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Title: Vie de Jeanne d'Arc - Vol. 2 de 2
Author: France, Anatole, 1844-1924
Language: French
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http://dp.ratsko.net.



[Note au lecteur de ce fichier digital:

Les lettres supérieures inhabituelles sont encadrées par des
parenthèses.

Ainsi que dans le livre original, les références de quelques notes de
fin de page sont incomplètes.]



ANATOLE FRANCE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE


VIE

DE

JEANNE D'ARC


II


PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3



_Published march twenty fifth, nineteen hundred and eight. Privilege
of copyright in the United States reserved under the Act approved
March third nineteen hundred and five by Manzi, Joyant et Cie._


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y
compris la Hollande.



VIE DE JEANNE D'ARC



CHAPITRE PREMIER

L'ARMÉE ROYALE DE SOISSONS À COMPIÈGNE.--POÈME ET PROPHÉTIE.


Le 22 juillet, le roi Charles, descendant l'Aisne avec son armée,
reçut en un lieu nommé Vailly les clefs de la ville de Soissons[1].

[Note 1: _Chronique de la Pucelle_, pp. 323-324.--Perceval de
Cagny, pp. 160-161.--_Journal du siège_, p. 115.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 98.--Morosini, t. III, p. 196.]

Cette ville faisait partie du duché de Valois indivis entre la maison
d'Orléans et la maison de Bar[2]. De ses ducs, l'un était prisonnier
des Anglais; l'autre tenait au parti français par son beau-frère le
roi Charles et au parti bourguignon par son beau-père le duc de
Lorraine. Il y avait là de quoi troubler dans leurs sentiments de
fidélité les habitants qui, foulés par les gens de guerre, pris et
repris à tout moment, chaperons rouges et chaperons blancs,
risquaient tour à tour d'être jetés dans la rivière. Les Bourguignons
mettaient le feu aux maisons, pillaient les églises, justiciaient les
plus gros bourgeois; puis les Armagnacs saccageaient tout, faisaient
grande occision d'hommes, de femmes et d'enfants, violaient nonnes,
prudes femmes et bonnes pucelles, tant que les Sarrazins n'eussent
fait pis[3]. On avait vu les dames de la cité coudre des sacs pour y
mettre les Bourguignons et les noyer dans l'Aisne[4].

[Note 2: _Ordonnances des rois de France_, t. IX, p. 71.--H.
Martin et Lacroix, _Histoire de la ville de Soissons_, Soissons, 1837,
in-8º, II, pp. 283 et suiv.]

[Note 3: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 53 et _passim_.]

[Note 4: _Ibid._, p. 103.]

Le roi Charles fit son entrée le samedi 23 au matin[5]. Les chaperons
rouges se cachèrent. Les cloches sonnèrent, le peuple cria «Noël» et
les bourgeois présentèrent au roi deux barbeaux, six moutons et six
setiers de «bon suret», s'excusant du peu: la guerre les avait
ruinés[6]. Comme ceux de Troyes, ils refusèrent leurs portes aux gens
d'armes, en vertu de leurs privilèges et parce qu'ils n'avaient pas de
quoi les nourrir. L'armée campa dans la plaine d'Amblény[7].

[Note 5: _Chronique de la Pucelle_, pp. 323-324.--Perceval de
Cagny, p. 160.--Monstrelet, t. IV, p. 339.]

[Note 6: C. Dormay, _Histoire de la ville de Soissons_, Soissons,
1664, t. II, pp. 382 et suiv.--H. Martin et Lacroix, _Histoire de
Soissons_, t. II, p. 319.--Pécheur, _Annales du diocèse de Soissons_,
t. IV, p. 513.--Félix Brun, _Jeanne d'Arc et le capitaine de Soissons
en 1430_, Soissons, 1904, p. 34.]

[Note 7: Berry, dans _Procès_, t. IV, pp. 49-50.--Le P. Daniel,
_Histoire de la milice française_, t. I, p. 356.--Félix Brun, _Jeanne
d'Arc et le capitaine de Soissons_, pp. 26, 39.]

Il semble que les chefs de l'armée royale eussent alors l'intention
de marcher sur Compiègne. Aussi bien importait-il d'enlever au duc
Philippe cette ville qui était pour lui la clef de l'Île-de-France, et
il y avait lieu d'agir avant que le duc eût amené une armée. Mais dans
toute cette campagne le roi de France était résolu à reprendre ses
villes par adresse et persuasion et non point de force. Du 22 au 25
juillet, il somma par trois fois les habitants de Compiègne de se
rendre. Ceux-ci négocièrent, voulant gagner du temps et se donner
l'apparence d'être contraints[8].

[Note 8: De L'Épinois, _Notes extraites des archives communales de
Compiègne_, dans _Bibliothèque de l'École des Chartes_, t. XXIX, p.
483.--Sorel, _Prise de Jeanne d'Arc_, pp. 101-102.]

Partie de Soissons, l'armée royale fut le 29 devant Château-Thierry.
Elle attendit tout le jour que la ville ouvrît ses portes. Au soir le
roi y fit son entrée[9].

[Note 9: Perceval de Cagny, p. 160.--Monstrelet, t. IV, p. 340.]

Coulommiers, Crécy-en-Brie, Provins se soumirent[10].

[Note 10: Monstrelet, t. IV, p. 340.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 323.--Félix Bourquelot, _Histoire de Provins_, Provins, t. IV, pp.
79 et suiv.--Th. Robillard, _Histoire pittoresque topographique et
archéologique de Crécy-en-Brie_, 1852, p. 42.--L'abbé C. Poquet,
_Histoire de Château-Thierry_, 1839, t. I, pp. 290 et suiv.]

Le lundi 1er août, le roi passa la Marne sur le pont de
Château-Thierry et prit ce même jour son gîte à Montmirail. Le
lendemain il atteignit Provins à portée du passage de la Seine et des
routes du centre[11]. L'armée avait grand'faim et ne trouvait rien à
manger dans ces campagnes ravagées, dans ces villes pillées. On
s'apprêtait, faute de vivres, à faire retraite et à regagner le
Poitou. Mais les Anglais contrarièrent ce dessein. Pendant qu'on
réduisait des villes sans garnison, le régent d'Angleterre avait
rassemblé une armée. Elle s'avançait maintenant sur Corbeil et Melun.
Les Français, à son approche, gagnèrent la Motte-Nangis, à cinq lieues
de Provins, où ils s'établirent sur un de ces terrains bien plats et
bien unis qui convenaient aux batailles telles qu'elles se donnaient
en ce temps-là. Ils y demeurèrent rangés tout un jour. Les Anglais ne
vinrent point les attaquer[12].

[Note 11: Perceval de Cagny, pp. 160-161.]

[Note 12: _Chronique de la Pucelle_, pp. 324, 325.--_Journal du siège_,
p. 115.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, pp. 98-99.--Perceval de
Cagny, p. 161.--Rymer, _Foedera_, juin-juillet 1429.--_Proceedings_, t.
III, pp. 322 et suiv.--Morosini, t. IV, annexe XVII.]

Cependant les habitants de Reims reçurent nouvelles que le roi Charles
quittait Château-Thierry avec son armée et voulait passer la Seine. Se
voyant abandonnés, ils craignirent que les Anglais et les Bourguignons
ne leur fissent payer cher le sacre du roi des Armagnacs; et de fait
ils étaient en grand danger. Ils décidèrent, le 3 août, d'envoyer un
message au roi Charles pour le supplier de ne pas abandonner les cités
mises en son obéissance. Le héraut de la ville partit aussitôt. Le
lendemain, ils avertirent leurs bons amis de Châlons et de Laon, que
le roi Charles, comme ils l'avaient entendu dire, prenait son chemin
vers Orléans et Bourges et qu'ils lui avaient envoyé un message[13].

[Note 13: Jean Chartier, _Chronique_, t. 1, p. 98.--Varin,
_Archives législatives de la ville de Reims_, Statuts, t. I (annot. du
doc. nº XXI), p. 741.--H. Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, pièce
justificative nº 19, p. 118.]

Le 5 août, tandis que le roi est encore à Provins[14] ou aux
alentours, Jeanne adresse à ceux de Reims une lettre datée du camp,
sur le chemin de Paris. Elle y promet à ses chers et bons amis de ne
pas les abandonner. Elle n'a point l'air de soupçonner que la retraite
sur la Loire est décidée. C'est donc que les magistrats de Reims ne le
lui ont pas écrit et qu'elle est tenue en dehors du conseil royal.
Elle est instruite pourtant que le roi a conclu une trêve de quinze
jours avec le duc de Bourgogne et elle les en avertit. Cette trêve ne
lui plaît pas; elle ne sait encore si elle la gardera. Si elle ne la
rompt pas, ce sera seulement pour garder l'honneur du roi; encore ne
faut-il pas que ce soit une duperie. Aussi tiendra-t-elle l'armée
royale rassemblée et prête à marcher au bout de ces quinze jours. Elle
termine en recommandant aux habitants de Reims de faire bonne garde et
de l'avertir s'ils ont besoin d'elle.

[Note 14: Perceval de Cagny, p. 160.]

Voici cette lettre:

     Mes chiers et bons amis les bons et loiaulx Franczois de la cité
     de Rains, Jehanne la Pucelle vous fait assavoir de ses nouvelles
     et vous prie et vous requiert que vous ne faictes nulle doubte en
     la bonne querelle que elle mayne pour le sang roial; et je vous
     promect et certiffi que je ne vous abandonneray point tant que je
     vivray. Et est vray que le Roy a fait treves au duc de Bourgoigne
     quinze jours durant, par ainsi qu'il ly doit rendre la cité de
     Paris paisiblement au chieff de quinze jours. Pourtant ne vous
     donner nulle merveille si je ne y entre si brieffvement, combien
     que des treves qui ainsi sont faictes je ne suy point contente
     et ne scey si je les tendray; maiz si je les tiens, ce sera
     seulement pour garder l'onneur du Roy; combien aussi que ilz ne
     cabuseront[15] point le sang roial, car je tendray et mantendray
     ensemble l'armée du Roy pour estre toute preste au chieff desdits
     quinze jours, si ilz ne font la paix. Pour ce, mes très chiers et
     parfaiz amis, je vous prie que vous ne vous en donner malaise
     tant comme je vivray; maiz vous requiers que vous faictes bon
     guet et garder la bonne cité du Roy; et me faictes savoir se il y
     a nulz triteurs[16] qui vous veullent grever[17] et au plus
     brieff que je porray, je les en osteray; et me faictes savoir de
     voz nouvelles. À Dieu vous commans[18] qui soit garde de vous.

     Escript ce vendredi, Ve jour d'aoust, enprès Provins[19] un
     logeiz sur champs ou chemin de Paris.

     _Sur l'adresse:_ Aux loyaux Francxois de la ville de Rains[20].

[Note 15: Jusqu'à présent on a lu _rabuseront_. Notre lecture ne
paraît pas douteuse. _Cabuser_, dans l'ancienne langue, signifie:
tromper par une imposture. Il est plutôt d'un emploi populaire. Cf.
Godefroy, _Lexique_, ad. verb.]

[Note 16: Traîtres.]

[Note 17: La minute originale porte en surcharge les mots: _qui
vous veullent grever_.]

[Note 18: Devant le mot _commans_ on lit _ma_ rayé.]

[Note 19: Ce nom de lieu manque dans la copie de Rogier.]

[Note 20: _Procès_, t. V, pp. 139-140 et Varin, _loc. cit._,
Statuts, t. I, p. 603, d'après la copie de Rogier.--H. Jadart, _Jeanne
d'Arc à Reims_, pièce justificative, XIV, p. 104-105, et fac-similé de
la minute originale autrefois aux archives municipales de Reims et
maintenant chez M. le comte de Maleissye.]

Nul doute que le religieux qui tenait la plume n'ait écrit fidèlement
ce qui lui était dicté, et conservé le langage même de la Pucelle, au
dialecte près, car enfin Jeanne parlait lorrain. Elle était alors
parvenue au plus haut degré de la Sainteté héroïque. Dans cette lettre
elle s'attribue un pouvoir surnaturel auquel doivent se soumettre le
roi, ses conseillers, ses capitaines. Elle se donne le droit de seule
reconnaître ou dénoncer les traités; elle dispose entièrement de
l'armée. Et, parce qu'elle commande au nom du Roi des cieux, ses
commandements sont absolus. Il lui arrive ce qui arrive nécessairement
à toute personne qui se croit chargée d'une mission divine, c'est de
se constituer en puissance spirituelle et temporelle au-dessus des
puissances établies et fatalement contre ces puissances. Dangereuse
illusion qui produit ces chocs où le plus souvent se brisent les
illuminés. Vivant et conversant tous les jours de sa vie avec les
anges et les saintes, dans les splendeurs de l'Église triomphante,
cette jeune paysanne croyait qu'en elle était toute force et toute
prudence, toute sagesse et tout conseil. Ce qui ne veut pas dire
qu'elle manquait d'esprit: elle s'apercevait très justement au
contraire que le duc de Bourgogne amusait le roi avec des ambassades
et que l'on était joué par un prince qui enveloppait beaucoup de ruse
dans beaucoup de magnificence. Non pas que le duc Philippe fût ennemi
de la paix; il la désirait au contraire, mais il ne voulait pas se
brouiller tout à fait avec les Anglais. Sans savoir grand'chose des
affaires de Bourgogne et de France, elle en jugeait bien. Elle avait
des idées très simples assurément, mais très justes sur la situation
du roi de France à l'égard du roi d'Angleterre, entre lesquels il ne
pouvait y avoir d'accommodement puisqu'ils se querellaient pour la
possession du royaume, et sur la situation du roi de France à l'égard
du duc de Bourgogne, son grand vassal, avec lequel une entente était
non seulement possible et désirable, mais nécessaire. Elle s'est
expliquée là-dessus sans ambages: «Il y a la paix avec les
Bourguignons et la paix avec les Anglais. Pour ce qui est du duc de
Bourgogne, je l'ai requis par lettres et par ambassadeurs qu'il y eût
paix entre le roi et lui. Quant aux Anglais, la paix qu'il faut c'est
qu'ils aillent en leur pays, en Angleterre[21].»

[Note 21: _Procès_, t. I, pp. 233-234.]

Cette trêve qui lui déplaisait tant, nous ignorons quand elle fut
conclue, et si ce fut à Soissons, à Château-Thierry, le 30 ou le 31
juillet, à Provins entre le 2 et le 5 août[22]. Il paraît qu'elle
devait durer quinze jours, au bout desquels le duc s'engageait à
rendre Paris au roi de France. La Pucelle avait grandement raison de
se méfier.

[Note 22: Morosini, t. III, pp. 202-203, note 2.]

Le roi Charles, devant qui le Régent s'était dérobé, reprit avec
empressement son dessein de rentrer en Poitou. De la Motte-Nangis, il
envoya des fourriers à Bray-sur-Seine, qui venait de faire sa
soumission. Cette ville, située au-dessus de Montereau, à quatre
lieues au sud de Provins, avait un pont sur la rivière, que l'armée
royale devait passer le 5 août ou le 6 au matin; mais les Anglais y
arrivèrent de nuit, détroussèrent les fourriers et gardèrent le pont;
l'armée royale, à qui la retraite était coupée, rebroussa chemin[23].

[Note 23: _Chronique de la Pucelle_, p. 325.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, pp. 99-100.--_Journal du siège_, pp.
119-120.--Gilles de Roye, p. 207.]

Il existait dans cette armée, qui ne s'était pas battue et qui mourait
de faim, un parti des ardents, conduit par ce que Jeanne nommait avec
amour le sang royal[24]. C'était le duc d'Alençon, le duc de Bourbon,
le comte de Vendôme; c'était aussi le duc de Bar, qui revenait de la
guerre de la hottée de pommes. Ce jeune fils de madame Yolande, avant
de rimer des moralités et de peindre des tableaux, faisait beaucoup la
guerre. Duc de Bar et héritier de Lorraine, il lui avait fallu
s'allier aux Anglais et aux Bourguignons; beau-frère du roi Charles,
il devait se réjouir que celui-ci fût victorieux, car sans cela il
n'aurait jamais pu se mettre du parti de la reine sa soeur, et il en
aurait eu regret[25]. Jeanne le connaissait; elle l'avait demandé
naguère à Nancy au duc de Lorraine, pour l'accompagner en France[26].
Il fut, dit-on, de ceux qui la suivirent volontiers jusqu'à Paris. De
ceux-là encore étaient les deux fils de madame de Laval, Gui, l'aîné,
à qui elle avait offert le vin à Selles-en-Berry et promis de lui en
faire bientôt boire à Paris, et André, qui fut depuis le maréchal de
Lohéac[27]. C'était l'armée de la Pucelle: de très jeunes hommes,
presque des enfants, qui joignaient leur bannière à la bannière d'une
fille plus jeune qu'eux, mais plus innocente et meilleure.

[Note 24: _Procès_, t. III, p. 91.]

[Note 25: _Chronique du doyen de Saint-Thibaut de Metz_, dans D.
Calmet, _Histoire de Lorraine_, t. V, Pièces justificatives, col.
XLI-XLVII.--Villeneuve-Bargemont, _Précis historique de la vie du roi
René_, Aix, 1820, in-8º.--Lecoy de la Marche, _Le roi René_, Paris,
1875, 2 vol., in-8º.--Vallet de Viriville, dans _Nouvelle Biographie
générale_, 1866, XLI, pp. 1009-15.]

[Note 26: _Procès_, t. II, p. 444.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à
Domremy_, p. CXCIX.--Morosini, t. III, p. 156, note 3.]

[Note 27: _Procès_, t. V, pp. 105, 111.]

On dit qu'en apprenant que la retraite était coupée, ces petits
princes furent bien contents et joyeux[28]. Vaillance et bon vouloir,
mais étrange et fausse position de cette chevalerie qui voulait
guerroyer quand le conseil du roi voulait traiter et qui se
réjouissait que les ennemis aidassent à la prolongation de la campagne
et que l'armée royale fût rencognée par les Godons. Malheureusement il
n'y avait pas de très habiles hommes dans ce parti de la guerre et
l'heure favorable était passée: on avait laissé au Régent le temps de
rassembler des forces et de faire face aux dangers les plus
pressants[29].

[Note 28: _Chronique de la Pucelle_, Jean Chartier, _Journal du
siège_, _loc. cit._]

[Note 29: _Monstrelet_, t. IV, pp. 340, 344.]

Sa retraite coupée, l'armée royale se rejeta en Brie. Le dimanche 7,
au matin, elle était à Coulommiers; elle repassa la Marne à
Château-Thierry[30]. Le roi Charles reçut un message des habitants de
Reims qui le suppliaient de se rapprocher encore d'eux[31]. Il était
le 10 à La Ferté, le 11 à Crépy en Valois[32].

[Note 30: Perceval de Cagny, p. 161.--Jean Chartier, _Chronique_,
t. I, p. 100.--_Chronique de la Pucelle_, p. 325.]

[Note 31: Varin, _Archives législatives de la ville de Reims_,
Statuts, t. I, p. 742.]

[Note 32: Perceval de Cagny, p. 161.]

Dans une des étapes de cette marche sur La Ferté et sur Crépy, la
Pucelle chevauchait en compagnie du roi, entre l'archevêque de Reims
et monseigneur le Bâtard. Voyant le peuple accourir au-devant du roi
en criant «Noël!» elle se prit à dire:

--Voici de bonnes gens! je n'ai vu nulle part gens si réjouis de la
venue du gentil roi[33]...

[Note 33: _Procès_, t. III, pp. 14, 15.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 326.]

Ces paysans du Valois et de France, qui criaient «Noël» à la venue du
roi Charles, en criaient autant sur le passage du Régent ou du duc de
Bourgogne. Ils étaient moins joyeux sans doute qu'il ne semblait à
Jeanne et si la petite sainte avait écouté aux portes de leurs maisons
démeublées, voici, à peu près, ce qu'elle aurait entendu:

«Que ferons-nous? Mettons tout en la main du diable. Il ne nous chaut
de ce que nous allons devenir, car, par mauvais gouvernement et
trahison, il nous faut renier femmes et enfants, et fuir dans les
bois, comme bêtes sauvages. Et il n'y a pas un an ou deux, mais déjà
quatorze ou quinze ans que cette danse douloureuse commença. Et la
plus grande partie des seigneurs de France sont morts par glaive ou
par poison, par traîtrise, sans confession, enfin de quelque mauvaise
mort contre nature. Mieux nous vaudrait servir les Sarrazins que les
chrétiens. Autant vaut faire du pis qu'on peut comme du mieux. Faisons
du pis que nous pourrons. Aussi bien ne nous peut-il arriver que
d'être pris ou tués[34].»

[Note 34: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 164.]

On ne cultivait alors la terre qu'aux alentours des villes ou proche
des lieux forts et des châteaux, dans le rayon que, du haut d'une tour
ou d'un clocher, le guetteur pouvait parcourir du regard. À la venue
des gens d'armes, il sonnait de la cloche ou du cor, pour avertir les
vignerons et les laboureurs de se mettre en sûreté. En maint endroit
la sonnerie d'alarme était si fréquente que les boeufs, les moutons et
les porcs, dès qu'ils l'entendaient, s'en allaient d'eux-mêmes vers le
lieu de refuge[35].

[Note 35: Thomas Basin, _Histoire de Charles VII_, ch. VI.--A.
Tuetey, _Les écorcheurs sous Charles VII_, Montbéliard, 1874, 2 vol.
in-8º, _passim_.--H. Lepage, _Épisodes de l'histoire des routiers en
Lorraine_ (1362-1446), dans _Journal d'Archéologie lorraine_, t. XV,
pp. 161 et s.--Le P. Denifle, _La Désolation des églises_,
_passim_.--H. Martin et Lacroix, _Histoire de Soissons_, p. 318 et
_passim_.--G. Lefèvre-Pontalis, _Épisodes de l'invasion anglaise. La
guerre de partisans dans la Haute-Normandie_ (1424-1429), dans
_Bibliothèque de l'École des Chartes_, t. LIV, pp. 475-521; t. LV, pp.
258-305; t. LVI, pp. 432-508.]

Dans les pays de plaine surtout, d'un accès facile, les Armagnacs et
les Anglais avaient tout détruit. À quelque distance de Beauvais, de
Senlis, de Soissons, de Laon, ils avaient changé les champs en
jachères, et, par endroits, s'étendaient largement la brousse, les
buissons et les arbrisseaux.

--Noël! Noël.

Par tout le duché de Valois, les paysans abandonnaient le plat pays et
se cachaient dans les bois, les rochers et les carrières[36].

[Note 36: Lettre de rémission du roi d'Angleterre Henri VI à un
habitant de Noyant, dans Stevenson, _Letters and papers_, t. I, pp.
23, 31.--F. Brun, _Jeanne d'Arc et le capitaine de Soissons_, note
III, p. 41.]

Beaucoup, pour vivre, faisaient comme Jean de Bonval, couturier à
Noyant, près Soissons, qui, bien qu'il eût femme et enfants, se mit
d'une bande bourguignonne qui allait par toute la contrée pillant et
dérobant, et, à l'occasion, enfumant les gens dans les églises. Un
jour, Jean et ses compagnons prennent deux muids de grains, un jour
six ou sept vaches; un jour une chèvre et une vache, un jour une
ceinture d'argent, une paire de gants et une paire de souliers; un
jour un ballot de dix-huit aunes de drap pour faire des huques. Et
Jean de Bonval disait qu'à sa connaissance plusieurs bons prudhommes
en faisaient autant[37].

[Note 37: Stevenson, _Letters and papers_, t. I, pp. 23, 31.]

--Noël! Noël!

Les Armagnacs et les Bourguignons avaient pris aux pauvres paysans
jusqu'à leur cotte et leur marmite. Il n'y avait pas loin de Crépy à
Meaux. Tout le monde, dans la contrée, connaissait l'arbre de Vauru.

À une des portes de la ville de Meaux était un grand orme où le bâtard
de Vauru, gentilhomme gascon du parti du dauphin, faisait pendre les
paysans qu'il avait pris et qui ne pouvaient payer leur rançon. Quand
il n'avait point le bourreau sous la main, il les pendait lui-même.
Avec lui vivait un sien parent, le seigneur Denis de Vauru, qu'on
appelait son cousin, non parce qu'il l'était en effet, mais pour faire
entendre que l'un valait l'autre[38]. Au mois de mars de l'année 1420,
le seigneur Denis, en l'une de ses chevauchées, rencontra un jeune
paysan, qui travaillait la terre. Il le prit à rançon, le lia à la
queue de son cheval, le mena battant jusqu'à Meaux et, par menaces et
tortures, lui fit promettre de payer trois fois plus qu'il n'avait.
Tiré de la géhenne à demi mort, le vilain fit demander à sa femme,
qu'il avait épousée dans l'année, d'apporter la somme exigée par le
seigneur. Elle était grosse et près de son terme; pourtant, comme elle
aimait bien son mari, elle vint, espérant adoucir le coeur du seigneur
de Vauru. Elle n'y réussit point et messire Denis lui dit que si, tel
jour, il n'avait pas la rançon, il pendrait l'homme à l'orme. La
pauvre femme s'en alla tout en pleurs, recommandant bien tendrement
son mari à Dieu. Et son mari pleurait de la pitié qu'il avait d'elle.
À grand effort, elle recueillit la rançon exigée, mais ne put si bien
faire qu'elle ne dépassât le jour fixé. Quand elle revint devant le
seigneur, son mari avait été pendu, sans délai ni merci, à l'arbre de
Vauru. Elle le demanda en sanglotant et tomba épuisée du long chemin
qu'elle avait fait à pied, près de son terme. Ayant repris
connaissance, elle le réclama de nouveau; on lui répondit qu'elle ne
le verrait point tant que la rançon ne serait point payée.

[Note 38: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp.
170-171.--Monstrelet, t. IV p. 96.--_Livre des trahisons_, pp.
167-168.]

Tandis qu'elle se tenait devant le seigneur, elle vit amener plusieurs
gens de métiers mis à rançon qui, ne pouvant payer, étaient aussitôt
envoyés pendre ou noyer. À leur vue, elle prit grand'peur pour son
mari; néanmoins, l'amour la tenant au coeur, elle paya la rançon.
Sitôt que les gens du duc eurent compté les écus, ils la renvoyèrent
en lui disant que son mari était mort comme les autres vilains. À
cette cruelle parole, émue de douleur et de désespoir, elle éclata en
invectives et en imprécations. Comme elle ne voulait point se taire,
le bâtard de Vauru la fit frapper à coups de bâton et mener à son
orme.

Elle fut mise nue jusqu'au nombril et attachée à l'arbre où de
quarante à cinquante hommes étaient branchés, les uns haut, les autres
bas, qui lui venaient toucher la tête quand le vent leur donnait le
branle. À la tombée de la nuit, elle poussa de tels cris qu'on les
entendait de la ville. Mais quiconque serait allé la détacher aurait
été un homme mort. La frayeur, la fatigue, ses efforts, hâtèrent sa
délivrance. Attirés par ses hurlements, les loups vinrent lui arracher
le fruit qui sortait de son ventre, et puis ils dépecèrent tout vif
le corps de la malheureuse créature.

Mais en l'an 1422, la ville de Meaux ayant été prise par les
Bourguignons, le bâtard de Vauru et son cousin furent pendus à l'arbre
où ils avaient fait périr indignement un si grand nombre d'innocentes
gens[39].

[Note 39: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 170.--D'après
_Monstrelet_ (t. IV, p. 96), Denis de Vauru, cousin du Bâtard, aurait
été décapité aux Halles de Paris.]

Pour les pauvres paysans de ces malheureuses contrées, armagnacs ou
bourguignons c'était bonnet blanc et blanc bonnet: ils ne gagnaient
rien à changer de maître. Pourtant il est possible qu'en voyant le
roi, issu de saint Louis et de Charles le Sage, ils reprissent un peu
de confiance et d'espoir, tant cette illustre maison de France avait
renom de justice et de miséricorde.

Ainsi, chevauchant au côté de l'archevêque de Reims, la Pucelle
regardait amicalement les paysans qui criaient: «Noël!» Après avoir
dit qu'elle n'avait vu nulle part gens si réjouis de la venue du
gentil roi, elle soupira:

--Plût à Dieu que je fusse assez heureuse, quand je finirai mes jours,
pour être inhumée en cette terre[40]!

[Note 40: _Procès_, t. III, pp. 14-15.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 326.]

Peut-être le seigneur archevêque était-il curieux de savoir si elle
avait reçu de ses Voix quelque révélation sur sa fin prochaine. Elle
disait souvent qu'elle durerait peu. Sans doute il connaissait une
prophétie fort répandue à cette heure, annonçant que la Pucelle
mourrait en terre sainte après avoir reconquis avec le roi Charles le
tombeau de Notre-Seigneur. Plusieurs attribuaient cette prophétie à la
Pucelle elle-même qui avait dit à son confesseur qu'elle devait mourir
à la bataille contre les Infidèles et qu'après elle viendrait de par
Dieu une pucelle de Rome, qui prendrait sa place[41]. Et l'on comprend
que messire Regnault ait voulu savoir ce qu'il fallait penser de ces
choses. Enfin, pour cette raison, ou pour toute autre, il demanda:

--Jeanne, en quel lieu avez-vous l'espoir de mourir?

[Note 41: Eberhard Windecke, pp. 108-109, 188-189.]

À quoi elle répondit:

--Où il plaira à Dieu. Car je ne suis sûre ni du temps ni du lieu, et
je n'en sais pas plus que vous.

On ne pouvait répondre plus dévotement. Monseigneur le Bâtard, présent
à l'entretien, crut se rappeler, bien des années plus tard, que Jeanne
avait aussitôt ajouté:

--Mais je voudrais bien qu'il plût à Dieu que maintenant je me
retirasse, laissant là les armes, et que j'allasse servir mon père et
ma mère, en gardant les brebis avec mes frères et ma soeur[42].

[Note 42: _Procès_, t. III, pp. 14-15. C'est Dunois qui témoigne,
et le texte porte: _In custodiendo oves ipsorum, cum sorore et
fratribus meis, qui multum gauderent videre me._ Mais nous avons lieu
de croire qu'elle n'avait eu qu'une soeur et qu'elle l'avait perdue
avant de venir en France. Quant à ses frères, il y en avait deux près
d'elle.--La déposition de Dunois semble avoir été rédigée par un clerc
étranger aux événements. Le caractère hagiographique de ce passage est
manifeste.]

Si vraiment elle parla de la sorte, ce fut sans doute parce qu'elle
avait de sombres pressentiments. Depuis quelque temps, elle se croyait
trahie[43]. Peut-être soupçonnait-elle le seigneur archevêque de Reims
de mauvais vouloir à son égard. Qu'il pensât dès lors à la rejeter,
après l'avoir utilement employée, ce n'est pas croyable. Il avait
dessein, au contraire, de se servir encore d'elle, mais il ne l'aimait
pas, et elle le sentait. Il ne la consultait pas, ne l'informait
jamais de ce qui avait été décidé en conseil. Et elle souffrait
cruellement du peu de cas qu'il faisait des révélations dont elle
abondait. Ce souhait, ce soupir, qu'elle fit entendre devant lui,
n'était-ce pas un reproche délicat et voilé? Sans doute, elle avait le
regret de sa mère absente. Toutefois, elle s'abusait étrangement
elle-même en croyant qu'elle pourrait désormais supporter la vie
tranquille d'une fille au village. À Domremy, dans son enfance, elle
n'allait guère aux champs avec les moutons; elle s'occupait plus
volontiers du ménage[44]; mais si, après avoir chevauché avec le roi
et les seigneurs, il lui avait fallu retourner au pays et garder les
troupeaux, elle n'y serait pas restée six mois. Désormais il lui
aurait été bien impossible de vivre autrement qu'en cette chevalerie
où elle croyait que Dieu l'avait appelée. Tout son coeur s'y était
pris et elle en avait bien fini avec ses fuseaux.

[Note 43: _Procès_, t. II, p. 423.]

[Note 44: _Ibid._, t. I, pp. 51, 66.]

Pendant cette marche sur La Ferté et sur Crépy, le roi Charles reçut
du Régent, alors à Montereau avec sa noblesse, un cartel l'assignant à
tel endroit qu'il désignerait[45].

[Note 45: Monstrelet, t. IV, pp. 340, 344.]

«Nous qui désirons de tout coeur, disait le duc de Bedford,
l'achèvement de la guerre, nous vous sommons et requérons, si vous
avez pitié et compassion du pauvre peuple chrétien qui, si longtemps,
pour votre cause, a été inhumainement traité, foulé et opprimé, de
désigner, soit au pays de Brie où nous sommes tous deux, soit en
l'Île-de-France, un lieu convenable. Nous nous y rencontrerons. Et, si
vous avez quelque proposition de paix à nous faire, nous l'écouterons,
et nous aviserons en bon prince catholique[46].»

[Note 46: _Ibid._, t. IV, p. 342.]

Cette lettre injurieuse et pleine d'arrogance, le Régent ne l'avait
pas écrite dans le désir et l'espoir de la paix, mais pour rendre,
contre toute raison, le roi Charles seul responsable des misères et
des souffrances que la guerre causait au pauvre peuple.

Dès le début, s'adressant au roi sacré dans la cathédrale de Reims, il
l'interpelle de cette dédaigneuse sorte: «Vous qui aviez coutume de
vous nommer dauphin de Viennois et qui maintenant, sans cause, vous
dites roi.» Il déclare qu'il veut la paix, et il ajoute aussitôt:
«Non pas une paix feinte, corrompue, dissimulée, violée, parjurée,
comme celle de Montereau, dont, par votre coulpe et consentement,
s'ensuivit le terrible et détestable meurtre, commis contre loi et
honneur de chevalerie, en la personne de feu notre très cher et très
amé père, le duc Jean de Bourgogne[47].»

[Note 47: Monstrelet, t. IV, pp. 342-343.]

Monseigneur de Bedford avait épousé une des filles du duc Jean,
traîtreusement assassiné en paiement de la mort du duc d'Orléans.
Mais, en vérité, c'était mal préparer la paix que de reprocher si
impitoyablement la journée de Montereau à Charles de Valois qui y
avait été traîné enfant, en avait gardé un trouble de tout son corps
et l'épouvante de passer sur un pont[48].

[Note 48: Georges Chastelain, fragments publiés par J. Quicherat
dans la _Bibliothèque de l'École des Chartes_, 1re série, t. IV, p.
78.]

Pour le présent, le plus lourd grief que le duc de Bedford fasse peser
sur le roi Charles, c'est d'être accompagné de la Pucelle et du frère
Richard. «Vous faites séduire et abuser le peuple ignorant, lui
dit-il, et vous vous aidez de gens superstitieux et réprouvés, comme
d'une femme désordonnée et diffamée, étant en habit d'homme et de
gouvernement dissolu, et aussi d'un frère mendiant apostat et
séditieux, tous deux, selon la Sainte Écriture, abominables à Dieu.»

Pour mieux faire honte au parti ennemi de cette fille et de ce
religieux, le duc de Bedford s'y prend à deux fois. Et au plus bel
endroit de sa lettre, quand il cite Charles de Valois à comparoir
devant lui, il s'attend ironiquement à le voir venir sous la conduite
de la femme diffamée et du moine apostat[49].

[Note 49: Monstrelet, t. IV, pp. 341-342.]

Voilà comment écrivait le régent d'Angleterre, qui pourtant était un
esprit fin, mesuré, gracieux, bon catholique au reste et croyant à
toutes les diableries et à toutes les sorcelleries.

Quand il se montrait scandalisé que l'armée de Charles de Valois
marchât commandée par un moine hérétique et par une sorcière, il était
sincère assurément, et il pensait habile de publier cette honte. Sans
doute il n'y avait que trop de gens disposés à croire, comme il le
croyait lui-même, que la Pucelle des Armagnacs était idolâtre,
hérétique et adonnée aux arts magiques. Pour beaucoup de prudes et
sages hommes bourguignons, un prince perdait l'honneur à se mettre en
pareille compagnie. Et si vraiment Jeanne était sorcière, quel
scandale! Quelle abomination! Les fleurs de Lis restaurées par le
diable! Tout le camp du dauphin en sentait le roussi. Cependant
monseigneur de Bedfort, en répandant ces idées, n'était pas aussi
adroit qu'il s'imaginait.

Jeanne, nous le savons de reste, avait bon coeur et ne ménageait pas
sa peine: en donnant l'idée aux hommes de son parti qu'elle portait
chance elle affermissait beaucoup leur courage[50]; toutefois les
conseillers du roi Charles savaient à quoi s'en tenir sur elle et ne
la consultaient point; elle-même sentait qu'elle ne durerait pas[51].
Qui donc en faisait un grand chef de guerre, une puissance
surnaturelle? Son ennemi.

[Note 50: _Procès_, t. II, p. 324; t. III, p. 130; Monstrelet, t.
IV, p. 388.]

[Note 51: _Ibid._, t. III, p. 99.]

On voit par cette lettre comment les Anglais avaient transformé une
enfant innocente en une créature surhumaine, terrible, épouvantable,
en une larve sortie de l'enfer et devant qui les plus braves
pâlissaient. Le Régent crie lamentablement: au diable! à la sorcière!
Et il s'étonne après cela si ses gens d'armes tremblent devant la
Pucelle, désertent de peur de la rencontrer[52]!

[Note 52: _Ibid._, t. IV, pp. 206, 406, 444, 470, 472.--Rymer,
_Foedera_, t. IV, p. 141.--G. Lefèvre-Pontalis, _La panique
anglaise_.]

De Montereau, l'armée anglaise s'était repliée sur Paris. Maintenant,
elle allait de nouveau à la rencontre des Français. Le samedi 13 août,
le roi Charles tenait les champs entre Crépy et Paris et la Pucelle
put voir, des hauteurs de Dammartin, la butte Montmartre avec ses
moulins à vent et les brumes légères de la Seine sur cette grande cité
de Paris, que ses Voix, trop écoutées, lui avaient promise[53]. Le
lendemain dimanche, le roi et son armée vinrent loger en un village
nommé Barron, sur la rivière de la Nonnette qui, à deux lieues en
aval, baigne Senlis[54].

[Note 53: _Ibid._, t. I, pp. 246, 298; Lettre d'Alain Chartier,
dans _Procès_, t. V, pp. 131 et suiv.]

[Note 54: Monstrelet, t. IV, pp. 344-345.--Perceval de Cagny, pp.
161-162.]

Senlis était en l'obéissance des Anglais[55]. On apprit que le Régent
s'en approchait en grande compagnie de gens d'armes, commandés par le
comte de Suffolk, le sire de Talbot, le bâtard de Saint-Pol. Il menait
avec lui les croisés du cardinal de Winchester oncle du feu roi, de
trois mille cinq cents à quatre mille hommes payés par l'argent du
pape pour aller combattre les hussites de Bohême et que le cardinal
jugeait bon d'employer contre le roi de France, très chrétien à la
vérité, mais dont les armées étaient commandées par un apostat et par
une sorcière[56]. Il se trouvait dans le camp des Anglais, à ce que
l'on rapporte, un capitaine avec quinze cents hommes d'armes vêtus de
blanc, qui arboraient un étendard blanc, sur lequel était brodée une
quenouille d'où pendait un fuseau; et dans le champ de l'étendard,
cette légende était brodée en fines lettres d'or: «Ores, vienne la
Belle[57]!» Par là, ces hommes d'armes voulaient faire entendre que,
s'ils rencontraient la Pucelle des Armagnacs, ils lui donneraient du
fil à retordre.

[Note 55: Flammermont, _Histoire de Senlis pendant la seconde
partie de la guerre de cent ans_ (1405-1441), dans _Mémoires de la
Société de l'Histoire de Paris_.]

[Note 56: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, pp.
101-102.--_Chronique de la Pucelle_, p. 328.--_Journal du siège_, p.
118.--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 453.--Morosini, t. III,
pp. 188-189, t. IV, annexe XVII.--Rymer, _Foedera_, juillet
1429.--Raynaldi, _Annales ecclesiastici_, pp. 77, 88.--S. Bougenot,
_Notices et extraits de manuscrits intéressant l'histoire de France
conservés à la Bibliothèque impériale de Vienne_, p. 62.]

[Note 57: _Le Livre des trahisons de France_, éd. Kervyn de
Lettenhove dans la _Collection des Chroniques belges_, 1873, p. 198.]

Le capitaine Jean de Saintrailles, frère de Poton, observa les Anglais
au moment où, tirant sur Senlis, ils passaient un gué de la Nonnette,
si étroit qu'on y pouvait mettre à peine deux chevaux de front. Mais
l'armée du roi Charles qui descendait la Nonnette n'arriva pas à temps
pour les surprendre[58]; elle passa la nuit en face d'eux, près de
Montepilloy.

[Note 58: Perceval de Cagny, p. 162.--Jean Chartier, _Chronique_,
t. I, p. 102.--_Chronique de la Pucelle_, p. 329.--_Journal du siège_,
p. 119-120.]

Le lendemain lundi, 15 août, dès l'aube, les gens d'armes entendirent
la messe dans les champs et mirent leur conscience en aussi bon état
qu'ils purent, car pour grands pillards et paillards qu'ils étaient,
ils ne renonçaient pas à gagner le Paradis au terme de leur vie.
C'était fête chômée; à cette date, l'Église commémore solennellement
le jour où la Vierge Marie, au témoignage de saint Grégoire de Tours,
fut enlevée au ciel en corps et en âme. Les clercs enseignaient qu'il
convient de garder les fêtes de Notre-Seigneur et de la Sainte-Vierge
et que c'est gravement offenser la glorieuse Mère de Dieu que de
livrer bataille aux jours qui leur sont consacrés. Personne dans le
camp du roi Charles ne pouvait soutenir un avis contraire, puisque
tout le monde y était chrétien, de même que dans le camp du Régent.
Cependant aussitôt après le _Deo gratias_ chacun alla prendre son rang
de combat[59].

[Note 59: Perceval de Cagny, p. 161.]

L'armée, selon les règles établies, était divisée en plusieurs corps:
avant-garde, archers, corps de bataille, arrière-garde et trois
ailes[60]. De plus, on avait formé, en application des mêmes règles,
une compagnie destinée à faire des escarmouches, à secourir et à
renforcer au besoin les autres corps; elle était commandée par le
capitaine La Hire, monseigneur le Bâtard et le sire d'Albret,
demi-frère du sire de La Trémouille. La Pucelle prit place dans cette
compagnie. Le jour de Patay, malgré ses prières, il lui avait fallu se
tenir à l'arrière-garde; cette fois, elle chevauchait avec les plus
hardis et les plus habiles, parmi ces escarmoucheurs ou coureurs qui
avaient charge, dit Jean de Bueil[61], de repousser les coureurs
adverses et d'observer le nombre et l'ordonnance des ennemis[62]. On
lui rendait justice; on lui donnait la place qu'elle méritait par son
adresse à monter à cheval et son courage à combattre; pourtant elle
hésitait à suivre ses compagnons. Elle était là, au rapport d'un
chevalier chroniqueur du parti de Bourgogne, «toujours ayant diverses
opinions, une fois voulant combattre, une autre fois non[63]».

[Note 60: _Le Jouvencel_, _passim_.]

[Note 61: _Chronique de la Pucelle_, p. 329.--_Journal du siège_,
p. 121.]

[Note 62: _Le Jouvencel_, t. II, p. 35.]

[Note 63: Monstrelet, t. IV, p. 346.]

Son trouble nous est bien concevable. La petite sainte ne pouvait se
résoudre ni à chevaucher le jour d'une fête de Notre-Dame ni à se
croiser les bras à l'heure de guerroyer. Ses Voix entretenaient son
incertitude. Elles ne lui enseignaient ce qu'elle devait faire que
lorsqu'elle le savait elle-même. Enfin, elle accompagna les gens
d'armes, dont aucun, ce semble, ne partageait ses scrupules. Les deux
partis étaient à un jet de couleuvrine l'un de l'autre[64]. Elle
s'avança avec quelques-uns des siens jusqu'aux fossés et aux charrois
derrière lesquels les Anglais étaient retranchés. Plusieurs Godons et
Picards sortirent de leur camp et combattirent, les uns à pied, les
autres à cheval, contre un nombre égal de Français. Il y eut de part
et d'autre morts, blessés et prisonniers. Les corps à corps durèrent
toute la journée; au coucher du soleil eut lieu la plus grosse
escarmouche, autour de laquelle la poussière était si épaisse, qu'on
ne voyait plus rien[65]. Il en fut, ce jour-là, comme il en avait été,
le 17 juin, entre Beaugency et Meung. Avec l'armement et les habitudes
d'alors, il était bien difficile de forcer à sortir un ennemi
retranché dans son camp. Le plus souvent, pour engager la bataille, il
fallait que les deux partis fussent d'accord, et que, après avoir
envoyé et accepté le gage du combat, ils eussent fait aplanir, chacun
de moitié, le terrain où ils voulaient en venir aux mains.

[Note 64: Perceval de Cagny, p. 162.]

[Note 65: Jean Chartier, _Chronique de la Pucelle_, _Journal du
siège_, Monstrelet, _loc. cit._]

À la nuit close les escarmouches cessèrent et les deux armées
dormirent à un trait d'arbalète l'une de l'autre. Puis le roi Charles
s'en fut à Crépy, laissant les Anglais libres d'aller secourir la
ville d'Évreux, qui s'était rendue à terme pour le 27 août. Avec cette
ville, le Régent sauvait toute la Normandie[66].

[Note 66: _Chronique de la Pucelle_, p. 332.--Perceval de Cagny,
p. 165.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 106.--Cochon, p.
457.--G. Lefèvre-Pontalis, _La panique anglaise_, Paris, 1894, in-8º,
p. 10, 11.--Morosini, t. III, p. 215, note 3.--Ch. de Beaurepaire, _De
l'administration de la Normandie sous la domination anglaise aux
années 1424, 1425, 1429_, p. 62 [_Mémoires de la Société des
Antiquaires de Normandie_, t. XXIV.]]

Voilà ce que coûtait aux Français la procession royale du sacre, cette
marche militaire, civile et religieuse de Reims. Si après la victoire
de Patay on avait couru tout de suite sur Rouen, la Normandie était
reconquise et les Anglais jetés dans la mer; si de Patay on avait
poussé jusqu'à Paris, on y serait entré sans résistance. Il ne faut
pas se hâter pourtant de condamner cette solennelle promenade des Lis
en Champagne. Peut-être que le voyage de Reims assura au parti
français, à ces Armagnacs décriés pour leurs cruautés et leurs
félonies, au petit roi de Bourges compromis dans un guet-apens infâme,
des avantages plus grands, plus précieux que la conquête du comté du
Maine et du duché de Normandie, et que l'assaut donné victorieusement
à la première ville du royaume. En reprenant sans effusion de sang ses
villes de Champagne et de France, le roi Charles se fit connaître à
son avantage, se montra bon et pacifique seigneur, prince sage et
débonnaire, ami des bourgeois, vrai roi des villes. Et enfin, en
terminant cette campagne de négociations honnêtes et heureuses par les
cérémonies augustes du sacre, il apparaissait tout à coup légitime et
très saint roi de France.

       *       *       *       *       *

Une dame illustre, issue de nobles bolonais et veuve d'un gentilhomme
de Picardie, versée dans les arts libéraux, qui avait composé nombre
de lais, de virelais et de ballades, qui écrivait en prose et en vers
d'une haute façon et pensait noblement; qui, amie de la France et
champion de son sexe, n'avait rien plus à coeur que de voir les
Français prospères et les dames honorées, Christine de Pisan, en son
vieil âge, cloîtrée dans l'abbaye de Poissy où sa fille était
religieuse, acheva, le 31 juillet 1429, un poème en soixante et un
couplets, comprenant chacun huit vers de huit syllabes, à la louange
de la Pucelle et qui, dans une langue affectée et dans un rythme dur,
exprimait la pensée des âmes les plus religieuses, les plus doctes,
les plus belles sur l'ange de guerre envoyé par le Seigneur au dauphin
Charles[67].

[Note 67: Le Roux de Lincy et Tisserand, _Paris et ses
historiens_, pp. 426 et suiv.]

Elle commence par dire, en cet ouvrage, qu'elle a pleuré onze ans dans
un cloître. Et vraiment, cette dame de grand coeur pleurait les
malheurs du royaume dans lequel elle était venue enfant, où elle
avait grandi, où les rois et les princes lui avaient fait accueil, les
doctes et les poètes l'avaient honorée, et dont elle parlait
précieusement le langage. Après onze années de deuil, les victoires du
dauphin furent sa première joie.

«Enfin, dit-elle, le soleil recommence à luire et se lèvent les beaux
jours verdoyants. Cet enfant royal, longtemps méprisé et offensé, le
voici venir, portant la couronne et chaussé d'éperons d'or. Crions:
Noël! Charles, septième de ce haut nom, roi des Français, tu as
recouvré ton royaume par le moyen de la Pucelle.»

Madame Christine rappelle la prophétie concernant un roi Charles, fils
de Charles, surnommé le Cerf-Volant[68], lequel devait être empereur.
De cette prophétie nous ne savons rien, sinon que l'écu du roi Charles
VII était supporté par deux cerfs ailés et que dans une lettre d'un
marchand italien, écrite en 1429, se trouve l'annonce obscure du
couronnement du dauphin à Rome[69].

[Note 68: Le Cerf-Volant désigne allégoriquement le roi. Froissart
rapporte ainsi son origine. Avant de partir pour les Flandres, en
1382, Charles VI avait rêvé que son faucon s'était envolé. Un cerf
ailé lui apparut, l'enleva sur son dos et lui permit d'atteindre son
oiseau favori. Froissart, liv. II, chap. CLXIV; liv. IV, chap.
I.--Selon Juvénal des Ursins, Charles VI aurait rencontré, en 1380,
dans la forêt de Senlis, un cerf avec un collier d'or portant cette
inscription: _Hoc me Cæsar donavit_ (Paillot, _Parfaite Science des
Armoiries_, Paris, 1660, in-fº, p. 595).--On rencontre très souvent
chez Eustache Deschamps cette même allégorie pour désigner le roi
(Eustache Deschamps, _oeuvres_, éd. G. Raynaud, t. II, p. 57).]

[Note 69: Morosini, t. III, pp. 66-67.]

«Je prie Dieu, poursuit madame Christine, que tu sois celui-là, que
Dieu te donne de vivre pour voir tes enfants grandir, que par toi, par
eux, la France soit en joie et que, servant Dieu, tu n'y fasses point
la guerre à outrance. J'ai espoir que tu seras bon, droit, ami de la
justice, plus grand qu'aucun autre, sans que l'orgueil assombrisse tes
beaux faits, doux et propice à ton peuple et craignant Dieu qui t'a
choisi pour le servir.

»Et toi, Pucelle bien heureuse, tant honorée de Dieu, tu as délié la
corde qui enserrait la France. Te pourrait-on louer assez, toi qui à
cette terre humiliée par la guerre as donné la paix.

»Jeanne, née à la bonne heure, béni soit ton créateur! Pucelle envoyée
de Dieu, en qui le Saint-Esprit mit un rayon de sa grâce et qui de lui
reçus et gardes abondance de dons: jamais il ne refusa ta requête. Qui
t'aura jamais assez de reconnaissance?»

La Pucelle, sauvant le royaume, madame Christine la compare à Moïse,
qui tira Israël de la terre d'Égypte:

«Qu'une pucelle tende son sein pour que la France y suce douce
nourriture de paix, voilà bien chose qui passe la nature!

»Josué fut grand conquérant. Quoi d'étrange à cela, puisque c'était un
homme fort? Or, voici qu'une femme, une bergère montre plus de
prud'homie qu'aucun homme. Mais tout est facile à Dieu.

»Par Esther, Judith et Déborah, précieuses dames, il restaura son
peuple opprimé. Et je sais qu'il fut des preuses. Mais Jeanne est la
nonpareille. Dieu a, par elle, opéré maints miracles.

»Par miracle elle fut envoyée; l'ange de Dieu la conduisit au roi.

»Avant qu'on la voulût croire, elle fut menée devant des clercs et des
savants et bien examinée. Elle se disait venue de par Dieu et l'on
trouva dans les histoires que c'était véritable, car Merlin, la
Sibylle et Bède l'avaient vue en esprit. Ils la mirent dans leurs
livres comme remède à la France et l'annoncèrent dans leurs
prophéties, disant: «Elle portera bannière aux guerres françaises.»
Enfin ils disent de son fait toute la manière.»

Que madame Christine connût les chants sibyllins, ce n'est pas pour
nous surprendre, car on sait qu'elle était versée dans les écrits des
anciens. Mais on voit que la prophétie fraîchement tronquée de Merlin
l'Enchanteur et le chronogramme apocryphe de Bède le Vénérable lui
étaient parvenus. Les carmes et vaticinations des clercs armagnacs
volaient partout avec une merveilleuse rapidité[70].

[Note 70: _Procès_, t. III, pp. 133, 338, 340 et suiv.; t. IV, pp.
305, 480; t. V, p. 12.]

Le sentiment de madame Christine sur la Pucelle s'accorde avec celui
des docteurs du parti français et le poème qu'elle composa dans son
cloître ressemble, en beaucoup d'endroits, au traité de l'archevêque
d'Embrun.

Il y est dit:

«La bonne vie qu'elle mène montre que Jeanne est en la grâce de Dieu.

»Il y a bien paru, quand le siège était à Orléans et que sa force s'y
montra. Jamais miracle ne fut plus clair. Dieu aida tellement les
siens, que les ennemis ne s'aidèrent pas plus que chiens morts. Ils
furent pris ou tués.

»Honneur du sexe féminin, Dieu l'aime. Une fillette de seize ans à qui
les armes ne pèsent point, encore qu'elle soit nourrie à la dure,
n'est-ce pas chose qui passe la nature? Les ennemis devant elle
fuient. Maints yeux le voient.

»Elle va recouvrant châteaux et villes. Elle est premier capitaine de
nos gens. Telle force n'eut Hector ni Achille. Mais tout est fait par
Dieu qui la mène.

»Et vous, gens d'armes qui souffrez dure peine et exposez votre vie
pour le droit, soyez constants: vous aurez au ciel gloire et los, car
qui combat pour droite cause gagne le Paradis.

»Sachez que par elle les Anglais seront mis bas, car Dieu le veut, qui
entend la voix des bons qu'ils ont voulu accabler. Le sang de ceux
qu'ils ont occis crie contre eux.»

Dans l'ombre de son cloître, madame Christine partage la commune
espérance des belles âmes; elle attend de la Pucelle l'accomplissement
de tous les biens qu'elle souhaite. Elle croit que Jeanne fera
renaître la concorde dans l'Église chrétienne, et, comme les esprits
les plus doux rêvaient alors d'établir par le fer et le feu l'unité
d'obédience et que la charité chrétienne n'était pas la charité du
genre humain, la poétesse s'attend, sur la foi des prophéties, à ce
que la Pucelle détruise les mécréants et les hérétiques, c'est-à-dire
les Turcs et les Hussites.

«Elle arrachera les Sarrazins comme mauvaise herbe, en conquérant la
Terre-Sainte. Là, elle mènera Charles, que Dieu garde! Avant qu'il
meure, il fera tel voyage. Il est celui qui la doit conquérir. Là,
elle doit finir sa vie. Là sera la chose accomplie.»

Il apparaît que la bonne dame Christine avait terminé de la sorte son
poème, quand elle apprit le sacre du roi. Elle y ajouta alors treize
strophes pour célébrer le mystère de Reims et prophétiser la prise de
Paris[71].

[Note 71: _Procès_, t. V, pp. 3 et suiv.--R. Thomassy, _Essai sur
les écrits politiques de Christine de Pisan, suivi d'une notice
littéraire et de pièces inédites_, Paris, 1838, in-8º.]

Ainsi, dans l'ombre et le silence d'un de ces cloîtres où pénétraient
adoucis les bruits du monde, cette vertueuse dame assemblait et
exprimait en rimes tous les rêves que faisaient sur une enfant le
royaume et l'Église.

Dans une ballade assez belle, composée à l'époque du sacre, pour
l'amour et l'honneur

  Du beau jardin des nobles fleurs de lis

et l'exaltation de la croix blanche, le roi Charles VII est désigné
d'un nom mystérieux, que nous venons de trouver dans le poème de
madame Catherine, «le noble cerf». L'auteur inconnu de la ballade y
dit que la Sibylle, fille du roi Priam, prophétisa les malheurs de ce
cerf royal, ce dont on sera moins surpris, si l'on songe que, Charles
de Valois étant issu de Priam de Troye, Cassandre, en découvrant la
destinée du cerf-volant ne faisait que suivre à travers les siècles
les vicissitudes de sa propre famille[72].

[Note 72: Le texte de cette ballade inédite m'a été gracieusement
communiqué par M. Pierre Champion, qui l'a trouvée dans le Ms. de
Stockholm, français LIII, fol. 238. Voici le titre que lui donna le
copiste du ms., vers 1472: _Ballade faicte quant le Roy Charles VIIme
fut couronne a Rains du temps de Jehanne daiz dicte la pucelle._]

Les rimeurs du parti français célébraient les victoires inespérées de
Charles et de la Pucelle comme ils savaient, de façon un peu vulgaire,
en quelque poème à forme fixe, vêtement étriqué d'une maigre poésie.

Toutefois, la ballade[73] d'un poète dauphinois qui commence par ce
vers:

  Arrière, Englois coués[74], arrière!

est touchante par l'accent religieux qui la traverse. L'auteur,
quelque pauvre clerc, y montre pieusement la bannière anglaise abattue

  Par le vouloir dou roy Jésus
  Et Jeanne la douce Pucelle.

[Note 73: P. Meyer, _Ballade contre les Anglais_ (1429), dans
_Romania_, XXI, (1892), pp. 50, 52.]

[Note 74: Sur les _Coués_ ou t. I, p. 25, note 2.]

Les prophéties de Merlin l'Enchanteur et du vénérable Bède avaient
accrédité la Pucelle dans le peuple[75]. À mesure que les actions de
cette jeune fille étaient connues, on découvrait des prophéties qui
les avaient annoncées. On trouva notamment que le sacre de Reims avait
été connu d'avance par Engélide, fille d'un vieux roi de Hongrie[76].
On attribuait en effet à cette vierge royale une prédiction rédigée en
langue latine et dont voici la traduction littérale:

[Note 75: Sur la légende Cf. _Merlin, roman en prose du XIIIe
siècle_, éd. G. Paris et J. Ulrich, 1886, 2 vol. in-8º,
introduction.--_Premier volume de Merlin_, Paris, Vérard, 1498,
in-fol.--Hersart de la Villemarqué, _Myrdhin ou l'enchanteur Merlin,
son histoire, ses oeuvres, son influence_, Paris, 1862, in-12.--La
Borderie, _Les véritables prophéties de Merlin; examen des poèmes
bretons attribués à ce barde_ dans _Revue de Bretagne_, t. LIII
(1883).--D'Arbois de Jubainville, _Merlin est-il un personnage réel ou
les origines de la légende de Merlin_ dans _Revue des Questions
Historiques_, t. V (1868), pp. 559, 568.]

[Note 76: _Procès_, t. III, p. 340.--Lanéry d'Arc, _Mémoires et
consultations_, p. 402.]

«Ô Lis insigne, arrosé par les princes et que le semeur mit, en pleine
campagne, dans un verger délectable, immortellement ceint de fleurs et
de roses bien odorantes. Mais, ô stupeur du Lis, effroi du verger! Des
bêtes diverses, les unes venues du dehors, les autres nourries dans le
verger, se soudant cornes à cornes, ont presque étouffé le Lis, comme
alangui par sa propre rosée. Elles le foulent longuement, en
détruisent presque toutes les racines et le veulent flétrir sous leurs
souffles empoisonnés.

»Mais, par la vierge venue des contrées d'où s'est répandu le brutal
venin les bêtes seront honteusement chassées du verger. Elle porte
derrière l'oreille droite un petit signe écarlate, parle avec douceur,
a le cou bref. Elle donnera au Lis des fontaines d'eau vive, chassera
le serpent, dont le venin sera par elle à tous révélé. D'un laurier
non fait d'une main mortelle elle laurera heureusement à Reims le
jardinier du Lis, nommé Charles, fils de Charles. Tout alentour les
voisins turbulents se soumettront, les sources frémiront, le peuple
criera: «Vive le Lis! Loin la bête! Fleurisse le verger!» Il accédera
aux champs de l'île, en ajoutant une flotte aux flottes, et là nombre
de bêtes périront dans la défaite. La paix s'établira pour plusieurs.
Les clés en grand nombre reconnaîtront la main qui les avait forgées.
Les citoyens d'une illustre cité seront punis de leur parjure par la
défaite, se remémorant maints gémissements et à l'entrée [de Charles?]
de hauts murs crouleront. Alors le verger du Lis sera... (?) et il
fleurira longtemps[77].»

[Note 77: _Procès_, t. III, pp. 344-345.]

Cette prophétie, attribuée à la fille inconnue d'un roi lointain, nous
apparaît comme l'ouvrage d'un clerc français et armagnac. La royauté
de France y est désignée par ce lis du verger délectable, autour
duquel combattent des bêtes nourries dans le verger et des bêtes
étrangères, c'est-à-dire les Bourguignons et les Anglais. Le roi
Charles de Valois y est nommé par son nom et par le nom de son père et
la ville du sacre désignée en toutes lettres. La reddition de
plusieurs villes à leur légitime seigneur est exprimée de la façon la
plus claire. La prophétie fut faite sans nul doute au moment même du
couronnement; elle mentionne avec lucidité les faits alors accomplis
et elle annonce en termes obscurs les événements qu'on attendait et
qui tardèrent beaucoup à venir, ou ne vinrent point de la manière
attendue, ou ne vinrent jamais, la prise de Paris après un terrible
assaut, une descente des Français en Angleterre, la conclusion de la
paix.

Il est grandement à croire qu'en disant que la libératrice du verger
serait reconnaissable à la brièveté de son cou, à la douceur de son
parler et à un petit signe écarlate, la fausse Engélide indiquait
soigneusement ce qu'on remarquait en Jeanne elle-même. Nous savons
d'ailleurs que la fille d'Isabelle Romée parlait d'une douce voix de
femme[78]; un cou large et fortement ramassé sur les épaules s'accorde
bien avec ce qu'on sait de son aspect robuste[79]; et la feinte fille
du roi de Hongrie n'a pas, sans doute, imaginé l'envie derrière
l'oreille droite[80].

[Note 78: Philippe de Bergame, dans _Procès_, t. IV, p. 523; t. V,
p. 108, 120.]

[Note 79: _Procès_, t. III, p. 100.--Philippe de Bergame, _De
claris mulieribus_, dans _Procès_, t. IV, p. 323.--_Chronique de la
Pucelle_, p. 271.--Perceval de Boulainvilliers, _Lettre au duc de
Milan_, dans _Procès_, t. V, p. 119-120.]

[Note 80: J. Bréhal, dans _Procès_, t. III, p. 345.]



CHAPITRE II

PREMIER SÉJOUR DE LA PUCELLE À COMPIÈGNE.--LES TROIS
PAPES.--SAINT-DENYS.--LES TRÊVES.


De Crépy, après le départ de l'armée anglaise pour la Normandie, le
roi Charles envoya le comte de Vendôme, les maréchaux de Rais et de
Boussac avec leurs gens d'armes à Senlis. Les habitants lui donnèrent
à savoir qu'ils désiraient les fleurs de lis[81]. La soumission de
Compiègne était désormais assurée. Le roi somma les bourgeois de le
recevoir; le mercredi 18, les clés de la ville lui furent apportées;
le lendemain il fit son entrée[82]. Les attournés (c'était le nom des
échevins)[83] lui présentèrent messire Guillaume de Flavy qu'ils
avaient élu capitaine de leur ville comme le plus expérimenté et
fidèle qui fût au pays. Ils demandaient que, suivant leur privilège,
le roi, sur leur présentation, le confirmât et admît, mais le sire de
la Trémouille prit pour soi la capitainerie de Compiègne, déléguant la
lieutenance à messire Guillaume de Flavy, que néanmoins les habitants
tinrent pour leur capitaine[84].

[Note 81: _Chronique de la Pucelle_, p. 328.--_Journal du siège_,
p. 18.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 106.--Perceval de Cagny,
pp. 163-164.--Morosini, pp. 212-213.--Flammermont, _Senlis pendant la
seconde période de la guerre cent ans_, dans _Mémoires de la Société
de l'Histoire de Paris_, t. V, 1878, p. 241.]

[Note 82: Perceval de Cagny, p. 164.--Monstrelet, p. 352.--De
l'Épinois, _Notes extraites des Archives communales de Compiègne_, pp.
483-484.--A. Sorel, _Séjours de Jeanne d'Arc à Compiègne, maisons où
elle a logé en 1429 et 1430_, Paris, 1889, in-8º de 20 pages.]

[Note 83: La Curne, au mot: _Attournés_.--_Procès_, t. V, p. 174.]

[Note 84: _Chronique de la Pucelle_, p. 331.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 106.--A. Sorel, _La prise de Jeanne d'Arc devant
Compiègne_, Paris, 1889, in-8º, pp. 117-118.--Duc de la Trémoïlle,
_Les La Trémoïlle pendant cinq siècles_, Nantes, 1890, in-4º, t. I,
pp. 185 et 212.--P. Champion, _Guillaume de Flavy_, capitaine de
Compiègne, Paris, 1906, in-8º, Pièce justificative, XIII, p. 137.]

Le roi recouvrait une à une ses bonnes villes. Il enjoignit à ceux de
Beauvais de le reconnaître pour leur seigneur. En voyant les fleurs de
lis, que portaient les hérauts, les habitants crièrent: «Vive Charles
de France!» Le clergé chanta un _Te Deum_ et il se fit de grandes
réjouissances. Ceux qui refusèrent de reconnaître le roi Charles
furent mis hors de la ville avec licence d'emporter leurs biens[85].
L'évêque et vidame de Beauvais, messire Pierre Cauchon, grand aumônier
de France pour le roi Henri, négociateur d'importantes affaires
ecclésiastiques, voyait à contre-coeur sa ville retourner aux
Français[86]; c'était à son dommage, mais il ne put l'empêcher. Il
n'ignorait pas qu'il devait pour une part cette disgrâce à la Pucelle
des Armagnacs, qui faisait beaucoup pour son parti et avait la
réputation de tout faire. Étant bon théologien, il soupçonna, sans
doute, que le diable la conduisait et il lui en voulut tout le mal
possible.

[Note 85: _Chronique de la Pucelle_, p. 327.--_Journal du siège_,
p. 118.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 106.--Monstrelet, t. IV,
pp. 353-354.--Morosini, t. III, pp. 214-215.]

[Note 86: A. Sarrazin, _Pierre Cauchon, juge de Jeanne d'Arc_,
Paris, 1901, in-8º, pp. 49 et suiv.]

À ce moment l'Artois, la Picardie, cette Bourgogne du Nord se
débourgognisait. Si le roi Charles était allé à Saint-Quentin, à
Corbie, à Amiens, à Abbeville et dans les autres fortes villes et
châteaux de Picardie, il y aurait été reçu par la plupart des
habitants comme leur souverain[87]. Mais pendant ce temps ses ennemis
lui auraient repris ce qu'il venait de gagner dans le Valois et
l'Île-de-France.

[Note 87: Monstrelet, t. IV, p. 354.]

Entrée à Compiègne avec le roi, Jeanne logea à l'hôtel du Boeuf chez
le procureur du roi. Elle couchait avec la femme du procureur, Marie
Le Boucher qui était parente de Jacques Boucher, trésorier
d'Orléans[88].

[Note 88: A. Sorel, _Séjours de Jeanne d'Arc à Compiègne_, p. 6.]

Il lui tardait de marcher sur Paris, qu'elle était sûre de prendre,
puisque ses Voix le lui avaient promis. On conte qu'au bout de deux ou
trois jours, n'y pouvant tenir, elle appela le duc d'Alençon et lui
dit: «Mon beau duc, faites appareiller vos gens et ceux des autres
capitaines», et qu'elle s'écria: «Par mon martin! je veux aller voir
Paris de plus près que je ne l'ai vu[89].» Les choses n'ont pu se
passer ainsi; la Pucelle ne donnait pas d'ordres aux gens de guerre.
La vérité c'est que le duc d'Alençon prenait congé du roi avec une
belle compagnie de gens et que Jeanne devait l'accompagner. Elle était
prête à monter à cheval quand le lundi 22 août un messager du comte
d'Armagnac lui apporta une lettre qu'elle se fit lire[90]. Voici ce
que contenait cette missive:

     Ma très chière dame, je me recommande humblement à vous et vous
     supplie pour Dieu que, actendu la division qui en présent est en
     sainte Église universal, sur le fait des papes (car il i a trois
     contendans du papat: l'un demeure à Romme, qui se fait appeler
     Martin quint, auquel tous les rois chrestiens obéissent; l'autre
     demeure à Paniscole, au royaume de Valence, lequel se fait
     appeller pape Climent VIIe; le tiers en ne sect où il demeure, se
     non seulement le cardinal de Saint-Estienne et peu de gens avec
     lui, lequel se fait nommer pape Benoist XIIIIe; le premier qui se
     dit pape Martin, fut esleu à Constance par le consentement de
     toutes les nacions des chrestiens; celui qui se fait appeler
     Climent fut esleu à Paniscole, après la mort du pape Benoist
     XIIIe, par trois de ses cardinaulx; le tiers, qui se nomme pape
     Benoist XIIIIe, à Paniscole fut esleu secrètement, mesmes par le
     cardinal de Saint-Estienne): Veuillez supplier à Nostre Seigneur
     Jhésuscrit que, par sa miséricorde infinite, nous veulle par
     vous déclarier, qui est des trois dessusdiz, vray pape, et auquel
     plaira que on obéisse de ci en avant, ou à cellui qui se dit
     Martin, ou à cellui qui se dit Climent, ou à celui qui se dit
     Benoist; et auquel nous devons croire, si secrètement ou par
     aucune dissimulation ou publique manifeste; car nous serons tous
     pretz de faire le vouloir et plaisir de Nostre Seigneur
     Jhésuscrit.

     Le tout vostre conte D'ARMIGNAC[91]

[Note 89: Perceval de Cagny, pp. 164-165.--_Chronique de Tournai_,
t. III du _Recueil des chroniques de Flandre_, éd. de Smedt, p. 414.]

[Note 90: _Procès_, t. I, pp. 82-83.]

[Note 91: _Procès_, t. I, pp. 245-246.]

C'était un grand vassal de la Couronne qui écrivait de la sorte,
appelait Jeanne sa très chère dame et se recommandait humblement à
elle, non à la vérité en s'abaissant soi-même, mais comme qui dirait
aujourd'hui avec affabilité.

Elle n'avait jamais vu ce seigneur, et sans doute elle n'avait jamais
entendu parler de lui. Fils du connétable de France, tué en 1418,
l'homme le plus cruel du royaume, Jean IV, alors âgé de trente-trois
ou trente-quatre ans, possédait l'Armagnac noir et l'Armagnac blanc,
le pays des Quatre-Vallées, les comtés de Pardiac, de Fesenzac,
l'Astarac, la Lomagne, l'Île-Jourdain; il était le plus puissant
seigneur de Gascogne après le comte de Foix[92].

[Note 92: A. Longnon, _Les limites de la France et l'étendue de la
domination anglaise à l'époque de la mission de Jeanne d'Arc_, Paris,
1875, in-8º.--Vallet de Viriville, dans _Nouvelle Biographie
générale_, III, col. 255-257.]

Tandis que son nom demeurait aux partisans du roi Charles et qu'on
disait les Armagnacs pour désigner ceux qui étaient contraires aux
Anglais et aux Bourguignons, Jean IV n'était lui-même ni Français ni
Anglais, mais seulement Gascon. Il se disait comte par la grâce de
Dieu, quitte à se reconnaître vassal du roi Charles pour recevoir des
dons de son suzerain, qui pouvait n'avoir pas toujours de quoi payer
ses houseaux, mais à qui ses grands vassaux coûtaient fort cher.
Cependant Jean IV ménageait les Anglais, protégeait un aventurier à la
solde du Régent et donnait des emplois dans sa maison à des gens qui
portaient la croix rouge. Il était aussi féroce et perfide qu'aucun
des siens. S'étant, contre tout droit, emparé du maréchal de Séverac,
il lui extorqua la cession de ses biens et le fit ensuite
étrangler[93].

[Note 93: _Chronique de Mathieu d'Escouchy_, t. I, p. 68 et
Preuves, pp. 126, 128, 139-140.--Dom Vaissette, _Histoire générale du
Languedoc_, t. IV, p. 469-470.--De Beaucourt, _Histoire de Charles
VII_, t. II, p. 151.--Vallet de Viriville, dans _Nouvelle Biographie
générale_, 1861, t. III, pp. 255-257.--Le P. Ayroles, _La vierge
guerrière_, p. 66.]

Ce meurtre était alors tout frais. Voilà le fils docile de la sainte
Église qui montrait tant de zèle à découvrir son vrai père spirituel.
Il semble bien pourtant qu'il eût déjà son opinion faite à ce sujet et
qu'il sût à quoi s'en tenir sur ce qu'il demandait. En réalité, le
long schisme, qui avait déchiré la chrétienté, n'existait plus depuis
douze ans, depuis que le conclave, ouvert le 8 novembre 1417, à
Constance, dans la Maison des Marchands, avait proclamé pape, le 11 du
même mois, jour de la Saint-Martin, le cardinal diacre Otto Colonna,
qui prit le nom de Martin V. Martin V portait dans la Ville Éternelle
la tiare sur laquelle Lorenzo Ghiberti avait ciselé huit figurines
d'or[94], et l'habile Romain s'était fait reconnaître par l'Angleterre
et même par la France, qui renonçait désormais à l'espoir d'avoir un
pape français. Et si le conseil de Charles VII était en désaccord avec
Martin V sur la question du concile, un édit de 1425 restituait au
pape de Rome la jouissance de tous ses droits dans le royaume; Martin
V était vrai pape et seul pape. Cependant, Alphonse d'Aragon, fort
irrité de ce que Martin V soutenait contre lui les droits de Louis
d'Anjou sur le royaume de Naples, imagina d'opposer un pape de sa
façon au pape de Rome. Il avait précisément sous la main un chanoine
qui se disait pape; et voici sur quel fondement: l'antipape Benoît
XIII, réfugié à Peñiscola, avait, en mourant, nommé quatre cardinaux,
dont trois désignèrent à sa place un chanoine de Barcelone, Gilles
Muñoz, qui prit le nom de Clément VII. C'est ce Clément, emprisonné
dans le château de Peñiscola, sur une morne pointe de terre, battue de
trois côtés par la mer, que le roi d'Aragon avait imaginé d'opposer à
Martin V[95].

[Note 94: _Annales juris pontificis_ (1872-1875), VII, 385.--E.
Muntz, _La tiare pontificale du VIIIe au XVIe siècle_, dans _Mém.
Acad. Inscript. et Belles-Lettres_, t. XXVI, I, pp. 235-324, fig.;
_les Arts à la cour des papes pendant les XVe et XVIe siècles_, dans
_Bibl. des Écoles françaises d'Athènes et Rome_, t. IV.]

[Note 95: Baluze, _Vitæ paparum Avenionensium_, 1693, I, pp. 1182
et suiv.--Fabricius, _Bibliotheca medii ævi_, 1734, I, p. 1109.]

Le pape Martin excommunia l'Aragonais, puis il ouvrit des
négociations avec lui. Le comte d'Armagnac suivit le parti du roi
d'Aragon. Il faisait venir de Peñiscola, pour baptiser ses enfants, de
l'eau bénite par Benoît XIII. Il fut pareillement frappé
d'excommunication. Ces foudres étaient tombées sur lui en cette même
année 1429, et depuis un certain nombre de mois Jean IV était privé de
la participation aux sacrements et aux prières publiques, ce qui ne
laissait pas de lui causer des difficultés temporelles, sans compter
qu'il avait peut-être peur du diable.

D'ailleurs la situation devenait intenable pour lui. Son grand allié,
le roi Alphonse, cédait et sommait lui-même Clément VIII de se
démettre. Quand il adressait sa requête à la Pucelle de France,
l'Armagnac ne songeait plus évidemment qu'à quitter l'obéissance d'un
antipape manqué, renonçant lui-même à la tiare, ou bien près d'y
renoncer; car Clément VIII se démit à Peñiscola le 26 juillet. Ce ne
peut être longtemps avant cette date que le comte dicta sa lettre, et
il est possible que ce soit après. Dans tous les cas, en la dictant,
il savait à quoi s'en tenir sur le souverain pontificat de Clément
VIII.

Quant au troisième pape qu'il mentionnait dans sa missive, c'était un
Benoît XIV, dont il n'avait pas de nouvelles et qui aussi ne faisait
pas de bruit. Son élection au saint-siège avait eu cela de singulier
qu'un seul cardinal y avait procédé. Benoît XIV tenait tous ses droits
d'un cardinal créé par l'antipape Benoît XIII dans sa promotion de
1409, Jean Barrère, Français, bachelier es lois, prêtre, cardinal du
titre de Saint-Étienne _in Coelio monte_. Ce n'est pas à l'obédience
de Benoît XIV que l'Armagnac pensait se ranger; évidemment, il avait
hâte de faire sa soumission à Martin V.

On ne voit pas bien, dès lors, pourquoi il demandait à Jeanne de lui
désigner le vrai pape. Sans doute, c'était l'usage, en ce temps-là, de
consulter sur toutes choses les saintes filles que Dieu favorisait de
révélations. Telle se montrait la Pucelle et sa renommée de
prophétesse s'était, en peu de jours, partout répandue. Elle
découvrait les choses cachées, elle annonçait l'avenir. On se rappelle
ce capitoul de Toulouse qui, trois semaines environ après la
délivrance d'Orléans, fut d'avis de demander à la Pucelle un remède à
l'altération des monnaies. Bonne de Milan, mariée à un pauvre
gentilhomme de la reine Ysabeau sa cousine, lui présentait une requête
à fin d'être remise dans le duché qu'elle prétendait tenir des
Visconti[96]. Il était tout aussi expédient de l'interroger sur le
pape et l'antipape. La difficulté est, en cette affaire, de découvrir
les raisons qu'avait le comte d'Armagnac de consulter la sainte fille
sur un point dont il paraît bien qu'il était suffisamment éclairci.
Voici ce qui semble le plus probable.

[Note 96: D'après Le Maire, _Histoire et antiquités de la ville et
duché d'Orléans_, p. 197, la suscription de cette supplique était
ainsi conçue: «À très honorée et très dévote Pucelle Jeanne, envoyée
du Roi des cieux pour la réparation et extirpation des Anglais
tyrannisans la France».--_Procès_, t. V, p. 253.--Vallet de Viriville,
_Histoire de Charles VII_, t. II, p. 131.]

Disposé à reconnaître le pape Martin V, Jean IV cherchait les moyens
de donner à cette soumission un tour honorable. C'est alors que l'idée
lui vint de se faire dicter sa conduite par Jésus-Christ lui-même
parlant en une sainte Pucelle. Encore fallait-il que la révélation
s'accordât avec ses calculs. Sa lettre y tâche clairement. Il prend
soin dans cette lettre de préparer lui-même à Jeanne et, par
conséquent, à Dieu, la réponse convenable. Il y marque avec force que
Martin V, qui vient de l'excommunier, fut élu à Constance par le
consentement de toutes les nations chrétiennes, qu'il demeure à Rome
et qu'il est obéi de tous les rois chrétiens. Il signale au contraire
les circonstances qui infirment l'élection de Clément VIII, due à
trois cardinaux seulement, et l'élection plus ridicule encore de ce
Benoît, dont un seul cardinal composa tout le conclave[97].

[Note 97: Noël Valois, _La France et le Grand Schisme d'Occident_,
t. IV (1902), in-8º, _passim_.]

Sur ce seul exposé comment hésiter à reconnaître que le pape Martin
est le vrai pape? Cette malice fut perdue; Jeanne n'y vit rien. La
lettre du comte d'Armagnac, qu'elle se fit lire en montant à cheval,
ne dut pas lui paraître claire[98]. Les noms de Benoît, de Clément et
de Martin lui étaient inconnus. Mesdames sainte Catherine et sainte
Marguerite, qui conversaient avec elle à tout moment, ne lui firent
pas de révélations sur le pape. Elles ne lui parlaient guère que du
royaume de France, et Jeanne avait d'ordinaire la prudence de ne
prophétiser que sur le fait de la guerre. C'est ce qu'un clerc
allemand signala comme une chose singulière et notable[99]. Mais cette
fois, bien que pressée par le temps, elle consentit à répondre à Jean
IV pour soutenir sa renommée prophétique ou parce que ce nom
d'Armagnac était une grande recommandation pour elle. Elle lui manda
qu'à cette heure elle ne lui pouvait désigner le vrai pape, mais
qu'elle lui dirait plus tard auquel des trois il faudrait croire,
selon ce qu'elle trouverait d'elle-même, par le conseil de Dieu.
Enfin, elle faisait un peu comme les devineresses qui remettent leur
oracle au lendemain.

[Note 98: _Procès_, t. I, p. 82.]

[Note 99: _Procès_, t. III, pp. 466-467.]

  JHESUS + MARIA

     Conte d'Armignac, mon très chier et bon ami, Jehanne la Pucelle
     vous fait savoir que vostre message est venu par devers moy,
     lequel m'a dit que l'aviès envoié pardeçà pour savoir de moy
     auquel des trois papes, que mandez par mémoire, vous devriés
     croire. De laquelle chose ne vous puis bonnement faire savoir au
     vray pour le présent, jusques à ce que je soye à Paris ou
     ailleurs, à requoy; car je suis pour le présent trop empeschiée
     au fait de la guerre: mais quand vous sarez que je seray à Paris,
     envoiez ung message par devers moy, et je vous feray savoir tout
     au vray auquel vous devrez croire, et que en aray sceu par le
     conseil de mon droiturier et souverain seigneur, le roy de tout
     le monde, et que en aurez à faire, à tout mon pouvoir. À Dieu
     vous commans; Dieu soit garde de vous. Escript à Compiengne, le
     XXIIe jour d'aoust[100].

[Note 100: _Procès_, t. I, pp. 245-246.]

Certes, avant de faire cette réponse, Jeanne ne consulta ni le bon
frère Pasquerel, ni le bon frère Richard, ni aucun des religieux qui
se tenaient en sa compagnie; ils lui auraient appris que le vrai pape
était le pape de Rome, Martin V. Peut-être aussi lui auraient-ils
représenté qu'elle faisait peu de cas de l'autorité de l'Église, en
s'en rapportant à une révélation de Dieu sur le pape et les antipapes;
Dieu, sans doute, lui auraient-ils dit, confie parfois à de saintes
personnes des secrets sur son Église, mais il est téméraire de
s'attendre à recevoir un si rare privilège.

Jeanne échangea quelques propos avec le messager qui lui avait apporté
la missive; l'entretien fut court. Ce messager n'était pas en sûreté
dans la ville, non que les soldats voulussent lui faire payer les
crimes et les félonies de son maître, mais le sire de la Trémouille
était à Compiègne; il savait que le comte Jean IV, allié, pour lors,
au connétable de Richemont, méditait quelque entreprise contre lui. La
Trémouille n'était pas aussi méchant que le comte d'Armagnac;
toutefois, il s'en fallut de peu que le pauvre messager ne fût jeté
dans l'Oise[101].

[Note 101: _Ibid._, t. I, p. 83.]

Le lendemain, mardi 23 août, la Pucelle et le duc d'Alençon prirent
congé du roi et partirent de Compiègne avec une belle compagnie de
gens. Avant de marcher sur Saint-Denys en France, ils allèrent à
Senlis rallier partie des hommes d'armes que le roi y avait
envoyés[102]. La Pucelle y chevaucha parmi ses religieux, à sa
coutume. Le bon frère Richard, qui annonçait la fin du monde, s'était
mis de la procession. Il avait, ce semble, pris le pas sur les autres
et même sur frère Pasquerel, le chapelain. C'est à lui que la Pucelle
se confessa sous les murs de Senlis. En ce même lieu, elle communia
deux jours de suite avec les ducs de Clermont et d'Alençon[103].
Assurément elle était entre les mains de moines qui faisaient un très
fréquent usage de l'Eucharistie.

[Note 102: Perceval de Cagny, p. 165.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 331.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 106.--Morosini, t. III,
pp. 212-213.--Compte de Hémon Raguier, dans _Procès_, t. IV, p. 24.]

[Note 103: _Procès_, t. II, p. 450.]

Le seigneur évêque de Senlis se nommait Jean Fouquerel. Il avait été
jusque-là du parti des Anglais et tout à la dévotion du seigneur
évêque de Beauvais. Homme de précaution, Jean Fouquerel, à l'approche
de l'armée royale, s'en était allé à Paris cacher une grosse somme
d'argent. Il tenait à son bien. Quelqu'un de l'ost lui prit sa
haquenée pour la donner à la Pucelle. Elle lui fut payée deux cents
saluts d'or en une assignation sur le receveur de Senlis et sur le
grainetier de la ville. Le seigneur évoque ne l'entendit pas ainsi et
réclama sa bête. La Pucelle, ayant appris qu'il était malcontent, lui
fit écrire qu'il pouvait ravoir sa haquenée, s'il eu avait envie,
qu'elle ne la voulait point, ne la trouvant pas assez endurante pour
des gens d'armes. On envoya le cheval au sire de La Trémouille en
l'avisant de le faire remettre au seigneur évêque, qui ne le reçut
jamais[104].

[Note 104: _Procès_, t. I, p. 104.--Extraits du 13e compte de
Hémon Raguier, dans _Procès_, t. V, p. 267.--E. Dupuis, _Jean
Fouquerel, évêque de Senlis_, dans _Mémoires du Comité archéologique
de Senlis_, 1875, t. I, p. 93.--Vatin, _Combat sous Senlis entre
Charles VII et les Anglais_, dans _Comité archéologique de Senlis,
Comptes rendus et Mémoires_, 1866, pp. 41, 54.]

Quant à l'assignation sur le receveur et sur le grainetier, il se peut
qu'elle ne valût rien, et probablement révérend père en Dieu Jean
Fouquerel n'eut ni la bête ni l'argent. Jeanne n'était point fautive,
et pourtant le seigneur évêque de Beauvais et les clercs de
l'Université devaient bientôt lui montrer quel sacrilège c'est que de
toucher à une haquenée d'Église[105].

[Note 105: _Procès_, t. I, p. 264.]

Saint-Denys s'élevait au nord de Paris, à deux lieues environ des murs
de la grande ville. L'armée du duc d'Alençon y arriva le 26 août, et y
entra sans résistance, bien que la ville fût forte[106]. Ce lieu était
célèbre par son abbaye, très antique, très riche et très illustre.
Voici de quelle manière on en rapportait la fondation: Dagobert, roi
des Français conçut dès son enfance une vive dévotion pour saint
Denys. Et aussitôt qu'il craignait la colère de son père, le roi
Clotaire, il se réfugiait dans l'église du saint martyr. Lorsqu'il fut
mort, un homme pieux eut un songe dans lequel il vit Dagobert cité au
tribunal de Dieu; un grand nombre de saints l'accusaient d'avoir
dépouillé leurs églises; et les démons allaient l'entraîner en enfer
lorsque monseigneur saint Denys survint et, par son intercession,
l'âme du roi fut délivrée et échappa au châtiment. Le fait était tenu
pour véritable, et l'on supposait que l'âme du roi revint animer son
corps et qu'il fit pénitence[107].

[Note 106: Perceval de Cagny, p. 165.--Le 25, selon le _Journal
d'un bourgeois de Paris_, p. 243.]

[Note 107: J. Doublet, _Histoire de l'abbaye de Saint-Denys en
France, contenant les antiquités d'icelle, les fondations,
prérogatives et privilèges_, Paris, 1625, 2 vol. in-4º, t. I, chap. XX
et XXIV.--Des Rues, _Les antiquités, fondations et singularités des
plus célèbres villes_, pp. 84 et 85.]

Quand la Pucelle occupa Saint-Denys avec l'armée, les trois portails,
les parapets crénelés, la tour de l'église abbatiale, élevés par
l'abbé Suger, dataient déjà de trois siècles. C'est là que les rois de
France avaient leur sépulture; c'est là qu'ils prenaient l'oriflamme.
Quatorze ans en ça, le feu roi Charles l'y était venu prendre, et nul
depuis lors ne l'avait levée[108].

[Note 108: J. Doublet, _Histoire de l'abbaye de Saint-Denys_, t.
I, chap. XXXI, XXXIV.]

On rapportait beaucoup de merveilles touchant cet étendard royal, et
il fallait que La Pucelle en eût entendu quelque chose, si, comme on
l'a dit, elle avait, lors de sa venue en France, donné au dauphin
Charles le surnom d'oriflamme, en gage et promesse de victoire[109].
On conservait à Saint-Denys le coeur du connétable Bertrand Du
Guesclin[110]. Le bruit d'une si haute renommée était venu aux
oreilles de Jeanne; elle avait offert le vin au fils aîné de madame de
Laval et envoyé à son aïeule, qui avait été la seconde femme de sire
Bertrand, un petit anneau d'or, en s'excusant du peu, et par
révérence, pour la veuve d'un si vaillant homme[111].

[Note 109: Thomassin, _Registre Delphinal_, dans _Procès_, t. IV,
p. 304.--Voyez le _Glossaire_ de Du Cange, au mot: _Auriflamme_.]

[Note 110: J. Doublet, _Histoire de l'abbaye de Saint-Denys_, t.
I, chap. XXII.--D. Michel Félibien, _Histoire de l'abbaye royale de
Saint-Denys en France_, Paris, in-folio, 1706, pp. 229, 320.--Vallet
de Viriville, _Notice du manuscrit de P. Cochon_, à la suite de la
_Chronique de la Pucelle_, p. 360.--_Chronique de Du Guesclin_, éd.
Francisque-Michel, pp. 452 et suiv.]

[Note 111: _Procès_, t. V, pp. 107, 109.]

Les religieux de Saint-Denys conservaient de précieuses reliques,
notamment un morceau du bois de la vraie croix, les langes de l'enfant
Jésus, un tesson d'une cruche où l'eau s'était changée en vin aux
noces de Cana, une barre du gril de saint Laurent, le menton de sainte
Madeleine, une tasse de bois de tamaris dont saint Louis s'était servi
pour se préserver du mal de rate. On y montrait aussi le chef de
monseigneur saint Denys. Il est vrai qu'on le montrait en même temps
dans l'église cathédrale de Paris; et le chancelier Jean Gerson
traitant, peu de jours avant sa mort, de Jeanne la Pucelle, disait
qu'il en était d'elle comme du chef de monseigneur saint Denys,
lequel était objet d'édification et non point objet de foi, et
néanmoins devait être vénéré pareillement dans l'un et l'autre lieu
pour que l'édification ne se tournât point en scandale[112].

[Note 112: D. M. Félibien, _op. cit._, chap. II, pp. 528 et suiv.,
_planches_.--J. Doublet, _op. cit._, t. I, chap. XLIII,
XLVI.--_Procès_, t. III, p. 301.--_Gallia Christiana_, t. VII, col.
142.]

Tout dans cette abbaye proclamait la dignité, les prérogatives et
l'excellence de la maison de France. Jeanne dut admirer bien
joyeusement les insignes, les symboles, les images de la royauté des
Lis amassés en ce lieu[113], si toutefois ses yeux, remplis de visions
célestes, pouvaient encore apercevoir les choses sensibles, et si les
Voix qui parlaient à ses oreilles lui laissaient un moment de répit.

[Note 113: _Religieux de Saint-Denis_, pp. 154, 156, 226.]

Monseigneur saint Denys était un grand saint, puisqu'on ne doutait pas
que ce ne fût saint Denys l'Aréopagite lui-même[114], mais depuis
qu'il avait laissé prendre son abbaye, on ne l'invoquait plus comme le
patron des rois de France; les partisans du dauphin l'avaient remplacé
par le bienheureux archange Michel, dont l'abbaye, près de la cité
d'Avranches, résistait victorieusement aux Anglais. C'était saint
Michel, non saint Denys, qui avait apparu à Jeanne dans le courtil de
Domremy; mais elle savait que saint Denys était le cri de France[115].

[Note 114: Estienne Binet, _La vie apostolique de saint Denys
l'Aréopagite, patron et apostre de la France_, Paris, 1624, in-12.--J.
Doublet, _Histoire chronologique pour la vérité de Saint Denys
l'Aréopagite, apôtre de France et premier évêque de Paris_, Paris,
1646, in-4º, et _Histoire de l'abbaye de Saint-Denys en France_, p.
95.--J. Havet, _Les origines de Saint-Denis_, dans les _Questions
mérovingiennes_.]

[Note 115: _Procès_, t. I, p. 179.]

Dans cette riche abbaye, ruinée par la guerre, les religieux,
affranchis de toute discipline, menaient une existence misérable et
déréglée[116]. Armagnacs et Bourguignons venaient les uns après les
autres piller et ravager tout alentour villages et cultures et ne
laissaient rien de ce qui se pouvait emporter. La foire du Lendit, une
des plus belles de la chrétienté, se tenait à Saint-Denys. Les
marchands n'y venaient plus. Au Lendit de l'an 1418 on n'avait vu que
trois échoppes de souliers de Brabant dans la grande rue de
Saint-Denys, près des Filles-Dieu; puis il n'y avait plus eu de foire
jusqu'en l'an 1426, où s'était tenue la dernière[117].

[Note 116: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 179, note 5.]

[Note 117: _Ibid._, pp. 101, 209, note 1.]

À la nouvelle que les Armagnacs s'approchaient de Troyes, les paysans
avaient scié leurs blés avant qu'ils fussent mûrs et les avaient
apportés à Paris. Quand ils entrèrent à Saint-Denys, les gens d'armes
du duc d'Alençon trouvèrent la ville abandonnée. Les gros bourgeois
s'étaient réfugiés à Paris[118]. Il y restait encore quelques pauvres
familles. La Pucelle y tint deux nouveau-nés sur les fonts[119].

[Note 118: _Ibid._, pp. 241-242.--Monstrelet, t. IV, p. 354.]

[Note 119: _Procès_, t. I, p. 103.]

Instruits des baptêmes de Saint-Denys, ses ennemis l'accusèrent
d'avoir fait allumer des cierges qu'elle penchait sur la tête des
nouveau-nés pour lire leur destinée dans la cire fondue. Ce n'était
pas la première fois, paraît-il, qu'elle se livrait à de telles
pratiques. Quand elle venait dans une ville, de petits enfants,
disait-on, lui offraient à genoux des cierges qu'elle recevait comme
une oblation agréable. Puis elle faisait tomber sur la tête de ces
innocents trois gouttes de cire ardente, annonçant que, par la vertu
d'un tel acte, ils ne pouvaient plus être que bons. Les clercs
bourguignons discernaient en ces oeuvres idolâtrie et sortilège
impliqué d'hérésie[120].

[Note 120: _Procès_, t. I, p. 304.--Noël Valois, _Un nouveau
témoignage sur Jeanne d'Arc_, dans _Annuaire-bulletin de la Société de
l'Histoire de France_, Paris, 1907, in-8º, tirage à part, pp. 17-18.]

À Saint-Denys encore, elle distribua des bannières aux gens d'armes;
les clercs du parti anglais la soupçonnaient véhémentement de mettre
des charmes sur ces bannières, et comme il n'y avait personne alors
qui ne crût aux enchantements, on n'attirait pas sur soi sans danger
un pareil soupçon[121].

[Note 121: _Procès_, t. I, p. 236.]

La Pucelle et le duc d'Alençon ne perdirent pas de temps. Dès leur
arrivée à Saint-Denys ils allèrent escarmoucher aux portes de Paris.
Ils faisaient de ces escarmouches deux et trois fois par jour,
notamment au moulin à vent de la porte Saint-Denys et au village de
la Chapelle. Chose à peine croyable et pourtant certaine, car elle est
attestée par un des seigneurs de l'armée, dans ce pays tant de fois
pillé et ravagé, les gens de guerre trouvaient encore quelque bien à
prendre. «Tous les jours y avait butin», dit messire Jean de
Bueil[122].

[Note 122: _Le Jouvencel_, t. II, p. 281.]

Par révérence pour le septième commandement de Dieu, la Pucelle
défendait aux gens de sa compagnie de faire le moindre vol; si on lui
offrait des vivres qu'elle sût acquis par pillerie, jamais elle n'en
voulait user. En fait, tout comme les autres, elle ne vivait que de
maraude; mais elle l'ignorait. Un jour, un Écossais lui donnant à
entendre qu'elle venait de manger d'un veau dérobé, elle se fâcha
contre cet homme et voulut le battre: les saintes ont de ces
emportements[123].

[Note 123: _Procès_, t. III, p. 81.]

On a dit que Jeanne observait les murs de Paris et cherchait le
meilleur endroit où donner l'assaut[124]. La vérité est que sur ce
point comme sur tous les autres elle s'en rapportait à ses Voix. Au
reste, elle passait de beaucoup tous les hommes de guerre en courage
et bonne volonté. De Saint-Denys, elle envoyait au roi message sur
message, le pressant de venir prendre Paris[125]. Mais le roi et son
conseil négociaient à Compiègne avec les ambassadeurs du duc de
Bourgogne, savoir: Jean de Luxembourg, seigneur de Beaurevoir, Hugues
de Cayeux, évêque d'Arras, David de Brimeu, et le seigneur de
Charny[126].

[Note 124: Perceval de Cagny, p. 166.]

[Note 125: _Ibid._, p. 166.]

[Note 126: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II,
p. 112.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, pp.
404-408.--Morosini, t. III, p. 192; t. IV, annexe XVIII.]

La trêve de quinze jours, que nous ne connaissons que par ce qu'en a
écrit la Pucelle aux habitants de Reims, était expirée. Selon Jeanne,
le duc de Bourgogne s'était engagé à rendre la ville au roi de France,
le quinzième jour[127]. S'il avait pris cet engagement, c'était à des
conditions que nous ne connaissons pas, et dont nous ne saurions dire
si elles ont été remplies ou non. La Pucelle ne se fiait pas à cette
promesse, et elle avait bien raison; mais elle ne savait pas tout, et
le jour même où elle se plaignait de cette trêve aux habitants de
Reims, le duc Philippe recevait des mains du Régent le gouvernement de
Paris et se trouvait dès lors en droit de disposer en quelque manière
de cette ville[128]. Le duc Philippe ne pouvait voir en face Charles
de Valois qui avait été sur le pont de Montereau au moment du meurtre,
mais il détestait les Anglais et les souhaitait au diable ou dans leur
île. Il avait trop de vins à récolter et de laines à tisser pour ne
pas désirer la paix. Il ne voulait pas être roi de France; on pouvait
traiter avec lui, encore qu'il fût avide et dissimulé. Toutefois le
quinzième jour était passé et la ville de Paris demeurait aux Anglais
et aux Bourguignons non amis, mais alliés.

