avait rencontré
une dame méchante. Ils disaient: «Jeannette a pris son fait près de
l'arbre des Fées[325].» Encore s'il n'y avait jamais eu que des
paysans pour le croire!

[Note 325: _Procès_, t. I, p. 68.]

Antoine de Vergy, gouverneur de Champagne, reçut, le 22 juin, du duc
de Bedford, régent de France au nom de Henri VI, commission d'équiper
mille hommes d'armes destinés à placer en l'obéissance des Anglais la
châtellenie de Vaucouleurs. Trois semaines après, la petite armée se
mettait en route sous les ordres des deux Vergy, Antoine et Jean.
Quatre chevaliers bannerets, quatorze chevaliers bacheliers, trois
cent soixante-trois hommes d'armes la composaient. Pierre de Trie,
capitaine de Beauvais, Jean, comte de Neufchâtel et Fribourg, reçurent
l'ordre de rejoindre le corps principal[326].

[Note 326: Compte d'André d'Épernon dans S. Luce, _Jeanne d'Arc à
Domremy_, p. CLXVII et preuves, pp. 217-218 et 220.]

Dans sa marche sur Vaucouleurs, Antoine de Vergy mettait, selon la
coutume, à feu et à sang tous les villages situés sur le territoire de
la châtellenie. Les gens de Domremy et de Greux, menacés à nouveau
d'un mal qu'ils ne connaissent que trop, voyaient déjà leurs bestiaux
enlevés, leurs granges incendiées, leurs femmes, leurs filles violées.
Ayant éprouvé déjà que le château de l'Île ne suffisait point à leur
sûreté, ils se résolurent à fuir et à chercher asile dans la ville de
Neufchâteau, distante de deux lieues seulement de Domremy et qui était
le marché où ils fréquentaient. Donc, vers la mi-juillet, abandonnant
leurs maisons et leurs champs, ils partirent et, poussant devant eux
leurs bestiaux, suivirent la route à travers les champs de froment et
de seigle et les coteaux de vignes jusqu'à la ville, où ils se
logèrent comme ils purent[327].

[Note 327: _Procès_, t. I, pp. 51, 214; t. II, pp. 392-454.--S.
Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. CLXXVI.]

La famille d'Arc fut reçue par la femme de Jean Waldaires, qu'on
nommait la Rousse et qui tenait une auberge où logeaient soldats,
moines, marchands et pèlerins. Certains la soupçonnaient de donner
asile à des femmes de mauvaise vie[328]. Et il y a apparence qu'elle
n'hébergeait pas que d'honnêtes dames. Cependant elle était elle-même
une bonne femme, c'est-à-dire une femme riche. Elle avait assez
d'argent pour en prêter parfois à des concitoyens[329]. Bien que
Neufchâteau appartînt au duc de Lorraine, qui était du parti des
Bourguignons, on a cru savoir que cette hôtelière inclinait vers les
Armagnacs; mais il est peut-être un peu vain de rechercher les
sentiments de la Rousse sur les troubles du royaume de France[330].

[Note 328: _Procès_, t. I, p. 214.]

[Note 329: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. CLXXVII.]

[Note 330: _Procès_, t. I, pp. 51, 214; t. II, p. 402.]

À Neufchâteau comme à Domremy, Jeanne menait aux champs les bêtes de
son père et gardait les troupeaux[331]. Adroite et robuste, elle
aidait aussi la Rousse dans les soins du ménage[332]; c'est ce qui a
fait dire méchamment aux Bourguignons qu'elle avait été meschine dans
une auberge de soudards et de ribaudes[333]. Au vrai, Jeanne passait
aux églises tout le temps qu'elle n'employait pas à soigner les
animaux et à donner aide à son hôtesse[334].

[Note 331: _Procès_, t. I, pp. 409, 423, 428, 463.]

[Note 332: _Ibid._, t. I, p. 417.]

[Note 333: _Monstrelet_, t. III, p. 314.]

[Note 334: _Procès_, t. I, p. 51.]

Il y avait dans la ville deux beaux couvents, l'un de Cordeliers,
l'autre de Clarisses, fils et filles du bon saint François[335]. La
maison des Cordeliers avait été bâtie, deux cents ans en çà, par
Mathieu II de Lorraine. Le duc régnant venait encore de la richement
doter. De nobles dames, de hauts seigneurs et entre autres un
Bourlémont, seigneur de Domremy et Greux, y gisaient sous lame[336].

[Note 335: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. CLXXVII.]

[Note 336: Expilly, _Dictionnaire géographique de la France_, au
mot: _Neufchâteau_.]

Ces moines mendiants qui, jadis en leur bel âge, affiliaient à leur
tiers-ordre bourgeois et paysans en foule et une multitude de princes
et de rois[337], maintenant languissaient corrompus et déchus. Les
querelles et les schismes abondaient parmi les frères de France.
Malgré les efforts de Colette de Corbie pour rétablir la règle, les
vieilles disciplines étaient partout abolies[338]. Ces mendiants
distribuaient des médailles de plomb, enseignaient de courtes prières,
en manière de recettes, et vouaient une affection spéciale au saint
nom de Jésus[339].

[Note 337: S.-M. de Vernon, _Histoire générale et particulière du
tiers-ordre de Saint-François_, Paris, 1667, 3 vol. in-8º.--Hilarion
de Nolay, _Histoire du tiers-ordre_, Lyon, 1694, in-4º.]

[Note 338: AA. SS., Mars, t. I. p. 549.]

[Note 339: Wadding, _Annales Minorum_, V, p. 183.]

Pendant les deux semaines que Jeanne passa dans la ville de
Neufchâteau[340], elle fit ses dévotions dans le couvent des
Cordeliers et se confessa deux ou trois fois aux mendiants[341]. On a
dit qu'elle était du tiers-ordre de Saint-François, et l'on a supposé
que son affiliation datait de son séjour à Neufchâteau[342].

[Note 340: Jean Morel déclare qu'elle fut quatre jours à
Neufchâteau, et il ajoute: «Ce que je vous dis, je le sais, car je fus
avec les autres à Neufchâteau» (_Procès_, t. II, p. 392); Gérard
Guillemette parle de quatre ou cinq jours (_Procès_, t. II, p. 414);
Nicolas Bailly de trois ou quatre (_Procès_, t. II, p. 451). Mais
Jeanne dit aux juges de Rouen qu'elle était restée quinze jours à
Neufchâteau (_Procès_, t. I, p. 51); elle avait un souvenir moins
lointain et sans doute plus fidèle.]

[Note 341: _Procès_, t. I, p. 51.]

[Note 342: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, ch. IX, X, XI.--Abbé
V. Mourot, _Jeanne d'Arc et le tiers-ordre de Saint-François_,
Saint-Dié, 1886, in-8º.--L. de Kerval, _Jeanne d'Arc et les
Franciscains_, Vanves, 1893, in-18.--_E iera begina_, dit une
correspondance de Morosini, éd. Lefévre-Pontalis, t. III, p. 92 et
note 2.]

C'est fort douteux; et, dans tous les cas, l'affiliation ne dut pas
être très solennelle. On ne voit pas qu'en si peu de temps les
mendiants aient pu la former aux pratiques de la piété franciscaine.
Pour se pénétrer de leur esprit, elle était déjà trop imbue de
doctrines ecclésiastiques sur le spirituel et le temporel, trop pleine
de mystères et d'apocalypses. D'ailleurs, son séjour à Neufchâteau fut
troublé de soucis et coupé d'absences.

Elle reçut dans cette ville une citation à comparaître devant l'official
de Toul dont elle relevait comme native de Domremy-de-Greux. Un jeune
garçon de Domremy prétendait qu'il y avait promesse de mariage entre la
fille de Jacques d'Arc et lui. Jeanne le niait. Il s'obstina dans son
dire et l'assigna devant l'official[343]. Ce tribunal ecclésiastique
retenait les causes comme celle-ci et l'on portait les demandes soit en
nullité de mariage, soit en validité de fiançailles.

[Note 343: _Procès_, t. II, p. 476.--E. Misset, _Jeanne d'Arc
Champenoise_, 1895, in-8º, p. 28.]

Ce qui est étrange dans le cas de Jeanne, c'est que ses parents lui
donnèrent tort et prirent le parti du jeune homme. Ce fut malgré leur
défense qu'elle soutint son procès et comparut devant l'official. Elle
déclara plus tard que, dans cette affaire, elle leur avait désobéi et
que c'était son seul manquement à la soumission qu'elle leur
devait[344].

[Note 344: _Ibid._, t. I, p. 128.]

Pour aller de Neufchâteau à Toul et revenir, il lui fallait faire plus
de vingt lieues à pied sur des chemins infestés par des gens d'armes,
dans ce pays mis à feu et à sang et que les paysans de Domremy
venaient de fuir épouvantés. C'est pourtant à quoi elle se résolut,
contre le gré de ses parents.

Peut-être se rendit-elle à l'official de Toul non pas une fois, mais
deux et trois fois. Et si elle ne chemina pas jour et nuit avec son
faux fiancé, ce fut par grand hasard, car il suivait la même route en
même temps. Ses Voix lui disaient de ne rien craindre. Devant le juge
elle jura de dire la vérité et nia qu'elle eût fait promesse de
mariage.

Elle n'avait point de torts. Mais sa conduite, qui procédait d'une
innocence héroïque et singulière, fut mal jugée. On prétendit à
Neufchâteau que ces voyages lui avaient mangé tout ce qu'elle avait.
Mais qu'avait-elle? hélas! Elle était partie sans rien. Peut-être lui
avait-il fallu mendier son pain aux portes. Les saintes reçoivent
l'aumône comme elles la donnent: pour l'amour de Dieu. On conta que,
pendant l'instance, son fiancé, la voyant vivre en compagnie de
mauvaises femmes, s'était désisté de sa demande en justice, renonçant
à une promise si mal famée[345]. Propos calomnieux, qui ne trouvèrent
que trop de créance.

[Note 345: _Procès_, t. I, p. 215.--L'article 9 de l'acte
d'accusation est constitué d'après une enquête faite à Neufchâteau.]

Après deux semaines de séjour à Neufchâteau, Jacques d'Arc avec les
siens retourna à Domremy. Le verger, la maison, le moustier, le
village, les champs, dans quel état de désolation les revirent-ils!
Tout avait été pillé, ravagé, brûlé par les gens de guerre. Les
soldats, faute de pouvoir rançonner les vilains disparus, avaient
détruit leurs biens. Le moustier, naguère encore fier comme une
forteresse, avec sa tour où veillait le guetteur, n'était plus qu'un
amas de pierres noircies. Et les habitants de Domremy durent aller,
aux jours fériés, entendre la messe à l'église de Greux[346].

[Note 346: _Procès_, t. II, p. 396 et _passim_.]

Telle était la misère du temps, qu'ordre fut donné aux villageois de
se tenir renfermés dans les maisons fortes et les châteaux[347].

[Note 347: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. CLXXX et 230.]

Cependant les Anglais assiégeaient la ville d'Orléans, qui appartenait
au duc Charles, leur prisonnier. Ce qui n'était point bien fait à eux,
car, ayant son corps, ils devaient respecter ses biens[348]. Ils
élevaient des bastilles autour de cette ville d'Orléans, coeur de
France, et l'on disait qu'ils s'y tenaient à grande puissance[349].

[Note 348: _Mistère du siège_, V. 497.]

[Note 349: _Chronique de la Pucelle_, ch. XXXIV et XXXV.--Jean
Chartier, _Chronique_, ch. XXXII, XXXV.--_Journal du siège_, pp. 2 et
suiv.]

Et madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite, qui étaient
des personnes très attachées à la terre des Lis, les féales du dauphin
Charles et ses belles cousines, s'entretenaient avec la bergère des
malheurs du royaume et lui disaient sans cesse:

--Il faut que tu quittes ton village et que tu ailles en France[350].

[Note 350: _Procès_, t. I, p. 52, 216.]

Jeanne était d'autant plus impatiente de partir qu'elle avait annoncé
elle-même le temps de son arrivée en France et que ce temps
approchait. Elle avait dit au capitaine de Vaucouleurs que le dauphin
aurait secours avant la mi-carême. Elle ne voulait pas faire mentir
ses Voix[351].

[Note 351: _Procès_, t. II, p. 456.]

L'occasion, qu'elle épiait, de retourner à Burey, se présenta vers la
mi-janvier. À cette époque, la femme de Durand Lassois, Jeanne le
Vauseul, faisait ses couches[352]. À la campagne, l'usage voulait que
les jeunes parentes et les amies de l'accouchée se rendissent auprès
d'elle pour soigner la mère et l'enfant. Coutume honnête et cordiale
qu'on suivait d'autant mieux qu'on y trouvait une occasion de bonnes
rencontres et de joyeux caquets[353]. Jeanne pressa son oncle de la
demander à son père pour soigner l'accouchée et Lassois consentit: il
faisait tout ce que voulait sa nièce, et, peut-être, était-il
encouragé dans sa complaisance par des personnes pieuses et de
considération[354]. Mais que ce père, qui tantôt ne parlait de rien
moins que de noyer sa fille pour l'empêcher de partir avec les gens
d'armes, la laissât aller aux portes de la ville, sous la garde d'un
parent dont il connaissait la faiblesse, c'est ce qu'on a peine à
comprendre. Il le fit pourtant[355].

[Note 352: _Ibid._, t. II, pp. 428, 434.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à
Domremy_, p. CLXXX.--G. de Braux et E. de Bouteiller, _Nouvelles
recherches_, p. XXIII.]

[Note 353: _Les caquets de l'accouchée_, nouv. éd. par E. Fournier
et Le Roux de Lincy, Paris, 1855, in-16, introduction.]

[Note 354: _Procès_, t. I, p. 53; t. II, p. 443 et _passim_.]

[Note 355: _Procès_, t. II, pp. 428, 430, 431.]

Ayant quitté la maison de son enfance, qu'elle ne devait plus revoir,
Jeanne, en compagnie de Durand Lassois, descendit la vallée natale,
dépouillée par l'hiver. En passant devant la maison du laboureur
Gérard Guillemette de Greux, dont les enfants étaient en grande amitié
avec ceux de Jacques d'Arc, elle cria:

--Adieu! Je vais à Vaucouleurs[356].

[Note 356: _Ibid._, t. II, p. 416.]

Quelques pas plus loin, elle aperçut sa compagne Mengette:

--Adieu, Mengette, dit-elle; je te recommande à Dieu[357].

[Note 357: _Ibid._, t. II, p. 431.]

Et sur le chemin, au seuil des maisons, rencontrant des visages
connus, à tous elle disait adieu[358]. Mais elle évita de voir
Hauviette, avec qui elle avait joué et dormi, aux jours d'enfance, et
qu'elle aimait chèrement. Elle craignit, si elle lui disait adieu, de
sentir son coeur défaillir. Hauviette ne sut que plus tard le départ
de son amie et elle en pleura très fort[359].

[Note 358: _Ibid._, t. II, p. 416.]

[Note 359: _Ibid._, t. II, p. 419.]

Venue pour la seconde fois à Vaucouleurs, Jeanne croyait bien mettre
le pied dans une ville appartenant au dauphin, et entrer, comme on
disait alors, en chambre royale[360]. Elle se trompait. Depuis les
premiers jours du mois d'août 1428, le capitaine de Vaucouleurs avait
rendu la place au seigneur Antoine de Vergy, mais il ne l'avait pas
encore livrée. C'était une de ces capitulations à terme comme on en
signait beaucoup à cette époque et qui, le plus souvent, cessaient
d'être exécutoires au cas où la place recevait secours avant le jour
fixé pour la reddition[361].

[Note 360: _Procès_, t. II, p. 436.]

[Note 361: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. CLXVIII et 222,
234.]

Comme elle avait fait neuf mois auparavant, Jeanne alla trouver sire
Robert au château, et voici la révélation qu'elle lui fit:

--Capitaine Messire, dit-elle, sachez que Dieu m'a plusieurs fois fait
à savoir encore et commandé que j'allasse vers le gentil dauphin, qui
doit être et est vrai roi de France, et qu'il me baillât des gens
d'armes et que je lèverais le siège d'Orléans et le mènerais sacrer à
Reims[362].

[Note 362: _Chronique de la Pucelle_, p. 273.--La _Chronique de
Lorraine_, dans Dom Calmet, _Histoire de Lorraine_, t. III, col. vj.,
donne une version amplifiée et suspecte de ces paroles.]

Cette fois, elle annonce qu'elle a mission de délivrer Orléans. Et
c'est seulement après avoir accompli cette première tâche qu'elle fera
le voyage du sacre. Il faut reconnaître la souplesse et l'à-propos
avec lesquels ses Voix changeaient, selon les nécessités du moment,
les ordres précédemment donnés.

Les manières de sire Robert à l'égard de Jeanne étaient tout à fait
changées. Il ne parlait plus de lui donner de bons soufflets et de la
renvoyer à ses parents. Maintenant, il la traitait sans rudesse et,
s'il n'avait pas foi en ce qu'elle annonçait, du moins l'écoutait-il
volontiers.

Dans une des conversations qu'elle eut avec lui, elle lui tint un
propos étrange:

--Une fois accomplies, lui dit-elle, les grandes choses que j'ai à
faire de la part de Messire, je me marierai et j'aurai trois fils,
dont le premier sera pape, le second empereur, le troisième roi.

Sire Robert répondit gaiement:

--Puisqu'ils seront si grands personnages, je voudrais bien t'en faire
un. J'en vaudrais mieux ensuite.

Jeanne répondit:

--Nenni, gentil Robert, nenni. Il n'est pas temps. Le Saint-Esprit y
ouvrera[363].

[Note 363: _Procès_, t. I, pp. 219, 220.--La source est suspecte.
Pourtant l'accusation s'appuie ici sur les données de l'enquête. Si
Jeanne nia avoir tenu ce propos, c'est qu'elle l'avait oublié, ou
qu'on le lui avait assez changé, pour qu'elle pût le désavouer sous la
forme où on le lui présentait.]

À en juger sur le peu de paroles d'elle qui nous ont été transmises,
la jeune inspirée, dans les premiers temps de sa mission, parlait
alternativement deux langages différents. Ses paroles semblaient
couler de deux sources opposées. Les unes, ingénues, candides, naïves,
courtes, d'une simplicité rustique, d'une malice innocente,
quelquefois rudes, empreintes d'autant de chevalerie que de sainteté,
avaient trait, le plus souvent, à l'héritage et au sacre du dauphin,
et à la débellation des Anglais. C'était le langage de ses Voix, son
vrai langage, son langage intérieur. Les autres, plus subtiles et
teintées d'allégories, fleuries, quintessenciés, d'une grâce savante,
concernant l'Église, sentaient le clerc et trahissaient quelque
influence du dehors. Le propos tenu par elle à sire Robert sur les
trois enfants qu'elle mettrait au monde est de la seconde sorte. C'est
une allégorie. Son triple enfantement signifie que de ses oeuvres
naîtra la paix de la chrétienté, et que, après qu'elle aura accompli
sa mission divine, le pape, l'empereur et le roi, tous trois fils de
Dieu, feront régner la concorde et l'amour dans l'Église de
Jésus-Christ. L'apologue est d'une clarté limpide; encore faut-il un
peu d'esprit pour le comprendre. Le capitaine n'y entendit rien; il
prit la chose en sens littéral et répondit en conséquence, car c'était
un homme simple et jovial[364].

[Note 364: _Procès_, t. III, p. 86.--_Chronique de la Pucelle_, p.
272.--_Journal du siège_, p. 35.]

Jeanne logeait en ville chez des amis de son cousin Lassois, gens
d'humble condition, Henri Leroyer et sa femme Catherine. Elle y
filait, étant bonne filandière; elle donnait aux pauvres le peu
qu'elle avait. Elle fréquentait l'église paroissiale en compagnie de
Catherine[365]. Souvent, dans la matinée, elle montait la colline qui
voit se pressera ses pieds les toits de la ville, et se rendait en
grande dévotion dans la chapelle de Sainte-Marie-de-Vaucouleurs. Cette
collégiale, construite sous le roi Philippe VI, était attenante au
château qu'habitait le capitaine de Vaucouleurs. La vénérable nef de
pierre s'élevait hardiment à l'orient, sur la vaste étendue des
coteaux et des prairies, et dominait la vallée où Jeanne avait été
nourrie. Elle y entendait la messe et y demeurait longtemps en
oraison.

[Note 365: _Ibid._, t. I, pp. 51, 214; t. II, pp. 392, 395 et
suiv.]

Sous la chapelle, dans la crypte, on gardait une image ancienne et
vénérée de la vierge qu'on appelait Notre-Dame-de-la-Voûte[366], et
qui faisait des miracles spécialement en faveur des pauvres et des
nécessiteux. Jeanne se plaisait dans cette crypte obscure et solitaire
où les saintes la visitaient de préférence.

[Note 366: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. CXCXIV.]

Un petit clerc, presque encore un enfant, qui desservait la chapelle,
y vit un jour la jeune fille immobile, les mains jointes, la tête
renversée, les yeux levés et noyés de larmes, et il devait garder
toute sa vie l'image de ce ravissement[367].

[Note 367: _Procès_, t. II, pp. 460, 461.]

Elle allait souvent à confesse et disait ses péchés notamment à
messire Jean Fournier, curé de Vaucouleurs[368].

[Note 368: _Ibid._, t. II, p. 446.]

Elle touchait son hôtesse par la manière sage et douce dont elle
vivait, et elle la troubla un jour extrêmement. Ce fut quand elle lui
dit:

--Ne savez-vous pas qu'il a été prédit que la France, perdue par une
femme, serait sauvée par une pucelle des Marches de Lorraine[369]?

[Note 369: _Procès_, t. II, p. 447.]

La femme Leroyer savait aussi bien que Durand Lassois, que madame
Ysabeau, comme une Hérodiade gonflée d'impuretés, avait livré madame
Catherine de France et le royaume des Lis au roi d'Angleterre[370]. Et
dès lors elle n'était plus éloignée de croire que Jeanne fût la
pucelle annoncée par la prophétie.

[Note 370: _Ibid._, t. II, p. 447.]

Cette pieuse fille fréquentait les personnes de dévotion et aussi les
nobles hommes. À tous elle disait:

--Il faut que j'aille vers le gentil dauphin. C'est la volonté de
Messire, le Roi du ciel, que j'aille vers le gentil dauphin. C'est de
la part du Roi du ciel que je suis venue. Quand je devrais aller sur
mes genoux, j'irai[371].

[Note 371: _Ibid._, t. II, p. 448.]

Elle apporta notamment des révélations de cette nature à messire
Aubert, seigneur d'Ourches, qui était bon français et du parti des
Armagnacs, puisqu'il avait fait la guerre, quatre ans auparavant,
contre les Anglais et les Bourguignons; elle lui dit qu'elle devait
aller vers le dauphin, qu'elle demandait qu'on la menât à lui et que
ce serait pour lui profit et honneur non pareils[372].

[Note 372: _Procès_, t. II, p. 450.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à
Domremy_, p. 103.]

Enfin elle se faisait connaître dans la ville pour ses illuminations
et ses prophéties, et l'on trouvait qu'elle parlait bien.

Il y avait alors dans la garnison un homme d'armes, âgé de vingt-huit
ans environ, Jean de Novelompont ou Nouillompont, qu'on appelait
communément Jean de Metz. De condition libre, mais non point noble, il
avait acquis ou hérité la seigneurie de Nouillompont et Hovecourt,
dans le Barrois non mouvant, et il en portait le titre[373].
Précédemment soudoyer au service de Jean de Wals, capitaine et prévôt
de Stenay, il était en 1428 au service du capitaine de Vaucouleurs.

[Note 373: _Ibid._, t. V, p. 363.--_Journal du siège_, p. 45.--S.
Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, xcv, cxi, cxxvj.--De Beaucourt,
_Histoire de Charles VII_, t. II, p. 204, note.--G. de Braux et E. de
Bouteiller, _Nouvelles recherches_, pp. XXV et suiv.]

De ses moeurs et comportements nous ne savons rien, sinon que, trois
ans en çà, habitant dans la châtellenie de Foug, il avait juré un
«vilain serment» et, de ce fait, encouru une amende de deux sols.
Apparemment il était, lorsqu'il jura, très en colère[374]. Il se
tenait en relations plus ou moins étroites avec Bertrand de Poulengy,
qui certainement lui avait parlé de Jeanne.

[Note 374: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. CXC, 160-161.]

Un jour, il aborda la jeune fille et lui dit:

--Eh bien, ma mie, que faites-vous ici? Faut-il que le roi soit chassé
du royaume et que nous soyons Anglais[375]?

[Note 375: _Procès_, t. II, p. 435-457.--E. de Bouteiller et G. de
Braux, _Nouvelles recherches_, pp. XXVI-XXVII.]

Ce propos d'un homme d'armes de Lorraine mérite attention. Le traité
de Troyes ne soumettait pas la France à l'Angleterre; il réunissait
les deux royaumes. Si l'on se battait après comme avant, c'était
uniquement pour décider entre les deux prétendants Charles de Valois
et Henri de Lancastre. Que l'un ou l'autre l'emportât, rien n'était
changé dans les lois et coutumes de France. Toutefois, ce pauvre
routier des Marches d'Allemagne n'en pensait pas moins que, sous un
roi anglais, il serait lui-même anglais. Beaucoup de français de toute
condition pensaient de même et ne pouvaient souffrir l'idée de se voir
anglaisés; ils attachaient leur sort et celui du royaume au sort du
dauphin Charles.

Jeanne répondit à Jean de Metz:

--Je suis venue ici, à chambre du roi, afin de parler à sire Robert,
pour qu'il me veuille conduire ou faire conduire au dauphin. Mais il
n'a souci ni de moi ni de mes paroles.

Puis, pressée en son coeur par l'idée fixe que sa mission devait
commencer au milieu de la Sainte Quarantaine:

--Pourtant, avant qu'arrive la mi-carême, il faut que je sois devers
le dauphin, dussé-je, pour y aller, user mes jambes jusqu'aux
genoux[376].

[Note 376: _Procès_, t. II, p. 436.--De Beaucourt, _Histoire de
Charles VII_, t. II, pp. 396 et suiv.]

Une nouvelle courait alors les villes et les villages. On annonçait
que le fils du roi de France, le dauphin Louis, entré dans sa
cinquième année, venait d'être fiancé à la fille du roi d'Écosse,
madame Marguerite, âgée de trois ans, et le commun peuple célébrait
cette union royale par autant de réjouissances qu'il s'en pouvait
faire dans ce pays désolé[377]. Jeanne, qui en avait entendu parler,
dit à l'homme d'armes:

[Note 377: _Procès_, _ibid._--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_,
p. CXCI.]

--Il faut que je sois vers le dauphin, car nul au monde, ni roi, ni
duc, ni fille du roi d'Écosse ne peuvent recouvrer le royaume de
France.

Et elle ajouta aussitôt:

--Il n'y a secours que de moi, quoique, pour ma part, j'aurais bien
plus cher filer près de ma pauvre mère, vu que ce n'est pas là mon
état. Mais il faut que j'aille. Et je ferai cela parce que Messire
veut que je le fasse.

Elle le disait comme elle le pensait. Mais elle ne se connaissait pas;
elle ne savait pas que ses Voix c'était le cri de son coeur et qu'elle
brûlait de quitter la quenouille pour l'épée.

Jean de Metz demanda, comme avait fait sire Robert:

--Qui est Messire?

--C'est Dieu, répondit-elle.

Aussitôt, comme s'il croyait en elle, il lui dit d'un grand élan:

--Je vous promets et vous donne ma foi que, Dieu aidant, je vous
conduirai vers le roi.

Il lui toucha la main, en signe qu'il lui donnait sa foi, et il
demanda:

--Quand voulez-vous partir?

--À cette heure, répondit-elle, mieux que demain; demain mieux
qu'après.

C'est Jean de Metz lui-même qui, vingt-sept ans plus tard, rapporta
cette conversation[378]. À l'en croire, il demanda en dernier lieu à
la jeune fille si elle voulait faire chemin avec ses vêtements de
femme. On conçoit qu'il découvrît de très grands inconvénients à
traverser avec une paysanne en robe rouge les chemins de France, alors
battus par des coitreaux paillards, et qu'il jugeât plus prudent de
l'emmener déguisée en garçon. Elle entra tout de suite dans la pensée
de Jean, et lui répondit:

--Je prendrai volontiers habit d'homme.

Rien n'empêche de croire que les choses se sont passées ainsi. Mais
alors un routier de Lorraine aurait suggéré à la sainte, touchant
l'habit, une idée qu'elle s'imaginera ensuite avoir reçue de
Dieu[379].

[Note 378: _Procès_, t. II, p. 436.]

[Note 379: _Ibid._, t. I, pp. 161, 176, 332.--_Journal du siège_,
p. 45.--_Chronique de la Pucelle_, p. 372.]

De son propre mouvement, ou plutôt sur l'avis de quelque prudente
personne, sire Robert s'inquiéta de savoir si Jeanne n'était pas sous
l'inspiration d'un mauvais esprit. Car le diable est rusé et prend
parfois la figure de l'innocence. Et, comme, à cet égard, il n'était
pas grand clerc, il résolut de s'en rapporter à son curé.

Or, un jour que Catherine et Jeanne filaient dans la maison, elles
virent entrer le capitaine de Vaucouleurs, en compagnie du curé,
messire Jean Fournier. Ils invitèrent l'hôtesse à se retirer, et,
lorsqu'ils furent seuls avec la jeune fille, messire Jean Fournier
revêtit son étole et récita des paroles latines qui revenaient à dire:

--Si tu es chose mauvaise, éloigne-toi; si tu es chose bonne,
approche.

C'était la formule ordinaire de l'exorcisme, ou, pour parler plus
exactement, de la conjuration. Dans la pensée de messire Jean
Fournier, ces paroles, mêlées de quelques gouttes d'eau bénite,
devaient faire fuir les diables, si par malheur il s'en trouvait dans
le corps de cette villageoise[380].

[Note 380: _Procès_, t. II, p. 446.]

Messire Jean Fournier ne doutait pas que les démons ne fussent poussés
par un désir immodéré de s'introduire dans le corps des hommes et
spécialement chez les filles, qui parfois les avalaient avec leur
pain. Ils se logeaient dans la bouche, sous la langue, dans les
narines, coulaient dans l'estomac et dans le ventre et s'agitaient
furieusement en ces divers logis, où l'on reconnaissait leur présence
aux contorsions et hurlements des malheureux hantés.

Saint Grégoire, pape, rapporte en ses _Dialogues_ un exemple frappant
de la facilité avec laquelle les diables s'insinuent dans une femme.
Une religieuse, dit-il, étant au jardin, vit une laitue qui lui parut
tendre. Elle la cueillit et, négligeant de la bénir en faisant dessus
le signe de la croix, elle y mordit, et aussitôt elle tomba possédée.
Un homme de Dieu s'étant alors approché d'elle, le démon se mit à
crier: «C'est moi qui l'ai fait! C'est moi qui l'ai fait! J'étais
assis sur cette laitue. Cette femme est venue et elle m'a avalé.» Mais
les prières de l'homme de Dieu le forcèrent bientôt à se retirer[381].

[Note 381: Voragine, _La légende dorée_, en la fête de
l'Exaltation de la Sainte-Croix.]

Messire Jean Fournier n'exagérait donc pas la prudence nécessaire.
Pénétré de cette idée que le diable est subtil et la femme corrompue,
il prenait soin d'éclaircir, selon les règles, un cas difficile.
C'était le plus souvent chose malaisée que de discerner des possédés
et de reconnaître une démoniaque d'avec une bonne chrétienne.
L'épreuve à laquelle Jeanne allait être soumise n'avait pas été
épargnée à de très grandes saintes.

Ayant récité les formules et fait les aspersions, messire Jean
Fournier s'attendait, au cas où cette fille eût été possédée, à la
voir s'agiter, se tordre et chercher à fuir. Il eût fallu, en cette
occurrence, employer des formules plus puissantes, user à nouveau
d'eau bénite et du signe de la croix, et, par ces moyens, déloger les
diables jusqu'à ce qu'on les vît partir avec un bruit effrayant et une
grande puanteur, sous forme de dragons, de chameaux ou de
poissons[382].

[Note 382: Migne, _Dictionnaire des sciences occultes_, Paris, 2
vol. gr. in-8º, au mot: _Exorcisme_.]

L'attitude de Jeanne n'offrit rien de suspect. Point d'agitation
maniaque, nulle fureur. Inquiète seulement et suppliante, elle se
traîna à genoux vers le prêtre. Elle ne fuyait pas devant le saint nom
de Dieu. Messire Jean Fournier en conclut qu'il n'y avait pas de
diable en elle.

Restée seule avec Catherine dans la maison, Jeanne, qui comprenait
enfin le sens de cette cérémonie, en témoigna un vif ressentiment à
l'endroit de messire Jean Fournier. Elle se plaignit de ce qu'il l'eût
soupçonnée: «C'était mal fait à lui, dit-elle à son hôtesse; car,
m'ayant entendue en confession, il me pouvait connaître[383].»

[Note 383: _Procès_, t. II, p. 446.]

Elle aurait rendu grâce au curé de Vaucouleurs si elle avait su
combien, en l'éprouvant, il avançait ses affaires. Averti que cette
pucelle n'était pas inspirée par le démon, sire Robert dut en conclure
qu'elle pouvait bien l'être par Dieu, car, selon toute apparence, il
raisonnait simplement. Il écrivit au dauphin Charles, au sujet de la
jeune sainte, et sans doute il témoigna de l'innocence et de la bonté
qui se voyaient en elle[384].

[Note 384: _Procès_, t. III, p. 115.--_Journal du siège_, p.
48.--_Mirouer des femmes vertueuses_, dans _Procès_, t. IV, p. 267.]

Bien que la capitainerie fût grandement menacée de passer au seigneur
de Vergy, sire Robert ne songeait pas à quitter son pays où il était
en accommodements avec tous les partis. Il se souciait en somme assez
peu du dauphin Charles et l'on ne voit pas qu'il eût un intérêt
personnel à lui recommander une prophétesse. Sans prétendre démêler ce
qui se passait dans sa tête, on peut croire qu'il écrivit au dauphin
en faveur de Jeanne à la demande de quelques-unes de ces personnes qui
l'estimaient bonne et probablement à la requête de Bertrand de
Poulengy et de Jean de Metz. Ces deux hommes d'armes, voyant la cause
du dauphin perdue sur les Marches de Lorraine, avaient toutes raisons
de passer jusqu'aux bords de la Loire, où l'on pouvait encore se
battre, partant gagner.

Prêts à partir, ils se montraient disposés à emmener l'inspirée avec
eux et même à la défrayer de toutes ses dépenses, comptant se faire
rembourser à Chinon sur la cassette royale et tirer honneur et profit
d'une si rare merveille. Encore attendaient-ils d'être assurés de
l'agrément du dauphin[385].

[Note 385: Extrait du 8e compte de Guillaume Charrier, dans
_Procès_, t. V, pp. 257 et suiv.]

Cependant Jeanne ne tenait plus en place. Elle allait et venait de
Vaucouleurs à Burey et de Burey à Vaucouleurs. Elle comptait les
jours; le temps lui pesait comme à une femme grosse[386].

[Note 386: _Procès_, t. II, p. 447.]

À la fin de janvier, n'y pouvant tenir, elle résolut d'aller seule
vers le dauphin Charles. Elle vêtit les habits de Durand Lassois et
prit avec ce bon cousin la route de France[387]. Un habitant de
Vaucouleurs, nommé Jacques Alain, les accompagnait[388]. Probablement,
ces deux hommes comptaient que la jeune fille reconnaîtrait
d'elle-même l'impossibilité d'un tel voyage et qu'on n'irait pas bien
loin. C'est ce qui arriva. À peine les trois voyageurs furent-ils à
une lieue de Vaucouleurs, vers la chapelle de Saint-Nicolas, qui
s'élève dans la vallée de Septfonds au milieu du grand bois de Saulcy,
que Jeanne, se ravisant, dit à ses compagnons qu'il n'était point
honnête à elle de partir ainsi: et tous trois retournèrent à la
ville[389].

[Note 387: _Ibid._, t. I, p. 53; t. II, pp. 443 et suiv.]

[Note 388: _Ibid._, t. II, pp. 445-447.]

[Note 389: _Ibid._, t. II, pp. 447-457.]

Enfin un messager royal vint apporter au capitaine de Vaucouleurs la
réponse du roi Charles. Il se nommait Colet de Vienne[390]. Son nom le
désigne comme originaire de la province gouvernée par le dauphin avant
la mort du feu roi, et qui gardait au pauvre prince une constante
fidélité. La réponse portait que sire Robert envoyât la jeune sainte à
Chinon[391].

[Note 390: _Ibid._, t. II, p. 406.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à
Domremy_, p. 160, note 6.]

[Note 391: Monstrelet, t. IV, pp. 314-315.--Poème anonyme sur
l'arrivée de la Pucelle, dans _Procès_, t. V, p. 30.]

Ce que Jeanne avait demandé et qui paraissait impossible à obtenir,
lui était accordé. Elle allait être menée au roi comme elle l'avait
voulu et dans les délais fixés par elle-même. Mais ce départ après
lequel elle avait tant soupiré fut retardé de quelques jours, par une
circonstance remarquable, qui montre que la renommée de la jeune
prophétesse s'était répandue en Lorraine et atteste qu'alors les
grands de la terre, en leurs nécessités, recherchaient les saintes.

Jeanne était mandée à Nancy par monseigneur le duc de Lorraine. Munie
d'un sauf-conduit que le duc lui avait envoyé, elle partit en veste et
houseaux rustiques, sur un bidet que Durand Lassois et Jacques Alain
lui donnèrent. Il leur avait coûté douze francs que sire Robert leur
remboursa plus tard sur les deniers du roi[392]. Il y a vingt-quatre
lieues de Vaucouleurs à Nancy. Jean de Metz l'accompagna jusqu'à Toul;
Durand Lassois fit tout le voyage avec elle[393].

[Note 392: Durand Lassois dit qu'il coûte douze francs; Jean de
Metz seize. «Ce serait aujourd'hui un cheval de cent écus» (L.
Champion, _Jeanne d'Arc écuyère_, 1901, p. 55).]

[Note 393: _Procès_, t. I, pp. 54, 222; t. II, pp. 391, 406, 432,
437, 442-450, 456-457; t. III, pp. 87, 115; Extrait du 8e compte de
Guillaume Charrier et du 13e compte de Hémon Raguier, dans _Procès_,
t. V, pp. 257 et suiv.]

Avant de se rendre à l'hôtel du duc de Lorraine, Jeanne monta la
vallée de la Meurthe et alla faire ses dévotions au grand saint
Nicolas, dont on gardait les reliques dans la chapelle de
Saint-Nicolas-du-Port[394], desservie par des religieux bénédictins.
C'était bien fait à elle, saint Nicolas étant le patron des voyageurs.

[Note 394: _Procès_, t. II, p. 457.--A. Renard, _Jeanne d'Arc.
Examen d'une question de lieu_, Orléans, 1861, in-8º, 16 pages.--G. de
Braux, _Jeanne d'Arc à Saint-Nicolas_, Nancy, 1889, in-8º.--De
Pimodan, _La première étape de Jeanne d'Arc_, 1890, in-8º, cartes.]



CHAPITRE IV

VOYAGE À NANCY.--ITINÉRAIRE DE VAUCOULEURS À
SAINTE-CATHERINE-DE-FIERBOIS.


Le duc Charles II de Lorraine, allié aux Anglais, venait de jouer un
bien mauvais tour à son cousin et ami le duc de Bourgogne, en donnant
en mariage Isabelle sa fille aînée, l'héritière de Lorraine, à René,
second fils de madame Yolande, reine de Sicile et de Jérusalem,
duchesse d'Anjou[395]. René d'Anjou, dans ses vingt ans, était un
gentil esprit, amoureux de bon savoir autant que de chevalerie,
bienveillant, affable et gracieux. Quand il ne faisait point de
chevauchées et ne maniait pas la lance, il se plaisait à peindre des
images dans des livres; il avait du goût pour les jardins fleuris et
les histoires en tapisserie, et, comme son beau cousin le duc
d'Orléans, il composait des poèmes en français[396]. Investi du duché
de Bar par le cardinal duc de Bar, son grand-oncle, il devait hériter
le duché de Lorraine après la mort du duc Charles, qui ne pouvait
beaucoup tarder. Ce mariage était justement regardé comme un beau coup
de madame Yolande. Mais qui terre a guerre a. Le duc de Bourgogne,
fort mal content de voir un prince de la maison d'Anjou, le beau-frère
de Charles de Valois, s'établir entre la Bourgogne et les Flandres,
excitait contre René le comte de Vaudemont, prétendant à l'héritage de
Lorraine, et la politique angevine rendait difficile la réconciliation
du duc de Bourgogne avec le roi de France. René d'Anjou était engagé
dans les querelles de son beau-père de Lorraine. Et précisément, en
1429, il faisait aux habitants de Metz la guerre de la Hottée de
pommes. On la nommait ainsi parce que la cause en était une hottée de
pommes entrée dans la ville de Metz, sans qu'on eût payé de droits aux
officiers du duc de Lorraine[397].

[Note 395: Le P. Anselme, _Histoire généalogique de la Maison de
France_, II, p. 218.--Ludovic Drapeyron, _Jeanne d'Arc et Philippe le
Bon_, dans _Revue de Géographie_, novembre 1886, p. 236.--S. Luce,
_Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. LXVI, CXCIX.]

[Note 396: _Oeuvres du roi René_, par le comte de de Quatrebarbes,
Angers, 1845, t. I, notice, pp. LXXVI et suiv.--Leroy de la Marche,
_Le roi René, sa vie, son administration, ses travaux artistiques et
littéraires_, Paris, 1875, 2 vol. in 8º, et Giry, compte rendu dans
_Revue Critique_.]

[Note 397: Dom Calmet, _Histoire de Lorraine_, t. II. col. 695,
703.]

Cependant, madame sa mère faisait envoyer de Blois des convois de
vivres aux habitants d'Orléans, assiégés par les Anglais. Bien qu'elle
fût pour lors en mauvaise intelligence avec les conseillers du roi
Charles, son gendre, elle se montrait vigilante à combattre les
ennemis du royaume, qui menaçaient son duché d'Anjou. René, duc de
Bar, avait donc des parentés, des amitiés, des intérêts tout à la fois
dans le parti d'Angleterre et Bourgogne et dans le parti de France.
Tel était le cas où se trouvaient la plupart des seigneurs français.
Ses rapports avec le capitaine de Vaucouleurs restaient amicaux et
fréquents[398]. Il est possible que sire Robert l'ait informé qu'il
tenait à Vaucouleurs une jeune fille prophétisant sur le royaume de
France. Il est possible que le duc de Bar, curieux de la voir, l'ait
fait envoyer à Nancy où il devait se rendre lui-même vers le 20
février; mais, bien plus probablement, René d'Anjou se souciait moins
de la Pucelle de Vaucouleurs, qu'il n'avait jamais vue, que du petit
More et du fou dont s'égayait son hôtel ducal[399]. En ce mois de
février 1429, il n'avait ni l'envie ni les moyens de beaucoup
s'appliquer aux affaires de France; et, tout beau-frère qu'il était du
roi Charles, il se préparait, non pas à secourir la ville d'Orléans,
mais à mettre le siège devant la ville de Metz[400].

[Note 398: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. CXCVII,
CLXXXVII, CLXXXVIII et 236.--Le registre des Archives de la Meuse, B
1051, conserve la trace d'une correspondance active du duc de Bar avec
Baudricourt.]

[Note 399: _Chronique du doyen de Saint-Thibaud_, dans Dom Calmet,
_Histoire de Lorraine_, preuves, t. II, col. CXCIX.--S. Luce, _Jeanne
d'Arc à Domremy_, pp. CXCVII et suiv.]

[Note 400: Lettre de Jean Desch, secrétaire de la ville de Metz,
dans _Procès_, t. V, p. 355.--Dom Calmet, _Histoire de Lorraine_, t.
II, preuves, col. CXCIX.]

Le duc de Lorraine, vieux et malade, vivait en son hôtel avec sa
belle amie Alison du Mai, bâtarde, fille de prêtre, qui en avait
chassé l'épouse légitime, madame Marguerite de Bavière. Madame
Marguerite était de haute naissance et pieuse, mais vieille et laide;
et madame Alison était jolie; le duc Charles lui avait fait plusieurs
enfants[401].

[Note 401: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. CC, note.]

Voici ce qui paraît le plus vrai. Il y avait à Nancy des personnes de
bien qui désiraient que le duc Charles reprît sa bonne femme et
comptaient, pour l'y amener, sur les exhortations d'une dévote, ayant
révélations du Ciel et se disant fille de Dieu. Ces personnes
annoncèrent au vieux duc égrotant la fille de Domremy comme une sainte
guérisseuse. Par leurs conseils il la fit appeler, dans l'espoir
qu'elle aurait des secrets pour le soulager de ses maux et l'empêcher
de mourir.

Dès qu'il la vit, il lui demanda si elle ne pouvait pas le rétablir en
bonne forme et santé.

Elle répondit que «de cette matière» elle ne savait rien. Cependant
elle l'avertit qu'il se gouvernait mal, et lui annonça qu'il ne
guérirait oncques s'il ne s'amendait. Et elle lui enjoignit d'avoir à
renvoyer Alison sa concubine et à reprendre sa bonne femme[402].

[Note 402: _Procès_, t. III, p. 7.--Dom Calmet, _Histoire de
Lorraine_, t. III, preuves, col. vj.]

Sur ce chapitre, on lui avait un peu fait la leçon, sans doute, mais
elle ne disait que ce qu'elle pensait, car elle avait les mauvaises
femmes en aversion.

Elle était venue vers le duc parce que son état le voulait, parce
qu'une petite sainte ne se refuse pas aux consultations d'un haut
seigneur et parce qu'enfin on l'y avait amenée. Mais sa pensée était
ailleurs; elle ne songeait qu'à délivrer le royaume de France.

Considérant que le fils de madame Yolande, le duc de Bar, avec une
belle compagnie d'hommes d'armes, apporterait grand'aide au Dauphin,
elle demanda au duc de Lorraine, en prenant congé, d'envoyer ce jeune
seigneur avec elle en France.

--Donnez-moi votre fils, lui dit-elle, avec des gens pour me conduire.
En récompense, je prierai Dieu pour le rétablissement de votre santé.

Le duc ne lui donna pas d'hommes d'armes; il ne lui donna pas le duc
de Bar, héritier de Lorraine, allié des Anglais, qui devait toutefois
la rejoindre bientôt sous les étendards du roi Charles. Mais il lui
donna quatre francs et un cheval noir[403].

[Note 403: _Procès_, t. II, pp. 391 et 444.]

C'est peut-être à son retour de Nancy qu'elle écrivit à ses parents
pour leur demander pardon de les avoir quittés. On sait seulement
qu'ils reçurent une lettre d'elle et pardonnèrent[404]. Il y aurait
lieu, sans doute, d'être surpris que Jacques d'Arc qui, pour avoir vu
seulement en rêve sa fille avec des gens d'armes, jurait de la noyer
de ses mains si ses fils ne la noyaient, demeurât coi tout un long
mois pendant qu'elle se tenait à Vaucouleurs. Car il devait bien
savoir qu'elle y vivait parmi les hommes d'armes. Ç'avait été déjà de
sa part beaucoup de simplicité de l'avoir laissée partir, sachant
l'humeur dont elle était. On ne peut se défendre de supposer que des
personnes pieuses, qui croyaient en la bonté de Jeanne et avaient hâte
qu'elle fût conduite en France pour le salut du royaume, prirent soin
de rassurer le père et la mère sur les façons et comportements de leur
fille et peut-être même firent entendre à ces bonnes gens que, si
Jeanne allait vers le roi, toute sa famille en tirerait honneur et
profit.

[Note 404: _Ibid._, t. I, p. 129.]

Avant ou après le voyage de Nancy (on ne sait) quelques habitants de
Vaucouleurs ayant foi en la jeune inspirée, firent faire ou achetèrent
pour elle des vêtements d'homme, un justaucorps, un gippon de drap,
des chausses attachées au justaucorps par des aiguillettes, des
houseaux, des souliers, des éperons, tout un harnais de guerre. Sire
Robert lui donna une épée[405].

[Note 405: _Procès_, t. I, p. 54; t. II, pp. 438, 445, 447,
457.--_Relation du greffier de La Rochelle_, dans _Revue Historique_,
t. IV, p. 336.]

Elle fit tailler ses cheveux en rond, à la manière des jeunes
garçons[406]. Jean de Metz et Bertrand de Poulengy, avec Jean de
Honecourt et Julien, leurs servants, devaient l'accompagner, ainsi que
Colet de Vienne, messager du roi, et Richard, l'archer[407]. Il y eut
encore quelques hésitations, et l'on tint des conseils. Car les gens
d'armes d'Antoine de Lorraine, seigneur de Joinville, infestaient la
contrée. On ne voyait dans la campagne que gens faisant pilleries,
larcins, meurtres et tyrannies cruelles, prenant les femmes de force,
incendiant les églises et les abbayes et y commettant des péchés
abominables. C'était le temps le plus dur à passer qu'homme eût jamais
vu[408]. Mais la jeune fille ne craignait rien et disait:

[Note 406: _Relation du greffier de La Rochelle_, dans _Revue
Historique_, _ibid._]

[Note 407: _Procès_, t. II, pp. 406, 432, 442, 457; t. III, p.
209.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. XCV, 143 note 3.--G. de
Braux et E. de Bouteiller, _Nouvelles recherches_, pp. XXIX et suiv.]

[Note 408: _Les routiers en Lorraine_, dans _Journal de la Société
archéologique de Lorraine_, 1866, p. 161.--Dr A. Lapierre, _La guerre
de cent ans dans l'Argonne et le Rethélois_, Sedan, 1900, in-8º.]

--En nom Dieu! menez-moi vers le gentil dauphin et ne faites doute que
vous ni moi n'aurons nul mal et nul empêchement[409].

[Note 409: _Chronique de la Pucelle_, p. 272 (texte assez suspect
à cause de sa tendance hagiographique).]

Enfin, le mercredi 23 février, la petite troupe sortit de Vaucouleurs
par la porte de France[410].

[Note 410: _Procès_, t. I, p. 54; t. II, p. 437.--_Chronique du
Mont-Saint-Michel_, t. I, p. 30.--De Boismarmin, _Mémoire sur la date
de l'arrivée de Jeanne d'Arc à Chinon_, dans _Bulletin du Comité des
travaux historiques et scientifiques_, 1892, pp. 350-359.--Ulysse
Chevalier, _L'abjuration de Jeanne d'Arc_, p. 10, note 1.]

Quelques amis l'avaient suivie jusque-là et la regardaient partir. Il
se trouvait parmi eux Henri Leroyer et Catherine, ses hôtes, et
messire Jean Colin, chanoine de Saint-Nicolas, près de Vaucouleurs, à
qui Jeanne s'était plusieurs fois confessée[411]. Songeant à la
longueur du chemin, aux périls du voyage, ils s'effrayaient pour leur
sainte.

[Note 411: _Procès_, t. II, pp. 431, 446.]

--Comment, lui disait-on, comment pourrez-vous faire un tel voyage,
quand il y a de tous côtés des gens de guerre?

Mais elle répondait, dans la paix souriante de son coeur:

--Je ne crains point les gens de guerre: j'ai mon chemin tout aplani.
S'il se trouve des hommes d'armes, messire Dieu saura bien me frayer
la route pour aller à messire le dauphin. Je suis venue pour
cela[412].

[Note 412: _Procès_, t. II, p. 449.]

Sire Robert assistait au départ. Il fit jurer, selon la formule
usuelle, à tous les hommes d'armes de bien et sûrement conduire celle
qu'il leur confiait. Puis, comme il était homme de peu de foi, il dit
à Jeanne en manière d'adieu:

--Va! et advienne que pourra[413]!

[Note 413: _Ibid._, t. I, p. 55.]

Et la petite troupe s'en fut dans la brume qui recouvre en cette
saison les prairies de la Meuse.

Il fallait éviter les voies fréquentées, se garder surtout de passer
par Joinville, par Montiers-en-Saulx, par Sailly où se tenaient les
gens d'armes du parti contraire. Sire Bertrand et Jean de Metz,
accoutumés à ces sourdes chevauchées, connaissaient les chemins de
traverse et savaient prendre les précautions utiles, comme
d'envelopper de linges les pieds des chevaux pour amortir le bruit des
sabots sur le sol[414].

[Note 414: De Pimodan, _La première étape de Jeanne d'Arc_, Paris,
1891, in-8º, cartes.]

À la nuit tombante la compagnie, ayant échappé à tous les dangers,
s'approcha de la rive droite de la Marne et atteignit l'abbaye de
Saint-Urbain[415]. C'était de temps immémorial un lieu d'asile, et, à
l'époque où nous sommes, elle avait pour abbé Arnoult d'Aulnoy, parent
de Robert de Baudricourt[416].

[Note 415: _Procès_, t. I, p. 54.]

[Note 416: Jolibois, _Dictionnaire historique de la Haute-Marne_,
p. 492.]

La porte du sévère édifice s'ouvrit aux voyageurs qui passèrent sous
la voûte en tiers-point[417]. L'abbaye renfermait un corps de logis
pour les étrangers. C'est là qu'ils trouvèrent le gîte de leur
première étape.

[Note 417: De Pimodan, _La première étape de Jeanne d'Arc_, _loc.
cit._]

L'église abbatiale s'élevait à droite de la porte extérieure; on y
gardait les reliques de saint Urbain, pape. Le 24 février, au matin,
Jeanne y entendit la messe conventuelle[418]. Puis elle se remit en
selle avec ses compagnons. Ils franchirent le pont sur la Marne
vis-à-vis de Saint-Urbain et poussèrent vers la France.

[Note 418: _Procès_, t. I, pp. 54-55.]

Ils avaient encore cent vingt-cinq lieues de pays à parcourir et trois
rivières à traverser dans une contrée infestée de brigands. Onze
jours, ils chevauchèrent; par crainte de l'ennemi, ils voyageaient la
nuit[419]. Pendant les couchées sur la paille, la jeune paysanne,
gardant ses chausses liées à son justaucorps, dormait tout habillée,
sous une couverture, entre Jean de Metz et Bertrand de Poulengy qui
lui inspiraient de la confiance. Ils ont dit depuis qu'ils n'eurent
point désir de cette fille à cause de la sainteté qu'ils voyaient en
elle[420]; on peut le croire ou ne le pas croire. Jean de Metz n'était
point échauffé d'une si grande foi dans cette inspirée, puisqu'il lui
demandait avec inquiétude:

[Note 419: _Ibid._, t. II, pp. 437, 457.]

[Note 420: _Procès_, t. II, p. 457.]

--Ferez-vous bien ce que vous dites?

À quoi elle répondait:

--N'ayez crainte. Ce que je fais, je le fais par commandement. Mes
frères du Paradis me disent ce que j'ai à faire. Il y a déjà quatre ou
cinq ans que mes frères du Paradis et Messire m'ont dit qu'il fallait
que j'allasse en guerre pour recouvrer le royaume de France[421].

[Note 421: _Ibid._, t. II, p. 449.]

Ces rudes compagnons n'éprouvaient pas tous en sa présence un respect
religieux; certains la moquaient et, par amusement, parlaient devant
elle comme s'ils étaient du parti des Anglais. Quelquefois, en manière
de plaisanterie, feignant une alerte, ils faisaient mine de tourner
bride. C'était de la malice perdue. Elle les croyait, mais elle
n'avait pas peur et disait gravement à ces gens qui pensaient
l'effrayer avec des Anglais:

--Gardez-vous de fuir. En nom Dieu, ils ne vous feront pas de
mal[422].

[Note 422: _Ibid._, t. III, p. 199.]

Et à l'approche de tout danger feint ou réel, il lui venait aux lèvres
des paroles de réconfort:

--Ne craignez rien. Vous verrez comme à Chinon le gentil dauphin nous
fera bon visage[423].

[Note 423: _Procès_, t. II, pp. 437, 458.]

Son plus grand chagrin était de ne pas faire aussi souvent qu'elle le
voulait ses dévotions aux églises. Elle répétait chaque jour:

--Si nous pouvions, nous ferions bien d'entendre la messe[424].

[Note 424: _Ibid._, t. II, pp. 437, 457.]

Évitant les grandes routes, ils ne se trouvaient guère à portée des
ponts et ils durent souvent passer à gué les rivières grossies par les
pluies. Ils traversèrent l'Aube près de Bar-sur-Aube, la Seine près de
Bar-sur-Seine, l'Yonne devant Auxerre, où Jeanne entendit la messe
dans l'église Saint-Étienne: puis ils atteignirent la ville de Gien,
assise sur la rive droite de la Loire[425].

[Note 425: _Ibid._, t. II, p. 54; t. III pp. 3-21.]

Ces Lorrains voyaient enfin une ville française obéissant au roi de
France. Ils avaient fait soixante-quinze lieues en pays ennemi sans
être attaqués ni molestés, ce qui, par la suite, fut tenu pour
merveilleux. Mais était-il impossible à sept ou huit cavaliers
armagnacs de traverser sans malencontre les pays anglais ou
bourguignons? Le capitaine de Vaucouleurs faisait parvenir fréquemment
des lettres au dauphin, le dauphin lui envoyait des courriers; Colet
de Vienne[426] venait de porter son message.

[Note 426: _Ibid._, t. II, pp. 406, 432, 445, 448, 457.]

En fait, le péril n'était guère moindre pour les gens du dauphin dans
les provinces de son obéissance que dans les territoires soumis à
d'autres maîtres[427]. Les routiers à la solde du roi Charles ne
s'inquiétaient pas, pour piller et rançonner les voyageurs, de savoir
s'ils étaient Armagnacs ou Bourguignons, et c'est précisément après
avoir traversé la Loire que les compagnons de Bertrand de Poulengy se
trouvèrent exposés aux plus grands dangers.

[Note 427: Monstrelet, t. V, p. 269.--Th. Basin, t. I, p.
44.--Bueil, _Le Jouvencel_, introduction.--Lettres de rémission, dans
E. Boularic, _Institutions militaires de la France avant les armées
permanentes..._, 1863, in-8º, p. 266.--_Récit du prieur de Droillet_,
éd. Quicherat, dans _Bibliothèque de l'École des Chartes_, IVe série,
t. III, p. 359.--Mantellier, _Histoire de la communauté des marchands
fréquentant la rivière de Loire_ t. I, p. 195.--Le P. H. Denifle, _La
désolation des églises, monastères hôpitaux en France, vers le milieu
du XVe siècle_, Mâcon, in-8º.]

Avertis de leur venue, quelques hommes d'armes du parti français
allèrent au devant d'eux et se mirent en embuscade pour les
surprendre. Ils voulaient s'emparer de la jeune fille, la jeter dans
une fosse et l'y laisser sous une grosse pierre, comptant que le roi,
qui la faisait venir, donnerait beaucoup d'argent pour la ravoir[428].
Les routiers et les soudoyers avaient coutume d'enfouir ainsi dans un
trou les voyageurs qu'ils délivraient ensuite, moyennant rançon.
Dix-huit ans auparavant, à Corbeil, cinq hommes avaient été mis dans
une fosse au pain et à l'eau, par des Bourguignons. Trois d'entre eux
moururent faute de pouvoir payer[429]. Il s'en manqua de peu que
Jeanne ne subît un traitement de ce genre. Mais les mauvais garnements
qui la guettaient, au moment de faire le coup restèrent tranquilles,
on ne sait pour quelle cause et peut-être par crainte de n'être pas
les plus forts[430].

[Note 428: _Procès_, t. III, p. 293.]

[Note 429: Abbé J.-J. Bourassé, _Les miracles de madame Sainte
Katerine de Fierboys en Touraine, d'après un manuscrit de la
Bibliothèque Impériale_, Paris, in-12, 1858, p. 28.]

[Note 430: Je joins ici ce que dit Seguin, _Procès_, t. III, p.
203, et ce que dit la Touroulde, _Procès_, t. III, pp. 86, 87. Il me
semble bien qu'il s'agit du même fait, rapporté sommairement par le
premier, inexactement par la seconde.]

De Gien, la petite troupe longea la lisière nord du duché de Berry,
passa dans le Blaisois, traversa peut-être Selles-sur-Cher et
Saint-Aignan, puis, entrée en Touraine, atteignit les pentes vertes de
Fierbois[431]. C'était là que l'une des deux dames du Ciel qui
visitaient familièrement chaque jour la jeune paysanne avait son
sanctuaire le plus renommé; c'était là que sainte Catherine recevait
une foule de pèlerins et faisait de beaux miracles. La créance
populaire donnait à son culte, en ce lieu, une origine nationale et
guerrière qui remontait aux plus profondes antiquités françaises. On
contait que, vainqueur des Sarrasins à Poitiers, Charles-Martel avait
déposé son épée dans l'oratoire de la bienheureuse Catherine[432].
Mais depuis lors ce sanctuaire, il fallait bien l'avouer, avait subi
l'injure d'un long abandon. Un peu plus de quarante ans avant la venue
de la fille de Domremy, ses murs, au fond d'un bois, disparaissaient
sous les ronces et les épines.

[Note 431: _Procès_, t. I, pp. 56, 75; t. III, pp. 3, 21; t. V, p.
378.]

[Note 432: Que sainte Catherine ait été connue en Occident un peu
avant les croisades, cela est possible, mais que son culte remonte à
Charles-Martel, non pas; il était du moins très vivace au temps de
Jeanne d'Arc. Cf. H. Moranvillé, _Un pèlerinage en Terre sainte et au
Sinaï au XVe siècle_, dans _Bibliothèque de l'École des Chartes_, t.
LXVI (1905), pp. 70 et suiv.]

Il n'était pas rare alors que les saints et les saintes laissés dans
un injuste oubli vinssent eux-mêmes se plaindre à quelque pieuse
personne du tort qu'on leur faisait sur la terre. Ils apparaissaient
soit à un moine, soit à un paysan ou à un bourgeois, lui dénonçaient
en termes pressants, parfois assez vifs, l'impiété des fidèles et lui
donnaient l'ordre de rétablir leur culte et de relever leur
sanctuaire. C'est ce que fit madame sainte Catherine. En l'an 1375,
elle donna mission à un prud'homme du pays de Fierbois, nommé Jean
Godefroy, qui était aveugle et paralytique, de rétablir son oratoire
dans son éclat et sa célébrité, lui promettant guérison s'il faisait
neuvaine au lieu où Charles-Martel avait déposé son épée. Jean
Godefroy se fit porter à la chapelle abandonnée, mais il fallut
d'abord que ses valets ouvrissent, à force de coignée, un chemin à
travers les halliers. Madame sainte Catherine rendit à Jean Godefroy
l'usage de ses yeux et de ses membres, et ce fut par un bienfait
qu'elle rappela au peuple tourangeau sa gloire délaissée. L'oratoire
fut réparé; les fidèles en reprirent le chemin, et les miracles y
abondèrent. La sainte s'occupa d'abord de guérir les malades; puis,
quand le pays endura les guerres, elle s'employa spécialement à tirer
des mains des Anglais les prisonniers qui avaient recours à elle.
Parfois elle rendait les captifs invisibles à leurs gardiens, parfois
elle rompait liens, chaînes, serrures; témoin un gentilhomme du nom de
Cazin du Boys, qui fut pris, en 1418, avec la garnison de
Beaumont-sur-Oise. Mis dans une huche fermée à clef, liée d'une grosse
corde et sur laquelle dormait un Bourguignon, il s'y remémora madame
sainte Catherine et se voua à cette glorieuse vierge; aussitôt la
huche s'ouvrit. Parfois encore elle obligeait les Anglais à déferrer
eux-mêmes leurs prisonniers et à les renvoyer sans rançon. C'était un
grand miracle. Elle en opéra un non moins grand en faveur de Perrot
Chapon, de Saint-Sauveur, près Luzarches. Étant aux fers en chartre
anglaise, depuis un mois, Perrot Chapon se voua à madame Sainte
Catherine et s'endormit. Il se réveilla, tout enchaîné encore, dans sa
maison.

Le plus souvent, elle aidait ceux qui s'aidaient eux-mêmes. Ainsi fit,
en 1424, Jean Ducoudray, natif de Saumur, qui, prisonnier au château
de Bellême, se recommanda dévotement à madame sainte Catherine, puis
sauta dehors, étrangla l'homme du guet, escalada le mur d'enceinte, se
laissa tomber d'une hauteur de deux lances et s'en alla librement par
les champs[433].

[Note 433: _Les miracles de madame sainte Katerine_, _passim_.--G.
Launay, _Notice..._, dans _Bull. Soc. archéol. du Vendômois, 1880_, t.
XIX, p. 23-25.]

Peut-être ces miracles eussent-ils été moins fréquents si les Anglais
avaient entretenu plus de monde en France; mais ils manquaient
d'hommes: en Normandie, ils s'enfermaient dans les villes, abandonnant
les campagnes aux partisans qui battaient le pays, enlevaient les
convois et favorisaient de la sorte grandement l'intervention de
madame sainte Catherine[434].

[Note 434: G. Lefèvre-Pontalis, _La guerre des partisans dans la
Haute Normandie_ (1424-1429) dans _Bibliothèque de l'École des
Chartes_ (1893-1896).]

Les captifs qui s'étaient voués à elle et qu'elle avait délivrés
faisaient, pour acquitter leur voeu, le glorieux pèlerinage de
Fierbois et venaient suspendre dans la chapelle leurs cordes, leurs
chaînes, leur harnois, ou par cas spécial, le harnois d'un ennemi.

C'est ce qu'avait fait, neuf mois avant la venue de Jeanne à Fierbois,
un gentilhomme nommé Jean du Chastel. Il s'était échappé des mains
d'un capitaine qui l'accusait, en cela, de félonie, affirmant que du
Chastel lui avait donné sa foi. Du Chastel soutenait, au contraire,
qu'il n'avait rien juré; et il appela le capitaine en combat
singulier. L'issue du combat prouva le bon droit du gentilhomme
français; car, avec l'aide de madame sainte Catherine, il eut la
victoire. En reconnaissance, il vint offrir à sa sainte protectrice le
harnois de l'Anglais vaincu, en présence de monseigneur le bâtard
d'Orléans, du capitaine La Hire et de plusieurs autres seigneurs[435].

[Note 435: _Les miracles de madame sainte Katerine_, _passim_.]

Jeanne dut se plaire à entendre de telles ou semblables merveilles
qu'on lui récita, et à voir tant d'armes suspendues aux murs de la
chapelle. Elle dut être bien aise que la sainte, qui la visitait à
toute heure et lui donnait conseil, se montrât si manifestement l'amie
des pauvres soldats et des paysans, la libératrice des prisonniers mis
en huche, en fosse, aux fers ou aux ceps par les Godons.

Elle fit ses dévotions et entendit deux messes dans la chapelle[436].

[Note 436: _Procès_, t. I, p. 75.]



CHAPITRE V

LE SIÈGE D'ORLÉANS, DU 12 OCTOBRE 1428 AU 6 MARS 1429.


Depuis la victoire de Verneuil et la conquête du Maine, les Anglais ne
gagnaient guère en France, et ce qu'ils y tenaient leur était moins
assuré que jamais[437]. S'ils épargnaient les terres du duc d'Orléans,
leur prisonnier, ce n'était point par vergogne. On disait bien, sur
les bords de la Loire, que ceux-là manquaient à l'honneur qui
prenaient les domaines d'un seigneur dont ils tenaient le corps[438],
mais en guerre où est le profit n'est point la honte. Le Régent ne
s'était pas fait scrupule de s'emparer du duché d'Alençon, alors que
le possesseur était prisonnier[439]. Ce qui est vrai c'est que le bon
duc Charles, par prières et finances, dissuada les Anglais d'attaquer
son duché. De 1424 à 1426, les habitants d'Orléans payèrent pour
obtenir abstinence de guerre[440]. Les Godons acceptaient d'autant
plus volontiers ces accommodements qu'ils se sentaient moins en état
d'entrer en campagne. Pendant la minorité de leur roi mi-anglais,
mi-français, le duc de Glocester, frère et lieutenant du Régent, et
son oncle, l'évêque de Winchester, chancelier du royaume, se prenaient
aux cheveux et leurs discordes ensanglantaient les rues de
Londres[441]. À la fin de l'année 1425, le Régent se rendit en
Angleterre où il passa dix-sept mois à calmer l'oncle et le neveu et à
rétablir la tranquillité publique. À force de finesse et d'énergie, il
y réussit assez pour rendre à ses compatriotes le désir et l'espoir
d'achever la conquête de la France. En 1428, le Parlement d'Angleterre
vota des subsides à cet effet[442].

[Note 437: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 190.--Alain
Chartier, _L'espérance ou consolation des trois vertus_, dans
_Oeuvres_, p. 271.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 14.]

[Note 438: _Mistère du siège_, vers 497.]

[Note 439: Perceval de Cagny, pp. 21-22.]

[Note 440: _Chronique de la Pucelle_, p. 255.--_Chronique de
l'établissement de la fête_, dans _Procès_, t. V, p. 286.--Le Maire,
_Histoire et antiquités de la ville et duché d'Orléans_, Orléans,
1645, in-4º, pp. 129 et suiv.--Lottin, _Recherches historiques sur la
ville d'Orléans_, Orléans, 1836-1845 (7 vol. in-8º), t. I, p. 197.]

[Note 441: Stevenson, _Letters and papers_, introduction, t. I, p.
XLVII.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p. 17.]

[Note 442: Rymer, _Foedera_, t. IV. part. IV, p.
135.--Mademoiselle A. de Villaret, _Campagne des Anglais dans
l'Orléanais, la Beauce chartraine et le Gâtinais_ (1421-1428),
Orléans, 1893, in-8º, pièces justif., p. 134.--Stevenson, _Letters and
papers_, t. I, pp. 403 et suiv.]

Le plus subtil, le plus expert, le plus heureux en armes de tous les
princes et capitaines d'Angleterre, Thomas Montaigu, comte de
Salisbury et du Perche[443], qui avait beaucoup fait la guerre dans la
Normandie, dans la Champagne et dans le Maine, recruta en Angleterre
une armée en vue d'une expédition sur la Loire. Il trouva des archers
à sa suffisance; quant aux chevaliers et aux hommes d'armes, il eut du
mécompte. Seuls les gens de petit état voulaient aller se battre dans
un pays de famine[444]. Enfin, le noble lord, le beau cousin du roi
Henri passa la mer avec quatre cent quarante-neuf hommes d'armes et
deux mille deux cent cinquante archers[445]. Il trouva en France des
troupes recrutées par le Régent, quatre cents lances dont deux cents
normandes, à trois archers par lance suivant la coutume
d'Angleterre[446]. Il conduisit ces troupes à Paris où des résolutions
irrévocables furent prises[447]. Jusque-là on se disposait à prendre
la ville d'Angers; on décida en dernier lieu d'assiéger Orléans[448].

[Note 443: Monstrelet, t. IV, p. 300.]

[Note 444: L. Jarry, _Le compte de l'armée anglaise au siège
d'Orléans_, 1428-1429, Orléans, 1892, in-8º, pp. 59 et suiv.]

[Note 445: Monstrelet, t. IV, p. 293.--Rymer, _Foedera_, t. IV,
partie IV, pp. 132, 135, 138.]

[Note 446: L. Jarry, _Le compte de l'armée anglaise_, pp. 26-27.]

[Note 447: Monstrelet, t. IV, p. 294.--Stevenson, _Letters and
papers_, p. LXII.]

[Note 448: Boucher de Molandon et A. de Beaucorps, _L'armée
anglaise vaincue par Jeanne d'Arc sous les murs d'Orléans_, Orléans,
1892, in-8º, p. 61.--L. Jarry, _loc. cit._]

Entre la Beauce et la Sologne, en avant des provinces fidèles,
Touraine, Blaisois, Berry, la cité ducale se présentait à l'ennemi,
sur la Loire recourbée, comme sur l'arc tendu la pointe de la
flèche[449]. Évêché, université, marché du haut et bas pays, fière de
ses clochers, de ses flèches et de ses tours, qui levaient vers le
ciel la croix de Notre-Seigneur, les trois coeurs de lis de la ville
et les trois fleurs de lis de ses ducs, Orléans abritait, sous les
hauts toits d'ardoise de ses maisons de pierre ou de bois plantées sur
des rues tortueuses et sur de sombres venelles, quinze mille
habitants, officiers de justice et de finance, orfèvres, droguistes,
épiciers, tanneurs, bouchers, poissonniers, riches bourgeois fins
comme l'ambre, qui aimaient les beaux habits, les beaux logis, la
musique et la danse; curés, chanoines, régents et suppôts de
l'université, libraires, écrivains, imagiers, peintres, écoliers qui
n'étaient pas tous des fontaines de sapience, mais qui jouaient
joliment de la flûte; moines de toute robe, jacobins, cordeliers,
mathurins, carmes, augustins; et les artisans et les gens de métier,
forgerons, tonneliers, charpentiers, bateliers, pêcheurs[450].

[Note 449: Le Maire, _Antiquités_, p. 29.]

[Note 450: Astesan dans _Paris et ses historiens_, par Le Roux de
Lincy et Tisserand, pp. 528 et suiv.--Le Maire, _Antiquités_, ch. XIX,
pp. 75 et suiv.--P. Mantellier, _Histoire du siège d'Orléans_, in-18,
pp. 22, 24.--E. Fournier, _Le Conteur Orléanais_, p. 111.--C.
Cuissard, _Étude sur la musique dans l'Orléanais_, Orléans, 1886, p.
50.--Jodocius Sincere, _Itinerarium Galliæ_, Amstelodami, 1655, pp.
24, 25.--Paul Charpentier et Cuissard, _Histoire du siège d'Orléans,
mémoire inédit de M. l'abbé Dubois_, Orléans, 1894, in-8º, p. 129.--De
Buzonnière, _Histoire architecturale de la ville d'Orléans_, 1849 (2
vol. in-8º), t. I, p. 76.]

D'origine romaine, la ville gardait la carrure qui lui avait été
donnée au temps de l'empereur Aurélien. Le côté du midi, qui longeait
la Loire, et le côté du nord, s'étendaient sur une ligne de trois
mille pieds. Les petits côtés du levant et du couchant n'avaient que
treize cent cinquante pieds de long. Elle était ceinte de murs épais
de six pieds et élevés de dix-huit à trente-trois pieds au-dessus du
fossé qui en noyait la base. Ces murs étaient flanqués de
trente-quatre tours, percés de cinq portes et de deux poternes[451].
Voici l'emplacement de ces portes, poternes et tours, avec les noms de
celles qui firent parler d'elles durant le siège.

[Note 451: Jollois, _Histoire du siège d'Orléans_, Paris, 1833,
in-4º, fig.--Lottin, _Recherches_, t. I, pp. 183 et suiv.]

C'était, en allant de l'angle sud-est des murs à l'angle sud-ouest: la
tour Neuve, énorme et ronde, baignant dans la Loire: trois autres
tours portant sur les grèves; la poterne Chesneau qui seule, s'ouvrait
sur l'eau et qu'on fermait par une herse de fer: la tour de la
Croiche-Meuffroy, ainsi nommée de la croiche ou éperon qui, de son
pied, s'avançait dans la rivière; deux autres tours baignant dans la
Loire; la porte du Pont, avec pont-levis et flanquée de deux tours: la
tour de l'Abreuvoir; la tour Notre-Dame, qui tirait son nom d'une
chapelle adossée aux murs de la ville; la tour de la Barre-Flambert,
la dernière de ce côté, à l'angle sud-ouest de l'enceinte, et qui
barrait la rivière. Tout le long de la Loire, les murs étaient garnis
d'un parapet de pierre et munis de mâchicoulis crénelés, d'où l'on
pouvait lancer des carreaux et en cas d'escalade, renverser les
échelles. Les tours se dressaient à un jet d'arc les unes des autres.

Sur le côté ouest, on comptait d'abord trois tours, puis les deux
tours de la porte qu'on appelait Regnard ou Renard, du nom des
bourgeois, possesseurs autrefois d'un hôtel y attenant, habité en 1428
par Jacques Boucher, trésorier du duc d'Orléans; puis une autre tour,
et, enfin, la porte Bernier ou Bannier, à l'angle nord-ouest de
l'enceinte. Les remparts, de ce côté, avaient été construits à une
époque où déjà on faisait usage de l'arbalète qui portait plus loin
que l'arc: les tours étaient à un jet d'arbalète les unes des autres,
et les murs moins hauts qu'ailleurs.

Du côté nord, qui regardait la forêt: dix tours distantes entre elles
d'une portée d'arc; la deuxième, celle de Saint-Samson, servait
d'arsenal; la sixième et la septième flanquaient la porte Parisis.

Du côté de l'Est, dix tours également et à la même distance les unes
des autres que celles du Nord; la cinquième et la sixième étaient
celles de la porte de Bourgogne, dite aussi de Saint-Aignan, parce
qu'elle était proche de l'église de Saint-Aignan hors les murs; la
dernière était la grosse tour d'angle, dite tour Neuve, qui se trouve
ainsi comptée deux fois.

Le pont de pierre, bordé de maisons, qui reliait la ville à la rive
gauche de la Loire, était renommé dans le monde entier. Il avait
dix-neuf arches d'ouvertures inégales. La première, sur laquelle on
passât en sortant de la ville par la porte du Pont, se nommait
l'Allouée ou pont Jacquemin-Rousselet; un pont-levis était pratiqué
dans sa voûte. La cinquième arche appuyait sa culée sur une île
étroite et longue, en forme de bateau, comme toutes ces îles des
fleuves. Elle s'appelait en amont Motte-Saint-Antoine, d'une chapelle
dédiée à ce saint, qui y était élevée; en aval Motte-des-Poissonniers,
parce qu'on y amarrait des bateaux dont le fond était percé, pour
conserver le poisson. En 1417, les Orléanais, prévoyant le cas où
l'ennemi ferait une descente dans cette île, avaient construit au delà
de la sixième arche une bastille, la bastille ou forteresse
Saint-Antoine, qui occupait toute la largeur du pont. Le pilier commun
à l'onzième et à la douzième arche portait, sur un socle de pierre
historiée, une croix de bronze doré. C'était, comme on disait, la
Belle-Croix. Sur la dix-huitième arche et ses deux piliers, formant
culée, s'élevait un châtelet composé de deux tours réunies par un
porche voûté. Ce châtelet avait nom les Tourelles. La dix-neuvième et
dernière arche portait, comme la première, un pont-levis. Après
l'avoir franchie on se trouvait sur le Portereau; et l'on avait devant
soi la route de Toulouse qui rejoignait, au delà du Loiret, sur les
hauteurs d'Olivet, la route de Blois[452].

[Note 452: Jollois, _Lettre à Messieurs les Membres de la Société
des Antiquaires de France, sur l'emplacement du fort des Tourelles de
l'ancien pont d'Orléans_, Paris, 1834, in-fº, fig.--Abbé Dubois,
_Histoire du siège_, dissertation, v. Lottin, _Recherches_, t. I, pp.
15-18.--Vergniaud Romagnési, _Des différentes enceintes de la ville
d'Orléans_, pp. 17-19.--A. Collin, _Le pont des Tourelles à Orléans_,
Orléans, 1895, in-8º.--Morosini, t. III, p. 13, note 2.]

La Loire traînait alors ses eaux paresseuses entre des îles
recouvertes d'oseraies et de bouleaux, qui ont été enlevées depuis
pour rendre le passage plus aisé aux bateaux. Une lieue à l'est
d'Orléans, à la hauteur de Chécy, l'île aux Bourdons était séparée par
un mince bras de la rive de Sologne et par un étroit chenal, de
l'Île-aux-Boeufs, qui étalait, vers la rive de Beauce, devant
Combleux, ses herbages et ses buissons. Un bateau, s'il descendait le
cours du fleuve, côtoyait ensuite les deux îles Saint-Loup, et,
doublant la tour Neuve, glissait entre les deux petites îles des
Martinets, à droite, et l'Île-aux-Toiles à gauche. Puis il passait
sous le Pont qui traversait, comme nous l'avons vu, une île dite en
haut Motte-Saint-Antoine et en bas Motte-des-Poissonniers. Enfin, en
aval des remparts, vis-à-vis de Saint-Laurent-des-Orgerils, il
rencontrait les deux petites îles Biche-d'Orge et Charlemagne[453].

[Note 453: Jollois, _Histoire du siège_, planche 1.--Abbé Dubois,
_Histoire du siège_, pp. 193, 199.--Boucher de Molandon, _Première
expédition de Jeanne d'Arc_, p. 16.]

Les faubourgs d'Orléans étaient les plus beaux du royaume. Au midi, le
faubourg batelier du Portereau, avec l'église et le couvent des
Augustins, s'étendait le long du fleuve, au pied des vignobles de
Saint-Jean-le-Blanc qui mûrissaient le meilleur vin du pays[454]. Plus
haut, sur les pentes douces conduisant au maigre plateau de Sologne,
le Loiret, ses sources agitées, ses eaux limpides, ses rives
ombreuses, les jardins et les fontaines d'Olivet, riaient aux regards
d'un ciel pluvieux et doux.

[Note 454: Symphorien Guyon, _Histoire de l'église et diocèse
d'Orléans_, Orléans, 1647, t. I, préface.--Le Maire, _Antiquités_, p.
36.]

Au levant, le faubourg de la porte Bourgogne était de tous le plus
peuplé et le mieux bâti. C'est là qu'on admirait l'église Saint-Michel
et l'église Saint-Aignan, dont le cloître passait pour une
merveille[455]. Au sortir de ce faubourg, en suivant, au bord des
vignes, le bras de sable ou d'eau que la Loire allongeait entre sa
berge et l'Île-aux-Boeufs, on atteignait, après un quart de lieue, la
côte roide de Saint-Loup, et, si l'on s'avançait encore à l'est, entre
la rivière et la route romaine d'Autun à Paris, on découvrait, l'un
après l'autre, les clochers de Saint-Jean-de-Bray, de Combleux et de
Chécy.

[Note 455: _Journal du siège_, pp. 13, 15.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 270.--Hubert, _Antiquités historiques de l'église royale
d'Orléans_, Orléans, 1661, in-8º.--Le Maire, _Antiquités_, p.
284.--Abbé Dubois, _Histoire du siège_, pp. 133, 205, 277 et
_passim_.--Jollois, _Histoire du siège_, p. 21.--H. Baraude, _Le siège
d'Orléans et Jeanne d'Arc_, Paris, 1906, pp. 10 et suiv.]

Au nord de la ville, s'élevaient de beaux moustiers et de riches
églises, la chapelle Saint-Ladre, dans le cimetière; les Jacobins, les
Cordeliers, l'église de Saint-Pierre-Ensentelée. En plein nord, le
faubourg de la porte Bernier bordait la route de Paris et, tout
proche, s'étendait la sombre cité des loups, la profonde forêt de
chênes, de charmes, de hêtres et de bouleaux, où s'enfonçaient, comme
des bûcherons et des charbonniers, les villages de Fleury et de
Samoy[456].

[Note 456: Le Maire, _Antiquités_, p. 43.]

[Illustration: Plan d'Orléans.]

Au couchant, parmi les cultures, le faubourg de la porte Renard
longeait la route de Châteaudun, et le hameau de Saint-Laurent, la
route de Blois[457].

[Note 457: Abbé Dubois, _Histoire du siège_, p. 296.--Boucher de
Molandon, _Première expédition de Jeanne d'Arc, le ravitaillement
d'Orléans, nouveaux documents_, Orléans, 1874, gr. in-8º, plan
topographique: _Orléans, la Loire et ses îles en 1429._]

Lorsque les gens des faubourgs se renfermèrent dans la cité à
l'approche des Anglais, le nombre des habitants fut plus que doublé,
tant ces faubourgs étaient amples et populeux[458].

[Note 458: Abbé Dubois, _Histoire du siège_, pp. 391,
399.--Jollois, _Histoire du siège_, pp. 41, 44.--P. Mantellier,
_Histoire du siège_, Orléans, 1867, in-8º, p. 24.--Lottin, _Recherches
sur Orléans_, t. I, p. 141.]

Les habitants d'Orléans étaient résolus à combattre, non certes pour
l'honneur: un bourgeois, en ce temps-là, ne s'attirait aucun honneur à
défendre sa ville; par contre il y courait un terrible danger. La
ville prise, les hauts et riches seigneurs, qui se trouvaient pris
avec, en étaient quittes pour payer rançon, et le vainqueur leur
faisait bonne chère; les menus et pauvres seigneurs risquaient
davantage. En cette année 1428, les gentilshommes qui défendirent
Melun et se rendirent après avoir mangé leurs chevaux et leurs chiens,
furent noyés dans la Seine. «Rien n'y valut hautesse», dit une chanson
bourguignonne[459]. Ordinairement hautesse valait la vie sauve. Quant
aux bourgeois assez courageux pour s'être défendus, ils avaient chance
d'être mis à mort. Il n'existait pas de règles fixes à leur égard;
tantôt on en pendait plusieurs, tantôt un seul, tantôt on les pendait
tous; il était loisible aussi de leur couper la tête ou de les jeter à
l'eau, cousus dans un sac. En cette même année 1428, les capitaines La
Hire et Poton ayant manqué leur coup de main sur Le Mans et décampé à
propos, les bourgeois qui les avaient aidés furent décapités place du
Cloître-Saint-Julien, sur la pierre Olet, par ordre de ce même William
Pole, comte de Suffolk, qui débridait déjà à Olivet, et de ce même
John Talbot, le plus courtois des chevaliers anglais, qui allait
bientôt venir[460]. Exemple suffisant pour instruire les citoyens
d'Orléans.

[Note 459: Le Roux de Lincy, _Chants historiques et populaires du
temps de Charles VII_, Paris, 1862, in-18, p. 28.]

[Note 460: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 225-226.--_Geste
des Nobles_, p. 202.--_Chronique de la Pucelle_, p. 251.--Jean
Chartier, _Chronique_, t. I, p. 59.--Jarry, _Le compte de l'armée
anglaise_, pp. 107-112.]

La ville, sous l'autorité d'un gouverneur, s'administrait elle-même au
moyen de douze procureurs élus par le suffrage des bourgeois pour deux
ans, moyennant l'approbation du gouverneur[461]. Ces procureurs
risquaient plus que les autres citoyens, et l'un d'eux, quand il
passait par le cloître Saint-Sulpice, où l'on mettait à mort les
condamnés, songeait sans doute qu'avant un an il pourrait bien être
justicié là pour avoir défendu l'héritage de son seigneur. Les douze
étaient résolus à défendre cet héritage et ils agissaient avec
promptitude et sagesse pour le salut commun.

[Note 461: Lottin, _Recherches_, t. I, pp. 164, 171.--P.
Mantellier, _Histoire du siège_, p. 25.]

Les Orléanais n'étaient pas pris au dépourvu. Leurs pères avaient vu
de près les Anglais et mis la ville en état de défense. Eux-mêmes, en
l'an 1425, s'étaient si bien attendus à subir un siège, qu'ils avaient
amassé des armes dans la tour Saint-Samson et que tous, riches ou
pauvres, avaient été requis pour creuser des fossés et construire des
boulevards[462]. La guerre a toujours coûté cher. Ils consacraient,
chaque année, les trois quarts du revenu de la ville à l'entretien des
remparts et de l'armement. Avertis que le comte de Salisbury
approchait, ils se préparèrent avec une merveilleuse ardeur à le
recevoir. Les murs, hors ceux qui regardaient la rivière, étaient sans
parapets, mais il y avait dans les magasins des pieux et des traverses
destinés à faire des garde-fous. On les monta et l'on établit des
mantelets dans lesquels étaient pratiquées des barbacanes en
charpente, afin que, du haut des murs habillés de la sorte, les
défenseurs pussent tirer à couvert[463]. On établit, à l'entrée de
chaque faubourg, des barrières de bois, avec un corps de garde et une
loge pour le portier chargé de les ouvrir et de les fermer. Les
remparts, bastilles et boulevards furent munis de soixante et onze
bouches à feu, tant canons que bombardes, sans compter les
couleuvrines. On tira de la carrière de Montmaillard, située à trois
lieues de la ville, des pierres que les artisans façonnaient en
boulets de canon; on fit venir à grands frais du plomb, de la poudre
et du soufre, que les femmes finaient pour le service des canons et
des couleuvrines. On fabriquait chaque jour par milliers des flèches,
des traits, des fûts de viretons aboutés de pointes de fer et empennés
de parchemin, et nombre de pavas, grands boucliers faits de douves
assemblées à tenons et mortaises et recouvertes de cuir. On acheta du
blé, du vin, du bétail à force pour la nourriture des habitants et des
hommes d'armes qu'on attendait, gens du roi et routiers[464].

[Note 462: Le religieux de Dunfermling, dans _Procès_, t. V, p.
341.--Le Maire, _Antiquités_, pp. 283 et suiv.--Lottin, _Recherches_,
t. I, pp. 160-161.]

[Note 463: Jollois, _Histoire du siège_, p. 6.--Lottin,
_Recherches_, t. I, pp. 202-205.]

[Note 464: Comptes de forteresses, dans _Journal du siège_, pp.
301 et suiv.--Jollois, _Histoire du siège_, p. 12.--P. Mantellier,
_Histoire du siège_, pp. 15-17.--Loiseleur, _Comptes des dépenses
faites par Charles VII pour secourir Orléans pendant le siège de
1428_, Orléans, 1868, in-8º, p. 113.--Boucher de Molandon et de
Beaucorps, _L'armée anglaise vaincue par Jeanne d'Arc_, p. 81.]

Par un privilège dont ils se montraient fort jaloux, les habitants
avaient la garde de leurs remparts. Ils étaient répartis par corps de
métiers en autant de compagnies qu'il y avait de tours. Se gardant
eux-mêmes, ils jouissaient du droit de ne pas recevoir garnison dans
leurs murs. Ce droit leur était précieux parce qu'il leur évitait
d'être pillés et dérobés, incendiés et molestés à tout moment par les
gens du roi. Ils y renoncèrent avec empressement, sentant bien que
seuls, avec leur milice civique et les milices des communes,
c'est-à-dire les paysans, ils ne pourraient soutenir l'effort d'un
siège et qu'il leur fallait, pour bien faire, des hommes de cheval
tenant roidement la lance et des gens de pied habiles à manoeuvrer
l'arbalète. Tandis que le sire de Gaucourt, leur gouverneur, et
monseigneur le Bâtard d'Orléans, lieutenant général du roi, se
rendaient à Chinon et à Poitiers pour obtenir des conseillers du roi
assez d'hommes et d'argent[465], des bourgeois partaient en mission,
deux par deux, et allaient jusqu'en Bourbonnais et en Languedoc
demander des secours aux villes[466]. Les procureurs faisaient appel
aux routiers qui tenaient la campagne pour les fleurs de lis et leur
annonçaient, par les deux hérauts de la ville, Orléans et
Coeur-de-Lis, qu'il y avait chez eux de l'or et de l'argent en
abondance, des vivres et des armes pour nourrir et armer deux mille
combattants pendant deux ans, et que tout gentil et honnête capitaine
qui voudrait défendre leur ville avec eux le pourrait faire, et qu'on
se battrait à mort[467].

[Note 465: Compte de Hémon Raguier, Bibl. Nat., Fr. 7858, fol.
41--Loiseleur, _Comptes des dépenses_, p. 65.--Pallet, _Nouvelle
Histoire du Berry_, t. III, pp. 78-80.--Vallet de Viriville, dans
_Bulletin de la Société d'Histoire de France_.--_Cabinet Historique_,
V, 2e partie, 107.--P. Mantellier, _Histoire du siège_, p. 15.]

[Note 466: A. Thomas, _Le siège d'Orléans, Jeanne d'Arc et les
capitouls de Toulouse_, dans _Annales du Midi_, avril 1889, p.
232.--M. Boudet, _Villandrando et les écorcheurs à Saint-Flour_, pp.
18 et 19.--A. de Villaret, _Campagne des Anglais_, p. 61.]

[Note 467: Le religieux de Dunfermling, dans _Procès_, t. V, p.
341.]

Les habitants d'Orléans craignaient Dieu. En ce temps-là Dieu se
faisait beaucoup craindre; il était presque aussi terrible qu'au temps
des Philistins. Les pauvres pécheurs avaient peur d'être mal reçus
s'ils s'adressaient à lui dans leurs afflictions; mieux valait,
croyaient-ils, prendre un biais et recourir à l'intercession de
Notre-Dame et des saints. Dieu respectait sa mère et s'efforçait de
lui complaire en toute occurrence. Il montrait pareillement de la
déférence aux bienheureux assis à ses côtés dans le paradis et
écoulait volontiers les requêtes qu'ils lui présentaient. Aussi
était-ce la coutume, en cas de grande nécessité, de faire des prières
et des présents aux saints pour les rendre favorables. Les bourgeois
d'Orléans se rappelèrent à propos Monsieur saint Euverte et Monsieur
saint Aignan, patrons de leur ville. Saint Euverte s'était assis très
anciennement dans le siège épiscopal occupé en 1428 par messire Jean
de Saint-Michel, écossais, et il y avait resplendi de toutes les
vertus apostoliques[468]. Saint-Aignan, son successeur, avait obtenu
de Dieu qu'il regardât sa ville dans un péril semblable à celui
qu'elle courait présentement. Voici son histoire telle que les
Orléanais la savaient:

[Note 468: _Journal du siège_, p. 51.--_Chronique de la fête_ dans
_Procès_, t. V, p. 296.--Lottin, _Recherches_, t. I, pp. 27-31.]

Le bienheureux Aignan s'était retiré dès sa jeunesse dans une solitude près
d'Orléans. Saint Euverte, alors évêque de cette ville, l'y découvrit,
l'ordonna prêtre, l'institua abbé de Saint-Laurent-des-Orgerils et le
désigna pour son successeur dans le gouvernement des fidèles. Et quand
saint Euverte eut trépassé de cette vie à l'autre, le bienheureux Aignan
fut proclamé évêque, du consentement du peuple orléanais, par la voix
d'un petit enfant. Car Dieu, qui tire sa louange de la bouche des
enfants, permit que l'un d'eux, porté dans ses langes sur l'autel,
parlât et dit: «Aignan, Aignan, Aignan est élu de Dieu pour être évêque
de cette ville.» Or, dans la soixantième année de son pontificat, les
Huns envahirent la Gaule, conduits par Attila, leur roi, qui publiait
que devant lui les étoiles tombaient, la terre tremblait, et qu'il était
le marteau du monde, _stellas pre se cadere, terram tremere, se malleum
esse universi orbis_. Toutes les villes qu'il avait rencontrées sur son
chemin, il les avait détruites, et il marchait sur Orléans. Alors le
bienheureux Aignan alla trouver dans la cité d'Arles le patrice Aetius,
qui commandait l'armée romaine, et lui demanda son aide en un si grand
péril. Ayant obtenu du patrice promesse de secours, Aignan revint dans
sa ville épiscopale qu'il trouva entourée de guerriers barbares. Les
Huns avaient fait des brèches dans les murs, et ils se préparaient à
donner l'assaut. Le bienheureux monta sur le rempart, se mit à genoux,
pria, et, ayant prié, cracha sur les ennemis. Cette goutte d'eau fut
suivie, par la volonté de Dieu, de toutes les gouttes d'eau suspendues
dans le ciel; un orage éclata, une pluie si abondante tomba sur les
barbares, que leur camp en fut noyé; leurs tentes s'abattirent sous la
force des vents, et plusieurs d'entre eux périrent frappés de la foudre.
La pluie dura trois jours, après lesquels Attila fit battre par de
puissantes machines les remparts de la cité. Les habitants voyaient avec
épouvante tomber leurs murailles. Quand tout espoir de résister fut
perdu, le saint évêque alla, revêtu de ses habits sacerdotaux, vers le
roi des Huns et l'adjura d'avoir pitié du peuple orléanais, le menaçant
de l'ire céleste s'il était dur aux vaincus. Ces prières et ces menaces
ne changèrent pas le coeur d'Attila. L'évêque, revenu parmi ses fidèles,
les avertit qu'ils ne devaient s'assurer qu'en la puissance de Dieu,
mais que ce secours ne leur manquerait pas. Et bientôt, selon la
promesse qu'il leur avait donnée, Dieu délivra la ville par le moyen des
Romains et des Français, qui défirent les Huns dans une grande bataille.
Peu de temps après cette merveilleuse délivrance de sa ville bien-aimée,
saint Aignan s'endormit dans le Seigneur[469].

[Note 469: Hubert, _Antiquitez historiques de l'église royale de
Saint-Aignan d'Orléans_, Orléans, 1661, in-8º, pp. 1-15.]

C'est pourquoi, en ce grand péril où les mettaient les Anglais, les
citoyens d'Orléans attendaient de Monsieur saint Euverte et de
Monsieur saint Aignan aide et réconfort. Aux merveilles que saint
Aignan avait accomplies dans sa vie mortelle, ils mesuraient les
miracles qu'il pouvait opérer maintenant qu'il était au Paradis. Ces
deux confesseurs avaient, dans le faubourg de Bourgogne, chacun son
église où l'on gardait précieusement leur corps[470]. Les os des
martyrs et des confesseurs inspiraient alors une vénération profonde.
Ils répandaient parfois, disait-on, une odeur balsamique, ce qui
signifiait les grâces qui en émanaient. On les enfermait dans des
châsses dorées et semées de pierres précieuses et il n'est point de
miracle qu'on ne pensât obtenir par le moyen de ces saintes reliques.
Le 6 août 1428, le clergé de la ville alla prendre dans l'église où
elle était conservée la châsse de Monsieur saint Euverte et la porta
autour des murs, afin qu'ils en fussent affermis, et la châsse vénérée
fit le tour de la cité, suivie du peuple entier. Le 8 septembre, un
tortis de cent dix livres fut offert à Monsieur saint Aignan. Pour les
gagner, on faisait aux saints, quand on avait besoin d'eux, des
présents de toute nature, robes, joyaux, argent monnayé, maisons,
terres, bois, étangs; mais on pensait que la cire vierge leur était
particulièrement agréable. Un tortis était une rouelle de cire sur
laquelle on plantait des cierges et deux petits panonceaux aux armes
de la ville[471].

[Note 470: _Procès_, t. III, p. 32.--_Journal du siège_, p.
14.--Hubert, _loc. cit._, chap. III-IV.--Lottin, _Recherches_, t. I,
pp. 82-83.]

[Note 471: Le Maire, _Antiquités_, p. 285.--P. Mantellier,
_Histoire du siège_, p. 16.]

Ainsi les Orléanais travaillaient à se munir et protéger.