[Note 127: _Procès_, t. V, p. 140.]

[Note 128: _Chronique de la Pucelle_, p. 332.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 106.--P. Cochon, p. 457.--Perceval de Cagny, p.
165.]

À la date du 28 août, une trêve fut conclue, qui devait courir jusqu'à
la Noël et comprenait tout le pays situé au nord de la Seine, de Nogent
à Harfleur, excepté les villes ayant passage sur le fleuve. En ce qui
concernait la ville de Paris, il était dit expressément: «Notre Cousin
de Bourgogne pourra, durant la trêve, s'employer, lui et ses gens, à la
défense de la ville et à résister à ceux qui voudraient y faire la
guerre ou porter dommage[129].» Le chancelier Regnault de Chartres, le
sire de la Trémouille, Christophe d'Harcourt, le Bâtard d'Orléans,
l'évêque de Séez, et aussi de jeunes seigneurs fort portés pour la
guerre, tels que les comtes de Clermont et de Vendôme et le duc de Bar,
tous les conseillers du roi et tous les princes du sang royal qui
conclurent cette trêve et signèrent cet article, donnaient en apparence
à leur ennemi des verges pour les battre et semblaient s'interdire toute
entreprise sur Paris. Mais ces gens-là n'étaient pas tous des sots; le
Bâtard d'Orléans avait l'esprit fin et le seigneur archevêque de Reims
était tout autre chose qu'un Olibrius. Ils avaient bien sans doute leur
idée, en reconnaissant au duc de Bourgogne des droits sur Paris. Le duc
Philippe, nous le savons, était, depuis le 13 août, gouverneur de la
grand'ville. Le Régent la lui avait cédée, pensant que Bourgogne pour
contenir les Parisiens vaudrait mieux qu'Angleterre qui était parmi eux
faible en nombre et haïe comme étrangère. Quel avantage le roi Charles
trouvait-il à reconnaître les droits de son cousin de Bourgogne sur
Paris? Nous ne le voyons pas bien clairement; mais en fait, cette trêve
n'était ni meilleure ni pire que les autres. Certes elle ne donnait pas
Paris au roi; mais elle n'empêchait pas non plus le roi de le prendre.
Est-ce que les trêves empêchaient jamais les Armagnacs et les
Bourguignons de se battre quand ils en avaient envie? Est-ce que de ces
trêves sempiternelles une seule fut gardée[130]? Le roi, après avoir
signé celle-là, s'avança jusqu'à Senlis. Le duc d'Alençon par deux fois
l'y vint trouver. Charles arriva le mercredi 7 septembre à
Saint-Denys[131].

[Note 129: Monstrelet, t. IV, pp. 352, 353.--_Journal d'un
bourgeois de Paris_, pp. 247-248.--D. Félibien, _Histoire de Paris_,
t. II, p. 813 et preuves, t. IV, p. 591.--Morosini, t. III, pp. 208,
209, 224, note 2; t. IV, annexe XVIII, pp. 343-344.]

[Note 130: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, chap.
VII: _La diplomatie de Charles VII jusqu'au traité d'Arras._]

[Note 131: Perceval de Cagny, p. 166.]



CHAPITRE III

L'ATTAQUE DE PARIS.


Au temps où le roi Jean était prisonnier des Anglais, les habitants de
Paris, voyant les ennemis au coeur du royaume, craignirent que leur
ville ne fût assiégée et se hâtèrent de la mettre en état de défense;
ils l'entourèrent de fossés et de contre-fossés. Les fossés, sur la
rive gauche de la Seine, furent creusés au pied des murs de l'ancienne
enceinte. De ce côté, qui était celui de l'université, les faubourgs
restaient ainsi sans défense; ils étaient petits et lointains: on les
brûla. Mais sur la rive droite, les faubourgs, beaucoup plus gros,
touchaient presque la cité. Les fossés qu'on creusa, en renfermèrent
une partie. Quand la paix fut faite, Charles, régent du royaume,
entreprit d'entourer le nord de la ville d'une muraille crénelée,
flanquée de tours carrées, avec terrasses et créneaux, un chemin de
ronde et des degrés pour les courtines. Le fossé était simple ou
double suivant les endroits. L'ouvrage fut conduit par Hugues Aubriot,
prévôt de Paris, qui fit aussi bâtir la Bastille Saint-Antoine,
achevée sous le roi Charles VI[132]. Cette nouvelle enceinte
commençait, au levant, sur la rivière, à la hauteur des Célestins;
elle enfermait dans son cercle le quartier Saint-Paul, la Culture
Sainte-Catherine, le Temple, Saint-Martin, les Filles-Dieu,
Saint-Sauveur, Saint-Honoré, les Quinze-Vingts, qui avaient été
jusque-là dans les faubourgs, et découverts, et elle atteignait la
rivière en aval du Louvre, qui se trouvait de la sorte réuni à la
ville. La clôture était percée de six portes, savoir: en commençant
par l'est, la porte Baudet ou Saint-Antoine, la porte Saint-Avoye ou
du Temple, la porte des Peintres ou de Saint-Denis, la porte
Saint-Martin ou de Montmartre, la porte Saint-Honoré et la porte de
Seine[133].

[Note 132: Le Roux de Lincy, _Hugues Aubriot, prévôt de Paris sous
Charles V_, Paris, 1862, in-8º, _passim_.--_Paris et ses historiens au
XIVe et XVe siècle_, par Le Roux de Lincy et Tisserand, Paris, in-fol.
[_Hist. générale de Paris_].]

[Note 133: Delamare, _Traité de la police_, Paris, 1710, in-fol.,
t. I, p. 79.--A. Bonnardot, _Dissertation archéologique sur les
enceintes de Paris, suivie de recherches sur les portes fortifiées qui
dépendaient des enceintes de Paris_, 1851, in-4º, plan; _Études
archéologiques sur les anciens plans de Paris_, 1853, in-4º;
_Appendice aux études archéologiques sur les anciens plans de Paris et
aux dissertations sur les enceintes de Paris_, Paris, 1877, in-4º;
_Étude sur Gilles Corrozet, suivie d'une notice sur un manuscrit de la
Bibliothèque des ducs de Bourgogne, contenant une description de Paris
en 1432, par Guillebert de Metz_, Paris, 1846, in-8º de 56
p.--Kausler, _Atlas des plus mémorables batailles_, Carlsruhe, 1831,
pl. 34.--H. Legrand, _Paris en 1380_, plan de restitution, Paris,
in-fol., 1868, p. 58.--A. Guilaumot, _Les portes de l'enceinte de
Paris sous Charles V_, Paris, 1879.--Rigaud, _Chronique de la Pucelle,
campagne de Paris, cartes et plans_, Bergerac, 1886, in-8º.]

Les Parisiens n'aimaient pas les Anglais et ils les enduraient à
grand'peine. Quand, après les funérailles du feu roi Charles VI, le
duc de Bedford fit porter devant lui l'épée du roi de France, le
peuple murmura[134]. Mais il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher.
Si les Parisiens n'aimaient pas les Anglais, ils admiraient le duc
Philippe, seigneur de bonne mine et le plus riche prince de la
chrétienté. Pour ce qui était du petit roi de Bourges, de triste
figure et pauvre, véhémentement soupçonné de félonie à Montereau, il
n'avait rien pour plaire; on le méprisait et ses partisans inspiraient
l'épouvante et l'horreur. Depuis dix ans ils faisaient des courses
autour de la ville, rançonnant et pillant. Sans doute, les Anglais et
les Bourguignons n'en usaient pas d'une autre manière. Lorsqu'au mois
d'août 1423 le duc Philippe vint à Paris, ses hommes d'armes
ravagèrent toutes les cultures aux alentours, et c'étaient des amis et
des alliés. Mais ils ne firent que passer[135]; les Armagnacs
battaient sans cesse les campagnes, ils volaient sempiternellement
tout ce qu'ils trouvaient, incendiaient les granges et les églises,
tuaient femmes et enfants, violaient pucelles et religieuses,
pendaient les hommes par les pouces. En 1420, ils se jetèrent comme
diables déchaînés sur le village de Champigny et brûlèrent à la fois
avoine, blé, brebis, vaches, boeufs, enfants et femmes. Ils firent de
même et pis encore à Croissy[136]. Un clerc disait que par eux plus
de chrétiens avaient été martyrisés que par Maximien et
Dioclétien[137].

[Note 134: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 180.]

[Note 135: _Ibid._, p. 189.]

[Note 136: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 136-137.]

[Note 137: _Ibid._, p. 107.--_Document inédit relatif à l'état de
Paris en 1430_, dans _Revue des Sociétés savantes_, 1863, p. 203.]

On aurait pu toutefois, en 1429, découvrir dans la ville des partisans
du dauphin, et même un assez grand nombre. Madame Christine de Pisan,
très attachée à la maison de Valois, disait: «Il y a dans Paris
beaucoup de mauvais. Il y a aussi beaucoup de bons, fidèles à leur
roi. Mais ils n'osent parler[138].»

[Note 138: Christine de Pisan, dans _Procès_, t. V, strophe 56, p.
20.--Le Roux de Lincy et Tisserand, _Paris et ses historiens_, p.
426.]

Il se trouvait dans le parlement, au su de tout le monde, et jusque
dans le chapitre de Notre-Dame, des gens qui avaient des intelligences
avec les Armagnacs[139].

[Note 139: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 251.--A. Longnon,
_Paris pendant la domination anglaise (1420-1436), documents extraits
des registres de la chancellerie de France_, Paris, 1877, in-8º,
introduction, p. xiij.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles
VII_, t. II, p. 116, note 1.]

Ces terribles Armagnacs, au lendemain de leur victoire de Patay,
n'avaient qu'à marcher tout de suite sur la ville pour la prendre. On
s'attendait à ce qu'ils y entrassent un jour ou l'autre. Le Régent la
leur abandonnait d'avance. Il alla s'enfermer dans son château de
Vincennes avec le peu d'hommes qui lui restaient[140]. Trois jours
après la déconfiture des Anglais, le mardi devant la Saint-Jean,
grand émoi dans la ville. On disait: «Les Armagnacs entreront cette
nuit.» Pendant ce temps, les Armagnacs attendaient à Orléans l'ordre
de se rassembler à Gien pour gagner ensuite Auxerre. À cette nouvelle
le duc de Bedford dut pousser un grand soupir de soulagement; et tout
aussitôt il s'occupa de pourvoir à la défense de Paris et à la sûreté
de la Normandie[141].

[Note 140: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 248.--_Chronique
de la Pucelle_, p. 297.--Morosini, t. III, p. 79, note.]

[Note 141: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p.
257.--Fauquembergue dans _Procès_, t. IV, p. 453.--Morosini, t. III,
p. 198.]

La première émotion passée, la grand'ville redevenait de coeur, sinon
anglaise (elle ne l'avait jamais été), du moins bourguignonne. Son
prévôt, messire Simon Morhier, qui avait fait une terrible occision de
Français, le jour des Harengs, tenait ferme pour le Léopard[142]. Au
contraire, on soupçonnait l'échevinage de tendre volontiers l'oreille
aux propositions du roi Charles. Le 12 juillet, les Parisiens élurent
un nouveau corps de ville composé des plus zélés Bourguignons qui se
pussent trouver dans le négoce et le change. Ils désignèrent comme
prévôt des marchands l'argentier Guillaume Sanguin, à qui le duc de
Bourgogne devait plus de sept mille livres tournois et qui avait en
garde les joyaux du Régent[143]. Ce changement s'opérait au plus grand
dommage du roi Charles qui, pour reprendre ses bonnes villes,
préférait la douceur à la violence et comptait beaucoup plus sur un
accord avec les bourgeois que sur les pierres de ses canons.

[Note 142: _Journal du siège_, p. 38.--Jean Chartier, _Chronique_,
t. I, pp. 106-107.--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 454.]

[Note 143: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 239, note 2.--Le
Roux de Lincy et Tisserand, _Paris et ses historiens_, pp. 340 et
suiv.]

Très à point, le Régent céda la ville de Paris au duc Philippe, non
sans regretter assurément de lui avoir refusé naguère la ville
d'Orléans. Il sentait bien que la cité principale du royaume,
redevenue ainsi française, se défendrait de meilleure volonté contre
les dauphinois. Le magnifique duc y vint réchauffer la vieille amitié
que lui gardaient les Parisiens et rallumer la haine qu'ils portaient
au fils déshérité de madame Ysabeau. Il lut au Palais un récit de la
mort de son père, entrecoupé de plaintes sur la paix enfreinte et la
trahison des Armagnacs; il fit crier le sang de Montereau[144]: les
assistants jurèrent d'être bons et loyaux à lui et au Régent. Le même
serment fut prêté, les jours suivants, par le clergé séculier et
régulier[145].

[Note 144: 14 juillet 1429. _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp.
240-241.--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 240.--Morosini, t.
III, p. 186.]

[Note 145: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 241.]

Mais plus encore que l'amour du beau duc, le souvenir de la cruauté
armagnaque affermissait les bourgeois dans la résistance. Ce bruit
courait parmi eux et trouvait créance, que messire Charles de Valois
avait abandonné à ses soudoyers la ville et les habitants grands et
petits, de tous états, hommes et femmes, et qu'il se promettait de
faire passer la charrue sur l'emplacement de Paris. C'était le
connaître très mal: il se montrait en toute occasion pitoyable et
débonnaire; son Conseil réduisait prudemment la campagne du Sacre à
une promenade armée et pacifique. Mais les Parisiens ne pouvaient
juger sainement des intentions du roi de France et ils ne savaient que
trop que, leur ville une fois prise, rien n'empêcherait les Armagnacs
de la mettre à feu et à sang[146].

[Note 146: Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 356.]

Un fait accrut encore leur aversion et leur effroi. Quand ils surent
que le frère Richard, dont naguère ils avaient entendu si pieusement
les sermons, chevauchait avec les gens du dauphin et leur gagnait par
sa langue bien pendue de bonnes villes comme Troyes en Champagne, ils
appelèrent sur lui la malédiction de Dieu et des saints. Ils
arrachèrent de leur chapeau les médailles d'étain au saint nom de
Jésus, que le bon frère leur avait données et, en haine de lui, ils
reprirent aussitôt dés, boules, dames, et tous les jeux auxquels ils
avaient renoncé sur ses exhortations. La Pucelle ne leur inspirait pas
moins d'horreur. On contait qu'elle faisait la prophétesse et parlait
de cette sorte: «Telle chose adviendra pour vrai.» Ils disaient: «Une
créature en forme de femme est avec les Armagnacs. Ce que c'est, Dieu
le sait!» On l'appelait ribaude[147]. Parmi ces ennemis, pires à leur
sentiment que les païens et les Sarrazins, voilà ce qui leur
paraissait le plus horrible: un moine et une jeune fille. Ils prirent
tous la croix de Saint-André[148].

[Note 147: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 242.]

[Note 148: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 243.]

Pendant que le dauphin s'en allait à son sacre, une armée venait
d'Angleterre en France. Le Régent la destina à couvrir la Normandie;
il la dirigea en personne sur Rouen, laissant la garde et la défense
de Paris à Louis de Luxembourg, évêque de Thérouanne, chancelier de
France pour les Anglais, au sire de l'Isle-Adam, maréchal de France,
capitaine de Paris, à deux mille hommes d'armes et aux milices
parisiennes qui avaient la garde des remparts et le gouvernement de
l'artillerie et étaient commandées par vingt-quatre bourgeois, dits
quarteniers, pour les vingt-quatre quartiers de la ville. Dès la fin
de juillet la place se trouvait à l'abri d'une surprise[149].

[Note 149: Rymer, _Foedera_, mai.--_Chronique de la Pucelle_, p.
332.--Monstrelet, t. IV, p. 355.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I,
pp. 106-107.--Wallon, _Jeanne d'Arc_, t. I, p. 290, note 1.--G.
Lefévre-Pontalis, _La panique anglaise_, p. 9.--Morosini, t. III, p.
216, n. 5, t. IV, annexe XVIII.]

Le 10 août, vigile de Saint-Laurent, tandis que les Armagnacs
campaient à La Ferté-Milon, la porte Saint-Martin, flanquée de quatre
tourelles avec un double pont-levis, fut fermée et défense faite à
quiconque d'aller à Saint-Laurent en procession ou à la foire, comme
les précédentes années[150].

[Note 150: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 243.]

Le 28 du même mois, l'armée royale vint occuper Saint-Denys. À partir
de ce jour personne n'osa plus sortir pour vendanger, ni aller rien
cueillir dans les potagers qui couvraient la plaine, au nord de la
ville. Tout enchérit aussitôt[151].

[Note 151: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 243.--Perceval de
Cagny, p. 166.--_Chronique des cordeliers_, fol., 486 vº.]

Dans les premiers jours de septembre les quarteniers, chacun en son
endroit, firent redresser les fossés et affûter les canons aux
murailles, aux portes et aux tours. Les tailleurs de pierres pour
l'artillerie, mandés par l'échevinage, firent des milliers de
boulets[152].

[Note 152: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 243.]

Les magistrats reçurent de monseigneur le duc d'Alençon des lettres
commençant ainsi: «À vous, prévôt de Paris et prévôt des marchands et
échevins...» Il les nommait par leurs noms et les saluait en beau
langage. Ces lettres furent considérées comme un artifice pour rendre
les échevins suspects au peuple et exciter les habitants les uns
contre les autres. Il fut répondu à ce seigneur de ne plus gâter son
papier à de telles malices[153].

[Note 153: _Ibid._, pp. 243-244.]

Le chapitre de Notre-Dame fit célébrer des messes pour le salut
commun. Le 5 septembre, trois chanoines furent autorisés à prendre des
dispositions pour la garde du cloître. Les fabriciens avisèrent à
mettre les reliques et le trésor à l'abri des soldats armagnacs. Ils
vendirent, pour le prix de deux cents saluts d'or, le corps de
monseigneur saint Denys, mais on garda le pied, qui était d'argent, le
chef et la couronne[154].

[Note 154: Registre des délibérations du Chapitre de Notre-Dame
(_Arch. Nat._, LL 716, pp. 173-174) dans le _Journal d'un bourgeois de
Paris_, _loc. cit._--Le P. Ayroles, _La vraie Jeanne d'Arc_, t. III,
pp. 530, 531, pièces justificatives, J. p. 639.--Le P. Denifle et
Châtelain, _Le procès de Jeanne d'Arc et l'Université de Paris_,
Nogent-le-Rotrou, 1898, in-8º.]

Le mercredi 7 septembre, vigile de la nativité de la Vierge, une
procession fut faite à Sainte-Geneviève-du-Mont pour remédier à la
malice des temps et calmer l'animosité des ennemis. Les chanoines du
Palais y portèrent la Vraie Croix[155].

[Note 155: Registre des délibérations du Chapitre de Notre-Dame,
dans Tuetey, notes du _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 241, note
1.--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 456.--Le P. Ayroles, _La
vraie Jeanne d'Arc_, t. III, pièces justificatives, p. 640.]

Ce même jour, l'armée du duc d'Alençon et de la Pucelle escarmoucha
sous les murs. Elle se retira le soir, et les habitants s'endormirent
tranquilles, car le lendemain, le peuple chrétien célébrait la
Nativité de la Sainte-Vierge[156].

[Note 156: Registre des délibérations du Chapitre de Notre-Dame,
_loc. cit._--_Chronique de la Pucelle_, p. 332.--_Journal d'un
bourgeois de Paris_, p. 244.--Monstrelet, t. IV, p. 354.--Martial
d'Auvergne, _Vigiles_, éd. Coustelier, t. I, p. 113.--Perceval de
Cagny, p. 166.--_Chronique des cordeliers_, fol. 486 vº.--Le P.
Ayroles, _La vraie Jeanne d'Arc_, t. III, p. 531.]

C'était une grande fête et très ancienne. Voici comment on en
rapportait l'origine. Un jour, un saint homme, qui vivait dans la
contemplation, se remémorant que depuis bien des années, à la date du
8 septembre, il entendait une merveilleuse musique d'anges dans les
airs, pria Dieu de lui révéler l'occasion de ce concert d'instruments
et de voix célestes. Il obtint pour réponse que c'était le jour
anniversaire de la naissance de la glorieuse Vierge Marie, et il reçut
l'ordre d'en instruire les fidèles, afin qu'ils s'unissent dans la
solennité de ce jour aux choeurs des anges. La chose fut rapportée au
Souverain Pontife et aux autres chefs de l'Église, qui, après avoir
prié, jeûné et consulté les témoignages et les traditions de l'Église,
décrétèrent que désormais le jour du 8 septembre serait
universellement consacré à la naissance de la Vierge Marie[157].

[Note 157: Voragine, _Legenda aurea_.--Anquetil, _La Nativité,
miracle extrait de la Légende dorée_ dans _Mém. Soc. Agr. de Bayeux_,
1883, t. X, p. 286.--Douhet, _Dictionnaire des Mystères_, 1854, p.
545.]

En ce jour, on lisait à la messe les paroles du prophète Isaïe: «Il
sortira un rejeton de la tige de Jessé et une fleur naîtra de sa
racine.»

Les habitants de Paris pensaient que les Armagnacs eux-mêmes ne
feraient oeuvre de leurs dix doigts pendant une si grande fête, et
garderaient le troisième commandement de Dieu.

Ce jeudi 8 septembre, vers huit heures du matin, la Pucelle, les ducs
d'Alençon et de Bourbon, les maréchaux de Boussac et de Rais, le comte
de Vendôme, les sires de Laval, d'Albret, de Gaucourt, qui s'étaient
logés avec leurs gens au nombre de dix mille et plus, dans le village
de la Chapelle, à mi-chemin sur la route de Saint-Denys à Paris, se
mirent en marche et parvinrent à l'heure de la grand'messe, entre onze
heures et midi, sur la butte des Moulins, au pied de laquelle se
tenait le marché aux Pourceaux[158]. Il y avait là un gibet.
Cinquante-six ans auparavant, une femme, de vie édifiante aux yeux du
peuple, mais reconnue hérétique et turlupine par les saints
inquisiteurs, avait été brûlée vive sur cette place du marché[159].

[Note 158: Perceval de Cagny, pp. 166, 168.--_Chronique de la
Pucelle_, pp. 333-334.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, pp. 107,
109.--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, pp. 456, 458.--_Journal
d'un bourgeois de Paris_, pp. 244-245.--_Chronique des cordeliers_,
fol. 486 vº. P. Cochon, éd. de Beaurepaire, p. 307.--Morosini, t. III,
p. 210.]

[Note 159: Gaguin, _Hist. Francorum_, Francfort, 1577, liv. VIII,
chap. II, p. 158.--Tanon, _Histoire des tribunaux de l'inquisition en
France_, p. 121.--Lea, _Histoire de l'inquisition au moyen âge_, trad.
S. Reinach, t. II, p. 148.]

Pourquoi les gens du roi se présentaient-ils devant les murailles du
nord, celles de Charles V, qui étaient les plus fortes? On n'en sait
rien. Quelques jours auparavant, ils avaient jeté un pont sur la
rivière, en amont de Paris[160], ce qui donnerait à croire qu'ils
voulaient assaillir la vieille enceinte et pénétrer par la rive
universitaire. Se proposaient-ils d'opérer simultanément les deux
attaques? C'est probable. Y renoncèrent-ils d'eux-mêmes, ou contre
leur gré? On l'ignore.

[Note 160: Perceval de Cagny, p. 161.--Vallet de Viriville,
_Histoire de Charles VII_, t. II, p. 120, nº 1.--G. Lefèvre-Pontalis,
_Un détail du siège de Paris, par Jeanne d'Arc_, dans _Bibliothèque de
l'École des Chartes_, t. XLVI, 1885, pp. 5 et suiv.]

Ils amenaient sous les murs de Charles V une abondante artillerie,
canons, couleuvrines, veuglaires et traînaient dans des charrettes à
bras des bourrées pour combler les fossés, des claies pour les rendre
praticables, et sept cents échelles; matériel de siège fort copieux,
bien qu'on eût, ainsi que nous l'allons voir, oublié le plus
utile[161]. Ils ne venaient donc pas escarmoucher ni faire quelques
vaillantises d'armes; ils venaient tenter l'escalade en plein jour et
donner l'assaut à la plus vaste, à la plus illustre, à la plus
populeuse ville du royaume; opération de très grande importance,
proposée et décidée, sans aucun doute, en conseil et à laquelle, par
conséquent, le roi n'était ni contraire, ni étranger, ni
indifférent[162]. Charles de Valois voulait reprendre Paris. Il reste
à savoir s'il comptait pour cela sur les gens d'armes seulement et les
échelles.

[Note 161: Délibération du Chapitre de Notre-Dame, _loc.
cit._--_Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 245.--Fauquembergue, dans
_Procès_, t. IV, p. 457.]

[Note 162: _Procès_, t. I, pp. 240, 246, 298; t. III, pp. 425,
427; t. V, pp. 97, 107, 130, 140.]

La Pucelle n'était pas, à ce qu'il semble, informée des résolutions
prises[163]; on ne la consultait jamais, et on ne l'avertissait guère
de ce qu'on avait décidé. Mais elle était aussi sûre d'entrer ce
jour-là dans la ville que d'aller en Paradis après sa mort. Depuis
plus de trois mois, ses Voix la tympanisaient avec l'assaut de Paris.
Ce qui pourrait surprendre c'est que, toute sainte qu'elle était, elle
eût consenti à s'armer et à guerroyer le jour de la Nativité,
contrairement à ce qu'elle avait fait le 5 mai, jour de l'Ascension
de Notre-Seigneur, et au mépris de ce qu'elle avait dit le 8 du même
mois: «Pour l'amour et honneur du saint dimanche, ne commencez point
la bataille[164].» Il est vrai qu'ensuite elle avait escarmouché, à
Montepilloy, le jour de l'Assomption, au grand scandale des maîtres de
l'Université. Elle agissait sur le conseil de ses Voix et ses
déterminations dépendaient du moindre bruit qui se faisait dans ses
oreilles. Rien de plus inconstant et de plus contradictoire que les
inspirations de ces visionnaires, jouets de leurs rêves. Ce qui est
certain du moins, c'est que Jeanne, cette fois comme toujours, croyait
bien faire et ne point pécher[165]. Rangés sur la butte des Moulins,
devant Paris et sa ceinture grise, les Français avaient devant eux un
premier fossé, étroit et sec, de seize ou dix-sept pieds environ de
profondeur, qu'un dos d'âne séparait d'un second fossé large presque
de cent pieds, profond et plein d'eau, qui baignait la muraille. Tout
proche, à leur droite, le chemin du Roule finissait à la Porte
Saint-Honoré, qu'on appelait aussi Porte des Aveugles, parce qu'elle
était proche des Quinze-Vingts. Elle s'ouvrait sous un châtelet
flanqué de tourelles et avait pour défenses avancées un boulevard clos
de barrières de bois, semblable à ceux d'Orléans[166].

[Note 163: _Ibid._, t. I, pp. 57, 146, 168, 250.]

[Note 164: _Journal du siège_, p. 89.]

[Note 165: _Procès_, t. I, pp. 147-148.]

[Note 166: Le Roux de Lincy et Tisserand, _Paris et ses
historiens_, pp. 205 et 231, note 4.--Adolphe Berty, _Topographie
historique du vieux Paris, région du Louvre et des Tuileries_, p. 180
et app. VI, p. IX.--E. Eude, _L'attaque de Jeanne d'Arc contre Paris_,
1429, _Cosmos_, nouv. série, XXIX (1894), pp. 241-244.]

Les Parisiens ne s'attendaient pas à être attaqués en ce saint
jour[167]. Pourtant les remparts n'étaient pas déserts, et l'on voyait
sur les murs s'agiter des étendards et particulièrement une grande
bannière blanche avec une croix de Saint-André vermeille[168].

[Note 167: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 246.]

[Note 168: _Chronique de la Pucelle_, pp. 332, 333.--Jean
Chartier, _Chronique_, t. I, p. 108.]

Les Français s'établirent un peu en arrière de la butte des Moulins, à
l'abri des plombées et des pierres que commençait à cracher
l'artillerie des remparts. Là ils mirent en place leurs veuglaires,
leurs couleuvrines et leurs canons, pour tirer sur les murs de la
ville. Le gros de l'armée se tint sur cette position, observant la
plus vaste étendue possible de murailles. Conduits par messire de
Saint-Vallier, dauphinois, plusieurs capitaines et gens d'armes
s'approchèrent de la porte Saint-Honoré et mirent le feu aux
barrières. La garnison de cette porte s'étant retirée dans l'enceinte
et nul ennemi ne sortant par quelque autre issue, la compagnie du
maréchal de Rais s'avança avec les claies, les bourrées, les échelles,
jusque sous les remparts. La Pucelle chevauchait à la tête de la
compagnie. Ils mirent pied à terre entre la porte Saint-Denys et la
porte Saint-Honoré, plus près de cette dernière, et descendirent dans
le premier fossé qu'il n'était pas difficile de franchir. Mais ils se
trouvèrent ensuite exposés, sur le dos d'âne, aux flèches et aux
viretons qui pleuvaient dru du haut des murs[169]. Jeanne, comme aux
Tourelles d'Orléans, faisait tenir sa bannière par un vaillant homme.

[Note 169: Perceval de Cagny, p. 167.]

Quand elle fut sur le dos d'âne, elle cria à ceux de Paris:

--Rendez la ville au roi de France[170].

[Note 170: _Procès_, t. I, p. 148.]

Les Bourguignons entendirent qu'elle disait aussi:

--Rendez-vous de par Jésus à nous tôt. Car si vous ne vous rendez
avant qu'il soit la nuit, nous y entrerons par force, que vous le
veuilliez ou non et tout sera mis à mort sans merci[171].

[Note 171: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 245.]

Elle restait sur le dos d'âne, sondant avec sa lance le grand fossé,
qu'elle ne s'attendait pas à trouver si profond ni si plein. Il y
avait pourtant onze jours qu'elle faisait avec les gens d'armes des
reconnaissances sous les murs et cherchait avec eux l'endroit où
donner l'assaut. Qu'elle ne s'entendît pas à préparer une attaque,
rien de plus naturel. Mais que penser de ces hommes de guerre qui,
pris au dépourvu, se tenaient là, sur le dos d'âne, aussi empêchés
qu'elle, tout ébaubis de voir tant d'eau, si près de la Seine, qui
était haute? Reconnaître les défenses d'une place forte, c'était l'_a
b c_ du métier. Capitaines et routiers ne se risquaient jamais sous
une muraille sans s'être assurés d'avance s'il y avait eau, bourbe ou
ronces; et ils se munissaient d'engins différents selon l'occurrence.
Quand le fossé contenait beaucoup d'eau, ils y lançaient des bateaux
de cuir transportés à dos de cheval[172]. Les gens d'armes du maréchal
de Rais et de monseigneur d'Alençon en savaient moins que les plus
chétifs coureurs d'aventures. Qu'eût pensé d'eux le bon La Hire? Tant
d'ineptie et de négligence parut incroyable et l'on supposa que ces
hommes de guerre connaissaient la profondeur du fossé, mais qu'ils ne
dirent rien à la Pucelle, souhaitant qu'il lui arrivât mal[173]. En ce
cas, pour nuire à cette enfant ils se nuisaient à eux-mêmes et
s'engeignaient croyant l'engeigner, car ils restaient là sans avancer
ni reculer.

[Note 172: _Le Jouvencel_, t. I, p. 67.]

[Note 173: _Chronique de la Pucelle_, p. 333.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 109.--_Journal du siège_, p. 127.--Martial
d'Auvergne, _Vigiles_, éd. Coustelier, 1724, t. I, p. 113.]

Quelques-uns jetaient inutilement des bourrées dans le fossé.
Cependant les défenseurs, assaillis par une multitude de traits,
disparaissaient les uns après les autres[174]. Mais vers quatre heures
du soir, les bourgeois arrivèrent en foule. Les canons de la porte
Saint-Denys grondaient. On échangeait du haut en bas des flèches et
des invectives. Les heures passaient, le soleil déclinait. La Pucelle
ne cessait de tâter le fossé du bois de sa lance et de crier aux
Parisiens qu'ils se rendissent.

[Note 174: Perceval de Cagny, p. 167.--Monstrelet, t. IV, pp.
355-356.--Morosini, t. III, note 3.--E. Eude, _L'attaque de Jeanne
d'Arc contre Paris_, dans _Cosmos_, 22 sept. 1894, t. XXIX.--P. Marin,
_Le génie militaire de Jeanne d'Arc_, dans _Grande Revue de Paris et
de Saint-Pétersbourg_, 2e année, t. I, 1889, p. 142.]

--Voire paillarde! ribaude! lui cria un Bourguignon.

Et, d'un trait de son arbalète à hausse pied, il lui déchira son
harnais de jambe et lui entailla la cuisse. Un autre Bourguignon tira
sur l'homme d'armes qui portait l'étendard de la Pucelle et lui perça
le pied d'un vireton. Le blessé souleva la visière de son heaume pour
voir d'où venait le coup; aussitôt un trait l'atteignit entre les deux
yeux. La Pucelle et le duc d'Alençon eurent grand regret de cet homme
d'armes[175].

[Note 175: _Procès_, t. I, p. 57, 246.--_Journal d'un bourgeois de
Paris_, p. 245.--Délibération du Chapitre de Notre-Dame, _loc.
cit._--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 457.--Perceval de
Cagny, Jean Chartier, _Journal du siège_, Monstrelet, Morosini, _loc.
cit._]

Blessée, Jeanne criait plus fort que chacun approchât des murs et que
la place serait prise. On la mit à l'abri des traits contre
l'épaulement du petit fossé. De là, elle pressait les gens d'armes de
jeter des bourrées dans l'eau pour se faire un pont. Vers dix ou onze
heures du soir, le sire de la Trémouille enjoignit aux combattants de
se retirer. La Pucelle ne voulait point quitter la place. Sans doute
elle entendait ses Saintes et voyait autour d'elle des milices
célestes. Le duc d'Alençon l'envoya chercher; le vieux sire de
Gaucourt[176] l'emporta avec l'aide d'un capitaine picard nommé
Guichard Bournel, qui ne lui fit point plaisir ce jour-là et qui
devait, six mois plus tard, lui causer, par sa félonie, un plus grand
déplaisir[177]. Si elle n'avait pas été blessée, elle eût résisté
davantage[178]. Elle céda à regret, disant:

--En nom Dieu! la place eût été prise[179].

[Note 176: _Procès_, t. I, p. 298.]

[Note 177: _Procès_, t. I, p. 111, 273.--Berry, dans _Procès_, t.
IV, p. 50.--F. Brun, _Jeanne d'Arc et le capitaine de Soissons_, pp.
31 et suiv.]

[Note 178: _Procès_, t. I, p. 57.]

[Note 179: Le jurement «Par mon martin» est une invention du clerc
qui rédigea la Chronique dite de Perceval de Cagny, p. 168.]

Ils la mirent à cheval; elle put ainsi suivre l'armée. Le bruit courut
qu'elle avait une cuisse et même les deux cuisses traversées, mais sa
blessure était légère[180].

[Note 180: _Chronique de la Pucelle_, p. 334.--_Journal du siège_,
p. 128.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 109.--Monstrelet, t. IV,
pp. 355-356.]

Les Français regagnèrent la Chapelle d'où ils étaient partis le matin.
Ils emmenaient leurs blessés sur quelques-unes des charrettes qui leur
avaient servi à transporter les bourrées et les échelles. Ils
laissaient à l'ennemi trois cents charrettes à bras, six cent soixante
échelles, quatre mille claies et les grandes bourrées dont ils
n'avaient employé qu'une petite partie[181]. Leur retraite fut assez
précipitée, car en passant devant la Grange des Mathurins, près des
Porcherons, ils abandonnèrent leur bagage et y mirent le feu. On
rapporta avec horreur qu'ils avaient jeté là dans les flammes, leurs
morts, comme les païens de Rome[182]. Pourtant les Parisiens
n'osèrent les poursuivre. À cette époque, les gens d'armes qui
savaient leur métier ne se retiraient pas sans tendre un piège à
l'adversaire. Ils plaçaient une grosse troupe en embuscade sur le
chemin de leur retraite, prête à surprendre les coureurs lancés à leur
poursuite[183]. Craignant une embûche de ce genre, ceux de Paris
laissèrent les Armagnacs gagner tranquillement leur gîte à la
Chapelle-Saint-Denys[184].

[Note 181: Délibération du Chapitre de Notre-Dame, _loc. cit._]

[Note 182: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 245.]

[Note 183: _Le Jouvencel_, t. I, p. 142.]

[Note 184: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 245-246.]

En somme, si l'on ne regarde qu'à l'action militaire, les Français
avaient mal conduit les choses et ne les avaient pas poussées très
énergiquement. Aussi bien n'était-ce pas sur l'action militaire que
l'on comptait le plus. Ceux qui menaient la guerre, le roi et son
Conseil, avaient bien l'idée qu'on entrerait ce jour-là dans Paris.
Mais comment? Comme on était entré à Châlons, comme on était entré à
Reims, comme on était entré dans toutes les villes depuis Troyes
jusqu'à Compiègne. Le roi Charles s'était montré résolu à reprendre
ses bonnes villes par le moyen des habitants: il se comportait envers
Paris comme envers les autres villes.

Durant le voyage du sacre, il avait des intelligences avec les évêques
et les bourgeois des cités champenoises; il avait de même des
intelligences à Paris[185]. Il était en rapport avec des religieux,
et notamment avec les carmes de Melun, dont le prieur, frère Pierre
d'Allée, s'employait pour lui[186]. Des hommes stipendiés guettaient
depuis quelque temps l'occasion de jeter le trouble par la ville et de
faire entrer l'ennemi en un moment d'épouvante et de confusion.
Pendant l'assaut, ils travaillèrent pour lui dans les rues. On ouït,
l'après-midi, des deux côtés des ponts, les cris de «Sauve qui peut!
les ennemis sont entrés! tout est perdu!» Ceux des bourgeois qui
entendaient le sermon coururent s'enfermer chez eux. Et d'autres qui
étaient dehors, se réfugiaient dans les églises. Mais la commotion
s'arrêta court. Des hommes sensés, comme le greffier au Parlement,
eurent bien l'impression que ce n'était qu'un semblant d'assaut et que
Charles de Valois, pour prendre la ville, comptait, non sur la force
des armes, mais sur un mouvement du peuple[187].

[Note 185: Sur la situation des esprits dans Paris, voyez divers
actes de Henri VI, des 18 et 25 sept. 1429. (Ms. Fontanieu,
115.)--Sauval, _Antiquités de Paris_, t. III, p. 586 et _circ._]

[Note 186: A. Longnon, _Paris pendant la domination anglaise_, p.
302.]

[Note 187: Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, pp. 456, 458.]

Quelques-uns des religieux qui servaient à Paris d'espions au roi
Charles l'allèrent trouver à Saint-Denys, et l'avisèrent que le coup
était manqué. Selon eux, il s'en était fallu de peu qu'il ne
réussît[188].

[Note 188: _Relation du greffier de La Rochelle_, p. 344.]

On rapporte que le sire de la Trémouille ordonna la retraite, par
crainte des massacres, les Français étant capables, une fois dedans,
de tout tuer et tout brûler[189].

[Note 189: _Chronique de Normandie_, dans _Procès_, t. IV, pp.
342-343.]

Le lendemain vendredi 9, la Pucelle, debout dès l'aube, malgré sa
blessure, demanda au duc d'Alençon de faire sonner la chevauchée,
voulant à toutes forces retourner devant Paris et jurant de n'en
partir tant qu'elle n'aurait la ville[190]. Cependant les capitaines
français envoyèrent à Paris un héraut chargé de demander un
sauf-conduit pour enlever les morts qu'ils avaient laissés en assez
grand nombre[191].

[Note 190: Perceval de Cagny, p. 168.]

[Note 191: Perceval de Cagny, p. 168.--_Chronique Normande_ dans
la _Chronique de la Pucelle_, p. 465.--Vallet de Viriville, _Histoire
de Charles VII_, t. II, p. 120, note 1.]

En dépit d'un si cruel dommage, après une retraite tranquille, à la
vérité, mais désastreuse, et la perte de tout le matériel de siège,
plusieurs chefs de guerre étaient d'avis, comme la Pucelle, de tenter un
nouvel assaut. D'autres n'en voulaient pas entendre parler. Tandis
qu'ils en disputaient, ils virent venir à eux un seigneur accompagné de
cinquante gentilshommes; c'était le sire de Montmorency, premier baron
chrétien de France, ce qui voulait dire le premier des anciens vassaux
de la crosse de Paris. Il quittait la croix de Saint-André et s'offrait
aux fleurs de Lis[192]. Sa venue donna aux gens du roi courage et bonne
volonté de retourner devant la ville. L'armée s'y rendait, quand le
comte de Clermont et le duc de Bar vinrent arrêter la marche, par ordre
du roi, et ramener la Pucelle à Saint-Denys[193].

[Note 192: Duchesne, _Histoire de la maison de Montmorency_, p.
232.--Perceval de Cagny, p. 168.--Vallet de Viriville, _Histoire de
Charles VII_, t. II, pp. 118, 119.]

[Note 193: G. Lefèvre-Pontalis, _Un détail du siège de Paris_,
dans _Bibliothèque de l'École des Chartes_, t. XLVI, 1885, p. 12.]

Le samedi 10, au petit jour, le duc d'Alençon se présenta avec un peu
de chevalerie sur la berge, en amont de la ville, à l'endroit où,
quelques jours auparavant, un pont avait été jeté sur la Seine. La
Pucelle, toujours prompte au danger, accompagnait ces aventureux.
Mais, prudemment, le roi avait, la nuit, fait démonter le pont, et la
petite troupe dut rebrousser chemin[194]. Ce n'est pas que le roi
renonçât à prendre Paris; il songeait plus que jamais à ravoir sa
grand'ville; mais il la pensait ravoir sans assauts, avec la
connivence de plusieurs bourgeois.

[Note 194: Perceval de Cagny, pp. 168-169.--Morosini, t. III, p.
219, note 4.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II,
p. 120, note 1.--G. Lefèvre-Pontalis, _Un détail du siège de Paris_,
_loc. cit._]

Il advint à Jeanne, en ce même lieu de Saint-Denys, une mésaventure
qui, ce semble, fit impression sur ses compagnons et diminua,
peut-être, la confiance qu'ils avaient en son bonheur à la guerre. Des
filles, en grand nombre, comme de coutume, suivaient l'armée; chacun
avait la sienne; on les nommait les amiètes. Jeanne ne pouvait les
souffrir parce qu'elles y causaient des désordres, et surtout parce
qu'elle avait horreur de l'état de péché où elles vivaient. On en
faisait sur le moment même des contes comme celui-ci qui courut jusque
dans les Allemagnes:

Il était au camp un homme qui avait sa mie près de lui, laquelle
chevauchait en armes, pour n'être point reconnue. Or, la Pucelle dit
aux seigneurs et capitaines: «Il y a une femme parmi nos gens.» Ils
répondirent qu'ils n'en connaissaient point. Alors, la Pucelle fit
assembler l'armée et s'étant approchée de la femme: «La voici,»
dit-elle.

Et parlant à cette ribaude:

--Tu es de Gien et tu es grosse d'enfant. Et n'était cela, je te
ferais mettre à mort. Tu as déjà laissé mourir un enfant, et n'en
feras pas de même de celui-ci.

Quand la Pucelle eut ainsi parlé, les valets prirent la ribaude, la
ramenèrent chez elle et la tinrent en garde jusqu'à sa délivrance
d'enfant. Et elle confessa que la Pucelle avait dit vrai.

Après quoi, la Pucelle dit encore: «Il y a des femmes dans le camp.»
Et deux ribaudes qui n'appartenaient pas à l'armée et qu'elle en avait
déjà chassées, entendant ces paroles, décampèrent à cheval. Mais la
Pucelle courut après elles en leur criant: «Vous, folles filles, je
vous ai interdit ma compagnie.» Et elle tira son épée et frappa une
des filles par la tête, si bien que celle-ci mourut[195].

[Note 195: Eberhard Windecke, pp. 184, 186.]

Le conte disait vrai, Jeanne ne pouvait souffrir les ribaudes. Chaque
fois qu'elle en rencontrait une, elle lui donnait la chasse. C'est ce
qu'elle fit précisément à Gien, en voyant que de folles femme
retardaient les gens du roi[196]. À Château-Thierry, elle avisa une
amiète, qu'un homme d'armes menait en croupe, et courut après elle,
l'épée à la main, et, l'ayant atteinte, elle l'avertit, sans la
frapper, de ne plus se trouver désormais en la société des hommes
d'armes:

--Sinon, ajouta-t-elle, je te ferai déplaisir[197].

[Note 196: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 90.]

[Note 197: _Procès_, t. III, p. 73.]

À Saint-Denys, étant en compagnie du duc d'Alençon, elle poursuivit
encore une de ces jouvencelles. Cette fois, elle ne se contenta pas de
remontrances ni de menaces. Elle brisa sur elle son épée[198].
Était-ce l'épée de Sainte-Catherine? On le crut et non, sans doute, à
tort[199]. Dans ce temps-là les esprits étaient pleins de tout ce que
les romans rapportent des Joyeuse et des Durandal. Il parut que
Jeanne, en perdant son épée, perdait sa force. On conta, en changeant
un peu les circonstances, que le roi, lorsqu'il apprit l'aventure de
l'épée rompue, en eut déplaisir et dit à la Pucelle: «Vous deviez
prendre un bâton et frapper avec, sans risquer votre épée venue
divinement[200].» On contait aussi que l'épée avait été remise à
l'armurier pour en rejoindre les morceaux et qu'il n'avait jamais pu y
réussir, et l'on voyait là une preuve qu'elle était fée[201].

[Note 198: _Ibid._, t. III, p. 99.]

[Note 199: _Ibid._, t. I, p. 76.]

[Note 200: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 90.]

[Note 201: _Ibid._, t. I, pp. 122-123.]

Avant de partir, le roi laissa dans le pays le comte de Clermont comme
chef militaire, avec plusieurs lieutenants: les seigneurs de Culant,
Boussac, Loré, Foucault. Il institua une lieutenance générale
composée, conjointement avec les comtes de Clermont et de Vendôme, des
seigneurs Regnault de Chartres, Christophe d'Harcourt et Jean Tudert.
Regnault de Chartres demeura dans la ville de Senlis, siège de la
lieutenance. Ces dispositions prises, le roi quitta Saint-Denys le 13
septembre[202]. La Pucelle le suivit à contre-coeur; pourtant elle
avait congé de ses Voix[203]. Elle déposa son harnais de guerre devant
l'image de Notre-Dame et le précieux corps de monseigneur saint
Denys[204]. Ce harnais était blanc, c'est-à-dire sans armoiries[205].
Elle suivait ainsi la coutume des hommes d'armes, qui, après qu'ils
étaient grevés d'une blessure, s'ils n'en mouraient point, offraient,
en action de grâces, à Notre-Dame ou aux saints leur armure. Aussi
voyait-on, en ces temps de guerres, des chapelles qui, comme celle de
Notre-Dame de Fierbois, ressemblaient à des arsenaux. La Pucelle
joignit à son harnais une épée qu'elle avait gagnée devant Paris[206].

[Note 202: Perceval de Cagny, p. 169.--_Chronique de la Pucelle_,
pp. 335 et suiv.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, pp. 112 et
suiv.--Monstrelet, t. IV, p. 356.--_Journal d'un bourgeois de Paris_,
p. 246.--Berry, dans _Procès_, t. IV, p. 48.--Gilles de Roye, p. 208.]

[Note 203: _Procès_, t. I, p. 260.]

[Note 204: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 109.--Perceval de
Cagny, p. 170.--Martial d'Auvergne, _Vigiles_, t. I, p. 114.--Jacques
Doublet, _Histoire de l'abbaye de Saint-Denys_, pp. 13-14.]

[Note 205: La Curne, au mot: _Blanc_. Le harnais blanc était la
marque des écuyers, le doré des chevaliers.--Bouteiller, dans sa
_Somme Rurale_ donne encore le «harnaz doré» aux chevaliers. Cf. Du
Tillet, _Recueil des Rois de France_, ch. Des chevaliers, p. 431.--Du
Cange, _Observations sur les établissements de la France_, p. 373.]

[Note 206: _Procès_, t. I, p. 179.]



CHAPITRE IV

PRISE DE SAINT-PIERRE-LE-MOUSTIER.--LES FILLES SPIRITUELLES DE FRÈRE
RICHARD.--LE SIÈGE DE LA CHARITÉ.


Le roi coucha le 14 septembre à Lagny-sur-Marne, traversa la Seine à
Bray, et l'Yonne à un gué, près de Sens, passa par Courtenay,
Châteaurenard, Montargis; arrivé à Gien le 21 septembre, il licencia
l'armée qu'il ne pouvait payer, et chacun s'en fut chez soi. Le duc
d'Alençon se retira dans sa vicomté de Beaumont-sur-Oise[207].

[Note 207: _Journal du siège_, p. 130.--Perceval de Cagny, pp.
170-171.--_Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 246-247.--Berry, dans
_Procès_, t. IV, p. 79.--Morosini, t. III, p. 219.]

Apprenant que la reine venait à la rencontre du roi, Jeanne prit les
devants et vint la saluer à Selles-en-Berry[208]. Elle fut conduite
ensuite à Bourges, où le seigneur d'Albret, frère utérin du sire de la
Trémouille, l'envoya loger chez messire Régnier de Bouligny, alors
général sur le fait et gouvernement de toutes finances, l'un de ceux
dont l'Université, en 1408, avait demandé la destitution comme
inutiles et coupables de tout le mal. Il s'attacha au service du
dauphin, passa de l'administration du domaine à celle des aides et
atteignit le plus haut rang dans le gouvernement des finances[209]. Sa
femme, ayant accompagné la reine à Selles, y vit la Pucelle et s'en
émerveilla comme d'une créature envoyée de Dieu pour relever le roi et
les Français fidèles au roi. Il lui souvenait du temps encore récent
où elle avait vu le dauphin et son mari tirer le diable par la queue.
Elle se nommait Marguerite La Touroulde, et elle était demoiselle et
non dame, grosse bourgeoise sans plus[210].

[Note 208: _Procès_, t. III, p. 86.--De Beaucourt, _Histoire de
Charles VII_, t. II, p. 265.--P. Lanéry d'Arc et L. Jeny, _Jeanne
d'Arc en Berry, avec des documents et des éclaircissements inédits_,
Paris, 1892, in-12, chap. VI.]

[Note 209: _Procès_, t. III, p. 85, note 1.--De Beaucourt,
_Histoire de Charles VII_, t. I, p. 418, note 7.]

[Note 210: _Procès_, t. III, p. 85.]

Durant trois semaines, Jeanne demeura dans l'hôtel du général des
finances. Elle y couchait, buvait et mangeait. Presque toutes les
nuits, demoiselle Marguerite La Touroulde couchait avec elle: la
civilité le voulait ainsi. On ne portait point de linge de nuit; on
couchait nu dans de très grands lits. Il paraît que Jeanne n'aimait
pas à coucher avec de vieilles femmes[211]. Demoiselle La Touroulde,
sans être bien vieille, avait l'âge d'une matrone[212]; elle en avait
aussi l'expérience et même elle prétendait, comme il y paraîtra tout
à l'heure, en savoir plus que les matrones n'en savent. Diverses fois
elle mena Jeanne au bain et aux étuves[213]. Cela encore était dans
les règles du savoir-vivre; on n'eût pas fait grande chère aux
personnes qu'on recevait si on ne les avait fait baigner. Les princes
donnaient l'exemple de cette politesse; quand le roi et la reine
soupaient dans l'hôtel de quelqu'un de leurs serviteurs et officiers,
on leur préparait de beaux bains richement ornés où ils se mettaient
avant de manger[214]. Demoiselle Marguerite La Touroulde n'avait pas
chez elle, sans doute, ce qu'il fallait; elle mena Jeanne dehors au
bain et aux étuves. Ce sont ses propres expressions qui peuvent
s'entendre du bain de vapeur[215] plutôt que du bain d'eau chaude.

[Note 211: _Ibid._, t. III, pp. 81, 86.]

[Note 212: Lanéry d'Arc et L. Jeny, _Jeanne d'Arc en Berry_, pp.
72-73.]

[Note 213: «In balneo et stuphis», _Procès_, t. III, p. 88.]

[Note 214: _L'amant rendu cordelier à l'observance d'amour_, poème
attribué à Martial d'Auvergne, éd. A. de Montaiglon, Paris, 1881,
in-8º, v. 1761-1776 et note p. 184.--A. Franklin, _La vie privée
d'autrefois_, t. II, Les soins de la toilette, Paris, 1887, in-18º,
pp. 20 et suiv.--A. Lecoy de la Marche, _Le bain au moyen âge_, dans
_Revue du Monde catholique_, t. XIV, pp. 870-881.]

[Note 215: _Livre des métiers_ d'Étienne Boileau, éd. de
Lespinasse et F. Bonnardot, Paris, 1879, pp. 154-155 et note.--G.
Bayle, _Notes pour servir à l'histoire de la prostitution au moyen
âge_, dans _Mémoires de l'Académie de Vaucluse_, 1887, pp.
241-242.--Dr P. Pansier, _Histoire des prétendus statuts de la reine
Jeanne_, dans le _Janus_, 1902, p. 14.]

À Bourges, les étuves étaient dans le quartier d'Auron, au bas de la
ville, près de la rivière[216]. Jeanne pratiquait une exacte dévotion,
mais elle n'était pas soumise aux règles de la vie conventuelle; elle
pouvait bien se baigner, comme la chaste Suzanne; et elle devait en
avoir grand besoin après avoir couché à la paillade[217]. Ce qui est
plus singulier, c'est que demoiselle Marguerite La Touroulde jugea,
pour l'avoir vue au bain, que Jeanne, selon toute apparence, était
vierge[218].

[Note 216: Lanéry d'Arc et L. Jeny, _Jeanne d'Arc en Berry_, pp.
76-77.]

[Note 217: _Procès_, t. III, p. 100.]

[Note 218: _Ibid._, t. III, p. 88.]

Dans l'hôtel de messire Régnier de Bouligny, ainsi que partout où elle
logeait, elle menait une vie de béguine, sans austérités excessives.
Elle se confessait très souvent. Maintes fois, elle demanda à son
hôtesse de l'accompagner à Matines. Les Matines se chantaient tous les
jours à la cathédrale et dans les collégiales, entre quatre et six
heures du soir, au moment où le soleil descendait à l'horizon.
Demoiselle La Touroulde l'y mena plusieurs fois. Fréquemment elles
causaient toutes deux ensemble; la femme du général des finances la
trouvait bien simple et bien ignorante. Elle s'apercevait avec
surprise que cette jeune fille ne savait absolument rien[219].

[Note 219: _Ibid._, t. III, pp. 85, 89.--Lanéry d'Arc et L. Jeny,
_Jeanne d'Arc en Berry_, pp. 73-74.]

Jeanne lui conta, entre autres choses, sa visite au vieux duc de
Lorraine, et comment elle l'avait repris sur sa mauvaise conduite;
elle parla aussi des examens que lui avaient fait subir les maîtres de
Poitiers[220]. Elle était persuadée que ces clercs l'avaient
interrogée avec une extrême sévérité et croyait de bonne foi qu'elle
avait triomphé de leur mauvais vouloir. Hélas! elle devait connaître
avant peu des clercs moins accommodants.

[Note 220: _Ibid._, t. III, pp. 86-87.]

Demoiselle Marguerite lui dit un jour:

--Si vous ne craignez point d'aller aux assauts, c'est que vous savez
bien que vous ne serez point tuée.

À quoi Jeanne répondit:

--Je n'en suis pas plus sûre que les autres gens de guerre.

Fréquemment des femmes venaient à l'hôtel de Bouligny, apportant des
patenôtres et de menus objets de piété pour les faire toucher par la
Pucelle.

Et Jeanne disait, en riant, à son hôtesse:

--Touchez-les vous-même. Ils seront aussi bons par votre toucher que
par le mien[221].

[Note 221: _Procès_, t. III, pp. 86-88.]

En entendant cette répartie, demoiselle Marguerite dut bien
s'apercevoir que Jeanne, pour ignorante qu'elle était, montrait
parfois dans ses propos du bon sens et de la bonne grâce.

Cette dame, qui trouvait la Pucelle de toute façon une innocente,
l'estimait, au contraire, experte dans les armes. Soit qu'elle jugeât
par elle-même du savoir-faire de la sainte en gendarmerie, soit
qu'elle en parlât par ouï dire, comme il semble, elle déclara plus
tard que cette jeune fille «montait à cheval et maniait la lance comme
l'eût fait le meilleur chevalier et que l'armée en était dans
l'admiration[222]». Les capitaines d'alors n'en savaient pas davantage
pour la plupart.

[Note 222: _Procès_, t. III, p. 88.]

Il est croyable qu'il y avait des dés et des cornets dans l'hôtel de
Bouligny, sans quoi Jeanne n'aurait pas eu l'occasion de montrer cette
horreur du jeu de dés que remarqua son hôtesse. À cet égard, elle
pensait de même que frère Richard, son compagnon, et que toute
personne de bonne vie et doctrine[223].

[Note 223: _Ibid._, t. III, p. 87.]

Jeanne distribuait en aumônes l'argent qu'elle avait. Elle disait:
«J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des
indigents[224].»

[Note 224: _Ibid._, t. III, pp. 87-88.]

De tels propos, répandus dans la foule, inspiraient au peuple la
croyance que cette pucelle de Dieu n'avait pas été suscitée seulement
pour la gloire des Lis, et qu'elle venait guérir les maux dont souffrait
le royaume, tels que meurtres, pilleries et grièves offenses à Dieu. Les
âmes mystiques espéraient d'elle la réforme de l'Église et le règne de
Jésus-Christ en ce monde. Elle était invoquée comme une sainte et l'on
voyait, dans les provinces fidèles au dauphin, ses images peintes et
taillées offertes à la vénération des fidèles, en sorte qu'elle
jouissait, vivante, des privilèges de la béatification[225].

[Note 225: Noël Valois, _Un nouveau témoignage sur Jeanne d'Arc_,
dans _Annuaire-bulletin de la Société de l'Histoire de France_, Paris,
1907, in-8º, pp. 8 et 18 (tirage à part).]

Cependant, au nord de la Seine, Anglais et Bourguignons
recommençaient la danse. Le duc de Vendôme se repliait avec sa
compagnie sur Senlis, les Anglais se ruaient sur la ville de
Saint-Denys et la saccageaient à nouveau. Ils trouvèrent dans l'église
abbatiale l'armure de la Pucelle et, sur l'ordre de l'évêque de
Thérouanne, chancelier d'Angleterre, l'enlevèrent, ce qui fut
considéré par le clergé français comme un sacrilège manifeste, pour
cette raison qu'ils ne donnèrent rien en échange aux moines de
l'abbaye.

Le roi se tenait alors à Mehun-sur-Yèvre, tout proche la ville de
Bourges, en un château, l'un des plus beaux du monde, qui s'élevait
sur un rocher et regardait la ville. Le feu duc Jean de Berry, grand
amateur de bâtiments, l'avait fait construire avec le soin et l'amour
qu'il donnait à toutes choses d'art. Mehun était le séjour préféré du
roi Charles[226].

[Note 226: _Procès_, t. III, p. 217.--De Beaucourt, _Histoire de
Charles VII_, t. II, p. 265.--A. Buhot de Kersers, _Histoire et
statistique du département du Cher, canton de Mehun_, Bourges, 1891,
in-4º, pp. 261 et suiv.--A. de Champeaux et P. Gauchery, _Les travaux
d'art exécutes pour Jean de France, duc de Berry_, Paris, 1894, in-4º,
pp. 7, 9 et la miniature des _Grandes Heures_ du duc Jean de Berry, à
Chantilly.]

Le duc d'Alençon, qui attendait des gens pour entrer en Normandie par
les Marches de Bretagne et du Maine, pensant ravoir son duché, fit
demander au roi qu'il lui plût lui donner la Pucelle. «Beaucoup,
disait le duc, se mettront en sa compagnie, qui ne bougeront de chez
eux si elle ne vient pas.» C'était donc qu'elle n'était pas trop
décriée pour sa déconfiture sous Paris. Le sire de la Trémouille
s'opposa à ce qu'elle fût remise au duc d'Alençon, dont il se défiait,
non sans quelque apparence de motif. Il la remit à son frère utérin,
le sire d'Albret, lieutenant du roi en son pays de Berry[227].

[Note 227: Perceval de Cagny, pp. 170-171.--Berry, dans _Procès_,
t. IV, p. 48.--Lettre du sire d'Albret aux habitants de Riom, dans
_Procès_, t. V, pp. 148-149.--Martin Le Franc, _Champion des Dames_,
dans _Procès_, t. V, p. 71.]

Le Conseil royal estimait nécessaire de recouvrer la ville de La
Charité, qu'on avait laissée aux mains des Anglais quand on était
parti pour le voyage du sacre[228]; mais il décida qu'on se porterait
d'abord sur Saint-Pierre-le-Moustier qui commandait les approches du
Bec-d'Allier[229]. Cette petite ville était occupée par une garnison
d'Anglais et de Bourguignons qui, de là, se répandaient dans le Berry
et le Bourbonnais et pillaient les villages, ravageaient les
campagnes. C'est à Bourges que se rassembla l'armée chargée de cette
expédition. Elle était sous les ordres de monseigneur d'Albret[230];
le bruit public en attribuait le commandement à Jeanne. Le commun
peuple, les bourgeois des villes, les habitants d'Orléans surtout ne
connaissaient qu'elle.

[Note 228: _Chronique de la Pucelle_, p. 310.--_Journal du siège_,
p. 107.--Morosini, t. II, p. 229, note 4.--Perceval de Cagny, p. 172.]

[Note 229: _Procès_, t. III, p. 217.--Jaladon de la Barre, _Jeanne
d'Arc à Saint-Pierre-le-Moustier et deux juges nivernais à Rouen_,
Nevers, 1868, in-8º, chap. IX et suiv.]

[Note 230: _Procès_, t. V, p. 356.--Lanéry d'Arc et L. Jeny,
_Jeanne d'Arc en Berry_, p. 89.]

Après quelques jours de siège, les gens du roi donnèrent l'assaut.
Mais ils furent repoussés par ceux du dedans. L'écuyer Jean d'Aulon,
intendant de la Pucelle, qui avait reçu quelque temps auparavant une
blessure au talon, et ne marchait qu'avec des béquilles, s'était
retiré comme les autres[231]. Il se retourna et vit Jeanne demeurée
presque seule au bord du fossé. De crainte qu'il ne lui arrivât mal,
il sauta à cheval, tira vers elle et lui cria:

--Que faites-vous ainsi seule? Pourquoi ne vous retirez-vous pas comme
les autres?

[Note 231: _Procès_, t. III, p. 217.]

Jeanne ôta sa salade de dessus sa tête et lui répondit:

--Je ne suis pas seule. J'ai en ma compagnie cinquante mille de mes
gens. Et je ne partirai point d'ici jusqu'à ce que j'aie pris la
ville.

Messire Jean d'Aulon, écarquillant les yeux, ne voyait autour de la
Pucelle que quatre ou cinq hommes.

Il lui cria de plus belle:

--En allez-vous d'ici, et retirez-vous comme les autres font.

En guise de réponse, elle demanda qu'on lui apportât des fagots et des
claies pour combler le fossé. Et aussitôt elle appela à haute voix:

--Aux fagots et aux claies, tout le monde! afin de faire un pont.

Les gens d'armes accoururent, le pont fut fait incontinent et la ville
prise d'assaut sans grande difficulté. Du moins c'est ainsi que le bon
écuyer Jean d'Aulon conta l'affaire[232]. Il n'était pas très éloigné
de croire que les cinquante mille fantômes de la Pucelle s'étaient
emparés de Saint-Pierre-le-Moustier.

[Note 232: _Procès_, t. III, p. 218.]

       *       *       *       *       *

À ce moment, il se trouvait auprès de la petite armée de la Loire
plusieurs saintes femmes qui menaient, ainsi que Jeanne, une vie
singulière et communiquaient avec l'Église triomphante. C'était, pour
ainsi dire, un béguinage volant, qui suivait les gens d'armes. L'une
de ces femmes se nommait Catherine de La Rochelle; deux autres étaient
de la Bretagne bretonnante[233].

[Note 233: _Ibid._, t. I, p. 106.--_Journal d'un bourgeois de
Paris_, pp. 259-260, 271-272.--Nider, _Formicarium_, dans _Procès_, t.
IV, pp. 503-504.--J. Quicherat, _Aperçus nouveaux_, pp. 74 et
suiv.--N. Quellien, _Perrinaïc, une compagne de Jeanne d'Arc_, Paris,
1891, in-8º.--Mme Pascal-Estienne, _Perrinaïk_, Paris, 1893,
in-8º.--J. Trévedy, _Histoire du roman de Perrinaïc_, Saint-Brieuc,
1894, in-8º.--_Le roman de Perrinaïc_, Vannes, 1894, in-8º.--A. de la
Borderie, _Pierronne et Perrinaïc_, Paris, 1894, in-8º.]

Elles avaient toutes des visions merveilleuses; Jeanne voyait
monseigneur saint Michel en armes et mesdames sainte Catherine et
sainte Marguerite portant des couronnes[234]; la Pierronne voyait Dieu
long vêtu d'une robe blanche avec une huque vermeille[235]; Catherine
de La Rochelle voyait une dame blanche, habillée de drap d'or, et, au
moment de la consécration, on ne sait quelles merveilles du haut
secret de Notre-Seigneur lui étaient révélées[236].

[Note 234: _Procès_, t. V, à la table analytique aux mots:
_Catherine_, _Michel_, _Marguerite_.]

[Note 235: _Ibid._, t. I, p. 106.]

[Note 236: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 271-272.]

Frère Jean Pasquerel demeurait auprès de Jeanne en qualité de
chapelain[237]; il comptait mener sa pénitente à la croisade contre
les hussites, car c'est surtout à ces infidèles que le bon frère en
voulait. Mais le cordelier qui depuis Troyes s'était joint aux
mendiants de la première heure, frère Richard, l'avait entièrement
supplanté; il conduisait à sa volonté la petite troupe des inspirées.
On disait que c'était leur beau père; il les endoctrinait[238]. Ses
desseins sur ces filles n'étaient pas très différents de ceux du bon
frère Pasquerel: il se proposait de les conduire dans ces guerres pour
le triomphe de la Croix qui devaient, selon lui, précéder la fin
prochaine du monde[239].

[Note 237: _Procès_, t. III, pp. 104 et suiv.]

[Note 238: _Ibid._, t. II, p. 450.--_Journal d'un bourgeois de
Paris_, pp. 271-272.]

[Note 239: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 235.]

En attendant, il s'efforçait de les faire vivre entre elles en bonne
intelligence; et il y avait grand'peine, ce semble, si habile prêcheur
qu'il fût. Sans cesse naissaient dans la confrérie les soupçons et les
querelles. Jeanne, qui fréquentait avec Catherine de La Rochelle à
Montfaucon en Brie et à Jargeau, flaira une rivale et se mit tout de
suite en défiance[240]. Elle n'avait peut-être pas tort. On pouvait,
d'un moment à l'autre, se servir de ces Bretonnes et de cette
Catherine comme on s'était servi d'elle[241]. Une inspirée alors était
bonne à tout, à l'édification du peuple, à la réforme de l'Église, à
la conduite des gens d'armes, à la circulation des monnaies, à la
guerre, à la paix; dès qu'il en paraissait une, chacun la tirait à
soi. Il semble bien qu'après avoir mis en oeuvre la pucelle Jeanne
pour délivrer Orléans, les conseillers du roi pensaient maintenant
mettre en oeuvre cette dame Catherine pour faire la paix avec le duc
de Bourgogne. On trouvait opportun d'appliquer à cette tâche une
sainte moins chevalière que Jeanne. Catherine était mariée, mère de
famille. Il ne fallait pas s'étonner pour cela qu'elle fût favorisée
de visions: si le don de prophétie est particulièrement réservé aux
vierges, on voit, par l'exemple de Judith, que le Seigneur peut
susciter des femmes fortes pour le salut de son peuple.

[Note 240: _Procès_, t. I, p. 106.]

[Note 241: _Procès_, t. I, p. 107.]

À croire, comme son surnom l'indique, qu'elle venait de La Rochelle,
son origine donnait confiance aux Armagnacs. Les habitants de La
Rochelle, tous plus ou moins corsaires, faisaient trop bonne et
profitable chasse aux navires anglais pour quitter le parti du
dauphin, qui récompensait d'ailleurs leur fidélité par de beaux
privilèges pour le trafic des marchandises[242]. Ils envoyèrent des
dons d'argent à ceux d'Orléans et lorsque, au mois de mai, ils
apprirent que la cité du duc Charles était délivrée, ils instituèrent
une fête publique en mémoire de cet heureux événement.

[Note 242: Arcère, _Histoire de La Rochelle_, 1756, in-4º, t. I,
p. 271.--_Procès_, t. V, p. 104, note.--Vallet de Viriville, _Histoire
de Charles VII_, t. II, pp. 24, 75 et suiv., 219, 279.]

Le premier emploi, ce semble, que tenait une sainte dans l'armée,
c'était l'emploi de quêteuse. Jeanne demandait à tous moments, par
lettres missives, de l'argent ou des engins de guerre aux bonnes
villes, les bourgeois lui promettaient toujours et s'acquittaient
quelquefois de leur promesse. Catherine de La Rochelle paraît avoir eu
des révélations spéciales en matière de finances, et s'être donné une
mission trésorière, comme Jeanne s'était donné une mission guerrière.
Elle annonçait qu'elle irait vers le duc de Bourgogne pour conclure la
paix[243]. À en juger par le peu qu'on en sait, les inspirations de
cette sainte dame n'étaient ni très hautes, ni très ordonnées, ni très
profondes.

[Note 243: _Procès_, t. I, pp. 107-108.]

À Montfaucon en Berry (ou à Jargeau), rencontrant Jeanne, elle lui
parla de la sorte:

--Il est venu à moi une dame blanche, vêtue de drap d'or, qui m'a dit:
«Va par les bonnes villes et que le roi te donne des hérauts et
trompettes pour faire crier: «Quiconque a or, argent ou trésor caché,
qu'il l'apporte à l'instant.»

Dame Catherine ajouta:

--Ceux qui en auront de caché et ne feront point ainsi, je les
connaîtrai bien et saurai trouver leurs trésors.

Elle jugeait nécessaire de combattre les Anglais et semblait croire
que Jeanne eût mission de les chasser, puisqu'elle lui offrit
obligeamment le produit de ses recettes miraculeuses:

--Ce sera, dit-elle, pour payer vos gens d'armes.

Mais la Pucelle lui répondit avec mépris:

--Retournez à votre mari faire votre ménage et nourrir vos
enfants[244].

[Note 244: _Procès_, t. I, p. 107.]

Les disputes des saintes sont très âpres d'ordinaire. Jeanne
n'admettait pas qu'il y eût dans le fait de cette rivale autre chose
que folie et néant. Pourtant, elle ne jugeait pas impossible qu'on
reçût la visite d'une dame blanche, elle vers qui se rendaient chaque
jour autant de saints et de saintes, d'anges et d'archanges qu'on n'en
peignit jamais sur les pages des livres et sur les murs des moutiers.
Pour en avoir le coeur net, elle prit le bon moyen. Un docteur peut
raisonner sur l'objet et la substance, l'origine et la forme des
idées, la naissance des images dans l'entendement; une gardeuse de
moutons prendra un parti plus sûr: elle s'en rapportera à ses yeux.

Jeanne demanda à Catherine si cette dame blanche venait toutes les
nuits et, apprenant qu'oui:

--Je coucherai avec vous, dit-elle.

Le soir arrivé, elle se mit dans le lit de Catherine, veilla jusqu'à
minuit, ne vit rien et s'endormit, car elle était jeune et avait grand
besoin de sommeil.

Le matin, à son réveil, elle demanda:

--Est-elle venue?

--Elle est venue, répondit Catherine. Vous dormiez et je n'ai pas
voulu vous éveiller.

--Ne viendra-t-elle point demain?

Catherine lui promit qu'elle viendrait sans faute.

Cette fois, Jeanne, ayant dormi le jour pour pouvoir mieux veiller,
coucha le soir encore dans le lit de Catherine et garda les yeux
ouverts.

Souvent, elle demandait:

--Viendra-t-elle point?

Et Catherine répondait:

--Oui, tout à l'heure.

Mais Jeanne ne vit rien[245].

[Note 245: _Procès_, t. I, pp. 108-109.]

Elle tint la preuve pour bonne. Pourtant, la dame blanche, habillée de
drap d'or, lui trottait encore dans la tête. Quand madame sainte
Catherine et madame sainte Marguerite vinrent la voir, ce qui ne tarda
guère, elle leur parla de cette dame blanche et leur demanda ce qu'il
en fallait penser. La réponse fut telle que Jeanne l'attendait.

--Dans le fait de cette Catherine, il n'y a, dirent-elles, que folie
et néant[246].

[Note 246: _Ibid._, t. I, p. 107.]

Et Jeanne dut s'écrier:

--C'était bien ce que je pensais!

La lutte entre les deux prophétesses fut courte, mais acharnée. Jeanne
prenait toujours le contre-pied de ce que disait Catherine. Comme
celle-ci voulait aller voir le duc de Bourgogne pour faire la paix,
Jeanne lui dit:

--Il me semble qu'on n'y trouvera point de paix si ce n'est par le
bout de la lance[247].

[Note 247: _Procès_, t. I, p. 108.]

Il y eut un sujet tout au moins où la dame blanche fut plus habile
prophétesse que les conseillères de la Pucelle: ce fut le siège de La
Charité. Lorsque Jeanne voulut aller délivrer cette ville, Catherine
lui conseilla de n'en rien faire.

--Il fait trop froid, dit-elle, je n'irai point[248].

[Note 248: _Ibid._, p. 108.]

La raison que donnait Catherine n'était point haute; pourtant, il est
vrai que Jeanne aurait mieux fait de ne pas aller au siège de La
Charité.

La Charité, enlevée au duc de Bourgogne par le dauphin en 1422, avait
été reprise en 1424 par Perrinet Gressart[249], fortuné capitaine,
devenu, d'apprenti maçon, panetier du duc de Bourgogne et seigneur de
Laigny, de par le roi d'Angleterre[250]. Le 30 décembre 1425, le sire
de La Trémouille, qui se rendait auprès du duc Philippe pour une de
ces négociations sempiternelles, fut arrêté par les gens de Perrinet,
et renfermé pendant plusieurs mois dans cette place dont son ravisseur
était capitaine. Il lui fallut payer une rançon de quatorze mille écus
d'or, et, bien qu'il eût pris cette somme dans le trésor royal[251],
il devait garder rancune à Perrinet, et l'on peut penser que, s'il
envoyait des gens d'armes à La Charité, c'était pour prendre tout de
bon la ville et non dans quelque noir dessein contre la Pucelle.

[Note 249: «Perrinet Crasset, machon et capitaine de gens
d'armes», _Chronique des cordeliers_, fol. 446 vº.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 117.--Monstrelet, t. IV, p. 174.--Vallet de
Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I, p. 328.]

[Note 250: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. CCLXXVIII.--A. de
Villaret, _Campagne des Anglais_, p. 109.--Le P. Ayroles, _La vraie
Jeanne d'Arc_, t. III, pp. 20, 21, 373 et suiv.--J. de Fréminville,
_Les écorcheurs en Bourgogne_ (1435-1445); _Étude sur les compagnies
franches au XVe siècle_, Dijon, 1888, in-8º--P. Champion, _Guillaume
de Flavy_, pièce justificative XXX.]

[Note 251: Sainte-Marthe, _Histoire généalogique de la maison de
la Trémoïlle_, 1668, in-12, pp. 149 et suiv.--L. de La Trémoïlle, _Les
La Trémoïlle pendant cinq siècles_, Nantes, 1890, t. I, p. 165.]

L'armée qui allait contre ce capitaine bourguignon, grand détrousseur
de pèlerins, n'était pas composée de gens de rien. Ses chefs étaient
Louis de Bourbon, comte de Montpensier, et Charles II, sire d'Albret,
frère utérin de La Trémouille et compagnon de Jeanne à l'armée du
sacre. Sans doute elle manquait de matériel et d'argent[252].
Condition ordinaire des armées d'alors. Quand le roi voulait attaquer
une place tenue par ses ennemis, il fallait qu'il s'adressât à ses
bonnes villes, pour obtenir d'elles les ressources nécessaires. La
Pucelle, qui était une sainte et une guerrière, avait bonne grâce à
mendier des armes; mais peut-être se faisait-elle illusion sur les
ressources des villes qui avaient déjà tant donné.

[Note 252: _Procès_, t. V, p. 149.--Jean Chartier, _Chronique_, t.
III.--_Journal du siège_, p. 129.--Monstrelet, t. V, chap. LXXII.--A.
de Villaret, _Campagne des Anglais_, p. 108.]

Le 7 novembre, elle signa avec monseigneur d'Albret une lettre par
laquelle elle demandait à ceux de Clermont en Auvergne, de la poudre,
des traits et de l'artillerie. Les messieurs d'Église, les élus et les
habitants envoyèrent deux quintaux de salpêtre, un quintal de soufre,
deux caisses de traits; ils y joignirent une épée, deux dagues, et une
hache d'armes pour la Pucelle, et ils chargèrent messire Robert
Andrieu de présenter cet envoi à Jeanne et à monseigneur
d'Albret[253].

[Note 253: _Procès_, t. V, p. 146.--F. Perot, _Un document inédit
sur Jeanne d'Arc_, dans _Bulletin de la Société archéologique de
l'Orléanais_, t. XII, 1898-1901, p. 231.]

Le 9 novembre, la Pucelle était à Moulins en Bourbonnais[254]. Qu'y
faisait-elle? On ne sait. Alors se trouvait dans cette ville une très
sainte abbesse et très vénérée, Colette Boilet, qui s'était attiré les
plus hautes louanges et les plus bas outrages en travaillant avec un
zèle merveilleux à la réforme des filles de sainte Claire. Colette
habitait le couvent de clarisses qu'elle venait de fonder en cette
ville. On a supposé que la Pucelle était allée à Moulins afin de s'y
rencontrer avec elle. Il faudrait d'abord savoir si ces deux saintes
avaient de l'inclination l'une pour l'autre; elles faisaient toutes
deux des miracles, et des miracles parfois assez semblables[255]; ce
n'était pas une raison pour qu'elles prissent le moindre plaisir à se
trouver ensemble. L'une était nommée la Pucelle, l'autre la Petite
Ancelle; mais, sous ces noms d'une égale humilité, bien différentes
d'habit et de moeurs, celle-ci cheminait sur les routes enveloppée de
haillons comme une mendiante, celle-là chevauchait en huque d'or entre
les seigneurs. Rien ne donne à croire que Jeanne, qui vivait parmi des
franciscains soustraits à toute règle, éprouvât de la vénération pour
la réformatrice des clarisses; rien ne dit que la pacifique Colette,
très attachée à la maison de Bourgogne[256], ait désiré s'entretenir
avec l'ange exterminateur des Anglais[257].

[Note 254: _Procès_, t. V, pp. 147-150.--Lanéry d'Arc et L. Jeny,
_Jeanne d'Arc en Berry_, ch. VIII.]

[Note 255: _Acta SS._, Mars, I, 554, col. 2, nº 61.--Abbé
Bizouard, _Histoire de sainte Colette_, pp. 35, 37.--S[ilvere],
_Histoire chronologique de la bienheureuse Colette_, Paris, 1628,
in-8º.]

[Note 256: _Histoire chronologique de la bienheureuse Colette_,
pp. 168-200.]

[Note 257: S. Luce, _Jeanne d'Arc et les ordres mendiants_ dans
_Revue des Deux Mondes_, 1881, t. XLV, p. 90.--L. de Kerval, _Jeanne
d'Arc et les franciscains_, Vanves, 1893, pp. 49-51.--S. Luce, _Jeanne
d'Arc à Domremy_, pp. CCLXXVIII et s.--F. Perot, _Jeanne d'Arc en
Bourbonnais_, Orléans, in-8º, 26 p., 1889.--F. André, _La vérité sur
Jeanne d'Arc_, in-8º, 1895, pp. 308 et suiv.]

De cette ville de Moulins, Jeanne dicta une lettre par laquelle elle
avertissait les habitants de Riom que Saint-Pierre-le-Moustier était
pris et leur demandait, comme à ceux de Clermont, du matériel de
guerre[258].

[Note 258: _Procès_, t. V, p. 146-148.]

Voici cette lettre:

     Chers et bons amis, vous savez bien comment la ville de Saint
     Pere le Moustier a esté prinse d'assault; et, à l'aide de Dieu,
     ay entencion de faire vuider les autres places qui sont
     contraires au roy; mais pour ce que grant despense de pouldres,
     trait et autres habillemens de guerre a esté faicte devant ladite
     ville, et que petitement les seigneurs qui sont en ceste ville et
     moy en sommes pourveuz pour aler mectre le siège devant La
     Charité, où nous alons prestement; je vous prie, sur tant que
     vous aymez le bien et honneur du roy et aussi de tous les autres
     de par deçà, que vueillez incontinant envoyer et aider pour ledit
     siège de pouldres, salepestre, souffre, trait, arbelestres
     fortes, et d'autres habillemens de guerre. Et en ce faictes tant
     que par faulte desdictes pouldres et autres habillemens de
     guerre, la chose ne soit longue, et que on ne vous puisse dire en
     ce estre negligens ou refusans. Chers et bons amis, Nostre Sire
     soit garde de vous. Escript à Molins, le neuf{me} jour de
     novembre.

     JEHANNE.

     _Sur l'adresse_: À mes chiers et bons amis, les gens d'église,
     bourgois et habitans de la ville de Rion[259].

[Note 259: _Procès_, t. V, pp. 146, 148.--Fac-similé dans le
_Musée des archives départementales_, p. 124.]

Les consuls de Riom s'engagèrent, par lettres scellées de leur sceau,
à donner à Jeanne la Pucelle et à monseigneur d'Albret une somme de
soixante écus; mais quand les gouverneurs de l'artillerie pour le
siège vinrent leur réclamer cette somme, les consuls ne donnèrent pas
une maille[260].

[Note 260: F. Perot (_Bulletin de la Société archéologique de
l'Orléanais_, t. XII, p. 231).]

Désireux, au contraire, de voir réduire une place qui interceptait le
cours de la Loire à trente lieues en amont de leur ville, les
habitants d'Orléans, cette fois encore, se montrèrent zélés et
magnifiques. On les doit tenir pour les vrais sauveurs du royaume;
sans eux, au mois de juin, on n'aurait pas pu prendre Jargeau ni
Beaugency. Tout au commencement de juillet, alors qu'ils croyaient à
la continuation de la campagne de la Loire, ils avaient fait conduire
à Gien leur grosse bombarde, la Bougue. Ils y joignirent des
munitions, des vivres, et, dans les premiers jours de décembre, sur la
demande du roi aux procureurs de la ville, ils dirigèrent sur La
Charité toute l'artillerie ramenée de Gien; quatre-vingt-neuf soldats
de la milice urbaine, portant la huque aux couleurs du duc d'Orléans,
la croix blanche sur la poitrine, trompette en tête, commandés par le
capitaine Boiau; des ouvriers de tous états, maçons et manoeuvres,
charpentiers, forgerons; les couleuvriniers Fauveau, Gervaise Lefèvre,
et frère Jacques, religieux du couvent des cordeliers d'Orléans[261].
Que fit-on de cette grosse artillerie et de ces braves gens?

[Note 261: A. de Villaret, _Campagne des Anglais_, p. 107, pièce
justificative XVII, pp. 159, 168.--_Procès_, t. V, pp. 268, 270,
d'après les cédules originales de la Bibliothèque d'Orléans.]

Le 24 novembre, le sire d'Albret et la Pucelle, se trouvant sous les
murs de La Charité en grande détresse, sollicitèrent semblablement la
ville de Bourges. Au reçu de leur lettre, les bourgeois décidèrent
d'envoyer treize cents écus d'or. Pour se procurer cette somme ils
employèrent un moyen usuel, auquel notamment ceux d'Orléans avaient eu
recours quand, en vue de fournir à Jeanne, quelque temps auparavant,
des munitions de guerre, ils achetèrent d'un habitant une certaine
quantité de sel qu'ils firent mettre à l'enchère au grenier de la
ville. Les habitants de Bourges firent vendre à la criée la ferme
annuelle du treizième du vin vendu en détail dans la ville. Mais
l'argent qu'ils se procurèrent ainsi n'arriva pas à destination[262].

[Note 262: La Thaumassière, _Histoire du Berry_, p.
161.--_Procès_, t. V, pp. 356-357.--Lanéry d'Arc et L. Jeny, _Jeanne
d'Arc en Berry_, pp. 105 et suiv.--A. de Villaret, _Campagne des
Anglais_, pp. 111, 112.]

Il y avait sous La Charité une brillante chevalerie; outre Louis de
Bourbon et le sire d'Albret, il s'y trouvait le maréchal de Boussac,
Jean de Bouray, sénéchal de Toulouse, Raymon de Montremur, baron
dauphinois, qui y fut tué[263]. Il faisait un froid cruel et les
assiégeants ne réussissaient à rien. Après un mois, Perrinet Gressart,
qui connaissait plus d'un tour, les fit tomber dans on ne sait quelle
embûche. Ils levèrent le siège, laissant l'artillerie des bonnes
villes, les beaux canons payés des deniers des bourgeois
économes[264]. Et ce qui rendait leur cas peu louable, c'est que la
ville, n'étant pas secourue et ne pouvant l'être, devait capituler un
jour ou l'autre. Ils alléguaient en leur faveur que le roi n'avait
envoyé ni vivres ni argent[265]; mais ce ne parut point une excuse et
leur fait fut jugé honteux. Un chevalier expert en l'honneur des armes
a dit: «On ne doit jamais assiéger une place que premièrement on ne
soit sûr de vivres et de solde. Car trop grande honte est à un ost,
spécialement quand il y a roi ou lieutenant du roi, d'assiéger une
place et puis de s'en lever[266].»

[Note 263: _Mémoires de la Société des Antiquaires du Centre_, t.
IV, 1870-72, pp. 211, 239.]

[Note 264: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II,
p. 126.--Lanéry d'Arc et L. Jeny, _Jeanne d'Arc en Berry_, p. 89.]

[Note 265: Perceval de Cagny, p. 172.]

[Note 266: _Le Jouvencel_, t. II, pp. 216-217.]

Le 13 décembre, un moine dominicain, frère Hélie Boudant, pénitencier
du pape Martin pour la ville et diocèse de Limoges, s'étant rendu dans
la ville de Périgueux, y prêcha le peuple; il prit pour texte de son
sermon les grands miracles accomplis en France par l'intervention
d'une Pucelle qui était venue trouver le roi de par Dieu. À cette
occasion le maire et les consuls entendirent une messe chantée et
firent mettre deux cierges. Or, frère Hélie était depuis deux mois
sous le coup d'un mandat d'amener lancé par le parlement de
Poitiers[267]. On ignore l'accusation qui pesait sur lui. Les moines
mendiants se montraient alors, pour la plupart, déréglés dans leurs
moeurs et faillibles dans leur foi. Le frère Richard lui-même ne
laissait pas d'inspirer parfois des soupçons sur la pureté de sa
doctrine.

[Note 267: Extrait du livre des comptes de la ville de Périgueux,
dans _Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord_,
t. XIV, janvier-février 1887.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_,
preuve CCXVII, p. 252.--Le P. Chapotin, _La guerre de cent ans et les
dominicains_, pp. 74 et suiv.]

À la Noël de cette année 1429, le béguinage volant étant réuni à
Jargeau[268], ce bon frère dit la messe et donna la communion trois
fois à Jeanne la Pucelle et deux fois à cette Pierronne, de la
Bretagne bretonnante, avec qui Notre-Seigneur causait comme un ami
avec un ami. Et l'on pouvait voir là, sinon une transgression formelle
des lois de l'Église, du moins un abus condamnable du sacrement[269].
Un formidable orage théologique s'amassait dès lors, prêt à fondre sur
les filles spirituelles du frère Richard. Peu de jours après l'attaque
de Paris, la très vénérable Université avait fait composer, ou plutôt
transcrire un traité _De bono et maligno spiritu_, en vue,
probablement, d'y trouver des arguments contre le frère Richard et sa
prophétesse Jeanne, venus tous deux de compagnie avec les Armagnacs
devant la grand'ville[270].

[Note 268: _Procès_, t. I, p. 106.]

[Note 269: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 271.]

[Note 270: Morosini, t. III, pp. 232-233.--Le P. Denifle et
Châtelain, _Cartularium Univ. Paris._, t. IV, p. 515.]

Vers le même temps, un clerc de la faculté des décrets avait lancé une
réponse sommaire au mémoire du chancelier Gerson sur la Pucelle. «Il
ne suffit pas, y disait-il, que quelqu'un nous affirme bonnement qu'il
est envoyé de Dieu: tout hérétique le prétend; mais il importe qu'il
prouve cette mission invisible par opération miraculeuse ou
témoignage spécial de l'Écriture.» Le clerc de Paris nie que la
Pucelle ait fait cette preuve, et à la juger sur sa conduite, il la
croit plutôt envoyée par le diable. Il lui fait grief de porter un
habit interdit aux femmes, sous peine d'anathème, et rejette les
excuses alléguées sur ce point par Gerson. Il lui reproche d'avoir
excité, entre les princes et le peuple chrétiens, plus grande guerre
que n'était auparavant. Il la tient pour idolâtre, usant de sortilèges
et de fausses prophéties; il l'incrimine d'avoir entraîné les hommes à
se rendre homicides pendant les deux fêtes principales de la très
sainte Vierge, l'Assomption et la Nativité: «offenses que l'Ennemi du
genre humain a infligées au Créateur et à sa très glorieuse Mère, par
le moyen de cette femme. Et bien qu'il en ait résulté quelques
meurtres, grâce à Dieu, ils n'ont pas répondu aux intentions de cette
ennemie.

»Tout cela manifestement, ajoute ce fils dévoué de l'Université,
contient erreur et hérésie». Il en conclut que cette Pucelle doit être
traduite devant l'évêque et l'inquisiteur et termine en invoquant ce
texte de saint Jérôme: «Il faut tailler les chairs pourries; il faut
chasser la brebis galeuse du bercail[271].»

[Note 271: Noël Valois, _Un nouveau témoignage sur Jeanne d'Arc_,
Paris, 1907, in-8º de 19 pages.]

Tel était le sentiment unanime de l'Université de Paris sur celle en
qui les clercs français reconnaissaient un ange du Seigneur. Au mois
de novembre, le bruit courait à Bruges, recueilli par des religieux,
que la fille aînée des rois avait envoyé à Rome, près du pape, des
députés pour dénoncer la Pucelle comme fausse prophétesse, abuseresse,
ainsi que ceux qui croyaient en elle; nous ignorons le véritable objet
de cette ambassade[272]. Sans nul doute les docteurs et maîtres
parisiens étaient dès lors résolus, s'ils tenaient un jour cette
fille, à ne pas la laisser échapper et à ne point l'envoyer juger à
Rome où elle courait chance de s'en tirer avec une pénitence et même
d'être engagée dans les soudoyers du Saint-Père[273].

[Note 272: Morosini, t. III, p. 232.]

[Note 273: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 354-355.]

En pays anglais et bourguignons elle était regardée comme hérétique,
non seulement par les clercs, mais par la multitude des gens de toute
condition. Et ceux qui, peu nombreux dans ces contrées, l'estimaient
bonne, devaient s'en taire soigneusement. Après la retraite de
Saint-Denys il restait peut-être en Picardie et notamment à Abbeville
quelques personnes favorables à la prophétesse des Français; il ne
fallait pas parler en public de ces gens-là.

Colin Gouye, surnommé le Sourd, et Jehannin Daix, surnommé Petit,
natif d'Abbeville, l'apprirent à leurs dépens. En cette ville, vers la
mi-septembre, le Sourd et Petit, se trouvant contre la forge d'un
maréchal, en compagnie de plusieurs bourgeois et habitants, notamment
d'un héraut, parlèrent des faits de cette Pucelle qui menait si grand
bruit dans la chrétienté. À un propos que tint le héraut sur elle,
Petit répliqua vivement:

--Bren! bren! Chose que dit et fait cette femme n'est qu'abusion.

Le Sourd parla dans le même sens:

--À cette femme, dit-il, l'on ne doit ajouter foi. Ceux qui croient en
elle sont fols et sentent la persinée.

Il entendait par là qu'ils sentaient la grillade au persil, le roussi,
étant déjà, autant dire, sur le feu du bûcher.

Et il eut le malheur d'ajouter:

--Il y a en cette ville plusieurs autres qui sentent la persinée.

C'était diffamer les habitants d'Abbeville et les rendre suspects. Le
maire et les échevins, ayant eu connaissance de ce propos, firent
mettre le Sourd en prison. Sans doute Petit avait dit quelque chose de
semblable, car il fut envoyé pareillement en prison[274].

[Note 274: Du Cange, _Glossaire_, au mot: _Persina_.--Lettre de
rémission pour le Sourd et Jehannin Daix, dans _Procès_, t. V, pp.
142-145.]

En disant que plusieurs de leurs concitoyens sentaient la persinée, le
Sourd les mettait en grand danger d'être recherchés par l'ordinaire et
l'inquisiteur comme hérétiques et sorciers notoirement diffamés. Quant
à la Pucelle, en quelle odeur de persinée elle était, puisqu'il
suffisait de prendre son parti pour sentir le roussi!

Pendant que le frère Richard et ses filles spirituelles se voyaient
ainsi menacés de faire une mauvaise fin, s'ils tombaient aux mains des
Anglais et des Bourguignons, de grands troubles agitaient la
confrérie. Jeanne, au sujet de Catherine, entra en lutte ouverte avec
son bon père. Frère Richard voulait qu'on mît en oeuvre la sainte dame
de La Rochelle. Jeanne, craignant que ce conseil ne fût suivi, écrivit
à son roi ce qu'il devait faire de cette femme, c'est-à-dire qu'il la
devait certes renvoyer à son mari et à ses enfants.

Quand elle alla vers le roi, elle n'eut rien de plus pressé que de lui
dire:

--C'est tout folie et tout néant du fait de Catherine.

Frère Richard laissa voir à la Pucelle son profond
mécontentement[275]. Il était fort bien en cour, et c'est sans doute
avec l'agrément du Conseil royal qu'il essayait de mettre en oeuvre
cette dame Catherine. La Pucelle avait réussi; on pensait qu'une autre
voyante réussirait de même.

[Note 275: _Procès_, t. I, p. 107.]

Ce qui ne veut pas dire que, dans le Conseil on renonçât aux services
que Jeanne rendait à la cause française. Même après les mauvaises
journées de Paris et de La Charité bien des gens lui attribuaient
comme autrefois une puissance surnaturelle et il y a lieu de croire
que plusieurs, à la Cour, comptaient l'employer encore[276].

[Note 276: _Procès_, t. III, p. 84; t. IV, p. 312 et _passim_.--A.
de Villaret, _loc. cit._, Pièces justificatives.]

Et quand même on eût voulu la rejeter, elle se tenait trop près des
Lis pour qu'on pût désormais négliger ses honneurs sans offenser en
même temps l'honneur des Lis. Le 29 décembre 1429, à Mehun-sur-Yèvre,
le roi lui donna des lettres de noblesse scellées du grand sceau de
cire verte, sur double queue, en lés de soie rouge et verte[277].

[Note 277: _Procès_, t. V, pp. 150-153.--J. Hordal, _Heroinæ
nobilissimæ Joannæ Darc, lotharingæ, vulgo aurelianensis puellæ
historia_..., Ponti-Mussi, 1612, petit in-4º.--C. du Lys, _Traité
sommaire tant du nom et des armes que de la naissance et parenté de la
Pucelle, justifié par plusieurs patentes et arrêts, enquêtes et
informations_... Paris, 1633, in-4º.--De la Roque, _Traité de la
noblesse_, Paris, 1678, in-4º, chap. XLIII.--Lanéry d'Arc, _Jeanne
d'Arc en Berry_, chap. X.]

L'anoblissement concernait Jeanne, ses père, mère, frères, même au cas
où ils ne fussent pas de condition libre, et toute leur postérité mâle
et féminine. Clause singulière, répondant aux services singuliers
rendus par une femme.

Dans ces lettres, elle est nommée _Johanna d'Ay_, sans doute parce que
le nom de son père fut recueilli à la chancellerie royale sur les
lèvres des Lorrains qui le prononçaient ainsi d'un accent lent et
sourd; mais que ce nom soit Ay ou Arc, on ne le lui donnait guère; on
l'appelait communément Jeanne la Pucelle[278].

[Note 278: Voir à la table analytique du _Procès_, t. V, au mot:
_Pucelle_.]



CHAPITRE V

LES LETTRES AUX HABITANTS DE REIMS.--LA LETTRE AUX HUSSITES.--LE
DÉPART DE SULLY.


Les habitants d'Orléans étaient reconnaissants à la Pucelle de ce
qu'elle avait accompli pour eux. Sans lui faire un grief de la déroute
par laquelle s'était terminé le siège de La Charité, ils la reçurent
dans leur ville avec la même joie et lui firent aussi bonne chère
qu'auparavant. Le 19 janvier 1430, ils offrirent à elle, à maître Jean
de Velly et à maître Jean Rabateau un repas où ne manquaient ni
chapons, ni perdrix, ni lièvres, où même un faisan était dressé[279].
Ce Jean de Velly, qui fut festoyé avec elle, ne nous est pas connu.
Quant à Jean Rabateau, ce n'était pas moins qu'un conseiller du roi,
avocat général au Parlement de Poitiers, depuis 1427[280]. Il avait
été l'hôte de la Pucelle dans cette ville. Sa femme avait souvent vu
Jeanne agenouillée dans l'oratoire de l'hôtel[281]. Les habitants
d'Orléans présentèrent le vin à l'avocat du roi, à Jean de Velly et à
la Pucelle. Beau festoiement, certes, et cérémonieux. Les bourgeois
aimaient et honoraient Jeanne, mais, dans le repas, ils ne
l'observèrent pas finement; car, lorsqu'une aventurière, dans huit
ans, se donnera pour elle, ils s'y tromperont et lui offriront le vin
de la même manière; et ce sera le même varlet de la ville, Jacques
Leprestre, qui le présentera[282].

[Note 279: _Procès_, t. V, p. 270.]

[Note 280: _Ibid._, t. III, pp. 19, 74, 203.--H. Daniel Lacombe,
_L'hôte de Jeanne d'Arc à Poitiers, Maître Jean Rabateau, président du
Parlement de Paris_, dans _Revue du Bas-Poitou_, 1891, pp. 48, 66.]

[Note 281: _Procès_, t. III, pp. 88 et suiv.]

[Note 282: Extrait des comptes de la ville d'Orléans, dans
_Procès_, t. V, p. 331.]

Un peintre, nommé Hamish Power, avait imagé, à Tours, cet étendard que
la Pucelle aimait plus encore que l'épée de sainte Catherine. Quand
elle apprit que Power mariait sa fille Héliote, Jeanne demanda, par
lettre, aux élus de la ville de Tours une somme de cent écus pour le
trousseau de la mariée. La cérémonie nuptiale était fixée au 9 février
1430. Les élus se réunirent par deux fois pour délibérer sur la
demande de celle qu'ils nommaient avec honneur, mais non sans
prudence: «la Pucelle venue en ce royaume vers le roi, pour le fait de
guerre et se donnant à lui comme envoyée de par le roi du Ciel contre
les Anglais». Ils refusèrent de rien payer, pour cette raison qu'il
convenait d'employer les deniers qu'ils administraient à l'entretien
de la ville et non autrement; mais ils décidèrent que, pour l'amour et
honneur de la Pucelle, les gens d'Église, bourgeois et habitants de la
ville assisteraient à la bénédiction nuptiale et feraient faire des
prières à l'intention de la mariée, et qu'ils lui offriraient le pain
et le vin. Ils en furent quittes pour quatre livres dix sous[283].

[Note 283: Vallet de Viriville, _Un épisode de la vie de Jeanne
d'Arc_, dans _Bibliothèque de l'École des Chartes_, t. IV (première
série), p. 488.--_Procès_, t. V, pp. 154-156.]

À une époque qu'on ne peut déterminer précisément, la Pucelle acheta
une maison à Orléans. Pour parler avec plus d'exactitude, elle
contracta un bail à vente[284]. Le bail à vente était une sorte de
convention par laquelle le propriétaire d'une maison ou d'un héritage
en transférait la propriété au preneur moyennant une pension annuelle
en fruits ou en argent. On contractait ces baux, de coutume, pour une
durée de cinquante-neuf ans. L'hôtel que Jeanne acquit de la sorte
appartenait au Chapitre de la cathédrale; il était situé au milieu de
la ville, sur la paroisse Saint-Malo, proche de la chapelle
Saint-Maclou, contre la boutique d'un marchand d'huile nommé Jean Feu,
dans la rue des Petits-Souliers, où lors du siège, un boulet de pierre
de cent soixante-quatre livres était tombé au milieu de cinq convives
attablés, sans faire de mal à personne[285]. À quel prix la Pucelle
s'en rendit-elle acquéreur? Ce fut vraisemblablement pour la somme de
six écus d'or fin (à soixante écus le marc), versés annuellement aux
termes de la Saint-Jean et de Noël, durant cinquante-neuf années. En
outre, elle dut s'engager, conformément à la coutume, à tenir la
maison en bon état et à payer de ses propres deniers les tailles
d'Église, ainsi que les taxes établies pour le puits et le pavé et
toutes autres impositions. Comme il lui fallait une caution, elle prit
pour répondant un certain Guillot de Guyenne, de qui nous ne savons
pas autre chose[286].

[Note 284: Jules Doinel, _Note sur une maison de Jeanne d'Arc_,
dans _Mémoires de la Société archéologique et historique de
l'Orléanais_, t. XV, pp. 491-500.]

[Note 285: _Journal du siège_, pp. 15 16.]

[Note 286: Jules Doinel, _Note sur une maison de Jeanne d'Arc_,
_loc. cit._]

Que la Pucelle se soit elle-même occupée de ce contrat, rien n'empêche
de le croire. Toute sainte qu'elle était, elle n'ignorait pas ce que
c'est que de posséder du bien. À cet égard elle avait de qui tenir:
son père était l'homme de son village le plus entendu aux
affaires[287]; elle-même, bonne ménagère, gardait ses vieilles nippes
et, même en campagne, savait les retrouver pour en faire des présents
à ses amis. Elle prisait son avoir, armes et chevaux, l'évaluait à
douze mille écus, et se faisait, à ce qu'il semble, une idée assez
juste de la valeur des choses[288]. Mais à quelle intention
prenait-elle cette maison? Était-ce pour l'habiter? Pensait-elle
revenir à Orléans, après la guerre, y avoir pignon sur rue, et y
vieillir doucement? N'était-ce pas plutôt pour loger ses parents,
quelque oncle Vouthon, ou ses frères, dont l'un, très besogneux, se
faisait donner alors un pourpoint par les citoyens d'Orléans[289]?

[Note 287: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. 360.]

[Note 288: _Procès_, t. I, p. 295.]

[Note 289: Compte de forteresse, dans _Procès_, t. V, pp.
259-260.]

Le 3 mars, elle suivit le roi Charles à Sully[290]. Le château où elle
logea près du roi appartenait au sire de la Trémouille, qui le tenait
de sa mère, Marie de Sully, fille de Louis Ier de Bourbon. Il avait
été repris aux Anglais après la délivrance d'Orléans[291]. Lieu fort,
qui commandait la plaine entre Orléans et Briare et le vieux pont de
vingt arches, Sully, au bord de la Loire, sur la route qui va de Paris
à Autun, reliait le centre de la France à ces provinces du Nord dont
Jeanne était revenue à regret et où elle désirait de tout son coeur
retourner pour de nouvelles chevauchées et de nouveaux assauts.

[Note 290: _Procès_, t. V, p. 159.]

[Note 291: Perceval de Cagny, p. 173.--_Chronique de la Pucelle_,
p. 258.--_Berry_, dans Godefroy, p. 376.--Morosini, t. III, p 294,
notes 4, 5.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I, pp.
139, 163.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p. 144.]

En la première quinzaine de mars, elle reçut des habitants de Reims un
message dans lequel ils lui confiaient leurs craintes qui n'étaient
que trop fondées[292]. Le Régent venait de donner (8 mars) les comtés
de Champagne et de Brie au duc de Bourgogne, à charge pour lui de les
aller prendre[293]. Des Armagnacs et des Anglais, c'était à qui
offrirait les plus gros et les meilleurs morceaux à ce duc Gargantua;
les Français ne pouvant, malgré leur promesse, lui livrer Compiègne
qui ne voulait pas être livrée, lui offraient à la place
Pont-Sainte-Maxence[294]. Mais c'est Compiègne qu'il voulait. Les
trêves, fort mal observées d'ailleurs, qui devaient d'abord expirer à
la Noël, prorogées une première fois jusqu'au 15 mars, l'avaient été
ensuite jusqu'à Pâques, qui tombait en 1430 le 16 avril. Le duc
Philippe n'attendait que cette date pour mettre une armée en
campagne[295].

[Note 292: Monstrelet, t. IV, p. 378.--D. Plancher, _Histoire de
Bourgogne_, t. IV, p. 137.--Morosini, t. III, p. 268.]

[Note 293: Du Tillet, _Recueil des rois de France_, t. II, p. 39
(éd. 1601-1602).--Rymer, _Foedera_, mars, 1430.]

[Note 294: P. Champion, _Guillaume de Flavy_, pp. 35, 152.]

[Note 295: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, pp.
351, 389.]

La Pucelle répondit aux habitants de Reims d'une parole animée et
brève:

     Très chiers et bien amés et bien desiriés à veoir, Jehenne la
     Pucelle ey reçue vous letres faisent mancion que vous vous
     doptiés d'avoir le sciege. Vulhés savoir que vous n'arés point,
     si je les puis rencontrer bien bref; et si ainsi fut que je ne
     les rencontrasse, ne eux venissent devant vous, si vous fermés
     vous pourtes, car je serey bien brief vers vous; et ci eux y
     sont, je leur feray chausier leurs espérons si à aste qu'il ne
     saront pas ho les prandre, et lever, c'il y est, si brief que ce
     cera bien tost. Autre chouse que ne vous escri pour le présent,
     mès que soyez toutjours bons et loyals. Je pri à Dieu que vous
     ait en sa guarde. Escrit à Sulli le xvje jour de mars.

     Je vous mandesse anquores auqunes nouvelles de quoy vous sériés
     bien joyeux[296]; mais je doubte que les letres ne feussent
     prises en chemin et que l'on ne vit les dictes nouvelles.

     _Signé_: JEHANNE.

     _Sur l'adresse_: À mes très chiers et bons amis, gens d'église,
     bourgois et autres habitans de la ville de Rains[297].

[Note 296: La minute originale, jadis aux archives municipales de
Reims, et maintenant en la possession de M. le comte de Maleissye,
paraît avoir d'abord porté le mot _chyereux_ raturé. Faut-il y voir un
mot populaire, formé sur _chiere_, prononcé par Jeanne et corrigé tout
de suite par le scribe? Avait-il mal entendu ce qu'elle dictait?]

[Note 297: _Procès_, t. V, p. 160, d'après une copie de
Rogier.--H. Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, pièce justificative,
XV.--Fac-similé dans Wallon, édit. 1876, p. 200.--On possède
l'original de cette lettre; on possède également l'original de la
lettre adressée le 9 novembre 1429 aux habitants de Riom. Ces deux
lettres, écrites à cent vingt-six jours de distance, ne sont pas d'un
même scribe. Quant à la signature de l'une comme de l'autre, elle ne
saurait être attribuée à la main qui traça le corps de la lettre. Les
sept caractères du nom de _Jehanne_ semblent avoir été tracés
péniblement par une personne dont on tenait les doigts, ce qui ne peut
nous surprendre, puisque la Pucelle ne savait pas écrire. Mais quand
on compare ces deux signatures, on s'aperçoit qu'elles sont
entièrement semblables l'une à l'autre. La hampe du J a même direction
et même longueur; le premier _n_, par suite d'une surcharge, a trois
jambages au lieu de deux; le second jambage du second _n_, visiblement
tracé à deux reprises, descend trop bas; enfin les deux signatures
sont exactement superposables. Il faut croire que, après avoir une
fois obtenu le seing de la Pucelle en lui conduisant la main, on en
prit un calque qui servit de modèle pour toutes les autres lettres. À
juger par les deux missives du 9 novembre 1429 et du 16 mars 1430, ce
calque était reproduit avec la plus scrupuleuse fidélité.--Cf. p. 133,
note 5.]

Pour cette lettre, nul doute que le scribe n'ait écrit fidèlement sous
la dictée de la Pucelle et pris sa parole au vol. Dans sa hâte, elle a
oublié des mots, des phrases entières; mais on comprend tout de même.
Et quel élan! «Vous n'aurez pas de siège si je rencontre vos ennemis.»
Et son langage cavalier qu'on retrouve! Elle avait demandé la veille
de Patay: «Avez-vous de bons éperons[298]?» Ici elle s'écrie: «Je leur
ferai chausser leurs éperons!» Elle annonce qu'elle sera bientôt en
Champagne, qu'elle va partir. Dès lors, est-il possible de croire
qu'elle était dans le château de la Trémouille comme dans une cage
dorée[299]? En terminant, elle avertit ses amis de Reims qu'elle ne
leur écrit pas tout ce qu'elle voudrait, de peur que sa lettre ne soit
prise en chemin. Elle avait de la prudence; elle mettait quelquefois
sur ses lettres une croix pour avertir ceux de son parti de ne pas
tenir compte de ce qu'elle leur écrivait, dans l'espoir que la missive
fût interceptée et l'ennemi trompé[300].

[Note 298: _Procès_, t. III, p. 11.]

[Note 299: Perceval de Cagny, p. 172.]

[Note 300: _Procès_, t. I, p. 83.]

C'est de Sully, le 23 mars, que fut expédiée, par le frère Pasquerel à
l'empereur Sigismond, une lettre destinée aux Hussites de Bohême[301].

[Note 301: _Ibid._, t. V, p. 156.]

À cette époque, les Hussites faisaient l'exécration et l'épouvante de
la chrétienté. Ils réclamaient la libre prédication de la parole de
Dieu, la communion sous les deux espèces, le retour de l'Église à
cette vie évangélique qui ne connut ni le pouvoir temporel des papes,
ni les richesses des prêtres. Ils voulaient que le péché fût puni par
les magistrats civils, ce qui est l'état d'une société excessivement
sainte. Aussi étaient-ils des saints. Hérétiques, d'ailleurs, autant
qu'on peut l'être. Le pape Martin tenait pour salutaire la destruction
de ces méchants, et c'était l'avis de tous les bons catholiques. Mais
comment venir à bout de cette hérésie en armes, qui brisait toutes les
forces de l'Empire et du Saint-Siège? Les Hussites culbutaient,
écrasaient cette antique chevalerie usée de la chrétienté, chevalerie
allemande, chevalerie française, qu'il n'y avait plus qu'à jeter au
rebut comme une vieille ferraille. Et c'est ce que les villes du
royaume de France faisaient en mettant une paysanne au-dessus des
seigneurs[302].

[Note 302: Monstrelet, t. IV, pp. 24, 86, 87.--J. Zeller,
_Histoire d'Allemagne_, t. VII, _La réforme_, Paris, 1891, pp. 78 et
suiv.--E. Denis, _Jean Hus et la guerre des Hussites_ (1879); _Les
origines de l'Unité des Frères Bohêmes_, Angers, 1885, in-8º, pp. 5 et
suiv.]

À Tachov, en 1427, les croisés bénis par le Saint-Père s'étaient
enfuis au seul bruit des chariots de Procope. Le pape Martin ne savait
plus où trouver des défenseurs de l'Église une et sainte. Il avait
payé l'armement de cinq mille croisés anglais, que le cardinal de
Winchester devait conduire chez ces Bohêmes démoniaques; mais le
Saint-Père éprouvait de ce fait une cruelle déconvenue: ces cinq
mille croisés, à peine descendus en France, le Régent d'Angleterre les
avait détournés de leur route et dirigés sur la Brie pour donner du
fil à retordre à la Pucelle des Armagnacs[303].

[Note 303: L. Paris, _Cabinet Historique_, t. I, 1855, pp.
74-76.--Rogier, dans _Procès_, t. IV, p. 294.--Morosini, t. III, pp.
132-133, 136-137, 168-169, 188-189; t. IV, Annexe XVII.]

Depuis sa venue en France, Jeanne parlait de la croisade comme d'une
oeuvre bonne et méritoire. Dans la lettre dictée avant l'expédition
d'Orléans, elle conviait les Anglais à s'unir aux Français pour aller
ensemble combattre les ennemis de l'Église. Et, plus tard, écrivant au
duc de Bourgogne, elle invitait le fils du vaincu de Nicopolis à faire
la guerre aux Turcs[304]. Ces idées de croisade, qui donc les mettait
dans la tête de Jeanne, sinon les mendiants qui la gouvernaient? Tout
de suite après la délivrance d'Orléans, on disait qu'elle conduirait
le roi Charles à la conquête du Saint-Sépulcre et qu'elle mourrait en
Terre-Sainte[305]. Dans le même moment on semait le bruit qu'elle
ferait la guerre aux Hussites. Au mois de juillet 1429, quand le
voyage du sacre était à peine commencé, on publiait en Allemagne, sur
la foi d'une prophétesse de Rome, que, par la prophétesse de France,
serait récupéré le royaume de Bohême[306].

[Note 304: _Procès_, t. I, p. 240; t. V, p. 126.]

[Note 305: Morosini, t. III, pp. 82-85.--Christine de Pisan, dans
_Procès_, t. V, p. 416.--Eberhard Windecke, pp. 60-63.]

[Note 306: Eberhard Windecke, pp. 108, 115, 188.]

Déjà portée sur la croisade contre les Turcs, la Pucelle se porta
pareillement sur la croisade contre les Hussites. Turcs et Bohêmes,
c'était tout un pour elle; elle ne connaissait ceux-ci, comme ceux-là,
que par les récits pleins de diableries que lui en faisaient les
mendiants de sa compagnie. On rapportait touchant les Hussites des
choses qui n'étaient pas toutes vraies, mais que Jeanne devait croire
et qui n'étaient certes pas pour lui plaire; on disait qu'ils
adoraient le diable et qu'ils l'appelaient «celui à qui l'on a fait
tort»; on disait qu'ils accomplissaient comme oeuvres pies toutes
sortes de fornications; on disait que dans chaque Bohémien il y avait
cent démons; on disait qu'ils tuaient les clercs par milliers; on
disait encore, et cette fois sans fausseté, qu'ils brûlaient églises
et moutiers. La Pucelle croyait au Dieu qui ordonna à Israël
d'exterminer les Philistins. Il s'était trouvé naguère des Cathares
pour penser que le Dieu de l'_Ancien Testament_ était en réalité
Lucifer ou Luciabel, auteur du mal, menteur et meurtrier. Les Cathares
abhorraient la guerre; ils se refusaient à verser le sang humain;
c'étaient des hérétiques; on les avait massacrés, il n'en restait
plus. La Pucelle croyait de bonne foi que l'extermination des Hussites
était agréable à Dieu. Des hommes plus savants qu'elle, non adonnés
comme elle à la chevalerie, et de moeurs douces, des clercs, comme le
chancelier Jean Gerson, le croyaient aussi[307]. Elle pensait de ces
Bohêmes hérétiques ce que tout le monde en pensait: elle avait l'âme
des foules; ses sentiments étaient faits des sentiments de tous. Aussi
haïssait-elle les Hussites avec simplicité, mais elle ne les craignait
pas, parce qu'elle ne craignait rien, et qu'elle se croyait, Dieu
aidant, capable de pourfendre tous les Anglais, tous les Turcs et tous
les Bohêmes du monde. Au premier coup de trompette elle était prête à
foncer. Le 23 mars 1430, frère Pasquerel envoya à l'empereur Sigismond
une lettre écrite au nom de la Pucelle et destinée aux Hussites de
Bohême. Cette lettre était rédigée en latin. En voici le sens:

[Note 307: Lea, _Histoire de l'inquisition au moyen âge_, t. II,
p. 578, trad. S. Reinach.]

     JÉSUS + MARIE

     Depuis longtemps le bruit, la renommée m'est parvenue que, de
     vrais chrétiens que vous étiez, devenus hérétiques, et pareils
     aux Sarrazins, vous avez aboli la vraie religion et le culte, que
     vous avez adopté une superstition infecte et funeste, et que,
     dans votre zèle à la soutenir et à l'étendre, il n'est honte ni
     cruauté que vous n'osiez. Vous souillez les sacrements de
     l'Église, vous lacérez les articles de la foi, vous renversez les
     temples; ces images qui furent faites pour de saintes
     commémorations, vous les brisez et les jetez au feu; enfin, les
     chrétiens qui n'embrassent pas votre foi, vous les massacrez.
     Quelle fureur ou quelle folie, quelle rage vous agite? Cette foi
     que le Dieu tout puissant, que le Fils, que le Saint-Esprit
     suscitèrent, instituèrent, exaltèrent, et que de mille manières,
     par mille miracles, ils illustrèrent, vous la persécutez, vous
     vous efforcez de la renverser et de l'exterminer.

     C'est vous, vous, qui êtes les aveugles et non ceux à qui
     manquent la vue et les yeux. Croyez-vous rester impunis?
     Ignorez-vous que, si Dieu n'empêche pas vos violences impies,
     s'il souffre que vous soyez plongés plus longtemps dans les
     ténèbres et l'erreur, c'est qu'il vous prépare une peine et des
     supplices plus grands? Quant à moi, pour vous dire la vérité, si
     je n'étais occupée aux guerres anglaises, je serais déjà allée
     vous trouver. Mais vraiment, si je n'apprends que vous vous êtes
     amendés, je quitterai peut-être les Anglais et je vous courrai
     sus, afin que j'extermine par le fer, si je ne le puis autrement,
     votre vaine et fougueuse superstition et que je vous ôte ou
     l'hérésie ou la vie. Toutefois, si vous préférez revenir à la foi
     catholique et à la primitive lumière, envoyez-moi vos
     ambassadeurs, je leur dirai ce que vous avez à faire. Si, au
     contraire, vous vous obstinez et voulez regimber sous l'éperon,
     souvenez-vous de tout ce que vous avez perpétré de forfaits et de
     crimes et attendez-vous à me voir venir avec toutes les forces
     divines et humaines pour vous rendre tout le mal que vous avez
     fait à autrui.

     Donné à Sully, le 23 de mars, aux Bohêmes hérétiques.[308]

     _Signé_: PASQUEREL.

[Note 308: Th. de Sickel, _Lettre de Jeanne d'Arc aux Hussites_
dans _Bibliothèque de l'École des Chartes_, 3e série, t. II, p.
81.--Une fausse date est donnée dans la traduction allemande utilisée
par Quicherat (_Procès_, t. V, pp. 156-159).]

Telle est la lettre qui fut expédiée à l'empereur. Qu'avait dit Jeanne
en langage français et champenois? Il n'est pas douteux que le bon
frère ne lui ait terriblement embelli sa lettre. On ne s'attendait
pas à ce que la Pucelle cicéronisât de la sorte; et l'on a beau dire
qu'une sainte alors était propre à tout faire, prophétisait sur tout
sujet et avait le don des langues, une si belle épître contient
beaucoup trop de rhétorique pour une fille que les capitaines
armagnacs eux-mêmes jugeaient simplette. Et pourtant, si l'on va au
fond, on retrouvera dans cette missive, du moins en la seconde moitié,
ces naïvetés un peu rudes, cette assurance enfantine qui se remarquent
dans les vraies missives de Jeanne, et particulièrement dans sa
réponse au comte d'Armagnac[309], et l'on reconnaîtra en plus d'un
endroit le tour habituel de la sibylle villageoise. Ceci, par exemple,
est tout à fait dans la manière de Jeanne: «Si vous rentrez dans le
giron de la croyance catholique, adressez-moi vos envoyés; je vous
dirai ce que vous avez à faire.» Et sa menace coutumière:
«Attendez-moi avec la plus grande puissance humaine et divine[310].»
Quant à cette phrase: «Si je n'apprends bientôt votre amendement,
votre rentrée au sein de l'Église, je laisserai peut-être les Anglais
et me tournerai contre vous», on peut soupçonner le moine mendiant,
que les affaires de Charles VII intéressaient beaucoup moins que
celles de l'Église, d'avoir prêté à la Pucelle plus de hâte à partir
pour la croisade qu'elle n'en avait réellement. Pour bon et salutaire
qu'elle crût de prendre la croix, elle n'y aurait pas consenti, telle
que nous la connaissons, avant d'avoir chassé les Anglais du royaume
de France. C'était sa mission, à ce qu'elle croyait, et elle mit à
l'accomplir un esprit de suite, une constance, une fermeté vraiment
admirables. Il est très probable qu'elle dicta au bon frère une phrase
comme celle-ci: «Quand j'aurai bouté les Anglais hors le royaume, je
me tournerai vers vous.» Ce qui explique l'erreur du frère Pasquerel
et l'excuse, c'est que très probablement Jeanne croyait en finir avec
les Anglais en un tournemain, et elle se voyait déjà distribuant aux
Bohêmes renégats et païens bonnes buffes et bons torchons. L'innocence
de la Pucelle perce à travers ce latin de clerc et l'épître aux
Bohêmes rappelle, hélas! le fagot apporté d'un zèle pieux au bûcher de
Jean Huss par la bonne femme dont Jean Huss lui-même nous enseigne à
louer la sainte simplicité.

[Note 309: _Procès_, t. I, p. 246.]

[Note 310: _Ibid._, t. V, p. 95.]

On ne peut s'empêcher de songer qu'entre Jeanne et ces hommes sur
lesquels elle crache l'invective et la menace, il y avait beaucoup de
traits communs: la foi, la chasteté, une naïve ignorance, les graves
puérilités de la dévotion, l'idée du devoir pieux, la docilité aux
ordres de Dieu. Zizka avait établi dans son camp cette pureté de
moeurs que la Pucelle s'efforçait d'introduire parmi ses Armagnacs.
Des soldats paysans de Procope à cette paysanne portant l'épée au
milieu des moines mendiants, quelles ressemblances profondes! D'une
part et de l'autre, c'est l'esprit religieux substitué à l'esprit
politique, la peur du péché remplaçant l'obéissance aux lois civiles,
le spirituel introduit dans le temporel. On est pris de pitié à ce
triste spectacle: la béate contre les béats, l'innocente contre les
innocents, la simple contre les simples, l'hérétique contre les
hérétiques; et l'on éprouve un sentiment pénible en songeant que
lorsqu'elle menace d'extermination les disciples de ce Jean Huss,
livré par trahison et brûlé comme hérétique, elle est tout près d'être
elle-même vendue à ses ennemis et condamnée au feu comme sorcière. Si
encore cette lettre dont les esprits élégants, les humanistes, dès
cette époque, eussent haussé les épaules, avait obtenu l'agrément des
théologiens! Mais ceux-là aussi y trouvèrent à reprendre: un canoniste
insigne, inquisiteur zélé de la foi, estima présomptueuses ces menaces
d'une fille à une multitude d'hommes[311].

[Note 311: J. Nider, _Formicarium_, dans _Procès_, t. IV, pp.
502-504.]

Nous le disions bien qu'elle n'était pas décidée à laisser tout de
suite les Anglais pour courir sus aux Bohêmes. Cinq jours après cette
sommation aux Hussites elle écrivait à ses amis de Reims, et leur
faisait entendre, à mots couverts, qu'ils la verraient bientôt[312].

[Note 312: _Procès_, t. V, pp. 161-162.]

Les partisans du duc Philippe ourdissaient alors des complots dans les
villes de Champagne, notamment à Troyes et à Reims. Le 22 février
1430, un chanoine et un chapelain furent arrêtés et cités devant le
chapitre comme ayant conspiré pour livrer la ville aux Anglais. Bien
leur fit d'appartenir à l'Église, car, ayant été condamnés à la prison
perpétuelle, ils obtinrent du roi un adoucissement à leur peine, et le
chanoine eut sa grâce entière[313]. Les échevins et ecclésiastiques de
la ville, craignant d'être mal jugés par delà la Loire, écrivirent à
la Pucelle pour la prier de les blanchir dans l'esprit du roi. Voici
la réponse qu'elle fit à leur supplique[314]:

     Très chiers et bons amis, plese vous savoir que je ay rechu vous
     lectres, les quelles font mencion comment on ha raporté au roy
     que dedens la bonne cité de Rains il avoit moult de mauvais.
     Si[315] veulez sovoir que c'est bien vray que on luy a raporté
     voirement et qu'il y enuoit[316] beaucop qui estoient d'une
     aliance[317] et qui devoient traïr la ville et metre les
     Bourguignons dedens. Et depuis, le roy a bien seu le contraire,
     par ce que vous luy en avez envoié la certaineté, dont il est
     très content de vous. Et croiez que vous estes bien en sa grasce
     et se vous aviez à besongnier, il vous secouroit quant au regart
     du siège; et cognoist bien que vous avez moult à souffrir pour la
     durté que vous font ces traitres Bourguignons adversaires: si
     vous en delivrera au plesir Dieu bien brief, c'est asovoir le
     plus tost que fere se pourra. Si vous prie et requier, très
     chiers amis[318], que vous guardes bien la dicte bonne cité pour
     le roy[319] et que vous faciez très bon guet. Vous orrez bien
     tost de mes bones nouvelles plus à plain. Autre chose[320] quant
     a présent ne vous rescri fors que toute Bretaigne est fransaise
     et doibt le duc envoier au roy. iij.[321] mille combatans paiez
     pour ij. moys. À Dieu vous commant qui soit guarde de vous.

     Escript à Sully, le xxviije de mars.

     JEHANNE[322].

     _Sur l'adresse_: À mes très chiers et bons amis les gens
     d'église, eschevins, bourgois et habitans et maistres de la bonne
     ville de Reyms[323].

[Note 313: _Procès_, t. IV, p. 299 et H. Jadart, _Jeanne d'Arc à
Reims_, pp. 69 et suiv.--Mémoires de Pierre Coquault, _ibid._, pp. 109
et suiv.]

[Note 314: Cette lettre a été publiée par J. Quicherat, dans
_Procès_, t. V, pp. 161-162 et par M. H. Jadart, _Jeanne d'Arc à
Reims_, pp. 106-107 et document XVI, d'après la copie peu correcte de
Rogier. L'original, qui a disparu des archives municipales de Reims,
était considéré comme perdu. Il se trouve en la possession du comte de
Maleissye. Cf. la reproduction de A. Marty et M. Lepet, _L'histoire de
Jeanne d'Arc... Cent fac-similés de manuscrits, de miniatures_, Paris,
1907, gr. in-4º. On trouvera pour la première fois un texte correct
d'après cette minute originale.]

[Note 315: Pour _ainsi_.]

[Note 316: La lecture _enuoit_ n'est pas douteuse. Rogier avait
copié _en avoit_.]

[Note 317: _Les quex estoient d'une aliance._ Ces mots sont
exponctués dans la minute. Il ne faut donc pas en tenir compte, comme
l'a fait Rogier.]

[Note 318: Le mot _amis_ a été ajouté en surcharge au-dessus de la
ligne.]

[Note 319: Le scribe commençait à écrire _et que vous_ [_faciez
très bon guet_]; il s'est repris et écrit: _pour le roy_.]

[Note 320: Après _autre chose_ le mot _n'escrips_ a été rayé.]

[Note 321: _Trois_ rayé.]

[Note 322: La signature paraît être autographe. Elle est
différente des signatures identiques des missives de Riom et de Reims
(voir p. 122, note) et on y retrouve la résistance d'une main
conduite.]

[Note 323: _Procès_, t. V, pp. 161-162.--Varin, _Archives
législatives de la ville de Reims_, t. I, p. 596.--H. Jadart, _Jeanne
d'Arc à Reims_, pp. 106-107.]

La Pucelle se faisait illusion sur l'aide qu'on pouvait attendre du
duc de Bretagne. Prophétesse, elle ressemblait à toutes les
prophétesses: elle ignorait ce qui se passait autour d'elle. Malgré
ses malheurs, elle se croyait toujours heureuse; elle ne doutait pas
plus d'elle qu'elle ne doutait de Dieu et avait hâte de poursuivre
l'accomplissement de sa mission. «Vous aurez bientôt de mes
nouvelles», disait-elle aux habitants de Reims. Quelques jours après
elle quittait Sully pour aller combattre en France à l'expiration des
trêves.

On a dit qu'elle feignit une promenade, un divertissement, et qu'elle
partit sans prendre congé du roi, que ce fut une sorte de ruse
innocente et de fuite généreuse[324]. Les choses se passèrent de tout
autre manière[325]. La Pucelle leva une compagnie de cent cavaliers
environ, soixante-huit archers et arbalétriers et deux trompettes,
sous le commandement du capitaine lombard Barthélémy Baretta[326]. Il
y avait dans cette compagnie des gens d'armes italiens portant la
grande targe, comme ceux qui étaient venus à Orléans, lors du siège;
et peut-être était-ce les mêmes[327]. Elle partit à la tête de cette
compagnie, avec ses frères et son maître d'hôtel, le sire Jean
d'Aulon. Elle était dans les mains de Jean d'Aulon et Jean d'Aulon
était dans les mains du sire de la Trémouille, à qui il devait de
l'argent[328]. Le bon écuyer n'aurait pas suivi la Pucelle malgré le
roi.

[Note 324: Perceval de Cagny, p. 173.]

[Note 325: «En l'an 1430 se partit Jeanne la Pucelle du pays de
Berry accompagnée de plusieurs gens de guerre...» (Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, p. 120.)]

[Note 326: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 120.--Martial
d'Auvergne, _Vigiles_, éd. Coustellier, t. I, p. 117.--Mémoire à
consulter sur _G. de Flavy_, dans _Procès_, t. V, p. 177.--P.
Champion, _Guillaume de Flavy_, p. 36 et note 2.]

[Note 327: _Journal du siège_, p. 12.]

[Note 328: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p. 293,
note 3.]

Le béguinage volant venait d'être déchiré par un schisme. Frère
Richard, alors en grande faveur auprès de la reine Marie, et qui
prêchait les Orléanais pendant le carême de 1430[329], restait sur la
Loire avec Catherine de La Rochelle. Jeanne emmena Pierronne et
l'autre Bretonne plus jeune[330]. Si elle s'en allait en France, ce
n'était point à l'insu ni contre le gré du roi et de son conseil. Très
probablement le chancelier du royaume l'avait réclamée au sire de la
Trémouille pour la mettre en oeuvre dans la prochaine campagne et
l'employer contre les Bourguignons qui menaçaient son gouvernement de
Beauvais et sa ville de Reims[331]. Il ne lui donnait guère d'amitié;
mais il s'était déjà servi d'elle et pensait s'en servir encore.
Peut-être même songeait-on à faire avec elle une nouvelle tentative
sur Paris.

[Note 329: _Procès_, t. I, p. 99, note.--_Journal du siège_, pp.
235-238.]

[Note 330: Cela résulte du _Journal d'un bourgeois de Paris_, p.
271.]

[Note 331: _Procès_, t. V, pp. 159-160.--P. Champion, _Guillaume
de Flavy_, pièce justificative, XXX, p. 155.]

Le roi n'avait pas renoncé à reprendre sa grand'ville par les moyens
qu'il préférait. Ces mêmes religieux, auteurs du tumulte soulevé d'une
rive de la Seine à l'autre, le jour de la Nativité de la Vierge,
pendant l'assaut de la porte Saint-Honoré, les carmes de Melun,
n'avaient cessé durant tout le carême d'aller, déguisés en artisans,
de Paris à Sully et de Sully à Paris, pour négocier avec quelques
notables habitants l'entrée des gens du roi dans la cité rebelle. Le
prieur des carmes de Melun dirigeait le complot[332]. Jeanne, à ce
qu'on peut croire, l'avait vu lui-même, ou quelqu'un de ses religieux.
Il est vrai que depuis le 22 mars ou le 23 au plus tard on n'ignorait
plus à Sully que la conspiration eût été découverte[333]; mais
peut-être gardait-on encore quelque espoir de réussir. C'était à Melun
que Jeanne se rendait avec sa compagnie, et il est bien difficile de
croire qu'aucun lien ne reliait le complot des carmes et l'expédition
de la Pucelle.

[Note 332: Lettre de rémission pour Jean de Calais, dans A.
Longnon, _Paris sous la domination anglaise_, pp. 301-309.--Stevenson,
_Letters and papers_, t. I, pp. 34-50.]

[Note 333: C'est ce qui résulte de Morosini, t. III, pp. 274-275.]

Pourquoi les conseillers de Charles VII eussent-ils renoncé à la
mettre en oeuvre? Il n'est pas vrai qu'elle parût moins céleste aux
Français et moins diabolique aux Anglais. Ses désastres, ignorés ou
mal connus ou recouverts par des bruits de victoires, n'avaient pas
détruit l'idée qu'une puissance invincible résidait en elle. Au moment
où la pauvre fille était si malmenée sous la ville de La Charité, avec
la fleur de la noblesse française, par un ancien apprenti maçon, on
annonçait, en pays bourguignon, qu'elle enlevait d'assaut un château à
cinq lieues de Paris[334]. Elle restait merveilleuse; les bourgeois,
les hommes d'armes de son parti croyaient encore en elle. Et quant aux
Godons, depuis le Régent jusqu'au dernier coustiller de l'armée, ils
en avaient peur comme aux jours d'Orléans et de Patay. En ce moment,
tant de soldats et de capitaines anglais refusaient de passer en
France, qu'il fallut faire contre eux un édit spécial[335], et ils
découvraient plus d'une raison sans doute de ne point aller dans un
pays où désormais il y avait des horions à recevoir et peu de bons
morceaux à prendre; mais plusieurs renaclaient, épouvantés par les
enchantements de la Pucelle[336].

[Note 334: Morosini, t. III, pp. 228-231.]

[Note 335: 3 mai 1430.]

[Note 336: G. Lefèvre-Pontalis, _La panique anglaise_.--Le P.
Ayroles, _La vraie Jeanne d'Arc_, t. III, pp. 572-574.]



CHAPITRE VI

LA PUCELLE AUX FOSSÉS DE MELUN.--LE SEIGNEUR DE L'OURS.--L'ENFANT DE
LAGNY.


Devenue chef de soudoyers, Jeanne est sous les murs de Melun dans la
semaine de Pâques[337]. Elle arrive à temps pour se battre: les trêves
viennent d'expirer[338]. La ville, qui s'était depuis peu tournée
française[339], refusa-t-elle de recevoir avec sa compagnie celle qui
lui venait d'un si bon coeur? Il y a apparence. Jeanne put-elle
communiquer avec les carmes de Melun? C'est probable. Quelle disgrâce
lui advint-il aux portes de la ville? Fut-elle malmenée par une troupe
de Bourguignons? Nous n'en savons rien. Mais, étant sur les fossés,
elle entendit madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite qui
lui disaient: «Tu seras prise avant qu'il soit la Saint-Jean.»

[Note 337: _Procès_, t. I, pp. 115, 253.--Perceval de Cagny, p.
173.--_Chronique des cordeliers_, fol. 502 rº.--P. Champion,
_Guillaume de Flavy_, p. 158, note 2.]

[Note 338: Monstrelet, t. IV, p. 363.]

[Note 339: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 125.--Monstrelet,
t. IV, p. 378.--Chastellain, t. II, p. 28.]

Et elle les suppliait:

--Quand je serai prise, que je meure tout aussitôt sans longue
épreuve.

Et les Voix lui répétaient qu'elle serait prise et qu'ainsi fallait-il
qu'il fût fait.

Et elles ajoutaient doucement:

--Ne t'ébahis pas et prends tout en gré. Dieu t'aidera[340].

[Note 340: _Procès_, t. I, pp. 114-116.--G. Leroy, _Histoire de
Melun_, Melun, 1887, in-8º, chap. XVI.--X..., _Jeanne d'Arc à Melun,
mi-avril, 1430_, Melun, 1896, 32 p.]

La Saint-Jean venait le 24 juin, dans moins de soixante-dix jours.

Depuis lors, Jeanne demanda maintes fois à ses saintes l'heure où elle
serait prise, mais elles ne la lui dirent pas, et, dans ce doute, elle
résolut de n'en plus faire à sa tête, et de suivre l'avis des
capitaines[341].

[Note 341: _Procès_, t. I, p. 147.]

Au mois de mai, se rendant de Melun à Lagny-sur-Marne, elle dut passer
par Corbeil. C'est probablement à cette époque et dans sa compagnie
que les deux dévotes femmes de Bretagne bretonnante, Pierronne et sa
jeune soeur spirituelle, furent prises à Corbeil par les Anglais[342].

[Note 342: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 259.]

La ville de Lagny était, depuis huit mois, dans l'obéissance du roi
Charles et sous le gouvernement de messire Ambroise de Loré, qui
faisait bonne guerre aux Anglais de Paris et d'ailleurs[343]. Messire
Ambroise de Loré était pour lors absent; mais son lieutenant, messire
Jean Foucault, commandait la garnison. Peu de temps après la venue de
Jeanne en cette ville, on apprit qu'une compagnie de trois à quatre
cents Picards et Champenois, qui tenaient le parti du duc de
Bourgogne, après avoir battu l'Île-de-France, s'en retournaient en
Picardie avec un butin copieux. Ils avaient pour capitaine un vaillant
homme d'armes, nommé Franquet d'Arras[344]. Les Français avisèrent à
leur couper la retraite; ils sortirent de la ville, sous le
commandement de messire Jean Foucault, de messire Geoffroy de
Saint-Bellin, de sire Hugh de Kennedy, Écossais, et du capitaine
Barretta[345].

[Note 343: _Chronique de la Pucelle_, pp. 334-335.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. I, pp. 110, 111.--F.-A. Denis, _Le séjour de Jeanne
d'Arc à Lagny_, Lagny, 1894, in-8º, pp. 3 et suiv.]

[Note 344: Monstrelet, t. IV, p. 384.--Jean Chartier, _Chronique_,
t. I, pp. 120-121.--Perceval de Cagny, p. 173.]

[Note 345: Jean Chartier, _loc. cit._--Martial d'Auvergne,
_Vigiles_, t. I, p. 117.--P. Champion, _Guillaume de Flavy_, p. 38,
n.]

La Pucelle les accompagnait. Ils rencontrèrent les Bourguignons proche
Lagny, sans réussir à les surprendre. Les archers de messire Franquet
avaient eu le temps de mettre pied à terre et de se ranger contre une
haie à la manière anglaise. Les gens du roi Charles n'étaient guère
plus nombreux que leurs ennemis. Un clerc d'alors, un Français, dont
rien n'altérait l'ingénuité naturelle, écrivant sur cette affaire,
constate, avec un candide bon sens, que cette faible supériorité du
nombre rendait l'entreprise très dure et très âpre à son parti[346].
Et véritablement, le combat fut acharné. Les Bourguignons avaient
grand'peur de la Pucelle, parce qu'ils croyaient qu'elle était
sorcière et commandait des armées de diables; pourtant ils
combattirent avec une belle vaillance. Deux fois les Français furent
repoussés, mais ils revinrent à la charge, et finalement les
Bourguignons furent tous tués ou pris[347].

[Note 346: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 121.]

[Note 347: Monstrelet, t. IV, p. 384.]

Les vainqueurs s'en retournèrent à Lagny, chargés de butin, et
emmenant les prisonniers, parmi lesquels se trouvait messire Franquet
d'Arras. Gentilhomme et ayant seigneurie, il devait s'attendre à être
mis à rançon, selon l'usage. Il fut réclamé au soldat qui l'avait pris
par Jean de Troissy, bailli de Senlis[348] et par la Pucelle; et c'est
à la Pucelle qu'il échut enfin[349]. L'avait-elle obtenu par finance?
C'est ce qui semblerait le plus probable, car les soldats n'avaient
pas coutume d'offrir en don gracieux leurs prisonniers nobles, dont
ils pouvaient tirer pécune, mais, interrogée à ce sujet, elle répondit
qu'elle n'était pas monnayeur ni trésorier de France pour bailler de
l'argent. Nous devons donc supposer que quelqu'un paya pour elle. Quoi
qu'il en soit, on lui remit le capitaine Franquet d'Arras, et elle
s'occupa de l'échanger contre un prisonnier des Anglais. L'homme
qu'elle voulait délivrer de cette manière était un Parisien, qu'on
appelait le seigneur de l'Ours[350].

[Note 348: H. Jadart, _Jeanne d'Arc à Reims_, p. 61.]

[Note 349: _Procès_, t. I, p. 158.]

[Note 350: _Procès_, t. I, pp. 158, 159.]

Il n'était pas gentilhomme et n'avait d'écu que l'enseigne de son
hôtellerie. En ce temps-là, l'usage était de donner de la seigneurie
aux maîtres des grands hôtels de Paris. C'est ainsi qu'on appelait
seigneur du Boisseau, Colin qui tenait un hôtel à la porte du Temple.
L'hôtel de l'Ours était sis en la rue Saint-Antoine, proche la porte
qui se nommait exactement porte Baudoyer, mais que les bonnes gens
appelaient porte Baudet, Baudet ayant sur Baudoyer le double avantage
d'être plus court et de se comprendre mieux[351]. C'était une
hôtellerie ancienne et renommée, fameuse à l'égal des plus fameuses:
le logis de l'_Arbre sec_, dans la rue de ce nom, la _Fleur de Lis_,
près du Pont Neuf, l'_Épée_ de la rue Saint-Denis, et le _Chapeau
fétu_ de la rue Croix-du-Tirouer. Sous le roi Charles V, l'Ours était
déjà très fréquenté; les broches y tournaient dans les vastes
cheminées, et l'on y trouvait pain chaud, harengs frais et vin
d'Auxerre à plein tonneau. Mais depuis lors, les pilleries des gens
de guerre avaient ruiné la contrée, et les voyageurs ne s'y
aventuraient pas, de peur d'être dépouillés et tués; les chevaliers et
les pèlerins ne venaient plus dans la ville. Seuls, les loups y
entraient le soir et dévoraient dans les rues les petits enfants. Il
n'y avait plus nulle part ni pain dans la huche, ni fagots dans la
cheminée. Les Armagnacs et les Bourguignons avaient bu tout le vin,
ravagé toutes les vignes, et il ne restait plus au cellier qu'une
mauvaise piquette de pommes et de prunelles[352].

[Note 351: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 71-72.--Sauval,
_Antiquités de Paris_, t. I, p. 104.--A. Longnon, _Paris pendant la
domination anglaise_, p. 118.--H. Legrand, _Paris en 1380_, Paris,
1868, in-4º, p. 65.]

[Note 352: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 150, 154, 156,
187.--Francisque-Michel et Édouard Fournier, _Histoire des
hôtelleries, cabarets, hôtels garnis_, Paris, 1851 (2 vol. in-8º), t.
II, p. 5.]

Le seigneur de l'Ours réclamé par la Pucelle s'appelait Jaquet
Guillaume[353]. Bien que Jeanne, comme tout le monde, lui donnât du
seigneur, il n'est pas certain qu'il gouvernât en personne l'hôtel, ni
même que l'hôtel restât ouvert dans ces années de ruines et de
désolation. Ce qui est sur, c'est qu'il était propriétaire de la
maison où pendait cette enseigne de l'Ours. Il la tenait du chef de sa
femme Jeannette; et voici comment ce bien était venu en sa possession.
Quatorze ans auparavant, alors que le roi Henri V n'était pas encore
débarqué en France avec sa chevalerie, le seigneur de l'Ours était un
sergent d'armes du roi, nommé Jean Roche, homme riche et de bonne
renommée, tout à la dévotion du duc de Bourgogne. C'est ce qui le
perdit. Les Armagnacs occupaient alors Paris. En l'an 1416, Jean Roche
se concerta avec quelques bourgeois pour les chasser hors de la ville.
Le complot devait être mis à exécution le jour de Pâques, qui tombait,
cette année-là, le 29 avril. Mais les Armagnacs le découvrirent; ils
jetèrent les conspirateurs en prison et les firent passer en justice.
Le premier samedi de mai, le seigneur de l'Ours fut mené en charrette
aux halles, avec Durand de Brie, teinturier, maître de la soixantaine
des arbalétriers de Paris, et Jean Perquin, épinglier et marchand de
laiton. Ils eurent tous trois la tête tranchée, et le corps du
seigneur de l'Ours fut pendu à Montfaucon où il resta jusqu'à l'entrée
des Bourguignons. Six semaines après leur venue, au mois de juillet de
l'an 1418, il fut dépendu du gibet, avec plusieurs autres, et mis en
terre sainte[354].

[Note 353: A. Longnon, _Paris pendant la domination anglaise_, p.
117.]

[Note 354: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 71, 72.--A.
Longnon, _Paris pendant la domination anglaise_, p. 118, note 1.]

Il faut savoir que la veuve de Jean Roche avait d'un premier lit une
fille nommée Jeannette, qui épousa un certain Bernard le Breton et en
secondes noces Jaquet Guillaume, qui n'était pas riche. Il devait de
l'argent à maître Jean Fleury, clerc notaire et secrétaire du roi. Sa
femme n'était pas mieux dans ses affaires; les biens de son beau-père
avaient été confisqués et elle avait dû racheter une part de son
héritage maternel. En l'an 1424, les deux époux se trouvant à court
d'argent, il leur arriva de vendre une maison en dissimulant
l'hypothèque dont elle était grevée. Mis en prison sur la plainte de
l'acquéreur, ils aggravèrent leur cas en subornant deux témoins dont
l'un était curé, l'autre chambrière. Ils obtinrent heureusement des
lettres de rémission[355].

[Note 355: A. Longnon, _Paris pendant la domination anglaise_, pp.
119-123.]

Les époux Jaquet Guillaume étaient mal en point; toutefois, il leur
restait, de l'héritage de Jean Roche, l'hôtel situé proche la place
Baudet, à l'enseigne de l'Ours; Jaquet Guillaume en portait le titre.
Ce second seigneur de l'Ours devait se montrer aussi armagnac que
l'autre s'était montré bourguignon et le payer du même prix.

Il y avait six ans qu'il était sorti de prison quand, au mois de mars
1430, fut ourdi par les carmes de Melun et plusieurs bourgeois de
Paris le complot dont nous parlions à l'occasion du départ de Jeanne
pour l'Île-de-France. Ce n'était pas le premier dans lequel ces carmes
se fussent entremis; ils avaient fomenté ce tumulte qui faillit
éclater le jour de la Nativité, à l'heure où la Pucelle donnait
l'assaut près de la porte Saint-Honoré; mais jamais tant de bourgeois
et de la notables n'étaient entrés dans une conspiration. Un clerc des
Comptes, maître Jean de la Chapelle, et deux procureurs du Châtelet,
maître Renaud Savin et maître Pierre Morant, un très riche homme nommé
Jean de Calais, des bourgeois, des marchands, des artisans, plus de
cent cinquante personnes, tenaient les fils de cette vaste trame, et
dans le nombre, Jaquet Guillaume, seigneur de l'Ours.

Les carmes de Melun dirigeaient l'entreprise; ils allaient, sous un
habit d'artisan, du roi aux bourgeois et des bourgeois au roi;
établissaient le concert entre ceux du dedans et ceux du dehors,
réglaient tous les détails de l'action. L'un d'eux demanda aux
affiliés l'engagement écrit de faire entrer les gens du roi dans la
ville. Une telle exigence donnerait à croire que la plupart des
conspirateurs étaient aux gages du conseil royal.

En retour, ces religieux apportaient des lettres d'abolition signées
par le roi. En effet, pour disposer les habitants de Paris à recevoir
celui qu'ils nommaient encore le dauphin, il fallait leur donner avant
tout l'assurance d'une amnistie pleine et entière. Depuis plus de dix
ans que les Anglais et les Bourguignons tenaient la ville, personne ne
se sentait tout à fait sans reproches envers le souverain légitime et
les gens de son parti. Et l'on tenait d'autant plus à ce que Charles
de Valois oubliât le passé, qu'on se rappelait les vengeances cruelles
des Armagnacs après la chute des Bouchers.

Un des conjurés, nommé Jaquet Perdriel, était d'avis de faire publier
à son de trompe, un dimanche, à la porte Baudet, les lettres
d'abolition.

--Je ne doute pas, disait-il, que les artisans qui se trouveront en
grand nombre à l'entendre, ne se tournent avec nous.

Il comptait les entraîner jusqu'à la porte Saint-Antoine pour l'ouvrir
aux gens du roi de France, embusqués près de là.

Quatre-vingts ou cent Écossais, vêtus comme des Anglais et portant la
croix de Saint-André, devaient entrer alors dans la ville, amenant du
bétail et de la marée.

--Ils entreront bonnement par la porte Saint-Denys, annonçait
Perdriel, et s'en empareront. C'est alors que les gens du roi feront
leur entrée en force par la porte Saint-Antoine.

Le plan fut jugé bon; toutefois il parut préférable de faire entrer
les gens du roi par la porte Saint-Denys.

Le dimanche 12 mars, deuxième dimanche de carême, maître Jean de la
Chapelle réunit au cabaret de la _Pomme de Pin_ le procureur Renaud
Savin à plusieurs autres conspirateurs, afin de s'entendre avec eux
sur ce qu'il y avait de mieux à faire. Ils décidèrent que, au jour
fixé, Jean de Calais, sous prétexte d'aller à la Chapelle-Saint-Denys
voir ses vignes, rejoindrait hors des murs les gens du roi, se ferait
connaître d'eux en déployant un étendard blanc, et les introduirait
dans la ville. On arrêta en outre que maître Morant et beaucoup
d'habitants avec lui se tiendraient dans les tavernes de la rue
Saint-Denys pour soutenir les Français à leur entrée. C'est en quelque
taverne de cette rue que devait se trouver le seigneur de l'Ours,
qui, logeant tout proche, se faisait fort d'amener quantité de gens du
voisinage.

Les conjurés, parfaitement d'accord, n'attendaient plus que d'être
avisés du jour choisi par le conseil royal et ils croyaient bien que
le coup était pour le prochain dimanche. Mais frère Pierre d'Allée,
prieur des carmes de Melun, fut pris le 21 mars par les Anglais. Mis à
la torture, il avoua le complot et nomma ses complices. Sur les
indications du religieux, plus de cent cinquante personnes furent
arrêtées et jugées. Le 8 avril, vigile de Pâques fleuries, on vit sept
des plus notables menés en charrette aux halles. C'étaient: Jean de la
Chapelle, clerc des Comptes; Renaud Savin et Pierre Morant, procureurs
au Châtelet; Guillaume Perdriau, Jean le François, dit Baudrin; Jean
le Rigueur, boulanger, et Jaquet Guillaume, seigneur de l'Ours. Ils
eurent tous les sept la tête tranchée par la main du bourreau, qui
coupa ensuite par quartiers les corps de Jean de la Chapelle et de
Baudrin.

Jaquet Perdriel n'y perdit que son avoir. Et Jean de Calais obtint
bientôt des lettres de rémission. Jeannette, femme de Jaquet
Guillaume, fut bannie du royaume, ses biens confisqués[356].

[Note 356: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 251,
253.--Fauquembergue dans A. Longnon, _Paris pendant la domination
anglaise_, p. 302, note 1.--Sauval, _Antiquités de Paris_, t. III, p.
536.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II, p.
140.--Morosini, t. III, pp. 274 et suiv.]

Comment la Pucelle connaissait-elle le seigneur de l'Ours? Les carmes
de Melun le lui avaient peut-être recommandé, et c'était sur leur avis
qu'elle le réclamait. Peut-être aussi l'avait-elle vu, au mois de
septembre 1429, à Saint-Denys ou sous les murs de Paris et s'était-il
dès lors engagé à servir le dauphin et ses gens. Pourquoi
s'efforçait-on, à Lagny, de sauver celui-là seul, entre les cent
cinquante Parisiens arrêtés sur la dénonciation de frère Pierre
d'Allée? Plutôt que Renaud Savin et Pierre Morant, procureurs au
Châtelet, plutôt que Jean de la Chapelle, clerc des Comptes, pourquoi
choisir le plus chétif de la bande? Et comment espérait-on échanger un
homme accusé de trahison contre un prisonnier de guerre? Tout cela est
pour nous obscur et voilé.

Jeanne, dans les premiers jours de mai, ne savait pas encore ce que
Jaquet Guillaume était devenu. Quand elle apprit qu'il avait été mis à
mort par justice, elle en fut vivement dépitée et peinée. Elle n'en
considérait pas moins Franquet comme un capitaine pris à rançon. Mais
le bailli de Senlis, qui voulait, on ne sait pourquoi, la perte de ce
capitaine, profita du ressentiment qu'inspirait à la Pucelle la male
mort de Jaquet Guillaume, pour obtenir d'elle qu'elle lui livrât son
prisonnier.

Il lui représenta que cet homme avait commis des meurtres, des larcins
à foison et qu'il était traître, et qu'en conséquence il convenait de
le mettre en jugement.

--Vous voulez faire grand tort à la justice, lui dit-il, en délivrant
ce Franquet.

Ces raisons la décidèrent, ou plutôt elle céda aux instances du
bailli.

--Puisque mon homme est mort, dit-elle, que je voulais avoir, faites
de ce Franquet ce que vous devrez faire par justice[357].

[Note 357: _Procès_, t. I, pp. 158-159.]

C'est ainsi qu'elle livra son prisonnier. Fit-elle bien ou mal? Avant
d'en décider, il faudrait se demander s'il lui était possible de faire
autrement. Elle était la Pucelle du Seigneur, l'ange du Dieu des
armées, c'est entendu. Mais les chefs de guerre, les capitaines ne
tenaient pas grand compte de ce qu'elle disait; quant au bailli,
c'était l'homme du roi, un très noble homme et puissant.

Il jugea lui-même, assisté des gens de justice de Lagny. L'accusé
confessa qu'il était meurtrier, larron et traître. Il faut l'en
croire; mais on peut douter qu'il le fût plus que la plupart des
hommes d'armes armagnacs ou bourguignons, plus qu'un damoiseau de
Commercy ou un Guillaume de Flavy, par exemple. Il fut condamné à
mort.

Jeanne consentit qu'on le fît mourir, s'il l'avait mérité, puisqu'il
avait confessé ses crimes[358]. Il eut la tête tranchée.

[Note 358: _Ibid._, p. 159.]

À la nouvelle de l'indigne traitement infligé à messire Franquet, les
Bourguignons firent éclater leur douleur et leur indignation[359]. Il
semble que, dans cette affaire, le bailli de Senlis et les gens de
justice de Lagny aient agi contre l'usage. Toutefois, pour en juger,
nous ne connaissons pas assez bien les circonstances de la cause.
Peut-être le roi de France, pour une raison que nous ignorons,
réclama-t-il ce prisonnier. Il en avait le droit, à la condition de
verser à la Pucelle le prix de la rançon. Un homme de guerre de cette
époque, expert en tout ce qui touche l'honneur des armes, l'auteur du
_Jouvencel_, parle sans blâme, en ses fictions chevaleresques, du sage
Amydas, roi d'Amydoine, qui, apprenant que, dans une bataille, un de
ses ennemis, le sire de Morcellet, a été pris à rançon, s'écrie que
c'est le plus traître du monde, le rachète à beaux deniers comptants
et aussitôt l'envoie au prévôt de la ville et aux officiers de son
conseil, pour qu'il soit fait de lui justice[360]. Telle était la
prérogative royale.

[Note 359: _Procès_, t. I, p. 254.--Monstrelet, t. IV, p. 385.--E.
Richer, _Histoire manuscrite de la Pucelle_, livre I, fº 82.]

[Note 360: _Le Jouvencel_, t. II, pp. 210-211.]

Soit que la vie des camps l'eût endurcie, soit plutôt qu'elle fût,
comme toutes les extatiques, sujette à de brusques changements
d'humeur, elle ne montrait plus à Lagny la douceur du soir de Patay.
Cette vierge qui naguère, dans les batailles, n'avait d'arme que son
étendard, maintenant se servait d'une épée trouvée à Lagny même, de
l'épée d'un Bourguignon, parce qu'elle était propre à donner bonnes
buffes et bons torchons. À quoi ceux qui la regardaient comme un ange
du ciel, le bon frère Pasquerel, par exemple, pouvaient répondre que
l'archange saint Michel, qui portait l'étendard des milices célestes,
brandissait aussi l'épée flamboyante. Et dans le fait, Jeanne restait
une sainte.

Tandis qu'elle se trouvait à Lagny, on vint lui dire qu'un enfant était
mort en naissant et n'avait pas pu recevoir le baptême[361]. Entré dans
le ventre de la mère au moment où elle conçut, le diable tenait l'âme de
cet enfant qui, faute d'eau, était mort ennemi de son Créateur. Aussi le
sort de cette âme inspirait-il les plus vives inquiétudes; quelques-uns
pensaient qu'elle était dans les limbes, à jamais privée de la vue de
Dieu, mais l'opinion la plus suivie et la plus solide était qu'elle
bouillait dans l'enfer; car saint Augustin a démontré que les petites
âmes comme les grandes sont damnées par l'effet du péché originel. Et le
moyen de penser autrement, si, par la faute d'Ève, la ressemblance
divine était complètement effacée en cet enfant? Il était voué à la mort
éternelle. Et dire que par un peu d'eau la mort eût été détruite! Un tel
malheur affligeait non seulement les parents de la pauvre créature, mais
aussi les voisins et tous les bons chrétiens de la ville de Lagny. Le
corps fut porté dans l'église de Saint-Pierre et déposé devant une
image de Notre-Dame qui était l'objet d'une grande vénération depuis la
peste de l'année 1128. Comme elle guérissait le mal des ardents, on la
nomma Notre-Dame-des-Ardents et, quand il n'y eut plus d'ardents, on
l'appela Notre-Dame-des-Aidants; ou plutôt des Aidances, c'est-à-dire
des secours, car elle fut trouvée secourable en de grandes
nécessités[362].

[Note 361: _Procès_, t. I, p. 105.]

[Note 362: A. Denis, _Jeanne d'Arc à Lagny_, Lagny, 1896, in-8º,
pp. 4 et suiv.--J.-A. Lepaire, _Jeanne d'Arc à Lagny_, Lagny, 1880,
in-8º de 38 pages.]

Les jeunes filles de la ville s'agenouillèrent devant elle autour du
corps et la prièrent d'intercéder auprès de son divin Fils pour que
cet enfant pût participer à la rédemption accomplie par le
Sauveur[363]. Dans des cas semblables la très Sainte Vierge ne
refusait pas toujours sa puissante entremise. Il convient de rapporter
ici le miracle qu'elle avait accompli trente-sept ans auparavant.

[Note 363: _Procès_, t. I, p. 105.]

En 1393, à Paris, une créature pécheresse, se trouvant enceinte, cacha
sa grossesse et, venue à son terme, se délivra elle-même. Et, après
avoir enfoncé des linges dans la gorge de la fille dont elle était
accouchée, elle l'alla jeter à la voirie, hors de la porte
Saint-Martin-des-Champs. Mais un chien flaira le corps et, grattant les
immondices avec ses pattes, le découvrit. Une femme dévote, qui passait
d'aventure, prit ce pauvre petit corps sans vie, le porta, suivie de
plus de quatre cents personnes, à l'église Saint-Martin-des-Champs, le
déposa sur l'autel de Notre-Dame, se mit à genoux, et, avec la foule du
peuple et les religieux de l'abbaye, pria de son mieux la Sainte Vierge,
afin que cette innocente ne fût point éternellement damnée. L'enfant
remua un peu, ouvrit les yeux, vomit le linge qui lui bouchait la gorge
et poussa de grands cris. Un prêtre la baptisa sur l'autel de Notre-Dame
et lui imposa le nom de Marie. Elle prit le sein d'une nourrice qu'on
avait amenée, vécut trois heures, puis mourut et fut portée en terre
sainte[364].

[Note 364: _Religieux de Saint-Denis_, t. II, p. 82.--Jean Juvénal
des Ursins, dans _Coll. Michaud et Poujoulat_, p. 395, col. 2.]

Les résurrections d'enfants morts sans baptême étaient fréquentes à
cette époque. Cette sainte abbesse qui, dans le moment que Jeanne se
trouvait à Lagny, vivait à Moulins parmi les clarisses réformées,
Colette de Corbie, avait naguère, dans la ville de Besançon, ramené au
jour deux de ces pauvres créatures: une fille qui, portée sur les
fonts, reçut le nom de Colette et devint ensuite religieuse puis
abbesse à Pont-à-Mousson; un enfant mâle, enterré, disait-on, depuis
deux jours et que la servante des pauvres désigna comme prédestiné. Il
mourut à six mois, vérifiant ainsi la prophétie de la sainte[365].

[Note 365: _Acta SS._, 6 mars, pp. 381 et 617.--Abbé Bizouard,
_Histoire de sainte Colette_, pp. 35, 37.--Abbé Douillet, _Sainte
Colette, sa vie, ses oeuvres_, 1884, pp. 150-154.]

Jeanne connaissait sans doute ce genre de miracle. À une dizaine de
lieues de Domremy, dans le duché de Lorraine, près de Lunéville,
s'élevait un sanctuaire de Notre-Dame-des-Aviots, dont elle avait
probablement entendu parler. Notre-Dame-des-Aviots, c'est-à-dire
Notre-Dame des rendus à la vie, était connue pour ressusciter les
enfants morts sans baptême. Ils renaissaient, par son intervention, le
temps suffisant à être faits chrétiens[366].

[Note 366: Le curé de Saint-Sulpice, _Notre-Dame de France_,
Paris, in-8º, t. VI, 1866, p. 57.]

Dans le duché de Luxembourg, près de Montmédy, sur la colline
d'Avioth[367], de nombreux pèlerins vénéraient une image de
Notre-Dame, apportée là par les anges. On lui avait bâti une église où
la pierre jaillissait en minces colonnes, formait des trèfles, des
rosaces, et poussait des feuillages légers. Cette statue faisait des
miracles de toutes sortes. On déposait à ses pieds les enfants
mort-nés; elle les ressuscitait et on les baptisait aussitôt[368].

[Note 367: Sur l'étymologie d'Avioth, cf. C. Bonnabelle, _Petite
étude sur Avioth et son église_, dans _Annuaire de la Meuse_, 1883,
in-18, p. 14.]

[Note 368: Le curé de Saint-Sulpice, _loc. cit._, t. V, pp. 107 et
suiv.--Bonnabelle, _loc. cit._, pp. 13 et suiv.--Jacquemain,
_Notre-Dame d'Avioth et son église monumentale_, Sedan, 1876, in-8º.]

Le peuple réuni dans l'église de Saint-Pierre de Lagny, au pied de
Notre-Dame-des-Aidances, espérait une semblable grâce. Les jeunes
filles prièrent autour du corps inanimé de l'enfant. On demanda à la
Pucelle de venir prier avec elles Notre-Seigneur et Notre-Dame. Elle
se rendit à l'église, s'agenouilla parmi les jeunes filles et pria.
L'enfant était noir. «Noir comme ma cotte», disait Jeanne. Quand la
Pucelle et les jeunes filles eurent prié, il bâilla par trois fois et
la couleur lui revint. Baptisé, il mourut aussitôt; on le mit en terre
sainte. Il fut dit par la ville que cette résurrection était l'oeuvre
de la Pucelle. À en croire les contes que l'on en faisait, l'enfant
n'avait pas donné signe de vie depuis trois jours qu'il était né[369];
mais les commères de Lagny avaient sans doute allongé les heures
pendant lesquelles il était resté inerte, comme ces bonnes femmes qui,
d'un oeuf pondu par le mari de l'une d'elles, en firent cent avant la
fin du jour.

[Note 369: _Procès_, t. I, pp. 105-106.]



CHAPITRE VII

SOISSONS ET COMPIÈGNE.--PRISE DE LA PUCELLE.


Au sortir de Lagny, la Pucelle se présenta devant les portes de Senlis
avec sa compagnie et les hommes d'armes des seigneurs français
auxquels elle s'était jointe, en tout mille chevaux, pour lesquels
elle demanda l'entrée. Il n'y avait pas de disgrâce que les bourgeois
craignissent autant que de recevoir des gens d'armes, et il n'y avait
pas de privilège dont ils fussent plus jaloux que de les tenir dehors.
Le roi Charles en avait fait l'expérience durant la bénigne campagne
du sacre. Les habitants de Senlis firent répondre à la Pucelle que, vu
la pauvreté de la ville en fourrages, grains, avoine, vivres et vin,
il lui serait offert d'y entrer avec trente ou quarante hommes des
plus notables, et non davantage[370].

[Note 370: Arch. mun. de Senlis dans _Musée des archives
départementales_, pp. 304-305.--J. Flammermont, _Histoire de Senlis
pendant la seconde partie de la guerre de cent ans_, p. 245.--Perceval
de Cagny, p. 173.--Morosini, t. III, p. 294, n. 5.]

On veut que de Senlis Jeanne soit allée au château de Borenglise, en
la paroisse d'Élincourt, entre Compiègne et Ressons, et, dans
l'ignorance où l'on est des raisons qui l'y firent aller, on croit
qu'elle se rendit en pèlerinage à l'église d'Élincourt, placée sous
l'invocation de sainte Marguerite; et il est possible qu'elle ait tenu
à faire ses dévotions à sainte Marguerite d'Élincourt, comme elle les
avait faites à sainte Catherine de Fierbois, pour l'honneur de l'une
des dames du ciel qui la visitaient tous les jours et à toute
heure[371].

[Note 371: Histoire manuscrite de Beauvais, par Hermant, dans _Procès_,
t. V, p. 165.--G. Lecocq, _Étude historique sur le séjour de Jeanne d'Arc à
Élincourt-Sainte-Marguerite_, Amiens, 1879, in-8º de 13 pages.--A. Peyrecave,
_Notes sur le séjour de Jeanne d'Arc à Élincourt-Sainte-Marguerite_, Paris,
1875, in-8º.--_Élincourt-Sainte-Marguerite, notice historique et
archéologique_, Compiègne, 1888, chap. VII, pp. 113, 123.]

Il y avait alors, dans la ville d'Angers, un licencié ès lois,
chanoine des églises de Tours et d'Angers et doyen de Saint-Jean
d'Angers, qui, moins de dix jours avant la venue de Jeanne à
Sainte-Marguerite d'Élincourt, le 18 avril, environ neuf heures du
soir, ressentit une douleur à la tête qui lui dura jusqu'à quatre
heures du matin, si forte qu'il crut mourir. Il se recommanda à madame
sainte Catherine, envers qui il professait une dévotion particulière,
et aussitôt il fut guéri. En reconnaissance d'une telle grâce, il se
rendit à pied au sanctuaire de Sainte-Catherine de Fierbois; et le
vendredi 5 mai, il y célébra la messe à haute voix pour le roi, «la
Pucelle, digne de Dieu», et la prospérité et la paix du royaume[372].

[Note 372: _Procès_, t. V, pp. 164-165.--_Les miracles de madame
sainte Katerine de Fierboys_, pp. 16, 62, 63.]

Le Conseil du roi Charles avait remis Pont-Sainte-Maxence au duc de
Bourgogne, au lieu de Compiègne qu'il ne pouvait lui livrer, pour la
raison que la ville se refusait de toutes ses forces à être livrée, et
demeurait au roi malgré le roi. Le duc de Bourgogne garda
Pont-Sainte-Maxence qu'on lui donnait et résolut de prendre
Compiègne[373].

[Note 373: P. Champion, _Guillaume de Flavy_, pièces
justificatives, pp. 150, 154.--Morosini, t. III, p. 276, n.
3.--Mémoire à consulter sur G. de Flavy, dans _Procès_, t. V, p. 176.]

Le 17 avril, à l'expiration de la trêve, il se mit en campagne avec
une florissante chevalerie et une puissante armée, quatre mille
Bourguignons, Picards et Flamands et quinze cents Anglais, sous le
commandement de Jean de Luxembourg, comte de Ligny[374].

[Note 374: Montrelet, ch. 33.--Mémoire à consulter sur G. de
Flavy, dans _Procès_, t. V, p. 175.--P. Champion, _Guillaume de
Flavy_, pièces justificatives XLIV, XLV.]

Le duc faisait venir à ce siège de belles pièces d'artillerie,
notamment Remeswalle, Rouge bombarde et Houppembière, qui toutes trois
lançaient des pierres très grosses. On y amenait aussi les bombardes
achetées par le duc à messire Jean de Luxembourg et payées comptant:
Beaurevoir et Bourgogne, un gros «coullard» et un engin volant. Les
villes des vastes États de Bourgogne envoyaient devant Compiègne
leurs archers et leurs arbalétriers. Le duc se fournissait d'arcs de
Prusse et de Constantinople, avec flèches barbées et non barbées. Il
appelait des mineurs et divers ouvriers pour faire des mines de poudre
devant la ville et pour jeter des fusées de feu grégeois; enfin,
monseigneur Philippe, plus riche qu'un roi, le plus magnifique
seigneur de la chrétienté et très expert en chevalerie, voulait faire
un beau siège[375].

[Note 375: De La Fons-Mélicoq, _Documents inédits sur le siège de
Compiègne de 1430_, dans _La Picardie_, t. III, 1857, pp. 22-23.--P.
Champion, _Guillaume de Flavy_, pièces justificatives, p. 176.]

La ville, une des plus grandes de France et des plus fortes, était
défendue par quatre ou cinq cents hommes de garnison[376], sous le
commandement du jeune seigneur Guillaume de Flavy. Issu d'une noble
famille du pays, sans grands biens, toujours en querelle avec les
seigneurs ses voisins et cherchant noise au pauvre peuple, il était
aussi méchant et cruel qu'aucun seigneur armagnac[377]. Les habitants
ne voulaient pas d'autre capitaine que lui; ils le gardèrent envers et
contre le roi Charles et son chambellan. Et ils firent sagement, car
pour les défendre il n'y avait pas meilleur que le seigneur Guillaume;
on n'en aurait pas trouvé un second si entêté à son devoir. Au roi de
France, qui lui avait donné l'ordre de livrer la ville, il avait
refusé net; et lorsque ensuite le duc lui promit une grosse somme
d'argent et une riche héritière en échange de Compiègne, il répondit
que la ville était non pas à lui, mais au roi[378].

[Note 376: Lefèvre de Saint-Remy, t. II, p. 178.--H. de Lépinois,
_Notes extraites des archives communales de Compiègne_, dans
_Bibliothèque de l'École des Chartes_, 1863, t. XXIV, p. 486.--A.
Sorel, _La prise de Jeanne d'Arc devant Compiègne et l'histoire des
sièges de la même ville sous Charles VI et Charles VII, d'après des
documents inédits avec vues et plans_, Paris, 1889, in-8º, p. 268.]

[Note 377: Jacques Duclercq, _Mémoires_, éd. de Reiffenberg, t. I,
p. 419.--_Le Temple de Bocace_ dans les _Oeuvres de Georges
Chastellain_, éd. Kervyn de Lettenhove, t. VII, p. 95.--P. Champion,
_Guillaume de Flavy, capitaine de Compiègne, contribution à l'histoire
de Jeanne d'Arc et à l'étude de la vie militaire et privée au XVe
siècle_, Paris, 1906, in-8º, _passim_.]

[Note 378: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 125.--_Chronique
des cordeliers_, fol. 495 recto.--Rogier, dans Varin, _Arch. de la
ville de Reims_, IIe partie, Statuts, t. I, p. 604.--A. Sorel, _loc.
cit._, p. 167.--P. Champion, _loc. cit._, p. 33.]

Le duc de Bourgogne s'empara sans peine de Gournay-sur-Aronde, et vint
ensuite mettre le siège devant Choisy-sur-Aisne, qu'on appelait aussi
Choisy-au-Bac, au confluent de l'Aisne et de l'Oise[379].

[Note 379: Monstrelet, t. IV, pp. 379, 381.--_Chronique des
cordeliers_, fol. 495 recto.--_Livre des trahisons_, p. 202.]

L'écuyer gascon Poton de Saintrailles et les gens de sa compagnie
passèrent l'Aisne entre Soissons et Choisy, surprirent les
assiégeants, et se retirèrent aussitôt, emmenant quelques
prisonniers[380].

[Note 380: Monstrelet, t. IV, pp. 382-383.--Berry, dans _Procès_,
t. IV, p. 49.]

Le 13 mai, la Pucelle entrée à Compiègne, logea rue de l'Étoile[381].
Le lendemain, les attornés lui offrirent quatre pots de vin[382]. Ils
entendaient par là lui faire grand honneur, car ils n'en offraient
pas davantage au seigneur archevêque de Reims, chancelier du royaume,
qui se trouvait alors dans la ville avec le comte de Vendôme,
lieutenant du roi, et plusieurs autres chefs de guerre. Ces très hauts
seigneurs résolurent d'envoyer de l'artillerie et des munitions au
château de Choisy qui ne pouvait plus longtemps se défendre[383]; et
la Pucelle fut mise en oeuvre comme autrefois.

[Note 381: D'après une note de Dom Bertheau, dans A. Sorel,
_Séjours de Jeanne d'Arc à Compiègne, maisons où elle a logé en 1429
et 1430, avec vue et plans_, Paris, 1888, in-8º, pp. 11-12.]

[Note 382: _Comptes de la ville de Compiègne_, CC. 13, folio
291.--Dom Gillesson, _Antiquités de Compiègne_, t. V, p. 95.--A.
Sorel, _La prise de Jeanne d'Arc_, p. 145, note 3.]

[Note 383: Choisy se rendit le 16 mai, _Chronique des cordeliers_,
fol. 497 verso. _Livre des trahisons_, p. 201.--Monstrelet, t. IV, p.
382.--Berry, dans _Procès_, t. IV, p. 49.--A. Sorel, _La prise de
Jeanne d'Arc_, pp. 145-146.--P. Champion, _Guillaume de Flavy_, pp.
40-41, 162-163.]

L'armée se dirigea vers Soissons pour y passer l'Aisne[384]. Le
capitaine de la ville était un écuyer de Picardie nommé Guichard
Bournel par les Français, et Guichard de Thiembronne par les
Bourguignons: il avait servi les uns et les autres. Jeanne le
connaissait bien: il lui rappelait un pénible souvenir. Ç'avait été
l'un de ceux qui, la prenant blessée dans les fossés de Paris,
l'avaient mise malgré elle sur un cheval. À l'approche des seigneurs
et gens du roi Charles, le capitaine Guichard fit faussement accroire
aux habitants de Soissons que toute cette gendarmerie venait prendre
garnison dans leur ville. Aussi les habitants décidèrent-ils de ne les
point recevoir. Il fut fait là tout comme à Senlis; le capitaine
Bournel reçut le seigneur archevêque de Reims, le comte de Vendôme et
la Pucelle, avec petite compagnie, et l'armée passa la nuit aux
champs[385]. Le lendemain on essaya, faute d'obtenir l'accès du pont,
de traverser la rivière à gué, mais on n'y put réussir. C'était le
printemps, les eaux avaient monté. L'armée rebroussa chemin. Quand
elle fut partie, le capitaine Bournel vendit au duc de Bourgogne la
cité qu'il avait charge de garder au roi de France, et la mit en la
main de messire Jean de Luxembourg pour 4.000 saluts d'or[386].

[Note 384: Berry, dans _Procès_, t. IV, pp. 49-50.]

[Note 385: F. Brun, _Jeanne d'Arc et le capitaine de Soissons en
1430_, Soissons, 1904, p. 5 (Extrait de l'_Argus Soissonnais_).--P.
Champion, _loc. cit._, p. 41.]

[Note 386: Berry, dans _Procès_, t. IV, p. 50.--P. Champion, _loc.
cit._, p. 168, pièce justificative XXXV, p. 168.--F. Brun, _Nouvelles
recherches sur le fait de Soissons (Jeanne d'Arc et Bournel en 1430),
à propos d'un livre récent_, Meulan, 1907, in-8º.]

À la nouvelle que le capitaine de Soissons avait de la sorte agi
laidement, contre son honneur, Jeanne s'écria que, si elle le tenait,
elle le ferait trancher en quatre pièces, ce qui n'était pas une
imagination de sa colère. L'usage voulait, pour le châtiment de
certains crimes, que le bourreau coupât en quartiers les condamnés
auxquels il avait d'abord tranché la tête: cela s'appelait écarteler.
C'est comme si Jeanne avait dit que ce traître méritait d'être
écartelé. Le propos parut dur aux oreilles bourguignonnes; certains
crurent même entendre que, dans son indignation, Jeanne reniait Dieu.
Ils entendirent mal. Jamais elle ne reniait Dieu, ni saint ni sainte;
loin de maugréer, quand elle était en colère, elle disait: «Bon gré
Dieu!», ou «Saint Jean!», ou «Notre Dame[387]!»

[Note 387: _Procès_, t. I, p. 273.]

Devant Soissons, Jeanne et les chefs de guerre se séparèrent. Ceux-ci
se dirigèrent avec leurs gens d'armes vers Senlis et les bords de la
Marne. Le pays entre Aisne et Oise n'avait plus de quoi faire vivre
tant de monde et de si grands personnages. Jeanne reprit avec sa
compagnie le chemin de Compiègne[388]. À peine entrée dans la ville,
elle en sortit pour battre les environs.

[Note 388: J'ai rejeté la rencontre contée par Alain Bouchard
(_Les grandes Croniques de Bretaigne_, Paris, Galliot Du Pré, 1514,
in-fol., fol. CCLXXXI) de Jeanne et des petits enfants dans l'église
Saint-Jacques. M. Pierre Champion (_Guillaume de Flavy_, p. 283) a
irréfutablement démontré le caractère fabuleux du récit.]

Elle fut notamment d'une expédition contre Pont-l'Évêque, place forte,
à quelque distance de Noyon, et qu'occupait une petite garnison
anglaise, sous les ordres du seigneur de Montgomery.

Les Bourguignons, qui faisaient le siège de Compiègne, se
ravitaillaient par Pont-l'Évêque. À la mi-mai, les Français, au nombre
de peut-être deux mille, commandés par le capitaine Poton, par messire
Jacques de Chabannes et quelques autres, et accompagnés de la Pucelle,
attaquèrent au petit jour les Anglais du seigneur de Montgomery, et
l'affaire fut âprement menée. Mais les Bourguignons de Noyon étant
venus à la rescousse, les Français battirent en retraite. Ils avaient
tué trente hommes à l'ennemi et en avaient perdu autant; aussi le
combat passa-t-il pour très meurtrier[389]. Il ne pouvait plus être
question de traverser l'Aisne et de sauver Choisy.

[Note 389: Monstrelet, t. IV, p. 382.--Lefèvre de Saint-Remy, t.
II, p. 178.--_Chronique des cordeliers_, fol. 498 verso.]

Rentrée à Compiègne, Jeanne, qui ne prenait pas un moment de repos,
courut à Crépy-en-Valois où se rassemblaient des troupes destinées à
défendre Compiègne; puis elle se dirigea, avec ces troupes, par la
forêt de Guise, vers la ville assiégée et elle y entra, le 23, à
l'aube, sans avoir rencontré de Bourguignons. Il n'y en avait pas du
côté de la forêt, sur la rive gauche de l'Oise[390].

[Note 390: _Procès_, t. I, p. 114.--Perceval de Cagny, p.
174.--Extrait d'un mémoire à consulter pour G. de Flavy, dans
_Procès_, t. V, p. 176.--Morosini, t. III, p. 296, n. 1.]

Ils étaient tous de l'autre côté de la rivière. Là s'étend une prairie
d'un quart de lieue au bout de laquelle la côte de Picardie s'élève.
Cette prairie étant basse, humide, souvent inondée, on avait établi
une chaussée allant du pont au village de Margny, dressé tout en face
sur la côte abrupte. Le clocher de Clairoix pointait à trois quarts de
lieue en amont, au confluent des deux rivières d'Aronde et d'Oise; le
clocher de Venette, du côté opposé, à une demi-lieue en aval, vers
Pont-Sainte-Maxence[391].

[Note 391: Plan manuscrit de Compiègne de 1509 dans Debout,
_Jeanne d'Arc_, t. II, p. 293.--Plan de la ville de Compiègne, gravé
par Aveline au XVIIe siècle, réduction publiée par la _Société
historique de Compiègne_, mai 1877.--Lambert de Ballyhier, _Compiègne
historique et monumental_, 1842, 2 vol. in-8º, planches.--Plan de
restitution de la ville de Compiègne en 1430, dans A. Sorel, _La prise
de Jeanne d'Arc_.--P. Champion, _Guillaume de Flavy_, p. 43.]

Un petit poste de Bourguignons commandé par un chevalier, messire
Baudot de Noyelles, occupait le village de Margny, sur la hauteur. Le
plus renommé homme de guerre du parti de Bourgogne, messire Jean de
Luxembourg, se tenait avec ses Picards sur les bords de l'Aronde, au
pied du mont Ganelon, à Clairoix. Les cinq cents Anglais du sire de
Montgomery gardaient l'Oise à Venette. Le duc Philippe occupait
Coudun, à une grande lieue de la ville, vers la Picardie[392].

[Note 392: Monstrelet, t. IV, pp. 383-384.]

Ces dispositions répondaient aux préceptes des plus expérimentés
capitaines. Devant une place forte, on évitait de réunir sur une même
position, dans un même logis, comme on disait, une grande quantité de
gens d'armes. En cas d'attaque soudaine une grosse compagnie,
pensait-on, si elle n'a qu'un logis, est surprise et mise en désarroi
comme une moindre, et le mal est grave. C'est pourquoi il vaut mieux
diviser les assiégeants en petites compagnies et placer ces compagnies
assez près les unes des autres pour qu'elles puissent s'entre-aider.
De cette manière, ceux d'un logis ne sont pas plutôt déconfits que les
autres ont le loisir de se mettre en ordonnance pour les secourir. Les
assaillants sont bien ébahis quand ils voient fondre sur eux des
troupes fraîches et aux défenseurs le coeur en grandit de moitié.
Ainsi pensait, notamment, messire Jean de Bueil[393].

[Note 393: _Le Jouvencel_, t. II, p. 196.]

Ce même jour, 23 mai, vers cinq heures du soir[394], montée sur un
très beau cheval gris pommelé, Jeanne sortit par le pont et s'engagea
sur la chaussée qui traversait la prairie, avec son étendard, sa
compagnie lombarde, le capitaine Baretta et les trois ou quatre cents
hommes, cavaliers et fantassins, entrés, la nuit, à Compiègne. Elle
avait ceint l'épée bourguignonne trouvée à Lagny et portait sur son
armure une huque de drap d'or vermeil[395]. Un tel habit eût mieux
convenu pour une parade que pour une sortie; mais, dans la candeur de
son âme villageoise et religieuse, elle aimait tout ce qui avait l'air
cérémonieux et chevaleresque.

[Note 394: _Procès_, t. I, p. 116.--Lettre de Philippe le Bon aux
habitants de Saint-Quentin, _Procès_, t. V, p. 166.--Lettre de
Philippe le Bon à Amédée duc de Savoie, dans P. Champion, _loc. cit._,
pièce justificative XXXVII.--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p.
458.--William Wircester dans _Procès_, t. IV, p. 475, et le _Journal
d'un bourgeois de Paris_, p. 255.]

[Note 395: _Procès_, t. I, pp. 78, 223, 224.--Chastellain, t. II,
p. 49.--Le Greffier de la Chambre des comptes de Brabant, dans
_Procès_, t. IV, p. 428.]

L'entreprise était concertée entre le capitaine Baretta, les autres
chefs de partisans et messire Guillaume de Flavy, qui, pour aider la
rentrée des Français, fit placer à la tête du pont des archers, des
arbalétriers, des couleuvriniers, et mit sur la rivière une grande
quantité de petits bateaux couverts destinés à recueillir, au besoin,
le plus de monde possible[396]. Jeanne ne fut pas consultée sur
l'entreprise: on ne lui demandait jamais conseil; on l'emmenait comme
un porte-bonheur, sans lui rien dire, et on la montrait comme un
épouvantail aux ennemis qui, la tenant pour une puissante magicienne,
craignaient de tomber victimes de ses maléfices, surtout au cas où ils
fussent en état de péché mortel. Certains, sans doute, dans les deux
partis, s'apercevaient, au contraire, qu'elle n'était pas une femme
différente des autres[397]; mais c'étaient des gens qui ne croyaient à
rien et ces sortes de gens sont toujours en dehors du sentiment
commun.

[Note 396: Mémoires à consulter pour G. de Flavy, dans _Procès_,
t. V, p. 177.--_Chronique de Tournai_, dans _Recueil des Chroniques de
Flandre_, 1856, t. III, pp. 415-416.]

[Note 397: _Chastellain_, t. II, p. 49.]

Cette fois, elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'on allait faire:
la tête pleine de rêves, elle s'imaginait partir pour quelque grande
et haute action. Elle avait promis, dit-on, à ceux de la ville, de
déconfire les Bourguignons et de ramener prisonnier le duc Philippe.
Or, il n'était nullement question de cela; le capitaine Baretta et les
chefs des partisans se proposaient de surprendre et de piller le petit
poste bourguignon le plus rapproché de la ville et le plus accessible,
celui qu'occupait messire Baudot de Noyelles à Margny, sur une côte
très roide à laquelle on pouvait atteindre en vingt ou vingt-cinq
minutes par la chaussée. Le coup valait d'être tenté. Ces enlèvements
de postes, c'était le casuel des gens d'armes. Et, bien que les
ennemis eussent assez habilement choisi leurs positions, on avait
chance de réussir en s'y prenant avec une extrême célérité. Les
Bourguignons se tenaient à Margny en très petit nombre. Nouvellement
venus, ils n'avaient établi ni bastille ni boulevard, et leurs
défenses se réduisaient aux masures du village.

Il était cinq heures après midi quand les Français se mirent en
marche. On se trouvait dans les plus longs jours de l'année; ils ne
comptaient donc pas sur l'obscurité pour enlever le poste. Les gens
d'armes, à cette époque, ne se hasardaient pas volontiers dans la
nuit; ils la jugeaient traîtresse, capable de servir aussi bien le fol
que le sage, et avaient un dicton là-dessus; ils disaient: «La nuit
n'a point de honte[398].»

[Note 398: _Le Jouvencel_, t. I. p. 91.]

Grimpés à Margny, les assaillants surprirent les Bourguignons épars et
sans armes, et se mirent à frapper à leur plaisir. La Pucelle, pour sa
part, renversait tout ce qui se trouvait devant elle.

Or, à ce moment, le sire Jean de Luxembourg et le sire de Créquy,
venus à cheval de leur logis de Clairoix[399], gravissaient la côte de
Margny, sans armures, avec huit ou dix gentilshommes. Ils se rendaient
auprès de messire Baudot de Noyelles, et ne se doutant de rien,
pensaient reconnaître, de ce point élevé, les défenses de la ville,
comme naguère le comte de Salisbury aux Tourelles d'Orléans. Tombés en
pleine escarmouche, ils envoyèrent en toute hâte à Clairoix quérir
leurs armes et mander leur compagnie, qui ne pouvait atteindre le lieu
du combat avant une bonne demi-heure. En attendant, tout démunis
qu'ils étaient, ils se joignirent à la petite troupe de messire Baudot
pour tenir tête à l'ennemi[400]. Surprendre ainsi monseigneur de
Luxembourg, ce pouvait être une bonne chance et ce n'en pouvait pas
être une mauvaise; car ceux de Margny eussent de toute façon appelé
incontinent à leur secours ceux de Clairoix, comme en effet ils
appelèrent les Anglais de Venette et les Bourguignons de Coudun.

[Note 399: Monstrelet, t. IV, p. 387.--Lefèvre de Saint-Remy, t.
II, p. 179.--Chastellain, t. II, p. 48.--Mémoire à consulter sur G. de
Flavy, dans _Procès_, t. V, p. 176.]

[Note 400: Lettre du duc de Bourgogne aux habitants de
Saint-Quentin, dans _Procès_, t. V, p. 166.--Monstrelet, Lefèvre de
Saint-Remy, Chastellain, Mémoires à consulter sur G. de Flavy, _loc.
cit._]

Ayant forcé et pillé le logis, les assaillants, qui devaient
prudemment rabattre en toute hâte sur la ville avec leur butin,
s'attardèrent à Margny; on devine pour quelle cause: c'est celle qui
fit tant de fois les détrousseurs détroussés. Ces gens-là, ceux de la
croix blanche comme ceux de la croix rouge, quelque péril qui les
pressât, ne quittaient point la place tant qu'il s'y trouvait encore
quelque chose à emporter.

Le danger où les soudoyers de Compiègne s'exposaient par convoitise,
la Pucelle devait, pour sa part, largement l'accroître par vaillance
et prouesse: elle ne consentait jamais à quitter le combat; il fallait
qu'elle fût blessée, navrée de flèches et de viretons, pour qu'on
parvînt à la faire démordre.

Cependant, remis d'une alerte si chaude, les gens de messire Baudot
s'armèrent comme ils purent et s'efforcèrent de reprendre le village.
Tantôt ils en chassaient les Français, tantôt ils s'en retiraient
eux-mêmes après avoir beaucoup souffert. Le seigneur de Créquy, entre
autres, fut cruellement blessé au visage. Mais l'espoir d'être
secourus leur renforçait le coeur. Ceux de Clairoix parurent. Le duc
Philippe en personne s'approchait avec ceux de Coudun. Les Français
débordés, abandonnant Margny, se retiraient lentement. Le butin,
peut-être, alourdissait leur marche. Tout à coup, voyant les Godons de
Venette s'avancer sur la prairie pour leur couper la retraite, la peur
les prend; au cri de «Sauve qui peut!» ils s'élancent d'une course
folle et atteignent en désordre la berge de l'Oise. Les uns se
jetaient dans les bateaux, les autres se pressaient contre le
boulevard du Pont. Ils s'attirèrent ainsi le mal dont ils avaient
peur. Car les Anglais poussèrent le chanfrein de leurs chevaux dans le
dos des fuyards, gagnant à cela que les canons des remparts ne
pouvaient plus tirer sans atteindre les Français[401].

[Note 401: Perceval de Cagny, p. 176.--Fauquembergue, dans
_Procès_, t. IV, p. 458.--Monstrelet.--Mémoire à consulter sur G. de
Flavy; Lefèvre de Saint-Remy; Chastellain, _loc. cit._]

Ceux-ci ayant forcé la barrière du boulevard, les Anglais étaient en
passe d'y pénétrer sur leurs talons, de franchir le pont et d'entrer
dans la place. Le capitaine de Compiègne vit le danger et donna
l'ordre de fermer la porte de la ville. Le pont fut levé et la herse
baissée[402].

[Note 402: Mémoire à consulter sur G. de Flavy, _loc. cit._--Du
Fresne de Beaucourt, _Jeanne d'Arc et Guillaume de Flavy_, dans
_Bulletin de la Société de l'Histoire de France_, t. III, 1861, pp.
173 et suiv.--Z. Rendu, _Jeanne d'Arc et G. de Flavy_, Compiègne,
1865, in-8º de 32 p.--A. Sorel, _La prise de Jeanne d'Arc_, p.
209.--P. Champion, _Guillaume de Flavy_, appendice I, pp. 282, 286.]

Gardant en cette déroute l'illusion héroïque de la victoire, Jeanne,
sur la prairie, entourée seulement de quelques personnes de son
service et de sa parenté, faisait face aux Bourguignons et pensait
encore tout renverser devant elle.

On lui criait:

--Mettez-vous en peine de regagner à la ville, ou nous sommes perdus.

Le regard ébloui par des vols d'anges et d'archanges, elle répondait:

--Taisez-vous, il ne tiendra qu'à vous qu'ils ne soient déconfits. Ne
pensez que de férir sur eux.

Et elle disait ce qu'elle disait toujours:

--Allez en avant! ils sont à nous[403]!

[Note 403: Perceval de Cagny, p. 175.]

Ses gens prirent la bride de son cheval et la firent retourner de
force du côté de la ville. Il était trop tard; on ne pouvait plus
entrer dans le boulevard qui commandait le pont: les Anglais
occupaient la tête de la chaussée. La Pucelle, avec sa petite troupe
fidèle fut encognée dans l'angle que formaient le flanc du boulevard
et le remblai de la route, par des gens de Picardie qui, frappant,
écartant ceux qui la protégeaient, l'atteignirent[404]. Un archer la
tira de côté par sa huque de drap d'or et la fit choir à terre. Tous,
ils l'entouraient et lui criaient ensemble:

--Rendez-vous!

[Note 404: Perceval de Cagny, p. 175.--Chastellain, t. II, p.
49.--Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 122; t. III, p.
207.--Quicherat, _Aperçus nouveaux_, p. 87.]

Pressée de donner sa foi, elle répondit:

--J'ai juré et baillé ma foi à autre que vous et je lui en tiendrai
mon serment[405].

[Note 405: Perceval de Cagny, p. 176.]

Un de ceux qui la lui demandaient affirma qu'il était noble homme.
Elle se rendit à lui.

C'était un des archers attachés à la lance du bâtard de Wandomme; il
se nommait Lyonnel. Voyant sa fortune faite, il se montrait plus
joyeux que s'il avait pris un roi[406].

[Note 406: Lettre du duc de Bourgogne, dans _Procès_, t. V, p.
166.--Perceval de Cagny, p. 175.--Monstrelet, t. IV, p. 400.--Lefèvre
de Saint-Remy, p. 175.--Chastellain, t. II, p. 49.--Mémoire à
consulter sur G. de Flavy, dans _Procès_, t. V, p. 174.--Martial
d'Auvergne, _Vigiles_, t. I, p. 118.--P. Champion, _loc. cit._, pp.
46-49.--Lanéry d'Arc, _Livre d'or_, pp. 513-518.]

En même temps que la Pucelle, furent pris Pierre d'Arc, son frère;
Jean d'Aulon, son intendant, et le frère de Jean d'Aulon, Poton, qu'on
surnommait le Bourguignon[407]. À l'estimation des Bourguignons, les
Français perdirent dans cette affaire quatre cents combattants, tués
ou noyés[408]; mais, au dire des Français, la plupart des gens de pied
furent recueillis dans les bateaux amarrés au bord de l'Oise[409].

[Note 407: Richer, _Histoire manuscrite de la Pucelle_, livre IV,
fol. 188 et suiv.--P. Champion, _loc. cit._, pièce justificative
XXXIII.--Monstrelet, t. IV, p. 388.--Mémoire à consulter sur G. de
Flavy, _loc. cit._--Lettre du duc de Bourgogne aux habitants de
Saint-Quentin, _loc. cit._--_Journal d'un bourgeois de Paris_, p.
255.--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 459.]

[Note 408: Selon le _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 255, 400
Français tués ou noyés.]

[Note 409: Mémoire à consulter sur G. de Flavy, dans _Procès_, t.
V, p. 176.--Perceval de Cagny, p. 175.]

Sans les archers, arbalétriers et couleuvriniers disposés par le sire
de Flavy à la tête du pont, le boulevard était enlevé. Les
Bourguignons n'eurent que vingt blessés et pas de morts[410]. La
Pucelle n'avait pas été beaucoup défendue.

[Note 410: Lettre du duc de Bourgogne aux habitants de
Saint-Quentin, dans _Procès_, t. V, p. 166.]

Elle fut conduite désarmée à Margny[411]. À la nouvelle que la
sorcière des Armagnacs était prise, le camp des Bourguignons s'emplit
de cris et de réjouissances. Le duc Philippe voulut la voir. Quand il
s'approcha d'elle, il y eut, dans sa chevalerie et son clergé, des
gens pour le louer de son courage, pour vanter sa piété, pour admirer
que ce très puissant duc n'eût pas peur des larves vomies par
l'enfer[412].

[Note 411: Monstrelet, t. IV, p. 388.--Chastellain, t. II, p.
50.--A. Sorel, _La prise de Jeanne d'Arc_, pp. 253 et suiv.]

[Note 412: Jean Jouffroy, dans d'Achery, _Spicilegium_, III, pp.
823 et suiv.]

À ce compte, sa chevalerie était aussi brave que lui, car beaucoup de
gentilshommes accouraient pour satisfaire la même curiosité. Parmi
eux, se trouvait messire Enguerrand de Monstrelet, natif du comté de
Boulogne, serviteur de la maison de Luxembourg, auteur de chroniques.
Il entendit les paroles que le duc adressa à la prisonnière, et bien
que, par état, il dût avoir de la mémoire, il les oublia. C'est
peut-être qu'il ne les trouva pas assez chevalereuses pour les mettre
en son livre[413].

[Note 413: Monstrelet, t. IV, p. 388.]