Des aventuriers de tout pays répondaient à l'appel des procureurs.
Messire Archambaud de Villars, capitaine de Montargis; Guillaume de
Chaumont, seigneur de Guitry; messire Pierre de la Chapelle,
gentilhomme beauceron; Raimond Arnaud de Corraze, chevalier béarnais;
don Mathias d'Aragon, Jean de Saintrailles et Poton de Saintrailles
accoururent les premiers. L'abbé de Cerquenceaux, naguère étudiant à
l'Université d'Orléans, arriva à la tête d'une bande de
partisans[472]. Il entra ainsi dans la ville à peu près autant d'amis
qu'on attendait d'ennemis. On les solda, on leur fournit pain, chair,
poisson, fourrage en abondance, et l'on défonça pour eux des tonneaux
de vin. Dans les premiers jours les habitants les traitèrent comme
leurs propres enfants. Ils se les partagèrent entre eux et les
nourrirent de ce qu'ils avaient. Mais cette concorde ne régna pas
longtemps, et, quoi qu'en dise une tradition conciliante[473], les
choses ne se passèrent pas à Orléans différemment que dans les autres
villes assiégées: les bourgeois ne tardèrent pas à se plaindre de la
garnison.

[Note 472: _Chronique de la Pucelle_, pp. 257-258.--_Journal du
siège_, pp. 6-7.--Lottin, _Recherches_, t. I, p. 204.--J. Devaux, _Le
Gâtinais au temps de Jeanne d'Arc_, dans _Ann. Soc. hist. et arch. du
Gâtinais_, V, 1887, p. 220.]

[Note 473: _Journal du siège_, p. 92.]

Le 5 septembre, le comte de Salisbury parvint à Janville après s'être
emparé sans peine de quarante villes, églises fortes ou châteaux. Et
ce n'était pas le meilleur de son affaire; car si peu de monde qu'il
eût laissé dans chaque place, il avait semé en route une partie de son
armée, déjà trop encline à s'égrener[474].

[Note 474: _Geste des Nobles_, p. 204.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 256.--Lettre de Salisbury à la Commune de Londres, dans Delpit,
_Collection de documents français qui se trouvent en Angleterre_, pp.
236-237.--Jarry, _Le compte de l'armée anglaise_, pp. 79-89.]

Il envoya de Janville deux hérauts à Orléans pour sommer les habitants
de se rendre. Les procureurs logèrent ces hérauts honorablement dans
le faubourg Bannier, à l'hôtel de la Pomme, et leur remirent un
présent de vin pour le comte de Salisbury, car ils savaient à quoi le
devoir les obligeait envers un si haut prince; mais ils refusèrent
d'ouvrir leurs portes à une garnison anglaise, alléguant sans doute,
selon la coutume des bourgeois d'alors, qu'ils ne le pouvaient pas,
ayant plus forts qu'eux dans leurs murs[475].

[Note 475: Abbé Dubois, _Histoire du siège_, p. 11.--Jarry, _Le
compte de l'armée anglaise_, p. 82.--Boucher de Molandon, _Les comptes
de ville d'Orléans des quatorzième et quinzième siècles_, Orléans,
1880, in-8º, pp. 91 et suiv.]

Le 6 octobre, le péril approchant, prêtres, bourgeois, notables
marchands, artisans, les femmes, les enfants, firent une belle
procession avec croix et bannières, chantant des psaumes et invoquant
les gardiens célestes de la cité[476].

[Note 476: Lottin, _Recherches_, t. I, p. 205.--P. Mantellier,
_Histoire du siège_, p. 17.]

Le mardi 12 du même mois, à la nouvelle que l'ennemi venait par la
Sologne, les procureurs envoyèrent des gens de guerre abattre les
maisons du Portereau, faubourg de la rive gauche, l'église et le
couvent des Augustins, qui s'élevaient dans ce faubourg, ainsi que
tous les bâtiments où l'ennemi pouvait se loger et se retrancher. Les
gens de guerre furent pris de court. Ce jour même les Anglais
occupèrent Olivet et se montrèrent au Portereau[477].

[Note 477: _Journal du siège_, p. 4.]

Là se rassemblaient les vainqueurs de Verneuil, la fleur de la
chevalerie anglaise: Thomas, seigneur de Scales et de Nucelles,
capitaine de Pontorson, que le roi d'Angleterre appelait son cousin;
William Neville, lord Falcombridge; Richard Guethin, chevalier
gallois, bailli d'Évreux; lord Richard Gray, neveu du comte de
Salisbury; Gilbert Halsall, Richard Panyngel, Thomas Guérard,
chevaliers, et d'autres encore de haute renommée.

Sur les deux cents lances de Normandie flottaient les étendards de
William Pole, comte de Suffolk, et de John Pole, deux frères issus
d'un compagnon du duc Guillaume; de Thomas Rampston, chevalier
banneret, chambellan du Régent; de Richard Walter, écuyer, capitaine
de Conches, bailli et capitaine d'Évreux; de William Molins,
chevalier; de William Glasdall, que les Français nommaient Glacidas,
écuyer, bailli d'Alençon, homme de petite naissance[478].

[Note 478: _Journal du siège_, pp. 2-4.--Boucher de Molandon et de
Beaucorps, _L'armée anglaise vaincue par Jeanne d'Arc_, p. 129.]

Les archers étaient tous à cheval. Il n'y avait, autant dire, point de
fantassins. Des chariots attelés de boeufs traînaient les barils de
poudre, les arbalètes, les traits, les canons de toutes sortes, canons
à main, «fowlers» et grosses pièces, et les pierres à canons. Les
deux maîtres de l'artillerie anglaise, Philibert de Moslant et
Guillaume Appilby, accompagnaient les troupes. Il s'y trouvait aussi
deux maîtres mineurs avec trente-huit ouvriers. Les femmes ne
manquaient pas, dont plusieurs servaient d'espions[479].

[Note 479: L. Jarry, _Le compte de l'année anglaise_, pp. 26, 28,
29.--Boucher de Molandon et de Beaucorps, _L'armée anglaise vaincue
par Jeanne d'Arc_, pp. 50 et suiv.--Mademoiselle A. de Villaret,
_Campagne des Anglais_, ch. IV, pp. 39, 53; comptes du siège, n{os}
30, 31, p. 214.--Lottin, _Recherches_, t. I, p. 205.]

Cette armée arrivait, à vrai dire, très diminuée par les délections,
ayant de victoire en victoire semé des fuyards. Les uns s'en
retournaient en Angleterre, les autres allaient par le royaume de
France pillant et dérobant. Ce même jour du 12 octobre, ordre était
envoyé de Rouen aux baillis et capitaines de Normandie d'arrêter les
Anglais qui s'étaient départis de la compagnie de monseigneur le comte
de Salisbury[480].

[Note 480: L. Jarry, _Le compte de l'armée anglaise_, p. 61.]

Le fort des Tourelles et son boulevard fermaient l'entrée du pont. Les
Anglais s'établirent au Portereau, placèrent leurs canons et leurs
bombardes sur la levée de Saint-Jean-le-Blanc[481], et, le dimanche
qui suivit, ils lancèrent sur la ville force boulets de pierre, qui
firent grand dommage aux maisons, mais ne tuèrent personne, sinon une
Orléanaise, nommée Belles, demeurant près de la poterne Chesneau, au
bord de la rivière. Ainsi commença par la mort d'une femme ce siège
qui devait finir par la victoire d'une femme.

[Note 481: _Chronique de la Pucelle_, p. 258.--Jean Chartier,
_Chronique_, p. 66.--Jean Raoulet dans Chartier, _Chronique_, t. III,
p. 198.--_Journal du siège_, pp. 1, 2.--Abbé Dubois, _Histoire du
siège_, p. 246.--P. Mantellier, _Histoire du siège_, p. 27.--H.
Baraude, _Le siège d'Orléans et Jeanne d'Arc_, p. 31.]

Cette même semaine les canons anglais détruisirent douze moulins à eau
établis près de la tour Neuve. Sur quoi les Orléanais, pour ne pas
manquer de farine, construisirent dans la ville onze moulins à
chevaux[482]. Il y eut quelques escarmouches en avant du pont, et le
jeudi 21 octobre les Anglais donnèrent l'assaut au boulevard des
Tourelles. La petite troupe de routiers au service de la ville et les
milices bourgeoises firent une belle défense. Les femmes les aidèrent.
Pendant les quatre heures que dura l'assaut, les commères en longues
files couraient sur le pont, portant au boulevard leurs marmites et
leurs écuelles pleines de charbons allumés, d'huile et de graisse
bouillantes, avec une joie furieuse d'échauder les Godons[483].
L'assaut fut repoussé, mais, deux jours après, les Français
s'aperçurent que le boulevard était miné; c'est-à-dire que les Anglais
avaient creusé en dessous des galeries dont ils avaient ensuite
incendié les étais. Ce boulevard, devenu intenable, au dire des gens
de guerre, fut détruit et abandonné. On ne crut pas pouvoir défendre
les Tourelles ainsi démunies. Ces châtelets qui, jadis, arrêtaient
pendant des mois toute une armée, ne valaient plus rien contre les
pierres de canon. On construisit en avant de la Belle-Croix un
boulevard de terre et de bois, on coupa deux arches du pont en arrière
du boulevard, on mit à la place un tablier mobile. Et quand ce fut
fait, on laissa, non sans regret, le fort des Tourelles aux Anglais,
qui firent un boulevard de terre et de fagots sur le pont, et
rompirent deux arches, l'une en avant, l'autre en arrière de leur
boulevard[484].

[Note 482: _Journal du siège_, p. 4.]

[Note 483: _Ibid._, p. 7-8.--Lottin, _Recherches_, t. I, pp. 208,
210.]

[Note 484: _Journal du siège_, pp. 5 à 8.]

Le dimanche, vers le soir, quelques heures après que l'étendard de
saint Georges eut été planté sur le fort, le comte de Salisbury monta
dans une des tours avec William Glasdale et quelques capitaines, pour
observer l'assiette de la ville. S'approchant d'une fenêtre, il vit
les murs armés de canons, les tours coiffées en pointe ou terminées en
terrasse, l'enceinte sèche et grise, les faubourgs ornés, pour
quelques jours encore, de la pierre dentelée de leurs églises et de
leurs moustiers, les vignes et les bois jaunis par l'automne, la Loire
et ses îles ovales endormies dans la paix du soir. Il cherchait le
point faible des remparts, l'endroit où il pourrait faire brèche et
appuyer les échelles. Car son projet était de prendre Orléans
d'assaut. William Glasdale lui dit:

--Monseigneur, regardez bien votre ville. Vous la voyez d'ici bien à
plain.

À ce moment, un boulet de canon écorne l'embrasure de la fenêtre, une
pierre de la muraille va frapper Salisbury et lui emporte un oeil
avec la moitié du visage. Le coup était parti de la tour Notre-Dame.
C'est du moins ce qu'on s'accorda à croire. On ne sut jamais qui
l'avait tiré. Un homme de la ville, accouru au bruit, vit un enfant
qui s'échappait de la tour et le canon déserté. On pensa que cette
pierre avait été lancée par la main d'un innocent, avec la permission
de la Mère de Dieu, irritée de ce que le comte de Salisbury avait
dépouillé les moines et pillé l'église Notre-Dame-de-Cléry. On disait
encore qu'il était puni pour avoir manqué à son serment, ayant promis
au duc d'Orléans de respecter ses terres et ses villes. Porté
secrètement à Meung-sur-Loire, il y trépassa le mercredi 27 d'octobre;
de quoi les Anglais furent dolents[485]. La plupart d'entre eux
estimaient qu'ils perdaient gros à la mort de ce chef qui menait le
siège avec vigueur et avait, en moins de douze jours, enlevé le joyau
de guerre des Orléanais, les Tourelles; mais d'autres jugeaient qu'il
avait été bien simple de croire que ses boulets de pierre, après avoir
traversé les eaux et les sables d'un large fleuve, renverseraient le
mur épais contre lequel ils arrivaient essoufflés et mourants, et
qu'il avait été bien fou de vouloir emporter de force une ville qu'on
ne pouvait réduire que par la famine. Et ils songeaient: «Il est mort.
Dieu ait son âme! Mais il nous a mis dans de vilains draps.»

[Note 485: _Journal du siège_, pp. 10, 12.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 264.--Monstrelet, t. IV, p. 298.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 63.--_Mistère d'Orléans_, vers 3104 et
suiv.--_Chronique de la fête_, dans _Procès_, t. V, p. 288.--Morosini,
t. III, p. 131.--Lorenzo Buonincontro, dans Muratori, _Rerum
Italicarum Scriptores_, t. XXI, col. 136.--Jarry, _Le compte de
l'armée anglaise_, pp. 85-86.]

On conta que maître Jean des Builhons, astrologue fameux, avait prédit
cette mort[486], et que le comte de Salisbury, la nuit d'avant le jour
funeste, avait rêvé qu'un loup l'égratignait. Un clerc normand fit de
cette male mort deux chansons, l'une contre et l'autre pour les
Anglais. La première, qui est la meilleure, se termine par un couplet
digne, en sa profonde sagesse, du roi Salomon lui-même[487]:

  Certes le duc de Bedefort,
  Se sage est, il se tendra
  Avec sa femme en ung fort,
  Chaudement le mieulx[488] que il porra,
  De bon ypocras finera.
  Garde son corps, lesse la guerre:
  Povre et riche porrist en terre.

[Note 486: _Procès_, t. IV, p. 345.--_Chronique de la Pucelle_, p.
263.--_Journal du siège_, p. 10.--Vallet de Viriville, _Histoire de
Charles VII_, t. II, p. 32.]

[Note 487: L. Jarry, _Deux chansons normandes_, Orléans, 1894,
in-8º, p. 11.]

[Note 488: Le texte publié par M. Jarry porte «mielux».]

Le lendemain de la perte des Tourelles et quand on y avait déjà
remédié autant que possible, le lieutenant général du roi entra dans
la ville. C'était le seigneur Jean, bâtard d'Orléans, comte de Porcien
et de Mortaing, grand chambellan de France, fils du duc Louis,
assassiné en 1407 par l'ordre de Jean-Sans-Peur et dont la mort avait
armé les Armagnacs contre les Bourguignons. La dame de Cany, sa mère,
l'avait «robé» à la duchesse d'Orléans. Non seulement, il ne nuisait
en rien aux enfants d'être conçus en adultère et autrement qu'en
légitime mariage, mais encore c'était grand honneur que de se pouvoir
dire bâtard de prince. Jamais on n'avait vu tant de bâtards qu'en ces
temps de guerre et l'on faisait courir ce dicton: Les enfants sont
comme le froment: semez du blé volé, il poussera aussi bien que
d'autre[489]. Le Bâtard d'Orléans avait alors tout au plus vingt-six
ans. L'année précédente, en petite compagnie, il avait couru porter
des vivres aux habitants de Montargis, assiégés par le comte de
Warwick. La ville qu'il venait seulement ravitailler, il l'avait
délivrée, avec l'aide du capitaine La Hire, ce qui était de bon augure
pour Orléans[490]. Le Bâtard était déjà le plus adroit seigneur de son
temps. Il savait la grammaire et l'astrologie et parlait mieux que
personne[491]. Il tenait de son père par son esprit aimable et clair,
mais il était plus prudent et plus tempéré. En le voyant si aimable,
courtois et avisé, on disait qu'il était en la grâce de toutes les
dames et même de la reine[492]. Il était apte à tout, à la guerre
comme aux négociations, merveilleusement adroit, et d'une
dissimulation consommée.

[Note 489: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I,
p. 25; t. II, p. 389.]

[Note 490: Monstrelet, t. IV, pp. 273, 274.--_Chronique du la
Pucelle_, pp. 243, 247.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p.
54.--_Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 221.--_Cronique
Martiniane_, p. 7.]

[Note 491: Jean Chartier, _Chronique_, t. II, p. 105.]

[Note 492: Mathieu d'Escouchy, _Chronique_, édit. de Beaucourt,
Paris, 1863, t. I, p. 186.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_,
t. II, p. 236.]

Monseigneur le Bâtard amenait quelques chevaliers, capitaines et
écuyers de renom, c'est-à-dire de haute maison ou grande vaillance, le
maréchal de Boussac, messire Jacques de Chabannes, sénéchal de
Bourbonnais, le seigneur de Chaumont, messire Théaulde de Valpergue,
chevalier lombard, le capitaine La Hire, qui guerroyait et pillait
merveilleusement, et venait de si bien faire à la rescousse de
Montargis; et Jean, sire de Bueil, un de ces jouvenceaux venus au roi
sur un cheval boiteux et qui avaient reçu les leçons de deux dames
expertes: Souffrance et Pauvreté. Ils arrivaient suivis de huit cents
hommes, archers, arbalétriers et fantassins d'Italie, portant de
grandes targes, comme les Saint Georges des églises de Venise et de
Florence. C'était tout ce qu'on avait pu ramasser pour le moment de
seigneurs et de routiers[493].

[Note 493: _Journal du siège_, pp. 10 et 12.--_Cronique
Martiniane_, p. 8.--_Le Jouvencel_, p. 277.--Loiseleur, _Comptes des
dépenses_, pp. 90, 91.]

L'armée de Salisbury, ayant perdu son chef, se dissipait en troubles
et en désertions. L'hiver venait; les capitaines voyant que, pour
l'heure, il n'y avait rien à tenter, quittèrent la place avec ce qui
leur restait d'hommes et s'allèrent abriter sous les murs de Meung et
de Jargeau[494]. Le 8 novembre au soir, il ne demeurait devant la
ville que la garnison des Tourelles, composée de cinq cents hommes des
lances de Normandie, sous le commandement de William Molyns et de
William Glasdall. Les Français pouvaient les assiéger et les réduire:
ils ne bougèrent pas. Le gouverneur, le vieux sire de Gaucourt, venait
de se casser le bras en tombant sur le pavé de la rue des Hôtelleries;
il ne pouvait se remuer[495]. Mais les autres?

[Note 494: _Journal du siège_, pp. 12, 13.--Abbé Dubois, _Histoire
du siège_, p. 245.--Boucher de Molandon et de Beaucorps, _L'armée
anglaise vaincue par Jeanne d'Arc_, pp. 92, 111.--Jean de Bueil, _Le
Jouvencel_, _passim_.]

[Note 495: _Journal du siège_, p. 7.]

La vérité est que personne ne savait que faire. Sans doute ces gens de
guerre connaissaient plusieurs moyens de secourir une ville assiégée,
mais qui tous revenaient à un coup de main[496]. Ils ne s'entendaient
qu'aux rescousses, aux escarmouches, aux embuscades, aux vaillantises
d'armes. S'ils ne réussissaient pas à faire lever un siège tout de
suite, par surprise, ils restaient cois, à bout de ressources et
d'invention. Leurs plus expérimentés capitaines n'étaient pas capables
d'un effort commun, d'une action concertée, de toute entreprise enfin
exigeant quelque esprit de suite et la subordination de tous à un
seul. Chacun n'en faisait qu'à sa tête et ne songeait qu'au butin. La
défense d'Orléans passait de beaucoup leur entendement.

[Note 496: _Le Jouvencel_, t. I, p. 142.]

Durant vingt et un jours, le capitaine Glasdall resta retranché, avec
ses cinq cents Anglais, sous ses Tourelles écornées, entre son
boulevard du Portereau, qui n'avait pu être tout de suite bien
redoutable, et son boulevard du Pont, qui n'était qu'une barrière de
bois qu'un tison pouvait faire flamber.

Cependant les bourgeois travaillaient. Ils accomplirent, après le
départ des Anglais, un labeur énorme et douloureux. Pensant avec
raison que l'ennemi reviendrait, non plus par la Sologne, mais par la
Beauce, ils détruisirent tous leurs faubourgs du couchant, du nord et
du levant, comme ils avaient déjà détruit ou commencé de détruire le
Portereau. Ils incendièrent et abattirent vingt-deux églises et
moutiers, entre autres l'église Saint-Aignan et son cloître si beau
que c'était pitié de le voir abîmé, l'église Saint-Euverte, l'église
Saint-Laurent-des-Orgerils, non sans promettre aux benoîts patrons de
la ville de leur en rebâtir de plus belles quand ils seraient délivrés
des Anglais[497].

[Note 497: _Journal du siège_, p. 19.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 270.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 61.--Le P. Denifle, _La
désolation des églises de France_, supplique C.]

Le 30 novembre, le capitaine Glasdall vit venir aux Tourelles sir John
Talbot, qui lui amenait trois cents combattants munis de canons,
bombardes et autres engins de guerre, et, dès lors, le bombardement
reprit plus violent que la première fois, crevant des toits, écornant
des murs et faisant plus de bruit que de besogne. Dans la rue
Aux-Petits-Souliers, une pierre de bombarde tomba sur la table autour
de laquelle cinq personnes dînaient et qui n'eurent point de mal. On
estima que c'était un miracle accompli par Notre-Seigneur à la requête
de saint Aignan, patron de la ville[498]. Ceux d'Orléans avaient de
quoi répondre. Douze canonniers de métier desservaient, avec des
servants à eux, les soixante-dix canons et bombardes qui composaient
l'artillerie de la ville. Un très subtil ouvrier nommé Guillaume Duisy
avait fondu pour eux une bombarde qui fut placée à la croiche ou
éperon de la poterne Chesneau et qui jetait sur les Tourelles des
pierres de cent vingt livres. Près de cette bombarde on mit deux
canons, l'un s'appelait _Montargis_, parce que c'était les habitants
de Montargis qui l'avaient prêté, l'autre portait le nom d'un diable
très populaire _Rifflart_[499]. Un couleuvrinier, natif de Lorraine et
demeurant à Angers, avait été envoyé par le roi à Orléans où il
recevait douze livres de solde par mois. Il avait nom Jean de
Montesclère; tenu pour le meilleur maître qui fût alors de son métier,
il gouvernait une grosse couleuvrine qui causait grand dommage aux
Anglais[500]. Maître Jean était de plus un homme jovial. Parfois,
quand tombait une pierre de canon dans son voisinage, il se laissait
choir à terre et se faisait porter en ville, à la grande joie des
Anglais qui le croyaient mort. Mais leur joie était courte, car maître
Jean revenait bientôt à son poste et les bombardait comme devant[501].
Ces couleuvrines se chargeaient avec des balles de plomb, au moyen
d'une baguette de fer. C'était de très petits canons ou, si l'on veut,
de grands fusils posés sur un chariot. On les maniait aisément[502].
Aussi, maître Jean portait-il la sienne partout où il en était besoin.

[Note 498: _Journal du siège_, pp. 16 et 17.]

[Note 499: _Ibid._, p. 17.--J.-L. Micqueau, _Histoire du siège
d'Orléans par les Anglais_, traduite par Du Breton, Paris, 1631, p.
27.--Abbé Dubois, _Histoire du siège_, p. 287.--Lottin, _Recherches_,
t. I, pp. 209, 210.]

[Note 500: _Journal du siège_, p. 18.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à
Domremy_, p. CLXXXV.--Loiseleur, _Compte des dépenses faites par
Charles VII pour secourir Orléans_, dans _Mém. Soc. Arch. de
l'Orléanais_, t. XI, pp. 114 et 186.]

[Note 501: _Journal du siège_, p. 28.--Lottin, _Recherches_, t. I,
p. 214.]

[Note 502: Loiseleur, _Comptes_, p. 114.--P. Mantellier, _Histoire
du siège_, p. 33.]

Le 25 décembre, pour célébrer la Nativité de Notre-Seigneur, on fit
trêve. Comme les deux peuples avaient même foi et même religion, ils
cessaient d'être ennemis aux jours de fête et la courtoisie renaissait
entre chevaliers des deux camps chaque fois que le calendrier leur
rappelait qu'ils étaient chrétiens. La Noël est une féerie joyeuse. Le
capitaine Glasdall désira la chômer avec des chansons, selon la
coutume d'Angleterre. Il demanda à Monseigneur Jean, bâtard d'Orléans,
et au maréchal de Boussac, de vouloir bien lui envoyer une troupe de
ménétriers, ce qu'ils firent gracieusement. Les ménétriers d'Orléans
se rendirent aux Tourelles avec leurs trompettes et leurs clairons et
jouèrent aux Anglais des Noëls qui leur réjouirent le coeur. Les
Orléanais, qui vinrent sur le pont écouter la musique, trouvèrent que
c'était grande mélodie. Mais, sitôt la trêve expirée, chacun prit
garde à soi. Car, d'une rive à l'autre, les canons reposés lancèrent
avec une nouvelle vigueur les boulets de pierre et de cuivre[503].

[Note 503: _Journal du siège_, pp. 15, 18.]

Ce que les Orléanais avaient prévu se réalisa le 30 décembre. Ce jour-là,
les Anglais vinrent en force par la Beauce à Saint-Laurent-des-Orgerils.
Toute la chevalerie française alla au-devant d'eux et fit des prouesses;
mais les Anglais occupèrent Saint-Laurent: le véritable siège
commençait[504]. Ils construisirent un boulevard sur la rive gauche de
la Loire, à l'ouest de Portereau, en un lieu nommé le champ de
Saint-Privé. Ils en construisirent un autre dans l'île Charlemagne. Sur
la rive droite, ils établirent à Saint-Laurent-des-Orgerils un camp
retranché; puis, à une portée d'arbalète sur la route de Blois, en un
lieu dit la Croix-Boissée, ils construisirent un autre boulevard. À deux
portées d'arbalète, au nord, sur la route du Mans, au lieu dit des
Douze-Pierres, ils élevèrent une bastille qu'ils nommèrent Londres[505].

[Note 504: _Ibid._, p. 20.--_Chronique de la Pucelle_, p.
265.--Abbé Dubois, _Histoire du siège_, p. 252.--Jollois, _Histoire du
siège_, pp. 26, 27.]

[Note 505: Relation de G. Girault, dans _Procès_, t. IV, p.
283.--Morosini, t. III, p. 16, note 5; t. IV, annexe XIII.]

Ces travaux achevés, Orléans n'était cerné qu'à moitié. Autant dire
qu'il ne l'était pas du tout: on y entrait et on en sortait à peu près
comme on voulait. De petites compagnies de secours, envoyées par le
roi, arrivaient sans encombre. Le 5 janvier, l'amiral de Culant
traverse la Loire devant Saint-Loup avec cinq cents combattants et
pénètre dans la ville par la porte de Bourgogne. Le 8 février, William
Stuart, frère du connétable d'Écosse, et plusieurs chevaliers et
écuyers font leur entrée avec mille combattants très bien équipés. Ils
sont suivis le lendemain par trois cent vingt soldats. Les vivres et
les munitions ne cessent d'arriver. En janvier, le 3, neuf cent
cinquante-quatre pourceaux et quatre cents moutons; le 10, poudres et
victuailles; le 12, six cents pourceaux; le 24, six cents têtes de
gros bétail et deux cents pourceaux; le 31, huit chevaux chargés
d'huiles et de graisses[506].

[Note 506: _Journal du siège_, pp. 22, 23, 24, 25, 27, 34.]

Lord Scales, William Pole et sir John Talbot, qui conduisaient le
siège depuis la mort du comte de Salisbury[507], s'apercevaient que
des mois s'écouleraient et des mois encore avant que l'investissement
fût complet et la place enfermée dans un cercle de bastilles reliées
entre elles par un fossé continu. En attendant, les malheureux Godons
enfonçaient dans la boue et la neige et gelaient dans leurs mauvais
abris de terre et de bois qu'on nommait des taudis. Ils risquaient,
leurs affaires allant de ce train, d'y être plus dépourvus et plus
affamés que les assiégés. Aussi, de même que le défunt comte de
Salisbury, s'efforçaient-ils parfois encore de brusquer les choses. De
temps en temps, ils essayaient, sans grand espoir, de prendre la ville
d'assaut.

[Note 507: Boucher de Molandon et A. de Beaucorps, _L'armée
anglaise vaincue par Jeanne d'Arc_, pp. 3 et suiv.--Jarry, _Le compte
de l'armée anglaise_, pièce justificative V, p. 233.]

Du côté de la porte Renart, le mur était moins haut qu'ailleurs et,
comme ils se trouvaient en force et puissance de ce côté, ils
attaquaient ce mur de préférence. Il faut dire qu'ils n'y mettaient
guère de malice. Ils se ruaient sur la porte Renart en criant
furieusement: «Saint Georges!» se heurtaient aux barrières et se
faisaient reconduire à leurs boulevards par les gens du roi et les
gens de la commune[508]. Ces assauts, mal préparés, leur faisaient
perdre chaque fois quelques gens d'armes bien inutilement. Et déjà ils
manquaient d'hommes et de chevaux.

[Note 508: _Journal du siège_, pp. 21, 22, 30.]

Ils n'avaient pas réussi à effrayer les Orléanais en les bombardant
sur deux côtés à la fois, au midi et au couchant. On fut longtemps à
rire, dans la ville, d'une grosse pierre de canon tombée à la porte
Bannier, au milieu de plus de cent personnes, sans en toucher aucune,
si ce n'est un compagnon à qui elle ôta son soulier et qui en fut
quitte pour se rechausser[509].

[Note 509: _Ibid._, p. 26.]

Cependant les seigneurs français faisaient à leur plaisir des
vaillantises d'armes. Ils couraient aux champs, selon leur fantaisie,
sous le moindre prétexte, mais toujours pour ramasser quelque butin, car
ils ne songeaient guère qu'à cela. Un jour, entre autres, vers la fin de
janvier, comme il faisait grand froid, quelques maraudeurs anglais
vinrent dans les vignes de Saint-Ladre et de Saint-Jean-de-la-Ruelle
enlever des échalas pour se chauffer. Le guetteur les signale: aussitôt
voilà toutes les bannières au vent. Le maréchal de Boussac, messire
Jacques de Chabannes, sénéchal du Bourbonnais, messire Denis de Chailly,
maint autre seigneur et avec eux routiers et capitaines, courent aux
champs. Chacun d'eux n'avait certainement pas vingt hommes à
commander[510].

[Note 510: _Journal du siège_, p. 32.]

Le Conseil royal travaillait avec ardeur à secourir Orléans. Le roi
appela sa noblesse d'Auvergne, demeurée fidèle aux fleurs de Lis
depuis le jour où, dauphin et chanoine de Notre-Dame-d'Ancis, presque
enfant encore, il était allé avec quelques chevaliers ramener à
l'obéissance deux ou trois seigneurs révoltés sur leurs puys
sauvages[511]. À l'appel du roi, la noblesse auvergnate sortit de ses
montagnes et, sous l'étendard du comte de Clermont, arriva, dans les
premiers jours de février, à Blois, où elle se réunit aux Écossais de
John Stuart de Darnley, connétable d'Écosse, et aux gens du
Bourbonnais, venus sous les bannières des seigneurs de la
Tour-d'Auvergne et de Thouars[512].

[Note 511: _Gallia Christiana_, t. II, p. 732.--Vallet de
Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I, p. 213; t. II, p. 6, note
2.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. CCXCV.]

[Note 512: _Journal du siège_, pp. 21, 36-38.--Compte de Hémon
Raguier, Bibl. Nat., fr. 7858, fol. 41.--Loiseleur, _Comptes et
dépenses de Charles VII pour secourir Orléans_, _loc. cit._]

On apprit à ce moment que sir John Falstolf amenait de Paris aux
Anglais d'Orléans un convoi de vivres et de munitions. Monseigneur le
Bâtard quitta Orléans, accompagné de deux cents hommes d'armes, et
alla s'entendre avec le comte de Clermont sur ce qu'il y avait à
faire. Il fut décidé qu'on attaquerait d'abord le convoi. Toute
l'armée de Blois, sous le commandement du comte de Clermont et la
conduite de monseigneur le Bâtard, marcha sur Étampes à la rencontre
de sir John Falstolf[513].

[Note 513: _Journal du siège_, p. 37.]

Le 11 février, quinze cents combattants commandés par messire
Guillaume d'Albret, sir William Stuart, frère du connétable d'Écosse,
le maréchal de Boussac, le seigneur de Gravelle, les deux capitaines
Saintrailles, le capitaine La Hire, le seigneur de Verduzan et autres
chevaliers et écuyers, sortirent d'Orléans, mandés par le Bâtard, avec
ordre de rejoindre l'armée du comte de Clermont sur la route
d'Étampes, au village de Rouvray-Saint-Denis, proche Angerville[514].

[Note 514: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 231.--_Chronique
de la Pucelle_, pp. 266, 267.--_Journal du siège_, pp. 37, 38.]

Ils arrivèrent à Rouvray le lendemain samedi 12 février, veille des
Brandons, quand l'armée du comte de Clermont était encore assez loin;
là, de bon matin, les Gascons de Poton et de La Hire aperçurent la
tête du convoi qui, par la route d'Étampes, s'avançait dans la plaine.
Trois cents charrettes et chariots de vivres et d'armes roulaient à la
file conduits par des soldats anglais, par des marchands et des
paysans normands, picards et parisiens, quinze cents hommes au plus,
tranquilles et sans méfiance. Il vint aux Gascons l'idée naturelle de
tomber sur ces gens et de les culbuter au moment où ils s'y
attendaient le moins[515]. En toute hâte, ils envoyèrent demander au
comte de Clermont la permission d'attaquer. Beau comme Absalon et
comme Pâris de Troye, plein de faconde et de jactance, le comte de
Clermont, jouvenceau non des plus sages, armé chevalier le jour même,
en était à sa première affaire[516]. Il fit dire sottement aux Gascons
de ne point attaquer avant sa venue. Les Gascons obéirent à grand
déplaisir, voyant ce qu'on perdait à attendre. Car, s'apercevant enfin
qu'ils sont dans la gueule du loup, les chefs anglais, sir John
Falstolf, sir Richard Guethin, bailli d'Évreux, sir Simon Morhier,
prévôt de Paris, se mettent en belle ordonnance de bataille. Ils font,
dans la plaine, avec leurs charrettes, un parc long et étroit où ils
retranchent les gens de cheval, et au devant duquel ils placent les
archers derrière des pieux fichés en terre, la pointe inclinée vers
l'ennemi[517]. Ce que voyant, le connétable d'Écosse perd patience et
mène ses quatre cents cavaliers contre les pieux où ils se
rompent[518]. Les Anglais, découvrant qu'ils n'ont affaire qu'à une
petite troupe, font sortir leur cavalerie et chargent si roidement
qu'ils culbutent les Français et en tuent trois cents. Cependant les
Auvergnats avaient atteint Rouvray et, répandus dans le village, ils
en mettaient les celliers à sec. Monseigneur le Bâtard s'en détacha et
vint en aide aux Écossais avec quatre cents combattants. Mais il fut
blessé au pied et en grand danger d'être pris[519].

[Note 515: _Journal du siège_, pp. 38, 39.--_Chronique de la
Pucelle_, pp. 267, 268.--_Mistère du siège_, vers 8867.--Dom Plancher,
_Histoire de Bourgogne_, t. IV, p. 127.]

[Note 516: Monstrelet, t. IV, p. 312.--_Journal du siège_, p.
43.--Chastellain, éd. Kervyn de Lettenhove, t. II, p. 164.]

[Note 517: Monstrelet, t. IV, p. 311.--_Journal du siège_, p.
39.--_Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 231.--_Chronique de la
Pucelle_, pp. 267 et 268.--Perceval de Cagny, pp. 137 et 139.]

[Note 518: _Journal du siège_, pp. 40, 41.]

[Note 519: _Ibid._, p. 43.--_Journal d'un bourgeois de Paris_, p.
232.]

Là tombèrent messire William Stuart et son frère, les seigneurs de
Verduzan, de Châteaubrun, de Rochechouart, Jean Chabot, avec plusieurs
autres de grande noblesse et renommée vaillance[520]. Les Anglais, non
encore saouls de tuerie, s'éparpillèrent à la poursuite des fuyards.
La Hire et Poton, voyant alors les étendards ennemis dispersés dans la
plaine, réunirent ce qu'ils purent, soixante à quatre-vingts
combattants, et se jetèrent sur un petit parti d'Anglais qu'ils
écrasèrent. À ce moment, si les autres Français avaient rallié,
l'honneur et le profit de la journée leur serait peut-être
revenu[521]. Mais le comte de Clermont, qui n'avait pas fait mine de
secourir les hommes du connétable d'Écosse et du Bâtard, déploya
jusqu'au bout son inébranlable lâcheté. Les ayant vu tous tuer, il
s'en retourna avec son armée à Orléans, où il arriva fort avant dans
la nuit (12 février)[522]. Le seigneur de La Tour-d'Auvergne, le
vicomte de Thouars, le maréchal de Boussac, le Bâtard se tenant à
grand'peine sur sa monture, suivaient avec leurs troupes en désarroi.
Jamet du Tillay, La Hire et Poton venaient les derniers, veillant à ce
que les Anglais des bastilles ne leur tombassent dessus, ce qui eût
achevé la déconfiture[523].

[Note 520: _Ibid._, p. 43--_Chronique de la Pucelle_, p.
269.--Monstrelet, t. IV, p. 313.]

[Note 521: _Journal du siège_, p. 42.--Jean Chartier, _Chronique_,
t. I, p. 63.]

[Note 522: _Ibid._, p. 44.]

[Note 523: _Ibid._, pp. 43, 44.]

Comme on entrait dans le saint temps du carême, les vivres, amenés de
Paris aux Anglais d'Orléans par sir John Falstolf, se composaient
surtout de harengs saurs qui, durant la bataille, avaient beaucoup
pâti dans leurs caques défoncées. Pour faire honneur aux Français
d'avoir déconfit tant de Dieppois, les joyeux Anglais nommèrent cette
journée la journée des Harengs[524].

[Note 524: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp.
230-233.--Monstrelet, t. IV, p. 313.--Jean Chartier, _Chronique_, t.
II, p. 62.--Symphorien Guyon, _Histoire de la ville d'Orléans_, t. II,
p. 195.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II, p.
37.]

Le comte de Clermont, bien qu'il fût beau cousin du roi, reçut mauvais
accueil des Orléanais. On jugeait sa conduite honteuse et malhonnête
et quelques-uns le lui firent entendre. Le lendemain, il s'esquiva
avec ses Auvergnats et ses Bourbonnais, aux applaudissements du peuple
qui ne voulait pas nourrir ceux qui ne se battaient pas[525]. En même
temps, messire Louis de Culant, amiral de France, et le capitaine La
Hire, quittaient la ville avec deux mille hommes d'armes et, quand on
sut leur départ, ce furent de telles huées, qu'il leur fallut, pour
apaiser les bourgeois, leur promettre qu'ils les allaient secourir de
gens et de vivres, ce qui était la pure vérité. Messire Regnault de
Chartres, qui était venu dans la ville à un moment qu'on ne saurait
dire, partit avec eux, ce dont on ne pouvait lui faire grief, puisque,
chancelier de France, sa place était au Conseil du Roi. Mais ce qui
devait paraître assez étrange, c'est que le successeur de Monsieur
saint Euverte et de Monsieur saint Aignan, messire de Saint-Michel,
quitta alors son siège épiscopal et délaissa son épouse affligée[526].
Quand les rats s'en vont, c'est que le navire va couler. Il ne restait
plus dans la ville que monseigneur le Bâtard et le maréchal de
Boussac. Encore le maréchal ne devait-il pas demeurer très longtemps.
Il partit au bout d'un mois, disant qu'il lui fallait aller près du
roi et aussi prendre possession de plusieurs terres qui lui étaient
échues du chef de sa femme, par la mort du seigneur de Châteaubrun son
beau-frère, qui avait été tué à la journée des Harengs[527]. Ceux de
la ville tinrent cette raison pour bonne et suffisante; il leur promit
de revenir bientôt, et ils furent contents. Or, le maréchal de Boussac
était un des seigneurs les plus attachés au bien du royaume[528]. Mais
quiconque avait terre se devait à sa terre.

[Note 525: _Journal du siège_, pp. 50, 52.]

[Note 526: _Ibid._, p. 51.]

[Note 527: _Journal du siège_, p. 59.]

[Note 528: Thaumas de la Thaumassière, _Histoire du Berry_,
Bourges, 1689, in-fol., pp. 648-656.]

Les bourgeois, se croyant trahis et délaissés, avisèrent à leur
sûreté. Et puisque le roi ne les savait garder, ils résolurent, pour
échapper aux Anglais, de se donner à plus puissant que lui. Ils
envoyèrent à monseigneur Philippe, duc de Bourgogne, le capitaine
Poton de Saintrailles, qui lui était connu pour avoir été son
prisonnier, et deux procureurs de la ville, Jean de Saint-Avy et Guion
du Fossé, avec mission de le prier et requérir qu'il voulût bien les
regarder favorablement et que, pour l'amour de son bon parent, leur
seigneur Charles, due d'Orléans, prisonnier en Angleterre et empêché
de garder lui-même ses terres, il lui plût amener les Anglais à lever
le siège, jusqu'à ce que le trouble du royaume fût éclairci. C'était
leur ville qu'ils offraient de remettre en dépôt aux mains du duc de
Bourgogne, selon les voeux secrets de Monseigneur Philippe, qui,
ayant envoyé quelques centaines de lances bourguignonnes sous Orléans,
aidait les Anglais à prendre la ville et n'entendait pas les y aider
gratuitement[529].

[Note 529: Monstrelet, t. IV, p. 317.--_Journal du siège_, p.
52.--_Chronique de la Pucelle_, p. 269.--Jean Chartier, _Chronique_,
t. I, p. 65.--Morosini, pp. 16, 17; t. IV, annexe XIV.--Du Tillet,
_Recueil des traités_, p. 221.]

Les Orléanais, en attendant le jour incertain et lointain où ils
seraient ainsi gardés, continuèrent à se garder eux-mêmes de leur
mieux. Mais ils étaient soucieux et non sans raison. Car s'ils
veillaient à ce que l'ennemi ne pût entrer, ils ne découvraient aucun
moyen de le chasser bientôt. Dans les premiers jours de mars, ils
observèrent avec inquiétude que les Anglais creusaient un fossé pour
aller à couvert d'une bastille à l'autre depuis la Croix-Boissée
jusqu'à Saint-Ladre. Ils essayèrent de détruire cet ouvrage. Ils
attaquèrent les Godons avec vigueur et firent quelques prisonniers.
Maître Jean tua de sa couleuvrine, en deux coups, cinq personnes,
parmi lesquelles lord Gray, neveu du feu comte de Salisbury[530]; mais
ils n'empêchèrent pas les Anglais d'accomplir leur travail. Ils
voyaient le siège se poursuivre avec une terrible rigueur. Agités de
doutes et de craintes, brûlés d'inquiétude, sans sommeil, sans repos
et n'avançant à rien, ils commençaient à désespérer. Tout à coup naît,
s'étend, grandit une rumeur étrange.

[Note 530: _Journal du siège_, p. 54.]

On apprend que par la ville de Gien a passé nouvellement une pucelle
annonçant qu'elle se rendait à Chinon auprès du gentil dauphin et se
disant envoyée de Dieu pour faire lever le siège d'Orléans et sacrer
le roi à Reims[531].

[Note 531: _Procès_, t. III, pp. 21-23.--_Journal du siège_, pp.
46 et suiv.--_Chronique de la Pucelle_, p. 278.]

Dans le langage familier, une pucelle était une fille d'humble
condition, gagnant sa vie à travailler de ses mains, et
particulièrement une servante. Aussi nommait-on pucelles les fontaines
de plomb dont on se servait dans les cuisines. Le terme était vulgaire
sans doute; mais il ne se prenait pas en mauvaise part. En dépit du
méchant dire de Clopinel: «Je lègue ma pucelle à mon curé», il
s'appliquait à une fille sage, de bonnes vie et moeurs[532].

[Note 532: La Curne et Godefroy, au mot: _Pucelle_.]

Cette nouvelle qu'une petite sainte d'humble condition, une pauvresse
de Notre-Seigneur, apportait secours divin aux Orléanais, frappa
vivement les esprits que la peur tournait à la dévotion et qu'exaltait
la fièvre du siège. La Pucelle annoncée leur inspira une curiosité
ardente que Monseigneur le Bâtard, en homme avisé, jugea bon
d'entretenir. Il envoya à Chinon deux gentilshommes chargés de
s'enquérir de la jeune fille. L'un, messire Archambaud de Villars,
capitaine de Montargis, qu'il avait déjà, durant le siège, expédié au
roi, était un très vieux chevalier, familier autrefois du duc Louis
d'Orléans, un des sept Français qui combattirent contre les sept
Anglais en l'an 1402, à Montendre[533]; un Orléanais de la première
heure qui, malgré son grand âge, avait vigoureusement défendu les
Tourelles, le 21 octobre. L'autre, messire Jamet du Tillay, écuyer
breton, venait de se faire honneur en couvrant avec ses hommes la
retraite de Rouvray. Ils partirent et la ville entière attendit
anxieusement leur retour[534].

[Note 533: _Relation contemporaine du combat de Montendre_, dans
_Bulletin de la Société de l'Histoire de France_, 1834, pp. 109-113.]

[Note 534: _Procès_, t. III, pp. 3, 125, 215.--_Journal du siège_,
pp. 5, 6, 31, 44.--_Nouvelle Biographie Générale_, articles de Vallet
de Viriville.]



CHAPITRE VI

LA PUCELLE À CHINON.--PROPHÉTIES.


Du village de Sainte-Catherine-de-Fierbois, Jeanne dicta une lettre
pour le roi, ne sachant point écrire. Par cette lettre, elle lui
demandait congé de l'aller trouver à Chinon et l'avisait que, pour lui
venir en aide, elle avait traversé cent cinquante lieues de pays et
qu'elle savait beaucoup de choses bonnes pour lui. On a dit qu'elle
lui annonçait aussi que, même fût-il caché parmi beaucoup d'autres,
elle saurait bien le reconnaître; mais, interrogée plus tard à ce
sujet, elle répondit qu'il ne lui en souvenait plus[535].

[Note 535: _Procès_, t. I, pp. 56, 75.]

Vers midi, quand la lettre fut scellée, Jeanne partit avec son escorte
pour Chinon[536]. Elle allait vers le roi, comme y allaient à cette
heure, sur un cheval boiteux trouvé dans un pré, tous ces fils
pauvres des veuves d'Azincourt et de Verneuil, ces jouvenceaux sortis
à quinze ans de leur tour en ruines et qui venaient se refaire et
refaire le royaume; comme y allaient Loyauté, Bon désir et
Famine[537]. Charles VII, c'était la France, l'image et le symbole de
la France. À cela près, un pauvre homme. Né l'onzième des malheureux
enfants qu'un malade faisait, entre deux accès de manie furieuse, à
une Bavaroise poulinière[538], il avait grandi dans les désastres et
survécu à ses quatre frères aînés, bien que lui-même assez mal venu,
cagneux, les jambes faibles[539]; vrai fils de roi, si l'on s'en
rapporte à sa mine, encore n'en faudrait-il pas jurer[540]. D'avoir
été sur le pont de Montereau ce jour où, disait un juste, mieux eût
valu être mort que d'y avoir été[541], il demeurait pâle et tremblant,
et regardait d'un oeil morne tout aller autour de lui à la male heure.
Après leur victoire de Verneuil et la conquête inachevée du Maine, les
Anglais, appauvris et fatigués, lui avaient laissé quatre ans de
répit. Mais ses amis, ses défenseurs, ses sauveurs avaient été
terribles. Pieux et modeste, se contentant pour lors de sa femme qui
n'était pas belle, il menait dans ses châteaux de la Loire une vie
inquiète et triste; il était peureux. On l'eût été à moins: dès qu'il
donnait un peu d'amitié ou de confiance à un seigneur, on le lui
tuait. Le connétable de Richemont et le sire de la Trémouille lui
avaient noyé le sire de Giac après une manière de procès[542]; le
maréchal de Boussac, sur l'ordre du connétable, lui avait tué Lecamus
de Beaulieu avec moins de façons. Lecamus se promenait sur sa mule,
dans un pré au bord du Clain, quand des hommes se jetèrent sur lui,
l'abattirent, la tête fendue et la main coupée; on ramena au roi la
mule du favori[543]. Le connétable de Richemont lui avait donné La
Trémouille, un tonneau, une outre, une espèce de Gargantua qui
dévorait le pays. La Trémouille ayant chassé Richemont, le roi gardait
La Trémouille, en attendant le retour de Richemont dont il avait
grand'peur. Et, de vrai, un prince paisible et timide comme il était,
devait craindre ce Breton toujours battu, toujours furieux, âpre,
féroce, à qui sa maladresse et sa violence donnaient un air de rude
franchise[544].

[Note 536: _Ibid._, t. I, p. 56.]

[Note 537: Bueil, _Le Jouvencel_, t. I, p. 32 et Tringant,
XV.--Jean Chartier, _Chronique_, ch. CXXXVIII.]

[Note 538: Vallet de Viriville, _Isabeau de Bavière_, 1859, in-8º,
et _Notes sur l'état civil des princes et princesses nés d'Isabeau de
Bavière_ dans la _Bibliothèque de l'École des Chartes_, t. XIX, pp.
473-482.]

[Note 539: Th. Basin, _Histoire de Charles VII et de Louis XI_, t.
I, p. 312.--Chastellain, édit. Kervyn de Lettenhove, t. 11, p. 178.]

[Note 540: _Chronique du Religieux de Saint-Denis_, t. I, pp. 28
et 43.--Docteur A. Chevreau, _De la maladie de Charles VI, roi de
France, et des médecins qui ont soigné ce prince_, dans l'_Union
Médicale_, février-mars 1862.--De Beaucourt, _Histoire de Charles
VII_, t. I, p. 4, note.]

[Note 541: Monstrelet, t. III, p. 347.]

[Note 542: Gruel, éd. Le Vavasseur, pp. 46 et suiv.--_Chronique de
la Pucelle_, p. 239.--Berry, p. 374.--Pierre de Fénin, _Mémoires_,
édit. de mademoiselle Dupont, pp. 222, 223.--Vallet de Viriville,
_Histoire de Charles VII_, t. I, p. 453.--De Beaucourt, _Histoire de
Charles VII_, t. II, p. 432.]

[Note 543: Gruel, pp. 53, 193.--_Geste des Nobles_, p. 200.--Jean
Chartier, _Chronique_, t. I, pp. 23, 24, 54.--De Beaucourt, _Histoire
de Charles VII_, t. II, p. 132.--E. Cosneau, _Le connétable de
Richemont_, Paris, 1886, in-8º, p. 131.]

[Note 544: Gruel, p. 231.--_Chronique de la Pucelle_, pp. 200,
248.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 54; t. III, p. 189.--De
Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p. 142.--E. Cosneau, _Le
connétable de Richemont_, p. 140.]

En 1428, Richemont voulut reprendre de force sa place auprès du roi.
Les comtes de Clermont et de Pardiac se joignirent au connétable. La
belle-mère du roi, Yolande d'Aragon, reine, sans royaume, de Sicile et
de Jérusalem et duchesse d'Anjou, entra dans le parti des
mécontents[545]. Le comte de Clermont prit et mit à rançon le
chancelier de France, le premier ministre de la couronne. Il fallut
que le roi payât pour ravoir son chancelier[546]. Le connétable
guerroyait en Poitou contre les gens du roi, tandis que les routiers,
à la solde du roi, ravageaient les pays restés dans son obéissance et
que les Anglais s'avançaient sur la Loire.

[Note 545: De Beaucourt, _op. cit._, t. II, pp. 143, 144 et
suiv.--E. Cosneau, _op. cit._, pp. 142 et suiv.]

[Note 546: Dom Morice, _Preuves de l'histoire de Bretagne_, t. II,
col. 1199.--De Beaucourt, _op. cit._, t. II, p. 150.--E. Cosneau, _op.
cit._, p. 144.]

Dans cette condition misérable, le roi Charles, tout mince, étriqué de
corps et d'esprit, fuyant, craintif, défiant, faisait triste figure:
pourtant, il en valait bien un autre, et c'était peut-être le roi
qu'il fallait à cette heure. Un Philippe de Valois, un Jean le Bon
s'étaient donné l'amusement de perdre des provinces à l'épée. Le
pauvre roi Charles n'avait ni le goût ni les moyens de faire comme eux
des vaillantises d'armes, et de chevaucher sur le dos de la piétaille.
Il avait ceci d'excellent qu'il n'aimait pas du tout les prouesses et
qu'il n'était ni ne pouvait être de ces chevalereux qui faisaient la
guerre en beauté. Déjà son grand-père, dépourvu aussi de toute
chevalerie, avait beaucoup nui aux Anglais. Le petit-fils n'était pas
sans doute d'aussi grande sapience que Charles V, mais il ne manquait
point de cautèle et était enclin à penser que souvent on gagne plus
par traités qu'à la pointe de la lance[547].

[Note 547: P. de Fénin, _Mémoires_, p. 222.--De Beaucourt,
_Histoire de Charles VII_, Introduction.--E. Charles, _Le caractère de
Charles VII_, dans _Revue Contemporaine_, t. XXII, pp. 300-328.]

On faisait sur son dénuement des contes ridicules. Un cordonnier,
disait-on, qu'il ne pouvait payer comptant, lui avait tiré du pied le
houseau qu'il venait de lui mettre et était parti, le laissant avec
ses vieux houseaux[548]. On disait encore qu'un jour, La Hire et
Saintrailles l'étant venu voir, l'avaient trouvé dînant avec la reine
et n'ayant que deux poulets et une queue de mouton pour tout
festoiement[549]. C'étaient là des propos à faire rire les bonnes
gens. Le roi possédait encore de grandes et belles provinces:
Auvergne, Lyonnais, Dauphiné, Touraine, Anjou, tous les pays au sud
de la Loire, hors la Guyenne et la Gascogne[550].

[Note 548: Le doyen de Saint-Thibaud, _Tableau des rois de
France_, dans _Procès_, t. IV, p. 325.]

[Note 549: Martial d'Auvergne, _Les vigiles de Charles VII_, éd.
Coustelier, 1724, (2 vol. in-12), t. I, p. 56.]

[Note 550: L. Drapeyron, _Jeanne d'Arc et Philippe le Bon_, dans
_Revue de Géographie_, novembre 1886, p. 331.]

Sa grande ressource était de convoquer les États. La noblesse ne
donnait rien, alléguant qu'il était ignoble de payer. Si le clergé
contribuait malgré son dénuement, le tiers portait plus que son faix
des charges pécuniaires. La taille, impôt extraordinaire, devenait
annuelle. Le roi assemblait les États tous les ans, souvent deux fois
l'an, mais non sans peine[551]. Les routes étaient mal sûres. Les
voyageurs risquaient, à tout bout de champ, d'être détroussés et
assassinés. Les officiers, qui allaient de ville en ville recouvrer
les deniers, marchaient sous escorte, de crainte des Écossais et des
autres gens d'armes au service du roi[552]. En 1427, un routier nommé
Sabbat, qui tenait garnison à Langeais, faisait trembler la Touraine
et l'Anjou. Aussi les députés des villes n'étaient-ils pas pressés de
se rendre aux États. Encore s'ils avaient cru que leur argent fût
employé pour le bien du royaume! Mais ils savaient que le roi en
ferait d'abord des présents à ses seigneurs. On les invitait à venir
aviser sur le moyen de réprimer les pilleries et roberies dont ils
souffraient[553]; et quand, au risque de leur vie, ils étaient venus
en chambre royale, il leur fallait consentir la taille en silence. Les
officiers du roi menaçaient de les faire noyer, s'ils ouvraient la
bouche. Aux États tenus à Mehun-sur-Yèvre, en 1425, les gens des
bonnes villes dirent qu'ils étaient contents d'aider le roi, mais
qu'ils voudraient bien qu'il fût mis fin aux pilleries, et messire
Hugues de Comberel, évêque de Poitiers, parla comme eux. En
l'entendant, le sire de Giac dit au roi: «Si l'on m'en croyait, on
jetterait Comberel dans la rivière avec les autres qui ont été de son
opinion.» Sur quoi les gens des bonnes villes votèrent deux cent
soixante mille livres[554]. En septembre 1427, réunis à Chinon, ils
accordèrent cinq cent mille livres pour la guerre[555]. Par lettres du
8 janvier 1428, le roi manda aux États généraux de se réunir dans un
délai de six mois, le 18 juillet suivant, à Tours[556]. Le 18 juillet,
personne ne vint. Le 22 juillet, nouveau mandement du roi, assignant
les États à Tours le 10 septembre[557]. L'assemblée n'eut lieu qu'en
octobre 1428 à Chinon, au moment où le comte de Salisbury marchait sur
la Loire. Les États accordèrent cinq cent mille livres[558]. Mais on
s'attendait à ce que bientôt le bon peuple ne pût plus payer. Par ce
temps de guerre et de roberies, bien des terres étaient en friche,
bien des boutiques closes, et l'on ne voyait plus beaucoup de
marchands allant, sur leur bidet, de ville en ville[559].

[Note 551: _Recueil des Ordonnances_, t. XIII, p. XCIX, et la
table de ce volume au mot: _Impôts_.--Loiseleur, _Compte des
dépenses_, pp. 51 et suiv.--A. Thomas, _Les États Généraux sous
Charles VII_ dans le _Cabinet Historique_, t. XXIV, 1878; _Les États
provinciaux de la France centrale sous Charles VII_, Paris, 1879, 2
vol. in-8º, _passim_.]

[Note 552: Jean Chartier, _Chronique_, t. III, p. 318.--Vallet de
Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I, p. 390.--De Beaucourt,
_Histoire de Charles VII_, t. I, p. 428; t. II, pp. 646 et suiv.]

[Note 553: _Le Jouvencel_, t. I, Introduction, pp. XIX, XX.]

[Note 554: _Chronique de la Pucelle_, p. 237.--Loiseleur, _Compte
des dépenses_, p. 61.--Vallet de Viriville, _Mémoire sur les
institutions de Charles VII_, dans _Bibliothèque de l'École des
Chartes_, t. XXXIII, p. 37.]

[Note 555: Dom Vaissette, _Histoire du Languedoc_, t. IV, p. 471.]

[Note 556: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p.
167.]

[Note 557: Dom Vaissette, _Histoire du Languedoc_, IV, p. 471.--A.
Thomas, _Les États Généraux sous Charles VII_, pp. 49-50.]

[Note 558: Dom Vaissette, _Histoire du Languedoc_, t. IV, p.
472.--Raynal, _Histoire du Berry_, t. III, p. 20.--Loiseleur, _Compte
des dépenses_, pp. 63 et suiv.--De Beaucourt, _Histoire de Charles
VII_, t. II, pp. 170 et suiv.]

[Note 559: Th. Basin, _Histoire de Charles VII_, liv. II, ch.
VI.--Antoine Loysel, _Mémoires des pays, villes, comtés et comtes de
Beauvais et Beauvoisis_, Paris, 1618, p. 229.--P. Mantellier,
_Histoire de la communauté des marchands fréquentant la rivière de
Loire_, t. I, p. 195.]

L'impôt ne rentrait pas bien et réellement le roi souffrait par défaut
d'argent. Pour guérir ce grand mal, il employait trois remèdes, dont
le meilleur ne valait rien. Premièrement, comme il devait à tout le
monde, à la reine de Sicile[560], à La Trémouille[561], à son
chancelier[562], à son boucher[563], au chapitre de Bourges qui lui
fournissait du poisson d'étang[564], à ses cuisiniers[565], à ses
galopins[566], il engageait l'impôt entre les mains de ses
créanciers[567]; deuxièmement, il aliénait son domaine: ses villes,
ses terres étaient à tout le monde, hors à lui[568]; troisièmement, il
faisait de la fausse monnaie. Ce n'était point par malice, mais par
nécessité et conformément à l'usage[569].

[Note 560: Dom Morice, _Preuves de l'Histoire de Bretagne_, t. II,
col. 1145, 1194.--_Ordonnances_, t. XV, p. 147.]

[Note 561: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I,
p. 373.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p. 175.--Duc
de La Trémoïlle, _Chartrier de Thouars, documents historiques et
généalogiques_, p. 17; _Les La Trémoïlle pendant cinq siècles_, t. I,
p. 175.]

[Note 562: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_. t. II, p.
632.]

[Note 563: Jean Chartier, _Chronique_, t. III, Comptes, p.
316.--_Cabinet Historique_, juin 1858, p. 176.]

[Note 564: _Cabinet Historique_, sept. et oct. 1858, p. 263.]

[Note 565: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I,
p. 374.]

[Note 566: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p.
634.]

[Note 567: Loiseleur, _Compte des dépenses_, p. 57.]

[Note 568: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p.
634.]

[Note 569: Vuitry, _Les monnaies sous les trois premiers Valois_,
Paris, 1881, in-8º, pp. 29 et suiv.--Loiseleur, _Compte des dépenses_,
p. 47.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I, p.
243.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, pp. 620 et
suiv.]

Le sire de La Trémouille portait le seul titre de
conseiller-chambellan, mais il était aussi le grand usurier du
royaume. Il avait pour débiteurs le roi et une multitude de seigneurs
grands ou petits[570]. C'était donc un homme puissant. En ces temps
difficiles, il rendit à la couronne des services sans doute intéressés
mais précieux. Du mois de janvier au mois d'août 1428, il avança des
sommes s'élevant à vingt-sept mille livres environ pour lesquelles des
châteaux et des terres lui furent données en gages[571]. Par bonheur,
le Conseil du roi était composé d'un assez grand nombre de légistes
et de gens d'Église fort capables d'expédier les affaires. L'un d'eux,
Robert Le Maçon, seigneur de Trèves, Angevin, né dans la roture, entré
au Conseil sous la Régence, fut le premier de ces hommes sans
naissance qui servirent Charles VII de manière à lui valoir le surnom
de Bien-Servi[572]. Un autre, le sire de Gaucourt, avait aidé son roi
à la guerre[573].

[Note 570: Clairambault, _Titres, scellés_, vol. 205, pp. 8769,
8771, 8773 et _passim_.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t.
II, p. 293.]

[Note 571: Arch. nat. J. 183, nº 142.--Duc de La Trémoïlle, _Les
La Trémoïlle pendant cinq siècles_, t. 1, p. 177.--De Beaucourt,
_Histoire de Charles VII_, t. II, p. 198.]

[Note 572: Le P. Anselme, _Histoire générale et chronologique de
la maison de France_, t. VI, p. 399.--Vallet de Viriville, dans
_Nouvelle Biographie générale_.--De Beaucourt, _Histoire de Charles
VII_, t. I, p. 63.]

[Note 573: Marquis de Gaucourt, _Le Sire de Gaucourt_, Orléans,
1855, in-8º.]

Il en est un troisième qu'il faut connaître le mieux possible. Sa part
dans cette histoire est grande; elle apparaîtrait plus grande encore
si on la découvrait tout entière. C'est Regnault de Chartres, que nous
avons déjà vu enlevé et mis à finance[574]. Fils d'Hector de Chartres,
maître des Eaux et Forêts en Normandie, il entra dans les ordres,
devint archidiacre de Beauvais, puis camérier du pape Jean XXIII et
fut élevé en 1414, à l'âge de trente-quatre ans environ, au siège
archiépiscopal de Reims[575]. L'année suivante, trois de ses frères
restèrent dans les boues sanglantes d'Azincourt. Hector de Chartres
périt à Paris en 1418 massacré par les bouchers[576]. Regnault
lui-même, jeté dans les prisons des Cabochiens, s'attendait à être mis
à mort. Il fit voeu, s'il échappait à ce péril, d'observer le maigre
tous les mercredis et de déjeuner à l'eau tous les vendredis et les
samedis, sa vie durant[577]. On ne saurait juger de l'esprit d'un
homme sur un acte inspiré par l'épouvante; pourtant l'auteur de ce
voeu ne saurait être mis facilement au rang des Épicuriens qui ne
croyaient pas en Dieu, comme il s'en trouvait, dit-on, beaucoup parmi
les clercs; on supposera plutôt que son intelligence se soumettait aux
croyances communes.

[Note 574: Le P. Anselme, _Histoire généalogique et chronologique
de la maison de France_, t. VI, p. 339.--_Gallia Christiana_, t. IX,
col. 135.--Hermant, _Histoire ecclésiastique de Beauvais_ (Bibl. nat.,
fr. 8581), fol. 15 et suiv.--Article de Vallet de Viriville dans
_Nouvelle Biographie générale_ et _Histoire de Charles VII_, t. II, pp.
160 et suiv.]

[Note 575: Le P. Denifle, _Cartularium Universitatis Parisiensis_,
t. IV, p. 275.]

[Note 576: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 109.]

[Note 577: Le P. Denifle, _La désolation des églises_, t. I, pp.
594, 595.--Garnier, _Documents relatifs à la surprise de Paris par les
Bourguignons en mai 1418_, dans _Bulletin de la Société de l'Histoire
de Paris_, 1877, p. 51.]

Une fidélité tragique, héréditairement gardée aux Armagnacs,
recommandait Monseigneur Regnault au dauphin Charles qui lui confia
des missions importantes dans diverses parties de la Chrétienté,
Languedoc, Écosse, Bretagne, Bourgogne[578]. L'archevêque de Reims
s'en acquitta avec un zèle infatigable et une rare habileté. Au mois
de décembre 1421, alléguant sa santé débile et le service du dauphin,
qui l'obligeait à de fréquents voyages et à de laborieuses ambassades,
il supplia le Saint-Père de le relever du voeu fait auparavant dans
les prisons des Bouchers[579].

[Note 578: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. I, pp. 268,
276, 339.--P. Champion, _Guillaume de Flavy_, p. 4 et pièce
justificative LXXJ.]

[Note 579: Le P. Denifle, _La désolation des églises_, _loc.
cit._--Par une fiction «légitimiste» il allègue le service du roi
Charles VI et de son fils le Dauphin «... _tam propter sue persone
debilitatem, quam etiam propter assidua viagia et ambassiatas, que
ipse serviendo Carolo Francorum regi et Carolo, ejusdem régis
unigenito filio, dalphino Viennensi_...».]

En 1425, alors qu'un homme de robe très habile, qui pouvait bien être
un fripon, le président Louvet[580] gouvernait le royaume et le roi,
messire Regnault fut nommé chancelier de France à la place de messire
Martin Gouges de Charpaigne, évêque de Clermont[581]. Mais peu de
temps après, Arthur de Bretagne, connétable de France, ayant chassé
Louvet, Regnault vendit sa charge à Martin Gouges, moyennant une
pension de deux mille cinq cents livres tournois[582].

[Note 580: Vallet de Viriville, _Nouvelle Biographie
générale_.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. I, pp. 64 et
suiv.]

[Note 581: F. Duchesne, _Histoire des chanceliers et gardes des
sceaux de France_, Paris, 1680, in-fol., p. 483.]

[Note 582: Arch. Nat., p. 2298.]

Révérend Père en Dieu, Monseigneur l'Archevêque de Reims n'était pas
aussi riche, tant s'en fallait, que Monseigneur de la Trémouille; mais
on fait ce qu'on peut. Tout comme le sire de la Trémouille il prêtait
de l'argent au roi[583]. Après cela, qui, dans ce temps, ne prêtait
pas d'argent au roi? Charles VII lui donna la ville et le château de
Vierzon en paiement de seize mille livres tournois qu'il lui
devait[584]. Quand le sire de la Trémouille eut traité le connétable,
comme le connétable avait traité Louvet, Regnault de Chartres redevint
chancelier. Il entra en charge le 8 novembre 1428. À cette date, le
Conseil avait déjà envoyé à Orléans des gens d'armes et des canons.
Monseigneur de Reims, aussitôt en fonction, se jeta dans la ville
assiégée et n'épargna pas sa peine[585]. Il était très attaché aux
biens de ce monde et pouvait passer pour avare[586]. Mais on ne peut
douter ni de son dévouement à la cause royale, ni de la haine qu'il
nourrissait pour ceux du Léopard et de la Croix Rouge[587].

[Note 583: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p.
632.]

[Note 584: Le P. Anselme, _Histoire généalogique de la maison de
France_, t. I, p. 407.]

[Note 585: _Journal du siège_, p. 51.]

[Note 586: Le P. Denifle, _La désolation des églises_,
introduction.--Cf. La série des quittances à la Bibl. Nat., fr. 20887,
Pièces originales 693, Clairambault, _titres, scellés_, vol. 29.]

[Note 587: F. Duchesne, _Histoire des chanceliers et garde des
sceaux de France_, p. 487.]

Jeanne, après onze jours de voyage, arriva à Chinon, le 6 mars[588],
qui était le quatrième dimanche du carême, celui-là même où les
garçons et les filles de Domremy allaient en troupe, dans la campagne
encore grise et nue, manger des noix et des oeufs durs avec des petits
pains, pétris par leurs mères. C'est ce qu'ils appelaient faire leurs
fontaines; mais Jeanne ne dut pas se rappeler ses fontaines passées,
ni sa maison quittée sans une parole d'adieu[589]. Ignorant ces fêtes
rustiques et presque païennes par lesquelles les pauvres chrétiens
rompaient la pénitence de la sainte quarantaine, l'Église avait donné
à ce jour le nom de dimanche de _Laetare_, du premier mot de
l'introït _Laetare, Jerusalem_. Ce dimanche, le prêtre en montant à
l'autel, récite à la messe basse, et le choeur chante à la grand'messe
ces paroles tirées de l'Écriture: «_Laetare, Jerusalem; et conventum
facite, omnes qui diligitis eam..._ Réjouis-toi, Jérusalem; et formez
une assemblée, vous tous qui l'aimez. Délectez-vous dans la joie, vous
qui avez été dans la tristesse, afin d'exulter et d'être rassasiés par
l'abondance de votre consolation.» Les prêtres, les religieux, les
clercs versés dans les saintes Écritures, qui savaient la venue de la
Pucelle, ceux-là quand ils chantèrent dans les églises avec tout le
peuple _Laetare, Jerusalem_, eurent présente à la pensée la vierge
annoncée par les prophéties, suscitée pour le salut commun, marquée
d'un signe, qui en ce jour faisait son entrée humblement dans la
ville. Plus d'un, peut-être, appliqua au royaume de France ce qui est
dit de la nation sainte en cet endroit de l'Écriture et trouva dans la
coïncidence de ce texte liturgique et de cette bienvenue un sujet
d'espérance. _Laetare, Jerusalem!_ Réjouis-toi, peuple fidèle à ton
vrai roi et droiturier souverain. _Et conventum facite_. Réunissez
toutes vos forces contre vos ennemis, _Gaudete cum laetitia, qui in
tristitia fuistis_. Après votre longue misère, réjouissez-vous. Le
Seigneur vous envoie secours et consolation.

[Note 588: _Procès_, t. I, p. 56.]

[Note 589: _Ibid._, t. II, pp. 394, 462.]

Par l'intercession de saint Julien, et probablement avec l'aide de
Collet de Vienne, messager du roi, Jeanne trouva logis en ville, près
du château, dans une hôtellerie tenue par une femme de bonne
renommée[590]. Les broches n'y tournaient point. Et les hôtes,
enfoncés dans le manteau de la cheminée, y voyaient griller saint
Hareng, qui souffrit pis que saint Laurent[591]. En ces âges, les
prescriptions de l'Église relativement au jeûne et à l'abstinence
durant le saint temps du carême n'étaient transgressées par personne
en pays chrétien. À l'imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui
jeûna quarante jours dans le désert, les fidèles observaient le jeûne
depuis le quatrième jour avant le dimanche de Quadragésime jusqu'à
Pâques, ce qui donne quarante jours en retranchant les dimanches, où
l'on rompait le jeûne, mais non pas l'abstinence. Ainsi jeûnant, l'âme
allégée, Jeanne entendait le tintement de ses Voix[592]. Durant les
deux jours qu'elle passa à l'hôtellerie, elle vécut recluse,
agenouillée[593]. Les bords de la Vienne et les larges prairies,
encore vêtues de la noire verdure de l'hiver, les coteaux où
traînaient les brumes légères, ne la tentèrent pas. Mais si, pour
aller à l'église, passant par quelque rue montueuse, ou seulement
soignant son cheval dans la cour de l'auberge, elle levait la tête du
côté du nord, elle voyait debout, sur la montagne toute proche, à un
jet de ces boulets de pierre en usage depuis cinquante ou soixante
ans, les tours du plus beau château de tout le royaume, les fières
murailles derrière lesquelles respirait ce roi à qui elle venait,
conduite par un merveilleux amour.

[Note 590: _Procès_, t. I, p. 143.]

[Note 591: _La vie de saint Harenc glorieux martir et comment il
fut pesché en la mer et porté à Dieppe_, dans _Recueil des poésies
françaises des XVe et XVIe siècles_, par A. de Montaiglon, t. II, pp.
325-332.]

[Note 592: Pourtant si Jeanne avait alors l'âge qu'on lui donne,
environ dix-huit ans, elle n'était pas obligée de jeûner; seule
l'abstinence lui était d'obligation.]

[Note 593: _Procès_, t. III, p. 103.]

C'étaient trois châteaux qui se confondaient à ses yeux dans une
longue masse grise de murs crénelés, de donjons, de tours, de
tourelles, de courtines, de barbacanes, d'échauguettes et de
bretèches; trois châteaux séparés l'un de l'autre par des douves, des
barrières, des poternes, des herses. À sa gauche, vers le couchant,
fuyaient et se cachaient les unes derrière les autres les huit tours
du Coudray, dont l'une avait été bâtie par un roi d'Angleterre et dont
les moins anciennes dataient de plus de deux cents ans. À droite, bien
visible, le château du milieu dressait ses vieux murs et ses tours
couronnées de mâchicoulis. Là était la chambre de saint Louis, la
chambre du roi, appartement de celui que Jeanne appelait le gentil
dauphin. Et c'est là aussi, tout contre la chambre nattée, que
s'étendait la grande salle où elle allait être reçue. Du côté de la
ville, la place de cette salle était marquée par une tour contiguë,
une tour carrée, très vieille. À droite régnait un vaste bayle, ou
place d'armes, destiné au logement de la garnison et à la défense du
château du milieu. De ce côté, une grande chapelle élevait au-dessus
des remparts sa toiture en forme de carène renversée. Cette chapelle,
bâtie par Henri II d'Angleterre, était sous l'invocation de saint
Georges; le bayle tenait d'elle son nom de fort Saint-Georges[594].
Tout le monde alors savait l'histoire de saint Georges, vaillant
chevalier qui transperça de sa lance un dragon et délivra la fille
d'un roi, puis souffrit en confessant sa foi; attaché, comme sainte
Catherine, à une roue garnie de lames tranchantes, la roue se rompit
par miracle, tout de même que se brisa celle où les bourreaux avaient
mis la vierge d'Alexandrie. Et, comme elle, saint Georges souffrit la
mort par le glaive. Ce qui prouve qu'il était un grand saint[595],
mais maintenant il avait un tort: il était du parti des Godons qui,
depuis plus de trois cents ans, chômaient sa fête comme celle de toute
l'englischerie, le tenaient pour leur céleste patron et l'invoquaient
de préférence à tout autre bienheureux, en sorte que son nom était
sans cesse dans la bouche du plus vilain archer gallois comme dans
celle d'un chevalier de la Jarretière. À vrai dire, on ne savait ce
qu'il pensait ni s'il ne donnait pas tort à ces pillards qui
combattaient pour une mauvaise cause, mais on pouvait raisonnablement
craindre qu'il ne se montrât sensible à tant d'honneurs. Les saints
du Paradis se mettent volontiers du côté de ceux qui les invoquent le
plus dévotement. Saint Georges, enfin, était Anglais comme saint
Michel était Français. Celui-là, le glorieux archange, se montrait le
plus vigilant protecteur des fleurs de lis, depuis que Monsieur saint
Denys, patron du royaume, avait laissé prendre son abbaye. Et Jeanne
le savait.

[Note 594: G. de Cougny, _Notice archéologique et historique sur
le château de Chinon_, Chinon, 1860, in-8º.]

[Note 595: _La Légende dorée_, trad. Gustave Brunet, 1846, pp.
259, 264.--Douhet, _Dictionnaire des légendes_, pp. 426, 436.]

Cependant les dépêches du capitaine de Vaucouleurs, apportées par
Colet de Vienne, furent remises au Roi[596]. Ces dépêches
l'instruisaient des faits et dits de la jeune fille. C'était une des
innombrables affaires qui devaient être examinées en Conseil, et l'une
de celles que le Roi, ce semble, devait examiner lui-même comme
inhérentes à sa fonction royale et comme l'intéressant spécialement,
puisqu'il s'agissait peut-être d'une fille de piété singulière, et
qu'il était lui-même la première personne ecclésiastique du
royaume[597]. Son grand-père, si sage prince, aurait eu garde de
mépriser les avis des femmes dévotes, en qui Dieu parlait. Environ
l'an 1380, il avait fait appeler à Paris Guillemette de la Rochelle
qui menait une vie solitaire et contemplative, et y avait acquis,
disait-on, une si grande vertu, que, dans ses ravissements, elle se
soulevait de terre de plus de deux pieds. Le roi Charles V lui fit
faire, dans mainte église, de beaux oratoires où elle pût prier pour
lui[598]. Le petit-fils ne devait pas moins faire, ayant plus grand
besoin d'aide. Il trouvait encore dans sa famille des exemples plus
récents du commerce des rois et des saintes. Son père, le pauvre roi
Charles VI, de passage à Tours, se fit présenter par le duc Louis
d'Orléans la dame Marie de Maillé, qui avait fait voeu de virginité et
changé en un agneau timide l'époux venu comme un lion dévorant. Elle
dit au roi des secrets et il fut content d'elle, car il voulut la
revoir trois ans après à Paris. Cette fois ils conversèrent longtemps
seuls ensemble, et elle lui dit encore des secrets, si bien qu'il la
renvoya avec des présents[599]. Ce même prince avait fait accueil à un
pauvre chevalier cauchois nommé Robert le Mennot qui, favorisé d'une
vision durant qu'il était près des côtes de Syrie, au péril de la mer,
se disait envoyé de Dieu pour le rétablissement de la paix[600]. Il
avait reçu plus favorablement encore une femme nommée Marie Robine et
qu'on appelait d'ordinaire la Gasque d'Avignon[601]. En 1429, tout le
monde, autour du Roi, n'avait pas oublié cette inspirée venue à
Charles VI pour le retenir dans l'obéissance du pape Benoît XIII. Ce
pape se trouva être un antipape; mais la Gasque fut tenue cependant
pour prophétesse. Elle avait eu, comme Jeanne, beaucoup de visions
touchant la désolation du royaume de France, et elle avait vu des
armes dans le ciel[602]. Les rois d'Angleterre n'étaient pas moins
attentifs que les rois de France à recueillir la parole de ces saints
et de ces saintes qui alors prophétisaient en foule. Henri V
interrogea l'ermite de Sainte-Claude, Jean de Gand, qui lui annonça sa
fin prochaine; et, mourant, il fit encore appeler le prophète
inexorable[603]. C'était l'usage des saints de parler aux rois et
l'usage des rois de les entendre. Comment un prince pieux eût-il
dédaigné cette source merveilleuse de conseils? Il eût encouru par là
le blâme des plus sages.

[Note 596: _Chronique de la Pucelle_, p. 273.--_Journal du siège_,
p. 46-47.]

[Note 597: Épître de Jouvenel des Ursins, dans De Beaucourt,
_Histoire de Charles VII_, t. V, p. 206, note 1.]

[Note 598: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II,
p. X.]

[Note 599: _Acta sanctorum_, t. III, Mars, p. 742.--Abbé Pétin,
_Dictionnaire hagiographique_, 1850, t. II, p. 1516.]

[Note 600: Froissart, _Chroniques_, liv. IV, ch. XLIII et suiv.]

[Note 601: _Procès_, t. III, p. 83, note 2.--Vallet de Viriville,
_Procès de condamnation de Jeanne d'Arc_, Paris, 1867, in-8º, pp. XXXI
et suiv.]

[Note 602: _Le songe du vieil Pèlerin_, par Philippe de Maizières
(Bibl. Nat., fonds français, nº 22542).]

[Note 603: Chastellain, éd. Buchon, pp. 114 et 116.--_Acta
Sanctorum Junii_, t. I, p. 648.--Le P. De Buck, _Le bienheureux Jean
de Gand_, Bruxelles, 1862, in-8º, 40. p.--Le P. Chapotin, _La guerre
de cent ans; Jeanne d'Arc et les Dominicains_, Évreux, 1888, in-8º, p.
89.]

Le roi Charles lut les lettres du capitaine de Vaucouleurs et fit
interroger devant lui les conducteurs de la jeune fille. De mission,
de miracles, ils ne purent rien dire. Mais ils parlèrent du bien
qu'ils avaient vu en elle durant le voyage, et affirmèrent qu'elle
était toute bonne[604].

[Note 604: _Chronique de la Pucelle_, p. 273.--_Journal du siège_,
p. 46.]

Assurément, Dieu parle par ses vierges. Mais, en de telles rencontres,
il est nécessaire d'agir avec une extrême prudence, de distinguer
soigneusement les vraies prophétesses d'avec les fausses et de ne
point prendre pour des messagères du ciel les fourrières du diable.
Celles-ci font parfois illusion. À l'exemple de Simon le Magicien, qui
opposait des prodiges aux miracles de saint Pierre, ces créatures
recourent aux arts diaboliques pour séduire les hommes. Douze ans
auparavant, une femme venue aussi des Marches de Lorraine, Catherine
Sauve, native de Thons proche Neufchâteau, qui vivait recluse au Port
de Lates, avait prophétisé. Toutefois, l'évêque de Maguelonne sut de
science certaine qu'elle était menteresse et sorcière; c'est pourquoi
elle fut brûlée vive à Montpellier en 1417[605]. Des nuées de femmes,
ou plutôt de femelles, _mulierculae_[606], vivaient comme cette
Catherine et finissaient comme elle.

[Note 605: _Parvus Thalamus_, éd. de la Société archéologique de
Montpellier, p. 464.--Th. de Bèze, _Histoire ecclésiastique_, 1580, t.
I, p. 217.--A. Germain, _Catherine Sauve_, Montpellier, 1853, in-4º,
16 pages.--H.-C. Lea, _Histoire de l'inquisition au moyen âge_, trad.
S. Reinach, t. II, p. 185.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles
VII_, t. II. p. X.]

[Note 606: Jean Nider, _Formicarium_ dans _Procès_, t. IV, p.
502.]

Jeanne fut interrogée sommairement par des hommes d'Église, qui lui
demandèrent pourquoi elle était venue. Elle répondit d'abord qu'elle
ne dirait rien que parlant au roi. Les clercs lui ayant représenté que
c'était au nom même du roi qu'ils l'invitaient à s'expliquer, elle fit
connaître qu'elle avait deux choses en mandat de la part du Roi des
cieux: que l'une était de lever le siège d'Orléans, l'autre de
conduire le roi à Reims pour son sacre et son couronnement[607].
Devant ces gens d'Église, de même qu'à Vaucouleurs devant sire Robert,
elle répétait, mot pour mot, ce qu'autrefois avait dit le vavasseur de
Champagne envoyé au roi Jean le Bon, tout comme elle était envoyée au
dauphin Charles.

[Note 607: _Procès_, t. III, p. 115.]

Ayant cheminé jusqu'à la plaine de Beauce, où le roi Jean, impatient
de combattre, campait avec son armée, le vavasseur champenois entra
dans le camp et demanda à voir le plus prud'homme qui se tînt auprès
du roi. Les seigneurs, à qui cette requête fut portée, se mirent à
rire. Mais l'un d'eux, ayant vu de ses yeux le vavasseur, reconnut
tout de suite que c'était un homme bon, simple et sans malice. Il lui
dit: «Si tu as quelque avis à donner, va vers l'aumônier du roi.» Le
vavasseur alla donc vers l'aumônier du roi Jean et lui dit: «Faites
que je parle au roi; j'ai telle chose à dire que je ne dirai à
personne fors à lui.--Qu'est-ce? demanda l'aumônier. Dites ce que vous
savez.» Mais le bonhomme ne voulut pas révéler son secret. L'aumônier
alla trouver le roi Jean et lui dit: «Sire, il y a céans un
prud'homme, qui me semble sage à sa façon et qui vous veut dire une
chose qu'il ne dira qu'à vous.» Le roi Jean refusa de voir ce
prud'homme. Il appela son confesseur et l'envoya recueillir, en
compagnie de son aumônier, le secret du vavasseur. Les deux prêtres
allèrent à l'homme et lui annoncèrent qu'ils étaient commis par le
roi pour l'entendre. À cette nouvelle, désespérant de voir le roi Jean
et se fiant au confesseur et à l'aumônier pour ne révéler son secret
qu'au roi, il leur parla comme voici: «Tandis que j'étais seul aux
champs, une voix me dit par trois fois: «Va vers le roi Jean de
France, et l'avertis de ne combattre contre nuls de ses ennemis.
Obéissant à cette voix, je suis venu en porter nouvelles au roi Jean.»
Ayant reçu le secret du vavasseur, le confesseur et l'aumônier le
portèrent au roi qui s'en moqua. Il s'avança avec ses compagnons
jusqu'à Poitiers, où il rencontra le prince Noir. Il perdit toute son
armée dans la bataille et, atteint au visage de deux blessures, fut
pris par les Anglais[608].

[Note 608: S. Luce, _Chronique des quatre premiers Valois_, Paris,
1861, in-8º, pp. 46, 48.]

Les clercs qui avaient interrogé Jeanne différaient d'opinions sur
elle. Les uns déclaraient que son affaire n'était qu'une trufferie et
que le roi eût à se défier de cette fille[609]. Les autres pensaient
au contraire que puisqu'elle se disait envoyée de Dieu et avait à
parler au roi, le roi devait au moins l'entendre.

[Note 609: _Procès_, t. III, p. 115.--Thomassin, _Registre
Delphinal_, dans _Procès_, t. IV, p. 304.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 273.--_Journal du siège_, p. 47.]

Deux hommes d'Église, qui se trouvaient alors auprès du roi, Jean
Girard, président du Parlement de Grenoble, et Pierre l'Hermite, qui
fut depuis sous-doyen de Saint-Martin-de-Tours, jugèrent le cas assez
intéressant et assez difficile pour le soumettre à messire Jacques
Gélu, ce prélat armagnac, qui avait longtemps servi, dans les
conseils et les ambassades, la maison d'Orléans et le dauphin de
France. Gélu aux approches de la soixantaine s'était retiré du Conseil
et avait quitté le siège archiépiscopal de Tours pour le siège
d'Embrun, plus humble et plus caché. Il était illustre et
vénérable[610]. Jean Girard et Pierre l'Hermite lui annoncèrent, en
une lettre missive, la venue de cette jeune fille et ils lui firent
connaître qu'interrogée singulièrement par trois professeurs de
théologie, elle avait été reconnue dévote, sobre, tempérante et
coutumière, une fois la semaine, des sacrements de confession et de
communion. Jean Girard pensait qu'elle pouvait avoir été envoyée par
le Dieu qui suscita Judith et Déborah et se fit annoncer par les
Sibylles[611].

[Note 610: _Gallia Christiana_, t. III, col. 1089.]

[Note 611: Le R. P. Marcellin Fornier, _Histoire générale des
Alpes-Maritimes ou Cottiennes_, publ. par l'abbé Paul Guillaume,
Paris, 1890-1892 (3 vol. in-8º), t. II, pp. 313 et suiv.]

Charles était pieux et entendait à genoux et dévotement trois messes
par jour; il récitait exactement ses heures canonicales et y joignait
des prières pour les morts et d'autres oraisons; il se confessait
quotidiennement et communiait aux jours de fêtes[612], mais il croyait
à la divination par les astres, en quoi, il ne se distinguait pas des
autres princes de son temps: chacun d'eux avait un astrologue à son
service[613]. Le feu duc de Bourgogne était constamment accompagné
d'un devin juif nommé maître Mousque. Le jour dont il ne devait pas
voir la fin, comme il se rendait au pont de Montereau, maître Mousque
lui conseilla de ne point aller plus avant, pronostiquant qu'il n'en
reviendrait pas. Le duc passa outre et fut tué[614]. Le dauphin
Charles se fiait aux Jean des Builhons, aux Germain de Thibouville et
à tous autres bonnets pointus[615] et gardait toujours deux ou trois
astrologues auprès de lui. Ces faiseurs d'almanachs dressaient des
thèmes de nativité, tiraient des horoscopes et lisaient dans le ciel
l'annonce des guerres et des révolutions. L'un d'eux, maître Rolland
l'Écrivain, suppôt de l'Université de Paris, qui la nuit, dans sa
gouttière, observait le ciel, vit, un certain jour, à une certaine
heure, l'Épi de la Vierge en l'ascendant, Vénus, Mercure et le Soleil
au mi-ciel[616]; par quoi son compère Guillaume Barbin de Genève
découvrit sûrement que les Anglais seraient chassés de France et le
roi rétabli par le moyen d'une simple pucelle[617]. Si l'on en croit
l'inquisiteur Bréhal, quelque temps avant la venue de Jeanne, en
France, un habile astronome de Sienne, du nom de Jean de Montalcin,
avait, entre autres choses, écrit au roi Charles les paroles
suivantes: «Votre victoire sera dans le conseil d'une vierge;
poursuivez votre triomphe sans cesse jusqu'à la ville de Paris[618].»

[Note 612: Le Religieux de Dunfermling, dans _Procès_, t. V, p.
340.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I, pp. 265 et
suiv.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. I, p. 243.]

[Note 613: Simon de Phares, _Recueil des plus célèbres
astrologues_, ms. fr. 1357.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles
VII_, t. I, p. 306; t. II, p. 345, note.--De Beaucourt, _Histoire de
Charles VII_, t. VI, p. 399.]

[Note 614: Chastellain, t. III, p. 446.]

[Note 615: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I,
p. 173.]

[Note 616: Je corrige à cet endroit le texte de Simon de Phares
(_Procès_, IV, p. 536) d'après une communication écrite de M. Camille
Flammarion.]

[Note 617: _Procès_, t. IV, p. 536.]

[Note 618: _Procès_, t. III, p. 341.]

En ce moment même, le dauphin Charles gardait près de lui, à Chinon,
un vieux astrologue normand, nommé Pierre, qui pourrait bien être
Pierre de Saint-Valerien, chanoine de Paris, lequel revenait d'Écosse,
où il était allé chercher, avec nombre de gentilshommes, madame
Marguerite, fiancée au dauphin Louis. Ce maître Pierre passa, très peu
de temps après, à tort ou à raison, pour avoir lu dans le ciel que la
bergère de la Meuse était destinée à chasser les Anglais[619].

[Note 619: Recueil de Simon de Phares, dans _Procès_, t. V, p. 32,
note.]

Jeanne n'attendit pas longtemps dans son hôtellerie. Deux jours après
sa venue, ce qu'elle avait voulu d'un si grand coeur s'accomplit; elle
fut menée au roi[620]. On montrait encore au siècle dernier près du
Grand-Carroy, devant une maison en colombage, un puits sur la marge
duquel, selon la tradition, elle mit le pied pour descendre de cheval,
avant de gravir la pente roide qui, par la vieille Porte, conduisait
au château[621]. Elle avait déjà franchi le fossé, et le roi n'était
pas encore décidé à la recevoir. Plusieurs de ses familiers, et non
des moindres, lui conseillaient de se défier d'une femme inconnue qui
formait peut-être de mauvais desseins. D'autres lui représentèrent, au
contraire, que cette pastoure lui était annoncée par lettres, envoyée
de la part de Robert de Baudricourt, amenée à travers des provinces
ennemies; qu'elle avait, de façon quasi miraculeuse, traversé à gué
beaucoup de rivières pour arriver jusqu'à lui. Le roi, sur ces
représentations, consentit à l'accueillir[622].

[Note 620: _Procès_, t. I, p. 143; t. III. p. 143.]

[Note 621: La margelle a été enlevée sous le second Empire. On
sait d'ailleurs qu'il ne faut accorder aucune confiance aux traditions
de ce genre.--G. de Cougny, _Charles VII et Jeanne d'Arc à Chinon_,
Tours, 1877, in-8º.]

[Note 622: _Procès_, t. I, p. 75; t. III, p. 115.--_Chronique de
la Pucelle_, p. 273.--_Journal du siège_, pp. 46, 47.--Th. Basin,
_Histoire de Charles VII et de Louis XI_, t. I, p. 68.]

La grande salle regorgeait de monde; les haleines la chauffaient, ni
plus ni moins qu'à toute audience que donnait le roi; elle présentait
cet aspect de halle, de cohue, familier aux courtisans. C'était le
soir; cinquante torches brûlaient sous les solives peintes[623];
hommes mûrs enjuponnés et fourrés, jeunes gentilshommes glabres,
engoncés des épaules, étriqués du reste, la taille fine, les jambes
grêles dans les chausses collantes, les pieds pointus dans les
poulaines; seigneurs tout armés, au nombre de trois cents, se
pressaient, selon la coutume aulique, poussaient, arrondissaient les
coudes, et l'huissier donnait de la verge sur les têtes[624].

[Note 623: _Procès_, t. I, pp. 79, 141.]

[Note 624: Le Curial, dans _Les oeuvres de maistre Alain
Chartier_, éd. Du Chesne, Paris, 1642, in-4º, p. 398.]

Là se trouvaient les deux envoyés d'Orléans, messire Jamet du Tillay
et le vieux seigneur Archambaud de Villars, capitaine de Montargis,
Simon Charles, maître des requêtes, ainsi que de très hauts seigneurs,
le comte de Clermont, le sire de Gaucourt et probablement le sire de
La Trémouille et Monseigneur l'archevêque de Reims, chancelier du
royaume[625]. Averti que la Pucelle venait, soit qu'il lui restât
quelque défiance et qu'il hésitât encore, soit qu'il eût certaines
personnes à entretenir d'abord, ou pour toute autre raison, le roi
Charles s'enfonça dans la foule des seigneurs[626]. Jeanne fut
introduite par le comte de Vendôme[627]. Robuste, le cou puissant et
court, la poitrine ample, autant qu'il y pouvait paraître sous le
jacque, elle portait petits draps, c'est-à-dire braies comme les
hommes[628]. Ce qui devait surprendre plus encore que ses chausses,
c'était sa coiffure. Un chaperon de laine sur la tête, elle montrait
ses cheveux noirs coupés en sébile à la manière des varlets[629]. Les
femmes de tout âge et de toute condition prenaient grand soin de tirer
leurs cheveux sous le hennin, la coiffe, le voile, de manière qu'il
n'en passât pas un fil. Et cette crinière libre sur une tête féminine
était pour le temps une chose étrange[630].

[Note 625: Jeanne cite comme présent La Trémoïlle et l'archevêque
de Reims, mais elle cite aussi le duc d'Alençon qui certainement ne
s'y trouvait pas.]

[Note 626: _Procès_, t. III, p. 115.]

[Note 627: _Ibid._, t. I, pp. 79 et 141.]

[Note 628: Mathieu Thomassin, dans _Procès_, t. IV, pp. 304;
_Chronique de Lorraine_, _ibid._, p. 330; Philippe de Bergame,
_ibid._, p. 523.]

[Note 629: _Relation du Greffier de la Rochelle_, dans _Revue
Historique_, t. IV, p. 336.]

[Note 630: Saint Paul, Épître aux Corynthiens, 11.--Labbe,
_Collection des Conciles_, t. VII, p. 978.--Saumaise, _Epistola ad
Andream Colvium super cap. XI, I ad Corynth. de cæsarie virorum et
mulierum coma_, Lugd. Batavor, ex off. Elz. 1644, in-12.--_Quelques
notes d'archéologie sur la chevelure féminine_ dans _Comptes rendus de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres_, 1888, XVI, pp. 419,
425.]

Elle alla droit au roi, ôta son chaperon, fit la révérence à la
paysanne, et dit:

--Dieu vous donne bonne vie, gentil dauphin[631].

[Note 631: _Procès_, t. I, p. 75; III, pp. 17, 92, 115.--Jean
Chartier, _Chronique_, t. I, p. 67.--_Chronique de la Pucelle_, p.
273.--_Journal du siège_, p. 46.]

On admira plus tard qu'elle l'eût reconnu au milieu des seigneurs
vêtus plus richement que lui. Il est possible qu'il fût ce jour-là
assez mal habillé. Nous savons qu'il faisait remettre des manches à
ses vieux pourpoints[632]. En tout cas, il ne payait pas de mine. Fort
laid, les yeux petits, vairons et troubles, le nez gros et bulbeux, ce
prince de vingt-six ans tenait mal sur ses jambes décharnées et
cagneuses, jointes à des cuisses creuses par deux genoux énormes qui
ne voulaient point se séparer l'un de l'autre[633]. Qu'elle l'eût
reconnu pour l'avoir déjà vu en peinture, c'est peu croyable. Les
images des princes étaient rares en ce temps. Jeanne n'avait jamais
feuilleté un de ces livres précieux où le roi Charles pouvait être
peint à la miniature dans l'attitude d'un Mage offrant des présents à
l'enfant Jésus[634]. Elle n'avait jamais vu très probablement aucun
tableau peint sur bois à la ressemblance de son roi, les mains
jointes, sous les courtines de son oratoire[635]. Et, par grand
hasard, lui eût-on montré quelqu'un de ces portraits, ses yeux, faute
d'habitude, n'y eussent pas distingué grand'chose. Il n'y a pas non
plus à rechercher si les Chinonais lui décrivirent le costume
ordinaire du roi et la façon du chapeau qu'il avait coutume de porter:
car il gardait, comme tout le monde, son chapeau sur la tête dans les
chambres, même pour dîner. Ce qui est le plus probable, c'est que des
gens bien disposés pour elle la dirigèrent. De toute manière, le roi
n'était pas si difficile à trouver, puisque ceux qui la virent, quand
elle le trouva, n'en furent nullement ébahis.

[Note 632: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p.
195.]

[Note 633: Th. Basin, t. I, p. 312.--Chastellain, t. II, p.
178.--_Portrait historique du roi Charles VII_, par Henri Baude,
publié par Vallet de Viriville dans _Nouvelles Recherches sur Henri
Baude_, p. 6.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, p. 83.]

[Note 634: Comme dans la miniature de Jean Fouquet, de plus de dix
ans postérieure. Gruyer, _Les Quarante Fouquet de Chantilly_, Paris,
1897, in-4º.]

[Note 635: _Note sur un ancien portrait de Charles VII conservé au
Louvre_, dans _Bulletin de la Société des Antiquaires de France_,
1862, pp. 67 et suiv.]

Lorsqu'elle eut fait son salut villageois, le roi lui demanda son nom
et ce qu'elle voulait. Elle répondit:

--Gentil dauphin, j'ai nom Jeanne la Pucelle et vous mande le Roi des
cieux par moi que vous serez sacré et couronné à Reims et serez le
lieutenant du Roi des cieux, qui est le Roi de France.

Elle demanda qu'on la mît en oeuvre, promettant que par elle serait
levé le siège d'Orléans[636].

[Note 636: _Procès_, t. II, p. 103.--_Relation du Greffier de La
Rochelle_, p. 337.--_Chronique de la Pucelle_, p. 273.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, pp. 67, 68.]

Le roi la tira à part et l'interrogea assez longtemps. Il était
naturellement doux, affable envers les humbles et les pauvres, mais
non sans défiances ni soupçons.

Durant cet entretien particulier, elle lui fit, dit-on, en le tutoyant
avec une familiarité angélique, cette étrange révélation:

--Je te dis, de la part de Messire, que tu es vrai héritier de France
et fils de roi[637].

[Note 637: _Procès_, t. III, p. 103.]