Jeanne resta sous la garde de messire Jean de Luxembourg, à qui elle
appartenait désormais, l'archer qui l'avait prise l'ayant cédée à son
capitaine le bâtard de Wandomme, qui l'avait cédée à son tour à
messire Jean son maître[414].

[Note 414: _Ibid._, t. IV, p. 389.--P. Champion, _loc. cit._, p.
168.]

La tige des Luxembourg s'étendait de l'occident à l'orient chrétien,
jusqu'à la Bohême et la Hongrie, et il en avait fleuri six reines, une
impératrice, quatre rois, quatre empereurs. Issu d'une branche cadette
de cette illustre maison et cadet lui-même mal apanagé, Jean de
Luxembourg avait gagné durement sa chevalerie au service du duc de
Bourgogne. Lorsqu'il prit à rançon la Pucelle, il avait trente-neuf
ans, était couvert de blessures et borgne[415].

[Note 415: La _Chronique des cordeliers_ et Monstrelet,
_passim_.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II, pp.
165-166.]

Le soir même, de ses quartiers de Coudun, le duc de Bourgogne fit
écrire aux villes de son obéissance la prise de la Pucelle. «De cette
prise seront grandes nouvelles partout, est-il dit dans sa lettre aux
habitants de Saint-Quentin; et sera connue l'erreur et folle créance
de tous ceux qui aux faits de cette femme se sont rendus enclins et
favorables[416].»

[Note 416: _Procès_, t. V, p. 167.--J. Quicherat, _Aperçus
nouveaux_, p. 95.]

Le duc manda pareillement cette nouvelle au duc de Bretagne par son
héraut Lorraine; au duc de Savoie, à sa bonne ville de Gand[417].

[Note 417: _Procès_, t. V, p. 358.--Le P. Ayroles, _La vraie
Jeanne d'Arc_, t. III, p. 534.--P. Champion, _Guillaume de Flavy_, pp.
169-171.]

Les survivants de ceux que la Pucelle avait amenés à Compiègne
abandonnèrent le siège et rentrèrent le lendemain dans leurs
garnisons. Le capitaine lombard Barthélemy Baretta, lieutenant de
Jeanne, demeura dans la ville avec trente-deux hommes d'armes, deux
trompettes, deux pages, quarante-huit arbalétriers, vingt archers ou
targiers[418].

[Note 418: Mémoire à consulter sur G. de Flavy, dans _Procès_, t.
V, p. 177.--A. Sorel, _La prise de Jeanne d'Arc_, p. 333.]



CHAPITRE VIII

LA PUCELLE À BEAULIEU.--LE BERGER DU GÉVAUDAN.


La nouvelle parvint à Paris, le matin du 25, que Jeanne était aux
mains des Bourguignons[419]. Dès le lendemain 26, l'Université adressa
au duc Philippe sommation de remettre sa prisonnière au vicaire
général du Grand Inquisiteur de France. En même temps le vicaire
général requérait par lettre le redoutable duc d'amener prisonnière
par devers lui cette fille suspecte de plusieurs crimes sentant
l'hérésie[420].

[Note 419: Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 458.--_Journal
d'un bourgeois de Paris_, p. 255.--J. Quicherat, _Aperçus nouveaux_,
p. 96.--Ul. Chevalier, _L'objuration de Jeanne d'Arc au cimetière de
Saint-Ouen et l'authenticité de sa formule_, Paris, 1902, in-8º, p.
18.]

[Note 420: _Procès_, t. I, pp. 8-10.--E. O'Reilly, _Les deux
procès_, t. II, pp. 13-14.--Le P. Denifle et Châtelain, _Chartularium
Universitatis Parisiensis..._, t. IV, p. 516, nº 2372.]

«... Nous vous supplions de bonne affection, très puissant prince,
disait-il, et nous prions vos nobles vassaux que par vous et eux
Jeanne nous soit envoyée sûrement et brièvement et avons espérance
qu'ainsi ferez comme vrai protecteur de la foi et défenseur de
l'honneur de Dieu[421]...»

[Note 421: _Procès_, t. I, p. 12.--E. O'Reilly, _Les deux
procès_.]

Le vicaire général du Grand Inquisiteur de France, frère Martin
Billoray[422], maître en théologie, appartenait à l'ordre des frères
prêcheurs dont les membres exerçaient les charges principales du saint
office. Au temps d'Innocent III, alors que l'Inquisition exterminait
les Cathares et les Albigeois, les fils de Dominique figuraient dans
les peintures des cloîtres et des chapelles en chiens du Seigneur sous
la forme de grands lévriers blancs tachetés de noir, qui mordaient à
la gorge les loups de l'hérésie[423]. Au XVe siècle, en France, les
dominicains étaient toujours les chiens du Seigneur; ils chassaient
encore l'hérétique, mais couplés à l'évêque. Le Grand Inquisiteur ou
son vicaire ne s'y trouvait point en état d'intenter de son propre
mouvement et de poursuivre à lui seul une action judiciaire; les
évêques maintenaient vis-à-vis de lui leur droit de juger les crimes
contre l'Église. Les procès en matière de foi se faisaient par deux
juges, l'ordinaire, qui pouvait être l'évêque lui-même ou l'official,
et l'Inquisiteur ou son vicaire; et l'on observait les formes
inquisitoriales[424].

[Note 422: _Ibid._, t. I, p. 3, 12; t. III, p. 318; t. V, p. 392.]

[Note 423: _Domini canes._ On les voit ainsi figurés sur les
fresques de la chapelle des Espagnols, à Santa-Maria-Novella, de
Florence.]

[Note 424: Tanon, _Histoire des tribunaux de l'inquisition en
France_, chap. II.]

Dans l'affaire de la Pucelle, ce n'était pas seulement un évêque qui
mettait la très sainte Inquisition en mouvement, c'était la fille des
rois, la mère des études, le beau clair soleil de France et de la
chrétienté, l'Université de Paris. Elle s'attribuait le privilège de
connaître dans les causes relatives aux hérésies ou opinions produites
en la ville et aux environs, et ses avis, de toutes parts demandés,
faisaient autorité sur toute la face du monde où la croix est plantée.
Depuis un an, ses docteurs et maîtres en grande multitude et pleins de
lettres, au jugement même de leurs adversaires, réclamaient la remise
de la Pucelle à l'Inquisiteur, comme utile au bien de l'Église et
congruente aux intérêts de la foi; car ils soupçonnaient véhémentement
cette fille de ne point venir de Dieu, mais d'être trompée et abusée
par les artifices du diable; d'agir, non par puissance céleste, mais
par le ministère des démons; d'user de sorcellerie et de pratiquer
l'idolâtrie[425].

[Note 425: Le P. Denifle et Châtelain, _Chartularium Universitatis
Parisiensis_, t. IV, p. 510; _Le procès de Jeanne d'Arc et
l'Université de Paris_, Paris, 1897, in-8º, 32 pages.]

Tout ce qu'ils possédaient de science divine et de raison raisonnante
corroborait cette grave suspicion. Ils étaient Bourguignons et
Anglais, de fait et de consentement, fidèles observateurs du traité
de Troyes qu'ils avaient juré, dévoués au Régent qui leur montrait
beaucoup d'égards; ils abhorraient les Armagnacs qui ruinaient et
désolaient leur ville, la plus belle du monde[426]; ils tenaient le
dauphin Charles pour déchu de ses droits sur le royaume des Lis. Aussi
se trouvaient-ils enclins à croire que la Pucelle des Armagnacs, la
chevaucheuse du dauphin Charles se gouvernait par l'inspiration de
plusieurs démons très horribles. Ils étaient des hommes: on croit ce
qu'on a intérêt à croire; ils étaient des prêtres et voyaient partout
le diable, principalement dans une femme. Sans s'être encore livrés à
un examen approfondi des faits et dits de cette pucelle, ils en
découvraient assez pour demander instamment une enquête. Elle se
disait envoyée de Dieu, fille de Dieu; et se manifestait bavarde,
vaine, rusée, glorieuse en ses habits; elle avait menacé les Anglais,
s'ils ne sortaient de France, de les faire tous occire; elle
commandait les armées; elle était donc homicide, téméraire; elle était
séditieuse, car ceux-là sont séditieux qui tiennent le parti contraire
au nôtre. Naguère, venue en la compagnie de frère Richard, hérétique
et séditieux[427], elle avait menacé les Parisiens de les mettre à
mort sans merci, et commis ce péché mortel de donner l'assaut à la
ville le jour de la Nativité de la très sainte Vierge. Il était urgent
d'examiner si elle avait été mue en tout cela par un bon ou un mauvais
esprit[428]?

[Note 426: _Journal d'un bourgeois de Paris_,
_passim_.--Fauquembergue, dans _Procès_, t. IV, p. 450.]

[Note 427: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 237.--T. Basin,
_Histoire de Charles VII et de Louis XI_, t. IV, pp. 103-104.--Monstrelet,
t. IV, chap. LXIII.--Bougenot, _Deux documents inédits relatifs à Jeanne
d'Arc_, dans _Revue Bleue_, 13 fév. 1892, pp. 203-204.]

[Note 428: Le P. Denifle et Châtelain, _Chartularium Universitatis
Parisiensis..._, t. IV, p. 515, nº 2370; _Le procès de Jeanne d'Arc et
l'Université de Paris_.]

Le duc de Bourgogne, bien que très attaché aux intérêts de l'Église,
ne déféra pas à l'invitation pressante de l'Université; et messire
Jean de Luxembourg, après avoir gardé la Pucelle trois ou quatre jours
en ses quartiers devant Compiègne, la fit conduire au château de
Beaulieu en Vermandois, à quelques lieues du camp[429]. Il se
montrait, comme son maître, très obéissant fils de notre sainte mère
l'Église; mais la prudence conseillait de laisser venir les Anglais et
les Français et d'attendre leurs offres.

[Note 429: Monstrelet, t. IV, p. 389.--Perceval de Cagny, p.
176.--Morosini, t. III, pp. 300-302; t. IV, pp. 254-355.--De La
Fons-Mélicocq, _Une cité picarde au moyen âge ou Noyon et les
Noyonnais aux XIVe et XVe siècles_, Noyon, 1841, t. II, pp.
100-105.--En 1441, Lyonnel de Wandomme qui était gouverneur de cette
place en fut chassé par les habitants à la mort de Jean de Luxembourg
(Monstrelet, t. V, p. 456).]

Jeanne, à Beaulieu, fut traitée avec courtoisie; elle gardait son
état. Messire Jean d'Aulon, son intendant, la servait en sa prison; il
lui dit piteusement un jour:

--Cette pauvre ville de Compiègne, que vous avez beaucoup aimée, à
cette fois sera remise aux mains et dans la subjection des ennemis de
France.

Elle lui répondit:

--Non! ce ne sera point. Car toutes les places que le Roi du ciel a
réduites et remises en la main et obéissance du gentil roi Charles par
mon moyen ne seront point reprises par ses ennemis, tant qu'il fera
diligence pour les garder[430].

[Note 430: Perceval de Cagny, p. 177, très suspect.]

Un jour, elle essaya de s'échapper en se coulant entre deux pièces de
bois. Son intention était d'enfermer les gardes dans la tour et de
prendre les champs, mais le portier la vit et l'arrêta. Elle en
conclut qu'il ne plaisait pas à Dieu qu'elle échappât pour cette
fois[431]. Cependant elle avait le coeur trop bon pour désespérer. Ses
Voix, éprises comme elle de rencontres merveilleuses et de
chevaleresques aventures, lui disaient qu'il fallait qu'elle vît le
roi d'Angleterre[432]. Ainsi, dans son malheur, ses rêves
l'encourageaient et la consolaient.

[Note 431: _Procès_, t. I, pp. 163-164, 249.]

[Note 432: _Ibid._, t. I, p. 151.]

Il y eut grand deuil sur la Loire, quand les habitants des villes
fidèles au roi Charles apprirent le malheur advenu à la Pucelle. Le
peuple qui la vénérait comme une sainte, qui allait jusqu'à dire
qu'elle était la plus grande de toutes les saintes de Dieu après la
bienheureuse Vierge Marie, qui lui élevait des images dans les
chapelles des saints, qui ordonnait pour elle des messes et des
collectes dans les églises, qui portait sur soi des médailles de plomb
où elle était représentée comme si l'Église l'avait déjà
canonisée[433], ne lui retira pas sa foi et continua de croire en
elle[434]; cette fidélité scandalisait les docteurs et maîtres de
l'Université qui en faisaient un grief à la pauvre Pucelle. «Jeanne,
disaient-ils, a tellement séduit le peuple catholique, que beaucoup,
en sa présence, l'ont adorée comme sainte, et en son absence l'adorent
encore[435].»

[Note 433: Vallet de Viriville, _Note sur deux médailles de plomb
relatives à Jeanne d'Arc_, Paris, 1861, in-8º de 30 pages.--Forgeais,
_Notice sur les plombs historiés trouvés dans la Seine_, Paris, 1860,
in-8º.--J. Quicherat, _Médaille frappée en l'honneur de la Pucelle,
Six dessins sur Jeanne d'Arc tirés d'un manuscrit du XVe siècle_, dans
_l'Autographe_, nº 24, 15 nov. 1864.]

[Note 434: P. Lanéry d'Arc, _Le culte de Jeanne d'Arc au XVe
siècle_, Paris, 1887, in-8º de 29 pages.]

[Note 435: _Procès_, t. I, p. 290.]

C'était vrai de maintes personnes, en maints endroits. Les conseillers
de la ville de Tours ordonnèrent des prières publiques pour demander à
Dieu la délivrance de la Pucelle. On fit une procession générale, à
laquelle assistèrent les chanoines de l'église cathédrale, le clergé
séculier et régulier de la ville, tous marchant nu-pieds[436].

[Note 436: Carreau, _Histoire manuscrite de Touraine_, dans
_Procès_, t. V, pp. 253-254.]

Dans des villes du Dauphiné, on récita à la messe des oraisons pour la
Pucelle:

«_Collecte._--Dieu puissant et éternel qui, dans votre sainte et
ineffable miséricorde, et dans votre admirable puissance, avez
commandé à la Pucelle de relever et sauver le royaume de France, et
de repousser, confondre et anéantir ses ennemis et qui avez permis
que, pendant qu'elle accomplissait cette oeuvre sainte, ordonnée par
vous, elle tombât aux mains et dans les liens de ses ennemis, nous
vous prions, par l'intercession de la bienheureuse Vierge Marie et de
tous les saints de la délivrer de leurs mains, sans qu'elle ait
éprouvé aucun mal, afin qu'elle achève d'accomplir ce pour quoi vous
l'avez envoyée.

»Par Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc.»

«_Secrète._--Dieu tout-puissant, père des vertus, que votre
bénédiction sacro-sainte descende sur cette oblation; que votre
puissance admirable se déploie, que par l'intercession de la
bienheureuse Vierge Marie et de tous les saints, Elle délivre la
Pucelle des prisons de ses ennemis afin qu'elle achève d'accomplir ce
pourquoi vous l'avez envoyée.

»Par Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc.»

«_Post-Communion._--Dieu tout-puissant, daignez écouter les prières de
votre peuple: par la vertu des sacrements que nous venons de recevoir,
par l'intercession de la bienheureuse Vierge Marie et de tous les
saints, brisez les fers de la Pucelle qui, en exécutant les oeuvres
que vous lui avez commandées, a été et est encore enfermée dans les
prisons de nos ennemis; que votre compassion et votre miséricorde
divine lui permettent d'accomplir, exempte de péril, ce pourquoi vous
l'avez envoyée.

»Par Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc[437].»

[Note 437: _Procès_, t. V, p. 104.--E. Maignien, _Oraisons latines
pour la délivrance de Jeanne d'Arc_, Grenoble, 1867, in-8º (_Revue des
Sociétés savantes_, t. IV, pp. 412-414).--G. de Braux, _Trois oraisons
pour la délivrance de Jeanne d'Arc_, dans _Journal de la Société
d'archéologie lorraine_, juin 1887, pp. 125, 127.]

Apprenant que cette pucelle, par lui jadis soupçonnée de mauvais
desseins, puis reconnue toute bonne, venait de tomber aux mains des
ennemis du royaume, messire Jacques Gélu, seigneur archevêque
d'Embrun, dépêcha au roi Charles un exprès avec une lettre sur la
conduite à tenir en ces conjonctures malheureuses[438].

[Note 438: _Vita Jacobi Gelu ab ipso conscripta_, dans _Bulletin
de la Société archéologique de Touraine_, III, 1867, pp. 266 et
suiv.--Le R. P. Marcellin Fornier, _Histoire des Alpes Maritimes ou
Cottiennes_, t. II, pp. 313 et suiv.]

S'adressant au prince dont il a jadis guidé l'enfance, messire Jacques
commence par lui rappeler ce que, avec le secours du Ciel, la Pucelle
a fait pour lui, d'un si grand courage. Il le prie d'examiner sa
conscience pour voir s'il n'a en rien offensé la bonté de Dieu. Car
c'est peut-être dans sa colère contre le roi que le Seigneur a permis
que cette vierge fût prise. Il l'invite, sur son honneur, à tout
tenter et à tout dépenser afin de la ravoir.

«Je vous recommande, dit-il, que, pour le recouvrement de cette fille
et pour le rachat de sa vie, vous n'épargniez ni moyens ni argent, ni
quel prix que ce soit, si vous n'êtes prêt d'encourir le blâme
indélébile d'une très reprochable ingratitude.»

Il lui conseille, en outre, de faire ordonner partout des prières pour
la délivrance de cette Pucelle afin que si cet accident était arrivé
par quelque manquement ou du roi ou du peuple, il plût à Dieu de le
pardonner[439].

[Note 439: Le R. P. Marcellin Fornier, _Histoire générale des
Alpes Maritimes ou Cottiennes_, t. II, pp. 319-320.]

Ainsi parla, non sans force ni sans charité, ce vieil évêque, moins
évêque qu'ermite, à qui toutefois il souvenait d'avoir été conseiller
delphinal dans des temps mauvais et qui aimait chèrement le roi et le
royaume.

On a soupçonné le sire de la Trémouille et le seigneur archevêque de
Reims, d'avoir voulu se débarrasser d'elle et de l'avoir poussée à sa
perte; on a cru découvrir les ténébreux moyens par lesquels ils la
firent battre à Paris, à La Charité, à Compiègne[440]. La vérité est
qu'ils n'eurent pas besoin de s'en mêler. À Paris, c'eût été grand
hasard qu'elle pût passer le fossé, puisque ni elle, ni ses compagnons
n'en connaissaient la profondeur; d'ailleurs ce ne fut pas la faute du
roi et de son Conseil si les carmes, sur lesquels on comptait,
n'ouvrirent pas les portes. Le siège de La Charité fut conduit non par
la Pucelle, mais par le sire d'Albret et plusieurs vaillants
capitaines. Lors de la sortie de Compiègne, il était certain que, si
l'on s'attardait à Margny, on serait coupé par les Anglais de Venette
et les Bourguignons de Clairoix et bientôt écrasé par ceux de Coudun.
On s'oublia dans les délices du pillage; il arriva ce qui devait
arriver.

[Note 440: Thomassin, dans _Procès_, t. IV, p. 312.--_Chronique du
doyen de Saint-Thibaud_, dans _Procès_, t. IV, p. 323.--_Chronique de
Tournai_, dans _Recueil des Chroniques de Flandre_, t. III, p.
415.--_Chronique de Normandie_, éd. A. Hellot, Rouen, 1881, in-8º, pp.
77-78.--_Chronique de Lorraine_, éd. abbé Marchal (_Recueil de
documents sur l'Histoire de Lorraine_, t. V.).]

Et pourquoi le sire chambellan et le seigneur archevêque auraient-ils
voulu se débarrasser de la Pucelle? Elle ne les gênait pas; tout au
contraire, elle leur était utile; ils l'employaient. En prophétisant
qu'elle ferait sacrer le roi à Reims, elle avait grandement servi
messire Regnault, à qui le voyage de Champagne profitait plus qu'à
tout autre, plus qu'au roi, qui y gagnait d'être sacré, mais y
manquait de reprendre Paris et la Normandie. Le seigneur archevêque
n'en gardait pas beaucoup de reconnaissance à la Pucelle; c'était un
homme égoïste et dur; mais lui voulait-il du mal? et n'avait-il plus
besoin d'elle? Il tenait à Senlis le parti du roi, et sûrement il le
tenait de son mieux, puisqu'il défendait, avec les villes rendues à
leur juste maître, sa cité épiscopale et ducale, ses bénéfices et ses
prébendes. Ne pensait-il pas à se servir d'elle contre les
Bourguignons? Nous avions déjà trouvé des raisons de croire que, à la
fin de mars, il demanda au sire de la Trémouille de la lui envoyer de
Sully avec une belle compagnie, pour guerroyer dans l'Île-de-France.
Et ce qui va nous confirmer dans cette idée, c'est que nous voyons
que, lorsqu'elle vint malheureusement à leur manquer, l'évêque et le
chambellan s'efforcèrent de la remplacer par une personne, comme elle,
favorisée de visions et se disant, comme elle, envoyée de Dieu, et
que, à défaut d'une pucelle, les deux compères essayèrent d'un puceau.
Ils s'y résolurent peu de jours après la prise de Jeanne, et voici
dans quelles circonstances.

Quelque temps auparavant, un jeune berger du Gévaudan, nommé
Guillaume, qui paissait ses troupeaux au pied des monts Lozère et les
gardait du loup et du lynx, eut des révélations concernant le royaume
de France. Ce berger était vierge comme Jean, le disciple préféré du
Seigneur. Dans une des cavernes de la montagne de Mende, où le saint
apôtre Privat avait prié et jeûné, il eut l'oreille frappée par une
voix du ciel et il connut qu'il était envoyé par Dieu vers le roi de
France. Il alla à Mende, ainsi que Jeanne était allée à Vaucouleurs,
pour se faire conduire au roi. Il trouva des personnes pieuses qui,
touchées de sa sainteté et persuadées qu'une vertu était en lui,
pourvurent à son équipement et à son viatique; ce qui, à vrai dire,
était peu de chose. Il tint au roi les mêmes propos que la Pucelle lui
avait tenus:

--Sire, dit-il, j'ai commandement d'aller avec vos gens; et sans faute
les Anglais et les Bourguignons seront déconfits[441].

[Note 441: Analyse d'une lettre de Regnault de Chartres aux
habitants de Reims, _Procès_, t. V, p. 168.]

Le roi lui fit un accueil bienveillant. Les clercs, qui avaient
interrogé la Pucelle, auraient craint sans doute, en repoussant ce
jeune berger, de mépriser le secours du Saint-Esprit. Amos fut pasteur
de troupeaux et le Seigneur lui accorda le don de prophétie: «Je te
confesserai, mon père, Dieu du ciel et de la terre, qui as révélé aux
humbles ce que tu as caché aux sages et aux prudents.» (Math., XI.)

Certes, pour inspirer foi il fallait qu'il donnât un signe, mais les
clercs de Poitiers qui, par le malheur des temps, gémissaient dans une
extrême indigence, n'étaient pas trop exigeants en fait de preuves;
ils avaient conseillé au roi de mettre en oeuvre la Pucelle sur la
seule promesse que, en signe de sa mission, elle délivrerait Orléans.
Le pastour du Gévaudan n'allégua pas seulement des promesses: il
montra de merveilleuses marques sur son corps. De même que saint
François, il avait reçu les stigmates et portait aux pieds, aux mains,
au côté, des plaies sanglantes[442].

[Note 442: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 272.--Lefèvre de
Saint-Remy, t. II, p. 263.--Martial d'Auvergne, _Vigiles_, t. I, p.
124.]

C'était pour les religieux mendiants un grand sujet de joie, que leur
père spirituel eût ainsi partagé la Passion de Notre-Seigneur.
Pareille grâce avait été accordée à la bienheureuse Catherine de
Sienne, de l'ordre de Saint-Dominique. Mais, s'il y avait des
stigmates miraculeux, imprimés par Jésus-Christ lui-même, on voyait
aussi des stigmates magiques, qui étaient l'oeuvre du Diable, et il
importait grandement de faire le discernement des uns et des
autres[443]. On y parvenait à force de science et de piété. Il parut
que les stigmates de Guillaume n'étaient pas diaboliques; car on
résolut de le mettre en oeuvre comme on avait fait pour Jeanne, pour
Catherine de La Rochelle et pour les deux Bretonnes, filles
spirituelles du frère Richard.

[Note 443: A. Maury, _La stigmatisation et les stigmates_, dans
_Revue des Deux Mondes_, 1854, c. VIII, pp. 454-482.--Dr Subled, _Les
stigmates selon la science_, dans _Science catholique_, 1894, t. VIII,
pp. 1073 et suiv.; t. IX, pp. 2 et suiv.]

Quand la Pucelle tomba aux mains des Bourguignons, le sire de la
Trémouille se tenait auprès du roi, sur la Loire, où l'on ne faisait
plus la guerre depuis le malheureux siège de La Charité. Il envoya le
petit berger au seigneur archevêque de Reims alors aux prises, sur
l'Oise, avec les Bourguignons que commandait le duc Philippe lui-même.
Messire Regnault avait probablement réclamé l'innocent; en tout cas il
l'accueillit volontiers, le tint sous sa main, à Beauvais, le
surveillant et l'interrogeant, prêt à le lancer au moment favorable.
Un jour, soit pour l'éprouver, soit que la nouvelle eût couru et
trouvé créance, on annonça au jeune Guillaume que les Anglais avaient
fait mourir Jeanne.

--Tant plus leur en mescherra, répondit-il[444].

[Note 444: Lettre de Regnault de Chartres, dans _Procès_, t. V, p.
168.]

À cette heure, après les rivalités, les jalousies, qui avaient agité
le béguinage royal, il ne restait au frère Richard qu'une seule de
ses pénitentes, la dame Catherine de La Rochelle, qui découvrait les
trésors cachés[445]. Le petit berger se montra aussi peu favorable à
la Pucelle que la dame Catherine.

[Note 445: _Procès_, t. I, pp. 295 et suiv.]

--Dieu, dit-il, a souffert que Jeanne fût prise, parce qu'elle s'était
constituée en orgueil et pour les riches habits qu'elle avait pris et
parce qu'elle n'avait pas fait ce que Dieu lui avait commandé, mais
avait fait sa volonté[446].

[Note 446: Lettre de Regnault de Chartres, dans _Procès_, t. V, p.
168.]

Ces propos lui étaient-ils soufflés par les ennemis de la Pucelle? Il
se peut; il est possible aussi qu'il les eût trouvés d'inspiration.
Les saints et les saintes ne sont pas toujours tendres les uns pour
les autres.

Cependant messire Regnault de Chartres pensait tenir la merveille qui
remplacerait la merveille perdue. Il écrivit une lettre aux habitants
de sa ville de Reims, par laquelle il leur mandait que la Pucelle
avait été prise à Compiègne.

Ce mal lui advint par sa faute, ajouta-t-il. «Elle ne voulait croire
conseil, mais faisait tout à son plaisir.» En sa place, Dieu a envoyé
un pastourel «qui dit ni plus ni moins qu'avait fait Jeanne. Il a
commandement de déconfire sans faute les Anglais et les Bourguignons».
Et le seigneur archevêque n'oublie pas de rapporter les paroles par
lesquelles l'inspiré du Gévaudan avait représenté Jeanne comme
orgueilleuse, brave en ses habits, rebelle en son coeur[447].
Révérend père en Dieu monseigneur Regnault n'aurait jamais consenti à
se servir d'une hérétique ou d'un sorcier; il croyait en Guillaume
comme il avait cru en Jeanne; il les tenait l'un et l'autre pour
envoyés du ciel, en ce sens que tout ce qui ne vient pas du diable
vient de Dieu. Il lui suffisait qu'on n'eût rien découvert de mauvais
en cet enfant et il pensait l'essayer, espérant que ce qu'avait fait
Jeanne, Guillaume le ferait bien. Qu'il eût tort ou raison,
l'événement en devait décider, mais il eût pu exalter le pastourel
sans renier la sainte si près de son martyre. Sans doute croyait-il
nécessaire de dégager la fortune du royaume de la fortune de Jeanne.
Et il eut ce courage.

[Note 447: _Procès_, t. V, p. 168.]



CHAPITRE IX

LA PUCELLE À BEAUREVOIR.--CATHERINE DE LA ROCHELLE À PARIS.--SUPPLICE
DE LA PIERRONNE.


La Pucelle avait été prise dans l'évêché de Beauvais[448]. L'évêque
comte de Beauvais était alors Pierre Cauchon, natif de Reims, grand et
solennel clerc de l'Université de Paris qui l'avait élu recteur en
l'an 1403. Messire Pierre Cauchon n'était point un homme modéré; il
s'était jeté très ardemment dans les émeutes cabochiennes[449]. En
1414, le duc de Bourgogne l'avait envoyé en ambassade au concile de
Constance pour y défendre les doctrines de Jean Petit[450], puis
nommé maître des requêtes en 1418, et fait asseoir enfin dans le siège
épiscopal de Beauvais[451]. Également favorisé par les Anglais,
messire Pierre était conseiller du roi Henri VI, aumônier de France et
chancelier de la reine d'Angleterre; il résidait assez habituellement
à Rouen depuis l'année 1423. Les habitants de Beauvais, en se donnant
au roi Charles, l'avaient privé de ses revenus épiscopaux[452]. Et
comme les Anglais disaient et croyaient que l'armée du roi de France
était alors commandée par frère Richard et la Pucelle, messire Pierre
Cauchon, évêque destitué de Beauvais, avait contre Jeanne un grief
personnel. Il eût mieux valu pour son honneur qu'il s'abstînt de
venger l'honneur de l'Église sur une fille, peut-être idolâtre,
invocatrice de diables et devineresse, mais qui sûrement avait encouru
son inimitié. Il était aux gages du Régent[453]; or, le Régent
nourrissait pour la Pucelle beaucoup de haine et de rancune[454]. Pour
son honneur encore, le seigneur évêque de Beauvais aurait dû songer
qu'en poursuivant Jeanne en matière de foi, il semblait servir les
haines d'un maître et les intérêts temporels des puissants de ce
monde. Il n'y songea pas; tout au contraire, cette affaire à la fois
temporelle et spirituelle, ambiguë comme son état, excitait ses
appétits. Il se jeta dessus avec l'étourderie des violents. Une fille
à dévorer, hérétique et de plus armagnaque, quel régal pour le prélat,
conseiller du roi Henri! Après s'être concerté avec les docteurs et
maîtres de l'Université de Paris, il se présenta, le 14 juillet, au
camp de Compiègne et réclama la Pucelle comme appartenant à sa
justice[455].

[Note 448: Le fait ne fut pas contesté à l'époque; mais ce qui
pouvait être matière à discussion, c'était de savoir si vraiment
l'évêque de Beauvais avait juridiction ordinaire sur la Pucelle. Voir
à ce sujet: Abbé Ph.-H. Dunand, _Histoire complète de Jeanne d'Arc_,
Paris, 1899, t. II, pp. 412-413.]

[Note 449: Robillard de Beaurepaire, _Notes sur les juges et assesseurs
du procès de Jeanne d'Arc_, Rouen, 1890, p. 12.--Douët-d'Arcq, _Choix de
pièces inédites relatives au règne de Charles VI_, t. I, pp.
356-357.--Chanoine Cerf, _Pierre Cauchon de Sommièvre, chanoine de Reims
et de Beauvais, évêque de Beauvais et de Lisieux; son origine, ses
dignités, sa mort et ses sépultures_, dans _Travaux de l'Académie de
Reims_, CI (1898), pp. 363 et suiv.--A. Sarrazin, _Pierre Cauchon, juge
de Jeanne d'Arc_, Paris, 1901, in-8º, pp. 26 et suiv.]

[Note 450: Le P. Ayroles, _La vraie Jeanne d'Arc_, t. I, p.
116.--A. Sarrazin, _P. Cauchon_, pp. 36-37.]

[Note 451: Du Boulay, _Historia Universitatis Parisiensis_, 1670,
t. V, p. 912.--L'abbé Delettre, _Histoire du diocèse de Beauvais_,
Beauvais, 1842, t. II, p. 348.]

[Note 452: Robillard de Beaurepaire, _Notes sur les juges_, p.
13.]

[Note 453: A. Sarrazin, _P. Cauchon_, pp. 58 et suiv.]

[Note 454: Rymer, _Foedera_, t. X, p. 408 et _passim_.]

[Note 455: _Procès_, t. I, p. 13.--Vallet de Viriville, _Procès de
condamnation_, pp. 10 et suiv.--A. Sarrazin, _P. Cauchon_, pp. 108 et
suiv.]

Il présentait à l'appui de sa demande les lettres adressées par
l'_alma Mater_ au duc de Bourgogne et au seigneur Jean de Luxembourg.

À l'illustrissime prince, duc de Bourgogne, l'Université mandait
qu'elle avait une première fois réclamé cette femme, dite la Pucelle,
et n'avait point reçu de réponse.

«Nous craignons fort, disaient ensuite les docteurs et maîtres, que,
par la fausseté et séduction de l'Ennemi d'enfer et par la malice et
subtilité de mauvaises personnes, vos ennemis et adversaires, qui
mettent tous leurs soins, dit-on, à délivrer cette femme par voies
obliques, elle ne soit mise hors de votre pouvoir en quelque manière.

»Pourtant, l'Université espère qu'un tel déshonneur sera épargné au
très chrétien nom de la maison de France, et supplie derechef Sa
Hautesse le duc de Bourgogne de remettre cette femme soit à
l'inquisiteur du mal hérétique, soit à monseigneur l'évêque de
Beauvais en la juridiction spirituelle de qui elle a été prise.»

Voici la lettre que les docteurs et maîtres de l'Université avaient
remise au seigneur évêque de Beauvais pour le Seigneur Jean de
Luxembourg:

     Très noble, honoré et puissant seigneur, nous nous recommandons
     très affectueusement à votre haute noblesse. Votre noble prudence
     sait bien et connaît que tous bons chevaliers catholiques doivent
     leur force et puissance employer premièrement au service de Dieu;
     et après au profit de la chose publique. Spécialement, le serment
     premier de l'ordre de chevalerie est de garder et défendre
     l'honneur de Dieu, la foi catholique et sa sainte Église. De cet
     engagement sacré il vous est bien souvenu quand vous avez employé
     votre noble puissance et votre personne à appréhender cette femme
     qui se dit la Pucelle, au moyen de laquelle l'honneur de Dieu a
     été sans mesure offensé, la foi excessivement blessée et l'Église
     trop fort déshonorée; car, par son occasion, idolâtries, erreurs,
     mauvaises doctrines et autres maux et inconvénients démesurés se
     sont produits en ce royaume. Et en vérité, tous les loyaux
     chrétiens vous doivent remercier grandement d'avoir rendu si
     grand service à notre sainte foi et à tout ce royaume. Quant à
     nous, nous en remercions Dieu de tout notre coeur, et nous vous
     remercions de votre noble prouesse aussi affectueusement que nous
     le pouvons faire. Mais ce serait peu de chose que d'avoir fait
     telle prise, s'il n'y était donné suite convenable, en sorte que
     cette femme puisse répondre des offenses qu'elle a perpétrées
     contre notre doux Créateur, sa foi et sa sainte Église, ainsi que
     de ses autres méfaits qu'on dit innombrables. Le mal serait plus
     grand que jamais, le peuple en plus grande erreur que devant et
     la Majesté divine trop intolérablement offensée, si la chose
     demeurait en ce point, ou s'il advenait que cette femme fût
     délivrée ou reprise comme quelques-uns de nos ennemis, dit-on, le
     veulent, s'y efforcent et s'y appliquent de toute leur
     intelligence, par toutes voies secrètes et, qui pis est, par
     argent ou rançon. Mais nous espérons que Dieu ne permettra pas
     qu'un si grand mal advienne à son peuple, et que votre bonne et
     noble prudence ne le souffrira pas, mais qu'elle y saura bien
     pourvoir convenablement.

     Car si délivrance était faite ainsi d'elle, sans convenable
     réparation, ce serait un déshonneur irréparable sur votre grande
     noblesse et sur tous ceux qui se seraient entremis dans cette
     affaire. Mais votre bonne et noble prudence saura pourvoir à ce
     qu'un tel scandale cesse le plus tôt que faire se pourra, comme
     besoin est. Et parce qu'en cette affaire tout délai est très
     périlleux et très préjudiciable à ce royaume, nous supplions très
     amicalement, avec une cordiale affection, votre puissante et
     honorée noblesse de vouloir bien, pour l'honneur divin, la
     conservation de la sainte foi catholique, le bien et la gloire du
     royaume, envoyer cette femme en justice et la faire ici remettre
     à l'inquisiteur de la foi qui l'a réclamée et la réclame
     instamment, afin d'examiner les grandes charges qui pèsent sur
     elle, en sorte que Dieu en puisse être content, le peuple dûment
     édifié en bonne et sainte doctrine. Ou bien, vous plaise faire
     remettre et délivrer cette femme à révérend père en Dieu, notre
     très honoré seigneur l'évêque de Beauvais, qui l'a pareillement
     réclamée et en la juridiction duquel elle a été prise, dit-on. Ce
     prélat et cet inquisiteur sont juges de cette femme en matière de
     foi; et tout chrétien, de quelque état qu'il soit, est tenu de
     leur obéir, dans le cas présent, sous les peines de droit qui
     sont grandes. En faisant cela, vous acquerrez la grâce et amour
     de la haute Divinité, vous serez moyen de l'exaltation de la
     sainte foi, et aussi vous accroîtrez la gloire de votre très haut
     et noble nom et en même temps celle de très haut et très puissant
     prince, notre très redouté seigneur et le vôtre, monseigneur de
     Bourgogne. Chacun sera tenu de prier Dieu, pour la prospérité de
     votre très noble personne; laquelle Dieu notre Sauveur, veuille,
     par sa grâce, conduire et garder en toutes ses affaires et
     finalement lui rétribuer joie sans fin.

     Fait à Paris, le quatorzième jour de juillet 1430[456].

[Note 456: _Procès_, t. I, pp. 10-11.--M. Fournier, _La faculté de
décret_, t. I, p. 353, note.]

En même temps qu'il était porteur de ces lettres, révérend père en
Dieu, l'évêque de Beauvais était chargé d'offres d'argent[457]. Et il
semble vraiment étrange qu'au moment même où il représentait au
seigneur de Luxembourg, par l'organe de l'Université, qu'il ne pouvait
vendre sa prisonnière sans crime, il la lui vînt lui-même acheter. Sur
la foi de ces hommes d'Église, messire Jean encourait des peines
terribles en ce monde et dans l'autre si, conformément aux droits et
coutumes de la guerre, il délivrait contre finance une personne prise
à rançon, et il s'attirait louanges et bénédictions si traîtreusement
il vendait sa captive à ceux qui voulaient la faire mourir. Du moins
le seigneur évêque, lui, vient-il acheter cette femme pour l'Église,
avec l'argent de l'Église? Non! Avec l'argent des Anglais. Donc elle
est livrée non pas à l'Église mais aux Anglais. Et c'est un prêtre,
au nom des intérêts de Dieu et de l'Église, en vertu de sa juridiction
ecclésiastique, qui conclut le marché. Il offre dix mille francs d'or,
somme au prix de laquelle, dit-il, le roi, selon la coutume de France,
a le droit de se faire remettre tout prisonnier, fût-il de sang
royal[458].

[Note 457: _Ibid._, t. I, pp. 13-14.]

[Note 458: _Procès_, t. I, p. 14.]

Que messire Pierre Cauchon, grand et solennel clerc, soupçonnât Jeanne
de sorcellerie, le doute n'est pas possible sur ce point. La voulant
juger, il agissait en évêque. Mais il la savait ennemie des Anglais et
sa propre ennemie: nul doute non plus sur ce point. La voulant juger,
il agissait en conseiller du roi Henri. Pour dix mille francs d'or,
achetait-il une sorcière ou l'ennemie des Anglais? Et si c'était
seulement une sorcière et une idolâtre que le sacré inquisiteur, que
l'Université, que l'ordinaire réclamaient pour la gloire de Dieu et à
prix d'or, à quoi bon tant d'efforts et de dépense? Ne valait-il pas
mieux agir en cette matière de concert avec les clercs du roi Charles?
Les Armagnacs n'étaient pas des infidèles, des hérétiques; ils
n'étaient pas des Turcs, des Hussites; ils étaient des catholiques;
ils reconnaissaient le pape de Rome comme vrai chef de la chrétienté.
Le dauphin Charles et son clergé n'étaient pas excommuniés; le pape ne
disait anathèmes ni ceux qui tenaient pour nul le traité de Troyes, ni
ceux qui l'avaient juré; ce n'était pas matière de foi. Dans les pays
de l'obéissance du roi Charles la sainte inquisition poursuivait
curieusement le mal hérétique et le bras séculier pourvoyait à ce que
les jugements d'Église ne fussent point de vaines rêveries. Tout aussi
bien que les Français et les Bourguignons, les Armagnacs brûlaient les
sorcières. Sans doute, ils ne pensaient pas, pour l'heure, que la
Pucelle fût possédée de plusieurs diables; la plupart d'entre eux
croyaient préférablement que c'était une sainte. Mais ne pouvait-on
les détromper? N'était-il pas charitable de leur opposer de beaux
arguments canoniques? Si la cause de cette Pucelle était vraiment une
cause ecclésiastique, pourquoi ne pas se concerter entre les clercs
des deux partis en vue de la porter devant le pape et le concile?
Précisément un concile pour la réforme de l'Église et la paix des
royaumes était convoqué dans la ville de Bâle; l'Université désignait
des délégués qui devaient s'y rencontrer avec les clercs du roi
Charles, gallicans comme eux et obstinément attachés comme eux aux
privilèges de l'Église de France[459]. Pourquoi n'y pas faire juger la
prophétesse des Armagnacs par les Pères assemblés? Mais il fallait que
les choses prissent un autre tour dans l'intérêt de Henri de Lancastre
et pour la gloire de la vieille Angleterre. Déjà les conseillers du
Régent accusaient Jeanne de sorcellerie quand elle les sommait, de par
le Roi du ciel, de s'en aller hors la France. Lors du siège d'Orléans,
ils voulaient brûler ses hérauts, et disaient que s'ils la tenaient,
ils la feraient brûler. Telle était certes leur ferme intention et
leur constant propos, ce qui ne veut pas dire qu'ils songèrent, dès
qu'elle fut prise, à la remettre aux clercs. Dans leur royaume, ils
brûlaient autant que possible les sorciers et les sorcières; toutefois
ils n'avaient jamais souffert que la sacrée inquisition s'y établît,
et ils connaissaient fort mal cette sorte de justice. Avisé que Jeanne
était aux mains du sire de Luxembourg, le grand conseil d'Angleterre
fut unanime pour qu'on l'achetât à tout prix. Plusieurs lords
recommandèrent, dès qu'on la tiendrait, de la coudre dans un sac et de
la jeter à la rivière. Mais l'un d'eux (on a dit que c'était le comte
de Warwick) leur représenta qu'il fallait qu'elle fût jugée,
convaincue d'hérésie et de sorcellerie, par un tribunal
ecclésiastique, solennellement déshonorée, afin que son roi fût
déshonoré avec elle[460]. Quelle honte pour Charles de Valois, se
disant roi de France, si l'Université de Paris, si les prélats
français, évêques, abbés, chanoines, si l'Église universelle enfin
déclarait qu'une sorcière avait siégé dans ses conseils, conduit ses
armées, qu'une possédée l'avait mené à son sacre impie, sacrilège et
dérisoire! Le procès de la Pucelle serait le procès de Charles VII,
la condamnation de la Pucelle serait la condamnation de Charles VII.
L'idée parut bonne et l'on s'y tint.

[Note 459: Du Boulay, _Historia Universitatis Parisiensis_, t. V,
pp. 393-408.--_Monumenta conciliorum generalium seculi decimi quinti_,
t. I, pp. 70 et suiv. Le P. Denifle et Châtelain, _Le procès de Jeanne
d'Arc et l'Université de Paris_.]

[Note 460: Valeran Varanius, éd. Prarond, Paris, 1889, liv. IV, p.
100.]

Le seigneur évêque de Beauvais s'empressa de l'exécuter, tout
bouillant de juger, lui, prêtre et conseiller d'État, sous le semblant
d'une malheureuse hérétique, le descendant de Clovis, de saint
Charlemagne et de saint Louis.

Au commencement d'août, le sire de Luxembourg fit transporter la
Pucelle, de Beaulieu, qui était trop peu sûr, à Beaurevoir, près
Cambrai[461]. Là, vivaient les dames Jeanne de Luxembourg et Jeanne de
Béthune. Jeanne de Luxembourg était tante du seigneur Jean qu'elle
aimait tendrement; elle avait vécu parmi les puissants de ce monde
comme une sainte, et sans contracter d'alliance; jadis demoiselle
d'honneur de la reine Ysabeau, marraine du roi Charles VII, une des
grandes affaires de sa vie avait été de solliciter auprès du pape
Martin la canonisation de son frère, le cardinal de Luxembourg, mort
en Avignon dans sa dix-neuvième année. On l'appelait la demoiselle de
Luxembourg. Elle était âgée de soixante-sept ans, malade et près de sa
fin[462].

[Note 461: _Procès_, t. I, pp. 109-110; t. II, p. 298; t. III, p.
121.--Monstrelet, t. IV, p. 389.--E. Gomart, _Jeanne d'Arc au château
de Beaurevoir_, Cambrai, 1865, in-8º, 47 pages (_Mém. de la Soc.
d'émulation de Cambrai_, XXXVIII, 2, pp. 305-348).--L. Sambier,
_Jeanne d'Arc et la région du Nord_, Lille, 1901, in-8º, 63
pages.--Cf. Morosini, t. III, p. 300, notes 3 et 4; t. IV, annexe
XXI.]

[Note 462: _Procès_, t. I, pp. 95, 231.--Monstrelet, t. IV, p.
402.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I, p. 2; t.
II, pp. 72-73.]

Jeanne de Béthune, veuve du seigneur Robert de Bar, tué à la bataille
d'Azincourt, avait épousé, en 1418, le seigneur Jean. Elle passait
pour pitoyable, ayant demandé à son époux et obtenu, en l'an 1424, la
grâce d'un gentilhomme picard amené prisonnier à Beaurevoir et en
grand danger d'être décapité et puis écartelé[463].

[Note 463: A. Duchêne, _Histoire de la maison de Béthune_, chap.
III, et preuves, p. 33.--Vallet de Viriville, _loc. cit._ et Morosini,
t. IV, pp. 352, 354.]

Ces deux dames traitèrent Jeanne avec douceur. Elles lui offrirent des
vêtements de femme ou du drap pour en faire; et elles la pressèrent de
quitter un habit qui leur paraissait mal séant. Jeanne s'y refusa,
alléguant qu'elle n'en avait pas congé de Notre-Seigneur et qu'il
n'était pas encore temps; mais elle avoua, par la suite, que, si elle
avait pu quitter l'habit d'homme, elle l'aurait fait à la requête de
ces deux dames préférablement à celle de toute autre dame de France,
sa reine exceptée[464].

[Note 464: _Procès_, t. I, pp. 95, 231.]

Un gentilhomme du parti de Bourgogne, qui se nommait Aimond de Macy,
la venait souvent voir et conversait volontiers avec elle. Elle ne lui
tenait que de bons propos, se montrait honnête de fait et dans tous
ses gestes. Toutefois sire Aimond, qui n'avait guère que trente ans,
la trouva fort agréable de sa personne[465]. Si l'on en croit certains
témoignages de son parti, Jeanne, quoique belle, n'inspirait pas de
désirs aux hommes; mais cette grâce singulière ne s'exerçait que sur
les Armagnacs; elle ne s'étendait pas aux Bourguignons et le seigneur
Aimond n'en fut point touché, car il tenta un jour de lui mettre la
main dans le sein. Elle l'en empêcha bien et le repoussa de toutes ses
forces. Le seigneur Aimond en conclut, comme plus d'un aurait fait à
sa place, que cette fille était d'une rare vertu. Il s'en portait
caution[466].

[Note 465: _Ibid._, t. II, pp. 438, 457; t. III, pp. 15, 19.]

[Note 466: _Procès_, t. III, pp. 120-121.]

Enfermée dans le donjon du château, Jeanne tendait son esprit sur
cette seule idée d'aller revoir ses amis de Compiègne; elle ne
songeait qu'à s'échapper. Il lui vint, on ne sait comment, de
mauvaises nouvelles de France. Elle croyait savoir que tous ceux de
Compiègne, depuis l'âge de sept ans, seraient massacrés. Elle disait:
«seraient mis à feu et à sang»; événement d'ailleurs certain, si la
ville eût été prise.

Confiant à madame sainte Catherine ses douleurs et son invincible
désir, elle demandait:

--Comment Dieu laissera-t-il mourir ces bonnes gens de Compiègne, qui
ont été et sont si loyaux à leur seigneur[467]?

[Note 467: _Ibid._, t. I, p. 150.]

Et dans son rêve, mêlée aux saintes, comme on voit les donatrices dans
les tableaux d'église, agenouillée et ravie, elle priait avec ses
conseillères du ciel, pour les habitants de Compiègne.

Ce qu'elle avait ouï de leur sort lui causait une douleur infinie, et
elle aimait mieux mourir que vivre après une telle destruction de
bonnes gens. C'est pourquoi elle fut véhémentement tentée de sauter du
haut du donjon. Et, comme elle savait bien tout ce qu'on pouvait lui
dire à rencontre, elle entendait ses Voix le lui ramentevoir.

Madame sainte Catherine lui répétait presque tous les jours:

--Ne sautez point, Dieu vous aidera et pareillement ceux de Compiègne.

Et Jeanne lui répondait:

--Puisque Dieu aidera ceux de Compiègne, j'y veux être.

Et madame sainte Catherine lui recommençait ce conte merveilleux de la
bergère et du roi:

--Sans faute, il faut que vous preniez tout en gré. Et vous ne serez
point délivrée tant que vous n'aurez point vu le roi des Anglais.

À quoi Jeanne répliquait:

--Vraiment je ne le voulusse point voir. J'aimasse mieux mourir que
d'être mise en la main des Anglais[468].

[Note 468: _Procès_, t. I, pp. 150-151.]

Un jour, elle apprit que les Anglais venaient la chercher. La nouvelle
se rapportait peut-être à la venue du seigneur évêque de Beauvais qui
offrit à Beaurevoir le prix du sang[469]. Entendant cela, Jeanne
éperdue, hors d'elle, n'écouta plus ses Voix qui lui défendaient de
tenter le saut mortel. Le donjon était haut de soixante-dix pieds,
pour le moins; elle se recommanda à Dieu et sauta.

[Note 469: _Ibid._, t. I, p. 13; t. V, p. 194.]

Chue à terre, elle entendit des gens qui criaient:

--Elle est morte.

Les gardes accoururent. La trouvant encore en vie, dans leur
saisissement, ils ne surent que lui demander:

--Vous avez sauté?...

Elle se sentait brisée; mais madame sainte Catherine lui parla:

--Faites bon visage. Vous guérirez.

Madame sainte Catherine lui donna en même temps de bonnes nouvelles
des amis.

--Vous guérirez et ceux de Compiègne auront secours.

Et elle ajouta que ce secours viendrait avant la Saint-Martin
d'hiver[470].

[Note 470: _Procès_, t. I, pp. 110, 151, 152.]

Dès lors, Jeanne pensa que c'était ses saintes qui l'avaient secourue
et gardée de la mort. Elle savait bien qu'elle avait mal fait en
tentant un pareil saut, malgré ses Voix.

Madame sainte Catherine lui dit:

--Il faut vous en confesser et demander pardon à Dieu de ce que vous
avez sauté.

Jeanne s'en confessa et en demanda pardon à Notre-Seigneur. Et après
sa confession, elle fut avertie par madame sainte Catherine que Dieu
l'avait pardonnée. Elle demeura trois ou quatres jours sans manger ni
boire; puis elle prit de la nourriture et fut guérie[471].

[Note 471: _Procès_, t. I, p. 166.--_Journal d'un bourgeois de
Paris_, p. 268--J. Quicherat, _Aperçus nouveaux_, pp. 53, 58.]

On fit un autre récit du saut de Beaurevoir; on conta qu'elle avait
tenté de s'évader par une fenêtre, suspendue à un drap ou à quelque
autre chose qui se rompit; mais il en faut croire la Pucelle: elle dit
qu'elle saillit; si elle s'était suspendue à une corde, elle n'aurait
pas cru commettre un pêché et ne s'en serait pas confessée. Ce saut
fut connu et le bruit courut au loin qu'elle s'était échappée et avait
rejoint ceux de son parti[472].

[Note 472: _Chronique des cordeliers_, fol. 507 rº.--Morosini, t.
III, pp. 301-303.--_Chronique de Tournai_, éd. de Smedt, dans _Recueil
des Chroniques de Flandre_, t. III, pp. 416, 417.]

Cependant le bon prêcheur que Jeanne, mal contente de lui, avait
quitté mal content d'elle, frère Richard, ayant prêché le carême aux
Orléanais, reçut d'eux, en témoignage de satisfaction, un Jésus taillé
en cuivre par un orfèvre nommé Philippe, d'Orléans. Et le libraire
Jean Moreau lui relia un livre d'heures, aux frais de la ville[473].

[Note 473: Lottin, _Recherches sur la ville d'Orléans_, t. I, p.
252.--_Procès_, t. I, p. 99, note 1.--_Journal du siège_, pp.
235-238,--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, p. CCLXIII, note 2.]

Il ramena la reine Marie à Jargeau et se fit bien venir d'elle. Cette
amertume fut épargnée à Jeanne d'apprendre que, tandis qu'elle
languissait en prison, ses amis d'Orléans, son gentil dauphin, sa
reine Marie, faisaient bonne chère à ce religieux qui s'était détourné
d'elle et lui avait préféré une dame Catherine qu'elle considérait
comme rien[474]. Naguère, Jeanne s'alarmait à l'idée qu'on pût mettre
en oeuvre la dame Catherine, elle en écrivait à son roi et, dès
qu'elle le voyait elle l'adjurait de n'en rien faire. Maintenant le
roi ne tenait nul compte de ce qu'elle lui avait dit; il consentait à
ce que la préférée du bon frère Richard fût mise en état d'accomplir
sa mission, qui était d'obtenir de l'argent des bonnes villes et de
négocier la paix avec le duc de Bourgogne. Mais cette sainte dame ne
possédait peut-être pas toute la prudence nécessaire pour faire oeuvre
d'homme et servir le roi. Tout de suite, elle causa des embarras à ses
amis.

[Note 474: _Procès_, t. I, pp. 296-297.]

Se trouvant dans la ville de Tours, elle se prit à dire: «En cette
ville, il y a des charpentiers qui charpentent, mais non pas pour
logis, et, si l'on n'y prend garde, cette ville est en voie de prendre
bientôt le mauvais bout, et il y en a dans la ville qui le savent
bien[475].»

[Note 475: Registre des Comptes de la ville de Tours, pour l'année
1430, dans _Procès_, t. IV, p. 473, note 1.]

Sous forme de parabole, c'était une dénonciation. La dame Catherine
accusait les gens d'Église et les bourgeois de Tours de travailler
contre Charles de Valois, leur seigneur. Il fallait que cette dame fût
réputée pour avoir du crédit auprès du roi, de son conseil et de sa
parenté, car les habitants de Tours prirent peur et envoyèrent un
religieux augustin, frère Jean Bourget, vers le roi Charles, la reine
de Sicile, l'évêque de Séez et le seigneur de Trèves, pour s'enquérir
si les paroles de cette sainte femme avaient trouvé créance auprès
d'eux. La reine de Sicile et les conseillers du roi Charles remirent
au religieux des lettres par lesquelles ils mandaient à ceux de Tours
qu'ils n'avaient ouï parler de rien de semblable et le roi Charles
déclara qu'il se fiait bien aux gens d'Église, bourgeois et habitants
de sa ville de Tours[476].

[Note 476: _Procès_, t. IV, p. 473.]

La dame Catherine avait tenu les mêmes méchants propos sur les
habitants d'Angers[477].

[Note 477: _Ibid._, t. IV, p. 473.]

Cette dévote personne, soit qu'elle voulût, comme la bienheureuse
Colette de Corbie, cheminer d'un parti à l'autre, soit qu'il lui
arrivât d'être prise par des hommes d'armes bourguignons, comparut à
Paris devant l'official. Il semble que les gens d'Église se soient,
dans leur interrogatoire, moins occupés d'elle que de la Pucelle
Jeanne, dont le procès s'instruisait alors.

Au sujet de la Pucelle, Catherine dit ceci:

--Jeanne a deux conseillers, qu'elle appelle conseillers de la
Fontaine[478].

[Note 478: _Ibid._, t. I, p. 295.]

Par ce propos, elle exprimait un souvenir confus des entretiens
qu'elle avait eus à Jargeau et à Montfaucon. Le mot de conseil était
celui que Jeanne employait le plus souvent en parlant de ses Voix;
mais la dame Catherine mêlait ce que la Pucelle lui avait dit de la
Fontaine-des-Groseilliers à Domremy et de ses visiteurs célestes.

Si Jeanne nourrissait de la malveillance pour Catherine, Catherine ne
nourrissait pas de bienveillance pour Jeanne. Elle n'affirma pas que
le fait de Jeanne n'était que néant; mais elle donna clairement à
entendre que la pauvre fille, alors prisonnière des Bourguignons,
était invocatrice des mauvais esprits.

--Jeanne, dit-elle à l'official, sortira de prison par le secours du
diable, si elle n'est pas bien gardée[479].

[Note 479: _Procès_, t. I, p. 106, note.--_Journal d'un bourgeois
de Paris_, p. 271.--Vallet de Viriville, _Procès de condamnation de
Jeanne d'Arc_, pp. LXI-LXV.]

Que Jeanne fût ou non secourue par le diable, c'était affaire à
décider entre elle et les docteurs de l'Église. Mais il était certain
qu'elle ne pensait qu'à s'échapper des mains de ses ennemis et qu'elle
imaginait sans cesse toutes sortes de moyens d'évasion. La dame
Catherine de La Rochelle la connaissait bien et lui voulait beaucoup
de mal.

Cette dame fut relâchée. Les juges d'Église, sans doute, n'auraient
pas usé envers elle d'une telle indulgence si elle avait porté sur la
Pucelle un témoignage favorable. Elle retourna auprès du roi
Charles[480].

[Note 480: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 271.]

Les deux femmes de religion qui avaient suivi Jeanne à son départ de
Sully et avaient été prises à Corbeil, Pierronne de Bretagne
bretonnante, et sa compagne, étaient gardées, depuis le printemps,
dans les prisons ecclésiastiques, à Paris. Elles se disaient
publiquement envoyées de Dieu pour venir en aide à la Pucelle Jeanne.
Le frère Richard avait été leur beau père et elles s'étaient tenues en
compagnie de la Pucelle. C'est pourquoi elles étaient véhémentement
soupçonnées d'offenses graves envers Dieu et sa foi. Le grand
inquisiteur de France, frère Jean Graverent, prieur des Jacobins de
Paris, instruisit leur procès dans les formes usitées en ce pays. Il
procéda concurremment avec l'ordinaire, représenté par l'official.

La Pierronne publiait et tenait pour vrai que Jeanne était bonne, que
ce qu'elle faisait était bien fait et selon Dieu. Elle reconnut que,
dans la nuit de Noël de la présente année, à Jargeau, le frère Richard
lui avait donné deux fois le corps de Jésus-Christ et qu'il l'avait
donné trois fois à Jeanne[481]. Le fait se trouvait d'ailleurs établi
par des informations recueillies auprès de témoins oculaires. Les
juges, qui étaient des maîtres insignes, estimèrent que ce religieux
ne devait pas ainsi prodiguer à de telles femmes le pain des anges.
Toutefois, la communion multiple n'étant formellement interdite par
aucune disposition du droit canon, on ne pouvait en faire grief à la
Pierronne. Les informateurs qui instruisaient alors contre Jeanne ne
retinrent point les trois communions de Jargeau[482].

[Note 481: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 271-272.]

[Note 482: Voltaire, _Dictionnaire philosophique_, art.: _Arc_.]

Des charges plus lourdes pesaient sur les deux Bretonnes. Elles
étaient sous le coup d'une accusation de maléfices et de sorcellerie.

La Pierronne affirma et jura que Dieu lui apparaissait souvent en
humanité et lui parlait comme un ami à un ami, et que, la dernière
fois qu'elle l'avait vu, il était vêtu d'une huque vermeille et d'une
longue robe blanche[483].

[Note 483: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 259-260.]

Les insignes maîtres qui la jugeaient lui représentèrent que ces dires
touchant de semblables apparitions étaient blasphèmes. Et ces femmes
furent reconnues en possession du mauvais esprit, qui les faisait
errer dans leurs paroles et leurs actions.

Le dimanche 3 septembre 1430, elles furent menées au Parvis Notre-Dame
pour y être prêchées. Des échafauds y avaient été dressés selon
l'usage, et l'on avait choisi le dimanche pour que le peuple pût
profiter de ce spectacle édifiant. Un insigne docteur adressa à toutes
deux une exhortation charitable. L'une d'elles, la plus jeune, en
l'écoutant et en voyant le bûcher préparé, vint à résipiscence. Elle
reconnut qu'elle avait été séduite par un ange de Satan et répudia
dûment son erreur.

La Pierronne au contraire ne voulut pas se rétracter. Elle demeura
obstinée dans cette croyance qu'elle voyait Dieu souvent, vêtu comme
elle avait dit.

L'Église ne pouvait plus rien pour elle. Remise au bras séculier, elle
fut à l'instant même conduite sur le bûcher qui lui était destiné, et
brûlée vive de la main du bourreau[484].

[Note 484: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 259-260,
271-272.--Jean Nider, _Formicarium_, dans _Procès_, t. IV, p. 504.--A.
de la Borderie, _Pierronne et Perrinaïc_, pp. 7 et suiv.]

Ainsi le grand inquisiteur de France et l'évêque de Paris faisaient
cruellement périr d'une mort ignominieuse une des filles qui avaient
suivi le frère Richard, une des saintes du dauphin Charles. De ces
filles, la plus fameuse et la plus abondante en oeuvres était entre
leurs mains. La mort de la Pierronne annonçait le sort réservé à la
Pucelle.



CHAPITRE X

BEAUREVOIR.--ARRAS.--ROUEN.--LA CAUSE DE LAPSE.


Au mois de septembre, deux habitants de Tournai, le grand doyen
Bietremieu Carlier et le conseiller maître Henri Romain, revenant des
bords de la Loire, où leur ville les avait députés auprès du roi de
France, s'arrêtèrent à Beaurevoir. Bien que ce lieu se trouvât sur
leur route directe et leur offrit un gîte entre deux étapes, on ne
peut s'empêcher de supposer un lien entre leur mission auprès de
Charles de Valois et leur passage dans la seigneurie du sire de
Luxembourg, surtout lorsqu'on songe à l'attachement de leurs
concitoyens aux fleurs de lis et si l'on sait les relations déjà
nouées à cette époque entre ces deux ambassadeurs et la Pucelle[485].

[Note 485: H. Vandenbroeck, _Extraits des anciens registres des
consaux de la ville de Tournai..._, t. II (1422-1430) et Morosini, t.
III, pp. 185-186.]

Fidèle, nous le savons, au roi de France, qui lui avait accordé
franchises et privilèges, la prévôté de Tournai lui envoyait messages
sur messages, ordonnait en sa faveur de belles processions, prête à
tout lui accorder tant qu'il ne lui demandait ni un homme ni un sol.
S'étant rendus précédemment tous deux en ambassadeurs dans la ville de
Reims pour assister au sacre et couronnement du roi Charles, le doyen
Carlier et le conseiller Romain y avaient vu la Pucelle dans sa
gloire, et, sans doute, l'avaient tenue alors pour une très grande
sainte. C'était le temps où leur ville, attentive aux progrès des
armées royales, correspondait assidûment avec la béguine guerrière et
avec son confesseur, frère Richard, ou, plus probablement, frère
Pasquerel. Aujourd'hui ils se rendaient au château où elle était
renfermée, aux mains de ses cruels ennemis. Nous ne savons ce qu'ils
venaient dire au sire de Luxembourg, ni même s'ils furent reçus par
lui; sans doute, il ne refusa pas de les entendre, s'il pensa qu'ils
venaient apporter les offres secrètes du roi Charles pour le rachat de
celle qui avait été à ses batailles. Nous ne savons pas d'avantage
s'ils purent voir la prisonnière. Il est très possible qu'ils
pénétrèrent auprès d'elle, car, le plus souvent alors, l'accès des
captifs était facile et tout loisir donné aux passants d'accomplir, en
les visitant, une des sept oeuvres de la miséricorde.

Ce qui est certain, c'est qu'en quittant Beaurevoir, ils emportaient
une lettre que Jeanne leur avait confiée, les chargeant de la remettre
aux magistrats de leur ville. Par cette lettre, elle demandait qu'en
la faveur du roi son seigneur et des bons services qu'elle lui avait
faits, les habitants de Tournai voulussent bien lui envoyer de vingt à
trente écus d'or pour employer à ses nécessités[486].

[Note 486: H. Vandenbroeck, _Extraits analytiques des anciens
registres des consaux de la ville de Tournai_, t. II, pp. 338,
371-373.--Chanoine H. Debout, _Jeanne d'Arc et les villes d'Arras et
de Tournai_, Paris, s. d. p. 24.]

C'est ainsi qu'on voyait alors les prisonniers mendier leur
nourriture.

La demoiselle de Luxembourg, qui venait de faire son testament et
n'avait plus que quelques jours à vivre[487], pria, dit-on, son noble
neveu de ne pas livrer la Pucelle aux Anglais[488]. Mais que pouvait
la bonne dame contre le roi d'Angleterre avec l'or de la Normandie et
la sainte Église avec ses foudres? Car si monseigneur Jean n'avait pas
livré cette fille soupçonnée de sortilèges, idolâtries, invocations de
diables et autres crimes contre la foi, il était excommunié. La
vénérable Université de Paris avait pris soin de l'avertir qu'un refus
l'exposait aux peines de droit, qui étaient grandes[489].

[Note 487: Le P. Anselme, _Histoire généalogique de la maison de
France_, t. III, pp. 723-724.--Vallet de Viriville, _Histoire de
Charles VII_, t. II, pp. 175-176.--Morosini, t. IV, annexe XIX.]

[Note 488: _Procès_, t. I, pp. 95, 231.]

[Note 489: _Ibid._, t. I, pp. 13-14.]

Cependant le sire de Luxembourg n'était pas tranquille: il craignait
qu'en ce lieu de Beaurevoir une prisonnière valant dix mille livres
d'or ne fût pas suffisamment à l'abri d'un coup de main des Français
ou des Anglais, ou des Bourguignons, et de toutes gens qui, sans souci
de Bourgogne, d'Angleterre ni de France, eussent idée de l'enlever
pour la mettre en fosse et à rançon, selon l'usage des coitreaux
d'alors[490].

[Note 490: _Les miracles de madame Sainte Katerine_, éd. Bourassé,
_passim_.]

Vers la fin de septembre, il fit demander à son seigneur, le duc de
Bourgogne, qui possédait belles villes et cités très fortes, de
vouloir bien lui garder sa prisonnière. Monseigneur Philippe y
consentit, et, sur son ordre, Jeanne fut conduite à Arras, dont les
murailles étaient hautes et qui avait deux châteaux dont l'un, la
Cour-le-Comte, s'élevait au milieu de la ville. C'est probablement
dans les prisons de la Cour-le-Comte qu'elle fut renfermée, sous la
garde de monseigneur David de Brimeu, seigneur de Ligny, chevalier de
la Toison d'or, gouverneur d'Arras.

Ce n'était guère l'usage, en ce temps-là, de tenir les prisonniers
cachés[491]. Jeanne, à Arras, reçut des visiteurs et, entre autres, un
Écossais qui lui fit voir un portrait où elle était figurée en armes,
un genou en terre, et présentant une lettre à son roi[492]. Cette
lettre pouvait être du sire de Baudricourt ou de tout autre, qui,
clerc ou capitaine, avait, dans la pensée du peintre, envoyé la jeune
fille au dauphin; ce pouvait être une lettre annonçant au roi la
délivrance d'Orléans ou la victoire de Patay.

[Note 491: «Se faisoit servir en la prinson comme une dame»,
rapporte le _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 271, au sujet de la
prison de Rouen.]

[Note 492: _Procès_, t. I, p. 100.]

Ce portrait fut le seul que Jeanne vit jamais fait à sa ressemblance,
et, pour sa part, elle n'en fit faire aucun; mais, au temps si bref de
sa puissance, le peuple des villes françaises mettait ses images
peintes et taillées dans les chapelles des saints, et portait des
médailles de plomb qui la représentaient, observant de la sorte, à son
égard, l'usage établi en l'honneur des saints canonisés par
l'Église[493].

[Note 493: _Procès_, t. I, pp. 101, 206, 291; t. III, p. 87; t. V,
pp. 104, 305.--Chastellain, éd. Kervyn de Lettenhove, t. II, p.
46.--P. Lanéry d'Arc, _Le culte de Jeanne d'Arc au XVe siècle_,
Orléans, 1887, in-8º.--Noël Valois, _Un nouveau témoignage sur Jeanne
d'Arc_, pp. 8, 13, 18.]

Plusieurs seigneurs bourguignons et parmi eux un chevalier nommé Jean
de Pressy, conseiller, chambellan du duc Philippe, gouverneur général
des finances de Bourgogne, lui offrirent un habit de femme, comme
avaient fait les dames de Luxembourg, pour son bien, et afin d'éviter
un grand scandale; mais pour rien au monde Jeanne n'eût quitté l'habit
qu'elle avait pris par révélation.

Elle reçut aussi dans sa prison d'Arras un clerc de Tournai, du nom de
Jean Naviel, chargé par les magistrats de sa ville de lui remettre la
somme de vingt-deux couronnes d'or. Cet ecclésiastique possédait la
confiance de ses compatriotes qui l'employaient aux affaires les plus
importantes de la ville. Envoyé, au mois de mai de la présente année
1430, vers messire Regnault de Chartres, chancelier du roi Charles, il
avait été pris par les Bourguignons en même temps que Jeanne et mis à
rançon; mais il s'était tiré d'affaire très vite et à bon compte.

Il s'acquitta exactement de sa mission[494] auprès de la Pucelle et ne
reçut point, à ce qu'il semble, d'argent pour sa peine, sans doute
parce qu'il voulait que le prix de cette oeuvre de miséricorde lui fût
compté dans le ciel[495].

[Note 494: _Procès_, t. I, pp. 95, 96, 231.--Chanoine Henri
Debout, _Jeanne d'Arc prisonnière à Arras_, Arras, 1894, in-16;
_Jeanne d'Arc et les villes d'Arras et de Tournai_, Paris, 1904,
in-8º; _Jeanne d'Arc_, t. II, pp. 394 et suiv.]

[Note 495: Le 7 novembre 1430, un messager de la ville d'Arras
recevait 40 s. pour avoir porté au duc de Bourgogne deux lettres
closes, l'une de Jean de Luxembourg, l'autre de David de Brimeu,
gouverneur du bailliage d'Arras: nous ignorons la teneur de ces
lettres «pour le fait de la Pucelle». P. Champion, _Notes sur Jeanne
d'Arc_, II: _Jeanne d'Arc à Arras_, dans _le Moyen Âge_, juillet-août
1907, pp. 200-201.]

Ni la prise de la Pucelle, ni la retraite des gens d'armes qu'elle
avait amenés ne brisa la défense de Compiègne. Guillaume de Flavy et
ses deux frères Charles et Louis, le capitaine Baretta avec ses
Italiens et les cinq cents hommes de la garnison[496] se montrèrent
énergiques, habiles, infatigables. Les Bourguignons conduisirent le
siège de la même manière que les Anglais avaient conduit celui
d'Orléans: mines, tranchées, taudis, boulevards, canonnades et ces
mannequins gigantesques et ridicules, bons seulement à flamber, les
bastilles. Guillaume de Flavy fit raser les faubourgs qui gênaient son
tir et couler des bateaux pour barrer la rivière. Il répondit aux
bombardes et gros couillards des Bourguignons avec son artillerie, et
notamment par de petites couleuvrines de cuivre qui furent d'un bon
usage[497]. Si le joyeux canonnier d'Orléans et de Jargeau, Maître
Jean de Montesclère, n'était pas là, on avait un cordelier de
Valenciennes, artilleur, nommé Noirouffle, grand, noir, affreux à
voir, terrible à entendre[498]. Ceux de la ville, à l'exemple des
Orléanais, faisaient des sorties malheureuses. Un jour, Louis de
Flavy, frère du capitaine de la ville, fut tué d'un boulet
bourguignon. Guillaume n'en fit pas moins jouer les ménestrels, ce
jour-là, comme de coutume, pour tenir en joie les gens d'armes[499].

[Note 496: H. de Lépinois, _Notes extraites des archives
communales de Compiègne_, dans _Bibliothèque de l'École des Chartes_,
1863, t. XXIV, p. 486.--A. Sorel, _Prise de Jeanne d'Arc_, p. 268.--P.
Champion, _Guillaume de Flavy_, pp. 38, 48 et suiv.]

[Note 497: _Chronique des cordeliers_, fol. 500 vº.]

[Note 498: Chastellain, t. II, p. 53.]

[Note 499: Monstrelet, t. IV, p. 390.]

Au mois de juin, le boulevard qui défendait le pont sur l'Oise, de
même que les Tourelles d'Orléans défendaient le pont sur la Loire, fut
enlevé par l'ennemi, sans amener la reddition de la place.
Pareillement la prise des Tourelles n'avait pas fait tomber la ville
du duc Charles[500].

[Note 500: _Ibid._, t. IV, pp. 390-391.--Lefèvre de Saint-Remy, t.
II, p. 180.--Morosini, t. III, pp. 306-307.--Chastellain, t. II, pp.
51-54.--A. Sorel, _La prise de Jeanne d'Arc_, pp. 233 et suiv.--P.
Champion, _Guillaume de Flavy_, p. 50.]

Quant aux bastilles, elles valaient sur l'Oise tout juste ce qu'elles
avaient valu sur la Loire: elles laissaient tout passer. Les
Bourguignons ne purent investir Compiègne, vu que le tour en était
trop grand[501]. Ils manquaient d'argent; leurs gens d'armes, faute de
paye et n'ayant rien à manger, désertaient avec cette tranquillité du
bon droit qu'avaient alors, en pareille circonstance, les soudoyers de
la croix rouge et de la croix blanche[502]. Le duc Philippe, pour
comble de disgrâce, se trouva obligé d'envoyer une partie des troupes
du siège contre les Liégeois révoltés[503]. Le 24 octobre, une armée
de secours, commandée par le comte de Vendôme et le maréchal de
Boussac, s'approcha de Compiègne. Les Anglais et les Bourguignons
s'étant portés à sa rencontre, la garnison, les habitants, les femmes
leur tombèrent sur le dos et les mirent en déroute[504]. L'armée entra
dans la ville. Il fit beau voir flamber les bastilles. Le duc de
Bourgogne perdit toute son artillerie[505]. Le sire de Luxembourg, qui
s'en était venu à Beaurevoir où il avait reçu l'évêque comte de
Beauvais, retourna devant Compiègne à propos pour prendre sa part du
désastre[506]. Les mêmes causes qui avaient contraint les Anglais à se
partir, comme on disait, d'Orléans, obligèrent les Bourguignons à
quitter Compiègne. Mais puisque à cette époque il fallait trouver aux
événements les mieux expliquables une cause surnaturelle, on attribua
la délivrance de la ville au voeu du comte de Vendôme qui avait
promis, dans la cathédrale de Senlis, à Notre-Dame-de-la-Pierre, un
service annuel si la place était recouvrée[507].

[Note 501: _Le Jouvencel_, t. I, pp. 49 et suiv.]

[Note 502: _Chronique des cordeliers_, fol. 502 vº.--P. Champion,
_Guillaume de Flavy_, pièces justificatives XLI, XLII, XLIII.]

[Note 503: _Livre des trahisons_, p. 202.]

[Note 504: Monstrelet, t. III, pp. 410-415.--Lefèvre de
Saint-Remy, t. II, p. 185.--_Livre des trahisons_, p. 202.--A. Sorel,
_La prise de Jeanne d'Arc_, pièce justif. XIII, p. 341.--P. Champion,
_loc. cit._, p. 176.]

[Note 505: Monstrelet, t. IV, p. 418.--De La Fons-Mélicocq,
_Documents inédits sur le siège de Compiègne_, dans _La Picardie_, t.
III, 1857, pp. 22-23.--Stevenson, _Letters and papers_, vol. II, part.
I, p. 156.]

[Note 506: Monstrelet, t. IV, p. 419.--P. Champion, _Guillaume de
Flavy_, p. 57.]

[Note 507: Sorel, _La prise de Jeanne d'Arc_, pièces
justificatives, p. 343.]

Le lord trésorier de Normandie levait des aides de quatre-vingt mille
livres tournois, dont dix mille devaient être affectés à l'achat de
Jeanne. L'évêque comte de Beauvais, qui prenait cette affaire à coeur,
pressait le sire de Luxembourg de conclure, mêlait les menaces aux
caresses, lui faisait briller l'or levé sur les États normands. Il
semblait craindre, et cette crainte était partagée par les maîtres et
docteurs, que le roi Charles ne fît aussi des offres, qu'il n'enchérît
sur les dix mille francs d'or du roi Henri, que les Armagnacs enfin ne
finissent par l'emporter à force de présents et ne reprissent leur
porte-bonheur[508]. Le bruit courait que le roi Charles, à la nouvelle
que les Anglais auraient Jeanne pour de l'argent, manda au duc de
Bourgogne, par ambassade, de ne consentir à aucun prix à la conclusion
d'une telle affaire, et qu'autrement les Bourguignons, qui étaient aux
mains du roi de France, répondraient de la Pucelle[509]. Fausse
rumeur, sans doute: toutefois les craintes du seigneur évêque et des
maîtres de Paris n'étaient pas tout à fait vaines et il est certain
que, sur les bords de la Loire, on suivait très attentivement les
négociations, et qu'on cherchait un joint pour intervenir.

[Note 508: _Procès_, t. I, p. 9.--Vallet de Viriville, _Histoire
de Charles VII_, t. II, p. 175.]

[Note 509: Morosini, t. III, p. 236.--U. Chevalier, _L'abjuration
de Jeanne d'Arc_, p. 18, note.]

D'ailleurs on pouvait toujours craindre un coup de main heureux des
Français. Le capitaine La Hire battait la Normandie, le chevalier
Barbazan la Champagne, le maréchal de Boussac faisait des courses
entre la Seine, la Marne et la Somme[510].

[Note 510: Morosini, t. III, p. 276, note.]

Enfin, le sire de Luxembourg consentit le marché vers la mi-novembre;
les Anglais prirent livraison de Jeanne. On décida de l'amener à Rouen
par le Ponthieu, la côte de l'Océan, et le nord de la Normandie, où
l'on risquait le moins de rencontrer les batteurs d'estrade des divers
partis.

D'Arras elle fut conduite au château de Drugy, où l'on dit que les
religieux de Saint-Riquier la visitèrent en sa prison[511]. Elle fut
amenée ensuite au Crotoy, dont le château était baigné de tous côtés
par la mer. Le duc d'Alençon, qu'elle appelait son beau duc, y avait
été enfermé après la bataille de Verneuil[512]. Quand elle y passa,
maître Nicolas Gueuville, chancelier de l'Église cathédrale de
Notre-Dame d'Amiens, y était prisonnier des Anglais. Il la confessa et
lui donna la communion[513]. Et dans cette baie de Somme, morne et
grise, au ciel bas, traversé du long vol des oiseaux de mer, Jeanne
vit venir à elle le visiteur des premiers jours, monseigneur saint
Michel archange; et elle fut consolée. On a dit que les demoiselles et
les bourgeois d'Abbeville l'allèrent voir dans le château où on la
tenait renfermée[514]. Ces bourgeois, lors du sacre, songeaient à se
tourner français; ils l'eussent fait, si le roi Charles était venu
chez eux; il ne vint pas, et les habitants d'Abbeville visitèrent
peut-être Jeanne par charité chrétienne, mais ceux d'entre eux qui
pensaient du bien d'elle n'en dirent pas, de peur de sentir la
persinée comme elle[515].

[Note 511: Chronique de Jean de la Chapelle, dans _Procès_, t. V,
pp. 358-360.--Lefils, _Histoire de la ville du Crotoy et de son
château_, pp. 111-118.--G. Lefèvre-Pontalis, _La panique anglaise_, p.
8, nº 5.--L'abbé Bouthors, _Histoire de Saint-Riquier_, Abbeville,
1902, pp. 185, 215, 220.]

[Note 512: Perceval de Cagny, pp. 22, 137.]

[Note 513: _Procès_, t. III, p. 121.--A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc
et la Normandie_, pp. 63 et suiv.--Lanéry d'Arc, _Livre d'or_, p.
521.]

[Note 514: _Procès_, t. I, p. 89; t. III, p. 121.--Le P. Ignace de
Jésus Maria, _Histoire généalogique des comtes de Ponthieu et maïeurs
d'Abbeville_, Paris, 1657, p. 490.--_Procès_, t. V, p. 361.]

[Note 515: Monstrelet, t. IV, pp. 353-354.--_Procès_, t. V, p.
143.]

Les docteurs et maîtres de l'Université la poursuivaient avec un
acharnement à peine croyable; avertis au mois de novembre que le
marché était conclu entre Jean de Luxembourg et les Anglais, ils
écrivirent, par l'organe du recteur, au seigneur évêque de Beauvais
pour lui reprocher ses retardements dans l'affaire de cette femme et
l'exhorter à plus de diligence.

«Il ne vous importe pas médiocrement, disait cette lettre, que, tandis
que vous gérez dans l'Église du Dieu saint un célèbre présulat, les
scandales commis contre la religion chrétienne soient extirpés,
surtout quand il est, par bonheur, advenu que le jugement s'en trouve
départi à votre juridiction[516].»

[Note 516: _Procès_, t. I, pp. 15-16.--M. Fournier, _La faculté de
décret et l'Université de Paris_, t. I, p. 353.]

Ces clercs, pleins de foi et de zèle pour venger, comme ils disaient,
l'honneur de Dieu, se tenaient toujours prêts à brûler des sorcières;
ils craignaient le diable; mais, sans peut-être se l'avouer, ils le
craignaient vingt fois plus quand il était Armagnac.

On fit sortir Jeanne du Crotoy à marée haute et on la conduisit en
barque à Saint-Valéry, puis à Dieppe, à ce qu'on suppose, et enfin à
Rouen[517].

[Note 517: _Procès_, t. I, p. 21.--Le P. Ignace de Jésus Maria,
dans _Procès_, t. V, p. 363.--F. Poulaine, _Jeanne d'Arc à Rouen_,
Paris, 1899, in-16.--Ch. Lemire, _Jeanne d'Arc en Picardie et en
Normandie_, Paris, 1903, pp. 10 et _passim_.--Lanéry d'Arc, _Livre
d'or_, pp. 524, 549.]

Elle fut menée dans le vieux château, construit sous Philippe-Auguste,
au penchant de la colline de Bouvreuil[518]. Le roi Henri VI,
débarqué en France pour son couronnement, y était établi depuis la fin
du mois d'août. C'était un enfant triste et pieux, que le comte de
Warwick, gouverneur du château, traitait durement[519]. Ce château
avait sept tours, y compris le donjon, et il était très fort[520].
Jeanne fut enfermée dans une tour qui donnait sur les champs[521]. On
la mit en la chambre du milieu, qui se trouvait entre le souterrain et
la chambre haute. On y montait par huit marches[522]; elle occupait
tout un étage de la tour qui avait quarante-trois pieds de diamètre en
comprenant les murs[523]. Un escalier de pierre y grimpait
obliquement. Une partie des ouvertures ayant été bouchée, l'on n'y
voyait plus très clair[524]. Les Anglais avaient commandé à un
serrurier de Rouen, nommé Étienne Castille, une cage de fer où l'on
ne pouvait, disait-on, se tenir que debout. Jeanne, à son arrivée, si
l'on en croit des propos tenus par des greffiers ecclésiastiques, fut
attachée dedans par le cou, les pieds et les mains[525], et on l'y
laissa jusqu'à l'ouverture du procès. Un apprenti maçon vit peser la
cage chez Jean Salvart, _à l'Écu de France_, devant la cour de
l'official[526]. Mais jamais, dans la prison, personne n'y trouva
Jeanne enfermée. Ce traitement, si toutefois il lui fut infligé, ne
fut pas imaginé pour elle: lorsque le capitaine La Hire, au mois de
février de cette même année 1430, prit Château-Gaillard, près Rouen,
il trouva le bon chevalier Barbazan dans une cage de fer dont il ne
voulait pas sortir, alléguant qu'il était prisonnier sur parole[527].
Jeanne, au contraire, s'était gardée de rien promettre, ou plutôt
avait promis de s'échapper dès qu'elle le pourrait[528]. Aussi les
Anglais, qui la croyaient capable de sortilèges, étaient-ils en grande
méfiance[529]. Poursuivie par des juges d'Église, elle devait être
placée dans les prisons de l'officialité[530], mais les Godons ne
laissaient à personne le soin de la garder. Quelqu'un d'entre eux
disait qu'elle leur était chère, car ils l'avaient chèrement payée.
Ils lui mettaient les fers aux pieds, et lui passaient autour de la
taille une chaîne cadenassée à une poutre de cinq à six pieds. La
nuit, cette chaîne, traversant le pied du lit, s'allait tendre à la
grosse poutre[531]. De même Jean Hus, en 1415, remis à l'évêque de
Constance et transféré à la forteresse de Gottlieben, demeura enchaîné
nuit et jour, jusqu'à ce qu'il fût conduit au bûcher.

[Note 518: A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc et la Normandie au XVe
siècle_, Rouen, 1896, in-4º, chap. V.]

[Note 519: _Procès_, t. III, pp. 136-137.--Vallet de Viriville,
_Histoire de Charles VII_, t. II, p. 198.]

[Note 520: L. de Duranville, _Le château de Bouvreuil_, dans la
_Revue de Rouen_, 1852, p. 387.--A. Deville, _La tour de la Pucelle du
château de Rouen_, dans _Précis des travaux de l'Académie de Rouen_,
1865-1866, pp. 236-268.--Bouquet, _Notice sur le donjon du château de
Philippe-Auguste_, Rouen, 1877, pp. 7 et suiv.]

[Note 521: _Procès_, t. II, pp. 317, 345; t. III, p. 121.]

[Note 522: _Ibid._, t. III, p. 154.--A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc et
la Normandie_, p. 190, note 1.--L. Delisle, dans _Revue des Sociétés
savantes_, 1867, 4e série, t. V, p. 440.--F. Bouquet, _Jeanne d'Arc au
donjon de Rouen_, dans _Revue de Normandie_, 1867, t. VI, pp.
873-83.--L. Delisle, dans _Revue des Sociétés savantes_, t. V
(1867).--Lanéry d'Arc, pp. 528-33.]

[Note 523: Ballin, _Renseignements sur le Vieux-Château de Rouen_,
dans _Revue de Rouen_, 1842, p. 35.--A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc et la
Normandie_, p. 188.]

[Note 524: _Procès_, t. II, p. 7.]

[Note 525: _Procès_, t. III, p. 155.]

[Note 526: _Ibid._, t. II, p. 36.--A. Sarrazin, pp. 191-192.]

[Note 527: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II,
pp. 240-241.]

[Note 528: _Procès_, t. I, p. 47.]

[Note 529: _Ibid._, t. II, p. 322.]

[Note 530: _Ibid._, t. II, pp. 216, 217.--J. Quicherat, _Aperçus
nouveaux_, p. 112.]

[Note 531: _Procès_, t. II, p. 18.]

Cinq hommes d'armes anglais[532], de l'espèce qu'on nommait
houspilleurs, gardaient la prisonnière[533]; ce n'était pas la fleur
de la chevalerie. Ils la tournaient en dérision, et elle le leur
reprochait; ce dont ils devaient être trop contents. La nuit, deux
d'entre eux se tenaient derrière la porte. Il en restait trois près
d'elle, qui la troublaient en lui disant tantôt qu'elle allait mourir
et tantôt qu'elle serait délivrée. Personne ne pouvait lui parler sans
leur agrément[534].

[Note 532: Lea, _Histoire de l'inquisition au moyen âge_, traduct.
S. Reinach, t. II, p. 576.]

[Note 533: _Procès_, t. III, p. 154.]

[Note 534: _Ibid._, t. II, pp. 318-319; t. III, pp. 131, 140, 148,
161.--A. Sarrazin, _P. Cauchon_, p. 200.]

Au reste, on entrait dans cette prison comme au moulin; des gens de
tout état y allaient voir Jeanne à leur plaisir. Ainsi firent maître
Laurent Guesdon, lieutenant du bailli de Rouen[535], et maître Pierre
Manuel, avocat du roi d'Angleterre, qui y fut en compagnie de maître
Pierre Daron, procureur de la ville de Rouen. Ils la trouvèrent ferrée
aux pieds et gardée par des soldats[536].

[Note 535: _Procès_, t. III, pp. 186-187.]

[Note 536: _Procès_, t. III, pp. 199-200.]

Maître Pierre Manuel crut convenable de lui dire qu'à coup sûr elle ne
serait point venue là si on ne l'y eût amenée. Les gens de bon sens
étaient toujours surpris de voir les sorcières et les devineresses
tomber dans quelque piège, comme de simples chrétiennes. Sans doute
que l'avocat du roi était un homme de bon sens, car il fit à Jeanne
des questions qui laissaient voir son ébahissement; il lui demanda:

--Saviez-vous que vous deviez être prise?

--Je m'en doutais bien, répondit-elle.

--Pourquoi alors, demanda derechef maître Pierre, si vous vous en
doutiez, n'avez-vous pas su vous garder le jour où vous fûtes prise?

Elle répondit:

--Je ne savais ni le jour ni l'heure où je serais prise, ni quand cela
m'arriverait[537].

[Note 537: _Ibid._, t. III, p. 200.]

Un jeune compagnon, nommé Pierre Cusquel, qui travaillait chez Jean
Salvart, dit Jeanson, maître maçon du château, put, à la faveur de son
patron, s'introduire aussi dans la tour. Il trouva Jeanne attachée par
une longue chaîne fixée à une poutre, et les fers aux pieds. Il
prétendit, beaucoup plus tard, l'avoir avertie de parler avec prudence
et qu'il y allait de sa vie. Il est vrai qu'elle parlait abondamment
à ses gardes et que tout ce qu'elle disait était rapporté aux juges.
Et il se peut que le petit compagnon Pierre, dont le maître était à la
dévotion des Anglais, ait voulu, ait su même la conseiller. On peut le
soupçonner aussi de s'être vanté, comme tant d'autres[538].

[Note 538: _Procès_, t. III, p. 179.]

Le sire Jean de Luxembourg vint à Rouen et se rendit à la tour de la
Pucelle avec son frère, le seigneur évêque de Thérouanne, chancelier
d'Angleterre; sir Humfrey, comte de Stafford, connétable de France
pour le roi Henri; le comte de Warwick, gouverneur du château de Rouen
et le jeune seigneur de Macy, qui tenait Jeanne pour très chaste
depuis qu'elle l'avait empêché de lui prendre les seins. Et voici le
propos que le sire de Luxembourg tint à la prisonnière:

--Jeanne, je suis venu pour vous racheter, si toutefois vous voulez
promettre que vous ne vous armerez jamais contre nous.

Ces paroles ne s'expliquent pas suffisamment par ce que nous savons
des négociations relatives à la vente de la Pucelle; elles semblent
indiquer qu'à ce moment même le marché n'était pas entièrement conclu
ou que du moins le vendeur croyait pouvoir le rompre à sa volonté.
Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans le propos du sire de
Luxembourg, c'est la condition qu'il met au rachat de la Pucelle. Il
lui demande de s'engager à ne plus combattre l'Angleterre et la
Bourgogne. Il semblerait, à considérer cette clause, qu'il pense
maintenant la vendre au roi de France ou à quelque personne agissant
pour lui[539].

[Note 539: Morosini, t. III, p. 236.]

Cependant l'on ne voit pas que ce langage ait beaucoup inquiété les
Anglais. Jeanne n'y ajouta nulle foi.

--En nom Dieu, lui répondit-elle, vous vous moquez de moi. Car je sais
bien que vous n'avez ni le pouvoir ni le vouloir.

On affirme que, comme il persistait dans son dire, elle reprit:

--Je sais bien que ces Anglais me feront mourir, croyant, après ma
mort, gagner le royaume de France.

Il semble fort douteux qu'elle ait dit que les Anglais la feraient
mourir, car elle ne le croyait pas. Tant que dura le procès, elle
s'attendit, sur la foi de ses Voix, à être délivrée. Elle ne savait ni
quand ni comment la délivrance s'accomplirait, mais elle en était
aussi assurée que de la présence de Notre-Seigneur dans le
saint-sacrement. Peut-être dit-elle au sire de Luxembourg: «Je sais
bien que ces Anglais voudront me faire mourir.» Puis elle répéta, très
courageusement, ce qu'elle avait déjà dit mille fois:

--Mais quand ils seraient cent mille Godons de plus qu'ils ne sont de
présent, ils n'auront pas le royaume.

En entendant ces paroles, sir Humfrey dégaina et c'est le comte de
Warwick qui lui retint le bras[540]. On refuserait de croire que le
connétable d'Angleterre leva son épée sur une femme chargée de fers,
si l'on ne savait d'ailleurs que sir Humfrey, ayant, en ce même temps,
ouï quelqu'un dire du bien de Jeanne, le voulut transpercer[541].

[Note 540: _Procès_, t. III, pp. 121, 123.]

[Note 541: _Ibid._, t. III, p. 140.]

Pour que l'évêque et vidame de Beauvais pût exercer la juridiction à
Rouen, il fallait qu'il y eût à son profit concession de territoire. Le
siège archiépiscopal de Rouen était vacant[542]. L'évêque de Beauvais
demanda cette concession au chapitre avec lequel il avait eu des
démêlés[543]. Les chanoines de Rouen ne manquaient ni de fermeté ni
d'indépendance; il y avait parmi eux plus d'hommes honnêtes que de
malhonnêtes; il y avait des hommes instruits, pleins de lettres, et même
de bonnes âmes. Ils ne nourrissaient ni les uns ni les autres aucunes
mauvaises intentions contre les Anglais. Le régent Bedford était
chanoine de Rouen, comme le roi Charles VII était chanoine du Puy[544].
Le 20 octobre de cette même année 1430, il avait revêtu le surplis et
l'aumusse et distribué le pain et le vin capitulaires[545]. Les
chanoines de Rouen n'étaient pas prévenus en faveur de la Pucelle des
Armagnacs; ils accueillirent la demande de l'évêque de Beauvais et lui
firent concession de territoire[546].

[Note 542: C. de Beaurepaire, _Recherches sur le procès de
condamnation de Jeanne d'Arc_, dans _Précis des travaux de l'Académie
de Rouen_, 1867-1868, pp. 470-9.--U. Chevalier, _L'abjuration de
Jeanne d'Arc_, p. 29.]

[Note 543: De Beaurepaire, _Notes sur les juges_, p. 17.]

[Note 544: _Gallia Christiana_, t. II, p. 732.--Vallet de
Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II, pp. 213-214.--S. Luce,
_Jeanne d'Arc à Domremy_, p. CCXCV.]

[Note 545: C. de Beaurepaire, _Recherches sur le procès de
condamnation de Jeanne d'Arc_, _loc. cit._--A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc
et la Normandie_, pp. 168, 171.]

[Note 546: 28 décembre 1430.--_Procès_, t. I, pp. 20, 23.--De
Beaurepaire, _Notes sur les juges_, p. 46.]

Le 3 janvier 1431, le roi Henri ordonna par lettres royales de
remettre la Pucelle à l'évêque et comte de Beauvais, se réservant de
la reprendre par devers lui, au cas où elle serait mise hors de cause
par la justice ecclésiastique[547].

[Note 547: _Procès_, t. I, pp. 18, 19.]

Toutefois, elle ne fut pas placée en chartre d'Église, au fond de
quelqu'une de ces fosses où, contre le portail des Libraires, dans
l'ombre de la prodigieuse cathédrale, pourrissaient les malheureux qui
pensaient mal sur la foi[548]. Elle y aurait retrouvé accrus et
affinés les supplices et les épouvantes de sa tour guerrière. Le Grand
Conseil, en ne la confiant pas à l'officialité de Rouen, faisait moins
de tort à l'accusée que de honte à ses juges.

[Note 548: A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc et la Normandie_, pp.
1771-78.]

Mis de la sorte en état d'agir, l'évêque de Beauvais procéda avec sa
fougue de vieux cabochien, mais non sans art mondain ni science
canonique[549]. Pour promoteur de la cause, c'est-à-dire comme
magistrat chargé de soutenir l'accusation, il choisit Jean d'Estivet,
dit Bénédicité, chanoine de Bayeux et de Beauvais, promoteur général
du diocèse de Beauvais. Ami du seigneur évêque, chassé en même temps
que lui par les Français, Jean d'Estivet était suspect d'animosité
contre la Pucelle[550]. Le seigneur évêque institua Jean de la
Fontaine, maître ès arts, licencié en droit canon, comme conseiller
commissaire au procès[551]. Il choisit l'un des greffiers de
l'officialité de Rouen, Guillaume Manchon, prêtre, pour faire office
de premier greffier.

[Note 549: J. Quicherat, _Aperçus nouveaux_, p. 147.--De
Beaurepaire, _Notes sur les juges_, p. 9.]

[Note 550: _Procès_, t. I, p. 24; t. III, p. 162.--De Beaurepaire,
_Notes sur les juges_, p. 26.--A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc et la
Normandie_, p. 220.]

[Note 551: _Procès_, t. I, p. 25.]

En l'avisant de ce qu'il attendait de lui, le seigneur évêque dit à
messire Guillaume:

--Il vous faut bien servir le roi. Nous avons l'intention de faire un
beau procès contre cette Jeanne[552].

[Note 552: _Ibid._, t. I, p. 25; t. III, p. 137.--A. Sarrazin,
_loc. cit._, pp. 221-222.]