Plus tard, l'aumônier de la Pucelle rapporta ce propos, disant le
tenir de la Pucelle elle-même. Ce qui est certain, c'est que les
Armagnacs en tirèrent bientôt un miracle en faveur de la maison des
Lis. On prétendit que ces paroles, que Dieu lui-même prononçait par la
bouche d'une innocente, correspondaient à une secrète et cruelle
inquiétude du roi, que le fils de madame Ysabeau était troublé et
contristé à l'idée que, peut-être, un sang royal ne coulait pas dans
ses veines et que, à moins de sortir, par illumination céleste, des
doutes que lui inspirait sa naissance, il était prêt à renoncer à son
royaume comme à un bien usurpé[638]. On assura qu'à la révélation
qu'il était vrai héritier de France, son visage avait resplendi de
joie.

[Note 638: L'abréviateur du Procès, dans _Procès_, t. IV, pp.
258-259.--Basin, _Histoire de Charles VII et de Louis XI_, t. I, p.
67.--_Journal du siège_, p. 48.]

Sans doute, la reine Ysabeau était communément traitée par les
prêcheurs armagnacs de «grande gorre» et d'Hérodiade gonflée
d'impuretés; encore voudrait-on savoir d'où venait tout à coup à son
fils cette curiosité bizarre? Il n'en avait pas demandé tant pour
recevoir son héritage. Et, au besoin, tous les légistes de son parti
l'eussent rassuré[639]: ils lui auraient démontré, par raisons tirées
des lois et coutumes, qu'il était, de naissance, vrai héritier et
droit successeur du feu roi, la filiation se prouvant par ce qui est
manifeste, et non par ce qui est caché, sans quoi, il ne serait pas
possible de régler les successions ni de discerner sûrement le
légitime héritier d'un royaume ou d'un arpent de terre. Cependant on
doit tenir compte que, à cette heure, il était très malheureux, et que
le malheur agite les consciences et soulève les scrupules, et qu'enfin
il pouvait douter de la justice de sa cause, puisque Dieu
l'abandonnait. Mais si vraiment des doutes pénibles le tourmentaient,
comment croire qu'il s'en délivra sur le dire d'une jeune fille dont
il ne savait encore si elle était sage on folle, ni si même elle ne
lui était pas envoyée par ses ennemis? Cette crédulité ne s'accorde
guère avec ce que nous savons de son naturel soupçonneux. La première
pensée qui devait venir à son esprit, c'est que des clercs avaient
endoctriné la jeune fille.

[Note 639: _Procès_, t. III, p. 116.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à
Domremy_, p. LXI.]

Peu d'instants après l'avoir congédiée, il appela le sire de Gaucourt
et quelques autres de son Conseil et leur répéta ce qu'il venait
d'entendre:

--Elle m'a dit qu'elle m'était envoyée de par Dieu pour m'aider à
recouvrer mon royaume[640].

[Note 640: _Procès_, t. III, p. 209.]

Il n'ajouta point qu'elle lui avait révélé un secret connu de lui
seul.

Les conseillers du roi, encore mal édifiés sur cette jeune fille,
décidèrent qu'il fallait l'avoir sous la main, pour l'examiner dans
ses moeurs et croyances[641].

[Note 641: _Ibid._, t. III, p. 209.]

Le sire de Gaucourt la retira de chez son hôtesse pour la loger dans
une tour de ce Coudray que, depuis trois jours, elle voyait au-dessus
de la ville[642]. Le Coudray, l'un des trois châteaux, n'était séparé
du château du milieu, où logeait le roi, que par un fossé et des
travaux de défense[643]. Gaucourt la confia à son lieutenant pour la
ville de Chinon, Guillaume Bellier, majordome du roi[644]. Il lui
donna pour la servir un de ses pages, un enfant de quinze ans,
Immerguet, qu'on appelait aussi Minguet, d'un sobriquet de famille. On
l'appelait encore Mugot, peut-être par corruption de _mango_, qui
voulait dire «page» en bas-latin[645]. Il était, de son vrai nom,
Louis de Coutes et sortait d'une vieille famille d'épée, attachée dès
le siècle précédent à la maison d'Orléans. Son père, Jean, dit
Minguet, seigneur de Fresnay-le-Gelmert, de la Gadelière et de Mitry,
chambellan du duc d'Orléans, était mort depuis deux ans, très pauvre.
Il avait laissé après lui une veuve et cinq enfants, trois garçons et
deux filles, dont l'une, nommée Jeanne, était depuis 1421, la femme de
messire Florentin d'Illiers, capitaine de Châteaudun. Ainsi donc Louis
de Coutes, le petit page, et Catherine le Mercier, dame de Noviant, sa
mère, qui sortait d'une noble famille d'Écosse, se trouvaient l'un et
l'autre dans un pénible dénuement, bien que le duc d'Orléans en
mémoire des loyaux services de son chambellan eût octroyé à la dame de
Noviant un secours sur ses finances[646]. Jeanne gardait Minguet près
d'elle tout le jour, mais, la nuit, elle couchait avec des femmes. La
femme de Guillaume Bellier, qui était de bonne vie et pieuse, du moins
le disait-on, veillait sur elle[647]. Au Coudray, le page la vit
maintes fois à genoux. Elle priait et souvent elle pleurait
abondamment[648]. Des personnages de grand état vinrent pendant
plusieurs jours s'entretenir avec elle. Ils la trouvèrent habillée en
garçon[649].

[Note 642: _Ibid._, t. III, p. 66.]

[Note 643: G. de Cougny, _Charles VII et Jeanne d'Arc à Chinon_,
Tours, 1877, p. 40.]

[Note 644: _Procès_, t. III, p. 17.]

[Note 645: Du Cange, _Glossarium, ad verb_.]

[Note 646: _Procès_, t. III, pp. 65, 73.--Mademoiselle A. de
Villaret, _Louis de Coutes, page de Jeanne d'Arc_, Orléans, 1890,
in-8º.]

[Note 647: _Procès_, t. III, p. 17.]

[Note 648: _Ibid._, t. III, p. 66.]

[Note 649: _Chronique de la Pucelle_, pp. 274 et suiv.--Jean
Chartier, _Chronique_, p. 68.]

Depuis qu'elle était auprès du roi, certains lui demandaient s'il n'y
avait point dans le pays d'où elle venait un bois nommé le
Bois-Chenu[650].

[Note 650: _Procès_, t. I, p. 68.]

On lui faisait cette question parce qu'il courait alors une prophétie
de Merlin concernant une pucelle qui devait venir du bois Chenu. Et
les gens en étaient émus, car tout le monde alors prêtait attention
aux prophéties et celles de Merlin l'Enchanteur étaient
particulièrement estimées[651].

[Note 651: _Ibid._, t. III, pp. 133, 340.--Thomassin, dans
_Procès_, t. IV, p. 395.--Walter Bower, dans _Procès_, t. IV, p.
489.--Christine de Pisan, dans _Procès_, t. V, p. 12.--La Borderie,
_Les véritables prophéties de Merlin, examen des poèmes bretons
attribues à ce barde_, dans _Revue de Bretagne_, 1883, t. LIII.]

Merlin, né d'une femme par les oeuvres du diable, tirait de cette
origine sa science profonde; à la pratique des nombres, qui donnent la
clef de l'avenir, il joignait la connaissance de la physique par
laquelle s'opèrent les enchantements; aussi lui était-il facile de
changer les rochers en géants. Pourtant une dame le vainquit; la fée
Viviane enchanta l'enchanteur et le retint charmé dans un buisson
d'aubépine. C'est là un exemple, après tant d'autres, du pouvoir des
femmes.

Les insignes docteurs et les illustres maîtres estimaient que Merlin
avait dévoilé bien des choses futures et prédit bien des événements
dont quelques-uns n'étaient pas encore accomplis; et à ceux qui
s'étonnaient qu'un fils du diable eût reçu le don de prophétie, ils
répondaient que le Saint-Esprit est bien le maître de révéler ses
secrets à qui il lui plaît, comme il l'a montré en faisant parler les
Sibylles et en ouvrant la bouche à l'ânesse de Balaam.

Merlin avait désigné notamment sire Bertrand Du Guesclin sous la
figure d'un guerrier portant un aigle sur son écu, ce dont on s'avisa
après les hauts faits du Connétable[652].

[Note 652: Cuvelier, _Le poème de Du Guesclin_, v.
3285.--Francisque-Michel et Th. Wright, _Vie de Merlin attribuée à
Geoffroy de Monmouth, suivie des prophéties de ce barde, tirées de
l'histoire des Bretons_, Paris, 1837, in-8º, pp. 67 et suiv.--La
Villemarqué, _Myrdhin ou Merlin l'Enchanteur, son histoire, ses
oeuvres, son influence_, n. éd., Paris, 1862, in-12.--D'Arbois de
Jubainville, _Merlin est-il un personnage réel?_ dans _Revue des
Questions Historiques_, 1868, pp. 559-568.--Lefèvre-Pontalis,
_Morosini_, t. IV, annexe XVI.--«[Geoffroy de Monmouth] fit prédire
par lui (Merlin) tous les événements de l'histoire de Bretagne jusqu'à
l'année même où il écrivait (1135)... Le succès de l'_Historia regum_
fut très grand dans le monde des clercs; on accepta ses fables pour
vérité, et, s'émerveillant de l'exactitude des prophéties de Merlin
jusqu'en 1135, on s'efforça de démêler ce qu'elles annonçaient pour
les temps subséquents.» Gaston Paris, _La Littérature française au
moyen âge_, 1890, pp. 86-104.]

Les Anglais n'accordaient pas moins de créance que les Français aux
prophéties de ce sage. Quand Arthur de Bretagne, comte de Richemont,
fut pris à rançon et mené au roi Henri, celui-ci, voyant un sanglier
sur les armes du duc, laissa éclater sa joie. Il avait présente à
l'esprit la vaticination de Merlin, qui disait: «Un prince nommé
Arthur, né de la Bretagne armoricaine, portant un sanglier sur son
enseigne, doit conquérir Angleterre, et, après qu'il en aura débouté
la génération des Anglais, la repeuplera du lignage breton[653].»

[Note 653: Le Baud, _Histoire de Bretagne_, Paris, 1638. in-fol.
p. 451.]

Or, durant le carême de l'an 1429, courait parmi les Armagnacs cette
prédiction extraite d'un livre de Merlin:

«De la ville du Bois-Chenu sortira une pucelle pour donner ses soins à
la guérison; laquelle, après avoir forcé toutes les citadelles,
desséchera de son souffle toutes les fontaines. Elle se répandra en
pleurs misérables et remplira l'île d'une clameur horrible. La tuera
le cerf à dix cors, de qui quatre ramures porteront des diadèmes d'or,
mais dont les six autres seront changées en cornes de buffles et
troubleront d'un son funeste les îles de Bretagne. Se dressera la
forêt danoise, qui parlera d'une voix humaine, disant: «Viens,
Cambrie, joins à ton flanc Cornouailles[654].»

[Note 654: _Procès_, t. III, pp. 340-342.]

Dans cet obscur langage, Merlin annonce confusément qu'une vierge
accomplira des actions grandes et extraordinaires avant de périr d'une
main ennemie. Sur un seul point il est clair, ou le semble. C'est
quand il dit que cette vierge sortira de la ville du Bois-Chenu.

Si quelqu'un avait pu prendre cette prophétie à sa source et la lire
dans le quatrième livre de l'_Historia Britonum_, où elle se trouvait
effectivement sous le titre de _Guyntonia vaticinium_, il aurait vu
qu'elle concernait la ville anglaise de Winchester et se serait
aperçu que, dans les copies qu'on faisait courir en France, elle était
dénaturée, tronquée et tout à fait détournée de son véritable sens.
Mais personne ne s'avisa de vérifier le texte. Les livres étaient
rares et les esprits dépourvus de critique. La leçon fautive à dessein
fut acceptée pour la pure parole de Merlin et il en courut de
nombreuses copies.

Ces copies, d'où venaient-elles? Leur origine demeurera sans doute à
jamais inconnue; mais un point est hors de doute: c'est qu'elles
désignaient la fille de la Romée, qui du seuil de la maison paternelle
voyait l'orée du Bois-Chenu. Elles ne venaient donc pas de très loin
et ne couraient pas depuis longtemps[655]. Si cette prophétie de
Merlin corrigée n'est pas celle que Jeanne entendit au village,
annonçant qu'une Pucelle viendrait des Marches de Lorraine pour le
salut du royaume, c'est sa cousine germaine; elles ont toutes deux un
air de famille[656]; elles furent lancées l'une et l'autre dans un
même esprit et dans une même intention et il faut bien y reconnaître
l'indice d'un concert entre des clercs de la Meuse et des clercs de la
Loire pour mettre en lumière la miraculée de Domremy.

[Note 655: Morosini, t. IV, p. 324.]

[Note 656: Pierre Migiet fond les deux prophéties en une seule
qu'il dit avoir lue dans un livre, _Procès_, t. III, p. 133.]

La chevauchée de Jeanne étant prédite par Merlin, il fallait qu'elle
le fût aussi par Bède, car Bède et Merlin, en matière prophétique,
marchaient toujours ensemble.

Le moine de Yearmouth, Bède le Vénérable, vieux alors de six siècles,
avait été de son vivant un puits de science. Il avait écrit sur la
théologie et sur la chronologie, il avait parlé du jour et de la nuit,
de la semaine et des mois, des signes du zodiaque, des épactes, du
cycle lunaire et des fêtes mobiles. Dans son livre _De temporum
ratione_, il avait traité des septième et huitième âges du monde,
lesquels devaient suivre l'âge où il vivait. Il avait prophétisé.
Durant le siège d'Orléans, des clercs répandirent sous son nom ces
vers difficiles dans lesquels la venue de la Pucelle était annoncée:

  _Bis sex cuculli, bis septem se sociabunt[657],
  Gallorum pulli Tauro nova bella parabunt,
  Ecce beant bella, tunc fert vexilla Puella._

[Note 657: En adoptant la correction de M. Germain
Lefèvre-Pontalis, _Chronique d'Antonio Morosini_, t. III, pp. 126,
127; t. IV, pp. 316 et suiv.]

Le premier de ces vers est un chronogramme, c'est-à-dire qu'il
contient en lui-même une date. Pour la dégager, on prend les lettres
numérales qui s'y trouvent, et l'on en fait la somme. Cette somme
donnera la date.

  _bIs seX CVCVLLI, bIs septeM se soClabVnt_

  1 + 10 + 100 + 5 + 100 + 5 + 50 + 50 + 1 + 1 + 1000 + 100 + 1 + 5 = 1429.

Si l'on avait cherché ces vers dans les livres du vénérable Bède, on
ne les y aurait pas trouvés; ils n'y sont pas; mais on ne songea pas
plus à les y chercher qu'à chercher dans Merlin la Forêt Chenue[658].
Et il fut entendu que Bède et Merlin annonçaient la Pucelle. Des bords
de la Loire, en cette saison, vaticinations, carmes sibyllins,
chronogrammes s'envolaient comme des pigeons et se répandaient dans
tout le royaume. Le faux Bède parviendra en Bourgogne dès mai ou juin
de cette même année. On le connaîtra plus tôt encore à Paris.
Christine de Pisan, vieille et recluse en une abbaye de France,
écrira, avant le dernier jour de juillet 1429, que Bède et Merlin
avaient vu la Pucelle en esprit[659].

[Note 658: _The complete works of Venerable Bede_, éd. Giles,
Londres, 1843-44, 12 vol. in-8º, ap. _Patres Ecclesiæ anglicanæ_.]

[Note 659: Christine de Pisan, dans _Procès_, t. V, p.
12.--Morosini, t. III, p. 126.--Le Doyen de Saint Thibaud, dans
_Procès_, t. IV, p. 423.--Herman Korner, dans le P. Ayroles, _La vraie
Jeanne d'Arc_, pp. 279 et suiv.--Walter Bower, dans _Procès_, t. IV,
p. 481.]

Les clercs qui forgeaient alors des prophéties pour la Pucelle ne s'en
tinrent pas au faux Bède et au Merlin contrefait. Ils étaient vraiment
infatigables et nous possédons encore une pièce de leur métier, que
par grand hasard, le temps n'a pas détruite. C'est un petit poème
latin écrit dans le style obscur des devins, dont voici une vieille
traduction française:

     Une vierge vestue de vestemens d'homme et qui a les membres
     appartenans à pucelle, par la monicion de Dieu, s'appareille de
     relever le roy portant les fleurs-de-lis, qui est couché, et de
     chasser ses ennemys maudis; et mesmement ceux qui maintenant
     sont devant la cité d'Orléans, laquelle ils espavantent par
     siège. Et se les hommes ont grand courage d'eux joindre à la
     bataille, les faux Anglois seront succombés par mort, par le Dieu
     de la bataille de la Pucelle, et les François les tresbucheront,
     et adonc sera la fin de la guerre; et retourneront les anciennes
     alliances et amour; pitié et autres droits retourneront; et
     traiteront de la paix; et tous les hommes s'outroyeront
     [s'octroyeront?] au roy de leur bon gré, lequel roy leur pèsera
     et leur administrera justice à tous, et les nourrira de belle
     paix. Et dorénavant nul Anglois ennemy portant le liépart ne
     sera, qui présumera soy dire roy de France [Le translateur
     ajoute:] et d'ensuir les armes; lesquelles armes la sainte
     Pucelle appareille[660].

[Note 660: Buchon, _Math. d'Escouchy, etc._, p. 537.--G.
Lefèvre-Pontalis, _Eberhard Windecke_, pp. 21 à 31.--On trouve sur un
feuillet de garde du Cartulaire de Thérouanne un texte latin de cette
prophétie.]

Ces fausses prophéties nous donnent un aperçu des moyens par lesquels
on mit en oeuvre la jeune inspirée. On s'y prit sans doute un peu trop
artificieusement à notre gré. Ces clercs ne regardaient qu'au but, qui
était la paix du royaume et de l'Église. Il était nécessaire de
préparer le miracle du salut commun. Ne soyons pas trop émus de
découvrir ces fraudes pieuses sans lesquelles les merveilles de la
Pucelle ne se seraient pas produites. Il faut toujours beaucoup d'art
et même un peu de ruse pour accréditer l'innocence.

Cependant, sur un rocher escarpé, au bord de la Durance, dans la
chaire écartée de Saint-Marcellin, Jacques Gélu restait attaché au roi
qu'il avait servi et soucieux des intérêts des maisons d'Orléans et
de France. Il répondit aux deux hommes d'église, Jean Girard et Pierre
l'Hermite, qu'il ne doutait pas que Dieu ne se manifestât en faveur de
l'orphelin et de l'affligé et ne punît l'injurieuse entreprise de
l'Anglais, que néanmoins on ne devait pas aisément ni à la légère
croire aux discours d'une paysanne nourrie dans la solitude, que le
sexe féminin était fragile et prompt à s'abuser, qu'il fallait ne pas
se rendre ridicule aux yeux des étrangers. «Les Français, ajouta-t-il,
sont déjà trop connus pour leur facilité naturelle à se laisser
duper.» Il avisa enfin Pierre l'Hermite qu'il serait opportun que le
roi jeûnât et fît pénitence pour être éclairé du Ciel et préservé
d'erreur[661].

[Note 661: _Procès_, t. III, p. 393-407, t. V, pp. 473.--Marcellin
Fornier, _Histoire des Alpes-Maritimes ou Cottiennes_, t. II, pp. 313,
314.]

L'ancien conseiller delphinal n'était pas tranquille. Il écrivit
directement au roi Charles et à la reine Marie pour les avertir du
danger. Cette fille ne lui disait rien de bon; il se méfiait d'elle et
pour trois raisons: premièrement, elle venait d'un pays que tenaient
les ennemis du roi, Bourguignons et Lorrains; deuxièmement, c'était
une bergère aisée à séduire; troisièmement, elle était fille. Il
bailla comme exemple Alexandre de Macédoine, qu'une reine voulut
empoisonner; elle avait été nourrie de venins par les ennemis du roi
et puis envoyée à lui dans l'espoir qu'il se laisserait prendre aux
amours de cette garce, vraie boîte à poisons[662]. Mais Aristote
écarta l'abuseresse et ainsi délivra de mort son prince. Aussi sage
qu'Aristote, l'archevêque d'Embrun recommanda au roi de ne pas
converser seul à seule avec la fille. Il prescrivit qu'on ne la
laissât pas approcher de trop près, qu'on l'examinât; que cependant
elle ne fût pas rebutée.

[Note 662: L'imprimé donne «grace» qui n'est pas possible. J'ai
conjecturé garce, qui est extrêmement probable.]

À ses lettres Gélu reçut une réponse prudente qui le rassura. Dans une
nouvelle missive, il témoigna au roi qu'il était bien aise qu'on tînt
la fille dans la suspicion et qu'on la laissât dans l'incertitude de
lui croire ou de ne lui pas croire. Puis sentant renaître ses
premières incertitudes: «Il n'est pas à propos, disait-il encore,
qu'elle ait beaucoup d'accès au roi, jusqu'à ce qu'on soit bien
acertainé de sa vie et de ses moeurs[663].»

[Note 663: M. Fornier, _Histoire des Alpes-Maritimes ou
Cottiennes_, _ibid._]

Assurément le roi Charles tenait Jeanne dans l'incertitude de ce qu'on
croyait d'elle. Mais il ne la soupçonnait d'aucune malice et il la
recevait volontiers. Elle l'entretenait avec une angélique
familiarité. Elle l'appelait gentil dauphin et, par cette gentillesse
dont elle lui donnait, il faut entendre noblesse et splendeur
royale[664]. Elle l'appelait aussi l'oriflamme, parce qu'il était pour
elle l'oriflamme, ou, comme elle eût dit aujourd'hui, le
drapeau[665]. L'oriflamme était la bannière royale. De tous ces gens
qui étaient alors à Chinon, personne ne l'avait jamais vue, mais on en
contait des merveilles. L'oriflamme était en forme de gonfalon à deux
queues, faite d'une étoffe fine, précieuse et légère, qu'on nommait
sandal, et toute bordée de houppes de soie verte. Elle était descendue
du ciel; c'était la bannière de Clovis et de saint Charlemagne. Quand
le roi allait en guerre, on la portait devant lui. Elle avait telle
vertu, que les ennemis, à son approche, perdaient leur force et
fuyaient épouvantés. On se rappelait qu'en l'an 1304, alors que le roi
Philippe le Bel eut victoire des Flamands, le chevalier qui la portait
fut tué. On le trouva le lendemain qui, mort, la pressait encore entre
ses bras[666]. Elle avait flotté devant le roi Charles VI, avant ses
malheurs, et depuis lors jamais plus elle n'avait été déployée.

[Note 664: Greffier de l'Hôtel de Ville d'Albi, dans _Procès_, t.
IV, p. 300.]

[Note 665: Thomassin, dans _Procès_, t. IV, p. 304.]

[Note 666: Du Cange, _Glossaire_, au mot: _auriflamma_.--Le Roux
de Lincy et Tisserand, _Paris et ses historiens_, pp. 150, 251, 257,
259. [_Histoire générale de Paris_.]]

Un jour que la Pucelle et le roi conversaient ensemble, le duc
d'Alençon entra dans la salle. Encore enfant, il avait été pris à
Verneuil par les Anglais, qui l'avaient gardé cinq ans dans la tour du
Crotoy[667]. Délivré depuis peu de temps, il chassait aux cailles près
de Saint-Florent-lès-Saumur, quand un courrier vint lui apprendre
qu'une jeune fille était envoyée au Roi, de par Dieu, pour mettre les
Anglais hors de France[668]. Cette nouvelle l'intéressait autant que
personne, car il avait épousé la fille du duc d'Orléans. Aussitôt il
s'était rendu à Chinon pour voir ce qu'il en était. Le duc d'Alençon
se montrait à son avantage dans les années légères de sa jeunesse;
mais il ne fut jamais réputé bien sage. C'était un esprit faible et
violent, vain, envieux, d'une extrême crédulité. Il était persuadé que
l'herbe martagon met en la grâce des dames; et, plus tard, il se crut
ensorcelé. Il avait une vilaine voix rauque[669]; il le savait et il
en souffrait. Dès qu'elle le vit approcher, Jeanne demanda qui était
ce seigneur. Le roi ayant répondu que c'était son cousin d'Alençon,
elle salua le duc et lui dit:

[Note 667: Perceval de Cagny, p. 136.--_Chronique de la Pucelle_,
pp. 224, 249.]

[Note 668: _Procès_, t. III, p. 91.]

[Note 669: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. III,
pp. 408, 409.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. VI, pp. 43,
44.]

--Vous, soyez le très bien venu. Plus on sera ensemble du sang du roi
de France, mieux cela sera[670].

[Note 670: _Procès_, t. III, p. 91.]

En quoi elle se trompait du tout au tout. À cette parole de la Pucelle
le dauphin dut sourire amèrement. Le sang de France, il savait ce
qu'en valait la pinte!

Le lendemain Jeanne vint à la messe du roi. Quand elle approcha de son
dauphin, elle lui fit la révérence. Le roi la conduisit dans une
chambre, dont il fit retirer tout le monde, hors le sire de la
Trémouille et le duc d'Alençon.

Alors Jeanne lui adressa plusieurs requêtes. Elle lui demanda
particulièrement de faire don de son royaume au Roi des cieux.

--Après quoi, ajouta-t-elle, le Roi des cieux fera pour vous ce qu'il
a fait pour vos prédécesseurs et vous remettra en l'État de vos
pères[671].

[Note 671: _Procès_, t. III, pp. 91 et 92.--Eberhard Windecke, pp.
152 et suiv.]

En tenant ces propos spirituels, en exprimant ces préceptes de réforme
et de vie nouvelle, elle répétait ce que des clercs lui avaient
appris. Mais elle n'était pas profondément pénétrée de cette doctrine
qui, trop subtile pour elle, devait bientôt s'effacer de son esprit et
faire place à une ardeur moins monastique et plus chevaleresque.

Ce même jour, elle accompagna le roi à la promenade et, dans la
prairie, courut une lance avec tant de bonne grâce, que le duc
d'Alençon, émerveillé, lui fit don d'un cheval[672].

[Note 672: _Procès_, t. III, p. 92.]

Peu de jours après, ce jeune seigneur la mena à l'abbaye de
Saint-Florent-lès-Saumur[673], dont l'église était si admirée qu'un
l'appelait la Belle-d'Anjou. C'est dans cette abbaye qu'habitaient
alors sa mère et sa femme. Elles furent, dit-on, joyeuses de voir
Jeanne. Mais elles n'avaient pas grande confiance dans l'issue de la
guerre. La jeune dame d'Alençon lui dit:

[Note 673: Perceval de Cagny, p. 148.]

--Jeannette, je crains beaucoup pour mon mari. Il sort à peine de
prison et il a fallu dépenser tant d'argent pour sa rançon, que je le
prierais bien volontiers de rester au logis.

À quoi Jeanne répondit:

--Madame, soyez sans crainte. Je vous le rendrai sain et en tel ou
meilleur état qu'il n'est[674].

[Note 674: _Procès_, t. III, p. 96.]

Elle appelait le duc d'Alençon son beau duc[675] et elle l'aimait pour
l'amour du duc d'Orléans dont il avait épousé la fille. Elle l'aimait
parce qu'il croyait en elle quand tous doutaient ou niaient; elle
l'aimait parce que les Anglais lui avaient fait tort; elle l'aimait
parce qu'elle lui voyait bonne envie de combattre. On contait que,
pris à Verneuil par les Anglais, quand ils lui avaient offert de lui
rendre sa liberté et ses biens s'il voulait se tourner de leur parti,
il avait rejeté leurs offres[676]. Il était jeune comme elle; elle le
jugeait comme elle sincère et généreux. Et peut-être l'était-il alors;
sans doute il ne cherchait pas déjà des poudres pour sécher le
roi[677].

[Note 675: Perceval de Cagny, p. 151 et _passim_.]

[Note 676: Monstrelet, t. IV, p. 240.]

[Note 677: P. Dupuy, _Procès de Jean II duc d'Alençon_ 1458-1474,
1658, in-4º.--Michelet, _Histoire de France_, t. V, p. 382.--Docteur
Chereau, _Médecins du quinzième siècle_, dans l'_Union Médicale_, t.
XIV, août 1862.--Joseph Guibert, _Jean II duc d'Alençon_, dans les
_Positions de l'École des Chartes_, année 1893.]

On décida que Jeanne serait conduite à Poitiers afin d'y être examinée
par les docteurs[678]. Dans cette ville se tenait le Parlement et
étaient réunis beaucoup de notables clercs en théologie, tant
séculiers que réguliers[679]. De solennels docteurs et maîtres y
furent convoqués par surcroît. Jeanne partit sous escorte. Elle crut
d'abord qu'on la menait à Orléans. Elle rappelait l'ignorance et la
foi de ces pauvres gens qui, ayant pris la croix, allaient et, à
chaque ville qu'ils voyaient devant eux, pensaient que ce fût
Jérusalem. À mi-chemin, elle demanda à ses guides où ils la
conduisaient. Quand elle apprit que c'était à Poitiers:

--En nom Dieu! dit-elle, je sais que j'y aurai bien affaire. Mais
Messire m'aidera. Or, allons, de par Dieu[680]!

[Note 678: _Procès_, t. III, p. 116 et 209.]

[Note 679: Bélisaire Ledain, _Jeanne d'Arc à Poitiers_,
Saint-Maixent, 1891, in-8º de 15 p.--Neuville, _Le Parlement royal à
Poitiers_, dans _Revue Historique_, t. VI, p. 284.]

[Note 680: _Chronique de la Pucelle_, p. 275.--_Journal du siège_,
p. 48.--Monstrelet, t. IV, p. 316.]



CHAPITRE VII

LA PUCELLE À POITIERS.


Depuis quatorze ans, la ville de Poitiers était la capitale de la
France française. Le dauphin Charles y avait transféré le Parlement
ou, du moins, y avait réuni quelques membres échappés du Parlement de
Paris. Le Parlement de Poitiers n'était composé que de deux Chambres.
Il aurait jugé comme le roi Salomon, si les plaideurs étaient venus
lui soumettre leurs causes, mais ils ne venaient pas, de peur d'être
pris en chemin par les routiers et les capitaines à la solde du roi,
et parce que, dans le trouble du royaume, les différends ne se
réglaient guère par justice. Les conseillers, qui pour la plupart
avaient leurs terres près de Paris, ne savaient comment se vêtir et se
nourrir. Rarement ils recevaient leurs gages et le casuel faisait
défaut. Ils avaient beau inscrire sur leurs registres la formule:
_Non deliberetur donec solvantur species_, les parties n'apportaient
point d'espèces[681]. L'avocat général, messire Jean Jouvenel des
Ursins, qui possédait belles terres et maisons en Île-de-France, Brie
et Champagne, était tout piteux de voir la dame de bien et d'honneur
sa femme, ses onze enfants et ses trois gendres, aller par les rues de
la ville nu-pieds et dans de pauvres habits[682]. Quant aux docteurs
et maîtres, qui avaient suivi la fortune du roi, c'est en vain qu'ils
étaient des puits de science et des fontaines de clergie, puisque,
faute d'une université où ils pussent enseigner, ils ne tiraient nul
profit de leur éloquence et de leur savoir. La ville de Poitiers,
devenue la première ville du royaume, avait un Parlement et n'avait
pas d'Université, semblable à une dame de haute noblesse, mais borgne,
le Parlement et l'Université étant les deux yeux d'une grande ville.
Aussi nourrissaient-ils en leurs tristes loisirs un désir ardent de
rétablir les affaires du roi avec les leurs, s'il plaisait au
Seigneur. En attendant, exténués de froid et de faim, ils gémissaient
et se lamentaient. Comme Israël dans le désert, ils soupiraient après
le jour où Dieu, entendant leurs plaintes, dirait: «Ce soir vous
mangerez de la chair et demain matin vous vous rassasierez de pain;
et vous connaîtrez que je suis le Seigneur votre Dieu.» _Vespere
comedetis carnes et mane saturabimini panibus: scietisque quod ego sum
Dominus deus vester._ (_Exod._ XVI, 12.) C'est parmi ces fidèles et
pauvres serviteurs d'un roi pauvre, que furent choisis pour la plupart
les docteurs et clercs chargés d'examiner la Pucelle. Voici quels ils
étaient: le seigneur évêque de Poitiers[683]; le seigneur évêque de
Maguelonne[684]; maître Jean Lombard, docteur en théologie, autrefois
professeur de théologie à l'Université de Paris[685]; maître Guillaume
Le Marié, bachelier en théologie, chanoine de Poitiers[686]; maître
Gérard Machet, confesseur du roi[687]; maître Jourdain Morin[688];
maître Jean Érault, professeur de théologie[689]; maître Mathieu
Mesnage, bachelier en théologie[690]; maître Jacques Meledon[691];
maître Jean Maçon, docteur en droit civil et en droit canon, de grande
renommée[692]; frère Pierre de Versailles, religieux de Saint-Denys en
France, de l'ordre de Saint-Benoît, professeur de théologie, prieur
du prieuré de Saint-Pierre de Chaumont, abbé de Talmont au diocèse de
Laon, ambassadeur du très chrétien roi de France[693]; frère Pierre
Turelure, de l'ordre de Saint-Dominique, inquisiteur de Toulouse[694];
maître Simon Bonnet[695]; frère Guillaume Aimery, de l'ordre de
Saint-Dominique, docteur en théologie, professeur de théologie[696];
frère Seguin de Seguin, de l'ordre de Saint-Dominique, docteur en
théologie, professeur de théologie[697]; frère Pierre Seguin,
carme[698]; plusieurs conseillers du roi, licenciés en droit civil
ainsi qu'en droit canon.

[Note 681: Neuville, _Le Parlement royal à Poitiers_, dans _Revue
Historique_, t. VI, p. 18.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_,
t. II, pp. 571 et suiv.]

[Note 682: Louis Batiffol, _Jean Jouvenel, prévôt des marchands de
la ville de Paris_, Paris, 1894, in-8º.--Juvénal des Ursins, _Histoire
de Charles VI_, pp. 359, 360.]

[Note 683: _Procès_, t. III, p. 92.--_Gallia Christiana_, t. II,
col. 1198.]

[Note 684: _Ibid._, t. III, p. 92.--Le P. Ayroles, _La Pucelle
devant l'Église de son temps_, p. 6.]

[Note 685: _Ibid._, t. III, pp. 203, 204.]

[Note 686: Le Maire, _Procès_, t. III, pp. 19 et 203.]

[Note 687: _Procès_, t. III, pp. 74, 75.--Launoy, _Historia
Collegii Navarrici_, lib. II, _passim_.]

[Note 688: _Procès_, t. III, pp. 92, 102.]

[Note 689: _Ibid._, t. III, pp. 74, 75.]

[Note 690: _Ibid._, t. III, pp. 74, 92, 102.]

[Note 691: _Ibid._, t. II, p. 203.]

[Note 692: _Ibid._, t. III, pp. 27, 28.]

[Note 693: _Procès_, t. III, pp. 19, 74, 92, 203.--_Gallia
Christiana_, t. III, col. 1128.]

[Note 694: _Ibid._, t. III, p. 203.--_Gallia Christiana_, t. III,
col. 1129.]

[Note 695: _Ibid._, t. III, p. 92.]

[Note 696: _Ibid._, t. III, pp. 19, 83, 203.]

[Note 697: _Ibid._, t. III, pp. 19, 203.--Le P. Chapotin, _La
guerre de cent ans; Jeanne d'Arc et les Dominicains_, p. 132.]

[Note 698: Le Chanoine Dunand, _La légende anglaise de Jeanne_,
Paris, 1903, in-8º, p. 118.]

C'était beaucoup de docteurs pour interroger une bergère. Cependant on
doit songer qu'en ce temps où la théologie, inflexible et subtile,
dominait toute connaissance humaine et obtenait du bras séculier qu'il
fît suivre d'effets les opinions émises par elle, dès qu'une pauvre
fille ignorante donnait à croire qu'elle voyait Dieu, la Vierge, les
anges et les saints, il fallait qu'elle allât, dans un grand concours de
docteurs, de miracles en miracles, à une mort bien odorante et à la
béatification, ou, d'hérésies en hérésies, aux prisons ecclésiastiques
et au bûcher des sorcières. Et comme les sacrés inquisiteurs étaient
persuadés que le diable entre facilement dans les femmes, la malheureuse
créature avait plus de chance d'être brûlée vive que de mourir en odeur
de sainteté. Par exception singulière, Jeanne, devant les docteurs de
Poitiers, ne courait pas grand risque d'être suspectée dans sa foi.
Frère Pierre Turelure lui-même ne désirait pas trouver en ce moment
devant lui une de ces hérétiques qu'il recherchait curieusement à
Toulouse. Les illustres maîtres, en s'approchant d'elle, rentraient
leurs griffes théologales. Ils étaient d'Église; mais ils étaient
Armagnacs. C'était, pour la plupart, des hommes d'affaires, des
négociateurs, de vieux conseillers du dauphin[699]. Qu'ils eussent,
comme prêtres, une doctrine et des moeurs, qu'ils connussent des règles
pour juger en matière de foi, ce n'est pas douteux. Mais à cette heure
il ne s'agissait pas de guérir le mal hérétique, il s'agissait de
chasser les Anglais. Jeanne était dans la grâce de monseigneur le duc
d'Alençon et de monseigneur le Bâtard; les habitants d'Orléans
l'attendaient comme le salut. Elle promettait de mener le roi à Reims,
et il se trouvait que l'homme le plus puissant et le plus habile de
France, le chancelier du royaume, messire Regnault de Chartres était
archevêque, comte de Reims. Cela pesait d'un grand poids[700].

[Note 699: O. Raguenet de Saint-Albin, _Les juges de Jeanne d'Arc
à Poitiers, membres du Parlement ou gens d'Église?_, Orléans, 1894,
in-8º, 46 p.]

[Note 700: Voir plus haut, pp. 176-179.]

Et qu'il en fût comme elle disait, que Dieu l'eût vraiment envoyée à
l'aide des fleurs de Lis, au jugement de quiconque avait sens et
clergie et tenait le parti français, ce n'était pas impossible, encore
qu'extraordinaire. Personne ne niait que Dieu pût intervenir
directement dans la conduite des royaumes, ayant dit lui-même: _Per me
reges regnant._ En l'Église une et sainte, les docteurs de Poitiers
pensaient judicieusement que le Seigneur protégeait les gens du
dauphin, tandis que l'Université de Paris tout aussi judicieusement le
croyait avec les Bourguignons et les Anglais. Il n'était pas
nécessaire que son messager fût un ange. Ce pouvait être une créature
humaine ou une bête, comme le corbeau qui nourrit Élie. Et qu'une
fille eût charge de guerre, c'est ce qui s'accordait avec ce qu'on
trouvait dans les livres touchant Camille, les Amazones et la reine
Penthésilée, et avec ce qui est dit dans la Bible des femmes fortes
suscitées par le Seigneur pour le salut d'Israël, Déborah, Jahel,
Judith de Béthulie. Car il est écrit: «Ce ne sont point les jeunes
hommes qui ont renversé celui dont la puissance était sur eux, ni les
fils des géants qui l'ont frappé, ni les colosses qui se sont opposés
à lui. Mais Judith, fille de Mérari, l'a détruit par la beauté de son
visage.»

Jeanne fut conduite à l'hôtel qu'habitait maître Jean Rabateau, non
loin du Palais, au coeur de la ville[701]. Maître Jean Rabateau était
avocat général lai; les causes criminelles lui appartenaient tandis
que les causes civiles allaient à l'avocat général clerc, Jean
Jouvenel. Avocats du roi, hommes du roi, ils le représentaient l'un et
l'autre, lorsqu'il était en cause. Le roi était un mauvais client.
Maître Jean Rabateau plaidait pour lui au criminel moyennant quatre
cents livres par an. Il ne pouvait plaider que pour les fleurs de Lis
et nul ne le soupçonnait de manger trop d'épices. S'il remplissait en
outre les fonctions de conseiller du duc d'Orléans, il y gagnait peu.
Comme la plupart des officiers du Parlement, il se trouvait pour
l'heure fort dénué de biens. Étranger à Poitiers, il n'y possédait
point de maison, et logeait dans un hôtel qui, appartenant à une
famille Rosier, en avait pris le nom d'hôtel de la Rose. Au reste, la
demeure était vaste. On y hébergeait les témoins qu'on voulait garder
honorablement et sûrement. Jeanne y fut amenée, bien que le Parlement
n'eût point à examiner l'affaire de cette jeune fille[702]. Cette fois
encore, elle était remise aux mains d'un homme qui appartenait au duc
d'Orléans autant qu'au roi de France. La femme de maître Jean
Rabateau, comme toutes les femmes des hommes de robe, était de bonne
renommée[703]. À _la Rose_, chaque jour après le dîner, Jeanne restait
longtemps agenouillée. Elle se relevait, la nuit, pour prier, et elle
passait de longues heures dans le petit oratoire de l'hôtel. C'est
dans cette maison que les docteurs vinrent l'interroger. Quand on lui
annonça leur venue, elle fut agitée d'une cruelle inquiétude. Madame
sainte Catherine prit soin de la rassurer[704]; elle aussi avait
disputé avec les docteurs, et les avait confondus. Il est vrai que
ceux-là étaient des païens, mais très savants et d'un esprit bien
subtil: car il est dit dans la vie de la sainte:

[Note 701: _Procès_, t. III, pp. 19, 74, 82, 203.--_Chronique de
la Pucelle_, p. 275.--B. Ledain, _Jeanne d'Arc à Poitiers_,
Saint-Maixent, 1891, in-8º.]

[Note 702: Voyez toutefois le _Mistère du siège_, pp. 397-406.]

[Note 703: On peut d'autant moins soupçonner cette dame de ne
point mériter sa bonne renommée qu'on ne sait rien d'elle et qu'on
ignore même si c'est la première ou la seconde femme de maître Jean
Rabateau: car il en eut deux. La première était fille de Benoît
Pidelet.--Cf. B. Ledain, _La maison de Jeanne d'Arc à Poitiers_,
Saint-Maixent, 1892, in-8º.--Henri Daniel-Lacombe, _L'hôte de Jeanne
d'Arc à Poitiers, maître Jean Rabateau_ (_Revue du Bas-Poitou_, avril
1891, pp. 48, 66).--A. Barbier, _Jeanne d'Arc et l'hôtellerie de la
Rose_, Poitiers, 1892, in-8º.]

[Note 704: _Procès_, t. III, p. 82.]

«L'empereur manda cinquante docteurs versés dans la science des
Égyptiens et dans les arts libéraux. Et, quand elle apprit qu'elle
devait disputer avec les sages, Catherine craignit de ne pouvoir
défendre dignement contre eux la vérité de Jésus-Christ. Mais un ange
lui apparut et lui dit:

«Je suis l'archange saint Michel, envoyé par Dieu pour t'annoncer que
tu sortiras de ce combat victorieuse et digne d'obtenir Notre-Seigneur
Jésus-Christ, espoir et couronne de ceux qui combattent pour lui.» Et
la vierge disputa avec les docteurs[705].»

[Note 705: Voragine, _La légende dorée_ (Vie de sainte
Catherine).]

Les solennels docteurs et maîtres et les notables clercs du Parlement
de Poitiers se rendaient par petits groupes dans la maison de Jean
Rabateau, et chacun d'eux interrogeait Jeanne à son tour. Les premiers
qui vinrent furent Jean Lombard, Guillaume le Maire, Guillaume Aimery,
Pierre Turelure, Jacques Meledon. Frère Jean Lombard demanda:

--Pourquoi êtes-vous venue? Le roi veut savoir ce qui vous a poussée à
l'aller trouver.

Jeanne répondit d'une manière qui parut grande à tous ces clercs:

--Comme je gardais les animaux, une _Voix m'apparut_. La Voix me dit:
«Dieu a grande pitié du peuple de France. Jeanne, il faut que tu
ailles en France». Ayant ouï ces paroles, je me mis à pleurer. Alors
la Voix me dit: «Vas à Vaucouleurs. Tu trouveras là un capitaine qui
te conduira sûrement en France, près du roi. Sois sans crainte». J'ai
fait ce qui m'était dit et suis arrivée au roi sans nul
empêchement[706].

[Note 706: _Procès_, t. III, p. 204.]

Frère Guillaume Aimery prit ensuite la parole:

--D'après vos dires, la Voix vous apprit que Dieu veut tirer le peuple
de France de la calamité où il est. Mais si Dieu veut délivrer le
peuple de France, il n'est pas nécessaire d'avoir des gens d'armes.

--En nom Dieu! répliqua la Pucelle, les gens d'armes batailleront, et
Dieu donnera victoire.

Maître Guillaume se déclara satisfait[707].

[Note 707: _Procès_, t. III, pp. 203-204.]

Le 22 mars, maître Pierre de Versailles et maître Jean Érault se
rendirent ensemble au logis de Jean Rabateau. L'écuyer Gobert
Thibault, que Jeanne avait déjà vu à Chinon, y vint avec eux. C'était
un homme jeune, très simple, et qui pour croire ne demandait point de
signes. À leur venue, Jeanne alla un peu au-devant d'eux, et, frappant
amicalement sur l'épaule du soldat:

--Je voudrais bien, lui dit-elle, avoir plusieurs hommes d'aussi bonne
volonté[708].

[Note 708: _Ibid._, t. III, pp. 73-74.]

Elle se sentait à l'aise avec les gens d'armes. Quant aux docteurs,
elle ne pouvait les souffrir, et c'était pour elle un supplice
lorsqu'ils venaient arguer. Bien que ces théologiens usassent de
grands ménagements à son endroit, leurs éternelles interrogations
lassaient sa patience; leur lenteur, leur pesanteur l'exaspérait. Elle
leur savait très mauvais gré de ne pas croire en elle tout de suite,
sans preuves, et de lui demander un signe qu'elle ne pouvait leur
donner, puisque ni monseigneur saint Michel, ni madame sainte
Catherine, ni madame sainte Marguerite, pendant les examens,
n'apparaissait. Dans le retrait, dans l'oratoire et dans la campagne
déserte, les hôtes du Paradis la visitaient en foule; anges et
saintes, descendus du ciel, se pressaient autour d'elle. Mais, à la
venue des docteurs, l'échelle de Jacob se retirait soudain. Et puis
ils étaient des théologiens, et elle était une sainte. Les rapports
sont toujours difficiles entre les chefs de l'Église militante et les
dévotes femmes qui communiquent directement avec l'Église triomphante.
Elle sentait que les révélations dont elle était favorisée abondamment
donnaient des doutes, des soupçons, des défiances même à ses
examinateurs les plus favorables. Elle n'osait pas trop leur conter
les secrets de ses Voix, et elle confiait, derrière leur dos, à son
beau duc d'Alençon, qu'elle savait et qu'elle pouvait beaucoup plus
qu'elle n'avait dit à tous ces clercs[709]. Ce n'était pas à ceux-là
qu'elle avait été envoyée; ce n'était pas pour ceux-là qu'elle était
venue. Elle se trouvait gênée avec eux, et leurs façons d'être lui
inspiraient cette mauvaise humeur empreinte dans plus d'une de ses
réponses. Parfois, quand ils l'interrogeaient, elle se rencognait avec
mutinerie au bout du banc et faisait la moue[710].

[Note 709: _Procès_, t. III, p. 92.]

[Note 710: _Chronique de la Pucelle_, p. 275.]

--Nous sommes envoyés vers vous de la part du roi, dit maître Pierre
de Versailles.

Elle répondit de très mauvaise grâce:

--Je crois bien voir que vous êtes encore envoyés pour m'interroger.
Je ne sais ni A ni B[711].

[Note 711: _Procès_, t. III, p. 74.]

Mais à cette demande:

--Pourquoi donc venez-vous

Elle répliqua vivement:

--Je viens de la part du Roi des cieux pour faire lever le siège
d'Orléans et conduire le roi à Reims, pour son couronnement et son
sacre. Maître Jean Érault, avez-vous du papier et de l'encre? Écrivez
ce que je vais vous dire.

Et elle dicta une brève apostrophe aux capitaines anglais: «Vous,
Suffort, Clasdas et la Poule, je vous somme de par le Roi des cieux
que vous en alliez en Angleterre[712].»

[Note 712: _Procès_, t. III, p. 74.--Boucher de Molandon et A. de
Beaucorps, _L'armée anglaise_, p. 111.--La Poule, comme il est ici
nommé à la française, n'est autre que Suffort, c'est-à-dire William
Pole, comte de Suffolk; à moins qu'on ne veuille désigner le frère de
William, John Pole, qui n'était pas un des trois chefs du siège. Quant
à Clasdas ou Glasdale, pour le nommer comme les Français, il servait
sous les ordres du commandant des Tourelles. Ces erreurs peuvent être
du fait de Jeanne; elles peuvent être aussi du témoin. On ne les
retrouve pas dans la lettre aux Anglais.]

Maître Jean Érault, qui écrivit sous sa dictée, était, comme la
plupart d'entre eux, très bien disposé pour elle. De plus il avait des
lumières. Il se rappelait cette Marie d'Avignon, surnommée la Gasque,
qui avait fait au feu roi Charles VI des prophéties bien bonnes et
mémorables. Or, la Gasque était allée dire au roi que le royaume
éprouverait encore maintes calamités, et qu'elle avait vu des armes
dans le ciel. Et elle avait conclu son apocalypse en ces termes:
«Tandis que j'étais effrayée, croyant qu'il me fallait prendre ces
armes, une voix me rassura, en disant: «Elles ne sont pas pour toi,
mais pour une vierge qui viendra, et, par ces armes, délivrera le
royaume de France.» Maître Jean Érault médita ces révélations
merveilleuses et il en vint à croire que Jeanne était la vierge
annoncée par Marie d'Avignon[713].

[Note 713: _Procès_, t. III, p. 83.]

Maître Gérard Machet, confesseur du roi, avait trouvé dans des écrits
qu'une pucelle devait venir pour donner aide au roi de France. Il en
fit la remarque à l'écuyer Gobert Thibault qui n'était pas un très
gros personnage[714]; il la fit assurément à bien d'autres. Gérard
Machet, docteur en théologie, autrefois vice-chancelier de
l'Université, dont il était maintenant exclu, passait pour une des
lumières de l'Église. Il aimait la cour[715], bien qu'il s'en
défendît, et jouissait de la faveur du roi qui, pour récompenser ses
bons services, venait de lui donner de quoi acheter une mule[716]. On
est suffisamment édifié sur les dispositions des docteurs, quand on
surprend le confesseur du roi répandant lui-même les prophéties
fabriquées tout exprès pour accréditer la Pucelle du Bois-Chenu.

[Note 714: _Ibid._, t. III, p. 75.]

[Note 715: Lettres de Gérard Machet, Bibl. nat., fonds latin nº
8577.--Launoy, _Regii Navarræ Gymnasii Parisiensis historia..._,
Paris, 1682 (2 vol. in-4º), t. II, pp. 533, 557.--Du Boulay, _Hist.
Univ. Parisiensis_, t. V, p. 875.--Vallet de Viriville, dans _Nouvelle
Biographie générale_.]

[Note 716: De Beaucourt, _Extrait du catalogue des actes de
Charles VII_, p. 18.]

On interrogea la jeune fille touchant ses Voix qu'elle appelait aussi
son Conseil, et ses saintes, qu'elle se représentait à la ressemblance
des figures taillées et peintes qui peuplaient les églises[717]. Les
docteurs firent objection sur ce qu'elle avait rejeté tout vêtement de
femme et fait tailler ses cheveux en rond, à la façon des jouvenceaux.
Or il est écrit: «Une femme ne prendra point un habit d'homme, et un
homme ne prendra point un habit de femme; car celui qui le fait est
abominable devant Dieu.» (_Deuter._ XXII, 5.) Le concile de Gangres,
tenu sous le règne de Valens, avait frappé d'anathème les femmes qui
s'habillaient en hommes et se coupaient les cheveux[718]. Mais il
importait de considérer que ce qui était abominable à Dieu ce n'était
point le dehors, c'était le dedans; ce n'était point l'habit, c'était
le mauvais dessein qui le faisait prendre. Les Pères de Gangres
n'avaient condamné que les femmes qui s'habillaient en hommes et se
coupaient les cheveux sous prétexte de vie ascétique. L'Église
approuvait depuis lors que les religieuses coupassent leurs cheveux.
Plusieurs saintes, inspirées par un mouvement extraordinaire du
Saint-Esprit, avaient caché leur sexe sous des vêtements virils. On
gardait à Saint-Jean-des-Bois, près Compiègne, la châsse de sainte
Euphrosine d'Alexandrie, qui avait vécu trente-huit ans sous l'habit
d'homme dans le couvent de l'abbé Théodose[719]. Pour ces raisons et
sur ces exemples, les docteurs pensèrent: Puisque Jeanne prit cet
habit non point pour offenser la pudeur d'autrui, mais pour garder la
sienne, ne tournons pas à mal ce qui a été fait pour le bien, et ne
condamnons point un acte que la pureté des intentions justifie.

[Note 717: _Procès_, t. I, pp. 71, 72, 73, 171.]

[Note 718: Labbe, _Sacro-Sancta Consilia_ (1671), II, 413-34.]

[Note 719: Surius, _Vitæ S.S._ (1618), t. I, pp. 21-24.--Gabriel
Brosse, _Histoire abrégée de la vie et de la translation de sainte
Euphrosine, vierge d'Alexandrie, patronne de l'abbaye de
Beaulieu-lès-Compiègne_, Paris, 1649, in-8º.]

Certains examinateurs lui demandèrent pourquoi elle nommait Charles,
dauphin, au lieu de lui donner son titre de roi. Ce titre, il le
portait légitimement depuis le 30 octobre 1422, ayant ce jour, le
neuvième depuis la mort du roi son père, à Mehun-sur-Yèvre, dans la
chapelle royale, quitté sa robe noire pour une robe vermeille, pendant
que les hérauts, levant la bannière de France, criaient: «Vive le
roi!»

Elle répondit:

--Je ne l'appellerai pas roi, tant qu'il n'aura pas été sacré et
couronné à Reims. C'est dans cette cité que j'entends le mener[720].

[Note 720: _Procès_, t. III, p. 20.]

Pour elle, il n'y avait point de roi de France sans ce sacre, dont
elle avait ouï les miracles de la bouche de son curé qui, chaque
année, récitait le panégyrique du bienheureux saint Remi, patron de la
paroisse. Cette réponse était de sorte à contenter les examinateurs,
car il importait, pour le spirituel et pour le temporel, que le roi
fût sacré à Reims[721]. Et messire Regnault de Chartres devait le
souhaiter ardemment.

[Note 721: Il est à remarquer que la consultation des docteurs,
telle que Thomassin l'a insérée dans le _Registre delphinal_, désigne
Charles de Valois tour à tour et indifféremment par le titre de roi et
par celui de dauphin (_Procès_, t. IV, p. 303).]

Quand les clercs la contredisaient, elle opposait ses propres lumières
à la doctrine de l'Église et elle leur disait:

--Il y a aux livres de Notre-Seigneur plus qu'aux vôtres[722].

[Note 722: _Procès_, t. III, p. 86.]

Réponse hardie et brûlante, qu'il eût été dangereux de faire à des
théologiens moins favorables que ceux-là; car peut-être y eussent-ils
vu une offense aux droits de l'Église qui, gardienne des livres
saints, en demeure l'interprète jalouse et ne souffre pas qu'on oppose
l'autorité des Écritures aux décisions des Conciles[723]. Quels
étaient les livres qu'elle jugeait, sans les avoir lus, contraires à
ceux de Notre-Seigneur, dans lesquels elle paraissait lire à pleines
pages par les yeux de l'esprit? Les sacrés canons, semblait-il, et les
saintes décrétales. Cette parole d'une enfant contenait de quoi ruiner
l'Église tout entière. Les docteurs de Poitiers, s'ils avaient été
moins Armagnacs, auraient dès lors flairé Jeanne avec méfiance et
trouvé qu'elle sentait la persinée. Mais ils servaient fidèlement les
maisons d'Orléans et de France; leurs robes étaient percées, leurs
marmites vides[724], ils n'espéraient plus qu'en Dieu, et craignaient,
en rejetant cette jeune fille, de rebuter le Saint-Esprit. D'ailleurs,
rien ne les empêchait de croire que Jeanne eût ainsi parlé par
ignorance et simplicité, sans malice aucune. C'est pourquoi sans doute
ils ne se scandalisèrent point.

[Note 723: Le Père Didon, _Vie de Jésus_, t. 1er, préface.]

[Note 724: Juvénal des Ursins, _Histoire de Charles VI_, p. 359.]

À son tour, frère Seguin de Seguin interrogea la jeune fille. Il était
Limousin, et son origine paraissait à son langage. Il parlait avec une
lenteur pesante et employait des termes ignorés en Lorraine et en
Champagne. Peut-être avait-il cet air épais et lourd qui rendait les
gens de son pays un peu ridicules aux Français de la Loire, de la
Seine et de la Meuse. À cette question:

--Quelle langue parlent vos Voix?

Jeanne répondit:

--Une meilleure que la vôtre[725].

[Note 725: _Procès_, t. III, p. 204.]

Les saintes ont leurs moments d'impatience. Si le frère Seguin ne le
savait pas encore, il l'apprit en ce jour. Aussi pourquoi doutait-il
que madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite, qui étaient
du parti des Français, parlassent français? Un tel doute était
insupportable à Jeanne, et elle fit entendre à l'interrogateur que,
lorsqu'on est Limousin, on ne s'enquiert point du parler des dames du
ciel. Cependant il poursuivit son interrogatoire.

--Croyez-vous en Dieu?

--Oui, et mieux que vous, fit la Pucelle, qui, ne connaissant point le
bon frère, semblait peut-être un peu prompte à s'estimer mieux
croyante que lui. Mais elle était outrée qu'on pût douter de sa
créance au Dieu qui l'avait envoyée. Sa réponse, à la bien entendre,
attestait l'ardeur de sa foi. Frère Seguin l'entendit-il ainsi? Des
contemporains disent qu'il se montra fort aigre personne. On a des
raisons de croire, au contraire, qu'il était bon homme[726].

[Note 726: C'était donc la destinée des Limousins d'être raillés
par les Français de Champagne et de France! Après Frère Seguin, ce
sera l'étudiant limousin à qui Pantagruel dit: «Tu es Limousin pour
tous potaige, et tu veux icy contrefaire le Parisian.» Et ce sera M.
de Pourceaugnac. La Fontaine écrit de Limoges, à sa femme, en 1663,
que les Limousins ne sont ni malheureux ni disgraciés du Ciel, «comme
on se le figure dans nos provinces». Mais il ajoute que leurs
habitudes ne lui plaisent pas. Il semble que le Frère Seguin ait été
d'abord piqué des moqueries et des vivacités de la jeune fille. Mais
il ne lui garda pas rancune. «Le bon naturel du Limousin, dit Abel
Hugo, ne sait pas nourrir longtemps un sentiment haineux.» _La France
pittoresque: Haute-Vienne._--Cf. A. Précicou, _Rabelais et les
Limousins_, Limoges, 1906, in-8º.]

--Mais enfin, dit-il, Dieu ne veut pas qu'on vous croie, s'il ne
paraît quelque signe montrant qu'il vous faut croire. Nous ne saurions
conseiller au roi de vous confier, sur votre seule parole, des gens
d'armes et de les mettre ainsi en péril.

--En nom Dieu, répondit-elle, je ne suis pas venue à Poitiers pour
faire signes. Mais menez-moi à Orléans, et je vous montrerai signes
pour quoi je suis envoyée. Qu'on me donne des hommes en si grand
nombre qu'on le jugera bon, et j'irai à Orléans.

Et elle dit encore ce qu'elle disait sans cesse:

--Les Anglais seront tous chassés et détruits. Le siège d'Orléans sera
levé et la ville affranchie de ses ennemis, après que j'en aurai fait
sommation de par le Roi du ciel. Le roi sera sacré à Reims, la ville
de Paris remise en l'obéissance du roi, et le duc d'Orléans reviendra
d'Angleterre[727].

[Note 727: _Procès_, t. III, p. 205.]

Longtemps, à l'exemple de frère Seguin de Seguin, plusieurs docteurs
et maîtres la pressèrent de montrer un signe de sa mission. Ils
estimaient en effet que, si Dieu l'avait choisie pour délivrer le
peuple de France, il ne manquerait pas de rendre ce choix manifeste
par un signe de sa main, ainsi qu'il avait fait pour Gédéon, fils de
Josias. Quand Israël était humilié sous Madian, et lorsque, pour
échapper à ses ennemis, le peuple de Dieu se cachait dans les cavernes
des montagnes, l'Ange apparut à Gédéon sous un chêne et, parlant au
nom du Seigneur lui dit: «Je serai avec toi et tu détruiras les
madianites.» À quoi Gédéon répondit: «Si j'ai trouvé grâce devant toi,
fais-moi connaître par un signe que c'est toi qui me parles.» Il fit
cuire un chevreau, pétrit des pains sans levain, mit la chair dans une
corbeille et le jus dans un vase, et déposa sous le chêne le vase et
la corbeille. Alors l'Ange du Seigneur lui dit: «Prends la chair et
les pains sans levain, pose-les sur cette pierre et verse dessus le
jus de la chair.» Ce que Gédéon ayant fait, l'Ange toucha de son bâton
la chair et les pains sans levain, et aussitôt il sortit un feu de la
pierre qui consuma la chair et les pains. Et Gédéon connaissant qu'il
avait vu l'Ange du Seigneur, s'écria: «Hélas! mon Dieu! car j'ai vu
l'Ange du Seigneur face à face!» Et avec trois cents hommes, il
détruisit le peuple madianite. Les docteurs avaient cet exemple
présent à l'esprit[728].

[Note 728: _Procès_, t. III, p. 20.]

Mais pour la Pucelle, le signe de victoire, c'était la victoire même.
Elle ne cessa de dire:

--Le signe que je vous montrerai, ce sera Orléans secouru et le siège
levé[729].

[Note 729: _Ibid._, t. III, p. 20 et 205.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 278.--_Journal du siège_, p. 49.]

La constance avec laquelle elle persévérait dans ce propos frappa la
plupart des interrogateurs qui estimèrent qu'elle devait être pour
eux, non pas une occasion de tiédeur et de doute, mais un exemple de
ferveur et un sujet d'édification, et que, puisqu'elle promettait de
montrer signe, il leur convenait de demander humblement à Dieu qu'il
le lui envoyât, d'espérer comme elle, et, unis au roi et à tout le
peuple de France, de demander les enseignes de victoire au Dieu qui
délivra Israël. Ainsi tombaient les raisons du bon frère Seguin et de
ceux qui, séduits par les conseils de la sagesse humaine, voulaient
des preuves pour croire.

Après un examen qui dura six semaines, les docteurs se déclarèrent
édifiés[730].

[Note 730: _Procès_, t. III, pp. 19-20.]

Il y avait un point dont il convenait de s'assurer: il fallait savoir
si, comme elle le disait, Jeanne était vierge. À la vérité, des
matrones l'avaient déjà examinée lors de sa venue à Chinon, quand on
ne savait pas seulement si elle était fille ou garçon, et quand on
pouvait craindre même qu'elle ne fût une illusion en semblance de
femme, produite par l'art des démons, ce que les savants ne pensaient
pas impossible[731]. Il n'était pas mort depuis longtemps, ce chanoine
qui croyait que parfois des chevaliers se transforment en ours et que
des esprits parcourent cent lieues en une nuit, puis, tout à coup, se
changent en truies et en fétus de paille[732]. On avait donc fait tout
de suite le nécessaire. Mais il convenait de procéder à une visite
exacte, prudente et sage, tant la chose était de conséquence.

[Note 731: _Ibid._, t. I, p. 95; t. III, p. 209.]

[Note 732: Mary Darmesteter, _Froissart_, Paris, 1894, in-12, p.
96.]



CHAPITRE VIII

LA PUCELLE À POITIERS (_Suite_).


Une croyance commune aux doctes et aux ignorants attachait des vertus
singulières à l'état de virginité. Ces idées remontaient jusqu'à une
antiquité vaste et profonde: l'origine s'en perdait dans un passé qui
n'était point chrétien; c'était un legs immémorial, dont une part
venait des Gaulois et des Germains, une autre part des Romains et des
Grecs. Sur cette terre des Gaules, les blanches prêtresses des forêts
avaient laissé quelque souvenir de leur beauté sacrée; et l'on voyait
parfois encore flotter dans l'île de Sein, le long des bords brumeux
de l'Océan, l'ombre pâle des neuf soeurs qui, aux jours passés,
endormaient à leur volonté ou éveillaient la tempête.

Selon ces croyances, écloses dans la jeunesse des peuples, le don de
prophétie est réservé aux vierges. C'est le partage d'une Cassandre
et d'une Velléda. Les Sibylles passaient pour avoir prophétisé la
venue de Jésus-Christ; on les tenait, dans l'Église, pour les
gardiennes de la révélation première au milieu des Gentils, et on les
vénérait comme les soeurs augustes des prophètes d'Israël. La prose
des Morts atteste l'une d'elles en même temps que le roi David.
Quelles fraudes pieuses établirent leur gloire prophétique, c'est ce
que nous devons ignorer ici autant que l'ignorait un Jean Gerson ou un
Gérard Machet. Il nous faut voir, au contraire, avec les docteurs du
XVe siècle, ces vierges annonçant la vérité aux nations qui les
vénéraient sans les comprendre. Telle était l'antique tradition de
l'Église chrétienne. Les Pères les plus anciens, Justin, Origène,
Clément d'Alexandrie faisaient grand usage des oracles sibyllins, et
les païens ne savaient trop que répondre quand Lactance leur opposait
le témoignage de ces prophétesses des nations. Saint Jérôme, sur la
foi de Varron, croyait fermement à leur existence. Saint Augustin met
dans la _Cité de Dieu_ la Sibylle Érythrée qui, dit-il, annonça sans
mélange d'erreurs la vie du Sauveur. Dès le XIIIe siècle, ces vierges
antiques avaient pris place dans les cathédrales au côté des
patriarches et des prophètes. Mais c'est au XVe que leurs images se
montrent en foule, sculptées au portail des églises, taillées dans les
stalles du choeur, peintes sur les murs des chapelles ou sur les
verrières lumineuses. Chacune a son attribut distinctif. La Persique
tient cette lanterne et la Libyque cette torche, qui percèrent les
ténèbres de la gentilité. L'Agrippe, l'Européenne et l'Érythrée sont
armées du glaive; la Phrygienne porte la croix pascale;
l'Hellespontine présente un rosier fleuri; les autres montrent les
signes visibles du mystère qu'elles ont annoncé: la Cumane, une
crèche; la Delphique, la Samienne, la Tiburtine, la Cimmérienne, une
couronne d'épines, un sceptre de roseau, des verges, une croix[733].

[Note 733: Jean-Philippe de Lignan, Rome, 1481 (non paginé),
feuillets 10 et suiv.--Sur l'assimilation de Jeanne d'Arc à la Sibylle
antique, voir le clerc de Spire.--_Sibylla Francica_, dans _Procès_,
t. III, p. 422.--Christine de Pisan, dans _Procès_, t. V, p,
12.--Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations en faveur de Jeanne
d'Arc_, pp. 8-10.--Barbier de Montault, _Iconographie des Sibylles_,
dans _Revue de l'Art Chrétien_, XIII-XIV (1869-1870).--Barraud,
_Notice sur les attributs avec lesquels on représente les Sibylles aux
XVe et XVIe siècles_ dans _Bulletin archéologique de la commission
hist. des Arts Mon._, t. IV (1848).--Cf. Morosini, t. IV, annexe XIV,
p. 319.]

L'économie même de la religion chrétienne, l'ordre de ses mystères où
l'on voit l'humanité perdue par une femme et sauvée par une vierge, et
toute chair enveloppée, dans la malédiction d'Ève, conduisait au
triomphe de la virginité et à l'exaltation d'un état qui, pour parler
comme un Père de l'Église, est dans la chair sans être charnel.

«C'est la virginité, dit saint Grégoire de Nysse, qui fait que Dieu ne
refuse pas de vivre avec les hommes. C'est elle qui donne aux hommes
des ailes pour prendre leur vol vers le ciel.» La virginité élève
l'apôtre Jean au-dessus même du prince des apôtres. Lors des
funérailles de Marie, Pierre remit à Jean la branche de palmier et
dit: «Il convient à celui qui est vierge de porter la palme de la
Vierge[734].»

[Note 734: Voragine, _La légende dorée_ (Assomption de la
Vierge).]

La vierge Marie, la Vierge par excellence, était, dans l'occident
chrétien, depuis le XIIe siècle, l'objet d'un culte ardent et
tendre[735]. Les grandes cathédrales du nord de la France, placées
sous le vocable de Notre-Dame, célébraient leur fête patronale le jour
de l'Assomption. Contre le pilier symbolique du grand portail
s'élevait l'image de la Vierge avec son divin Enfant et le lis
virginal. Parfois Ève figurait au-dessous, afin qu'on vît en même
temps la faute et la rédemption, la seconde Ève rachetant la première,
la vierge exaltée et la femme humiliée. Au tympan des portails se
déroulent des scènes merveilleuses. La Vierge est agenouillée: près
d'elle un lis fleurit dans un vase. L'ange, un lis à la main, lui dit
_AVE_, retournant ainsi le nom d'_EVA_, _mutans Evae nomen_. Ou bien
encore, les pieds posés sur le croissant de la lune, elle s'élève au
plus haut des cieux: _Exaltata est super choros angelorum._ Plus loin,
elle reçoit de Jésus-Christ la couronne précieuse: _Posuit in capite
ejus coronam de lapide pretioso._ Les vitraux représentaient en joyaux
de lumière les figures de la virginité de Marie: la pierre vue par
Daniel, détachée de la montagne sans la main d'aucun homme, la toison
de Gédéon, le buisson ardent de Moïse et la verge fleurie d'Aaron.

[Note 735: Le curé de Saint-Sulpice, _Notre-Dame de France ou
hist. du culte de la Sainte Vierge en France_, Paris, 1862, 7 vol.
in-8º.--Abbé Mignard, _La Sainte Vierge_, Paris, 1877, in-8º, pp. 382
et suiv.]

Célébrée en des hymnes, des séquences et des litanies, avec une
inépuisable abondance d'images, elle était la Rose mystique, la Tour
d'ivoire, l'Arche d'alliance, la Porte du ciel, l'Étoile du matin.
Elle était le Puits des eaux vives, la Fontaine du jardin, le Verger
clos, la Gemme lumineuse, la Fleur des vertus, la Palme de douceur, le
Myrte de tempérance, le Nard odorant.

L'idée qu'en la virginité résidaient la grâce et la puissance prenait,
dans la légende dorée, les formes les plus riches et les plus
charmantes. Les hagiographies comblent des plus douces louanges les
épouses de Jésus-Christ, celles-là surtout qui mirent sur la robe
blanche de la virginité les roses rouges du martyre. C'était pendant
la passion des vierges que s'accomplissaient les miracles de la grâce
la plus abondante. Les anges apportent à Dorothée les roses célestes
qu'elle répand sur ses bourreaux. Les vierges martyres commandent aux
animaux. Les lions de l'amphithéâtre lèchent les pieds de sainte
Thècle; les bêtes fauves du cirque se réunissent et nouent leurs
queues ensemble pour préparer un trône à sainte Euphémie; des aspics,
dans une fosse profonde, forment autour du col de sainte Christine
d'agréables colliers. Le divin Époux pour lequel elles souffrent ne
permet pas du moins qu'elles souffrent dans leur pudeur. Quand le
bourreau arrache les vêtements d'Agnès, les cheveux de la sainte
s'épaississent et lui font une robe miraculeuse; avant qu'on promène
sainte Barbe nue par les rues, un ange lui apporte une tunique
blanche. Ces Agnès et ces Dorothée, ces Catherine et ces Marguerite,
cette légion d'innocentes victorieuses disposaient les âmes à croire
au miracle d'une vierge plus forte que les archers. Sainte Geneviève
n'avait-elle pas détourné de Paris Attila et ses guerriers barbares?

Cette croyance en une vertu attachée à l'état de virginité se trouve
vivement exprimée dans la fable, si répandue alors, de la Licorne et
de la Pucelle.

La licorne était un cheval-chèvre d'une blancheur immaculée; elle
portait au front une merveilleuse épée. Les veneurs qui la voyaient
passer dans les clairières n'avaient jamais pu l'atteindre, tant elle
était rapide. Mais si une vierge, assise dans la forêt, appelait la
licorne, la bête obéissait, inclinait sa tête sur le giron de
l'enfant, se laissait prendre, enchaîner par d'aussi faibles mains. Au
contraire, il ne fallait pas qu'une fille corrompue et non pucelle
l'approchât: la licorne la tuait aussitôt[736].

[Note 736: _De l'Unicorne qu'une jeune fille séduit_, dans le
_Bestiaire_ de R. de Fournival (Paulin Paris, _Manuscrits français_,
t. IV, p. 25.)--Berger de Xivrey, _Traditions tératologiques_, p.
559.--J. Doublet, _Histoire de l'abbaye de Saint-Denys_, t. I, p.
320.--Vallet de Viriville, _Nouvelles recherches sur Agnès Sorel_,
dans _Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie_, t. VI, p.
621.--A. Maury, _Croyances et légendes du moyen âge_, pp. 262 et
suiv.]

On disait même qu'une vierge avait le pouvoir de guérir les
écrouelles en récitant à jeun et nue certaine formule magique, mais ce
n'était pas parole d'Évangile[737].

[Note 737: Leber, _Des cérémonies du sacre_, Paris, 1825, in-8º,
p. 459.]

Si les mystiques et les visionnaires exaltaient la virginité,
l'Église, jalouse de gouverner les corps avec les âmes, condamnait les
opinions contraires à la légitimité du mariage, dont elle avait fait
un sacrement. Elle tenait pour des impies très détestables ceux qui
réprouvaient absolument l'oeuvre de chair. Une fille était louable de
garder sa virginité; encore fallait-il que ce ne fût pas pour des
raisons pernicieuses et condamnables. Deux cents ans avant que régnât
le roi Charles VII, une jeune fille de Reims éprouva qu'on peut pécher
gravement contre l'Église de Dieu en refusant de forniquer avec un
clerc dans une vigne. Voici l'histoire de cette jeune fille, telle
qu'elle fut rapportée par le chanoine Gervais.

Guillaume aux Blanches Mains, archevêque de Reims, oncle du roi
Philippe de France, chevauchait un jour hors de sa ville pour se
divertir. Un clerc de sa suite, nommé Gervais, qui était dans l'ardeur
de la jeunesse, aperçut une belle jeune fille qui passait seule dans
une vigne. Il alla vers elle, la salua, et lui demanda: «Qu'avez-vous
donc à faire seule en si grande hâte?» Et, par propos congruents, il
la sollicita courtoisement à l'amour.

Sans même le regarder, elle lui répondit d'un maintien tranquille et
d'une voix grave:

--À Dieu ne plaise, ô bon jouvenceau, que je sois jamais l'amie de toi
ou d'aucun autre homme, car si je perdais ma virginité et si ma chair
était une fois corrompue, je serais vouée infailliblement et sans
remède à la damnation éternelle.

En entendant un tel langage il soupçonna la jeune fille d'appartenir à
la secte impie des cathares que l'Église recherchait alors avec soin
et punissait sévèrement. En effet, une des erreurs de ces hérétiques
était de condamner tout commerce charnel. Impatient d'éclaircir ses
doutes, Gervais provoqua aussitôt la jouvencelle à un débat sur
l'enseignement de l'Église relativement à l'oeuvre de chair. Cependant
l'archevêque Guillaume aux Blanches Mains fit retourner sa monture et
poussa, suivi de ses religieux, jusqu'à la vigne où la jeune fille et
le clerc disputaient ensemble. Lorsqu'il eut appris le sujet de leur
dispute, il ordonna qu'on saisît cette jeune fille et qu'on l'amenât
dans la ville. Là, il l'exhorta et s'efforça charitablement de la
convertir à la foi catholique.

Pourtant elle ne se soumit point.

--Je ne suis pas, lui dit-elle, assez instruite dans la doctrine pour
me défendre. Mais j'ai en ville une maîtresse qui réfutera très
facilement, par de bonnes raisons, tous vos arguments. C'est une telle
qui loge en telle maison.

L'archevêque Guillaume envoya aussitôt quérir cette femme et, l'ayant
interrogée, il reconnut que la jeune fille avait parlé d'elle
exactement. Dès le lendemain il convoqua une assemblée de clercs et de
nobles pour juger les deux femmes. Elles furent l'une et l'autre
condamnées au feu. La maîtresse parvint à s'échapper, mais la jeune
fille, n'ayant pu être, par persuasion ni promesses, tirée de sa
pernicieuse erreur, fut livrée au bourreau. Elle mourut sans verser
une larme, sans murmurer une plainte[738].

[Note 738: L. Tanon, _Histoire des tribunaux de l'inquisition en
France_, Paris, 1893, in-8º, p. 293.]

On croyait communément alors que le diable prenait la virginité des
filles qui se donnaient à lui et que c'était le premier acte par
lequel il exerçait sa puissance sur ces malheureuses créatures[739].
Cette façon d'agir était conforme à ce qu'on savait de son tempérament
libidineux. Il y goûtait un plaisir accommodé à sa condition
souffrante; il y obtenait de plus un avantage considérable, celui de
désarmer sa victime, car la virginité est une cuirasse contre laquelle
les traits de l'enfer se brisent comme paille. De la sorte on était
presque assuré de ne point trouver dans un corps intact et pur une âme
vouée au démon[740]. Il y avait donc un moyen, autant dire
infaillible, de constater que la paysanne de Vaucouleurs n'était pas
adonnée à la magie ni à la sorcellerie, qu'elle n'avait point fait de
pacte avec le Malin. On y eut recours.

[Note 739: Du Cange, _Glossaire_, au mot: _Matrimonium_.]

[Note 740: Pierre Le Loyer, _Livre des spectres_, 1586, in-4º, pp.
527, 551.]

Jeanne fut vue, visitée, secrètement regardée, amplement examinée par
de sages femmes, _mulieres doctas_, des vierges expertes, _peritas
virgines_, des veuves et des épouses, _viduas et conjugatas_. Au
premier rang de ces matrones se trouvaient la reine de Sicile et de
Jérusalem, duchesse d'Anjou; la dame Jeanne de Preuilly, femme du sire
de Gaucourt, gouverneur d'Orléans, laquelle était âgée de
cinquante-sept ans environ, et la dame Jeanne de Mortemer, femme de
messire Robert Le Maçon, seigneur de Trêves, homme d'un grand
âge[741]. Celle-ci n'avait pas plus de dix-huit ans, et l'on eût cru
qu'elle connaissait mieux le calendrier des vieillards que le
formulaire des matrones. Ce qui semble étrange, c'est l'assurance avec
laquelle les prudes femmes d'alors se livraient à une recherche que le
roi Salomon, dans sa sagesse, estimait difficile.

[Note 741: _Procès_, t. III, p. 102.--Vallet de Viriville, article
_Le Maçon_, dans _Nouvelle Biographie générale_.]

Jeanne de Domremy fut trouvée vraie et entière pucelle, sans apparence
de corruption ni trace de violence[742].

[Note 742: _Procès_, t. III, p. 210.--Eberhard Windecke, p.
157.--Morosini, p. 99.]

En même temps qu'elle subissait les interrogatoires des docteurs et
l'examen des matrones, plusieurs religieux, envoyés dans son pays
natal, y poursuivaient une enquête sur sa naissance, sa vie et ses
moeurs[743]. Ils avaient été choisis parmi ces moines mendiants qui,
sans cesse par voies et par chemins, pouvaient se mouvoir en pays
ennemi sans éveiller la défiance des Anglais et des Bourguignons. En
effet, ils ne furent point inquiétés et ils rapportèrent de Domremy et
de Vaucouleurs des témoignages certains qui attestaient l'humilité, la
dévotion, l'honnêteté et la simplicité de Jeanne. Ils en rapportèrent
surtout des contes pieux qu'ils n'avaient pas eu grand'peine à
trouver, car c'était ceux dont on ornait communément l'enfance des
saints. Il est juste de faire à ces moines une très grande part dans
les légendes de la première heure qui devinrent si vite populaires.
Ils contèrent, dès lors, selon toute apparence, que, lorsque Jeanne
était dans sa septième année, les loups n'approchaient point de ses
moutons et que les oiseaux des bois, quand elle les appelait, venaient
manger son pain dans son giron[744]. Ces fleurettes semblent bien
d'origine franciscaine: on y retrouve le loup de Gubbio et les oiseaux
prêchés par saint François. Peut-être ces mendiants fournirent-ils
aussi quelques exemples du don de prophétie qui était en la Pucelle,
et publièrent-ils que, se trouvant à Vaucouleurs, le jour des Harengs,
elle avait su le grand dommage souffert par les Français à
Rouvray[745]. La fortune de ces petits récits fut immense et
soudaine.

[Note 743: _Procès_, t. III, p. 82.]

[Note 744: Lettre de Perceval de Boulainvilliers au duc de Milan,
dans _Procès_, t. V, pp. 115, 121.--_Journal d'un bourgeois de Paris_,
p. 237.]

[Note 745: _Journal du siège_, p. 48.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 275.]

Après cet examen et ces enquêtes, les docteurs conclurent:

«Le roi, attendu la nécessité de lui et de son royaume, et considéré
les continues prières de son pauvre peuple envers Dieu et tous autres
aimant paix et justice, ne doit point débouter ni rejeter la Pucelle,
qui se dit être envoyée de par Dieu pour lui donner secours, non
obstant que ces promesses soient seules[746] oeuvres humaines; ni
aussi ne doit croire en elle tant tôt et légèrement. Mais en suivant
la sainte Écriture, il la doit éprouver par deux manières: c'est
assavoir par prudence humaine, en enquérant de sa vie, de ses moeurs
et de son intention, comme dit saint Paul l'Apôtre: _Probate spiritus,
si ex Deo sunt_; et, par dévote oraison, requérir signe d'aucune
oeuvre et espérance divine, par quoi on puisse juger qu'elle est venue
de la volonté de Dieu. Aussi commanda Dieu à Achaz, qu'il demandât
signe, quand Dieu lui faisait promesse de victoire, en lui disant:
_Pete signum a Domino_; et semblablement fit Gédéon, qui demanda
signe, et plusieurs autres, etc.

[Note 746: _Seules_ est douteux dans le texte.]

»Le roi, depuis la venue de ladite Pucelle, a observé et tenu les deux
manières susdites: c'est assavoir probation par prudence humaine et
par oraison, en demandant signe de Dieu. Quant à la première qui est
par prudence humaine, il a fait éprouver ladite Pucelle de sa vie, de
sa naissance, de ses moeurs, de son intention et l'a fait garder avec
lui bien par l'espace de six semaines pour la montrer à toutes gens
soit clercs, gens d'Église, gens de dévotion, gens d'armes, femmes,
veuves et autres. Et publiquement et secrètement elle a conversé avec
toutes gens. Mais en elle on ne trouve point de mal, et rien que bien,
humilité, virginité, dévotion, honnêteté, simplesse; et de sa
naissance et de sa vie plusieurs choses merveilleuses sont dites comme
vraies.

»Quant à la seconde manière de probation, le roi lui demanda signe, à
quoi elle répond que, devant la ville d'Orléans, elle le montrera, et
non pas avant ni en autre lieu: car ainsi lui est ordonné de par Dieu.

»Le roi, attendu la probation faite, de ladite Pucelle, autant qu'il
lui était possible, et nul mal ne trouvant en elle, et considéré sa
réponse qui est de montrer signe divin devant Orléans; vu sa constance
et sa persévérance en son propos, et ses requêtes instantes d'aller à
Orléans, pour y montrer le signe de divin secours, ne la doit point
empêcher d'aller à Orléans avec ses gens d'armes; mais la doit faire
conduire honnêtement, en espérant en Dieu. Car avoir crainte d'elle ou
la rejeter sans apparence de mal serait répugner au Saint-Esprit, et
se rendre indigne de l'aide de Dieu, comme dit Gamaliel en un conseil
des Juifs au regard des Apôtres[747].»

[Note 747: _Procès_, t. III, pp. 391, 392; t. IV, pp. 306, 487,
488.]

En résumé, la conclusion des docteurs était que rien de divin ne
paraissait encore dans les promesses de la Pucelle, mais qu'elle avait
été examinée et trouvée humble, vierge, dévote, honnête, simple et
toute bonne et que, puisqu'elle avait promis de montrer un signe de
Dieu devant Orléans, il fallait l'y conduire, de peur de repousser
avec elle les grâces de l'Esprit-Saint.

Ces conclusions furent copiées à un grand nombre d'exemplaires et
envoyées aux villes du royaume ainsi qu'aux princes de la chrétienté.
L'empereur Sigismond, notamment, en reçut une copie[748]. Si, par une
enquête de six semaines, suivie d'une conclusion favorable et
solennelle, les docteurs de Poitiers voulurent mettre en lumière et en
honneur la Pucelle, préparer, annoncer la merveille qu'ils avaient
sous la main, la montrer de manière à réconforter les Français, ils
réussirent parfaitement dans leur entreprise[749]. Cette longue
information, ces minutieux examens rassurèrent en France les esprits
défiants qui craignaient qu'une fille habillée en homme ne fût une
diablesse, éblouirent les imaginations par l'espoir du miracle,
touchèrent les coeurs en faveur de cette jeune fille qui sortait du
creuset radieuse et comme environnée d'une lumière céleste. La
victoire remportée par elle dans cette dispute avec les docteurs la
faisait paraître une autre sainte Catherine[750]. Et comme ce n'était
pas assez pour la foule avide de prodiges qu'elle eût répondu sagement
aux questions difficiles, on imagina qu'elle avait été soumise à des
épreuves étranges et telles qu'elle n'avait pu les surmonter que par
miracle. C'est ainsi qu'on raconta quelques semaines après l'enquête,
en Bretagne et en Flandres, l'histoire merveilleuse que voici: À
Poitiers, comme elle se préparait à recevoir la communion, le prêtre
avait une hostie consacrée et une autre qui ne l'était pas; il voulut
lui donner celle qui n'était pas consacrée; elle la prit dans sa main
et dit au prêtre que cette hostie n'était pas le corps du Christ son
Rédempteur, mais que ce corps était dans l'hostie que le prêtre avait
mise sous le corporal[751]. Comment douter après cela que Jeanne ne
fût une grande sainte?

[Note 748: Eberhard Windecke, pp. 32, 41.]

[Note 749: Les conclusions de la commission de Poitiers se
répandirent partout. Les traces de cette diffusion se retrouvent: en
Bretagne (Buchon et _Chronique de Morosini_); en Flandre (_Chronique
de Tournai_ et _Chronique de Morosini_); en Allemagne (Eb. Windecke);
en Dauphiné (Buchon).]

[Note 750: «_Altra santa Catarina_.» (Morosini, t. III, p.
52.)--Sans aucun doute, c'est à sainte Catherine d'Alexandrie qu'elle
est comparée en cet endroit, et non pas à sainte Catherine de Sienne.]

[Note 751: Morosini, t. III, pp. 101.]

À la clôture des enquêtes, une occasion favorable survint, dans les
premiers jours d'avril, de jeter la Pucelle dans Orléans. On l'envoya
d'abord à Tours, pour qu'elle s'y fît équiper et armer[752].

[Note 752: _Procès_, t. III, pp. 66 et 210.]

Soixante-six ans plus tard, un habitant de Poitiers, presque
centenaire, contait à un jeune concitoyen qu'il avait vu la Pucelle
monter à cheval tout armée de blanc pour aller à Orléans[753]. Il
montrait au coin de la rue Saint-Étienne la pierre de laquelle elle
s'était aidée pour se mettre en selle. Jeanne, à Poitiers, n'était
point armée. Mais la pierre avait reçu du peuple poitevin le nom de
«montoir de la Pucelle[754]». De quel pied alerte et joyeux la Sainte
dut sauter de cette pierre sur le cheval qui l'emportait, loin des
chats fourrés, vers les vaincus et les affligés qu'elle avait hâte de
secourir!

[Note 753: Jean Bouchet, _Annales d'Aquitaine_, dans _Procès_, t.
IV, pp. 536-537.]

[Note 754: M. de la Fontenelle de Vaudoré écrivait en 1845: «Or,
sous la Restauration, à une époque où l'on pavait cette rue (la rue
Saint-Estienne), nous étant aperçu que cette pierre (celle dont parle
Bouchet) appelée par le peuple le montoir de la Pucelle, et formant un
beau fragment de granit vert, étranger au pays, venait d'être brisée
par les paveurs, nous en recueillîmes religieusement les fragments,
afin d'en déposer une partie au musée de la ville et de réserver
l'autre pour nous et les autres amateurs de reliques historiques.»
(Guilbert, _Histoire des villes de France_, t. IV, Poitiers.)

La pierre dont parle ici M. de la Fontenelle de Vaudoré et qui a été
transportée à la Bibliothèque publique en 1823 était placée au coin de
la rue du Petit-Maure. Si c'est vraiment celle que Jean Bouchet vit au
coin de la rue Saint-Étienne, il faut qu'elle ait été déplacée, ce qui
ne s'explique pas. Il y avait des bornes semblables devant tous les
hôtels. Cf. B. Ledain, _La maison de Jeanne d'Arc à Poitiers_,
Saint-Maixent, 1892, in-8º.--L'hôtel de la Rose s'élevait, selon M.
Ledain, sur l'emplacement occupé aujourd'hui par la maison nº 13 de la
rue Notre-Dame-la-Petite.]



CHAPITRE IX

LA PUCELLE À TOURS.


À Tours, la Pucelle logea en l'hôtel d'une dame qu'on nommait
communément Lapau[755]. C'était Éléonore de Paul, une Angevine qui
avait été demoiselle de la reine Marie d'Anjou. Ayant épousé Jean du
Puy, seigneur de la Roche-Saint-Quentin, conseiller de la reine de
Sicile, elle restait encore auprès de la reine de France[756].

[Note 755: _Procès_, t. III, p. 66.]

[Note 756: Vallet de Viriville, _Notices et extraits de chartes et
de manuscrits appartenant au British Museum de Londres_, dans
_Bibliothèque de l'École des Chartes_, t. VIII, pp. 139, 140.]

La ville de Tours appartenait alors à la reine de Sicile qui
s'enrichissait à mesure que son gendre se ruinait. Elle l'aidait en
argent et il lui donnait des terres. C'est ainsi qu'en 1424 elle reçut
le duché de Touraine avec toutes ses dépendances, sauf la châtellenie
de Chinon[757]. Les bourgeois et manants de Tours avaient bon désir
de la paix. En attendant qu'elle vînt, ils tâchaient à grand'peine
d'échapper aux pilleries des gens d'armes. Ni le roi Charles ni la
reine Yolande n'étaient capables de les défendre et il leur fallait se
défendre eux-mêmes[758]. Quand un de ces chefs de bandes, qui
ravageaient la Touraine et l'Anjou, était signalé par les guetteurs de
la ville, les bourgeois fermaient leurs portes et veillaient à ce que
les couleuvrines fussent en place. On parlementait; le capitaine, au
bord du fossé, exposait qu'il était au service du roi, qu'il allait
combattre les Anglais, qu'il demandait à coucher dans la ville avec
ses hommes; on l'invitait poliment, du haut de la muraille, à passer
outre et, pour qu'il ne fût pas tenté de forcer l'entrée, on lui
offrait une somme d'argent[759]. De peur d'être écorchés, les
bourgeois se faisaient tondre. C'est ainsi que, peu de jours avant la
venue de Jeanne, ils donnèrent à l'Écossais Kennedy, qui ravageait les
environs, deux cents livres pour qu'il allât un peu plus loin. Quand
ils s'étaient débarrassés de leurs défenseurs, leur plus grand souci
était de se garder des Anglais. Le 29 février de cette même année
1429, ces bourgeois prêtèrent cent écus au capitaine La Hire qui, pour
lors, faisait de son mieux dans Orléans. Et même à l'approche des
Anglais, ils consentirent à recevoir quarante hommes de trait, de la
compagnie du sire de Bueil, à la condition que Bueil logeât au Château
avec vingt hommes et que les autres allassent dans les hôtelleries et
ne prissent rien sans payer. Il en fut ainsi ou autrement, et le sire
de Bueil s'en alla défendre Orléans[760].

[Note 757: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p. 77.]

[Note 758: Vallet de Viriville, _Analyse et fragments tirés des
Archives municipales de Tours_ dans _Cabinet Historique_, V, pp.
102-121.]

[Note 759: Quicherat, _Rodrigue de Villandrando_, Paris, 1879
in-8º, pp. 14 et suiv.]

[Note 760: _Le Jouvencel_, t. I, Introduction, p. xxij., note 1.]

Dans l'hôtel de Jean du Puy, Jeanne reçut la visite d'un moine
augustin, nommé Jean Pasquerel, qui revenait de la ville du
Puy-en-Velay où il s'était rencontré avec Isabelle Romée et
quelques-uns de ceux qui avaient mené Jeanne au roi[761].

[Note 761: _Procès_, t. III, pp. 100 et suiv.]

En cette ville, dans le sanctuaire d'Anis, on gardait une image de la
mère de Dieu, rapportée d'Égypte par saint Louis et qui était ancienne
et vénérable, car le prophète Jérémie l'avait taillée de ses mains
dans du bois de sycomore, à la ressemblance de la vierge à naître
qu'il avait vue en esprit[762]. Durant la semaine sainte, les pèlerins
y affluaient de toutes les parties de la France et de l'Europe,
seigneurs, clercs, gens d'armes, bourgeois et paysans, et beaucoup,
par pénitence ou pauvreté, cheminaient à pied, le bourdon à la main et
mendiaient leur pain aux portes. Des marchands de toutes sortes s'y
rendaient et c'était tout ensemble un des plus fréquentés pèlerinages
et une des plus riches foires du monde. Aux environs de la ville, les
chemins ne suffisaient pas aux voyageurs qui envahissaient vignes,
prés et jardins. En l'an 1407, le jour du pardon, deux cents personnes
périrent étouffées[763].

[Note 762: Francisque Mandet, _Histoire du Velay_, Le Puy,
1860-1862 (7 vol. in-12), t. I, pp. 570 et suiv.--S. Luce, _Jeanne
d'Arc à Domremy_, ch. XII.]

[Note 763: Jean Juvénal des Ursins, année 1407.]

En certaines années, la conception de Notre-Seigneur se trouvant
commémorée en même temps que sa mort, la promesse du plus grand des
mystères coïncidait avec sa consommation. Alors le vendredi saint
devenait plus saint encore; on l'appelait le grand vendredi, et ceux
qui le passaient dans le sanctuaire d'Anis gagnaient une indulgence
plénière. Ce jour-là, les pèlerins s'y pressaient encore plus nombreux
que de coutume. Or, en l'an 1429, le vendredi saint tombait le 25
mars, jour de l'Annonciation[764].

[Note 764: Nicole de Savigni, _Notes sur les exploits de Jeanne
d'Arc et sur divers événements de son temps_, dans _Bulletin de la
Société de l'Histoire de Paris_, I, 1874, p. 43.--Chanoine Lucot,
_Jeanne d'Arc en Champagne_, Châlons, 1880, pp. 12 et 13.]

Les rencontres que frère Pasquerel fit au Puy, pendant la semaine
sainte, ne doivent donc pas nous sembler trop extraordinaires. Qu'une
femme des champs accomplît un voyage de plus de cent lieues, à pied,
par un pays infesté de gens d'armes et autres larrons, sur de
mauvaises routes, dans la saison des neiges et des brumes, pour gagner
son pardon, c'est ce qui se voyait tous les jours; et la Romée n'en
était pas à son premier pèlerinage, si l'on s'en rapporte au surnom
qu'elle portait déjà depuis longtemps[765]. Ne sachant point quels
étaient ceux des compagnons de la Pucelle que rencontra le bon Frère,
nous sommes libres de croire que Bertrand de Poulengy se trouvait du
nombre. Nous ne le connaissons guère, mais son langage révèle une
personne dévote[766].

[Note 765: _Procès_, t. I, p. 191; t. II, p. 74, note.--La Romée
peut avoir reçu son surnom pour une toute autre raison. Nous ne
connaissons guère la mère de Jeanne que par des documents
généalogiques extrêmement suspects.]

[Note 766: Francis C. Lowell regarde l'idée du pèlerinage de la
Romée au Puy comme «a characteristic exemple of the madness» de Siméon
Luce (_Joan of Arc_, Boston, 1896, in-8º, p. 72, note.)--Toutefois,
après une assez longue hésitation, j'ai, comme Luce, repoussé les
corrections proposées par Lebrun de Charmettes et Quicherat, et admis
sans changement le texte du procès.]

Ces compagnons, s'étant mis sur un pied de familiarité avec Pasquerel,
lui dirent: «Il vous faut nous accompagner auprès de Jeanne. Nous ne
vous lâcherons pas que nous ne vous ayons conduit près d'elle.» Ils
cheminèrent ensemble. Frère Pasquerel passa avec eux à Chinon, quand
Jeanne n'y était plus; puis il alla à Tours où se trouvait son
couvent.

Les augustins, qui prétendaient avoir reçu leur règle de saint
Augustin lui-même, portaient alors l'habit gris des franciscains.
C'est dans leur ordre, que l'année précédente, le roi avait choisi le
chapelain de son jeune fils, le dauphin Louis. Frère Pasquerel tenait
en son couvent l'emploi de lecteur[767]. Il était prêtre. Fort jeune,
sans doute, et d'humeur errante, comme alors beaucoup de moines
mendiants, il avait le goût des choses merveilleuses et une extrême
crédulité.

[Note 767: _Procès_, t. III, p. 101.--Sur la signification du mot
_Lector_, professeur de théologie, cf. Du Cange.]

Les compagnons dirent à Jeanne:

--Jeanne, nous vous avons amené ce bon père. Quand vous le connaîtrez
bien vous l'aimerez bien.

Elle répondit:

--Le bon père me rend bien contente, j'ai déjà entendu parler de lui,
et dès demain je veux me confesser à lui.

Le lendemain, le bon père l'ouït en confession et chanta la messe
devant elle. Il devint son aumônier et ne la quitta plus[768].

[Note 768: _Procès_, t. III, pp. 101 et suiv.]

Au XVe siècle, Tours était une des villes les plus industrieuses du
royaume. Les habitants excellaient en toutes sortes de métiers. Ils
tissaient des draps de soie d'or et d'argent. Ils fabriquaient aussi
des harnais de guerre; et, sans égaler les armuriers de Milan, de
Nuremberg et d'Augsbourg, ils étaient habiles à forger et à écrouir
l'acier[769]. Là, un maître-armurier, par ordre du roi, fit sur mesure
une armure à la Pucelle[770]. L'habillement de fer battu qu'il fournit
se composait, selon l'usage du temps, d'un heaume et d'une cuirasse en
quatre pièces, avec épaulières, bras, coudières, avant-bras,
gantelets, cuissots, genouillères, grèves et solerets[771]. L'ouvrier,
sans doute, ne songea pas à accuser la forme féminine. Mais les
armures d'alors, bombées à la poitrine, minces de taille avec les
tassettes évasées sur les hanches, ont toutes l'air, dans leur grâce
mièvre et leur sveltesse étrange, d'armures de femmes et semblent
faites pour la reine Penthésilée ou pour Camille romaine. L'armure de
la Pucelle était une armure blanche, toute simple, ainsi qu'on en peut
juger par le prix médiocre de cent livres tournois qu'elle coûta. Les
deux harnais de Jean de Metz et de son compagnon, fournis en même
temps par le même armurier, valaient ensemble cent vingt-cinq livres
tournois[772]. Peut-être un de ces habiles et renommés drapiers de
Tours prit-il mesure sur la jeune fille d'une huque ou houppelande,
sorte de casaque de drap de soie, d'or et d'argent, que les capitaines
passaient par-dessus la cuirasse. Ouverte par devant, la huque, pour
avoir bon air, devait être déchiquetée en lambrequins qui flottaient
follement autour du cavalier. Jeanne aimait les belles huques et plus
encore les beaux chevaux[773].

[Note 769: E. Giraudet, _Histoire de la ville de Tours_, Tours,
1874, 2 vol., in-8º, _passim_.]

[Note 770: _Procès_, t. III, pp. 67, 94, 210; t. IV, pp. 3, 301,
363.]

[Note 771: J. Quicherat, _Histoire du costume en France_, Paris,
1875, gr. in-8º, pp. 270-271.]

[Note 772: _Procès_, t. III, pp. 67, 94, 210.--_Relation du
greffier de La Rochelle_, p. 60.--«Le harnais blanc des hommes d'armes
du XVe siècle, si simple qu'il fût, coûtait fort cher, dix mille
francs environ du pouvoir d'argent actuel. Mais dans cette somme
comptait aussi le harnais complet de cheval.» (Maurice Maindron, _Pour
l'histoire de l'armure_, dans le _Monde moderne_, 1896).]

[Note 773: _Procès_, t. I, p. 76.--Lettre de Perceval de
Boulainvilliers, _ibid._, t. V, p. 120.--Greffier de la Chambre des
comptes de Brabant, _ibid._, t. IV, p. 428.--Le Fèvre de Saint-Remy,
_ibid._, t. IV, p. 439.]

Le roi l'invita à prendre un cheval dans ses écuries. Si certain poète
latin dit vrai, elle choisit une bête illustre assurément par son
origine, mais très vieille. C'était un destrier que Pierre de Beauvau,
gouverneur d'Anjou et du Maine, avait donné à l'un des deux frères du
roi, morts tous deux, l'un depuis déjà treize ans, l'autre depuis
douze[774]. Ce cheval, ou un autre, fut mené dans la maison Lapau, et
le duc d'Alençon l'y alla voir. Le cheval dut recevoir aussi son
habillement, un chanfrein pour protéger la tête et une de ces selles
de bois à pommeau évasé dans lesquelles le cavalier se trouvait
parfaitement emboîté[775]. De l'écu, il n'en put être question. Cette
pièce ne se portait plus qu'aux fêtes depuis que les armures de
mailles, qui se rompaient sous les coups, étaient remplacées par les
armures de plates, que rien n'entamait. Quant à l'épée, la plus noble
pièce du harnais et la plus claire image de la force unie à la
loyauté, Jeanne ne consentit pas à la tenir de l'armurier royal; elle
voulut la recevoir de sainte Catherine elle-même.

[Note 774: _Poème anonyme_ dans _Procès_, t. V, p. 38, et note.]

[Note 775: Capitaine Champion, _Jeanne d'Arc écuyère_, pp. 146 et
suiv.]

On sait qu'à sa venue en France, elle s'était arrêtée à Fierbois et
qu'elle avait entendu trois messes dans la chapelle de sainte
Catherine[776]. La vierge d'Alexandrie possédait en ce lieu de
Fierbois beaucoup d'épées, sans compter celle que Charles Martel lui
avait donnée, disait-on, et qu'il n'aurait pas été facile de
retrouver. Bonne Tourangelle en Touraine, elle était du parti des
Armagnacs et se montrait en toutes rencontres favorable aux hommes
d'armes qui tenaient pour le dauphin Charles. Les capitaines et les
routiers du parti français, sachant qu'elle leur voulait du bien,
l'invoquaient préférablement à toute autre, quand ils se trouvaient en
danger de mort ou prisonniers de leurs ennemis. Elle ne les sauvait
pas tous, mais elle en secourait plusieurs qui venaient lui rendre
grâces, et, en signe de reconnaissance, lui offrir leurs harnais de
guerre; de sorte que la chapelle de madame sainte Catherine
ressemblait à une salle d'armes[777]. Les murs en étaient tout
hérissés de fer, et, comme les dons affluaient depuis plus de
cinquante années, depuis le temps du roi Charles V, il est probable
que les sacristains décrochaient les anciennes armes pour faire place
aux nouvelles et entassaient dans quelque magasin la vieille ferraille
en attendant une occasion favorable de la vendre[778]. Sainte
Catherine ne pouvait refuser une épée à la jeune fille qu'elle aimait
jusqu'à descendre du paradis tous les jours et à toute heure pour la
voir et l'entretenir sur terre et qui, à son tour, lui avait fait une
bonne et dévote visite en ce lieu de Fierbois. Car il faut savoir que
sainte Catherine, accompagnée de sainte Marguerite, n'avait pas cessé
de fréquenter près de Jeanne à Chinon et à Tours. Elle faisait partie
de toutes ces assemblées secrètes que la Pucelle appelait parfois son
Conseil et plus souvent ses Voix, sans doute parce que ses oreilles et
son esprit en étaient encore plus frappés que ses yeux, malgré l'éclat
des lumières dont elle était parfois éblouie et bien qu'elle
distinguât des couronnes au front des saintes. Les Voix désignèrent
une épée entre toutes celles qui se trouvaient dans la chapelle de
Fierbois. Messire Richard Kyrthrizian et frère Gille Lecourt, tous
deux prêtres, étaient alors gouverneurs de la chapelle. Tel est le
titre qu'ils se donnaient en signant les relations des miracles de
leur sainte. Jeanne, par lettre missive, leur fit demander l'épée dont
elle avait eu révélation. On la trouvera, disait-elle en sa lettre,
sous terre, pas fort avant et derrière l'autel. Ce fut du moins là
toutes les indications qu'elle put donner plus tard; encore ne lui
souvenait-il plus bien si c'était derrière l'autel ou devant. Sut-elle
montrer aux gouverneurs de la chapelle quelques signes auxquels ils
reconnussent l'épée? Elle ne s'expliqua jamais sur ce point et sa
lettre est perdue[779].

[Note 776: _Procès_, t. I, pp. 56, 75-76-77.]

[Note 777: Abbé Bourassé, _Les miracles de madame Sainte Katerine
de Fierboys en Touraine_ (1375-1446), Tours, 1858, in-8º, _passim_.]

[Note 778: _Chronique de la Pucelle_, p. 277.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 69.]

[Note 779: _Procès_, t. I, p. 77.--_Les miracles de madame sainte
Katerine_, _passim_.]

Ce qui est certain, c'est qu'elle croyait avoir vu cette épée par
révélation, et non pas autrement. Un armurier tourangeau, qu'elle ne
connaissait point (elle affirma depuis ne l'avoir jamais vu), fut
chargé de porter la lettre à Fierbois. Les gouverneurs de la chapelle
lui remirent une épée marquée de cinq croix, ou de cinq petites épées
sur la lame, assez près de la garde. En quel endroit de la chapelle
l'avaient-ils trouvée? On ne sait. Un contemporain dit que ce fut dans
un coffre, avec de vieilles ferrailles. Si elle avait été cachée et
enfouie, ce n'était pas très anciennement; car il suffit de la frotter
un peu pour en ôter la rouille. Les prêtres eurent à coeur de l'offrir
très honorablement à la Pucelle[780]. Ils l'enfermèrent dans un
fourreau de velours vermeil, semé de fleurs de lis, avant de la
remettre à l'armurier, qui la venait prendre. Jeanne, en la recevant,
la reconnut pour celle qu'elle avait vue par révélation divine et que
les Voix lui avaient promise. Et elle le dit très haut à tout ce petit
monde de moines et de soldats qui vivaient près d'elle. Cela sembla
bien admirable et signe de victoire[781]. Des prêtres de la ville
donnèrent, pour protéger l'épée de sainte Catherine, un second
fourreau, celui-là de drap noir. Jeanne en fit faire un troisième de
cuir très fort[782].

[Note 780: _Procès_, t. I, pp. 76, 234, 236.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 277.--_Journal du siège_, p. 49.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, pp. 69-70.--Guerneri Berni, dans _Procès_, t. IV,
p. 519.--_Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 267.--Morosini, t. III,
p. 109.--_Relation du greffier de La Rochelle_, pp. 337,
338.--_Chronique Messine_, éd. de Bouteiller, 1878, Orléans, in-8º, 26
pages.]

[Note 781: _Procès_, t. I, pp. 75, 235.]

[Note 782: _Ibid._, t. I, p. 76.]

L'histoire de cette épée se répandit au loin, grossie de fables
étranges. C'était, disait-on, l'épée, longtemps endormie sous terre,
du grand Charles Martel. Plusieurs pensaient que ce fût l'épée
d'Alexandre et des preux du temps jadis. Tous la tenaient bonne et
fortunée. Bientôt les Anglais et les Bourguignons, instruits de la
chose, eurent idée que cette Pucelle avait consulté les démons pour
voir ce qui était caché dans la terre, ou soupçonnèrent qu'elle avait
elle-même malicieusement enfoui l'épée à l'endroit par elle désigné,
afin de séduire les princes, le clergé et le peuple. Ils se
demandaient avec inquiétude si ces cinq croix n'étaient pas des signes
diaboliques[783]. Ainsi commençaient à se former les illusions
contraires selon lesquelles Jeanne parut sainte ou sorcière.

[Note 783: Morosini, t. III, pp. 108, 109.--_Chronique de
Lorraine_, dans _Procès_, t. IV, p. 332.--Eberhard Windecke, p. 101.]

Le roi ne lui avait confié aucun commandement. Se conformant à l'avis
des docteurs, il ne l'empêchait pas d'aller à Orléans avec ses gens
d'armes, et même il l'y faisait mener honorablement, afin qu'elle y
montrât le signe qu'elle avait promis. Il lui donnait des gens pour la
conduire, et non pour qu'elle les conduisît. Comment les eût-elle
conduits, puisqu'elle ne savait point le chemin? Cependant elle fit
faire un étendard selon le mandement de mesdames sainte Catherine et
sainte Marguerite qui lui avaient dit: «Prends l'étendard de par le
Roi du ciel!» Il était d'une grosse toile blanche, dite boucassin ou
bougran, et bordé de franges de soie. Ayant reçu avis de ses Voix,
Jeanne y fit mettre, par un peintre de la ville, ce qu'elle appelait
«le Monde»[784], c'est-à-dire Notre-Seigneur, assis sur son trône,
bénissant de sa dextre levée et tenant dans sa main senestre la boule
du monde. À sa droite était un ange, et un ange à sa gauche, peints
tous deux en la manière qu'on les voyait dans les églises, et
présentant au Seigneur des fleurs de lis. Les noms Jhesus-Maria
étaient écrits dessus ou à côté, et le champ était semé de fleurs de
lis d'or[785]. Elle se fit peindre aussi des armoiries. C'était, dans
un écu d'azur, une colombe d'argent, tenant en son bec une banderole
où on lisait: «De par le Roi du ciel[786].» Elle mit cet écu sur
l'avers de l'étendard dont Notre-Seigneur occupait la face. Un
serviteur du duc d'Alençon, Perceval de Cagny, dit qu'elle fit faire
aussi un étendard plus petit que l'autre, un pennon, sur lequel était
l'image de Notre-Dame recevant le salut de l'Ange. Le Peintre de
Tours, que Jeanne avait employé, venait d'Écosse et se nommait Hamish
Power. Il fournit l'étoffe et fit les peintures des deux panonceaux,
du grand et du petit; il reçut pour cela du trésorier des guerres
vingt-cinq livres tournois[787]. Hamish Power avait une fille nommée
Héliote, qui était près de se marier et dont Jeanne se souvint plus
tard avec bonté[788].

[Note 784: _Procès_, t. I, pp. 77, 179, 236; t. III, p. 103.]

[Note 785: _Ibid._, t. I, pp. 78, 117.]

[Note 786: _Ibid._, t. I, pp. 78, 117, 181, 300.--_Relation du
greffier de La Rochelle_, p. 338.--Morosini, t. III, p. 110; t. IV,
annexe XV, pp. 313, 315.]

[Note 787: Perceval de Cagny, p. 150.--_Journal du siège_, p.
70.--_Relation du Greffier d'Albi_, dans _Procès_, t. IV, p.
301.--_Relation du greffier de La Rochelle_, p. 338.--_Chronique du
doyen de Saint-Thibaud de Metz_, dans _Procès_, t. IV, p.
322.--Extrait du 13e compte d'Hémon Raguier, dans _Procès_, t. V, p.
258.]

[Note 788: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II,
p. 65; _Un épisode de la vie de Jeanne d'Arc_, dans _Bibliothèque de
l'École des Chartes_, t. IV 1re série, p. 488.]

L'étendard était signe de ralliement. Longtemps les rois, les
empereurs, les chefs de guerre seuls l'avaient pu lever. Le suzerain
le faisait porter devant lui; les vassaux venaient sous les bannières
de leurs seigneurs. Mais, en 1429, les bannières n'étaient plus en
usage que dans les confréries, les corporations ou les paroisses, et
ne marchaient que devant des troupes pacifiques. À la guerre, il n'en
était plus question. Le moindre capitaine, le plus pauvre chevalier,
avait son étendard. Devant Orléans, quand cinquante gens d'armes
français couraient sus à une poignée de pillards anglais, des
étendards volaient sur eux par les champs comme un essaim de
papillons. On disait encore, en manière de proverbe, faire étendard
pour dire s'enorgueillir[789]. En fait, un routier levait l'étendard
sans blâme en menant seulement à la guerre une vingtaine de gens
d'armes et de gens de trait à moitié nus. Jeanne en pouvait bien faire
autant. Et si même elle tenait, comme il est croyable, son étendard
pour signe de commandement souverain et si, l'ayant reçu du Roi du
ciel, elle entendait le lever au-dessus de tous les autres, en
restait-il un seul dans le royaume pour lui disputer ce rang?
Qu'étaient-elles devenues, ces bannières féodales portées pendant
quatre-vingts ans au premier rang des désastres, semées dans les
champs de Crécy, ramassées sous les haies et les buissons par les
coustillers de Galles et de Cornouailles, perdues dans les vignes de
Maupertuis, foulées aux pieds des archers anglais dans la terre molle
où s'enfonçaient les morts d'Azincourt, ramassées à pleines mains,
sous les murs de Verneuil, par les maraudeurs de Bedford? C'est parce
que toutes ces bannières étaient misérablement tombées, c'est parce
qu'à Rouvray un prince du sang royal venait de traîner honteusement
dans sa fuite les étendards des seigneurs, que se levait maintenant
l'étendard de la paysanne.

[Note 789: La Curne, au mot: _Étendard_.]



CHAPITRE X

LE SIÈGE D'ORLÉANS DU 7 MARS AU 28 AVRIL 1429.


Depuis la déconfiture terrible et ridicule des gens du Roi dans la
journée des Harengs, les bourgeois avaient perdu toute confiance en
leurs défenseurs. Leur esprit agité, soupçonneux et crédule était
hanté de tous les fantômes de la peur et de la colère. Brusquement,
sans raison, ils se croyaient trahis. Un jour, on apprend qu'un trou,
assez grand pour qu'un homme y pût passer, a été percé dans le mur de
la ville à l'endroit où ce mur longe les dépendances de l'Aumône[790].
Le peuple en foule y court, voit le trou et un pan de rempart refait à
neuf, avec deux «canonnières», ne comprend pas, se croit vendu, livré,
s'effraie, s'exaspère, hurle et cherche le religieux de l'infirmerie
pour le mettre en pièces[791]. Peu de jours après, le jeudi saint, un
bruit sinistre se répand: des traîtres vont remettre la ville aux
mains des Anglais. Tout le monde court aux armes; soldats, bourgeois,
manants, font la garde sur les boulevards, sur les murs, dans les
rues. Le lendemain, le surlendemain le soupçon, l'effroi règnent
encore[792].

[Note 790: L'Hotel-Dieu d'Orléans, à côté de la Cathédrale.]

[Note 791: _Journal du siège_, pp. 56, 57.]

[Note 792: _Journal du siège_, p. 64.]

Au commencement de mars, les assiégeants virent venir les vassaux de
Normandie, que le Régent avait convoqués; mais ils ne fournissaient
que six cent vingt-neuf lances et ne devaient le service que pour
vingt-six jours. Sous la conduite de Scales, Pole et Talbot, les
Anglais poursuivaient de leur mieux et selon leurs moyens les travaux
d'investissement[793]. Le 10 mars, ils occupèrent, à une lieue à l'est
de la ville, la côte escarpée de Saint-Loup qui ne leur fut pas
disputée et commencèrent d'y élever une bastille qui dominait le
fleuve en amont et les deux routes de Gien et de Pithiviers à leur
rencontre, vers la porte de Bourgogne[794]. Le 20 mars, leur bastille
de Londres, sur la route du Mans, était achevée. Du 9 au 15 avril,
deux nouvelles bastilles s'élevèrent du côté du couchant, Rouen à neuf
cents pieds à l'est de Londres, Paris à neuf cents pieds de Rouen.
Vers le 20, ils fortifièrent Saint-Jean-le-Blanc au val de Loire et
firent un guet pour garder le passage[795]. C'était peu au regard de
ce qu'il leur restait à faire et ils manquaient de bras. Ils n'avaient
pas trois mille hommes autour de la ville. Ils surprenaient les
paysans qui, voyant venir le temps de labourer la vigne, allaient aux
champs sans autre souci que la terre, et quand ils les avaient pris,
ils les faisaient travailler[796]. De l'avis des hommes de guerre les
plus avisés, ces bastilles ne valaient rien. Il n'y avait pas moyen
d'y garder des chevaux; on ne pouvait les construire assez rapprochées
pour se secourir les unes les autres; l'assiégeant risquant d'y être
assiégé. Enfin les Anglais qui employaient ces fâcheuses machines n'y
éprouvaient à l'usage que mécomptes et disgrâces. C'est ce dont
s'aperçut un des défenseurs de la ville, le sire de Bueil quand il eut
pris de l'expérience[797]. Et dans le fait, il y avait si peu de
difficultés à traverser les lignes ennemies, que des marchands en
risquaient la chance et conduisaient du bétail aux assiégés. Il entre
dans la ville: le 7 mars, six chevaux chargés de harengs; le 15, six
chevaux chargés de poudre; le 29, du bétail et des vivres; le 2 avril,
neuf boeufs gras et des chevaux; le 5, cent un pourceaux et six boeufs
gras; le 9, dix-sept pourceaux, des chevaux, des cochons de lait et du
blé; le 13, des espèces pour solder la garnison; le 16, des bestiaux
et des vivres; le 23, de la poudre et des vivres. Et plus d'une fois
on prit à la barbe des Anglais les victuailles et munitions qui leur
étaient destinées, tonneaux de vin, gibier, chevaux, arcs, trousses,
voire vingt-six têtes de gros bétail[798].

[Note 793: Boucher de Molandan, _L'armée anglaise vaincue par
Jeanne d'Arc_, ch. II.--Jarry, _Le compte de l'armée anglaise_, pp.
60, 107, 110, 112.]

[Note 794: _Journal du siège_, pp. 57, 58.--Abbé Dubois, _Histoire
du siège_, dissertation VI.]

[Note 795: _Chronique de la Pucelle_, pp. 265, 267.--Morosini, t.
IV, annexe XIII.]

[Note 796: _Journal du siège_, p. 58.]

[Note 797: _Le Jouvencel_, t. I, xxij; t. II, p. 44.]

[Note 798: _Journal du siège_, pp. 56, 62.]

Le siège coûtait très cher aux Anglais, quarante mille livres tournois
par mois[799]. L'argent manquait; il fallut recourir aux plus fâcheux
expédients. Le roi Henri venait d'ordonner, par lettres du 3 mars, que
tous les officiers de Normandie lui fissent prêt d'un quartier de
leurs gages[800]. Les gens d'armes, dans leurs taudis de planches et
de terre, après avoir souffert du froid, commençaient à souffrir de la
faim. La Beauce, l'Île-de-France, la Normandie, ruinées et ravagées,
ne leur envoyaient pas beaucoup de boeufs et de moutons. Ils
mangeaient mal et buvaient plus mal. Le vin de 1427 était rare; le vin
nouveau si petit et si faible, qu'il sentait plus le verjus que le
vin[801]. Or, un vieil Anglais a dit des soldats de sa nation: «Ils
soupirent après leur soupe et leurs grasses tranches de boeuf: il faut
qu'ils soient nourris comme des mulets et qu'ils portent leur provende
pendue à leur cou, sinon ils vous ont un air piteux comme des souris
noyées[802].»

[Note 799: Jarry, _Le compte de l'armée anglaise_, pp. 50, 58.]

[Note 800: Compte de Pierre Sureau, dans Jarry, _Le compte de
l'armée anglaise_, pièce justificative nº VI et pp. 45-46.]

[Note 801: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 221, 222 et
suiv.]

[Note 802: Shakespeare, _Henry VI_, première partie, scène II.]

Une disgrâce subite les affaiblit encore. Le capitaine Poton de
Saintrailles et les deux procureurs Guyon du Fossé et Jean de
Saint-Avy, qui étaient allés en ambassade auprès du duc de Bourgogne,
furent de retour à Orléans le 17 avril. Le duc avait bien accueilli
leur requête et consenti à prendre la ville sous sa garde. Mais le
Régent, à qui l'offre avait été faite, n'entendait pas de cette
oreille. Il répondit qu'il serait bien marri d'avoir battu les
buissons et que d'autres eussent les oisillons[803]. L'offre était
donc repoussée. Toutefois l'ambassade n'avait point été inutile et ce
n'était pas rien que d'avoir amené un nouveau désaccord entre le duc
et le Régent. Les ambassadeurs revenaient accompagnés d'un héraut de
Bourgogne qui sonna de sa trompette dans le camp anglais et commanda,
de par son maître, à tout combattant sujet du duc, de lever le siège.
Bourguignons, Picards, Champenois, quelques centaines d'hommes d'armes
et d'archers partirent incontinent[804].

[Note 803: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 65.]

[Note 804: _Journal du siège_, pp. 69, 70.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 270.--Monstrelet, t. IV, pp. 317 et suiv.--Morosini, t.
III, pp. 19, 20 et 21; t. IV, annexe XIV, p. 311.--Jarry, _Le compte
de l'armée anglaise_, pp. 68 et suiv.--Boucher de Molandon, _L'armée
anglaise vaincue par Jeanne d'Arc_, p. 145.]

Le lendemain, à quatre heures du matin, les bourgeois, enhardis et croyant
l'occasion bonne, attaquèrent le camp de Saint-Laurent-des-Orgerils.
Ils tuèrent une partie du guet et pénétrèrent dans l'enceinte où ils
trouvèrent des tasses d'argent, des robes de martre et beaucoup d'armes.
Trop occupés à piller, ils ne se gardèrent pas et furent surpris par
les ennemis accourus en grand nombre. Ils s'enfuirent poursuivis par les
Anglais qui en tuèrent beaucoup. La ville fut pleine, ce jour-là, des
lamentations des femmes qui pleuraient un père, un mari, un frère, des
parents[805].

[Note 805: _Journal du siège_, p. 70.]

Il y avait là quarante mille hommes emmurés[806], entassés dans une
enceinte qui n'en devait contenir qu'une quinzaine de mille, tout un
peuple agité par la souffrance, assombri par des deuils domestiques,
rongé d'inquiétude, et que d'incessants dangers, des alarmes
perpétuelles rendaient fou. Bien que les guerres ne fussent pas alors
aussi meurtrières qu'elles le devinrent par la suite, les Orléanais
faisaient dans les sorties des pertes fréquentes et cruelles. Les
boulets anglais qui, depuis la mi-mars, pénétraient plus avant dans la
ville, n'étaient pas toujours inoffensifs. La veille de Pâques
fleuries, une pierre de bombarde tua ou blessa cinq personnes, une
autre sept[807]. Beaucoup d'habitants, comme le prévôt Alain Du Bey,
mouraient de fatigue et du mauvais air[808].

[Note 806: Jollois, _Histoire du siège_, part. VI, chap. I.--Abbé
Dubois, _Histoire du siège_, diss. IX.--Loiseleur, _Compte des
dépenses de Charles VII_, chap. V.--Lottin, _Recherches historiques sur
la ville d'Orléans_, t. II, p. 205.--Morosini, t. III, p. 25, note 2.]

[Note 807: _Journal du siège_, p. 64.]

[Note 808: _Ibid._, p. 59.]

Chacun dans la chrétienté était alors instruit que les crimes des
hommes amènent sur le monde les tremblements de terre, les guerres,
la famine et la peste. Le beau duc Charles jugeait, comme tout bon
chrétien, que la France avait été frappée de grands maux en punition
de ses péchés, qui étaient: grand orgueil, gloutonnerie, paresse,
convoitise, mépris de la justice et luxure, dont le royaume abondait;
et il raisonna, dans une ballade, du mal et du remède[809]. Les
Orléanais croyaient fermement que cette guerre leur était envoyée de
Dieu pour punir les pécheurs, qui avaient abusé de sa patience. Ils
connaissaient la cause de leur mal et le moyen d'en guérir. Ainsi que
l'enseignaient les bons frères prêcheurs et comme le duc Charles le
coucha par écrit dans sa ballade, le remède était: bien vivre,
s'amender, faire chanter et dire des messes pour les âmes de ceux qui
avaient souffert dure mort au service du royaume, oublier la vie
pécheresse, requérir pardon de Notre-Dame et des saints[810]. Ce
remède, les habitants d'Orléans l'avaient employé. Ils avaient fait
dire des messes en l'église Sainte-Croix pour l'âme des seigneurs,
capitaines et gens d'armes tués à leur service et notamment pour ceux
qui avaient péri d'une mort pitoyable à la bataille des Harengs. Ils
avaient offert des cierges à Notre-Dame et aux saints patrons de la
ville et promené autour des murs la châsse de monsieur Saint
Aignan[811].

[Note 809: Charles d'Orléans, _Poésies_, publiées par A.
Champollion-Figeac, Paris, 1842, in-8º, p. 176.]

[Note 810: Miniature du ms. des poésies de Charles d'Orléans, du
British Museum, Royal 16 F ij, fol. 73 vº.]

[Note 811: _Journal du siège_, pp. 43.--Symphorien Guyon,
_Histoire de la ville d'Orléans_, t. II, p. 43.]

Chaque fois qu'ils se sentaient en grand péril, ils l'allaient quérir
dans l'église Sainte-Croix, la portaient en belle procession par la
ville et les remparts[812]; puis, l'ayant ramenée dans la cathédrale,
ils écoutaient sous le parvis le sermon d'un bon religieux choisi par
les procureurs[813]. Ils faisaient des prières publiques et tenaient
le ferme propos de s'amender. C'est pourquoi ils pensaient qu'au
paradis, monsieur saint Euverte et monsieur saint Aignan, touchés de
leur piété, intercédaient pour eux auprès de Notre-Seigneur; et ils
croyaient entendre la voix des deux pontifes. Saint Euverte disait:

[Note 812: _Chronique de la fête_, dans _Procès_, t. V, p. 297.]

[Note 813: Comptes de Commune, _passim_, dans _Journal du siège_,
pp. 210 et suiv.]

--Père tout puissant, je vous prie et requiers de sauver la ville
d'Orléans. Elle est mienne; j'en fus évêque, j'en suis patron. Ne la
livrez point à ses ennemis.

Saint Aignan disait ensuite:

--Donnez la paix à ceux d'Orléans. Père, ô vous qui, par la bouche
d'un enfant, m'avez nommé leur pasteur, faites qu'ils ne tombent pas
aux mains des méchants.

Les Orléanais s'attendaient bien à ce que le Seigneur ne cédât pas
tout de suite aux prières des deux confesseurs. Connaissant la
sévérité de ses jugements, ils craignaient qu'il ne répondît:

--Le peuple de France est puni justement de ses péchés. Sa
désobéissance à la sainte Église l'a perdu. Du petit au grand, c'est à
qui, dans le royaume, se conduira le plus mal. Laboureurs, bourgeois,
gens de pratique et prêtres s'y montrent avaricieux et durs; les
princes, ducs et hauts seigneurs y sont orgueilleux, vains,
maugréeurs, jureurs et félons. L'ordure de leur vie empuantit l'air.
S'ils sont châtiés, c'est justice.

Il fallait s'attendre à ce que le Seigneur parlât ainsi, parce qu'il
était en colère et parce qu'en effet les Orléanais avaient beaucoup
péché. Mais voici que Notre-Dame, qui aime le roi des fleurs de Lis,
prie pour lui et pour le duc d'Orléans le Fils qui cherche en toutes
choses à lui complaire:

--Mon fils, je vous requiers tant que je puis de chasser les Anglais
de la terre de France; ils n'y ont nul droit. S'ils prennent Orléans,
ils prendront le reste à leur plaisance. Ô mon fils, doucement je vous
prie de ne le point souffrir.

Et Notre-Seigneur, à la requête de sa sainte mère, pardonne aux
Français et consent à les sauver[814].

[Note 814: _Mistère du siège_, vers 6964 et suiv.]

Ainsi les clartés qu'on avait alors sur le monde spirituel pénétraient
les conseils tenus dans le paradis. Plusieurs, et non des moins
savants, pensaient qu'après un de ces conseils, Notre-Seigneur avait
envoyé son archange à la bergère. Et qu'il voulût sauver le royaume
par le bras d'une femme, on le pouvait croire. N'est-ce pas dans la
faiblesse qu'il faisait éclater sa puissance? N'avait-il pas permis à
David enfant d'abattre le géant Goliath et livré à Judith la tête
d'Holopherne? Dans Orléans même, n'avait-il pas mis sur les lèvres
d'un nouveau-né le nom du pasteur qui devait délivrer la ville
assiégée par Attila[815]?

[Note 815: Aug. Theiner, _Saint Aignan ou le siège d'Orléans par
Attila, notice historique suivie de la vie de ce saint, tirées des
mms. de la Bibliothèque du roi_, Paris, 1832, in-8º.]

Le seigneur de Villars et messire Jamet du Tillay, revenus de Chinon,
rapportèrent qu'ils avaient vu de leurs yeux la Pucelle et contèrent
les merveilles de sa venue. Ils dirent comment elle avait fait si
grand chemin, traversé à gué de grosses rivières, passé par beaucoup
de villes et de villages du parti des Anglais, puis cheminé sans
dommage dans ces pays français où se faisaient d'innombrables maux et
pilleries; comment, menée au Roi, elle lui avait dit, par bien belles
paroles, en faisant la révérence: «Gentil dauphin, Dieu m'envoie pour
vous aider et secourir. Donnez-moi gens, car, par grâce divine et
force d'armes, je lèverai le siège d'Orléans et puis vous mènerai
sacrer à Reims, ainsi que me l'a commandé Dieu, qui veut que les
Anglais s'en retournent en leur pays et vous laissent votre royaume
en paix, lequel vous doit demeurer. Ou s'ils ne le laissent, il leur
en mécherra»; et comment enfin interrogée par plusieurs prélats,
chevaliers, écuyers, docteurs en lois et en décrets, elle avait été
trouvée d'honnête contenance et sage en ses paroles. Ils vantèrent sa
piété, sa candeur, cette simplicité qui laissait voir Dieu en elle, et
cette adresse à conduire un cheval et à manier les armes dont chacun
s'émerveillait[816].

[Note 816: _Journal du siège_, p. 46.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 278.--Jean Chartier, _Chronique_, p. 66.]

Nouvelles vinrent à la fin de mars que, menée à Poitiers, elle avait
été interrogée par les docteurs et insignes maîtres, et leur avait
répondu aussi affirmativement que sainte Catherine aux docteurs
d'Alexandrie, et que, vu la bonté de ses paroles et la fermeté de ses
promesses, le roi, mettant en elle sa confiance, l'avait fait armer
pour qu'elle allât à Orléans où on la verrait bientôt montée sur un
cheval blanc, portant au côté l'épée de sainte Catherine et tenant en
sa main l'étendard qu'elle avait reçu du Roi des cieux[817].

[Note 817: _Journal du siège_, pp. 47 et 48.--P. Mantellier,
_Histoire du siège_, pp. 61 et suiv.]

Ce qu'on rapportait de Jeanne paraissait aux gens d'Église merveilleux
et non pas incroyable, puisqu'ils en trouvaient des exemples dans
l'histoire sainte qui était pour eux toute l'histoire; ceux qui
avaient des lettres puisaient dans leur savoir moins de raisons de
nier que de douter ou de croire. Les simples concevaient de ces
choses une admiration candide.

Quelques-uns parmi les capitaines et même dans le peuple disaient que
c'était dérision. Mais ils risquaient de se faire maltraiter. Les
habitants croyaient en la Pucelle comme en Notre-Seigneur; ils
attendaient d'elle secours et délivrance; ils l'appelaient dans une
sorte de folie mystique et de délire religieux. La fièvre du siège
était devenue la fièvre de la Pucelle[818].

[Note 818: _Journal du siège_, p. 77.]

Cependant la façon dont les gens du roi la mettaient en oeuvre
prouvait que, se conformant à l'avis des théologiens, ils entendaient
ne se pas départir des moyens conseillés par la prudence humaine. Elle
devait entrer dans la ville avec un convoi de vivres et de munitions
préparé alors à Blois, par l'ordre du roi et par les soins de la reine
de Sicile[819]. Un nouvel effort se faisait dans toutes les provinces
fidèles pour secourir et délivrer la cité courageuse. Gien, Bourges,
Blois, Châteaudun, Tours, envoyaient des hommes et des vivres; Angers,
Poitiers, La Rochelle, Albi, Moulins, Montpellier, Clermont, du
soufre, du salpêtre, de l'acier, des armes[820]. Et, si les
Toulousains ne donnèrent rien, c'est que la ville, comme le
déclarèrent ingénument les notables consultés par les capitouls,
n'avait pas de quoi, _non habebat de quibus_[821]. Les conseillers du
roi et notamment monseigneur Regnault de Chartres, chancelier du
royaume, formaient une nouvelle armée. Ce qu'on n'avait pu faire avec
les Auvergnats, on le tenterait avec les Angevins et les Manceaux. La
reine de Sicile, duchesse de Touraine et d'Anjou, s'y prêtait bien
volontiers. Orléans pris, elle risquait fort de perdre ses terres
auxquelles elle était très attachée. Aussi ne marchandait-elle ni
l'argent, ni les hommes, ni les vivres. Passé la mi-avril, un
bourgeois d'Angers, nommé Jean Langlois, vint apporter des lettres
avisant les procureurs que le blé donné par elle allait venir. Jean
Langlois reçut de la ville un cadeau et les procureurs lui offrirent à
dîner à l'Écu Saint-Georges. Ce blé faisait partie du grand convoi que
devait accompagner la Pucelle[822].

[Note 819: _Procès_, t. III, p. 93.--_Geste des nobles_, dans la
_Chronique de la Pucelle_, p. 250.--Comptes de forteresses,
(1428-1430) dans Boucher de Molandon, _Première expédition de Jeanne
d'Arc_, pp. 30 et suiv.]

[Note 820: _Chronique de la Pucelle_, p. 287.--_Journal du siège_,
p. 81.--Boucher de Molandon, _Première expédition de Jeanne d'Arc_,
pp. 28-29.--P. Mantellier, _Histoire du siège_, p. 230.]

[Note 821: _Le siège d'Orléans, Jeanne d'Arc et les capitouls de
Toulouse_, par A. Thomas, dans _Annales du Midi_, 1889, p. 232.--Il ne
paraît pas que Saint-Flour, sollicitée, ait contribué: elle avait
assez à faire de se garder des routiers qui rôdaient autour d'elle.
Cf. _Villandrando et les écorcheurs à Saint-Flour_, par M. Boudet,
Clermond-Ferrand, 1895, in-8º, pp. 18 et suiv.]

[Note 822: Quittances de la ville d'Orléans en 1429, dans Boucher
de Molandon, _Première expédition de Jeanne d'Arc_, p. 36.]

Vers la fin du mois, sur l'ordre de Monseigneur le Bâtard, les
capitaines des garnisons françaises de la Beauce et du Gâtinais se
rendirent dans la ville pour appuyer l'armée de Blois, dont la venue
était annoncée. Le 28, messire Florent d'Illiers[823], capitaine de
Châteaudun, fit son entrée avec quatre cents combattants[824].

[Note 823: Florent d'Illiers, issu d'une ancienne famille du pays
chartrain, avait épousé Jeanne, fille de Jean de Coutes et soeur de ce
petit page que le sire de Gaucourt avait donné à la Pucelle (A. de
Villaret).]

[Note 824: _Journal du siège_, p. 73.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 278.]

Qu'allait-il advenir d'Orléans? Le siège, mal conduit, causait aux
Anglais les plus cruels mécomptes. Leurs capitaines s'apercevaient de
reste qu'ils ne réduiraient pas la ville au moyen de ces bastilles
entre lesquelles tout passait, hommes, vivres, munitions, et avec une
armée qui fondait dans la boue des taudis et que les maladies, les
désertions réduisaient à trois mille, trois mille deux cents hommes au
plus. Ils avaient perdu presque tous leurs chevaux. Loin de pouvoir
continuer l'attaque, ils n'étaient plus en état de se défendre dans
leurs malheureuses tours de bois, plus profitables, comme disait Le
Jouvencel, aux assiégés qu'aux assiégeants[825].

[Note 825: _Le Jouvencel_, t. II, p. 44.]

Tout leur espoir, incertain et lointain, était dans l'armée de renfort
que le Régent formait péniblement à Paris[826]. Cependant on trouvait
le temps long dans la ville assiégée. Les gens de guerre qui la
défendaient étaient braves, mais à bout d'inventions et ne sachant
plus que tenter; les bourgeois faisaient bonne garde, mais ils
tenaient mal à découvert; ils ne se doutaient pas de l'état
désastreux où les assiégeants étaient réduits; la fièvre que leur
donnaient l'inquiétude, les privations et le mauvais air les abattait.
Ils voyaient déjà les Coués prenant la ville d'assaut, tuant, pillant,
violant. À tout moment ils se croyaient trahis. Le calme et le
sang-froid leur manquaient pour reconnaître les avantages de leur
situation, qui étaient énormes: la ville gardait ses communications
avec le dehors et pouvait se ravitailler et se renforcer indéfiniment.
Au surplus, une armée de secours, en bonne avance sur celle des
Anglais, allait bientôt venir, amenant force têtes de bétail, assez
puissante en hommes et abondante en munitions pour enlever en quelques
jours les forteresses anglaises.

[Note 826: Jarry, _Le compte de l'armée anglaise_, pp. 75 et
suiv.]

Avec cette armée, le roi envoyait la Pucelle annoncée.



CHAPITRE XI

LA PUCELLE À BLOIS.--LA LETTRE AUX ANGLAIS.--LE DÉPART POUR ORLÉANS.


La Pucelle, avec son escorte de routiers et de mendiants, arriva à
Blois en même temps que Messire Regnault de Chartres, chancelier de
France, et le sire de Gaucourt, gouverneur d'Orléans[827]. Elle était
sur les terres du prince qu'elle avait grand souci de délivrer: le
Blésois appartenait au duc Charles, prisonnier des Anglais. Les
marchands amenaient dans la ville boeufs, vaches, moutons, brebis,
pourceaux à foison, du grain, de la poudre et des armes[828]. L'amiral
de Culant et le seigneur Ambroise de Loré étaient venus d'Orléans
surveiller l'approvisionnement. La Reine de Sicile s'était rendue à
Blois. Le Roi qui, à cette époque, ne la consultait guère, lui
dépêcha pourtant le duc d'Alençon, avec mission de se concerter avec
elle pour l'envoi des secours[829]. Le sire de Rais, de la maison de
Laval et de la lignée des ducs de Bretagne, seigneur de vingt-quatre
ans à peine, vint, libéral et magnifique, amenant, avec une belle
compagnie d'Anjou et du Maine, les orgues de sa chapelle, les enfants
de la maîtrise, les petits chanteurs de la psallette[830]. Le maréchal
de Boussac, les capitaines La Hire et Poton arrivèrent d'Orléans[831].
Une armée de sept mille hommes fut réunie sous les murs de la
ville[832]. Pour partir on n'attendait plus que l'argent nécessaire au
paiement des vivres et à la solde des troupes. Les capitaines et gens
d'armes ne servaient pas à crédit; quant aux marchands, s'ils
risquaient de perdre leurs victuailles et la vie avec, c'était pour
argent comptant[833]. Point de pécune point de bétail, et les chariots
ne roulaient pas.

[Note 827: _Procès_, t. III, p. 4.]

[Note 828: _Journal du siège_, _passim_.--_Chronique de Tournai_,
éd. de Smedt (t. III, du _Recueil des chroniques de Flandre_), p. 409.]

[Note 829: _Procès_, t. III, p. 93.]

[Note 830: Wavrin dans _Procès_, t. IV, p. 407.--Monstrelet, t.
IV, p. 316.--_Chronique de la Pucelle_, p. 278.--Jean Chartier,
_Chronique_, p. 68.--_Mistère du siège_, v. 11431 et suiv.--Abbé
Bossard, _Gilles de Rais, maréchal de France, dit Barbe-Bleue_
(1404-1440), Paris, 1886, in-8º, pp. 31, 106.]

[Note 831: _Procès_, t. III, p. 74.]

[Note 832:

  Jeanne dit (dans son _Procès_)  de 10 à 12 000 hommes.
  Monstrelet                                    7 000 hommes.
  Eberhard Windecke                             3 000 hommes.
  Morosini                                     12 000 hommes.]

[Note 833: «Car vous ne trouverez nulz marchans qu'ils se mettent
en ceste peine ne en ce danger, s'ilz n'ont l'argent contant.» _Le
Jouvencel_, t. I, p. 184.]

Au mois de mars, Jeanne avait dicté à l'un des maîtres de Poitiers
une brève sommation à l'adresse des capitaines anglais[834]. Elle la
développa en une lettre qu'elle montra à quelques-uns de son parti, et
qu'elle envoya ensuite de Blois, par un héraut, au camp de
Saint-Laurent-des-Orgerils. Cette lettre était adressée au roi Henri,
au Régent et aux trois chefs qui depuis la mort de Salisbury
conduisaient le siège, Scales, Suffolk et Talbot. En voici le
texte[835]:

  + JHESUS MARIA +

     Roy d'Angleterre, et vous, duc de Bedford, qui vous dictes régent
     le royaume de France; vous Guillaume de la Poule, conte de
     Sulford; Jehan, sire de Talebot; et vous, Thomas, sire d'Escales,
     qui vous dictes lieutenans dudit duc de Bedfort, faictes raison
     au Roy du ciel[836]; rendez à la Pucelle qui est cy envoiée de
     par Dieu, le Roy du ciel, les clefs de toutes les bonnes
     villes[837] que vous avez prises et violées[838] en France. Elle
     est ci venue de par Dieu, pour réclamer le sanc royal[839]. Elle
     est toute preste de faire paix, se vous lui voulez faire raison,
     par ainsi que France vous mectrés jus, et paierez ce que vous
     l'avez tenu[840]. Et entre vous, archiers, compaignons de guerre,
     gentilz et autres[841] qui estes devant la ville d'Orléans, alez
     vous ent en vostre païs, de par Dieu; et se ainsi ne le faictes,
     attendez les nouvelles[842] de la Pucelle qui vous ira voir
     briefment à voz bien grans dommaiges. Roy d'Angleterre, se ainsi
     ne le faictes, je sui chief de guerre, et en quelque lieu que je
     actaindray voz gens en France, je les en ferai aler, vuellent ou
     non vuellent; et si ne vuellent obéir je les feray tous occire.
     Je sui cy envoiée de par Dieu, le Roy du ciel, corps pour corps,
     pour vous bouter hors de toute France. Et s'i vuellent obéir, je
     les prandray à mercy. Et n'aiez point en vostre oppinion, que
     vous ne tendrez[843] point le royaume de France [de] Dieu, le Roy
     du ciel, filz sainte Marie[844]; ainz le tendra le roy Charles,
     vray héritier[845]; car Dieu, le Roy du ciel, le veult, et lui
     est révélé par la Pucelle; lequel[846] entrera à Paris à bonne
     compagnie. Se vous ne voulez croire les nouvelles de par Dieu et
     la Pucelle, en quelque lieu que vous trouverons, nous
     ferrons[847] dedens et y ferons ung si grant hahay[848], que
     encore a-il mil ans[849] que en France ne fu si grant, se vous
     ne faictes raison. Et croyez fermement que le Roy du ciel
     envoiera plus de force à la Pucelle, que vous ne lui sariez mener
     de tous assaulx, à elle et à ses bonnes gens d'armes; et aux
     horions[850] verra-on qui ara[851] meilleur droit de Dieu du
     ciel[852]. Vous, duc de Bedfort, la Pucelle vous prie et vous
     requiert que vous ne vous faictes mie destruire. Se vous lui
     faictes raison, encore pourrez venir en sa compaignie, l'où que
     les Franchois[853] feront le plus bel fait que oncques fu fait
     pour la chrestienté. Et faictes response se vous voulez faire
     paix en la cité d'Orléans; et se ainsi ne le faictes, de vos bien
     grans dommages vous souviengne briefment. Escript ce mardi
     sepmaine saincte.

[Note 834: _Procès_, t. III, p. 74.]

[Note 835: On a de cette lettre huit textes anciens:

1º Le texte introduit dans les pièces du procès de Rouen (_P._ I, p.
240);

2º Un texte probablement de la main d'un chevalier de Saint-Jean de
Jérusalem; ce texte n'existe plus, mais on en a deux copies du XVIIIe
siècle (_P._ V, p. 95);

3º Le texte inséré dans le _Journal du siège_ (_P._ IV, p. 139);

4º Le texte qui se trouve dans la _Chronique de la Pucelle_ (_P._ IV,
p. 215);

5º Le texte qui fut inscrit dans le _Registre Delphinal_ de Thomassin
(_P._ IV, p. 306);

6º Le texte du Greffier de La Rochelle (_Revue Historique_, t. IV);

7º Le texte de la Chronique de Tournai (_Recueil des Chroniques de
Flandre_, t. III, p. 407);

8º Le texte inséré dans le _Mistère du Siège_.

Mentionnons aussi une traduction en allemand, contemporaine (Eberhard
Windecke).

Je donne ici le texte du Procès, lequel représente l'original. Les
autres textes diffèrent trop de celui-ci et sont trop différents les
uns des autres pour qu'il soit possible d'indiquer les variantes
autrement qu'en donnant les huit textes en entier. Au reste, ces
différences pour la plupart n'ont pas grande importance.]

[Note 836: Comparez:

  Dangier, je vous gecte mon gant,
  Vous appelant de traïson,
  Devant le Dieu d'amours puissant
  _Qui me fera de vous raison_.

  (Poésies de Charles d'Orléans, publ. par A. Champollion-Figeac,
  1842, in-8º, p. 17.)]

[Note 837: C'est le roi de France qui nommait «bonnes» celles de
ses villes qu'il voulait honorer.]

[Note 838: Comparez: «Et ardirent la ville et _violèrent
l'abbaye_» (Froissart, cité par Littré).

On trouve déjà dans la Chanson de Roland:

     Les castels pris, les cités violées.]

[Note 839: La délivrance du duc d'Orléans.]

[Note 840: _France_ est régime.--_Jus_, opposé à _sus_. _Mettre
jus_, laisser de côté.--_Tenu_, dû. Que vous laisserez la France
tranquille et payerez ce que vous devez.--Le _Journal du siège_ omet
le mot France et rend ainsi la phrase inintelligible. Cette omission
est le fait d'un texte sans doute fort ancien dont procèdent notamment
_La Chronique de la Pucelle_ et le Greffier de La Rochelle que cette
phrase tronquée a visiblement embarrassé.]

[Note 841: _Gentil_ opposé à vilain. _Gentils et autres_, nobles
et vilains.--Sans aucun doute, il faut ici prendre les termes de
_compagnons_ et de _gentils_ dans leur vrai sens et ne pas croire
qu'ils aient été mis par antiphrase, comme dans cet endroit de
Froissart: «Il (le duc de Lancastre) entendit comme il pourroit estre
saisy de quatre _gentils compaignons_ qui estranglé avoyent son oncle,
le duc de Clocestre, au chasteau de Calais» (Froissart, dans La
Curne).]

[Note 842: _Attendez les nouvelles de la Pucelle..._, et plus bas:
_Si vous ne voulés croire lez nouvelles de par Dieu de la Pucelle..._
Ce mot de «_Nouvelles_» s'entendait alors comme aujourd'hui, mais il
avait aussi le sens de «prodiges», ainsi qu'on voit dans cette phrase:
«En celle année apparurent maintes _nouvelles_ à Rosay en Brie: le vin
fut mué en sang et le pain en chair sensiblement ou (au) sacrement de
l'autel» (_Chroniques de Saint Denys_, dans La Curne).]

[Note 843: _Tendrez_..., _tendra_: tiendrez, tiendra.]

[Note 844: _Fils sainte Marie_, comme _Hôtel Dieu_, _les fils
Aymon_, etc.]

[Note 845: Comprenez: Et n'ayez point en votre opinion, ne croyez
pas que vous tiendrez de Dieu le royaume de France, car c'est le roi
Charles qui le tiendra de Dieu.]

[Note 846: Lequel roi Charles.]

[Note 847: _Ferrons_, frapperons.]

[Note 848: Un grand cri de guerre. Il faut corriger _hahut_ dans
_Procès_, t. III, p. 107.--Comparez «Ceux qui avoient fait le guet
devers l'ost ouïrent le cri à le _hahay_» (Froissart, liv. I, dans La
Curne).

  Princes à ce mot me convint eveillier
  Pour un _hahay_ que j'oy escrier
  Par nuit, en l'ost, assez près de Coulogne.

  (Eustache Deschamps, dans La Curne.)

  La dame d'Orlyens s'aparut sans delay
  Tout droit en parlement, et fist un grand _hahay_.

  (_Geste des ducs de Bourgogne_, dans Godefroy.)]

[Note 849: Grande et indéterminée longueur de temps. Il est bien
inutile de chercher ce qui se passa en France mille ans auparavant. Ni
Jeanne ni les moines n'y songeaient.]

[Note 850: Comparez: «Se mirent en grands et rudes _orions_,
tellement qu'il sembloit la bataille estre mortelle» (_Histoire du
chevalier Bayard_, dans La Curne).]

[Note 851: Le futur _ara_ pour _aura_ est picard, mais se trouve
ailleurs qu'en Picardie (Communication de M. E. Langlois, professeur à
la Faculté des Lettres de Lille).]

[Note 852: Comprenez: De la part de Dieu, et il n'y aura pas lieu
de suppléer _ou de vous_. Pourtant la copie du Chevalier de
Saint-Jean, le _Journal du siège_, la _Chronique de la Pucelle_
ajoutent ces trois mots. Avec cette addition, le sens me semble moins
bon.]

[Note 853: _Franchois_ est de Picardie et de la partie orientale
de la Normandie.]

Telle est cette lettre d'un accent nouveau, qui proclame la royauté de
Jésus-Christ et déclare la guerre sainte. Il est difficile de savoir
si Jeanne la dicta de sa propre inspiration ou sur le conseil des
clercs. On serait d'abord tenté d'attribuer à des religieux l'idée
première d'une sommation qui est une application littérale des
préceptes inscrits dans le Deutéronome:

«Quand vous vous approcherez d'une ville pour l'assiéger, d'abord vous
lui offrirez la paix.

»Si elle l'accepte et qu'elle vous ouvre ses portes, tout le peuple
qui s'y trouvera sera sauvé et vous sera assujetti moyennant le
tribut.

»Si elle ne veut point recevoir les conditions de la paix et qu'elle
commence à vous déclarer la guerre, vous l'assiégerez.

»Et lorsque le Seigneur, votre Dieu, vous l'aura livrée entre les
mains, vous ferez passer tous les mâles au fil de l'épée,

»En réservant les femmes, les enfants, les bêtes et tout le reste de
ce qui se trouvera dans la ville.»

     (_Deuter._, XX, 10-14.)

Il est certain du moins que, à cet égard, la Pucelle exprime ses
propres sentiments. Elle dira plus tard: «Je demandais la paix et, si
on me la refusait, j'étais prête à combattre[854].» Mais comme elle
dicta cette lettre et ne put la lire, il y a lieu de rechercher si
les clercs qui tinrent la plume n'y mirent pas du leur.

[Note 854: _Procès_, t. I, pp. 55, 84, 240.]

On peut soupçonner une main ecclésiastique en deux ou trois passages.
Plus tard la Pucelle ne se rappelait pas avoir dicté «corps pour
corps», ce qui n'a pas grande importance. Mais elle déclara qu'elle
n'avait pas dit: «Je suis chef de guerre», et qu'elle avait dicté:
«Rendez au Roi», et non pas: «Rendez à la Pucelle[855]». Sa mémoire,
qui n'était pas toujours bonne, la trompait peut-être. Pourtant, elle
paraissait bien sûre de ce qu'elle disait, et elle répéta par deux
fois que «chef de guerre» et «rendez à la Pucelle» n'étaient pas dans
sa lettre, et il est possible que ces termes fussent du fait des
moines qui se tenaient près d'elle. Ces religieux errants se
souciaient médiocrement d'une querelle de fiefs, et leur plus grand
souci n'était pas que le roi Charles rentrât en possession de son
héritage. Ils voulaient sans doute le bien du royaume de France; mais,
assurément, ils voulaient d'un meilleur coeur le bien de la
chrétienté, et nous verrons que si ces moines mendiants, frère
Pasquerel et plus tard frère Richard, s'attachèrent à la Pucelle, ce
fut dans l'espoir de l'employer au profit de l'Église. Aussi ne
serait-il pas surprenant qu'ils eussent tout d'abord pris soin de la
déclarer chef de guerre et même de l'investir d'un pouvoir spirituel
supérieur au pouvoir temporel du roi, ce qui est impliqué dans cette
phrase: «Rendez à la Pucelle... les clefs des bonnes villes.»

[Note 855: _Procès_, t. I, pp. 55, 56, 84.]

Cette lettre même indique une des espérances, entre autres, qu'ils
fondaient sur elle. Ils comptaient qu'après avoir accompli sa mission
en France, elle prendrait la croix et irait à la conquête de
Jérusalem, entraînant à sa suite toutes les armées de l'Europe
chrétienne[856]. En ce moment même, un disciple de Bernardin de
Sienne, un franciscain, nouvellement venu de Syrie[857], frère
Richard, qui devait bientôt se rencontrer avec la Pucelle, prêchait à
Paris, annonçant la fin prochaine du monde et exhortant les fidèles à
combattre l'Antéchrist[858]. Il faut se rappeler que les Turcs, qui
avaient vaincu les chevaliers chrétiens à Nicopolis et à Sémendria,
menaçaient Constantinople et terrifiaient l'Europe entière. Papes,
empereurs, rois, sentaient la nécessité de tenter contre eux un grand
effort.

[Note 856: Morosini, t. III, pp. 64, 82 et suiv.--Christine de
Pisan, dans _Procès_, t. V, p. 16.--Sur l'idée de Croisade, Cf. N.
Jorga, _Philippe de Mézières_, 1896, in-8º; _Notes et extraits pour
servir à l'histoire des Croisades au XVe siècle_, Paris, 1899-1902, 3
vol. in-8º (Extrait de la _Revue de l'Orient Latin_).]

[Note 857: _Pii Secundi commentarii_, éd. 1614, p. 440.--Wadding,
_Annales Minorum_, t. V, pp. 130 et suiv.]

[Note 858: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 233.--S. Luce,
_Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. XV, CCXXXVII.--Voir les planches des
nombreux livrets populaires sur l'Antéchrist au XVe siècle (Brunet,
_Manuel du Libraire_, t. I, col. 316).]

On disait en Angleterre que le roi Henri V avait fait à madame
Catherine de France, entre Saint-Denys et Saint-Georges, un garçon
demi-anglais demi-français, qui irait jusqu'en Égypte tirer le Grand
Turc par la barbe[859]. Ce victorieux Henri V, sur son lit de mort,
entendait les clercs réciter les psaumes de la pénitence. Quand il
ouït ce verset: _Benigne fac Domine in bona voluntate tua ut
aedificentur muri Jerusalem_, il murmura d'une voix expirante: «J'ai
toujours eu dessein d'aller en Syrie et de reprendre la ville sainte
aux infidèles[860].» Ce fut sa dernière parole. Les hommes sages
conseillaient l'union des princes chrétiens contre le Croissant. En
France, l'archevêque d'Embrun, qui avait siégé aux conseils du
dauphin, maudissait l'insatiable cruauté de la nation anglaise et ces
guerres entre chrétiens, dont se réjouissaient les ennemis de la croix
de Jésus-Christ[861].

[Note 859: Félix Rabbe, _Jeanne d'Arc en Angleterre_, Paris, 1891,
p. 12.]

[Note 860: Monstrelet, t. IV, p. 112.--Vallet de Viriville,
_Histoire de Charles VII_, t. I, p. 340.]

[Note 861: Le P. Marcellin Fornier, _Histoire des Alpes-Maritimes
ou Cottiennes_, t. II, pp. 315 et suiv.]

Appeler les Anglais et les Français à prendre ensemble la croix,
c'était proclamer qu'après quatre-vingt-onze ans de violences et de
crimes le cycle des guerres profanes était fermé et que la chrétienté
se retrouvait telle qu'aux jours où Philippe de Valois et Édouard
Plantagenet promettaient au pape de s'unir contre les infidèles.

Mais quand la Pucelle conviait les Anglais à se joindre aux Français
dans une entreprise sainte et guerrière, on pouvait prévoir l'accueil
que recevrait des Godons cette convocation angélique. Et, lors du
siège d'Orléans, les Français de leur côté, pour de bonnes raisons, ne
songeaient pas à prendre la croix avec les Coués[862].

[Note 862: Dans toutes les copies de la lettre aux Anglais qui
nous sont parvenues, hors dans celle du Procès, à cet endroit: «Encore
que pourrez venir, etc.» le texte est complètement défiguré.]

Le style de cette lettre ne fut pas très goûté des connaisseurs. Le
Bâtard d'Orléans en trouvait toutes les paroles bien simples et
quelques années plus tard un bon légiste français la jugea écrite en
gros et lourd langage et mal ordonné[863]. Nous ne pouvons prétendre
en mieux juger que le légiste et que le Bâtard, qui avait des lettres;
pourtant nous nous demandons si ce qui leur semblait mauvais dans ces
façons de dire ce n'était pas qu'elles s'éloignaient du ton ordinaire
des chancelleries. La lettre de Blois se ressent, il est vrai, de
l'humilité où se tenait encore la prose française, quand elle n'était
pas soulevée par un Alain Chartier, mais on n'y trouve pas de terme ni
de tournure qui ne se rencontre dans les bons auteurs du temps. Le
langage peut n'en pas être très bien ordonné, mais l'allure en est
vive. Au reste rien n'y sent les bords de la Meuse; il n'y subsiste
aucune trace du parler lorrain et champenois[864]. C'est français de
clerc.

[Note 863: _Procès_, t. IV, p. 7.--Mathieu Thomassin, _Registre
Delphinal_, dans _Procès_, t. IV, p. 304.]

[Note 864: Elle contient au contraire des formes qu'on ne
rencontrerait pas sous la plume d'un Picard, d'un Bourguignon, d'un
Lorrain ou d'un Champenois, tel le participe _envoyée_. Les formes et
la graphie sont bien d'un clerc français (Communication de M. E.
Langlois).]

Tandis qu'Isabelle de Vouthon s'en était allée en pèlerinage au Puy,
ses deux plus jeunes enfants, Jean et Pierre, avaient pris aussi le
chemin de la France, pour rejoindre leur soeur, dans l'idée de faire
fortune auprès d'elle et du roi. De même frère Nicolas de Vouthon,
cousin germain de Jeanne, religieux profès en l'abbaye de Cheminon, se
rendit auprès de la jeune dévote[865]. Pour attirer ainsi toute cette
parenté, avant même d'avoir donné signe de son pouvoir, il fallait que
Jeanne eût des cautions aux bords de la Meuse et que de vénérables
personnes ecclésiastiques et de bons seigneurs lorrains répondissent
de son crédit en France. Ces garants de sa mission, elle les trouvait
sans aucun doute dans ceux qui l'avaient endoctrinée et accréditée par
prophétie; et peut-être frère Nicolas de Vouthon lui-même était-il du
nombre.

[Note 865: _Procès_, t. V, p. 252.--E. de Bouteiller et G. de
Braux, _Nouvelles recherches sur la famille de Jeanne d'Arc_, pp. XX,
9 et 10. Source très suspecte.]

Tenant dans l'armée état de sainte fille, elle avait en sa compagnie
un chapelain, frère Jean Pasquerel[866]; deux pages, Louis de Coutes
et Raymond[867]; ses deux frères, Pierre et Jean; deux hérauts,
Ambleville et Guyenne[868]; deux écuyers, Jean de Metz et Bertrand de
Poulengy. Jean de Metz pourvoyait à la dépense aux frais de la
couronne[869]. Elle avait aussi quelques valets à son service. Un
écuyer, nommé Jean d'Aulon, que le roi lui donna pour intendant, vint
la rejoindre à Blois[870]. C'était le plus pauvre écuyer du
royaume[871]. Il appartenait entièrement au sire de La Trémouille qui
le secourait d'argent, mais avait bon renom d'honneur et de
sagesse[872]. Jeanne attribuait les défaites des Français à ce qu'ils
chevauchaient avec des femmes de mauvaise vie et blasphémaient le
saint nom de Dieu. Et loin de lui être particulière, cette opinion
régnait parmi les personnes de savoir et de dévotion, qui rapportaient
notamment le désastre de Nicopolis à ce que, en chemin, les chrétiens
avaient fait des cruautés, mené des ribaudes et joué à des jeux
dissolus[873].

[Note 866: _Procès_, t. III, p. 101.]

[Note 867: _Ibid._, t. III, pp. 65, 67, 124.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 277.--A. de Villaret, _Louis de Coutes, page de Jeanne
d'Arc_, Orléans, 1890, in-8º.]

[Note 868: _Procès_, t. III, pp. 26-27.]

[Note 869: Extraits des comptes de Hémon Raguier, _Procès_, t. V,
pp. 257, 258.]

[Note 870: _Procès_, t. III, p. 211.]

[Note 871: _Ibid._, t. III, p. 15.]

[Note 872: Duc de la Trémoïlle, _Les La Trémouille pendant cinq
siècles, Guy VI et Georges_ (1343-1446), Nantes, 1890, pp. 196, 201.]

[Note 873: Juvénal des Ursins, année 1396.]

À plusieurs reprises, de 1420 à 1425, le dauphin avait défendu de
maugréer, de renier, de blasphémer le nom de Dieu, de la Vierge Marie,
des saints et des saintes, sous peine d'une amende à laquelle
s'ajoutaient, en certains cas, des châtiments corporels. Les lettres
qui portaient cette défense alléguaient que les blasphèmes attiraient
des guerres, des pestes et des famines, et que les blasphémateurs
étaient responsables en partie des maux qui affligeaient le
royaume[874]. Aussi la Pucelle allait-elle parmi les gens d'armes, les
exhortant à chasser les femmes qui suivaient l'armée et à ne plus
prononcer en vain le nom du Seigneur. Elle leur recommandait de
confesser leurs péchés et de mettre leur âme en état de grâce,
affirmant que Dieu les aiderait et que si leur âme était en bon état,
ils obtiendraient la victoire[875].

[Note 874: _Ordonnances des rois de France_, t. XI, p. 105; t.
XIII, p. 247.--S. de Bouillerie, _La répression du blasphème dans
l'ancienne législation_ dans _Revue historique et archéologique du
Maine_, 1884, pp. 369 et suiv.--De Beaucourt, _Histoire de Charles
VII_, t. I, p. 370; t. II, p. 189.--A. Longnon, _Paris pendant la
domination anglaise_, Paris, 1878, in-8º, pp. 11 et 56.]

[Note 875: _Procès_, t. III, pp. 78, 104, 105.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 283.--On l'associa de très bonne heure à La Hire, comme
au plus vaillant homme de France, et l'on imagina qu'elle le fit
confesser et l'habitua à ne plus jurer le nom de Dieu. Ce sont là de
petits contes édifiants (_Procès_, t. III, p. 32; t. IV, p. 327).]

Jeanne porta son étendard à l'église Saint-Sauveur et le donna à bénir
aux prêtres[876]. La petite confrérie, formée à Tours, se grossit à
Blois des gens d'Église et des religieux qui, échappés en foule des
abbayes voisines à l'approche des Anglais, souffraient le froid et la
faim. Il en était d'ordinaire ainsi. Constamment des nuées de moines
s'abattaient sur les armées. Beaucoup d'églises et la plupart des
abbayes gisaient détruites. Celles des mendiants, situées hors des
villes, avaient toutes péri, dépouillées et incendiées par les Anglais
ou renversées par les habitants des villes, avec tous les faubourgs
sous la menace d'un siège. Les religieux sans asile ne trouvaient
point d'accueil dans les cités avares de leur bien; il leur fallait
tenir la campagne avec les gens d'armes et suivre l'armée. La règle en
souffrait et la piété n'y gagnait rien. Ces clercs affamés et
vagabonds ne menaient pas toujours, parmi les soudoyers, les ribaudes
et les convoyeurs, une vie édifiante. Ceux qui accompagnèrent la
Pucelle ne valaient sans doute ni mieux ni pis que les autres, et
comme ils avaient grand'faim ils songeaient premièrement à
manger[877]. À l'égard de la sainte fille mêlée à cette troupe
vagabonde, les gens d'armes pouvaient éprouver tous les sentiments,
hors celui de la surprise, tant ils étaient habitués à voir
religieuses et religieux cheminer en leur compagnie. Il est vrai que
de celle-ci on annonçait des merveilles. Plusieurs y ajoutaient foi,
d'autres se moquaient et disaient tout haut: «Voilà un vaillant
champion pour récupérer le royaume de France[878].»

[Note 876: _Procès_, t. III, p. 103.--Boucher de Molandon,
_Première expédition de Jeanne d'Arc_, p. 47.--L.-A. Bosseboeuf,
_Jeanne d'Arc en Touraine_, Tours, 1899, pp. 34 et suiv.]

[Note 877: Le P. Denifle, _La désolation des églises, monastères,
hôpitaux, en France, vers le milieu du XVe siècle_, Mâcon, 1897,
in-8º, Introduction.]

[Note 878: _Procès_, t. IV, p. 327.--Tringant, _Le Jouvencel_, t.
II, p. 277, dit seulement que peu de gens d'armes allaient volontiers
secourir Orléans, ce qui n'est pas bien exact.]

La Pucelle fit faire une bannière sous laquelle les religieux pussent
se rassembler et appeler les gens d'armes à la prière. Cette bannière
était blanche; il y avait dessus Jésus en croix entre Notre-Dame et
saint Jean[879].

[Note 879: _Procès_, t. I, pp. 78, 117, 181.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 281.--Morosini, t. III, pp. 110, 111; t. IV, pp.
313-315.--G. Martin, _L'étendard de Jeanne d'Arc_, dans _Notes d'art
et d'arch._, 1834, pp. 65-71, 81-88, pl.]

Le duc d'Alençon retourna vers le roi pour lui faire savoir l'embarras
où l'on était. Le roi envoya les sommes nécessaires; on pouvait enfin
partir[880]. Deux routes, toutes deux libres au départ, l'une sur la
rive droite, l'autre sur la rive gauche de la Loire, conduisaient à
Orléans. En prenant la rive droite, on se trouvait, au bout de cinq à
six lieues, au bord de la plaine de Beauce, occupée par les Anglais,
qui avaient garnisons à Marchenoir, Beaugency, Meung, Montpipeau,
Saint-Sigismond, Janville, et l'on risquait d'y rencontrer l'armée qui
venait au secours des Anglais d'Orléans. Une telle rencontre faisait
peur depuis le jour des Harengs. En prenant la rive gauche, on
s'avançait par la Sologne, restée au pouvoir du roi Charles, et,
pourvu qu'on s'écartât un peu du fleuve, on passait hors de vue des
petites garnisons anglaises de Beaugency et de Meung. Il est vrai
qu'il fallait ensuite traverser la Loire, mais, en remontant le fleuve
à deux lieues au levant de la ville assiégée, on pouvait tenter sans
trop d'inconvénient le passage entre Orléans et Jargeau. Après
délibération, il fut décidé qu'on prendrait la rive gauche et qu'on
irait par la Sologne. On arrêta aussi qu'on emporterait les vivres en
deux fois, de peur d'un trop lent débarquement si près des bastilles
ennemies[881]. Le mercredi 27 avril[882], on partit. Les prêtres,
bannière en tête, ouvrirent la marche en chantant le _Veni creator
Spiritus_[883]. La Pucelle chevauchait avec eux, armée de blanc, et
portant son étendard. Les hommes d'armes et les hommes de trait
venaient ensuite, escortant six cents voitures de vivres et de
munitions et quatre cents têtes de bétail[884]. La longue file des
lances, des chariots et des troupeaux passa le pont de Blois, et se
déroula dans la plaine infinie. Après avoir fait huit lieues sur une
route ravinée, à l'heure du couvre-feu, quand, au soleil couchant, la
Loire fut de cuivre entre ses joncs noirs, les prêtres chantèrent
_Gabriel angelus_ et l'armée fit halte[885].

[Note 880: _Procès_, t. III, p. 93.--_Chronique du doyen de
Saint-Thibaud_, dans _Procès_, t. IV, p. 327.]

[Note 881: _Procès_, t. III, pp. 5, 67, 78, 105, 212; Martial
d'Auvergne, _ibid._, t. V, p. 53.--_Chronique de la fête_, _ibid._, p.
290.--_Chronique de la Pucelle_, p. 281.--Jean Chartier, _Chronique_,
t. I, p. 71.--Boucher de Molandon, _Première expédition de Jeanne
d'Arc_, pp. 38 et suiv.]

[Note 882: Le 28 avril, selon Eberhard Windecke, p. 165. Le 27,
si, comme le dit Pasquerel, l'armée coucha deux nuits aux champs.]

[Note 883: _Procès_, t. III, p. 105.]

[Note 884: Eberhard Windecke, p. 167.]

[Note 885: _Procès_, t. III, p. 104.]

Cette nuit-là, on coucha dans les champs. Jeanne, qui n'avait pas
voulu quitter son armure, se réveilla tout endolorie. Elle entendit
la messe et reçut la communion des mains de son aumônier, avec
plusieurs gens d'armes. Puis l'armée se remit en marche vers
Orléans[886].

[Note 886: _Procès_, t. III, p. 67.]



CHAPITRE XII

LA PUCELLE À ORLÉANS.


Le jeudi 28 avril au soir, Jeanne put voir des hauteurs d'Olivet les
clochers de la ville, les tours de Saint-Paul et de Saint-Pierre-Empont,
où les guetteurs signalaient sa venue. L'armée suivit les pentes qui
descendent vers la Loire et s'arrêta au port du Bouchet, tandis que les
chariots et le bétail continuaient leur chemin sur la berge jusque vers
l'Île-aux-Bourdons, devant Chécy, à une lieue en amont[887]. C'est là
que devait se faire le débarquement. Au signal des guetteurs,
monseigneur le Bâtard, accompagné de Thibaut de Termes et de quelques
autres capitaines, sortit de la ville par la porte de Bourgogne, sauta
dans une barque à Saint-Jean-de-Braye et alla tenir conseil avec les
sires de Rais et de Loré, qui commandaient le convoi[888].

[Note 887: _Procès_, t. III, pp. 4 et 5.--Boucher de Molandon,
_Bulletin de la Société archéologique de l'Orléanais_, t. IV, p. 427,
et IX, p. 73.--Le même, _Première expédition de Jeanne d'Arc_, pp. 41
et suiv.--_Mistère du siège_, vers. 11480 et suiv.]

[Note 888: _Journal du siège_, p. 75.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 283.--_Chronique de l'établissement de la fête_, dans _Procès_, t.
V, p. 289.]

Cependant la Pucelle venait de s'apercevoir qu'elle était sur la rive
de Sologne et qu'on l'avait trompée en chemin. Elle en ressentait de
la douleur et de la colère. On l'avait trompée, cela était sûr. Mais
l'avait-on fait exprès? Avait-on voulu vraiment la tromper? On
rapporte qu'elle avait exprimé la volonté de passer par la Beauce, et
non par la Sologne, et qu'il lui avait été répondu: «Jeanne,
rassurez-vous; nous vous menons par la Beauce[889].» Est-ce possible?
Pourquoi les seigneurs se seraient-ils joués de la sorte d'une sainte
fille que le roi avait mise sous leur garde et qui inspirait déjà du
respect à la plupart d'entre eux? Certains, il est vrai, croyant
qu'elle se moquait, l'eussent volontiers moquée. Mais, si l'un de
ceux-là lui avait fait cette trufferie, de lui mettre la Sologne en
Beauce, comment ne se serait-il trouvé personne pour la désabuser?
Comment frère Pasquerel, son aumônier; comment son intendant,
l'honnête écuyer d'Aulon, se seraient-ils rendus complices de cette
grossière plaisanterie? Tout cela ne se comprend guère, et quand on y
songe, ce qui se comprend le moins, c'est que Jeanne eût expressément
demandé qu'on allât à Orléans par la Beauce. Puisqu'elle ignorait sa
route à ce point qu'en passant le pont de Blois elle ne se douta pas
qu'elle allait en Sologne, il y a peu d'apparence qu'elle se
représentât assez précisément l'assiette d'Orléans pour préférer y
entrer par le couchant ou par le midi. Une jeune fille qui seule
connaît la porte par laquelle on entrera dans la ville assiégée et à
qui de méchants capitaines font prendre un chemin pour un autre, cela
ressemble trop à un conte de ma mère l'oie. Jeanne ne se faisait pas
d'Orléans une idée plus claire que de Babylone. Il est vraisemblable
de supposer un malentendu. Elle n'avait parlé ni de Sologne ni de
Beauce. Ses Voix lui avaient dit que les Anglais ne bougeraient point.
Elles ne lui avaient point montré le portrait de la ville; elles ne
lui avaient donné ni plans ni cartes: les gens de guerre n'en usaient
point. Jeanne, sans doute, avait dit aux capitaines et aux prêtres ce
qu'elle devait bientôt répéter au Bâtard: «Je veux aller là où sont
Talbot et les Anglais.» Et les prêtres, les gens d'armes, avaient
répondu très sincèrement: «Jeanne, nous allons où sont Talbot et les
Anglais[890].» Ils avaient cru bien dire, puisque Talbot conduisait le
siège, et qu'on l'aurait, pour ainsi dire, devant soi, de quelque côté
qu'on approchât de la ville. Mais apparemment ils n'avaient pas bien
compris ce qu'avait dit la Pucelle, et la Pucelle n'avait pas bien
compris ce qu'ils avaient répondu. Car maintenant, de se voir séparée
de la ville par les eaux et les sables du fleuve, elle se montrait
irritée et dolente. Que pouvait-elle trouver de si fâcheux à cela?
Ceux qui l'approchèrent en ce moment ne le découvrirent pas, et
peut-être ses raisons ont-elles été méconnues parce qu'elles étaient
spirituelles et mystiques. Certes, elle n'estimait pas qu'on eût
commis une faute militaire en amenant par la Sologne les troupes et
les vivres. Elle ne connaissait point les chemins; elle ne pouvait
donc savoir quel était le meilleur. Des positions de l'ennemi, des
travaux d'attaque et des travaux de défense elle ignorait tout; elle
venait d'apprendre à l'instant sur quelle rive du fleuve la ville
était assise. Il fallait pourtant qu'elle crût avoir une grave raison
de se plaindre, car elle s'approcha du seigneur Bâtard et lui demanda
vivement:

[Note 889: _Chronique de la Pucelle_, p. 281.--_Procès_, t. III,
p. 78.]

[Note 890: _Procès_, t. III, pp. 5-6.]

--Est-ce vous qui êtes le Bâtard d'Orléans?

--C'est moi, réjoui de votre venue.

--Est-ce vous qui avez donné conseil que je vinsse ici, par ce côté de
la rivière, et que je ne vinsse pas droit là où sont Talbot et les
Anglais?

--Moi et de plus sages ont donné ce conseil, croyant faire pour le
mieux et le plus sûrement.

Mais Jeanne:

--En nom Dieu! le conseil de Messire est plus sûr et plus sage que le
vôtre. Vous avez cru me tromper et vous vous êtes trompés vous-mêmes.
Car je vous apporte un meilleur secours qu'il n'en vint oncques à
chevalier ou à cité, c'est le secours du Roi des cieux, lequel
secours procède de Dieu lui-même, qui, non vraiment pour l'amour de
moi, mais à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu
pitié de la ville d'Orléans et n'a pas voulu souffrir que les ennemis
eussent à la fois le corps du duc et sa ville[891].

[Note 891: _Procès_, t. III, p. 5.--_Chronique de la Pucelle_, p.
284.--Boucher de Molandon, _Première expédition de Jeanne d'Arc_, p.
49.]

On entend: ce qui la fâchait, c'était de n'avoir point été menée droit
devant Talbot et les Anglais. Elle venait d'apprendre que Talbot était
sur la rive droite avec son camp. Et, en parlant de Talbot et des
Anglais, elle entendait désigner seulement les Anglais qui étaient
avec Talbot, puisqu'en descendant au Val de Loire, près du guet de
Saint-Jean-le-Blanc, elle avait aperçu la bastille des Augustins et
les Tourelles du bout du pont et qu'elle ne pouvait pas douter qu'il
n'y eût aussi des Anglais sur la rive gauche. Il reste à savoir
pourquoi elle avait tant désiré se montrer tout d'abord à Talbot et à
ses Anglais et pourquoi maintenant elle était si marrie d'être séparée
de lui par la Loire. Jugeait-elle que le camp retranché de
Saint-Laurent-des-Orgerils, où commandaient Scales, Suffolk et Talbot,
devait être tout de suite attaqué? Elle n'avait pu se faire
d'elle-même cette idée, puisqu'elle ne connaissait pas les lieux, et
aucun homme d'armes n'avait pu lui mettre cette folie en tête,
d'attaquer un camp retranché en menant des boeufs et des chariots.
Elle n'avait pas songé non plus, comme on l'a dit tant de fois, à
forcer le passage entre la bastille Saint-Pouair à l'orée des bois,
puisqu'elle ignorait les bastilles et les forêts comme le reste. Et si
tel avait été son dessein, elle l'aurait dit clairement au Bâtard, car
elle savait se faire entendre, et même les bonnes gens trouvaient
qu'elle parlait bien. Quelle était donc sa pensée? Il n'est pas
impossible de la pénétrer, si l'on songe à ce que pouvait être en ce
moment la pensée d'une sainte, ou si seulement on se rappelle les
paroles et les actes par lesquels Jeanne avait annoncé et préparé sa
mission. Elle avait dit aux docteurs de Poitiers: «Le siège d'Orléans
sera levé et la ville affranchie de ses ennemis après que j'en aurai
fait sommation de par le Roi du ciel[892].» Elle avait mandé, de par
le Roi du ciel, à Scales, à Suffolk et à Talbot de lever le siège;
elle leur avait écrit qu'elle était toute prête à faire la paix et les
avait sommés de retourner en Angleterre. Maintenant elle demandait
réponse à Talbot, à Suffolk et à Scales. Puisque les Anglais ne lui
avaient point renvoyé son héraut, elle venait à eux, à leurs chefs,
comme un héraut de Messire; elle venait requérir qu'ils fissent paix.
Et s'ils ne voulaient faire paix, elle était prête à combattre. C'est
seulement après leur refus qu'elle serait assurée de vaincre, non par
raisons humaines, mais parce que son Conseil le lui avait promis.
Peut-être même, peut-être espérait-elle qu'en se montrant aux
capitaines anglais, son étendard à la main, accompagnée de madame
sainte Catherine, de madame sainte Marguerite et de monseigneur saint
Michel archange, elle les persuaderait de quitter la France; que,
tombant à genoux, Talbot obéirait, non certes à elle, mais à Celui qui
l'envoyait, et qu'ainsi elle ferait ce pourquoi elle était venue sans
que coulât une goutte de ce sang français qui lui était cher et sans
que les Anglais, dont elle avait pitié, perdissent ni leurs corps ni
leurs âmes. En tout cas, il fallait obéir à Dieu et pratiquer la
charité: la victoire était à ce prix. Et cette pieuse victoire qu'elle
apportait, cette victoire angélique, les chefs de son parti, par une
fausse prudence, la lui arrachaient des mains. Ils l'empêchaient
d'accomplir sa mission, de donner, peut-être, le signe promis et
l'entraînaient avec eux dans des entreprises moins sûres et moins
belles. De là sa douleur et sa colère.

[Note 892: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 68.--_Journal du
siège_, p. 48.]

Même après la déconvenue de son entrée, elle ne se croyait pas dispensée
d'offrir la paix aux ennemis, afin d'être agréable à Dieu[893]. Et
puisqu'elle ne pouvait aller tout de suite au camp de Talbot, elle
voulut se montrer devant le guet de Saint-Jean-le-Blanc[894].

[Note 893: Opinion de Martin Berruyer, dans Lanéry d'Arc,
_Mémoires et consultations_, chap. VII.]

[Note 894: _Procès_, t. III, pp. 78 et 214.]

Il n'y avait plus personne derrière les palissades. Mais, si elle y
était allée et si elle y avait trouvé des ennemis, elle leur aurait
d'abord offert la paix. La conduite qu'elle tint ensuite dans la ville
en est la preuve certaine. Elle ne venait pas mettre au service des
Orléanais des plans de campagne ou des ruses de guerre; sa part dans
l'oeuvre de la délivrance était plus haute et plus pure. Elle
apportait à des hommes faibles, malheureux, égoïstes et souffrants,
les invincibles forces de l'amour et de la foi, la vertu du sacrifice.

Monseigneur le Bâtard, qui regardait la mission de Jeanne comme
purement religieuse et qu'on aurait bien étonné en lui disant qu'il
devait consulter cette paysanne sur le fait de la guerre, fit mine de
ne point entendre les reproches qu'elle lui adressait et alla pourvoir
à ce que les opérations fussent exécutées conformément aux
dispositions prises.

Tout avait été soigneusement concerté et préparé, mais voici que
survenait une anicroche. Les chalands que les Orléanais devaient
envoyer à Chécy pour embarquer les vivres n'avaient pas encore
démarré[895]. Ils n'allaient qu'à la voile et, comme le vent soufflait
d'amont, ils ne pouvaient pas naviguer. On ne savait pas s'ils le
pourraient bientôt, et le temps était cher. Jeanne dit avec confiance
à ceux qui s'inquiétaient:

--Attendez un peu. Car, en nom Dieu, tout entrera dans la ville[896].

[Note 895: _Procès_, t. III, p. 78.--_Journal du siège_, pp.
74-75.--_Chronique de la fête_, dans _Procès_, t. V, p. 290.]

[Note 896: _Procès_, t. III, p. 105.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 284.]

Elle avait raison. Le vent tourna; on déploya la toile, et les
chalands remontèrent le fleuve sous une brise d'arrière qui les
poussait assez fort pour qu'un bateau en pût traîner deux ou trois à
sa remorque[897]. Ils passèrent sans encombre devant la bastille
Saint-Loup. Monseigneur le Bâtard monta dans un de ces bateaux avec
Nicole de Giresme, grand prieur de France en l'ordre de Rhodes, et la
flottille aborda au port de Chécy, où elle resta mouillée toute la
nuit[898]. Il fut décidé que l'armée de secours camperait cette nuit
au port du Bouchet afin de garder le convoi en aval, tandis qu'un
détachement se tiendrait vers les îles de Chécy pour veiller en amont,
et regarder du côté de Jargeau. La Pucelle, en compagnie de quelques
capitaines, avec un détachement de gens d'armes et de trait, suivit la
berge et arriva devant l'Île-aux-Bourdons[899].

[Note 897: Boucher de Molandon, _La délivrance d'Orléans et
l'institution de la fête du 8 mai, Chronique anonyme du XVe siècle_,
Orléans, 1883, in-8º, pp. 28, 29.]

[Note 898: _Procès_, t. III, p. 6.]

[Note 899: _Chronique de la fête_, dans _Procès_, t. V, p.
290.--Morosini, t. III, p. 23, note 5.--Boucher de Molandon, _Première
expédition de Jeanne d'Arc_, pp. 52-56.]

Les seigneurs qui avaient amené le convoi décidèrent qu'on partirait
tout de suite après le débarquement. L'armée, ayant fait sa besogne,
retournerait à Blois pour y prendre ce qui restait de vivres et de
munitions; car on n'avait pas tout emporté en une fois. Apprenant que
ces soldats, en compagnie desquels elle était venue, s'en allaient,
elle voulut partir avec eux, et après avoir tant demandé qu'on la
menât à Orléans, arrivée aux portes de la ville, elle ne pensait plus
qu'à s'en aller. Ainsi l'âme des mystiques tourne aux souffles de
l'Esprit; cette fois, comme toujours, Jeanne obéissait à des raisons
purement spirituelles. Elle ne voulait pas se séparer de ces gens
d'armes, parce qu'elle les croyait réconciliés avec Dieu, et qu'elle
n'était pas sûre d'en retrouver d'autres aussi contrits. Or, pour
elle, la victoire ou la défaite dépendaient uniquement de l'état de
grâce ou de péché où se trouvaient les combattants; les mener à
confesse, c'était tout son art militaire; elle n'avait point d'autre
science pour combattre derrière des murs ou en rase campagne.

--Quant à ce qui est d'entrer dans la ville, dit-elle, il me ferait
mal de laisser mes gens et ne le dois faire. Ils sont tous confessés
et, en leur compagnie, je ne craindrais pas toute la puissance des
Anglais[900].

[Note 900: _Procès_, t. III, p. 6.]

En fait, comme on le pense bien, confessés ou non, près d'elle ou loin
d'elle, ces soudards commettaient tous les péchés compatibles avec la
simplicité d'esprit; mais l'innocente n'en voyait rien; ouverts aux
choses invisibles, ses yeux étaient fermés aux choses sensibles.

Elle était soutenue dans sa résolution de retourner à Blois par les
capitaines qui l'avaient amenée et qui la voulaient emmener, alléguant
les ordres du roi. Comme elle portait chance, ils tenaient à la
garder. Monseigneur le Bâtard voyait au contraire de graves
inconvénients et même des dangers à ce qu'elle s'éloignât. Dans l'état
où il avait laissé les habitants d'Orléans, si on tardait à leur
montrer leur Pucelle, cris, menaces, émeutes, violences, mouvements de
fureur et de désespoir, tout était à craindre, même des massacres. Il
demanda en grâce aux capitaines de trouver bon, dans l'intérêt du roi,
que Jeanne entrât à Orléans, et il obtint, sans trop de peine, qu'ils
retournassent à Blois sans elle. Mais Jeanne ne se rendit pas si vite.
Il la supplia de se décider à passer la Loire. Elle refusa et fit une
telle résistance qu'il dut s'apercevoir qu'il n'est pas facile de
manier une sainte. Il fallut que l'un des chefs qui l'avaient amenée,
le sire de Rais ou le sire de Loré, joignît ses prières à celle du
Bâtard et lui dît:

--Allez-y sûrement, car nous vous promettons de retourner bientôt vers
vous[901].

[Note 901: _Procès_, t. III, p. 78.--_Chronique de la Pucelle_, p.
280.--_Chronique de la fête_, dans _Procès_, t. V, p. 285.--Boucher de
Molandon, _Première expédition de Jeanne d'Arc_, pp. 61-62.]

Enfin, quand elle sut que le frère Pasquerel partirait avec eux,
pensant que ses gens seraient bien confessés, elle consentit à
rester[902]. Elle passa la Loire avec ses frères, sa petite
compagnie, le Bâtard, le maréchal de Boussac, le capitaine La Hire, et
débarqua à Chécy qui était alors un très gros bourg, ayant deux
églises, un Hôtel-Dieu, une léproserie[903]. Elle fut reçue par un
riche bourgeois nommé Guy de Cailly, dans le manoir de Reuilly où elle
passa la nuit[904].

[Note 902: _Procès_, t. III, p. 105.--_Mistère du siège_, v.
11616.]

[Note 903: Boucher de Molandon, _Première expédition de Jeanne
d'Arc_, pp. 62 et 99, note XIV, et dans _Bulletin de la Société
archéologique de l'Orléanais_, t. IV, p. 429; t. IX, p. 73.]

[Note 904: _Journal du siège_, p. 75.--Ch. du Lys, _Traité
sommaire tant du nom et des armes que de la naissance et parenté de la
Pucelle d'Orléans et de ses frères_, Paris, 1628, in-4º, p. 50.--Abbé
Dubois, _Histoire du siège_, p. 344.--P. Mantellier, _Histoire du
siège_, p. 86.--Boucher de Molandon, _Première expédition de Jeanne
d'Arc_, p. 65, pièces justificatives, note XV.]

Le 29 au matin, les chalands qui avaient mouillé à Chécy traversèrent
la Loire, et les convoyeurs les chargèrent de vivres, de munitions et
de bétail[905]. La Loire était haute[906]. Les chalands purent dériver
à charge par le chenal navigable qui longeait la rive gauche. Les
oseraies et les bouleaux de l'Île-aux-Boeufs les cachaient aux Anglais
de la bastille Saint-Loup qui, d'ailleurs, avaient en ce moment
beaucoup à faire. La garnison de la ville, pour les distraire,
escarmouchait contre eux. On s'y battait assez rudement; il y avait
morts, blessés et prisonniers des deux partis et les Anglais perdaient
un étendard[907]. Les chalands passèrent à découvert sous le guet de
Saint-Jean-le-Blanc, qui était abandonné[908], tournèrent à tribord
entre l'Île-aux-Boeufs et l'îlette des Martinets, pour redescendre, en
côtoyant la rive droite, sous l'Île-aux-Toiles jusqu'à la Tour-Neuve,
dont le pied baignait dans la Loire, à l'angle sud-est de la ville.
Puis ils se mirent à l'abri dans les fossés de la porte de
Bourgogne[909].

[Note 905: _Journal du siège_, pp. 75-76.]

[Note 906: Boucher de Molandon, _Première expédition de Jeanne
d'Arc_, p. 68.]

[Note 907: _Chronique de la fête_, dans _Procès_, t. V, p. 290.]

[Note 908: _Journal du siège_, pp. 74, 75.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 69.--_Chronique de la Pucelle_, pp. 284-285.]

[Note 909: Boucher de Molandon, _Première expédition de Jeanne
d'Arc_, pp. 51 et suiv.]

Toute la journée, le manoir de Reuilly fut assiégé par une foule de
bourgeois orléanais qui, n'y pouvant tenir, étaient venus, au péril de
leur vie, voir la Pucelle promise. Elle quitta Chécy seulement à six
heures du soir. Les capitaines voulaient ne la faire entrer dans la
ville que la nuit tombée, de peur qu'on ne s'écrasât devant elle et
qu'il n'y eût de grands désordres[910]. Ils passèrent sans doute par
les larges vallées qui descendent au midi de Semoy, sur les confins
des paroisses de Saint-Marc et de Saint-Jean-de-Braye. Chemin faisant,
elle disait à ceux qui chevauchaient avec elle:

--Ne craignez rien. Il ne vous arrivera aucun mal[911].

[Note 910: _Journal du siège_, p. 75.]

[Note 911: _Ibid._, p. 76.]

En fait, le passage n'était dangereux qu'aux piétons. Les gens de
cheval ne risquaient guère d'être poursuivis par les Anglais, qui,
dans leurs bastilles, manquaient de chevaux.

Ce vendredi 29 avril, elle entra de nuit dans Orléans par la porte de
Bourgogne; elle était armée de toutes pièces, et montée sur un cheval
blanc[912]. Un cheval blanc était la monture des hérauts d'armes et
des archanges[913]. Le Bâtard l'avait placée à sa droite. Elle faisait
porter devant elle son étendard, sur lequel on voyait deux anges
tenant chacun à la main une fleur de lis, et son pennon avec l'image
de la Salutation angélique. Puis venaient le maréchal de Boussac, Guy
de Cailly, Pierre et Jean d'Arc, Jean de Metz et Bertrand de Poulengy,
le sire d'Aulon, les seigneurs, capitaines, écuyers, gens de guerre et
citoyens qui étaient allés au-devant d'elle à Reuilly[914]. À sa
rencontre, se pressaient les bourgeois et les bourgeoises d'Orléans,
portant des torches et montrant autant de joie que s'ils eussent vu
Dieu lui-même descendre dans leur ville[915]. Ils avaient souffert de
grands maux et craint de n'être point secourus, mais déjà ils se
sentaient réconfortés et comme désassiégés par la vertu divine qu'on
leur avait dit être en cette pucelle. Ils la regardaient avec un pieux
amour. Hommes, femmes, enfants se précipitaient, s'étouffaient pour
la toucher, elle et son cheval blanc, comme on touche les reliques des
saints. Dans cette presse une torche mit le feu au pennon. Ce que
voyant, la Pucelle donna de l'éperon et allongea le pas jusqu'à la
flamme qu'elle éteignit avec une adresse qui parut merveilleuse; car
tout en elle émerveillait[916]. Gens d'armes et bourgeois ravis
l'accompagnèrent en foule, par la ville, à l'église Sainte-Croix, où
premièrement elle alla rendre grâces à Dieu, puis à l'hôtel de Jacques
Boucher, où son logis était préparé[917].

[Note 912: _Journal du siège_, pp. 76-77.]

[Note 913: Et maintenant encore les trompettes montent des chevaux
blancs (_Histoire de Jeanne d'Arc_, par Lebrun de Charmettes, 1817,
in-8º, t. II, p. 21).]

[Note 914: _Procès_, t. III, p. 7.--_Journal du siège_, p.
76.--_Chronique de la Pucelle_, p. 287.--Jean Chartier, _Chronique_,
t. I, p. 72.--Morosini, t. III, pp. 28-30.]

[Note 915: _Procès_, t. III, p. 24.]

[Note 916: _Journal du siège_, p. 77.]

[Note 917: _Chronique de l'établissement de la fête_, p. 28.]

Jacques, ou comme on disait, Jacquet Boucher, depuis plusieurs années
trésorier du duc d'Orléans, était très riche homme et avait épousé la
fille d'un des plus notables bourgeois de la cité[918]. Demeuré dans
sa ville durant tout le siège, il contribuait à la dépense, faisait
des dons de blé, d'avoine et de vin, avançait des deniers pour achats
de poudre et d'armes. La garde des remparts appartenant aux bourgeois,
Jacques Boucher avait charge de tenir en état de défense la porte
Renart où il demeurait et qui se trouvait la plus exposée aux attaques
des Anglais. Son hôtel, un des plus beaux et des plus grands de la
ville, autrefois habité par une famille Regnart ou Renart qui avait
donné son nom à la porte, était situé dans la rue des Talmeliers, tout
proche l'enceinte. Les capitaines y tenaient conseil, quand ils ne se
réunissaient pas dans l'hôtel du chancelier Guillaume Cousinot, rue de
la Rose[919]. Le logis de Jacques Boucher était sans doute bien garni
de vaisselle d'argent et de tapisseries historiées. Dans une des
salles, il y avait, paraît-il, une peinture représentant trois femmes
et portant cette inscription: _Justice, Paix, Union_[920].

[Note 918: _Procès_, t. I, p. 101; t. III, pp. 34, 68, 124 et
suiv.; p. 211.--_Chronique de la Pucelle_, p. 285.--Boucher de
Molandon, _Jacques Boucher, sieur de Guilleville, trésorier général du
district d'Orléans..._, dans _Mémoires de la Société archéologique de
l'Orléanais_, t. XXII, 1889, p. 373.--Boucher de Molandon, _Première
expédition de Jeanne d'Arc_, p. 101, note XVI; pièces justificatives,
p. 108.]

[Note 919: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 73.--_Chronique de
la Pucelle_, éd. Vallet de Viriville, p. 20 [Notice sur G. Cousinot le
Chancelier]; Cf. _Nouvelle Biographie générale_.--Vallet de Viriville,
_Essais critiques sur les historiens originaux du règne de Charles
VII_, dans _Bibliothèque de l'École des Chartes_, 1857, 4e série, t.
III, pp. 11-14; 105-111.]

[Note 920: _Procès_, t. I, p. 101; t. III, pp. 68, 124 et suiv.;
t. IV, pp. 153, 219, 227.--_Journal du siège_, pp. 77, 78.--Boucher de
Molandon, _Première expédition de Jeanne d'Arc_, pp. 69, 101, note
XVI.]

La Pucelle fut reçue en cette maison avec ses deux frères, les deux
compagnons qui l'avaient amenée au roi et leurs valets. Elle s'y fit
désarmer[921]. La femme et la fille de Jacques Boucher passèrent la
nuit avec elle. Jeanne partagea le lit de l'enfant, qui avait neuf ans
et se nommait Charlotte, du nom du duc Charles, que servait son
père[922]. C'était l'usage alors que l'hôte partageât son lit avec
son hôte, l'hôtesse avec son hôtesse. La civilité le voulait; les rois
n'y manquaient pas plus que les bourgeois. On enseignait aux enfants
comment il fallait se comporter avec son compagnon de lit, tenir sa
juste place, ne pas bouger et dormir la bouche fermée[923].

[Note 921: G. Lefèvre-Pontalis (_Chronique d'Antonio Morosini_, t.
III, p. 101, note) reconnaît dans la _Chronique de la Pucelle_ (XLIV,
p. 285) un mauvais emploi d'un trait cité par Dunois dans sa
déposition et qu'il faut laisser à la date du 7 mai où Dunois l'a
placé (_Procès_, t. III, p. 9).]

[Note 922: _Procès_, t. III, pp. 34, 68.]

[Note 923: Franklin, _La vie privée d'autrefois_, t. II et XIX,
_passim_.--H. Havard, _Dictionnaire de l'ameublement_, au mot: _lit_.]

Ainsi l'argentier ducal accueillit la Pucelle en son hôtel et
l'hébergea aux frais de la ville. Les chevaux de Jeanne furent mis
dans l'écurie d'un bourgeois nommé Jean Pillas. Quant aux frères
d'Arc, ils ne demeurèrent point avec leur soeur, mais logèrent en
l'hôtel de Thévenin Villedart. La ville les défraya de tout, leur
fournit notamment les souliers et les houseaux dont ils avaient besoin
et leur fit don de quelques écus d'or. Trois compagnons de la Pucelle,
fort dénués, qui la vinrent trouver à Orléans, reçurent de quoi
manger[924].