Pour ce qui était de servir le roi, le seigneur évêque ne l'entendait
pas aux dépens de la justice; il avait un orgueil de prêtre et n'était
point homme à faire étendard de sa propre infamie. S'il parlait de la
sorte, c'est qu'en France, depuis cent ans au moins, la juridiction
inquisitoriale était considérée comme une juridiction royale[553]. Et
quant à dire qu'on voulait un beau procès, c'était dire qu'il fallait
observer soigneusement les formes et prendre garde à ce que rien de
vicieux ne se glissât dans une cause intéressant les docteurs et
maîtres du royaume de France et de la chrétienté tout entière. Messire
Guillaume Manchon, qui connaissait les termes de pratique, ne pouvait
s'y tromper. Un beau procès, dans la langue du droit, c'était un
procès régulier. On disait, par exemple: «N... et N... ont, par beau
procès juridique, trouvé un tel coupable[554].»

[Note 553: L. Tanon, _Histoire des tribunaux de l'inquisition en
France_, pp. 550-551.]

[Note 554: De Beaurepaire, _Recherches sur le procès de
condamnation_, p. 320.]

Chargé par l'évêque de choisir un autre greffier, pour l'assister,
Guillaume Manchon désigna Guillaume Colles, surnommé Boisguillaume,
comme lui notaire d'Église, qui lui fut adjoint[555].

[Note 555: _Procès_, t. I, p. 25; t. III, p. 137.--De Beaurepaire,
_Recherches..._, p. 103.--A. Sarrazin, _loc. cit._, pp. 222-223.]

Jean Massieu, prêtre, doyen de la chrétienté de Rouen, fut institué
comme huissier exécuteur[556].

[Note 556: _Procès_, t. I, p. 26.--De Beaurepaire,
_Recherches..._, p. 115.--A. Sarrazin, _loc. cit._, pp. 223-224.]

Dans ces sortes de procès, si fréquents alors, il n'y avait proprement
que deux juges, l'ordinaire et l'inquisiteur. Mais il était d'usage que
l'évêque appelât, comme conseillers et comme assesseurs, des personnes
expertes en l'un et l'autre droit. Le nombre et la qualité de ces
conseillers variait beaucoup d'une cause à l'autre. Et il est clair que
l'opiniâtre fauteur d'une hérésie très pestilente devait être examiné
plus curieusement et jugé d'une manière plus solennelle qu'une vieille
âme vendue à quelque petit diable qui ne pouvait grêler que des choux.
Pour le commun des sorciers, pour la foule de ces femelles ou
muliercules, comme disait certain inquisiteur qui se félicitait d'en
avoir fait brûler beaucoup, les juges se contentaient de trois ou quatre
avocats d'Église et d'autant de chanoines[557]. Quand il s'agissait
d'une personne notable, ayant donné un exemple très pernicieux, d'un
avocat du roi, par exemple, comme maître Jean Segueut, qui, cette même
année, dans cette province de Normandie, avait parlé contre l'autorité
temporelle de l'Église, on convoquait une nombreuse assemblée de
docteurs et de prélats tant anglais que français et l'on demandait des
consultations écrites aux docteurs et maîtres de l'Université de
Paris[558]. Or, il convenait de juger la Pucelle des Armagnacs plus
amplement et plus solennellement encore, avec un plus grand concours de
docteurs et de pontifes. C'est ce que fit le seigneur évêque de
Beauvais: il appela comme conseillers et comme assesseurs les chanoines
de Rouen, en aussi grand nombre qu'il lui fut possible, et parmi ceux
qui se rendirent à son appel on remarque Raoul Roussel, trésorier du
chapitre; Gilles Deschamps, qui avait été aumônier du feu roi Charles
VI, en l'an 1415; Pierre Maurice, docteur en théologie, recteur de
l'Université de Paris, en 1428; Jean Alespée, un des seize qui, lors du
siège de 1418, étaient allés, vêtus de noir et en belle contenance,
mettre aux pieds du roi Henri V la vie et l'honneur de la cité; Pasquier
de Vaux, notaire apostolique au concile de Constance, président de la
Chambre des comptes de Normandie; Nicolas de Venderès, qu'un parti
puissant portait alors au siège vacant de Rouen; enfin, Nicolas
Loiseleur. Le seigneur évêque appela au même titre les abbés des grandes
abbayes normandes, le Mont Saint-Michel-au-péril-de-la-mer, Fécamp,
Jumièges, Préaux, Mortemer, Saint-Georges de Boscherville, la
Trinité-du-mont-Sainte-Catherine, Saint-Ouen, le Bec, Cormeilles, les
prieurs de Saint-Lô, de Rouen, de Sigy, de Longueville, et l'abbé de
Saint-Corneille de Compiègne. Il appela douze avocats en cour d'Église;
il appela d'insignes docteurs et maîtres de l'Université de Paris, Jean
Beaupère, recteur en 1412; Thomas Fiefvé, recteur en 1427; Guillaume
Erart, Nicolas Midi[559] et ce jeune docteur, plein de science et de
modestie, le plus clair rayon du soleil de la chrétienté, Thomas de
Courcelles[560]. Le seigneur évêque veut donner au tribunal qui jugera
Jeanne l'autorité d'un synode, et, vraiment, c'est un concile
provincial devant lequel elle est citée. Aussi bien va-t-on juger en
même temps que cette fille, Charles de Valois qui se dit roi de France
et légitime successeur de Charles le sixième. Voilà pourquoi
s'assemblent tant d'abbés crossés et mitrés, tant d'insignes docteurs et
maîtres.

[Note 557: Eymeric, _Directorium Inquisitorium_, quest. 85.--J.
Quicherat, _Aperçus nouveaux_, p. 109.--De Beaurepaire, _Notes sur les
juges_, p. 9.]

[Note 558: De Beaurepaire, _Recherches..._, pp. 321 et suiv.]

[Note 559: De Beaurepaire, _Notes sur les juges_, pp. 27-114.--J.
Quicherat, _Aperçus nouveaux_, pp. 103-104.--Boucher de Molandon,
_Guillaume Erard l'un des juges de la Pucelle_, dans _Bulletin du
Comité hist. et phil._, 1892, pp. 3-10.]

[Note 560: _Procès_, t. I, p. 39, note.--Du Boulay, _Historia
Universitatis Paris._, t. V, pp. 912, 920.--J. Quicherat, _Aperçus
nouveaux_, p. 105.--De Beaurepaire, _Notes..._, pp. 30, 31.--A.
Sarrazin, _loc. cit._, pp. 226-227.]

Et pourtant, l'évêque de Beauvais ne s'entoura pas de toutes les
lumières qu'il aurait pu. Il consulta les deux évêques de Coutances et
de Lisieux; il ne consulta pas le doyen des évêques de Normandie,
l'évêque d'Avranches, messire Jean de Saint-Avit, que, durant la
vacance du siège de Rouen, le chapitre de la cathédrale avait chargé
de la célébration des ordres dans le diocèse. Mais messire Jean de
Saint-Avit passait, avec raison, pour favorable au roi Charles[561].
Par contre, les docteurs et maîtres de l'Angleterre, résidant à Rouen,
qui avaient été consultés dans le procès de Segueut, ne le furent
point dans le procès de Jeanne[562]. Les docteurs et maîtres de
l'Université de Paris, les abbés de Normandie, le chapitre de Rouen,
s'en tenaient très résolument au traité de Troyes; ils étaient aussi
prévenus que les clercs anglais contre la Pucelle du dauphin Charles,
et ils étaient moins suspects; c'était tout avantage[563].

[Note 561: _Procès_, t. II, pp. 5, 6.--De Beaurepaire, _Notes..._,
pp. 121-125.--A. Sarrazin, _loc. cit._, pp. 308-310.]

[Note 562: De Beaurepaire, _Recherches_, pp. 321 et suiv.]

[Note 563: J. Quicherat, _Aperçus nouveaux_, p. 101.]

Le mardi 9 de janvier, monseigneur de Beauvais convoqua dans sa maison
huit conseillers, les abbés de Fécamp et de Jumièges, le prieur de
Longueville, les chanoines Roussel, Venderès, Barbier, Coppequesne et
Loiseleur.

--Avant d'intenter procès à cette femme, leur dit-il, nous avons jugé
bon de mûrement et amplement délibérer avec des hommes doctes et
habiles en droit humain et divin, dont le nombre, grâce à Dieu, est
grand dans cette cité de Rouen.

L'avis des docteurs et maîtres fut qu'il fallait qu'il y eût des
informations sur les faits et dits publiquement imputés à cette femme.

Le seigneur évêque leur apprit que déjà quelques informations avaient
été faites par son ordre et qu'il était décidé à en ordonner d'autres,
desquelles il serait ultérieurement rendu compte en présence du
Conseil[564].

[Note 564: _Procès_, t. I, pp. 5-8.]

Il est certain qu'un tabellion d'Andelot, en Champagne, Nicolas
Bailly, requis par messire Jean de Torcenay, bailli de Chaumont pour
le roi Henri, se transporta à Domremy et procéda avec Gérard Petit,
prévôt d'Andelot et quelques moines mendiants, à une enquête sur la
vie et la réputation de Jeanne. Les interrogateurs entendirent douze
ou quinze témoins et entre autres Jean Hannequin[565] de Greux et Jean
Bégot chez qui ils logèrent[566]. Nous tenons de Nicolas Bailly,
lui-même, qu'ils ne recueillirent aucun fait à la charge de Jeanne.
Et, si l'on en croit Jean Moreau, bourgeois de Rouen, maître Nicolas,
ayant apporté à monseigneur de Beauvais le résultat de ses recherches,
fut traité de mauvais homme et de traître et n'obtint point la
récompense de ses dépenses et labeurs[567]. C'est possible, encore
qu'étrange. Mais qu'on n'ait recueilli ni à Vaucouleurs ni à Domremy
ni dans les villages voisins aucun fait à la charge de Jeanne, voilà
qui n'est nullement vrai. Bien au contraire on y ramassa un grand
nombre d'accusations contre les habitants en général qui usaient de
maléfices et contre Jeanne qui hantait les fées[568], portait dans son
sein une mandragore et désobéissait à ses père et mère[569].

[Note 565: _Ibid._, t. II, p. 463.]

[Note 566: _Procès_, t. II, p. 453.]

[Note 567: _Ibid._, t. III, pp. 192-193.]

[Note 568: _Ibid._, t. I, pp. 105, 146, 234.]

[Note 569: _Ibid._, t. I, pp. 208-209, 213.]

Des informations copieuses furent faites non seulement en Lorraine et
à Paris, mais dans des pays obéissant au roi Charles, à Lagny, à
Beauvais, à Reims et jusque dans la Touraine et le Berry[570], qui
fournirent assez pour brûler dix hérétiques et vingt sorcières. On y
releva notamment des diableries horribles aux yeux des clercs, telles
que tasse et gants perdus et retrouvés, prêtre concubinaire dévoilé,
l'épée de sainte Catherine, l'enfant ressuscité. On en rapporta une
lettre téméraire sur le pape et bien d'autres indices de sorcellerie,
magie, hérésie et erreurs sur la foi[571]. Ces informations ne furent
point insérées au procès[572]. C'était l'usage constant de la sacrée
inquisition de tenir secrets et les témoignages et les noms des
témoins[573]. En l'espèce, l'évêque de Beauvais pouvait alléguer
l'intérêt des déposants qu'il eût trop peu ménagé en publiant les
informations recueillies dans les provinces soumises au dauphin
Charles. Car, à défaut de leurs noms, leurs dépositions seules
pouvaient les faire reconnaître. Au reste, les propos que tenait
Jeanne dans sa prison formaient la source la plus abondante
d'informations: elle parlait beaucoup et sans prudence.

[Note 570: J. Quicherat, _Aperçus nouveaux_, p. 117.]

[Note 571: _Procès_, t. I, pp. 245-246.]

[Note 572: _Ibid._, t. II, p. 200.]

[Note 573: De Beaurepaire, _Recherches_, _loc. cit._--J.
Quicherat, _Aperçus nouveaux_, pp. 122-124.--L. Tanon, _Histoire des
tribunaux de l'inquisition_, pp. 389-395.]

Un peintre, dont on ne sait pas le nom, vint la voir en sa tour, et
lui demanda tout haut, devant les gardes, quelles armes elle portait,
comme s'il eût voulu la représenter avec son écu. Dans ce temps-là, on
ne faisait guère de peintures sur le vif, si ce n'était de personnes
de très haut rang, et le plus souvent dans l'attitude de la prière,
agenouillées et les mains jointes. Et si l'on pouvait voir dans les
Flandres et dans la Bourgogne des portraits où ne paraissaient nuls
signes de dévotion, c'était en bien petit nombre. Quand on parlait
d'un portrait, on songeait naturellement à une personne priant Dieu,
la Sainte Vierge ou quelque saint. C'est pourquoi l'intention de faire
le portrait de la Pucelle eût été, sans doute, fort mal vue par les
juges d'Église. D'autant plus qu'ils pouvaient craindre que le peintre
ne figurât cette femme excommuniée sous l'apparence d'une sainte
canonisée par l'Église, ainsi que faisaient les Armagnacs. En y
songeant, on est tenté de croire que cet homme était un faux peintre
et un espion véritable. Jeanne lui dit les armes que le roi avait
données à ses frères, un écu d'azur et une épée entre deux fleurs de
lis d'or. Et ce qui confirme les soupçons, c'est qu'au procès, il lui
fut reproché, comme faste et vanité, d'avoir fait peindre ses
armes[574].

[Note 574: _Procès_, t. I, pp. 117, 300.]

Plusieurs clercs introduits dans sa prison lui faisaient croire qu'ils
étaient des gens d'armes du parti de Charles de Valois[575]. Le
promoteur lui-même, maître Jean d'Estivet, prit, pour la tromper,
l'habit d'un pauvre prisonnier[576]. Un des chanoines de Rouen appelés
au procès, maître Nicolas Loiseleur, fut particulièrement fertile en
ruses, ce semble, pour découvrir les hérésies de Jeanne. Natif de
Chartres, il n'était que maître ès arts, mais il avait un grand renom
d'habileté; en 1427 et 1428, il s'acquitta de négociations difficiles
qui le retinrent de longs mois à Paris; en 1430, il fut de ceux que
le Chapitre députa vers le cardinal de Winchester afin d'obtenir une
audience du roi Henri, à l'effet de lui recommander l'église de Rouen.
Maître Nicolas Loiseleur était donc personne agréable au Grand
Conseil[577].

[Note 575: _Ibid._, t. II, p. 362.]

[Note 576: _Ibid._, t. III, p. 63.]

[Note 577: De Beaurepaire, _Notes sur les juges_, pp. 72-82.--A.
Sorel, _loc. cit._, pp. 243-247.]

S'étant concerté avec l'évêque de Beauvais et le comte de Warwick, il
entra dans la prison de Jeanne en habit court, à la mode des laïques;
les gardes avertis se retirèrent et maître Nicolas, resté seul avec la
prisonnière, lui confia qu'il était natif, comme elle, des Marches de
Lorraine, cordonnier de son état, qu'il tenait le parti des Français,
et qu'il avait été pris par les Anglais. Il lui apporta du roi Charles
des nouvelles qu'il imaginait à sa fantaisie. Jeanne n'avait rien de
plus cher que son roi. Se l'étant ainsi gagnée, le feint cordonnier
lui fit diverses questions sur les anges et les saintes qu'elle
voyait. Elle lui répondait avec confiance, comme payse à pays et amie
à ami. Il lui donnait des conseils, il lui recommandait de ne pas
croire tous ces gens d'Église, de ne pas faire ce qu'ils lui
demandaient:

--Car, lui disait-il, si tu leur donnes créance, tu seras détruite.

Maintes fois, à ce qu'on assure, maître Nicolas Loiseleur fit le
cordonnier lorrain. Il dictait ensuite aux greffiers tout ce que
Jeanne lui avait dit et c'était là un supplément précieux
d'informations dont on faisait mémoire en vue des interrogatoires. Il
paraît même que durant certaines de ces visites on apostait les
greffiers dans une chambre voisine, près d'un judas[578]. S'il faut en
croire les bruits de la ville, maître Nicolas faisait aussi sainte
Catherine et, par ce moyen, amenait Jeanne à dire tout ce qu'il
voulait.

[Note 578: _Procès_, t. II, pp. 10, 342; t. III, pp. 140, 141,
156, 160 et suiv.]

Peut-être ne se vantait-il point de tant d'artifice[579]; assurément
il ne s'en cachait pas. Plusieurs maîtres insignes l'approuvaient;
d'autres le blâmaient[580]. L'ange de l'école, maître Thomas de
Courcelles, qu'il instruisit de ses déguisements, lui conseilla de les
cesser. Les greffiers prétendirent par la suite avoir mis une extrême
répugnance à prendre en cachette des paroles ainsi surprises par ruse.
Il fallait que l'âge d'or de la justice inquisitoriale fût bien passé
pour qu'un docteur aussi rigide que maître Thomas mollît sur les
formes les plus solennelles de cette justice; il fallait que la
procédure inquisitoriale fût profondément corrompue pour que deux
notaires d'Église songeassent à en éluder les prescriptions les plus
constantes. Ces clercs, en contrefaisant les gens d'armes, ce
promoteur en se donnant l'apparence d'un pauvre prisonnier,
accomplissaient les fonctions les plus régulières de la justice
instituée par Innocent III. En faisant le cordonnier et sainte
Catherine, si toutefois il recherchait le salut et non la perte de la
pécheresse, et si, contrairement à la rumeur publique, loin de
l'inciter à la révolte, il l'induisait à l'obéissance, s'il ne la
trompait enfin que pour son bien temporel et spirituel, maître Nicolas
Loiseleur procédait conformément aux règles établies. Il est dit dans
le _Tractatus de hæresi_: «Que nul n'approche l'hérétique, si ce n'est
de temps à autre deux personnes fidèles et adroites qui l'avertissent
avec précaution et comme si elles avaient compassion de lui, de se
garantir de la mort en confessant ses erreurs, et qui lui promettent
que, s'il le fait, il pourra échapper au supplice du feu; car la
crainte de la mort et l'espoir de la vie amollissent quelquefois un
coeur qu'on n'aurait pu attendrir autrement[581].»

[Note 579: _Ibid._, t. III, p. 181.]

[Note 580: _Ibid._, t. III, p. 141.]

[Note 581: _Tractatus de hæresi pauperum de Lugduno_, apud
Martene, _Thésaurus anecd._, t. V, col. 1787.--J. Quicherat, _Aperçus
nouveaux_, pp. 131-132.]

Le devoir des greffiers était tracé en ces termes: «Les choses seront
ainsi ordonnées, que certaines personnes seront apostées dans un lieu
convenable pour surprendre les confidences des hérétiques et
recueillir leurs paroles[582].»

[Note 582: Eymeric, _Directorium_, part. III: _Cautelæ
inquisitorum contra hæreticorum cavilationes et fraudes._]

Et quant à l'évêque de Beauvais, qui avait ordonné ou permis ces
procédures, il découvrait sa justification et sa louange dans cette
parole de l'apôtre saint Paul aux Corinthiens: Je ne vous ai point
fait de tort, mais j'ai usé de finesse pour vous surprendre: _Ego vos
non gravavi; sed cum essem astutus, dolo vos cepi_ (II, _Corinth._,
ch. XII, v. 16)[583].

[Note 583: L. Tanon, _Histoire des tribunaux de l'inquisition en
France_, p. 394.]

Cependant, quand elle vit le promoteur Jean d'Estivet revêtu du
camail, Jeanne ne le reconnut pas. Maître Nicolas Loiseleur se rendait
souvent près d'elle en robe longue. Sous ces dehors il lui inspirait
une grande confiance: elle se confessait à lui dévotement, et n'avait
point d'autre confesseur[584]. Elle le voyait tantôt en cordonnier,
tantôt en chanoine sans s'apercevoir que ce fût la même personne.
C'est donc qu'elle était, à certains égards d'une incroyable
simplicité. Ces grands théologiens devaient s'apercevoir qu'il n'était
pas difficile de la prendre.

[Note 584: _Procès_, t. II, pp. 10, 342.]

C'était un fait connu de tous les hommes versés dans les sciences
divines et humaines, que l'Ennemi des hommes ne faisait point de pacte
avec une fille, sans lui prendre d'abord son pucelage[585]. À
Poitiers, déjà les clercs de France y avaient songé et lorsque la
reine Yolande leur eut assuré que Jeanne était vierge, ils ne
craignirent plus qu'elle ne vînt du diable[586]. Le seigneur évêque de
Beauvais attendait un semblable examen dans une contraire espérance.
Madame la duchesse de Bedford elle-même y procéda à la prison,
assistée de lady Anna Bavon et d'une autre matrone. On a dit que,
pendant ce temps, le Régent, caché dans une pièce voisine, regardait
par un trou du plancher[587]. Ce n'est pas sûr, mais ce n'est pas
impossible: il était encore à Rouen quinze jours après que Jeanne y
eut été amenée[588]. Imaginaire ou véritable, cette curiosité lui fut
sévèrement reprochée. Si beaucoup d'autres l'eussent eue à sa place,
chacun en jugera à part soi; mais il ne faut pas oublier que
monseigneur de Bedford croyait que Jeanne était sorcière et que ce
n'était pas l'habitude, en ce temps-là, d'étendre aux sorcières le
respect dû aux dames. On doit songer aussi que ce point intéressait
puissamment la vieille Angleterre que le Régent aimait de tout son
coeur et de toutes ses forces.

[Note 585: Vallet de Viriville, _Nouvelles recherches sur Agnès
Sorel_, pp. 33 et suiv.--Du Cange, _Glossaire_, au mot:
_Matrimonium_.]

[Note 586: _Procès_, t. III, pp. 102, 209.]

[Note 587: _Procès_, t. III, pp. 155, 163.]

[Note 588: A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc et la Normandie_, p. 40.]

À l'expertise de la duchesse de Bedford comme à celle de la reine de
Sicile, Jeanne fut trouvée vierge. Les matrones connaissaient
plusieurs signes de virginité; mais, pour nous, un signe plus certain
c'est la parole de Jeanne qui, lorsqu'on lui demandait pourquoi on
l'appelait la Pucelle et si elle l'était en effet, répondait: «Je peux
bien dire que je suis telle[589].» Les juges ne firent pas état, qu'on
sache, de ces conclusions favorables. Croyaient-ils, avec le sage roi
Salomon, que toute recherche à cet égard est vaine; repoussèrent-ils
les conclusions des matrones en vertu de l'adage: _Virginitatis
probatio non minus difficilis quam custodia?_ Non, ils croyaient bien
qu'elle était vierge. Ils le laissaient suffisamment entendre, en ne
disant pas le contraire[590]. Et, puisqu'ils persistaient à la
poursuivre comme sorcière, c'était donc qu'ils pensaient qu'elle
pouvait, par exception, s'être donnée à des diables qui l'avaient
laissée comme ils l'avaient prise. Les moeurs des démons étaient
pleines de ces contrariétés qui déconcertaient les plus savants
docteurs; on en découvrait tous les jours.

[Note 589: _Procès_, t. III, p. 175.]

[Note 590: _Procès_, t. II, pp. 217-218.]

Le samedi 13 janvier, le seigneur abbé de Fécamp, les docteurs et
maîtres Nicolas de Venderès, Guillaume Haiton, Nicolas Coppequesne,
Jean de la Fontaine et Nicolas Loiseleur, se réunirent dans la maison
du seigneur évêque et lecture leur fut donnée des informations
recueillies en Lorraine et ailleurs sur la Pucelle. Et il fut décidé
que, d'après ces informations, un certain nombre d'articles seraient
rédigés en bonne forme; ce qui fut fait[591].

[Note 591: _Ibid._, t. I, pp. 27-28.]

Le mardi 23 janvier, les docteurs et maîtres sus-nommés prirent
connaissance des articles et, les tenant pour bons, estimèrent qu'ils
devaient servir de matière aux interrogatoires, puis ils décidèrent
que l'évêque de Beauvais devait ordonner l'enquête préparatoire sur
les faits et dits de Jeanne[592].

[Note 592: _Procès_, t. I, pp. 28-29.]

Le mardi 13 février, Jean d'Estivet, dit Bénédicité, promoteur, Jean
de la Fontaine, commissaire, Boisguillaume et Manchon, greffiers, et
Jean Massieu, huissier, prêtèrent serment d'exécuter fidèlement leur
office. Aussitôt, maître Jean de la Fontaine, assisté de deux
greffiers, procéda à l'enquête préparatoire[593].

[Note 593: _Ibid._, t. I, pp. 29-31.]

Le lundi 19 février, à huit heures du matin, les docteurs et maîtres
réunis, au nombre d'onze, dans la maison de l'évêque de Beauvais,
ayant ouï lecture des articles et de l'information préparatoire,
donnèrent leur avis et l'évêque décida, conformément à cet avis, qu'il
y avait matière suffisante pour que la femme nommée la Pucelle dût
être citée et appelée en cause de foi[594].

[Note 594: _Ibid._, t. I, pp. 31-33.]

Mais une nouvelle difficulté apparaissait. Il fallait, dans une telle
cause, que l'accusée comparût en même temps devant l'ordinaire et
devant l'inquisiteur. Les deux juges étaient également nécessaires à
la bonté du procès. Or, le Grand Inquisiteur pour le royaume de
France, frère Jean Graverent, se trouvait alors retenu à Saint-Lô, où
il poursuivait en matière de foi un bourgeois de la ville, nommé Jean
Le Couvreur[595]. En l'absence du frère Jean Graverent, l'évêque de
Beauvais avait invité le vice-inquisiteur pour le diocèse de Rouen à
procéder conjointement avec lui contre Jeanne. Cependant le
vice-inquisiteur semblait ne rien entendre, ne soufflait mot et
laissait l'évêque dans l'embarras avec son procès. C'était frère Jean
Lemaistre, prieur des frères prêcheurs de Rouen, bachelier en
théologie, religieux plein de prudence et de scrupules[596]. Enfin,
sur sommation par huissier, il se rendit chez l'évêque de Beauvais, ce
19 février, à quatre heures du soir, et se déclara prêt à intervenir,
s'il en avait le droit, ce dont toutefois il doutait[597]. Il donna la
raison de son incertitude: il était l'inquisiteur de Rouen; l'évêque
de Beauvais exerçait la juridiction épiscopale de Beauvais sur un
territoire emprunté: dès lors était-ce à l'inquisiteur de Rouen?
n'était-ce pas plutôt à l'inquisiteur de Beauvais qu'il appartenait de
siéger au côté de l'évêque de Beauvais? Il annonça qu'il demanderait
au Grand Inquisiteur du royaume de France un mandat qui s'étendît sur
le diocèse de Beauvais, et qu'en attendant ces pouvoirs, il consentait
à siéger, pour l'acquit de sa conscience et pour empêcher que toute
la procédure ne devînt caduque, ce qui eût été le cas, au sentiment de
tous, si la cause avait été instruite sans le concours de la Très
Sainte Inquisition[598]. Toutes les difficultés étaient levées. La
Pucelle fut citée à comparaître le mercredi 21 février[599].

[Note 595: _Ibid._, t. I, p. 32.--J. Quicherat, _Aperçus
nouveaux_, p. 102.--De Beaurepaire, _Notes sur les juges_, pp.
24-27.--Le P. Chapotin, _La guerre de cent ans, Jeanne d'Arc et les
dominicains_, pp. 141-143.--A. Sarrazin, _P. Cauchon_, p. 124.]

[Note 596: _Procès_, t. I, p. 33.]

[Note 597: _Ibid._, t. I, p. 35.--De Beaurepaire, _Notes sur les juges_,
p. 394.--Doinel, dans _Mémoire de la Société archéologique-historique de
l'Orléanais_, 1892, t. XXIV, p. 403.--Le P. Chapotin, _La guerre de cent
ans, Jeanne d'Arc et les dominicains_, p. 141.--U. Chevalier,
_L'abjuration de Jeanne d'Arc_, p. 32.]

[Note 598: _Procès_, t. I, p. 35.]

[Note 599: _Ibid._, t. I, pp. 40-42.]

Ce jour, à huit heures du matin, l'évêque de Beauvais, le vicaire de
l'inquisiteur et quarante et un conseillers et assesseurs dont quinze
docteurs en théologie, cinq docteurs en l'un et l'autre droit, six
bacheliers en théologie, onze bacheliers en droit canon, quatre
licenciés en droit civil, se réunirent dans la chapelle du château.
L'évêque siégea seul comme juge. À ses côtés les conseillers et
assesseurs, revêtus du camail des chanoines ou de la bure des
mendiants, exprimaient ou la douceur évangélique ou la gravité
sacerdotale. Il y avait des regards de flamme et des yeux baissés.
Frère Jean Lemaistre, vice-inquisiteur de la foi, se tenait parmi eux,
silencieux, dans la livrée noire et blanche de l'obéissance et de la
pauvreté[600].

[Note 600: _Ibid._, t. I, pp. 38-39.]

Avant d'introduire l'accusée, l'huissier rendit compte à l'évêque que
Jeanne, touchée par la citation, avait répondu que volontiers elle
comparaîtrait, que toutefois elle demandait que des hommes d'Église du
parti de la France fussent adjoints en nombre égal à ceux du parti de
l'Angleterre. Elle demandait aussi qu'il lui fût permis d'entendre la
messe[601]. L'évêque rejeta ces deux requêtes[602] et Jeanne fut
introduite, en habit d'homme, les fers aux pieds. On la fit asseoir
près de la table où se tenaient les greffiers.

[Note 601: _Procès_, t. I, pp. 42-43.]

[Note 602: _Ibid._, t. I, p. 43.]

Ce qui éclata tout de suite entre ces théologiens et cette jeune
fille, ce fut la haine et l'horreur réciproques. Contrairement aux
usages de son sexe, que les ribaudes elles-mêmes n'osaient enfreindre,
elle montrait ses cheveux, des cheveux bruns taillés sur l'oreille.
C'étaient peut-être les premiers cheveux de femme que voyait tel de
ces jeunes religieux, tel de ces jeunes maîtres assis derrière leurs
anciens. Elle portait des chausses comme un garçon. Ils trouvaient son
habit impudique, abominable[603]. Elle les irritait et les indignait.
Si l'évêque de Beauvais l'avait forcée à comparaître en robe et en
chaperon, ils l'eussent regardée sans doute avec moins de colère. Cet
habit d'homme leur rendait présentes les oeuvres accomplies par la
Pucelle, avec le secours des démons, dans le camp du dauphin Charles,
se disant roi. En ôtant comme avec la main, par magie, toute force aux
gens d'armes anglais, elle avait nui grandement à la plupart de ces
hommes d'Église qui la jugeaient. Les uns songeaient aux bénéfices
dont elle les avait dépouillés; d'autres, docteurs et maîtres de
l'Université, se rappelaient qu'elle avait failli mettre Paris à feu
et à sang[604]; d'autres, abbés et chanoines, lui en voulaient
peut-être plus encore de les avoir fait trembler jusqu'en Normandie.
Et le tort ainsi causé à une notable partie de l'Église de France,
pouvaient-ils le lui pardonner quand ils savaient qu'elle l'avait fait
par sorcellerie, divination, et invocation des diables? «Il faut être
bien ignorant, disait Sprenger, pour nier la réalité de la magie.»
Comme ils étaient très savants, ils voyaient des magiciens et des
sorciers où d'autres n'en auraient pas soupçonné; ils estimaient que
le doute touchant le pouvoir des démons sur les hommes et sur les
choses était non seulement hérésie et impiété, mais encore subversion
de toute société naturelle et politique. Ces docteurs assis là, dans
la chapelle du château, avaient fait brûler chacun dix, vingt,
cinquante sorcières, et toutes avaient confessé leur crime. N'eût-ce
pas été folie que de douter après cela qu'il fût des sorcières?

[Note 603: _Ibid._, p. 43.]

[Note 604: Le P. Denifle et Châtelain, _Le procès de Jeanne d'Arc
et l'Université de Paris_.]

On pouvait s'étonner que des créatures capables de faire tomber la
grêle, et de jeter des sorts sur les animaux et les hommes, se
laissassent prendre, juger, torturer et brûler sans défense, mais
c'était un fait constant; tous les juges ecclésiastiques avaient pu
l'observer. Et les hommes très doctes en rendaient compte: ils
expliquaient que les sorciers et les sorcières perdaient leur pouvoir
dès qu'ils étaient aux mains des gens d'Église. On tenait cette
explication pour satisfaisante. La pauvre Pucelle avait comme les
autres, perdu son pouvoir; ils ne la craignaient plus.

Jeanne les haïssait pour le moins autant qu'ils la haïssaient. Cette
antipathie que les saintes ignorantes, les belles inspirées, d'esprit
libre, capricieux, ardent, éprouvaient naturellement pour les docteurs
enflés de leur science et tout raidis de scolastique, elle l'avait
ressentie naguère à l'égard des clercs de Poitiers, qui cependant
étaient du parti de France, ne lui voulaient pas de mal et ne
l'avaient pas beaucoup tourmentée. On peut juger par là de la
répulsion que lui inspiraient les clercs de Rouen. Elle savait qu'ils
cherchaient à la faire mourir. Mais elle ne les craignait pas; elle
attendait avec confiance que les anges et les saintes, accomplissant
leur promesse, vinssent la délivrer. Elle ne savait ni quand ni
comment arriverait le salut; elle ne doutait pas qu'il n'arrivât. En
douter eût été douter de saint Michel, de sainte Catherine et de
Notre-Seigneur; c'eût été croire que ses Voix étaient mauvaises. Ses
Voix lui avaient dit de ne rien craindre et elle ne craignait
rien[605]. Intrépide simplicité; d'où lui venait cette confiance en
ses Voix, sinon de son coeur?

[Note 605: _Procès_, t. I, pp. 88, 94, 151, 155 et _passim_.]

L'évêque la requit de jurer en la forme prescrite, les deux mains sur
les saints Évangiles, qu'elle répondrait la vérité sur tout ce qui lui
serait demandé.

Elle ne pouvait. Ses Voix lui défendaient de rien confier à personne
des révélations dont elles la gratifiaient abondamment.

Elle répondit:

--Je ne sais sur quoi vous voulez m'interroger. Vous pourriez me
demander telles choses que je ne vous dirai pas.

Et comme l'évêque insistait pour qu'elle jurât de dire toute la
vérité:

--De mon père et de ma mère, dit-elle, et de ce que j'ai fait après ma
venue en France, je jurerai volontiers. Mais des révélations de la
part de Dieu, oncques n'en ai dit ni révélé à personne, hors à
Charles, mon roi. Et je n'en révélerai rien, me dût-on couper la tête.

Et, soit qu'elle voulût gagner du temps, soit qu'elle comptât avoir
bientôt sur ce point un nouvel avis de son Conseil, elle ajouta
qu'avant huit jours elle saurait bien si elle devait révéler ces
choses.

Enfin elle jura selon les formes, à genoux, les deux mains sur le
missel[606]. Puis elle répondit sur son nom, son pays, ses parents,
son baptême, ses parrains et marraines. Elle dit qu'elle avait à peu
près dix-neuf ans, à ce qu'il lui semblait[607].

[Note 606: _Procès_, t. I, p. 45.]

[Note 607: _Ibid._, t. I, p. 46.]

Interrogée sur ce qu'elle avait appris:

--J'ai appris de ma mère _Notre Père_, _Je vous salue, Marie_ et _Je
crois en Dieu_.

Mais quand on lui demanda de dire _Notre Père_, elle s'y refusa, ne
voulant le dire qu'en confession. C'était pour que l'évêque l'entendît
au tribunal de la pénitence[608].

[Note 608: _Procès_, t. I, pp. 46-47]

La séance était très agitée; chacun parlait à la fois. Jeanne, de sa
voix douce, avait scandalisé les docteurs.

L'évêque lui fit défense de sortir de prison, sous peine d'être
convaincue du crime d'hérésie.

Elle n'accepta point cette défense:

--Si je m'évadais, dit-elle, nul ne pourrait me reprocher d'avoir
rompu ma foi, car oncques ne donnai ma foi à personne.

Elle se plaignit ensuite d'être aux fers.

L'évêque lui représenta que c'était parce qu'elle avait tenté de
s'évader.

Elle en convint:

--C'est vrai, j'ai voulu m'évader, et je le voudrais encore comme
c'est permis à tout prisonnier[609].

[Note 609: _Ibid._, t. I, p. 47.]

Aveu d'une grande hardiesse, si elle avait bien entendu ces paroles du
juge, qu'en sortant de prison, elle encourait les peines dues aux
hérétiques. C'était, un crime contre l'Église que de s'échapper des
prisons de l'Église, c'était un crime et une folie; car les prisons
de l'Église sont des séjours de pénitence, et il est aussi criminel
qu'insensé, le pécheur qui se refuse à la pénitence salutaire; il est
semblable au malade qui ne veut point être guéri. Mais Jeanne n'était
pas proprement dans une prison ecclésiastique; elle était dans le
château de Rouen, prisonnière de guerre, aux mains des Anglais.
Pouvait-on dire qu'en s'évadant, elle encourait l'excommunication et
les peines spirituelles et temporelles dues aux ennemis de la foi? Il
y avait là une difficulté. Le seigneur évêque la leva incontinent par
une belle fiction juridique. Trois hommes d'armes d'Angleterre, John
Gris, écuyer, John Bervox et William Talbot étaient commis par le roi
à la garde de Jeanne. L'évêque, agissant comme juge ecclésiastique,
les commit lui-même à cette garde et leur fit jurer sur les saints
Évangiles de lier et enfermer cette fille[610]. De ce fait la Pucelle
était prisonnière de notre sainte Mère l'Église et elle ne pouvait
rompre ses fers sans tomber dans l'hérésie.

[Note 610: _Procès_, t. I, pp. 47-8.]

La deuxième audience fut fixée au lendemain 22 février[611].

[Note 611: _Ibid._, t. I, p. 48.]



CHAPITRE XI

LA CAUSE DE LAPSE (_Suite_).


Après l'audience, quand il s'agit de rédiger le procès-verbal, un
conflit s'éleva entre les notaires ecclésiastiques et deux ou trois
greffiers royaux qui avaient enregistré, eux aussi, les réponses de
l'accusée. Les deux rédactions, comme on pouvait s'y attendre,
différaient l'une de l'autre en plusieurs endroits. On décida que
Jeanne serait interrogée à nouveau sur les points contestés[612]. Les
notaires d'Église se plaignaient aussi du mal qu'ils avaient à saisir
les paroles de Jeanne à travers les interruptions des assistants qui
les hachaient.

[Note 612: _Procès_, t. III, pp. 131-136.]

En un procès d'inquisition il n'y avait pas de lieu déterminé pour les
interrogatoires non plus que pour les autres actes de la procédure;
les juges interrogeaient soit dans une chapelle, soit dans une salle
capitulaire, ou bien encore dans la prison ou dans une chambre de
torture. Pour éviter le tumulte de la première séance, comme le
croyait Messire Guillaume Manchon[613], et parce qu'il n'y avait plus
de raison de procéder aussi solennellement qu'à l'ouverture des
débats, le juge et les conseillers se réunirent dans la chambre de
Parement, petite pièce située au bout de la grande salle du
château[614]; et l'on mit deux gardes anglais à la porte. Selon le
droit inquisitorial, les assesseurs désignés n'étaient pas tenus
d'assister à toutes les délibérations[615]. Cette fois, quarante-deux
étaient présents, trente-six anciens et six nouveaux, et parmi ces
grands clercs, frère Jean Lemaistre, le vice-inquisiteur de la foi,
l'humble frère prêcheur, non plus, comme au temps de saint Dominique,
chien carnassier du Seigneur, mais, par suite des entreprises de
l'Église des Gaules sur la puissance pontificale, chien de l'évêque,
pauvre moine n'osant ni agir ni s'abstenir, muet, craintif, le dernier
et moindre de tous, en attendant de devenir du jour au lendemain juge
souverain et sans appel[616].

[Note 613: _Procès_, t. III, p. 135.]

[Note 614: _Ibid._, t. I, p. 48.--A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc et la
Normandie_, pp. 323-324.]

[Note 615: L. Tanon, _Histoire des tribunaux de l'inquisition_, p.
420.]

[Note 616: _Procès_, t. I, pp. 48-50.]

Jeanne fut introduite par messire Jean Massieu, huissier. Elle tenta
encore d'éluder le serment de tout dire; mais il lui fallut jurer sur
l'Évangile[617].

[Note 617: _Procès_, t. I, p. 50.]

Ce fut maître Jean Beaupère qui l'interrogea; il était docteur en
théologie. L'Université de Paris, qui le regardait comme une de ses
plus belles lumières, l'avait nommé deux fois recteur, chargé des
fonctions de chancelier, en l'absence de Gerson, et envoyé en l'an
1419, avec messire Pierre Cauchon, en la ville de Troyes, pour donner
aide et conseil au roi Charles VI, et, trois ans après, vers la reine
d'Angleterre et le duc de Glocester, pour obtenir, par leur appui, la
confirmation de ses privilèges. Il venait d'être nommé chanoine de
Rouen par le roi Henri VI[618].

[Note 618: Du Boulay, _Historia Universitatis Paris._, t. V, p.
919.--De Beaurepaire, _Notes sur les juges_, pp. 27-30.]

Maître Jean Beaupère demanda d'abord à Jeanne à quel âge elle avait
quitté la maison de son père. Elle ne sut pas le dire, bien qu'elle
eût répondu la veille qu'elle avait présentement dix-neuf ans
environ[619].

[Note 619: _Procès_, t. I, p. 51.]

Interrogée sur les occupations de son enfance, elle répondit qu'elle
vaquait aux soins du ménage et n'allait guère aux champs avec les
bêtes.

--Pour filer et coudre, dit-elle, je ne crains femme de Rouen[620].

[Note 620: _Ibid._, t. I, p. 51.]

Ainsi, portant jusque dans ces choses domestiques son goût de
chevalerie et son ardeur de prouesses, elle défiait au fuseau et à
l'aiguille toutes les femmes d'une ville, sans en connaître une seule.

Interrogée sur ses confessions et ses communions, elle répondit
qu'elle se confessait à son curé ou à un autre prêtre quand celui-ci
était empêché. Mais elle ne voulut pas dire si elle avait communié à
d'autres fêtes qu'à Pâques[621].

[Note 621: _Procès_, t. I, pp. 51-52.]

Maître Jean Beaupère procédait sans ordre et sautait brusquement d'un
sujet à l'autre, afin de la surprendre. Il lui parla tout à coup de
ses Voix. Elle lui répondit comme il suit:

--Étant en l'âge de treize ans, j'ai eu une Voix de Dieu pour m'aider
à me bien gouverner. Et la première fois j'ai eu grand'peur. Et la
Voix vint quasiment à l'heure de midi, en été, dans le jardin de mon
père...

Elle entendit la Voix à droite, vers l'église. Rarement elle l'entend
sans une lumière. Cette lumière est du côté que la Voix est ouïe[622].

[Note 622: _Ibid._, t. I, p. 52.]

En apprenant que Jeanne entendait la Voix à droite, un docteur plus
savant et plus doux que n'était maître Jean eût sans doute interprété
favorablement cette circonstance, puisqu'on lit dans Ezéchiel que les
anges se tenaient à droite de la demeure, puisque nous voyons, au
dernier chapitre de saint-Marc, que les femmes virent l'Ange assis à
droite et puisque enfin saint Luc observe en termes exprès que l'Ange
apparut à Zacharie à droite de l'autel encensé, sur quoi le vénérable
Bède fit cette réflexion: «il apparut à droite, parce qu'il apportait
un signe de la divine miséricorde[623]». Mais l'interrogateur
n'attacha son esprit à rien de semblable; et, croyant embarrasser
Jeanne, il lui demanda comment elle voyait la lumière, puisqu'elle
était de côté[624]. Jeanne ne répondit pas et comme distraite:

[Note 623: Bréhal, _Mémoires et consultations en faveur de Jeanne
d'Arc_, édit. Lanéry d'Arc, p. 409.]

[Note 624: Voir Appendice I, la lettre du docteur G. Dumas.]

--Si j'étais dans un bois, j'entendrais bien les Voix qui viendraient
à moi.... Elle me semble être une digne Voix. Je crois que cette Voix
m'a été envoyée de la part de Dieu. Après avoir entendu trois fois
cette Voix, j'ai connu que c'était la voix d'un ange.

--Quels enseignements vous donnait cette Voix pour le salut de votre
âme?

--Elle m'apprit à me bien conduire, à fréquenter l'église, et elle m'a
dit qu'il me fallait aller en France[625].

[Note 625: _Procès_, t. I, p. 52.]

Et Jeanne conta comment, sur l'ordre de la Voix, elle était allée à
Vaucouleurs, vers sire Robert de Baudricourt, qu'elle avait reconnu,
sans l'avoir oncques vu auparavant; comment le duc de Lorraine l'avait
appelée auprès de lui pour qu'elle le guérît et comment elle s'était
rendue en France[626].

[Note 626: _Ibid._, t. I, pp. 53-54.]

Elle fut ensuite amenée à dire qu'elle savait bien que Dieu aimait le
duc d'Orléans et qu'elle avait sur lui plus de révélations que sur
homme vivant, excepté son roi, qu'il lui avait fallu changer son habit
de femme en habit d'homme et que son conseil l'avait bien avisée[627].

[Note 627: _Procès_, t. I, p. 54.]

On lui donna lecture de la lettre aux Anglais. Elle reconnut qu'elle
l'avait dictée dans les mêmes termes, à trois endroits près. Elle
n'avait pas dit: _corps pour corps_, ni _chef de guerre_; et elle
avait dit _rendez au roi_, au lieu de _rendez à la Pucelle_. Les juges
n'avaient pas altéré le texte de la lettre, comme on peut s'en assurer
en le comparant à d'autres textes qui ne passèrent pas par leurs mains
et qui contiennent les expressions niées par Jeanne[628].

[Note 628: _Ibid._, t. I, pp. 55-56; t. V, p. 95.]

Au début de sa vocation, elle croyait que Notre-Seigneur, vrai roi de
France, lui avait ordonné de remettre la lieutenance du royaume à
Charles de Valois. Les propos où elle exprime ces idées sont rapportés
par trop de personnes étrangères les unes aux autres pour qu'on puisse
douter qu'elle les ait prononcés. «Le roi aura le royaume en commande;
le roi de France est lieutenant du roi des cieux.» Ce sont là des
paroles sorties de sa bouche et elle a vraiment dit au dauphin:
«Faites don de votre royaume au roi des cieux[629].» Mais ce qu'on est
bien obligé de reconnaître, c'est qu'à Rouen il ne subsiste plus en
elle aucune trace de ces idées mystiques et qu'elle semble même
incapable de les avoir jamais eues. Dans toutes les réponses qu'elle
fait à ses interrogateurs, elle se montre si étrangère à tout
raisonnement un peu abstrait et aux spéculations même les moins
compliquées, qu'on se figure mal qu'elle ait pu concevoir la royauté
temporelle de Jésus-Christ sur la terre des Lis. Rien dans son langage
ni dans ses pensées ne la montre préparée à de telles méditations et
l'on en arrive à croire que cette théologie politique lui avait été
enseignée, dans son âge tendre et ductile, par des clercs désireux de
remédier aux maux de l'Église et du royaume, mais qu'elle n'en avait
point pénétré profondément l'esprit ni bien possédé le sens, et que
les termes mêmes lui en avaient peu à peu échappé, dans une vie rude
et parmi des gens d'armes dont l'âme simple s'accordait avec la sienne
mieux que l'âme plus ornée de ses initiateurs contemplatifs.

[Note 629: _Ibid._, t. II, p. 456; t. III, pp. 91-92.--Morosini,
t. III, p. 104.--Eberhard Windecke, pp. 152-153.--J. Quicherat,
_Aperçus nouveaux_, pp. 132-133.--Le P. Ayroles, _La vraie Jeanne
d'Arc_, t. IV, p. 440, chap. I: _La royauté du Jésus-Christ_.]

Interrogée sur sa venue à Chinon, elle répondit:

J'allai sans empêchement vers mon roi; quand j'arrivai à la ville de
Sainte-Catherine de Fierbois, j'envoyai premièrement à la ville de
Château-Chinon où était mon roi. J'y arrivai vers l'heure de midi et
me logeai dans une hôtellerie et, après dîner, j'allai à mon roi qui
était dans le château.

Les greffiers, s'il faut les en croire, s'émerveillaient à l'envi de
sa mémoire. Ils admiraient qu'elle se rappelât avec exactitude ce
qu'elle avait dit huit jours auparavant[630]. Pourtant ses souvenirs
étaient parfois étrangement incertains, et l'on a quelque raison de
penser avec le Bâtard qu'elle attendit deux jours à l'auberge avant
d'être reçue par le roi[631].

[Note 630: _Procès_, t. III, pp. 89, 142, 161, 176, 178, 201.]

[Note 631: _Ibid._, t. III, p.]

À propos de cette audience au château de Chinon, elle dit à ses juges
qu'elle avait reconnu le roi comme elle avait reconnu le sire de
Baudricourt, par révélation[632].

[Note 632: _Ibid._, t. I, p. 56.]

L'interrogateur lui demanda:

--Quand la Voix vous montra votre roi, y avait-il là quelque
lumière[633]?

[Note 633: _Ibid._, p. 56.]

Cette question se rapportait à des circonstances étranges qui
intéressaient grandement les juges, car ils y soupçonnaient la Pucelle
de s'être rendue coupable de fraude sacrilège ou peut-être de
sorcellerie, avec la complicité du roi de France. Ils avaient appris,
en effet, par leurs informateurs, que Jeanne se vantait d'avoir donné
un signe au roi, en la forme d'une couronne précieuse[634]. Voici la
vérité sur ce point.

[Note 634: Il ne paraît pas possible d'admettre avec Quicherat
(_Aperçus nouveaux_), que Jeanne imaginait la fable de la couronne à
mesure qu'on la pressait de questions au sujet «du signe». À la façon
dont les juges conduisaient l'interrogatoire, on voit bien qu'ils
connaissaient toute cette histoire extraordinaire.]

Madame sainte Catherine, ainsi qu'on le rapportait dans son histoire,
reçut un jour, de la main d'un ange, une couronne resplendissante et
la posa sur la tête de l'impératrice des Romains. Cette couronne
signifiait la béatitude éternelle[635]. Jeanne, qui était nourrie de
cette histoire, disait que semblable chose lui était advenue. En
France elle avait fait plusieurs récits merveilleux de couronnes et
dans l'un de ces récits elle se représentait en la grande salle du
château de Chinon, au milieu des seigneurs, recevant de la main d'un
ange une couronne, pour la donner à son roi[636]. C'était vrai, au
sens spirituel, car elle avait mené Charles à son sacre et
couronnement. Jeanne n'était pas très exercée à concevoir deux ordres
de vérités. Il se peut toutefois qu'elle eut des doutes sur la réalité
matérielle de cette vision. Il se peut même qu'elle la tînt pour vraie
seulement au sens spirituel. En tout cas, elle avait promis
d'elle-même spontanément à sainte Catherine et à sainte Marguerite de
n'en point parler à ses juges[637].

[Note 635: _Legenda aurea_, éd. 1846, pp. 789 et suiv.]

[Note 636: _Procès_, t. I, pp. 120-122.]

[Note 637: _Ibid._, t. I, p. 90.]

--Vîtes-vous quelque ange au-dessus du roi? demanda l'interrogateur.

Elle refusa de répondre[638].

[Note 638: _Ibid._, t. I, p. 56.]

Pour cette fois, il ne fut rien dit de la couronne.

Maître Jean Beaupère demanda à Jeanne si elle entendait souvent la
Voix.

--Il n'est jour que je ne l'entende. Et elle me fait bien besoin[639].

[Note 639: _Procès_, t. III, p. 57.]

Elle ne parlait jamais de ses Voix sans exprimer qu'elles étaient son
refuge et son réconfort, son allègement et son allégresse. Or, les
théologiens s'accordaient à croire que le bon esprit laisse en se
retirant l'âme comblée de joie, de paix et de consolation, et ils en
donnaient pour preuve cette parole de l'ange à Zacharie et à Marie:
«Ne craignez point[640]». Ce n'était pas toutefois une raison assez
forte pour persuader à des clercs du parti anglais que des Voix
ennemies des Anglais venaient de Dieu.

[Note 640: Jean Bréhal, dans les _Mémoires et consultations en
faveur de Jeanne d'Arc_, éd. Lanéry d'Arc, p. 409.]

Et la Pucelle ajouta:

--Oncques n'ai requis d'elle autre récompense finale que le salut de
mon âme[641].

[Note 641: _Procès_, t. III, p. 57.]

L'interrogatoire se termina sur une charge capitale: l'assaut donné à
Paris un jour de fête. C'est peut-être à ce sujet que frère Jacques de
Touraine, de l'ordre des frères mineurs, qui de temps à autre faisait
aussi des questions, demanda à Jeanne si elle avait jamais été en un
lieu où des Anglais eussent été tués.

--En nom Dieu, si j'y ai été? répliqua Jeanne vivement. Comme vous
parlez doucement! Que ne partaient-ils de France et n'allaient-ils
dans leur pays!

Un seigneur d'Angleterre, qui se trouvait dans la salle, entendant ces
paroles, dit à ses voisins:

--Vraiment, c'est une bonne femme. Que n'est-elle Anglaise[642]!

[Note 642: _Procès_, t. III, p. 48.]

La troisième séance publique fut fixée au surlendemain, samedi 24
février[643].

[Note 643: _Ibid._, t. I, p. 57.]

On était en carême; Jeanne observait le jeûne très
rigoureusement[644].

[Note 644: _Ibid._, t. I, pp. 61, 70.]

Le vendredi 23 au matin, les Voix vinrent d'elles-mêmes l'éveiller.
Elle se souleva sur son lit et s'y tint assise, les mains jointes,
pour leur rendre grâces. Puis elle leur demanda ce qu'elle devait
répondre aux juges, les priant de prendre conseil là-dessus de
Notre-Seigneur. Les Voix prononcèrent d'abord des paroles qu'elle ne
comprit pas. Cela arrivait quelquefois, surtout aux heures difficiles.
Puis elles dirent[645]:

--Réponds hardiment, Dieu t'aidera.

[Note 645: _Ibid._, t. I, p. 62.]

Ce même jour, elle les entendit une deuxième fois à l'heure des vêpres
et une troisième fois quand les cloches sonnèrent l'_Ave Maria_ du
soir. Dans la nuit du vendredi et du samedi, elles revinrent et lui
révélèrent beaucoup de secrets pour le bien du roi de France. Elle en
reçut un grand réconfort[646]. Très probablement elles lui
renouvelèrent l'assurance qu'elle serait tirée des mains de ses
ennemis et que ses juges, au contraire, se trouvaient en grand danger.

[Note 646: _Procès_, t. I, pp. 61-64.]

Elle se gouvernait entièrement par ses Voix. Quand elle était
embarrassée sur ce qu'elle devait dire à ses juges, elle faisait une
prière à Notre-Seigneur; elle lui disait dévotement: «Très doux Dieu,
en l'honneur de votre sainte Passion, je vous requiers, si vous
m'aimez, que me révéliez ce que je dois répondre à ces gens d'Église.
Je sais bien, quant à l'habit, le commandement comment je l'ai pris;
mais je ne sais point par quelle manière je dois le laisser. Pour ce,
plaise vous à moi l'enseigner.»

Et tout aussitôt les Voix venaient[647].

[Note 647: _Ibid._, t. I, p. 279.]

À la troisième séance, tenue le 24 février, dans la chambre de
Parement, siégèrent soixante-deux assesseurs, dont vingt
nouveaux[648].

[Note 648: _Ibid._, t. I, pp. 58-60.]

Jeanne montra plus de répugnance encore que les autres jours à prêter
sur les saints évangiles serment de répondre à tout ce qu'on lui
demanderait. L'évêque l'avertit charitablement que ce refus obstiné la
rendrait suspecte, et il la requit de jurer, sous peine d'être
reconnue coupable sur tous les chefs d'accusation[649]. Ainsi le
voulait en effet, la justice inquisitoriale. En l'an 1310, une béguine
nommée La Porète refusa le serment au sacré inquisiteur de la foi,
frère Guillaume de Paris; elle fut incontinent excommuniée, et, sans
être davantage interrogée, après une longue procédure, livrée au
prévôt de Paris, qui la fit brûler vive. La dévotion qu'elle montra
sur le bûcher tira des larmes à tous les assistants[650].

[Note 649: _Procès_, t. I, pp. 60-61.]

[Note 650: _Grandes Chroniques_, éd. P. Paris, t. V, p. 188.]

Toutefois l'évêque ne put obtenir que la Pucelle jurât sans
restrictions. Elle jura de dire la vérité sur tout ce qu'elle saurait
touchant le procès, se réservant de taire ce qui, selon elle, ne s'y
rapporterait pas. Elle parla volontiers des Voix qu'elle avait
entendues la veille et dans la matinée, et ne céda point qu'elles lui
avaient fait des révélations concernant le roi. Mais, quand maître
Jean Beaupère se montra curieux de les connaître, elle demanda un
délai de quinze jours pour répondre, sûre que d'ici là elle serait
délivrée; et aussitôt elle se mit à vanter les secrets que ses Voix
lui avaient confiés pour le bien du roi.

--Je voudrais qu'il les sût dès maintenant, dit-elle, dussé-je ne pas
boire de vin d'ici à Pâques[651].

[Note 651: _Procès_, t. I, p. 64.]

«Ne pas boire de vin d'ici Pâques». Employait-elle de la sorte, sans y
prendre garde, une locution en usage dans le pays de ce joli vin qui
a des teintes de rose desséchée, de ce vin «gris» dont deux doigts
avec un morceau de pain faisaient le repas des femmes de Domremy[652]?
Ou bien avait-elle pris cette façon de dire aux gens d'armes de sa
compagnie, avec les bonnes buffes et les bons torchons? Hélas! quel
hypocras devait-elle boire pendant les cinq semaines qui restaient à
courir avant Pâques? Elle employait là une expression toute faite,
comme il lui arrivait souvent, et n'y attribuait aucun sens précis, à
moins qu'à l'idée de vin ne se mêlât plus ou moins confusément dans
son esprit une pensée cordiale, un espoir de voir, une fois délivrée,
les seigneurs de France emplir leur tasse en l'honneur d'elle.

[Note 652: E. Hinzelin, _Chez Jeanne d'Arc_, pp. 37, 177.]

Maître Jean Beaupère lui demanda si, avec les Voix, elle voyait
quelque chose.

Elle répondit:

--Je ne vous dirai pas tout. Je n'en ai pas congé... La Voix est bonne
et digne... De cela je ne suis pas tenue de répondre.

Et elle pria qu'on lui donnât par écrit les points sur lesquels elle
ne répondait pas tout de suite[653].

[Note 653: _Procès_, t. I, pp. 64-65.]

Quel usage pensait-elle faire de cet écrit? Elle ne savait pas lire;
elle n'avait pas d'avocat. Voulait-elle montrer la cédule à quelque
faux ami qui la trompait, comme Loiseleur? Ou pensait-elle la mettre
sous les yeux de ses saintes?

Maître Beaupère demanda si la Voix avait un visage et des yeux.

Elle refusa de le dire et cita un dicton en usage chez les enfants:
«Souvent on est pendu pour avoir dit la vérité[654].»

[Note 654: _Procès_, t. I. p. 65.--«Souvent on est blâmé de trop
parler» proverbe commun au XVe siècle, cf. Le Roux de Lincy, _Les
proverbes français_, t. II, p. 417.]

Maître Beaupère demanda:

--Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu?

La question était singulièrement captieuse: elle mettait Jeanne entre
l'aveu de son péché et la plus condamnable témérité. Un des
assesseurs, maître Jean Lefèvre, de l'ordre des frères ermites, fit
observer qu'elle n'était pas tenue de répondre. Il y eut des murmures
dans la salle.

Mais Jeanne:

--Si je n'y suis, Dieu m'y mette, et si j'y suis, Dieu m'y garde. Je
serais la plus dolente du monde si je savais ne pas être en la grâce
de Dieu[655].

[Note 655: _Procès_, t. I, p. 65.]

Les assesseurs furent surpris qu'elle eût si bien répondu. Pourtant
ils n'étaient point revenus à de meilleurs sentiments pour elle. Ils
reconnaissaient qu'elle parlait bien au sujet de son roi, mais que,
pour le reste, elle avait trop de subtilité et de cette subtilité
propre à la femme[656].

[Note 656: _Ibid._, t. II, pp. 21, 358.]

Maître Jean Beaupère questionna ensuite Jeanne sur son enfance au
village, essayant de la montrer cruelle, encline à l'homicide dès ses
tendres années et adonnée à ces pratiques d'idolâtrie, pour lesquelles
les habitants de Domremy étaient notoirement diffamés[657].

[Note 657: _Procès_, t. I, pp. 65-68.]

Il toucha alors un point d'une singulière importance pour pénétrer les
origines obscures de la mission de Jeanne.

--Ne vous a-t-on pas regardée comme l'envoyée du bois Chesnu?

En poussant dans ce sens, on aurait peut-être obtenu des révélations
importantes. Assurément Jeanne avait été accréditée en France par de
fausses prophéties; mais ces clercs n'étaient pas en état de se
débrouiller dans tous ces pseudo-Bède et pseudo-Merlin[658].

[Note 658: _Ibid._, t. I, p. 68.]

Jeanne répondit:

--Quand je vins trouver le roi, aucuns me demandaient s'il y avait
dans mon pays un bois nommé le bois Chesnu, parce qu'il existait des
prophéties disant que des environs de ce bois devait venir une jeune
fille qui ferait des merveilles. Mais à cela je n'ajoutai pas foi.

À cela elle n'ajouta pas foi, il faut l'en croire; mais si elle
n'accordait aucune créance à la prophétie de Merlin sur la vierge de
la forêt chesnue, elle donnait au contraire une grande attention à la
prophétie annonçant qu'une Pucelle libératrice viendrait des Marches
de Lorraine, puisqu'elle la récitait, celle-là, aux époux Leroyer et à
son oncle Lassois d'un tel accent qu'ils en demeuraient étonnés. Or,
les deux vaticinations, il faut bien le reconnaître, se ressemblent
comme deux soeurs. Maître Jean Beaupère, laissant Merlin l'Enchanteur,
brusquement demanda:

--Jeanne, voulez-vous avoir un habit de femme?

Elle répondit:

--Donnez-m'en un, je le prendrai et partirai. Autrement non. Je me
contenterai de celui-ci, puisqu'il plaît à Dieu que je le porte.

Sur cette réponse, qui contenait deux erreurs tendant à l'hérésie, le
seigneur évêque leva la séance[659].

[Note 659: _Procès_, t. I, p. 68.]

Le lendemain 25 février était le premier dimanche du Carême. Ce
jour-là ou un autre, mais plus probablement ce jour-là, monseigneur de
Beauvais envoya une alose à Jeanne, qui, ayant mangé de ce poisson,
eut la fièvre et fut prise de vomissements[660]. Deux maîtres ès arts
de l'Université de Paris, docteurs en médecine, Jean Tiphaine et
Guillaume Delachambre, assesseurs au procès, furent appelés par le
comte de Warwick qui leur dit:

--Jeanne, d'après ce qu'on m'a rapporté, est souffrante. Je vous ai
mandés pour aviser à la guérir. Le roi ne veut pour rien au monde
qu'elle meure de mort naturelle. Car il l'a chère, l'ayant chèrement
achetée. Il entend qu'elle ne trépasse que par justice et soit brûlée.
Faites donc le nécessaire, visitez-la avec grand soin et tâchez
qu'elle se rétablisse[661].

[Note 660: _Ibid._, t. III, pp. 48-49.]

[Note 661: _Procès_, t. III, p. 51.]

Conduits par maître Jean d'Estivet auprès de Jeanne, les médecins lui
demandèrent de quel mal elle souffrait.

Elle répondit qu'elle avait mangé d'une carpe que monseigneur de
Beauvais lui avait envoyée et qu'elle se doutait que là était la cause
de son mal.

Soupçonnait-elle l'évêque d'avoir voulu l'empoisonner? C'est ce que
maître Jean d'Estivet crut comprendre, car il se mit dans une violente
colère:

--Putain, paillarde! s'écria-t-il, c'est toi qui as mangé des harengs
et autres choses à toi contraires.

--Je ne l'ai pas fait, répliqua-t-elle.

Ils échangèrent tous deux des paroles injurieuses et Jeanne en fut
plus malade[662].

[Note 662: _Ibid._, t. III, p. 49.]

Les médecins la palpèrent aux reins et au côté droit et lui trouvèrent
de la fièvre. D'où ils conclurent à une saignée.

Ils en avisèrent le comte de Warwick qui s'inquiéta:

--Une saignée? Prenez garde! Elle est rusée et pourrait bien se tuer.

Néanmoins on fit la saignée et Jeanne guérit[663].

[Note 663: _Ibid._, t. III, pp. 51-52.]

Il n'y eut pas d'interrogatoire le lundi 26[664]. À l'ouverture de la
quatrième séance, le mardi 27, maître Jean Beaupère lui demanda
comment elle s'était portée; ce dont elle fut peu touchée. Elle lui
répondit sèchement: «Vous le voyez bien. Je me suis portée le mieux
que j'ai pu[665].»

[Note 664: Ce qui m'induit à placer cette indisposition à la date
du 25 février, c'est la question de Jean Beaupère à la séance du 27:
«Comment vous êtes-vous portée?» et la réponse ironique de Jeanne. Il
ne faut pas, ce me semble, confondre cette indigestion, comme on le
fait généralement, je crois, avec la grave maladie dont Jeanne fut
atteinte après Pâques. L'alose et les harengs viennent mieux en
carême, et maître Delachambre dit formellement qu'après la saignée
Jeanne guérit.]

[Note 665: _Procès_, t. I, p. 70.]

Cette séance avait lieu dans la salle de Parement, en présence de
cinquante-quatre assesseurs[666]. Cinq de ceux-là n'avaient pas encore
assisté aux débats, et dans le nombre maître Nicolas Loiseleur,
chanoine de Rouen, qui faisait, dans le procès, le cordonnier lorrain
et madame sainte Catherine d'Alexandrie[667].

[Note 666: _Ibid._, t. I, pp. 68-69.]

[Note 667: _Ibid._, t. II, pp. 332, 362; t. III, pp. 60, 133, 141,
156, 162, 173, 181.]

Maître Jean Beaupère se montra curieux, comme le samedi précédent, de
savoir si Jeanne avait entendu ses Voix. Elle les entendait tous les
jours[668].

[Note 668: _Ibid._, t. I, p. 70.]

Il demanda:

--Est-ce une voix d'ange qui vous parle, ou la voix d'un saint ou
d'une sainte? Ou bien est-ce Dieu qui vous parle sans truchement?

Jeanne:

--Cette voix est celle de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Et
leurs figures sont couronnées de belles couronnes, moult richement et
moult précieusement. De vous le dire j'ai licence de Messire. Si vous
en faites doute, envoyez à Poitiers où je fus interrogée[669].

[Note 669: _Procès_, t. I, p. 71.]

Elle se réclamait à bon droit des clercs de France. Les docteurs
armagnacs n'avaient pas moins d'autorité en matière de foi que les
docteurs anglais et bourguignons. Ne devaient-ils pas se retrouver
tous ensemble au concile?

L'interrogateur demanda:

--Comment savez-vous que ce sont ces deux saintes? Les connaissez-vous
bien l'une d'avec l'autre?

Jeanne:

--Je sais bien que ce sont elles et je les connais bien l'une d'avec
l'autre.

--Comment?

--Par la révérence qu'elles me font[670].

[Note 670: _Ibid._, t. I, p. 72.]

Réponse qu'on ne se hâtera pas de taxer d'erreur ou de fausseté, si
l'on songe que l'ange salua Gédéon (_Jud._ VI) et que Raphaël salua
Tobie(_Tob._ XII)[671].

[Note 671: Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations en faveur de
Jeanne d'Arc_, p. 406.]

Jeanne donna ensuite une autre raison:

--Je les connais parce qu'elles se nomment à moi[672].

[Note 672: _Procès_, t. I, p. 72.]

Quand on lui demanda si ses saintes étaient vêtues toutes deux de la
même étoffe, si elles étaient du même âge, si elles parlaient toutes
deux à la fois, si l'une d'elles lui était apparue la première, elle
refusa de répondre, alléguant qu'elle n'en avait pas congé[673].

[Note 673: _Procès_, t. I, pp. 72-73.]

Maître Jean Beaupère lui demanda quelle apparition vint à elle la
première quand elle était âgée de treize ans, ou environ.

Jeanne:

--Ce fut saint Michel. Je le vis de mes yeux. Et il n'était pas seul,
mais bien accompagné d'anges du ciel. Je ne suis venue en France que
par l'ordre de Messire.

--Vîtes-vous saint Michel et ces anges corporellement et réellement?

--Je les vis des yeux de mon corps, aussi bien que je vous vois. Et
quand ils s'éloignaient de moi, je pleurais et j'aurais bien voulu
qu'ils m'eussent emportée avec eux.

--En quelle figure était saint Michel[674]?

[Note 674: _Ibid._, t. I, p. 73.]

Elle n'avait pas congé de le dire.

On lui demanda si elle avait eu congé de Dieu d'aller en France et si
c'était Dieu qui lui avait prescrit de prendre l'habit d'homme.

En se taisant, elle se rendait suspecte d'hérésie et, de quelque
manière qu'elle répondît, elle se chargeait gravement: ou bien elle
prenait sur elle l'homicide et l'abomination, ou bien elle en
attribuait la volonté à Dieu, ce qui était manifestement sacrilège.

Sur sa venue en France, elle dit:

--J'aimerais mieux être tirée à quatre chevaux que d'être venue en
France sans congé de Messire.

Sur l'habit:

--L'habit est peu de chose, moins que rien. Je n'ai pris l'habit
d'homme sur le conseil d'homme du monde. Je n'ai pris cet habit ni
fait chose que par l'ordre de Messire et des anges[675].

[Note 675: _Procès_, t. I, pp. 74-75.]

Maître Jean Beaupère:

--Quand vous voyez cette Voix venir à vous, y a-t-il de la lumière?

Elle, alors, moqueuse comme à Poitiers:

--Toutes les lumières ne viennent pas à vous, mon beau seigneur[676].

[Note 676: _Ibid._, t. I, p. 75. J'ai restitué «mon beau Seigneur»
d'après _Procès_, t. III, p. 80.]

Avec beaucoup de cautèle et de ruse, c'est le procès du roi de France
que faisaient ces docteurs de Paris et de Rouen. Maître Jean Beaupère
lança cette question:

--Comment votre roi ajouta-t-il foi à vos dires?

--Parce qu'il avait bons signes, et par ses clercs.

--Quelles révélations eut votre roi?

--Vous n'aurez pas cela de moi cette année.

En entendant cette parole de la jeune fille, monseigneur de Beauvais,
qui était dans les conseils du roi Henri, ne songea-t-il donc point à
cette parole du livre de _Tobie_ (XII, 7): «Il est bon de cacher le
secret du roi»?

Jeanne dut ensuite répondre longuement sur l'épée de sainte Catherine.
Les clercs la soupçonnaient d'avoir trouvé cette épée par divination
et invocation du démon et d'avoir mis un charme dessus. Tout ce
qu'elle put dire ne dissipa point leurs soupçons[677].

[Note 677: _Procès_, t. I, pp. 75-77.]

On passa à l'épée qu'elle avait gagnée sur un Bourguignon.

--Je la portais, dit-elle, à Compiègne, parce que c'était bonne épée
de guerre, et bonne à donner de bonnes buffes et bons torchons[678].

[Note 678: _Ibid._, t. I, pp. 77-78.]

Voilà qui est clairement dit. La buffe était un soufflet, un coup de
plat, le torchon un coup de tranchant[679]. Quelques instants après, à
propos de sa bannière, elle déclara qu'elle la portait elle-même,
quand elle chargeait les ennemis, pour éviter de tuer personne.

[Note 679: La Curne et Godefroy, aux mots: _Buffe_ et _Torchon_.]

Et elle ajouta:

--Oncques n'ai tué personne[680].

[Note 680: _Procès_, t. I, p. 78.]

Les docteurs trouvaient qu'elle variait dans ses réponses[681]. Sans
doute, elle variait. Mais si les docteurs avaient vu, comme elle, à
toute heure de jour et de nuit, le ciel leur dégringoler sur la tête;
si toutes leurs pensées, tous leurs instincts bons ou mauvais, tous
leurs désirs à peine formés, s'étaient mués aussitôt, à leur insu, en
des ordres de Dieu, exprimés par des voix d'archanges et de
bienheureuses, ils eussent varié tout autant, et sans doute ils
eussent montré dans leurs paroles et dans leurs actions moins de
douceur mêlée à moins de courage et moins de sens dans autant
d'illusion.

[Note 681: _Ibid._, t. I, p. 34; t. II, p. 318.]

Les interrogatoires étaient longs; ils duraient trois et quatre
heures[682]. Avant de clore celui-là, maître Jean Beaupère voulut
savoir si Jeanne avait été blessée à Orléans. C'était un point
intéressant. Il était généralement admis que les sorcières perdaient
leur pouvoir avec leur sang. Enfin on la chicana sur la capitulation
de Jargeau, et la séance fut levée[683].

[Note 682: _Procès_, t. II, pp. 350, 365.]

[Note 683: _Ibid._, t. I, pp. 79-80.]

Maître Jean Lohier, notable clerc normand, étant venu à Rouen,
l'évêque comte de Beauvais donna ordre de le mettre au courant de la
procédure. Le premier samedi de carême, 24 février, l'évêque le fit
appeler dans sa maison près Saint-Nicolas-le-Painteur et l'invita à
donner son opinion sur le procès. Maître Jean Lohier parla de telle
sorte que l'évêque courut après les docteurs et maîtres Jean Beaupère,
Jacques de Touraine, Nicolas Midi, Pierre Maurice, Thomas de
Courcelles, Nicolas Loiseleur, et leur dit tout ému:

--Voilà Lohier qui nous veut bailler belles interlocutoires en notre
procès! Il veut tout calomnier et dit que le procès ne vaut rien. Qui
l'en voudrait croire, il faudrait tout recommencer, et tout ce que
nous avons fait ne vaudrait rien! On voit bien de quel pied il cloche.
Par saint Jean, nous n'en ferons rien; mais continuerons notre procès
comme il est commencé.

Le lendemain, maître Jean Lohier rencontra dans l'église Notre-Dame
messire Guillaume Manchon qui lui demanda:

--Avez-vous vu le procès?

--Je l'ai vu, répondit maître Jean. Ce procès ne vaut rien. Impossible
de le soutenir, pour plusieurs raisons. _Primo_, il y manque la forme
d'un procès ordinaire[684].

[Note 684: _Procès_, t. II, pp. 11, 341.]

Il entendait par là qu'on ne devait pas procéder contre Jeanne sans
informations préalables sur les présomptions de culpabilité, soit
qu'il ignorât les informations ordonnées par monseigneur de Beauvais,
soit plutôt qu'il les jugeât insuffisantes[685].

[Note 685: Voir la déposition de Thomas de Courcelles, dans
_Procès_, t. III, p. 38.]

--_Secundo_, poursuivit maître Jean Lohier, ce procès est déduit dans
le château, en lieu clos et fermé, où juges et assesseurs, n'étant
point en sûreté, n'ont pas pleine et entière liberté de dire purement
et simplement ce qu'ils veulent. _Tertio_, le procès touche à
plusieurs personnes qui ne sont pas appelées à comparoir, et on y
engage notamment l'honneur du roi de France, dont Jeanne suivit le
parti, sans citer le roi ni quelqu'un qui le représente. _Quarto_, ni
libellés, ni articles n'ont été donnés, et cette femme, qui est une
fille simple, on la laisse sans conseil pour répondre à tant de
maîtres, à de si grands docteurs et en matières si graves,
spécialement celle qui concerne ses révélations. Pour tous ces motifs,
le procès ne me semble pas valable.

Il ajouta:

--Vous voyez comment ils procèdent. Ils la prendront, s'ils peuvent,
par ses paroles. Ils tireront avantage des assertions où elle dit: «Je
sais de certain», au sujet de ses apparitions. Mais si elle disait:
«Il me semble», au lieu de: «Je sais de certain», m'est avis qu'il
n'est homme qui la pût condamner. Je m'aperçois bien qu'ils agissent
plus par haine que par tout autre sentiment. Ils ont l'intention de la
faire mourir. Aussi ne me tiendrai-je plus ici. Je n'y veux plus être.
Ce que je dis déplaît[686].

[Note 686: _Procès_, t. II, pp. 12, 341, 300; t. III, p. 138.]

Ce jour même, maître Jean quitta Rouen[687].

[Note 687: _Ibid._, t. II, pp. 12, 203, 252, 300; t. III, pp. 50,
138.]

L'aventure de maître Nicolas de Houppeville ressemble à celle de
maître Jean Lohier. Maître Nicolas, très notable clerc, conférant avec
des hommes d'Église, exprima cet avis que, faire juger Jeanne par des
gens du parti contraire n'était pas une bonne façon de procéder; et il
fit observer que Jeanne avait été déjà examinée par les clercs de
Poitiers et par l'archevêque de Reims, métropolitain de l'évêque de
Beauvais. Instruit de ces conciliabules, monseigneur de Beauvais se
mit dans une violente colère et fit citer devant lui maître Nicolas.
Celui-ci répondit qu'il relevait de l'official de Rouen et que
l'évêque de Beauvais n'était point son juge. S'il est vrai, comme on
l'a dit, que maître Nicolas fut mis ensuite dans les prisons du roi,
ce fut pour une raison plus juridique, sans doute, que d'avoir fâché
le seigneur évêque de Beauvais. Ce qui paraît plus probable, c'est que
ce très notable clerc ne voulut pas siéger comme assesseur et qu'il
quitta Rouen pour n'être pas appelé au procès[688].

[Note 688: _Procès_, t. I, pp. 252, 326, 354, 356; t. III, pp.
171-172.]

Quelques hommes d'Église, entre autres maître Jean Pigache, maître
Pierre Minier et maître Richard de Grouchet s'aperçurent beaucoup plus
tard qu'ils avaient opiné sous le coup de la crainte et dans un grand
péril. «Nous assistâmes au procès, dirent-ils, mais nous fûmes dans la
pensée de fuir[689].» En fait, il ne fut fait violence à personne et
ceux qui refusèrent d'assister au procès ne furent point inquiétés.
Des menaces! Pourquoi? Était-il donc difficile alors de condamner une
sorcière? Sorcière, Jeanne ne l'était pas. D'autres l'étaient-elles
davantage? Toutefois, entre ces autres et celle-là, on voyait cette
différence, que Jeanne avait exercé ses sortilèges en faveur des
Armagnacs et qu'en la condamnant on servait les Anglais qui étaient
les maîtres, chose à considérer, et que l'on fâchait les Français en
passe de le redevenir, ce qui donnait aussi à réfléchir aux gens
avisés. Il y avait bien de quoi rendre les docteurs perplexes; mais la
seconde considération pesait moins que la première; on ne croyait
guère que les Français fussent si près de reprendre la Normandie.

[Note 689: _Ibid._, t. II, pp. 356, 359.]

La cinquième séance publique eut lieu en l'endroit accoutumé, le 1er
mars, en présence de cinquante-huit assesseurs dont neuf n'avaient pas
encore siégé[690].

[Note 690: _Procès_, t. I, pp. 80-81.]

L'interrogateur demanda premièrement à Jeanne:

--Que dites-vous de notre seigneur le Pape, et qui croyez-vous qui
soit vrai pape?

Elle répondit habilement par une autre question:

--Est-ce qu'il y en a deux[691]?

[Note 691: _Ibid._, t. I, p. 82.]

Non, il n'y en avait pas deux; le schisme avait cessé par l'abdication
de Clément VIII; la grande déchirure de l'Église était recousue depuis
treize ans et toutes les nations chrétiennes, la française elle-même,
résignée à ne plus revoir ses papes d'Avignon, reconnaissaient le pape
de Rome. Mais, ce que ne savaient ni l'accusée ni les juges, ce 1er
mars 1431, il n'y avait ni deux papes ni un seul, il n'y en avait
point du tout; le saint-siège était vacant depuis la mort de Martin V,
survenue le 20 février; et cette vacance ne devait cesser que le
surlendemain, 3 mars, par l'élection d'Eugène IV[692].

[Note 692: _Analecta juris Pontif._, t. XIV, p. 117]

Ce n'était pas sans motif que l'interrogateur posait à Jeanne une
question relative au Saint-Siège. Ses raisons devinrent manifestes
quand il lui demanda si elle n'avait pas reçu une lettre du comte
d'Armagnac. Elle reconnut avoir reçu cette lettre et y avoir répondu.

Une copie de ces deux pièces se trouvait au dossier. On les lut à
Jeanne.

Il apparut que le comte d'Armagnac avait demandé, par missive, à la
Pucelle, lequel des trois papes était le vrai et que Jeanne avait fait
savoir, également par missive, qu'elle n'avait pas le temps de donner
réponse pour l'heure, mais qu'elle le ferait à loisir, quand elle
serait à Paris.

Ayant entendu la lecture de ces deux lettres, Jeanne déclara que celle
qu'on lui attribuait n'était de son fait qu'en partie. Et, puisqu'elle
dictait et qu'elle ne pouvait lire ensuite ce qu'on avait mis, il
était concevable que des paroles rapides, jetées le pied sur l'étrier,
n'eussent pas été fidèlement transcrites; mais elle ne put, dans une
suite de réponses embarrassées et contradictoires, établir en quoi sa
dictée différait du texte écrit[693]; et en elle-même la lettre au
comte d'Armagnac paraît bien plutôt le fait d'une visionnaire
ignorante que d'un clerc quelque peu avisé des affaires de l'Église.
On y remarque certaines expressions et certaines formules qui se
retrouvent dans d'autres lettres de Jeanne. Le doute n'est guère
possible; cette lettre est d'elle, elle l'avait oubliée; rien de
surprenant à cela: sa mémoire, comme nous l'avons vu, était sujette à
des défaillances plus étranges[694].

[Note 693: _Procès_, t. I, pp. 82, 84.]

[Note 694: La formule: «À Dieu vous recommande; Dieu soit garde de
vous», se rencontre dans les lettres à ceux de Tournai, de Troyes, de
Reims et dans la lettre au duc de Bourgogne. Et, ce qui est plus
significatif, on retrouve dans deux de ces lettres, dans celle aux
gens de Troyes et dans celle au duc de Bourgogne, les termes: «Le Roi
du ciel, mon droiturier et souverain seigneur.».--_Procès_, t. I, p.
246.]

Les juges tiraient de cet écrit des charges accablantes pour elle; ils
y voyaient la preuve d'une coupable témérité. Quelle jactance, à leurs
yeux, de la part de cette femme, que de prétendre savoir de Dieu même
ce que l'Église a pour mission d'enseigner! Et promettre de désigner
le pape par illumination intérieure, n'était-ce pas pécher gravement
contre l'Épouse de Jésus-Christ, déchirer d'une main sacrilège la
tunique sans coutures de Notre-Seigneur?

Jeanne vit si bien cette fois l'endroit par où ses juges voulaient la
prendre, qu'elle déclara par deux fois sa créance au seigneur pape de
Rome[695]. Elle aurait souri amèrement, si elle avait su que ces
insignes docteurs, ces lumières de l'Université de Paris, qui lui
faisaient un grief mortel de mal croire au pape, croyaient eux-mêmes
au pape à peu près comme s'ils n'y croyaient pas; qu'en ce moment,
plusieurs d'entre eux, maître Thomas de Courcelles, si grand docteur,
maître Jean Beaupère, l'interrogateur, maître Nicolas Loiseleur, qui
faisait la voix de sainte Catherine, avaient hâte de l'expédier,
l'innocente fille, pour enfourcher leur mule et trotter jusqu'à Bâle,
où ils devaient, dans la Synagogue de Satan, jeter feu et flammes
contre le Saint-Siège apostolique, et décréter diaboliquement de
soumettre le pape au concile, de lui ôter ses annates, qui lui étaient
plus chères que la prunelle de ses yeux, et finalement de le
déposer[696]. C'est alors qu'elle aurait pu, mieux que jadis au clerc
limousin, jeter le cri d'une âme rustique aux prêtres si âpres à
venger sur elle l'honneur de l'Église:

--Je suis plus catholique que vous!

[Note 695: _Procès_, t. I, pp. 82-83.]

[Note 696: De Beaurepaire, _Notes sur les juges_, pp. 27, 32, 75,
82.]

Non qu'il faille leur reprocher de s'être montrés bons gallicans, à
Bâle, mais d'avoir été, à Rouen, hypocrites et cruels.

Dans sa prison, la Pucelle prophétisait devant John Gris, son gardien.
Instruits de ces prophéties, les juges voulurent les entendre de la
bouche de Jeanne, qui leur dit:

--Avant qu'il soit sept années, les Anglais laisseront un plus grand
gage qu'ils n'ont fait devant Orléans. Ils perdront tout en France.
Ils auront plus grande perdition qu'oncques eurent en France, et cela
sera par grande victoire que Dieu enverra aux Français.

--Comment le savez-vous?

--Je le sais par révélation à moi faite, et que cela arrivera avant
sept ans. Et je serais bien fâchée que ce fût différé. Je le sais par
révélation aussi bien que je vous sais maintenant devant moi.

--Quand cela viendra-t-il?

--Je ne sais le jour ni l'heure.

--Mais l'année?

--Vous ne l'aurez pas encore. Mais je voudrais bien que ce fût avant
la Saint-Jean.

--N'avez-vous pas dit que cela arriverait avant la Saint-Martin
d'hiver?

--J'ai dit que, avant la Saint-Martin d'hiver, on verrait bien des
choses et qu'il se pourrait que les Anglais soient jetés bas.

Après quoi, l'interrogateur demanda à Jeanne si, quand saint Michel
vint à elle, saint Gabriel était avec lui.

Jeanne répondit:

--Je ne me le rappelle pas[697].

[Note 697: _Procès_, t. I, pp. 84-85.]

Elle ne se rappelait pas si, dans la foule des anges venus à elle,
s'était trouvé l'ange Gabriel qui avait salué Notre-Dame, et annoncé
la rédemption des hommes. Elle en avait tant vu, d'anges et
d'archanges, que celui-là ne l'avait pas particulièrement frappée.
Comment, après une réponse d'une telle simplicité, ces prêtres
eurent-ils encore le courage de l'interroger sur ses visions?
N'étaient-ils pas suffisamment édifiés? Mais non! Ces réponses
innocentes échauffaient le zèle de l'interrogateur. Avec quelle ardeur
et quelle abondance, passant des anges aux saintes, il multiplia les
questions menues et perfides! Avaient-elles des cheveux? des anneaux
aux oreilles? Y avait-il quelque chose entre leurs couronnes et leurs
cheveux? Ces cheveux étaient-ils longs et pendants? Avaient-elles des
bras? Comment parlaient-elles? Quelle espèce de voix était-ce[698]?

[Note 698: _Procès_, t. I, p. 86.]

Cette dernière question touchait un point grave en théologie. Les
démons dont le gosier grince comme roues de charrette ou vis de
pressoir, ne peuvent imiter le doux parler des saintes[699].

[Note 699: Le Loyer, _IV Livres des spectres_, Angers, 1605,
in-4º.]

Jeanne répondit que la voix était belle, douce, polie, et parlait
français.

Sur quoi on lui demanda insidieusement pourquoi sainte Marguerite ne
parlait pas anglais.

Elle répondit:

--Comment parlerait-elle anglais, puisqu'elle n'est pas du parti des
Anglais[700]?

[Note 700: _Procès_, t. I, p. 86.]

Un poète champenois avait bien dit, deux cents ans auparavant, que le
parler français, que le Seigneur fit bel et léger, était le langage du
paradis.

Elle fut ensuite interrogée sur ses anneaux. Matière ardue: il y avait
en ce temps-là beaucoup d'anneaux enchantés ou chargés d'amulettes.
Les magiciens faisaient des anneaux sous l'influence des planètes et
leur donnaient des vertus au moyen de pierres et d'herbes
merveilleuses, de caractères et de charmes. Avec des anneaux
constellés, on opérait des merveilles. Hélas! elle n'avait eu que deux
pauvres anneaux, l'un de laiton, avec les noms de Jésus et de Marie,
qu'elle tenait de ses père et mère, l'autre que son frère lui avait
donné. L'évêque lui retenait celui-là; les Bourguignons lui avaient
ôté l'autre[701].

[Note 701: _Procès_, t. I, pp. 86-87.--Vallet de Viriville, _Les
anneaux de Jeanne d'Arc_, dans _Mémoires de la Société des Antiquaires
de France_, t. XXX, 1868, pp. 82, 97.]

On essaya de la prendre sur un pacte conclu avec le diable, près de
l'arbre des Fées. Elle ne donna pas prise, mais elle prophétisa sa
délivrance et la ruine de ses ennemis.

--Ceux qui voudront m'ôter de ce monde pourront bien s'en aller avant
moi.... Il faudra qu'un jour je sois délivrée.... Je sais que mon roi
gagnera le royaume de France.

On lui demanda ce qu'elle avait fait de sa mandragore. Mais elle n'en
avait jamais eu[702].

[Note 702: _Procès_, t. I, p. 86.]

Puis l'interrogateur eut des curiosités sur saint Michel:

--Était-il nu?

Elle répondit:

--Pensez-vous que Messire n'a pas de quoi le vêtir?

--Avait-il des cheveux?

--Pourquoi lui auraient-ils été coupés?

--Tenait-il une balance?

--Je n'en sais rien[703].

[Note 703: _Procès_, t. I, p. 89.]

On voulait savoir si elle voyait saint Michel tel qu'il était figuré
dans les églises, avec une balance pour peser les âmes[704].

[Note 704: A. Maury, _Croyances et légendes du moyen âge_, pp. 171
et suiv.]

Comme elle dit qu'il lui semblait, à la vue de l'archange, n'être
point en état de péché mortel, l'interrogateur se mit à l'arguer sur
sa conscience. Elle répondit chrétiennement[705]. Alors il revint au
miracle du signe, qu'on avait laissé dormir depuis la première séance,
au mystère de Chinon, à cette couronne merveilleuse, que Jeanne, à
l'imitation de sainte Catherine d'Alexandrie, croyait tenir de la main
d'un ange. Mais elle avait promis à sainte Catherine et à sainte
Marguerite de n'en rien dire.

[Note 705: _Procès_, t. I, p. 90.]

--Quand vous montrâtes le signe au roi, y avait-il quelqu'un avec lui?

--Je ne pense pas qu'il y eût personne autre, bien qu'il se trouvât
beaucoup de monde assez proche.

--Avez-vous vu une couronne sur la tête du roi quand vous lui avez
montré ce signe?

--Je ne puis le dire sans parjure.

--Votre roi avait-il une couronne à Reims?

--Mon roi, je pense, a pris avec plaisir la couronne qu'il a trouvée à
Reims. Mais une bien riche couronne lui fut apportée par la suite. Il
ne l'a point attendue, pour hâter son fait à la requête de ceux de la
ville de Reims, afin d'éviter la charge des hommes de guerre. S'il eût
attendu, il aurait eu une couronne mille fois plus riche.

--Avez-vous vu cette couronne plus riche?

--Je ne puis vous le dire sans encourir parjure. Si je ne l'ai pas
vue, j'ai ouï dire à quel point elle est riche et magnifique[706].

[Note 706: _Procès_, t. I, pp. 90-91.]

Jeanne souffrait beaucoup d'être privée des sacrements. Un jour, comme
messire Jean Massieu la conduisait devant ses juges, ainsi que l'y
obligeait son état d'huissier ecclésiastique, elle lui demanda s'il
n'y avait pas sur le chemin quelque église ou chapelle, dans laquelle
fût le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ[707].

[Note 707: _Ibid._, t. II, p. 16.]

Messire Jean Massieu, doyen de la chrétienté de Rouen, était
extrêmement luxurieux; il s'attirait, par sa paillardise invétérée, de
fâcheuses affaires avec le chapitre et l'officialité[708]. Il n'était
peut-être pas aussi courageux ni aussi franc qu'il voulait le
paraître; mais ce n'était pas un homme dur et sans pitié.

[Note 708: De Beaurepaire, _Recherches sur le procès de
condamnation_, p. 115.]

Il répondit à sa prisonnière qu'il y avait une chapelle sur leur
chemin. Et il lui montra la chapelle castrale.

Alors elle le pria très instamment de la faire passer devant cette
chapelle pour qu'elle pût y faire à Messire révérence et prière.

Messire Jean Massieu y consentit volontiers et la laissa s'agenouiller
devant le sanctuaire. Inclinée à terre, Jeanne fit dévotement son
oraison.

Le seigneur évêque, instruit de ce fait, en fut mécontent; il donna
l'ordre à l'huissier de ne plus tolérer à l'avenir de telles oraisons.

De son côté, le promoteur, maître Jean d'Estivet, adressa à messire
Jean Massieu maintes réprimandes:

--Truand, lui dit-il, qui te fait si hardi de laisser approcher d'une
église, sans licence, cette putain excommuniée? Je te ferai mettre en
telle tour, que tu ne verras ni lune ni soleil d'ici à un mois, si tu
le fais plus.

Messire Jean Massieu n'obéit pas à cette menace. Le promoteur, qui
s'en aperçut, se mettait devant la porte de la chapelle, au passage de
Jeanne, pour empêcher la pauvre fille de faire ses dévotions[709].

[Note 709: _Procès_, t. II, p. 16.]

La sixième séance fut tenue dans la même salle que les précédentes en
présence de quarante et un assesseurs, dont six ou sept nouveaux, et
parmi ceux-là maître Guillaume Erart, docteur en théologie[710].

[Note 710: _Procès_, t. I, pp. 91-92.]

Au début, l'interrogateur demanda à Jeanne si elle avait bien vu saint
Michel et les saintes et si elle en avait vu autre chose que la face.
Il insista:

--Il faut dire ce que vous savez.

--Plutôt que de dire tout ce que je sais, j'aimerais mieux que vous me
fissiez couper le cou[711].

[Note 711: _Ibid._, t. I, p. 93.]

On l'embarrassa sur la substance des corps glorieux. Elle était
simple; elle avait vu de ses yeux saint Michel; elle le disait et ne
pouvait dire autre chose.

L'interrogateur, toujours averti de ce qu'elle racontait dans sa
prison, lui demanda si elle avait entendu ses Voix.

--Oui, vraiment. Elles m'ont dit que je serais délivrée. Mais je ne
sais ni le jour ni l'heure. Et elles m'ont dit de faire bonne chère,
hardiment[712].

[Note 712: _Ibid._, t. I, p. 94.]

Les juges n'en croyaient rien, parce que les démonologues enseignaient
que les sorcières perdent tout leur pouvoir quand un officier de la
sainte Église met la main sur elles.

L'interrogateur revint sur l'habit d'homme. Puis il tâcha de savoir si
elle n'avait pas mis des sorts sur les bannières de ses compagnons de
guerre.

Il cherchait par quel secret elle entraînait les gens d'armes.

Ce secret, elle le révéla:

--Je leur disais bien à la fois: «Entrez hardiment parmi les Anglais,
et j'y entrais moi-même[713]».

[Note 713: _Procès_, t. I, pp. 95-97.]

Dans cet interrogatoire, le plus diffus et le plus fastidieux de tous,
il fut adressé à l'accusée cette question bizarre:

--Quand vous étiez devant Jargeau, qu'est-ce que c'était que vous
portiez derrière votre heaume? N'y avait-il aucune chose ronde[714]?

[Note 714: _Ibid._, t. I, p. 99.]

Elle avait reçu, au siège de Jargeau, une énorme pierre sur la tête,
et n'en avait pas été blessée, ce que, dans son parti, on avait trouvé
miraculeux[715]. Les juges de Rouen s'imaginaient-ils qu'elle portait
un nimbe d'or, comme les saints et les saintes, et que ce nimbe
l'avait protégée?

[Note 715: _Chronique de la Pucelle_, p. 301.--_Journal du siège_,
pp. 98-99.]

Elle fut interrogée non moins étrangement, sur un tableau qui était
dans la maison de son hôte à Orléans, et où il y avait trois femmes
peintes avec cette inscription: Justice, Paix, Union.

Jeanne n'en savait rien[716]; elle n'était pas, comme le duc de Bar et
le duc d'Orléans, curieuse de peintures et de tapisseries. Ses juges
ne l'étaient pas non plus, du moins en ce moment. Et, s'ils
s'inquiétaient d'un tableau pendu dans la maison de maître Jean
Boucher, c'était non pour la peinture, mais pour la doctrine. Sans
doute, ces trois femmes que maître Jacques Boucher, homme riche,
gardait dans sa maison, étaient nues. Les peintres, à cette époque,
traitaient, sur de petits panneaux, des scènes d'étuves et des
allégories, et peignaient des femmes nues. Grands fronts, têtes
rondes, cheveux d'or, petits corps grêles, avec de gros ventres, d'une
nudité minutieusement rendue sous des voiles transparents; il s'en
faisait beaucoup en Flandre et en Italie. Les insignes maîtres, qui
trouvaient ces peintures ordes et vilaines, voulaient faire sans doute
un grief à Jeanne d'en avoir contemplé de telles chez le trésorier du
duc d'Orléans. On devine les soupçons de ces docteurs quand on les
entend demander à Jeanne si saint Michel était nu, par où elle
accolait ses saintes et à quelle partie du corps elle leur faisait
toucher ses bagues[717].

[Note 716: _Procès_, t. I, p. 101.]

[Note 717: _Procès_, t. I, p. 89.]

Ils auraient bien voulu tenir d'elle qu'elle se faisait honorer comme
une sainte. Elle les déconcerta par cette réponse:

--Les pauvres gens venaient volontiers à moi, parce que je ne leur
faisais point déplaisir, mais les supportais à mon pouvoir[718].

[Note 718: _Ibid._, t. I, p. 102.]

L'interrogatoire toucha ensuite les sujets les plus divers: frère
Richard; les enfants que Jeanne avait tenus sur les fonts baptismaux;
les bonnes femmes de la ville de Reims qui faisaient toucher leur
anneau à l'anneau que Jeanne portait au doigt; les papillons pris dans
un étendard à Château-Thierry[719].

[Note 719: _Procès_, t. I, p. 103.]