[Note 924: Comptes de forteresse, dans _Procès_, t. V, pp. 259,
260.]

Le lendemain, 30 avril, les milices orléanaises furent debout au petit
jour. Depuis la veille au soir tout était renversé dans la ville; la
révolte, longtemps contenue, éclatait. Les bourgeois, qui, dès le mois
de février, avaient pris la chevalerie en défiance et en haine, la
secouaient enfin et la brisaient[925]. Il n'y avait plus ni lieutenant
du roi, ni gouverneur, ni seigneurs, ni chefs de guerre; il n'y avait
plus qu'un pouvoir et qu'une force: la Pucelle. La Pucelle était
capitaine de la commune. Cette fillette, cette pastoure, cette
béguine que les nobles amenaient pour qu'elle leur portât bonheur,
leur causait le plus grand dommage qu'ils pussent éprouver; elle les
réduisait à rien. Dès la matinée du 30, ils eurent tout lieu de
s'apercevoir que la révolution bourgeoise était accomplie. Les milices
attendaient la Pucelle pour la mettre à leur tête et marcher tout de
suite avec elle contre les Godons. Les capitaines essayèrent de leur
faire comprendre qu'il fallait attendre l'armée de Blois et les gens
du maréchal de Boussac qui étaient partis, la nuit, à la rencontre de
cette armée. Les bourgeois en armes ne voulaient rien entendre et
réclamaient à grands cris la Pucelle. Elle ne parut point. Monseigneur
le Bâtard, qui avait la langue dorée, lui avait conseillé de ne se pas
montrer[926]. Ce fut le dernier avantage que les chefs prirent sur
elle. Encore, en paraissant leur céder, n'avait-elle, cette fois,
comme les autres, agi qu'à sa volonté. Quant aux bourgeois, avec ou
sans la Pucelle, ils voulaient se battre. Le Bâtard ne put les en
empêcher. Ils sortirent, accompagnés par les Gascons du capitaine La
Hire et les gens de messire Florent d'Illiers; ils attaquèrent
courageusement la bastille Saint-Pouair, que les Anglais nommaient
Paris et qui se dressait à quatre cents toises des murs; ils
culbutèrent le poste avancé et approchèrent la bastille de si près
qu'on leur apportait déjà de la ville des fagots et de la paille pour
incendier les barrières. Mais les Anglais, au cri de Saint-Georges,
sortirent en bon ordre et, après un rude et sanglant combat,
repoussèrent l'attaque des bourgeois et des routiers[927].

[Note 925: _Journal du siège_, pp. 43-44.]

[Note 926: _Procès_, t. III, pp. 7 et 211.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 287.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, pp. 74-75.]

[Note 927: _Journal du siège_, p. 78.--_Chronique de la fête_,
dans _Procès_, t. V, pp. 291-292.--Lettre écrite d'Allemagne dans
_Procès_, t. V, p. 347.]

La Pucelle n'en avait rien su. Venue de Dieu sur son cheval blanc, en
messagère armée et pacifique, elle n'estimait ni juste ni pieux de
combattre les Anglais avant qu'ils eussent refusé ses offres de paix.
Ce jour, comme la veille, tout son désir était d'aller saintement vers
Talbot. Elle demanda nouvelle de sa lettre et apprit que les
capitaines anglais n'en avaient tenu nul compte et qu'ils avaient
gardé son héraut Guyenne[928]. Voici ce qui était arrivé.

[Note 928: _Procès_, t. III, pp. 27, 108.--_Journal du siège_, p.
79.]

Cette lettre, que le Bâtard trouvait faite de paroles bien simples,
produisit sur les Anglais un effet prodigieux. Elle les remplit de
fureur et d'épouvante. Ils retinrent le héraut qui l'avait portée, et,
bien que la coutume et l'usage fussent de respecter la personne de ces
officiers, alléguant que le messager de la sorcière ne pouvait être
qu'un hérétique, ils le firent mettre aux fers et, après une manière
de procès, le condamnèrent au feu comme complice de l'abuseresse[929].
Même, ils dressèrent le poteau où il devait être lié. Toutefois,
avant d'exécuter la sentence, ils jugèrent bon de consulter
l'Université de Paris, comme l'évêque de Beauvais devait la consulter,
en pareille matière, dix-huit mois plus tard[930]. La peur les rendait
méchants. Ces malheureux, que l'on traitait de diables, craignaient
les diables. Ils soupçonnaient les Français à l'esprit subtil d'être
nécromanciens et sorciers, et disaient que les Armagnacs avaient fait
mourir le grand roi Henri V par des vers magiques. Redoutant que leurs
ennemis n'usassent contre eux de sortilèges et d'enchantements, ils
portaient sur eux, pour se préserver de tout mal des bandes de
parchemin couvertes de formules conjuratoires qu'on nommait des
«periapts»[931]. Le plus efficace, de ces amulettes, était le premier
chapitre de l'évangile de saint Jean. À cette époque, les étoiles les
menaçaient et les mathématiciens lisaient dans le ciel leur ruine
prochaine. Leur défunt roi Henri V avait, du temps qu'il étudiait à
Oxford, appris les règles de la divination par les astres. Il gardait
dans ses coffres pour son usage particulier deux astrolabes, l'un
d'argent et l'autre d'or. Quand sa femme, Catherine de France, fut
près d'accoucher, il opéra lui-même «l'élection à la fois sidérale et
topique», relative à la venue de l'enfant dans le monde. Et, comme
d'ailleurs une prophétie courait l'Angleterre[932], disant que Windsor
perdrait ce que Monmouth avait gagné, il défendit à la reine de faire
ses couches à Windsor. Mais on ne peut détourner la destinée. L'enfant
royal naquit à Windsor. Son père était en France quand il en apprit la
nouvelle; il en conçut de funestes présages et fit venir Jean Halbourd
de Troyes, ministre général des trinitaires ou mathurins, «excellent
en astrologie», qui, ayant dressé le thème de nativité, ne put que
confirmer le roi dans ses noirs pressentiments[933]. Et voici que les
temps étaient venus. Windsor régnait; il fallait s'attendre à tout
perdre. Merlin l'avait prédit, qu'une vierge les devait bouter hors de
France et de tout point les défaire. Quand vint la Pucelle, ils
pâlirent d'effroi; capitaines et soldats perdirent tout courage[934].
Tels qui n'avaient peur d'homme au monde tremblaient devant cette
fille, la tenant pour sorcière. C'eût été trop leur demander que de la
tenir pour sainte et envoyée du Ciel. Il suffisait qu'ils la prissent
pour une magicienne très savante[935]. À ceux qu'elle venait secourir,
elle semblait une fille de Dieu; à ceux qu'elle venait détruire, elle
apparaissait comme un monstre horrible en forme de femme. Ce double
aspect fit toute sa force: angélique pour les Français et diabolique
pour les Anglais, elle se montrait aux uns et aux autres invincible et
surnaturelle.

[Note 929: _Chronique de la Pucelle_, p. 284.--_Procès_, t. III,
p. 26.]

[Note 930: Martial de Paris, dit d'Auvergne, _Vigiles de Charles
VII_, éd. Coustelier, 1724, t. I, p. 98.]

[Note 931: La Curne, au mot: _Periapt_.--Shakespeare, _Henry VI_,
première partie, scène XXIV.]

[Note 932: Shakespeare, _Henry VI_, première partie, scène XI.]

[Note 933: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I,
p. 306.--Carlier, _Histoire du Valois_, t. II, p. 442.]

[Note 934: Jarry, _Le compte de l'armée anglaise_, p. 61.]

[Note 935: Shakespeare, _Henry VI_, première partie, scène I.]

Dans la soirée du 30, elle envoya au camp de
Saint-Laurent-des-Orgerils son héraut Ambleville pour réclamer
Guyenne, qui avait porté la lettre de Blois et qui n'était pas revenu.
Ambleville avait aussi mission de dire à sir John Talbot, au comte de
Suffolk et au seigneur de Scales, que de la part de Dieu, la Pucelle
les sommait de partir et d'aller en Angleterre; autrement que mal leur
adviendrait. Les Anglais renvoyèrent Ambleville avec un mauvais
message.

--Les Anglais, dit-il à la Pucelle, gardent mon compagnon pour le
brûler.

Elle répondit:

--En nom Dieu, ils ne lui feront nul mal.

Et elle ordonna à Ambleville de retourner[936].

[Note 936: _Procès_, t. III, p. 26.--_Journal du siège_, p.
79.--_Chronique de la Pucelle_, pp. 285-286.]

Elle était indignée, et sans doute grandement déçue. Certes elle
n'avait point prévu que Talbot et les chefs du siège feraient un tel
accueil à une lettre inspirée par mesdames sainte Catherine et sainte
Marguerite et par monseigneur saint Michel; mais elle avait tant de
charité au coeur, qu'elle voulut offrir encore la paix aux Anglais.
Dans son innocence, elle ne pouvait croire que les avertissements
qu'elle donnait de par Dieu ne fussent point enfin entendus.
D'ailleurs, quoi qu'il en dût advenir, elle voulait faire son devoir
jusqu'au bout. Elle sortit à la nuit par la porte du Pont et alla
jusqu'au boulevard de la Belle-Croix. Il n'était pas rare qu'on
s'interpellât d'un parti à l'autre. La Belle-Croix était à portée de
voix des Tourelles. La Pucelle monta sur la barrière et cria aux
Anglais:

--Rendez-vous, de par Dieu, vos vies sauves seulement.

Mais ceux de la garnison et le capitaine William Glasdall lui-même lui
crachèrent de basses injures et d'horribles menaces.

--Vachère! Si nous te tenons jamais, nous te ferons brûler.

Elle leur répondit qu'ils mentaient. Mais ils étaient sérieux et
sincères; ils croyaient fermement que cette fille armait contre eux
des légions de diables[937].

[Note 937: _Procès_, t. III, p. 108.--_Journal d'un bourgeois de
Paris_, p. 237.--_Journal du siège_, p. 79.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 290.]

Le dimanche 1er mai, monseigneur le Bâtard alla au-devant de l'armée
de Blois[938]. Il connaissait le pays; actif et prudent, il tenait à
surveiller l'entrée de ce convoi comme il avait surveillé l'entrée de
l'autre. Il partit avec une petite escorte. Adroitement, pour flatter
les Orléanais dans leur amour et leur piété, pour se mettre, autant
dire, sous la sauvegarde de leur sainte, ne se risquant point à
l'emmener elle-même, il emmena du moins quelqu'un à elle, son
intendant, le sire Jean d'Aulon[939]. Il saisissait la première
occasion de montrer son bon vouloir à l'endroit de la Pucelle, sentant
que désormais on ne pouvait rien faire qu'avec elle et sous son ombre.

[Note 938: _Procès_, t. III, p. 7.--_Journal du siège_, p. 79.]

[Note 939: _Procès_, t. III, p. 211.]

La ferveur des citoyens ne tiédissait point. Ce jour encore, dans le
grand désir de voir la sainte, ils se pressèrent en foule devant
l'hôtel de Jacques Boucher avec autant de violence que les pèlerins du
Puy dans le sanctuaire de la Vierge noire. On craignit que les portes
ne fussent enfoncées. Le cri d'un peuple montait vers elle. C'est
alors qu'elle se montra bonne, sage, égale à sa mission et vraiment
née pour le salut de tous. Ce peuple fou, en l'absence des capitaines
et des hommes d'armes, n'attendait qu'un signe d'elle pour courir
tumultueusement aux bastilles, s'y briser, s'y meurtrir. Ce signe,
malgré les visions guerrières qui l'obsédaient, elle ne le fit pas.
Tout enfant qu'elle était et ignorante des choses de la guerre et de
toute chose humaine, elle trouva en elle le sentiment et la force
d'éviter le désastre. Elle mena cette foule d'hommes, non point aux
bastilles anglaises, mais aux lieux saints de la cité. Elle
chevauchait par les rues, accompagnée de plusieurs chevaliers et
écuyers; la foule des hommes et des femmes se jetait sur son passage
et ne pouvait se rassasier de la voir. On s'émerveillait de ce qu'elle
pût se tenir à cheval de si noble façon, comme elle faisait, et se
comporter en toutes ses manières ainsi qu'un homme d'armes, et l'on se
serait écrié que c'était un vrai saint Georges, si l'on n'eût eu
soupçon que monsieur saint Georges s'était tourné Anglais[940].

[Note 940: _Journal du siège_, p. 80--P. Mantellier, _Histoire du
siège_, pp. 92-95.]

Ce dimanche, elle alla, pour la deuxième fois, offrir la paix aux
ennemis du royaume. Elle sortit par la porte Renart et s'avança sur la
route de Blois, dans le faubourg incendié, vers la bastille anglaise
qui, ceinte d'un double fossé, s'élevait sur un coteau, au carrefour
nommé la croix Boissée ou Buissée, parce que les Orléanais y avaient
dressé une croix que, chaque année, ils ornaient de buis bénit, le jour
de Pâques fleuries. Elle voulait sans doute atteindre cette bastille et,
peut-être, se rendre au camp de Saint-Laurent-des-Orgerils qui
s'étendait entre la croix Boissée et la Loire et où étaient, comme elle
avait dit, Talbot et les Anglais. Car elle ne désespérait pas encore de
se faire entendre des chefs du siège. Mais au pied du coteau, en un lieu
dit la Croix-Morin, elle rencontra des Godons qui gardaient le passage.
Là, gravement, religieusement, saintement, elle les somma de se retirer
devant les armées du Seigneur.

--Rendez-vous, la vie sauve tant seulement. Retournez de par Dieu en
Angleterre. Si non, je ferai que vous serez affligés[941].

[Note 941: _Ibid._, p. 80.]

Ces gens d'armes lui répondirent, ainsi qu'avaient fait ceux des
Tourelles, par des paroles injurieuses. L'un d'eux, le bâtard de
Granville, lui cria:

--Veux-tu donc que nous nous rendions à une femme?

Ils appelèrent les Français qui étaient avec elle maquereaux et
mécréants, pour leur faire honte d'accompagner une ribaude et une
sorcière. Mais soit qu'ils crussent que ses charmes la rendaient
invulnérable, soit qu'ils tinssent pour honteux de férir quiconque
portait un message, pas plus cette fois que les autres ils ne tirèrent
sur elle[942].

[Note 942: _Procès_, t. III, p. 68.--_Journal du siège_, p. 79.]

Ce dimanche, Jacquet le Prestre, varlet de la ville, offrit le vin à
la Pucelle[943]. Les procureurs et les citoyens ne savaient mieux
faire pour honorer celle qu'ils regardaient comme leur capitaine.
Ainsi en usaient-ils avec les seigneurs, les rois et les reines qu'ils
recevaient dans leurs murailles. Le vin était alors grandement estimé
pour sa noblesse et sa bienfaisance. Jeanne, en formant un souhait,
disait volontiers: «Dussé-je ne pas boire de vin d'ici à
Pâques[944]!...» Mais de fait, elle ne buvait point de vin pur et
mangeait peu[945].

[Note 943: Extraits des comptes de forteresse, dans _Procès_, t.
V, p. 259.]

[Note 944: _Procès_, t. I, p. 64.]

[Note 945: _Procès_, t. III, pp. 9, 15, 18, 22, 60; t. V, p.
120.--_Chronique de la Pucelle_, p. 285.--Morosini, p. 101.--_Relation
du greffier de La Rochelle_, p. 337.]

Durant ces jours d'attente, la Pucelle ne se reposa pas un moment. Le
lundi 2 mai, elle monta à cheval et alla aux champs pour voir les
bastilles anglaises. Le peuple la suivit en masse, sans crainte,
joyeux d'être près d'elle. Et quand elle eut regardé tout à son aise,
elle rentra dans la ville et se rendit à l'église cathédrale où elle
entendit les vêpres[946].

[Note 946: _Journal du siège_, p. 80.--P. Mantellier, _Histoire du
siège_, p. 95.]

Le lendemain, 3 mai, jour de l'invention de la sainte Croix, qui était
la fête de la cathédrale, elle suivit la procession avec les
procureurs et les habitants. Là, maître Jean de Macon, chantre de la
cathédrale[947], l'aborda en ces termes:

--Ma fille, êtes-vous venue pour lever le siège?

[Note 947: Charles Cuissard, _Notes chronologiques sur Jean de
Macon_, dans _Mémoires de la Société archéologique de l'Orléanais_, t.
XI, 1897, pp. 529, 545.]

Elle répondit:

--En nom Dieu, oui[948]!

[Note 948: _Chronique de la fête_, dans _Procès_, t. V, p.
291.--Lottin, _Recherches_, t. I, p. 30.]

Les Orléanais croyaient tous que les Anglais étaient innombrables
autour de la ville comme les étoiles dans le ciel; le notaire
Guillaume Girault n'attendait plus qu'un miracle[949]; Jean Luillier,
marchand drapier[950] de son état, estimait impossible que les
concitoyens pussent tenir longtemps contre des ennemis à ce point
plus forts qu'eux[951]. Messire Jean de Macon s'effrayait
pareillement de la puissance et de la multitude des Godons.

[Note 949: Note de Guill. Girault, notaire, dans _Procès_, t. IV,
p. 282.--_Journal du siège_, p. 135.]

[Note 950: _Procès_, t. V, pp. 112-113.]

[Note 951: _Procès_, t. III, p. 23.]

--Ma fille, dit-il à la Pucelle, ils sont forts et bien fortifiés, et
ce sera une grande affaire que de les mettre dehors[952].

[Note 952: _Chronique de la fête_, dans _Procès_, t. V, p. 291.]

Si le notaire Guillaume Girault, si le drapier Jean Luillier, si
messire Jean de Macon, au lieu de nourrir des imaginations tristes,
avaient fait le compte des assiégés et des assiégeants, ils auraient
reconnu que ceux-ci étaient moins nombreux que ceux-là, et que l'armée
de Scales, de Suffolk, de Talbot, semblait maigre et chétive au regard
des armées que le roi Henri V avait jadis menées aux grands sièges;
ils se seraient aperçus, en y regardant un peu, que les bastilles
horrifiquement nommées Londres et Paris n'étaient capables d'arrêter
au passage ni blé, ni boeufs, ni pourceaux, ni gens d'armes, que des
marchands avec leurs bestiaux insultaient chaque jour ces gigantesques
mannequins; et qu'enfin les affaires des Orléanais étaient pour
l'heure en meilleur état que celles des Anglais. Mais ils n'avaient
rien observé par eux-mêmes et ils s'en tenaient au sens commun, qui
est rarement le sens du juste et du vrai. La Pucelle n'entra pas dans
les fausses raisons de messire Jean de Macon. Des Anglais, elle n'en
savait pas plus que lui; cependant, comme elle était une sainte, elle
répondit avec tranquillité:

--Il n'est rien d'impossible à la puissance de Dieu[953].

[Note 953: _Procès_, t. III, p. 23.]

Et maître Jean de Macon l'approuva de penser ainsi.

       *       *       *       *       *

Ce qui rendait la situation trouble, dangereuse, effrayante, c'est que
les bourgeois se croyaient trahis. Ils se rappelaient le comte de
Clermont, l'homme des Harengs, et ils soupçonnaient les gens du roi de
les abandonner encore; ils se voyaient, après avoir tant fait et tant
payé, livrés aux Anglais. Cette idée les rendait fous[954]. Le bruit
courait que le maréchal de Boussac, parti avec monseigneur le Bâtard
au-devant du second convoi de vivres, et qui devait revenir le mardi
3, ne reviendrait pas. On disait que le chancelier de France voulait
licencier l'armée. C'était absurde: le Conseil du roi et celui de la
reine de Sicile faisaient au contraire de vigoureux efforts pour
délivrer la cité; mais de longues souffrances et un horrible danger
troublaient les esprits. On craignait aussi plus raisonnablement qu'il
n'arrivât malheur en chemin à ceux de Blois, comme il était arrivé aux
autres, à Rouvray. Les inquiétudes des bourgeois envahirent les
compagnons de la Pucelle. Un des meilleurs d'entre eux, le sire
d'Aulon, son intendant, lui laissa voir ses craintes: elle n'en fut
point effleurée. Elle répondit avec la tranquillité radieuse des
illuminées:

--Le maréchal viendra. Et je sais bien qu'il ne lui arrivera aucun
mal[955].

[Note 954: _Journal du siège_, pp. 51-52.]

[Note 955: _Procès_, t. III, p. 79.--_Chronique de la Pucelle_, p.
286.--P. Mantellier, _Histoire du siège_, p. 85.]

Ce jour-là, on vit entrer les petites garnisons de Gien, de
Château-Regnard et de Montargis[956]. Mais l'armée de Blois ne vint
point. Le lendemain au petit jour, elle fut signalée dans la plaine de
Beauce. Et, en effet, le sire de Rais, ramené par le maréchal de
Boussac et monseigneur le Bâtard, longeait avec ses hommes d'armes la
forêt d'Orléans[957]. Les bourgeois, à cette nouvelle, durent tous
s'écrier que la Pucelle avait eu raison de vouloir passer au nez de
Talbot, puisque maintenant les capitaines suivaient le chemin qu'elle
avait indiqué. En fait il en était un peu autrement qu'on ne croyait.
Une partie seulement de l'armée de Blois s'était risquée à forcer le
passage entre les bastilles de l'ouest: le convoi avec son escorte
venait, comme l'autre, par la Sologne et devait entrer par eau dans la
ville, et l'on avait raisonnablement maintenu, pour débarquer les
vivres, les dispositions qui s'étaient à l'usage trouvées excellentes
une première fois[958].

[Note 956: _Journal du siège_, p. 81.]

[Note 957: _Chronique de la Pucelle_, p. 287.--_Journal du siège_,
p. 81.--Abbé Dubois, _Histoire du siège_, dissertation IX.--Lottin,
_Recherches_, t. I, p. 205.--Loiseleur, _Comptes des dépenses_, ch.
VII.]

[Note 958: Le 4 mai, comme le 29 avril, les blés descendirent par
la Loire. En effet, on trouve dans un mandement de paiement mention
des «nottoniers qui amenèrent les blés qui furent amenés de Blois le
iiije jour de may» (Boucher de Molandon, _Première expédition de
Jeanne d'Arc_, pp. 58-59).]

Le capitaine La Hire et plusieurs chefs demeurés dans la ville
allèrent avec cinq cents combattants au-devant du sire de Rais, du
maréchal de Boussac et du Bâtard. La Pucelle monta à cheval et partit
avec eux. Ils traversèrent les lignes anglaises vers Saint-Ladre et,
ayant rencontré l'armée un peu au delà, ils retournèrent à la ville de
compagnie. Les prêtres, et parmi eux le frère Pasquerel, portant la
bannière, passèrent les premiers sous la bastille de Paris, en
chantant des psaumes[959].

[Note 959: _Procès_, t. III, pp. 105, 211.]

Jeanne dîna dans l'hôtel de Jacques Boucher avec son intendant Jean
d'Aulon. Quand on eut retiré la nappe, le Bâtard étant venu chez le
trésorier, causa un moment avec elle, gracieux et courtois, mais ne
disant que ce qu'il voulait dire.

--J'ai su de vrai, fit-il, par gens dignes de foi, que Falstolf doit
venir bientôt vers les Anglais qui font le siège, pour les renforcer
et les ravitailler, et qu'il est déjà à Janville.

Jeanne, à cette nouvelle, montra une grande joie et dit en riant:

--Bâtard, Bâtard, en nom Dieu, je te commande que sitôt que tu sauras
la venue de Falstolf, tu me le fasses savoir. Car, s'il passe sans que
je le sache, je te promets que je te ferai ôter la tête.

Sans paraître fâché de ce badinage un peu rude, il lui répondit
qu'elle n'eût crainte, qu'il le lui ferait bien savoir[960].

[Note 960: _Procès_, t. III, p. 212.]

Sir John Falstolf était déjà signalé le 26 avril. C'est surtout pour
ne pas le rencontrer qu'on avait passé par la Sologne. Il se peut
qu'on l'eût encore signalé le 4 mai, sans plus de raison. Mais le
Bâtard savait autre chose. Le blé du second convoi était, comme celui
du premier, descendu par le fleuve; on avait décidé en conseil que les
capitaines attaqueraient dans l'après-dînée la bastille Saint-Loup,
pour opérer une diversion, ainsi qu'on avait fait le 29 avril[961].
L'attaque était déjà commencée. De cela le Bâtard ne souffla mot à la
Pucelle. Il lui apparaissait qu'elle était la seule puissance debout
dans la ville, mais il croyait que dans la guerre, elle ne dût vaquer
qu'au spirituel[962].

[Note 961: _Ibid._, t. III, p. 212.--_Journal du siège_, p. 78.]

[Note 962: _Chronique de la Pucelle_, p. 288.]

Après qu'il se fut retiré, Jeanne, fatiguée de sa chevauchée matinale,
se mit sur son lit avec son hôtesse pour dormir un peu. Le sire Jean
d'Aulon, qui était fort las, s'étendit sur une couchette, dans la même
chambre, pensant prendre le repos dont il avait besoin. Mais à peine
s'était-il endormi que la Pucelle sauta du lit et l'éveilla à grand
bruit. Il lui demanda ce qu'elle voulait.

--En nom Dieu! répondit-elle tout agitée, mon Conseil m'a dit que
j'allasse contre les Anglais, mais je ne sais si je dois aller à
leurs bastilles ou contre Falstolf, qui les doit ravitailler[963].

[Note 963: _Procès_, t. III, pp. 212-213.]

Elle avait rêvé et assisté en songe à ce qu'elle appelait son Conseil,
c'est-à-dire à la venue des saintes. Elle avait entendu, dans son
rêve, madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite. Il était
arrivé cette fois ce qui arrivait toujours. Les saintes ne lui avaient
dit que ce qu'elle savait elle-même; elles ne lui avaient rien révélé
de ce qu'elle avait besoin d'apprendre, elles ne l'avaient pas avertie
qu'en ce moment même les Français attaquaient la bastille Saint-Loup
et souffraient grand dommage. Et elles s'en étaient allées, les
bienheureuses, la laissant dans l'erreur et l'ignorance de ce qui
était, dans l'incertitude de ce qu'il fallait faire. Ce n'était pas le
bon sire d'Aulon qui pouvait la tirer d'embarras. On ne l'appelait
pas, lui non plus, aux conseils des capitaines. Il ne lui répondit
rien, et se mit à l'armer le plus vite qu'il put. Il avait déjà
commencé, quand ils entendirent une grande rumeur et des cris qui
montaient de la rue. Ils apprirent des passants qu'on se battait du
côté de Saint-Loup et que les ennemis faisaient beaucoup de mal aux
Français. Jean d'Aulon, sans en demander davantage, alla tout de suite
se faire armer par son écuyer. Presque en même temps Jeanne descendit
et demanda:

--Où sont ceux qui me doivent armer? Le sang de nos gens coule[964].

[Note 964: _Procès_, t. III, p. 106.]

Elle trouva dans la rue frère Pasquerel, son chapelain, avec quelques
prêtres, et son page Mugot, à qui elle cria:

--Ha! sanglant garçon, vous ne me disiez pas que le sang de France fût
répandu!... En nom Dieu, nos gens ont fort affaire[965].

[Note 965: _Ibid._, t. III, p. 68.]

Elle lui commanda d'amener son cheval et acheva de se faire armer par
la femme et la fille de son hôte. Le page, à son retour, la trouva
tout équipée. Elle l'envoya chercher son étendard, qui était resté
dans sa chambre. Il le lui passa par la fenêtre. Elle le prit et lança
son cheval sur la grand'rue, vers la porte de Bourgogne, d'un tel pas,
que le feu jaillissait du pavé[966].

[Note 966: _Chronique de la Pucelle_, p. 288.]

--Courez après elle! cria la femme de l'argentier[967].

[Note 967: _Procès_, t. III, p. 69.]

Le sire d'Aulon ne l'avait pas vue partir. Il s'imagina, on ne sait
pourquoi, qu'elle était sortie à pied et qu'ayant rencontré dans la
rue un page monté sur un cheval, elle l'en avait fait descendre et
avait pris le cheval[968]. Pour aller de la porte Renart à la porte de
Bourgogne, il fallait traverser la ville dans toute sa largeur. Jeanne
qui, depuis trois jours, parcourait les rues d'Orléans, tira son
chemin tout droit. Jean d'Aulon et le page, qui la poursuivaient à
grande hâte, ne la rejoignirent qu'à la porte. Comme ils y arrivaient,
ils rencontrèrent un blessé qu'on emmenait. La Pucelle demanda aux
porteurs qui était cet homme. Ils répondirent que c'était un Français.
Elle dit alors:

--Je n'ai jamais vu sang de Français que les cheveux ne me levassent
sur la tête[969].

[Note 968: _Ibid._, t. III, p. 212.]

[Note 969: _Procès_, t. III, pp. 212-213.]

La Pucelle et le sire d'Aulon poussèrent, avec quelques gens d'armes
de leur compagnie, par les champs, sur Saint-Loup. Chemin faisant ils
virent des hommes de leur parti. Le bon écuyer, peu accoutumé aux
grandes batailles, ne se rappelait pas en avoir jamais vu autant à la
fois[970].

[Note 970: _Ibid._, t. III, p. 213.]

Depuis une heure, les Bretons et les Manceaux du sire de Rais
escarmouchaient devant la bastille. Les derniers arrivés, selon
l'usage, faisaient le guet[971]. Mais, si ces combattants, venus le
matin dans la ville, avaient attaqué sans prendre le temps de
souffler, c'est apparemment qu'ils étaient pressés. Ils faisaient ce
qu'on avait fait le 29 avril et pour la même raison[972], c'est-à-dire
qu'ils occupaient les Anglais pendant le passage des chalands chargés
de blé qui, en ce moment même, descendaient la rivière jusqu'au fossé
de l'enceinte. Du haut de leur colline escarpée, dans leur forte
bastille, les Anglais s'étaient défendus facilement malgré leur petit
nombre, et les gens du roi n'avaient guère tenu, puisque la Pucelle et
le sire d'Aulon les trouvaient répandus par les champs. Elle les
rassembla et les ramena. C'étaient ses amis: ils avaient voyagé
ensemble, chanté ensemble des hymnes et des psaumes, entendu ensemble
la messe dans les champs. Ils savaient qu'elle portait chance: ils la
suivirent. En marchant à leur tête, elle eut d'abord une pensée
religieuse. La bastille était construite sur l'église et le monastère
des Dames de Saint-Loup. Elle fit publier à son de trompe qu'on ne
prît rien dans l'église[973]. Il lui souvenait que, pour avoir pillé
l'église de Notre-Dame de Cléry, Salisbury avait fait une mauvaise
fin; et elle avait à coeur de préserver de male mort ses hommes
d'armes[974]. C'était la première fois qu'elle voyait des gens
combattre et, sitôt entrée dans la bataille, elle en devint le chef
parce qu'elle était la meilleure. Elle fit mieux que les autres, non
qu'elle en sût davantage; elle en savait moins. Mais elle avait plus
grand coeur. Quand chacun songeait à soi, seule elle songeait à tous;
quand chacun se gardait, elle ne se gardait de rien, s'étant offerte
tout entière par avance. Et cette enfant, qui, comme toute créature
humaine, craignait la souffrance et la mort, à qui ses Voix, ses
pressentiments avaient annoncé qu'elle serait blessée, alla droit en
avant et demeura, sous les traits d'arbalète et les plombées de
couleuvrines, debout au bord du fossé, son étendard à la main, pour
rallier les combattants[975]. Par elle ce qui n'était qu'une diversion
devenait une attaque à fond. On donna l'assaut.

[Note 971: Gruel, _Chronique d'Arthur de Richemont_, p. 72.]

[Note 972: _Journal du siège_, p. 75.]

[Note 973: _Procès_, t. III, p. 124, 126.--Abbé Dubois, _Histoire
du siège_, dissertation VI.--Morosini, t. IV, annexe XIII.--_Journal
du siège_, pp. 83-84.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 72.]

[Note 974: Robert Blondel, _De reductione Normanniæ_, dans
_Procès_, t. IV, p. 347.--_Journal du siège_, p. 13.--_Chronique de la
fête_, dans _Procès_, t. V, pp. 286 et suiv.]

[Note 975: _Procès_, t. III, pp. 109, 127.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 295.--Greffier de la Chambre des comptes de Brabant, dans
_Procès_, t. IV, p. 426.--Eberhard Windecke, p. 172.]

Lorsqu'il sut que la bastille Saint-Loup était attaquée, sir John Talbot
sortit du camp de Saint-Laurent-des-Orgerils. Il avait beaucoup de
chemin à faire sur ses lignes et le long de la forêt avant d'atteindre
la bastille en péril. Il se mit en marche et ramassa sur son passage les
garnisons des bastilles de l'ouest. Les guetteurs de la ville virent ces
mouvements et sonnèrent l'alarme; le maréchal de Boussac sortit par la
porte Parisis, au nord, et alla vers Fleury s'opposer à la marche de
Talbot. Le capitaine anglais se disposait à forcer le passage quand il
vit une épaisse fumée s'élever au-dessus de la bastille Saint-Loup. Il
comprit que les Français l'avaient prise et brûlée, et il retourna
tristement au camp de Saint-Laurent-des-Orgerils[976].

[Note 976: Perceval de Cagny dit: «Tentost après [l'arrivée de la
Pucelle au bord des fosses] ceulx de la place se vouldrent rendre à
elle: elle ne les voult recevoir à rançon et dist qu'elle les
prendroit maulgré eulx, et fist renforcier son assault. Et incontinent
fut la place prinse et presque touz mis à mort.» Cela est peu
croyable. Les Anglais se seraient rendus au dernier goujat de l'ost
des Armagnacs, plutôt que de se rendre à la Pucelle, et celle-ci
n'aurait pas refusé vraisemblablement de les prendre à rançon.
D'ailleurs, Perceval de Cagny n'a pas la moindre idée de ce qui se
passa le 4 mai. Il croit, par exemple, que la Pucelle commença
l'attaque.--_Perceval de Cagny_, pp. 144 et suiv.--_Journal du siège_,
p. 82.--_Chronique de la Pucelle_, p. 289.--_Chronique de la fête_,
dans _Procès_, t. V, p. 294.]

L'assaut avait duré trois heures. Après l'incendie de la bastille, les
Anglais grimpèrent dans le clocher de l'église. Les Français les y
dénichèrent à grand'peine, mais sans péril aucun. Ils firent une
quarantaine de prisonniers et tuèrent tout le reste. De voir tant
d'ennemis morts, la Pucelle était toute dolente. Elle plaignait ces
pauvres gens qui étaient morts sans confession[977]. Quelques Godons,
revêtus d'habits et d'ornements ecclésiastiques, allèrent au-devant
d'elle. Elle s'aperçut bien que c'étaient des soldats affublés des
aumusses et des étoles qu'ils avaient trouvées dans la sacristie de
l'abbaye aux Dames. Mais elle feignit de les prendre pour ce qu'ils se
donnaient. Elle les reçut et les fit conduire en son hôtel, sans
permettre qu'on leur fît aucun mal. Par une moquerie charitable:

[Note 977: _Procès_, t. III, p. 106.]

--On ne doit rien demander, dit-elle, aux gens d'Église[978].

[Note 978: _Chronique de la Pucelle_, p. 289.]

Avant de quitter la place, elle se confessa au frère Pasquerel, son
chapelain. Et elle le chargea de faire ce mandement à tous les hommes
d'armes: «Confessez vos péchés et rendez grâces à Dieu de la victoire
obtenue. Sinon la Pucelle ne vous aidera plus et ne demeurera pas en
votre compagnie[979].»

[Note 979: _Procès_, t. III, p. 106.]

La bastille de Saint-Loup, attaquée par plus de quinze cents Français,
avait été défendue par trois cents Anglais seulement. Ce qui donne à
croire qu'ils la défendirent mal, c'est qu'il n'y eut, dit-on, du
parti des Français, que deux ou trois hommes tués[980]. Cet avantage,
les gens du roi de France ne l'avaient point obtenu par profond
calcul, ni à grand effort d'intelligence; et ils ne l'avaient pas payé
cher. Pourtant il était énorme. C'étaient les communications des
assiégeants avec Jargeau coupées, c'était le cours supérieur de la
Loire ouvert et le commencement de la délivrance. Mieux encore,
c'était la preuve faite que ces diables dont on avait eu si grande
peur étaient des hommes misérables, qu'on pouvait prendre comme des
souris, enfumer comme des guêpes dans leur nid. Cet inespéré bonheur
était dû à la Pucelle. Elle avait tout fait, puisque sans elle on
n'aurait rien fait. C'est elle qui, dans son ignorance plus savante
que la science des routiers et des capitaines, avait changé la vaine
escarmouche en attaque profonde et donné victoire en donnant
confiance.

[Note 980: À la prise de la bastille Saint-Loup:

                                 Nombre des                Nombre des
                            Français combattants.        morts français.

  Journal du Siège.                1500 sans compter
                                   les nobles.
  Lettre de Charles VII.                                      2
  Le correspondant de Morosini.    3500.
  Eberhard Windecke.                                          2

                                 Nombre des                Nombre des
                            Anglais combattants.         pertes anglaises.

  Frère Pasquerel.                 100 hommes d'élite.   100 tués ou pris.
  Jean d'Aulon.                                         Tous tués ou pris.
  G. Girault.                                            120 tués ou pris.
  Lettre de Charles VII.                                Tous tués ou pris.
  Journal du Siège.                                     114 tués, 40 pris.
  Relation de la fête du 8 mai.    De 120 à 140.        Tous tués ou pris.
  Perceval de Cagny.               3000.                Tous tués ou pris.
  Chronique de la Pucelle.                                       160 tués.
  Monstrelet.                      De 300 à 400.        Tous tués ou pris.
  Eberhard Windecke.                                 170 morts, 1300 pris.
  Les Vigiles de Charles VII.                            60 tués, 22 pris.]

Le soir même, les procureurs envoyèrent des ouvriers à Saint-Loup,
pour détruire les fortifications conquises[981].

[Note 981: Comptes de forteresse, dans _Journal du siège_, p.
284.]

Rentrée de nuit en son logis, Jeanne avertit son aumônier que, le
lendemain, jour de l'Ascension de Notre-Seigneur, elle s'abstiendrait
de s'armer et de guerroyer, par révérence de cette fête. Elle ordonna
que nul ne pensât à sortir de la ville, à attaquer ou faire assaut,
qu'il ne se fût d'abord confessé. Elle ajouta qu'il fallait que les
gens d'armes prissent garde que des femmes dissolues n'allassent point
à leur suite, de peur qu'à cause de leurs péchés Dieu ne leur fît
perdre la bataille[982].

[Note 982: _Procès_, t. III, p. 107.--_Chronique de la Pucelle_,
pp. 289, 290.]

Au besoin, la Pucelle veillait elle-même à ce que ses prescriptions au
sujet des ribaudes et des blasphémateurs fussent exactement
observées. Plusieurs fois elle chassa des femmes venues à la suite de
l'armée. Elle semonçait les gens d'armes qui juraient et
blasphémaient. Un gentilhomme se mit un jour, en pleine rue, à jurer
et à renier Dieu. Jeanne, qui l'entendit, lui sauta à la gorge:

--Ah! maître, osez-vous bien renier notre Sire et notre Maître? En nom
Dieu, vous vous en dédirez avant que je parte d'ici.

Une bourgeoise, qui passait en ce moment dans la rue, vit cet homme,
qui lui parut un très grand seigneur, recevoir humblement les
reproches de la sainte et témoigner de son repentir[983].

[Note 983: _Procès_, t. III, p. 34.]

Le lendemain, jour de l'Ascension, les capitaines tinrent conseil en
l'hôtel du chancelier Cousinot, rue de la Rose[984]. Là se trouvaient,
avec le chancelier, monseigneur le Bâtard, le sire de Gaucourt, le
sire de Rais, le sire de Graville, le capitaine La Hire, messire
Ambroise de Loré et plusieurs autres. On décida d'attaquer le
lendemain les Tourelles du bout du pont, la clé du siège. Il parut
nécessaire de tenir en respect, pendant l'attaque, les Anglais du camp
de Saint-Laurent-des-Orgerils. La veille, Talbot, parti de
Saint-Laurent, n'avait pu venir à temps à Saint-Loup, parce qu'il lui
avait fallu suivre une longue courbe, en contournant la ville du
couchant à l'orient. Mais la rivière, qu'ils avaient perdue la veille
en amont, les ennemis la tenaient encore en aval. De Saint-Laurent,
ils pouvaient la passer, par l'Île-Charlemagne, aussi rapidement que
les Français la passeraient par l'Île-aux-Toiles, et se trouver en
grande puissance au Portereau. C'est ce qu'il fallait empêcher, et
l'on devait, s'il était possible, attirer à Saint-Laurent-des-Orgerils
les garnisons des Augustins et des Tourelles. À cet effet, on résolut
de simuler l'attaque du camp de Saint-Laurent et d'y porter la commune
orléanaise et les gens des communes, c'est-à-dire des villages, avec
manteaux, fagots, échelles. Cependant, la noblesse traverserait la
Loire, par l'Île-aux-Toiles, aborderait au Portereau, sous le guet de
Saint-Jean-le-Blanc, que les Anglais avaient évacué, se porterait sur
la bastille des Augustins, et, si elle la pouvait prendre, attaquerait
les Tourelles[985]. Il y aurait ainsi la bataille des bourgeois et la
bataille des nobles; celle-ci vraie, l'autre feinte, toutes deux
utiles, une seule belle et digne de la chevalerie. Le plan ainsi
tracé, quelques capitaines furent d'avis qu'il serait bon d'envoyer
quérir la Pucelle pour lui dire ce qu'on avait décidé[986]. Et
vraiment elle s'était assez bien montrée la veille pour qu'on ne la
tînt plus à l'écart. D'autres jugeaient qu'il n'était pas prudent de
l'instruire de ce qui devait être fait contre les Tourelles. Car il
importait que l'entreprise restât secrète, et l'on devait craindre que
la sainte fille n'en parlât à ses amis de la commune. Finalement, on
fut d'accord pour lui faire connaître les décisions qui concernaient
la milice orléanaise, puisqu'en effet elle en était le chef, et pour
lui taire ce que les bourgeois ne pouvaient savoir sans inconvénient.

[Note 984: C'est par erreur que Quicherat dit (_Procès_, t. IV, p.
57 note) que ce conseil fut tenu chez Jacques Boucher. Cf. _Journal du
siège_, p. 83.--Jean Chartier, _Chronique_, p. 73.--Boucher de
Molandon, dans _Mémoires de la Société archéologique de l'Orléanais_,
t. XXII, p. 373.]

[Note 985: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 74.]

[Note 986: _Ibid._, t. I, pp. 74-75, assertions très douteuses.]

Jeanne se tenait dans une chambre de l'hôtel, avec la femme du
chancelier. Messire Ambroise de Loré l'alla chercher, et, quand elle
fut venue, le chancelier lui annonça qu'on attaquerait le lendemain le
camp de Saint-Laurent-des-Orgerils. Elle devina qu'on ne lui disait
pas tout. Elle avait sa finesse; d'ailleurs, puisqu'ils lui avaient
jusqu'alors tout caché, il était assez naturel qu'elle soupçonnât
qu'ils lui cachaient encore quelque chose. Cette défiance la fâcha.
Pensait-on qu'elle n'était pas capable de garder un secret? Elle parla
d'un ton âpre:

--Dites ce que vous avez conclu et appointé. Je cèlerais bien plus
grande chose[987].

[Note 987: Jean Chartier, _Chronique_, t. I. pp. 74-75, très
douteux.]

Et, sans s'asseoir, elle allait et venait dans la salle.

Monseigneur le Bâtard voyait plus d'inconvénient à la fâcher qu'à lui
dire la vérité. Il lui donna raison sans donner tort à personne:

--Jeanne, ne vous courroucez pas. On ne peut pas tout dire en une
fois. Ce que le chancelier vous a dit a été conclu et appointé. Mais
si ceux de l'autre côté [de l'eau, ceux de la Sologne] se départent
pour venir aider la grande bastille de Saint-Laurent et ceux de par
ici, nous avons appointé de passer la rivière, pour besogner ce que
nous pourrons sur ceux de par delà [sur ceux des Augustins et des
Tourelles]. Et nous semble que cette conclusion est bonne et
profitable.

La Pucelle répondit qu'elle était contente, qu'il lui semblait que
cette conclusion était bonne et qu'elle dût être ainsi exécutée[988].

[Note 988: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 75.]

On verra que le secret de la délibération ne fut pas gardé, et que les
nobles ne purent faire ce qu'ils avaient conclu, ou du moins qu'ils ne
le purent faire comme ils l'avaient conclu.

Ce jour de l'Ascension, la Pucelle envoya pour la dernière fois aux
Anglais un message de paix, qu'elle dicta au frère Pasquerel en cette
manière:

     Vous, hommes d'Angleterre, qui n'avez nul droit en le royaume de
     France, le Roi des cieux vous prescrit et vous mande par moi,
     Jeanne la Pucelle, que vous quittiez vos bastilles et retourniez
     en vos pays, sans quoi, je ferai un tel hahai, qu'il y en aura
     perpétuelle mémoire. C'est ce que pour la troisième et dernière
     fois je vous écris, et ne vous écrirai plus.

Ainsi signé: Jhesus-Maria. Jeanne la Pucelle.

Et plus bas:

     Je vous aurais envoyé ma lettre plus honnêtement. Mais vous
     retenez mes hérauts. Vous avez retenu mon héraut Guyenne.
     Veuillez me l'envoyer et je vous enverrai quelques-uns de vos
     gens pris à la bastille Saint-Loup: ils ne sont pas tous
     morts[989].

[Note 989: _Procès_, t. III, p. 107.]

Jeanne alla à la Belle-Croix, prit une flèche, y attacha sa lettre par
un fil et ordonna à un archer de la lancer aux Anglais, en criant:

--Lisez! Ce sont nouvelles!

Les Anglais reçurent la flèche, ils détachèrent la lettre, et, l'ayant
lue, ils se mirent à crier:

--Ce sont nouvelles de la putain des Armagnacs.

En les entendant, les larmes lui vinrent aux yeux et elle pleura. Mais
bientôt elle vit ses saintes, qui lui parlèrent de Notre-Seigneur, et
elle fut consolée.

--J'ai eu des nouvelles de Messire, dit-elle avec joie[990].
Monseigneur le Bâtard réclama lui-même le héraut de la Pucelle,
menaçant, si on ne le renvoyait, de garder les hérauts que les Anglais
lui avaient dépêchés pour traiter de l'échange des prisonniers. On
prétend même qu'il menaça de mettre à mort ces prisonniers. Mais
Ambleville ne revint point[991].

[Note 990: _Ibid._, t. III, p. 108.]

[Note 991: _Chronique de la Pucelle_, p. 286.--_Journal du siège_,
p. 79.]



CHAPITRE XIII

LA PRISE DES TOURELLES ET LA DÉLIVRANCE D'ORLÉANS.


Le lendemain, vendredi 6 mai, levée à la pointe du jour, la Pucelle se
confessa à son aumônier et entendit la messe qu'il chanta devant les
religieux et les gens d'armes de sa compagnie[992]. Déjà la commune
ardente était debout, en armes. Qu'elle les eût ou non avertis, les
bourgeois, violemment décidés à passer la Loire pour attaquer
eux-mêmes les Tourelles, couraient en foule à la porte de Bourgogne.
Ils la trouvèrent fermée. Le sire de Gaucourt la gardait avec des gens
d'armes. La noblesse, dans le doute que les bourgeois éventeraient son
entreprise et voudraient s'y joindre, avait pris ses mesures pour les
en empêcher. La porte était close et bien défendue. Les citoyens,
obstinés à se battre, à reprendre de leurs mains ces Tourelles, leur
joyau, recoururent à celle devant qui s'ouvraient les portes et
tombaient les murailles; ils envoyèrent chercher la Sainte. Elle vint,
candide et terrible, marcha droit sur le vieux sire de Gaucourt, et,
sans vouloir l'écouter:

--Vous êtes, lui dit-elle, un méchant homme, d'empêcher ces gens de
sortir. Mais veuillez-le ou ne le veuillez pas: ils sortiront et
feront aussi bien qu'on a fait l'autre jour[993].

[Note 992: _Procès_, t. III, p. 108.]

[Note 993: _Procès_, t. III, pp. 70, 117.--_Chronique de la fête_,
dans _Procès_, t. V, p. 294.--_Journal du siège_; p. 83.--_Chronique
de la Pucelle_, p. 288.--P. Mantellier, _Histoire du siège_, p. 105.]

Animés par la voix de Jeanne et fortifiés par sa présence, les
bourgeois se jetèrent sur Gaucourt et ses gens d'armes en poussant des
cris de mort. Le vieux seigneur vit qu'il n'aurait pas raison d'eux;
ne pouvant mettre ces gens-là de son sentiment, il se mit du leur.
Faisant ouvrir les portes toutes grandes, il cria aux bourgeois:

--Venez, je serai votre capitaine.

Et il sortit avec le sire de Villars et le sire d'Aulon à la tête des
gens d'armes qui avaient gardé la porte et de toute la milice communale.
Des bateaux étaient amarrés au pied de la Tour-Neuve, à l'angle oriental
des remparts. On aborda dans l'Île-aux-Toiles et de là, on franchit, sur
un pont formé par deux bateaux, le bras étroit de la rivière qui
séparait l'Île-aux-Toiles de la rive de Sologne[994]. Les premiers
arrivés entrèrent dans la forteresse abandonnée de Saint-Jean-le-Blanc,
et se donnèrent, en attendant les autres, l'amusement de la
détruire[995]. Puis, quand tout le monde eut passé la Loire, la commune
marcha de bon coeur contre la bastille des Augustins, assise en avant
des Tourelles, sur les ruines du couvent, et qu'il fallait enlever
d'abord, si l'on voulait attaquer les ouvrages du bout du pont. Mais les
Anglais sortirent de leurs retranchements, s'avancèrent de deux traits
d'arc et lancèrent flèches et carreaux si dru que les Orléanais ne
purent tenir sous cette effroyable volée. Ils lâchèrent pied,
s'enfuirent jusqu'au pont de bateaux, et, de peur d'être jetés à l'eau,
regagnèrent l'Île-aux-Toiles[996]. Plus aguerris, les hommes d'armes du
sire de Gaucourt, et avec eux le sire de Villars, le sire d'Aulon et un
vaillant homme d'Espagne, le seigneur Alonzo de Partada, se rangèrent
sur la levée de Saint-Jean-le-Blanc et tinrent ferme contre l'ennemi.
Ils tenaient encore, bien qu'ils fussent en très petit nombre, quand,
vers trois heures de l'après-dînée, le capitaine La Hire et la Pucelle
passèrent l'eau avec les routiers, et, voyant les Français ainsi
travaillés et les Anglais en bataille, montèrent sur leurs chevaux,
qu'ils avaient passés avec eux, couchèrent leurs lances et poussèrent
droit a l'ennemi. Les bourgeois rassurés suivirent tous et firent
reculer les Anglais. Mais arrivés devant la bastille ils furent encore
repoussés. La Pucelle inquiète galopait de la bastille à la berge et de
la berge à la bastille, et appelait la chevalerie. Les seigneurs
n'arrivaient pas. Il est vrai qu'on avait renversé leurs projets,
culbuté leur ordre de bataille et qu'il leur fallait bien un moment pour
se reconnaître. Enfin, elle vit flotter dans l'île les bannières de
monseigneur le Bâtard, du maréchal de Boussac et du sire de Rais.
L'artillerie vint aussi, et maître Jean de Montesclère avec sa
couleuvrine et les ouvriers apportant tous les engins nécessaires pour
donner l'assaut. Quatre mille hommes furent réunis autour des Augustins.
Toutefois on avait perdu beaucoup de temps; on n'en était qu'aux
approches et le soleil baissait à l'horizon[997].

[Note 994: _Journal du siège_, p. 83-84.--Abbé Dubois, _Histoire
du siège_, p. 535.--Jollois, _Histoire du siège_, p. 39.]

[Note 995: _Chronique de la Pucelle_, pp. 288, 289.]

[Note 996: Jean Chartier, _Chronique_, t I, p. 76.--_Journal du
siège_, pp. 84-85.]

[Note 997: _Procès_, t. III, p. 214.]

Les gens du sire de Gaucourt se tenaient en arrière pour couvrir les
assiégeants, au cas où les Anglais du bout du pont viendraient au
secours de ceux des Augustins. Mais une querelle s'éleva parmi eux.
Les uns, comme le sire d'Aulon et le seigneur Alonzo, jugeaient bon de
rester à leur poste. Les autres avaient honte de se croiser les bras.
De là des paroles arrogantes et des bravades. Finalement, le seigneur
Alonzo et un homme d'armes s'étant défiés à qui ferait mieux,
coururent, la main dans la main, vers la bastille. La couleuvrine de
maître Jean, d'une seule plombée, dégagea la palissade. Aussitôt, les
deux champions forcèrent le passage[998].

[Note 998: _Procès_, t. III, pp. 78, 215.]

--Entrez hardiment! criait la Pucelle[999].

[Note 999: _Ibid._, t. III, p. 78.--Berry, dans _Procès_, t. IV,
p. 43.]

Et elle planta son étendard sur la douve. Le sire de Rais la suivit de
près. Le nombre des Français allait croissant. Ils attaquèrent
vivement la bastille et bientôt la prirent d'assaut. Il leur fallut
ensuite assaillir l'un après l'autre les bâtiments du monastère où les
Godons s'étaient retranchés. Enfin, ils tuèrent ou firent prisonniers
tous les ennemis, hors un petit nombre, qui se réfugia dans les
Tourelles. Ils trouvèrent, dans les taudis, beaucoup des leurs
enfermés. Après les avoir fait sortir, ils mirent le feu à la
bastille, annonçant ainsi à tous les Anglais un nouveau désastre. Ce
fut, dit-on, la Pucelle qui donna l'ordre d'incendier la bastille pour
arrêter le pillage auquel les hommes se ruaient furieusement[1000].

[Note 1000: _Chronique de la Pucelle_, p. 291.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 72.--_Journal du siège_, pp. 84, 85. Très
douteux.]

On faisait un grand gain. Mais la confiance tardait à renaître. En
regardant, sous le ciel noir, aux lueurs de l'incendie, le boulevard
des Tourelles qu'ils voyaient de près pour la première fois, les
hommes d'armes furent effrayés. Certains disaient:

--Un mois ne suffira pas pour le prendre[1001]!

[Note 1001: _Perceval de Cagny_, p. 146.]

Les seigneurs, capitaines et gens d'armes, rentrèrent dans la ville
pour passer une nuit tranquille. Les gens de trait et le gros de la
commune restaient au Portereau. La Pucelle aurait bien voulu rester
aussi, pour être plus sûre de recommencer le lendemain[1002]. Mais,
voyant que les capitaines laissaient aux champs leurs chevaux et leurs
pages, elle les suivit à Orléans[1003]. Piquée au pied par une
chausse-trape[1004], accablée de fatigue, se sentant faible, elle ne
jeûna pas ce jour-là, contrairement à l'habitude qu'elle avait de
jeûner le vendredi[1005]. Si l'on en croit frère Pasquerel, peu
croyable sur ce point, tandis qu'elle achevait de souper dans son
hôtel, elle vit venir à elle un seigneur dont on ne dit pas le nom,
qui lui parla en ces termes:

[Note 1002: _Procès_, t. III, p. 79.]

[Note 1003: _Ibid._, t. III, p. 70.--_Chronique de la fête_, p.
33.]

[Note 1004: _Chronique de la Pucelle_, p. 291.]

[Note 1005: _Procès_, t. III, p. 108.]

--Les capitaines se sont rassemblés en conseil. Ils ont reconnu qu'on
était en bien petit nombre au regard des Anglais et que c'était par
grande grâce de Dieu qu'on avait obtenu quelque avantage. La ville
étant pleine de vivres, nous pouvons fort bien tenir en attendant le
secours du roi. Dès lors, le conseil ne trouve pas expédient que les
gens d'armes fassent demain une sortie.

Jeanne répondit:

--Vous avez été à votre conseil, et j'ai été au mien, et croyez que le
conseil de Messire sera accompli et tiendra et que votre conseil
périra.

Et se tournant vers le frère Pasquerel, qui était près d'elle:

--Levez-vous demain de plus grand matin encore que vous n'avez fait
aujourd'hui, et faites du mieux que vous pourrez. Tenez-vous toujours
près de moi, car demain j'aurai beaucoup à faire et plus ample chose
que j'aie jamais eue, et demain il sortira du sang de mon corps[1006].

[Note 1006: _Procès_, t. III, pp. 108, 109.

Le frère Pasquerel, que je suis ici, rapporte en ces termes, les
paroles de Jeanne: _Exibit crastina die sanguis a corpore meo supra
mammam._ Je le soupçonne véhémentement d'avoir ajouté à la prédiction.
Il aimait trop les miracles et les prophéties. Le 28 avril, la Pucelle
dit que le vent tournerait, et le vent tourna. Frère Pasquerel ne se
contente pas de ce médiocre prodige. Il raconte que Jeanne souleva la
Loire. Nous savons par ailleurs, que la Loire était haute. Que Jeanne
ait longtemps d'avance annoncé qu'elle serait blessée, on ne peut le
nier. Le fait, énoncé dans une lettre de Lyon, à la date du 22 avril
1429, fut consigné dans un registre de la Cour des comptes du Brabant.
Mais elle n'indiqua pas le jour. _Dixit... quod ipsa ante Aureliam in
conflictu telo vulnerabitur_ (_Procès_, t. IV, p. 426).]

Il n'était pas vrai que les Anglais fussent en plus grand nombre que
les Français; ils étaient bien moins nombreux au contraire. Autour
d'Orléans, il n'y avait guère plus de trois mille hommes. Le secours
du roi étant arrivé, les capitaines n'avaient pas pu dire qu'on
l'attendait. Il est vrai qu'ils hésitaient à attaquer dès le lendemain
les Tourelles, mais c'était de crainte que, pendant l'attaque, les
Anglais de Talbot n'entrassent dans la ville déserte, puisque la
commune, refusant de marcher sur Saint-Laurent, s'était toute jetée au
Portereau. Le Conseil de la Pucelle ne s'embarrassait point de ces
difficultés. Madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite ne
craignaient rien. Douter, c'est craindre: elles ne doutaient de rien.
Quoi qu'on ait dit, elles ignoraient la tactique et la stratégie.
Elles n'avaient pas lu Végèce, _De re militari_. Si elles avaient lu
Végèce, la ville était perdue. Son Végèce c'était sainte Catherine.

Durant la nuit, il fut crié par les rues qu'on portât à ceux qui
étaient restés au Portereau pain, vin, munitions, fourrages et toutes
choses dont ils eussent besoin. Des bateaux passaient sans cesse d'une
rive à l'autre. Hommes, femmes, enfants allaient ravitailler les
postes[1007].

[Note 1007: _Journal du siège_, p. 84.]

Le lendemain, samedi 7 mai, au soleil levant, Jeanne entendit la messe
du frère Pasquerel et communia dévotement[1008]. L'hôtel de Jacques
Boucher était assailli par les procureurs et par de notables
bourgeois. Après une nuit de fatigue et d'inquiétude, ils venaient
d'apprendre une nouvelle qui les exaspérait. Ils avaient entendu dire
que les capitaines voulaient différer l'assaut des Tourelles, et ils
appelaient la Pucelle à grands cris pour secourir le peuple
abandonné, trahi, vendu[1009]. Ce qui était vrai, c'est que
Monseigneur le Bâtard et les capitaines, ayant observé durant la nuit
un grand mouvement d'Anglais en aval de la Loire, se confirmaient dans
la crainte que Talbot ne donnât l'assaut aux murailles, du côté de la
porte Renart, pendant que les Français occuperaient en forces la rive
gauche de la Loire. Ils s'étaient aperçus, au lever du soleil, que les
Anglais avaient détruit, la nuit, leur boulevard de Saint-Privé, au
sud de l'Île-Charlemagne[1010]. Cela encore leur donnait véhémentement
à croire que l'ennemi se concentrait au couchant dans le camp de
Saint-Laurent et dans sa grande bastille de Londres. Depuis longtemps
les bourgeois s'irritaient des lenteurs que les gens du roi mettaient
à les délivrer. Et sans doute, les capitaines étaient moins pressés
qu'eux d'en finir. Les capitaines vivaient de la guerre et les
bourgeois en mouraient; cela faisait une grande différence. Les
procureurs demandèrent à la Pucelle d'achever sans retard leur
délivrance qu'elle avait commencée. Ils lui dirent:

--Nous avons tenu conseil et nous vous requérons de vouloir accomplir
la charge que vous avez de par Dieu et aussi du roi.

[Note 1008: _Procès_, t. III, p. 109.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 295.]

[Note 1009: _Chronique de la Pucelle_, p. 292.--_Procès_, t. III,
p. 215.--_Journal du siège_, pp. 84-85.]

[Note 1010: _Chronique de la Pucelle_, p. 291.]

--En nom Dieu, je le ferai, dit-elle.

Et, aussitôt, elle monta à cheval et, employant une très vieille façon
de dire, elle s'écria:

--Qui m'aime me suive[1011]!

[Note 1011: _Chronique de l'établissement de la fête_, p. 34.--Le
Roux de Lincy, _Proverbes_, t. II, p. 395.]

Comme elle sortait de l'hôtel du trésorier, on lui apporta une alose.
Elle dit, en souriant, à son hôte:

--En nom Dieu! on la mangera à souper. Je vous ramènerai un Godon qui
en mangera sa part.

Elle ajouta:

--Nous repasserons ce soir par le pont[1012].

[Note 1012: _Procès_, t. III, p. 124.]

Il y avait cent quatre-vingt-dix-neuf jours qu'on ne le pouvait faire.
Cette parole fut trouvée bonne et heureuse.

La bourgeoisie s'était alarmée trop vite. Malgré l'inquiétude que leur
donnaient Talbot et ceux de Saint-Laurent, les seigneurs traversèrent
la Loire de bon matin, et allèrent retrouver au Portereau leurs
chevaux et leurs pages qui y avaient passé la nuit avec les gens de
trait et les gens de la commune. Ils y furent tous, le Bâtard, le sire
de Gaucourt et les sires de Rais, de Graville, de Guitry, de Coarraze,
de Villars, d'Illiers, de Chailly, l'amiral de Culant, les capitaines
La Hire et Poton[1013]. La Pucelle se tenait en leur compagnie. Les
procureurs leur firent parvenir une quantité énorme d'engins:
fascines, flèches, traits, martinets, cognées, plomb, poudre,
couleuvrines, canons, échelles[1014]. L'attaque commença de bonne
heure. Ce qui la rendait difficile, ce n'était pas le nombre des
Anglais retranchés dans leur boulevard et logés dans les tourelles; il
n'y avait là guère que cinq cents hommes[1015], commandés, il est
vrai, par lord Moleyns, et, sous lui, par lord Poynings et par le
capitaine Glasdall, qu'en France on nommait Glassidas, de petite
naissance et le premier des Anglais pour le courage[1016]. Les
assaillants, bourgeois, gens d'armes, gens de trait, étaient dix fois
plus nombreux. C'était fort à l'honneur du peuple de France, qu'on eût
réuni tant de combattants; mais une telle masse d'hommes ne pouvait
être employée à la fois. Les chevaliers ne valaient pas grand'chose
contre des murailles de terre; et les bourgeois, très ardents,
n'étaient pas très solides. Enfin, le Bâtard, prudent et réfléchi,
craignait Talbot. En effet, si Talbot avait su, si Talbot avait voulu,
il aurait pris la ville pendant que les Français essayaient de prendre
les Tourelles. La guerre n'est qu'une suite de hasards, mais dans
cette journée, on avait eu vraiment trop peu de souci d'agir de
concert. La masse énorme des combattants n'était pas une force
irrésistible, puisque personne, pas même le Bâtard, ne savait la
faire mouvoir, ni l'employer. À cette époque, le succès d'une bataille
dépendait d'un très petit nombre de combattants. La veille, deux ou
trois hommes d'armes avaient décidé de tout.

[Note 1013: Berry, dans _Procès_, t. IV, pp. 43, 44.]

[Note 1014: _Chronique de la Pucelle_, p. 292.--_Journal du
siège_, p. 284 et _passim_.]

[Note 1015: _Journal du siège_, p. 87.--Lettre de Charles VII aux
Narbonnais (10 mai 1429) dans _Procès_, t. V, pp. 101 et
suiv.--_Chronique de la fête_ dans _Procès_, t. V. p. 294.--Jean
Chartier, _Chronique_, t. I, p. 77.--Morosini, t. III, p. 32, note 1.]

[Note 1016: Jarry, _Le compte de l'armée anglaise_, pp. 94, 95,
136, 206.--Boucher de Molandon, _L'armée anglaise..._, pp. 94 et
suiv.]

En fait, devant ces fossés, l'armée des Français semblait une foule
énorme de curieux, regardant quelques gens d'armes essayer l'escalade.
Malgré le nombre des troupes, l'assaut se réduisit longtemps à une
suite de combats singuliers. Vingt fois des hommes de bonne volonté
s'approchèrent de la douve et vingt fois ils furent obligés de
reculer[1017]. Il y eut des blessés et des morts, mais non point en
grand nombre. Les seigneurs, qui faisaient la guerre toute leur vie,
la faisaient prudemment, les routiers ménageaient leurs hommes. Les
bourgeois n'étaient pas très aguerris[1018]. Seule la Pucelle se
donnait tout entière. Elle disait sans cesse:

--Ayez bon coeur. Ne vous retirez pas. Vous aurez la bastille de
bref[1019].

[Note 1017: _Journal du siège_, p. 85.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 293.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 77.--Morosini, t. III,
pp. 31 et suiv.]

[Note 1018: Comptes de forteresse, dans _Journal du siège_, pp.
296, 300.--Vergniaud-Romagnési, _Notice historique sur le fort des
Tourelles_, Paris, in-8º, 1832, p. 50.]

[Note 1019: _Chronique de la Pucelle_, p. 293.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, pp. 76, 77.]

À midi tout le monde s'en fut dîner. Puis, vers une heure, on se remit
à la besogne. La Pucelle porta la première échelle, et, comme elle la
posait contre la douve, elle fut atteinte, à l'épaule, au-dessus du
sein droit, d'un vireton tiré si roide, qu'un demi-pied de bois lui
traversa la chair. Elle savait qu'elle devait être blessée; elle
l'avait prédit à son roi, ajoutant qu'il l'employât tout de même. Elle
l'avait annoncé aux gens d'Orléans[1020], elle l'avait dit la veille à
son aumônier et certes, depuis cinq jours, elle faisait bien tout ce
qu'il fallait pour que la prophétie s'accomplît. Les Anglais, voyant
que le vireton avait pénétré dans la chair, en furent grandement
rassurés: ils croyaient qu'une sorcière, si on pouvait lui tirer du
sang, tout son pouvoir s'évanouissait. Les Français en avaient grande
tristesse. On la porta un peu à l'écart. Le frère Pasquerel et le page
Mugot se tenaient près d'elle. Sentant la douleur, elle craignit et
pleura[1021]. Des soldats, comme d'ordinaire il s'en trouve beaucoup
dans les combats auprès des blessés, l'entouraient; quelques-uns
voulurent la charmer. C'était une pratique habituelle aux gens de
guerre de marmotter des patenôtres sur les blessures pour les fermer.
On charmait par incantations et conjurations. Les paters de sang
avaient la vertu d'arrêter les hémorragies. On employait aussi des
billets couverts de caractères magiques. Mais c'était recourir à la
puissance des diables et commettre un péché mortel; Jeanne ne voulut
point être charmée.

[Note 1020: _Procès_, t. I, p. 79, t. III, p. 109;--Le Greffier de
la Chambre des comptes de Brabant, dans _Procès_, t. V, pp.
425-426.--Eberhard Windecke, 172.]

[Note 1021: _Procès_, t. III, p. 109.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 292.]

--J'aimerais mieux mourir, dit-elle, que de faire chose que je saurais
péché ou contraire à la volonté de Dieu.

Elle dit encore:

--Je sais bien que je dois mourir. Mais je ne sais ni quand ni
comment; je ne sais l'heure. Si l'on peut donner, sans péché, remède à
ma blessure, je veux bien être guérie[1022].

[Note 1022: _Procès_, t. III, pp. 109-110.]

On lui ôta son armure. On appliqua sur la plaie de l'huile d'olive
avec du lard, et, le pansement fait, elle se confessa au frère
Pasquerel en pleurant et en gémissant. Bientôt elle vit venir à elle
ses conseillères du ciel, qui portaient des couronnes et répandaient
une bonne odeur, madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite;
et elle fut réconfortée. Elle se fit armer et retourna à l'assaut.

Le soleil baissait et, depuis le matin, les Français se fatiguaient en
vain contre les palissades du boulevard. Monseigneur le Bâtard, voyant
ses hommes las et la nuit proche, et craignant sans doute les Anglais
du camp de Saint-Laurent-des-Orgerils, résolut de ramener l'armée à
Orléans. Il fit sonner la retraite. Déjà la trompette appelait les
combattants au Portereau. La Pucelle vint à lui et le pria d'attendre
encore un peu.

--En nom Dieu! dit-elle, vous entrerez bien bref dedans. N'ayez
crainte, et n'auront les Anglais plus de force sur vous.

D'après certains, elle ajouta: «C'est pourquoi, reposez vous un peu;
buvez et mangez[1023].»

[Note 1023: _Procès_, t. III, p. 25.--_Journal du siège_, pp. 85,
86.--Eberbard Windecke, p. 173.]

Tandis qu'ils se rafraîchissaient, elle demanda son cheval, monta
dessus et, laissant son étendard à un homme de sa compagnie, elle alla
seule, par le coteau, dans les vignes qui n'avaient pu être labourées
à la coutume en avril et où les petites feuilles de mai commençaient à
s'ouvrir. Là, dans le calme du soir, parmi les échalas formés en
faisceaux et les pieds bas des vignes alignées, qui buvaient la
première chaleur de la terre, elle se mit en oraison et tendit
l'oreille aux voix du ciel[1024]. D'ordinaire le tumulte et les cris
l'empêchaient de comprendre ce que lui disaient son ange et ses
saintes. Elle ne les entendait bien que dans la solitude au tintement
des cloches lointaines et dans les sons légers et rythmés qui montent,
le soir, des champs et des prairies[1025].

[Note 1024: _Procès_, t. III, p. 8.--Je rejette absolument les
faits allégués par Charles du Lys, relativement à Guy de Cailly, qui
aurait accompagné Jeanne dans les vignes et vu les anges descendre
vers elle. Les lettres d'anoblissement de Guy de Cailly sont
apocryphes.--Charles du Lys, _Traité sommaire_, pp. 50, 52.]

[Note 1025: _Procès_, t. I, pp. 52, 62, 153, 480; t. II, pp. 420,
424.]

Pendant son absence, le sire d'Aulon, qui ne pouvait pas renoncer
encore à gagner la journée, imagina un dernier expédient. C'était un
des moindres seigneurs de l'armée; mais alors, à la bataille, chacun
faisait à sa tête et selon son coeur. L'étendard de la Pucelle
flottait encore devant le boulevard. L'homme qui le portait, tombant
de fatigue, l'avait passé à un homme d'armes, surnommé le Basque, de
la compagnie du sire de Villars[1026]. Le sire d'Aulon, regardant cet
étendard béni par les prêtres et qu'on tenait pour heureux, songea
que, s'il était porté en avant, les gens de guerre le suivraient, tant
ils y avaient d'amour, et, pour ne pas le perdre, escaladeraient le
boulevard. À cette idée, il s'approcha du Basque et lui dit:

--Si j'entrais là, et allais au pied du boulevard, me suivrais-tu?

[Note 1026: _Procès_, t. III, p. 216.--Le comte Couret, _Un
fragment inédit des anciens registres de la Prévôté d'Orléans_,
Orléans, 1897, pp. 12, 20, 21 et _passim_.]

Le Basque promit de le faire. Le sire d'Aulon descendit aussitôt dans
le fossé et, se couvrant de sa targette, qui le garantissait des
pierres, s'avança vers la douve[1027].

[Note 1027: _Procès_, t. III, p. 216.]

La Pucelle, ayant fait une courte prière, revint, après un demi-quart
d'heure, parmi les gens d'armes et leur dit:

--Les Anglais n'ont plus de force. Approchez les échelles[1028].

[Note 1028: _Journal du siège_, p. 86.]

C'était vrai. Il leur restait si peu de poudre que leurs derniers
boulets, chassés par une charge trop faible, tombaient court comme des
pierres jetées à la main[1029]. Ils n'avaient plus que des tronçons
d'armes. Elle alla au boulevard. Mais, arrivée au bord du fossé,
voyant tout à coup aux mains d'un inconnu son étendard qui lui était
cher, mille fois plus cher que son épée, et le croyant en péril, elle
courut le reprendre, s'approcha du Basque au moment où il descendait
dans le fossé, saisit l'étendard par ce qu'on appelait la queue,
c'est-à-dire le bout de la toile, et tira de toutes ses forces, en
criant:

--Ha! mon étendard, mon étendard!

[Note 1029: _Chronique de la Pucelle_, p. 293.]

Le Basque tenait ferme, ne sachant pas qui tirait ainsi d'en haut. Et
la Pucelle ne lâchait point. Les seigneurs et capitaines, voyant
l'étendard secoué, crurent que c'était un signal et se rallièrent.
Cependant le sire d'Aulon était arrivé à la douve. Il pensait que le
Basque l'avait suivi pas à pas. Mais, s'étant retourné, il le vit
arrêté de l'autre côté du fossé et lui cria:

--Hé! Basque, est-ce là ce que tu m'avais promis?

À cet appel le Basque tira si fort qu'il fit lâcher prise à la Pucelle
et porta l'étendard jusqu'à la douve[1030]. Jeanne comprit et fut
rassurée. Elle dit à ceux qui étaient près d'elle:

--Donnez-vous garde quand la queue de mon étendard touchera contre le
boulevard.

[Note 1030: _Procès_, t. III, pp. 216, 217.]

Un gentilhomme lui répondit:

--Jeanne, la queue y touche.

Alors elle s'écria:

--Tout est vôtre et y entrez[1031]!

[Note 1031: _Chronique de la Pucelle_, p. 293.--_Journal du
siège_, p. 86.]

Aussitôt, seigneurs et bourgeois, gens d'armes, gens de trait, gens
des communes se jetèrent éperdument dans le fossé et grimpèrent en tel
nombre et si vivement aux palissades, qu'ils semblaient une compagnie
d'oisillons s'abattant sur une haie[1032]. Et les Français entrés dans
l'enceinte virent s'éloignant, mais tournés encore fièrement vers eux,
les lords Moleyns et Poynings, sir Thomas Giffart, bailli de Mantes,
et le capitaine Glasdall, qui couvraient la retraite des leurs vers
les Tourelles[1033]. Glasdall tenait à la main le vieil étendard de
Chandos, qui, après avoir flotté sur quatre-vingts ans de victoires,
reculait devant l'étendard d'une enfant[1034]. Car elle était là,
debout sur le rempart, la Pucelle. Et les Anglais se demandaient
épouvantés quelle était cette sorcière qui ne perdait pas son pouvoir
avec son sang et guérissait par des charmes ses profondes blessures.
Cependant elle les regardait avec douceur et tristesse et criait d'une
voix pleine de sanglots:

[Note 1032: _Chronique de la fête_, dans _Procès_, t. V, p. 294.]

[Note 1033: _Journal du siège_, p. 87.]

[Note 1034: Lettre de Charles VII aux habitants de Narbonne, 10
mai 1429, dans _Procès_, t. III, p. 25; t. V, pp. 101, 103.]

--Glassidas! Glassidas! rends-t'y, rends-t'y au Roi des cieux. Tu
m'as appelée putain. J'ai grande pitié de ton âme et de celle des
tiens[1035].

[Note 1035: _Procès_, t. III, p. 110.]

En même temps, des murs de la ville et du boulevard de la Belle-Croix,
les boulets pleuvaient sur les Tourelles[1036]. Montargis et Rifflart
leur crachaient des pierres; le nouveau canon de maître Guillaume
Duisy leur jetait, de la poterne Chesneau, des boulets de cent vingt
livres[1037]. Les Tourelles étaient assaillies du côté du pont. Une
gouttière fut jetée sur l'arche rompue par les Anglais, et messire
Nicole de Giresme, le moine chevalier, y passa le premier[1038]. Ceux
qui le suivirent mirent le feu à la palissade qui, de ce côté, barrait
l'accès du fort. Ainsi, les six cents Anglais, épuisés d'armes et de
forces, se voyaient attaqués en avant et en arrière. Ils l'étaient
aussi par-dessous, de façon sournoise et terrible. Des gens d'Orléans
avaient chargé un grand chaland de poix, d'étoupes, de fagots, d'os de
cheval, de savates, de résine, de soufre, de quatre-vingt-dix-huit
livres d'huile d'olive et de telles autres choses pouvant faire feu et
fumée; ils l'avaient conduit sous le pont de bois jeté par l'ennemi
entre les Tourelles et le boulevard: ils l'y avaient amarré et y
avaient mis le feu. Au moment de la retraite des Anglais, ce brûlot
incendia le pont. À travers la fumée et la flamme, les six cents
passèrent sur le tablier brûlant. Et quand enfin William Glasdall,
lord Poynings et lord Moleyns, avec trente ou quarante capitaines,
quittant les derniers le boulevard perdu, mirent à leur tour le pied
sur le pont, les planches charbonnées croulèrent sous eux et tous,
avec l'étendard de Chandos, s'abîmèrent dans la Loire[1039].

[Note 1036: _Chronique de la Pucelle_, pp. 293, 294; Morosini, t.
III, p. 31.]

[Note 1037: _Journal du siège_, p. 17.--Jollois, _Histoire du
siège_, p. 12.]

[Note 1038: _Ibid._, p. 87.--_Chronique de la Pucelle_, p. 294.]

[Note 1039: _Procès_, t. III, p. 25.--_Chronique de
l'établissement de la fête_ dans _Procès_, t. V, p. 294.--_Chronique
de la Pucelle_, p. 294.--_Journal du siège_, pp. 87, 88.--Jean
Chartier, _Chronique_, t. I, p. 78.--Perceval de Cagny, p.
145.--Eberhart Windecke, p. 173.--Monstrelet, t. IV, p.
321.--Morosini, t. III, pp. 31 et suiv.]

Jeanne, émue de pitié, pleura sur l'âme de Glassidas et sur celle des
Anglais noyés avec lui[1040]. Près d'elle, les capitaines
s'affligeaient aussi de la mort de ces braves, songeant qu'ils leur
avaient fait grand tort en se noyant, car leur rançon eût rapporté
grande finance[1041].

[Note 1040: _Procès_, t. III, p. 110.]

[Note 1041: _Journal du siège_, p. 87.]

Échappés sur des charbons ardents aux Français du boulevard, les six
cents tombèrent sur les Français du pont. Quatre cents furent tués,
les autres pris. La journée avait coûté aux Orléanais une centaine
d'hommes[1042].

[Note 1042: Le nombre des Anglais qui défendirent les Tourelles
est porté, dans le _Journal du siège_, à 4 ou 500; dans la Lettre de
Charles VII, à 600; dans la _Relation de la fête du 8 mai_, à 800;
dans la _Chronique de la Pucelle_, à 500.--Le nombre des Français,
qu'il est impossible d'évaluer exactement, était plus de dix fois
supérieur.

Les pertes des Anglais sont portées:

Par Guillaume Girault, à 300 morts et pris;

Par Berry, à 400 ou 500 morts et pris;

Par Jean Chartier, à 400 environ tués et les autres pris;

Par la _Chronique de la Pucelle_, à 300 tués, 200 prisonniers;

Par le _Journal du siège_, à 400 ou 500 tués, hors un petit nombre
prisonniers;

Par Monstrelet, à 600 ou 800 morts ou pris, dans les mss.; à 1.000
dans les éditions imprimées;

Par Bower, à 600 et plus tués.

Les pertes des Français sont portées:

Par Perceval de Cagny, de 16 à 20 morts;

Par Eberhard Windecke, à 5 tués et quelques blessés;

Par Monstrelet, à 100 environ.

À l'estimation de la Pucelle, dans les diverses affaires où elle prit
part à Orléans, des Français «cent et même plus» furent blessés.]

Quand les derniers cris des vaincus se furent éteints, dans la nuit
sombre, au bord de la Loire rougie de flammes, les capitaines
français, étonnés de leur victoire, regardaient du côté de
Saint-Laurent-des-Orgerils et craignaient encore que sir John Talbot
ne saillît de son camp et ne vînt venger ceux qu'il n'avait pas
secourus. Durant cette longue attaque, sur laquelle s'était levé et
couché le soleil, Talbot, le comte de Suffolk et les Anglais de
Saint-Laurent n'étaient pas sortis de leurs retranchements. Les
Tourelles prises, les vainqueurs se tenaient sur leurs gardes,
attendant encore Talbot[1043]. Mais ce Talbot, dont le nom servait aux
mères françaises pour effrayer leurs enfants, ne bougea pas. On
l'avait beaucoup craint en cette journée, et il avait lui-même craint
que les Français ne lui prissent son camp et ses bastilles du couchant
s'il en retirait du monde pour secourir les Tourelles[1044].

[Note 1043: _Journal du siège_, p. 88.]

[Note 1044: Perceval de Cagny, p. 147.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 295.]

L'armée se disposa à rentrer dans la ville. Le pont, dont trois arches
étaient rompues, fut rendu praticable en trois heures. Bien avant dans
la nuit, la Pucelle, ainsi qu'elle l'avait prédit, entra par le pont
dans la ville[1045]. Pareillement se trouvaient véritables toutes ses
prophéties, quand l'accomplissement dépendait de son courage et de sa
bonne volonté. Les capitaines l'accompagnaient, suivis de tous les
hommes d'armes et de trait, de tous les bourgeois et des prisonniers
qu'on amenait deux à deux. Les cloches de la cité sonnèrent; le clergé
et le peuple chantèrent le _Te Deum_[1046]. Après Dieu et sa benoîte
mère, ils remercièrent très humblement Monsieur saint Aignan et
Monsieur saint Euverte, évêques, en leur vie mortelle, et patrons
célestes de la ville. Les citoyens estimaient que, devant et durant le
siège, ils leur avaient donné assez de cire et assez promené leur
châsse pour mériter leur puissante entremise et obtenir par eux
victoire et délivrance. Ce qui rendait manifeste l'intervention de ces
deux confesseurs, c'est qu'on avait vu, dans le ciel, planer sur les
Tourelles, au moment de l'assaut, deux évêques resplendissant de
lumière[1047].

[Note 1045: _Journal du siège_, p. 88.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 295.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 78.]

[Note 1046: _Chronique de l'établissement de la fête_, dans
_Procès_, t. V, pp. 294 et suiv.]

[Note 1047: _Chronique de la Pucelle_, p. 295.--_Journal du
siège_, p. 88.]

Jeanne fut ramenée à l'hôtel de Jacques Boucher, où un chirurgien
pansa à nouveau la blessure qu'elle avait reçue au-dessus du sein.
Elle prit quatre ou cinq tranches de pain trempées dans du vin mêlé
d'eau, et ne but ni ne mangea autre chose[1048].

[Note 1048: _Chronique de la Pucelle_, _Ibid._]

Le lendemain, dimanche 8 mai, fête de l'apparition de Saint-Michel, on
apprit, au matin, dans Orléans, que les Anglais, sortis des bastilles
du couchant qui leur restaient encore, se rangeaient en belle
ordonnance, étendards déployés, devant les fossés de la ville. Ceux
d'Orléans, hommes d'armes et gens de la commune, avaient grande envie
de tomber dessus. À la pointe du jour, le maréchal de Boussac et
nombre de capitaines sortirent et se rangèrent devant eux[1049].

[Note 1049: _Journal du siège_, p. 89.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 296.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, pp. 78, 79.--_Le
Jouvencel_, I, p. 208. Il faut tenir pour historique le passage qui
commence par ces mots: «Le sire de Rocquencourt dit:».]

La Pucelle alla aux champs avec les prêtres. N'ayant pu mettre sa
cuirasse sur son épaule blessée, elle était seulement armée d'une de
ces légères cottes de mailles, qu'on appelait jaserans[1050].

[Note 1050: _Procès_, t. III, p. 9.]

Des gens d'armes lui demandèrent:

--Est-ce mal de combattre aujourd'hui dimanche?

Elle répondit:

--Il faut entendre la messe[1051].

[Note 1051: _Ibid._, t. III, p. 29.]

Elle n'était pas d'avis qu'on les attaquât.

--Pour l'amour et honneur du saint dimanche, ne commencez point la
bataille. N'attaquez pas les Anglais, mais, si les Anglais vous
attaquent, défendez-vous fort et hardiment, et n'ayez nulle peur, et
vous serez les maîtres[1052].

[Note 1052: _Journal du siège_, p. 89.]

Une de ces pierres consacrées, de forme plate et carrée, bordée de
métal, que les clercs portaient en voyage, fut posée sur une table, en
un carrefour, dans les champs, au pied d'une croix[1053]. Les
officiants chantèrent, en grande solennité, hymnes, répons et
oraisons, et la Pucelle, avec tous les religieux et tous les hommes
d'armes, ouït deux messes dites à cet autel[1054].

[Note 1053: _Le Jouvencel._]

[Note 1054: _Chronique de la Pucelle_, p. 296.]

Après le _Deo gratias_, elle recommanda d'observer les Anglais.

--Or, regardez, s'ils ont le visage devers nous, ou le dos.

On lui répondit qu'ils avaient le dos tourné et qu'ils s'en allaient.

Elle leur avait dit trois fois: «Allez-vous-en d'Orléans vos vies
sauves.» Maintenant elle voulait qu'on les laissât aller sans leur en
demander davantage.

--Il ne plaît pas à Messire qu'on les combatte aujourd'hui, dit-elle.
Vous les aurez une autre fois. Allons rendre grâces à Dieu[1055].

[Note 1055: _Ibid._, p. 296.]

Les Godons s'en allaient. Ils avaient tenu conseil la nuit et résolu
de partir[1056]. Après avoir fait front une heure durant aux Orléanais
pour donner un air menaçant à leur retraite et la faire respecter, ils
s'en allaient, gardant un bel ordre de marche. Le capitaine La Hire et
le sire de Loré, curieux de savoir quelle route ils prenaient et de
voir s'ils ne laissaient rien traîner derrière eux, chevauchèrent à
leur poursuite avec cent ou cent vingt lances durant deux ou trois
lieues. Les Anglais se retiraient sur Meung[1057].

[Note 1056: _Chronique de l'établissement de la fête_, dans
_Procès_, t. V, pp. 294, 295.--_Chronique de la Pucelle_, p. 296.]

[Note 1057: _Procès_, t. III, pp. 71, 97, 110.--_Journal du
siège_, p. 89.--_Chronique de la Pucelle_, p. 297.--Morosini, t. III,
p. 34.--Walter Bower, _Scotichronicon_ dans _Procès_, t. IV, pp.
478-479.--Eberhard Windecke, p. 177.]

Les bourgeois, manants, gens des communes, se précipitèrent en foule
dans les bastilles abandonnées. Les Godons y avaient laissé leurs
malades et leurs prisonniers. Les Orléanais y trouvèrent aussi des
munitions et même des vivres, qui n'étaient pas sans doute en grande
abondance ni excellents. Mais, dit un Bourguignon, «si en firent bonne
chère, car il ne leur avait guère coûté[1058]». Les armes, les canons,
les bombardes furent portés dans la ville, les bastilles démolies,
pour qu'aucun ennemi désormais ne pût s'y loger[1059].

[Note 1058: Lettre de Charles VII aux Narbonnais, dans _Procès_,
t. V, p. 101.--Monstrelet, t. IV, p. 323.]

[Note 1059: _Journal du siège_, pp. 209 et suiv.]

Ce jour, furent faites très belles et solennelles processions et fut
ouï le sermon d'un bon frère[1060]. Les clercs, seigneurs, capitaines,
procureurs, gens d'armes et bourgeois visitèrent les églises avec
grande dévotion, et le peuple cria: «Noël[1061]!»

[Note 1060: _Journal du siège_, p. 216.--_Chronique de la fête_
dans _Procès_, t. V, p. 295.]

[Note 1061: _Procès_, t. III, p. 110.--_Journal du siège_, p. 92.]

Ainsi la ville d'Orléans fut délivrée ce 8 mai, au matin, deux cent
neuf jours après que le siège y eut été mis et neuf jours après la
venue de la Pucelle.



CHAPITRE XIV

LA PUCELLE À TOURS ET À SELLES-EN-BERRY.--LES TRAITÉS DE JACQUES GÉLU
ET DE JEAN GERSON.


Le dimanche 8 mai, au matin, les Anglais s'en étaient allés, tirant
sur Meung et Beaugency. Dans l'après-midi du même jour, messire
Florent d'Illiers avec ses gens d'armes quitta la ville délivrée et
gagna tout de suite sa capitainerie de Châteaudun, pour la défendre
contre les Godons qui tenaient garnison à Marchenoir et allaient
s'abattre sur le Dunois. Le lendemain, les autres capitaines de la
Beauce et du Gâtinais retournèrent dans leurs villes et
forteresses[1062].

[Note 1062: _Journal du siège_, p. 91.--G. Met-Gaubert, _Notice
sur Florent d'Illiers_, Chartres, 1864, in-8º.]

Le lundi neuf du même mois, les combattants amenés par le sire de
Rais, n'étant plus nourris ni payés, s'en allèrent chacun de son côté;
et la Pucelle ne demeura pas davantage[1063]. Après avoir assisté à la
procession faite par les habitants pour remercier Dieu, elle prit
congé de ceux vers qui elle était venue à l'heure de l'épreuve et de
l'affliction et qu'elle laissait délivrés et pleins d'allégresse. Ils
pleuraient de joie, lui rendaient grâce et s'offraient à elle pour
qu'elle fît d'eux et de leurs biens à sa volonté. Et elle les
remerciait avec douceur[1064].

[Note 1063: _Chronique de la Pucelle_, p. 298.]

[Note 1064: _Journal du siège_, pp. 91, 92.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 71.]

De Chinon le roi fit envoyer aux habitants des villes demeurées en son
obéissance, et notamment à ceux de La Rochelle et à ceux de Narbonne,
une lettre écrite à trois reprises, entre le soir du 9 mai et la
matinée du 10, à mesure que les nouvelles lui arrivaient. Par cette
lettre, il annonçait la prise des bastilles de Saint-Loup, des
Augustins et des Tourelles et invitait les bourgeois des villes à
louer Dieu et à honorer les vertueux faits accomplis là, notamment
ceux de la Pucelle qui «avait toujours été en personne à l'exécution
de toutes ces choses[1065]». Ainsi la chancellerie royale marquait la
part de Jeanne dans la victoire. Ce n'était nullement celle d'un
capitaine; elle n'exerçait de commandement d'aucune sorte. Mais, venue
de Dieu, du moins le pouvait-on croire, sa présence apportait aide et
réconfort.

[Note 1065: Lettre de Charles VII aux habitants de Narbonne, dans
_Procès_, t. V, pp. 101, 104.--Arcère, _Histoire de la Rochelle_, t.,
p. 271.--Moynès, _Inventaire des archives de l'Aude_, annexes, p.
390.--_Procession d'actions de grâces à Brignoles (Var) en l'honneur
de la délivrance d'Orléans par Jeanne d'Arc_ (1429). Communication
faite au Congrès des Sociétés savantes à la Sorbonne (avril 1893), par
F. Mireur, Draguignan, 1894, in-8º, p. 175.]

En compagnie de quelques seigneurs, elle se rendit à Blois, y passa
deux jours[1066], puis s'en fut à Tours, où le roi était
attendu[1067]. Lorsqu'elle y entra, le vendredi avant la Pentecôte,
Charles, parti de Chinon, n'était pas encore arrivé. Elle chevaucha
vers lui, sa bannière à la main, et, quand elle le rencontra, elle ôta
son bonnet et inclina le plus qu'elle put la tête sur son cheval. Le
roi souleva son chaperon, la fit relever et l'embrassa. On dit qu'il
eut grande joie à la voir, mais en réalité on ne sait ce qu'il pensait
d'elle[1068].

[Note 1066: _Procès_, t. III, p. 80.--_Journal du siège_, p. 91.]

[Note 1067: _Ibid._, t. III, pp. 72, 76, 80.]

[Note 1068: Eberhard Windecke, p. 177 et _Chronique de Tournai_,
éd. de Smedt, pp. 407 et suiv. (t. III des _Chroniques de Flandre_).]

En ce mois de mai 1429, il reçut de messire Jacques Gélu un traité de
la Pucelle que probablement il ne lut pas, mais que son confesseur lut
pour lui. Messire Jacques Gélu, autrefois conseiller delphinal et
présentement seigneur archevêque d'Embrun[1069], commença par craindre
que cette bergère ne fût envoyée au roi par ses ennemis pour
l'empoisonner ou qu'elle ne fût une sorcière pleine de diables. Il
conseilla d'abord de l'examiner avec prudence, sans la repousser
précipitamment, car les apparences sont trompeuses et la grâce divine
suit souvent des voies extraordinaires. Maintenant, après avoir connu
les conclusions des docteurs de Poitiers, appris la délivrance
d'Orléans et ouï le cri du commun peuple, messire Jacques Gélu ne
gardait plus de doutes sur l'innocence et la bonté de cette jeune
fille et, voyant que les docteurs différaient de sentiment sur elle,
il rédigea un bref traité, qu'il envoya au roi, avec une très ample,
très humble et très insigne épître dédicatoire.

[Note 1069: _Procès_, t. III, pp. 394, 407; t. V, p. 413.--Le P.
Marcellin Fornier, _Histoire des Alpes-Maritimes ou Cottiennes_, t.
II, p. 320.--Le P. Ayroles, _La Pucelle devant l'Église de son temps_,
pp. 39, 52.]

Il y avait, environ ce temps-là, un labyrinthe tracé à l'équerre et au
compas dans le pavé de la cathédrale de Reims[1070]. Les pèlerins,
s'ils étaient attentifs et patients, en parcouraient tous les chemins.
Le traité de l'archevêque d'Embrun est de même un labyrinthe
scolastique très régulier, dans lequel on avance pour reculer et l'on
recule pour avancer, sans trop s'égarer, pourvu qu'on y marche avec
assez de patience et d'attention. Gélu, comme tous les scolastiques,
donne d'abord les raisons contraires aux siennes et c'est seulement
quand il a longuement suivi son adversaire qu'il s'achemine dans son
propre sens. Ce serait trop faire que de s'engager à sa suite dans les
détours de son labyrinthe. Mais puisque les familiers du roi le
consultaient, puisqu'il s'adressait au roi et que le roi et son
conseil réglèrent, peut-être, leur créance à Jeanne et leur conduite
envers elle d'après ce traité théologique, on veut savoir ce qu'ils y
trouvèrent professé et recommandé à cette occasion singulière.

[Note 1070: L. Paris, _Notice sur le dédale ou labyrinthe de
l'église de Reims_, dans _Ann. des Inst. provinc._, 1857, t. IX, p.
233.]

Considérant d'abord le bien de l'Église, Jacques Gélu estime que Dieu
a suscité la Pucelle pour confondre les mal croyants, dont le nombre,
selon lui, n'était pas petit. «À la confusion de ceux, dit-il, qui
croient en Dieu comme s'ils n'y croyaient pas, le Très-Haut, qui porte
écrit sur sa cuisse: _Je suis le Roi des rois et le Seigneur des
Dominations_, se plut à secourir le roi de France par une enfant
nourrie dans le fumier.» L'archevêque d'Embrun découvre cinq raisons
pour lesquelles le roi a obtenu le secours divin; ce sont: la justice
de sa cause, les mérites éclatants de ses prédécesseurs, les prières
des âmes dévotes et les soupirs des opprimés, l'injustice des ennemis
du royaume, l'insatiable cruauté de la nation anglaise.

Que Dieu ait choisi une pucelle pour détruire des armées, ce dessein
ne surprend point en lui. «Il a créé des insectes tels que les mouches
et les puces, par lesquels il abat la superbe des hommes.» Ces petites
créatures nous importunent et nous fatiguent au point de nous empêcher
d'étudier ou d'agir. Un homme, quelle que soit sa constance, ne peut
reposer dans une chambre infestée de puces. Par le moyen d'une jeune
paysanne, sortie d'humbles et infimes parents, soumise à un vil
labeur, ignorante, simple au delà de ce qu'on peut dire, il a voulu
abaisser les superbes, les ramener à l'humilité et leur rendre sa
Majesté présente, en sauvant ceux qui périssaient.

Que le Très-Haut ait révélé à une vierge ses desseins sur le royaume
des Lis, n'en soyons pas surpris: il accorde volontiers aux vierges le
don de prophétie. Il lui plut de découvrir aux sibylles les mystères
cachés à la gentilité tout entière. Sur l'autorité de Nicanor,
d'Euripide, de Chrysippe, de Nenius, d'Apollodore, d'Eratosthène,
d'Héraclide Pontique, de Marcus Varron et de Lactance, messire Jacques
Gélu enseigne que les sibylles furent au nombre de dix: la Persique,
la Libyque, la Delphique, la Cinicienne, l'Érythrée, la Samienne, la
Cumane, l'Hellespontique, la Phrygienne et la Tiburtine, qui
prophétisèrent, au milieu des gentils, la glorieuse incarnation de
Notre-Seigneur, la résurrection des morts et la consommation des
siècles. Cet exemple lui paraît très digne d'être médité.

Quant à Jeanne, elle est en elle-même inconnaissable. Aristote
l'enseigne: rien n'est dans l'intellect qui n'ait été d'abord dans la
sensation, et la sensation ne pénètre pas au delà des apparences.
Mais, où l'esprit ne peut entrer directement, il atteint par détour.
Autant que l'humaine fragilité permet de le savoir, à regarder ses
oeuvres, la Pucelle est de Dieu. Bien qu'appliquée aux armes, elle ne
conseille jamais la cruauté; elle est miséricordieuse aux ennemis qui
se rendent à merci, et elle offre la paix. Enfin, l'archevêque
d'Embrun croit que cette Pucelle est un ange envoyé par le Seigneur
Dieu des armées pour le salut du peuple; non qu'elle en ait la nature;
mais elle en fait l'office.

Sur la conduite à tenir en cette merveilleuse occasion, le docteur est
d'avis que le roi observe dans la guerre les règles de la prudence
humaine. Il est écrit: «Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu.» Un
esprit industrieux aurait été donné en vain à l'homme, s'il ne s'en
servait point dans ses entreprises. Il faut délibérer longtemps ce qui
doit être exécuté soudain. Ce n'est ni par des voeux ni par des
supplications de femme que s'obtient le secours de Dieu. Par action et
conseil on accède à l'issue prospère.

Mais il ne faut pas repousser l'inspiration de Dieu. C'est pourquoi il
doit être fait selon le vouloir de la Pucelle, alors même que ce
vouloir paraîtrait douteux et sans grande apparence de vérité. Si la
Pucelle est trouvée stable dans ses paroles, que le roi la suive et se
confie à elle comme à Dieu pour la conduite du fait auquel elle a été
commise. S'il survient au roi quelque doute, qu'il incline vers la
sagesse divine plutôt qu'à l'humaine prudence, car il n'y a pas de
mesure de l'une à l'autre, comme il n'y a pas de proportion du fini à
l'infini. Aussi faut-il croire que Celui qui envoya cette enfant saura
lui inspirer des conseils meilleurs que les conseils des hommes. Et
l'archevêque d'Embrun tire de ses raisonnements aristotéliques cette
conclusion bicéphale:

«D'une part, pour ce qui est de préparer les batailles, d'employer
machines, échelles et tous autres engins de guerre, de jeter des
ponts, d'envoyer aux combattants des vivres en quantité suffisante,
d'avoir bonnes finances, toutes choses sans lesquelles les entreprises
ne sauraient réussir que par miracle, nous faisons suffisamment
entendre qu'il y faut pourvoir par prudence humaine.

»Mais lorsqu'on voit, d'autre part, la sagesse divine s'apprêter à
agir spécialement, la prudence humaine doit s'humilier et renoncer.
C'est alors, disons-nous, que le conseil de la Pucelle doit être
demandé, recherché, requis préférablement à tout autre. Celui qui
donne la vie donne la nourriture. À ses ouvriers il fournit les
outils. C'est pourquoi nous devons espérer dans le Seigneur. Il fit
sienne la cause du roi. Il inspirera à ceux qui la tiennent tout ce
qu'il faudra faire pour la gagner. Dieu ne laisse point ses oeuvres
imparfaites.»

Et l'archevêque termine son traité en recommandant spécialement au roi
la Pucelle comme inspiratrice de saintes pensées et révélatrice
d'oeuvres pies. «Nous donnons ce conseil au roi, que chaque jour il
accomplisse une oeuvre agréable à Dieu, et que de cela il confère avec
la Pucelle; que les avis qu'il en recevra, il les mette en usage
pieusement et dévotement, pour que Dieu ne lui retire pas sa main,
mais lui continue sa grâce[1071].»

[Note 1071: Bibl. Nat., fonds latin, nº 6199, folio 36.--_Procès_,
t. III, pp. 395-410.--Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations_, pp.
365 et suiv.--Le P. Ayroles, _La Pucelle devant l'Église de son
temps_, pp. 31-52.]

Le grand docteur Gerson, ancien chancelier de l'université, achevait
alors à Lyon, dans le couvent des Célestins, dont son frère était
prieur, sa vie pleine de travaux et de fatigues[1072]. L'an 1408, curé
de Saint-Jean-en-Grève, à Paris, en prononçant dans son église
paroissiale l'oraison funèbre du duc d'Orléans, assassiné par l'ordre
du duc de Bourgogne, il souleva la fureur du peuple et courut grand
risque d'être massacré. Au concile de Constance, impatient d'envoyer
l'hérétique au feu «par une cruauté miséricordieuse[1073]», il pressa
la condamnation de Jean Huss, sans égard au sauf-conduit que celui-ci
avait reçu de l'Empereur, estimant avec tous les pères assemblés, que
selon le droit naturel divin et humain nulle promesse ne doit être
tenue au préjudice de la foi catholique. Il poursuivit au synode, avec
une même ardeur, la condamnation des propositions de Jean Petit sur la
légitimité du tyrannicide. Au temporel comme au spirituel, il
professait l'unité d'obédience et le respect des autorités établies.
Comparant, dans un de ses sermons, le royaume de France à la statue de
Nabuchodonosor, il fait des marchands et des artisans les jambes du
colosse, «qui sont partie de fer, partie de terre, pour leur labeur et
humilité à servir et à obéir...» Fer signifie labeur et terre
humilité. Tout le mal est venu de ce que le roi et les notables
citoyens ont été tenus en servitude par l'outrageuse entreprise des
gens de petit état[1074].

[Note 1072: I. Launoy, _Historia Navarrici Gymnasii_, lib. IV, ch.
V.--J.-B. Lecuy, _Essai sur la vie de Jean Gerson, chancelier de
l'église et de l'université de Paris, sur sa doctrine, sur ses
écrits..._, Paris, 1832, 2 vol. in-8º.--Vallet de Viriville, _Histoire
de Charles VII_, t. II, p. 94.--A.-L. Masson, _Jean Gerson, sa vie,
son temps, ses oeuvres_, Lyon, 1894, in-8º.]

[Note 1073: Du Boulay, _Historia Universitatis Parisiensis_, t.
IV, p. 270.]

[Note 1074: Gerson, _Opera_, t. IV, pp. 668-678.]

Maintenant, accablé de misères et de tristesses, il instruisait les
jeunes enfants. «C'est par eux, disait-il, qu'il faut commencer la
réforme[1075].»

[Note 1075: Gerson, _Adversus corruptionem Juventutis_.--A.
Lafontaine, _De Johanne Gersonio puerorum adulescentiumque
institutore..._ La Chapelle-Montligeon, 1902, in-8º.]

La délivrance de la cité ducale dut réjouir le vieux défenseur du
parti d'Orléans. Les conseillers du dauphin, désireux de mettre en
oeuvre la Pucelle, lui communiquèrent les délibérations de Poitiers et
lui demandèrent son avis comme à un bon serviteur de la maison de
France. En réponse, il composa un traité succinct de la Pucelle.

Dans cet écrit, il prend soin tout d'abord de distinguer entre ce qui
est de foi et ce qui est de dévotion. En matière de foi, le doute
n'est pas permis. Quant à ce qui est de dévotion, comme on dit
vulgairement: «Qui ne le croit n'est pas damné.» Pour qu'une chose
soit de dévotion, trois conditions sont requises: il faut 1º qu'elle
soit édifiante; 2º qu'elle soit probable et attestée par la rumeur
publique ou le témoignage des fidèles; 3º qu'il ne s'y mêle rien de
contraire à la foi. À ces conditions, il convient de n'en porter ni
réprobation ni approbation opiniâtres, mais plutôt de s'en rapporter à
l'Église.

Par exemple, sont matières de dévotion et non de foi, la conception de
la très sainte Vierge, les indulgences, les reliques. Une relique est
vénérée en un lieu ou dans un autre ou dans plusieurs lieux à la fois.
Le Parlement de Paris a naguère disputé sur le chef de monseigneur
saint Denys, vénéré à Saint-Denys en France et dans la cathédrale de
Paris. C'est matière de dévotion[1076].

[Note 1076: _Gallia Christiana_, t. VII, col. 142.--Jean Juvénal
des Ursins, année 1406.]

D'où il faut conclure que l'on peut pieusement et salutairement, en
matière de dévotion, admettre le fait de cette Pucelle, surtout en
regardant aux fins, qui sont la restitution du royaume à son roi et la
très juste expulsion ou débellation de ses très obstinés ennemis.

D'autant plus qu'on n'a pas trouvé qu'elle usât de sortilèges prohibés
par l'Église ni de superstitions publiquement réprouvées, ni qu'elle
agît avec cautèle, par fourberie, pour son gain propre, lorsqu'en gage
de sa foi, elle expose son corps aux plus grands dangers.

Et, si plusieurs apportent divers témoignages sur son caquet, sa
légèreté, son astuce, c'est le lieu d'alléguer cet adage de Caton:
«Nos arbitres, ce n'est pas ce que chacun dit.» Selon la parole de
l'Apôtre, on ne doit pas mettre en cause le serviteur de Dieu. Bien
plutôt il convient ou de s'abstenir ou de soumettre aux supérieurs
ecclésiastiques, comme il est permis, les points douteux. Ainsi fut
fait, dans le principe, pour la canonisation des saints. Le canon des
saints n'est pas de nécessité de foi, à strictement parler, mais de
pieuse dévotion. Toutefois il ne doit pas être réprouvé par homme
quelconque, à tort et à travers.

Pour en venir au cas présent, il faut remarquer les circonstances
suivantes:

Premièrement. Le conseil royal et les gens de guerre furent induits à
croire et à obéir, et ils affrontèrent le risque d'être défaits sous
la conduite d'une fillette, ce qui eût été grande vergogne.

Deuxièmement. Le peuple exulte, et sa pieuse créance semble conspirer
à la louange de Dieu et à la confusion des ennemis.

Troisièmement. Les ennemis se cachent, même leurs princes, et sont
agités de diverses terreurs. Ils tombent en faiblesse comme des femmes
grosses, conformément aux imprécations contenues dans le cantique que
chanta sur le tympanon Marie, soeur de Moïse, dans un choeur de
danseurs et de chanteurs: «Chantons au Seigneur, car il a été
glorieusement magnifié. Que tombent sur ses ennemis la crainte et la
terreur!» Et nous aussi, chantons le cantique de Marie, avec une
dévotion consonante à notre fait.

Quatrièmement enfin. Et cela est à peser: Cette Pucelle et les soldats
attachés à elle ne quittent point les voies de la prudence humaine, et
ils ne tentent pas Dieu. D'où il est visible que cette Pucelle ne
s'obstine pas au delà de ce qu'elle répute être monition ou
inspirations reçues de Dieu.

On pourrait exposer encore plusieurs circonstances de sa vie, depuis
l'enfance, qui ont été recueillies abondamment. Il n'en sera rien
rapporté ici.

Il est à propos de tirer exemple de Déborah et de sainte Catherine,
qui convertit miraculeusement cinquante docteurs ou rhéteurs, de
Judith et de Judas Macchabée. Dans leur fait, selon l'ordre constant,
se trouvèrent beaucoup de circonstances d'ordre purement naturel.

À un premier miracle ne succèdent pas toujours d'autres miracles
attendus des hommes. Alors même que la Pucelle serait déçue dans son
attente et la nôtre (puisse-t-il n'en pas advenir ainsi!), il n'en
faudrait pas conclure que les premiers effets furent produits par le
malin esprit et non par influence céleste, mais préférablement croire
que nos espérances aient péri à cause de notre ingratitude et de nos
blasphèmes, ou par quelque juste et impénétrable jugement de Dieu!
Nous le supplions de détourner de nous sa colère et de nous regarder
favorablement.

Tirons des enseignements premièrement pour le roi et les princes du
sang royal; deuxièmement, pour la milice du roi et du royaume;
troisièmement, pour le clergé et le peuple; quatrièmement, pour la
Pucelle. De ces enseignements, unique est la fin: mener bonne vie,
dévote à Dieu, juste au prochain, sobre, vertueuse et tempérante à
soi-même. Et quant à l'enseignement spécial à la Pucelle, il faut que
la grâce, que Dieu a manifestée en elle, soit employée non en vanités
soucieuses, non en profits mondains, non en haines de partis, non en
séditions cruelles, non en vengeance des actes accomplis, non en
glorifications ineptes, mais en mansuétude et oraisons, avec actions
de grâce, et que chacun contribue, par libérale subvention de biens
temporels, à l'instauration de la paix en son lit de justice, afin
que, délivrés des mains de nos ennemis, Dieu nous étant plus propice,
nous le servions dans la sainteté et la justice.

En terminant son traité, Gerson examine brièvement un point de droit
canon qui avait déjà été touché par les docteurs de Poitiers. Il
établit qu'il n'est pas défendu à la Pucelle de porter un habit
d'homme.

Premièrement. L'ancienne loi interdisait à la femme de porter un habit
d'homme et à l'homme un habit de femme. Cette loi, en tant que
judicielle, cesse d'être en vigueur dans la nouvelle loi.

Deuxièmement. En tant que morale, cette loi demeure obligatoire. Mais
elle ne concerne, en ce cas, que l'indécence de l'habit.

Troisièmement. En tant que judicielle et morale, cette loi n'interdit
pas de porter l'habit viril et militaire à cette Pucelle que le Roi du
ciel élut porte-étendard pour fouler à ses pieds les ennemis de la
justice. Où la divine vertu opère, les moyens sont conformes aux
fins.

Quatrièmement. On peut alléguer des exemples tirés des histoires
sainte et profane, rappeler Camille et les Amazones.

Jean Gerson termina ce traité le dimanche de la Pentecôte, huit jours
après la délivrance d'Orléans. Ce fut son dernier écrit. Il mourut au
mois de juillet de cette même année 1429, la soixante-cinquième de sa
vie[1077].

[Note 1077: _Oeuvres de Gerson_, éd. Ellies Dupin, Paris, 1706,
in-folio, t. IV, p. 864.--_Procès_, t. III, p. 298; t. V, p. 412.--Le
P. Ayroles, _La Pucelle devant l'Église de son temps_, p. 24.]

C'est le testament politique du grand universitaire en exil. La
victoire de la Pucelle réjouit les derniers jours de sa vie. Il chante
de sa voix presque éteinte le cantique de Marie. Mais à la joie que
lui cause le bon événement, se mêlent les tristes pressentiments de sa
vieille sagesse. En même temps qu'il voit en la Pucelle bien venue un
sujet d'allégresse et d'édification pour le peuple, il craint que les
espérances qu'elle inspire ne soient bientôt déçues. Et il avertit
ceux qui maintenant l'exaltent dans le triomphe de ne point se
détourner d'elle aux mauvaises heures.

Son argumentation maigre et sèche n'est pas différente au fond de la
grasse et molle argumentation de Jacques Gélu. On trouve dans l'une et
dans l'autre les mêmes raisonnements et les mêmes preuves et les deux
docteurs s'accordent dans leurs conclusions qui sont celles des
maîtres de Poitiers.

Pour les docteurs de Poitiers, pour l'archevêque d'Embrun, pour
l'ancien chancelier de l'Université, pour tous les théologiens
armagnacs, le fait de la Pucelle n'est pas matière de foi. Comment le
pourrait-il être avant que le pape et le concile en eussent décidé? On
est libre d'y croire comme de n'y pas croire. Mais c'est un sujet
d'édification, et il convient de le méditer non dans un esprit aride,
et qui doute obstinément, mais avec bonne volonté et selon la foi
chrétienne. Sur le conseil de Gerson, les âmes bénévoles croiront que
la Pucelle vient de Dieu, comme elles croient que le chef de
Monseigneur saint Denys est offert en même temps à la vénération des
fidèles dans l'église cathédrale de Paris et dans l'église abbatiale
de Saint-Denys en France. Elles ne s'attacheront pas tant à la vérité
littérale qu'à la vérité spirituelle et elles ne pécheront pas par
trop de curiosité.

En somme, ni le traité de Jacques Gélu, ni celui de Jean Gerson ne
donnent de grandes clartés au roi et à son conseil. Les exhortations
n'y manquent point: mais elles reviennent toutes à dire: «Soyez sages
et pieux, pensez avec humilité, force et prudence.» Sur le point qui
importait le plus, l'emploi à faire de la Pucelle dans la conduite de
la guerre, l'archevêque d'Embrun enseigne doctement: «Accomplissez ce
que la Pucelle ordonne et ce que la prudence commande et pour le
surplus faites oeuvres pies et belles oraisons.» Il y avait là de quoi
embarrasser un capitaine comme le sire de Gaucourt et même un bon
prud'homme tel que le seigneur de Trèves. Il apparaît que ces clercs
laissaient au roi toute liberté de jugement et d'action et qu'ils lui
conseillaient finalement non de croire à la Pucelle, mais d'y laisser
croire le peuple et les gens d'armes.

Le roi garda Jeanne près de lui durant les dix jours qu'il demeura
dans sa ville de Tours. Cependant le conseil délibérait sur la
conduite à tenir[1078]. On n'avait point d'argent. Charles en trouvait
encore assez facilement pour faire des présents aux gentilshommes de
son hôtel, mais il avait grand'peine à s'en procurer pour payer les
dépenses de la guerre[1079]. Il devait des gages à ses gens d'Orléans.
Ceux-là avaient peu reçu et beaucoup dépensé. Ils en étaient du leur,
et réclamaient leur paiement. Aux mois de mai et de juin, par quatre
fois, le roi répartit aux capitaines qui avaient défendu la ville des
sommes montant à quarante et un mille six cent trente et une
livres[1080]. Il était victorieux à bon marché. La défense d'Orléans
lui coûta cent dix mille livres en tout. Les bourgeois de la ville
firent le reste; ils donnèrent jusqu'à leurs petites cuillers
d'argent[1081].

[Note 1078: _Procès_, t. III, pp. 12, 72, 76, 80.--_Chronique de
la Pucelle_, p. 298.--_Journal du siège_, p. 93.--_Chronique de la
fête_, dans _Procès_, t. V, p. 299.--Lettre écrite par les agents
d'une ville allemande, dans _Procès_, t. V, p. 349.--_Chronique de
Tournai_ (_Recueil des Chroniques de Flandre_, t. III, p.
412).--Eberhard Windecke, p. 177.--De Beaucourt, _Histoire de Charles
VII_, t. II, p. 215.]

[Note 1079: _De Beaucourt_, _Histoire de Charles VII_, pp. 634 et
suiv.]

[Note 1080: Loiseleur, _Compte des dépenses_, pp. 147 et suiv.]

[Note 1081: _Procès_, t. V, pp. 256 et suiv., et Relevé des
comptes de commune et de forteresse, dans _Journal du siège_.--A. de
Villaret, _loc. cit._, p. 61.--Couret, _Un fragment inédit des anciens
registres de la Prévôté d'Orléans_.]

Il eût été expédient sans doute de chercher à détruire cette terrible
armée de sir John Falstolf qui avait causé naguère tant de peur à ceux
d'Orléans. Mais on ne savait pas où elle se trouvait. Elle était
disparue entre Orléans et Paris. Il eût fallu la chercher; ce n'était
pas possible; on n'y songea pas. L'art de la guerre ne comportait pas
alors des opérations si savantes. Il fut question d'aller en
Normandie, idée si naturelle que dans le peuple on croyait déjà le
dauphin à Rouen[1082]. Finalement on décida de reprendre les châteaux
que les Anglais tenaient sur la Loire en amont et en aval d'Orléans,
Jargeau, Meung, Beaugency[1083]. Entreprise utile et qui ne présentait
pas grandes difficultés, à moins qu'on eût sur les bras l'armée de sir
John Falstolf, ce que personne ne pouvait dire.

[Note 1082: Morosini, t. III, p. 61.]

[Note 1083: _Procès_, t. III, pp. 9, 10.]

Sans plus attendre, monseigneur le Bâtard alla sur Jargeau avec un peu
de chevalerie et les routiers de Poton; mais la Loire était haute et
remplissait les fossés. N'ayant pas d'engins de siège, ils se
retirèrent après avoir fait quelque mal aux Anglais et tué le
capitaine de la ville[1084].

[Note 1084: _Journal du siège_, p. 93.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 300.]

La Pucelle n'entrait pas volontiers dans les raisons des capitaines.
Elle n'écoutait que ses Voix, qui lui disaient des paroles infiniment
simples. Elle ne pensait qu'à accomplir sa mission. Ce n'était pas
pour supputer les ressources du trésor royal, ordonner les aides et
les tailles, traiter avec les gens d'armes, les marchands et les
convoyeurs, faire des plans de campagne, négocier des trêves, que
madame sainte Catherine, madame sainte Marguerite et monseigneur saint
Michel archange l'avaient envoyée en France: c'était pour qu'elle
conduisît le dauphin à son sacre. Aussi était-ce à Reims qu'elle le
voulait mener; non qu'elle sût comment on y pouvait aller, mais elle
pensait que Dieu la guiderait. Tout retard, toute lenteur, toute
délibération même la désolait et l'irritait. Fréquentant chez le roi,
elle le pressait avec douceur. Maintes fois elle lui dit:

--Je durerai un an, guère plus. Qu'on pense à bien besoigner pendant
cette année[1085]!

[Note 1085: _Procès_, t. III, p. 99.]

Et elle dénombrait les quatre charges dont elle avait à s'acquitter en
cet espace de temps. C'était, après avoir délivré Orléans, chasser les
Godons hors de France, faire couronner et sacrer le roi à Reims et
tirer le duc d'Orléans des mains des Anglais[1086]. Un jour, n'y
pouvant tenir, elle alla trouver le roi tandis qu'il était dans un de
ces retraits clos par des boiseries sculptées, qu'on pratiquait dans
les grandes salles des châteaux, et qui servaient aux réunions
familières. Elle heurta l'huis, entra presque aussitôt et trouva le
roi qui conversait avec maître Gérard Machet, son confesseur,
monseigneur le Bâtard, le sire de Trèves et un seigneur de ses plus
familiers, nommé messire Christophe d'Harcourt. Elle s'agenouilla et,
tenant le roi embrassé par les jambes (car elle savait à quoi la
politesse l'obligeait), elle lui dit:

--Gentil dauphin, n'assemblez plus tant et de si longs conseils. Mais
venez tout de suite à Reims recevoir votre digne sacre[1087].

[Note 1086: _Ibid._, p. 99.]

[Note 1087: _Procès_, t. III, p. 12.--_Journal du siège_, p.
93.--_Chronique de la Pucelle_, p. 299.]

Le roi lui fit bon visage, mais ne répondit rien. Le seigneur
d'Harcourt, averti que la Pucelle conversait avec des anges et des
saintes, fut curieux de savoir si vraiment la pensée de mener le roi à
Reims lui venait de ses visiteurs célestes. Employant pour les
désigner le mot dont elle se servait elle-même:

--Est-ce votre Conseil, lui demanda-t-il, qui vous parle de telles
choses?

Elle répondit:

--Oui, et je suis beaucoup aiguillonnée à cet endroit.

Le seigneur d'Harcourt reprit aussitôt:

--Ne voudriez-vous pas dire ici, en présence du roi, la manière de
votre Conseil, quand il vous parle?

Jeanne rougit à cette demande.

Voulant lui épargner tout embarras et toute contrainte, le roi lui dit
doucement:

--Jeanne, vous plaît-il bien de déclarer ce qu'on vous demande, en
présence des personnes ici présentes?

Mais Jeanne s'adressant au seigneur d'Harcourt:

--Je vois bien ce que vous voulez savoir, lui dit-elle, et je vous le
dirai volontiers.

Et tout de suite elle fit sentir au roi le tourment qu'elle éprouvait
de n'être pas crue et elle révéla sa consolation intérieure:

--Quand je suis contristée en quelque manière de ce qu'on ne croit pas
facilement ce que je dis par mandement de Messire, je me retire à
part, et me plains à Messire de n'être facilement crue de ceux à qui
je parle. Et mon oraison faite, aussitôt j'entends une voix qui me
dit: «Fille de Dieu, va!» Et à l'entendre, j'ai grand'joie. Et même je
voudrais toujours rester en cet état[1088].

[Note 1088: _Procès_, t. III, p. 12.]

Tandis qu'elle répétait les paroles de la Voix, Jeanne levait les yeux
au ciel. Les seigneurs présents furent frappés de l'expression céleste
que prenait alors le regard de la jeune fille. Pourtant ces yeux
noyés, cet air de ravissement dont s'émerveillait monseigneur le
Bâtard, ce n'était pas une extase, c'était l'imitation d'une extase.
Scène à la fois pleine d'artifice et de naïveté, qui montre et la
douceur du roi, bien incapable de faire la moindre peine à cette
enfant, et la légèreté avec laquelle les seigneurs de la cour
croyaient ou feignaient de croire aux plus étranges merveilles et qui
surtout fait apparaître que, dès ce moment, on ne regardait pas comme
un mal, dans le conseil du roi, que la petite sainte donnât au projet
du sacre l'autorité d'une révélation divine.

La Pucelle accompagna le roi à Loches, et elle resta auprès de lui
jusqu'après le vingt-troisième jour de mai[1089].

[Note 1089: _Procès_, t. III, pp. 9, 11, 80.]

Le peuple croyait en elle. Quand elle sortait dans les rues de Loches,
les habitants se jetaient dans les jambes de son cheval; ils baisaient
les mains et les pieds de la sainte. Maître Pierre de Versailles,
religieux de Saint-Denys en France, un des interrogateurs de Poitiers,
la voyant qui recevait ces marques de vénération, la blâma
théologalement:

--Vous faites mal, lui dit-il, de souffrir telles choses, qui ne vous
sont pas dues. Prenez-y garde: vous induisez les hommes en idolâtrie.

Jeanne, pensant à l'orgueil qui pourrait s'insinuer dans son coeur,
répondit:

--En vérité je ne saurais m'en garder, si Messire ne m'en
gardait[1090].

[Note 1090: _Procès_, t. III, p. 84.]

Elle voyait avec humeur que certaines bonnes femmes vinssent à elle
pour la saluer; cela lui semblait une espèce d'adoration dont elle
s'effrayait. Mais elle ne repoussait pas les pauvres gens qui venaient
à elle; elle ne leur faisait pas de déplaisir et plutôt les supportait
à son pouvoir[1091].

[Note 1091: _Ibid._, t. I, p. 102.]

Le renom de sa sainteté s'était répandu par toute la France avec une
promptitude merveilleuse. Beaucoup de personnes pieuses portaient sur
elles des médailles de plomb ou d'autre métal à sa ressemblance, selon
l'usage établi pour honorer la mémoire des saints[1092]. On plaçait
dans les chapelles ses images peintes ou taillées. À la collecte de la
messe, le prêtre récitait «l'oraison de la Pucelle pour le royaume de
France»:

«Dieu, auteur de la paix, qui détruis, sans arc ni flèche, les ennemis
qui mettent leur espoir en eux-mêmes[1093], nous te demandons,
seigneur, de nous protéger dans notre adversité, et, de même que tu as
délivré ton peuple par la main d'une femme, tends à Charles notre roi
ton bras victorieux, afin que nos ennemis, qui s'assurent en leur
multitude et se glorifient de leurs flèches et leurs lances, soient
par lui surmontés à l'heure présente et qu'il lui soit donné, à la fin
de ses jours de parvenir glorieusement avec son peuple jusqu'à toi,
qui es la voie, la vérité et la vie. Par Notre-Seigneur Jésus-Christ,
etc[1094].»

[Note 1092: _Ibid._, t. I, p. 191.--A. Forgeais, _Collection de
plombs historiés trouvés dans la Seine_, Paris, 1869 (5 vol. in-8º),
t. II, IV et _passim_.--Vallet de Viriville, _Notes sur deux médailles
de plomb relatives à Jeanne d'Arc_, Paris, 1861, in-8º, 30 p. [Extrait
de la _Revue Archéologique_.]]

[Note 1093: _Procès_, t. V, p. 104. Je lis _in se sperantes_.]

[Note 1094: _Procès_, t. V, p. 104.--Lanéry d'Arc, _Le culte de
Jeanne d'Arc au XVe siècle_, 1886, in-8º.]

       *       *       *       *       *

On consultait alors les saints et les saintes dans toutes les
difficultés de la vie. Plus on les jugeait innocents et simples, plus
on leur demandait conseil. Car on était mieux assuré, s'ils ne
savaient rien dire, que c'était Dieu qui parlait par leur bouche. On
pensait que la Pucelle n'avait pas d'esprit; c'est pourquoi on la
croyait capable de résoudre les questions les plus difficiles avec une
infaillible sagesse. On voyait que, sans savoir faire la guerre, elle
la faisait mieux que les capitaines, et l'on en concluait que tout ce
qu'elle accomplirait dans sa sainte ignorance, elle l'accomplirait
excellemment. C'est ainsi qu'à Toulouse un capitoul s'avisa de la
consulter en matière financière. Les gardes de la monnaie de cette
ville ayant reçu ordre de frapper de nouvelles espèces inférieures de
beaucoup à celles qui avaient cours jusque-là, les bourgeois s'en
émurent; d'avril à juin les capitouls s'employèrent à faire rapporter
cette mesure. Et le 2 juin, le capitoul Pierre Flamenc demanda en
conseil qu'on écrivît à la Pucelle pour lui exposer les inconvénients
survenus du fait de la mutation des monnaies et pour lui demander d'y
apporter remède. En faisant cette proposition au Capitole, Pierre
Flamenc pensait qu'une sainte était de bon conseil sur toute matière
et particulièrement en matière d'espèces monnayées, surtout si elle se
trouvait l'amie du roi, comme c'était le cas de la Pucelle[1095].

[Note 1095: A. Thomas, _Le siège d'Orléans, Jeanne d'Arc et les
capitouls de Toulouse_, dans _Annales du Midi_, 1889, pp. 235, 236.]

Jeanne envoya de Loches, un petit anneau d'or a la dame de Laval qui
sans doute lui avait demandé un objet qu'elle eût touché[1096].
Jeanne, dame de Laval, avait épousé, cinquante-quatre ans en çà, sire
Bertrand Du Guesclin dont la mémoire était précieuse aux Français et
qu'on nommait, dans la maison d'Orléans, le dixième preux. Madame
Jeanne n'égalait point en renommée Tiphaine Raguenel, astrologienne et
fée[1097], première femme de sire Bertrand. C'était une dame avare et
colérique. Chassée par les Anglais de sa terre de Laval, elle vivait
retirée à Vitré avec sa fille Anne, qui s'était mise dans le cas de
lui déplaire quand, treize ans auparavant, jeune veuve, elle avait
épousé secrètement un petit cadet sans terres. Ce qu'ayant découvert,
madame Jeanne enferma sa fille dans un cachot et reçut le cadet à
coups d'arbalète. Après quoi les deux dames vécurent paisiblement
ensemble[1098].

[Note 1096: Lettre des Laval, dans _Procès_, t. V, p.
109.--Bertrand de Broussillon, _La maison de Laval, les
Montfort-Laval_, Paris, 1900, in-8º, t. III, p. 75.--C'est par erreur
que Quicherat (_Procès_, t. V, p. 105) donne à la veuve de Du Guesclin
le nom de Anne, et à la mère de Guy et d'André le nom de Jeanne.]

[Note 1097: Cuvelier, _Poème de Duguesclin_, vers 2325 et seq.]

[Note 1098: Bertrand de Broussillon, _La maison de Laval_, in-8º,
1900, t. III, _loc. cit._]

De Loches la Pucelle se rendit à Selles en Berry, assez grosse ville
sur la rive gauche du Cher, où les trois états du royaume s'étaient
assemblés peu de temps auparavant[1099] et où se faisait le
rassemblement des troupes.

[Note 1099: Lettre de Gui de Laval, dans _Procès_, t. V, p.
105.--Lucien Jeny et P. Lanéry d'Arc, _Jeanne d'Arc en Berry_, Paris,
s. d., in-8º, p. 53.]

Le samedi 4 juin, elle reçut un héraut que les habitants d'Orléans lui
envoyaient pour lui donner nouvelles des Anglais[1100]. Comme chef de
guerre, ils ne connaissaient qu'elle.

[Note 1100: Comptes de forteresse, dans _Procès_, t. V, p. 262.]

Cependant, entourée de moines, elle menait, au milieu des gens
d'armes, une vie bonne, singulière et monastique. Elle mangeait et
buvait peu[1101]. Elle communiait une fois la semaine et se confessait
fréquemment[1102]. En entendant la messe, au moment de l'élévation, à
confesse et quand elle recevait le corps de Notre-Seigneur, elle
pleurait à grande abondance de larmes. Chaque soir, à l'heure de
vêpres, elle se retirait dans une église et faisait sonner les cloches
pendant une demi-heure environ pour appeler les religieux mendiants
qui suivaient l'armée. Puis elle se mettait en oraison, tandis que les
bons frères chantaient une antienne en l'honneur de la Vierge
Marie[1103].

[Note 1101: _Procès_, t. III, pp. 3, 9, 15, 18, 22, 69, 219 et
_passim_.]

[Note 1102: _Ibid._, t. V, aux mots: _Confession_ et _Communion_.]

[Note 1103: _Procès_, t. III, p. 14; t. II, pp. 420, 424.]

Bien qu'elle pratiquât, à son pouvoir, les austérités que commande une
dévotion spéciale, elle se montrait magnifiquement vêtue, comme un
seigneur, ayant en effet seigneurie de par Dieu. Elle portait habit de
gentilhomme, c'est-à-dire petit chapeau, pourpoint et chausses
ajustées, très nobles huques de drap d'or et de soie bien fourrées et
souliers lacés en dehors du pied[1104]. En la voyant ainsi vêtue, les
personnes les plus austères du parti dauphinois ne se scandalisaient
point. Elles lisaient dans l'Écriture qu'Esther et Judith, inspirées
du Seigneur, se chargèrent de parures, il est vrai dans l'ordre de
leur sexe et afin d'induire Assuérus et Holopherne en concupiscence
pour le salut d'Israël. Et elles estimaient que si Jeanne se couvrait
d'ornements virils afin de paraître aux gens d'armes un ange venant
donner la victoire au roi très chrétien, loin de céder aux vanités du
monde, elle considérait uniquement, comme Esther et Judith, l'intérêt
du peuple saint et la gloire de Dieu. Mais les clercs anglais et
bourguignons, tournant l'édification en scandale, disaient que
c'était une femme dissolue en ses habits et ses moeurs.

[Note 1104: _Ibid._, t. I, pp. 220, 253; t. II, pp. 294,
438.--_Relation du greffier de La Rochelle_, p. 60.--Analyse d'une
lettre de Regnault de Chartres, dans Rogier (_Procès_, t. V,
168-169).--Martin le Franc, _Le champion des dames_, dans _Procès_, t.
V, p. 48.]

Depuis sept ans déjà, saint Michel archange et les saintes Catherine
et Marguerite, portant des couronnes riches et précieuses, venaient à
elle et lui parlaient. C'était dans le son des cloches, à l'heure de
complies et de matines, quelle entendait le mieux leurs paroles[1105].
Les cloches alors, grandes ou petites, métropolitaines, paroissiales
ou conventuelles, bourdons, campanes, campanelles et moineaux, sonnées
à la volée ou carillonnées en cadence, de leurs voix graves ou
claires, parlaient à tout le monde et de toutes choses. Elles étaient
le chant aérien du calendrier ecclésiastique et civil. Elles
convoquaient les clercs et les fidèles aux offices, lamentaient les
morts et louaient Dieu: elles annonçaient les foires et les travaux
des champs; elles faisaient voler par le ciel les grandes nouvelles,
et, dans ces temps de guerre, elles appelaient aux armes, sonnaient
l'alarme. Amies du laboureur, elles dissipaient l'orage, écartaient la
grêle; elles chassaient la peste. Les démons qui volent sans cesse
dans l'air et guettent les hommes, elles les mettaient en fuite, et
l'on attribuait à leur son béni la vertu d'apaiser les violents[1106].
Madame sainte Catherine, qui chaque jour visitait Jeanne, était la
patronne des cloches et des sonneurs. Aussi beaucoup de cloches
portaient son nom. Jeanne, dans le son de ses cloches, comme dans le
bruit des feuilles, entendait ses Voix. Rarement elle les entendait
sans voir une lumière du côté d'où elles venaient[1107]. Ces voix
l'appelaient «Jeanne, fille de Dieu[1108]!» Souvent l'archange et les
saintes lui apparaissaient. Pour leur bienvenue elle leur faisait la
révérence en fléchissant le jarret et en s'inclinant; elle les
accolait par les genoux, sachant qu'il y a plus de respect à accoler
par le bas que par le haut. Elle sentait la bonne odeur et la douce
chaleur de leurs corps glorieux[1109].

[Note 1105: _Procès_, t. I, pp. 61, 62, 481.]

[Note 1106: P. Blavignac, _La cloche_, Genève, 1877, in-8º.--L.
Morillot, _Étude sur l'emploi des clochettes_, dans _Bulletin hist.
archéolog. du diocèse de Dijon_, 1887. in-8º.]

[Note 1107: _Procès_, t. I, pp. 52, 64, 153 et _passim_.]

[Note 1108: _Ibid._, t. I, p 130.]

[Note 1109: _Ibid._, t. I, p. 186.]

Saint Michel archange ne venait pas seul. Des anges l'accompagnaient
en grande multitude et si petits qu'ils dansaient comme des étincelles
aux yeux éblouis de la jeune fille. Quand les saintes et l'archange
s'éloignaient, elle pleurait du regret qu'ils ne l'eussent pas
emportée avec eux[1110]. Ainsi Judith fut visitée par l'ange dans le
camp d'Holopherne.

[Note 1110: _Ibid._, t. I, pp. 72, 75.]

Tout comme le seigneur d'Harcourt, l'écuyer Jean d'Aulon demanda un
jour, à Jeanne, ce qu'était son Conseil. Elle lui répondit qu'elle
avait trois conseillers, dont l'un demeurait toujours avec elle. Un
autre allait et venait souventes fois; le troisième était celui avec
lequel les deux autres délibéraient.

Le sire d'Aulon, plus curieux que le roi, la pria et requit de lui
vouloir une fois montrer ce Conseil.

Elle lui répondit:

--Vous n'êtes pas assez digne et vertueux pour le voir[1111].

[Note 1111: _Procès_, t. III, pp. 219, 220.]

Le bon écuyer n'en demanda pas davantage. S'il avait lu la Bible, il
aurait su que le serviteur d'Élisée ne voyait pas les anges que voyait
le prophète (_Rois_, 1. IV).

Jeanne s'imaginait que son Conseil s'était, au contraire, manifesté au
roi et à la Cour.

--Mon roi, dit-elle plus tard, mon roi et bien d'autres ont vu et
entendu les Voix qui venaient à moi. Le comte de Clermont était alors
près de lui avec deux ou trois autres[1112].

[Note 1112: _Ibid._, t. I, p. 57.]

Elle le croyait. Mais, en réalité, elle ne fit voir ses Voix à
personne, pas même, quoi qu'on en ait dit, à ce Guy de Cailly qui la
suivait depuis Chécy[1113].

[Note 1113: _Ibid._, t. V, p. 342. Les lettres d'anoblissement de
Guy de Cailly sont très suspectes.--Vallet de Viriville, _Petit
traité..._, p. 92.]

Jeanne s'entretenait dévotement avec le frère Pasquerel. Elle lui
témoignait souvent le désir que l'Église après sa mort priât pour elle
et pour tous les Français tués à la guerre.

--Si je venais à quitter ce monde, lui disait-elle, je voudrais bien
que le roi fît faire des chapelles où l'on prierait Messire pour le
salut des âmes de ceux qui sont morts à la guerre ou pour la défense
du royaume[1114].

[Note 1114: _Procès_, t. III, p. 112.]

Cela était dans les voeux de toute âme pieuse. Quel chrétien au monde
n'aurait pas tenu pour bonne et salutaire la pratique des obits?
Aussi, sur ce point de dévotion, la Pucelle se rencontrait avec le duc
Charles d'Orléans, qui, dans une de ses complaintes, recommande de
faire chanter et dire des messes pour les âmes de ceux qui souffrirent
dure mort au service du royaume[1115].

[Note 1115: _Ibid._, t. III, p. 112.--_Poésies de Charles
d'Orléans_, éd. A. Champollion-Figeac, p. 174.]

Elle dit un jour au bon frère:

--Il est dans mon fait de porter certain secours.

Et Pasquerel, qui pourtant avait étudié la Bible, s'écria tout
surpris:

--On ne vit jamais rien de semblable à ce qui se voit en votre fait.
On ne lit rien de tel en aucun livre.

Jeanne lui répondit plus hardiment encore qu'aux clercs de Poitiers:

--Messire a un livre dans lequel jamais n'a lu aucun clerc, tant
soit-il parfait en cléricature[1116].

[Note 1116: _Ibid._, t. III, pp. 108, 109.]

Elle tenait sa mission de Dieu seul et lisait dans un livre fermé à
tous les docteurs de l'Église. Sur l'avers de son étendard, que ses
mendiants aspergeaient d'eau bénite, elle avait fait peindre une
colombe portant dans son bec une banderole où se lisaient ces mots:
«par le Roi du ciel[1117].» C'étaient là des armoiries qu'elle tenait
de son Conseil et dont l'emblème et la devise semblaient lui convenir,
puisqu'elle se disait envoyée de Dieu et qu'elle avait donné à Orléans
le signe promis à Poitiers. Pourtant le roi lui changea cet écu contre
des armes représentant une couronne soutenue par une épée entre deux
fleurs de Lis et disant clairement le secours que la pucelle de Dieu
apportait au royaume de France. Elle quitta, dit-on, à regret ses
armes reçues par révélation[1118].

[Note 1117: _Procès_, t. I, pp. 78, 117, 182.]

[Note 1118: _Ibid._, t. I, p. 117, 300; t. V, p. 227.]

Elle prophétisait et comme il arrive à tous les prophètes, elle
n'annonçait pas toujours ce qui devait arriver. Ce fut le sort du
prophète Jonas lui-même. Et les docteurs expliquent comment les
prophéties des véritables prophètes peuvent ne pas toutes être vraies.

Elle disait:

--Avant que le jour de la Saint-Jean-Baptiste de l'an 29 arrive, il ne
doit pas y avoir un Anglais si fort et si vaillant soit-il, qui se
laisse voir par la France, soit en campagne, soit en bataille[1119].

[Note 1119: Greffier de la Chambre des comptes de Brabant, dans
_Procès_, t. IV, p. 426.--Morosini, t. III, pp. 33, 46, 62.]

La nativité de saint Jean-Baptiste se célèbre le 24 juin.



CHAPITRE XV

LA PRISE DE JARGEAU.--LE PONT DE MEUNG.--BEAUGENCY.


Le lundi 6 juin, le roi logea à Saint-Aignan, près
Selles-en-Berry[1120]. Parmi les gentilshommes de sa compagnie se
trouvaient les deux fils de cette dame Anne de Laval qui, dans son
veuvage, avait eu le tort d'aimer un cadet sans terres. André, le plus
jeune, venait d'essuyer, à vingt ans, une disgrâce commune à presque
tous les seigneurs d'alors, et que le second mari de sa grand'mère,
sire Bertrand Du Guesclin, avait lui-même plusieurs fois éprouvée.
Fait prisonnier, dans le château de Laval, par sire John Talbot, il
s'était beaucoup endetté pour fournir les seize mille écus d'or de sa
rançon[1121].

[Note 1120: Lettre de Gui et André de Laval aux dames de Laval,
dans _Procès_, t. V, p. 106.--L. Jeny et Lanéry d'Arc, _Jeanne d'Arc
en Berry_, Paris, 1892, in-8º, p. 54.]

[Note 1121: Bertrand de Broussillon, _La maison de Laval_, t. III,
p. 21.]

Ayant grand besoin de gagner, les deux jeunes seigneurs offraient
leurs services au roi qui les reçut fort bien, ne leur donna pas un
écu, mais leur dit qu'il leur ferait voir la Pucelle; et comme il se
rendait de Saint-Aignan à Selles avec eux, il manda la sainte[1122],
qui aussitôt, armée de toutes pièces sauf la tête, la lance à la main,
chevaucha à la rencontre du roi. Elle fit bonne chère aux deux jeunes
seigneurs et retourna avec eux à Selles. Elle reçut l'aîné, le
seigneur Guy, dans la maison qu'elle habitait, devant l'église, et fit
venir le vin. Ainsi en usaient les princes entre eux. On servait des
tasses de vin et les convives y trempaient des tranches de pain, qu'on
appelait des soupes[1123]. En offrant le vin, la Pucelle dit au
seigneur Guy:

--Je vous en ferai bientôt boire à Paris.

[Note 1122: Lettre de Gui et André de Laval, dans _Procès_, t. V,
pp. 106 et suiv.]

[Note 1123: N. Villiaumé, _Histoire de Jeanne d'Arc_, p. 88.]

Elle lui apprit que trois jours auparavant, elle avait envoyé à la
dame Jeanne de Laval un anneau d'or:

--C'est bien petite chose, ajouta-t-elle avec grâce. Je lui aurais
volontiers envoyé mieux, considéré sa recommandation[1124].

[Note 1124: C'est-à-dire, considéré la réputation, l'estime où on la
tenait. Comparez Froissart, cité dans La Curne, _Glossaire, ad. v._ «Six
bourgeois de la ville de Calais et de plus grande recommandation.»]

Ce même jour, à l'heure de vêpres, elle partit de Selles pour
Romorantin, avec une compagnie nombreuse de gens d'armes et de gens
des communes, commandée par le maréchal de Boussac. Elle était
entourée de moines mendiants et un de ses frères l'accompagnait. Armée
de blanc, et coiffée d'un chaperon, on lui amena son cheval à la porte
de sa maison. C'était un grand coursier noir qui ne voulait pas se
laisser monter et se défendait très fort. Elle le fit mener à la croix
qui s'élevait devant l'église au bord du chemin, et là, se mit en
selle. De quoi le seigneur Guy fut assez émerveillé, voyant que le
coursier ne se mouvait pas plus que s'il eût été lié. Elle tourna la
tête de son cheval vers le porche et cria d'une voix qui sonnait clair
comme une voix de femme:

--Vous, les prêtres et gens d'église, faites processions et prières à
Dieu.

Puis, gagnant la route:

--Tirez avant, dit-elle, tirez avant!

Elle tenait à la main une petite hache. Son page portait son étendard
roulé[1125].

[Note 1125: Lettre de Gui et d'André de Laval, dans _Procès_, t.
V, pp. 106, 107.]

On se réunit à Orléans. Le jeudi 9 au soir, Jeanne passa le pont
qu'elle avait passé le 8 mai. Le samedi 11, l'armée partit pour
Jargeau. Elle se composait des lances amenées par le duc d'Alençon, le
comte de Vendôme, le Bâtard, le maréchal de Boussac, le capitaine La
Hire, messire Florent d'Illiers, messire Jamet du Tillay, messire
Thudal de Kermoisan de Bretagne, ainsi que des contingents fournis
par les communes, en tout peut-être huit mille combattants, dont
plusieurs portant guisarmes, haches, arbalètes et maillets de
plomb[1126]. Le commandement en fut donné au jeune duc d'Alençon qui
n'était pas bien sensé[1127]. Mais il se tenait à cheval, et c'était
alors la seule science indispensable à un chef de guerre. Les
habitants d'Orléans faisaient encore les frais de l'expédition. Ils
donnèrent trois mille livres pour payer les gens d'armes, sept muids
de blé pour les nourrir. Et, sur leur demande, le roi leur imposa une
nouvelle taille de trois mille livres[1128]. Ils envoyèrent des
ouvriers de tous corps de métiers, maçons, charpentiers, maréchaux, à
leurs gages. Ils prêtèrent leur artillerie. Des couleuvrines, des
canons, la Bergère et la grosse bombarde traînée à quatre chevaux,
partirent sous la conduite des canonniers Megret et Jean
Boillève[1129]. Ils fournirent des munitions et des engins, traits,
échelles, pioches, pelles, pics, le tout poinçonné, car ils étaient
gens d'ordre. Et c'est à la Pucelle qu'ils envoyèrent tout le matériel
de siège. Ils ne connaissaient en cette affaire ni le duc d'Alençon,
ni même le frère de leur seigneur, le noble Bâtard. Ils ne
connaissaient que Jeanne, et c'est à Jeanne qu'ils dépêchèrent, sous
la ville assiégée, deux des leurs, Jean Leclerc et François
Joachim[1130]. Après les citoyens d'Orléans, ce fut le sire de Rais
qui contribua le plus aux dépenses du siège de Jargeau[1131]. Ce
malheureux seigneur dépensait sans compter, et de riches bourgeois
gagnaient gros à lui prêter sur gages. Il devait bientôt se vouer au
diable pour rétablir ses affaires.

[Note 1126: _Mistère du siège_, vers 15761.--_Journal du siège_,
p. 95.--_Chronique de la Pucelle_, p. 299.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 81.--Monstrelet, t. III, p. 338.]

[Note 1127: A. Duveau, _Le jugement du duc d'Alençon_, dans _Bull.
soc. archéol. du Vendômois_ (1874), XIII, pp. 132 et suiv.]

[Note 1128: Loiseleur, _Compte des dépenses faites par Charles VII
pour secourir Orléans_, p. 158.]

[Note 1129: _Journal du siège_, p. 97.]

[Note 1130: Extraits des livres de comptes, dans _Procès_, t. V,
pp. 262, 263.--A. de Villaret, _Campagnes de Jeanne d'Arc sur la
Loire_, pp. 77-80.--Loiseleur, _Compte des dépenses_, p. 149.]

[Note 1131: Abbé Bossard, _Gille de Rais_, Paris, 1886, p.
32.--Lea, _Histoire de l'Inquisition_, trad. Reinach, t. III, pp. 566
et suiv.]

La ville de Jargeau, qu'on allait reprendre à grandes forces, s'était
rendue aux Anglais sans nulle résistance, le 5 octobre de la
précédente année[1132]. Le pont conduisant de la ville sur la rive de
Beauce était muni de deux châtelets[1133]. La ville elle-même,
entourée de murs et de tours, n'était pas très forte, mais les Anglais
l'avaient mise en état de défense. Avertis que les gens du roi de
France la venaient assiéger, le comte de Suffolk et ses deux frères
s'y jetèrent avec cinq cents chevaliers, écuyers et autres gens
d'armes, et deux cents archers d'élite[1134]. Le duc d'Alençon prit
les devants et chevaucha à la tête de six cents lances. La Pucelle se
tenait en sa compagnie. La première nuit ils couchèrent dans les
bois[1135]. Le lendemain, à la pointe du jour, monseigneur le Bâtard,
messire Florent d'Illiers et plusieurs autres capitaines les
rejoignirent. Ils avaient grande hâte d'atteindre Jargeau. Soudain on
apprend que sir John Falstolf, venant de Paris avec deux mille
combattants, amène des vivres et de l'artillerie à Jargeau, et qu'il
approche[1136].

[Note 1132: _Chronique de la Pucelle_, p. 258.]

[Note 1133: Berry, dans _Procès_, t. IV, p. 45.]

[Note 1134: _Journal du siège_, p. 96.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 299.--_Chronique de la fête_, dans _Procès_, t. V, p. 295.--Jean
Chartier, _Chronique_, t. I, p. 82.--Berry, dans _Procès_, t. IV, p.
44.--Monstrelet, t. IV, p. 325.]

[Note 1135: _Procès_, t. III, p. 94.--Perceval de Cagny, pp. 150,
151.]

[Note 1136: _Journal du siège_, _Chronique de la Pucelle_, Berry,
Jean Chartier, _loc. cit._--Wavrin du Forestel, _Anchiennes
croniques_, t. I, p. 284.--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p.
452.]

C'était cette même armée qui avait tant inquiété Jeanne, le 4 mai,
parce que ses saintes ne lui avaient pas dit où était Falstolf. Les
capitaines tinrent conseil. Plusieurs jugeaient qu'il fallait renoncer
au siège et aller à la rencontre de Falstolf. Quelques-uns décampèrent
sans attendre davantage. Jeanne exhorta les gens d'armes à continuer
leur marche sur Jargeau. Elle ne savait pas mieux que les autres où
était pour lors cette armée de sir John Falstolf; ses raisons
n'étaient point de ce monde.

--Ne craignez quelque multitude que ce soit, dit-elle, et ne faites
point difficulté de donner l'assaut aux Anglais, car Messire conduit
cet ouvrage.

Et elle dit encore:

--Si je n'étais certaine que Messire conduit cet ouvrage, j'aimerais
mieux garder les brebis que de m'exposer à de si grands dangers.

Elle se faisait écouter du duc d'Alençon mieux qu'elle n'avait fait
d'aucun des chefs de l'armée d'Orléans[1137]. On rappela ceux qui
étaient partis et l'on poursuivit la marche sur Jargeau[1138].

[Note 1137: Perceval de Cagny, p. 148 et _passim_.--_Chronique de
la Pucelle_, p. 300.]

[Note 1138: _Procès_, t. III, p. 95.]

Les faubourgs de la ville étaient ouverts. Mais les gens du roi de
France, quand ils s'en approchèrent, trouvèrent les Anglais qui,
rangés en avant des masures, les contraignirent à reculer. Ce que
voyant, la Pucelle prit son étendard et se jeta sur les ennemis en
recommandant aux hommes d'armes d'avoir bon courage. Les gens du roi
de France purent loger cette nuit-là dans les faubourg[1139]. Ils ne
firent pour ainsi dire aucune garde et, de l'aveu du duc d'Alençon,
ils étaient en grand danger, si les Anglais étaient sortis[1140]. La
Pucelle avait raison plus qu'elle ne croyait. Tout dans son armée
allait à la grâce de Dieu.

[Note 1139: La nuit du vendredi 10 au samedi 11.]

[Note 1140: _Procès_, t. III, p. 95.]

Dès le lendemain matin les assiégeants firent avancer les machines et
les bombardes. Les canons d'Orléans tirèrent sur la ville qui fut très
endommagée. En trois coups la Bergère fit choir la plus grosse tour de
l'enceinte[1141].

[Note 1141: _Procès_, _ibid._--_Journal du siège_, p. 97.]

Les gens des communes arrivèrent devant Jargeau le samedi 11. Aussitôt
sans demander conseil, ils coururent aux fossés et donnèrent l'assaut.
Ils y allèrent de trop bon coeur, s'y prirent mal, ne furent pas aidés
par les gens d'armes et revinrent en mauvais état[1142].

[Note 1142: Perceval de Cagny, p. 150.]

Dans la nuit du samedi, la Pucelle, qui avait coutume de sommer
l'ennemi avant de le combattre, s'approcha du fossé et cria aux
Anglais:

--Rendez la place au Roi du ciel et au roi Charles, et vous en allez.
Autrement il vous mescherra[1143].

[Note 1143: _Ibid._, p. 150.]

Les Anglais ne tinrent nul compte de cette sommation. Pourtant ils
avaient grande envie d'entrer en accommodement. Le comte de Suffolk alla
trouver monseigneur le Bâtard et lui dit de ne point donner l'assaut, et
que la ville lui serait rendue. Les Anglais demandaient un délai de
quinze jours, après quoi ils s'engageaient à se retirer sur l'heure, eux
et leurs chevaux, à la condition, sans doute, de n'être pas secourus à
cette date[1144]. Ces capitulations conditionnelles étaient fréquentes
dans les deux partis. Le sire de Baudricourt en avait signé une
semblable à Vaucouleurs quand Jeanne y vint[1145]. Dans ce cas, c'eût
été une duperie de consentir à la demande du noble comte au moment où
sir John Falstolf arrivait avec des vivres et des canons[1146]. Que le
Bâtard donnât dans le panneau, on l'a dit; mais ce n'est pas croyable.
Il était bien trop avisé pour cela. Toutefois, le lendemain dimanche,
douzième du mois, le duc d'Alençon et les seigneurs, tenant conseil sur
ce qu'il y avait à faire pour prendre la ville, apprirent que le
capitaine La Hire conférait avec le comte de Suffolk. Ils en furent très
mécontents[1147]. Le capitaine La Hire, qui ne pouvait traiter en son
propre nom, puisqu'il n'était pas chef de l'armée, avait sans doute les
pouvoirs de monseigneur le Bâtard. Celui-ci commandait pour le duc,
prisonnier des Anglais, tandis que le duc d'Alençon commandait pour le
roi, et l'on conçoit qu'il y eût conflit.

[Note 1144: _Procès_, t. I, pp. 79, 95.]

[Note 1145: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. CLXVIII.]

[Note 1146: _Journal du siège_, _Chronique de la Pucelle_, J.
Chartier. Monstrelet, _loc. cit._]

[Note 1147: _Procès_, t. III, p. 95.]

La Pucelle, toujours disposée à recevoir les ennemis à merci et
toujours prête à combattre, disait:

--Qu'ils s'en aillent de Jargeau en leurs petites cottes, la vie
sauve, s'ils veulent! Sinon ils seront pris d'assaut[1148].

[Note 1148: _Ibid._, t. I, pp. 79-80, 234.]

Le duc d'Alençon, sans seulement s'enquérir des clauses de la
capitulation, fit rappeler le capitaine La Hire.

Il vint et aussitôt on apporta les échelles. Les hérauts sonnèrent la
trompette et crièrent: «À l'assaut!»

La Pucelle déploya son étendard et, toute armée, la tête recouverte
d'un de ces casques légers qu'on nommait chapelines[1149], elle
descendit dans le fossé avec les gens du roi et les gens des communes,
sous les traits des arbalètes et les pierres des canons; elle se
tenait au coté du duc d'Alençon, lui disant:

[Note 1149: _Procès_, t. III, p. 97.--Perceval de Cagny, pp.
150-151.]

--En avant! gentil duc, à l'assaut!

Le duc, qui n'avait pas le coeur aussi ferme qu'elle, trouvait qu'elle
allait peut-être un peu vite en besogne. Il le lui laissa entendre.

Alors elle l'encouragea:

--Ne craignez point. L'heure est favorable quand il plaît à Dieu, et
il est à propos d'ouvrer quand Dieu le veut. Ouvrez et Dieu ouvrera.

Et le voyant mal assuré en cet assaut, elle lui rappela la promesse
qu'elle avait faite naguère à son sujet dans l'abbaye de
Saint-Florent-lès-Saumur.

--Oh! gentil duc, avez-vous peur? Ne savez-vous pas que j'ai promis à
votre femme de vous ramener sain et sauf[1150]?

[Note 1150: _Ibid._, t. III, pp. 95-96.]

Au vif de l'attaque, elle observa sur la muraille une de ces bombardes
très longues et minces, qui se chargeaient par la culasse et qu'on
appelait veuglaires. Voyant que ce veuglaire crachait des pierres à
l'endroit même où elle se trouvait avec le beau cousin du roi, elle
sentit le danger, mais ne le sentit point pour elle.

--Éloignez-vous, dit-elle vivement. Cette machine va vous tuer.

Le duc ne s'était pas écarté de trois toises, qu'un gentilhomme
d'Anjou, le sire Du Lude, ayant pris la place quittée, fut tué par une
pierre du veuglaire[1151]. Le duc d'Alençon admira cette prophétie.
Sans doute la Pucelle était venue pour le sauver, et elle n'était pas
venue pour sauver le sire Du Lude. Les anges du Seigneur viennent pour
le salut des uns et la perte des autres. Comme les gens du roi de
France touchaient au mur, le comte de Suffolk fit crier qu'il voulait
parler au duc d'Alençon. Il ne fut pas écouté et l'assaut
continua[1152].

[Note 1151: _Procès_, t. III, pp. 96, 97.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 301.--_Journal du siège_, p. 97.]

[Note 1152: _Procès_, t. III, p. 97.]

Il y avait quatre heures qu'on s'efforçait[1153], quand Jeanne, son
étendard à la main, monta sur une échelle appuyée à la douve. Une
pierre lancée sur sa chapeline l'abattit avec ses panonceaux. On la
croyait écrasée, mais elle se releva vivement et cria aux hommes
d'armes:

--Amis, amis, sus, sus! Messire a condamné les Anglais. À cette heure,
ils sont nôtres. Ayez bon coeur[1154].

[Note 1153: _Journal du siège_, p. 100.]

[Note 1154: _Procès_, t. III, p. 97.--_Journal du siège_, p.
98.--_Chronique de la Pucelle_, pp. 301-302.--Perceval de Cagny, pp.
150-151.]

Le mur fut escaladé et les gens du roi de France se répandirent dans
la ville. Les Anglais s'enfuirent vers la Beauce, et les Français se
lancèrent à leur poursuite. Guillaume Regnault, écuyer d'Auvergne,
atteignit sur le pont le comte de Suffolk et le prit.

--Êtes-vous gentilhomme? demanda Suffolk.

--Oui.

--Êtes-vous chevalier?

--Non.

Le comte de Suffolk le fit chevalier et se rendit à lui[1155].

[Note 1155: _Journal du siège_, p. 99.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 302.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 82.--Berry, dans
_Procès_, t. IV, p. 65.]

Bientôt le bruit courut que le comte de Suffolk s'était rendu à la
Pucelle à genoux[1156]. On publia même qu'il avait demandé à se rendre
à elle comme à la plus vaillante dame qui fût au monde[1157]. Mais il
est croyable qu'il se serait rendu au dernier valet de l'armée plutôt
qu'à une femme qu'il tenait pour endiablée sorcière.

[Note 1156: Fragment d'une lettre sur des prodiges advenus en
Poitou, dans _Procès_, t. V, p. 122.]

[Note 1157: _Relation du greffier de La Rochelle_, p.
340.--Morosini, t. III, p. 70.--_Procès_, t. V, pp. 121-122.]

John Pole, frère de Suffolk, fut pris aussi sur le pont. Un troisième
frère du duc, Alexander Pole, fut tué au même endroit ou se noya dans
la Loire[1158]. La garnison se rendit à merci. Il en fut cette fois
comme d'ordinaire. On ne se faisait pas grand mal pendant la
bataille; ensuite, les vainqueurs se rattrapaient. Cinq cents Anglais
furent massacrés; seuls leurs gentilshommes furent reçus à rançon. Et
les Français se prirent de querelle à leur sujet. Les seigneurs les
gardaient tous pour eux; les gens des communes en réclamaient leur
part, et, ne l'obtenant point, se mirent à tout assommer. Ce que les
nobles purent sauver fut conduit par eau, de nuit, à Orléans. La ville
fut entièrement saccagée; la vieille église, qui avait servi de
magasin aux Godons, toute pillée[1159].

[Note 1158: _Procès_, t. III, p. 72.--Perceval de Cagny, p.
151.--_Journal du siège_, p. 99.--Monstrelet, t. IV, p.
328.--Morosini, t. III, pp. 128, 129.]

[Note 1159: _Journal du siège_, p. 99.]

Tant tués que blessés, les Français n'avaient pas perdu vingt
hommes[1160].

[Note 1160: Perceval de Cagny, p. 151.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 302.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I. pp. 82, 83.--Berry, dans
_Procès_, t. IV, p. 65.]

Sans désemparer la Pucelle, avec la chevalerie, retourna à Orléans. À
l'occasion de la prise de Jargeau, les procureurs ordonnèrent une
procession publique. Un beau sermon fut fait par frère Robert
Baignart, Jacobin[1161].

[Note 1161: Comptes de la ville d'Orléans, à la suite du _Journal
du siège_, édit. Charpentier et Cuissard, p. 229.--Le R. P. Chapotin,
_La guerre de cent ans_, _Jeanne d'Arc et les Dominicains_, Paris,
1889, in-8º, p. 82.]

Les habitants d'Orléans firent présent au duc d'Alençon de six
tonneaux de vin; à la Pucelle de quatre; au comte de Vendôme de
deux[1162].

[Note 1162: A. de Villaret, _Campagne des Anglais..._, pièces
justificatives, p. 51.]

En considération des bons et agréables services que la sainte fille
avait rendus, les conseillers du duc Charles, prisonnier des Anglais,
lui donnèrent une huque verte et une robe de drap cramoisi de Flandre
ou fine Bruxelles vermeille. Jean Luillier, qui fournit l'étoffe,
demanda: pour deux aunes de fine Bruxelles, à quatre écus l'aune, huit
écus; pour la doublure de la robe, deux écus; pour une aune de vert
perdu deux écus, ce qui faisait douze écus d'or[1163]. Jean Luillier
était un jeune marchand drapier qui aimait grandement la Pucelle et la
regardait comme un ange de Dieu. Il avait bon coeur: mais la peur des
Anglais lui donnait la berlue et il en voyait plus qu'il n'y en
avait[1164]. Un de ses parents faisait partie du conseil élu en 1429.
Il devait lui-même être nommé procureur un peu plus tard[1165].

[Note 1163: _Procès_, t. V, pp. 112-113.]

[Note 1164: _Ibid._, t. III, p. 23.]

[Note 1165: _Ibid._, t. V, p. 306.]

Jean Bourgeois, tailleur, demanda, tant pour la façon de la robe et de
la huque que pour fourniture de satin blanc, sandal et autres étoffes,
un écu d'or[1166].

[Note 1166: _Ibid._, t. V, pp. 112, 114.]

Précédemment la ville avait donné à la Pucelle pour faire les «orties»
de ses robes une demi-aune de deux verts, valant trente-cinq sols
parisis[1167]. Les orties étaient la devise du duc d'Orléans; le vert
et le vermeil ou cramoisi, ses couleurs[1168]. Ce vert ne gardait pas
sa claire nuance première; il allait s'assombrissant avec la fortune
de la maison. On avait vu le vert gai, puis le vert brun, et enfin le
vert perdu, qui tirait sur le noir et signifiait deuil et
douleur[1169]. On donna à la Pucelle le vert perdu. Elle portait la
livrée d'Orléans, ainsi que les officiers du duché et les miliciens de
la ville, et de la sorte, on faisait d'elle un merveilleux héraut
d'armes et comme un ange héraldique.

[Note 1167: Comptes de forteresse, dans _Procès_, t. V, p. 259.]

[Note 1168: _Procès_, t. V, pp. 106, 259.--_Catalogue des Arch.
de Joursanvault_, t. I, p. 129, n{os} 603, 607, 619, 645,
772.--Dambreville, _Abrégé de l'histoire des ordres de chevalerie_, p.
167.--P. Mantelier, _Histoire du siège_, p. 92.]

[Note 1169: Vert perdu, feuille morte, dans La Curne.]

La huque de vert perdu et la robe brodée d'orties, elle dut les porter
volontiers et de bon coeur pour l'amour du duc Charles à qui les
Anglais avaient fait si grand déplaisir. Venue pour défendre
l'héritage du prince prisonnier, elle disait que, de par Jésus, le bon
duc d'Orléans était à sa charge, et comptait bien le délivrer. Son
dessein était de sommer tout d'abord les Anglais de le rendre et,
s'ils n'y consentaient point, de passer la mer et de l'aller chercher
avec une armée en Angleterre. Au cas où ce moyen lui manquerait, elle
en avait imaginé un autre, avec le congé de ses saintes. Elle aurait
demandé à son roi qu'il la laissât faire des prisonniers, comptant en
faire assez pour les échanger contre le duc Charles. Mesdames sainte
Catherine et sainte Marguerite lui avaient promis que, de cette
manière, elle le délivrerait dans un terme plus bref que celui de
trois ans et plus long que le terme d'une année[1170]. Rêves pieux
d'une enfant endormie au son des cloches villageoises! Trouvant juste
de travailler et de souffrir pour ôter les princes de peine et
d'ennui, elle disait, en bonne servante:

--Je sais bien que Dieu aime mieux mon roi et le duc d'Orléans que
moi, en ce qui regarde l'aise du corps, et je le sais par révélation.

[Note 1170: _Procès_, t. I, pp. 133, 254.]

Et parlant du duc prisonnier, elle disait aussi:

--Mes Voix m'ont fait beaucoup de révélations sur lui; elles m'en ont
fait sur le duc Charles plus que sur homme vivant, excepté mon
roi[1171].

[Note 1171: _Ibid._, t. I, p. 55.]

Dans le fait, madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite lui
avaient seulement conté les malheurs tant connus du prince. Le fils de
Valentine de Milan et la fille d'Isabelle Romée étaient séparés par un
abîme plus large et plus profond que l'océan qui s'étendait entre eux.
Ils vivaient aux deux bouts du monde des âmes; et toutes les saintes
du paradis n'eussent pas réussi à les expliquer l'un à l'autre.

C'était pourtant un bon prince que le duc Charles, un prince
débonnaire, bienveillant et pitoyable. Plus qu'aucun autre il
possédait le don de plaire: il charmait par sa grâce, encore que de
pauvre mine et de faible complexion. Sa nature s'accordait si mal
avec sa destinée, qu'on peut dire qu'il endurait sa vie et ne la
vivait pas. Son père assassiné la nuit, rue Barbette, à Paris, par
l'ordre du duc Jean; sa mère morte de douleur et de colère, parmi les
cordelières, la chantepleure, les deux S de Soupirs et Souci, emblèmes
et devises de son deuil, qui révélaient l'élégance d'un esprit
ingénieux jusque dans le désespoir; les Armagnacs, les Bourguignons,
les Cabochiens s'entre-égorgeant autour de lui, voilà ce qu'il avait
vu presque enfant encore. Puis il avait été blessé et pris à la
bataille d'Azincourt.

Et depuis quatorze ans, mené de châteaux en châteaux, d'un bout à
l'autre de l'île brumeuse, enfermé dans des murs épais, étroitement
gardé, recevant deux ou trois Français à longs intervalles et n'en
pouvant entretenir aucun sans témoins, il se sentait vieux avant
l'âge, flétri par le malheur. Il disait: «Fruit abattu vert encore, je
fus mis à mûrir sur la paille de la prison. Je suis un fruit d'hiver».
Captif, il souffrait sans espoir, sachant que le roi Henri V, en
mourant, avait recommandé à son frère de ne le rendre à aucun
prix[1172].

[Note 1172: A. Champollion-Figeac, _Louis et Charles, ducs
d'Orléans, leur influence sur les arts, la littérature et l'esprit de
leur siècle_, Paris, 1844, 1 vol. in-8º et atlas, pp. 300-337.]

Doux à autrui, doux à lui-même, il se réfugiait dans sa propre pensée,
qui était aussi riante et claire que sa vie était triste et sombre. Au
fond des durs châteaux de Windsor et de Bolingbroke, à la tour de
Londres, aux côtés de ses geôliers, il vivait et respirait dans le
monde ingénieux du Roman de la Rose. Vénus, Cupidon, Espoir,
Bon-Accueil, Plaisance, Pitié, Danger, Tristesse, Soin, Mélancolie,
Doux-Regard entouraient le pupitre, sur lequel, dans l'embrasure
profonde d'une fenêtre, sans un rayon de soleil, il écrivait ses
ballades fraîches et fines comme des enluminures. Ce qui vraiment
existait pour lui c'était l'allégorie. Il errait dans la forêt de
Longue-Attente; il s'embarquait dans la nef de Bonne-Nouvelle. Il
était poète et chantait sa dame Beauté avec courtoisie. À lire ses
vers, on eût dit qu'il n'était captif que du seigneur Amour[1173].

[Note 1173: _Les poésies de Chartes d'Orléans_, éd. A.
Champollion-Figeac, Paris, 1842, in-8º.--Pierre Champion, _Le
manuscrit autographe des poésies de Charles d'Orléans_, Paris, 1907,
in-8º.]

Dans l'ignorance où on le laissait des affaires de son duché, si
quelque soin l'occupait encore, c'était de recueillir les livres du
roi Charles V, volés par le duc de Bedfort et vendus aux marchands de
Londres, ou d'ordonner qu'on enlevât de Blois, à l'approche des
Anglais, ses belles tapisseries, avec la librairie de son père, et de
les faire porter à Saumur. Ce qu'il aimait le plus au monde, après
Beauté, c'était les riches tentures et les manuscrits ornés de
miniatures délicates[1174]. Ce qu'il regrettait, c'était le beau
soleil de France, le beau mois de mai, les danses et les dames. Il
était guéri de prouesse et de chevalerie.

[Note 1174: Le Roux de Lincy, _La bibliothèque de Charles
d'Orléans à son château de Blois, en 1427_, Paris, 1843, in-8º.--Comte
de Laborde, _Les ducs de Bourgogne, études sur les lettres, les arts
et l'industrie pendant le XVe siècle_, Paris, 1852, t. III, pp. 235 et
suiv.--_Inventaires et documents relatifs aux joyaux et tapisseries
des princes d'Orléans-Valois_, Paris, in-8º.]

On a voulu croire que, lorsque vint la Pucelle, il reçut des nouvelles
de son duché; on a même supposé qu'un fidèle domestique lui fit tenir
la chronique des événements heureux de mai et de juin 1428[1175]. Mais
rien n'est moins certain. Il est probable au contraire, que les
Anglais ne laissèrent parvenir à lui aucun message et qu'il ignorait
tout ce qui se passait dans les deux royaumes[1176].

[Note 1175: _Chronique de la Pucelle_, Introduction, par Vallet de
Viriville, pp. 8, 19 et suiv.]

[Note 1176: Cela est certain pour l'année 1433 (_Poésies complètes
de Charles d'Orléans_, éd. Charles d'Héricault, Paris, 1874, 2 vol.
in-8º, introduction).]

Et il n'était peut-être pas aussi curieux qu'on pourrait le croire des
nouvelles de la guerre. Il n'espérait rien des gens d'armes, et ne
comptait point sur ses beaux cousins de France pour le délivrer par
faits d'armes et batailles. Il savait trop bien comment ils s'y
prenaient. C'était de la paix qu'il attendait, pour son peuple et pour
lui, la délivrance. Il pensait que, puisque les pères étaient morts,
les fils pouvaient oublier et pardonner. Il gardait bon espoir en son
cousin de Bourgogne et il n'avait pas tort, car enfin la fortune des
Anglais en France dépendait du duc Philippe. Il était résigné, ou, du
moins, il devait un peu plus tard se résigner à reconnaître la
suzeraineté du roi d'Angleterre. Il faut moins considérer la faiblesse
des hommes que la force des choses. Et le prisonnier ne croyait jamais
trop faire pour obtenir la paix, «vrai trésor de joie»[1177].

[Note 1177: _Poésies de Charles d'Orléans_, éd. A.
Champollion-Figeac, pp. 175-176.]

Non, en dépit de ses révélations, Jeanne ne se faisait pas un portrait
au vrai de son beau duc. Ils ne devaient jamais se voir; mais s'ils
avaient pu se rencontrer, ils se seraient bien mal entendus et
seraient demeurés impénétrables l'un à l'autre. La pensée rustique et
franche de Jeanne ne pouvait s'accorder avec la pensée d'un si haut
seigneur et d'un poète si courtois. Ils ne pouvaient s'entendre parce
qu'elle était simple et qu'il était subtil, parce qu'elle était
prophétesse et qu'il était nourri de gai savoir et de bonnes lettres,
parce qu'elle croyait et qu'il était comme ne croyant pas, parce
qu'elle était une fille des communes, et une sainte rapportant toute
souveraineté à Dieu, et qu'il concevait le droit selon les coutumes
féodales, usages, alliances et traités[1178]; parce qu'ils ne se
faisaient pas tous deux la même idée du monde et de la vie. Le bon duc
n'aurait vu goutte au fait de la Pucelle envoyée par Messire pour
recouvrer son duché, et Jeanne n'aurait jamais pu s'expliquer les
façons du duc Charles envers ses cousins d'Angleterre et de
Bourgogne. Il valait mieux qu'ils ne se vissent jamais.

[Note 1178: Toute paix était pour lui une bonne paix; même celle
de 1420, celle du traité de Troyes (Pierre Champion, _Le manuscrit
autographe des poésies de Charles d'Orléans_, Paris, 1907, in-8º, p.
32).]

Depuis la prise de Jargeau, la Loire était libre en amont. Pour que la
ville d'Orléans fût en sûreté, il fallait aussi dégager le fleuve en
aval, où les Anglais tenaient encore Meung, Beaugency et La Charité.
Le mardi quatorzième de juin, à l'heure des vêpres, l'armée prit les
champs[1179].

[Note 1179: Perceval de Cagny, p. 152: «Je veux demain, après
dîner, aller voir ceux de Meung.» Le tour de langage qui est attribué
à Jeanne, dans cette chronique, appartient en propre au clerc qui la
rédigea.]

On passa par la Sologne et l'on fut, le soir même, devant le pont de
Meung, établi en amont de la ville et séparé des murs par une large
prairie. Comme la plupart des ponts, il était défendu à chaque bout
par un châtelet, et les Anglais l'avaient muni d'un boulevard de
terre, ainsi qu'ils avaient fait aux Tourelles d'Orléans[1180].
Pourtant ils le gardèrent mal et les gens du roi de France en
forcèrent aisément le passage avant la nuit. Ils y laissèrent garnison
et allèrent gîter en Beauce, presque sous la ville. Le jeune duc
d'Alençon se logea dans une église avec quelques hommes d'armes, sans
se garder, selon sa coutume. Il y fut surpris et en grand péril[1181].

[Note 1180: _Procès_, t. III, pp. 71, 97, 110.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 305.--_Journal du siège_, p. 101.--Berry, dans _Procès_,
t. IV, p. 44.--Walter Bower, _Scotichronicon_, dans _Procès_, t. IV,
p. 479.--Eberhard Windecke, p. 176.]

[Note 1181: _Procès_, t. III, p. 97.]

La garnison, peu nombreuse, était commandée par lord Scales et par le
jeune fils de Warwick. Le lendemain, de bonne heure, les gens du roi,
passant à une portée de canon de la ville de Meung, s'en furent droit
à Beaugency où ils arrivèrent dans la matinée[1182].

[Note 1182: _Procès_, t. III, pp. 97, 98.]

La vieille petite ville, assise sur le penchant d'une colline et
ceinte de vignes, de jardins, de champs de blé, penchait devant eux
vers la verte vallée du Ru, et dressait à leur vue sa tour carrée, de
mine assez fière, bien qu'accoutumée à se laisser prendre. Les
faubourgs n'étaient pas fortifiés; mais les Français, quand ils y
pénétrèrent, furent criblés de carreaux, de flèches et de viretons par
les archers embusqués dans les maisons et les masures. Il y eut, d'un
parti et de l'autre, morts et blessés. Finalement les Anglais se
retirèrent dans le château et dans les bastilles du pont[1183].

[Note 1183: _Journal du siège_, p. 101.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 304.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 83.]

Le duc d'Alençon mit des gardes devant le château, pour surveiller les
Anglais. À ce moment, il vit venir à lui deux seigneurs bretons, les
sires de Rostrenen et de Kermoisan, qui lui dirent:

--Le connétable demande logis à ceux du siège[1184].

[Note 1184: _Procès_, t. III, pp. 97, 98.--Gruel, _Chronique de
Richemont_, p. 70.]

Arthur de Bretagne, sire de Richemont, connétable de France, ayant
guerroyé tout l'hiver en Poitou contre les gens du sire de La
Trémouille, venait, malgré la défense du roi, se joindre aux gens du
roi[1185]. Il avait passé la Loire à Amboise et arrivait devant
Beaugency avec six cents gens d'armes et quatre cents hommes de
trait[1186]. Sa venue mit les capitaines dans l'embarras. Il y en
avait qui le tenaient pour homme de grand vouloir et courage. Mais
beaucoup vivaient du sire de La Trémouille, entre autres le pauvre
écuyer Jean d'Aulon. Le duc d'Alençon voulait se retirer, alléguant
l'ordre du roi de ne pas recevoir en sa société le connétable.

[Note 1185: E. Cosneau, _Le connétable de Richemont_, pp. 93 et
suiv.]

[Note 1186: _Procès_, t. III, pp. 315, 316.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 84.--_Journal du siège_, pp. 101, 102.--Perceval
de Cagny, p. 153.]

--Si le connétable vient, je m'en irai, dit-il à Jeanne.

Et il fit réponse aux deux gentilshommes bretons, qu'au cas où le
connétable viendrait prendre logis, la Pucelle et ceux du siège le
combattraient[1187].

[Note 1187: _Procès_, t. III, p. 98.--E. Cosneau, _Le connétable
de Richemont_, p. 168.]

Il y était si décidé qu'il monta à cheval, pour courir sus aux
Bretons. La Pucelle s'apprêtait à le suivre, par révérence pour lui et
le roi. Mais plusieurs capitaines, jugeant que ce n'était pas l'heure
de coucher la lance contre le connétable de France, retinrent le duc
d'Alençon[1188].

[Note 1188: Gruel, _Chronique de Richemont_, pp. 70 et suiv.]

Le lendemain, une vive alerte agita le camp. Les hérauts criaient: «À
l'arme!» On apprit que les Anglais venaient en grand nombre. Le jeune
duc voulait encore se retirer plutôt que d'accueillir le connétable.
Jeanne, cette fois, l'en dissuada:

--Il faut s'entr'aider, lui dit-elle[1189].

[Note 1189: _Procès_, t. III, p. 98.]

Il écouta ce conseil et alla, suivi d'elle, de monseigneur le Bâtard,
et des sires de Laval, au devant du connétable. Près de la maladrerie
de Beaugency, ils rencontrèrent une belle chevauchée. À leur approche,
un petit homme noir, renfrogné, lippu, descendit de cheval. C'était
Arthur de Bretagne. La Pucelle le vint embrasser par les jambes, comme
elle avait coutume de faire aux grands de la terre et du ciel, qu'elle
fréquentait[1190]. Ainsi en usait tout seigneur quand il rencontrait
plus noble que lui[1191].

[Note 1190: Gruel, _Chronique de Richemont_, p. 71.--E. Cosneau,
_Le connétable de Richemont_, p. 169.]

[Note 1191: «Lors le saluèrent et le vindrent accoller par les
jambes». J. de Bueil, _Le Jouvencel_, t. I, p. 191.]

Le connétable lui parla en bon catholique, dévot à Dieu et à l'Église:

--Jeanne, on m'a dit que vous me vouliez combattre. Je ne sais si vous
êtes de par Dieu, ou non. Si vous êtes de par Dieu, je ne vous crains
de rien. Car Dieu fait mon bon vouloir. Si vous êtes de par le diable,
je vous crains encore moins[1192].

[Note 1192: Gruel, _Chronique de Richemont_, pp. 71-72.--J'ai
suivi Gruel, peu sûr d'ordinaire, mais très vraisemblable en cet
endroit et qui, du moins, ne nous jette pas en pleine hagiographie.]

Il avait le droit de parler de la sorte, s'efforçant de ne jamais
donner au diable puissance sur lui. Il montrait à Dieu son bon vouloir
en recherchant les sorciers et les sorcières plus curieusement que ne
faisaient les évêques et les inquisiteurs du mal hérétique. Il en fit
brûler en France, en Poitou et en Bretagne, plus qu'homme
vivant[1193].

[Note 1193: Gruel, _Chronique de Richemont_, p. 228.]

Le duc d'Alençon n'osa ni le renvoyer ni lui accorder le logis pour la
nuit. Les nouveaux venus, selon la coutume, devaient le guet. Le
connétable, avec sa compagnie, fit le guet cette nuit devant le
château[1194].

[Note 1194: _Ibid._, p. 72.--E. Cosneau, _Le connétable de
Richemont_, p. 170.]

Le jeune duc d'Alençon chevauchait, sans plus. Ici encore les vrais
faiseurs de la guerre et pourvoyeurs du siège étaient les bourgeois
d'Orléans. Les procureurs de la ville avaient fait conduire par eau, à
Meung et à Beaugency, les engins nécessaires, échelles, pics, pioches,
et ces grands pavas dont les assiégeants se couvraient comme la tortue
de son écaille. Ils avaient envoyé leurs canons et leurs bombardes. Le
joyeux canonnier maître Jean de Montesclère était là[1195]. Ils
faisaient parvenir aux gens du roi des vivres qu'ils adressaient
expressément à la Pucelle. Le procureur Jean Boillève vint apporter
dans un chaland des pains et du vin[1196]. Toute la journée du
vendredi 17, les bombardes et les canons jetèrent des pierres sur les
assiégés. L'attaque se poursuivait en même temps du côté de la vallée
et, par le moyen des chalands, du côté de la rivière. Ce 17 juin, à
minuit, sir Richard Guethin, bailli d'Évreux, qui commandait la
garnison, offrit de capituler. Il fut accordé que les Anglais
rendraient le château et le pont et qu'ils s'en iraient le lendemain,
emmenant chevaux et harnais avec chacun son bien valant au plus un
marc d'argent. Ils étaient requis en outre de jurer ne point reprendre
les armes avant dix jours. À ces conditions, le lendemain, au soleil
levant, ils passèrent, au nombre de cinq cents, sur le pont levis et
se retirèrent à Meung dont le château, mais non le pont, était resté
aux Anglais[1197]. Prudemment, le connétable envoya quelques hommes
renforcer la garnison du pont de Meung[1198]. Sir Richard Guethin et
le capitaine Math Gouth furent retenus comme otages[1199].

[Note 1195: _Journal du siège_, p. 97.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 301.]

[Note 1196: A. de Villaret, _Campagne des Anglais_, pp. 87-88 et
pièces justificatives, pp. 153, 158.]

[Note 1197: _Chronique de la Pucelle_, p. 305.--_Journal du
siège_, p. 102.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 84.--Wavrin du
Forestel, _Anchiennes croniques_, t. I, pp. 279, 282.--Monstrelet, t.
III, pp. 325 et suiv.]

[Note 1198: Gruel, _Chronique de Richemont_, p. 72.]

[Note 1199: Wavrin du Forestel, _Anchiennes croniques_, t. I, p.
279.]

La garnison de Beaugency s'était trop pressée de se rendre. À peine
était-elle partie, qu'un homme d'armes de la compagnie du capitaine
La Hire vint dire au duc d'Alençon:

--Les Anglais marchent sur nous. Nous allons les avoir en face. Ils
sont bien là-bas mille hommes d'armes.

Jeanne, l'entendant parler sans saisir ses paroles, demanda:

--Que dit cet homme d'armes?

Et quand elle le sut, se tournant vers Arthur de Bretagne, qui était
près d'elle:

--Ah! beau connétable, vous n'êtes pas venu de par moi; mais puisque
vous êtes venu, vous serez le bien venu[1200].

[Note 1200: _Procès_, t. III, p. 98.]

Ce que les Français avaient devant eux, c'était sir John Talbot et sir
John Falstolf avec toute l'armée anglaise.



CHAPITRE XVI

LA BATAILLE DE PATAY.--L'OPINION DES CLERCS D'ITALIE ET
D'ALLEMAGNE.--L'ARMÉE DE GIEN.


Sir John Falstolf, ayant quitté Paris le 9 juin, s'achemina par la
Beauce, avec cinq mille combattants. Il amenait abondance de vivres et
de traits aux Anglais de Jargeau. Apprenant en route que la ville
s'était rendue, il laissa ses bagages à Étampes et se porta sur
Janville où sir John Talbot vint le rejoindre avec quarante lances et
deux cents archers[1201].

[Note 1201: Wavrin du Forestel, _Anchiennes croniques_, éd.
Dupont, t. I, p. 281.--Berry, dans _Procès_, t. IV, p. 44.--Jean
Chartier, _Chronique_; t. I, p. 85.--_Journal du siège_, pp.
102-103.--_Chronique de la Pucelle_, p. 306.--Gruel, _Chronique de
Richemont_, p. 72.--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p.
452.--Morosini, t. III, pp. 71-73.]

Là, ils furent instruits que les Français avaient pris le pont de
Meung et mis le siège devant Beaugency. Sir John Talbot voulait
marcher au secours de ceux de Beaugency et les délivrer, avec l'aide
de Dieu et de monseigneur saint Georges. Sir John Falstolf était
d'avis d'abandonner sir Richard Guethin et la garnison à leur sort,
et de ne point combattre pour l'heure. Voyant les siens craintifs et
les Français envigourés, il estimait que les Anglais n'avaient rien de
mieux à faire que d'attendre dans les villes, châteaux et forteresses
qui leur restaient, les renforts promis par le Régent.

--Nous ne sommes qu'une poignée de gens au regard des Français,
disait-il. Si la fortune nous devient mauvaise, tout ce que le feu roi
Henri a conquis en France à grand labeur et long terme sera en voie de
perdition[1202].

[Note 1202: Monstrelet, t. IV, p. 331.--Wavrin du Forestel,
_Anchiennes croniques_, t. I, p. 283 et suiv.]

Il ne fut pas écouté et l'armée marcha sur Beaugency. Elle se trouvait
non loin de la ville, le dimanche dix-neuvième d'août, au moment où la
garnison en sortait avec seulement chevaux, harnais et bagages d'un
marc d'argent pour chaque homme[1203].

[Note 1203: _Chronique de la Pucelle_, J. Chartier, Gruel,
Morosini, Berry, Monstrelet, Wavrin, _loc. cit._--_Lettre de Jacques
de Bourbon, comte de la Marche à Guill. de Champeaux, évêque de Laon_,
d'après un manuscrit de Vienne par Bougenot, dans _Bull. du Com. des
travaux hist. et scientif. Hist. et phil. 1892_, pp. 56-65 (traduction
française par S. Luce, dans la _Revue Bleue_, 13 février 1892, pp.
201-204).]

Les gens du roi de France, avertis que cette armée approchait, se
portèrent à sa rencontre. Après une courte chevauchée les éclaireurs
signalèrent, à une lieue environ de Patay, les étendards et les
pennons d'Angleterre qui flottaient sur la plaine. Alors les Français
gravirent une colline d'où ils purent observer l'ennemi. Le capitaine
La Hire et le jeune sire de Termes dirent à la Pucelle:

--Les Anglais viennent. Ils sont en ordre de bataille et prêts à se
battre.

Elle répondit, à sa coutume:

--Frappez hardiment; ils prendront la fuite.

Et elle ajouta que ce ne serait pas long[1204].

[Note 1204: _Procès_, t. III, p. 120.--Monstrelet, t. IV, p.
328.--Le clerc qui rédigea la déposition de Thibault de Termes,
ignorant cette affaire, mit ces propos à la rencontre de Patay. À
Patay, Jeanne et La Hire n'étaient pas près l'un de l'autre.]

Les Anglais, croyant que les Français leur offraient la bataille,
mirent pied à terre. Les archers plantèrent leurs pieux dans le sol,
la pointe inclinée vers l'ennemi. C'est ainsi que, d'ordinaire, ils se
préparaient à combattre, et ils n'avaient pas fait autrement à la
journée des Harengs. Le soleil baissait déjà[1205].

[Note 1205: Wavrin du Forestel, _Anchiennes croniques_, t. I, p.
286.]

Le duc d'Alençon n'était nullement décidé à descendre dans la plaine.
En présence du Connétable, de monseigneur le Bâtard et des capitaines,
il consulta la sainte fille, qui tourna sa réponse en énigme:

--Ayez tous de bons éperons.

Pensant qu'elle parlait des éperons du comte de Clermont, des éperons
de Rouvray, le duc d'Alençon lui demanda:

--Que dites-vous? Nous tournerons donc le dos?

--Nenni, répondit-elle.

Ses Voix, en toute occasion, lui conseillaient une invariable
confiance.

--Nenni. En nom Dieu, allez sur eux, car ils s'enfuiront et
n'arrêteront pas et seront déconfits, sans guère de perte pour vos
gens; et pour ce, faut-il vos éperons pour les suivre[1206].

[Note 1206: _Procès_, t. III, p. 11.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 243.--Il est clair que cet endroit de la déposition de Dunois et de
la _Chronique de la Pucelle_ ne s'applique pas à la journée du 18,
comme on l'a cru. «Tous les corps anglais, dit Dunois, se réunirent en
une seule armée. Nous crûmes qu'ils voulaient nous offrir la
bataille.» Il parle évidemment de ce qui s'est passé le 17 août. La
déposition du duc d'Alençon brouille tout. On ne comprend pas que la
Pucelle ait dit des Anglais, le 18: «Dieu nous les envoie», quand ils
fuyaient.]

Selon l'avis des maîtres et docteurs, il convenait d'écouter la
Pucelle sans quitter les voies de la prudence humaine. Les chefs de
l'armée, soit qu'ils jugeassent l'occasion mauvaise, soit qu'ils
craignissent encore, après tant de défaites, de livrer une bataille
rangée, ne descendirent point de leur colline. À deux hérauts
d'Angleterre venus de la part de trois chevaliers qui offraient de
combattre en combat singulier, il fut répondu:

--Allez vous coucher pour aujourd'hui, car il est assez tard. Mais
demain, au plaisir de Dieu et de Notre-Dame, nous nous verrons de plus
près[1207].

[Note 1207: Ceux qui attribuent ce mot à la Pucelle ont mal lu
Wavrin, _Anchiennes croniques_, t. I, p. 287.]

Les Anglais, certains qu'ils ne seraient pas attaqués, quittèrent la
place et s'en allèrent loger, pour la nuit, à Meung[1208].

[Note 1208: Wavrin du Forestel, _Anchiennes croniques_, t. I, p.
287.--Monstrelet, t. IV, pp. 326 et suiv.]

Les Français les y allèrent chercher le lendemain samedi 18, jour de
saint Hubert; ils ne les y trouvèrent pas. Les Godons avaient déguerpi
de bon matin et s'en étaient allés avec canons, munitions et vivres,
vers Janville où ils comptaient se retrancher[1209].

[Note 1209: _Chronique de la Pucelle_, _Journal du siège_, Gruel,
J. Chartier, Berry, _loc. cit._]

L'armée du roi Charles forte de douze mille hommes[1210] se mit
aussitôt à leur poursuite, sur la route de Paris par la plaine de
Beauce, inculte, buissonneuse, et giboyeuse, couverte de broussailles
et de taillis, belle pourtant au gré des chevaucheurs anglais et
français qui la vantaient à l'envi[1211].

[Note 1210: Wavrin du Forestel, _Anchiennes croniques_, t. I, p.
289.--Fauché-Prunelle, _Lettres tirées des archives de l'évêché de
Grenoble_, dans _Bull. acad. Delph._, t. II, 1847, pp. 458 et
suiv.--Lettre de Charles VII à la ville de Tours, dans _Procès_, t. V,
pp. 262, 263.]

[Note 1211: Wavrin du Forestel, _Anchiennes croniques_, t. I, p.
289.]

Sur la plaine infinie où la terre glisse au regard et fuit, voyant le
ciel devant elle, le ciel nuageux des plaines qui fait rêver de
chevauchées merveilleuses par les montagnes de l'air, la Pucelle
s'écria:

--En nom Dieu, s'ils étaient pendus aux nuées, nous les aurions[1212].

[Note 1212: _Procès_, t. III, pp. 10, 98, 99.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 306.--_Chronique Normande_, ch. XLVIII, éd. Vallet de
Viriville.--Monstrelet, t. III, pp. 325 et suiv.--Morosini, t. III,
pp. 72, 73.--Wavrin du Forestel, _Anchiennes croniques_, t. I, pp.
289-290.--On met cette parole au moment où les Anglais furent
rejoints, sans s'apercevoir qu'alors elle n'a plus aucun sens.]

Comme la veille elle prophétisa.

--Le gentil roi aura aujourd'hui plus grande victoire qu'il eût de
longtemps. Et m'a dit mon Conseil qu'ils sont tous nôtres.

Elle prédit que des Français il y aurait peu ou point de tués.

Le capitaine Poton et le sire Arnault de Gugem allèrent en éclaireurs.
Les plus experts hommes de guerre et parmi eux monseigneur le Bâtard
et le maréchal de Boussac, montés sur fleur de coursiers, formèrent
l'avant-garde. Puis, sous la conduite du capitaine La Hire, qui
connaissait le pays, s'avançait le principal corps d'armée, composé
des lances du duc d'Alençon, du comte de Vendôme, du Connétable de
France, avec les archers et les arbalétriers. Enfin venait
l'arrière-garde commandée par les seigneurs de Graville, de Laval, de
Rais et de Saint-Gilles[1213].

[Note 1213: Lettre de Jacques de Bourbon dans la _Revue Bleue_, 13
février 1892, pp. 201-204.--Monstrelet, t. IV, p. 327.--Wavrin du
Forestel, _Anchiennes croniques_, p. 289.]

La Pucelle, qui avait bon coeur, voulut aller en avant; on l'en
empêcha. Elle ne conduisait pas les gens d'armes; les gens d'armes la
conduisaient, la tenant non pour chef de guerre, mais pour
porte-bonheur. Elle dut, grandement contristée, prendre place à
l'arrière-garde, sans doute dans la compagnie du sire de Rais, où
d'abord on l'avait mise[1214]. Tout le monde se hâtait fort, craignant
que l'ennemi n'échappât.

[Note 1214: _Procès_, t. III, p. 71.--_Journal du siège_, p.
140.--_Chronique de la Pucelle_, p. 307.--_Deux documents sur Jeanne
d'Arc_, dans _Revue Bleue_, 13 février 1892.]

Après avoir chevauché près de cinq lieues, par une chaleur accablante,
laissé à gauche Saint-Sigismond et dépassé Saint-Péravy, les soixante
ou quatre-vingts coureurs du capitaine Poton, atteignirent l'endroit
où le terrain, entièrement plat jusque-là, s'abaisse et la route
dévale dans un bas-fond dit de la Retrève. Ils ne pouvaient voir le
creux de la Retrève; mais au delà le sol se relève doucement et ils
voyaient poindre à moins d'une demi-lieue le clocher de Lignerolles,
sur la plaine boisée dite Climat-du-Camp. À une lieue, droit devant
eux, se devinait la petite ville de Patay[1215].

[Note 1215: _Procès_, t. III, pp. 11, 71, 98.--_Chronique de la
Pucelle_, pp. 306 et suiv.--_Journal du siège_, pp. 103 et suiv.--Jean
Chartier, _Chronique_, t. I, p. 85.--Le comte de Vassal, _La bataille
de Patay_, Orléans, 1890.]

Il était deux heures après midi. Par aventure, les cavaliers de Poton
et de Gugem lancent un cerf qui, débuchant d'un taillis, va fondre
dans le creux de la Retrève. Alors de ce creux s'élève une clameur. Ce
sont les soldats anglais qui se disputent à grands cris le gibier
lancé sur eux. Avertis ainsi de la présence de l'ennemi, les coureurs
français s'arrêtent et détachent aussitôt quelques-uns des leurs pour
annoncer à l'armée qu'ils ont surpris les Godons et que c'est l'heure
de besogner[1216].

[Note 1216: Monstrelet, t. IV, p. 328.]

Voici ce qui s'était passé du côté des Anglais. Ils se retiraient en
bon ordre sur Janville, l'avant-garde conduite par un chevalier à
l'étendard blanc[1217]. Puis venaient l'artillerie et les vivres
voiturés par les marchands, puis le corps de bataille, commandé par
sir John Talbot et sir John Falstolf. L'arrière-garde, exposée à subir
un rude choc, n'était formée que d'Anglais d'Angleterre[1218]. Elle
suivait à une assez longue distance. Ses coureurs, ayant vu les
Français sans être vus, avertirent sir John Talbot, qui se trouvait
alors entre le hameau de Saint-Péravy et la ville de Patay. Sur cet
avis, arrêtant la marche de l'armée, il donna l'ordre à l'avant-garde
de se ranger, avec les chariots et les canons, à l'orée des bois de
Lignerolles. Position excellente: adossés à la futaie, les combattants
ne craignaient point d'être pris à revers[1219]; et ils se
retranchaient derrière les charrois. Le corps de bataille n'alla pas
si avant. Il fit halte à un demi-quart de lieue de Lignerolles, dans
le creux de la Retrève. Il y avait, à cet endroit, au bord de la
route, des haies vives. Sir John Talbot s'y porta avec cinq cents
archers d'élite et mit pied à terre pour attendre les Français qui
devaient forcément passer là. Il comptait défendre la voie jusqu'à ce
que l'arrière-garde eût rejoint le corps de bataille et pensait se
rabattre ensuite sur l'armée en côtoyant les haies.

[Note 1217: Wavrin du Forestel, _Anchiennes croniques_, t. I, p.
291.]

[Note 1218: _Ibid._, pp. 291-292.]

[Note 1219: Monstrelet, t. IV, p. 329.]

Les archers s'apprêtaient à planter en terre, selon leur habitude, ces
pieux aiguisés, dont ils tournaient la pointe contre le poitrail des
chevaux ennemis, quand les Français, avertis par les éclaireurs de
Poton, fondirent sur eux comme une trombe, les culbutèrent et les
mirent en pièces[1220].

[Note 1220: Wavrin du Forestel, _Anchiennes croniques_, t. I, p.
292.--Monstrelet, t. III, pp. 329, 350.]