En cette ville, disait-on, certaines gens de la Pucelle prirent des
papillons dans son étendard. Or, les docteurs en théologie savaient de
science certaine que les sorciers sacrifiaient des papillons au
diable. Cent ans en ça, le tribunal de la sacrée inquisition avait
condamné, à Pamiers, le carme Pierre Recordi, coupable d'avoir célébré
un semblable sacrifice. Il avait tué le papillon, et le diable avait
annoncé sa présence par un souffle d'air[720]. Il se peut que les
juges fissent à la Pucelle un grief de ce genre; il se peut qu'on lui
en fît un tout autre. À la guerre un papillon au chapeau était signe
qu'on se rendait à merci ou qu'on avait un sauf-conduit[721]. Les
juges l'accusaient-ils, elle ou les siens, d'avoir feint de se rendre
pour attaquer traîtreusement l'ennemi? Ils en étaient capables. Quoi
qu'il en soit, l'interrogateur passant outre, s'enquit d'un gant perdu
que Jeanne avait retrouvé dans la ville de Reims[722]. Il importait de
savoir si elle ne l'avait pas retrouvé par divination. Puis ce
magistrat curieux revint sur plusieurs points capitaux du procès: la
communion reçue en habit d'homme; la haquenée de l'évêque de Senlis,
que Jeanne avait prise, ce qui était une manière de sacrilège;
l'enfant noir qu'elle avait ressuscité à Lagny; Catherine de La
Rochelle, qui venait de témoigner contre elle à l'officialité de
Paris; le siège de La Charité qu'il lui avait fallu lever; le saut de
Beaurevoir, tenté par désespoir, et enfin quelque parole
blasphématoire qu'on l'accusait faussement d'avoir prononcée à
Soissons, à propos du capitaine Bournel[723].

[Note 720: Lea, p. 551.]

[Note 721: _Le Jouvencel_, t. II, p. 237.]

[Note 722: _Procès_, t. I, p. 104.]

[Note 723: _Procès_, t. I, pp. 111.]

Le seigneur évêque déclara que les interrogatoires étaient terminés,
mais que, si toutefois il paraissait utile d'interroger Jeanne plus
amplement, quelques docteurs et maîtres seraient délégués à cette
fin[724].

[Note 724: _Ibid._, t. I, p. 111-112.]

En conséquence, le samedi 10 mars, maître Jean de la Fontaine,
commissaire instructeur, se rendit dans la prison, en compagnie de
Nicolas Midi, Gérard Feuillet, Jean Fécard et Jean Massieu[725].
L'interrogatoire roula d'abord sur la sortie de Compiègne. Les prêtres
se donnaient beaucoup de peine pour démontrer à Jeanne que ses Voix
n'étaient pas bonnes ou qu'elle les avait mal entendues, puisqu'en
leur obéissant elle était allée à sa perte. Jacques Gélu[726], Jean
Gerson avaient prévu ce dilemme et y avaient répondu à l'avance par de
beaux arguments théologiques[727]. On l'interrogea sur les peintures
de son étendard, à quoi elle répondit:

[Note 725: _Ibid._, t. I, p. 113.]

[Note 726: Gélu, _Questio quinta_, dans _Mémoires et consultations
en faveur de Jeanne d'Arc_, éd. Lanéry d'Arc, pp. 593 et suiv.]

[Note 727: _Procès_, t. III, pp. 299 et suiv.]

--Sainte Catherine et sainte Marguerite me dirent de prendre
l'étendard et de le porter hardiment et d'y faire mettre en peinture
le Roi du ciel. Et ce, je le dis à mon roi, très à contre-coeur. Et de
la signifiance ne sais autre chose[728].

[Note 728: _Ibid._, t. I, p. 117.]

Ils auraient bien voulu la faire passer pour avaricieuse, orgueilleuse
et superbe, parce qu'elle avait un écu et des armes, une écurie,
coursiers, demi-coursiers et trottiers, et de l'argent pour payer les
gens de sa maison; de dix à douze mille livres[729]. Mais où ils la
pressèrent le plus vivement ce fut sur le signe dont il avait été
question déjà deux fois dans les interrogatoires publics. À ce sujet,
la curiosité des docteurs était inépuisable. Aussi bien le signe
c'était le sacre à rebours, non plus par onction divine, mais par
charmes magiques, le couronnement du roi de France par une sorcière.
Et maître Jean de la Fontaine avait à ce sujet sur Jeanne l'avantage
de savoir et ce qu'elle allait lui dire et ce qu'elle voulait lui
cacher:

--Quel est le signe qui vint à votre roi?

[Note 729: _Ibid._, t. I, pp. 117, 119.]

--Il est bel et honoré, et bien croyable, et est bon, et le plus riche
qui soit....

--Dure-t-il encore?

--Il est bon à savoir qu'il dure, et durera jusques à mille ans, et
outre. Il est au trésor du roi.

--Est-ce or, argent ou pierre précieuse, ou couronne?

--Je ne vous en dirai autre chose; et ne saurait homme deviser d'aussi
riche chose comme est le signe. Et toutefois le signe qu'il vous faut,
à vous, c'est que Dieu me délivre de vos mains, et est le plus certain
qu'il vous sache envoyer....

--Quand le signe vint à votre roi, quelle révérence y fîtes-vous?

--Je remerciai Notre-Seigneur de ce qu'il me délivrait de la peine des
clercs de par delà, qui arguaient contre moi. Et je m'agenouillai
plusieurs fois. Un ange, de par Dieu et non de par autre, bailla le
signe à mon roi. Et j'en remerciai moult de fois Notre-Seigneur. Les
clercs cessèrent de m'arguer, quand ils eurent su ledit signe[730].

[Note 730: C'est depuis lors, au contraire qu'on commença à
«l'arguer» ou qu'on l'argua de plus belle. Elle semble oublier que
l'entrevue de Chinon précéda les interrogatoires de Poitiers. Il y a
peut-être intérêt à remarquer que frère Pasquerel, qui sait ces choses
par elle, fait dans sa déposition, la même méprise.]

--Est-ce que les gens d'Église de par delà virent le signe?

--Quand mon roi et ceux qui étaient avec lui eurent vu le signe et
même l'ange qui le bailla, je demandai à mon roi s'il était content,
et il répondit qu'oui. Alors je partis et m'en allai à une petite
chapelle assez près, et j'ouïs dire alors qu'après mon départ plus de
trois cents personnes virent le signe. Pour l'amour de moi et pour
qu'on cessât de m'interroger, Dieu voulut permettre de voir le signe à
tous ceux de mon parti qui le virent.

--Votre roi et vous, fîtes-vous point de révérence à l'ange quand il
apporta le signe?

--Oui, pour ce qui est de moi. Je m'agenouillai et ôtai mon
chaperon[731].

[Note 731: _Procès_, t. I, pp. 120, 122.]



CHAPITRE XII

LA CAUSE DE LAPSE (_Suite_).


Le lundi 12 mars, frère Jean Lemaistre reçut de frère Jean Graveran,
inquisiteur de France, mandat de procéder contre une certaine femme,
nommée Jeanne, vulgairement la Pucelle, jusqu'à la sentence définitive
inclusivement[732]. Ce même jour, au matin, maître Jean de la
Fontaine, en présence de l'évêque, interrogea pour la deuxième fois
Jeanne dans sa prison[733].

[Note 732: _Procès_, t. I, pp. 122-124.]

[Note 733: _Ibid._, t. I, p. 125.]

Il en revint d'abord au signe.

--L'ange qui apporta le signe parla-t-il point?

--Oui: il dit à mon roi qu'on me mît en besogne, et que le pays serait
bientôt allégé.

--L'ange qui apporta le signe était-il l'ange qui vous apparut en
premier, ou en était-ce un autre?

--C'est toujours tout un. Et oncques ne me faillit.

--De ce que vous avez été prise, l'ange ne vous a-t-il pas failli aux
biens de la fortune?

--Je crois, puisqu'il plaît à Notre-Seigneur, que c'est le mieux que
je sois prise.

--L'ange ne vous a-t-il pas failli aux biens de la grâce?

--Comment me viendrait-il à faillir, quand il me conforte tous les
jours[734]?

[Note 734: _Procès_, t. I, p. 126.]

Maître Jean de la Fontaine fit alors une question narquoise et aussi
enjouée qu'il se pouvait en un procès d'Église:

--Saint Denys ne vous est-il oncques apparu[735]?

[Note 735: _Ibid._, t. I, p. 126.]

Saint Denys, patron des rois très chrétiens, saint Denys, cri de
France, saint Denys, avait laissé prendre par les Anglais son abbaye
et cette riche église où les reines venaient recevoir la couronne, où
les rois avaient leur sépulture; il s'était tourné Anglais et
Bourguignon et il n'y avait guère d'apparence qu'il vînt converser
avec la Pucelle des Armagnacs.

À cette demande:

--Parliez-vous à Dieu même, quand vous promîtes de garder votre
virginité?

Elle répondit:

--Il devait bien suffire de le promettre aux envoyés de la part de
Dieu, à savoir saintes Catherine et Marguerite[736].

[Note 736: _Procès_, t. I, p. 126.]

C'est bien là qu'ils voulaient la prendre, car le voeu se fait à Dieu
seul. À quoi on pouvait répondre qu'il est loisible de promettre une
chose bonne à un ange ou à un homme, et que cette chose bonne, ainsi
promise, peut être l'objet d'un voeu. On voue à Dieu ce que l'on a
promis aux saints. Pierre de Tarentaise (IV, dist. xxviij, a. 1)
enseigne que tout voeu se fait à Dieu: ou immédiatement à lui-même, ou
médiatement dans la personne des saints[737].

[Note 737: Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations_, pp. 224,
434, 435.--Le P. Ayroles, _La vraie Jeanne d'Arc_, t. I, pp. 351 et
suiv., 481 et suiv.]

Comme d'après une allégation produite dans l'enquête, Jeanne avait
fait promesse de mariage à un jeune paysan, l'interrogateur tenta
d'établir que ce voeu de virginité fait en une mauvaise forme, il
n'avait tenu qu'à elle d'y manquer; mais Jeanne soutint qu'elle
n'avait point promis le mariage, et elle ajouta:

--La première fois que j'ouïs ma Voix, je fis voeu de garder ma
virginité tant qu'il plairait à Dieu.

Mais cette fois-là, c'était saint Michel, et non les saintes, qui lui
avait apparu[738]. Elle ne pouvait se reconnaître elle-même dans les
images confuses de ses songes et de ses extases. Et sur les rêves
incertains d'une enfant ces docteurs édifiaient laborieusement une
accusation capitale.

[Note 738: _Procès_, t. I, p. 128.]

L'interrogateur lui posa une question d'une extrême gravité:

--De toutes ces visions que vous dites avoir, n'aviez-vous point parlé
à votre curé ou à un autre homme d'Église?

--Non. J'en parlai seulement à Robert de Baudricourt et à mon
roi[739].

[Note 739: _Procès_, t. I, pp. 128, 129.]

Ce vavasseur de Champagne, homme d'âge mûr et de sens rassis, qui, du
temps du roi Jean, ouït, comme elle, une voix dans son champ et reçut
commandement d'aller vers le roi, l'alla dire tout de suite à son
curé. Celui-ci lui ordonna de jeûner pendant trois jours, de faire
pénitence et de retourner ensuite au champ où la voix lui avait parlé.
Le vavasseur obéit. De nouveau la voix se fit entendre et réitéra
l'ordre précédemment donné. Le paysan en instruisit son curé qui lui
dit: «Mon frère, moi et toi ferons abstinence et jeûnerons encore par
trois jours, et je prierai Notre-Seigneur Jésus-Christ pour toi.»
Ainsi firent-ils, et, le quatrième jour, le bon homme retourna au
champ. Après que la voix eut parlé pour la troisième fois, le curé
enjoignit à son paroissien d'aller tout de suite accomplir sa mission,
puisque telle était la volonté de Dieu[740].

[Note 740: _Chronique des quatre premiers Valois_, p. 47.]

Sans doute, ce vavasseur, selon les apparences, avait agi plus
prudemment que la fille de la Romée. Celle-ci, en cachant ses visions
à son curé méconnaissait l'autorité de l'Église militante. Toutefois,
pour sa défense, on pouvait alléguer avec l'apôtre Paul, que là où est
l'Esprit de Dieu, là est la liberté[741]. Si vous êtes conduit par
l'Esprit, vous n'êtes plus sous la loi[742]. Hérétique ou sainte:
c'était là tout le procès.

[Note 741: II, _Corinth._, IV.]

[Note 742: _Galates_, V.--Lanéry d'Arc, _Mémoires et
consultations_, p. 275.]

Puis vint cette question singulière:

--Avez-vous eu des lettres de saint Michel ou de vos Voix?

Elle répondit:

--Je n'ai point congé de vous le dire; et d'ici huit jours, j'en
répondrai volontiers ce que je saurai[743].

[Note 743: _Procès_, t. I, p. 130.]

Tel était son tour de langage quand elle voulait taire ce qu'elle ne
voulait pas nier. La question était donc embarrassante. Aussi bien les
interrogatoires procédaient d'informations riches en faits vrais ou
faux; et l'on observe le plus souvent, dans les demandes adressées à
l'accusée, une certaine prévision de la réponse. Qu'est-ce que c'était
que ces lettres de saint Michel et des saintes, dont elle ne niait pas
l'existence, mais que les juges ne produisaient pas? Était-ce ceux de
son parti qui les envoyaient à Jeanne pour qu'elle agît selon leurs
intentions, croyant obéir à Dieu?

L'interrogateur, sans insister davantage, pour cette fois, passa à un
autre grief:

--Est-ce que vos Voix ne vous ont point appelée _fille de Dieu, fille
de l'Église, la fille au grand coeur_?

--Avant le siège d'Orléans levé et depuis, tous les jours, quand elles
parlent à moi, elles m'ont plusieurs fois appelée _Jeanne la Pucelle,
fille de Dieu_[744].

[Note 744: _Procès_, t. I, pp. 130-131.]

L'interrogatoire suspendu fut repris dans l'après-midi.

Maître Jean de la Fontaine questionna Jeanne sur un songe de son père
dont les juges étaient instruits par l'enquête[745].

[Note 745: _Ibid._, t. I, pp. 131-132.]

Et il est triste de penser que lorsqu'on faisait à Jeanne un crime
d'avoir violé le commandement de Dieu: «Tes père et mère honoreras»,
ni sa mère ni aucun de ses parents ne demandaient à être entendus
comme témoins. Pourtant, il y avait des personnes d'Église dans sa
famille[746]; mais un procès en matière de foi causait une invincible
épouvante.

[Note 746: _Procès_, t. V, p. 252.--E. de Bouteiller et G. de
Braux, _Nouvelles recherches sur la famille de Jeanne d'Arc_, pp. 14,
15.--S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, pp. XLVI et suiv.]

On revint à l'habit d'homme, et non pour la dernière fois[747]. C'est
chose merveilleuse que la profondeur des méditations où se plongeaient
les clercs touchant les chausses et le gippon de cette Pucelle; ils
les considéraient avec une sombre terreur dans leurs rapports avec le
Deutéronome.

[Note 747: _Procès_, t. I, p. 133.]

Ils l'interrogèrent ensuite sur le duc d'Orléans, pour rendre
manifeste, par les réponses mêmes qu'elle ferait, que ses Voix
l'avaient trompée en lui promettant la délivrance du prisonnier; ils y
réussirent aisément. Alors elle allégua que le temps lui avait manqué:

--Si j'eusse duré trois ans sans empêchement, je l'eusse délivré.

Il y avait (dans ses révélations) plus bref terme que de trois ans et
plus long que d'un an[748].

[Note 748: _Procès_, t. I, p. 134.]

Interrogée de nouveau sur le signe baillé à son roi, elle répondit
qu'elle en aurait conseil de sainte Catherine.

Le lendemain, mardi 13 mars, l'évêque et le vice-inquisiteur se
rendirent dans la prison. Le vice-inquisiteur ouvrit la bouche pour la
première fois[749]:

[Note 749: _Ibid._, t. I, pp. 134, 138.]

--Avez-vous juré et promis à sainte Catherine de ne point dire ce
signe?

Il parlait du signe donné au roi. Jeanne répondit:

--J'ai juré et promis de ne pas dire ce signe, de moi-même. Parce
qu'on me pressait trop de le dire. Je promets que je n'en parlerai
plus à homme qui vive[750].

[Note 750: _Ibid._, t. I, p. 139.]

Et tout aussitôt:

--Le signe ce fut que l'ange certifiait à mon roi, en lui apportant la
couronne, et lui disait qu'il aurait tout le royaume de France
entièrement à l'aide de Dieu, et moyennant mon labeur, et qu'il me mît
en besogne. C'est, à savoir, qu'il me baillât des gens d'armes.
Autrement il ne serait mie sitôt couronné et sacré....

--En quelle manière l'ange apporta-t-il la couronne? est-ce qu'il la
mit sur la tête de votre roi?

--Elle fut baillée à un archevêque, c'est à savoir celui de Reims,
comme il me semble, en la présence du roi. Ledit archevêque la reçut
et la bailla au roi; et j'étais moi-même présente; et elle est mise au
trésor du roi.

--En quel lieu fut-elle apportée?

--Ce fut en la chambre du roi, au château de Chinon.

--Quel jour et à quelle heure?

--Du jour je ne sais, et de l'heure, il était haute heure. Je n'ai
autrement mémoire de l'heure et du mois, au mois d'avril ou de mars,
comme il me semble, il y aura deux ans au mois d'avril prochain ou en
ce présent mois. C'était après Pâques[751].

[Note 751: _Procès_, t. I, pp. 140-141.]

--Est-ce qu'à la première journée que vous vîtes le signe, votre roi
le vit?

--Oui. Il l'eut lui-même.

--De quelle matière était la couronne?

--C'est bon à savoir qu'elle était de fin or; et elle était si riche
que je ne saurais nombrer sa richesse; et la couronne signifiait qu'il
tiendrait le royaume de France.

--Y avait-il pierreries?

--Je vous ai dit que je n'en sais rien.

--Est-ce que vous la maniâtes ou la baisâtes?

--Non.

--Est-ce que l'ange qui l'apporta venait de haut? Ou s'il venait par
terre?

--Il vint de haut. J'entends qu'il venait par le commandement de
Notre-Seigneur. Et entra par l'huis de la chambre.

--Est-ce que l'ange venait par terre et marchait depuis l'huis de la
chambre?

--Quand il vint devant le roi, il fit révérence au roi, en s'inclinant
devant lui, et prononçant les paroles que j'ai dites du signe. Et avec
cela, lui remémorait la belle patience qu'il avait eue au long des
grandes tribulations qui lui étaient survenues; et depuis l'huis, il
marchait et errait sur la terre, en venant au roi.

--Quel espace y avait-il de l'huis jusques au roi?

--Il y avait bien espace, comme je pense, de la longueur d'une lance;
et par où il était venu s'en retourna. Quand l'ange vint, je
l'accompagnai et allai avec lui, par les degrés, à la chambre du roi.
Et l'ange entra le premier. Et je dis au roi: «Sire, voilà votre
signe, prenez-le[752]!»

[Note 752: _Procès_, t. I, pp. 141-142.]

Et l'on découvre que cette fable est vraie au sens moral. Cette
couronne qui «fleure bon et fleurera bon, pourvu qu'elle soit bien
gardée», c'est la couronne de la victoire; et lorsque la Pucelle voit
l'ange qui l'apporta, c'est sa propre image qui lui apparaît. Un
théologien de son parti n'avait-il pas dit qu'elle pouvait être
appelée un ange? Non qu'elle en eût la nature; mais elle en faisait
l'office[753].

[Note 753: Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations_, p. 212.--Le
P. Ayroles, _La vraie Jeanne d'Arc_, t. I, p. 346.]

Elle se mit à décrire les anges venus avec elle vers le roi:

--Certains s'entre-ressemblaient volontiers, les autres non, en la
manière que je les voyais. Quelques-uns avaient des ailes. Il y en
avait qui portaient des couronnes, les autres non. Et ils étaient en
la compagnie de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Et elles
furent avec l'ange que j'ai dit, et les autres anges aussi, jusque
dans la chambre du roi[754].

[Note 754: _Procès_, t. I, p. 144.]

Et longtemps encore, pressée par l'interrogateur, elle égrenait les
candides merveilles.

Quand on lui redemanda si l'ange lui avait écrit des lettres, elle
répondit que non[755]. Mais cette fois, il s'agissait de l'ange
porte-couronne, et non de saint Michel. Et, bien qu'elle eût dit que
c'était tout un, elle pouvait y faire quelque différence. Nous ne
saurons donc jamais si elle reçut des lettres de monseigneur saint
Michel archange ou de mesdames Catherine et Marguerite.

[Note 755: _Ibid._, t. I, p. 145.]

L'interrogateur s'enquit ensuite d'une tasse perdue que Jeanne avait
retrouvée ainsi que les gants de Reims[756]. Les saints ne
dédaignaient pas toujours de retrouver les objets perdus, comme il se
voit par l'exemple de saint Antoine de Padoue; c'était avec l'aide de
Dieu. Les devins imitaient leur pouvoir en invoquant les démons et par
profanation des choses saintes.

[Note 756: _Procès_, t. I, p. 146.]

On lui demanda aussi de répondre sur un prêtre concubinaire. C'était
encore un fait de divination qu'on lui reprochait. Elle avait su, par
mauvaise science, qu'un prêtre avait une concubine. On rapportait
d'elle plusieurs faits semblables; on disait, par exemple, qu'à la vue
d'une ribaude, elle avait su que cette femme avait fait mourir son
enfant[757].

[Note 757: Eberhard Windecke, pp. 184, 186.]

Puis ces questions, posées déjà bien des fois:

--Quand vous allâtes devant Paris eûtes-vous de vos Voix révélation?
Eûtes-vous révélation d'aller devant la ville de La Charité?
Eûtes-vous quelque révélation d'aller à Pont-l'Évêque?

Elle niait qu'elle eût alors révélation de ses Voix.

La dernière interrogation fut:

--Ne dîtes-vous point devant Paris: «Rendez la ville de par Jésus»?

Elle répondit que non, qu'elle avait dit: «Rendez la ville au roi de
France[758].»

[Note 758: _Procès_, t. I, pp. 147-148.]

Les Parisiens, qui repoussaient l'assaut, l'entendirent qui disait:
«Rendez-vous de par Jésus à nous tôt.» Et ces paroles correspondent à
tout ce que nous savons des idées de Jeanne en ses commencements. Elle
croyait que Messire voulait que les villes du royaume fussent rendues
à celle qu'il avait envoyée pour les reprendre. Nous avons déjà eu
l'occasion de remarquer que Jeanne, lors de son procès, était devenue
tout à fait étrangère à ses premières illuminations et parlait un tout
autre langage.

Le lendemain, mercredi 14 mars, deux interrogatoires encore dans la
prison. Celui du matin roula d'abord sur le saut de Beaurevoir. Elle
avoua qu'elle avait fait le saut sans congé de ses Voix, aimant mieux
mourir que d'être mise aux mains des Anglais[759].

[Note 759: _Ibid._, t. I, pp. 150-152.]

On l'accusait aussi d'avoir renié Dieu. Mais c'était faux[760].

[Note 760: _Ibid._, t. I, p. 157.]

L'évêque intervint:

--Vous avez dit que nous, évêque, nous nous mettions en grand danger,
en vous mettant en cause. Qu'était-ce? Et quel danger, tant de nous
que des autres?

--J'ai dit à monseigneur de Beauvais: «Vous dites que vous êtes mon
juge, je ne sais si vous l'êtes. Mais avisez-vous bien de ne pas juger
mal. Car vous vous mettriez en grand danger; et je vous en avertis,
afin que, si Notre-Seigneur vous en châtie, j'aie fait mon devoir de
vous le dire.»

--Quel est ce péril ou danger?

--Sainte Catherine m'a dit que j'aurais secours. Je ne sais si ce sera
à être délivrée de prison; ou, quand je serai au jugement, s'il y
viendra quelque trouble par le moyen duquel je pourrai être délivrée.
Je pense que ce sera l'un ou l'autre. Le plus souvent mes Voix me
disent que je serai délivrée par grande victoire. Et après, elles me
disent: «Prends tout en gré, ne te chaille de ton martyre; tu t'en
viendras enfin au royaume de Paradis.» Cela, mes Voix me le disent
simplement et absolument. Je veux dire: sans faute. Et je dis mon
martyre pour la peine et adversité que je souffre en prison. Et ne
sais si plus fort je souffrirai. Mais je m'en attends à
Notre-Seigneur[761].

[Note 761: _Procès_, t. I, pp. 154, 156.]

Il semble que les Voix annonçaient ainsi à la Pucelle la délivrance
tout ensemble au sens littéral et au sens spirituel, contraires l'un à
l'autre. Dans cette réponse, empreinte à la fois d'illusion et de
crainte, et faite pour inspirer la pitié aux hommes les plus durs,
ces prêtres ne virent que le moyen de la prendre insidieusement.
Feignant de comprendre qu'elle tirait de ses révélations une confiance
hérétique en son salut éternel, l'interrogateur lui fit, sous une
forme nouvelle, la question à laquelle elle avait déjà répondu
saintement. Il lui demanda si ses Voix lui avaient dit qu'elle irait
finalement au royaume de Paradis, si elle se tenait assurée d'être
sauvée et de ne point être damnée en enfer.

À quoi elle répondit, dans la grande foi que ses Voix lui inspiraient:

--Je crois fermement ce que mes Voix m'ont dit, que je serai sauvée,
aussi fermement que si j'y fusse déjà.

C'était errer dans la foi. L'interrogateur, qui n'avait pas coutume
d'apprécier les réponses, ne put se défendre de faire observer que
celle-là était de grand poids[762].

[Note 762: _Procès_, t. I, p. 156.]

Aussi ce même jour, dans l'après-midi, on lui montra une conséquence
de son erreur: à savoir, qu'elle n'avait pas besoin de se confesser si
elle tenait de ses Voix l'assurance de son salut éternel[763].

[Note 763: _Ibid._, t. I, p. 157.]

Jeanne fut interrogée, à cette séance, sur l'affaire de Franquet
d'Arras. En demandant à la Pucelle le seigneur Franquet, son
prisonnier, pour le juger à mort, le bailli de Senlis avait mal agi,
et les juges faisaient retomber la faute sur Jeanne[764].

[Note 764: _Procès_, t. I, pp. 158-159.]

L'interrogateur releva les péchés mortels imputables à l'accusée:
premièrement, avoir attaqué Paris un jour de fête; deuxièmement, avoir
dérobé la haquenée du seigneur évêque de Senlis; troisièmement, avoir
fait le saut de Beaurevoir; quatrièmement, avoir pris l'habit d'homme;
cinquièmement, avoir été consentante de la mort d'un prisonnier de
guerre. Sur tous ces points Jeanne ne se croyait pas en péché mortel;
toutefois, quant au saut de Beaurevoir, elle jugeait avoir mal fait,
mais elle en avait demandé pardon à Dieu[765].

[Note 765: _Ibid._, t. I, pp. 159-161.]

Il était suffisamment établi que l'accusée avait erré sur la foi. Le
tribunal de l'inquisition, grandement miséricordieux, voulait le salut
du pécheur. C'est pourquoi dès le lendemain, jeudi 15 mars au matin,
monseigneur de Beauvais exhorta Jeanne à se soumettre à l'Église, et
s'efforça de lui faire comprendre qu'elle devait obéir à l'Église
militante, car l'Église militante était telle chose et l'Église
triomphante telle autre. Jeanne l'écouta sans confiance[766]. On
l'interrogea encore, ce jour-là, sur sa fuite du château de Beaulieu
et sur son intention de quitter sa tour, sans le congé de monseigneur
de Beauvais. Elle y était bien résolue.

[Note 766: _Ibid._, t. I, p. 162.]

--Si je voyais l'huis ouvert, je m'en irais, et ce me serait le congé
de Notre-Seigneur. Je le crois fermement, si je voyais l'huis ouvert
et si mes gardes et les autres Anglais ne savaient résister,
j'entendrais que ce serait le congé, et que Notre-Seigneur
m'envoyerait secours. Mais sans congé, je ne m'en irais pas, si ce
n'était que je fisse une entreprise pour m'en aller, pour savoir si
Notre-Seigneur en serait content. Le proverbe dit: «Aide-toi, Dieu
t'aidera[767].» Je le dis pour que, si je m'en allais, on ne dise pas
je m'en suis allée sans congé[768].

[Note 767: «Il fault remettre tout à lui et soubz lui faire» ce
qui est possible aux hommes, car on dit: «Ayde-toy, Dieu te aidera.»
_Le Jouvencel_, t. II, p. 33.]

[Note 768: _Procès_, t. I, pp. 163-164.]

On revint sur l'habit d'homme.

--Lequel aimez-vous le mieux, prendre habit de femme et ouïr la messe,
ou demeurer en habit d'homme et ne pas ouïr la messe?

--Certifiez-moi d'ouïr la messe si je suis en habit de femme, et sur
ce je vous répondrai.

--Je vous certifie que vous ouïrez la messe, quand vous serez en habit
de femme.

--Et que dites-vous, si j'ai juré et promis à notre roi de ne point
mettre bas cet habit? Toutefois, si je vous réponds: «Faites-moi faire
une robe longue jusques à terre, sans queue, et me la baillez pour
aller à la messe; puis au retour je reprendrai l'habit que j'ai...»

--Prenez l'habit de femme simplement et absolument.

--Baillez-moi habit comme à une fille de bourgeois, c'est à savoir
houppelande longue, et je la prendrai, et même le chaperon de femme,
pour aller ouïr la messe. Le plus instamment que je puisse, je
requiers qu'on me laisse cet habit que je porte, et qu'on me laisse
ouïr la messe sans le changer[769].

[Note 769: _Procès_, t. I, pp. 165-166.]

Sa résistance à quitter l'habit d'homme ne s'explique pas seulement
parce que cet habit la gardait mieux que tout autre contre les
entreprises des gens d'armes, ce qui d'ailleurs est sujet à objection.
Elle ne voulait pas prendre l'habit de femme pour la raison que ses
Voix ne le lui avaient pas permis; et l'on devine bien pourquoi: elle
était chef de guerre. Quelle humiliation pour un chef de guerre de
porter des jupes comme une bourgeoise! Et dans quel moment la
voulait-on enjuponner? Quand les Français devaient, d'un moment à
l'autre, la venir délivrer par un prodigieux fait d'armes. Ne
fallait-il pas qu'ils trouvassent leur Pucelle en habit d'homme, toute
prête à s'armer et à combattre avec eux?

L'interrogateur lui demanda ensuite si elle voulait se soumettre à
l'Église, si elle faisait la révérence à ses Voix, si elle croyait à
leur sainteté, si elle ne leur offrait point des chandelles ardentes,
si elle leur obéissait, si, dans la guerre, elle n'avait rien fait
sans leur congé ou contre leur commandement[770].

[Note 770: _Ibid._, t. I, pp. 166-169.]

Puis cette question, qui, de l'avis des docteurs, était la plus
difficile qu'on pût poser:

--Si le diable se mettait en forme d'ange, comment connaîtriez-vous
que c'est bon ange ou mauvais ange?

Elle répondit avec une simplicité qui parut présomptueuse:

--Je connaîtrais bien si c'était saint Michel ou une chose contrefaite
d'après lui[771].

[Note 771: _Procès_, t. I, pp. 170-171.]

Le surlendemain, samedi, 17 mars, Jeanne fut interrogée, le matin et
le soir, dans sa prison[772].

[Note 772: _Ibid._, t. I, p. 173.]

Elle avait, jusque-là, montré une grande répugnance à décrire la
figure et l'habit de l'ange et des saintes qui l'étaient venus visiter
dans son village. Maître Jean de la Fontaine tâcha d'obtenir quelques
clartés à cet endroit:

--En quelle forme et apparence, grandeur et habit, vous vient saint
Michel?

--Il est en la forme d'un très vrai prudhomme[773].

[Note 773: _Ibid._, t. I, p. 173.]

Ce serait la mal connaître, que de croire qu'elle voyait l'archange
dans une longue robe de docteur, ou portant chape de drap d'or;
d'ailleurs, ce n'était pas ainsi qu'il figurait dans les églises; il y
était représenté, en peinture ou en sculpture, vêtu d'une armure
étincelante avec un heaume cerclé d'une couronne d'or[774]. Tel il
lui apparaissait, «en la forme d'un très vrai prudhomme», à prendre le
mot comme dans la chanson de Roland, où il est dit d'un grand coup
d'épée que c'est un coup de prudhomme. Il venait à elle en habit de
preux, comme Arthur et Charlemagne, tout armé.

[Note 774: S. Luce, _Jeanne d'Arc à Domremy_, preuves, pp. 74-75.]

L'interrogateur posa une fois encore la question dont la réponse était
pour Jeanne de vie ou de mort:

--Voulez-vous mettre tous vos dits et faits, soit bons ou mauvais, à
la détermination de notre mère, sainte Église?

--Quant à l'Église, je l'aime et la voudrais soutenir de tout mon
pouvoir pour notre foi chrétienne; et ce n'est pas moi qu'on doit
empêcher d'aller à l'église, ni d'ouïr la messe. Quant à ce qui est
des bonnes oeuvres que j'ai faites et de mon avènement, il faut que je
m'en attende au Roi du ciel qui m'a envoyée à Charles, fils de
Charles, roi de France. Et vous verrez que les Français gagneront
bientôt une grande besogne, que Dieu leur enverra, et en laquelle il
branlera presque tout le royaume de France. Je le dis, afin que, quand
ce sera advenu, on ait mémoire de ce que j'ai dit[775].

[Note 775: _Procès_, t. I, p. 174.]

Mais elle ne put assigner le terme auquel viendrait la grande besogne,
et maître Jean de la Fontaine en revint au point d'où dépendait le
sort de Jeanne.

--Vous en rapportez-vous à la détermination de l'Église?

--Je m'en rapporte à Notre-Seigneur qui m'a envoyée, à Notre-Dame et à
tous les benoîts saints et saintes de paradis. M'est avis que c'est
tout un de Notre-Seigneur et de l'Église, et qu'on n'en doit point
faire de difficulté. Pourquoi faites-vous difficulté, que ce ne soit
tout un?

Il faut rendre cette justice à maître Jean de la Fontaine, qu'il
répondit avec clarté:

--Il y a l'Église triomphante, où sont Dieu, les saints, les anges et
les âmes sauvées. L'Église militante, c'est notre Saint Père le Pape,
vicaire de Dieu sur terre, les cardinaux, les prélats de l'Église et
le clergé, et tous les bons chrétiens et catholiques, laquelle Église,
bien assemblée, ne peut errer et est gouvernée du Saint-Esprit.
Voulez-vous vous en rapporter à l'Église militante?

--Je suis venue au roi de France de par Dieu, de par la Vierge Marie
et tous les benoîts saints et saintes du paradis et l'Église
victorieuse de là-haut, et de leur commandement; et à cette Église-là
je soumets tous mes bons faits, et tout ce que j'ai fait ou à faire.
Et de répondre si je me soumettrai à l'Église militante, je n'en
répondrai maintenant autre chose[776].

[Note 776: _Procès_, t. I, pp. 174, 176.]

On lui offrit de nouveau un habit de femme pour entendre la messe;
elle le refusa:

--Quant à l'habit de femme, je ne le prendrai pas encore, tant qu'il
plaira à Notre-Seigneur. Et si tant est qu'il me faille mener en
jugement, qu'il me faille dévêtir en jugement, je requiers
messeigneurs de l'Église qu'ils me donnent la grâce d'avoir une
chemise de femme et un couvre-chef sur ma tête. J'aime mieux mourir
que de révoquer ce que Notre-Seigneur m'a fait faire. Je crois
fermement que Notre-Seigneur ne laissera pas advenir que je sois mise
si bas, que je n'aie secours bientôt de Dieu, et par miracle.

Voici encore quelques questions qui lui furent faites:

--Est-ce que vous ne croyez pas aujourd'hui que les fées soient de
mauvais esprits?

--Je n'en sais rien.

--Savez-vous point si sainte Catherine et sainte Marguerite haïssent
les Anglais?

--Elles aiment ce que Notre-Seigneur aime, et haïssent ce que Dieu
hait.

--Est-ce que Dieu hait les Anglais?

--De l'amour ou haine que Dieu a pour les Anglais ou de ce qu'il fera
à leurs âmes, je ne sais rien. Mais je sais bien qu'ils seront boutés
hors de France, excepté ceux qui y mourront, et que Dieu enverra
victoire aux Français, et contre les Anglais.

--Est-ce que Dieu était pour les Anglais, quand ils étaient en
prospérité en France?

--Je ne sais si Dieu haïssait les Français. Mais je crois qu'il
voulait permettre de les laisser battre pour leurs péchés, s'ils
étaient en péché[777].

[Note 777: _Procès_, t. I, p. 178.]

On posa quelques questions à Jeanne touchant la bannière sur laquelle
elle avait fait peindre des anges.

Elle répondit qu'elle avait fait peindre les anges comme ils sont dans
les églises[778].

[Note 778: _Procès_, t. I, p. 180.]

Et la séance fut levée.

L'après-dînée, eut lieu, dans la prison[779], le dernier
interrogatoire. Elle en avait subi quinze en vingt-cinq jours; elle
répondit d'un même courage. Plus encore qu'à l'ordinaire les sujets
furent divers et mêlés. D'abord, l'interrogateur s'efforça en vain de
surprendre les charmes et les maléfices qui avaient rendu heureux et
victorieux l'étendard peint de figures d'anges. Il voulut savoir
ensuite pourquoi les clercs mettaient sur les lettres de Jeanne les
saints noms de Jésus et de Marie[780].

[Note 779: _Ibid._, t. I, p. 181.]

[Note 780: _Ibid._, t. I, pp. 182-183.]

Puis cette question insidieuse:

--Croyez-vous que, si vous étiez mariée, vos Voix vous viendraient?

Comme elle était d'une chasteté passionnée, comme on pouvait
comprendre, à certains de ses propos, qu'elle tenait sa virginité pour
un porte-bonheur, on était curieux de savoir si, convenablement
sollicitée, elle ne traiterait pas avec mépris l'état de mariage, et
ne condamnerait pas l'oeuvre de chair entre époux, en quoi elle eût
gravement erré et glissé dans l'hérésie des Cathares[781].

[Note 781: Martène et Durand, _Thesaurus novus anecdotorum_, t. V,
col. 1760 et seq.]

Elle répondit:

--Je ne sais et m'en attends à Notre-Seigneur[782].

[Note 782: _Procès_, t. I, p. 183.]

Autre question bien plus dangereuse pour elle, qui aimait son roi de
tout son coeur:

--Pensez-vous et croyez-vous fermement que votre roi fit bien de tuer
ou faire tuer monseigneur de Bourgogne?

--Ce fut grand dommage pour le royaume de France[783].

[Note 783: _Ibid._, t. I, p. 184.]

L'interrogateur lui posa cette question solennelle:

--Vous semble-t-il que vous soyez tenue de répondre pleinement la
vérité au pape, vicaire de Dieu, de tout ce qu'on vous demanderait
touchant la foi et le fait de votre conscience?

--Je requiers que je sois menée devant lui. Et puis je répondrai
devant lui tout ce que je devrai répondre[784].

Par cette parole, elle en appelait au pape; et cet appel était de
droit. «Aux choses douteuses qui touchent la foi, avait dit saint
Thomas, l'on doit toujours recourir au pape ou au concile général.» Si
Jeanne ne signifia pas son appel dans les formes juridiques, le
pouvait-elle, ignorant ces formes, et sans avocat, sans conseil?
Selon son pouvoir, elle en appelait au père commun des fidèles, comme
l'y autorisaient la justice et l'usage.

[Note 784: _Ibid._, t. I, pp. 184-185.]

Les docteurs et maîtres se turent. Ainsi se fermait la seule voie de
salut qui restât à l'accusée; elle était bien perdue. Mais ce qui
surprend, ce n'est pas que des juges du parti de l'Angleterre n'aient
point admis l'appel de Jeanne, c'est que les docteurs et maîtres du
parti français, les clercs des pays tenus dans l'obéissance du roi
Charles n'aient point tous signé cet appel, n'aient pas tous demandé
d'une seule voix que la cause de cette Pucelle, estimée bonne par les
examinateurs de Poitiers, fût portée devant le pape et le concile.

Au lieu de répondre à la requête de Jeanne, l'interrogateur s'enquit
des anneaux magiques et des apparitions diaboliques dont il avait été
déjà tant question[785].

[Note 785: _Procès_, t. I, p. 185.]

--Est-ce que vous baisâtes ou accolâtes oncques saintes Catherine et
Marguerite?

--Je les accolai toutes deux.

--Fleuraient-elles bon?

--Il est bon à savoir; et sentaient bon.

--En accolant, sentiez-vous point de chaleur ou autre chose?

--Je ne les pouvais point accoler sans les sentir et toucher.

--Par quelle partie les accoliez-vous? Par haut ou par bas?

--Il affiert mieux à les accoler par le bas que par le haut.

--Leur avez-vous point donné de chapeaux de fleurs?

--En l'honneur d'elles, à leurs images ou ressemblances dans les
églises j'en ai plusieurs fois donné. Quant à celles qui
m'apparaissent, je n'en ai point baillé dont j'aie mémoire.

--Savez-vous rien de ceux qui vont cheminant avec les fées?

--Je ne le fis oncques, ni n'en sus quelque chose. Mais j'en ai bien
ouï parler, et qu'on y allait le jeudi. Mais je n'y crois point et
crois que c'est sorcerie[786].

[Note 786: _Procès_, t. I, pp. 185-186.]

Enfin, une question sur son étendard, que les juges pensaient
enchanté, amena une de ces réponses, en manière de proverbe, qu'elle
aimait.

--Pourquoi votre étendard fut-il plus porté en l'église de Reims, au
sacre, que ceux des autres capitaines?

--Il avait été à la peine, c'était bien raison qu'il fût à
l'honneur[787].

[Note 787: _Ibid._, t. I, p. 187.]

À la suite des enquêtes et des interrogatoires, le procès préparatoire
fut déclaré clos et le procès dit ordinaire s'ouvrit le mardi après
les Rameaux, 27 mars, dans une chambre voisine de la grande salle du
château.

Avant d'ordonner la lecture de l'acte d'accusation, monseigneur de
Beauvais offrit à Jeanne un avocat. S'il avait tardé jusque-là à lui
en offrir un, c'est, sans doute, parce qu'à son avis, elle n'en avait
pas eu besoin. On sait que l'avocat de l'hérétique était tenu à borner
étroitement ses moyens de défense, s'il ne voulait lui-même tomber
dans l'hérésie. Au cours du procès préparatoire, il lui était permis
seulement de rechercher les noms des témoins à charge et de les faire
connaître à l'accusé. Si l'hérétique avouait, il était superflu de lui
donner un avocat[788]. Or, monseigneur de Beauvais prétendait fonder
l'accusation, non sur les dires des témoins, mais sur les aveux de
l'accusée. C'est pourquoi, sans doute, il attendit pour offrir un
conseil à Jeanne, l'ouverture du procès ordinaire, qui comportait la
discussion sur des points de doctrine.

[Note 788: J. Quicherat, _Aperçus nouveaux_, pp. 130-131.--E.
Méru, _Directorium Inquisitorium_, Romæ, 1578, p. 295.]

--Jeanne, lui dit-il alors, toutes les personnes ici présentes sont
des hommes d'Église, de science consommée, qui veulent et entendent
procéder envers vous en toute piété et mansuétude, ne cherchant ni
vengeance ni châtiment corporel, mais votre instruction et votre
séjour dans la voie de la vérité et du salut. Comme vous n'êtes ni
assez docte, ni assez instruite, soit dans les lettres, soit dans les
matières ardues dont il s'agit, pour prendre conseil de vous-même sur
ce que vous devez faire ou répondre, nous vous offrons de choisir,
pour conseil, un ou plusieurs assistants, à votre volonté[789].

[Note 789: _Procès_, t. I, pp. 200-201.]

En une telle juridiction, cette offre était gracieuse; et, si
monseigneur de Beauvais réduisait l'accusée à choisir entre les
conseillers et assesseurs, appelés par lui-même au procès, il lui
faisait encore la part plus large qu'il n'y était obligé. Le choix de
l'avocat n'appartenait pas au prévenu; il appartenait au juge, qui
devait désigner un homme probe et loyal. Bien plus! Il était licite au
juge ecclésiastique de refuser jusqu'au bout tout conseil à l'accusé.
Nicolas Eymeric, en son _Directorium_, décide que l'évêque et
l'inquisiteur, agissant conjointement, forment une autorité suffisante
pour interpréter la loi et peuvent procéder simplement, _de plano_,
sans tumulte d'avocats ni figure de jugement[790].

[Note 790: L. Tanon, _Histoire des tribunaux de l'inquisition_,
pp. 400 et suiv.--U. Chevalier, _L'abjuration de Jeanne d'Arc_, p.
34.]

Il est à remarquer que monseigneur de Beauvais offrit un conseil à
l'accusée, eu égard à son ignorance des choses divines et humaines;
mais sans arguer de son jeune âge. Devant d'autres juridictions, un
procès contre un mineur de vingt-cinq ans non assisté était nul de
plein droit[791]. S'il en était allé de même en droit inquisitorial,
l'évêque aurait évité ce cas de nullité; il le pouvait faire sans
inconvénient, puisqu'il avait le choix de l'avocat. «Notre justice
n'est pas la même que la leur», disait avec raison Bernard Gui, en
comparant la procédure inquisitoriale à celle des autres cours
d'Église, qui fonctionnaient conformément au droit romain.

[Note 791: Méru, _Directorium Inquisitorium_, Schola, p. 147.]

Jeanne n'accepta pas l'offre du juge:

--Premièrement, répondit-elle, de ce que vous m'admonestez pour mon
bien et sur notre foi, je vous remercie, et toute la compagnie aussi.
Quant au conseil que vous m'offrez, aussi je vous remercie, mais je
n'ai point intention de me départir du conseil de Notre-Seigneur[792].

[Note 792: _Procès_, t. I, p. 201.]

Aussitôt, maître Thomas de Courcelles commença de lire, en langue
française, le libellé de l'accusation, tel que le promoteur l'avait
rédigé en soixante-dix articles. Ce libellé reproduisait, dans un
ordre méthodique, les faits déjà reprochés à Jeanne et qu'on tenait
gratuitement comme avoués par elle et dûment prouvés. Soixante-dix
chefs de crimes épouvantables contre la foi et notre sainte mère
l'Église. Interrogée sur chaque article, Jeanne, avec une candeur
héroïque, refit ses réponses précédentes. Cette longue lecture fut
continuée et achevée le mercredi après les Rameaux, 28 mars. Selon sa
coutume, elle demanda délai pour répondre sur certains points[793]. Le
31 mars, veille de Pâques, ce délai étant expiré, monseigneur de
Beauvais se rendit dans la prison et, avec l'assistance des docteurs
et maîtres de l'Université, réclama les réponses différées. Elles se
rapportaient presque toutes à l'accusation qui contenait toutes les
autres, à l'hérésie qui enveloppait toutes les hérésies, au refus
d'obéir à l'Église militante. Jeanne, en résumé, déclara qu'elle était
résolue à s'en rapporter à Notre-Seigneur plutôt qu'à homme du monde,
ce qui était ruiner l'autorité du pape et du concile[794].

[Note 793: _Ibid._, t. I, pp. 204, 323.]

[Note 794: _Procès_, t. I, pp. 324-325.]

Les docteurs et maîtres de l'Université de Paris furent d'avis de
distiller le copieux libellé du promoteur, d'en tirer la quintessence
et de réduire à un petit nombre d'articles les soixante-dix chefs
d'accusation[795]. Maître Nicolas Midi, docteur en théologie, exécuta
ce travail et le soumit aux juges et aux assesseurs[796]. L'un d'eux
proposa des corrections. Frère Jacques de Touraine, de l'ordre des
frères mineurs, docteur en théologie, chargé de la rédaction
définitive, admit la plupart des corrections demandées[797]. Les
propositions[798] condamnables que les juges prétendaient (bien à
tort) avoir tirées des réponses aux interrogatoires, se trouvèrent de
la sorte résumées en douze articles[799].

[Note 795: _Ibid._, t. III. p. 143.]

[Note 796: _Ibid._, t. III, p. 60.--U. Chevalier, _L'abjuration de
Jeanne d'Arc_, p. 38.]

[Note 797: _Ibid._, t. III, p. 232.--J. Quicherat, _Aperçus
nouveaux_, pp. 124, 129.]

[Note 798: _Ibid._, t. II, pp. 22, 212; t. III, p. 306; t. V, p.
461.]

[Note 799: _Ibid._, t. I, pp. 328, 336.]

Ces douze articles ne furent pas communiqués à Jeanne. Le jeudi 12
avril, vingt et un docteurs et maîtres se réunirent dans la chapelle
de l'évêché, et après avoir examiné les articles, donnèrent une
consultation dont le sens était défavorable à l'accusée.

Selon eux, les apparitions et révélations dont elle se vantait ne
venaient point de Dieu; c'étaient ou des inventions humaines ou des
effets de l'esprit malin; elle n'avait pas pour y croire des signes
suffisants. Ces docteurs et maîtres découvraient dans le cas de cette
femme des mensonges, des invraisemblances, une créance trop légèrement
donnée, des divinations superstitieuses, des faits scandaleux et
irréligieux, des dits téméraires, présomptueux, pleins de jactance,
des blasphèmes contre Dieu et les saints, de l'impiété dans la manière
de se conduire avec père et mère, des contrariétés au précepte sur
l'amour du prochain, de l'idolâtrie, ou tout au moins des fictions
mensongères, des propositions schismatiques, destructives de l'unité,
autorité et puissance de l'Église; mauvaise science et suspicion
véhémente d'hérésie[800].

[Note 800: _Procès_, t. I, pp. 337, 340.]

Si elle n'avait pas été soutenue et réconfortée par les Voix du ciel,
les voix de son coeur, Jeanne ne serait pas allée jusqu'à la fin de
cet horrible procès où torturée à la fois par des princes de l'Église
et des goujats d'armée, elle endura de corps et d'esprit des
souffrances intolérables à la commune nature humaine; elle les endura
sans que sa constance, sa foi, sa divine espérance, on dirait presque
sa gaieté en fussent atteints. Enfin, à bout de forces et non de
courage, elle tomba brisée, en proie à une maladie qu'on croyait
mortelle; elle semblait perdue, ou plutôt, hélas! sauvée[801].

[Note 801: _Procès_, t. III, p. 51.]

Le mercredi 18 avril, monseigneur de Beauvais et le vice-inquisiteur
de la foi, se rendirent avec plusieurs docteurs et maîtres auprès
d'elle afin de l'exhorter charitablement; elle était encore très
malade[802]. Monseigneur de Beauvais lui représenta que, interrogée
devant des personnes de haute sagesse, sur des points ardus, maintes
choses dites par elle avaient été notées comme contraires à la foi.
C'est pourquoi, considérant qu'elle était femme sans lettres, il lui
offrait de la pourvoir d'hommes savants et probes pour l'instruire. Il
priait les docteurs présents de lui donner des conseils salutaires, et
l'invitait elle-même, si elle connaissait d'autres personnes, à les
lui désigner, promettant qu'il les ferait venir sans faute.

[Note 802: _Ibid._, t. I, pp. 374-375.]

--L'Église, ajouta-t-il, ne ferme point son sein à qui lui revient.

Jeanne répondit qu'elle le remerciait de ce qu'il lui disait pour son
salut, et elle ajouta:

--Il me semble, vu la maladie que j'ai, que je suis en grand péril de
mort. S'il en est ainsi, Dieu veuille faire de moi à son plaisir. Je
vous requiers de me faire avoir confession, et le corps de mon Sauveur
aussi, et de me mettre en terre sainte.

Monseigneur de Beauvais lui représenta que si elle voulait recevoir
les sacrements, elle devait se soumettre à l'Église.

--Si mon corps meurt en prison, répondit-elle, je m'attends à vous que
vous le fassiez mettre en terre sainte; si vous ne l'y faites mettre,
je m'en attends à Notre-Seigneur[803].

[Note 803: _Procès_, t. I, pp. 376, 378.]

Elle soutint ensuite énergiquement la vérité des révélations qu'elle
avait eues de par Dieu, saint Michel, saintes Catherine et Marguerite.

Et comme on lui demandait une fois encore si elle soumettait soi et
ses actes à notre sainte mère l'Église, elle répondit:

--Quelque chose qui m'en doive advenir, je n'en ferai ou dirai autre
chose que ce que j'ai déjà dit au procès.

Les docteurs et maîtres l'exhortèrent l'un après l'autre à se
soumettre à notre sainte mère l'Église, alléguant de nombreux passages
de l'Écriture sainte; ils lui promirent le corps de Notre-Seigneur, si
elle voulait obéir; mais elle demeura ferme dans son propos.

--De cette soumission, dit-elle, je ne répondrai autre chose que ce
que j'ai déjà fait. J'aime Dieu, je le sers et suis bonne chrétienne,
et je voudrais aider et soutenir la sainte Église de tout mon
pouvoir[804].

[Note 804: _Procès_, t. I, pp. 380-381.]

On avait recours aux processions dans les grandes nécessités.

--Ne voulez-vous point, lui fut-il demandé, qu'on ordonne une belle et
notable procession pour vous mettre en bon état, si vous n'y êtes?

Elle répondit:

--Je veux très bien que l'Église et les catholiques prient pour
moi[805].

[Note 805: _Ibid._, t. I, p. 381.]

Parmi les docteurs consultés, plusieurs recommandèrent qu'elle fût de
nouveau instruite et admonestée charitablement. Le mercredi 2 mai,
soixante-trois révérends docteurs et maîtres se réunirent dans la
salle de Parement du château[806]. Elle fut introduite et maître Jean
de Castillon, docteur en théologie, archidiacre d'Évreux[807], lut une
cédule en français dans laquelle les faits et dits reprochés à Jeanne
étaient résumés en six articles. Puis plusieurs docteurs et maîtres
lui adressèrent tour à tour des admonitions et des conseils
charitables. Ils l'exhortèrent à se soumettre à l'Église militante
universelle, à notre Saint-Père le Pape et au saint Concile général.
Ils l'avertirent que, si l'Église l'abandonnait, elle serait en grand
danger d'encourir la peine du feu éternel quant à son âme, sans
préjudice de la peine du feu corporel quant au corps, et par la
sentence d'autres juges.

[Note 806: _Ibid._, t. I, pp. 381-382.]

[Note 807: De Beaurepaire, _Notes sur les juges_, pp. 114, 117.]

Jeanne répondit comme devant[808].

[Note 808: _Procès_, t. I, pp. 383, 399.]

Le lendemain jeudi 3 mai, jour de l'Invention de la Sainte Croix,
l'archange Gabriel lui apparut; elle n'était pas bien sûre de l'avoir
déjà vu; mais cette fois elle ne pouvait douter; ses Voix lui dirent
que c'était bien lui; et elle en eut grand réconfort.

Ce même jour, elle demanda à ses Voix si elle devait se soumettre à
l'Église, comme tous les clercs l'en pressaient.

Les Voix lui répondirent:

--Si tu veux que Notre-Seigneur t'aide, attends-toi à lui de tous tes
faits.

Jeanne voulut savoir d'elles si elle serait brûlée.

Les Voix lui dirent de s'en attendre à Notre-Seigneur et qu'il
l'aiderait[809]. Ce secours mystérieux raffermissait le coeur de
Jeanne.

[Note 809: _Ibid._, t. I, pp. 400-401.]

L'opiniâtreté dont elle faisait preuve n'était pas sans exemple parmi
les hérétiques et les possédées. Au contraire, les juges d'Église
étaient accoutumés à l'endurcissement des femmes abusées par le
diable. Pour les obliger à dire la vérité, quand les exhortations et
les admonitions ne suffisaient pas on recourait à la torture. Et ce
moyen ne réussissait pas toujours. Beaucoup de ces mauvaises femelles
(_mulierculae_) supportaient les plus cruelles souffrances avec une
constance qui passait les forces ordinaires de la nature humaine.
Aussi les docteurs ne croyaient-ils pas que cette constance fût
naturelle; ils l'attribuaient à un artifice infernal. Le démon était
capable encore de protéger ses servantes tombées aux mains des juges
d'Église; il leur accordait le pouvoir de se taire dans les tortures.
C'est ce qu'on appelait le don de taciturnité[810].

[Note 810: Nicolas Eymeric, _Directorium inquisitorium..._, Rome,
1586, in-fol., p. 24, col. 1.--Ludovicus a Paramo, _De origine et
progressu officii sanctæ inquisitionis_, MDXCIIX, in-fol., lib. III,
questio 5, p. 709.]

Le mercredi 9 mai, Jeanne fut menée à la grosse tour du château et
introduite dans la chambre de torture. Là monseigneur de Beauvais, en
présence du vice-inquisiteur et de neuf docteurs et maîtres, lui donna
lecture des articles auxquels elle avait jusque-là refusé de répondre,
et la menaça, si elle ne confessait point toute la vérité, d'être mise
à la géhenne.

Les instruments étaient préparés; les deux exécuteurs, Mauger
Leparmentier, clerc marié, et son compagnon, se tenaient près d'elle,
attendant les ordres du seigneur évêque.

Jeanne, qui six jours auparavant avait reçu de ses Voix grand
réconfort, répondit avec fermeté:

--Vraiment, si vous me deviez faire arracher les membres et faire
partir l'âme hors du corps, je ne vous dirais autre chose et, si je
vous disais quelque chose, après dirais-je toujours que vous me
l'avez fait dire par force[811].

[Note 811: _Procès_, t. I, pp. 399-400.]

Monseigneur de Beauvais décida de surseoir à la torture, craignant
qu'elle ne fût pas profitable à cette âme endurcie[812]. Le samedi
suivant, il en délibéra dans sa maison, avec le vice-inquisiteur et
treize docteurs et maîtres; les avis furent partagés. Maître Raoul
Roussel conseillait de ne pas donner la torture à Jeanne pour éviter
qu'un procès aussi bien fait que celui-ci pût être attaqué. Il
craignait, à ce qu'il semble, que la Pucelle, ayant reçu du diable le
don de taciturnité, les tourments ne lui donnassent occasion de braver
la sainte inquisition par un silence diabolique. Maître Aubert Morel,
licencié en droit canon, avocat près l'officialité de Rouen, chanoine
de la cathédrale, et maître Thomas de Courcelles jugèrent qu'il serait
bon, au contraire, d'appliquer la question. Maître Nicolas Loiseleur,
maître ès arts, chanoine de Rouen, qui faisait au procès le cordonnier
lorrain et la voix de sainte Catherine, n'avait pas d'opinion bien
arrêtée à cet égard; toutefois, il ne lui semblait pas mauvais que
Jeanne, pour la médecine de son âme, fût torturée. Les docteurs et
maîtres en majorité estimèrent qu'il n'y avait pas lieu de la
soumettre à cette épreuve, quant à présent; les uns ne donnèrent point
des raisons, les autres alléguèrent qu'il convenait de l'avertir
charitablement encore une fois. Maître Guillaume Erard, docteur en
théologie, se fonda sur ce qu'on avait déjà assez ample matière pour
juger[813]. Ainsi, parmi ceux qui épargnèrent les tourments à Jeanne,
se trouvait le moins miséricordieux de tous à son égard. Tel était
l'esprit des tribunaux d'Église que refuser la torture à un accusé,
c'était, en certains cas, lui refuser une grâce.

[Note 812: _Ibid._, t. I, pp. 401-402.]

[Note 813: _Procès_, t. I, pp. 402, 404.]

Lors du procès de Marguerite la Porète, les juges ne convoquèrent
point d'experts[814]. Ils soumirent à l'Université de Paris un rapport
écrit, touchant les charges tenues pour prouvées. L'Université donna
son avis sous réserve de la vérité des charges. Cette réserve était de
pure forme et la décision de l'Université avait l'autorité d'un
jugement. Dans le procès de Jeanne, on invoqua ce précédent. Le 21
avril, maître Jean Beaupère, maître Jacques de Touraine et maître
Nicolas Midi quittèrent Rouen et, au risque d'être houspillés en
chemin par les gens de guerre, allèrent porter les douze articles à
leurs collègues de Paris.

[Note 814: _Recueil des historiens de la France_, t. XX, p. 601;
t. XXI, p. 34.--Histoire littéraire de la France, t. XXVII, p. 70.]

Le 28 avril, l'Université, réunie en assemblée générale à
Saint-Bernard, chargea de l'examen des douze articles la sacrée
Faculté de Théologie et la vénérable Faculté des Décrets[815].

[Note 815: _Procès_, t. I, pp. 407, 413, 420.--M. Fournier, _La
faculté de décret de l'Université de Paris_, p. 353.--Le P. Denifle et
Châtelain, _Chartularium Universitatis Parisiensis_, t. IV, pp. 510 et
suiv.]

Le 14 mai, les délibérations des deux Facultés furent soumises à
toutes les Facultés solennellement réunies, qui les ratifia, les fit
siennes et les envoya au roi Henri, en suppliant Son Excellente
Hautesse de faire prompte justice, afin que le peuple, tant scandalisé
par cette femme, fût ramené à bonne doctrine et sainte croyance[816].
Et il est remarquable que dans une cause, qui était celle du pape,
représenté par le vice-inquisiteur, et du roi, représenté par
l'évêque, la fille aînée des rois ait communiqué directement avec le
roi de France, gardien de ses privilèges.

[Note 816: _Procès_, t. II, p. 6.--U. Chevalier, _L'abjuration de
Jeanne d'Arc_, p. 42.]

Selon la sacrée Faculté de Théologie, les apparitions de Jeanne
étaient fictives, mensongères, séductrices, inspirée par des diables.
Le signe donné au roi était un mensonge présomptueux et pernicieux,
attentatoire à la dignité des anges, la croyance de Jeanne aux visites
de saint Michel, de sainte Catherine et de sainte Marguerite était une
croyance téméraire et injurieuse par la comparaison que Jeanne en
faisait avec les vérités de la foi; les prédictions de Jeanne étaient
superstition, divination et vaine jactance; l'affirmation de porter
l'habit d'homme par commandement de Dieu était blasphème, mépris des
sacrements, violation de la loi divine et des sanctions
ecclésiastiques, suspicion d'idolâtrie. Jeanne, dans les lettres
dictées par elle, se montrait traîtresse, perfide, cruelle, altérée
de sang humain, séditieuse, poussant à la tyrannie, blasphématrice de
Dieu. En partant pour la France, elle avait violé le commandement
d'honorer père et mère, causé scandale, blasphémé, erré dans la foi.
En faisant le saut de Beaurevoir, elle s'était montrée d'une
pusillanimité tournant au désespoir et à l'homicide, et ç'avait été de
plus pour elle l'occasion d'affirmations téméraires touchant la remise
de son péché et d'erreur sur le libre arbitre. En proclamant sa
confiance en son salut, elle ne proférait que mensonges présomptueux
et pernicieux; en disant que sainte Catherine et sainte Marguerite ne
parlaient pas anglais, elle blasphémait ces saintes et violait le
précepte: «Tu aimeras ton prochain»; les honneurs qu'elle rendait à
ses saintes étaient idolâtrie et invocation de démons; son refus de
s'en rapporter de ses faits à l'Église tendait au schisme, au mépris
de l'unité et de l'autorité de l'Église, à l'apostasie[817].

[Note 817: _Procès_, t. I, pp. 414, 417.]

Les docteurs de la Faculté de Théologie étaient très savants; ils
connaissaient les trois esprits malins que Jeanne abusée prenait pour
saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite. C'étaient Bélial,
Satan et Béhémot. Bélial, adoré des sidoniens, se montre quelquefois
sous la figure d'un ange plein de beauté; c'est le démon de la
désobéissance. Satan est le chef des enfers et Béhémot est un être
lourd et stupide, qui mange du foin comme un boeuf[818].

[Note 818: _Procès_, t. I, p. 414.--Migne, _Dictionnaire des
sciences occultes_.]

La vénérable Faculté des Décrets décidait que cette femme
schismatique, errant en la foi, apostate, menteuse, devineresse,
devait être charitablement exhortée et dûment avertie par les juges
compétents et que, si elle refusait néanmoins d'abjurer son erreur, il
la faudrait abandonner au bras séculier pour en recevoir le châtiment
dû[819]. Voilà les délibérations et décisions que la vénérable
Université de Paris soumettait à l'examen et aux arrêts du Saint-Siège
apostolique et du sacro-saint Concile général[820].

[Note 819: _Ibid._, t. I, pp. 417, 420.]

[Note 820: _Ibid._, t. I, pp. 414, 417.]

Mais les clercs de France n'avaient-ils donc rien à dire en cette
cause? N'avaient-ils donc aucune décision à soumettre au pape et au
concile? Pourquoi n'opposaient-ils pas leur opinion à celles des
Facultés parisiennes? Pourquoi gardaient-ils le silence? Ces docteurs,
qui avaient recommandé au roi de mettre en oeuvre la jeune fille, afin
de ne pas refuser les dons du Saint-Esprit, pourquoi n'envoyaient-ils
pas à Rouen le livre de Poitiers que réclamait Jeanne[821]? Tous ces
universitaires chassés de Paris, tous ces avocats et conseillers au
Parlement exilé, tous ces magistrats qui n'avaient pas de robe à se
mettre, pas de souliers à donner à leurs enfants, avant que cette
Pucelle eût soutenu leur cause penchante, et qui maintenant, grâce à
elle, reprenaient chaque jour espoir et vigueur, comment
laissaient-ils traiter d'hérétique et de femme dissolue cette grande
servante de leur roi? Ce frère Pasquerel, ce frère Richard, tous ces
religieux qui naguère l'accompagnaient en France et pensaient
l'accompagner à la croisade contre les Bohêmes et les Turcs, pourquoi
ne demandaient-ils pas un sauf-conduit afin d'être entendus au procès?
Pourquoi n'envoyaient-ils pas du moins leur témoignage? Cet archevêque
d'Embrun, qui tantôt encore donnait de si nobles conseils à son roi,
pourquoi n'adressait-il pas aux juges de Rouen son mémoire en faveur
de la Pucelle? Monseigneur de Reims, chancelier du royaume, qui avait
bien dit qu'elle était orgueilleuse mais non pas hérétique, pourquoi,
contrairement à ses intérêts et à son honneur, ne témoignait-il pas en
faveur de celle qui lui avait fait recouvrer sa ville épiscopale?
Pourquoi, comme c'était son droit, comme c'était son devoir de
métropolitain, ne prononçait-il pas la censure et la suspension contre
son suffragant, l'évêque de Beauvais, coupable d'avoir prévariqué dans
l'administration de la justice? Ces grands clercs, députés par le roi
Charles au Concile de Bâle, comment ne s'engageaient-ils pas à porter
au synode la cause de la Pucelle? Comment, enfin, les prêtres, les
religieux du royaume ne demandaient-ils pas, d'un cri unanime,
l'appel au Saint-Père?

[Note 821: Sans doute le livre de Poitiers devait être d'une
grande pauvreté théologique; mais on avait les conclusions présentées
au roi, le mémoire de Gélu et celui de Gerson.]

Tous, comme frappés d'étonnement et de stupeur, demeuraient sans
parler ni agir. Ne serait-ce point parce qu'ils craignaient que cette
illustre Université, que de tous les pays chrétiens on venait
consulter en matière de foi, ce soleil de l'Église, n'eût éclairé d'un
jour trop éclatant la cause de Jeanne, et que cette femme, qu'en
France on avait cru sainte, ne fût inspirée par le malin esprit? S'ils
le craignaient, s'ils le soupçonnaient, cette opinion théologique, ces
doutes sur une matière difficile, en une cause ardue, expliqueraient
leur silence; on comprendrait qu'ils se taisaient de honte et de
douleur. Mais ce qu'ils avaient cru naguère, s'ils le croyaient
encore, s'ils étaient persuadés que la Pucelle était venue de Dieu
pour conduire leur roi à son sacre glorieux, que penser de ces
prêtres, que penser de ces clercs de France, qui reniaient la fille de
Dieu, à la veille de sa passion?



CHAPITRE XIII

L'ABJURATION.--LA PREMIÈRE SENTENCE.


Les docteurs et maîtres réunis, le samedi 19 mai, dans la chapelle
archiépiscopale de Rouen, au nombre de cinquante, s'associèrent
unanimement aux délibérations de l'Université de Paris, et monseigneur
de Beauvais décida qu'une nouvelle admonition charitable serait
adressée à Jeanne[822]. En conséquence, le mercredi 23, l'évêque, le
vicaire inquisiteur et le promoteur se rendirent dans une chambre du
château, voisine de la prison de Jeanne; ils étaient accompagnés de
sept docteurs et maîtres, du seigneur évêque de Noyon et du seigneur
évêque de Thérouanne[823]. Celui-là, frère de messire Jean de
Luxembourg qui avait vendu la Pucelle, comptait parmi les premiers
personnages du Grand Conseil d'Angleterre; il était chancelier de
France pour le roi Henri comme messire Regnault de Chartres l'était
pour le roi Charles[824].

[Note 822: _Procès_, t. I, pp. 404, 429.]

[Note 823: _Ibid._, t. I, pp. 429-430.]

[Note 824: De Beaurepaire, _Notes sur les juges_, pp. 126-127.]

L'accusée fut introduite et maître Pierre Maurice, docteur en
théologie, lui donna lecture des douze articles abrégés et commentés
conformément aux délibérations de l'Université, le tout en manière de
discours à elle adressé:


ARTICLE PREMIER

Premièrement, Jeanne tu as dit qu'en l'âge de treize ans, ou environ,
tu as eu révélations et apparitions d'anges et des saintes Catherine
et Marguerite, que tu les as vus fréquemment de tes yeux corporels, et
qu'ils ont parlé à toi et qu'ils te parlent souvent et qu'ils t'ont
dit beaucoup de choses que tu as pleinement déclarées dans ton procès.

Sur ce point, les clercs de l'Université de Paris et autres ayant
considéré les modes de ces révélations et apparitions, leur fin, la
substance des choses révélées, et la condition de ta personne, et
considéré tout ce qu'il y avait lieu de considérer, disent que ce sont
fictions mensongères, séduisantes et périlleuses, ou que des
révélations et apparitions de cette sorte sont superstitieuses,
procédant d'esprits malins et diaboliques.


ARTICLE 2.

Item, tu as dit que ton roi eut signe par quoi il connut que tu étais
envoyée de Dieu, à savoir que saint Michel, accompagné d'une multitude
d'anges, dont certains avaient des ailes, d'autres des couronnes et
avec lesquels étaient les saintes Catherine et Marguerite, vint à toi
en la ville de Château-Chinon; et que tous ceux-là entrèrent avec toi
par l'escalier du château, dans la chambre de ton roi devant qui
s'inclina un ange qui portait une couronne. Et une fois, tu as dit que
cette couronne que tu appelles signe, fut remise à l'archevêque de
Reims qui la remit à ton roi, en présence d'une multitude de princes
et de seigneurs que tu as nommés.

Et quant à cela, lesdits clercs disent que ce n'est pas vraisemblable,
mais que c'est mensonge présomptueux, séduisant, pernicieux, une chose
feinte et attentatoire à la dignité des anges.


ARTICLE 3.

Item, tu as dit que tu connaissais les anges et les saintes par bon
conseil, confort et doctrine qu'ils te donnaient et par ce qu'ils se
nommèrent à toi et que les saintes te saluèrent. Tu croyais aussi que
ce fut saint Michel qui t'apparut et que leurs faits et dits sont
bons, aussi fermement que tu crois la foi du Christ.

Quant à cela, les clercs disent que ce ne sont pas signes suffisants
pour connaître lesdits saints et anges, et que tu as cru légèrement et
témérairement affirmé, et que en outre, pour ce qui est de la
comparaison que tu fais de croire aussi fermement, etc., tu erres dans
la foi.


ARTICLE 4.

Item, tu as dit que tu es assurée de certaines choses à venir, que tu
as su des choses cachées, que tu as pareillement reconnu des hommes
que tu n'avais jamais vus auparavant, et cela par les voix des saintes
Catherine et Marguerite.

Et quant à cela, les clercs disent que, en ces dits, est superstition,
divination, présomptueuse assertion et vaine jactance.


ARTICLE 5.

Item, tu as dit que du commandement de Dieu et de son bon plaisir tu
as porté et portes encore habit d'homme et, parce que tu as
commandement de Dieu de porter cet habit, tu as pris tunique courte,
gippon, chausses liées à maintes aiguillettes; tu portes même les
cheveux coupés en rond au-dessus des oreilles, sans rien garder sur
toi de ce qui prouve et dénote le sexe féminin, excepté ce que nature
t'a donné; et souvent tu as reçu en cet habit le sacrement de
l'Eucharistie, et bien que tu aies été plusieurs fois admonestée de le
quitter, néanmoins tu n'en as voulu rien faire, disant que tu
aimerais mieux mourir que quitter cet habit, à moins que ce ne fût par
le commandement de Dieu; et que, si tu étais encore en cet habit avec
ceux de ton parti, ce serait grand bien pour la France. Tu dis aussi
que, pour rien, tu ne ferais serment de ne pas porter cet habit et des
armes, et tu dis qu'en tout cela tu fais bien et par l'ordre de Dieu.

Sur ce point, les clercs disent que tu blasphèmes Dieu et le méprises
en ses sacrements, que tu transgresses la loi divine, la sainte
Écriture et les règles canoniques, que tu penses mal et erres en
matière de foi, que tu es pleine de vaine jactance, que tu es suspecte
d'idolâtrie et d'adoration de toi-même et de tes habits, en imitant
les usages des païens.


ARTICLE 6.

Item, tu as dit que souvent, dans tes lettres, tu as mis ces noms,
JHESUS MARIA, et le signe de la croix pour avertir ceux à qui tu
écrivais de ne pas faire ce qui était marqué dans la lettre. Dans
d'autres lettres tu t'es vantée de faire tuer tous ceux qui ne
t'obéissaient pas et qu'aux coups on verrait qui aurait meilleur droit
de par le Dieu du ciel et tu as dit souvent n'avoir rien fait que par
révélation et commandement du Seigneur.

Quant à cela, les clercs disent que tu es traîtresse, perfide,
cruelle, désirant cruellement l'effusion du sang humain, séditieuse,
provoquant à tyrannie, blasphémant Dieu en ses commandements et
révélations.


ARTICLE 7.

Item, tu dis que, par révélations que tu as eues en l'âge de dix-sept
ans, tu as quitté la maison de tes parents, contre leur volonté, de
quoi ils furent quasi fous. Et tu es allée vers Robert de Baudricourt,
qui, à ta requête, te donna un habit d'homme et une épée, avec
certaines gens pour te conduire vers ton roi, et quand tu es venue
vers lui, tu lui as dit que tu venais pour chasser ses adversaires et
que tu lui avais promis de le mettre en un grand royaume, et qu'il
aurait victoire sur ses adversaires et que Dieu t'envoyait pour cela.
Tu dis aussi que, de la sorte, tu as bien fait en obéissant à Dieu et
par révélation.

Quant à cela, les clercs disent que tu as été impie envers tes
parents, transgressant le commandement de Dieu d'honorer père et mère,
scandaleuse, blasphématrice de Dieu, errant en la foi et que tu as
fait une promesse présomptueuse et téméraire.


ARTICLE 8.

Item, tu as dit que, volontairement, tu as sauté de la tour de
Beaurevoir, aimant mieux mourir que d'être livrée aux mains des
Anglais et vivre après la destruction de Compiègne; et, bien que les
saintes Catherine et Marguerite te défendissent de sauter, tu ne pus
te contenir; et, quoi que ce fût un grand péché que d'offenser ces
saintes, pourtant tu as su par tes Voix que Dieu te l'avait remis
après que tu t'en fusses confessée.

Sur ce point les clercs disent que ce fut là pusillanimité tournant à
désespoir et probablement suicide. En cela encore tu as émis une
assertion téméraire et présomptueuse en prétendant avoir rémission de
ton péché et tu penses mal touchant le libre arbitre.


ARTICLE 9.

Item, tu as dit que les saintes Catherine et Marguerite promirent de
te conduire en paradis pourvu que tu gardasses la virginité que tu
leur avais vouée et promise, et de cela tu es aussi certaine que si tu
étais déjà dans la gloire des Bienheureux. Tu crois n'avoir pas fait
oeuvre de péché mortel. Et il te semble que, si tu étais en état de
péché mortel, les saintes ne te visiteraient pas quotidiennement,
comme elles font.

Quant à cela, les clercs disent que c'est une assertion présomptueuse
et téméraire, un mensonge pernicieux; qu'il y a là contradiction avec
ce que tu avais dit précédemment, et qu'enfin tu penses mal touchant
la foi chrétienne.


ARTICLE 10.

Item, tu as dit que tu savais bien que Dieu aime plus que toi
certaines personnes vivantes, et que cela tu l'as appris par
révélation des saintes Catherine et Marguerite; aussi, que ces saintes
parlent français, non anglais, puisqu'elles ne sont pas du parti des
Anglais. Et quand tu as su que tes Voix étaient pour ton roi, tu n'as
plus aimé les Bourguignons.

Quant à cela, les clercs disent que c'est une téméraire et
présomptueuse assertion, une divination superstitieuse, un blasphème
contre les saintes Catherine et Marguerite, et une transgression du
précepte de l'amour du prochain.


ARTICLE 11.

Item, tu as dit que, à ceux que tu appelles saint Michel et les
saintes Catherine et Marguerite, tu as fait plusieurs révérences,
fléchissant le genou, tirant ton chaperon, baisant la terre où ils
marchaient, leur vouant ta virginité; que ces saintes, tu les avais
baisées et embrassées et invoquées, qu'aussi tu as cru à leurs
enseignements du moment qu'elles sont venues à toi, sans demander
conseil à ton curé ou à quelque autre homme d'Église. Et néanmoins tu
crois que ces Voix viennent de Dieu aussi fermement que tu crois en la
foi chrétienne, et que Notre-Seigneur Jésus-Christ a souffert passion.
Tu as dit en outre que si quelque mauvais esprit t'apparaissait sous
la figure de saint Michel, tu saurais bien le connaître et le
discerner. Tu as dit encore que, de ton propre mouvement, tu as juré
de ne point dire le signe que tu avais donné à ton roi. Et finalement
tu as ajouté: «Si ce n'est sur l'ordre de Dieu.»

Quant à cela, les clercs disent que, à supposer que tu aies eu les
révélations et apparitions dont tu te vantes, de la manière que tu as
dit, tu es idolâtre, invocatrice des démons, errant en matière de foi,
téméraire en tes assertions et que tu as fait un serment illicite.


ARTICLE 12.

Item, tu as dit que, si l'Église voulait que tu fisses le contraire
des ordres que tu dis avoir reçus de Dieu, tu ne le ferais pour quoi
que ce fût; que tu sais bien que tout ce qui est contenu dans ton
procès vient des ordres de Dieu et qu'il t'était impossible de faire
le contraire. Relativement à ces faits, tu ne veux pas te rapporter au
jugement de l'Église qui est sur la terre, ni d'homme vivant, mais à
Dieu seul. Et tu as dit en outre que cette réponse, tu ne la faisais
pas de ta tête, mais sur le commandement de Dieu, bien que cet article
de foi: _Unam sanctam Ecclesiam catholicam_, t'ait été plusieurs fois
déclaré et que tout chrétien doive soumettre tous ses dits et faits à
l'Église militante, principalement dans le fait de révélations et
choses telles.

Quant à cela, les clercs disent que tu es schismatique, mal pensante
sur l'unité et l'autorité de l'Église, apostate et opiniâtrement
errante en matière de foi[825].

[Note 825: _Procès_, t. I, pp. 430, 437.]

Ayant achevé cette lecture, maître Pierre Maurice, sur l'invitation de
l'évêque, exhorta Jeanne. Il avait été recteur de l'Université de
Paris en 1428[826]. On l'estimait comme orateur; c'était lui qui, le 5
juin 1430, avait harangué, au nom du chapitre, le roi Henri VI, lors
de son entrée à Rouen. Il se distinguait, ce semble, par quelque
connaissance et quelque goût des lettres antiques, et possédait de
précieux manuscrits, au nombre desquels se trouvaient les comédies de
Térence et l'_Énéide_ de Virgile[827].

[Note 826: Du Boulay, _Historia Universitatis Parisiensis_, t. V,
p. 929.]

[Note 827: De Beaurepaire, _Notes sur les juges_, p. 88.]

Cet insigne docteur invita Jeanne, en termes d'une simplicité
calculée, à réfléchir aux suites de ses dires et de ses actes et
l'exhorta tendrement à se soumettre à l'Église. Après l'absinthe il
lui offrit le miel; il lui tint des propos doux et familiers. Il entra
avec une singulière adresse dans les goûts et les sentiments qui
emplissaient le coeur de cette jeune fille. La voyant toute pleine de
chevalerie et si loyale à Charles qu'elle avait fait sacrer, c'est par
des comparaisons tirées de la vie militaire et seigneuriale qu'il
essaya de lui faire comprendre qu'elle devait en croire l'Église
militante plutôt que ses Voix et ses apparitions.

--Si votre roi, lui dit-il, vous avait confié la garde d'une
forteresse, en vous défendant d'y laisser entrer personne, n'est-il
pas vrai que vous refuseriez de recevoir quiconque s'y présenterait de
sa part sans montrer de lettres ou quelque autre signe. De même,
lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ, s'élevant au ciel, commit au
bienheureux apôtre Pierre et à ses successeurs le gouvernement de son
Église, il leur défendit de faire accueil à ceux qui prétendraient
venir en son nom, sans en apporter la preuve.

Et pour lui rendre sensible quelle faute c'était de désobéir à
l'Église, il lui rappela le temps où elle faisait la guerre et prit
pour exemple un chevalier désobéissant à son roi:

--Lorsque vous étiez dans le domaine de votre roi, lui dit-il, si un
chevalier ou tout autre, placé sous son obéissance, s'était levé
disant: «Je n'obéirai pas au roi; je ne me soumettrai ni à lui ni à
ses officiers», n'auriez-vous pas dit: «Voilà un homme qui doit être
condamné»? Que dites-vous donc de vous qui, engendrée dans la foi du
Christ, devenue par le baptême la fille de l'Église et l'épouse du
Christ, n'obéissez pas aux officiers du Christ, c'est-à-dire aux
prélats de l'Église[828]?

[Note 828: _Procès_, t. I, pp. 437, 441.]

Maître Pierre Maurice s'efforçait ainsi de se faire comprendre de
Jeanne. Il n'y réussit pas; toutes les raisons et toute l'éloquence du
monde se seraient brisées contre le coeur de cette enfant. Après que
maître Pierre eut parlé, Jeanne, interrogée si elle ne se croyait pas
tenue de soumettre ses dits et faits à l'Église, répondit:

--La manière que j'ai toujours dite et tenue au procès, je la veux
maintenir quant à cela.... Si j'étais en jugement et voyais allumer
les bourrées, et le bourreau prêt de bouter le feu, et moi étant dans
le feu, je n'en dirais autre chose et soutiendrais ce que j'ai dit au
procès jusqu'à la mort.

Sur ces paroles, l'évêque déclara les débats clos et remit au
lendemain le prononcé de la sentence[829].

[Note 829: _Procès_, t. I, pp. 441-442.]

Le lendemain, jeudi après la Pentecôte, 24 mai, Jeanne fut visitée de
bon matin, en sa prison, par maître Jean Beaupère qui l'avertit
qu'elle serait tantôt conduite à l'échafaud pour être prêchée.

--Si vous êtes bonne chrétienne, fit-il, vous direz que vous soumettez
tous vos faits et dits à notre sainte mère l'Église et spécialement
aux juges ecclésiastiques.

Maître Jean Beaupère crut entendre qu'elle répondit:

--Ainsi ferai-je[830].

[Note 830: _Ibid._, t. II, p. 21.]

Si telle fut sa réponse, c'est qu'elle avait été brisée par une nuit
d'angoisse, et que sa chair se troublait à la pensée de mourir par le
feu.

Au moment du départ, comme elle était debout près d'une porte, maître
Nicolas Loiseleur lui donna les mêmes avis et, pour la mieux engager à
les suivre, il lui fit une fausse promesse:

--Jeanne, croyez-moi, dit-il. Il ne tient qu'à vous d'être sauvée.
Prenez l'habit de votre sexe et faites ce qu'on décidera. Autrement
vous êtes en péril de mort. Si vous faites ce que je vous dis, il vous
en arrivera tout bien et aucun mal. Vous serez mise entre les mains de
l'Église[831].

[Note 831: _Procès_, t. III, p. 146.--De Beaurepaire, _Notes sur
les juges_, pp. 445 et suiv.]

On la mena en charrette, sous escorte, dans le quartier de la ville
nommé Bourg-l'Abbé, qui était au pied du château, et l'on s'arrêta à
trois ou quatre cents tours de roue, dans le cimetière Saint-Ouen, dit
aussi les _aîtres Saint-Ouen_, où chaque année, à la fête du patron de
l'abbaye, se tenait une foire très fréquentée[832]. C'est là que
Jeanne devait être prêchée, comme tant d'autres malheureuses l'avaient
été avant elle. On donnait de préférence ces spectacles exemplaires
dans les lieux où le peuple y pût assister en foule. Une église
paroissiale s'élevait depuis cent ans, au bord de ce vaste charnier
que fermait, au midi, la haute nef de l'abbatiale. Deux échafauds
avaient été dressés[833], l'un grand et l'autre petit, contre le beau
vaisseau de l'église, à l'ouest du portail qu'on nommait _portail des
Marmousets_, à cause d'une multitude de petites figures qui y étaient
sculptées[834].

[Note 832: _Ibid._, t. II, p. 351.]

[Note 833: _Ibid._, t. III, p. 54.]

[Note 834: De Beaurepaire, _Notes sur le cimetière de Saint-Ouen
de Rouen_, dans _Précis analytique des travaux de l'Académie de
Rouen_, 1875-1876, pp. 211, 230, plan.--U. Chevalier, _L'abjuration de
Jeanne d'Arc et l'authenticité de sa formule_, p. 44.--A. Sarrazin,
_Jeanne d'Arc et la Normandie_, p. 351.]

Sur le grand échafaud les deux juges, le seigneur évêque et le vicaire
inquisiteur, prirent place, assistés du révérendissime cardinal de
Winchester, des seigneurs évêques de Thérouanne, de Noyon et de
Norwich, des seigneurs abbés de Fécamp, de Jumièges, du Bec, de
Cormeilles, du Mont-Saint-Michel-au-péril-de-la-mer, de Mortemart, de
Préaux et de Saint-Ouen de Rouen, où se faisait l'assemblée, des
prieurs de Longueville et de Saint-Lô, ainsi que d'une foule de
docteurs et de bacheliers en théologie, de docteurs et de licenciés en
l'un et l'autre droit[835]; et il se trouvait là encore beaucoup de
personnages considérables du parti des Anglais. L'autre échafaud était
une sorte d'ambon, où monta le docteur qui devait prêcher Jeanne,
selon l'usage de la sainte inquisition. C'était maître Guillaume
Erard, docteur en théologie, chanoine des églises de Langres et de
Beauvais[836]. Très pressé, pour l'heure, d'aller en Flandre où il
était attendu, il confia à frère Jean de Lenisoles, son jeune
serviteur, que cette prédication lui causait grand déplaisir. «Je
voudrais bien être en Flandre, disait-il. Cette affaire m'est fort
désagréable[837].»

[Note 835: _Procès_, t. I, pp. 442, 444.--O'Reilly, _Les deux
procès_, t. I, pp. 70-93.]

[Note 836: De Beaurepaire, _Notes sur les juges_, pp. 402, 408.]

[Note 837: _Procès_, t. III, p. 113.]

Il y avait pourtant un endroit par lequel elle devait lui agréer,
puisqu'elle lui donnait lieu d'attaquer le roi de France, Charles
VII, et de montrer de la sorte son dévouement aux Anglais; car il leur
était fort attaché.

On fit paraître à côté de lui, devant le peuple, Jeanne en habit
d'homme[838].

[Note 838: _Procès_, t. I, pp. 469-470.]

Maître Guillaume Erard commença son sermon de cette manière:

«Je prendrai pour thème cette parole de Dieu en Saint-Jean, chapitre
XV: «La branche ne peut porter de fruits d'elle-même si elle ne
demeure attachée à la vigne[839].» C'est ainsi que tous les
catholiques doivent rester attachés à la vraie vigne de notre sainte
mère l'Église, que la main de Notre-Seigneur Jésus-Christ a plantée.
Or, Jeanne que voici, tombant d'erreur en erreur et de crime en crime,
s'est séparée de l'unité de notre sainte mère l'Église et a scandalisé
en mille manières le peuple chrétien.»

[Note 839: _Ibid._, t. I, p. 444.--E. Richer, _Histoire manuscrite
de la Pucelle d'Orléans_, liv. I, fol. 8; liv. II, fol. 198 vº.]

Puis il lui reprocha d'avoir beaucoup failli, d'avoir péché contre la
Majesté royale, et contre Dieu et la foi catholique, toutes choses
dont elle devait désormais se garder sous peine d'être brûlée.

Il s'éleva véhémentement contre l'orgueil de cette femme; il dit qu'il
n'y avait jamais eu en France de monstre comme celui qui s'était
manifesté en Jeanne; qu'elle était sorcière, hérétique, schismatique,
et que le roi, qui la protégeait, encourait les mêmes reproches, du
moment qu'il voulait recouvrer son trône par le moyen d'une semblable
hérétique[840].

[Note 840: _Procès_, t. III, p. 61.]

Vers le milieu de son sermon, il commença à s'écrier à haute voix:

--Ah! tu es bien abusée, noble maison de France, toi qui as été la
maison très chrétienne! Charles, qui se dit roi et de toi gouverneur,
a adhéré, comme hérétique et schismatique, aux paroles et actes d'une
femme malfaisante, diffamée et de tout déshonneur pleine. Et non pas
lui seulement, mais tout le clergé de son obéissance et seigneurie par
lequel cette femme, suivant son dire, a été examinée et n'a point été
reprise. C'est grande pitié[841]!

[Note 841: _Ibid._, t. II, pp. 15, 17.]

Maître Guillaume répéta deux ou trois fois les mêmes propos sur le roi
Charles. Puis, s'adressant à Jeanne, il dit en levant le doigt:

--C'est à vous, Jeanne, que je parle; et je vous dis que votre roi est
hérétique et schismatique.

Ces paroles offensaient cruellement Jeanne en son amour pour les lis
de France et pour le roi Charles. Il se fit en elle un grand émoi, et
elle entendit ses Voix qui lui disaient:

--Réponds hardiment à ce prêcheur qui te prêche[842].

[Note 842: _Ibid._, t. I, pp. 456-457.--U. Chevalier,
_L'abjuration de Jeanne d'Arc_, pp. 46-47.]

Leur obéissant de bon coeur, elle interrompit maître Guillaume:

--Par ma foi, messire, lui dit-elle, révérence gardée, je vous ose
bien dire et jurer, sous peine de ma vie, que c'est le plus noble
chrétien de tous les chrétiens, et qui le mieux aime la foi et
l'Église, et n'est point tel que vous dites[843].

[Note 843: _Procès_, t. II, pp. 15, 17, 335, 345, 353, 367.]

Maître Guillaume donna ordre à l'huissier Jean Massieu de la faire
taire[844]. Puis il acheva son sermon, et conclut en ces termes:

--Jeanne, voici messeigneurs les juges qui plusieurs fois vous ont
sommée et requise que vous voulussiez soumettre tous vos faits et dits
à notre sainte mère l'Église. Et en ces dits et faits étaient
plusieurs choses, lesquelles, comme il semblait aux clercs, n'étaient
bonnes à dire et à soutenir[845].

[Note 844: _Ibid._, t. II, p. 14.]

[Note 845: _Ibid._, t. I, pp. 444-445.]

--Je vous répondrai, fit Jeanne.

Sur l'article de la soumission à l'Église, elle rappela qu'elle avait
demandé que toutes les oeuvres qu'elle avait faites et ses dits
fussent envoyés à Rome devers notre Saint-Père le Pape, auquel, Dieu
premier, elle se rapportait.

Elle ajouta:

--Et quant aux dits et faits que j'ai faits, je les ai faits de par
Dieu[846].

[Note 846: _Ibid._, t. I, p. 445.]

Et elle déclara qu'elle n'entendait pas qu'on envoyât son procès au
Pape, pour l'en faire juge.

--Je ne veux pas, dit-elle, que la chose se passe ainsi. Je ne sais
pas ce que vous mettriez dans le procès. Je veux être menée au Pape et
qu'il m'interroge[847].

[Note 847: _Procès_, t. II, p. 358.]

On la poussait à charger son roi. On y perdit sa peine.

--De mes faits et dits je ne charge personne quelconque, ni mon roi ni
autre. Et, s'il y a quelque faute, c'est à moi et non à autre[848].

[Note 848: _Ibid._, t. I, p. 445.]

--Voulez-vous révoquer tous vos dits et faits? Vos faits et dits que
vous avez faits, qui sont réprouvés par les clercs, voulez-vous les
révoquer?

--Je m'en rapporte à Dieu et à notre Saint-Père le Pape.

--Mais cela ne suffit pas. On ne peut aller quérir notre Saint-Père si
loin. Les ordinaires sont juges chacun en son diocèse. Ainsi, il est
besoin que vous vous en rapportiez à notre mère sainte Église, et que
vous teniez pour vrai ce que les clercs et les gens qui s'y
connaissent disent et ont déterminé au sujet de vos dits et
faits[849].

[Note 849: _Ibid._, t. I, pp. 445-446.]

Admonestée jusqu'à la troisième monition, Jeanne refusa
d'abjurer[850]. Elle attendait avec confiance la délivrance promise
par ses Voix, certaine que tout à coup viendraient des hommes d'armes
de France et que, dans un grand tumulte de gens de guerre et d'anges,
elle serait enlevée. C'est pour cela qu'elle avait tant voulu garder
son habit d'homme.

[Note 850: _Ibid._, t. I, p. 446.]

Deux sentences avaient été préparées, l'une pour le cas où la coupable
abjurerait son erreur, l'autre pour le cas où elle y persévérerait. La
première relevait Jeanne de l'excommunication; par la seconde, le
tribunal, déclarant qu'il ne pouvait plus rien pour elle,
l'abandonnait au bras séculier. Le seigneur évêque les avait toutes
deux sur lui[851].

[Note 851: _Procès_, t. III, p. 146.]

Il prit la seconde et commença de lire.

«Au nom du Seigneur, ainsi soit-il. Tous les pasteurs de l'Église qui
ont à coeur de prendre un soin fidèle de leur troupeau...»

Pendant cette lecture, les clercs qui se tenaient autour de Jeanne la
pressaient d'abjurer tandis qu'il en était temps encore. Maître
Nicolas Loiseleur l'exhortait à faire ce qu'il lui avait recommandé et
à prendre un habit de femme.

Maître Guillaume Erard lui disait:

Faites ce qu'on vous conseille et vous serez délivrée de prison[852].

[Note 852: _Ibid._, t. II, pp. 17, 331; t. III, pp. 52, 156.]

Les Voix montaient vers elle, instantes.

--Jeanne, nous avons si grande pitié de vous! Il faut que vous
révoquiez ce que vous avez dit ou que nous vous abandonnions à la
justice séculière.... Jeanne, faites ce qu'on vous conseille.
Voulez-vous vous faire mourir[853]?

[Note 853: _Procès_, t. III, p. 123.]

La sentence était longue; le seigneur évêque la lisait lentement:

....................................................................
«Nous, juges, ayant devant les yeux le Christ et l'honneur de la foi
orthodoxe, afin que notre jugement émane de la face du Seigneur, nous
disons et décrétons que tu as été mensongère, inventrice de
révélations et apparitions prétendues divines; séductrice,
pernicieuse, présomptueuse, légère en ta foi, téméraire,
superstitieuse, devineresse, blasphématrice envers Dieu, les saints et
les saintes; contemptrice de Dieu même dans ses sacrements,
prévaricatrice de la loi divine, de la doctrine sacrée et des
sanctions ecclésiastiques, séditieuse, cruelle, apostate,
schismatique, engagée en mille erreurs contre notre foi, et à toutes
ces enseignes, témérairement coupable envers Dieu et la sainte
Église[854].»

[Note 854: _Ibid._, t. I, pp. 473, 475.]

....................................................................
Le temps s'écoulait. Le seigneur évêque avait déjà lu la plus grande
partie de la sentence[855]. Le bourreau était là, tout prêt à emmener
la condamnée dans sa charrette[856].

[Note 855: _Ibid._, t. I, p. 473 note.]

[Note 856: _Ibid._, t. III, pp. 65, 147, 149, 273.--De
Beaurepaire, _Recherches sur le procès_, p. 358.]

Jeanne cria, les mains jointes, qu'elle voulait bien obéir à
l'Église[857].

[Note 857: _Procès_, t. II, p. 323.]

Le juge interrompit la lecture de la sentence.

À ce moment, une rumeur courut dans la foule composée en grande partie
d'hommes d'armes anglais et d'officiers du roi Henri. Ignorants des
usages de l'inquisition qui n'avait point été admise dans leur pays,
ces Godons ne comprenaient rien à ce qui se passait, sinon que la
sorcière était sauve; et comme ils estimaient la mort de Jeanne
nécessaire à l'Angleterre, ils s'indignaient des étranges façons
d'agir du seigneur évêque et des docteurs. Ce n'était point ainsi que,
dans leur île, on en usait avec les sorcières; on les brûlait sans
miséricorde, et tôt. Des murmures irrités s'élevèrent; quelques
pierres furent lancées aux clercs du procès[858]; maître Pierre
Maurice, qui mettait un grand zèle à affermir Jeanne dans ses bons
propos, fut menacé, et peu s'en fallut que des coués ne lui fissent un
mauvais parti[859]; maître Jean Beaupère et les délégués de
l'Université de Paris reçurent leur part d'outrages; on les accusait
de favoriser les erreurs de Jeanne[860]. Qui savait mieux qu'eux
l'injustice de ces reproches?

[Note 858: _Ibid._, t. II, pp. 137, 376.]

[Note 859: _Ibid._, t. II, p. 356; t. III, pp. 157, 178.]

[Note 860: _Ibid._, t. II, p. 55.]

Quelques-uns des hauts personnages assis sur l'estrade à côté des
juges se plaignirent au seigneur évêque de ce qu'il n'allait pas au
bout de la sentence et admettait Jeanne à résipiscence.

Même il fut injurieusement traité, car on l'entendit qui s'écriait:

--Vous me le payerez.

Il menaçait de suspendre le procès.

--Je viens d'être insulté, disait-il. Je ne procéderai pas plus avant
jusqu'à ce qu'il m'ait été fait amende honorable[861].

[Note 861: _Procès_, t. III, pp. 90, 147, 156.]

Dans le tumulte, maître Guillaume Erard, dépliant une feuille de
papier double, lut à Jeanne la cédule d'abjuration libellée au moment
où l'on avait recueilli l'opinion des maîtres. Elle n'était pas plus
longue qu'un _Pater_, et comprenait six à sept lignes d'écriture.
Rédigée en français, elle commençait par ces mots: «Je, Jeanne...» La
Pucelle s'y soumettait à la détermination, au jugement et aux
commandements de l'Église; reconnaissait avoir commis le crime de
lèse-majesté et séduit le peuple. Elle s'engageait à ne plus porter
les armes ni l'habit d'homme, ni les cheveux taillés en rond[862].