En ce moment, sir John Falstolf, à la tête du corps de bataille, se
disposait à rejoindre l'avant-garde: sentant déjà sur lui la cavalerie
française, il donna de l'éperon et lança à fond de train sa troupe sur
Lignerolles. Quand ils la virent venir ainsi débridée, ceux de
l'étendard blanc crurent qu'elle était en déroute. Ils prirent peur
et, quittant la lisière du bois, se jetèrent dans les halliers de
Climat-du-Camp pour gagner en grand désordre la route de Paris. Sir
John Falstolf poussa dans la même direction avec le principal corps
d'armée. Il n'y eut pas de bataille. Ayant passé sur les cadavres des
archers de Talbot, les Français entrèrent dans l'Angleterre éperdue
comme dans un troupeau de moutons et tuèrent à plaisir. Ils tuèrent
deux mille de ces gens de petit état que les Godons avaient coutume
d'amener ainsi de leur pays mourir en France. Quand ceux du principal
corps d'armée, que conduisait La Hire, arrivèrent à Lignerolles, ils
ne trouvèrent devant eux que huit cents fantassins, qu'ils
culbutèrent. Des douze à treize mille Français cheminant sur la route,
quinze cents à peine prirent part au combat, ou plutôt au massacre.
Sir John Talbot, qui avait sauté sur son cheval sans chausser ses
éperons, fut fait prisonnier par les capitaines La Hire et
Poton[1221]. Les seigneurs de Scales et de Hungerford, lord
Falcombridge, sir Thomas Guérard, Richard Spencer et Fitz Walter
furent également pris à rançon. On fit de douze à quinze cents
prisonniers[1222].

[Note 1221: «Aux alentours de Lignerolles, on a trouvé des fers de
chevaux, un dard de javelot, des ferrements de chariots, des boulets.»
P. Mantellier, _Histoire du siège_, Orléans, 1867, in-12, p. 139.]

[Note 1222: _Procès_, t. III, p. 11.--Gruel, _Chronique de Richemont_,
pp. 73-74.--Perceval de Cagny, pp. 154 et suiv.--_Chronique Normande_,
dans _Procès_, t. IV, p. 340.--Eberhard Windecke, p. 180.--Lefèvre de
Saint-Remy, t. II, pp. 144, 145.--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV,
p. 452.--_Commentaires de Pie II_, dans _Procès_, t. IV, p.
512.--Morosini, t. III, pp. 72-75.--_Chronique de la Pucelle_, p.
306.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 86.--Monstrelet, t. IV, pp.
330-333.--Wavrin du Forestel, _Anchiennes croniques_, t. I, p.
293.--Lettre de J. de Bourbon, dans la _Revue Bleue_, 13 février 1892.
Lettre de Charles VII à Tours et aux Dauphinois, dans _Procès_, t. V,
pp. 345, 346.]

Deux cents hommes d'armes tout au plus donnèrent la chasse aux fuyards
jusqu'aux portes de Janville. Hors l'avant-garde, qui s'était enfuie
la première, l'armée anglaise était entièrement détruite. Du parti des
Français, le sire de Termes, présent à l'affaire, assure qu'il n'y eut
qu'un mort, un homme de sa compagnie. Perceval de Boulainvilliers,
conseiller chambellan du roi, dit qu'il y en eut trois[1223].

[Note 1223: _Procès_, t. III, p. 118; t. V, p. 120.]

Quand la Pucelle arriva, on tuait encore. Elle vit un Français qui
conduisait des prisonniers, frapper l'un d'eux à la tête si rudement,
que l'homme tomba comme mort. Elle descendit de cheval et fit
confesser l'Anglais. Elle lui soutenait la tête et le consolait selon
son pouvoir. Voilà la part qu'elle prit à la bataille de Patay[1224].
Ce fut celle d'une sainte fille.

[Note 1224: _Ibid._, t. III, p. 71.]

Les Français passèrent la nuit dans la ville. Sir John Talbot amené au
duc d'Alençon et au Connétable, le jeune duc lui dit:

--Vous ne croyiez pas, ce matin, qu'ainsi vous adviendrait.

Talbot répondit:

--C'est la fortune de la guerre[1225].

[Note 1225: _Ibid._, t. III, p. 99.]

Quelques Godons arrivèrent hors d'haleine à Janville[1226]. Mais les
habitants, à qui ils avaient laissé en partant leur argent et leurs
biens, leur formèrent la porte au nez et firent serment de fidélité au
dauphin Charles.

[Note 1226: Boucher de Molandon, _Janville, son donjon, son
château, ses souvenirs du XVe siècle_, Orléans, 1886, in-8º.]

Les capitaines anglais de deux petites places de la Beauce, Montpipeau
et Saint-Sigismond, mirent le feu à leur ville et s'enfuirent[1227].

[Note 1227: _Journal du siège_, p. 105.--_Chronique de la
Pucelle_, pp. 307, 308.]

De Patay, l'armée victorieuse se rendit à Orléans. Les habitants
attendaient le roi. Ils avaient accroché des tapisseries pour son
entrée[1228]. Mais le roi et le sire chambellan, craignant, non sans
motif, une agression du Connétable, restèrent enfermés dans le château
de Sully[1229], d'où ils sortirent le 22 juin pour se rendre à
Châteauneuf. La Pucelle rejoignit, ce jour même, le roi à
Saint-Benoît-sur-Loire[1230]. Il la reçut avec sa douceur coutumière
et lui dit:

[Note 1228: _Chronique de la Pucelle_, pp. 307-308.--_Journal du
siège_, p. 105.]

[Note 1229: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, pp.
222 et suiv.--E. Cosneau, _Le connétable de Richemont_, p. 172.]

[Note 1230: _Procès_, t. III, p. 116.]

--J'ai pitié de vous et de la peine que vous endurez.

Et il la pressa de se reposer.

En l'entendant parler, elle pleura. Elle pleura, dit-on, de sentir ce
que l'affabilité du roi contenait pour elle d'indifférence et
d'incroyance.

Mais gardons-nous d'attribuer aux larmes des extatiques et des
miraculées une cause intelligible à la commune raison humaine. Charles
lui apparaissait revêtu d'une ineffable splendeur, tel que le plus
saint des rois. Comment eût-elle supposé un instant qu'il manquait de
foi puisqu'elle lui avait montré ses anges cachés au vulgaire.

--N'en doutez point, lui dit-elle avec assurance, vous aurez tout
votre royaume et serez de bref couronné[1231].

[Note 1231: _Ibid._, t. III, pp. 76, 116.]

Assurément le roi Charles n'était pas pressé de recouvrer son royaume
par chevalerie. Mais son conseil en ce moment n'avait nulle intention
de se débarrasser de la Pucelle; il s'en servait au contraire
adroitement pour donner du coeur aux Français, épouvanter les Anglais
et montrer à tous que Dieu, monseigneur saint Michel et madame sainte
Catherine, étaient Armagnacs. En mandant aux bonnes villes la victoire
de Patay, la chancellerie royale ne souffla mot du Connétable, et ne
nomma pas davantage monseigneur le Bâtard[1232]. Elle désigna la
Pucelle comme chef de la bataille avec les deux princes du sang royal,
le duc d'Alençon et duc de Vendôme. C'est donc qu'on en faisait
étendard. Et certes elle valait aussi cher et plus cher qu'un grand
capitaine, puisque le connétable tenta de s'emparer d'elle. Il chargea
de l'entreprise un homme à lui, Andrieu de Beaumont, précédemment
employé à enlever le sire de La Trémouille. Mais Andrieu de Beaumont,
comme il avait manqué le chambellan, manqua la Pucelle[1233].

[Note 1232: Lettre de Charles VII aux Dauphinois, publiée par
Fauché-Prunelle, dans _Bull. de l'Acad. Delphinale_, t. II, p. 459;
aux habitants de Tours (Archives de Tours, _Registre des comptes_,
XXIV), dans _Cabinet Historique_, I, C, p. 109; à ceux de Poitiers,
Redet, dans les _Mémoires de la Société des Antiquaires de l'Ouest_,
t. III, p. 406.--_Relation du greffier de La Rochelle_, dans _Revue
Historique_, t. IV, p. 459.]

[Note 1233: _Journal du siège_, pp. 106, 108.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 89.--Gruel, _Chronique de Richemont_, p.
74.--Monstrelet, t. IV, pp. 344, 347.--E. Cosneau, _Le connétable de
Richemont_, pp. 181, 182.]

Probablement elle ne sut rien elle-même de ce guet-apens. Elle demanda
au roi qu'il reçût en grâce le Connétable, requête qui témoigne d'une
grande innocence. Richemont regagna par ordre sa seigneurie de
Parthenay[1234].

[Note 1234: 1431, 8 mai. Arrêt condamnant André de Beaumont à la
peine capitale comme criminel de lèse-majesté (Arch. nat. J. 366). La
copie intégrale de cette pièce m'a été communiquée par M. P.
Champion.]

Le duc Jean de Bretagne, marié à une soeur de Charles de Valois,
n'avait pas toujours eu à se louer des conseillers de son beau-frère
qui, en l'an 1420, le trouvant un peu trop bourguignon, lui
cherchèrent près de Nantes, un pont de Montereau[1235]. Il n'était en
réalité, ni armagnac, ni bourguignon, ni français, ni anglais, mais
breton. En 1423, il reconnut le traité de Troyes, mais deux ans plus
tard, le duc de Richemont, son frère, ayant passé au roi français et
reçu de lui l'épée de connétable, le duc Jean se rendit auprès de
Charles de Valois à Saumur, et lui fit hommage de son duché[1236]. En
somme, il se tira fort adroitement des pas les plus difficiles et sut
rester étranger à la querelle des deux rois qui prétendaient l'un et
l'autre l'y engager. Tandis que la France et l'Angleterre
s'entredétruisaient, tranquille, il relevait la Bretagne de ses
ruines[1237].

[Note 1235: Monstrelet, t. IV, p. 30.--De Beaucourt, _Histoire de
Charles VII_, t. I, pp. 202 et suiv.]

[Note 1236: Dom Morice, _Histoire de Bretagne_, t. II, col.
1135-6.--De Beaucourt, _loc. cit._, t. II, chap. VII.]

[Note 1237: Bellier-Dumaine, _L'administration du duché de
Bretagne sous le règne de Jean V_ (1399-1442), dans les _Annales de
Bretagne_, t. XIV-XVI (1898-99), _passim_ et 3e partie: Le commerce,
l'industrie, l'agriculture, l'instruction publique et Jean V (t. XVI,
p. 246) et 4e partie, ch. III: Les villes, les paroisses rurales et
Jean V (t. XVI, p. 495).]

La Pucelle lui inspira beaucoup de curiosité et d'admiration. Peu de
temps après la bataille de Patay, il envoya vers elle Hermine, son
héraut d'armes, et frère Yves Milbeau, son confesseur, pour lui faire
compliment de sa victoire. Le bon frère avait mission d'interroger la
jeune fille.

Il lui demanda si c'était de par Dieu qu'elle était venue secourir le
roi.

Jeanne répondit qu'oui.

--S'il en est ainsi, répliqua frère Yves Milbeau, monseigneur le duc
de Bretagne notre droit seigneur est disposé à aider le roi de son
service. Il ne peut venir de son propre corps, car il est dans un
grand état d'infirmité. Mais il doit envoyer son fils aîné avec une
grande armée.

Le bon frère parlait légèrement et faisait là pour son duc une fausse
promesse. Il était vrai seulement que beaucoup de nobles bretons
venaient se mettre au service du roi Charles.

En entendant ces paroles, la petite sainte commit une étrange méprise.
Elle crut que frère Yves avait voulu dire que le duc de Bretagne était
son droit seigneur à elle comme à lui, ce qui eût été vraiment hors de
sens. Sa loyauté s'en révolta:

--Le duc de Bretagne n'est pas mon droit seigneur, répliqua-t-elle
vivement. C'est le roi qui est mon droit seigneur.

Ainsi qu'on peut croire, la conduite prudente du duc de Bretagne
n'était pas jugée favorablement en France. On disait que c'était mal
fait à lui de n'avoir pas obéi au ban de guerre du roi et d'avoir
traité avec les Anglais. Jeanne le pensait et elle le dit sans détours
à frère Yves:

--Le duc ne devait pas raisonnablement attendre si longtemps pour
envoyer ses gens aider le roi de leur service[1238].

[Note 1238: Eberhard Windecke, pp. 178, 179.]

À quelques jours de là, le sire de Rostrenen, qui avait accompagné le
Connétable à Beaugency et à Patay et Comment-Qu'il-Soit, héraut de
Richard de Bretagne, comte d'Étampes, vinrent de la part du duc Jean
stipuler relativement au mariage projeté entre François, son fils
aîné, et Bonne de Savoie, fille du duc Amédée. Comment-Qu'il-Soit
était chargé de présenter à la Pucelle une dague et des chevaux[1239].

[Note 1239: _Procès_, t. V, p. 264.--Eberhard Windecke, pp. 68-70,
179.--Morosini, t. III, p. 90.--Dom Lobineau, _Histoire de Bretagne_,
t. I, p. 587.--Dom Morice, _Histoire de Bretagne_, t. I, pp. 508,
580.]

Il y avait en 1428, à Rome, un clerc français compilateur d'une de ces
cosmographies qui abondaient alors et se ressemblaient toutes. La
sienne, qui commençait, selon l'usage, à la création, allait jusqu'au
pontificat du pape Martin V alors vivant. «Sous ce pontificat, y
disait l'auteur, la fleur et le lis du monde, le royaume de France,
opulent entre les plus opulents et devant qui l'univers s'inclinait, a
été jeté bas par le tyran Henri qui l'a envahi, n'étant pas seigneur
légitime même du royaume d'Angleterre». Puis, cet homme d'église voue
les Bourguignons à une éternelle infamie et lance contre eux les plus
terribles malédictions. «Que leurs yeux soient crevés, qu'ils meurent
de male mort!» À ce langage, on reconnaît un bon Armagnac et peut-être
un clerc dépouillé et chassé par les ennemis du royaume. En apprenant
la venue de la Pucelle et la délivrance d'Orléans, transporté de joie
et d'admiration, il rouvre sa cosmographie et y consigne ses arguments
en faveur de cette prodigieuse Pucelle dont les actions lui paraissent
plus divines qu'humaines, mais sur laquelle il sait peu de choses. Il
la met en comparaison avec Déborah, Judith, Esther et Penthésilée. «On
trouve, dit-il, dans les livres des Gentils que Penthésilée, et mille
vierges avec elle, vinrent au secours du roi Priam et combattirent si
courageusement qu'elles mirent en pièces les Myrmidons et tuèrent plus
de deux mille Grecs.» Selon lui la Pucelle passe de beaucoup
Penthésilée en courage et hauts faits. Elle réfute brièvement ceux qui
soutiennent qu'elle a été envoyée par le Diable[1240].

[Note 1240: L. Delisle, _Un nouveau témoignage relatif à la
mission de Jeanne d'Arc_, dans _Bibliothèque de l'École des Chartes_,
t. XLVI, p. 649.--Le P. Ayroles, _La Pucelle devant l'Église de son
temps_, pp. 53, 60.]

La prophétesse de Charles, en un moment, remplit de sa renommée la
chrétienté tout entière. Tandis qu'au temporel les peuples
s'entredéchiraient, l'unité d'obédience faisait de l'Europe une
république spirituelle n'ayant qu'une doctrine et qu'une langue, et
qui se gouvernait par les Conciles. Le souffle de l'Église passait
partout. En Italie, en Allemagne, il n'était bruit que de la Sibylle
de France et les clercs, à l'envi, dissertaient sur sa nature et ses
actes, qui intéressaient si grandement la foi chrétienne. En ces
temps-là, les peintres représentaient parfois sur les murs des
cloîtres les Arts Libéraux en figure de très nobles Dames. Ils
peignaient, au milieu de ses soeurs, Logique assise dans une haute
chaire, coiffée de l'antique turban, vêtue d'une robe éclatante, et
tenant d'une main le scorpion, de l'autre le lézard en signe que sa
science est d'atteindre l'adversaire au vif et de ne pas se laisser
prendre. À ses pieds, Aristote, les yeux levés sur elle, disputait en
nombrant ses arguments sur ses doigts[1241]. Cette dame austère
rendait tous ses disciples semblables les uns aux autres. Rien n'était
alors plus méprisable et plus odieux qu'une idée singulière.
L'originalité n'existait à aucun degré dans les esprits. Les clercs
qui traitèrent de la Pucelle le firent tous suivant la même méthode,
avec les mêmes arguments, sous l'autorité des mêmes textes sacrés et
profanes. La conformité ne saurait aller plus loin. Ils avaient tous
le même esprit, non le même coeur; l'esprit argumente et c'est le
coeur qui décide. Ces scolastiques, plus secs que leurs parchemins,
étaient pourtant des hommes; ils se déterminaient par sentiment, par
passions, par des intérêts spirituels ou temporels. Tandis que les
docteurs armagnacs démontraient que dans le cas de la Pucelle, les
raisons de croire l'emportaient sur celles de ne pas croire, les
maîtres allemands ou italiens, étrangers à la querelle du Dauphin de
Viennois, demeuraient dans le doute, n'étant mus ni par haine ni par
amour.

[Note 1241: Cathédrale du Puy.--E.-F. Corpet, _Portraits des Arts
libéraux d'après les écrivains du moyen âge_, dans _Annales
archéologiques_, 1857, t. XVII, pp. 89-103.--Em. Male, _Les Arts
libéraux dans la statuaire du moyen âge_, dans _Revue archéologique_,
1891.]

Un docteur en théologie, nommé Henri de Gorcum, qui enseignait à
Cologne, rédigea, dès le mois de juin 1429, un mémoire sur la Pucelle.
Les esprits étaient divisés en Allemagne, sur la question de savoir si
cette jeune fille appartenait à l'humanité nature ou si elle n'était
pas plutôt un être céleste en forme de femme; si ses faits
s'expliquaient humainement ou par l'action d'une puissance supérieure
à l'homme, et, dans ce cas, si la puissance était bonne ou si elle
était mauvaise. Maître Henri de Gorcum composa son traité pour fournir
dans les deux sens des arguments tirés de l'Écriture Sainte, et il
s'abstint de conclure[1242].

[Note 1242: _Procès_, t. III, pp. 411-421.--Le P. Ayroles, _La
Pucelle devant l'église de son temps_, t. I, pp. 61-68.]

En Italie, mêmes doutes, même incertitude sur les faits de la Pucelle.
Certains disaient que ce n'étaient que faussetés et pures inventions.
On disputait à Milan s'il fallait croire les nouvelles qui venaient de
France. Les notables de la ville résolurent d'envoyer, pour s'en
informer, un moine franciscain, frère Antonio de Rho, bon humaniste
et prédicateur zélé pour la pureté des moeurs.

Le seigneur Jean Corsini, sénateur du duché d'Arezzo, poussé par une
semblable curiosité, consulta un savant clerc milanais, nommé
Cosme-Raymond de Crémone. Ce clerc cicéronien lui répondit en
substance:

«Clarissime seigneur, ce serait chose nouvelle, dit-on, que Dieu
choisisse une bergère pour rendre à un prince son royaume. Pourtant
nous voyons que le berger David fut sacré roi. On rapporte que la
Pucelle, conduisant une petite troupe, défit une nombreuse armée. On
peut expliquer la victoire par l'avantage de la position, la
soudaineté de l'attaque. Mais ne disons pas que les ennemis ont été
surpris, que le coeur leur a manqué, choses toutefois possibles;
admettons qu'il y ait miracle: quoi d'étonnant? N'est-il pas plus
admirable encore qu'avec une mâchoire d'âne, Samson ait tué tant de
Philistins?

»La Pucelle a, dit-on, le pouvoir de révéler les choses futures. Qu'il
vous souvienne des Sibylles, notamment de celles d'Érythrée et de
Cumes. Elles étaient païennes. Pourquoi serait-il moins accordé à une
chrétienne? Cette femme est une bergère. Jacob, alors qu'il gardait
les troupeaux de Laban, s'entretenait familièrement avec Dieu.

»À ces exemples et à ces raisons, qui m'inclinent à donner fiance aux
nouvelles qui courent, se joint une raison tirée de la physique. J'ai
lu souvent dans les livres qui traitent d'astrologie, que, par bénigne
influence des astres, certains hommes de naissance intime sont devenus
les égaux des plus hauts princes et furent considérés comme des hommes
divins, chargés d'une mission céleste. Guido de Forli, habile
astronome, en cite un très grand nombre. C'est pourquoi j'estimerais
n'encourir nul reproche en croyant que c'est l'influence des astres
qui a fait entreprendre à la Pucelle ce qu'on rapporte d'elle.»

Et, concluant sur le fait de Jeanne, le clerc de Crémone dit qu'il ne
le tient pas pour avéré sans le tenir comme entièrement à
rejeter[1243].

[Note 1243: Le P. Ayrolles, t. IV, _La vierge guerrière_, pp. 240
et suiv.]

       *       *       *       *       *

Jeanne demeurait ferme dans son propos d'aller à Reims pour y faire
sacrer le roi. Elle ne jugeait pas qu'il valût mieux faire la guerre
en Champagne qu'en Normandie. Elle ne se représentait pas assez
clairement la figure du royaume pour en décider. Et l'on ne pensera
pas que ses anges et ses saintes eussent plus de géographie qu'elle.
Elle avait hâte de mener le roi à Reims pour être sacré, parce qu'elle
ne croyait pas qu'il fût roi avant d'avoir reçu son sacre[1244]. La
pensée de le faire oindre du saint chrême lui était venue lorsqu'elle
était encore dans son village et bien avant qu'Orléans fût assiégé.
Cette inspiration était de source purement spirituelle et ne
répondait en aucune manière à l'état de choses créé par la délivrance
d'Orléans et la victoire de Patay.

[Note 1244: _Procès_, t. III, p. 20.--_Journal du siège_, pp. 93,
94.]

Pour bien faire, il aurait fallu, le 18 juin, sans reprendre haleine,
marcher sur Paris. On était à trente lieues seulement de la grande
ville qui, à ce moment, n'eût pas même songé à se défendre. Le régent,
la tenant pour déjà prise, s'enfermait dans la bastille de
Vincennes[1245]. On avait manqué l'occasion. Les conseillers du roi,
les princes du sang de France, surpris par la victoire, encore
incertains de ce qu'il fallait faire, délibéraient. Assurément, aucun
d'eux ne songeait à reconquérir par les armes, à bref délai,
l'héritage entier du roi Charles. Les forces dont ils disposaient et
les conditions mêmes de la société où ils vivaient ne leur
permettaient pas de concevoir une semblable entreprise. Les seigneurs
du grand conseil ne ressemblaient pas à ces pauvres moines qui, dans
leur cloître en ruines, rêvaient un âge de concorde et de paix[1246].
Ils n'étaient point des songeurs; ils ne croyaient ni ne désiraient
que la guerre prît fin. Mais ils entendaient la faire avec le moins
possible de risques et de dépenses. Ils se disaient qu'il y aurait
toujours des gens pour endosser le haubergeon et aller à la picorée;
qu'on prendrait et reprendrait toujours des villes dans le royaume,
qu'à chaque jour suffit sa peine, qu'il faut se battre doucement pour
se battre longtemps, que, neuf fois sur dix, on gagne plus par
négociations et traités que par vaillantises d'armes, qu'il faut
conclure habilement des trêves et les rompre à propos, s'attendre à
perdre quelquefois et laisser de la besogne aux jeunes. Ainsi
pensaient les bons serviteurs du roi Charles.

[Note 1245: Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 451.--_Journal
d'un bourgeois de Paris_, p. 239.--_Chronique de la Pucelle_, p.
291.--De Barante, _Histoire des ducs de Bourgogne_, t. III, p. 323.]

[Note 1246: Le P. Denifle, _La désolation des églises_,
introduction.]

Certains d'entre eux voulaient qu'on portât la guerre en
Normandie[1247]; ils y avaient songé dès le mois de mai, avant la
campagne de la Loire, et certes ils ne manquaient pas d'arguments. En
Normandie on tranchait l'arbre anglais à sa racine. Il était très
possible de recouvrer tout de suite une partie de cette contrée où les
Godons avaient très peu de monde. En 1424, les garnisons normandes se
montaient en tout à quatre cents lances et douze cents archers[1248].
Depuis lors, elles n'avaient pas dû être beaucoup renforcées. Le
Régent ramassait des hommes partout et déployait une activité
merveilleuse. Mais il manquait d'argent et ses soldats désertaient à
l'envi[1249]. Dans le pays de conquête, les Coués, aussitôt sortis de
leurs places fortes, se trouvaient en territoire ennemi. Depuis les
frontières de la Bretagne, du Maine et du Perche, jusqu'au Ponthieu
et à la Picardie, sur les rives de la Mayenne, de l'Orne, de la Dive,
de la Touque, de l'Eure et de la Seine, des partisans tenaient la
campagne, guetteurs de chemins, larrons, pillards, meurtriers,
brigands[1250]. Les Français eussent trouvé partout l'aide de ces
hardis compagnons, ainsi que le bon vouloir des paysans et des curés
de campagne. Mais il fallait s'attendre à demeurer longtemps devant
des villes très fortes, qu'une petite garnison suffisait à défendre.
Or, les gens d'armes redoutaient la lenteur des sièges, et le trésor
royal n'était pas en état de soutenir ces opérations coûteuses. La
Normandie était ruinée; plus de bétail, plus de moissons. Les
capitaines et leurs gens voudraient-ils aller dans ce pays de famine?
Et quel besoin le roi avait-il de reprendre une province misérable?

[Note 1247: _Procès_, t. III, pp. 12, 13.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 300.--Jean Chartier, _Chronique_, p. 87.--Morosini, t.
III, p. 63, note 2.]

[Note 1248: _Procès_, t. III, pp. 12, 13.--Wallon, _Jeanne d'Arc_,
1875, t. I, p. 213.]

[Note 1249: Rymer, _Foedera_, 18 juin 1429.--Morosini, t. III, pp.
132-133; t. IV, annexe XVII.--G. Lefèvre-Pontalis, _La panique
anglaise en mai 1429_, Paris, 1894, in-8º.]

[Note 1250: G. Lefèvre-Pontalis, _La guerre des partisans dans la
Haute Normandie_ (1424-1429) dans _Bibliothèque de l'École des
Chartes_, depuis 1893.]

Ces partisans enfin, prêts à tendre la main aux Français, n'étaient
guère engageants. On savait que brigands ils étaient, brigands ils
resteraient et que, la Normandie reconquise, il faudrait les
exterminer jusqu'au dernier, sans honneur ni profit. En ce cas, ne
valait-il pas mieux laisser les Godons aux prises avec eux?

D'autres seigneurs demandaient qu'on allât en Champagne[1251]. Et,
quoi qu'on ait dit, les apocalypses de la Pucelle n'étaient pour rien
dans leur détermination. Les conseillers du roi conduisaient Jeanne,
loin de se laisser conduire par elle. Ils l'avaient une première fois
détournée de la route de Reims en lui donnant du travail sur la Loire.
Ils pouvaient la dériver encore sur la Normandie sans seulement
qu'elle s'en aperçût, tant elle ignorait les chemins et les pays. Si
plusieurs recommandaient la campagne champenoise, c'était non sur la
foi des anges et des saintes, mais pour des raisons humaines. Peut-on
les nommer? Sans doute il y avait des seigneurs et des capitaines qui
consultaient l'intérêt du roi et du royaume, mais il était si
difficile à chacun de ne pas le confondre avec son propre intérêt, que
l'on sera bien près de connaître ceux qui décidèrent la marche sur
Reims quand on saura ceux à qui cette marche devait profiter. Certes,
ce n'était pas au duc d'Alençon, qui aurait beaucoup mieux aimé
reprendre son duché avec le secours de la Pucelle[1252]. Ce n'était
pas non plus à monseigneur le Bâtard ni au sire de Gaucourt, ni au roi
lui-même, qui devaient surtout désirer, pour la sûreté du Berry et de
l'Orléanais, qu'on enlevât La Charité au terrible Perrinet
Gressart[1253]. On peut supposer, au contraire, que la reine de Sicile
ne voyait pas d'un mauvais oeil le roi son gendre pousser vers le
nord-est. Cette dame espagnole était prise de la folie angevine.
Rassurée, pour l'instant, sur le sort de son duché d'Anjou, elle
poursuivait avec âpreté, et au grand dommage du royaume de France,
l'établissement de son fils René dans le duché de Bar et dans
l'héritage de Lorraine, et il ne devait pas lui déplaire que le roi
Charles lui tînt la route libre de Gien à Troyes et à Châlons. Mais
elle avait perdu tout pouvoir sur son gendre depuis l'exil du
Connétable, et l'on ne voit pas qui l'aurait servie dans le conseil,
au mois de mai 1429[1254]. Au reste, sans chercher davantage, nous
trouvons le personnage qui, plus que tout autre, devait être d'avis
que le roi fût sacré, et qui, plus que tout autre, se trouvait en état
de faire prévaloir son avis. C'était celui-là même à qui il
appartenait de tenir la Sainte Ampoule entre ses mains sacrées,
messire Regnault de Chartres, archevêque duc de Reims, chancelier du
royaume.

[Note 1251: Perceval de Cagny, pp. 149, 157.]

[Note 1252: Perceval de Cagny, p. 170.]

[Note 1253: _Chronique de la Pucelle_, p. 310.]

[Note 1254: E. Cosneau, _Le connétable de Richemont_, pp. 179 et
suiv.]

C'était un homme d'une intelligence rare, appliqué aux affaires, très
habile négociateur, avide de biens, moins soucieux de vains honneurs
que d'avantages solides; avare, peu scrupuleux, qui, aux environs de
la cinquantaine, n'avait rien perdu de son activité dévorante: il
venait de le montrer en se dépensant avec une belle ardeur pour la
défense d'Orléans. Doué de la sorte, comment n'eût-il pas exercé dans
le Gouvernement une action puissante?

Archevêque duc de Reims depuis quinze ans, il attendait encore le
premier sou de ses énormes revenus. Il criait misère, bien qu'il fût
riche; il adressait au pape des suppliques à fendre l'âme[1255]. Si la
Pucelle avait été jugée favorablement par les maîtres de Poitiers,
monseigneur Regnault y était bien pour quelque chose. Les clercs
n'eussent pas, sans lui, proposé au roi de l'essayer. Et ce n'est pas
faire une supposition trop hasardeuse que de croire que, si l'on
décida la marche sur Reims dans les conseils du roi, ce fut que le
chancelier du royaume approuva par sagesse humaine ce que la Pucelle
proposait par inspiration divine.

[Note 1255: Le P. Denifle, _La désolation des églises_,
introduction.]

Et, dans le fait, la campagne du sacre, qui n'allait point sans grands
dommages et fâcheux inconvénients offrait aussi de précieux avantages
et surtout des facilités secrètes. Par malheur, elle laissait libre
tout le pays de France occupé par les Anglais et elle donnait à
ceux-ci le temps de se refaire et de recevoir des secours d'outre-mer.
Et l'on verra bientôt qu'ils mirent ce temps à profit[1256]. Quant aux
avantages, il s'en présentait plusieurs et de diverses sortes. Et
d'abord Jeanne exprimait en vérité le sentiment des pauvres clercs et
du commun peuple en disant que par son sacre le dauphin gagnerait
beaucoup[1257]. L'huile de la Sainte Ampoule devait communiquer au roi
une splendeur, une majesté dont le rayonnement s'étendrait sur la
France et sur la chrétienté tout entière. La royauté, dans ce temps,
était d'ordre spirituel autant que d'ordre temporel, et la foule des
hommes pensait, ainsi que Jeanne, que les rois ne sont rois que par
l'onction sainte. Aussi pouvait-on dire que Charles de Valois
recevrait plus de force d'une goutte d'huile que de dix mille lances.
De cela les conseillers du roi devaient tenir grand compte; encore
fallait-il considérer le temps et le lieu. Ne pouvait-on pas faire la
cérémonie ailleurs qu'à Reims? Ne pouvait-on pas accomplir ce qu'on
appelait le «mystère», dans cette ville sauvée par l'intercession de
ses bienheureux patrons, Saint-Aignan et Saint-Euverte? Deux rois
issus de Hugues Capet, Robert le Sage et Louis le Gros, avaient été
couronnés à Orléans[1258]. Mais le souvenir de leur consécration
royale se perdait dans la nuit des âges, tandis que le peuple gardait
la mémoire d'une longue suite de rois très chrétiens sacrés dans la
ville où la colombe divine avait apporté l'huile sainte à
Clovis[1259]. D'ailleurs le seigneur archevêque et duc de Reims
n'aurait jamais souffert que le roi reçût les onctions autrement que
de sa main et dans sa cathédrale.

[Note 1256: Morosini, t. IV, Annexe XVII.]

[Note 1257: _Procès_, t. III, pp. 20, 300.--_Chronique de la
Pucelle_, pp. 322, 323.--_Journal du siège_, pp. 93, 114.]

[Note 1258: Le Maire, _Antiquités d'Orléans_, chap. XXV, p. 100.]

[Note 1259: Pie II, _Commentarii_, dans _Procès_, t. IV, pp.
513-514.--Pierre des Gros, _Jardin des nobles_, dans P. Paris,
_Manuscrits français de la bibliothèque du roi_, t. II, p. 149, et
_Procès_, t. IV, pp. 533-534.]

Il fallait donc aller à Reims; il fallait devancer les Anglais qui
avaient résolu d'y amener leur roi enfant, pour qu'il y fût sacré
selon le cérémonial[1260]. Mais les Français, en pénétrant dans la
Normandie, auraient fermé au jeune roi Henri le chemin, déjà mal sûr
pour lui, de Paris et de Reims, et vraiment il eût été puéril de dire
que le sacre ne pouvait être retardé de quelques semaines. Si l'on
renonçait à gagner des terres et des villes en Normandie, ce n'était
donc pas seulement pour aller à la conquête de la Sainte Ampoule. Le
seigneur archevêque de Reims avait d'autres considérations à
présenter, celle-ci par exemple: En se plaçant hardiment entre le duc
de Bourgogne et les Anglais ses alliés, on pouvait se flatter de
produire quelque impression sur l'esprit du prince et de lui fournir,
comme sujet de méditations salutaires, la vue de Charles, fils de
Charles, roi de France, chevauchant à la tête d'une puissante armée.

[Note 1260: William Wyrcester, dans _Procès_, t. IV, p. 475.--Pie
II, _Commentarii_, dans _Procès_, t. IV, p. 513.]

Pour atteindre la cité du bienheureux Remi, il fallait parcourir plus
de cent lieues en pays rebelle, mais sans aucun risque d'y rencontrer
de longtemps des gens d'armes ennemis. Anglais et Bourguignons
levaient des troupes à force, engageaient, «endentaient». Pour le
présent, ils n'avaient personne à opposer aux français. La Champagne,
beau pays, peu boisé, avait beaucoup de blé, beaucoup de cultures,
beaucoup de vin, beaucoup de gros bétail[1261]; elle n'était pas
ruinée comme la Normandie; les hommes d'armes avaient chance de s'y
nourrir, surtout si, comme on y comptait, les bonnes villes se
laissaient tirer des vivres. Elles possédaient de grands biens; leurs
greniers regorgeaient de blé. Quoiqu'elles reconnussent le roi Henri
pour leur seigneur, elles ne se sentaient aucun attachement aux
Anglais et aux Bourguignons; elles se gouvernaient elles-mêmes.
C'étaient de riches marchandes qui ne voulaient que la paix et se
donnaient au plus fort. À cette époque, elles soupçonnaient que la
force passait aux Armagnacs. Elles avaient un clergé et des bourgeois
à qui l'on pouvait parler. Il ne s'agissait pas de les assiéger avec
de l'artillerie, des mines et des fossés, mais de les circonvenir avec
de belles lettres d'amnistie, beaux traités de commerce et beaux
engagements de respecter les privilèges du clergé. Avec elles on ne
risquait pas de pourrir dans des taudis et de flamber dans des
bastilles. On s'attendait à ce qu'elles ouvrissent leurs portes et,
moitié amour, moitié peur, donnassent de l'argent au roi leur
seigneur.

[Note 1261: Voyages du héraut Berry, Bibl. nat. ms. fr. 5873, fol.
7.]

La campagne était déjà préparée; elle l'était très habilement. On
avait noué des intelligences, à Troyes, à Châlons; le roi Charles
reçut de quelques notables de Reims avis, par lettres et messages, que
s'il venait, ils lui feraient ouvrir les portes de leur ville. Il
accueillit même trois ou quatre bourgeois qui lui dirent:

--Allez sûrement vers notre ville de Reims. Nous nous faisons fort de
vous mettre en dedans[1262].

[Note 1262: Jean Rogier dans _Procès_, t. IV, pp. 284-285.]

Ces assurances enhardirent le Conseil royal; et la marche en Champagne
fut résolue.

L'armée se rassembla à Gien; elle y croissait tous les jours. Les
seigneurs de Bretagne et de Poitou arrivaient abondamment, la plupart
en petite compagnie, sur un mauvais bidet[1263]. Les plus pauvres,
équipés en archers, venaient faire, faute de mieux, le service des
gens de trait. Les vilains et les gens de métier s'offraient. De la
Loire à la Seine et de la Seine à la Somme, la terre n'était plus
cultivée qu'autour des châteaux et des forteresses; la plupart des
champs restaient en jachères; en beaucoup d'endroits on ne tenait plus
ni foires ni marchés; les ouvriers chômaient partout. La guerre, ayant
détruit tous les métiers, devenait l'unique métier. «Chacun dit
Eustache Deschamps, veut devenir écuyer. Il n'y a presque plus
d'artisans[1264].» Il vint au lieu du rassemblement trente mille
hommes, dont beaucoup de piétons, beaucoup de gens des communes, qui
servaient pour la nourriture. Encore faut-il compter les moines, les
valets, les femmes, la séquelle. Et tout ce monde avait grand'faim.
Le roi se rendit à Gien, et il y manda la reine qui était à
Bourges[1265].

[Note 1263: _Chronique de la Pucelle_, p. 312.--Jean Chartier,
_Chronique_, pp. 93-94.--_Journal du siège_, p. 108.--Cagny, p.
157.--Morosini, pp. 84-85.--Loiseleur, _Compte des dépenses_, pp. 90,
91.]

[Note 1264: Eustache Deschamps, éd. Queux de Saint-Hilaire et G.
Raynaud, t. I, pp. 159, 217 et _passim_.--Th. Basin, _Histoire de
Charles VII et de Louis XI_, t. I, p. 44.--Lettre de Nicolas de
Clamanges à Gerson, LIV.]

[Note 1265: _Chronique de la Pucelle_, p. 308.--_Perceval de
Cagny_, p. 155.--_Journal du siège_, p. 180--Morosini, t. III, p. 85.]

Il pensait l'emmener à Reims pour qu'elle y fût sacrée avec lui, à
l'exemple de la reine Blanche de Castille, de Jeanne de Valois et de
la reine Jeanne, femme du roi Jean. Toutefois, les reines pour la
plupart n'avaient pas été couronnées à Reims; la reine Ysabeau, mère
du roi vivant, avait reçu la couronne des mains de l'archevêque de
Rouen, dans la Sainte-Chapelle de Paris[1266]. Avant elle, les épouses
des rois, à l'exemple de Berthe, femme de Pépin le Bref, venaient de
préférence à Saint-Denys recevoir la couronne d'or, de saphir et de
perles donnée par Jeanne d'Évreux aux religieux de l'abbaye[1267].
Tantôt les reines étaient couronnées avec leur époux, tantôt elles
l'étaient seules et à part; plusieurs ne l'avaient jamais été.

[Note 1266: S.-J. Morand, _Histoire de la Sainte-Chapelle royale
du Palais_, Paris, 1790, in-4º, pp. 77 et _passim_.]

[Note 1267: Le P. J. Doublet, _Histoire de l'abbaye de Saint-Denys
en France_, Paris, 1625, in-fol., ch. L, pp. 373 et suiv.--Dom
Félibien, _Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denis_, 1706, in-fol.,
pp. 203, 275, 543.]

Pour que le roi Charles pensât emmener la reine Marie dans cette
chevauchée, il fallait qu'il ne craignît ni fatigues trop rudes ni
trop grands périls. Pourtant, au dernier moment, on changea d'avis. La
reine, étant venue à Gien, fut renvoyée à Bourges; le roi se mit en
chemin sans elle[1268].

[Note 1268: _Journal du siège_, p. 107.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 310.]

  Quand le roy s'en vint en France,
  Il feit oindre ses houssiaulx,
  Et la royne lui demande:
  Où veult aller cest damoiseaulx[1269]?

[Note 1269: Cité d'après la _Chronique Messine_, par Vallet de
Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I, p. 424, note 1.]

La reine ne demandait rien. Elle était laide et de faible vouloir.
Mais la chanson dit qu'en partant le roi fit graisser ses vieux
houssiaux, faute d'en pouvoir mettre de neufs. Ces plaisanteries sur
la pauvreté du roi de Bourges, tout anciennes qu'elles étaient,
pouvaient paraître bonnes encore[1270]. Le roi n'était pas devenu
riche. C'était l'usage de payer d'avance aux gens d'armes une partie
des sommes convenues pour leurs gages. À Gien il fut fait un paiement
de trois francs par homme d'armes. La somme parut maigre, mais on
comptait gagner en route[1271].

[Note 1270: Voir plus bas, pp. 170-171.]

[Note 1271: _Chronique de la Pucelle_, p. 313.--Perceval de Cagny,
p. 157.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 87.]

Le vendredi 24 juin, la Pucelle partit d'Orléans pour Gien. Le
lendemain, elle dicta de Gien une lettre aux habitants de Tournai pour
les instruire que les Anglais avaient été chassés de leurs places sur
la Loire et déconfits en bataille, pour les inviter à venir au sacre
du roi Charles à Reims et pour leur recommander de se maintenir loyaux
Français.

Voici cette lettre:

     + JHESUS + MARIA.

     Gentilz loiaux Franchois de la ville du Tournay, la Pucelle vous
     faict savoir des nouvelles de par dechà, que en viij jours elle a
     cachié les Anglois hors de toutez les places qu'ilz tenoient sur
     la rivire de Loire par assaut ou aultrement; où il en a eu mains
     mors et prinz, et lez a desconfis en bataille. Et croiés que le
     conte de Suffort, Lapoulle son frère, le sire de Tallebord, le
     sire de Scallez et messires Jean Falscof et plusieurs chevaliers
     et capitainez ont esté prinz, et le frère du conte de Suffort et
     Glasdas mors. Maintenés vous bien loiaux Franchois, je vous en
     pry, et vous pry et vous requiers que vous soiés tous prestz de
     venir au sacre du gentil roy Charles à Rains où nous serons
     briefment, et venés au devant de nous quand vous saurés que nous
     aprocherons. À Dieu vous commans, Dieu soit garde de vous et vous
     doinst grace que vous puissiés maintenir la bonne querelle du
     royaume de France. Escript à Gien le XXVe jour de juing.

     _Sur l'adresse_: Aux loiaux Franchois de la ville de
     Tournay[1272].

[Note 1272: _Procès_, t. V, p. 125.--_Registre des Consaux,
extraits analytiques des anciens Consaux de la ville de Tournay_, éd.
H. Vandenbroeck, t. II, p. 329.--F. Hennebert, _Une lettre de Jeanne
d'Arc aux Tournaisiens_, dans _Arch. hist. et littéraires du Nord de
la France_, 1837, t. I, p. 525.--De Beaucourt, _Histoire de Charles
VII_, t. III, p. 516]

Une lettre de la même teneur dut être envoyée par la chancellerie
monacale de la Pucelle à toutes les villes restées favorables au roi
Charles, et les religieux durent faire eux-mêmes la liste de ces
villes[1273]. Certes ils ne pouvaient oublier la ville du domaine
royal, qui, dans les Flandres, en pleine domination bourguignonne,
demeurait fidèle à son légitime seigneur. La ville de Tournai, cédée à
Philippe le Bon par le Gouvernement anglais, en 1423, n'avait pas
reconnu son nouveau maître. Jean de Thoisy, son évêque, résidait
auprès du duc Philippe[1274]; mais elle restait «chambre du Roi» et
l'attachement de ses habitants à la fortune du dauphin était connu de
tous, exemplaire et fameux[1275]. Les consuls d'Albi, dans une note
très brève, qu'ils rédigèrent sur les merveilles de l'année 1429,
prirent soin de marquer que cette ville du nord, si lointaine, qu'ils
ne savaient pas bien où elle était située, tenait pour la France, au
milieu des ennemis de la France. «Le fait est, écrivirent-ils, que les
Anglais occupaient tout le pays de Normandie et de Picardie, fors
Tournay[1276].»

[Note 1273: Lettre de Charles VII aux Dauphinois, publiée par
Fauché-Prunelle, dans _Bulletin de l'Acad. Delphinale_, t. II, p. 459;
aux habitants de Tours, dans le _Cabinet Historique_, t. I, C, p. 109;
à ceux de Poitiers, par Redet, dans les _Mémoires de la Société des
Antiquaires de l'Ouest_, t. III, p. 106.--_Relation du greffier de La
Rochelle_, dans _Revue Historique_, t. IV, p. 459.]

[Note 1274: Monstrelet, t. IV, p. 352.]

[Note 1275: Morosini, t. III, pp. 184-185.--_Chronique de Tournai_,
éd. de Smedt (_Recueil des Chroniques de Flandre_, t. III,
_passim_).--_Troubles à Tournai_ (1422-1430), dans _Mémoires de la
Société historique et littéraire de Tournai_, t. XVII (1882).--_Extraits
des anciens registres des Consaux_, éd. Vandenbroeck, t. II,
_passim_.--Monstrelet, chap. LXVII et LXIX.--A. Longnon, _Paris sous la
domination anglaise_, pp. 143, 144.]

[Note 1276: Le greffier de l'hôtel de ville d'Albi, dans _Procès_,
t. IV, p. 301.]

Ceux du bailliage de Tournai, jaloux en effet de jouir des franchises
et des privilèges que le roi de France leur avait accordés, n'eussent
voulu pour rien au monde se disjoindre de la Couronne. Ils
protestaient de leur fidélité et faisaient de belles processions pour
le bien du roi et le recouvrement de son royaume; mais là s'arrêtait
leur dévouement, et quand leur seigneur Charles leur réclamait
instamment les arrérages de leurs contributions, dont il disait avoir
très grand besoin, leurs magistrats en délibéraient et décidaient de
demander de nouveaux délais, les plus longs possibles[1277].

[Note 1277: H. Vandenbroeck, _Extraits analytiques des anciens
registres des Consaux de la ville de Tournai_, t. II, pp. 328-330.]

Il n'est pas douteux que la Pucelle n'ait dicté elle-même cette
missive. On voit qu'elle y attribue à elle seule la victoire, toute la
victoire. Sa candeur l'y obligeait. À son sens, Dieu avait tout fait,
et il avait tout fait par elle. «La Pucelle a chassé les Anglais de
toutes les places qu'ils tenaient.» Elle seule pouvait montrer une foi
si naïve en elle-même. Frère Pasquerel n'aurait pas écrit avec cette
sainte simplicité.

Il est remarquable que, dans cette lettre, sir John Falstolf est
compté parmi les prisonniers. Cette erreur n'est pas particulière à
Jeanne. Le roi mande à ses bonnes villes que trois capitaines anglais
furent pris, Talbot, le sire de Scalles et Falstolf. Perceval de
Boulainvilliers, dans son épître latine au duc de Milan, met Falstolf,
qu'il nomme Fastechat, au nombre des mille prisonniers faits par les
Dauphinois. Enfin, une missive, envoyée vers le 25 juin d'une des
villes du diocèse de Luçon, témoigne d'une grande incertitude sur le
sort de Talbot, Falstolf et Scalles, «qu'on dit être pris ou
morts[1278]». Les Français avaient mis la main, peut-être, sur un
seigneur qui ressemblait à John Falstolf de visage ou de nom; ou bien
quelque homme d'armes, pour être reçu à rançon, avait dit être
Falstolf. La lettre de la Pucelle parvint le 7 juillet à Tournai. Le
lendemain, les consaux[1279] de la ville décidèrent d'envoyer une
ambassade au roi Charles de France[1280].

[Note 1278: Lettre de Perceval de Boulainvilliers, dans _Procès_,
t. V, p. 120.--Fragment d'une lettre sur des prodiges advenus en
Poitou, _ibid._, p. 122.--Morosini, t. III, pp. 74-76.]

[Note 1279: _Consau_ pour Conseil, Assemblée. _Consaux_ a signifié
également conseillers (La Curne).]

[Note 1280: Hennebert, _Archives historiques et littéraires du
Nord de la France_, 1837, t. I, p. 520.--_Extraits des anciens
registre des consaux_, éd. Vandenbroeck, t. II, _loc. cit._]

Le 27 juin ou environ, la Pucelle fit porter au duc de Bourgogne des
lettres pour qu'il fût au sacre du roi. Elle ne reçut point de
réponse[1281]. Le duc Philippe était l'homme du monde le plus
incapable de correspondre avec la Pucelle. Qu'elle lui écrivît
obligeamment, c'était une marque de son bon esprit. Enfant, dans son
village, elle avait été l'ennemie des Bourguignons avant d'être
l'ennemie des Anglais, cependant elle voulait le bien du royaume et la
réconciliation des Français.

[Note 1281: _Procès_, t. V, p. 126.]

Le duc de Bourgogne ne pouvait facilement pardonner le guet-apens de
Montereau, mais à aucun moment de sa vie il n'avait voué une haine
irréconciliable au parti français. L'entente était devenue très
possible depuis l'année 1425, alors que son beau-frère, le Connétable
de France, avait chassé du Conseil royal les assassins du duc Jean.
Quant au dauphin Charles, il se défendait d'avoir eu part au crime
et, parmi les Bourguignons, il passait pour idiot[1282]. Dans le fond
de son coeur, le duc Philippe n'aimait pas les Anglais. Il leur avait
refusé, après la mort du roi Henri V, de prendre la régence de France.
On sait l'aventure de la comtesse Jacqueline qui faillit le brouiller
tout à fait avec eux[1283]. La maison de Bourgogne cherchait depuis de
longues années à mettre la main sur les Pays-Bas. Le duc Philippe y
parvint enfin en mariant son cousin germain Jean, duc de Brabant, avec
Jacqueline de Bavière, comtesse de Hainaut, Hollande et Zélande, et
dame de Frise. Jacqueline, qui ne pouvait souffrir son mari, s'enfuit
en Angleterre, et, ayant fait casser son mariage par l'antipape Benoit
XIII, épousa le duc de Glocester, frère du Régent.

[Note 1282: Dom Plancher, _Histoire de Bourgogne_, IV, p.
lvi-lvij.--E. Cosneau, _Le connétable de Richemont_, pp. 114 et suiv.]

[Note 1283: Dom Plancher, _Histoire de Bourgogne_, t. IV, preuves,
p. LV.]

Bedford, aussi sage que Glocester était fol, s'efforçait au contraire
de retenir le magnifique duc dans l'alliance anglaise; mais la haine
secrète qu'il ressentait pour le Bourguignon éclatait par soudains
accès. Qu'il ait voulu le faire assassiner et que le duc de Bourgogne
l'ait su, ce n'est pas prouvé. On assure, tout au moins, qu'à ce
prudent duc de Bedford il échappa, un jour, de dire que le duc
Philippe pourrait bien s'en aller en Angleterre boire de la bière plus
que son saoul[1284]. Il venait de le mécontenter très maladroitement
en ne lui laissant pas prendre la ville d'Orléans[1285]. Il s'en
mordait les doigts et, tout repentant d'avoir refusé au duc le nombril
de la Loire et le coeur de la France, il s'empressa de lui offrir la
Champagne, que les Français s'en allaient prendre: c'était, en effet,
le moment d'en faire un présent au grand ami[1286].

[Note 1284: De Barante, _Histoire des ducs de Bourgogne_, t. V, p.
270.--Desplanques, _Projet d'assassinat de Philippe le Bon par les
Anglais (1424-1426)_, dans les _Mémoires couronnés par l'Académie de
Bruxelles_, XXXIII (1867).]

[Note 1285: _Journal du siège_, p. 70.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 270.--Morosini, t. III, pp. 20 et suiv.]

[Note 1286: Monstrelet, t. IV. pp. 332, 333.--De Beaucourt,
_Histoire de Charles VII_, t. II. p. 36, note 7.]

Cependant le magnifique duc ne pensait qu'à ses Flandres. Le pape
Martin avait déclaré nul le mariage de la comtesse Jacqueline avec
Glocester, et Glocester épousait une autre femme. Le Gargantua de
Dijon remettait la main sur les terres de cette belle Jacqueline. Il
restait l'allié des Anglais, comptant se servir d'eux et ne pas les
servir, et se réservait, s'il y trouvait avantage, de combattre les
Français avant de se réconcilier avec eux; il n'y voyait aucun mal.
Après les Flandres c'étaient les dames et les belles peintures comme
celles des frères Van Eyck qu'il avait le plus à gré. On imagine ce
qu'une lettre de la Pucelle des Armagnacs devait peser sur son
esprit[1287].

[Note 1287: Monstrelet, t. IV, pp. 308-309.--Quenson, _Notice sur
Philippe le Bon, la Flandre et ses fêtes_, Douai, 1840, in-8º.--De
Reiffenberg, _Les enfants naturels du duc Philippe le Bon_ dans
_Bulletin de l'Académie de Bruxelles_, t. XIII (1846).]



CHAPITRE XVII

LA CONVENTION D'AUXERRE.--FRÈRE RICHARD.--LA CAPITULATION DE TROYES.


Le 27 juin, l'avant-garde, commandée par le maréchal de Boussac, le
sire de Rais, les capitaines La Hire et Poton, partit de Gien et se
dirigea sur Montargis, dans le dessein d'occuper Sens. On se ravisa
presque aussitôt et l'on se tourna vers Auxerre. Le roi se mit en
marche le surlendemain, avec les princes du sang royal, une nombreuse
chevalerie, la grosse bataille, comme on disait, et le sire de la
Trémouille, qui conduisait toute l'entreprise[1288]. L'armée arriva le
1er juillet devant Auxerre[1289]. La Pucelle, qui avait accompagné
l'avant-garde, voyait la ville entourée de coteaux de vignes et de
champs de blé, dresser ses murailles, ses tours, ses toits et ses
clochers au penchant d'une colline. Cette cité devant laquelle elle
chevauchait au soleil d'été, tout armée, comme un beau saint Maurice,
au milieu d'une ample chevalerie, elle l'avait vue, sous un ciel
sombre et pluvieux quand, trois mois auparavant, habillée en galopin
d'écurie, elle allait, sur un mauvais cheval, en compagnie de quelques
pauvres routiers, vers le dauphin Charles[1290].

[Note 1288: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 90.--Perceval de
Cagny, pp. 158-159.--Morosini, t. III, pp. 142, 143.]

[Note 1289: _Chronique de la Pucelle_, p. 314.--_Journal du
siège_, pp. 108-109.--Monstrelet, t. IV, p. 330.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 92.--Morosini, t. III, p. 142 et note 3.]

[Note 1290: _Procès_, t. I, pp. 54, 222.]

Le comté d'Auxerre appartenait, depuis l'an 1424, au duc de Bourgogne,
qui l'avait reçu en don du Régent et y exerçait son autorité au moyen
d'un bailli et d'un capitaine[1291].

[Note 1291: Abbé Lebeuf, _Histoire ecclésiastique et civile
d'Auxerre_, t. II, p. 251; t. III, pp. 302, 506.]

Le seigneur évêque, messire Jean de Corbie, précédemment évêque de
Mende, passait pour favorable au dauphin[1292]. Le Chapitre de la
cathédrale professait au contraire des sentiments bourguignons[1293].
Douze jurés, élus par la communauté des bourgeois et des habitants,
administraient la ville. On conçoit sans peine le sentiment qu'ils
éprouvèrent à la venue de l'armée royale: ce fut l'épouvante. Les
hommes d'armes, qu'ils portassent la croix blanche ou la croix rouge,
inspiraient une juste terreur aux gens des villes qui, pour détourner
de leurs murs ces larrons sacrilèges et homicides, étaient capables
des plus rudes efforts, même de mettre la main à l'escarcelle.

[Note 1292: Chardon, _Histoire de la ville d'Auxerre_, Auxerre,
1834 (2 vol. in-8º), t. II, p. 258.]

[Note 1293: Dom Plancher, _Histoire de Bourgogne_, t. IV, p.
76.--Chardon, _Histoire de la ville d'Auxerre_, t. II, pp. 257 et
suiv.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I, p. 383.]

À ceux d'Auxerre le roi manda par ses hérauts de le recevoir comme
leur naturel et droiturier seigneur. Un tel mandement, appuyé sur des
lances, les embarrassait fort. À refuser comme à consentir, ces bonnes
gens couraient de grands risques. Changer d'obéissance n'était pas une
chose à faire légèrement; il y allait de leurs biens et de leur vie.
Prévoyant le danger et sentant leur faiblesse, ils étaient entrés dans
la ligue communale formée par les cités champenoises contre la
disgrâce de recevoir des gens d'armes et les périls d'avoir deux
maîtres ennemis. Ils se présentèrent devant le roi Charles et
promirent de lui faire telle et pareille obéissance que ceux des
villes de Troyes, Châlons et Reims[1294].

[Note 1294: _Journal du siège_, p. 108.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 313.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p.
90.--Monstrelet, t. IV, p. 436.--Abbé Lebeuf, _Histoire ecclésiastique
d'Auxerre_, t. II, p. 51.--Chardon, _Histoire de la ville d'Auxerre_,
t. II, p. 259.]

Ce n'était pas obéir; ce n'était pas non plus se mettre en état de
rébellion. On négocia; les ambassadeurs allaient de la ville au camp
et du camp à la ville; finalement, les jurés, qui ne manquaient pas
d'esprit, proposèrent un arrangement acceptable et que les princes
concluaient entre eux à tout moment, la trêve.

Ils dirent au Roi:

--Nous vous prions et requérons de vouloir bien passer outre, et nous
vous demandons de conclure abstinence de guerre.

Et, pour rendre leur prière plus agréable, ils donnèrent deux mille
écus au sire de la Trémouille qui les garda, dit-on, sans vergogne. De
plus, les habitants consentaient à fournir des vivres à l'armée,
contre espèces sonnantes; et c'était à considérer, car la famine
régnait dans le camp[1295]. Cette trêve ne faisait pas l'affaire des
gens d'armes qui y perdaient une belle occasion de dérober et piller.
Des murmures s'élevèrent; plusieurs seigneurs et capitaines disaient
qu'il ne serait pas difficile de prendre la ville et qu'il fallait
essayer. La Pucelle, à qui ses Voix annonçaient perpétuellement la
victoire, ne cessait d'appeler les soldats aux armes[1296]. Sans
aucunement s'émouvoir, le Roi conclut la trêve proposée, ne se
souciant pas d'obtenir par force plus qu'il n'avait gagné par douceur.
S'il avait attaqué la ville, peut-être l'aurait-il prise et tenue à sa
merci; mais c'était le pillage, l'incendie, le meurtre et le viol
certains. Et les Bourguignons seraient venus la reprendre sur ses
talons, y piller, brûler, violer, massacrer de nouveau. Que
d'exemples on avait de ces malheureuses villes enlevées et perdues
tout aussitôt, ruinées par les Français, ruinées par les Anglais et
les Bourguignons, où chaque bourgeois gardait dans son coffre, pour
s'en coiffer tour à tour, béret rouge et béret blanc! Fallait-il donc
sans cesse renouveler ces massacres et ces abominations dont le
ressentiment faisait exécrer les Armagnacs dans toute l'Île de France
et rendait si difficile au roi légitime la recouvrance de sa ville de
Paris? Le Conseil royal ne le crut pas; il pensa au contraire que
Charles de Valois réussirait mieux à reprendre son bien en montrant en
même temps sa mansuétude et sa force et en poursuivant avec une royale
clémence jusqu'à la ville de Reims sa marche armée et pacifique.

[Note 1295: Morosini, t. III, p. 149.--Jean Chartier, _Chronique_,
t. I, p. 90.--_Chronique de la Pucelle_, p. 313.--Monstrelet, t. IV,
p. 336.--Gilles de Roye, dans _Collection des chroniques belges_, pp.
206, 207.--Chardon, _Histoire de la ville d'Auxerre_, t. II, p. 260.]

[Note 1296: Jean Chartier, _Journal du siège_, _Chronique de la
Pucelle_, _loc. cit._]

Après être demeurés trois jours sous les murs de la ville, les soldats
rassasiés passèrent l'Yonne et s'en furent sous la ville de
Saint-Florentin qui se mit aussitôt dans l'obéissance du roi. Le 4
juillet, ils atteignirent le village de Saint-Phal, à quatre heures de
Troyes[1297].

[Note 1297: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp.
290-292.--Monstrelet, t. IV. p. 336.--_Journal du siège_, p.
109.--_Chronique de la Pucelle_, p. 314.--Jean Chartier, _Chronique_,
t. I, p. 91.--_Procès_, t. V, pp. 264-265.]

En cette ville forte, quatre cents hommes au plus tenaient garnison,
tous natifs du royaume de France: il n'y avait pas, il n'y avait
jamais eu d'Anglais en Champagne; un bailli, messire Jean de
Dinteville; deux capitaines, les sires de Rochefort et de Plancy,
commandaient, dans la ville, pour le roi Henri et pour le duc de
Bourgogne[1298]. Troyes était marchande: la draperie faisait sa
richesse. Sans doute cette industrie déclinait depuis longtemps,
atteinte par la concurrence et le déplacement des marchés; la misère
publique et l'insécurité des routes précipitaient sa ruine. Pourtant
la corporation des drapiers demeurait puissante et donnait au Conseil
un grand nombre de magistrats[1299].

[Note 1298: Th. Boutiot, _Histoire de la ville de Troyes et de la
Champagne méridionale_, Paris, 1872 (5 vol. in-8º), t. II. p. 182.]

[Note 1299: F. Bourquelot, _Les foires de Champagne_, Paris, 1865,
t. Ier, p. 65.--Louis Batiffol, _Jean Jouvenel, prévôt des marchands_,
Paris, 1894, in-8º.]

Ces marchands avaient juré, en 1420, le traité qui assurait à la
maison de Lancastre la couronne de France; ils se trouvaient à la
merci des Bourguignons et des Anglais. Pour tenir ces grandes foires
où ils portaient leurs draps, il leur fallait vivre en paix avec leurs
voisins de Bourgogne, et, si les Godons avaient fermé les ports de
Seine à leurs ballots, ils fussent morts de faim. Aussi les notables
de la ville étaient-ils devenus Anglais. Ce n'était pas à dire qu'ils
dussent le rester toujours. De grands changements s'étaient accomplis
dans le royaume depuis quelques semaines, et les Gilles Laiguisé, les
Hennequin, les Jouvenel, ne se piquaient pas de demeurer immuables
dans leurs sentiments parmi les mutations de la fortune qui ôtaient la
force aux uns pour la communiquer aux autres. Les victoires des
Français leur donnaient à réfléchir. Le menu peuple, les ouvriers
tisseurs, teinturiers, corroyeurs, nombreux le long des ruisseaux qui
traversaient la cité, avaient le coeur bourguignon. Quant aux hommes
d'Église, s'ils ne se sentaient émus d'aucun amour pour les Armagnacs,
ils n'en étaient pas moins enclins à croire que le roi Charles venait
à eux par un décret spécial de la providence divine.

Le seigneur évêque de Troyes était messire Jean Laiguisé, fils de
maître Huet Laiguisé, un des premiers jureurs du traité de 1420[1300].
Le Chapitre l'avait élu sans attendre la licence du régent, qui
s'éleva contre l'élection et menaça de confisquer les biens des
chanoines, non que le nouveau pontife lui déplût; messire Jean
Laiguisé avait sucé sur le sein de l'alme Université de Paris la haine
des Armagnacs et le respect de la rose de Lancastre. Mais monseigneur
de Bedford ne tolérait pas ce mépris des droits du souverain.

[Note 1300: _Gallia Christiana_, t. XIII, col.
514-516.--Courtalon-Delaistre, _Topographie historique du diocèse de
Troyes_ (Troyes, 1783, 3 vol. in-8º), t. I, p. 384.--Th. Boutiot,
Histoire de la ville de Troyes, t. II, pp. 477-478.--De Pange, _Le
pays de Jeanne d'Arc, le fief et l'arrière-fief_, Paris, 1902, in-8º,
p. 33.]

Peu de temps après, il souleva la réprobation de l'Église de France
tout entière et fut jugé par les évêques pire que les plus cruels
tyrans dont il est parlé dans l'Écriture, Pharaon, Nabuchodonosor,
Artaxercès qui, châtiant Israël, avaient toutefois épargné les
lévites. Plus méchant qu'eux et plus impie, monseigneur de Bedford
attentait aux privilèges de l'Église gallicane, c'est-à-dire que, au
profit du Saint-Siège, il dépouillait les ordinaires de la collation
des bénéfices, levait un double décime sur le clergé de France, et
demandait aux gens d'Église de lui faire abandon des biens reçus par
eux depuis quarante ans. Qu'il agît de la sorte avec l'agrément du
pape, sa conduite n'en était pas moins exécrable au sentiment des
seigneurs évêques de France, décidés à en appeler du pape mal informé
au pape mieux informé, et qui tenaient l'autorité de l'évêque de Rome,
petite auprès de l'autorité du Concile. Ils gémissaient: l'abomination
de la désolation était dans la Gaule chrétienne. Monseigneur de
Bedford, pour pacifier l'Église de France, soulevée contre lui,
convoqua à Paris les évêques de la province ecclésiastique de Sens,
qui comprenait les diocèses de Paris, de Troyes, d'Auxerre, de Nevers,
de Meaux, de Chartres et d'Orléans[1301].

[Note 1301: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. CCXX et preuves,
_ccix_, pp. 238-239.--Robillard de Beaurepaire, _Les États de
Normandie sous la domination anglaise_, Évreux, 1859, in-8º.]

Messire Jean Laiguisé se rendit à cette convocation. Le synode se tint
à Paris, dans le prieuré de Saint-Éloi, sous la présidence du
métropolitain, du 1er mars au 23 avril 1429[1302]. Les évêques
rassemblés représentèrent à monseigneur le Régent le malheureux état
des seigneurs ecclésiastiques, à qui les paysans, pillés par les gens
de guerre, ne payaient plus leurs redevances, les terres d'Église
abandonnées, le service divin cessé dans les campagnes, faute
d'argent pour la célébration du culte. Ils furent unanimes à refuser
le double décime au régent et au pape, menaçant d'en appeler du pape
au concile. Quant à dépouiller les clercs de tous les biens qu'ils
avaient reçus depuis quarante ans, ils déclarèrent que ce serait une
impiété et ils avertirent charitablement monseigneur de Bedford du
sort réservé dès ce monde aux impies par le juste jugement de Dieu.
«Le Prince, lui dirent-ils, doit détourner de lui les misères et
calamités advenues aux princes de plusieurs royaumes qui affligèrent
de telles réquisitions l'Église que Dieu a délivrée par son précieux
sang de la servitude du Démon, desquels les uns périrent par le
glaive, plusieurs furent traînés en captivité, les autres dépouillés
de leurs très illustres souverainetés. C'est pourquoi ils ne doivent
pas croire qu'ils méritent la grâce de la divine Majesté, ceux-là qui
s'efforcent de réduire en servitude l'Église son épouse[1303].»

[Note 1302: Labbe et Cossart, _Sacro-Sancta-Consilia_, t. XII,
col. 392.]

[Note 1303: Labbe et Cossart, _Sacro-Sancta-Consilia_, t. XII,
col. 390, 399.]

Les sentiments de Jean Laiguisé à l'égard du régent d'Angleterre
étaient ceux du synode. Il n'en faut pas conclure que l'évêque de
Troyes voulût la mort du pécheur, ni même qu'il fût l'ennemi des
Anglais[1304]. L'Église use communément de prudence à l'endroit des
puissances temporelles. Sa mansuétude est grande et sa patience
inlassable. Elle menace longtemps avant que de frapper et admet
l'impie à résipiscence dès qu'il donne signe de repentir. Mais on
pouvait croire que, si Charles de Valois prenait pouvoir et volonté de
protéger l'Église de France, le seigneur évêque et le chapitre de
Troyes craindraient, en lui résistant, de résister à Dieu lui-même,
car toute puissance vient de Dieu qui _deposuit potentes_.

[Note 1304: De Pange, _Le pays de Jeanne d'Arc, le fief et
l'arrière-fief_, p. 33.]

Le roi Charles ne s'était point aventuré en Champagne sans prendre ses
sûretés; il savait sur qui compter en cette ville de Troyes. Il avait
reçu des avis, des promesses; il entretenait des relations secrètes
avec plusieurs bourgeois de la cité, et non des moindres[1305]. Dans
la première quinzaine de mai, un notaire royal et dix clercs et
notables marchands, qui se rendaient vers lui, avaient été arrêtés au
sortir de leurs murailles, sur la route de Paris, par un capitaine au
service des Anglais, le sire de Chateauvillain[1306]. Probablement que
d'autres, plus heureux, purent accomplir leur mission. Il n'est pas
difficile de deviner les questions agitées dans ces conciliabules. Les
marchands demandaient que, au cas où le roi Charles deviendrait leur
maître, il leur garantît l'entière liberté de leur trafic; les clercs
voulaient être assurés qu'il respecterait les biens de l'Église. Et le
roi, sans doute, ne ménageait point les promesses.

[Note 1305: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, p. 285.]

[Note 1306: Th. Boutiot, _Histoire de la ville de Troyes_, t. II,
pp. 316 et suiv.]

La Pucelle s'arrêta avec une partie de l'armée devant le château fort
de Saint-Phal, appartenant à Philibert de Vaudrey, capitaine de la
ville de Tonnerre, au service du duc de Bourgogne[1307]. En ce lieu de
Saint-Phal, elle vit venir à elle un cordelier qui, craignant qu'elle
ne fût le diable, faisait des signes de croix, jetait de l'eau bénite
et n'osait approcher sans l'avoir exorcisée. C'était frère Richard qui
venait de Troyes[1308]. Il y a intérêt à dire ce qu'était ce
religieux, autant qu'on peut le savoir.

[Note 1307: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 287, 288.--Th.
Boutiot, _Histoire de la ville de Troyes_, t. II, p. 490.--A. Assier,
_Une cité champenoise au XVe siècle_, Troyes, 1875, in-12.]

[Note 1308: _Procès_, t. I, pp. 99, 100.--_Relation du greffier de
La Rochelle_, p. 338.--_Chronique de la Pucelle_, p. 315.--_Journal du
siège_, pp. 109-110.]

On ignore le lieu de sa naissance[1309]. Disciple du frère Vincent
Ferrier et du frère Bernardin de Sienne, comme eux il enseignait
l'avènement prochain de l'Antéchrist et le salut des fidèles par
l'adoration du saint nom de Jésus[1310]. Après avoir fait le
pèlerinage de Jérusalem, il vint en France et prêcha dans la ville de
Troyes l'avent de 1428. L'avent, qu'on nomme parfois aussi le carême
de la Saint-Martin, commence le dimanche qui tombe entre le 27
novembre et le 3 décembre, et dure quatre semaines pendant lesquelles
les chrétiens se préparent à célébrer le mystère de la Nativité.

[Note 1309: Ed. Richer dit qu'il se nommait Roch Richard, licencié
en théologie; _Histoire manuscrite de la Pucelle_ (Bibl. Nat., fr.
10448), livre I, folios 50 et suiv.--Abbé Dunand, _Histoire de Jeanne
d'Arc_, t. II, p. 214.--Th. Boutiot, _Histoire de la ville de Troyes_,
t. II, p. 499.]

[Note 1310: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 235.--Th. Basin,
_Histoire de Charles VII et de Louis XI_, t. I, p. 104.--Vallet de
Viriville, _Procès de condamnation de Jeanne d'Arc_, 1867,
Introduction; _Notes sur deux médailles de plomb relatives à Jeanne
d'Arc_, Paris, 1861, p. 22.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p.
CCXXXIX.]

--Semez, disait-il, semez, bonnes gens; semez foison de fèves, car
Celui qui doit venir viendra bien bref[1311].

[Note 1311: _Journal du siège_, p. 110.]

Par les fèves qu'il fallait semer, il entendait les bonnes oeuvres
qu'il convenait d'accomplir avant que Notre-Seigneur vînt, sur les
nuées, juger les vivants et les morts. Or, il importait de semer les
oeuvres sans tarder, car bientôt serait la moisson. La venue de
l'Antéchrist devait précéder de peu de temps la fin du monde et la
consommation des siècles. Au mois d'avril 1429, frère Richard se
rendit à Paris; le synode de la province de Sens tenait alors ses
dernières séances. Que le bon frère ait été appelé dans la grande
ville par l'évêque de Troyes présent au synode, c'est possible, mais
il ne paraît pas que ce moine errant y fût venu pour défendre les
droits de l'Église gallicane[1312].

[Note 1312: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 233.--Labbe,
Boutiot, _loc. cit._]

Le 16 avril, il fit son premier sermon à Sainte-Geneviève; le
lendemain et jours suivants, jusqu'au dimanche 24, il prêcha tous les
matins, de cinq heures à dix et onze heures, en plein air, sur un
échafaud adossé au charnier des Innocents, à l'endroit de la danse
macabre. Autour de l'estrade, haute d'une toise et demie, se
pressaient cinq ou six mille personnes auxquelles il annonçait la
venue prochaine de l'Antéchrist et la fin du monde[1313]. «En Syrie,
disait-il, j'ai rencontré des Juifs qui cheminaient par troupe; je
leur demandai où ils allaient et ils me répondirent: «Nous nous
rendons en foule à Babylone, parce qu'en vérité, le Messie est né
parmi les hommes, et il nous restituera notre héritage, et il nous
rétablira dans la terre de promission.» Ainsi parlaient ces Juifs de
Syrie. Or, l'Écriture nous enseigne que celui qu'ils appellent le
Messie est en effet l'Antéchrist de qui il est dit qu'il naîtra à
Babylone, capitale du royaume de Perse, qu'il sera nourri à Bethsaïde
et s'établira dans sa jeunesse à Coronaïm. C'est pourquoi
Notre-Seigneur a dit: «_Vhe! vhe! tibi Bethsaïda. Vhe! Coronaïm_».
L'an 1430, ajoutait frère Richard, apportera les plus grandes
merveilles qu'on ait jamais vues[1314]. Les temps étaient proches. Il
était né, l'homme de péché, le fils de perdition, le méchant, la bête
vomie par l'abîme, l'abomination de la désolation; il sortait de la
tribu de Dan, dont il est écrit: «Que Dan devienne semblable à la
couleuvre du chemin et au serpent du sentier!» Bientôt reviendraient
sur la terre les prophètes Élie et Énoch, Moïse, Jérémie et saint Jean
l'Évangéliste; et bientôt se lèverait ce jour de colère, qui
réduirait le siècle en poudre, selon le témoignage de David et de la
Sibylle[1315]. Et le bon frère concluait qu'il fallait se repentir,
faire pénitence, renoncer aux faux biens. Enfin, c'était, au sentiment
des clercs, un prud'homme, savant en oraisons; et ses sermons
tournaient le peuple à la dévotion plus, croyait-on, que ceux de tous
les sermonneurs qui, depuis cent ans, avaient prêché dans la ville. Il
était à propos qu'il vînt, car, en ce temps-là, le peuple de Paris
s'adonnait avec fureur aux jeux de hasard; les clercs eux-mêmes s'y
livraient sans honte, et l'on avait vu, sept ans auparavant, un
chanoine de Saint-Merry, grand amateur de dés, tenir un jeu dans sa
propre maison[1316]. Et malgré la guerre et la famine, les femmes de
Paris se chargeaient de parures; le soin de leur beauté les occupait
bien plus que le salut de leur âme.

[Note 1313: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 234.]

[Note 1314: _Ibid._, p. 235.]

[Note 1315: Th. Basin, _Histoire des règnes de Charles VII et de
Louis XI_, t. IV, pp. 103, 104.]

[Note 1316: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 236.]

Frère Richard tonnait surtout contre les damiers des hommes et les atours
des dames. Un jour, notamment, qu'il prêchait à Boulogne-la-Petite, il
cria sus aux dés et aux hennins et parla si bien que le coeur de ceux
qui l'écoutaient en fut changé. De retour au logis, les bourgeois
jetèrent dans la rue leurs tables à jeu, leurs damiers, leurs cartes,
leurs billards et leurs billes, leurs dés et leurs cornets, et ils en
firent un grand feu devant leur porte. Plus de cent de ces feux
restèrent allumés dans les rues pendant trois ou quatre heures. Les
femmes suivirent le bon exemple: ce jour-là et le lendemain, elles
brûlèrent publiquement leurs atours de tête, bourreaux, truffaux, pièces
de cuir ou de baleine dont elles dressaient le devant de leurs
chaperons; les demoiselles quittèrent leurs cornes et leurs queues,
ayant enfin honte de s'attifer en diablesses[1317].

[Note 1317: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 234-235.]

Le bon frère fit brûler pareillement les racines de mandragores que
beaucoup de gens gardaient alors chez eux. Ces racines présentent
parfois l'aspect d'un petit homme très laid, d'une difformité bizarre
et diabolique. C'est là, peut-être, ce qui fit qu'on leur attribua des
vertus singulières. On les habillait magnifiquement, de fin lin et de
soie, et l'on conservait ces poupées, dans la croyance qu'elles
portaient bonheur et procuraient des richesses. Les sorcières en
faisaient grand commerce et ceux qui croyaient que la Pucelle était
sorcière l'accusaient très faussement de porter sur elle une
mandragore. Frère Richard haïssait ces racines magiques d'autant plus
véhémentement qu'il leur reconnaissait le pouvoir de procurer des
richesses, sources de tous les maux de ce monde. Cette fois encore sa
parole fut entendue; et beaucoup de Parisiens rejetèrent avec
épouvante les mandragores qu'ils avaient payées fort cher à ces
vieilles femmes qui veulent trop savoir[1318].

[Note 1318: _Procès_, t. I, pp. 89, 213.--_Journal d'un bourgeois
de Paris_, p. 236.]

Pour mieux édifier les Parisiens, il leur faisait prendre des
médailles d'étain, sur lesquelles était frappé le nom de Jésus, objet
de sa dévotion particulière[1319].

[Note 1319: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 242,
243.--Vallet de Viriville, _Notes sur deux médailles de plomb
relatives à Jeanne d'Arc_, dans _Revue Archéologique_, 1861, pp. 429,
433.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, chap. X.]

Ayant prêché dix fois en ville et une fois dans le village de
Boulogne, le bon frère annonça qu'il s'en retournait en Bourgogne et
prit congé des Parisiens.

--Je prierai pour vous, dit-il, priez pour moi. _Amen_.

Alors toutes gens, les grands et les petits, pleuraient amèrement et
abondamment comme si chacun d'eux eût porté en terre son plus doux
ami. Il pleura avec eux et consentit à retarder un peu son
départ[1320].

[Note 1320: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 236.]

Le dimanche 1er mai, il devait parler pour la dernière fois au dévot
peuple de Paris. Il avait donné rendez-vous à ses fidèles à
Montmartre, au lieu même où monseigneur saint Denys avait souffert le
martyre. La montagne était, par le malheur des temps, presque
inhabitée. Dès la veille au soir, plus de six mille personnes s'y
rendirent pour s'assurer d'une bonne place et passèrent la nuit, les
uns dans des masures abandonnées, le plus grand nombre dans les
champs à la belle étoile. Le matin étant venu, ils ne virent point
paraître frère Richard et l'attendirent en vain. Déçus et contristés,
ils apprirent enfin que défense de prêcher avait été faite au bon
frère[1321]. Il n'avait rien dit dans ses sermons qui pût déplaire aux
Anglais. Les habitants de Paris qui l'avaient entendu, le croyaient
bon ami du régent et du duc de Bourgogne. Peut-être qu'il prit la
fuite, ayant appris que la faculté de théologie voulait procéder
contre lui. En effet, il professait des opinions singulières et
dangereuses sur la fin du monde[1322].

[Note 1321: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 237.]

[Note 1322: Il reste à savoir comment l'auteur du journal dit
d'_Un bourgeois de Paris_ n'en fut pas scandalisé, tout bon
universitaire qu'il était, mais, au contraire, s'édifia des propos de
ce bon père.--Th. Basin, _Histoire des règnes de Charles VII et de
Louis XI_, t. IV, p. 104.]

Frère Richard s'en fut à Auxerre. Et il alla prêchant par la Bourgogne
et la Champagne. S'il était du parti du roi Charles il ne le laissa
point paraître. Car, au mois de juin, les Champenois et spécialement
les habitants de Châlons le considéraient comme un prud'homme attaché
au duc de Bourgogne. Et nous avons vu que le 4 juillet il soupçonna la
Pucelle d'être un diable ou une possédée[1323].

[Note 1323: J. Rogier dans _Procès_, t. IV, p. 290.]

Elle ne s'y trompa pas. En voyant le bon frère se signer et jeter de
l'eau bénite, elle comprit qu'il la prenait pour une chose horrible en
manière de femme, pour un fantôme formé par l'esprit du mal et à tout
le moins pour une sorcière. Pourtant elle n'en fut pas offensée comme
elle l'avait été des soupçons de messire Jean Fournier. À ce prêtre,
qui l'avait entendue en confession, elle ne pardonnait pas de douter
qu'elle fût bonne chrétienne[1324]. Mais frère Richard ne la
connaissait pas; il ne l'avait jamais vue. D'ailleurs elle s'habituait
à ces façons. Le Connétable, frère Yves Milbeau, tant, d'autres qui
venaient à elle lui demandaient si elle était de Dieu ou du
diable[1325]. Elle dit au bon prêcheur, sans colère, avec un peu de
moquerie:

[Note 1324: _Procès_, t. II, p. 446.]

[Note 1325: Gruel, _Chronique de Richemont_, p. 71.--Eberhard
Windecke, pp. 178, 179.]

--Approchez hardiment, je ne m'envolerai pas[1326].

[Note 1326: _Procès_, t. I, p. 100.]

En même temps, frère Richard reconnaissait à l'épreuve de l'eau bénite
et du signe de la croix que cette jeune fille n'était point un diable
et qu'il n'y avait point de diable en elle. Et, comme elle se disait
venue de Dieu, il la crut pleinement et la tint pour un ange du
Seigneur[1327].

[Note 1327: _Ibid._, t. I, p. 100.]

Il lui confia la raison de sa venue[1328]: Ceux de Troyes doutaient
qu'elle fût chose de Dieu; il s'était rendu à Saint-Phal pour s'en
éclaircir. Maintenant il savait qu'elle était chose de Dieu, et ce
n'était pas pour l'étonner; il tenait comme certain que l'année 1430
amènerait les plus grandes merveilles qu'on eût jamais vues, et il
s'attendait à rencontrer un jour ou l'autre le prophète Élie marchant
et conversant parmi les vivants[1329]. Dès ce moment, il s'attacha
résolument au parti de la Pucelle et du dauphin. Il croyait le monde
trop près de son terme pour s'intéresser au rétablissement du fils de
l'Insensé dans son héritage; ce n'étaient pas les vaticinations de la
Pucelle touchant le royaume de France qui l'attiraient vers cette
sainte fille, mais il comptait que, après avoir établi la royauté de
Jésus-Christ sur la terre des Lis, la prophétesse Jeanne et Charles,
vicaire temporel de Jésus-Christ, conduiraient le peuple chrétien à la
délivrance du Saint-Sépulcre, oeuvre méritoire, qu'il convenait
d'accomplir avant la consommation des siècles.

[Note 1328: _Ibid._, t. I, pp. 99, 100.--_Relation du greffier de
la Rochelle_, p. 342.]

[Note 1329: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 235.]

Jeanne dicta une lettre par laquelle, se disant au service du Roi du
ciel et parlant au nom de Dieu lui-même, elle mandait aux bourgeois et
habitants de la ville de Troyes, en termes doux et pressants, de faire
obéissance au roi Charles de France, et les avertissait que, bon gré
mal gré, elle entrerait avec le roi dans toutes les villes du saint
royaume et ferait bonne paix.

Voici cette lettre[1330]:

     JHESUS + MARIA

     Très chiers et bons amis, s'il ne tient à vous, seigneurs,
     bourgeois et habitans de la ville de Troies, Jehanne la Pucelle
     vous mande et fait sçavoir de par le roy du Ciel, son droitturier
     et souverain seigneur, duquel elle est chascun jour en son
     service roial, que vous fassiés vraye obéissance et
     recongnoissance au gentil roy de France quy sera bien brief à
     Reins et à Paris, quy que vienne contre, et en ses bonnes villes
     du sainct royaume, à l'ayde du roy Jhesus. Loiaulx François,
     venés au devant du roy Charles et qu'il n'y ait point de faulte;
     et ne vous doubtés de voz corps ne de voz biens, se ainsi le
     faictes. Et se ainsi ne le faictes, je vous promectz et certiffie
     sur voz vies que nous entrerons à l'ayde de Dieu en toultes les
     villes quy doibvent estre du sainct royaulme, et y ferons bonne
     paix fermes, quy que vienne contre. À Dieu vous commant, Dieu
     soit garde de vous, s'il luy plaist. Responce brief. Devant la
     cité de Troyes, escrit à Saint-Fale, le mardi quatriesme jour de
     juillet[1331].

[Note 1330: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, p. 287.]

[Note 1331: Il faut lire le lundi 4 juillet.]

Au dos:

     Aux seigneurs, bourgeois de la cité de Troyes.

La Pucelle remit cette lettre au frère Richard, qui se chargea de la
porter aux habitants[1332].

[Note 1332: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 287, 288, 290.]

De Saint-Phal, suivant la voie romaine, l'armée s'avança vers
Troyes[1333]. À cette nouvelle, le Conseil de la ville s'assembla le
mardi 5, de bon matin, et envoya aux habitants de Reims une missive
dont voici le sens:

«Nous attendons aujourd'hui les ennemis du roi Henri et du duc de
Bourgogne pour être assiégés par eux. À l'entreprise de ces ennemis,
quelque puissance qu'ils aient, vu et considéré la juste querelle que
nous tenons et les secours de nos princes qui nous ont été promis,
nous sommes délibérés de nous garder de bien en mieux en l'obéissance
du roi Henri et du duc de Bourgogne, jusques à la mort, comme nous
avons juré sur le précieux corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
priant les habitants de Reims d'avoir souci de nous, comme frères et
loyaux amis, et d'envoyer par devers monseigneur le Régent et le duc
de Bourgogne, pour les requérir et supplier de prendre pitié de leurs
pauvres sujets et de les venir secourir[1334].»

[Note 1333: Th. Boutiot, _Histoire de la ville de Troyes_, t. II,
p. 493.]

[Note 1334: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 288-289.]

Ce même jour, de Brinion-l'Archevêque où il avait pris logis, le roi
Charles fit porter dès le matin, par ses hérauts, aux membres du
Conseil de la ville de Troyes, des lettres closes, signées de sa main
et scellées de son sceau, par lesquelles il leur faisait savoir que,
sur l'avis de son Conseil, il avait entrepris d'aller à Reims pour y
recevoir son sacre, que son intention était d'entrer le lendemain dans
la cité de Troyes et qu'à cette fin il leur mandait et commandait de
lui rendre l'obéissance qu'ils lui devaient et de se disposer à le
recevoir. Il s'efforçait prudemment de les rassurer sur ses
intentions, qui n'étaient point de tirer vengeance des choses passées.
Il n'en avait point la volonté, disait-il; mais qu'ils se
gouvernassent envers leur souverain comme ils devaient, il mettrait
tout en oubli et les tiendrait en sa bonne grâce[1335].

[Note 1335: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, p. 292.--Th. Boutiot,
_Histoire de la ville de Troyes_, t. II, p. 494.]

Le Conseil refusa aux hérauts du roi Charles l'entrée de la ville,
mais il reçut les lettres, les lut, en délibéra et fit connaître aux
hérauts la délibération prise, dont voici la substance:

«Les seigneurs chevaliers et écuyers qui sont en la ville, de par le
roi Henri et le duc de Bourgogne, ont avec nous, habitants de Troyes,
juré de ne faire entrer dans notre ville plus fort que nous, sans
l'exprès commandement du duc de Bourgogne. Eu égard à leur serment,
ceux qui sont dans la ville n'oseraient y mettre le roi Charles.»

Et les conseillers ajoutèrent pour leur excuse:

«Quelque vouloir que nous ayons, nous, habitants, il nous faut
regarder aux hommes de guerre qui sont dans la ville, plus forts que
nous.»

Les conseillers firent afficher la lettre du roi Charles et,
au-dessous, leur réponse[1336].

[Note 1336: _Ibid._, t. IV, p. 289.]

Ils lurent en Conseil la lettre que la Pucelle avait dictée de
Saint-Phal et remise au frère Richard. Le religieux n'avait pas
préparé ces bourgeois à la recevoir favorablement, car ils en rirent
beaucoup.

--Il n'y a, dirent-ils, à cette lettre ni rime ni raison. Ce n'est que
moquerie[1337].

[Note 1337: _Ibid._, p. 290.]

Ils la jetèrent au feu sans y faire de réponse. Ils disaient de Jeanne
qu'elle était cocarde[1338], c'est-à-dire toute niaise. Et ils
ajoutaient:

--Nous la certifions être une folle pleine du diable[1339].

[Note 1338: Dans le _Mistère du siège d'Orléans_ l'anglais
Fauquembergue traite aussi Jeanne de «coquarde»:

  Y nous fault prandre la coquarde,
  Qui veult les François gouverner. Vers 12689-90.]

[Note 1339: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, p. 290.]

Ce même jour, à neuf heures du matin, l'armée commença de passer le
long des murs et à prendre logis autour de la ville[1340].

[Note 1340: _Ibid._--Th. Boutiot, _Histoire de la ville de
Troyes_, t. II, p. 492.]

Ceux qui campèrent au sud-ouest, vers les Hauts-Clos, purent admirer
la cité qui dressait au milieu d'une vaste plaine ses longues
murailles, ses portes guerrières, ses hautes tours et son beffroi. Ils
voyaient à leur droite l'église de Saint-Pierre dont l'ample vaisseau,
sans flèches ni tours, s'élevait au-dessus des toits[1341]. C'est là
que huit ans auparavant avaient été célébrées les fiançailles du roi
Henri V d'Angleterre avec madame Catherine de France. Car, en cette
ville de Troyes, la reine Ysabeau et le duc Jean avaient fait signer
au roi Charles VI, privé de sens et de mémoire, l'abandon du royaume
des Lis au roi d'Angleterre et la déchéance de Charles de Valois.
Madame Ysabeau avait assisté aux fiançailles de sa fille, vêtue d'une
robe de damas de soie bleue et d'une houppelande de velours noir
fourrée de quinze cents ventres de menu vair, après quoi elle avait
fait venir, pour se distraire, ses oiseaux chanteurs, chardonnerets,
pinsons, tarins et linots[1342].

[Note 1341: L. Pigeotte, _Étude sur les travaux d'achèvement de la
cathédrale de Troyes_, p. 9.--A. Babeau, _Les vues d'ensemble de
Troyes_, Troyes, 1892, in-8º, p. 13.--A. Assier, _Une cité champenoise
au XVe siècle_, Paris, 1875, in-8º.]

[Note 1342: _Comptes de l'argenterie de la reine_, dans Jean
Chartier, _Chronique_, t. III, pp. 236, 237.--De Barante, _Histoire
des ducs de Bourgogne_, t. III, pp. 122, 125.--Vallet de Viriville,
_Histoire de Charles VII_, t. I, p. 216.--Th. Boutiot, _Histoire de la
ville de Troyes_, t. II, pp. 418, 419.]

À l'arrivée des Français, la plupart des habitants étaient sur les
murs, regardant, moins en ennemis qu'en curieux, et semblaient ne rien
craindre; ils cherchaient surtout à voir le roi[1343].

[Note 1343: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, p. 289.]

La ville était forte; le duc de Bourgogne pourvoyait depuis longtemps
à ce qu'elle fût en état de défense. En 1417 et 1419 ceux de Troyes,
comme en 1428 ceux d'Orléans, avaient rasé leurs faubourgs et démoli
toutes les maisons situées hors de la ville à deux ou trois cents pas
des remparts. L'arsenal était pourvu; les magasins regorgeaient de
vivres, mais la garnison anglo-bourguignonne ne se composait que de
trois cent cinquante à quatre cents hommes[1344].

[Note 1344: Th. Boutiot, _Histoire de la ville de Troyes_, t. II,
pp. 391, 418, 419.--A. Assier, _Une cité champenoise au XVe siècle_,
p. 8.]

Ce même jour encore, à cinq heures de l'après-midi, les conseillers de
la ville de Troyes mandèrent aux habitants de Reims l'arrivée des
Armagnacs, leur envoyèrent copie de la lettre de Charles de Valois, de
la réponse qu'ils y avaient faite et de la lettre de la Pucelle,
qu'ils n'avaient donc pas brûlée tout de suite; et leur firent part de
la résolution où ils étaient de résister jusqu'à la mort, au cas où
ils fussent secourus.

Ils écrivirent semblablement aux habitants de Châlons pour les aviser
de la venue du dauphin, et ils leur firent connaître que la lettre de
Jeanne la Pucelle avait été portée à Troyes par frère Richard le
prêcheur[1345].

[Note 1345: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 289, 290.]

Ces écritures revenaient à dire: Comme tout bourgeois en pareille
occurrence, nous risquons d'être pendus par les Bourguignons et par
les Armagnacs, de quoi nous aurions grand regret. Pour conjurer autant
que possible cette disgrâce, nous donnons à entendre au roi Charles de
Valois, que nous ne lui ouvrons pas nos portes, parce que la garnison
nous en empêche, et que nous sommes les plus faibles, ce qui est vrai.
Et nous faisons connaître à nos seigneurs le Régent et le duc de
Bourgogne que, la garnison étant trop faible pour nous garder, ce qui
est vrai, nous demandons à être secourus, ce qui est loyal, et nous
comptons bien ne pas l'être, car alors il nous faudrait subir un siège
et risquer d'être pris d'assaut, ce qui est une cruelle extrémité pour
des marchands. Mais ayant demandé à être secourus et ne l'étant pas,
nous nous rendrons sans encourir de reproche. Le point important est
de faire déguerpir la garnison, heureusement petite. Quatre cents
hommes, c'est peu pour nous défendre, c'est trop pour nous rendre.
Quant à charger les habitants de la ville de Reims de demander secours
pour eux et pour nous, c'est montrer à notre seigneur de Bourgogne
notre bonne volonté et nous n'y risquons rien, car nous savons de
reste que nos compères les Rémois s'arrangent comme nous pour demander
aide et n'en point recevoir, et qu'ils guettent le moment d'ouvrir
leurs portes au roi Charles, qui a une forte armée. Et pour tout dire,
nous résisterons jusqu'à la mort si nous sommes secourus, ce qu'à Dieu
ne plaise!

Ainsi pensaient finement ces âmes champenoises.

Les bourgeois tirèrent quelques boulets de pierre sur les Français; la
garnison escarmoucha quelque peu et rentra dans la ville[1346].

[Note 1346: _Journal du siège_, p. 109.--_Chronique de la
Pucelle_, pp. 314-315.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 91.--Th.
Boutiot, _Histoire de la ville de Troyes_, t. II, p. 497.]

Cependant l'armée du roi Charles criait famine[1347]. Le conseil qu'on
avait reçu du seigneur archevêque d'Embrun de pourvoir aux vivres par
les moyens de la prudence humaine était plus facile à donner qu'à
suivre. Il y rivait dans le camp bien six à sept mille hommes qui de
huit jours n'avaient mangé de pain. Les gens d'armes se nourrissaient,
vaille que vaille, d'épis de blé pilés encore verts et de fèves
nouvelles qu'ils trouvaient en abondance. On se rappela alors que,
durant le carême de la Saint-Martin, frère Richard avait dit aux gens
de Troyes: «Semez des fèves largement: Celui qui doit venir viendra
bientôt.» Ce que le bon frère avait dit des semailles au sens
spirituel fut pris au sens littéral; par un beau coq-à-l'âne, ce qui
s'entendait de la venue du Messie fut appliqué à la venue du roi
Charles. Frère Richard passa pour le prophète des Armagnacs et les
gens d'armes crurent de bonne foi que ce prêcheur évangélique avait
fait pousser les fèves qu'ils cueillaient et pourvu à leur nourriture
par sa prud'homie, sagesse et pénétration dans les conseils du Dieu
qui donna dans le désert la manne au peuple d'Israël[1348].

[Note 1347: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 91.]

[Note 1348: _Journal du siège_, pp. 109, 110.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 315.--Jean Chartier, _Chronique_, pp. 91, 92.]

Le roi, qui logeait à Brinion depuis le 4 juillet, arriva devant
Troyes, après dîner, le vendredi 8[1349]. Ce jour même il tint conseil
avec les chefs de guerre et les princes du sang royal pour aviser si
l'on resterait devant la ville jusqu'à ce qu'on obtînt, soit par
promesses, soit par menaces, qu'elle se soumît, ou si l'on passerait
outre, la laissant de côté comme Auxerre[1350].

[Note 1349: Perceval de Cagny, p. 157.--Voyez toutefois Morosini,
t. III, p. 143, note.]

[Note 1350: _Procès_, t. III, pp. 13, 117.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 92.--_Chronique de la Pucelle_, p.
315.--Chartier et la _Chronique de la Pucelle_, font parler Regnault
de Chartres et Robert Le Maçon avec une extrême invraisemblance. Le
chancelier n'a pas pu dire qu'on n'avait pas «gens en nombre
suffisant» et, dans ce Conseil de guerre il n'a pu être question de
retourner à Gien. Il s'agissait de savoir, comme le dit Dunois, si
l'on irait tout de suite sur Reims et non si l'on retournerait à Gien,
selon l'opinion de Chartier.]

La discussion avait beaucoup duré quand la Pucelle survint et
prophétisa:

--Gentil dauphin, dit-elle, ordonnez à vos gens d'assaillir la ville
de Troyes et ne durez pas davantage en de trop longs conseils, car, en
nom de Dieu, avant trois jours, je vous ferai entrer dans la ville,
qui sera vôtre par amour ou par puissance et courage. Et en sera la
fausse Bourgogne bien sotte[1351].

[Note 1351: _Procès_, t. III, pp. 13, 117.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 317.--_Journal du siège_, p. 110.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 94.]

Pourquoi, contre l'habitude, l'avait-on appelée au Conseil? Il
s'agissait de tirer quelques coups de canon et de faire mine
d'escalader les murs, de donner enfin un semblant d'assaut. On le
devait bien aux habitants de Troyes, à ces bourgeois, à ces gens
d'Église, qui ne pouvaient décemment céder qu'à la force; et il
fallait effrayer le menu peuple qui restait Bourguignon de coeur.
Probablement le seigneur de Trèves ou quelque autre jugeait que la
petite sainte, en se montrant sous les remparts, inspirerait aux
ouvriers tisseurs de Troyes une terreur religieuse.

On n'eut qu'à la laisser faire. Au sortir du Conseil, elle monta à
cheval et, sa lance à la main, courut aux fossés, suivie d'une foule
de chevaliers, d'écuyers et d'artisans[1352]. L'attaque fut préparée
contre le mur du nord-ouest, entre la porte de la Madeleine et celle
de Comporté[1353]. Jeanne, qui croyait fermement que par elle la ville
serait prise, excita toute la nuit les gens à apporter des fagots et à
mettre l'artillerie en place. Elle criait: «À l'assaut!» et faisait le
geste de jeter des fascines dans les fossés[1354].

[Note 1352: _Procès_, t. III, pp. 13, 14, 117.--Jean Chartier,
_Chronique_; t. I, p. 96. _Journal du siège_, p. 111.--_Chronique de
la Pucelle_, p. 78.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II,
p. 225.]

[Note 1353: Th. Boutiot, _Histoire de la ville de Troyes_, t. II,
p. 497, note.--A. Assier, _Une cité champenoise au XVe siècle_, Paris,
1875, in-8º, p. 26.]

[Note 1354: _Procès_, t. III, p. 117.]

Cette menace produisit l'effet attendu. Les gens de petit état, voyant
déjà la ville prise et s'attendant à ce que les Français vinssent
piller, massacrer, violer, selon l'usage, se réfugièrent dans les
églises. Quant aux clercs et aux notables, ils n'en demandèrent pas
davantage[1355].

[Note 1355: _Ibid._, t. III, p. 117.--Jean Chartier, _Chronique_,
t. I, p. 96.--J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, p. 296.]

Charles de Valois ayant fait savoir qu'on pouvait aller à lui en toute
sûreté, le seigneur évêque Jean Laiguisé, messire Guillaume
Andouillette, maître de l'Hôtel-Dieu, le doyen du chapitre, les
membres du clergé, les notables, se rendirent auprès du roi[1356].

[Note 1356: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, p. 295.--_Procès_,
pp. 13, 14, 17.--Chartier, _Journal du siège_, _Chronique de la
Pucelle_.--Camusat, _Mél. hist._ part. II, fol. 214.]

Jean Laiguisé prit la parole. Il venait faire la révérence au roi et
avait à coeur d'excuser ceux de la ville.

--Il ne tient pas à eux, dit-il, que le roi n'y entre à son bon
plaisir. Le bailli et les gens de la garnison, qui sont bien de trois
à quatre cents, gardent les portes et s'opposent à ce qu'on les
ouvre. Qu'il plaise au roi d'avoir patience jusqu'à ce que j'aie parlé
à ceux de la ville. J'espère qu'aussitôt que je leur aurai parlé, ils
donneront l'entrée et feront obéissance en sorte que le roi sera
content d'eux[1357].

[Note 1357: _Relation du greffier de La Rochelle_, dans _Revue
Historique_, t. IV, p. 342.--_Chronique de la Pucelle_, _Journal du
siège_, Chartier, Gilles de Roye dans Chartier, t. III, p. 205.]

Le roi, répondant à l'évêque, lui exposa les raisons de son voyage et
les droits qu'il avait sur la ville de Troyes.

--Je pardonnerai sans réserve, ajouta-t-il, tout ce qui fut fait au
temps passé. Je tiendrai les habitants de Troyes en paix et franchise,
à l'exemple du roi saint Louis[1358].

[Note 1358: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, p. 296.]

Jean Laiguisé demanda que les gens d'église qui avaient régales ou
collations du feu roi Charles VI les gardassent et que ceux qui les
avaient du roi Henri d'Angleterre prissent lettres du roi Charles et
qu'ils gardassent leurs bénéfices, au cas même où le roi en eût fait
collation à d'autres.

Le roi y consentit, et le seigneur évêque crut voir un nouveau Cyrus.

Il rapporta ce colloque au Conseil de la ville qui délibéra et conclut
de rendre obéissance au roi, attendu son bon droit et moyennant qu'il
ferait absolution générale de tous les cas, ne laisserait point de
garnison et abolirait les aides, excepté la gabelle[1359].

[Note 1359: _Ordonnances des rois de France_, t. XIII, p.
142.--Th. Boutiot. _Histoire de la ville de Troyes_, t. II, p.
500.--A. Roserot, _Le plus ancien registre des délibérations du
Conseil de la ville de Troyes_, dans _Coll. de Doc. inédits sur la
ville de Troyes_, t. III, p. 175.]

Sur quoi, le Conseil fit connaître, par lettres, cette résolution aux
habitants de Reims en les exhortant à en prendre une semblable.

«Ainsi, dirent-ils, nous aurons même seigneur; vous préserverez vos
corps et vos biens, comme nous avons fait. Car autrement nous étions
perdus. Nous ne regrettons point notre soumission. Il nous déplaît
seulement d'avoir tant tardé. Vous serez joyeux de faire de même,
d'autant que le roi Charles est le prince de la plus grande
discrétion, entendement et vaillance qui de longtemps soit sorti de la
noble maison de France[1360].»

[Note 1360: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 295, 296.]

Frère Richard s'en fut trouver la Pucelle. Sitôt qu'il l'aperçut, et
de fort loin, il s'agenouilla devant elle. Quand elle le vit, elle
s'agenouilla pareillement devant lui, et ils se firent grande
révérence. Rentré dans la ville, le bon frère prêcha abondamment le
peuple et l'exhorta à se mettre en l'obéissance du roi Charles.

--Dieu, dit-il, avise à son succès. Il lui a donné pour l'accompagner
et conduire à son sacre une sainte Pucelle qui, comme je le crois
fermement, a autant de puissance à pénétrer les secrets de Dieu,
qu'aucun saint du Paradis, excepté saint Jean l'Évangéliste[1361].

[Note 1361: _Relation du greffier de La Rochelle_, dans _Revue
Historique_, t. IV, p. 342.]

C'était le moins que le bon frère laissât au-dessus de la Pucelle le
premier des saints, l'apôtre qui avait reposé sa tête sur la poitrine
de Jésus, le prophète qui devait revenir sur la terre, à la
consommation des siècles, avant peu.

--Si elle voulait, disait encore frère Richard, elle pourrait faire
entrer tous les gens d'armes du roi par-dessus les murs, et comme il
lui plairait. Elle peut beaucoup d'autres choses encore.

Ceux de la ville avaient grande foi et confiance en ce bon père qui
parlait bien. Ce qu'il disait de la Pucelle leur parut admirable et
les tourna à l'obéissance d'un roi si bien accompagné. Ils crièrent
tous d'une voix[1362]:

--Vive le roi Charles de France!

[Note 1362: _Relation du greffier de La Rochelle_, dans _Revue
Historique_, t. IV, p. 342.]

Il fallait maintenant traiter avec le bailli, qui n'était pas
intraitable, puisqu'il avait souffert cette allée et venue de la ville
au camp et du camp à la ville, et trouver un moyen honnête de se
débarrasser de la garnison. À cet effet, précédée du seigneur évêque,
la commune alla très nombreuse vers le bailli et les capitaines et les
somma de mettre la ville en sûreté[1363]. Ce dont ils étaient bien
incapables, car de délivrer une ville qui ne voulait pas être délivrée
et de chasser trente mille Français, ils ne le pouvaient vraiment
faire.

[Note 1363: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 296-297.]

Comme les habitants l'avaient prévu, le bailli se trouvait dans un
grand embarras. Ce que voyant, les conseillers de la ville lui dirent:

--Si vous ne voulez tenir le traité que vous avez fait pour le bien
public, nous mettrons les gens du roi dans la ville, que vous le
veuillez ou non.

Le bailli et les capitaines se refusèrent à trahir les Anglais et les
Bourguignons qu'ils servaient, mais ils consentirent à s'en aller.
C'est tout ce qu'on leur demandait[1364].

[Note 1364: _Procès_, t. III, pp. 13 et 117; t. IV, pp. 296,
297.--Jean Chartier, _Chronique_, t. III, p. 205.--Th. Boutiot,
_Histoire de la ville de Troyes_, t. II, pp. 499, 500.--M. Poinsignon,
_Histoire générale de la Champagne et de la Brie_, Châlons, 1885, t.
I, pp. 352 et suiv.--A. Assier, _Une cité champenoise au XVe siècle_,
Paris, 1875, in-12, pp. 16, 17.]

La ville ouvrit ses portes au roi Charles. Le dimanche 10 juillet de
très bon matin, la Pucelle entra la première dans Troyes, avec les
communes dont elle était aimée si chèrement. Frère Richard
l'accompagnait. Elle mit les gens de trait le long des rues que devait
suivre le cortège, afin que le roi de France traversât la ville entre
une double haie de ces piétons qui l'avaient suivi et grandement
aidé[1365].

[Note 1365: _Procès_, t. I, p. 102.--_Chronique de la Pucelle_, p.
319.]

Tandis que Charles de Valois entrait par une porte la garnison
bourguignonne sortait par une autre[1366]. Comme il avait été convenu,
les gens du roi Henri et du duc Philippe emportaient leurs armes et
leurs biens. Or, dans leurs biens, ils comprenaient les prisonniers du
parti français, qu'ils avaient reçus à rançon. Ils n'avaient pas tout
à fait tort, semble-t-il, selon les usages et coutumes de la guerre,
mais c'était pitié de voir ces gens du roi Charles emmenés ainsi
captifs à la venue de leur seigneur. La Pucelle en fut avertie et son
bon coeur s'émut. Elle courut à la porte de la ville où déjà les gens
de guerre étaient réunis avec armes et bagages. Elle y trouva les
seigneurs de Rochefort et Philibert de Moslant, les interpella, leur
cria de laisser les gens du dauphin. Les capitaines n'entendaient pas
de cette oreille-là.

[Note 1366: Chartier, _Journal du siège_, _Chronique de la
Pucelle_, _loc. cit._]

--C'est fraude et malice, lui dirent-ils, de venir ainsi contre le
traité.

Cependant les prisonniers priaient à genoux la sainte de les garder.

--En nom Dieu, s'écria-t-elle, ils ne partiront pas[1367].

[Note 1367: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, pp. 95,
96.--_Journal du siège_, p. 112.--_Chronique de la Pucelle_, p. 319.]

Durant cette altercation, un écuyer bourguignon faisait à part lui sur
la Pucelle des Armagnacs des réflexions qu'il révéla par la suite.
«C'est par ma foi, songeait-il, la plus simple chose que je vis
oncques. En son fait il n'y a ni rime ni raison, non plus qu'en le
plus sot que je vis oncques. Je ne la compare pas à si vaillante femme
comme madame d'Or, et les Bourguignons ne font que se moquer de ceux
qui ont peur d'elle[1368].»

[Note 1368: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 296-297.]

Pour entendre la finesse de cette plaisanterie il faut savoir que
madame d'Or, haute comme une botte, tenait l'emploi de sotte auprès de
monseigneur Philippe[1369].

[Note 1369: Lefèvre de Saint-Remy, t. II, p. 168.--S. Luce,
_Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. CLXXIII, CLXXIV.--P. Champion, _Notes
sur Jeanne d'Arc_, 1. _Madame d'Or et Jeanne d'Arc_, dans _le Moyen
Âge_, juillet-août, 1907, pp. 193-199.]

La Pucelle ne put s'entendre, au sujet des prisonniers, avec les
seigneurs de Rochefort et de Moslant. Ils avaient pour eux le droit de
la guerre. Elle n'avait pour elle que les raisons de son bon coeur. Ce
débat parut fort plaisant aux gens d'armes des deux obéissances. Quand
il en fut instruit, le roi Charles sourit et dit que, pour appointer
les parties, il payerait la rançon des prisonniers, qui fut fixée à un
marc d'argent par tête. Les Bourguignons, en recevant cette somme,
louèrent fort le roi de France de ses grandes manières[1370].

[Note 1370: _Chronique de la Pucelle_, p. 319.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 96.--_Journal du siège_, p. 112.--«Un prince de
façon», Martial d'Auvergne, _Vigiles_, t. I, pp. 106, 107.]

Ce même jour de dimanche, environ neuf heures du matin, le roi Charles
fit son entrée. Il avait revêtu ses habits de fête, éclatants de
velours, d'or et de pierreries; le duc d'Alençon et la Pucelle, tenant
sa bannière à la main, chevauchaient à ses côtés; il était suivi de
toute sa chevalerie. Les habitants allumèrent des feux de joie et
dansèrent des rondes; les petits enfants crièrent: «Noël!» frère
Richard prêcha[1371].

[Note 1371: _Procès_, t. I, p. 102.--Lettre de trois gentilshommes
angevins, dans _Procès_ t. V, p. 130.--_Relation du greffier de La
Rochelle_, p. 342.--_Chronique de la Pucelle_, p. 319.--Morosini, t.
III, p. 176.--Th. Boutiot, _Histoire de la ville de Troyes_, t. II,
pp. 504 et suiv.]

La Pucelle fit ses dévotions dans les églises. En une de ces églises
elle tint un enfant sur les fonts du baptême. On lui demandait
souvent, comme à une princesse ou à une sainte femme, d'être marraine
d'enfants qu'elle ne connaissait pas et qu'elle ne devait jamais
revoir. Elle donnait de préférence aux garçons le nom de Charles, pour
l'honneur de son roi, et aux filles son nom de Jeanne. Elle nommait
parfois aussi ses filleuls comme les mères voulaient[1372].

[Note 1372: _Procès_, t. I, p. 103.]

Le lendemain, 11 juillet, l'armée, qui était restée aux champs sous le
commandement de messire Ambroise de Loré, traversa la ville. L'entrée
des gens d'armes était un fléau aussi redouté des bourgeois que la
peste noire[1373]. Le roi Charles, qui traitait les habitants de
Troyes avec d'extrêmes ménagements, prit soin de contenir le fléau.
Par son commandement, les hérauts crièrent que nul ne fût si hardi,
sous peine de la hart, d'entrer dans les maisons et de rien prendre
contre le gré et la volonté de ceux de la ville[1374].

[Note 1373: T. Babeau, _Le guet et la milice bourgeoise à Troyes_,
pp. 4 et suiv.]

[Note 1374: _Relation du greffier de La Rochelle_, p.
342.--_Chronique de la Pucelle_; p. 319.--_Journal du siège_, p.
112.--Th. Boutiot, _Histoire de la ville de Troyes_, t. II, p.
505.--A. Roserot, _Le plus ancien registre des délibérations du
Conseil de Troyes_, dans _Coll. de Documents inédits de la ville de
Troyes_, t. III, pp. 175 et suiv.]



CHAPITRE XVIII

LA CAPITULATION DE CHÂLONS ET DE REIMS.--LE SACRE.


Au sortir de Troyes, l'armée royale s'engagea dans la Champagne
pouilleuse, traversa l'Aube vers Arcis et prit son logis dans Lettrée,
à cinq lieues de Châlons. De Lettrée, le roi envoya son héraut
Montjoie à ceux de Châlons pour leur demander de le recevoir et de lui
rendre pleine obéissance[1375].

[Note 1375: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, p. 298.--Morosini, t.
III, p. 179.--Éd. de Barthélémy, _Histoire de la ville de
Châlons-sur-Marne_, pièces just. nº 25, pp. 334-335.]

Les villes de Champagne se tenaient comme les doigts de la main. Quand
le dauphin était encore à Brinion-l'Archevêque, les habitants de
Châlons en avaient été instruits par leurs amis de Troyes. Ceux-ci les
avaient même avertis que frère Richard, le prêcheur, leur avait porté
une lettre de Jeanne la Pucelle. Sur quoi ceux de Châlons écrivirent
aux habitants de Reims:

«Nous avons été fort ébahis du frère Richard. Nous pensions que ce fût
un très bon prud'homme. Mais il est devenu sorcier. Nous vous mandons
que les habitants de Troyes font forte guerre aux gens du dauphin.
Nous avons intention de résister de toute notre puissance à ces
ennemis[1376].»

[Note 1376: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 290, 291.--Varin,
_Archives législatives de la ville de Reims, Statuts_, t. I, pp. 596
et suiv. [_Coll. des documents inédits sur l'Histoire de France_,
1845].]

Ils ne pensaient pas un mot de ce qu'ils écrivaient et ils savaient
que ceux de Reims n'en croyaient rien. Mais il importait de montrer
une grande loyauté au duc de Bourgogne avant de recevoir un autre
maître.

L'évêque comte de Châlons vint à Lettrée au-devant du roi, et lui
remit les clés de la ville. C'était Jean de Montbéliard-Sarrebrück,
des sires de Commercy[1377].

[Note 1377: _Gallia Christiana_, t. V, col. 891-895.--_Chronique
de la Pucelle_, pp. 319-320.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p.
96.--L. Barbat, _Histoire de la ville de Châlons_, 1855 (2 vol.
in-4º), t. I, p. 350.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pièces just.
nº 33.--Morosini, t. III, p. 182, n. 2.]

Le 14 juillet, le roi entra avec son armée dans la ville de
Châlons[1378]. La Pucelle y trouva quatre ou cinq paysans de son
village, qui venaient la voir, entre autres Jean Morel, un de ses
parrains. Laboureur de son état, âgé de quarante-trois ans environ, il
s'était enfui avec la famille d'Arc à Neufchâteau, au passage des
gens de guerre. Jeanne lui donna une robe rouge, qu'elle avait
portée[1379]. Elle vit aussi à Châlons un autre laboureur plus jeune
que Morel d'une dizaine d'années, Gérardin d'Épinal, qu'elle appelait
son compère, comme elle appelait Isabellette, femme de Gérardin, sa
commère, pour la raison qu'elle avait tenu sur les fonts leur fils
Nicolas et qu'une marraine est une mère en esprit. Au village, Jeanne
se défiait de Gérardin, qui était Bourguignon; à Châlons, elle lui
montra plus de confiance et, l'entretenant des progrès de l'armée, lui
dit qu'elle ne craignait rien hors la trahison[1380]. Elle avait déjà
de sombres pressentiments; sans doute elle sentait que désormais la
candeur de son âme et la simplicité de sa pensée étaient trop rudement
combattues par la malice des hommes et les forces confuses des choses;
déjà monseigneur saint Michel, madame sainte Catherine et madame
sainte Marguerite ne lui parlaient plus avec autant de clarté que
devant, faute de pénétrer dans les chancelleries de France et de
Bourgogne, qui n'étaient pas choses du ciel.

[Note 1378: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, p. 298.--Lettre de
trois gentilshommes angevins, dans _Procès_, t. V, p. 130.--Perceval
de Cagny, p. 158.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, pp.
96-97.--_Chronique des Cordeliers_, fol. 85 vº.--E. de Barthélémy,
_Châlons pendant l'invasion anglaise_, Châlons, 1851, p. 16.]

[Note 1379: _Procès_, t. II, pp. 391-392.]

[Note 1380: _Ibid._, t. II, pp. 421-423.]

Ceux de Châlons, à l'exemple de leurs amis de Troyes, écrivirent aux
habitants de Reims qu'ils avaient reçu le roi de France et qu'ils leur
conseillaient de faire de même. En cette lettre, ils disaient qu'ils
avaient trouvé le roi Charles doux, gracieux, pitoyable et
miséricordieux; et, dans le fait, ce roi prenait en douceur ses
villes de Champagne. Ceux de Châlons ajoutaient qu'il était de haut
entendement, beau de sa personne et de beau maintien[1381]. C'était
beaucoup dire.

[Note 1381: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 295, 296.--Varin,
_Archives de Reims, Statuts_, t. I, p. 601.--H. Jadart, _Jeanne d'Arc
à Reims_, pp. 13 et suiv.]

Les habitants de Reims se comportaient avec prudence. À la venue du
roi de France, en même temps qu'ils lui envoyaient des messagers pour
l'avertir que les portes de la ville lui seraient ouvertes, ils
donnaient avis à leur seigneur le duc Philippe, ainsi qu'aux chefs
anglais et bourguignons, des progrès de l'armée royale, selon ce
qu'ils en pouvaient savoir, et ils leur mandaient de fermer le passage
aux ennemis[1382]. Mais ils n'étaient pas pressés d'obtenir des
secours pour la défense de leur ville, comptant que, s'ils n'en
recevaient pas, ils se rendraient au roi Charles sans encourir aucun
blâme des Bourguignons, et qu'ainsi ils n'auraient rien à craindre de
l'un et l'autre parti. Pour l'heure, ils gardaient deux loyautés, ce
qui n'était pas trop d'une en ces conjonctures difficiles et
périlleuses. Quand on voit comme ces villes de Champagne pratiquaient
ingénieusement l'art de changer de maître, il est bon de savoir que de
cet art dépendait le salut de leurs corps et de leurs biens.

[Note 1382: J. Rogier, _loc. cit._--Varin, p. 599.]

Dès le 1er juillet, le capitaine Philibert de Moslant leur écrivit de
Nogent-sur-Seine, où il se trouvait avec sa compagnie bourguignonne,
que, s'ils avaient besoin de lui, il les viendrait secourir en bon
chrétien[1383]. Ils firent mine de ne pas entendre. Après tout, le
seigneur Philibert n'était pas leur capitaine. Ce qu'il en pensait
faire n'était, comme il le disait, que par charité chrétienne. Les
notables de Reims, qui ne voulaient pas être sauvés, avaient à se
garder surtout de leur naturel sauveur, le sire de Chastillon, grand
queux de France, capitaine de la ville[1384]. Et il fallait qu'ils lui
demandassent secours de façon qu'ils n'obtinssent pas ce qu'ils
demandaient, de peur d'être comme les Israélites de qui il est écrit:
_Et tribuit eis petitionem eorum_.

[Note 1383: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 286 et
suiv.--Varin, pp. 600 et s.]

[Note 1384: H. Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, p. 18.--Dom Marlot,
_Hist. Metrop. Remensis_, t. II, pp. 709 et suiv.]

Alors que l'armée royale était encore sous Troyes, un héraut se
présenta devant la ville de Reims, portant une lettre donnée par le
roi, à Brinion-l'Archevêque, le lundi 4 juillet. Cette lettre fut
remise au Conseil. «Vous pouvez bien avoir reçu nouvelle, disait le
roi Charles aux habitants de Reims, de la bonne fortune et victoire
qu'il a plu à Dieu nous donner sur les Anglais, nos anciens ennemis,
devant la ville d'Orléans et, depuis lors, à Jargeau, Beaugency et
Meung-sur-Loire, en chacun desquels lieux nos ennemis ont reçu très
grand dommage; tous leurs chefs et des autres jusqu'au nombre de
quatre mille y sont morts ou demeurés prisonniers. Ces choses étant
advenues plus par grâce divine que par oeuvre humaine, selon l'avis
des princes de notre sang et lignage et des conseillers de notre
Grand-Conseil, nous nous sommes acheminés pour aller en la ville de
Reims recevoir notre sacre et couronnement. C'est pourquoi nous vous
mandons que, sur la loyauté et obéissance que vous nous devez, vous
vous disposiez à nous recevoir dans la manière accoutumée, et comme
vous avez fait à l'égard de nos prédécesseurs[1385].»

[Note 1385: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV. p. 291.--L. Paris,
dans _Cabinet Historique_, 1855, t. I, p. 68.]

Et le roi Charles, usant envers le peuple de Reims de la même
bénignité prudente qu'il avait montrée à ceux de Troyes, faisait
pleine promesse de pardon et d'oubli.

«Que les choses passées, disait-il, et la crainte que j'en eusse
encore mémoire ne vous arrêtent pas. Soyez assurés que, si vous vous
conduisez envers moi comme vous devez, je vous traiterai en bons et
loyaux sujets.»

Même il leur demandait d'envoyer des notables traiter avec lui: «Si,
pour être mieux informés de nos intentions, quelques-uns de la ville
de Reims voulaient venir vers nous avec le héraut que nous vous
envoyons, nous en serions très content. Ils y pourront aller sûrement
en tel nombre qu'il leur plaira[1386].»

[Note 1386: J. Rogier dans _Procès_, t. IV, p. 291.]

Au reçu de cette lettre, le Conseil fut convoqué, mais il se trouva
que les échevins ne furent point en nombre pour délibérer; ce qui les
tira d'un grand embarras. Ensuite de quoi ils firent assembler la
commune par quartiers, et ils obtinrent des bourgeois ainsi consultés
cette déclaration cauteleuse: «Nous entendons vivre et mourir avec le
Conseil et les notables. Nous nous comporterons selon leur avis, en
bonne union et paix, sans murmurer ni faire de réponse, si ce n'est
par l'avis et ordonnance du capitaine de Reims et de son
lieutenant[1387].»

[Note 1387: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 292, 293.--H.
Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, pp. 17 et suiv.]

Le sire de Chastillon, capitaine de la ville, était alors à
Château-Thierry avec ses lieutenants, Jean Cauchon et Thomas de
Bazoches, tous deux écuyers. Les habitants de Reims jugèrent utile de
mettre sous ses yeux la lettre du roi Charles; leur bailli, Guillaume
Hodierne, se rendit auprès du soigneur capitaine et la lui montra. Le
bailli répondit parfaitement au sentiment des habitants de Reims: il
demanda au sire de Chastillon de venir, mais il le lui demanda de
manière que le sire de Chastillon ne vînt pas. C'était le point
essentiel; car, à ne le pas appeler, on se mettait en trahison
ouverte, et, s'il venait, on risquait de subir un siège plein de
calamités et de dangers.

À ces fins, le bailli déclara que les habitants de Reims, désireux de
communiquer avec leur capitaine, le recevraient accompagné de
cinquante chevaux seulement; en quoi ils montraient leur bon vouloir;
ayant le droit de ne point recevoir garnison dans leur ville, ils
consentaient à y laisser entrer cinquante lances, ce qui allait bien à
deux cents combattants. Le sire de Chastillon, comme les habitants
l'avaient prévu, jugea qu'en l'occurrence ce n'était pas assez pour sa
sûreté et il mit, comme conditions à sa venue, que la ville fût
emparée et munie, qu'il y entrât avec trois ou quatre cents
combattants, qu'il en eût la garde ainsi que du château, avec cinq ou
six notables pris, autant dire, comme otages. À ces conditions il
était, disait-il, prêt à vivre et à mourir pour eux[1388].

[Note 1388: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 292-293.--Varin,
_Archives de Reims_, pp. 910, 912.--H. Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_,
p. 18.]

Il s'achemina avec sa compagnie jusque auprès de la ville et là fit
savoir aux habitants qu'il était venu les aider. Il leur manda que
dans cinq ou six semaines sans faute, une belle et grande armée
anglaise, débarquée à Boulogne, marcherait à leur secours[1389].

[Note 1389: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 292, 294.--H.
Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, pp. 18-19.]

À la vérité les Anglais levaient des troupes autant qu'ils pouvaient
et faisaient flèche de tout bois. Ils armaient, disait-on, jusqu'aux
prêtres. Le Régent employait à sa guerre les croisés débarqués en
France, que le cardinal de Winchester conduisait contre les
Hussites[1390]. Et, comme bien on pense, le conseil du roi Henri ne
négligeait pas d'avertir les habitants de Reims des armements qu'il
ordonnait. Le 3 juillet, il les avisait que des troupes étaient en
passage de mer, et le 10, Colard de Mailly, bailli de Vermandois, leur
faisait savoir que ces troupes étaient déjà passées. Mais ces
nouvelles ne donnaient pas grande confiance aux Champenois dans la
force des Anglais et lorsque le sire de Chastillon leur promit, à
quarante jours, une grande et belle armée d'outre-mer, le roi Charles
chevauchait à quelques lieues de leur ville avec trente mille
combattants. Le sire de Chastillon s'aperçut qu'il était joué, ce dont
il avait eu déjà quelque soupçon. Les habitants de Reims refusèrent de
le recevoir. Il ne lui restait plus qu'à tourner bride et à rejoindre
les Anglais[1391].

[Note 1390: Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 451.--Jean
Chartier, _Chronique_, t. I, pp. 101-102.--_Journal du siège_, p.
118.--Rymer, _Foedera_, t. X, p. 424.--S. Bougenot, _Notices et
Extraits des manuscrits intéressant l'Histoire de France conservés à
la bibliothèque impériale de Vienne_, p. 62.--Raynaldi, _Annales
ecclesiatici_, t. IX, pp. 77, 78.--Morosini, t. IV, annexe XVII.]

[Note 1391: J. Rogier, dans _Procès_, t. IV, pp. 294, 298.]

Le 12 juillet, ils reçurent de monseigneur Regnault de Chartres,
archevêque duc de Reims, une lettre les priant de se disposer à la
venue du roi[1392].

[Note 1392: _Ibid._--L. Paris, _Cabinet Historique_, 1865, p. 77.]

Ce même jour, le Conseil de ville s'étant assemblé le greffier
commença d'inscrire sur le registre des délibérations le procès-verbal
de la séance:

«..... Après ce qu'on a exposé à Monseigneur de Chastillon, comment il
estoit capitaine, et les seigneurs et autre multitude de peuple
qui[1393].....»

[Note 1393: H. Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, p. 19.]

Il n'en écrivit pas davantage. Trouvant difficile de témoigner leur
loyauté aux Anglais en préparant le sacre du roi Charles et contraire
à la prudence de reconnaître un nouveau prince sans y être forcés, les
citoyens renonçaient tout à coup à la parole qui est d'argent et se
réfugiaient dans un silence d'or.

Le samedi 16, le roi Charles prit gîte à quatre lieues de la ville du
sacre, au château de Sept-Saulx, construit plus de deux cents ans
auparavant par les prédécesseurs guerriers de messire Regnault et dont
le fier donjon commandait le passage de la Vesle[1394]. Il y reçut les
bourgeois de Reims qui vinrent en grand nombre lui offrir pleine et
entière obéissance[1395]. Puis il se remit en marche avec la Pucelle
et toute son armée, et ayant franchi sa dernière étape sur la chaussée
qui côtoyait la Vesle, il entra dans la grande cité champenoise au
tomber du jour, par la porte méridionale nommée Dieulimire, qui,
devant lui, abaissa ses ponts et leva ses deux herses[1396].

[Note 1394: Perceval de Cagny, p. 159.--Jean Chartier,
_Chronique_, p. 97.--_Chronique de la Pucelle_, p. 320.--_Chronique
des Cordeliers_, fol. 85 vº.--_Journal du siège_, p. 112.--Bergier,
_Poème sur la tapisserie de Jeanne d'Arc_, p. 112.--H. Jadart, _Jeanne
d'Arc à Reims_, pp. 20, 21.--F. Pinon, _Notice sur Sept-Saulx_, dans
_Travaux de l'Académie de Reims_, t. VI, p. 328.]

[Note 1395: J. Rogier, dans _Procès_, pp. 298 et suiv.--Dom
Marlot, _Histoire de la Ville de Reims_, t. IV, Reims, 1846 (4 vol.
in-4º), t. III, p. 174.]

[Note 1396: H. Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, p. 23.]

La tradition voulait que le sacre fut célébré, de préférence, un
dimanche, et cette règle se trouvait mentionnée dans un cérémonial qui
avait servi, croyait-on, pour le sacre de Louis VIII et qui faisait
autorité[1397]. Les habitants de Reims travaillèrent pendant la nuit,
afin que tout fût prêt pour le lendemain[1398]. Leur amour subit du
roi de France les aiguillonnait et surtout la peur qu'il demeurât
quelques jours dans la ville avec son armée. Ils ressentaient à
recevoir et à garder des gens d'armes dans leurs murs une crainte
commune aux bourgeois de toutes les villes, qui, dans leur épouvante,
ne distinguaient point les hommes de guerre armagnacs des hommes de
guerre anglais et bourguignons[1399]. Aussi furent-ils diligents à
préparer toutes choses, avec la ferme intention d'en payer le moins
possible. Attendu que le sacre ne leur rapportait «ni profit ni
honneur[1400]», les échevins, d'habitude, en rejetaient la charge sur
l'archevêque, qui en tenait, disaient-ils, les émoluments comme pair
de France[1401].

[Note 1397: _Chronique de la Pucelle_, pp. 322-323, note.--«Ce
rituel date bien du XIIIe siècle. Il nous a été conservé dans un
manuscrit de la bibliothèque de Reims qui paraît avoir été écrit vers
1274.» Communication de M. H. Jadart.--Varin, _Archives de Reims_, t.
I, p. 522.--Dom Marlot, _Histoire de la ville de Reims_, t. III, p.
566, et t. IV, Pièces just., nº 142.--H. Jadart, _Jeanne d'Arc à
Reims_, p. 7.]

[Note 1398: _Chronique de la Pucelle_, p. 321.--Perceval de Cagny,
p. 159.--Lettre de trois gentilhommes angevins, dans _Procès_, t. V,
p. 128.]

[Note 1399: _Procès_, t. I, p. 91.]

[Note 1400: Thirion, _Les frais du sacre_, dans _Travaux de
l'Académie de Reims_, 1894.--Voir dans Varin, _Archives de Reims_, la
table des matières au mot: _Sacre_.--Dom Marlot, _Histoire de la ville
de Reims_, t. III, pp. 461, 566, 640, 651, 819; t. IV, pp. 25, 31,
45.]

[Note 1401: _Chronique de la Pucelle_, p. 321, note 2.]

Les ornements royaux déposés, après le sacre du feu roi, dans le
trésor de Saint-Denys, étaient aux mains des Anglais. La couronne de
Charlemagne, brillante de rubis, de saphirs et d'émeraudes, fleuronnée
de quatre fleurs de Lis, que recevaient les rois de France à leur
couronnement, les Anglais voulaient la mettre sur la tête de leur roi
Henri; ils se préparaient à ceindre le roi enfant de l'épée de
Charlemagne, l'illustre Joyeuse, qui dormait dans son fourreau de
velours violet, sous la garde de l'abbé bourguignon de Saint-Denys.
Aux Anglais aussi le sceptre que surmontait un Charlemagne d'or en
habit d'empereur, la verge de justice terminée par une main en corne
de licorne, l'agrafe dorée du manteau de saint Louis et les éperons
d'or, et le _Pontifical_ contenant, dans sa reliure de vermeil
émaillée, les cérémonies du sacre[1402]. On dut se contenter d'une
couronne conservée dans le trésor de la cathédrale[1403]. Quant aux
autres insignes de la royauté de Clovis, de saint Charlemagne et de
saint Louis, on les représenterait comme on pourrait et il n'était pas
mauvais après tout que ce sacre gagné dans une chevauchée se sentît
des travaux et des misères qu'il avait coûtés et que la cérémonie
participât en quelque chose de la pauvreté héroïque des hommes d'armes
et des gens des communes, qui y avaient conduit le dauphin.

[Note 1402: C. Leber, _Des cérémonies du sacre ou Recherches
historiques et antiques sur les moeurs, les coutumes, les institutions
et le droit public des Français, dans l'ancienne monarchie_,
Paris-Reims, 1825, in-8º.--A. Lenoble, _Histoire du sacre et du
couronnement des rois et des reines de France_, Paris, 1825, in-8º.]

[Note 1403: _Procès_, t. I, p. 91.--Varin, _Archives de Reims_, t.
III. pp. 559 et suiv.]

Les rois étaient sacrés par l'huile, car l'huile signifie renommée,
gloire et sapience. Le matin, les seigneurs de Rais, de Boussac, de
Graville et de Culant furent députés par le roi pour aller quérir la
Sainte Ampoule[1404].

[Note 1404: _Chronique de la Pucelle_, p. 321.--_Journal du
siège_, p. 113.--Varin, _Archives de Reims_, t. II, p. 509; t. III, p.
555.]

C'était une fiole de cristal que le grand prieur de Saint-Remi tenait
enfermée dans le tombeau de l'apôtre derrière le maître-autel de
l'église abbatiale. Cette fiole contenait le saint chrême, dont le
bienheureux Remi avait oint le roi Clovis, et elle était enchâssée
dans un reliquaire en forme de colombe, parce qu'on avait vu la
colombe du Paraclet apporter l'huile destinée au sacrement du premier
roi chrétien. Il est vrai qu'on trouvait en de vieux livres qu'un ange
était descendu du ciel avec l'ampoule miraculeuse[1405]; mais ces
incertitudes ne troublaient point les esprits, et l'on ne doutait pas,
dans le peuple chrétien, que le saint chrême n'eût des vertus
merveilleuses. On savait, par exemple, qu'il ne diminuait point à
l'usage, et que la fiole restait toujours pleine, en présage et gage
de la pérennité du royaume de France. Selon les observations des
témoins, lors du sacre du feu roi Charles, l'huile n'avait pas diminué
après les onctions[1406].

[Note 1405: Flodoard, _Hist. ecclesiæ Remensis_, dans _coll.
Guizot_, t. V, pp. 41 et suiv.--Eustache Deschamps, Ballade 172, t. I,
p. 305, t. II, p. 104.--Dom Marlot, _Histoire de la ville de Reims_,
t. II, p. 48, nº 1.--Vertot, dans _Académie des Inscriptions_, t. II.]

[Note 1406: Froissart, l. II, ch. LXXIV.]

À neuf heures du matin, Charles de Valois entra dans l'église avec une
suite nombreuse. Le roi d'armes de France appela par leurs noms,
devant le maître-autel, les douze pairs du royaume. Des six pairs
laïques, aucun ne répondit. À leur place se présentèrent le duc
d'Alençon, les comtes de Clermont et de Vendôme, les sires de Laval,
de la Trémouille et de Maillé.

Des six pairs ecclésiastiques, trois répondirent à l'appel du roi
d'armes: l'archevêque duc de Reims, l'évêque comte de Châlons,
l'évêque duc de Laon. Les évêques détaillants de Langres, de Chaumont
et de Noyon furent suppléés. En l'absence d'Arthur de Bretagne,
connétable de France, l'épée fut tenue par Charles, sire
d'Albret[1407].

[Note 1407: Lettres de trois gentilshommes angevins, dans
_Procès_, t. V, pp. 127, 129.--Monstrelet, t. IV, ch. LXIV.--Perceval
de Cagny, p. 159.--_Relation du greffier de La Rochelle_, p.
343.--_Chronique de Tournai_ (t. III du _Recueil des Chroniques de
Flandre_), p. 414.--_Gallia Christiana_, t. IX, col. 551; t. XI, col.
698.]

Devant l'autel se tenait Charles de Valois, revêtu d'habits fendus sur
la poitrine et les épaules. Il jura, premièrement, de conserver à
l'Église paix et privilèges; deuxièmement, de préserver le peuple des
exactions et de ne le pas trop charger; troisièmement, de gouverner
avec justice et miséricorde[1408].

[Note 1408: _Chronique de la Pucelle_, p. 322, note
1.--_Collection de Champagne_, vol. 125, Sacre des rois, fol. 86.]

Il fut armé chevalier par son cousin d'Alençon[1409].

[Note 1409: Perceval de Cagny, p. 159.--_Chronique de la pucelle_,
p. 322--_Journal du siège_, p. 114.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I,
p. 97.]

Puis l'archevêque lui fit les onctions avec l'huile mystique, dont le
Saint-Esprit fortifie les prêtres, les rois, les prophètes et les
martyrs et, nouveau Samuel, consacra le nouveau Saül, manifestant que
toute puissance est de Dieu et que, à l'exemple de David, les rois
sont les pontifes, les annonciateurs et les témoins du Seigneur. Cette
effusion d'huile, dont étaient consacrés les rois, dans Israël,
rendait brillants et forts les rois de la France très chrétienne
depuis Charlemagne, depuis Clovis, car, s'il reçut de saint Remi non
proprement le sacre, mais le baptême et la confirmation, Clovis fut
consacré en même temps chrétien et roi par le bienheureux évêque, au
moyen de l'huile sainte, envoyée par Dieu lui-même à ce prince et à
ses successeurs[1410].

[Note 1410: Chifletius, _De ampula Remensi nova et acurata
disquisitio_, Anvers, 1651, in-4º.]

Et Charles reçut les onctions présage de force et de victoire, car il
est écrit au livre des Rois: «Samuel prit la fiole d'huile, la versa
sur la tête de Saül et dit: Voici que le Seigneur t'a sacré prince sur
son héritage, et tu délivreras son peuple des mains des ennemis qui
l'environnent. _Ecce unxit te Dominus super hereditatem suam in
principem, et liberabis populum suum de manibus inimicorum ejus, qui
in circuitu ejus sunt._» (_Reg._ I, X, 1, 6.)

Durant le mystère, comme on disait en ancien langage[1411], la Pucelle
demeurait au côté du roi. Elle tint un moment déployé son étendard
blanc devant lequel le vieil étendard de Chandos avait reculé. Puis
d'autres tinrent l'étendard à leur tour, son page Louis de Coutes, qui
ne la quittait jamais, frère Richard le prêcheur, qui l'avait suivie à
Châlons et à Reims[1412]. Dans un de ses rêves, elle avait donné
naguère une couronne éblouissante à son roi; elle s'attendait à ce que
cette couronne fût apportée dans l'église par des messagers
célestes[1413]. Les saintes ne recevaient-elles pas communément des
couronnes de la main des anges? Un ange offrit à sainte Cécile une
couronne tressée de roses et de lis. Un ange donna à la vierge
Catherine la couronne impérissable, que la sainte posa sur la tête de
l'Impératrice de Rome. Mais la couronne étrangement riche et
magnifique que Jeanne attendait ne vint point.

[Note 1411: Lettre de trois gentilshommes angevins, dans _Procès_,
t. V, p. 129.--F. Boyer, _Variante inédite d'un document sur le Sacre
de Charles VII_, Clermont et Orléans, 1881, in-8º.]

[Note 1412: _Procès_, t. I, p. 104, 300.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 322.--Lettre de trois gentilshommes angevins, dans
_Procès_, t. V, p. 129.--Varin, D. Marlot, H. Jadart, _loc. cit._]

[Note 1413: _Procès_, t. I, p. 108.]

L'archevêque prit sur l'autel la couronne de prix modique fournie par
le chapitre, et l'éleva à deux mains sur la tête du roi. Les douze
pairs en cercle autour du prince y portèrent le bras pour la soutenir.
Les trompettes éclatèrent, et le peuple cria: «Noël[1414]!»

[Note 1414: Lettre de trois gentilshommes angevins, dans _Procès_,
t. V, p. 129.]

Ainsi fut oint et couronné Charles de France, issu de la royale lignée
du noble roi Priam de Troie la Grande.

Le mystère fut terminé à deux heures après midi[1415]. On rapporte
qu'alors la Pucelle s'agenouilla et, embrassant le roi par les jambes,
lui dit avec des larmes:

--Gentil roi, maintenant est fait le plaisir de Dieu, qui voulait que
je levasse le siège d'Orléans et vous amenasse en cette cité de Reims
recevoir votre saint sacre, en montrant que vous êtes vrai roi et
celui auquel le royaume de France doit appartenir[1416].

[Note 1415: Morosini, t. III, p. 181.--Lettre de trois
gentilshommes, _loc. cit._]

[Note 1416: _Chronique de la Pucelle_, pp. 322, 323.--_Journal du
siège_, p. 114.]

Le roi fit les présents d'usage. Il offrit au Chapitre un tapis de
satin vert, ainsi que des ornements de velours rouge et de damas
blanc. De plus, il posa sur l'autel un vase d'argent du prix de treize
écus d'or. Le seigneur archevêque s'en empara malgré les réclamations
des chanoines, mais il ne lui servit de rien de l'avoir pris, car il
lui fallut le rendre[1417].

[Note 1417: Dom Marlot, _Histoire de la ville de Reims_, t. IV, p.
175.--H. Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, p. 107.]

Après la cérémonie, Charles ceignit la couronne, revêtit le manteau
royal, bleu comme le ciel, fleuri de lis d'or, et traversa sur son
coursier les rues de la ville de Reims. Le peuple en liesse criait:
«Noël!» comme il avait crié à l'entrée de monseigneur le duc de
Bourgogne.

Ce jour-là, le sire de Rais fut fait maréchal de France et le sire de
la Trémouille comte; l'aîné des deux fils de madame de Laval, à qui la
Pucelle avait offert le vin à Selles-en-Berri, fut fait comte aussi.
Le capitaine La Hire reçut le comté de Longueville avec tout ce qu'il
prendrait en Normandie[1418].

[Note 1418: _Chronique de la Pucelle_, p. 322.--_Journal du
siège_, p. 114.--Perceval de Cagny, p. 159.--Lettre de trois
gentilshommes angevins, dans _Procès_, t. V, p. 129.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 97.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles
VII_, t. II, p. 99, note 2.]

Le roi Charles fut servi à dîner en l'hôtel épiscopal, dans l'ancienne
salle du Tau, par le duc d'Alençon et le comte de Clermont[1419]. La
table royale, selon la coutume, se prolongeait dans la rue et le
festin débordait sur toute la ville. C'était un jour de franche lippée
et de commune frairie. Dans les maisons, sous les portes, sur les
bornes, on faisait ripaille, on se ruait en cuisine; il se dévorait
boeufs par douzaines, moutons par centaines, poules et lapins par
milliers. On se bourrait d'épices, et comme on avait grand'soif, on
humait à plein pot les vins de Bourgogne et notamment le parfumé vin
de Beaune. Le très vieux cerf de la cour archiépiscopale, qui était de
bronze et creux, on le transportait, à chaque couronnement, dans la
rue du Parvis; on le remplissait de vin, et le peuple y venait boire
comme à la fontaine. Finalement les bourgeois et habitants de la cité
du bienheureux Remi, riches et pauvres, empiffrés, saouls de viandes
et de vin, ayant hurlé «Noël!» à plein gosier, tombaient endormis sur
les fûts et les victuailles dont, le lendemain, les échevins moroses
allaient disputer aigrement les restes aux gens du roi[1420].

[Note 1419: Monstrelet, t. IV, p. 339.--H. Jadart, _Jeanne d'Arc à
Reims_, p. 32.]

[Note 1420: Thirion, _Les frais du sacre_ dans _Travaux de
l'Académie de Reims_, 1894.--Dom Marlot, _Histoire de la ville de
Reims_, t. IV, p. 45, n. 1.--Varin, _Arch. adm. de la ville de Reims_,
t. III, p. 39.]

Jacques d'Arc était venu voir ce couronnement auquel sa fille avait
tant ouvré. Il logeait à l'enseigne de l'_Âne rayé_, rue du Parvis,
dans une hôtellerie tenue par Alix, veuve de Raulin Morieau. En même
temps que sa fille, il revit son fils Pierre[1421]. Ce cousin que
Jeanne appelait son oncle et qui l'avait accompagnée auprès de sire
Robert à Vaucouleurs, Durand Lassois, était pareillement venu aux
fêtes du sacre. Il parla au roi et lui conta tout ce qu'il savait de
sa cousine[1422]. Jeanne trouva aussi à Reims un jeune compatriote,
Husson Le Maistre, chaudronnier dans le village de Varville, à trois
lieues de Domremy. Elle ne le connaissait pas, mais il avait bien
entendu parler d'elle, et il était très familier avec Jacques et
Pierre d'Arc[1423].

[Note 1421: _Procès_, t. III, p. 198; t. V, pp. 141, 266.--H.
Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, pp. 47, 48.--L'abbé Cerf, _Le vieux
Reims_, 1875, pp. 35 et 110.]

[Note 1422: _Procès_, t. II, p. 445.]

[Note 1423: _Ibid._, t. III, p. 198.]

Jacques d'Arc était un des notables de son village et peut-être le plus
entendu aux affaires[1424]. Il ne s'était pas rendu à Reims à seule fin
de voir sa fille chevaucher par les rues de la cité en habit d'homme; il
venait demander au roi pour lui, pour ceux de son village, dépouillés
par les gens de guerre, une exemption d'impôts. Cette demande, que la
Pucelle transmit au roi, fut agréée. Le 31 du même mois, le roi
ordonnait que les habitants de Greux et de Domremy fussent francs de
toutes tailles, aides, subsides et subventions[1425]. Les Élus de la
ville payèrent sur les deniers publics les dépenses de Jacques d'Arc,
et, quand il fut sur son départ, ils lui donnèrent un cheval pour
retourner chez lui[1426].

[Note 1424: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. L et suiv.;
preuve, LI, pp. 97, 106; supplément aux preuves, pp. 359,
362.--Boucher de Molandon, _Jacques d'Arc, père de la Pucelle, sa
notabilité personnelle_, Orléans, 1885, in-8º.]

[Note 1425: _Procès_, t. V, pp. 137, 139.]

[Note 1426: _Ibid._, t. I, pp. 141, 266, 267.]

Durant les cinq ou six jours qu'elle demeura à Reims, la Pucelle se
montra au peuple. Les humbles, les simples venaient à elle; les bonnes
femmes lui prenaient les mains et faisaient toucher leurs anneaux au
sien[1427]. Elle portait au doigt un petit anneau que sa mère lui
avait donné; il était de laiton, autrement appelé aurichalque[1428].
L'aurichalque était, comme on disait, l'or des pauvres. Cet anneau
n'avait pas de pierre et portait au chaton les noms de _Jhesus Maria_,
avec trois croix. Elle y tenait souventes fois les regards pieusement
fixés parce qu'un jour elle l'avait fait toucher par madame sainte
Catherine[1429]. Et que la sainte l'eût vraiment touché, ce n'était
pas incroyable, puisqu'il était manifeste que peu de temps auparavant,
en l'an 1413, soeur Colette, qui professait la chasteté virginale,
avait reçu de l'apôtre vierge un riche anneau d'or, en signe
d'alliance spirituelle avec le Roi des rois. Soeur Colette faisait
toucher cet anneau aux religieux et aux religieuses de son ordre, et
elle le confiait aux messagers qu'elle envoyait au loin, afin de les
préserver des périls de la route[1430]. La Pucelle attribuait aussi à
son anneau de grandes vertus; toutefois elle ne s'en servait point
pour opérer des guérisons[1431].

[Note 1427: _Ibid._, t. I, p. 103.]

[Note 1428: Du Cange, _Glossarium_, aux mots: _Auriacum_,
_electrum_ et _leto_.--Vallet de Viriville, _Les anneaux de Jeanne
d'Arc_, dans _Mémoires de la Société des Antiquaires de France_, t.
XXX, janvier 1867.]

[Note 1429: _Procès_, t. I, pp. 185, 238; Walter Bower, _ibid._,
t. IV, p. 480.]

[Note 1430: _Sanctissimæ virginis Coletæ vita_, Paris, in-8º,
gothique sans date, feuillet 8, verso.--_Bollandistes_, AA. SS., mars,
t. I, p. 611.]

[Note 1431: _Procès_, t. I, p. 104.]

On attendait d'elle les menus services qu'il était d'usage de demander
aux saintes gens et parfois aux sorciers. Avant la cérémonie du sacre,
les nobles et les chevaliers avaient reçu des gants, selon la coutume.
L'un d'eux perdit les siens; il demanda, ou d'autres demandèrent pour
lui, qu'elle les lui fît retrouver. Elle ne dit point qu'elle le
ferait; cependant la chose fut sue et diversement jugée[1432].

[Note 1432: _Ibid._, t. I, p. 104.--H. Jadart, _Jeanne d'Arc à
Reims_, p. 37.]

Après le sacre du roi, si, mêlé au peuple dans la rue du Parvis,
quelque clerc méditatif leva les yeux sur la haute face historiée de
la cathédrale, déjà très vieille alors pour des hommes qui,
connaissant mal les chroniques, mesuraient le temps sur la durée de
la vie humaine, il vit sûrement, à gauche de l'arc aigu qui surmonte
la rose, l'image colossale de Goliath dressé fièrement dans son armure
à écailles, et cette même figure répétée à droite de l'arc, dans
l'attitude d'un homme chancelant et qui tombe[1433]. Alors ce clerc
dut se rappeler ce qui est écrit au premier livre des Rois:

[Note 1433: «Ces sculptures (Goliath et David) ont été
certainement exécutées à la fin du XIIIe siècle» (L. Demaison, _Notice
historique sur la cathédrale de Reims_, Reims, _s. d._, in-4º, p. 44).
La rose est de 1280 (H. Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, p. 41).]

«Les Philistins assemblèrent toutes leurs troupes pour combattre
Israël. Or, il arriva qu'un homme, qui était bâtard, sortit du camp
des Philistins. Il s'appelait Goliath; il était de Geth, et il avait
six coudées et une palme de haut. Il était revêtu d'une cuirasse à
écailles qui pesait cinq mille sicles d'airain. Et il vint disant:
«J'ai jeté l'opprobre aux armées d'Israël. Donnez-moi un homme qui
vienne combattre contre moi en un combat singulier.»

»Or, David enfant s'en était allé à Bethléem pour paître les troupeaux
de son père. Mais David, s'étant levé dès la pointe du jour, laissa à
un serviteur le soin de son troupeau. Il vint au lieu appelé Magala,
où l'armée s'était avancée pour donner la bataille. Et voyant Goliath,
il demanda: «Qui est ce Philistin incirconcis qui jette l'opprobre aux
armées du Dieu vivant?»

»Ces paroles de David ayant été entendues, elles furent rapportées à
Saül. Et Saül l'ayant fait venir devant lui, David lui parla de cette
manière: «Que personne ne s'épouvante de ce Philistin, car moi, ton
serviteur, je suis prêt à aller le combattre.» Saül lui dit: «Tu ne
saurais résister à ce Philistin ni combattre contre lui, parce que tu
es un enfant, et que celui-ci est un homme nourri à la guerre depuis
sa jeunesse.» David répondit: «J'irai contre lui et je ferai cesser
l'opprobre d'Israël.» Saül dit donc à David: «Va! et que le Seigneur
soit avec toi!»

»David prit son bâton, choisit dans le torrent cinq pierres très
polies et, tenant à la main sa fronde, il marcha contre les
Philistins.

»Et Goliath, lorsqu'il eut aperçu David, voyant que c'était un bel
enfant aux cheveux roux, lui dit: «Suis-je un chien, pour que tu
viennes à moi avec un bâton?» Mais David répondit au Philistin: «Tu
viens à moi avec l'épée, la lance et le bouclier. Mais moi, je viens à
toi au nom du Seigneur des armées, du Dieu des batailles d'Israël,
auquel tu as insulté aujourd'hui. Le Seigneur te livrera entre mes
mains. Et que toute cette assemblée d'hommes reconnaisse que ce n'est
point par l'épée, ni par la lance que Dieu sauve! Cette guerre est sa
guerre et il vous livrera dans nos mains.»

»Le Philistin s'avança donc et marcha contre David. Et David lança une
pierre avec sa fronde et en frappa le Philistin au front. Et Goliath
tomba le visage contre terre.»

Alors le clerc qui méditait ces paroles du Livre songeait que,
toujours semblable à lui-même, le Seigneur qui sauva Israël et abattit
Goliath par la fronde d'un berger enfant avait suscité la fille d'un
laboureur pour la délivrance du très chrétien royaume et l'opprobre du
Léopard[1434].

[Note 1434: Voir le sacre de David et celui de Louis XII, par un
peintre inconnu, vers 1498, au Musée de Cluny.--H. Bouchot,
_L'Exposition des Primitifs français. La peinture en France sous les
Valois_, liv. II, planche C.]

La Pucelle avait fait écrire de Gien, vers le 27 juin, au duc de
Bourgogne, pour l'inviter à se rendre au sacre du roi. N'ayant pas
reçu de réponse, elle dicta, le jour même du sacre, une deuxième
lettre au duc. Voici cette lettre:

     + JHESUS MARIA.

     Haultet reboubté prince, duc de Bourgoingne, Jehanne la Pucelle
     vous requiert de par le Roy du ciel, mon droicturier et souverain
     seigneur, que le roy de France et vous, faciez bonne paix ferme,
     qui dure longuement. Pardonnez l'un à l'autre de bon cuer,
     entièrement, ainsi que doivent faire loyaulx chrestians; et s'il
     vous plaist à guerroier, si alez sur les Sarrazins. Prince de
     Bourgoingne, je vous prie, supplie et requiers tant humblement
     que requérir vous puis, que ne guerroiez plus ou saint royaume de
     France, et faictes retraire incontinent et briefment voz gens qui
     sont en aucunes places et forteresses dudit saint royaume; et de
     la part du gentil roy de France, il est prest de faire paix à
     vous, sauve son honneur, s'il ne tient en vous. Et vous faiz à
     savoir de par le Roy du ciel, mon droicturier et souverain
     seigneur, pour vostre bien et pour vostre honneur et sur voz vie,
     que vous n'y gaignerez point bataille à l'encontre des loyaulx
     François, et que tous ceulx qui guerroient oudit saint royaume de
     France, guerroient contre le roy Jhesus, roy du ciel et de tout
     le monde, mon droicturier et souverain seigneur. Et vous prie et
     requiers à jointes mains, que ne faictes nulle bataille ne ne
     guerroiez contre nous, vous, vos gens ou subgiez; et croiez
     seurement que, quelque nombre de gens que amenez contre nous,
     qu'ilz n'y gagneront mie, et sera grant pitié de la grant
     bataille et du sang qui y sera respendu de ceulx qui y vendront
     contre nous. Et a trois semaines que je vous avoye escript et
     envoié bonnes lettres par ung hérault, que feussiez au sacre du
     roy qui, aujourd'hui dimenche, xvije jour de ce présent mois de
     juillet, ce fait en la cité de Reims: dont je n'ay eu point de
     response, ne n'ouy oncques puis nouvelles dudit hérault. À Dieu
     vous commens et soit garde de vous, s'il lui plaist; et prie Dieu
     qu'il y mecte bonne pais. Escript audit lieu de Reims, ledit
     xvije jour de juillet.»

     _Sur l'adresse:_ «Au duc de Bourgoigne[1435].»

[Note 1435: _Procès_, t. V, pp. 126-127.--Hennebert, _Une lettre
de Jeanne d'Arc aux Tournaisiens_, dans _Arch. hist. et litt. du Nord
de la France et du Midi de la Belgique_, nouv. série, t. I, 1837, p.
525.--Fac-similé dans l'_Album des Archives départementales_, nº 123.]

Sainte Catherine de Sienne, à Reims, n'aurait pas écrit autrement. La
Pucelle, bien qu'elle n'aimât pas les Bourguignons, sentait à sa
manière et fortement combien la paix avec le duc de Bourgogne était
désirable. C'est à mains jointes qu'elle le prie de ne plus faire la
guerre en France. «S'il vous plaît de guerroyer, lui dit-elle, allez
sur les Sarrasins.» Elle avait déjà conseillé aux Anglais de s'unir
aux Français pour faire la croisade. La destruction des infidèles
était alors le rêve des âmes douces et pacifiques, et beaucoup de
bonnes personnes comptaient que le fils riche et puissant du vaincu de
Nicopolis ferait payer cher aux Turcs leur antique victoire[1436].

[Note 1436: Morosini, t. III, pp. 82, 83.--Eberhard Windecke, p.
61, note 9, et p. 108.--Christine de Pisan, dans _Procès_, t. V, p.
416.--Jorga, _Notes et extraits pour servir à l'histoire des croisades
au XVe siècle_, Paris, 1899-1902, 3 vol. in-8º.]

Par sa lettre, la Pucelle annonce, de la part du roi du ciel, au duc
Philippe que, s'il combat contre le roi, il perdra la bataille. Ses
voix lui avaient prédit la victoire de la France sur la Bourgogne;
elles ne lui avaient pas révélé qu'au moment même où elle dictait sa
lettre, les ambassadeurs du duc Philippe se trouvaient à Reims;
c'était pourtant la vérité[1437].

[Note 1437: _Mémoires du Pape Pie II_, dans _Procès_, t. IV, pp.
514, 515.--Morosini, t. III, p. 190.]

Le duc Philippe, estimant que le roi Charles, maître de la Champagne,
était un prince à ménager, lui envoya, à Reims, David de Brimeu,
bailli d'Artois, à la tête d'une ambassade, pour le saluer et lui
faire des ouvertures de paix[1438]. Les Bourguignons reçurent du
chancelier et du Conseil un accueil empressé. On espérait que la paix
serait conclue avant leur départ. Les seigneurs angevins le mandèrent
aux reines Yolande et Marie[1439]. Ce n'était pas connaître le
magnifique renard de Dijon. Les Français n'étaient pas encore assez
forts, les Anglais assez faibles. Il fut convenu qu'une ambassade
serait envoyée en août au duc de Bourgogne dans la ville d'Arras.
Après quatre jours de conférences, une trêve de quinze jours fut
signée et l'ambassade quitta Reims[1440]. Dans le même moment, le duc
renouvelait solennellement à Paris sa plainte contre Charles de
Valois, assassin de son père, et s'engageait à amener une armée au
secours des Anglais[1441].

[Note 1438: _Procès_, t. IV, pp. 514, 515.--Monstrelet, t. IV, p.
340.--_Relation du greffier de La Rochelle_, p. 37.--Lettre de trois
gentilshommes angevins, dans _Procès_, t. V, p. 130.--Troisième compte
de Jean Abonnel, dans De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II,
p. 404, nº 3.]

[Note 1439: Lettre de trois gentilshommes angevins, dans _Procès_,
t. V, p. 130.]

[Note 1440: Le 20 ou le 21.--Monstrelet, t. IV, pp. 348 et
suiv.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, pp. 404 et
suiv.]

[Note 1441: Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 455.--_Journal
d'un bourgeois de Paris_, pp. 240, 241.--Stevenson, _Letters and
Papers_, t. II, pp. 101 et suiv.--Rymer, _Foedera_, t. IV, part. IV,
p. 150.]

Laissant à Reims, comme capitaine, Antoine de Hellande, neveu de
l'archevêque duc[1442], le roi de France sortit de la ville le 20
juillet et se rendit à Saint-Marcoul-de-Corbeny où les rois avaient
coutume de toucher les écrouelles au lendemain de leur sacre[1443].

[Note 1442: Archives de Reims, Compte des deniers patrimoniaux, t.
I, années 1428-29.--_Procès_, t. V, p. 141.--Monstrelet, t. IV, p.
339.--H. Jadart, _Jeanne d Arc à Reims_, p. 51.]

[Note 1443: _Procès_, t. III, p. 199.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 323.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 97.--_Journal du siège_,
p. 114.--Martial d'Auvergne, _Vigiles_, t. I, p. 111.]

Monseigneur saint Marcoul guérissait les scrofules[1444]. Il était de
race royale, mais sa puissance, révélée longtemps après mort, lui
venait surtout de son nom, et l'on pensait que saint Marcoul était
désigné pour guérir les affligés qui portaient des marques au cou,
ainsi que saint Clair pour rendre la vue aux aveugles et saint Fort
pour donner la vigueur aux enfants. Le roi de France partageait avec
lui le pouvoir de guérir les scrofules et comme il le tenait de
l'huile apportée du ciel par une colombe, on estimait que cette vertu
agissait davantage au moment du sacre, d'autant plus qu'il risquait de
la perdre par paillardise, désobéissance à l'église chrétienne ou
autres dérèglements: c'est ce qui était arrivé au roi Philippe
Ier[1445]. Les rois d'Angleterre touchaient aussi les écrouelles; le
roi Édouard III notamment opéra sur des scrofuleux couverts de plaies
des cures admirables. Pour ces raisons, le mal des scrofules était dit
mal Saint-Marcoul ou mal royal. Les vierges, ainsi que les rois,
avaient le pouvoir de guérir le mal royal. Mais il fallait que la
vierge, ayant jeûné, se mît nue et prononçât ces mots: _Negat Apollo
pestem passe recrudescere, quam nuda virgo restringat_[1446]. Il était
à craindre qu'il n'y eût là quelque sorcellerie, comme à charmer les
blessures, tandis que le pouvoir de saint Marcoul et du roi de France
venait de Dieu. On sent la différence[1447].

[Note 1444: _Gallia Christ._ IX, pp. 239, 51.--Le Poulle, _Notice
sur Corbeny, son prieuré, et le pèlerinage de Saint-Marcoul_,
Soissons, 1883, in-8º.--E. de Barthélemy, _Notice historique sur le
pèlerinage de Saint-Marcoul et Corbeny_, dans _Ann. Soc. Acad. de
Saint-Quentin_, 1878.]

[Note 1445: A. Du Laurent, _De mirabili strumas sanandi vi solis
regibus Galliarum christianissimis divinitus concessa liber_, Paris,
1607, in-8º.--Cerf, _Du toucher des écrouelles par le roi de France_,
dans _Trav. Acad. de Reims_, 1865-1867.--Dom Marlot, _Histoire de la
ville de Reims_, t. III, pp. 196 et suiv.]

[Note 1446: G. Leber, _Des cérémonies du sacre_, p. 459.]

[Note 1447: L'abbé J.-B. Thiers, _Traité des superstitions selon
l'Écriture sainte_, Paris, 1697, t. I, pp. 518-519.]

Le roi Charles fit ses dévotions, ses oraisons et ses offrandes à
monseigneur saint Marcoul et toucha les écrouelles. Il reçut à Corbeny
la soumission de la ville de Laon. Puis il s'en fut, le lendemain 22,
à une petite ville forte de la vallée de l'Aisne, nommée Vailly, qui
appartenait à l'archevêque duc de Reims. Il reçut à Vailly la
soumission de la ville de Soissons[1448]. Comme le disait alors un
prophète armagnac, «les clés des portes guerrières reconnaissaient les
mains qui les avaient forgées[1449]».

[Note 1448: Perceval de Cagny, p. 160.--_Chronique de la Pucelle_,
pp. 323-324.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 98.--_Journal du
siège_, p. 115.--_Chronique des Cordeliers_, fol. 486 rº.--Morosini,
t. III, p. 182, note 3.]

[Note 1449: Bréhal, dans _Procès_, t. III, p. 345.]



CHAPITRE XIX

LA LÉGENDE DE LA PREMIÈRE HEURE.


Il est toujours difficile de savoir comment à la guerre les choses se
sont passées; dans ce temps-là c'était tout à fait impossible de se
faire une idée un peu raisonnable des actions accomplies. Il y avait à
Orléans, sans doute, quelques personnes assez avisées pour
s'apercevoir que les engins abondants et subtils, rassemblés par les
procureurs, avaient été d'un grand secours; mais les habitants
admirent généralement que la délivrance s'était opérée par miracle, et
ils en rapportèrent le mérite premièrement à leurs benoîts patrons,
Monsieur saint Aignan et Monsieur saint Euverte, et après eux, à
Jeanne la Pucelle de Dieu, ne concevant pas aux faits accomplis sous
leurs yeux d'explication plus simple, plus facile, plus
naturelle[1450].

[Note 1450: _Journal du siège_, pp. 16, 88.--_Chronique de
l'établissement de la fête_, dans _Procès_, t. V, p. 296.--Lottin,
_Récits historiques sur Orléans_, t. I, p. 279.]

Guillaume Girault, ancien procureur de la ville et notaire au
Châtelet, écrivit et signa de son nom une relation très brève de la
délivrance, y consignant que, le mercredi, veille de l'Ascension, la
bastille Saint-Loup fut prise comme par miracle à force d'armes,
«présente et aidant Jeanne la Pucelle, envoyée de Dieu» et que, le
samedi suivant, le siège que les Anglais avaient mis aux Tourelles du
bout du pont fut levé «par le plus évident miracle qui ait apparu
depuis la Passion». Et Guillaume Girault atteste que la Pucelle
conduisait la besogne[1451]. Quand les témoins, les acteurs eux-mêmes
ne se rendaient point un compte exact des événements, quelle idée
pouvait-on s'en faire au loin?

[Note 1451: _Procès_, t. IV, pp. 282, 283.]

Les nouvelles des victoires françaises volaient avec une étonnante
rapidité[1452]. À la brièveté des relations authentiques l'éloquence
des clercs facondeux et l'imagination populaire amplement suppléaient.
La campagne de la Loire et le voyage du sacre ne furent guère connus
d'abord que par des fables, et le peuple ne put les concevoir que
comme des événements surnaturels.

[Note 1452: La délivrance d'Orléans annoncée de Bruges à Venise le
10 mai (Morosini, t. III, pp. 23-24).]

Dans les lettres envoyées par la chancellerie royale aux villes du
royaume et aux princes de la chrétienté, le nom de Jeanne la Pucelle
était associé à tous les faits d'armes. Jeanne elle-même, par sa
chancellerie monastique, faisait savoir à tous les grandes choses
qu'elle croyait fermement avoir accomplies[1453].

[Note 1453: _Procès_, t. V, pp. 123, 139, 145, 147, 156, 159,
161.]

On pensait que tout s'était fait par elle, que le roi l'avait
consultée en toutes choses quand, en réalité, les conseillers du roi
et les capitaines ne lui demandaient guère son avis, l'écoutaient peu
et la montraient à propos. On rapportait tout à elle seule. Sa
personne, présente à des actions avérées et qui semblaient inouïes,
fut emportée en un vaste cycle de fables surprenantes et disparut dans
une forêt de contes héroïques[1454].

[Note 1454: Morosini, t. III, pp. 60, 61.]

Il y avait alors des âmes contrites qui, attribuant aux péchés du
peuple tous les maux du royaume, cherchaient la salut commun dans
l'humilité, le repentir et la pénitence[1455]. Elles attendaient la
fin de l'iniquité et le règne de Dieu sur la terre. Jeanne procéda, du
moins à ses débuts, de ces bonnes personnes. S'exprimant parfois en
réformatrice mystique, elle disait que Jésus est roi du saint royaume
de France, que le roi Charles est son lieutenant et n'a le royaume
qu'en «commande». Elle prononçait des paroles qui donnaient à croire
que sa mission était toute de charité, de paix et d'amour; celles-ci,
par exemple: «J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des
indigents[1456]. «Ces doux pénitents, qui rêvaient un monde pur,
fidèle et bénin, faisaient de Jeanne leur prophétesse et leur sainte.
Ils lui prêtaient des propos édifiants qu'elle n'avait jamais tenus.

[Note 1455: Saint-Vincent Ferrier; Saint-Bernardin de Sienne.]

[Note 1456: _Procès_, t. III, p. 88.]

«Quand la Pucelle vint auprès du roi, disaient-ils, elle lui fit faire
trois promesses: la première, de se démettre de son royaume, d'y
renoncer et de le rendre à Dieu, de qui il le tenait; la deuxième, de
pardonner à tous ceux des siens qui s'étaient tournés contre lui et
l'avaient affligé; la troisième, qu'il s'humiliât assez, pour que tous
ceux, pauvres et riches, amis et ennemis, qui viendraient à lui, il
les reçût en grâce[1457].»

[Note 1457: Eberbard Windecke, pp. 52-53.--Cf. La déposition du
duc d'Alençon, _Procès_, t. III, p. 91.]

Ou bien encore, ils la mettaient en action dans des apologues naïfs et
charmants, comme celui-ci:

«Un jour, la Pucelle demanda au roi de lui faire un présent, et le roi
y ayant consenti, elle réclama comme don le royaume de France. Le roi,
surpris, ne révoqua point sa promesse. La Pucelle voulut qu'ayant reçu
ce don, l'acte en fût solennellement dressé par les quatre notaires du
roi et que lecture fût faite de cet acte. Tandis que le roi entendait
cette lecture, elle le montra aux assistants et dit: «Voilà le plus
pauvre chevalier du royaume.» Et, après un peu de temps, en présence
des notaires, disposant du royaume de France, elle le remit à Dieu.
Puis, agissant au nom de Dieu, elle en investit le roi Charles et
ordonna que de cette transmission acte solennel fût dressé par
écrit[1458].»

[Note 1458: L. Delisle, _Un nouveau témoignage relatif à la
mission de Jeanne d'Arc_, dans _Bibliothèque de l'École des Chartes_,
t. XLVI, p. 649.--Le P. Ayrolles, _La Pucelle devant l'Église de son
temps_, pp. 57-58.]

Jeanne, avait annoncé, croyait-on, qu'à la Saint-Jean-Baptiste de l'an
1429, il ne demeurerait pas un Anglais en France[1459]. Ces hommes de
bonne volonté s'attendaient à ce que les promesses de leur sainte
fussent réalisées au jour fixé par elle. Ils annoncèrent qu'elle
avait, le 23 juin, fait son entrée dans la ville de Rouen et que, le
lendemain, jour de la Saint-Jean-Baptiste, les habitants de Paris
avaient de bon coeur ouvert leurs portes au roi de France. Au mois de
juillet on en faisait des récits dans Avignon[1460]. Les réformateurs,
assez nombreux, ce semble, en France et dans la chrétienté, croyaient
savoir que la Pucelle donnerait une constitution monastique aux
Anglais et aux Français, dont elle ferait un seul peuple de béguins et
de béguines, une même confrérie de pénitents et de pénitentes. Voici
quelles étaient, selon eux, les intentions des deux partis et les
principales clauses du traité:

[Note 1459: Grellier de la Chambre des comptes de Brabant, dans
_Procès_, t. IV, p. 426.]

[Note 1460: Morosini, t. III, pp. 38, 46, 61.]

«Le roi Charles de Valois pardonne à tous, et il ne lui souvient plus
des injures reçues. Les Anglais et les Français, tournés à contrition
et pénitence, s'appliquent à conclure une bonne et droite paix. La
Pucelle leur en a imposé elle-même les conditions. Conformément à sa
volonté, Anglais et Français, durant une ou deux années, porteront un
habit gris, avec une petite croix cousue dessus; le vendredi de
chaque semaine, ils ne prendront que du pain et de l'eau; ils vivront
en bonne union avec leurs femmes et ne dormiront point avec d'autres.
Ils promettent à Dieu de ne faire nulle guerre, si ce n'est pour la
défense de leur patrimoine[1461].»

[Note 1461: Morosini, t. III, pp. 64-65.]

Pendant la campagne du sacre, l'accord survenu entre les gens du roi
et les habitants d'Auxerre demeurant ignoré, on rapportait, vers la
fin de juillet, que, la ville prise d'assaut, quatre mille cinq cents
bourgeois avaient été occis et mêmement quinze cents hommes d'armes
tant chevaliers qu'écuyers des partis de Bourgogne et de Savoie. On
nommait parmi les gentilshommes morts messire Humbert Maréchal, le
seigneur de Varambon et un très fameux homme de guerre, le Viau de
Bar. On racontait des histoires de trahisons et de massacres, des
aventures horrifiques dans lesquelles la Pucelle était associée au
valet de coeur déjà fameux. On disait qu'elle avait fait couper la
tête à douze traîtres[1462]. C'était de vrais romans de chevalerie,
dont voici un exemple:

Environ deux mille Anglais entouraient le camp du roi, guettant s'ils
n'y pourraient causer quelque dommage. Alors, la Pucelle fit appeler
le capitaine La Hire et lui dit:

--Tu as fait, en ton temps, de très nobles choses, mais au jour
d'aujourd'hui, Dieu t'en a préparé à faire une plus notable que
celles que jamais tu fis. Prends tes gens d'armes et va à tel bois, à
deux lieues d'ici, tu y trouveras deux mille Anglais, tous la lance en
main; tu les prendras tous et tu les tueras.

[Note 1462: _Ibid._, t. III, pp. 144 et suiv.]

La Hire alla vers les Anglais et tous furent pris et tués, ainsi
qu'avait dit la Pucelle[1463].

Voilà les contes de Mélusine qu'on faisait d'elle, pour la joie des
hommes simples et violents qui se complaisaient à l'idée d'une Pucelle
coupe-têtes et tranche-montagne!

[Note 1463: Morosini, t. III, pp. 150, 153.]

Le bruit courait qu'après le sac d'Auxerre, le duc de Bourgogne avait
été vaincu et pris dans une grande bataille, que le Régent était mort,
que les Armagnacs étaient entrés dans Paris[1464]. La capitulation de
Troyes fut enveloppée de prodiges. À la venue des Français, les
habitants virent, disait-on, du haut de leurs remparts une grande
compagnie d'hommes d'armes, bien cinq à six mille, tenant chacun à la
main un pennon blanc. Au départ des Français ils les revirent rangés à
un trait d'arc derrière le roi Charles. Aussi merveilleux que les
chevaliers à l'écharpe blanche que les Bretons avaient vus peu de
temps auparavant chevaucher dans le ciel, ces chevaliers aux blancs
pennons, quand le roi partit, s'évanouirent[1465].

[Note 1464: _Ibid._, t. III, pp. 166, 167.]

[Note 1465: Fragment d'une lettre sur des prodiges advenus en
Poitou, dans _Procès_, t. V, pp. 121-122.--_Relation du greffier de La
Rochelle_, _op. cit._, p. 343.]

Tout ce qu'avaient cru, dans leur simplicité, les Orléanais subitement
désassiégés, tout ce qu'avaient conté les mendiants des Armagnacs et
les clercs du dauphin, fut avidement recueilli, accru, amplifié. Trois
mois après sa venue à Chinon, Jeanne eut sa légende qui, vivace,
fleurie et touffue, se répandit au dehors, en Italie, en Flandre, en
Allemagne[1466]. Dans l'été de 1429, cette légende était entièrement
trouvée. Toutes les parties éparses de ce qu'on peut appeler
l'évangile de l'enfance existaient déjà.

[Note 1466: Morosini, t. III, p. 78, note I.--Eberhard Windecke,
_passim_.--Fauché-Prunelle, _Lettres tirées des Archives de Grenoble_,
dans _Bull. Acad. delph._, t. II, 1847, 1849, pp. 459, 460.--Lettre
écrite par les agents d'une ville allemande, dans _Procès_, t. V, p.
347.--Lettre de Jean Desch, secrétaire de la ville de Metz, _ibid._,
pp. 352, 355.]

Âgée de sept ans, Jeanne menait paître les troupeaux; les loups
n'approchaient point de ses moutons; les oiseaux des bois, quand elle
les appelait, venaient manger son pain dans son giron. Le pouvoir
était en elle d'écarter les méchants. Personne sous le toit où elle
reposait n'avait à craindre la fraude et la malice des hommes[1467].

[Note 1467: Lettres de Perceval de Boulainvilliers au duc de
Milan, dans _Procès_, t. V, pp. 114, 116.]

Les miracles qui accompagnent la naissance de Jeanne, quand c'est un
poète latin qui les célèbre, revêtent la majesté romaine et prennent
le caractère de prodiges antiques; et c'est un spectacle assez étrange
que de voir, en 1429, un humaniste appeler les Muses ausoniennes sur
le berceau de la fille de Zabillet Romée.

«Le tonnerre gronda, la mer frémit, la terre trembla, le ciel
s'enflamma, le monde donna des signes de joie; une ardeur inconnue
mêlée d'épouvante agita les peuples ravis. Ils chantent de doux poèmes
et forment des danses rythmées en signe du salut destiné à la race
française par cette naissance céleste[1468].»

[Note 1468: Poème anonyme sur l'arrivée de la Pucelle et la
délivrance d'Orléans, _Procès_, t. V, p. 27, vers 70 et suiv.]

On fit plus. Dès la première heure on voulut que les merveilles qui
avaient signalé la nativité de Jésus se fussent renouvelées lors de la
venue de Jeanne au monde. On imagina qu'elle était née dans la nuit de
Noël; les bergers du village, émus d'une joie indicible dont ils
ignoraient la cause, couraient dans l'ombre pour découvrir la
merveille inconnue. Les coqs, hérauts de cette allégresse nouvelle,
font éclater à l'heure inaccoutumée des chants inouïs, et, battant des
ailes, durant deux heures semblent vaticiner. Ainsi l'enfant eut dans
sa crèche son adoration des bergers[1469].

[Note 1469: Lettre de Perceval de Boulainvilliers, dans _Procès_,
t. V, p. 116.]

De sa venue en France on avait beaucoup à conter. On croyait savoir
que, dans le château de Chinon, elle avait reconnu le roi qu'elle
n'avait jamais vu auparavant, et qu'elle était allée droit à lui, bien
qu'il se cachât sous des habits sans richesse, dans la foule des
seigneurs[1470]. On disait qu'elle avait donné un signe au roi,
qu'elle lui avait révélé un secret et qu'à la révélation de ce secret,
connu de lui seul, il avait été inondé d'une joie céleste; et sur
cette entrevue de Chinon, tandis que les assistants n'avaient guère à
dire, plusieurs, qui ne s'y étaient pas trouvés, étaient
inépuisables[1471].

[Note 1470: _Procès_, t. III, pp. 116, 192.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 273.--_Journal du siège_, p. 47.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 67.--_Relation du greffier de La Rochelle_, pp.
336, 337.--Martial d'Auvergne, _Vigiles_, t. I, p. 96.]

[Note 1471: _Procès_, t. III, pp. 103, 116, 209 et
_passim_.--_Journal du siège_, p. 48.--Th. Basin, _Histoire de Charles
VII_, t. I, p. 68.--_Mirouer des femmes vertueuses_, dans _Procès_, t.
IV, p. 271.--Pierre Sala, _ibid._, p. 280.--Morosini, t. III, p.
104.--Eberhard Windecke, p. 153.]

Le 7 mai, à quatre heures après midi, une colombe blanche se posa sur
l'étendard de la Pucelle; et l'on vit, le même jour, pendant l'assaut,
deux oiseaux blancs voltiger sur ses épaules[1472]. Les saintes
étaient fréquentées des colombes. Un jour que sainte Catherine de
Sienne se tenait agenouillée dans la maison du foulon, une colombe
blanche comme la neige se posa sur la tête de l'enfant[1473].

[Note 1472: _Journal du siège_, p. 294.--_Chronique de
l'établissement de la fête_ dans _Procès_, t. V, p. 294.]

[Note 1473: _AA. SS._, 3 avril.--Didron, _Iconographie
chrétienne_, pp. 438-439.--Alba Mignati, _Sainte Catherine de Sienne_,
p. 16.]

Un petit conte qui courait alors est intéressant en ce qu'on y voit
l'idée qu'on se faisait des relations du roi et de la Pucelle et aussi
comme exemple des déformations que peut subir, en passant de bouche en
bouche, le récit d'un fait véritable. Voici l'historiette, telle
qu'elle a été recueillie par un marchand allemand:

Un jour, en une certaine ville, la Pucelle, avisée que les Anglais
étaient proches, prit les champs, et aussitôt, tous les gens d'armes
qui se trouvaient dans la ville sautèrent à cheval pour la suivre.
Pendant ce temps le roi, qui dînait à table, apprenant que chacun
allait en compagnie de la Pucelle, fit fermer les portes de la cité.

On en avertit la Pucelle qui répondit sans se troubler:

--Avant qu'il soit heure de none, il sera au roi tel besoin de venir à
moi, qu'il me suivra tout de suite, son manteau à peine jeté sur lui,
et sans éperons.

Ainsi en advint-il. Car les gens d'armes enfermés dans la ville
mandèrent au roi qu'il fît immédiatement ouvrir les portes, sinon
qu'ils le détruiraient. Les portes furent ouvertes et tous les gens
d'armes coururent vers la Pucelle, sans se soucier du roi, qui jeta
son manteau sur lui et les suivit.

Ce jour-là un grand nombre d'Anglais furent détruits[1474].

[Note 1474: Eberhard Windecke, p. 103.]

On reconnaît dans ce conte le souvenir très altéré des faits qui se
passèrent le 6 mai, à Orléans. Les bourgeois couraient en foule à la
porte Bourgogne, décidés à passer la Loire pour attaquer les
Tourelles. Trouvant la porte fermée, ils se jetèrent furieux sur le
sire de Gaucourt qui la gardait. Le vieux seigneur fit ouvrir la porte
toute grande et leur dit: «Venez, je serai votre capitaine[1475].»
Dans le conte, les bourgeois sont devenus des gens d'armes, et ce
n'est plus le sire de Gaucourt qui fait méchamment fermer la porte,
c'est le roi; il n'a pas à s'en féliciter, et l'on est surpris de
trouver dès la première heure cette idée toute formée dans l'esprit du
peuple, que bien loin d'aider la Pucelle à chasser les Anglais, le roi
lui suscitait des obstacles et était toujours le dernier à la suivre.

[Note 1475: _Procès_, t. III, pp. 116-117.]

Entrevue dans ce chaos de récits plus confus que les nuées d'un ciel
orageux, Jeanne apparaissait comme une merveille inouïe. Elle
prophétisait et plusieurs de ses prophéties étaient déjà accomplies.
Elle avait annoncé la délivrance d'Orléans, et Orléans était délivré.
Elle avait annoncé qu'elle serait blessée, et elle avait reçu une
flèche au-dessus de la mamelle gauche. Elle avait annoncé qu'elle
mènerait le roi à Reims, et le roi avait été sacré dans cette ville.
Elle avait fait d'autres prophéties encore touchant le royaume de
France, comme de délivrer le duc d'Orléans, d'entrer dans Paris, de
chasser tous les Anglais hors du saint royaume, et l'on en attendait
l'accomplissement[1476].

[Note 1476: _Procès_, t. I, pp. 55, 84 et suiv., 133, 174, 232, 251,
252, 254, 331; t. III, pp. 99, 205, 254, 257 et _passim_.--_Journal du
siège_, pp. 34, 44, 45, 48.--_Chronique de la Pucelle_, pp. 212,
295.--Perceval de Cagny, p. 141.--Monstrelet, t. IV, p. 320.--Lefèvre de
Saint-Remy, t. II, p. 143.--Le Greffier de la Chambre des comptes de
Brabant, dans _Procès_, t. IV, p. 426.--_Chronique de Tournai_ (t. III
du _Recueil des Chroniques de Flandre_), p. 411.--Morosini, t. III, p.
121.]

Elle prophétisait tous les jours, notamment au sujet de plusieurs
hommes qui lui avaient manqué de respect et qui étaient morts de male
mort[1477].

[Note 1477: Morosini, t. III, p. 57.]

À Chinon, tandis qu'elle était menée au roi, un homme d'armes qui
chevauchait devant le château, pensant la reconnaître, demanda:

--N'est-ce point là la Pucelle? Jarnidieu, si je la tenais une nuit,
je ne la laisserais pas pucelle.

Alors Jeanne prophétisa et dit:

--Ha! en nom Dieu, tu le renies, et tu es si près de ta mort!

Moins d'une heure après, cet homme tomba à l'eau et se noya[1478].

[Note 1478: Déposition du frère Pasquerel, dans _Procès_, t. III,
p. 102.]

Ce miracle fut mis tout de suite en vers latins. Dans le poème, où se
déroule l'histoire merveilleuse de Jeanne jusqu'à la délivrance
d'Orléans, le paillard qui renia Dieu et fit, comme tous les
blasphémateurs, une mauvaise fin, est noble et se nomme
Furtivolus[1479].

[Note 1479: Poème anonyme sur la Pucelle, dans _Procès_, t. V, p.
39, vers 105 et suiv.]

     _...generoso sanguine natus, Nomine Furtivolus, veneris moderator
     iniquus._

Le capitaine Glasdall appela Jeanne putain et renia son Créateur.
Jeanne lui annonça qu'il mourrait sans saigner, et Glasdall se noya
dans la Loire[1480].

[Note 1480: Dépositions de J. Luillier et de frère Pasquerel, dans
_Procès_, t. III, pp. 25, 108.]

Imitations manifestes des historiettes contées dans les vies des
saints qu'on lisait alors. Une femme hérétique ayant tiré saint
Ambroise par son vêlement, le bienheureux évêque lui dit: «Crains que,
par un jugement de Dieu, il ne te survienne quelque châtiment.» Le
lendemain cette femme mourut et le bienheureux Ambroise la conduisit
au tombeau[1481].

[Note 1481: _La légende dorée_, vie de Saint Ambroise.]

Une religieuse encore vivante et qui devait mourir en odeur de
sainteté, soeur Colette de Corbie, avait rencontré son Furtivolus et
l'avait puni, mais avec douceur. Un jour qu'elle priait dans une
église de Corbie, un étranger s'approcha d'elle et lui tint des propos
contraires à la chasteté. «Plaise à Dieu, lui répondit-elle, de vous
faire connaître la laideur du langage que vous venez de tenir.»
L'étranger, pris de honte, gagna la porte. Mais une main invisible
l'arrêta sur le seuil. Comprenant alors la grandeur de son péché, il
demanda pardon à la sainte et put sortir librement de l'église[1482].

[Note 1482: Abbé J.-Th. Bizouard, _Histoire de sainte Colette et
des clarisses en Franche-Comté, d'après des documents inédits et des
traditions locales_, Paris, 1888, in-8º.]

Après que l'armée royale eut quitté Gien, la Pucelle avait annoncé,
disait-on, qu'une grande bataille serait livrée entre Auxerre et
Reims[1483]. Quand des prédictions, comme celle-ci, ne se vérifiaient
pas, on les oubliait. D'ailleurs il était admis alors que les vrais
prophètes pouvaient prophétiser parfois à faux. Le théologien subtil
distinguait entre les prophéties de prédestination qui se réalisent
toujours et celles de commination qui, étant conditionnelles, peuvent
ne pas se réaliser, sans qu'on doive accuser de mensonge la bouche qui
les fit[1484]. On admirait qu'une enfant des champs découvrît les
choses futures et l'on s'écriait avec l'apôtre: « Je vous loue, ô
Père, de ce que vous avez dérobé vos secrets aux sages et aux
prudents, et de ce que vous les avez révélés aux petits.»

[Note 1483: Morosini, t. III, pp. 148, 156.--Eberhard Windecke,
pp. 103, 105, 187.--Noël Valois, _Un nouveau témoignage sur Jeanne
d'Arc_, p. 17.]

[Note 1484: Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations_, pp. 220,
222.--Théodore de Leliis, dans _Procès_, t. II, pp. 39, 42.--Le P.
Ayrolles, _La Pucelle devant l'Église de son temps_, p. 342.--Abbé
Hyacinthe Chassagnon, _Les voix de Jeanne d'Arc_, Lyon, 1896, in-8º,
pp. 312, 313.]

Les prophéties de la Pucelle se répandirent en un moment dans toute la
chrétienté[1485]. Un clerc de Spire composa sur elle un traité
intitulé _Sibylla Francica_, et divisé en deux rôles. Le premier rôle
fut rédigé, au plus tard, dans le mois de juillet de l'année 1429. Le
second est daté du 17 septembre de la même année. Ce clerc croit que
la Pucelle exerçait la divination par l'astrologie. Il avait ouï dire
à un religieux français, de l'ordre des Prémontrés, que Jeanne se
plaisait, la nuit, à observer le ciel. Il remarque qu'elle ne
prophétisa jamais que sur le royaume de France et il donne comme
sortie de la bouche de la Pucelle la vaticination que voici: «Après
avoir accompli vingt années de royauté, le dauphin dormira avec ses
pères. Après lui, son fils aîné, maintenant enfant de six ans, régnera
avec plus grande gloire, honneur et puissance royale qu'aucun des rois
de France depuis Charlemagne[1486].»

[Note 1485: Eberhard Windecke, pp. 138 et suiv.--Morosini, t. III.
pp. 62-63.]

[Note 1486: _Procès_, t. III, pp. 422 et suiv., pp. 433, 434, 465;
t. V, pp. 475, 476.]

La Pucelle avait le don de voir certaines choses qui s'accomplissaient
loin d'elle.

Elle sut, à Vaucouleurs, le jour même de la bataille des Harengs,
qu'un grand meschef advenait au dauphin[1487].

[Note 1487: _Journal du siège_, p. 44.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 272.]

Un jour qu'elle mangeait assise auprès du roi, elle se mit à rire à la
dérobée. Le roi, s'en avisant, lui demanda:

--Bien-aimée, pourquoi riez-vous de si grand coeur?

Elle répondit qu'elle le lui dirait après le repas.

Et quand on apporta l'aiguière:

--Sire, fit-elle, en ce jour, cinq cents Anglais sont noyés en la mer,
qui voulaient passer par delà, en votre terre, pour vous porter
dommage. Voilà pourquoi j'ai ri. Dans trois jours, il vous viendra
nouvelles certaines que c'est vérité.

Et il en fut ainsi[1488].

[Note 1488: Eberhard Windecke, p. 117.]

Une autre fois, comme elle était dans une ville éloignée de plusieurs
lieues du château où se tenait le roi, faisant sa prière avant de
s'endormir, elle apprit par révélation que des ennemis du roi le
voulaient empoisonner à son dîner. Aussitôt elle appela ses frères et
les dépêcha au roi pour l'aviser de ne prendre aucune nourriture avant
sa venue.

Quand elle parut devant lui, il était à table avec onze personnes
autour de lui.

--Sire, dit-elle, faites emporter les mets.

Elle les donna à des chiens qui les mangèrent et moururent aussitôt.

Alors désignant un chevalier qui se tenait près du roi et deux autres
convives:

--Ceux-là, dit-elle, voulaient vous empoisonner.

Le chevalier avoua sur l'heure que c'était la vérité, et il fut traité
selon ses mérites[1489].

[Note 1489: Eberhard Windecke, p. 97.]

Elle avait reconnu qu'un prêtre était concubinaire[1490]; et,
rencontrant un jour, au camp, une fille habillée en homme, elle avait
su par illumination que cette fille était grosse et qu'ayant déjà
accouché d'un enfant, elle l'avait fait périr[1491].

[Note 1490: _Procès_, t. I, p. 146.]

[Note 1491: Eberhard Windecke, p. 97.]

On attribuait aussi à la Pucelle la faculté de découvrir les objets
cachés. Elle-même se l'était attribuée lors de son passage à Tours.
Elle avait, disait-elle, connu par révélation une épée enfouie sous
terre dans la chapelle de Sainte-Catherine-de-Fierbois, et s'était
armée de cette épée. On pensait que c'était l'épée dont Charles Martel
avait frappé les Sarrasins. D'autres soupçonnaient que ce fût celle
d'Alexandre le Grand[1492].

[Note 1492: _Procès_, t. I, pp. 76, 234.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 277--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, pp. 69,
70.--_Journal du siège_, pp. 49, 50.--_Relation du greffier de La
Rochelle_, pp. 337-338.--Morosini, t. III, pp. 108-109.--Abbé
Bourassé, _Les miracles de madame Sainte Katerine_, Introduction.]

Jeanne avait connu pareillement avant le sacre, disait-on, une
couronne précieuse, célée à tous les yeux. Et voici le conte que l'on
faisait à ce sujet:

Un évêque gardait la couronne de saint Louis. On ne savait pas bien
quel évêque c'était, mais on savait que la Pucelle lui avait envoyé un
messager avec une lettre pour le prier de rendre la couronne. L'évêque
répondit au messager que la Pucelle avait rêvé. Elle réclama une
deuxième fois le saint joyau et l'évêque fit même réponse. Alors elle
écrivit aux bourgeois de la ville épiscopale que, si la couronne
n'était pas rendue au roi, le Seigneur leur enverrait un châtiment, et
aussitôt il tomba dans le pays une grêle si abondante, que ce fut
grande merveille. Communément c'étaient les sorciers qui faisaient
grêler. Cette fois la grêle était une plaie envoyée par le Dieu qui
affligea dix plaies à l'Égypte. Après quoi la Pucelle fit tenir aux
bourgeois de la ville une troisième lettre dans laquelle elle leur
décrivait la forme et la façon de la couronne que l'évêque tenait
cachée, et les avertissait que, si elle n'était pas rendue au roi, il
leur adviendrait pis qu'il n'était advenu. L'évêque, qui croyait que
le merveilleux chapeau d'or n'était connu que de lui, admira que la
forme et la façon en fussent décrites dans cette lettre. Il se
repentit de sa méchanceté, pleura abondamment et ordonna que la
couronne fût envoyée au Roi et à la Pucelle[1493].

[Note 1493: Morosini, t. III, pp. 160, 163.]

Nous discernons sans trop de peine de quels éléments ce conte a pu se
former. La couronne de Charlemagne, que les rois de France ceignaient
dans la cérémonie du sacre, était à Saint-Denys en France, aux mains
des Anglais. Jeanne se vantait d'avoir donné au dauphin à Chinon une
couronne précieuse, apportée par des anges. Elle disait que cette
couronne avait été envoyée à Reims pour le couronnement, mais qu'on
n'avait pas pu l'attendre[1494]. Quant au cel de la couronne par un
évêque, cela ne fut-il pas inspiré par ce qu'on savait de l'avidité de
messire Regnault de Chartres, archevêque de Reims, qui avait pris un
vase d'argent déposé par le roi sur l'autel, après la cérémonie, et
destiné au chapitre de la cathédrale[1495]?

[Note 1494: _Procès_, t. I, p. 91.]

[Note 1495: Dom Marlot, _Histoire de l'église de Reims_, t. IV, p.
175.--H. Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, appendice XVII.]

On parlait aussi de gants perdus à Reims et d'une tasse que Jeanne
avait retrouvés[1496].

[Note 1496: _Procès_, t. I, p. 104.]

Pucelle guerrière et pacifique, béguine, prophétesse, magicienne, ange
du Seigneur, ogresse, chacun dans le peuple la voit à sa façon, la
rêve à son image. Les âmes pieuses lui prêtent une invincible douceur
et les trésors divins de la charité, les simples la font simple comme
eux; les hommes violents et grossiers se la représentent ainsi qu'une
géante burlesque et terrible. Pourra-t-on désormais apercevoir
quelques traits de son véritable visage? La voilà dès la première
heure et pour toujours, peut-être, enfermée dans le buisson fleuri des
légendes!


FIN DU TOME PREMIER



TABLE DU TOME PREMIER


          PRÉFACE.                                                  i

      I.--L'ENFANCE.                                                1

     II.--LES VOIX.                                                33

    III.--PREMIER SÉJOUR À VAUCOULEURS.--FUITE À
          NEUFCHÂTEAU.--VOYAGE À TOUL.--SECOND SÉJOUR À
          VAUCOULEURS.                                             70

     IV.--VOYAGE À NANCY.--ITINÉRAIRE DE VAUCOULEURS À
          SAINTE-CATHERINE-DE-FIERBOIS.                           105

      V.--LE SIÈGE D'ORLÉANS, DU 12 OCTOBRE 1428 AU 6 MARS 1429.  122

     VI.--LA PUCELLE À CHINON.--PROPHÉTIES.                       167

    VII.--LA PUCELLE À POITIERS.                                  215

   VIII.--LA PUCELLE À POITIERS (_Suite_).                        236

     IX.--LA PUCELLE À TOURS.                                     252

      X.--LE SIÈGE D'ORLÉANS, DU 7 MARS AU 28 AVRIL 1429.         267

     XI.--LA PUCELLE À BLOIS.--LA LETTRE AUX ANGLAIS.--LE DÉPART
          POUR ORLÉANS.                                           282

    XII.--LA PUCELLE À ORLÉANS.                                   300

   XIII.--LA PRISE DES TOURELLES ET LA DÉLIVRANCE D'ORLÉANS.      345

    XIV.--LA PUCELLE À TOURS ET À SELLES-EN-BERRY.--LES TRAITÉS
          DE JACQUES GÉLU ET DE JEAN GERSON.                      371

     XV.--LA PRISE DE JARGEAU.--LE PONT DE MEUNG.--BEAUGENCY.     403

    XVI.--LA BATAILLE DE PATAY.--L'OPINION DES CLERCS D'ITALIE
          ET D'ALLEMAGNE.--L'ARMÉE DE GIEN.                       430

   XVII.--LA CONVENTION D'AUXERRE.--FRÈRE RICHARD.--LA
          CAPITULATION DE TROYES.                                 469

  XVIII.--LA CAPITULATION DE CHÂLONS ET DE REIMS.--LE SACRE.      505

    XIX.--LA LÉGENDE DE LA PREMIÈRE HEURE.                        534


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