[Note 862: _Ibid._, t. III, pp. 52, 65, 132, 156, 197.]

Quand maître Guillaume eut lu la cédule, Jeanne déclara qu'elle ne
comprenait pas ce qu'il voulait dire et que là-dessus elle avait
besoin d'être avisée[863]. On l'entendit qui demandait conseil à
saint Michel[864]. Elle croyait encore fidèlement à ses Voix, qui
pourtant ne l'avaient point aidée en cette cruelle nécessité, et qui
ne lui épargnaient pas la honte de les renier, car, si simple qu'elle
était, elle savait bien au fond ce que les clercs lui demandaient et
qu'ils ne la laisseraient pas aller sans avoir obtenu d'elle un grand
renoncement. Et ce qu'elle en disait n'était plus que pour gagner du
temps et parce que, ayant peur de la mort, cependant elle ne pouvait
se résoudre à mentir.

[Note 863: _Ibid._, t. III, pp. 156, 157.]

[Note 864: _Procès_, t. II, p. 323.]

Sans perdre un instant, maître Guillaume dit à messire Jean Massieu
l'huissier:

--Conseillez-la pour cette abjuration.

Et il lui passa la cédule.

Messire Jean Massieu s'excusa d'abord; puis il avertit Jeanne du péril
où elle se mettrait par son refus.

--Comprenez bien, lui dit-il, que, si vous allez à rencontre d'aucuns
de ces articles, vous serez brûlée. Je vous conseille de vous en
rapporter à l'Église universelle si vous devez abjurer ces articles ou
non.

Maître Guillaume Erard demanda à Jean Massieu:

--Eh bien, que lui dites-vous?

Jean Massieu répondit:

--Je fais connaître à Jeanne le texte de la cédule et je l'invite à
signer. Mais elle déclare qu'elle ne saurait.

À ce moment Jeanne, qu'on pressait toujours de signer, dit à haute
voix:

--Je veux que l'Église délibère sur les articles. Je m'en rapporte à
l'Église universelle si je les dois abjurer ou non. Que la cédule soit
lue par l'Église et par les clercs aux mains desquels je dois être
placée. Si leur avis est que je doive la signer et faire ce qui m'est
dit, je le ferai volontiers.

Maître Guillaume Erard répliqua vivement:

--Faites-le maintenant, sinon vous serez brûlée aujourd'hui même.

Et il défendit à Jean Massieu de conférer davantage avec elle.

Jeanne dit alors qu'elle aimait mieux signer que d'être brûlée[865].

[Note 865: _Procès_, t. II, p. 331; t. III, p. 156.]

Tout de suite, messire Jean Massieu lui donna une seconde lecture de
la cédule. Elle répétait les mots à mesure que l'huissier les
prononçait[866]. Soit qu'il passât sur sa face contractée par des
émotions violentes une sorte de ricanement, soit que sa raison,
sujette de tous temps à des troubles étranges, eût sombré dans les
affres et les tortures d'un procès d'Église et qu'elle ressentît
vraiment, après tant de douleurs, les lugubres joies de la folie; soit
que, au contraire, en son bon sens et d'esprit rassis, elle se moquât
des clercs de Rouen, comme elle en était bien capable après s'être
moquée des clercs de Poitiers, elle avait l'air de plaisanter et l'on
remarquait dans l'assistance qu'elle prononçait en riant les mots de
son abjuration[867]. Parmi ces bourgeois, ces prêtres, ces artisans et
ces hommes d'armes qui voulaient sa mort, sa gaieté apparente ou
réelle excita des colères. Force gens disaient: «C'est une pure
trufferie. Jeanne n'a fait que se moquer[868].»

[Note 866: _Ibid._, t. III, pp. 156, 197.]

[Note 867: _Procès_, t. II, p. 338; t. III, p. 147.]

[Note 868: _Ibid._, t. III, pp. 55, 143.]

Maître Laurent Calot, secrétaire du roi d'Angleterre, se montrait des
plus agités. On le voyait à la fois près des juges et près de
l'accusée, très violent. Un seigneur de Picardie qui se trouvait là,
celui-là même qui dans le château de Beaurevoir avait essayé des
mignardises avec la prisonnière, crut remarquer que cet Anglais
faisait signer de force un papier à Jeanne[869]. Il se trompait; il y
a toujours dans les foules des gens pour voir les choses de travers:
l'évêque n'eût rien souffert de pareil; il était à la dévotion du
Régent, mais sur les formes il ne cédait point. Cependant, sous une
tempête d'injures, sous une grêle de pierres, dans le cliquetis des
épées, les insignes maîtres, les illustres docteurs pâlissaient. Le
prieur de Longueville guettait le moment de s'excuser auprès de
monseigneur le cardinal de Winchester[870].

[Note 869: _Ibid._, t. III, p. 123.]

[Note 870: _Ibid._, t. II, p. 361.--J. Quicherat, _Aperçus
nouveaux_, p. 135.]

Un chapelain du cardinal interpella vivement, sur l'estrade, le
seigneur évêque.

--Vous faites mal d'accepter une abjuration pareille, c'est une
dérision.

--Vous mentez, répliqua messire Pierre. Juge en cause de foi, je dois
plutôt chercher le salut de cette femme que sa mort.

Le cardinal fit taire son chapelain[871].

[Note 871: _Procès_, t. III, pp. 147, 156.]

On rapporte que le comte de Warwick, s'avançant vers les juges, se
plaignit à eux de ce qu'ils avaient fait et ajouta:

--Le roi est mal servi, puisque Jeanne échappe.

Et l'on assure que l'un d'eux répondit:

--Messire, n'ayez cure; nous la rattraperons bien[872].

[Note 872: _Ibid._, t. II, p. 376.]

Il est peu croyable qu'il s'en soit trouvé un seul pour le dire; mais,
sans doute, plusieurs, dès ce moment, le pensaient.

Quel mépris devait éprouver l'évêque de Beauvais pour ces esprits
obtus, incapables de comprendre le service qu'il rendait à la vieille
Angleterre en obligeant cette fille à reconnaître que tout ce qu'elle
avait déclaré et soutenu à l'honneur de son roi n'était que mensonge
et illusion.

Avec une plume que Massieu lui tendit, Jeanne fit une croix au bas de
la cédule[873].

[Note 873: _Ibid._, t. II, p. 17; t. III, p. 164.]

Monseigneur de Beauvais lut, au milieu des grognements et des
jurements des Anglais, la sentence la plus miséricordieuse. Par cette
sentence, Jeanne était relevée de l'excommunication, réconciliée avec
notre sainte mère l'Église[874].

[Note 874: _Procès_, t. I, p. 450.]

De plus la sentence portait:

....................................................................
«... Parce que tu as péché témérairement envers Dieu et envers la
sainte Église, nous, juges, pour que tu fasses une pénitence
salutaire, notre clémence et notre modération étant sauves, nous te
condamnons finalement et définitivement à la prison perpétuelle, avec
le pain de douleur et l'eau d'angoisse, de telle sorte que là tu
pleures tes fautes et n'en commettes plus qui soient à pleurer[875].»

[Note 875: _Ibid._, t. I, p. 452.]

....................................................................
Cette peine, comme toutes les autres peines, excepté la mort et la
mutilation des membres, était dans les pouvoirs des juges d'Église et
ils la prononçaient si fréquemment que, dans les premiers temps de la
sainte inquisition, les pères du concile de Narbonne disaient que les
pierres et le mortier allaient manquer avec l'argent[876]. C'était une
peine, sans doute, mais une peine qui différait par son caractère et
sa signification des peines infligées par la justice laïque; c'était
une pénitence. Selon la justice ecclésiastique, toute miséricordieuse,
la prison était un lieu favorable où le condamné faisait, en mangeant
le pain de douleur et en buvant l'eau de tribulation, une pénitence
perpétuelle. Insensé celui qui, refusant d'y entrer ou s'en échappant,
rejetait cette médecine salutaire! Il s'évadait ainsi du doux tribunal
de la pénitence, et l'Église, avec tristesse, le retranchait de la
communion des fidèles. En prononçant cette peine, qu'un bon catholique
devait nommer plutôt un bien, monseigneur l'évêque et monseigneur le
sacré vicaire de l'inquisition se conformaient à l'usage de notre
sainte mère l'Église dans sa réconciliation avec les hérétiques. Mais
étaient-ils en état de faire exécuter leur sentence? La prison à
laquelle ils avaient condamné Jeanne, la prison expiatoire,
l'emmurement salutaire, c'était la chartre d'église, les cachots de
l'officialité. Pouvaient-ils l'y placer?

[Note 876: L. Tanon, _Tribunaux de l'inquisition_, p. 454.]

Jeanne, se tournant vers eux, leur dit:

--Or ça, entre vous gens d'Église, menez-moi en vos prisons et que je
ne sois plus entre les mains des Anglais[877].

[Note 877: _Procès_, t. II, p. 14.]

Plusieurs de ces clercs le lui avaient promis[878]; ils l'avaient
trompée; ils savaient que ce n'était pas possible, les gens du roi
d'Angleterre ayant stipulé de reprendre Jeanne après le procès[879].

[Note 878: _Ibid._, t. III, p. 52, 149.]

[Note 879: _Ibid._, t. I, p. 19.]

Le seigneur évêque donna cet ordre:

--Menez-la où vous l'avez prise[880].

[Note 880: _Ibid._, t. II, p. 14.]

Juge d'Église, il commettait le crime de livrer sa fille réconciliée,
sa fille pénitente, à des laïques parmi lesquels elle ne pourrait
pleurer ses péchés, et qui, en haine de son corps, au mépris de son
âme, la devaient tenter et faire retomber dans sa faute.

Tandis que Jeanne était ramenée en charrette à la tour sur les champs,
les soldats l'insultaient et leurs chefs les laissaient faire[881].

[Note 881: _Procès_, t. II, p. 376.]

Cependant, le vicaire inquisiteur, assisté de plusieurs docteurs et
maîtres, se rendit dans la prison et exhorta Jeanne charitablement.
Elle promit de mettre des vêtements de femme et se laissa raser la
tête[882].

[Note 882: _Ibid._, t. I, pp. 452-453.]

Madame la duchesse de Bedford, sachant que Jeanne était vierge,
veillait à ce qu'elle fût traitée avec respect[883]. Comme naguère les
dames de Luxembourg, elle s'efforçait de lui faire reprendre les
habits de son sexe. Elle lui avait fait faire, par un tailleur nommé
Jeannotin Simon, une robe que Jeanne avait jusque-là refusé de mettre.
Jeannotin apporta le vêtement féminin à la prisonnière qui, cette
fois, ne le refusa pas. En le lui passant, Jeannotin lui prit
doucement le sein. Elle se fâcha et lui donna un soufflet[884].

[Note 883: _Ibid._, t. III, p. 155.]

[Note 884: _Ibid._, t. III, p. 89.]

Au surplus, elle consentit à porter la robe donnée par la duchesse.



CHAPITRE XIV

LA CAUSE DE RELAPSE.--SECONDE SENTENCE.--MORT DE LA PUCELLE.


Le dimanche suivant, dimanche de la Trinité, une rumeur court du
château jusqu'aux ruelles où les clercs avaient leurs maisons pointues
dans l'ombre de la cathédrale: «Jeanne a repris l'habit d'homme.»
Aussitôt notaires et assesseurs se rendent à la tour du côté des
champs. Une centaine d'hommes d'armes, qui se trouvaient dans le
bayle, les accueillent par des vociférations et des menaces. Ces
trognes ne comprennent pas encore que les juges ont conduit le procès
à l'honneur de la vieille Angleterre et à la honte des Français,
puisqu'ils ont amené la Pucelle des Armagnacs, pourtant si opiniâtre
dans ses dires, à confesser ses impostures et qu'on sait maintenant,
par le monde, que Charles de Valois fut mené à son sacre par une
hérétique. Mais non! ces brutes n'auront de cesse qu'ils ne voient
brûler une pauvre fille prisonnière, qui leur a fait peur. Ils
traitent les docteurs et maîtres de faux traîtres, de faux conseillers
et d'Armagnacs[885].

[Note 885: _Procès_, t. II, p. 14; t. III, p. 148.]

Maître André Marguerie, bachelier en décrets, archidiacre de
Petit-Caux, conseiller du roi[886], s'enquiert, dans le bayle, de ce
qui est arrivé. Il s'était montré fort assidu au procès de la Pucelle,
qu'il jugeait une fille très rusée[887]; encore voulait-il apprécier
en connaissance de cause.

[Note 886: De Beaurepaire, _Notes sur les juges_, pp. 82 et suiv.]

[Note 887: _Procès_, t. II, p. 354.]

--Ce n'est pas tout que de voir Jeanne vêtue de l'habit d'homme,
dit-il. Il faut en outre connaître les motifs qui le lui ont fait
reprendre.

Maître André Marguerie était un orateur habile, une des lumières du
concile de Constance; mais, un homme d'armes ayant levé contre lui sa
hache, en lui criant: «Traître, Armagnac!», il ne demanda plus rien et
s'alla mettre au lit, très malade[888].

[Note 888: _Ibid._, t. III, pp. 158, 180.]

Ces clercs inflexibles, qui tenaient tête aux rois et faisaient la
leçon au pape, craignaient les coups. On ne procéda pas judiciairement
ce jour-là, de peur des horions et par égard pour la solennité du
jour.

Le lendemain, lundi 28, monseigneur de Beauvais et le vicaire
inquisiteur, accompagnés de plusieurs docteurs et maîtres, se
rendirent au château. Messire Guillaume Manchon, le greffier, y fut
mandé. Sa couardise était telle, qu'il ne se risqua que sous la
conduite d'un homme d'armes du comte de Warwick[889]. Ils trouvèrent
Jeanne vêtue de l'habit d'homme, gippon et robe courte; un chaperon
couvrait sa tête rasée. Elle avait le visage plein de larmes et
défiguré par une horrible douleur[890].

[Note 889: _Procès_, t. I, p. 454.]

[Note 890: _Ibid._, t. II, p. 5.--La déposition d'Isambart
s'applique à ce jour du 28.]

On lui demanda quand et pourquoi elle avait repris cet habit.

Elle répondit:

--J'ai naguère repris l'habit d'homme et laissé l'habit de femme.

--Pourquoi l'avez-vous pris et qui vous l'a fait prendre?

--Je l'ai pris de ma volonté, sans nulle contrainte. J'aime mieux
l'habit d'homme que de femme.

--Vous aviez promis et juré de ne point reprendre l'habit d'homme.

--Oncques n'entendis que j'eusse fait serment de ne le point prendre.

--Pour quelle cause l'avez-vous repris?

--Pour ce qu'il m'est plus licite de le reprendre et avoir habit
d'homme, étant entre les hommes, que d'avoir habit de femme... Je l'ai
repris pour ce qu'on ne m'a point tenu ce qu'on m'avait promis, c'est
à savoir que j'irais à la messe et recevrais mon Sauveur, et qu'on me
mettrait hors de fers.

--Avez-vous abjuré mêmement de ne pas reprendre cet habit?

--J'aime mieux à mourir que d'être aux fers. Mais si on me veut
laisser aller à la messe et ôter hors des fers, et mettre en prison
gracieuse, et que j'aie une femme, je serai bonne et ferai ce que
l'Église voudra.

--Depuis jeudi n'avez-vous point ouï vos Voix?

--Oui.

--Que vous ont-elles dit?

--Elles m'ont dit que Dieu m'a mandé par saintes Catherine et
Marguerite la grande pitié de la trahison que je consentis en faisant
l'abjuration et révocation pour sauver ma vie, et que je me damnais
pour sauver ma vie. Avant jeudi mes Voix m'avaient dit ce que je
ferais, et ce que je fis ce jour. Mes Voix me dirent, en l'échafaud,
que je répondisse à ce prêcheur hardiment. C'est un faux prêcheur. Il
a dit plusieurs choses que je n'ai point faites. Si je disais que Dieu
ne m'a envoyée, je me damnerais. Vrai est que Dieu m'a envoyée. Mes
Voix m'ont dit depuis que j'avais fait grande mauvaiseté de confesser
que je n'eusse point bien fait. De peur du feu, j'ai dit ce que j'ai
dit[891].

[Note 891: _Procès_, t. I, pp. 455-456.]

Ainsi parla Jeanne, douloureusement. Dès lors que deviennent ces
propos de cloître et de sacristie, ces histoires de viols rapportés
plus tard par un greffier et deux religieux[892]? Et comment messire
Massieu nous fera-t-il croire que Jeanne, ne trouvant pas ses jupes,
qu'on lui avait ôtées, passa des chausses pour aller à la selle, ne
voulant pas se montrer nue devant ses gardiens[893]? La vérité est
tout autre, et c'est Jeanne qui la confesse avec courage et
simplicité. Elle se repentait de son abjuration, comme du plus grand
péché qu'elle eût fait en sa vie, elle ne se pardonnait pas d'avoir
menti de peur de mourir. Ses Voix qui, avant le prêche de Saint-Ouen,
lui avaient prédit qu'elle les renierait, vinrent lui dire «la grande
pitié de sa trahison». Pouvaient-elles parler autrement, puisqu'elles
étaient les voix de son coeur? Et Jeanne pouvait-elle ne pas les
entendre comme elle les avait entendues chaque fois qu'elles lui
avaient conseillé le sacrifice et l'offre d'elle-même? Elle avait
repris l'habit d'homme pour rentrer dans l'obéissance de son Conseil
céleste, parce qu'elle ne voulait pas racheter sa vie en reniant
l'ange et les saintes, et parce qu'enfin, de corps et de consentement,
elle abjurait son abjuration.

[Note 892: _Procès_, t. II, pp. 5, 8, 365; t. III, pp. 148-149.]

[Note 893: _Ibid._, t. II, p. 18.]

Cela, toutefois, reste à la charge des Anglais, qu'ils lui avaient
laissé ses habits d'homme. Il y aurait eu plus d'humanité à les lui
prendre, puisqu'elle ne pouvait les remettre sans se faire mourir. On
les lui avait enveloppés dans un sac[894]. Et même ses gardiens
peuvent-ils être soupçonnés de l'avoir tentée en lui plaçant sous les
yeux ces hardes auxquelles elle attachait des idées heureuses. Le peu
de bien qu'elle avait en ce monde et jusqu'à sa pauvre bague de
laiton, on lui avait tout ôté; on ne lui laissait que cet habit, qui
était sa mort.

[Note 894: _Procès_, t. II, p. 18.]

Cela encore reste à la charge des juges ecclésiastiques, qu'ils ne
devaient pas la condamner à la prison, s'ils prévoyaient qu'ils ne la
pourraient mettre aux prisons d'Église, ni lui ordonner une pénitence
qu'ils savaient qu'ils ne pourraient lui infliger. Cela reste à la
charge de l'évêque de Beauvais et du vice-inquisiteur qu'après avoir,
pour le bien de cette âme pécheresse, prescrit le pain d'amertume et
l'eau d'angoisse, ils ne lui donnèrent ni cette eau ni ce pain, mais
la livrèrent déshonorée à ses cruels ennemis.

En prononçant ces paroles: «Dieu m'a mandé par saintes Catherine et
Marguerite la grande pitié de la trahison que je consentis», Jeanne
consomma le sacrifice de sa vie[895].

[Note 895: «Responsio mortifera», écrit le notaire Boisguillaume
dans la marge de sa minute. _Procès_, t. I, pp. 456-457.]

L'évêque et l'inquisiteur n'avaient plus qu'à procéder conformément à
la loi. Pourtant l'interrogatoire dura quelques instants encore.

--Croyez-vous que vos Voix soient sainte Marguerite et sainte
Catherine?

--Oui, et de Dieu.

--Dites-nous la vérité touchant la couronne.

--De tout je vous ai dit la vérité au procès, le mieux que j'ai su.

--En l'échafaud, devant nous juges et autres, devant le peuple, quand
vous avez abjuré, vous avez reconnu que vous vous étiez vantée
mensongèrement que ces Voix étaient celles des saintes Catherine et
Marguerite.

--Je ne l'entendais point ainsi faire ou dire. Je n'ai point dit ou
entendu révoquer mes apparitions, c'est à savoir que ce fussent
saintes Marguerite et Catherine. Et tout ce que j'ai fait, c'est de
peur du feu et n'ai rien révoqué que ce ne soit contre la vérité.
J'aime mieux faire ma pénitence en une fois, c'est à savoir à mourir,
qu'endurer plus longuement peine en chartre. Je ne fis oncques chose
contre Dieu ou la foi, quelque chose qu'on m'ait fait révoquer. Ce qui
était en la cédule de l'abjuration, je ne l'entendais point. Alors, je
n'en entendais point révoquer quelque chose, à moins qu'il ne plût à
Notre-Seigneur. Si les juges veulent, je reprendrai habit de femme.
Pour le reste, je n'en ferai autre chose[896].

[Note 896: _Procès_, t. I, pp. 456-458.]

Sortant de la prison, monseigneur de Beauvais rencontra le comte de
Warwick en nombreuse compagnie; il lui dit, moitié en anglais moitié
en français: «_Farewell_. Faites bonne chère.» On veut qu'il ait
ajouté en riant: «C'est fait! Elle est prise[897].» Tout cela sans
doute était son oeuvre, mais il n'est pas sûr qu'il ait ri.

[Note 897: _Procès_, t. II, pp. 5, 8, 305.]

Le lendemain, mardi 29, il réunit le tribunal dans la chapelle de
l'archevêché. Les quarante-deux assesseurs présents furent instruits
de ce qui s'était passé la veille et invités à donner leur avis, qui
ne pouvait être douteux[898]. Tout hérétique qui rétractait sa
confession était tenu pour parjure, non seulement impénitent, mais
relaps. Et les relaps étaient abandonnés au bras séculier[899].

[Note 898: _Ibid._, t. I, pp. 459, 467.]

[Note 899: Bernard Gui, _Pratique_, IIIe part., p. 144.--L. Tanon,
_Tribunaux de l'inquisition_, pp. 464 et suiv.]

Maître Nicolas de Venderès, chanoine, archidiacre, opina le premier:

--Jeanne est et doit être censée hérétique. Il faut la laisser à la
justice séculière[900].

[Note 900: _Procès_, t. I, pp. 462-463.]

Le seigneur abbé de Fécamp s'exprima en ces termes:

--Jeanne est relapse. Toutefois, il est bon que la cédule, qui lui a
été lue, lui soit relue encore une fois et, qu'en même temps, on lui
rappelle la parole de Dieu. La sentence une fois portée par les juges,
il faudra laisser Jeanne à la justice séculière en la priant d'agir
avec douceur[901].

[Note 901: _Ibid._, t. I, p. 463.]

Cette prière d'agir avec douceur était une clause de style; si le
prévôt de Rouen en avait tenu compte, il aurait été aussitôt
excommunié, sans préjudice des peines temporelles[902]. Toutefois,
quelques conseillers spécifièrent qu'il n'y avait pas lieu à
supplication miséricordieuse, écartant ainsi jusqu'à l'ombre et au
simulacre de la pitié.

[Note 902: L. Tanon, _Tribunaux de l'inquisition_, pp. 472-473.]

Maître Guillaume Erard et plusieurs autres assesseurs, parmi lesquels
maîtres Marguerie, Loiseleur, Pierre Maurice, frère Martin Ladvenu,
opinèrent comme le seigneur abbé de Fécamp[903].

[Note 903: _Procès_, t. I, pp. 463, 467.]

Maître Thomas de Courcelles ajouta qu'il fallait que cette femme fût
encore charitablement admonestée au sujet du salut de son âme.

Et ce fut aussi l'opinion de frère Isambart de la Pierre[904].

[Note 904: _Ibid._, t. I, p. 466.]

Le seigneur évêque, ayant recueilli les avis, conclut qu'il devait
être procédé contre Jeanne comme relapse. En conséquence, il l'assigna
à comparaître le lendemain, 30 mai, sur la place du Vieux-Marché[905].

[Note 905: _Ibid._, t. I, pp. 467, 469.]

       *       *       *       *       *

Ce mercredi 30 mai, dans la matinée, les deux jeunes frères prêcheurs,
bacheliers en théologie, frère Martin Ladvenu et frère Isambart de la
Pierre, se rendirent auprès d'elle, sur l'ordre de monseigneur de
Béarnais. Frère Martin lui annonça qu'elle devait mourir ce jour-là.

À l'approche de cette mort cruelle et dans le silence de ses Voix,
elle comprit enfin qu'elle ne serait pas sauvée, et, cruellement
éveillée de son rêve, sentant à la fois la terre et le Ciel lui
manquer, elle tomba dans un profond désespoir.

--Hélas! s'écria-t-elle, me traitera-t-on aussi horriblement et
cruellement qu'il faille que mon corps net et entier, qui ne fut
jamais corrompu, soit aujourd'hui consumé et réduit en cendres? Ah!
ah! j'aimerais mieux être décapitée sept fois que d'être ainsi brûlée.
Hélas! si j'eusse été en la prison ecclésiastique à laquelle je
m'étais soumise, et que j'eusse été gardée par les gens d'Église, non
par mes ennemis et adversaires, il ne me fût pas si misérablement
arrivé malheur. Oh! j'en appelle devant Dieu, le grand juge, des
grands torts et ingravances qu'on me fait[906].

[Note 906: _Procès_, t. II, pp. 3, 4, 8.]

Comme elle se lamentait, les docteurs et maîtres Nicolas de Venderès,
Pierre Maurice et Nicolas Loiseleur entrèrent dans la prison; ils
venaient sur l'ordre de monseigneur de Beauvais. La veille,
trente-neuf conseillers sur quarante-deux, en déclarant que Jeanne
était relapse, avaient ajouté qu'ils estimaient bon de lui remémorer
les termes de sa rétractation[907]. Et, pour déférer aux voeux de ces
clercs, le seigneur évêque avait envoyé quelques savants docteurs
auprès de la relapse et résolu de s'y rendre lui-même.

[Note 907: _Ibid._, t. I, pp. 466-467.]

Elle dut subir un dernier interrogatoire.

--Croyez-vous que vos Voix et apparitions procèdent de bons ou de
mauvais esprits?

--Je ne sais; je m'en attends à ma mère l'Église[908].

[Note 908: _Procès_, t. I, pp. 478-479.--Ou: «À entre vous qui
estes gens d'Église.» _Procès_, t. I, p. 482.]

Maître Pierre Maurice, qui lisait Térence et Virgile, se sentait de la
pitié pour cette pauvre Pucelle. La veille, il l'avait déclarée
relapse parce que sa science théologique l'y obligeait; et maintenant,
il prenait souci du salut de cette âme en péril, qui ne pouvait être
sauvée qu'en reconnaissant la fausseté de ses Voix.

--Sont-elles bien réelles? demanda-t-il.

Elle répondit:

--Soit bons, soit mauvais, ils me sont apparus.

Elle affirma qu'elle avait vu de ses yeux, entendu de ses oreilles les
Voix et les apparitions dont on avait parlé au procès.

Elle les entendait surtout, disait-elle, à l'heure de complies et de
matines, quand sonnaient les cloches[909].

[Note 909: _Ibid._, t. I, p. 480.]

Maître Pierre Maurice ne pouvait professer la philosophie
pyrrhonienne, comme un secrétaire de pape; mais il était enclin à
interpréter raisonnablement les phénomènes de la nature, si l'on en
juge par cette observation qu'il fit alors, que souvent, en écoutant
les cloches, on croit entendre des paroles.

Sans rien dire de précis sur la figure de ses apparitions, Jeanne
expliqua qu'elles lui venaient en grande multitude et toutes petites.
Elle n'y croyait plus, voyant bien qu'elles l'avaient déçue.

Maître Pierre Maurice lui demanda ce qu'il en était de l'ange qui
avait apporté la couronne.

Elle répondit qu'il n'y avait jamais eu d'autre couronne que la
couronne promise par elle à son roi, et que l'ange, c'était elle[910].

[Note 910: _Procès_, t. I, pp. 480-481.]

À ce moment, le seigneur évêque de Beauvais et le vicaire inquisiteur
entrèrent dans la prison, accompagnés de maître Thomas de Courcelles
et de maître Jacques Lecamus.

À la vue du juge qui l'avait mise au point où elle en était, elle
cria:

--Évêque, je meurs par vous!

Pour réponse, il lui adressa de pieuses remontrances:

--Ah! Jeanne, prenez tout en patience, vous mourrez parce que vous
n'avez pas tenu ce que vous nous aviez promis et que vous êtes
retournée à votre premier maléfice[911]. Or, ça, Jeanne, lui
demanda-t-il, vous nous avez toujours dit que vos Voix vous
promettaient votre délivrance, et vous voyez maintenant comment elles
vous ont déçue; dites-nous maintenant la vérité.

[Note 911: _Ibid._, t. II, p. 34.]

Elle répondit:

--Vraiment, je vois bien qu'elles m'ont déçue[912].

[Note 912: _Procès_, t. I, pp. 481-482.]

L'évêque et le vicaire inquisiteur se retirèrent. Ils étaient venus à
bout d'une pauvre fille de vingt ans.

«Si les hérétiques se repentent après leur condamnation et que les
signes de leur repentir soient manifestes, on ne peut leur refuser les
sacrements de pénitence et d'eucharistie, en tant qu'ils les
demanderont avec humilité[913].» Ainsi disposaient les sacrées
décrétales. Mais aucune rétractation, aucune assurance de la
conformité de sa foi avec celle de l'Église ne pouvait sauver le
relaps. On lui accordait la confession, l'absolution et la communion;
c'est-à-dire qu'au _forum_ du sacrement, on croyait à la sincérité de
son repentir et de sa conversion. En même temps on lui déclarait que
juridiquement on ne le croyait pas et que, par conséquent, il lui
fallait mourir[914].

[Note 913: _Textus decretalium_, lib. V, ch. IV.]

[Note 914: Ignace de Doellinger, _La Papauté_, trad. par A.
Giraud-Teulon, _Paris_, 1904, in-8º, p. 105.]

Frère Martin Ladvenu entendit Jeanne en confession. Puis il envoya
messire Massieu, l'huissier, auprès de monseigneur de Beauvais, pour
lui faire savoir qu'elle demandait qu'on lui donnât le corps de
Jésus-Christ.

L'évêque réunit à ce sujet quelques docteurs; et, sur leur
délibération, il répondit à l'huissier:

--Vous direz à frère Martin de lui donner la communion et tout ce
qu'elle demandera.

Messire Massieu revint au château aviser frère Martin de cette
réponse. Frère Martin entendit une seconde fois Jeanne en confession
et lui administra le sacrement de pénitence[915].

[Note 915: _Procès_, t. II, p. 334; t. III, p. 158.]

Un clerc nommé Pierre apporta le corps de Notre-Seigneur, mais d'une
façon irrévérencieuse, sur une patène enveloppée du linge dont on
couvre le calice, sans lumières, sans cortège, sans surplis et sans
étole[916].

[Note 916: _Ibid._, t. II, p. 334.--De Beaurepaire, _Recherches
sur le procès_, pp. 116-117.]

Frère Martin, mal satisfait, envoya quérir une étole et des cierges.

Puis, prenant entre ses doigts l'hostie consacrée et la présentant à
Jeanne:

--Croyez-vous que ce soit le corps du Christ?

--Oui, et celui-là seul qui me peut délivrer.

Et elle pria qu'il lui fût administré.

L'officiant demanda:

--Croyez-vous encore à vos Voix?

--Je crois seulement en Dieu et ne veux plus ajouter foi à ces Voix
qui m'ont ainsi déçue[917].

[Note 917: _Procès_, t. I, pp. 482-483.]

Et elle reçut le corps de Notre-Seigneur très dévotement et en
pleurant d'abondantes larmes.

Puis elle fit à Dieu, à la Vierge Marie et aux saints de belles et
dévotes oraisons et donna de grands signes de pénitence, dont les
personnes présentes furent touchées jusqu'aux larmes[918].

[Note 918: _Procès_, t. II, pp. 19, 308, 320; t. III, pp. 114,
158, 183, 197.]

Elle dit, contrite et dolente, à maître Pierre Maurice[919]:

[Note 919: Sur la communion de Jeanne, voir aussi De Beaurepaire,
_Recherches sur le procès_, pp. 116-117.]

--Maître Pierre, où serai-je ce soir?

--N'avez-vous pas bonne espérance dans le Seigneur? demanda le
chanoine.

--Oui, Dieu aidant, je serai en paradis[920].

[Note 920: _Procès_, t. III, p. 191.]

Maître Nicolas Loiseleur l'exhorta à extirper l'erreur qu'elle avait
semée dans le peuple.

--Il faut pour cela que vous déclariez en public que vous avez été
abusée et avez abusé le peuple, et que vous en demandiez humblement
pardon.

Mais, craignant de ne pas se le rappeler comme il faudrait, quand elle
serait en jugement public, elle demanda à frère Martin de le lui
remettre alors en mémoire, ainsi que les autres choses concernant son
salut[921].

[Note 921: _Ibid._, t. I, p. 485.--Maître N. Taquel donne à
entendre que les interrogatoires eurent lieu après la communion de
Jeanne, ce qui est difficile à admettre.]

Maître Loiseleur s'en alla en donnant les signes d'une douleur
extravagante, et, marchant comme fou dans les rues, se fit huer par
les Godons[922].

[Note 922: _Ibid._, t. II, p. 320; t. III, p. 162.]

Il était environ neuf heures du matin quand Jeanne, tirée avec frère
Martin et messire Massieu hors de la prison où elle était enchaînée
depuis cent soixante-dix-huit jours, fut mise dans une charrette et
menée, entre une escorte de quatre-vingts hommes d'armes, à travers
les rues étroites, à la place du Vieux-Marché, assez près de la
rivière[923]. Cette place était resserrée entre une halle de bois, la
halle de la boucherie, à l'est, et les aîtres Saint-Sauveur à l'ouest,
c'est-à-dire le cimetière qui bordait, du côté de la place, l'église
Saint-Sauveur[924]. On avait élevé trois échafauds en cet endroit,
l'un contre le pignon nord de la halle, et, en les montant, on avait
rompu plusieurs tuiles du toit[925]. C'est sur cet échafaud que Jeanne
devait être exposée et prêchée. Un autre échafaud, plus vaste, se
dressait sur le cimetière. Les juges y devaient siéger, avec les
prélats[926]. Pour prononcer les condamnations en matière de foi, qui
étaient des actes de juridiction ecclésiastique, l'inquisiteur et
l'ordinaire choisissaient de préférence un territoire consacré, un
sol bénit. Il est vrai qu'une bulle du pape Lucius interdisait de
prononcer des sentences de mort dans les églises et les cimetières;
mais les juges éludaient cette prescription, en recommandant au bras
séculier de modérer sa sentence. Le troisième échafaud, situé en face
de celui-là, sur le milieu de la place, au lieu ordinaire des
exécutions, était de plâtre et chargé de bois, le bûcher. À l'estache
qui le surmontait un écriteau était cloué portant ces mots:

[Note 923: A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc et la Normandie_, p. 369.]

[Note 924: Bouquet, _Rouen aux différentes époques de son
histoire_, pp. 25 et suiv.--A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc et la
Normandie_, pp. 374-375.--De Beaurepaire, _Mémoires sur le lieu du
supplice de Jeanne d'Arc_, accompagné d'un plan de la place du
Vieux-Marché de Rouen d'après le _Livre de Fontaine de 1525_, Rouen,
1867, in-8º.]

[Note 925: De Beaurepaire, _Note sur la prise du château de Rouen,
par Ricarville_, Rouen, 1857, in-8º, p. 5.]

[Note 926: Bouquet, _Jeanne d'Arc au château de Rouen_, p. 25.--De
Beaurepaire, _Mémoire sur le lieu du supplice de Jeanne d'Arc_, p.
32.--A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc et la Normandie_, pp. 376 et suiv.]

«Jehanne qui s'est faict nommer la Pucelle, menteresse, pernicieuse,
abuseresse du peuple, divineresse, superstitieuse, blasphemeresse de
Dieu, presumptueuse, malcreant de la foy de Jhésucrist, vanteresse,
ydolatre, cruelle, dissolue, invocateresse de diables, apostate,
scismatique et hérétique[927].»

[Note 927: _Procès_, t. IV, p. 459.]

La place était gardée par cent soixante hommes d'armes d'Angleterre.
Une foule de curieux se pressait derrière les soldats; les fenêtres
regorgeaient de spectateurs et les toits en étaient couverts. Jeanne
fut hissée sur l'échafaud adossé au pignon de la halle. Elle portait
une robe longue; sa tête était couverte d'un chaperon[928]. Maître
Nicolas Midi, docteur en théologie, monta sur le même ambon et se mit
à la prêcher[929]. Il avait pris pour texte de son sermon la parole de
l'Apôtre dans la première épître aux Corinthiens: «Si un membre
souffre, tous les membres souffrent.» Jeanne ouït patiemment le
sermon[930].

[Note 928: _Ibid._, t. II, pp. 14, 303, 328; t. III, pp. 159,
173.]

[Note 929: _Ibid._, t. I, p. 470; t. II, p. 334; t. III, pp. 53,
114, 159.]

[Note 930: _Procès_, t. III, p. 194.]

Puis monseigneur de Beauvais, en son nom et au nom du vicaire
inquisiteur, prononça la sentence.

Il décréta Jeanne hérétique et relapse.

... «Nous décidons que toi, Jeanne, membre pourri dont nous voulons
empêcher que l'infection ne se communique aux autres membres, tu dois
être rejetée de l'unité de l'Église, tu dois être arrachée de son
corps, tu dois être livrée à la puissance séculière; et nous te
rejetons, nous t'arrachons, nous t'abandonnons, priant que cette même
puissance séculière, en deçà de la mort et de la mutilation des
membres, modère envers toi sa sentence[931]...»

[Note 931: _Ibid._, t. III, p. 159.]

Par cette formule, le juge d'Église s'ôtait par avance toute part dans
la mort violente d'une créature: _Ecclesia abhorret a sanguine_[932].
Mais chacun savait ce que valait cette prière et que si, par
impossible, le magistrat y eût cédé, il aurait encouru les mêmes
peines que l'hérétique. À ce moment, la ville de Rouen eût appartenu
au roi Charles, que le roi Charles lui-même n'eût pu sauver la Pucelle
du bûcher.

[Note 932: L. Tanon, _Histoire des tribunaux de l'inquisition_, p.
374.]

La sentence prononcée, Jeanne poussa des soupirs à fendre les coeurs.
Tout pleurant, elle se mit à genoux, recommanda son âme à Dieu, à
Notre-Dame, aux benoîts saints du paradis, dont elle désigna
nommément plusieurs. Elle demanda merci très humblement à toute
manière de gens, de quelque condition ou état qu'ils fussent, tant de
l'autre parti que du sien, requérant qu'ils voulussent lui pardonner
le mal qu'elle leur avait fait et prier pour elle. Elle demanda pardon
à ses juges, aux Anglais, au roi Henri, aux princes anglais du
royaume. S'adressant à tous les prêtres là présents, elle pria que
chacun d'eux voulût bien dire une messe pour le salut de son âme[933].

[Note 933: _Procès_, t. II, p. 19; t. III, p. 177.]

Ainsi, durant une demi-heure, elle exprima, dans les pleurs et les
gémissements, les sentiments d'humilité et de contrition que les
clercs lui avaient inspirés[934].

[Note 934: _Ibid._, t. II, pp. 19, 351.]

Cependant, elle songeait encore à défendre l'honneur de ce gentil
dauphin qu'elle avait tant aimé.

On l'entendit qui disait:

--Je n'ai jamais été induite par mon roi à faire ce que j'ai fait,
soit bien, soit mal[935].

[Note 935: _Ibid._, t. III, p. 56.]

Beaucoup pleuraient. Quelques Anglais riaient. Les capitaines ne
comprenant rien à ces cérémonies édifiantes de la justice d'Église,
plusieurs s'impatientèrent et, voyant messire Massieu qui, sur
l'ambon, exhortait Jeanne à faire une bonne fin, ils lui crièrent:

--Quoi donc? prêtre, nous feras-tu dîner ici[936]?

[Note 936: _Ibid._, t. II, pp. 6, 20; t. III, pp. 53, 177, 186.]

À Rouen, quand un hérétique était abandonné au bras séculier, l'usage
était de le conduire au conseil de la ville, qu'on nommait la cohue,
pour lui signifier sa sentence[937]. On n'observa pas ces formes à
l'égard de Jeanne. Le bailli, messire Le Bouteiller, qui était
présent, fit un signe de la main et dit: «Menez, menez[938]!» Aussitôt
deux sergents du roi la tirèrent en bas de l'échafaud et la placèrent
dans la charrette qui attendait. On coiffa sa tête rasée d'une grande
mitre de papier sur laquelle ces mots étaient écrits: «Hérétique,
relapse, apostate, idolâtre» et on la remit au bourreau[939].

[Note 937: _Procès_, t. III, p. 188.--A. Sarrazin, _Jeanne d'Arc
et la Normandie_, p. 386.--Guedon et Ladvenu ont ajouté à leur
déposition que peu de temps après, un nommé Georges Folenfant fut
également abandonné au bras séculier; mais l'archevêque et
l'inquisiteur envoyèrent Ladvenu au bailli «_pour l'avertir qu'il ne
serait pas fait dudit Georges comme de la Pucelle, laquelle, sans
sentence finale et jugement définitif, fut au feu consommée_».
_Procès_, t. II, p. 9.]

[Note 938: _Procès_, t. II, p. 344.]

[Note 939: Fauquembergue dans _Procès_, t. IV, p. 459.--Toutefois
Martin Ladvenu: _jusqu'à la dernière heure_, etc., manifestement
faux.]

Un témoin l'entendit qui disait:

--Ah! Rouen, j'ai grand'peur que tu n'aies à souffrir de ma mort[940].

[Note 940: _Procès_, t. III, p. 53.]

C'était donc qu'elle se croyait encore l'envoyée du Ciel et l'ange du
royaume de France. Et il est possible que l'illusion cruellement
arrachée soit revenue au dernier instant l'envelopper de ses voiles
bienfaisants. Il semble toutefois qu'elle était brisée et qu'il ne
subsistait plus en elle qu'une infinie horreur de mourir et la piété
d'un enfant.

Les juges d'Église eurent à peine le temps de descendre pour fuir un
spectacle dont ils n'auraient pu être témoins sans encourir
l'irrégularité. Ils pleuraient tous; le seigneur évêque de Thérouanne,
chancelier d'Angleterre, avait les yeux pleins de larmes; le cardinal
de Winchester, qui n'entrait jamais dans une église, disait-on, que
pour y demander à Dieu la mort d'un ennemi[941], avait pitié de cette
fille si contrite et si désolée; maître Pierre Maurice, ce chanoine
qui lisait l'_Énéide_, ne retenait pas ses pleurs. Tous les prêtres
qui l'avaient livrée au bourreau étaient édifiés de la voir faire une
fin si sainte; c'est ce que voulait dire maître Jean Alespée, quand il
soupirait: «Je voudrais que mon âme fût où je crois qu'est l'âme de
cette femme[942].»

[Note 941: Shakespeare, _Henry VI_, première partie, scène I.]

[Note 942: _Procès_, t. II, p. 6; t. III, pp. 53, 191, 375.]

Il faisait application à cette malheureuse créature et à lui-même de
cette strophe de la prose des morts:

  _Qui Mariam absolvisti,
  Mihi quoque spem dedisti_[943].

[Note 943: _Missel Romain, Office des morts_; Cf. Le P. C. Clair,
_Le Dies iræ, histoire, traduction et commentaire_, Paris, in-8º,
1881, pp. 38 et 142.]

Et sans doute il n'en pensait pas moins qu'elle s'était elle-même mise
dans le cas de mourir par ses hérésies et son opiniâtreté.

Les deux jeunes frères prêcheurs et l'huissier Massieu accompagnèrent
Jeanne au bûcher.

Elle demanda une croix. Un Anglais lui en fit une petite avec deux
morceaux de bois et la lui donna. Elle la reçut dévotement, la baisa
et la mit sur son sein, entre sa chair et ses vêtements. Puis elle
supplia frère Isambart d'aller à l'église voisine chercher une croix,
de la lui apporter et de la tenir dressée devant elle, afin que la
croix où Dieu pendit fût, elle vivante, continuellement offerte à sa
vue. Massieu la fit demander au clerc de Saint-Sauveur, qui l'apporta.
Jeanne embrassa cette croix bien étroitement et longuement en
pleurant, et ses mains la pressèrent tant qu'elles furent libres[944].

[Note 944: _Procès_, t. II, pp. 6, 20.]

Pendant qu'on la liait à l'estache, elle invoquait spécialement saint
Michel et il n'y avait plus là, du moins, d'interrogateur pour lui
demander si c'était vraiment celui qu'elle voyait dans le jardin de
son père. Elle pria aussi sainte Catherine[945].

[Note 945: _Ibid._, t. III, p. 170.]

Quand elle vit mettre le feu au bûcher, elle cria d'une voix forte
«Jésus!» Elle répéta ce nom plus de six fois[946]. On l'entendit aussi
qui demandait de l'eau bénite[947].

[Note 946: _Ibid._, t. III, p. 186.]

[Note 947: _Ibid._, t. II, p. 8; t. III, pp. 169, 194.]

D'ordinaire, le bourreau, pour abréger les souffrances du patient,
l'étouffait dans une épaisse fumée avant que les flammes eussent
monté; mais l'exécuteur de Rouen éprouvait un grand trouble à l'idée
des prodiges accomplis par cette pucelle et il pouvait difficilement
atteindre jusqu'à elle, parce que le bailli avait fait construire en
plâtre un échafaud trop élevé. Il jugea lui-même, bien que fort
endurci, qu'elle souffrait une trop cruelle mort[948].

[Note 948: _Procès_, t. II, p. 7.]

Jeanne prononça une fois encore le nom de Jésus, inclina la tête et
rendit l'esprit[949].

[Note 949: _Ibid._, t. III, p. 186.]

Une fois qu'elle fut morte, le bailli ordonna au bourreau d'écarter
les flammes afin qu'on pût voir que la prophétesse des Armagnacs ne
s'était point échappée avec l'aide du diable ou autrement[950]. Puis,
quand ce pauvre corps noirci eut été offert en spectacle au peuple,
l'exécuteur, pour le réduire en cendres, jeta sur le bûcher de
l'huile, du soufre et du charbon.

[Note 950: _Ibid._, t. III, p. 191.--_Journal d'un bourgeois de
Paris_, p. 269-270.]

En ces sortes de supplices, la combustion des chairs était rarement
complète[951]. Dans les cendres éteintes, le coeur et les entrailles
se retrouvèrent intacts. De peur qu'on ne vînt à recueillir les restes
de Jeanne pour en faire des sorcelleries ou quelques maléfices[952],
le bailli les fit jeter dans la Seine[953].

[Note 951: L. Tanon, _Histoire des tribunaux de l'inquisition_, p.
478.]

[Note 952: _Chronique des cordeliers_, fol. 507 vº.--_Journal d'un
bourgeois de Paris_, p. 269.]

[Note 953: _Procès_, t. III, pp. 159, 160, 185; t. IV, p.
518.--Th. Basin, _Histoire de Charles VII et de Louis XI_, t. I, p.
83.--Th. Cochard, _Existe-t-il des reliques de Jeanne d'Arc?_ Orléans,
1891, in-8º.]



CHAPITRE XV

APRÈS LA MORT DE LA PUCELLE.--LA FIN DU BERGER.--LA DAME DES ARMOISES.


Après l'exécution, le soir, le bourreau, geignant et sans doute ivre,
alla, selon sa coutume, mendier au couvent des frères prêcheurs. Cette
brute se plaignait d'avoir eu grand mal à expédier Jeanne. Selon une
fable imaginée plus tard, il aurait dit aux religieux qu'il craignait
d'être damné pour avoir brûlé une sainte[954]. S'il avait tenu ce
propos dans la maison du vicaire inquisiteur, il aurait été
immédiatement jeté dans un cul de basse-fosse, jugé en matière de foi
et en grand danger d'être traité comme celle qu'il nommait une sainte.
Et comment n'eût-il pas cru que cette femme, condamnée par le bon père
Lemaistre et monseigneur de Beauvais, était une mauvaise femme? La
vérité est qu'il se faisait auprès des religieux un mérite d'avoir
exécuté une sorcière, et d'y avoir peiné, et il venait chercher son
pot-de-vin. Un religieux, et précisément un frère prêcheur, frère
Pierre Bosquier, s'oublia jusqu'à dire qu'on avait mal fait en
condamnant la Pucelle. Bien qu'il eût parlé devant un petit nombre de
personnes, ses propos furent dénoncés à l'inquisiteur général. Mis en
accusation, frère Pierre Bosquier déclara en toute humilité que ses
paroles étaient de tous points déraisonnables et sentant l'hérésie,
qu'elles lui avaient échappé inconsidérément après boire. Il en
demanda pardon à genoux et les mains jointes à notre sainte mère
l'Église ainsi qu'à ses juges et seigneurs très redoutables. Eu égard
à son repentir, en considération de ce qu'il avait parlé en état
d'ivresse, et attendu la qualité de sa personne, monseigneur de
Beauvais et le vicaire inquisiteur, usant d'indulgence à l'égard du
frère Pierre Bosquier, le condamnèrent, par sentence du 8 août 1431, à
tenir prison au pain et à l'eau, dans la maison des frères prêcheurs,
jusqu'à Pâques[955].

[Note 954: _Procès_, t. II, pp. 7, 352, 366.]

[Note 955: _Procès_, t. I, pp. 493, 495.]

Les juges et conseillers qui avaient siégé au procès de la Pucelle
reçurent, le 12 juin, du Grand Conseil, des lettres de garantie.
Était-ce pour le cas où ils seraient inquiétés par la justice de
France? Mais ces lettres leur eussent alors fait plus de mal que de
bien[956].

[Note 956: Le P. Denifle et Châtelain, _Cartularium Universitatis
Parisiensis_, t. IV, p. 527.]

La grande chancellerie d'Angleterre expédia des lettres en latin à
l'empereur, aux rois et aux princes de la chrétienté, en français aux
prélats, ducs, comtes, seigneurs et à toutes les villes de
France[957], pour faire savoir que le roi Henri et ses conseillers
avaient eu grande pitié de la Pucelle et que, s'ils l'avaient fait
mourir, ç'avait été par zèle pour la foi et sollicitude pour tout le
peuple chrétien[958].

[Note 957: _Procès_, t. III, pp. 240, 243.]

[Note 958: _Ibid._, t. I, pp. 485, 496; t. IV, p.
403.--Monstrelet, t. IV, chap. CV.]

L'Université de Paris écrivit dans le même sentiment au Saint-Père, à
l'empereur et au collège des cardinaux[959].

[Note 959: _Procès_, t. I, pp. 496, 500.]

Le 4 juillet, jour de Saint-Martin-le-Bouillant, maître Jean
Graverant, prieur des Jacobins, inquisiteur de la foi, fit, à
Saint-Martin-des-Champs, une prédication dans laquelle il rappela tous
les faits de Jeanne la Pucelle et dit comment, pour ses erreurs et
démérites, elle avait été livrée aux juges laïcs et brûlée vive.

Et il ajouta:

«Elles étaient quatre, dont trois ont été prises, à savoir: cette
Pucelle, Pierronne et sa compagne. Et il en reste une avec les
Armagnacs, nommée Catherine de La Rochelle.... Frère Richard, le
cordelier, qui menait après lui une si grande foule d'hommes lorsqu'il
prêchait à Paris aux Innocents et ailleurs, gouvernait ces femmes; il
était leur beau père[960].»

[Note 960: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 270, 272.--Il y
a d'étranges faussetés dans ce discours; sont-elles du fait de
l'inquisiteur ou de l'auteur du journal?]

La Pierronne brûlée à Paris, sa compagne mise au pain d'angoisse et à
l'eau d'amertume dans les prisons d'Église, Jeanne brûlée à Rouen, le
béguinage royal se trouvait presque entièrement anéanti. Il ne restait
auprès du roi que la sainte dame de La Rochelle échappée des mains de
l'official de Paris; mais elle s'était rendue importune par
l'indiscrétion de son langage[961]. Pendant qu'une si cruelle disgrâce
frappait ses pénitentes, le bon frère Richard éprouvait lui-même la
mauvaise fortune. Les vicaires de l'évêché de Poitiers et
l'inquisiteur de la foi lui avaient interdit la prédication; le grand
sermonneur, qui avait opéré tant de conversions dans le peuple
chrétien, ne pouvait plus tonner contre les tablettes et les dés des
joueurs, contre les hennins des dames et contre les mandragores vêtues
d'habillements magnifiques; il ne pouvait plus annoncer la venue de
l'Antéchrist ni préparer les âmes aux effroyables épreuves qui
devaient précéder la fin prochaine du monde; il avait ordre de garder
les arrêts dans le couvent des cordeliers de Poitiers; et sans doute
il ne se soumettait pas très docilement à la sentence de ses
supérieurs, car le vendredi 23 mars 1431, l'ordinaire et l'inquisiteur
demandèrent, à cet effet, aide et confort au parlement de Poitiers,
qui ne les refusa pas. Pourquoi ces rigueurs de la sainte Église à
l'endroit d'un prêcheur capable de remuer si fort les âmes
pécheresses? On en peut tout au moins soupçonner la cause. Il y avait
beau temps que les clercs anglais et bourguignons lui criaient à
l'apostat et au sorcier. Or, telle était l'unité de l'Église et
spécialement la communauté de doctrine qui régnait dans l'Église
gallicane, telle était l'autorité de l'Université de Paris, clair
soleil de la chrétienté, qu'en se rendant suspect d'hérésie et
d'erreur aux yeux des docteurs du parti d'Angleterre et de Bourgogne,
un clerc inspirait une extrême défiance au clergé de l'obéissance du
roi Charles, même s'il apparaissait que l'Université avait opiné
contre lui, touchant la foi catholique, en faveur des Anglais. Très
probablement, la condamnation de la Pierronne et même le procès
d'inquisition intenté à la Pucelle avaient fait quelque tort au frère
Richard dans l'esprit des clercs de Poitiers. Ce bon frère, s'entêtant
à prêcher la fin du monde, fut véhémentement soupçonné de mauvaise
science. Sachant le sort qu'on lui préparait, il s'enfuit, et dès lors
on n'eut plus de ses nouvelles[962].

[Note 961: _Procès_, t. IV, p. 473.]

[Note 962: Th. Basin, _Histoire de Charles VII et de Louis XI_, t.
IV, pp. 103, 104.--Monstrelet, ch. LXIII.--Bougenot, _Deux documents
inédits relatifs à Jeanne d'Arc_, dans _Revue Bleue_, 13 février 1892,
pp. 203-204.]

Toutefois, les conseillers du roi Charles ne renonçaient point à
employer aux armées de dévotes personnes. Au moment même où
disparaissaient le bon frère Richard et ses pénitentes, ils mettaient
en oeuvre le jeune berger que monseigneur l'archevêque comte de Reims,
chancelier du royaume, avait annoncé comme le successeur miraculeux
de Jeanne. Voici dans quelles circonstances le pâtre fut admis à
montrer son pouvoir:

La guerre continuait; vingt jours après la mort de Jeanne, les Anglais
vinrent à grande puissance reprendre la ville de Louviers. Ils avaient
tardé jusque-là, non, comme on l'a dit, qu'ils doutassent de réussir à
rien tant que vivrait la Pucelle, mais parce qu'il leur avait fallu du
temps pour trouver de l'argent et pour réunir des engins de
siège[963]. Dans les mois de juillet et d'août de cette même année
1431, monseigneur de Reims, chancelier de France, et le maréchal de
Boussac tenaient, à Senlis et à Beauvais, le parti des Français, et
monseigneur de Reims ne pouvait être soupçonné de le tenir mollement,
puisqu'il défendait du même coup ses bénéfices, qui lui étaient
chers[964]. Les ayant recouvrés par une pucelle, il pensait les garder
par un puceau, et il essaya le petit berger des monts Lozère,
Guillaume qui, comme saint François d'Assise et sainte Catherine de
Sienne, avait reçu les stigmates. Un parti de Français surprit le
régent à Mantes et faillit l'enlever. L'alerte fut donnée à l'armée
qui assiégeait Louviers; deux ou trois compagnies de gens d'armes s'en
détachèrent et coururent à Mantes où elles apprirent que le Régent
avait pu gagner Paris. Alors, renforcés par des troupes venues de
Gournay et de quelques autres garnisons anglaises, fortes de deux
mille hommes environ et commandées par les comtes de Warwick,
d'Arundel, de Salisbury, de Suffolk, lord Talbot et sir Thomas Kiriel,
les Anglais s'enhardirent au point de marcher sur Beauvais. Instruits
de leur venue, les Français sortirent de la ville au point du jour et
allèrent à leur rencontre du côté de Savignies, au nombre de huit
cents à mille combattants, commandés par le maréchal de Boussac, les
capitaines La Hire, Poton, et autres[965].

[Note 963: _Procès_, t. II, pp. 3, 344, 348, 373; t. III, p. 189;
t. V, pp. 169, 179, 181.--Dibon, _Essai sur Louviers_, Rouen, 1836,
in-8º, pp. 33 et suiv.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles
VII_, t. II, pp. 216 et suiv.]

[Note 964: Le P. Denifle, _La désolation des Églises de France
vers le milieu du XVe siècle_, t. I, p. XVI.]

[Note 965: Jean Chartier, _Chronique_, t. I, p. 132.--Monstrelet,
t. IV, p. 433.--Lefèvre de Saint-Remy, t. II, p. 265.]

Le berger Guillaume, qu'ils croyaient envoyé de Dieu, chevauchait à
leur tête, se tenant de côté et montrant les plaies miraculeuses de
ses mains, de ses pieds, de son flanc gauche[966].

[Note 966: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 272.]

À une lieue environ de la ville, ils furent assaillis de traits au
moment où ils s'y attendaient le moins. Les Anglais, avertis par leurs
espions de la marche des Français, les avaient guettés derrière un pli
de terrain. Maintenant, ils les attaquaient en tête et en queue très
âprement. Les deux partis combattaient avec vaillance; il y eut un
assez grand nombre de morts, ce qui ne se voyait pas alors dans la
plupart des batailles, où l'on ne tuait guère que les fuyards. Mais
les Français, se sentant enveloppés, prirent peur et se détruisirent
eux-mêmes. La plus grande partie, avec le maréchal de Boussac et le
capitaine La Hire, coururent s'enfermer dans la ville de Beauvais; le
capitaine Poton et le berger Guillaume restèrent aux mains des Anglais
qui, à grand honneur et triomphe, s'en retournèrent à Rouen[967].

[Note 967: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 272.]

Poton était bien sûr d'être mis à rançon, selon l'usage. Le petit
berger ne pouvait espérer un semblable traitement; il était suspect
d'hérésie et de sorcellerie; il avait séduit le peuple chrétien et
rendu les gens idolâtres de lui. Les marques de la passion de
Notre-Seigneur qu'il portait sur lui ne lui étaient d'aucun secours;
au contraire, ce que les Français tenaient pour empreintes divines
semblait aux Anglais marques diaboliques.

Comme la Pucelle, Guillaume avait été pris sur le diocèse de Beauvais.
Le seigneur évêque de cette ville, messire Pierre Cauchon, qui avait
réclamé Jeanne, réclama pareillement Guillaume, pour lui faire son
procès, et le berger, obtenant ce qui avait été refusé à la Pucelle,
fut mis dans les prisons ecclésiastiques[968]. Il semblait moins
difficile à garder et surtout moins précieux. Mais les Anglais
venaient d'apprendre ce que c'était qu'un procès d'inquisition; ils
savaient maintenant que c'était long et solennel. L'avantage ne leur
apparaissait pas de convaincre ce berger d'hérésie. Si les Français
avaient mis en lui comme en Jeanne l'espérance d'être heureux à la
guerre[969], cette espérance avait été courte. Faire honte et vergogne
aux Armagnacs de leur puceau en montrant qu'il venait du diable, le
jeu n'en valait pas la chandelle. Le petit berger fut conduit à Rouen,
puis à Paris[970].

[Note 968: Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. II,
p. 248.--De Beaurepaire, _Recherches sur les juges_, p. 43.]

[Note 969: Lea, _Histoire de l'inquisition_, trad. S. Reinach, t.
I, p. 455.]

[Note 970: Lefèvre de Saint-Remy, t. II, pp. 263-264.]

Il était prisonnier depuis quatre mois, quand le roi Henri VI, âgé de
neuf ans, fit son entrée à Paris, où il devait être couronné, en
l'église Notre-Dame, des deux couronnes de France et d'Angleterre.
Cette entrée fut célébrée le dimanche 16 décembre, à grand'pompe et à
grand'liesse. On avait construit sur le passage du cortège, rue du
Ponceau-Saint-Denys, une fontaine ornée de trois sirènes au milieu
desquelles s'élevait une grande tige de lis qui jetait par les fleurs
et les boutons des ruisseaux de vin et de lait. La foule se
précipitait pour y boire. Autour de la vasque, des hommes déguisés en
sauvages amusaient le peuple par des jeux et des simulacres de
combats.

Depuis la porte Saint-Denys jusqu'à l'hôtel Saint-Paul au Marais, le
roi enfant chevaucha sous un grand ciel d'azur, semé de fleurs de lis
d'or, porté d'abord par les quatre échevins, en chaperon et vêtus de
vermeil, puis par les corporations, drapiers, épiciers, changeurs,
orfèvres et bonnetiers.

Il était précédé par vingt-cinq hérauts et vingt-cinq trompettes, par
de très beaux hommes et de très belles dames qui, vêtus d'armures
magnifiques et portant de grands écus, représentaient les neuf preux
et les neuf preuses, et par nombre de chevaliers et d'écuyers. Dans ce
brillant cortège paraissait le petit berger Guillaume, qui n'étendait
plus les bras pour montrer sur ses mains les plaies de la passion: car
il était lié de bonnes cordes[971].

[Note 971: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 274.]

Après la cérémonie, il fut reconduit dans sa prison; puis on l'en tira
pour le coudre dans un sac et le jeter dans la Seine[972].

[Note 972: Lefèvre de Saint-Remy, t. II, p. 264.]

Il fut admis chez les Français, que Guillaume n'avait point mission de
Dieu et qu'il était tout sot[973].

[Note 973: Martial d'Auvergne, _Vigiles_, édit. Coustelier, t. I,
p.]

       *       *       *       *       *

En l'an 1433, le connétable, aidé par la reine de Sicile, fit enlever
et assassiner le sire de la Trémouille. C'était l'usage princier de
donner des conseillers au roi Charles et de les tuer ensuite. Le sire
de la Trémouille avait un si gros ventre que la lame s'y perdit dans
la graisse sans autrement l'atteindre; mais il était tué dans son
crédit; le roi Charles souffrit le connétable comme il avait souffert
le sire de la Trémouille[974].

[Note 974: Gruel, _Chronique d'Arthur de Richemont_, p.
81.--Vallet de Viriville, dans _Nouvelle Biographie générale_.--De
Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. II, p. 297.--E. Cosneau, _Le
connétable de Richemont_, pp. 200-201.]

Celui-ci laissait la renommée d'un homme cupide, indiffèrent au bien
du royaume. Son plus grand tort fut peut-être d'avoir gouverné dans un
temps de guerres et de pilleries, quand amis et ennemis dévoraient le
royaume. On l'accusa d'avoir voulu perdre la Pucelle, dont il était
jaloux. Cette idée est sortie de la maison d'Alençon, où l'on n'aimait
guère le sire chambellan[975]. Ce qui est certain, au contraire, c'est
que la Trémouille fut, après le chancelier, le plus hardi à mettre en
oeuvre la Pucelle de Dieu, et si, par la suite, cette jeune fille
contraria ses projets, rien ne prouve qu'il ait formé le dessein de la
faire détruire par les Anglais; elle se détruisit elle-même et se
consuma par sa propre ardeur. À tort ou à raison, le sire chambellan
passait pour un très mauvais homme, et, quoique le duc de Richemont
fût avare, dur, violent, maladroit au delà du possible, bourru,
malfaisant, toujours battu et toujours mécontent, on crut n'avoir pas
perdu au change. Le connétable venait au bon moment, alors que le duc
de Bourgogne faisait la paix avec le roi de France.

[Note 975: Perceval de Cagny, pp. 170, 173 et _passim_.]

Les Anglais, entrés dans le royaume, comme disait ce chartreux, par le
trou fait au crâne du duc Jean, sur le pont de Montereau, ne se
tenaient dans le royaume que sous la main du duc Philippe; ils
n'étaient qu'une poignée; la main du géant s'étant retirée, un souffle
suffisait à les emporter. Voyant se réaliser l'horoscope du roi Henri
VI: «Exeter perdra ce que Monmouth a gagné», le Régent mourut de
douleur et de colère[976].

[Note 976: Carlier, _Histoire des Valois_, 1764, in-4º, t. II, p.
442.--Vallet de Viriville, _Histoire de Charles VII_, t. I, p.
307.--Le Régent croyait lui aussi à l'astrologie (B-N. ms 1352.)]

Le 13 avril 1436, le comte de Richemont entra dans Paris. La mère
nourricière des clercs bourguignons et des docteurs cabochiens,
l'Université elle-même, s'était entremise pour la paix[977].

[Note 977: Gruel, _Chronique d'Arthur de Richemont_, pp.
120-121.--Dom Félibien, _Histoire de Paris_, t. IV, p. 597.]

Or, un mois après que Paris se fut rangé dans l'obéissance du roi
Charles, une fille âgée de vingt-cinq ans, environ, qui jusque-là
s'était fait appeler Claude, parut en Lorraine et fit connaître à
plusieurs seigneurs de la ville de Metz qu'elle était Jeanne la
Pucelle[978].

[Note 978: _Chronique du doyen de Saint-Thibaud de Metz_, dans
_Procès_, t. V, pp. 321, 324.--Jacomin Husson, _Chronique de Metz_,
éd. Michelant, Metz, 1870, pp. 64-65.--Cf. Lecoy de la Marche, _Une
fausse Jeanne d'Arc_, dans _Revue des Questions historiques_, octobre
1871, pp. 562 et suiv.--Vergniaud-Romagnési, _Des portraits de Jeanne
d'Arc et de la fausse Jeanne d'Arc_ dans _Mémoires de la Société
d'Agriculture d'Orléans_, t. I, (1853), pp. 250, 253.--De Puymaigre,
_La fausse Jeanne d'Arc_ dans _Revue Nouvelle d'Alsace-Lorraine_, t. V
(1885), pp. 533 et suiv.--A. France, _Une fausse Jeanne d'Arc_ dans
_Revue des Familles_, 15 février 1891.]

À cette époque, le père et l'aîné des frères de Jeanne[979], étaient
morts. Isabelle Romée vivait; ses deux fils cadets étaient au service
du roi de France, qui les avait anoblis et faits Du Lys. Jean, l'aîné,
dit Petit-Jean[980], avait été nommé bailli de Vermandois, puis
capitaine de Chartres. Aux environs de cette année 1436, il était
prévôt et capitaine de Vaucouleurs[981].

[Note 979: Varanius est seul à dire que Jacques d'Arc mourut de la
douleur d'avoir perdu sa fille. _Procès_, t. V, p. 85.]

[Note 980: _Procès_, t. V, p. 280.]

[Note 981: _Procès_, t. V, pp. 279-280.--G. Lefèvre-Pontalis, _La
fausse Jeanne d'Arc_, p. 6, note 1.]

Le cadet, Pierre, ou Pierrelot, tombé avec Jeanne aux mains des
Bourguignons devant Compiègne, venait de quitter enfin les prisons du
bâtard de Vergy[982]. Ils croyaient bien tous deux que leur soeur
avait été brûlée à Rouen; mais avertis qu'elle vivait et les voulait
voir, ils prirent rendez-vous à la Grange-aux-Ormes, village situé
dans les prairies du Sablon, entre la Seille et la Moselle, à une
lieue environ au sud de la ville de Metz. Arrivés en cet endroit, le
20 mai, ils la virent et la reconnurent aussitôt pour leur soeur; et
elle les reconnut pour ses frères[983].

[Note 982: _Procès_, t. V, p. 210.--Lefèvre de Saint-Remy, t. II,
p. 176.]

[Note 983: _Procès_, t. V, pp. 321, 324.]

Elle était accompagnée de seigneurs messins parmi lesquels se trouvait
un très noble homme, messire Nicole Lowe qui fut chambellan de Charles
VII[984]. Ces seigneurs la reconnurent à plusieurs enseignes pour la
Pucelle Jeanne qui avait mené le roi Charles à Reims. On nommait alors
enseignes certains signes sur la peau[985]. Or une prophétie relative
à Jeanne disait qu'elle avait une petite tache rouge sous
l'oreille[986]; cette prophétie fut faite après l'événement; nous
devons donc croire que la Pucelle était marquée de ce signe. Fut-ce à
telle enseigne que les gentilhommes messins la reconnurent?

[Note 984: Le _Metz ancien_, (Metz, 1856, 2 vol. in-fº) du baron
d'Hannoncelles, où se trouve la généalogie de Nicole Lowe.]

[Note 985: «Et fut recongneu par plusieurs enseignes.» (_Procès_,
V, p. 322).--M. Lecoy de la Marche (_Une fausse Jeanne d'Arc_, dans
_Revue des questions historiques_, octobre 1871, p. 565), et M. Gaston
Save (_Jehanne des Armoises, Pucelle d'Orléans_, Nancy, 1893, p. 11),
comprennent qu'elle fut reconnue par plusieurs officiers ou
porte-étendards. J'ai entendu _enseignes_ dans le sens de signes
naturels sur la peau. (Cf. La Curne.)]

[Note 986: _Chronique du doyen de Saint-Thibaud_, dans _Procès_,
t. V, p. 322.]

[Note 987: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 354.]

Nous ignorons comment elle prétendait avoir échappé à la mort, mais on
a des raisons de croire[987] qu'elle attribuait son salut à sa
sainteté. Annonçait-elle qu'un ange l'avait retirée des flammes? On
lisait dans les livres que jadis les lions du cirque léchaient les
pieds nus des vierges et que l'huile bouillante rafraîchissait comme
un baume le corps des saintes martyres; et l'on voyait même dans les
histoires que maintes fois le glaive avait pu seul trancher la vie des
pucelles de Notre-Seigneur. Rien de plus sûr; mais de semblables
récits tirés hors du vieux temps et ramenés à l'heure présente
auraient paru moins croyables; et, sans doute, cette jeune fille
n'ornait pas autant son aventure. Très probablement elle donnait à
entendre qu'à sa place on avait brûlé une autre femme.

Si l'on s'en rapporte à la confession qu'elle fit plus tard, elle
venait de Rome où, vêtue du harnois de guerre, elle s'était
vaillamment comportée au service du pape Eugène. Peut-être fit-elle
connaître aux Lorrains les belles actions qu'elle avait accomplies là.
Or, Jeanne avait prophétisé (du moins le croyait-on) qu'elle mourrait
dans une bataille contre les infidèles et qu'une Pucelle de Rome
hériterait de sa puissance. Mais, loin d'accréditer Jeanne recouvrée,
cet oracle, à le supposer connu des seigneurs messins, leur dénonçait
l'imposture[988]. Quoi qu'il en soit, ils crurent ce que cette femme
leur disait.

[Note 988: Voyez néanmoins ce qu'en dit M. Germain
Lefèvre-Pontalis, à qui nous devons de connaître cette prophétie
(Eberhard Windecke, pp. 108 à 111).]

Peut-être que, comme beaucoup de gentilshommes de la république, ils
se sentaient plus d'amitié pour le roi Charles que pour le duc de
Bourgogne. Et sûrement, ayant chevalerie, ils estimaient la chevalerie
en toute personne et ils admiraient la Pucelle pour sa grande
vaillance. Aussi lui firent-ils bonne chère.

Messire Nicole Lowe lui donna un roussin et une paire de houseaux. Le
roussin valait trente francs; c'était un prix quasi royal, car des
deux chevaux donnés par le roi à la pucelle Jeanne, dans la ville de
Soissons et dans la ville de Senlis, l'un valait trente-huit livres
dix sous et l'autre trente-sept livres dix sous[989]. Le cheval de
Vaucouleurs n'avait été payé que seize francs[990].

[Note 989: _Chronique du doyen de Saint-Thibaud_, dans _Procès_,
t. V, p. 322.--Chronique de Philippe de Vigneulles, dans les
_Chroniques Messines_ de Huguenin, p. 198.]

[Note 990: _Procès_, t. II, p. 457.--L. Champion, _Jeanne d'Arc
écuyère_, ch. II; ch. VI.]

Nicole Grognot, gouverneur de la ville[991], offrit à la soeur des
deux frères Du Lys une épée, Aubert Boullay un chaperon[992].

[Note 991: Variante de la _Chronique du doyen de Saint-Thibaud_,
envoyée de Metz à Pierre du Puy, dans _Procès_, t. V, pp. 322, 324.]

[Note 992: _Ibid._, pp. 322, 324.]

Elle sauta à cheval avec cette adresse qui, sept ans auparavant, si
l'on en croit des récits assez fabuleux, avait émerveillé le vieux duc
de Lorraine[993]. Et elle tint certains propos à messire Nicole Lowe
qui affermirent ce seigneur dans la croyance que c'était bien là cette
Pucelle Jeanne qui était allée en France. Elle parlait volontiers
comme une prophétesse, par images et paraboles, et sans rien découvrir
de ses intentions.

[Note 993: D. Calmet, _Histoire de Lorraine_, t. VII, Preuves,
col. vj.]

Elle disait qu'elle n'aurait pas de puissance avant la
Saint-Jean-Baptiste. Or, ce terme qu'elle assignait à sa mission était
précisément celui que la pucelle Jeanne, en 1429, après la bataille de
Patay, avait marqué, disait-on, pour l'extermination de la gent
anglaise en France[994].

[Note 994: _Procès_, t. V, pp. 322, 324.--Eberhard Windecke, p.
108.--Morosini, t. III, p. 62, note.]

Cette prophétie ne se réalisa point; aussi n'en fut-il plus parlé. Et
Jeanne, si tant est qu'elle l'eût faite, ce qui est bien possible, dut
être la première à l'oublier. Au reste, le terme de la Saint-Jean
était d'un usage constant pour les baux, foires, règlement de gages,
louage de service, etc., et l'on conçoit que le calendrier des
prophétesses ne différât point du calendrier du laboureur.

Dès le lendemain de leur arrivée à la Grange-aux-Ormes, le lundi 21
mai, les frères Du Lys emmenèrent celle qu'ils tenaient pour leur
soeur en cette ville de Vaucouleurs[995] où la fille d'Isabelle Romée
était allée trouver sire Robert de Baudricourt et où vivaient encore,
en 1436, tant de personnes de toute condition qui l'avaient vue au
mois de février 1429, telles que les époux Leroyer et le seigneur
Aubert d'Ourches[996].

[Note 995: M. le baron de Braux me fit l'honneur de m'écrire de
Boucq par Foug, Meurthe-et-Moselle, le 28 juin 1896: que Bacquillon
(_Procès_, V, p. 322) n'était qu'une lecture vicieuse d'un des
manuscrits du doyen de Saint-Thibaud. «En comparant, ajouta-t-il, les
diverses lectures (V. Quicherat et les _Chroniques messines_), on peut
s'assurer qu'il s'agit de Vaucouleurs, _Valquelou_, mal lu.»]

[Note 996: _Procès_, t. II, pp. 406, 408, 445, 449.]

Après une semaine à Vaucouleurs, elle se rendit à Marville, petite
ville entre Corny et Pont-à-Mousson, à une lieue de la Moselle, où
elle passa les fêtes de la Pentecôte et demeura trois semaines dans la
maison d'un nommé Jean Quenat[997]. Sur son départ, elle reçut la
visite de plusieurs habitants de Metz qui, la reconnaissant pour la
Pucelle de France, lui donnèrent des joyaux[998]. On se rappelle que
plusieurs chevaliers messins, venus auprès du roi Charles à Reims,
lors du sacre, avaient vu Jeanne. À Marville, Geoffroy Desch, à
l'exemple de Nicole Lowe, donna un cheval à la Pucelle retrouvée.
Geoffroy Desch appartenait à une des familles les plus puissantes de
la république de Metz. Il était parent de ce Jean Desch, secrétaire de
la ville en 1429[999].

[Note 997: La _Chronique de Tournai_ dit de la vraie Jeanne
qu'elle était de Mareville petite ville entre Metz et Pont-à-Mousson.
«Cette Jeanne avait longtemps demeuré et servi dans une métairie de ce
lieu.»]

[Note 998: _Chronique du doyen de Saint-Thibaud_, dans _Procès_,
t. V, pp. 322, 324.--Lecoy de la Marche, _Jeanne des Armoises_, p.
566.--G. Save, _Jehanne des Armoises, pucelle d'Orléans_, p. 14.]

[Note 999: _Procès_, t. V, pp. 352 et suiv.]

De là, elle s'en fut en pèlerinage à Notre-Dame de Liance, que les
Picards appelaient Lienche, et qui devint un peu plus tard Notre-Dame
de Liesse. On y vénérait une image noire de la Sainte-Vierge,
rapportée, selon la tradition, de Terre-Sainte, par les croisés. Cette
chapelle, située entre Laon et Reims, était, au dire des religieux qui
la desservaient, un des lieux désignés dans l'itinéraire du sacre, et
les rois, avec leur suite, avaient coutume de s'y rendre au retour de
Reims; peut-être n'était-ce pas très vrai. Mais les habitants de Metz
se montraient particulièrement dévots à la bonne dame de Liance, et
l'on concevait que Jeanne, échappée des prisons anglaises, allât
rendre grâces de sa merveilleuse délivrance à la Vierge noire de
Picardie[1000].

[Note 1000: _Chronique du doyen de Saint-Thibaud_, dans _Procès_,
t. V, pp. 322, 324.--Dom Lelong, _Histoire du diocèse de Laon_, 1783,
p. 371.--Abbé Ledouble, _Les origines de Liesse et du pèlerinage de
Notre-Dame_, Soissons, 1885, pp. 6 et suiv.]

Elle se rendit ensuite à Arlon, auprès d'Élisabeth de Gorlitz,
duchesse de Luxembourg, tante par alliance du duc de Bourgogne[1001].
Veuve pour la seconde fois et vieille, elle excitait par sa rapacité
la colère et la haine de son peuple. Jeanne reçut de cette princesse
un très bon accueil. Rien d'étrange à cela: les personnes qui vivaient
saintement et faisaient des miracles étaient recherchées par les
princes et les seigneurs, désireux de connaître par elles des secrets
ou d'obtenir ce qu'ils souhaitaient, et la duchesse de Luxembourg
pouvait bien croire que cette fille fût la pucelle Jeanne elle-même,
puisque les deux frères Du Lys, les seigneurs messins et les habitants
de Vaucouleurs le croyaient.

[Note 1001: _Procès_, t. V, p. 322, note 2.--G. Lefèvre-Pontalis,
_La fausse Jeanne d'Arc_, p. 21, note 1.]

Pour la foule des hommes, la vie et la mort de Jeanne étaient
entourées de mystère et pleines de prodiges. Beaucoup, dès la première
heure, avaient douté qu'elle eût péri de la main du bourreau.
Quelques-uns s'exprimaient à ce sujet avec d'étranges réticences; ils
disaient: «Les Anglais la firent ardre publiquement à Rouen ou une
autre femme en semblance d'elle[1002].» Certains avouaient ne pas
savoir ce qu'elle était devenue[1003].

[Note 1002: _Chronique normande_ (Ms. du British Museum), dans
_Procès_, t. IV, p. 344.--Symphorien Champier, _Nef des Dames_, Lyon,
1503, _ibid._]

[Note 1003: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 272.--_Chronique
Normande_, dans _Bibliothèque de l'École des Chartes_, 2e série, t.
III, p. 116.--D. Calmet, _Histoire de Lorraine_, p. vj., Preuves.--G.
Save, _Jehanne des Armoises_, pp. 6-7.--On sait que Gabriel Naudé
soutint le paradoxe que Jeanne ne fut jamais brûlée qu'en effigie,
_Considérations politiques sur les coups d'État_, Rome, 1639,
in-4º.--G. Lefèvre-Pontalis, _La fausse Jeanne d'Arc_, p. 8.]

Aussi quand retentit soudain dans les Allemagnes et par toute la
France le bruit que la Pucelle était vivante et qu'on l'avait vue près
de Metz, la nouvelle fut diversement accueillie; les uns y croyaient
et les autres non. On peut juger de l'émotion qu'elle causa par
l'exemple de ces deux bourgeois d'Arles qui en disputèrent entre eux
avec une extrême ardeur. L'un affirmait que la Pucelle vivait encore;
l'autre soutenait qu'elle était bien morte; chacun paria pour ce qu'il
croyait véritable. La gageure était sérieuse; elle fut faite et tenue
devant notaire, le 27 juin 1436, cinq semaines seulement après
l'entrevue de la Grange-aux-Ormes[1004].

[Note 1004: Lanéry d'Arc, _Le culte de Jeanne d'Arc_, Orléans,
1887, in-8º.--_Revue du Midi._]

Cependant le frère aîné de la Pucelle, Jean du Lys, dit Petit-Jean,
s'était rendu, dans les premiers jours du mois d'août à Orléans, pour
y annoncer que sa soeur était vivante. En récompense de cette bonne
nouvelle, il reçut pour lui et sa suite, dix pintes de vin, douze
poules, deux oisons et deux levrauts[1005].

[Note 1005: _Procès_, t. V, p. 275.--Lottin, _Recherches_, t., p.
286.]

Deux magistrats avaient acheté la volaille, Pierre Baratin, dont on
trouve le nom dans les comptes de forteresse, en 1429[1006], lors de
l'expédition de Jargeau, et Aignan de Saint-Mesmin, vieillard de
soixante-six ans, très riche bourgeois[1007].

[Note 1006: _Procès_, t. V, p. 202.--Lecoy de la Marche, _Jeanne
des Armoises_, p. 568.]

[Note 1007: Il mourut à l'âge de cent dix-huit ans. (_Procès_ III,
p. 29.)]

Entre la ville du duc Charles et la ville de la duchesse de
Luxembourg, les courriers se croisaient. Une lettre d'Arlon parvint à
Orléans, le 9 août. Vers la mi-août, un poursuivant d'armes arriva à
Arlon; il se nommait Coeur-de-Lis, en l'honneur de la ville
d'Orléans, dont l'emblème héraldique est un coeur de lis, c'est-à-dire
une sorte de trèfle. Les magistrats d'Orléans l'avaient envoyé vers
Jeanne avec une missive dont nous ignorons la teneur; Jeanne lui remit
une lettre pour le roi, de qui elle sollicitait probablement une
audience. Il la porta tout de suite à Loches où le roi Charles
s'occupait alors des fiançailles de sa fille Yolande avec le prince
Amédée de Savoie[1008].

[Note 1008: _Procès_, t. V, p. 326.--Vallet de Viriville,
_Histoire de Charles VII_, t. II, p. 376, note.--G. Lefèvre-Pontalis,
_La fausse Jeanne d'Arc_, p. 23, n. 5.]

Le poursuivant d'armes, après quarante et un jours de voyage, revint,
le 2 septembre, vers les procureurs qui l'avaient envoyé. Ceux-ci
firent servir, selon l'usage, dans la chambre de la maison de ville,
du pain, du vin, des poires et des cerneaux et firent boire le
messager, qui disait avoir grand'soif. Il en coûta deux sous quatre
deniers parisis à la ville, sans préjudice de six livres pour frais de
voyage, qui furent payées le mois suivant. Le varlet de la ville, qui
fournit les cerneaux, était Jacquet Leprestre, déjà en fonctions à
l'époque du siège. Les procureurs avaient reçu une autre lettre de
cette Pucelle le 25 août[1009].

[Note 1009: _Ibid._, t. V, p. 327.]

Jean du Lys faisait en vérité tout ce qu'il aurait fait si vraiment il
avait retrouvé sa soeur miraculeuse. Il se rendit auprès du roi et il
lui annonça l'extraordinaire nouvelle. Le roi en crut bien quelque
chose, puisqu'il ordonna qu'on remît à Jean du Lys une gratification
de cent francs. Sur quoi, Jean alla réclamer ces cent francs au
trésorier du roi, qui en bailla vingt. Les coffres du Victorieux
n'étaient pas encore pleins à cette époque.

Jean, de retour à Orléans, se présenta devant la chambre de la ville;
il fit connaître aux procureurs qu'il ne lui restait plus que huit
francs, et que c'était peu de chose pour s'en retourner en Lorraine
avec les quatre personnes de sa suite. Les magistrats lui firent
donner douze francs[1010].

[Note 1010: _Procès_, t. V, p. 326.--Lottin, _Recherches_, t. I,
pp. 284-285.]

Jusque-là, chaque année, l' «anniversaire» de la feue Pucelle était
célébré la surveille et la veille de la Fête-Dieu en l'église
Saint-Sanxon[1011]. L'an 1435, huit religieux des quatre ordres
mendiants chantèrent chacun une messe pour le repos de l'âme de
Jeanne. En cette année 1436 les magistrats firent brûler quatre
cierges pesant ensemble neuf livres et demie, auxquels était suspendu
l'écu de la Pucelle, à l'épée d'argent soutenant la couronne de
France; mais à la nouvelle que Jeanne était vivante, ils cessèrent
d'ordonner un service funèbre à son intention[1012].

[Note 1011: Depuis 1432. Toutefois il ne reste pas trace d'obit
pour les années 1433 et 1434. Il fut célébré de nouveau en 1439.]

[Note 1012: _Procès_, t. V, pp. 274, 275.--Lottin, _Recherches_,
t. I, p. 286.]

Tandis que ses affaires étaient ainsi menées en France, Jeanne se
tenait auprès de la duchesse de Luxembourg; elle y rencontra le jeune
comte Ulrich de Wurtemberg qui ne voulut plus la quitter. Il lui fit
faire une belle cuirasse et l'emmena à Cologne. Elle ne cessait pas de
se dire la Pucelle de France envoyée de Dieu[1013].

[Note 1013: _Chronique du doyen de Saint-Thibaud_, dans _Procès_,
t. V. p. 323.--Jean Nider, _Formicarium_, dans _Procès_, t. IV, p.
325.--Lecoy de la Marche, _loc. cit._, p. 566.]

Depuis le 24 juin, jour de la Saint-Jean-Baptiste, ses vertus lui
étaient revenues. Le comte Ulrich, lui reconnaissant un pouvoir
surnaturel, la pria d'en user pour lui et pour les siens. Il était
grand querelleur et fort engagé dans le schisme qui déchirait alors
l'archevêché de Trèves. Deux prélats se disputaient ce siège; l'un
Udalric de Manderscheit, désigné par le Chapitre, l'autre, Raban de
Helmstat, évêque de Spire, nommé par le pape[1014]. Udalric tint la
campagne avec une petite armée, assiégea par deux fois et canonna la
ville dont il se disait le véritable pasteur. Ce traitement jeta de
son côté la plus grande partie du diocèse[1015]; mais Raban, très
vieux et débile, avait aussi des armes; elles étaient puissantes, bien
que spirituelles: il prononça l'interdit contre tous ceux qui tenaient
le parti de son compétiteur.

[Note 1014: _Art de vérifier les dates_, t. XV, pp. 236 et suiv.;
_Gallia Christiana_, t. XIII, pp. 970 et suiv.; Gams, _Series
Episcoporum_ (1873), pp. 317, 319.]

[Note 1015: Quicherat dit, par erreur (_Procès_, t. IV, p. 502,
note), que la contestation pour l'archevêché de Trèves eut lieu entre
Raban de Helmstat et Jacques de Syrck. Sur Jacques de Syrck ou de
Sierck, cf. de Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. IV, p. 264.]

Le comte Ulrich de Wurtemberg, qui comptait parmi les plus ardents
partisans d'Udalric, interrogea à son sujet la Pucelle de Dieu[1016].
Des cas du même genre avaient été soumis à la première Jeanne, lors de
son séjour en France; on lui avait demandé, par exemple, lequel des
trois papes, Benoît, Martin et Clément, était le vrai père des
fidèles, et, sans s'expliquer sur-le-champ, elle avait promis de
désigner, dans Paris, à tête reposée, le pape auquel on devait
obéissance[1017]. La seconde Jeanne répondit avec plus d'assurance
encore; elle déclara connaître le véritable archevêque et se flatta de
l'introniser.

[Note 1016: Jean Nider, _Formicarium_, liv. V, chap. VIII.--D.
Calmet, _Histoire de Lorraine_, t. II, p. 906.]

[Note 1017: _Procès_, t. I, pp. 245-246.]

Celui-là, selon elle, était Udalric de Manderscheit, que le Chapitre
avait désigné. Mais Udalric cité devant le Concile de Bâle y fut
déclaré intrus; et, ce qui n'était point leur règle constante, les
pères confirmèrent la nomination faite par le pape.

L'intervention de la Pucelle dans cette querelle ecclésiastique attira
malheureusement sur elle l'attention de l'inquisiteur général de la
ville de Cologne, Henry Kalt Eysen, insigne professeur de théologie:
recueillant les bruits qui couraient par la ville sur la protégée du
jeune prince, il connut qu'elle portait des vêtements dissolus, se
livrait aux danses avec des hommes, buvait et mangeait plus qu'il
n'est permis et pratiquait la magie. Il sut notamment que, dans une
assemblée, cette fille déchira une nappe, puis la rétablit dans son
premier état, et qu'ayant brisé contre la muraille un verre, elle en
réunit ensuite les morceaux par un merveilleux artifice. À ces
oeuvres, Kalt Eysen la soupçonnait véhémentement d'hérésie et de
sorcellerie. Il la cita devant son tribunal; elle refusa de
comparaître; cette désobéissance affligea l'inquisiteur général, qui
fit rechercher la défaillante. Mais le jeune comte de Wurtemberg cacha
sa Pucelle chez lui, et puis il la fit sortir secrètement de la ville.
Elle échappa ainsi au sort de celle qu'elle ne se souciait pas
d'imiter jusqu'à la fin. L'inquisiteur l'excommunia, faute de
mieux[1018].

[Note 1018: Jean Nider, _Formicarium_, dans _Procès_, t. IV, p.
502; t. V, p. 324.]

Réfugiée à Arlon auprès de la duchesse de Luxembourg sa protectrice,
elle y rencontra Robert des Armoises, seigneur de Tichemont, qu'elle
avait peut-être vu déjà, au printemps, à Marville, où il faisait sa
résidence habituelle. Ce gentilhomme était probablement fils d'un
seigneur Richard, gouverneur du duché de Bar en 1416. On ne sait rien
de lui, sinon qu'ayant fait passer une terre en mains étrangères, sans
la participation du duc de Bar, il vit cette terre confisquée et
donnée au sieur d'Apremont, à la charge de la prendre.

La présence du seigneur Robert à Arlon n'avait rien d'extraordinaire;
le château de Tichemont, dont il était seigneur, s'élevait dans le
voisinage de cette ville. D'une naissance illustre, il était toutefois
besogneux[1019].

[Note 1019: H. Vincent, _La maison des Armoises, originaire de
Champagne_, dans _Mémoires de la Société d'Archéologie lorraine_, 3e
série, t. V (1877), p. 324.--G. Lefèvre-Pontalis, _La fausse Jeanne
d'Arc_, p. 2, n. 4.]

La Pucelle retrouvée l'épousa[1020], apparemment par la volonté de la
duchesse de Luxembourg. D'après le sentiment du sacré inquisiteur de
Cologne, ce mariage ne fut contracté que pour garantir cette femme
contre l'interdit et la soustraire au glaive ecclésiastique[1021].

[Note 1020: Don Calmet, dans son _Histoire de Lorraine_ (t. V.,
pp. CLXIV et suiv.), dit que le contrat de mariage entre Robert des
Armoises et la Pucelle de France, longtemps conservé dans la famille,
était perdu de son temps. Il ne faut point en avoir de regret. On sait
aujourd'hui que ce contrat avait été fabriqué par le P. Jérôme
Vignier. Le comte de Marsy (_la fausse Jeanne d'Arc, Claude des
Armoises; du degré de confiance à accorder aux découvertes de Jérôme
Vignier_, Compiègne, 1890) et M. Tamizey de Larroque (_Revue Critique_
du 20 octobre 1890).--Sur d'autres faux de J. Vignier, cf. Julien
Havet, _Questions Mérovingiennes_, II.]

[Note 1021: Jean Nider, _Formicarium_, liv. V, chap.
VIIIi.--_Procès_, t. IV, pp. 503, 504.]

Sitôt après son mariage, elle alla vivre à Metz, dans l'hôtel que son
mari habitait devant l'église Sainte-Ségolène, au-dessus de la porte
Sainte-Barbe. Elle était, dès lors, Jeanne du Lys, la Pucelle de
France, dame de Tichemont. Ces noms lui sont donnés dans un contrat en
date du 7 novembre 1436, par lequel Robert des Armoises et sa femme,
autorisée par lui, vendent à Collard de Failly, écuyer, demeurant à
Marville, et à Poinsette, sa femme, le quart de la seigneurie
d'Haraucourt. Jean de Thoneletil, seigneur de Villette, et Saubelet de
Dun, prévôt de Marville, à la demande de leurs très chers et grands
amis, messire Robert et dame Jeanne, mirent sur le contrat leurs
sceaux avec ceux des vendeurs, en témoignage de vérité[1022].

[Note 1022: Quant à l'acte antérieur par lequel «Robert des
Harmoises et la Pucelle Jehanne d'Arc, sa femme», font l'acquisition
de la terre de Fléville (D. Calmet, 2e éd., t. V, p. CLXIV, _note_),
il est extrêmement suspect.]

En son logis, devant l'église Sainte-Ségolène, la dame des Armoises
mit au monde deux enfants[1023]. Il y avait quelque part en
Languedoc[1024] un honnête écuyer qui, s'il apprit ces naissances,
douta fort que Jeanne la Pucelle et la dame des Armoises fussent la
même personne; c'était Jean d'Aulon, l'ancien maître d'hôtel de
Jeanne; car il ne la croyait pas faite pour avoir des enfants, ayant
obtenu à ce sujet la confidence de femmes bien instruites[1025].

[Note 1023: _Chronique du doyen de Saint-Thibaud_, dans _Procès_,
t. V, p. 323.--_Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 354-355.]

[Note 1024: _Procès_, t. III, p. 206, n. 2.]

[Note 1025: _Ibid._, t. III, p. 219.]

Au témoignage de frère Jean Nider, docteur en théologie de
l'Université de Vienne, cette union féconde finit mal. Un prêtre,
selon lui, un prêtre, qu'il faudrait plutôt appeler _leno_, séduisit
cette magicienne par des paroles amoureuses et l'enleva. Mais frère
Jean Nider ajoute que le prêtre conduisit furtivement la dame des
Armoises à Metz et y vécut en concubinage avec elle[1026]; or il est
avéré qu'elle avait son établissement dans cette ville même; donc ce
frère prêcheur parle de ce qu'il ignore[1027].

[Note 1026: Jean Nider, _Formicarium_, dans _Procès_, t. V, p.
325.]

[Note 1027: _Chronique du doyen de Saint-Thibaud_, dans _Procès_,
t. V, pp. 323-324.]

Ce qui est vrai, c'est qu'elle ne resta guère plus de deux ans cachée
dans l'ombre paisible de Sainte-Ségolène.

Mariée, elle n'entendait pas renoncer aux prophéties et aux
chevauchées. L'interrogateur demanda à Jeanne, en son procès: «Jeanne,
ne vous a-t-il pas été révélé que, si vous perdiez votre virginité,
vous perdriez votre chance et que vos Voix ne vous viendraient plus?»
Elle nia que cela lui eût été révélé. Et, comme il insistait, lui
demandant si elle croyait que, mariée, ses Voix lui viendraient
encore, elle répondit en bonne chrétienne: «Je ne sais et m'en attends
à Dieu[1028].» De même Jeanne des Armoises estimait que, pour s'être
mariée, elle n'avait pas perdu sa chance. Aussi bien se trouvait-il,
en ce temps de prophétisme, des veuves et des femmes mariées qui, à
l'exemple de Judith de Béthulie, agissaient par inspiration divine.
Telle avait été la dame Catherine de La Rochelle, qui, à la vérité,
n'avait pas fait de très grandes choses[1029].

[Note 1028: _Procès_, t. I, p. 183.]

[Note 1029: _Ibid._, t. I, pp. 106, 108, 119, 296.--_Journal d'un
bourgeois de Paris._]

Dans l'été de l'an 1439, la dame des Armoises se rendit à Orléans. Les
magistrats lui présentèrent, en guise d'hommage et de réjouissance, le
vin et la viande. Le 1er août, ils lui offrirent à dîner et lui
remirent deux cent dix livres parisis pour le bien qu'elle avait fait
à la ville pendant le siège. Ce sont les termes même par lesquels
cette dépense est consignée dans les comptes de la ville[1030].

[Note 1030: Extraits des comptes de la ville d'Orléans, dans
_Procès_, t. V, pp. 331-332.--Lecoy de la Marche, _Une fausse Jeanne
d'Arc_, pp. 570-571.]

Si les habitants la reconnurent pour la vraie Pucelle Jeanne, ce fut
moins par leurs yeux assurément que sur la foi des frères du Lys. Ils
l'avaient si peu vue, quand on y songe! Dans la semaine de mai, elle
ne s'était montrée à eux qu'armée et chevauchant; puis elle n'avait
plus fait que traverser la ville en juin 1429 et en janvier 1430. Il
est vrai qu'on lui avait offert le vin et que les procureurs s'étaient
assis à table auprès d'elle[1031]; mais il y avait de cela neuf ans.
Neuf ans ne passent pas sur le visage d'une femme sans y faire des
changements. Ils l'avaient laissée fille en son très jeune âge, ils la
retrouvaient femme et mère de deux enfants; ils croyaient sage de s'en
rapporter à ses proches. Où l'on commence à s'émerveiller quelque peu,
c'est quand on songe aux propos qui furent tenus dans le banquet et à
tout ce que la dame dut placer de bourdes et d'incongruités. S'ils ne
furent point désabusés, ces bourgeois étaient des hommes simples et de
bonne volonté.

[Note 1031: Cédules originales d'Orléans, dans _Procès_, t. V, p.
270.]

Et qui dit qu'ils ne le furent point? Qui dit qu'après avoir ajouté
foi à la nouvelle portée par Jean du Lys, les habitants ne
commençaient pas à découvrir l'imposture? La croyance que Jeanne
survivait n'était pas tout au moins unanime et générale dans la ville
pendant le séjour de la dame des Armoises, si l'on s'en rapporte aux
comptes des obits dont nous parlions tout à l'heure. Supprimé (à ce
qu'il semble) dans les années trente-sept et trente-huit, le service
funèbre de la Pucelle venait d'être célébré en trente-neuf, la
surveille de la Fête-Dieu, trois mois environ avant le banquet du 1er
août[1032]; en sorte que les Orléanais reconnaissants avaient en même
temps pour leur libératrice des messes en commémoration de sa mort et
des banquets où ils la faisaient boire.

[Note 1032: _Procès_, t. V, p. 274.--Lottin, _Recherches_, t. I,
p. 286.]

La dame des Armoises ne resta guère que quinze jours parmi eux. Elle
quitta la ville vers la fin de juillet, et il semble que son départ
ait été brusque et précipité, car, priée à un souper où huit pintes de
vin devaient lui être présentées, elle était déjà partie quand le vin
fut servi; le repas eut lieu sans elle[1033]. Jean Luillier et
Thévanon de Bourges y assistèrent. Ce Thévanon était peut-être le même
que Thévenin Villedart, chez qui habitaient les frères de Jeanne,
pendant le siège[1034]. Quant à Jean Luillier, on reconnaît en lui le
jeune marchand drapier qui, en juin 1429, avait fourni de la fine
bruxelles vermeille pour faire une robe à la Pucelle[1035].

[Note 1033: Extraits des comptes de la ville d'Orléans, dans
_Procès_, t. V, pp. 331-332.--Lottin, _Recherches_, t. I, p. 287.]

[Note 1034: _Procès_, t. V, p. 260.]

[Note 1035: _Ibid._, t. V, pp. 112-113.]

La dame des Armoises s'était rendue à Tours, où elle se faisait
connaître comme la véritable Jeanne. Elle remit au bailli de Touraine
une lettre pour le roi; le bailli se chargea de la faire tenir au
prince qui se trouvait alors à Orléans, où il était arrivé peu de
temps après le départ de Jeanne. Le bailli de Touraine, en 1439,
n'était autre que Guillaume Bellier qui, lieutenant de Chinon, dix ans
auparavant, avait reçu la Pucelle dans sa maison, sous la garde de sa
dévote femme[1036].

[Note 1036: _Procès_, t. III, p. 17; t. V, p. 327.]

En même temps que cette lettre, Guillaume Bellier adressa, par
messager, au roi, une note «touchant le fait de la dame Jeanne des
Armoises[1037]». On en ignore entièrement la teneur[1038].

[Note 1037: _Procès_, t. V, p. 332.--G. Lefèvre-Pontalis, _La
fausse Jeanne d'Arc_, pp. 23-24.]

[Note 1038: _Procès_, t. V, p. 332.]

Peu de temps après, cette dame s'en alla en Poitou où elle se mit au
service du seigneur Gille de Rais, maréchal de France[1039], qui, dans
sa prime jeunesse, avait conduit la Pucelle à Orléans, fait comme elle
la campagne du sacre, assailli avec elle les murailles de Paris et,
pendant la captivité de Jeanne, occupé Louviers et poussé une pointe
hardie sur Rouen. Maintenant, il dépeuplait d'enfants ses vastes
seigneuries, et, mêlant la magie à l'orgie, offrait aux démons le sang
et les membres d'innombrables victimes. Ses monstruosités sanglantes
répandaient la terreur autour de ses châteaux de Tiffauges et de
Machecoul, et déjà le bras ecclésiastique était sur lui.

[Note 1039: Vallet de Viriville, _Notices et extraits de chartes
et de manuscrits appartenant au British Museum_, dans _Bibliothèque de
l'École des Chartes_, t. VIII, 1846, p. 116.]

La dame des Armoises pratiquait la magie, au dire du sacré inquisiteur
de Cologne, pourtant ce ne fut pas comme invocatrice de démons que
l'employa le maréchal de Rais; il lui confia la charge et le
gouvernement de gens de guerre[1040]; à peu près l'état que Jeanne
tenait à Lagny et à Compiègne. Fit-elle de grandes vaillances d'armes?
On ne sait. Toujours est-il qu'elle ne garda pas longtemps sa charge,
qui fut donnée après elle à un écuyer gascon nommé Jean de
Siquemville[1041]. Dans le printemps de 1440, elle s'approcha de
Paris[1042].

[Note 1040: Abbé Bossard, _Gille de Rais_, p. 174.]

[Note 1041: Lettre de Rémission, dans _Procès_, t. V, pp.
332-334.]

[Note 1042: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 335.--Lecoy de
la Marche, _Une fausse Jeanne d'Arc_, p. 574.]

Depuis près de deux ans et demi, la grande ville obéissait au roi
Charles, qui y avait fait son entrée, sans y ramener la prospérité.
Partout des maisons, abandonnées, tombaient en ruines; les loups
venaient dans les faubourgs dévorer les petits enfants[1043].
Bourguignons naguère, les habitants n'avaient pas tous oublié que la
Pucelle, en compagnie du frère Richard et des Armagnacs, avait attaqué
leur ville le jour de la Nativité de Notre-Dame. Beaucoup, sans doute,
lui en gardaient rancune et la croyaient brûlée pour ses démérites;
mais son nom ne soulevait pas, comme en 1429, une réprobation unanime.
Plusieurs, même parmi ses anciens ennemis, s'avisaient[1044] qu'elle
était martyre pour son légitime seigneur. C'est ce qu'on disait dans
la ville de Rouen; on le devait dire bien davantage dans la ville de
Paris redevenue française. Au bruit que Jeanne n'était pas morte;
qu'elle avait été reconnue par ceux d'Orléans et qu'elle approchait de
la ville, le menu peuple parisien s'émut et l'on put craindre des
troubles.

[Note 1043: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 338 et
suiv.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. III, pp. 384 et
suiv.]

[Note 1044: _Journal d'un bourgeois de Paris_, p. 270.]

En 1440, sous Charles de Valois, l'Université de Paris était animée du
même esprit qu'en 1431, sous Henri de Lancastre; elle respectait, elle
honorait le roi de France, gardien de ses privilèges et défenseur des
libertés de l'Église gallicane. Les insignes maîtres n'éprouvaient
aucun remords d'avoir réclamé et obtenu le châtiment de la Pucelle
hérétique et coupable de sédition. Est hérétique quiconque s'obstine
dans son erreur; est séditieux qui tente de renverser les puissances
et n'y réussit pas. Dieu qui voulait, en 1440, que Charles de Valois
fût maître dans sa ville de Paris, ne l'avait pas voulu en 1429; donc
la Pucelle avait combattu contre Dieu. L'Université eût, en 1440,
poursuivi d'un même zèle le châtiment d'une pucelle anglaise.

Les magistrats de Poitiers, rentrés après un long et douloureux exil
dans leur vieille demeure parisienne, siégeaient au Parlement avec les
Bourguignons convertis[1045]. Ces fidèles serviteurs du dauphin
Charles qui, dans les mauvais jours, avaient mis en oeuvre la Pucelle,
ne se seraient pas souciés, en 1440, de soutenir publiquement la
vérité de sa mission et la pureté de sa foi. Brûlée par les Anglais,
c'est bientôt dit. Un procès fait par un évêque et le vice-inquisiteur
avec le concours de l'Université n'est pas un procès anglais; c'est un
procès à la fois très gallican et très catholique. La mémoire de
Jeanne est notée d'infamie à la face de la chrétienté. Et nul recours.
Le pape pourrait seul casser ce procès religieux, mais il ne le
voudrait point, de peur de mécontenter le roi de la catholique
Angleterre et parce qu'il ne peut, sans ruiner toute autorité humaine
et divine, admettre qu'un inquisiteur de la foi ait failli dans son
jugement. Les clercs français s'inclinent et se taisent; dans les
assemblées du clergé on n'ose prononcer le nom de Jeanne.

[Note 1045: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. III, chap.
XVI.]

Heureusement pour eux que, à l'égard de la dame des Armoises, ni les
docteurs et maîtres de l'Université, ni les anciens membres du
Parlement de Poitiers ne partagent l'illusion populaire. Ils ne
doutent pas que la Pucelle n'ait été brûlée à Rouen. Craignant que
cette femme, qui se donne pour la libératrice d'Orléans, ne fasse une
entrée tumultueuse dans la ville, le Parlement et l'Université
envoient au devant d'elle des hommes d'armes qui l'appréhendent et la
conduisent au Palais[1046].

[Note 1046: _Journal d'un bourgeois de Paris_, pp. 354-355.--Lecoy
de la Marche, _Une fausse Jeanne d'Arc_, p. 574.]

Elle fut interrogée, jugée et condamnée à l'exposition publique. Il y
avait en haut des degrés de la cour appelée Cour-de-Mai une table de
marbre sur laquelle on exposait les malfaiteurs. La dame des Armoises
et de Tichemont y fut hissée et montrée au peuple qu'elle avait abusé.
Suivant la coutume, on la prêcha et on la contraignit à se confesser
publiquement[1047].

[Note 1047: _Journal d'un bourgeois de Paris_, _loc. cit._]

Elle déclara qu'elle n'était pas pucelle et que, mariée à un
chevalier, elle avait eu deux fils. Elle raconta qu'un jour, en
présence de sa mère, entendant une femme tenir sur elle des propos
outrageants, elle s'élança pour la battre, mais, retenue par sa mère,
ce fut celle-ci qu'elle frappa. Elle eût évité de la toucher, n'eût
été la colère. Toutefois, c'était là un cas réservé. Quiconque avait
porté la main tant sur son père ou sa mère que sur un prêtre ou un
clerc, devait aller en demander pardon au Saint-Père, à qui
appartenait seul de lier ou de délier le pécheur. Ainsi avait-elle
fait. «Je fus à Rome, dit-elle, en habit d'homme. Je fis, comme
soldat, la guerre du Saint-Père Eugène, et, dans cette guerre, je fus
homicide par deux fois.»

À quelle époque avait-elle fait ce voyage de Rome? Probablement avant
l'exil du pape Eugène à Florence, vers l'an 1433, alors que les
condottieri du duc de Milan s'avancèrent jusqu'aux portes de
Rome[1048].

[Note 1048: _Ibid._, pp. 354-355.--Lecoy de la Marche, _Une fausse
Jeanne d'Arc_, p. 574.--G. Lefèvre-Pontalis, _La fausse Jeanne d'Arc_,
p. 27.]

On ne voit point que l'Université, l'ordinaire ni le Grand
Inquisiteur, aient réclamé cette femme suspecte de sorcellerie,
d'homicide, et qui portait des habits dissolus. Elle ne fut pas
poursuivie comme hérétique, sans doute parce qu'elle ne se montra pas
opiniâtre et que l'opiniâtreté constitue seule l'hérésie.

Depuis lors, elle ne fit plus parler d'elle. On croit, mais sans
raisons suffisantes, qu'elle finit par retourner à Metz auprès du
chevalier des Armoises, son mari, et qu'elle vécut, paisible et
honorée, jusqu'à un âge avancé, dans la maison où ses armoiries
étaient sculptées sur la porte, ses armoiries, ou plutôt celles de
Jeanne la Pucelle, l'épée, la couronne et les Lis[1049].

[Note 1049: Vergnaud-Romagnesi, _Des portraits de Jeanne d'Arc et
de la fausse Jeanne d'Arc_ et _Mémoire sur les fausses Jeanne d'Arc_,
dans les _Mémoires de la Société d'Agriculture d'Orléans_, 1854,
in-8º.]

Le succès de cette supercherie avait duré quatre ans. Il ne faut pas
en concevoir trop de surprise. De tout temps le peuple se résigne avec
peine à croire à la fin irréparable des existences qui ont émerveillé
son imagination; il n'admet pas que des personnes fameuses viennent à
mourir d'un coup et malencontreusement comme le vulgaire; il répugne
au brusque dénouement des belles aventures humaines. Toujours les
imposteurs, comme la dame des Armoises, trouvent des gens qui les
croient. Et celle-ci parut en un temps singulièrement favorable au
mensonge; les hommes étaient abêtis par une longue misère; partout la
guerre empêchait les communications; on ne savait plus ce qui se
passait un peu loin; tout dans les esprits, dans les choses, était
trouble, ignorance, confusion.

Encore cette fausse Jeanne n'en imposa si longtemps que grâce à
l'appui que les frères Du Lys lui prêtèrent. Furent-ils dupes ou
complices? Si faibles d'esprit qu'on les suppose, il n'est guère
possible de penser qu'ils se laissèrent tromper par une aventurière.
Ressemblât-elle beaucoup à la fille de la Romée, la femme de la
Grange-aux-Ormes ne pouvait longtemps abuser deux hommes qui, nourris
avec Jeanne et venus avec elle en France, la connaissaient intimement.

S'ils ne furent pas dupes, quelles raisons donner de leur conduite?
Ils avaient beaucoup perdu en perdant leur soeur. Quand il vint à la
Grange-aux-Ormes, Pierre Du Lys sortait des prisons bourguignonnes; la
dot de sa femme avait payé sa rançon et il se trouvait dans un complet
dénuement[1050]. Jean, bailli de Vermandois, puis capitaine de
Chartres, et, vers 1436, bailli de Vaucouleurs, n'était guère mieux
dans ses affaires[1051]. Cela expliquerait bien des choses. Pourtant
on hésite à penser qu'ils aient, seuls, d'eux-mêmes, sans appui, joué
un jeu difficile, hasardeux et périlleux. Sur le peu que l'on sait de
leur vie, on se figure qu'ils étaient tous deux bien simples, bien
naïfs, bien tranquilles, pour mener une telle intrigue.

[Note 1050: _Procès_, t. V, pp. 210, 213.]

[Note 1051: _Ibid._, t. V, p. 279.]

On serait tenté de croire qu'ils y furent entraînés par de plus
grands et de plus forts qu'eux. Qui sait? Peut-être par des serviteurs
indiscrets du roi de France. Charles VII souffrait cruellement dans
son honneur de la condamnation et du supplice de Jeanne. N'est-il pas
possible qu'autour du roi et de son Conseil il se soit trouvé des
agents trop zélés, qui imaginèrent cette étrange apparition afin de
faire croire que Jeanne la Pucelle n'était pas morte de la mort des
sorcières, mais que, par la vertu de son innocence et de sa sainteté,
elle avait échappé aux flammes? De la sorte, imaginée à une époque où
il paraissait impossible d'obtenir jamais du pape la revision du
procès de 1431, l'imposture de cette fausse Jeanne aurait constitué un
essai subreptice et frauduleux de réhabilitation, tentative
malheureuse, bientôt abandonnée et réprouvée.

Cette supposition expliquerait comment les frères Du Lys, qui
s'étaient mis dans un mauvais cas, car ils avaient séduit le peuple,
trompé le roi, commis enfin un crime de lèse-majesté, n'en furent
point châtiés, ni même disgraciés. Jean resta prévôt de Vaucouleurs,
durant de longues années, puis, déchargé de sa capitainerie, toucha en
échange une somme d'argent. Pierre, qui, de même que la Romée, sa
mère, habitait Orléans, reçut en 1443 du duc Charles, rentré depuis
trois ans en France, l'Île-aux-Boeufs[1052], sur la Loire, qui donnait
un peu d'herbage. Il n'en resta pas moins besogneux, et il se faisait
aider par le duc et les habitants d'Orléans[1053].

[Note 1052: _Procès_, t. V, pp. 212-214.--Lottin, _Recherches_, t.
I, p. 287.--Duleau _Vidimus d'une charte de Charles VII, concédant à
Pierre du Lys la possession de l'Isle-aux-Boeufs_, Orléans, 1860,
in-8º 6.--G. Lefèvre-Pontalis, _La fausse Jeanne d'Arc_, p. 28, note
1.]

[Note 1053: Je n'ai pas fait usage du témoignage très tardif de
Pierre Sala (_Procès_, t. IV, p. 281), très vague, un peu fabuleux et
qui ne peut en aucune façon s'agencer dans la vie de la dame des
Armoises. Sur la bibliographie très intéressante du sujet, voyez
Lanéry d'Arc, _Le livre d'or de Jeanne d'Arc_, pp. 573, 580 et G.
Lefèvre-Pontalis, _La fausse Jeanne d'Arc_, Paris, 1895, in-8º, à
propos du récit de M. Gaston Save.

On a supposé, sans en donner aucune preuve, que cette fausse Jeanne
d'Arc était une soeur de la Pucelle (Lebrun de Charmettes, _Histoire
de Jeanne d'Arc_, t. IV, pp. 291 et suiv.).--Francis André, _La vérité
sur Jeanne d'Arc_, Paris 1895, in-18, pp. 75 et suiv.]



CHAPITRE XVI

APRÈS LA MORT DE LA PUCELLE (_Suite_).--LES JUGES DE ROUEN AU CONCILE
DE BÂLE ET LA PRAGMATIQUE SANCTION.--LE PROCÈS DE RÉHABILITATION.--LA
PUCELLE DE SARMAIZE.--LA PUCELLE DU MANS.


D'année en année, le concile de Bâle déroulait ses sessions comme la
queue d'un dragon apocalyptique. Par la manière dont il réformait
l'Église dans ses membres et dans son chef, il faisait l'épouvante du
Souverain Pontife et du Sacré Collège; Æneas Sylvius s'écriait
douloureusement: «Certes, ce n'est pas l'Église de Dieu qui est
rassemblée à Bâle, mais la synagogue de Satan[1054].» Paroles qui,
dans la bouche d'un cardinal romain, ne sembleront pas trop fortes,
appliquées à l'assemblée qui vota la liberté des élections
épiscopales, la suppression des annates, des droits de pallium, des
taxes de chancellerie, et qui voulait ramener le Saint-Père à la
pauvreté évangélique. Au contraire, le roi de France et l'empereur
regardaient favorablement le synode, lorsqu'il s'efforçait de contenir
l'ambition et la rapacité de l'évêque de Rome.

[Note 1054: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. III, p.
335.]

Or, parmi les Pères les plus zélés à réformer l'Église, brillaient les
maîtres et docteurs de l'Université de Paris, qui avaient siégé au
procès de la Pucelle, et notamment maître Nicolas Loiseleur et maître
Thomas de Courcelles. Charles VII convoqua une assemblée du clergé du
royaume à l'effet d'examiner les canons de Bâle. Cette assemblée se
réunit dans la Sainte-Chapelle de Bourges, le 1er mai 1438. Maître
Thomas de Courcelles, délégué par le Concile, y conféra avec le
seigneur évêque de Castres. Or, en 1438, le seigneur évêque de
Castres, élégant humaniste, zélé conseiller de la Couronne, qui se
plaignait dans ses lettres cicéroniennes que, attaché à la glèbe de la
cour, il ne lui restât pas le temps de visiter son épouse[1055],
n'était autre que maître Gérard Machet, le confesseur du Roi qui, en
1429, avait, parmi les clercs de Poitiers, allégué l'autorité des
prophéties en faveur de la Pucelle, en qui ne se voyaient que candeur
et bonté[1056]. Maître Thomas de Courcelles avait opiné, à Rouen, pour
que la Pucelle fût appliquée à la torture et livrée au bras
séculier[1057]. À l'assemblée d'Orléans, les deux hommes d'Église
s'accordèrent sur la suprématie des Conciles généraux, la liberté des
élections épiscopales, la suppression des annates et les droits de
l'Église gallicane. Sans doute qu'à ce moment il ne souvenait guère ni
à l'un ni à l'autre de la pauvre Pucelle. Des travaux de l'assemblée,
auxquels maître Thomas prit une grande part, sortit l'édit solennel
rendu par le roi le 7 juillet 1438: la pragmatique sanction. Les
canons de Bâle devenaient la constitution de l'Église de France[1058].

[Note 1055: Le P. Ayroles, _La Pucelle devant l'église de son
temps_, p. 10.]

[Note 1056: _Procès_, t. III, p. 565.]

[Note 1057: _Procès_, t. I, p. 403.]

[Note 1058: _Ordonnances_, t. XIII, pp. 267, 291.--_Preuves des
libertés de l'Église gallicane_, édit. Lenglet-Dufresnoy, deuxième
partie, p. 6.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. III, pp.
353, 361.--N. Arlos, _Histoire de la Pragmatique sanction_, _etc._]

L'empereur admit pareillement la réforme de Bâle. Les Pères en
conçurent une telle audace qu'ils citèrent le pape Eugène à leur
tribunal et, sur son refus d'y paraître, le déposèrent comme
désobéissant, opiniâtre, rebelle, violateur des canons, perturbateur
de l'unité ecclésiastique, scandaleux, simoniaque, parjure,
incorrigible, schismatique, hérétique endurci, dissipateur des biens
de l'Église, pernicieux et damnable[1059]. Ainsi s'exprimèrent à
l'endroit du Saint-Père, entre autres docteurs, maître Jean Beaupère,
maître Thomas de Courcelles et maître Nicolas Loiseleur, qui avaient
tous trois si durement reproché à Jeanne de ne se point vouloir
soumettre au pape[1060]. Maître Nicolas, qui s'était tant démené au
procès de la Pucelle, faisant tour à tour le prisonnier lorrain et
madame sainte Catherine, et qui, lorsqu'elle fut conduite au bûcher,
courut après elle comme un fou[1061], maître Nicolas s'agita beaucoup
aussi dans le synode et s'y donna une certaine importance. Il y
soutint l'opinion que le Concile général, canoniquement assemblé,
était au-dessus du pape et pouvait le déposer; et, bien que ce
chanoine fût seulement maître ès arts, il parut assez habile aux Pères
de Bâle pour qu'ils l'envoyassent, en 1439, comme jurisconsulte à la
diète de Mayence. Pendant ce temps, son attitude désolait le chapitre
qui l'avait député au synode. Les chanoines de Rouen prenaient le
parti du Souverain Pontife contre les Pères et, sur ce point, se
séparaient de l'Université de Paris. Désavouant leur mandataire, ils
lui signifièrent sa révocation le 28 juillet 1438[1062].

[Note 1059: Hefelé, _Histoire de l'Église gallicane_, t. XX, p.
357.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. III, p. 363.--De
Beaurepaire, _Les États de Normandie sous la domination anglaise_, pp.
66-67, 185-188.]

[Note 1060: Du Boulay, _Hist. Universitatis_, t. V, p. 431.--De
Beaurepaire, _Notes sur les juges_, p. 28.]

[Note 1061: _Procès_, t. II, pp. 10, 12, 332, 362; t. III, pp. 60,
133, 141, 145, 156, 162, 173, 181.]

[Note 1062: De Beaurepaire, _Notes sur les juges et assesseurs du
procès de condamnation_, p. 78, 82.]

Maître Thomas de Courcelles, l'un de ceux qui déclarèrent le pape
désobéissant, opiniâtre, rebelle et le reste, fut nommé commissaire
pour l'élection d'un nouveau pape, et, comme Loiseleur, délégué à la
diète de Mayence. Mais il ne fut pas, comme Loiseleur, désavoué par
ses commettants, car il était député de l'Université de Paris qui
reconnaissait le pape du Concile, Félix, pour le vrai père des
fidèles[1063]. Dans l'assemblée du clergé de France, tenue à Bourges,
au mois d'août 1440, maître Thomas prit la parole au nom des Pères de
Bâle; il parla pendant deux heures, à l'entière satisfaction du
roi[1064]. Charles VII, tout en demeurant dans l'obéissance du pape
Eugène, maintenait la pragmatique. Maître Thomas de Courcelles était
désormais une des colonnes de l'Église de France.

[Note 1063: J. Quicherat, _Aperçus nouveaux_, p. 106.]

[Note 1064: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. III, p.
372.]

Pendant ce temps, le gouvernement anglais se déclarait pour le pape
contre le Concile[1065]. Monseigneur Pierre Cauchon, devenu évêque de
Lisieux, était l'ambassadeur du roi Henri VI au synode; il lui advint
à Bâle une mésaventure assez déplaisante. À raison de sa translation
au siège de Lisieux, il devait à la cour de Rome, à titre d'annates,
une somme de 400 florins d'or. Le trésorier général du pape en
Germanie lui signifia que, pour avoir manqué à payer cette somme à la
Chambre apostolique, bien que de longs délais lui eussent été
accordés, il avait encouru l'excommunication; que, de plus, pour
s'être permis, quoique excommunié, de célébrer l'office divin, il
avait encouru l'irrégularité[1066]. Il en dut éprouver une contrariété
assez vive; mais ces sortes d'affaires, en somme, étaient fréquentes
et sans grande conséquence; de telles foudres tombaient dru sur les
gens d'Église sans leur faire grand mal.

[Note 1065: De Beaurepaire, _Les États de Normandie sous la
domination anglaise_, pp. 66, 67, 185, 188.--De Beaucourt, _loc.
cit._, p. 362.]

[Note 1066: De Beaurepaire, _loc. cit._, p. 17.--_Notes sur les
juges et assesseurs du procès de condamnation_, p. 117 et _Recherches
sur le procès_, p. 124.]

À partir de 1444, le royaume de France, débarrassé de ses ennemis et
de ses défenseurs, laboura, travailla à tous les métiers, fit le
négoce et s'enrichit. Le gouvernement du roi Charles conquit vraiment
la Normandie dans l'intervalle des guerres et durant les trêves, en
faisant avec elle le commerce des marchandises et l'échange des
denrées; il la gagna, peut-on dire, en abolissant les péages et les
droits sur les rivières de Seine, d'Oise et de Loire; il n'eut plus
ensuite qu'à la prendre. Ce fut si facile que, dans cette rapide
campagne de 1449[1067], le connétable lui-même ne fut pas battu, ni le
duc d'Alençon. Charles VII reprit sa ville de Rouen à sa manière
royale et douce, comme vingt ans auparavant il avait pris Troyes et
Reims, par entente avec ceux du dedans, moyennant amnistie et octroi
de franchises et privilèges aux bourgeois. Il y fit son entrée le
lundi 10 novembre 1449. Le gouvernement français se sentit même assez
fort pour reprendre l'Aquitaine, si profondément anglaise. En 1451,
monseigneur le Bâtard, maintenant comte de Dunois, s'empara de la
forteresse de Blaye; Bordeaux et Bayonne se rendirent la même année.
Voici comme le seigneur évêque du Mans célébra ces conquêtes, dignes
de la majesté du roi très chrétien:

«Le Maine, la Normandie, l'Aquitaine, ces belles provinces, sont
rentrées sous l'obéissance du roi, presque sans effusion de sang
français, sans qu'il ait été nécessaire de renverser les remparts de
tant de villes si bien murées, sans qu'on ait eu à démolir leurs
forts, sans que les habitants aient eu à souffrir ni pillages ni
meurtres[1068].»

[Note 1067: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. V, chap.
I.]

[Note 1068: Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations en faveur de
Jeanne d'Arc_, p. 249.]

En effet, la Normandie et le Maine se revoyaient françaises avec un
plein contentement. La ville de Bordeaux, seule, regrettait les
Anglais dont le départ la ruinait. Elle se révolta en 1452; on eut
quelque peine à la reprendre, mais ce fut pour la garder toujours.

Dès lors, riche et victorieux, le roi Charles voulut effacer la tache
imprimée à son honneur royal par la sentence de 1431. Soucieux de
prouver au monde entier qu'il n'avait pas été mené à son sacre par une
sorcière, il s'efforça d'obtenir que le procès de la Pucelle fût
cassé. C'était un procès d'Église et le pape seul pouvait en ordonner
la revision. Le roi pensait l'y amener, bien qu'il sût que ce ne
serait pas facile. Il fit procéder, au mois de mars 1450, à une
information préalable[1069]; et l'affaire en resta là jusqu'à la venue
en France du cardinal d'Estouteville, légat du Saint-Siège. Le pape
Nicolas l'avait envoyé pour négocier, auprès du roi de France, la paix
avec l'Angleterre et la croisade contre les Turcs. Le cardinal
d'Estouteville, issu d'une famille normande, put plus facilement qu'un
autre découvrir le fort et le faible du procès de Jeanne. Pour se
concilier les bonnes grâces du roi Charles, il ouvrit comme légat une
nouvelle information à Rouen, avec l'assistance de Jean Bréhal, de
l'ordre des frères prêcheurs, inquisiteur de la foi au royaume de
France. Mais l'intervention du légat ne fut point approuvée par le
pape[1070]; durant trois ans, la revision demeura suspendue. Nicolas V
ne consentait pas à laisser croire que le sacré tribunal de la très
sainte Inquisition fût faillible et pût avoir, ne fût-ce qu'une fois,
rendu une sentence injuste. On avait à Rome une raison plus forte
encore de ne point toucher au procès de 1431: les Français demandaient
la revision; les Anglais s'y opposaient, et le pape ne voulait pas
fâcher les Anglais qui étaient alors aussi catholiques et plus
catholiques même que les Français[1071].

[Note 1069: _Procès_, t. II, pp. 1, 22.]

[Note 1070: _Gallia Christiana_, t. III, col. 1129 et t. XI, col.
90.--De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. V, p. 219.--Le P.
Ayroles, _La Pucelle devant l'Église de son temps_, chap. VI.]

[Note 1071: De Beaurepaire, _Les États de Normandie sous la
domination anglaise_, pp. 185, 188.]

Pour tirer le pape d'embarras et le mettre à l'aise, le gouvernement
de Charles VII trouva un biais. Le roi ne parut plus dans l'affaire;
il céda la place à la famille de la Pucelle. La mère de Jeanne,
Isabelle Romée de Vouthon, qui vivait retirée à Orléans[1072], et ses
deux fils, Pierre et Jean du Lys, demandèrent la revision[1073]. Par
cet artifice de procédure, l'affaire cessait d'être politique et ne
concernait plus que des particuliers. Sur ces entrefaites, Nicolas V
vint à mourir (24 mars 1455). Son successeur, Calixte III Borgia,
vieillard de soixante-dix-huit ans, par un rescrit en date du 11 juin
1455, donna l'autorisation d'instruire la cause. À cet effet, il
désigna Jean Jouvenel des Ursins, archevêque de Reims, Guillaume
Chartier, évêque de Paris, et Richard Olivier, évêque de Coutances,
qui devaient agir concurremment avec le Grand Inquisiteur de
France[1074].

[Note 1072: _Procès_, t. V, p. 276.]

[Note 1073: _Ibid._, t. II, pp. 108, 112.]

[Note 1074: _Ibid._, t. II, p. 95.--Le P. Ayroles, _La Pucelle
devant l'Église de son temps_, p. 607.--J. Belon et F. Balme, _Jean
Bréhal, grand inquisiteur de France et la réhabilitation de Jeanne
d'Arc_, Paris, 1893, in-4º.]

Il fut bien convenu, tout d'abord, qu'il ne s'agissait point de mettre
en cause tous ceux qui avaient eu part au procès, «car ils avaient été
trompés». On admit spécialement que la fille des rois, la mère des
études, l'Université de Paris, avait été induite en erreur par la
rédaction frauduleuse des douze articles; on s'accorda pour tout
rejeter sur l'évêque de Beauvais et sur le promoteur Guillaume
d'Estivet, tous deux décédés. La précaution était utile, car, si l'on
n'y avait pris garde, on aurait terriblement embarrassé certains
docteurs puissants auprès du roi et chers à l'Église de France.

Le 7 novembre 1455, Isabelle Romée et ses deux fils, suivis d'un long
cortège d'honorables hommes ecclésiastiques et séculiers et de prudes
femmes, vinrent en l'église Notre-Dame de Paris demander justice aux
prélats, commissaires du pape[1075].

[Note 1075: _Procès_, t. II, pp. 82, 92.]

Citation fut donnée à Rouen pour le 12 décembre aux dénonciateurs et
accusateurs de la feue Jeanne. Personne ne se présenta[1076]. Les
héritiers de feu messire Pierre Cauchon déclinèrent toute solidarité
avec les actes de leur parent décédé et se couvrirent, quant à la
responsabilité civile, de l'amnistie accordée par le roi lors de la
recouvrance de la Normandie[1077]. On procéda, comme on s'y était bien
attendu, sans contradiction ni débats.

[Note 1076: _Ibid._, t. II, pp. 92, 112.]

[Note 1077: _Ibid._, t. II, pp. 193, 196.]

Des enquêtes furent ouvertes à Domremy, à Orléans, à Paris, à
Rouen[1078]. Les amies d'enfance de Jeannette, Hauviette, Mengette,
mariées et vieillies, Jeannette, femme Thévenin, Jeannette, veuve
Thiesselin, Béatrix, veuve Estellin, Jean Morel de Greux, Gérardin
d'Épinal, le bourguignon, et sa femme Isabellette, commère de la fille
de Jacques d'Arc, Perrin le sonneur, l'oncle Lassois, les époux
Leroyer et une vingtaine de paysans de Domremy comparurent; on
entendit messire Bertrand de Poulengy, alors sur ses soixante-trois
ans, écuyer d'écurie du roi de France, et Jean de Novelompont, dit
Jean de Metz, anobli, résidant à Vaucouleurs, en possession de quelque
office militaire; on entendit des gentilshommes et des ecclésiastiques
lorrains et champenois[1079]; on entendit les bourgeois d'Orléans et
notamment Jean Luillier, ce marchand drapier qui, en juin 1429, avait
fourni de la fine bruxelle vermeille pour faire une robe à Jeanne et
dix ans après assisté au banquet donné par les procureurs d'Orléans à
la Pucelle échappée des flammes[1080]; du moins le croyait-on. Jean
Luillier était le plus avisé des témoins car les autres, dont il se
présenta deux douzaines environ, bourgeois et bourgeoises, entre
cinquante et soixante-dix ans, ne firent guère qu'opiner comme
lui[1081]. Il parla bien; mais la peur des Anglais lui donnait la
berlue, car il en voyait beaucoup plus qu'il n'y en avait.

[Note 1078: _Ibid._, t. II, pp. 291, 463; t. III, pp. 1, 202.]

[Note 1079: _Procès_, t. II, pp. 378, 463.]

[Note 1080: _Ibid._, t. V, pp. 112, 113, 331.]

[Note 1081: _Ibid._, t. II, pp. 23, 35.]

On entendit relativement à l'examen de Poitiers un avocat, un écuyer,
un homme de pratique, François Garivel, qui avait tout juste quinze
ans quand Jeanne fut interrogée[1082]; en fait de clercs, frère
Seguin, limousin, pour tout potage[1083]; les clercs de Poitiers ne
se risquaient pas plus que les clercs de Rouen: chat échaudé craint
l'eau froide. La Hire et Poton de Saintrailles étaient morts. On
entendit les survivants d'Orléans et de Patay, le Bâtard Jean, devenu
comte de Dunois et de Longueville, qui déposa comme un clerc[1084]; le
vieux seigneur de Gaucourt qui, dans ses quatre-vingt-cinq ans, fit
quelque effort de mémoire, et pour le surplus déposa comme le comte de
Dunois[1085]; le duc d'Alençon, sur le point de s'allier aux Anglais
et de se procurer de la poudre pour «sécher» le roi[1086], et qui ne
s'en montra pas moins bavard et glorieux[1087]; l'intendant de Jeanne,
messire Jean d'Aulon, devenu chevalier, conseiller du roi et sénéchal
de Beaucaire[1088], et le petit page Louis de Coutes, noble et en âge
de quarante-deux ans[1089]; on entendit le frère Pasquerel qui
restait, en sa vieillesse, d'esprit léger et crédule[1090]; la veuve
de maître René de Bouligny, demoiselle Marguerite la Touroulde,
retirée à Paris, qui rapporta ses souvenirs avec finesse et bonne
grâce[1091].

[Note 1082: _Ibid._, t. II, pp. 1, 19.]

[Note 1083: _Procès_, t. III, p. 202.]

[Note 1084: _Ibid._, t. III, pp. 2 et suiv.]

[Note 1085: _Ibid._, t. III, p. 16.]

[Note 1086: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. VI, p.
43.--P. Dupuy, _Histoire des Templiers_, 1658, in-4º.--Cimber et
Danjou, _Archives curieuses de l'Histoire de France_, t. I, pp.
137-157.]

[Note 1087: _Procès_, t. III, p. 90.]

[Note 1088: _Ibid._, t. III, p. 209.]

[Note 1089: _Ibid._, t. III, p. 65.]

[Note 1090: _Ibid._, t. III, p. 100.]

[Note 1091: _Ibid._, t. III, p. 85.]

Sur le fait même du procès, on se garda d'appeler le seigneur
archevêque de Rouen, messire Raoul Roussel, qui avait pourtant siégé
au côté de monseigneur de Beauvais. Quant au vice-inquisiteur de la
foi, frère Jean Lemaistre, on fit comme s'il était mort. Cependant un
certain nombre d'assesseurs furent convoqués: Jean Beaupère, chanoine
de Paris, de Besançon et de Rouen, Jean de Mailly, seigneur évêque de
Noyon, Jean Lefèvre, évêque de Démétriade; plusieurs chanoines de
Rouen, quelques religieux, qui comparurent, les uns onctueux, les
autres rechignés[1092]; et le très illustre docteur Thomas de
Courcelles qui, après avoir été le plus laborieux et le plus assidu
collaborateur de l'évêque de Beauvais, devant les commissaires de la
revision, ne se rappela rien[1093].

[Note 1092: _Procès_, t. II, pp. 20, 21, 161; t. III, pp. 43, 53
et _passim_.]

[Note 1093: _Ibid._, t. III, pp. 44, 56.--J. Quicherat, _Aperçus
nouveaux_, p. 106.]

On trouva dans les artisans de la condamnation les meilleurs artisans
de la réhabilitation. Les greffiers du seigneur évêque de Beauvais,
les Boisguillaume, les Manchon, les Taquel, tous ces encriers d'Église
qui avaient instrumenté pour la mort firent merveilles quand il s'agit
de démonter l'instrument; autant ils avaient mis de zèle à construire
le procès, autant ils en mirent à le défaire; ils y découvrirent
autant de vices qu'on voulut[1094].

[Note 1094: _Ibid._, t. II, p. 161; t. III, pp. 41, 42, 195.]

Et de quel ton lamentable ces procéduriers bénins, ces chicaneurs
attendris dénonçaient-ils l'iniquité cruelle qu'ils avaient mise
eux-mêmes en bonne et due forme! On vit alors l'huissier Jean Massieu,
prêtre concubinaire, curé scandaleux par son incontinence[1095], bon
homme au reste, bien qu'un peu sournois, inventer mille fables
ridicules pour noircir Cauchon, comme si le vieil évêque n'était pas
déjà assez noir[1096]. Les commissaires de la revision tirèrent du
couvent des frères prêcheurs de Rouen une paire de moines lamentables,
frère Martin Ladvenu et frère Isambart de la Pierre, qui pleurèrent à
coeur fendre en contant la pieuse fin de cette pauvre Pucelle qu'ils
avaient déclarée hérétique, puis relapse et fait brûler vive. Il n'y
eut pas jusqu'au clerc chargé de donner la question à Jeanne qui ne
vînt s'attendrir sur la mémoire d'une si sainte fille[1097].

[Note 1095: De Beaurepaire, _Notes sur les juges_.]

[Note 1096: _Procès_, t. II, pp. 329 et suiv.]

[Note 1097: _Ibid._, t. II, pp. 363 et suiv., 434 et suiv.]

Des piles énormes de mémoires composés par des docteurs de science
éprouvée, canonistes théologiens et juristes, tant français
qu'étrangers, furent versés au procès. Ils avaient pour principal
objet d'établir, par raisonnement scolastique, que Jeanne avait soumis
ses faits et dits au jugement de l'Église et de notre seigneur le
pape. Ces docteurs prouvèrent que les juges de 1431 avaient été très
subtils et Jeanne très simple. C'était le meilleur moyen, sans doute,
de faire croire qu'elle s'était soumise à l'Église, mais, en vérité,
ils la firent par trop simple. À les en croire, elle était tout
ignare, ne comprenant rien, s'imaginant que les clercs qui
l'interrogeaient composaient à eux seuls l'Église militante, enfin à
peu près idiote. Ç'avait été déjà l'idée des docteurs du parti
français en 1429. La Pucelle «une puce», disait alors le seigneur
archevêque d'Embrun[1098].

[Note 1098: Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations en faveur de
Jeanne d'Arc_, p. 576.]

Il y avait une autre raison de la faire paraître aussi infirme et
imbécile que possible. On en faisait mieux éclater la puissance de
Dieu qui avait rétabli par elle le roi de France dans son héritage.

Les commissaires obtinrent de la plupart des témoins des déclarations
en ce sens. Elle était simple, elle était très simple, elle était
toute simple, répétaient-ils les uns après les autres. Et tous, en
termes semblables, ajoutent: «Oui, elle était simple, hors au fait de
guerre où elle était très entendue[1099].» Et les capitaines de dire
qu'elle était experte à placer des canons, quand ils savaient bien le
contraire, mais il fallait qu'elle fût excellente au fait de guerre,
puisque Dieu lui-même la conduisait contre les Anglais; cet art
militaire dans une fille inepte était précisément le miracle.

[Note 1099: _Procès_, t. III, pp. 32, 87, 100, 116, 119, 120, 126,
128, et _passim_.]

En sa «recollection» le Grand Inquisiteur de France, frère Jean
Bréhal, énumère les raisons qu'on a de croire que Jeanne venait de
Dieu. Une des preuves qui semble l'avoir le plus frappé est qu'on la
trouve annoncée dans les prophéties de Merlin l'Enchanteur[1100].

[Note 1100: Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations_, p. 402.]

Croyant pouvoir induire d'une des réponses de Jeanne qu'elle eut pour
la première fois ses apparitions dans sa treizième année, frère Jean
Bréhal estime que le fait est d'autant plus croyable que ce nombre 13,
composé de 3, qui signifie la bienheureuse Trinité, et de 10, qui
exprime la parfaite observation du Décalogue, dispose merveilleusement
aux visites divines[1101].

[Note 1101: _Procès_, p. 398.]

Le 16 juin 1456, le jugement de 1431, déclaré injuste, mal fondé,
inique, fut cassé et frappé de nullité.

C'était l'honneur rendu à la messagère du sacre et sa mémoire mise en
règle avec l'Église. Mais la puissance créatrice, qui avait enfanté
tant de légendes pieuses et de fables héroïques à l'apparition de
cette enfant, était désormais tarie. Le procès de réhabilitation
ajouta peu de chose à la légende populaire; il fournit l'occasion
d'appliquer à la mort de Jeanne les lieux communs relatifs au martyre
des vierges, tels que la colombe envolée du bûcher, le nom de Jésus
tracé en lettres de flamme, le coeur trouvé intact dans les
cendres[1102]. On insista particulièrement sur le trépas misérable des
mauvais juges. Il est vrai que Jean d'Estivet, le promoteur, fut
trouvé mort dans un colombier[1103], que Nicolas Midy fut atteint de
la lèpre, que Pierre Cauchon expira quand on lui faisait la
barbe[1104]. Mais parmi ceux qui aidèrent ou accompagnèrent la
Pucelle, plus d'un fit une mauvaise fin. Sire Robert de Baudricourt,
qui avait envoyé Jeanne au roi, mourut en prison, excommunié pour
avoir ravagé les terres du chapitre de Toul[1105]; le maréchal de Rais
fut étranglé par justice[1106]; le duc d'Alençon, condamné à mort pour
crime de haute trahison, ne fut gracié que pour encourir ensuite une
nouvelle condamnation et mourir en captivité[1107].

[Note 1102: _Ibid._, t. III, p. 355.]

[Note 1103: _Ibid._, t. III, p. 162.]

[Note 1104: _Gallia Christiana_, t. XI, col. 793.]

[Note 1105: _Histoire ecclésiastique et politique de la ville et
du diocèse de Toul_, Toul, 1707, p. 529.]

[Note 1106: Abbé Bossard, _Gilles de Rais_, pp. 333 et suiv.]

[Note 1107: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. VI, p.
197.]

Deux ans après que Charles VII eut ordonné une information préalable
sur le procès de 1431, une femme, à l'exemple de la dame des Armoises,
se fit passer pour la Pucelle Jeanne.

À cette époque vivaient, dans la petite ville de Sarmaize, entre Marne
et Meuse, deux cousins germains de la Pucelle, Poiresson et Périnet,
fils l'un et l'autre de défunt Jean de Vouthon, frère d'Isabelle
Romée, en son vivant couvreur de son état. Or, un jour de l'année
1452, le curé de Notre-Dame de Sarmaize, Simon Fauchard, se trouvait
dans la halle de la ville lorsqu'une femme, habillée en garçon, vint à
lui et lui demanda s'il voulait jouer à la paume avec elle.

Il y consentit et, quand ils eurent fait leur partie, la femme lui
dit:

--Dites hardiment que vous avez joué à la paume contre la Pucelle.

De quoi maître Simon Fauchard fut joyeux.

Cette femme se rendit ensuite dans la maison de Périnet, le
charpentier, et dit:

--Je suis la Pucelle, et je viens faire visite à mon cousin Henri.

Périnet, Poiresson, Henri de Vouthon lui firent bon visage et la
retinrent chez eux où elle but et mangea à son plaisir[1108].

[Note 1108: Enquête de 1476, dans A. de Braux et de Bouteiller,
_Nouvelles recherches_, p. 10.]

Puis, quand elle eut assez bu et mangé, elle s'en alla.

D'où venait-elle? On ne sait. Où alla-t-elle? À peu de temps de là on
croit la reconnaître dans une aventurière qui, les cheveux courts,
coiffée d'un chaperon, portant huque et chausses, parcourait l'Anjou
en se disant Jeanne la Pucelle. Tandis que les docteurs et maîtres
désignés pour la revision du procès de Rouen recueillaient par tout le
royaume des témoignages de la vie et de la mort de Jeanne, cette
fausse Jeanne trouvait créance chez maintes gens. Mais s'étant fait
une mauvaise affaire avec une dame de Saumoussay[1109], elle fut mise
dans les prisons de Saumur où elle resta trois mois; après quoi,
bannie des États du bon roi René, elle épousa un nommé Jean Douillet,
et, par lettres datées du troisième jour de février de l'an 1456, il
lui fut permis de rentrer à Saumur, à la condition de vivre
honnêtement et de ne plus porter habit d'homme[1110].

[Note 1109: Ou Chaumussay. Lecoy de la Marche, _Une fausse Jeanne
d'Arc_, Paris, 1871, in-8º, p. 19.]

[Note 1110: Lecoy de la Marche, _Une fausse Jeanne d'Arc_, dans
_Revue des Questions historiques_, octobre 1871, p. 576.--_Le roi
René_, Paris, 1875, t. I, pp. 308-327; t. II, pp. 281-283.]

Environ ce temps, vint à Laval, au diocèse du Mans une fille de
dix-huit à vingt-deux ans, native d'un lieu voisin, dit
Chassé-les-Usson. Son père se nommait Jean Féron, et elle était
communément appelée Jeanne la Férone.

Elle recevait inspiration du Ciel et prononçait sans cesse les saints
noms de Jésus et de Marie; cependant le démon la tourmentait
cruellement. La dame de Laval, mère des seigneurs André et Guy, alors
très vieille, admirant la piété et les souffrances de cette sainte
fille, l'envoya au Mans vers l'évêque.

L'évêque du Mans était, depuis l'an 1449, messire Martin Berruyer,
Tourangeau, en sa jeunesse professeur de philosophie et de rhétorique
à l'Université de Paris, et qui s'était ensuite consacré à la
théologie et avait compté parmi les sociétaires du collège de Navarre.
Bien qu'affaibli par l'âge, consulté pour ses lumières par les
commissaires de la réhabilitation[1111], il composa un mémoire sur la
Pucelle. Ce qui lui donne à croire que cette paysanne fut vraiment
envoyée de Dieu, c'est qu'elle était abjecte et très pauvre et
paraissait presque idiote en tout ce qui ne concernait pas sa mission.
Messire Martin augure que ce fut aux vertus de son roi que le Seigneur
accorda le secours de la Pucelle[1112]. Sentiments en faveur parmi les
théologiens du parti français.

[Note 1111: _Procès_, t. III, p. 314, note 1.--_Gallia
Christiana_, t. II, fol. 518.--Du Boulay, _Hist. Univ. Paris._, t. V,
p. 905.--Le P. Ayroles, _La Pucelle devant l'Église de son temps_, pp.
403-404.]

[Note 1112: Lanéry d'Arc, _Mémoires et consultations_, p. 247.]

Le seigneur évêque Martin Berruyer entendit Jeanne la Férone en
confession, renouvela le baptême de cette jeune fille, la confirma
dans la foi et lui imposa le nom de Marie, en reconnaissance des
grâces abondantes que la très Sainte Vierge, mère de Dieu, avait
accordées à sa servante.

Cette pucelle subissait les plus rudes assauts de la part des mauvais
esprits. Maintes fois monseigneur du Mans la vit couverte de plaies,
tout en sang, se débattre dans l'étreinte de l'Ennemi, et à plusieurs
reprises il la délivra au moyen d'exorcismes. Il était merveilleusement
édifié par cette sainte fille qui lui confiait des secrets admirables,
abondait en révélations dévotes et en belles sentences chrétiennes.
Aussi écrivit-il à la louange de la Férone plusieurs lettres tant à des
princes qu'à des communautés du royaume[1113].

[Note 1113: Du Clercq, _Mémoires_, éd. de Reiffenberg, Bruxelles
1823, t. III, pp. 98 et suiv.--Jean de Roye, _Chronique scandaleuse_,
édit. Bernard de Mandrot, 1894, t. I, pp. 13, 14.--_Chronique de
Bourdigné_, éd. Quatrebarbes, t. II, p. 212.--Dom Piolin, _Histoire de
l'Église du Mans_, t. V, p. 163.]

La reine de France, alors en son vieil âge et que depuis longtemps son
époux délaissait, ayant ouï parler de la Pucelle du Mans, écrivit à
messire Martin Berruyer pour qu'il voulût bien la lui faire connaître.

Ainsi que nous l'avons vu plusieurs fois dans cette histoire, quand
une personne dévote et menant vie contemplative prophétisait, ceux qui
tenaient le gouvernement des peuples voulaient la connaître et la
soumettre au jugement des gens d'Église pour savoir si la bonté qui
paraissait en elle était vraie ou feinte. Quelques officiers du roi
vinrent visiter la Férone au Mans.

Comme elle avait été favorisée de révélations concernant le royaume de
France, elle leur tint ce propos:

--Recommandez-moi bien humblement au roi et lui dites qu'il
reconnaisse bien la grâce que Dieu lui a faite, qu'il veuille soulager
son peuple.

Au mois de décembre 1460, elle fut mandée auprès du Conseil royal qui
se tenait alors à Tours, tandis que le roi malade traînait dans le
château des Montils sa jambe qui coulait[1114]. La Pucelle du Mans fut
examinée, de même que l'avait été la Pucelle Jeanne, mais elle ne fut
pas trouvée bonne; il s'en fallut du tout. Traduite en cour d'Église,
elle fut convaincue d'imposture; il apparut qu'elle n'était pas
pucelle, et qu'elle vivait en concubinage avec un clerc, que des
familiers de monseigneur du Mans l'instruisaient de ce qu'il fallait
dire, et que telle était l'origine des révélations qu'elle apportait
sous le sceau du sacrement de la pénitence à révérend père en Dieu,
messire Martin Berruyer. Reconnue hypocrite, idolâtre, invocatrice du
démon, sorcière, magicienne, lubrique, dissolue, enchanteresse, grand
miroir d'abusion, elle fut condamnée à être mitrée et prêchée devant
le peuple, dans les villes du Mans, de Tours et de Laval. Le 2 mai
1461, elle fut exposée à Tours, coiffée d'une mitre de papier, sous un
écriteau où son cas était déduit en vers latins et français. Maître
Guillaume de Châteaufort, grand maître du collège royal de Navarre, la
prêcha; puis on la mit en prison close, pour y pleurer et gémir ses
péchés l'espace de sept ans, au pain de douleur et à l'eau de
tristesse[1115]. Après quoi elle se fit tenancière d'une maison
publique[1116].

[Note 1114: Chastellain, éd. Kervyn de Lettenhove, t. III, p.
444.]

[Note 1115: Jacques du Clercq, _Mémoires_, t. III, pp. 107 et
suiv.]

[Note 1116: Antoine du Faur, _Livre des femmes célèbres_, dans
_Procès_, t. V, p. 336.]

Charles VII, rongé d'ulcères à la jambe et à la bouche, se croyant
empoisonné, non sans raison, peut-être, et refusant toute nourriture,
mourut en la cinquante-neuvième année de son âge, le mercredi 22
juillet 1461, dans son château de Mehun-sur-Yèvre[1117].

[Note 1117: De Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. VI, pp.
442, 451.--_Cronique Martiniane_, éd. P. Champion, p. 110.]

Le jeudi 6 août, son corps fut porté à l'église de Saint-Denys en
France et déposé dans une chapelle tendue de velours; la nef était
couverte de satin noir avec une voûte de toile bleue, ornée de fleurs
de Lis[1118]. Pendant la cérémonie qui fut célébrée le lendemain, le
plus renommé professeur de l'Université de Paris, le docteur aimable
et modeste entre tous, au dire des princes de l'Église romaine, le
plus puissant défenseur des libertés de l'Église gallicane, le
religieux qui, ayant refusé le chapeau de cardinal, portait, au seuil
de la vieillesse et très illustre, le seul titre de doyen des
chanoines de Notre-Dame de Paris, maître Thomas de Courcelles,
prononça l'oraison funèbre de Charles VII[1119]. Ainsi l'assesseur de
Rouen, qui avait plus âprement que tout autre poursuivi la cruelle
condamnation de la Pucelle, célébra la mémoire du roi victorieux que
la Pucelle avait mené à son digne sacre.

[Note 1118: Mathieu d'Escouchy, t. II, p. 422.--Jean Chartier,
_Chronique_, t. III, p. 114-121.]

[Note 1119: _Gallia Christiana_, t. VII, col. 151 et
214.--Hardouin, _Acta Conciliorum_, t. IX, col. 1423.--De Beaucourt,
_Histoire de Charles VII_, t. VI, p. 444.]



APPENDICE I

LETTRE DU DOCTEUR G. DUMAS


MON CHER MAÎTRE,

Vous me demandez mon opinion médicale sur le cas de Jeanne d'Arc. Si
j'avais pu l'examiner à loisir, comme les docteurs Tiphaine et
Delachambre, qui furent appelés par le tribunal de Rouen, peut-être
aurais-je été embarrassé pour me prononcer; à plus forte raison le
suis-je pour vous donner un diagnostic rétrospectif fondé sur des
interrogatoires où les juges recherchaient tout autre chose que des
tares nerveuses. Cependant comme ils appelaient influence du diable ce
que nous appelons aujourd'hui maladie, toutes leurs questions ne sont
pas absolument vaines pour nous et je vais essayer, avec beaucoup de
réserves, de vous répondre.

De l'hérédité de Jeanne nous ne savons rien, et de ses antécédents
personnels nous ignorons presque tout. Jean d'Aulon raconte
seulement[1120], sur la foi de plusieurs femmes, qu'elle n'aurait
jamais été formée, ce qui indique une insuffisance de développement
physique que l'on rencontre chez beaucoup de névropathes.

[Note 1120: _Procès_, t. III, p. 219.]

On n'en pourrait toutefois rien conclure touchant l'état nerveux de
Jeanne, si ses juges, et en particulier maître Jean Beaupère, dans les
nombreux interrogatoires qu'ils lui font subir, ne nous avaient
procuré au sujet de ses hallucinations, quelques renseignements
utiles.

Maître Beaupère s'enquiert d'abord très judicieusement si Jeanne avait
jeûné la veille du jour où elle entendit ses voix pour la première
fois, ce qui prouve que ce professeur insigne de théologie n'ignorait
pas l'influence que l'inanition exerce sur les hallucinations et
voulait, avant de conclure à la sorcellerie, être bien sûr qu'il
n'allait pas condamner une malade. De même nous verrons plus tard
sainte Thérèse, soupçonnant que le jeûne était la seule cause des
prétendues visions d'une religieuse, l'obliger à manger et la guérir.

Jeanne répond qu'elle était à jeun depuis le matin seulement, et
maître Beaupère continue:

D.--De quel côté entendiez-vous la voix?

R.--J'entendais la voix à droite, vers l'église.

D.--La voix était-elle accompagnée d'une clarté?

R.--Rarement je l'entends sans clarté. Cette clarté se manifeste du
même côté par où j'entends la voix[1121].

[Note 1121: _Procès_, t. I, p. 52 et _passim_.]

On pourrait se demander si par l'expression «à droite» (_a latere
dextro_) Jeanne a voulu désigner son côté droit ou bien l'orientation
de l'église par rapport à elle, et, dans ce dernier cas, le
renseignement serait sans intérêt au point de vue clinique, mais le
contexte ne laisse aucun doute sur le sens véritable de ses paroles.

--Comment pouvez-vous, objecte Jean Beaupère, voir cette clarté que
vous dites se manifester, si cette clarté est à droite?

S'il s'était agi simplement de la situation de l'église et non du côté
droit de Jeanne, elle n'aurait eu qu'à tourner la tête pour avoir la
clarté en face, et l'objection de Jean Beaupère ne se comprendrait
pas.

Jeanne paraît donc avoir eu, vers l'âge de treize ans, à l'époque de
la puberté qui ne venait pas pour elle, des hallucinations
unilatérales droites de la vue et de l'ouïe; or Charcot considérait
que les hallucinations unilatérales de la vue étaient fréquentes dans
l'hystérie[1122]. Il pensait même qu'elles s'allient toujours chez les
hystériques à une hémi-anesthésie qui siège du même côté du corps et
qui, dans l'espèce, eût siégé à droite. Peut-être le procès de Jeanne
nous eût-il révélé cette hémi-anesthésie, stigmate très important pour
le diagnostic de l'hystérie, si les juges avaient appliqué la torture
ou simplement recherché sur la peau les plaques d'anesthésie qu'on
appelait alors les marques du diable; mais de l'examen oral auquel ils
se livrèrent on ne peut tirer que des inférences sur l'état physique
de Jeanne. Je dois ajouter, pour infirmer ce que ces inférences
peuvent encore avoir d'excessif, que les neurologistes contemporains
attachent moins d'importance que Charcot aux hallucinations
unilatérales de la vue dans le diagnostic de l'hystérie.

[Note 1122: _Progrès médical_, 19 janvier 1878.]

Les autres caractères que les interrogatoires révèlent dans les
hallucinations de Jeanne ne sont pas moins intéressants que les
précédents, bien qu'ils ne prêtent pas non plus à des conclusions
certaines.

C'est de la pensée obscure et inconsciente que sortent brusquement les
visions et les voix avec ce caractère d'extériorité qui distingue si
particulièrement les hallucinations hystériques. Jeanne est si peu
préparée par sa pensée claire à entendre ses voix, elle les attend si
peu qu'elle déclare avoir eu grand'peur la première fois: «J'avais
treize ans quand j'eus une voix venant de Dieu pour m'aider à me bien
conduire. Et la première fois, j'eus grand'peur. Cette voix me vint
vers l'heure de midi, c'était l'été, dans le jardin de mon
père[1123].»

[Note 1123: _Procès_, t. I, p. 52.]

Et tout de suite la voix devient impérative; elle demande une
obéissance qu'on ne lui refuse pas: «Elle me disait: Va en France, et
je ne pouvais plus tenir où j'étais[1124].»

[Note 1124: _Ibid._, t. I, p. 53.]

Ses visions se manifestent de la même façon; elles ont la même
extériorité et elles s'imposent avec la même nécessité à la confiance
de la jeune fille.

Enfin ces hallucinations de l'ouïe et de la vue s'associent de bonne
heure avec des hallucinations de l'odorat et du toucher qui présentent
le même caractère et confirment chez Jeanne la certitude absolue de
leur réalité.

D.--En quelle partie avez-vous touché sainte Catherine?

R.--Vous n'en aurez autre chose.

D.--Avez-vous baisé ou accolé sainte Catherine ou sainte Marguerite?

R.--Je les ai accolées toutes les deux.

D.--Fleuraient-elles bon?

R.--Il est bon à savoir qu'elles fleuraient bon.

D.--En les accolant, sentiez-vous chaleur ou autre chose?

R.--Je ne pouvais les accoler sans les sentir et les toucher[1125].

[Note 1125: _Ibid._, t. I, p. 186.]

C'est d'ailleurs à cause de cette extériorité, de cette réalité si
marquée que les hallucinations hystériques laissent dans l'esprit des
traces profondes et ineffaçables; les sujets en parlent comme de faits
réels qui les ont vivement frappés, et quand ils se font accusateurs,
comme tant de femmes qui se prétendent victimes d'attentats
imaginaires, ils soutiennent leurs accusations avec la dernière
énergie.

Non seulement Jeanne voit, entend, flaire et touche ses saintes, mais
elle se mêle à des cortèges d'anges dont elles font partie, accomplit
en cette compagnie des actes réels, comme si ses hallucinations et sa
vie étaient complètement fondues.

--J'étais dans mon logis, en la maison d'une bonne femme, près du
château de Chinon, quand l'ange vint. Et alors lui et moi, allâmes
ensemble vers le roi.

D.--Cet ange était-il seul?

R.--Cet ange avait bonne compagnie d'autres anges[1126]. Ils étaient
avec lui mais chacun ne les voyait pas.... Quelques-uns
s'entre-ressemblaient bien; d'autres, non, en la manière où je les
voyais. Aucuns avaient des ailes. Il y en avait même de couronnés, et
en la compagnie étaient sainte Catherine et sainte Marguerite.

[Note 1126: D'après la déposition de maître Pierre Maurice, au
procès de condamnation (t. I, p. 480), Jeanne aurait aperçu les anges
«sous forme de certaines choses minimes» (_sub specie quarumdam rerum
minimarum_), et ç'a été aussi le caractère de quelques hallucinations
de sainte Rose de Lima. (_Vie de sainte Rose de Lima_ par le P.
Léonard Hansen, p. 179.)]

Elles furent, avec l'ange susdit, et les autres anges aussi, jusque
dedans la chambre du roi.

D.--Dites-nous comment l'ange vous quitta.

R.--Il me quitta dans une petite chapelle et je fus bien fâchée de son
départ et même je pleurai. Volontiers je m'en fusse allée avec lui; je
veux dire mon âme[1127].

[Note 1127: _Procès_, t. I, p. 144.]

Il y a dans toutes ces hallucinations la même netteté objective, la
même certitude subjective, que dans les hallucinations toxiques de
l'alcool, et cette netteté, cette certitude peuvent bien, dans le cas
de Jeanne, faire penser encore à l'hystérie.

Mais si Jeanne se rapproche des hystériques par certains traits, elle
s'en éloigne par d'autres.

De bonne heure elle paraît être arrivée à disposer, par rapport à ses
voix et à ses visions, d'une indépendance et d'une autorité relatives.

Sans douter jamais de leur réalité, elle leur résiste et leur désobéit
à l'occasion, lorsque, par exemple, elle saute, malgré sainte
Catherine, de la tour de Beaurevoir où elle est prisonnière: «Sainte
Catherine me disait presque chaque jour de ne pas sauter, et que Dieu
me viendrait en aide et aussi à ceux de Compiègne. Et moi je dis à
sainte Catherine: Puisque Dieu sera en aide à ceux de Compiègne, je
veux être là[1128].»

[Note 1128: _Procès_, t. I, p. 110.]

D'autre part, elle finit par prendre sur ses visions assez d'autorité
pour faire venir les deux saintes à son gré lorsqu'elles ne viennent
pas d'elles-mêmes.

D.--Appelez-vous ces saintes, ou viennent-elles sans appeler?

R.--Elles viennent souvent sans les appeler, et d'autres fois, si
elles ne venaient pas, je requerrais Dieu promptement pour qu'il les
envoyât[1129].

[Note 1129: _Procès_, t. I, p. 279 et _passim_.]

Tout ceci n'est plus dans la manière classique des hystériques, en
général assez passives par rapport à leur névrose et à leurs
hallucinations; c'est un trait de caractère que j'ai noté chez bien
des mystiques supérieures qui furent en même temps des hystériques
notoires; les sujets de ce genre, après avoir d'abord subi leur
hystérie passivement, s'en servent ensuite plus qu'ils ne la
subissent, et finalement en tirent parti pour réaliser par leurs
extases l'union divine qu'ils cherchent.

Et ce trait nous permet, si Jeanne fut hystérique, d'indiquer le rôle
que sa névrose a pu jouer dans le développement de son caractère et
dans sa vie.

Si l'hystérie est intervenue chez elle, ce n'a été que pour permettre
aux sentiments les plus secrets de son coeur de s'objectiver sous
forme de visions et de voix célestes; elle a été la porte ouverte par
laquelle le divin--ou ce que Jeanne jugeait tel--est entré dans sa
vie; elle a fortifié sa foi, consacré sa mission, mais par son
intelligence, par sa volonté Jeanne reste saine et droite, et c'est à
peine si la pathologie nerveuse éclaire faiblement une partie de cette
âme que votre livre fait revivre tout entière.

Je vous prie d'agréer, mon cher Maître, l'expression de ma
respectueuse admiration.

Dr G. DUMAS.



APPENDICE II

LE MARÉCHAL DE SALON


Vers la fin du XVIIe siècle, vivait à Salon-en-Crau, près Aix, un
maréchal ferrant, nommé François Michel, d'honnête famille, qui avait
servi dans le régiment de cavalerie du chevalier de Grignan, et était
tenu pour homme sensé, probe et accomplissant ses devoirs religieux.
Il touchait à ses quarante ans, quand, au mois de février 1697, il eut
une vision.

Rentrant le soir au logis, il vit un spectre tenant à la main un
flambeau. Ce spectre lui dit:

--Ne crains rien. Va à Paris pour parler au roi. Si tu n'obéis pas à
cet ordre, tu mourras. Lorsque tu seras à une lieue de Versailles je
te marquerai, sans faute, les choses dont tu devras entretenir Sa
Majesté. Adresse-toi à l'intendant de la province, qui donnera les
ordres nécessaires pour ton voyage.

La figure qui parlait ainsi était en forme de femme, portant la
couronne royale et le manteau semé de fleurs de lis d'or, comme la
feue reine Marie-Thérèse, morte saintement depuis déjà quatorze ans
révolus.

Le pauvre maréchal eut grand'peur, et tomba au pied d'un arbre, ne
sachant s'il rêvait ou s'il veillait; puis il regagna sa maison et ne
parla à personne de ce qu'il avait vu.

À deux jours de là, passant au même endroit, il revit le spectre qui
lui réitéra les ordres et les menaces. Le maréchal ne douta plus de la
vérité de ce qu'il voyait; mais il ne savait encore à quoi se
résoudre.

Une troisième apparition, plus pressante et plus impérieuse, le
disposa à l'obéissance. Il alla trouver à Aix l'intendant de la
province, le vit et lui conta comment il avait reçu mission d'aller
parler au roi. L'intendant ne lui donna pas d'abord grande attention;
mais, pressé par le doux entêtement de cet illuminé, et songeant,
d'ailleurs, que l'affaire n'était pas tout à fait négligeable,
puisqu'il s'agissait de la personne du roi, il s'informa, auprès des
magistrats de Salon, de la famille et de la conduite du maréchal. Les
renseignements furent très bons. Dans ce cas, il convenait de donner
suite à l'affaire. On n'était pas bien sûr, en ce temps-là, que des
avis utiles au Roi très chrétien ne pussent être envoyés au moyen d'un
simple artisan par quelque membre de l'Église triomphante; on était
bien moins sûr encore qu'il n'y eût pas, sous couleur d'apparition,
quelque complot dont la connaissance intéressât la sûreté de l'État.
Dans les deux cas, dont le second assez probable, le parti le plus
sage était d'envoyer François Michel à Versailles; c'est à quoi se
décida l'intendant.

Il prit, pour faire voyager François Michel, un moyen sûr et peu
coûteux. Il le remit à un officier qui conduisait des recrues. Après
avoir fait ses dévotions chez les capucins, qu'il édifia par sa bonne
tenue, le maréchal ferrant partit le 25 février avec les jeunes
soldats de Sa Majesté, qu'il ne quitta qu'à la Ferté-sous-Jouarre.
Arrivé à Versailles, il demanda à voir le roi, ou tout au moins un
ministre d'État. On l'envoya à M. de Barbezieux qui, tout jeune, avait
succédé à M. de Louvois son père, et avait montré quelques talents.
Mais le bon homme refusa de lui rien dire, pour cette raison qu'il ne
parlerait qu'à un ministre d'État.

Et, de fait, Barbezieux, qui était ministre, n'était pas ministre
d'État. On fut surpris qu'un maréchal de Provence en eût fait la
distinction.

M. de Barbezieux ne méprisa pas, sans doute, ce compatriote de
Nostradamus autant qu'un esprit plus libre l'eût fait à sa place. Il
était, comme son père, adonné aux pratiques de l'astrologie judiciaire
et il consultait, sans cesse, sur son horoscope, un cordelier qui lui
avait prédit l'époque de sa mort.

On ne sait s'il fit un rapport favorable au roi, ni si le maréchal
ferrant fut reçu ensuite par M. de Pomponne de qui relevaient les
affaires de Provence. Mais, ce qui est certain, c'est que Louis XIV
consentit à voir le pauvre homme. Il le fit monter par les degrés qui
aboutissent à la cour de marbre et l'entretint longuement dans ses
cabinets.

Le lendemain, descendant par ce même petit escalier pour aller à la
chasse, le roi rencontra le maréchal de Duras qui tenait, ce jour-là,
le bâton de capitaine des gardes du corps, et qui lui parla du ferreur
de chevaux avec sa liberté ordinaire. Usant d'une façon proverbiale de
langage:

--Ou cet homme-là est fou, dit-il, ou le roi n'est pas noble.

À ce mot, le roi s'arrêta, contre son habitude, et se tourna vers le
maréchal de Duras:

--Je ne suis donc pas noble, répondit-il, car je l'ai entretenu
longtemps et il m'a parlé de fort bon sens; je vous assure qu'il est
loin d'être fou.

Il prononça ces derniers mots avec une gravité appuyée qui surprit
l'assistance.

C'est l'usage que de tels illuminés apportent un signe de leur
mission. Dans une seconde entrevue, François Michel donna un signe au
roi, conformément à la promesse qu'il lui en avait faite. Il lui
rappela une rencontre extraordinaire que le fils d'Anne d'Autriche se
croyait seul à connaître. On en recueillit, dit-on, l'aveu sur la
bouche de Louis XIV, qui pourtant gardait sur toute cette affaire un
silence profond.

Saint-Simon, attentif à recueillir tous les bruits des petits
cabinets, crut savoir qu'il s'agissait d'un fantôme qui, plus de vingt
ans auparavant, avait apparu à Louis XIV dans la forêt de
Saint-Germain.

Le roi reçut une troisième et dernière fois le maréchal de Salon.

Ce visionnaire inspirait une telle curiosité aux courtisans, qu'il
fallut le tenir enfermé dans le couvent des Récollets, où la petite
princesse de Savoie, qui devait bientôt épouser le duc de Bourgogne,
l'alla voir avec plusieurs dames et seigneurs de la Cour.

Il se montrait bon homme, simple, ne s'enorgueillissait point et
parlait peu. Le roi lui fit donner un bon cheval, des hardes, quelque
argent et le renvoya en Provence.

Il y avait dans le public de grandes incertitudes sur l'apparition qui
était venue au maréchal et sur la mission qu'il en avait reçue.
L'opinion la plus répandue était qu'il avait vu l'âme de
Marie-Thérèse; mais quelques-uns prétendaient que c'était celle de
Nostradamus.

Cet astrologue n'avait pas de crédit qu'à Salon, où il reposait dans
l'église des Cordeliers. Ses centuries, plus de dix fois réimprimées
dans le cours d'un siècle, à Paris et à Lyon, amusaient, par tout le
royaume, la crédulité populaire, et l'on venait de publier en 1693 une
concordance des prophéties de Nostradamus avec l'histoire, depuis
Henri II jusqu'à Louis le Grand.

On en vint à croire que le maréchal de Salon avait été annoncé par
l'astrologue dans ce quatrain mystérieux:

  Le penultiesme du surnom du Prophète,
  Prendra Diane pour son iour et repos:
  Loing vaguera par frénétique teste,
  En délivrant un grand peuple d'impos.

On essaya d'expliquer, en faveur du pauvre illuminé de Salon, cette
poésie obscure. On voulut qu'il fût désigné dans le premier vers, l'un
des douze petits prophètes s'appelant Micheas ou Michée, ce qui
s'approche de Michel. À l'endroit du second vers, on fit remarquer que
la mère du maréchal ferrant se nommait Diane, tandis que ce vers, si
tant est qu'il ait un sens, offre plus naturellement l'idée du jour de
la lune, c'est-à-dire du lundi. On prit soin de marquer que, au
troisième vers, frénétique veut dire non point insensé, mais inspiré.
Le quatrième vers, seul intelligible, fit penser que le spectre avait
donné au maréchal mission de réclamer du roi l'allégement des impôts
et des tailles qui pesaient alors d'un poids inique sur les bonnes
gens des villes et des campagnes:

  En délivrant un grand peuple d'impos.

C'en fut assez pour rendre le bonhomme populaire, et pour que les
malheureux missent sur cette grosse tête, gonflée de vent, l'espérance
d'un meilleur avenir. On grava son portrait en taille-douce, et l'on
inscrivit au-dessous le quatrain de Nostradamus. M. d'Argenson,
lieutenant de police, fit saisir ces images. On les supprima
peut-être, dit la _Gazette d'Amsterdam_, à cause du dernier vers de la
centurie mise au bas du portrait: «En délivrant un grand peuple
d'impôts», ces sortes d'expressions n'étant en aucune manière du goût
de la Cour.

On ne sut jamais exactement quelle mission le spectre avait donnée au
maréchal. Les gens d'esprit flairaient une intrigue de madame de
Maintenon, qui avait une amie à Marseille, madame Arnoul, laide comme
le péché, disait-on, et qui se faisait aimer de tous les hommes. Ils
pensaient que cette madame Arnoul avait montré Marie-Thérèse au
bonhomme de Salon pour induire le roi à vivre honnêtement avec la
veuve Scarron. Mais en 1697 la veuve Scarron avait épousé Louis,
depuis au moins douze ans, et l'on ne voit point qu'elle eût besoin de
spectres pour s'attacher le vieux roi.

De retour dans sa ville natale, François Michel y ferra les chevaux
comme devant.

Il mourut à Lançon, proche Salon, le 10 décembre 1726[1130].

[Note 1130: _Gazette d'Amsterdam_, mars-mai 1697.--_Annales de la
cour et de Paris_ (t. II, pp. 204, 219).--_Theatrum Europæum_ (t. XV,
pp. 359-360).--_Mémoires de Sourches_, t. V, pp. 260, 263.--_Lettres
de Madame Dunoyer_ (lettre XXVI).--Saint-Simon, _Mémoires_, éd.
Régnier (_Collection des Grands écrivains de la France_), t. VI, pp.
222, 228, 231; appendice X, p. 545.--_Mémoires du duc de Luynes_, t.
X, pp, 410, 412.--Abbé Proyart, _Vie du duc de Bourgogne_ (éd. 1782),
t. I, pp. 978, 981.]



APPENDICE III

MARTIN DE GALLARDON


Ignace-Thomas Martin, natif de Gallardon (Eure-et-Loir), y vivait au
commencement de XIXe siècle avec sa femme et ses quatre enfants. Il
était cultivateur de son état. Ceux qui l'ont connu nous le
représentent de taille moyenne, les cheveux bruns et plats, la face
maigre, l'oeil calme, avec un air de quiétude et d'assurance. Un
portrait au crayon, que M. le docteur Martin, son fils, a bien voulu
me communiquer, permet de se figurer le visionnaire avec plus
d'exactitude. Ce portrait, où Thomas Martin est représenté de profil,
fait voir un front étrangement haut et droit, une tête étroite et
longue, un oeil rond, des narines ouvertes, une bouche serrée, un
menton avancé, des joues creuses, un air d'austérité; le col, la
cravate blanche, l'habit d'un bourgeois.

C'était, au témoignage de son frère, un homme sain de corps et
d'esprit, l'âme la plus douce, qui ne cherchait point à se faire
remarquer, et dont la piété régulière n'avait jamais eu rien d'exalté.
Le maire et le curé de Gallardon confirmèrent ce dire et s'accordèrent
à le représenter bon homme, de moeurs simples, d'esprit rassis, un peu
court.

Il avait trente-trois ans en 1816. Le 15 janvier de cette année, étant
seul dans son champ, où il étendait du fumier, il entendit à son
oreille une voix qu'aucun bruit de pas n'avait précédée. Alors, il
tourna la tête du côté de la voix et vit une figure qui lui fit peur.
C'était celle d'un être dont la taille, comparée à celle des hommes,
semblait médiocre, mais dont le visage, très mince, éblouissait par sa
blancheur surnaturelle. Coiffé d'un chapeau de haute forme, il portait
une redingote «blonde» et était chaussé de souliers à cordons.

Il disait avec douceur:

--Il faut que vous alliez trouver le roi et que vous l'avertissiez que
sa personne est en danger, que des méchants cherchent à renverser le
gouvernement.

Il ajouta des recommandations à l'adresse de Louis XVIII sur la
nécessité d'instituer une bonne police, de sanctifier le dimanche,
d'ordonner des prières publiques et de réprimer les désordres du
carnaval. Faute de quoi, ajouta-t-il, «la France tombera dans les plus
grands malheurs». Rien, en somme, que M. La Perruque, curé de
Gallardon, n'eût dit cent fois, sans doute, le dimanche, en chaire.

Martin répondit:

--Puisque vous en savez si long, pourquoi n'allez-vous pas faire votre
commission vous-même? Pourquoi vous adressez-vous à un pauvre homme
comme moi qui ne sait pas s'expliquer?

L'inconnu répondit à Martin:

--Ce n'est pas moi qui irai, ce sera vous, et faites ce que je vous
commande.

Aussitôt qu'il eut prononcé ces paroles, ses pieds s'élevèrent du sol,
son buste s'abaissa et il disparut en achevant ce double mouvement.

À compter de ce jour, Martin fut hanté par l'être mystérieux. Une
fois, étant descendu dans sa cave, il l'y trouva. Une autre fois,
pendant les vêpres, il le vit dans l'église, près du bénitier, en une
dévote attitude. Après la cérémonie, l'inconnu accompagna Martin, qui
regagnait sa maison avec des gens de sa famille, et il lui renouvela
l'ordre d'aller trouver le roi. Martin avertit ses parents, mais
ceux-ci ne purent rien voir ni rien entendre.

Tourmenté par ces apparitions, Martin en instruisit M. La Perruque,
son curé, qui, assuré de la bonne foi de son paroissien et estimant
que le cas devait être soumis à l'autorité diocésaine, envoya le
visionnaire à l'évêque de Versailles. C'était alors un ancien prêtre
assermenté, M. Louis Charrier de la Roche. Il résolut de soumettre
Martin à un examen complet et lui prescrivit tout d'abord de demander
de sa part à l'inconnu comment il se nommait, qui il était et qui
l'envoyait.

Mais le messager à la redingote blonde, s'étant manifesté de nouveau,
déclara que son nom resterait inconnu.

--Je viens, ajouta-t-il de la part de celui qui m'a envoyé, et celui
qui m'a envoyé est au-dessus de moi.

S'il ne voulait pas se nommer, il faisait connaître du moins ses
sentiments, et le chagrin qu'il témoigna de l'évasion de La Valette
prouvait qu'il était, en politique, un _ultra_ de l'espèce la plus
féroce.

Cependant, le comte de Breteuil, préfet d'Eure-et-Loir, prévenu en
même temps que l'évêque, interrogea de son côté Martin. Il s'attendait
à voir un agité, et quand il trouva devant lui un homme tranquille,
parlant avec simplicité, mettant de la suite et de l'exactitude dans
ses propos, sa surprise fut grande.

Il jugea, comme M. l'abbé La Perruque, qu'il y avait lieu d'en référer
aux autorités supérieures, et il envoya Martin au ministre de la
police générale, sous la conduite d'un lieutenant de gendarmerie.

Arrivé à Paris le 8 mars, Martin logea avec le gendarme à l'hôtel de
Calais, dans la rue Montmartre. Ils y occupaient une chambre à deux
lits. Un matin, Martin, étant couché, eut une apparition dont il
prévint le lieutenant André, qui ne put rien voir, bien qu'il fît
grand jour. Au reste, Martin avait des visions si fréquentes qu'il
n'en concevait plus ni surprise ni trouble. Il n'y avait que la
disparition subite de l'inconnu à laquelle il ne pouvait s'habituer.
La voix donnait constamment les mêmes ordres. Un jour elle dit que, si
les commandements qu'elle portait n'étaient point entendus, la France
n'aurait plus de paix jusqu'à l'année 1840.

Le ministre de la police générale était, en 1816, le comte Decazes
(qui fut fait duc un peu plus tard). Il avait la confiance du roi;
mais il savait que les _ultras_ ourdissaient contre lui des complots.
Il voulut voir le bonhomme de Gallardon, dans le soupçon, sans doute,
que cet innocent était aux mains de royalistes fanatiques. Il le fit
venir, l'interrogea et vit tout de suite que le pauvre homme n'était
pas dangereux. Il lui parla comme on doit parler aux fous, en entrant
dans leur manie:

--Soyez tranquille, lui dit-il, l'homme qui vous tourmentait est
arrêté et vous n'avez plus rien à craindre.

Mais ces paroles ne produisirent pas l'effet qu'on en pouvait
attendre. Trois ou quatre heures après cette entrevue, Martin revit
l'inconnu, qui, après avoir parlé comme de coutume, ajouta:

--C'est à tort qu'on vous a dit qu'on m'avait arrêté: celui qui vous a
parlé n'a aucun pouvoir sur moi.

Il revint le dimanche 10 mars et fit ce jour-là une des communications
que l'évêque de Versailles avait demandées et qu'il avait d'abord
déclaré ne devoir jamais faire:

--Je suis, dit-il, l'archange Raphaël, ange très célèbre auprès de
Dieu, et j'ai reçu le pouvoir de frapper la France de toutes sortes de
plaies.

Trois jours après, Martin était enfermé à Charenton, sur le certificat
du docteur Pinel, qui le reconnut atteint de manie intermittente avec
aliénations des sens.

Il y fut traité de la manière la plus douce et put même y jouir des
apparences de la liberté. C'est Pinel lui-même qui avait introduit ces
habitudes d'humanité dans le traitement des fous. Le bienheureux
Raphaël n'abandonna pas Martin à l'hôpital; le vendredi 15, comme le
paysan nouait les cordons de ses souliers, l'archange en redingote
blonde lui adressa ces paroles:

--Place ta confiance en Dieu. Si la France persiste dans son
incrédulité, les malheurs prédits arriveront. Au reste, si l'on doute
de la vérité de tes visions, on n'a qu'à te faire examiner par des
docteurs en théologie.

Martin rapporta ce discours à M. Legros, surveillant de la maison
royale de Charenton, et lui demanda ce que c'était qu'un docteur en
théologie. Il ignorait la signification de ce terme. Il avait de même,
étant encore à Gallardon, demandé à M. le curé La Perruque le sens de
certaines expressions que la voix employait. Il ne comprenait pas, par
exemple, «le délire de la France» ni les maux auxquels elle serait «en
proie». Mais cette inintelligence, à la croire véritable, n'est pas
pour nous troubler: Martin pouvait fort bien avoir retenu des mots
qu'il n'entendait pas et qu'il prêtait ensuite à son archange sans les
entendre davantage. Les visions se succédaient à courts intervalles.
Le dimanche 31 mars, l'archange lui apparut dans le jardin, lui prit
la main, qu'il serra affectueusement, entr'ouvrit son vêtement et
montra une poitrine d'une blancheur si éclatante qu'on n'en pouvait
soutenir la vue; puis il ôta son chapeau:

--Vois mon front, dit-il, et fais attention qu'il ne porte pas le
sceau de la réprobation dont les mauvais anges ont été marqués.

Louis XVIII, pensant comme, son ministre favori, que le laboureur de
Gallardon était un instrument aux mains des partis violents, voulut le
voir et l'interroger.

Le mardi 2 avril, Martin fut conduit aux Tuileries et introduit dans
le cabinet du roi, où se trouvait M. Decazes. Dès que le roi vit le
laboureur, il lui dit:

--Martin, je vous salue.

Puis il fit signe au ministre de se retirer. Martin répéta alors tout
ce que l'archange lui avait révélé, puis, à l'en croire, il découvrit
à Louis XVIII plusieurs circonstances secrètes des années d'exil et
révéla des complots formés contre sa personne. Alors le roi, vivement
ému, leva en pleurant les yeux et les mains vers le ciel et dit à
Martin:

--Martin, voilà des choses qui ne doivent être connues que de vous et
de moi.

Le visionnaire lui promit le secret le plus absolu.

Telle est, sur l'entrevue du 2 avril, la première version de Martin
qui était alors un royaliste exalté par les prônes de M. La Perruque.
Il faudrait mieux connaître ce curé, dont on sent l'inspiration dans
toute cette affaire. Louis XVIII jugea comme M. Decazes que le pauvre
homme était inoffensif et le renvoya à sa charrue.

Plus tard, les agents d'un de ces faux dauphins qui pullulaient sous
la Restauration s'emparèrent de Martin et le firent divaguer à leur
profit. Après la mort de Louis XVIII, sous l'influence de ces
aventuriers, le pauvre homme, refaisant le récit de son entrevue avec
le feu roi, y introduisit de prétendues révélations qui en changeaient
absolument le caractère et qui transformaient le royaliste exalté de
1816 en un prophète accusateur, venant traiter le prince, dans son
château, d'usurpateur et de régicide, lui défendant, au nom de Dieu,
de se faire sacrer à Reims.

Je ne rapporterai pas ici de telles divagations. On les trouvera tout
au long dans le livre de M. Paul Marin. J'aurais voulu qu'on y
indiquât que ces inepties étaient soufflées au malheureux insensé par
des partisans de Naundorf qui se faisait passer pour le duc de
Normandie, échappé du Temple.

Thomas-Ignace Martin mourut à Chartres en 1834. On a prétendu, sans
pouvoir l'établir, qu'il avait été empoisonné[1131].

[Note 1131: _Rapport adressé à S. Ex. le Ministre de la Police
Générale sur l'état du nommé Martin, envoyé par son ordre à la maison
royale de Charenton, le 13 mars 1816, par MM. Pinel, médecin en chef
de l'hôpital de la Salpêtrière, et Royer-Collard, médecin en chef de
la maison royale de Charenton, et l'un et l'autre professeurs à la
faculté de médecine de Paris._ À la fin: Paris, 6 mai 1816. 39
feuillets in-4º. ms. du cabinet de l'auteur.--Le capitaine Paul Marin,
_Thomas Martin de Gallardon. Les médecins et les thaumaturges du XIXe
siècle_, Paris, s. d. in-18. _Mémoires de la comtesse Osmond de
Boignes_, éd. Charles Nicoullaud, Paris, 1907, t. III, pp. 355 et
_passim_.]



APPENDICE IV

NOTE ICONOGRAPHIQUE


On ne trouve nulle part une image authentique de Jeanne. Nous tenons
d'elle qu'elle vit à Arras, dans la main d'un Écossais, une peinture où
elle était figurée un genou à terre et présentant une lettre à son roi,
et que jamais elle ne fit faire ni ne connut autre image ou peinture à
sa ressemblance. Ce portrait, sans doute fort petit, est malheureusement
perdu et l'on n'en connaît point de réplique[1132]. La figure exiguë
tracée à la plume, sur un registre, le 10 mai 1429, par un greffier au
parlement de Paris, qui n'avait jamais vu la Pucelle, doit être regardée
comme l'innocent griffonnage d'un scribe inhabile à dessiner une
lettrine[1133]. Je me dispenserai de refaire l'iconographie de la
Pucelle[1134]. La statuette équestre, en bronze, du musée de Cluny,
offre un effet si grotesque, qu'on le croirait produit à dessein, si
l'on pouvait prêter une pareille intention à un vieil imagier. Elle date
du règne de Charles VIII; c'est un Saint-Georges ou un Saint-Maurice
que, à une époque sans doute récente, on fit prendre pour ce qu'il
n'était pas, en inscrivant au burin, entre les jambes de la malheureuse
haridelle qui le porte, cette inscription: _La pucelle dorlians_,
désignation inusitée au XVe siècle[1135]. Le musée de Cluny exposait,
vers 1875, une autre statuette, un peu plus grande, de bois peint, qu'on
croyait être aussi du XVe siècle et représenter Jeanne d'Arc. On la
cacha dans les magasins quand on sut que c'était un mauvais
Saint-Maurice du XVIIe siècle, provenant d'une église de
Montargis[1136]. Il arrive souvent qu'on fasse d'un saint en armes une
Jeanne d'Arc. C'est le cas encore pour une petite tête casquée du XVe
siècle, qu'on trouva, dans la terre, à Orléans, détachée d'une statue et
portant encore des traces de peinture, oeuvre d'un bon style et d'une
expression charmante[1137]. Je n'ai pas le courage de signaler toutes
les lettrines d'antiphonaires, toutes les miniatures du XVIe siècle, du
XVIIe, du XVIIIe, altérées et repeintes, qu'on donne pour d'authentiques
et anciennes effigies de Jeanne. J'ai eu l'occasion d'en voir
beaucoup[1138]. J'aurais plaisir au contraire à rappeler, s'ils
n'étaient si connus, quelques manuscrits du XVe siècle, qui, comme _Le
Champion des dames_ et les _Vigiles de Charles VII_, contiennent des
miniatures où la Pucelle est figurée selon la fantaisie de l'enlumineur,
et qui nous intéressent en ce qu'elles expriment la vision de ces hommes
qui vécurent en même temps qu'elle, ou peu de temps après. Ce n'est pas
leur talent qui nous touche; ils n'en ont pas et ne font point songer à
Jean Foucquet[1139].

[Note 1132: _Procès_, t. I, pp. 100 et 292.]

[Note 1133: Gravée sur bois, dans Wallon, _Jeanne d'Arc_, p. 95.]

[Note 1134: E. de Bouteiller et G. de Braux. _Notes
iconographiques sur Jeanne d'Arc_, Paris et Orléans, 1879, in-18
jésus.]

[Note 1135: Gravée dans une grande quantité d'ouvrages et
notamment dans le livre de E. de Bouteiller et G. de Braux, ci-dessus
indiqué, en regard de la page 12.]

[Note 1136: Gravée sur bois dans le livre ci-dessus indiqué, en
regard de la page 8.]

[Note 1137: Au musée d'Orléans; elle a été gravée à l'eau-forte,
par M. Georges Lavalley, dans la _Jeanne d'Arc_ de M. Raoul Bergot,
Tours, s. d., grand in-8º.]

[Note 1138: Je signalerai seulement en ce genre la miniature
reproduite en frontispice, dans le tome IV de _La vraie Jeanne d'Arc_,
du P. Ayroles, Paris, 1898, grand in-8º et la miniature de la
collection Spetz, reproduite dans la _Jeanne d'Arc_ du chanoine Henri
Debout, t. II, p. 103.]

[Note 1139: _Le Champion des Dames_, ms. du XVe s.; bibl. nat., f.
fr. nº 841.--Martial d'Auvergne, ms. de la fin du XVe s., f. fr, nº
5.054.--Une initiale d'un ms. latin du XVe s., bibl. nat., nº 14.665.]

Du vivant de la Pucelle, et surtout pendant sa captivité, les Français
suspendaient son image dans les églises[1140]. On voudrait reconnaître
un de ces tableaux votifs dans la petite peinture sur bois, du musée
de Versailles, qui représente la Vierge avec l'enfant Jésus, ayant
Saint-Michel à sa droite et Jeanne d'Arc à sa gauche[1141]. C'est un
ouvrage italien d'une extrême grossièreté. La tête de Jeanne, qui a
disparu sous les coups d'un instrument dur et pointu, était d'un
dessin exécrable à juger par les autres qui subsistent sur ce panneau.
Les personnages portent tous quatre le nimbe orlé et perlé. À quoi
certes les clercs de Paris et de Rouen eussent trouvé à redire; et,
sans trop de sévérité, on pouvait accuser d'idolâtrie le peintre qui
érigeait, à la gauche de la Vierge, en égale du prince des milices
célestes, une créature appartenant à l'Église militante.

[Note 1140: _Procès_, t. I, p. 100.--N. Valois, _Un nouveau
témoignage sur Jeanne d'Arc_, pp. 8, 13.]

[Note 1141: Reproduit en chromo dans Wallon, _Jeanne d'Arc_.]

Debout, le chef, le cou et les épaules couverts d'une sorte de
capeline fourrée à frange noires, gantée et chaussée de fer, ceinte,
par-dessus sa huque rouge d'un ceinturon d'or, Jeanne est
reconnaissable à son nom inscrit sur sa tête et aussi à la bannière
blanche, semée de fleurs de lis, qu'elle élève de sa main droite, et à
sa targe d'argent, découpée à l'allemande, où l'on voit une épée dont
la pointe porte une couronne. Une inscription de trois lignes en
français couvre les marches du trône sur lequel la vierge Marie est
assise. Bien qu'elle soit aux trois quarts effacée et presque
inintelligible, j'ai pu, avec l'aide de mon savant ami, M. Pierre de
Nolhac, conservateur du musée de Versailles, en déchiffrer quelques
mots qui donneraient à croire qu'il s'agit ici de prières et de voeux
pour le salut de Jeanne, tombée aux mains de ses ennemis. Nous aurions
donc sous les yeux un de ces ex-voto qui furent suspendus dans des
églises de France pendant la captivité de la Pucelle. Ce nimbe au
front d'une créature vivante et la place insolite occupée par Jeanne
s'expliqueraient en ce cas assez facilement; on pourrait croire que de
bons Français approprièrent à leur dessein, sans y penser à mal, un
tableau représentant originairement la vierge entre deux personnages
de l'Église triomphante, et, au moyen de quelques retouches, firent de
l'un de ces personnages la Pucelle de Dieu, faute de lui trouver, dans
un si petit panneau, une place plus convenable à sa condition
mortelle, comme, par exemple, celle que tenaient d'ordinaire, aux
pieds de la vierge et des saints, les donateurs agenouillés; cela
expliquerait peut-être encore que Saint-Michel, la Vierge et la
Pucelle portent leurs noms inscrits au-dessus d'eux. Sur la tête de la
Pucelle on lit _ane darc_. Cette forme Darc, en 1430, est
possible[1142]. Dans la légende, au bas du trône, je discerne _Jehane
dArc_, avec un _d_ minuscule et un _A_ majuscule à _dArc_, ce qui est
bien étrange. Cette pièce m'en devient très suspecte.

[Note 1142: La forme Darc se trouve dans le procès de condamnation
(_Procès_, t. I, p. 191, t. II, p. 82). Mais nous trouvons à côté les
formes Dars (Pièce datée du 31 mars 1427), Day (lettres
d'anoblissement), Daiz (communication que j'ai reçue de M. Pierre
Champion), et Daix (_Chronique de la Pucelle_).]

La petite tapisserie à bestions du musée d'Orléans[1143], qui
représente la venue de Jeanne à Chinon au-devant du roi, provient d'un
atelier allemand du XV{e} siècle. Grossière de tissu, barbare de
dessin et peu variée de couleurs, elle témoigne d'un certain goût pour
les ornements somptueux et aussi d'une grande indifférence pour la
vérité littérale.

[Note 1143: Reproduite en chromo dans la _Jeanne d'Arc_ de
Wallon.--Cf. J. Quicherat, _Histoire du costume en France depuis les
temps les plus reculés jusqu'à la fin du XVIIIe siècle_, Paris, 1875,
gr. in-8º, p. 271.]

C'était aussi une oeuvre allemande que cette peinture qu'on montrait à
Ratisbonne en 1429 et sur laquelle était figurée la Pucelle combattant
en France. Cette peinture est perdue[1144].

[Note 1144: _Procès_, t. V, p. 270.]


FIN



TABLE DU TOME SECOND


     I.--L'ARMÉE ROYALE DE SOISSONS À COMPIÈGNE.--POÈME ET
         PROPHÉTIE.                                                 1

    II.--PREMIER SÉJOUR DE LA PUCELLE À COMPIÈGNE.--LES TROIS
         PAPES.--SAINT-DENYS.--LES TRÊVES.                         38

   III.--L'ATTAQUE DE PARIS.                                       61

    IV.--PRISE DE SAINT-PIERRE-LE-MOUSTIER.--LES FILLES
         SPIRITUELLES DE FRÈRE RICHARD.--LE SIÈGE DE LA CHARITÉ.   87

     V.--LES LETTRES AUX HABITANTS DE REIMS.--LA LETTRE AUX
         HUSSITES.--LE DÉPART DE SULLY.                           116

    VI.--LA PUCELLE AUX FOSSÉS DE MELUN.--LE SEIGNEUR DE
         L'OURS.--L'ENFANT DE LAGNY.                              138

   VII.--SOISSONS ET COMPIÈGNE.--PRISE DE LA PUCELLE.             157

  VIII.--LA PUCELLE À BEAULIEU.--LE BERGER DU GÉVAUDAN.           177

    IX.--LA PUCELLE À BEAUREVOIR.--CATHERINE DE LA ROCHELLE À
         PARIS.--SUPPLICE DE LA PIERRONNE.                        193

     X.--BEAUREVOIR.--ARRAS.--ROUEN--LA CAUSE DE LAPSE.           214

    XI.--LA CAUSE DE LAPSE (_Suite_).                             258

   XII.--LA CAUSE DE LAPSE (_Suite_).                             303

  XIII.--L'ABJURATION.--LA PREMIÈRE SENTENCE.                     345

   XIV.--LA CAUSE DE RELAPSE.--SECONDE SENTENCE.--MORT DE LA
         PUCELLE                                                  374

    XV.--APRÈS LA MORT DE LA PUCELLE.--LA FIN DU BERGER.--LA DAME
         DES ARMOISES                                             397

   XVI.--APRÈS LA MORT DE LA PUCELLE (_Suite_).--LES JUGES DE
         ROUEN AU CONCILE DE BÂLE ET LA PRAGMATIQUE SANCTION.--LE
         PROCÈS DE RÉHABILITATION.--LA PUCELLE DE SARMAIZE.--LA
         PUCELLE DU MANS                                          436


  APPENDICES:

     I.--LETTRE DU DOCTEUR G. DUMAS                               459

    II.--LE MARÉCHAL DE SALON                                     466

   III.--MARTIN DE GALLARDON                                      472

    IV.--NOTE ICONOGRAPHIQUE                                      479


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